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Revue
de
Métaph-^sique
et de
Morale
COULOMMIERS
Imprimerie I'aul Brodard.
Re^ue
de
M étaph'^sique
et de
Morale
PARAISSANT TOUS LKS DEUX MOIS
NEUVIÈME ANNÉE — 1901
Secrétaire de la Rédaction : M. XAVIER LEON
Librairie Armand Colin
5, rue de Méziéres, Paris
REVUE
DE
MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE
TESTAMENT PHILOSOPHIQUE'
Bossuet a dit : « Lorsque Dieu forma les entrailles de l'homme, il y
mit premièrement la bonté. » Il n'en est pas moins vrai que dès
1. En publiant le « testament philosophique » de F. Ravaisson, nous devons
au lecteur un mot d'explication.
Ce « testament » n'a pas été écrit par F. Ravaisson tel qu'on le présente aujour-
d'hui au public. La mort l'avait empêché de terminer son œuvre. Dans ses
papiers, recueillis pieusement par les soins de ses enfants et que ceux-ci ont bien
voulu nous confier, nous n'avons trouvé que des fragments épars. La lonfjueur
de ces fragments variait de quelques lignes à plusieurs pages : c'était comme
des ébauches successives et partielles de l'œuvre inachevée, éj^auches incom-
plètes sans doute et parfois trop brèves, mais toujours intéressantes et sug-
gestives.
Si précieuses cependant que fussent de pareilles ébauches comme témoignage
de la méthode de travail de F. Ravaisson, il nous a semblé, après un examen
attentif, qu'il y avait mieux à faire que de publier ces fragments dans le
désordre où ils se trouvaient, d'autant qu'une telle publication, légitime pour
d'autres, eût été une espèce de trahison envers la pensée de celui qui vovait
dans la synthèse la forme même, la forme nécessaire de la vérité comme de la
beauté.
Nous avons donc cherché dans ces ébauches partielles le fil conducteur et
pour ainsi dire le vivant esprit de l'ouvrage, nous avons cherché, conformé-
ment à la méthode du penseur, à reconstituer la synthèse créatrice. Nous l'a-
vons pu tenter sans trop de hardiesse, parce que le plan de l'ouvrage se trou-
vait indiqué dans les fragments par l'auteur lui-même, parce qu'à maintes
reprises et sous différentes formes, chacune des parties de ce plan avait fait
l'objet de ses réllexions, de réllexions mises par écrit.
Sans doute la difficulté était grande de relier ces fragments épars, de réta-
blir entre eux la continuité de la synthèse; cependant, après une lecture appro-
Kev. Meta. T. IX. — 1901. ^
2 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
les temps les plus anciens le grand nombre dut céder aux tentations
de l'égoïsme et se considérer, selon le dicton stoïcien, comme recom-
mandé à lui-même par la nature bien plutôt que les autres et se
prendre sinon uniquement, au moins principalement pour le centre
de ses propres actions. Or c'est, dit Bacon, un pauvre centre pour
les actions d'un homme que lui-même.
Des mortels d'élite restèrent fidèles à l'impulsion originaire, sym-
pathiques à tout ce qui les entourait, se croyant nés, suivant une
autre parole stoïcienne, non pour eux, mais pour le monde entier.
Ce furent ceux que les Grecs crurent enfants des dieux et qu'ils
appelèrent des héros.
La grandeur d'àme était le propre des héros. Le sort des autres
les touchait comme le leur. Ils avaient conscience d'une force en
eux qui les mettait en état de s'élever au-dessus des circonstances,
qui les disposait à se porter au secours des faibles. Ils se croyaient
appelés, par leur origine, à délivrer la terre des monstres qui
l'infestaient.
Tel avait été surtout le fils de Jupiter, Hercule, aussi vaillant que
compatissant, toujours secourable aux opprimés, et qui finit, en
montant à l'Olympe, sa glorieuse carrière. Hercule, touché de com-
passion pour un vieillard dont un lion redoutable avait dévoré le
fils, allait combattre ce lion et de sa dépouille se revêtait pour tou-
fondie de tous les textes, après un long et minutieux travail de collation et de
rapprochement des fragments, nous avons cru pouvoir réussir à rétablir dans ses
grandes lignes la pensée tout eniière de F. Ravaisson. Nous l'avons (ait en
nous servant uniquement des documents (jue nous avions sous les yeux, sans
y ajriuter une ligne, nous bornant à emprunter aux fragments mêmes les liens
et les tiansitions qui devaient réunir les fragments; nous avons mis en note
certains pas-ages que nous n'avons pu insérer dans la trame de l'exposition et
qu'il eut paru néanmoins regrettable d'omettre.
Nous es|);roiis avoir ainsi rendu aussi exactement que possible la pensée de
l'auteur, nous espérons lavoir rendue d'une manière qui ne soit pas indigne de
son nom.
Nous serons heureux d'avoir réussi dans cette tâche et d'avoir pu rendre
ainsi un dernier hommage à une chère mémoire; en tout cas, si l'œuvre parais-
sait à <iuelques-uns trop imi)arfaite encore, il n'en faudrait point accuser
M. Ravaisson, la faute incomberait tout entière à l'inexpérience de celui qui a
recueilli et rédigé ces fragments.
Un mol encore. Le titre que nous avons choisi n'est pas inscrit en toutes let-
tres dans les pap ers posthumes de F. Ravaisson; il est cependant conforme à
ses intentions : n uis le tenons de sa propre bouche. C'est ainsi, en ellet, qu'il
appelait volontiers ce travail, composé presque tout entier dans les années 1899
et 1900, auquel il seconsicra jusqua son dernier jour et qu'il considérait
comme la dernière de ses œuvres philosophiques.
Xavier Léon.
F. RAVAISSON. TESTAMENT PHILOSOPHIQUE. 3
jours. Une autre fois sa compassion pour Alceste le conduisait aux
enfers afin de l'en tirer.
Un autre, Thésée, l'Hercule athénien, après être descendu au
Labyrinthe pour délivrer des captifs destinés à y devenir la proie
d'un monstre, élevait au milieu d'Athènes un autel à la Pitié,
honorant ainsi en elle une déesse. Cette cité dont il avait été le fon-
dateur, il voulait que la Filié fût comme son inspiration. Ajoutons
que vraisemblablement la Pitié n'était ici qu'un autre nom de la
grande déesse Vénus, la déesse de l'amour et de la paix, à laquelle
parait avoir été consacrée originairement l'Acropole.
Le héros de VIliadc, Achille, après avoir vengé avec fureur sur
Hector le meurtre de son ami, se laisse fléchir à la fin du poème
par les prières du vieux Priam et lui rend les restes de son fils. Le
grand poème hellénique ne chante pas tant la colère d'Achille que
sa compassion pour le vieux père de celui qui lui a tué son ami et
à qui lui-même il a tué son fils. A sa pitié surtout se fait reconnaître
ce que son cœur a de grand. Magnanime, telle est l'épithète qui
caractérise plus que toute autre le héros.
Tel était le héros, tel il se figurait les dieux de qui il avait tout
reçu. Homère, encore imbu des maximes héroïques, les appelle des
donneurs de biens. Aphrodite, la reine du ciel, la déesse de la
beauté et de l'amour, est nommée par excellence la donneuse
(otociT'.ç) '; en des temps où l'on croyait généralement que tout était
sorti de la terre, même les astres, on se représentait le dieu qui y
régnait comme à la fois opulent et libéral : Pluton, le Riche, était
son nom chez les Grecs; Dives, le Riche aussi, chez les Latins.
Pluton, dans les anciens monuments, porte souvent une corne
d'abondance débordant de fruits, et Sérapis, qui prend tardivement
sa place, un boisseau. Pluton, souvent aussi, porte cette espèce de
fourche qu'on a prise pour une arme mise par les peintres, Raphaël
entre autres, à la main de Satan, mais qui, en réalité, était la houe
avec laquelle on tirait de la terre les fruits qu'elle contenait, dont
on croyait que vivaient les premiers hommes; et c'est pourquoi
YOdyssée place dans les enfers une prairie d'asphodèles et non,
comme l'a cru Welcker, à cause de l'aspect prétendu sinistre de
cette plante.
1. C'est le nom que le Christianisme donnera à l'Esprit qui éclaire et qui
vivifie; il l'appellera même non seulement ce qui donne, mais le don.
4 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Le dieu indien Pourousha partage ses membres entre ses ado-
rateurs. Cérès, Bacchus dans les mystères d'Eleusis servent d'aliment
aux initiés, car Cérès c'est le pain même, et Bacchus c'est le vin *.
Partout donc, dans l'ancienne mythologie, la croyance à la bien-
faisance divine. Bien loin qu'il ne régnât parmi les hommes et entre
leurs familles que la défiance et la haine, comme l'a cru, après
Pétrone et Hobbes, l'auteur de la Cité antique, rien n'y était plus
en honneur que l'hospitalité. L'étranger, si rien n'annonçait en lui
un ennemi, était accueilli comme un envoyé d'en haut. On sacrifiait
pour le fêter ce qu'on avait de plus précieux. Tel, dit Tacite, après
l'avoir reçu chez lui, était réduit pour le reste de ses jours à la
mendicité.
Les hommes du vulgaire, ne trouvant en eux-mêmes aucune force
et aucune grandeur, ne voyaient aussi hors d'eux que faiblesse et
petitesse.
Petitesse est aussi à quoi se réduit toute leur philosophie et on
lui ferait peu de tort en la qualifiant de nihilisme. Hommes de
rien, les hommes du vulgaire ne faisaient pas difficulté d'admettre
que tout s'était formé de rien.
Dans la conscience de sa faiblesse, l'homme du vulgaire ne se
croyait guère d'autre destinée que de maintenir parmi les assauts
des circonstances, aussi longtemps que possible, une existence
précaire; acquérir pour vivre était presque son unique souci. Si les
phénomènes qui se passaient autour de lui, lui faisaient croire à des
puissances invisibles dont il dépendait, c'était comme à des êtres
avares et envieux dont il devait attendre peu de bien et beaucoup
de mal.
Les héros se faisaient des choses et de la destinée humaine de
tout autres idées.
Pour ces hommes d'élite ou de race, que Descartes et après lui
Leibnilz nommeront les généreux, chacun a une âme dont c'est le
caractère d'être sympathique à toutes les autres et qui existe en
1. El dans le Christianisme le Sauveur sur le point de mourir pour les siens
leur donne pour aliment et pour breuvage sa chair et son sang. Ce fut aussi
la pensée de l'Eucharistie chrétienne que la substance qui devait préparer pour
l'inimorlalité la vie des créatures n'était autre que le créateur. Et celte
substance n'était autre en définitive que l'amour, dont c'est la nature même de
se donner.
F. RAVAISSON. TESTAMENT l'HILOSUPIimUE. 5
■elles autant si ce n'est même plus qu'en soi-même, et qui est ainsi
ce qu'on pourrait appeler une simplicité complexe ou une simplicité
multiple.
Ce qu'il trouve ainsi en soi, chacun de ces personnages le reconnaît
volontiers chez les autres. Le généreux, suivant Descartes et suivant
Leibnilz, a la conscience de porter en lui une force par laquelle il
est maître de lui-même, qui fait sa dignité et qui fait également la
dignité de tous les autres. Bien plus, il est disposé à reconnaître,
ehez tous les êtres, de quelque ordre qu'ils soient quelque chose d'a-
nalogue. C'est la croyance formelle de Leibnitz et peut-être n'est-ce
qu'en apparence que Descartes ne reconnaît que dans l'humanité
l'existence de l'âme. « Il est difficile de croire, dit Bossuet, que dans
les corps qu'il parait, pour faire ressortir la supériorité de l'esprit,
réduire à la seule étendue, il n'ait pas aussi supposé quelque chose
de plus foncier. »
C'est donc la croyance qui dut être au fond celle des grands esprits
des premiers temps que, comme le dit le plus ancien des philosophes.
Thaïes, tout était plein d'âmes et que vraisemblablement ces âmes,
pour différentes qu'elles fussent, n'en étaient pas moins une seule et
même chose dont la racine était la divinité '.
Ainsi se forment dès les temps les plus anciens deux manières
différentes de comprendre les choses : suivant l'une, elles se rédui-
saient presque entièrement à des corps inertes épars qu'assemblait
ou dispersait dans le vide l'aveugle hasard; suivant l'autre, des
puissances cachées, âmes ou dieux, avaient tout fait et dirigeaient
le monde. De ces deux manières de penser devaient sortir peu à
peu deux philosophies. L'une que Cicéron appelle plébéienne, que
Berkeley appelle au xvni° siècle petite philosophie et Leibnitz /jau-
2:)erlina philosopliia, c'est celle des Démocrite et des Épicure, dont
les principaux facteurs furent les sens et l'entendement, l'entende-
1. Dès l'origine, des hommes d'élite eurent, la conscience qu'il y avait en eux
une volonté par laquelle ils savaient se rendre indépendants des circonstances.
Ils crui'ent aisément qu'il se trouvait chez les autres hommes une force sem-
blable et même dans tous les êtres quelque chose d'analogue. Cette force ils la
crurent la même qui entretenait la vie par la respiration et lui donnèrent des
noms qui signifiaient vent et souffle (en grec 7cvcû|j.a, en latin aaimus et anima);
de ce nom dans la langue latine est dérivé dans la nôtre celui d'àme. Pour
plusieurs dans cette haute antiquité toutes les âmes, quoique chacun eût la
sienne, n'en formèrent qu'une seule. Pour plusieurs aussi l'ànie universelle
était une divinité supérieure de laquelle dépendait le monde entier.
6 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
ment étant l'auxiliaire naturel des mathématiques. L'autre qu'on
pourrait appeler royale et aristocratique, c'est celle des Socrate, des
Platon, des Arislote et de leurs semblables. La première, cherchant
les principes dans les choses inférieures qui sont aux supérieures ce
que des matériaux sont aux formes en lesquelles apparaissent l'ordre
et la beauté, peut être dénommée le matérialisme. La seconde peut
être appelée par opposition, comme le subtil et le fin est opposé au
grossier, la philosophie spirituelle ou spiritualiste.
Suivant la philosophie qui, développée, devint l'Épicurisme et
que contenaient en germe les opinions du vulgaire, on ne connaissait
rien que ce dont témoignaient les sens, rien qui ne fût corps ou
accident des corps. Chacun était ainsi renfermé étroitement en soi,
uniquement occupé des biens et des maux qui en sont pour les sens
physiques. Dès lors les sensations seules étaient ainsi que le pro-
clamèrent les Sophistes la mesure de toutes choses.
Un homme d'esprit héroïque, supérieur aux préoccupations vul-
gaires, Socrate, comprit qu'avec une telle doctrine les sociétés ne
pouvaient subsister. Persuadé qu'outre les choses sensibles il en
était d'autres dont elles dépendaient et qu'on ne connaissait que
par l'intelligence, il fît remarquer qu'il était des règles pour le
discernement du bien et du mal, du juste et de l'injuste, sans
lesquelles aucun accord ne pourrait s'établir, ni subsister. Il prouva
qu'il était des généralités communes aux individus et par conséquent
une science qui devait prévaloir sur leurs étroites convenances.
Platon alla plus loin. 11 lui parut que toutes les choses sensibles
devaient avoir des modèles intelligibles de leurs qualités, dont elles
étaient des ressemblances imparfaites et qui constituaient seuls les
véritables êtres. C'étaient des formes ou idées immuables qui
revêtaient passagèrement, comme une matière docile, les choses de
la nature. Mais c'était prendre pour des causes de simples modes,
extraits que fait des choses l'entendement, et qui n'ont que dans les
individus une existence réelle. C'était ériger en principes des
abstractions créées par l'entendement. C'était tomber dans l'erreur
signalée par Tacite dans ces paroles applicables à toute idolâtrie :
on forge et en même temps l'on croit, fîngunt simul creduntque.
Aristote signala cette erreur; il fît remarquer que ce qui est ainsi
en plusieurs choses à la fois, ou le général, n'existe pas en soi mais
en la pensée qui le crée. Seul l'individu existe de cette manière et
seul par conséquent peut être un principe, une cause d'existence.
F. RAVAISSON. — TESTAMENT PHILOSOPHIQUE. . 7
Platon donne pour des êtres de simples attributs. C'est qu'il y a
plusieurs sens du mot être, et ce doit être le commencement de la
philosophie, qui a pour objet l'être, que de les distinguer.
Au temps de Platon, ajoute Aristote, on ne pouvait faire cette
distinction. La dialectique n'était pas de Ibrce encore à considérer
l'être à part des contraires. C'est ce qu'il prétendit faire en éta-
blissant, comme à l'entrée de la philosophie, la distinction des dilTé-
rentes catégories. C'était inaugurer, à l'encontre d'une théorie
d'abstractions qui ne faisaient, comme il le dit, que doubler les
objets qu'il s'agissait d'expliquer, une recherche de la réalité pro-
fonde qu'ils cachaient. Faire cette entreprise, c'était, en s'adressant,
comme à la source de la vérité profonde, à la conscience, s'avancer
dans la voie qu'avait ouverte l'antique héroïsme. Et qui était mieux
préparé pour une telle entreprise que celui qui, versé dans la con-
naissance de toutes les réalités soit physiques, soit humaines, fut
le précepteur du dernier des héros grecs, Alexandre?
Aristote veut ainsi revenir de la sécheresse et insuffisance logique
ou rationnelle à la richesse féconde de l'expérience, de la disconti-
nuité à la solidarité, de l'artificiel au naturel.
Qu'est-ce que l'être proprement dit qui appartient à la première
et la plus haute des catégories et qui est le centre auquel se rapportent
toutes les autres? C'est, répond Aristote, l'action qui peut expliquer
la nature qui est tout mouvement.
Et en effet, remarque Cicéron, interprète ici comme partout de la
philosophie grecque, ce qui ne fait rien ou n'a aucune action a bien
l'air aussi de ne rien être. Si la pierre même existe, c'est que, dans
la pierre aussi, il est quelque chose d'actif et de mouvant.
Maintenant, non seulement tout ce qui est agit, mais il a de plus
cette propriété de tendre naturellement à se communiquer. C'est
celle que possédaient au plus haut degré les plus grandes âmes, les
âmes héroïques.
Dans la conscience, la pensée tend à se répandre en idées où elle
se mire en quelque sorte et se reconnaît. Chaque vivant, parvenu à
son point de perfection, tend à se reproduire comme pour prendre
en ce qu'il engendre une plus pleine possession de son être.
L'être complet est l'esprit dont telle est la nature qu'en agissant
il a la conscience de ce qu'il fait, de ce qu'il est. Au fond rien ne
pense qui ne se pense quoique de manière et à des degrés différents.
En Dieu seul la conscience parfaite de l'objet est entièrement
8 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
identique au sujet. C'est le sommet où tend d'espèce en espèce, par
les différents degrés de la vie, toute la nature et dont ces différents
degrés sont de plus ou moins complètes imitations.
Aux différents états de l'existence la pensée, qui est aussi volonté,
se reconnaît plus ou moins dans ses objets. Elle s'y reconnaît divisée,
dispersée en diverses idées jusqu'à ce qu'elle y retrouve finalement
son intégrale unité.
Toute la nature est comme faite d'ébauches plus ou moins réussies
de cette suprême perfection, achevant, avant l'intégration finale, la
différenciation.
A ce moment suprême la pensée, selon la formule aristotélique,
est pensée de pensée.
Au fond donc la nature est un édifice de pensées. Les espèces qui
apparaissent successivement avant que se révèle l'humanité sont des
restitutions de plus en plus complètes du dessein primitif. C'est par
degrés que l'âme arrive à se penser, ce qui est le summum : se
penser, c'est-à-dire aussi se vouloir, s'estimer comme pensant,
voulant, créant.
Au commencement le meilleur, c'est ce que proclame par son
premier mot, avec la philosophie aristotélique, le plus philosophi-
que des Évangiles en disant : Au commencement était le Verbe.
Mais, du commencement à la fin, du plus haut au plus bas de l'Uni-
vers, une même formule contient tout, embrassant tous les degrés
de la vie, la formule qu'a tracée Leibnilz en disant : Le corps
même est esprit, seulement à la différence de l'esprit pur et par-
fait, esprit momentané, dépourvu de mémoire, disons aussi de
prévision.
Si le meilleur est au commencement, s'il est le principe, comment
comprendre qu'il ne demeure pas seul? C'est, suivant Aristole, en se
fondant sur l'expérience, qu'il est un principe non de mouvement
seulement, mais aussi de repos ou d'arrêt. Dieu, a dit Plotin et a redit
Descartes, est l'auteur de sa propre existence et en est le maître.
Tout ce qui vient à exister a une cause, Dieu est la cause de soi.
Aussi, comme il nous appartient de suspendre à notre gré l'exercice
de notre activité, comme ce pouvoir appartient à toutes les puis-
sances naturelles, ainsi qu'en témoignent le sommeil et les autres
périodes de repos, ainsi et à plus forte raison appartient-il à Dieu
d'abandonner, au moins pour un temps, comme l'a dit la théologie
chrétienne, quelque chose de sa plénitude (se ipsum exinanivit).
F. RAVAISSON, — TESTAMENT PHILOSOPHIQUE. 9
C'est ce que paraissent avoir pensé dès l'origine, si confusément
que ce pût être, ces initiateurs de la philosophie qui enseignèrent, en
dépit des résistances de l'entendement, la native magnanimité.
Si donc on se demande comment il est possible de s'expliquer, avec
l'unité du principe des choses que proclame toute la nature, la plu-
ralité sur laquelle elle domine (tout est un et chaque chose est
à part, dit un vers orphique) la solution du problème qui se présente
tout d'abord et que confirment l'expérience et la réflexion, c'est que
les parties sont nées d'une condescendance, d'un abaissement spon-
tané du principe dont l'unité reparaît finalement dans la constitu-
tion terminale du tout'.
C'est ce qu'enseigne la marche, on pourrait dire la méthode de la
nature dans la production des vivants. On a vu de tout temps qu'un
être vivant est à la fois unité et multitude.
Arislote déjà remarque que chez certains animaux les parties sont
comme autant de touts semblables, tout prêts à se détacher pour
subsister à part. Cette remarque a été étendue par la science
moderne. Elle l'a même généralisée en attribuant à tous les êtres la
vie multiple ou le polyzoïsme. De plus elle a appelé les animaux
chez lesquels la multiplicité est le plus manifeste des colonies ani-
males- : expression où semble se trahir la pensée que l'animal est un
tout formé d'individualités préexistantes, et c'est du moins la ten-
dance de ceux qui ont jusqu'à présent attaché le plus d'importance
au polyzoïsme que de prendre pour principe la multiplicité. Dans
1. Pour le positivisme, le matérialisme, le transformisme, l'histoire du monde,
l'histoire universelle est un perpétuel progrès qui part des confins du néant et
sans aucun principe de mouvement ni hors de lui, ni en lui, s'élève tout
seul jusqu'aux formes d'existence les plus compliquées et finalement, jusqu'à
la pensée et la conscience. La vérité est toute dilTérente. La vérité c'est la
divinité s'abaissant par amour à des formes qui tout ensemble la cachent et
la font voir, c'est l'àme inspirée de la divinité, remplie par elle du désir de
déverser ses dons sur le monde, de le vêtir de splendeur et de gloire, de
l'enivrer de bonheur.
2. Cette dénomination parait indiquer l'idée que la multitude précède l'unité.
Et pourtant il n'en est rien. Le phénomène est bien plutôt ce que l'on
appelle dans les végétaux le bourgeonnement. Aussi un de nos plus savants
naturalistes (M. Perrier) emploie-t-il quelquefois de préférence cette expression.
Il reste à y conformer la théorie en expli(]uant les formations organiques comme
résultant, non d'une coalescence que ne montre pas l'expérience, mais d'une
division d'une unité radicale. Mais plus encore il reste à assigner à cette
division, comme au développement qu'elle commence, sa cause qu'omet entiè-
rement la théorie moderne de l'évolulionnisme.
10 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE,
leurs systèmes les éléments les plus petits et doués des moindres
propriétés sont ce qu'il y a de plus réel et, l'unité sous laquelle on
les assemble n'est qu'une sorte de surcroit qui n'a guère d'existence
que pour l'intelligence. Dans l'àme, ils ne veulent voir qu'un phéno-
mène secondaire qu'ils appellent volontiers un épi-phénomène.
Or, s'il en est ainsi d'un tout artificiel dont l'unité est purement
logique, nous apprenons par une conscience intime qu'au contraire,
en nous, il y a réellement quelque chose d'un et de simple qui
se divise en des pensées et des volontés diverses, et, -par une
induction qu'autorise l'analogie de ce qui a lieu en nous avec ce que
nous oiTre la nature et la marche même de ses phénomènes, nous
jugeons qu'en celle-ci ce sont les multitudes phénoménales qui sont
secondaires et que la primauté comme la priorité appartient en
chaque être à une réelle unité.
A Speusippe, le successeur de Platon dans le gouvernement de l'Aca-
démie, qui concluait de l'œuf auquel remonte tout vivant et où l'on
ne voit d'abord qu'une masse informe, que le beau et le bien n'arri-
vaient que tard, proposition toujours maintenue parla théorie maté-
rialiste, Âristote répondait que le commencement, le principe n'était
pas l'œuf, mais bien l'adulte dont l'œuf provient et dans lequel se
trouve la perfection çl laquelle parvient par degrés l'embryon que
l'œuf contient. En sorte que c'est par la perfection, c'est par le bien
et le beau que commence la vie. Aussi Aristote dit-il qu'en tout le
meilleur est le premier.
C'est la maxime générale qu'il oppose à toutes les théories qui
cherchent sinon dans le néant, au moins le plus près possible du
néant les principes des choses. Ce n'est pas tout. Ce meilleur d'où
tout part, il faut que ce soit, avant tout mouvement, ce qui imprime
le mouvement. C'est ce que fait chez nous ce que, d'un terme méta-
phorique qui rappelle la nature du vent ou de l'air subtil, mobile et
puissant, nous appelons notre âme (avsiJLo;, animu et animisme). Et
de la conscience que nous en avons vient, quoique le moment nous
en échappe, toute notre connaissance de cette chose aussi certaine
que mystérieuse, la puissance motrice. Ajoutons qu'à l'idée de cette
puissance est indissolublement liée celle d'une fin à laquelle tend le
mouvement.
L'idée de cette fin, qu'on nomme cauae finale^ n'est qu'une abstrac-
tion détachée par l'entendement de l'idée totale de la causalité.
L'idée de la cause invisible, c'est celle qui seule explique, quel-
F. RAVAISSON. — tkstament philosophiqui;. Il
que incompréhensible qu'en soit le contenu, la i'ormalion organique
et dont, tout en prétendant expliquer celte formation, le transfor-
misme au moyen d'une idée vague d'évolution, prétend vainement
se passer". Ce que contient cette idée, c'est Tàme, et c'est l'àme que
désigne par les termes plus vagues de nature le fondateur du Péri-
patélisme.
Celui qui, suivant une opinion qui avait été celle d'Hippocrate et
d'Arislote, sans cesser de rapporter à l'àme la pensée, osa lui rap-
porter les mouvements vitaux avec tous les phénomènes physiolo-
giques qui en dépendent, fut le médecin Stahl. On le blâma, et c'est ce
que fit Leibnitz entre autres, d'attribuer au principe de la rétlexion
et du raisonnement des actes qui ne sont au moins le plus souvent
ni réfléchis, ni raisonnes. C'était, disait-il, encore confondre des
choses dilTérentes que de rapporter à un même principe les phéno-
mènes matériels qui devaient être tout mécaniques et ceux de l'intel-
ligence. Il craignait le retour des explications toutes intellectuelles
du moyen âge et l'abandon des nouvelles méthodes préconisées par
Galilée et par Descartes et du mécanisme. Stahl cependant avait pris
soin d'expliquer qu'il n'entendait pas attribuer à l'àme dans ses opé-
rations physiologiques le raisonnement mais la raison, et Leibnitz
lui-même n'avait-il pas voulu, quoique peut-être sans y persévérer
assez, qu'on tint grand compte dans l'histoire des déterminations de
l'àme d'une infinité de ces petites perceptions qui échappaient à
toute réflexion et même sinon entièrement du moins presque entiè-
rement à la conscience. Et, en effet, c'est ce dont l'expérience
témoigne abondamment. Même si le domaine est vaste de la volonté
et de la pensée réfléchie, bien plus vaste encore est celui qu'on
appelle le domaine de la volonté et de la pensée sinon absolument
inconscientes, au moins, pour ainsi parler, subconscientes.
Comment expliquer qu'il existe en nous une telle science si vaste,
si profonde, souvent si sûre, comme le sont en général les instincts et
les habitudes, et qui pourtant serait comme hors de notre pouvoir?
C'est ce que nous ne pouvons faire que dans une très faible mesure,
mais qui n'en est pas moins certifié par une irrécusable expérience.
Devant ce fait capital disparaît l'hypothèse, si en faveur aujourd'hui,
des mouvements qu'on appelle réflexes et qui seraient des réponses
absolument machinales du corps organisé à des impressions et des
sollicitations du dehors ; mouvements par lesquels les savants qui y
ont recours ne prétendent pas seulement expliquer des phénomènes
12 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
qu'on croit involontaires, mais paraissent nourrir l'espoir d'expliquer
ceux qui passent pour dépendre en totalité ou en partie de la volonté.
De la sorte, tout en ce monde, sauf peut-être quelques déterminations
purement intellectuelles, serait sujet à une irrésistible fatalité, et l'on
n'aurait que faire d'y supposer des âmes. A tout suffirait le corps
s'il existait quelque chose d'autre qui fût la pensée, ce serait dans le
mécanisme universel une pièce inutile.
Au contraire, pour expliquer par l'àme les phénomènes physiolo-
giques, peut-être peut-on imaginer, comme je l'ai proposé autrefois ',
qu'elle y donne lieu par l'usage qu'elle fait de la faculté d'imprimer
le mouvement, et, par là, de modifier les vaisseaux qui contiennent
les fluides vitaux. En les dilatant ou eu les resserrant par les nerfs
vaso-moteurs que Claude Bernard a découverts, elle changerait les
dislances de leurs parties de manière à donner lieu aux phénomènes
physiques et chimiques ou à les suspendre, et de là résulterait tout
le détail de ces phénomènes *. Il en pourrait être de même des pro-
portions et des figures dans l'architectonique de l'organisation même
pour laquelle Claude Bernard en appela particulièrement à son idée
directrice ^ : cette idée se réduisait à une volonté motrice guidée par
une imagination inconsciente ou obscurément consciente \
Si c'est ainsi ou à peu près ainsi que doivent s'expliquer par la
puissance de l'àme les phénomènes que développe en chaque être la
vie, pourquoi ne s'expliquerait-on pas de la même manière la pro-
i. Dans un essai sur l'Habitude (IS37).
2. Tout notre corps se réduisant à des assemblages de vaisseaux où circulent
les difTérents fluides organiques, ainsi que l'enseigna le premier peut-être
Cesalpini, le mécanisme fondamental pour la production de nos dillërenls
mouvements consiste peut-être dans le jeu des nerfs qui, en dilatant ou resser
rant les vaisseaux, changent les distances de leurs parois et par là favorisent
ou contrarient les combinaisons de fluides physiques ou chimiques.
3. Clau<le Bernard, longtemps occupé du seul détail des phénomènes physio-
logiques, avait cru d'abord que tous ces phénomènes de la vie pourraient
s'expli(|uer par la physique et la chimie. Il reconnut ensuite que, pour expliquer
l'organisme avec ses harmonies, il fallait en outre quelque chose d'un ordre
supérieur qu'il nomma une idée directrice. C'était y ramener sous un autre
nom soit le principe vital de l'école de iMonlpellier, soit et bien plutôt l'àme.
Et, s'il eût vécu davantage, sans doute il en eût fait l'aveu : n'a-t-il pas reconnu,
dans un ouvrage posthume sur la vie dans les végétaux et dans les animaux,
contrairement aux opinions de la première époque, que de l'homme devait être
tirée l'explication de tous les êtres vivants?
4. Depuis, Schopenhauer est venu, enseignant, au nom d'une doctrine générale
de pessimisme, que la cause de tous les phénomènes dans la nature est ce qu'on
appelle l'inconscient, principe aveugle et pourtant, il n'a pas dit pourquoi,
exclusivement malfaisant.
F. RAVAISSON. — TESTAMENT PHILOSOPHIQUE. 13
duction successive des diiïérentes espèces? Et en effet, ajoutons que
les actes tendent à se continuer et se répéter d'où naissent les habi-
tudes que fixe Thérédité. Et de l'hérédité, combinée avec la tendance
au mieux, peuvent naître de générations en générations, comme
l'ont indiqué Lamarck et Darwin, des espèces de plus en plus par-
faites •.
Or les générations se succèdent précisément suivant un procédé
qu'elles doivent employer si la puissance génératrice est âme -, c'est-
à-dire une nature généreuse, divine, ou, si l'on veut parler comme
Aristote, démoniaque, qui donne en se donnant. La force génératrice,
en effet, se concentre d'abord en un germe, en de minimes dimen-
sions, puis, sous une influence fécondante en laquelle peut-être elle
se dédouble, elle rayonne et se divise pour s'accroître du milieu qui
l'entoure et se déploie ainsi en une nouvelle unité semblable à celle
d'où elle est descendue^.
1. Ces perfectionnements sont comme des échappées de l'àme organisatrice
qui trahit ainsi par moments, dans des occasions favorables, ses constantes
tendances jusqu'à ce que. dans l'iiumanité, elles éclatent comme en passant de
l'obscurité à la lumière. E fuma dare lucetii. Mais à cette marche une condition
est nécessaire et c'est justement celle que passe sous silence, tout en s'en
servant, la cosmogonie du matérialisme et du positivisme, à savoir la volonté
motrice.
C'est cette suite de volontés efficaces que Descartes constate comme un fait
inexplicable, révélé à l'homme par la conscience, que Malebranche et Leibnitz
transportent à Dieu sans que le mystère en soit aucunement éclairci, (juc Hume
réduit à une pure illusion, ouvrant ainsi la porte à l'idéalisme sceptique de
Kant et sur lequel enfin, nous ne pouvons, après Maine de Biran, jeter d'autre
lumière que d'y montrer la loi universelle avec la contradiction implicite de la
coexistence intime de la simplicité contenant la multitude, unité dans la sub-
stance, variété dans les modes.
2. Encore obscure dans les germes, l'âme brille, éclate dans l'adulte; obscure
aussi dans toute l'animalité, elle brille, elle éclate dans l'espèce humaine. Elle
a plongé, pour ainsi dire, dans la matière bouillonnante, comme un poète l'a
dit de Pindare, pour en ressortir d'une bouche profonde.
3. Tout être tend à se dédoubler comme pour mieux se connaître et se saisir
de soi. Il crée ainsi une image de lui-même en laquelle il se répète et se mire.
C'est le phénomène dont la forme initiale est la conscience. L'évangile de saint
Jean nous montre ainsi le Père se dédoublant en son Verbe ou sa Pensée. El le
même phénomène se reproduit dans toute la nature. 11 se reproduit dans l'art.
De là, dans les strophes hébra'iques, le parallélisme; chez les poètes modernes la.
rime et, dans toute la musique, l'iiuilalion où se répète le motif toujours le
même et toujours dilTérent. La nature s'imite, dit encore Pascal, le fruit imite
la fleur, la fleur imite la feuille, la feuille imite la lige. Dans tous les cas c'est
le supérieur qui par une sorte de condescendmce, s'abaisse à l'inférieur.
Variant!-: : L'e^^prit a le privilège de se déiloubler par une espèce de polarisation
en prenant connaissance de lui-même et se mouvant. De là en tout être, tout être
étant esprit à quelque degré, une scission en deux termes dont l'un est l'image
de l'autre. Ce n'est pas une simple répétition, le premier des deux termes
antérieur restant supérieur. Tel est dans la poésie hébra'ique, comme l'a
14 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Elle se comporte donc comme l'âme libérale dont c'est la disposi-
tion de s'incarner et de s'incorporer pour se communiquer. Quoi
donc de plus plausible que de croire que telle est, en effet, la méthode
et la loi de la nature? La nature serait ainsi l'histoire de l'âme,
histoire continuée, achevée par l'humanité et par son art.
Et alors le monde s'explique comme une révélation progressive
de la divinité créatrice et de l'âme son image et son interprète. El
Verhum erat Deus et ommia per ipsum facta sunt.
De cette révélation la formule est la suivante. L'âme, le principe
actif, se ramasse en des germes dans chacun desquels se concentre
et s'enkyste sa vertu formatrice. Son unité essentielle s'y divise
pour constituer à chaque génération une polarisation en deux sexes
qui s'unissent par le mariage et reconstituent sous l'influence de
l'amour une nouvelle unité.
En même temps d'une tendance constante à la perfection, non,
comme on l'avait dit, par la division seule du travail entre les
organes, mais par la coordination de leurs actions que rend possible
cette division, de cette tendance à la perfection est résulté enfln
l'avènement, par lequel tout s'est achevé, de l'espèce humaine, image
de l'âme et de la divinité et, en elle, celle de la parfaite beauté.
Etienne-Geoffroy Saint-Hilaire avait dit que la nature semblait
tendre dès l'origine à la formation de l'homme et qu'aussitôt que
l'état des milieux le permettait, elle le créait. En même temps la
nature tendait à la beauté. Dans toutes ses espèces chaque individu
atteint dans la perfection de son organisation, au moins pour les
formes extérieures, toute la beauté dont elle est susceptible. Et il se
trouve, sans que nous en sachions la raison, que cette beauté est la
plus haute que nous puissions, en sorte que nous ne pouvons ima-
giner aucun changement qui ne 1 ui nuise.
L'humanité est donc la mesure esthétique comme la mesure scien-
tilique de toutes choses.
Si l'humanité est le but où toute la nature a toujours tendu, il en
résulte, la fin manifestant le principe, qu'en réalité c'est par l'huma-
explifiué Herder, la loi fondamentale du parallélisme, la seconde partie de
chaque verset étant contre-partie du premier. Telle dans la musique la loi du
contrepoint et de l'imitation.
Le type en est le mouvement de l'esprit, c'est-à-dire de l'être complet. C'est
ce qu'exprime pour la divinité la théologie chrétienne dans son dogme de la
Trinité une et triple, la divinité y passant de l'identité radicale à une dualité
dont on fait une nouvelle unité.
F. RAVAISSON. Ti:ST.V.\lEM l'HILOSOPHIQUE. 15
nité que tout a commencé. Comment? On ne le sait et peut-être on
ne le saura jamais. Un indice singulier s'en trouve dans un fait
relevé, au rapport de M. Secretan, par un éminent paléontologiste
aux travaux duquel celui-ci fait allusion dans la |)réface de son
traité de la Liberté : ce fait est que, chez les races primitives d'ani-
maux, avant l'apparition de l'homme, il y avait, dans leur conforma-
tion et leurs instincts, plus de traits d'humanité que dans celles qui
suivirent. Au commencement, avait dit jadis Anaxagore, tout était
ensemble; l'intelligence vint qui débrouilla tout. Dans les anciennes
races l'humanité était comme en puissance, eu un état confus d'en-
veloppement; une fois dégagée du chaos, elle a laissé les animaux à
leur infériorité. D'une manière anaUtgue, on voit les animaux et
particulièrement les plus voisins de l'homme, les quadrumanes,
montrer dans leurs premières années des dispositions à demi
humaines qui ensuite disparaissent. Il semble que la nature, ou plus
précisément l'âme universelle, à chaque parturition, au moins aux
degrés les plus élevés de l'animalité, fasse poui- atteindre son dernier
but un effort supérieur au résu tat immédiat qu'elle peut atteindre
pour renouveler ensuite ses tentatives.
Dans les espèces inférieures l'être à peine né se divise et se pro-
page avec une prodigieuse abondance. Dans les espèces supérieures
la reproduction est précédée d'une plus longue préparation embryon-
naire, vie cachée dans un kyste ou œuf qui l'enveloppe. La prépa-
ration ou incubation comprend une suite de métamorpho-e'^ dans
lesquelles l'être traverse des états qui rappellent la succession des
degrés antérieurs de lorcanisation, comme si la force génératrice
se remémorait pour mieux faire tout son travail passé. Cette b-i (h; la
durée croissante de la vie préliminaire et cachée est celle que ("arus
a appelée la loi du mystère, celle qu'on nomme aujourd'hui la loi de
l'accélération embryogénique et qui peut-être serait plus clairement
dénommée la loi du progrès de l'éducation latente embryogéiii(iue.
Quoi qu'il en soit, le résultat en est que le progrés des espèces consiste
en ce que la nature s'approche de son but qui est la création de l'es-
pèce la plus pai-faite, imai^e la plus ressemblante de son prototype,
par une succession d'enfantements de moins en mnins hàUfs, une
succession d'enfantements de moins en moins comparables à des
avortements.
A chaque degré de l'ascension, le développement est arrèlé ^oit
d'une manière, soit d'une autre ; de là les disproportions on mous-
16 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
truosilés; toute montruosité, a dit Geoffroy Saint-Hilaire, résulte
d'un arrêt de développement ^ Cependant, chemin faisant dans
l'ascension créatrice, et à chaque arrêt, le mal se répare au moins
partiellement par ce que Geoffroy Saint-Hilaire appela le balance-
ment des organes et qu'on pourrait dénommer avec plus de clarté
la loi du rétablissement de l'équilibre ou de la compensation.
Comme si la nature, visant au sommet, avait amassé pour y atteindre
une somme déterminée de moyens; arrêtée ici, elle se développe là
de façon à réparer autant que possible le dommage.
La nature, en visant l'humanité, opère suivant un plan fonda-
mental que Geoffroy Saint-Hilaire appela l'unité de composition
organique, et la réalité en offre des modifications qui n'en font pas
disparaître, mais en font pkilôt ressortir l'essentiel. Dans la figure
humaine, par exemple, le corps se ramifie en quatre membres, armés
chacun de cinq extrémités appropriées aux besoins divers de l'en-
tretien de la vie, besoins différents suivant les milieux. Arrêtée
chez les oiseaux, la formation de ces membres est remplacée par les
nageoires et par les ailes où l'on en aperçoit, diversement ébauchés,
les éléments constitutifs. Et, au lieu des beautés empêchées, appa-
raissent de même, à des époques pareilles, des beautés analogues.
Parmi les poissons et les oiseaux mêmes, variations compensatives,
balancements semblables. L'univers est comme une pièce de musique
où le motif essentiel paraît et disparait pour reparaître et pour
émerger enfin, triomphant, d'une suite de modulations aux beautés
partielles où se fait sentir encore son influence.
Maintenant l'action créatrice se révêle non pas tant encore dans
les formes que dans les mouvements pour lesquels sont faites les
formes, non pas tant encore par la beauté que par la grâce dont un
poète a dit : plus belle encore que la beauté. Les Grecs disaient ce
qu'a répété Vitruve en l'appliquant à l'architecture : la beauté a
deux parties, la symétrie et l'eurythmie, celle-ci supérieure à celle-là.
La symétrie est la correspondance des parties qui les rend com-
mensurables les unes avec les autres, car tel est le sens du mot. De
i. El autrefois clans le même sens Aristote : tout animal comparé à l'homme
est monstre; monstre, c'est-à-dire dans l'expression grecque et latine prodige,
sujet d'étonnement, scandale. Tout est contresens et scandale jusqu'à ce que
s'accomplissent la prophétie et Tespérance et que reçoivent pleine satisfaction,,
par la parfaite beauté, l'intelligence et le cœur.
F. RAVAISSON. — TESTAMENT PHILOSOPHIQUE. 17
tous les êtres l'homme est celui où la symétrie est la plus parfaite,
les parties y étant les plus proportionnées entre elles et avec le tout.
C'est chez lui, par exemple, que les différents membres ont la
dimension et la force qui répondent le mieux aux dimensions et à la
force les uns des autres et du corps et de la tête. Mais la symétrie ne
suffit pas à la beauté ; il y faut de plus, a dit Plotin, la vie de laquelle
témoigne le mouvement. Le mouvement s'estime par le temps et le
nombre. C'est ce que dit le mot eurythmie. Rythme c'est nombre, et
£u, ou bien, signifie que c'est chose qui s'estime par sentiment plutôt
que par jugement. Le mouvement (jui fait bien et qu'apprécie ainsi
la sensibilité, c'est la grâce. Vie, nombre, grâce, c'est ce qui fait véri-
tablement, en la parfaisant, la beauté. Et c'est ce que la nature
montre plus que partout ailleurs dans la figure humaine.
La grâce relève du sentiment et elle l'exprime. Elle exprime
proprement les sentiments de l'ordre le plus élevé, qui sont les
affections bienveillantes, manifestations par excellence de la nature
divine. Elle les exprime surtout dans les mouvements que Léonard
de Vinci appelle les mouvements divins : moti divini. Tels les « airs »
de tête dans ses tableaux, dans ses Christ, ses Madones, ses saint
Jean. Tels surtout ceux qui se rencontrent dans les compositions du
Perugin, de Fra Bartolomeo, du Corrège, l'intime de Rubens, de
Rembrandt, de Murillo.
Et de ces mouvements la formule générale est, pourrait-on dire,
l'abandon ou la condescendance. Le principe créateur avec les
lignes où il s'incarne se répand, comme une source qui s'épanche,
dans toutes les parties de l'ensemble, et s'y transforme pour qu'il en
renaisse d'autant plus digne d'admiration et d'amour.
A tout cela il y a un élément. Cet élément est le battement, le
mouvement propre au cœur et par lequel, dans l'œuf immobile, il
annonce, en un moment sacré, son existence. Le battement c'est
élévation et abaissement, sursttm et deorsum, autrement dit éveil et
sommeil, vie et mort'.
1. Variante: Il est dans les formes et les mouvements des vivants un trait essen-
tiel qu'accusent les grands maîtres de l'art et qui, ainsi prononcé, jette du jour
sur toute la méthode de la nature. Ce caractère est l'ondulation. Le principe en
est le mouvement par lequel toute chose, en son développement, descend en se
dédoublant à une image d'elle-même, mouvement répété, coupé d'intermittences;
de là les vibrations, battements, palpitations i\m dans des fluides en mouvement
deviennent les ondes. Les ondes sont particulièrement sensibles dans l'allure
des reptiles et cette allure se retrouve soit dans les formes, soil dans la pro-
Rev. meta. t. IX. — 1901. i
18 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Une expression s'en trouve dans les vibrations qu'on attribue à la
lumière, une autre plus évidente dans les ondulations des vagues,
une autre dans la marche des animaux, mais surtout du serpent qui,
n'ayant de membres qu'en puissance, se déplace par des mouvements
alternatifs, et par suite sinueux, de tout son corps, mouvements
sensibles encore, quoique à demi dissimulés, dans la démarche
humaine, la seule capable de toute grâce. Du mouvement la loi
s'étend aux formes. Toute forme, a dit Michel-Ange, est serpentine, et
le serpentement est différent selon les conformations et les instincts.
Observe, dit Léonard de Vinci, le serpentement de toute chose '.
C'est-à-dire, observe en toute chose, si tu veux la bien connaître
et la bien représenter, l'espèce de grâce qui lui est propre.
Ajoutons : ce sera le moyen d'apprendre et de se rendre capable
d'exprimer la nature et le degré de la bonté ou encore de la divinité
d'où elle procède.
Ainsi se développe donc le poème immense de la création. Ainsi
marche la nature dans ses parties les plus hautes que les autres
imitent, dans un déroulement de fécondes ondulations.
Dieu devient sensible au cœur dans la grâce.
gression de tous les animaux, sans en excepter les habitants de l'air et des
eaux. Micliel-Ange l'a noté, disant: toute forme est serpentine, et Léonard de
Vinci observe le serpentement. de toute chose comme s'il pensait que dans
chaque manière de serpenter ou d'ondoyer se révélait le caractère propre de
chaque êlre: chaque être serait ainsi une expression particulière de la méthode
générale de la nature, expression elle-même de rincarnation aux formes mul-
tiples de l'àme génératrice.
L'ondulation, c'est la traduction visible de l'abandon par lequel se fait
connaître la bonté et dans lequel consiste la plus parfaite grâce et la plus
sensible au cœur.
i. Ajoutons enfin que l'ondulation développée par le dédoublement, l'onde
soulevée qui s'abaisse, comme en s'abandonnant, est par excellence la ligne de
la grâce, maximum de la beauté à laquelle tend, autant que sa nature le
comporte, toute espèce; et, si elle est la ligne de la grâce, c'est qu'elle est
surtout, dans le second des deux moments de l'onde, l'expression naturelle de
l'abandon et de l'abnégation essentiels à l'amour.
Les mouvements de grâce suprême, expression des affections douces, sont
évidemment ceux que Léonard a appelés les mouvements divins. De tous celui
auquel ce nom convient au plus haut degré est le sourire, tel qu'on le voit
chez la femme, la jeune fille, l'enfant. C'est donc là (peut-on dire) le point
culminant du monde visible, comme l'amour est celui des affections.
Dans l'antiquité Vénus, la déesse de l'amour et du mariage, était souvent
appelée, surtout en Orient, la reine du monde. La terre, disait Lucrèce, se
couvrait de (leurs pour elle, elle calmait les tempêtes, dissipant les nuages.
Les plaines du ciel lui souriaient.
Le nom de Vénus était dérivé suivant Varron, du verbe venire, venir, pour
rappeler l'idée de cette déesse, née de la mer, venant au rivage, avec la vague,
pareille elle-même dans sa grâce à l'onde qui l'amène.
F. RAVAISSON. — testamknt philosophique. 19
La nature (on vient de le voir) se produit par un mouvement
d'abaissement suivi de relèvement, c'est-à-dire, en somme, d'ondu-
lation. C'est ce mouvement qlie reproduit la méthode.
La science, pour faire comprendre la nature, doit la suivre dans sa
route. La méthode ne doit pas consister uniquement, comme on le
dit souvent, ni même principalement, à recueillir les faits et à en
constater l'ordre pour en prévoir et en amener le retour. La vraie
méthode, dit Leibnilz, s'adresse aux causes, sachant qu'elles se
transforment dans leurs eff(;ts pour reparaître au terme des méta-
morphoses de ceux-ci. La méthode suivra donc la nature et dans
sa contraction et dans son expansion; elle la suivra aussi dans
l'épanouissement final, but de toute la nutrition et de toute la
croissance. Elle établira enfin l'harmonie, la continuité qui complète
par la douceur, la beauté et la grâce, et de l'histoire fera, en dernière
analyse, un poème, poème à placer, à plus juste titre encore que
celui de l'épicurien Lucrèce, sous l'évocation de la déesse de la beauté,
de la paix et de l'amour.
Ce que la science enseigne, l'art l'enseigne avec plus de force
encore. Si, en effet, la science poussée jusqu'au point où elle con-
fine à la philosophie fait reconnaître l'apparition de la beauté, la
présence de l'action de Tàme, la beauté est l'objet propre et exclusif
de l'art. Si la science relève, et d'autant plus qu'elle a de plus
importants objets, de l'esthétique, à plus forte raison en est-il
ainsi de l'art dont c'est l'office même de réaliser la beauté et la
grâce; à plus forte raison aussi lui appartient-il, plus encore qu'à
la science, d'éclaircir la méthode et de tracer ses voies.
L'art a pour objet immédiat la reproduction de la vie : spimntia
3sra, vivos de marmore vultus, dit Virgile.
Aristote a appelé la poésie une imitation de la nature, il a ajouté :
elle n'imite pas tant la nature telle qu'elle est que telle qu'elle
doit être. On pourrait dire aussi en ce même sens, en empruntant
une expression à Spinosa : elle n'imite pas tant la nature naturée
que la nature naturante, ou encore elle n'imite pas tant l'œuvre
que le dessein, ou enfin elle n'en imite pas tant le corps que
l'âme.
Si les religions adorèrent d'abord « l'Éternel » et les « Immortels « ;
si Platon en cherchant l'Être différent et de la puissance et du
devenir, ({uoique sans faire nettement cette distinction et s'en tenant
au vague de l'abstraction, prit, pour son caractère essentiel, la
20 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
permanence, ce fut aussi le point de départ de l'art que le souci de
la durée.
On dressa d'abord des pierres, des pierres brutes ou à peine
taillées pour perpétuer le souvenir d'événements considérables,
surtout des plus considérables de tous, des apparitions divines ou
théophanies.
Les pierres dressées imitaient en abrégé les monts, séjours
présumés des dieux et dieux eux-mêmes. Dans ces pierres les
dieux, en effet, venaient se fixer. Des incantations magiques les y
appelaient, des offrandes les y retenaient; on en a trouvé dans
l'Inde, barbouillées à leur partie supérieure de sang, vestige de
sacrifices. Tels furent les premiers monuments ou mémoriaux
(fivYjfXETov) suscitant et entretenant la mémoire des choses divines.
Plus tard, lorsqu'on se représenta les dieux sous des formes
plus définies, et, surtout chez les Grecs, sous les plus belles formes
de l'espèce humaine, symbolisant les plus hautes vertus intellec-
tuelles et morales, on voulut que des images les représentassent
tels.
Ce fut, avec les essais pour développer par la danse et la musique
les beautés de l'humanité elle-même, le commencement de l'art pro-
prement dit. La source en fut dans l'impression faite sur le cœur
par la beauté et dans le désir correspondant de la traduire aux sens
et à l'imagination.
La méthode pour développer le sens de l'art ne peut être dès lors
que l'imitation de ce qui s'offrait de plus beau.
Ce n'est point, disent Bacon et Leibnitz, par des règles, par des
préceptes abstraits qu'on réussit à produire de belles choses, mais
en en considérant, en en imitant. Bacon dit : On ne fait rien de
beau par des régies, mais par une espèce de bonheur; Leibnitz : On
aurait beau posséder toutes les règles de la prosodie et de la rhéto-
rique, on ne fera pas pour cela des vers aussi bons que ceux de
Virgile, ni des harangues de la force de celles de Cicéron. Et,
s'appuyant évidemment sur ce que la beauté est plus sensible encore
dans les œuvres de l'art, résultat d'un choix éclairé, que dans celles
de la nature, le moyen d'apprendre à faire de bons vers autant
qu'on est capable est, ajoute-t-il, de lire de bons poètes. Il arrive
alors, ce qui arrive, lorsque, pensant à tout autre chose, on se pro-
mène au soleil : on en reçoit une sorte de teinture.
Pour faire de bonne musique, il faut, oontinue Leibnitz, se fami-
F. RAVAISSON. — TESTAMENT PHILOSOPHIQUE. 21
liariser avec les chefs-d'œuvre des meilleurs compositeurs, se
pénétrer de leurs tours, de leurs phrases. L'imagination pourvue de
tels matériaux, on peut lui lâcher la bride, elle produira d'elle-même
des choses analogues comme dans une espèce d'enthousiasme.
Enthousiasme, c'est-à-dire, dans le langage du temps, possession
par un principe divin qui transporte et qui inspire. C'est le bonheur
dont parle Bacon. Le peintre Parrhasius, dans un des entretiens de
Xénophon, dit à Socrale qui l'interroge sur la peinture : Il y a
dans notre art bien des choses qui peuvent s'apprendre : mais le
meilleur, les dieux s'en sont réservé le secret. Ce « meilleur » est ce
que les dieux seuls communiquent à l'âme.
Raphaël écrit, sous une figure de la Poésie : numxnr afflatur.
Platon dit que personne ne frappe à la porte des Muses s'il est de
sang froid'. Et les poètes de l'antiquité invoquent les Muses pour
qu'elles leur dictent leurs vers, ou plutôt pour qu'elles chantent à
leur place par leur voix. Autant d'expressions de la pensée, plus ou
moins consciente d'elle-même, que rien de beau ne peut sortir de
l'entendement et du calcul seuls, mais seulement de quelque chose
de plus profond et de plus riche, le génie ou le divin sommeillant
en nous, que la beauté y réveille.
Autant en disent les premiers entre les philosophes. Les plus
grands des anciens s'expriment à peu près comme les poètes.
Descartes crut devoir à une inspiration divine ce qu'il avait trouvé
de plus hautes vérités et fit un vœu, qu'il accomplit, d'en. aller rendre
grâces dans un sanctuaire révéré. Pascal garda le vif souvenir d'un
moment d'une grâce d'en haut oij lui avait apparu avec éclat la vérité
suprême — sans doute que le cœur seul enseignait les principes — ,
il en inscrivit la mention sur un papier que toujours il porta sur lui
dans la doublure de son vêtement et qui portait ces mots : feu, feu
et lumière, ravissement, bonheur. C'est ce q^i'on a appelé si singu-
lièrement, non sans quelque vérité, l'amulette de l'auteur des Pensncs.
La production de la beauté par l'art est donc un mystère comme
toute production naturelle, mystère qui a son initiation.
1. Variante : S'il n'est en état d'ivresse: elles ne lui ouvriraient pas. Ivresse
sacrée bien dilTérente de celle que causent les dons de Baccluis. Un ami de
Milton lui écrit pour lui demander des vers en lui parlant de ceux qu'avait
inspirés une débauche de table, cl le chantre du Paradis Perdu lui répond : « Le
vin peut aider à produire des vers sur des sujets d'ordre inférieur. Quant à
celui qui veut chanter les dieux et leur descente parmi les hommes, il boit de
l'eau dans une coupe de bois ».
22 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
L'initiation est ici aussi une purification, opérée par un com-
merce assidu avec les chefs-d'œuvre de l'art d'abord et ensuite
de la nature, une union féconde de l'âme avec l'esprit divin. L'erreur
fut donc grande de ceux qui, en ce siècle, voulurent réduire l'art du
dessin, fond commun des arts plastiques, à une espèce de science
fondée, au moins en apparence, sur la géométrie. Ce fut une inven-
tion d'un instituteur suisse, Pestalozzi, qui crut trouver ainsi le
moyen de mettre l'art du dessin à la portée des classes ouvrières.
Assez familier avec la géométrie à laquelle il inclinait à assujettir
toute l'éducation, il enseigna à simplifier les contours des choses,
si compliquées chez les vivants, en les réduisant à des lignes droites
ou circulaires. C'était altérer les formes en les avilissant, les rédui-
sant, à la manière des matérialistes, à des éléments infimes. C'était
surtout ne considérer que des détails, sans acception de l'ensemble,
ni du principe *.
Or c'est la considération de l'ensemble et du principe qui fait
l'art*. Aussi voit-on ceux qui appliquent la prétendue méthode de
Pestalozzi recourir, pour établir l'ensemble, à un moyen mécanique
de mise au point qui laisse sans emploi le jugement dans lequel
consiste, disait Michel-Ange, tout le dessin; et le laisser sans emploi,
c'est faire qu'il s'oblitère irrémédiablement.
Pour exécuter avec plus de facilité et d'exactitude un ouvrage
déterminé, a écrit Léonard de Vinci, on peut recourir à des moyens
mécaniques de mesure. Mais ceux qui s'en servent dans le cours de
i. L'erreur radicale de Pestalozzi a été de croire, dans son ignorance de l'art,
qu'une figure devait être formée par l'artiste comme elle l'est par le géomètre,
par une succession d'abstractions qui sont les contours.
Tout au contraire l'artiste cherchant l'esprit de la forme, l'âme de la chose,
va de l'ensemble aux détails.
Apprendre à dessiner, c'est apprendre à saisir tout d'abord le tout dans sa
masse, mieux encore, saisir le principe morphologique qu'accuse la masse,
puis, de degré en degré, le rapportant toujours à l'ensemble, tout le détail.
2. Uescartes, dans sou Traité de la direction de Vesprit, avait dit que la
méthode consistait à préparer l'intuition, la vue simple de l'essentiel. Pascal
avait distingué deux espices d'esprit, l'un qu'il appelle l'esprit géométrique et
qui procède par déduction ou enchaînement d'idées, l'autre qu'il appelle
resfiril de finesse et auquel il attribue la fonction de saisir les objets dans leur
ensemble, d'une vue, et auquel il accorde la primauté sur l'autre. C'était évi-
demment reprendre la pensée d'Aristote d'après laquelle il ne faut pas toujours
procéder par déduction de raisons, mais au contraire dans la recherche des
princi|ics par voie de rapprochement préparant l'intuition. Leibnitz lui-même, si
favorable à la logicjne, reconnaît que la méthode dans l'invention et surtout
dans celle des principes consiste dans l'emploi des similitudes et de la com-
binaison.
F. RAVAISSON. TESTAMENT PHILOSOPHIQUE. 23
leur apprentissage sont les destructeurs de leur propre génie.
Selon l'ancien adage, c'est en forgeant qu'on devient forgeron. La
seule méthode donc par laquelle on puisse apprendre l'art est celle
même par laquelle on l'exerce et à laquelle se réduit pour l'essentiel,
comme on l'a vu, celle même de la science : partir du simple,
c'est-à-dire non du détail qui n'existe dans un organisme que par la
fin à laquelle il sert, mais de la fin. Il faut, dit Horace et disent
avec lui tous les maîtres, poser d'abord le tout. Le posant, ajoute-
t-il, il faut plus encore chercher à y saisir le principe simple dont il
est l'elîet et l'expression.
La méthode sera progressive si elle s'applique à la reproduction
de modèles de plus en plus compliqués.
Ajoutez que la géométrie y aura sa part, mais dans l'emploi de la
perspective, pour réduire à des principes scientifiques les altérations
de formes qui résultent des lois optiques, et en faciliter ainsi l'intelli-
gence.
Pour les formes mêmes et les mouvements, la connaissance en
doit aussi précéder l'emploi de la méthode proprement dite, consis-
tant dans l'imitation des modèles; elle servira, ce qui est, dit Léo-
nard, l'utilité dont est la science pour l'art, en distinguant le possible
de l'impossible.
La méthode proprement dite de l'art consiste dans l'imitation des
modèles, non comme le tracé géométrique dans une construction
par des règles. C'est ce qu'avaient compris ceux qui donnèrent au
dessin d'art la dénomination de dessin d'imitation.
Le commencement en était, suivant l'usage des maîtres d'autre-
fois, vainement répudié par quelques artistes de second ordre dont
le plus considérable fut Benvenuto Cellini, de définir d'abord les par-
ties de la figure humaine où l'àme se fait le plus voir et qui servent
le plus à l'expression, parties que la prétendue méthode pesta-
lozienne ou géométrique réserve pour la fin, à savoir les yeux et
la bouche. Michel-Ange encore en faisait une prescription formelle.
Après cette préparation, et abordant la figure entière, l'apprenti
dessinateur y cherchera sur la trace de Michel-Ange, de Léonard de
Vinci et surtout des artistes grecs, les lignes serpentines caractéris-
tiques des mouvements, d'abord, et, secondement, des formes. Il la
cherchera surtout dans les figures du genre de celles que Léonard
appelle divines. Il apprendra de la sorte à voir à sa manière tout
en Dieu, comme veulent Descartes et Malebranche et Leibnitz.
24 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
La musique n'imite point, comme les arts du dessin, des formes
corporelles, mais les accents que donnent à la voix les sentiments
de l'âme. Les lois n'en sont pas moins analogues à celles dos arts.
Pour n'en dire qu'un mot, une pièce de musique est comme un démem-
brement d'un thème fondamental en des parties où son identité se
maintient sous diverses modifications. Le type en est la fugue où le
thème semble tour à tour se fuir, comme le dit le mot, et se recher-
cher, se perdre et se retrouver. Partout une diversité où passe à l'état
actuel ce que renfermait à l'état virtuel le motif, et dans tout le
développement, pour fond de tout le développement, une division
entre un dessin par lequel s'exprime l'idée principale et une
basse qui l'accompagne d'une espèce d'écho. Ainsi accompagnent
la lumière et les couleurs principales, et les modifient en s'y mêlant,
les reflets que renvoient les milieux. Dans le développement
musical, comme dans celui des figures, la loi est une perpétuelle
union de contraires pourtant harmoniques, qui trouve sa plus haute
formule dans l'union sexuelle et créatrice.
Au-dessus des arts du dessin, au-dessus des arts libéraux eux-
mêmes, ainsi appelés parce qu'ils doivent être supérieurs à tout
intérêt servile, il y a ce que les Stoïciens appelaient l'art de la vie et
qu'on nomme communément la morale, art supérieur, car il a pour
objet une beauté plus haute encore que celle du corps humain, à
savoir celle de l'âme.
La partie la plus haute de l'art plastique est de former, comme
l'a dit Léonard de Vinci, des images de l'âme. L'art de la vie façonne
l'âme. C'est donc l'art le plus élevé de tous. Dès lors, c'est là que se
doivent rencontrer à leur plus haut degré de pureté les méthodes
efficaces.
La morale doit être la régie de la conduite et, en conséquence, de
la volonté. Celte règle, plus encore que dans la plastique ou la rhé-
torique, est l'unité.
La vie devait, disaient les Stoïciens, être conforme à elle-même.
A la constance se connaissait la sagesse ^
Mais ce devait être la constance dans le bien. Or qu'était-ce que le
bien? Le vulgaire avec Épicure le voyait dans le plaisir", que l'analyse
1. Sénèque remarque qu'on délibère généralement de telle ou telle partie de
sa vie, mais que personne ne délibère de l'ensemble de sa vie. Et la vie
pourtant devrait fournir un tout homogène.
F. RAVAISSON. — TKSTAMKINT PHILOSOPHIQUE. 25
réduisait finalement à la cessation de la douleur, résultat négatif
comme celui de la théorie pour laquelle les principes des choses
étaient de simples atomes sans aucune qualité. Nihilisme en morale
comme en physique, nihilisme aussi en théologie, puisque les dieux
de l'épicuréisme étaient sans volonté comme sans pouvoir, oisifs
et indifférents dans les vides qui séparaient les mondes.
Pour les Stoïciens, les Péripatéticiens, le hien, but de la vie, c'était
la beauté ^chez les Latins : honeslas). Mais la philosophie stoïcienne en
excluait, comme une faiblesse, la pitié. Pour Zenon et ses disciples,
comme plus tard pour Kant, toute passion était faiblesse et maladie.
C'était déroger à l'antique sagesse des héros que vint rétablir, comme
le Christianisme, le Bouddhisme.
Sur les vases qu'on déposait auprès des morts on inscrivait sou-
vent, auprès des figures qui représentaient ceux-ci, le mot xaXoç,
beau, sorte d'acclamation selon toute apparence, comme l'invoca-
tion : xp'fi'TTÉ ou yor^a~\, qui les assimilait à des dieux. Il en était de
même du mot e-joaiaovîa, mot qui, ainsi que l'épithète y.a/.ap£ç, signi-
fiait proprement la félicité jointe à la perfection divine.
Dès la vie terrestre comme dans celle qui, selon la croyance géné-
rale, devait lui succéder, ressembler aux dieux était la loi et l'idéal.
Or si, comme on l'a vu, les dieux étaient essentiellement bienveil-
lants et bienfaisants, c'était la pensée à laquelle devait finalement se
réduire, pour la haute philosophie, le grand art de la vie, la morale.
La bonté, ou excellence qui fait l'utilité ', devait peu à peu se
résoudre dans la bienveillance ou, primant tout autre, le désir du
bonheur d'autrui, ce qui est, comme l'a dit Leibuitz, pour clore la
controverse sur l'amour et comme c'avait été aussi la pensée de
Descartes dans sa théorie de l'amitié, la définition de l'amour.
Selon Kant, qui n'admettait pas qu'on pût rien savoir, sauf les phé-
nomènes sensibles, c'était chose impossible que de fonder la morale
sur une idée du bien. Il y avait des choses obligatoires, c'était tout
ce qu'apprenait la conscience ; faire ces choses était l'objet d'un
commandement absolu sans aucune condition ou, selon son langage,
d'un impératif catégorique -; dans son antipathie pour toute espèce
1. Par utile, celui que l'oracle de Dolphes proclama le sage par excellence,
Socrate, entendait ce qui sert non au corps, mais à l'àme en la portant à sa
perfection.
2. Kant, tout en enseignant ([ue toute la Morale se réduit à se soumettre au
devoir sans rechercher en quoi il consiste, de manière à écarter toute règle
26 REVUE DE MÉTAPHYSiCUE ET DE MORALE.
de sensibilité *, il n'avait garde de demander à l'amour le secret
de la vie. Kanl n'attribuait à l'expérience qu'un rôle inférieur, celui
de fournir des matériaux à la pensée qui seule leur donnait forme;
il niait ainsi, après Hume, plus résolument encore, la connaissance
fondamentale de l'âme par elle-même. 11 écartait également comme
quelque chose d'uniquement pathologique, c'est-à-dire d'anormal
et de maladif, toute donnée de la sensibilité. Descartes avait su mieux
comprendre, comme étant à la racine de l'intelligence et de la
volonté, le sentiment et l'amour. 11 n'y avait, selon lui, rien de
grand dans l'âme sans de grandes passions et il disait : « J'estime
tant l'amitié que je crois que ceux qui vont à la mort pour ce qu'ils
aiment en sont heureux jusqu'au dernier moment. » En consé-
quence il était d'une âme noble de tenir peu compte des plus grands
maux qu'on eût à souffrir et de compter pour beaucoup les plus
petits qu'eussent à souffrir les autres.
C'était là, à ce qu'il semble, aller au delà de ce que demande le
Christianisme, qui commande d'aimer autant les autres que soi;
mais c'est au fond l'esprit même et du Christianisme et de l'héroïsme,
et en fin de compte ainsi aime quiconque aime véritablement.
L'Évangile avait dit : Tu aimeras Dieu de toute ton âme et ton pro-
chain comme toi-même. Mais l'amour se commande-t-il? Autrement
dit, est-il en notre pouvoir?
La solution de cette difficulté, c'est que l'amour dépend de nous,
qu'il nous est naturel et qu'il régnerait en nous sans des empêche-
ments qu'il dépend de nous d'écarter. C'est ce qui peut aussi se
déduire de cette sentence célèbre de Tertullien : « L'âme est naturelle-
ment chrétienne », et de cette autre équivalente de Bossuet : « Lorsque
objective, Kant laisse entrevoir, comme résumant le devoir même, la conser-
vation de la liberté; théorie d'esclaves et d'affranchis, avait dit Plutarque de
celle qui donnait pour idéal la cessation de la douleur.
C'était aussi donner pour but à l'homme sa propre satisfaction ; pauvre centre,
avait dit, comme on l'a vu, Bacon, que l'individualité, le vrai centre étant Dieu.
Kant croyait avoir opéré dans la philosophie la même révolution que Copernic
avait opérée dans la cosmologie en déplaçant le centre du monde. On ferait
plutôt en philosophie une révolution com|)arable à celle que Copernic fil dans
la science en plaçant le centre non plus en l'humanité, mais en la divinité. La
philosophie de Kant avec son esprit critique et négatif fut comme la Révolution
française, dont il était le partisan enthousiaste, l'apothéose de l'humanité.
1. Que devenait dans ce système le bonheur? Kant s'en remettait, pour en
faire la récompense de l'accomplissement du devoir, à une vie future, au
jugement d'un Dieu.
F. RAVAISSON, — tkstament philosophique. 27
Dieu forma les entrailles de l'homme, il y mit premièrement la bonté.»
En d'autres termes moins figurés on peut dire : c'est le fond de notre
être que l'amour. L'enfant l'apprendrait d'ailleurs, si c'était chose
qui s'apprît, du sourire de sa mère dont le poète a dit :
« Incipc, jiarre jmcr, risu connosccrc rnatrem ».
En même temps, avec la faculté du retour sur soi qui appartient
à la volonté comme à l'intelligence, l'idolâtrie, le culte de soi-même
prend naissance qui dispute à l'amour le cœur de l'homme. C'est là
le mal radical duquel ont parlé Kant et la théologie germanique.
Nous y soustraire dépend de nous et, aussitôt cette ivraie arrachée,
apparaît et règne l'amour. Nous ne sommes au monde pour autre
ciiose que pour aimer, a dit Pascal.
Les initiés aux mystères d'Eleusis chantaient : «■ J'ai fui le mal et
trouvé le meilleur ». Ce qu'était le mal le Christianisme vint le
révéler en disant : Qui cherche son âme la perdra.
Révélation en termes encore obscurs, mais qu'éclaire cette autre
parole nous invitant à écarter le double qui fait obstacle à notre
véritable et supérieure personnalité : « Soyez simples comme des
colombes ». Même sens dans cette autre parole encore sur la sim-
plicité : « Qui ne ressemble à ces enfants n'entrera pas au royaume
céleste. »
Plotin dit : « Simplifie-toi ». Dans ce seul précepte il a cru faire
tenir toute la morale. La pluralité, en effet, c'était pour le Plato-
nisme l'élément inférieur, source de tous les maux et qu'ils identi-
fiaient avec la matière. Le simple, l'Un, c'est Dieu. Se simplifier, c'était
pour l'âme retourner au premier et suprême principe, rentrer en lui.
Dans les mystères d'Eleusis la purification ou simplification était
le premier moment. Le second était la vue des dieux, le commerce
avec eux'. Il en est de même dans la religion chrétienne. Le bap-
tême auquel était jointe à l'origine la pénitence, et le sacrement, ou
mystère préparatoire destiné à symboliser la purification du fidèle,
l'eucharistie, le mettaient en communication immédiate avec le
Sauveur.
L'âme délivrée du mal, elle était prête pour le suprême bien.
L'eucharistie elle-même n'était encore du reste qu'un préliminaire.
1. En termes plus modernes, la vision céleste, dit Emerson, n'est que pour
l'âme pure, dans un corps chaste et net.
28 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Le bien, fin dernière de toute la vie religieuse et morale, c'était,
comme déjà la dernière période des mystères attiques, une union de
nature conjugale avec la divinité, union qu'on appelait le mariage
sacré. Le prototype s'en trouvait dans les histoires des héros d'autre-
fois.
Ces thèmes légendaires, la philosophie, dans le progrès moral, les
reproduit.
La moralité, telle que la maintiennent les lois, ne consiste pas
tout entière, comme semble le dire leur texte, à commencer par neuf
sur dix des commandements bibliques, à ne pas nuire au prochain,
à ne pas le dépouiller de ce qui lui appartient; il reste après cela à
se servir et de ce qu'on a et de ce qu'on est soi-même.
C'est la Morale des héros sauveurs, avant le Sauveur, morale de
générosité, morale qui n'est pas toute dans l'abstinence, mais qui
est don et grâce, libéralité et magnanimité, la morale que Descartes
a indiquée en quelques traits où il a paru dépasser le Christianisme
même, et qui n'en est que la plus forte expression dictée par
l'esprit d'héroïsme de l'antiquité et par celui de la moderne cheva-
lerie.
A tout ce qui précède c'est le corollaire que ce mot de saint Augus-
tin : « Aimez et faites ce que vous voudrez », mot qui ne signifie pas :
si vous aimez vous pouvez faire impunément des choses étrangères
ou même contraires à l'amour, mais bien : quiconque aime vérita-
blement ne fera rien que ce qu'inspire l'amour. De l'amour il ne
naît que la vertu.
Tel encore est le sens des paroles énigmatiques adressées par le
Christ à la Samaritaine qui est venue chercher de l'eau à un puits :
« Je peux, moi, te donner d'une eau telle que celui qui en boira
n'aura plus soif dans toute l'Éternité. »
Inspirée de cette morale, l'âme humaine prend la conscience
qu'elle n'est pas née pour périr après avoir vécu de courts instants
comme en un point du monde, mais qu'elle vient de l'infini, qu'elle
n'est pas, suivant un mot de Descartes, comme ces petits vases que
remplissent trois gouttes d'eau, mais que rien ne lui suffit que
l'infini. Rayon de la divinité, rien ne peut être sa destinée que de
retourner à elle et de s'unir pour toujours à son immortalité.
On a prétendu, au nom de la justice, la réduire à une plus humble
destinée.
F. RA.VAISSON. — TKSTA.MENT PHILOSOPHIQUE. 29
Tandis que le Sauveur dans l'Evangile dit : « J'ai pitié de la foule » •
tandis que l'Évangile dit encore : « Pardonnez jusqu'à sept fois, jus-
qu'à septante fois par jour » ; tandis que dans un office des morts de
l'Église catholiqne on dit à Dieu : « Toi dont le propre est d'avoir
pitié toujours et de pardonner », une théologie étroite veut qu'il déses-
père de la plupart des hommes et les condamne, comme incapables
d'amendement, à périr pour toujours. Au nom de la justice, une théo-
logie étrangère à l'espi'it de miséricorde qui est celui même du Chris-
tianisme, abusant du nom d'éternité qui ne signifie souvent qu'une
longue durée, condamne à des maux sans fin les pécheurs morts sans
repentir, c'est-à-dire l'humanité presque entière. Comment com-
prendre alors ce que deviendrait la félicité d'un Dieu qui entendrait
pendant l'éternité tant de voix gémissantes?
Selon d'autres, Dieu désespérant des pécheurs irréconciliables et
ne pouvant cependant ordonner d'éternels supplices, vouerait ces
pécheurs à l'anéantissement. Mais cette hypothèse de l'irréconciliabi-
lité est une de ces fictions que rien n'autorise qu'un esprit d'abstrac-
tion qui crée des types absolus en supprimant les différences de
degrés, caractère général des réalités, et les reporte en Dieu, seul
sans bornes en sa miséricorde.
On trouve souvent dans le pays où naquit le christianisme aux
derniers temps de l'antiquité païenne, une fable allégorique inspirée
d'une tout autre pensée, la fable de l'Amour et de Psyché ou l'âme,
L'Amour s'éprend de Psyché. Celle-ci se rend coupable, comme
l'Eve de la Bible, d'une curiosité impie de savoir, autrement que par
Dieu discerner le bien du mal et comme de nier ainsi la grâce
divine. L'Amour lui impose des peines expiatoires, mais pour la
rendre à nouveau digne de son choix, et il ne les lui impose pas sans
regret. Un bas-relief le représente tenant d'une main un papillon
(âme et papillon, symbole de résurrection, furent de tout temps syno-
nymes), de l'autre main 'il le brûle à la flamme de son flambeau,
mais il détourne la tète, comme plein de pitié.
On voit, sans qu'il soit besoin d'explication, quelle pensée traduit
cette représentation. Elle semble plus conforme que la doctrine ordi-
naire de l'éternité des peines et que celle de l'immortalité condition-
nelle à l'esprit de mansuétude de l'Evangile.
La perfection est la raison d'être, a dit Bossuet. Comme on pré-
tendait au temps d'Aristote que le bien et le beau étaient choses tar-
dives et passagères, il disait : Pourquoi Dieu dure-t-il sinon parce que
30 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
son état est bonté? Or, comme on l'a vu, la bonté, comme la beauté
par excellence, c'est l'amour. Cet état c'est aussi celui de l'âme.
L'àme est donc immortelle. Son association au corps est une dimi-
nution d'existence. Libérée du corps, elle n'aura donc que des raisons
d'être.
Les corps nuisibles nous appesantissent, dit Virgile; délivrés
d'eux par la mort, il est à espérer que l'àme volera d'une aile plus
légère aux régions célestes. Comme le crurent les Platoniciens,
comme paraît le croire aussi Leibnitz, ce ne sera pas assurément sans
conserver, au moyen de la partie la plus subtile de son organisation
(lumière visible ou invisible et mieux encore électricité) -, ses rela-
tions soit de passé, soit d'avenir avec le monde physique. Mais sans
doute ce ne sera plus dans un état de séparation absolue qui pose
entre les différents êtres des limites infranchissables. Nous serons
bien plus près d'être, les uns avec les autres dans une unité profonde
de substance et d'action.
Les Platoniciens représentaient les idées dont se composait un
monde intelligible comme étant telles que dans chacune se voyaient
toutes les autres. Sans doute il en sera ainsi des âmes : elles seront
comme pénétrables les unes avec les autres, sensibles aussi les unes
aux autres, tout le contraire du séparatisme de l'heure présente.
Si donc il y a des raisons de croire que dans une vie future les
facultés intellectuelles s'accroîtront, on a des raisons aussi de croire
qu'après l'expérience de la vie terrestre et le passage à une vie nou-
velle qui l'éclairé d'une tout autre lumière, il sera surtout ainsi des
1. Variante : L'âme prenant conscience de ce qu'il y a en elle de divin,
comme l'a dit Spinoza et à plusjusle litre, nous sentons, nous éprouvons que
nous sommes immortels. La science démontre que la puissance de mouvoir,
la force vive si mêlée aux corps ne subit pourtant, parmi tant de chocs et
d'arrêts, aucune diminution. Pourquoi en serait-il autrement de la puissance
de vouloir et de penser. Au contraire, séparés par la mort du corps visible,
car il n'est pas prouvé qu'elle le soit alors du corps subtil qui est l'instru-
ment immédiat de sa puissance motrice, il y a plutôt des raisons de croire
qu'elle sera d'autant plus libre et plus maîtresse. Plus détachée de la nature,
elle en devra être d'autant plus près de la divinité et plus étroitement unie
à elle.
Il est à croire seulement que ce ne sera pas sans subir pour cette métamor-
phose une nouvelle purification.
2. Sur cette terre, de période en période et comme d'onde en onde, nous
arrivons enfin à la mort et là, par un acte suprême de volonté, si nous en
croyons Gœlhe, nous dépouillerons, pour entrer dans la sphère des esprits, les
lourds vêtements devenus sans usage et ne garderons d'organisme que les
courants électriques, véhicules des forces élémentaires.
F. RAVAISSON. — TESTAMENT PHILOSOPHIQUE. 31
ft^ultés morales et que la société qui sera formée de l'humanité et
de la divinité y sera serrée de liens plus nombreux et plus forts; on a
lieu de croire enfin qu'arrivés à une vie nouvelle, dont on ne peut
d'ailleurs se faire des idées distinctes et détaillées, les humains n'ou-
blieront pas les compagnons demeurés après eux ou encore à naître
sur la sphère terrestre.
Les héros, disait le vieil Hésiode, veillent de leur éternel séjour au
salut des mortels. C'est une idée qui a pris sa place parmi les espé-
rances chrétiennes.
Détachement de Dieu, retour à Dieu, clôture du grand cercle
cosmique, restitution de l'universel équilibre, telle est l'histoire du
monde. La philosophie héroïque ne construit pas le monde avec
des unités mathématiques et logiques et finalement des abstrac-
tions détachées des réalités de l'Entendement ; elle atteint, par le
cœur, la vive réalité vivante, âme mouvante, esprit de feu et de
lumière.
Félix Ravaisson.
DE L'ÉDUCATION SCIENTIFIQUE
DES « PHILOSOPHES »
J'appelle philosophes les professeurs de philosophie de renseigne-
ment secondaire et supérieur et les candidats à l'agrégation de
philosophie. Je n'ai besoin ni de définir leur rôle social ni de dire
combien il est utile et quelle conscience ils apportent à le remplir.
Personne ne conteste leur compétence littéraire, la liberté d'esprit
qu'ils montrent en jugeant les systèmes, la valeur morale dont ils
font preuve.
Malheureusement, s'ils parviennent à répandre autour d'eux par
leur parole et par leur exemple le véritable esprit scientifique, c'est
en dépit de l'éducation scientifique détestable qu'ils ont reçue. Je
leur sais un gré infini de ne pas être les phonographes et les ressas-
seurs de formules que l'enseignement qu'on leur a fait subir, devrait
nécessairement faire de tout philosophe. Mes critiques ne s'adressent
donc pas à eux, mais aux programmes; aussi je restreins encore ma
définition. J'appelle ici dans cet article philosophe faute d'un autre
mot, l'être imaginaire qui se serait docilement contenté d'accumuler
les connaissances exigées par ces programmes, sans réagir contre
un esprit qui me paraît suranné, pour ne pas dire absurde.
Il est bien entendu que je ne me mêle pas de discuter la partie non
scientifique de l'enseignement donné à mon philosophe; la suite de
cet article montrera d'ailleurs que je m'occupe de ce qui me
regarde, en étudiant les conditions de la formation scientifique d'un
esprit : je suis et je reste dans mon rôle de professeur.
I
Je dis d'abord qu'il semble qu'on s'efforce de faire de mon philosophe
un simple phonographe : voici comment j'entends cette formule.
H. BOUASSE. — LDUC.UION SClKNTIFlQL't; DES « PHILOSOPHES ». 33
Tous les ans, dans les cent lycées de France elles innombrables
collèges, du haut de leur chaire, les professeurs de philosophie pro-
noncent cet oracle : « Descartes appliqua l'algèbre à la géométrie. »
Certainement ils savent ce que signifie cette phrase. Certainement
mon j)hilosophe ne le sait pas. La théorie des proportions est une
théorie algébrique, elle est appliquée à la géométrie des anciens;
la notion des cordonnées existait en astronomie et en géographie
depuis les temps les plus reculés. Quelle fut la portée de la décou-
verte de Descartes? en quoi consista-t-elle exactement? en quoi
diffère la géométrie moderne de l'ancienne? autant de questions que
mon philosophe ne peut résoudre. Peut-être est-il bachelier es
sciences, peut-être n'a-t-il fait que son PCN; je suppose qu'il pos-
sède sa géométrie euclidienne — il ne connaît pas un mot de géomé-
trie analytique. Il prononce donc une formule qu'il ne comprend
pas; un phonographe le remplacerait sans inconvénient.
Peut-être cependant mon philosophe a-t-il lu la dixième leçon de
la Philosophie d'A. Comte. Il n'en est pas plus avancé; au lieu d'une
phrase isolée, il répète un discours. Il ne comprend pas mieux le
discours que la phrase, puisque le commentaire du discours lui est
impossible. Il lui manque de connaître les choses. Assurément avec
des notes et de la mémoire, il semblera compétent au géomètre non
prévenu. Qu'on le pousse sur un exemple, le plus simple qu'on
voudra, le voici a quia. Les phonographes perfectionnés n'expli-
quent jamais ce qu'ils disent.
Les professeurs de philosophie savent intéresser leurs élèves, en
leur parlant des grandes hypothèses; ils leur décrivent en des termes
qui ne manquent pas de poésie, les multiples transformations de
l'énergie, les forces si diverses identiques dans leurs effets, la science
tendant vers l'unité dans ses explications. Mon pliilosophe a lu dans
les programmes qu'il y a « unité des forces physiques » (je cite
textuellement celui du baccalauréat), et bravement il disserte sur
cette unité. Malheureusement cette formule n'existe que dans les
programmes; elle ne veut rien dire. Mais le phonographe ne s'occupe
pas si les phrases qu'il répète, ont un sens.
Mon philosophe est heureux de jongler avec des aphorismes, tels
sur les foires les forts qui soulèvent des poids : les poids sont vides,
les formules sont creuses : elles n'en sonnent que mieux. Il s'écrie
donc avec satisfaction : « Rien ne se perd, rien ne se crée. » Les
professeurs de philosophie savent que cette phrase se trouve dans
Rev. Mét.v. t. ix. — 1901. 3
34 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Bacon qui la cite comme existant avant lui : pourtant Bacon croyait
à la transmutation des métaux : que cette phrase se trouve dans
Lavoisier qui n'y croyait pas. Dans ces auteurs elle a un sens à peu
près défini : elle signifie que la masse est constante. Depuis que l'on
sait que l'énergie est constante en somme (qu'on relise la préface de
la thermodynamique de M. Poincaré pour savoir ce que vaut cette
affirmation), le champ d'emploi de cette formule s'est étendu. Mais
on sait aussi bien que, s'il semble impossible de créer quelque chose
ici bas, l'énergie se dégrade; il y a des choses qui se perdent, qui
disparaissent. Ce sont là des distinctions que ne peuvent pas faire les
phonographes.
Cuvier fut un bien grand homme : il fit cependant pour son Règne
animal une préface qui ne dilTère en rien des autres préfaces. Nous y
apprenons qu'il se considère comme fort remarquable, ce qui est
naturel, et qu'il méprise profondément ses devanciers, ce qui est
humain. Dans un style d'une bouffissure qu'excuse l'époque (<< M'étant
voué par goût, dès ma jeunesse, àl'étude de l'anatomie comparée... »),
il nous raconte une foule de choses dont l'intérêt n'échappe à per-
sonne; en voici de curieux exemples : « Cette habitude que l'on
prend nécessairement en étudiant l'histoire naturelle de classer dans
son esprit un très grand nombre d'idées, est l'un des avantages de
cette science dont on a le moins parlé et qui deviendra peut-être le
principal, lorsqu'elle aura été généralement introduite dans l'édu-
cation commune. On s'exerce par là dans cette partie de la logique
qui se nomme la méthode, à peu près comme on s'exerce par
l'étude de la géométrie dans celle qui se nomme le syllogisme...
GetLe science n'est pas moins utile dans la solitude : elle console
les malheureux, elle calme les haines... » Nous ne citerions pas
ces platitudes, si un document officiel que j'étudierai tout à l'heure,
ne conseillait à mon philosophe la méditation de cette préface. C'est
là qu'il doit apprendre ce qu'est et comment on fonde une classifi-
cation. Or la seule chose intéressante à savoir, ce n'est pas cette
banalité que toute classification implique une hiérarchie et une
subordination dans les caractères, c'est précisément quels sont ces
caractères dominateurs et comment on les doit subordonner les
uns aux autres. Sûrement Noé dans son arche avait classé les ani-
maux suivant le principe de la subordination des caractères. Il est
probable que les caractères qu'il jugeait dominateurs, n'étaient pas
ceux qui ont attiré l'attention de Cuvier. Or ce n'est pas dans sa
H. BOUASSE. — ■ ÉDUCATION SCIENTIFIQUE DES « PHILOSOPHES ». 35
préface mais dans le corps de son ouvrage que ce savant expose les
raisons de son choix, et mon philnsophe, qui n'a pas lu l'ouvrage
mais qui répète sur la foi de la préface qu'une classification se fait
« en partie en montant des divisions inférieures aux supérieures
par voie de rapprochement et de comparaison; en partie aussi en
descendant des supérieures aux inférieures, par le principe de la
subordination des caractères; [en] comparant soigneusement les
résultats des deux méthodes, les vérifiant l'une par l'autre et "en]
ayant soin d'établir toujours la correspondance des formes exté-
rieures et intérieures qui, les unes comme les autres, font partie
intégrante de l'essence de chaque animal », mon philosophe est un
phonographe qui n'a même pas l'excuse de parler français.
II
Depuis qu'il n'y a plus de théologiens, leur esprit s'est réfugié
<îhez ces êtres, imaginaires je le répète, que j'ai appelé philosophes :
ils conservent pieusement la tradition de l'acceptation sans examen,
ils ont le dépôt de la foi. Rien n'est plus triste et plus hilarant que
de les entendre vanter la raison. J'en ai connu un qui est mort;
c'était probablement le dernier : il professait à Louis-le-Grand.
Ineffablement nul en science, il nous conseillait avec sérieux de ne
jamais admettre une proposition que nous n'ayons discuté nous-
mêmes. Comme il débitait cela, après des couplets sur les sciences
physiques, je restais bouche bée, indécis, ayant encore à cette époque
lointaine le désir du respect.
Lorsque j'ouvre un traité de théologie, je ne me prépare pas à
contrôler les propositions que j'y trouve énoncées. Je sais qu'elles
sont fixées par la tradition; elles seraient autres, que je n'en serais
pas choqué, puisque je ne peux pas étudier directement les objets
auxquels elles se rapportent. Je ne me soucie plus de ce qu'elles
signifient exactement : je n'en suis pas moins capable de découvrir
l'hérésie. Je cherche un combat de mots qui m'intéresse, comme
d'autres les combats de coqs et de taureaux.
On a dit fort justement que l'Académie des Sciences est le dernier
des conciles. Je le veux bien, en ce sens restreint que, si je n'ai pas
le temps de contrôler une proposition, je m'en tiens aux définitions
de cette assemblée. Mon consentement n'est que provisoire, et quand
tout l'Institut serait d'un avis contraire au mien, je m'en soucierais
36 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
peu, si je connaissais un fait dont l'interprétation me parut opposée
aux décrets de la coupole. Le doute est Tétat normal du savant : il
est toujours prêt à consulter l'expérience à propos de toute défini-
tion; à travers l'énoncé des lois, il voit des faits particuliers. Il
veut des choses, non des mots.
Le théologien discute non les choses mais les définitions qu'on a
données de choses qui lui sont inacessibles — et ces définitions, il
les accepte sans examen. C'est exactement l'attitude intellectuelle
de mon philosophe devant la science. Je choisis mes exemples parmi
les matières qu'on a spécialement désignées à sa méditation.
Mon philosophe étudie le problème de la classification des
sciences. Personnellement il est incapable de le résoudre, puisque,
par hypothèse, la plupart des sciences lui sont absolument étran-
gères. 11 les apprendra, direz-vous; vous changez les termes de ma
discussion, et d'autre part, il resterait à savoir si votre hypothèse
est admissible, si on lui a donné le moyen de les apprendre, même
superficiellement : si la connaissance vague de la science, à la mode
des vulgarisateurs, lui sera de quelque usage. Ce sont là des ques-
tions sur lesquelles je reviendrai : restons dans mon hypothèse, mon
philosophe est bachelier ès-sciences et n'a pas poussé plus loin ses
études scientifiques.
Je ne vois pas un bachelier localisant parmi les sciences la chimie
ou la minéralogie, discutant sur les liens de la mécanique qu'il
ignore avec l'astronomie dont il sait tout au plus que la terre tourne
et que les jours sont inégalement longs. Mon philosophe qui est un
bon élève, consciencieux, a lu, suivant les recommandations offi-
cielles, le de Augmentis de Bacon, le Discours préliminaire de
d'Alembert, la Classification d'kmpève et la deuxième leçon de philo-
sophie j)ositive d'A. Comte. Il connaît donc quatre classifications
opposées les unes aux autres; c'est-à-dire qu'il connaît parmi la
quasi infinité des systèmes possibles, quatre manières de placer les
unes après les autres un certain nombre de définitions. 11 n'a pas à
choisir un classement d'un certain nombre d'objets entre plusieurs
classements possibles, puisque par hypothèse il ne connaît pas ces
objets; mais il doit, le pauvre homme, choisir entre des définitions
contradictoires d'objets qu'il ne connaît pas, puis établir des hiérar-
chies entre ces définitions. Je le plains s'il s'en tire autrement qu'en
enregistrant toutes ces classifications, qu'en retournant à son métier
de phonographe, que décidemment on lui impose.
H. BOUASSE. ÉDUCATION SCIENTIFIQUE DES « PHILOSOPHES ». 37
D'Alembert délinit comme suit la mécanique dite rationnelle :
« ...C'est pourquoi, ayant en quelque sorte épuisé par les spécula-
tions géométriques les propriétés de l'étendue figurée, nous com-
mençons par lui rendre l'impénétrabilité qui constitue le corps
physique, et qui était la dernière qualité sensible dont nous l'avions
dépouillée. Cette nouvelle considération entraîne celle de l'action
des corps les uns sur les autres, or les corps n'agissent qu'en tant
qu'ils sont impénétrables; et c'est de là que se déduisent les lois de
l'équilibre et du mouvement, objet de la mécanique ». Voici mainte-
nant Ampère : « ...il n'y a réellement mouvement que quand l'idée
du temps pendant lequel a lieu le déplacement étant jointe à celle
du déplacement lui-même, il en résulte la notion de la vitesse plus
ou moins grande avec lequel il s'opère ; considération tout à fait
étrangère à la géométrie, qui fait le caractère propre de la mécanique
et la distingue à cet égard de la géométrie ». Enfin A. Comte : « Ce
qui établit la réalité de la mécanique rationnelle, c'est précisément...
d'être fondée sur quelques faits généraux immédiatement fournis
par l'observation ».
Quel embarras! voici d'Alembert qui trouve la base de la méca-
nique dans l'impénétrabilité des corps; Ampère la met dans l'idée
du temps, et Comte en fait le développement de quelques principes
fournis par l'expérience. Ces opinions contradictoires ne m'étonnent
ni ne m'efîraient : je sais qu'une définition d'une science vaut un peu
moins que rien et n'apporte aucune clarté nouvelle à qui connaît la
science. Mais quelle peut être l'attitude de celui qui ne connaît pas
la mécanique et veut quand même lui assigner sa place encyclopé-
dique dans l'ensemble des connaissances humaines. Il fiiut bien
qu'il choisisse une définition et vraiment sa situation est déplorable.
Mon philosophe manque de ce qui devrait être son apanage, à
savoir l'esprit d'examen et de critique, le doute philosophique. Sur
quoi appuierait-il ses jugements? De quel droit, pour quelles raisons
discernerait-il ici la vérité, là l'erreur? Enlisant le discours prélimi-
naire de d'Alembert, œuvre très médiocre d'un grand savant, la
classification d'Ampère qui ne doit peut-être de survivre qu'au nom
de son auteur, enfin cette classification d'.\. Comte qui a le bon
esprit de tenir une fort petite place dans un gros ouvrage, je
n'apprends pas grand chose, à dire vrai, mais je ne me sens pas
intellectuellement avili, parce qu'à chaque instant, sans avoir la
Jbêtise de me comparer à ces hommes illustres, je me crois le droit
38 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
et le pouvoir de les juger. Il n'est pas nécessaire d'être Homère
pour reconnaître qu'il sommeille parfois, ni Corneille pour trouver
que ses vers sont l'udes. Les opinions de ces faiseurs de classifica-
tion sont discutables, je les discute; j'ai sur eux l'avantage de venir
soixante-dix ans après le dernier, et mes raisons de décider sont
fondées sur des faits qu'ils ne connaissaient pas. Je suis leur
juge : si je me décide pour un de leurs systèmes, je sais pourquoi.
Si j'expose ce système, ce n'est pas avec l'indolence de celui qui
récite une leçon, mais avec la conviction d'un homme qui croît à la
vérité ou à la fausseté des idées qu'il étudie.
Un musicien veut classer rationnellement les opéras de Wagner :
il croit devoir commencer par les entendre. 11 rencontre des gens
qui lui conseillent une autre méthode. Ils lui prouvent aisément
qu'il n'est pas facile d'entendre tout Wagner, quune telle entreprise
demande du temps et de l'argent. S'ils avaient quelque logique et
quelque bon sens, ils l'inviteraient à occuper autrement ses loisirs.
Que nenni! ils le poussent à lire les critiques musicaux.
III
On trouve dans les programmes officiels du baccalauréat, la page
suivante : « Éléments de philosophie scientifique.
« Le caractère de cet enseignement devra être historique non moins
que théorique. Le professeur ne se contentera pas d'une exposition
abstraite des règles de la logique, il s'attachera à en montrer l'ori-
gine et à en faire comprendre l'application par de nombreux exem-
ples empruntés à l'histoire des méthodes, des idées, des découvertes
scientifiques, en recourant, quand il se pourra, aux réflexions et
commentaires que les maîtres de la science nous ont laissés sur leurs
travaux et ceux de leurs prédécesseurs. On a cru bon d'indiquer ici
quelques-uns des ouvrages les plus utiles à consulter... Sur la science
en général... Aristote, Métaphysique, etc... »
Suit une liste que nous ne reproduisons pas, parce que la plupart
des ouvrages indiqués sont cités au cours de cet article. Le document
que nous venons de transcrire renferme tout un système ; à quel
point démodé, il ne sera pas malaisé de le montrer. Que penserait le
professeur de rhétorique à qui l'on tiendrait ce langage. « Vous ne
vous contenterez pas d'exposer les règles abstraites de la tragédie,
mais vous vous attacherez à expliquer l'origine de ces règles et à en
H. BOUASSE, ÉDUCATION SCIEMIFIQUK DES « PHlLOSOniES ». 39
faire comprendre l'application par de nombreux exemples empruntés
aux traités de littérature et de rhétorique. Vous recourrez, quand faire
se pourra, aux commentaires des pdètes sur leurs œuvres et vous
tiendrez grand compte de l'opinion qu'ils ont eue de leurs devanciers.
Voici d'ailleurs quelques ouvrages fort utiles à consulter. Aristote,
Poétique... etc. » Ce professeur de rhétorique tiendrait difficilement
son sérieux : il s'étonnerait à bon droit qu'on voulût le ramener à
une méthode définitivement classée comme absurde; et de fait, sui-
vant la bonne méthode scientifique, en rhétorique, on considère les
règles de la tragédie simplement comme le résultat d'expériences
qui s'appellent des tragédies. Conséquemment on lit un certain
nombre de ces ouvrages, on les compare entre eux et Ton se fait une
idée de ce que peuvent être les règles générales qui président à
leur bonne exécution. Peut-être tire-t-on difficilement de ces lec-
tures un corps de doctrine, un système. — Cela prouve tout au plus
que le système n'existe que dans la tète des faiseurs de traités de
rhétorique et non du tout que la méthode soit mauvaise.
Aujourd'hui le professeur de critique musicale se procure des par-
titions et un piano, le professeur d'archéologie rassemble des mou-
lages et des gravures — mais aujourd'hui encore mon philosophe
achète la logique de Stuart Mill.
Mais que voulez-vous qu'il fasse? Je m'excuse de vous citer un fait
personnel. J'étais professeur à Toulon; j'enseignais la géologie en
huitième, l'arithmétique en septième, la géométrie en quatrième....
et la physique dans la classe de philosophie. J'étais fort malheu-
reux de faire un tel métier, mes élèves ne m'écoutaient pas, le décou-
ragement me prenait, quand je reçus ma nomination à la Faculté
des sciences de Toulouse. Le recteur me priait de conserver mon
poste pendant quinze jours. J'y consentis, mais débarrassé de toute
contrainte, je résolus, s'il fallait subir encore pendant quinze
jours les avanies des petits monstres devant qui je classais les ter-
rains, d'en faire à ma tête avec les grands. J'arrêtai net le cours et
j'entrepris de commenter devant les élèves de philosophie, non pas
le traité sur l'esprit géométrique de Pascal, mais son admirable
Traïlé du Vide. Après un court préambule sur l'état de la science à
l'époque de Pascal, sur les différentes idoles qui trompaient les
hommes et obscurcissaient leurs jugements, j'essayai de leur décrire
la marche de Pascal vers la vérité. Je dressai avec Pascal les tables
de comparaison, je vendangeai les premiers résultats,... enfin je
40 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
transformai pour eux la scolastique de Bacon en quelque chose de
vivant. Je les intéressai; c'est trop peu dire, je les fascinai. — Pour-
quoi les capucins, qui sont de bien braves gens, mais souvent des
rustres dépourvus d'éducation et de style, tiennent-ils si facilement
les foules sous le charme : c'est qu'ils ont vu la fontaine de Nazareth,
qu'ils sont montés au Thabor, qu'ils se sont plongés dans le Jour-
dain. Mes élèves étaient ahuris d'une méthode aussi nouvelle, mais
j'en suis sûr, les quatre classes que je consacrai à mon commentaire
firent sur eux une impression forte et durable.
Je vois votre objection, cher collègue; le fil en est bon, prenez
garde de vous y couper les doigts. Ce faisant, me dites-vous, j'étais
professeur de physique et non de philosophie. Mais, si vous con-
venez, cher collègue, que moi professeur de physique je suis mieux
placé que vous pour expliquer à mes élèves ce que sont les règles
de la méthode dans les sciences physiques, l'argument vaut pour le
professeur de géométrie, pour le professeur de sciences naturelles;
il vaut aussi pour le professeur d'histoire. Ne le croyez-vous pas plus
apte que vous à étudier tout ce qui dans le programme gît sous la
rubrique « la Société ». Et après toutes ces suppressions, que vous
restera-t-il? la morale? on pourrait soutenir que la famille de votre
élève l'expliquera mieux que vous.
Non — je vous défends contre vous-même; vous êtes utile précisé-
ment comme faisant le synthèse des connaissances éparses que vos
élèves ont acquises ici et là : mais rappelez- vous qu'on ne fait pas le
résumé d'un livre en copiant ce qu'en ont dit les critiques, mais en
extrayant soi-même le suc du texte tout entier.
En définitive je veux des faits, non des mots; je ne veux pas des
formules s'appuyant sur des exemples tirés d'un recueil de formules;
je ne veux pas qu'on explique les méthodes par l'histoire des
méthodes, ce qui est un abominable cercle vicieux, mais par le com-
mentaire de quelques travaux de savants. Je n'indique pas des
ouvrages à consulter, mais des œuvres à méditer. Pour'former l'es-
prit scientifique de mon élève philosophe, je ne lui dis pas de lire le
Discours de la méthode qui n'est qu'une préface et qui n'a eu, l'his-
toire est là pour le démontrer, qu'une influence négligeable sur les
savants : qu'il étudie la correspondance de Descartes. Je ne con-
seille pas le Traite de l'Esprit géométrique, mais le Traité sur le Vide.
Je ne prône pas le Discours préliminaire, mais le Discours sur l'Ino-
culation, qui est un pur chef-d'œuvre de dialectique scientifique.
H. BOUASSE. — ÉDUCATION SCIEMIKIQLE DKS « l'HlLOSOPHES ». 41
Et si je voulais imiter le faiseur de programmes officiels que je
citais tout à l'heure, et compléter ma liste d'ouvrages recomuian-
dables, j'ajouterais les premiers mémoires de Pasteur sur la Géuéra-
tion spontanée, le mémoire sur l'action du Curare de Claude Ber-
nard et tels mémoires de Lavoisier, de Gay-Lussac, et de tant
d'autres où le lecteur, sans aucune préparation spéciale antérieure
pourvu qu'il ait reçu Céducativn scientifique générale que nous dirons
tout à llieure, se trouve d'emblée en communion avec le savant
qui cherche et qui trouve.
0 mon philosophe, cette méthode ne vous plait pas. Je le sais et
les raisons de votre dédain ne me sont pas inconnues. Votre éduca-
tion a été surtout oratoire et littéraire; vous aimez les systèmes et
les discours : de grandes hypothèses, des constructions de mondes,
voilà ce qu'il vous faut. On se rabaisse, n'est-ce pas, à scruter un
mémoire scientifique. L'auteur des programmes n'y va pas de main
morte : « Exemples de grandes hypothèses : Laplace, Cuvier,
Darwin — l'unité des forces physiques. » Ainsi, vous classez les
hypothèses en grandes et petites. Il y en a d'intéressantes, d'autres
pas. Ne savez-vous donc pas, qu'au point de vue méthode, il n'y a
d'intéressantes que celles que vous appelez petites, parce que de
celles-là seules on peut démontrer le bien ou le mal fondé. Dans son
admirable étude sur le Curare, C. Bernard veut prouver que ce poison
agit sur certains nerfs, sans amener de lésions; quand votre lecture
est finie, vous êtes convaincu; vous avez vu l'hypothèse proposée au
début, imposée à la fin; elle a passé au rang de fait démontré. Vos
grandes hypothèses sont des procès toujours pendants; elles prêtent
à de beaux développements, elles ne se démontrent pas. Il faut des
pages et des pages pour expliquer seulement en quoi elles consis-
tent.
0 mon philosophe, voici mon grand grief contre vous — vous
n'aimez pas la science. A Dieu ne plaise qu'en vrai barbare, je vous
reproche vos qualités littéraires; mais l'équilibre n'existe pas : vous
êtes chargé tout d'un côté et vous tombez où le fardeau trop lourd
vous entraine.
IV
Mon article est signé : je suis professeur de physique et expéri-
mentateur de métier : d'où cette conclusion que je vais vous dire :
« Prenez mon ours, étudiez la physique et la chimie. » Vous vous
42 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE. . •
trompez complètement. Je reproche vivement à mon époque l'abus
pédagogique des sciences expérimentales. Dès qu'on sèvre un enfant,
on commence à lui apprendre la géologie; on l'initie à la chimie, en
lui essayant ses premières culottes; lorsque tombent ses dents de
lait, il a parcouru le cycle des sciences naturelles. On ferait bien
mieux de lui lire les contes de Perrault. Que restera-t-il plus tard à
cet enfant de tout ce fatras : des mots, des mots, toujours des mots.
On demande l'allégement des programmes : je propose une
mesure radicale, suppression de toute science expérimentale dans
l'enseignement secondaire. Mais quoi! il ne saura pas ce qu'est un
baromètre! Croyez qu'il s'en consolera aisément. Aussi bien si vous
vous imaginez qu'un bachelier es-sciences sait ce qu'est un baro-
mètre, vous avez de la crédulité ou de l'ignorance à revendre.
Apprenez que la question avec laquelle on colle le plus sûrement au
baccalauréat, est la définition de la pression. S'il ignore ce qu'est
une pression, il a sur le baromètre des idées aussi nettes que le pre-
mier cantonnier venu.
Il existe pourtant en France des cours de science pédagogique : à
quoi servent-ils? ont-ils pour mission de tirer les régies de leur ensei-
gnement de nos programmes officiels? Leur utilité ne m'apparaît pas
clairement. Peut-être les professeurs de pédagogie n'ont-ils pas
encore découvert une règle fondamentale, pas très neuve : c'est à
savoir que l'esprit dans son développement va toujours de l'abstrait
au concret et jamais du concret à l'abstrait. Voici différents aspects
de cette règle. De tout jeunes gens ont pu révolutionner la science
par leurs découvertes en mathématiques; on ne citerait pas un seul
très jeune physicien ou physiologiste. A l'Ëcole Normale la section
d'histoire naturelle se recrute comme les autres sections; l'éducation
des futurs naturalistes est abstraite au même degré que celle des
futurs mathématiciens; ils gagnent à la solide discipline des mathé-
matiques une sûreté de raisonnement que n'ont pas les autres à
fonds égal. Jusqu'à présent il n'est pas sorti du muséum une école de
mathématiciens. Un théoricien fait aisément de la pratique; des pro-
fesseurs de faculté deviendraient sans peine ingénieurs; le cerveau
d'un ancien élève de l'École centrale se prêtera difficilement à l'étude
.de la physique théorique. Je pourrais multiplier des exemples : la
règle semble s'appliquer à toutes les sciences; je me suis laissé dire
qu'un juriste se met aisément à l'histoire et qu'un historien d'origine
est bien souvent gêné quand il s'agit de discuter droit.
H. BOUASSE. — ÉDUCATION SCIKMlFlQrt: DES « PHILOSOPHES ». 43
Les conséquences s'imposent. Puisque d'une pari, jeune, 011 ap[)rcnd
aisément les sciences abstraites et que de l'autre, le cerveau astreint
à l'étude des sciences concrètes avant celle des abstraites, devient
réfractaire aux secondes, il faut imposer dans l'enseignement d'abord
les abstraites et n'exiger les concrètes que par surcroit. C'est une règle
banale : le ministère de l'Instruction publique et son conseil seuls
l'ignorent profondément. Il y a quelques années on a créé un ensei-
gnement fort utile, le PCN ; à peine né, il est en train de mourir,
parce que les élèves arrivent à la Faculté nuls en mathématiques.
Je sais qu'il est difficile de tracer un plan d'éducation s'appliquant
à tous les jeunes Français; mais je crois qu'il est aisé de le faire
pour une classe très restreinte d'individus dont le rôle social a été
en somme bien décrit dans la page suivante d'A. Comte dont il suffit
de généraliser un peu la définition pour lui enlever ce quelle a d'un
peu trop « positif ». « Qu'une classe nouvelle de savants préparés
par une éducation convenable, sans se livrer à la culture spéciale
d'une branche particulière de la philosophie naturelle, s'occupe uni-
quement, en considérant les diverses sciences positives dans leur
état actuel, à déterminer exactement l'esprit de chacune d'elles, à
découvrir leurs relations et leur enchaînement, à résumer, s'il est
possible, tous leurs principes propres en un moindre nombre de
principes communs, en se conformant sans cesse aux maximes fon-
damentales de la méthode positive. Qu'en même temps les antres
savants, avant de se livrer à leurs spécialités respectives, soient
rendus aptes désormais, par une éducation portant sur l'ensemble
des connaissances positives, à profiter immédiatement des lumières
répandues par ces savants voués aux généralités et réciproquement à
rectifier leurs résultats, état de choses dont les savants actuels se
rapprochent de jour en jour... Une classe distincte, incessamment
contrôlée par toutes les autres, ayant pour fonction propre et per-
manente de lier chaque nouvelle découverte en système général, on
n'aura plus à craindre qu'une trop grande attention donnée aux
détails empêche jamais d'apercevoir l'ensemble... »
Il serait impossible d'exiger de nos philosophes la connaissance
approfondie de toutes les sciences; la vie d'un homme n'y suffirait
pas. On peut seulement leur donner le moyen de se mettre au
courant d'une science quelconque en un temps relativement court.
Il vaut mieux, cela est incontestable, ne rien savoir aujourd'hui
d'une science, mais être en état de l'apprendre, que d'en posséder
44 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
quelques bribes sans pouvoir en aucune manière augmenter son
bagage. Or, l'outil absolument indispensable est la connaissance des
mathématiques, qu'on les envisage suivant l'opinion vulgaire, qu'on
les considère et qu'on les enseigne comme l'ensemble des formes
sous lesquelles il est nécessaire de se représenter les faits.
Ai-je besoin d'insister sur l'impossibilité matérielle dans laquelle
on se trouve de parcourir un traité d'astronomie, de mécanique, de
physique, de chimie même très élémentaire, sans se heurter à des
symboles dont on n'a pas la clef, quand on ne possède pas les
mathématiques jusqu'aux éléments du calcul différentiel et intégral
inclusivement.
Si le lecteur veut un exemple, qu'il se reporte au travail sur
l'histoire des principes de la thermodynamique que j'ai présenté au
Congrès de Philosophie pour 1900*. Je me suis efforcé de réduire cet
exposé à sa partie essentielle. Loin d'accumuler les difficultés, j'en
ai passé beaucoup sous silence. J'ai cherché à vulgariser des notions
fondamentales qui intéressent au plus haut point le philosopiie. Je
demande en conscience s'il est possible de comprendre même vague-
ment la définition des principes de la thermodynamique sans être
initié aux mathématiques autrement que suivant les formules générales
qu'on a coutume de donner au philosophe comme suffisant viatique.
On soutiendra peut-être qu'il est possible de mettre la science à la
portée de ceux qui ne sont pas mathématiciens grâce à des procédés
convenables de vulgarisation. C'est là un préjugé qu'il est indispen-
sable de combattre : les vérités scientifiques ne se vulgarisent pas.
Les vulgarisateurs sont de deux espèces. Les premiers ne cherchent
même pas à vulgariser : ils montrent la lanterne magique, font
devant le public ou décrivent dans leurs livres beaucoup d'expé-
riences; ils énoncent les faits les plus simples ou les plus curieux,
sans chercher à les relier entre eux par des théories, laissant de
côté les faits complexes et les explications difficiles. Pour faire de
leurs livres des traités qui ne seraient plus de vulgarisation, il
suffirait d'intercaler des pages. Tyndall est le type du genre.
Les seconds essaient en conscience de vulgariser, c'est-à-dire
d'exposer des questions difficiles devant des gens qui ne sont pas
préparés à les comprendre. Le résultat est pitoyable ; ils deviennent
incompréhensibles même pour les savants de métier : je laisse à
1. Voir Bibliothèque du Congrès International de Philosophie, t. III. Librairie
A. Colin.
H. BOUASSE, — l';I)l:(:ATIo^ scikmu'iquk di:s « pimlosopiiks ». 45
penser ce (jue les autres peuvent gagner à les lire. En tête de ces
sortes d'ouvrages on trouve généralement une préface dans le genre
suivant : « Ce livre a été écrit avec la préoccupation évidente
d'écarter tout appareil mathématique; les formules y sont les plus
simples, traduites en langage ordinaire, de manière à rappeler
constamment la nature réelle des objets dont les grandeurs sont
figurées tantôt par des signes algébriques, tantôt par des longueurs
de lignes entrant dans la composition des diagrammes. On peut dire
qu"il n'y a aucun calcul et que les notions algébriques les plus élé-
mentaires suffiront au lecteur. » (Potier, préface de la traduction du
Traité élémentaire de Chaleur de Maxwell).
Après ces belles assurances il est amusant de constater que le
texte de l'ouvrage qui débute par une préface aussi encourageante,
est, dans tous les passages où la méthode est appliquée, tellement
obscur, qu'afin de l'éclaircir le traducteur a cru bon de retraduire
le langage vulgaire en fornmles mathématiques; ce qui sufht à
démontrer l'absurdité de pareilles entreprises. Le traducteur avait
peur sans doute que les savants de métier ne reconnussent plus les
théorèmes auxquels ils sont habitués. Nous verrons plus loin les
causes de cet échec; il est étonnant quelles ne soient pas plus
généralement connues.
En définitive je voudrais que, tout en maintenant à l'éducation
du jeune philosophe son caractère littéraire, on mit comme contre-
poids, non l'étude des sciences expérimentales, mais celle des
mathématiques. De larges suppressions, qui ne sont pas de ma
compétence, mais qui devraient porter sur la partie la plus archaïque
du programme et sur celle qui n'est pas à proprement parler de la
philosophie (la psychologie expérimentale par exemple), lui four-
niraient le temps indispensable à cette étude supplémentaire. II ne
faut pas conclure que je veux lui faire passer une année en mathé-
matiques spéciales et une année à la Faculté des sciences : les cours
préparatoires aux écoles du gouvernement et aux certificats ne sont
pas conçus dans un esprit qui lui convienne, et ce serait le priver
d'un temps précieux sans aucun profit intellectuel que de le forcer
à ressasser en spéciales les colles d'examen qui font le plus clair du
programme d'admission à l'école Polytechnique, et à acquérir à la
46 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Faculté des connaissances qui sont nécessaires aux professeurs de
matiiématiques et aux pliysiciens de métier. Le cours que je lui
destinerais n'existe pas; il faut donc que j'en définisse le caractère
et le but.
11 existe d'abord une série de questions purement mathématiques
qui n'entrent généralement pas dans les programmes et auxquelles
j'attribuerais dans ce cours spécial une importance toute particulière.
Je citerai d'abord la théorie générale des opérations : il est indis-
pensable de montrer que les opérations ordinaires de l'arithmétique
et de l'algèbre jouissent par définition de propriétés diverses qui ne
se rencontrent pas nécessairement réunies et qu'on peut étudier in
abslraclo. On a etTectivement imaginé des opérations qui, suivant
les termes consacrés, ne sont ni uniformes, ni commutatives, ni
associatives, ... A toutes ces notions très simples, on peut trouver
des applications qui en rendent l'étude intéressante même pour des
débutants.
Ce serait de la philosophie pure que de chercher l'origine logique
des postulats : mais le mathématicien, sans sortir de son rôle, a le
droit de discuter leur valeur; et même de nier cette valeur et de
discuter les conséquences de son hypothèse. On devrait donc donner
à nos jeunes philosophes des idées nettes sur la géométrie non
euclidienne, tout en restant aussi élémentaire qu'on voudra.
Il est essentiel d'étudier la formation historique des fonctions les
plus importantes. Les fonctions circulaires, par exemple, se sont
évidemment introduites par la considération de figures tracées dans
le cercle : aujourd'hui on peut aussi bien les définir par des déve-
loppements en série. La fonction logarithmique doit son origine à
la comparaison de deux séries; la fonction exponentielle à la géné-
ralisation d'un algorithme discontinu. En quoi les fonctions actuel-
lement considérées dilTèrent-elles des fonctions qu'elles ont eues pour
origine, — c'est une question à débattre devant nos jeunes philosophes.
Ce cours de mathématiques devant préparer les élèves à l'étude
des sciences expérimentales, à supposer qu'un jour ils désirent
cultiver plus soigneusement cette branche des connaissances
humaines, on devrait nécessairement insister sur certaines théories,
plus qu'il ne siérait dans un cours ordinaire de mathématique. La
théories des vecteurs (vitesses, accélérations, forces, couples, pro-
priétés inductives, magnétiques et électriques...,) aurait tout natu-
rellement un large développement.
H. BOUASSE. — ÉDUCATION SCIKNTIFIQUE DKS « PIULOSOI'IIKS ». 47
En résumé biea des théories qui sont inutiles à la préparation aux
écoles du gouvernement et aux certificats, prendraient dans ce cours
une place considérable. Par contre, bien des théorèmes sur lesquels
on insiste en spéciales ou à la faculté ne seraient même pas énon-
cées. Je ne vois pas trop le gain intellectuel que l'étude géométrique
détaillée des coniques fournirait à nos jeunes philosophes. 11 fau-
drait élaguer sans pitié tout ce qui n'a pas un intérêt éducatif ou ne
serait pas indispensable à la suite des raisonnements. Un cours
bien fait de géométrie élémentaire peut se réduire à un très petit
nombre de propositions; et c'est pitié de voir quel fatras le désir
d'éditer une géométrie, accumule aux dépens des élèves. Toutes ces
propositions décorées du nom de théorèmes, pourraient au profit de
tous sinon des libraires, être ajoutées sans démonstrations à la fin
de chapitres très courts auxquels ils serviraient d'appendice. Ces
considérations sont vraies à a fortiori pour l'objet qui nous occupe.
Enfin comme ce n'est pas tant pour leurs applications immédiates
que pour le profit intellectuel qu'on en peut tirer, qu'il convient
d'enseigner les mathématiques à nos jeunes philosophes, les théo-
ries devaient être exposées avec juste le nombre d'exemples néces-
saires pour les faire comprendre. Cette limitation serait évidemment
imposées par la masse des connaissances dont on essaierait de leur
donner une idée générale. On devrait par exemple expliquer à ces
élèves la plupart des procédés employés pour repérer les figures, ou,
ce qui revient au même, la plupart des systèmes de coordonnées :
il serait vain d'exiger qu'ils pussent se servir pratiquement de tous;
on se contenterait de leur imposer quelques exercices très simples
dans le plan et de joindre à la définition des systèmes des exemples
élémentaires. De même ils devraient connaître les méthodes géné-
rales de transformations en géométrie l'inversion, projection...),
réduites bien entendu à ce (jui est strictement nécessaire à la com-
préhension de leur utilité.
Je ne crois pas que la rédaction de ce cours présente de grandes
difficultés, tout au moins jusqu'au calcul différentiel et intégral. La
théorie des quantités imaginaires elles-mêmes, surtout si on y com-
prend les quaternions, à la condition qu'on la veuille dépouiller de
tant de considérations'qui l'obscurcissent arbitrairement, ne serait
pas un obstacle difficile à surmonter. En la rattachant par exemple
à la théorie des vecteurs, on lui fournit une représentation concrète
qui en rend l'assimilation plus aisée. Sous la forme plus générale
48 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
de quaternions, l'étude des quantités complexes offre le grand
avantage qu'on y trouve des opérations d'un caractère particulier;
dans une multiplication par exemple on ne peut changer arbitraire-
ment l'ordre des facteurs.
L'être de raison que j'ai désigné sous le nom de philosophe, com-
mence à s'indigner dans sa routine que je veuille lui imposer ce
labeur. A quoi bon? que lui importe la théorie des quaternions, quel
besoin a-t-il des méthodes de transformations en géométrie? Assu-
rément je ne me donnerai pas le ridicule de discuter avec lui. S'il
ignore ces matières, comment en concevrait-il la valeur éducative?
s'il les possède, il n"est plus le philosophe archaïque que je raille, il
n'a garde de douter de l'utilité de notions sans la connaissance
desquelles on ne dit que bêtises, quand on se 'mêle de parler de
philosophie naturelle. On lui apprend le latin pour sa valeur éduca-
tive : comment me convaincrait-on que la gymnastique autrement
intense à laquelle les mathématiques le containdront, ne lui sera
d'aucune utilité générale. Mais, dit-on, j'élimine tous ceux dont
l'esprit est réfractaire aux mathématiques : c'est tant mieux, je
débarrasse la philosophie de non valeurs. Tous les philosophes
dignes de ce nom se seraient plu aux mathématiques, si l'on s'était
efforcé de leur en donner le goût: ils y auraient trouvé, de plus, pour
leurs études purement philosophiques, une discipline que rien ne sau-
rait suppléer. Les gens du monde disent que les mathématiques
faussent l'esprit : ils citent à l'appui de leur thèse les fruits secs de
l'école Polytechnique. Ils ignorent qu'en mettant dans le même
crâne toutes les connaissances mathématiques des cent derniers de
cette école, on ne ferait qu'un ignorant : ils ne se doutent pas de
l'épouvantable nullité mathématique de tout ce qui n'a pas eu
l'espoir un instant de sortir dans les carrières civiles.
VI
Élevons un peu la question : mon pihilosophe n'admet pas la
nécessité de l'étude des mathématiques, parce qu'il s'en fait une
idée fausse, sur la foi des classifications qu'on lui a enseignées. Les
mathématiques ne sont pas une science comme l'astronomie ou la
mécanique; elles sont un prolongement de la logique, l'ensemble
des formes sous lesquelles nous voyons nécessairement les phéno-
mènes, le harrême des raisonnements que nous utilisons quand
H. BOUASSE. — ÉDUCATION SCIENTIFIQUE DES « PHILOSOPHES ». 49
nous étudions les sciences expérimentales. Ce caractère frappe peu
quand on n'aborde pas le calcul dilîérenliel et intégral; il n'échappe
à aucun de ceux qui en possèdent les premiers éléments. Quoi que
nous fassions, quelque artifice que nous employions, une question
de philosophie naturelle se ramène toujours à une question mathé-
matique : de plus, elle se présente mathématiquement avec un degré
de généralité tel, qu'on la conçoit plus aisément, pour peu qu'on
s'en donne la peine. On économise du travail en ce sens que la
même forme sert de vêtement à une série de phénomènes différents;
l'esprit est d'autant plus à l'aise que les raisonnements n'ayant
momentanément comme base que des définitions, il ne doute pas de
la légitimité de ses conclusions; il construit un système, avec la
tranquillité d'un architecte qu'on prierait de bâtir, sans qu'il eût à
se préoccuper de la destination immédiate de son œuvre. On con-
çoit dès lors l'absurde entreprise qu'est une vulgarisation. Si le
vulgarisateur est honnête, il dira sous des termes empruntés au
langage vulgaire, et par conséquent sans précision, ce que le
mathématicien a bien dit une fois pour toutes. Comment! des
générations de savants se sont efforcés de créer un système
merveilleux de notation qui résume tous les raisonnements qui ont
été faits, depuis que le monde existe, sur les phénomènes naturels, et
vous avez la prétention de vous passer de leur travail; vous négligez
systématiquement la plus prodigieuse des langues parlées et vous
avez l'audace, mon philosophe, de vous croire l'esprit scientifique,
quand vous ignorez par principe ce qui devrait être un de vos sujets
habituels de méditation!
Pour expliquer ce qu'est une vitesse ou une accélération, il en faut
toujours venir à définir ce qu'est une dérivée première et seconde :
autant vaut acquérir d'un coup la notion la plus générale, que de se
traîner sur un cas particulier qu'il sera tout aussi difficile d'élucider.
La raison de ce caractère des mathématiques se trouve dans
l'histoire même des découvertes mathématiques. Avant de s'élever
à la notion de dérivée, l'esprit humain a cherché à définirla vitesse :
il s'est aperçu qu'il y avait dans cette définition quelque chose de
général; il a vu par exemple que l'accélération se déduisait de la
vitesse et du temps, comme la vitesse de l'espace et du temps. Il a
compris que s'il parvenait à une théorie de la vitesse dégagée de ce
quelle a de particulier, cette théorie s'appliquerait également â
l'accélération et généralement au taux d'accroissement d'une quan-
Rev. meta. t. IX. — 1901. 4
50 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tité en fonction de la variable dont elle dépend. C'est ainsi que
Newton construisit sa théorie des fluxions. De même quand on eut
étudié les vitesses, les accélérations, les forces, les rotations, les
couples..., on s'aperçut qu'il y avait dans leurs lois de composition
quelque chose de commun; ce quelque chose devint la théorie des
vecteurs. De tous les raisonnements particuliers auxquels les phé-
nomènes naturels ont conduit, on a abstrait peu à peu des théories
de plus en plus générales : il serait puéril de soutenir qu'on peut
maintenant se passer de ces théories et refaire sur le particulier le
travail immense des siècles écoulés.
Je n'insiste pas sur ces considérations : je les ai développées dans
un article paru ici même. « Sur l'application des mathématiques aux
sciences expérimentales »; j'ai montré, dans le travail que j'ai pré-
senté au congrès de philosophie, à quel point il est vain de cher-
cher a énoncer correctement les principes fondamentaux des
sciences expérimentales, sans faire usage des algorithmes mathéma-
tiques, qui ne sont que les schèmes, les notations de raisonnements
faits une fois pour toutes. Je voudrais seulement préciser le carac-
tère du cours sur cette partie des mathématiques.
Comme il est bien entendu que le professeur doit rester mathé-
maticien, il ne discutera aucune des théories connues sous le nom
de métaphysique du calcul différentiel; mais il sera dans son rôle
en apprenant à ses élèves sous quels aspects différents le même pro-
blème s'est présenté à Newton, à Leibniz, à Lagrange. Il dira les
avantages et les inconvénients de leurs notations respectives et
pourquoi celle de Leibniz a prévalu.
Le cours se développera ensuite à la manière ordinaire... Parvenu
à la théorie des séries, le professeur doit mettre en évidence
l'intérêt des suites non seulement pour le calcul approché des
valeurs numériques de certaines fonctions, mais surtout comme
moyen de définir des fonctions nouvelles. 11 complétera plus tard
ces aperçus en indiquant le rôle analogue joué par les équations
différentielles et les intégrales. Il étendra ainsi pour ses élèves le
barrême des fonctions ulihsables et leur enlèvera cette idée fausse,
qu'A. Comte était bien excusable de partager avec les mathémathi-
ciens de son époque, que le nombre des fonctions distinctes se
réduit aux quatre ou cinq pour lesquelles on avait alors choisi un
symbole particulier.
Il leur exposera ensuite la théorie des tangentes, des contacts,
H. BOUASSE. ÉDUCATION SCIKMIFIQUE DES « PHILOSOPHES ». 51
des développées et des enveloppes; à ce propos il mettra en parallèle
la géométrie des anciens et celle des modernes, et expliquera la
portée de la découverte de Descartes, tout ce que renferme la for-
mule consacrée « Descartes appliqua l'algèbre à la géométrie ».
A. Comte dit à ce propos des choses excellentes dont il pourra tirer
parti.
II laissera de côté tout ce qui se rapporte aux courbes gauches et
généralement à la théorie des surfaces, le profit intellectuel que les
élèves pourraient trouver dans l'adjonction d'une nouvelle variable ne
compensant pas l'effort à leur imposer.
Les éléments du calcul intégral seront enseignés à la manière
ordinaire.
On insistera sur les conditions d'intégrabilité des fonctions de plu-
sieurs variables et l'on montrera l'importance de ces questions par
des exemples empruntés à la mécanique (théorie du potentiel) et à la
thermodynamique. Les théorèmes de Green et de Slokes, qui n'en-
trent généralement pas dans les cours, reprendront ici une place
proportionnée à leur importance dans les sciences expérimentales.
Enfin la théorie des équations différentielles et des équations aux
dérivées partielles seront enseignées à nos élèves non pas tant dans
l'idée qu'ils auront des intégrations à effectuer, que pour leur faire
comprendre le rôle de ces équations dans la définition de fonctions
nouvelles et dans l'étude des phénomènes naturels.
Ce qui précède suffît à définir le caractère de l'enseignement que
je rêve pour nos jeunes philosophes : quelques leçons suffiraient
pour y joindre un cours de mécanique rationnelle, puisque toutes
les notions nécessaires à cette science se trouvant déjà éparses dans
les cours, n'auraient plus qu'à être rapprochées. Enfin, comme appen-
dice, on étudierait quelques problèmes fondamentaux, celui des
unités par exemple.
VII
Je ne me fais pas illusion : longtemps encore l'eau passera sous
les ponts avant qu'on pense à réformer dans le sens que j'indique
les programmes de la licence et de l'agrégation de philosophie ;
longtemps encore on se contentera d'exiger du jeune philosophe les
qualités qui sont le propre du littérateur et de l'historien, on négli-
gera systématiquement la culture scientifique de son esprit. Les
raisons de cette inertie sont faciles à démêler.
52 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Je suis sûr que les philosophes dignes de ce noni, qu'ils soient ou
ne soient pas initiés aux mathématiques, se rendent compte de Tin-
suffisance scientifique des jeunes philosophes : ils ne résisteront pas
au mouvement qui emporte le monde, ils comprendront que ce serait
perdre la philosophie, que de l'exposer plus longtemps aux railleries
des savants. Ils ne feront pas obstacles à la réforme.
La mauvaise volonté au contraire sera générale chez tous les expé-
rimentateurs, physiciens, chimistes, zoologistes, botanistes, géolo-
gues..., psychologues, économistes..., car être savant ne veut pas
dire qu'on possède le plus élémentaire bon sens, nous le voyons de
reste pas l'absurdité des programmes de l'enseignement secondaire.
C'est à qui parmi eux fourrera un peu de sa science où elle n'a que
faire, ou refusera de retirer des programmes des matières, conime
la psychologie, qui ne sont pas plus de la philosophie que la bota-
nique. Pour ne parler que de mon métier, je n'ai jamais compris la
valeur éducative du baromètre, ni les conséquences philosophiques
de l'hygromètre à cheveu. Outre que la connaissance superficielle
d'une science expérimentale produit nécessairement des Homais, ce
n'est pas avec du particulier qu'on éduquera des philosophes. Mais,
allez donc faire comprendre à un géologue qu'on peut vivre sans
sans savoir l'âge des terrains, à un minéralogiste que ses cailloux
ont un intérêt tout relatif, à un physicien que l'on se passe aisément
des tensions maxima des vapeurs. L'amour propre, la routine, je ne
sais quelle étroitesse d'esprit qui est la caractéristique des spécia-
listes opposeront des barrières à toute réforme. Jusqu'aux mathé-
maticiens qui ne seront pas satisfaits! Ils trouveront (ils auront beau
jeu pour cela) que le cours dont j'ai tracé le plan est mal pondéré,
difl'orme, avec des bosses et des trous...
Puis, que de difficultés dans l'exécution de ce plan : aucun livre
n'existe écrit suivant la méthode que je préconise, et seule la colla-
boration d'un physicien et d'un mathématicien parviendrait à mettre
debout un ouvrage aussi difficile à exécuter. Il n'entreprendront ce
labeur que s'il y a des chances que la réforme aboutisse, et nous
voici dans un cercle vicieux.
C'est au Conseil supérieur de l'Instruction Publique qu'il appar-
tient de le rompre.
H. BOUASSE.
Professeur de physique à l-'Université de Toulouse.
DE LA MÉTHODE
DANS
LA PHILOSOPHIE DE L'ESPillT
Nous sommes invité à rechercher de nouveau la méthode qui
parait propre à constituer la doctrine de la vie spirituelle par la
critique très pénétrante que M. Gantecor a hien voulu consacrer à
notre travail : Introductio» à la Vie de VEs'prit. Après avoir con-
damné quelques-unes des thèses qui y sont considérées comme
essentielles, et avoir appuyé cette condamnation sur des raisons dont
nul plus que nous n'était disposé à apprécier la profondeur, il ter-
mine par ces mots : « On voudra bien remarquer que les réserves
que nous avons faites en toute liberté portent moins sur le fond de
la doctrine que sur la forme et la méthode». Et, en effet, M. Gantecor
semble être en accord avec nous sur les principes les plus généraux
qui nous avaient guidé : la réduction de la philosophie à une dialec-
tique de l'esprit vivant, l'impossibilité de présenter cette dialectique
comme une synthèse déductive, la nécessité de recourir à l'analyse
régressive et de faire porter celte analyse sur les actes concrets de
la pensée. Mais à ses yeux la justilication et la fécondité de ses prin-
cipes se trouveraient compromises par le préjugé criticiste qui nous
interdit la possession de l'être et l'affirmation de l'absolu, qui nous
retient en quelque sorte à la surface de la pensée et marque d'une
incurable contradiction tout effort pour en pénétrer la profondeur.
Cette contradiction se trahirait au sein même du système par la dis-
proportion singulière entre son intention d'être positif et efficace et
le contenu qui en demeure abstrait et stérile. Étant donné le but
commun qui est la constitution d'une philosophie de l'esprit, on ne
saurait y atteindre par la métliode de l'idéalisme criticjue; au lieu de
prendre pour base l'unité synthétique de l'aperception, le Je pense,
54 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
il faut se placer dans la spontanéité de la conscience individuelle, y
saisir l'immédiation du sujet et de l'objet; ce qui serait, pour
M. Cantecor, revenir au Cogito de Descartes. Telle est la thèse sur
laquelle nous prendrons la liberté de présenter quelques observa-
tions.
I
Tout d'abord, et pour écarter toute équivoque et toute méprise au
point de départ de notre argumentation, nous demanderons la per-
mission de déterminer exactement la position de l'idéalisme critique
par rapport à Descartes et par rapport à Kant, et de le faire avec
deux pages du livre où M. Cantecor a cru reconnaître l'inspiration et
la lettre du kantisme « orthodoxe ». Voici comment nous y interpré-
tions le Cogilo : «...Le passage du possible à l'être se fait à l'inté-
rieur du jugement, à la condition seulement de modifier le point
d'application du jugement, de lui demander, non plus de justifier
l'existence de son objet, mais de manifester celle du sujet qui juge :
« Encore qu'il puisse arriver que les choses que j'imagine ne soient
pas vraies, néanmoins cette puissance d'imaginer ne laisse pas d'être
réellement en moi et fait partie de ma nature » {Médit. II)... Si le
progrès de réflexion qui aboutit au Je pense, donc je suis, est exacte-
ment décrit, une question aurait dû se poser : est-ce que la réalité
ainsi affirmée est de même ordre que la réalité à laquelle prétendait
ou la perception extérieure ou la science géométrique? Celles-ci, en
effet, cherchaient à enfermer dans leurs jugements l'existence
d'objets qui étaient conçus comme existant en dehors et indépen-
damment du jugement même, en un mot comme objets proprement
dits. Or le jugement qui affirme l'existence de la pensée n'affirme-
t-il pas cette existence, non plus comme objet, mais comme forme
du jugement? ne serait-ce pas alors une faculté, une puissance inté-
rieure, et non un être donné, une substance? Ce problème, dont la
philosophie critique devait montrer toute l'importance, presque un
siècle et demi après le Discours de la Méthode, Descartes ne l'a pas
aperçu, faute peut-être d'avoir analysé avec assez de rigueur encore
les conditions du jugement. L'être dont il a cru pouvoir affirmer
l'existence, ce n'est point l'être du jugement, celui qui est impliqué
dans la copule et qui lui donne son sens, c'est un être qui corres-
pond à une idée et qui est lui-même une chose, la « chose qui pense »,
comme on dit la chose étendue. Et ainsi la philosophie cartésienne
BRUNSCHVICG. — MÉTHODE DANS LA PHILOSOPHIE DE L ESPUIT. 55
change brusquement de caractère : le problème de la modalité du
jugement avait été posé par Descartes suivant une mélhode crilifiue;
la réponse qu'il y fait la ramenait forcément à la métaphysique tra-
ditionnelle, à l'ontologie. »
Cette interprétation du Coglto entrahie-t-elle la négation de la réa-
lité spirituelle? M. Cantecor le croit, et il écrit : « De l'esprit môme,
comme sujet en soi, M. Brunschvicg finit, mais moins expressément,
par nier qu'il soit : « L'existence du jugement prouve bien qu'il
existe une faculté de juger; mais cette faculté ne saurait être dis-
tinguée de ses actes particuliers; elle s'épuise en chacun d'eux et,
ses actes étant très différents, elle varie avec chacun d'eux; le sujet
est essentiellement indéterminé. » Nous croyons utile de reproduire
intégralement le paragraphe qui suit cette citation : « Or cette indé-
termination entraîne-t-elle la négation de toute réalité spirituelle?
Sans doute, du point de vue spéculatif, la détermination semble la
condition de l'être : le pur indéterminé est en même temps l'absolu-
ment inconnaissable. Mais il n'en est plus de même si la faculté de
juger est une faculté pratique, si elle consiste, non pas seulement à
constater ce qui est, mais à décider ce qui doit être. En effet, si avant
le jugement même, il y avait une réalité déterminée qui s'imposât à
l'esprit, que ce fût l'existence d'un objet extérieur ou la nature par
avance définie du sujet, ce qui doit être serait la suite nécessaire de
ce qui est, et la faculté pratique ne serait qu'une illusion. Au con-
traire, si l'esprit est absolument autonome, non seulement vis-à-vis
d'une contrainte externe, mais même vis-à-vis de sa nature interne,
si, par suite, il est essentiellement activité, il est alors naturel qu'on
ne puisse le saisir que par ses manifestations, et si ces manifesta-
tions sont diverses, c'est qu'il y a en lui la possibilité d'être ceci ou
cela. Il se peut que l'homme tende à se faire esprit pur ou qu'il
demeure individu; son moi n'est renfermé ni dans l'une ni dans
l'autre de ces déterminations; il ne cesse pas d'être lui-même lors-
qu'il passe de l'une à l'autre de ces déterminations, car c'est préci-
sément par ce passage qu'il se définit. De l'objet seul il est vrai que
l'indétermination est négation; pour le sujet, tout au contraire, indé-
termination est signe de liberté. Si la notion de liberté est encore
bien abstraite et bien vide tant qu'elle se réduit à l'indétermination,
au moins est-il vrai que l'indétermination est la condition formelle
de la liberté. Si l'impossibilité de déduire du moi pur le moi fini est
un échec pour la dialectique de Fichte, c'est cette impossibilité, nous
56 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
l'avons vu, qui permet de concevoir et de justifier la doctrine de
Fichte entendue comme doctrine de la liberté. »
L'idéalisme critique, défini ainsi dans sa relalion historique avec
l'idéalisme cartésien et le criticisme kantien, est-il la juxtaposition
de deux thèses contradictoires : l'idéalisme qui est l'affirmation de
l'être, le kantisme qui en « est proprement la négation radicale »?
est-il légitime de soutenir avec M. Gantecor qu'on s'exténuerait en
vain à vouloir les concilier, qu'on est condamné à osciller d'une thèse
à l'autre, infidèle à l'une dans la mesure précise où l'on s'approche de
l'autre? Pour répondre à cette question il suffit de se demander en
quel sens le kantisme est la négation de l'être, en quel sens l'idéa-
lisme en est l'affirmation.
Le kantisme nie tout d'abord la position absolue de l'être, l'exis-
tence de l'objet comme réalité transcendante et métaphysique,
dépassant le monde de l'expérience et échappant à tout moyen
humain d'investigation; il la nie, parce que la conception même
d'un tel objet est chose impossible qui s'évanouit et se détruit dès
que l'homme veut la préciser, et formuler dans un concept ce qui par
définition échappe à tout concept. En second lieu il nie la substan-
tialité de l'être, c'est-à-dire qu'il ne peut admettre que la substance
soit en même temps qu'une catégorie autre chose qu'une catégorie.
Nous connaissons l'objet par ses propriétés sensibles ou intelligibles ;
mais, une fois épuisé ce que nous pouvons saisir de ces propriétés,
reste-t-il quelque chose dans l'objet qui soit constitutif de sa réa-
lité? Un substrat qui demeure immuable à travers les changements
apparents ne pourrait être conçu qu'en opposition avec le mouve-
ment et l'activité qui sont réclamés par la science — et par le bon
sens — comme des conditions nécessaires pour l'explication de ce
qui nous est donné. Enfin le kantisme nie la totalité de l'être,^
simplement posé comme réalité définie. L'univers ne peut pas être
affirmé par un jugement qui se suffise à lui-même et ne soulève pas
après lui un problème insoluble. On ne peut pas dire de l'univers
qu'il est fini, car il est impossible non seulement d'en achever la
synthèse en atteignant la limite dernière, mais de concevoir cette
limite, point de contact entre l'être et le néant; encore moins peut-
on dire qu'il est infini, au sens positif du mot, car ce serait une
autre façon d'en achever la synthèse en le ramenant, comme fait la
métaphysique matérialiste, à l'unité d'une loi, telle que la loi de la
conservation de l'énergie, et en conférant à cette loi une valeur
BRUNSCHVICG. — • MÉTHODE DAÎSS LA l'IIlLOSOl'IIll': l»i: I, ESPIUT. 57
absolue, capable d'expliquer lu génération perpétuelle des phéno-
mènes.
L'idéalisme affirme l'être et le définit par la pensée. Au lieu de
comprendre la pensée par rapport à une détermination déjà donnée
de l'être, il cherche dans la pensée le caractère constitutif de l'être.
Aussi la pensée ne peut-elle plus être une copie passive des choses,
une représentation muette comme un tableau sur une muraille; elle
se pose elle-même comme une activité. Cette activité ne saurait être
assimilée à un mouvement extérieur dont les conditions se trouvent
dans une série de mouvements antérieurs et qui est implicitement
contenue en eux; elle est une activité originale; la synthèse spiri-
tuelle, de quelque ordre qu'elle soit, ne se réduit pas aux éléments
dont elle est issue, elle leur ajoute quelque chose, et qui est l'essen-
tiel, un certain genre d'unité par quoi l'aperception d'un rapport
devient le germe d'une découverte scientifique, d'un chef-d'œuvre de
l'art, d'un progrès moral. La pensée trouve en elle de quoi créer, et
de quoi justifier ce rapport nouveau, et il n'y a pas de contrainte
extérieure qui puisse apporter de limite à cette double faculté de
création et de justification. La pensée est une faculté indéfinie
d'unification, elle est une spontanéité radicale; d'oîi il faut conclure
que c'est s'éloigner du réel que de s'éloigner de la spontanéité où la
pensée apparaît, d'en faire, fût-ce pour elle-même, un objet de
réflexion. L'être ne peut pas devenir un objet de la pensée, ne fût-il
séparé que par abstraction de ce qui est le sujet même de la pensée,
ni être exprimé en termes d'objet, car dans tout objet, comme le
remarque Leibnitz, il y a de l'étendue. L'idéalisme, posant l'être
comme fonction de la pensée, le conçoit sur le type de cette spon-
tanéité radicale de l'esprit que nous avons essayé de définir.
Au terme de cette double analyse il apparaît que les deux thèses :
le kantisme est la négation de l'être, l'idéalisme est l'affirmation de
l'être, ne se heurtent nullement, tout au contraire qu'elles s'appel-
lent pour se compléter. Ce qui est nié du Cogito par la critique kan-
tienne, c'est seulement ce qui nous empêcherait de concevoir le
sujet comme esprit, une nature qui le condamnerait à demeurer
identique à lui-même et inerte, qui en ferait une chose. C'est grâce
à la négation criticiste que l'affirmation idéaliste peut être conçue
dans toute sa pureté, que la pensée peut être posée comme être sans
qu'il y ait confusion de ce qui caractérise la spontanéité du sujet
avec ce qui pourrait constituer la substance de l'objet. Et l'idéalisme
58 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
criticiste, loin d'être la doctrine timide, condamnée à l'incertitude
et à l'équivoque que l'on a voulu dire, serait simplement la forme
rigoureuse de l'idéalisme.
II
La méthode de l'idéalisme critique est l'analyse; la possibilité de
la synthèse déductive est liée à l'existence d'une loi par laquelle tous
les moments de la vie spirituelle seraient déterminés à l'avance
comme les pièces nécessaires d'un mécanisme, et l'idéalisme ne
peut, sans pétition de principe, partir d'une semblable loi. Mais il y a
deux façons d'entendre cette analyse, ou tout au moins de l'exposer.
En un sens, en effet, la philosophie est la science des problèmes
résolus; le problème de la perception est résolu par l'enfant, et le
problème de la science par le savant. A cette solution de fait est
jointe une interprétation spontanée de l'imagination, consacrée par
les formes inévitables du langage et l'autorité des écoles philoso-
phiques. L'analyse dialectique se trouve donc en face de préjugés
qu'elle se propose de dissiper; elle accepte comme point de départ
les formules traditionnelles de la science ou de la métaphysique, et
elle remonte aux conditions générales de l'intelligibilité, aux caté-
gories logiques qui se dissimulaient sous les notions habituelles à
tel ou tel système, et qui seules rendent compte des résultats acquis
par les différentes études de psychologie ou de science. Or cette
purification dialectique prépare une seconde forme de l'analyse, une
forme directe. Dans l'analyse directe il est supposé qu'il n'y a plus
de préjugés, qu'immédiatement de ce qui est l'apparence et le pro-
duit de la vie spirituelle, du cours des images, du développement
scientifique, esthétique ou moral se dégage la notion de l'activité
spirituelle. L'esprit est alors simplement décrit ; mais chaque moment
de la description contient une invitation à saisir par un témoignage
intérieur, à reproduire en réalité ce qui est décrit, en y ajoutant ce
sans quoi toute parole ou tout jugement demeure superficiel, c'est-à-
dire la profondeur même de l'être. 11 paraît alors ne plus y avoir de
méthode, parce que toute la doctrine est devenue méthode, parce
qu'aucune conclusion ne se détache du travail intellectuel qui
l'obtient. Et la philosophie prend son vrai caractère. Elle ne cherche
pas à s'étaler devant l'esprit, à titre de produit, comme un catalogue
d'insectes ou une énuméralion de batailles, elle n'a rien de commun
avec l'extension de l'expérience; car elle n'a pas pour centre une
BRUNSCHVICG. MÉTHODK DANS LA PIlILOSOPIIIli DE l'kSPKIT. 59
notion extérieure à la pensée consciente, telle que la matière ou la
vie de l'organisme, elle repose sur la pensée réfléchie, qui est la plus
haute forme de l'activité, ou plutôt qui est, dans sa clarté définitive,
la forme véritable de toute activité. Elle a pour but d'identifier ce
qu'elle étudie avec cette réflexion logique, et se vérifie perpétuelle-
ment, non par un procédé de démonstration extérieure, raisonne-
ment ou expérimentation, mais par le fait môme de cette identifi-
cation. Elle suppose l'acte indivisible qui crée l'objet intelligible et
développe la faculté d'intelligibilité, et elle le met en lumière. La
philosophie est tout entière méthode d'identification spirituelle.
Or cette méthode d'identification est-elle la méthode psycholo-
gique? La méthode psychologique, nous dit-on, prend seule posses-
sion de la réalité par l'immédialion du sujet et de l'objet; aussi
n'est-elle pas seulement le premier moment de l'analyse réllexive,
elle exclut la méthode logique; à vouloir s'élever au-dessus de la
conscience individuelle, on se détourne de la pensée en acte, et on
n'a plus devant soi que « la forme ou mieux les conditions de for-
mulation de la pensée », que l'ombre et l'abstraction de l'esprit. Mais
il semble difficile qu'en enfermant la méthode psychologique dans
les limites de la conscience individuelle on s'en dissimule la signifi-
cation exacte et la juste portée. Parler de conscience individuelle,
c'est dire que l'individu est constitué par la totalité du contenu de
sa conscience, qu'il est tout ce qu'il trouve en soi, et qu'il ne peut
sortir de ce domaine qui est le sien. Nécessairement d'une indivi-
dualité donnée sont exclues toutes les autres individualités; chaque
conscience forme un monde, elle ne saurait pénétrer immédiatement
dans l'intérieur d'une conscience étrangère pas plus qu'elle ne sau-
rait rien lui communiquer de son essence intime. Nous ne connais-
sons des autres consciences que ce qui s'en reflète en nous, une
sorte de projection sur un écran; nous pouvons bien imaginer qu'à
ce reflet ou à cette projection correspond au dehors un foyer de
lumière, mais c'est là une imagination qui n'affecte que nous, et
que nous ne pouvons fonder sur un principe assuré, tant que nous
demeurons dans les bornes de la conscience individuelle. Du point
de vue psychologique, nos jugements et nos raisonnements, quel
qu'en soit le contenu, sont tous également des actes individuels,
attestant uniquement l'existence à un moment déterminé du temps
d'un être qui pense; il est impossible d'établir entre eux une distinc-
tion et une hiérarchie. En d'autres termes, l'usage ^'igoureux de la
60 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
méthode psychologique conduit à la doctrine de Hume, qui est irré-
futable pour quiconque admet l'interprétation purement psycholo-
gique du Cogito; en fait les écoles de philosophie psychologique,
telles que l'école écossaise et l'école française, ne s'y sont refusées
que par une sorte de timidité spéculative, et en masquant leur hési-
tation sous le nom de sens commun.
Si donc l'idéalisme phénoméniste ne rend pas compte de la con-
naissance humaine, avec le caractère que nous lui conférons effecti-
vement par la constitution de la science, c'est-à-dire avec la capacité
de vérité universelle, il importe de se placer à un point de vue d'où
l'on puisse réfléchir sur les jugements et les considérer dans leur
valeur intrinsèque, séparer ceux qui expriment l'état d'une imagi-
nation individuelle et ceux qui portent la marque de la pensée uni-
verselle. Des actes qui ont la même réalité par rapport à la conscience
du sujet, ne sont pas dans le même rapport entre eux, ils ne sont
pas également propres à former un système de perception ou de
science, ils ne sont pas susceptibles de la même justification ration-
nelle. Aussi, tandis que la méthode psychologique nous condamnait au
scepticisme ou si l'on préfère, au subjectivisme, la méthode logique,
l'analyse réflexive nous en affranchit, en distinguant de l'illusion
individuelle ce qui se fonde en raison. Par elle la philosophie se
rapproche de la science, tout en conservant sa fonction spécifique et
pour la mieux exercer. Sans doute la science est abstraite; et, en ce
sens qu'elle est impuissante à pénétrer, qu'elle ne se propose même
pas de rechercher, la substance de l'être, on peut dire qu'elle glisse
à la surface du donné et qu'elle se détourne du réel; mais aussi
parce qu'elle est abstraite, elle est universelle et elle donne à l'esprit
qui l'a créée la capacité de prévoir et de dominer le cours des évé-
nements. L'interprétation philosophique de la science suppose un
mouvement d'esprit semblable à celui qui donne à Descartes le
Cogito : au lieu de se demander quelle est la valeur du contenu
scientifique relativement à une réalité substantielle qu'une métaphy-
sique peut-être arbitraire confère à la nature, il faut changer le point
d'application sur lequel porte la connaissance scientifique, l'étudier
en tant que connaissance, dans les procédés intellectuels qu'elle
nous révèle, dans la justification rationnelle qu'elle comporte. La
pensée scientifique apparaît alors comme réalité concrète; mais cette
constatation ne nous suffît pas, car nous cherchons autre chose
qu'une doctrine de l'être en tant qu'être, c'est-à-dire une doctrine
BRUNSCHVICG. MÉTHODE lUNS LA PHII.OSOPHIK DK I, KSl'IUT. 01
de rindélerminc comme tel, nous cherchons une docliine de la
vérité, c'est-à-dire de la détermination et de la vérification. Nous
découvrons dans la pensée scientifique — et ce n'est pas Descartes
qui nous désavouerait — un type de réalité supérieur à la pensée
ima,ninative; riinagination n'a de rapport qu'à l'histoire fortuite
d'un(î conscience individuelle, la science se compose de relations
inteUigihles que l'homme conçoit, non parce qu'il est tel individu
existant à tel moment, mais en tant (ju'il est l'esprit ohéissant à des
principes in(lé[)endants de toute localisation dans l'espace et dans le
temps. Si l'homme est esprit, comment pénétrer davantage dans les
profondeurs de l'être réel, et se mieux assurer de sa véritable des-
tinée qu'en suivant le progrès qu'il accomplit comme être pensant
afin de parcourir l'univers et de le soumettre à la conquête de son
intelligence? La philosophie ne démontre pas seulement la fécondité
de l'esprit vivant; elle participe à sa fécondité; de toute découverte
qui étend la portée du savoir humain, elle fait un moyen pour
pousser plus loin l'analyse réflexive de notre connaissance, pour
nous donner davantage conscience de notre conscience.
Une démonstration analogue, ou plutôt une nouvelle application
de la même démonstration, nous permettrait d'établir qu'il est
nécessaire, pour donner une base assurée à la vérité morale, de
discerner au sein de la conscience individuelle quehjue chose qui
dépasse l'individu, des tendances et des fonctions auxquelles la
réflexion confère une valeur universelle. Si le Connais-toi loi-ninne
de Socrate n'est pas un précepte moral conduisant à la transforma-
tion de l'être intérieur par la prédominance de la raison et de la
sagesse, s'il est interprété dans un sens purement psychologique,
c'est Aristippe qui est le disciple authentique de Socrate. Il ne faut
pas choisir entre les différents désirs : tous ont la même valeur de
réalité, en tant qu'ils correspondent également à des étals de jouis-
sance. L'effort en apparence désintéressé vers la vérité, vers la
beauté, vers l'unité morale de l'humanité, ne se justifie que par
rapport à la conscience de l'individu, dans la mesure où il se traduit
pour lui en promesse de plaisirs particuliers. Nous ne devons pas
dépasser la sphère de l'égoïsme, puisqu'en réalité nous ne le pou-
vons pas, puisque ce serait abandonner l'être concret pour nous
attacher à quelque idée abstraite, par conséquent factice et superfi-
cielle. Mais, de même que nous nous croyons plus cartésiens que les
partisans de la méthode psychologique, nous nous croyons aussi
62 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
plus fidèles à Socrate; nous recourons à la dialectique pour distin-
guer entre des désirs qui sont tous individuels, pour élever au-
dessus de ceux qui se rapportent à un sentiment fugitif ceux qui se
coordonnent entre eux et forment un système rationnel de con-
duite; en un mot nous demandons à la méthode logique d'engendrer
en nous l'intelligibilité et l'universalité de la vie morale.
Mais n'y a-t-il pas quelque difficulté à concevoir cette génération
de la vérité au sein de l'esprit qui est impliquée par le procédé
d'identification spirituelle? N'est-ce pas un paradoxe d'accepter la
science ou la morale comme un fait d'où surgit en quelque sorte la
notion de vérité? car c'est l'idée du vrai ou l'idée du bien qui explique
et justifie la constitution de la science ou de la morale ; et ne conçoit-
on pas mieux l'ordre inverse suivant lequel l'idée du vrai est posée
a priori, et ensuite, pour répondre aux exigences de celte idée, les
produits de l'intelligence tels que la science, ou l'art, ou la moralité?
Peut-être nous faisons-nous illusion sur la portée de l'objection qui
nous a été présentée; mais nous y chercherions en vain une diver-
gence effective de doctrine; il n'y a qu'une différence apparente
dans le mode d'exposition. En effet, pour que la synthèse déductive
qui suppose comme principe l'idée du vrai et l'analyse régressive
qui aboutit à dégager cette idée correspondissent à deux procédés
réellement distincts et exclusifs l'un de l'autre, il faudrait que l'idée
du vrai se posât d'elle-même dans la plénitude de sa « suffisance » à
la manière d'une entité scolastique, et que le savant dût la contem-
pler avant toute démarche intellectuelle et afin de s'orienter dans
son investigation. S'il n'en est pas ainsi, comment concevoir l'idée
du vrai, sinon comme la nécessité du rapport intelligible? Cette
nécessité est dans l'esprit qui fait la science, avant même que la
science soit constituée; elle y agit comme le ressort du progrès
intellectuel. Mais il faut reconnaître que le savant l'ignore tout en y
obéissant, que l'idée préalablement inconsciente ne se dégage que
par le travail de l'analyse réfiexive; la synthèse dont cette idée serait
le principe ne ferait que reproduire dans l'ordre inverse l'analyse
qui la prépare et seule la justifie. Et c'est pourquoi, afin de dissiper
toute équivoque sur la nature et le rôle de l'idée du vrai, il nous a
paru préférable de la présenter comme une loi, une loi efficace,
suivant la belle conception de Leibnitz qui domine et illumine toute
l'étude de la vie spirituelle.
Il y a plus : si nous voulons éviter les égarements du réalisme
BRUNSCHVICG. — MlilTHODK DANS LA IMIILOSOPHIK DK L E.SI'IUT. 63
scolaslique, il faut donner à cette loi une détermination de quoique
précision. Aussi n'accepterions-nous pas sans réserve la formule
présentée par M. Gantecor : l'êlre est; considéré en lui-même, ce
jugement primitif, obtenu par une dialectique qui le retrouve égale-
ment dans toutes les consciences individuelles et dans tous les actes,
quels qu'ils soient, de ces consciences, ne nous permet de déliiiir
aucun jugement elTectif de perception, de science ou de morale, à
plus forte raison de comprendre la dillérence entre ces jugements
d'ordre divers; il s'épuise dans la stérile affirmation de soi. Il
en est tout autrement pour la loi d'unité : elle ne justifie pas de la
même façon tous les jugements, quels qu'ils soient; elle les explique
dans leur rapport réciproque, et dans le progrès continu qui se fait
des uns aux autres. Ainsi, pour reprendre l'exemple classique de
Spinoza, le paysan qui estime à six cents pieds la dislance du soleil
connaît la vérité dans une certaine mesure, dans la mesure où il a
unifié, et l'astronome qui l'estime à plusieurs millions de lieues
connaît davantage la vérité parce qu'au lieu d'unifier l'image de
l'astre par rapport aux mouvements de son organisme , il la fait
entrer dans un système bien plus vaste, il l'unifie par rapport aux
mouvements de toutes les images sidérales. De même le magistrat
qui refuse d'appliquer la loi pour obéir aux ordres de son gouverne-
ment unifie, mais il unifie moins que le juge qui s'élève à l'idée de
l'unité nationale et qui sert sa patrie par la stricte application de
la loi. Le principe d'unité n'est pas seulement la condition de chacun
des actes spirituels; il justifie le passage qui se fait de l'un à l'autre,
la hiérarchie qui en résulte : à chaque degré nouveau de l'unifica-
tion apparaît une forme supérieure de vérité scientifique ou de vérité
morale.
III
Ainsi l'unité donne à la vie spirituelle la loi qui l'explique et
l'idéal qui l'oriente, et en ce sens la méthode d'analyse aboutit à un
principe qui est la condition dernière, la raison de l'activité spiri-
tuelle et qui par suite est capable de lui conférer une valeur absolue.
Mais cette même méthode interdit à l'esprit humain de franchir en
quelque sorte ses propres limites pour réaliser, pour incarner maté-
riellement la loi d'unité dans un être qui ne serait plus notre être,
qui serait l'être absolu, la pensée infinie. Nous pourrions nous
autoriser à cet égard de la fameuse formule de Spinoza : entre l'in-
64 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
telligence divine et l'intelligence humaine il y a autant de différence
qu'entre le chien constellation céleste et le chien animal aboyant;
c'est-à-dire que si l'unité infinie peut être prise comme principe d'un
système déductif et synthétique tel que le spinozisme, l'analyse
réflexive n'y remonte pas, et ne permet pas de faire reposer une
métaphysique transcendante sur l'identification spirituelle. A quoi
l'on pourrait répondre que l'impuissance de l'analyse tient précisé-
ment à ce que Spinoza voulait concevoir l'absolu comme la négation
de toute individualité. Or l'homme ne peut s'affranchir ni affranchir
sa pensée de la forme inévitable que prend tout être, et il suffirait
pour dissiper la difficulté que le spinozisme s'est créée à lui-même,
de poser l'existence de la pensée infinie comme l'existence d'un moi
ou d'un individu. Mais est-on bien sûr de n'avoir pas échangé l'in-
concevable pour le contradictoire? L'analogie psychologique, à
laquelle on voudrait faire appel, ne nous fournit aucune donnée
pour comprendre la conciliation de l'individuel et de l'infini : elle
nous dispose au contraire à en soupçonner l'incompatibilité. Nous
n'avons d'autre expérience que celle de consciences finies, capables
par leur finité d'être en relation avec quelque chose qui, en appa-
rence au moins, leur est extérieur et se définissant comme indivi-
duelles par le fait même qu'elles conçoivent les rapports d'exlério-
rité et qu'elles s'opposent à ce qui n'est pas à elle. Que l'on supprime
les limites de l'être, et on supprime du même coup les conditions
qui permettent le sentiment de l'individualité. Sans doute on n'en
conserve pas moins le droit de conférer ce sentiment à l'être infini;
mais ce sera à l'aide d'un postulat spécial, en vertu d'une méthode
définie par ailleurs, qui ne seront ni un principe ni une méthode de
psychologie, car la psychologie nous abandonne dès que nous vou-
lons passer de la conscience individuelle à la pensée individuelle
infinie. Il faudra donc poser et résoudre un problème de pure méta-
physique, celui-là même qu'Aristote et Leibnilz avaient laissé sans
solution. En effet ce n'est pas une solution de considérer l'acte pur
de la pensée revenant indéfiniment sur elle-même, et de reléguer
cette pensée dans une sphère de perfection où elle est inaccessible à
l'univers et d'où l'univers lui est inaccessible. Le Dieu d'Aristote
n'est pas le moi que nous apercevrions en réfléchissant sur notre
moi empirique. Quant au Dieu de Leibnilz, il est plus que l'acte pur,
il est l'activité engagée dans toute activité perceptive, créatrice de
toute réalité : Dum Deus calculât, fit niundits. Mais il faudrait savoir
BRUNSCHVICG. — MLTHODE DANS LA PHILUSOPIlll': I)K i/kSPIUT. 65
pourquoi Dieu calcule et quel est l'objet de son calcul; il faudrait
comprendre pourquoi ce calcul procède par une série indéfinie
d'expressions imparfaites, c'est-à-dire par les monades qui représen-
tent dans leur ensemble l'infinité de l'unité totale. En d'autres
termes, si l'univers peut être compris comme la perception confuse
de Dieu, Dieu ne peut être défini la perception claire de l'univers,
sans qu'on introduise en lui une relation à l'univers, à l'imparfait,
qui est la négation de la perfection et de la divinité. La difficulté
apparaît comme égale si on l'exprime en termes de temps et si on
cherche à concevoir une pensée éternelle. Est-ce une activité sem-
blable à l'activité de notre pensée? mais alors elle est soumise à la
loi de l'efîort et du développement; il y a une distance de son point
de départ au point d'arrivée, et elle ne la franchit que peu à peu.
Ou bien, si elle est soustraite à la loi du temps, si elle atteint immé-
diatement son objet, que sera sa relation avec les consciences indivi-
duelles? et puisque la réalité de ces consciences est liée à leur durée
et à leur évolution, quelle vérité y aura-t-il pour une conscience qui
devrait poser comme simultanés des rapports de succession?
Voilà pourquoi, si nous mesurons avec un scrupule exact, avec la
défiance des notions les plus séduisantes et qui sont parfois les plus
équivoques, ce que nous pouvons concevoir et rendre effectif par
l'opération de notre intelligence, nous nous interdisons de déserter
en quelque sorte le poste de réflexion où nous sommes placés, l'elîort
perpétuel de l'esprit pour se reconquérir lui-même et rejoindre son
idéal. Nous croyons impossible de nous installer dans l'unité réalisée,
dans la pensée absolument infinie et purement éternelle; nous
croyons impossible d'établir entre l'homme et un individu transcen-
dant un lien extérieur qui ne saurait être imaginé qu'en're un corps
et un autre corps. La religion de l'esprit n'a donc pas d'objet, au
sens matériel du mot; il n'y a pas de vérité qui constitue un domaine
à part, soustrait aux lois de la vérification intellectuelle, pas d'ac-
tion échappant à l'autorité de la loi morale, pas de sentiment enfin
exprimant un état d'immobilité qui suspendrait, en le supposant
achevé, le progrès de l'être intérieur. La religion est engagée dans
l'œuvre vivante, dans le développement effectif de l'esprit; elle
accompagne chacune de ses démarches pour la marquer d'un carac-
tère absolu que le résultat particulier ne suffirait pas à en faire appa-
raître. Nous reconnaissons sans doute que l'homme peut faire
quelque découverte scientifique ou accomplir quelque action morale
Rev. Meta. T. IX. — 1901. 5
66 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
sans ramener sa pensée sur la puissance spirituelle qui est la raison
de cette découverte et de cette action : il vit alors à la surface de
son esprit, inconscient de l'activité qui travaille en lui, le transforme
et l'élève, tourné vers les événements naturels et les circonstances
sociales qui lui semblent imposés du dehors; et, parce qu'il veut la
mesurer à l'apparence du fait, au lieu d'en chercher la justification
dans la logique intérieure de l'esprit, il lui arrivera de méconnaître
la loi qu'il établit au terme de ses calculs ou qu'il accepte comme
règle de conduite. Mais comment le génie du savant, la sagesse de
l'homme véritablement honnête et capable de se révéler comme un
héros sortiraient-ils de cette vie superficielle, faite d'habitude et
d'imitation? Ils supposent un retour au foyer intérieur d'où seul
peut jaillir la lumière nouvelle. C'est le propre de l'esprit qu'il se
met tout entier dans le moindre de ses actes, et que tout entier il
s'y retrouve. Dans chacune des déterminations qui manifestent son
activité sous l'un de ses trois aspects, scientifique, esthétique,
moral, il saisit ce qui dépasse la multiplicité de ces déterminations
successives, et qui est la source même de l'activité, l'inspiration de
l'œuvre, l'unité de l'inspiration; il prend conscience de la puissance
autonome qui est le principe de la vérité et le fondement du bien, et
au delà laquelle il n'y a rien; il affirme la religion de l'esprit.
Celte conception supprime sans doute quelques problèmes qui se
sont posés à l'imagination naturellement matérialiste du vulgaire. Si
le principe de la pensée et de l'être est une loi spirituelle, comment
nous inquiéterions-nous de lui conférer l'existence substantielle ou la
causalité physique qui sont contradictoires à la nature de l'esprit? Le
mystère de l'inconnaissable ne nous intéresse aucunement, puisque
l'inconnaissable est par définition l'inaccessible à l'esprit, condamné à
demeurer sans communication avec notre intelligence, sans influence
sur notre volonté. A-t-on le droit d'entendre par là que nous laissons
sans réponse, que nous nous contentons d'ignorer le problème de
notre destinée? Mais que l'on prenne garde à une confusion : le pro-
blème de la destinée n'est pas le problème de l'origine. Si je suis un
individu, un organisme, je puis sans absurdité essayer d'expliquer
mon apparition à la surface de la terre ; mais il en est tout autre-
ment s'il y a en moi une pensée qui repose sur une loi éternelle, car
comment donner une origine à la pensée, sans nier ce caractère
même d'éternité qui la définit dans son principe? Quant à ma des-
tinée métaphysique, elle est déterminée par la nature de l'être véri-
BRUNSCHVICG. — MÉTHODE DANS LA PHILOSOl'IIIK DK I.'kSPIUT. G7
table; et, si l'être véritable est l'esprit, clic est tout entière devant
moi, dans l'action qui m'élève de plus en plus dans l'ordre de la vie
spirituelle, qui fait de moi le centre du progrès scientifique, du pro-
grès esthétique, du progrès moral. La destinée de l'homme est dans
l'œuvre qu'il accomplit : telle est la thèse de l'idéalisme criti([ue. Par
quel artifice d'interprétation a-t-elle pu apparaître (-omme l'expres-
sion d'un dilettantisme stérile et d'un qiiiétismc méprisant? « Je ne
puis trouver le monde nécessairement bon, nous objecte M. Cantecor,
que si je me désintéresse do la justice même pour affirmer unique-
ment ma liberté et mon impassibilité morale comme les Stoïciens de
l'Empire... Il se peut que le cours des choses qui ne dépend que pour
une part (et laquelle?) de notre liberté personnelle ne se prête que
progressivement et imparfaitement à l'œuvre de la justice; et dès
lors il y a des heures mauvaises, et qui peut même répondre du succès
final? » L'objection est liée à ce postulat qu'il appartient au cours des
choses de décider si la justice réussira ou non, et ce postulat nous
semble inadmissible. Que peut-il y avoir de décisif, que peut-il y avoir
de moralement déterminable dans cette partie des choses qui ne
dépend pas de notre liberté spirituelle? Si le monde est considéré
comme une suite de mouvements physiques, s'il est le dénouement
apparent d'une lutte entre forces contraires avec le triomphe et la
joie d'un côté, les revers et la douleur de l'autre, il est sans rapport
avec la justice : il n'y a do justice que par la volonté de l'homme,
car par cette volonté seule il peut y avoir injustice. Concevoir la
justice, c'est concevoir des relations fondées sur une norme morale,
et qui ne se confondent nullement avec les lois de la nature phy-
sique. Aussi ne consentirions-nous pas à l'interversion de points
de vue où M. Cantecor nous sollicite : le juste refuse de se laisser
juger par le monde, il réclame le droit de le juger, parce que
le juste sait retrouver, par delà l'écrasement de l'univers ou les
douleurs individuelles, une joie d'ordre supérieur, incomparable-
ment plus forte et plus profonde : « Le vrai martyr, écrivions-nous,
n'est pas celui qui se donne absolument pour se donner, c'est celui
qui connaît exactement la valeur de l'idéal auquel il se dévoue et
qui, vaincu par les forces extérieures, devant le triomphe de l'ini-
quité ou l'égarement de l'opinion, jouit de contempler la vérité que
sa raison a conçue et de vivre par elle dans la partie la plus haute
de son âme. » Thèse si simple, s'imposant avec une telle évidence à
tout esprit droit, que M. Cantecor ne peut s'empêcher de la repro-
^8 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
duire, en voulant la réfuter : « L'honnête homme ne se pique pas
d'être impassible : il consent à la souffrance comme à la suite
nécessaire de son imperfection, et parfois même il s'en fait gloire
comme d'un irrécusable témoignage de son attachement à l'idéal ».
Comment se comprend-elle, celte gloire de la défaite et de la
souffrance sinon comme une joie qui traverse l'être et intérieure-
ment le console? Cette joie est née de la réflexion qui lui fait aperce-
voir au plus profond de soi la source de deux destinées, l'une en
harmonie avec les conditions extérieures de la nature et l'équilibre
organique de l'individu, l'autre fondée sur la loi universelle de l'in-
telligibilité et se justifiant en raison, qui lui a fait accepter comme
étant la véritable cette seconde destinée; elle est le sentiment reli-
gieux avec l'interprétation toute spiritualiste que seul en donne
l'idéalisme critique.
On pourrait nous dire cependant que la méthode d'immanence,
en nous orientant vers notre destinée de perfection spirituelle,
abandonne la destinée de l'univers aux disputes et aux violences,
qu'elle n'apporte pas encore une solution positive et détinitive au
problème religieux. Mais l'univers, séparé de l'esprit qui travaille
en lui pour l'organiser, pour lui donner l'unité de la vérité, de la
beauté, de la justice, n'est qu'une abstraction provisoire; considéré
en soi, il est l'entité du réalisme et se demander d'un pareil univers
ce qu'il est dans son essence et où par soi-même il va, c'est se livrer
à un jeu de spéculation où nous pourrions bien, si cela nous plaisait,
retrouver le dilettantisme. La destinée de l'univers nous apparaît
dans le développement de l'esprit qui le pénètre du dedans et l'illu-
mine, dans l'harmonie de plus en plus étendue et de plus en plus
profonde qu'y établissent l'œuvre du savant, l'œuvre de l'artiste,
l'œuvre du moraliste. C'est pourquoi nous ne faisons aucune diffi-
culté d'accepter la maxime que M. Cantecor nous prête : Qualis
arli f ex floreo f^ous nous réservons seulement de lui donner tout son
sens. Artifex veut dire non artiste mais artisan, artisan de vérité,
artisan de beauté, artisan de moralité. Faire fleurir de tels artisans,
y a-t-il une autre façon je ne dis pas de travailler, mais de donner
une signification à l'avènement de la justice? Cet avènement que le
matérialiste attend, inerte, d'un miracle physique tel que la résur-
rection du corps, l'homme sincèrement religieux le conçoit comme
le règne de l'esprit, et le demande à l'action perpétuelle qui de
progrès en progrès l'élève au-dessus des événements physiques.
BRUNSCHVICG. — MKTHODi-: dans la philosopiiik de l'esprit. 69
victoire ou défaite, des sentiments individuels, luimilité ou orgueil,
et lui fait comprendre l'unité définitive que la lumière spirituelle
est capable d'établir entre la destinée de l'homme et la destinée de
l'univers. La plus haute révélation de la conscience religieuse se
fait à l'heure où un Newton démontre la formule de la gravitation
et enveloppe dans une opération de son intelligence la totalité des
mouvements universels, ù l'heure où un stoïcien découvre dans son
âme la charité du genre humain et propose à son effort d'homme
libre l'affranchissement de tous les hommes libres.
Léon Brunsciivicg.
ÉTUDES CRITIQUES
FRIEDRICH NIETZSCHE
LA RECHERCHE CRITIQUE
En aucun sens on ne peut dire qu'il professât la philosophie : il
n'occupa point de chaire et ne se soucia guère de bâtir un système.
Il méprisa bien des choses et bien des gens mais personne plus que
ces « philosophes de table à écrire », qui se prennent à penser sur
l'invitation de leur nécessaire de bureau, et dont les idées sentent
l'huile, l'ennui, la mauvaise digestion, le renfermé. Il raillait en eux
l'hérédité du « rond de cuir » : toute leur méthode, leurs tableaux
et leurs classifications lui produisaient l'effet d'une bonne tenue de
papiers administratifs, par un correct employé. Il avait d'autres
motifs que ces dédaigneuses répugnances, et même que sa pitoyable
santé, pour s'abstenir de l'esprit systématique : il s'en défiait.
N'est-on pas sollicité, lorsqu'on systématise, d'égaler ses moindres
pensées à ses plus grandes? Vraiment l'allure dogmatique est lourde
et compassée; s'il n'est pas élégant, il est encore moins sain d'en
faire son habitude. Certaines vérités veulent plus de souple et
joyeuse délicatesse; on les crée d'un sourire, mais on les écrase
d'une formule.
Ce sont traits de caractère qu'il faut se rappeler pour ne pas
demander à Nietzsche ce qu'il se défend de vouloir offrir : une
philosophie. Les vrais maîtres en pareille matière n'ont qu'un seul
disciple, et qui bientôt leur échappe pour devenir maître à son tour.
Retenons la leçon, Nietzsche n'entend pas émettre de doctrine ni
faire école. Ses idées sont de lui, du plus profond de lui; elles
expriment les moments de ce qu'il a le plus vécu : la recherche
cil. LE VERRIER. — FriedHcli Nietzsche. n
d'une raison de vivre. On sait ses enthousiasmes, et qu'il eut une
jeunesse très décemment admirative. Mais ni le Christ, ni Scho-
penhauer, ni Wagner n'avaient au juste exprimé ce qui lui convenait
en propre; il dut éprouver toujours, aux heures mêmes de bruyante
apologie, la gène sourde de qui n'est pas sûr d'être convaincu. Dans
le silence d'une gestation longtemps inconsciente, ce qui allait être
lui se préparait. Négation par négation, il éliminait chaque jour un
peu d'adventice; et si la besogne fut lente, ténébreuse, si elle
l'inquiéta souvent — car il n'en pouvait prévoir le résultat lointain,
mais il n'en voyait que trop les effets immédiats qui étaient de
l'isoler, de le rendre de plus en plus étranger aux croyances,
sentiments et jugements qui avaient jusque là fait sa force et occupé
sa pensée comme ils continuaient de suffire à tous les cœurs et à tous
les esprits — il eut du moins la joie de faire enfin de la haute et
sereine lumière après et avec toute cette nuit, toutes ces angoisses-
Il conquit sa raison de vivre — au moment de perdre la raison.
S'il eut besoin de se former une raison de vivre, et s'il y employa
sa pensée, c'est donc qu'il ne put accepter aucune de celles qui se
présentaient à lui toutes faites. On a la faculté, quand on est en
peine de ses forces, de les dévouer à Dieu, à l'œuvre du salut, au
Bien, à un idéal moral quelconque, au vrai, à une œuvre imper-
sonnelle. 11 n'y a vraiment que le choix des raisons de vivre, et ce
n'est pas les épuiser que de nommer la religion, la science, la
morale, la métaphysique. Cependant rien de tout cela n'a contenté
ÎS'ietzsche.
I
On doit raisonner comme s'il avait fait de l'esprit religieux un
essai loyal, et il suffit pour obliger à rendre compte de cet aspect
de sa pensée de réfléchir qu'il tenait la conscience humaine pour un
produit dont il faut connaître par expérience tous les facteurs. C'est
une maxime à l'usage de l'apprenti dans la sagesse qu'il devra
restaurer en soi chacun des états d'âme passés dont l'âme actuelle
conserve le souvenir souvent altéré jusqu'à n'être plus reconnais-
sable, jusqu'à contredire son origine. L'humanité fut, est encore
religieuse. Qu'est-ce que c'était donc que tous ces dieux qui eurent
leur heure d'efficacité. Pour réduire la question, non à ses plus
simples termes, mais à un terme unique : qu'est-ce que Dieu, le
72 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Dieu des chrétiens? car Nietzsche, en d'autres temps, se fût fort bien
accommodé des dieux païens qu'il estime mieux seyants à la dignité
de l'homme. Mais un fait inoubliable s'impose : la plus audacieuse
des négations, celle de la chair, du monde et de la nature exige
qu'on la révère ou qu'on la rejette. Nietzsche procède à cet examen
de l'esprit religieux par la même méthode qu'il applique en morale
et qui dérive de sa théorie utilitaire de la connaissance. Toute la
connaissance est orientée par la pratique, et ne s'explique au juste
que comme organe de la pratique. Or agir, c'est restreindre, c'est
découper, dans le champ des motifs et des possibles, le motif actuel,
le possible qu'on réalise. D'où la nécessité, pour que la mémoire et
l'entendement ne se trouvent point alourdis à chaque instant par
l'ensemble du passé, qu'un pouvoir destructeur, un pouvoir d'oubli
élimine tout l'inutile. Ce qui importe, dans un fait d'expérience,
c'est le résultat quant à l'agent et quant au patient, qui sont un
seul et même sujet. Ce sujet n'a point cure du détail, et il oublie
tous les éléments, parmi lesquels il s'en peut trouver d'essentiels et
de producteurs, mais qui n'intéressent pas immédiatement sa pra-
tique. Nous isolons le résultat utile; nous négligeons les éléments.
Mais nous y perdons le sens historique, et il nous arrive de prendre
pour un jaillissement spontané et miraculeux, pour une expression
du divin, ce qui est le terme d'un devenir dont la pratique effaça la
mémoire. Vivre rend idolâtre.
Ultérieurement, la pensée se fait iconoclaste; elle s'aperçoit que
ce qu'elle adora comme indéterminé, mystérieux, incompréhensible,
pourrait bien n'être que complexe et multi-déterminé K
Pourquoi et comment l'homme a-t-il inventé Dieu?
Placé dans le monde phénoménal, avec des sens à peu près neufs,
un esprit à peu près vierge, on conçoit qu'il n'ait pas eu de prime
abord la notion de causalité naturelle -, qu'il ait mis du mystère
partout où son ignorance le laissait sans informations et qu'il ait
essayé de se concilier, soit en les flattant comme ses semblables,
soit en emprisonnant et maltraitant leur forme corporelle, ces êtres
divins qu'il supposait les acteurs cachés du drame visible et par le
moyen desquels il espérait acquérir la puissance sur l'inconnu
redoutable des choses environnantes^. L'ignorance, la crainte,
1. Menschliches, allzu MenschL, I, 136.
2. Ibid., I, m.
3. Ibid.
CH. LE VERRIER. — Friedrich Nietzsche. 73
l'anthropomorphisme expliquent suffisamment l'origine des cultes
primitifs et de la magie. On ne saurait s'étonner non plus que
l'homme ait cru à l'existence affranchie et au pouvoir extra-humain
de ces personnages fabriqués cependant par lui; on a bien d'autres
exemples des auto-suggeslions de l'égoïsme qui se ramènent à ce
type : « Cette représentation m'est nécessaire, donc elle est vraie '. »
Mais le passage est moins aisément concevable, de ces dieux mul-
tiples et divers, créés au hasard du caprice, de la terreur et de la
cupidité au Dieu unique, suprême et parfait du monothéisme. Les
illusions dont la conscience individuelle peut être le siège n'y
suffisent plus, il faut faire appel à quelque chose de plus large, à la
conscience collective. Supposez un peuple qui, aux jours de sa
prospérité, se soit glorifié sous les espèces d'un Dieu qu'il aura
conçu comme son Dieu, chargé de lui procurer la pluie fécondante
et la victoire sur l'ennemi '. Imaginez que ses conditions de vie
changent sensiblement, et ce Dieu, qui n'était que l'expression
absolue des conditions de vie de son peuple va changer avec elles.
Des malheurs ont affligé le peuple qui éprouve le besoin de se les
expliquer. Ira-t-il supposer que son Dieu l'a abandonné... douter
de son Dieu peut-être, et désespérer de l'avenir? Cette idée serait
assombrissante et mènerait à refuser la vie : il est une autre
hypothèse qui permet de ne mettre en question ni la puissance de
Dieu ni la destinée du peuple : c'est que les malheurs soient une
punition. Dieu protège son peuple, mais il exige de lui l'obéissance
et lui distribue le bien-être et le malaise comme récompense et
punition ^ Mais à quoi faut-il obéir? quelle est la teneur de la loi
divine?
Les articles de la loi divine affirment l'égoïsme de la collectivité
religieuse.
Que cette collectivité se trouve dans l'état de servitude, sous
quelle forme va se révéler son égoïsme? Quelle sorte de loi divine
conviendra à un peuple d'esclaves? L'esclave, soumis au caprice
du maître en arrive, pour ne point trop souffrir du contraste entre
l'obéissance qu'il ne peut refuser à autrui et celle qu'il ne peut
s'accorder à soi-même, à désapprendre l'attitude du vouloir per-
sonnel. Il se résigne, il s'humilie. Mais non pas avec une conscience
1. Morgenrdthe., 90.
2. Antichrist, 16.
3. Ibid., 25.
74 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
précise de ce qu'il fait ni des motifs pour lesquels il le fait. Ici
comme ailleurs, la connaissance accomplit son travail d'illusion et
déforme en fins acceptées, désirées, aimées, les conditions d'exis-
tence extérieurement imposées. Elle fait de nécessité vertu. C'est
ainsi que l'esclave, forcé de subir le maître, imagine de racheter son
humiliation en l'exaltant jusqu'à la concevoir comme un libre hom-
mage à une loi qui est bien au-dessus du maître, à la loi divine. Le
Dieu des peuples serviles, c'est le Seigneur suprême qui exige d'eux
tout ce qu'en requièrent les seigneurs humains, et plus encore : la
soumission intérieure, Vhumiliation morale.
Ce Dieu de la résignation est un Dieu de revanche aussi. En affir-
mant comme vertueuse l'attitude de l'esclave, il flétrit comme vicieuse
l'attitude du maître; tout ce qui est libre exercice d'une puissance
insoumise, tout ce qui manifeste un instinct dominateur sans
égards et sans scrupules, un Wille zur Machl amoureux d'actif pou-
voir et rebelle à la passivité, le Dieu des résignés nie tout cela. Il nie
en bloc le royaume temporel dont ses religieux ne pourront jamais
jouir et qu'ils prétendent, par manière de vengeance, mépriser. Ce
fier dédain n'est que dépit; cette haine du « monde » n'est qu'une
forme de la haine contre les maîtres.
Le christianisme est négateur. Historiquement il se présente
comme une réaction contre l'esprit romain \ ou mieux comme une
réaction de l'esprit contre Rome, contre tout ce que l'impérialisme
imposait à la pensée de définitif, d'arrêté, de figé. Le rêve chrétien,
à l'étroit dans le monde romain, c'est-à-dire dans l'univers terrestre,
s'évade dans un autre monde et dans un autre temps qu'il crée et
par rapport auxquels Rome et sa puissance sont aussi négligeables
qu'un instant comparé à l'éternité. Le premier grand chrétien après
le Christ, qui seul le fut exactement, St. Paul, le devint par réaction
et dès qu'il eut compris qu'imiter le Christ, c'était mourir à la loi
temporelle -. Il n'est pas un état d'âme chrétien dont on ne rende
raison de manière analogue. La rédemption, cette doctrine essen-
tielle du christianisme, n'est qu'une revanche d'esclaves qui se ven-
gent de leur servitude terrestre en se promettant de s'en voir un jour
délivrés, après un jugement dernier oîi ils seront enfin traités en
égaux de leurs maîtres, avec chance de leur être préférés. Salut,
i. Morfjenrulhe., 71.
2. Morrienr'ôllie., 68.
CH. LE VKRRŒu. — Friedrich Nietzsclin. TS
rédemption, délivrance, autant de synonymes d'aiîVanchissement
que les faibles inventèrent pour se consoler de n'être pas les
forts '.
Consoler est une préoccupation dominante des prêtres, qui sur
ce point se montrent singuliers médecins d'âmes et font souf-
frir le malade plus encore des pensées qu'ils lui sugt^èrent sur sa
maladie que de la maladie même -. C'est le christianisme qui
aggrava cette recette pour guérir la douleur de la considérer
comme une expiation^. Le malheureux, se sachant criminel, doit
bénir son malheur, et le souhaiter toujours plus grand pour que
ses fautes lui soient de plus en plus pardonnées. L'homme souffre
parce qu'il est pécheur : aimez donc votre soulTrance, rachat de
votre péché.
Le péché, c'est tout ce qu'on doit haïr, tout le Satan qui nous
environne et nous tente, car le chrétien est un esclave qui a trans-
formé en devoirs ses conditions d'existence. Ce qu'il haïra donc, ce
qu'il appellera péché, ce qu'il imputera à la malice satanique, c'est
précisément toute l'attitude du maître. Ce maître est fort, il agit, il
commande, il jouit. L'instrument de son action, de son pouvoir et de
sa jouissance, c'est son corps. Ainsi la chair est haïssable parce que
le maître l'est. Toute la loi divine en veut à la chair et à son instinct
principal qui les comprend tous, la sensualité; c'est elle qui est cou-
pable, elle qu'il faut vaincre; le pouvoir d'erreur qui caractérise la
connaissance opère ici une identification entre maître et chair, si bien
que le chrétien croit de bonne foi que son corps lui est odieux parce
qu'il est occasion de péché, pis encore parce qu'il est, par soi-même
et congénitalement, entaché d'une faute que Jésus lava, mais dont il
ne put anéantir les prolongements : le péché originel. C'est par cette
suite d'illusions et d'erreurs, en amenant les hommes à répudier
toute la sensualité féconde de la chair, en ébranlant et anémiant
l'âme sous prétexte d'en déraciner un instinct, qu'on ne réussit du
reste qu'à rendre malsain à force de le dire mauvais ' — que le chris-
tianisme contribua si puissament à la décadence européenne en
glorifiant le type pathologique et impuissant du « sublime avorton » \
1. lenseits von Gui iind Diise, 219.
2. Morijewolhe., 52.
3. Ibicï., 7S.
4. Morgenrijlhe., "6.
5. lenseits, G2.
76 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
L'humanité se trouve infectée de ce virus dont on constate aujour-
d'hui partout la présence multiforme : Vidéal ascétique '.
Ce recours des malades contre les sains, ceux-là essayant de faire
honte à ceux-ci de leur santé et de les conduire par le dégoût et la
pitié à une irritabilité dangereuse et morbide, les prêtres, certes,
ont travaillé à l'inventer et à l'entretenir. Ce fut une vengeance de
leur secte contre les guerriers de prétendre que les meilleures
victoires sont celles qu'on remporte sur soi-même. C'est un artifice
de prêtres encore — bergers de malades comme ils sont — que de
préserver leur troupeau de tout contact avec les sains au moyen de
l'idéal ascétique. L'homme qui souffre cherche la cause ou l'auteur
de sa maladie, et il éprouve contre l'une et l'autre, du ressentiment.
C'est ce ressentiment dont il s'agissait de changer l'objet afin qu'il
ne devînt pas une occasion de contact entre les malades et les sains.
Les prêtres imaginèrent fort à propos de le retourner, si bien que
les malades, s'envisageant eux-mêmes et leurs propres fautes comme
la cause de leur état pathologique, fussent trop occupés à se haïr et
à se torturer pour s'en prendre aux sains et s'apercevoir dès lors
qu'ils pouvaient revenir à la santé. Mais les prêtres eussent-ils
manqué — qui ont été de si excellents agents de propagation — le
mal se serait produit cependant. Comment le Dieu des chrétiens,
qui est un Dieu d'esclaves, n'eût-il pas suffi à préciser et à glorifier
l'idéal ascétique? L'ascète est un esclave qui veut se croire et
paraître sublime d'obéissance inconditionnée et irraisonnée. Im-
puissant, opprimé, incapable de 7nen réaliser et de 7Hen vouloir, il se
prend à vouloir le néant ^.
Si l'ascétisme a une cause unique, qui est le furieux désespoir
d'un esclave en peine d'une raison de vivre, d'une nourriture pour
son Wille zur Macht, cette cause se manifeste diversement. Par
exemple, si l'on part de Dieu, on pourrait tout aussi bien y aboutir;
il y a, entre l'idée de Dieu et l'idéal ascétique comme un mouvement
de va-et-vient qui permet d'attribuer la priorité logique à l'un ou à
l'autre. L'ascète se plaît à la bravade de soi-même : il jouit d'exercer
contre lui-même sa propre force; et l'on conçoit qu'à ce régime sa
vie intérieure se partage en deux. D'un côté, ce qui commande
1. La critique de l'idéal ascétique, un thème familier à Nietzsche, est systé-
matisée dans la seconde partie de la Généalogie de la morale.
2. GeneaL, II, 28.
CH. LE VKHRiER. — Friedrich Nietzsche. il
en lui tyranniquement, de l'autre ce qu'il se plaît à dominer,
ce qu'il se figure vouloir anéantir : Dieu et le diable. Au point de
vue psychologique, l'ascétisme apparaît comme un dérivatif : il
faut se souvenir que l'ascète étant un esclave, se voit empêché de
satisfaire et d'exprimer la plupart de ses sentiments intenses. Il
arrive que certains sentiments n'acquièrent qu'une violence plus
grande à se contenir, et ne trouvent point d'autre procédé pour
éteindre leur excitation croissante que de se tourner contre eux-
mêmes et de s'employer à leur propre destruction. Mais on n'est
point ascète que par pléthore d'énergie psychique : on peut l'être
aussi par insuffisance. L'ascète cherchant à s'adoucir la vie se
réfugia pour éviter la gêne des scrupules et l'insupportable repentir
dans une entière soumission à une volonté étrangère supérieure et
fut conduit, pour s'éviter le tracas de vouloir, à créer un Dieu qui
légiférât. Il faut moins d'esprit, de calcul et de suite pour sacrifier
un désir à la loi divine que pour le satisfaire modérément. Cette
soumission à une volonté étrangère et l'indolence d'esprit dont elle
témoigne, font souvent tomber dans Fennui les ascètes, qui recourent
alors, pour raviver leur sensibilité somnolente, à la douleur, aux
« moyens de tortures » qui nous paraissent — et c'est un signe de
décadence — la caractéristique essentielle de l'ascèse tandis qu'ils
ne conviennent exactement qu'à une espèce d'ascètes, les ascètes
par mollesse. La lutte contre soi-même, ou mieux d'une partie de
soi contre une autre, avec ses alternatives de succès et de revers,
est un moyen de s'intéresser à la vie; et c'est pour que ce combat
parût toujours intéressant, qu'il a fallu toujours davantage flétrir les
sens, épuiser le corps à force de réagir contre lui, embarrasser
l'esprit de scrupules, empoisonner toutes les vigoureuses espérances
et les simples joies. Quelques énervés, inventant pour s'exciter à
tout prix de se sentir toujours plus pécheurs et misérables, ont fait
éprouver à l'humanité cet immense dommage.
Telle est l'idée que se fait Nietzsche de la « vie religieuse ». Au
cours de ses analyses, s'appliquant à dégager les facteurs des états
psychiques dont le complexe forme cette vie religieuse, il constate
la présence fondamentale d'un élément toujours agissant, d'une
énergie profonde dans l'être, la volonté de puissance, l'amour de la
domination, WiUe zur Macht., Liebe zur Machl. Un peuple prospère
crée son Dieu à son image, et comme pour s'amplifier encore, pour
jouir plus pleinement et sûrement de son heureuse puissance. Des
78 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
hommes moins exempts d'angoisse et que les revers ont éprouvés,
se raccrociient avec un amour plus inquiet à l'idée que, si leur Dieu
omnipotent permit que le malheur ne leur restât point épargné,
c'est sans doute qu'il voulut leur faire expier quelqu'infraction à
sa loi — toute croyance étant selon l'esprit humain préférable à
l'hypothèse déplaisante d'un pouvoir amoindri, tenu eu échec,
incertain pour l'avenir. Enfln un peuple accablé d'une domination
étrangère, un peuple d'esclaves, allège son actuel servage en rêvant
d'un avenir éternel oii son pouvoir et sa béatitude seront sans
limites. Cette rêverie sotte n'est pas demeurée inoffensive. La
douleur paraissant un moyen de racheter le crime d'être de chair,
on se prit à désirer, à provoquer la douleur. Mais on en mésusa.
Il y fallait plus de délicatesse, plus de lucide spontanéité qu'il ne
s'en pouvait rencontrer chez des êtres d'illusion et d'erreur hallucinés
par l'image d'un despote divin contempteur du corps. Souffrir ici-
bas pour conquérir l'éternel bonheur ne suffit plus. Comme c'était,
pour s'éviter le regret du plaisir et du pouvoir, un aussi bon moyen
de les retrancher que de les reporter jusqu'à l'au-delà d'un paradis,
on les supprima donc radicalement : et ce fut l'ascétisme, dont la
maxime est d'agir en vue de la pire souffrance. Le désespoir parut
une attitude vitale acceptable autant et plus que l'espoir en Dieu.
La perversion atteignait ainsi son comble et la « volonté de puis-
sance », faute de se pouvoir satisfaire, rageusement s'acharnait à
se détruire.
La vie religieuse ne saurait plus suffire à qui a vu de quelles
illusions était faite l'idée de Dieu, de quels instincts humains, trop
humains, elle se résolvait à l'analyse comme le produit erroné; la
science se heurte aux mêmes fins de non recevoir. Vivre scientifi-
quement, s'est se dévouer à une recherche, s'employer, se subor-
donner et se sacrifier au service de la vérité. La vie scientifique
suppose donc une affirmation touchant la valeur absolue de la
vérité, et que le savant s'immole à cette idole. Mais un tel esprit,
dit scientifique, n'est qu'une transposition de l'esprit religieux, et
du pire. Se subordonner inconditionnellement, vouloir la gêne et la
souffrance même, pour l'amour d'un absolu auquel on croit, en
arriver enfin à ne plus faire place en son existence intellectuelle au
rêve d'un but trop lointain, penser désormais, comme on dit, d'une
façon désintéressée, pour la peine même que cela donne et sans
escompter le résultat, qu'est-ce donc, sinon de l'ascétisme?
CH. LU VERRIEU. — FriedHch Nietzsche. 79
II
Il y a un ordre de vérités sublimes dont ceux qui les atteignent
rapportent qu'elles sont seules absolument vraies, seules révèlent
l'essence des choses. Que penser de ce monde métaphysique qu'on
appelle aussi monde réel, monde nouménal, et qu'on oppose à
l'univers apparent? S'il était prouvé que nous sommes les dupes de
nos sens, et que nous possédons en notre esprit un pouvoir grâce
auquel il nous serait dans certaines conditions donné de pénétrer
jusqu'au plus intime des choses dont autrement nous ne faisons
qu'interpréter à faux l'aspect sensible, la question ne se poserait
même pas de savoir s'il faut préférer n'importe quelle vie à cette
existence surhumaine qui serait la vie métaphysique. Mais qu'on se
garde avant tout de supposer et de. nommer une faculté sui generis^
qui aurait pour objet les ultimes vérités. L'intuition métaphysique
n'est qu'un mot. Il n'y a pas plus de raisons lorsqu'il s'agit du
monde, de parler de son intérieur et de son extérieur, qu'il n'y en
a de lui attribuer un haut et un bas. Lors donc que les philosophes
appellent profonde l'intuition métaphysique et disent qu'elle nous
introduit jusqu'au cœur de la réalité, ils se montrent mauvais psy-
chologues et prennent pour profond ce qui est compliqué '. Une
analyse plus minutieuse distingue dans les données de l'intuition
métaphysique tout un complexe de sentiments et d'idées associés par
l'habitude et l'intérêt de la pratique, appréhendés désormais par la
conscience comme une unité. Mais si l'on élimine tous ces éléments
d'association que nous allons apprendre à connaître, il ne reste de
« l'intuition métaphysique » qu'un sentiment intense, un vouloir-
posséder qui ne garantit rien que son énergie propre et ne permet
nullement de passer à la chose en soi.
Quelles sont donc les prétendues données de cette intuition?
Le domaine de l'inquiétude et des points d'interrogation est
double : il y a l'univers, il y a la personne. En ce qui concerne le
monde, je cherche au divers phénoménal un fondement stable et une
unité causale. Quant à la personne, je cherche aux états psychiques
dont ma conscience est le lieu un support dont ils émanent. Le sujet
des apparences extérieures, c'est la substance, celui des apparences
personnelles, c'est le je, le moi, l'âme. Étant ainsi rattachés à quel-
1. Menschl., I, 15.
80 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
que chose d'autre que la causalité naturelle, et qui est conçu comme
pouvant les produire ou ne pas les produire, les faits psychiques
sont dits libres. Notions qui s'impliquent les unes aux autres : les
différents systèmes se distinguant par la conception qu'ils se font de
leurs rapports mutuels, car, selon qu'on ordonne ces notions d'une
manière ou d'une autre, et qu'on les rattache à l'une ou l'autre
d'entre elles, on aboutit aux théories les plus opposées sur le
monde qu'elles ont pour fonction d'expliquer. Si donc on les énu-
mère comme précédemment, il faut bien marquer qu'aucune indica-
tion dogmatique ne doit être par là suggérée. Il s'agit exactement
de discuter trois idées qui dans les philosophies peuvent se mêler
sans se confondre : celle des choses en soi, ou monde réel, opposé
au monde phénoménal — celle de l'àme — celle de la liberté.
A considérer l'antithèse de la chose en soi et de l'apparence, on
constate son analogie avec l'antithèse entre le monde sensible et le
Dieu qui en est l'unique cause, l'essentielle réalité. Mêmes rapports
humbles d'inférieur à supérieur, de conditionné à conditionnant, de
produit à producteur. Le phénomène est au noumène ce qu'est la
créature au créateur. Cette analogie signifierait-elle une identité dont
les métaphysiciens seraient dupes? La question ne tend à rien de
moins qu'à démasquer dans l'esprit métaphysique une survivance
de l'esprit religieux. Nietzsche ne dirait pas : la religion est-elle une
métaphysique qui s'ignore? mais : la métaphysique ne serait-elle
pas une forme hypocrite de la religion?
S'il en est ainsi, la notion de chose en soi doit dans son devenir
avoir traversé les mêmes phases que l'idée de Dieu. Démontrer
l'identité de ces deux notions par la similitude de leur vie logique,
c'est un des sens, je crois, qu'il faut attribuer à la page souyfint
citée de G otzen- Dcimmerung * où Nietzsche interprète l'histoire du
monde métaphysique depuis Platon jusqu'à Zarathustra. D'abord le
sage, satisfait, vertueux, vit dans le monde réel, il est ce monde
même, die ivahre Welt. Puis le monde réel est conçu comme hors
d'atteinte, au moins provisoirement et sur cette terre, mais promis
au sage vertueux, après qu'il aura expié le péché d'être homme.
L'idée se subtilise à Kônigsberg : le vrai monde, est inattingible,
indémontrable, inexpressible. Mais, en tant que pensé, il est une
consolation, une obligation, un impératif inconditionnel. Théorique-
1. Édit. Naumaun, Leipzig, 1895, T. VIII, p. 82. . ,
(.H. LE vKRiUEis. — Frïeth'ich Nietzsche. 81
ment inconcevable, il est praticjuemcnt efficace. On ne larde pas à
s'apercevoir que l'inconnu n'a pas qualité pour être impératif. Le
monde réel n'est cependant pas encore nié parce qu'inconnaissable,
mais rejeté au delà de la pratique humaine. Enfin, à force de voir
combien l'idée du monde réel est inutile, on l'élimine définitivement,
et avec elle son corollaire, l'idée du monde phénoménal. Abandonnée
lorsqu'on a constaté qu'elle était superflue, l'opposition de l'appa-
rence et de la chose en soi avait donc été instaurée par des esprits
qui l'avaient crue utile. A quel besoin répondait-elle? Si les hommes
ne se contentèrent pas de l'univers phénoménal, qui leur était
cependant plus immédiatement donné, et n'exigeait pas l'effort
qu'on l'imaginât, c'est que leur activité mentale ne se trouvait pas à
l'aise dans ce domaine du relatif. On comprend, en effet, que leur
volonté de puissance, qui doit être sans limites pour sans cesse
recommencer à désirer et à produire, se soit sentie à l'étroit et
comme étouffée dans l'horizon si borné que les conditions de la
pratique fixaient à son expansion. Le monde réel fut créé comme
revanche du monde sensible et pour diminuer ce dernier (pii oppres-
sait l'humaine énergie. Au même titre que Dieu, la chose en soi
exprime donc le coup de désespoir d'un esclave qui, faute de pouvoir
se satisfaire dans le milieu où il vit, nie ce milieu même et lui ùte
tout prix en le déclarant subordonné à quelque chose d'autre, de
seul réel, dont les manifestations sensibles — qui sont tout notre
univers — tirent une, valeur relative.
Ainsi la notion d'un monde métaphysique et celle de Dieu se
tiennent en étroite parenté; elles ont la même origine, un dépit de la
volonté impuissante qui se venge de ce qui est en lui refusant l'être
et en concevant comme réel précisément l'opposé. Équivalant à Dieu,
le monde réel ne signifie ni plus ni moins que lui : il représente la
pâture illusoire d'un instinct.
L'idée même de Dieu n'est pas étrangère à la métaphysique. Dieu
y figure parfois comme un postulat moral, plus souvent comme
l'Etre absolu, pure essence dégagée de tout ce qui conditionne les
existences relatives. Comme tel, il est identifiable au Parfait. On
s'étonnerait que nous ayons pu former l'idée du Parfait, nous à qui
l'expérience ne révèle qu'objets mal réussis, si l'on ne réfiéchissait
qu'en ce qu'elle a de positif, cette idée est toute proche de celle de
l'achevé, de l'arrêté, du résultat définitif. Or rien de plus explicable
par les conditions de la pratique. Notre intérêt ne va pas aux moyens
Rev. Meta. T. IX. — 1901. 6
82 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
par lïntermédiaire desquels un fait se produit, aux détails d'un
devenir, mais à Taboutissement du devenir, au fait dernier; comme
c'est le stable qui importe à l'ordonnance de notre action, nous pre-
nons l'habitude de ne considérer que lui, de l'envisager comme la
fin des procès évolutifs qui ainsi paraissent recevoir toute réalité et
toute valeur de leur terme. Qu'on amplifie cette erreur pratique,
qu'on pense à ce qu'il y a de plus stable, à l'absolument stable, à
Tabsolument achevé qui, n'ayant pas sa place dans les phénomènes,
est tantôt rejeté par-delà, tantôt conçu comme leur âme. L'idée de
Dieu est ainsi obtenue comme un produit de ce qu'on pourrait
appeler notre représentation du statique. Elle est au juste le grossis-
sement d'une illusion — utile il est vrai, mais enfin d'une illusion —
dotée d'attributs infinis, absolus, parfaits. Nous n'avons pas plus le
droit logique d'affirmer réel l'être dont nous nous formons ainsi le
concept que nous n'avons celui de prétendre objectivement fondée
cette idée des résultats-buts, cette catégorie de finalité dont nous
usons pour agir et penser nos actes. Le Dieu métaphysique reste
une présomption. Alors, il faut décidément s'en débarrasser, la pré-
somption n'ayant nul sens si elle vient à nous imposer la gêne d'un
fardeau gratuit, c'est-à-dire si elle ne se restreint pas aux limites de
notre pouvoir créateur. Ne pensons que ce que nous pouvons créer.
Nous ne pouvons créer de Dieu, il est donc maladroit d'en penser un,
car on supporte avec peine de ne pouvoir être le Parfait dont on a
l'idée ^
Nous avons relié la notion du monde réel à celle de Dieu et com-
paré l'opposition entre le noumène et le phénomène avec l'opposi-
tion entre le créateur et les choses créées. L'idée d'un monde réel
n'a pas que cette parenté. Si au lieu de la considérer du point de vue
statique comme apparence et chose en soi, on la considère dynami-
quement comme cause, si on fixe son attention sur les rapports de
la substance avec les phénomènes qui la manifestent, on s'aperçoit
que, toute la liberté qu'on ne voyait pas dans la succession du phé-
nomène, on l'a mise du côté de la substance. Ainsi l'on se figure la
production du phénomène par la substance sur le type de la pro-
duction du fait psychologique par le moi ou inversement, selon les
systèmes. Dans tous les cas, la notion de causalité physique emprunte
à la notion de causalité psychique et réciproquement. Qu'est-ce donc
i.Zarathustra, 124 à 126.
CH. i.E VERHiEH. — Fi'ïp.dnch Nietzsche. 83
que ce moi, lors au moins qu'on lui attribue une causalité propre et
qu'on en fait par là un principe métaphysique original?
Mi's états psychiques sont divers. Toutefois je ne me perds pas
dans leur diversité puisque je dis mp.n états et me les attribue. Tout
de suite, semblo-t-il, je ne conçois rien que comme modification de
moi, en fonction de ma personnalité. Il est plus commode de prendre
l'un comme donné, et de greffer sur lui le divers, que de dégager
patiemment les ressemblances présentées dans ce divers au milieu
des différences pour saisir enfin l'unité. L'hypothèse d'un moi conçu
comme centre et rayonnant dans tous les états de conscience où,
dès lors, on ne s'étonnera plus qu'il se retrouve, est plus aisée à
former qu'il ne le serait de composer ce moi avec des facteurs extraits
du multiple et du varié. L'idée la moins difficile à fabriquer et la
mieux adaptée à l'usage courant a dû être le plus volontiers acceptée.
Ainsi la notion de l'âme est le produit d'une interprétation utilitaire
des rapports de l'action et de la pensée. Il est plus pratique de se
croire l'auteur de ses actes que de considérer ses actes comme les
auteurs de soi-même, parce qu'on a intérêt à se supposer tout fait, et
non en devenir, pour avoir de la sorte un point fixe par rapport aux
mobiles phénomènes. Mais la critique de la connaissance renverse
cette relation entre le moi et la pensée. Tant que l'on croit que, dans
l'affirmation Je pense, je est le sujet et ^;ien.se l'attribut, on fait du je
une réalité primordiale et inconditionnée, on croit à l'âme comme
principe métaphysique. Mais si l'on réduit le moi à une synthèse
opérée par la pensée, le je perd son caractère inconditionnel, et
devient une notion subordonnée. La philosophie moderne tend à
subordonner le moi à la connaissance comme le construit au construc-
teur'. L'âme, désormais réduite à un produit, perd toute valeur de
cause première et de chose en soi. Ce n'est donc pas d'elle que la
notion de substance, — en tant du moins que la causalité substan-
tielle n'est que la projection dans le noumène de la causalité psy-
chique — pourra tenir une réalité que cette dernière ne possède pas.
Le monde réel et le moi ne sont qu'illusions de la volonté de puis-
sance et du vouloir-vivre.
On aurait, avec la croyance à l'âme, déraciné l'idée de libre arbitre,
d'un mode d'agir propre au moi, si celle-ci ne se rattachait encore à
d'autres erreurs. On met souvent la liberté là où l'on éprouve le senti-
1. lenseits, 54.
84
REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE 31 ORALE.
ment de vie le plus intense, comme si c'était la même chose d'agir
librement et d'agir vigoureusement.
Une action libre, au sens politique du mot, c'est une action que ne
gênent ni les lois ni les hommes, et que son auteur accomplit avec le
sentiment d'user de sa force et de son indépendance. On associe
habituellement dans la vie sociale, dépendance avec langueur, in-
dépendance avec vitalité. L'illusion du libre arbitre est partiellement
explicable par le report indu dans le domaine psychique de cette
expérience politico-sociale ^ Elle est d'ailleurs, au point de vue
psychologique, inadmissible. Pour croire qu'il y a des faits de liberté,
e'est-à-dire des actes et des états de conscience qui auraient pu ne
pas être, il faut supposer qu'il y a des états psychiques isolés qu'on
peut comparer les uns aux autres, et retrancher même de la vie inté-
rieure. Mais l'existence consciente n'est pas faite de pièces détacha-
bles : elle est un contenu indivisible dont on ne saurait isoler aucun
moment que par une convention dont il ne faut pas être dupe- :
l'atomisme psychologique représente une survivance de ces temps
primitifs où l'homme ne savait rien concevoir que par rapport à soi
et où il était devenu habile à la besogne factice de découper dans le
réel la part de son humble pratique et de sa vue limitée. Or, la série
des phénomènes qui constituent le monde forme un ensemble aussi
cohérent que le continuum psychique. Il est donc illusoire de pro-
noncer sur sa contingence ou sur sa nécessité. On ne juge pas du
Tout, car on ne peut ni en détacher un élément qui servirait de point
de repère, ni rien trouver hors de lui pour remplir ce rôle. Il faut
vouloir le monde, et se vouloir soi-même, mais n'en pas juger.
Chose en soi, âme, liberté, paraissent à Nietzsche des duperies
telles qu'il définit la métaphysique « une science qui traite des
erreurs fondamentales de l'esprit humain comme si c'était des vérités
fondamentales^».
On peut dire à l'excuse de cette science « digne d'un rire homé-
rique » qu'elle n'a qu'un temps; elle répond aux aspirations de cer-
tains jeunes gens, dégagés de la religion, mais point dépouillés
encore de toute sentimentalité. Elle les charme une heure et les
laisse mûrir pour la véritable discipline scientifique qui leur assu-
rera la paix dont ils ont besoin. Transition vers la science, la méta-
1. Der Wanderer und sein Schatten, 9.
2. Ibid., H.
3. Menschl., I, 18.
cil. LE VERRIER. — FricdHch Nietzsche. 85
physique tient aussi de la religion dont elle est le substitut, expri-
mant une revanche de la volonté de puissance. L'homme fait s'en
détache avec un calme épicurien, dès qu'il a compris f[ue la solution
des suprêmes questions théoriques n'importe en rien à sa pratique '.
Il se peut bien qu'il y ait un monde nouménal et que les choses s'y
passent de telle ou telle façon mais il peut en être autrement. Ce qui
est certain, c'est que les informations sur un monde autre que celui
où je vis n'intéressent point ma vie.
III
Plus souvent que nous ne déclarons expressément bonne une
manière d'agir et mauvaise une autre, plus souvent que nous ne
codifions de tels jugements en un ensemble de règles qui représen-
tent les moyens de réaliser le bien, et ainsi expriment l'idée que
nous nous faisons du bien et du mal, nous sentons qu'un mode
d'agir est bon ou mauvais. Ce sentiment, poussé jusqu'à sa forme la
plus explicite et justifié par des appréciations qui se réfèrent à des
principes établis, va nous porter à décerner la louange ou le blâme.
Mais il se présente d'abord comme quelque chose de plus simple,
comme une sorte d'aise ou de gêne éprouvée à propos d'une action
qui, selon qu'elle est en harmonie ou en désaccord avec la pratique
sociale habituelle, est dite morale ou immorale. Ces évaluations
s'aggloméreront ensuite en valeurs et formeront tout un système qui
sera l'objet d'une activité intellectuelle et qui, par les prétextes
qu'il fournira à des interprétations diverses, donnera naissance à la
diversité des doctrines morales.
L'action qui paraît tout de suite et le plus généralement bonne, c'est
l'action désintéressée. On agit bien lorsqu'on agit pour le bien des
autres et qu'on a l'air de s'oublier pour ne penser qu'à eux. Il y a
ainsi un mobile pratique que rejette au second plan l'agent désin-
téressé : son intérêt propre, lui-même. Mais le sacrifice, cette forme
la plus connue de la moralité, consistant à subordonner sui à de
Vautre, peut aussi bien s'adresser à un idéal qu'à un être vivant.
Sacrifier ses intérêts à ceux du prochain, c'est moralement bon. Se
soumettre soi-même et ses instincts à un ordre de la raison qui
commande de réagir contre la nature, cela est moral également.
i. Ibid., I, 9. II, 7.
86 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Au second cas correspond une réglementation de la pratiqué qui
se formule en ordres inconditionnés ou « impératifs catégorique ».
Dans le premier, qui est celui d'une attitude altruiste, il semble qu'on
en arrive à se sacrifier au prochain soit par des considérations de
justice, soit par amour. La plus manifeste preuve d'amour qu'on
puisse donner paraît être la souffrance. S'affecter de ce qui peine le
prochain autant et plus que de douleurs personnelles, pratiquer la
sympathie, la pitié, la charité, tout ce qui facilite aux hommes la
besogne de vivre, voilà ce qu'on appelle le plus ordinairement
être bon. La morale de la pitié est populaire, même en philoso-
phie.
A quelque mode d'agir qu'on soit incliné par le sentiment moral,
on éprouve lorsqu'on l'a blessé une souffrance d'espèce particulière,
le remords. Ce regret d'avoir mal agi, cette mauvaise conscience
suppose qu'on s'impute à soi-même la production de l'acte mauvais
et qu'on se la rapporte comme à une cause libre, c'est-à-dire en
toute persuasion qu'on aurait pu agir autrement. Parce que l'on
s'attribue une libre causalité, on se croit moralement responsable .
. Si l'on récapitule cette brève revue des sentiments moraux, désin-
téressement, sacrifice, justice, amour d'autrui, remords, on s'aper-
çoit qu'ils impliquent tous l'affirmation de l'altruisme ou de la res-
ponsabilité. Puisque c'est sur l'hypothèse du détachement de soi et
du libre arbitre que repose la conscience morale, il faut s'assurer de
la solidité de cette base. La liberté étant apparue déjà comme une
illusion métaphysique, on peut douter qu'elle ait en morale plus de
fondement. Mais la notion d'altruisme n'a pas encore subi la critique
de Nietzsche.
Il se pourrait que ce qu'on appelle action altruiste fût une action
où le mobile égoïste ne se révèle pas au premier abord. Le profit
qu'autrui retire de certains actes serait assez considérable pour dis-
simuler l'utilité moindre qu'en retire l'agent i. Nous serions ainsi
dupes, lorsque nous croyons au désintéressement, d'une illusion
égoïste. En tout cas, et à supposer que le désintéressement existe, il
faudrait l'esLimer sot, car quoi de plus sot que de subordonner sa
conduite à l'acquisition d'une louange dont la société nous leurre
pour nous faire besogner à son avantage. C'est d'une morale myope
que recommander d'avoir égard aux conséquences immédiates d'un
1. Der Wanderer u. s. Sch., 190.
CH. LE VKRiUKU. — FHedHch Nietzsche. 87
■acte par rapport au prochain : comme si le prochain, par cela seul
qu'il est autre valait plus que moi et méritait ma fréquente immola-
tion. Kn réalité, les hommes prônent si haut le sacrifice de régoïsme
pour la même raison qu'ils exaltent le travail : par crainte', et
parce que la sécurité est plus grande dans un groupe de vertueux
qu'absorbe leur tache.
Intéressée à ce que ses membres ne le soient pas, la société vante
l'amour qui fait sortir l'homme de lui-même et le porte à se dévouer.
L'amour a bonne réputation et cela se conçoit : aveugle plus que la
justice, il distribue ses dons au hasard, en sorte que chacun peut
espérer mettre à profit son manque de discernement -. Mais l'erreui'
commence lorsqu'on travestit en principe d'altruisme cet instinct
où l'analyse ne découvre rien que l'égoïsme. On aime lorsqu'on a
en soi des forces surabondantes qu'on veut exprimer. On désire être
aimé lorsqu'on ne se suffît pas à soi-même, qu'on a besoin de se
compléter par l'apport d'une énergie extérieure^. Ce qu'on aime chez
les autres, c'est l'opinion qu'on a d'eux, ce pourquoi l'on se figure
être aimé, c'est l'opinion qu'on voudrait concevoir de soi-même^. Il
y a, entre deux êtres qui s'aiment, un pacte tacite de réciproque
duperie, et le parti pris d'illusion qu'on observe dans les rapports
d'amour suffirait à en manifester le caractère intéressé. Mais cet
égoïsme foncier se décèle encore dans une habitude du langage
qui témoigne d'une orientation sentimentale. On dit des gens qui
s'aiment qu'ils sont les uns aux aux autres sympathiques ; or, la cou-
tume a dévié l'étymologie, et le mot sympathie présente un sens
altéré ; il est presque uniquement usité comme synonyme adouci de
pitié, c'est-à-dire que l'amour comporte le partage des douleurs
plus souvent que celui des joies ^; la joie en effet correspond à une
augmentation de puissance physique ou psychique, elle est un senti-
ment fortifiant au lieu que la douleur est anémiante. Alors, aimer,
c'est de l'égoïsme, puisque cela consiste à sympathiser avec la souf-
france, non avec le bonheur, et qu'on prétend connaître ses vrais
amis à leur attitude lorsqu'on est dans l'infortune. Bien entendu
l'argumentation serait sans portée si, suivant l'opinion commune, la
i. Morrjen,'., 173.
2. Menschl., I, 69.
3. Morrjenr., 145.
4. lôid., 379.
b. Menschl., II, 62.
88 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
douleur du compatissant était de même espèce que celle du malheu-
reux, mais c'est ce que Nietzsche n'admet pas '.
Retenons que le désintéressement, s'il n'est pas une sottise, est un
calcul de la crainte, et que l'amour, faux principe d'altruisme, n'est
que l'expression d'une force qui se dépense ou d'une faiblesse qui
s'étaye. Cette première analyse des sentiments moraux aboutit à
découvrir comme leur fond la même énergie égoïste, le même Mille
zur Macht où nous avons été déjà amenés parla critique de l'instinct
religieux et des préjugés métaphysiques.
A la force, on oppose la justice. Cependant elle n'en est qu'un
pseudonyme. Dans l'ancien troc, forme élémentaire de la réparation
juridique, on agréait la vengeance en rémunération du dommage,
on estimait donc le tort racheté lorsqu'il avait procuré à la partie
lésée la puissance de faire du mal, la volupté de dominer. Une puis-
sance amoindrie qui prétend se récupérer en s'affirmant supérieure
à l'auteur de son affaiblissement, c'est encore aujourd'hui le type des
relations dites de « justice ». Les rapports de justice en effet forment
un système de droits et de devoirs. On parle bien du droit comme
d'un pouvoir moral, et l'on semble ainsi avoir tellement affiné,
épuré, raréfié la force dans le droit, qu'il soit devenu trop subtil et
factice de l'y chercher encore. Mais voyons ce qu'il y a derrière les
mots. S'arroger un droit sur quelqu'un, c'est se prétendre en mesure
d'exiger de sa puissance une concession. Se reconnaître un devoir
envers quelqu'un, c'est se rendre compte du besoin qu'a sa puissance
de se compléter d'une certaine façon par un apport de la nôtre, et
consentir à cet apport. On ne se reconnait donc de devoir envers un
plus faible qu'autant que ce plus faible ne l'est que partiellement,
et pour ainsi dire d'un côté, qui est celui par où l'on est soi-même
plus fort. Mais on accepte le devoir comme à charge de revanche,
et sous la condition qu'il confère par réciprocité un droit. En d'au-
tres termes, le faible n'a de droit sur le plus fort qu'en tant qu'il se
trouve posséder, malgré sa faiblesse, le pouvoir de lui nuire d'une
certaine façon, autant qu'il a prise sur lui. Qu'on se figure deux cercles
représentant, l'un l'ensemble des virtualités qui composent ma force,
et l'autre la puissance d'autrui : autrui, par le droit qu'il s'attribue
sur moi, usurpe sur mon cercle, j'usurpe en réponse sur le sien par
le devoir que je me reconnais envers lui. Ainsi les relations de droit
i. Morgenr., 133.
CH. LE VERRIER. — Friedrich Nietzsche. 89
et de devoir expriment à chaque instant l'état réciproque de deux
puissances qui, se ménageant l'une l'autre, échangent des conces-
sions, ce qui suppose qu'elles se tiennent pour sensiblement équi-
valentes '. Mais qu'une disproportion notable se produise et leurs
rapports changeront d'aspect. L'absolument faible parlerait vaine-
ment de son droit, même y pensât-il. la justice n'existe pas pour
lui, la justice est un équilibre de forces.
Il y a une attitude morale dont il semble qu'on ne puisse rendre
compte en parlant d'une force qui s'exerce, puisqu'au contraire, dans
le cas de la soumission à un impératif catégorique, l'énergie indi-
viduelle se subordonne à une puissance extérieure et étrangère,
l'ordre inconditionné. Mais d'abord, il ne faut pas se représenter
l'origine de cet ordre comme rationnelle. Si l'on considère ce qu'il
y a de servile dans l'obéissance aveugle, on constate une analogie
entre le commandement maintenant intérieur, et celui qui naguère,
lorsque le nombre des esclaves était si grand comparé à celui des
maîtres, s'imposait de l'extérieur et par la force. Ainsi cet impératif
auquel on s'honore de se sacrifier, serait un résidu de despotisme,
ce penchant à l'obéissance dont on est fier, le résumé inné d'une
servitude séculaire-. Dans le mérite dont on s'enorgueillit, il existe
un élément de difficulté vaincue qui est imputable à la vanité : cela
nous flatte de passer, même à nos propres yeux, pour faire diffici-
lement ce que nous faisons habituellement et par conséquent bien'.
L'obligation est une invention vaniteuse, destinée à ennoblir la
servilité. Il y a d'ailleurs une puissance d'énergie à contrecarrer
ses instincts et c'est une façon d'employer sa force — façon malsaine
sans doute, mais d'un agrément qui se conçoit — que de la retourner
contre elle-même et de se vaincre, faute de pouvoir dominer sur
autrui. On ne voit donc pas que le Wille zur Macht fasse défaut dans
la morale de l'impératif catégorique. Ici comme partout, il est profon-
dément agissant. Mais il est gravement altéré ; c'est d'une psychiatrie
mesquine que cette recette uniforme à tout faire et à tout guérir qu'on
nomme le devoir. On se dispense, en posant des régies universelles et
fixes, de la peine que cela coûterait de s'adapter à chaque instant, par
un raisonnement souple, à la diversité des événements. 11 y a lieu de
se demander si l'impératif catégorique, dans sa rigide immutabilité,
{. Menschl., I, 92 et 03.
2. Morgenr., 207.
3. lenseits, 146.
90 .REVUE I>E MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
n'est pas une ressource dé la paresse. Exigera-t-on par contre que
l'action morale soit toujours pénible? Rien de plus funeste à la vie
que cette ingrate réaction contre la spontanéité ; rien qui dessèche
davantage les sources de l'énergie, qui conduise plus vite au
ramollissement des pauvres honteux qui ont peur du succès », peur
du plaisir et qui, par une trop consciencieuse pratique de Vautotomie,
en arrivent à l'anémie incurable. Refuge des paresseux, souvent
malsaine lorsqu'elle commande le sacrifice pour lui-même, la
morale de l'inconditionnel perd toute justification si l'on fait fléchir
l'impératif et qu'on le conçoive hypothétique. Car le bonheur est le
produit de circonstances tellement individuelles que ce serait un
non-sens de promulguer pour sa réalisation des lois universelles -.
On aurait le droit d'y songer, en simple logique, seulement s'il était
démontré que l'évolution universelle est un progrés, qu'elle a un
but, et si ce but était déterminé. C'est pour une raison analogue
qu'il faudrait se garder de la pitié. Supposé en effet qu'elle fût
possible, elle n'aboutirait qu'à doubler dans le monde la somme des
douleurs^ puisqu'aux souffrances immédiates et qui sont l'inévitable
accompagnement de la lutte pour la vie, viendraient s'ajouter des
souffrances par contre-coup^. Mais la pitié n'est pas possible en
tant que telle, c'est-à-dire que le fond n'en est pas, comme on le
dit, la sympathie, mais encore une fois l'appétit de dominer, le
Wille zur Macht. Le malheureux qui cherche à provoquer la pitié
ne veut rien autre que se prouver à soi-même qu'il lui reste malgré
sa faiblesse une puissance, celle de faire souffrir^ : le compatissant
est donc la victime de l'infortuné, qui peut en quelque façon se
sentir plus fort que lui puisqu'il lui fait du mal. Le compatissant
d'ailleurs n'exerce pas moins sa force lorsqu'il se montre accessible
à la pitié. D'abord, pour écarter toute conception mystique de la
sympathie, il faut se dire qu'elle n'a pas d'autre origine, en ce qui
concerne son caractère imitatif, que la crainte : intéressés, au point
de vue de notre salut et de notre bonheur, à être informés des dis-
positions de nos voisins les plus forts, et à nous y adapter, nous
avons pris l'habitude d'imiter leur contenance, leur pratique, et de
proche en proche leur attitude interne. S'adressant d'abord aux
1. Morfjenr., 400, 401.
2. Morgenr., 100.
3. IbicL, 137.
4. Menschl., I, 30.
CH. LE vKuniEK. — Friedrtch Nietzsche. 91
forts, la sympathie s'est étentluo aux faibles et est devenue vertu
sociale. On prétend partager la douleur comme la joie. Mais il est
aisé de démêler dans la pitié un élément de supériorité qui en révèle
le caractère malgré tout violent. Elle ne va pas sans mépris (et le
langage qu'elle parle suffirait à en témoigner), mépris dû à la supé-
riorité de notre situation sur celle du malheureux*. On jouit d'être
plus puissant qu'un autre, et l'on fait volontiers bénéficier de cet
avantage celui qui nous en procure l'agréable conscience.
Ne voyons-nous pas la pitié comme rebutée parle point d'honneur
que mettent certains misérables a ne pas se plaindre? Qui supporte
sa souffrance avec orgueil nous fait presque tort, en tous cas s'aliène
notre sympathie, car il se montre ainsi plus fort que sa douleur et
nous inflige le spectacle de son énergie au lieu de nous donner, avec
celui de sa faiblesse, l'occasion de croire à notre puissance.
Nous nous laissons donc duper par une sensiblerie niaise lorsque
nous croyons à la pitié. Pitié, impératif catégorique, désintéres-
sement, sacrifice, amour d'autrui, se réduisent à l'instinct de:
domination qui est seul réel et dont tous les sentiments dits moraux
ne sont que les apparences. On peut juger maintenant combien peu
l'on se connaît soi-même, quelles illusions on se forge sur les instincts
qui composent le caractère, et qu'on les nourrit à l'aveugle, puisqu'on
les ignore. Ainsi, leur devenir étant soumis au hasard, leur être
n'est pas moins fortuit*. Notre conscience ne saurait ni les former
ni les maîtriser. A quel titre alors nous estimerions-nous respon-
sables des actions auxquelles nous poussent ces forces inconnues?
La mauvaise conscience, le remords, sont une sottise impuissante,
injustifiable.
IV
Plus immédiatement qu'ils ne nous découvrent comme leur fond
l'essentiel Wille zur Macht, les sentiments moraux nous posent la
question du « jugement de valeur » qu'ils impliquent. L'instinct
nous fait nous décider pour tel ou tel mode d'action sans doute
parce que nous avons autrefois jugé, ou que nos ancêtres ont jugé,
certaines pratiques préférables à d'autres. Il représente les esti-
4. Morgenr., 135-138.
1. Morgenr., 119.
92 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
mations morales dont nous avons hérité ^ Le plus clair de cet
héritage se compose d'erreurs, car, agir, c'est resteindre, découper
dans l'ensemble infini du possible un seul groupe de motifs possibles
qu'on réalise à l'exclusion du reste. Ainsi nous n'avons de rien
qu'une vue partielle, parce qu'il faut vivre; d'un autre côté, cette
même nécessité de vivre qui limite notre vision l'altère, ne fût-ce
qu'en nous contraignant d'agir comme si nous voyions exactement
et totalement. Nous avons dû objectiver et prendre pour l'expression
même de la réalité morale les limites de notre action; les erreurs
sur la vie sont nécessaires à la vie; juger, c'est être injuste et se
tromper-. Il y a donc lieu de suspecter les principes de la morale
au moins au même titre que toute espèce de jugements, et d'en
scruter l'origine, pour s'assurer si elle est ou non viciée de la tare
radicale dont nous la soupçonnons atteinte. Comme les témoignages
historiques et philologiques manquent pour cette période initiale de
la « fabrication des idéaux », Nietzsche essaye d'y suppléer par une
méthode de reconstitution du complexe à partir d'éléments simples
et bien connus auxquels il a successivement recours, tant qu'enfin
il aboutisse à ces valeurs morales précisément qu'il s'agissait de
retrouver, et qui sont dès lors expliquées par génération. On
reconnaît là non seulement un emprunt aux méthodes de la chimie,
analogie qu'il a pris soin de signaler, mais l'influence manifeste
des théories génétiques de l'évolutionnisme anglais. Si Nietzsche
longtemps n'a rien innové sur ce point et professa pour les aban-
donner deux doctrines qui n'étaient pas vraiment siennes, du moins
finit-il par en formuler une plus originale : celle de V Herren-Moral
et de la Sklaven-Moral qu'on lui attribue souvent à l'exclusion des
deux autres, inexactement croyons-nous. A notre sens, le point de
vue de l'antithèse entre les maîtres et les esclaves comme rendant
compte des jugements de valeur se dégage de deux conceptions de
la Faculté d'oubli et de la morale de troupeau, qui parurent à
Nietzsche, l'une après l'autre et l'une avec l'autre, insuffisantes pour
expliquer l'illusion du bien.
Le problème étant : rendre compte., quant à leur genèse, de nos ju-
gements sur le bien, il faut essayer de le résoudre avec les données
les plus simples qui sont, Vindividuy sa volonté de puissance (recher-
1. Ibib., 35.
2. Menschl., I, 31 et 32.
CH. LE VEHUiEii. — Frxedrich Nietzsche. 93
che du plaisir) sa faculté de connaître, dont ou ne considérera que
l'aspect immédiatement subordonné à l'amour du plaisir : l'imagi-
nation qui combine, la mémoire qui conserve.
Ce qui nous intéresse dans une action, c'est beaucoup moins ses
motifs et le détail de sa production que ses résultats par rapport à
nous. C'est cela qu'il importe de retenir dans l'intérêt de la pratique
future : tout le reste peut être oublié. Ainsi s'explique l'illusion de la
flnalité : j'ai agi sans intention et dans toute la spontanéité d'un
amour de la puissance en exercice; mais mon acte me fut utile ou
nuisible, c'est-à-dire qu'il eut pour conséquence un accroissement ou
un amoindrissement de mon pouvoir. Voilà le caractère qui s'enre-
gistre dans la mémoire. Je croirai désormais avoir pris pour fin de
ma pratique ce qui n'en a été que le contre-coup : puis, par une
sorte de contagion entre la mémoire et l'imagination, je contracterai
l'habitude d'agir en vue de mon utilité comme fin. Ce qu'ont de
commun tous mes actes, c'est de m'être bons à quelque chose. Mais
ce à quoi ils me sont bons varie innombrablement et les difierencie :
ils ne se ressemblent qu'en ce qu'ils sont bons. Rien d'étonnant que
l'esprit s'attache à cette marque toujours répétée et passe du bon à
quelque chose au bon en soi, au bien, oubliant les relations diversifî-
catrices dont la mémoire est intéressée à ne pas se surcharger.
Ainsi, par une double opération d'oubli et de généralisation, se for-
merait l'idée du bien à partir de l'action utilitaire.
Ce genre d'erreur n'est pas sans analogie dans la connaissance : il
en constitue un procédé fréquent. Qu'on pense à l'illusion dont
témoignent certains jugements de causalité, tels que : la pierre est
dure, l'arbre est vert '. La pierre n'est pas dure, mais nous occa-
sionne une sensation que nous transportons hors de nous dans
l'objet senti et que nous posons comme cause de la modification
produite chez le sujet sentant. C'est qu'il est commode pour ce sujet
de raisonner comme si la cause de ses sensations lui était extérieure
et d'immobiliser dans le monde, théâtre de sa pratique, le souvenir
et la prévision de ses propres états. Cette même faculté d'objectiva-
tion née sous l'empire de la pratique, et le pouvoir d'oubli qu'elle
suppose, s'appliquent aux objets de notre action morale ■ à force de
mettre hors de nous ce qui nous est bon à quelque c^iose, nous le
concevons comme existant réellement et indépendant de nous; notre
1. Mensckl, 1, 39.
94 .REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
intérêt, notre bien, devient en soi bien. Mais on mésuse de l'oubli.
On n'en peut justifier l'emploi en disant qu'il abolit les différences et
transforme ainsi les utilités en Bien, le Bon a quelque chose en Bon
en soi, car si les actions se ressemblent par le fait d'être bonnes, il
est faux qu'elles différent par ce à quoi elles sont bonnes. Superfi-
ciellement, l'espèce d'utilité particulière à chacune paraît les distin-
guer, mais c'est à moi qu'elles sont utiles, à ma fondamentale
volonté de puissance qu'elles se rapportent toutes. Il n'y a donc
aucune raison pour que l'oubli s'attaque aux formes spéciales de
l'utilité si elles ne différent que d'apparence et s'identifient en leur
terme. C'est ici le défaut capital de cette argumentation : puisqu'on
subordonne le jeu de la faculté d'oubli aux nécessités de la pratique,
il est absurde et contradictoire de prétendre que l'oubli efface des
actions justement le caractère qu'il importe le plus d'en retenir :
leur utilité circonstanciée par rapport à nous.
Il faut s'adresser, pour légitimer cette abolition, à une puissance
que contrarie l'utilité individuelle. La collectivité est le nouvel élé-
ment d'explication génétique qui s'introduit ici : Moral ist heute
Beerden-Thier Moral ^
La collectivité a ses intérêts, auxquels il s'agit que ceux des per-
sonnes soient subordonnés. Elle a à se défendre contre l'action
égoïste. Pour ce faire, elle peut ou bien affirmer franchement la
moindre valeur de l'individu et exiger son sacrifice à la société, ou
bien, ce qui est plus radical et plus politique, nier la moralité de
toute action intéressée, identifier le bien et le désintéressement'^ (tra-
duisez le dévouement à l'ensemble). Ainsi la collectivité crée l'erreur
de l'altruisme, et c'est sous sa pression qu'opère l'oubH lorsqu'il
efface de la conscience morale la notion d'utilité individuelle. La
morale d'amour appartient comme l'altruisme à la morale de trou-
peau, mais n'en est pas tout à fait contemporaine; la sympathie
étant, on l'a vu, un sentiment dont on imite d'abord les manifestations
par crainte puis qu'on s'incorpore par autosuggestion ^ l'amour ne
peut naître au sein d'une collectivité qu'après que la crainte s'y est
produite, et celle-ci n'a de raison d'être qu'entre membres d'un corps
social dégagé des périls extérieurs, entre hommes qui, n'étant plus
1. lenseits, 202.
2. Der W. u. s. Sch., 40.
3. Morgenr., 142.
CH. LK VKimiEU. — Friedrich Nietzsche. 95
unis par la menace d'un danger commun, sont forcés d'avoir égard
les uns aux autres. L'altruisme nait en l'état de guerre, l'amour et la
pitié dans l'état de paix '.
Mais n'y a-t-il pas incompatibilité entre le nouvel élément géné-
tique qui vient d'être invoqué et celui qu'on lui donne pour rôle de
compléter? L'accord est-il concevable entre la volonté de puissance,
la tendance individuelle à jouir d'une part, et la réaction sociale
d'autre part, qui prétend se subordonner cette fière énergie? Nietz-
sche ne voit pas d'opposition irréductible entre le Wille ziir Marhl
et la morale de troupeau. Même a priori, il peut y avoir identité
entre le bien du troupeau et celui de chaque bête; on peut vouloir
du même coup le bien de la communauté dont on fait partie en vou-
lant le sien propre. Dans l'état idéal, l'égoïsme rejoindrait l'altruisme.
On trouve des subtituts de cet idéal : c'est ainsi que la même vanité
qui porte l'humble à s'exalter en ascète incline l'animal de troupeau
à simuler l'allruisme, de sorte qu'à la fin il l'éprouve réellement. Il
peut venir un temps ou la tête, cette partie la plus altruisée de
l'homme, et comme l'organe chargé de nous renseigner sur la
volonté sociale, ne contredira plus le cœur, lieu de l'énergie indivi-
duelle, du Wille zur Macht *. Nous constatons aujourd'hui le progrès
comme un fait, car nos trente premières années résument les trente
mille antérieures et nous profitons pour l'accroître de toute l'expé-
rience humaine. Quel but concevoir à ce progrès sinon une adapta-
tion de plus en plus parfaite aux conditions de la vie sociale, aux
lois de la Welt-Moral {\\ye les travailleurs actuels doivent se donner
pour tâche de déterminer '? Sans doute, Nietzsche rejeta ces idées
évolutionnistes, et Zarathustra n'a pas les mêmes rêves que l'auteur
de Humain, trop Humain. Mais il recourut longtemps à l'idée de
collectivité parce qu'elle lui était commode pour expliquer l'émission
des valeurs morales et qu'elle rendait compte, en outre, d'un certain
nombre de faits. Par exemple, c'est dans une collectivité que la morale
peut se présenter non seulement comme la science, mais comme la
règle des mœurs. La morale est normative parce qu'elle est sociale, et
que la volonté de l'individu doit se soumettre à la volonté plus forte
du nombre. De même s'explique le caractère conservateur et tradi-
tionnel des théories du Bien, et ce qu'on pourrait appeler l'immo-
1. lenseits, 201.
2. Menschl., Il, 198, (/. W. u. s. Sch., 183.
3. Menschl., 1, 25.
96 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
bilisme moral : la morale étant la codification des habitudes d'une
communauté, et de telles habitudes exprimant les conditions per-
manentes de la vie, innover en matière de morale, c'est attenter aux
intérêts sociaux'. Aussi le troupeau est hostile à l'inventeur qui
l'inquiète et trouble sa sécurité; il le flétrit du nom d'immoral et
décourage ses velléités par la menace de l'abandon. Or, comme il
peut arriver que l'inventeur, au lieu d'être un attardé', soit un pré-
curseur qui ait vu de nouvelles nécessités pratiques qu'il va falloir
que le troupeau reconnaisse et que le bétail subisse, on constate
que la société proclame principes moraux les idées qui, à leur
éclosion, lui avaient paru les plus dangereuses et détestables. Ainsi
n'v a-t-il entre la bonne et la mauvaise conscience que la différence
d'une estampille sociale qui dans le second cas fait défaut, n'a pas
encore été accordée. Les principes les plus incontestés furent
d'abord prohibés comme immoraux, et il n'y a rien de plus relatif
aux temps, aux lieux et aux peuples que les « vérités » qu'on
voudrait les plus universelles et immuables. Du même point de vue,
la vertu n'est qu'un sommeil ^, étant une habitude où s'endort la vive
conscience de l'intérêt individuel au profit du troupeau, qui pourtant
laisse assez transparaître son calcul, puisqu'il affirme essentiel à la
vertu le caractère de la continuité, ne la loue et ne la récompense
que dans la mesure où elle témoigne de la subordination de l'individu
au tout^ C'est duperie qu'une telle vertu, qui implique cette erreur
de se concevoir comme l'élément d'un tout, d'agir comme si l'on
était un moyen, et dont les degrés correspondent à la socialisation
plus ou moins achevée de la bête de troupeau.
Cette doctrine de la formation des valeurs par la collectivité ne
satisfait pas complètement Nietzsche parce qu'elle ne cadre ni avec
ses idées sur l'instinct ni avec ses observations sur le caractère
anti-naturel de certaines morales. Si en effet on ne part pas d'une
identité achevée entre l'utilité individuelle et l'utilité sociale, et si
l'on pose comme fin à l'évolution de réaliser cette identité par
une adaptation progressive, on méconnaît le rôle de l'instinct :
l'instinct, chez l'homme de troupeau est comme le résumé des
jugements de valeur que la société a émis. Il oriente le bétail, en le
dispensant de réfléchir, vers les fins qu'a voulues et qu'a dû vouloir
1. Menschl., I, 42, 96. II, 90; Morgenr., 9.
2. Mo?'genr., 9; Zarathustra, 40.
3. Lie frbhliche Wissenschaft, 21, 116.
r.ii. !,[■: VKiuuKU. — Friedrich Nietzsche. 97
\e troupeau. Il est donc parfaitement socialisé puisqu'il est origi-
nellement social, et il y a contradiction, dans un troupeau, à parler
de la recherche instinctive d'un bien qui ne serait pas le bien
commun. Si maintenant l'un accepte celte identification comme
donnée, alors on renonce a rendre raison de faits importants (|ui
s'inscrivent en faux contre un tel postulat. Il arrive que l'obligation
morale se présente avec le caractère d'une réaction contre notre
nature. Or, daqs une doctrine qui identifie l'instinct individuel et
l'instinct social, il serait absurde que l'un pût réagir contre l'autre.
On ne s'explique pas que la morale s'oppose à l'instinct dans un
troupeau où, {)ar définition, instinct et moralité ne devraient faire
qu'un. Ainsi, ou bien c'est la raison qui est morale : mais alors,
outre qu'on fait appel à une faculté de libre examen dont se
passerait volontiers le troupeau ', on enlève à ce dernier son instru-
ment le plus efficace, l'instinct; ou bien c'est l'instinct qui est
moral, et alors une notable partie du réel échappe à l'explication,
on ne sait plus pourquoi cela passe souvent pour une action morale
d'agir au rebours de l'instinct.
Ni les conditions de la connaissance individuelle, ni celles de
l'ccistence collective ne suffisant à légitimer le jugement de valeur,
il faut introduire un troisième élément de production, cette tendance
dynamique que révèlent au fond de nous la critique religieuse et
métaphysique aussi bien que l'analyse des sentiments moraux.
Supposons que la volonté de domination s'exerce au sein d'un groupe
social, elle aura pour effet de partager ce groupe en deux, les forts
et les faibles, la caste des maîtres et celle des esclaves.
Les maîtres donnent libre cours à leur énergie et en jouissent.
Tout ce qui est libre et fort est leur égal, ils se sentent en sympathie
avec ceux qui leur ressemblent, usant sans scrupule, puisque sans
sujétion de la vie et des hommes. Les maîtres ont entre eux des
rapports d'estime et d'honneur, se tenant réciproquement pour
« nobles ». Quant aux faibles, il les méprisent de n'avoir point la
liberté d'agir, et d'être soumis à la volonté d'autrui. Mais c'est là
une posture inférieure, avec laquelle ils ne peuvent pas sympathiser
puisqu'ils ne la connaissent que du dehors, non par expérience.
1. Il est à peine besoin de relever la eonlradicLion qu'il y a entra ce raison-
nement et ce qui a été dit plus haut de la raison faculté sociale. Nietzsche,
comme il lui arrive souvent, a exprimé les deux idées sans choisir. Il n'est rien
dont il se soit moins soucié que de concilier.
Kev. Mkta. t. IX. — 1901. 7
98 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Aussi le domaine du Verdchtlkh est-il chez eux tout relatif; l'idée
qu'ils en ont, complémentaire de leur idée du Vornehm. Eux-
mêmes sont forts et nobles, bons [gut). Le reste est abject, mépri-
sable, commun, populaire, simple (schlecht) '. Le schlecht est ce
qui n'est pas gui, ce qui existe, mais d'une vie moindre, moins
luxuriante et comme dégradée.
On voit par là pourquoi Tévolutionnisme utilitaire ne pouvait
rendre compte de la formation des valeurs : il partait d'un point de
vue faux. Ce n'est pas aux actions que vient s'ajouter par un pro-
cessus mental, lent, compliqué et malaisé à concevoir le caractère
de la moralité; mais ce sont les agents qui commencent par s'affirmer
eux-mêmes, parce qu'ils se sentent tels « forts, nobles et bons » ^
Le concept de premier rang d'abord pris dans le sens politique, se
résoud ultérieurement en concept de premier rang pris dans le sens
moral » (Geneal. 6).
Pour l'esclave, le maître est malfaisant. 11 nuit, non point par
méchanceté, car il n'a pas le dessein formé de faire du mal '% mais
par insouciance, incapacité de se représenter une manière d'être
trop différente de la sienne et d'évaluer la souffrance que pourra
occasionner chez le faible lésé l'exercice de sa force. Le maître se
manifeste donc « mauvais ennemi ». Et comme la souffrance cherche
à anéantir sa cause, la réaction de l'esclave contre le maître lui fait
affirmer, contre le mal dont il souffre, un bien qui en est la négation,
La catégorie du mal , peut-on dire, chez les esclaves, coïncide avec
la catégorie du bien chez les maîtres. Le gut de la morale des forts,
c'est-à-dire l'épanouissement joyeux et sans scrupules de leur force,
c'est exactement le base de la morale des faibles ^. Réciproque-
ment ce que les maîtres qualifient de schlecht, les esclaves l'exaltent
sous le nom de gut, c'est-à-dire qu'ils érigent en bien ce qui est
en effet bon pour eux, les vertus de résignation et de pitié dont
leur humilité leur fait une condition de vie nécessaire. Ainsi ce qui
est positif et primitif, dans la morale des esclaves, c'est le concept
ultérieur et négatif, à l'inverse de ce qui a lieu chez les maîtres.
On s'explique alors que la règle morale soit si souvent une réac-
1. lenseits, 240.
2. Geneal., 4.
3. Geneal., 2.
4. Menschl.. I, 81, 103.
3. Geneal., 11.
CH. LE VERRIER. — Friedrich Nietzsche. 99
tion contre l'instinct. Forts et faibles ont, au fond, une nature ana-
logue, un même Wille zur Machl, qui cherche à se satisfaire. Mais,
chez les premiers, il y arrive, sans se briser sur les obstacles, et alors
jouit de lui-même et se félicite, tandis que la volonté des seconds,
trop débile, répudie les satisfactions qu'elle n'a pu conquérir et,
morbide, pervertit les sains par manière de revanche en leur persua-
dant que la nature est immorale, qu'il faut la corriger par l'altruisme
ou l'obéissance aux préceptes rationnels. L'impératif en morale est
une vengeance d'esclaves '.
Telle étant l'histoire des notions morales, un renversement de ces
valeurs mensongères s'impose, non point comme une obligation ni
commme une préférence, mais comme une nécessité. L'acte par
lequel l'esprit prend conscience des illusions dont il fut longtemps la
dupe, et celui par lequel il les rejette loin de lui ne se distinguent
pas. La transvaluation est inséparable de la critique. Une volonté de
puissance longtemps assez inconsciente de soi pour s'exprimer en
des erreurs qui la dénaturent et dont le système forme les religions,
les métaphysiques et les morales, mais qui, avertie désormais, va
s'employer en toute joie et simplicité à créer des valeurs nouvelles,
voilà ce que révèlent à l'examen les idées de Dieu, de la Vérité et du
Bien. La théorie du Sur-homme et du Retour éternel organise en
principes de pratiques les éléments d'explication qu'a dégagés la
recherche critique.
Gh. Le Verrier.
1. Geneal., 10.
H. DELACROIX
LE MYSTICISME SPÉCULATIF EN ALLEMAGNE
AU XIV^ SIÈCLE
MAITRE ECKART'
Le mysticisme est moins une philosophie qu'une tournure d'esprit.
De tout temps il s'est trouvé, dans l'enceinte comme au dehors des
écoles, des natures sentimentales et ardentes, impatientes des len-
teurs et des subtilités de la raison discursive, et qui ont espéré se
rapprocher plus sûrement de l'absolu par les rapides démarches du
sentiment ou de l'intuition rationnelle. Il serait même arbitraire de
réserver exclusivement le nom de mystiques à une catégorie unique
de métaphysiciens; le mysticisme pénètre par endroits la pensée des
esprits les plus positifs. L'adversaire du mystique Fénelon, Bossuet,
a eu, dans les Méditations sur rÉvcmgile et dans les Éléoaiions des
élans mystiques; A. Comte lui-même ne fut pas étrangère une sorte
d'extase mystique dans les dernières années de sa vie. 11 n'en existe
pas moins, à travers l'histoire des idées, une lignée mystique qui,
pour n'être ni parfaitement une ni très nettement délimitée, offre
cependant une continuité historique indéniable et reconnaît ce prin-
cipe commun : l'esprit peut_ s'élever, au-delà de l'apparence, à
l'aperception de l'être absolu, source de toute essence et de toute
connaissance.
Cette continuité, d'ailleurs, est inégalement apparente. Tantôt le
mysticisme se résume en un grand nom, Plotin, Proclus, Scot Éri-
gène, Eckart. D'autres fois, tendance impersonnelle et plus ou moins
1. Thèse de doctorat, 1 vol. in-8, xvi-287 p., Paris, Alcan, 1900.
TH. ULYSSES. — Le mysticisme spéculatif en Allemagne, loi
consistante, il s'identifie au sentiment religieux et vivifie ou déforme
la piété populaire.
Tel est, précisément, l'intérêt du livre de M. H. Delacroix, d'avoir
découpé dans l'histoire du mysticisme une période assez vaste pour
montrer successivement ce double aspect, personnel et anonyme, du
mysticisme. De Scot Ërigène, qu'il prend pour point de départ, à
maître Eckart, auquel il aboutit, plus de quatre siècles s'écoulent,
du milieu du neuvième au commencement du quatorzième. Entre les
deux, plus près, il est vrai, du second que du premier, le mysticisme,
à défaut de protagonistes éminents, est représente par les sectes des
Amalriciens et des Orllibiens et surtout par les bandes très nom-
breuses et indisciplinées des Beghards. Ce n'est donc pas seulement
à une importante renaissance du néo- platonisme théorique que
nous initie le livre de M. Delacroix; il nous ouvre aussi un chapitre,
et l'un des plus curieux, de l'histoire morale et religieuse du
moyen âge allemand. Sans doute il n'échappe pas à l'inconvénient
ordinaire de ce genre d'études, qui est de découper artificiellement
un fragment d'un tout continu sans déterminer avec une suffisante
précision les attaches qui le relient au passé. La période même
qu'embrasse M. Delacroix ne présente pas une grande unité, puis-
qu'il n'est nullement établi qu'Eckart ait connu Erigène ou en ait
subi l'influence, et que tous deux n'ont peut-être d'autre lien de filia-
tion que de s'être inspirés l'un et l'autre des écrits de l'Aréopagite.
Mais la pauvreté des informations recueillies par les érudits est ici
seule en cause, et M. Delacroix a suffisamment mis en relief la
parenté logique de ses héros pour que l'unité de son livre ne soufTre
pas outre mesure de l'incohérence historique des documents.
Essayons maintenant de résumer à grands traits, d'après M. Dela-
croix, le progrès de l'idée mystique du ix'^ au xiv® siècle.
Scot Erigène avait traduit en latin les ouvrages faussement attri-
buées à Denys l'Aréopagite et adopté les conclusions essentielles de
ce dépositaire du néo -platonisme. Dieu est l'Unité et l'Absolu
qu'aucun attribut ne détermine. Aucune affirmation positive n'atteint
sa réalité, et toute affirmation négative est vraie en quelque manière
en supprimant de lui ce que le langage peut exprimer. Toute déter-
mination affirmée de Dieu n'est qu'un artifice de l'entendement. De
là l'idéalisme qui domine toute cette philosophie. « La notion d'une
chose n'est pas différente de la chose même » (p. 25). Les personnes
de la divinité ne sont pas des modes de la substance divine, mais des
102 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
manières dont l'esprit, en analysant des propres facultés, se repré-
sente les rapports divers de l'incréé au créé. De même, la diversité
des choses naturelles se confond avec la diversité des notions et des
concepts dans l'entendement humain. « C'est donc en la pensée
humaine que toutes ces choses sont créées. Elle se confond avec le
Verbe, elle est le Verbe... » (p. 25), et cette idée de la déification de
l'homme se retrouvera plus d'une fois chez les successeurs d'Érigène.
Ainsi se comble Fintervalle qui sépare la nature et l'homme de
l'absolu. L'Etre se continue dans le monde a travers l'esprit humain,
véritable médiateur entre l'absolu et le relatif. Mais entre l'homme
et Dieu, il n'y a point de médiateur; c'est en lui-même que l'homme
trouve Dieu et la raison des choses. Aussi le Christ et son Eglise ne
sont-ils plus que des symboles propres à exprimer au vulgaire la
solidarité de l'absolu et de la créature. Rien ne peut empêcher l'esprit
de s'élever, par delà la foi, à l'intellection de l'Être.
D'Érigène à Amaury de Bène, plus de trois siècles s'écoulent, et
l'on se prend à regretter que M. Delacroix n'ait pas cherché à déter-
miner quelques points de repère dans cette période obscure. Est-il si
évident qu'il l'admet que l'influence des Arabes, celle notamment du
Fons vitœ, ait été étrangère à la formation de la théorie amalri-
cienne? N'est-il pas vraisemblable surtout qu'Amaury a ressenti
l'action plus ou moins directe de son compatriote, le Beauceron
Bernard de Chartres, mort moins d'un demi-siècle avant lui? Les
accusations du chancelier de Paris, toutes formelles qu'elles sont,
peuvent n'être pas absolument probantes au sujet d'un théolo-
gien dont aucun écrit n'est parvenu jusqu'à nous, car ces accusa-
lions sont d'un adversaire, d'un juge qui a pu trouver commode de
ramener les propositions suspectes d'Amaury à un type d'hérésie
connu et déjà condamné. Elles laissent ouverte au moins la question
de savoir si l'enseignement oral n'a pas contribué à transmettre le
mysticisme d'Erigène à Amaury, en un temps où la scolastique
n'avait pas encore reçu sa forme officielle et définitive. Quoiqu'il en
soit, les principales thèses amalriciennes sont bien celles d'Erigène.
Tout ce qui est est un, en tant que fondé sur l'être divin. Le divin
pénètre toute chose, homme et nature; il naît et meurt en toutes
choses. Aussi la connaissance et la possession de Dieu ne supposent-
elles point nécessairement la médiation du dogme et des sacrements.
Il n'y a d'autre sanctification que celle qui s'opère dans la recon-
naissance de l'Esprit divin par l'esprit humain qui en dérive. Cette
TH. UUYSSEN. — Le mysticisme spéculatif en Allemagne. 103
connaissance assure l'affranchisement graduel de l'Espril saint. Au
début, le Père seul régnait, dans la dure loi mosaïque; puis le Fils a
adouci la vieille loi; enfin l'Esprit abroge la loi qui pèse sur les cons-
ciences, et chaque homme peut trouver directement en lui-même la
révélation du divin qui le sanctifie et le sauve. Les Amalriciens
s'imaginaient que l'Esprit s'était incarné pour la première fois dans
leur secte, et que sa présence en eux leur était un sûr ^rant de sain-
teté; ils semblent même avoir admis, — comme les stoïciens le
disaient du Sage, — que celui qu'anime l'Esprit peut se livrer sans
remords à toutes les joies sensuelles, spiritualisées par la présence
du divin. Ces conclusions hardies ne tarderont pas à trouver, dans
les couches populaires, des sectateurs complaisants.
C'est à l'Est, sur les bords du Rhin, que M. Delacroix nous conduit
pour repérer le courant mystique qui le conduira à Eckart, Ici
encore, la transition est plus logique qu'historique, et M. Delacroix
a dû regretter tout le premier l'absence de preuve permettant d'éta-
hlir que les frères du Nouvel Esprit ou du Libre Esprit d'Alsace sont
des transfuges de l'amalricianisme persécuté. La concordance des
dates autorise tout au moins l'hypothèse. Mêmes obscurités sur la
parenté qui unit cette secte avec celle des disciples d'Ortlieb de Stras-
bourg. M. Delacroix a raison, croyons-nous, de voir dans les frères
du Nouvel Esprit et dans les Ortlibiens deux variétés d'une même
espèce, séparés plutôt par la différence des mœurs que par l'opposi-
tion des doctrines. Les uns et les autres admettent, au-dessus de la
religion traditionnelle et littérale, une libre religion qui supprime
tout médiateur entre l'homme et Dieu, proclame l'inanité des sacre-
ments, et réduit le Christ au rôle de modèle de la sainteté. Mais les
Ortlibiens conservaient, comme nécessaire à l'affranchissement de
l'Esprit, la mortification de la chair; les frères du Nouvel Esprit
voient au contraire dans le jeûne et la prière un asservissement de
l'h^sprit à des rites matériels. L'Esprit est liberté, et ceux qui ont pris
conscience de la présence de l'Esprit en eux deviennent libres du
péché dans leurs œuvres; « leur acte sanctifie leur action » (p. 62).
Dieu agit en eux et par eux, et le désir n'est que l'expansion de l'Es-
prit vivant. L'instinct a sa noblesse et, dès lors, aucun des actes de
la chair n'est répréhensible chez le disciple de l'Esprit. Il peut à son
gré forniquer et voler.
Cette morale « à la fois très abstraite et très lâche », séduisant les
uns par la hauteur de ses principes et les autres par l'élasticité de
104 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
SCS maximes, eut un profond retentissement dans la période de fer-
mentation religieuse intense qui commence à la fin du treizième
siècle, et trouva un terrain de culture particulièrement favorable
parmi les béghards et les béguines. M. Delacroix a écrit deux
excellents chapitres d'histoire sur ces associations singulières
d'hommes ou de femmes , qui ont pullulé sur les bords du Rhin
et dans les Flandres . Il en a bien distingué les types divers :
vastes associations de femmes riches, méditant la religion dans une
retraite demi-mondaine et se laissant bercer par la parole mystique
de savants dominicains; groupes restreints de recluses vivant de cha-
rités, bandes de prédicateurs vagabonds et mendiants, pratiquant à
la lettre la pauvreté évangéiique , adversaires fanatiques d'une
Église plus attachée au siècle qu'à l'esprit de l'Évangile, i^ectateurs
d'une morale cynique qui ne connaît d'autre loi que la libre recherche
de toutes les jouissances. La confession d'un certain Jean de Brtinn
jette d'étranges lueurs sur les aberrations morales auxquelles peut
conduire cette thèse que l'homme, une fois affranchi de la chair par
la mortification, peut céder ensuite à tous les mouvements des sens,
qui sont désormais la manifestation de l'Esprit dont il est plein, et il
est fort heureux que le latin des citations de M. Delacroix puisse
braver la malhonnêteté des aveux du béghard repentant. On com-
prend que les papes aient eu de gros embarras pour réduire une
secte qui mêlait si étroitement l'orthodoxie et l'hérésie, les vertus
évangéliques et les vices du siècle. L'Inquisition eut grand peine à
en triompher.
Il est établi que maître Eckart prêcha à Strasbourg dans les cou-
vents de femmes, et il est vraisemblable qu'il se trouva des béguinea
au nombre de ses auditrices et de ses pénitentes. Un poème d'une
dominicaine de Strasbourg, dont M. Delacroix cite un curieux frag-
ment, nous donne une idée de l'impression qu'exerçait sur une ima-
gination de femme la suave éloquence du maître : « 11 veut parler
du néant; qui ne le comprend, celui-là peut se plaindre à Dieu de
n'avoir pas été illuminé par la parole divine. » (P. 144.)
Ainsi se trouve établie la transition entre le mysticisme populaire
et la philosophie du penseur dont la physionomie domine de très
haut la thèse de M. Delacroix. Eckart prêcha d'ailleurs aux foules,
aussi bien que devant les clercs, et c'est dans ses sermons qu'il faut
rechercher sa doctrine. M. Delacroix a tiré le plus heureux parti des
découvertes de PfeilTer (t. II des Deutsche Mysliker des XIV^""^
TH. RUYSSKN. — Le wyslicisme spéculatif en Allemagne. 105
Iahi-huudi')'ls, ISoT;, qui a trouve et édité HO sermons et quelques
traités, en langue allemande, et de celles du P. Denifle, auquel
nous devons d'importants fragments latins de VOpus Iriparlilitm
d'Kckart. [Archir fin- IJlontlur iind Kirrlieiigeschickfe des MilleJal-
tei's, Berlin, 1885). Résumons brièvement l'expose de la doctrine
eckartienne.
Ce n'est plus à Érigène ni aux Amalriciens, c'est à PloLin même,
à Proclus et à Denys l'Aréopagite (il cite ce dernier une centaine
de fois), qu'il faut remonter pour retrouver la vraie source de l'ins-
piration d'Eckart. Comme les grands Néo-Platoniciens, il place au-
dessus do l'intelligibilité et de l'Être l'Unité primordi.de (p 240), au-
dessus de Dieu, la Divinilé qui ne connait rien et ne se connaît pas
soi-même » (p. 175), en qui s'efTace toute distinction d'être ou de
personnes. Ce Néant n'est pas le pur non-être, il n'a pas de déter-
mination, de forme, mais il est riche de toute forme et de toute
détermination. De lui rien ne peut être nié, il est l'affirmation par
excellence, la substance unique, la vie en soi, supérieure à toutes ses
manifestations.
Mais comment cette « nature innaturée nature-t-elle la nature
naturée »? L'Unité absolue ne saurait sortir d'elle-même pour
engendrer; la divinité est enfermée en soi. Cette impuissance à
s'extérioriser est précisément ce qui fait qu'elle revient sur soi et ce
reploiement de l'Unité sur elle-même est l'image [das Bild) par
laquelle elle se révèle et devient intelligible à elle-même. Or dans
cet acte se dégagent, à la fois distincts et étroitement unis, le sujet
et l'objet. Le sujet, antérieur logiquement à l'objet de la connais-
sance, est le Père; l'objet qui en procède est le Fils, et l'union
ineffable de l'objet et du sujet est l'Esprit. La Genèse du Fils est
ainsi l'acte éternel par lequel le Père prend conscience du fond
intelligible de sa divinité, et la fusion interne de ces éléments
unifie le Père et le Fils en une même vie spirituelle.
En engendrant le Fils, c'est-à-dire son propre entendement, le
Père crée du même coup toutes les essences intelligibles, dont cet
entendement est le lien, et qui sont les principes des choses créées.
« Le principe créateur est donc l'intelligence, la pensée est le prin-
cipe du monde » (p. 186), car la raison des choses est leur idée.
C'est donc en un sens purement abstrait qu'on peut parler de créa-
tion ex niliilo, par l'opposition logi([ue des êtres et du non-être. En
fait « nul instant ne sépare de l'existence de Dieu la naissance des
106 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
choses » ; l'Être enferme éternellement ce qui est, il est indistinct de
ce qui est.
Il en résulte que, comme toute créature, l'âme est de nature
divine, avec cette différence que pouvant se replier sur elle-même,
elle est appelée à prendre conscience de son identité avec Dieu. Ce
retour de l'àme sur elle-même a des degrés; l'entendement {Ver-
stândniss) ne s'élève pas au-dessus des idées, il saisit l'essence; la
raison [Vernunftigkeit), par delà l'essence, aperçoit l'Être en soi, sans
image, sans formes. En réalité c'est Dieu même qui, dans l'âme, fait
retour sur lui-même et se pense, et dans cette pensée, aperçoit
l'union de tout être en l'Être. « Les hommes diffèrent selon la chair
et selon la naissance; mais selon la pensée ils sont un seul homme;
et cet homme est le Christ et le Verbe », puisque le Fils n'est autre
que la Pensée divine.
Si l'âme est d'essence divine, toute sa vie doit se développer à la
recherche de la divinité. La science est le chemin de ce retour de
l'àme à son principe, qui ne suppose aucune rédemption spéciale,
aucune médiation miraculeuse entre l'homme et Dieu. Dieu n'est
jamais séparé de la créature; mais la créature peut-être inégale-
ment éclairée sur sa participation au divin. Les plaisirs sensibles dis-
persent l'âme et l'égarant hors de sa vraie voie; aussi toute volupté
s'achève-t-elle en déception. « Dans tout amour, il y a quelque
chose qui contrarie et comme une douleur qui repousse » (p. 209). La
première démarche de l'effort mystique sera donc l'apaisement des
sens, la pacification des forces vitales par des exercices modérés et
harmonieux. La seconde est la prière, le sacrement, la dévotion au
Christ fait homme. Mais cette piété toute matérielle n'est qu'un
progrès provisoire et deviendrait, pour qui s'y attarderait, un
obstacle à la vraie vie spirituelle. A celui-là seul qui devient indiffé-
rent à toute réalité sensible, qui fait « abstraction » {Abgeschiedenheit)
de son être propre, qui s'isole dans le silence et l'inaction, à
celui-là Dieu se donne pleinement. « C'est ainsi, au fond de l'âme, la
bienheureuse absorption en le néant divin. Tout ce que le procès de
la vie divine avait développé se reploie et se rassemble. Le Monde
revient à sa source, l'Être à son origine, la vie éternelle commence
et s'étend dans un repos sans fin. » (P. 215.)
Toutefois, de même qu'en Dieu mouvement et repos s'impliquent
dans une perpétuelle réciprocité, de même l'àme oscille entre le
repos de la vie antérieure et l'agitation de la vie sensible. Si l'àme
TH. RUYSSEN. — Le mysticisme spéculatif en Allemagne. 107
se perdait dans la contemplation, elle oublierait et laisserait dépérir
le corps qu'elle anime. La conclusion morale du système d'Eckarl,
— qu'on regrette que M. Delacroix n'ait guère qu'indiquée, — n'est
donc pas l'ascétisme absolu. L'âme sanclifiée continue à vivre et à
agir par les œuvres dans le monde sensible, sans rien perdre de
son calme et de sa félicité.
M. Delacroix termine son livre en indiquant avec précision l'ori-
ginalité d'Eckart vis-à-vis de ses devanciers et de la scolastique
con temporaine. Les néo- platoniciens, et en particulier l'Aréopagite,
dont Eckart procède intimement, avaient posé la substance absolue
à l'écart de l'univers, et, pour expliquer le passage de l'un au divers,
de l'incréé au créé, l'Aréopagite supposait en Dieu une surabon-
dance de vie, une expansion de « Bonté » ; Eckart pose bien la
substance absolue au-dessus de l'Univers, mais il admet que l'Etre
se réalise dans la créature, non par bonté, mais par nécessité. C'est
de la réflexion nécessaire de l'un sur lui-même que jaillit l'entende-
ment, l'image (Bikl) qui enferme les types éternels de toute réalité.
La Pensée et l'univers sont nécessairement unis entre eux comme le
sujet et l'objet; « l'existence se constitue par le développement de
l'essence » (p. 2o.o). Eckart a donc fait effort pour rattacher le phéno-
mène à l'absolu par un lien moins factice que l'idée de bonté et de
création arbitraire.
Mais ce même progrès, qui lui donne l'avance sur ses devanciers
mystiques, devait le mettre en conflit avec la philosophie de l'école.
Au XIV® siècle, la puissante autorité de Saint Thomas et d'Albert le
grand venait de déterminer, sur la base de l'aristotélisme renouvelé
par les Arabes et les Juifs, les rapports de la raison et de la foi :
NalwYilis ratio subservit fidri; le christianisme n'est point contraire
à la raison, mais il apporte à la raison des solutions toutes faites
que celle-ci ne saurait découvrir d'elle-même. La raison se meut
dans le créé et remonte, avec Aristote, à l'idée du créateur unique
et personnel; mais la révélation lui enseigne seule le dogme de la
Trinité divine. — La Trinité est intelligible, répond Eckart. — Le
monde a commencé dans le temps, par un acte libre de Dieu,
enseigne Saint Thomas. — Il n'y a pas de création au sens propre
ni de « substances secondes » réplique Eckart; l'Univers est éternel
comme l'Être dont il procède; il est un stade logique, et non tem-
porel, du procès divin. — Entre le créateur et l'homme déchu, la
médiation n'est possible que par l'intervention du Fils engendré
108 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
dans la chair ou de l'Église qui perpétue celte incarnation. — A cette
thèse orthodoxe, Eckart oppose celle-ci, que l'homme bon est le
véritable fîls de Dieu. C'est dans l'âme en voie de retour vers son
principe que s'opère la réconciliation du divin et du créé. Aucune
intervention n'est nécessaire dans un système où le divin pénètre
et anime indissolublement toute réalité.
Le désaccord était donc profond entre la nouvelle philosophie
officielle de l'Église et l'esprit de la doctrine d'Eckart. Sans doute
Eckart était un moine pieux : dénoncé par l'archevêque de Cologne,
il protesta hautement de son horreur de l'hérésie, et l'on peut croire
qu'il était de bonne foi. Mais, à son insu peut-être, il entendait les
termes de l'orthodoxie en un sens autre que ses adversaires '. Pour
lui, la révélation était tout intérieure; si Dieu se révèle à l'âme,
c'est qu'il est l'âme même. Il ne pouvait admettre qu'une révélation
extérieure le rapprochât plus du divin que le retour intérieur de
l'âme vers sa source divine. En face de l'autorité, Eckart, comme
tous les mystiques, représentait, sans le savoir peut-être, l'effort
indéfectible de la pensée libre et individuelle : il mourut juste à
temps pour ne pas connaître sa condamnation.
La brève analyse qui précède ne saurait dispenser aucun lecteur
de lire la belle étude de M. Delacroix. On y trouvera ce dont un
compte rendu ne peut guère donner l'impression: autant de discré-
tion que de solidité dans l'érudition, une allure de style aisée et
parfois entraînante, enfin et surtout une intelligente sympathie pour
les hommes et les idées. Et pourtant, à ce livre si attachant il
manque, croyons-nous, un élément qui en eût rehaussé la valeur
philosophique : une mise au point des conceptions et du langage
même de la philosophie moderne.
Qu'est-ce à dire? Qu'une monographie sur Descartes, Leibniz,
Hume, ou même sur Socrate ou Aristote afTecte un caractère pure-
ment historique; que le critique se borne à une reconstitution
intérieure de la vie de ces systèmes, rien de mieux. Ceux-là sont
restés des modernes; notre pensée est l'héritière et la continuatrice
de la leur; l'exposition de leurs erreurs mêmes nous révèle un
1. « On a l'impression que beaucoup de ces çrens, dit justement .M. Delacroix,
s'étaient habitués à penser, si l'on peut dire, bilatéralement, à réaliser dans leur
esprit les deux ordres de vérité, cette distinction singulière d'une logique
ordinaire et d'une logique supérieure de la raison ou de la foi ». (P. 230.)
TH. nuYSSEN. — Le mysticisme spéculatif en Allemagne. 109
moment nécessaire du progrès de la pensée. En est-il de même du
mysticisme? Vis-à-vis des mystiques, nous éprouvons deux senti-
ments contraires, également vifs. Nous admirons en eux l'extraordi-
naire intensité d'une vie spirituelle, dont le reflet a souvent même
illuminé leur vie; mais nous restons inquiets, méfiants, nous ne
sommes pas assurés de parler la même langue, d'entendre les
mêmes sens sous les mêmes termes. Le mystique se pose volontiers
comme un aristocrate de la pensée; il établit une hiérarchie dans
les modes de l'intelligence. Ne s'élève pas qui veut aux plus hauts
degrés de cette noblesse; il y faut une initiation, et des combats. Et
cependant le mystique qui croit s'être élevé à l'intuition intelligible
continue, de toute nécessité, à employer les symboles créés par l'en-
tendement pour exprimer le sensible. Il suit un sentier périlleux
entre des sommets sublimes et des abîmes d'incohérence, et l'histo-
rien du mysticisme, soit respect, soit sympathie pour ses héros, se
borne trop volontiers à rééditer des formules décevantes ou à en
parer le vide de métaphores plus poétiques que précises. « L'Unité
se fonde sur elle-même... l'être s'échappe à soi-même... » On nous
parle d'un néant qui « n'est pas la pure privation de l'Être » d'une
« nature innaturée ». J'avoue ne pas comprendre pourquoi l'Unité
absolument indéterminée revient nécessairement sur soi parce
qu'elle est impuissante à s'extérioriser, ni ce qu'est une « loi impla-
cable » qui est « Beauté », ni comment « le mouvement divin est
au fond le repos ». Pense-t-on tirer aucune clarté de métaphores
telles que : « Doucement bercée an rytlime de son être, elle (la
Divinité) dessine l'harmonie de la raison, la variété de la nature...
Dieu y fleurit (dans la raison), il y verdoie selon sa toute divinité. »
Je sais toute la perfidie qu'il peut y avoir à isoler un lamlieau de
phrase du contexte qui le met en valeur, et je suis bien loin de faire
un grief à M. Delacroix de la disproportion de tout Inngage humain
et de l'objet qu'ont osé aborder les mystiques. Aussi n'ai-je formulé
cette critique, d'apparence toute littéraire, que pour arriver à celle-
ci, qui touche à la méthode : si, comme je le crois, il y a dans le
mysticisme, une âme de profonde vérité, pourquoi s'en tenir, pour
nous la faire entrevoir, au vocabulaire nébuleux, aux approximations
poétiques des mystiques? Pourquoi ne pas tenter la critique j)si/c}io-
logique de l'état d'âme du mystique! Qu'est-ce au juste que la difïe-
rence entre Tentendement et la raison? Y a-t-il une intuition intel-
ligible? Le mystique ne transporte-t-il pas arbitrairement dans
110 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
l'absolu le processus antérieur de sa propre pensée, etc.? Pourquoi,
en un mot, ne pas refaire pour le mystique spéculatif l'analyse
célèbre du mysticisme extatique faite par M. Ribot, d'après les pré-
cieuses confidences de sainte Thérèse? Tant que cette analyse res-
tera à faire, — et il y faudrait sans doute une rare pénétration de
psychologue, — on pourra se demander avec inquiétude s'il y a au
fond du mysticisme mieux qu'une creuse logomachie. Les uns, avec
Kant, n'y verront que le rêve maladif [Schwârmerei) d'esprits mal
équilibrés et nieront que l'entendement ou la raison puisse déter-
miner aucune réalité au-delà du phénomène. D'autres, avec Scho-
penhauer, renonçant à dialectique rationelle, croiront atteindre
l'absolu par la réflexion sur la vie en plongeant dans les profondeurs
inconscientes du sentiment. Et n'est-il pas remarquable que Scho-
penhauer et Kant apparaissent précisément comme les adversaires
les plus puissants et, en définitive, les plus heureux, des grands
spéculatifs allemands qui furent il y a un siècle, — M. Delacroix l'a
justement noté, — les véritables et imprudents continuateurs de
Plcrtin, d'Érigène et d'Eckart?
Th. Ruyssen.
QUESTIONS PRATIQUES
LE CULTE DE LA RAISON
COMME FONDEMENT DE LA RÉPUBLIQUE
'CONFERENCE POPULAIRE)
Tout gouvernement qui n'est pas la République est exactement
représenté par l'image du pasteur et du troupeau. Le pasteur
protège ses moutons, il a des chiens pour cela. Mais il tond les
moutons. Les moutons vivent non pour eux, mais pour lui. Or on
voit bien comment le pasteur reste pasteur de son troupeau : les
moutons n'ont ni dents ni griffes. Mais on ne voit pas comment un
roi ou un petit nombre de gouvernants peuvent gouverner par la
force un peuple d'hommes. Un tel gouvernement est à vrai dire
impossible. Pour que les hommes qui le subissent en soient débar-
rassés il suffit qu'ils le veuillent; car, étant le nombre, ils sont la
force. Oui, cela est étrange, mais c'est ainsi, aucun despote ne
gouverne par la force.
Mais il y a une condition de l'existence du despotisme, qui peut le
faire durer indéfiniment si elle est remplie, c'est la confiance. Si le
peuple croit que le roi est fait pour gouverner, que le roi agit
toujours bien, et pense toujours bien, le roi régnera indéfiniment.
Le roi ne pourrait régner sur les corps par la force; mais il règne
sur les âmes par le respect qu'il leur inspire; et c'est de là que vient
son autorité. Tout despotisme durable est un pouvoir moral, un
pouvoir sur les âmes.
Et sans doute il arrive rarement qu'un peuple ait entièrement et
toujours la foi. Aussi les meilleures monarchies se maintiennent,
plutôt qu'elles ne durent, à force d'adresse, et à la condition d'entre-
112 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tenir la confiance du peuple par des subterfuges, tels que remises
d'impôts, réformes illusoires, exécutions retentissantes. Mais ce
n'est toujours que dans la mesure où le peuple a confiance que
la Monarchie dure. Tout despotisme repose donc non point sur des
gardes et sur des forteresses, mais sur un certain état d'esprit.
La vraie garde du despote, ce sont les âmes serviles sur lesquelles
il règne.
Nous appellerons âme monarchique l'âme qui contribue ainsi,
pour sa part, et par les opinions et les croyances qu'elle a, à fortifier
le despotisme. Nous y apercevons des traits nombreux : la puissance
de l'habitude, l'indécision, la facilité à se laisser corrompre, l'égoïsme
et beaucoup d'autres; nous négligerons pour le moment tous ces
caractères dérivés et nous nous en tiendrons à ce qui est essentiel :
la confiance ou la crédulité, ou encore la foi, c'est-à-dire une dispo-
sition à régler ses opinions d'après celles d'autrui, et notamment
d'après celles de quelques-uns qui passent pour plus savants et plus
sages que les autres.
Ce que je vous invite à remarquer tout de suite, c'est que cet état
d'esprit est tout à fait d'accord avec ce que l'on appelle commu-
nément la Religion, et ce que l'on doit appeler exactement la
Religion révélée. La Religion révélée exige en efTet que l'on règle
ses opinions sur les opinions contenues dans de certains livres dits
sacrés, ou enseignées par de certains hommes qui sont dits déposi-
taires de la parole divine. Cette brève remarque nous explique déjà
pourquoi Religion et Monarchie se tiennent et se soutiennent par
leur nature même, encore que par accident et pour un temps elles
semblent parfois lutter l'une contre l'autre.
La République est le gouvernement naturel, celui qui naît de
l'absence de despotisme. Supposons le despote renversé par quelque
cause, et le peuple décidé à n'en pas supporter un autre, il n'en
résultera pas un état d'anarchie durable; car l'anarchie, état où
chacun vit pour lui seul, sans s'unir et se lier à d'autres, est par sa
nature instable. C'est ce qu'il faut d'abord bien comprendre, si l'on
veut fonder la République en Raison et en Justice.
Représentons-nous des hommes vivant les uns à côté des autres,
sans aucun contrat, sans aucune loi. Les richesses seront certaine-
ment inégales, par suite de la différence des terrains, de l'inégalité
des forces, de l'inégalité des courages. Des hommes auront faim,
des hommes auront froid. Du besoin résulteront le vol, le pillage.
E. CHAHTIEU. — Le culte de la raison. 113
Et, comme deux hommes réunis sont plus forts qu'un seul, et trois
plus forts que deux, les biens resteront à ceux qui seront le plus
solidement unis; on comprend aisément qu'eu l'absence de toute loi
et de toute sanction la force tienne lieu de droit.
Mais voici le miracle. La force ne triomphe pas du droit, car la
lutte n'est pas possible entre la matière et l'idée. Le droit et la
force ne sont pas du même ordre, et ne se rencontrent pas. La force
ne peut triompher que de la force. Seulement la force qui triomphe
c'est la force organisée, coordonnée. De plus, comme les faibles sont
en général plus nombreux que les forts, et comme, ayant moins de
confiance en eux-mêmes, ils sont plus portés à s'unir entre eux,
l'union réalise la force des faibles, c'est-à-dire justement le contraire
de la force, la force au service du droit. L'union défensive des faibles
contre les forts, des pacifiques contre les brutaux, voilà le droit
véritable, le droit puissant, le droit non plus idée mais chose, le
droit armé. Il ne faut donc pas dire seulement « l'union fait la
force », il faut dire : « l'union fait le droit ».
Ainsi de l'état d'anarchie naît nécessairement quelque société. Et
cette société naturelle est réellement une société de secours mutuel,
dans laquelle chacun promet aide et secours aux autres.
Comment seront réglés les actes d'une telle société? Par le con-
sentement de tous? On ne peut espérer qu'il se réalise jamais. Par
l'autorité de quelques-uns? Alors nous retombons dans le despo-
tisme. Par l'autorité des plus sages? Mais comment reconnaître les
plus sages sinon à ceci justement qu'ils sauront amener les autres
à penser comme eux?
Toute supériorité étant discutable et la discussion supprimant
l'union et ainsi la paix, qui sont justement ce que l'on cherche, on
arrive à compter ceux qui proposent une opinion et ceux qui la
combattent, et l'on choisit l'opinion qui est celle du plus grand
nombre. On risque ainsi le moins possible. Car, ou bien tous les
hommes sont à peu près également sages : alors il est raisonnable
de donner à toutes les opinions une valeur égale. Ou bien il y a
parmi eux des sages : alors on doit penser que le plus grand nombre
sera converti par les sages; et il n'y a pas d'autre manière de
reconnaître où sont les sages. Donc l'opinion qui sera approuvée
par le plus grand nombre sera choisie comme la meilleure.
Comprenez bien cela, et remettez-le dans votre pensée lorsqu'on
critiquera devant vous le suffrage universel. Il est facile assurément
Rev, Meta. T. IX. — 1901. 8
414 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
de le critiquer, et celui qui se dit sage a beau jeu lorsqu'il se plaint"
de ce que sa voix vaut tout juste celle de l'ignorant. Pourtant, s'il
est vraiment sage, il le prouvera en instruisant l'ignorant et en
l'amenant à penser comme lui. S'il ne le peut, quel signe me
donnera-t-il de sa sagesse, et de quoi se plaint-il, sinon de ne pas
l'emporter sur les autres par droit de nature, c'est-à-dire de ne pas
être despote?
La République étant ainsi constituée, nous apercevons déjà
quelles sont les principales conditions de son existence. Qu'ai-je dit
à la minorité pour la ramener à la discipline : convertissez. Il faut
que la parole et l'écrit soient libres dans une République, sans quoi
le droit des majorités serait despotique.
Il est clair que les Républiques peuvent, en partant de là, s'orga-
niser de mille façons, mais il est nécessaire qu'elles s'organisent;
car on ne peut toujours siéger aux assemblées populaires. Il faut
travailler. Le temps est précieux. Et vous savez comment, dans les
sociétés, la division du travail permet de gagner du temps. Je charge
mon voisin de faire pour moi une chose, et je fais pour lui une
autre chose. Il est donc naturel qu'un citoyen, retenu par son
travail, puisse charger son voisin d'aller voter pour lui. Le char-
gera-t-il d'un certain suffrage immuable? Ce serait oublier l'impor-
tance de la délibération, ce serait écarter la raison de la direction
des affaires, et violer ainsi le principe que nous posions tout à
l'heure : cela ferait rentrer la Monarchie dans la République. Je
chargerai donc mon voisin d'examiner et de décider pour moi en
même temps que pour lui.
Il est clair que s'il se décide comme je l'aurais fait, et s'il me
donne de bonnes raisons pour justifier l'avis qu'il a donné, je serai
disposé à le déléguer encore à ma place. Et rien n'empêche que
d'autres le délèguent aussi. Et je pourrai le déléguer pour plusieurs
questions au lieu de le déléguer pour une seule. Dans tout cela je
ne sacrifie à aucun moment la puissance qui appartient à mon
opinion comme à celle de tous les autres. De là résultera une orga-
nisation quelconque du pays en groupes de citoyens (par région,
par métier, par âge), dont chacun choisira, toujours par le moyen
du vote, un délégué. Tel est le fondement et le principe de tout
État républicain.
Considérons maintenant comment un tel État peut retomber en
monarchie. Il n'y peut retomber si les citoyens ne revêtent l'âme
E. CHARTiER. — Le culle de la raison. 115
monarchique, c'est-à-dire s'ils ne se mettent à avoir confiance.
L'âme républicaine qui conserve la Republique sera donc justement
la négation de la confiance. A partir du moment oîi les citoyens
approuvent, les yeux fermés, tous les discours et tous les actes d'un
homme ou d'un groupe d'hommes, à partir du moment où l'électeur
laisse rentrer le dogme dans la politique et se résigne à croire sans
comprendre, la République n'existe plus que de nom. Gomme la
confiance est la santé des monarchies, ainsi la défiance est la santé
des Républiques.
Le citoyen de la République devra donc rejeter l'autorité en ma-
tière d'opinions, discuter toujours librement, et n'accepter comme
vraies que les opinions qui lui paraîtront évidemment être telles.
Juger ainsi c'est justement user de sa raison , et voilà pourrjuoi
j'ai donné comme litre à cette conférence : Le culte de la Raison
comme fondement de la République; c'est réellement sur des âmes
raisonnables qu'est fondée la République. Mais, à ce sujet, quelques
explications sont nécessaires, afin que vous distinguiez nettement
ce que c'est que juger par Raison, et ce que c'est au contraire que
suivre l'autorité, la tradition ou le préjugé.
Lorsqu'un homme juge que deux et deux font quatre, nous
sommes tous d'accord pour penser qu'il ne se trompe point, et nous
inclinons même à penser qu'il sait là-dessus tout ce qu'il peut savoir.
Pourtant si nous apprenions au perroquet à répéter cette formule,
nous ne dirions pas, après cela, que le perroquet a raison quand il
la répète. Dire le vrai ce n'est pas encore avoir raison. Il faut aussi
savoir pourquoi on dit cela et non autre chose.
J'ai connu une petite fille qui apprenait sa table de multiplication,
et qui, lorsqu'on lui posait, par exemple, cette question : « Combien
font trois fois quatre? » essayait quelques nombres au hasard, comme
seize, treize ou dix, et se consolait en disant : « Je n'ai pas gagné »,
comme si elle eût joué à la loterie. Combien d'hommes se contentent
d' « avoir gagné », c'est-à-dire de tomber sur le vrai, grâce à la sûreté
de leur mémoire!
User de sa Raison, ce n'est assurément pas répéter ainsi le vrai
après d'autres. Un homme raisonnable ne doit point croire que deux
et deux font quatre, mais comprendre que deux et deux font quatre.
Et pour y arriver, que fera-t-il? Il divisera la difficulté. Il commen-
cera par former deux, en ajoutant un à un. Puis il divisera de nou-
veau ce deux en deux fois un, et pour l'ajouter à deux, il ajoutera
116 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
d'abord un, et ensuite encore un. Deux augmenté d'un, c'est trois.
Deux augmenté d"un et encore augmenté d'un, c'est trois augmenté
d'un, et trois augmenté d'un c'est quatre. Quand je me fais à moi-
même cette démonstration, je veux oublier tout ce que j'ai entendu
dire; je veux me défier même de ceux que j'estime le plus; le con-
sentement de tous les hommes n'a pour moi aucune valeur; je veux
comprendre et comprendre par moi-même ; je veux, selon la première
règle de Descartes, ne recevoir potir vrai que ce qui me 'paraît évidem-
ment être tel.
En cette règle est enfermé le principal devoir du citoyen dans une
République. Pour être sage, pour être raisonnable, pour être vrai-
ment libre, que faut-il? Ne rien recevoir pour vrai que ce que l'on
reconnaît évidemment être tel, et, tant qu'on ne voit pas une chose
quelconque aussi clairement que l'on voit ce que c'est que un plus
un, deux plus un, trois plus un, oser se dire à soi-même, oser dire
aux autres : « je ne comprends pas, je ne sais pas ». Socrate disait
que toute la puissance de son esprit venait de ce qu'il savait, quand
il ne savait pas, qu'il ne savait pas.
Et si je m'en tiens à mon exemple, et si je dis qu'être raisonnable
c'est admettre ce qui apparaît comme entièrement clair et parfaite-
ment évident, si je dis qu'être raisonnable c'est refuser d'admettre ce
qui n'apparaît pas comme entièrement clair et parfaitement évident,
alors j'aperçois en tout être la Raison tout entière, et je comprends
l'Égalité, principe des Républiques. Car si tout ce qui est obscur pour
quelqu'un doit être tenu par lui comme douteux, et si un homme
n'use de sa Raison que lorsqu'il affirme ce qui est parfaitement clair
pour lui, qui donc pourrait manquer de Raison? Quel homme pour-
rait ne pas comprendre comment deux et deux font quatre, s'il con-
çoit la question ainsi que nous l'avons expliquée tout à l'heure? Et,
remarquez-le, jamais aucune questionne sera plus difficile que celle-
là. Chacune des parties de toute question devra être aussi claire que
celle-là, et que les parties de celle-là. Autrement la Raison nous con-
duira, non pas à affirmer, mais à douter. Il n'y a pas ici de degré :
si ce n'est pas entièrement clair, nous devons douter, etsi c'est entiè-
rement clair, où est la difficulté, et comment pourrions-nous manquer
de Raison pour nous décider?
Il n'y a point de degrés dans la Raison ; il n'y a point de parties
dans la Raison. User de sa Raison, c'est toujours faire le même acte
simple et indivisible, qu'on appelle juger. L'on n'est pas à moitié
E. XHARTiER. — Le cuUe de la raison. \\1
capable de comprendre la chose la plus simple du monde; et com-
prendre, c'est toujours comprendre la chose la plus simple du
monde; une chose qui n'est pas la plus simple du monde pour un
homme, est incompréhensible pour lui, et il sera parfaitement rai-
sonnable en refusant de l'accepter.
Et c'est assurément ce que voulait dire Descartes, lorsqu'il disait,
c'est la première phrase de son Discours de la mélhode : « le bon sens
est la chose du monde la mieux partagée »; et par le bon sens, dit-il
plus loin, j'entends la Raison, c'est-ù-dirc la faculté de bien juger et
de discerner le vrai du faux. Il voulait dire, et nous voyons bien
maintenant qu'il faut le dire, que la Raison est tout entière en tout
homme, qu'il n'y a point de milieu entre être raisonnable et ne l'être
pas, et qu'en ce sens tous les hommes naissent absolument égaux;
qu'un homme en vaut un autre; que tout homme a le droit et le pou-
voir de douter et de discuter, et que l'ignorance ingénue du plus
simple des hommes a le droit d'arrêter le plus sublime philosophe et
de lui dire : « Je ne comprends pas, instruis-moi. »
Mais je vois bien mieux, maintenant, je vois que la Raison est
éternelle et supérieure à l'humanité, et qu'elle est le vrai Dieu, et
que c'est bien un culte qu'il lui faut rendre. En effet, cette raison,
commune à tous les hommes, et qui est tout entière en chacun d'eux,
doit être rigoureusement la même en tous; sans quoi les hommes
ne pourraient pas se comprendre; toute démonstration, toute discus-
sion même serait impossible. Or en fait il existe des vérités démon-
trées. Les sciences mathématiques, pour ne parler que de ce qui est
incontestable, conduisent nécessairement tous les hommes à cer-
taines conclusions qui sont les mêmes pour tous. Bien plus celui-là
même qui croit pouvoir douter de tout propose ses arguments aux
autres; il les leur explique, il répond à leurs objections. Il faut,
pour que tout cela soit possible, que la Raison soit la même en tous.
Et nous comprenons bien alors que lorsqu'un homme, Pierre, Paul
ou Jacques, meurt, aucune parcelle de la Raison ne meurt avec lui,
puisque la Raison reste tout entière aux autres hommes : et, s'il en
est ainsi, je puis supposer que tous meurent, sans que pour cela la
Raison soit atteinte. Et Platon avait raison de traiter de cette réa-
lité éternelle, de ces idées impérissables, qui ne naissent point et
qui ne meurent point. La Raison, quelle qu'elle soit, qu'elle consiste
en des idées, en des principes ou en quelque autre chose, est réel-
lement immortelle, ou, pour mieux dire, éternelle; elle était, pour
118 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Socrale, pour Platon, pour Descartes, ce qu'elle est maintenant pour
nous ; elle est ce qui demeure, elle est le vrai Dieu. Il est donc juste
de dire que nous devons à la Raison un culte, que nous devons
la servir, l'estimer, l'honorer par-dessus toute chose, et que notre
bonheur, nos biens et notre vie même ne doivent point être consi-
dérés, lorsque la Raison commande.
Les hommes sentent bien tous confusément qu'il y a quelque
chose de supérieur, quelque chose d'éternel à quoi il faut s'atta-
cher, et sur quoi il faut régler sa vie. Mais ceux qui conduisent les
hommes en excitant chez eux l'espoir et la crainte leur représentent
un Dieu fait à l'image de l'homme, qui exige des sacrifices, qui se
réjouit de leurs souffrances et de leurs larmes, un Dieu enfin au
nom duquel certains hommes privilégiés ont seuls le droit de parler.
Un tel Dieu est un faux Dieu.
La Raison, c'est bien là le Dieu libérateur, le Dieu qui est le même
pour tous, le Dieu qui fonde l'Égalité et la Liberté de tous les
hommes, qui fait bien mieux que s'incliner devant les plus humbles,
qni est en eux, les relève, les soutient. Ce Dieu-là entend toujours
lorsqu'on le prie, et la prière qu'on lui adresse, nous l'appelons la
Réflexion. C'est par la Raison que celui qui s'élève sera abaissé,
c'est-à-dire que l'orgueilleux qui veut tout comprendre vite sera con-
damné à n'être qu'un sot; c'est par la Raison que celui qui s'abaisse
sera élevé, c'est-à-dire que celui qui cherche sincèrement le vrai, et
qui avoue son ignorance, méritera d'être appelé sage.
Et pour vous faire comprendre enfin que la Raison est supérieure
à tout autre maître, et qu'il n'est pas un homme au monde qui
volontairement abaisse et méprise la Raison, je veux emprunter
ma conclusion à l'illustre Pascal, qui, comme vous savez, essaya
pourtant de se prouver à, lui-même que l'homme a un maître supé-
rieur à la Raison : « La Raison, dit Pascal, nous commande bien
plus impérieusement qu'un maître, car en désobéissant à un maître
on est malheureux, et en désobéissant à la Raison on est un sot ».
E. Chartier.
Le gérant : Maurice Tardieu.
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD.
L'ACTION DES FAITS FUTURS
I
Si l'on réfléchit au caractère essentiel de l'idée de loi, on verra
sans peine qu'il est impossible d'expliquer complètement le monde
tel qu'il est, la coexistence et la série des phénomènes réels, par des
lois seulement, et à fortiori par une loi unique. H y a dans le
moindre fait, dans ce nuage qui passe, dans cette image confuse qui
traverse mon esprit, quelque chose d'entièrement inexplicable, soit
par une loi, soit par la combinaison d'autant de lois que Ion voudra.
Cela tient à la capacité infinie des lois, dont l'essence est de s'ap-
pliquer à l'immensité du possible aussi bien qu'à l'étroitesse du réel,
et de confondre l'un et l'autre en les embrassant pêle-mêle. Par
possible, j'entends, non l'incertain, le douteux, mais le certain sous
condition. « Le phénomène A est lié au phénomène B », à cela se
réduit toute loi. Cela veut dire : « Si le phénomène A se répète, le
phénomène Bse répétera. » Le premier phénomène se répétera-t-il?
La loi n'en dit rien, et n'en peut rien dire. Peut-être est-il trop
complexe (soit une personne humaine) pour se répéter jamais.
IS'importe; la loi qui lui correspond (car à tout lien de cause à elTet
correspond une loi particulière, qu'on ne prend généralement pas
la peine de formuler) affirme, non seulement la nécessité de ses
répétitions conditionnelles, mais encore sa tendance, impuissante le
1. L'article de M. Tarde que la Revue de Mélaphysiqice et de Morale Y^whWe. aujour-
d'hui date de plus de vingt-trois ans. L'auteur éprouvait quelque scrupule a le
publier, car sa pensée a, depuis celle époque, évolue et il ne voudrait pas
aujourd'hui accepter toutes les conclusions de ce travail de jeunesse. Nous
sommes heureux d'avoir triomphé de ces hésitations et d'avoir obtenu de
M. Tarde (lu'il consentit à laisser publier ce travail. Tous les philosophes auront
profit à méditer ces fortes et si originales réflexions sur les notions de temps et
de finalité. (N. D. L. R.)
Rev. Meta. T. IX. — 1901. 9
J20 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
plus souvent, à se répéter. Toute réalité, en effet, molécule vibrante,
cejlule féconde, sensation multipliée en souvenir, etc. — tend à se
reproduire. Mais ne nous égarons pas. Concevoir un fait, au résumé,
c'est envisager la réalité sous son aspect positif, indicatif; conce-
voir une loi, c'est l'envisager sous son aspect nécessaire, conditionnel
ou impératif. Mille univers autres que le nôtre auraient pu se con-
former aux lois de notre univers ; et leur certitude conditionnelle,
leur vérité est affirmée par ces lois. La loi de l'attraction newto-
nienne ne s'applique ni plus ni moins à notre système solaire qu'elle
ne s'appliquerait à n'importe quel autre système d'astres différents,
animés d'autres vitesses, situés à d'autres distances, tournant dans
une direction inverse dans le vide immense de notre élher. Chaque
gravitation effective des astres actuels se conforme à cette loi, soit;
mais pourquoi ces astres, et non d'autres? Pourquoi telles phases
astronomiques successives, et non des périodes différentes? Newton
n'a pas à s'en occuper. On croira peut-être répondre en formulant
ce qu'on appellera une loi de l'évolution universelle; par exemple.
Spencer dira : « L'évolution est une intégration de matière accom-
pagnée d'une dissipation de mouvement..., etc. » Je le veux bien;
mais, dès lors qu'elle est l'expression verbale d'une loi et non pas
seulement l'énoncé d'un fait, celte proposition ne s'applique pas
plus spécialement à notre évolution cosmique ou vivante particulière
qu'elle ne s'appliquerait à toutes les évolutions différentes imagi-
nables conformément à cette loi. Cette formule se prétend dérivée
du principe ou loi de la conservation de l'Énergie ; ne discutons pas
pour le moment cette dérivation; mais pourquoi telle quantité
d'énergie conservée, et non une quantité moindre ou plus grande?
Admettons que le changement continu des choses se réduise à la
solution continue d'une infinité de problèm.es de mécanique, ren-
fermés implicitement dans l'axiome ou théorème en question ou
dans tout autre, mais n'oublions pas que tout problème suppose
des données tout à fait indépendantes du théorème au moyen duquel
on peut le résoudre. Ici les données sont malheureusement les
inconnues pour nous, à savoir les faits ignorés dont V élection
inexplicable parmi tant d'autres possibles a entraîné la nature
caractéristique et la série particulière des autres faits, et dirigé dans
tel sens déterminé les voies constamment légales de l'univers. Or,
quand nous cherchons ainsi à appuyer les faits sur les faits, il est
remarquable que nous demandons toujours au fait antérieur son
G. TARDE. L ACTION DES FAITS FUTURS. 121
appui pour le fait postérieur, et jamais vice versa. Quelle est la
cause de cette tendance presque invincible? Est-elle légitime ou
non? Telles sont les deux, questions que je vais examiner dans cet
article.
Stuart iMill, dans sa Logique, oppose fortement à la régularité de
l'action des causes l'arbitraire manifeste de ce qu'il appelle la collo-
cation primitive des causes, expression juste mais incomplète et
exclusive. Elle est juste en ce sens qu'elle reconnaît la nécessité de
recourir à un fait pour achever l'explication insuffisante des faits
fournis par les lois. Elle est incomplète et exclusive, parce qu'elle
méconnaît la possibilité de trouver le fait ou les iails explicatifs dont
il s'agit dans l'avenir aussi bien que dans le passé, et localise dans le
passé exclusivement, dans le plus haut passé imaginable, inacces-
sible, à vrai dire, et fuyant à l'infini, dans un temps hypothétique
qualifié primitif et absolument indéterminable, la raison des choses.
Contrairement à ce vain mirage de la pensée, à ce préjugé trompeur
qui attribue à un moment imaginaire du temps, suivant une seule
des deux directions du temps, le monopole explicatif des réalités,
je suis d'avis qu'il n'y a pas plus de motifs de demander au passé
qu'à l'avenir la clé de l'énigme offerte à l'esprit par la bizarrerie
du réel, et qu'il y a lieu de compléter l'un par l'autre ces deux
extrêmes, la collocation primitive des causes et la destination des
choses. C'est tout ce que je me propose de montrer. En d'autres
termes, l'action de l'avenir, qui nest pas encore, sur le présent, ne
me paraît ni plus ni moins concevable que l'action du passé, cjui
n'est plus.
Peut-être qualifiera-t-on cet argument de sophisme; on objectera
que le passé n'est devenu passé qu'après avoir agi, qu'il existait en
agissant, et qu'après l'évanouissement des êtres et des faits passés,
ce n'est plus eux qui agissent, mais leur empreinte réellement sub-
sistante dans les êtres et les faits présents. Mais qu'on pousse cette
objection à bout : si elle est fondée, si, en d'autres termes, le pré-
sent seul agit sur le présent, le passage du présent au futur, du
passé au présent, le changement, en un mot, est incompréhensible;
toute action doit être instantanée; la réalité vraie ne peut être
qu'actuelle, ou, s'il faut admettre forcément un laps de temps, elle
ne peut que durer sans jamais changer. Par suite, tout ce qui
change en apparence dans le monde doit êlre réputé non réel; la
substance est tout, les phénomènes sont illusoires. Seulement, dans
122 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
ce cas, à quoi bon distinguer présent, passé, futur? et pourquoi
attribuer au néant passé sur le néant présent une action, néant
elle-même, que l'on refuse au néant futur? Les phénomènes ne
s'expliquent pas entre eux, c'est leur source commune, la substance^
qui les explique. Mais la substance est, par hypothèse, immuable!
Donc, de deux choses l'une : ou l'on n'admet que des phénomènes
sans substance, et, comme je viens de le montrer, on ne saurait, à
moins de nier le fait même du changement, c'est-à-dire les phéno-
mènes, motiver la préférence accordée au passé sur le futur pour
l'explication du présent; — ou l'on attribue aux réalités passagères ^
et partant illusoires, une source permanente, identique, éternelle,
qui explique entièrement les phénomènes et n'est qu'exprimée par
eux; et, dans celte hypothèse, il serait contradictoire de rendre
compte des faits et des êtres actuels par les faits et les êtres anté-
rieurs, puisqu'une autre explication en est déjà fournie. Et cette
autre explication, quelle est-elle au fond? L'idée de substance est
si loin d'exclure l'idée de finalité qu'elle consiste essentiellement
dans la combinaison des deux idées de fin et de cause. Elle est
conçue, en effet, comme une force qui dirige et n'est point dirigée,
comme une source qui guide elle-même ses flots et n'est en rien
modifiée par leur mode d'écoulement : or, elle serait modifiée, il y
aurait du changement en elle, elle cesserait d'être elle, si elle déci-
dait de la direction des flots successifs au fur et à mesure de leur
écoulement, et faisait dépendre chaque nouvelle décision du résultat
acquis des décisions précédentes. La raison d'être des phénomènes,
puisée dans l'idée ^de substance, doit donc participer à l'immuta-
bilité, à l'éternité de cette dernière. Mais qu'est-ce qu'une pareille
conception, si l'on essaie de la rendre intelligible? Qu'est-ce sinon
l'idée d'un plan successivement révélé, mais nullement transformé
(comme il le faudrait pour légitimer le préjugé que je combats)
durant le cours de ses révélations?
Ainsi, quelque système qu'on admette, l'idée d'une prédétermina-
tion, d'une action à distance à travers le temps, analogue à l'attrac-
tion newtonienne, et non moins difficile à faire entrer dans les
esprits, s'impose forcément.
Le déterminisme, évidemment, implique la finalité. Pourquoi
cependant ces deux doctrines se heurtent-elles partout dans les
polémiques de la science? Une bille choquée continue à se mouvoir
après le choc; un ovule fécondé se développe et gardera perpétuel-
G. TARDE. — L ACTION DES FAITS FlTUnS. 123
lement la marque de ce fait rapide de la fécondation, rencontre
également fortuite; l'image mentale d'une sensation vit très long-
temps et agit en nous après celle-ci. Cela ne nous étonne pas; cela
nous paraît tout naturel; nous n'avons nulle peine à rendre compte
du mouvement de la bille par le ch<»c, des caractères de l'individu
vivant par l'acte de la fécondation; de la persistance du souvenir
par l'impression primitive. Pourquoi tant d'esprits, au contraire, se
refusent-ils à expliquer, au moins en partie, les mouvements de la
nébuleuse par la gravitation des planètes à laquelle il fallait aboutir,
la planète par la vie qu'il fallait faire éclore, la feuille par la fleur,
l'enfant par l'homme, l'inférieur par le supérieur? — C'est que le
préjugé du Libre Arbitre vit toujours dans l'esprit des déterministes
les plus ardents. Tout le monde est convaincu que rien ne peut
empêcher ce qui a été d'avoir été ; mais on n'est pas porté à
admettre avec une égale conviction que rien ne saurait empêcher
d'être dans l'avenir ce qui doit être. « Le monde, dit M. Littré [La
science ou point de vue phil<)Soplii(/iu'), le monde, si peu que nous le
connaissions, nous offre toutes choses disposées d'abord par et pour
la matière inorganique, et secondairement, s'il y a lieu, pour la vie. »
S'il y a lieul M. Littré, ce déterministe, admet donc le contingent,
le caprice, la possibilité, pour la vie, d'être ou de ne pas être, au
gré du « jeu » de la matière! N'est-ce pas contradictoire?
Ce que je dis du déterminisme est surtout vrai de l'évolutionnisme.
Ou ce dernier système n'est rien, ou il ajoute quelque chose au
déterminisme ordinaire, et c'est justement, qu'on le veuille ou non,
l'idée de finalité dépouillée de tout vernis thêologique, c'est-à-dire
réduite à l'action des faits futurs. A la finalité ordinaire, à l'harmonie
préétablie, ]e comprends qu'on oppose la doctrine de l'évolution, si
par celle-ci on entend l'harmonie co-élablie et non post-établie. Mais
si, par évolution, on entend mécanisme pur, négation d'une orien-
tation de l'Univers, ce n'est pas évolution qu'il faut dire, c'est
expansion et tâtonnement dans tous les sens. Évolution signifie
expressément direction dans un sens déterminé. Evolution affirme
<iu'en outre du lien causal simple, unilatéral [loi] qui existe entre
les conditions: et le résultat (possibles ou réels, n'importe) il y a un
lien de causalité réciproque entre les phénomènes réels successifs.
— Nous n'avons pas d'ailleurs à nous demander ici quel est le rap-
port de ces deux sortes de rapports, et s'il convient de ne voir dans
les lois que de simples instruments de l'évolution, ou dans l'évolu-
12i REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
lion qu'un simple corollaire des lois. En d'autres termes, le possible
(le certain conditionnellement) est-il simplement le rayonnement du
réel, sans lequel il serait un pur néant, — ou plutôt le réel n'est-il
que la concentration et la mise en rapport des divers ordres de pos-
sibles, leur lutte féconde et leur mutuelle mutilation? Question
métaphysique, bonne à éluder. — Au surplus, si l'évolution est
définie une différenciation et une adaptation graduelle des faits
successifs, j'observerai deux choses. En premier lieu, la nécessité
pour un phénomène de différer des autres, aussi bien des suivants
que des précédents, implique sa détermination par ceux-là aussi
bien que par ceux-ci; en second lieu l'adaptation est le rapport non
de deux êtres l'un à l'autre, mais de deux êtres à leur action com-
mune ultérieure. Ce n'est pas au charbon de terre que la locomo-
tive est adaptée, mais ils le sont ensemble à la locomotion; ce n'est
pas à la lumière que l'œil est adapté (ni même qu'il correspond, car
il y a mille manières autres que la formation de l'œil, de corres-
pondre à la lumière), mais la lumière et l'œil sont ensemble adaptés
à la vision. Ce n'est pas à l'ovule que le spermatozoïde est adapté,
mais ils sont tous deux adaptés au développement embryonnaire.
Mais revenons. Les futurs contingents ne sont pas plus admissibles
que ne le seraient les passés contingents, si quelqu'un imaginait de
les concevoir. Je vais plus loin : il n'est pas moins inintelligible de
situer la raison des choses dans le passé seul qu'il ne le serait de
la situer dans l'espace à droite plutôt qu"à gauche, au nord plutôt
qu'au midi. Un homme qui marche ne songe pas à expliquer ce
qu'il rencontre à chaque pas sur son chemin par ce qui est derrière
lui plutôt que par ce qui est devant lui. Il n'y manquerait pourtant
pas, si, au lieu d'être capable de voir tour à tour et également bien
ce qui est devant et ce qui est derrière, il ne pouvait voir jamais que
ce qui est derrière. Aussi est-ce parce que nos prévisions sont presque
toujours incertaines et confuses et nos souvenirs relativement clairs
et précis, que nous octroyons aux néants antérieurs, de préférence
aux néants futurs, le privilège d'expliquer le réel, le présent. Nous
induisons l'avenir du passé, qui est h connu pour nous; jamais, le
passé de l'avenir, qui est l'énigme; le passé nous fait connaitre
l'avenir, de là l'illusion de penser qu'il le fait être ; et comme toute
induction se présente à nous sous la forme d'une dérivation, et éveille
les images de fleuve, d'eau courante, de vol ou de marche rapide,
nous sommes forcément enclins à les appliquer au passage du
G. TARDE. — l'action DES FAITS FUTURS. 125
passé au présent et à Tavenir, c'est-à-dire au temps. De là notre
conception du temps : nous le représentons comme un mouvement,
comme un déplacement; mais de là aussi les insolubles difficultés
que soulève cette idée comprise de la sorte. Comment ce qui remplit
tout l'espace pourrait-il se déplacer? Le temps ne peut donc pas
être un mouvement. Mais pourquoi dire alors que le passé va vers
l'avenir? Pourquoi ne pas dire aussi bien que l'avenir vient vers le
passé? Illusion de notre entendement, qui nous fait considérer le
passé comme déterminant (car pour nous il est éclairant) et l'avenir
comme déterminé (car pour nous il est éclaii^}). L'être n'est pas le
connaître, et il est peu philosophique de voir dans le passé la source
de l'être parce que le souvenir est la source de la connaissance. — Il
y a encore une autre explication de ce préjugé, dérivée de la précé-
dente. Si l'action du passé sur le présent nous paraît toute naturelle,
tandis que celle de l'avenir sur le présent a tant de peine à péné-
trer dans notre esprit, — c'est que, habitués à penser au passé en
même temps qu'à son action, nous sommes invinciblement portés à
le juger réel au moment où son effet a pourtant déjà pris sa place.
L'action du passé doit nous paraître celle d'une réalité, bien qu'il
ne soit plus, tandis que le futur nous parait ce qu'il est effective-
ment, un pur néant. — Celui qui, après la fin de l'Univers, contem-
plerait mentalement le déroulement complet de ses phases, verrait
sans doute qu'il importe peu, pour expliquer l'apparition d'un
anneau de la chaîne, d'invoquer les faits antérieurs ou postérieurs,
d'avoir recours à alpha ou à oméga. Mais nous, compris dans l'évo-
lution de ce monde qui doit finir, nous ne nous faisons une idée de
sa course vers un but mystérieux qu'en suivant la traînée d'ombres
fuyantes, — nommées souvenirs, que les réalités évanouies laissent
en arrière dans nos esprits. Aussi le monde est-il pour nous préci-
sément comme un de nos livres que nous ne pouvons lire qu'en un
sens, et dont les caractères nous deviennent inintelligibles, insigni-
fiants, si nous les regardons tournés sens dessus dessous, bien qu'ils
n'aient pas changé.
On peut, il est vrai, me faire observer qu'il est des parties, sinon
des directions de l'espace, mieux connues que d'autres, et que, par
suite de mon raisonnement, ces lieux devraient à nos yeux mono-
poliser la raison des choses. Mais c'est précisément ce qui s'est
longtemps produit, ce qui se produit encore; comme, dans l'immen-
sité des cieux, nous ne connaissons que le globe terrestre, les peu-
126 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
pies illettrés, et même les philosophes, depuis Aristote jusqu'à Hegel
inclusivement, sont portés à faire de la terre, et d'une petite partie
de la terre, de leur patrie, de leur ville natale, le centre de l'Univers.
Ici l'arbitraire d'une localisation de la raison des choses saute aux
yeux. Mais sa localisation dans une partie ou une direction du
temps n'est pas plus rationnelle.
On croit, bien à tort, devoir proscrire l'idée de finalité comme
une Intelligence prévoyante. Je réponds que, si l'action du futur sur
le présent suppose une Prévoyance, l'action du passé sur le présent
suppose tout aussi bien une Mémoire. Mais quelle Mémoire expli-
querait des faits tels que l'atavisme et la transmission héréditaire
des moindres particularités physiques ou morales? Quelle Pré-
voyance expliquerait la prédestination d'un germe à son type? —
Constatons les faits, ne nous préoccupons pas ici de leurs causes
insondables.
II
11 résulte de ce qui précède que l'ordre d'apparition n'est pas
indifférent. Il importe (pourquoi? nous l'ignorons) que le fait des-
tiné à être antérieur passe avant, que le fait destiné à être postérieur
vienne après. La détermination réciproque des phénomènes a pour
efTet de différencier la durée, de même que la mutuelle attraction
des astres différencie l'étendue en donnant à chacun de ses points
des vertus particulières. On aurait donc bien tort d'invoquer, à
l'appui de la causalité exclusive du passé, l'impossibilité où nous
sommes de renverser mentalement la série des phases d'une évolu-
tion des événements d'une histoire. Étudions un instant cette hypo-
thèse; imaginons, par exemple, le passage de l'homme civilisé à
l'état sauvage, à travers des phases historiques à reculons; suppo-
sons que la chaîne rigoureuse des faits déroulés depuis la fabri-
cation d'un obus jusqu'à son explosion finale ait lieu au rebours,
commencée par l'explosion et terminée par l'extraction du minerai
de fer; essayons de raconter la vie d'un Romain qui prendrait
naissance dans son urne funéraire, puis deviendrait cendre tiède,
chaude, brûlante, puis cadavre à demi consumé, puis cadavre
intact, puis vieillard, puis homme mûr, puis adolescent dépouillé de
la prétexte, puis embryon, puis ovule, et enfin rien. — Est-ce intel-
ligible? Non. Pourquoi? La réponse n'est pas aussi aisée, ni surtout
aussi oiseuse qu'elle peut le paraître; et l'étude approfondie de
G. TARDE. I. ACTION bKS FAITS i-l:turs. 127
telles hypothèses, absurdes en apparence, pourrait bien nous l'aire
toucher du doigt la réalité d'une orientation de l'Univers, beaucoup
mieux que ne le font des déclamations de moralistes. — Si nous
entrons dans le détail des séries imaginaires que j'indique, si nous
ne nous contentons pas dejeter sur cette marche rétrograde un coup
d'oeil superliciel, nous verrons que leur supposition est fondée sur
des idées contradictoises. On parle du feu, et l'on dit qu'il drbrùle
au lieu de brûler; on nomme des substances chimiques et on leur
prête des combinaisons ou des décompositions contraires k leurs
affinités constitutives; il est question d'industrie, de science, d'admi-
nistration, mais d'une organisation qui consiste à désorganiser,
d'une science à rendre ignorant, d'une industrie qui ne produit pas
mais détruit... etc. — Cela est inadmissible ; or, qu'est-ce à dire,
sinon qu'un être et son action sont inséparables? s'il en est autre-
ment, si l'être était indépendant de son action, s'il n'était point
déterminé par elle (et, par suite, s'il ne déterminait point, en retour,
les êtres dont il émane), si, en d'autres termes, ce quil sera ou ce
quil fera n'entrait pas nécessairement dans ce qu'il est, quelle
difficulté y aurait-il à unir mentalement l'idée d'un être avec l'idée
d'une action diamétralement contraire à celle qui lui est i)ili(:retih',
et non pas simplement adhérente?
Ce qui marque le rigoureux enchaînement des faits c'est l'indé-
pendance, en un sens réelle, des êtres, manifestée par la divergence
de leurs développements, par leur lutte, leur choc, leur destinée de
brusques entraves ou de secours inattendus. On distingue, et l'on a
raison, entre le développement naturel d'un être, et ce qu'on
appelle les accidents de sa vie. On est assez disposé à voir de la
finalité dans la série des phases qui constituent son évolution dite
normale; on se refuse à la reconnaître dans la série des hasards du
sort. Mais on oublie que le développement de l'Univers, distinct des
nôtres, se compose précisément de nos avortements individuels. Ce
développement de l'Univers, n'est-ce pas le changement qui change
sans cesse, la différence qui se différencie éternellement, et qui
s'incarne en chacun de nous par nos bizarreries et nos douleurs ' ?
1. On remarquera que la notion de dilTérence ou de différcncialion (chan-
gement) a ce privilège unique de pouvoir se retourner contre elle-même, se
faire face, se donner pour but à elle-même. On ne peut pas dire un mouvement
mû, à moins qu'on n'entende par là un mouvement variable, dilTérencié. Au
contraire, rien de plus clair et de plus naturel (lue les expressions de différen-
ciation différenciée et de différence différente. Il n'y a pas, à notre sens, d«
i28 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MOUALE.
Nos mutilations, nos blessures sont nos signalements; et, dans cette
succession d'aventures qui caractérisent chaque moment de notre
vie, je ne puis voir que la suite de l'aventure première, du mariage
unique, singulier, auquel nous devons d'avoir apparu, d'avoir été
individualisés un jour. Né d'une rencontre, qui nous a fait autres que
tout le reste de l'Univers, nous allons nous rencontrant et nous alté-
rant jusqu'à la mort ; et tout cela est justement appelé fortuit, car les
êtres qui se croisent ainsi ne se cherchaient pas, mais leur croise-
ment n'en a pas moins été nécessaire et fatal. Notre malheur
vient de ce que, appelés à l'existence pour rendre témoignage à
la loi du changement, nous naissons avec une loi propre et contraire,
avec des aptitudes illimitées et inutiles, certaines, mais irréalisables
et impuissantes, qui s'affirment en s'avouant vaincues. Mais cette
opposition, c'est une différence encore; et nos protestations mêmes
attestent la loi qui nous crée.
III
Le propre des savants simplement déterministes est de considérer
l'évolution particulière qu'ils étudient, abstraction faite de toute
autre. Nous pouvons distinguer quatre évolutions, concentriques en
quelque sorte, à savoir, en allant du centre à la circonférence :
l'évolution individuelle (qui a donné l'idée des autres, et où le
cachet de l'idée de finalité est bien marquée), l'évolution spécifique,
l'évolution géologique (ou planétaire), et l'évolution astronomique.
Les changements de l'espèce vivante sont si lents qu'elle doit paraître
meilleure définition de l'évolution universelle; c'est là le noyau (avec quelque
chose de plus) de ce que la formule trop complexe de révolution, donnée par
Spencer, contient de plus vrai. — On a bien essayé de dire une sensation
sentie par opposition aux sensations dites inconscientes, mais rien n'est plus
conjectural et ne semble plus contradictoire que l'hypothèse de ces dernières.
— J'observerai cependant (remarque importante peut-être pour l'explication de
l'idée du devoir) qu'il y a des désirs désirés. L'objet d'un désir qu'on désire
éprouver mais qu'on n'éprouve pas, par exemple le désir du salut d'un ennemi
en danger, est jugé désirable., c'est le bien; le désir désiré et non éprouvé n'est
pas éloigné d'être le devoir, de même que le changement changeant n'est pas
éloigné d'être la vie. Mais il est clair que le désir objet du désir n'est un désir
que de nom, tandis que le changement attribut du changement est un chan-
gement réel, par exemple, les perturbations d'une courbe ou les déviations d'un
type spécifique, ou dans un autre sens, le passage, par degrés, de la ditTérence
de degrés à ladifTérence de nature, ce qui se produit quand une courbe ou un
type spécifique, à force de varier d'une certaine manière, finissent par se trans-
former en une autre courbe ou un autre type.
G. TARDE. — l'action "dks faits i-UTuns. 129
immuable aux yeux du physiologiste absorbé dans l'étude du corps
vivant individuel. Les transformations géologiques sont si lentes
que le naturaliste plongé dans l'étude d'une faune ou d'une flore
particulière peut se permettre, sans inconvénient, et même avec
avantage, pour plus de simplicité, de considérer l'âge géologique
actuel comme devant toujours durer. La même raison donne' au
,géologue le droit de ne pas tenir compte, dans ses calculs, du terme
où s'achemine si lentement le monde solaire. On imite ainsi l'exemple
des astronomes qui reîiardent comme infinie, bien qu'ils soient
assurés qu'elle est finie, la distance des étoiles très éloignées qui
leur servent de points de repère.
Partant de là, on doit naturellement méconnaître l'action des faits
futurs dans le sein même de l'évolution particulière qu'on étudie.
Voici pourquoi. Si l'univers se composait d'un seul individu vivant,
si toute l'évolution cosmique se réduisait à cette seule évolution indi-
viduelle, ma manière de voir ne souffrirait point de difficulté. Rien,
en effet, n'entraverait ou ne paraîtrait entraver le cours de cette
évolution unique, et elle atteindrait sûrement sa fin. Il n'en est plus
de même si plusieurs individus sont appelés à évoluer ensemble et
côte à côte. A envisager chacun d'eux séparément, — par exemple,
un mouton pris à part, abstraction faite de son voisin le loup, —
nous concevons pour lui une évolution dite normale qui se réalisera
ou ne se réalisera pas suivant qu'il mourra de sa belle mort ou sera
dévoré par le loup. Admettons qu'il soit dévoré; dans ce cas, on
refusera généralement d'admettre que cet événement final, que ce
dénouement fatal de l'évolution du mouton ait été pour quelque
chose dans la manière dont s'est accompli l'événement initial, à
savoir la fécondation de l'œuf d'où l'embryon du mouton est sorti.
L'idée ne nous vient pas que cette rencontre de deux évolutions indi-
viduelles, d'où est résultée la fin soi-disant anticipée de l'une d'elles,
pourrait bien être un des innombrables faits constitutifs d'une évo-
lution supérieure, celle de Tespèce-loup ou de l'espèce-mouton.
L'idée ne nous vient pas, si évolutionnistes que nous soyons ou que
nous croyons être, de conjecturer que ce meurtre et tous autres évé-
nements de même nature trouvent leur explication dans les destinées
futures du type auquel appartiennent les individus immolés ou
mutilés, ou, plus complètement, dans la nécessité de la différence,
soit spécifique, soit individuelle, seule justification du mal sur la
terre... Ne semble-t-il pas qu'il n'y ait absolument rien de commun
130 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
entre les diverses évolutions? Ne dirait-on pas qu'on oublie leur
commune origine? — Pareillement, lorsque l'évolution individuelle
se trouve en conflit avec l'évolution géologique (par exemple, les
mammouths saisis par la période glaciaire? ou, plus simplement,
■une vigne gelée, une disette, etc.), on rend compte de ces faits par
leurs circonstances antérieures. La vigne, dit-on, n'eût pas été gelée
^i elle eût fleuri plus tard; c'est donc parce qu'elle a fleuri trop tôt
qu'elle a été gelée. Mais ne peut-on pas dire aussi bien que, si elle
n'eût pas dû être gelée, elle n'eût pas fleuri si tôt, en sorte qu'elle a
fleuri trop tôt parce qu'elle devait être gelée?
Ce qui trompe en ces questions, c'est la notion utile mais erronée
■du développement appelé normal. On appelle normale une évolution
qui est jugée devoir être la même, se répéter identiquement, chez
tous les individus qui ont débuté de la même manière. Le normal
ainsi entendu est au rebours du cours des choses; il nie la grande
loi de la Diff'érence, c'est-à-dire de l'immolation et du sacriflce néces-
saire. Si toute vie eût évolué normalement depuis l'origine de la vie,
nous en serions, pour toute faune, aux animalcules primitifs. Trans-
portée dans le monde social et moral, où elle prend le nom usurpé
•de justice, cette fausse notion y produit des eff'ets qui nous font
juger de leur cause : l'envie, la haine, la rébellion, le lâche apitoie-
ment sur soi au récit ou à la vue des félicités qu'on n'a pas eues, et
qui sont données par le romancier, le dramaturge ou le démagogue,
pour la part légitime et la condition normale d'une âme humaine.
•Comme si rien pouvait nous être plus essentiel, à nous êtres acci-
dentels, que les accidents même de notre existence! Ne confondons
pas, d'ailleurs, l'idéal avec le normal; ils sont ennemis. L'idéal nous
appelle et nous entraîne hors des limites de notre nature; le normal
nous y retient. L'idéal est en même temps le privilège et l'injustice;
c'est la beauté, c'est le génie, c'est la grandeur, qui sont des anomalies.
IV
On ne s'étonnera pas de me voir insister encore sur un problème
«i important. Assimiler l'action des faits futurs à celle des faits
passés, n'est-ce pas expliquer l'une et l'autre action, éclairer la cau-
■salité et la finalité l'une-par l'autre? N'est-ce pas, en outre, montrer
qu'il y a un sens à la marche des choses, que l'Univers ne fait pas
de l'ordre avec du désordre, de l'harmonie avec des combinaisons
G. TARDE. — i/aCTION DKS I'AITS FUTIHS. 13t
non viables tour à tour essayées? L'intérêt de la question est évident.
Mais d'abord entendons-nous bien. L'action des faits futurs ne
suppose pas la détermination mutuelle de tout pour tout indifférem-
ment. Il est conforme au grand but de la Différence que l'action d'un
phénomène sur les autres et réciproquement, comme l'attraction
réciproque des corps célestes, s'exerce suivant des degrés innom-
brables d'intensité diverse et de mille manières différentes. Telle
influence est si prépondérante qu'on peut lui attribuer le titre
exclusif de cause; telle autre est, pour ainsi dire, égale à zéro, lly a
des séries de phénomènes plus étroitement liés entre eux, les phé-
nomènes vivants; et, dans cette série, il y a des points saillanls, par
exemple tel caractère organique qui se transmet par atavisme, ou
bien tel état organique futur vers lequel les étals antérieurs se
dirigent plus ostensiblement que vers tout autre : on peut considérer
les types qu'Agassiz appelle propliéliqi(c-'< comme faisant pendant
aux phénomènes de retour. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de faits
saillants, ici passés, là futurs, qui agissent fortement sur une chaîne
de faits organiques, ici postérieure, là antérieure. — Toutes choses
égales, d'ailleurs, un phénomène agit d'autant moins sur un autre
qu'il est séparé de celui-ci par un temps plus considérable. Par suite,
le déterminisme scientifique est, dans la pratique, autorisé à ne
compter, parmi les facteurs d'un phénomène, que les circonstances
concnmilanles, et à affirmer que, si ces circonstances concomitantes
viennent à se répéter, le phénomène se répétera. Toutefois ceci ne
doit être entendu que sauf certaines restrictions importantes, où la
vérité théorique se fait jour. Deux germes vivants de la même
espèce, aussi semblables qu'on les suppose, auront beau être placés
dans des conditions identiques, les particularités caractéristiques
des ascendants interviendront, par une influence héréditaire inexpli-
cable, pour donner à chacun des êtres issus de ces germes une
nature ou une physionomie distincte, un cachet spécial. Les faits
historiques étudiés par un esprit supérieur donnent parfois aussi la
preuve expérimentale de cette action à dislance des faits futurs.
La vie, disais-je, n'est qu'un mode d'action plus étroit des faits
futurs, un enchaînement particulièrement vigoureux d'influences;
et, parmi les faits vitaux eux-mêmes, les faits intellectuels se distin-
guent par une connexion encore plus étroite. Chose frappante : en
même temps que l'action des faits passes [habitude, hérédité) y est
plus manifeste que partout ailleurs, l'action des faits futurs, c'est-à-
132 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
dire la finalité, y paraît d'une évidence singulière. Cette double
action semble croître parallèlement; il serait aisé, je crois, de mon-
trer que les organismes où l'influence modificatrice de l'habitude et
de rhérédité est moins marquée sont ceux où l'harmonie des fonc-
tions et des organes et leur orientation vers une fin commune frap-
pent moins les yeux de l'esprit. C'est ainsi, d'ailleurs, que ce mode
suprême de la vie, appelé l'intelligence, présente une solidarité
pareille entre le développement de la prévoyance et celui du sou-
venir. Le lien des deux principes de l'hérédité et de la finalité est
tel que le darwinisme, en voulant s'appuyer sur le premier, n'a pu
s'empêcher de recourir au second, sous le nom de principe de cor-
rélation des organes. On observera qu'il est impossible de concevoir
ou d'imaginer même comment, sans cette solidarité ou finalité orga-
nique, la sélection naturelle et sexuelle pourrait construire un type
nouveau sur les ruines d'un type ancien ébranlé et démoli par elle.
Une modification se produit et s'accumule quelque part dans l'orga-
nisme : il n'appartient qu'au principe de corrélation de mettre le
reste de l'organisme à ce nouveau ton, d'élever sur cette base nou-
velle un nouvel édifice. Pourquoi donc avoir relégué dans l'ombre
ce coopérateur indispensable, qui mériterait le premier rang?
La contre-épreuve de la vérité précédente nous est donnée par la
nature inorganique. Le passé éloigné n'agit pas — si ce n'est d'une
manière générale, et au point de vue de l'évolution cosmique — sur
les phénomènes physico-chimiques. L'habitude n'a aucune action
sur eux; les circonstances concomitantes déterminent à elles seules
leur apparition. Pareillement, l'on constate que l'avenir n'agit pas
non plus sur ces phénomènes, — si ce n'est en un sens très élevé
et très éloigné, nullement spécial à ces sortes de faits. C'est l'inverse
des faits de la vie. D'ailleurs, ces derniers sont soumis également à
l'action générale dont je parle, et à laquelle les phénomènes inor-
ganiques eux-mêmes ne peuvent se dérober. Mais les faits de la vie
et les faits de l'intelligence y ajoutent leur mode d'influence plus
particulière du passé et du futur. Aussi Claude Bernard distingue-
t-il avec beaucoup de justesse entre les finalités vivantes et les fina-
lités cosmiques.
Il est donc des degrés et une hiérarchie d'influences échelonnées, et
la science humaine, qui, dans l'impossibilité de tout connaître, doit
déchirer le tissu des faits pour le pénétrer, est fondée à ne s'atta-
cher qu'aux influences capitales. Elle recherche les faits d'une
G. TARDE. — l'action des faits kutuus. 133
grande masse, en quelque sorte, les faits attractifs qui groupent et
meuvent autour d'eux nombre d'autres faits. Mais cet amour de
l'unité, ce goût de la simplicité des explications ne devrait-il pas
logiquement la conduire à voir la raison des choses tantôt dans le
passé, tantôt dans l'avenir, suivant que le type accompli auquel se
rapporte l'être ou l'état considéré lui est antérieur ou postérieur?
Les restes rudimentaires d'un type ancien s'expliquent par lui ; mais
l'embryon s'explique par l'être complet. Pour comprendre le ptéro-
dactyle étudiez l'oiseau, s'il s'agit de traces subsistantes de l'anima-
lité dans le corps humain (poils épars, pointe mousse de l'oreille (?),
ongles courts et faibles, etc.) qu'on nous renvoie au singe, je le veux
bien; mais, s'il s'agit de nos caractères essentiels, de notre organi-
sation cérébrale, de nos institutions, il vaudrait peul-être mieux
nous adresser aux hommes du xxx'' ou du xl^ siècle qu'à nos ancê-
tres préhistoriques. L'histoire humaine n'est, de nos jours, une
énigme si indéchiffrable que parce que l'apogée de la civilisation
n'est pas encore atteint. De ce haut faite, si nous l'atteignons jamais,
nous embrasserons et jugerons aisément les siècles embryonnaires
où nous ne voyons maintenant que nuit sans étoile, horizon sans
pôle, dédale sans fil conducteur.
Cependant, l'amour de l'unité et des explications simples est loin
d'être assez fort chez la plupart des théoriciens pour se rendre
maître en eux du préjugé enraciné que je combats. Même plus
simple que l'explication par le passé, l'explication par le futur n'est
point admise. Y a-t-il rien de plus inconséquent? Quand plusieurs
séries de faits vont divergeant à partir d'un fait passé (des lignées
animales ou végétales à partir d'un accouplement primordial, des
générations de mots à partir d'une racine, des éclats d'obus à partir
d'une étincelle tombée sur de la poudre, des suites de phrases à
partir d'un éclair mental, d'une rencontre d'idées dans l'esprit, etc.),
il semble évident que le fait passé contient la cause explicative des
phénomènes ultérieurs. Mais, lorsque plusieurs séries de phéno-
mènes vont convergeant vers un même fait consécutif (convergence
de divers systèmes de famille et des diverses formes de propriété,
polygamie, polyandrie, mariage hors de la tribu, mariage dans la
tribu, communauté des femmes et des biens, etc., vers un système
unique de famille et une forme unique de propriété, adoptés par
tous les peuples à mesure qu'ils se civilisent, — convergence des
diverses morales vers la même morale, — convergence et combi-
d34 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
naison de deux corps chimiques venus de points éloignés, — con-
vergence et mariage de deux individus vivants, nés à une grande
distance l'un de l'autre, — convergence et association mentale, dans
un cerveau humain, de deux ou plusieurs idées d'origine différente,
qui viennent à se rencontrer en une idée de génie, — convergence
et choc de deux corps célestes qui se brisent, etc.), nous n'avons
jamais l'idée d'expliquer, même dans une certaine mesure, les direc-
tions multiples de ces séries convergentes par le résultat un de leur
rencontre. Cependant, il est clair (et je prends l'exemple le plus
défavorable à ma thèse) que je suis, moi ou tout être vivant quel-
conque, le résultat d'un mariage qui en suppose deux autres,
lesquels en supposent quatre autres, et ainsi de suite en remontant
dans un passé illimité; il est certain que, si n'importe lequel de ces
mariages innombrables n'eût pas été ce qu'il a été, exactement ce
qu'il a été, et, par suite, si l'individualité des conjoints, leur manière
d'être, le détail biographique de leur existence, avaient tant soit peu
différé, je ne serais pas venu au monde. Quoi de plus simple, dès
lors, que de me considérer comme le point vivant auquel se suspend,
momentanément, ce réseau compliqué de faits, la clé ou une des
clés de cet hiéroghyphe, l'embouchure de ces fleuves de lignées
humaines qui descendent vers moi? Est-ce que ce caractère par
lequel je les rattache à moi ne me permet pas d'affirmer que je suis,
partiellemenl et en un certain sens, leur raison d'être? Si on repousse
cette prétention, quel motif peut-on avoir de me considérer comme
la raison d'être, même partielle, des enfants qui naîtront de moi? On
ne peut m'objecler que le libre arbitre, ce préjugé anti-scientifique
par excellence. M'obj cetera- t-on le bon sens? Mais le bon sens,
avant tout, c'est la logique; et, comme je ne m'adresse qu'aux
déterministes, j'ai le droit de dire qu'ils sont forcés, pour être con-
séquents, de m'accorder ce point. Un déterministe, en effet, doit
croire que, dès la plus ancienne époque de la nébuleuse primor-
diale, il était certain^ absolument certain (ignoré, n'importe !) que je
serais, que je serais tel et non autre, que j'écrirais à cette heure et
que j'écrirais ceci à son adresse.
Pour échapper à cette nécessité enchaînante et rigoureuse, à ce
ferreus ordo, il ne reste, à ma connaissance, qu'une issue : c'est une
théorie mixte, délicate et profonde, parlant peu connue, de M. Cour-
not, sur les rapports du Hasard et de la Raison des choses, deux
idées que nul n'a élucidées comme lui. J'indiquerai cette vue gêné-
G. TARDE. — l'action dks faits fituhs. 135
raie, que les bornes de ce travail et surtout celle de mon savoir ne
me permettent pas de suivre dans le détail de ses applications, où
éclatent la richesse et la sagesse, le sens droit et subtil, la force en
même temps coordinatrice et pénétrante de l'éminent philosophe.
M. Cournot distingue, dans les événements historiques comme dans
les faits géologiques ou vitaux, ce qu'ils présentent de fortuit et ce
qu'ils révèlent de rationnel. Cette distinction est radicale, et met en
présence deux principes irréductibles, dont l'un, la Raison, com-
mande, et dont l'autre, le Hasard, exécute et obéit, mais avec une
certaine latitude de détermination propre et une sphère indéniable
de liberté. De là, trois rapports possibles (si du moins j'ai bien suivi
et compris, à travers tant d'autres aperçus intéressants, la pensée de
l'auteur). Tantôt le hasard se soumet à la Raison, sans l'aider ni
l'entraver. Ce qui s'est produit par telle voie fortuite se serait
accompli, à son défaut, de la même manière ou à peu près par toute
autre voie également fortuite, ou plutôt par la moyenne de ces voies.
Le hasard, dans ce cas, est neutre, incolore, médiocre. Tantôt le
hasard enlumine heureusement et brillamment la Raison, je veux
dire le plan rationnel et providentiel . Tel est, en histoire, ce
confluent d'heureuses rencontres historiques qu'on nomme le siècle
de Louis XIV, Il a mis dans le plus beau jour la prépondérance fran-
çaise, qui, d'ailleurs, avec plus ou moins 'd'éclat, ne pouvait man-
quer de s'établir alors. Tantôt enfin le Hasard est contrariant. Par
exemple, l'alliance de la Maison d'Autriche et de la Maison de Bour-
gogne a fortement entravé le cours de la civilisation européenne, et
n'a produit qu'une fusion monstrueuse, inféconde, repoussée par la
nature des choses, par l'hostilité des races, des intérêts, et les ten-
dances générales de l'âge moderne. Les accidents de ce genre n'ont
qu'une influence passagère, graduellement effacée par le retour
inévitable de la civilisation dans son lit habituel et séculaire. Tel est
le squelette de ce système ingénieux, qui mérite réflexion, mais
auquel il me semble que la logique ne permet pas de se fixer. Je
passe outre, en regrettant de ne pouvoir le discuter à fond.
Je reviens à ma thèse, et je me demande, encore une fois, quelle
est la source, non plus psychologique et vulgaire, mais élevée et
scientifique, de l'erreur que je poursuis. Les phénomènes mécaniques,
Rev. Meta. T. IX. — 1001. 10
136 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
avec leur clarté illusoire et la fausse espérance qu'ils laissent conce-
voir de tout résoudre en eux en dernière analyse, opposent ici un
obstacle presque insurmontable à l'admission de la vérité. On sup-
pose que tout est régi par les lois de la mécanique; et cette science
nous montre des corps mobiles qui, livrés à eux-mêmes dans le vide,
soustraits par hypothèse à toute action environnante, suivraient une
direction constamment rectiligne et uniforme, c'est-à-dire iraient
sans fin du même au même. Nous disons que cette manière d'aller est
leur action propre, et que leurs courbes, leur ralentissement, leur
accélération, les modifications infinies de leurs mouvements, sont le
résultat de la rencontre de ces choses qui tendent séparément à
durer et nullement à changer. On peut donc dire qu'il y a deux
sortes de phénomènes bien distincts : les durées et les rcnconires,
ou, en d'autres termes, les éléments et les composés. Comme on
attache, d'ailleurs, exclusivement à ces choses qui durent ou tendent
à durer le titre de réalités, on doit admettre que les phénomènes du
second genre, n'étant point l'acte propre, volontaire en quelque
sorte, de ces réalités, sont loin d'avoir l'importance des phénomènes
du premier genre. On est invinciblement porté à expliquer les ren-
contres par les durées, non les durées par les rencontres. C'est qu'on
est le jouet d'une illusion anthropomorphique difficile à saisir et
encore plus à dissiper : on ne considère comme expliqué que ce
qu'on explique par une volonté; on ne ]uge prédélerminé que ce qui
est jjrévoulu; on part de là sans s'en apercevoir; et, à son insu, on
applique cette majeure implicite aux molécules mobiles, aux élé-
ments de l'Univers. On leur attribue une sorte de volonté unique,
celle de continuer leur mouvement; on ne leur attribue point la
volonté de se heurter ni de combiner leurs mouvements rectilignes
en mouvements elliptiques ou autres, en phénomènes divers ; et par
qui ces rencontres seraient-elles voulues, si elles ne le sont point par
ces éléments? Dès lors, on doit penser que le seul fait réellement
jyi'édéterminé est le fait de la continuation du mouvement (sa direction
étant indifférente), — ce qu'on appelle aujourd'hui la conservation
de la force. Non seulement donc on réduit tous les phénomènes à
n'être que des mouvements, mais, dans tout mouvement, on distingue
nettement ce qui appartient en propre à l'élément matériel indépen-
dant, isolément envisagé, ce qui, en d'autres termes, se rattache à
un principe réel, à savoir les lignes droites infinitésimales décrites
par cet élément et dans lesquelles sa courbe observable se résout, —
G. TARDE. — l'action dks kaits futurs. 137
et ce qui n'appartient à aucun élément, ce qui, en d'autres termes,
paraît ne se rattacher à aucun principe réel, à savoir celte courbe
elle-même, composée de ces parties rectilignes hypothétiques. Aussi,
tout en étant ou se croyant déterministe, tout en reconnaissant que
les phénomènes s'enchaînent rigoureusement et que les faits com-
posés sont certains d'avance au même degré que les faits simples et
élémentaires, peut-on se croire autorisé, en vertu de la distinction
précédente, à octroyer à quelques-uns des anneaux de la chaîne,
aux faits du premier genre, le monopole explicatif. Comme si ce
n'était pas justement l'indépendance constatée des divers principe^!
matériels et de leurs mouvements propres qui doit nous faire
admettre un Principe supérieur, un lien rationnel entre leurs ren-
contres successives, d'où naît la beauté du monde !
Voilà la source du préjugé signalé; c'est là qu'il faut l'atteindre.
De l'erreur qui consiste à sacrifier l'importance, et même, autant que
possible, la réalité du composé et du dilTérenl, de l'individuel, de
vous et de moi, à l'importance et à la réalité du simple et de l'iden-
tique, de l'hypothétique autrement dit, — résulte l'erreur qui con-
siste à sacrifier l'action du futur à l'action du passé.
Gabriel Tarde.
UN POSITIVISME NOUVEAU
I
Au seuil du xx« siècle, en réaction contre les tendances dont le
développement a rempli le milieu du siècle précédent, nous voyons
naître et grandir une Critique nouvelle qui, brisant les cadres clas-
siques où l'on se tenait enfermé jusqu'ici, tente de substituer aux
anciennes conceptions une théorie toute différente de la Science,
de sa nature, de sa signification, de sa portée, de sa valeur et de
ses méthodes. Non contente de déclarer la connaissance relative à
la structure actuelle du sujet, cette critique prétend ruiner l'antique
notion de loi nécessaire; elle estime que les résultats les plus posi-
tifs sont, dans une large mesure, fonctions de l'homme et de ses atti-
tudes; bref, elle oppose à la thèse traditionnelle du primat de la
raison discursive la thèse contraire du primat de l'activité, jusqu'à
parler de contingence et d'arbitraire aux bases mêmes du savoir.
D'ailleurs elle entend par là non pas restreindre, mais agrandir le
domaine du connaissable ; si en effet la réalité absolue est transcen-
dante au discours, inaccessible à la pensée abstraite, il est du
•moins possible de la vivre; et toute relativité disparaît graduelle-
ment à mesure que, revenant de la pensée symbolique à la pensée
intégralement vécue, l'esprit se dégage des habitudes superficielles
qu'il avait contractées sous les suggestions de l'intérêt pratique.
Mais des conclusions si hardies devaient provoquer de vives con-
tradictions. A beaucoup d'esprits une telle audace parait scanda-
leuse et insupportable. On veut y voir je ne sais quelle tentative
de retour à des formes de pensée vieillies et condamnées. Peut-être
est-ce qu'on n'en saisit pas clairement l'intention vraie, l'exacte
1. Communication faite à la Société française de philosophie le 28 Février 1901
pour servir de texte à la discussion.
E. LE ROY. — UN POSITIVISME NOUVEAU. 139
signification? Ce serait donc un thème excellent pour une discussion
publique, d'où il ne manquerait pas de sortir — avec une plus
grande précision dans les jugements portés — une plus juste appré-
ciation des buts poursuivis de part et d'autre. Pour l'attaque et
pour la défense, il est bon de connaître exactement son adversaire,
sans parler du profit mutuel qu'on retire toujours d'une sincère
collaboration.
Mais je dois présenter d'abord une remarque préliminaire. Le
mouvement critique dont je parle offre ceci de particulier que, loin
d'avoir été pour ainsi dire appelé du dehors par des préoccupations
métaphysiques et morales (bien qu'il ait peut-être des conséquences
dans ces deux domaines), il s'est produit à l'intérieur de la science,
sous la pression de besoins internes, au contact même des faits et
des théories. Ses auteurs furent des praticiens qui ne pouvaient pas
songer et n'ont jamais songé en effet à sacrifier la moindre partie
de la science au bénéfice de quoi que ce soit d'autre. Il faut prendre
leur effort comme un effort de sincérité plus scrupuleuse, comme
un effort pour penser plus profondément leur savoir.
Cependant il est vrai que la nouvelle critique des sciences a, par
ses résultats une fois établis, des liens étroits avec certaines doc-
trines récentes connues sous le nom de philosophîes de la liherlé.
Le critère suprême est-il la raison discursive ou la vie intérieure,
la connaissance abstraite ou l'action intime, le principe immobile
qui régit les édifices dialectiques ou cette inexprimable intuition
qui s'éveille dans l'esprit au contact immédiat du donné? Je n'ai
pas besoin de faire ressortir l'importance philosophique du débat.
Il y va de l'orientation même que prendra la pensée. Or, à cet
égard, le problème que pose la critique des sciences est bien un
problème privilégié. Suivant la solution qu'on lui donne, on sera ou
non intellectualiste. Là se rencontrent, là prennent corps et se heur-
tent les deux esprits contraires. C'est donc bien sur ce point précis
et concret qu'il convient de faire porter la discussion pour lui con-
server toute son ampleur.
Mais il ne serait pas possible d'entreprendre ici une élude si vaste
et si complexe. Pour laisser néanmoins à la discussion quelque
chose de la généralité qu'elle comporte et qu'elle devrait avoir,
voici le terrain limité sur lequel je propose de la placer. La con-
ception de la vérité scientifique préconisée par les critiques dont
je parlais les a fait accuser de scepticisme. On a cru qu'ils dénon-
140 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
çaient une banqueroute radicale de la science, une faillite de la
raison. Parce qu'ils n'accordaient pas au discours le premier rang,
on a jugé qu'ils lui déniaient toute valeur. Parce qu'ils n'admet-
taient pas la notion commune de la vérité comme chosej on a pensé
qu'ils ne croyaient point à la vérité. Et, poussant même plus loin,
de la défiance qu'ils manifestaient à l'endroit d'un intellectua-
lisme estimé par eux superficiel, de l'effort qu'ils tentaient pour le
rattacher aux sources profondes et concrètes de la vie intérieure,
on a déduit qu'ils prêchaient un abandon paresseux de la pensée
claire et maîtresse de soi pour je ne sais quel rêve obscur d'une
équivoque mysticité. Eh bien! contre ces objections, je veux sou-
tenir deux thèses :
i° La nouvelle critique est une réaction contre l'ancien positivisme^
trop simpliste^ trop utilitaire, trop encombré de principes a priori.
2° La nouvelle critique est le point de départ d'un positivisme nou-
veau, plus réaliste et plus confiant dans les pouvoirs de Vesprit que le
premier.
J'espère justifier ainsi une phrase écrite par Ravaisson dans son
célèbre Rapport et que je me reprocherais de ne pas citer en ter-
minant cette introduction : « A bien des signes il est donc permis
de prévoir comme peu éloignée une époque philosophique dont le
caractère général serait la prédominance de ce qu'on pourrait
appeler un réalisme ou positivisme spiritualiste, ayant pour prin-
cipe générateur la conscience que l'esprit prend en lui-même d'une
existence dont il reconnaît que toute autre existence dérive et
dépend, et qui n'est autre que son action. »
II
Je commencerai par résumer brièvement les principes fondamen-
taux de la nouvelle critique et par rappeler en quelques mots ses
plus importantes conclusions. Ou comprendra qu'il me soit, impos-
sible de faire ici un exposé complet, on permettra que je me borne
à de simples énoncés, et on m'excusera de renvoyer pour le surplus
à quelques-uns des travaux déjà publiés sur la matière qui nous
occupe *.
1. Ne songeant pas à dresser une bibliographie complète, je me contenterai
de citer les mémoires récents dont je suppose ici les conclusions connues :
" G. Milhaud, La science rationnelle [Revue de Métaphysique et de Morale,
È. LE ROY. — UN POSiTiviSMi' nouveau. 141
Encore un mot, pour délimiter plus exactement le sujet. Nous lais-
serons de côté les sciences telles que la Mathématique, qui procèdent
par constructions et analyses de purs concepts, pour nous attacher
spécialement à la science expérimentale. Et même, sans prendre
celle-ci dans toute sa complexité, nous étudierons surtout la Phy-
si(iue. C'est en effet, de nos jours, le type le plus accompli de la
science positive.
Cela posé, venons à notre objet même et tout d'abord indiquons
un point de départ que nous supposerons admis.
Le positivisme issu d'Auguste Comte, de tendance très étroitement
utilitaire, accepte sans examen l'attitude du'sens commun ', comme
si elle était en nous simple soumission au fait, ouverture naïve et
franche au donné immédiat. Mais bien au contraire les derniers pro-
grès de la critique philosophique concourent manifestement à mon-
trer que les doctrines instinctives du sens commun ne sont pas
indemnes de toute hypothèse et de tout artifice. Ces doctrines com-
posent en réalité une philosophie qui s'ignore, une métaphysique
aveugle et inconsciente, un système par conséquent, irréfléchi et
grossier, je le concède, mais enfin semblable par son allure générale
à tous les systèmes discutés dans les écoles. C'est une sorte d'anthro-
pomorphisme matérialiste fondé sur le primat de l'action pratique.
L'esprit tend spontanément à Vutile, non au V7'ai. Il éclôt sans y
prendre garde dans un milieu déformateur qui pèse et influe sur lui.
11 obéit sans y songer au corps comme à un contre-poids régulateur
de sa liberté. Voilà pourquoi, dans ses représentations spontanées,
la matière est configurée par lui à nos gestes familiers, l'âme à la
matière, le devenir et la durée aux faits accomplis qui se localisent
dans l'espace, le progrès spirituel aux choses révolues que l'on
échange aisément comme des pièces de monnaie, l'instabilité dyna-
mique de la vie intérieure aux groupes immobiles des mots en qui
dorment les moyennes factices dont se contente le sens commun
qu'obsède la préoccupation sociale. Qui veut revenir du point de vue
mai 1896); 2° J. Wilbois, La méthode des sciences pliysiques {Id., septembre 1899
el mai 1900); 3" E. Le Roy, Science et Phiiosopliie, 2" article {Id.. septembre 1899);
La science positive et les philosophies de la liberté (Bihliolh'e'jue du Congrès in-
ternational de Phiiosopliie, t. I). — On pourra consulter aussi, dans le n" de
sejitembre 1900 de la Revue de Métaphysique et de Morale, le compte rendu des
discussions qui ont suivi au dernier congrès la communication de .M. Poincarc
et la mienne (pages 006-06I et 57o-o82).
1. Je dis Vattitude, el non pas forcément les croyances précises.
142 lŒVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
de l'action utile au point de vue de la connaissance désintéressée
doit donc se détacher momentanément de la vie pratique, s'affranchir
des habitudes contractées par lui dans l'action journalière, se mettre
en garde contre les illusions de l'évidence vulgaire et admettre
comme un principe que bien des nécessités apparentes peuvent être
rejetées parce qu'elles n'existent que par rapport à certaines atti-
tudes inconsciemment adoptées dont il est possible de se déprendre.
Cela posé, considérons la science, en nous plaçant tout d'abord
pour l'examiner au point de vue purement intellectuel qui est le
point de vue ordinaire.
Un premier travail critique a porté sur les théories. Variables d'une
époque à l'autre, multiples pour un même objet, contradictoires
entre elles et cependant équivalentes quant aux services qu'elles
rendent \ elles sont apparues, non comme des expressions de plus en
plus approchées d'une vérité objective vers laquelle on tendrait
comme vers une limite, mais comme des langages plus ou moins
commodes pour schématiser les faits, comme des instruments de
réduction et de classification, comme des cadres aux contours en
grande partie artificiels servant à mettre un ordre facile à retenir
dans le discours qui nous permet de parler les phénomènes. A quels
critères les éprouve-t-on? Il faut évidemment qu'elles soient cohé-
rentes, exemptes de contradictions internes; on aime aussi qu'elles
présentent un caractère esthétique par l'unité à laquelle se trouve
ramenée en elles une prodigieuse diversité d'éléments. Mais tout
cela est secondaire; on se résigne souvent à bien des sacrifices sur
ces deux points. L'important, c'est que les théories soient fécondes
et, pour cela, qu'elles se montrent facilement maniables. Ne voit-on
pas dès lors que c'est surtout par rapport aux exigences de notre
action discursive sur les choses qu'elles se distribuent en hiérarchie?
La théorie qui plaira le plus sera la théorie la plus vraisemblable, la
plus naturelle, c'est-à-dire celle qui s'adapte le mieux aux habitudes
du sens commun. Une théorie euclidienne (si j'ose ainsi parler), bien
loin d'avoir une valeur plus objective par cela seul qu'elle devient
pour nous intuitive, est au contraire une théorie éminemment rela-
tive, en ce sens que sa plus grande réalité n'est au fond que notre
préférence instinctive pour elle. Veut-on un exemple? Nous sommes
1. Equivalentes au point de vue de la connaissance, non pas à celui du manie-
ment pratique.
E. LE ROY. — i> l'osnivisMK nouvkau. 14a
des corps solides, et, dans la vie de chaque jour, nous agissons prin-
cipalement par contact. Nous aurons donc d'instinct une prédilection
marquée pour les théories mécanistes où toute chose est expli(]uée
par des mouvements et des chocs d'atomes solides ^ Par suite il nous
paraîtra évident que, si l'on veut obtenir des représentations objec-
tivables, il faut poser d'abord la matière inerte comme support du
mouvement. Qu'une théorie vienne alors où ce dernier au contraire
soit l'élément essentiel, la matière n'étant qu'un lieu géométrique de
points immobiles où le repos naît de l'interférence de deux mouve-
ments contraires : nous aurons une incroyable difficulté à nous ima-
giner que cela puisse être un symbole plus voisin de la réalité con-
crète. Ainsi en est-il presque toujours. Notre intelligence peut
s'affranchir des préjugés de Faction ; mais elle y a une peine extrême;
et le plus souvent elle s'arrête dès les premiers pas. De là une double
conclusion que je formulerai pour finir :
l" Les théories qui semblent s'imposer avec le plus de force et de
clarté sont celles qui reconnaissent le mieux la suprématie du sens com-
mun, c'est-à-dire de la pratique ^ elles sont donc relatives à notre struc-
ture et à nus habitudes.
2" Les théories qui échappent, au inoit^s partiellement, à cette relati-
vité, instituées alors simplement pour donner plus de prise au calcul
sur la nature, se règlent sur les exigences de l'esprit et ne visent qu'à
faciliter le jeu de son activité créatrice : elles sont donc sous la dépen-
dance de notre liberté ynentale, j)our autant que la pensée est un pou-
voir d'adaptation se modifiant lui-même et modifiant le donné jusqu'à
rendre le réel commensurable avec les schèmes du discours.
Un second travail critique atteint les lois et les faits. Ici, je serai
plus bref encore, ayant exposé ailleurs ma pensée avec détail. Que
sont la plupart des lois? De simples définitions. La loi de chute des
graves définit la chute libre; la loi de conservation de la masse
détinit le système clos; la loi des proportions définies fait de même
à l'égard de la combinaison distinguée du mélange. A ce point de
vue, les lois sont en quelque sorte invérifiables, puisque par exemple
on n'a aucune définition de la chute libre en dehors de la loi même
qui sert à en former le concept et que, d'autre part, il est impossible
de faire un vide mécanique absolu autour d'un corps tombant, pour
examiner à l'abri de toute influence autre que la pesanteur le mode
1. 11 nous faudra au contraire un eiïort pour nous habituer aux théories éner-
gétiques.
144 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
précis de sa descente. Sans compter que, dans bien des cas, une
seconde difficulté s'oppose d'une manière non moins invincible à
toute prétention de preuve absolue, s'il est vrai par exemple qu'il
faudrait un miroir plan pour vérifier la loi de réflexion de la lumière
et que, réciproquement, on ne fabrique un miroir plan qu'en utilisant
la loi même à démontrer. Ainsi les lois sont invérifiables, à j^rendre
les choses en toute rigueur, (tabordparce qu'elles sont Voutil avec lequel
nous effectuons dans la continuité du donné primitif le morcelage indis-
pensable sans lequel notre pensée demeure impuissante et enveloppée^
ensuite parce qu'elles constituent le critère même auquel on juge les appa-
reils et les méthodes quil faudrait utiliser pour les soumettre à un exa-
men dont la précision soit susceptible de dépasser toute limite assignable.
Est-ce à dire que l'esprit puisse décréter les résultats scientifiques
au hasard de son caprice? Évidemment il le peut, quitte à introduire
par là dans son langage une infinie complication : il existe en effet
une infinité de manières d'éviter la contradiction logique. Mais cela
serait absurde ou, comme on dit, cela n'aurait jjas le sens commun.
Voilà le mot décisif. Il y a des forces dont nous avons pratiquement
à tenir compte, la résistance de l'air par exemple; mais il y en a,
comme l'attraction de Sirius, qui ne sont pas d'un ordre de grandeur
à nous intéresser dans la vie usuelle. Eh bien! dès avant le com-
mencement de la science, le sens commun a déjà pris certains
décrets : il déclare libre une chute où n'intervient à côté de la
pesanteur aucune force intéressante pour lui. Des définitions natu-
relles, des définitions instinctives sont ainsi spontanément posées :
elles expriment le morcelage que nos besoins corporels opèrent
dans le donné, elles mesurent si l'on veut le degré de précision que
notre action comporte. Cela étant, nous avons évidemment avan-
tage à ce que les définitions générales et rigoureuses que la science
formulera ensuite restent d'accord avec les premières définitions
spontanées, en sorte que, par exemple, une chute dite libre par le
sens commun soit aussi scientifiquement libre. Nous ferons donc des
expériences pour regarder, dans les cas grossiers et nets, comment
tombent les corps que rien de notable ne gêne, et nous verrons par
là quelle définition de la chute il faut choisir pour l'introduire dans
le dictionnaire que la science construit. Ce sera bien du malheur si
les trois ou quatre essais que nous pouvons faire sont totalement
divergents; en général, ils laisseront transparaître en eux quelque
forme commune, puisqu'ils sont analogues aux regards de notre
E. LE ROY. UN POSITIVISME NOUVEAU. 145
action et que notre action, si elle est flexible et capable de se plier
à plus (l'un artifice, n'est cependant pas dans son jeu naturel abso-
lument incohérente. Que si d'ailleurs, comme il est arrivé pour la
conservation de l'énergie que Ton a pu retrouver dans des phéno-
mènes aussi différents en apparence qu'un frottement et une com-
binaison chimique, nos expériences préparatoires nous révèlent une
similitude insoupçonnée jusque-là de notre action, ce sera tant
mieux : nous aurons élargi le domaine oîi nous pouvions agir, nous
aurons démasqué une illusion d'optique. Mais, quoi qu'il en soit,
dans tous les cas, la loi dégagée des faits communs ne deviendra
véritablement scientifique, c'est-à-dire générale et rigoureuse,
valable pour tous les temps et tous les lieux, qu'à partir du moment
où, cessant de rester au contact des phénomènes particuliers, elle
se tournera par la vertu d'un décret en une définition désormais
imposée aux choses. Elle ne dépendra plus alors de l'expérience,
mais l'expérience dépendra d'elle au contraire, étant dorénavant
astreinte à lui obéir puisqu'elle en recevra sa forme.
Que dirai-je maintenant des faits eux-mêmes? Sont-ils séparables
des lois, et la même critique ne leur convient-elle pas? Les faits
scientifiques so7it vraiment faits par le savant qui les constate^ bien
loin de s imposer à lui du dehors. Il n'y a point de faits intrinsèque-
ment définis, point de matière sans forme. Un fait n'existe, un
résultat n'est déterminé que si l'on a pris une certaine attitude pour
regarder la nature. C'est ainsi qu'un atome n'a de réalité que par
rapport à un procédé de sectionnement. Voici un cristal et un
marteau. Si j'adopte celui-ci comme appareil pour briser celui-là,
quelque chose demeure insécable : une certaine forme géométrique
caractéristique du cristal. Cette forme est l'atome relatif à la méthode
que j'ai suivie. Mais que je vienne à changer de méthode et que je
prenne maintenant par exemple la chaleur ou l'électricité comn>e
couteau, rien ne subsistera de l'ancien atome : ce sera l'atome chi-
mique qui apparaîtra. Voyez dans cette remarque un symbole plus
qu'un exemple : peut-être ce symbole montre-t-il ce que je veux
dire en affirmant qu'une donnée brute ne devient fait scientifique
qu'en prenant place dans un système d'idées, qu'en se rattachant à
un « manuel opératoire » sur lequel a prise la critique du sens
commun? Sans doute nous avons nos raisons pour choisir de cer-
taines façons plutôt que d'autres les attitudes et les points de vue
qui susciteront les faits. Mais ce sont le plus souvent des raisons
146 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
pratiques : il serait facile de le montrer. Je me bornerai à citer un
exemple. On sait le rôle important que jouent les considérations de
simplicité. Eh bien! est-ce que la simplicité d'une formule n'est pas
quelque chose de tout relatif? D'un polynôme du millionième degré
ou de la fonction Sin x, qui est le plus simple? Au point de vue de
l'analyse pure, c'est incontestablement le polynôme; au point de vue
du calcul numérique, c'est le sinus parce qu'il en existe des tables.
Voit-on combien le jugement à porter diffère suivant le point de vue
où l'on se place? et par où se classent les points de vue en ordre de
valeur croissante, sinon par leurs avantages pratiques pour le dis-
cours ou l'action?
Remarquons pour finir que dans le moindre résultat scientifique
entre comme facteur, en réalité, toute la science. Les vérités que
celle-ci établit ne sauraient être rangées en une chaîne linéaire, car
elles s'impliquent mutuellement. La contingence incontestée des
unes rejaillit dès lors sur toutes. Si donc on envisage la science d'un
point de vue purement intellectualiste, il devient impossible de la
comprendre. Ou c'est en effet un vaste symbolisme sans signification
et sans portée, ou c'est un édifice ruineux parce qu'il repose essen-
tiellement sur d'inévitables cercles vicieux. Comment sortir de là?
Un appel au sens commun est notre seule ressource. Mais un appel
au sens commun, c'est un appel au primat de l'action. Concluons
donc encore une' fois que Vintelleclualisme est un 'point de vue super-
ficiel et incomplet, même en science, oîi, cependant, il semblerait dans
son domaine d'élection : Vaclivilè libr^e de Vesprit intervient comme
principe essentiel dans la genèse du savoir le plus positif, et les lois
ne sont nécessaires que si Von persiste à garder certaines attitudes
relatives aux convenances de la pratique.
m
11 existe deux principales manières de fausser la critique précé-
dente, car on peut la prendre en intellectualiste ou en esthète.
Si on la prend en intellectualiste, comme une dialectique, comme
un jeu de concepts, comme un système centré autour de la « caté-
gorie » du devenir, on la tourne du même coup en scepticisme scien-
tifique. Voyant en effet qu'elle retire d'une certaine manière toute
réalité objective aux lois de détail, aux lois particulières isolées, si
l'on néglige d'autre part de compter le rôle informateur qu'elle fait
E. LE ROY. — UN POSniVlSMK NOUVEAU. 147
jouer au sens commun, si l'on refuse de lui concéder l'action sous-
jacente au discours à la faron d'un principe vital, si on cherche à la
concevoir dans l'abstrait au lieu de la pratiquer et de la vivre, que
peut-on penser de ses déclarations sur l'arbitraire du savoir, sinon
qu'elle fait consister la vérité scientifique dans un pur décret verbal
et que dès lors elle se réduit à un sec et puéril nominalisme? Il ne
faut pas oublier que la critique nouvelle, dans l'esprit de ses
auteurs, est un dogmatisme positiviste qui voit la valeur des vérités
scientifiques * dans la puissance de vie qu'elles renferment, dans le
mouvement et l'impulsion qu'elles communiquent à l'esprit qui les
reçoit, dans le dynamisme psychique dont elles sont le symbole
discursif, dans l'attitude intime et pour ainsi dire les gestes inté-
rieurs qu'elles provoquent chez le savant qui les pense jusqu'au fond.
Mais si d'autre part on prend cette même critique en esthète, un
nouveau contresens la transforme en vague mysticisme. Dès lors
que l'on se déclare en effet désabusé de la raison et de la science
jusqu'à laisser la pensée même se détendre et s'évanouir dans le
rêve, on ne comprend plus l'action, on n'a plus le sens de la vie
intérieure. Défions-nous d'un prétendu mysticisme qui ne croit point
aux œuvres. Le discours sans doute n'est qu'un instrument au service
de l'intuition, mais c'est un instrument nécessaire. La critique
nouvelle n'exalte pas le sentiment ou l'imagination au détriment de
la raison (ce serait encore un morcelage intellectualiste), mais elle
en appelle des formes superficielles de l'activité psychique à ses
formes profondes, et de son épanouissement dans les régions contin-
gentes de la dissipation logique et du discours morcelé à sa concen-
tration dans l'unité complexe et indistincte de l'effort intime.
En réalité, cette critique nouvelle est un spiritualisme, en ce sens
qu'elle subordonne dans la science ces choses mortes que sont les
résultats aux prorjrès vivants de la pensée qui trouvent seulement
dans les premiers une occasion et un symbole, une sorte de corps
transitoire à la dissolution duquel ils survivent. Elle est aussi un
positivisme, en ce sens qu'à ses yeux le suprême critère est l'action,
non pas sans doute l'action industrielle, ni même l'action discursive,
mais l'action profonde, c'est-à-dire la vie de l'esprit. C'est ce que nous
achèverons de voir en formulant les lltèses qui se dégagent de l'ana-
lyse précédente.
1. J'entends leur valeur au point de vue connaissance et non au point de vue
pratique.
148 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
I. Tout positivisme nouveau sort invariablement d'une critique
nouvelle. Avant de construire, en effet, il faut déblayer une place.
On ne peut tenter de revenir à la vue directe des choses qu'après
s'être d'abord dégagé des attitudes routinières et de l'érudition
livresque. Or cela n'est possible que par une démolition préa-
lable de certains préjugés habituels, démolition qui passe au pre-
mier instant pour un retour offensif de l'esprit sceptique. Voilà ce
qui se produit précisément aujourd'hui à propos de la nouvelle
théorie des sciences : on n'en voit encore que la face négative et
critique, mais elle n'est au fond que la ruine d'un positivisme
périmé et l'avènement d'un positivisme nouveau plus soucieux de
garder le contact du réel.
II. La critique préparatoire porte principalement sur l'idée de la
loi nécessaire. Elle montre qu'un résultat scientifique n'existe sous
forme déterminée et ne s'impose à l'esprit que pour autant que ce
dernier adopte et conserve une certaine attitude intérieure en face
du donné. Elle explique la rigueur et la généralité des lois ainsi cons-
tituées, par un décret de l'esprit qui les transforme en définitions.
Sans doute une certaine nécessité subsiste, mais seulement dans les
conséquences des conventions une fois prises : une liberté fondamen-
tale est à la source du savoir.
III. Cette liberté fondamentale ne fait point que les résultats
scientifiques soient à l'arbitraire du caprice. Il n'y a d'arbitraire
qu'au point de vue purement logique. Dans le fait, le sens commun
et, par cet intermédiaire, l'exercice pratique de la vie conditionnent
et déterminent nos décrets. La science reprend donc toute sa
valeur quand on substitue le point de vue de l'action à celui de la
connaissance pure. Mais la nécessité qu'elle recèle comporte alors
un certain jeu, en ce sens qu'il est toujours possible de s'en affranchir.
IV. Une conclusion positive ressort dès ce moment de la critique.
C'est que le principe du déterminisme a deux sens, dont aucun ne
répond à l'idée qu'on s'en fait d'ordinaire. Par rapport à l'action, ce
principe exprime tout simplement qu'elle est possible, régulière, effi-
cace, du moins en gros : de ce chef, point de restriction à notre
liberté, bien au contraire. Mais par rapport à la pensée le même
principe devient un postulat que l'on décrète, le postulat qui fonde
le discours rationnel et définit l'attitude scientifique. Le déterminisme
est improuvable, parce qu'il est un décret ; il est irréfutable, parce
qu'il est un décret. Au point de vue de l'action, on peut le pratiquer
E. LE ROY, — IN POSITIVISME NOUVEAU. 149
et le vivre, parce qu'il est la résistance qui permet à notre liberté de
mordre sur les choses; et du point de vue de la connaissance, l'acte
par lequel l'esprit décrète le déterminisme pour fixer son langage et
son attitude est lui-même un acte révélateur d'une liberté antécé-
dente. D'ailleurs le déterminisme réussit dans son application à la
nature en vertu de la convention fondamentale (tacite et spontanée,
mais facile à saisir sur le vif) qui fait que toute lacune trouvée par
nous dans le déterminisme établi nous est à chaque instant une occa-
sion suffisante de découper au sein du donné résiduel un fait nouveau
défini par la condition même de rétablir l'enchaînement rompu. Mais
il est clair que ce succès ne saurait être pris pour une preuve a pos-
teriori : c'est une pure contradiction que de tirer de la science une
objection quelconque contre l'esprit et la liberté.
V. L'ancien positivisme était trop simpliste et trop étroitement
utilitaire; il croyait trop aisément que toute évidence spontanée est
intuition pure, toute expérience, même fragmentaire, contact immé-
diat du réel. C'était méconnaître que l'homme commence par agir
avant de s'appliquer à savoir et que les habitudes contractées incons-
ciemment dans l'action peuvent rejaillir pour lafaussersur la pensée
spéculative. Pour ne citer qu'un exemple, les géométries non-eucli-
diennes sont venues démasquer l'erreur, au moins sur un point très
net, en décelant l'illusion d'une évidence que l'on tenait jusque-là
pour irréformableet dont on faisait même le type de l'évidence. Nous
savons aujourd'hui comment la plus grande valeur apparente de la
géométrie euclidienne, bien loin de correspondre à quelque néces-
sité rationnelle, n'est au fond que notre préférence pratique pour les
solides, la marque et l'effet de notre structure corporelle. D'une
manière générale, il faut avouer que l'expérience ne recommence
pas intégralement avec chaque homme; il y a une expérience de la
race qui pèse et influe sur chacun de nous ; et le véritable empirisme,
l'empirisme légitime et sûr consiste à se détacher de la vie pratique
et des habitudes qu'elle a suscitées pour revenir par un vigoureux
effort d'analyse et d'intériorisation à la pureté de l'intuition primiti-
vement vécue. La nouvelle critique nous apprend ainsi que tout posi-
tivisme nouveau, pour être plus fidèle que l'ancien aux tendances
qu'il veut satisfaire, doit se déprendre des préoccupations directe-
ment utilitaires qui le détourneraient de son but profond et s'efforcer
de renouer les liens qui rattachent l'action pratique à la vie inté-
rieure.
loO REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
VI. Toutefois un intermédiaire se rencontre : c'est le discours,
auquel l'intellectualisme rationaliste croit possible de se tenir. Mais
la critique nouvelle intervient encore pour démontrer l'insuffisance
de cette attitude moyenne. Les faits indéniables qu'elle signale con-
duiraient au scepticisme scientifique si on se bornait à les considérer
de ce point de vue. La théorie classique des méthodes, non point
fausse, mais superficielle, est presque tout entière à refaire. Il faut
bien dégager et mettre en lumière le primat de l'action dans la
genèse du savoir discursif. Mais de quelle action? Il ne s'agit pas de
nous accorder je ne sais quel droit à nous mentir en décrétant, par
une sorte de coup d'État intérieur, le remplacement d'une vérité qui
nous répugne par une formule qui nous agrée davantage. Il s'agit au
contraire de parvenir à penser pleinement, en toute franchise et sin-
cérité, la genèse de nos certitudes et le contenu réel de nos croyances.
Nous vivrons donc notre science, pour autant qu'il sera en nous-
Nous chercherons les rapports qu'elle soutient d'abord avec notre vie
pratique; puis nous la verrons appliquée à nous fournir des recettes
efficaces pour l'action extérieure; nous la découvrirons ensuite préoc-
cupée d'établir un langage qui nous permette de parler le monde et
qui assure une circulation sociale des idées; nous aboutirons enfin à
saisir ce qu'il y a de plus profond en elle : une tendance à constituer
des principes informateurs de la vérité future, une orientation dyna-
mique vers le progrès à venir, un effort pour égaler l'intelligence à
la vie. C'est là proprement ce que j'appelle l'action intérieure. Qu'on
me permette une image. On sait ce qu'est la durée concrète, celle
qui nous est commune avec l'animal, celle qui se réduit au sen-
timent indescriptible des pulsations de la vie : synthèse organisée
du souvenir et du vouloir, moment indivis qui possède une certaine
extension, rythme sensori-moteur où se résume ce qu'on appellera
plus tard le passé immédiat, où déjà s'annonce et se préforme dans
une attitude esquissée Faction consécutive imminente. Ce n'est pas
un point inerte, mais une direction de mouvement; c'est une per-
ception qui se prolonge et s'éteint dans un effort; c'est une aurore
de liberté dans un couchant de sensations. Eh bien! chaque résultat
de la science est quelque chose d'analogue. Sa plus haute valeur
vient de l'avenir qu'il recèle, de l'impulsion qui le traverse et prend
corps un instant en lui. Le prendre à la fois comme résumé de l'ac-
tion qui l'a produit et comme ébauche de celle qui va le suivre, ou le
prendre plutôt comme passage mobile de ce résumé à cette ébauche,
E. LE ROY. UN POSITIVISME NOUVEAU. 151
ce sera vraiment le vivre. Quoi de plus positif et de plus concret?
La critique qui nous conduit à cette attitude est vraiment créatrice
de vie, non dissolvante et sceptique. Si elle nous éloigne d'un posi-
tivisme trop rriatériel et d'un rationalisme trop abstrait, c'est pour
nous amener en fin de compte à un positivisme nouveau en lequel
s'affirme plus fortement le primat de l'esprit et de la liberté.
VII. Ce n'est pas tout encore. A un autre point de vue, l'an-
cien positivisme — encombré (quoi qu'il en ait) de principes a priori,
notamment sur la réductibilité des phénomènes entre eux — fait
place après notre critique à un positivisme nouveau qui, plus fidèle
en cela à ses origines, s'oriente vers une recherche des spécificités.
Chaque science a pour ainsi dire sa qualité originale, qu'il faut
saisir par Tintuition. L'intellectualisme n'y parvient pas plus avec
ses concepts discontinus et abstraits que les théories atomistiques
delà matière ne réussissent à expliquer l'irréductible hétérogénéité
des images sensibles. De part et d'autre, c'est la même erreur : des-
cente graduelle dans l'homogène pour trouver les principes. Il faut
au contraire se tourner vers l'activité spirituelle pour résoudre le
problème. Or, maintenant que la critique nous a ré-vélé dans l'inven-
tion même, et non dans les résultats fixés toujours contingents et
artificiels, le sens profond de la science, ne sommes-nous pas en
mesure de mieux atteindre ce but difficile? Inventer, c'est pour
l'esprit contracter en une intuition synthétique une immense mul-
tiplicité d'éléments; mais la synthèse est transcendante à la somme
de ses facteurs et revêt une qualité neuve. Si j'ai pu comparer un
résultat scientifique vivant à un moment de durée concrète, la spé-
cificité d'une science est ainsi comparable à son tour à celle d'une
sensation. Contrairement aux apparences, une telle spécificité est ce
qu'une science contient de moins relatif; c'est dans les ensembles
que la contingence et l'arbitraire sont le plus faibles; à mesure que
ceux-ci deviennent plus vastes, ils deviennent aussi plus objectifs.
A la limite, on aurait retrouvé le réel lui-même, qui ne peut
s'exprimer qu'en termes d'esprit. En avoir l'intuition, ce serait
sentir avec intensité — là où tout symbolisme échoue — le mouve-
ment même qui porte la pensée d'un symbole inadéquat à un sym-
bole meilleur. N'est-ce pas à cela que nous habitue la nouvelle cri-
tique? et n'a-t-elle pas de la sorte l'aboutissement le plus positif qui
se puisse imaginer?
VIII. Ainsi, par un détour, noire nouveau positivisme réussit à
Rev. meta. t. IX. — 1901. 11
152 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
rejoindre le réel dont son point de départ critique semblait l'éloigner
à jamais. Sans doute il ne l'atteint pas, mais il est en marche vers
lui et le définit comme une limite, par une convergence de suites cri-
tiques issues de tous les points du discours. Les vérités de la science
en effet ne sont contingentes et artificielles que dans la mesure où le
morcelage discursif les a déployées dans l'espace. Plus loin est poussée
la contraction dont je parlais tout à l'heure et plus nous approchons
de l'intuition absolue qui nous ferait voir du dedans la réalité pure.
Science positive et métaphysique se réconcilient par là au sein de la
vie. Non seulement donc la critique dont nous étions partis n'aboutit
pas au scepticisme, mais le positivisme nouveau qu'elle suscite ne
connaît même plus ces frontières infranchissables qui séparaient
l'ancien de la vérité absolue. Cette critique, par la conception de la
science à laquelle elle parvient, achemine enfin vers la philosophie
dont elle fait pressentir l'office propre et la fonction originale, qui
seront justement d'effectuer ce retour conscient et réfléchi de la
pensée discursive à la pensée profonde, de la pensée utilitaire à la
pensée pure et de la pensée symbolique à la pensée vécue.
IX. Je terminerai en indiquant commentée retour à l'inexprimable
n'est pas un retour à l'inconscient. Qu'est-ce en effet que cette
« pensée profonde », cette « pensée pure », cette « pensée vécue », à
laquelle aspire le philosophe? On peut la définir : Vactivité mentale
supra-logique celle qui préside à l'invention. C'est quelque chose
d'analogue à l'inspiration poétique. C'est l'unification du moi dans
un progrés intellectuel vivement senti. Source de discours non diseur
sive en elle-même, elle ne prend corps et ne se manifeste visible-
ment que par les concepts imparfaits qu'elle suscite, concepts dont
aucun sans doute ne l'épuisé ou ne l'égale, mais concepts dont
chacun la montre au loin et la révèle comme son centre et sa fin.
Voici que j'arrive, par exemple, au dernier tournant d'une recherche
ardue. J'en suis à l'instant où surgit aux regards de l'intuition l'inef-
fable lumière de la découverte. Un pressentiment d'aurore me remplit
toute l'àme. Ma pensée se meut alors sans divisions ni contours dans
le silence intérieur. Tout discours est impossible. Non point que mes
représentations soient troubles ou incomplètes. Elles sont au contraire
trop riches, trop complexes, trop vivantes et vibrantes, trop lumi-
neuses, trop concrètes, pour que je les puisse enfermer en des mots :
objets d'action intime transcendants à la parole. Ce n'est qu'après une
certaine diminution provenant de l'habitude qu'elles deviendront
E. LE ROY. L>- POSITIVISME NOUVEAU, 153
commensurables avec les schèmes du discours : comme un acle
accompli^ comme une cho&e acquise. A ce moment précis, du reste,
elles cesseront d'appartenir proprement au philosophe pour entrer
dans l'espace, dans le sens commun, dans le domaine social. L'in-
tuition philosophique est donc bien distincte de ce vertige incohé-
rent, de ce rêve halluciné, que l'on prête à l'animal et que l'on croit
la seule ressource en dehors du discours : c'est la forme créatrice de
la pensée, sa forme pleine et parfaite, sa forme libre, autonome et
vivante, que l'on atteint dans la mesure où l'on est vraiment phi-
losophe.
Edouard Le Roy.
L'ESPRIT POSITIF
Introduction.
Ceci est une simple note. Quelques faits avec de larges lacunes,
des remarques de détail, des conclusions provisoires, une méthode
plus qu'une doctrine, une tendance plus qu'une méthode, c'est tout
ce qu'il y faut chercher. Malgré sa longueur, elle n'a pas la préten-
tion de résoudre, même sur un seul point, un problème que les six
volumes de Comte n'ont posé qu'à moitié.
Voici l'idée générale qui nous a guidés tout d'abord.
Sans connaître nettement les caractères de l'esprit positif et de
l'esprit critique, beaucoup de personnes, d'instinct, les opposent
l'un à l'autre : suivant leurs sympathies, les uns s'indignent de
trouver dans le positivisme d'un Spencer la négation de l'esprit ou
dans le criticisme d'un Poincaré la négation de la science; les plus
conciliants ne condamnent que le positivisme « étroit » et le criti-
cisme « suraigu », et proposent un prudent équilibre en un « juste
milieu » qu'ils ne savent pas atteindre; mais la plupart reconnais-
sent, entre les deux esprits, une incompatibilité éternelle. L'histoire
cependant témoigne contre eux; car les deux esprits se sont déve-
loppés ensemble au xix® siècle, et si largement que l'un et l'autre
ont pu lui donner leur nom. N'y aurait-il pas entre eux quelques
liens? Nous allons les rechercher tout de suite : il ne sera pas néces-
saire, pour en découvrir la trace, d'une étude bien approfondie.
Faute d'une définition meilleure, — et qui sortira de l'ensemble
même de notre travail, — nous pouvons définir l'esprit positif l'es-
prit de respect des faits. C'est l'esprit général de la science
moderne. Or le fait, du moins le fait scientifique, n'est pas une
intangible donnée; on ne découvre pas une vérité de physique
comme un trésor pendant une fouille; un appareil de laboratoire
J. WILBOIS. — I. ESPRIT POSITIF. 155
n'est pas un alambic qui sépare, par une distillation automatique,
les réalités mêlées dans la nature trop complexe; l'esprit fabrique,
par de longs artifices, les faits scientifiques. Comte l'avait déjà sou-
tenu contre Bacon; on l'a, de nos jours, minutieusement prouvé.
Faut-il ajouter quelques exemples encore à ceux qu'ont donnés
M. Duhem, M. Milhaud, ou M. Le Roy? Je remplis d'une dissolution
de sucre un long tube vertical; je chautTe le haut et je refroidis le
bas ; je note les deux températures ; je note les deux concentrations :
j'en conclus que le sucre est un gaz parfait'. — Je regarde une
mince fiamme de soude se projeter sur une flamme de soude
plus large qu'étale un bec papillon; la première me semble enve-
loppée d'une gaine obscure; je l'entoure d'un électro-aimant; la
gaine sombre disparait : j'en déduis que la longueur d'onde d'une
raie spectrale varie dans un champ magnétique"^. — J'enferme
dans une cage de métal des oiseaux et des électroscopes; j'électrise
la cage; les oiseaux ne le remarquent pas, les électroscopes restent
immobiles : je dis que les masses électriques s'attirent en- raison
inverse du carré de la distance^. — Du phénomène brut, du phéno-
mène visible et tangible, à la formule qui le résume, quel intervalle
déconcertant pour celui qui n'est pas physicien, et combien de
symboles, de lois, de définitions, de postulats et de principes, il a
fallu pour le remplir! Le fait scientifique est donc relatif à une foule
de points de vue antérieurs. L'esprit positif est un esprit de relali-
visme.
C'est là un point que personne ne conteste plus; ce qui est moins
1. C'est une expérience de .M. Van't HoIT. Si l'on construit la notion dépression
osmotique d'une dissolution, on constate que cette pression P satisfait à la
double loi de Mariotte et de Gay-Lussac :
PV = RT
V étant le volume occupé par l'unité de masse du corps dissous, T la tempéra-
ture absolue, et R une constante. Cette formule étant la définition d'un gaz par-
fait, c'est dans ce sens que le sucre dissous est lui-même un gaz parfait. —
L'expérience de Van't HolT vérifie la seconde partie de la formule, la loi de Gay-
Lussac, grâce à un effort d'interprétation extraordinairemenl ingénieux.
2. Expérience de M. Cotton [C. R., 2" semestre 1897). Cette gaine obscure est
une partie chaude, mais non lumineuse, de la flamme étroite, qui absorbe les
radiations de même longueur d'onde de la flamme placée derrière elle; le champ
magnétique étant excité, il n'y a plus d'absorption; donc la longueur d'onde a
varié.
3. Cette expérience nous montre que la force électrique (notion déjà longue
à constituer) est nulle à l'intérieur d'un conducteur fermé : un élégant calcul de
Joseph Bertrand permet d'en conclure que les masses électriques (autre notion
artificielle) suivent la loi de Coulomb [Journal de Physique, 1873, t. II, p. 418).
156 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
généralement reconnu, c'est que cet apport de l'esprit est quelque
chose de vivant; les principes ne servent pas à découper les faits
comme des emporte-pièce, ils ressemblent plutôt à des mobiles
directeurs; les postulats ne sont pas des idées préconçues, ils sont
plutôt des intentions préformées; j'ai employé le mot : point de
vue; j'aurais bien mieux fait de dire : démarche. Je n'éclaircirai
pour le moment ces métaphores qu'avec un exemple très simple.
A côté de la géométrie idéale et parfaite, les architectes et les
ingénieurs ont inventé le dessin graphique, qui, avec la règle et le
compas, trace réellement sur le papier les constructions que la pre-
mière ne fait qu'imaginer. L'exactitude est quelque chose de positif
dans les deux sciences, de différent pour chacune d'elles. On ne sait
pas faire la quadrature du cercle, c'est-à-dire trouver, par la règle
et le compas, la longueur d'un fragment de droite qui serait le
côté d'un carré équivalent à un cercle donné. Mais on en connaît
deux constructions, approchées, l'une au dix-millième, l'autre au
cent-millième; or la seconde exige plus de lignes; comme nos règles
imparfaites, nos compas émoussés, le grain du papier, ne nous per-
mettent qu'une précision limitée, en multipliant les constructions,
nous augmentons les chances d'erreur, et le second dessin, géomé-
triquement plus précis, peut l'être moins graphiquement. L'exacti-
tude est donc relative à la méthode graphique. Relativisme indéfi-
nissable comme cette méthode même. On ne détermine jamais un
point par l'intersection de deux droites sous un angle très aigu;
pour éviter l'angle aigu, le débutant fera une série de constructions
si compliquées que le résultat sera plus inexact encore : il n'aura
pas eu le sens du graphique. C'est que ce sens ne vient pas de l'appli-
cation de certaines règles, mais de l'habitude de certains trucs; on
ne l'a pas dans l'esprit, on l'a dans les doigts; on ne l'enseigne pas,
on le fait vivre; et c'est en le vivant qu'on trouve aux vérités qu'il
suggère leur inexprimable coloration.
Ainsi il nous faut compléter notre première comparaison. La
vérité positive, disions-nous, n'est pas enfouie en terre comme un
trésor; elle est, comme dans la fable des enfants du laboureur, un
trésor vivant dans des muscles qui travaillent; trésor relatif, si l'on
veut, bien que, transposé maintenant dans le langage de l'action;
le problème du relatif doive se poser d'une manière toute nouvelle,
ce n'est pas le moment de l'examiner; concluons simplement que
resprtt positif est un esprit de vie.
J. WILBOIS. — i.'ksi'IUT positif. 157
Et l'esprit critique? Il n'est pas tout à fait le contraire de l'esprit
positif, il en est Venvers. Cela veut dire que les deux esprits s'oppo-
sent, mais ne se séparent pas; que louie vérité positive a paru
cVabord une rrltiqur^ et que toute critique, si on l'oriente vers la vie,
devient tôt ou lard un positivisme nouveau *. Si on ne l'a pas tou-
jours remarqué, c'est qu'il est presque impossible de prévoir toutes
les affirmations qui sortiront dans l'avenir des négations contempo-
raines, et qu'il est très laborieux de rechercher dans le passé tout
ce qu'il y a eu d'incertitude et de doute à l'origine d'une découverte.
Il suffît cependant de se rappeler deux exemples pour voir qu'on
peut tenter cette prévision et cette histoire. Dans le passé, l'attrac-
tion newtonienne, qui nous semble si palpable par l'habitude que
nous avons prise de la manier, a paru d'abord à plusieurs une pure
négation de la plus certaine des réalités, du plein de l'espace, et
comme une régression vers les qualités occultes. Et, dans l'avenir —
les mathématiciens s'accordent à le reconnaître — un concept nou-
veau, qu'on a déjà nommé le transfîni, sera le résultat de critiques
jusqu'ici très stériles des définitions du nombre ordinal et du nombre
cardinal.
Mais cette transformation apparaîtra encore mieux dans l'histoire
des travaux contemporains qui auront évolué assez vite pour que
nous ayons été témoins de leur phase critique et de leur phase posi-
tive.
Par exemple, la critique des sciences-, pour lui conserver son pre-
mier nom^ On a d'abord examiné la nature des théories physiques;
on a vu que deux théories différentes peuvent également expliquer
tous les faits, à condition de les compliquer assez; par conséquent
les théories ne copient pas la réalité; elles n'en sont que des sym-
boles. On a approfondi ensuite l'idée de loi physique; on a trouvé
que l'imperfection inévitable de nos sens et de nos appareils nous
permet de choisir à notre gré n'importe quelle formule numérique
1. J'appellerai souvent un positivisme un système de vérités relatives à un
petit nombre d'attitudes initiales, c'est-à-dire une science particulière; j'ai pré-
féré ce nom au mot science que j'ai réservé à la physique et aux positivismes
de son espèce.
2. On trouvera une bibliographie assez complète du sujet dans les notes des
deux articles que j'ai publiés dans celle Revue en septembre 1S99 et en mai 1900,
sous le titre : ■• La méthode des sciences physiques. » 11 faut y ajouter le tome III
de la bibliothèque du Congrès international de Philosophie de 1900. (Paris,
Armand Colin.)
3. On l'a nommée aussi VÊpistémologie.
158 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
parmi les formules innombrables en accord avec nos mesures ; les
lois sont donc des décrets arbitraires. On a critiqué enfin les faits
eux-mêmes, et on a reconnu qu'ils n'existent pas sans une loi qui
les précède ; ils ne sont donc que des notations abrégées et conven-
tionnelles de l'inextricable complication du donné. Critique, tout
cela. Critique exacte, peut-être incomplète, assurément stérile. Mais
si elle aboutit au scepticisme, c'est qu'elle ne répond pas à un
besoin vivant de l'esprit; elle n'est qu'un amusement de logicien;
et, pour se donner la matière qui lui convient, elle n'a vu dans la
science qu'un amusement tout pareil : arrangement de schèmes
où l'on ne cherche qu'une cohérence logique après en avoir exclu
l'activité de l'esprit en contact avec les choses, jeu de patience bâti
avec des découpures de perceptions d'où l'on a ôté d'avance la vie
qui en formait les liens, château de cartes qui s'effondre parce qu'il
devait s'effondrer; et la faillite de la science à laquelle la critique
aboutit n'est que la faillite de cette critique elle-même. 11 restait
donc à la reprendre en la vivifiant de toute cette psychologie négli-
gée; le réel a été déformé, avait-on dit; cela n'est plus intéressant;
ce qui importe maintenant, c'est d'y trouver les traces de l'activité
qui vient de l'étreindre; et, à examiner en détail les mobiles supé-
rieurs à toute logique qui nous ont secrètement guidés dans la cons-
titution des faits, dans l'élaboration des lois, dans le choix des
théories, dans le besoin de la simplicité ou la recherche de l'unité,
on a reconnu que cette activité était transcendante au déterminisme
physique^ dont on a fait ainsi sortir la liberté humaine comme un fait
positif. Certes, ce ne serait là qu'un argument un peu inutile ajouté
à tant d'autres preuves si la liberté était une idée claire qu'pn pût
définir en trois termes et si le problème de son existence se résol-
vait par oui ou par non; mais la liberté est infiniment variée, et
c'est une conquête que d'éclairer la plus pâle de ses nuances; voilà
pourquoi j'ai pu rappeler une étude à laquelle j'ai collaboré moi-
même '.
Ainsi l'on pourrait comparer les vérités de science à des disques
élevés en travers d'une route où marche l'humanité; ils présentent
d'un côté un aspect positif, de l'autre un aspect critique ; c'est tou-
\. Deux mémoires, à ma connaissance, ont abordé ce problème : un de M.
Le Roy : « La science positive et les philosophies de la liberté » (Bibliothèque
du Congrès international de philosophie de 1900, tome I"), et le mien : « Sur un
argument tiré du déterminisme phvsique en faveur de la liberté humaine ».
{Ibid., t. IIL)
J. WILBOIS. — i.'i-spiUT POSITIF. i59
jours celui-ci qui est tourné vers la troupe qui arrive; et le désac-
cord entre les savants et la foule vient simplement de ce que, seuls,
ils ont marché assez vite pour voir la meilleure face de la vérité
nouvelle.
Il est donc bien entendu que nous n'appelons pas esprit positif ce
sens qui n'est qu'un toucher grossier de tout ce qui est matière, ni
critique l'esprit de dénigrement dans un fauteuil. Critiquer, c'est
cherchi-r une vie nouvelle; être positif, c'est vivifier V expérience. L'es-
prit positif, dans ce qu'il a de plus haut, la critique, dans ce qu'elle a
de plus fécond, ont un élément commun, la vie. Par là ils se repro-
duisent indéfiniment l'un l'autre. Quand une activité s'éveille en
notre esprit, en même temps se précise un système original de
vérités, un certain « positivisme », en attendant que la critique y
découvre le germe d'une activité supérieure. Ainsi une certaine cri-
tique du sens commun a produit le positivisme de la science, une
certaine critique de la chimie, le positivisme de la chimie physique;
une certaine critique de toutes les sciences peut conduire au positi-
visme de la liberté. Il est sans doute inutile de faire remarquer que
le positivisme nouveau ne suppnme pas les positivismes passés. Il les
supplanterait s'il n'était que le spectacle passif de la vérité totale :
on ne voit pas deux panoramas à la fois. Mais chaque positivisme
correspond à une vie spéciale de l'esprit; en le créant, on s'est
assoupli pour de nouveaux gestes, on ne s'est pas paralysé pour les
anciens. Selon les circonstances, on est tour à tour homme de sens
commun qui ignore la science, savant qui la pratique, psychologue
qui la dépasse; qualités sensibles, faits physiques, liberté, sont tour
à tour aussi palpables. Le progrès n'est pas une simple transforma-
tion, mais un accroissement'.
A cette variété de vies que nous trouvons ou que nous mettons
partout, on a reconnu sans doute le penseur à qui nous avons
emprunté le meilleur de notre méthode. Il est temps de lui rendre
hommage. Son œuvre nous semble une des plus considérables de
notre époque. Et ce n'est pas seulement par l'analyse du rire, par la
théorie de la perception, par le problème de l'àme et du corps, par
l'étude de la liberté et de la causalité; c'est encore par son usage
dans les sciences. Il se constitue, depuis quelques années, des
\. C'est ce qu'ont méconnu les premiers positivistes. Cependant, à côté d'une
science positive, il y a place pour une métaphysique positive : les travaux de
M. Bergson sont là pour en témoigner.
160 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
sciences de la durée, — évolution des espèces animales, évolution
des mythes primitifs, évolution des dogmes chrétiens, évolution des
sociétés; moitié critiques, moitié positives, ces sciences, formulées
avec le langage de l'espace, sont pleines de fausses contradictions
apportées par les métaphores mêmes qui en masquent chaque
terme; seule, cette philosophie, par sa critique de l'idée de temps,
rendra maniable ce chaos. On peut prévoir que ce sera l'œuvre capi-
tale du premier quart de ce siècle. Ce ne sera pas d'ailleurs une
simple conciliation entre des sciences différentes ou même entre les
sciences et la philosophie : cette harmonie cartésienne serait une
jouissance très secondaire. Mais de ces rapprochements sortiront
des sciences nouvelles, toujours plus pleines de vie intérieure, et
personne ne peut prévoir l'influence qu'elles auront sur notre vie
morale, religieuse et sociale. Cette philosophie est donc plus près des
sciences que de la psychologie; elle est, en dépit de l'art merveilleux
qui l'enveloppe, un robuste positivisme ; les snobs s'indigneront peut-
être de notre apparent dédain du dilettantisme subtil qu'ils croyaient
admirer en leur maître; il faut pourtant qu'on s'habitue à voir le
« compléteur » d'Auguste Comte sous le mystique alexandrin.
En parlant de recherches scientifiques, je viens d'employer plu-
sieurs fois le terme « vie ». Je ne l'ai pas défini. Je n'aurais pas pu
le définir. Il faudra toute l'étude qui va suivre pour en donner l'in-
tuition. Ceux qui l'ont déjà reçue enrichiront chacune de mes
phrases de tous leurs souvenirs. Les autres ne pourront que se sou-
mettre, s'ils jugent que cela vaille l'effort, aux disciplines que les
hommes de science ont subies, et qui seules leur permettront de
lire sous ces trois lettres autre chose qu'une idée confuse.
Tel a été le point de départ de cette note. Nous abandonnerons
désormais ce parallèle un peu factice, calqué sur l'opinion courante,
entre l'esprit positif et l'esprit critique; l'esprit positif est le terme
vers lequel l'autre évolue : c'est de lui seul que nous nous occupe-
rons. Nous n'étudierons pas d'ailleurs ce qu'on pourrait appeler la
métaphysique d'Auguste Comte, encore moins sa politique ou sa reli-
gion. Nous ne rechercherons pas non plus si l'esprit positif est bon
ou mauvais : nous ne ïerons pas de morale. Simplement de la psy-
chologie. L'esprit positif a guidé toute la pensée actuelle : nous l'ad-
mettons comme un grand fait. Il serait très long d'en étudier les
formes dans les difi'érentes sciences; nous nous bornerons ici aux
sciences où le rôle de l'esprit nous semble le plus grand et le plus
J. WILBOIS. L ESPRIT POSITIF. 16i
net, aux sciences physiques. Encore n'entendrons-nous par phy-
sique que la collaboration entre l'expérience et le calcul, principale-
ment le calcul intégral. Nous excluons donc de nos recherches, d'un
côté la mathématique pure, de l'autre les sciences d'expérience qua-
litative, les sciences] naturelles et même les débuts de la physique,
celle qui se borne à constater que la chaleur dilate les corps ou que
l'aimant attire le fer. C'est presque uniquement de ces sciences que
se sont occupés Auguste Comte, Stuart Mill ou Herbert Spencer :
nous n'aurons donc presque jamais l'occasion de nous rencontrer
avec eux.
Nous suivrons dans notre travail l'ordre suivant. Nous prendrons
d'abord l'esprit positif à son origine, dans la découverte des prin-
cipes qui fondent une science. Puis nous l'étudierons dans la décou-
verte des vérités de détail que le développement de ces principes
suggère. Nous verrons enfin comment il se transforme, à la sortie
du laboratoire, pour faire pénétrer la vérité de science dans le
domaine commun.
Donc trois grandes divisions :
1° L'esprit jjositif dans la formation et Vemploi des principes de la
physique.
2° L'esprit positif dans les recherches de détail.
3° L'esprit positif dans la socialisation de la science.
Les principes des sciences.
Faire la psychologie des principes, c'est, semble-t-il, répondre à
deux questions distinctes :
Comment déeouvre-t-on un principe?
Qu'est-ce que croire aux principes?
Mais nous verrons que rien n'est plus arbitraire qu'une pareille
distinction. On ne trouve pas un principe en bloc ; on le développe
d'une manière progressive; et la croyance à sa réalité se confond
avec l'acte même de cette continuelle découverte. Les deux pro-
blèmes se fondent en un seul: Qu'est-ce que l'intuition d'un prin-
cipe ?
Nous le résoudrons peu à peu.
i° A'ous indiquerons d'abord ceux qui n'ont pas cette intuition :
162 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
ce ne sera pas nous rapprocher d'elle, mais ce sera fermer les fausses
pistes.
2° Nous analyserons ensuite la notion de principe : analyse qui ne
sera légitime que si nous reconnaissons quelle en détruit Virréduc-
tible originalité.
S° Considérant le principe comme un tout , nous raconterons lliistoi):e
de son développement ' nous en ferons la physiologie après en avoir
fait Vanatomie; nous le connaîtrons plus complètement, mais toujours
de l'extérieur.
4° Enfin nous donnerons une méthode pour pénétrer à son i7itérieur:
discipliiie qui seule transformera une intuition décrite en intuition
vécue.
De là les quatre divisions de ce chapitre.
I I. — Ceux qui nont p)as Vintuition des jjrincipes.
Parmi les innomlirables catégories de personnes qui n'ont pas le
sens des principes de la physique, nous ne citerons que celles qui
en sont assez près pour que l'on puisse se méprendre sur la nature
de leurs intuitions.
Ce sont d'abord les industriels exclusifs, qui voient le monde sous
la catégorie de la turbine; dans la conservation de l'énergie, ils
ne perçoivent qu'une succession d'écluses, de fils de cuivre, de
courroies et de volants; toute précision qui n'aboutit pas à une
économie d'argent, tout calcul trop compliqué pour être achevé
rapidement par un ingénieur ordinaire, toute généralisation à
d'autres substances que celles qu'on peut pratiquement employer
dans les usines, tout corollaire mathématique qui n'aurait pas un
intérêt immédiat dans un problème palpable, ils les ignorent systé-
matiquement.
Ce sont encore les écoliers qui s'attachent aux représentations
visuelles; leur parle-t-on des atomes, ils veulent que ce soient de
petites boules; leur enseigne-t-on que la lumière est un phénomène
périodique, ils se figurent cette périodicité comme le déplacement
d'une vraie matière dans un vrai espace; et toutes les expériences
que le principe suggère, ils leur demandent de vérifier ou d'in-
firmer, non pas quelque réalité profonde qu'ils n'aperçoivent
jamais, mais simplement cette image dont elle est enveloppée, sans
remarquer qu'elle est indépendante de l'expérience qui ne témoi-
gnera jamais ni pour elle, ni contre elle.
J. WILBOIS. — l'kspiut I'OSitif. 163
Ce sont aussi les professeurs qui cherchent entre les difîcrentes
parties de la science des rapprochements tout extérieurs; les corps
pesants, les masses électriques, les masses magnétiques, s'attirent
en raison inverse du carré de la distance; on les unira dans le même
chapitre, sans se douter qu'on cache ainsi les vrais liens entre la
matière, l'électricité et le magnétisme; on aura aidé la mémoire des
débutants, on aura simplifié les cours, on aura inventé des questions
d'examen, on aura été pédagogue, on n'aura pas été physicien.
Ce sont les expérimentateurs qui ne cherchent qu'à ajouter une
décimale à la température d'ébullition ou au poids spécifique d'un
corps, sans relier à aucune loi générale leurs mesures merveilleuse-
ment minutieuses; cette métrologie n'est pas de la physique.
Ce sont de même les expérimentateurs qui méprisent, comme
une qualité d'ouvrier, la précision des premiers, oubliant qu'on a
découvert l'argon en connaissant plus exactement les densités de
l'azote, et les lois des ondes lumineuses en amincissant des rayons
optiques; ce sont les petites mesures qui font les grandes doctrines;
et la métrologie est quelquefois de la physique.
Ils n'auront pas non plus l'intuition des principes, ceux qui ne
s'intéressent qu'aux phénomènes qualitatifs, ceux, par exemple,
qui perfectionnent des spectroscopes pour photographier des raies.
Mais ceux qui mettent des mathématiques partout l'ont moins
encore, ceux qui ne savent pas essuyer un ballon sans l'électriser,
mais qui tiennent compte, dans sa pesée, de l'attraction du mont
Valérien, et sont persuadés qu'ils n'ont fait qu'une erreur d'un
millionième, parce qu'ils ont employé la méthode des moindres
carrés.
On peut mettre à cùté d'eux les idéalistes qui prennent une for-
mule expérimentale pour point de départ de développements
mathématiques sans contact possible avec un nouveau réel, et les
réalistes au jour le jour qui poussent le respect de la matière
jusqu'à rejeter l'éther, même comme instrument de recherche.
Pas physiciens non plus, les logiciens impitoyables qui condam-
nent la mécanique classique sous prétexte qu'elle commence par un
cercle vicieux, puisqu'elle définit la masse par la force et la force
par la masse '.
1. Ce qui peut faire la valeur de la mécanique de Hertz, ce n'est pas la sup-
pression de ces cercles vicieux, c'est l'application de ses principes à un plus
grand nombre de phénomènes. Les objections qu'on a faites, un peu en désordre,
164 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Les empiristes n'ont pas une plus pleine connaissance des prin-
cipes, lorsqu'ils veulent en faire des vérités d'observation; l'obser-
vation confirme, il est vrai, d'une certaine manière, la loi de con-
servation de l'énergie, mais ce qu'il y a de meilleur en elle dépasse
les faits d'expérience; quant au principe d'Huygens, plusieurs phé-
nomènes semblent le contredire, la polarisation et la dispersion, et
l'expérience directe est impuissante à l'établir'.
Les principes ne se démontrent pas non plus mathématiquement.
On n'a pas donné à la aonservation de l'énergie une évidence géo-
métrique quand on a cru la déduire des prétendus axiomes de la
mécanique ^ et on ne peut arriver par le calcul au principe de
Huygens, par l'excellente raison que ce principe est faux dans le
cas général ^.
Enfin les principes de la physique ne sont pas des axiomes anté-
rieurs à l'expérience, ils ne sont pas des premiers principes, au sens
spencérien. On l'admettrait probablement sans peine pour le prin-
cipe d'Huygens; on y souscrit moins volontiers dans le cas de la
conservation de la matière ou de l'énergie. Ce point est assez impor-
tant pour que nous nous y arrêtions un instant. M. Herbert Spencer
a réduit les principes fondamentaux de la physique à un principe
unique, la persistance de la Force : postulat nécessaire que la
science ne peut prouver, parce qu'elle le suppose. La science, en
effet, implique la mesure ; la mesure implique une unité de mesure,
et déclarer cette unité variable, ce serait renoncer à la science.
Dans une mesure de longueur, nous admettons que le mètre étalon
est constant : dans une pesée, c'est le poids du kilogramme étalon ;
aux diverses mécaniques, sont de deux sortes : les unes sont des objections de
logicien (celle, par exemple, que nous venons de citer), les autres sont des objec-
tions de physicien (par exemple, une énergie qu'on ne pourrait pas localiser
serait très incommode dans l'étude des radiations); c'est un travail très instructif
que d'essayer de les séparer. Cf. Poincaré, « Les idées de Hertz sur la méca-
nique » {Revue générale des sciences, 30 septembre 1S97).
1. Celte expérience consisterait en effet à réaliser dans l'éther quelque chose
comme le sillage d'un navire, bourrelet mouvant oii viennent se fondre les
ondes particulières envoyées par chaque point que le navire a frappé; le navire
serait ici remplacé par une lumière mobile; mais le mouvement que nous pou-
vons lui imprimer est incomparablement plus lent que le mouvement de propa-
gation des vagues lumineuses, et il n'y aurait pas plus de sillage qu'autour d'un
bateau à l'ancre. — Du reste qu'entend-on par observation directe d'un sillage
d'éther?
2. Cf. Revice de Métaphysique et de Morale, mai 1900, p. 299-301.
3. C'est le cas où les percussions au centre des ondes n'ont pas de suite réglée.
Voira ce sujet des considérations élémentaires dans : Verdet, Leçons d'optique
Xihysique, t. I", p. 38-44, et Poincaré, Théorie mathématique delà lumière, p. 76-83.
J. WILBOIS. — I. l'Si'itiT POSITIF. 165
si le mètre occupe de l'espace, c'est par une espèce particulière de
force : c'est par une autre espèce de force que le kilogramme
résiste à nos muscles; c'est donc bien la persistance de la Force
que nous affirmons dans les deux cas. Voilà le raisonnement, irré-
prochable, nous semble-t-il, de M. Herbert Spencer ^ Il est bien
entendu que « la force dont nous aflirmons la persistance est la
Force absolue dont nous avons vaguement conscience comme corré-
latif nécessaire de la force que nous connaissons. Ainsi, par la per-
sistance de la force, nous entendons la persistance d'un pouvoir qui
dépasse notre connaissance et notre conception. En affirmant la
persistance de la force, nous affirmons une réalité inconditionnée,
sans commencement ni fin -. » Si, malgré cette déclaration, quel-
qu'un voulait encore comprendre cette force, nous lui répondrions
par l'histoire des unités de temps et de longueur, que M. Spencer
ne pouvait pas connaître à l'époque où il a écrit ses « Premiers
Principes ». Avec l'unité de temps usuelle, jour sidéral, nous serons
amenés dans quelques siècles à méconnaître l'équivalence de la
chaleur et du travail, puisque le frottement des marées sur la terre
ne semble pas en ralentir la rotation; les astronomes sont dès main-
tenant décidés à changer l'unité actuelle et celle qu'ils lui substitue-
ront vérifiera l'équivalence du travail et de la chaleur : l'unité qu'on
déclare constante dans la mesure du temps, c'est donc la loi d'équi-
valence. Passons aux longueurs : les recherches de M. Spring sur
la fluidité des solides nous font tout craindre au sujet de la fixité
des étalons : mais nous savons comparer le métré à la longueur
d'ondulation d'une raie spectrale ; l'unité que nous regarderons
comme immuable, ce ne sera plus désormais l'ijitervalle de deux
traits d'une règle, mais cette grandeur longuement élaborée que
l'on nomme une longueur d'onde. — Ainsi, ce qu'il y a de constant
dans le cours d'une recherche ou d'une série de recherches change
avec le progrès de la science : tantôt c'est un objet concret, comme
un morceau de platine, tantôt c'est une abstraction, comme une
longueur d'onde, tantôt c'est une loi, comme la loi d'équivalence.
Ce qui persiste est réellement quelque chose d'inconnaissable ^.
1. Herbert Spencer, Les premiers jmncipes, trad. E. Gazelles, 8° édition,
2" partie, chap. VI : Persistance de la force, notamment j). ni-l"2.
2. IbicL, p. 113.
3. M. Spencer, qui ignorait le rôle des lois comme décrets-étalons, a dû séparer
le principe de l'uniformité des lois du principe de la persistance de la force : il a
été obligé cependant d'en faire un corollaire. C'est le chapitre VU de la seconde
J66 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Malheureusement M. Spencer n'a pas dit : « Quelque chose per-
siste », mais : « La Force persiste », et le mot force a pour tout le
monde un sens à la fois si concret et si imprécis que beaucoup de ses
lecteurs ont traduit dans le connaissable physique ce qui est de Tin-
connaissable, et peut-être M. Spencer a-t-il fait comme eux, dans le
chapitre VIII : « Transformations et équivalence des forces » ^ Du
reste, pour traiter un tel sujet, il fallait un esprit très opposé au
génie des positivistes anglais, et aussi une éducation scientifique
sérieuse, au lieu de cette érudition multiple qui a donné à M. Spencer
un si grand renom de savant dans les salons philosophiques. La
conclusion du chapitre, c'est que les expériences, bien qu'elles
n'aient pas à vérifier le principe, en précisent cependant les détails :
« Elles ont de la valeur, parce qu'elles découvrent les diverses con-
séquences particulières que la vérité générale n'énonce pas; elles
ont de la valeur parce qu'elles nous apprennent quelle quantité
d'un mode de force équivaut à telle quantité d'un autre mode; elles
ont de la valeur, parce qu'elles déterminent sous quelles conditions
chaque métamorphose apparaît. Enfin, elles ont de la valeur, parce
qu'elles nous amènent à rechercher sous quelle forme le résidu de
la force s'est échappé quand les résultats apparents ne sont pas
équivalents à la cause ^ » Si on examine d'un peu plus près ces
expériences, voici ce qu'on y remarque. Soit un travail mécanique
qui s'éteint; il laisse après lui quelques traces; nous les mesure-
rons, ou plutôt nous fabriquerons avec elles quelque phénomène
maniable que nous appellerons l'effet, le transformé ou l'équivalent
du premier; si c'est un phénomène de chaleur, il y aura un équi-
parlie des « Premiers Principes ». Celte fonction des lois n'a été mise en
pleine lumière que très récemment, grâce surtout aux travaux de M. Le Roy : il
en a déduit une théorie de rinduclion dont il n'a publié que des ébauches dans
« Science et Philosophie » (Revue de Métaphysique et de Morale, novembre 1899,
p. 716, en note), et dans « la Science positive et les Philosophiesde la liberté >•
(Bibliothèque du Congrès international de philosophie de 1900, t. I", p. 321-322).
M. Spencer dit, il est vrai, dans ce septième chapitre : « La conclusion générale
qu'il y a des connexions constantes entre les phénomènes, conclusion qu'on
regarde d'ordinaire comme inductive seulement, peut réellement se déduire de
la donnée dernière de la conscience » (p. 171). Mais il n'y a même pas là l'em-
bryon de la théorie de M. Le Roy. Cette dernière, en effet — et ce n'est pas sa
moindre originalité, — lient compte de toute une psychologie particulière au
savant, que la remarque de M. Spencer excluait à tout jamais.
1. Je ne me permets d'adresser celte critique qu'à la première partie du cha-
pitre, le S 66, le seul qui traite des forces physiques, le seul qui louche à mon
sujet. Les g2 07-73 sont consacrés à une question beaucoup plus difficile, la
transformation des forces solaires, psychiques, sociales, etc.
2. P. 201.
J. WILBOIS. L ESPRIT POSITIF. 161
valent calorilique du travail; si cette chaleur disparaît à son tour
dans une manifestation d'électricité, il y aura un équivalent élec-
trique de la chaleur; et, transformant de proche en proche les phé-
nomènes les uns dans les autres, les enfermant deux à deux dans
une même barrière, moitié naturelle, moitié construite, qui renferme
chaque fois ce que nous nommerons la même quantité d'énergie,
nous découperons, dans la continuité des choses, un chemin de péné-
tration à partir d'un certain point, d'une certaine manifestation de
la Force, le travail mécanique. Mais nous aurions pu partir d'une
autre manifestation, la masse, par exemple; nous aurions brûlé du
charbon, et, pour garder une masse constante, nous aurions enfermé
dans un même vase imperméable le combustible et ses produits; et
continuant indéfiniment, nous aurions construit encore un chemin
de pénétration. Il y aurait un autre chemin en partant de la quantité
constante d'électricité, et un autre, du moins dans les phénomènes
réversibles, en partant de la notion d'entropie. Mais ces chemins
sont dans des plans différents; ils ne se rencontrent jamais; jamais
la Force matière ne se transforme en la Force énergie, en la Force
électricité ou en la Force entropie. L'énergie n'a rien de privilégié
et l'histoire de ses transformations n'épuise pas l'histoire des trans-
formations de la Force absolue. La science même, en condamnant le
monde de la matière, le monde de l'énergie, le monde de l'électri-
cité, le monde de l'entropie, à être clos les uns aux autres, veut
ignorer la totalité de ces transmutations, conformément à la
méthode de morcelage qui lui a toujours réussi. Mais, inverse-
ment, le principe de Spencer ne peut rien nous apprendre sur ce mor-
celage, puisqu'il en est, d'une certaine manière, la négation. Entre
l'intuition philosophique de la persistance de la Force et les intui-
tions scientifiques de la persistance de la matière, de l'énergie, de
l'électricité ou de l'entropie, il y a une distance infinie.
Répétons cette même conclusion en langage de mécanicien. Nous
dirons, avec M. Poincaré ', que l'état de l'univers est déterminé par un
nombre très grand w de paramètres a?, a?,.. .a*,,. On connaît, à un instant
quelconque, les valeurs de ces paramètres et de leurs dérivées par
rapport au temps; ces n paramètres satisfont à n équations différen-
tielles de la forme :
i étant égal successivement à 1, 2, 3, ... n.
1. Préface de«la Thermodynamique, p. ix.
Rev. meta. t. IX. — 1901. 12
168 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Ces n équations admettent n — 1 intégrales de la forme :
r j (^1, cn.2, • • • • Xnj ^^^ Li(
Donc n — 1 fonctions des variables demeurent constantes; parmi
ces constantes, l'une représente la matière, une autre l'électricité, une
autre l'énergie; c'est l'œuvre de la physique de les reconnaître; le
principe de Spencer nous apprend simplement qu'il y a des cons-
tantes; il ne nous renseigne pas mieux que le principe même du
déterminisme : quand on l'a admis, i intuition scientifique reste à
acquérir tout entière^.
Depuis que la logique des sciences est devenue une étude à la
mode, on a entrepris, et on entreprendra sans doute encore, des
recherches dans le genre de celles-ci : « Des services rendus à la
chimie par la métaphysique d'Aristote (ou de Leibniz) », ou bien :
« Conciliation de la liberté et de la conservation de l'énergie ». Nous
avons vu que ces problèmes méconnaissent l'originalité de la science
comme de la philosophie; ils semblent toucher le fond du fond : ils
1. Un second exemple n'est pas inutile : c'est l'histoire des débuts du principe
de la moindre action. — La nature est économe; dans tous les phénomènes,
la quantité d'action est un minimum. Voilà un principe antérieur à la science,
qu'on le déduise d'une analogie naturelle avec nos propres actes ou qu'on le
regarde comme une conséquence immédiate des attributs de la divinité. Il est
cependant impossible de le transformer en principe scientifique tant qu'on n'aura
pas défini numériquement l'action. Ici les divergences entre savants montrent
bien que le premier énoncé n'intéresse pas du tout le physicien. Au xvii° siècle
Lachambre, dans le problème de la réflexion de la lumière, remarque que le
rayon suit le chemin de plus prompte arrivée. Fermât pense qu'il en est de
même dans le cas de la réfraction : l'analogie avec la réflexion, voilà sa preuve
provisoire, et la preuve définitive, c'est l'expérience postérieure de Foucault.
Mauperluis, en mécanique, appelle action le produit de la masse par la vitesse
et l'espace parcouru (Essai de Cosmoloc/ie, 2° partie, l. I" des OKuvres complètes,
4 vol. Lyon, 1768, p. 42); il semble fonder son principe sur des raisons théolo-
giques; en réalité la formule explique quelques faits, ce qui lui a suffi à
l'adopter d'abord; elle n'en explique que quelques-uns, ce qui a suffi à la rejeter
plus tard. Euler conserve la même formule (Dissertation sur le principe de la
moindre action, avec l'examen des objections de M. le professeur Kœnig faites
contre ce principe, Leide, l"o3). Helmholtz a défini l'action d'une manière toute
différente : c'est, pour lui, la valeur moyenne de la dilTérence entre l'énergie
potentielle et l'énergie cinétique. Hertz enfin prend pour l'action la somme du
produit des masses par le carré des accélérations. Ces choix n'étaient pas indi-
qués a priori; c'est leur succès qui les légitimera : déjà les deux principes de
Helmholtz et de Hertz s'appliquent à presque tous les problèmes mécaniques et
on a réussi à les étendre à certaines parties de la physique. On trouvera quel-
ques renseignements simples sur ces deux derniers énoncés dans l'article de
M. Poincaré que nous avons déjà cité : « Les idées deHertz sur la mécanique ».
On voit, d'après ce bref expeséj que k principe de la moindre action s'est déve-
loppé à l'intérieur de la science, et que. la formule cosmologique que nous en
avions donnée d'abord n'en a été que le prétexte ou que le nom.
J. WILBOIS. — i.'kspiut poshik. i69
ne sont le plus souvent que de la liltùrature en marge d'un calem-
bour.
J'arrête ici ce préambule déjà trop long et peut-être un peu décon-
certant; mais on disserte généralement sur les principes de la pliy-
sique avec une tranquillité si simple qu'il était nécessaire de passer
cette première revue avant d'en reprendre plus minutieusement
l'étude.
§ II. — Analyse de la notion de principe.
Si l'on met à part les métaphores qui recouvrent l'énoncé de
toutes les vérités physiques, et qui ne leur ajoutent rien — les
petites boules et les tirets qui illustrent la notion d'atome et de
valence, les fils élastiques qui suivent les lignes de force, — on peut
reconnaître dans un principe deux éléments :
1" Un él'hnent relatif à Vaciiviié humaine, un discours clair et
facile, une forme sous laquelle le principe est maniable, un outil
que nous avons bien en main.
2° Un élément indépendant de Ihomnie, une vérité extérieure, mais
une vérité qu'on ne peut d'abord que pressentir, que deviner, que
flairer, jusqu'au jour où le premier élément permet de la saisir
tout entière.
Ces deux parties du principe sont d'ailleurs indissolublement unies:
c'est ce qui donne à son usage cette extraordinaire fécondité, et à
son intuition celte originalité incomparable; nous ne chercherons
pas à les dissocier, mais plutôt à illuminer les deux faces d'un
même atome.
Ainsi, dans \e principe des ondes, nous distinguerons :
1° L'idée d'onde enveloppe^, abstraction très éloignée du réel,
1. La voici, exprimée par une métaphore très grossière. Soit un point A de la
surface d'un bassin : j'y laisse tomber une pierre; un petit rond, une onde, se
forme tout autour et grandit en portant de plus en plus loin le mouvement pro-
duit en son centre. Au bout de deux secondes, le bourrelet liquide occupe le
cercle C, au bout de trois secondes, le cercle plus large C. D'après le principe
des ondes, si je n'avais pas jeté de pierre en A, mais si, deux secondes après,
j'avais laissé tomber, sur la circonférence C, un grand nombre de petits cailloux,
l'effet en C aurait été te même. Ce principe est applicable encore au cas où
l'ébranlement, au lieu de se propager sur une surface, se propage dans un
espace à trois dimensions; c'est le cas de la lumière. Ce principe n'implique
pas du reste que l'espace soit isotrope, que les ondes soient sphériques; il ne
suppose pas que les ébranlements en A forment une ondulation régulière, comme
il arrive quand on jette une pierre fjans un bassin; il ne suppose pas qu'il y
ait en A une agitation prolongée; il ne suppose même pas qu'il y ait en A un
déplacement véritable. Substituer à un point unique et donné une infinité de
points cfioisis, voilà le principe des ondes enveloppes tout entier.
. 150 REVUE DE MÉTAPHYSKJUE ET DE MORALE.
. mais abstraction infiniment commode. Dans l'ancienne théorie,
un point lumineux émet des rayons; ces rayons, nous pouvons,
. selon les problèmes, les grouper en cônes, en faisceaux ou en
pinceaux, mais un rayon lui-même, nous ne pouvons le modifier :
il a quitté le foyer : rien ne va plus ; c'est un atome de pensée. Au
contraire, dans la conception nouvelle, chaque point de l'ancien
rayon est lui-même source de mouvement, c'est-à-dire, pour nous,
de calculs; c'est comme si un petit démon chevauchait sur lui, et
pouvait, à chaque moment, le dévier à sa fantaisie; l'espace n'est
plus divisé en une infinité de droites, mais en une infinité de points;
nous avons pulvérisé notre premier morcelage; et cette poussière,
notre pensée peut la grouper de nouveau, mais avec infiniment plus
de souplesse qu'auparavant, puisque nous pouvons prendre comme
centres d'ondes particulières tous les points d'une surface idéale que
nous taillerons à notre gré; et c'est sur cette surface que nous éta-
lerons désormais nos raisonnements, au lieu de les filer, comme
tout à l'heure, sur la rigidité d'une ligne *. Le principe des ondes
enveloppes est donc maniable.
Il est de plus viable. Il est assez imprécis pour que plusieurs
1. Un exemple va préciser tout cela. Un écran est percé d'un large trou circu-
laire. Des ondes planes, venues d'un point à l'infini, y tombent perpendiculaire-
ment, le traversent comme un cylindre brillant, sans qu'aucune parcelle de
lumière soit déviée à droite ni à gauche, et vont marquer un rond blanc sur
une toile tendue derrière l'écran. Je bouche maintenant le trou de deux
manières, avec un tamis, mailles obscures percées de petits carrés vides, puis
avec la photographie négative sur verre de ce tamis, mailles transparentes
séparées par de petits carrés opaques. Sur la toile je ne vois plus ni le cercle,
ni la projection du tamis ou de son négatif, mais un étalement d'apparences
complexes qui est le même dans les deux cas. La notion de rayon est impuis-
sante à l'expliquer, à moins de calculs inextricables qu'on n'a jamais tentés: en
effet, ce qui sépare ou rapproche les deux expériences, ce sont des propriétés
relatives à une surface normale au rayon; ce sont des propriétés absolument
hétérogènes à la notion du rayon. L'idée d'onde, au contraire, d'onde coïncidant
avec la surface de l'écran, les explique et les a prévues naturellemeut. Considé-
rons un des points de la toile situés dans l'ombre quand le trou de l'écran nest
pas bouché; il reçoit des ébranlements de tous les points de la surface idéale
que nous pouvons tendre sur les bords du trou; nous pouvons séparer ces
points en deux groupes : ceux qui seront recouverts tout à l'heure par les fils
du tamis, et ceux qui ne seront pas recouverts; et les deux groupes envoient au
point considéré des ébranlements égaux et de sens contraire, puisque, lors-
qu'ils sont réunis, ces ébranlements se neutralisent en donnant de l'obscurité.
Si donc je supprime l'un d'eux en fixante l'écran soit le tamis, soit son négatif,
la toile dans ces deux dispositions recevra des mouvements égaux et contraires :
mais l'oeil, dans ces mouvements trop rapides, ne percevra que l'intensité, non
la direction : les deux apparences seront donc exactement les mêmes. — Dans ce
raisonnement on n'a ajouté à l'idée d'onde enveloppe que la notion d'addition
de l'ébranlement lumineux. Cette propriété addilive de la lumière constitue un
autre aspect du principe des ondes : on le nomme principe des interférences.
J. WILBOIS. — l'kspkit positif. ni
autres principes se greffent sur lui, au fur de l'expérience qui les
suggérera. Qu'on choisisse comme centres d'ondes secondaires non
plus les points où l'onde primitive est parvenue ^u même moment,
mais des points ébranlés à des instants différents, on peut arriver
ainsi à la théorie de la réflexion et de la réfraction. Qu'on suppose
au point lumineux non pas un ébranlement quelconque ou une
suite d'ébranlements sans lien, mais une succession régulière, on en
déduit les lois de la diffraction. Qu'on imagine des ondes dans
un milieu anisotrope, on touche aux phénomènes de double ré-
fraction.
Maniable et viable, le principe des ondes est donc un instrument
pour la pensée.
2° Mais ce n'est pas un instrument qui tourne à vide, comme
souvent les principes de la géométrie; c'est un outil imprégné de
réalité et qui entre tout seul dans les choses. 11 y a en lui une
autre part, indépendante de notre action. La lumière, en effet,
contourne les objets. C'est la conclusion de plusieurs expériences.
Quand le ciel est couvert de nuages légers, la lune paraît entourée
de couronnes. — Une bougie est décuplée quand on la regarde à
travers une étoffe légère. — Les boutons de nacre sont irisés. —
Les toiles d'araignée se colorent au soleil. — Il n'y a pas sept bandes
dans l'arc-en-ciel, mais une dizaine, le violet étant souligné de
petits arcs violets aussi. — Je suppose enfin qu'une femme myope
traverse Paris, le soir, par un grand vent; les cheveux lui tombent
devant les yeux; elle regarde un bec de gaz, elle voit un grand
rond brillant, à bords indistincts, barbouillé de taches plus lumi-
neuses, devant lesquelles chacun de ses cheveux lui apparaît, quand
elle est prévenue, comme une série de hachures parallèles, mais
mêlées à d'autres hachures bizarrement enchevêtrées, et au milieu
de tout cela, d'autres lignes se déplacent, se gonflent et se déroulent
comme de petits serpents translucides : c'est quelque chose d'ana-
logue à un tableau d'Henri Martin que l'on aurait égratigné; ou
plutôt c'est quelque chose d'inexprimable sur la toile, en raison de
sa mobilité continuelle. — Toutes ces expériences ont le même
sens : // ij a, dans la lumière, de la périodicité * et de l'étalement^
comme dans une succession de vagues; ou plutôt c'est V ensemble
de ces phénomènes qui signifie cela; car chacun d'eux est trop
1. Cette périodicité n'est pas purement qualitative : on peut lui appliquer
l'addition; cela complète le principe des interférences.
172 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
confus pour rien prouver isolément '. Mais ce que cet ensemble
indique n'est pas une notion claire; c'est une réalité qu'on devine,
comme, à marée basse, on devine les vagues à mille indices insigni-
fiants, les lignes de petits cailloux, le creux qui termine la plage et
les découpures désordonnées des falaises. Pour la saisir clairement,
il faut la réfracter, en quelque sorte, à travers ce premier élément
du principe dont nous l'avions artificiellement séparée-.
Ces deux éléments du principe des ondes, 'nous les retrouvons
partout.
Dans le jjr/?înpe de Carnot. Considérer, avant tout, des phéno-
mènes réversibles, c'est-à-dire des suites d'états d'équilibre, de
manière à écrire que ~ est une différentielle exacte, voilà un excel-
lent moyen de travail. Mais à côté de cet artificiel il y a une réalité
donnée : la chaleur ne peut passer d'un corps froid sur un corps
chaud sans dépense de travail : réalité insaisissable en dehors de ce
cadre, car le travail n'est pas défini avec une rigueur intangible, et
c'est l'équation de Carnot, par une sorte de cercle vicieux, qui,
dans beaucoup de cas, définira la température.
Même distinction dans le principe de la Conservation de Vénergic.
L'énergie est localisable : on sait de quels calculs cette conception a
été la source en électricité. On peut écrire que dT — ErfQ est
une différentielle exacte : on sait tous les faits qu'on a prévus ainsi,
soit en Thermodynamique, soit en Chimie physique, grâce à la
parenté entre cette expression et la différentielle -7^ de l'entropie.
Voilà qui intéresse notre action. Ce qui lui est étranger, c'est cette
vérité d'observation imprécise : mouvement d'écarter deux disques
qu'on retrouve dans le mouvement d'une balle de sureau, machine
électrique qu'on a plus de peine à tourner dès qu'elle est amorcée;
chute d'eau qui se prolonge dans le travail d'une usine ; énergie chi-
mique qui a tendu un courant dans un voltamètre, qui se transforme
en chaleur dans la recombinaison des deux gaz et qu'on retrouve en
mouvement dans le piston d'une machine; etc.
Notre analyse de la notion de principe n'est cependant pas tout à
1. En particulier comment raltaclierions-noiis aux autres l'observation de
l'arc-en-ciel, si nous n'étions pas prévenus? Pourquoi ne pas dire ce que l'appa-
rence nous dicte, qu'il y a plusieurs violets, aussi différents l'un de l'autre que
chacun d'eux est différent du rouge? Pourquoi attribuer ces arcs surnuméraires
à un tout autre phénomène que celui de la dispersion?
2. Voir n'importe quel traité de physique au chapitre de la diffraction.
J. WILBOIS. — l'espiut POSiTiK. ii:i
fait arbitraire. // existe une époque où ses éléments sont désunis.
C'est 1(1 période de tntonnemenis gui précède la ronslitution d\in
principe. Souvent l'homme de génie qui lui a laisse son nom a
eu des précurseurs, deux pour simplifier l'iiistoire. Cliacun a trouvé
une partie du principe; l'un a rêvé la matière, l'autre en a assoupli
la forme; et, pendant quelque temps, les deux moitiés de l'œuvre
flottent indécises et infécondes, à la recherche l'une de l'autre.
Le principe des ondes est l'œuvre de Fresnel. Fresnel a constitué la
diffraction, qui en est l'application la plus pure; mais il Ta fait en
combinant les idées de Huygens et de Young. Huygens a créé le
principe des ondes enveloppes, Young le principe des interférences;
Huygens en apparence plus mathématicien, Young plus artiste de
l'expérience, mais physiciens tous les deux, le premier parce qu'il
sentait que sa géométrie suivait les lignes du réel, le second parce
qu'il avait mis dans son principe le germe de Taddition; et, bien que
le principe de Huygens ressemble beaucoup à un instrument sans
réalité, le principe de Young à une réalité sans usage, ce serait
une exagération de les confondre avec ces deux types idéaux dont
ils s'approchent sans les atteindre; du reste Huygens a complète-
ment résolu le problème de la double réfraction des cristaux
uniaxes, Young le problème des couleurs des lames minces; mais ce
qu'il y a de meilleur dans leurs œuvres, ce sont les parties inache-
vées qu'ils ont léguées à Fresnel : leur principale gloire, c'est de
n'avoir été que des précurseurs.
Carnot a eu des précurseurs aussi. Ce qu'il y a de vrai dans son
principe, il l'a trouvé dans l'impuissance anonyme à réaliser le
mouvement perpétuel. Ce qu'il y a de maniable, il l'a emprunté au
principe des travaux virtuels, où, pour la première fois, on consi-
dère le mouvement réversible comme une suite d'états d'équilibic,
de l'équilibre purement mécanique, il a étendu cette conception à
l'équilibre thermique. Certaines personnes, ne voyant aucune for-
mule dans le livre de Carnot, sont tentées d'en faire simplement le
précurseur de Clausius; mais c'est un précurseur si complet que
Clausius, en écrivant des calculs sous chaque phrase, n'a pas eu
beaucoup plus de peine (pi'un traducteur.
Et, de même, la conservation de l'énergie est sortie d'une longue
suite d'expériences; et Leibniz a été, dans un certain sens, le
précurseur de Maxwell, en faisant prévaloir sur la conception car-
tésienne sa définition de la force vive, quantité non dirigée qui
lli REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
permettait de localiser l'énergie d'un champ magnétique ou d'une
radiation lumineuse'.
Puisque, au prélude d'une découverte, notre analyse exprime à
peu près une réalité historique, l'histoire des précurseurs apportera
sans doute une indispensable contribution à la psychologie de l'esprit
positif. Malheureusement, c'est la partie la plus difficile et la plus
incertaine de l'histoire des sciences. La comparaison d'éditions
successives, le dépouillement d'une correspondance, la mise en ordre
de papiers inédits, ce long travail ne nous apprendrait presque rien ;
c'est qu'on ne met sur le papier qu'une découverte déjà fixée; si l'on
veut consulter des textes, il faut donc lire des travaux antérieurs et
étrangers au principe, aussi bien des mémoires de géométrie que des
projets de machines, et, à travers les lignes qui détaillent une idée
définitive, saisir, par une vraie divination, la trace fugitive de l'ac-
tion confuse encore ; mais cette trace est inséparable de la psycho-
lo'gie du savant, de la psychologie de son milieu, du vaste mouve-
ment d'idées où son œuvre est emportée. N'est-ce pas dire qu'une
telle histoire est impossible? Du moins elle n'existe pas aujourd'hui.
Nous n'avons pas la prétention de la tenter, surtout dans une revue
philosophique. Nous essaierons donc de reconstituer le travail des
précurseurs en groupant, en démarquant et en transportant dans le
passé quelques notes recueillies parmi les souvenirs de savants
contemporains. Ces lignes seront moins un document qu'une
esquisse, moins de l'histoire que du roman; nous prions le lecteur
de les parcourir très vite et de n'en retenir qu'une impression d'en-
semble.
Supposons donc Huygens ou Young découvrant les deux parties
du principe des ondes.
1. On voit que, lorsqu'il s'agit d'un principe, on ne doit pas appeler pré-
curseurs ceux chez qui l'on en rencontre le nom, perdu dans un lambeau de
phrase. Borelli n'est pas le précurseur de Newton (Cf. Revue de Métaphysique
et de Morale, septembre 1899, p. 388 et S89, en note), ni Ango le précurseur
d'Huygens (Cf. Verdet, Leçons d'optique physique, 1. 1", p. 29-31). Borelli parle
de l'attraction du soleil sur les planètes et il explique par ce moyen l'e-vcentri-
cité de leurs orbites; mais il ne connaît ni la transparence universelle de l'es-
pace et des corps à la gravitation, ni les usages du potentiel d'une force fonc-
tion de la seule distance. Ango parle d'ondes de lumière, mais il ne soupçonne
pas leur périodicité générale et n'a pas l'idée de considérer des ondes enve-
loppes. L'un et l'autre ignorent du principe ce qu'il renferme d'humain et ce
qu'il renferme d'universel, c'est-à-dire ce qui en fait vraiment un principe; les
vrais précurseurs ne ferment pas les questions. Ango et Borelli se sont acquis
une gloire moyenne sans préparer celle des autres; ce sont de brillants esprits
qui comptent dans l'histoire des savants, mais non dans l'histoire de la science..
J. WILBOIS. — L KSPIUT l'OSITlF. 17^
Ils commencent par un travail négatif. Ils tâchent de ne plus
penser la lumière sous la figure d'un rayon. Mais c'est là un long et
dur apprentissage. Les longueurs d'ondulation en sont si faibles
qu'elle ne nous semble pas contourner les obstacles, comme le son,
qu'on entend encore derrière un mur, ou comme les vagues de la
mer qui se prolongent en remous derrière la jetée qui les brise; les
ombres sont nettes, dans la pratique; elles le seraient, du moins,
pensons-nous, si nous employions des sources lumineuses infiniment
petites, car, à mesure que nous diminuons une flamrhé, les pénom-
bres se rétrécissent. Dès lors nous croyons percevoir réellement des
rayons; ce sont les traits qui partent du soleil, les barres qui descen-
dent d'une lampe quand nous clignons des yeux ; c'est la plaque de jour
qui éclaire dans une chambre la poussière, le matin ; c'est môme
l'impression physique de picotement quand nous fixons une lumière
trop vive. Puis il y a entre la vue et le toucher une intime correspon-
dance, les deux sens nous renseignant avec la même exactitude,
comme s'ils avaient été aiguisés l'un contre l'autre; l'œil se pro-
longe ainsi en un bras subtil; et ce bras est encore le rayon lumi-
neux, attaché seulement à notre corps, au lieu d'être attaché aux
objets extérieurs. Aussi le rayon est-il, sans que nous nous en dou-
tions, l'auxiliaire indispensable d'une foule de recherches de savant
ou d'artisan ; en astronomie, en géodésie, en métrologie, c'est un
rayon qui fixe la place d'une étoile, la direction d'une mire, la posi-
tion d'un trait sous le microscope d'un comparateur; dans la cons-
truction d'une maison, le rayon d'un niveau d'eau joue le même rôle
qu'un fil à plomb; quand je marche, c'est un rayon qui détermine
mon chemin; c'est un rayon que je vois quand je pense que ces
maisons ne sont pas alignées; j'écris en ce moment sur une feuille
de papier non réglée; c'est un rayon qui m'assure que mes mots ne
vont pas de travers; même lorsque je parle d'une onde qui se propage
dans une certaine direction, peut-être cette direction m'apparaît-
elle comme un rayon, et l'ami à qui je l'explique s'en aperçoit
à tous mes gestes. Les métaphores de notre langue sont pleines
de la même image; nous parlons de jet de lumière, de coup d'oeil;
nous disons : lancer un regard, être frappé par la clarté; il n'est
pas jusqu'aux mots techniques de réflexion et de réfraction qui
ne supposent quelque barre rigide que \\m brise ou que l'on
fléchit.
Sur la table rase, on construira. Double construction. ,
176 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Le premier précurseur cherchera à rendre les ondes maniables.
Enfermé dans son cabinet, il tracera des figures, il essaiera des
calculs. Mais le problème mathématique des ondes est infini, et la
plupart de ses détails sont inutiles : que nous importe, par exemple,
la propagation d'un ébranlement dans un milieu dont la densité
varierait comme la septième puissance de la distance à un point
fixe? Le savant ouvrira donc de temps en temps sa fenêtre pour voir
quelles sont les ondes que la nature ne semble pas pouvoir produire :
il éliminera ainsi les cas « bizarres », il supprimera les hypothèses
qui paraîtront « invraisemblables », il écartera les arrangements qui
n'auront pas l'air « naturels ». L'enseignement du dehors sera sur-
tout négatif: des astérisques en marge d'une table des matières. Dès
qu'il aura reconnu que les doubles réfractions sont toujours faibles,
il étudiera les propriétés de l'ellipsoïde ; dès qu'il aura senti que deux
vibrations rectangulaires ont quelque chose de privilégié dans la
propagation des ondes, il absorbera son attention sur les axes, rec-
tangulaires eux aussi, des sections planes des quadriques, et cher-
chera les liens entre une surface et sa surface absidale. Seulement
ce ne sera pas là une mathématique déductive, comme les problèmes
de géométrie qu'on résout dans les écoles; la déduction sera, pour
ainsi dire, finaliste; le résultat sera posé avant l'énoncé; et, si l'on
va de l'un à l'autre par voie de syllogismes, c'est en passant les
mtermédiaires, c'est en dédaignant la rigueur : on a besoin qu'une
surface soit du quatrième degré : on la fait d'avance du quatrième
degré. Puis ces calculs devront être assez vides et assez généraux
pour s'accorder avec les calculs futurs. Enfin c'est une longue suite
de tâtonnements, cette activité qui ne commence pas à un axiome
géométrique, qui n'aboutit pas à une expérience achevée; et l'im-
prévu qui éclate, au hasard de son développement, défie toutes nos
descriptions.
• L'autre précurseur cherchera cependant à transformer la nature
pour la faire tenir dans ses cadres, ou plutôt il transformera la vision
qu'il en avait. Se dégageant de tous les moments de la vie pratique
où l'on se sert des rayons, il s'isolera en une espèce de rêve ; il pro-
fitera même des rêves véritables, non par le respect des rapproche-
ments qu'ils suggèrent, mais parce que leur fantaisie, en détruisant
de vieilles associations, donne au travail du réveil une fraîcheur
plus naïve. Alors il recherchera les images flottantes dont la lumière
nous baigne comme une vague, les paysages de brouillard oîi les
• J. WILBOIS. — i/kspiut positif. ill.
objets sont grossis, rapprochés, défigurés; il s'amusera aux fluctua-
tions de la pente d'une colline, qui semble vibrer dans l'air chaud;
il sortira surtout à l'aube ou au couchant, quand les teintes ne sont
pas posées sur les objets, mais qu'elles remplissent toute l'étendue;
il s'enveloppera de clarté comme on s'enveloppe de bruit, il vivra la
fluidité de l'atmosphère, il aimera l'espace pour l'espace. Ce n'est là
qu'une préparation. 11 en faudra une seconde avant d'avoir la notion
d'interférences « dans le sang ». Toujours se détacher des occupa-
tions journalières, puisque rien n'y vibre, puisque le mouvement,
en s'ajoutant au mouvement, le renforce toujours d'après la règle du
moindre effort. Ecouter battre ses artères. Ecouter l'écho devant un
grand mur dont on s'approche pas à pas. Rester des heures sur le
pont des Saints-Pères, et, en tàtant du pied les tremblements de la
chaussée, écouter les derniers battements du bourdon de Notre-Dame
et faire des ronds dans la Seine en y jetant des cailloux près du bord.
Lorsque passe un bataillon, batterie en tête, chaque file n'étant pas
tout à fait au même pas que celle qui précède, voir l'onde sonore
serpenter dans les pieds des soldats. A table, être assez distrait pour
faire vibrer le vin en frottant du doigt le bord de son verre. Au bil-
lard, préférer aux quatre bandes qui dessinent les lois des rayons
les massés où la trajectoire courbe attire l'attention sur les vibrations
mêmes de la bille. Et, ainsi préparé aux expériences de laboratoire,
rapprocher les phénomènes lumineux des phénomènes sonores,
comme l'a fait Young dès sa jeunesse, ou même, comme l'a pensé
Newton, aller en chercher le principe dans les marées des mers de
Chine'.
S'il fallait en deux mots définir la vie de ces deux précurseurs,
nous dirions de la première qu'elle consiste à avoir du tact dans
l'usage des mathématiques; à être aussi éloigné du dilettantisme
rigide des géomètres lourdement féconds en problèmes inutiles que
de la pratique des calculs minutieux qui fouillent la matière avec
1. Que de dangers ii faut éviter dans ces recherches! D'une pari, c'est le
découragement devant des équations trop exactes qu'on ne sait pas intégrer, ou
l'incertitude devant des équations trop faciles qu'on a peur de voir irréelles.
D'autre part, nous nous sommes habitués à voir les vibrations de l'air : gardons-
nous de leur comparer trop étroitement les vibrations de l'éther, car Téther est
un solide; nous avons rapproché la lumière du son : mais les vibrations sonores
sont longitudinales, les vibrations lumineuses transversales; nous avons com-
paré les franges de dilTraclion aux vagues de la mer : mais les vagues sont
mobiles et les franges lumineuses sont des ondes stationnaires qu'on voit
rarement sur les liquides.
178 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORAINE.
indiscrétion; à mettre l'esprit de finesse dans la géométrie; à faire
une mathématique qui soit légère au monde.
La seconde consiste à établir la continuité entre les données dis-
continues des sens, au profit d'un seul d'entre eux, qui est ici le sens
de l'ouïe *. — Ce n'est pas la vie métaphysique, qui relie aussi nos
perceptions disjointes, mais qui les relie équitablement, sans en favo-
riser aucune^. — Ce n'est pas la vie esthétique qui fond aussi tous
les sens en un seul, mais en augmentant la compréhension de ses
images ; un tableau de maître contient plus de choses qu'une photo-
graphie en couleurs ; ses teintes sont comme pétries avec la buée
du matin ou le parfum du varech ; ici, les vibrations sonores ne ser-
vent de type aux couleurs que parce qu'on les dépouille de toutes
leurs qualités. — Ce n'est pas non plus la vie pratique, qui n'entoure
pas les objets des ondulations d'un sens superflu, mais qui tend
devant eux ce canevas morcelé que nous ont donné les sens utili-
taires de la vue et du toucher. — Ce n'est pas enfin la vie scienti-
fique, ce n'en est qu'un prélude qui ne lui ressemble pas, car la vie
scientifique a besoin de formules qui ne sont pas écrites encore.
Qu'on les nomme « idéalisme pratique » et « réalisme mystique »
ou qu'on leur donne vingt autres noms, ces deux vies vont nous
permettre de grouper quelques traits isolés que l'on attribue aux
savants et où l'on ne voit généralement que d'insignifiantes anec-
dotes. Le succès de ces explications confirmera l'exactitude de la
précédente psychologie.
D'abord les découvertes exigent beaucoup de temps, les grandes
découvertes du moins : on peut trouver une nouvelle teinture en,
cassant, par hasard, deux flacons l'un contre l'autre ; on ne
découvre pas l'attraction universelle en voyant tomber une pomme ^ ;
le mot de Newton en est la preuve : « Comment avez-vous trouvé la
gravitation? lui demandait-on. — En y pensant toujours », répondit-il.
A rapprocher de cette phrase de Fresnel : « Ce n'est que depuis quel-
ques mois que, en méditant avec plus d'attention sur ce sujet*... » et
de la parole célèbre de Kepler : « Depuis huit mois j'ai vu un pre-
1. En tant que sens de mouvements vibratoires connus.
2. Cf. la leçon d'ouverture de M. Bergson au Collège de France, en 1900.
3. Cela ne veut pas dire que l'histoire de la pomme soit fausse; elle est un
p»til fait analogue à ceux que nous citions tout à l'heure; isolée, elle n'aurait
rien appris; c'est par leur nombre que valent de telles observations. Elle n'a
pu d'ailleurs apprendre à Newton que la partie objective de l'attraction uni-
verselle, non la partie subjective, le calcul.
4. OEuvres de Fresnel, t. 1, p. 629.
J. WILBOIS. — i/ksprit "PoKiTiK. 179
mier rayon, depuis trois mois j'ai vu le jour, depuis une semaine je
vois le soleil de la plus admirable contemplation. »
Les distractions des savants sont légendaires. C'est le fiacre
d'Ampère, les dîners de Newton, les lustres de Galilée, la surdité
d'Amontons '. On les leur pardonne comme des manies inoffensives;
on oublie souvent ([u'elles sont toute leur vie. C'est qu'avant la
découverte, le savant n'a rien acquis qu'il puisse transcrire sur du
papier; il porte seulement en lui un état d'âme artificiel (pii lui
permettra, à la vue du l'ait décisif, de choisir, parmi les mille inter-
prétations qu'on en pourrait donner, celle qui a mûri en lui et qui
presse déjà sur son front; et le moindre contact du monde suffit à
dessécher cette suggestion fragile.
On a cité aussi la joie des inventeurs après leur découverte, et on
en a conclu que la découverte était l'ouvrage d'un moment. Mais on
ne s'est guère souvenu que de la mise en scène de ces crises : Newton
passant sa plume à un ami pour achever ses calculs ^ Gay-Lussac
dansant en sabots dans le sous-sol de son laboratoire^, et le cos-
tume d'Archimède quand il criait « eurêka ». On juge mal ce qu'on a
fait. Des succès très inégaux peuvent causer le même plaisir. Il y a
loin du calcul de 1682 à l'attraction universelle. Jacques Bernoulli
était si content de sa spirale logarithmique qu^il la fit graver sur sa
tombe. On doit être plus fier d'isoler l'argon que le gallium. Tout le
monde connaît les violents enthousiasmes des débuts d'un travail :
un résultat insignifiant vous donne confiance en votre méthode; on
est heureux d'avoir à agir : c'est un plaisir d'adolescent qui fait cra-
quer des muscles neufs. Une physiologie si complexe se mêle enfin à
cette joie que je n'ose l'interpréter.
Ce qui est constant, au contraire, c'est la lassitude découragée qu'on
éprouve pendant la recherche. Young était prêt à abandonner ses
idées, parce qu'elles n'expliquaient pas les phénomènes de polarisa-
tion. Faraday répondait à un ami : « Si je vous disais comment je
travaille, vous me prendriez pour un imbécile. » Il y a un moment
où on se sent véritablement « bête ». Ce ne sont pas les expériences
qui manquent : au contraire, on en a trop ; elles contredisent de
vieilles idées, elles se contredisent elles-mêmes; on ne cherche plus
à faire un chef-d'œuvre ; l'orgueil du début est passé : on ne demande
1. PoggendorfT, Histoire de la pliyxique (trad. Bibart et de la Quesnerie), p. 305.
2. PoggendorfT, Histoire de la physique, p. 127.
3. Arago, Notices biographiques.
180 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
qu'une honnête satisfaction de l'esprit ; on veut sauver la logique ;
être ou n'être pas fou, voilà le dilemme. Alors, lentement, sans s'en
apercevoir, dénouant de vieilles associations qu'on avait acceptées
toutes faites, se déshabituant des routines qu'on prenait pour des
évidences, ne découvrant rien, mais s'adaptant, ne comprenant pas
mieux, mais se transformant, on commence une « vie purgative », on
« dépouille le vieil homme », on entre dans une vraie « nuit
obscure », au sens plein où l'entendaient les mystiques, et je pour-
rais citer ici, en y changeant à peine un mot, des pages entières de
saint Jean de la Croix ^ Les clartés d'autrefois, la paix logique, le
repos de l'esprit ont cessé dans cette inquiétude qui donne au carac-
tère du savant une si éminente dignité; puis, transformé par cette
longue abstinence, il perçoit le commencement d'une lumière nouvelle
qui grandit insensiblement et sans terme ; il ne voit pas le progrès
continu qui s'est accompli en lui depuis le jour où il a eu le courage
de changer d'orientation; il croit simplement avoir reconquis un
peu de l'intelligence perdue; mais il a trouvé mieux qu'une vérité,
il a trouvé une route; et ainsi se termine, comme une monotone
banalité, la découverte qui sera un scandale pour les contemporains,
un trait de génie dans cent ans et l'évidence dans deux siècles.
Nous pourrions résumer ces faits en des règles et en des lois; nous
pourrions transformer en une logique notre psychologie. Une logique
bien différente de la logique classique, et même de celle que rêvait
Auguste Comte. Si l'on entend en effet par logique les lois de la
pensée que l'analyse psychologique nous aura révélées, il ne s'agit
pas d'une pensée observant des faits et formulant des jugements, car
les faits et les concepts ne sont pas encore constitués. Si, au con-
1. Par exemple : » Il faut encore que la mémoire soit dénuée des images qui
lui forment les connaissances douces et tranquilles des choses dont elle se
souvient, afin q^u'elle les regarde comme des choses étrangères, et que ces
choses lui paraissent d'une manière différente de l'idée qu'elle en avait aupa-
ravant. Par ce moyen, cette nuit obscure retirera l'esprit du sentiment commun
et ordinaire qu'il avait des objets créés, et lui imprimera un sentiment tout
divin qui lui semblera étranger : en sorte que l'âme vivra comme hors d'elfe-
méme, et élevée au-dessus de la vie humaine : elle doutera quelquefois si ce
qui se passe en elle n'est point un enchantement ou une stupidité d'esprit : elle
s'étonnera de voir et d'entendre des choses qui lui semblent fort nouvelles,
quoiqu'elles soient les mêmes que celles qu'elle avait autrefois entre les mains.
La cause de ce changement est parce que Tàme doit perdre entièrement ses
connaissances et ses sentiments humains, pour prendre des connaissances et
des sentiments divins : ce qui est plus propre de la vie future que de la vie
présente. >• [La nuit obscure de Vâme,\\\. Il, ch. ix.) Remplacer le mot « divin »
par le mot « scientifique ».
J. WILBOIS. — l'ksprit posniK. 181
traire, on appelle logique les règles qu'il faut suivre pour arriver à
la découverte, il ne s'agit point de règles intellectuelles, mais
plutôt de règles morales: elles enseigneraient Thumilité de l'esprit,
la passion de la vérité, une certaine culture de la chasteté, etc.;
elles ressembleraient plus aux exercices de saint Ignace qu'à la
logique de Stuart Mill. La logique de l'invention ne rentre pas
dans mon sujet; M. Le Roy l'étudiera quelque jour en détail; je veux
simplement en rappeler ici deux lois, qui éclaireront, je l'espère,
ce qui vient d'être dit sur la genèse des principes.
Première loi. — On progresse, dans la science^ en allant vers r artificiel.
Deuxième loi. — On progresse, dans la science, en allant vers la
contradiction.
Comme les mots « artificiel » et « contradiction » ont beaucoup de
sens, nous expliquerons d'abord ces deux lois par quelques exem-
ples.
Premif're loi. — Le principe de l'inertie n'est réalisé nulle part. —
Le principe de l'indépendance des effets des forces ne s'applique
pas sans correction aux attractions électriques et magnétiques. —
On ne peut isoler une masse électrique positive sans faire apparaître
quelque part une masse négative égale : c'est donc de l'artificiel
que d'appliquer à l'électrostatique les formules d'attraction de la
matière. — Aussi artificielle, et pour la même raison, la considéra-
tion d'un pôle d'aimant. — Plus artificielle encore, celle d'un élé-
ment de courant électrique. — Artificielles, les notions de tension
superficielle, de milieu transparent, de corps noir, de conducteur
parfait, de gaz parfait, et même les notions scientifiques de solide et
de liquide. — Artificiel, le principe de Carnot, puisqu'il suppose des
modifications réversibles, c'est-à-dire des phénomènes qui ne se
réaliseraient qu'avec une infinie lenteur.
Les commentaires des contemporains ont souligné cet artificiel
que l'habitude a rendu naturel à nos yeux. H y a dans la correspon-
dance de Descartes plusieurs passages contre le second principe de
Galilée '. — Pour Linus, au temps de Pascal, l'idée de pression
atmosphérique était subtile et recherchée; il prétendait que des fils
invisibles soutenaient le mercure d'un baromètre, et il les rendait
palpables en bouchant le tube avec le doigt et en le retournant ^ —
\. Lettres à Mersenne, Œuvres (Eiiil. Victor Cousin), t. VI, p. 185 et 216.
2. Poggendorlî, Histoire de la physique, p. 292.
182 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
L'œuvre de Carnot a été longtemps méconnue, comme une rêverie
inutile, et, longtemps après que Clausius lui eût donné sa forme
dnathématique, on n'osait encore l'appliquer qu'à des phénomènes
thermiques et à des cycles très particuliers*.
Seconde loi. — Les notions contradictoires ne sont pas moins
nombreuses : l'attraction à distance; — l'atome étendu; — l'éther,
corps solide plus rigide que l'acier et qui se laisse traverser par les
astres sans leur opposer de résistance ; — les vibrations lumineuses
transversales à la direction de leur propagation; — la force exercée
sur un pôle d'aimant par un élément de courant, et qui est appliquée
à l'élément et non au pôle : — la dissociation complète du chlorure
de sodium dissous, c'est-à-dire l'existence dans l'eau, à l'état libre,
d'ions chlore dont on ne peut remarquer les propriétés et d'ions
potassium qui décomposent l'eau instantanément; — le mécanisme
et le principe de Carnot qui s'excluent l'un l'autre et qu'on garde
tous les deux-. — Et des demi-contradictions, qu'on peut lever en
bouleversant des habitudes moins profondes : l'état gazeux des sels
dissous, le solide dissous dans une vapeur, la continuité entre l'état
liquide et l'état gazeux, la rigidité des liquides, la fluidité des solides,
le liquide qui surnage au gaz aux environs du point critique.
Ici encore l'histoire nous rappelle combien certaines contradic-
tions ont été plus vives autrefois. D'innombrables discussions ont
été soulevées par l'attraction à distance ^; Arago a abandonné
Fresnel dans sa conception des vibrations transversales ^; et les chi-
mistes ont fait de telles objections à la dissociation électrolytique
que ses auteurs ont dû la présenter d'abord comme une dissociation
partielle ^
L'm'tificiel, le contradictoire^ sont liés l'un à Vautre, et liés à ce
besoin d'action qui a formé le premier élément des 'principes et qui.,
dans toute la science, prime toujours le besoin de représentation.
1. Sur les premières applications du principe de Carnot à la pile, consulter,
par exemple, le rapport de M. Lucien Poincaré au Congrès international de
physi(iue de 1900, t. II, p. 407.
2. Les remarques les plus récentes sur celte question sont celles de M. Lipp-
mann (Rapports présentés au Congrès international de physique de 1900,
t. I, p. 546-550).
3. On peut en voir la trace dans la préface des Principes de Newtoji.
4. Cf. Verdet, Introduction aux OEuvres d'Augustin Fresnel {Noies et mémoires
de Verdet, p. 351).
5. Svante Arrhenius. « La dissociation électrolytique des solutions. » (Rapports
présentés au Congrès international de physique de 1900, t. II, p. 365-370.;
J. WILBOIS. — l'ksi'IUT positif. 183
L'artificiel est moi/i'u tVactio)), car ce que nous ajoutons au donné,
ce' sont toujours des symboles commodes, des notations calculables,
des cadres articulés. Nous avons déjà cite les ondes enveloppes,
l'énerjiie localisable, la différentielle de Carnot. L'inertie, en rap-
portant une trajectoire à sa tangente, c'est-à-dire en substituant des
droites aux courbes, permet d'introduire la géométrie analytique
dans les problèmes de mécanique. L'indépendance des effets des
forces, principe de morcelage avant tout, nous permet, en astro-
nomie, de considérer chaque planète comme une personne, et c'est
lui qui a conduit à la découverte de Neptune. La masse électrique
indépendante, la masse magnétique isolée, l'élément de courant,
sont les supports d'une force exprimable, au moins quant à son
terme principal, par la formule si maniable de l'inverse carré. —
Nous trouverons à cet égard des renseignements intéressants dans
l'examen des expériences qui, aux yeux de certaines personnes, ont
établi les principes. Tout le monde reconnaît, il est vrai, que la bille
qui roule mieux sur un plan de verre plus poli est une expérience
inventée, après coup, par les auteurs des petits traités pour donner
à leurs élèves de la confiance dans l'inertie. Tout le monde sait qu'à
l'appui d'une loi, Coulomb n'a fait que trois mauvaises mesures, et
qu'elles s'appliquent aux corps électrisés et non aux charges élec-
triques. On dit cependant que certains phénomènes isolent certaines
notions, que les principes de la mécanique et la formule de Newton
apparaissent plus purs dans les mouvements des astres que dans
ceux des corps vivants. C'est vrai. Encore ne faut-il pas dire que
l'observation brute les révèle dans leur généralité : l'expérience ne
donne jamais l'universel. Du reste, si l'expérience nous donnait ces
lois comme des êtres qu'on retrouverait partout, plus ou moins
masqués par l'enchevêtrement de lois nouvelles, on pourrait essayer
d'étendre l'inertie aux corps électrisés, parce que ces corps sont
matière, et que c'est la matière que nous supposons inerte; mais
étendre à l'électricité la loi de Newton n'aurait aucun sens, puisque
l'électricité n'est pas de la matière. Et cependant nous généralisons
les deux formules de la même manière. C'est que nous y voyons
avant tout des formules. L'astronomie nous a appris à nous en servir,
en forrant les observateurs à les perfectionner, par une foule de
théories accessoires, celle du potentiel par exemple; l'expérience a
été un prétexte à ces calculs; nous n'avons pas voulu les perdre et
nous les avons transportés tels quels en électricité, au risque d'y
Rev. Meta. T. IX. — 1%1. 13
i84 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
bousculer un peu le réel. Ces principes sont donc universels, parce
qu'ils sont arrivés à faire corps avec nous; ils sont nécessaires,
comme notre ombre au tableau de l'univers; ils ne sont pas dans les
choses, ils sont sur les choses; la première expérience n'a pas
reconnu un objet, elle a aiguisé notre action; elle a été une meule
et non une pierre de touche.
La contradiction est nécessaire au progrès de la science. On peut
trouver dans les sciences deux éléments, une action qu'on a dans
les doigts plus que devant les yeux, et une représentation qui la
traduit plus ou moins bien. L'action précède toujours dans le temps
sa représentation. L'inventeur se préoccupe peu de l'image : c'est le
professeur qui l'ajoutera ensuite; le progrès de la science se fait par
échelons, en boitant. L'activité nouvelle emploie de vieux symboles.
C'est là précisément que s'introduit le contradictoire : il y a contra-
diction entre l'action et sa figure comme entre un homme et un
habit qui n'est pas taillé pour lui; nous allons le montrer par deux
exemples.
L'expression directe de l'action de milieu en électrostatique, c'est
l'équation de Laplace-Poisson :
AV = — 4Trp
Historiquement, on a obtenu cette équation en partant de l'idée
de force à distance. Loi de Coulomb, notion de flux de force, théo-
rème de Green, voilà les étapes de cette transformation. Elle a pro-
duit insensiblement quelque chose de nouveau, un invisible germe
de fécondité, un instinct de vie inexprimable ; l'action de milieu sor-
tait de son contraire, l'action à distance; et c'est en cela qu'a con-
sisté le progrès.
On connaît la construction élémentaire de l'image d'un point à
travers une lentille. Soit un point A situé en dehors de l'axe prin-
cipal. Je trace deux rayons issus du point A ; l'un passe par le centre
de la lentille et n'est pas dévié, l'autre est parallèle à l'axe et se
réfracte en passant au foyer : leur point d'intersection. A', est
l'image de A. — Si le point brillant A n'est pas une lumière maté-
rielle, mais une image réelle donnée par une autre lentille, et si le
pinceau de rayons qui le forment par leur concours est assez mince
pour être compris tout entier dans l'angle des deux rayons qui ont
déterminé le point A', les deux rayons que nous avons construits ne
sont pas des réalités; notre ^construction n'a donc pas supposé,
J. WILBOIS. — l'esprit positff. 185
comme atomes de raisonnement, les vrais rayons indivisibles issus
de l'objet véritable, mais des points comme le point A; A a remplacé
un centre d'ondes, et c'est le principe de Huygens que nous avons
implicitement employé. Se servir des ondes et les noter en rayons,
voilà encore un progrès.
Dans ces deux exemples l'action de milieu n'a pas joué le même
rôle que l'action à distance, l'onde n'a pas joué le même rôle que le
rayon; les unes ont été buts, les autres moyens, les unes formes, les
autres matières, les unes démarches, les autres béquilles. Cette dis-
tinction suffît à lever toutes les contradictions : l'ignorer, c'est les
rétablir.
C'est donc en vain qu'on voulait éviter le contradictoire par des
raisons comme celles-ci. Le chlorure de sodium est dissocié par l'eau,
mais il n'est pas dissocié en atomes ordinaires; ses ions sont comme
environnés d'une atmosphère d'énergie électrique qui les préserve
du contact des réactifs. — Il n'y a pas d'attraction des planètes à
distance, mais l'univers est rempli d'une multitude de petits corps
élastiques, les corps ultramondains; ils se meuvent dans tous les
sens, ils équilibrent leurs poussées sur une molécule isolée, et péné-
trent dans tous les corps comme dans des éponges à gros trous, de
manière à frapper aussi bien les molécules intérieures que celles de
la surface. Soient donc la terre et la lune. Les corps ultramondains
frappent la lune dans toutes les directions, excepté dans celle que
la terre barre comme un écran ; la lune est poussée vers la terre.
La poussée est proportionnelle au nombre de particules arrêtées par
l'écran, c'est-à-dire à la masse terrestre, et à sa surface apparente,
c'est-à-dire à l'inverse du carré de la distance '. — Ceux qui pen-
sent ainsi ignorent l'activité qui est le meilleur de la science; ce
sont des idolâtres; ils évitent la contradiction aujourd'hui, mais ils
s'opposeront à la découverte de demain où ils n'auront vu qu'une
image; ils ont biaisé avec la contradiction au lieu de s'élever au-
dessus d'elle dans un domaine qu'elle ne pouvait pas atteindre.
Si beaucoup de contradictions n'existent plus pour nous, c'est que
nous savons remplacer la vie scientifique par une figure qui la rap-
pelle un peu; l'action à distance est un lil tendu; les ondes lumi-
neuses ressemblent aux vagues de la mer; le milieu diélectrique est
1. C'est l'hypothèse de Lesage, un Genevois du xviue siècle, de l'école des
Bernoulli.
186 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MOKALE.
une gelée. Quelquefois aussi il ne peut y avoir de contradiction parce
que nous ne connaissons qu'un seul des deux éléments qui s'excluent :
combien d'écoliers répètent des formules chimiques sans avoir
jamais vu une cornue, combien ont appris la carte du système
solaire avant d'avoir regardé une planète dans le ciel! la chimie et
l'astronomie ne sont pour eux que d'abstraites et ennuyeuses élé-
gances. Mais tous ont donné du contradictoire une solution statique
qui est une fausse solution.
Le savant a rencontré, lui aussi, la contradiction : c'est l'origine de
la nuit obscure; mais le besoin d'action qui l'a poussé à l'artificiel
le sauve de ces obscurités; le développement de cette action aboutit
à sa victoire sur l'image; il a martelé les tablettes de vie avec les
débris de l'idole.
Combien de choses aurions-nous à dire encore sur l'origine des
principes! mais nous ne voulons écrire ici qu'une note. Bornons-
nous à cette conclusion que nous avions déjà annoncée : au début
des grandes découvertes, V esprit positif est un esprit de vie.
§ III. — La vie des principes.
Cette vie ne se termine pas à la constitution du principe. Un prin-
cipe nest jamais achevé. Je heurte ici plusieurs préjugés. — On voit
dans un principe un théorème parfait dont on tirerait, par des
syllogismes hypothétiques, des corollaires que l'expérience aurait à
vérifier brutalement ; on en fait un outil qu'on poinçonne avant de le
mettre en service. — On se figure aussi le principe comme un indi-
vidu; on essaie de le prouver à part; on met devant son nom l'ar-
ticle défini; et on le broche en fascicule. — On croit enfin que cer-
tains principes sont irréparablement faux, et que le progrès de la
science les a renversés d'une pièce et pour toujours.
Nous voulons montrer au contraire que :
1" Un principe est vivant. Le premier fait qu'il prévoit réagit à
son tour sur lui en le modifiant un peu; ainsi précisé, il explique des
faits nouveaux qui le transforment encore, et indéfiniment.
2° Ce n'est pas la vie d'un torrent qui arrache les pierres de son
lit : il les entraîne, elles le détournent, et sa puissance s'accroît de
leur stabilité. Non, le développement d'un principe ne suit pas une
ligne; il est solidaire du développement de toute la science; c'est un
J. WILBOIS. — 1,'ksprit positif. 187
courant marin qui ne peut se mouvoir s'il n'agite l'océan de l'équa-
teur aux pôles.
3° Un principe ne meurt pas tout entier : quelque chose de lui
subsiste, ou plutôt remue, dans le principe qui le remplace.
(Juelques exemples à l'appui de ces al'firmations :
1" /^e.s" principes sont vivants.
Il faut distinguer ici deux sortes de principes : ceux qui sont des
cadres d'action plus abstraits, plus généraux, plus vides, le principe
de l'inertie, par exemple, et ceux qui serrent de plus près le réel,
comme le principe de la conservation de l'énergie; les derniers, au
contact d'expériences nouvelles, se perfectionnent, mais aussi se
confirment; ils deviennent à la fois plus maniables et plus vrais; les
premiers deviennent seulement plus maniables. Leur histoire est
plus simple. Nous esquisserons celle de l'un d'eux, le principe de
l'inertie.
Le principe de l'inertie s'énonce ainsi :
(( Un corps, lancé loin de toute force, suit une ligne droite d'un
mouvement uniforme. »
Tant que nous n'aurons pas défini un espace vide de force et un
mouvement uniforme, cette formule ne sera que la juxtaposition de
quinze mots. Or on ne peut définir une force que si on pose d'avance
le principe de l'inertie ; un corps est tiré par une force quand il ne
suit pas une ligne droite. D'autre part, pour savoir si un mouvement
est uniforme ou non, il faut déjà posséder une horloge qui définisse
le temps. Le terme « loin de toute force » implique, à la lettre, un
cercle vicieux, qui empêchera toute vérification expérimentale du
principe; nous verrons tout à l'heure quel sens on peut donnera
cette vérification; ne nous en occupons pas pour le moment, et
considérons le principe comme un simple décret. Tl nous faut sim-
plement, pour achever de lui donner un sens, choisir l'horloge fon-
damentale.
Une foule d'horloges s'offrent à nous. Écartons d'abord, comme
trop imprécis et trop capricieux, le rythme instinctif de notre vie et
les pulsations de nos artères. Regardons plutôt sur les murs de notre
laboratoire. Voici un réservoir dont l'eau s'écoule dans une éprou-
vette graduée; quand un centimètre cube sera tombé, nous pour-
rons compter une unité de temps. Voici, à côté, une horloge à balan-
cier, et le temps sera scandé, si nous voulons, par les battements de
son pendule. Nous avons le droit de prendre l'une ou l'autre de ces
188 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
horloges; le principe, avec chacune d'elles, aura un sens tout à fait
différent, parfaitement défini et absolument légitime.
Appliquons maintenant le principe à l'étude d'un fait, de la chute
d'un corps par exemple. Cela veut dire que nous ferons tomber un
corps dans notre laboratoire et que nous mesurerons le temps qu'il
met à parcourir diverses longueurs ; s'il parcourt plus d'espace pen-
dant la deuxième unité de temps que pendant la première, le prin-
cipe de l'inertie nous apprend qu'il subit une force, et cette force
peut être mesurée par l'accroissement de sa vitesse '. Le fait concret,
c'est, à gauche, l'éprouvette qui se remplit d'eau, à droite, le pen-
dule qui oscille, au milieu, le corps qui tombe ; le physicien et le
garçon de laboratoire le perçoivent aussi bien ; c'est du donné ^. Ce
que le physicien ajoute à ce tableau, c'est un lien entre le corps
qui tombe et l'une des deux horloges. Prend-il celle de gauche?
la pesanteur est une force variable. Prend-il celle de droite? c'est
une force constante. Il prend celle de droite. Ainsi une expérience
a complété le principe. Cette expérience n'est ni tout à fait imposée,
ni tout à fait imaginaire; elle est une réalité d'élection. Nous
l'avons ainsi choisie parce qu'elle nous permettait des calculs plus
faciles; une finalité véritable s'ajoute à l'observation brute et donne
h l'inertie des prolongements inaperçus dans l'avenir de notre
action.
Poursuivons l'usage du principe. Il nous permet d'écrire les forces
qui agissent sur les planètes, puisque, si ces planètes n'étaient sou-
mises à aucune attraction, elles suivraient des lignes droites; ces
forces se mesurent à la courbure des orbites. L'unité de temps que
nous venons de fixer, c'est le pendule à seconde, ou, ce qui revient
au même lorsqu'on ne cherche pas une précision extrême, le jour
sidéral. Or l'accélération séculaire de la lune que les astronomes
observent n'est pas la même que celle qu'ils calculent en supposant
exacte la loi de Newton et en gardant pour unité de temps le jour
sidéral : du moins , dans quelques siècles, l'écart deviendra assez grand
pour qu'on ne puisse plus le dédaigner. Il faudra prendre alors une
nouvelle unité; on la constituera de manière à satisfaire à la loi de
Newton ; les astronomes y sont déjà décidés. Changer d'unité de temps,
c'est encore modifier le principe de l'inertie. L'expérience qui nous y
1. C'est là une convention ajoutée à la convention de l'inertie; nous ne la
justifierons pas ici.
2. J'entends par là donné du sens commun.
. J. WILBOIS. — L Kspuir positif. 189
contraint contient encore du réel et de l'artificiel; c'est dans le même
ciel, où regardent à la fois le paysan et l'astronome, que nous pre-
nons les mouvements des planètes et l'horloge qui les mesure; l'as-
tronome, pour conserver à l'attraction la formule de l'inverse carré,
choisira simplement dans ce scintillement confus quelques change-
ments qui constitueront l'horloge et il les liera aux changements des
planètes par des lignes imaginaires ; il découpera ainsi une constel-
lation mobile que le paysan n'apercevra jamais. Il respectera les faits
observés et l'action à venir; le principe variera à la fois .au contact
des choses et à l'appel de cette activité; s'il n'avait varié que sous
la poussée fatale d'une expérience intangible, on aurait pu dire qu'il
évolue; on doit ajouter que cette évolution est une vie *.
2° Un principe est xolidairc de tous les autres.
L'histoire de l'inertie nous l'a déjà fait pressentir, puisque la
constance de la pesanteur et la formule de Newton ont inspiré nos
définitions. Un second exemple nous le montrera mieux encore.
C'est le principe de la nomenclature chimique. L'histoire en occu-
perait des volumes. Les simples bacheliers en connaissent cepen-
dant assez bien les débuts (l'établissement du langage atomique)
pour qu'il nous suffise de la jalonner par des têtes de chapitre *.
Le principe de cette nomenclature, c'est la loi des nombres pro-
portionnels. « Si a et b sont les poids de deux corps simples ou
composés A et B qui s'unissent séparément à un même poids d'un
troisième C, toutes les combinaisons de A et de B s'effectueront
entre des multiples entiers simples de a et b. » C'est là une vérité
d'expérience approximative (exacte au 1/100^) qu'on transforme par
décret en un théorème rigoureux ; toutes les fois qu'une réaction y
échappera, nous l'appellerons mélange et non combinaison; ce
décret limite la compétence de la chimie. Mais à l'intérieur même
de la chimie il fonde une infinité de nomenclatures, puisqu'il y a
une infinité de systèmes de nombres proportionnels.
On sait après combien de tâtonnements on est arrivé au système
actuel. D'abord on a écrit avec les formules les plus simples les corps
les plus usuels : HO a représenté l'eau; on a symbolisé par des for-
1. On peut en dire autant du principe deri ondes. L'expérience le précise peu
à peu. Par exemple, les phénomènes de polarisation, et le besoin d'expliquer
simplement la double réfraction, nous indiquent que les ondulations lumineuses
sont transversales.
2. On trouvera plus de détails dans les manuels, par exemple le Co«r5e7ewîert-
taire de chimie de Joly (au début du premier volume).
190 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
mules pareilles les corps grossièrement semblables : KO était un
oxyde, et KCI un chlorure. Le principe était isolé dans l'acte de la
pesée et dans la série des corps inorganiques.
Le grand nombre de corps volatils qu'on a découverts en chimie
organique a poussé les chimistes à ajouter l'étude des volumes à la
considération des poids; ils ont rattaché le principe des nombres
proportionnels aux lois des combinaisons de Gay-Lussac : d'où la
notion physique de masse moléculaire, dont dépendait désormais la
notion chimique de masse atomique.
Mais on ne sait pas déterminer sans ambiguïté une masse molé-
culaire, car : 1" les densités d'un gaz et surtout d'une' vapeur varient
avec la pression et la température, à l'exception de deux ou trois gaz
difficiles à liquéfier; — 2'^ un même corps peut avoir deux densités à
peu près fixes; — 3° enfin la plupart des corps n'existent pas en
vapeur. — On ne sait pas non plus déterminer sans ambiguïté une
masse atomique, puisqu'on ne connaît pas tous les composés pos-
sibles d'un corps simple.
C'est donc par des principes étrangers qu'on fixera cette impré-
cision.
S'agit-il des masses moléculaires? Puisque la densité d'une vapeur
est variable, nous choisirons la densité limite qui vérifie la loi de
Mariotte-Gay-Lussac : le principe des nombres proportionnels est
solidaire du principe des gaz parfaits. Le soufre a deux densités;
mais il est analogue à l'oxygène; preuve : l'égalité de leurs valences;
on prendra la densité la plus faible, parce qu'elle respecte cette ana-
logie : le principe est solidaire du principe des valences. Le penta-
chlorure de phosphore a deux densités aussi ; on prendra la plus
forte parce qu'elle satisfait à l'une des lois de Gay-Lussac : le prin-
cipe est solidaire de cette loi. Certains solides ne se vaporisent pas
sans se décomposer; on les dissout et on 1-eur applique la loi de
Raoult : le principe est solidaire de la loi de Raoult.
S'agit-il des masses atomiques? On admet la loi de Dulong et
Petit, la loi d'isomorphisme,' la classification de Mendeleef. Ces
principes nouveaux ne se contredisent pas : ils ne pourraient d'ail-
leurs se contredire, car ils sont eux-mêmes assez imprécis pour
s'adoucir au contact les uns des autres. La chaleur spécifique des
diverses variétés de carbone varie du simple au double à la tempé-
rature ordinaire; celle du diamant varie du simple au quadruple
avec la température. Un même corps peut avoir deux formes cris-
J. WILBOIS. — i/i:si'K[T POSiiiK. d9i
tallines : choisira-l-on le spath ou laragonite pour définir l'iso-
morphisme? La classification de Mendeleef est relative à l'hydrogène;
en prenant les valences par rapport à un autre corps, on établirait
une classification dillerente.
Cependant deux grandes tendances ont guidé ces multiples choix,
une tendance chimique, une tendance physique. Chimiquement, on
a changé le centre de la classification; au lieu de prendre l'oxygène,
qui distingue les principaux composés inorganiques, on a pris
l'hydrogène et les halogènes, qui expliquent et prévoient les syn-
thèses organiques. Physiquement, on s'est attaché à la notion de
gaz, par la considération des masses moléculaires et, en particulier,
par les lois de liaoult, liées à la notion de pression osmotique, qui
permet d'assimiler aux gaz les solutions étendues.
Mais celte importance qu'on attribuait aux gaz préparait une troi-
sième révolution ; on a lié désormais nos idées sur la constitution
chimique aux théories physiques qui s'expriment le mieux dans le
cas des gaz parfaits (principe de l'équivalence et principe de Carnot);
c'est là l'origine des travaux sur la dissociation de la molécule sous
l'influence de la chaleur ou de l'eau (études de MM. Gibbs, Van't
Hofl", Duhem, etc.) '.
Ainsi c'est l'idée d'atome chimique qui demeure à travers toutes
ces métamorphoses; nous l'avons développée de manière à la ratta-
cher à un plus grand nombre de principes et surtout à des principes
qui ont eux-mêmes plus de liens avec le reste de la science *.
3" Un principe ne meurt jamais tout entier.
l. Cet exposé est encore très incomplet. Ainsi nous n'y avons parlé ni des
formules développées des isomères, ni de la stéréochimie.
■2. Mêmes remarques sur le principe de la conservation de l'énergie. On ne
peut définir l'énergie une fois pour toutes. On la définit dans chaque cas parti-
culier de manière à satisfaire à quelque autre principe commode. Ainsi l'énergie
électnjmagnélique. L'énergie relative de deux feuillets magnétiques de puis-
sances <I> et <!>' est — M <I> i>' (M coefficient d'induction mutuelle); l'énergie rela-
tive de deux courants d'intensités 1 et I' est -j- M I l'si les deux courants ont la
même forme que les contours des deux feuillets; quand les feuillets se dépla-
cent, le travail des forces est <ï><ï>'dM; quand les courants se déplacent, ce tra-
vail est II'dM (puisque les forces sont égales, si I = 'I> et 1' =: <!>'); le travail
diminue donc l'énergie relative des aimants, cl augmente celle des courants.
Maxwell en rend compte en disant que l'énergie des courants est l'énergie
cinétique du milieu, Helmlioltz et Thomson en disant que le travail des forces
est emprunté tout entier aux piles; l'idée de localisation, l'idée des lois des
piles les ont guidés dans leurs définitions de l'énergie; le principe de la conser-
vation de l'énergie est inséparable de l'une ou de l'autre de ces idées. — Qu'on
se souvienne aussi qu'en thermodynamique, on n'emploie jamais seul le
principe de l'équivalence (cas particulier de la conservation de l'énergie), mais
qu'on écrit toujours des combinaisons de ce principe et du principe de Carnot.
192 REVUE DE METAPHTSIOUE ET DE MORALE.
Nous l'avons vu incidemment dans l'histoire de l'atome chimique.
Quelque chose subsiste encore de la classification équivalentaire,
ridée même de nombre proportionnel, le besoin de simplifier cer-
taines notations, un demi-respect des lois des volumes, une carcasse
de molécule.
Nous en trouverons un autre exemple en physique. Le principe
des ondes a été remplacé, dit-on, par la théorie électromagnétique;
la lumière ne serait plus une vibration d'éther, mais une vibration
d'électricité. Oui, quelque chose est mort dans la première théorie,
et semble bien mort pour toujours; ce sbnt les considérations molé-
culaires dont Fresnel a compliqué ses larges intuitions d'onde enve-
loppe, d'interférences et de vibrations transversales. Mais ces
intuitions subsistent dans la théorie nouvelle. Il y reste même l'idée
de mécanisme, qui était l'idée fondamentale de la théorie des ondes.
Qu'on ne s'y trompe pas, ce que Maxwell appelle électricité, ce
n'est pas le fluide de Coulomb qui n'apparaît qu'à la surface des
corps qu'on frotte : c'est un fluide élastique qui remplit tout l'espace
et qui ne diff'ère de l'éther fresnelien que par un mécanisme moins
explicite : mais ce sont les équations de Lagrange qui en expri-
ment les propriétés*. 11 ne faut donc pas dire que la lumière se
réduit à l'électricité, mais que l'une et l'autre se ramènent au méca-
nisme; les idées de Fresnel ne sont pas mortes; elles ont fécondé
celles qui semblent les avoir supplantées-.
On peut donc écrire une histoire des principes toute différente du
récit des expériences qui les auraient établis d'abord, renversés
ensuite; ce ne sera point de l'histoire de microscopes et de cornues ;
ce sera de l'histoire humaine. Cependant, pour montrer que tous
les principes sont vivants, il a fallu en examiner les types les plus
opposés; dans cette diversité, on a peut-être mal reconnu ce qu'il
y a de commun à toutes ces évolutions; c'est ce qui reste à préciser.
Changeons donc de point de vue. Au lieu de considérer le développe-
ment des principes dans ses apparences, éfudions-le, pour ainsi dire,
1. Maxwell en a fait le fondement de sa théorie de l'induction, d'où est sortie
la théorie électromagnétique.
2. Il est vrai que certaines idées meurent véritablement. Si nous avons gardé
la théorie mécanique des radiations électriques ou lumineuses, nous avons
presque abandonné la théorie mécanique de la chaleur. Cependant qui peut
prévoir certaines renaissances? Les ondulations ont été périodiquement rejetées
et reprises depuis le xvu' siècle. — Ce que nous avons voulu soutenir, ce n'est
pas l'éternité de certaines méthodes, c'est la vitalité de certains germes d'acti-
vité intellectuelle cachés sous les svmboles visuels d'une méthode condamnée.
J. WILBOIS. — l'esprit positif. 193
dans sa nature. Nous la caractériserons en quelques brèves formules
que le lecteur complétera par le souvenir des faits qu'il vient de
méditer.
1° Dans le développement d'un principe il y a de la fixité.
Ce n'est pas seulement la fixité verbale d'une phrase qui change-
rait de sens à chaque siècle. Ce qui est fixe dans l'inertie, c'est la
notion de ligne droite tangente à l'orbite d'une planète; ce qui est
fixe dans les ondulations, c'est la notion d'ondes élémentaires dont
l'onde réelle est l'enveloppe. L'une et l'autre ne dépendent ni de
l'horloge qu'on modifie, ni de la nature des vibrations qu'on connaît
mieux. L'une et l'autre sont les éléments commodes des deux prin-
cipes. Ils sont fixes parce qu'ils sont des décrets, promulgués par
l'accord inconscient des physiciens, qui en avaient senti toute l'uti-
lité.
2° Dans le développement â^un principe il y a une causalité physique.
C'est pour nous conformer à l'expérience que nous changeons
• l'horloge fondamentale et que nous précisons la forme des ondula-
tions lumineuses. Mais l'expérience ne suffît pas à nous fixer, puisque,
si nous étions de simples machines à abstraire, nous pourrions l'in-
terpréter d'une infinité de façons ; l'expérience est ici une cause
efficiente qui ne peut produire son effet sans le complément d'une
cause finale.
3" Dans le développement d'un principe il y a une finalité humaine.
Quand nous modifierons l'inertie, ce sera pour écrire facilement
les équations astronomiques; quand nous modifierons la direction
des ondes, ce sera pour mieux débrouiller les phénomènes de double
réfraction. Seulement, à l'inverse de cette variation que suggéraient
les choses et qui était désordonnée et servile comme le contact
même de la réalité extérieure, la variation que réclame notre vie
intellectuelle est un continuel progrès*.
1. Nous comprendrons mieux les caractères du développement d'un principe
par le contraste avec le développement d'une théorie comme l'émission : la
lumière est une émission de petites sphères. Cette image se transforme au
contact des faits. La polarisation nous apprend que les sphères tournent autour
d'un axe perpendiculare au rayon ; la polarisation chromatique nous apprend
que cet axe n'est pas fixe, mais qu'il oscille autour d'une position moyenne.
L'hypothèse de l'émission sert à interpréter les faits, et les faits la précisent
à leur tour. Il semble qu'elle vive comme le principe de l'inertie. 11 y a cepen-
dant une dilTérence capitale. A mesure que le symbole de l'émission se précise,
il est de moins en moins capable d'interpréter des faits nouveaux; c'était son
imprécision qui lui donnait sa souplesse; sa souplesse s'est figée au contact du
réel. L'inertie, au contraire, à chaque contact du réel, donne un essor nouveau
J94 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Bien des métaphores traduisent la vie des principes. — Un prin-
cipe est aux faits qu'il relie comme le son d'un violon est à ses
harmoniques; sous l'archet qui la presse, devant la boîte qui la
gonfle, la corde se courbe et se divise; les ondulations se mêlent et
les nœuds se déplacent, jusqu'à un état d'équilibre vibrant où Ton
ne peut plus dire si les oscillations principales sont la cause ou
l'effet des autres. — Un principe est comme une trajectoire courbe
que modifie la résistance de l'air et l'attraction d'un corps; ni l'une
ni l'autre ne changent immédiatement l'orientation du mobile ; ils
en altèrent seulement, comme disent les mathématiciens, la dérivée
seconde, par une action directe et un appel lointain que la continuité
du mouvement ne permet pas de distinguer. — Un principe res-
semble à une lunette braquée sur le ciel; quelque chose est fixe en
elle, c'est la forme du tube et des verres qu'il porte ; quelque chose
est mobile, car l'appareil entier tourne en vingt-quatre heures, tou-
jours dirigé vers le même point du ciel qui semble l'entraîner dans
sa révolution; qui semble seulement, car la vraie raison de ce mou-
vement, c'est le souci de notre puissance, qui observe mieux les
étoiles lorsqu'elles nous paraissent immobiles. — Mais toutes ces
métaphores, empruntées à l'espace, ne disent pas la fusion des prin-
cipes avec toute la science; elles leur supposent des contours; elles
les individualisent trop.
Pour donner une comparaison meilleure et encore accessible à un
grand nombre de personnes, nous rapprocherons les principes des
sciences des dogmes chrétiens : formules fixes par la direction de vie
qu'elles imposent et par l'intuition divine àlaquelle elles conduisent^
mobiles avec la variation de la science et de la désuétude des mots^
mais mobiles surtout par le progrès continu qu'elles permettent à
notre action religieuse'.
à notre activité. La finalité qui rattache l'inertie à tant d'autres problème.s
est exclue de l'émission. C'est que l'émission est un symbole, l'inertie un outil;
l'émission pose un problème de représentation, l'inertie un problème d'action;
pour un dessin et pour un outil, la précision a deux effets exactement con-
traires; plus le dessin est achevé, moins on peut le corriger; plus l'outil est
compliqué, plus il est pratique.
1. Le développement de cette comparaison dépasserait les limites d'une étude
philosophique: ceux qui voudraient l'approfondir liraient avec fruit un discours
de Newman : <■ Théorie des développements dans la doctrine religieuse » (Dis-
cours sur la théorie de la croyance religieuse. Traduction française. Paris, 1850),
et de très remarquables articles, où l'on aperçoit peut-être un peu plus de
traditionalisme catholique, qu'un autre théologien, A. Firmin, a publiés dans
les trois dernières années de la Revue du clergé français.
J. WILBOIS. KKSl'lUÏ POSITIF. J9b
Mais c'est surtout en termes de durée qu'il faudrait raconter la
vie des principes : langage qu'on ne parle pas avec des mots, que
les dilettantes voudraient essayer de mettre en musique, et que peu-
vent seuls se tenir à eux-mêmes ceux qui ont parmi leurs souvenirs
de grandes passions toutes pleines de longs actes de liberté.
Un dernier problème se rattache à la vie des principes : Qu est-ce
que croire aux principes des sciences? Nous nous servirons, pour le
résoudre dans ses grandes lignes, de la documentation précédente,
dont nous transposerons seulement les résultats dans l'esprit du
physicien.
Il est inutile de rappeler certaines opinions qui ont déjà été écar-
tées au début de ce chapitre. On ne croit pas aux principes de la
physique comme à des axiomes mathématiques, ni comme à des
faits d'observation très générale, ni comme à des principes pre-
miers. Ces points sont acquis.
Nous citerons simplement trois opinions récentes qui se fondent,
les unes et les autres, sur quelques-uns des résultats de la critique
scientifique que nous venons de résumer.
Pour quelques penseurs qui aiment M. Brunschvicg et citent
M. Poincaré, probablement sans avoir compris le premier, et certai-
nement sans avoir lu le second, il n'y a pas là, à proprement parler,
de problème. Ceux-là n'ont vu dans les principes que leur fixité.
Libres décrets que nous avons portés, nous ne pouvons pas ne pas
y croire; mais cette foi ne nous engage guère. Sans contact avec le
réel, sans rapport avec notre activité profonde, ils sont infaillibles
commedesdéfinitions, ils sont éternels comme des œuvres d'art. Qu'ils
ne soient pas contradictoires, c'est tout ce qu'on peut exiger d'eux;
qu'ils soient posés, c'est tout ce qu'on peut leur donner d'existence.
Us forment une science harmonieuse qu'on a créée sans voir le
monde; on y croit comme à la fantaisie des lignes qu'on a dessinées
sur les murs de sa tour d'ivoire.
D'autres — et ce sont surtout les positivistes orthodoxes — n'ont
remarqué que la première évolution des principes, celle que nous
ne pouvons pas conduire; on croit aux principes comme à toutes les
lois, comme à tous les faits, comme à un spectacle tactile. Seulement
on y croit avec l'arrière-pensée qu'on croira autrement demain. On
dédouble sa croyance en deux moments : savant, on s'attache à la
vérité telle qu'on la connaît; sociologue, on sait de combien de
manières on l'a connue. Mais, incapable de se dédoubler entièrement,
196 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
dans l'attitude scientifique on garde Fébauche de l'autre; et, suivant
qu'on est dans un jour d'heureuse industrie ou de décevante recher-
che, c'est un peu de fidéisme ou un peu de scepticisme qui se mêle à
cette certitude d'expérience.
D'autres enfin, après avoir coupé quelques pages de la thèse de
M. Blondel, ont proclamé tout net que la croyance aux principes
était une action. Cela s'accorde si bien avec leur évolution finaliste.
Donc point de rationalisme : il est le contraire de la vie; point de
fidéisme non plus : les naïfs ne font pas la théorie de leur naïveté.
Les croyances scientifiques ressemblent aux croyances morales.
Ou plutôt, si les uns et les autres ont emprunté quelques remar-
ques à l'histoire des principes, ils les ont aussitôt étendues jusqu'à
en déduire des théories générales de la connaissance, et même des
conséquences qui dépassaient de beaucoup la philosophie et qui ont
provoqué de violentes réactions; les premiers ont cru fonder la morale
personnelle sur la dignité de l'esprit, les deuxièmes ont voulu établir
une morale sociale sur la science, les derniers ont pensé déduire de
l'action toutes les croyances religieuses ; apologétiques passionnées
qu'on déplore quelquefois, parce qu'elles troublent la sincérité des
méditatifs solitaires, qu'on admire parce qu'elles sont le suprême
honneur de la philosophie qui les provoque, et qu'on désire, parce
que, de quelque côté que l'on se batte, on se sent plus près de son
adversaire que de tous les indifférents. Il faut pourtant réduire le
débat à la grandeur qu'il n'aurait pas dû dépasser. On n'a étudié
que les caractères des principes, on ne peut conclurequ'à la croyance
aux principes. Chacune de ces trois opinions n'a retenu qu'un seul
caractère; c'est ce qui lui a permis ses généralisations. Mais aussi
toutes les trois étaient incomplètes. Elles n'étaient vraies que par ce
qu'elles affirmaient. On ne bouleverse pas le monde avec le tiers
d'une idée. Les choses sont à la fois plus compliquées et plus
modestes. Oui, nous croyons aux principes comme à nos propres
décrets, mais nous y croyons autrement encore; cette croyance est
variable avec l'expérience, mais ce n'est qu'une partie de sa varia-
tion; c'est l'action qui dirige les principes, mais ce n'est pas l'action
seule. Dans les principes se concilient ces irréductibilités, un rationa-
lisme parfait et une action transcendante à tout discours, une fixité
intangible et une mobilité perpétuelle, la soumission à un décret et le
développement hardi et imprévu d'une vie dont ce décret n'a été que la
source.
J. WILBOIS. — l'espiut positif. 197
Mais nous-mêmes affirmons peut-être un peu vite que tous ces
contraires se concilient. Pour s'en convaincre, il ne suffit pas d'ana-
lyser un principe ni de le regarder évoluer; il faut le porter en soi.
Gela nous amène au quatrième paragraphe de ce chapitre. Avant de
clore le troisième, nous pouvons du moins répéter cette formule
que nous avons énoncée déjà et à laquelle nous sommes capables
maintenant de donner un sens plus riche : Vespril posilif est un esprit
de vie.
§ IV. — Laméthode régressive de M. Bergson et rintuilion
des principes.
Mêlée à mille produits artificiels d'activités étrangères, Vintuition
des principes ne peut être atteinte, dans sa pureté, que par une
méthode de régression analogue à celle que propose M. Bergson dans
toutes les questions métaphysiques et qu'il a appliquée lui-même à
deux problèmes particuliers, celui de la conscience, dans le troi-
sième chapitre des « Données immédiates de la conscience », et celui
de la matière, dans le quatrième chapitre de « Matière et Mémoire ^ ».
1. Matière el Méinoire, p. 2i)i-20i. — Notre perception de l'univers est celle d'un
être assujetti aux nécessités d'une vie corporelle : nous savons à peu près quelles
sont ces nécessités etcomment elles modilieraient l'intuition toutepure; c'estainsi
qu'elles briseraient un monde continu en paquets d'objets séparés, ennemis à
fuir, proies à saisir, dont la forme précisément se moulerait sur ces besoins.
Partant alors de notre perception d'adulte, nous déferons ce que les besoins
ont fait, et nous reprendrons ainsi contact avec le réel : régression difficile,
contact incomplet; lorsque l'esprit, accablé des difficultés qu'il rencontre à
renoncer à mille habitudes qui se fortifient sans cesse de la banale expé-
rience de chaque jour, est arrivé au-dessus de ce tournant décisif où l'expé-
rience s'infléchit dans le sens de l'utile, se canalise en expérience humaine,
comme un batelier qui cherche à remonter des rapides, il doit deviner,
par un flair qui est le sens propre du philosophe, la forme du courant qu'il
est trop fatigué pour remonter plus avant; penché vers le haut du fleuve,
il prolonge par une intuition prophétique tous les changements qu'il a vus
sur ses rives et tous les progrès qu'il a sentis dans son elTort, la nouveauté
des vagues, les fleurs qu'elles charrient, le parfum où il pénètre et le coup de
rame qui l'enlève; intuition qu'on n'acquiert pas dans le repos comme celle de
l'inertie des choses au milieu d'un pesant paysage, intuition d'activité exas-
pérée, inséparable du geste de remonter vers la source. — Cette méthode a été
généralement considérée comme un retour à un mysticisme décadent. Si de
tels malentendus avaient une excuse, on la trouverait peut-être dans quel-
ques phrases de M. Bergson et de ses interprètes. M. Bergson recommande,
pour atteindre le réel, de l'abstraire de la vie (« Matière et Mémoire », p. 220);
M. Le Roy compare l'homme dans l'océan des images à. la goutte d'eau « que
la mer porte et berce inconsciente en elle • (" Science et Philosophie », Revue
de Métaphysique et de Morale, janvier l'JOU, p. 69). Mais il n'était pas très
difficile de remarquer que M. Le Roy ne parle ici que par métaphore: et que
la vie que considère M. Bergson, c'est la vie pratique, celle qui découpe la
perception d'un chien d'une manière analogue à la nôtre, et que M. Bergson
198 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
On peut tenter la même recherche à propos des données physiques.
L'intuition des princi'pes est modifiée par Veffet de plusieurs sortes
d'actions; ce sont, pour ne citer que les types principaux, l'action
corporelle, — l'action industrielle^ — et la si/stématisation de l'expé-
rience en vue du discours parfait. C'est en se dégageant de cette
triple influence qu'on acquerra l'intuition des principes dans sa sim-
plicité originelle.
Et d'abord, examinons les deux manières d'appliquer la méthode
bergsonienne qui semblent les plus naturelles.
La première est la méthode des intellectuels.
J'appelle intellectuels ceux qui ignorent la vie de l'esprit. Ils en
parlent peut-être, mais comme d'un mécanisme déductif qui se passe
dans le cerveau comme il se passerait dans une montre. Us parlent
même de la vie intérieure, mais en oubliant qu'on ne peut pas la
pratiquer tout seul ; pour eux , il s'agit d'une intériorité dans l'espace :
rentrer chez soi et tirer les rideaux. Ils perçoivent le monde comme le
percevrait un appareil photographique instantané : le mouvement est
pour eux une succession d'immobilités, la durée est un tic-tac. Dog-
matiques ou sceptiques, ils s'accordent à reconnaître que tout ce qui
change a besoin d'un support; pour eux, la chose préexiste à son pro-
grès,.jamais un progrès ne crée une chose; pour marcher, ils deman-
dent un chemin solide : ils ignorent qu'un homme qui court solidifie
le sol mouvant. Leur langage est le signe de tout ce qu'il y a de sta-
tique en eux; ils parlent de tenir la vérité, de toucher le fond des
choses; ils ne disent pas : j'ai une foi ardente, mais : j'ai une foi
inébranlable; ils ne vivent pas une doctrine, ils la bâtissent : jusque
dans leurs métaphores, il y a de l'immeuble.
On devine comment ils appliquent aux sciences la méthode
régressive.
Ils se fondent sur ce résultat de la critique des sciences, que toutes
les données physiques s'expriment avec des images partiellement
arbitraires. Soient les phénomènes de polarisation lumineuse, con-
fusion de franges qui se déplacent et disparaissent quand je regarde
à travers un système de rhomboèdres croisés : le langage des ondula-
ne la rejette que par respect pour la vie proprement tiumaine, la vie spiri-
tuelle. Du reste, il y a plusieurs tournants à remonter quand on va vers
l'intuition; à côté du chapitre : •• Étendue et extension », il y a le chapitre :
« Durée et tension » ; et là l'équivoque n'est plus possible : il est clair que la
seconde régression exige de nous, non un tempérament à la Guy de Maupassant,
mais de sanglants efforts de vie intérieure.
J. "WILBOIS. — i.'espiut positif.
199
lions y distingue des vagues transversales d'un fluide incompressible,
le langage de l'émission des petites boules qui tournent autour d'un
axe transversal lui aussi. Les deux symboles sont diiïéreuls et ce
qui est particulier à chacun d'eux n'est sans doute qu'une métaphore
superflue, qu'une illustration populaire, qu'un cadre autour d'un
tableau, quelque chose d'indépendant de l'expérience qui ne pourra
jamais le prouver ni le contredire ; ce qui leur est commun est au
contraire le réel même; l'artificiel particulier à chaque image, c'est
ici la matérialité des atomes d'éther, là la rotation des particules
newtoniennes; le réel, c'est l'idée de transversalité. Ce serait du
moins le réel, si nous avions interprété l'expérience avec tous les
symboles possibles. Mais n'est-ce pas chimérique? Quand saurons-
nous que nous en avons épuisé la multitude indéfinie? A supposer
que l'efTacement des images parasites ait réduit le phénomène de la
lumière à un vecteur perpendiculaire au rayon, l'espace euclidien
mêlé à la notion de vecteur est encore une image artificielle dont
nous devons nous débarrasser comme des autres; il nous reste à
traduire le théorème dans toutes les géométries possibles pour ne
garder que l'invariant de ces transformations. Mais ici apparaît
•clairement le vice de notre méthode; le réel que nous croyons
atteindre en allant indéfiniment vers l'abstrait s'évapore à chaque
épuration; il ne nous resterait bientôt que la plus vide des formules,
quelque chose même de plus vide qu'une formule, puisqu'elle serait
en dehors du temps et de l'espace, un simulacre de réel aussi inacces-
sible à la philosophie qu'à la science ou à la pensée commune.
Pour interpréter une expérience, il ne suffit pas de quelques
images dont on tendrait le canevas sur la continuité de la donnée
sensible ; il faut aussi supposer d'avance quelques lois fixes qui soient
comme des cloisons solidifiant la perception mobile. Il faut appliquer
au choix de ces lois la même régression. La constitution du benzène
peut être représentée par l'hexagone plan
Uev. MtTA. T. :X. — 1901.
\\
200 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
OU par le prisme
Je suppose que nous ayons éliminé, comme tout à l'heure, les sym-
boles grossiers; nous ne croyons pas que la première figure est
véritablement plane, et nous n'attachons pas d'importance à la
solidité de la seconde; nous regardons comme plus près du réel la
quadruple valence des atomes de carbone et le nombre de ces atomes.
Nous n'aurons pas atteint le réel cependant. Car nous aurions pu
remplacer la convention atomique par la vieille convention équi-
valentaire et ne pas compter les valences par rapport à l'hydrogène;
le carbone n'aurait pas été tétravalent et la formule de la benzine
serait devenue C^-H ^. Ce qu'il y a de commun à ces notations, ce
n'est plus que le facteur 6 qui entre, d'une façon mystérieuse, dans
les deux exposants de C. Poussons la régression plus loin encore;
bouleversons de toutes les manières possibles notre système de nom-
bres proportionnels; il ne subsiste que la loi des proportions définies.
Mais cette loi n'est- elle pas elle-même un postulat, qui définit
l'attitude chimique, mais qui ne serait vraie que dans quelques
circonstances, comme le font craindre plusieurs expériences de
M. Schulzenberger? De quel droit la supposer vraie toujours? Astrei-
gnons-nous donc à n'exprimer un fait qu'avec des lois universelles,
avec des principes nécessaires, avec des conventions inévitables.
Mais c'est encore impossible. Il faudrait qu'au début de la science il
y eût une expérience cruciale et une loi isolée, d'où se déduirait
tout le reste en une série linéaire; et nous savons que tous les faits,
toutes les lois, tous les postulats, toutes les définitions, s'impliquent
les uns les autres : c'est une bobine enchevêtrée dont on ne peut pas
trouver le bout : notre méthode échoue encore.
Elle échoue enfin quand elle veut reconnaître la vraie loi numé-
rique parmi toutes celles qu'une mesure imparfaite vérifie; il est
clair que, si on essaie de les généraliser, celles qui résisteront le
mieux à l'épreuve seront les plus réelles de toutes; sin i = ?? sinr et :
r =. mi -+- p sec i sont aussi justes pour les petits angles; la seconde
J. WILBOIS, — i/ksi'IUT positif. 201
formule est tout à fait fausse pour les grands. Mais si nous pouvons
ainsi sortir un peu de l'artificiel, nous sommes arrêtés bientôt, car
nous savons (jue les lois utiles deviennent vile des définitions; elles
étaient générales, on les déclare universelles ; la loi du sinus est du
nombre ; liée au principe des ondes, elle sert, dans les mesures
d'épaisseurs, à définir la surface d'une lame transparente; tout est
exprimé en fonction d'elle; base de nouvelles expériences, celles-ci
ne peuvent la consolider. La méthode nous conduit une troisième fois
à une impasse.
Nous ne prétendons pas la condamner absolument. C'est en l'em-
ployant instinctivement que nous avons appris à ne pas voir dans
les atomes de petites boules; c'est grâce à elle que nous croyons
à la conservation de la matière, malgré les expériences de
M. Schutzenberger que nous citions plus haut; c'est grâce à elle
que les astronomes ont abandonné la loi de Bode. Elle nous défend
contre les rapprochements trop rapides et les images trop colorées;
elle nous fait passer de la salle des projections au cabinet de tra-
vail ; elle est une sauvegarde au début de la science. Mais elle ne
peut aller jusqu'au bout : elle fait quelques pas vers le réel, elle n'y
pénètre pas; elle ne nous mène pas à la porte, mais au fossé. Bien
différente de la méthode bergsonienne, qui, dans le problème de
l'esprit, ne nous donne pas toujours le réel parce que nous n'avons
ni le temps ni le courage de pousser la démarche jusqu'au terme, c'est
ici par sa nature même que la méthode n'aboutit pas ; dans la question
de l'esprit, l'œuvre de M. Bergson s'achève par un infini travail d'inté-
gration où il faut nous mettre tout entier : pour la science, l'œuvre
présente se borne à un travail d'émiettement où nous laissons faire
les choses. C'est que, dans le premier cas, on avait posé un pro-
blème d'action, dans le second on pose un problème de représenta-
tion. C'est la même attitude qui a abouti à une faillite dans la
critique des sciences et qui arrive à une faillite encore dans ses
tentatives de reconstruction. Abandonnons définitivement la re^
cherche intellectualiste de ces vérités : peut-être les esthètes nous
conduiront-ils plus près d'elles '.
1. Si je suis si sévère envers cette mèlhode, c'est que moi-même, clans un
pn-cédent article •■ la Méthode des sciences physiques • (Bévue de Métap/n/sique
et de Morale, septembre 189!), p. 612, et mai 1900, p. 297-299), je l'ai employée
comme si elle était la seule praticable. Ce que j'ai dit était exact, dans le sens
étroit du mot, mais ce n'était pas ce qu'il y avait d'intéressant à dire: ce n'était
pas une erreur, mais c'était une sottise.
202 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Les esthètes ont horreur de ce qu'ils nomment l'intellectualisme,
c'est-à-dire des formules, du nombre, de la logique, et peut-être de
la pensée; ils lui opposent l'action, un mot à la mode qu'ils répè-
tent sans l'avoir compris, et sous lequel ils imaginent le rêve. Mais
ils sont de la même race que les intellectuels. Leur esprit est aussi
statique. Us rejettent les principes, les catégories, la sécheresse des
idées claii^es, mais l'action qu'ils n'agissent pas, ils l'ont figée en un
concept, et c'est le seul concept défendu. Ils crient contre l'intel-
lectualisme, et le second intellectualisme serait pire que le premier.
Ils sont les ténors de l'action. Ils sont les statuaires de la vie. Comme
les intellectuels, ils voient le réel dans un fauteuil; mais ils ne
mettent pas au point; au lieu d'une rigidité de lignes, ils aper-
çoivent des irisations brouillées. Ils sont leurs frères ennemis, mais
ils sont leurs frères. Ils croient s'être éloignés d'eux par une longue
évolution, ils n'ont fait qu'un demi-tour. D'oîi vient leur état? De
la honte de leur immobilité, mais dune honte impuissante, et leur
hymne à l'action n'est qu'un appel au secours. De la paresse à
suivre les calculs, l'érudition, la dialectique; et ils ont trans-
formé leurs excuses en philosophie. De la mode enfin : ils sentent
la formidable création de pensées nouvelles et ils veulent en
être les disciples de la première heure; mais ils se laissent
étourdir au tourbillon des trop fortes paroles et ils en sont les plus
malfaisants adversaires par le bourdonnement dont ils les environ-
nent.
A leur sens, les principes des sciences comprennent deux parts :
une intuition, ou une action, ou un rêve, ils" confondent les trois
mots, — et une formule mathématique qui en est la disgracieuse
figure. C'est de cette formule, arbitraire et postérieure, que la
méthode régressive parviendra à les dégager. Voici quelques-uns
de leurs résultats. Ce qui importe dans la gravitation, ce n'est pas
qu'elle ne dépende que de la seule distance, et par suite qu'elle
admette un potentiel; s'il y a là de rares commodités de calcul,
c'est tant mieux pour ces pauvres manœuvres que sont les astro-
nomes, mais cette formule numérique n'est qu'un détail qui gâte
toute l'esthétique de cette amitié harmonieuse de la matière et qui
ne leur fait pas sentir plus vivement pourquoi les mondes « se sont
mis en voyage autour du firmament ». — Ce qu'ils voient d'abord
dans le principe de Carnot, ce n'est pas la constance de l'entropie
dans les phénomènes réversibles, c'est-à-dire la possibilité d'écrire
J. WILBOIS. — l'ksi'KIT positif. 203
deux équations dillérentielles trcondcs ; c'est une conséquence
eschatologique de l'axiome de Glausius : les corps chauds tendent
à se refroidir aux tlépens des corps froids; tous les points du monde
tendent vers une même température moyenne; quand elle sera
atteinte, aucun travail ne sera plus possible, et ce sera la mort de
l'univers dans l'homogène repos. — De la conservation de l'énergie,
ils retranchent les molécules déterminées de la théorie cinétique,
le nombre nu qui exprime l'équivalent de la calorie, la diderenlielle
trop compliquée de la fonction U et les applications industrielles
dans des usines trop bruyantes. L'intuition de l'énergie immuable,
c'est le sentiment qu'ils éprouvent en face d'un essaim d'insectes nés
de la pourriture d'une plante, de la mort engendrant la vie; c'est
l'émotion que leur donne le lever du soleil, illuminant pour eux,
dans le spectacle d'un instant, cette vérité perpétuelle que sa cha-
leur est la cause de toutes les énergies physiques et morales qui se
mêlent sur cette terre; c'est le découragement qui les abat, quand,
après une défaite de ce qu'ils nommaient leur liberté, ils se sentent
fondus dans la force universelle dont leur force n'est qu'un mode,
et qu'ils comprennent que ce qu'ils prenaient pour l'élan de leur
activité volontaire n'était que le retentissement intérieur de la
vague qui les avait roulés.
Mais, si éloquents que soient ces enthousiasmes, et beaucoup
d'autres du même genre que les livres de vulgarisation ont abon-
damment décrits, il est impossible d'y voir cette intuition du réel
que nous demandons aux principes. Dédaigneux de l'expérience,
puisqu'ils dédaignent tout le rationnel sans lequel l'expérimentation
est impossible, les esthètes n'aboutissent qu'à un réel diminué ; mais
les rares observations qu'ils ne peuvent s'empêcher d'avoir apprises,
ils les grossissent, ils les étendent, ils les déforment, au gré de leur
sensibilité présente; ils prêtent leur caractère changeant à l'expé-
rience totale : nés dans un pays de soleil, c'est le soleil qui leur
parait la source de toute énergie; amoureux, ils mettent un peu de
leur passion dans l'attraction des planètes; leur intuition est artifi-
cielle par le choix inévitable d'une expérience parmi la foule de
celles qu'ils négligent d'étudier; elle est subjective par le caractère
tout personnel avec lequel ils précisent le vague de ce fragment de
connaissance.
Artificiel^ subjecdvisme, est-ce là la marque dune intuition du
réel ?
204 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Nous arrivons enfin à la dernière façon d'appliquer la méthode
régressive, celle que nous tenons pour la bonne *.
Pour dégager les principes de la triple activité qui les complique,
pratique, industrielle, rationnelle, Une faut pas cesser d'agir; au con-
traire; ces activités imparfaites sont des acheminements vers une
activité supérieure qui saisit les principes en une intuition originale;
il faut donc passer par elles; mais il faut les revivifier; il ne faut
pas les fuir, mais les dépasser; il ne faut pas les condamner, mais
s'en servir.
Nous appliquerons cette méthode à un exemple particulier, celui
de la continuité de toutes les parties du monde physique ^.
1° Dépasser Vaction pratique.
L'action pratique divise notre perception en corps indépendants.
Je tiens entre les mains un 111 de cuivre attaché à une lampe élec-
trique; c'est un morcelage analogue à celui de l'action pratique que
d'y concevoir un courant subtil circulant dans le plein du métal
comme de l'eau dans un tuyau. La science y consent. Bien plus, elle
l'exagère. Elle découpe ce fil en éléments de courant. La loi de
Laplace mesure leur action sur un point extérieur. Elle permet aussi
d'y transporter l'énergie du courant. Cette énergie appartient dès
lors à l'espace, non au conducteur. Le courant s'est dilaté jusqu'au
bout du monde. Le fil n'est plus qu'une rigole accessoire qui dissipe,
sous forme de chaleur, une puissance qui n'est point en elle. Mais
1. Il faut d'abord répondre à une objection. « J'ai dit, — et d'autres ont dit
avant moi — que la science avait pour but Vaction. Or la méthode régi'essive
élimine de la connaissance les troubles apportés par VacLion. Si l'on enlève de
la science l'action, que reste-t-il? rien. Appliquer à la science la méthode régres-
sive est donc un non-sens. » Je m'excuse d'employer le papier de celte Revue,
même en petits caractères, à répéter et à réfuter de telles objections; mais
elles ont été faites, et plusieurs fois. Voici la réponse. La science est une
démarche complexe où sont unies plusieurs activités différentes. La science
est action corporelle; M. Bergson l'a dit (« Matière et Mémoire », p. L'21); il
n'avait pas à dire autre chose. La science est action rationnelle; M. Le Roy l'a
dit (« Science et Philosohie », 2" article. Revue de Mélapitysigue et de Morale,
septembre 1899); il n'avait pas à dire autre chose. La science est action indus-
trielle; je l'ai répété après tout le monde {Revue de Métapliysique et de Morale,
mai 1900, p. 309). Mais elle est encore action d'uhe autre manière. Si donc on
élimine des résultats scientifiques les elTets de la pratique, de l'industrie et de
la rationalisation, il reste quelque chose encore : il reste le meilleur; c'est cette
action qu'on nomme l'intuition scientifique.
2. La continuité n'est pas un principe. Ce que nous en dirons s'applique
cependant « tous les principes. — Quelques personnes nous reprocheront peut-
être de n'avoir pas établi de distinction nette entre l'intuition des principes et
l'intuition du réel. En raison de la solidarité de toutes les parties de la science,
il n'y a de réalité que dans les faits les plus généraux : ce sont les principes.
J. WILBOIS. — l'i:si'RIT positif. 205
n'est-ce pas là tic la continuité, et nV suis-je pas arrivé à travers le
tliscoiilinu? Ciinliniiilr que je ne puis exprimer; la nommer, c'est
en dire trop peu; la décrire, c'est la défigurer par le morcelagc des
mots : je ne puis que la vivre, d'une vie tout autre que la vie pratique,
en écrivant de cent manières, pour tous les courants et pour tous
les espaces, cette formule difTérentielle.
De même, dans son mémoire sur les couches de passage, c'est en
écrivant que la surface de séparation de l'air et de l'iodure d'argent
est une surface optiquement nette que M. Vincent a pu reconnaître
qu'il y avait au contraire entre les deux corps une insensilde transi-
tion '.
De même lorsqu'il s'agit, non plus d'une continuité dans l'espace,
mais d'une continuité de propriétés. La théorie cinétique divise les
gaz en particules; elle en conclut que le rapport des chaleurs spéci-
fiques — est voisin de 1,60 quand le corps est monoatomique : c'est
le cas de la vapeur de mercure. Mais, en chimie, le mercure est monoa-
tomique aussi, l'atome n'étant plus la particule de la théorie ciné-
tique, mais l'insécable relatif aux procédés chimiques. 11 y a donc
entre les deux atomes un rapport que nous n'avons reconnu que
grâce à la pulvérisation des gaz.
Mais les exemples sont innombrables et on en trouverait plusieurs
en ouvrant au hasard un traité de physique.
"l" Dépasser l'action industrielle.
L'industrie isole certaines propriétés qu'elle a reconnues utiles ; elle
néglige les autres; elle morcelle par son mépris des détails. Mais si,
au lieu d'étudier ces propriétés séparées, nous étudions la ligne que
leur succession dessine si simplement, si nous les regardons, non
comme des mires, mais comme des jalons, si nous faisons du procédé
industriel non le but, mais un moyen, nous retournons à la conti-
nuité dont il nous avait d'abord écartés.
C'est faire de la science à la manière des industriels que d'isoler
une radiation par trois ou quatre réflexions sur de la fluorine, du sel
gemme ou de la sylvine; et c'est ainsi qu'on a établi trois points de
repère entre le spectre lumineux et le spectre électromagnétique-.
Trois couleurs suffisent pour reproduire toutes les teintes du
1. Suj' Vépaisseur des couches de passof/e, tfièse, Paris, 1899.
2. H. Riibens, « Le spectre infra-rouge » {Rapports présentés au Conr/rès interna
lional de jilujsique de l'JOO, t. II, p. loG-HO).
206 REVUE DE MÉTAPHYSIQLE ET DE WORALE.
spectre; on s'en sert en photographie; on peut en déduire aussi un
lien entre le spectre et les couleurs des anneaux de Newton ou des
microscopes polarisants.
3" Dépasser V action rationnelle.
C'est ici surtout que nous verrons les rapports entre le discontinu
parlé et le continu vécu, le premier étant le support et la condition
de l'autre.
Pour la rationaliser, nous découpons une notion, la notion de
solide ou la notion de liquide, en un grand nombre de propriétés :
rigidité, cristallisation, surfusion, diffusion, combinaison, etc. Orj
en comparant chacune de ces propriétés chez les solides et chez les
liquides, on a reconnu entre les deux notions des analogies, ou
plutôt une analogie, d'autant plus étroite qu'on avait poussé plus
loin la division en propriétés : les liquides ont une certaine rigidité;
il y a des cristaux fluides ; les solides se surfondent, pour ainsi dire;
ils peuvent se diffuser les uns dans les autres, ils peuvent se com-
biner entre eux : l'état solide enfin est un prolongement de l'état
liquide!.
C'est par la même méthode qu'on a reconnu un lien entre l'électri-
cité et la lumière : on a fractionné l'une et l'autre en propriétés nom-
breuses : interférences, diffraction, réflexion, réfraction, réflexion
métallique, réflexion cristalline, double réfraction, etc.; et on a rap-
proché les propriétés correspondantes des vibrations optiques et élec-
tromagnétiques ^
On avait fait la même chose pour ramener le magnétisme à l'élec-
tricité; force, potentiel, induction, voilà autant de divisions de la
notion d'aimant : on a cherché autour des courants des propriétés
analogues, et on les a identifiées deux à deux.
C'est parce que les propriétés des substances chimiques étaient
assez dissociées — espèces fixes, nombres qui caractérisent l'atome,
pythagorisme des équivalents en volume, valences entières à parité
constante, — qu'on est parvenu — dans la classification de Mendeleef
par exemple — à un sens spécial de l'unité de la matière.
C'est enfin la discontinuité nécessaire de la mathématique, — pro-
jection d'un vecteur sur trois axes, cycles de Carnot élémentaires
qui décomposent un cycle réversible quelconque, circuits électriques
1. Spring, Propriétés des solides sous pression (ibid., t. I, p. 402-431). — Schwe-
dofT, La rigidité des liquides (ibid., 1. 1, p. 47S-486).
2. Righi, Les ondes hertziennes {ibid., t. II, p. 311-318).
J WILBOIS. — I, Ksl'lilT l'osiTlF. 207
fermés qui découpent une surface idéale appuyée sur un courant,
ondes enveloppes, usage enfin de la dilTérentielle, — qui est la
condition généra-le de toutes les découpures physiques dont nous
venons de donner des exemples.
On ne peut pas d'ailleurs parler cette continuité; je serais inca-
pable (le résumer ces deux pages en \\i\ lemme. « Le monde phy-
sique est continu », ce n'est pas assez dire, et c'est dire tout ce qu'on
veut. On ne peut le préciser par des théorèmes de détail. « La lumière
est constituée par des vibrations électriques. — Un aimant est un
solénoïde. — La matière est une. » Tout cela est incertain ou faux.
Alors?
Mais on peut vivre cette continuité par la pratique de l'expérience.
Dans une mesure barométrique, je suis gêné par des phénomènes
capillaires ; je les élimine sans cherchera les connaître. Dans une
mesure calorimétrique, je corrige, toujours en les ignorant comme
faits, les influences de l'évaporation, de la conductibilité et du rayon-
nement '. Dans la mesure de g par un pendule de DefTorges, on
réunit dans un même terme qu'on ne songe pas à décomposer les
perturbations produites par la résistance de l'air, sa viscosité, son
entraînement, la courbure des arêtes des couteaux et l'élasticité des
supports -. Les mesures de précision — et elles ne sont qu'un cas
restreint parmi la variété des expériences de physique — nous appren-
nent donc que tout se tient, par la nécessité, pour isoler quelque
chose, d'en écarter laborieusement tout le reste; nous voulons
ignorer ce tout et ces liens; nous en avons l'intuition comme nous
avons l'intuition du froid par le geste de bourrer un poêle.
C'est cela que nous avons appelé la vie scientifique. Nous n'en
avons donné du reste que les grandes directions. Ne la connaîtra
que celui qui aura fait de la science. Cette vie est le contraire du
rationalisme. Mais elle le suppose. Et ainsi se résout la principale
des antinomies que nous avions signalées à la fin du paragraphe
précédent, celle du discours et de Vaclion ^.
1. Regnault écrit que la ctialeur pertliie pendant l'unité de temps par un (-alo-
rimètre est de la forme At -j- B. t étant l'excès moyen de sa température sur
celle du milieu ambiant, A et B deux constantes où toutes ces influences sont
confondues.
i. Journal de P/n/si'/iie, 1888.
3. C'est peut-être ce qu'on a le moins compris dans la philosophie 'nouvelle.
Je ne connais rien de plus profondément rationnel que cette philosophie. -M. Le
I^oy, je pense, défendrait « les droits de la raison • avec autant de vigueur
que M. iMilhaud (« L'œuvre de la raison », Revue de MiHaphysique et de Morale,
208 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Une dernière remarque. Il y a certaines continuités auxquelles
aboutissent l'abstraction des intellectuels et le rêve des esthètes.
Tout est schème, disent les uns. Tout est flou, disant les autres. Et
tous concluent au continu. Mais c'est le continu en général, non ce
continu particulier, coloré et mobile que la science nous révèle.
C'est le continu d'une page blanche ou d'une page brouillée. C'est le
nom de la réalité, ce n'est pas la réalité même.
La triple action, pratique, industrielle, rationnelle, nous montre
aussi du continu; l'intérieur d'un corps solide est continu pour le
sens commun; toutes les formes du travail mécanique se tiennent
pour l'industriel; et le besoin de parfait discours nous porte à réunir
dans la formule d'Ohm, modifiée et élargie, les lois des courants de
piles et des courants alternatifs '. Mais le continu à demi vécu n'est
pas plus réel que le continu vu de l'esthète et de l'intellectuel. Il est
relatif à une action particulière et qui se prend elle-même pour but.
C'est une manière de subjectivisme.
Pour acquérir l'intuition du réel, il restait une dernière ressource.
Puisqu'on ne la trouvait dans aucune image et dans aucune des
actions connues, il fallait la chercher dans des actions nouvelles.
Mais un autre danger était à craindre. Si ces actions se repliaient
sur elles-mêmes, si elles étaient égoïstes comme les autres, les intui-
tions qu'elles nous auraient fournies auraient été, comme les autres,
les mirages d'un artifice. Il fallait donc pousser l'acLion plus loin
encore, franchir l'utile, se donner. C'est ce que nous avons tenté de
décrire. On peut ici soulever les vieilles discussions sur l'objectif et le
subjectif. Nous n'avons pas eu l'intention de traiter dans cette note
autre chose qu'un problème psychologique. Du reste, avant de vouloir
résoudre cette question métaphysique, il faudrait avoir approfondi,
plus encore que ne l'a fait la philosophie bergsonienne, la distinc-
tion entre le sujet et l'objet. Quoi qu'il en soit, si l'on appelle provi-
soirement subjectif ce qui est propre à chacun, objectif ce qui
peut devenir commun à tous, il faudra souvent, et c'est le cas ici
même, renverser le sens habituel de ces deux termes. Si les formules
mai 1900; et discussion qui a suivi le rapport de M. Le Roy au Congrès de
philosophie, ibid., septembre 1900) et que le R. P. Gardeil (« Ce qu'il y a de
vrai dans le néo-scolisme », Revue thomiste, novembre 1900), qui semblent craindre
l'un et l'autre les conséquences de ces doctrines.
1. C'est E = RI où E et I sont des imaginaires de la forme EoC '\'^^-r'-)
et où : R = r+ i (Lo) — r~ /> '" résistance, L induction propre, C capacité,
0) fréquence.
J. WILBOIS. — i/ivSi'iiiT l'OSlilF. 209
de la science sont acceptées de tout le monde, il faut avouer que tout
le monde y met quelque chose de diilerent. Il n'y a pas deux lecteurs
de cette Revue qui entendent de la même façon la conservation de la
matière et l'existence de l'éther. L'un voit dans la matière des
atomes, un deuxième des lignes nodales, un troisième des équations
difTérentielles. L'éther est pour celui-ci le plus subtil des gaz, pour
celui-là le plus rigide des solides, pour un autre un enchevêtrement
de tourbillons, pour plusieurs une gelée avec des noyaux, pour
quelques-uns une mer avec des bouées, pour les plus réalistes une
possibilité de calculs. Souvent ils parlent de la matière et de l'éther
comme des acteurs qui jouent une pièce en grec. Les formules scien-
tifiques qu'ils récitent sont des cadres vides qu'ils remplissent de
tout ce qui flotte en eux. Elles sont objectives comme des miroirs.
Le vrai objectif au contraire sera ce que la plupart appellent subjec-
tivisme. L'action scientifique est une discipline uniforme qui ne peut
qu'amener au même point ceux qui l'ont suivie jusqu'au bout; chacun
d'eux, il est vrai, a la vérité « en lui » et ne peut « l'extérioriser »
comme en une lanterne magique; mais est-ce la surface de la cornée
qui limite les questions métaphysiques? Le grand nombre des tra-
vaux que les savants s'imposent leur assure qu'ils n'ont pas bouché
avec leur fantaisie les intervalles de leur paresse; et la solidarité de
toutes les parties de la science les renseignera sur les régions inex-
plorées. Ils ne se parlent pas, mais ils se comprennent. Il n'y a de
vraiment contagieux que la vie intérieure.
Concluons :
Notre dernier mot sera le leitmotiv de ce chapitre. L'csjiril positif
est un esprit de vie. Mais nous avons recherché cet esprit dans l'in-
tuition des principes, c'est-à-dire dans ce qu'il y a, en science, de
plus haut, quelques-uns diraient de moins positif. C'est une intuition
d'aristocrates. On peut être physicien et ignorer ce réel-là. La science
est pour tout le monde. Elle est d'abord pour les chercheurs utiles
et modestes qui analysent des corps ou qui mesurent des longueurs
d'onde. L'esprit positif est chez eux autre chose. Nous l'étudierons
dans le prochain article.
(.4 suivre.) JosEPn Wiliîois.
ÉTUDES CRITIQUES
LA TRISTESSE ET LA JOIE
D'APRÈS Ui\ LIVRE RÉCENT»
Les litres que l'auteur de cet ouvrage inscrit à la suite de son nom
méritent d'être relevés : M. Dumas est élève de l'École normale et
agrégé de philosophie, mais il est aussi docteur en médecine et chef
du laboratoire de psychologie à la clinique des maladies mentales
de la Faculté de médecine de Paris. Nul ne niera que ce ne soient là
de bonnes conditions pour aborder l'étude de questions psychologi-
ques précises et faire servir à leur solution les ressources de la
méthode philosophique en même temps que celles de la recherche
expérimentale. Et, en effet, ce livre est né de la clinique : la ren-
contre qu'a faite l'auteur, dans son service de Sainte-Anne, de
malades présentant la curieuse particularité d'un retour circulaire,
alternatif, de joie et de tristesse, a été le point de départ de ses
longues études sur ce sujet. Même quand le livre a été rédigé,
M. Dumas pensait le présenter simplement à la Faculté des Lettres
comme un ensemble d'observations recueillies dans ce service. Il ne
contenait alors qu'une description de typesdivers de sujets morbides
examinés, ainsi que de nombreuses expériences sur les variations
de leurs fonctions vitales en rapport avec les variations de leurs
états affectifs. Ainsi cette thèse de psychologie se fût rapprochée
beaucoup, dans sa forme, des thèses de médecine, et, pour notre
part, nous n'y aurions pas vu le moindre inconvénient. Mais des con-
seils de prudence sont intervenus; sous leur influence, M. Dumas a
1. La Tristesse et la Joie, par Georges Dumas; Alcan éd., 1900.
A. ESPINAS. — Lu tristesse et la joie. 211
cru devoir donner plus neUemenlà son livre, par l'addition de cha-
pitres plus généraux, le caractère d'une thèse « philosophique ».
Cela lui était facile. Cet ouvrage intéressera ainsi un plus grand
nombre de lecteurs ; seulement il risque de paraître moins complet,
bien que plus étendu. D'un traité général sur cette catégorie d'émo-
tions on peut attendre la discussion de plusieurs problèmes que
M. Dumas n'a point agités. Tout au moins cette additiun présente-
t-elle le défaut de ramener une seconde lois, sous le titre : « De la
nature de la joie et de la tristesse», une question qui avait, en
somme, été al)ordée dans la deuxième partie sous celui-ci : « Du
mécanisme de la joie et de la tristesse normales. » N'eût-il pas
mieux valu l'épuiser en une fois?
Les phénomènes psychiques sont-ils suceptihles de mesure en eux-
mêmes? c'est l'objet d'un débat ouvert par les psycho-physiciens et
qu'ils paraissent avoir tranclié à leur avantage par le succès des
mesures opérées sur les plus simples tout au moins de ces phéno-
mènes, à savoir : les sensations. M. Dumas ne s'embarrasse pas de
cette difficulté. Il ne croit pas faire œuvre vaine en prenant ses sujets
en bloc dans leurs fonctions biologiques en même temps que dans
leurs fonctions psychiques et en portant ses évaluations numériques
sur le contre-coup physique de leurs émotions. Au lecteur de juger si
ces évaluations intéressent la psychologie.
Nous sommes de ceux à qui les discussions au sujet des frontières
des deux sciences ne paraissent pas, pour le moment, d'une impor-
tance capitale. Nous croyons que déjà les recherches sur l'acoustique
et l'optique ne sont pa:s delà physique pure. A plus forte raison pen-
sons-nous que les recherches de M. Dumas, bien que portant sur les
manifestations biologiques delà joie et de la tristesse, jettent sur ces
émotions une lumière — par reflet, si l'on veut, — mais précieuse au
psychologue. Quant aux questions morphologiques (classification),
il nous paraît certain qu'elles ne sont abordables que si l'on admet
que les phénomènes de conscience sont représentés seulement en
fonction de leurs corrélatifs organiques. Le mot « agréable » n'a
qu'un sens : il veut dire que l'objet ainsi qualifié est accueilli par des
mouvements réflexes d'admission, d'amplexion, d'intersusception,
tandis que l'objet désagréable est un objet repoussé, écarté, dont
l'approche est combattue par les mouvements contraires. En 1872
seulement Cl. Bernard a montré que les expressions par lesquelles
le langage traduit les émotions, répondent en elTet aux changements
212 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
que les émotions produisent dans la circulation. Personne ne s'en
était avisé. Tout notre vocabulaire psychologique a été formé à notre
insu d'images analogues, y compris le vocabulaire logique, et l'ana-
lyse des métaphores destinées, dans les diverses langues, à repré-
senter les opérations intellectuelles {sais'w, comprendre, pénétrer, etc.)'
montre clairement que toute l'interprétation des réalités psycholo-
giques est soumise à cette loi. Du reste, si les phénomènes de la
pensée sont successifs et s'écoulent dans le temps, ils sont aussi
« spatiaux », puisque le schéma du temps est linéaire et que les
lignes sont dans l'espace*. On peut conjecturer que dans bien des
cas le schéma interne et la fonction «organique coïncident. Il est donc
d'une méthode éminemment pratique de faire état, pour la connais-
sance de l'àme, de toutes les déterminations correspondantes de
l'étendue comme de la durée saisissables du dehors, et les diverses
formes revêtues par les fonctions psychiques, là oîi elles se manifes-
tent, peuvent indirectement servir à leur classification. Il est évident
que, sans la conscience, ces questions ne se poseraient pas, que
même nulle question ne se poserait; mais M. Dumas ne méconnaît
pas les droits de l'introspection à dominer tout le champ de la ps}^-
chologie, pourvu que cette méthode consente, à son tour, à s'enrichir
de tout ce que lui prête l'observation dite extérieure.
La seule réserve que nous ayons à présenter sûr l'esprit de son
travail porte sur la prédilection peut-être exclusive qu'il accorde à
l'expérimentation aux dépens de l'observation. Plein de cette idée
qu'une connaissance n'atteint son dernier stade et ne mérite le nom
de science que quand son objet est mesurable, il n'attribue de
valeur qu'aux résultats obtenus par les divers appareils de labora-
toire destinés à imprimer aux phénomènes un caractère numérique.
Or, les émotions qu'il s'agit d'étudier, surtout la tristesse, ont leur
pudeur; tout le monde n'a pas le courage de M. VaschidC; qui tàte le
pouls à ses amis et à ses proches au plus fort de leur aftliction. Voici
comment s'y prend M. Dumas. Il postule, et sans doute a-t-il raison,
que, quelle que soit la cause, normale ou morbide, d'un état émo-
tionnel, celui-ci est le même en soi. Et, dès lors, tous les pension-
naires des asiles, capables de se prêter à des expériences, tombent
1. L'intérieur et l'extérieur, le dedans et le dehors, sont des milieux séparés
par une surface idéale tangente à la périphérie du corps conscient el, par
conséquent, tous les deux appartiennent au même espace. Intérieur ne veut pas
du tout dire inétendu.
A. ESi'iNAS. — La tristesse et la joie. 213
sous sa juridiction. Telle est la matière presque exclusive de ses
travaux.
Mais ces personnes, soustraites par leur genre de vie à la lutte
pour l'existence, constituent-elles un champ d'études favorable,
quand il s'agit d'émotions comme la joie et la tristesse? Nous aurions
souhaité que M. Dumas admit pour une part plus considérable dans
ses recherches les données de l'observation non quantitative, la plu-
part du temps, comme celles qu'on recueille dans la vie libre où les
aiïeclions de toute sorte, l'amour, l'ambition, la poursuite de la
richesse, multiplient les''émotions tristes ou joyeuses. Nous aurions
voulu aussi le voir emprunter plus de faits à l'observation des ani-
maux. 11 est médecin; les médecins doivent se défendre d'une cer-
taine tendance à borner leurs investigations à l'homme, leur client!
Quelles sont donc les catégories de malades qui répondent aux
états-types où se manifestent les deux émotions étudiées?
M. Dumas en compte quatre. D'un côté : 1° les déprimés., soumis à
la tristesse passive; 2° les mélancoliques, en proie à la tristesse
active. De l'autre : 1° les joyeux calmes, qui n'éprouvent pas de
plaisir moral relevé (joie passive); 2° les joijeux avec excitai inti et
avec plaisir moral conscient (joie active). Et n'allez pas croire qu'il
s'agisse ici de deux processus à gradation continue : chacun des
quatre états constitue, d'après l'auteur, un type à part auquel il ne
peut penser sans avoir aussitôt devant les yeux tel ou tel de ses
sujets qui en est la réalisation et le modèle.
Malheureusement, quand on presse ces distinctions, en apparence
si tranchées, il en est une, au moins, celle de la joie passive et de
la joie active, qui se trouve compromise au premier examen. La
belle prdbité scientifique de M. Dumas nous invite à cette critique,
et lui-même nous en fournit les moyens. Entre toutes les sortes de
joie, dit-il, la différence n'est ni aussi profonde ni aussi marquée
qu'entre les deux formes de la tristesse. — Pourquoi? — « Cela
tient à ce fait que les deux espèces de joie sont caractérisées par
des phénomènes plus ou moins marqués d'excitation '. » L'une est
plus périphérique, c'est-à-dire liée à la cœnesthésie organique,
l'autre est plus cérébrale; mais il y a de l'excitation mentale dans
la première, et un sentiment de bien-être général dans la seconde.
Le tableau ici et là est si peu différent que M. Dumas renonce à
1. Page lis. Voir aussi page 162.
214 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
traiter à part de chacun des deux états : de son aveu, ce qu'il dit
de l'un convient à l'aulre, ?v"y aurait-il pas entre eux ce que tout le
monde appelle une différence de degré? Remarquons que « les
deux espèces de joie se confondent, aussi bien dans l'observation
clinique que dans l'observation courante *, »
La barrière n'est pas aussi fragile entre les deux formes de la
tristesse. Le mélancolique actif est caractérisé d'abord par les traits
suivants, qui sont aussi ceux du mélancolique passif : sentiment
généralisé d'impuissance et de résignation, impuissance de la pensée,
refus de relations et besoin d'isolement. Mais il présente, en plus,
de la douleur morale et, çà et là, du délire qui sont toujours
absents chez le premier. La question est de savoir. si la séparation
des deux états ne serait pas due à ce que le premier n'est pas de la
tristesse. Aux sujets affectés de cet accablement, de cette dépres-
sion, « tout est égal »; ils manquent de courage; ils sont las,
abattus, impuissants. Ce sont des déprimés, sans aucun doute. Ce
ne sont pas des tristes : chez eux, « la véaciion émotionnelle ne se
produit pas '-. » Si vous leur suggérez des raisons qu'ils pourraient
avoir d'être tristes, ils refusent d'entrer dans cette voie. Il leur
arrive de croire qu'ils sont tristes, parce que d'ordinaire la tristesse
coïncide avec l'accablement; ils savent cependant, ils répètent
qu'ils ne souffrent pas, qu'ils n'ont pas d'angoisse. Seule, la souf-
france morale provoque les explications accoutumées : humiliation,
accusation de soi-même, remords, etc. En sorte que les malades
circulaires sont bien joyeux pendant l'un de leurs états, mais sans
être vraiment tristes dans l'autre. La symétrie du langage est cause
de l'erreur qui leur attribue un mode de la tristesse.
Dès lors, que devient la classification de M Dumas?
Passionné justement pour les recherches psychométriques, notre
éminent collègue a été persuadé qu'il trouvait pour l'étude de la
tristesse et de la joie une occasion exceptionnelle dans le cas
d'un aliéné circulaire qui présentait successivement de la dépres-
sion morne et de l'excitation gaie; il a cru que la tristesse essen-
tielle est la dépression, c'est-à-dire un état où la pensée est para-
lysée et où la représentation ne concourt en rien aux phénomènes
observés, où il n'y a ni conception d'une cause de souffrance
morale, ni souffrance morale, ni amplification et approfondisse-
\. Pages 118 et 119.
2. Page 64.
A. Est'iNAS. — La tristesse et la joie. 215
ment de cette souffrance morale par les répercussions idéalion-
nelles de la douleur initiale. Il a bion inscrit, à côté et au-dessus de
la dépression nue (tristesse passive), une tristesse active; mais il
est resté persuadé que la dépression en fait le fond et en reste la
partie essentielle. Et ainsi toute sa théorie de la tristesse s'en est
trouvée compromise, comme nous allons le voir : le phénomène
central ou cérébral est passé pour lui au second plan, en raison de
Tattention prolongée et intense qu'il avait accordée par méprise au
phénomène périphérique, à la cœnesthésie appauvrie et stérile du
déprimé.
Dans l'étude de la joie, la chose n'a pas eu d'inconvénients. Et
cela, pour deux raisons. D'abord, c'est qu'il n'a pas trouvé, en
somme, dans les états joyeux le pendant exact de la dépression ou
tristesse passive : toute joie est, pour lui, active ou idéationnelle à
quelque degré : il a dû le reconnaître*. Ensuite, la joie est accom-
pagnée, il est vrai, d'un processus mental qui la prolonge et l'in-
tensifie; dans ce cas, elle se rapproche du bonheur et comporte une
certaine exaltation, dont l'amour ou l'ambition, en possession
récente de leur objet, nous fournissent des exemples; mais il faut
reconnaître que, si l'émotion agréable prend quelque temps l'allure
de la passion, elle devient vite étale comme la mer au point le plus
haut de la marée, et elle se calme par la possession même.
Au contraire, la tristesse, qui tend vers l'état passionnel (voir
page 7), se nourrit d'elle-même et s'exaspère sans fin. Gomme l'a
très bien observé M. Dumas, dans son chapitre sur « la joie et la
tristesse normales », le premier choc provoqué par l'annonce d'un
malheur est suivi d'une convergence de toutes les forces de l'esprit
sur l'événement douloureux et ses conséquences : l'attention s'en
empare, l'imagination l'amplifie, et une multitude d'associations
1. Cependant, les transcriptions que M. Dumas nous donne des conversations
sautillantes de son sujet circulaire, dans la période qu'il appelle : de joie, nous
feraient croire qu'il a été en présence bien plutôt d'un état d'entrain, d'anima-
tion, que d'un état vraiment joyeux. On vient de voir que la dépression ne nous
paraît pas être de la tristesse véritable. On aurait donc le tableau suivant, plus
complet et plus exact que celui de M. Dumas, semble-t-il :
Désolation. + Bonheur. ] ( Tristesse | Joie
Tristesse.
Dépression ou
humeur morose.
Bonheur. \ ! Tristes
Joie. ' » I- 1 ) active
»_:-„_.:-_ ... ? Au lieu de : <a^„:,.
active.
Joie
passive.
Animation ou l ' ' ) Tristesse
entrain. ) f passive.
Bien entendu, il ne peut être question pour nous que de dilTérences de degré,
dans lesquelles le besoin a pratiqué des coupures arbitraires et qui ont fait
place ainsi à des différences spécifiques.
Hev. meta. t. IX. — iwi. 15
216 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
viennent se nouer autour de l'idée pénible comme centre. Toutes
représentent à son exemple soit un arrêt de nos tendances, soit un
effort au-dessus de nos forces, et, quelque trouble que ces repré-
sentations, avec leur contre-coup organique, produisent dans toute
la conscience, cependant il se fait entre elles peu à peu une sorte
d'organisation. Nous sommes en présence d'un groupe intégré,
d'une sorte de tourbillon de regrets et de désespérances qui entraîne
tout, qui a demandé du temps pour se former — on est plus triste
quinze jours après un deuil qu'au premier moment — mais qui va
durer d'autant plus, et marchera à travers des périodes de rémis-
sion et de recrudescence vers un paroxysme, jusqu'à ce que, d'ordi-
naire, le temps l'amortisse et le disperse. L'émotion a emprunté
l'allure de la passion. Toutes les tristesses intenses affectent ce
caractère dans les âmes civilisées.
Si M. Dumas reconnaît le point de départ de ce processus et en
montre avec sagacité les premières phases, nous craignons qu'il
n'en méconnaisse le caractère dominant. Il explique comment tout
ce travail de l'esprit, en quête de nouvelles raisons de souffrir,
aboutit à un épuisement des forces, à une désorganisation des
adaptations établies entre la pensée et le milieu, entre les éléments
de la conscience elle-même. Et il ajoute : « Le sujet qui pleure, crie,
évoque des images, subit comme le sujet passif l'épuisement et la
fatigue; comme lui, il se sent atteint dans ses fonctions mentales, et
nous n'aurions pas de peine à démêler dans ses plaintes, ses lamen-
tations et toute son idéation douloureuse, les caractères essentiels
de la tristesse passive, mal dissimulés par l'excitation de la souf-
france » (page 198).
Ainsi, dans la tristesse, c'est la souffrance qui est à la surface, et
c'est un état où l'on ne souffre pas, à proprement parler, c'est l'étal
du déprimé sans réaction émotionnelle qui est au fond ! Plus loin : « La
tristesse a été masquée par l'excitation douloureuse, mais soyons
sûrs qu'elle apparaîtra tôt ou tard. » Pourtant, nous devons nous le
rappeler, « le sujet qui pleure et qui crie en apprenant la mort d'un
être aimé, éprouve une douleur aiguë, celui qui reste abattu et
passif ne l'éprouve pas! » Pourtant, « dans la tristesse normale,
le sujet connaît » la cause de sa douleur; « s'il souffre, il sait pour-
quoi, et, pour alimenter sa souffrance, il n'a qu'à détailler la
cause de sa douleur, à l'analyser, et il n'y manque pas! » Comment
cette conscience de la cause de la douleur et de la douleur même
A. ESPINAS. — La tristesse et la joie. 217
peut-elle être dite « secondaire » (page 202) ou superficielle? En fait,
là où cette conscience manque, il n'y a pas de douleur. C'est donc en
elle que réside la tristesse ou douleur morale. La conscience endo-
lorie est, non point secondaire, mais primitive. Et quand M. Dumas
nous dit que le pigeon décapité se trouve pliysiologiquement dans
un état voisin du déprimé, nous voyons bien que c'est en eiret parce
que le déprimé est comme un être dont les fonctions cérébrales sont
abolies qu'il ne souffre pas.
Évidemment, si l'activité cérébrale ne pouvait produire dans l'or-
ganisme certains effets spéciaux et que l'écho de ces modifications
ne pût lui revenir, il n'y aurait pas de douleur morale : la question
est de savoir quels sont ces corrélatifs organiques, différents de
ceux qui constituent l'indifférence et l'impuissance émotionnelle du
déprimé.
Or, il semble très vraisemblable que, tandis que la tristesse « pas-
sive » exclut, d'après M. Dumas, la représentation d'un objet ou évé-
nement douloureux, la tristesse « active » la suppose nécessaire-
ment, en sorte que la différence serait que, dans le second cas, les
modifications périphériques sont éprouvées en tant que liées à la
représentation et sont qualifiées par elle, tandis que, dans le premier,
elles sont éprouvées en elles-mêmes et restent indifférentes. Il faut
donc que la représentation introduise quelque chose de nouveau dans
le phénomène total, quelque chose qui rende possible le retentisse-
ment circulatoire, respiratoire, nutritif et musculaire beaucoup plus
intense dont elle est le point de départ : il faut qu'elle soit reconnue
comme le chef de chœur des voix dolentes nées à son appel des pro-
fondeurs de l'organisme. Une désorganisation des états de conscience,
un refoulement de toutes les attentes, un désarroi de toutes les
altitudes mentales précède et détermine la répercussion viscérale.
C'est du reste M. Dumas qui nous fournit (p. 189) cet argument
contre sa pensée, du moins telle que celle-ci se trouve exprimée aux
pages 198-202. A la fin de la thèse, c'est encore lui, le traducteur de
Lange, qui écrit : « Je n'hésite pas à poser en principe que le jjlaisir
et la peine, sous leur forme aiguë, sont non pas Veffel, mais la cause
de 1(1 plupart des réoclions périphériques qui caractérisent la souf-
france et la joie exubérante » (page 393). « Au lieu de dire : Je souffre
parce que je gémis et me tords les mains je dirai donc : Je gémis et
je me tords les mains parce que je souffre.... Tout se passe en effet
comme si les phénomènes centraux de plaisir et de douleur morale
218 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
étaient primitifs et causals par rapport aux diverses réactions psy-
chiques et organiques de la tristesse active et de la joie excitée »
(page 395). Ce sont ici les réactions périphériques qui sont dites
« secondaires » et se produisent « en vertu d'un mécanisme secon-
daire » (page 396).
L'auteur prend même la peine de nous expliquer, bien que trop
sommairement, comment se produisent les réactions primitives :
« elles porteraient sans intermédiaire sur les muscles du corps et sur-
tout ceux de la face * », et là se produiraient le plaisir et la douleur
moraux, aigus, à conscience distincte. « Une fois le plaisir et la
douleur donnés, toutes les réactions motrices vasculaires qui se pro-
duisent (par voie réflexe) viendraient retentir dans la conscience et
concourraient par là même à la cœnesthésie de la souffrance et de la
joie » (page 394). De quel avis est ici M. Dumas? Du nôtre, de celui
que nous exprimions tout à l'heure, ou du sien, de celui qu'il avait
émis déjà dans sa préface de Lange?
Le rapport de l'aptitude à éprouver des émotions avec la puis-
sance et la complexité de la représentation n'est pas simple, et peut-
être quelque autre condition est-elle requise. Cependant les émotions
« nobles » de joie et de tristesse sont plus particulièrement en rap-
port avec rintelligence. Seuls les animaux supérieurs en sont
capables. L'attitude des lions et des tigres en cage n'attire tant la
curiosité que parce qu'elle paraît révéler chez eux le sentiment de
leur grande force réduite à l'impuissance. Autre exemple : Un chien
récemment acquis regrettait manifestement ses anciens maîtres; il
fallait le tenir à l'attache pour prévenir sa fuite. Un jour, son nou-
veau possesseur l'amena avec lui et diverses personnes dansla cam-
pagne, près de la rivière où il voulait se baigner. Après le bain, le
chien fut détaché de l'arbre où on avait lié sa laisse et conduit à
l'eau, puis laissé en liberté sur la berge. Alors, soit qu'il perçût plus
distinctement quelque odeur venant du pays qu'il avait quitté et qui
était distant de plusieurs kilomètres, soit qu'il y pensât seulement
d'une manière plus vive, il se tourna dans la direction de ce pays et
1. Ce sont donc des phénomènes visibles, (alliludes, regards) ou audibles
(altération de la voix) susceptibles d'attirer l'atlention de nos semblables, qui se
produiraient d'abord et ils ne pourraient se produire sans que le sujet en ait
conscience. Il y aurait là, si nous ne nous trompons, un élément sociologique.
Lange et ceux qui l'ont suivi nous paraissent avoir négligé à tort cette considé-
ration, notamment dans l'explication de la colère, où les manifestations bruyantes
sont bien plutôt destinées à effrayer les témoins qu'à lutter contre l'anesthésie
(Lange, p. 70).
A. ESIMNAS. — La tristesse et la joie. 21î>
éclata en plaintes si hautement expressives que les assistants ne
purent s'empêcher d'en être émus. Nous avons vu encore un chien
d'appartement, jaloux dun petit chat, son rival dans les bonnes
grâces de sa maîtresse, refuser ubslincment la nourriture et rester
immobile sous un escalier pendant plusieurs jours. On connaît les
récits assez nombreux qui nous montrent des chiens se laissant
soufîrir de la faim sur la tombe de leurs maîtres. Et dans l'humanité
il est manifeste que les mieux doués quant à l'intelligence sont aussi
les plus capables d'émotions comme la tristesse et la joie'. Le rap-
port se prolonge, du reste, jusqu'à la sensibilité physique : M. Richet
rapporte que des combattants de race inférieure (Pourognes, Afrique)
continuent de marcher atteints de blessures qui auraient arrêté dès
la première heure des Européens, et, dans les asiles d'aliénés,
l'hiver, nous avons vu des idiots se faire au poêle, si l'on n'y
veillait, des brûlures énormes sans s'en apercevoir. La femme est
moins sensible que l'homme à la douleur et c'est un lieu com-
mun dans les conversations de dames que les hommes sont beau-
coup plus douillets qu'elles. Que le lecteur décide ce qu'il en faut
conclure!
Il semble donc, pour toutes ces raisons, que la pensée distincte
joue un rôle considérable dans la genèse du sentiment douloureux.
A vrai dire, la pensée du désastre subi par des déceptions diverses
ou par la perte de personnes chères sonne dans l'organisme un glas
de mort et ne tend à rien moins qu'à arrêter la vie dans sa source.
Tout en affirmant que l'idée douloureuse est le primum movens qui
met en branle tout le processus de la tristesse, M. Dumas revient,
dans une discussion finale (page 278), à la thèse qui attribue cet état
à des phénomènes périphériques, et il montre par deux expériences
que des moyens tout physiques par lesquels le tonus vital est artifi-
ciellement relevé, atténuent la dépression et changent, par suite,
les dispositions morales du sujet. Dans l'une des expériences, c'est le
café qui produit ces effets chez une aliénée circulaire en état de
dépression; dans l'autre, c'est une injection de sérum pratiquée par
le docteur de Fleury sur une neurasthénique. Mais il oublie (et voilà
1. Dans un cas rie cécité psychique (perceptive), c'est-à-dire oii le malade avait
perdu la faculté de reconnaître les objets et les personnes, celui-ci s'est plaint
de rester insensible à un deuil de famille, faute de pouvoir se représenter les
visages de ses proches avec l'expression de leur douleur (Df Crouigneau, thèse
inaugurale). La lésion intellectuelle entrainait une lésion dans leâ émotions,
mais, on le remarquera, par l'abolition de leur contre-coup social.
220 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
l'inconvénient des expériences poursuivies en dehors des conditions
ordinaires) qu'une mère qui aurait perdu son enfant refuserait pré-
cisément toute boisson excitante et regarderait comme une injure
la proposition de recevoir une injection consolatrice. Gela, le refus
de participer aux satisfactions organiques, la tendance à la destruc-
tion de son propre corps, est l'un des caractères essentiels de la tris-
tesse grave. Il y a chez les véritables affligés un appétit de la souf-
france, un besoin d'intensifier et d'approfondir la douleur, qui ont
frappé les psychologues. Spencer appelle cette complaisance de la
douleur pour elle-même Luxin-ij of pity. Et M! Dumas a eu tort,
nous le croyons, de nier le fait à sa soutenance. Lui-même a établi
que la tristesse produit spontanément une diminution des échanges
nutritifs : le refus des aliments n'est que l'irradiation de ce symp-
tôme dans la sphère de la conscience. A ce refus s'ajoutent le refus
du mouvement, la lenteur des mouvements inévitables (on comprend
un mariage à bicyclette, non un enterrement), le refus de lumière et
d'air, la prédilection pour les couleurs sombres et pour les tentures
ou les vêtements sans couleur (blanc ou noir), c'est-à-dire, et en
résumé, l'éloignement pour tout ce qui favorise la vie. Un peu plus
loin, nous voyons les désespérés renoncer à tout soin de leur per-
sonne, se frapper, se mutiler, et aboutir au suicide. « C'est ce der-
nier terme, dit avec raison Ribot, qui fait comprendre tous les
autres '. » Les mélancoliques, remarque ironiquement M. Dumas,
se frappent, en effet; mais avec un couteau de bois! Et ceux qui pro-
longent le refus des aliments au delà de ce que les convenances
admettent sont, dit-il, des candidats à la folie. Cependant les sui-
cides causés par le désespoir, morbide ou justifié, ne sont que trop
réels; Steinmetz en a montré la fréquence chez les sauvages. On voit
souvent des enfants se jeter à la rivière après une réprimande ^ Des
animaux sauvages, des mammifères et des oiseaux ne peuvent être
conservés en captivité parce qu'ils en meurent en quelque sorte
régulièrement. Enfin, plus éloquentes peut-être que les morts volon-
taires, des morts nombreuses sont dues aux désordres de la nutri-
tion et de la circulation qu'entraînent des afflictions sans remède,
soit que l'ictère et les maladies du cœur en résultent directement,
soit que, la résistance de l'organisme aux causes de destruction
1. Psychologie des sentiments, page 66.
2. Tous c'es faits rentrent sons les prises de la mesure par leur côté social :
une statistique très attentive pourrait en dégager la signification psychologique.
A. ESPiNAS. — La tristesse et la joie 221
étant diminuée par la douleur, les désolés soient emportés par
quelque maladie inflammatoire ou parasitaire intercurrente. Et si
les hommes excessifs dans les manifestations de la tristesse sont des
candidats à la folie, cela même que la tristesse aiguë peut entraîner
la perte de la raison chez certaines personnes, y fussent-elles pré-
disposées, n'est-ce pas encore une preuve en faveur de la thèse que
nous soutenons : que la douleur est le premier stade sur le chemin
de la désorganisation et de la mort?
Nous le savons, les manifestations de la douleur l'épuisent et
l'apaisent. Et c'est un soulagement que de pleurer, que de pleurer
avec des amis, surtout, que de pouvoir se dire ensuite que l'être
aimé qu'on a perdu a été, selon l'expression courante, bien pleuré
et bien accompagné à sa dernière demeure. Subrepticement l'ins-
tinct de conservation qui nous inspire les cris et les gestes de déso-
lation et les larmes nous invite peu à peu à célébrer des repas de
funérailles où l'on fait tout ce qu'il faut pour parer à l'épuisement,
puis à nous rendre tous les jours auprès d'un tombeau, ce qui cons-
titue une promenade réconfortante, puis à recevoir des visites de
condoléance. L'esthétique s'en mêle, le cérémonial social nous fait
sortir de nous-mêmes et nous absorbe par mille soins. Au Caucase,
pendant la semaine sainte, il y a des processions où de fervents
ascètes se tailladent la figure à coups de sabre en témoignage de
leur douleur religieuse; ces processions deviennent des spectacles
recherchés comme les scènes de désolation dans la Grèce antique
autour du tombeau d'Adonis : dans ces spectacles, la personnalité
des acteurs s'exalte tandis que le public trouve un appât pour sa
curiosité. Ainsi les voceri et les lamenti célébrés en Corse. Les funé-
railles nationales redoublent la douleur qu'on éprouve pour la perte
d'un grand citoyen, et la soulagent aussi. Mais, si certains carac-
tères légers se prêtent à cette ruse de la nature et se font complices
de ces coutumes, où la complaisance de la tristesse pour elle-même
masque les efforts faits en réalité pour s'en affranchir, d'autres, les
vrais affligés, les caractères graves, au contraire, sont ménagers de
manifestations, et, si leur douleur s'échappe en réactions instinc-
tives, ces réactions sont épuisantes elles-mêmes : après un moment
de répit accordé à l'organisme, elles contribuent, comme nous l'ap-
prend M. Dumas, à augmenter la dépression de l'abattement. « Les
efforts musculaires et cérébraux de la douleur, dit-il encore, auraient
donc un rôle utile au moins momentanément », mais « ils conlri-
222 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
biient à épuiser le sujet et à préparer pour la suite des périodes de
collapsus » (pages 352 et 362).
Voilà donc ce qu'on tire des recherches de M. Dumas, en accen-
tuant certains traits de ses analyses plus qu'il ne l'a fait lui-même et
en rétablissant la perspective qu'il n'a pas toujours assez ménagée
entre des groupés de faits d'importance inégale. Les interprétations
générales qu'il a présentées des faits recueillis par lui, soit dans la
classification du début et le chapitre iv [Nature des émulions nor-
males), soit dans la dernière partie de son livre, sollicitent peut-être
elles-mêmes une interprétation nouvelle; il ne nous en voudra pas
de l'avoir proposée. Mais il y a une partie (les chapitres v à viii) qui
est, dans son ensemble, au-dessus de toute critique et constitue un
apport exceptionnel à la science de l'esprit. Là M. Dumas n'est pas
gêné par le souvenir de l'ouvrage de M. Ribot sur la Psychologie des
sentiments : il renouvelle le sujet; il le fait sien définitivement. Il
fait preuve de l'invention la plus heureuse et d'une étonnante saga-
cité dans l'art de combiner et de varier les expériences.
Ces expériences ont porté sur la psycho-physiologie de la tristesse
et de la joie, c'est-à-dire sur les modifications introduites par les
phénomènes étudiés dans le mouvement respiratoire, dans le pouls
artériel, dans les réactions vasomotrices dont les organes sont le
siège, dans la pression du sang, et elles ont toutes nécessité l'emploi
d'appareils de maniement délicat, emploi qui exige une critique tou-
jours en éveil contre de multiples chances d'erreur. Il acompte les
variations dans le nombre des globules du sang qui accompagnent
les variations de l'état émotionnel. Il a déterminé la psychochimie
de la tristesse et de la joie ; il a soumis à la mesure les changements
apportés par ces modifications affectives de la conscience dans la
nutrition, c'est-à-dire dans le poids des sujets, dans la composition
et la toxicité de leurs urines, dans la quantité d'acide carbonique
expiré par eux. Prenant le mot psychophysique dans un sens plus
large que Fechner et ses continuateurs, il a étudié, d'une part, l'in-
fluence des agents physiques comme le son, la lumière, les odeurs et
les saveurs, la chaleur et les mouvements dans leurs variations
d'intensité sur les états affectifs de ses malades; de l'autre, les chan-
gements physiques, — couleur de la peau, des cheveux, éclat des
yeux, température des diverses régions, odeur exhalée, — qu'ils ont
présentés dans leurs divers états : un de ses graphiques reproduit
les changements de température observés pendant plus de deux ans
A. KSPiNAS. — La tristesse et la joie. 223
chez son aliénée circulaire dans ses états alternatifs de dépression
et d'excitation. Enfin il a recueilli les éléments d'une psycho-méca-
nique de la tristesse et de la joie, à savoir les variations dans l'énergie
musculaire qui accompagnent l'émotion-choc et les états émotionnels
chroniques, en y comprenant la coordination des contractions mus-
culaires, les attitudes, le tremblement, la rapidité, l'amplitude et la
fréquence des mouvements exécutés sous l'empire de la volonté,
enfin les changements dans les muscles du visage servant à l'expres-
sion : le soupir, le sanglot, le rire et les larmes. D'amples analyses-
descriptives commentent toutes ces expériences de laboratoire : à
chaque instant, dans toutes les conjonctures où le hasard parfois,
mais le plus souvent son ingéniosité, plaçait ses sujets, M. Dumas
les a doucement soumis à une véritable expérimentation morale,
interrogés, pressés, pénétrés.
Il est incontestable que la symétrie des résultats obtenus dans
toutes les parties de cette vaste enquête, en ce qui concerne les deux
états antagonistes de la dépression et de l'excitation, était bien faite
pour lui donner quelque confiance dans l'assimilation qu'il a sup-
posée entre la dépression et la tristesse, comme entre l'excitation et
la joie. De nouvelles recherches diront si, comme nous le conjectu-
rons à notre tour, la dépression présente seulement les dehors de la
tristesse ou si elle est la tristesse même. Aucun ouvrage n'est plus
suggestif et n'est plus propre à provoquer d'utiles discussions.
La psychologie comme science s'affirme de plus en plus ; l'espoir
que notre génération avait conçu, il y a de longues années, de la
voir se constituer se réalise peu à peu. M. Dumas, par le présent
travail, comme par les précédents, apporte à l'œuvre commune une
contribution importante, mais il nous reprocherait de ne pas ajouter
qu'il n'a pu le faire qu'en suivant la méthode de M. Ribot et en s'ins-
pirant de ses doctrines.
A. ESPINAS.
LE RIRE
ESSAI SUR LA SIGNIFICATION DU COMIQUE
Par M. H. BERGSON
On a tout dit sur la valeur exceptionnelle de ce livre, et l'on vien-
drait bien tard pour y vanter la richesse des idées ou la finesse des
aperçus, l'art savant de l'exposition comme l'élégante originalité de
la doctrine. Il serait tout aussi vain de vouloir le faire connaître à
ceux qui ne l'auraient point lu et d'entreprendre cette tâche
impossible : les descriptions psychologiques ou les analyses qui le
remplissent ont quelque chose de définitif et de complet en soi, oïli
l'on ne saurait modifier ou distraire un mot sans en trahir l'exacti-
tude et la vérité même; on ne peut dans les écrits de M. Bergson
séparer la forme de la pensée, dont elle reproduit toute la variété et
toute la richesse. Et surtout dans ce livre, où il s'agit d'art et de
vie, elle devient souple et flexible comme cette vie même, dont
elle tend sans cesse à ressaisir la changeante complexité, aiguë et
subtile, comme la méthode qui doit dissocier les plus secrètes habi-
tudes et les plus vieux préjugés de l'esprit. Nous ne rappellerons
donc de la doctrine que ce qui est strictement nécessaire à une dis-
cussion, c'est-à-dire les principes abstraits et les conclusions théo-
riques.
M. Bergson part de trois observations fondamentales, qui ne lui
paraissent pas d'ailleurs avoir besoin de démonstration : d'abord,
qu'il n'y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement
humain; puis, que le comique n'existe que pour un spectateur indif-
férent et affranchi de toute émotion, et qu'ainsi il ne s'adresse qu'à
1. 1 vol. 204 p. ; Alcan, édit.
D. PAKODi. — Le rire. --S
rintelligence pure; enfin, que le rire a son milieu naturel dans la
société et doit avoir une signification sociale. Cela posé, dans une
série d'analyses pénétrantes et déliées, des phénomènes les plus
élémentaires et les plus simples jusqu'aux plus complexes et aux
plus hauts, dans les formes et les mouvements d'abord, puis dans
les situations et dans les mots, enfin dans les caractères, il s'efforce
de dégager les traits communs à tout ce qui apparaît comme comique,
les conditions communes et nécessaires du rire. Il ne faut pas d'ail-
leurs, selon lui, prétendre trouver une raison du rire toujours directe
et immédiate ; il ne faut pas vouloir expliquer chaque cas de comique
en lui-même, après l'avoir isolé de tous les autres: le comique a une
« force d'expansion » propre, par laquelle, d'un objet ou d'un fait
qui en donne l'impression primitive, il se communique à tous les
faits ou objets similaires, qui, dans une large mesure, deviennent
ainsi risibles par une sorte de participation. Avec ces réserves, et à la
condition de retrouver les intermédiaires convenables, le psychologue
voit toutes ses recherches converger vers la même conclusion : il y a
comique partout où se révèle « du mécanique plaqué sur du vivant » ;
où nous avons, « insérées l'une dans l'autre, l'impression de la vie et
la sensation nette d'un arrangement mécanique »; et c'est merveille
de voir comment cette idée se diversifie selon'les cas, tout en restant
constante avec elle-même; comment les formes risibles les plus dill'é-
rentes, les plus étrangères en apparence à ces formules, semblent
bientôt s'y plier comme d'elles-mêmes, conduites par une interpré-
tation ingénieuse et pressante. Et voilà pourquoi nous rions chaque
fois que le corps humain nous fait penser à une simple mécanique;
chaque fois qu'une personne nous donne l'impression d'une chose;
chaque fois qu'un tic, une idée obsédante, une passion ou un vice
dominant, au jeu fixe et rythmique, nous paraissent diriger l'homme
et en faire une sorte d'automate; chaque fois enfin qu'au lieu du
renouvellement incessant, de la souple et toujours nouvelle adapta-
tion aux circonstances qui constituent la vie, nous rencontrons quelque
chose de figé et de mort, de régulier et de fatal, une raideur du
corps, ou une raideur de l'esprit, ou une raideur du caractère. — De
ces cas primitifs et immédiatemment comiques, le rire s'attache, par
une extension plus ou moins directe, à d'autres, analogues par
quelque côté; et nous rions partout où l'artificiel, immobile et fixe
comme quelque chose d'abstrait, nous paraît se substituer au naturel ;
où l'habitude ou le costume professionnels se substituent à l'homme;
226 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
OÙ « notre attention est attirée sur le physique d'une personne alors
que le moral était en cause », où « la forme semble vouloir primer
le fond », où « la lettre cherche chicane à l'esprit », Par là le rire
semble avoir sa logique propre", logique de l'absurde, très voisine
de celle du rêve, où les images semblent dominer et s'associer à leur
façon, rigides, mécaniques, distraites et gauches, sans égard à la
flexibilité ingénieuse de la pensée vivante et à la liberté de l'esprit.
Mais pourquoi rions-nous, chaque fois qu'au lieu de la vie, nous
rencontrons ainsi l'automatisme? C'est que le rire répond à une
utilité sociale. La vie et la société ont besoin d'une attention cons-
tante et d'un continuel eff'ort d'adaptation à leurs conditions chan-
geantes : les inadaptations profondes et essentielles s'éliminent
d'elles-mêmes dans ce qu'on a appelé la lutte pour la vie ; mais il
en est d'autres, moins graves, qui pourtant sont suspectes à la
société, parce qu'elles sont « le signe possible d'une activité qui
s'endort, et aussi d'une activité qui s'isole ». Elle les réprimera dès
lors, mais par un simple geste, •< une espèce de geste social », de
« brimade sociale » : c'est le rire. Il est un instrument de « correc-
tion »; sa fonction est « d'intimider en humiliant » : et ainsi il ne
saurait naître de la sympathie ni de la bonté; il implique toujours
insensibilité, et à quelque degré, critique ou rancune.
Grâce à ces théories l'on peut essayer de déterminer les rapports
du rire avec l'art et avec la vie. L'art, selon M. Bergson, sous les
conventions commodes et les connaissances générales dirigées vers
l'action, et par suite déterminées par l'utilité individuelle ou sociale,
tend à retrouver, au fond de l'homme ou des choses, leur réalité
intime et unique, la continuité mouvante et vivante qui les particu-
larise; il tend donc toujours à l'individuel. Or, il en va tout autre-
ment de la comédie : puisqu'elle veut exciter le rire et que le rire
est une correction sociale, elle devra peindre le général, car « il est
utile que la correction atteigne du même coup le plus grand nombre
possible de personnes ». Par là elle « ne relève plus de l'esthétique
pure », elle « tourne le dos à l'art », elle a une fonction sérieuse,
un but utile au perfectionnement général; et pour tout dire, elle
« se balance entre la vie et l'art. »
Telles sont les thèses, originales et séduisantes, qui se dégagent
du livre de M. Bergson, et qu'il appuie d'une foule d'exemples,
D. PARODi. — Le rire. 227
d'analyses, d'observations personnelles, de remarques littéraires,
tour à tour fines, subtiles, spirituelles ou profondes, et toujours
d'une précision de pensée et d'un bonheur d'expression qui les ren-
dent irrésistiblement convaincantes. Et l'on s'en émerveille plus
encore si l'on songe que ces pages se sont adressées d'abord au
grand public d'une revue littéraire, et qu'elles ont su le charmer
autant qu'elles ont fait réfléchir les psychologues. Mais l'on compren-
dra par là aussi, peut-être, que l'auteur se soit trouvé comme con-
traint d'éviter certains problèmes, ou de ne s'expliquer qu'à demi
sur certaines difficultés. Il reste parfois quelque indécision sur la
nature des principes d'où il part, ou sur le sens des conclusions aux-
quelles il aboutit. Le philosophe, sinon le psychologue, réclame
encore, après l'avoir lu, quelques éclaircissements : et c'est tout ce
que nous voudrions montrer ici.
Et d'abord M. Bergson n'a pas voulu discuter les explications
du rire antérieures à la sienne, et si aucune ne le satisfaisait, il
a pensé que la meilleure des réfutations serait encore d'y substituer
une doctrine nouvelle et de la faire triompher. Mais, sa propre
thèse se trouve rentrer, comme un cas particulier, dans une des thèses
anciennes, celle du contraste. On trahit d'ailleurs celle-ci en la
désignant par ce seul mot, puisqu'il est trop clair que tout contraste
n'est pas comique. On a toujours entendu désigner par là, non un
contraste quelconque, mais ce contraste très spécial qui se produit
dans l'esprit chaque fois que, sans en être émus ou peines person-
nellement, nous trouvons l'événement au-dessous de notre attente,
inférieur à notre prévision, et qu'il y a par suite disproportion entre
l'effort d'intelligence ou d'attention, d'admiration ou de sympathie
que le sujet se préparait à fournir, et ce que l'objet en mérite. Or il
est clair que les formules de M. Bergson sont enveloppées par
celle-ci : un mécanisme rencontré là où l'on croyait trouver la vie,
un pantin au lieu d'un homme, une habitude ou une formule inerte
au lieu d'une volonté et d'un acte originaux, c'est bien un contraste
du plus au moins, de notre prévision légitime à la maigre réalité;
et, pourvu que nous restions dans une attitude purement esthétique
et contemplative, dans l'une comme dans l'autre théorie le spec-
tacle qui nous présente ce contraste ne pourra nous paraître que
risible. Il n'y a donc, entre les deux, nulle contradiction; et toute la
question est de savoir si c'est Tune qui est trop large, ou l'autre trop
étroite.
228 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Il ne faut pas oublier avant tout que si le titre du travail de
M. Bergson est le Rire, il s'est empressé d'y ajouter un sous-litre qui
restreint singulièrement son sujet : Essai sur la signification du
Comique. Son étude est, en effet, exclusivement psychologique. Or
le rire est aussi un phénomène physiologique, qui a des condi-
tions physiques déterminées et que des causes purement nerveuses
suffisent parfois à provoquer. Rien de plus légitime sans doute, à
moins que l'on ne veuille dénier toute raison d'être à la psychologie,
que cette manière de délimiter son champ d'étude : mais le résultat
en est ici de constituer une théorie du comique sans rapport d'aucune
sorte avec le phénomène physique; de sorte qu'à l'ensemble d'états
ou d'impressions psychologiques qu'on définit, il semble que
n'importe quel mode expressif, les larmes aussi bien que le rire,
aurait pu se trouver associé. Une théorie complète du rire ne
devrait-elle pas pourtant révéler le lien qui rejoint ses formes les
plus intellectuelles et les plus complexes aux plus humbles, aux
plus voisines du simple réflexe, et établir des unes aux autres une
sorte de continuité? Du rire de l'enfant en présence de ses jouets
divers M. Bergson trouve, par exemple, les plus ingénieuses expli-
cations, et il est probable qu'il nous présente là une image fidèle de
Tàme enfantine : mais nul doute aussi que le phénomène, dans les
premières années, ne reste toujours très voisin de la pure excitation
nerveuse; et il faut bien admettre que si des états psychologiques
très simples, que si les premières intuitions du comique, s'expriment
naturellement par le rire, c'est en raison de quelque secrète affinité
avec les états nerveux qui le provoquaient d'abord automatique-
ment. Aussi bien M. Bergson parle ailleurs, en passant, du mouve-
ment de (/«'/e/i/e qui constitue le rire; et ailleurs encore il constate
que le rire « est par lui-même un plaisir » : c'est même là un carac-
tère trop important du phénomène pour qu'on ne soit pas un peu
inquiet d'en voir tenir si peu de compte; on ne saurait oublier abso-
lument qu'on rit parce qu'on est joyeux et qu'il est agréable de rire.
Jusque dans ses formes les plus hautes le phénomène reste donc
relié à un état organique, un aspect physiologique y subsiste. Et, si
l'idée du mécanique substitué au vivant n'en rend compte en aucune
façon, ne semble-t-il pas que la théorie plus générale du contraste,
au moins en quelque mesure, y parvenait mieux? Elle se liait en
effet à l'idée d'une force amassée dans l'attente d'une certaine fin, ou
orientée dans un certain sens (une idée à comprendre, une émotion
D. PARODi. — Le rire. 229
à éprouver), que la brusque rencontre d'un événement sans propor-
tion avec elle rend inutile, et qui se libère donc et se dépense dans
un spasme nerveux. Sans compter que par là la parenté du rire
et du phénomène esthétique en générai apparaissait mieux, puis-
qu'il se définissait en somme comme une activité de jeu, une sura-
bondance de force devenue inutile à l'activité sérieuse. — Pourtant
il va sans dire que la théorie physiologique est elle-même trop
vague et incertaine encore, pour qu'on puisse absolument exiger du
psychologue que ses conclusions s'accordent avec elle. C'est sur le
terrain psychologique que M. Bergson se place, c'est moins au rire
(|u'il pense en somme qu'au comique; c'est là qu'il importe avant tout
de le suivre.
Tout d'abord, et de son propre aveu, il ne suffit pas qu'en fait du
mécanique soit substitué à du vivant pour que le comique appa-
raisse : il faut qu'on y pense, qu'on s'en aperçoive; il y a des choses
« comiques en droit sans l'être en fait * »; c'est pour cela que l'habi-
tude est la grande antagoniste du comique, l'efface des gestes
comme des situations ou des caractères. Mais cela ne revient-il pas
à dire que c'est la conscience de la substitution, en un mot le contraste.,
qui est la condition essentielle du rire? M. Bergson peut avoir raison
de définir ce contraste en des termes plus étroits que ne le faisait
la théorie classique, mais c'est toujours par une condition subjective
qu'il faut bien le définir. Une question s'impose dès lors : le contraste
inverse à celui qu'admet seul M. Bergson ne pourrait-il pas paraître
comique à son tour? Ne le parait-il pas en fait, lorsque c'est le vivant
qui, dans tel ou tel cas, semble moins à sa place, moins bien adapté
aux circonstances que le mécanique? L'individu qui, là où il s'agit
d'agir vite et sûrement, et comme d'un mouvement automatique, se
prend à examiner le cas, à délibérer ou à raisonner, ne fait-il pas
rire? — M. Bergson pourra dire, il est vrai, que c'est là manque de
souplesse et rigidité d'une autre sorte, incomplète adaptation à la
vie qui réclame aussi à ses heures le mécanisme et l'automatisme :
mais ne semble-t-il pas ici encore que la source véritable du comique
soit dans le contraste et la disproportion entre la fin et les moyens
par lesquels on veut l'atteindre, et l'explication n'apparaît-elle pas
1. On pourrait sans doute retourner la formule, qui resterait alors aussi vraie :
il y a des choses comiques en fait qui ne le sont pas en droit, il y a des rires
« bêtes » et nés de rinintcUigence. La théorie de M. Bergson, qui insiste si peu
sur la « relativité du comique », en rend-elle compte?
230 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
ainsi plus directe et plus convaincante? — Et pourquoi, d'autre part,
tous les gestes qui, par leur répétition régulière, devraient donner
l'impression d'un mécanisme, ne sont-ils pas toujours comiques?
pourquoi un ballet ne l'est-il pas? sinon parce que, que ce soit
artifice ou hasard, le contraste n'apparaît pas, se dissimule, et que
rien ne nous a fait attendre plus que ce qui nous est montré? Par-
tout il semble donc nécessaire, ou au moins plus facile d'interpréter
les faits à l'aide de formules moins précises et plus compréhensives
que celles de M. Bergson, de parler de discordance, d'inadaptation
en général, et toujours de la chute entre l'attente et l'événe-
ment.
Aussi bien les lois que l'auteur attribue au comique non seulement
peuvent paraître trop absolues et trop objectives, au moins dans
leur forme, mais encore semblent ne pouvoir jamais s'appliquer à la
réalité qu'en passant par la loi plus générale du contraste : car il
faut bien faire entrer en ligne de compte l'état du sujet, son carac-
tère, son tempérament, ses idées, et mieux encore, sa disposition
d'esprit à tel jour, à telle heure. Ce qui est comique pour moi ne
l'est pas pour mon voisin; ce qui l'est pour moi aujourd'hui ne
le sera peut-être plus demain. L'automatique est d'autant plus
risible qu'il forme un contraste plus immédiat et plus tranché avec
le vivant, c'est-à-dire que je m'attends davantage à trouver du
vivant : et c'est ainsi seulement que l'on peut rendre compte de la
relativité du comique, si divers suivant les temps, les lieux, les âges,
la profession, les milieux sociaux : M. Bergson n'y parvient que par
des voies détournées. Il y a même là toute une série de faits que
les formules nouvelles : « du mécanique inséré dans du vivant » ou
« substitué à du vivant », semblent laisser inexpliqués : c'est l'action,
non seulement de l'habitude, qui estompe ou efface le ridicule, mais
encore de la nouveauté, qui au contraire le traîne presque toujours
à sa suite, au moins pour un instant : « comment peut-on être
Persan? » Tout ce qui est inaccoutumé, tout ce qai dérange nos
habitudes (et par conséquent nos attentes), que ce soit la chose du
monde la plus légitime ou la plus belle, qu'il s'agisse d'une amélio-
ration ou d'un progrès, tant que nous n'en avons pas ressenti ou
compris les effets bienfaisants, tant que nous la considérons encore
comme un spectacle, nous paraîtra plus ou moins insolite, excen-
trique, bizarre, — ridicule : mots significatifs qui expriment tout
ensemble, et la nouveauté, et la tendance à en rire. A moins qu'elle
D. l'AKODi. — Le rire. 231
ne soit par elle-même douloureuse ou joyeuse, il n'y a qu'un pas
de la surprise au rire.
Si nous cherchons chez M. Bergson l'explication de ces faits, sans
doute nous en trouverons une : il nous est dit que la nouveauté nous
apparaît comme un déguisement, appelle notre attention du fond
sur la forme, nous montre la souplesse de la vie comme gênée dans
la raideur de son enveloppe, et ainsi, par des analogies plus ou
moins complexes et des associations sentimentales, se relie aux
formes primitives de comique. Mais cette catégorie de faits est assez
nombreuse et importante pour donner quelque vraisemblance à la
théorie qui en présente une explication plus immédiate et les déduit
directement : sans compter qu'il paraît bien téméraire de ne leur
accorder qu'une sorte de comique d'emprunt. Veut-on même passer
là-dessus? 11 reste toujours inexpliqué qu'une nouvelle conception
scientifique, une nouvelle école littéraire, un nouvel appareil indus-
triel nous paraissent si facilement ridicules : peut-on dire, sans
beaucoup de subtilité, que notre pensée est ici ramenée du fond sur
la forme, de telle façon que l'idée nous y paraisse contrainte et mal
à l'aise? et ne semble-t-il pas qu'ici encore nous soyions toujours
réduits à l'explication directe par le contraste, le contraste entre
l'attente et l'événement? 11 est vrai qu'on peut faire intervenir ici le
caractère social du rire; et c'est cet autre aspect de la doctrine qu'il
reste maintenant à examiner.
La théorie de M. Bergson est, en effet, à double face, et là oii sa
première formule d'explication ne peut suffire, la seconde semble la
suppléer. Le rire est, selon lui, un phénomène de défense ou de cor-
rection sociale. Mais c'est ici que les difficultés, ou au moins les
obscurités de l'œuvre paraissent les plus frappantes : quel est le rap-
port exact de l'une à l'autre des deux formules?
A ne consulter que l'intention de l'auteur, elles semblent devoir
se compléter; l'une donnant plutôt la loi du phénomène, et l'autre
sa cause. « L'automatique inséré dans le vivant » est bien la défini-
nition objective du comique, si c'est là ce que l'analyse découvre
dans tous les cas ou nous rions, ce qui leur serait commun à tous;
«i la correction sociale » constitue la cause subjective du rire, son but
et sa destination, la raison enfin pour laquelle, chaque fois que les
conditions du comique sont données, elles provoquent en nous cette
Rev. Meta. T. IX. — 1901. 16
232 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
réaction qui est le rire, et non tout autre. S'il en est ainsi, les deux
explications doivent s'appliquer simultanément à tous les cas, et si
elles ne rendaient compte chacune que d'une partie de ces cas, elles
se nieraient proprement Tune l'autre, loin de se fortifier. Nous ne
prétendons pas qu'il en soit tout à fait ainsi, mais il semble néan-
moins que parfois l'une s'applique plus directement et facilement
aux faits, tandis que l'autre ne s'y relie qu'indirectement; dans le
comique de geste ou de forme par exemple, l'impression d'un méca-
nisme substitué à la vie est primitive et immédiate, tandis que
l'intérêt de la société à le réprimer n'apparaît que très indirect et
secondaire. Inversement, la tendance à rire de tout ce qui est nou-
veau s'explique à merveille comme un « geste » social, tandis qu'il
nous a paru que l'idée d'automatisme n'y était pas nettement pré-
sente et ne s'y découvrait pas sans bonne volonté. Il en résulte en
tout cas que, en dépit de l'explication sociale, nos réserves à l'égard
de l'autre explication peuvent rester valables.
Gomment faut-il entendre hiaintenant que l'utilité sociale soit la
raison d'être du rire? Peut-être M. Bergson veut-il dire simplement
qu'il nous est impossible de distinguer des phénomènes psycholo-
giques purement individuels autrement que par abstraction, que
les influences sociales pénètrent si bien jusqu'à nos moindres actes
et à nos plus intimes sentiments, que nous ne saurions dire ce qui
nous vient d'elles et ce qui nous vient de nous. En ce sens le rire
peut être dit de nature sociale, parce que la société seule fait que
nous trouvions telle chose comique et non telle autre; parce qu'elle
oriente et tourne à son profit toutes nos tendances naturelles, le
rire comme les autres; parce qu'enfin notre sentiment du comique
est toujours relatif à nos idées ou à nos habitudes, qui nous viennent
du groupe où nous vivons. Tout cela ne saurait être contesté; il est
désormais acquis, après le livre que nous étudions, et l'on s'en
doutait même avant, que nous nous défendons ou nous vengeons
de tous ceux qui menacent les intérêts de la vie commune en les
rendant ridicules; par là les fines analyses que notre auteur a
prodiguées en abondance ne sauraient rien perdre de leur prix.
Mais M. Bergson semble parfois dire autre chose; la société semble
faire plus, selon lui, qu'imposer sa forme, ses exigences, son orien-
tation, à cette faculté psychologique dont on trouverait au moins
le germe dans la nature individuelle, la faculté de percevoir le
comique; on se demande si l'aptitude à saisir le contraste entre le
D. PAiiODi. — Lp. rire. 233
mécanique et le vivant n'est pas absolument, pour lui, une création
sociale, en dehors et au-dessous de laquelle il ne resterait plus
d'inhérent à l'individu même que le rire en tant (jue pur et simple
réflexe nerveux, sans cause et sans signification psychologique. On
rencontre même sous sa plume les expressions les plus équivoques,
qui vont jusqu'à personnifier la société, à lui attribuer des intérêts
et des fins propres, étrangères et inconnues à l'individu. 11 se mêle
toujours au rire, nous dit-il, « une arrière-pensée que la société a
pour nous quand nous ne l'avons pas nous-mêmes » ; voilà pourquoi
au fond le rire manque toujours de bonté : « Fait pour humilier, il
doit donner à la personne qui en est l'objet une impression pénible.
La société se venge par lui des libertés qu'on a prises avec elle. »
— En un mot, pour M. Bergson, rire, c'est toujours se moquer.
Il est hors de doute, cependant, qu'on ne saurait entendre par là
qu'une intention de moquerie soit toujours présente chez l'individu
qui rit. Il suffit de réfléchir que l'enfant rit, et si l'on peut à la rigueur
lui attribuer quelque sentiment d'un contraste entre l'automatique
et le vivant, on ne saurait en revanche lui supposer une intention
de correction sociale. Aussi bien la tendance à rire ne paraît dépen-
dre en rien de l'éducation sociale, ni varier en proportion de celle-ci.
— Mais autre parait être la pensée de M. Bergson : c'est sans le
savoir le plus souvent que nous servons par le rire les intérêts
sociaux : il semble qu'il y ait là comme une application des idées
darwiniennes, qu'on se représente le rire comme le produit d'une
sorte de sélection; et une phrase même semble faire plus qu'en
suggérer l'idée : « Le rire est simplement l'efTet d'un mécanisme
monté en nous par la nature, ou, ce qui revient à peu près au rnême,
par une très longue habitude de la vie sociale. » Or, cette sélection,
si l'on en accepte l'hypothèse, ne se comprend qu'à demi. L'utilité
sociale qui résulte de la correction par le rire, inaperçue le plus
souvent des individus, ne leur donnerait aucune supériorité person-
nelle dans la concurrence vitale : ce serait même le contraire, si le
rire tend à corriger chez celui dont on rit des défauts qui donnaient
tout avantage au rieur. Ce n'est qu'à la société que l'adaptation
imparfaite de ses membres peut nuire; et ce n'est pas entre les indi-
vidus qu'il faudrait donc admettre que la sélection s'opère, mais
entre les diverses sociétés elles-mêmes. Si bien que la moquerie à
l'égard de toutes les raideurs vitales, apparue par hasard dans
une société donnée, lui aurait constitué un avantage grâce auquel
234 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
elle aurait subsisté seule, avec l'aptitude à saisir le comique comme
un de ses caractères distinctifs. Idée étrange, et évidemment très
éloignée de la pensée de M. Bergson.
D'autre part, si l'on ne va pas jusqu'à cette conséquence extrême,
il semble bien que la doctrine du rire comme « geste social » doive
se limiter pour rester intelligible. Elle lui attribue la fonction « d'in-
timider en humiliant »; il doit pour cela donner à la personne qui
le subit « une impression pénible ». Il faut donc, de toute nécessité,
que l'expérience ait appris au rieur, ou du moins à l'humanité, que
le rire est pénible à celui dont on rit, qu'il lui est une humiliation;
il faut donc encore, pour cela, qu'à l'origine au moins de la vie, soit
individuelle, soit collective, on ait ri d'abord spontanément, sans
intention, et simplement parce qu'un certain spectacle suscitait une
émotion de nature à se traduire ainsi. Tout au plus a-t-on pu, dès
l'origine, dédaigner autrui et en rire parce qu'on le dédaignait, et que
le dédain s'exprimait naturellement de la sorte, mais non en rire ;jor/r
l'humilier; il n'a donc pu devenir un mode de correction sociale
qu'après avoir été, et parce qu'il était, un geste spontanément
-expressif de sentiments spontanément humains. — A la rigueur, on
.peut admettre qu'un tel apprentissage n'ait été accompli qu'une fois
pour toutes aux origines de la vie sociale et se soit transmis dés
lors par hérédité. Mais s'il faut, bon gré malgré, admettre qu'à un
moment donné au moins il y a eu un sentiment du comique tout
désintéressé et sans intention réfléchie de nuire, pourquoi ne pas
admettre, comme semble nous le suggérer notre conscience actuelle,
qu'aujourd'hui encore il n'en va pas autrement, et que, si l'on rit
souvent pour se moquer, ou pour traduire la moquerie collective
de la société entière, il se peut que l'on rie aussi sans malveil-
lance, il faut même que chacun commence au moins par rire « pour
rire »?
Il en serait donc du sens du comique comme des autres senti-
ments vraiment simples et originaux : virtuellement enveloppés à
l'état de réactions instinctives dans la nature humaine, il leur faut
la société, leur milieu naturel, pour se développer et se diversifier.
Ainsi du rire : l'instinct social et l'intérêt de correction ne le créent
pas plus dans son originalité psychologique que dans son mécanisme
organique; ils ne s'en servent que parce qu'il existe; ils peuvent
donc en expliquer les formes, non l'essence première; et l'on ne
peut donc en fonder la théorie que sur ses conditions physiques, si
D. PARODi. — Le rire. 235
on le considère du dehors, sur la combinaison propre de senlimenls
ou d'idées qui le constitue dans la conscience individuelle, si on en
veut rendre compte par le dedans. Il reste donc que la société, et la
société seule, peut nourrir et diriger notre sens du comique, en mul-
tiplier les espèces, nous faire découvrir le biais par où nous envisa-
geons les choses pour en pouvoir rire, et l'esprit dans lequel nous
les considérons. Mais elle ne fait jamais que plier ainsi à ses fins
propres un mécanisme, à la fois corporel et psychique, qui préexis-
tait dans Tindividu.
On peut donc, croyons-nous, hésiter sur ce que M. Bergson entend
au juste par l'origine et la nature sociale du rire; mais l'on ne sau-
rait au contraire résister à la force et à la finesse de ses raisons
lorsqu'il montre le caractère tout social de notre sentiment actuel
comme de nos définitions des divers genres de comique. Et tout de
même, si l'on peut peut-être, même après son livre, rester fidèle à
la doctrine traditionnelle de l'esthétique allemande, à la théorie du
contraste et de l'attente, il n'en est pas moins incontestable qu'il a
mis en lumière une des formes de ce contraste les plus importantes
et les plus générales, le contraste de l'automatique au vivant, et
qu'il en a poursuivi la démonstration dans une série d'analyses
presque toutes définitives et dont plusieurs sont des chefs-d'œuvre
de pénétration, de sûreté et de tact. Si bien que si l'on demande ce
qui nous parait rester, après ces quelques réserves, de l'effort de
M. Bergson, on trouvera que c'est son livre à peu près tout entier.
Un mot encore. Si particulier que soit le problème traité, et si
complètement que l'œuvre se suffise à elle-même, on ne peut oublier
quel philosophe est M. Bergson, ni se défendre de rechercher le rap-
port de cet essai spécial à l'ensemble de ses doctrines. A tout
prendre, il les continue et s'y relie à merveille : tout lecteur des
Données immédkites de la Conscience et de Matière et Mémoire aurait
presque pu deviner, ou plutôt déduire à l'avance, la théorie sur l'art
et ses rapports avec la vie qui remplit les pages les plus belles peut-
être, les plus brillantes et les plub profondes à la fois, de l'œuvre
nouvelle. — En somme, tandis que les nécessités de l'action limitent
♦ dans un sens utilitaire notre liberté comme notre intelligence,
qu'elles figent en habitudes et en matière inerte notre volonté,
comme en concepts définis mais froids et morts notre pensée et
236 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
notre science, l'art "retrouve l'intuition de la vie véritable, dans sa
continuité et son individualité. Seule la comédie, intermédiaire par
son rôle social entre l'art et l'action, peint des types généraux, et
reste une sorte d'activité utile : ces conclusions sont hautes et pro-
fondes, en parfaite harmonie avec le reste de cette philosophie.
Peut-être pourrait-on se demander pourtant si la comédie ne doit
pas, pour rester, àun titre quelconque, esthétique, peindre encore à
quelque degré et dans un certain sens l'individuel; et si d'autre part
la tragédie et l'art en général ne peuvent pas et ne doivent pas con-
server encore quelque généralité.
Mais nous ne voulons que signaler un point où la théorie du Rire
ne nous paraît se concilier qu'imparfaitement avec les autres doc-
trines de M. Bergson, Jusqu'ici l'action et la pratique y apparais-
saient toujours comme tendant à fixer la libre volonté de l'homme
en habitudes rigides, et la continuité infiniment variée et toujours
nouvelle de ses intuitions en idées générales discontinues et inertes.
Elles finissaient ainsi par travestir à nos propres yeux la réalité de
notre vie consciente, par nous masquer à nous-mêmes l'individu
que nous sommes. L'automatisme semblait donc résulter des exi-
gences de l'action, et par suite de la société, ou y répondre; dans le
Rire lui-même, il est dit que l'art, parce qu'il exprime l'individuel
pur dans ce qu'il a de plus souple, de moins rigide et d'unique,
« est une rupture avec la société » et « un retour à la simple
nature ». Or, voici que, d'autre part, toute la théorie du comique se
résume en cette idée que, par le rire, la société poursuit et punit
partout l'automatique, tout ce qui contraint ou fixe la spontanéité
mouvante de la vie. Gomment l'action et la société peuvent-elles
avoir besoin de la vie dans sa variété, et en même temps tendre à
la réduire à un mécanisme fatal? — Il est évident d'ailleurs que la
contradiction ne porte pas sur le fond de la doctrine même : on
conçoit que l'action, en lui imposant des lois générales et fixes,
« mécanise » en quelque mesure la vie, sans que pour cela tout
mécanisme doive être favorable à l'action. Il reste qu'un supplé-
ment d'explication serait peut-être nécessaire. La pensée de M. Berg-
son a une trop grande influence sur la spéculation contemporaine
et est estimée trop haut par quiconque s'intéresse à la philosophie,
pour qu'on ne désire pas en éclaircir les moindres obscurités ou en
lever même les difficultés qui ne sont qu'apparentes.
D. Parodi.
QUESTIONS PRATIQUES
LES PRINCIPES INIVERSELS
DE L'ÉDUCATION MORALE
Différentes circonstances ont récemment montré, entre les philo-
sophes de profession et les hommes étrangers à leurs études, un
malentendu qui peut entraîner de graves conséquences, immédiates
et pratiques. Il consiste à croire que ceux qui cultivent habituelle-
ment les sciences morales n'admettent en commun aucune vérité.
L'illusion vient d'un fait réel: c'est que les philosophes élevés à la
Faculté des lettres, ou dans la section des lettres de l'École normale
(en tout cas à l'école de la rhétorique), redoutent ordinairement « la
banalité » ; qu'ils croiraient dès lors faire preuve de peu de « talent
personnel » en s'arrêtant sur ce que savent tous leurs collègues; et
par conséquent, au lieu de mettre en première ligne, comme les
savants, les pensées qui les unissent, ils en arrivent à ne plus s'in-
téresser qu'à celles qui les séparent, et à en faire leur demeure de
prédilection. Vient-on alors à parler de fonder sur leur travail
quelque chose de réel, dans l'ordre social ou pédagogique, comme
on fonde un règlement d'hygiène sur les connaissances du biolo-
giste, il semble que l'entreprise soit chimérique. Point d'entente,
partant point d'action. Les ennemis de la philosophie, défenseurs de
la foi, triomphent de ces soi-disant divergences irréductibles : un
orateur catholique' demandait ironiquement à la Chambre, le mois
dernier, « quelle est la base, quels sont les principes communs sur
lesquels la république prétend fonder l'unité morale de la nation »,
et il ajoutait : « Essayez donc! Ce sera un spectacle instructif. Alors
nous verrons sans doute se succéder ici tous les systèmes philoso-
phiques, depuis les restes du spiritualisme officiel jusqu'aux hypo-
1. y\. (le Mun, Discours du 21 janvier 1901.
238 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
thèses les plus variées de l'évolution et du transformisme. » —
Dans les conférences du jeudi, à l'école des hautes études sociales,
où l'on traitait de l'éducation morale dans les lycées, les professeurs
de lettres ont agréablement raillé les prétentions possibles des phi-
losophes à formuler un idéal moral, ont rappelé leurs éternelles
discussions et se sont déclarés contents de prendre pour tout prin-
cipe cette devise éloquente sans doute, mais un peu vague : « Former
d'honnêtes gens et de bons Français. » Les journaux, après eux, ont
répété le thème facile.de nos irréconciliables contradictions. — Il
faut vaincre ce préjugé ou remettre en d'autres mains, comme on
nous le demande, le soin de poser les bases de l'éducation. Si
l'immense majorité des philosophes eux-mêmes sursaute à l'idée de
ce recours surnaturel, c'est que nous avons bien en réalité quelque
chose à enseigner sur quoi nous ne discutons pas et qui représente
les idées morales communes à Aristote, aux stoïciens, aux Évangiles,
à Descartes, à Spinoza, à Malebranche, au positivisme, à Kant, à
Stuart Mill et à Spencer, malgré les systèmes différents de métaphy-
sique auxquels ils rattachent ces vérités. Et l'on sait, pour peu
qu'on les ait étudiées, que jamais ces métaphysiques n'ont été vrai-
ment la base et le point de départ des idées morales, mais qu'elles
sont au contraire de grandes tentatives hypothétiques pour systé-
matiser, dans la meilleure ordonnance possible, un ensemble de
jugements normatifs dont la valeur et l'évidence sont immédiate-
ment admises et forment les données du problème. Il en est exac-
tement de même qu'en physique, où les théories sur la constitution
de l'éther lumineux dérivent des lois indubitables et universellement
observées dans la propagation de la lumière. Sans doute, en sup-
posant vraie l'hypothèse, le reste pourrait s'en déduire; mais ce n'en
est pas moins aux conséquences que celle-ci emprunte sa validité.
De même en morale; si ce n'est que les bases sur lesquelles on cons-
truit sont alors non plus des jugememts de fait, mais les jugements
d'appréciation ou les conseils exprimés spontanément à propos
des actes de la vie; et comme, par suite, l'hypothèse présente aussi
ce même caractère normatif, propre au genre de jugements qu'elle
synthétise, son caractère d'autorité fait davantage encore illusion
sur le vrai point de départ de la pensée humaine qui l'a construite.
C'est ainsi que la métaphysique parfaite, si elle était trouvée, expri-
merait sans doute la 7'atio essendi des lois morales et naturelles; mais
à coup sûr l'évidence universelle de ces lois, telles qu'elles nous
i.\LAM)i:. — De V éducation morale' 239
sont données, est la ratio cognoscend'i de toutes les métaphysiques.
— Ce que je dis là me fait même l'effet d'être une vérité banale pour
les historiens des idées et pour les philosophes. Je prie les littéra-
teurs qui viendraient à le lire de me pardonner cette terminologie
barbare et ce défaut d'originalité.
Je vais donc essayer de formuler les principes portant sur la dis-
tinction du bien et du mal — plus exactement peut-être du mieux
et du pire, — qui forment cet étage d'axiomes moyens sur lesquels
tous les philosophes sont d'accord, et qui suffisent pour définir et
reconnaître un honnête homme, chez les contemporains d'Aristote
comme chez nos concitoyens. Puis, comme le problème qui se pose,
et qu'on nous pose, n'est pas seulement de former un homme en
général, mais encore de donner à nos enfants les directions morales
nécessaires à l'État, à l'heure et à la situation présentes, j'indiquerai
dans une seconde partie les vérités plus spéciales qu'on peut avoir
besoin de poser en vue de cette formation.
I
1. Personnalité morale. — Développer la personnalité morale,
c'est-à-dire cette disposition d'esprit et de caractère qui consiste à se
décider non par l'habitude, la tradition, la mode, l'exemple et l'opi-
nion, mais en se rendant compte de ce qu'on fait, en sachant en vue
de quel but on le fait, et en pouvant expliquer son acte ou son juge-
ment, devant tout homme impartial et intelligent.
2. Sociabilité. — Cette personnalité indépendante et fondée sur la
raison ne doit pas être confondue avec le caprice individuel, le culte
de nos goûts et de nos sentiments particuliers, le désir naturel de
primer (^u de se singulariser, l'incapacité de su|>porter aucune règle
ou de respecter aucune convention, — toutes choses qui doivent
être combattues \
\. JVijoutc ici pour plus de flarté les définilions suivantes, qui peuvent éviter
une part des équivoques enveloppées dans le terme « individualisme » : j'appelle
individu et individualité', cette propriété et cette disposition de l'être vivant par
lesquelles il tend à entretenir et à développer son type avec toutes ses particu-
larités physiques et mentales, à subordonner les autres êtres à la satisfaction
de ses Uns, ou, dans l'espèce humaine, à les déformer par la contrainte pour
leur imposer ses goûts et ses idées propres; disposition dont l'expérience montre
suffisamment le caractère général et l'origine biologique. — J'entends au con-
traire \)3ii- personne morale et personnatilé les dispositions d'esprit énoncées dans
240 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
3. Courage. — Exercer la force de volonté par laquelle on est
maître de soi, c'est-à-dire capable de dominer les besoins, les ins-
tincts, les impulsions et les passions, de manière à ne jamais se
trouver dans le cas d'avouer qu'on sait bien ce qu'il faudrait faire,
mais qu'on n'en a pas le courage.
4. Sincérité [Esprit scientifique). — Juger et raisonner en toutes
choses comme dans le cas où notre seul intérêt consiste à connaître
exactement la vérité, quelle quelle soit.
5. Droiture. — Ne pas parler contre notre propre sentiment par
faiblesse ou par complaisance et ne jamais tromper autrui en vue
de notre intérêt individuel ou de celui du groupe dont nous faisons
partie.
6. Tolérance. — Respecter les idées et les croyances qu'on ne
partage pas, non pas en évitant de les discuter ou de les contredire,
mais en ne s'adressant pour les changer qu'à la raison et jamais à
des moyens étrangers tels que force, ruse, séduction, intérêt ou
suggestion.
7. Justice. — Compter chacun pour un et rien que pour un, c'est-
à- dire combattre la tendance naturelle de chaque homme à subor-
donner les sentiments et les intérêts des autres aux siens ou à ceux des
personnes qu'il préfère; mais juger au contraire de ses propres rap-
ports avec autrui comme on jugerait du rapport de deux étrangers.
8. Admiration et dévouement. — Développer le sentiment d'ardeur
morale qui nous rend capables d'admirer les grandes actions, de
respecter les êtres qui nous sont moralement supérieurs, de nous
dévouer pour eux ou pour ceux qui souffrent '.
9. Progrès. — Améliorer la nature humaine en nous-mêmes et
la première règle, en tant qu'elles se réalisent dans un être distinct des autres
par des aptitudes spéciales à telle forme de pensée, ou d'action; cet être se
distinguant ainsi du commun non par des déterminations accidentelles, sans
valeur générale, ou même comme il arrive souvent, opposées aux principes
éthiques (Néron, Napoléon, Don Juan), mais au contraire par la haute réalisa-
tion de certaines qualités universelles, c'est-à-dire que tous pourraient développer
en eux sans entrer en conflit par ce développement.
1. L'admiration et la charité ne peuvent être qu'un sentiment, non une déter-
mination d'actions précises. Elles peuvent aller jusqu'à l'héroïsme ou rester
médiocres sans cesser d'être bonnes; ce qui n'implique pas qu'elles ne soient
pas essentielles à la moralité.
LALA.NOK. — De V éducation morale. 241
dans les autres en travaillant à réduire tout ce qui est entre les
hommes une cause de non-compréhension ou de haine, et à réaliser
une prédominance croissante de ce qui les unit dans une pensée ou
un sentiment commun : intérêts intellectuels, esthétiques, moraux
et sympathiques.
10. Vie morale. — Les règles morales exprimées ne sjnt que le
signe inadéquat et toujours perfectible des idées et des sentiments
qui constituent la moralité. On doit donc s\y conformer sans cesser
d'en rechercher une conscience plus vive et une formule plus par-
faite ; et l'on ne peut interpréter aucune d'entre elles qu'en tenant
compte de toutes les autres et de l'esprit général qu'elles expriment.
Je n'ai point donné de démonstration de ces propositions parce
que je les considère comme les véritables prémisses de toutes nos
appréciations morales. Je demande seulement à celui qui les lira
avec quelque réflexion : « Refusez-vous de les admettre? » Et qu'on
entende bien cette question. Il est certain que verbalement on peut
tout nier, même qu'il fasse jour en plein soleil. On peut même, en
vertu de cette précieuse propriété qu'a l'esprit de ne pas poser la
question, suspendre indéfiniment son verdict sur n'importe quelle
proposition, alors même qu'on serait obligé de la recevoir pour vraie
si l'on voulait y penser. C"est en ce sens surtout que notre jugement
dépend de notre volonté. Je demande donc qu'on examine ces pro-
positions, en vue de l'éducation morale, comme on examinerait, en
vue d'un travail industriel, les énonciations scientifiques d'un physi-
cien, la fixité des lois naturelles, le principe de causalité, la formule
de la gravitation; toutes choses qui peuvent soulever des objections
théoriques, mais qu'on ne peut nier dans la pratique sans tomber
dans l'impuissance et même dans la folie. Ce point bien défini, j'es-
time, avec tous ceux à qui j'ai présenté les propositions précédentes,
qu'on ne peut refuser de les admettre pour bonnes (quoique possi-
bles certainement à perfectionner), et leurs contraires pour mau-
vaises '. Dira-t-on qu'elles peuvent être interprétées et appliquées
1. Je m'abstiens même ici volontairement de résumer et de systématiser ces
propositions comme je l'ai fait ailleurs. Je crois qu'elles gagneraient en force
et en précision à celle synlliése, dont la formule pourrait être à peu près
celle-ci : « Etre libre intérieurement; se déprendre de son point de vue et de
ses intérêts individuels; prendre pour but essentiel la réalisation de l'unité
morale, c'est-à-dire l'assimilation de tous les hommes par le développement de
la conscience et de la raison. » Mais ceci serait une superstructure personnelle
2i2 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
de différentes façons? Je n'eu doute pas, mais il en est ainsi de toute
proposition générale destinée à servir de majeure à quelque raison-
nement ou à quelque décision. Il ne faut exprimer que le nécessaire
et laisser le reste à la liberté, ou à l'ignorance. C'est par ce départ
qu'on assure la certitude de ce qui est posé. Il n'est pas d'article de
la loi positive qui n'entraîne toute une jurisprudence : est-ce à dire
qu'il soit inutile ou même indéterminé? Ce sont les espèces qui font
la difficulté de l'interprétation. On ne peut échapper à la nécessité
d'une morale pratique, et même d'une casuistique, comme on
n'échappe pas à la nécessité de consulter Dalloz. Mais l'important est
d'abord que l'article fondamental peut être invoqué, et ensuite qu'il
se présente une formidable majorité de cas où la conclusion suit
sans conteste. Combien de fois avez-vous violé sciemment, visible-
ment, apertement, le principe de la personnalité, ou celui de la tolé-
rance, ou celui de la droiture? Et si par hasard vous étiez assez saint
ou assez inconscient pour pouvoir dire non, combien de fois avez-
vous assisté à des actes d'autrui que vous ne pouviez pas hésiter une
minute à qualifier en les rapprochant de ces principes?
Dira-t-on que ces formules sont insuffisantes pour faire un être
moral? J'accorde qu'elles ne donnent pas des préceptes applicables à
la totalité des actions. Mais la morale doit-elle le faire, et ne rien
laisser dans la vie qui ne soit réglementé? Veut-on qu'elle ordonne
de préférer le rouge au vert, et de se promener le matin plutôt que
l'après-midi? J'entends bien qu'on leur reprochera de ne pas mettre
au rang des obligations évidentes et fondamentales le mariage, la
famille, la patrie, le patrimoine, la religion naturelle et tout ce
qu'une certaine classe appelle ordinairement « les principes ». Mais
d'abord ce qu'il peut y avoir de raisonnablement fondé dans ces
prescriptions sociales ne serait pas éliminé et peut se retrouver
sous une autre forme. On le verra plus loin. Et quant au reste, s'il
arrive que la morale, en se réduisant à ce qu'elle a d'universel et de
commun chez tous les philosophes, cesse de poser comme absolues
certaines règles de mœurs admises dans tel temps ou tel milieu, tant
pis pour ces règles. Ce n'est pas la première fois que la raison et le
Consentement universel auront refusé leur caution à des croyances
et par conséquent discutable : je tiens à n'énoncer en ce moment que les pro-
positions possibles à retrouver, sous réserve des variétés de langage, chez tous
les philosophes qui ont traité de morale. Il serait aisé d'appuyer chacune d'elles
d'une longue liste de citations et de références, si cela pouvait en relever la
valeur pour quelques esprits.
LALANDE. — De Véducation morale. 243
qui s'en réclamaient jadis et qui n'auront désormais à compter que
sur leur valeur relative, qui peut d'ailleurs être encore très grande.
Mais je vous prie de considérer quel jugement vous porteriez sur un
homme qui, même en laissant de côté les applications délicates ou
douteuses, se conformerait toujours à nos dix règles dans les cas où
l'égoïsme, la paresse, la sensualité, l'inertie morale sont les seuls
obstacles à leur accomplissement? [lelisez-les, si ce n'est pas trop
demander, et représentez- vous par exemple que ce soient autant de
réponses sur le caractère d'un homme dont vous voulez faire votre
ami, votre lieutenant, votre chef élu. Ou bien représentez-vous
encore qu'un éducateur vous promette d'élever vos enfants de telle
sorte que ces principes leur soient inculqués profondément et qu'ils
en viennent à les suivre en toute circonstance sans hésitation : vous
mesurerez alors la distance qu'il y a de cet idéal à la mentalité réelle
des hommes que nous sommes, et avec qui nous vivons; et peut-
être serez-vous plus enclin à le juger trop beau qu'à lui reprocher
d'être insuffisant.
Dira-t-on pour finir que ces idées sont trop connues, et ne valent
pas la peine d'être formulées? Un philosophe me l'a dit, tant il les
trouvait évidentes et universelles. Je voudrais qu'il eût raison. Mais
j'ai fait malheureusement l'expérience du contraire toutes les fois
que, parlant de les énoncer, j'ai vu les gens qui n'étaient pas philo-
sophes hausser les épaules ou sourire, et me défier plus ou moins
amicalement d'en venir à bout.
II
Les principes précédents sont ceux de la morale humaine en
général, et participent ainsi à l'universalité et à l'évidence de la
raison. Mais des éducateurs qui vivent en un temps et en une civi-
lisation donnés doivent pouvoir offrir à leurs élèves des directions
plus particulières quoique très générales encore, et qui corres-
pondent à l'état social déterminé dans lequel ils sont appelés à
vivre. Ces préceptes n'auront plus évidemment le caractère des
premiers, puisqu'ils tiendront compte de l'expérience et lui emprun-
teront une partie de leur raison d'être; mais il me semble qu'ils
présentent encore une clarté suffisante pour qu'un corps enseignant
comme l'Université puisse les accepter sans contestation, qu'il ne
244 KEVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
se rencontre chez ses membres aucune opposition à y souscrire, et
même qu'elle puisse se faire honneur de les montrer à ceux qui lui
demandent dans quel esprit elle donne l'éducation sociale.
1. Sentiment du droit. — Ne jamais approuver sans examen les
actes d'une autorité, et ne pas permettre qu'il soit porté aucune
atteinte à la liberté individuelle, soit en nous, soit chez les autres,
quand il est en notre pouvoir de l'empêcher.
(La liberté individuelle est le pouvoir de faire tout ce qui n'est
pas défendu par des lois légitimes et portées en forme prescrite,
suivant la définition détaillée qui en est formée par les articles 2
à 11 de la Déclaration des droits de l'homme. Est légitime ce qui
n'est pas contraire aux principes de morale énoncés plus haut.)
2. Légalisme. — Se conformer scrupuleusement à toutes les lois
ou les règlements légitimes et légalement établis, lors même qu'on
les désapprouve et qu'on travaille à en obtenir la modification;
respecter le gouvernement et les magistrats chargés de les appli-
quer; s'appliquer spontanément à faire régner l'ordre dans les
rapports sociaux.
(Cet article est nécessaire pour définir les limites du précédent.
On en comprendra toute la portée en le rapprochant de la disposi-
tion d'esprit contraire, par laquelle la plupart des hommes restent
potaches toute leur vie, se plaisent à faire ce qui est défendu parce
que c'est défendu, et à se moquer de l'autorité par cela seul qu'elle
est l'autorité. Ils substituent ainsi, à la ferme et opiniâtre résistance
du citoyen défendant ses droits, la gaminerie qui chansonne le ser-
gent de ville ou lui joue des tours, mais qui supporte patiemment
les abus réels du pouvoir ou des grandes administrations à l'égard
des individus.)
3. Esprit politique. — Ne pas se désintéresser de l'ordre politique
dans lequel on vit, mais contribuer pour sa part, aussi activement
qu'on le peut, à propager les idées qu'on estime les plus justes et à
porter au pouvoir les hommes qu'on juge les meilleurs.
4. Esprit d'égalité. — Travailler à diminuer entre les citoyens les
difTérences qu'engendre la diversité des classes et des fonctions ;
combattre toute exploitation et toute inégalité morale en résultant;
LALANDE. — De Véducotion morale. 245
associer le peuple autant que possible à la vie intellectuelle et à la
culture des esprits les plus développés.
6. Résistance au imil. — Secourir le malade et l'homme en danger;
assurer à tous la satisfaction des besoins nécessaires; s'appliquer à
augmenter les forces de ceux qui font habituellement le bien et à
diminuer le pouvoir de ceux qui font habituellement le mal.
6. Propriété. — La propriété étant une condition nécessaire au
développement et à l'indépendance de la personnalité, on doit
tendre à ce que nul ne soit dépouillé du produit de son travail, et
respecter la propriété non seulement dans les cas où la loi la pro-
tège, mais aussi dans ceux qu'elle n'atteint pas actuellement.
7. Devoirs corporatifs. — Tenir compte de la dépendance natu-
relle qui unit entre eux les membres d'un même corps social tel que
la famille ou la patrie; et par conséquent respecter les engagements
implicites ou explicites qui résultent de l'existence actuelle de ces
corps, alors même qu'on s'efforcerait d'autre part, soit par une
propagande morale, soit par des changements aux lois, d'en modi-
fier les rapports et la constitution.
Deux remarques sur cette nouvelle série de principes.
Bien que dans l'état actuel de nos sentiments et de nos volontés
nous n'hésitions guère à les admettre sans démonstration, ils sont
susceptibles d'en recevoir une. Je pense même que l'adhésion que
nous leur accordons, en tant que philosophes, contient une obscure
conscience des rapports d'idées sur lesquels ils se fondent. Ils défi-
nissent, par suite de la connaissance psychologique des hommes, et
de la connaissance sociale de leur milieu, les conditions nécessaires
à la réalisation des fins essentielles énoncées au chapitre précédent.
Je les résumerais volontiers, sous les réserves déjà indiquées à
propos d'une autre formule, en disant qu'ils ont pour principe
général de travailler à transformer, en soi-même et chez les autres,
la solidarité naturelle qui résulte de la différenciation des individus
et de l'équilibre des intérêts, en un accord des esprits et des volontés
fondé sur une même connaissance du vrai et tendant à réaliser en
eux une même personnalité. — C'est ainsi que la liberté civile et
politique, sauvegardée par le premier article, n'est pas respectable
en tant que nous sommes des animaux naturellement ennemis de
246 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
la contrainte, mais parce que la personnalité morale, et la conver-
gence spontanée de pensées indépendantes ne peuvent se produire
que chez des êtres affranchis de tout esclavage et de toute mouton-
nerie. — Le légalisme que nous avons défini en second lieu, réserve
contre l'abus possible de cette liberté le respect de la raison commune,
et l'organisation matérielle nécessaire à son développement. Car, ainsi
que le dit Spinoza, « l'homme qui vit suivant la raison est plus libre
dans la cité où il est soumis à la loi commune que dans la solitude
où il n'obéit qu'à lui seul ». J'ai essayé de montrer ailleurs plus com-
plètement ce qu'ont d'illogique en théorie pure les prétentions de
l'anarchie ^ La règle qui concerne l'esprit d'ordre tend au même but,
et l'on peut en prendre pour type le cas où un accident imprévu
réclame des hommes l'organisation d'une discipline spontanée, sans
règlements ni gendarmes. — Le troisième principe peut se prouver par
l'influence qu'exercent sur l'état moral des individus, directement et
indirectement, l'exemple et les effets matériels de l'ordre adminis-
tratif et politique. Les deux suivants sont l'expression matérielle,
appliquée à un état social donné, des règles de justice et de progrès
définies d'abord d'une manière plus générale. Le principe de la pro-
priété se justifie par le fait que nous sommes corporels autant que
spirituels, et que notre action sur les choses nous appartient autant
que notre réflexion : mais il ne doit pas être énoncé de telle sorte que
toute possession réelle soit tenue pour légitime, ni qu'il paraisse con-
sacrer, comme il arrive parfois, le droit à l'égoïsme. — Enfin la der-
nière règle, qui touche à la famille et à la patrie, résulte d'une vérité
de fait, logiquement étrangère aux jugements éthiques, mais qui par
l'histoire et par ses conséquences vivantes s'y trouve étroitement
mêlée. On pourrait concevoir sans doute un être humain d'une haute
perfection morale et qui vivrait dans un milieu tel qu'il n'eût point
de famille ou point de nationalité. On s'est même plu quelquefois à
évoquer, soit avec faveur, soit avec antipathie, l'image utopique d'un
tel état de choses. Mais l'important est que cet état n'est pas le nôtre ;
que si les réalités sociales se modifient à la longue, on ne les sup-
prime pas Aie et nunc par un décret de bonne ou de mauvaise volonté
arbitraire; et qu'ainsi ceux mêmes qui voudraient les changer sont
obligés, sous peine de se heurter à d'inextricables difficultés et de
provoquer des contre-coups imprévisibles, de respecter d'abord
1. Progrès el destruction, Revue philosophique, mars 1900.
LALANDE. — De Véducatioix morale. 247
dans son ensemble toute celte organisation, puissamment enracinée
dans les lois, les mœurs, les associations d'idées inconscientes des
hommes, et même dans toutes les dispositions matérielles et économi-
ques qui forment, suivant le mot si profond d'un romancier, Varma-
iure delà vie. Ainsi bien des choses qui n'ont rien à voir, en principe,
avec le bien et le mal, prennent accidentellement ce caractère, à peu
près comme en logique la maladie ou la santé, qui n'ont aucun rap-
port originel avec le vrai ou le faux, peuvent cependant inlluer de
façon indirecte sur la justesse du raisonnement. Et il n'est pas jus-
qu'aux faits directement contraires à l'idéal éthique qui par leur exis-
tence, indépendante de la volonté, ne soient nécessaires à prendre
en considération, et quelquefois à approuver comme un moindre
mal. On ne saurait trop méditer à cet égard le mot profond de
Renouvier : « La morale est la paix, la morale appliquée a pour
champ la guerre. »
La seconde remarque qu'appellent ces principes est qu'ils ne peu-
vent pas être enseignés tout à fait de la même manière que les pré-
cédents. Rien ne s'oppose, pour les premiers, à ce qu'on emploie les
procédés ordinaires des éducateurs, la méthode maternelle qui
inculque à l'enfant, avant même qu'il puisse comprendre ou rai-
sonner, par une sorte de suggestion presque mécanique, les habi-
tudes mentales dont on veut qu'il soit imbu plus tard. Cette manière
de faire, — qui porte atteinte si gravement au libre progiès de la
personnalilé quand elle s'applique à des croyances tout individuelles,
aux idées spéciales d'une famille, d'une religion, d'une caste, — se
trouve au contraire non seulement admissible, mais utile, (juand elle
porte sur ces croyances morales universelles auxquelles l'élève
devenu homme n'aurait pu manquer d'aboutir plus ou moins lente-
ment par le seul progrès de son intelligence et de son activité. C'est
comme faire chanter à des bébés la table de multiplication. Du
moment qu'il s'agit d'affirmations que nul ne conteste, on ne fait
qu'abréger la route et réserver pour un emploi meilleur les efforts de
coordination logique que l'enfant emploierait à reconnaître et à for-
muler lui-même ces vérités. Et d'autre part nous nous prémunissons,
par la dernière de ces règles, contre l'illusion si commune et si
alourdissante qui porte les esprits médiocres à se reposer dans la
quiétude inintelligente d'une formule passivement reçue. Il est donc
utile et juste d'employer la suggestibililé naturelle des enfants pour
développer vigoureusement en eux la conscience de cette raison nor-
Rev. meta. t. IX. — 1901. 17
248. REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE WOKALE.
malive, qui fera leur valeur et leur personnalité. C'est même ainsi
qu'on les rendra capahles de se faire des idées vraiment propres sur
tous les autres pninls, selon leur expérience, leur jugement, et je
dirais même selon leur nature individuelle : car si la Raison, la
science, la morale, sont essentiellement la communauté déjà réalisée
par les hommes, ce serait singulièrement appauvrir Tàmeet mécon-
naître les conditions réelles de la vie que den borner le contenu à
cet acquis : il en est la meilleure part, il n'est pas le tout, et ne peut
se développer que parce qu'il reste quelque chose en dehors de lui.
Au contraire, les règles de la seconde catégorie n'ont pas pour
elles cette évidence et cetle universalité. Elles sont subordonnées à
des faits, des inductions, des raisonnements où il peut se glisser des
erreui's partielles. Nous les recevons aujourd'hui comme l'expression
la plus acceptable de ce qu'il faut faire pour réaliser ici quelque bien.
Mais leur certitude n'a que ce caractère relatif si justement défini
dans la seconde règle de Descartes et qui nous fait un devoir de
suivre dans la pfali(|ue Topinion la meilleure, encore que cetle opi-
nion puisse soulever des doutes et ne soit pas admise par tous les
moralistes. Ainsi les Évangiles, Tolstoï, recommandent de ne résister
ni au mal, ni même à l'impoilunilé, de céder en tout, de ne jamais,
opposer la force à la force, même (juand on est dans son droit. C'est
donc le contraire de notre première règle et d'une partie de la cin-
quième. Les épicuriens nous interdisent l'action sociale pour mieux
affrancliir Tàine de ses passions. Les stoïciens n'admettent pas d'obli-
gations corp'iratives. — Je crois ces idées fausses, au moins en tant
que conseils à suivre pour un homme de mon pays et de mon temps.
Je m'etTorcerai donc de le démontrer à ceux que j'élèverai, mais non
de leur incidcpier les idées contraires per fns et nefas, comme je leur
inoculerais du vaccin avec une lancette, ou comme les Allemands
entretiennent dans leurs écoles un ardent chauvinisme, par un ensei-
gnement de l'histoire habilement germanisé. Je tâcherais de leur
montrer comment les règles que j'admets se tirent en partie des
principes indubitables, en partie de l'observation des faits donnés et
des circonstances où elles doivent s'appliquer. Je porterais atteinte à
leurs droits si je leur enfonçais si fortement dans l'esprit le culte de
la résistance civique individuelle ou celui des lois existantes qu'ils
en devinssent à jamais incapables de conserver une valeur morale si
ces qualités n'avaient plus lieu de s'exercer. Il en est de même
de l'éducation morale que de l'éducation scientifique : il faut avant
i..\i.AM)i:. — De Véducation momie. 24-9
tout apprendre à ceux qui la reçoivent à distinguer les principes
immuables des applications, même les plus sûres. Un professeur
laisserait une lacune injustifiable dans l'esprit de ses élèves s'il ne
leur apprenait pas la théorie transformiste des formes vivantes, ou
la théorie vibratoire de la lumière, qui sont actuellement la meil-
leure coordinulidu de nos connaissances; mais il manquerait aussi
gravement à ses devoirs s'il profitait de leur confiance et de leur
docilité pour leur faire de ces tliéories des dogmes absolus, et s'il les
rendait |)our la vie impuissants à comprendre les objections qu'on
pourrait y trouver, ou les idées supérieures qui peut-être les corri-
geront.
Donc, quand nous déclarons les principes suivant lesquels nous
prétendons élever un enfant, nous répondons à deux questions diffé-
rentes : « 1° Quels principes fondamentaux et universels admettez-
vous comme point de départ? — 2° Etant donné c[ue vous ne pouvez
pas vous borner, en fait, à pénétrer les esprits de ces dispositions
rationnelles, quel idéal pratique de conduite sociale vous accordez-
vous à leur proposer? »
J'espère avoir prouvé par les lignes précédentes que si l'on pose
ces questions aux philosophes, leur réponse ne sera pas la cacopho-
nie d'opinions contradictoires qu'on se plaît à leur prêter. Et s'il est
vrai, suivant un mot qu'on a voulu retourner contre nous, que
<•; jamais dans l'Université les préférences doctrinales n'ont été plus
libres », cela prouve seulement que le seul moyen d'aboutir à un
accord réel, vraiment durable et solide, ce n'est pas d'imposer du
dehors l'orthodoxie d'une doctrine toute faite, mais au contraire
d'écarter toutes les contraintes qui empêchent les esprits de mani-
fester librement l'identité de leur nature profonde, et de se décou-
vrir d'autant plus semblables et convergents qu'ils sont mieux
affranchis des faiblesses individuelles ou des déformations autoritaires
qui les mettent en contradiction.
André Lalandk.
Le gérant : .Maurice Tardiec.
Coulommiers. — linp. Paul BHODAHU.
LA VALEUR SOCIALE DE L'ART
i
Si les questions relatives à l'esthétique sont restées si obscures,
ce n'est pas faute qu'on n'ait écrit beaucoup de philosophies de
l'art; la multiplicité de ces systèmes a certainement contribué à
rendre peu intelligibles des problèmes qui étaient déjà fort difficiles ;
cette multiplicité a cependant une raison d'être; elle nous montre
que l'art n'est pas une chose simple, qu'aucune théorie ne saurait
l'embrasser tout entier ' dans des formules d'application universelle
et qu'il y a plusieurs philosophies de l'art parce qu'il y a plusieurs
points de vue pour apprécier l'esthétique.
A. — Assez souvent on a prétendu établir les lois de la produc-
tion considérée directement : on s'est demandé comment les grandes
manifestations que la postérité s'accorde à considérer comme la
gloire d'une époque, tiennent aux conditions de la vie sociale. Que
pour bien entendre ces œuvres, il faille posséder une vision très
claire du monde où vivait l'artiste, qu'il faille connaître ce qui
l'entourait plutôt encore que les détails mêmes de sa vie, c'est ce
que tout le monde admet comme une vérité évidente et ce dont il
est aisé de donner la raison. L'œuvre d'art est, en effet, le résultat
de l'explosion de forces latentes, qui se sont lentement accu-
mulées dans l'âme de l'auteur sous l'influence des sentiments géné-
raux de son temps. Nous ne pouvons pas pénétrer dans sa
conscience, qui est plus cachée encore aux regards de l'étranger
que ne l'est celle des autres hommes; lui-même il n'a de génie que
dans la mesure où il ne se connaît pas; — mais nous pouvons savoir
1. Il est d'ailleurs facile d'observer que les divers auteurs ne parlent pas tous
de la même chose; le plus souvent leurs observations se bornent à la littéra-
ture; Taine s'occupe presque uniquement de la peinture.
Hev. Meta. T. IX. — 1901. 18
252 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
ce qu'on disait autour de lui, savoir comment on sentait les accidents
de la vie et ce qu'on espérait; — nous pouvons ainsi nous rendre
compte des causes pour lesquelles il est devenu l'homme représen-
tatif d'une époque. Si le psychologiste ne peut prétendre découvrir
les raisons qui expliquent pourquoi un homme de génie est venu et
a produit, l'histoire parviendra, peut-être, à expliquer pourquoi une
œuvre de génie a été acclamée comme telle et pourquoi elle a été
transmise à la postérité comme la représentation, acceptée collec-
tivement, des sentiments des hommes.
C'est bien cela que Taine a voulu faire dans sa Philosophie de
Vari ; il s'efforce de guider l'historien dans cette recherche en éta-
blissant ce qu'on a appelé souvent un canon, un ensemble de
règles fixant l'ordre des caractères à observer. Il paraît douteux
que ces règles puissent avoir une valeur universelle, s'appliquer
à tous les arts et être également utilisables pour toutes les époques.
L'établissement d'un pareil canon supposerait l'existence d'une psy-
chologie de l'imagination qui s'appliquerait à tous les genres de
création : c'est ce qu'on ne peut guère admettre aujourd'hui
M. Ribot nous montre ' que cette psychologie évolue et que les arts
ne se rattachent pas à une forme unique de l'imagination créatrice;
d'après lui ils dépendent tantôt de l'imagination plastique (des
peintres et des poètes), tantôt de l'imagination diffluente (qui se
réalise surtout dans la musique), tantôt de l'imagination mécanique
(à laquelle se rattache l'architecture).
Il est probable que Taine considérait les canons seulement comme
des formules provisoires de la philosophie et qu'il espérait convertir
celle-ci en une sorte de science physique, ayant ses lois, permet-
tant de définir les manifestations esthétiques en termes abstraits
et de les rattacher aux autres abstractions sociologiques. Qu'il soit
possible de donner des définitions utilisables de ce genre, cela est
déjà fort douteux; mais il est manifeste qu'on ne saurait trouver de
lois historiques de la production artistique. Si cela était possible,
on devrait pouvoir relier scientifiquement les actes du génie avec
les conditions juridico-économiques d'un peuple; or il y a entre l'art
et le droit trop d'intermédiaires et entre les stratifications suc-
cessives trop de liberté pour qu'un lien rigide (comme serait une
vraie loi) puisse traverser tout cet ensemble; — le génie est trop
1. M. Ribot, Essai sur V imagination créatrice, Alcan, 1900, passim.
G. SOREL. — 1..V VALEUit sociAi.i; dk l'miï. 233
personnel pour tomber sous une loi; il n'y a point de science de
l'accident; — enfin l'art se montre presque toujours en relation
étroite avec les manifestations de la force; les fantaisies des princes,
les triomphes militaires, les légendes héroïques jouent un très
grand rôle dans l'histoire de l'art. Taine, tout en prétendant
trouver des lois, a insisté, plus que personne, sur l'influence énorme
que l'anarchie italienne exerça sur la Renaissance.
B. — Les écrivains les plus nombreux se sont occupi's de la
psychologie de l'art considéré comme une source de jouissances
spéciales : et tout d'abord on s'est demandé ce qu'est le sentiment
esthétique. Jusqu'à ces derniers temps la psychologie des senti-
ments était dans l'enfance, parce que les physiologistes ayant
imaginé durant ce siècle de tout localiser dans le cerveau, les
émotions et les actes intellectuels étaient plus ou moins confondus
dans ce pêle-mêle. On commence à revenir à des idées plus saines
et à rapporter la vie affective aux états de tonicité des organes
internes : on reprend la conception des anciens, qui offre l'avantage
précieux d'être conforme au sens commun ^
Il serait très important de savoir distinguer les divers genres de
sentiments esthétiques : M. Ribot nous dit- qu'il y a, au cours de
l'histoire, une évolution qui aboutirait à généraliser l'idée de la
beauté : primitivement elle aurait été réservée à ce qui est sem-
blable à l'homme. Cette doctrine me semble assez contestable,
car chez les anciens l'architecture a eu une importance au moins
aussi grande que dans les temps modernes; les vases, les bijoux, les
inscriptions elles-mêmes ont été regardés comme des œuvres d'art.
Il semble difficile de croire que la peinture et la musique, la poésie
et l'architecture, le drame et l'ornement sculpté, puissent provo-
quer chez les hommes des émotions de même espèce; il semble bien
probable qu'il y a entre ces diverses manifestations de l'art des
rapports qui tiennent, en partie du moins, à l'évolution des sen-
timents; mais je ne pense point que la psychologie soit encore
parvenue à bien poser le problème.
Il y a dans la psychologie de l'art une partie qu'il serait assez
1. C'est, par exemple, le point de vue de Descartes, qui suit la doctrine tra-
ditionnelle: Bicliat a été un des derniers représentants de cette doctrine, que
les idées de Gall efTacèrent durant longtemps; dans une note de la cinquiLine
édition des Recherc/tes pln/siolor/ir^iies sur la vie et sirr la mort critique Magendie
Bichal à ce sujet (pp. ■î2-"3).
2. Ribot, Psychologie des sentiments, Alcan, 1896, p. 334.
254 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
facile d'amener à une forme scientifique : les œuvres des critiques
sont pleines d'observations ingénieuses, dont un psychologiste avisé
pourrait tirer parti pour créer une vraie science. Ces observations
ne sont pas toujours présentées d'une manière assez générale, la
langue manque de précision et il faudrait les rattacher à des asso-
ciations d'idées parfaitement déterminées, dont l'origine historique
serait à exposer.
Ce travail si désiralsle n'a pas été fait parce que le grand public
aime mieux s'en rapporter à ces critiques superficiels, qui passent
pour de grands penseurs parce qu'ils font des théories, et qui passent
pour de grands artistes parce qu'ils parlent un jargon d'atelier. Les
artistes ont beaucoup de peine à se soumettre aux conditions que
la logique impose au langage : celui-ci a été fait pour exprimer des
relations mécaniques et ils veulent rappeler des émotions en se
servant de ces images que M. Ribot appelle des abstraits émotionnels.
Un pareil langage est tout personnel et par suite de convention;
entre gens d'une même école on se comprend, parce qu'on sent à
peu près de la même manière. Mais ce langage, appliqué à l'exposi-
tion et à la discussion pour le public, devient un jargon inintelli-
gible. C'est cette forme de la critique qui a empêché d'approfondir
la psychologie du sentiment esthétique et de condenser la partie
scientifique des jugements sur l'art ^
Il résulte de là un magnifique désordre, tel qu'il n'existe pas un
seul point sur lequel l'accord ait pu se faire; lorsque M. Brunetière,
dans une conférence sur L'art et la morale dit - qu'il se propose de
« chercher des raisons précises aux opinions qui sont à peu à près
celles de tous les gens cultivés », il s'aventure beaucoup, car je ne
crois pas qu'on puisse trouver de telles opinions ; en tout cas, celles
que M. Brunetière soutient sur ce sujet, ont paru paradoxales à
beaucoup de gens cultivés.
C. — Il faut bien se demander aussi quel est l'effet produit par
l'art dans la société. Peu de personnes admettent que le poète ait droit
à notre admiration quand il propage l'erreur; le bon sens est d'ac-
cord avec la théorie platonicienne sur le principe tout au moins ; nous
1. De là résulte le discrédit dans lequel sont tombés les esthéticiens; on ne
s'occupe guère d'esthétique que si l'on ne se sait pas propre à écrire sur la
sociologie; et on sait, cependant, que la sociologie est déjà un bavardage futile,
dès qu'elle cesse d'être une description méthodique des phénomènes.
2. Brunetière, Discours de combat, p. 62.
G. SOREL. — LA VALEUR SOCLU.E T)F, L AHT. 255
savons par l'expérience de l'histoire quels malheurs ont engendrés
des légendes trompeuses, qui ont entraîné des peuples à commettre
des imprudences héroïques... mais absurdes; d'ailleurs, depuis un
certain nombre d'années, les artistes sont d'accord pour affirmer
que le grand art plastique, l'architecture, n'a pas le droit de dissi-
muler une structure déraisonnable sous des apparences luxueuses. Il
se produit de toutes parts un retour vers le respect de la vérité, à tel
point que des littérateurs critiqués par les moralistes en viennent à
invoquer le respect de la vérité pour se justifier.
Mais il est évident que si la beauté des combinaisons ne permet pas
au compositeur de s'émanciper du vrai, elle ne saurait, non plus, lui
permettre de mépriser le bien. La morale a tout autant de droits que
la science à imposer des obligations à l'artiste '.
II
Les philosophes de Fart se montrent fort embarrassés dès qu'ils
veulent dépasser cette simple notion du bon sens. Taine, par
exemple, commence par poser en principe que l'art a pour but
d'accuser l'action des forces qui agissent dans le monde, en mon-
trant leurs caractères avec plus d'éclat qu'ils n'en ontdans la nature -;
« tantôt le caractère est une de ces puissances primitives et mécani-
ques, qui sont l'essence des choses; tantôt il est une de ces puis-
sances ultérieures et capables de grandir, qui marquent la direction
du monde » ; dans le premier cas les forces sont dites importantes
et dans le second bienfaisantes, sans doute parce que l'on présup-
pose la notion du progrès; — « l'importance et la bienfaisance sont
deux faces d'une qualité unique, la force. »
Dans toute cette théorie il n'y a pas beaucoup de préoccupations
morales^; Taine énonce seulement que certaines forces qu'il appelle
1. Ce n'esl pas sans étonnement que j'ai vu tant de gens prétondre qu'en
Allemagne la loi proposée contre l'art pornographique (surtout dans la forme
théâtrale) était un attentat contre la liberté humaine! A ce propos on a cru
devoir sortir les vieux clichés sur Gœthe et son génie olympien : mais les
Allemands ne devraient pas oublier que le siècle de Gœthe est aussi le siècle
de Napoléon et que leur pays aurait été rayé de l'histoire si les hommes de
1813 n'avaient trouvé de meilleurs inspirateurs que l'auteur des Éléi/ies
romaines et de tant d'oeuvres voluptueuses.
2. Taine, Philosopliie de L'art, t. Il, pp. 3i3i-365.
3. M. Brunetière me parait s'être complètement trompé dans ses appréciations
de cette théorie de Taine, op. cit., pp. 74-76.
236 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
bienfaisantes, agissent pour amener l'homme vers le type qu'il s'est
donné a priori comme le type parfait : ce type parfait est celui que
l'antiquité a imaginé dans ses œuvres classiques. « Il y a longtemps ',
dit-il, que l'ordre [de bienfaisance des caractères] a été trouvé. ..Dans
la morale comme dans l'art, c'est toujours chez les anciens qu'il nous
faut chercher nos préceptes. » Il y a une échelle pour les valeurs bien-
faisantes d'ordre physique, une autre pour celles d'ordre moral: les
premières intéressent l'art plastique, les secondes la littérature : mais
il arrive un moment où cette classification si nette ne peut suffire, parce
que Taine ne pouvait s'en servir pour démontrer la supériorité qu'il
attribue aux Vénitiens sur les Flamands, celle de Florence sur Venise
et enfin celle de l'art grec sur celui de la Renaissance. Il lui faut
justifier son goût personnel par quelques théories; et il en est quitte
pour affirmer que le type le plus parfait - est celui « en qui la noblesse
morale achève la perfection physique «. J'aurais été bien désireux
de savoir comment on pourrait démontrer la supériorité morale que
posséderait d'après lui la Vénus de Milo sur les madones de Raphaël,
— puisque nous ignorons ce que représente le fameux marbre grec!
Quand on va au fond de la philosophie de Taine, on trouve que
fauteur était un homme d'un goût très fin qui gâtait tout ce qu'il
touchait par une très mauvaise métaphysique, capricieuse et parfois
pédante qu'il avait empruntée au positivisme.
On aurait pu s'attendre à trouver des jugements plus solidement
construits dans Guyau; mais s'il y a beaucoup d'excellentes observa-
tionslittéraires dans Lart au point de vue sociologique, on n'y découvre
aucune théorie sociale ; l'auteur est très pénétré de l'importance
morale de l'art; il signale-^ le danger du roman contemporain trop
préoccupé de peindre des névropathes : « L'art, dit-il % aboutit tou-
jours soit à faire avancer, soit à faire reculer la société où son action
s'exerce, selon qu'il la fait sympathiser par f imagination avec une
société idéalement représentée, meilleure ou pire.... Si l'art est autre
chose que la morale, c'est cependant un excellent témoignage pour une
œuvre d'art lorsque, après l'avoir lue, on se sent meilleur et élevé
au-dessus de soi. » J'entends bien que Guyau désire que l'art soit
1. Taine, op. cit., t. II, 334.
2. Taiue, op. cit., t. II, p. 359.
3. Guyau, L'art au poitit de* vue sociolof/ique, p. 378, 380, 382. 11 est très
opposé au réalisme de M. Zola, qu'il accuse de trop insister sur l'instinct géné-
sique (p. 158).
4. Guyau. op. cit., pp. 383-384.
G. SOREL. — LA VALEUR SOCIALE DE l'aUT. 257
«
moral ; mais il ne rattache ce désir (qu'il a emprunté aux notions du
bon sensj à une théorie quelconque.
Dans la même page, il émet même celte proposition, qui semble
être en désaccord avec le reste de ses idées : « La vraie beauté artis-
tique est par elle-même moralisatrice et elle est l'expression de la
vraie sociabilité. » Y aurait-il une vraie et une fausse beauté? Peut-
être s'était- il souvenu de la belle définition de Proudhon ' : « une
représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du
perfectionnement physique et moral de notre espèce ». Mais Prou-
dhon poursuivait cette pensée dans toutes ses conséquences et dans
une invective célèbre sur des nudités indécentes exposées au Salon de
1863, il disait : « Qu'est-ce donc qu'un jury à qui il faut apprendre
que l'art n'est rien en dehors de la morale? - »
Sans doute l'artiste ne satisfait pas toujours à cette condition;
faudra-t-il conclure de là que l'artiste ne produit pas toujours une
véritable œuvre d'art? Cette doctrine a été celle de beaucoup de
grands philosophes, qui ont parlé de l'art avec un enthousiasme
austère. « L'art, dit Hegel % nous offre l'harmonie réalisée des deux
termes de l'existence, de la loi des êtres et de leur manifestation....
Le beau est l'essence réalisée, l'activité conforme à son but et iden-
tifiée avec lui.... Le bien est l'accord cherché : le beau est l'harmonie
réalisée. » Toute la théorie de Tolstoï est fondée sur la distinction
de l'art vrai et de l'art faux.
Pour justifier cette manière de raisonner, il faudrait démontrer
que vraiment les grandes œuvres, tout au moins, satisfont aux con-
ditions de l'art vrai. Cela est assez souvent exact; en prenant con-
tact avec des génies supérieurs qui ont connu toute l'amertume de
la vie, tout le désenchantement des illusions et toute la vanité des
appétits vulgaires, nous sentons passer un feu purificateur dans
notre âme. Cela est surtout exact quand le génie de ces grands créa-
teurs d'art est profondément pénétré de pessimisme; le pessimisme
1. Proiulhon, Du principe de Part, p. 43.
2. Proudhon, op. ctt., p. 259. Chose assez curieuse la théorie proudhonienne
de l'art a été vivement critiquée par M. A Desjardins (P. J. Proudhon, t. II,
p. 82). Cette critique me semble être fort superficielle; l'auteur a sensiblement
modifié la pensée de Proudhon : celui-ci considère l'art comme un moyen, mais
il ne prétend pas qu'un mauvais tableau peint avec de bonnes intentions
devienne une œuvre d'art.
3. Hegel, Esthétique, trad. franc;., Alcan, éditeur, 1875, t. I, p. 21. M. Brune-
tière cite de son côté un passage remarquable de Schopenhauer sur ce que doit
faire la tragédie, op. cit., p. 65, note.
258 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tend toujours à opérer la purgat'ion des passions; il met à nu la misère
des accidents et ne nous permet de sympathiser qu'avec ce qui
dépasse les forces communes de l'humanité ; il est héroïque par nature.
L'art vrai se réaliserait, suivant Tolstoï, lorsque le poète est
vraiment un pionnier du progrès *, ayant compris le but de la vie et
s'inspirant de ces puissantes conceptions humanitaires que l'écrivain
russe considère comme formant l'essence des religions.
Il est manifeste que si l'on veut ne tenir compte que de l'art vrai, il
faut écarter la plus grande masse des choses que les hommes ont con-
sidérées comme des œuvres d'art; on ne pourra guère retenir que les
œuvres littéraires si l'on admet les idées de Tolstoï; et même parmi
celles-ci il faudra rejeter beaucoup de livres renommés. Tolstoï se tire
d'affaire ^ en récusant l'opinion du public qui suit, dit-il, les idées
des critiques professionnels, et il prétend que les critiques sont
incompétents faute d'être fortement émus par l'art.
Toute discussion approfondie sur ce que devrait être l'art vrai me
semble oiseuse, par cequ'il est presque impossible de dire, au moment
où elle parait, si une œuvre aura vraiment une valeur éducalrice sur
l'humanité; la règle que l'on discute se trouve être sans application
pratique; elle est donc comme si elle n'existait pas. Le philosophe
qui jette sur le passé une vue d'ensemble, qui n'a à tenir compte
que d'un petit nombre de documents conservés et peut apprécier
(dans une certaine mesure) l'effet produit par une doctrine, qui ne
peut échapper à la nécessité de juger les actes anciens des hommes,
est, tout naturellement, conduit à considérer comme un art supé-
rieur tout ce qui lui semble avoir été un facteur du progrès (tel
qu'il le comprend). Mais pour nous conduire dans la vie de tous les
jours, nous avons besoin de règles qui puissent servir maintenant et
non de règles qui serviraient aux gens qui viendraient dans trois ou
quatre siècles après nous, pour raisonner sur ce que nous avons fait
et sur ce que nous aurions pu faire.
On ne pourrait pas trouver deux personnes qui soient d'accord
sur la valeur éducatrice des œuvres célèbres de nos contemporains.
M. Brunetière est même assez embarrassé pour savoir ^ si Bajazet et
Modogune ne racontent pas des aventures, « qui seraient assez bien
à leur place dans les annales du crime et de l'impudicité ». Dans
1. Tolstoï, Qu'est-ce que Vart? p. 95.
2. Tolstoï, op. cit., pp. 198-200.
3. Brunetière, op. cit., pp. 64-67.
G. SOREL. — LA VALEUH SOCIALE DE l'aRT. 259
cfts derniers temps, M. Bourget a soutenu ' cet étrange paradoxe que
Madame Bovary est une illustration scientifique du Décalogue et
qu'ainsi le roman moderne nous montre l'harmonie de la science et
de la tradition ! Je ne sais pas si l'auteur de la Physiologie de V amour
moderne a cru dire quelque chose de neuf; mais Guyau avait relevé,
il y a longtemps ^ ce qu'a de ridicule l'illusion des romanciers qui
prétendent préparer des réformes morales en décrivant des plaies
sociales.
La règle que prétend imposer Tolstoï ne peut donc conduire à
aucune appréciation raisonnée : chacun fabriquerait une théorie
sociale suivant ses convenances, pour justifier au point de vue édu-
catif les œuvres qui lui plaisent.
Cette conception de l'art, regardé comme un moyen de formation
du peuple, nous vient de la philosophie grecque; Tolstoï ne dissi-
mule pas, d'ailleurs, l'origine de ses idées; il observe ' que pour les
sages de Vauliquité, l'art n'était que celte partie de notre activité
qui communique à l'homme les sentiments les plus nobles. Ainsi les
grands efforts qui ont pour but la création des œuvres d'art, n'abou-
tiraient pas à de vaines décorations de la vie; ce seraient des élé-
ments essentiels de notre culture et même peut-être quelques-uns
des éléments les plus essentiels.
Mais la vie moderne ne ressemble en aucune façon à la vie antique ;
jadis la philosophie se préoccupait surtout d'une élite de citoyens,
qui devaient s'entretenir constamment dans des sentiments héroï-
ques pour pouvoir sauver la Cité, menacée à tout instant de la
ruine; tout devait être sacrifié à la défense de la république. En
fait, jamais les utopies des philosophes n'ont été réalisées, et l'art
grec s'est développé indépendamment de leurs théories : ce que
nous avons à étudier ce n'est pas ce qui pourrait être, mais ce qui
est réellement; en nous basant sur les Cités théoriques fabriquées
par les philosophes grecs, nous tournons le dos à l'enseignement
que doit nous donner l'histoire.
Il existe, d'ailleurs, des différences très profondes entre l'art ancien
et l'art moderne; ces différences ont frappé tous les auteurs et il est
essentiel de les bien mettre en lumière.
1. P. Bourget, Préface du troisième volume de ses œuvres complètes.
2. Guyau, op. cit., pp. 382-383.
3. Tolstoï, op. cit., p. 92.
260 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
III
Suivant M. Ribot^ l'art moderne diffère des arts primitifs par le
passage du social à l'individuel; ce serait au terme de cette évolu-
tion que l'on trouverait la théorie de l'art pour l'art. Je crois qu'il
y a toujours eu dans les civilisations classiques un mélange des
divers moments de cette évolution ; mais je ne me représente pas
tout à fait les choses comme M. Ribot. Ce qui me frappe le plus
dans les arts antiques c'est la prédominance de groupements qui
aboutissent à former des arts complexes, à la fois utilitaires et esthé-
tiques : ainsi étaient l'architecture du temple, des tombeaux et des
citadelles, — les rites religieux, — la pédagogie. Ces arts complexes
servaient généralement à des Ans collectives dans les républiques
grecques; mais l'art qui servait à orner les palais des rois de Perse
ou d'Assyrie n'avait rien de social; il était absolument aussi parti-
culariste que celui des artistes de la Renaissance décorant les palais
des princes.
Le deuxième moment de l'histoire de l'art nous montre une rup-
ture de ces ensembles; chaque exécutant s'enferme dans son atelier;
il ne cherche qu'à perfectionner sa technique particulière, de
manière à faire valoir son habileté dans sa spécialité. Les écoles
académiques, fondées à la fin de la Renaissance, rendirent défini-
tive cette dislocation; on peut dire que rart devint abstrait. L'habi-
leté professionnelle passa au premier rang ; on inventa de nouvelles
formes qu'il aurait été impossible de faire entrer dans les anciens
ensembles ; ainsi le paysage et la peinture des scènes de la vie com-
mune prirent une importance que personne n'eût jadis soupçon-
née; nous y admirons l'adresse avec laquelle l'artiste est parvenu à
démêler, au milieu de spectacles confus, des aspects intéressants qui
échappent à notre observation.
L'art, une fois émancipé et ^ « refaisant (suivant l'expression de
Proudhoni à sa guise et en vue de sa propre gloire, la phénoménalité
des choses », l'esprit eut besoin d'une théorie métaphysique pour
justifier le nouveau genre d'activité. Alors on constitua la théorie de
la Beauté, qui n'est pas aussi absurde que le pense M. Brunetiére^;
1. Ribot, Psi/chùlof/ie des senliînenis, p. 330.
2. Proudhon, Justice, t. III, p. 343.
3. Brunelière, op. cit., p. 90.
G. SOREL. — \A VALKUH SOCIALE DE l'aRT. 261
elle sert à marquer, d'une manière précise, la rupture définitive
opérée et à indiquer que chaque art poursuit isolément sa perfec-
tion d'exécution.
Mais l'art n'avait pu s'émanciper des traditions qu'à la condition
de se donner des lois techniques, qui peu à peu se transformèrent
en une scolastique puérile; et celle-ci rendit l'académisme souve-
rainement ridicule. Échapper à toute règle fut le mot d'ordre de
beaucoup d'écoles, qui aboutissaient cependant à de nouvelles
scolastiques; mais en fait, l'esprit s'émancipait au fur et à mesure
que le nombre des voies ouvertes devant notre action devenait plus
grand.
Les querelles d'écoles ont fini par s'apaiser, parce qu'il est devenu
évident que ces querelles ne peuvent aboutir à rien, le public n'ac-
ceptant plus de modes exclusifs d'expression. Désormais le dogme
de la Beauté disparaît; nous ne croyons plus à l'existence d'une loi
générale qui réglera l'art; nous sommes disposés à accepter tout ce
qui montre chez le créateur un ingénieux talent d'invention ou de
combinaison.
Il y a un siècle quand régnait l'art académique, les peintres et les
sculpteurs, enchaînés par les formules des écoles, travaillaient sans
prendre aucun souci des monuments qui devaient renfermer leurs
œuvres; ce n'est pas que le bon goût leur manquât; c'est qu'ils
manquaient de la liberté dont jouissent nos artistes comtemporains,
— entravés qu'ils étaient par les règles académiques. Grâce aux res-
sources si nombreuses que présente aujourd'hui l'art — qui s'est
affranchi en s'enrichissant — il devient possible d'établir une coor-
dination raisonnée entre toutes les parties.
Mais, dit-on, l'art complètement émancipé n'est plus qu'un moyen
de flatter les goûts du public, tout comme était déjà l'art de la
Renaissance; la disparition des anciennes règles le rend tout à fait
dépendant des instincts des amateurs ; condamné à plaire à tout
prix, il a perdu toute son indépendance, sa dignité et sa vraie
liberté. Des philosophes ont, maintes fois, insisté sur ce point et
soutenu que l'art perd toute raison d'être quand il est ainsi subor-
donné au plaisir. Leurs objections ne se rapportent pas seulement à
l'époque actuelle; carde touttempsil a existé une partie très impor-
tante de l'art se trouvant dans cette situation : ces objections sont,
en grande partie, fondées.
On reproche à l'art libre (ou individualiste suivant l'expression de
262 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
M. Ribot) d'être trop préoccupé de Teffet^de chercher le bizarre,
l'extraordinaire et parfois l'extravagant, de vouloir étonner l'esprit
plutôt que séduire par la grâce et la force des sentiments. La bizar-
rerie est de tous les temps; elle est la caricature de l'originalité
sans laquelle il n'y a pas d'art possible; nous voulons que le créa-
teur nous montre qu'il peut produire quelque chose de personnel,
ou tout au moins quelque chose qui n'appartienne pas au cours vul-
gaire de la vie.
Plus graves sont les reproches que l'on adresse à la littérature
qui prétend se mettre en dehors de la morale. Il existe une produc-
tion très abondante de fables et de contes, qui, depuis les temps les
plus anciens, enseignent un utilitarisme très plat : ne pas se casser
la tête avec l'idée de justice, s'arranger pour vivre confortablement
sans souci des lois de la conscience, prendre son parti des violences
qu'on ne peut empêcher, voilà ce que M. Brunetière - trouve fort
mauvais et c'est pourquoi il reproche aux fables de La Fontaine
d'être fort impropres à former le cœur de la jeunesse. Je crois qu'il
a parfaitement raison, comme avait raison Rousseau 3 quand il
reprochait à ses contemporains d'avoir tiré leur basse moralité des
contes et des fables de La Fontaine.
A l'opposé de cette indulgence malsaine se trouve la révolte ins-
tinctive du personnage fort qui, sentant sa force, s'insurge contre les
lois et prétend se créer une vie spéciale : les chants populaires du
monde entier ont célébré le brigand ; les drames modernes où sont
développées de prétendues thèses sociales, ne diffèrent pas essentiel-
lement de ces chants des barbares.
La littérature avancée s'alimente beaucoup à ces deux sources et
aboutit à créer une sorte de synthèse, dans laquelle se donnent
libre carrière l'envie et la haine; il y a dans notre nature quelque
chose de servile et nous éprouvons un grand plaisir à voir signaler
les mésaventures qui arrivent aux gens que leur situation sociale
oblige à respecter dans la vie courante. Tout individu qui sort du
commun devient un suspect pour le romancier ou le dramaturge.
1. Cf. Tolstoï, ojo. cit., pp. 138-167, 178-193, 210-234.
2. Brunetière, op. cit., pp. 95-96. — Cette morale de La Fontaine ne ressemble-
t-elle pas beaucoup à celle des gens qui, durant l'atTaire Dreyfus, soutenaient que
ces choses-là ne les intéressaient pas? M. Brunetière a soutenu des idées à peu
près semblables à celle que je signale ici.
3. Rousseau, Emile, 1. II.
G. SOREL. — LA VALEUFl SOCIALE DE 1. AHï. 263
qui s'efîorcent de le placer dans des situations odieuses ou grotes-
ques. Les sentiments que suscitent des œuvres de ce genre, ne sont
pas bons; quelques théoriciens ont vainement soutenu que la
comédie sert à corriger les mœurs; cela pourrait être vrai pour la
comédie qui ne serait pas inspirée par l'envie, qui ne ferait pas fond
sur la sottise, l'extravagance et l'ineptie de personnages que l'au-
teur veut dénigrer. Le vrai comique, tel que le comprend Hegel,
caractérisé par la sécurité que l'on éprouve de se sentir élevé
au-dessus de sa propre contradiction, de se sentir assez sûr de soi-
même pour rire de ses propres travers, — ce comique est très rare
dans la littérature ^
Mais on prétend que l'art renferme une cause bien plus grave
d'immoralité; on l'accuse de s'occuper beaucoup trop des situations
vicieuses, parce qu'il trouve de ce côté beaucoup de ressources
pour sa création et parce qu'il peut ainsi, beaucoup plus facilement,
séduire le public. Guyau- et Tolstoï^ ont beaucoup insisté sur ce
calcul et peut-être n'ont-ils pas été assez au fond des choses ; je me
demande si, en dehors de tout calcul de ce genre, l'art ne renferme-
rait pas un germe profond d'immoralité, comme l'ont affirmé pas
mal de moralistes; l'histoire ne montre-t-elle pas que dans toutes les
époques il a été un agent de corruption *, « excepté au moyen âge où
[il] s'est fait l'interprète de la spiritualité chrétienne? »
La psychologie contemporaine n'a guère étudié cette question;
cependant on s'est demandé, dans ces derniers temps, s'il n'existe
pas une certaine affinité entre la production artistique et l'instinct
sexuel; M. Ribot ^ semble assez disposé à admettre sur ce point la
théorie du métaphysicien Froschammer. Il y a fort longtemps que
j'avais observé que chez les personnes ayant le tempérament artiste
le sentiment du beau est, assez généralement, lié à une très légère
surexcitation voluptueuse : cette surexcitation échappe d'autant
plus facilement au regard de leur conscience que les artistes sont
gens peu aptes à observer en eux-mêmes. Chez des hommes
1. " Que le magistrat, le militaire, le marchand, le paysan, que toutes les
conditions de la société, se voyant tour à tour dans l'idéalisme de leur dignité
et de leur bassesse, apprennent, par la gloire et par la honte, à rectifier leurs
idées, à corriger leurs mœurs et à perfectionner leur institution. » (Proudhon,
Philosophie du prof/7'ès, OEuvres, t. XX, p. "1.)
2. Guyau, op. cit., p. 158 et 381.
.3. Tolstoï, op. cit., p. 135 et p. 289.
4. Proudhon, Du principe de l'art, p. 253.
5. Ribot, Essai sur Viinafjination créatrice, pp. 62-65.
264 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
fougueux, habitués à exprimer tout liaut ce qu'ils éprouvent et à
ne pas trop soumettre leurs instincts au contrôle de la raison, cette
excitation peut se traduire par des affirmations et des théories
singulièrement choquantes. M. Brunetière cite' deux passages de
Diderot qui ne laissent aucun doute sur la nature des émotions que
ce célèbre critique éprouvait devant les tableaux du Corrège et
devant les spectacles de la nature. Ces passages étonnent et scan-
dalisent M. Brunetière, qui n'a pas vu que les sentiments exprimés
par Diderot ne sont que l'exagération des sentiments éprouvés par
la très grande masse des hommes.
Ailleurs M. Brunetière- observe très justement que les statues
grecques les plus belles ne possèdent point cette chasteté que
leur attribuent quelques théoriciens. Si leur nudité ne nous choque
point, c'est que nous les considérons comme des pièces d'une
collection scientifique et surtout c'est que nous ne comprenons
pas bien ce qu'elles représentent. Il semble, d'ailleurs, que les
artistes grecs de la grande époque n'aient pas cherché à exprimer
fortement l'individualité de leurs personnages; nous nous désin-
téressons de ce qui peut se passer dans le cœur de leurs héros;
il arrive même, assez souvent, que nous ne sommes pas très
sûrs de l'attribution d'une statue. Ces chefs-d'œuvre sont chastes
dans la mesure où ils sont incompréhensibles pour notre âme; mais
on peut se demander si à la longue^ « cette beauté [ne finit point]
par inspirer des pensées impures ».
IV
Si l'art n'est qu'un moyen d'amusement, assez dangereux pour
la moralité publique, comment se fait-il qu'il ait conquis une si
grande place dans les préoccupations de l'humanité? Nous sommes
habitués, depuis que les théories évolutionnistes sont à la mode, à
considérer comme des survivances tout ce qui ne présente point un
caractère marqué d'utilité : l'art serait-il donc une survivance"?
Il nous faut nous demander comment on peut légitimer les préoc-
cupations artistiques; et nul doute que ce problème ne se pose
aujourd'hui sur le terrain de la justice économique.
1. Brunetière, op. cit., p. 68.
2. Brunetière, op. cit., p. 64.
3. Proudhon, Du principe de l'art, p. 327.
G. SOREL. — LA VALEUR SOCIALK DK L AUT. 265
La théorie qui ramène l'art à un jeu paraît avoir pris naissance
en Angleterre au xviii" siècle; et c'est dans ce pays qu'elle a été
surtout développée.
En Angleterre existe une aristocratie ancienne et puissante,
qui perçoit d'immenses revenus sur la richesse générale du pays;
et cette richesse a paru longtemps se produire, d'une manière à
peu prés automatique, sur une échelle progressive. Il paraissait
y avoir dans les pays modernes, normalement, une surahon-
dance de forces qu'il fallait dépenser; la dépenser sous forme d'ob-
jets d'art paraissait le, moyen le plus noble que l'on pût imaginer.
La Renaissance avait eu la même conception de l'art produit pour
le plaisir d'une aristocratie; mais la richesse de l'Italie avait rapi-
dement disparu, en sorte qu'on ne pouvait guère considérer cette
magnifique floraison artistique comme un phénomène normal;
quelques-uns pouvaient même soutenir qu'elle avait contribué à
ruiner le pays, tandis qu'en Angleterre, jusqu'à ces dernières
années, on pouvait croire que la richesse du pays était intarissable
et ses supériorités industrielles éternelles.
De nouvelles conceptions économiques se sont fait jour; on a
cessé de s'extasier devant la puissance incroyable de la production
et on s'est aperçu, avec efl'roi, que le monde moderne a beaucoup
de peine à ne pas tomber au régime de la famine; on a vu que le
progrès ne se produit pas d'une manière automatique et que tous
les efforts de la science arrivent, tout juste, à nous permettre de
perfectionner la production avec une grande lenteur. Le jour où la
démocratie contemporaine a eu conscience de la loi de pauvreté '
qui pèse sur elle, on s'est demandé si l'emploi des ressources
prélevées pour alimenter la production artistique était justifié,
s'il y avait, vraiment, égalité dans l'échange des services, si la
justice commutative était respectée.
M. Brunetière se place au point de vue des économistes quand il
dit aux artistes ^ : « Permettez-moi de croire qu'il y a quelque chose
d'aussi important ou de plus important au monde que de broyer
des couleurs ou de cadencer des phrases!.. Il y a bien des choses
dont nous nous passerions plus malaisément que de vous! et vous-
mêmes de quoi vivriez-vous si le travail incessant [des autres] ne
1. Cf. Proudhon, La f/uerre et la paix, t. II, pp. 126-144.
2. Brunetière, op. cit., pp. 102-103.
266 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
VOUS assurait votre pain quotidien? » Et Tolstoï ' n'est pas moins
frappé des caractères parasitaires de l'art.
Il est très probable que l'art ne peut pas être complètement débar-
rassé de l'idée du jeu, de même qu'il ne saurait jamais être séparé
de toute influence pédagogique; mais il n'est exclusivement ni l'une
ni l'autre de ces deux choses; en tout cas il ne saurait être un jeu
ou une pédagogie dans le sens oi^i il l'a été dans des civilisations
complètement différentes de la nôtre.
Nous devons, tout d'abord, observer que le jeu peut être conçu
tout autrement qu'il ne l'a été dans les sociétés aristocratiques du
passé : autrefois on se préoccupait fort peu de l'artiste; l'essentiel
était de connaître les sentiments que son œuvre produit dans l'âme
de ceux qui le paient. Mais cette division de la société en deux
groupes, l'un amateur, l'autre exécutant, semble être de plus en plus
étrangère à nos idées : nous comprenons mal une société qui
soit faite pour le plaisir des classes privilégiées. Il paraît donc
étrange que l'art doive avoir un but aussi restreint ; il nous faut
chercher s'il ne serait pas susceptible de s'adapter aux conditions
essentielles de la vie moderne.
Tout le monde comprend, d'une manière plus ou moins instinctive,
que tout élément de culture doit s'universaliser à l'heure actuelle;
on a souvent défini ce mouvement en le rapportant à la démo-
cratie ; on pourrait tout aussi bien le rapporter à la loi du travail
universel ; mais quelle que soit la cause, le fait est frappant, et on se
demande si l'art ne doit pas tendre à s'universaliser. Une chose
incontestable est que le public se considère, de moins en moins,
comme une réunion d'amateurs passifs; il commence à intervenir
d'une manière active dans l'art; et je crois que ce fait est de nature
à nous éclairer beaucoup sur l'évolution de plusieurs des arts
contemporains.
Dans la haute antiquité l'art avait appelé à lui un très grand
nombre de citoyens : la grande importance des danses sacrées tenait
en partie à ce qu'elles réunissaient tous les citoyens comme exécu-
tants; les chœurs des chanteurs, les fêtes publiques tiraient leur
valeur de la même cause. L'art aristocratique, tendant à remettre
les rôles d'exécutants à des mercenaires, avait brisé l'unité qui me
semble être en train de se reconstituer, dans la mesure où elle est
1. Tolstoï, o;j. cit., pp. 278-285.
G. SOREL. — LA VAI.EUK SOCIALK DE l'aIIT. 207
compatible avec notre civilisation contemporaine. Il y a beaucoup
d'arts qui exigent une intervention active des citoyens; et ces arts
sont en voie de progrès, à l'heure actuelle.
Un des phénomènes les plus remarquables de l'histoire artistique
contemporaine, a été la grande importance prise par la musique;
cela ne doit pas nous étonner; c'est qu'aujourd'hui, grâce à l'extrême
variété des moyens d'exécution mis à la disposition du public,
presque tout le monde peut devenir exécutant. L'exécutant est plus
qu'un simple amateur; il crée lui aussi quelque chose et il n^aime
la musique que dans la mesure où il se sent créateur.
Le théâtre renferme des formes très variées; mais tout le monde
observe que, d'ordinaire, nous faisons plus qu'assister à une simple
récitation de dialogues; dans bien des cas, nous sommes comme
le chœur antique, et nous sommes mêlés à l'action; officiellement^
nous ne sommes pas des exécutants, mais, en fait, nous discutons
et nous agissons en nous-mêmes, au fur et à mesure que le drame se
développe. Cela est vrai dans la mesure où est vraie la théorie de
M. William Archer qui veut que le drame renferme un jugement et
un idéal ; — c'est-à-dire que cela n'est vrai que pour certaines espèces
de drame, pour celles qui ne sont pas un simple jeu divertissant.
Nous ne trouvons de beauté à l'architecture que si nous parve-
nons à refaire en partie le travail de l'artiste, si nous savons décom-
poser son œuvre en parties dont la coordination raisonnée nous
apparaît clairement, si nous devenons, en quelque sorte, l'élève qui
étudie la leçon du maître. Il est bon d'observer que depuis un certain
nombre d'années tous les auteurs qui écrivent sur l'architecture,
s'efforcent de faire ressortir le caractère rationnel de cet art et
de fonder tout jugement esthétique sur des raisonnements.
D'autre part, il ne semble pas douteux que les arts que nous
devons simplement goûter comme amateurs, qui sont pour nous
des jeux aimables, subissent une profonde transformation et per-
dent de leur importance. On se plaint de la décadence de la poésie,
qui n'est plus guère qu'un agencement de rythmes; elle devient,
chaque jour davantage et de l'aveu même des poètes, un art réservé
aux dilettantes et ne sert, le plus souvent, qu'à déguiser le vide de
la pensée.
Les nouvelles techniques littéraires produisent une transfor-
mation de jour en jour plus profonde dans la manière d'écrire : la
revue et le journal tendent à remplacer le livre; ce sont des produc-
Kev. meta. t. IX. — 1901. 19
268 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tions n'ayant qu'un intérêt tout temporaire qui l'emportent sur les
productions destinées à l'avenir. Sur ces phénomènes, on a beaucoup
écrit; on a bien des fois déploré la déchéance de lart; peut-être bien
s'est-on trompé et faut-il voir là seulement une transformation qui
est en rapport étroit avec les nouvelles conditions de notre civili-
sation.
Les philosophes de l'art ont, presque tous, voulu prouver que
chaque période historique a eu son art préféré : les Grecs ont
excellé, dit-on, dans la sculpture; les Italiens de la Renaissance
dans la peinture d'histoire religieuse; les Hollandais dans le pay-
sage; etc. Ces philosophes ont soutenu que ces préférences peuvent
être rapportées à des causes générales. Les théories proposées sont
toutes très contestables; mais il y a un fond de vérité dans toutes
ces philosophies. Il y a surtout ce fait capital que l'art n'est pas un
faisceau rigide de forces assemblées suivant un plan uniforme, mais
qu'il y a des arts se groupant de manières très diverses et prenant
chacun une importance particulière suivant les époques.
Il ne serait donc pas du tout étonnant que la littérature devînt
un genre de plus en plus secondaire; s'il en était ainsi presque toutes
les objections que fait Tolstoï à l'art, tomberaient; car sa critique
porte surtout sur la production littéraire.
Une transformation non moins remarquable est celle qui se mani-
feste par la renaissance des arts industriels, si longtemps méprisés,
que les travaux des restaurateurs de cathédrales ont remis en
honneur. Il est très manifeste qu'il en est résulté une certaine
déchéance de ce qu'on appelait jadis les Beaux Arts : les produits
des écoles académiques intéressent de moins en moins le public; si
les musées n'existaient pas pour les recueillir, on ne sait ce qu'ils
deviendraient.
A l'heure actuelle, le travail a pris une importance qu'il n'avait
jamais eu à aucune époque. Dans notre pensée, il est encore plus
important qu'il ne l'est dans le monde réel : nous pensons comme
si se trouvait réalisée une société de producteurs, attelée à un labeur
incessant et uniquement préoccupée d'agrandir incessamment le
champ de la puissance humaine. Cet idéal gouverne de plus en plus
nos sentiments; nous le retrouvons dans tous les essais actuels
G. SOREL. — LA YALELIl SOCIALE I)K l'aI'.T. 269
relatifs à la morale pratique; nous devons le retrouver dans l'art.
Par suite les destinées de l'art moderne sont tout à fait différentes
de celles de l'art qui avait eu pour objet le plaisir d'une société
disposant d'une surabondance de forces qu'il fallait dépenser en
luxe'.
Notre société n'est pas seulement caractérisée par l'universali-
sation du travail; le travail ne cesse aussi de devenir plus intense et
plus absorbant; il faut que toutes nos capacités d'attention soient
tendues avec une application que personne ne soupçonnait autre-
fois; il ne faut pas perdre de temps, mais encore il faut l'employer
d'une manière aussi complète qu'il est possible. Un pareil régime
serait intolérable et aboutirait à la fatigue intellectuelle ou à l'éner-
vement, s'il n'était accompagné de délassements qui coupent court
à toute préoccupation, qui arrêtent le travail de l'esprit et nous
mettent, pour queltiue temps, sous la pure domination des forces
purement physiologiques. On a observé souvent que les hommes
d'affaires éprouvent le besoin de rompre brusquement avec leurs
habitudes de travail excessif en assistant à des spectacles d'une
bouffonnerie enfantine : les pychologistes ont remarqué que le rire
est, dans beaucoup de cas, un fait presque complètement physique
et on comprend, dès lors, facilement, comment cette explosion de la
nature matérielle peut faire disparaître une fatigue intellectuelle
qui résulte de l'impossibilité où nous sommes de nous arrêter dans
le cours de nos réflexions ^
On peut rattacher au même ordre d'idées les spectacles qui char-
ment les yeux des peuples enfants, comme les féeries, les aventures
invraisemblables et les grandes masses des ballets décoratifs. On n'a
pas tenu assez compte de ces besoins dans les projets que l'on a
souvent dressés pour des théâtres populaires; on a voulu donner à
ces théâtres une portée philosophique, en faire un moyen de propa-
gation pour des idées nouvelles, restaurer en quelque sorte des
Mystères laïques. Ce sont là des projets sans avenir, qui montrent
1. Nous abordons ici un deuxième moment de l'esUiétique; dans le précédent
l'art était considéré par rapport à l'ensemble des ciloyens, mais on ne prenait
pas en considération son importance par rapport au travail; maintenant nous
allons chercher quels rapports il soutient avec le travail.
2. La plus grande cause du malaise produit parle travail intellectuel résulte
de cette impossibilité de nous arrêter par le simple jeu de la volonté. D'après
Taine, Napoléon aurait eu cette faculté d'arrêt (Le réyvne moderne, t. I, p. 25);
aussi n'était-ii jamais fatigué et ne nièlait-il jamais deu.\ préoccupations l'une
avec l'autre.
270 REVUE DE META.PHYSIQUE ET DE MORALE.
chez leurs auteurs des préoccupations uniquement inspirées par le
passé : à des hommes qui ont beaucoup travaillé par Vattention, il ne
faut pas proposer des problèmes sociaux à discuter à titre de délasse-
ment; les discussions philosophiques n'ont été un amusement que
dans les sociétés qui n'avaient pas à gagner leur vie par un travail
intellectuel intense; il faut nous donner les spectacles qui amusent
les peuples enfants.
Enfin je crois qu'on doit expliquer par le besoin de délassement
la grande admiration que les modernes éprouvent devant les spec-
tacles de la nature; les psychologistes n'ont pas pu expliquer,
jusqu'ici, d'une manière satisfaisante, ce goût pour la nature brute
qui n'a reçu aucun arrangement. Ce goût est assez nouveau ; et
M. Ribot observe ' que dans l'antiquité on ne l'avait vu se manifester
partiellement qu'aux époques de « civilisation avancée », et que la
nature sauvage des montagnes n'a été appréciée que depuis Rousseau ;
il trouve beaucoup de difficultés à se rendre compte de cette exten-
sion de la sympathie. Je crois que l'explication est assez facile si
l'on réfléchit que ces spectacles intéressent surtout les hommes très
intellectualisés : en se plongeant dans ce monde étranger à l'esprit,
ils éprouvent une action sédative bienfaisante.
Ainsi l'art de luxe et de jeu devient un art de délassement, qui
semble être absolument nécessaire pour la santé intellectuelle des
travailleurs de plus en plus absorbés.
La forme la plus intéressante de l'art moderne est celle qui fait
complètement descendre la beauté dans l'utile. Dans une société de
travailleurs, qui sont obligés de lutter, avec une énergie de jour en
jour plus grande, contre les difficultés de l'existence, l'intelligence
se tourne, presque entièrement, vers la production et cherche à la
rendre, à la fois, plus intense et plus parfaite; l'esprit descend dans
l'industrie et il impose à tout ce qu'il touche un caractère spirituel.
Toutes les activités humaines sont de plus en plus disciplinées en
vue du façonnement des matières premières; mais aussi ce façonne-
ment se spiritualise; l'ancien dualisme de l'esprit et du corps, de
la tête et de la main, sur lequel reposait l'économie ancienne, tend à
s'évanouir. Le travail manuel est reconnu pour ce qu'il est réellement,
dans l'histoire, le commencement et la fin de toute notre vie; c'est
lui qui sert à combiner les grossiers essais de l'inventeur, qui ne
d. Ribot, Psychologie des sentiments, p. 337.
G. SOREL. — LA VALEUR SOGIALK ])K L AUT. 271
parvient pas encore à avoir dans son esprit une représentation
intelligible, et par suite susceptible d'être scientifiquement exposée,
de son idée. Mais quand l'élaboration lente de ces créations aura
amené l'iiomme à comprendre pleinement ce qu'il a fait, l'esprit
illuminera de ses lumières le travail routinier du travailleur.
Proudhon a exprimé dans une belle formule ce double mouve-
ment * : « L'idée naît de l'action et doit revenir à l'action, sous peine
de déchéance pour l'agent. » Tout ce qui resterait dans le domaine
de la pure spéculation et qui ne se traduirait par aucun résultat
pratique, lui semblait résulter d'une sorte d'amputation intellec-
tuelle de l'homme ; celui-ci. soumis à la dure loi du travail, ne sau-
rait s'en affranchir pour vivre comme de purs esprits, de même qu'il
ne saurait se confiner dans une occupation qui ne serait pas spiri-
tualisée.
Mais si dans nos œuvres apparaît, d'une manière très claire, la
marque de l'invention intelligente, est-ce que toutes nos productions
vont devenir esthétiques?
Pendant longtemps on a cru que la notion d'art ne peut s'appli-
quer qu'à des productions exceptionnelles, faites dans les ateliers
académiques et destinées à l'ornement de palais ou de musées; ces
productions nobles appartenaient au domaine des Beaux Arts; les
arts réputés inférieurs avaient subi une déchéance progressive, à tel
point qu'il y a une soixantaine d'années on aurait passé pour un
original si l'on avait attribué au travail des ouvriers une valeur artis-
tique. Une grande transformation s'est faite depuis que l'on a
commencé à restaurer les cathédrales ; le bric-à-brac archéologique
est devenu à la mode, et des industries complètement abandonnées
depuis longtemps ont repris une grande faveur; mais on a jugé ces
arts décoratifs d'après les principes que la Renaissance avait intro-
duits, c'est-à-dire comme des arts de luxe.
Viollet-le-Duc a souvent signalé que les artisans du moyen âge
adoptaient des solutions très économiques, eu égard aux conditions
spéciales de l'époque : les matériaux étaient alors très chers et la
main-d'œuvre très bon marché; leurs solutions conduisent aujour-
d'hui à des résultats tout opposés et sont effroyablement chers. C'est
leur cherté qui a fait, en très grande partie, leur succès auprès des
amateurs modernes. Depuis la Renaissance, nous croyons, en effet,
1. Proudhon, Justice, t. II, p. 31i.
272 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
qu'un objet d'usage commun ne mérite d'être appelé un objet d'art
que s'il est traité d'une manière si compliquée et d'après des procédés
si difficiles qu'il devienthorriblementcoilteux. Les armures italiennes
sont bien une des choses les plus déraisonnables qu'on ait pu ima-
giner; les visiteurs du pavillon royal d'Espagne à l'Exposition de
1900 ont pu remarquer la grande différence qui existe entre les
armes de Milan et celles d'Allemagne et combien celles-ci sont
vraiment plus hautement artistiques dans leur sauvage simplicité.
Les coffrets et les serrures en fer ciselé, les buffets qui reprodui-
sent des architectures compliquées, les incrustations et les figurines
d'un travail délicat, fournissent des modèles d'un art traité au
rebours du bon sens, d'un art qui aboutit à la dissociation complète
d'avec l'industrie, d'un art qui, produisant pour la collection et
non pour l'usage de la vie, doit aboutir à la mort.
Si l'esprit descend vraiment dans la production, il n'y a plus
lieu d'attacher aucune importance aux minuties du travail; dans
les belles grilles en fer que le gouvernement allemand avait tant
multipliées à l'Exposition, on ne trouvait aucune recherche de ce
genre; la rudesse du travail de forge, avec ses coups do marteau
et ses robustes soudures, n'était dissimulée par aucun artifice et
aucune reprise : c'était de Vart vraiment compris par des hommes qui
se sentent forts.
A l'heure actuelle il se fait d'admirables essais pour renouveler
l'art ' ; et il me semble qu'au milieu de tous ces essais il est possible
d'établir un certain ordre, de proposer des classifications provisoires,
qui jettent une grande lumière sur le rôle de l'art dans le monde
moderne.
Toutes les productions de l'homme n'ont pas une égale importance
pour sa culture; celles auxquelles on applique le plus actuellement
l'art décoratif sont celles qui ont la moindre importance ; et c'est à
cause de leur inutilité, imitée de l'inutilité des Beaux-Arts, que beau-
coup de personnes acceptent comme artistiques certains meubles
d'un travail précieux, des verres d'une coloration bizarre et des plats
qui ne peuvent avoir d'autre usage que d'être suspendus aux murs"-.
1. Je me permets de regretter que les auteurs qui traitent ces questions ne
s'inspirent pas davantage des conseils de Viollet-le-Duc. Notre génération semble
oublier ce grand artiste, qui fut aussi un grand penseur et qui a répandu tant
d'idées fécondes.
2. Ce snobisme a été érigé en théorie et on a soutenu que l'art est par nature
une inutilité; on pourrait même soutenir, en partant de certains exemples
G. SOREL. — LA VALELU SOCIALI- \)E l'aUT. 273
Il faut toujours se rappeler une notion très profonde que Marx a
émise dans ses œuvres et d'après laquelle les moyens de produire ont
une importance bien supérieure à celle des choses produites. Toutes
les personnes qui s'occupent d'industrie, sont frappées du luxe avec
lequel on organise, aujourd'hui, les grandes machines; on veut
qu'elles aient quelque chose de plus que la solidité ; on croit
nécessaire de leur donner de l'ampleur, de belles proportions et
de la dignité : on les traite avec amour, comme les anciens avaient
traité leurs temples. Quand on veut appliquer l'idée de Marx au
passé, on oublie trop souvent que l'outillage industriel des
modernes a pour équivalent dans la Cité grecque, non pas l'outil-
lage des esclaves, mais l'armement des hommes libres : nous devons
construire nos machines et nos usines comme les anciens construi-
saient leurs trirèmes, leurs fortifications et les temples qui étaient
une partie essentielle des acropoles. Il n'est pas difficile de voir qu'il y
a une tendance très marquée à comprendre l'utilité d'accorder une
valeur esthétique à nos grands moyens de production : le travail est
mieux fait quand tout ce qui entoure l'ouvrier est traité avec art :
c'est ce qui est devenu presque un lieu commun parmi les grands
industriels.
Il va sans dire que la beauté d'une machine ne saurait dépendre
d'une exécution luxueuse, d'une ornementation superflue, d'une
dépense inutile de main-d'œuvre; c'est l'ordonnance générale qui
importe surtout, et les pièces doivent être combinées au point de
vue de la perfection qui correspond à leur usage.
Depuis longtemps les peuples civilisés ont attaché une grande
importance à leurs voies de communication ; quand on a commencé
à construire les chemins de fer, l'architecture traversait une période
de crise et il était impossible de se faire une idée juste de la manière
dont il convenait de traiter ces nouveaux moyens d'échange ; pen-
dant longtemps on a fort mal employé les immenses ressources dont
on disposait. Tous les visiteurs de l'Exposition ont été frappés du
contraste qui existait entre le génie civil des Allemands et le mHre;
Je premier manifestait un souci esthétique très marqué dans la
composition des grands travaux de chemins de fer, tandis que
de ce siècle, que rarchiteclure a pour essence de rendre les constructions
absurdes et incommodes; mais tout le monde s'accorde, aujourd'hui, pour
se plaindre des architectes dès que leurs édifices ne sont pas à la convenance
de ceux qui s'en servent.
274 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
chez nous on ne trouvait guère que les manifestations d'un esprit
vieillot.
Dans ï'Exposition allemande on sentait la vigueur d'un peuple
qui a pleine conscience de sa force, qui éprouve du plaisir à
l'affirmer et qui connaît la valeur pour l'avenir des grandes œuvres
collectives qu'il a su mener à bonne fin. On sentait qu'il y a derrière
ces œuvres des hommes qui sont capables de marcher résolument
de l'avant.
Enfin tous les écrivains contemporains ont montré que l'habita-
tion est en quelque . sorte une partie de nous-mêmes, que toute
amélioration dans le régime des logements exerce une action consi-
dérable sur les idées et les mœurs. Depuis quelques années des
efi'orts très sérieux sont faits par les architectes pour donner aux
maisons plus de confortable à l'intérieur et un aspect moins horri-
blement uniforme au dehors. Nous voyons s'affirmer ici le besoin
de marquer la valeur de la personnalité humaine; le sauvage la
marque parles oripeaux dont il se décore; l'homme civilisé s'attache
davantage à sa maison qu'à sa toilette; son luxe est ainsi plus
raisonné et susceptible d'une expression artistique plus haute.
VI
Si les choses se passent comme je l'ai exposé et si l'art devient
de plus en plus mêlé à la vie d'une société occupée de travail, la
manière de juger les choses d'art est transformée. Tous les jours
il devient plus évident, pour les hommes qui réfléchissent, que
le jugement appartient aux gens qui peuvent comprendre la pro-
duction et en pénétrer la spiritualité : les juges naturels sont
les hommes du même métier et des métiers similaires*.
De tout temps les artistes se sont plaints d'être obligés de tra-
vailler pour des juges incompétents. Je crois bien que pour entendre
parfaitement l'architecture du moyen âge, il faut supposer que les
contemporains attachaient peu d'importance aux trésors d'ingé-
niosité que Viollet-le-Duc devait plus lard découvrir dans les cons-
tructions des cathédrales; la multiplicité des sculptures, le côté
1. Voici un troisième moment de l'esthétique; l'art est considéré comme un
pur produit de l'intelligence; son utilité dans le monde passe au second plan; il
faut savoir comment il va se comporter dans l'opération du jugement que nous
portons sur lui et à quelle opération de l'intelligence il va se rattacher.
G. SOREL. — LA VALEUR SOCIALE DE L ART. 275
bric-à-brac de la décoration était seul accessible aux hommes pour
lesquels s'élevaient ces monuments. Aujourd'hui nous entendons
répéter, à chaque instant, que l'artiste doit se préoccuper, avant
tout, de la matière qu'il emploie, de l'usage que l'on doit faire de
son œuvre, et qu'il doit d'abord aboutir à un bon résultat pratique
s'il veut qu'on s'intéresse à son travail : — mais comment des ama-
teurs pourraient-ils être de bons juges pour apprécier ce côté
interne et les combinaisons profondes sous lesquelles va se cacher
l'esprit inventeur? Les propositions que l'on trouve énoncées aujour-
d'hui partout, supposent que la production se fait comme si elle
devait être jugée uniquement par des camarades de métier. Les
gens étrangers à la pratique d'un art peuvent l'apprécier à leur
tour en discutant les avis émis par les professionnels et utilisant, à
cet effet, les analogies qui existent entre toutes les opérations de
l'esprit inventif.
L'appréciation des œuvres d'art devient de plus en plus une
œuvre de raisonnement; en dépit des objections de Tolstoï, la cri-
tique professionnelle ne cesse de prendre de l'importance et elle
justifie son rôle par la quantité de raison qu'elle introduit dans les
appréciations. L'esthétique s'intellectualise de plus en plus; — et
cette conclusion est tout à fait d'accord avec les principes que
j'expose ici, relatifs à la nature de l'art moderne qui devient la révé-
lation de l'esprit dans le travail.
La première conséquence de l'art ainsi compris est le progrès de
l'individualisme : les artistes ont été parfois personnels d'une
manière exagérée et égoïste ; c'est la caricature d'un sentiment qui
peut être excellent et qui ne nous manque que trop. Aux temps
académiques on a pu croire que l'art avait pour but l'imitation des
belles choses et pour principe l'obéissance à des règles générales;
mais aujourd'hui ces erreurs sont abondonnées par tout le monde;
si on continue à étudier les chefs-d'œuvre de l'antiquité ce n'est
plus en vue de les imiter; c'est, au contraire, en vue de se former une
individualité forte et de rendre plus efficaces les inspirations qui
jailliront du fond même de l'être. L'artiste n'est vraiment artiste
que dans la mesure où il sent l'énergie de son indépendance spiri-
tuelle ; si tous les hommes deviennent travailleurs et travaillent avec
art, on peut espérer que l'éducation esthétique qui leur sera
donnée, aura pour effet de développer l'individualisme dans le
monde; — et cela est bon.
276 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Je sais que beaucoup de personnes se font, aujourd'hui, une
réputation de moralistes en dénonçant le péril individualiste;
j'avoue que je ne puis voir ce péril : il me semble qu'il est dénoncé
par d'habiles gens qui savent tirer parti d'un des plus vilains défauts
de notre nature : nous aimons que l'on traite de vice les vertus dif-
ficiles à acquérir, que nous n'avons pas et que nous ne tenons pas
à posséder. Aujourd'hui le monde est tout dominé par des idées de
servitude, et les hommes qui n'ont pas assez de cœur pour être libres
aiment assez qu'on leur dise que l'amour de la liberté est un vice.
L'ancienne éducation classique avait produit jadis un fort courant
individualiste dans les groupes restreints qui en profitaient; les
anciens élèves des collèges avaient conservé un goût très vif pour la
littérature artiste, et ce goût était entretenu par la lecture des
auteurs latins, qui continuait à les enchanter' : ils ne connaissaient
point de passe-temps plus agréable que celui que leur fournissait
la composition littéraire très soignée. Personne n'a jamais mis, je
crois, en doute que ce régime n'ait eu une influence très grande sur
la tournure d'esprit de nos pères et n'ait entretenu chez eux un
saint enthousiasme pour la liberté. Aujourd'hui les études latines
sont tombées trop bas et nos occupations post-scolaires sont si
éloignées de celles de nos pères qu'on ne saurait songer à entretenir
l'esprit individualiste par ce procédé; mais il est permis de s'ap-
puyer sur cette expérience pour espérer que toute éducation artis-
tique des travailleurs peut développer cet esprit.
Une autre conséquence de cette éducation est de donner à tous
le sentiment que les relations économiques ne sont pas exactement
réductibles à des relations quantitatives, que la vie ne se ramène pas
à des opérations mathématiques et que la loi de l'économie des frais
ne gouverne pas rigoureusement le monde. Cela est extrêmement
important pour la juste intelligence des phénomènes sociaux; il y a
en toutes choses des qualités qui doivent être prises en considéra-
tion et qui influent sur nos jugements. On peut dire qu'à chaque
époque la société établit une échelle de dignités et que les hommes
font les sacrifices nécessaires pour que leurs divers travaux obtien-
nent le rang qui leur est dû dans cette échelle.
1. Il est étonnant que M. Brunetière, qui dans sa brochure sur YÉdiication et
V Instruction, p. 21, avait si bien aperçu le côté artistique de la culture latine,
ait cru devoir plus tard soutenir, dans une conférence sur le gériie latin, que
cette culture combat l'individualisme parce qu'e-lle développe l'idée rationnelle!
G. SOREL. — LA VALEUIl SOCIALE DE l'aKÏ. 277
11 peut arriver qu'un peuple fasse porter son art sur des futilités,
sur des choses qui ne méritent pas d'attirer l'attention des gens
sérieux; mais il ne faut pas accuser l'art de cette folie, l'erreur
remonte aux sources mêmes où s'alimentent toutes les conceptions
de la vie. Dans une société de travailleurs préoccupés d'assurer le
progrès industriel et d'arriver à la pleine intelligibilité de ce qui se
passe autour d'eux, l'art devra se distribuer suivant une échelle
particulière, de manière à mettre en évidence ce qui doit être sur-
tout pris en considération par l'esprit du peuple. L'art devra être
la parure qui servira à montrer l'importance d'une exécution soi-
gnée, consciencieuse et savante : l'art sera, en quelque sorte. Je
moyen par lequel l'infusion de l'intelligence dans le travail manuel
se manifestera aux yeux des travailleurs.
Les conséquences de cette manifestation artistique sont grandes :
car l'homme cesse alors de considérer la loi du travail comme une
loi d'esclavage et de dégradation. Jamais nous ne pourrons
échapper à la nécessité de supporter une fatigue pour produire;
jamais la production ne deviendra un sport, comme l'avaient cru
les utopistes au commencement de ce siècle; jamais l'occupation ne
diminuera, comme le pensent encore aujourd'hui tant de socialistes.
Proudhon a bien vu la loi fondamentale de notre nature quand il a
soutenu que le travail ne cessera de s'accroître. A quoi nous servi-
rait de nous révolter contre une nécessité si impérieuse?
Mais nous avons mieux à faire qu'à opposer une simple résigna-
tion; l'art nous offre le moyen d'ennoblir ce que les anciens regar-
daient comme servile, de trouver une joie orgueilleuse dans la
difficulté vaincue et de nous sentir libres en accomplissant notre
besogne. Et en même temps, le travail exécuté avec un sentiment
artistique est non seulement plus parfait, mais encore plus abon-
dant en quantité; tous les économistes contemporains savent, par
expérience, qu'il est très essentiel de surexciter l'amour pour la
chose produite chez le producteur.
Entouré du prestige de l'art, l'apprentissage perd ses caractères
rebutants et se présente comme un moyen d'associer la culture de
l'esprit avec la recherche de l'habileté professionnelle. J'ai toujours
cru et je crois de plus en plus que les méthodes d'enseignement
abstrait en honneur dans les classes de sciences doivent disparaître
pour être remplacées par des méthodes variées, adaptées aux divers
métiers. Pour que ces procédés puissent réussir, il faut que le jeune
278 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
homme ne trouve pas, clans la pratique de sa profession, moins de
dignité que dans la science qu'on lui enseigne; et pour cela il faut
que son travail lui apparaisse comme revêtu d'un charme esthétique ;
que cela soit possible, c'est ce que personne ne saurait contester.
Ainsi l'art me semble avoir, en dernière analyse, pour mission
d'ennoblir le travail manuel et d'en faire l'égal du travail scienti-
fique. Les difficultés que les moralistes, comme Tolstoï, avaient
élevées contre l'art ne nous arrêteront plus, parce qu'elles s'appli-
quent à tout autre chose qu'à l'art d'un peuple de travailleurs.
L'éducation artistique, au lieu d'être destinée à faire la joie des
oisifs, devient, pour nous, la base de la production industrielle;
c'est à elle que nous nous adresserons pour faire aimer le travail,
pour faire comprendre à l'homme la grandeur de sa destinée et
pour assurer le progrès matériel, sans lequel il n'y aurait, sans
doute, aucun progrès moral solide réalisable aujourd'hui.
G. SOREL.
SUR LES PERCEPTIONS DU TOUCHER
Au sujet des cinq sens, et principalement au sujet du toucher, une
philosophie de l'esprit a réellement un terrain à reprendre. En
effet, la plupart des bons esprits de notre temps jugent qu'il n'est
pas possible de traiter des perceptions du toucher, sans avoir suivi
et discuté de très près les expériences qui ont été faites là-dessus.
Notamment il y a sans doute peu de philosophes qui ne soient em-
barrassés et retardés, dans les recherches qu'ils font sur les percep-
tions du toucher, par l'obscure question du sens musculaire. Il
semble en effet que, de la solution que l'on apportera à cette ques-
tion, tout le reste dépend. Toute perception peut être considérée
comme supposant la connaissance de notre propre mouvement,
c'est-à-dire comme résultant de la découverte d'une relation entre un
certain mouvement de nous et certaines sensations; percevoir c'est
connaître en même temps deux choses, mon mouvement d'après ses
effets constants, et d'autres effets non constants que j'attribue à la
présence, dans telle position par rapport à moi, de telle ou telle chose.
La notion de position serait inintelligible, si je ne connaissais mon
mouvement en même temps que ses effets; car, dire qu'un objet
occupe une certaine position, c'est dire que j'ai tel mouvement à
effectuer si je veux me donner telles sensations. Connaître que la
table est un certain corps que l'on peut toucher, c'est se représenter
une série de sensations possibles; mais une table n'est jamais connue
comme réelle sans aucune détermination de position; et connaître
que la table est dans une certaine position, co n'est pas seulement
affirmer qu'une série de sensations venant d'elle est possible pour
moi, c'est affirmer que cette série n'est possible pour moi qu'en rela-
tion avec une autre série de sensations venant de moi, c'est-à-dire
résultant d'un certain mouvement de mon corps. Si la table occupait,
280 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
par rapport à moi, une autre position, elle représenterait toujours
la même série de sensations possibles; mais cette série serait liée
d'une autre façon à un autre mouvement. Percevoir, c'est-à-dire
connaître des positions, c'est donc connaître la relation qu'il y a
entre les sensations qui me viennent de mon mouvement et les
sensations qui me viennent de l'objet. C'est pourquoi la question de
la connaissance de mon mouvement par moi-même est une des plus
importantes et une des premières que l'on rencontre.
Seulement il ne résulte pas de cela qu'une étude analytique du
toucher dépende de la réponse que l'on fera à la question suivante :
avons-nous ou n'avons-nous pas de sens musculaire? Que les mus-
cles soient ou ne soient pas le siège de sensations spéciales corres-
pondant aux contractions du tissu musculaire, cela importe peu.
L'essentiel, c'est que mon mouvement produise sur moi, en même
temps que les effets variables qui sont liés à la présence de tel ou
tel objet, une série de sensations qui soit toujours la même pour le
même mouvement, et qui soit pour moi comme le signe de la pré-
sence de mon corps; il faut que tout mouvement soit accompagné
d'une série de sensations caractéristiques telles que le mouvement
ne soit jamais sans elles, ni elles sans lui.
Or il est clair que de telles séries de sensations accompagnent
tous mes mouvements. La tension ou le plissement de la peau, le
frottement et la pression des vêtements, produisent des sensations
tactiles faciles à reconnaître. De plus, principalement lorsque nous
nous tenons debout, tous les mouvements d'extension et de flexion
des bras modifient l'équilibre de notre corps, et par suite exigent
une foule d'autres mouvements, comme aussi ils modifient les sen-
sations délicates et variées résultant de la façon dont la plante des
pieds s'appuie sur le sol. 11 est même naturel de penser que la sen-
sibilité très délicate de la plante des pieds signifie que cette partie
de notre corps nous renseigne plus que toutes les autres sur les
changements de position de notre corps et de ses parties. Quoi qu'il
en soit, si nous supposons que les sensations musculaires n'existent
pas, nous n'en concevrons pas moins que tout mouvement du corps
est accompagné d'une série de sensations toujours la même et qui
est pour nous le signe de ce mouvement. Si au contraire nous suppo-
sons qu'il y ait de plus des sensations musculaires, cela ne simpli-
fiera en rien notre théorie et ne la changera même pas; car il ne
viendra à l'idée de personne de penser que des sensations muscu-
E. CHARTIER. — SUR LES rEHCEPTIONS DU ÏOUCHEK. 281
laires puissent nous donner la connaissance immédiate de notre
mouvement et de sa direction. Il faudra toujours que nous apprenions
à interpréter les sensations musculaires, si nous en avons, comme
nous apprendrions à interpréter d'autres sensations constamment
liées à nos mouvements. (Ju'il y ait ou ({u'il n'y ait pas de sens mus-
culaire, la théorie de la perception est la même. Il faut, pour qu'une
perception soit possible, que nous éprouvions, en dehors des sen-
sations qui nous viennent des objets, des sensations qui nous
viennent de notre corps. Ce que sont ces sensations, cela importe
peu, et il est possible qu'elles ne soient pas les mêmes pour tous les
hommes; l'important c'est qu'ils en fassent tous le même usage '.
Percevoir, cela suppose que l'on dislingue, dans toutes les sensa-
tions possibles, un réseau de sensations à peu près invariables que
nous pouvons toujours nous donner dans toutes les circonstances.
Avoir un corps c'est pouvoir cela; c'est avoir toujours à sa portée
certaines sensations; percevoir son propre corps, c'est réveiller ces
sensations en esquissant tous les mouvements possibles du corps.
C'est en ajustant de telles séries constantes à d'autres séries varia-
bles que nous pouvons former la notion des corps extérieurs, et
reconnaître leur position et leur forme.
Prenant donc pour accordé que nous éprouvons des sensations de
mouvement, quelles qu'elles soient, nous avons à nous demander
dans quel ordre il est vraisemblable qu'un individu supposé réduit
au seul toucher pourrait acquérir les diverses connaissances dont se
compose notre notion du monde tactile.
L'étude des conditions générales de la perception permet de com-
1. Ce qui vient d'être dit s'applique à toutes les questions philosophiques
dans lesquelles on doit tenir compte de la structure et des fonctions du corps.
La manière dont, en fait, est réalisée l'union de toutes les parties du corps
humain, comme aussi de leurs modifications et de leurs réactions, importe
peu, et on la connaîtrait parfaitement qu'on ne serait pas, pour cela, ph s
avancé dans la théorie. L'on a assez dit, après Leibnitz, que si l'on entrait dans
le cerveau comme dans un moulin et si l'on y voyait distinctement les cellules,
les parties des cellules, et les mouvements de tout cela, on ne comprendrait
pas encore ce que c'est que perception et mémoire; on l'a assez dit, mais on
n'y a certainement pas fait réflexion comme il fallait. La véritable fonction
du cerveau et du corps ne consiste point dans les mouvements dont, en fait,
ils sont le siège, mais dans les relations nécessaires dont ils sont la condition,
et ces relations ne peuvent être découvertes que par la réflexion. Qu'après cela
les mouvements soient de l'espèce physique o;i de l'espèce chimique, que les
transmissions soient rapides ou lentes, qu'elles suivent des conducteurs con-
tinus ou des chaînes d'éléments distincts qui se réveillent de proche en proche,
cela n'a pas d'intérêt, car cela dépend d'un nombre infini de causes que nous
ne connaîtrons jamais. Spinoza en savait assez sur la nature du corps humain.
282 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
prendre aisément qu'une certaine connaissance de l'ordre des parties
de notre corps précède rationnellement la connaissance de l'ordre
des objets. Nous ne connaissons les autres corps qu'autant que nous
connaissons d'abord notre corps; c'est pourquoi les premiers mou-
vements véritablement utiles des mains sont ceux qui les font se
saisir et se palper l'une l'autre et parcourir la surface de notre
corps. Mais il ne faut pas conclure de cela que nous devions connaître
entièrement notre corps par le toucher avant de pouvoir connaître
aucun objet ; la moindre connaissance locale de notre corps nous suffît
pour que nous ayons l'idée vague d'une série fixe de sensations pos-
sibles indépendantes de nous. Plus tard, à mesure que nous connaî-
trons mieux les objets, en même temps nous perfectionnerons la
connaissance de notre corps.
Quant aux sensations dont nous connaissons d'abord l'ordre fixe,
elles sont nécessairement très vagues; elles doivent consister en
des douleurs plus ou moins vives résultant de la pression, et en
impressions de froid et de chaud. Ces dernières, qui ont peu d'im-
portance relativement aux autres dans notre perception actuelle,
en ont au contraire vraisemblablement une très grande dans les pre-
miers tâtonnements de la perception tactile; et cela tient à ce
qu'elles ne supposent rien autre chose que le contact et qu'elles ne
sont pas modifiées dans leur nature même par la position ou le mou-
vement de nos membres. Au contraire les sensations de pression
dépendent beaucoup plus des mouvements que nous faisons que de
la nature même du corps, ce qui fait que tant que nous n'avons pas
appris à connaître notre mouvement, nous ne tirons de ces sensa-
tions que des données continuellement variables. Par exemple le
même corps métallique me donnera toujours la même impression
de fraîcheur; mais j'en recevrai des sensations de pression très varia-
bles suivant que j'appuierai plus ou moins fortement la main contre
sa surface.
Pour la même raison on comprend que les sensations de pression
variable deviennent, par l'éducation, lorsque nous apprenons à con-
naître notre mouvement, les plus instructives de toutes, car une
même action rendra différentes, pour deux corps différents, deux
sensations d'abord identiques. Par exemple, si je pose la main sur un
bloc de glaise humide ou sur une surface métallique, l'impression
de pression est la même tant que je n'appuie pas ma main contre la
surface; mais si je l'appuie, ce mouvement donne, pour le métal une
E. CHARTIER. — SUK LES PEUCEPTIONS DU TOUCHEU. 283
sensation d'intensité croissante, pour la glaise, une sensation à peu
près constante, mais qui augmente en étendue, puisque ma main
s'enfonce dans la glaise.
Supposons d'abord une série de trois termes a, 6, e, par exemple
un corps froid à côté d'un corps chaud, et séparé de lui par un
corps tiède. Il faut voir maintenant comment j'aurai l'idée d'aller de
l'un à l'autre par un mouvement volontaire. Tant que je n'aurai pas
cette idée, je ne connaîtrai aucune distance. Pour que j'aie cette
idée, il faut que j'aie déjà fait ce mouvement; or pour le faire ne
faut-il pas d'abord le vouloir, et ne tournons-nous pas ainsi dans un
cercle? — Non, il n'est pas nécessaire pour faire un mouvement de
le vouloir; la volonté ne se greffe que sur la vie et la forme supé-
rieure que sur la forme inférieure; si l'être vivant ne commençait
pas par se mouvoir instinctivement, jamais il n'arriverait à se mou-
voir volontairement. Notre existence consciente et volontaire ne
peut jamais être que la suite d'une existence instinctive. La Pensée
consciente ne peut naître que de la Pensée inconsciente, et la sup-
pose avant elle. C'est pourquoi on peut dire que sans la sagesse
implicite qui est la vie, notre sagesse ne serait jamais. Et ainsi, au
cours de cette analyse, nous apparaît une fois de plus la loi fonda-
mentale de la dépendance de notre pensée par rapport à la Pensée.
Ce qui nous empêche de le bien comprendre, c'est que, oubliant la
véritable nature de la pensée, qui est tout entière où elle est et ne
se divise point en parties, nous cherchons à notre pensée un premier
terme et un commencement. Pourtant, il est tout à fait impossible
qu'il y ait un commencement à la pensée, car l'idée la plus simple,
si on l'analyse, est toutes les idées et toute la pensée; telle est, par
exemple, l'idée de distance, sans laquelle toute idée d'objet déter-
miné est impossible, et qui suppose elle-même déjà toutes les idées.
Et cela se traduit en fait par la continuité de la Pensée à l'état de
sommeil ou de puissance. Pensée enveloppée que l'on appelle la
Vie. Il n'y a qu'un vivant qui puisse penser, cela veut dire réellement
qu'il n'y a qu'un pensant qui puisse penser. Toute idée est retrouvée
et non trouvée; et, réellement, quand nous croyons acquérir, nous
découvrons seulement, comme à la lueur d'une lampe, des trésors
enfouis.
Donc nous avons fait déjà, sans le vouloir, le mouvement qui nous
a fait passer du froid au chaud et du chaud au froid; dés lors,
ayant froid, il nous arrive de désirer avoir chaud, de nous repré-
Kev. Meta. T. IX. — 1901. 20
284 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
senter cet objet chaud qui est absent, comme faisant partie de la
série a,6,c dont nous connaissons un des termes, par suite comme
étant séparé actuellement de nous par un ou plusieurs intermé-
diaires ; la série a, b, c est alors connue comme une distance ; et le pro-
blème : passer de a (corps froid) à c (corps chaud) se trouve rem-
placé par le problème aller de a (corps froid) à b (corps tiède) , et enfin
de proche en proche, quelle que soit la série, le problème est enfin
ramené à ce problème simple : passer d'un terme au terme immé-
diatement suivant.
Mais, précisément parce que notre corps n'est pas un point, et
possède une certaine étendue, le terme immédiatement suivant n'est
jamais totalement absent, de sorte que ce que nous désirons nous
l'avons déjà; le problème est donc ramené en définitive à celui-ci,
mettre une partie du corps à la place d'une autre; et c'est ce dont,
avant toute réflexion, l'instinct se charge. On peut même dire que
c'est toujours l'instinct, et comme la vie des muscles, qui meut nos
membres mécaniquement, et conformément à nos désirs; ou plutôt
on ne conçoit même pas ce que pourrait être le désir si d'abord nos
muscles n'étaient pas en marche, et si le commencement du mouve-
ment que nous avons à faire ne donnait à notre désir un sens et une
direction : il faut toujours, et même lorsque nous avons appris à
désirer, que notre action précède notre désir.
Donc le mouvement simple qui substitue l'état désiré à l'état
actuel s'eff'ectue en quelque sorte seul, et nous en constatons les
êfl'ets. Nous nous assurons, en constatant d'autre part que la série
abc se continue toujours dans les deux sens de la même manière
qu'auparavant, que ce n'est pas cette série qui s'est mise en
mouvement, mais qu'au contraire c'est nous-mêmes; d'où nous
tirons l'idée qu'un mouvement de nous peut substituer l'état désiré à
l'état actuel en nous faisant passer par des états intermédiaires
déterminés. Gela n'est autre chose que l'idée d'un mouvement voulu.
Cette idée se précise d'ailleurs très vite à cause des sensations tactiles
spéciales dont elle est accompagnée, et qui résultent du plissement
et de la tension de la peau produit par le changement de forme des
muscles et le jeu des articulations.
La notion de distance est donc maintenant acquise, elle résulte
de cette idée que certains mouvements rendent possible la substitu-
tion d'un état désiré à un état actuel. L'idée de distance n'est jamais
autre chose que la représentation des mouvements que ngtre corps
E. CHARTIER. — suu les pekceptions du toucher. 285
devrait faire pour remplacer les perceptions actuelles par d'autres
perceptions considérées comme faisant partie d'une série fixe.
Mais la notion de distance est toujours très vague tant que nous
n'avons pas l'idée de direction. Or les séries extérieures n'ont pas
par elles-mêmes de direction ; il faut, pour déterminer la direction
d'une série, faire appel à des points de repère fixes, à des régions de
l'espace déterminées d'avance. Considérons une région de l'espace
quelconque ; comme nous ne concevons aucune limite à l'espace, la
position de cette région de l'espace par rapport aux autres régions
est nécessairement tout à fait indéterminée; en effet cette région sera
près ou loin ou à une distance médiocre d'une infinité de régions;
elle sera d'un côté ou de l'autre d'une infinité de régions; à vrai dire
elle ne sera donc ni ici ni là, mais également loin de tout et près de
tout, tant que nous ne rapportons sa position qu'à un espace indé-
fini.
Il faut donc pour déterminer des directions, ce qui, uni à l'idée de
distance, donne l'idée de position, les rapporter à un espace fini et
distinct; or un tel espace existe nécessairement, sans quoi la per-
ception ne serait pas possible : c'est notre corps. C'est donc unique-
ment d'après la forme et les parties de notre corps que nous pour-
rons déterminer des directions. Gela suppose une connaissance déjà
assez avancée de notre propre corps, et des mouvements dont il est
capable.
La première détermination, et la plus claire de toutes, qui parait
devoir résulter de la connaissance de la forme et des mouvements de
notre corps, c'est la division de l'espace en deux régions, celle qui
est en avant, et celle qui est en arrière; ce sont les deux régions
dont nous rapproche et nous éloigne le mouvement naturel de loco-
motion de notre corps.
Les diverses positions des mains cherchant une perception déter-
minée pendant la progression du corps peuvent se ranger en deux
espèces : les premières résultent d'un mouvement des mains qui les
rapproche d'une partie déterminée du corps qui est notre tête; les
autres, des mouvements par lesquels les mains se rapprochent d'une
partie très différente de la première, et facilement distinguable de la
première par le toucher, à savoir le bas du corps et les pieds. De là
la distinction, dans la région en avant, de la région en haut et de la
région en bas.
Enfin dans la région en avant en haut, comme dans la région en
286 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
avant en bas, deux ordres de mouvements sont possibles, les uns qui
rapprochent une de nos mains de l'autre main immobile, et les autres
qui font le contraire; de là la distinction des deux grandes régions
à droite et à gauche, ou plus exactement, d'un côté et de l'autre.
Seulement, dans ce dernier cas, il nous manque un élément d'ap-
préciation important, c'est la facilité de distinguer les parties du
corps qui déterminent des directions opposées. Il est clair qu'on dis-
tingue très facilement au toucher la marche en avant de la marche
en arrière, la tète des pieds. Mais comment distinguer un côté du
corps de l'autre, ou une main de l'autre? Ces parties opposées du
corps se ressemblent en effet à peu près complètement. Aussi voyons-
nous que la distinction immédiate que nous faisons entre la droite
et la gauche résulte de la précaution qu'ont prise ceux qui iious ont
élevés, sans savoir d'ailleurs pourquoi et suivant en cela la tradition,
de rendre, par l'exercice, une de nos mains plus habile que l'autre;
et telle est bien la notion que nous avons de la droite, puisque ces
mots à droite ont formé un adjectif qui est synonyme d'habile. D'aiU
leurs lorsque l'éducation a été, à ce point de vue, négligée, nous
voyons que les adultes confondent souvent la gauche et la droite.
Ainsi il faut voir, dans la tradition tantôt religieuse, tantôt de
pure bienséance, qui interdit de faire servir la main gauche à cer-
tains usages, une habitude qui est utile, puisqu'elle précise notre con-
naissance des directions, et qui, comme toutes les habitudes utiles,
s'est conservée. Et Ton ne voit pas qu'on puisse trouver de plus bel
exemple de l'origine des pratiques religieuses, que cet usage utile de
la main droite, qui se traduit par l'idée d'un sacrilège ou d'un mau-
vais présage attaché à l'usage de la main gauche. Ce qui reste à
expliquer, c'est que ce soit toujours la main droite qui ait été choisie
comme devant être rendue plus habile que l'autre. Et la raison en
est facile à apercevoir ; car on n'a pu manquer de remarquer prompte-
ment que, les blessures reçues du côté gauche étant les plus dange-
reuses de toutes, il y avait avantage à combattre de préférence avec
la main droite.
Ces régions étant distinguées dans la région en avant, on a pu
s'apercevoir que ces déterminations s'appliquent aussi au mouve-
ment rétrograde, et au mouvement de progression qu'on y peut
substituer par une rotation du corps sur lui-même ; d'où l'idée que
la région : en arrière comporte les mêmes subdivisions; d'où enfin
huit régions de l'espace : en avant à droite en haut, à gauche en
E. CHARTIER. — si K LES I'i:rci;ptio>s ur touchkh. 287
haut, etc. De même : en arrière à droite, etc. Il importe de remar-
quer que ces régions sont déterminées par des mouvements plutôt
que par des positions, puisque rationnellement l'idée de direction
d'un mouvement précède l'idée de position. Ces huit régions de l'es-
pace seraient donc mieux dénommées huit directions; car la main
gauche, par exemple, tout en étant dans la région gauche, peut faire
un mouvement vers la droite et inversement, étant à droite faire un
mouvement vers la gauche; on conçoit par là plus clairement que
les notions de direction sont uniquement relatives aux mouvements
que nous avons à faire à chaque instant, de telle manière qu'une
chose qui est d'abord à droite peut être ensuite à gauche sans s'être
mise en mouvement, et sans qu'il y ait là d'impossibilité rationnelle ;
car ce changement s'explique par un mouvement déterminé de notre
corps : quand la position d'une chose a changé, cela ne veut point
dire que la chose elle-même a changé; ce qui a changé, c'est le mou-
vement que nous avons à faire pour l'atteindre.
Dire que les positions des choses sont déterminées par une dis-
tance et une direction, cela ne veut pas dire que la distance et la
direction restent constantes pour un môme objet, mais que ces don-
nées ne peuvent varier pour un objet sans varier en même temps
pour les autres d'une manière déterminée, et, par exemple, que si un
objet passe de droite à gauche, tel autre y passera aussi, et tel autre
au contraire passera de gauche à droite constamment; et c'est là-
dessus que repose la notion de la position fixe des objets, comme
aussi celle de leur mouvement.
C'est seulement lorsque nous avons acquis la notion de direction
que nous pouvons former celle de résistance. En effet, tant que nous
n'avons pas la notion d'un mouvement que nous voulons faire et de
la direction de ce mouvement, nous ne pouvons avoir l'idée d'un
obstacle opposé à ce mouvement; nous constaterions simplement
qu'une série connue serait interrompue à un moment donné par une
sensation croissante de pression. Or, dans l'idée de résistance il y a
de plus l'idée de quelque chose qui contrarie notre volonté, et que
notre action rencontre sur sa route. Or, sans l'idée de direction, nous
pourrons très bien sans nous en douter tourner l'obstacle et perce-
voir de nouvelles séries. Donc l'idée de résistance suppose, pour être
formée, la possession de deux idées préalables : l'idée d'un mouve-
ment que nous voulons faire et dont les conditions sont changées; et
l'idée que nous sommes obligés de changer de direction à un
288 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
moment donné sous peine de souffrance, ce qui suppose une con-
naissance précise des directions. On voit dans quelle erreur sont
tombés ceux qui ont voulu faire de la résistance, qui est en réalité
une perception complexe, une impression simple et primitive. Cette
erreur résulte de ce qu'ils ont pris pour un fait ce qui est en réalité
une idée, faite elle-même d'idées : on ne constate point la résistance,
on la suppose, on la pense.
Les variétés possibles de la résistance sont innombrables : tantôt
l'obstacle disparaît après une faible résistance; tantôt des obstacles
peu résistants se multiplient et se succèdent; tantôt le mouvement
se continue malgré une résistance constante; de là les notions de
dur, de mou, de pâteux, de visqueux, de pulvérulent, de rugueux,
de poli, etc. De ces notions variées et bien distinctes résultent des
séries bien mieux déterminées, c'est-à-dire une connaissance bien
plus précise des distances.
Connaissant avec plus de précision les distances, les directions et
les séries, nous pouvons alors former la notion importante d'objet
transportable, c'est-à-dire de la possibilité, pour nous, de changer
■de place une série déterminée et de l'intercaler dans une autre série.
Corrélativement à cette notion se développe l'idée de poids qui
n'est que l'idée d'une résistance constante, sans changement de
forme et dans une direction constante, de la part d'un objet trans-
portable.
Enfin de toutes ces idées résulte une connaissance plus précise de
la forme. Une résistance constante accompagnée d'un mouvement
dans une direction constante donne l'idée tactile d'une surface plane;
une résistance constante avec un changement de direction à un
moment donné forme l'idée d'angle. Enfin une résistance constante
accompagnée d'un changement constant dans la direction donne
l'idée de surface courbe.
11 n'est pas inutile de noter le rôle des impressions de tempéra-
ture dans notre connaissance des objets. C'est principalement d'après
le chaud ou le froid que nous connaissons par le toucher la présence
d'un gaz, et ceux qui mouillent leur doigt pour savoir d'où vient le
vent savent bien que le froid est ce qui nous signale principalement
le contact de l'air; il semble en être à peu près de même pour le
liquide, avec cette différence que les impressions de chaleur ou de
froid sont alors mieux délimitées quant à leur étendue. Mais en
réalité le -contact de l'eau est à peine sensible au toucher si l'eau
E. CHARTIER. — SLIl LKS PEIICKI'TIONS DU TOUCHli:!!. 280
est tranquille, et un gaz l'roid dont le volume serait délimité donne-
rait certainement au toucher l'illusion de l'eau glacée.
Il faut, pour terminer, parler de la plus importante opération du
toucher, de la mesure des distances, et, s'il ne s'agit que de dire
comment, en fait, nous mesurons des distances, la question ne pré-
sente pas de difficultés. Les longues dislances; qui exigent, pour
être parcourues, un déplacement du corps tout entier, sont natu-
rellement mesurées par le nombre des pas que l'on a à effectuer
pour les parcourir; cette mesure, imparfaite à cause de l'inéga-
lité des pas d'un même homme, est avantageusement remplacée
par la mesure en pieds, obtenue en portant les pieds l'un après
l'autre sur la distance à mesurer. Les petites distances sont natu-
rellement évaluées par le transport de la main, ou du doigt, ou du
pouce, transport rendu plus facile et plus exact par l'existence
des deux mains; ou encore par les pas de deux doigts imitant le
mouvement des jambes. On conçoit que l'idée soit venue de prendre
comme mesure ou mètre un objet préalablement mesuré plusieurs
fois, et dont la longueur invariable a été ainsi constatée; on trans-
porte alors cet objet autant de fois qu'on le peut sur la distance à
mesurer; on conçoit que par la suite on arrive à diviser cet objet en
y portant plusieurs fois un autre objet plus petit, et ainsi de suite,
qu'on donne à cette mesure une forme qui convienne à son usage, etc.
Ce qu'il importe surtout de remarquer, c'est que la superposition
exacte de deux objets ne peut être constatée avec précision par le
toucher que dans des cas exceptionnels, par exemple s'il s'agit de
règles parallélépipédiques égales et rectangulaires; les surfaces
extrêmes des deux règles devront alors faire au toucher l'effet d'une
surface plane unique. Dans les autres cas, et surtout quand l'objet
est plus long que la mesure, la détermination exacte de la partie
de l'objet couverte par la mesure ne peut être faite par le toucher
seul qu'avec une précision médiocre.
Cette description du progrès de nos connaissances, tant qu'elle
n'est que description, ne présente pas de difficultés. L'important est,
ici comme ailleurs, de ne pas passer à cùlé des difficultés sans les
voir. Notamment au sujet de la mesure des distances par le loucher,
il ne faudrait point croire que beaucoup d'idées, et au fond toutes
les idées, n'y sont point nécessaires. La mesure d'une grandeur par
le transport d'une unité semble quelque chose de simple. Pourtant
ce que cette mesure est en fait, ce n'est pas une mesure. En fait, les
290 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
diverses opérations qui constituent la mesure sont successives; leur
somme n'existe donc point en fait. De plus toute mesure suppose
l'idée de l'égal et de l'inégal en grandeur, idée qui ne peut venir des
sensations que nous éprouvons, puisque la grandeurest toujours une
distance et la distance toujours une idée. Mais de plus l'idée même de
la grandeur étendue ne suffît pas à elle-même; elle n'est rien sans
l'idée de temps. L'idée naturelle d'une distance plus ou moins
longue à parcourir pour moi n'est pas possible si je n'ai en même
temps l'idée d'un temps plus ou moins long pour un mouvement de
vitesse constante, ou si l'on veut l'idée d'un même temps pour deux
mouvements de vitesse différente. Et ceux qui ont essayé d'analyser
ces notions-là savent bien qu'elles en supposent encore d'autres.
On dira peut-être qu'il y a, pour l'être qui n'a pas encore réfléchi,
la perception pure et simple d'une différence qualitative entre une
longue distance et une courte distance, entre un mouvement rapide
et un mouvement lent. A dire vrai de telles affirmations n'ont aucun
sens; car on ne voit point ce que peut être une différence purement
qualitative, sinon une modification agréable ou désagréable, sans
aucune notion d'objet ni de distance; et la question est toujours de
savoir comment nous expliquons les différences qualitatives par les
représentations de distance, de temps et de mouvement. De même,
si l'on prétend que les battements de notre cœur mesurent pour nous
le temps, ce qui n'est nullement invraisemblable, encore faut-il
expliquer comment nous sommes amenés à mettre en rapport le
rythme des battements du cœur avec d'autres mouvements, com-
ment aussi nous sommes amenés à faire la somme de ces mouve-
ments, somme que la nature matérielle assurément ne fait pas,
puisque ces mouvements sont successifs et que chacun d'eux existe
seul, comme aussi chacun des moments de chacun d'eux. En un mot,
il faut toujours expliquer comment je mets n'importe quoi en rap-
port avec n'importe quoi, car tout s'en va et tout s'enfuit '.
Il est incontestable qu'en fait la perception du rapide et du lent,
du grand et dii petit, et de la plupart des propriétés des choses, est
immédiate et irréfléchie ; à vrai dire, en fait tout est immédiat et
irréfléchi. L'impression de résistance semble être aussi immédiate
et irréfléchie, et l'on peut en dire autant de la connaissance des
images visuelles dans les miroirs; et pourtant il est évident que
1. Revue de Métaphysique et de Morale. Sept. 1900 (Congrès de Philosophie),
p. 658, 659.
E. CHARTIER. — suit LES PKHCKPTIONS DU TOUCHER. 291
cette dernière connaissance n'est ni immédiate ni simple. Comment
est-il possible que l'étude des perceptions n'ait pas mis les philoso-
phes en garde contre cette erreur qui consiste à croire qu'il y a
quelque connaissance immédiate et primitive? Rien ne nous le
prouve, en effet, que notre expérience, et nous savons bien que cette
expérience est trompeuse. En étudiant la résistance, qui en fait est
une perception primitive, nous sommes amenés à reconnaître qu'en
droit elle n'est pas primitive. En toutes choses nous trouvons tou-
jours, si nous cherchons bien, un commencement avant le commen-
cement, et non pas un commencement plus humble et plus petit que
ce qui en résulte, mais au contraire un commencement plus com-
plet et plus parfait que tout ce qui en résulte. Comprendre ce que
c'est que l'esprit, c'est comprendre que toute question d'origine
nous jette dans un cercle, et que toute la pensée est antérieure à
toute pensée. Pour connaître son propre corps, il faut percevoir,
mais pour percevoir, il faut déjà connaître son propre corps. Pour
penser, il faut d'abord vivre, et la vie est la pensée enfermée et
impliquée. Tel est le résultat de l'analyse de nos perceptions, si
nous la poussons assez loin. Le rôle de la Raison est à reconnaître
que la tâche de l'intelligence est déjà faite.
E. Chartier.
SUR QUELQUES OBJECTIONS
ADRESSEES
A LA NOUVELLE PHILOSOPHIE
I. — Introduction.
Je dois préciser tout d'abord ce que j'entends par philosophie
nouvelle.
Pour moi, du moins dans le présent Mémoire, ce r\e sera pas tant
une doctrine arrêtée qu'une méthode ou même une simple tendance :
« esprit » plutôt que « système », orientation de pensée plutôt que
somme de résultats. Non point certes qu'il soit impossible d'y
trouver autre chose : mais aujourd'hui je ne veux y voir que cela.
Dira-t-on que c'est là vouloir demeurer dans le vague? J'estime
au contraire que rien n'est plus précis et plus net, avec l'avantage
d'éviter ces restrictions exclusives qu'entraîne presque toujours une
attention prêtée aux seuls résidtata. N'ayons pas la superstition des
thèses rigides : combien vaut mieux, combien se montre plus sug-
gestive et plus féconde la simple indication d'un sens de marche!
Voyez la science positive elle-même. Qu'est-ce qu'une théorie quel-
conque renferme surtout de précieux? Les formules de conclusion
qui la terminent? Non pas, mais le mouvement de pensée qu'elle
symbolise et manifeste, le flux d'énergie mentale qui se propage
dans la direction qu'elle marque. D'une façon générale, une vérité
scientifique n'est pas un point immobile fixé sur la courbe de la
connaissance. Adoptons une image d'un caractère plus dynamique,
plus spirituel. Cette courbe est une trajectoire, et chaque vérité
particulière ressemble plutôt à une tangente ou même à une vitesse,
penchée sur l'avenir qui se dessine déjà naissant et comme préformé
en elle.
E. LE ROY. — SUR LA xouviai.i: l'iiiLosoi'Hii:. 293
Voyons donc avant tout dans la philosophie nouvelle une attitude
et une discipline. Quelques noms propres la caractériseront mieux
que ne le saurait faire aucune définition abstraite. Quelles sont ses
origines immédiates? Dans l'histoire philosophique de ces trente
dernières années, on peut observer, parmi beaucoup d'agitations
diverses parfois un peu confuses, la naissance et le progrès de deux
vastes courants qui se dégagent et s'accusent chaque jour davantage.
Le premier, psychologique et métaphysique, part de Havaisson pour
aboutir à M. Bergson, en qui il prend une couleur si originale qu'on
serait tenté de ne lui point chercher d'autres sources. Le second,
épistémologique et critique, sort des travaux de M. Boutroux pour
se continuer par ceux de plusieurs savants contemporains entre
lesquels je citerai seulement MM. Milhaud et Poincaré. C'est la
confluence nécessaire de ces deux courants que je me suis proposé
d'étudier dans un Mémoire antérieur paru ici même sous le titre
Science et Philosophie : il m'a semblé en effet que leur rencontre et
leur fusion, accroissant la force de chacun, faisaient tomber la plu-
part des obstacles qu'on prétendait leur opposer. C'est en tout cas
le produit même de cette confluence que j'ai désigné par le nom de
jjhilosophie nouvelle : revendication des droits primordiaux de l'es-
prit basée sur le fait d'une certaine contingence reconnue aux lois
de la nature '.
Ai-je besoin de faire longuement remarquer combien d'œuvres
contemporaines se rattachent à la philosophie nouvelle ainsi définie?
A prendre les choses en gros, malgré certaines divergences que
j'estime secondaires, celle-ci inspire nombre de penseurs qui,
séparés par les mots, ne se croient pas toujours aussi près l'un de
l'autre qu'ils le sont cependant. Ce qui la distingue, en effet, c'est
une recherche sympathique et respectueuse des spécificités, un essai
d. Science el Philosophie, Revue de Métaphysique et de 3/oraZf,jiiillet-septembre-
novembre 1899 et janvier 1900. J'ai repris les mêmes idées, pour en élucider
quelques points, dans une communication au Congrès international de Philoso-
phie de 1900 (La science positive et lesp/iilosop/iies de la lilierte', Bibliothèque du
Congrès, t. I), et dans un article inséré au dernier n" de la Revue {l'n posilivisyne
nouveau). On pourra consulter aussi sur les mêmes sujets les comptes rendus
de deux discussions récentes auxquelles ont donné lieu les Mémoires que je
viens de citer, l'une au Congrès de Philosophie, l'autre à la Société française
de Philosophie (séance du'2S mars dUOl). Enfin, bien que rigoureusement je n'aie
à citer ici que mes propres travaux puisque t'est de leur défense qu'il s'agit,
je crois néanmoins devoir signaler encore ceux que M. Wilbois a iiubliés ou va
publier dans cette Revue sur les mêmes objets : ils soutiennent on etlct la même
doctrine.
294 ■ REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
de retour à la vue directe des choses, un elTort vers le réel et vers
la vie. Or, si c'en était ici et le temps et le lieu, il ne serait pas diffi-
cile de montrer que celte « renaissance », loin d'être confinée dans
la philosophie technique même entendue au sens le plus large, tend
au contraire à s'universaliser, et que l'esprit qui l'anime pénètre
graduellement tous les domaines de l'activité mentale, depuis la
pure mathématique jusqu'à l'histoire et jusqu'à l'exégèse religieuse.
Il s'agit d'ailleurs d'une harmonie spontanée, car ces mouvements
parallèles ont des sources indépendantes, étant dus chacun à des
nécessités particulières ressenties par les savants pour leurs sciences
respectives. Mais l'unification se fera et sans doute elle commence
déjà. Convergence bien remarquable! Peut-être est-ce l'ouverture
d'une ère où la philosophie, prenant décidément le rôle qui lui
appartient en effet, cessera de se poser comme une spécialité dis-
tincte pour affirmer au contraire son droit d'universelle juridiction?
Mais pourquoi ai-je appelé « nouvelle » cette philosophie? Plutôt
qu'une philosophie particulière, n'est-ce pas la philosophie elle-
même, saisie dans son essence originale et distinguée nettement des
autres disciplines qu'elle informe sans les limiter? N'a-t-elle pas
pour elle, en dépit des apparences, toute la tradition authentique?
Plus ou moins claire, plus ou moins consciente, l'idée qu'elle se fait
de sa nature et de sa mission se retrouve chez tous les penseurs :
perennis philosophia. Ses adversaires eux-mêmes, qui n'acceptent
point ses formules, vivent néanmoins ce qu'elle énonce dans la mesure
où leur pensée est autonome et, pour employer une métaphore théo-
logique, appartiennent à son âme, s'ils restent séparés de son corps.
Gomme philosophie du devenir, la nouvelle philosophie reconnaît
Heraclite pour un de ses lointains ancêtres, et d'ailleurs elle a été
préparée par l'évolutionnisme contemporain qu'elle approfondit et
parfait, qu'elle dégage de sa gangue matérialiste et qu'elle tourne
en métaphysique véritable. N'est-ce pas la philosophie qui conve-
nait au siècle de l'histoire? Peut-être indique-t-elle qu'une époque
est venue où la mathématique, perdant le rôle de science régulatrice,
va céder la place à la biologie. Comme philosophie de la liberté, la
nouvelle philosophie est l'aboutissement d'une vaste dialectique de
systèmes dont M. Séailles a marqué les principaux moments dans
un article paru ici même, il y a quelques années ' : à ce titre, les
1. Les philosophies de la liberté, dans la Revue de mars 1897.
E. LE ROY. — SUR LA NOLVELLK l'HlI.OSOPHIE. 295
précurseurs ne lui manquent certes point. Comme philosophie de
la pure expérience, elle répond à la tenilance empirique des trois
derniers siècles, elle l'achève et l'exprime, en même temps qu'elle
continue une antique tradition, s'il est vrai que le retour au donné
immédiat ait toujours été l'objet profond des métaphysiciens.
Comme philosophie anti-intellectualiste affirmant le primat de l'ac-
tion et de la vie, elle peut se réclamer d'un Duns-Scot et d'un Pascal,
elle se rattache à la lignée des grandes doctrines mystiques, elle est
l'entrée définitive de l'esprit chrétien dans le domaine des pures spé-
culations, elle ouvre enfin la seule voie dans laquelle le criticisme
du XIX'' siècle se puisse engager sans conclure à la faillite de la raison,
elle échappe au scepticisme imminent par la fondation d'un positi-
visme nouveau, le positivisme de l'esprit.
Ainsi, de quelque point de vue qu'on l'envisage, on la voit pousser
de profondes racines dans l'histoire ; bien plus, elle est le produit
authentique de l'évolution passée, le meilleur équilibre établi par
l'esprit humain entre les tendances contraires qui le travaillent.
Voilà peut-être de quoi rassurer ceux qui ne voyaient en elle qu'une
tentative de destruction révolutionnaire, une bataille livrée à l'intel-
ligence par des esthètes anarchistes ou par des preneurs de je ne
sais quel fîdéisme aveugle. La philosophie nouvelle a toujours existé :
tel est le fait réel. Toutefois n'exagérons rien. Il y a en elle quelque
chose de vraiment nouveau : une conscience très claire de ce qui
l'oppose à la science malgré les rapports étroits qu'elle soutient
avec celle-ci. C'est par là notamment qu'elle réalise un progrés sur
les doctrines similaires qui l'ont précédée.
Quoi qu'il en soit, celte philosophie suscite bien des inquiétudes
dont quelques-unes sont raisonnables et soulève bien des objections
qui sont parfois légitimes. Les examiner avec sympathie pour les
comprendre et les résoudre ne peut que tourner au bénéfice de la
doctrine même qu'elles attaquent, en fournissant une occasion
d'éclaircir plus d'un point encore obscur. Ce sera Pobjet du présent
Mémoire.
L'origine des considérations que je vais développer fut une dis-
cussion instituée à la Société française de Philosophie, dans la
séance du 28 février 1901, sur la question de savoir si la nouvelle
critique des sciences aboutit ou non au scepticisme scientifique. Je
remercie mes collègues de la marque d'intérêt qu'ils m'ont donnée
par leurs objections. En me limitant à celles-ci, classées suivant
296 RF.VUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE >IORALE.
leurs connexions naturelles, le départ s'est trouvé tout fait des diffi-
cultés intéressantes et de celles qui ne méritaient point une réponse.
Je voudrais produire ici de telles explications qu'il ne subsiste plus
ensuite aucune équivoque sur les tendances de la nouvelle philoso-
phie. Peut-être apparaitra-t-il alors qu'elle constitue un véritable
progrès, un progrés qui ne sacrifie rien de ce que l'on avait acquis
dans le passé, mais qui apporte à l'esprit des ressources plus riches,
plus de lumière par plus de liberté !
II. — Questions de méthode.
Commençons par discuter l'idée centrale de la philosophie nou-
velle, celle qui la caractérise comme philosophie de l'action. On a
généralement peu compris le point de vue où elle s'installe pour
organiser la connaissance. C'est pourtant là ce qu'il faut éclaircir
tout d'abord. Une question préalable domine ainsi tout le débat :
une question de méthode, d'attitude à prendre dans la recherche.
Inutile d'argumenteu sur des problèmes partiels tant que l'on ne
s'est pas mis d'accord sur la marche à suivre : on ne ferait en effet
qu'aggraver les conflits en multipliant les occasions de méprises. Or
un postulat a été généralement admis jusqu'ici : le postulat de Vintel-
lectualisme . De ce point de vue, la plupart des systèmes antérieurs
présentent une indiscutable parenté. N'est-ce pas ce postulat qu'il
convient par conséquent de soumettre à l'épreuve d'une critique
attentive? Car la nouvelle philosophie le rejette.
De l'intellectualisme. — Posons d'abord nettement la question,
par un examen critique du terme même d'intellectualisme.
Qu'il n'y ait dans l'homme que de l'intelligence, que l'homme soit
intelligence pure, c'est une sottise que personne n'a jamais soutenue.
Sous cette forme hyperbolique, l'intellectualisme n'existe pas. Mais
cela ne veut pas dire qu'il n'y ait point cependant un grave pro-
blème à résoudre.
Voici en effet quelques demandes raisonnables que l'on peut for-
muler. L'intelligence doit-elle être considérée comme première et
principale dans l'homme? Est-ce le pouvoir régulateur et souverain
auquel il faut subordonner toutes les puissances de l'esprit? Bref
est-elle fondée à réclamer qu'on lui reconnaisse une primauté de
juridiction, soit en fait, soit en droit, parmi les manifestations
E. LE ROY. — SUK LA NOUVELLE PHILOSOPHIE. 297
diverses de la vie consciente? La tendance du xix" siècle a été de
répondre par l'affirmative : tendance primordiale, si forte et si
tenace qu'elle a envahi de nos jours jusqu'aux moins cultivés et
qu'elle règne aujourd'hui pour ainsi dire sans conteste, dans la
pratique du moins, car quelques-uns font parfois des réserves théo-
riques.
Sous cette forme trop générale encore, je n'aborderai pas le pro-
blème. Qui doit gouverner dans l'homme, de la volonté ou de la
raison, de la pensée ou du cœur? Je crois qu'il n'est point légitime
de se représenter ainsi des forces psychiques distinctes qui entre-
raient en conflit pour se disputer l'influence. De telles distinc-
tions ne sont vraies qu'à la surface de l'esprit. Mais laissons cela.
C'est une question plus restreinte et plus précise que je désire
poser ici.
Quant à ce qui regarde la théorie de la connaissance, à laquelle je
me limiterai systématiquement dans cette discussion, la thèse intel-
lectualiste consiste en ceci que la pensée claire, la pensée discursive,
la pensée méthodique et raisonnante, la pensée impassible qui est
lumière sans chaleur suffit pour la connaissance. En tout cas
serait-ce elle qui fonderait celle-ci en vérité, quelque accompagne-
ment d'action qu'elle requière pour se réaliser. S'il y a, dit-on, des
limites imposées à l'essor de l'intelligence, l'intelligence du moins
doit se limiter elle-même, par l'analyse de ses conditions internes ;
et au delà de ces limites, c'est le domaine de l'inconnaissable. D'ail-
leurs, ce qu'on entend par intelligence, du moins en fait, sinon en
droit, c'est la faculté dialectique, l'esprit de géométrie, le pouvoir
de construire des concepts distincts et de les combiner avec rigueur
par voie d'opération logique. Bref, selon cette doctrine, la connais-
sance serait œuvre de discours ei le discours serait autonome.
Or à cette thèse répond une antithèse selon laquelle la pensée doit
être vécue pour être féconde, selon laquelle il faut l'activité de toute
l'âme pour réaliser la connaissance. Si telle est bien la vérité, on ne
connaît que ce que l'on agit, la connaissance est moins la contem-
plation d'une clarté qu'un effort et un mouvement pour descendre
dans l'intime obscurité des choses et pour s'insérer dans le rythme
de leur vie originale. Point de raison donnée, mais une raison qui se
fait et dont nous sommes responsables; l'évidence, la certitude, la
vérité atteintes par l'action, non par l'analyse abstraite et la critique
discursive. A ce point de vue, le discours ne serait donc pas autonome
298 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
el il ne servirait qiCà rendre la connaissance communicable, non à la
produire.
C'est le second parti qu'adopte la philosophie nouvelle : elle n'est
pas intellectualiste. A ses yeux le rationalisme apparaît comme la
négation de l'esprit. Se contenter de représentations quand on peut
aller au vrai par des actes, elle juge cela déchéance. Elle cherche la
voie, la vérité et la vie, mais la vérité comme voie par la vie. L'intel-
ligence, dit-elle avec Ravaisson, n'est encore à certains égards que
le physique de l'esprit. Entrons plus avant en nous-mêmes et péné-
trons jusqu'au point mystérieux où se fait par l'efficace de l'action
profonde notre insertion dans la réalité universelle. Là, et là seule-
ment, s'effectue la vérification.
Mais cela ne va point sans combats. Une telle attitude est pour
beaucoup un scandale. On y voit une sorte d'abdication. Quelque
chose reste donc à expliquer, qui n'a pas été compris. Voici dès lors
une première question qui se pose : en quoi et pourquoi ne sommes-
nous pas intellectualistes?
D'autre part, nous aussi, tenants de la philosophie nouvelle, nous
faisons une part à l'intellectualisme. Ne lui faire qu'une part, il est
vrai, au lieu de tout lui subordonner, c'est vraiment ne pas être intel-
lectualistes. Mais enfin nous le sommes pourtant dans une certaine
mesure, puisque nous parlons, puisque nous discutons et puisque
nous prétendons nous faire entendre. En d'autres termes, nul ne
songe à nier le rôle et la valeur relative du concept. Seulement on
peut n'y voir qu'un élément, et non pas le tout, ni même le principal,
de la vie spirituelle. Alors il y a un second point à préciser : dans
quel sens et de quelle façon la nouvelle philosophie contient-elle l'in-
tellectualisme quelle croit dépasser sans V abolir?
Ces deux problèmes nous occcuperont successivement. Abordons
tout de suite le premier.
Pour donner une formule définitivement précise à l'énoncé qui le
pose, je rappellerai une discussion bien remarquable au dernier
Congrès de Philosophie *. Parlant de Vidéalisme contemporain ^
MM. Blondel et Brunschvicg étaient d'accord sur un point de départ
et sur un but à poursuivre. Je pense d'ailleurs que nul philosophe
ne refuserait de souscrire aux thèses qu'ils admettaient l'un et
l'autre.
1. Voir le compte rendu dans la Revue de Métaphysique et de Morale de sep-
tembre 1900, p. 570-375.
E. LE ROY. — SLR LA NOUVKLLE PHILOSOPHIE. 299
Le point de départ commun consiste en ceci : l'esprit est une acti-
vité vivante et il n'est pas tout entier lumineux pour lui-même.
Quant au but commun, ce n'est plus un fait qui s'impose à tous,
mais un idéal, une règle de conduite, qui recueillent une adhésion
unanime : il faut répandre autant que possible sur le développement
de l'esprit la clarté de la réflexion.
Insistons brièvement. Voici l'esprit, tel que nous le montre la
conscience immédiate. Ce n'est pas une chose aux contours bien
accusés, ce n'est pas un contenant qui renferme des éléments une fois
donnés. Non, l'intuition intérieure le révèle comme devenir perpé-
tuel, comme fécondité toujours en progrès, comme puissance indé-
finie de renouvellement et de création, comme tension dynamique
et source jaillissante que n'exprime pleinement et surtout ne limite
aucune de ses œuvres. Cela posé, considérons cet esprit, dont l'es-
sence même est la mobilité. Au centre du champ visuel intérieur, il
y a une région lumineuse, une région de grand jour, où brille à plein
la clarté de la réflexion. Autour, s'éteint lentement par insensibles
dégradations une pénombre indécise qu'on appelle l'action et la vie.
Nul ne conteste qu'il faille accroître la région de lumière, qu'il faille
tendre à illuminer de plus en plus la pénombre. Mais comment? C'est
ici que le désaccord commence. "
L'intellectualiste refuse de subordonner ce qui est clair et con-
scient à ce qui ne l'est pas; l'idéal, pour lui, c'est d'être géomètre et
de comprendre; il s'installe dans le centre de lumière et à partir de
là tente de projeter sur l'ombre crépusculaire du dehors quelques
faisceaux de réflexion discursive; sans doute il veut conquérir gra-
duellement la matière extérieure semi-obscure, il veut que la raison
la pénètre et l'assimile, mais la raison qu'il envisage est semblable
à une chose faite, il ne cherche pas à la transformer, et c'est du haut
d'un observatoire immobile qu'il prétend fouiller les profondeurs
troubles de la nuit environnante; bref l'activité qu'il reconnaît
comme constituant la pénombre n'est pour lui qu'une donnée con-
fuse et provisoire destinée à se résoudre en idées explicites, il voit
dans la vie même quelque chose comme de l'intelligence morte que
ressusciterait peu à peu la critique, il croit possible de parvenir à
connaître en se bornant à augmenter l'éclairement de l'objet qui
nousest proposé par une simple projection de la lumière que nous
possédons aujourd'hui.
La philosophie nouvelle repousse au contraire un tel rationalisme,
Rev. meta. t. IX. — 1901. 21
300 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Il lui semble en effet que ce rationalisme est la négation même
de l'esprit, dont il méconnaît en quelque manière l'essentielle évo-
lution. C'est une doctrine toute statique, qui — malgré certaines
réserves de pure forme — fait du discours la pièce maîtresse de la
connaissance. Pourquoi préférer ainsi la lumière au mouvement,
alors que l'esprit est plutô4 puissance de mouvement que source de
lumière?
On m'objectera, je le sais, que tel n'est pas le vrai rationalisme.
Le fondement réel de celui-ci serait plutôt l'axiome formulé par
Spinoza dans les termes suivants : « Les modes de la pensée, comme
l'amour, le désir ou toute autre affection de l'âme, ne sont pas
donnés sans que dans le même individu ne soit donnée l'idée de la
chose qui est aimée, désirée, etc.; mais l'idée peut être donnée sans
qu'aucun autre mode de pensée soit donné. » Au dernier Con-
grès, M. Brunschvicg demandait « à insister sur le vrai caractère
de l'intellectualisme, que l'on défigure lorsqu'on sépare l'idée de
ce qui n'est pas elle pour constituer ainsi deux réalités distinctes
et opposées au sein de la conscience. L'idée n'exclut ni le désir ni
l'acte; elle en est au contraire le principe, elle est la synthèse
vivante qui conduit et éclaire l'homme. Le désir suit l'idée, et il
n'acquiert d'individualité, d'existence différenciée, que grâce à l'idée.
Comment distinguer le désir de s'enrichir et le désir de causer sans
les déterminer, et comment les déterminer sans recourir à l'idée?
Le principe de toute détermination est dans l'idée; autrement, c'est
la confusion et c'est la nuit. » Et tous les rationalistes s'accorde-
raient sans doute pour proclamer d'une part l'insuffisance de la pure
logique, pour affirmer d'autre part que le concept n'est pas cette
chose inerte que l'on affecte d'y voir et dont ils reconnaissent, eux
aussi, la parfaite stérilité. Mais ils veulent que l'idée soit impliquée
en tout et n'implique rien que soi-même.
Voilà justement ce que je n'accepte point. Cela me parait une
simplification abusive. Je vais expliquer pourquoi. Mais quelques
remarques préliminaires sont indispensables. Dans une discussion
contre des intellectualistes, on me permettra d'être clair et de mul-
tiplier les distinctions. Je crois que c'est ce qui fait un peu défaut
aux thèses précédentes.
Soit le mot Raison. Il ne correspond pas à un objet simple. Car
différents auteurs en donnent différentes définitions et parfois le
même auteur adopte ensemble plusieurs de celles-ci. A vrai dire, ce
E. LE ROY. — SLK ).A NOLVKLLE PHILOSOI'HIK. 301
mot n'a pas un sens «nique, mais un spectre continu de significa-
tions successives, un spectre où l'on passe insensiblement d'une
couleur à une autre. C'est du reste ce que l'on observe pour la plu-
part des mots de la langue usuelle. Or, envisageons ce spectre étalé
devant nos regards du rouge au violet et notons-en les teintes fon-
damentales. Il va sans dire que, pour cela même, visant à établir un
discours, nous serons obligés de faire subir quelque violence à la
réalité : au lieu d'une évolution mélodique de nuances où chaque
terme se prolonge et se fond doucement dans un autre, nous allons
construire une échelle chromatique faite de bandes juxtaposées.
Quoi qu'il en soit, ce que nous rencontrons tout d'abord, c'est le dis-
cours, la faculté de géométrie, la démarche par anah'se explicite et
combinaison de concepts : cela, c'est déjà de la raison, non pas sans
doute ce qu'il y a de plus profond en elle, mais enfin l'un de ses
aboutissements. Plus haut dans le spectre, voici la raison comme
faculté des principes, Ventendement; réunissons, si vous le voulez
bien, sous ce terme, et l'intuition que nous avons des principes une
fois dégagés, et le pouvoir que nous possédons de poser ces prin-
cipes; si l'entendement, pour prendre corps en des œuvres effec-
tives, tend toujours à se prolonger et à s'achever par le discours,
néanmoins en lui-même il n'est pas discours, mais il n'est pas non
plus le fond ni la fin de la raison. Élevons-nous encore d'un degré.
L'entendement, en effet, ne saurait être regardé comme autonome.
Il faut pénétrer dans une région supérieure, dans une région où la
raison apparaît comme faculté de synthèse, comme désir efficace
d'unité lumineuse, comme besoin d'harmonie et de clarté : voilà ce
que Ton pourrait appeler proprement la raisoti, le rationnel s'oppo-
sant ainsi d'une certaine manière au logique, puisque l'on sent par-
fois, à cause de ces tendances mêmes dont je viens de parler, des
motifs de choisir entre plusieurs systèmes discursifs également
logiques. C'est la raison ainsi entendue qui est génératrice de l'en-
tendement et, par cet intermédiaire, du discours : elle déborde et
gouverne lun et l'autre qui n'en sont pour ainsi dire que les gestes.
Mais elle-même n'est point totalement souveraine. Car voici au-dessus
d'elle, tout à fait à l'extrémité du spectre, la faculté d'invention, la
pensée créatrice, l'activité mentale supra-logique : raison profonde
qui n'est pas autre chose qu'un nom donné à l'esprit lui-même en
tant qu'il s'oriente vers la connaissance. Cette raison profonde est
bien supra-logique, puisque la logique est une de ses créations :
302 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
par elle se fait l'insertion de l'intelligence dans la vie, elle est la
vie elle-même envisagée d'un certain point de vue et ne tire son
nom de « raison » que des reflets qu'elle reçoit des autres parties
du spectre.
Tout cela pose, ce qui est donné, ce qui est concret, ce n'est point
tel ou tel des points de repère que je viens de marquer dans la con-
tinuité du spectre, mais c'est plutôt le mouvement qui porte de l'un
à l'autre, c'est surtout le sens dans lequel on parcourt la gamme
spectrale. L'intellectualiste, qu'il le veuille ou non, par cela seul
qu'il pose l'idéal de l'idée claire et du rapport nettement délimité,
s'oriente vers le discours; non pas qu'il méconnaisse l'existence des
autres termes; mais il a comme hâte de les quitter, il les estime
provisoires et vise au but que j'ai dit; tourné de la sorte, ce sont les
rayons rouges qui l'éclairent, c'est de l'extrémité du spectre vers
laquelle il regarde qu'il tire la qualification qu'on doit lui donner;
bref le résultat le fascine au détriment du progrès seul réellement
vécu, l'intelligibilité se mesure pour lui à l'adaptation au discours
actuel comme si les principes aujourd'hui possédés épuisaient notre
faculté d'invention et ce n'est donc pas le calomnier que le juger du
point de vue du discours, puisqu'aussi bien tel est le pôle spécifiant
sur lequel il est penché.
La philosophie nouvelle, au contraire, croit nécessaire de s'orienter
dans l'autre sens; et certes les arguments ne lui manquent point
pourjustifier sa préférence.
Elle accorde à l'intellectualisme que le discours n'est pas le tout
de la raison telle qu'il l'envisage. Le discours en effet suppose des
principes recteurs, qui le dépassent puisqu'ils le précèdent, l'infor-
ment et le régissent. Affirmer ces principes ne pourrait sans contra-
diction être dit œuvre discursive et cependant un tel acte est encore
de la raison. Mais il y a continuité sans coupure de l'entendement
au discours parce que le premier ne s'explicite et ne se réalise que
dans le second, parce que l'un est comme penché sur l'autre qui le
prolonge et lui donne un corps, parce qu'il n'est pas d'intuition
même simplement naissante d'un axiome sans l'ébauche au moins
d'une formule. Toutefois il faut reconnaître qu'une formule quel-
conque n'épuise jamais ou n'égale un principe; plus la formule
est précise et moins elle exprime la totalité du principe; force
est donc bien de trouver à ceux-ci quelque soutien plus ferme
que le discours; et d'autre part, sans parler même de cette néces-
E. LE ROY. — SUR LA NOUVKI.LK PHILOSOPHIE. 303
silé, on ne saurait se contenter d'une raison définie comme un
amas de principes juxtaposés. Nous voici par conséquent poussés
vers la raison proprement dite, vers cet instincl d'imité qui seul
explique la genèse des principes; celui-là se révèle par ceux-ci qui
en sont et le produit et le signe, il s'actualise en eux, il les domine
et les vivifie à la façon d'une âme. Ici encore, point de raie noire,
point de plage obscure qui sépare les deux parties du spectre : la
continuité est parfaite. Dès ce moment, un renversement de l'atti-
tude intellectualiste est possible. Au lieu de s'attacher surtout par
amour de la lumière maniable aux corps tangibles en lesquels s'in-
carne l'instinct rationnel, pourquoi ne pas se souvenir plutôt que ce
dernier est esprit, c'est-à-dire force créatrice et libre transcendante à
ses œuvres? Si l'entendement l'exprime, encore ne l'exprime-t-il pas
adéquatement. La porjte est trop étroite, qu'il ouvre de la raison au
discours : celui-ci ne réalise pas toutes les virtualités de celle-là.
N'est-ce pas justement cette inégalité de l'entendement à la tâche
entreprise par lui de traduire les désirs profonds de l'intelligence,
qui explique et justifie le jugement obscur par lequel nous choisis-
sons parfois, entre plusieurs théories également cohérentes et pré-
cises, une théorie privilégiée que nous révèle préférable je ne sais
quel sentiment confus plus sûr que tout discours? Que le rationnel
se puisse opposer au logique, c'est la preuve que l'entendement
— règle du discours — n'est pas toujours l'interprète exact de la
raison. Bref le premier n'est qu'une imparfaite codification de la
seconde et il y a autant de distance de l'un à l'autre qu'il y en a en
morale de la loi écrite à l'effort intérieur. Mais alors comment
approuver l'intellectualiste qui se tourne obstinément vers ce qui est
clair et net, c'est-à-dire vers ce qui est formule? Il est emporté par
son mouvement même et, quelles que soient ses réserves de langage,
s'il ne professe pas en théorie la religion du discours, il la pratique
au moins dans ses démarches appliquées. De la faculté d'invention,
de l'instinct rationnel, il est enclin à ne retenir que ce qu'expriment
les principes d'abord, puis les formules discursives particulières : il
s'abandonne au courant qui va de la vie au discours. Or c'est le con-
traire qui est le vrai.
Au lieu de regarder les démarches d'invention comme simplement
préparatoires, au lieu de les noter en bloc sans analyse ni critique
et de ne leur reconnaître qu'un rôle pratique dans la genèse de la
vérité, il faut tout à l'inverse en faire l'essentiel. L'attitude ordinaire
304 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
consiste à les envelopper dans le nuage d'un éloge pompeux, à se
contenter de les baptiser en les attribuant au génie sans plus ample
explication, à les admettre d'un mot comme des préliminaires indis-
pensables et à les quitter aussitôt pour en venir à l'étude exclusive
de leurs produits : proposons-nous de renverser cette attitude
malheureuse.
Ne disons pas que l'on trouve comme on peut, mais sachons
voir dans l'acte même de la découverte l'objet principal qui solli-
cite notre examen; et ne bornons pas nos efforts à comprendre
les résultats une fois posés, mais travaillons à saisir dans son dyna-
misme antérieur à toute logique le devenir créateur qui pose les
résultats.
Qu'est-ce qui est clair, sinon ce qui a été clarifié, ce qui est acquis,
ce qui est fait, ce qui est terminé, ce dont on a contracté l'habitude
familière, ce dont on possède le maniement facile? Ce qui est clair
n'est plus intéressant, puisque c'est ce à propos de quoi tout travail
de genèse est achevé, ou du moins cela n'offre plus qu'un intérêt
relatif au point de vue pratique du discours. On peut s'en contenter
si l'on se borne à être conservateur, à garder le dépôt de la tradition,
à communiquer la vérité conquise, à poursuivre les conséquences
dialectiques des principes établis. C'est proprement le point de vue
du professeur. La logique suffit alors, cette logique discursive qui
n'est qu'une rhétorique spéciale, la rhétorique de l'exposition et de
l'enseignement. Mais tout change dès que l'on se place au point de
vue de l'invention, le vrai point de vue pour comprendre la connais-
sance, et dès que l'on se préoccupe surtout des mouvements de pen-
sée qui portent en avant. Prenons un seul exemple. Tout progrès
philosophique véritable est toujours apparu dans l'histoire comme
une conquête sur l'obscur, sur l'inintelligible, presque sur le contra-
dictoire : c'est même ce qui explique que tout progrès de cette
espèce ait commencé par être nié comme absurde. La philosophie,
dit quelque part M. Brunschvicg, la philosophie a le droit d'être
obscure, elle en a le devoir, pour autant qu'elle doit toujours ou
s'approfondir ou s'élever. Et cela s'applique également à la science,
au moins à la science qui se fait, à la science envisagée dans sa fron-
tière mobile rongeant incessamment l'inconnu. Bien plus, on ne con-
naît vraiment que ce qu'on invente, on ne sait que dans la mesure
où l'on est capable de trouver : ainsi il faut entrer dans la partie
obscure du savoir pour en bien saisir même les parties claires. Que
E. LE ROY. — SUK LA NOUVELLE PHILOSOPHIE. 30Ô
conclure de là, sinon que, dans la vie de l'esprit, c'est la pénombre
qui joue le rôle essentiel, un peu à la manière d'un cause finale?
Mais ce n'est pas tout : qui ne sai-t que l'évidence évolue? Voilà un
fait indéniable. L'esprit n'est pas tant une lumière immobile qu'une
marche vers la lumière, un progrès de lumière. Il s'habitue à voir
clair là où tout d'abord il y avait pour lui pénombre. Il s'adapte
peu à peu au donné, par une lente modification de ses exigences
rationnelles. L'expérience Vinforme, dans la rigueur du terme. Ne
croyons pas que les conditions de l'intelligibilité puissent être défi-
nies une fois pour toutes : elles sont variables, on arrive à les chan-
ger, et c'est là le progrès même, car par exemple tout progrès phi-
losophique véritable ^consiste à élargir les cadres de l'intelligibilité
et à faire que l'on finisse par trouver lumineux ce qui avait jusque-là
semblé obscur. En d'autres termes, connaître n'est pas tant projeter
une lumière a priori sur les choses que fabriquer la lumière même
dont notre vue se servira. Sans doute je reconnais qu'il y a dans
l'esprit des désirs et des tendaii^es, mais non pas absolument con-
traignants ni absolument déterminés par une structure mentale qui
nous serait imposée. Je ne dis pas que le Kantisme soit faux, mais
il n'exprime qu'un état de choses, non une nécessité rigoureuse, et
il est possible de quitter le plan de Kant pour envisager la vie de la
pensée dans la totalité de son devenir. Alors on aperçoit un fait
capital : le discours est subordonné à V action, et le clair à l'obscur.
L'action, d'abord, s'impose en fait et domine l'intelligence pure,
parce qu'elle est inévitable et que, si l'on peut s'abstenir de toute
spéculation, du moins n'a-t-on pas le pouvoir de se dispenser d'agir;
elle s'impose encore parce qu'elle existe et influe dès l'origine de la
conscience, parce qu'elle constitue le milieu déformaleur au sein
duquel éclôt nécessairement la pensée, parce que, dès avant toute
réflexion, elle a déjà mêlé quelque chose de soi aux déterminations
spontanées de l'esprit et qu'il faut donc, si l'on veut faire la lumière
au fond de ce dernier, commencer par l'affranchir des préjugés mul-
tiples qui résultent chez lui de l'exercice même de la vie antérieure.
Mais l'action s'impose aussi à un autre point de vue. La pensée vrai-
ment profonde, en effet, n'est pas purement intellectuelle. S'il est
vrai que l'idée soit impliquée en tout, elle implique à son tour plus
que soi-même, un élément de vie et d'action qui ne se laisse pas
réduire au pur intellect. Cet élément constitue même le meilleur de
l'idée, son centre et son âme, le principe d'où sa fécondité dérive.
306 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Bref il 3' a un point d'insertion de l'intelligible dans le vivant; c'est
de là que l'intelligible tire au fond sa valeur, et c'est sur quoi il faut
insister un peu.
On ne pense pas seulement par idées claires et distinctes. Celles-ci
ne sont au contraire, dans notre histoire intellectuelle, que des acci-
dents discrets, des points lumineux épars çà et là, semblables à des
cimes isolées qui émergeraient d'une brume confuse. Quelque chose
en remplit les intervalles : un mouvement qui porte de l'une à
l'autre. Méconnaître ce fait, c'est prendre les marches de l'escalier
pour l'énergie de l'homme qui monte, les étapes de l'ascension pour
l'acte même de gravir. A côté des raisonnements explicites, qui pro-
cèdent par sauts brusques et se formulent en termes sporadiques, il
y a ces raiscmnements sourds, les seuls féconds, par où la pensée se
meut, sans paroles ni divisions, d"un état initial à un état final
qu'elle relie par une fluide mélodie intérieure. Tel est même le vrai
procès de l'invention, ainsi du reste que de tout acte intellectuel réel-
lement vécu. Pareille démarche env^eloppée se suffit : elle seule peut
justifier ensuite et soutenir la démarche logique. Comme cette inef-
fable musique de l'âme qui accompagne et gouverne les images dis-
continues évoquées par le poète, elle fonde le discours, loin d'en être
une déchéance. Les éléments rationnels ne sont en effet que des
symboles plus ou moins factices choisis pour établir, dans le progrès
effectivement vécu, des points de repère communicables qui per-
mettent à chacun de restituer le dynamisme réel. L'idée claire et
distincte est une découpure fabriquée, non pas un atome constituant.
L'histoire le prouve bien, qui montre tant de fois l'avènement sou-
dain, au grand jour de la conscience réfiéchie, de principes restés
longtemps obscurs : ces principes dirigeaient la conduite et n'étaient
pas discernés : la découverte leur a conféré une valeur sociale, elle
les a rendus maniables et portatifs, elle en a fait des habitudes com-
munes, mais pour cela — loin de les créer ou de les accroître — elle
en a éteint la vie originale et féconde dans un schème résiduel, dans
une formule qui limite et qui fixe. Bref la discontinuité n'apparaît
qu'avec le discours. La pensée vécue échappe à l'étreinte du nombre,
étant elle-même une action; et il faut l'imaginer comme un jaillisse-
ment dynamique de lumière ondoyante plutôt que sous la figure
d'un réflecteur immobile d'où émaneraient des rayons géométrique-
ment distribués.
Chacun vérifiera sans peine cette conclusion, par l'examen des
E. LE ROY. — SLR LA NOUVELLK PHILOSOPHli:. 307
actes intellectuels même les plus familiers. Si je lis la démonstration
d'un théorème de géométrie, je ne saisis tout d'abord, avec les mots
et les phrases, qu'une poussière d'idées mortes. Je tiens alors une
chaîne pour me guider, non pas une connaissance efTective. Mais que
je vienne à vivifier ces idées, que je les ressuscite par la méditation,
que je réveille en moi les tendances dont elles furent chez d'autres
le produit, voici que mon activité mentale s'émeut, que des mouve-
ments se dessinent, que des progrès s'ébauchent, que des efforts se
coordonnent et s'organisent dans les régions de ma vie profonde.
Soudain tout s'unifie et se fond dans l'intuition brusque d'un élan
rythmique, d'une indescriptible évolution de lumière, d'une aptitude
vivante et concrète, d'un pouvoir nouveau dont j'ai pris conscience,
par quoi je passe, — presque sans qu'il y faille un temps, — en tout
cas sans arrêts, sans morcellement, sans secousses, — d'un point du
savoir à l'autre. C'est alors que j'ai vraiment compris. Mais pour-
quoi? Parce que ma connaissance est désormais agie, pratiquée,
vécue; parce que j'ai atteint, sous l'enveloppe inerte du discours,
l'âme d'action qui est le support et le moteur de l'idée. Comprendre,
c'est dépasser dans l'idée ce qui est intelligible pur*.
Bien d'autres phénomènes très connus concourent à confirmer la
même proposition. Je ne citerai qu'un dernier exemple. Ne sait-on
pas que les idées vivent en nous? Voici une idée que j'ai acquise. Je
l'abandonne à elle-même au sein de ma mémoire. Va-t-elle rester
immobile et isolée? Nullement. Un sourd travail se poursuit insensi-
blement en elle et, si je la reprends un jour, je la trouve changée.
Elle s'est agrégée à la masse de mes idées antérieures, elle s'est
organisée avec celles-ci comme une note nouvelle avec les notes pas-
sées d'une phrase musicale, elle s'est diffusée dans leur ensemble
qu'elle a coloré de sa teinte. Bref chacun de mes états intellectuels
se prolonge dans les autres, les grossit, les enrichit, les pénètre. En
moi s'accomplissent incessamment des échos, des résonances, des
accords. Ainsi naît la diversité des physionomies intérieures. Et le
mouvement ne reste pas enfermé dans le domaine de l'intelligence
pure. L'idée, pour devenir mienne, se remplit et se charge de toute
ma vie consciente et inconsciente. L'intelligible pur qu'elle contient
n'en fait donc pas toute la substance, et n'en est même pas la meil-
leure partie, car c'en est la partie communîcable, mais inféconde.
1. C'est pourquoi l'élève ne peut apprendre qu'en faisant des exercices.
308 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
En résumé, une idée vraiment pensée n'est pas clarté discursive jus-
qu'en ses plus intimes profondeurs : il y entre comme facteurs de
l'action et de la vie. Elle n'est pas un agrégat d'éléments juxtaposés
où l'élément intelligible serait à l'exclusion des autres principe de
détermination et de vérité : un tel morcelage est purement schéma-
tique. Il ne faut pas dire non plus que comprendre consiste à dégager
la fonction logique d'une gangue de gestes, d'affections, de méca-
nismes moteurs et d'images mouvantes groupés en un système com-
plexe dont elle ferait le sens et l'unité. Comprendre, au contraire»
c'est passer de la formule aux actes intérieurs qu'elle symbolise et
vivifier ainsi le discours. On ne connaît vraiment qu'en pénétrant
jusqu'au point où l'idée pure devient objet d'action. La nécessité de
l'action se fait sentir par conséquent, non pas seulement pour que la
connaissance ait une valeur utile, mais encore et simplement pour
qu'elle existe. Voilà pourquoi, en définitive, la philosophie nouvelle
repousse l'intellectualisme.
Est-ce à dire toutefois que l'intellectualisme n'ait aucun sens,
aucune valeur, aucune portée? Il s'en faut bien. Gardons-nous d'exa-
gérer la critique. En fait, le discours conserve un rôle important, un
rôle capital, sur lequel je dois m'arrêter maintenant pour corriger
ce que les conclusions précédentes pourraient avoir d'excessif. Par
lui, d'abord, est possible un langage, qui fixe l'attention et facilite
les opérations de recherche, qui introduit de l'ordre dans la science
et permet l'exercice de la mémoire, qui assure enfin parmi les
hommes une circulation des idées. Puis il explicite le donné, dont
chacune de ses formules manifeste un aspect particulier, révèle un
facteur constituant et découvre une perspective. De ces formules,
prises comme points de départ, peuvent ensuite sortir des suites
critiques convergentes : par leur dynamisme de convergence une
limite est alors définie, qui est la réalité elle-même. Ainsi le dis-
cours, bien qu'il ne donne pas immédiatement une connaissance
vraie, sert au moins d'instrument pour obtenir celle-ci. Mais il y a
plus, et je vais insister sur une dernière remarque. Sans doute les
intuitions finales sont inexprimables, que cherche la philosophie
nouvelle par un abandon des voies intellectualistes. Cependant,
inexprimables en elles-mêmes, on les atteint dynamiquement, par
la conscience que l'on prend du mouvement qui y porte. En fin de
compte, elles sont sources de discours, comme la foi implicite est
principe d'actes moraux : elles existent donc bien, ce ne sont pas
E. LE ROY. — SUR LA. NOLVb:i.i.i.: philosophie. 309
des illusions et des chimères, puisqu'elles se traduisent par des efîets
palpables, et le discours tire savaleurdu corps qu'il donne à ces efîets.
Concluons définitivement. Le discours a son rôle essentiel dans
la genèse de la connaissance, mais ce rôle est second. Ce n'est
pas en lui que se trouve le principe vivant du savoir, ce qui
détermine et meut l'esprit dans la recherche du vrai. Sa fonction
principale consiste à créer des formules maniables et transmissibles;
mais il ne les fonde pas en vérité; de plus haut et de plus profond
jaillissent ou descendent en effet et les flots de lumière et les impul-
sions dynamiques. Pour réaliser en soi une connaissance véritable,
il faut atteindre le point intérieur où se fait notre insertion dans la
réalité par la vie, il faut prolonger et conclure la pensée claire en
action. Tout concept, pris en soi, quelque valeur d'outil qu'il pré-
sente, apparaît comme une diminution, comme un résidu, comme
un déchet. C'est un monnayage commode et symbolique, rien de
plus. Il facilite les échanges, il représente et résume un immense
travail, il est convertible en réalités concrètes, on y peut voir une
source féconde et un instrument efficace : mais sa valeur provient
de ce qui n'est pas lui. Qui n'a senti, en essayant d'exprimer une
croyance profonde, qu'il en éteignait l'originale couleur? La parole
ne peut traduire adéquatement ce qui est vraiment vécu, w La pen-
sée, dit M. Bergson, demeure incommensurable avec le langage'. »
Mais tout cela, si exact soit-il, ne doit pas faire oublier que cepen-
dant rien n'est possible sans le discours, à peu près comme les
œuvres sont nécessaires au développement de la vie intérieure et
\es pratiques à l'épanouissement de la vie morale.
Qu'est-ce que vivre sa pensée ? — Je viens de conclure qu'une idée
vraiment profonde implique toujours plus que soi-même, plus que
du pur intelligible : lumineuse par sa pointe qui émerge à la sur-
face du discours, elle se prolonge bien au delà dans la pénombre de
l'action et, si elle est féconde et vivante, c'est par les racines qu'elle
pousse dans l'obscur. Si donc, pour constituer une théorie de la
connaissance, on se place comme il convient au point de vue de
l'invention, il faut tenir pour essentiel, non pas le corps logique de
l'idée, mais son âme d'action; il faut saisir le point obscur où se fait
l'insertion de l'idée dans la vie. Comment y arrive-t-on ?
1. Essai swr les données immédiates de la conscience, p. 126.
310 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
J'aborde un point capital de la nouvelle philosophie, celui qui a
peut-être de tous soulevé le plus d'objections. En effet une des
maximes familières à cette philosophie est que, si le réel se montre
inaccessible à la pensée abstraite, transcendant au discours, inex-
primable et inconcevable, il est du moins possible de le pratiquer et
de le vivre. C'est cela même qui constitue l'originalité de la nouvelle
attitude. C'est en cela qu'elle s'oppose précisément à l'intellectua-
lisme. C'est par cela qu'elle prétend fournir un moyen de franchir
les frontières où la critique de Kant semblait avoir enfermé pour
jamais la spéculation.
Nous venons de voir le rôle primordial que joue dans la philo-
sophie nouvelle cette possibilité de vivre ce qui ne peut être ni
conçu ni parlé, le rôle même que joue la vie d'une façon nécessaire
là où le discours est cependant possible, rôle créateur sur lequel on
n'a pas assez insisté.
Or que signifie exactement cette proposition que la connaissance
peut et doit être vécue, la réalité vécue? qu'il faut vivre sa pensée?
qu'on n'atteint le vrai que par la vie? Il convient d'esquisser au
moins l'analyse de cette opération mystérieuse.
Impossible de répondre par une définition en forme. Impossible
d'enclore la solution dans les bornes précises d'un concept. Si j'y
parvenais, je prouverais par là même la fausseté de ma thèse. On
ne peut parler qu'obscurément de l'obscur en tant que tel. Mon
seul but sera donc de suggérer par quelques exemples ce que je ne
saurais traduire adéquatement en mots rigoureux.
A vrai dire, je dois ici un avertissement au lecteur. Il y a une
fausse manière de comprendre ce qui va suivre : c'est de faire de la
vie elle-même un concept, c'est de parler l'action au lieu de l'agir
vraiment, c'est de transformer le devenir de l'invention en une sorte
de catégorie centrale, c'est d'intellectualiser l'obscur et d'aboutir
ainsi à faire renaître l'idéalisme de ses ruines. Au fond, si l'on n'a
pas vécu par avance la doctrine que je vais résumer, on ne doit pas
la comprendre, on ne doit pas trouver dans les explications qui sui-
vent autre chose qu'une invitation assez vague à faire l'effort néces-
saire pour acquérir une certaine intuition indescriptible. Ici plus que
partout ailleurs, le discours est impuissant.
Enfin qu'on ne s'étonne pas de me voir donner en cette matière
plus de métaphores que de raisonnements : la métaphore est le lan-
gage naturel de la métaphysique, pour autant que celle-ci consiste
E. LE ROY. — SUR L\ >OLVfc:i.LE PHILOSOPHIE. 311
en une vivificalion de l'inexprimable, en une saisie du supra-logique
par le dynamisme créateur de l'esprit.
Cela posé, venons à notre objet même et tout d'abord soit une
image qui fera peut-être pressentir la thèse que je veux présenter.
Rappelez-vous les phénomènes bien connus de cécité psychique.
Ils éclairent d'un jour saisissant le rapport des divers sens entre eux
et spécialement le rapport de la vue au toucher. Or que dirai-je de
ces faits étranges, si profondément analysés par M. Bergson au
second chapitre de Matière et Mémoire^ Un simple rappel de con-
clusion me suffira. Voici un malade incapable de reconnaître tel
objet qu'il voit. C'est qu'il ne sait plus s'en servir. C'est qu'il y a
rupture en lui du courant qui allait de son œil à son bras. La pure
vision d'un groupe d'images ne fait pas à elle seule une perception
visuelle efTective. Il faut encore que cette pure vision se prolonge
pour ainsi dire en impressions tactiles naissantes, en gestes inté-
rieurs esquissés. Percevoir véritablement un objet, c'est-à-dire le
constater en le reconnaissant pour ce qu'il est, suppose, outre la
conscience d'une émotion visuelle originale, tout un ensemble de
mouvements ébauchés par lesquels nous nous disposons à saisir
l'objet, à en décrire les contours, à en expérimenter les fonctions,
à le palper, à le mouvoir, à le manier en mille façons, bref à le
pratiquer et à le vivre. Eh bien! Quelque chose d'analogue existe
pour la connaissance. Ne dit-on pas d'un physicien qu'il a sa science
autant dans les doigts que dans la tête? Et cela est général, de
quelque ordre de savoir qu'il s'agisse. Pour que la pensée ne se
réduise pas à un psittacisme vide, il faut que le discours se pro-
longe en action. Transposons brièvement les observations précé-
dentes. On ne connaît que ce que l'on invente, on ne connaît que
ce que l'on agit, on ne connaît que ce que l'on pratique. Le travail
de pensée est un travail où l'àme doit donner tout entière, et non
seulement l'àme, mais le corps. Ce n'est donc pas un travail pure-
ment intellectuel et l'intellectualisme, si on l'appliquait rigoureuse-
ment, conduirait à une sorte de cécité rationnelle. Or on voit quelle
importante conséquence découle immédiatement de là. De même
qu'en faisant de la perception une pure connaissance désintéressée
et en la coupant de ses communications avec la vie pratique on la
transforme en inexplicable mystère, ainsi la doctrine qui limite
l'idée à sa phase intellectuelle, ou qui même voit simplement dans
cette phase le principal de l'idée, méconnaît l'essentiel du phéno-
312 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
mène qu'elle envisage. On ne comprend que dans la mesure oh Von
agit les idées et la clarté du discours n'est jamais quun avantage
accessoire et second au prix de V obscure action qui, seule, confère une
valeur et une consistance au saiwir.
De nombreux exemples montreraient aisément que cette concep-
tion n'est pas autre chose au fond que la conception réelle de tout
le monde, bien que l'on ne s'avise pas toujours de le remarquer
explicitement. Les logiciens classiques ont trop négligé l'analyse de
ce prolongement pratique nécessaire aux concepts pour qu'ils pren-
nent un sens plein. Mais cependant le sens commun lui-même
reconnaît cette nécessité. Qu'il me soit permis de citer brièvement
quelques-uns des exemples qui le prouvent : je ne dirai qu'un mot
sur chacun.
Qu'est-ce qu'avoir de l'expérience, qu'est-ce que posséder le sens
d'un métier, sinon connaître ce métier par le dedans, non pas en
théorie seulement, mais d'une façon plus intime, pour être descendu
■ en lui par la pénétrante intuition de la pratique, jusqu'à sentir, comme
on dit, qu'on a ce métier dans les doigts et dans le sang? Est-ce que
l'homme de guerre ne devient pas en quelque sorte lui-même la
bataille qu'il gouverne? Est-ce que le marin ne sent pas son bateau
comme une partie vivante et vibrante de sa propre personne? Est-ce
que l'ingénieur n'a pas l'intime impression de ce que peuvent ou ne
peuvent pas les matériaux qu'il emploie, comme s'il était sympathi-
quement devenu ces matériaux eux-mêmes? Eh bien! Je dirai que
tout cela, c'est viv7'e ce que l'on sait, au lieu de se borner à le dis-
courir.
Voyez un politique, un psychologue, un artiste. Ne leur faut-il pas,
chacun dans son domaine, cet instinct divinatoire, ce tact inexpri-
mable, ce goût subtil et délié qu'on nomme le sens du réel? Le poli-
tique digne de ce nom doit si vivement se sentir inséré dans des
états de choses avec lesquels il fait corps, plongé dans des milieux
humains dont il est une des énergies, que la marche des affaires
l'impressionne et l'affecte comme une sensation qui d'elle-même se
prolonge en mouvements utiles au moins esquissés et naissants. Le
psychologue se meut dans le monde obscur des âmes comme si, en
racontant leur histoire, il faisait simplement un examen de con-
science; et qui n'a pas vécu ne peut comprendre ses analyses. L'ar-
tiste est celui qui dans la moindre image sait voir transparaître
l'univers entier, celui que la moindre émotion pénètre et bouleverse
E. LE ROY. — sri; la îsoivkllk philosophie. 313
jusqu'aux plus secrètes profondeurs, celui dont la vie intérieure faci-
lement unifiée fait une atmosphère de sensibilité vibrante et d'infinie
pensée autour du moindre objet.
Qui connaît la liberté, sinon celui qui se libère, et par son effort
même de libération? Et qui connaît la spécificité du fait moral,
sinon celui que hante l'inquiétude morale, sinon celui qui travaille
et qui peine dans une lutte morale? II n'y a de compréhension des
phénomènes religieux, il n'y a d'intelligence de la religion, que
pour qui s'insère par l'action dans l'évolution religieuse de l'huma-
nité, dans l'œuvre collective du salut, dans la société mystique des
esprits. Ceux-là qui pensent contester un tel fait le prouvent au
contraire.
« Qu'il y a loin, disait Pascal, de la connaissance de Dieu à
l'aimer! » J'ajouterai qu'on ne connaît Dieu que dans la mesure où,
au fond de soi, l'on se tourne et l'on tend vers Lui. Bornons-nous
ici à la question de son existence. Si cette existence est analogue à
la nôtre, nous voici dans l'anthropomorphisme. Si elle est transcen-
dante, que signifie-t-elle pour nous? C'est qu'il n'en faut pas faire la
simple position d'un concept que l'on se contenterait de contempler
passivement ou de soumettre à l'épreuve d'une critique discursive.
En réalité, on ne s'élève jusqu'à cette mystérieuse existence que par
une action du dedans, par une expérience de vie intérieure, par les
démarches efficaces de l'amour. « Beali mundo corde, quuniam ipsi
Dewn videbunt. » La parole évangélique est la plus haute affirmation
de la thèse qui place dans l'effort même par lequel se développe et
s'épure l'esprit le principe de l'évidence et de la certitude.
Et pour redescendre à une question plus voisine de celles qui nous
occupent, je citerai enfin une observation que plus d'un philosophe
a pu faire, en songeant aux manques de son éducation scientifique.
C'est bien, semble- t-il, une éducation qui fait parfois défaut, non
pas une instruction. On a étudié la science qui se trouve dans les
livres, et cela n'a pas suffi; car il faut se donner pratiquement aux
choses pour les connaître vraiment, et nul livre ne peut suppléer aux
jours de manipulations vécus dans les laboratoires, à l'expérience
acquise par un long usage du calcul, au sens et au tact éveillés par
une intime camaraderie avec les objets dont on veut se faire une
idée juste et complète. Il est aussi impossible de comprendre la
science d'un point de vue purement intellectualiste que de juger
une œuvre littéraire par principes et par règles.
314 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Mais l'heure est peut-être venue d'indiquer d'une manière plus
positive ce que c'est que cette pensée vécue dont j'ai tant parlé.
Le mot intuition, si fréquemment employé, si rarement défini, a
plusieurs sens, voisins sans doute et portés à se résoudre l'un dans
l'autre, mais qu'il faut savoir distinguer. Dans le langage commun,
il signifie vue immédiate, instantariée, divinatoire. Le vulgaire dira
par exemple qu'on possède naturellement l'intuition des axiomes,
que tel homme de génie en présence de telle difficulté soudaine a eu
telle intuition décisive, que chacun de nous dans certaines circons-
tances a plus d'une fois senti naître et grandir en lui je ne sais quelle
intuition prophétique des événements qui menaçaient. Dans le lan-
gage scientifique, le même vocable signifie vue condensée d'une fonc-
tion logique au sein dune apparence concrète jouant le rôle de sym-
bole métaphorique. Le savant dira par exemple que la géométrie
euclidienne est intuitive entre toutes les géométries, que la démons-
tration de l'existence de l'intégrale définie par l'aire d'une courbe
est intuitive, que la théorie de la tension superficielle en capillarité
ou la représentation des phénomènes électriques par des flux de
force et des surfaces de niveau sont également intuitives. En
résumé, la première acception se rapporte à une vision directe et
rapide, la seconde à une conception rendue imaginable; mais, dans
les deux cas, il s'agit au fond d'une même chose : unification d'une
complexité. C'est cette dernière formule que je retiendrai. Pour moi,
intuition voudra dire désormais vue intérieure, vue pleine et vivante,
vue riche et unifiée. Est donc intuitif ce qui est vivement vécu, pro-
fondément pénétré, saisi « :ùv oX-/) tv; '}u/7i », possédé simultanément
sous tous ses aspects. L'intuition, ainsi entendue, résulte d'une habi-
tude de vue intégrale et synthétique en laquelle communient l'intel-
ligence et le cœur. Elle suppose que l'on fasse de sa pensée une
action dans le plein sens du mot, que l'on s'installe pour penser,
non pas à la surface de l'esprit, là où le discours étale ses nappes de
lumière impuissante, mais au plus intime de l'âme, au centre de la
conscience, au point d'attache où la représentation devient elle-
même une réalité agissante et agie. Je distinguerai d'ailleurs l'in-
tuition spontanée, non réfléchie, telle que celle des images primi-
tives, à laquelle mieux vaudrait peut-être réserver le nom d'attuition,
et l'intuition acquise, l'intuition issue d'un effort de réflexion, qui
fait voir par le dedans, qui éclaire l'intérieur des choses, qui exprime
la création par l'esprit d'une qualité nouvelle dans le monde, qui
E. LE ROY. — siu i.A NouvKi.i.K PHii.osopiiiK. 315
dévoile un aspect original du donné, et qui marque enfin le moment
où ce qui n'était d'abord que discours s'est tourne en action pro-
fonde, susceptible d'intervenir désormais comme facteur efficace dans
l'évolution universelle. Soit un percept, syntbèse d'attuitions coor-
données : j'en ai l'intuition, au sens commun du mot. Que je vienne
à isoler sa fonction logique et à construire un concept pur dont il
soit en quelque manière le corps expressif : j'en acquerrai l'intui-
tion scientifique. Que je descende en son intimité spécifique, que
j'en épuise tous les aspects, que je l'intègre enfin à ma vie intérieure :
j'en posséderai finalement l'intuition parfaite, celle que poursuit le
philosophe.
Insistons brièvement. Soit une formule dogmatique, empruntée
— je suppose — à la science. Essayons de la « penser » dans toute
la force du terme. Il y aura plusieurs degrés successifs. A chacun
d'eux correspond une règle pour la direction de l'esprit :
1° Acquérir, par V exercice et la culture de la mémoire, un souvenir
inamissible, une intelligence maniable et un usage familier de la vérité
en question. — C'est le moment de l'intuition commune. La connais-
sance devient alors si constamment présente qu'elle en semble
immédiate, si facile à mouvoir qu'elle en paraît naturelle et instan-
tanée, si suggestive par son intégration parfaite au discours qu'elle
en étiuivaut à une divination. La vérité se tourne ainsi peu à peu
en habitude de notre vie pratique, presque en habitude motrice, en
tout cas en habitude verbale.
2° Inventer des mythes révélateurs de la vérité que Von sait, incarner
celle-ci dans une foule de symboles métaphoriques, de telle manière
qu'on finisse par la voir transparaître en mille apparences concrètes.
— C'est le moment de l'intuition scientifique. Nous utilisons alors
notre aptitude à discerner des analogies et des ressemblances, notre
faculté de poésie. La vérité devient ainsi une habitude de notre
imagination.
3" Dissoudre par la critique l'enveloppe de mois et de routines qui
recouvre la vérité conquise, rendre à tous les éléments de celle-ci leur
sens psychologique profond, dégager par l'analgse les conditions géné-
ratrices et le phénoménisme réel de la découverte, intégrer en fin à notre
conscience le résultat obtenu, en expérimentant les relations infinies
qu il soutient avec l'ensemble du monde et en explicitant ses multiples
aspects par une étude historique inspirée de cette maxime que nulle
opinion n'est fausse, mais seulement incomplète. — C'est le moment
Rev. Mkta. t. IX. — 1901. 22
316 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
précis (le l'intuition philosophique, La vérité devient alors pour
nous un principe d'uniflcation intime; elle pénètre et colore peu à
peu dte sa nuance tout le contenu de notre vie; nous la pratiquons
intérieurement et lui imposons la forme inexprimable de notre per-
sonnalité même. La vérité devient ainsi pour finir une habitude de
notre Moi tout entier, une habitude informatrice qui influe sur
chacun de nos actes.
Si l'on veut donner des noms à ces trois phases de l'intuition, on
pourra dire que la première se rapporte à ïacquisition des formules,
la seconde à leur illuslralion mythique et la troisième à leur vivi/îcn-
tion par la pratique intérieure. Mais il va de soi que les trois phases,
pour successives qu'elles apparaissent, ne sont point nettement
séparées à la façon de choses disjointes : la vie de la pensée consiste
dans un passage incessant de l'une à l'autre.
Voit-on maintenant comment vivre n'est pas, contrairement à
l'opinion des esthètes ou des intellectuels, se laisser aller à la jouis-
sance paresseuse du rêve, se laisser détendre et dissoudre au sein
d'une mysticité imprécise et sensuelle? Vivre une idée suppose au
contraire un grand effort par lequel le rationalisme est dépassé,
approfondi, pénétré d'action, mais non pas aboli. Vivre une idée,
c'est mettre en elle toute son âme, c'est l'aimer au sens le plus haut
de ce terme, c'est voir l'univers entier à travers elle, c'est y verser
tous les flots de sa vie intérieure, c'est y croire sans interruptions
ni limites au lieu de lui réserver des moments et des domaines,
c'est la prendre comme levier du progrés spirituel. Impossible d'at-
teindre un tel but sans le secours des formules discursives. La pensée
est nécessaire à la vie, bien que non suffisante. Toutes les puissances
de la raison doivent intervenir, aucune ne doit être sacrifiée, mais
la thèse que soutient la philosophie nouvelle est que ce n'est point
dans l'élément intellectuel, dans la fonction logique de l'idée, que
se trouve le principe de sa fécondité, ni par conséquent sa vraie
valeur'.
Bref la philosophie nouvelle n'est, à la bien comprendre, ni une
philosophie du sentiment, ni une philosophie de la volonté : ce
serait plutôt, et c'est même vraiment, une philosophie de l'action. Or
l'action implique sans doute sentiment et volonté : mais elle implique
I. Croire à ce que l'on pense, et y croire jusqu'à le mettre en pratique : c'est
le devoir de sincérité qui incombe spécialement au philosophe.
E. LE ROY. — SLK l..\. .NOL VKLLK l'IIII.OSOPHlK. 311
aussi bien autre chose, et notamment la raison. Ou, pour mieux
(lire, l'action n'est pas faite de plusieurs pièces juxtaposées; raison,
sentiment et volonté s'y confondent ; et aucun de ces éléments, que
sépare seul un morcelage discursif, n'est à l'exclusion des autres
principe de lumière et de vérité. Lumià'i; et vn'lti! doivent rtre fina-
lement cherchi'es dans; h mouvement même par lequel Vaclimi unifie
Vâme.
Me reprochera-t-on d'établir ainsi une illégitime hiérarchie entre
des termes qui ont chacun leurs moments de primat? Me dira-t-on
qu'il est des heures et des sujets où c'est l'abstrait r[ui est le réel et
le vrai? Je répondrai que l'abstrait pris comme tel peut lui-même
être vécu et que c'est ce que fait par exemple le géomètre. Ne pas
couper l'idée de ses communications avec la vie, n'en pas faire un
petit monde clos isolé au sein de la vie, mais au contraire la tenir
au contact de la vie générale qui l'enveloppe et se déroule autour
d'elle, voilà une régie que Ton peut et doit toujours suivre. En toute
circonstance^ la vie seule fonde, illumine et vérifie.
Qu'est-ce, dans ces conditions, que l'évidence philosophique? Ce
n'est point je ne sais quel éclat singulier caractéristique du vrai,
puisqu'il y a des évidences trompeuses. La faut-il définir par l'incon-
cevabilité du contraire, par le sentiment d'une contrainte qui force
notre adhésion? Mais comment distinguer alors l'évidence légitime
de l'évidence illusoire qui provient de l'habitude? A vrai dire, ce
que traduit cette définition, c'est l'évidence vulgaire, l'évidence con-
sidérée au point de vue pratique du sens commun. Nous arrêterons-
nous donc à la théorie de Descartes, suivant qui l'évidence est la
marque propre de l'idée claire et distincte, de l'idée simple dont
l'esprit aperçoit nettement tout le contenu? On le pourrait, si l'évi-
dence des états psychologiques se trouvait expliquée par là. Mais
en fait l'évidence n'est pas exclusivement attachée aux concepts dont
l'analyse réductrice est achevée et l'évidence cartésienne n'est que
celle du géomètre, celle que l'on envisage quand on se place au
point de vue schématique de la science pure, .lu fond, le seul critère^
c'est la vie. Est évident d'abord tout ce qui est vécu à chaque instant
par nous : images, alTections, sentiments, idées ou actes, pris en
eux-mêmes et en tant que faits. Est ensuite évident par le progrès
de la pensée tout ce qui — croyance informatrice, raisonnement
efficace et solide, axiome spontané, percept bien distinct des fan-
tômes de l'hallucination ou du rêve — résiste à l'épreuve de la pra-
318 REVLE DE MÉTAPHYSIQUE El DE MORALE.
tique, peut être assimilé par nous, converti en notre substance,
intégré à notre moi, organisé avec l'ensemble de notre vie. Ainsi
l'évidence appartient à ce qui se montre capable de durée. Rien n'est
évident de soi, mais tout le peut devenir, et nous devons aboutir à
certaines évidences. Il y a des certitudes qu'il nous est prescrit de
nourrir et de cultiver : celles qui fondent l'harmonie universelle. Le
philosopiie a pour mission originale de vivre la réalité, c'est-à-dire
d'en épuiser les aspects divers, d'unifier ceux-ci en une riche syn-
thèse, de les agréger à la conscience humaine et de les spiritualiser
peu à peu par une intériorisation grandissante. L'évidence intuitive
compose d'ailleurs un accord parfait avec les évidences commune et
scientifique, parce que le travail dialectique des siècles transforme
graduellement les richesses dégagées par le philosophe, et tout
d'abord possédées par lui seul, en habitudes publiques formulables
par un discours clair et transmissibles par une tradition facile.
Peut-être voit-on désormais en lumière assez nette le caractère
essentiellement dynamique de la vérité, ainsi que le rôle fondamental
et nécessaire de la vie dans la vérification. Il sera facile d'achever
la discussion en montrant un dernier point.
Que la nouvelle critique n'est pas un scepticisme. — Une pièce
essentielle de la nouvelle philosophie est sa théorie de la. science.
Contingence ou nécessité des lois de la nature, valeur objective ou
non du déterminisme, voilà le problème que nos adversaires jugent
à bon droit capital, voilà le terrain sur lequel ils organisent la
résistance. Là en effet peut s'engager avec fruit, sous une forme pré-
cise et concrète, la discussion des principes. Là notamment les
thèses métaphysiques générales se montrent susceptibles de vérifi-
cation et de contrôle. Là elles prennent corps en des propositions
particulières sur lesquelles a prise 'et peut mordre une critique
positive.
Or que deviennent les conclusions des paragraphes précédents
quand on les applique à une théorie de la vérité scientifique?
Je dis en premier lieu que la science n'est pas nécessaire dans ses
détails : tout résultat dépend au fond de notre liberté, parce qu'il
ne possède une existence déterminée que si on le regarde en connexion
avec une attitude mentale adoptée par nous.
Je dis en second lieu que la science n'est pas autonome dans son
ensemble : chacune de ses parties la contient tout entière et tout
E. LE ROY. — SLR LA NOIVELLK PHILOSOPHIE. 319
entière elle contient elle-même plus que de la logique, plus que de
la raison, plus que de l'intelligence : la vie totale de l'esprit, où c'est
l'action qui exerce le primat.
Bref, nécessité et vérité sont les deux pôles extrêmes de la science.
Mais ces deux pôles ne coïncident pas : c'est le rouge et c'est le
violet du spectre. Dans la continuité intercalaire, seule réalité elTec-
tivement vécue, vérité et nécessité varient en raison inverse l'une de
l'autre suivant celui des deux pôles vers lequel on s'oriente et se
dirige. L'une et l'autre sont moins des choses que des convergences,
moins dés termes actuels que des liinites qui ne sauraient être définies
que dynamiquement : elles apparaissent, à proprement parler,
comme des qualificatifs qui spécifient des mouvements de pensée.
Si l'on choisit de marcher vers le nécessaire, on tourne le dos au
vrai, on travaille à éliminer tout ce qui est expérience et intuition,
on tend au schématisme, au discours pur, aux jeux formels de sym-
boles sans signification. Pour conquérir la vérité, au contraii'e, c'est
l'autre sens de marche qu'il faut adopter; l'image, la qualité, le
concret reprennent leurs droits prééminents; et l'on voit alors la
nécessité discursive se fondre graduellement en contingence vécue.
Finalement, ce n'est point par les mêmes parties que la science est
nécessaire et que la science est vraie, qu'elle est rigoureuse et
qu'elle est objective; mais nous pouvons dire que le savant peut
prendre deux attitudes, ou recherche de la nécessité rigoureuse, ou
recherche de la vérité objective, et les conditions du succès ne sont
pas les mêmes dans les deux cas.
Voilà le résumé de la doctrine que je veux défendre. Je n'entre-
prendrai pas de recommencer ici une discussion minutieuse dont on
lira le compte rendu dans le Bulletin de la Société française de Philo-
sophie pour 1901. Mon intention se borne à présenter quelques
remarques d'un caractère général. Encore n'aborderai-je que plus
tard l'examen des questions que soulève Ja réussite de la science,
notamment l'étude de cette question capitale qui consiste à se
demander si le succès dont je viens de parler ne renverse pas d'un
seul coup les théories contingentistes rappelées plus haut. Mais je
m'occuperai dès à présent de savoir quelles conséquences les consi-
dérations développées jusqu'ici peuvent avoir dans le problème de
la science positive. C'est là en effet un point sur lequel on a beaucoup
insisté dans les oppositions que l'on a faites aux doctrines récentes.
Comme il est arrivé successivement dans l'histoire à toutes les
320 REVUE DE JIÉTAPIIYSIQUE ET DE MORALE.
doctrines qui réalisaienl un progrès véritable, mais qui ne le réali-
saient que par un changement des habitudes régnantes et spéciale-
ment par une transformation du concept de vérité, la philosophie
nouvelle a été accusée de scepticisme, heureux encore que l'on n'ait
point vu eu elle d'immoralité!
Je vais expliquer tout d'abord pourquoi je ne puis souscrire à ce
jugement. Peut-être cela aidera-t-il à dissiper quelques malentendus.
L'accusation de scepticisme revêt plusieurs formes diverses qu'il
faut examiner l'une après l'autre : je me contenterai de brèves décla-
rations sur chaque point.
Voici le premier. On a cru que je refusais toute valeur à la science.
Parce que je soutiens qu'elle n'est pas ordonnée à la connaissance
pure, parce que je prétends qu'elle ne nous dévoile pas le réel, ou
plus précisément parce que j'estime que la rigueur et la nécessité y
sont pour ainsi dire en proportion inverse de la vérité et de l'objec-
tivité, on a conclu que je voulais substituer à l'exercice réfléchi de
l'intelligence l'aveugle acceptation d'un fidéisme obscur, on a pensé
que je plaçais au-dessus de la raison je ne sais quelle vague extase
de l'imagination et du cœur. Or rien n'est moins exact. J'ai déjà
précisé mon attitude en indiquant ce que j'entendais par « vivre
la science ». Inutile, peut-être, de revenir là-dessus. Dès que l'on
approfondit un peu l'idée de vie intérieure, on constate que la dis-
tinction des facultés est toute superficielle. Il n'existe pas au fond de
nous-mêmes une mieUifjencp séparée, une raison mdcpendante, à
laquelle s'opposerait comme un terme antinomique l'imagination ou
le cœur. Non; mais toute l'âme est contenue dans chacun de ses élé-
ments, ou mieux il n'y a point d'éléments de conscience, point
d'atomes psychiques, point de pouvoirs multiples juxtaposés; l'acti-
vité de l'esprit se présente aux regards de l'observateur attentif
comme une inexprimable unité complexe où le nombre n'intervient
pas, et la pensée qui engendre la science — pour impliquer l'âme
entière — n'en demeure pas moins pensée véritable, amoureuse
d'harmonie et de lumière : qu'elle soit action l'agrandit loin de la
diminuer, la vivifie loin de la détruire, la fortifie loin de la dis-
soudre, l'unifie et la concentre loin de la détendre ou de la dénouer
dans le rêve. Je ne retire donc à l'intellectualisme que ses bornes
trop étroites; mais je n'essaie pas de faire abdiquer la raison devant
le cœur ; je crois seulement que celle-là n'est pas complète quand on
l'isole de celui-ci, je crois que nous ne pouvons jamais vivre une vie
E. LE ROY. — SUR LA NOL'VELLI': l'HILOSOPHIE. 321
purement intellectuelle (au moins d'une manière profonde), je crois
que les logiciens se sont trop confinés jusqu'ici dans la région du
discours et qu'ils ont ainsi méconnu le meilleur de la raison elle-
même, je crois qu'il est temps de réintégrer l'action dans ses droits
primordiaux, je crois surtout que le centre et l'àme de toute idée
sont constitués par quelque chose qui est de l'ordre d'une intuition
contingente et vécue plutôt que de celui d'une évidence nécessaire
et discursive. Et je reconnais à la science une valeur éminente! Sans
parler de sa valeur pratique, industrielle ou médicale, sans parler
des avantages matériels qu'elle nous apporte ni des ressources chaque
jour plus efficaces;qu'elle nous fournit pour conduire sagement notre
action, n'est-elle pas un langage rigoureux, un discours parfait, un
système de symboles enchaînés, un groupe cohérent de schèmes
coordonnés et maniables? Par cette substitution de concepts cons-
truits aux données concrètes, voici que deviennent possibles une
réduction du multiple à l'un, une distribution des formules en séries
déduclives, un classement méthodique du chaos expérimental. Si
cela nous éloigne de la réalité, n'oublions pas cependant les béné-
fices que procure un tel travail. La mémoire est rendue capable de
porter le poids énorme des richesses accumulées. La communication
du savoir est assurée entre les hommes, en même temps que la pos-
sibilité pour ceux-ci de collaborer dans des entreprises communes.
Mais il y a plus encore. La science est un arl dans le plus haut sens
du terme, un art subtil et puissant dont le charme et la beauté —
pour échapper au vulgaire — n'en sont pas moins des justifications
suffisantes. Enfin, permettant d'améliorer les conditions physiques
de la vie et par là travaillant pour sa part à l'œuvre de notre libéra-
tion morale, la science est aussi par elle-même un admirable moyen
de culture spirituelle. Voilà certes de quoi la légitimer. Toutefois je
ne trouve pas que ce soit assez. Je veux montrer que, même au point
di' vue de ht connaissance, la science a une valeur. Sans doute elle ne
donne pas une connaissance vraie des choses : mais elle ^JiY'yjarc c(itte
connaissance, en fournissant un point de départ à la philosophie.
Chaque vérité scientifique, si conventionnelle, si symbolique, si con-
tingente qu'elle soit, peut être prise en effet comme l'origine d'un
chemin de pénétration critique vers le réel. Pour effectuer ce retour
conscient et réfléchi au donné immédiat, pour accomplir cette régres-
sion vers la continuité primitive, que préconise M. Bergson et dont
il fait justement l'objet propre de la philosophie, il faut avoir été
322 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tout d'abord chercher dans la dispersion discursive la révélation des
aspects divers qui constituaient, mêlés et indistincts, le nuage confus
des images, €omme si les virtualités latentes au sein de l'envelop-
pement primordial ne pouvaient être discernées par nous qu'après
une sorte d'analyse spectrale préliminaire à travers le prisme de
l'action et du discours. Que cette dispersion fausse la réalité, cela est
entendu; mais elle demeure inévitable comme entrée en matière.
Ainsi apparait-ii notamment que la philosophie ne saurait précéder
la science. Du reste celle-ci ne procure pas seulement des points de
départ statiques; chacun de ces résultats indique une direction, une
voie vers le réel; chacun d'eux est comme penché sur un aspect de
la nature qu'd montre et désigne au loin; c'est une impulsion rec-
trice, une vitesse initiale, et le courant de pensée qui le traverse et
prend corps un instant en lui fait en définitive sa plus haute valeur.
Voit-on dès lors qu'il y a continuité de la science à la philosophie et
que par conséquent je ne puis croire à la profonde signification et
portée de celle-ci sans admettre du même coup une semblable con-
clusion pour celle-là? La critique nouvelle ne conduit donc pas à je
ne sais quel scepticisme scientifique; mais elle aboutit à ceci que la
science ne forme pas un système clos, qu'elle n'est pas autonome,
qu'elle n'a pas en soi toute sa valeur, qu'elle n'est pas séparée de la
philosophie par une coupure absolue, qu'elle achemine vers une
limite qui lui est transcendante, que sa meilleure partie est sa con-
vergence même vers ce pôle extérieur, que son objectivité doit être
conçue sous une forme dynamique et non pas statique, comme la fin
d'un progrès et non pas comme une cliose ou un résultat, et qu'enfin
ce sont plutôt les intellectualistes qui limitent et restreignent la
science.
Mais, battu dans cette première rencontre, on se tournera peut-
être vers une autre lôrme de la même accusation. Placer la science
qui se fait au-dessus de la science faite, estimer les démarches d'in-
vention à plus haut prix que les résultats, préférer aux thèses pré-
cises et fixées l'exercice même de l'esprit, l'attitude et le mouvement
que chaque vérité suscite en nous, les gestes intérieurs dont elles
apparaissent comme l'occasion fugitive, si ce n'est pas — dira-t-on —
du scepticisme pur, c'est au moins du dilettantisme. Que l'artiste
dans le savant n'efface pas le penseur! Faire de la science un moyen
et non pas une fin, c'est encore d'une certaine façon nier la science.
— Or voilà ce que je n'accepte point. Je prétends qu'au fond la nou-
E. LE ROY. — SUR I..V NOi'VEM.F. l'iiii.osoiMiii:. 323
velle philosophie croit plus que ses adversaires eux-mêmes au pou-
voir de la raison. Loin de nous les timidités classiques! Elles
dérivent de préjuges qu'il est temps d'abolir. La science en effet se
prolonge et s'achève sans discontinuité par la philosophie, ou plutôt
il est possible d'envisager la science d'un tel point de vue qu'on la
voie se diriger vers la philosophie comme un réseau de fleuves vers
la mer. Ainsi le mouvement que le savant commence, poursuivi
jusqu'au terme sans souci de frontières fictives, mène en fin de
compte à saisir la réalité absolue, que l'intuition suprême éclaire et
fait posséder du dedans. Réel et connu d'une part, intuition philo-
sophique et conception scientifique d'autre part, à le bien prendre,
sont dans le rapport du tout à la partie. 11 est incroyable qu'on ait
emmêlé cette question de tant de difficultés factices. Essayons
cependant de démêler l'éclieveau. Je ne ferai pour cela qu'une
remarque. De tout temps et maintenant encore, n'en déplaise à ceux
qui traitent une semblable prétention de chimère mystique, on a
cherché l'absolu dans la connaissance, et c'est cela même qu'on a
toujours appelé philosophie. Descendre au cœur de la réalité, en
saisir les pulsations intimes; pénétrer ce qu'elle est en soi et le
devenir en quelque sorte sympathiquement pour le faire participer
à la lumière de la conscience réfléchie, l'homme ne se résoudra
jamais à le juger impossible : si par la parole il s'y résigne quel-
quefois en apparence, l'histoire montre qu'il dément aussitôt son
discours par son action. Et le problème en efl"et est-il aussi inso-
luble qu'on l'a voulu dire? Les grosses difficultés qu'il soulève vien-
nent peut-être surtout de ce qu'on s'obstine à prétendre enfermer
dans un concept une limite qui ne peut être définie au contraire que
par le mouvement même qui y porte. Que la réalité absolue ne
puisse être ni conçue ni parlée, j'y consens; et par là sans doute
elle échappe à la science. Mais si l'on parvenait à la vivre? Ce serait
bien une solution. Et la science reprendrait une portée dans ce sens,
en devenant elle-même plutôt vécue et pratiquée que pensée dans
l'abstrait. Certes une connaissance quelconque est toujours noire
connaissance. 11 semble dés lors inévitable d'affirmer sa relativité.
Mais qu'est-ce que ce nous dont on fait une entité absolument déter-
minée? Ne pouvons-nous pas nous modifier peu à peu jusqu'à nous
configurer pour ainsi dire aux choses elles-mêmes? Celles-ci d'autre
part sont-elles radicalement différentes de nous et de la connais-
sance que nous en avons? Les relativistes obtiennent leurs conclu-
324 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
sions en partant, à mon sens, d'un mauvais énoncé du problème.
Ils conçoivent en elTet ici un aujet pur et là un objet pur pour
examiner ensuite comment ces termes antinomiques pourraient
entrer en rapport. Bien entendu ils ne trouvent aucun moyen : la
question était posée de manière à demeurer nécessairement sans
réponse. C'est qu'objet pur et sujet pur sont deux pôles irréels sym-
bolisant les deux extrémités d'une continuité intercalaire seule
réelle. Ici encore il faut imaginer un spectre continu dont le sujet et
l'objet ne seraient que les régions extrêmes. Ce qu'on peut réaliser,
c'est une suite mobile d'états où la subjectivité et l'objectivité varient
en raison inverse l'une de l'autre. Et il y a un infra-rouge — la
matière pure — vers lequel on peut descendre, et il y a un ultra-violet
— l'esprit pur — vers lequel on peut monter, et les mouvements
mêmes de descente ou d'ascension nous révèlent ces franges limites
qu'aucune coupure ne sépare des franges moyennes. Or qui prendra
le mieux cette attitude purement dynamique, de celui qui, visant
surtout au discours parfait, ne cherche dans la science qu'un enchaî-
nement rigoureux de formules, ou de celui qui, plus vivant, ne saisit
chaque résultat que pour y puiser un élan nouveau vers de nouveaux
résultats? C'est la différence de l'inventeur au critique et nul ne con-
testera que ce soit au point de vue du premier qu'il faille se placer
de préférence pour bien comprendre la science. Dilettantisme? Non
pas, mais foi dans la raison, amour de la pensée féconde, et senti-
ment intense de la vie spirituelle. L'intelligence humaine est infini-
ment plastique; le but de la science est de l'informer graduellement
jusqu'à la rendre capable de saisir la réalité absolue; sans doute la
science apparaît inégale à une si vaste tâche; mais elle commence le
travail que la philosophie prétend achever, et la vraie manière de
l'envisager consiste donc à la prendre comme une convergence de
progrès mobiles et fuyants plutôt que comme un système hiérar-
chique de résultats bien établis.
Qu'ajouterai-je enfin? On a pensé répondre sans réplique aux con-
sidérations précédentes en qualifiant de myslique la doctrine qu'elles
développent. Mais pourquoi les mots nous feraient-ils peur? Le vrai
mystique est celui qui a foi dans l'esprit; et certes, à ce titre, nous
pouvons sans scrupules revendiquer un tel nom. Que signifîe-t-il,
en somme? Que notre conception de la science est une conception
vraiment spiritualiste, différente en cela de la conception classique
préoccupée surtout de rigueur et de fixité au détriment de la vie
E. LE ROY. — SIK LA NOLVELl.K l'IIlLOSOPHIK. 325
créatrice qui seule assure le progrès. Philosopher, c'est chercher
l'esprit, c'est se détacher du discours, c'est se renonrcj' pour autant
que l'on tient à des habitudes logiques trop étroites, c'est travailler
sans repos ni restriction à son renouvellement intérieur et c'est
croire enfin qu'on ne peut saisir la vérité qu'en se donnant à elle
par une action de toute l'âme : ainsi toute philosophie est mystique,
en droit, sinon en fait.
Quant à savoir si notre conception mène à l'individualisme absolu,
alors que l'idée même de la science implique essentiellement que
celle-ci soit impersonnelle, j'estime que la question est facile à
résoudre. Sans doute j'affirme jusque dans la science le primat de la
vie intérieure. Mais c'est une erreur à laquelle échappe le vrai
mystique de croire que l'exercice de la vie intérieure tend à
enfermer l'homme dans son individualité. N'oublions pas qu'il est
impossible de pratiquer tout seul la véritable vie intérieure. La
pratiquer, au contraire, c'est tendre à s'insérer dans une société
spirituelle : plus l'homme s'intériorise, plus il participe à l'esprit et
plus il se rapproche de la réalité profonde en laquelle il communie
avec l'humanité tout entière.
Enfin comment ai-je pu qualifier la nouvelle doctrine de positi-
visme nouveau'l Si elle voit dans l'action le critère suprême, en quoi
se distingue-t-elle du sens commun? quelle différence précise éta-
blit-elle entre science et philosophie? D'une part, semble-t-il, elle
condamne à certains égards la science et le sens commun parce
que, tournés vers l'action, ils ne s'orientent pas vers la connaissance
vraie; et d'autre part, pour obtenir en philosophie cette connais-
sance vraie, voici qu'elle subordonne l'intelligence abstraite à
l'action vécue. Se détacher de la vie pratique, c'est le conseil qu'elle
donne d'un côté; revenir du discours à la vie explicite, c'est le
second conseil par lequel elle complète le premier; n'y a-t-il pas
contradiction? Pour moi, j'estime que non. Mais il faut séparer plu-
sieurs sens du mot ad ion. Il y a l'action pratique, l'action discursive
et l'action profonde, qui ne sont point une seule et même chose. La
première engendre le sens commun; la seconde règle la science;
et c'est la troisième qui doit servir de critère en philosophie.
Je ne vois vraiment en cela aucune difficulté sérieuse. Se dégager
des illusions que suscite l'exercice de la vie corporelle, s'affran-
chir des entraves que met à la vie de la pensée la recherche
d'un discours rigoureux, tendre en fin de compte à faire de tout un
326 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
objet de vie spirituelle intégrale : n'est-ce pas parfaitement clair?
Je n'ajouterai plus qu'un mot, en manière de conclusion. On peut
adopter deux attitudes différentes pour envisager la science. Il est
évident qu'elle contient de l'intellectuel, du discursif. Eh bien!
Choisissons cet élément-là pour en faire le centre de notre représen-
tation. Soyons plutôt géomètres que physiciens, plutôt critiques
qu'inventeurs, plutôt soucieux d'exposition rigoureuse que d'intui-
tion féconde. Bref assistons passivement au déroulement des vérités,
au lieu de nous insérer avec toute notre âme dans le mouvement
qui les produit. Ce que la science contient d'action nous semblera
dés lors secondaire et provisoire : nous serons intellectualistes. Et
certes je ne conteste le droit de personne à préférer cette attitude.
Elle est à la fois légitime, intéressante et même nécessaire, au
moins en tant qu'époque d'une dialectique plus générale. Mais si on
la regarde comme essentielle et unique, voici que les désastres s'accu-
mulent. Comment ne pas conclure en effet à la faillite de la science
et de la raison, lorsqu'on voit dans le discours le pôle spécifiant
dont l'attraction les gouverne et les meut? Nous nous orientons vers
la recherche d'une nécessité de plus en plus rigoureuse ; mais en
même temps nous ne pouvons nier les résultats positifs de la criti-
que nouvelle; par suite nous nous enfonçons dans un nominalisme
croissant, ne voyant partout que décrets arbitaires, définitions con-
ventionnelles et sclîémes symboliques sans portée ni sens; finale-
ment, nous en arrivons à désintéresser la science de la vérité, nous
faisons de celle-là un système de conventions de langage, un jeu
stérile de formules vides, et le travail s'achève donc dans un scepti-
cisme total.
L'intellectualiste ne saurait échapper à cette ruine que par une
inconséquence, en ne suivant pas jusqu'au bout le mouvement de
pensée qu'il commence. Mais que les résultats sont différents quand
on adopte l'autre attitude ! Notre centre de représentation est alors
l'idée même de l'action qui engendre la science. Ce qui nous appa-
raît essentiel, à ce nouveau point de vue, c'est la vie intérieure,
qui ne prend corps sans doute que dans les vérités particulières,
mais qui les déborde et les dépasse. Au tour de l'intelligence dis-
cursive d'être confinée dans un rôle secondaire : simple instrument
de formules destinées à soulager la mémoire, à fixer l'attention et à
permettre une circulation sociale du savoir. Ce qui fait le fond de la
science est alors pour nous vraiment nourriture d'âme. Nous pouvons
E. LE ROY. — SUR LA NorvELl.K PMlI.OSdl'IIIi;. 327
le vivre pleinement. Et cette vie concrète, qui implic|iie la pensée
discursive sans limiter à ses démarches abstraites le dynamisme
interne, nous dirige vers la réalité absolue, s'il est vrai que celle-ci
soit plus un progrès qu'une cliosr. Ainsi s'évanouit le danger de scep-
ticisme tout ta l'heure imminent. Une dissociation a été faite entre
objectivité et nécessité. Voulons-nous atteindre la nature dans ses
retraites mystérieuses? Voulons-nous orienter la science vers la
connaissance? Nous entrerons dans les voies de la contingence
vécue ; nous approfondirons le discours dans le sens de la philoso-
phie; nous insisterons surtout sur les attitudes qualifiantes et les
convergences mobiles de la pensée. Mais la rigueur et la nécessité
pâliront d'autant que nous avancerons plus loin dans cette route,
pour s'accuser au contraire quand nous nous retournerons vers le
pur discours. On échappe au scepticisme dans la mesure où Von
abandonne Vintellectualisme.
Bref, nous pouvons résumer nos dernières conclusions dans les
formules suivantes :
i° Comprendre n'est pas un acte purement intellectuel ; on ne com-
prend en réalité que par les démarches d'invention; et une véi^ité nest
pleinement comprise que si elle est vécue.
2" Vivre une vérité consiste à en faire un objet de vie intérieure
auquel on croit^ dont on se nourrit, (pie l'on pratique et que l'on aime
au jioint d'unifier en lui toute son rhne : est vrai définitivement ce qui
résiste à V épreuve d'une telle vie.
3° Bien loin que cette doctrine ait une orientation sceptique, elle fonde
le seul moyen efficace de concilier l'esprit critique et Vesprit positif,
elle accorde à la science plus de valeur et plus de portée que ne lui en
reconnaît l'intellectualisme.
Une fois précisées ainsi l'attitude à prendre et la méthode à
suivre, il reste à voir quelles applications critiques on a faites et de
cette méthode et de cette attitude : ce sera l'objet d'un prochain
article.
{A suivre.)
Edouard Le Roy.
ÉTUDES CRITIQUES
EXPOSE CRITIQUE
DE
LA PHILOSOPHIE DE LEIBNIZ
Par B. RUSSELL
Le livre de M. Russell sur Leibniz est, comme nous l'apprend la
préface, une œuvre philosophique plutôt qu'historique. L'auteur
caractérise assez sévèrement cette tendance des historiens à si bien
étudier les rapports des systèmes entre eux qu'ils en viennent à
négliger les systèmes eux-mêmes. Tout autre est le point de vue de
M. Russell. Partant de cette idée que les différentes doctrines se
ramènent à un petit nombre de types, il verra dans la philosophie
de Leibniz une des formes les plus parfaites de toute une famille de
philosophies. Il cherchera alors quels sont les fondements de cette
philosophie, comment s'en enchaînent les parties, où s'introduisent
les postulats, et, chemin faisant, il se demandera si on peut encore
se maintenir aujourd'hui dans la position adoptée par Leibniz.
Il est impossible de résumer un livre aussi riche. Je me bornerai
à indiquer quelques-unes des idées les plus saillantes de l'ouvrage
en insistant surtout sur la partie critique.
La tâche que s'est proposée M. Russell n'est point aisée, car Leibniz
n'a jamais fait d'exposé systématique complet de son système et
nous ne savons pas bien quel ordre il a lui-même suivi dans ses
recherches. Toutefois on était habitué à considérer la Monadologxe
comme l'un des ouvrages où l'enchaînement de ses idées était le
mieux mis en lumière, et on y trouvait, comme point de départ, la
p. BOLTKOLX. — La philosophie de Leibniz. 329
conception d'éléments qui ne sont ni les atomes, ni la substance
spinoziste. Au contraire, M, Russcll voit dans la Monndidniiie « une
sorte de conte fantastique, cohérent peut-être, mais entièrement
arbitraire »; il s'inspire avant tout du Discours de MéUtphyshjue et
des Lettres à Arnauhl, et il espère montrer que le système de
Leibniz commence par une théorie logique de la proposition'.
Cette thèse est développée par M. Russell avec une très grandi;
habileté. Il fait voir (jue les principes fondamentaux du système
sont, en un certain sens, une transposition métaphysique des règle:*
de la logique classique; s'inspirant de cette idée directrice, il les
classe et les déduit les uns des autres avec une rigueur, une préci-
sion qui rendent son interprétation fort vraisemblable.
Comment, en effet, ne pas rapprocher l'un de l'autre le sujet
logique et la substance, ce sujet métaphysique possédant une infi-
nité d'attributs qui me sont d'abord donnés confusément et que je
ne puis connaître clairement que par voie d'analyse? La substance,
c'est un sujet qui ne peut jouer le rùle de prédicat par rapport à
aucun autre sujet; ou encore, c'est le sujet du changement, ce qui
subsiste lorsque le reste change. De même que la notion du sujet
logique enveloppe celle de ses prédicats, de même tous les attributs
qu'a possédés ou que possédera un sujet métaphysique sont toujours
des prédicats de ce sujet; ou, plutôt, la substance possède éternel-
lement un certain prédicat, exprimant qu'elle doit avoir à tel
moment tel ou tel attribut. Et il s'ensuit « que toute âme est comme
un monde à part, indépendant de toute autre chose hors de Dieu
et qu'elle garde dans sa substance des traces de tout ce qui lui arrive.
Il s'ensuit aussi en quoi consiste le commerce des substances. »
On le voit, l'analogie est frappante, à condition toutefois que l'on
considère seulement ce qu'est la substance, et non pourquoi elle
existe, ou même pourquoi elle est possible. Comme l'avait déjà
remarqué Aristote, la logique suppose des sujets : elle est incapable
d'en poser. C'est là un point sur lequel M. Russell aurait peut-être
dû insister davantage, afin de mieux mettre en lumière le rôle du
principe de raison suffisante. Ce principe a un caractère métaphy-
sique, et ne dépend pas de la seule logique, comme le principe de
contradiction. Sans doute, Leibniz admet qu'on peut rendre raison
du contingent par une analyse infinie; mais il y a "pour lui un
1. Voir spi'cialemeiit : Discours de Mélaphysiqiic [GcrhanW., IV, p. 432 sqt].), el
Lettre à Arnauld (G., II, p. 39 sqq.).
330 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
abîme entre le fini et l'infini, et M. Russell se méprend, je crois,
sur sa pensée, lorsqu'il l'accuse de n'avoir pas donné à la contin-
gence d'autre fondement que la complexité (p. 62).
On pourrait, il est vrai, par un détour, chercher à effacer la distinc-
tion des deux grands principes. La notion d'une substance contient,
nous l'avons vu, tous les états par lesquels cette substance passera,
et un entendement parfait les en pourrait déduire : la substance
n'obéit-elle pas, alors, à une nécessité aveugle dépendant unique-
ment du principe de contradiction? M. Russell répond avec Leibniz
à cette objection. Il faut se garder de confondre ce qui est nécessaire
et ce qui est certain. La liaison des divers états d'une substance
entre eux est contingente, quoique certaine : car, ou la substance
est libre : ou ses divers états forment une série de causes et d'effets,
et alors ils sont déterminés par les lois du mouvement, qui sont
contingentes.
Il reste vrai, toutefois, que la substance enveloppe dans sa notion
tous ses attributs passés et futurs; sinon elle ne serait plus elle-
même. Leibniz a même écrit (est-ce bien sa pensée définitive?) : « Il
y a, indépendamment des décrets libres de Dieu entre Adam d'une
part et ce qui est arrivé et arrivera à lui et à sa postérité d'autre
part, une connexion intrinsèque et nécessaire; car Dieu a trouvé
parmi les possibles un Adam qui, entre autres prédicats, a aussi
celui d'avoir, avec le temps, une telle postérité'. »
Ce texte et d'autres auxquels renvoie M. Russell légitiment le rap-
prochement de la substance et du sujet logique. Ce rapprochement
ne donne pas, il est vrai, de fondement à la substance; mais il nous
fait comprendre ce qu'elle est, et il jette ainsi une vive lumière sur
bien des points de la philosophie leibnizienne. On s'en convaincra,
si l'on suit M. Russell dans son ingénieuse déduction des propriétés
de la monade.
Par exemple, la monade est douée d'activité. En effet, puisque
tous les prédicats sont enveloppés dans la notion du sujet, la suc-
cession de ces prédicats n'a pas son fondement dans le monde exté-
rieur, mais bien dans le sujet lui-même. La monade possède donc
un attribut en vertu duquel elle tend à passer d'un état à l'autre :
c'est l'activité.
Soit encore à établir le principe des indiscernables. M. Russell
1. Lettre à Arnauld. G., II, 50.
p. BoUTUoex. — La philosophie de Leibniz. 3.'U
nous le présente d'une manière fort claire. Il ne peut, dit-il, exister
deux substances ayant les mêmes attributs et ne différant que quan-
tativement, solo numrro. Admettons en effet que A diffère de B en
ce sens que ce sont deux, substances différentes : cette dilTérence
entre A et B est une certaine relation qui lie A à B; à cette diffé-
rence correspond, par suite, un certain prédicat de A. Mais ce pré-
dicat ne peut appartenir à B, qui ne diffère pas de lui-même. Donc A
et B diffèrent par leurs prédicats, ce qu'il fallait démontrer.
Ces exemples, que l'on pourrait multiplier, montrent quels
sérieux avantages offre l'ordre d'exposition adopté par M. Russell et
suivi par Leibniz lui-même dans le Discours do Mélaplij/sique là oti
il traite de la substance. On admettra, je pense, que les notions de
sujet et de prédicat sont bien fondamentales dans la philosophie de
Leibniz. Elles n'y sont pas tout : leur rùle est peut-être moins grand
que ne le pense M. Russell; mais leur présence est certaine, et si
l'on démontrait que ces notions sont factices et fausses, on porterait
du même coup une grave atteinte au système de Leibniz. Il convient
donc, avant d'aller plus loin, d'examiner les principales critiques
que M. Russell adresse à la théorie logique de la substance.
M. Russell énonce en ces termes les deux premiers postulats sur
lesquels cette théorie repose, selon lui :
1° Toute proposition lie un prédicat à un sujet;
2' 11 existe des propositions analytiques, et toutes les propositions
nécessaires sont analytiques.
Or M. Russell n'admet pas ces postulats; il lire ses raisons d'une
étude approfondie de la logique générale, et spécialement de la
logique des mathématiques.
Il existe, dit-il, des propositions qui n'ont ni sujet ni prédicat. Ce
sont, par exemple, les propositions qui posent une pluralité de
sujets, comme : voici trois hoïinnes, ou encore celles qui établissent
entre deux sujets des relations de grandeur ou de position. En tout
cas, ce n'est pas la présence d'un sujet et d'un prédicat qui constitue
la proposition, c'est l'expression d'une relation.
Il n'y a pas, à proprement parler, de proposition analytique.
Lorsque, étant donné un sujet qui possède un nombre fini ou infini
d'attributs, on affirme que ce sujet possède un de ses attributs, on
croit raisonner analytiquement. Mais, dit M, Russell, ce n'est là
Uev. meta. t. IX. — 1001. 23
332 RKVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
qu'une illusion : car, pour avoir le droit de raisonner ainsi, il faut,
d'après Leibniz lui-même, que je puisse considérer le sujet en ques-
tion comme possible, c'est-à-dire comme exempt de contradiction
interne. Or, comment le puis-je? Ce n'est, dit M, Russell, qu'en
vertu d'une suite de jugements synthétiques affirmant que les divers
attributs de ce sujet sont compatibles. Ainsi l'idée d'un carré rond
est contradictoire, parce que dans la notion d'un rond est contenu
ce jugement synthétique, qu'un rond n'a pas d'angles. Ou bien
encore, si je définis 3 comme égal à 2-|-d, la proposition « 2 -h 4
est possible » est nécessairement synthétique. En résumé, ou une
proposition n'est pas purement analytique, mais implique des juge-
ments synthétiques : c'est le cas en mathématiques; ou cette pro-
position est une pure et simple tautologie et ne mérite plus le nom
de proposition. Leibniz s'est encore trompé, lorsqu'il a cru qu'une
proposition ne peut pas être nécessaire sans être analytique : c'est
un point sur lequel il est inutile d'insister après Kant.
Dans la pensée de M. Russell, cette discussion condamne le sys-
tème de Leibniz dès son point de départ. Elle porte même plus loin :
car, dit-il, toute philosophie qui recourt à la substance et à l'ab-
solu repose sur cette croyance, qu'une proposition a, en définitive,
un sujet et un prédicat ; et c'est en grande partie dans cette
même croyance que nous trouvons l'origine de la chose en soi
maintenue par Kant (p. 13), Voilà une discussion dont les consé-
quences menacent d'être graves et sur laquelle il convient de s'ar-
rêter quelques instants, bien que M. Russell ait été forcé d'être très
bref.
La logique des sciences est aujourd'hui une des parties les plus
prospères de la philosophie et l'on est arrivé dans ce domaine à
quelques résultats précis sur lesquels on peut solidement s'appuyer :
il s'agit d'en tirer le meilleur parti possible. Mais va-t-on pouvoir,
grâce à eux, ruiner un système de métaphysique tel que celui de
Leibniz? C'est là une question d'un intérêt tout actuel, qu'on doit
savoir gré à M. Russell d'avoir soulevée. Mais il faut se garder de la
supposer trop vite résolue.
Nous avons observé une analogie entre la substance et le sujet de
la logique aristotélicienne. Avons-nous le droit de conclure que la
vérité du système de Leibniz dépend de celle de cette logique ? Si la
logique de l'École est fausse, le rapprochement perd sa valeur, mais
la notion de substance reste intacte: pour l'atteindre, il faudrait
p. BOLTiioi'x. — La philosophie de Leibniz. 333
prouver que la révolution opérée en logique en entraîne une sem-
blable en métaphysique.
Il ne faut pas oublier que, pour Leibniz comme pour Aristote, la
substance est un sujet, sans doute, mais un sujet métaphysique.
Leibniz même, trouvant que la forme des Scolastiques n'est pas
encore assez métaphysique, fait de la monade une àme analogue à
la conscience. M. Russell écarte, il est vrai, cette doctrine, et il se
demande (p. 48) ce que peut bien être la substance, s'il est vrai,
comme le dit Leibniz, qu'elle se distingue de la somme de ses prédi-
cats. L'activité n'est pas la substance, mais seulement son essence :
la situation n'est qu'un attribut. Que reste-t-il donc si l'on
supprime les prédicats ? Rien, dit M. Russell, et il faut conclure :
« La raison qui fait supposer des substances est purement logique. »
Cette interprétation ne me parait pas conforme à la pensée de
Leibniz. Leibniz a besoin de la substance pour montrer comment se
concilient la multiplicité et l'unité. Le sujet, tel qu'il le conçoit, est
avant tout une entité métaphysique. Or de ce que la science ne
considère plus de tels sujets, on ne peut pas conclure que la méta-
physique doive les abandonner. Il n'est pas permis, précisément
depuis Descartes et Leibniz, d'être aussi dogmatique; car ces philo-
sophes ont montré que le monde mathématique peut ne pas être
identique au monde réel. Ainsi des considérations purement logi-
ques n'ont pas de prise sur leur métaphysique, et nous ne pouvons
admettre sans plus d'e-xplication les critiques que .M. Russell adresse
à Leibniz.
Mais l'étude des sciences nous permet, par une voie indirecte, de
critiquer la métaphysique de Leibniz, et c'est peut-être cette voie
que veut suivre M, Russell '. Un des objets principaux qu'a en vue
Leibniz est de donner un fondement à la science, laquelle ne se suffit
pas, et d'expliquer ce qu'elle constate. Eh bien! la métaphysique
leibnizienne répond-elle encore aujourd'hui à cet objet, et peut-elle
remplir son rôle vis-à-vis de la science moderne? D'autre part, l'in-
tervention des mathématiques n'a-t-elle pas conduit Leibniz à des
doctrines qui contredisent la théorie des monades? Voilà des ques-
tions que l'historien a le droit de se poser, et il est possible que les
progrès récents de la philosophie des sciences nous aident à résoudre
la première. Mais pour répondre à ces questions il est nécessaire de
d. M. Russell la suil flans sa i-ritique de la ilynamique leibnizienne, p. SOetsqq.
334 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
bien connaître les idées de Leibniz sur la philosophie des sciences,
et en particulier sur la dynamique. Ces idées sont minutieusement
étudiées, puis discutées avec une grande compétence par M. Rus-
sell, en de remarquables pages dont je vais brièvement résumer le
contenu.
La dynamique de Leibniz est dirigée contre Descartes, pour qui
l'essence de la matière est l'étendue. Leibniz voit dans l'étendue
une notion abstraite incapable de fonder la réalité des choses.
D'ailleurs, en établissant que ce n'est pas la quantité de mouvement
qui est constante, mais bien aussi la direction du mouvement,
Leibniz a montré que la matière n'est pas totalement indifférente.
La matière première, considérée comme passive, possède déjà
une qualité irréductible à l'étendue : la résistance. Elle est impéné-
trable; de plus elle répugne au changement et elle tend à conserver
son état actuel. Mais cette matière ne suffît pas à Leibniz, qui
requiert, pour expliquer le mouvement, une matière active, douée de
force. En effet, un corps en mouvement diffère d'un corps au repos :
il possède quelque propriété en vertu de laquelle il continue le
mouvement commencé sans l'intervention de causes extérieures.
D'autre part, l'analyse de l'idée d'étendue va nous montrer que la
situation a un caractère relatif: si donc il y a dans le mouvement
quelque chose d'absolu et de réel, ce ne peut être que la force.
L'extension n'est qu'une propriété des choses. Extension signifie
répétition, pluralité d'objets étendus. Aussi ne doit-on pas dire que
la matière est l'étendue, mais qu'elle est étendue. De là résultent les
conditions de la réalité. Si les choses qui nous apparaissent exis-
tent réellement, elles sont formées d'une pluralité d'éléments.
D'ailleurs les éléments simples ne peuvent être eux-mêmes étendus,
car qui dit étendu dit composé : ce ne sont donc pas des points
mathématiques, mais bien des substances.
Si nous passons maintenant du réel au mathématique, nous
remarquerons que la géométrie repose sur autre chose que sur la
notion d'étendue; car cette notion ne rend pas compte du continu.
Une pluralité, fût-elle infinie, n'est pas continue, mais discrète; car
elle est formée d'unités indivisibles et inétendues. Il résulte de là
que l'espace géométrique n'est ni une substance, ni un composé de
substances : c'est quelque chose de purement idéal, et ainsi s'ex-
p. BOiTROUX. — La philosophie de Leibniz. 335
plique qu'en géométrie, à l'inverse de ce qui se passe dans le mofide
réel, le tout soit antérieur à la partie.
L'espace n'est donc pas formé d'une infinité de points, comme le
croyait Newton : c'est un ensemble de rapports. Deux points A et B
sont considérés comme ayant une certaine relation, qui est la dis-
tance spatiale; mais ces points, n'étant pas eux-mêmes des rela-
tions, ne font pas partie de l'espace. En résumé, la position n'est
qu'un attribut de la substance : elle est le point de vue d'oîi celle-ci
exprime l'univers.
M. Russell adresse aux théories dynamiques de Leibniz une série
de critiques très sérieuses. 11 montre d'abord que ces théories ne
sont pas celles que suggère la mécanique moderne. Il y a, selon
M. Russell, trois grands types de théories dynamiques : la doctrine
des atomes; la doctrine du plein, soutenue aujourd'hui par les phy-
siciens qui admettent l'hypothèse de l'éther; la doctrine de l'action
à distance ou de l'attraction newtonienne pure et simple. Or ces
trois doctrines sont confondues par Leibniz, qui n'en adopte aucune.
La conception des monades l'incline vers la troisième; mais Leibniz
n'admet pas l'action à distance, l'attraction ne s'expliquant, selon
lui, que par une impulsion de corps subtils ^ Il revient donc à la
doctrine du plein; mais, croyant que le mouvement se transmet tou-
jours par impulsion, il est obligé de recourir à des hypothèses com-
pliquées. Il admet qu'entre les corps solides règne un fluide, qui
lui-même, par rapport à un fluide plus subtil, est composé de parti-
cules solides; et ainsi de suite indéfiniment-. Avec cette infinité de
fluides l'explication mathématique devient pratiquement impossible :
dès lors, pour le mathématicien, les idées dynamiques de Leibniz
n'ont plus de valeur. M. Russell semble en conclure qu'elles sont
fausses. C'est peut-être aller trop loin; contentons-nous de dire
que le mathématicien cherche dans la métaphysique des hypothèses
commodes, rendant saisissables ses conceptions: or la métaphysique
de Leibniz ne peut plus aujourd'hui remplir ce rôle.
M. Russell invoque d'ailleurs d'autres arguments, qui paraîtront
peut-être plus convaincants au philosophe proprement dit : il
cherche à montrer que la doctrine de Leibniz présente des contra-
dictions internes.
L'accord qui semble régner entre la métaphysique et la dyna-
1. Leibniz à Bourguet. G., III oSO.
2. Leibnizens math. Schriflen. Ed. Gerhardt, VI, p. 228.
336 lŒVUE DE 51ÉTAPHVSIQLE ET DE MORALE.
mique de Leibniz n'est, dit-il, qu'apparent. Leibniz veut justifier sa
conception de la monade en montrant que tout corps a en lui la
force qui le meut (son élasticité), est lui-même la cause de toutes
ses modifications, et ne peut agir sur les autres corps. Le malheur
est que la mécanique permet tout aussi bien de prouver le contraire.
Toute force est une résultante : or une résultante n'est pas une
somme, puisque les mouvements qu'auraient produits les compo-
santes ne se retrouvent pas dans le mouvement réel; les forces se
combinent véritablement; dès lors la dynamique ne peut conduire
à la conception d'une pluralité de séries causales indépendantes '.
Une autre difficulté est la suivante : Leibniz adopte une théorie
relativiste de l'espace, et cependant il croit qu'il y a dans le mouve-
ment quelque chose d'absolu, la force. M. Russell voit là une con-
tradiction. D'abord si, comme le dit Leibniz, la force doit être mesu-
rée par la « quantité de l'effet » % elle est pour nous inséparable du
mouvement et est relative comme lui. De plus, en considérant la
force comme absolue, on viole la doctrine des monades indépen-
dantes. En effet, en mouvant B, la force située en B change la situa-
tion relative de A et de B; d'ailleurs ce changement entraîne quelque
modification de A, puisque A représente tout l'univers; donc la
monade B agit sur la monade A; ou bien la force, cause du mouve-
ment, doit résider en A comme en B, et elle est relative.
M. Russell conclut que, pour sauvegarder la notion de force,
il faut admettre, comme Newton, l'espace absolu. Aussi bien est-il
difficile à Leibniz de s'en tenir strictement à sa théorie relativiste.
Ne la dépasse-t-il pas, par exemple, lorsqu'il définit la place, par
rapport à un certain nombre « d'existants fixes, dans lesquels il n'y
a pas eu de mouvements »? G., VII, 400.)
La croyance à l'idéalité de l'espace présente également aussi pour
Leibniz bien des difficultés. N'attribue-t-il pas quelque réalité à l'es-
pace, lorsqu'il nous dit que la monade a une position, à savoir le point
de vue d'où elle reflète l'univers, ou lorsqu'il pose une pluralité de
monades? — L'âme a son siège dans le corps, dit encore Leibniz.
— Le corps est un agrégat de substances. — Dispers;v siint per
materiam Enlelechue . — Ces assertions ne seraient- elles pas
1. De là résulte une confusion que Wundl a exprimée par un mot piquant
que M. Russell traduit ainsi : chaque substance se détermine elle-même, mais
cette auto-détermination est déterminée par une autre substance.
2. Leibniz à Arnauld. G., II, 137.
p. BOUTHOix. — La philosophie de Leibniz. 337
dépourvues de sens, si l'espace était idéal? Il y a là une contradic-
tion, qui devient plus flagrante encore lorsqu'il s'agit du temps,
puisque Leibniz s'est servi de la notion de temps pour définir la
substance.
On voit par ces exemples quel genre de dirficultés soulève la pbi-
losophie de Leibniz. M. Russell, qui est un dialecticien de première
force, a su admirablement dégager et formuler ces difficultés; et,
avec une rare subtilité, il enferme Leibniz dans une série de dilemmes
d'oii il est fort malaisé de sortir. Je ne puis entrer dans le détail
de cette discussion. Mais je vais, en me bornant à quelques indi-
cations, chercher à montrer que, dans la philosophie de Leibniz, un
certain ordre de considérations échappe cependant aux critiques
de M. Russell; je serai amené en même temps à examiner de plus
près l'argument fondamental que M. Russell a tiré de la logique, et
par lequel il pense réfuter le système de Leibniz dès son point de
départ.
M. Russell a-t-il établi que les doctrines de Leibniz sont fausses,
métaphysiquement parlant? Je ne crois pas. Il a montré que Leibniz
n'a pas réussi à réaliser la jonction des mathématiques et de la
métaphysique, comme il le rêvait. Loin de justifier la théorie des
monades, comme on se l'imagine trop souvent, la dynamique de
Leibniz semble parfois la contredire. Nous ne pouvons en tirer ni
l'idée de force, ni celle d'une pluralité d'éléments, ni celle de monades
sans action les unes sur les autres. D'ailleurs cette dynamique ne
cadre plus avec la science moderne. La philosophie de Leibniz, sérieu-
sement atteinte, n'est cependant pas anéantie : nous pensons aujour-
d'hui que pour conserver l'ancienne métaphysique, il faudrait la
séparer radicalement de la science; Leibniz croyait au contraire
qu'il y a passage progressif de l'une à l'autre : telle est la principale
différence entre son point de vue et le nôtre.
Mais si l'on admet deux mondes distincts, le monde phénoménal,
auquel s'appliquent les notions de temps et d'espace, et le monde
des substances, si l'on évite surtout de définir la substance par rap-
port aux phénomènes, on pourra maintenir la doctrine métaphy-
sique des monades. C'est, M. Russell le reconnaît, ce qu'a dû faire
Leibniz lui-même pour ne pas se contredire : « Loin de fonder la
métaphysique sur la dynamique, Leibniz pose, pour des raisons
3H8 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
purement métaphysiques, une force primordiale dont la dynamique
ne fait aucun usage » (p. 96).
La métaphysique ainsi conçue dépasse sans doute les bornes de
notre connaissance, et nous avons de bonnes raisons pour l'aban-
donner. Toutefois il ne faut pas la mépriser, car elle pourrait servir
un jour ou Tautre à titre d'hypothèse; et, bien que les mathémati-
ciens fassent peu de cas aujourd'hui des idées de Leibniz, certains
naturalistes s'en inspirent encore dans leurs recherches. Mais ce
qu'il est important surtout de remarquer, c'est que, si les notions
métaphysiques échappent à la connaissance du savant , elles
échappent en même temps à sa critique; et l'on se demande com-
ment la chose en soi de Kant et même la philosophie de Leibniz
pourraient tomber, comme le veut M. Russell, sous le coup d'ar-
guments tirés des sciences et de la logique.
Pour ruiner complètement la métaphysique de Leibniz, il aurait
fallu montrer qu'elle repose sur des postulats dénués de sens, ou
qu'elle est en contradiction avec les données certaines de la science;
encore ne faut-il pas confondre ce qui est véritablement donné dans
la science avec les hypothèses, dynamiques ou autres, qui ont un
caractère arbitraire ; c'est de la forme de la science que la métaphy-
sique doit laisser subsister la possibilité. Or M. Russell n'a pas réussi,
je crois, à prouver que la métaphysique leibnizienne est inconciliable
avec la logique des sciences.
Tout d'abord la distinction que Leibniz nous oblige à faire entre le
monde métaphysique et le monde mathématique n'entrave nullement
la science : elle en favorise plutôt le libre développement. Au lieu de
suivre strictement l'ordre du réel, qui nous est souvent inaccessible,
la mathématique prendra les voies les plus commodes pour notre
esprit. C'est là une conséquence qu'on peut tirer du système de
Leibniz tout aussi bien que de celui de Descartes; elle nous montre
que ces systèmes, dont le dogmatisme effraye au premier abord, ne
sont pas si loin qu'on le croit des théories soutenues par les mathé-
maticiens d'aujourd'hui. C'est parmi certains kantiens que se trouvent
les vrais dogmatiques : pour eux le monde réel est constitué par les
phénomènes qui nous apparaissent au travers de notre sensibilité,
et les notions mathématiques ont, dans ce monde, une valeur
absolue. Mais cette doctrine est encore l'objet de nombreuses discus-
sions, et personne n'est forcé de l'adopter. Les phénomènes semblent,
en effet, n'obéir qu'approximativement aux lois mathématiques; s'il
p. BOLTUOL'X. — La pJtilosopliie du Leibniz. 339
veut expliquer le réel, le mathémalicien doit faire de longs détours
et partir de définitions qui s'en éloignent de plus en plus. D'ailleurs
notre science ne parait pas s'imposer à nous : elle est en partie
arbitraire, car nous constatons que nous arriverions aux mêmes
résultats en suivant plusieurs voies différentes ; par exemple, la géo-
métrie non-euclidienne pourrait peut-être théoriquement remplacer
la géométrie euclidienne : si nous ne nous en servons pas, c'est
qu'elle est trop compliquée. Mais alors n'est-il pas permis de croire
que les notions mathématiques sont, au moins en partie, convention-
nelles et créées par notre esprit suivant ses besoins; ne doit-on pas
les distinguer soigneusement des objets réels?
De même, le géomètre peut parfaitement adopter la théorie relati-
viste de l'espace; que Newton ait raison ou tort lorsqu'il conclut de
l'existence de la force à l'espace absolu, la question reste indifférente
aux yeux du mathématicien pur. Dirons-nous, cependant, que les
faits mathématiques, qui sont des relations, n'ont qu'une existence
logique, qu'ils sont tirés analytiquement du principe de contradic-
tion? La métaphysique de Leibniz ne nous impose nullement cette
conclusidn. Les faits mathématiques ont, pour lui, une signification
extra-logique, puisqu'ils expriment des relations entre des substances
réelles, ou, ce qui revient au même, entre des idées innées en moi.
La connexion de mes idées n'est pas mon œuvre; elle est réalisée
dans l'esprit de Dieu. « Et ainsi quoique les relations soient de l'en-
tendement, elles ne sont pas sans fondement et réalité. » (G., V, 132.)
M. Russell attaque vivement cette doctrine, en même temps que
celle des idées innées : On ne donne pas, dit-il, un fondement suffi-
sant aux vérités mathématiques en se contentant d'affirmer qu'elles
existent dans l'entendement divin. "SX. Russell me paraît toutefois
interpréter inexactement la pensée de Leibniz, lorsqu'il lui fait dire
qu'une proposition devient vraie parce qu'elle est crue, ou encore
lorsqu'il écrit : « Leibniz se trouve conduit à la doctrine kantienne,
suivant laquelle les relations, quoique fondées, sont l'œuvre de notre
esprit. » Leibniz, n'admet pas que les notions mathématiques primi-
tives, celles qui font l'objet des définitions et nous servent de point
de départ, soient des conséquences du principe de contradiction;
mais il ne croit pas non plus qu'elles sont créées par notre esprit. Il
adopte une solution intermédiaire, dont il donne une interprétation
métaphysique, la théorie de l'entendement divin et celle des idées
innées. On peut ne pas trouver ces théories satisfaisantes; mais cela
340 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
ne prouve pas que la solution soit mauvaise au point de vue de la
logique.
Malheureusement, si l'on veut entrer dans quelques détails, il est
fort difficile de déterminer les idées de Leibniz sur la nature du
raisonnement mathématique. 11 déclare, maintes fois, que les
mathématiques reposent sur le principe de contradiction *, qu'elles
sont « une extension ou promotion particulière de la logique géné-
rale », et qu'il serait théoriquement possible de démontrer tous les
axiomes. G., V, 15.) Ailleurs Leibniz semble emprunter à Descartes
des vues qui sont loin d'être aussi simples. 11 admet, lui aussi, une
intuition, par laquelle nous prenons connaissnnce des vérités primi-
tives, et il semble penser que la science parfaite serait intuitive; or
l'intuition est une sorte d'expérience suprasensible, une vision
immédiate qui s'impose à nous sans que nous fassions appel aux
principes logiques. Mais la science n'arrive pas à la perfection : « Il
n'est pas aisé de démontrer tous les axiomes, et de réduire entière-
ment les démonstrations aux connaissances intuitives. » (G., V, 350.)
Aussi les mathématiciens ne suivent-ils pas cette voie, qui serait
seule bonne au point de vue de l'absolu. Ils usent d' « adresse » ;
ils cherchent à « aider » la compréhension et la mémoire; a et il y
a de Varl en cela ». (G., V, 350.) Nous voilà bien près du cartésia-
nisme. Et ailleurs (G.,V, 340), ne croirait-on pas lire un passage des
RegiiLv, lorsque Leibniz compare la démonstration aune chaîne dont
on parcourt les parties, anneau par anneau?
Leibniz admet donc, comme Descartes, qu'il existe des anneaux
avant toute intervention des principes logiques. « La vérité se
trouve dans les idées ou termes, avant qu'on vienne aux propositions
ou vérités. » (G., V, 337.) Ces idées (idées simples) seront la matière
des définitions. Si avec elles on veut définir des idées complexes, il
faudra s'assurer que ces dernières sont possibles. Pour cela on
commencera par analyser les idées complexes; on les résoudra ^en
leurs éléments : il restera ensuite à voir si ces éléments sont compa-
tibles, c'est-à-dire non contradictoires. Mais Leibniz ne dit pas
que, pour faire cette constatation, nous devions raisonner analyti-
quement. C'est, pense-t-il sans doute, par intuition que nous voyons
si la connexion d'idées simples qui constitue l'idée complexe est ou
1. " On ne doit rien prendre ponr primitif, sinon les expériences et l'axiome
de l'identité ou de la contradiction » (G., V, 14.)
1'. BOLTROUX. — La philosophie de Leibniz. 341
n'est pas fondée. M. Russell critique cette doctrine : selon lui. lors-
qu'on affirme la possibilité d'une idée complexe, on invoque une
série de jugements synthétiques. Mais c'est là une question de
mots, si, comme semble le faire M. Russell, on appelle synthétique
tout jugement qui n'est pas analytique.
En résumé, Leibniz ne tire pas toutes les mathématiques du
principe de contradiction. Les vérités mathématiques sont, pour
lui, des vérités intuitives que nous retrouvons analytiquement, à
condition que nous nous donnions au préalable les notions qui
seront la matière de nos raisonnements. Cette doctrine a peut-être
des points faibles; mais, au point de vue de la logique, il est aisé
de la rendre soutenable. Le grand tort de Leibniz a été de prendre
le mot analyse dans un sens trop étroit. Le raisonnement analytique
du mathématicien parait être tout simplement, selon lui, le syllo-
gisme, qui lie un prédicat à un sujet en s'appuyant sur le principe
de contradiction. Or M. Russell a évidemment raison lorsqu'il sou-
tient qu'il y a autre chose dans la démonstration mathématique.
Sans doute on peut, après coup, mettre la démonstration sous forme
de syllogisme; mais ce n'est pas ainsi qu'elle se présente au savant
qui la découvre.
Très juste en elle-même, la critique de M. Russ*ell ne semble pas
toutefois infirmer, comme il le pense, la théorie des substances.
Elle prouve seulement que le mathématicien ne raisonne pas sur
des sujets. Leibniz reconnaît d'ailleurs, lui-même, que la proposi-
tion qui exprime une proportion ne rentre pas dans le type classi-
que et n'a ni sujet, ni attribut; il en conclut que la proportion n'a
pas de réalité. Mais, comme toutes les notions géométriques sont,
selon lui, également idéales, Leibniz devrait leur appliquer ce qu'il
a dit de la proportion. D'ailleurs, si une vérité mathématique est,
au fond, une relation entre deux idées, il est bien certain qu'elle ne
s'exprime pas par une proposition syllogistique. Leibniz n'avait
donc, tout en maintenant sa métaphysique, qu'à adopter, en
logique, la théorie de l'intuition et de la déduction cartésiennes, et
il échappait aux critiques de M. Russell.
On trouvera peut-être que Descartes est étranger à ce débat ;
mais c'est M. Russell qui l'y introduit, car il répète plusieurs fois
que ses critiques portent aussi contre les prédécesseurs de Leibniz,
et il semble croire que Descartes, comme Leibniz, n'admet pas
d'autre raisonnement que le raisonnement analytique fondé sur le
342 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
principe de contradiction. C'est là une erreur qui s'est trop facile-
ment répandue. L'intuition cartésienne, c'est un point bien établi
aujourd'hui, est un raisonnement qui pose une relation entre deux
idées dont aucune n'est prédicat. Or, chose curieuse, c'est précisé-
ment ainsi que M. Russell, croyant réaliser un progrès, conçoit le
type du raisonnement (p. 15). Cette analogie fait prévoir que la
logique de Descartes n'est pas si démodée qu'on pourrait se l'ima-
giner. Celle de Leibniz est moins complète et plus discutable. Mais
elle a bien des points communs avec la logique de Descartes. Il est
d'ailleurs à remarquer que, dans ses grandes lignes, la théorie car-
tésienne de la connaissance a été jusqu'à Kant à peu près universel-
lement adoptée : c'est la métaphysique, que Leibniz se propose sur-
tout de renouveler; pour y arriver il s'inspire, comme le montre
M, Russell, de la logique d'Aristote, laquelle est d'ailleurs une méta-
physique autant qu'une logique ; mais il se garde bien d'appliquer
aux notions mathématiques ce qu'il dit des sujets réels.
La critique fondamentale que M. Russell adresse à Leibniz au
nom de la logique des sciences n'est donc pas parfaitement fondée.
Il est peut-être possible de tirer de la logique quelques renseigne-
ments sur la nature de l'esprit humain et ses procédés de raisonne-
ment; encore ne devra-t-on le faire qu'avec une grande prudence :
mais s'il s'agit de déterminer les conditions de l'être, s'il s'agit, par
exemple, de juger de la valeur du' concept de substance, il est
probable qu'à elle seule elle ne saurait rien nous apprendre.
Pierre Boutroux.
LE PRINCIPE DE LA VIE
COMME MOBILE MORAL
Selon J.-M. GUYAU.
L'œuvre inoubliable à laquelle Guyau a donné ce titre audacieux,
Esquisse (Tune morale sans obligalion ni sans sanction, consiste, on
le sait, dans sa partie positive, à défendre une thèse toute nouvelle
sur le mobile moral, et à substituer à l'obligation catégorique et
absolue de la morale classique une série d' « équivalents », dont
les uns sont présentés comme purement scientifiques et les autres
comme métaphysiques et hypothétiques. En établissant ce système
de morale dans lequel la science positive tout d'abord et ensuite la
métaphysique devaient trouver chacune leur part, la tâche essen-
tielle qu'il s'était assignée était d'étendre au préalable autant que
possible le domaine de la science, puis de marquer soigneusement
la limite au delà de laquelle le concours des idées métaphysiques
allait devenir indispensable. Il exprimait avec force cette pensée
dominante sous cette forme imagée : « Lorsqu'on gravit une mon-
tagne, il arrive qu'à un certain moment on est enveloppé dans des
nuages qui cachent le sommet, on est perdu dans l'obscurité. Ainsi
en est-il sur les hauteurs de la pensée : une partie de la morale, celle
qui vient se confondre avec la métaphysique, peut être à jamais
cachée dans les nuages, mais il faut qu'elle ait aussi une base solide
et qu'on sache avec précision le point où l'homme doit se résigner à
entrer dans le nuage » (p. 5 m.). — Notre tâche spéciale à nous,
dans cette étude critique, sera de rechercher si peut-être le nuage
ne descend pas jusqu'à la base que notre auteur a choisie. Sans
nous élever bien haut, sans aborder la série échelonnée des u équi-
valents » du devoir, nous resterons dans sa théorie du mobile
moral.
344 UEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Quel est le but de la conduite morale, c'est-à-dire des actions
humaines qui ont un caractère obligatoire? c'est là le premier pro-
blème qui se présente à tout moraliste. Avant de rechercher pour-
quoi l'homme est obligé, question dernière vers laquelle tend toute
la science morale, il est naturel de se demander à quoi on l'oblige.
C'est également ce que Guyau recherche en premier lieu, dans le
premier chapitre de son premier livre, intitulé : « l'Intensité de la
vie est le mobile de l'action. » Or l'importance de la thèse qu'il y
développe est absolument essentielle, car elle suffit à déterminer la
position originale toute spéciale que Guyau a voulu donner à son
système parmi tous les systèmes contemporains. Déjà nous voyons
réalisé dans ce chapitre le programme qu'il s'est proposé dans la
conclusion de son livre sur la Morale anglaise contemporaine. Ce
programme était, d'une part, de reprendre les principes de la doc-
trine évolutionniste de Spencer, mais de les approfondir, d'ajouter
aussi d'autres faits aux faits amassés par les philosophes anglais,
et d'élargir ainsi la sphère de la science; d'autre part, d'adopter
d'une manière générale l'orientation nouvelle que cette doctrine a
reçue dans le domaine moral grâce aux suggestions de M. Alfred
Fouillée dans sa Critique des si/stèmes de morale contemporains et
dans son œuvre capitale La liherti' et le déterminisme, orientation
vers un idéal de moralité permettant d'unir plus intimement
l'homme à la nature et à l'univers. Mais il voulait établir un principe
d'union plus profond encore que celui que proposait son maître, un
principe vraiment fixe et immuable. Et c'est la portée originale et
toute singulière qu'il attribue à ce principe fondamental, à ce
mobile moral, qui déterminera le sens de ses divers « équivalents »
du devoir; Guyau en fait réellement la base indispensable de son
système. — Nous croyons donc que la présente étude, qu'à raison
des limites imposées à tout article de revue nous devons restreindre
à une partie de la morale de Guyau, n'en aura pas moins à la fois
son utilité et son intérêt spécial. Elle consiste à répondre à cette
question : Comment Guyau s'est- il acquitté de cette tâche particu-
lière qui était pour lui de déterminer « le point de départ de la science
dans la morale»? (Cf. p. 83 i.)ll sera curieux de s'assurer si, en s'ap-
pliquant à cette tâche, il a su réellement se conformer à la grande
règle générale présidant à sa méthode et qui était, d'après ses pro-
pres paroles, d'édiller « une morale où aucun yj?v;Ji<9e n'aurait aucune
part, où tout serait raisonné et apprécié à sa vraie valeur », en
CH. CHitiSTOPHE. — Le principe de la vie. 345
faisant toujours soigneusement le départ du certain et du probable.
(Cf. p. 3 i.)
Les idées de Giiyau continuent à faire robjct en France de l'at-
tention la plus fidèle et la plus inlassable. Sa poétique et puissante
pensée dégage d'ailleurs un charme profond, que nous-même nous
subissons toujours volontiers; mais elle exerce encore sur nombre
de littérateurs et même de philosophes une fascination un peu dan-
gereuse '. Serait-ce manquer de respect à son génie que de chercher
à la dissiper? Sans doute on a déjà signalé quelques-unes de ses
erreurs. Mais on ne lui a consacré jusqu'ici que des études courtes
et rapides, à part le livre de M. Alfred Fouillée [La morale, l'art et
la religion selon J.-}L Guyau), qui est une apologie, non une cri-
tique. Jamais notamment on n'a analysé en détail ces formules
sibyllines dans lesquelles il se plaisait, nouvel Heraclite, à con-
denser sa pensée et dont l'éclat violent éblouit et ébranle l'esprit du
lecteur au point de l'empêcher parfois de se ressaisir. D'autre part
ces études ont été faites à un point de vue dogmatique, au nom de
systèmes reçus, au moyen de principes que l'on « préjuge ». Nous
voudrions au contraire inaugurer à l'égard de Guyau une méthode
critique détaillée, d'un caractère tout intrinsèque, qui consisterait à
aller le combattre sur le terrain même qu'il a choisi, avec les armes
que lui-même pourrait nous fournir. Nous aurons bien soin de
n'aborder ni de trancher notamment la question de savoir s'il est
possible d'établir un système de morale sans faire appel à la méta-
physique. L'application de cette méthode, qu'on pourrait appeler
assez exactement méthode immanente, présente des difficultés con-
sidérables, parce qu'elle exige surtout un exposé exact et rigoureu-
sement objectif, dans une série clairement graduée, des idées à com-
battre. Mais au lecteur dégagé de toute prévention elle offre cet
avantage précieux de lui permettre de suivre sans préparation et
sans peine le spectacle qui lui est donné de la genèse de la théorie
critiquée et en même temps des efforts tentés pour échapper aux
■erreurs partielles, et qui s'achève enfin en dévoilant, dans toute son
évidence, l'erreur fondamentale et inévitable.
1. Combien son influence a été étendue nous en avons été convaincu tout
récemmenl par une preuve nouvelle apportée par M. Alfred Fouillée, qui
vient de signaler dans une étude sur La ir-ltfjiim de Nietzc/ie tout ce que le phi-
losophe allemand doit à (luyau. {Revue des Deux Mondes, 1" févr. 1901).
346 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
I
Conditions que doit remplir le mobile moral.
§ l*"". — Le mobile moral doit élre un fait cV expérience.
Conséquences que Guyau en tire.
Guyau n'a qu'un seul souci : c'est d'assigner à la conduite humaine
un mobile qui puisse se constater empiriquement, qui soit un fait
d'expérience et non pas une idée conçue par l'esprit comme supé-
rieure à l'expérience. « Xous laisserons de côté, dit-il, la notion du
désirable, et nous nous bornerons à constater ce qui est désiré en
fait » (p. 84). La notion du désiré lui paraît en effet l'objet propre
de la science, tandis que la notion du désirable est à ses yeux
réservée à la métaphysique. Nous nous engageons directement
après lui sur le terrain dont il vient de déterminer ainsi la nature.
Étant posé ce principe que le but de la conduite doit être un fait,
Guyau en tire immédiatement cette première conséquence : ce but
sera individuel et non impersonnel ou social. Voici comment.
« Une morale qui n'invoque que les faits, dit-il, ne peut présenter
dès l'abord à l'individu pour premier mobile d'action le bien ou le
bonheur de la société >> (p. 83-84). En effet, le bonheur de la société
est souvent en opposition avec celui de l'individu et « dans ces cas
d'opposition le bonheur social, comme tel, ne pourrait devenir pour
l'individu une fin réfléchie qu'en vertu d'un pur désintéressement ».
Or « ce pur désintéressement est impossible à constater comme fait,
et son existence a de tout temps été controversée » (p. 84 s.).
Il suffirait de répondre à ce raisonnement, auquel Guyau n'ajoute
aucune autre preuve, que cette simple circonstance d'une contro-
verse au sujet de l'existence d'un fait, ne prouve nullement la non-
existence de ce fait. Ensuite nous avons le droit de demander pour
quelle raison Guyau estime que le désintéressement est « impos-
sible à constater » : l'observation psychologique, qui est assurément
un mode d'investigation scientifique, et que notre auteur ne dédaigne
pas à l'occasion, n'aurait-elle pu se charger de cette constatation?
Admettons cependantpour un instant que le désintéressement soit
CH. CHRiSTOPHK. — Le principe de la vie. 347
impossible à constater comme fait. Songeons en effet que Guyau peut
n'avoir au fond d'autre dessein que de nier — ce qui serait plausible
à toute première vue — le désintéressement effectif et traduit en
fait, par opposition au désintéressement existant à l'état d'intention,
comme un simple désir intérieur. Mais admet-il au moins que le
désintéressement existe comme simple désir intérieur? Il nous a
annoncé qu'il va rechercher ce qui est désiré en fait pour établir le
mobile moral, et puisqu'il lui est possible de constater les divers
objets des désirs humains, il pourra sans aucun doute s'assurer si
parmi eux ne se trouve pas le bonheur de la société? — A cela Guyau
nous répond comme suit. Le pur désintéressement chez l'individu
suppose nécessairement selon moi qu'il envisage le bonheur social
comme une fin réfléchie, et c'est pour cela que je nie son existence :
je puis bien constater, si vous le voulez, que le bonheur social
est désiré en fait, mais je nie qu'il puisse l'être d'une manière réflé-
chie, qu'il puisse « devenir pour l'individu une fin réfléchie ». —
C'est une négation, mais rien de plus. L'homme désire le bonheur
d'autrui, mais il ne peut faire du bonheur d'autrui une fin réfléchie :
ce désir n'a donc aucune espèce d'importance dans la vie humaine,
il n'y a pas lieu de s'y arrêter. Voilà une conclusion évidemment
étrange de la part d'un philosophe partisan de la théorie de l'évolu-
tion, suivant laquelle toutes les fonctions, les tendances, tous les
désirs élaborés dans la lutte pour l'existence ont un but plus ou
moins déterminé ou du moins en ont possédé un : leur adaptation
toujours plus parfaite vers des fins plus précises explique leur per-
manence et leur développement, mais d'autre part leur adaptation
défectueuse et sans fin précise entraîne fatalement leur arrêt et leur
disparition. Spencer constate la persistance de la tendance altruiste
chez les êtres vivants et son développement jusqu'à l'état réfléchi'.
Guyau ne nie pas que cette tendance existe; pourquoi nie-t-il qu'elle
puisse devenir réfléchie?
Nous terminerons sur ce point par ce dilemme. De deux choses
l'une : — ou bien il existe des moyens de prouver la non-existence
du désintéressement; si Guyau les avait mis en œuvre, ce qu'il n'a
même pas tenté, on aurait pu les discuter et établir, au contraire,
qu'on peut prouver l'existence du désintéressement; — ou bien il
n'existe aucun moyen de constater ni l'existence ni la non-existence
1. Herbert Spencer, Data of El/iics, chap. .\ii et xiv.
Rev. Meta. T. IX. — 1901. . 24
348 RKVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
du désintéressement, et c'est là peut-être ce que Guyau voulait dire;
dans ce cas le désintéressement reste encore possible comme fait, et
il en résulte qu'une morale qui le néglige, s'expose à négliger des
faits et par suite à aboutir à des conséquences erronées.
Notre auteur a donc tort de passer légèrement sur ce point capital
et de conclure précipitamment qu'une morale scientifique et positive
comme la sienne doit nécessairement être individualiste. Nous pou-
vons en effet prévoir dès maintenant de grosses difficultés qu'il aura
à surmonter dans la suite. Il déclare un peu témérairement qu' « une
morale individualiste, fondée sur les faits, n'est pas la négation d'une
morale métaphysique ou religieuse, fondée, par exemple, sur quelque
idéal impersonnel », qu' « elle ne l'exclut pas et est simplement
construite dans une autre sphère » (p. 84 m.). Nous nous demandons
si le bonheur social, qui est sans aucun doute « un idéal imper-
sonnel » et qu'il embrasse comme tel dans la notion du désirable,
objet de ce qu'il appelle la morale métaphysique, pourra être concilié
avec le mobile personnel que sa morale scientifique va nous donner.
Un idéal impersonnel et social et un idéal personnel et individuel ne
s'excluent pas nécessairement, mais ils pourraient s'exclure : leur
conciliation est en tout cas un des problèmes essentiels de toute
morale. Guyau pourra-t-il le résoudre? Ce n'est pas ici le lieu de
l'examiner '. Sa conclusion trop hâtive, formulée plus haut, nous
permet déjà d'en douter. Mais il est assurément mal venu à repro-
cher dès maintenant aux utilitaires et aux évolutionnistes de « con-
fondre la face sociale et la face individualiste du problème moral »
<p. 84 m.).
Au nom de ce principe que le mobile de l'action doit avoir le
caractère d'un fait empirique, Guyau rejette encore, outre le bonheur
social, ces autres mobiles proposés par les philosophes : le bien et
le devoir. Il estime que le bien est un « concept vague qui, lorsqu'on
veut le déterminer, se résout en des hypothèses métaphysiques ».
1. L'objet spécial de la présente étude est uniquement le problème de la
recherche du mobile moral. A ce problème se rattache cet autre qui le com-
plète : la fin morale que l'on a trouvée est-elle assez haute et assez étendue
pour embrasser les obligations les plus importantes, exigeant de l'homme des
actions accomplies en vue d'autrui aussi bien que des actions faites exclusive-
ment pour soi-même? Guyau aborde cette question dans un autre chapitre de
son Esquisse.
CH. CHHiSTOPHi:. — Le principe de la vie. 349
Quant au devoir, il « n'apparait pas non plus à la science, dit-il,
comme un principe primitif et irréductible » (^p. 85 m.) : c'est en
efl'et pour lui l'impératif catégorique et absolu de la morale ordinaire
et classique, qu'il croit ne pouvoir être fondé que sur une base à la
fois métaphysique et dogmatique et auquel il a déclaré vouloir sub-
stituer des faits seuls et des hypothèses libres. Ni le bien ni le devoir
ne sont des faits : nous devrons nous contenter, en une matière aussi
essentielle, de cette simple affirmation qu'aucune démonstration ne
vient appuyer. Nous ne la discuterons pas, puisque nous sommes
décidés à suivre Guyau sur le terrain qu'il a choisi.
Reste le bonheur ou le plaisir, que les hédonistes considèrent
comme la « fin unique et profonde de l'action » et dont il s'occupe
également. Guyau l'écarté comme les autres mobiles — moins caté-
goriquement, il est vrai (« cette fin... ne saurait être, dit-il, ni le bien
ni le devoir, ni peut-être le bonheur... »), — mais ce n'est plus cette
fois pour la raison qu'il serait impossible de le constater empirique-
ment : il reconnaît que le bonheur est désiré en fait, d'abord impli-
citement (p. 85 m.), puis même expressément quand il dit : « cette
direction du désir ne peut être contestée par personne, et, pour
notre part, nous l'admettons » (p. 86 m.). S'il rejette le bonheur
comme mobile moral, c'est parce qu'il ne réunit pas une seconde
condition, considérée par Guyau comme indispensable, que nous
allons à présent formuler.
§2. — Le mobile moral doit être commun à tous les êtres.
Guyau est décidé dès le début à n'admettre comme fin de la con-
duite qu'un mobile qui non seulement soit un fait d'expérience, mais
encore qui soit commun à tous les êtres vivants.
Il déclare très justement que « les fins poursuivies eu fait par les
hommes et par tous les êtres vivants sont extrêmement multiples »
(p. 85 s.) : en effet, pour ne parler que des hommes, l'un recherche
surtout la richesse; tel autre, essentiellement ambitieux, n'a en vue
que les honneurs et le pouvoir; tel autre, déréglé dans ses mœurs,
préfère à tout autre bien les voluptés des sens. On ne pourrait que
l'approuver encore, si l'on adopte sa méthode rigoureusement posi-
tive, quand il ajoute que toutefois « il est probable que les fins
recherchées par les divers individus se ramènent plus ou moins de
fait à lunité ». Mais pourquoi cette fin unique ne serait-elle pas pré-
3b0 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
cisémeut le bonheur? Ce n'est pas parce qu' « on a pu l'appeler un
objet de luxe », cette première raison de Guyau n'est pas sérieuse :
tous les hommes ne désirent-ils pas en fait cet objet de luxe? diront
les hédonistes. « C'est parce que la conception du bonheur, dit encore
Guyau, suppose un développement très avancé de l'être intelligent »
(p. 83 m.), c'est-à-dire, en d'autres termes, parce que le bonheur, s'il
est désiré en fait, ne Test pas par tous les êtres vivants : telle est la
principale raison.
Sur quoi se fonde-t-il donc en dernière analyse pour croire que
« les fins recherchées par les divers individus (en entendant par là
les hommes et tous les êtres vivants) se ramènent plus ou moins de
fait à l'unité »?Sur cette circonstance d'ordre exclusivement biolo-
gique que « la vie offre partout des caractères communs et un même
type d'organisation » (p. 83 s.). De même quand il se demande plus
loin « quelle est la cible constamment visée par l'humanité et qui
doit l'avoir été aussi par tous les êtres vivants? », s'il fait intervenir,
de façon si inattendue, tous les êtres vivants à côté de l'humanité et
veut nous montrer celle-ci à la poursuite d'une fin identique à la leur,
c'est parce que, dit-il, « l'homme n'est plus aujourd'hui pour la science
un être à part du monde, et que les lois de la vie sont les mêmes du
haut en bas de l'échelle animale » (p. 86 s.). De ces déclarations
ainsi réunies se dégage nettement celte idée qu'un même type d'or-
ganisation prouve nécessairement Videntité de la fin chez tous les êtres
vivants, qui serait pour Guyau une sorte de postulat pouvant se
passer de démonstration. Que devons-nous penser de cette idée?
Cherchons d'abord comment il faut que nous entendions le mot
fin, d'après les quelques éléments que nous pouvons légitimement
considérer comme donnés implicitement jusqu'ici par notre auteur.
Nous sommes bien évidemment dans le domaine du mouvement et
de l'activité, c'est-à-dire de l'ensemble des diverses actions : dès lors
une fin serait tout événement futur que tend à réaliser une action.
Mais n'oublions pas qu'il est nécessaire, semble-t-il, pour définir ici
la fin, de nous placer au point de vue habituel de l'évolutionnisme
scientifique et naturaliste, c'est-à-dire de la théorie du mécanisme
universel, qui attribue la réalisation de fin-? — sous forme de coor-
dination et d'harmonie établie entre les mouvements et les activités,
ainsi que d'enchaînement les reliant dans une série successive — à
l'influence d'une force primitive agissant par impulsion dans un
sens éternellement le même : point de vue tout positif, tout extérieur
CH. CHRISTOPHE. — Le princij^e de la vie. 351
et essentiellement objectif. L'événement futur constituant la fin n'est
pas l'effet d'une prédétermination subjective, née dans l'esprit de
l'agent; peu importe qu'il ait été ou non représenté d'avance dans
la conscience ', il n'est que l'aboutissement fatal et mécanique d'une
action : tout mouvement, toute tendance, par le fait seul qu'il est
un mouvement, une tendance, a un aboutissement, a une fin. Quand
Guyau parle de la fin poursuivie partons les être^ comme d'un « but
naturel » (p. 85 m.) il marque nettement par cette dernière expres-
sion le caractère de nécessité mécanique qu'il attache à la fin.
Notons encore qu'ainsi comprise la fin ne joue aucun rôle déter-
minant sur l'action et le mouvement. On ne peut pas même dire,
d'une manière toute vague, que c'est ce qui imprime à une action
une direction déterminée. Un mouvement doit son existence et sa
direction exclusivement à l'impulsion première, foute causale, dont
nous venons de parler. Par le seul fait qu'il est un mouvement agis-
sant et s'exerçant dans l'espace, il possède déjà une direction, tend
vers un aboutissement, quel qu'il soit, aune fin fatale et nécessaire.
Qui parle d'une fin objective au sens de la doctrine naturaliste, ne
pense qu'à la tendance, au mouvement qui a abouti à cette fin;
l'événement futur disparaît de sa pensée. Qui cherche une fin exclu-
sivement objective, ne cherche qu'un mouvement, une tendance spé-
ciale, en tant qu'opposés à un autre mouvement, une autre tendance.
C'est ainsi que Guyau, pénétré de l'esprit de celte doctrine, en vient
immédiatement à ne plus demander quelle est la fin des actes, mais
quelle est leur « direction naturelle » (p. 86 m.). Si bien qu'en somme,
par le mot fin tel que l'emploie Guyau en cet endroit, nous devons
entendre toute tendance comme telle, toute fonction, toute activité
prise individuellement et en elle-même.
Cela posé, admettons à la rigueur qu'après avoir observé chez un
certain nombre d'individus un caractère commun, un même type
d'organisation, vous ayez le droit de dire que tous suivent une ten-
dance commune, exercent une fonction commune, poursuivent donc
une fin identique. Mais cette fin iden tiqice esi-eWe la fin, la seule fin?
Si vous raisonnez logiquement, après avoir observé chez un groupe
de ces individus, à côté du type générique qu'il présente comme les
autres groupes, un type spécifique, résultant d'un caractère propre
1. C'est la distinction scolastique entre \a. finis operls, lin objective, et la finis
operantis, lin subjective.
352 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
à ce groupe, vous devrez reconnaître que les individus qui le com-
posent poursuivent une fin spécifique. Il est évident que chaque être,
chaque individu réunit plusieurs tendances et des activités diverses.
Guyau ne l'ignore pas. Mais, alors qu'il se pose cette question « quel
est le but naturel des actions humaines'!» (p. 83 m.), pourquoi veut-
il que ce but soit aussi celui des actions de tous les êtres vivants,
pourquoi sacrifie-t-il l'espèce au genre? L'activité morale pourrait,
semble-t-il, être une simple tendance spécifique, suivie en fait par
un groupe restreint d'êtres au milieu de tous les êtres.
Mais Guyau répondra que nous ne saisissons pas encore sa pensée.
Je constate chez l'homme, dira-t-il, l'existence d'une activité com-
mune à tous les êtres vivants, activité tendant vers une fin iden-
tique qui est la seule fin identique : et j'entends aussi par là la « fin
unique et profonde de l'action » (p. 85 s.), en ce sens que toutes les
autres activités et tendances des êtres, qui sont spécifiques par rap-
port à elle, « se ramènent » (p. 83 s.) à elle et convergent vers elle.
Cette explication ne nous satisfait aucunement. Cette fin géné-
rique et générale sera la seule lin identique, soit; mais faut-il de
toute nécessité que le mobile moral se confonde avec la fin la plus
générale? toute la question est là. Vous nous dites que cette fin
générale est aussi la plus « profonde », et vous voulez dire par ce
mot, qui est susceptible de bien des sens, que toutes les activités
contribuent à cette fin, suivent toutes en dernière analyse cette
seule et même direction. Quelle preuve nous en donnez-vous?
aucune. Nous concevons au contraire parfaitement que les diverses
activités des êtres, au lieu de se confondre en une seule, soient sim-
plement parallèles ou même soient absolument divergentes. Adop-
tons bien le point de vue tout physique et exclusivement biologique
auquel Guyau paraît vouloir se tenir. Nous notons dans les organes
de tous les êtres ce caractère commun consistant en ce que tous
exécutent des mouvements, des fonctions, et nous pouvons dire par
conséquent qu'ils accomplissent cette fonction générale appelée
« l'activité des êtres vivants ». Mais nous constatons en même temps
la diversification infinie qui s'est dès l'origine introduite dans ces
organes et continue à s'étendre encore : par ce fait même sont nées,
se sont développées et se développeront encore de nouvelles acti-
vités et de nouvelles fonctions, différentes de la fonction générale.
Dans le domaine physique et biologique la tendance des activités est
la diversification et non pas l'identification. Spencer a fait, quant à
CH. riiRiSTOPHK. — Le principe de la vie. 353
lui, ressortir toujours comme un fait essentiel dans l'étude de l'acti-
vité envisagée sous ses divers aspects, sous son aspect physique
comme sous les autres, l'hétérogénéité croissante des mouvements au
cours de l'évolution '.
Ne nous attardons pas à discuter plus longtemps cette singulière
théorie qui se fonde uniquement sur le caractère de générahté que
présenterait une lin ou une activité pour prétendre que toutes les
autres activités contribuent à celles-là ou s'y « ramènent ». Elle sk
déduit logiquement des assertions de Guyau, mais à la condition
toutefois que le mot fin ait été compris et employé par notre
auteur dans le sens que nous avons tâché de formuler plus haut. Il
est toujours permis d'en douter, puisque, pour l'interprétation de ce
terme, nous n'avons présenté en somme qu'une hypothèse. Nous
faisons donc table rase de celle-ci, nous réservant d'y revenir plus
tard, s'il y a lieu de la justifier.
II
Position du problème de la REcnERCoE du mobile mor.al.
Quelle est la fin poursuivie en fait par tous les êtres? « Quel est,
dit Guyau, le centre de l'effort universel des êtres ? » (p. 86 s.), ou
encore, reproduisons ces autres expressions marquant bien sa con-
ception spéciale du mobile moral qu'il veut trouver : quelle est « la
direction naturelle de tout acte? » (p. 86 m.). — Telle est la forme
sous laquelle nous voyons Guyau poser le problème dont nous nous
occupons dans cette étude; mais elle n'est pas définitive. Expli-
quons-nous.
Nous abordons ici le passage le plus difficile de l'œuvre entière
de Guyau. Les observations de faits, les affirmations de principes et
les raisonnements y sont amassés ou plutôt entremêlés comme à
plaisir et constituent un chaos devant lequel le lecteur reste dérouté
et, ce qui plus est, sent sa pensée, même après plusieurs lectures,
comme entraînée et fascinée. Guyau présente en effet tout cela dans
le style le plus brillant et les phrases les plus sonores, et tout d'une
haleine pour ainsi dire. Il met dans ces courtes pages une sorte de
hâte et de précipitation dont on ne manque pas de s'étonner quand
i. Voy. notamment Data of Ethics, chap. v.
354 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
on s'est aperçu par la suite que l'intention du philosophe était bien
de déterminer d'une manière décisive dans ce passage le sens de son
système. Il faut donc que nous appliquions tous nos eflorts à recher-
cher dans ce dédale le fil de sa pensée, la série successive des opé-
rations qui se sont faites dans son esprit. La présente section II a
cet objet essentiel, afin d'autoriser la critique qui viendra plus tard
(section III), de retracer les idées de Guyau avec méthode et de les
éclairer de courtes observations. Et comme il faut aussi avant tout
faire apparaître entre elles un lien général, nous avons dégagé
celui-ci : dans sa marche en avant, le raisonnement que représen-
tent ces pages se borne en réalité, pour marquer chaque étape nou-
velle, à substituer à la question primitivement posée sous une
certaine forme, une nouvelle formule de la même question, à pré-
senter ainsi le problème sous des aspects toujours plus précis et
plus simples, si bien que la dernière formule trouvée commandera
immédiatement une réponse évidente.
Cette question : quelle est la direction naturelle de tout acte?
constitue la première étape. La section II ne sera que l'exposé de
ses transformations.
§ 1". — Division de Vensemble des actions en conscientes
et inconscientes. Importance donnée à l'inconscient.
La fin unique, la direction naturelle qu'il s'agit de trouver est
celle vers laquelle convergent, ne l'oublions pas, les mouvements
divers, tous les actes en général de tous les êtres vivants. Et les
premières paroles de Guyau indiquent ici que c'est à un point de vue
spécial, auquel nous ne nous attendions guère depuis certaines décla-
rations antérieures, qu'il envisage maintenant ces actions et mou-
vements de tous les êtres : nous voulons dire un point de vue tout
psychologique, considérant uniquement le degré de conscience ou
d'inconscience qui accompagne chaque action. En d'autres termes,
il divise l'ensemble de l'activité des êtres en deux grandes catégo-
ries, les actions conscientes et les actions inconscientes.
Nous nous étonnons de ce début. Quand on a insisté comme lui
sur ce point que « les lois de la vie sont les mêmes du haut en bas
de l'échelle animale » et que « l'homme n'est plus aujourd'hui pour
la science un être à part du monde » (p. 86 s.), on aurait pu logique-
ment rester à ce point de vue extérieur et biologique et établir dans
CH. CHKISTOPHK. — Le principe de la vie. 35:i
l'ensemble des mouvements des êtres vivants une division comme
celle-ci : 1° les mouvements se dégageant sous forme de travail
mécanique extérieur, mouvements de locomotion, de respiration, de
digestion, etc.; 2" mouvements se dégageant sous forme de chaleur
animale ; 3° ou d'électricité animale ; 4" de force nerveuse ou d'in-
nervation'. On aurait pu chercher si par hasard la direction natu-
relle de chacun de ces groupes de mouvements ne se confondrait
pas avec la direction naturelle des autres, de telle sorte que, le
cas échéant, — l'ensemble de ces quatre groupes constituant inté-
gralement l'activité des êtres, — cette direction naturelle aurait élé^
la fin unique demandée.
Guyau commence par citer la définition que donnent les hédonistes
de « la direction naturelle de tout acte»; celle-ci serait, d'après eux,
« le minimum de peine et le maximum de plaisir : dans son évolu-
tion la vie consciente suit toujours la ligne de la moindre souf-
france » ip. 86 m.). 11 déclare la rejeter, quant à lui, non pas parce
qu'elle est psychologique, mais parce qu'elle est trop étroite : « elle
ne s'applique qu'aux actes conscients et plus ou moins volontaires,
non aux actes inconscients et automatiques qui s'accomplissent sim-
plement suivant la ligne de la moindre résistance » (p. 86 m.). — Il
résulte bien évidemment de là qu'il n'entend s'occuper des actes en
général, ainsi que nous le disions, que sous leur aspect psycholo-
gique de mouvements plus ou moins conscients ou inconscients, et
que le problème, ajoutons-le, va se ramener maintenant à déter-
miner une tendance naturelle assez "générale pour pouvoir se
retrouver dans les actions inconscientes aussi bien que dans les
actions conscientes et par conséquent s'affirmer de tous les mouve-
ments accomplis partons les êtres vivants. Guyau avait peut-être ses
raisons pour aborder la question de cette manière, pour choisir en
vue de ses recherches ce terrain plutôt qu'un autre. Nous les exami-
nerons plus tard. Acceptons le terrain choisi et ne faisons pas plus
de difficulté pour nous y engager àsa suite.
A. — Un premier point à rapporter et à marquer de quelques
observations rapides, est cette distinction même de tous les actes en
deux groupes nettement opposés l'un à l'autre, les actes eonscieiits
et les actes inconscients.
i. Cf. Beaunis, Nouveaux éléments de pfiysiolof/ie humaine. Paris, 3* éd., 1888
(Livre IV, 2' partie : Physiologie du mouvement; 3" partie : Physiologie de l'in-
nervation. Vol. II).
356 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
11 n'est pas douteux que Guyau considère les premiers comme
étant essentiellement des a.cles déterminés par im but^, c'est-à-dire
ceux qui ont une fin distincte représentée dans l'esprit de l'agent.
Mais, pour désigner ces deux groupes d'actes, il a recours indiffé-
remment à des expressions très variées ^, bien que les psychologues
contemporains attachent à chacune de celles qu'il emploie un sens
précis, établissant ainsi une série plus nombreuse de catégories
distinctes. Leurs classifications cherchent à répondre plus fidèle-
ment à la réalité, qui nous présente chez les êtres animés, d'une
part des mouvements absolument conscients, c'est-à-dire volontaires,
réfléchis, accompagnés de la conscience de soi, d'un autre côté des
mouvements absolument inconscients, c'est-à-dire purement physio-
logiques, et aussi une série intermédiaire de mouvements pourvus
de conscience à des degrés infiniment variables ^. Sans aucun doute
Guyau ne devait rien ignorer de tout cela : c'est donc qu'en s'en
tenant aux deux catégories citées, il a entendu simplement séparer
d'une part les actions accompagnées de conscience de soi, et
d'autre part, constituant un groupe beaucoup plus étendu, tous les
mouvements que nous appellerons irréfléchis. Une distinction de
cette nature, évidemment exacte dans sa généralité, lui suffit pro-
bablement pour son dessein, qui est d'atteindre et de définir le
mobile moral.
B. — Nous avons à noter ensuite un fait d'observation scienti-
fique, auquel Guyau semble vouloir attacher une grande importance
et que nous trouvons énoncé dès le début dans cette déclaration :
« croire que la plupart des mouvements partent de la conscience...
ce serait sans doute être dupe d'une illusion » (p. 86 m.). Ce qui
veut dire : j'insiste sur ce fait que les mouvements irréfléchis sont
1. Cf. p. 87 i. : « le but qui, de fait, détermine toute action consciente... »
2. Au lieu « d'actes conscients • il dit parfois : « mouvements volontaires »
(p. 86 m.), « actes s'achevant dans la pleine conscience de soi » (p. 86 i.), actes
rentrant dans une sphère spéciale où règne « la pensée » (cf. p. 'J3 i), « la volonté
réfléchie »(p. 92 i.). En dehors de la formule « actes inconscients » nous trou-
vons celles-ci : « actes automatiques » (p. 86 m.), « mouvements réflexes »
(p. 87 s.), « mouvements spontanés >- •■ actes instinctifs » (p. 87 m.), ou encore
« instincts, habitudes, perceptions sourdes » (p. 92 i).
3. Cf., par exemple, Sully, Outlines of psi/c/iolof/y.London, t889, p. 593 sqq. —
Wundl, Éléments de psycluAoïjie physiologique, trad. Nolen, vol. II, p. 456 sqq. —
Une classification psychologique se rapprochant à la fois de toutes celles qu'ont
présentées les auteurs, partagerait l'ensemble des divers mouvements d'après
une série comme la suivante : les mouvements 1) purement physiologiques;
2) spontanés ou automatiques; 3) réflexes; 4) instinctifs; 5) volontaires.
CH. CHRISTOPHE. — Le principe de la vie. 357
les plus nombreux chez l'être animé. — Ce fait est réel, la plus
grande part de l'activité de l'être vivant se déploie sans être éclairée
par la conscience de soi, par la pensée réfléchie; et nous ne pouvons
que répéter en les approuvant ces jugements de Guyau : « la cons-
cience embrasse une portion assez restreinte de la vie et de l'action «
(p. 86 i.)...; « la conscience n'est qu'un point lumineux dans la
grande sphère obscure de la vie » (p. 87 s.).
C. — Second fait d'observation, plus important encore aux yeux
de notre auteur : « Même les actes, dit-il, qui s'achèvent dans la
pleine conscience de soi ont, en général, leur principe et leur pre-
mière origine dans des instincts sourds et des mouvements réflexes»
(p. 86-87). Ce qui signifie, en termes plus précis : beaucoup de
mouvements dirigés vers un but distinct présent à l'esprit, ont
d'abord été accomplis avec un premier degré de conscience seule-
ment, sans la représentation de leur résultat futur, ou même ont été
exécutés d'une manière absolument mécanique. — Il est impossible
de contester une vérité semblable. On a montré, par des observa-
tions à présent très connues, comment et par suite de quelles cir-
constances de toute nature, au cours de la vie des animaux et surtout
de l'homme, un très grand nombre de mouvements rangés dans les
espèces diverses d'actes plus ou moins inconscients finissent par
acquérir le caractère de mouvements volontaires et réfléchis '. Le
désir, conscient de son objet, peut n'être qu'un instinct qui vient à
être dirigé par une représentation. Et un mouvement exécuté même
instinctivement a pu être une tendance purement physiologique :
nous sommes actifs avant que toute conscience même soit éveillée
en nous, et nos mouvements suivent alors naturellement la voie
indiquée par notre structure organique *.
L'inconscient — si nous entendons par là l'ensemble de l'activité
1. Citons, entre tant d'autres, l'exemple suivant d'un mouvement rétlexe où
Ton peut voir la source d'un mouvement volontaire. Si l'on présente un objet
brillant à un petit enfant et que celui-ci étende le bras, il éprouvera, s'il le
saisit dans sa main, le pJauir très apparent de l'avoir en sa possession:
l'élément conscient est né de celte manière et, après plusieurs événe-
ments analogues, l'enfant saura que chaque fois qu'un objet lui est présenté,
l'action de tendre les mains sera suivie d'un plaisir, et cette action deviendra
rétléchie et volontaire. — Cf. Bain, Les sens et l'intellif/ence. Paris, Alcan,
•2" éd., 1889, p. 187 sqq. — Id. Les émotions el la volonté, ibid., 188y, p. 312
sqq. — Wundt, Éléments de ps>jcholof/ie physiologique, trad. Nolen,.chap. xxi
(t. II p. 450 sqq.) — Sully, Outlines ofpsi/cholof/;/, Lond., 1889, p. ^9~ sqq.
2. HôfTding, Esquisse d'une psijcholoqie fondée sur V expérience, trad. Poitevin,
Paris, 1900, IV, 4 ; VI, B, 2 c ; VII, À, 4 ; VII, A, 6, b ; VII, B, 5 a.
358 IIEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
irréfléchie — joue un rôle prépondérant chez l'homme même, en ce
sens qu'il le poussé dans une direction déterminée sans que le plus
souvent la pensée réfléchie ait une influence quelconque sur cette
direction : tel est, en somme, le point que Guyau considère, et à
juste titre, comme acquis jusqu'ici et dont il va tirer parti pour l'en-
treprise qu'il a en vue.
Mais nous allons, en le suivant dans sa marche, le voir accomplir
maintenant un biais assez inattendu.
^'2. — Introduction des idées de fin subjective et de cause
efficiente.
Beaucoup d'actions conscientes ont leur origine dans l'inconscient :
tel est le point établi. Et Guyau en conclut directement, sans transi-
tion, ce qui suit : « le ressort naturel de l'action (c'est-à-dire de
l'activité, de toutes les actions), avant d'apparaître dans la cons-
cience, devait déjà agir au-dessous d'elle, dans la région obscure des
instincts » (p. 87 s.). Proposition qui revient à dire : le ressort
naturel des actions conscientes se confond avec le ressort naturel
des actions inconscientes.
Voilà un bien grand pas de réalisé. Il s'agissait de savoir si la
direction naturelle des actions conscientes se confond avec la direc-
tion naturelle des actions inconscientes, et ensuite quelle est cette
direction naturelle de toutes les actions. On nous afflrme à présent
que le ressort naturel des actions conscientes, — et, par suite, leur
direction naturelle, qu'il tend évidemment tout entier à produire et
à déterminer, — que ce ressort naturel se confond avec le ressort
(la direction) des actions inconscientes. Cette affirmation, que nous
ne discuterons pas ici, réduit considérablement la difficulté, car le
problème ne se pose plus à présent que sous celte forme : quel est
le ressort naturel soit des actions conscientes, soit des actions incons-
cientes? Il suffira de le rechercher dans celui de ces deux groupes
d'actions oîi les investigations seront le plus faciles.
Mais il nous faut insister sur l'importance de la substitution de ce
terme nouveau de ressort naturel à celui de direction naturelle, car
elle transforme profondément le sens même du problème. Après les
données, établies par Guyau lui-même, que nous avons essayé de
dégager et d'éclaircir dans la section précédente, nous nous atten-
dions à le voir s'occuper des actes et mouvements uniquement en tant
CH. CHRiSTOPHi:. — Lc principe de la vie. 359
que dirigés et déterminés par un antécédent admis d'avance, la force
primitive et universelle, en tant que simples résultais passifs par
conséquent. Ces actes ne se distinguant, à ce point de vue pure-
ment quantitatif, non qualitatif, développé plus haut, que par leurs
directions particulières et se rapprochant tous par leur direction
générale, la tâche entreprise par Guyau allait être, pensions-nous,
de formuler cette direction générale, la direction naturelle de tous
les mouvements. Et voici qu'à présent on marque implicitement
l'intention de nous donner tout autre chose que cela, ou plus exac-
tement, plus que cela, le i^^ssort naturel de l'activité.
Qu'est-ce en effet qu'un ressort? c'est ce qui meut; le ressort d'une
action, c'est un principe essentiellement actif conçu comme un
antécédent distinct de l'action même, et qui lui imprime sa direc-
tion. Dès lors, on peut dire que ce que la plupart des philosophes con-
sidèrent, à juste titre d'ailleurs, comme le ressort naturel d'une action
consciente, c'est ce qu'ils appellent sa fin ou encore sa cause finale,
tandis que, d'autre part, le ressort d'une action inconsciente, c'est ce
qu'ils qualifient ainsi : sa cause efficiente. Or, Guyau laisse vite de
côté le terme de ressort pour adopter, dans le passage auquel nous
sommes arrivé, ceux de fin et cause, en leur donnant clairement le
sens que nous venons d'indiquer. La fin signifie bien pour lui essen-
tiellement ici le principe déterminant des* actions conscientes, et la
cause, le principe déterminant des actions inconscientes. Il va se
servir de ces notions pour transformer une dernière fois la formule
du problème.
De ce fait, que beaucoup d'actions conscientes ont leur source
dans l'inconscient, il avait cru pouvoir conclure, avons-nous dit,
que le ressort de l'inconscient se confond avec le ressort du cons-
cient. Il s'empresse maintenant d'exprimer cette conclusion essen-
tielle en ces termes nouveaux : « la fin constante de l'action doit
avoir été primitivement une cause constante de mouvements plus
ou moins inconscients » (p. 87 s.), c'est-à-dire la fin des actions
conscientes se confond avec la cause des actions inconscientes. Et il
se croit autorisé à présenter en passant cette définition de la fin,
sur laquelle nous aurons à concentrer plus tard notre analyse : « les
fins ne sont que des causes motrices habituelles (c'est-à-dire le ressort
d'actions inconscientes) parvenues à la conscience de soi » (p. 87 m.).
Il a réussi de cette manière à donner à la question un aspect tout
nouveau, et il annonce en ces mots le résultat obtenu : « Ce pro-
360 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
blême : Quelle est la fin, la cible constante de l'action? devient donc,
à un autre point de vue, celui-ci : Quelle est la cause constante de
l'action? » (p. 87 m.)
Il ne reste plus qu'à trouver cette « cause constante », cette cause
des actions inconscientes, et cette dernière recherche n'exigera plus
de longs détours.
(A suivre.) ^ _
^ Charles Christophe.
DISCUSSIONS
UN PARADOXE GÉOMÉTRIQUE
A la suite de la communication que nous avons eu l'honneur de
faire au Congrès international de philosophie sur la comparabililé
des divers espaces, M. Russell a présenté hriévement quelques obser-
vations qui, nous devons le dire, ne nous ont pas convaincu, mais
qui nous ont manifesté l'existence d'un paradoxe que nous désire-
rions mettre en évidence, dans l'espoir que quelqu'un pourra nous
en apporter la solution. Qu'on nous permette d'abord de reproduire
la page dans laquelle ont été résumées ces observations [Revue de
Mëlaphysique et de Morale de septembre 1900, p. 645;.
« M. Russell dit qu'un espace plan à deux dimensions n'est pas
identique à un plan de l'espace à trois dimensions; celui-ci jouit de
propriétés spéciales qui viennent de ce qu'il est situé dans un espace
d'ordre supérieur. La preuve en est que la géométrie projective
(même celle du plan) exige pour se constituer, un espace à trois
dimensions; en effet, pour prouver que la construction du quadrila-
tère de Staudt est une opération univoque (a un résultat unique),
il faut pouvoir l'effectuer dans deux plans différents '. En outre, pour
que la dualité essentielle de la géométrie projective soit complète, il
faut au moins trois dimensions 2. U y a donc une différence spéci-
fique (de nature et non de degré) entre les espaces à deux et à trois
dimensions. M. Lechalas conclut de l'identité des propriétés analyti-
ques de deux espaces à leur identité réelle. C'est méconnaître la dif-
1. V. Hussell, Essai sur les fondements de la f/éo7nétrie, § 11, S, Irad. franc.
Gaulliier-Villars, 1901.
2. Cf. Russell, sur les axiomes de la Géométrie, ap. Revue de Métaphysique et
de Morale, t. Vil, p. 697, novembre 1899.
362 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
férence entre l'analyse et la géométrie. Au point de vue analytique,
on peut concevoir tout ce qu'on veut : on ne fait que de l'Algèbre,
et l'on n'a même pas besoin de parler de points et de figures. Mais
pour faire de la géométrie, il faut se donner un espace auquel on
puisse appliquer les formules analytiques et dans cet espace des
plans et des droites qui répondent réellement à leur définition pro-
jective (à savoir, d'être déterminés par trois ou par deux points res-
pectivement). On ne peut plus alors appliquer la géométrie projec-
tive abstraite à une figure quelconque, par exemple, prendre pour
plan une surface quelconque : se donner une sphère, c'est supposer
toute la géométrie métrique. Sans doute, sur une sphère, les géodé-
siques sont déterminées par deux points; mais c'est à condition que
la sphère elle-même ait été déterminée par sa dislance h un centre
extérieur ou par toute autre propriété métrique équivalente. La
sphère ne peut donc jamais être assimilée à un plan même non
euclidien. »
On remarquera d'abord que notre étude était essentiellement une
étude de géométrie métrique, puisque, en géométrie projective, il
n'existe pas de distinction entre les plans de Riemann, d'Euclide et
de Lobatchevsky,une même surface satisfaisant à votre volonté aux
propriétés de ces trois plans. Ce n'est pas à dire que nous préten-
dions écarter en quoi que ce soit la géométrie projective; mais, par
notre sujet même, nous nous sommes placé d'emblée au sein de la
géométrie métrique : on ne devra pas perdre ce détail de vue quand
on lira notre communication au Congrès.
Ce premier point posé, nous devons préciser la relation qui npus
paraît exister entre les deux géométries : pour nous, la géottié-
trie projective est une science plus générale qui fait abstraction de
certaines notions de la géométrie métrique, sans contenir aucun
élément étranger à celle-ci, en sorte qu'elle n'en est, à vrai dire,
qu'une partie, n'envisageant que certaines des propriétés des
espaces métriques. 11 résulte naturellement de là que les propriétés
projectives doivent se retrouver dans tous les espaces métriques, et
ce n'est pas sans étonnement que nous avons entendu M. Russell
nous dire que la géométrie projective ne s'applique qu'aux espaces
homogènes.
Pour nous, en effet, l'idée d'homogénéité, ou plutôt de non-homo-
généité est une idée purement métrique : du moment qu'on renonce
à tenir compte des propriétés métriques, toute différence s'évanouit
G. LECHAi.AS. — Un paradoxe çiéoniétrique. 363
entre espaces homogènes et espaces non-homogènes, et les cons-
tructions projectives doivent s'appliquer indiiïeremment aux uns et
aux autres. Qu'est-ce en effet que l'homogénéité, sinon la constance
de la courbure, qui se détermine au moyen de mesures? Supprimez
celles-ci, et du coup disparait tout moyen de savoir si la courbure
est ou non constante '. Si d'ailleurs on considère les opérations fon-
damentales de la géométrie projective, on voit qu'elles se bornent à
projeter et à couper, c'est-à-dire, pour la géométrie à deux dimen-
sions, à mener des lignes déterminées par deux points dans l'espace
que Ton considère : pourvu que l'on puisse faire cette construction
toute cette géométrie s'établit, sans qu'on ait aucunement à se
préoccuper de savoir si, étudié métriquement, Tespace dans lequel
on opère est ou non homogène.
S'il en est ainsi, quelle est donc la pensée de M. Russell? Pour
répondre à cette question, il convient de se reporter à la page 171
de la traduction française de son livre si précieux, Essai sur les
fondements de la géométrie. On y voit que, pour lui, l'homogénéité
de l'espace a pour équivalent la relativité de la position, et qu'elle
résulte du fait que les propriétés d'une figure sont les mêmes
quelles que soient ses relations externes, ce dernier fait entraînant
que « toutes les parties de l'espace sont qualitativement semblables ».
Ne semble-t-il pas qu'il n'y ait, au fond, qu'un simple malentendu
ici, entre M. Russell et nous? Comme lui, en effet, nous professons
que la géométrie projective est incompatible avec toute distinction
qualitative entre les diverses parties de l'espace considéré; mais
nous ajoutons que cette incompatibilité n'empêche aucunement une
distinction métrique, laquelle d'ailleurs reste ignorée de la géomé-
trie projective dans le domaine de laquelle elle ne rentre pas. Ainsi
il y a deux sortes d'homogénéités, l'une projective, que possède tout
espace continu ^ l'autre métrique, qui est une propriété particulière
à certains espaces.
S'il en est ainsi, on doit reconnaître que l'on peut se donner une
surface métriquement définie quelconque, homogène ou non, tou-
1. Si l'on prend comme définition de riioniogénéité la possibilité du déplace-
ment des figures sans déformation, son caractère métrique n'est pas moins
évident, puisque cette absence de déformation signifie la constance des angles
et des longueurs.
2. On pourrait sans doute supprimer même ce qualificatif, M. Russell parais-
sant avoir raison (juand il dit que la continuité est une notion purement
métrique {Revue de Métaphysique et de Morale, 1899, p. 69T).
Rev. Mkta. t. IX. — 1901. 23
364 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
jours métriquement, et lui appliquer les constructions projectives. Il
est d'ailleurs bien évident que ce serait un non-sens de parler de
sphère ou de toute autre surface métriquement définie, tout en pré-
tendant s'enfermer exclusivement dans la Géométrie projective ; mais
nous ajoutons qu'il n'est pas très satisfaisant de parler, comme le fait
M. Russell, en Géométrie projective pure, de plans et de lignes
droites, attendu que plans et lignes droites ne peuvent se distinguer
des autres surfaces ou lignes qu'au moyen de propriétés métriques.
Il convient de parler de surfaces et de géodésiques, ou lignes déter-
minées par deux points, et, dans la Géométrie à trois dimensions, de
surfaces géodésiques, déterminées par trois points. Ce langage évite-
rait bien des malentendus.
Nous arrivons maintenant au paradoxe que nous avons annoncé
et qui n'eût pas été bien compris sans les explications qui précèdent.
La construction quadrilatérale de Staudt donne, on le sait, un
moyen, trois points A, B, D étant en ligne droite ', de déterminer le
conjugué harmonique G de A par rapport à B et D. M. Russell définit
le conjugué harmonique par cette construction même, mais on peut
le définir aussi par sa propriété de donner deux divisions anharmo-
niques équivalentes, qu'on prenne les points dans l'ordre A, B, G, D
ou dans l'ordre A, D, G, B, l'équivalence des rapports anharmoniques
étant elle-même définie, bien entendu, en termes purement projec-
jectifs.
Mais cette construction, qu'on trouvera à la page 160 de la tra-
duction française de V Essai sur les fondements de la Géométrie, est-
elle univoque, c'est-à-dire donne-t-elle toujours le même point G
quand on change un point pris arbitrairement dans le plan, ainsi
qu'une droite assujettie seulement à passer par l'un des trois points
donnés, point et droite servant à la construction? M. Russell donne
à cette question une réponse affirmative fondée sur une démonstra-
tion qui exige qu'on considère des figures situées dans deux plans
différents. Il n'établit, ni ne cherche du reste à établir qu'on ne peut
pas se passer d'une telle considération; mais on a vu, par le résumé
de ses observations au Gongrès, qu'il considère comme indispen-
sable ce recours à la considération de deux plans distincts.
En fait, nous ne voyons pas comment on pourrait s'en passer : il
1. Nous conservons le langage de M. Russell, mais en principe nous devrions
dire ■■ étant sur une même géodésique ».
G. LECHA LAS. — Un paradoxe géométrique. 365
s'agit de prouver que trois points sont en ligne droite, et l'on y
arrive en établissant qu'ils sont situés sur l'intersection dos deux
plans. Or, nous n'apercevons, en géométrie projective, aucun moyen
d'établir que trois points sont en ligne droite, si l'on s'enferme sur
un plan unique '.
Il y a là, pour nous, un paradoxe auquel nous ne saurions nous
résigner : la construction quadrilatérale est tout entière contenue
dans le plan, et par suite son résultat ne peut dépendre de l'espace
à trois dimensions dans lequel il me plaira de l'inclure. Si donc, au
moyen de la considération d'un tel espace, on démontre que l'opéra-
tion est univo(|ue,on établit par là un théorème de géométrie^ plane,
une propriété intrinsèque du plan; mais alors je demande pour
quelle raison on ne pourrait pas la démontrer sans sortir de celui-ci,
et, si cette impossibilité est réelle, je ne puis me défendre d'en con-
clure qu'il y a quelque vice ou quelque insuffisance radicale dans les
bases de la géométrie projective, telle qu'on l'expose -.
Pour rendre plus sensible le paradoxe, prenons une sphère dans
un espace euclidien à trois dimensions et appliquons la construction
quadrilatérale sur cette sphère, en remplaçant les droites par des
grands cercles : rien ne s'y oppose. Majs si je veux démontrer que
l'opération est univoque, l'artifice auquel on avait recours tout à
l'heure fait défaut, car l'intersection de deux sphères n'est pas un
grand cercle, et d'autre part, si je prends, conime surface auxiliaire,
un plan passant par le centre de la sphère, je reconnais aisément
que le raisonnement ne s'applique pas. Or, non seulement la cons-
truction empirique accuse son caractère univoque, mais il est un
moyen de rentrer dans le cas du plan.
De même qu'un cercle situé sur un plan peut être considéré
comme situé également sur une sphère où il est grand cercle, de
même notre sphère, que nous considérions au sein d'un espace eucli-
1. Celte mêiiie difficullé fait que l'on aurait bfsoiu de considérer deux plans
diirérents, iK^n seulement à propos du <|uadrilatcre, mais aussi pour démontrer
que, d'une l'aijon générale, si l'on donne quatre points en ligne droite et trois
autres également en ligne droite, toutes les déterminations projectives d'un
quatrième point formant avec les trois autres un rapport anharmonique égal à
celui du premier groupe conduisent à un seul et même point.
2. Il est clair que les propriétés extrinsèques de la surface ne sauraient sou-
lever une telle difficulté : ainsi il est tout simple que la sphère n'ait «le centre
que dans un espace à trois dimensions, et qu'elle en ait deux dans un espace
autrement choisi, comme un cercle n'a de centre que si on le met sur une sur-
face, en ayant un sur un plan et deux sur une sphère.
366 REVUE BE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
dien, nous pouvons l'envisager comme incluse dans un espace sphé-
rique à trois dimensions où elle soit grande sphère et dont elle est
l'intersection avec l'espace euclidien, absolument comme tout à
l'heure le cercle était l'intersection de la sphère et du plan. La géo-
désique de cet espace sphérique joignant deux points de la sphère
se confond avec la géodésique de la sphère, en sorte que l'intersec-
tion de celle-ci avec une autre grande sphère de cet espace est un
grand cercle qui leur est commun, c'est-à-dire une géodésique du
dit espace. Dans ces conditions le caractère univoque de la construc-
tion quadrilatérale sur la sphère se démontrera identiquement de la
même façon que sur le plan '.
Nous sommes donc bien en présence d'une construction faite sur
une surface sans qu'on se serve d'aucun élément étranger à celle-ci;
mais en même temps on ne peut démontrer une propriété de cette
construction sans envisager la surface dans un certain espace à trois
dimensions, qui ne saurait influer en quoi que ce soit sur la dite
construction, puisque celle-ci s'appuie exclusivement sur des élé-
ments de la surface. Tel est le paradoxe sur lequel nous voudrions
appeler l'attention, dans l'espérance que quelqu'un saura le résoudre,
soit en découvrant une démonstration indépendante de tout espace
à trois dimensions, soit en faisant ressortir quelque lacune dans les
bases de la géométrie projective, lacune expliquant l'impossibilité
de la démonstration cherchée.
L'objet propre de cette simple note est rempli ; mais nous vou-
drions dire quelques mots de l'importance extrême attachée par
M. Russell à la possibilité de déterminer la droite de deux façons
difl"érentes, soit par deux points, soit par deux plans. Dans la page
de la Revue de Métaphysique et de Morale à laquelle il renvoie, comme
nous l'avons vu à propos du principe de dualité, il déclare que cette
possibilité est la source de toutes les propositions purement projec-
tives. Ce que nous voyons à ce sujet, c'est que cette dualité de déter-
mination sert de base à la démonstration du caractère univoque de
la construction quadrilatérale, en sorte qu'on peut dire que la néces-
sité de cette dualité se confond avec le paradoxe que nous avons
dénoncé.
d. Nous avons considéré une surface homogène; mais on pourrait en prendre
une qui ne le fût pas. Dans ce cas on devrait prendre un espace à trois dimen-
sions également hétérogène, ayant mêmes géodésiques que la surface consi-
dérée, puis une surface auxiliaire, ayant à son tour mêmes géodésiques que
l'espace.
G. LKCiiALAS. — Un pavadoxe géométrique. 367
Posons enfin une question à ce sujet : si l'on prétend exiger une
double détermination pourquoi ne formulerait-on pas semblable exi-
gence à l'égard du plan? alors on aurait besoin d'un espace à quatre
dimensions, dans lequel le plan serait déterminé, non seulement par
trois points, mais aussi comme étant l'intersection de deux espaces
à trois dimensions. Sans cette dernière détermination du plan, il
paraît aussi difficile de prouver que quatre points sont dans un
même plan qu'il l'était tout à l'heure de démontrer que trois points
étaient en ligne droite. Ainsi, pour établir la géométrie intrinsèque
d'un espace d'ordre )i, on aurait toujcnirs besoin d'un espace d'ordre
n H- 1, et ce serait la généralisation du paradoxe.
On voit que nous n'avons pris la plume que pour poser des ques-
tions, dans l'espoir que d'autres sauront les résoudre.
Georges Lechalas.
QUESTIONS PRATIQUES
L'IDÉE COMMUNE DE SOLIDARITÉ
Bien avant qu'il y eût des philosophes et qu'ils eussent écrit des
traités de morale, l'humanité était en possession des notions du
bien et du mal et s'était donné des règles pratiques. Elle n'a jamais
songé depuis lors à abdiquer au profit des philosophes. Au-dessous
de la science et de la spéculation philosophique, dans les profon-
deurs de la conscience populaire, le sens commun continue son
œuvre. Il définit et systématise la pratique selon les conditions
changeantes qui sont proposées à l'activité collective et d'après les
notions théoriques qui sont devenues, par la vulgarisation, des
croyances communes. C'est pourquoi si ces données de la raison
pratique, conditions ou croyances, viennent à se modifier, on voit
bientôt apparaître quelque idée morale nouvelle. C'est tantôt une
autre façon de justifier les devoirs anciens : ceci répond au chan-
gement des croyances; tantôt c'est la conception d'un devoir
nouveau : ceci répond au changement des conditions. Cette idée,
venue on ne sait d'où, est, en peu de temps, présente à tous les
esprits sans qu'on sache comment elle y a pénétré et elle se trouve
enfin y régner en maîtresse sans avoir eu même à montrer ses
titres.
Cette génération spontanée des conceptions morales dans la con-
science collective n'abolit pas évidemment le droit de la raison
critique, pas plus qu'elle n'en rend l'exercice inutile. On ne peut
laisser la morale s'établir toute seule, avec le sens commun pour
1. Conférence faite à l'Ecole de Morale le 8 février 1901.
G. CANTECOH. — Vidée co)mitu)ie de solidarité. 369
unique principe, sous l'influence hasardeuse des circonstances et
des préjugés en vigueur, La réflexion critique est appelée h. com-
prendre la raison d'être et la signiflculion de la moralité où l'homme
s'élève spontanément el à déterminer d'après cette connaissance
le caractère et les conditions nécessaires de toute conception vrai-
ment morale. Après quoi, chaque fois qu'apparaît l'idée d'un devoir
nouveau, il appartient aux philosophes de l'évoquer devant eux,
de la confronter à leur critère, et de décider par là si elle est ou
non recevable et à quel titre elle mérite de prendre place d'une
manière stable dans la conscience de l'humanité.
C'est ainsi que la question se pose aujourd'hui pour l'idée de
solidarité. 11 semble bien que cette notion soit l'acquisition la plus
récente de la conscience morale commune. Nulle idée en tous cas
n'est aujourd'hui plus répandue et plus souvent invoquée pour
résoudre quelques-unes au moins des difficultés qui constituent
dans leur ensemble la question sociale. Déjà elle passe dans la pra-
tique. C'est en elle qu'il faut chercher le principe de tant d'œuvres
fécondes de mutualité morale ou matérielle, coopération d'idées ou
coopération de forces, dont on voit le réseau s'étendre, chaque jour
plus serré, sur toute la nation. Elle devient même dans la vie poli-
tique un argument et un symbole. N'a-t-on pas vu récemment un
homme politique — qui ne dédaigne pas de penser, — chercher
dans cette idée le moyen de concilier les résistances du parti libéral
et les réclamations du parti socialiste'? Le même et beaucoup
d'autres avec lui travaillent à faire entrer cette idée dans les esprits
et dans les moeurs en répandant ce qu'ils nomment l'éducation
sociale, par où il ne faut pas entendre autre chose que l'intelligence
de la solidarité. Il est grand temps de s'interroger sur la significa-
tion de ce mouvement et sur la valeur de l'idée qui l'inspire. On
ne peut attendre qu'elle ait porté tous ses fruits, les bons et les
autres, pour se demander à quel titre elle peut être intégrée dans
un système rationnel de morale sociale.
Toutefois ceci ne peut être l'objet que d'une recherche ultérieure;
Telle qu'elle flotte actuellement dans les esprits l'idée de solidarité
n'est pas en état d'être jugée. Il faut d'abord la dégager et la
préciser, mais c'est une tâche singulièrement délicate. Comme
toutes les notions d'origine plus ou moins populaire et de forma-
1. L. Bourgeois, La Solidarité-. Colin.
370 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tion spontanée, cette idée est éminemment complexe, multiforme :
rien n'est plus divers que l'usage qu'on en fait, si ce n'est le sens
qu'on lui donne selon les doctrines philosophiques ou scientifiques
auxquelles on l'adapte sous prétexte de la justifier. Comment s'y
reconnaître? Le mieux est, semble-t-il, d'écarter de parti pris toutes
les théories particulières et de regarder au delà, vers le point où
elles convergent toutes et qui, extérieur sans doute à chacune,
peut seul néanmoins en marquer l'unité et la commune signifi-
cation. En un mot, c'est moins une doctrine qu'une orientation
morale que nous avons à déterminer, pour chercher, après, quelles
circonstances ont dirigé les esprits en ce sens et à l'aide de quels
principes parfois factices ils ont essayé de justifier et d'expliquer
leurs aspirations. Les réflexions qui suivent n'ont pas d'autre
objet que de contribuer pour leur part à cette enquête préalable,
toute descriptive et analytique.
Par delà les timidités et les confusions oîi s'atténue jusqu'à se
perdre l'élément original et fécond de l'idée de solidarité, voici donc
ce qu'elle nous paraît receler de vraiment neuf et d'utile. C'est
l'affirmation que chacun de nous doit se considérer comme respon-
sable de ses semblables, de leurs succès comme de leurs échecs,
à titre d'associé naturel, et qu'il doit donc consentir de bonne grâce
à faire avec eux cause commune et à poursuivre ensemble, dans la
mesure du nécessaire et du possible, les fins identiques que la
nature et la raison nous proposent ou nous imposent. C'est encore,
en d'autres termes, l'affirmation que l'association est un devoir
moral et non pas seulement une pratique facultative encore que
très utile ou même parfois indispensable. Quel autre but se pro-
pose-t-on, en effet, quand on parle de l'éducation sociale, sinon
d'apprendre au plus grand nombre d'hommes possible à se consi-
dérer comme des associés naturels? Entendue de la sorte, l'idée de
solidarité vient se substituer, peut-être avec avantage, aux notions
étroites ou vagues de charité et de fraternité et fonder sur des
bases plus sûres le devoir, de tous temps reconnu, de bonté et
d'assistance mutuelles.
Aux premiers philosophes qui y réfléchirent, il parut que la bonté
et l'assistance, approuvées et pratiquées d'instinct par la conscience
G. CANTECOR. — L'idée commune de solidarité. 371
commune, étaient en quelque façon l'objet d'une vertu gratuite,
trouvant son principe dans l'excellence du bienfaiteur plus que
dans le droit de l'obligé. L'bumanité fut une perfection avant d'être
proprement un devoir. Quelque chose de ce préjugé s'est conservé
jusqu'à nous dans cette idée si répandue que la charité est plus
méritoire que la justice, parce qu'en elle la bonne volonté accomplit
plus qu'il ne lui est strictement demandé. Il y a dans la charité
ainsi comprise quelque chose d'égoïste, puis([u'elle est voulue à
titre de perfection personnelle, et aussi de méprisant ou d'injuste
pour l'homme qui n'est que par occasion l'objet de celte vertu. Car
si la sympathie, la douceur, la bonté sont bonnes par ce qu'elles
ajoutent à notre perfection, il importe peu au profit de qui ou de
quoi on les exerce et même il y aura plus de mérite, puisqu'on fera
preuve d'une sensibilité plus souple et plus raffinée, à les étendre
à tout ce qui vit ou du moins à tout ce qui est capable de désirer,
d'aimer et de souffrir. Ainsi la charité tend à se perdre dans je ne
sais quelle sensibilité vague et quelles sensualités sentimentales
auxquelles il faut s'empresser de dire que les philosophes anciens
sont restés toujours étrangers.
Gela tient à ce que l'idée confuse de charité trouva bientôt chez
les Grecs son fondement et sa limite dans l'idée de la fraternité des
hommes. Il semble bien que ce soit dans le stoïcisme que cette
vérité se trouve exprimée dans toute sa force : à titre de loi de la
nature elle sert de principe à toute une catégorie de devoirs, les
devoirs sociaux. Particulièrement elle fonde la charité, au sens
étendu d'affection, de concours et d'assistance à tout ce qui est
humain, puisque, faisant de l'humanité tout entière une seule
famille, elle invite quiconque veut agir selon la nature à étendre
à tous les hommes les sentiments que l'on porte naturellement aux
siens. La même vérité, qui fonde la charité, la limite. Un devoir qui
se justifie par l'idée d'une nature commune à tous les hommes ne
peut avoir d'application aux êtres qui ne participent pas à la
raison. Toutefois il convient de remarcjuer deux choses. D'une part
le devoir positif de bienveillance et d'assistance trouve dans l'idée
de fraternité un mobile efficace plutôt qu'une justification ration-
nelle. Qui est naturellement porté à aimer ses proches et à se
dévouer à eux, en retrouvant des proches dans tous les hommes
se sentira donc porté également à exercer à leur profit ses facultés
d'affection et de dévouement. Mais il resterait à justifier le devoir
372 lîEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
même d'aimer les siens d'une affection active et dévouée. Or si les
stoïciens ont admirablement décrit et approfondi Tidée de la vertu,
leur théorie des devoirs reste singulièrement confuse, fondée qu'elle
est tout entière sur le principe vague de la conformité à la nature.
D'autre part, dans le stoïcisme, l'idée de fraternité a servi moins
encore à définir le devoir positif de bonté et d'assistance qu'à géné-
raliser l'idée de justice, en montrant la nécessité de l'étendre à tout
ce qui est homme. C'est une sorte de principe critique au nom
duquel les stoïciens ont protesté contre l'inégalité des classes et
l'esprit exclusif des cités. Ils ont essayé de fonder un droit universel
sur cette idée que les hommes constituent par le seul fait de leur
existence une société naturelle antérieure et supérieure à ces
sociétés étroites et éphémères qui sont les États. Mais en assimilant
cette société naturelle à la famille, sans se rendre compte de la
vraie nature de l'état social, les stoïciens se sont interdit de pres-
crire autre chose en fait de devoirs positifs que l'obligation de cer-
tains sentiments de sympathie ou d'affection dont l'application
reste indéfinie et se trouve nécessairement subordonnée aux besoins
des uns, aux ressources des autres et à leur aptitude mutuelle à
sympathiser.
L'idée de solidarité participe d'une vue plus large et plus profonde
des conditions de fait de la vie humaine. Elle est suggérée, sinon
moralement justifiée, par cette vérité, aujourd'hui trop évidente, que
l'individu tient de la société la plus grande partie de ses ressources
et de sa valeur et que, si peut-être il a sa fin en lui-même, il ne
peut l'atteindre que par l'active et constante collaboration d'autrui*
La collaboration est la condition des fins les plus personnelles, voilà
la vérité de fait. Dès lors, dans la mesure où chacun est tenu de
s'intéresser à ses semblables, il est tenu aussi de collaborer avec
eux, de reconnaître, toutes les fois qu'il y a lieu, l'identité de leurs
fins et des siennes, et d'y pourvoir en commun. Ce qui est nou-
veau ici ce n'est pas évidemment cette affirmation que l'homme
est tenu de s'intéresser à autrui. C'est là un antique précepte
dont la connaissance de la solidarité de fait n'apporte pas, comme
on le croit parfois, la justification. Cette connaissance ne peut
servir qu'à en régler l'application. Elle a pour effet de transformer
le devoir vague de charité en devoir précis et rigoureux de col-
laboration. Ce que la conscience semble exiger désormais, ce n'est
pas seulement que l'on soit, à la rencontre, doux à autrui et pitoyable
G. c.v>TKCOH. — L'idée commune de solidarité. 373
aux malheureux, en mettant d'ailleurs sa vie à part et la consacrant
à ses fins propres. La conscience exige (jue délibérément chacun se
rapproche de ses semblables, qu'il cherche avec bonne volonté à
reconnaître quelles lins naturellement ou accidentellement se trou-
vent les mêmes pour les autres et pour lui et qu'il s'efTorce de
constituer avec eux, en vue de ces fins, une association fraternelle.
Vraie ou fausse, l'idée d'un tel devoir implique d'importantes
conséquences qu'il faut savoir reconnaître. Il s'ensuit tout d'abord
que l'institution sociale est d'obligation morale. Si cette vue n'est pas
absolument nouvelle, au moins l'idée morale de solidarité l'implique-
t-elle avec une force singulière. Selon l'opinion commune et tradi-
tionnelle, la société est un fait naturel et nécessaire. Sans doute il
faut qu'elle soit organisée selon la justice; elle donne lieu, quand
elle est constituée, à des devoirs réciproques des citoyens; mais elle
est, en elle-même, antérieure et extérieure à la raison pratique et à
la bonne volonté morale qui trouvent simplement dans le fait social,
s'il est donné, un objet de législation et une occasion de vertu. Selon
l'idée de solidarité, au contraire, la conscience exige que la société
soit fondée : elle n'intervient pas seulement après, pour la régler;
mais d'abord elle en impose l'établissement comme un devoir. On
n'est pas tenu simplement d'être juste, si l'on fait partie d'une
société; mais on est tenu d'abord de faire partie d'une société. Il est
vrai que, comme il nous est impossible, dans les circonstances nor-
males, de vivre isolément, la reconnaissance d'un tel devoir ne peut
rien changer à la pratique commune des hommes. Pourtant il n'est
pas indifférent, pour déterminer les conditions morales de la vie
sociale, de savoir si c'est notre intérêt seul ou le devoir qui la rend
nécessaire. Si c'est un devoir, en effet, il n'est pas sûr qu'il soit
suffisamment rempli par l'institution sociale telle que jusqu'ici l'a
comprise l'humanité. Actuellement cette institution est bornée à
l'organisation politique : elle n'est guère qu'une sorte d'assurance
mutuelle contre les agressions extérieures et les injustices inté-
rieures. La fonction en est donc toute négative et restreinte à la seule
protection. Dans ce cadre social trop largement tracé, les indi-
vidus restent épars, étrangers les uns aux autres quand ils ne sont
pas ennemis, associés parfois provisoirement, si quelque intérêt trop
visible les rapproche, mais le plus souvent en concurrence et dupes
de cette illusion que leurs fins sont différentes et que chacun peut
atteindre isolément les siennes. Or ce qu'implique l'idée de solida-
3*4 REVUK DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
rite c'est Tobligation de substituer autant que possible la collabora-
tion à la concurrence. Elle affirme donc la nécessité morale d'une
organisation intérieure de la société, d'une concentration et d'une
complication nouvelle du lien social pour la mise en comnîun d'un
grand nombre de fins réputées jusqu'ici individuelles, comme la
prospérité matérielle, la culture intellectuelle, le progrès moral, etc.
On peut d'ailleurs concevoir très diversement cette extension de
l'institution sociale et de sa réglementation intérieure, soit qu'on
élargisse le cadre de la société politique jusqu'à y faire rentrer, par
la multiplication des fonctions administratives, la préoccupation de
toutes les fins de la vie humaine, ce qui est la tendance au socialisme
d'État, soit qu'on pourvoie au même office par des associations pri-
vées et mobiles, plus souples et plus respectueuses par là même
de l'initiative et de la liberté individuelles, ce qui est encore, si l'on
veut, du socialisme, mais plus séduisant et peut-être aussi plus con-
forme aux exigences de la conscience morale. De toutes façons, le
devoir de solidarité, s'il est reconnu, nous achemine à quelque chose
d'assez semblable au socialisme. Disons simplement, si ce mot fait
peur, que la solidarité implique l'obligation de resserrer le lien
social et de confondre dans une ample mesure nos fins avec les fins
d'autrui pour y pourvoir en commun.
Mais quelle sera cette mesure? Pour marquer les limites d'un
devoir, encore faudrait-il eu connaître le principe. C'est justement
sur ce point que la conscience contemporaine est incertaine. Même
elle semble toute prête à transformer en une erreur insupportable
une conception féconde et neuve du devoir social. La raison en est
dans les circonstances qui ont présidé à l'élaboration de cette idée et
dans les doctrines pseudo-scientifiques où, par une rencontre hasar-
deuse, elle a paru trouver sa justification.
L'idée morale de la solidarité a été suscitée par l'expérience
sociale de notre siècle, et elle est venue, à tort ou à raison, prendre
son appui dans la science sociale de notre temps.
L'expérience de notre siècle a démontré jusqu'à l'évidence l'im-
puissance de l'individu à atteindre seul ses fins matérielles ou
morales. Elle a dissipé l'illusion qui faisait de la liberté, confondue
avec l'isolement, le premier bien de la personne et l'objet unique de
G. CAMKCOR. — L'idée commune de solidarité. 375
l'organisation politique. Elle a dénoncé, en un mot, la faillite d'un
certain individualisme.
L'un des résultats les plus clairs et les plus durables de la Révolu-
tion a été de restituer chaque personne à elle-même et de lui laisser,
sous la réserve d'une obligation de justice purement négative, toute
la liberté d'aller à ses fins selon ses aptitudes, mais aussi toute la
charge d'y pourvoir et toutes les chances d'y échouer. La société,
assez fortement organisée dans l'ordre politique, n'a plus été dans
l'ordre social qu'une sorte de mêlée confuse où chacun a dû lutter
avec tous pour ses biens propres sous la surveillance indifférente de
l'État dont tout le génie semble, ou peu s'en faut, s'être épuisé
depuis un siècle à l'organisation de la police. Il ne pouvait résulter
de cet état de choses qu'un malaise général, un mécontentement
croissant de toutes les classes de la société. Partout en effet, s'est fait
sentir l'inquiétude. En haut, c'est l'inquiétude assurément bien sup
portable de ceux qui, pourvus des biens matériels nécessaires, ne
savent pas cependant trouver leur voie et l'emploi de leurs facultés,
et qui aspirant à tout sans viser précisément à rien, s'énervent dans
l'attente et se dévorent dans l'inaction. Ce qu'on a nommé le mal
du siècle, si ce n'est pas uniquement cela, c'est au moins cela pour
une part. En bas, ce sont les souffrances trop positives de tous
ceux dont les circonstances ne secondent pas assez la bonne volonté
et le mérite moral, et que le poids du passé, la force au service
d'autrui, des situations acquises, maintiennent dans un état perpétuel
de défaite et de sujétion. Entre les deux le nombre infini des
déclassés, de tous ceux qui ont voulu par un usage bien ou mal
entendu de leur liberté s'élever au-dessus de leur condition natu-
relle et que leurs forces ont trahi. Gela fait au total bien des souf-
frances à porter au compte de la liberté ou plutôt de l'isolement.
Mais cette expérience a servi. On a compris la nécessité de se
grouper. Ce n'est pas encore là sans doute la conception d'un devoir,
mais comme nous en sommes près! Car s'il faut se grouper pour
aller à ses fins, qui s'y refuse ne nuit pas seulement à lui-même,
mais il rend impossible le succès de tous ceux qui, placés dans la
même situation, ne peuvent obtenir son concours ni réussir sans
lui. N'eût-il pris aucun engagement, il trahit ou parait trahir une
cause cominune. Ne semble-t-il pas dès lors que ce soit un devoir
pour chacun de se solidariser avec tous ceux dont la cause ne fait
qu'un avec la sienne et qui, aux prises avec les mêmes difficultés.
376 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
ne peuvent les surmonter sans lui? C'est ainsi, par une série de
transitions naturelles sinon absolument logiques, que le sens commun
semble être passé de celte vérité de fait : l'individu ne peut rien
que par le concours de ses semblables, à la conception de ce devoir :
chacun est tenu de faire cause commune avec tous ceux de ses sem-
blables dont, par nature ou par situation, les fins ou les fonctions
sont identiques aux siennes.
Ce que l'expérience suggère, il semble que la sociologie vienne le
confirmer avec l'autorité qui est propre à la science. Une certaine
science sociale se croit en état de démontrer que l'individu n'est
qu'une abstraction et que toute idée d'un droit individuel, d'une
indépendance que la personne serait autorisée à réclamer et apte
à exercer est le fruit chimérique de l'ignorance des conditions les
plus évidentes de la vie humaine.
Il est remarquable qu'A. Comte, l'un des premiers, organisateurs
de la sociologie, soit aussi l'un des premiers qui ait, d'une part, nié
catégoriquement, au nom de la science, la réalité et le droit de l'in-
dividu, et qui ait, d'autre part, considéré la solidarité comme le
devoir par excellence ou, mieux encore, comme le fondement de la
vie morale. Ses opinions sur ce sujet sont bien connues. Dabord
l'individu isolé est un mythe, chaque homme faisant au moins partie
d'une famille. Aucune famille d'ailleurs ne vit à part de toutes les
autres. Or c'est de ces relations intra ou i/?/e/--familiales que naît la
civilisation. Si l'homme est intelligent et moral, ce n'est pas à titre
d'animal, en conséquence de sa constitution organique ; c'est à titre
d'être social et par l'effet des conditions super-organiques que con-
stituent les relations des personnes dans une même société. D'où
l'on peut déjà conclure que l'individu tenant de sa situation parmi
les autres tout ce qu'il y a en lui de vraiment humain, l'intelligence
et le caractère, n'est que l'expression de son milieu et de la tradition
et est dénué de toute réalité propre. D'un autre côté, aux relations
flottantes et variables qui constituent d'abord la société, tend à se
substituer peu à peu une organisation définie, et stable en conséquence
de laquelle le travail collectif se divise et les fonctions sociales se
séparent : un rôle est assigné à chaque classe et à chaque individu.
Par le progrès de cette organisation — qui est le progrès même de
la société, — l'individu, dont la place est fixée, devient chaque jour
plus dépendant et se trouve plus intimement uni au milieu social.
Où donc l'individu, qui n'est qu'un organe du corps social, pren-
G. CANTKCOR. — L'idée commune de solidarité. 3'7
drait-il des fins propres et des droits? L'idée du droit est une entité
métaphysique. Seule l'idée du devoir est positive, chaque homme
ayant par le fait de l'organisation sociale une fonction à remplir.
Devoir et fonction sont synonymes : il y a corrélation, la diiïérence
n'étant que du point de vue ohjectif au point de vue subjectif, entre la
morale et l'organisation sociale. Les règles morales qui s'imposent
à chaque individu ne sont rien de plus que le système des relations
fonctionnelles auxquelles il doit satisfaire pour le maintien et le
progrès du corps social. Son devoir fondamental est donc de colla-
borer sans arrière-pensée au bien commun auquel il participera
sans doute, mais pour une part qu'il ne peut ni ne doit prévoir.
Les successeurs d'A. Comte ne pouvaient guère aller plus loin
dans la négation de l'individualisme. Ils se sont contentés d'illustrer
cette doctrine par l'assimilation, indiquée déjà dans A. Comte, de la
société à l'organisme. Poursuivant l'analogie dans le détail, non
sans tomber parfois dans le ridicule, ils ont retrouvé dans le corps
social toutes les fonctions et tous les organes du corps vivant. Par-
ticulièrement l'individu s'est trouvé assimilé à la cellule. Or dans
un organisme, c'est le tout qui est logiquement la raison des parties :
hors de là l'être vivant ne présente rien d'intelligible. La cellule
n'a donc de raison d'être que mise à sa place dans l'organisme qui
est d'ailleurs le seul milieu où elle puisse vivre. L'idée d'une fin
propre de la cellule à laquelle devraient se prêter ou se subordonner
les fins générales de l'organisme serait simplement inintelligible. Il
n'en serait pas autrement de la prétention de l'individu à s'aiTranchir
de la subordination sociale hors de laquelle il n'y a plus pour lui ni
raison d'être, ni possibilité de subsister.
Ces deux idées — devoir de collaboration,, négation de l'individu
et de ses droits, — l'une née de l'expérience, l'autre issue de la
science et vulgarisée par les revues, se sont rencontrées en beaucoup
d'esprits à qui la seconde a paru le fondement naturel de la première.
Il y a assurément de Tune à l'autre d'incontestables affinités. Si la
doctrine sociologique qui nie l'individu comporte une morale, ce ne
peut être qu'une morale de la solidarité : aussi bien la trduve-t-on
déjà dans A. Comte. D'autre part ceux-là même qui croient et qui
veulent maintenir, en propageant l'idée de la solidarité, les prin-
cipes essentiels de l'individualisme, ne laissent pas cependant, aux
dépens parfois de la logique, de faire appel à la science sociale pour
résoudre par la méthode commune à toutes les sciences cette ques-
378 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tion des rapports de l'individu et de la société humaine'; ils se
revendiquent d'A. Comte, de ses principes et de sa méthode-; et ils
finissent par dire avec d'autres philosophes, qui ne sont pas d'ailleurs
positivistes, ou que le bien moral est de nous vouloir comme membres
de l'humanité, ou que la solution du problème social est dans la
socialisation de la personne ^ toutes formules qui peuvent se
défendre, mais dont il faut bien voir qu'elles impliquent la suppres-
sion de tout droit individuel. La confusion est donc évidente. S'il est
nécessaire de la signaler, c'est qu'elle n'est pas propre à un homme ;
elle caractérise l'idée de solidarité telle qu'elle s'est spontanément
établie dans la conscience contemporaine.
Cette confusion ne peut que nuire au succès de l'idée de solidarité.
Plus d'une conscience hésite à l'accepter parce qu'elle paraît se
fonder sur la négation de l'individu et de ses droits et imposer
l'obligation d'aliéner sa personne tout entière à la société. On recule
devant cet excès d'abnégation, non par la révolte d'un instinct
égoïste, — reproche en vérité trop facile et trop injuste, — mais par
le sentiment justifié qu'il n'y a pas de morale hors du droit et de la
liberté. Il faut donc, si l'on croit recevable le devoir de solidarité et
si l'on veut en assurer le succès, s'efforcer d'en purifier l'idée de tout
ce qui s'y mêle indûment et qui la dénature. En est-il d'autres
moyens que de dénoncer l'illusion qui assimile la solidarité de fait,
origine et occasion du devoir de solidarité, à la dépendance absolue
de l'individu dont les droits et la réalité même se trouvent ainsi mis
en question? Il faudrait donc mettre en lumière ce que renferme
d'inexact cette idée de la subordination absolue et inéluctable de la
personne à la société. Après quoi, comme on pourrait craindre qu'on
ait enlevé au devoir de solidarité le fondement le plus sûr oîi il pût
s'appuyer, il ne serait pas inutile de montrer que la négation du
droit individuel et l'affirmation du devoir de collaboration sont deux
thèses artificiellement juxtaposées et que même il est logiquement
impossible de les fonder l'une sur l'autre. De sorte que si l'idée
morale de solidarité est vraie, c'est ailleurs que dans le fatalisme
1. Bourgeois, La Solidarité, p. 33.
2. Id., p. 60.
3. Id., p. 86.
G. CAMiiCon. — L'idée commune de solidajHté. 3*79
sociologique qu'il faut en chercher la justification et le principe
régulateur.
Sans doute tout homme dépend étroitement de ses semhlables
puisque leur concours lui est indispensable. Ceci est l'évidence
même. Mais cette dépendance n'est pas nécessairement une subordi-
nation. L'homme ne dépend-il pas aussi des forces de la nature dont
la mise en oeuvre est indispensable à la satisfaction de ses besoins?
Il ne laisse pas cependant de se les subordonner et de les utiliser à
son profit. Il en est de même de l'individu dans la société. Il a besoin
des autres; mais il ne laisse pas de s'attribuer des lins personnelles
et de se poser avec ses intérêts et son idéal bien à lui, à part de tous
ceux dont il sollicite et utilise le concours. Il se fait centre, pour
ainsi dire, et travaille à ordonner les autres par rapport à lui, bien
loin qu'il s'ordonne naturellement et nécessairement par rapport
aux autres. Le pis est qu'il y réussit et que l'on voit assez souvent
des hommes arriv(?r à faire d'une société tout entière l'instrument
de leur ambition personnelle. Il se peut que la conscience réprouve
cette tendance naturelle à faire d'autrui un moyen pour ses propres
fins. Mais le fait subsiste : l'individu n'est pas à ce point solidaire
du corps social qu'il en doive suivre fatalement tous les mouvements
et qu'il n'y puisse vivre qu'en s'y maintenant à une place subor-
donnée et fixe. On ne constate pas entre l'individu et la société cette
invincible liaison matérielle qui maintient la cellule vivante dans la
sujétion de l'organisme et lui interdit sous peine de mort tout autre
acte que l'accomplissement de sa fonction. En fait l'individu peut
prétendre — et il y prétend naturellement — à exister pour soi,
sinon par soi : ce n'est donc pas au nom d'une inéluctable nécessité
de fait qu'on peut le lui interdire.
Peut-être dira-t-on que l'individu, même alors qu'il parait s'affran-
chir pratiquement de la société ou la dominer, n'acquiert pas pour
cela plus de réalité ou d'indépendance; car les pensées et les senti-
ments qui le constituent et qui le rendent capable de cet affranchis-
sement ou de cette domination lui sont suggérés du dehors et expri-
ment simplement sa situation parmi les hommes et les choses : de
sorte que, à vrai dire, il ne fait que résumer et manifester, dans
l'étroite enceinte de sa conscience et de son action, un ensemble
indéfini de forces profondes et impersonnelles dont il n'est que le
point d'application ou le point d'émergence. C'est bien là, en effet,
l'axiome ou plutôt le postulat d'une certaine science sociale. Mais où
Rev. meta. t. IX. — 1001. 26
380 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
prend-on le droit de résoudre ainsi, comme d'un trait de plume, le
difficile problème de l'individualité? Ce n'est pas du dehors et par la
seule considération des dépendances auxquelles il est soumis dans
son développement que l'on peut déterminer si l'homme moral n'est
qu'un produit, puisque aussi bien tout individu présente des traits
originaux dont aucune analyse ne réussit à trouver dans les condi-
tions extérieures la raison suffisante. Cela même n'est-il pas vrai de
toutes choses? Et peut-on assurer, fut-ce dans l'ordre physique,
qu'un fait n'est jamais que la somme de ses conditions? Ou ne faut-il
pas se contenter de dire qu'il en dépend, pouvant d'ailleurs en être
différent, original à quelques égards et, à ce titre encore, contin-
gent? Ni la variété du monde ne s'explique sans cette contingence,
ni le progrès de la société sans l'originalité de Tindividu. C'est à lui-
même qu'il faudrait, par la réflexion, demander ce qu'il est. De ce
point de vue on découvrirait peut-être que l'individu est un absolu
qui trouve dans les conditions qui lui sont faites — en tant qu'elles
lui sont, à un titre quelconque, extérieures, — non les limiles, mais
l'occasion ou la matière de sa réalisation. Quoi qu'il en soit d'ail-
leurs, c'est s'abuser que de soulever ici de tels problèmes. L'individu
ne fût-il que la somme et l'expression de ses conditions, il suffît pour
que se pose, par delà le fait, le problème moral du droit, que la per-
sonne ail conscience de soi, qu'à ce titre elle se conçoive comme une
fin pour elle-même, qu'elle tende à s'affranchir et qu'elle y puisse,
en quelque mesure, réussir. Or, qu'elle s'y efforce et qu'elle y réus-
sisse, c'est ce que l'expérience montre assez clairement.
On pourrait aller jusqu'à dire que l'affranchissement progressif de
la personne est la loi même de l'histoire et la formule qui en exprime
le mieux le développement. L'évolution psychologique de l'humanité
s'est faite dans le sens de la réflexion, où l'esprit, se reprenant et se
jouant au-dessus des matériaux qui lui viennent du dehors, les juge
et les ordonne selon ses exigences propres. L'évolution morale s'est
faite dans le sens de la responsabilité individuelle substituée à la
responsabilité collective et dans le sens de la vertu personnelle et
intérieure substituée aux rites extérieurs et aux pratiques exclusi-
vement sociales. L'évolution politique s'est accomplie dans le sens
de la démocratie fondée sur la reconnaissance des droits de l'indi-
vidu. A son tour, l'évolution littéraire et artistique s'est faite dans le
sens de l'inspiration personnelle et subjective substituée à l'expres-
sion objective des idées communes et des sentiments collectifs. Ces
G. CANTKCOU. — L'idée commune de solidarité. 381
remarques et l)eaucoup d'autres semblables viennent se résumer et
trouver leur principe dans cette loi admise par plus d'un sociolo-
gue ', que, à mesure que le volume des sociétés s'accroît, les liens
intérieurs se relâchent et les individus s'y trouvent de jour en jour
plus libres et plus abandonnés à eux-mêmes.
Concluons donc que la néyalion par une certaine sociologie de la
réalité, de l'originalité de l'individu et de son aptitude à se prendre
lui-même pour fin n'est qu'un préjugé ou un parti pris. A la vérité,
cette doctrine est le résultat assez naturel d'une méthode qui se dit
objective et qui n'est que superficielle, puisqu'elle cherche le secret
de ce qui est, non dans l'être même en tant qu'il est immédiatement
présent à soi dans la conscience, mais dans les formes ou les effets
extérieurs de son action que l'on prend pour ses conditions d'exis-
tence. Or de ce point de vue prétendu objectif, à supposer qu'il fût
légitime, on n'établira jamais un système de morale. Pour nous en
tenir à notre objet, de la négation de l'individualité, fût-elle évidente,
on ne peut pas conclure le devoir de solidarité.
D'un fait on ne peut conclure un devoir qu'à la condition de sup-
poser au préalable une volonté ou une obligation antécédentes à qui
le fait fournit un point d'application ou un moyen de satisfaction.
C'est ce qu'A. Comte parait ignorer lorsque, affirmant l'identité des
notions de devoir et de fonction, il conclut, de ce que l'individu est
un organe de l'humanité, qu'il doit donc se considérer comme soli-
daire du corps social tout entier et mettre en lui sa fin. Pour que
celte identification de concepts fût possible, il faudrait admettre
d'abord une finalité immanente, comme loi des choses, et aussi une
obligation préalable pour l'homme de faire des desseins de la nature,
en tant qu'il les comprend, des préceptes pour sa volonté, en tant
qu'elle est libre. Car la nécessité, si elle est absolue, rend superflus
tous les préceptes. Il semble pourtant qu'A. Comte ait parfois entrevu
cette difficulté. On remarque dans sa doctrine un certain effort pour
éliminer l'idée de devoir aussi bien que celle de droit. Le rôle du
devoir, toujours suspect de sous-entendus métaphysiques, y serait
rempli par un sentiment, qui est un fait, rien qu'un fait, donné tout
entier dans l'ordre des phénomènes et pur de tout alliage ontolo-
gique. Ce sentiment est la sympathie ou l'altruisme. L'homme natu-
rellement capable d'affection est porté par cela même à se subor-
1. Durklii'im, Division du travail social, — Coste, L'expérience des peuples.
382 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
donner aux êtres qui Tentourent. La réflexion, en faisant comprendre
à l'individu sa vraie situation, aura pour effet nécessaire de fortifier
ce sentiment naturel, principe de toutes les vertus, et de le fixer à
son véritable objet, non tels hommes, mais l'humanité. Ainsi la vie
morale se constituera d'elle-même à titre défait, sans loi impérative,
fondée en partie sur la nature, en partie sur la réflexion. — A. Comte
ne paraît pas avoir remarqué que le propre de la réflexion est de
mettre en question la légitimité des tendances naturelles et que c'est
même là tout le problème moral qu'il ne suffit pas d'ignorer pour
qu'il soit résolu. L'homme qui réfléchit, -- s'il constate qu'il est, en
fait, dans l'humanité un élément subordonné, et qu'il est enclin, en
tant que capable d'affection, à se plier de bonne grâce à cette
subordination, — doit-il accepter ce fait et s'abandonner à ses
instincts? Pour quels motifs s'y résoudra-t-il? Pour quelles raisons
déciderja-t-il, puisqu'il ne réfléchit que pour cela, qu'il est bon
d'accepter ou meilleur de refuser? Ne faut-il pas toujours — c'est la
loi même de la réflexion — prendre hors du fait le principe qui le
jugera?
C'est là précisément que serait l'illusion, s'il fallait en croire un
très libre et très original disciple d'A. Comte, M. Durkheim '. On ne
juge du bien et du mal que relativement à quelque tendance ou à
quelque fin : c'est dans cette relation que s'exerce la réflexion. Mais
la tendance elle-même ou la fin s'affirme d'abord catégoriquement et
ne comporte pas les qualifications de bien ou de mal puisqu'elles ne
s'appliquent aux choses ou aux actions que par rapport à elle.
Ainsi en est-il pour la solidarité : elle est la fin effective à l'occasion
de laquelle les actions sont distinguées en bonnes ou mauvaises. Si
l'on examine, en effet, dans l'histoire des mœurs et du droit, quelles
actions, singulièrement diverses, ont été jugées immorales et ont
été réprimées par l'opinion ou par des sanctions afflictives, on ne
leur trouve qu'un caractère commun, c'est qu'elles étaient toutes à
leur date en contradiction avec un sentiment vif de la conscience
collective. La condamnation et la répression de ces actes manifes-
tent donc un effort instinctif de la volonté collective pour établir ou
maintenir la cohésion sociale. Est bon tout ce que maintient l'unité
sociale; est mauvais tout ce qui tend à la rompre et à dénouer
ou à détendre le lien social. Ainsi la solidarité, en tant qu'elle est
l. Division du travail social, passim.
G. CANTKCon. — L'idée commune de solidarité. 383
voulue en fait instinctivement et nécessairement par toute société en
voie de développement et de progrés, est le principe des jugements
moraux et ne saurait par suite être elle-même soumise à de tels
jugements. Il ne faut donc en dire ni qu'elle est bonne et obligatoire,
ni qu'elle est mauvaise ou pratiquement indifférente; elle est voulue
en conséquence d'une loi nécessaire de la vie sociale et cela suffit.
— L'idée de la solidarité, comme conception morale, n'est donc pas
la notion d'un devoir spécial, et pour ainsi dire supplémentaire,
suggéré par les circonstances à l'activité législative de la raison pra-
tique. Elle est le devoir même ou plutôt ce qui fonde tous les devoirs.
L'idée de solidarité est l'avèn'ement à la conscience de l'instinct pro-
fond qui a déterminé le progrès moral de l'humanité : elle apparaît
à la réflexion comme la fin ou l'idéal qui à la fois explique le passé
et indique ce qui reste à faire; et elle s'impose de droit à la cons-
cience comme la raison secrète de tous ses jugements.
Les principes de cette doctrine sont incontestables. La fin suprême
doit être affirmée et ne peut être justifiée puisqu'elle est ce qui
justifie ou condamne toutes choses. La question serait de savoir si le
principe nécessaire du jugement moral est bien cette volonté de
cohésion qui serait aussi le principe de tout développement social.
Nous ne le pensons pas : du moins M. Durkheim n'a rien fait pour le
démontrer. Fùt-il vrai que les seules actions condamnées et répri-
mées par la société soient celles qui blessent les sentiments collec-
tifs, encore resterait-il à examiner la nature de ces sentiments
collectifs qui sont l'occasion de la répression. Sont-ce des opinions
purement théoriques comme seraient des jugements sur le nombre
des planètes ou la divisibilité de la matière? Non sans doute. Les
seules opinions auxquelles la société n'admet pas que l'on contre-
vienne, ce sont les opinions pratiques, relatives à ce qui est jugé, à
un titre quelconque, bon ou mauvais. Dès lors le jugement du bien
et du mal précède et suscite la répression. Ce que la solidarité
explique, ce n'est pas le jugement moral, mais la répression consé-
cutive, destinée, en effet, à maintenir l'unité des consciences, con-
dition de l'unité d'action et de la stabilité sociale. Encore ce qui
est ainsi expliqué n'est-ce que le fait brut de la répression, mais
c'est le jugement moral qui, selon ses variations d'une société à
l'autre, en détermine diversement les applications. Ce n'est donc
pas dans la volonté collective et dans son expression extérieure, le
droit ou les mœurs, qu'il faut chercher le principe de la vie morale ;
384 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
ici encore il y a échec de la méthode objective. C'est dans les indi-
vidus, dans le secret de leur constitution rationnelle, qu'il faut
chercher la raison première de leurs jugements moraux, — juge-
ments d'ailleurs que rien ne les empêche de poser en commun et
d'organiser en un droit collectif.
C'est donc ruiner au fond le devoir de solidarité que d'entre-
prendre de l'appuyer sur de telles considérations sociologiques,
inexactes d'abord et de toute façon incapables de servir de fonde-
ment à une législation morale. Si le devoir de solidarité est vrai,
c'est ailleurs qu'il en faut chercher la justification.
Nous croyons, pour notre part, que la même considération de la
valeur absolue de la personne humaine, qui fonde le droit et rend
la liberté exigible, suffit à justifier le devoir positif de solidarité.
On conçoit, sans qu'il soit besoin d'y insister, combien il est différent
de fonder le devoir de solidarité sur la négation du droit per-
sonnel — ce qui justifie toute oppression et fait de la servilité la
vertu par excellence, — ou de lui donner pour principe ce même
droit personnel et pour fin la liberté à réaliser en chacun par la
bonne volonté de tous. Il resterait à établir qu'une telle justifica-
tion est possible : mais à chaque jour suffît sa peine.
G. Cantecor.
Le gérant : Maurice Tardieu.
Coulomtniers. — Imp. Paul BRODAHU.
L'IDÉE D'ORDRE CHEZ AUG. COMTE
Toute la philosophie de Comte peut se rattacher à l'idée d'ordre.
Est-ce bien idée qu'il faut dire? — Oui, à la condition de donner au
mot son sens le plus tague, qui n'exclut aucun aspect de la vie psy-
chique. Comte a soif de l'ordre, comme Descartes a soif des idées
claires. Savoir, c'est pour lui connaître l'ordre des choses; penser,
philosopher, c'est méditer sur l'ordre des connaissances; vivre, agir,
aimer, c'est être et se sentir l'un des éléments d'un ordre total, d'une
harmonie que réalise la société humaine, inséparable elle-même du
milieu où elle se développe, et auquel elle s'adapte. Toutes préoc-
cupations politiques, morales, sociales, toute tentative d'action
publique, doivent avoir pour but essentiel d'assurer la marche
naturelle de cet ordre immanent, et d'en régulariser le développe-
ment normal. Point de progrès qui n'ait sa source dans l'ordre établi,
comme l'évolution de la vie d'un être dérive de son organisation.
Partout, dans les sociétés comme chez les individus, dans les êtres
vivants comme dans les choses inorganiques, dans l'état actuel du
monde ou dans les transformations du passé, ce que Comte veut voir,
saisir, et achever de réaliser, c'est toujours à des degrés divers de
complexité et de richesse, l'ordre, la hiérarchie, le consensus, l'har-
monie. Voilà du moins ce que cette étude veut montrer. Peut-être
est-il nécessaire, avant tout, de définir brièvement l'idée d'ordre et
ses aspects divers.
Au degré le plus simple, l'ordre d'un ensemble d'objets résulte de
ce que par leur position dans l'espace ou dans le temps ils partici-
pent de quelque propriété commune : ils sont, par exemple, tous en
Hev. meta. t. IX. — l'JOl. 27
386 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
ligne droite, ou sur un cercle, ou sur un même plan, ou à des dis-
tances égales les uns des autres; ou bien ils se succèdent à intervalles
égaux; ou enfin plus généralement ils sont disposés de telle sorte
qu'aucun ne frappe l'attention exceptionnellement : ils rentrent tous
dans une certaine uniformité. Il y a déjà là un lien entre tous les élé-
ments qui concourent à l'ordre; chacun a sa place, son rang, assigné
par quelque règle, et dont la détermination dépend de la place et du
rang des autres éléments. L'ordre naît d'une sorte d'égalité de dépen-
dance à l'égard d'une relation aperçue par l'esprit, laquelle peut
varier, depuis une simple constatation de ressemblance ou d'identité
jusqu'à une équation mathématique plus ou moins savante, et cons-
titue en tout cas une unité abstraite, géométrique ou logique.
La notion de l'ordre se complique dès que s'introduit celle du
supérieur et de l'inférieur, dès que par conséqu.ent l'égalité de dépen-
dance à l'égard d'un rapport ou d'une formule fait place à une sorte
de hiérarchie, d'après laquelle tels éléments relèvent directement de
tels autres qui sont placés dans un certain sens au-dessus d'eux.
L'exemple d'une administration où les indications se transmettent
du chef aux derniers subordonnés, ou inversement de ceux-ci à
celui-là, prenant à chaque degré une importance spéciale, donne
une image concrète assez claire de cet ordre nouveau. Il est caracté-
risé par le fait d'une échelle, d'une pluralité de degrés, d'une difîé-
rence qui varie régulièrement et dans le même sens, dans la qualité,
dans la valeur ou la dignité des choses que Ton considère. Ce n'est
plus seulement une relation qui domine un ensemble d'éléments,
c'est une série de relations en vertu desquelles un groupe dépend
d'un autre, celui-ci d'un troisième, et ainsi de suite, la succession ou
la classification se faisant d'ailleurs elle-même d'après cette loi.
Enfin, que la succession des degrés ne soit plus linéaire, qu'un
certain nombre de séries se groupent et concourent vers un centre
unique ou vers une sorte de sommet qui domine l'ensemble, qui en
soit la raison, le but, le point de convergence, ou seulement qui
l'explique et nous guide dans l'examen de cet ensemble: nous attein-
drons l'idée d'ordre dans ce qu'elle a de plus riche et de plus com-
plexe, et telle que la vie organique en donne le plus merveilleux
exemple.
A ces états divers l'ordre apparaît comme la soumission du mul-
tiple à l'un, du varié au même, et, quelle qu'en soit la complication
progressive, quand on passe de la régularité tout extérieure du pre-
G. MILHAUD. — l.'lDÉK n'oUDIŒ CHKZ AIG. COMTi:. 387
• miei- cas à la constitution d'un organisme vivant, une idée commune
subsiste, c'est que les éléments cessent d'être isolés; ils sont reliés
les uns aux autres de telle sorte que chacun doive sa valeur et son
importance au rôle qu'il joue dans l'ensemble. Mais on sent cepen-
dant la distance qui sépare les degrés extrêmes de cette échelle :
elle se trouvera marquée dans les conceptions de Comte, et éclairera
plus d'une fois sa philosophie ainsi que sa métaphysique incons-
ciente.
Dès les opuscules de Comte nous voyons aisément ce qui fait son
inquiétude et l'incite aux méditations philosophiques : il est avant
tout frappé du désordre des opinions, de l'anarchie des intelligences.
Les premières lignes signées de lui, et qui datent de juillet 1819, ont
justement pour objet d'opposer ce désordre à l'identité des désirs,
tous les hommes souhaitant également la paix ou la liberté, mais
chacun la voulant réaliser par des moyens différents. Et déjà il est
tenté de dénoncer la liberté illimitée de penser comme responsable
du désordre des esprits. Il le fera d'ailleurs bientôt, quand commen-
ceront, pour ne plus cesser, ses attaques contre la doctrine révolu-
tionnaire et critique. Cette doctrine repose, dit-il, sur deux prin-
cipes qui ont pu jouer un rôle utile quand il s'agissait de détruire,
mais qu'il faut désormais condamner, parce qu'ils sont incapables
de fonder aucun ordre social : ils sont exclusivement critiques, ils
ne sont pas organiques. Ces principes sont l'un « le dogme de la
liberté illimitée de conscience », l'autre « le dogme de la souverai-
neté du peuple ». Il restera toute sa vie fidèle, dans ses sentiments,
à la répugnance que lui inspirent ces sources de désaccord intellec-
tuel et de troubles politiques. D'une part, en ce qui concerne l'esprit
de libre examen, il reporte l'aversion qu'il lui suggère sur tous ceux
qui l'ont à quelque degré défendu; les protestants d'abord, puis les
philosophes du xviiF siècle, les hommes de la Révolution. Les pre-
miers ont cru à tort pouvoir créer un ordre spirituel nouveau : leurs
tendances dogmatiques n'ont pu avoir raison de l'élément éminem-
ment destructeur sur lequel repose leur religion ; ils donnent naissance
à une multiplicité indéfinie de sectes distinctes, et, quand ils s'imagi-
nent unir et organiser, ils ne font que dissocier, décomposer, diviser.
Les penseurs et les hommes de la Révolution, comme ceux qui s'ins-
pirent d'eux, sont des esprits étroits, sauf quelques exceptions,
388 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
comme Gondorcet, par exemple ; Comte a pour eux aussi peu de.
sympathie que d'estime. EL d'autre part, on le sait, ses déclarations
politiques confirmeront jusqu'à la fin de sa vie son horreur de la sou-
veraineté populaire.
Est-ce là seulement le fait d'une philosophie qui ne peut songer à
s'établir que sur les ruines de la doctrine révolutionnaire? L'âge
positif dont Aug. Comte voudrait proclamer l'avènement doit succé-
der àl'àge critique : cela suffil-ilà expliquerson attitude si agressive
et si peu bienveillante à l'égard de tous les représentants, à quelque
degré et dans quelque direction que ce soit, de l'esprit de la Révolu-
lion? Une comparaison facile montrera tout de suite combien cette
considération est insuffisante. L'âge positif ne doit pas seulement
exclure la doctrine révolutionnaire ; il doit bien plus encore, semble-
t-il, condamner les tendances théocratiques. Entre celles-ci et celle-là
c'est même la première, Comte le déclare très nettement, qui se
trouve le plus près de l'esprit positif, ne serait-ce que par son culte
pour la science et par ses dispositions naturellement humanitaires,
ne serait-ce encore que parce qu'elle était nécessaire pour permettre
le passage de l'état théologique à l'état positif. Or, les sentiments
d'Aug. Comte à l'égard de l'état théocratique qu'avait réalisé le
moyen âge et de tous ses défenseurs, anciens ou contemporains,
témoignent au contraire de la plus ardente sympathie. Les pères de
l'Église ont été les prédécesseurs les plus directs du positivisme,
saint Augustin, saint Thomas, Bossuet, ont toutes les qualités qui
sont la marque du génie ; Joseph de Maistre efet le plus grand
penseur de son tenaps. Pourquoi donc cette difîérence d'attitude?
Comte reproche aux révolutionnaires de ne pas savoir admirer
le passé, d'où sort naturellement le présent; par réaction contre
eux il exaltera le moyen âge, soit 1 Mais le même principe ne le
conduirait-il pas mieux encore à admirer la période critique des
trois derniers siècles, qui plus directement que le dixième sans doute
a préparé l'âge positif; or c'est le contraire qui nous frappe. En
politique de même, les principes sortis de la Révolution ne s'adap-
tent-ils pas mieux que la royauté de droit divin aux temps nouveaux
qu'appelle le positivisme? Pourquoi donc les tendances conserva-
trices de Comte? pourquoi écrit-il à Stuart Mill que si Louis-Phi-
lippe venait à mourir, il préférerait un gouvernement de réaction
catholique au triomphe des révolutionnaires? pourquoi un peu plus
tard approuve-t-il le coup d'État du 2 décembre? pourquoi se flatte-
G. MILHAUD. — I. iDiŒ I) ouDiu: cm:/, alc. (.omte. 389
t-il, dans sa lettre au Czar, d'avoir toujours combattu <* la souverai-
neté du peuple et l'égalité plus radicalement que n'avait pu le faire
aucune école rétrograde?... » Pourquoi, sinon parce qu'il voit d'un
côté la division, la lutte, le désordre, tandis que, grâce à la soumis-
sion qu'implique l'ancien régime à une direction spirituelle ou à une
domination politique, il croit voir de l'autre côté l'ordre dans la rue,
et l'ordre dans les intelligences? Si l'on doutait que ce fiU là la
véritable raison de latlilude et des sentiments de Comte, il sullirait
de relire, dans le V'= volume du (^ours de philosopliie positive, ces
pages si pleines d'admiration pour l'organisation de l'Ëglise catho-
lique au moyen âge. Tout ce qui contribue à l'unité par la soumission,
la constitution hiéi-archique du clergé, la souveraineté absolue du
pape, tout est justilié et exalté. Et Comte répète bien des fois que ce
pouvoir spirituel si remarquablement harmonieux qu'a réalisé
l'Église a été la cause principale de son efficacité dans le développe-
ment de la civilisation humaine. Enfin il est tellement vrai que ce
qui l'attire et le séduit du côté des doctrines rétrogrades, c'est l'ordre
qu'elles assurent à ses yeux, que son rêve est de leur emprunter tout
leur régime organique, en changeant seulement les bases intellec-
tuelles sur lesquelles elles reposent, et d'atteindre à un état nouveau,
où l'ordre ancien se retrouverait fondé sur lés croyances scientifiques
par un pouvoir spirituel, analogue, par son organisation, à celui du
moyen âge. Bref, c'est le besoin instinctif de l'ordre qui détermine
chez Comte son attitude à l'égard des plus graves questions qu'il se
pose, dès les débuts de sa carrière, et qui fixe la direction de sa phi-
losophie. Son but est en efTet avant tout la réorganisation de la
société par l'unification des opinions et l'accord des intelligences.
Montrons que toutes les démarches de sa pensée, désireuse d'atteindre
ce but, enveloppent toujours par quelque côté l'un des aspects fon-
damentaux de l'idée d'ordre.
Comte est entrahié, dés les premières méditations sur les hommes
et les peuples, à envisager un rtaf intellectuel commun à tous et
dominant toutes les manifestations de la pensée. Le plus ancien est
à ses yeux, comme on sait, l'état théologique, que caractérise la
croyance à une puissance divine, cause de toutes choses. Une
pareille vue trouve-t-elle sa justification complète dans les réalités
390 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
historiques? Y a-t-il eu jamais un temps où l'humanité entière se
laissait guider par ses croyances théologiques? — Sans parler de
sectes philosophiques bien connues, comme celle des Épicuriens, qui
ont nié la Providence et l'action des dieux sur les choses de ce
monde, n'avons-nous pas eu, depuis plus de deux mille ans déjà, le
spectacle d'immenses populations pratiquant le bouddhisme ou la
doctrine de Confucius, c'est-à-dire en somme manifestant des
croyances que gouverne la tradition bien plus que l'attachement
aux dieux? Comte ne le nierait probablement pas, car il a voulu
limiter à l'Europe occidentale le champ de ses études. .Mais à cette
condition même, voyons-nous à une époque quelconque toutes les
pensées des hommes subordonnées aux doctrines théologiques? On
l'a dit bien des fois, y a-t-il eu un état théologique pour l'idée de la
pesanteur, par exemple? — Comte répond que les diverses séries de
connaissances n'ont pas progressé simultanément. Quelques-unes se
sont dégagées il y a si longtemps de la théologie qu'elles nous sem-
blent y avoir échappé; mais à côté d'elles, une foule d'autres por-
tent la marque de l'état primitif de l'humanité. Encore est-ce là une
concession fort importante. La notion de Vétat que conçoit Auguste
Comte en reçoit une singulière restriction. Il a déjà fallu limiter la
portion de l'humanité que l'on envisage; maintenant il faut faire
une distinction entre les divers domaines de pensée, et, selon que
l'on considère tel ou tel, se reporter à telle ou telle époque. Il en
résulte déjà quelque peine à trouver une matière qu'épuise cette
idée d'état théologique, à saisir comme une tranche de l'histoire de
l'humanité qui puisse s'ordonner sous ce titre commun. Du moins
ici, il reste d'une part une définition compréhensible — les croyances
théologiques envisagées comme fondement essentiel de toute pensée,
— et d'autre part une période, restreinte il est vrai, mais assez bien
déterminée, quelques siècles du moyen âge, oii d'une manière
générale la domination ecclésiastique semble avoir réalisé ces con-
ditions.
Mais en est-il encore de même si nous passons à Y état mélaphy-
sique'! La difficulté n'est plus seulement d'assigner une époque où
l'ensemble des intelligences soit soumis à une loi commune, mais
même de donner de cet état une définition suffisamment claire. Quel
est en etTet le sens de ce mot « métaphysique »? Toutes les fois que
Comte veut s'en expliquer, il est une première signification sur
laquelle il insiste. L'état métaphysique est caractérisé tout d'abord
4
G. MILHAUD. L IDKE U'OIIDRK CHEZ ALG, COMTE. 391
par cette condition qu'on cherche « à expliquer la nature intime des
êtres, l'origine et la destination de toutes choses, le mode essentiel
de production de tous les phénomènes; mais au lieu d'y employer
les agents surnaturels proprement dits, on les remplace de plus en
plus par ces entités ou abstractions personnifiées, dont l'usage,
vraiment caractéristique, a souvent permis de désigner l'explication
métaphysique sous le nom d'ontologie » '. L'exemple typique est
celui de la vertu dormitive de l'opium, dont parle Molière. Dans ce
sens, il serait bien plus difficile sans doute que tout à l'heure de
concevoir dans le passé une période où l'esprit humain ait univer-
sellement manifesté pareille tendance. La métaphysique ainsi
entendue n'a pu jamais être que le fait de quelques intelligences
isolées, et comme elle se confond en somme avec la philosophie de
penseurs tels que Platon, Aristote, saint Thomas, ou avec les ten-
tatives des savants pour expliquer les choses de la nature, il ne
paraîtrait pas commode de citer la date de son apparition. En
outre, comme le reconnaît Comte, depuis trois siècles la science
s'en est dégagée de plus en plus au point de n'en garder que des
traces isolées. Il y a beau temps que les vertus dormitives ou autres
ont fait place à des considérations plus sérieuses, et en somme si
l'état métaphysique se caractérisait par l'explication ontologique, le
chef du positivisme ne serait guère fondé à réclamer avec tant d'in-
sistance la venue d'un âge nouveau. Mais la lecture des opuscules
et des IV'' et v volumes du cours de philosophie positive montre
aisément que les attaques les plus ardentes sont dirigées moins
contre la philosophie et la science des scolastiques que contre la
pensée du xvni"^ siècle. Or, où sont donc les entités, les substances,
les vertus, dont l'abus justifierait les critiques qu'adresse Comte à
Voltaire, à Rousseau, et aux « littérateurs » qui propagent la doc-
trine révolutionnaire? Non seulement la science a suivi avec eux ses
voies définitives, mais ne peut-on pas dire que, sous l'influence des
Anglais, de Locke surtout, ou peut-être comme simple prolonge-
ment de la pensée cartésienne, la philosophie s'est de plus en plus
éloignée de la métaphysique de l'École? C'est à peine si elle reste
encore vaguement déiste. Il est vrai qu'elle semble parfois rem-
placer toutes les vieilles entités par une seule, la nature; mais en
réalité ce ne sont pas ces derniers vestiges d'une pensée rétrograde
1. Discours sur l'Esprit posilil', p. 12.
392 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
qui empêchent Comte de voir dans l'esprit du xviii* siècle le quasi-
avènement de l'état positif. Au fond, ce qui le frappe c'est son carac-
tère idéaliste. Ce ne sont plus les substances et les entités qui gui-
dent les encyclopédistes et les précurseurs de la Révolution, ce sont
les idées. Ces rêveurs parlent de liberté et d'égalité au nom d'une
raison qui ne se confond pas assez étroitement avec les réalités. Ils
croient au progrès indéfini, et s'imaginent volontiers qu'on peut en
accélérer la marche par des lois ou des institutions qui rapproche-
raient la société de leur idéal. Par leur exaltation du droit individuel
ils aboutissent à une morale qui ne laisse plus assez de place aux
sentiments altruistes, et à une politique de désordre fondée sur
l'esprit de libre examen. Leur pensée fourmille de sophismes et de
chimères.
On le voit, le sens du mot métaphysique a dû subir déjà une
déformation manifeste sous la plume de Comte pour s'appliquer à
cet état d'esprit. Si c'était la seule que nous eussions à constater,
nous pourrions au moins saisir, sous cette signification nouvelle,
une période assez clairement uniforme, et un mouvement de pensée
assez nettement défini. Mais il suffit de jeter les yeux sur la leçon
que Comte consacre à l'âge métaphysique pour voir que ce n'est pas
là en somme le sens auquel il s'arrête le plus souvent. Le long cha-
pitre qui termine le cinquième volume du Cours de philosophie posi-
tive dresse le tableau des éléments de toutes sortes qui depuis le
xm*" siècle ébranlent et peu à peu détruisent le régime théologique.
L'état métaphysique est alors caractérisé surtout par la lutte contre
l'état antérieur, et Auguste Comte confirme lui-même cette interpré-
tation par le titre de la leçon : Age métaphysique, ou âge critique.
Dés lors l'état métaphysique remonte jusqu'au cœur même du mono-
théisme '. Comte le répète assez souvent, le régime de controverse
inhérent à celui-ci devait être la première fissure par où allait s'in-
troduire le libre examen. L'Aristotélisme, consacré par saint Thomas,
puis la Réforme, ont porté à l'orthodoxie religieuse des coups plus
efficaces que les penseurs de la Renaissance et même que les phi-
losophes des deux derniers siècles; en même temps les progrès de
la science et de l'industrie préparaient l'âge nouveau. Et en somme
l'état métaphysique est une résultante de ces deux mouvements,
1. A vrai dire même, l'esprit métaphysique intervient déjà dans le passage du
fétichisme au polythéisme (Voir la tin de la 52'= leçon).
G. MILHAUD. — l'idiîk d'oudiîk chez aug. comte. 393
dont le premier, — le mouvement de destruction — , est le plus
accentué, et dont le second ne pouvait prendre encore son impor-
tance décisive. Tout cela est fort clair, mais une chose cesse de l'être,
c'est la notion même de Vi'-hit que nous voulions comprendre. Il ne
faut même plus chercher à saisir dans ce mot un ensemble d'éléments
qui caractériseraient la pensée des hommes à un moment donné. Nous
ne parvenons à voir clairement qu'une disparition lente de certaines
croyances, que la transformation continue d'un régime, que la
substitution progressive d'un nouveau mode de penser à l'ancien.
Bref, là où l'on voudrait nous montrer comme une tranciie de
l'humanité, définie dans ses caractères fondamentaux, dans ses
déterminations essentielles, nous ne saisissons qu'un écoulement,
qu'un devenir, qu'une destruction plus ou moins rapide du passé,
avec des promesses d'avenir. Dans cette évolution dynamique, qui
conduit à l'âge positif. Comte a cru pouvoir fixer une période, en
ranger toutes les circonstances sous une étiquette qui en marque
l'unité statique : cette unité est toute négative; ou plus exactement
le mot qui y correspond ne s'entend vraiment que si Ton supprime
toute considération organique et statique, et qu'il ne serve à exprimer
qu'un mode de transformation. Dès lors nous sommes fondés à
déclarer de nouveau, et avec bien plus de raison, que les élats de
Comte ne se définissent pas par la matière qu'il leur donne, et il
reste seulement qu'ils tirent une partie de leur signification et de
leur importance d'une disposition formelle de son esprit. Celui-ci
sent avant tout la nécessité de saisir des groupements organiques,
des ensembles ordonnés et unifiés : il y a là comme une catégorie
qui domine et dirige sa pensée.
L'état positif, l'âge nouveau, dont Comte se fait l'apôtre, aura sur
le précédent l'avantage d'être organique; par lui deviendra possible
l'accord des intelligences, l'unification des opinions et des croyances,
d'où résultera l'ordre social. Le premier caractère de la méthode
positive, l'un de ceux qui lui donnent toute son efficacité, c'est l'atta-
chement à la réalité observable. Tandis que l'esprit théologique ou
métaphysique s'attache à des essences mystérieuses dont la considé-
ration ne développe en chacun de nous que des tendances spéciales,
en faisant surtout le jeu de l'imagination, l'âge positif ne veut con-
394 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
naître que les faits qui s'observent, que les choses qui se voient, se
touchent, s'entendent, que les phénomènes qui impressionnent nos
sens, nous apparaissant à tous de la même manière. C'est là la seule
réalité dont il sera désormais question; c'est là le fonds exclusif où
l'homme devra porter ses regards pour y puiser la matière de la
science.
Ce phénoménisme est-il chose inattendue au xix" siècle? Assuré-
ment non. Dans le mouvement de la pensée philosophique qui,
depuis Descartes jusqu'à Kant, et par de là, jusqu'à M. Renouvier
d'un côté et à Stuart-Mill de l'autre, a sans cesse accentué la tendance
de l'esprit humain à se détourner de la substance, de la chose en
soi, du noumène, de la cause, la position de Comte n'a rien qui sur-
prenne. Mais il faudrait se garder de le rapprocher de trop près
d'aucun de ces penseurs. S'il conçoit la réalité comme réduite aux
faits sensibles, et s'il en supprime toute considération ontologique,
ce n'est pas comme conséquence de quelque doctrine philosophique
portant sur les conditions de l'être ou de la pensée. Nous ne trouvons
chez lui ni théorie métaphysique, ce qui est naturel, ni aucune ana-
lyse psychologique rappelant celle de Hume ou de Stuart-Mill. En
somme, ses affirmations simplement posées comme caractérisant la
méthode positive semblent se rattacher à cette idée fondamentale
que la réalité ainsi comprise peut seule réunir l'adhésion de tous
les esprits, et faire l'ordre dans les intelligences, en y provoquant
la certitude sereine. Dès que l'attention se porte sur les choses
invisibles et mystérieuses, l'imagination et la rêverie ont beau jeu;
mais de leur nature elles ne peuvent être. qu'individuelles, et leurs
productions ne seront pas douées de cette évidence universelle, qui
doit consacrer les vérités de la science en leur donnant leur rôle
éminemment social. L'histoire des sciences est là d'ailleurs pour le
prouver : elles n'ont réussi chacune à se constituer vraiment, à pré-
senter la certitude complète, et à réaliser parla l'harmonie de toutes
les intelligences, que du jour où elles ont renoncé à la Chimère des
substances et des agents.
Du moins ce renoncement a-t-il eu pour effet de laisser sans lien
les faits que l'observation accumule? et l'ordre dans les esprits
n'est-il atteint que par la suppression de tout ordre dans les choses?
Bien loin de là, Comte rétablit tous les liens, mais les liens qui se
voient, qui s'observent, qui se vérifient, en substituant les lois aux
causes. Les lois sont l'expression des rapports constants, des succès-
G. MILHAUD. 1. IDÉK D OUDKK CHKZ ALG. COMTi:. 395
sions régulières, qu'il est permis de constater. Par elles, la réalité
que doit saisir la science cesse d'être une longue série de faits
isolés, un chaos informe, une multiplicité indéliniment variée.
Comte n'eût voulu à aucun prix d'une réalité semblable; il en
combat l'idée avec autant d'énergie qu'il rejette la métaphysique.
Les faits sont reliés entre eux dans un ordre invariable, dont la
connaissance est le but véritable de toute recherche scientifique.
Cet ordre extérieur, qui se traduit par les lois naturelles, n'est
d'ailleurs justifié pour Comte par aucune théorie qui pourrait ressem-
bler à un effort de donner à l'induction un fondement philoso-
phique. Quand il se défend çà et là d'avoir obéi à quelque sentiment
a priori, en posant l'existence des lois, et qu'il en appelle simple-
ment à l'expérience, nous ne pouvons nous empêcher de trouver
une disproportion effrayante entre les preuves qu'il semble ainsi
vouloir en donner et son attachement si étroit, si rigoureux à
« l'extension universelle du dogme de l'invariabilité des lois natu-
relles », comme il dit lui-même. « Tous les phénomènes quelconques,
écrit-il, inorganiques ou organiques, physiques ou moraux, indivi-
duels ou sociaux, sont assujettis d'une manière continue, à des lois
rigoureusement invariables. » Il est profondément troublé par la
seule apparence d'une restriction à ce dogme, comme dans la
théorie des probabilités. Celle-ci n'envisage-t-elle pas des faits
également possibles, sans aucune liaison entre eux, pour essayer de
faire sortir des règles de cette absence de relation? Il ne veut rien
savoir de ce chapitre si important des mathématiques, et va jusqu'à
interrompre chaque année ses fonctions de répétiteur à l'École
polytechnique pendant la période où le programme d'interrogation
porte sur ce calcul. — Bref, à l'égard du principe des lois. Comte
donne bien moins l'impression d'une conviction raisonnée, que
d'une croyance instinctive, qui a quelque chose de dogmatique, et
se sent heurtée par l'apparence d'une seule exception. Il y a de
l'ordre dans les choses, et il faut en trouver : voilà assurément
l'inspiration qui lui vient du fond de sa pensée et qui le guide dans
ses affirmations. N'est-ce pas d'ailleurs à peu près ce qu'il dit lui-
même? « Le sentiment élémentaire de l'ordre est, en un mot, natu-
rellement inséparable de toutes les spéculations positives constam-
ment dirigées vers la découverte des moyens de liaison entre des
observations dont la principale valeur résulte de leur systémati-
sation. » {Discours sur l'Esprit positif, p. 91.)
396 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Mais, sans insister davantage pour le moment sur cet ordre
objectif, revenons à celui qu'il sert à fonder : à l'organisation de la
science dans l'esprit humain. Comment devons-nous procéder pour
connaître la réalité? pour découvrir les lois? D'un mot on peut
résumer toute la logique de Comte en. disant qu'elle a pour but de
fuir la chimère, de nous attacher et de nous ramener sans cesse à ce
qui seul est réel, à ce que seul peut saisir notre expérience. Nous
ne pouvons évidemment nous renfermer dans les choses concrètes;
il nous faut raisonner; il nous faut préparer par des études abstraites
les observations futures. Par exemple, le géomètre .doit envisager
toutes les définitions possibles, toutes les propriétés caractéristiques
d'une courbe pour pouvoir plus aisément constater la réalisation de
celle courbe dans le monde des faits. Mais sur quoi doivent
porter les méditations? Sur quels éléments devons-nous raisonner?
C'est toujours, sans exception et sans restriction, sur des idées
abstraites, c'est-à-dire sur des éléments qui sont comme des résidus
d'impressions passées. Elles diffèrent des objets concrets en ce
qu'elles n'en rappdlent que des parties, mais elles ne cessent de
répondre à toutes les exigences d'une représentation sensible réalisée
ou réalisable. Jusque dans le domaine où l'on semble être le plus
loin possible des choses matérielles, en géométrie pure, les figures
gardent toutes leurs propriétés concrètes. Une ligne, une surfarce ne
sont jamais sans épaisseur, si ténue que nous imaginions la ligne,
si mince que nous concevions la surface. Jamais, en dépit des
vieilles tendances, Comte n'admettra que ces idées abstraites se
dégagent de leur première forme, qui garantit leur posilivité, et
subissent de la part de l'esprit la moindre modiiicalion qui en ferait
des fictions chimériques. Une fiction d'ailleurs peut être acceptée,
mais seulement à litre provisoire, et à la condition que des expé-
riences directes en donnent bientôt une justification suffisante. D'une
façon plus générale, les hypothèses sont permises et même néces-
saires pour une marche plus rapide du progrès de la science, mais
pourvu seulement qu'elles n'impliquent aucune fiction irréalisable,
aucune idée qui dépasse les conditions ordinaires de la connaissance
positive, qu'elle ne porte sur aucune notion invérifiable échappant
au contrôle de l'évidence universelle, qu'enfin elle se réduise à
deviner par avance une loi ou des lois de phénomènes, dont l'expé-
rience montrera ensuite l'exactitude ou la fausseté. L'astronomie
fournit les meilleurs exemples d'hypothèses scientifiques. La tra-
G. MILHAUD. — i/iDKK d'ouduk chkz aug. comti:. 397
jectoire d'une planète est vraisemblablement une ellipse, se dit
Kepler; et dos observations précises et nombreuses lui permettent
bientôt de l'alllrmer. — Au contraire, dans les hypothèses de la
physique, la fantaisie la plus incohérente règne encore : on essaie
de bâtir de véritables romans sur des fluides invisibles, intangibles,
impondérables. Il ne faut évidemment pas les confondre tout à fait
avec les entités, les vertus, les essences de la vieille métaphysique;
leurs propriétés imaginaires appartiennent plutôt à une semi-
métaphysique intermédiaire entre le second état et le troisième,
dans l'évolution de la science. Et il est certain que de pareilles
conceptions, — témoin la théorie des tourbillons de Descartes, —
ont eu jadis un rôle utile à jouer pour préparer l'avènement de l'état
positif. Mais aujourd'hui elles sont nettement anti-scientifiques; elles,
ne tendent qu'à maintenir l'arbitraire, et à éloigner l'humanité de
l'ordre qui seul nous importe, et qui seul peut être saisi et affirmé
aussitôt découvert, par tous les esprits, n'étant fait que de réalités
observables.
En somme, pour Auguste Comte, la science, dans ses efforts pour
saisir le réel, est une discipline de soumission. Elle fait la certitude
et l'accord, l'harmonie des intelligences, parce qu'elle réduit l'esprit
à un rôle passif devant une réalité qui s'offre à lui, et que tout au
plus il doit s'exercer à deviner par avance, mais en présence de
laquelle, en tout cas, il doit renoncer à tout élan personnel, à toute
initiative trop libre, qui, par le caractère fantaisiste ou chimé-
rique qu'elle donnerait à ses conceptions, leur ôterait leur capacité
organique. A cette condition, les savants spéciaux accumuleront les
connaissances, pendant que le public pourra accueillir, les yeux
fermés, toutes les vérités qu'ils énonceront. Les uns auront trouvé
la matière sans cesse grandissante d'un système de croyances, prêtes
à pénétrer dans l'esprit de tous et à faire cesser l'anarchie des
intelligences, par la seule raison qu'ils auront abdiqué leur propre
individualité, leurs tendances personnelles devant la réalité com-
mune, devant l'ordre extérieur des choses; les autres, assurés que
les premiers n'ont fait qu'observer et que noter ce qui s'offrait à
eux, ne regretteront pas que leur propre éducation ne leur ait pas
permis des constatations directes ; ils croiront sur parole les hommes
compétents, comme nous nous en rapportons d'ordinaire aux
indications des médecins. Et ainsi les uns et les autres ayant
renoncé à cette chimère qui s'appelle la liberté illimitée de penser.
398 REVUE DE METAPHYSIQUE ET UE MOHAEE.
réaliseront par leur soumission l'accord harmonieux de tous les
esprits. « Il n'y a point de liberté de conscience, dit Comte, en astro-
nomie, en physique, en chimie, en physiologie », et ce mot s'applique
surtout dans sa pensée à ceux qui accueillent sans discussion les
enseignements des hommes compétents. On peut l'étendre aussi aux
savants eux-mêmes, chez qui la soumission aux exigences rigou-
reuses de la réalité positive est la condition de toute démarche
fructueuse. Et il peut servir à résumer assez convenablement la
conception que se fait Comte de la formation et du rôle organique •
de la science. L'individu se tient en garde contre toute fantaisie,
contre tout élan de son imagination, et se supprime ainsi, pour se
donner à la réalité qui seule peut devenir commune, celle qui seule,
aux yeux de .Comte, s'offre identique à l'observation des hommes.
C'est donc l'ordre objectif des choses qui réalise l'harmonie des
esprits au détriment de leur essor individuel, et par la soumission
qu'il impose.
Mais il nous faut insister davantage sur cet ordre extérieur et sur
l'ordre spirituel qui en sera le retentissement chez l'homme et dans la
société. C'est d'abord insuffisamment définir le premier que d'y voir
un ensemble de phénomènes et de lois. Il faut saisir la dépendance
hiérarchique qui enchaîne les uns aux autres les objets de nos con-
naissances. Il s'agit bien entendu des éléments généraux, perma-
nents, de ceux par lesquels s'exprime ce'qu'il y a de constant dans
les choses, et qui seuls comportent la prévision rationnelle : autre-
ment dit, il ne saurait être ici question que des domaines théoriques
de la science. Ni les applications pratiques, ni les types particuliers,
si intéressante que puisse être leur description, ne sauraient entrer
en ligne de compte; par leur diversité et leur variabilité infinie, ils
échappent à une pensée avide d'universalité et de fixité. Reste donc
le champ des sciences spéculatives. Comte le voit se distribuant de
lui-même en six domaines distincts suivant une échelle aisée à par-
courir. Les faits se compliquent et en même temps sont de moins en
moins généraux à mesure qu'on passe des mathématiques pures à
l'astronomie, de celle-ci à la physique, puis à la chimie, puis enfin
à la biologie et à la sociologie. Ce n'est pas là seulement une suite
linéaire où les différents éléments ont un ordre déterminé de succes-
sion; c'est une hiérarchie, en ce sens que chacun de ces domaines
G. MILHAUD. I. IDKE I) OllDUK CHKZ AUG. COMTK. 399
est indépendant des suivants, tandis qu'au contraire il suppose ceux
((ui le précèdent, et par là leur est subordonné; de sorte qu'il y a un
rapport de dépendance, de soumission, qui relie ces .groupes de faits
les uns aux autres. L'astronomie s'appuie sur les trois branches des
mathénmticfues pures, an,alyse, géométrie et mécanique; les sciences
physico-chimiques se subordonnent à l'astronomie, en ce sens que
les faits les plus généraux de la surface terrestre dépendront des
propriétés du système solaire dont la terre est un élément intégrant,
et ainsi de suite....
Les barrières qui séparent ces portions successives de la réalité
connaissable, dont chacun enveloppe et domine le suivant, sont-elles
seulement provisoires? Le progrès de la science aura-t-il pour effet
de les renverser un jour et de faire l'unité dans cette multiplicité
apparente, de façon à remplacer l'ordre et la hiérarchie par une sorte
de fusion générale, qui ne laisserait subsister qu'un seul fait ou
qu'une seule loi, dont la réalité n'offrirait que des applications? Ce
serait mal connaître Comte que de le croire capable d'une semblable
conception. Il ne cesse lui-même de nous mettre en garde contre une
telle utopie ; et, toutes les fois qu'il en trouve l'occasion, soit à propos
des mathématiques qu'il faut renoncer à appliquer déjà aux faits
tant soit peu complexes du monde cosmologique, soit à propos de la
réduction poursuivie des phénomènes vitaux aux phénomènes phy-
sico-chimiques, soit même quand il veut maintenir une séparation
réelle entre les branches diverses de la physique, — son langage est
très reconnaissable : c'est celui par lequel il écarte d'ordinaire toute
considération métaphysique. Rien d'étonnant à cela. La spécifi-
cité des phénomènes, si elle s'oppose à une unité qui rappellerait les
conceptions métaphysiques, est toujours au contraire impliquée
jusqu'à un certain point par l'idée d'ordre. Il faut qu'elle subsiste
pour qu'il soit raisonnablement question de soumission et de dépen-
dance. Même à la limite extrême où Comte semble rêver l'effacement
de toutes les différences, comme lorsqu'il s'agit de l'harmonie intel-
lectuelle de tous les esprits, la valeur de l'ordre ainsi conçu vient
de ce que les individus sont des êtres distincts, dont chacun a sa
vie propre, et qui pourtant pensent à l'unisson, L'unification qui
détruit jusqu'à la distinction des êtres ou des choses, qui fait un seul
objet de plusieurs, qui enferme une totalité dans une réalité unique,
seuls, des philosophes de la vieille école, théologiens à leur façon,
ont pu la proposer : Comte ne saurait songer à la discuter; c'est à
400 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET L)E MORALE.
tort qu'elle semblerait être comme la limite extrême de l'ordre, elle
le supprimerait en le remplaçant par une chimère métaphysique.
Mais si d'une manière générale il est amené naturellement à
affirmer la distinction des diverses catégories de faits et de lois qui
forment la hiérarchie des sciences positives, la séparation prend à
ses yeux une importance spéciale, quand il s'agit du domaine de la
vie et du monde inorganique. Les phénomènes cosmologiques ne dif-
fèrent les uns des autres que parle degré de complication qu'ils pré-
sentent; les éléments s'additionnent et forment un tout de plus en
plus riche, depuis les abstractions des mathématiques pures jusqu'à
la combinaison chimique. Avec les sciences biologiques quelque chose
apparaît tout à coup, c'est le type d'une harmonie nouvelle, dépas-
sant en élévation tout ce qui jusque-là avait pu sembler réaliser
l'idée d'ordre, c'est le consensus vital. Tous les faits antérieurement
acquis, le nombre, l'étendue, le mouvement, les corps célestes, la
matière, soit avec ses propriétés générales qu'étudie la physique,
soit avec ses propriétés plus concrètes de composition et de décom-
position, qu'étudie la chimie, tous se retrouvent dans le phénomène
de la vie, mais celui-ci n'est pas construit sur eux de façon à en
dépendre tout en les dépassant; il apparaît comme un principe
d'ordre qui les soumet tous à son unité organique, de telle sorte que
chacun d'eux n'a son sens complet et sa valeur que par le rôle qu'il a
dans l'organisme et par le retentissement qu'il ofl're de tous ceux
auxquels il est harmonieusement uni. Et lorsque l'être humain, celui
qui présente au plus haut degré le spectacle achevé de cet ordre syn-
thétique, de cette unité déjà si complexe, devient le facteur indivi-
duel d'un consensus suprême, lorsque l'on envisage l'humanité elle
même dans sa vie organique, on atteint avec la réalité dernière
l'harmonie la plus saisissante qui se puisse concevoir*, comme si le
réel donnait sa mesure par la qualité de l'ordre qu'il enferme.
Et ce n'est pas seulement une pénétration de plus en plus profonde
du réel qui s'accomplit par cette ascension vers une harmonie supé-
rieure. Quand l'ordre atteint cet idéal d'unité organique qu'est la vie,
c'est un changement complet qui se fait dans la méthode de la
science elle-même. La démarche à laquelle nous avaient habitués
les sciences cosmologiques consistait toujours à aller des détails
à l'ensemble, des parties au tout, du particulier au général. Chaque
science résultait d'une série d'études spéciales, les connaissances
isolées s'ajoutant pour fournir les lois générales. Ce n'était là
G. MILHAUD. — i/iL)Ér. n'oitDiU': chez alg. comtk. fOl
que la démarche inférieure de la pensée, celle qui convenait à une
réalité où l'ordre était seulement constance, succession régulière,
répétition, et où l'unité s'acquérait par une généralisation progres-
sive. Désormais la source d'unité s'offre d'elle-même dans l'objet
fondamental de la science, dans l'organisme de l'individu ou de la
société, et notre connaissance ne peut que descendre du consensus
aux courants qu'il domine et harmonise, de la synthèse vivante aux
éléments ou aux fonctions qui en présentent tous comme des aspects
divers. Si l'on s'attardait à étudier séparément chacune des parties
d'un organisme, on n'en verrait jamais sortir la vie. L'examen de la
disposition des tissus, de leur composition chimique, des propriétés
générales qui intéressent le physicien ou l'anatomiste ferait C(jn-
naître une série de résultats isolés qui resteraient en dehors de la
science de la vie, parce qu'on n'aurait pas voulu puiser dans celle-ci
d'abord le caractère essentiel de ce qui en fait les éléments d'une
unité organique. S'il s'agit de la société elle-même, quelle n'est pas
l'erreur de ceux qui voudraient passer de l'étude de l'individu à celle
de l'espèce, ou qui essaient de se spécialiser, comme les Économistes,
dans une forme particulière des relations sociales, avant de connaître
les lois générales qui intéressent l'humanité dans son unité intégrale.
C'est ainsi que l'idée d'ordre, parvenue à l'état extrême du con-
sensus organique, nous révèle d'abord la méthode qui convient à
l'étude des réalités supérieures. Elle fait plus : comment nous lais-
serait-elle désormais en présence d'une multiplicité discontinue de
sciences, séparées par la nature propre de leur objet, et surtout par-
tagées en deux groupes, cosmologiques et organiques, se prêtant à
des démarches contraires de la pensée? Comment l'image du con-
sensus vital ne donnerait-elle pas le modèle de l'unité que doit pos-
séder la science intégrale, celle qui sera désormais le fond même de
la vie intellectuelle de l'humanité? Aug. Comte n'hésite pas à assi-
miler la totalité des connaissances positives à un organisme dont
toutes les parties sont comme suspendues à la sociologie et reçoi-
vent d'elle leur raison d'être et leur clarté. Certes il avait bien fallu,
pour la formation progressive de l'esprit, que chacune des sciences
apparût dans son temps et dans un ordre d'abord indépendant de
toute considération générale relative à l'humanité; cela avait été
nécessaire pour que, dans son éducation progressive, l'homme pût
seulement concevoir la possibilité de la science par la notion du
constant, du fixe, du régulier, qui, grâce à la simplicité des premiers
Hev. MÉiA. T. IX. — 1901. -28
402 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
objets, pouvait se dégager aisément. Mais ce n'était que provisoire :
l'échelle une fois parcourue jusqu'au sommet, nous pouvons revenir
en arrière, et, promenant notre regard sur tous les domaines infé-
rieurs jusque-là distincts et spéciaux, nous aurons le sentiment qu'ils
concourent tous harmonieusement à éclairer de quelque côté la vie
de l'humanité, mais qu'inversement celle-ci tient sous sa dépendance
leurs limites respectives, leur importance, leur dignité.
Se sentir sous cette subordination du point de vue humain, saisir
les liens par lesquels on concourt à l'épanouissement normal de la
vie de l'humanité, tourner sans cesse ses regards vers cette fm
unique, et diriger vers elle toute son activité intellectuelle, trans-
former le plus possible sa pensée en l'un des organes dont le jeu
harmonieux réalise le consensus social, c'est, dans chaque ordre de
science, faire pénétrer les préoccupations morales, ou le sentiment
religieux, comme dira Comte après 1846. Au contraire, cultiver la
mathématique pure pour elle-même, sans s'arrêter aux limites où
elle cesse de s'adapter à la géométrie et à la mécanique; cultiver
celles-ci sans tenir compte du rôle qui leur est dévolu dans la prépa-
ration de la science finale; plus généralement, pousser l'étude de
chaque domaine au-delà de ce que lui demande le consensus social :
c'est, pour le savant, faire prédominer l'esprit d'orgueil et d'égoïsme
sur le sentiment de soumission à l'humanité. A plus forte raison,
vouloir empiéter sur les domaines plus complexes, et essayer de
faire dépendre les sciences supérieures des inférieures, méconnaître
ainsi la dignité morale des lois biologiques et surtout sociologiques,
c'est faire preuve du « plus ténébreux matérialisme ».
A la hiérarchie établie d'abord entre les sciences d'un point de vue
statique et objectif succède donc, pour la réalisation d'une véritable
synthèse organique, une nouvelle classification objective et dyna-
mique, où la fonction de chaque élément se confond avec ce que
Comte nommera son caractère moral et religieux, et où d'ailleurs les
diverses fonctions se ressembleront étrangement. Elles consisteront
en somme dans une sorte d'éducation morale de l'esprit humain,
qu'elles prépareront à jouer avec soumission son rôle dans le con-
sensus final, — soit en lui parlant au nom de la puissance de la
raison et lui montrant des vérités devant lesquelles toute discussion
doit cesser, comme en mathématiques, — soit en invoquant l'immu-
tabilité d'un ordre extérieur implacable, comme en astronomie, —
soit enfin en lui apprenant dans quelles limites normales nous devons
G. MILHAUD. — l'idkk d'okduk chez alg. comtl. 403
essayer d'agir sur les choses, — comme clans les autres domaines
scientifiques. Et ainsi, en fin de compte, cette notion d'ordre, quand
elle atteint son achèvement dernier, devient comme le point central
où convergent toutes les idées de Comte, depuis les considérations
logiques et abstraites jusqu'aux préoccupations morales et religieuses.
Mais n'est-ce pas Comte lui-même qui nous contredit en associant
constamment à l'idée d'ordre celle de progrès?Le progrès, qui exige
la transformation, par conséquent, dans une certaine mesure au
moins, la destruction de ce qui est établi, ne se présente-t-il pas
en opposition avec l'ordre? Les doctrines principales qui en poli-
tique, par exemple, se partagent les esprits, celle de l'école théocra-
tique et celle de l'école révolutionnaire, ne réalisent-elles pas d'une
façon concrète l'antinomie de l'ordre et du progrès, en s'attachant
l'une à une sorte d'immutabilité sacro-sainte, l'autre au bouleverse-
ment de toutes les traditions? Comte se présente comme conciliant les
deux termes de l'opposition : en réalité cette conciliation se fait aux
frais de l'un des deux termes, par la subordination du progrès à
l'ordre.
Tout d'abord c'est du consensus social, de l'unité organique
qu'offre l'humanité dans son ensemble, de la solidarité qui rattache
les unes aux autres toutes les institutions, toutes les manifestations
de la pensée et de l'activité des hommes, toutes les formes de leur
vie intellectuelle et morale, c'est de ce consensus, infiniment plus
étroit, dit Comte, que celui d'un être vivant, que doit dériver la
première notion du progrès. Celle-ci ne peut naître que si d'abord
on a soumis l'humanité au type de l'unité organique qui réalise
l'idée d'ordre au degré suprême, dans ce qu'elle a de plus riche et
de plus fécond; car alors seulement les transformations manifestes
qui se produisent dans les institutions, dans les mœurs, dans les
croyances, apparaissent comme liées les unes aux autres, comme
fonctions les unes des autres, et l'on s'élève sans peine à l'idée
d'un mouvement d'ensemble de l'humanité elle-même. D'ailleurs, si
nous décomposons ce mouvement en une série de moments, les états
qui s'offriront à nous dériveront les uns des autres ; chacun sera la
résultante du mouvement antérieur. C'est là d'une part l'extension
aux phases successives de l'humanité du principe des lois qui exclut
404 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
l'indépendance des phénomènes isolés et veut les ordonner en des
relations constantes; et c'est encore plus la simple application au
consensus social de cette remarque qu'un organisme vivant est à
chaque instant ce que l'a fait sa vie antérieure. Le progrès se pré-
sente ainsi comme l'évolution naturelle d'une sorte d'harmonie
immanente; il est, suivant le mot de Comte, le développement de
Vordre. Sans doute nous mettons plus que cela dans l'idée de pro-
grès telle que nous la concevons depuis cent ans, et Auguste Comte
lui-même est disposé à ajouter à la régularité du développement la
notion d'amélioration et de perfectionnement. Mais il montre assez
clairement, par la façon dont il s'exprime, que ce n'est pas là l'es-
sentiel à ses yeux. « Si l'on ne devait point craindre, dit-il, de
tomber dans une puérile affectation... il serait facile de traiter la
physique sociale tout entière sans employer une seule fois le mot
perfectionnement ., en le remplaçant toujours par l'expression simple-
ment scientifique de développement, qui désigne, sans aucune appré-
ciation morale, un fait général incontestable. » (48*^ leçon, t. IV.)
Sur ce développement de l'ordre dynamique pouvons-nous exercer
une action efficace? Comte, toutes les fois qu'il en a l'occasion,
raille les légistes qui veulent changer l'état de la société par des
lois ou des décrets, et les Révolutionnaires qui songent à détruire
tout ce qui leur déplaît. Ni les uns ni les autres n'ont le sens profond
de l'ordre immanent dont le progrès à venir ne saurait être que la
continuation. Quiconque en est pénétré sera conduit à limiter étroi-
tement notre action sur ce mouvement général. Cette action est
possible comme elle l'est sur les phénomènes de toute espèce, à la
condition qu'elle se conforme aux lois de ces phénomènes, c'est-à-
dire à la condition qu'elle se soumette d'abord à l'ordre naturel
des choses. Et par là toute modification nouvelle est rejetée, si,
par son caractère, elle ne s'accorde harmonieusement avec révolu-
tion normale de l'humanité, telle que son passé peut nous aider à
la définir. Un changement quelconque ne peut être poursuivi au
nom du progrès que si d'abord il est accepté et même exigé par le
consensus naturel de la société. « En quoi donc, dit Comte, peuvent
consister les incontestables modifications dont l'organisme et la vie
politique sont éminemment susceptibles, puisque rien n'y peut
altérer ni les lois de l'harmonie ni celles de la succession? Cet irra-
tionnel élonnement, trop naturel aujourd'hui pour être aucunement
blâmé parla philosophie, dispose à oublier que, dans tous les ordres
G. MILHAUD. — I. IDKH DOUDUK CHEZ ALG. COMTE. 405
de phénomènes, les modifications portent toujours exclusivement
sur leur intensité et sur leur mode secondaire d'accomplissement
eireelif, mais sans pouvoir jamais affecter ni leur nature propre ni
leur filiation principale, ce qui, en élevant la cause perturbatrice
au-ilessus de la cause fondamentale, détruirait aussitôt toute l'éco-
nomie des lois réelles du sujet. Appliqué au monde politique, cet
indispensable principe de philosophie positive y montre en général
que, sous le rapport statique, les diverses variations possibles n'y
sauraient jamais consister que dans l'intensité plus ou moins pro-
noncée des différentes tendances spontanément propres à l'ensemble
de chaque situation sociale, envisagée d'un point de vue quelcontiue,
mais sans que rien puisse, en aucun cas, empêcher ni produire ces
tendances respectives, ni, en un mot, les dénaturer : de même sous
le rapport dynamique, révolution fondamentale de l'humanité devra
être ainsi conçue comme seulement modifiable, à certains degrés
déterminés, quant à sa simple vitesse, mais sans aucun renverse-
ment quelconque dans l'ordre fondamental du développement con-
tinu, et sans qu'aucun intermédiaire un peu important puisse être
entièrement franchi. » (48« leçon, t. IV.)
Enfin ce développement, dont l'activité humaine peut tout au
plus espérer de régulariser la vitesse, va-t-il se prolonger indéfini-
ment? Oui sans doute, répond Comte, si l'on entend par là qu'il
n'atteindra jamais sa limite ; l'humanité est en marche depuis qu'elle
existe, ce mouvement est inhérent à sa vie même, et l'on ne conçoit
pas qu'il s'arrête un jour, et que le monde se fige ensuite dans une
immobihté définitive. Mais il faut se garder d'en conclure que le
progrès doive être illimité. Près d'un développement illimité dans
l'avenir, le passé, si considérable qu'il soit, cesserait de compter
pour quelque chose; l'ordre serait tout entier à créer ou à recréer,
et le progrès ne répondrait nullement à la consolidation et à la sta-
bilité du consensus social. C'est là sans doute ce qui est au fond de
la pensée de Comte, quand il insiste pour affirmer le caractère con-
tradictoire du progrés illimité, quand il exige pour la réalité de
l'idée de progrès que l'on conçoive avec netteté et définisse avec
précision un terme prochainj presque exactement déterminé par
l'ensemble du chemin déjà parcouru. Ce terme, quoique inaccessible,
est tout près de nous, c'est le complet épanouissement du troisième
et dernier état par lequel devait passer l'humanité; de sorte qu'en
somme la conception du progrès, chez Comte, n'est guère que celle
406 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
d'un achèvement prochain, d'une harmonie déjà presque tout entière
réalisée par l'évolution spontanée du consensus social : elle est de
tout point comparable à celle qu'il attribue lui-même au Christia-
nisme, qui à ses yeux a simplement voulu couronner en quelque
sorte le passé par une formule plus parfaite et définitive, limitant le
progrès à l'établissement de cette formule même. Toute la philoso-
phie scientifique de Comte s'accorde avec cette conception du pro-
grès. Elle aboutit partout, dans le domaine où celui-ci s'est le plus
clairement manifesté à l'esprit humain, à une réserve étonnamment
piudente. Dans toutes les branches de la science, le tableau triom-
phant des conquêtes du passé est suivi de la perspective la plus
modeste et la plus étroite pour les promesses de l'avenir. Dans toutes
les directions on touche presque au terme extrême que les ressources
de notre intelligence lui permettent d'atteindre. La science forme un
tout presque complet, dont les contours, s'ils ne sont pas défini-
tivement tracés, commencent du moins à se dessiner partout claire-
ment. Et comme, suivant Comte, c'est la suite des connaissances
qui, en se prolongeant, guide le mouvement général de l'humanité,
nous ne sommes pas surpris qu'on nous montre celle-ci approchant
elle-même de son terme final.
En somme, pour comprendre la notion du progrès chez Comte, il
faut distinguer le passé et l'avenir. Dans le passé, le progrès n'a été
qu'un développement de l'ordre ; dans l'avenir il en sera plutôt
l'achèvement. Mais de toutes façons le progrès ne saurait se séparer
de l'ordre; il en est l'aspect dynamique, et, loin que sous cette
forme, en apparence antagoniste de l'idée qui la revêt, l'ordre risque
de se dénaturer et de se ruinera force de transformation et de des-
truction, il ne tend au contraire qu'à se consolider désormais en nne
harmonieuse stabilité.
G. MlLIIAUD.
SUR OUiaOLlES OBJECTIONS
ADRESSEES
A LA NOUVELLE PHILOSOPHIE
(Suite et fin '.)
III. — Esquisse d'une théorie de la matière.
Nous avons étudié d'abord l'attitude que l'esprit doit prendre et la
méthode qu'il doit suivre pour accomplir avec fruit l'œuvre de con-
naissance. Examinons maintenant cette œuvre elle-même, dans ses
résultats et dans vsa signification.
Or la philosophie nouvelle s'ouvre par une analyse critique du sens
commun. Elle propose ensuite une théorie de la science. Telles sont
les deux préfaces dont elle fait précéder sa doctrine métaphysique.
Et tels sont aussi les deux objets principaux qui sollicitent notre
examen.
Ici et là, d'ailleurs, on vise au fond un même but : renverser la
conception classique du déterminisme, en montrant qu'il n"est pas
l'expression pure et simple d'une nécessité extérieure qui serait
donnée dans les choses, mais que bien au contraire — produit de
notre activité créatrice — il révèle en quelque façon la liberté de
l'esprit. A cet égard, les deux critiques n'en font vraiment qu'une :
inutile de les séparer.
De part et d'autre nous avons conclu à la contingence de ce qu'on
nomme les lois de la nature. Je ne reviendrai, pas sur cette démons-
tration. Mais tout n'est pas fini, car il faut répondre à plusieurs
1. Voir liecue de .Vètd/j/i'/sitjue et de Morale, mai IVtOl.
408 UEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
objections difficiles et graves. C'est justement ce qui va nous occuper
aujourd'hui.
Ces objections peuvent se grouper autour d'une objection centrale.
Pourquoi la science réussit-elle? D'où vient le fait éclatant de son
succès? Comment présente-t-elle une efficacité objective? Voilà ce
que je veux éclaircir.
Je terminerai donc ce Mémoire en développant quelques vues sur
la nature de la matière. Après tant de démolitions, je rechercherai
par où l'œuvre de la raison échappe à l'arbitraire. Ainsi achèverai-je
de préciser la solution que je donne au problème de la connaissance.
En eflet il ne suffit pas de déclarer que la science réussit parce
que nous avons ingénieusement combiné les définitions et les arti-
fices qui l'engendrent, de telle manière qu'elle réussisse. Il ne suffit
pas de ramener le succès de la science à ses justes bornes, en mon-
trant qu'il est bien un fait, c'est-à-dire un résultat que nous avons
construit nous-mêmes par une série de coups de pouce. Il ne suffit
pas de faire voir que la science n'est pas relative à la connaissance
vraie et que dès lors ses triomphes appartiennent surtout à l'ordre
du discours ou de l'industrie. Toutes ces remarques sont légitimes :
mais quelque chose néanmoins reste encore à expliquer. Insistons
brièvement. Pour qu'un déterminisme quelconque ;9t<?s.se être établi,
il faut que le donné s'y prête. La nature doit contenir certains élé-
ments, doit présenter certains caractères, qui rendent possible notre
science. Nécessairement il y a quelque part un principe de légalité.
Si l'incohérence était le fond des choses, nous verrions l'imprévu
bouleverser a chaque instant les décrets de notre action législatrice.
D'ailleurs, que notre élaboration soit efficace, n'est-ce pas un signe
qu'elle est vraiel n'est-ce pas un signe qu'elle saisit la réalité au
moins partiellement? n'est-ce pas un signe qu'il lui correspond quel-
que chose dans l'univers? Savoir, c'est prévoir et pouvoir; mais
inversement, pouvoir et prévoir, c'est savoir. S'en tenir sur ce point
aux analyses que j'ai présentées dans mes précédents Mémoires
serait donc une solution beaucoup trop simple; et je ne me suis pas
élevé si fréquemment contre les solutions simplistes pour en donner
une à mon tour. Certes je maintiens que le succès de la science est
avant tout une réussite de notre action. Mais puis-je me borner à ce
déplacement d'une difficulté si grave? Les lois ont de quelque
manière une valeur objective, puisqu'elles nous permettent de capter
un ordre réel et constant des phénomènes, au moins à l'approxima-
E. LE ROY. — srn la ?«ouvi:lle i-hilosoi'HIi:. 409
tion de la vie usuelle. Les méthodes scientifiques nous conduisent_à
des applications utiles, à des recettes fécondes : elles mordent sur
les choses. N'est-ce pas un fait bien notable? Malgré tout, le succès
pratique est encore un succès : il svjnifio quelque chose. Que signifie-
t-il? Voilà la question.
A cette question répondrait une théorie de la matière. C'est la face
métaphysique du problème de l'induction qui reparaît ici, après la
face logique, seule étudiée dans les Mémoires antérieurs. Il est temps
do l'examiner. Malheureusement un si vaste sujet réclamerait tout
un livre. Je devrai m'en tenir à de brèves indications.
Les difficultés sont extrêmes. Peu de questions en offrent tant et de
si graves. Les antinomies affluent de toute part et il semble qu'on ne
parvienne à résoudre une contradiction que pour tomber aussitôt
dans une autre. La matière en effet ne peut être exprimée qu'en
fonction de la conscience, dont elle apparaît pourtant à de certains
égards comme la négation radicale. Impossible de la concevoir
aucunement, si elle ne présente pas quelque parenté avec l'esprit :
n'a-t-on pas vu d'ailleurs qu'elle est composée d' « images »? Et
cependant il faut lui reconnaître une indépendance véritable par
rapport à nous, elle doit de quelque manière exister en soi, sinon
il ne serait pas pleinement rendu compte de la cro3'ance commune
et un fait que nous vivons échapperait au discours . De même ,
si la matière est un ensemble d'images, comment subsiste-t-elle,
quand on cesse de la percevoir? comment se représenter ce qu'elle
était quand aucune conscience n'avait encore paru? qu'est-ce que
son invariance par rapport aux opérations de nos sens? Enfin, puis-
que son développement — tel que la science nous le révèle — est
relatif à l'intervention de notre esprit, puisque le déterminisme qu'on
y découvre y est eu réalité introduit par nous, ne devient-il pas très
délicat de comprendre en quoi elle contient vraiment quelque chose
qui s'impose à nous, qui résiste à nos entreprises et qui limite notre
liberté?
Une seule théorie me paraît concilier les résultats indéniables de
a critique idéaliste, qui dissout la matière, avec les invincibles exi-
gences du sens commun, qui l'affirme, .levais en présenter une rapide
esquisse. A défaut d'une preuve positive que de telles questions ne
sauraient comporter, cette théorie me semble justifiée par le caractère
même qu'elle ofîre d'être unique de son espèce, d'être seule à tenir
compte à la fois de tous les éléments du problème.
410 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Achevons tout d'abord de préciser rantinomie. Nous croyons à la
matière et en même temps nous n'y croyons pas. Comment cela?
Pourquoi cela?
Soit d'abord la /Aève. La matière déborde toute perception actuelle,
si riche que l'on imagine celle-ci. Le monde est moins un système
d'images possédées qu'un réservoir inépuisable d'images virtuelles.
L'univers apparaît surtout comme une source dynamique d'où ruis-
selle incessamment un flot d'apparences neuves. Et d'ailleurs ces
phénomènes surgissent avec ordre, enchaînés l'un à l'autre dans une
suite inévitable. Voilà ce qui nous fait croire avec une force invin-
cible à des existences objectives, croyance confirmée encore par
l'entente- et la solidarité qu'elle établit parmi les hommes. La nature
est comiiimie, elle est irgulipre,e\\e est féconde : telles sont les causes
de notre foi en elle.
Mais prenons maintenant Vanlithèse. La matière — ensemble in-
nombrable d'images — est à la perception dans le rapport du tout à
la partie. Le monde, sous les images communes, ne laisse transpa-
raître que des images encore. L'univers se replie, se referme, s'efface,
et finalement s'évanouit dans les brumes du possible , quand on
éteint la conscience. Et nous sommes nous-mêmes la lumière créa-
trice qui fait jaillir les choses des profondeurs de la nuit primitive.
Voilà ce qui nous porte nécessairementàsubordonner l'objet au sujet
dans un rêve idéaliste, nécessité que soulignent tous les progrès de
la critique. La nature est faite de sensation, de logique et de volonté:
telles sont les causes qui nous poussent à la nier comme être auto-
nome.
L'antinomie ainsi posée, — et nul ne peut s'y soustraire, — il ne
sera de sijnthése acceptable que par une méthode assez souple pour
réunir les deux attitudes en une seule. Cherchons à fondre l'un dans
l'autre idéalisme et réalisme. Et, pour cela, ne nous demandons pas
lequel des deux est le vrai, mais plutôt dans quelle mesure chacun des
deux participe à la vérité ou, pour mieu.K dire, quelles directions de
vérité ils indiquent. Il est vraisemblable en effet que ce sont des
moments divers et comme des branches d'une même recherche. Notre
effort portera donc principalement sur le point de savoir comment
ces deux systèmes opposés se rejoignent en s' approfondissant. Lais-
sant de côté les jeux dialectiques, essayons de bien voir en quel
sens chacun de nous est tour à tour idéaliste et réaliste, quand il songe
à la matière.
E. LE ROY. — SUR I.A NOUVELLK l'HILOSOPHIK. 411
11 faut commencer par quelques distinctions préliminaires. Nous
sommes jusqu'à présent en face d'une antinomie statique, d'une
contradiction solidifiée en deux termes irréductibles. Ne serait-i'l pas
meilleur de voir surtout dans le problème un conflit de mouvements
contraires, une interférence, non une alternative sans échappatoire,
et de penser plutôt au dynamisme réellement vécu, qui remplit l'in-
tervalle entre les pôles du dilemme? Qu'est-ce en efl'et que le
devenir, sinon une fuite perpétuelle de contradictoires qui se fon-
dent, une résolution dynamique d'antinomies mobiles? Le réintégrer
dans la question, au lieu de s'en tenir aux cristallisations symboli-
ques du discours, serait donc peut-être ouvrir une porte à une solu-
tion satisfaisante. C'est en tout cas, semble-t-il bien, notre seule res-
source.
J'indique tout de suite le double principe sur lequel repose la
théorie que je vais ébaucher.
D'abord, il faut distinguer la matih-o pure, antérieure à l'interven-
tion de l'esprit, qui n'est pas objet d'expérience discursive, et la
matière actuelle, ensemble organique d'images coordonnées, qui est
seule vraiment une réalité perçue. Le réaliste envisage surtout la
première, et l'idéaliste la seconde, le réaliste plus soucieux d'at-
teindre quelque existence extérieure et objective, l'idéaliste plus
préoccupé de ne pas obscurcir la vive lumière du concret. On voit
comment nait l'antinomie du soin même qu'apporte chaque système
à tenir compte de l'autre. Mais c'est une antinomie dans les démar-
ches, non dans les choses : elle ne devient insoluble que par une illé-
gitime identification de la matière pure à la matière actuelle.
Ensuite l'opposition de la matière à l'esprit, et conséquemment de
la matière pure à la matière actuelle, doit être conçue en fonction
du temps plutôt que de l'espace : c'est une différenciation mobile
toujours en devenir. Je renverrai sur ce. point aux ouvrages de
M. Bergson, et notamment à une discussion récente dont on trou-
vera le compte rendu dans le Bulletin de la Société française de Phi-
losophie (séance du 2 mai 1901). Esprit pur et pure matière ne sont
pas tant des choses placées toutes faites en regard l'une de l'autre,
que l'origine et l'extrémité symboliques d'un passage seul réel '.
1. En disant cela, je me place au point de vue de l'histoire des choses, au
point de vue de l'expérience concrète : nous ne constatons jamais qu'un
mélange de matière et d'esprit. Ce qui n'empêche pas esprit et matière, à
d'autres égards, d'être des réalités vraiment irréductibles, comme ayant des
fonctions diamétralement opposées.
412 HEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE. •
Cela posé, voyons point par point les corollaires qui découlent d&
ce double principe.
Soit d'abord la matière actuelle. Voici devant nous l'univers des-
corps. C'est notre point de départ certain. Pour l'examiner, pour en
faire l'analyse, nous nous installons au point de vue de l'expérience
vulgaire, nous adoptons l'attitude commune, la seule que nous
sachions vivre au seuil de la critique. Tel est donc notre commence-
ment, notre donnée initiale, à savoir ce que le savant désigne par le
^nom de réalité, l'ensemble des percepts communs. II s'agit d'arriver
à comprendre cet objet, au lieu de se borner à le gesticuler ou à le
discourir. Nous essayons par conséquent d'en isoler à l'état pur l'élé-
ment vraiment extérieur et donné, en le dégageant peu à peu de ce
que nous y avons mêlé de nous-mêmes. Or à quoi aboutit cet essai?
A passer du sens commun à la philosophie, par l'intermédiaire de la
science. Une double voie critique mène au réel immédiat.
Rappellerai -je les résultats de ce travail préparatoire? On sait
maintenant le rôle joué par l'action dans le morcelage de la
matière. Ce rôle est fondamental; et rien de plus facile aujourd'hui
que d'en fournir une formule abrégée. Toute individualité matérielle
est constituée essentiellement par une fonction pratique. Autour de
l'entité verbale qui la représente, cristallisent des souvenirs, des
associations d'idées, des jugements inductifs, des mécanismes
moteurs, des habitudes et des mots. Ainsi naît le monde commun,
dont chaque pièce apparaît à l'analyse comme le centre d'un
agrégat mental prodigieusement compliqué. L'univers finit par
n'être plus pour nous qu'un système infini de conventions établies
spontanément; il disparaît bientôt, submergé sous l'apport humain.
Mais la réflexion peut défaire ce qu'a fait l'exercice irréfléchi de la
vie corporelle et sociale.
Ainsi une première critique réduit la matière de l'apparence hié-
rarchique et discontinue qu'elle présente comme assemblage de
choses, à l'état fuyant de ce nuage multicolore et vaporeux qui est le
complexe innombrable des images. Une seconde critique la résout
ensuite en 'puissance pure. La nature en efl'et ne s'actualise, ne se
développe et ne s'explicite que par le travail des esprits. Quelles
fonctions ces derniers remplissent-ils par rapport à elle? J'en vois
trois principales. Par le discefuemenl, ils introduisent le nombre et
l'espace dans la continuité primitive. Par la mnnoire, ils contractent
une pluralité des moments en synthèses différenciées qui deviennent
r
E. LE ROY. — SUK LA NOUVKI.LK PIIII.OSOPHIE. 413
les (lualités sensibles. Par l'aclion, ils découpent et solidifient des
objets et des faits communs. Bref, les monades spirituelles sont des
poitcdirs spécificaleurs, des sourcrs de durer, des centres de ijualified-
(JQ)!, par qui le monde s'organise et s'épanouit. A mesure que la cri-
tique défait davantage leur œuvre, on voit la matière pâlir et s'enve-
lopper graduellement : les corps se dissolvent, les qualités se
■confondent, les images s'éteignent, et finalement il ne reste plus
qu'une sorte de tension latente vers le déploiement et vers l'actua-
lité.
Nous arrivons ainsi à la matière pure. Celle-ci ne peut être conçue
qu'à titre de virtualité. C'est Ui virtualité d'un ordre qui sera plas lard
commun à tous les esprits. Je m'explique. La matière pure n'étant
<ju'une puissance dont la matière-image est l'acte, celle-là ne sau-
rait être définie que par une analyse de celle-ci. Or, procédons à
cette analyse en marquant au fur et à mesure du travail les consé-
quences maîtresses des conclusions dégagées. Quels sont les carac-
tères principaux de la matière-image ou matière actuelle? En voici
■le tableau sommaire, avec un mot seulement de commentaire sur
•chaque point.
Puisque la science et l'action sont possibles, c'est que la nature
possède quelque chose comme une ajjtitude à recevoir et à supporter
le déterminisme, c'est que la matière est en quelque sorte une capa-
cité de lois. Il y a plus. Non seulement la science et l'action réussis-
sent, mais encore il semble que le donné exerce sur elles une
influence partiellement contraignante : il a ses exigences, il a sur-
tout ses révoltes contre certains décrets de la raison ou de la volonté
et ses refus incoercibles de leur obéir. De ce point de vue, la matière
apparaît à cei'tains égards comme douée d'une activité véritable :
tendance au déterminisme, désir du déterminisme, effort vers le déter-
minisme. Sans doute le déterminisme postulé par la matière n'est
pas en soi discours explicite, code à structure numérique; il n'existe
pas tout morcelé par avance en lois juxtaposées; il ne possède pas
intrinsèquement une forme spécifiée qui s'impose à l'exclusion de
toute autre. Pour que ce déterminisme se précise, pour qu'il
devienne elî'ectif en se particularisant, il faut que la matière pure se
transforme en matière actuelle et cela, nous le savons, requiert l'in-
tervention de l'esprit, donc l'entrée en scène de la contingence et de
la liberté. C'est ce que prouve à mon sens la critique nouvelle,
notamment la critique des sciences. Bref, la matière n'est pas une
414 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
trame toute faite, un canevas dont les mailles rigides informeraient
rigoureusement notre action. Mais elle constitue les gênes inlérieures,
les restrictions internes que notre liberté ressent dès le premier
moment de ses démarches : gênes et restrictions qui accompagnent
indissolublement l'exercice de la liberté, qui naissent et grandissent
avec elle sans la précéder dans le temps, qui sont peu à peu modi-
fiées par elle et la modifient à leur tour, qui en apparaissent enfin
comme le lest pondérateur et le corps expressif. En fin de compte,
et pour conclure cette première série d'observations, la matière n'est
pas autre chose que VimpossiblUié pour V esprit de varier au delà d'une
certaine limite le rythme de sa durée; c'est un ensemble d'ondes sta-
tionnaires dans notre vie psychique^ ou plutôt, d'ondes de moins rapide
évolution : marques du degré de vitesse imposé en nous au flux infé-
rieur.
Voilà sans doute une formule un peu déconcertante. Il faut
l'éclaircir par quelques mots de commentaire. Je présenterai pour
cela deux ou trois brèves remarques.
Et d'abord, rappelons un résultat bien connu. Je pense à l'activité
réelle que semble parfois manifester la matière. C'est ce qui me fait
croire instinctivement à sa consistance objective. Or comment con-
cevoir cette activité? Il faut admettre l'existence de monades spiri-
tuelles là même où le sens commun ne voit d'ordinaire que matière
brute. Ce point peut être regardé comme acquis depuis Leibniz.
Homme, animal, plante, cellule rudimentaire, amibe obscure, ou
même atome chimique et molécule cristalline (s'il en est qui soient
vraiment des êtres, des centres de force, des sources d'énergie),
autant de consciences plus ou moins claires, plus ou moins tendues,
plus ou moins libres, plus ou moins réelles, qui sont les vraies
causes de ce que j'attribue d'activité à la matière. Le symbolisme
spontané du langage, les schèmes simplificateurs du discours mécon-
naissent les degrés de spiritualité. Esprit ou matière, on estime com-
munément qu'il faut choisir et qu'il n'y a point de milieu. Alors,
selon lerùle pratique des choses par rapport à nous, ici nous voyons
des consciences et là des corps. Mais ce n'est là qu'un artifice verbal.
Ne nous laissons pas duper par les mots. Il y a de la vie au sein de ce
que nous sommes portés à tenir pour simple matière brute, et de ce
chef aucun problème ne se pose.
Toutefois ne tirons pas argument de cela pour nier tout à fait la
matière brute. S'il y a plus d'esprit dans le monde que ne l'imagine
E. LE ROY. — SI II L.V NOUVKLLE PIIILOSOPHIK. 415
le réaliste, il y a plus do matière aussi que l'idéaliste ne le suppose.
Esprit pur et matière brute sont deux aspects de la réalité qu'il ne
faut sacrifier ni l'un ni l'autre. Celle-ci, plus difticile à discerner que
ne l'estime le vulgaire, conserve cependant une existence très nette.
Elle est quelque chose comme un décret prhnitif dont Vcxéculioit
ajipaiHient à l'espril^ le décret en vertu duquel toute action de la liberté
développe des réactions. Une fois ces. réactions développées, si vagues
et si confuses soient-elles encore, il y a déjà une matière actuelle
naissante, c'est-à-dire des faits que l'esprit tend à oublier, qu'il
oublie en effet peu à peu, qu'il abandonne et rejette au dehors dans
les régions de l'automatisme, qui lui deviennent ainsi habituels et
tyranniques, qui lui échappent lentement par une entrée graduelle
dans le domaine de l'inconscience, et qui finissent par se consolider
tellement que le rythme ordinaire de la vie, le degré de tension de la
durée commune ne permettent plus de les maintenir sous la domina-
tion de l'esprit.
Bref, la matière est illusoire en ce sens qu'elle est notre œuvre;
mais d'autre part elle est réelle en ce sens que nous étions prédéter-
minés à' l'accomplir. Elle pèse sur nous d'une double manière : en
tant qu institution issue de l'art humain (voilà pour la. matière
actuelle) et en tant que décret visant à préformer notre action (voilà
pour la matière purei.
La matière pure a donc bien une certaine existence, ce n'est pas
un mot vide, ce n'est pas une illusion ni un mirage, car elle remplit
une fonction très précise : virtualité conditionnante, impulsion pri-
mordiale, milieu d'oii surgira l'esprit. Mais elle ne devient une
chose que par l'intermédiaire de celui-ci. Elle se présente en effet
oomme l'aspiration réglée des vivants à l'existence, comme le prin-
cipe dynamique et le devenir actif qui les appellent : mais par eux
seuls elle s'achève et se parfait, pour eux seuls elle acquiert une
consistance, et d'eux seuls en fin de compte elle relève. Son explica-
tion doit être une explication finaliste, orientée vers la vie et sus-
pendue à l'esprit. Nous la définirons le point de départ, l'origine
d'évolution, la tendance à être des vivants : conscience endormie
qui s'éveille graduellement, obscur désir d'images et de gestes qui
ne peut subsister seul. La matière est une énergie potentielle, un ins-
tinct, une appétition, un vouloir-vivre. Mais, réduite à elle seule, elle
serait inefficace, impuissante et stérile; elle existe endroit plutôt
qu'en fait, sorte de tension vers une cause finale qui la développe et
416 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
lui donne carrière; et le déterminisme qu'elle souhaite n'est lui-
même déterminé que par l'action créatrice des esprits.
En résumé, la matière nous apparaît déjà sous deux aspects dif-
férents. C'est d'une part quelque chose comme un espoir et un
effort tendus vers l'esprit, mais incapables d'aboutir sans lui; et
c'est d'autre part un ensemble de liaisons imposées au jeu de la
liberté. Poussons maintenant l'analyse plus loin, pour bien com-
prendre en quel sens et de quelle façon la matière existe en dehors
de nous.
La matière actuelle est inertie, passivité, tendance à la répétition.
On pourrait donc définir la matière pure une capacité d'habitudes.
Il y a en effet un cours normal de la nature, que l'expérience
commune révèle et manifeste. Il y a un train ordinaire des choses,
qui n'est que rarement troublé. On peut même dire que le réel est
d'abord conçu par nous comme permanent, que le fait d'une certaine
permanence inévitable constitue le premier critère de réalité dont
nous fassions usage. Mais il serait contraire à toute la critique déve-
loppée jusqu'ici de conclure qu'un tel déterminisme est nécessaire
et non pas seulement habituel. D'abord il comporte d'évidentes
exceptions, qu'on ne peut nier sans parti pris et qu'on ne ramène à
la règle qu'en décrétant une hypothèse invérifiable. Puis le caractère
même des artifices logiques sur lesquels reposerait la nécessité pré-
tendue interdit d'objectiver celle-ci. Bref une foule de raisons, que
j'ai longuement analysées ailleurs et que je ne veux pas répéter ici,
s'opposent à la conception purement intellectuelle du déterminisme.
Une seule ressource nous reste donc : affirmer que ce déterminisme
est un état de choses, une institution plus ou moins durable, un
produit de l'habitude, mais sans rigueur absolue ni absolue néces-
sité.
Voici un de ces groupes stables que l'on nomme une chose. On
n'y trouve jamais que des images, qui supposent la conscience. Quels
éléments concrets la critique idéaliste ne réduirait-elle pas? Mais
la stabilité même de l'association fait sa matérialité. Pour dissoudre
effectivement cette chose qu'en droit je puis dissoudre, pour la vivi-
fier, pour la résoudre en esprit, pour m'affranchir ainsi de la con-
trainte qu'elle exerce sur moi et pour retrouver ma pleine indépen-
dance qu'elle a limitée, un long travail serait nécessaire, si long que
ma vie peut-être n'y suffirait pas, car je ne puis modifier le rythme
de ma durée au gré de mon caprice. Un résultat construit et fixé
E. LE ROY. — SUK I.A NOUVKLI.E l'IlILOSOPIIIi;. 417
par la race, un groupe d'habitudes héréditaires transmises et ren-
forcées par l'éducation, une onde relativement stationnaire dans le
flux de mon devenir, un nœud de ma durée que je n'ai pas le temps
ni la force de dénouer, voilà ce qu'est une réalité matérielle.
Il est facile de résumer à ce nouveau point de vue le rôle essentiel
des esprits dans la genèse et l'organisation de la matière. Leur pou-
voir de synthèse diflérencie lentement la continuité primitive, qui
manifeste ainsi dans une lumière croissante ses virtualités profondes ;
et leur action laisse déposer un sédiment de choses faites, où règne
dans le repos et la mort la nécessité d'un aveugle mécanisme. Le
primat dans l'œuvre appartient à la liberté; mais l'accumulation des
habitudes Unit par dépasser toute puissance individuelle et devient
une limite à l'exercice ultérieur de la liberté. Concentration spéci-
fiante pour fonder, dilution réductrice pour rester maître, voilà quel
serait l'idéal; mais le succès de la première opération rend bien vite
la seconde pratiquement impossible; notre durée n'est pas assez
élastique. D'où la formule suivante : le inonde naît et progresse par
les inventions de la liberté, il se conserve et s'affermit par Vinertie de
V habitude .
En d'autres termes, la matière apparaît comme une possibilité de
choses, comme une possibilité de résultats, possibilité qui fonde le
sens commun. La matière est, pour ainsi dire, la première des tradi-
tions sociales. Elle a tous les caractères d'une habitude, mais d'une
habitude de la race : c'est un ensemble de gestes traditionnels, ins-
tinctifs. C'est pourquoi l'on peut dire que chaque esprit individuel
naît au sein de la matière, se recueille peu à peu, s'intériorise et se
détache. Cela n'empêche pas que la matière soit l'œuvre de l'esprit
en général. De ce que chacun trouve à l'aube de sa vie une matière
antérieure déjà élaborée, il ne faut pas conclure qu'il en est de
même pour la totalité des monades : nécessité dans l'individu, con-
tingence dans la race.
Mais, une fois actualisée dans la perception, une fois réifiée par
l'action de l'esprit, c'est-à-dire une fois constituée l'image, une fois
morcelé et solidifié en objets indépendants le continuum primitif
des images, quelles fonctions remplit la matière? Elle est le domaine
commun des esprits, leur propriété collective, le milieu de leur
action, lintermédiairc par lequel ils communiquent entre eux,
le sacrement cpii fait participer chacun d'eux à la vie universelle.
Comme assemblage et collection de leurs œuvres passées, elle est
Hev.. META. T. IX. — 1901. 29
418 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
aussi le frottement qui les adapte l'un à l'autre, le frein régulateur
de leur liberté, le contre-poids qui limite et règle leur élan, la résis-
tance qui permet à leur effort de mordre sur quelque chose. Voici
donc que la matière pure se manifeste à son tour sous un nouvel
aspect. Nous pouvons y voir l'harmonie préétablie des monades,
l'équilibre et l'accord de leurs développements individuels, le fonde-
ment de leur société^ l'appel conditionnant auquel répond leur essor.
A cet égard, sans doute, la réalité de la matière n'est pas celle d'une
chose : ce n'est que la préordination d'un proijrès; mais l'un des objets
de la philosophie n'est-il pas justement de faire concevoir une
telle existence d3'namique et fuyante comme une existence véri-
table? N'oublions pas que le devenir est la seule réalité concrète
que révèle l'intuition immédiate : toute *c chose » n'est qu'une
déchéance, un « déchet » du devenir ou, pour reprendre une for-
mule que j'ai donnée ailleurs, une chose est du devenu cristallisé
autour d'un symbole.
Peut-être commence-t-on déjà à voir s'atténuer et se résoudre
l'antinomie qui nous préoccupait. Les deux termes du dilemme se
sont peu à peu rapprochés, fondus l'un dans l'autre; ils ont échangé
mutuellement leur contenu par une sorte d'endosmose; une conti-
nuité intercalaire est apparue entre eux; et l'opposition du réalisme
à l'idéalisme semble peut-être avoir revêtu par là une forme dyna-
mique, plus propice à la découverte d'une synthèse qui ne mutile
aucune des parties du problème. Pénétrons plus profondément à
l'intérieur de cette solution naissante, par un examen de la conti-
nuité même qui relie maintenant la matière pure à la matière
actuelle.
Qu'il me soit permis pour cela de reprendre ici quelques expli-
cations que j'avais brièvement ébauchées dans une discussion
récente. Au terme matière ne correspond pas un objet simple, mais
un spectre continu. Les pôles extrêmes du spectre sont irréels et
symboliques : seule est vraiment donnée la continuité intercalaire.
Or l'antinomie qui fait l'objet de ce discours apparaît et s'accuse
quand, négligeant le dynamisme qui remplit l'intervalle et qui est
pourtant la seule réalité concrète, le sens commun réunit le rouge
et le violet du spectre dans l'unité factice d'un unique symbole :
mais elle se dénoue au contraire dès que l'on réussit à comprendre
qu'elle n'est pas autre chose que le conflit de deux mouvements
opposés. La matière actuelle, la matière explicitée, la matière objet
E. LE ROY. — SLF. I..\. NOLVKl.l.K l'IHLOSOlMIIE. 419
d'expérience, mrme à ses ])lu5 humbles débuts, est déjà mêlée
d'esprit : elle est imtigc. A partir de U\, le spectre s'étale dans deux
sens opposés, où matérialité et spiritualité varient en raison inverse
l'une de l'autre. En montant vers le violet, par exemple, on rencon-
trerait d'abord la perception, puis l'esprit de ])lus en plus pur. Kn
descendant vers le rouge, on verrait la matière, de moins en moins
explicite, redevenir de plus en plus une simple virtualité. A la
limite, il y a un infra-rouge, la matière pure, qui est purement
potentielle. Veut-on penser la matière comme existant en soi,
comme indépendante de nous, comme nécessité qui nous limite?
C'est vers la région rouge du spectre qu'il faut se tourner et mar-
cher. Mais que l'on se dirige vers le violet, c'est l'idéalisme et le
contingentisme qui deviendront la vérité. Des deux termes de l'anti-
nomie étudiée, l'un croît donc en vérité à mesure que l'autre décroît,
suivant le sens que l'on a choisi pour parcourir le spectre. Suppo-
sons que l'on aille vers le rouge, dans le désir d'atteindre la néces-
sité. A chaque moment de la régression, il existe bien une néces-
sité provisoire; mais cette nécessité demeure suspendue à une
contingence antérieure; elle se résout graduellement, elle se dénoue
peu à peu, à mesure que l'on descend vers le rouge. Mais l'actualité
disparaît à mesure. Finalement la nécessitr pure n'est qu'une limite
virtuelle, qui ne peut arriver à prendre corps et à s'expliciter que
par la contingence que l'esprit apporte avec soi.
Mais peut-être fera-t-on encore quelques difficultés à recevoir
cette solution? J'ajouterai donc deux mois d'explication. Au fond
les répugnances que l'on éprouve sont dues à une illusion qu'il est
facile de dissiper. On pense à l'univers matériel, tel qu'il devait se
manifester avant l'apparition de la race humaine, avant la genèse
des plus antiques espèces, avant l'éclosion de la vie organisée. Pre-
nons le tableau que nous présentent les géologues, évoquons des
ombres lointaines du temps, l'époque primitive du globe, remontons
même plus haut encore jusqu'aux périodes cosmogoniques, admet-
tons que le monde n'ait alors enfermé aucune monade spirituelle,
aucun germe vivant : que pouvait-il être? et n'existait-il pas sans
le secours d'aucune conscience? La réponse est aisée. II est bien
évident qu'en rêvant cette excursion imaginaire, on apporte subrep-
ticement avec soi une conscience par rapport à laquelle se déve-
loppe, s'actualise et se diversifie une « Nature ». La découverte
historique du passé revient d'ailleurs au même, elle est une percep-
420 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tion rétrospective, puisqu'elle se fait par induction d'après des
témoignages constalables, au même titre — si l'on veut — que l'ex-
ploration télescopique des espaces. Mais je crois possible une expli-
cation plus décisive. M. Bergson a montré que la vie psychologique
offre des exemples nombreux d'effets antérieurs à leurs causes'.
Combien de raisonnements sont déterminés par une conclusion
inconsciemment préconçue I La conclusion semble en sortir et, dans
la réalité^ les conditionne. Eh bien! C'est un rapport du rnème genre
(jui relie la matière brute à la vie. Si on ne le voit pas toujours, cela
lient à ce que, sous la pression occulte des préjugés communs, on
s'entête à décomposer la continuité du devenir en étapes discrètes
coordonnées à des noyaux symboliques. La matière — étape origi-
nelle — est configurée indûment à l'un de ces noyaux fictifs : de
là l'impuissance où l'on est de la comprendre ensuite : toujours
l'idolâtrie de la chosel
A vrai dire, les images passées que l'histoire ou la géologie ressus-
citent pour nous sont de tout point semblables aux images contem-
poraines restées virtuelles et que l'expérience actualise : ce qu'on
appelle le passé de la matière est en réalité une partie inaperçue de
son présent. Car la matière reste confinée dans le présent, elle ne
dure pas à proprement parler, au moins la matière pure, puisque
la matière actuelle est déjà mêlée d'esprit et par conséquent de
durée (si pauvre et si lâche que l'on imagine celle-ci). Mais, si la
matière ne dure point, son espèce d'inertie ne doit pas être con-
fondue avec l'acte immobile et plein, l'acte pur de l'éternité : ce
n'est que l'état d'une puissance enveloppée, incapable de s'expliciter
autrement que par ces sources vives de durée qu'on nomme les
esprits. Voilà ce qui explique la persistance de la matière, quand
même nous cessons de la percevoir, bien que néanmoins son épa-
nouissement soit relatif à nous. Son existence est invariante à la
manière d'une sollicitation qui demeure, en l'absence même de toute
réponse effective appropriée. Il n'est pas jusqu'aux images qui ne
subsistent en un certain sens indépendamment d'une perception
actuelle, parce qu'un esprit subsiste tout formé qui peut toujours
les faire réapparaître, comme à un coup de baguette magique, en
refaisant avec la facilité de l'habitude le travail de développement
et d'explicitation qui les avait une première fois appelées à l'acte.
1. Essai sur les données immédiates de la conscience, chap. m, p. 120-121.
E. LE ROY. — SUR L\ NOUVKI.I.K PHILOSOl'UlE. 421
Bref, la iiudière pure subsisb' comme un instinrl et la mallèrc actuelle
comme une habitude.
Pour résumer tout ce qui précède, on voit comment la matière,
dès qu'on la veut approfondir, se résout en esprit. Cette résolution
progressive, c'est la genèse même et l'histoire du monde : passage
laborieux de la matière pure à l'esprit pur. Il faut appeler la matière
une attente anxieuse de l'esprit, une postulation des âmes futures,
à qui du reste sa résistance préordonnée imposera restriction déter-
minante et accord limitatif. 11 est parfois des situations, des états de
choses, des conjonctures, ([ui constiluenl comme une atmosphère
d'orage : espérance mystérieuse et indécise, obscure tension poten-
tielle, dont on peut dire à bon droit qu'elles appellent un homme
prédestiné. Telle se présente la matière par rapport aux êtres
vivants. Sentir intimement la nécessité latente, l'inquiétude llna-
liste, auxquelles répondent ceux-ci ; en comprendre tous les souhaits,
tous les désirs, tous les besoins, sans attention partiale à ceux
que satisfait l'exercice pratique de la vie; déterminer enfin leur
fonction régulatrice dans le développement des discours individuels :
c'est avoir l'inluilion philosophique de la matière.
Le but suprême d'une philosophie de la matière est donc triple et
voici les trois phases principales que l'on peut distinguer dans le
mouvement dialectique par lequel on atteint ce but :
1" On revient de Vassemblagp des corps au continuum des images, en
démêlant dans les choses l'apport de notre action.
2" On revient de la perception concrète à la perception pure., en éli-
minant des qualités l'apport de notre mémoire.
3° On revient de la matière en acte déjà explicitée par V esprit à la
matière virtuelle et enveloppée qui est la vraie donnée primitive, en
déterminant dans la collaboration vécue Tapport de notre discernement.
Tout d'abord, le monde saisi par l'intuition commune se présente
comme un amas de percepts juxtaposés, distribués çà et là en sys-
tèmes hiérarchiques et entourés chacun d'une atmosphère de sym-
boles. 11 faut dégager de son entourage factice le noyau de chaque
percept, puis dissoudre le groupement de qualités qui constitue ce
noyau. Ainsi, aux édifices plus ou moins schématiques de l'expérience
vulgaire, on substitue l'ensemble des qualités pures qui en compo-
saient le fond réel, cii;emble dont chaque ternie est rapporté main-
tenant à soi-même; et c'est le premier moment de la régression.
Mais tout n'est pas fini. La vie corporelle inconsciente fonctionne à
422 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
la façon d'un milieu absorbant qui déterminerait l'échelle discon-
tinue des qualités simples en éteignant la plupart des radiations
sensibles. Bref la gamme des sensations, avec son apparence numé-
rique, n'est que le spectre de notre activité pratique. La science
intervient alors pour nous découvrir une foule de données ina-
perçues, que nous avions négligées parce qu'elles étaient inutiles et
qui rétablissent peu à peu la continuité. Un nouvel effort critique
nous amène donc plus près encore du donné immédiat, en nous fai-
sant concevoir l'innombrable multiplicité des images. Voilà désormais
ce qui est regardé comme vraiment primitif : la communion vécue
de la matière et de l'esprit dans l'image. Le monde usuel est cela,
plus notre action. Mais — nouvelle question, — qu'est-ce que
l'image? Plus d'un s'y est trompé, faute d'avoir su à propos s'atTran-
chir d'une érudition encombrante. Oublions pour un instant toutes
les théories philosophiques, même celles que professe inconsciem-
ment le sens commun, et résignons-nous à ne pas coller sur notre
pensée un nom de système en étiquette. Les images ne sont point des
portraits plus ou moins ressemblants, ni des symboles plus ou moins
artificiels de je ne sais quels êtres extérieurs. Ce ne sont pas non
plus de simples états du moi sans consistance absolue, des sorles
de fantômes irréels. Non, elles ne doivent être dites ni objectives ni
subjectives, étant antérieures au travail d'abstraction qui donne un
sens à ces adjectifs. Nous-mêmes faisons d'abord partie des images
et les sommes toutes successivement. Voyez en elles, comme l'enfant
qui « regarde une image «^ des phénomènes, des apparences, — au
sens étymologique de ces mots, sans aucune arrière-pensée d'un
fond mystérieux qui se manifesterait par là, — phénomènes affectifs
qui sont qualité pure, apparences naïvement vécues en dehors de
toute réflexion. Notre unique tâche consiste à les restituer, par un
grand effort d'oubli, dans leur fraîcheur première et leur nuance ori-
ginale. Une fois cela fait, nous avons purifié la matière de ce que
notre action y avait mêlé. Mais il faut aller plus loin. Sans revenir
sur des considérations que M. Bergson a développées et qu'ailleurs
j'ai moi-même résumées d'après lui, je rappellerai seulement qu'il
reste encore à dégager la matière de notre rythme particulier de
durée, à dénouer les contractions synthétiques, à détendre les con-
densations spécifiantes, que notre mémoire a opérées en elle. On
voit alors les images se fondre en unité complexe et indistincte.
Et si, pour finir, nous faisons même abstraction de notre faculté de
E. LE ROY. — SUK L\ NOIVKLLK l'HlLOSOPIIIE, 423
discernement, voici que toute actualité s'évanouit. Nous étions
encore tout à l'heure en face d'un acte de perception, en face de la
pulsation vitale élémentaire, et c'était déjà un choix dans le virtuel
en vue dune action future. A présent, plus rien : tout est rentré
dans l'ombre du possible. Il ne subsiste plus que la matière pure.
Donc, les corps concrets, les qualités simples, les images d'abord
variées, puis délayées et dissoutes en battements de plus en plus
incolores, enfin la pure matière en puissance, telle est la hiérarchie.
Ainsi peut naître par degrés une vive intuition de la matière,
dépouillée de toute forme discursive, inexprimable par conséquent,
mais d'autant mieux appropriée au contrôle de notre discours.
Je vois bien une objection possible, très difficile à exprimer, plus
difficile encore à clairement résoudre. Qu'est-ce que la pulsation
vitale élémentaire? En quoi consiste le discernement qui la crée?
Où est le principe de diversité qui différencie l'un de l'autre ces
atomes d'existence actuelle? Il faut trouver quelque part de quoi
expliquer la variété future de l'expérience et il semble que nous
ayons fermé toutes les issues à une solution quelconque, à moins de
recourir à je ne sais quelles qualités occultes primordiales. Je ne
dirai qu'un mot sur ce point. D'abord il n'y a pas de raisons pour
que les monades originelles soient semblables. N'en faisons pas des
choses. Chacune d'elles est le point initial d'une ligne d'évolution,
une origine avec sa tangente. Le choix d'une direction, voilà le dis-
cernement qui la fonde. Cette réponse paraîtra suffisante, si l'on a
bien compris qu'au point de vue du devenir la seule explication
décisive est toujours une explication finaliste, une explication par
l'influence des faits futurs. En outre il existe des tourbillons de
petites monades associées sous le gouvernement d'une monade
centrale. C'est ainsi par exemple que mon esprit domine toutes mes
cellules, pour ne pas entrer davantage dans les théories polypsy-
chistes. Or, si toute monade est un progrès, un devenir, et non pas
une chose, la monade régulatrice et unifiante doit être envisagée
comme le progrès, le devenir du système formé par les monades
inférieures qui lui font un corps. D'où une nouvelle source de diver-
sité, un discernement du second ordre, un autre type de pulsations
élémentaires obtenu par synthèse comme une couleur à partir des
vibrations composantes. Ainsi les atomes de vie, les actes de per-
ception s'échelonnent à des étages divers, suivant leurs rythmes de
structure et de durée.
424 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Que penser, dans ces conditions, des vieux systèmes contraires
entre lesquels ont oscillé jadis les philosophes : matérialisme et spi-
ritualisme? Ces deux systèmes, à vrai dire, ne sont ni prouvables
rigoureusement ni pleinement réalisables; d'une part toute critique
un peu approfondie de l'un d'eux en fait bientôt sortir l'autre, car
ils sont corrélatifs; et d'autre part on ne parvient jamais à consti-
tuer l'un deux à l'état pur, mais on peut seulement entreprendre et
développer pour chacun, à tour de rôle, un travail de purification
qui le perfectionne de jour en jour, sans lui permettre d'évincer défi-
nitivement son rival. C'est qu'il faut y voir surtout deux méthodes
contraires, deux orientations de pensée divergentes, deux sens de
marche relatifs à des centres opposés. Préférer l'une des deux solu-
tions peut être un devoir, mais non pas une nécessité.
Au point de vue de l'explication métaphysique, cependant, le spi-
ritualisme est le vrai et le matérialisme enferme une contradiction
fondamentale, puisque l'actualité de la matière a pour cause Pesprit.
Vouloir expliquer l'esprit par la matière est une pure et simple
absurdité, marque d'un manque total de sens philosophique, puis-
qu'on se donnant la matière on se donne implicitement déjà tout
l'esprit qui l'a faite. Mais sans matière, point de discours ni de
société, point de formules ni d'actions, point de résultats ni d'en-
tentes; l'esprit lui-même ne devient objet de science transmissible et
maniable que par ses manifestations matérielles; etcela justifie d'une
certaine façon l'attitude matérialiste.
Précisons davantage. L'hypothèse polypsychiste elle-même, telle
que je l'ai rappelée plus haut, n'est pas une hypothèse matérialiste.
Sans doute il y a des êtres qui sont des colonies de monades et les
monades élémentaires jouent par rapport à lui le rôle de corps,
en tant du moins qu'elles forment une société où se développent des
frottements internes. Mais l'être ne saurait être conçu comme étant
simplement la somme de ces monades partielles. La synthèse est
transcendante aux facteurs intégrants; une monade supérieure fait
l'unité du groupe et de là naît une qualité nouvelle. Bien plus, c'est
cette qualité même qui explique le groupe, loin de s'expliquer par
lui : cela, conformément aux principes de toute philosophie du
devenir, en vertu desquels les causes finales sont les vraies causes
efficaces. Quelle solution p]us spiritualiste pourrait-on vouloir?
A un autre point de vue, le spiritualisme est un devoir. De la
matière pure qui est pure puissance, vers l'esprit de plus en plus
E. LE ROY. — SUR LA NOUVKLLK PHILOSOPHIE. 42b
autonome en qui seul se trouve le principe de l'actualité : ainsi
peut-on formuler la tâche humaine et la loi suprême du monde. Se
dégager de la matière, s'affranchir du corps, devenir de plus en plus
esprit, se purifier, s'approfondir, s'intérioriser : voilà notre des-
tinée, voilà ce qui nous est prescrit. Le reste n'existe légitimement
qu'à titre de moyen. Mais n'oublions pas que c'est un moyen néces-
saire. Il faut s'appuyer sur la matière pour monter au-dessus d'elle
en l'entraînant avec soi. Fait capital! Sans les formules du discours,
la science se dissipe en rêve; sans l'épreuve de l'action, la vie
psychologique demeure exposée à l'illusion continuelle; sans la
pratique des œuvres, l'effort moral s'épuise dans le vide; sans les
rites et les dogmes, sans les gestes du culte, la conscience religieuse
reste stérile et enveloppée comme un vague désir qui ne se traduit
point en actes; et de même, sans la Idlrc, c'est-à-dire sans la
matière qui le limite et en le limitant le précise, l'esprit serait à
tout jamais incapable d'arriver à se saisir. Sous des noms différents,
c'est partout la même nécessité, qu'on ne peut reconnaître ici sans
l'avouer aussi là.
Une première difficulté de notre théorie se trouve donc éclaircie :
on voit dans quelle mesure sa conclusion spiritualiste n'aboutit pas
à une négation radicale de la matière.
D'autre part, si Ton conçoit la matière comme un appel vers l'es-
prit et comme une limite imposée à l'action de ce dernier, quelque
habitude que l'on prenne avec raison de tenir pour véritable une
telle existence purement dynamique, ne reste-t-il rien à expliquer
cependant, pour bien comprendre l'origine de cette tendance obscure
appelée matière et son rôle semblable à celui d'un décret porté par
avance? Sans insister sur ce point, je me bornerai à reconnaître
qu'il est peut-être impossible en effet de recevoir la théorie précé-
dente connue suffisante et définitive. 11 faut sans doute rattacher à
quelque transcendance la nécessité qui impose la matière à l'esprit.
Ainsi reparaîtrait dans la philosophie nouvelle la vieille preuve cos-
mologique de l'existence de Dieu.
Enfin pourquoi la matière? Pourquoi cette invention, à certains
égards malheureuse, qui limite la liberté de l'esprit? Je comprends
fort bien, les choses étant ce qu'elles sont aujourd'hui, que le prin-
cipe de la loi morale soit l'obligation imposée à l'homme de se spi-
rilualiser, que la vie morale consiste dans la réduction progressive
de la matière à l'esprit et dans l'affranchissement graduel de ce der-
426 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
nier. Mais alors, si la matière est pourtant (comme on ne peut le
contester) une œuvre de l'esprit, ce serait donc une erreur et une
faute dont nous porterions le poids héréditaire? Car le devoir de
purification eût été inutile, si l'esprit n'avait commencé par une
sorte de chute au sein d'une matière qu'il aurait construite jadis
sans réussir à garder sa maîtrise sur elle. La réponse est aisée. C'est
qu'il faut le lest de la matière pour que l'esprit descende du plan du
rêve pur dans le plan de l'action effective : telle est sa nature et
telle sa mission. Il y aurait là sans doute un intéressant sujet de
recherches : contentons-nous de noter ce fait que la matière est une
conséquence fatale en même temps qu'un inévitable moyen de la vie
discursive, sans laquelle ni la société ne se formerait ni l'individu
n'arriverait à la possession de soi-même ni le monde finalement
n'existerait. J'accorde toutefois que, si en droit la matière est indis-
pensable à l'esprit et dès lors inoffensive, en fait il y a peut-être un
abus actuel de cette matière; et là serait une seconde réponse à la
question posée. Mais c'est un point qu'il faut bien ici que je laisse
de côté, pour terminer par un retour à notre point de départ.
On voit maintenant sans doute quelle solution il faut donner au
problème que nous posions au début de cet article. La matière se
présente par elle-même comme simple aptitude et tendance au déter-
minisme, et l'on ne saurait concevoir de nécessité effective qu'au
sein d'une explicitation au moins naissante qui requiert déjà des
monades. A mesure que l'on détruit par la pensée cette œuvre
d'explicitation des esprits, de manière à purifier graduellement de
toute contingence le déterminisme de la nature, à mesure aussi
l'univers devient plus pauvre et plus confus jusqu'à ce que, retourné
en lin de compte à l'état de simple puissance enveloppée, il n'en
subsiste plus vraiment que le vouloir-être. La nécessité pure est donc
bien une limite virtuelle. Mais pratiquons à la façon du kantisme
unesorte de coupe anatomique dans la continuité du devenir; pla-
çons-nous dans un plan de connaissance postérieur au sens commun.
11 existe alors, en regard l'un de l'autre, une matière aclaelle aux
déterminations précises et un esprit fait qui a des exigences définies.
Du même coup, on constate qu'un déterminisme postulé par l'esprit
est réalisé par la matière. Voilà une nécessité véritable. Mais cette
nécessité se dénoue dès que l'on sort du plan considéré pour remonter
plus haut vers les origines. Car on trouve alors que c'est au fond
l'esprit lui-même qui a fait, pour autant qu'elles sont effectives, et
E. LE ROY. — suu LA noi:vi:li,1': philosophii:, 427
la matière explicite, et les exigences rationnelles. Concluons donc
encore une fois qu'au sein de la vie contingence et nécessité coexis-
tent; ne posons pas entre elles un problème insoluble d'antériorité
cbronologique ; elles se développent intérieurement l'une à l'autre
dans une incessante réaction mutuelle ({ui constitue un inextricable
cercle vicieux, incompréhensible aux seuls intellectualistes; aucune
des deux ne prend sur l'autre une avance quelconque au cours de
leur évolution parallèle et chacune des deux s'accroît de tout ce qui
enrichit l'autre; ce sont deux tendances complémentaires, deux
faces d'une même vérité, tournées ici vers le passé et là vers
l'avenir, dune part poids de la tradition porté par les individus et
imperfection d'une liberté que ses œuvres mêmes limitent, d'autre
part démarche créatrice de la vie, marque du primat de l'action spi-
rituelle et seule cause efficace de progrès; mais c'est de la contin-
gence que vient l'actualité, si c'est la nécessité qui fonde l'harmonie
et l'accord.
Demandera-l-on que les origines soient débrouillées plus complè-
tement? Qu'est-ce que Faction initiale? Est-elle étrangère à l'intel-
ligence? Et si primitivement la matière et l'esprit sont tous deux
amorphes, comment l'amorphe en vient-il à saisir et à ordonner
l'amorphe, comment et pourquoi? Il est facile de répondre. L'action
initiale n'est étrangère ni au sentiment, ni à l'intelligence, ni à la
volonté. Mais elle n'est pas non plus une combinaison de ces trois
facteurs supposés préexistants, ni surtout lun d'eux seulement. Il
faut y voir un indéfinissable complexe d'où sortent par élaboration
discursive sentiment, intelligence et volonté d'abord confondus et
indistincts en lui. Les concepts analytiques sont postérieurs à leur
synthèse vivante, non seulement en fait, mais en droit. C'est là tou-
jours le même mode d'explication, par dissociation du tout et non
association des parties. Rien de plus important que de s'y habi-
tuer, si l'on veut comprendre la philosophie nouvelle. De même,
en demandant comment esprit et matière entrent en rapport, on
suppose implicitement qu'ils sont tous deux réels avant d'être orga-
nisés. Représentation toute statique! En fait, ce qui est donné, c'est
la communion même de la matière et de l'esprit dans l'acte de per-
ception; et ce quil faut chercher, c'est comment l'exercice de la vie
les sépare peu à peu. A chaque instant de ce devenir, il y a réalité
naissante et naissante organisation pour chacun des deux termes,
organisation et réalité en proportion exacte l'une avec l'autre, sans
428 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
qu'il soit jamais légitime de poser entre elles une question de prio-
rité chronologique. Mais pourquoi, dira-t-on, commence et grandit
ce progrès? dans quel but? à quelles fins? Je ne pourrais pas déve-
lopper une réponse convenable, sans entrer dans une foule de
détails. Qu'il me soit donc permis de me borner à un mot. La philo-
sophie nouvelle admet une hiérarchie où l'action morale et religieuse
occupe le sommet et se subordonne Faction pratique et l'action dis-
cursive comme moyens. L'attraction d'une cause finale, voilà l'expli-
cation de la genèse universelle.
Enfin j'examinerai brièvement un dernier groupe d'objections. 11
est facile de situer la doctrine précédente par rapport au kantisme,
en qui elle voit une doctrine purement statique, brutale et rigide,
trop simple, trop crédule aux formes de nombre et d'espace, dénuée
de vie et de mouvement et, pour tout dire d'un mot, relative à un plan
de connaissance auquel point ne suffit de se tenir. Axiomes et caté-
gories, formes de l'entendement ou de la sensibilité, tout cela devient,
tout cela évolue. L'esprit humain est plastique et peut changer ses plus
intimes désirs, pourvu qu'il y mette je ne dirai pas le temps, mais la
durée convenable. Telle est la thèse que je soutiens. Elle soulève, je
le reconnais, une difficulté. Ne laisse-t-elle pas subsister en effet un
certain a priori, à savoir les besoins primordiaux et les tendances
naturelles de l'action? Car l'action que l'on invoque pour expliquer
la genèse de la matière et de la raison ne saurait être incohérente :
il faut qu'elle soit réglée, pour accomplir une œuvre qui se tienne.
Et alors voici le déterminisme qui reparaît : relations unissant notre
discours à notre structure corporelle, rapports constants entre les
phénomènes de notre vie pratique, autant de lois véritables. Com-
ment concevoir une liberté dont les origines se perdent ainsi dans
les ombres d'un aveugle instinct? Toute la démonstration qu'on en
donnait ne tombe-t-elle pas ruinée par la base? On n'a fait, semble-
t-il, qu'un déplacement dans la nécessité a priori : on ne l'a pas
dissoute. — Je répondrai d'un mot à chaque demande. Il est vrai
qu'un a priori subsiste, un a priori d'ordre moral et religieux,
auquel se rattachent — comme je l'ai dit — les exigences et dispo-
sitions spontanées de l'action pratique, ainsi que les principes qui
définissent l'attitude discursive : je m'arrête pour le moment à ce
terme provisoire, sans entreprendre d'approfondir le fait initial qui
se trouve ainsi posé à la source de la série explicative. Revenons à
l'action pratique. J'accorde qu'elle est réglée dans son jeu, uniforme
E. LE ROY. — suit LA NOIVELI.K l'IlILOSOPlIlK. 429
dans ses démarches. J'accorde qu'en chacun de ses états d'actualité
elle manifeste un certain déterminisme qui fait frein contre elle.
Mais il n'y aurait là contradiction avec ma thèse que si l'on devait
regarder ce déterminisme comme tout fait par avance, comme infi-
niment précis dès l'origine. Or bien au contraire il faut se repré-
senter qu'au sein d'une actualité naissante il n'y a qu'un détermi-
nisme naissant, non pas que la contingence augmente à mesure que
l'on remonte vers le passé des choses, mais l'actualité diminue et,
avec elle, diminue aussi la possibilité d'un ordre rigoureux. Consi-
dérons un moment réel du devenir; un accroissement infinitésimal
d'action entraîne un accroissement infinitésimal correspondant du
déterminisme établi ; et si le déterminisme antérieur limite la liberté
du progrès, celui-ci à son tour réagit sur celui-là pour le modifier
un peu. Gardons-nous d'imaginer (ju'un déterminisme existe inté-
gralement préformé avant tout commencement d'action : ce serait
l'erreur intellectualiste, alors que la vérité consiste à tenir pour
exactement proportionnées l'une à l'autre dans chacun de leurs
états successifs la contingence et la nécessité. Et quant à lob-
jeclion qui concerne la liberté prise en elle-même, elle provient
d'une illusion analogue. A chaque instant il y a une dose de
lumière et de conscience proportionnée à la nature et à la quantité
de l'action possible. C'est d'un point de vue finaliste que l'on peut
apercevoir la liberté, car elle est plus dans les ensembles que dans les
détails, plus dans la durée que dans le temps. Bref, déterminisme et
liberté ne s'opposent que pour qui en fait des choses, l'une constituée
totalement dès avant la première aube de la vie, l'autre reléguée au
tei-me de l'évolution et dès lors tuée avant de naître par le détermi-
nisme qui l'a précédée; mais encore une fois ce n'est pas là une
image exacte de la réalité ; déterminisme et liberté croissent l'un au
sein de l'autre et chaque degré de l'actuel en contient une mesure
qui laisse entre eux subsister un équilibre dynamique.
Ainsi, pour qui se place dans le présent, c'est-à-dire dans un cer-
tain plan du devenir, la solution pratiquement vraie, c'est la solu-
tion dualiste : une matière intrinsèquement déterminée, un esprit
qui veut le déterminisme, et une exacte adaptation de ce fait à ce
désir. Mais ce n'est là qu'un moment de la vérité, non la vérité
complète. Si l'on envisage dans sa totalité la genèse du monde, on
constate le rôle créateur de l'esprit et le primat de la liberté. Les
qualités elles-mêmes, les images sont déjà des inventions de l'esprit,
430 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
des inventions tombées dans le domaine public et devenues des
routines, au point de sembler aujourd'hui s'imposer du dehors.
Quant à la nécessité que les choses recèlent, cette nécessité — habi-
tuelle el traditionnelle — doit au fond son existence même à l'action
libre des monades. En somme, la matière est une œuvre antique de
l'esprit, une œuvre partiellement oubliée de son auteur et qui par
suite le limite, une œuvre enfin qui marque l'impuissance actuelle
de l'homme à vivre dans sa plénitude la vie spirituelle intégrale.
Découvrir la nature, c'est en un certain sens réapprendre lentement
un travail ancien de la pensée. C'est aussi expliciter, par un effort
conscient de recherche méthodique, celles des virtualités primitives
que l'esprit avait tout d'abord négligées comme inutiles. L'univers,
pour autant qu'il est effectif et actuel, prend ainsi l'aspect d'une
œuvre d'art que les besoins pratiques ont ébauchée, que la science et
l'activité réfléchie continuent. De ce principe on pourrait déduire et
une logique de l'invention et une morale du progrès. Bornons-nous
à une courte remarque. Qu'est-ce que le génie, dans l'un et l'autre
ordre? D'abord, un sens, un tact, un instinct, qui font deviner les
choses et leurs richesses restées virtuelles. Puis, une aptitude sin-
gulière d'un esprit à s'insérer dans le réel, à faire corps avec lui, à
descendre en son intimité par une sympathie active, à percevoir sa
respiration intérieure et son rythme de vie, jusqu'à pouvoir agir
comme une force de la nature pour continuer les mouvements de
genèse. Enfin, une exceptionnelle intériorité, permettant de retrouver
au fond de soi au moins partiellement la maîtrise perdue sur la
matière, conduisant à revivifier un peu de ce qui est habitude
inconsciente chez le commun des hommes, donnant ainsi quelque
chose d'analogue au pouvoir de miracle, c'est-à-dire la faculté pour
un individu d'agir avec la puissance de l'esprit universel. Que le
génie soit cela, que ce soit à force d'intériorité que l'on en vienne
à dominer la matière, qu'il soit possible de s'identifier avec elle
jusqu'à sentir ses pulsations les plus profondes et jusqu'à les pro-
longer en action de vie, n'est-ce pas une preuve de plus en faveur
de la théorie que j'ai soutenue"?
Résumons, pour finir, toutes nos conclusions en quelques formules
décisives.
J'envisagerai d'abord ce qu'est la matière en droit, puis ce qu'elle
est en fait.
En droit, la matière se présente sous un double aspect : comme
E. LE ROY. — SLR I.A NOLVKI.I.E l'IlII.OSÛI'HIi:. 431
appel à l'esprit pour acquérir l'actualilc et Toxplicitation, comme
inertie qui permet l'établissement et la permanence de résultats
maniables et transmissibles. Naissante en face d'un esprit lui-même
naissant, elle est à chaque moment du devenir l'occasion et l'instru-
ment du progrès, par le point d'appui qu'elle constitue pour l'action,
par la base qu'elle fournit à la société des monades.
Mais, en fait, la matière apparaît comme une restriction qui
limite la libertt' de l'esprit. C'est le poids mort du passe qui pèse
aujourd'hui sur la race, c'est un groupe d'habitudes héréditaires
tombées dans l'inconscience, c'est une induration du devenir, c'est
l'impuissance de la pensée à vivre toutes ses onivres d'autrefois.
Les mécanismes que l'esprit a montés se sont retournés contre lui.
Il faut tendre à revenir du fait au droit : le contraire serait idolâ-
trie, fétichisme, déchéance. Travaillons donc à restaurer notre
empire sur les choses, d'une part en retrouvant les chemins oubliés
par lesquels notre pensée créatrice a passé jadis pour constituer le
monde de l'expérience, d'autre part en nous libérant par l'effort
moral de la tendance mauvaise qui nous porte à nous abandonner
en proie à un déterminisme que nous-mêmes avons fait. L'efficacité
de notre science prouve que la tâche est possible, et c'est le devoir
humain que de la poursuivre sans cesse.
J'ai fini. Est-il besoin de conclure? Les choses peut-être parlent
assez d'elles-mêmes. On doit, comprendre maintenant pourquoi la
science réussit, d'où vient son efficacité, et que ce double fait ne
saurait être invoqué sans contradiction contre la thèse de la contin-
gence des lois. Par rapport à l'ensemble des monades, la matière
pure est un instinct, la matière actuelle une habitude, impulsion
primordiale et inertie de conservation. Quand l'esprit abandonne la
nature à elle-même, le déterminisme qui est son œuvre fonctionne
à la façon d'un volant régulateur : voilà ce qui fonde la science,
d'autant mieux que l'esprit n'a pas ou n'a plus la force de garder
effectivement la maîtrise qu'il possède en droit. Mais cette nécessité
toute relative à la pratique pourrait être changée par les monades,
à condition qu'elles y mettent l'entente et la durée convenables, et
la critique démontre la plasticité de la matière-instinct et de la
matière-habitude : nous voici donc revenus à la thèse de la contin-
gence. Bref, si les choses donnent prise aux méthodes scientifiques,
c'est que l'esprit qui les retrouve est au fond le même esprit qui les
a faites, par des procédés qui se ressemblent ici et là; et si l'on
432 KEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE,
saisit les choses par l'action vécue mieux que par l'intelligence
pure, c'est qu'elles sont moins en effet des produits de notre intel-
ligence que des produits de notre action, qu'elles contiennent en
effet moins de clarté discursive que d'énergie obscure, moins de
lumière que de vie. Je crois avoir terminé ainsi l'examen des prin-
cipales objections que soulève la philosophie nouvelle. A des recher-
ches ultérieures d'achever la preuve positive que cette philosophie
réclame, en montrant par des applications nombreuses la fécondité
de ses principes.
Edouard Le Roy.
LA PHILOSOPHIE NOUVELLE
ET L'INTELLECTUALISME
Dans une lettre à M. Penjon, African Spir décrit en termes pitto-
resques l'attitude de l'homme en qui s'est faite la révélation de la
vérité définitive : « Je ne souhaite rien tant que de savoir ce qu'on
peut objecter en France à ces doctrines. Comme le brigand qui crie
au passant : La bourse ou la viel je voudrais menacer d'un pistolet
— non chargé, mais sans qu'on le sût — tout homme pensant et lui
dire : Réfute ces théories, ou reconnais-les pour vraies' ! » Telle est
l'attitude du vrai philosophe, telle est Tattitude de M. Le Roy. Il place
« la philosophie nouvelle » au milieu de la route où nous devons
passer, il nous somme de nous avancer. Ou nous le suivrons ou, si
nous refusons, nous dirons pourquoi. Impossible d'éluder la réponse,
d'autant que M. Le Roy, par un scrupule de modestie, s'est trouvé
mettre ses adversaires dans une situation fort gênante, et qui pour
tous autres que des philosophes aurait paru fort humiliante : il se
défend d'inventer une doctrine, d'apporter une hypothèse nouvelle;
il constate simplement un fait, c'est que la philosophie, telle qu'on la
concevait jusque il y a trente ans, la philosophie de la raison et de la
vérité, a fait son temps, et que ceux-là seuls se refusent à recon-
naître le fait, chez qui l'intellectualisme a engendré une radicale
incapacité de comprendre. La philosophie nouvelle seule est légi-
time, puisque seule elle existe en face de l'intellectualisme, c'est-
à-dire d'une sorte de monstre, qui au fur et à mesure des besoins de
la polémique et pour la commodité du discours se grossit de toutes
les erreurs, de tous les préjugés, de toutes les contradictions qu'il
est possible à un auteur ingénieux de discerner dans l'histoire de la
i. Esquisses de philosophie critique. Préface, p. xi.
Rkv. Mkta. t. IX. — 1901. 30
434 HKVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
science et dans l'histoire de la philosophie. Ce que M. Le Roy met
ainsi en question dans chacune de ses thèses, c'est le droit à la vie
spirituelle de la pensée claire et de la pensée pure, de celle qui n'est
engagée ni dans les compromis de l'action ni dans les souvenirs
du dogme. Ce droit, nous croyons qu'il est nécessaire de le défendre
dans cette Revue même, non pas que nous ayons jamais cherché ou
seulement souhaité je ne sais quelle unité doctrinale, qui suffirait
pour arrêter net le progrés de la spéculation philosophique, mais
parce que ce progrès n'est possible qu'à certaines conditions de
discipline intellectuelle, il suppose certains principes de méthode;
nous nous demandons si l'efi'ort pour organiser une méthode com-
mune ne serait point paralysé au cas où les notions fondamentales
devraient demeurer dans le jour équivoque où les a transposées la
dialectique de la philosophie nouvelle.
Nous ne nous sommes pourtant point décidé à cette étude critique
sans quelques regrets et sans beaucoup de réserves. L'allure de la
polémique que M. Le Roy a engagée contre l'intellectualisme nous con-
damne à insister sur les points où nous paraîtrons en contradiction
directe avec lui, à laisser de côté les points qui nous sont communs
et qui, à les bien prendre, seraient essentiels, en ne disant pas assez.
combien nous lui sommes reconnaissants de les avoir soutenus avec
son remarquable talent d'écrivain et de dialecticien. 11 nous a donné
le spectacle rare et captivant d'une Ame en qui se réalise une doc-
trine, en qui la pensée se fait action, conlormêment à la vérité
qu'elle proclame; il inspire une sympathie spirituelle qui ne peut
manquer de subsister et de s'approfondir, alors même que des diver-
gences irréductibles se manifesteraient entre ce qui serait la philo-
sophie nouvelle et ce qui continuerait d'être la philosophie. — Et il y
aune seconde raison pour que notre étude ne puisse être vraie qu'en
partie : les lecteurs de iM. Le Roy ont pu soupçonner à maintes
reprises, les auditeurs de M. Le Pioy ont mieux vu encore, à quel point
cette doctrine de la vie et de l'évolution est capable de vie et d'évo-
lution, comment elle se découvre des retraites par un retour inat-
tendu sur elle-même, atténuant les contours des thè&cs et en fondant
tous les traits de façon à ne plus offrir de prise à l'adversaire, puis
comment, au sortir des défilés subtils où elle s'est contractée, elle
s'ouvre les larges et magnifiques horizons qui séduisent l'imagina-
tion, qui promettent l'avenir et la victoire. Si nous n'avions écouté
que notre sentiment personnel, nous serions resté spectateur impar-
L. BRUNSCHVICG.— l'iiiidsoi'iiiK nouvki.li:, intei.lkctualisme. 43^
liai et charme devant cet esprit qui se fait, nous l'aurions laissé
dérouler de lui-même par le jeu de son activité interne les difficultés
qui surgissent moins du fond obscur des choses que des solutions par
lesquelles on a cru l'éclairer et nous aurions attendu que la philoso-
phie nouvelle devint l'égale des grands systèmes ({ui se présentent
à nous dans l'histoire, purs de toute contradiction, comprenant en
eux le monde tout entier de la pensée, source de vie et de fécondité
pour les esprits ([ui ont pu en saisir le point de vue central et l'har-
monie. C'est pourquoi nous regrettons (jue M. Le Roy se soit plu à
poser le problème d'une façon tellement aiguë : il nous a interdit de
nous arrêter à ces considérations de sagesse — qui seraient aussi
des considérations de justice — et il nous a obligé à souligner dès
l'abord le malentendu fondamental qui nous sépare de la philoso-
phie nouvelle.
I
« Le mouvement critique dont je parle offre ceci de particulier que
loin d'avoir été pour ainsi dire appelé du dehors par des préoccupa-
lions métaphysiques et des morales (bien qu'il ait peut-être des con-
séquences dans ces deux domaines), il s'est produit à l'intérieur de
la science, sous la pression des besoins internes, au contact même
des faits et des théories '. » La philosophie nouvelle a une base posi-
tive : mieux, elle est un « positivisme », né de la rencontre entre la
critique des sciences faite par l'école contemporaine dont le chef est
M. Poincaré et la nouvelle méthode d'analyse psychologique dont
M. Bergson a été l'initiateur. Mais comment ne pas voir que la phi-
losophie nouvelle, et en cela même qui la caractérise comme philoso-
phie nouvelle, déborde par delà le positivisme? Le plus rare éloo-e
que l'on puisse faire et de M. Poincaré et de M. Bergson, c'est de
remarquer le trait d'originalité profonde qui leur est commun .• ils se
sont imposé cette loi héroïque de se replacer devant chaque problème
avec un esprit neuf et de conquérir par un elTort nouveau la solution
spécifique que comporte chaque objet différent. Comment préjuger
la solution qu'ils apporteront aux questions qu'il leur a plu jus-
qu'ici de réserver? comment décrire à l'avance et prétendre fermer
la courbe que leur pensée devra suivre? Ne s'exposerait-on pas à
1. Le Roy, Un posilivisme nouveau, licv. de »t.ct., l'JOl, p. 139.
436 KEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DF, MORALE.
des méprises et à des mécomptes? le rapport de M. Poincaré au
Congrès de Physique de Tannée dernière et la récente communication
de M. Bergson à la Société Française de Philosophie sont à cet égard
(les avertissements décisifs.
Si donc la philosophie nouvelle s'approprie certaines théories de
M. Poincaré et de M. Bergson et les utilise en vue des conclusions
qu'elle désire, il est possible que ces conclusions ne se rattachent
pas étroitement ni même logiquement à ces théories. Il est conforme
à la psychologie de M. Le Roy, à celte finalité transcendante par
laquelle il définit l'esprit' de réserver la part des influences incon-
scientes, des aspirations secrètes ; ces influences et ces aspirations
expliquent peut-être que M. Le Roy ait cru orienté vers la seule phi-
losophie nouvelle un mouvement critique qui comporte — et qui
d'ailleurs avait déjà reçu — une interprétation idéaliste et rationa-
liste. Pour le dire tout de suite, il nous apparaît que la philosophie
nouvelle est tout entière, dans sa partie positive, une critique des
deux tendances contre lesquelles le rationalisme du xix"' siècle avait
soutenu une lutte victorieuse, à notre sens : la première toute logique
et toute abstraite substitue à l'activité intellectuelle, telle que l'ont
conçue les Leibnitz et les Kant, un formalisme issu du principe de
contradiction et sur ce seul principe analytique régulateur et d'un
usage tout négatif prétend faire reposer l'édifice de la connais-
sance; la seconde, inverse et complémentaire de la première, est tout
empiriste et toute positive ; elle identifie la réalité avec le fait observé
et considère la science comme vraie par cela seul qu'elle recueille
le résultat de l'expérience. Or d'autant que l'intellectualisme s'as-
socie à cette double critique, historiquement issue de lui, d'autant il
permet de mesurer l'écart qui la sépare des thèses métaphysiques
que M. Le Roy présente comme autorisées et même nécessitées par
cette critique, et qui n'iraient à rien moins qu'à rompre l'unité et la
continuité de la vie spirituelle, en subordonnant l'intelligible à
l'obscur, en posant le primat de l'action, en écrasant en quelque
sorte le développement libre et intérieur de l'esprit entre deux trans-
cendances : l'intuition primitive du réel qui serait en deçà de toute
\. Sur quelques objections adressées à la nouvelle philosophie. Rev. de met.,
l'JOl, mai et juillet. -M. Le Roy a bien voulu nous communiquer en manuscrit la
seconde partie de son article, de façon à ne pas retarder la publication de la
critique que nous avions projeté d'écrire. Nous tenons à signaler la courtoisie
du procédé, et à l'en remercier.
L. BRUNSCHVICG.— PHILOSOPHIE NOLVEi.i.K, i.NTi: i,m:ctl'ai.is>ie. 437
perception et de toute connaissance effective, rintuilion morale et
religieuse (lui serait comme une limite supérieure à toute activité
proprement humaine, et pour nous inaccessible. En d'autres termes,
les réflexions sur la critique des sciences qui ont amené M. Le Roy à
ses propositions initiales ne sont pasdu même ordre que les volontés
inconscientes qui l'ont décidé à en tirer certaines conclusions méta-
physiques. La philosophie nouvelle peut être légitime en soi, comme
tout système spéculatif; mais cette légitimité ne sera pas exclusive
d'une direction din"érente pour la pensée. Quiconque n'en accepterait
pas le contenu métaphysique ne serait pas réduit à opter entre deux
partis : ou se confiner dans la contemplation du principe de contra-
diction et dans la répétition stérile des formules de l'identité, ou
revenir aux thèses surannées de l'ancien positivisme. L'alternative
ainsi formulée laisse échapper la solution où nous nous proposons de
rechercher, en conformité avec l'esprit qui a régné dans l'antiquité
grecque et de Descartes à Hegel dans les temps modernes, l'intelli-
gence véritable de la philosophie, et qui est proprement la solution
intellectualiste.
La philosophie nouvelle s'assoit sur les ruines de l'intellectua-
lisme. Mais c'est une question de savoir si c'est réfuter l'intellectua-
lisme, ou si c'est le méconnaître, que de lui appliquer le procédé
familier à M. Le Roy, le procédé de dissociation. L'intellectualisme
conçoit la pensée comme une activité synthétique qui fonde la vérité
par le progrès incessant qu'elle efTectue, à partir des relations
confuses impliquées dans les données de la sensation jusqu'aux
principes d'intelligibilité qui donnent à la multiplicité de ces rela-
tions l'harmonie d'un système; de cette pensée et de cette vérité qui
est essentiellement unité et continuité, M. Le Roy fait deux parts :
« Intuition et mise en ordre, expérience et création, voilà les deux
pôles entre lesquels oscille notre pensée... Les deux tendances
fondamentales, du fait même de leur mélange, n'ont pas épuisé
la vertu qu'elles recèlent. On va maintenant les dissocier, prendre
conscience explicite et vive de chacune d'elles, les cultiver sépa-
rément l'une après l'autre pour elles-mêmes et les pousser ainsi jus-
qu'au bout de leur développement '. » Dès la première démarche de
sa dialectique M. Le Roy refuse de considérer Tintelleclualisme sous
1. Le Roy, Science et Philosophie, Rev. de met., 1899, p. 424. M. Le Roy ajoute
en soulignant : ■• Ce sera la Science et la Philosophie, l'une organisation systé-
matique, l'autre intuition vivante et riche. »
438 RliVLE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
la forme de l'idéalisme critique où nous le croyons vrai; il rompt
délibérément l'unité synthétique de la pensée pour retourner aux
éléments statiques sur lesquels se fondait le dogmatisme de jadis.
S'il y a une vérité, il faut qu'elle soit ou l'évidence de la raison ou
l'intuition de la réalité. A la question ainsi posée, M. Le Roy se charge
de répondre : le progrès même de lactivité intellectuelle suffit pour
attester qu'il n'y a ni d'un côté ni de l'autre des principes absolus; dès
lors, pour qui méconnaît toute pensée immanente qui travaillerait à
unir expérience et raison, il faut qu'elles se rejoignent par une inter-
vention du dehors, il faut recourir à la transcendance de l'action.
S'il en est ainsi, la défense de l'intellectualisme ne consistera pas
à discuter les critiques que M. Le Roy lui oppose, mais simplement à
se donner le spectacle de la genèse de la philosophie nouvelle'. La
philosophie nouvelle s'est constituée en contradiction avec la thèse
de l'idéalisme absolu et avec la thèse de l'ancien positivisme. Suivant
l'idéalisme absolu, la vérité scientifique se conçoit sous la forme d'un
système cohérent qui, à partir de principes définis, se déroule de
lui-même, attestant sa légitimité par sa conformité aux règles de
la logique. C'est cette idée de la vérité scientifique qui a inspiré aux
savants contemporains le travail d'épuration logique qu'ils ont fait
subir aux sciences mathématico-physiques. Ils ont recherché ce
que l'on avait le droit d'affirmer en toute rigueur comme légitimé
(i priori par la seule autorité de la raison ou, comme on disait autre-
fois, par la seule force de la forme. Or l'unique principe rationnel
qui soit susceptible d'une formule précise, c'est le principe de con-
tradiction ^ et par suite l'unique exigence qu'il faille imposer à la
science, c'est suivant l'expression de M. Le Roy la permanence des
formes opératoires. Quelle matière peut être soumise à ces formes?
N'importe laquelle, ou plus exactement aucune matière. La logique
pure ne connaît ni le nombre entier, ni le nombre fractionnaire, ni
Timaginaire; elle définit a priori certaines conditions de groupe-
ment dont elle n'a pas à justifier l'application à la réalité, dont elle
n'a même pas à rechercher le symbole Imaginatif, le schème repré-
sentatif, et elle tire les conséquences de ces conditions. Dès lors la
rigueur des conclusions obtenues donne satisfaction à l'esprit, en
tant que l'esprit prétend rester fidèle aux conventions qu'il a faites
i. Bulletin de la Société française de philosophie, mai 190), p. 14.
2. Rev de tnét., 1899, p. 543 et siiiv.
L. BRUNSCHVICG— l'IIlLOSKl'Illb: ?;0LVK1.1,E, IMELLKCTUM.lSMl- . i3'.)
avec lui-même; elle n'a aucun caractère de réalité; car les choses
sont situées en dehors de celte sphère idéale dont la cohérence
interne est la loi constitutive. A. un même système analytique on
peut suspendre une infinité de géométries reposant sur des pos-
tulats divers. De quel droit l'idéalisme ahsolu distini^uerait-il
entre la valeur de l'une et la valeur de l'autre, puisque les formes
opératoires y sont également permanentes? Comment savoir que la
théorie de l'ondulation est plus vraie que celle de l'émission, alors
que l'on ne considère que la rigueur de l'enchaînement mathéma-
tique? Il faudra sortir du système logifiue pour examiner les hypo-
thèses auxiliaires qui din'ércncicnt une théorie de l'autre; la vérité
sera extérieure à la raison, elle viendra de l'expérience. « L'idée
banale d'une mathématique purement conventionnelle et subjective
— exacte en un certain sens — est néanmoins incomplète et veut
être corrigée. // y a drs faits mathématiques '. »
Le positivisme, si profondément enraciné chez les savants qu'ils
en arrivent à ne plus le distinguer de la science elle-même et qu'ils
disent indifféremment esprit scientifique ou esprit positif, définit la
vérité comme la prise de possession du réel, et elle identifie le réel
avec le fait-. La science est vraie parce qu'elle a pour contenu les
faits : la rotation de la terre est un fait, suivant l'exemple si carac-
téristique choisi par M. Le Roy; la fusion du phosphore à 44° e>t un
fait. Tout expérimentateur, tout « praticien », qui proclame la
valeur de sa science, pense faire tenir dans ce qu'il sait et dans ce
qu'il enseigne l'exacte représentation de la nature qui est au dehors.
Mais il faut bien reconnaître aujourd'hui que la psychologie de la
connaissance et la critique scientifique ont fait définitivement justice
de ce positivisme simpliste ; si la connaissance du réel doit être
l'intuition d'un donne immédiat, la connaissance scientifique n'est
pas réelle. Qu'on se reporte aux analyses psychologiques qui nous
font voir dans tout ordre de perception le produit d'une sélection
due aux exigences de l'action ; les organes des sens correspondent
aux attitudes utilitaires que l'homme prend vis-à-vis de l'univers
et ils nous obligent à un niorcelage discursif de la réalité. Et si le
fait sensible est déjà éloigné du réel, que dire du fait scientifique^?
1. Reu. de met., 1900, p. 41.
2. Id., 1899, p. 51o el suiv.
3. La science positive et la liberté. Bihliothcrjue du Conr/rcs Internationat de
philoîopliie, t. I, p. 323, cl Uiillelin, p. 18.
440 REVUK DK MÉTAPHYSIQUE ET DE MOUALE.
Entre le fait scientifique et le fait sensible, il y a une distance que
la critique nous révèle : le fait sensible est, dans l'observation d'une
éclipse, un jeu d'ombre et de lumière; le fait scientifique suppose
une horloge, c'est-k-dire une théorie de la mesure du temps,
laquelle met en cause toute la mécanique, et une théorie de la
lunette astronomique, laquelle suppose les lois de la propagation
de la lumière et la géométrie euclidienne; n'importe quel fait scien-
tifique suppose toute la science — et toute la nature. Le positivisme
s'écroule avec la chimère du fait qui se présente isolé, indépen-
dant, à la constatation de l'observateur et qui de sa propre autorité
s'introduit dans la science.
Telles sont, résumées avec toute l'exactitude dont nous sommes
capables, les deux suites d'idées qui auraient amené M. Le Roy à
renverser la conception traditionnelle de la vérité scientifique :
lidéalisme absolu nous conduit au positivisme, et le positivisme
nous renvoie à lidéalisme. Nous voici au rouet. Mais cette double
critique ne saurait toucher l'intellectualisme; la méthode de l'intel-
lectualisme consiste en efl'et, et au moins depuis Kant, à ne pas
préjuger la notion qu'il convient de se faire de la vérité scientifique,
à ne pas se préoccuper du si mais du comment. Le problème ne se
pose pas de savoir si, la vérité se définissant évidence de la raison
ou intuition de la réalité, la science satisfait à cette définition pré-
conçue de la vérité, mais, la connaissance scientifique étant donnée
à la réflexion du philosophe, de chercher quelle conception de la
vérité elle lui permet de se faire. Cette attitude intellectualiste, qui,
au lieu de subordonner la science à un type a priori de vérité, tire
de la réalité scientifique la compréhension de la vérité, a échappé
à i\I. Le Roy : « La définition que j'incrimine est celle-ci : la vérité con-
siste en la conformité de la pensée à son objet. C'est la définition
scolastique : veritas est acliequatio rei et intellectusK » Suivant la loi
qui est peut-être la mieux établie dans l'histoire des idées philoso-
phiques, M. Le Roy, en s'attachant à réfuter la doctrine scolastique,
s'est à son insu placé au même point de vue qu'elle. Si la vérité est
quelque chose de transcendant par rapport au développement de
l'esprit humain, la négation de la transcendance nous obligerait à
nous placer dans l'immanence de la pensée; mais l'immanence, pour
M. Le Roy, n"a jamais sa fin en elle-même, nous ne pouvons pas
1. Rev. de met., 1899, p. S60.
L. BRUNSCHVICG.— l'iiiLOSopiiii: NOCVKij.K, imkllkctlalisme. 441
porter le poids de notre pensée, qui elie-mrme porte le monde;
l'immanence n'est qu'un moment provisoire de la dialectique qui
s'achève dans la transcendance de l'action.
Sans cette rupture à priori de l'immanence et de l'unité de la
pensée, sans cette volonté primordiale de l'appel à la transcendance,
quelle signification et quelle portée aurait le raisonnement qui
donne naissance à la philosophie nouvelle? Ce raisonnement est
celui-ci : Étant démontré que les principes de la science ne sont
pas réductibles au principe de contradiction, qu'ils sont syntliéliqnes
et non analytiques, alors ils ne sont susceptibles d'aucune détermi-
nation rationnelle, d'aucune justification logique, et il faut dire
qu'ils sont arbitraires. Étant démontré que les faits ne sont pas les
faits naturels du positivisme, des morceaux de nature que l'esprit
recueillerait et détacherait avec la loi qui la régit et qui serait
inscrite en eux, ils ne correspondent plus à des données indépen-
dantes du savant, et il faut dire qu'ils sont artificiels ^. Une raison
indéterminée ne peut constituer aucune vérité; une nature indé-
terminée ne peut supporter aucune vérité. Demander à la raison de
connaître la vérité de la nature, c'est aboutir à une double négation,
et c'est pourquoi l'intellectualisme rend le scepticisme imminent-.
Quel remède au scepticisme, sinon de découvrir un point de vue
d'où les concepts d'arbitraire et d'artificiel cessent d'être de pures
négations, d'où ils puissent acquérir une valeur positive, c'est-
à-dire se justifier en fonction d'une réalité positive? Cette réalité
positive est l'action, et la philosophie nouvelle se constitue en oppo-
sition à l'intellectualisme comme une philosophie de l'action. Dès
lors qu'importe que les théories soient arbitraires, si elles sont
commodes, si elles nous permettent de « parler » la morale et
d'assurer la circulation sociale du discours scientifique? Qu'importe
que les faits soient artificiels, si par eux nous avons prise sur la
nature, si nous la captons et la conduisons à nos fins utilitaires? La
valeur de la science c'est de rendre la nature « agissable » pour
nous, et la science est d'autant plus efficace qu'elle est plus maniable.
Ce qu'il y a de positif en elle c'est l'efficacité, non la vérité. Et ainsi
s'explique la formule de M. Le Roy : « On échappe au scepticisme
dans la mesure où l'on abandonne l'intellectualisme ' ». Qu'on aban-
1. Bulletin, p. 20.
2. liev. de met., lOOl, p. 326.
3. W., 1901, p. 327.
442 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
donne en effet la prétention injustifiable de la science à la vérité;
il restera qu'elle est un moyen d'action. La théorie de la science,
que les rationalistes du xix" siècle avaient considérée comme leur
citadelle, devient la pièce maîtresse de la philosophie nouvelle qui
s'intitule elle-même un positivisme '.
Pourtant, si nous voulons caractériser cette philosophie dont
nous avons cherché à retracer la genèse, ce mot de positivisme
sera le plus propre à nous égarer sur le contenu et sur les ten-
dances de la philosophie nouvelle. Si M. Le Roy l'a choisi, je ne
dirai pas que c'est par amour du paradoxe, mais c'est, si je ne me
trompe, parce qu'il tenait à écarter les dénominations qui avaient
été proposées et qui lui plaisaient moins. La philosophie nouvelle,
écrivait-il à M. Couturat, « n'est ni un empirisme, ni un mysticisme,
ni un scepticisme, ni un sensualisme, du moins tant que l'on con-
serve à ces vieux mots leur sens traditionnel - ». Sur l'empirisme —
et sur le sensualisme qui en est la racine — M. Le Roy a l'ait lui-
même des réserves : « Comme philosophie de la pure expérience,
elle répond à la tendance empirique des derniers siècles, elle l'achève
et elle l'exprime, en même temps qu'elle continue une antique tra-
dition, s'il est vrai que le retour au donné immédiat ait toujours clé
l'objet profond des métaphysiciens^ ». Nous demandons à notre tour
la permission de faire de semblables réserves sur le scepticisme et
sur le mysticisme.
Aux yeux de M. Le Roy la philosophie nouvelle donne l'unique
réfutation possible du scepticisme, et c'est en un sens une réfutation
irréfutable : les sceptiques ne trouveront rien à y répondre, ou plutôt
ils ne chercheront rien; ils en seront trop satisfaits. En effet ce que
la philosophie nouvelle appelle la réfutation du scepticisme, c'est
en réalité la réfutation du vieil argument dirigé contre les scepti-
ques, que l'on montrait obligés de démentir dans la pratique et dans
la vie leur négation obstinée de toute raison et de toute vérité : Spi-
noza poussait la naïveté du préjugé intellectualiste jusqu'à croire
qu'il avait triomphé à tout jamais des sceptiques en établissant qu'ils
étaient une secte de muets. Mais voici qu'après avoir renoncé à
toute parole, à toute affirmation de la vérité, ils continuent d'agir :
ils manifestent alors que l'action se justifie par cela même qu'elle
1. Rev. de met., l'JOl, p. loi.
2. M., 1900, p. 232.
3. Id., 1901, p. 295.
Xi. BRUNSCHVICG.— PIIll.OSOl'IlIK NOUYELI-K, 1M KI.LEdUALlS.Mt:. 4^3
exclut toute détermination de la pensée théorique, ils donnent la
seule signification et la seule preuve expérimentale qu'il soit pos-
sible de demandera la thèse du primat de l'action. En fin de compte,
€t tant que les mots conservent leur sens traditionnel, la philosophie
nouvelle se convertit au scepticisme plutôt quClh; ne s'y oppose, et
si le péril en était imminent, ce serait miracle de l'atténuer par la
vertu d'un remède qui ressemble si étrangement à la maladie elle-
même.
En quel sens la philosophie nouvelle est un mysticisme? Certes le
mot de mysticisme a été discrédité par l'abus qui en a été fait au
xix" siècle en vue de ramener par un détour l'apologie de doctrines
que l'on savait désormais impossibles à justifier. Mais, comme le dit
M. Le Roy, « pourquoi les mots nous feraient-ils peur'? » Il y a un
vrai mysticisme, « celui qui a foi dans l'esprit » et qui est le mysti-
cisme des philosophes, de Platon, de Spinoza, de Fichte. Mais à ce
vrai mysticisme s'oppose le mysticisme de la philosophie nouvelle
comme à l'immanence de la raison la 'transcendance de l'action.
Pour M. Le Roy l'obscurité n'est pas un moment provisoire du progrès
intérieur, lié à l'efîort d'approfondissement et de renouvellement
intellectuel, d'où sortira plus de clarté et plus d'intelligibilité; le
clair est définitivement subordonné à l'obscur; la lumière ne se fait
plus avec de l'intelligible, elle est d'un autre ordre, la liberté ne se
fait plus avec de la raison, elle jaillit d'un fond de contingence mys-
térieux et inaccessible -. Dès lors le primat de l'action, l'exaltation
de la vie acquièrent une vertu mystique qui les élève au-dessus de
ce que nous pouvons atteindre par le développement effectif de notre
esprit et en restant dans les conditions de notre humanité : En toute
■circonstance la vie seule fonde, illumine et vérifie. Au fond le seul cri-
tère, c'est la vie '\ Mais en même temps et comme la vie consiste à
ne plus avoir de critère, à ne plus distinguer et à ne plusse détacher
pour juger, la philosophie nouvelle ne sait pas éviter ce qui a été de
tout temps recueil et comme le scandale du mysticisme, je veux dire
le retour inconscient au matérialisme. Accordons à M. Le Roy que la
métaphore est le langage naturel de la métaphysique ■*, et d'autant
plus volontiers que la métaphore est la condition commune à tout
1. Rev. de met., 1901, p. 324.
2. 1(1., 1901, p. 304.
3. Id., 1901, p. 317.
4. Id., 1901, p. 310.
444 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
langage; mais la métaphore est-elle autre chose que le symbole
matériel de la réalité spirituelle? Et si nous refusons à l'intelligence
l'autorité du discernement, si elle n'intervient plus pour faire le
départ de ce qui est expression métaphorique et de ce qui est pensée
effective, n'arrivera-t-il pas que la philosophie restera suspendue aux
métaphores, d'autant plus dangereuses qu'elles sont plus commodes?
Le spiritualisme de M. Le Roy définit l'esprit « une force créatrice et
libre, transcendante à ses œuvres» '; il prétend atteindre, « sous
l'enveloppe inerte du discours, l'âme d'action qui est le support et
le moteur de l'idée- ». « L'intelligence, dit-il ailleurs, est une lumière
qui nous guide et non une force qui se suffit : c'est un auxiliaire, et
non un chef » •'; et il reproche à l'intellectualisme de se contenter
d'une pensée impassible qui est lumière sans chaleur : « pourquoi
préférer ainsi la lumière au mouvement, alors que l'esprit est plutôt
puissance de mouvement que source de lumière *? » Je ne prétends
pas que M. Le Roy prenne toutes ces expressions au pied de l'a lettre,
je ne mets pas en doute la sincérité avec laquelle il condamne le
matérialisme, et l'attribue par surcroît aux intellectualistes; mais il
reste que ces métaphores hardies sont faites pour mettre en défiance
le spiritualiste pur, elles se prêtent trop facilement à l'effort des
faux mystiques pour déplacer peu à peu le centre de la vie intérieure,
pour en sacrifier la spiritualité à l'intervention d'une puissance
extérieure, c'est-à-dire matérielle, aune transcendance que la raison
désavoue et que l'on prétend introduire précisément par le désaveu
de la raison ou, comme dit M. Le Roy, par la subordination du clair à
l'obscur *.
Si nous avons tenu à souligner ces deux caractères de scepticisme
et de mysticisme qui sont essentiels à la philosophie nouvelle et qui
à leur source se rejoignent en une même i-nspiration, nous n'en tirons
d'ailleurs aucun grief contre M. Le Roy. Il entre seulement dans
notre pensée de prévenir les objections qui sont familières aux par-
tisans delà philosophie nouvelle. Dès qu'on discute cette philosophie
sous l'aspect où elle se prête à une discussion effective, c'est-à-dire
comme étant autre chose qu'un scepticisme et qu'un mysticisme,
1. Rev. de met., 1901, p. 303.
2. Id., 1901, p. 307.
3. Id., 1899, p. 425.
4. M., 1901, p. 300.
5. M., 1901, p. 307.
L. BRUNSCHVICG.— PHILOSOI'IIIE NOUVELLE, INTELLECTUALISME. 445
comme étant une dialectique f(jndée sur une distinction et une hié-
rarchie de concepts et relevant d'une méthode universelle de justifi-
cation, on s'expose au reproche de prendre la philosophie nouvelle
en intellectualiste, ce qui serait un siir moyen de ne pas la com-
prendre. Dès lors il n'y a plus de discussion possible; il suffit à la
philosophie nouvelle de dissoudre les notions communes d'intelligi-
bilité, de raison et de vérité, pour se décerner à elle-même les hon-
neurs du triomphe, et pour tourner contre ses adversaires les accu-
sations les plus inattendues, comme celles de limiter et de restreindre
la science, de mutiler les droits de la raison et de méconnaître la
réalité vivante de l'esprit '. A cette situation fausse où place natu-
rellement son contradicteur toute doctrine qui, conformément à la
tradition apologétique de Pascal, veut être une philosophie contre la
philosophie, il n'y a qu'un moyen de faire face, c'est de réserver
expressément la part de ce qui est transcendant à tout langage et
à toute pensée et qui échappe ainsi à toute discussion, puis, ces
réserves faites, de soumettre à l'examen de la dialectique les thèses
qui sont susceptibles de recevoir une forme dialectique.
Voici le passage où se trouve exposée de la façon la plus nette
la dialectique propre à la philosophie nouvelle : « Il faut séparer
plusieurs sens du mot action. Il y a l'action pralique, l'action discur-
sice et l'action profonde qui ne sont point une seule et même chose.
La première engendre le sens commun; la seconde règle la science,
et c'est la troisième qui doit servir de critère en philosophie. Je ne
vois vraiment en cela aucune difficulté sérieuse. Se dégager des illu-
sions que suscite l'exercice de la vie corporelle, s'affranchir des
entraves que met à la vie de la pensée la recherche d'un discours
rigoureux, tendre en fin de compte à faire de tout un objet de vie
spirituelle intégrale : n'est-ce pas parfaitement clair '? » Cette dis-
tinction des trois moments de l'action semble correspondre à celle
de Pascal : « Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume,
l'inspiration ». La vérité religieuse se constitue grâce à la conver-
gence de ces trois puissances qui sont sources d'action discursive,
d'action pratique, d'action profonde. Or ce que Pascal met dans la
lumière éclatante que l'on sait, et qui est le fondement de son apo-
logie, c'est la transcendance radicale de l'ordre supérieur par rap-
1. Rec. (le met., mai l'JOl, et parliculièrement, p. 322.
2. Id., 1901, p. 32ti-7.
446 KEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
port à l'ordre inférieur; de tous les corps réunis on ne saurait tirer
une étincelle d'esprit, et tous les esprits réunis ne sauraient réussir
un mouvement de charité. La religion naturelle est aussi opposée au
christianisme et aussi détestable que l'athéisme, parce qu'entre
Dieu et Thomme elle essaie d'établir un lien de continuité. Dans.
l'Église même, celui-là demeure étranger au Christ qui n'a pas
compris le contraste de nature, la rupture dans l'histoire, et le per-
pétuel antagonisme moral entre le Créateur et la Créature. Ce qui
fait l'originalité de la philosophie nouvelle, c'est que, consacrant
après Pascal l'entrée définitive de l'esprit chrétien dans la philo-
sophie ', elle prétend en même temps éliminer de la nature et de
l'esprit la discontinuité qui était aux yeux de Pascal inséparable de
la transcendance et du primat de l'action, qu'elle emprunte au ratio-
nalisme des Spinoza, des Leibniz et des Kant la notion de continuité
pour en faire la marque et comme la définition de la réalité absolue.
C'est à l'action profonde qu'il appartient d'atteindre le continu :
ce ne sera donc plus le continu rationnel, la continuité du temps ou
de l'espace homogène, la continuité mathématique, que M. Le Roy
considère comme type de discontinuité absolue; ce sera la continuité
dans l'hétérogène. Or comment concilier le continu et l'hétérogène,
sinon en se plaçant dans une période antérieure par hypothèse à
toute perception de différence, à toute notion d'hétérogénéité? Le
continu sera au delà de toute expérience, de toute action effective;
ce sera une virtualité primordiale, complexe, indistincte-. L'action
profonde est-elle capable de nous donner l'intuition du donné pri-
mitif? C'est ici que se présente à M. Le Roy une première difficulté.
Non que la tentation ne fût grande pour lui d'abjurer « les timidités,
classiques >> et de conférer à l'homme la connaissance de l'absolu.
Mais cet absolu que l'action profonde a le privilège d'atteindre est à
la fois l'objet pur ou matière pure et le sujet pur ou esprit pur^
puisque la philosophie nouvelle doit nous apprendre et à vivre la
matière et à vivre la pensée. Dès lors quel parti prendre? Sans
doute, à l'état d'indétermination où l'intuition du donné primitif
saisit la continuité mouvante et hétérogène, il y aurait préjugé
intellectualiste à demander que l'on discernât l'indistinction com-
plexe de la matière et l'indistinction complexe de l'esprit; seule-
1. Rcv. de met., 1901, p. 29o.
2. Id., 1900, p. o9-63; 1901, p. 323, 410 et 41:
L. BRUNSCHVICG.— piiii.osopiiiK nolvki.i.i:, imkllkctiai.ismk. 417
nient la philosophie nouvelle mentirait à son inspiration, qui est le
spiritualisme, et à sa méthode qui est le respect des faits et de leur
spécificité. Il lui a donc fallu se résigner à s'appliquer à elle-même
le procédé de dissociatiou dont elle avait usé [)0ur méconnaître et
pour condamner l'intellectualisme : matière et esprit purs se séparent
l'une de l'autre au sein de l'action profonde qui tendait à les vivre
et vont occuper les deux extrémités d'un spectre continu, l'une à
la base en deçà de l'action pratique qui morcelle la réalité de la
nature, l'autre au sommet au delà de l'action discursive qui mor-
celle la réalité de l'esprit.
De là une seconde difficulté pour la dialectique de M. Le Roy : ce
spectre continu qui est constitué par ce double mouvement vers
l'inluilion de l'absolu, contient-il en lui ses deux extrémités?
M. Le Roy aurait alors le droit d'affirmer que la matière et l'esprit
sont objets de continuité vécue et qu'aucune coupure ne sépare
dans le spectre les franges limites des franges moyennes. Mais alors
aussi, par la vertu de la continuité, la philosophie nouvelle se serait
transformée en son contraire, en un dogmatisme de l'immanence
qui ne laisserait plus de place à l'hétérogénéité des facultés humaines
et érigerait en vérités absolues toutes les affirmations de la raison.
Cette perspective fait réapparaître ces timidités classiques que
M. Le Roy venait de répudier éloquemment. En vain il s'était promis
de s'affranchir du relativisme kantien; il écrit « qu'objet pur et
sujet pur sont deux pôles irréels symbolisant les deux extrémités
d'une continuité intercalaire seule réelle ' ». Entre l'inaccessible et
l'accessible, entre le. symbolique et le vécu, la continuité sera encore
maintenue, mais par une affirmation verbale qui traduit seulement
la volonté de constituer le système en quelque sorte en dépit de
lui-même.
Enfin, comment concevoir la continuité intercalaire elle-même,
une fois qu'on a exclu comme irréelles la continuité de la matière
pure et la continuité de l'esprit pur? La continuité du spectre ne
nous serait révélée que par la continuité du mouvement qui la
parcourt et qui la remplit. Or il se trouve justement que ce mouve-
ment est double et divergent : il est tantôt un mouvement de
descente vers l'infra-rouge — la matière pure, — et tantôt un
mouvement d'ascension vers l'ultra-violet — l'esprit pur -. De plus,.
1. Rev. 'le im-t., IDOl, p. 324; cf. p. iU.
2. Id., 1901, p. 324.
448 REVUE DE MÉÏAPHYSIQUK ET DE MORALE.
et comme si M. Le Roy tenait à faire évanouir toute trace de
continuité, cette divergence se détermine à partir d'une région
centrale qui est la région du discontinu, puisqu'elle est occupée par
l'action pratique et par l'action discursive, c'est-à-dire par le sens
commun et par l'entendement. De ce centre de perspective iront, se
développant en sens inverse, attirées vers deux pôles irréels et trans-
cendants, la vie de la matière et la vie de la pensée, la première défai-
sant Toeuvre utilitaire de la perception pour retrouver par-dessous
l'intuition du donné primitif, la seconde remontant aux sources supra-
logiques du discours pour saisir le dynamisme de l'esprit créateur.
Le vrai problème qui se pose entre la philosophie nouvelle et
l'intellectualisme est donc exactement contraire à celui qu'a traité
M. Le Roy. Perpétuellement M. Le Roy nous donne à choisir entre la
discontinuité de l'intellectualisme et la continuité de la philosophie
nouvelle; et il se trouve que perpétuellement la philosophie
nouvelle manque la continuité, qui demeure pour elle fictive et ima-
ginaire, et se heurte à la discontinuité, comme à la seule réalité
qu'il lui soit possible de saisir effectivement. Ce fait a une raison.
S'il y a disproportion entre l'intention et le résultat de la philo-
sophie nouvelle, c'est que l'intellectualisme est le vrai, suivant
lequel il y a des relations nécessaires entre les catégories philoso-
phiques, et il n'est pas permis d'y faire violence par des transpositions
de concepts. On ne prouve pas la doctrine de Pascal avec la méthode
de Spinoza. Il faut choisir : accepter franchement, avec la thèse de
la transcendance, la discontinuité qui en est la condition, çu si l'on
veut s'orienter vers la continuité, vers le progrès intérieur de l'esprit,
vers la lumière et vers la liberté, il faut franchement aussi faire
fond sur la raison parce que la raison est le principe de toute unité
et de toute continuité. Sans elle, les relations de hiérarchie sur
laquelle s'établit la dialectique de l'action disparaissent dans la
confusion de l'obscurité primitive; pour leur rendre une signification
nous devrons les expliciter à l'aide des principes de rintellectualisme
que la philosophie nouvelle avait rejetés en parole et qu'en réalité
elle avait utilisés comme une armature cachée destinée à rejoindre
les pièces éparses du système. C'est du moins ce que nous allons
nous efforcer d'établir en examinant tour à tour les rapports de
l'action pratique et de l'action discursive à l'action profonde, c'est-
à-dire les rapports de la perception et de la nature, les rapports de
la science et de l'esprit.
L. BRUNSCHVICG.— l'IIll.OSOPIllK >OUVELLK, IMKLI.KCTUALISMK, 449
II
Le primat de l'aption pratique est posé par la philosophie nou-
velle, et en même temps il est dépassé, comme il arrivera pour le pri-
mat de l'action discursive. Il correspond au plan du sens commun,
il explique la perception : il nous interdit aussi de nous y arrêter.
C'était la prétention de l'ancien positivisme de saisir la réalité par
les sens et didentifier la vérité avec le fait observé, avec l'expérience
humaine; mais ce qu'il recueillait effectivement était le produit d'un
morcelaiic artificiel ordonné à l'action; aussi ce positivisme est-il
défini par M. Le Roy comme une sorte d'anthropomorphisme maté-
rialiste fondé sur le primat de l'action pratique '.
Il appartient à la philosophie nouvelle de dénoncer le piège où le
positivisme se laissait prendre. Si la connaissance est la fonction qui
nous met en possession du réel, percevoir n'est pas connaître, c'est
avoir renoncé à connaître; connaître, ce sera renoncer à percevoir,
se libérer de l'action pratique en dénouant le tissu d'habitudes dont
nous nous étions servis pour le bien du corps, et substituer à la dis-
continuité perçue la continuité vécue. La thèse de la relativité de la
connaissance, qui est incontestablement vraie pour la perception et
pour tout ce qui en est issu, n'a plus de signification pour ce qui
précède la perception et dont la perception dérive; les limites que
l'intellectualisme kantien prétendait imposer à la métaphysique de
la matière sont définitivement franchies-.
Et pourtant nous serions bien déçus si nous prenions M. Le Roy au
mot. Vivre la matière, c'est l'atteindre dans sa réalité absolue qui
est en même temps sa continuité spécifique. Il faudra donc se déga-
ger de la rétlexiun qui est le caractère de l'esprit, et descendre peu
à peu les degrés par lesquels s'est développée l'activité de la pensée :
au delà de la perception sensible qui est discontinue et par cette
discontinuité même a permis le sentiment de la difTérence et l'éveil
de la conscience distincte, au delà de ces états mobiles et fuyants
qui nous éloigneraient d'autant plus de la matière qu'ils forment la
trame de la vie intérieure, on peut entrevoir un état limite oii l'on
vivrait la matière, et on en approche effectivement dans la cata-
lepsie. Puisqu'on vit la matière à force de ne plus vivre de la vie
1. Rev. de met., 1001, p. 141.
2. IcL, 1901, p. 323.
Kkv. Mkta. t. IX. — 1901. 31
450 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
spirituelle, de la vie proprement humaine, c'est le cataleptique qui
est le mieux en sympathie avec le réel; et ainsi se vérifie la concep-
tion profonde de Leibnitz que nous sommes la réalité de la matière
lorsque nous nous « enveloppons » au point de redevenir une simple
monade : '< car nous expérimentons en nous-mêmes un état où nous
ne nous souvenons de rien et n'avons aucune perception distinguée;
comme lorsque nous tombons en défaillance, ou quand nous sommes
accablés d'un profond sommeil sans aucun songe ' ». La prétendpe
action par laquelle nous vivrions la matière consisterait donc à nous
abandonnera la passivité pure, jusqu'au point où tout devient indis-
tinct; « la continuité vécue » se résout dans la discontinuité réelle
des moments qu'un être traverse sans rien connaître de la relation
qui rattache son existence actuelle aux autres moments du temps
ou son corps aux autres corps de l'espace. S'il y a connaissance de la
matière, c'est que l'homme est capable de se relever de cet évanouis-
sement passager pour concevoir un rapport intelligible entre ces
moments discontinus; la ma-tière est alors ce qu'elle était pour Leib-
nitz et ce qu'elle est pour la science, la détermination intégrale du
présent par le passé, l'incapacité de contracter des habitudes et de
faire servir le présent au progrès de l'avenir, l'inertie en un mot
telle que la définit la mécanique.
La philosophie nouvelle a donc dû renoncer à invoquer une intui-
tion primitive qui, en dehors de toute opération spirituelle, nous
apporterait la connaissance absolue de la réalité. Au sens où le dog-
matisme l'a toujours employé, le mot d'intuition implique la passi-
vité du sujet en présence duquel l'objet apparaît comme indépendant
de lui, comme existant en soi. L'intuition décrite par M. Le Roy est
tout au contraire le terme de l'effort philosophique : « le réel pur est
l'objet d'une intuition sui generis que le but de la philosophie est
justement d'éveiller en nous- ». L'intuition est l'unification du com-
plexe^, c'est-à-dire exactement ce que Kant considérait comme l'acte
constitutif de l'entendement et ce que M. Le Roy aurait appelé intel-
ligence si sa définition préconçue de l'intellectualisme ne l'en avait
empêché. Dès lors l'intuition ne saurait avoir la vertu métaphysique
que, sur la foi de ce terme consacré, on était tenté de lui attribuer; le
relativisme kantien reparait au cœur de la philosophie nouvelle, et
d. Monadologie. ^, 20.
2. Reu. <le met., 1900, p. 53.
3. M., 1901, p. 314.
L. BRUNSCHVICG.— l'mi.OSOPIIIi: .NOUVKLI.K, I^rKLLr.CilALISMK. ilil
toute la Uléorie de la matière se trouve encadrée dans les formides
de ridéalisme critique : « La réalité ne s'exprime qu'en fonction
d'éléments psychiques' » et plus explicitement encore : « Contraire-
ment au sens commun, qui en fait un support indispensable et pri-
mordial, la matière ne peut être définie que par rapport à l'esprit,
son essence exprimée qu'en termes d'âme et sa réalité suspendue
qu'à la vie intérieure et à l'action morale-. » Que signifiera désor-
mais cette expression que nous vivons la matière, sinon que nous
faisons se fondre entre eux des moments «lui n'existaient pas les
uns pour les autres, bien plus, qui s'excluaient réciproquement par
le fait même de leur succession temporelle? Le sentiment de la con-
tinuité vécue vient de ce qu'au lieu de nous absorber dans l'objet et
de participer à son inertie nous lui ajoutons ce qu'il ne comportait
pas dans sa réalité intime et spontanée, c'est-à-dire la conscience
et la durée. Nous n'avons pas pris garde à cette addition, faute
de réflexion, et nous avons substitué à l'intelligence de la conti-
nuité la condensation d'images indistinctes et indivises, nous nous
sommes ainsi donné l'illusion d'une intuition immédiate et d'une
sympathie profonde avec le réeL La métaphysique de la matière,
telle que l'expose la philosophie nouvelle, est issue tout entière de
cette illusion.
Il est facile d'approfondir la nature de cette illusion et d'en expli-
quer la genèse, car c'est cette illusion même qui est le principe de la
vie esthétique. L'intuition esthétique est exactement l'intuition invo-
quée par la philosophie nouvelle, intuition qu'il faut éveiller par un
effort spécifique et qui une fois éveillée apparaîtra comme primitive.
Tout en comprenant mieux une symphonie à mesure que nous l'en-
tendons davantage, nous ne l'admirons vraiment qu'à la condition
d'être tout entiers à nos impressions présentes, de l'écouler chaque
fois comme si elle était nouvelle pour nous. Rien de plus artificiel
qu-e le sentiment de la nature, rien qui se perfectionne plus mani-
festement par l'éducation du goût, et rien qui ne paraisse plus natu-
rel; nous ne pourrions l'éprouver si nous ne le croyions naturel. De
même l'émotion esthétique semble impliquer l'insertion dans l'objet,
la sympathie de toute l'âme avec le réel; et pourtant la sympathie
esthétique est autre chose que l'identification avec le réel. Ce qui
1. Rev. de met., VM)0, p. 38.
2. Id , 899, p. 389.
4b2 P.EVLE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
rend d'un intérêt si tragique le drame de la falalité, c'est que nous
avons conscience de la fatalité qui est dans les victimes, qui malgré
eux les conduit à la souffrance et à la mort, c'est que nous avons
conscience de leur inconscience. Le paradoxe de cette sympathie
esthétique qui accompagne d'une émotion agréable, et par nous
désirée, la douleur de l'angoisse et de la torture, est le paradoxe
même de la philosophie nouvelle qui prétend connaître la matière
dans sa réalité absolue, dans sa spécificité, et reconnaît pourtant
qu'on ne peut la définir qu'en termes d'esprit, la vivre qu'en la
suspendant à l'esprit.
La critique de la philosophie nouvelle se fondera donc sur la cri-
tique de la vie esthétique. L'émotion esthétique naît dès que nous
nous sentons en harmonie avec l'objet sans qu'il y ait eu efibrt d'in-
telligence ou mouvement de volonté; la contemplation esthétique
est synthèse sans analyse. Faut-il en conclure qu'antérieurement au
moment de la contemplation, pour le spectateur ou pour l'artiste, la
synthèse n'ait demandé aucune analyse, que l'harmonie se soit spon-
tanément formée ou imposée? L'attitude esthétique est pour le psy-
chologue inséparable d'un certain raffinement; elle est toujours pos-
térieure; l'art joue avec le contenu de la vie. Nous épuisons d'un
regard la cathédrale qui a coûté des siècles de travail, nous la sup-
posons sortie du sol, comme s'il n'y avait jamais eu ni fondations ni
échafaudages; à chaque instant nous goûtons l'unité d'une mélodie,
comme si les sons n'avaient pas vibré dans lair un à un et n'avaient
pas dû être recueillis successivement. De même nous contemplons
comme continuité primitivement vécue et sentie ce que nous avons
réussi à unifier par le progrès de notre intelligence. Dans cette con-
templation il nous arrivera d'oublier pour un instant l'effort intellec-
tuel : la nature semble naître à la vie avec cette intuition primitive,
comme au théâtre le drame commence avec le lever du rideau. Mais
le philosophe serait dupe de l'illusion qu'il s'est plu à se donner, il
se mentirait à lui-même s'il confondait ce sentiment acquis et raffiné
de la continuité vécue avec une intuition réellement primitive et de
portée métaphysique. La synthèse esthétique de l'univers devien-
drait inintelligible si elle était détachée de la condition qui l'a ren-
due possible et qui seule lui a donné sa signification.
Il nous reste maintenant à rechercher quelle est cette condition,
et il ne nous parait pas impossible d'établir qu'elle est le progrès
même de la science. Au début, la science s'est tenue tout près de la
L. BRUNSCHVICG. — PHii.osoPHiK NOivKLi.u:, iMr.iJ.t:(:TLAi.is.Mi:. 453
perception sensible; il y a une a(3ouslique, une optique, et on répèle
avec Aristole comme un axiome : un sens de moins, une science de
moins. De cette discontinuité la science contemporaine nous alfran-
chit, en ramenant à l'unité les phénomènes auditifs et les phéno-
mènes lumineux, en les concevant comme des mouvements qui ne
sont plus caractérisés par les particularités d'un sens lumineux.
Saunderson aveugle enseigne l'optique et Lissajoux fait voir l'acous-
tique à un sourd. Ce n'est pas tout : si nous pouvons concevoir les
limites de tel sens particulier et par delà ces limites rétablir la conti-
nuité de la nature, nest-ce pas au raisonnement scienlilique que
nous le devons? les rayons infra-rouges et ultra-violels (jui entrent si
souvent dans les métaphores de M. Le Roy, n'en sont-elles pas un
irrécusable témoignage? et si nous pouvons enfin franchir la région
de l'intuition sensible et retrouver tout un domaine que notre orga-
nisme mal adapté laissait à peu prés échapper, tel que le domaine
de l'électricité, c'est toujours la raison qui est révélatrice. La seule
histoire du progrès scientifique proclame — ce qu'une étude vrai-
ment critique de la perception viendrait sans doute confirmer — la
suprématie de l'intelligible sur le sensible, et par cette suprématie
même justifie le retour de la discontinuité à la continuité.
Nous insisterions davantage sur cette démonstration si nous
n'avions pas par ailleurs l'assentiment de M. Le Roy : « 11 est visible
que la science moderne est orientée vers le rétablissement de la con-
tinuité dans l'univers ' ». « La démarche extrême de la pensée scienti-
fique nous ramène peu à peu à la continuité de la perception primi-
tive - ». Et alors cette seule question se pose entre la philosophie
nouvelle et l'intellectualisme qui tous deux se flattent de faire appel
à l'esprit positif : sur quelle base convient-il d'établir la continuité
de la matière? Est-ce sur l'intuition d'un donné primordial qu'on
imagine par delà toute perception consciente et toute expérience
humaine? list-ce sur le progrès intellectuel qui permet à la science
d'amener la continuité à la lumière de la réflexion et d'en fonder la
vérité par une méthode rationnelle? Pour nous, il n'y a pas à choisir
entre l'intuition d'ordre esthétique et l'intelligence claire de la
science. La première n'est possible que par la seconde. L'intuition
confuse, chronologiquement, pourra paraître anticiper sur le résultat
1. lifc. (le met.. iSOy, p. 385.
•2. liL, 1891), p. 380.
454 UKVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
de la synthèse intelligible, mais il reste que l'intuition postule la
synthèse. Dans l'histoire de la pensée humaine, les rapports vérita-
bles sont restaurés. La dialectique du continu chez Spinoza et chez
Leibniz était nécessaire pour que le philosophe du xx'' siècle pût se
donner comme point de départ et comme objet de sentiment vécu
cette même continuité qui leur apparaissait au terme du progrès
rationnel. La philosophie nouvelle, fille de l'intellectualisme, alors
même qu'elle se retourne contre lui et qu'elle croit le dépasser, ne
cesse pas de le sous-entendre et ne cesse pas d'en bénéficier '.
On est en droit toutefois de nous rappeler que cette conclusion
néglige une thèse essentielle de la philosophie nouvelle, la subordi-
nation de l'intelligence à l'action pratique. Le rationnel est fonc-
tion des besoins corporels, et ce que nous croyons intelligible est
simplement adapté à nos fins utilitaires. Étant des corps solides,
nous posons l'atome comme solide, et nous concevons tout rapport
mécanique sous la forme du choc, parce que le choc permet à nos
mains d'avoir prise sur les corps extérieurs -. — Mais cette argumen-
tation, qui est familière à M. Le Roy et qui lui parait décisive contre
l'inlellectualisme, passe à côté du problème qui nous intéresse. La
philosophie nouvelle fait appel à des considérations anthropomor-
phiques pour rendre compte des premiers symboles grossiers dont
ont usé les initiateurs de la science humaine; seulement ce qu'il
s'agit d'expliquer, ce ne sont pas les erreurs du début, c'est tout au
contraire le progrès qui les a éliminées. Le primat de l'action pra-
tique nous dirait pourquoi les théorèmes sur la pesanteur de l'air et
sur l'équilibre des fluides ont été si longtemps ignorés et ont eu tant
de peine à pénétrer dans l'esprit; mais si la question est de me faire
comprendre comment ces théorèmes se sont pourtant formés et se
1. Nous aurions aimé à ciler ici la lettre de Spinoza à Louis Meyer sur rinfini;
bornons-nous à quelques phrases : " Si tamen qua^ras cur natur;e impulsu adeo
propensi simus ad dividendam substantiam extensam, ad id respondeo quod
quanlilas duobus modis a nobis concipiatur : abstracte scilicet. sive superfi-
lialiter, prout ope sensum eam in imaginatione habemus vel ut substantia, quod
non nisi a solo intellectn sit... Porro ex eo quod durationem et quantitatem pro
libitu determinare possumus, ubi scilicet hanc a substantia abstractam conci-
pimus et illani a modo quo a rébus œternis fluit, separamus, oritur tenipus et
mensura: tempus nempe ad durationem, mensura ad quantitatem tali modo
determinandam est, quoad fieri potest, eos facile imaginemur... Quod ut adhuc
clarius videas, cape hoc exemplum : nempe, ubi quis durationem abstracte
conceperit eamque cum tempore confundendo in partes dividere inceperit,
numquam poterit intelligere qua ralione'hora ex. grat. transire possit. » Spinoza,
Lettre 12 (autrefois 29).
2. Rev. de met., 1899, p. 38o.
L. BRUNSCHVICG. — PiiiLOsopiiii: >oivi.:i,LK, imkm.kctualismi:. 455
sont imposés, ce n'est plus à la thèse de la commodité et au primat
de racLion pratique qu'on va se référer, à moins de s'en servir à la fois
dans un cas et dans le cas contraire, et de détruire la notion que l'on
invoque par l'abus qu'on en fait. De même pour l'action à distance :
les lignes de forces ont paru contradictoires à des savants qui étaient
tellement habitués à l'imagination du choc qu'ils en avaient fait une
condition de l'intelligibilité ; pourtant ces notions ont au jourd'hu i droit
de cité dans la science, parce que nous n'éprouvons plus le besoin d'en
demander une réalisation sensible et que ce sont pour nous les sym-
boles les moins éloignés du rapport intelligible qui seul importe au
savant. Nous accordons à la philosophie nouvelle que la science a
son origine dans les exigences de la pratique et dans les analogies
matérialistes; mais il nous parait impossible de soutenir cette thèse
sans en apercevoir la conséquence intellectualiste : la science se
développe en s'éloignant de ses origines, en s'orientant vers l'unité et
la continuité de la raison. Il est facile d'imaginer que le soleil tourne
autour de la terre, puisque limagination nous est déjà donnée dans
l'expérience de chaque jour et que nous sommes obligés de nous
mouvoir comme si la terre était immobile; mais la facilité même de
cette imagination relève par contraste la liberté de l'intelligence qui
a permis de réagir contre cet anthropomorphisme, qui a placé le
soleil au centre du système planétaire; bien mieux, elle a, de ce
centre de perspective, expliqué les mouvements apparents du soleil
et la nécessité inévitable de l'illusion subjective qui rend compte à
la fois des données du sens commun et des premiers essais de systé-
matisation scientifique. La science, en même temps qu'elle nous
affranchit de l'action pratique et de la commodité organique, justifie
le rôle provisoire qu'elles ont joué, et achève de démontrer leur
subordination au primat de l'intelligence. A moins qu'on ne tienne
à se donner le dernier mot en faisant de l'intelligence l'instrument
le plus efficace de l'action et le meilleur moyen de tourner la nature
à notre commodité : Menx nihil aliiid sihi utile esse jiidical nisi id
qiiod ad Inldligendum conducit '.
ni
Nous sommes ainsi amenés à étudier en elle-même la fonction de
l'intelligence ; la philosophie nouvelle, qui prétend faire sa part à lin-
1. Spinoza, Ethif/ue. p. iv, th. 27.
456 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tellectualisme reconnaît qu'à un plan de connaissance, à la science,
correspond le primat de l'action discursive. L'importance qu'elle
attache au discours a même conduit un critique pénétrant à dénoncer
en elle une résurrection du nominalisme; contre quoi M. Le Roy a
protesté^ : c'est Tintellectualisme qui s'oriente vers le discours au
point de s'y enfermer ^ tandis que la philosophie nouvelle ouvre
par delà les limites étroites du discours l'horizon illimité de l'action
et de la vie. La question se trouve ainsi déplacée sans être éclaircie.
En fait, il y a une thèse nominaliste, suivant laquelle l'œuvre intel-
lectuelle qui est constitutive de la science, est orientée vers la forma-
tion d'un discours cohérent et arbitraire. Cette thèse, tout en se réser-
vant de la compléter, la philosophie nouvelle se l'est appropriée et,
comme je l'ai montré lorsque j'ai eu à en retracer les origines, elle
en a fait le principe de sa dialectique; le rationalisme, au contraire,
l'a toujours réprouvée, au temps de Gondillac comme au temps d'An-
tisthène, parce qu'elle est la forme extrême de l'empirisme. Pour la
philosophie nouvelle la pensée discursive existe, et elle suffît à
rendre compte du développement scientifique; pour l'intellectua-
lisme il n'y a pas de pensée discursive : ce que le discours laisse
apercevoir de la pensée, c'est ce qui peut être traduit au dehors, les
termes extérieurs les uns aux autres, matériellement séparables,
susceptibles dune analyse élémentaire analogue à l'analyse chi-
mique; mais la pensée ne se laisse pas épuiser dans cet aspect exté-
rieur, elle est spécifiquement pensée par ce que le discours ne traduit
pas, par ce que le perroquet ne comprend pas, c'est-à-dire par l'intel-
ligence des rapports internes, oix l'analyse — analogue cette fois à
l'analyse mathématique — discerne la condition nécessaire pour
donner une signification au discours, retrouvant ainsi l'unité
synthétique, forme générale de la pensée. En d'autres termes, la
fonction discursive du langage implique la fonction unifiante de la
pensée; la première n'existe que par la seconde. Autant il était
artificiel, dans l'étude de la perception, d'isoler la synthèse de l'ana-
lyse, autant il est artificiel, dans létude de la connaissance scien-
tifique, d'isoler l'analyse de la synthèse. C'est ici et là le même
procédé de dissociation, ici et là l'intellectualisme le condamne, et
c'est pourquoi il repousse la doctrine nominaliste, soit qu'elle
nie avec Gondillac la fonction de l'esprit qui ne se ramènerait pas
1. Rev. de met., 1900, p. 228.
2. Id., 1901, p. 300.
L. BRUNSCHVICG.— l'iULOSopiiu-: nouvelle, intkllkctu.vlismk. 457
aux éléments du discours, soit qu'avec M. Le Roy, elle la relègue à
un plan supérieur de la vie consciente, comme transcendante au
discours.
11 est vraisemblable d'ailleurs que ce terme de nominalisme aurait
moius choiiué M. Le Roy s'il avait insisté sur le caractère qu'il recon-
naît implicitement au discours. Il cite la formide qu'il emprunte à
M. Bergson : « la pensée demeure incommensurable avec le langage » ;
et il ajoute : « mais tout cela, si exact soit-il, ne doit pas faire oublier
que cependant rien n'est possible sans le discours, à peu prés
comme les œuvres sont nécessaires au développement de la vie inté-
rieure et les pratiques à l'épanouissement de la vie morale ' ». Le rap-
prochement est significatif : le discours est l'action de la pensée.
Même restreint à un certain plan de la connaissance scientifique, le
nominalisme n'est concevable que si on admet que l'action peut être
détachée de ses conditions d'intelligibilité et posée comme autonome,
si on reconnaît avec la philosophie nouvelle le primat ou la trans-
cendance de l'action. Pour l'intellectualisme, au contraire, la notion
de pensée discursive est une monstruosité, parce que l'existence du
discours suppose l'immanence d'une pensée qui ne peut pas être
asservie aux lois extérieures du discours, qui a son principe dans la
puissance illimitée de synthèse, dans la raison. Aussi regrettons-
nous que M. Le Roy ait enlevé d'avance toute portée à sa polémique
contre l'intellectualisme en le défigurant jusqu'à le montrer orienté
vers l'atomisme et vers le matérialisme*. Ce n'est pas seulement
l'histoire de la philosophie qui est ici négligée de parti pris; c'est
aussi l'histoire de la science, c'est la lutte incessante du rationalisme
contre les empiristes partisans du vide et des atomes. En se plaçant
au point de vue nominaliste, M. Le Roy s'est condamné à ignorer
le rationalisme, ainsi que l'atteste un passage comme celui-ci. « En
définitive, c'est la continuité qui est réelle. Mais il faut bien schéma-
tiser pour comprendre et on le fait spontanément. Telle est l'origine
pratique et le sens immédiat des notions de substance, de cause,
de rapport, de force, de sujet, etc. ^. » Ainsi le rapport rationnel
serait un schème de discontinuité, un atome logique, et cela est vrai
pour le nominalisme puisque le rapport se traduit dans le (fiscours
par un mot, fût-ce le mot csl, et que ce mot forme un troisième
1. Rev. de met., l'JOl, p. 30'J.
2. Id., 189y, p. 000.
3. Id., 1899, p. 391.
458 UKVLE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
terme qui s'ajoute aux précédents; mais pour l'intellectualisme le
mot est n'a pas de sens en tant que mot, il constate du dehors ce
qui n'existe que du dedans, la relation qui donne leur sens aux deux
termes et dont logiquement ils procèdent. Ce qui vit est unité, et il
n'y a d'unité définie que par des rapports définis. Toute activité
vivante se développe, comme le disait Leibnitz, par l'efficacité de la
loi qui lui est immanente, et la caractéristique de la vie spirituelle,
parmi toutes les formes de l'activité vivante, c'est de dégager sous
forme de relation consciente la loi interne qui est sa raison d'être.
Après avoir posé en principe l'identification de l'atome, élément du
discours, et de la relation, principe de la pensée, M. Le Roy écrit : « La
raison est essentiellement discontinue. Poussant à l'extrême le besoin
d'idées séparées et juxtaposables, elle postule inévitablement un
alomisme logique. On a un curieux témoignage de cette invincible
tendance dans la conception mathématique du continu, ensemble
connexe et parfait, poussière incohérente et infiniment ténue, ne
présentant ni liens intérieurs ni lacunes, qui, pour les philosophes,
se confondent avec la discontinuité absolue. La raison est donc
nécessairement « spatiale » et « numérique ' » . — Nous ne chercherons
point à nous donner le ridicule de révéler à M. Le Roy — et d'autant
qu'il invoque par surcroit l'autorité de M. Poincaré — la nature du
continu mathématique. Nous avons seulement à résoudre une ques-
tion de psychologie ou de logique générale : pourquoi l'ensemble
connexe et parfait apparaît-il à M. Le Roy comme le type de la dis-
continuité, sinon parce qu'il résout cet ensemble dans les éléments
entre lesquels il peut se décomposer, et qu'il néglige systématique-
ment la loi suivant laquelle cet ensemble se forme, le rapport qui
permet de déterminer chaque élément par sa place dans l'ensemble
et de poursuivre à l'infini la détermination? Pour l'intellectualisme
le nombre existe par la numération; le continu mathématique est
intelligible par la continuité de l'activité rationnelle qui poursuit
son travail par delà toute discontinuité posée et constitue en vertu
d'une relation définie une suite indéfinie de termes. La continuité
rationnelle se conçoit par opposition à la discontinuité, et s'affirme
par le pouvoir qu'a l'intelligence de dépasser la région du discon-
tinu; la philosophie nouvelle méconnaît cette continuité parce
qu'elle se place au-dessus de toute catégorie, dans l'hétérogène et
•1. Rev..de met., 1S99, p. 547.
L. BRUNSCHVICGr. — PHii.osoiMni; >oi vKij.i;. imkllkcïualisme. 459
dans le spécilique. Mais nous croyons avoir démontré (|ue cette
hétérogénéité et cette spécificité ne sont ramenées à la continuité
que par une synthèse esthéticiue, transcendante à la nature intime
du réel; un spectateur placé au dehors prête cette continuité à une
pliu-aiité d'événements qui pris en eux-mêmes s'excluent par le fait
même de leur hétérogénéité et de leur spécificité. La continuité,
telle (|ue la conçoit la philosophie nouvelle, se perd dans une sorte de
nébuleuse, dans la virtualité primitive, dans l'indistinct complexe.
El alors conmient ne pas en appeler à M. Le floy? « En toute rigueur,
écrit-il, le complexe primordial ne peut être dit ni homogène ni
hétérogène; ces deux termes ultérieurs — qui n'ont qu'un sens
réciproque — sont construits à partir de la perception originelle, soit
par mélange et neutralisation, soit par dislocation et morcelle-
ment '. » En toute rigueur, dirons-nous à notre tour, le complexe
primordial ne peut être dit ni continu ni discontinu, il est la virtua-
lité qui a en elle la puissance des contraires, suivant la formule
d'Arislote; la nature sera discontinue pour l'imagination, qui la
saisit partie par partie, et à cause de cette mutilation y introduit la
contingence; elle est continue pour la raison qui en rétablit l'unité
grâce à la nécessité des lois qu'elle démontre. La continuité ne prend
de signification effective que dans un jugement réfléchi, après que
la catégorie de discontinuité a été traversée et lui a été opposée;
elle est intelligible seulement au sommet de la dialectique et grâce
à l'œuvre de la science.
?Sous regrettons que M. Le Roy n'ait point pris garde à ces rapports
dialectiques qui nous paraissent dominer toute entreprise philoso-
phique ou plutôt que la philosophie proprement dite a pour objet
de déterminer ; il n'aurait pas couvert du pavillon de la continuité une
di»ctrine qui est en son fond une doctrine du discontinu et du trans-
cendant ; il n'aurait pas non plus présenté comme réfutation de
l'intellectualisme une simple constatation des conditions que l'intel-
lectualisme authentique considère comme étant les conditions du
progrès scientifique. La philosophie nouvelle prétend se fonder sur
une nouvelle conception de la science, et en effet ce serait un scan-
dale pour l'intellectualiste que tout d'un coup une révolution vint
bouleverser le système de lois ou il avait cherché jusqu'ici le type le
mieux établi de la certitude et de la vérité. Avec la science, l'esprit
i. Rev. de met.. 10i)0, p. 32-53.
460 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
humain s'effondrerait, et entraînerait dans sa chute toute possibilité
de communauté spirituelle au sein de la société. Mais il ne s'agit de
rien de tel : il n'y a pas, quoi qu'en dise M. Maurice Daniel dans
l'article pénétrant où il expose la doctrine de M. Le Roy ', une
«science d'hier » et une « science d'aujourd'hui »; la science est
demeurée la même dans sa constitution intrinsèque et dans ses
méthodes positives; jamais les savants ne se sont sentis plus rap-
prochés les uns des autres dans le travail collectif; jamais les géné-
rations n'ont mieux compris la solidarité de leurs efforts séculaires.
La science est hors de cause, et c'est ce qui nous donne la liberté de
ne pas nous récuser dans le débat; nous discutons simplement avec
M. Le Roy sur l'interprétation logique de la science, et pas même
cela, sur l'interprétation logique des études critiques que M. Le Roy
nous a données à propos de la science. Nous ne contestons rien de
ces études solides et pénétrantes; nous croyons seulement qu'elles ne
sont susceptibles de s'éclairer et de se justifier qu'à la lumière de
l'intellectualisme.
Suivant M. Le Roy la science se développe par un double mouve-
ment : mouvement d'approximation et mouvement de solidarité. La
loi est àla fois une formule qui prétend envelopper dans sa généralité
une classe de faits observés, et une conséquence de principes qui ont
été posés comme des décrets ou comme des dogmes. D'où la philoso-
phie nouvelle conclut que, voulant être l'une et l'autre, elle n'est ni
l'une ni l'autre, et que par suite elle est dépourvue de toute valeur
rationnelle -. Les faits scientifiques sont choisis et « truqués » par
les savants de telle façon qu'ils satisfassent en toute circonstance aux
principes définis; si les lois de la chute des corps ne sont pas con-
firmées directement par l'expérience le savant modifiera en quelque
sorte le milieu normal de la chute, et àla chute dans l'air substituera
ce qu'il lui convient d'appeler la chute libre. Inversement les prin-
cipes seront définis de telle manière qu'à l'avance ils fournissent un
cadre également apte à recevoir toute expérience, quelle qu'elle soit ;
le principe de la conservation de l'énergie sera toujours en har-
monie avec les faits, car le principe même entre dans la constitution
et dans la détermination des faits. 11 est donc impossible de décou-
vrir un fait primordial ou bien un principe initial qui servirait de
1. Annales de philosophie chrétienne, février 1901.
■1. Voir dans les Mémoires du Congrès La Science positive et la Liberté et dans
le Bulletin La valeur objective des lois pliysiques.
L. BRUNSCHVICG.^ l'HiLOSOPiiii: NoivDM.i:, iMiiLi.Kcn Ai.isMi:. 401
base à la démonstration d'nne loi; l'esprit va dans la science de
n'importe quel fait à tous les faits, et à tous les principes, de n'im-
porte quel principe à tous les principes, et à tous les faits. S'il paraît
se faire un progrès à l'intcrieur de la science à mesure qu'il y a plus
d'approximation du côté des faits, plus de solidarité entre les prin-
cipes, cette apparen(;c ne doit pas nous faire illusion sur la valeur de
la science : elle n'est logiquement qu'un perpétuel cercle vicieux où
les laits nous renvoient aux principes, où les principes nous ren-
voient aux faits, sans jamais nous permettre de nous arrêter à la
loi, comme à la vérité à la fois indépendante et démontrée.
Cette conclusion qui, pour M. Le Roy, serait l'assise de la philo-
sophie nouvelle, en est, en réalité, la conséquence. Plaçons-nous
dans un système de métaphysique transcendante où le réel est au
delà du fait observable et la raison au delà du progrès intellectuel,
la science apparaîtra comme un cercle vicieux. En effet nous con-
templons alors la science du dehors et nous sommes obligés de
chercher par quel endroit elle est pénétrable, nous réclamons un
commencement fixe à partir duquel elle se développe dans un ordre
rectiligne. Mais si nous abandonnons le postulat de la philosophie
nouvelle, la dissociation artificielle qu'elle opère entre l'intuition de
la réalité et l'évidence de la raison, nous serons à l'intérieur de la
science, et il nous suffira pour en fonder la valeur de la rattacher au
développement de l'activité intellectuelle. Or comment concevoir ce
développement sinon comme l'unification synthétique qui trans-
forme une pluralité discontinue de faits en un réseau continu de
relations? Comment en mesurer le progrès sinon par l'approxima-
tion croissante du côté des faits, par la solidarité croissante des
relations rationnelles? Ce qui était cercle vicieux du point de vue de
la transcendance de l'action, devient marque de vérité du point de
vue de l'immanence de la pensée; la différence des thèses ne corres-
pond nullement à une divergence dans la conception de la science
positive, elle traduit seulement l'opposition de la philosophie nou-
velle et de l'intellectualisme.
C'est donc à l'intellectualisme qu'il appartient de redresser, sur
les bases mêmes que nous offrent les études de M. Le Roy, la théorie
de la connaissance scientifique et de nous faire comprendre en quelle
mesure la science est maîtresse de vérité.
La science procède par approximation, et toute approximation
serait, d'après M. Le Roy, relative à l'action. Une loi approchée, par
462 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
définition même, ne peut être une loi vraie; mais le savant s'en con-
tente, parce que Terreur est à peu près indifférente dans l'applica-
tion, qu'elle est pratiquement négligeable. Mais comment ne pas
dénoncer une fois de plus l'équivoque qu'entraîne l'intervention de
l'action? On veut que le pratiquement négligeable soit ce que nous
avons le droit de négliger comme n'étant d'aucune utilité pratique;
n'est-ce pas plutôt ce que nous sommes matériellement obligés de
négliger, pour cette bonne raison que nous ne le connaissons pas
encore, auquel cas l'approximation serait relative à la connais-
sance? Et la preuve en est simple; carde quel droit décider qu'il est
légitime, à quelque point de vue que ce soit, de négliger telle ou telle
différence de résultats, avant de savoir quelle en est la conséquence,
c'est-à-dire avant d'en avoir fait la théorie? Un médecin, décrivant
comme il le voyait l'état de la gorge dans la diphtérie, ne croyait-il
pas en avoir une connaissance pratiquement suffisante, jusqu'à ce que
la découverte de la bactériologie lui eût révélé que l'essentiel lui
échappait? La différence entre l'azote industriel et l'azote atmosphé-
rique n'a-t-elle pas paru pratiquement négligeable, jusqu'à ce que les
recherches toutes théoriques de Ramsay et de Raleigh aient fait de
cette différence l'occasion d'un progrès important dans l'analj^se? En
résumé l'action se modèle toujours sur la connaissance; seulement,
tant qu'il y a une lacune dans la connaissance, l'action, qui est
urgente, passe forcément par-dessus les réserves théoriques du
savant. Comment conclure de là que ce ne soit pas à l'intelligence
de constater la lacune, et ensuite de la combler? Toute approxima-
tion suppose une mesure, et elle se réfère à une formule ou à une
limite définie, qui permet d'apprécier l'écart. En sorte que le pro-
blème de l'approximation se pose à nous d'une façon précise : est-ce
que l'approximation, liée à l'imperfection de nos procédés de calcul
ou de nos instruments d'observation, va toujours diminuant, de
telle façon que le savant enserre le fait naturel dans des limites de
plus en plus précises, que la vérité apparaisse comme le terme de
convergence de toutes les lois approximatives que nous formulons?
Et, nous rappelant la discussion qui a eu lieu à cet égard, nous nous
apercevons que les problèmes sont toujours près d'être résolus par
l'accord unanime, dès qu'une analyse un peu plus claire les fait
apparaître dans les conditions mêmes où le savant les rencontre
effectivement dans son travail quotidien '.
\ . Bullelin, I, 26.
L. BRUNSCHVICG.— PIIILOSOI'HIK NOLVKI.Li:, IM lil.l.KCiUAI.ISMi:. 4G3
Pour le savant la science est orientée vers le réel et vers les faits;
le savant a conscience de ne pas faire les faits scientifiques. Et
pourtant, dit M. Le Roy, comment contester la disproportion entre ce
qui est la part de l'observation pure et ce qu'y ajoute l'interpréta-
tion scientifique? Un jeu d'ombre et de lumière passe devant nos
yeux, et'nous affirmons qu'il y a éclipse de soleil. Dans les exemples
intéressants qu'accumule le mémoire sur la Sricnci' positive et la
Liberté^ nous reconnaissons la critique rationaliste de l'empirisme
anglais, de « l'ancien positivisme ». — Mais pour avoir supposé que
l'ancien positivisme était professé par ceux qui n'étaient pas les
« tenants de la philosophie nouvelle », M, Le Roy s'abuse sur la portée
de cette critique, et en sens inverse il commet la même confusion que
ceux qu'il réfute : il confond le fait et le rapport, ou plus exacte-
tement les deux acceptions que comporte la détermination d'un fait.
Car ce n'est pas du tout la même chose de déterminer le fait comme
fait, ou de déterminer le contenu du fait, d'affirmer que le fait est
ou d'affirmer quel fait est. Cette distinction élémentaire, à laquelle
M. Le Roy parait consentir lui-même lorsqu'il parle de cette « pous-
sière incohérente et fugitive, qui n'est rien par elle-même et que
rien néanmoins ne saurait suppléer- », suffit pour rectifier son argu-
mentation et rétablir la véritable notion du fait scientifique. Plus
votre analyse écartera les intermédiaires, dus à l'intervention de
la réflexion scientifique, les classifications de phénomènes et les ins-
truments de mesure, les définitions traditionnelles et les manuels
opératoires, plus vous mettrez en relief ce qui reste au fond du
creuset, ce qui résiste à toute dissolution mentale, le je ne sais quoi
d'irréductible qui est le fait pur; il est sans doute indéterminé, à un
tel degré d'indétermination qu'on ne peut lui faire correspondre aucun
autre jugement que la simple affirmation de l'être, et que Cratyle, le
maître de Platon, recommandait de se borner à lever le doigt; aussi
n'y aura-t-il guère d'autre mot pour le désigner que ce moi de choc,
déjà employé par Fichte. C'est là, dans l'apparition de ce choc, que
réside l'objectivité du fait scientifique et la racine de toute objecti-
vité; l'esprit le constate comme une limite à la liberté de ses concep-
tions; c'est la part de ce qu'il ne fait pas dans ce qu'il fait, et c'est là
ce qu'il est impossible de supprimer; car si artifice il y a, c'est là
1. Bibliothèque du Confjrès, t. I, p. 329.
2. Rev. de met., 1899, p. 514.
464 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
que se suspend l'artifice, et c'est parla que la science acquiert cette
efficacité qui est au moins reconnue comme la condition minima de
sa valeur. Ou il y a une équivoque dans le raisonnement qui nous
est opposé, et de ce que le contenu du fait serait artificiellement
déterminé, il est illégitime de conclure que la dénomination et la
production du fait en un temps donné seraient, elles aussi, artificielles ;
ou alors ceci emporte cela, et la science n'est plus qu'une fantasma-
gorie, une mystification faudrait-il dire, du jour où le savant en
serait conscient.
Comprenons mieux l'attitude du savant dans l'expérience. « Com-
bien d'intermédiaires accumulés, dit M. Le Roy, sous lesquels le réel
disparaît'! » Mais imagine-t-on que le savant accumule ainsi les
intermédiaires, à cette seule fin de faire disparaître le réel? Et encore
cela seul peut disparaître qui est apparu. Ni la psychologie positive
ni la science positive ne connaissent cette réalité qui aurait la pro-
priété singulière de s'évanouir ou de se laisser ensevelir à mesure
que l'investigateur multiplie le nombre ou raffine les procédés de
ses observations. Le réel, le fait premier est effectivement saisi
comme une apparition, comme une position dans le temps; et si la
science accumule les intermédiaires, c'est en vue de faire apparaître
le réel. Une expérience suppose une longue préparation, des théo-
ries et des instruments; mais quel est le but de cet effort, sinon de
poser une question à laquelle la nature répondra? Nous accorderons
à M. Le Roy que la lunette astronomique implique une multitude d'hy-
pothèses; mais ces hypothèses ont pour but une constatation qui
n'est plus une hypothèse. Il y a un moment où le savant attend, et
où il ne dépend plus de lui que ce qu'il attend arrive ou n'arrive
pas. Que tout le langage du savant soit artificiel, il y a deux mots
qui sont naturels : oui ou non. M. Périer, beau-frère de Pascal,
monte au sommet du Puy de Dôme, et dans le tuyau où il avait mesuré,
aux Minimes de Clermont, vingt-six pouces trois lignes et demie de
vif-argent, il trouve qu'il ne reste plus que la hauteur de vingt-trois
pouces deux lignes. Accordons pour le moment qu'il ait eu tort de
rapporter la différence de niveau à la diminution de la pression
atmosphérique, qu'il ait pu y voir l'effet de l'amour du vide ou de la
variété de la végétation; mais, de quelque façon que l'on qualifie
celte différence, il reste que c'est un changement, et à qui fera-t-on
1. BiblioUv^que, I, 329.
L. BRUNSCHVICG.— PHII.OSOl'IIIK NOl'VELLK, IM lai.IXTU.M.ISMK. 405
croire qu'il est étranger au cours de l'univers qui se f/iit indépen-
damment de nous, qu'il n'est pas un phénomène de la nature, mais
une propriété librement attribuée à un instrument librement fabriqué
et qu'à se donner la peine de gravir la montagne on ne gagne que
l'illusion de rendre de plus haut un décret? Est-ce à M. Périer, est-ce
à Pascal, est-ce à quelque savant qu'il nous plaise d'imaginer? Il y
a donc des faits que le savant ne fait pas; plus exactement il y a des
points de repère qui ne se déplacent pas il notre gré. Et si nous
ajoutons que ces points ne sont que des points, (ju'ils n'enferment
en eux aucune détermination de contenu, aucune image de la réalité,
nous affirmons une des thèses essentielles de l'intelleclualisme, à
savoir que nous ne connaissons rien que par des rapports intelligi-
bles et que l'œuvre de la science est de relier les points discontinus
qui sont saisis comme faits en les comprenant dans un réseau con-
tinu de lois.
Une seconde thèse de l'intellectualisme consiste à expliquer la
formation de ce réseau par l'activité de la raison, faculté d'unité et
de continuité. Mais, objecte M. Le Roy, comment ne pas voir que les
principes de la science sont changeants, et par suite arbitraires? La
raison se donne l'illusion de les subir comme s'ils étaient néces-
saires; elle repousse comme contradictoire et inintelligible tout ce
(jui ne rentrerait pas dans le cadre de ses affirmations, l'action à
distance ou l'ondulation de l'éther, la vitesse de la lumière ou la
transmission instantanée ; puis l'habitude vient, ce qui cesse de lui
être étranger cesse de lui paraître absurde; avec de nouvelles con-
ditions de commodité, elle fait de nouveaux cadres d'intelligibilité,
et elle s'élargit à l'intérieur de ces cadres, puisqu'ils n'ont jamais
eu qu'en apparence la forme rigide ddla nécessité; ils sont souples
et extensibles à l'infini; si la théorie semble en défaut, il suffit
d'imaginer quelque nouveau phénomène, d'inventer quelque nouvelle
force à laquelle on assignera exactement les propriétés convenables
pour assurer le succès de la raison. La raison jouerait bien de
malheur si avec des définitions librement choisies, avec des dogmes
qui n'ont d'existence que par elles et pour elles, elle ne parvenait
pas à refaire un discours maniable et collèrent '. On comprend ainsi
en quel sens M. Le Roy peut invoquer la solidarité des lois scienti-
fiques pour prouver qu'elles ont une signification toute verbale.
1. Revue de met., 1901, p. 145.
Rev. meta. t. IX. — 1901. 32
466 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
rs'importe quelle loi particulière est créée à la volonté de l'homme
parce qu'elle pourrait — relativement à l'ordre de phénomènes
qu'elle paraît régir plus directement — être formulée autrement,
et que pour lui donner un complément de détermination on doit
l'emprunter à son rapport avec les autres lois de la nature. 11 faudra
donc concevoir la raison comme une faculté arbitraire planant
au-dessus des principes qu'elle adopterait ou quitterait avec la même
facilité, faisant ou défaisant la logique au gré de ses dogmes supra-
logiques, et toujours également certaine du succès puisqu'elle n'a en
face d'elle qu'une nature infinie, laissant toujours, en vertu de son
infinité, apparaître ou fabriquer, les faits requis pour donner au
décret du discours l'illusion de la justification '. Bref une nature
indéterminée et une raison indéterminée, allant à la rencontre l'une
de l'autre, suffiraient pour engendrer cette masse énorme de rela-
tions supposées nécessaires et universelles qui constitue la science.
Mais comment se fait-il que l'impression décrite par la philosophie
nouvelle soit si exactement contraire à celle du savant qui fait son
oeuvre? Le physicien le plus averti des illusions dénoncées par la
critique n'en croit pas moins que la science est — ou, si l'on insiste,
peut devenir — un progrès vers la détermination, qu'elle a un sens
d'orientation. Comme l'esprit humain dont elle est l'œuvre, elle va
du multiple à l'un, du discontinu au continu. Au début, quelques
faits discontinus qui par leur discontinuité sont susceptibles d'être
reliés par une série de courbes différentes, et présentent ainsi une
apparence de contingence ; puis, à mesure que les faits observés
deviennent plus nombreux, la courbe est de moins en moins indéter-
minée, en même temps que les différentes courbes, correspondant
aux différentes catégories de phénomènes, sont reliées entre elles,
de façon à former un réseau de plus en plus vaste et de plus en
plus serré; la solidarité des lois scientifiques manifeste ce qui ne se
sépare pas pour le savant, l'unité et la continuité de la raison, l'unité
et la continuité de la nature.
Et alors la question qui avait été soulevée par l'approximation des
faits se pose pour la solidarité des principes. L'interprétation de la
science que donne M. Le Roy avec tant de pénétration et de sincérité
n'est-elle pas viciée à sa base par une confusion d'ordre logique?
Après avoir emprunté au positivisme sa conception du fait scienti-
1. Bibliothèque, i, p. 320.
L. BRUNSCHVICG.— PHII.OSOPIIIi: NOUVKI.I.E, l.NTELLKCTLALISMK. 401
tique identifié au réel, M. Le lloy s'appuie sur une définition des prin-
cipes scientifiques qui se rapporte à une forme de la science aujour-
d'hui abolie, à ce qu'Auguste Comte appelait l'état théologique; à
l'état théologique en effet il n'y avait aucune différence à faire entre
les symboles et les formules. Symboles et formules s'efîondreront
éyalcmenl, dès qu'il deviendra évident que symboles différents et for-
mules différentes se sont succédé au cours de l'histoire, ou qu'ils
peuvent coexister sans que le savant se sente capable ou même se
soucie de décider entre eux. Mais l'intellectualisme se croit capable
de dénoncer ici l'erreur de la philosophie nouvelle : la mobilité des
symboles et la mobilité des formules n'ont pas la même signification,
peut-êtr3 même ont-elles une signification contraire.
Un symbole est une fjrme de représentation qui en exclut une
autre; l'élément est l'atome ou bien il est la force, l'impulsion vient
du choc ou bien de l'action à distance. Or, à mesure que les théories
scientifiques se multiplient, il apparaît que ces schèmes, tout incom-
patibles qu'ils sont, ont la même aptitude à figurer les relations des
phénomènes naturels. Ils s'annulent donc l'un l'autre, et pour avoir
de la nature une connaissance réelle il faut les retrancher égale-
ment de sa pensée. Que conclurons-nous de là, sinon que cette cri-
tique des symboles permet de réparer et de rejeter ce qui dans la
pensée scientifique se mêlait inconsciemment d'imagination à
l'œuvre de la raison? Comme l'a dit si spirituellement et si profon-
dément aussi M. Poincaré, les théories mécanistes de la première
moitié du xix'' siècle, après avoir dénoncé les illusions de la cons-
cience vulgaire, rêvent de rétablir à un étage supérieur une matière
nouvelle et, par une contradiction inconsciente, elles en empruntent
la description et les propriétés aux phénomènes du monde sensible;
elles voudraient les expliquer et elles les remplacent. L'élimination
de ces symboles Imaginatifs est à la fois un progrès de l'esprit scien-
tifique et une confirmation de l'intellectualisme.
Et, en effet, c'est une fois écartés les symboles mathématiques
qu'apparaissent dans toute leur valeur les formules intelligibles, les
expressions mathématiques. Mais, nous demande M. Le Roy, ne sont-
elles pas mobiles aussi? Est-ce que la forme de la relation mathé-
matique ne dépend pas de l'unité choisie? L'expérience ne livre
qu'un point de repère, et ce point recevra sa qualification du cadre
dans lequel le savant l'aura fait entrer. Soit le point correspondant
à ce qu'on appelle la fusiim du phosphore; il dépend de nous que ce
468 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
point soit constant et déterminé à 44° comme il Test dans nos ther-
momètres centigrades; nous pourrions graduer autrement nos ther-
momètres, et déjà certaines déterminations de la formule varie-
raient, la forme en resterait la même cependant: mais il est facile
de faire varier la formule, en choisissant une autre substance que le
mercure ou Talcool : on dit que l'eau a une anomalie de dilatation;
mais que l'on parte d'un thermomètie à eau, c'est le phosphore qui a
une anomalie de dilatation; — et que l'on prenne enfin comme unité
de mesure une grandeur variable comme la distance du soleil à la
terre, toutes les quantités fixes auxquelles nous nous repérons vont
devenir des quantités variables, et tout le système intelligible de la
science sera renversé '. La mobilité des formules est donc liée à la
mobilité des symboles; il sera impossible de ne pas apercevoir le
scepticisme imminent, de maintenir l'adhésion rationaliste à la
valeur des principes scientifiques, à moins de prétendre que ce qui
est vrai des symboles ne l'est plus des formules, que, les uns et les
autres étant également susceptibles d'être changés à volonté, les uns
sont arbitraires et les autres ne le sont pas. — Or cette prétention,
que d'avance la philosophie nouvelle juge contradictoire, est celle de
l'intellectualisme. Les notions de l'imagination s'excluent mutuelle-
ment, et c'est pourquoi le dogmatisme métaphysique se plaît à les
soumettre au principe de contradiction afin de soutenir ou de com-
battre la thèse du fini, le principe de l'alomisme, etc., et cela malgré
l'avertissement de Kant qui a dénoncé dans la doctrine des antinor
mies la vanité de toute tentative pour appliquer des principes
absolus à des représentations purement sensibles; mais il est pos-
sible que les notions intellectuelles soient diverses dans leurs expres-
sions et qu'elles s'harmonisent pourtant entre elles; car précisément
elles se distinguent des représentations Imaginatives en ce qu'elles
ne se confondent pas avec leur symbole extérieur : leur multiplicité
apparente peut exprimer l'unité réelle de la pensée. Deux formules
mathématiques peuvent n'avoir aucun élément commun, et cepen-
dant être équivalentes; il suffit qu'à chaque élément de l'un corres-
ponde un élément déterminé de l'autre, qu'à chaque variation dans
le rapport des éléments corresponde une variation déterminée du
rapport entre ces seconds éléments; alors deux systèmes, qui sont
tout à fait dissemblables pour le discours, sont pour la raison un
1. Bulldin, p. 23.
L. BRUNSCHVICG— Piiiiosoi'Hii: nouvki.i.i:. iNTi:i,i.K(yrL'.\i.is>ii:. iC'J
seul et même système. Autrement dit l'unité de la raison se mani-
feste par le principe de transformation qui permet de passer d'une
série de formules à une autre série, tout en maintenant l'identité
des rapports qui en constituent le système, ([ui en font la vérité.
L'intellectualisme est donc justifié positivement par la mobilité des
formules mathématiques, comme il Tétait négativement par la mobi-
lité des symboles Imaginatifs.
Dans un cas seulement la philosophie nouvelle serait autorisée à
soutenir que la science est arbitraire, ce serait le cas où les rap-
ports mathématiques pourraient être remplacés indifféremment par
d'autres rapports lesquels ne seraient reliés aux premiers par aucun
principe concevable de transformation, où, toutes les conditions
égales d'ailleui-s, on pourrait à volonté supposer dans la formule
de la gravitation le rapport inverse ou le rapport direct des dis-
lances, le rapport simple des masses ou le rapport de leur carré, où
la vitesse de la lumière pourrait être dans notre système actuel de
mesures d'un million de kilomètres par seconde. S'il n'en est pas
ainsi, réserve faite des limites toujours de plus en plus étroites
entre lesquelles l'approximation des faits permet encore la variété
des formules, alors les exemples invoqués par M. Le Roy pour nous
convaincre que la science est arbitraire, sont réellement décisifs
pour prouver que la science n'est pas arbitraire. La dilatation de
l'eau et la dilatation du mercure suivent deux courbes qui sont dans
un rapport défini, de telle sorte que nous pouvons à notre gré nous
servir de la première pour mesurer la seconde, ou inversement. Si
nous adoptons la distance du soleil à la terre comme base d'un
système de mesure, la hauteur de la colonne mercurielle correspon-
dant à la température de fusion phosphorique sera encore ration-
nellement connue, puisf[u'elle variera en fonction d'une loi qui est
donnée à l'avance. De même la théorie de l'émission ou la théorie de
l'ondulation ou la théorie électro-magnétique sont équivalentes, en
tant qu'elles conduisent à des formules équivalentes, apportant le
même degré de certitude et de précision dans la détermination des
phénomènes. La géométrie non-euclidienne ne contredit pas la
géométrie euclidienne, quoique le même énoncé paraisse vrai dans
l'une et faux dans l'autre; les géométries non-euclidiennes définis-
sent les condiliuns de l'espace euclidien et contiennent le principe
qui permet de retrouver à l'aide de ces conditions l'enchaînement
des théorèmes euclidiens. Ce ([ui est éliminé parla comparaison des
470 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE El DE MORALE.
diverses théories laisse un résidu, un faisceau de rapports; ces
rapports sont transparents pour la raison, précisément parce qu'ils
sont supérieurs à tout langage particulier, indépendants de tout
schèine Imaginatif; pour quiconque pense sans confondre ce qu'il
pense avec ce qu'il dit ou avec ce qu'il se figure, ils constituent une
même unité systématique, ils sont vrais de la même vérité.
En définitive une doctrine qui respecte scrupuleusement la spéci-
ficité de la science contemporaine reconnaît qu'à travers les varia-
lions indéfinies des formules littérales, quelque chose demeure iné-
branlé, immuablement vrai, c'est la raison intérieure de ces
différentes formules. Quelle que soit la diversité des termes auxquels
nous appliquons en arithmétique la règle de trois, il y a un même
rapport intelligible qui fait l'unité de l'acte rationnel; c'est,
comme le disait Spinoza, l'intelligence de l'adéquate proportionna-
lité, et ainsi se justifie la définition leibnitzienne que rappelait der-
nièrement M. Couturat ' : La raison est faculté d'analogie. En vertu
d'une hypothèse à priori, M. Le Roy a méconnu celte unité synthé-
tique de la pensée ; faisant allusion à la distinction du schème
imaginable et de la fonction logique, il les définit aussitôt : « l'un
synthétique, mais contingent, l'autre nécessaire, mais analytique ^ »
Il se fait prisonnier de cette formule abstraite, et de là les contradic-
tions où s'engage le positivisme nouveau. C'est contredire l'unité de
la connaissance scientifique que de dissocier le discours et la pensée
de façon à restreindre l'un au domaine régi par le principe d'iden-
tité, et à faire de l'autre le produit mystérieux d'un dynamisme
irrationnel. C'est contredire le progrès continu qui se fait de la per-
ception à la science que de séparer violemment la connaissance
rationnelle de tout contact avec la réalité : « il y a toujours deux
marches possibles, à partir des symboles du sens commun, soit vers
le rationnel pur, soit vers le donné concret". » Nous avons cherché
pour notre part à nous affranchir de cette formule, et nous avons
vu apparaître l'unité et la continuité d'une activité immanente dont
la dialectique intellectualiste marque les étapes et définit l'orienta-
tion. La perception est discontinue, et en vertu de cette disconti-
nuité les parties de l'univers paraissent exister et se mouvoir indé-
pendamment les unes des autres; la contingence est liée à la
1. Bulletin, p. 18.
2. Rev. de met., 1900, p.
3. M., 1900, p. 51.
229.
L. BRUNSCHVICG.— Miii.OsoPHiE nuuvki.i.k, imki.i.kctiai.ismi: . 471
disconliiuiilé, ainsi que le manifeste Thisloire de la philosophie
depuis Kpicure jusqu'à M. Rcnouvier. Mais l'intelligence relie ces
phénomènes dispersés dans l'espace et dans le temps grâce à la
notion <ie loi nécessaire : pour les yeux l'eau s'évapore et s'anéantit,
pour les oreilles le son s'éteint hrusquement, il appartient à la science
rationnelle de rétablir la continuité entre l'eau et la vapeur, entre
les vibrations entendues et les vibrations insensibles, jusqu'à ce que
ces lois nécessaires se fondent à leur tour dans une raison com-
mune, et qu'apparaisse au sommet de l'œuvre syntliétique, au troi-
sième genre de connaissance, pour parler de nouveau avec Spinoza,
l'unité de la nature identique sous la multiplicité des apparences,
l'étendue indivisible, intelligible, parallèle à l'unité indivisible de la
pensée. Dès lors entre l'action pratique et l'action discursive, entre
l'action discursive et l'action profonde il n'y a plus d'opposition;
aucune transcendance ne rompt le progrés intérieur, à chaque degré
analyse et synthèse apparaissent solidaires l'une de l'autre comme
deux moments d'une même fonction. L'esthétisme est incomplet, en
tant qu'il prétend isoler la synthèse de l'analyse dans la chimère
d'une intuition primitive ; le nominalisme est incomplet, en tant qu'il
prétend isoler l'analyse de la synthèse dans la formation de la
science. Réunissons les deux aspects que l'artifice de la philosophie
nouvelle avait dissociés : nous obtenons enfin la philosophie de
l'esprit concret et vivant, l'intellectualisme.
IV
Ainsi la conclusion de ce travail serait d'opposer la philosophie de
l'esprit à la philosophie nouvelle. En avons-nous le droit? est-il légi-
time de condamner ainsi une métaphysique qui n'est encore qu'es-
quissée et qui prétend être orientée vers le spiritualisme? Après les
discussions qui précèdent, il nous sera possible, sinon de traiter
intégralement la question comme si nous étions en présence d'un
système achevé, du moins d'indiquer les réserves qui s'imposent
à nous.
La doctrine métaphysique de la matière vers laquelle tend la phi-
losophie nouvelle, pose « les causes finales comme les vraies causes
efficaces » '. « Quelle solution plus spîritualiste pourrait-on vouloir-?»
1. liev. (le met., 1901, p. 424.
2. /(/., 1901, p. 424.
472 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
demande M. Le Roy. Et en effet il y a une interprétation spiritualiste
de la finalité, fondée sur une théorie de l'habitude ; la matière appa-
raît alors telle que M. Le Roy définit la matière actuelle, inertie,
passivité, tendance à la répétition, tandis que l'esprit est défini,
comme M. Le Roy définit la matière pure, capacité d'habitudes. La
réalité primordiale est alors l'effort spirituel, qui est constitutif d'une
habitude, et l'habitude se dégrade jusqu'à la limite de l'automatisme
inconscient qui, ne laissant plus à des habitudes nouvelles, con-
ditionne exactement le présent par le passé. Or, ce finalisme spiritua-
liste est justifié à deux conditions : il faut que l'esprit soit orienté
vers un système intelligible d'habitudes, et que cette orientation
fonde en vérité le déterminisme de la nature. Ce sont ces deux con-
ditions que la philosophie nouvelle exclut; elle enseigne que nous
retrouvons la vérité profonde de l'esprit en défaisant au dedans de
nous l'œuvre artificielle des catégories, que nous retrouvons la réalité
de la matière en dénouant le tissu des habitudes; elle nous fait
remonter du terrain de l'immanence, où peut s'établir un spiritua-
lisme positif, au rêve de la transcendance, c'est-à-dire à des relations
d'extériorité qui n'ont de signification que pour l'imagination maté-
rialiste. Effectivement, suivant M. Le Roy, c'est au-delà de la matière
actuelle et de la nécessité rationnelle que s'est faite la rencontre de
la matière pure et de l'esprit pur. La part du déterminisme qui
permet à l'homme de créer une science et de régulariser son action
est relative à la contingence. La matière est contingence, l'esprit est
contingence. Quel sens dès lors peut avoir la subordination de la
matière à l'esprit, et en quoi différerait-elle de la subordination
inverse que le matérialisme affirme? « Si primitivement la nature et
l'esprit sont tous deux amorphes, comment l'amorphe en vient-il
à saisir et à ordonner l'amorphe, comment et pourquoi '? » « Qu'il
me soit permis, répond M. Le Roy à la question qu'il a lui-même
posée, de me borner à un mot. La philosophie nouvelle admet une
hiérarchie où l'action morale et religieuse occupe le sommet et se
subordonne l'action pratique et l'action discursive comme moyens.
L'attraction d'une cause finale, voilà l'explication de la genèse uni-
verselle -. » Plus haut il avait écrit : « Il faut sans doute rattacher à
quelque transcendance la nécessité qui impose la matière à l'esprit.
Ainsi reparaîtrait dans la philosophie nouvelle la vieille preuve
1. Rev. di' met., 1901, p. 427.
2. I(L, 1901, p. 428.
L. BRUNSCHVICG.— rillLOSOPHIE NOIJVEI.I.K, IMEI.l.Kr.TUAMSMK. 413
cosmologique de l'existence de Dieu '. » Plus loin il ajoute : le génie
donne à l'homme « quelque chose d'analogue au pouvoir de miracle,
c'est-à-dire la faculté pour un individu d'agir avec la puissance de
l'esprit universel » -. A la philosophie positive de l'esprit qui explique
la matière par une action semblahle à l'action spirituelle de l'homme,
fondant le déterminisme sur la raison et trouvant dans ce détermi-
nisme un point d'appui dans le passé, une règle pour l'avenir,
s'oppose une doctrine de finalité transcendante qui fait du détermi-
nisme une -fonction d'une contingence mystérieuse et inaccessible.
M. Le Roy a bien voulu nous prévenir que « l'incessante réaction
mutuelle de la contingence et de la nécessité constitue un inextri-
cable cercle vicieux, incompréhensible aux seuls intellectualistes^ » ;
aurons-nous la témérité d'accomplir jusqu'au bout, et malgré cet
avertissement, notre devoir d'intellectualiste, de comprendre au
moins pourquoi cela doit nous être incompréhensible? C'est que la
philosophie nouvelle, en même temps qu'elle est tournée vers une
finalité transcendante qui est la volonté du miracle, s'est appuyée
sur des thèses qui convergent toutes vers cette conclusion que le
miracle est impossible, non pas seulement à justifier, mais même à
concevoir. Comment constater le miracle comme fait, alors que tout
fait serait artificiel, relatif aux instruments d'observation et aux
décrets du discours que le savant s'est également fabriqués pour la
commodité de son action? le positivisme d'Auguste Comte, pour
avoir identifié le fait au réel, a été défini par M. Le Roy « une sorte
d'anthromorphisme matérialiste fondé sur le primat de l'action
pratique S); le positivisme nouveau, s'il invoquait une identification
du même ordre, se condamnerait lui-même à se définir une théo-
logie matérialiste fondée sur le primat de l'action pratique. Et
encore faut-il aller plus loin : le fait que les lois naturelles ont été
modifiées par l'intervention d'une puissance transcendante suppose
l'existence de ces lois, un déterminisme non partiel et apparent,
mais profond et intelligible ; or si la réalité est dans son origine
métaphysique contingence et non nécessité, n'importe quoi peut
arriver à la suite de n'importe quoi, suivant la formule de Hume;
toute possibilité de distinguer le surnaturel et Tordre régulier de la
1. Rev. de met., 1901, p. 425.
2. Id., 1901, p. 430.
3. It/., 1901, p. 427.
4. Id., 1901, p. 141.
474 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
nature s'évanouit, et il ne reste plus de miraculeux que la croyance
au miracle.
Mais peut-être la doctrine métaphysique de l'esprit apportera-
t-elle à la philosophie nouvelle la preuve d'une transcendance positive.
A coup sûr, du moment que l'esprit est une activité vivante, le type
même de l'activité vivante, il faut admettre que par son progrès elle
se dépasse elle-même; il est absurde de concevoir la pensée se pré-
voyant en quelque sorte et décrivant à l'avance les étapes de son
développement, encore que M. Le Roy soit tout disposé à prêter cette
absurdité à l'intellectualisme, à en faire une doctrine du statique et
de l'immobile'. En fait c'est l'intellectualisme qui avec Spinoza et
Leibniz a introduit dans la philosophie la notion d'inconscient et
démontré qu'elle était nécessaire pour expliquer l'origine du progrès
intérieur; seulement ce que l'intellectualisme ne saurait admettre,
c'est que par le fait même de son progrès l'esprit devienne inintel-
ligible à lui-même, que la propriété originale de la réllexion sur soi
ne serve qu'à dégrader l'activité interne, de telle sorte qu'il y aurait
à l'origine de l'intelligence « autre chose que l'intelligence - » et que
la source de la logique serait nécessairement supra -logique". Une
telle discontinuité dans la vie mentale apparaît à l'intellectualisme
comme la négation de l'esprit, qui est synthèse immanente, unité.
M. Le Roy pense avoir établi le spiritualisme, en définissant la réalité
comme un dynamisme continu et irrationnel; mais en quoi ces méta-
phores empruntées à la mécanique — et que nous avons eu déjà l'oc-
casion de relever comme caractéristiques de la philosophie nouvelle
— s'appliquent-elles à l'esprit? et pourquoi ne s'appliquoraient-elles
pas à la matière, comme le pensaient les Stoïciens qui avaient fondé
une doctrine matérialiste sur la tension de l'énergie, sur la richesse
et l'harmonie de la vie et de l'action? A cet égard, M. Le Roy a
promis, et nulle promesse ne pouvait être enregistrée avec plus de
reconnaissance, une théorie de l'invention scientifique qui serait de
nature à résoudre la difficulté, « Qui prendra le mieux cette atti-
tude purement dynamique, de celui qui, visant surtout au discours
parfait, ne cherche dans la science qu'un enchaînement rigoureux
de formules, ou de celui qui, plus vivant, ne saisit chaque résultat
1. Rev. de met., 1901, p. 300.
2. Bulletin, p. 15. Cf. M., 1901. p. 327 : « Comprendre n'est pas un acte pure-
ment intellectuel ».
3. Id., 1901, p. 301.
L. BRUNSCHVICG.— l'Hii.osui'iiii-: .nulvli.i.k, i.mki.i.iîchai.ismk. 475
que pour y puiser un élan nouveau vers de nouveaux résultats?
C'est la différence de l'inventeur au critique, et nul ne contestera
que ce soit au point de vue du premier qu'il faille se placer pour
bien comprendre la science'. » Mais je ne doute pas que, si
M. Le Roy veut entrer dans le détail de la question, la dissociation
de ces points de vue ne lui apparaisse artificieller, et surtout mal
appropriée à la spécilicitc de la science. Elle peut être vraie de
l'art; mais elle ne l'est plus de la science, en tant que la science se
distingue de l'art, et elle s'en distingue parce qu'elle rencontre le
problème du discernement entre l'erreur et la vérité, problème dont
IM. Le Roy signalait lui-même l'importance en ces termes : « Sans
prétendre aucunement contester le succès de la science, il faut
néanmoins tout d'abord le ramener à sa juste mesure... Les
savants ne racontent en général ni leurs échecs ni leurs tentatives
infructueuses-. » Ce problème, qui ne se posait pas pour l'artiste, le
savant le pose, et la science existe parce qu'il l'a résolu. Or, s'il l'a
résolu c'est qu'il ne se borne pas comme l'artiste à être l'inventeur,
c'est qu'il est en même temps le critique. Une hypothèse fausse est-
elle moins vécue ou vivifiée qu'une hypothèse vraie? manifeste-
t-elle moins de puissance créatrice, de dynamisme irrationnel? L'at-
tachement d'àme aux théories de la science a-t-il été moins grand
au moyen âge que de nos jours, chez les alchimistes que chez les
chimistes? Descartes aurait sacrifié toute son œuvre scientifique
pour qu'on lui accordât la transmission instantanée de la lumière.
Pouchet n'a pas été vaincu par Pasteur parce qu'il lui manquait
l'élan inventif, la passion qui met en jeu toutes les énergies en
dehors même de l'intelligence. C'est donc qu'en réalité on n'a pas
tout à fait expliqué l'attitude du savant par l'effort d'intériorisation,
par le retour à la vie spirituelle intégrale; le savant est tourné vers
les faits, vers les expériences de laboratoire ou les raisonnements
mathématiques qui s'établissent indépendament de sa volonté et
dont il attend anxieusement la confirmation de ses inventions; la
spécificité de la science, c'est que l'invention s'y fait découverte, et
cela grâce à un procédé intellectuel de vérification. M. Le Roy a cru
qu'il avait lieu de revendiquer les droits de l'esprit contre l'intel-
lectualisme parce qu'il a toujours considéré l'intellectualisme à tra-
vers l'hypothèse des facultés, que l'intellectualisme a pour objet
i. Uev. de ynét., 1901, p. .32i.
2. fhdlelin, p. 28;' cf. Bibliothùque, p. 336.
476 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
d'exclure. La thèse du primat de l'action suppose la discontinuité
de la vie intérieure et tout un jeu de composition ou de décomposi-
tion de forces; mais la thèse du primat de l'intelligence signifie que
l'intelligence n'est pas une faculté dont se distingueraient le senti-
ment ou la volonté, qu'elle est une fonction, qu'elle est l'esprit tout
entier orienté vers la vérité. Tant qu'on a considéré avant tout dans
l'esprit la puissance de tension et d'énergie, la force inventive et
créatrice, on a méconnu la propriété caractéristique et l'origina-
lité de l'esprit qui est de se prescrire une direction et d'en prendre
conscience. C'est avec l'intellectualisme que la réflexion peut de la
dynamique indifférente au matériahsme et au spiritualisme s'élever
à la dialectique, qui est la philosophie spécifique de l'esprit.
Est-il besoin d'invoquer en faveur de cette philosophie la tradition
authentique de l'histoire? Le fondement du spiritualisme a toujours
été cette vérité même que la philosophie nouvelle s'efforce d'ébranler,
la suprématie de l'intelligible sur le sensible dans la science et jusque
dans la perception. Mais s'il fallait citer des noms, nous dirions :
Platon, Spinoza, Fichte. Leurs prédécesseurs, après les déchirements
de la révolution qu'ils avaient opérée dans la pensée de l'humanité,
n'avaient pas eux-mêmes rétabli l'unité de l'esprit. Leurs successeurs
ont parfois dépassé le but, en inaugurant un système de justifica-
tion universelle qui devait dégénérer en scolastique; ce n'est pas
tout à fait la faute d'Aristole, de Leibnilz, de Hegel, s'il y a eu une
scolastique artistotélienne, une scolastique leibnilzienne, une scolas-
tique hégélienne, mais ce n'est pas non plus par hasard. Au con-
traire la pensée de Platon, ou de Spinoza, ou de Fichte, est telle
qu'on ne l'entend qu'à la condition de rejeter toute formule, de
refaire avec eux le mouvement dialectique qui les emporte, et de
voir s'ouvrir devant soi la perspective d'un progrès continu et illi-
mité dont chaque étape marque une conquête de la liberté inté-
rieure. Cet effort tout intellectuel, tout immanent de libération ne
pouvait être compris par ceux qui considéraient l'esprit du dehors :
Platon resta suspect comme Socrate; Spinoza fut appelé l'Antéchrist,
Fichte fut accusé d'athéisme. Pourtant ils ont fondé la religion de
l'esprit; ils n'ont point cru que « sans les rites et les dogmes, sans
les gestes du culte la conscience religieuse reste stérile et enveloppée
comme un vague désir qui ne se traduit point en actes ' » ; tout au
1. Rev. de met., 1901, p. 425.
L. BRUNSCHVICG.— iMiiiosopHiK nuivkm.k, i.ntki.i.kchamsmk. 477
contraire ils ont eu « foi dans l'esprit ». L'art vit de symboles; la
science vil de formules; mais il y a une religion distincte de l'art et
de la science, en tant que l'homme est capable de s'élever à une
région de pureté spirituelle et de sincérité absolue où symboles et
formules disparaissent, précisément -parce qu'étant symboles et
formules ils ne peuvent pas être la vérité elle-même, où l'esprit
découvre en soi le principe de rinlelligibilité et de Tamour universels
et affirme dans ce principe la volonté de la communion qui par la
convergence de tous nos progrès scientifiques, esthétiques et moraux
doit s'établir entre tous les membres pensants de l'humanité. Et
si Jésus a dit véritablement : Vous laisserez les morts ensevelir les
morts, si l'apôtre a écrit : La lettre tue et l'esprit vivifie, c'est au
spiritualisme d'écarter l'interprétation sacrilège de la parole sacrée,
de ne pas se laisser se rapprocher dans un compromis meurtrier le
mort et le vivant, la lettre et l'esprit. L'entrée définitive de l'esprit
chrétien dans la philosophie date du jour où un penseur de la race
de Jésus, opposant la transcendance matérielle et l'immanence spiri-
tuelle, a dit : « Moïse a vu Dieu face à face; mais le Christ a compris
Dieu, esprit à esprit ' ». Par là enfin la philosophie de l'esprit appa-
raît comme la philosophie véritable de l'action. La vie avant le juge-
ment est le préjugé; l'action qui refuse de se soumettre à la pensée,
est faite d'arrière-pensée; la première condition de l'action profonde,
c'est la purification dialectique qui nous fait remonter aux principes
de notre raison et nous met en possession de n(jtre liberté. Crain-
drait-on que l'action, pour être comprise, fût moins hardie et moins
féconde? Nous rappellerons d'un mot Platon risquant sa vie à deux
reprises sur l'espoir de réaliser son plan pour l'organisation ration-
nelle et le salut moral de l'humanité; Spinoza revendiquant au
xvii'' siècle la liberté religieuse et la liberté politique, fondant la cité
de Dieu d'où est exclue toute crainte, toute humiliation, toute haine,
qui csl faite tout entière d'amour et de générosité ; Fichte éclairant
à la lumière de la dialectique les deux problèmes qui sont les pro-
blèmes essentiels de l'action à l'heure présente : l'elfort du patrio-
tisme désintéressé qui sera capable de relever et de régénérer une
nation pour en faire un centre de progrès moral, et à l'intérieur
1. '( Quare si .Mosesciini Deo de facie ad facieni. iitvir cum socio soIeKhoc est
niediantibus duobus corporibus) lociiiebalur, Chrisliis quidein de menle ad
rnentem cum deo coinmunicavil. » Spinoza, Traité l/téologique-jiolilirjue, chap. i;
1m1. V. Viol., in-8, t. I, p. 383.
478 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
de cet État la volonté de justice qui assurera à tous les conditions
matérielles du développement humain, qui fera de la participation à
la liberté une réalité effective. Qu'est-il besoin d'ajouter à ces sou-
venirs? ils sont la tradition de l'intellectualisme, ils ouvrent la voie
royale où sont appelés à se concilier et à collaborer tous ceux qui
cherchent dans une doctrine scientifique de la science, dans une
doctrine religieuse de la religion, la méthode pour vivre toute leur
âme en esprit et en vérité.
Léon Brunschvicg.
REMARQUES
SUR LA PHILOSOPHIE NOUVELLE
ET STR
SES RAPPORTS AVEC L'INTELLECTUALISME
Dans un récent article, M. Le Roy s'efTorçait d'établir que V'uUel-
lectiialismc, ruiné par la philosophie nouvelle, se trouvait désormais
dépassé comme un stade provisoire du développement de l'esprit.
11 ne nous parait pas que M. Le Roy ait exactement défini l'intel-
lectualisme.
Par suite, s'il y a une opposition entre l'intellectualisme et la phi-
losophie nouvelle, il ne nous semble pas que ce soit celle qu'a indi-
quée M. Le Roy.
Et alors peut-être rintellectualisme n'a-l-il rien à redouter pour son
existence, des nouveautés philosophiques qu'on lui oppose; peut-être
même a-t-il le droit d'en revendiquer quelques-unes comme le fruit
légitime d'une méthode qui lui appartient en propre.
M. Le Roy définit l'intellectualisme une doctrine selon laquelle
l'intelligence est considérée comme première et principale dans
l'homme, de telle sorte que « la pensée claire, la pensée méthodique
et raisonnante, la pensée impassible, qui est lumière sans chaleur,
suffit pour la connaissance », la connaissance étant œuvre de « dis-
cours », et le « discours » étant autonome.
Or toutes ces expressions sont ambiguës. Car il y a deux points de
480 REVUE DE ^lÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
vue distincts, desquels on peut considérer l'origine de la connaissance
et ces deux points de vue semblent ici confondus.
En un premier sens, la pensée claire a pour condition la pensée
obscure, l'intelligence suppose l'instinct, la vie, et le « discours n'est
pas autonome » , En fait la pensée obscure, l'instinct, la vie pré-
cèdent la pensée claire, le « discours », la raison. Ce /"ai^, personne ne
le nie, pas plus les intellectualistes que les autres, et l'on peut con-
sulter sur ce point le dernier article de M. E. Chartier relatif aux per-
ceptions du toucher. Si la philosophie de l'esprit ne consiste qu'à
faire l'histoire de notre vie, à raconter ingénieusement, à décrire
minutieusement la succession des fails qui la remplissent, si la phi-
losophie n'a pas d'autre but plus élevé, il faut dire que la seule rela-
tion qui se manifeste entre la pensée obscure et la pensée claire, c'est
la dépendance chronologique de celle-ci à l'égard de celle-là.
Mais voici où apparaît précisément la « thèse intellectualiste ».
Les intellectualistes soutiennent que ces faits que nous constatons
sont intelligibles; que, s'il y a succession entre la pensée claire et la
pensée obscure, il y a aussi une raison de cette succession; qu'on
peut comprendre pourquoi telle pensée claire a pour origine telle
pensée obscure et en dérive nécessairement. Et comment le com-
prendre, sinon en substituant à l'apparente hétérogénéité du sen-
sible et de l'intelligible, la réelle analogie du subconscient et du cons-
cient? La pensée obscure ne serait rien d'autre que la pensée claire,
moins sa clarté. A ce second point de vue, qui n'est plus celui du fait,
mais que nous pourrions appeler celui du droit (car les rapports que
nous affirmons cette fois, nous ne les roiixtato77s plus, mais nous les
jugeons nécessaires à l'unité, à l'harmonie du Tout), c'est la pensée
obscure qui dépend, non pas de la pensée claire (cela ne voudrait
rien direj, mais de la pensée tout simplement. Les perceptions con-
fuses du nouveau-né n'ont certainement pas pour conditions les pen-
sées claires qu'il ne possède pas encore ; les faits présents n'ont pas
leur raison d'être dans les faits futurs, pas plus d'ailleurs que dans
les faits passés, sinon en apparence. C'est en dehors des faits qu'il faut
chercher la raison des faits. Les perceptions confuses du nouveau-né
ne s'expliquent que par la nature absolue de la pensée. La pensée
ne peut se diviser qu'en apparence et elle s'implique elle-même tout
gntière à tous les degrés. (C'est sans doute ce qu'a voulu exprimer
Leibniz par son système des monades, aussi bien que Spinoza par sa
définition de la substance.) L'intellectualiste refuse de voir des parties
p. LANDORMY. — ur.MAUQi r.s siu i.v I'HII.osophik mkvki.i.i:. 481
et des moments dans la pensée, il renonce à la composer d'éléments
réellement distincts, à subordonner quelque chose en elle à autre
chose, mais il sait que tout s'y lient et y forme une unité que le
« discours » seul peut briser en idées abstraites. Ce qu'il cherche
dans chaque idée concrète , dans chaque sentiment, dans chaque
volonté, c'est ce qui fait que cette idée est concrète, ce sentiment
profond, cette volonté agissante. Et une idée est concrète parce
qu'elle n'est pas détachée en nous de toutes les autres idées, parce
qu'elle ne se suffit pas à elle-même, et qu'elle fait corps avec toute
notre pensée. Un sentiment nous émeut, une volonté agit en nous,
parce que c'est toute notre âme qui retentit au travers de ce senti-
ment ou de cette volonté. Chercher la vie, c'est chercher le tout dans
la j)arlv\ — non pas l'universel dans le particulier, — mais une
diversité infinie d'unités dans l'illusoire simplicité d'une apparente
abstraction. Et c'est la vie, c'est le réel, c'est le concret, c'est le
divers que poursuit l'intellectualiste, mais à sa manière, en faisant
autre chose que de vivre la vie, de produire des réalités, de perce-
voir le concret. Il ne se juge philosophe que s'il comprend ce que les
autres sentent, veulent, « vivent». Et s'il fallait enfin définir son atti-
tude par une formule, ne pourrait-on pas dire que l'intellectualiste
est celui qui croit à la valeur absolue du principe d'intelligibilité ou
de raison suffisante, et qui affirme que tout a sa raison d'être, que
tout est intelligible, que tout peut être et doit être pensé?
Cette définition de l'intellectualisme que nous proposons peut
paraître un peu large. C'est que par intellectualisme on entend sou-
vent beaucoup moins la méthode que nous venons de caractériser,
que le système qui résulterait de l'achèvement de la philosophie
selon cette méthode. Mais la philosophie intellectualiste est-elle
achevée? Le sera-t-elle jamais? Évidemment non; et s'il y a des phi-
losophes qui se persuadent qu'ils possèdent dès maintenant une théo-
rie définitive de l'esprit, nous nous séparons nettement d'eux, et eu
ce sens étroit du mot, nous n'admettons' pas l'intellectualisme. Mais
M. Le Roy semble aussi comprendre sous le nom d'intellectualisme,
toute philosophie qui prétend conduire à l'intuition de l'esprit par la
voie théorique de l'analyse, et en ce seas large, nous sommes intel-
lectualiste. — Si l'on tient à réserver le titre d'intellectualistes à ces
esprits dogmatiques qui croient embrasser la réalité entière dans les
limites actuelles de leurs conceptions claires et distinctes, appelons,
si l'on veut bien, rationalistes ou même spiritualistes ces philosophes
Hev. meta. t. IX. — 1901. 33
482 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
critiques qui n'admettent aucune explication qu'à titre provisoire,
bien qu'ils soient convaincus que tout est explicable. Nous prévien-
drons ainsi toute équivoque. C'est la cause de ce rationalisme, ou de
ce spiritualisme, attaqué plus ou moins directement p-xr M. Le Roy
sous le nom d'intellectualisme, que nous nous bornons ici à défendre.
Il est d'autant plus important de fixer nettement notre altitude, que
la plupart des critiques de M. Le Roy contre l'intellectualisme im-
pliquent une confusion entre la méthode intellectualiste et les sys-
tèmes dogmatiques auxquels elle a parfois donné naissance.
De notre point de vue rationaliste, maintenant bien déterminé,
examinons la valeur des objections de M. Le Roy.
D'abord il est évident qu'aimer les idées claires ce n'est pas nier la
pensée obscure. Quel est le rationaliste qui pourrait aujourd'hui
avoir l'illusion d'enfermer la vie dans ses formules? L'infini de la vie,
de l'inconscient, du concret débordera toujours l'étroitesse de nos
conceptions humaines. Est-ce une raison pour renoncer à rien
savoir? ou bien est-ce savoir quelque chose que de constater qu'en
dehors de notre science, il y a du mystère, de l'impénétrable, de
l'irréductible, surtout si l'on oublie que les mystères se dévoilent
parfois, qu'on pénètre tous les jours quelque secret de la nature, et
que les difficultés ne sont jamais que provisoirement irréductibles.
La philosophie nouvelle ne nous apprend rien en nous faisant
remarquer l'insuffisance perpétuelle des raisons que nous avons
d'affirmer.
Dès lors, pourquoi M. Le Roy reproche-t-il aux rationalistes de
considérer l'esprit comme une cJiose, comme le contenant d'un con-
tenu invariable, et de nier tout progrès réel de la pensée, chaque
invention n'étant qu'un résultat nécessaire? Le rationaliste ne con-
çoit pas l'esprit à la façon d'un magasin d'idées claires ou d'un
recueil de discours tout faits. Pour lui, la pensée concrète seule est
donnée, non la pensée abstraite; l'idée claire ne se dégage pas sans
efTort de l'idée obscure; et les discours ne se font pas tout seuls. Il
y a un progrès de l'esprit qui consiste précisément à faire passer nos
idées, nos sentiments, nos volontés, de l'état inconscient à l'état
conscient, de l'état confus à l'état distinct. L'invention n'est pas un
résultai nécessaire, car elle suppose une réflexion qui n'est pas
p. LANDORMY. — rilMARQUKS suit i.A philosophie >'OUVELI.e. 483
donni'e. Percevoir sa propre image dans un miroir ou comprendre
tout ce qu'il y a de pensées impliquées dans cette perception, voilà
qui est bien diflerent, et si toute l'analyse de la perception a son fon-
dement dans la perception même, encore faut-il que cette analyse
soit faite. L'action de l'esprit consiste à effectuer plus ou moins par-
faitement l'analyse d'une synthèse donnée.
Il y a donc un progrès de la pensée. Ce progrès est indéfini, car
il n'a pour limite que l'achèvement impossible d'une analyse sans
fin. De plus, ce progrès ne se compose pas de la simple accumulation
de progrès partiels : les vérités ne s'ajoutent pas les unes aux autres
pour former de nouvelles vérités. Chaque vérité nouvelle est un
point de vue original sur la nature, qui concilie dans une plus haute
unité les unités partielles et incohérentes déjà découvertes. Une idée
ne devient mienne que si je la pense avec toute ma pensée, c'est-à-
dire avec toutes mes idées; et elle ne peut s'adapter à mon système
d'idées qu'en le transformant; car, tel qu'il était auparavant, il me
satisfaisait, et je ne croyais pouvoir rien y ajouter, rien y retrancher;
je ne puis donc y introduire un élément étranger qu'en le remaniant
tout entier. Le rationaliste ne considère pas la vérité comme une
chose faite, mais comme une harmonie qui se fait, se défait et se
refait tous les jours entre la pensée claire et la pensée obscure; il
affirme le caractère provisoire de toute affirmation; il prise non le
résultat, mais la méthode, — non l'acquis, mais le progrès — , non
le fait accompli, mais l'acte vivant de production. Pour lui, aucune
connaissance n'est définitive, tout savoir doit être perpétuellement
remis en question; et il déclare morte la pensée qui s'arrête.
Mais pour qu'il y ait progrès de l'esprit, encore faut-il que le
devenir de nos pensées ait une direction, qu'il snit orienté par rap-
port à un terme fixe; sans quoi, il est impossible de dire oîi nous
allons, ni même si nous allons. Or ce terme fixe, selon le rationa-
liste, c'est la loi que l'esprit s'impose à lui-même et dont, par un libre
décret, il fait la forme nécessaire de son existence. La pensée ne
s'affirme qu'en affirmant et elle ne peut affirmer que l'identité de
son objet avec sa propre nature. La diversité qu'elle trouve en elle
ne deviendra la matière de ses jugements que si elle pose en prin-
cipe la rêductibilité du divers à l'un, et si elle poursuit par voie de
tâtonnements successifs l'œuvre sans cesse interrompue, toujours
recommencée, de l'unification des apparences conti-adictoires.
Si l'on ne considère cette loi elle-même que comme l'expression
484 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
d'une volonté arbitraire de l'esprit (volonté qui changera demain,
au gré de son caprice, ou sous la pression des circonstances , si l'on
croit que la pensée peut renoncer à ce principe suprême, en le
découvrant incommode à l'usage, alors on renonce au rationalisme;
et c'est là, croyons-nous, la limite précise qui nous sépare des philo-
sophes nouveaux. Ces philosophes tiennent tant à sauvegarder la
liberté de l'esprit, qu'ils ne veulent même pas l'astreindre à être ce
quil est, plutôt ceci que cela; sa nature ne se définit pas, ou plutôt
l'esprit lui-même se définit à tout instant comme il lui plait, et sa
grande affaire est de se prêter avec souplesse à toutes les atti-
tudes pour mieux agir.
Mais agir, n'est-ce pas entrer en contact avec les choses, s'adapter
à elles? Et alors, ne croirons-nous pas que la nouvelle philosophie
n'est qu'un empirisme déguisé, puisqu'elle se donne pour lâche
principale de montrer que l'action seule informe l'esprit? L'action,
semble-t-il, ne pourra nous modifier que si la résistance d'un objet
enferme dans certaines limites bien déterminées notre puissance
indéfinie d'expansion. La nature de notre esprit ne serait qu'un
reflet de la nature des choses. — Mais non! car il n'y a pas plus de
nature des choses que de nature de l'esprit pour les nouveaux phi-
losophes. Parler de nature des choses, c'est mettre l'esprit dans la
matière, c'est être intellectualiste. Les empiristes ne sont que des
intellectualistes inconscients : ils ne font sortir la pensée claire de
la pensée confuse que parce qu'ils ont mis, sans le savoir, la pensée
claire dans la pensée confuse. La philosophie nouvelle confond dans
une même liberté la matière et l'esprit, de sorte qu'il devient bien
difficile de dire ce qu'est la matière, ce qu'est l'esprit, ce qu'ils
peuvent l'un sur l'autre, et même s'ils existent véritablement.
On nous répondra que nous entendons mal la philosophie dont
nous parlons, et que, dans cette philosophie, la réalité n'est conçue
ni comme esprit, ni comme matière, mais comme action, comme
vie, et que c'est précisément rester le jouet d'une illusion intellec-
tualiste, que d'opposer ces deux termes abstraits, ces deux choses,
l'esprit et la matière.
Si nous insistons, en faisant observer que l'action ne peut se
définir que par l'opposition de la matière et de l'esprit, on nous
p. LANDORMY. — remarqufs suu i..\ piiiiosoi'iiiI': nouvelle. 485
répliiiuera qu'il convient de distinguer rarlion pnilu/ue, hiclion
discuriivi' et l'arhon profonde, et que cette dernière seule nous met
en contact avec la réalité, ou pour mieux dire, est réalité. L'action
pratique est sujette des habitudes physiques, l'action discursive des
habitudes intellectuelles; l'action profonde c'est celle qui, se déga-
geant de tous les liens de l'habitude, crée en nous une attitude tout
à fait originale (jui ne retient plus rien des préjugés passés, mais
est une pure réalité, puisqu'elle se suffit à elle-même, puisqu'elle
réussit à soutenir toute seule sa propre existence. Pour produire
cette action profonde, il faut dépouiller son âme de tout le revête-
ment des traditions amassées, et retrouver la naïveté de l'intuition
primitive. Mais il ne peut s'agir évidemment de revenir en même
temps à l'état d'inconscience de la pensée naissante. Si je dois
rechercher la pureté des impressions premières, c'est pour vivifier
ma pensée réfléchie, c'est pour la baigner de réalité, c'est pour
éprouver mes idées au contact de l'être. Et alors voici le problème
qui se pose : si c'est mon action profonde qui doit orienter mon
progrès, cette action est-elle assujettie à quelque condition exté-
rieure? Dans ce cas, elle me permettrait de contrôler mes pensées
par leur succès dans la réalité vécue, mais nous retomberions en
même temps dans la dualisme de l'esprit et de la matière, qu'on a
voulu éviter. Si au contraire mon action est tout à fait spontanée,
tout à fait libre, si elle crée la réalité, je pourrai vérifier toutes mes
attitudes intellectuelles par une action corrélative, mais, en somme,
cette vérification ne signifiera plus rien du tout que l'absolue indif-
férence de l'être à devenir quoi que ce soit. La notion de progrès
perdra tout sens en même temps que celle de vérité ou de réalité.
L'action ne peut être conçue sans règle et sans limite. Agir, n'est-
ce pas réaliser ce qui n'est pas réel, et ne faut-il pas d'abord qu'une
réalité manque pour qu'on puisse la réaliser? Agir, n'est-ce pas aussi
réaliser plutôt ceci que cela et la règle de l'action n'est-elle pas
impliquée dans l'action? Agir, n'est-ce pas enfin s'arrêter à une
certaine action, et se dispenser des autres? Car, sans cela, une seule
action aurait à jamais épuisé l'être. Et ainsi ne voit-on pas que
l'action suppose à la fois l'esprit et la matière, l'initiative de l'un,
l'empêchement de l'autre, sans qu'aucune liberté puisse s'alTranchir
de semblables conditions?
Voilà quelques-unes des réflexions d'un rationaliste qui, d'ailleurs,
ne voit aucune difficulté à reconnaître que l'action fou la vie) est la
486 REVLE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
vraie réalité; et il entend par là que l'intelligible et le sensible ne se
séparent que par abstraction, qu'en vérité ils ne font qu'un et que
s'ils se distinguent pour notre imparfaite conscience, notre progrès
consiste à les unir de plus en plus harmonieusement en nous. Penser
sa vie et vivre sa pensée, voilà le double principe que Socrate avait
déjà posé comme fondement d'un intellectualisme moral, où la pré-
occupation du concret ne le cédait en rien à celle du rationnel. Les
nouveaux philosophes prétendent avoir le privilège de parler de la
vie et de l'action, mais ils en font un mj^stère impénétrable, et c'est
la nouveauté qu'ils nous apportent, de tout fonder sur l'action en ne
laissant plus à Faction aucun fondement réel. Les rationalistes ne
tombent pas dans l'excès opposé; ils ne méconnaissent pas la vie,
mais ils veulent l'éclairer, et se font fort de la rendre tous les jours
de plus en plus intelligible. S'il s'agissait d'ailleurs de donner un
exemple qui pût faire apprécier toute la valeur de leur méthode, on
citerait volontiers la plupart des brillantes analyses de M. Bergson,
le fondateur de la philosophie nouvelle, qui emploie un talent mer-
veilleux à dissimuler son incomparable virtuosité d'intellectualiste
sous la contradictoire prétention d'expliquer le réel sans user des
idées.
P. Landorm^.
ÉTUDES CRITIQUES
LE PRINCIPE DE LA VIE
COMME MOBILE MORAL
Selon J -M. GUYAU.
(Suite et fin '.)
III
Solution du problèmi:. — Exami^n du mobili^; moral trouvé.
Guyau a la réponse toute prête : « La cause universelle de nos
actes », dit-il, et à fortiori « la cause qui produit toute action
inconsciente » (p. 87 i. est la vie. « Depuis le premier tressaillement
de l'embryon dans le sein maternel jusqu'à la dernière convulsion
du vieillard, tout mouvement de l'être a eu pour cause la vie en son
évolution » (p. 87 i.j. Cette découverte est présentée comme le
résultat d'une observation rigoureusement scientifique.
Il résume en cet endroit dans les termes suivants la série enchaînée
de raisonnements et de faits que nous avons essayé de retracer plus
haut : « le hut qui, de fait, détermine toute action consciente est
aussi la cause qui produit toute action inconsciente : c'est donc lu
vie même, la vie à la fois la plus intense et la plus variée dans ses
formes » (p. 87 i.). Ce qui revient à dire, en forme de syllogisme :
La vie est la cause qui produit toute action inconsciente;
ï. Voir Revue de Métnpfi,>/si(jue et de Morale, numéro du l-'i mai 1901.
488 lŒVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Or, la cause qui produit toute action inconsciente est aussi le
but qui, de fait, détermine toute action consciente;
Donc le but qui détermine toute action consciente est la vie.
Guyau définit après cela de la manière suivante sa morale scienti-
fique, c'est-à-dire cette partie de la morale qui est « fondée unique-
ment et systématiquement sur les faits positifs » : — « la science
qui a pour objet tous les moyens de conserver et d'accroître la vie,
matérielle et intellectuelle » (p. 88 i.).
Notre tâche est à présent d'apprécier la valeur de la solution pré-
sentée aussi bien que le fondement de l'argumentation si touffue et
si variée qui a servi à l'amener. Nous pourrions, pour l'accomplir,
mettre en œuvre deux procédés de discussion très différents l'un de
l'autre. Nous pourrions, par exemple, nous en prendre exclusive-
ment à ce syllogisme cité plus haut, qui a l'avantage de réduire à
des formes rigoureuses l'argumentation de Guyau, et démontrer
par l'absurde qu'il est faux de conclure que la fin de toute action
consciente est la vie. Ce procédé serait légitime : tout moraliste
fondant un système ne doit-il pas avoir la prétention de mettre au
moins ses principes essentiels à l'abri des attaques d'une dialectique
élémentaire? Mais il a peut-être cet inconvénient, en faisant appel
exclusivement à l'autorité de la logique, d'envisager la doctrine
critiquée sous un aspect trop extérieur pour ainsi dire, sans péné-
trer dans son vrai fond intime. Nous le laissons donc de cùté ici^
Nous constatons d'ailleurs que si notre auteur donne à sa démons-
tration l'apparence d'un raisonnement logique, lui-même en réalité
n'a pas raisonné dans l'abstrait. Aussi recourons-nous immédia-
tement à une autre méthode, qui étudiera ses idées en elles-mêmes
1. L'emploi de ce procédé logique a cependant cette utilité appréciable de
mettre en opposition des déclarations de l'auteur dont on ne découvre pas à
la lecture courante le caractère d'absolue contradiction. Le travail de décom-
position et d'analyse abstraite, un peu sec sans doute, conduit parfois à des
découvertes curieuses. Ce qui parait à première vue chez Guyau une marche con-
tinue et rectiligne est en réalité une suite de sauts brusques et de volte-face
que nous avons tenu à signaler pour mieux faire connaître sa manière préci-
pitée, aventureuse et déroutante.
Le syllogisme à examiner est le suivant :
La vie est la cause de toute action inconsciente;
Or la cause de toute action inconsciente est la lin de toute action consciente;
Donc la fin de toute action consciente est la vie.
N'ayant pas à étudier ici la portée du terme de cause et le sens du mot rie,
nous pouvons accepter la majeure. Traduite comme suit en langage courant :
« la vie est ce phénomène distinct produisant et déterminant cet autre phéno-
mène qu'est toute action inconsciente »,elle revêt une signification suffisamment
en. CHRiSTOPiii:. — Le principe de la vie. 489
et non plus leur enchainemcnt, qui analysera et appréciera les
éléments mêmes qu'il a fait entrer dans leur formation, qui remon-
tra ainsi jusqu'aux origines, au vrai point de départ, et en viendra
facilement alors à montrer certaine raison de fait qui a dominé et
dirigé dés le début son esprit. Et, pour classer les observations
multiples que nous avons à présenter en nous inspirant de cette
méthode, pour les ordonner en série graduée, un fil conducteur s'est
trouvé très facilement. Nous nous sommes attaché à l'idée essen-
tielle, l'idée de la vie, celle que l'on nous donne comme le mobile
moral et qui, chose singulière, nous est présentée dès le début des
pages que nous étudions, et non pas uniquement dans leur conclu-
sion. C'est d'ailleurs l'idée centrale, autour de laquelle la pensée de
l'auteur ne fait que graviter. A la lumière de chaque notion nouvelle
qu'il fait intervenir, il lui découvre à chaque instant des aspects
nouveaux, si bien qu'en nous engageant à sa suite, comme nous
allons le faire, dans cette voie spéciale, nous n'aurons qu'à reprendre
une série successive de réponses à celte question : quel est le sens
vrai et complet de ce principe de la vie? — C'est précisément dans
cette question que réside tout Tinlérôt de ces pages et c'est elle qu'il
convient donc de poser au début d'une critique approfondie.
§ l'*". — Le pri)ic>pe de la vie envisagé à un point
de vue physiologique.
Nous ne devons nous attendre à trouver nulle part dans l'œuvre
de Guyau une définition expresse de la vie. Mais il donne de temps
précise pour l'objet que nous avons en vue. Ce qui importe à présent est de
recliercher si Guyau a pu démontrer logiquement que cette cause de toute
action inconsciente est bien la fin de toute action consciente : proposition qui
constitue le centre même, la partie essentielle de son raisonnement, et que
nous devons examiner soigneusement.
Si, comme il est légitime de le croire, elle est le résultat d'un travail logique
qui s'est opéré dans la pensée de l'auteur, elle constitue elle-même bien évi-
demment la conclusion d'un raisonnement implicite, également réductible à la
forme syllogistique, dont les parties doivent se retrouver parmi les considéra-
tions si diverses se succédant dans ces pages. Or, plusieurs déclarations, se
ramenant, ainsi que nous aurons à le montrer, à. celle-ci : « la cause des actions
inconscientes est aussi la cause des actions conscientes », sont clairement
présentées par l'auteur, dans leurs termes absolus et catégoriques, comme
l'un des fondements sur lesquels il se base. Nous connaissons ainsi dès mainte-
nant l'une des prémisses du syllogisme qu'il s'agit de reconstituer. Nous en
possédons également la conclusion, de telle sorte que nous pouvons, sans plus
490 • REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
en temps sur cette notion des notations partielles : il s'agit pour
nous de les rassembler et de les classer.
Une chose est certaine tout d'abord, c'est qu'il entend expressé-
ment ne pas envisager la vie du point de vue d'une philosophie
toute spéculative mais bien exclusivement du point de vue positif
de la biologie, puisqu'il déclare à différentes reprises vouloir trouver
un mobile moral dans le domaine de l'expérience et des faits enten-
de recherches, rétaljlir l'antre prémisse el dire qu'en somme Guyau n'a pu vrai-
semblablement que raisonner comme suit :
1). La cause des actions inconscientes est aussi la cause des actions cons-
cientes;
2). Or la lin des actions conscientes est aussi la cause des actions cons-
cientes;
3). Donc la cause des actions inconscientes est aussi la fin des actions cons-
cieutes.
Pour juger du bien fondé de la conclusion, étudions l'une après l'autre la
majeure et la mineure.
1). La cause des actions inconscientes est aussi la cause des actions conscientes. —
Cette assertion toute absolue — il s'agit en effet de ioziie^ les actions inconscientes
et de toutes les actions conscientes — dont l'énoncé est nôtre, rend exactement
l'idée qui se trouve au fond des propositions suivantes de Guyau : ■■ le
ressort naturel de l'action, avant d'apparaître dans la conscience, devait déjà
agir au-dessous d'elle, dans -la région obscure des instincts...; tout mouvement
voulu a commencé par être un mouvement spontané e.xécutè aveuglément,
parce qu'il présentait moins de résistance; tout désir conscient a donc été
d'abord un instinct ■> (p. 87 s.) ... « tout mouvement de l'être a eu pour cause
la vie en son évolution; cette cause universelle de nos actes... » etc. (p. 87-88).
— Elle les résume fidèlement, disons-nous. Et il importe d'ajouter qu'elle doit
être comprise dans le sens purement objectif qui est exclusivement celui de la
théorie naturaliste de, Guyau. La cause dont il s'agit ici c'est le phénomène qui
précède et détermine mécaniquement un autre phénomène. Cette cause unique
de tous nos actes, qui leur imprime seule leur direction, ce « principe el cette
première origine ■■ (p. 86 i.)qui se retrouve pour les mouvements conscients
comme pour les mouvements inconscients dans la sphère des instincts sourds,
n'est rien qui soit supérieur à l'action, n'a rien de subjectif : elle est imma-
nente à l'action même, considérée exclusivement comme mouvement phy-
sique.
Une observation importante s'impose à présent. Des propositions citées
jusqu'ici il résulte évidemment que pour Guyau tout mouvement garde sa
direction primitive quand bien même il vient à un certain moment à être
accompagné de conscience. « Pour M.M. Maudsley et Huxley, avait-il dit,
la conscience n'est dans la vie qu'un épiphénomène, abstraction faite duquel
tout se passerait de la même manière • (p. 86 i.). Et il avait déclaré ne
pas vouloir, quant à lui, « trancher ni même soulever cette question ■> si
controversée (p. 86 i.). Or nous venons de le voir au contraire adopter bien
nettement dans le sens même de ces auteurs la théorie de l'automatisme
animal et humain, d'après laquelle la conscience n'est pas une maille essentielle
dans la chaîne des événements physiques constituant notre vie corporelle, n'est
en somme exigée comme principe déterminant d'aucun des mouvements de nos
organes. Nous n'avons pas à entreprendre ici la discussion de cette théorie,
mais nous devons signaler ce fait, essentiel au point de vue logique : c'est que
Guyau se charge lui-même de la modifier indirectement par des affirmations
CH. ciiitiSTOPiiK. — Le principe dr la vie. 491
dus dans le sens iiaLuralisle, c'est-à-dire des faits matériels. C'est
comme physiologiste qu'il dit, par exemple : « les lois de la vie
sont les mêmes du haut en bas de l'échelle animale ». Toutefois,
remarquons qu'ici pas plus qu'ailleurs il ne cherche la précision
détaillée qu'exige l'étude scientifique de la nature. S'il avait voulu
faire ressortir avec force l'identité et l'universalité des luis de la
vie, il y aurait mieux réussi en montrant que ces lois exercent leur
très nettes el très précises. Par celle-ci en Ire autres, faite au cours de son
raisonnement : •■ même les actes qui s'achèvent dans la |)leine conscience de
soi ont, nn ;/éncr/il, leur princijie et leur première origine dans des instincts
sourds » (p. 86 i.), observation (|uc nous pouvons seule considérer comme scien-
titiquemcnt fondée (cf. plus haut Section II, ;', 1", lilt. c). Mais il avoue par le
fait môme (ju'il existe des actions conscientes qui ne sortent pas de l'inconscient,
ce qu'il oublie de suite, emporté sans doute par le mouvement de sa phrase et
pressé par le besoin de conclure. 'Ailleurs il dira encore : ■< l'action sort natu-
rellement du fonctionnement de la vie, en (/randc yj«?-<z> inconscient » (p.' 92 s.),
et enfin, plus loin : « l'action peut se trouver réfractée dans ce milieu nouveau
(la conscience), souvent même suspendue; par exemple quand il y a lutte
entre l'instinct de la vie et telle ou telle croyance d'ordre rationnel. Dans ce cas
la sphère delà conscience peut fournir une so«?'ce ?zoMî;e//e d'actions >> (p. 93 m.).
Ce qui revient à dire, non pas « la cause des actions inconscientes est aussi la
cause des actions conscientes », mais seulement : la cause des actions incons-
cientes est aussi celle de quelques actions conscientes.
•2). La fin- des actions conscientes est aussi la cause des actions conscientes. —
Voihà une assertion que Guyau n'a nulle part formulée en des termes aussi
précis. 11 faut reconnaître cependant que cette mineure est absolument néces-
saire pour sauvegarder la rigueur de notre syllogisme.
Nous n'en sommes d'ailleurs venus à la formuler qu'en suivant notre procédé
de réduction à l'absurde. Elle est en elTet absurde en elle-même, |)uisqu'elle
assimile deux choses que l'on se représente communément comme radicale-
ment distinctes : la fin, c'est-à-dire l'événement futur voulu par l'agent el
existant à l'état d'idée, et d'autre part la cause mécanique. La fin dont nous
parlons est toute subjective, tandis que cette cause est toute objective.
Guyau n'a pas énoncé la mineure de notre syllogisme. Nous ne voyons pas en
ce moment pour quelle raison il aurait été jusqu'à affirmer l'identité de la fin
subjective et de la cause objective. 11 a déclaré vouloir se maintenir dans la
science, et nous ne sommes pas autorisé à croire qu'il ait adopté au sujet des
fins et des causes une conception différente de celle qui est habituellement reçue
en matière scientifique. 11 n'aurait donc pu raisonnablement que faire une
déclaration de ce genre-ci, en ce sens que la fin, comme idée, est aussi une
cause déterminant l'action : la fin des actions conscientes est aussi leur cause
subjective.
Rapprochons à présent ces deux affirmations, résumant celles qui, dans tout
l'ensemble des pages (|ui nous ont occupé, présentent en elles-mêmes un sens
acceptable :
l). La cause (objective) des actions inconscientes est aussi celle de (juelques
actions conscientes.
2). La fin des actions conscientes est aussi leur cause subjective.
De prémisses semblables il est impossible de déduire logi(|U(!ment cette con-
clusion : la fin des actions conscientes est aussi la cause (objective) des actions
inconscientes. 11 est donc démontré (juc Guyau n'a pu soutenir celle-ci qu'en
enfreignant les règles de tout raisonnement logique.
492 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET UE MORALE.
action chez les végétaux par exemple aussi bien que chez les ani-
maux : ce sont là deux groupes parmi les êtres vivants qui ne
diffèrent l'un de l'autre que par des caractères morphologiques et
extérieurs, et qui sont physiologiquement identiques. Ailleurs il
avait dit : « la vie offre partout des caractères communs et im
même type d'organisation » (p. 85 s.). C'est bien encore la vie pré-
sentée sous un aspect tout physique. C'est ce que nous tenons à
montrer. Et nous trouvons encore exprimée dans cette phrase une
vue vague, imprécise et inexacte même des choses. Elle consiste en
effet à penser que l'identité de l'organisation révèle la vie et que
l'organisation est le caractère de la vie, tandis que la science
démontre que des phénomènes de vie se manifestent même chez
les êtres inorganiques. Les physiologistes contemporains n'ad-
mettent plus de différence essentielle entre la substance organique
et la substance inorganique, entre la matière dite brute ou inanimée
et la matière vivante, et sous l'influence de la théorie mécaniste
et évolutionniste, sont unanimes à considérer la vie comme un
mode de mouvement, non spontané, toujours provoqué, répandu
partout dans la nature '.
Guyau, qui était cependant évolutionniste sincère et qui n'eût
pas répudié cette conception évolutionniste de la vie, manque donc
de rigueur quand il se contente ici, au début de sa recherche du
mobile moral, d'étudier la vie au sein d'un groupe restreint d'êtres.
Mais le point essentiel que nous avons voulu établir ici, et qui
nous parait évidemment acquis, c'est que la vie est pour Guyau un
phénomène relevant de la science des faits matériels, de la science
naturelle, de la physiologie.
§ 2. — Le principe de la vie envisagé comme cause efficiente.
Continuons à chercher des éléments nous permettant de préciser
le sens que pouvait avoir pour Guyau le principe de la vie. Son
long raisonnement servant à établir le mobile moral nous fournira
dans ses détails de nouvelles indications. Nous en trouvons une
i. Voy. par exemple A. Sabatier, Essai sur la rie et la mort (Biblioth. évo-
lulionnisle). Paris. 1892, p. 10(5-107. — M. Verwomi, Lehrbuch der allgemeine
Pfu/siolof/ie. Ein Gruiidriss der Lelire vom Leben, léna, 1895, p. 122-142. — Lan-
dois, Lehrbuch der Physiolof/ie des Menschen, Vienne, 1891, p. 1 i. — Voy. aussi
d'ailleurs l'un des initiateurs de celte théorie, Claude Bernard, La science expé-
rimentale, Paris, 18"8, p. 182.
CH. r.HRiSTOPHi':. — Le •principe de la vie. 493
très importante dans cette déclaration souvent citée plus haut :
<c la vie est la cause de toute action plus ou moins inconsciente...
de toute activité » ... On peut y voir à la rigueur une définition
expresse du mot vie ou bien simplement le résultat énoncé d'une
recherche expérimentale qui, un phénomène étant donné comme
effet, a éliminé l'un après l'autre les pliénomènes variés n'ayant
pas de liaison avec lui pour dégager enfin le phénomène cause.
Quoi qu'il en soit, l'intérêt de cette affirmation réside tout entier
dans le mot cause. Cherchons donc le sens que lui attribue Guyau
pour savoir en définitive ce qu'il entend par la vie.
Guyau a-t-il adopté cette notion de la cause telle qu'elle est usitée
dans les sciences expérimentales et inductives, telle que Stuart-Mill
par exemple l'a formulée, c'est-à-dire « l'antécédent ou groupe
d'antécédents invariable »? Il est permis de le supposer, puisqu'il a
déclaré vouloir s'en tenir à l'observation des faits « positifs » et que
nous savons que ces faits sont de l'ordre matériel. La science
expérimentale commence, ce qui est de toute première nécessité,
par diviser, isoler les faits et les délimiter exactement, puis elle
multiplie des expériences pour en découvrir les rapports. Le vin
trouble la marche, tel microbe produit la fermentation : ce sont là
des liaisons causales dans le sens qui vient d'être indiqué. Le
monde apparaît à ce point de vue comme un vaste système de phé-
nomènes liés deux par deux, dont chacun conserve son unité propre
et sa nature distincte, bien qu'il soit tour à tour effet et cause et
s'enchaîne aux autres dans une série indéfinie. Mais si nous tra-
duisons à présent cette affirmation d'une liaison causale « la vie est
la cause de toute activité » en ces autres termes : « la vie est le phé-
nomène antécédent ayant pour conséquent invariable toute acti-
vité », aurons-nous défini bien nettement le sens du mot vie? 11 faut
bien reconnaître que le phénomène de la vie reste pour nous aussi
vague qu'auparavant. Un rapport de causalité établi à la suite
d'expériences particulières ne présente en effet de portée quel-
conque dans la science inductive que si les faits unis par ce rapport
ont été tous deux isolés et définis au p n'a bible. Nous devons donc
conclure de tout ceci que Guyau n'a pu vouloir raisonnablement nous
faire saisir la portée précise du mot vie s'il s'est réellement con-
494 HKVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tenté, comme nous l'avons supposé, de donner au terme de cause
le sens d'« un antécédent invariable » ou d'« un groupe d'antécé-
dents invariable ».
Mais il est facile à tout le monde de voir qu'une action quelconque,
donnée comme le phénomène conséquent dont on cherche la cause,
possède en fait des antécédents dont le nombre est indéfini. Je lève
le bras pour saisir un objet. Pour que cette action soit possible, le
concours de tous les faits suivants est indispensable : la contraction
des muscles et d'une manière générale la mise en mouvement de
toutes les parties du bras, la coopération du corps entier qui le
soutient, l'entretien de cette partie du corps par la circulation du
sang, le renouvellement du sang par la nutrition et la respiration^
puis l'excitation des centres et des nerfs moteurs, et avant cela
l'excitation des nerfs et des centres sensitifs par l'influence de
l'objet extérieur, par les mouvements de la chaleur qui Téchauffe,
de la lumière qui l'éclairé, etc. Voilà une foule d'antécédents que
l'on peut séparer les uns des autres ou réunir en plusieurs groupes
distincts, et ce serait le rôle des diverses méthodes expérimentales
d'essayer de mettre à part, sous le nom de cause, parmi tous ces
antécédents, tel antécédent, ou tel groupe d'antécédents déterminé.
Or rien ne nous dit que Guyau ait songé à appliquer ces méthodes,
à entreprendre ce travail de séparation et de délimitation; nulle
part il ne marque l'intention de qualifier de vie tel antécédent ou
tel groupe d'antécédents plutôt que tel autre. Que nous reste-t-il
donc à conclure, si nous admettons que dans cette phrase « la vie
est la cause de toute activité », Guyau a voulu donner une définition
de la vie? C'est qu'il en est venu à adopter une notion de la cause
différente de celle que nous avons d'abord citée, c'est qu'il enten-
dait en réalité par cause de toute action l'ensemble des antécédents
invariables qui précèdent cette action. Stuart iMill d'ailleurs a
montré lui-même par voie théorique que telle devait être une
conception plus rigoureuse de la cause. « Quelque nombreuses que
soient les conditions d'un phénomène, il n'en est pas une, dit-il,
que chacun de nous ne puisse, selon le but immédiat de ses
discours, appeler la vraie cause de ce phénomène. » Et après avoir
analysé les conditions de quelques phénomènes familiers il aboutit
à ce résultat : « la cause est, dit-il, philosophiquement parlant,
cil. r.iimsTOPHK. — Le principe de la vie. 49">
la somme des conditions positives et négatives prises ensemble, le
total des phénomènes de toute nature qui seront invariablement
suivis du conséquent si elles sont réalisées' ». Or la causalité ainsi
comprise prend une extension indéfinie, quand on s'efTorce avec
toute la rigueur possible, comme a dii faire Guyau, de se repré-
senter le monde tel que l'exige le principe de réaction universelle.
On ne peut alors concevoir un événement, quelque insignifiant
qu'il soit, qui n'ait pour cause, c'est-à-dire pour « la somme de ses
conditions positives et négatives » à la fois tous les événements
concomitants de l'univers, — car il n'est pas un atome que les lois
de la gravitation ne rattachent à tous les atomes — et tous les
événements antérieurs, — car cet enchaînement des atomes, qui
s'effectue dans un mouvement continu, apparaît mieux encore dans
le temps que dans l'espace. Que signifie donc, « philosophiquement
parlant », cette proposition toute générale : « la vie est la cause de
toute action », sinon ceci : la vie est la somme de tous les phéno-
mènes qui ont précédé et qui accompagnent toute action?
Pour définir la vie Guyau aurait donc dépassé le point de vue de
la science purement expérimentale pour en adopter un plus élevé,
ijui serait toujours du domaine de la science en général puisqu'il
aurait agi sous l'influence directe du grand principe scientifique du
mécanisme universel. Si nous avions le droit de garantir dés main-
tenant que cette influence a été réellement prépondérante et persis-
tante sur son esprit, sur sa manière de se représenter les choses,,
nous pourrions arriver à mieux préciser encore le sens de sa défi-
nition. La vie est un ensemble de phénomènes. Or, qu'est-ce qu'un
phénomène? Si l'on consulte le langage courant, c'est en somme
quelque chose de quelconque, un fait ou un événement, une circons-
tance, ou une chose plus vague encore, une modification, un chan-
gement; mais, si l'on s'inspire de la théorie mécaniste, c'est toujours-
un mouvement, une activité, c'est l'élément dernier et précis auquel
finit par se réduire toute réalité physique. Si vous faites donc,
vous plaçant à ce dernier point de vue, la déclaration suivante :
(( l'ensemble des phénomènes précédant et accompagnant les
diverses actions est la cause de ces actions », vous mettez en rap-
port deux termes, une cause et un effet, dont chacun consiste en
un groupe de phénomènes, c'est-à-dire d'actions, de mouvements;.
1. Sliiarl Mill, Loijique, trad. Pcisse, 1. III, cliap. v, ;^, 3.
496
RENTE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
et VOUS pouvez facilement ramener à Tunité les éléments de chacun
de ces groupes, puisque tous constituent au même titre du mouve-
ment, en faisant celte déclaration parfaitement adéquate à la pre-
mière : l'activité est cause de Tactivité. De cette formule nouvelle
de la loi même de réaction universelle se dégage d'elle-même cette
définition de la vie : la vie, cause de l'activité, est l'activité. — Ce
résultat est inévitable, quand on a serré un peu l'un contre l'autre
la notion ordinaire de la cause et le principe de l'universelle réac-
tion, et découvert, entre les deux termes hétérogènes de toute rela-
tion causale, la loi de continuité qui les fond l'un dans l'autre et fait
apparaître, au lieu de la causalité apparente, l'identité fondamen-
tale '.
Mais nous pouvons supposer que Guyau n'a pas songé à la notion
scientifique de la causalité, car il y en a d'autres, et qu'il n'a donc
point aperçu ou voulu apercevoir sa conciliation nécessaire avec le
système du mécanisme universel et ses conséquences rigoureuses.
La vie, disions-nous, serait l'activité, pas autre chose; ce que Guyau
nous donne comme le mobile moral serait donc un concept pure-
ment abstrait et tout général, comprenant dans son extension toutes
les activités diverses, toutes les tendances divergentes. Cette solu-
tion est rigoureusement logique, mais il faut reconnaître aussi
qu'elle est trop étrange et trop évidemment inadmissible dans la
science morale, cette recherche d'activités déterminées, pour que
nous puissions nous y arrêter ici. Ce n'est point celle que contient
implicitement la déclaration : « la viç est la cause des actions... » Si
réellement Guyau l'a pressentie, il a cherché à l'éviter. Poursuivons
donc notre examen de ce terme de signification si ambiguë, la
cause, qui donne à cette sorte de définition toute sa portée.
Rappelons-nous, dans le développement de ses considérations
tendant à déterminer le mobile moral, le brusque détour qu'a
effectué notre auteur. Au lieu de se contenter de nous faire voir
1. Voy. A. Lalanne, Remarques sur le principe de causalité, Revue philoso-
phique, sept. 1890, et Naville, Remarques sur l'induction dans les sciences phy-
siques, i6;rf., janv. ISOO. Tous deux établissent parfaitement, en s'appuyant sur
des raisons difTérentes, ce fait que la science, dans ses parties les plus avancées,
plus elle est près de saisir la nature, n'énonce plus des formules causales,
mais des rapports numériques d'identité, des équations mathématiques entre
des quantités abstraites.
en. cnuisTOPiiK. — Le principe de la vie. 497
uniquement, ainsi qu'il l'avait annoncé au début, « la direction
naturelle » de l'action, il a voulu à un certain moment, noté dans
notre exposé, nous montrer à la fois et celte direction et en outre
le « ressort naturel » de l'action : le ressort, c'est-à-dire un principe
actif, une force, distincte de l'aclion, dont elle détermine la direc-
tion (voy. plus haut section II, !< 2). Se basant sur certaine obser-
vation de fait, il a affirmé, nous l'avons vu, que le ressort des
actions inconscientes (et par suite leur direction) devait se confondre
avec le ressort des actions conscientes, proposition qu'il a formulée
immédiatement en des termes nouveaux : « la cause des actions
inconscientes doit se confondre avec la lin des actions conscientes ».
Pour Guyau cause est donc synonyme de ressort, Fidée de cause
implique nécessairement celle de force et d'énergie. La vie est donc
une force, source de mouvement, et non plus le mouvement, l'acti-
vité même.
Ce résultat définitif est tout nouveau et de la plus haute impor-
tance, car nous sommes avec lui entraînés en plein dynamisme,
c'est-à-dire rejetés bien loin en dehors du domaine de la science et
de la conception rigoureusement positive qu'elle nous donne du
mécanisme du monde. Si, comme l'a voulu Guyau, nous considérons
l'activité des êtres et la nôtre propre du point de vue extérieur, nous
n'y découvrons en dernière analyse que du mouvement, seul élé-
ment de la réalité physique qui soit appréciable'. Si vous ajoutez
quelque chose au mouvement, ce quelque chose, que vous appelez
la force, reste alors pour nous inconnu et inconnaissable, à notre
point de vue objectif. Et cette causalité au sens dynamique, cette
causalité efficiente appliquée au monde physique — et qui est celle
que les Écossais et les Éclectiques appliquaient à la fois au monde
physique et au monde mental — est toute exclusive de la causalité
conçue comme une succession constante de deux phénomènes, se
ramenant à une équivalence de mouvements. Elle implique l'exis-
î. A travers la série des phénomènes de mouvement, le savant appliqué à l'élude
objective de la nature remontera de proche en proche à un mouvement initial
au delà duquel son esprit sera obligé de s'arrêter, ne trouvant plus le mouve-
ment antérieur : ce sera, par exemple, l'attraction. Et cette attraction n'est
rien autre chose pour lui qu'un mouvement, dont il connaît les lois, l'intensité,
la direction. S'il lui arrive déparier d'une << force attractive ■• dont il possède la
formule, ce sera uniquement pour constater la réalité d'un mouvement, et non
pour désigner quelque chose de surajouté au mouvement. Sinon sa pensée
sortirait du monde phénoménal, après avoir abandonné aussi le point de Vue
objectif.
Kev. Méta. t. IX. — 1901. 34
498 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tence d'un ordre de réalité nouveau à côté du monde des phéno-
mènes et des mouvements, d'un pouvoir inconnu et mystérieux qui
provoque spontanément tout mouvement à entrer dans la sphère
du connaissable. La vie, selon Guyau, est la puissance, inconnue et
inconnaissable, qui produit toute activité.
Ce second point établi, souvenons-nous du premier, par lequel
nous avons démontré que la vie est bien considérée par Guyau
comme un phénomène physiologique. Nous ne pouvons en ce
moment nous empêcher de faire un rapprochement entre la con-
ception, telle qu'elle a été retracée jusqu'ici, que Guyau se fait de
la vie, et la doctrine célèbre du vitalisme. Bichat, l'un de ses repré-
sentants les plus connus, considérait la vie, appelée << le principe
vital », « la force vitale >>, comme un principe particulier et distinct,
agissant en dehors des lois de la physique, de la chimie, de la
mécanique, leur imposant même une domination temporaire et
établissant entre elles au sein de la matière un certain équilibre
créant les organismes. De là cette distinction, si généralement
reçue, entre les corps inorganiques, dépourvus d'individualité, qui
seraient seuls éternels, et les corps vivants, qui seraient seuls des
touts harmoniques et périssables : opposition impossible dans le
domaine de la science naturelle, où règne l'unité et où les lois de
la chimie, de la physique et de la mécanique, seules souveraines,
sont communes à tous les êtres de la nature ^
§ 3. — Le principe de la vie présenté comme se nnnenrinl
à rinstincl de la conservation.
Continuons notre revue des divers aspects si différents sous les-
quels on voit apparaître Tidée de la vie chez notre auteur.
Rappelons encore une fois qu'au cours de son raisonnement
Guyau a constaté d'une manière positive que quelques acUons con-
scientes ont leur origine dans l'inconscient, puis il en est venu à
affirmer que toutes les actions conscientes sortent de l'inconscient.
1. Voy. Claude Bernard, La science expérimentale, Paris, 18~8, p. 1 i9-"213. —
Haeckel, Le règne des protistes. Paris, Reinwald, 1S19. Préface de J. Soury. —
W. Preyer, Éléments de phijsiolof/ie (jénérale, Paris, Alcan, 1884, p. 211-214.
(.11. r.iiitisToi'HK. — Le principe de la vie. W9
C'est là un saut logique que nous n'avons pu comprendre jusqu'ici.
Or il est aisé de voir que c'est sous l'influence d'une raison de fait
dominant et dirigeant son esprit dès le début qu'il passe si naturel-
lement de cette proposition « quelques actions conscientes... » etc.,
à cette autre, «■ toutes les actions conscientes... » Quel est ce
fait? — Souvenons-nous qu'il exprime aussi cette idée, « toutes les
actions conscientes... » en ces autres termes : « le ressort naturel
de l'action, avant d'apparaître dans la conscience, devait déjà agir
au-dessous d'elle, dans la région obscure des instincts » (p. 87 s.j.
Pourquoi toutes les actions dolvenl-QWes, sortir de l'inconscient? Ce
n'est assurément pas parce que quelques actions conscientes obser-
vées en fait ont leur source dans l'inconscient : ce ne serait alors
qu'une très faible présomption. Mais remarquons soigneusement
qu'il répète de suite la même idée de la manière suivante : « lu tin
constante de l'action île ressort naturel des actions conscientes
doit avoir été primitivement une cause constante de mouvements
plus ou moins inconscients. » Puis il généralise en ces termes : «au
fond les fins ne sont que des causes motrices Iwh'iluellos parvenues
à la conscience de soi. » Ces expressions conslanle, hafjituelles,
nous mettront sur la voie; ce sont des restrictions d'une importance
essentielle au terme de cause, indiquant clairement que ce que
Guyau conçoit comme le « ressort naturel » de l'action, ce n'est pas
sa « cause » en général, mais une cause permanente, qui se main-
tient, qui se conserve. Celle cause habituelle, ce principe constant,
ce sera la vie, nous le savons, mais -par quels termes notre auteur
le désigne-t-il exactement? Non pas seulement parce mot la « vie »,
mais par ceux-ci, plus explicites : « l'effort instinclif pour maintenir
et accroître la vie » (p. 87 i.), « la tendance à persévérer dans la
vie » (p. 88 m.), r« instinct de la vie » (p. 93 m.). — Le fait que
nous cherchions est en définitive Vinslinct de la conservation, que
fournit à Guyau l'observation psychologique et dans lequel il veut
voir l'essence même de la vie. L'instinct de conservation, synonyme
de vie, est pour lui ce ressort d'action pouvant « mouvoir tout
ensemble en nous l'automate et l'être sensible » p. 9."{ m.). Le
mobile moral que l'on demandait est la vie, mais la vie conçue
comme un principe d'action ayant pour essence de se conserver et
se maintenir. « L'instinct universel de la vie, tantôt inconscient,
tantôt conscient, fournit à la science morale la seule fin positive »
(p. 94 s.).
500 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Notre auteur attribue ce résultat de ses recherches à l'exactitude
de sa psychologie. Voyons s'il ne s'est pas trompé.
Il s'agit de s'entendre sur la signification précise de cette expres-
sion si courante, Vinstinct de conservation.' Pour la déterminer nous
allons nous engager sur un terrain nouveau, où le lecteur est assez
mal guidé par les indications toutes générales de Guyau, parlant
des mouvements des êtres vivants, mouvements conscients ou incon-
scients^ des instincts de ces êtres, entre autres l'instinct de la conser-
vation. Marquons rapidement la nature de ce terrain psychologique
en citant quelques faits, à titre d'illustration.
Tel être vivant quelconque, animal ou homme, éprouve après une
marche prolongée certaines sensations indéfinies dans la région de
l'estomac, accompagnées d'une stimulation des muscles de la masti-
cation et de sécrétion de la salive. Sous l'influence motrice de ces
sensations d'abord agréables, bientôt pénibles, puis intolérables,
que nous appelons d'un seul mot l'instinct de la faim, l'animal est
poussé à rechercher de la nourriture, se l'approprie et l'avale :
action qui est suivie alors de mouvements nouveaux, de mastication
et de salivation, de contractions des difi'érentes parties du tube
digestif, d'excrétion des sucs de l'estomac et du foie, d'absorption
des vaisseaux lactés et sanguins de l'intestin, etc., mouvements dont
les uns sont accompagnés de conscience et les autres s'accomplissent
obscurément dans les régions presque toujours insensibles de l'or-
ganisme. L'acte de manger, précédé et suivi de cette infinité de
mouvements divers, a en lui-même une tendance bien caractérisée,
une fin objective déterminée : assurer l'exercice de la fonction la
plus importante de la vie, la nutrition '.
A côté de cette tendance à forme positive, consistant en une
attraction, une attaque sur le monde extérieur, prenons des ten-
dances à forme négative consistant en une aversion, une défense.
L'être vivant peut par légèreté introduire dans son estomac des
matières qui, à raison de leur trop grande quantité ou de leur com-
position chimique spéciale (poisons), ne parviennent pas à être
absorbées : par suite d'un mouvement purement réflexe, d'une exci-
1. Cf. Bain, Les sens et l'inlellif/ence, V" partie, chap. u, ^C 3 et 6.
en. cmusioPHi:. — Le principe de la vie. 501
talion du pneumogaslrique, il se produit une contraction des mus-
cles de l'abdomen, alors a lieu le vomissement, acte conscient
accompagné de sensations douloureuses. Avant l'ingestion des ali-
ments une tendance de même nature peut se manifester : par
exemple quand ses sens lui révèlent la présence d'aromcs amers,
de matières putréfiées rappelant la décomposition cadavéri(iue,
d'animaux venimeux ou réputés tels. Il se produit alors des mouve-
ments irréguliers des muscles du pharynx, accompagnés d'une sen-
sation de nausée, ou un mouvement de répulsion : dans tous ces
actes il y a un fond commun de défense, de désir d'éloignement '.
C'est là la forme primitive du dégoût, que Ton peut appeler aussi
un sentiment instinctif de protection, puisque les mouvements qui
l'accompagnent tendent à sauvegarder la nutrition.
Prenons un autre exemple encore. On observe chez l'animal ou
l'homme qui se trouve en présence d'un danger réel ou imaginaire,
les marques physiologiques, le plus souvent très apparentes, de
cette émotion instinctive spéciale qu'on appelle la peur : Ircmblement
convulsif, arrêt de la sécrétion salivaire, sueur froide, hérissement
des poils, resserrement de la gorge, etc., et, en même temps que
tous ces mouvements réflexes, un effort violent pour échapper au
danger. Il y a donc un mécanisme obscur de cette peur instinctive,
faisant partie de la constitution physique de l'animal et de l'homme
et l'aidant à vivre par une adaptation défensive, utile dans la plupart
des cas^
Voilà, constatée en fait dans l'être vivant, la présence d'un certain
nombre de besoins, de tendances toutes physiologiques, avec la
conscience en plus, c'est-à-dire se traduisant dans la conscience par
des sensations agréables ou douloureuses, faim, dégoût, peur. C'est
à raison du caractère irréductible et primitif de ces sensations, dis-
tinctes dans la conscience, que nous pouvons dans le langage dis-
tinguer ces tendances diverses et les appeler instincts de la faim, du
dégoût, de la peur. Nous avons vu que les actes de manger, de
rejeter ou repousser, de fuir, — qui sont ces instincts en exercice, —
ne sont pas simples, mais sont constitués en réalité par une foule
de mouvements, le plus souvent ignorés de la conscience, s'accom-
plissant dans les éléments anatomiques, dans les tissus et les
organes. Chacun d'eux, et d'une infinité d'autres, n'a d'autre but
1. Cf. Biiin, l/jid., g 6. — Cli. Ricliet, L'homme et l'inlellif/ence, p. 41-84.
2. Cf. Bain, Émotions, cliap. viii.
:i02 REVUE DE M KTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
que d'exercer son activité, mais il se fait cependant que ce que l'on
appelle Vindividu physiologique n'est rien que l'expression harmo-
nique de ces mouvements. Nous pouvons alors considérer ceux-ci
comme des tendances ayant un point de convergence, la conserva-
tion de Tindividu, ou, pour employer l'expression courante, nous
trouvons en eux l'instinct de la conservation en exercice. L'instinct
de la conservation est donc une formule collective qui embrasse la
somme de toutes les tendances particulières des divers organes en
tant qu'elles réalisent la conservation de l'individu. Le psychologue
rigoureusement naturaliste, qui procède par constatation et observa-
tion, ajoute les uns aux autres les mouvements de l'être vivant qui
tendent malgré leur variété vers cette même fin objective, et les
ramène les uns après les autres sous cette désignation générale et
abstraite, purement abréviative, l'instinct de conservation.
Passons maintenant à une période psychologique plus claire,
celle où les instincts sont parvenus à la « conscience de soi », c'est-
à-dire de leur fin jusqu'à présent confuse. C'est celle de la réflexion,
où l'agent voit ou du moins est capable de voir la fin de chacun de
ses mouvements. Ces fins peuvent être très différentes pour chaque
action prise en particulier; mais il peut arriver que l'agent s'assigne
comme but dans son esprit précisément la conservation de lui-
même, l'intégrité et la sauvegarde de son existence individuelle, et
ainsi, en l'éclairant par la conscience, transforme en fin subjec-
tive ce qui n'était qu'un simple point de convergence vers lequel
tendaient en fait d'une manière constante certaines de ses actions.
Reprenons les exemples qui précèdent. 11 peut se faire qu'au
moment de prendre un repas, au lieu de me préparer distraitement
à cette opération journalière ou bien de m'exciter complaisam-
ment par Tidée de la jouissance prochaine, je me dise que je vais
assurer ma propre conservation : par suite de cette réflexion
l'acte de manger, phénomène concomitant et antécédent d'une
foule d'autres phénomènes externes et internes plus ou moins
inconscients, aura nettement sinon pour fin jnique au moins pour
fin dernière la conservation de la vie. Il sera, pour parler comme
Guyau, « parvenu à la conscience de soi ». — Une autre fois, alors
que je me suis mis à table avec un violent appétit, on me présente
un plat dont la vue et l'odeur provoquent en moi une sensation de
malaise. Cédant à la faim je me fais violence et m'apprête à me
servir, quand je me souviens que cet aliment peut amener tels et
CH. CHiiiSTOPHE. — Le principe de la vie. 503
tels troubles dans l'organisme. Mon malaise redouble, se change
même en nausée, et je repousse le plat. La raison consciente est
venue ici s'ajouter à l'instinct; elle a suivi une tendance déjà mar-
quée, mais elle a fait apparaître clairement le but, c'est-à-dire la
sauvegarde de la santé. — Autre exemple. Un coup de tonnerre,
éclatant au milieu de la campagne, fait fuir animaux et gens. Tous
manifestent les mêmes symptômes spontanés et inconscients de la
peur; mais chez les animaux et aussi chez les enfants, qui ne con-
naissent pas les edets de la foudre, les efforts faits pour se dérober
au danger sont, comme l'émotion qui les accompagne, tout instinc-
tifs; il en est de même chez les adultes, sans doute, mais il peut se
faire que parmi ceux-ci quelques-uns se représentent consciemment
le but de leur fuite. — Voilà tous exemples de « mouvements
voulus » qui peuvent être en même temps chez d'autres individus
ou qui ont pu être d'abord chez l'agent même « des mouvements
spontanés exécutés aveuglément ». Guyau a vraisemblablement
appliqué son attention à des actes ou mouvements conscients
analogues à ceux que nous venons de passer en revue, actions de
l'homme qui mange pour vivre, qui repousse des aliments déjà
éprouvés comme nuisibles, qui s'eft'orce de fuir les eft'ets connus de
la foudre. Il avait à la rigueur le droit de leur donner les quahficalifs
de « causes constantes de mouvements plus ou moins inconscients »
et de « causes motrices habituelles », et aussi d'appeler l'ensemble
de ces sortes de causes « l'effort instinctif pour maintenir la vie »
ou ritislincl de conservation. Ce terme ne peut être, au point de vue
scientifique, nous l'avons dit, qu'un terme collectif englobant les
actions diverses ayant pour caractère commun de poursuivre une
fin identique, mais il n'est pas interdit, pour rendre brièvement sa
pensée, de la présenter comme désignant une « cause constante »
unique agissant dans un même sens. En outre, — puisque ces actions
au moment où elles sont exécutées sont parfois accompagnées
dans l'esprit de l'agent de l'idée très nette de la sauvegarde de
sa vie, qu'il leur assigne comme fin dernière, — Guyau pouvait
déclarer en celte forme acceptable que cet ensemble de causes
motrices habituelles, cette cause constante de mouvements plus ou
moins inconscients poursuit parfois consciemment la réalisation de
cette fin, la conservation de l'individu; il pouvait même légitime-
ment dire que dans ces cas cette cause, cherchant toujours à se
maintenir, ayant pour attribut essentiel détendre constamment vers
504 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
la même direction, peut être elle-même fin consciente, en d'autres
termes que « la sphère de la finalité ». coïncide alors en elle avec
« la sphère de causalité » (p. 87 m.).
Mais les conclusions de Guyau sont bien plus absolues et d'une
portée autrement étendue. Rappelons-nous que pour lui la vie tout
entière, et dans ses manifestations les plus variées et les plus diver-
gentes, consiste uniquement dans un « effort instinctif » tendant à
persévérer et à se maintenir. C'est là sa conception dominante, qu'il
traduit, lorsqu'il s'agit de dégager et de formuler le mobile moral,
dans cette déclaration déjà citée : «la cause qui produit toute action
inconsciente » (c'est-à-dire l'instinct de conversation ou la vie
même) est « le but qui, de fait, détermine toute action consciente »
(p. 87 i.). Séparons l'une de l'autre les deux idées qu'il exprime
ainsi, et énonçons-les comme suit :
1° Toutes les activités observées chez un être vivant ont pour fin
objective sa conservation, et
2° Toutes les actions conscientes d'un être vivant n'ont d'autre
fin subjective que sa conservation.
Or, ces propositions sont toutes deux psychologiquement fausses.
Ce qu'on pourrait considérer comme établi très clairement déjà,
quoique d'une manière indirecte, par l'exposé qui précède; aussi la
preuve directe que nous voulons en donner pourra-t-elle être fort
brève.
Il importe d'ailleurs maintenant de le prendre directement à
partie. Nous n'avons fait jusqu'ici qu'expliquer sa pensée, et, en
adoptant ses expressions mêmes, nous nous sommes etïorcé simple-
ment de montrer le biais spécial d'après lequel il a envisagé les
faits.
Nous disons d'abord qu'il est impossible, si l'on veut s'en tenir aux
faits, de soutenir que tous les actes exécutés par un animal peu-
vent être ramenés à l'instinct de conservation et que, par suite, la
vie est essentiellement une activité tendant à se maintenir. Repre-
en. CHRISTOPHE. — Le principe de la vie. !>0o
nons nos exemples '. L'animal pressé par la faim qui engloutit un
morceau de viande empoisonnée exécute les niouvements plus ou
moins inconscients que nous avons énumérés; l'acte de manger,
« cause » de ces mouvements, aura pour aboutissement non pas la
conservation de la vie cette fois, mais la mort. Les habitants d'une
ville assiégée, surmontant leur dégoût, finissent par se repaître de
choses immondes : la connaissance raisonnée doit ici lutter contre
une tendance instinctive qui joue sans doute un rôle efficace de pro-
tection, mais seulement en général. Une personne prise d'une
terreur folle à la vue d'un danger soudain fait quelques pas pour
fuir : elle manifeste tous les symptômes ordinaires de la peur, trem-
blement convulsif, etc., mais ils sont si intenses qu'elle tombe,
paralysée, et succombe au danger. On ne peut donc, au point de
vue naturaliste et positif, exagérer le caractère léléologique des
actes accompagnés de sensations ou émotions de la faim, du dégoût
ou de la peur. Ces mouvements sont, peut-on dire, l'instinct de la
conservation, mais jusqu'à un certain degré seulement; ce degré
dépassé, et tout en poursuivant la même direction, en suivant le
même mécanisme, ils aboutissent en fait à la mort.
A côté de ces mouvements qui amènent tantôt le salut, tantôt la
mort, il en existe une foule d'autres qui tendent constamment à la
mort : c'est la catégorie si nombreuse des tendances anormales ou
morbides. Tout le monde connaît ces cas de perversion des instincts
relatifs par exemple à la nutrition, se présentant chez ceux qui
mangent de la terre, de la paille, chez les dipsomanes, etc. Remar-
quons que ces troubles profonds survenant dans l'organisme sont
particuliers à l'espèce humaine, dont les membres sont considérés
par Guyau comme doués, parmi tous les êtres vivants, de la plus
grande somme de vie.
Citons après cela les mouvements qui ne révèlent aucune ten-
dance, aucune direction uniforme : par exemple l'activité impa-
tiente et désordonnée des enfants, les aboiements et hurlements chez
les animaux, et chez l'homme les cris, les flots de paroles, le chant
même, toutes manifestations d'énergie vitale qui ne répondent
souvent à aucun stimulant extérieur et n'ont elles-mêmes aucune
direction. Guyau dira que c'est là la vie même en action, la vie qui
1. Nous avons mis très ulilement à profit, pour nous aider à faire ressortir
la conception rigoureusement naturaliste de l'instinct de conservation, le livre
de M. Ribot, La psycholof/ie des sentiments. Voy. 2» partie, chap. i, ii et m.
506 HEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
s'exerce et se maintient et est sa fin à elle-même. Ce sera vrai, dans
les cas où il aura constaté a posteriori qu'elle se maintient; mais
que dira-t-il de cet exemple d'un enfant qui s'est surmené follement
en jouant et est mort des suites de son épuisement? Il est abusif de
dire a priori que tous les mouvements quelconques exécutés par
un organisme vivant concourent nécessairement à sa conservation.
Guyau ne fait peut-être qu'envisager de haut la tendance de la
vie, il a voulu dire simplement que les mouvements d'un être vivant
ont, dans leur ensemble, pour aboutissement général et normal sa
conservation? — Ce serait encore une conception scientifiquement
fausse. Guyau considère en effet la vie individuelle seule, sans aper-
cevoir au delà la vie répandue dans la matière inorganique, déve-
loppée au sein du protoplasme simple et amorphe qui, lui, est
éternel et assure l'immortalité réelle de la vie'. Guyau ne voit la
vie se manifester que dans l'individu, cela ressort de la nature des
faits positifs qu'il donne comme le résultat de son observation : c'est-
.à-dire l'existence de mouvements qui peuvent être inconscients ou
conscients, et surtout le fait de V « organisation », cette solidarisation
des fonctions physiologiques, présentée par lui comme le caractère
fondamental de la vie, mais qui est bien plutôt celui de l'individua-
lité. Or, son attention une fois réservée aux organismes individuels,
comment le physiologiste rigoureux conçoit-il la vie particulière
qui s'y manifeste? Comme une sorte de mouvement circulaire, ou
plutôt renouvelé sans trêve, comprenant deux grandes opérations
connexes et inséparables, mais bien distinctes, que Claude Bernard
a ainsi désignées : « synthèse assimilatrice, qui régénère les tissus
dans les organes en repos, et combustion désassimilatrice, qui use
la matière vivante dans les organes en fonction »-. En même temps
que l'individu cherche à réparer ses forces, par ces actes qu'on
appelle l'instinct de conservation, en même temps il les dépense
nécessairement; la vie se soutient sans doute par cet effort sans
cesse renouvelé, mais elle diminue fatalement, cet équilibre des
fonctions est instable et transitoire et son aboutissement inéluctable
est la mort. L'individu ne vit que pour mourir. Considérez la vie
individuelle selon la catégorie de l'être, vous constaterez qu'elle est,
à tel instant donné, et à tel autre instant, qu'elle est encore, enfin à
1. Voy. Prever, op. cit., p. 123, 1"2. — Sabatier, op. cit., p. 109, sqq..
p. 267-268,
2. Op. cit., p. 190.
CH. cHKiSTOPiii:. '■ — Le principe de la vie. 507
un troisième momeiil, qu'elle n'est plus. Et si vous la considérez
selon la catégorie du devenir, de la finalité objective, c'est-à-dire en
tant que tendance, vous devrez dire que précisément elle devient
par essence, qu'elle change, et (pfelle tend, non à se conserver,
mais à se dissoudre.
Nous sommes loin à présent de la théorie affirmant que toute
l'activité d'un être vivant n'aurait objeclivemcnt d'autre tendance
que sa conservation, que celle-ci se réaliserait nécessairement par
l'eflet d'une loi de la nature. Mais il faut envisager aussi cette activité
sous son aspect conscient, c'est-à-dire en tant (ju'elle est susceptible
de se déterminer en vue de fins subjectives. Guyau prétend qu'elle
persiste à se diriger tout entière vers le même but, la conservation
de l'individu, que l'être vivant agissant avec conscience songe uni-
quement à réaliser ce qu'aurait ordonné pour ainsi dire la nature.
Voyons donc si la conservation de soi peut être une fin subjective,
et, dans le cas où elle le peut, si elle est vraiment la seule que
poursuive l'être vivant, si toutes les autres fins qu'il peut imaginer
se ramènent à elle.
Qu'entend-on par une fin consciente? C'est tout événement futur
désiré par l'agent et représenté dans son esprit. Il faut donc tout
d'abord reconnaître l'existence d'une finalité instinctive. L'oiseau
construit son nid d'après un type qui préexiste dans son imagination
et qui, grâce à certaines sensations se produisant à une époque
déterminée, dirige en lui le choix des moyens : tels ou tels mouve-
ments de locomotion associés dans sa mémoire à tels et tels objets
de la nature. Des images de ce gt^nre, suivies fatalement de l'action,
sont intercalées dans une série toute mécanique d'antécédents et de
conséquents; elles sont peu nombreuses, et si parfois elles sont
compliquées, elles ont un caractère très net de fixité : elles ne
changent guère et se transmettent sans grandes modifications chez
les animaux par l'hérédité. Mais ce sont bien certainement des fins
subjectives et conscientes dans le sens que nous avons indiqué. —
Or, parmi ces fins peut-on ranger la conservation de soi? Évidem-
ment non. La bêle féroce qui se jette sur sa proie a conscience de ce
qu'elle fait et do ce qu'elle veut, c'est-à-dire engloutir de la nour-
riture. Mais l'image de cette action est seule ici fin subjective,
508 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
ranimai ne voit rien au delà de cette image. Cet acte instinctif a
pour aboutissement la conservation de soi, mais cet aboutissement
n'est qu'objectif, parce qu'il reste inconscient; c'est un effet
éloigné, qui ne pourrait être saisi que par une intelligence plus
étendue. — Le voyageur arrivant sans s'en douter au bord d'un pré-
cipice, se rejette brusquement en arrière : l'image du précipice s'est
immédiatement associée à celle des mouvements propres à le faire
éviter, l'acte instinctif de recul est la fin subjective. La conservation,
qui en est la conséquence, ne se trouvait pas au moment de l'action
représentée distinctement dans l'esprit de l'agent. Elle aurait pu
l'être, sans doute, cette idée a pu passer comme un éclair dans le
champ de la conscience. Ce phénomène peut en effet se produire
chez l'homme, parce qu'il n'y a pas seulement en lui la conscience
animale et instinctive, mais en outre la conscience réfléchie.
Outre la finalité instinctive il y a la finalité réfléchie. Grâce à la
réflexion toute idée d'action possible, associée à des représentations
de plaisirs et de peines, peut être détachée de son antécédent et de
son conséquent et est capable ainsi de demeurer un temps variable
isolée et indépendante dans la conscience, avant d'être réalisée.
Arrivé à ce degré de développement mental, l'homme n'a pas
seulement la représentation de son individu physique, ensemble
d'organes fonctionnant avec équilibre, il a aussi, très distincte dans
sa conscience, l'idée de maintenir cet équilibre essentiel; et cette
idée dirige et provoque chez lui une foule d'actions et de mouve-
ments précis. C'est ainsi que, sans avoir faim, je mange cependant
afin de vivre; de même que devant un danger très grave je puis,
sans manifesier ni éprouver la moindre émotion de peur, m'éloigner
dans le but de sauver ma vie. Dans ces exemples, la conservation
de soi existe à l'état d'idée nette et distincte dans l'esprit; elle est
une fin subjective, celle des actions de manger et de fuir.
Mais elle n'est pas la seule fin subjective. La foule des idées d'ac-
tions possibles, à côté de cette idée de conserver sa vie, est infinie
en chacun de nous dans la même mesure que notre activité mentale
et notre sensibilité. Que de fins même sont préférées à la conserva-
tion de soi : par exemple chez le gourmet mangeant pour le plaisir
de manger et chez l'ivrogne invétéré, qui ont souvent parfaitement
conscience l'un et l'autre de l'issue fatale de leur conduite. Le champ
des fins que l'homme peut se proposer et réaliser est immense. Il
est à peine nécessaire d'insister sur l'évidence de ce fait, quand on
eu. cimiSToriiK. — Le principe de la vie. 509
sait ce que signifie le mot //;(, quand on conçoit la fin Iclle que nous
l'avons définie.
Mais par une singularité étonnante, l'une des plus frappantes et
des plus significatives que nous ayons à signaler dans cette étude,
Guyau n'adopte pas cette notion de la fin, qui est la notion com-
mune. Il a eu soin de l'écarter nettement en posant une définition à
lui, destinée à justifier sa conclusion sur la conservation de la vie
considérée comme la fin de toutes les actions conscientes.
Une fin, avons-nous dit, c'est tout événement futur désiré par
l'agent et représenté dans son esprit. Dire qu'il est désiré, c'est
indiquer qu'il consiste dans un plaisir ou une peine ou du moins est
accompagné de plaisir ou de peine et comme tel seul capable de
mouvoir la volonté, de la provoquer à l'action'. Dire d'autre part
que cet événement futur est représenté dans l'esprit de l'agent, c'est
montrer qu'il n'existe qu'à l'état d'idée : l'agent possède en lui
l'image de l'action à accomplir, des effets qu'elle produira et sou-
vent aussi de la sensation agréable ou douloureuse qu'il éprouvera
au moment de l'action. Toute fin a donc un côté émotionnel et un
côté représentatif, elle est à la fois sentiment et idée.
Guyau ne méconnaît nullement le rôle indispensable du plaisir
et de la peine dans l'activité volontaire. « Il ne saurait y avoir con-
science, dit-il, sans un plaisir ou une douleur vague » (p. 91) et
puis «toute action volontaire s'imprègne nécessairement d'un carac-
tère agréable ou désagréable». Mais il exclut expressément de la fin
cet élément émotionnel : « la jouissance, au lieu d'être une fin
réfléchie de l'action, n'en est souvent, comme la conscience même,
qu'un attribut » [ibid.). Aussi sa définition ne tient-elle compte que
de l'élément représentatif. La voici telle qu'il l'énonce en la souli-
gnant, au milieu de son raisonnement : les fins ne sont que des causes
)nolrices ha/nlueUes parvenues à la conscience de soi (p. 87).
Que penser de ce principe, dont il fait découler toute sa théorie du
mobile moral? — Nous admettons que toute fin consciente soit
considérée comme cause, en tant qu'elle détermine la volonté par
l'attrait qu'elle exerce sur elle : on l'appelle communément, à ce
point de vue, cause finale. Guyau aurait-il voulu dire que la fin n'est
i. Voy. sur ce. point Rahier, Leçons de philosophie, I. Psycholof/ie, Paris,
3" édilion, p. 486.
blO REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
autre chose que la conscience de cet allrail? Ce serait évidemment
faux, mais ce n'est pas là sa pensée, puisque nous savons qu'il ne
veut pas s'arrêter à l'élément affectif de la fin, celui qui lui donne
pourtant son efficacité. Il est facile de voir que le fond de sa défini-
tion réside dans ce mot « habituelle » : Guyau n'entend parler que
des causes motrices hai^ituelles, c'est-à-dire, pour employer d'autres
termes qui reviennent sous sa plume, la « cause constante » de
l'activité, cette cause qui s'exerce essentiellement pour se maintenir,
ou encore la « vie » tout simplement, ou mieux, « l'instinct de la
vie ». En somme, selon Guyau, il existe une cause constante produi-
sant des actes, tous ces actes ont pour fin objective la conservation
de la cause, et si cette fin est parfois subjective, sa subjectivité con-
siste uniquement dans la conscience de la cause et de la tendance
constante de ses actes. Les fins conscientes ne sont que Vinstinct de la
conservation parvenu à la conscience de soi.
Ce n'est donc pas en réalité une définition qu'il nous donne, ce
n'est pas une prémisse, fondée par elle-même, pouvant servir à
démontrer régulièrement cette conclusion, dont nous demandons la
raison à Guyau : toutes les actions conscientes d'un être vivant n'ont
d'autre fin subjective que sa conservation. C'est cette conclusion
elle-même, énoncée sous une autre forme. Guyau n'a rien démontré,
il n'est pas passé d'une proposition à une autre, il se contente d'af-
firmer et de répéter en des formules solennelles et absolues que
l'activité consciente n'a d'autre fin que la conservation de la vie.
En résumé nous avons fait voir que Guyau, au lieu de se borner
à dire que tout individu a une tendance, révélée dans certains actes,
à sauvegarder sa vie, s'est mis en opposition absolue avec l'esprit
d'une philosophie vraiment naturaliste en voulant nous faire con-
sidérer toutes les activités de l'individu comme se ramenant à l'ins-
tinct de la conservation. L'individu, agissant consciemment ou
inconsciemment, n'a pas seulement pour but de se conserver.
sj 4. — Le principe de la vie présenlé comme une activité
tendant à s accroître.
Le mobile moral que Guyau assigne à la conduite n'est pas seule-
ment, tout compte fait, la conservation de la vie : en poursuivant la
cil. c.iiiusTOPHK. — Le pr'utcipe de la vie. SU
même direction raclivité des rires atteindra également l'accroisse-
ment de la vie. Sa morale « exclusivement positive » a pour objet
« tous les moyens de conserver et (ïacrro'/rc la vie matérielle et
intellectuelle » (p. 88 i.). « Accroître l'intensité de la vie, ditil, c'est
accroître le domaine de l'activité sous toutes ses formes »... « L'idéal
moral, ajoute-l-il encore, sera l'activité dans toute la variété de ses
manifestations » (p. 89). — 11 élargit et enrichit ainsi considérable-
ment l'idéal qui nous était d'abord présenté. La conduite morale
englobera, outre l'activité monotone des « êtres inférif;urs » qui
« n'agissent que dans une certaine direction » (p. 8!) s.), cette variété
d'action qui distingue l'être supérieur, cette vie développée à son
maximum qui est la pensée, qui est l'amour.
Guyau arrive à ce résultat grâce au nouvel aspect qu'il découvre
au principe de la vie, ce principe qui se trouve être le mobile moral
parce qu'il répond aux conditions préalablement exigées, c'est-à-
dire qu'il est commun à tous les êtres et qu'il est un fait d'expérience.
11 a constalé celte chose" « c'est que la vie tend à se maintenir et à
s'accroitre chez tous les êtres, d'abord inconsciemment, puis avec
le secours de la conscience spontanée ou réfléchie » (p. 94 m.). 11
existe chez tous ces êtres « un effort instinctif pour maintenir et
accroitre la vie » (p. 87 i.). •
Démontre-t-il du point de vue naturaliste et positif cette assertion
toute nouvelle que toutes les activités des êtres se ramènent à une
tendance à l'accroissement? 11 ne la démontre pas précisément,
mais il se croit autorisé à la soutenir à raison d'un fait scientifique
auquel il attribue une portée absolue, de même que pour avoir
constaté chez les êtres vivants certains actes de conservation, il
croit pouvoir soutenir que toute leur activité tend uniquement au
maintien de la vie. Ce fait est celui-ci : si d'une part l'être vivant se
nourrit, s'approprie et transforme pour soi les forces de la nature,
de telle manière que la vie apparaît comme « une sorte de gravita-
tion sur soi », d'autre part il a toujours besoin d'accumuler un
surplus de force... : l'épargne est la loi même de la nature »
(p. 95 m.). Ainsi s'accroit et s'enrichit la vie. Guyau n'expose expres-
sément ce résultat de son observation scientifique que plus tard,
quand il veut expliquer au moyen du principe de la vie la possibi-
lité du désintéressement [Esquisse crime niortile, etc., livre I'\
chap. II). Devant, faute d'espace, écarter de la présente étude
l'examen de sa théorie du désintéressement, nous n'avons pas à exa-
512 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
miner ici longuement la portée de ce fait nouveau. II ne s'agit ici
que de savoir s'il autorise notre auteur à dire que tous les mouve-
ments des êtres vivants ont pour tendance, pour fin objective l'ac-
croissement de la vie. Pour résoudre cette question il nous suffirait
de répéter les observations qui nous ont servi à montrer que les
mouvements d'un organisme vivant ne concourent pas tous néces-
sairement à sa conservation. Nous avons fini par conclure qu'au
point de vue naturaliste, positif et objectif, toute l'activité de l'in-
dividu aboutit à la mort.
D'autre part voyons-nous que notre auteur prouve que toutes lès
actions ont pour fin subjective cet accroissement de la vie? Nous ne
trouvons même pas de tentative de démonstration. Nous admettons
que l'on dise que certaines de nos actions ont pour fin l'accroissement
de l'activité, quand on admet que la fin est l'idée d'un événement
futur. Mais Guyau a malheureusement invoqué un principe théo-
rique qui lui interdit de concevoir l'existence d'autres fins que
celles qui ont pour objet la conservation d'une chose existante : les
fins, a-t-il dit, ne sont que des causes motrices habituelles parvenues
à la conscience de soi. La « cause constante », ensemble de ces causes
motrices, existe, elle a pour essence de se conserver, d'être toujours
la même, sans s'accroître. L'accroissement d'une cause constante
est une contradiction fondamentale.
§ 5. — Le principe de la vie présenté dans son rapport
avec le principe du p)laisir.
Après avoir passé en revue les aspects si variés du principe de la
vie, nous achèverons de comprendre sa vraie nature quand Guyau
nous aura fait voir la position qu'il lui attribue vis-à-vis du principe
du plaisir.
Nous savons déjà pour quelle raison Guyau se refuse à admettre le
plaisir comme le vrai mobile moral (v. plus haut, section IL § l'^'). Le
plaisir ne marque que la direction des actions conscientes. La vie,
elle, selon la conception de Guyau, est l'ensemble de tous les mou-
vements, quelque variés qu'ils soient, et elle est en même temps
l'aboutissement fatal, immuable et nécessaire de tous ces mouve-
ments. Elle est le vrai mobile moral, parce qu'elle est la « direc-
tion naturelle de tout acte ».
CH. CHUisïoi'HK. — Le principe de la vie. 513
Mais la théorie de l'hédonisme étant celle des défenseurs de l'évo-
liitionnisme, dont. procède son propre système, Guyau ne pouvait
manquer de s'en occuper ici, et il annonce (}u'il va montrer « quelle
part il convient » de lui faire au sein de sa « morale de la vie »
(p. 89 i.). — 11 lui suffit pour cela d'invoquer cette définition du
plaisir: « un état de conscience qui, dit-il, selon les psychologues et
les physiologistes, est lié à un accroissement de la vie, physique ou
intellectuelle » (p. 89-90). F^our Guyau ces ternies détermineraient
avec précision la nature intrinsèque du plaisir, qui consisterait à
être essentiellement la conséquence, le produit de la vie : quand on
accroît sa vie, on accroît nécessairement son plaisir. « L'hédonisme
peut donc subsister, conclut-il, mais au second rang et plutôt
comme conséquence que comme principe » (p. 90 s.j. Il l'avait déjà
déclaré nettement plus haut : « la recherche du plaisir n'est (lue la
conséquence même de l'effort instinctif pour maintenir et accroître
la vie » (p. 87 i.).
Cette définition du plaisir est celle de Spencer '. Il convient de
rechercher tout d'abord la valeur qu'elle a en elle-même.
La connexion, la liaison du plaisir et du développement de la vie,
est une formule couramment admise qui est vraie, d'une manière
générale, mais sans rigueur scientifique. Le mot vie y désigne en
effet une chose imprécise; outre cela, sans insister sur ce point, il
est aisé de montrer que cette règle comporte des dérogations fré-
quentes, dont les unes sont plus ou moins explicables, et dont les
autres restent irréductibles-. — Spencer reconnaît que « dans l'état
actuel de Thumanilé... la direction donnée par les peines et les
plaisirs immédiats est parfois mauvaise ». Il cite de nombreux exem-
ples d'interversion, ceux du voleur, du joueur, de l'honnête homme
qui peine pour payer ses dettes..., mais il n'y voit (|ue des anoma-
lies temporaires. Elles sont, explique-t-il, le résultat de la civilisa-
tion : aux conditions d'existence naturelle se sont superposées les
conditions d'existence sociale, constituant un milieu nouveau et exi-
1. Data of El/iics, cliap. vi.
2. Uibot, oj). cit., !"■ partie, chap. vi. — Sidgwick, Melhods ofEthics, T édit.,
p. 183-184. — H. Spencer, Principes de psychologie, i.U,% 12."i à 127. — Hôffding,
op. cil., Yl, D.
Rev. Mf.ta. t. IX. — 1901. 35
■il4 REVUK DE MÉTAPHYSIQUE ET UE .MORALE.
géant des formes d'activité qui lui soient mieux adaptées. Et il
affirme sa confiance dans une réadaptation qui se fera à la longue '.
Mais c'est là une pure foi nptimiste et, en supposant même que nous
la partagions, du moment que nous constatons dans un milieu
donné et existant des plaisirs nuisibles et des peines avantageuses,
nous devons bien dire qu'en fait la vérité de la loi générale est scien-
tifiquement entamée. — D'autre part, à côté de ces exceptions dues
à l'intercurrence des causes sociales, il en est d'autres, d'un carac-
tère individuel, que les partisans de cette loi expliquent d'une autre
manière. Certains poisons sont agréables et causent la mort; une
opération chirurgicale est douloureuse, mais utile. La loi, dit-on.
reste vraie, car dans ces cas même le plaisir ou la douleur accompa-
gnent une excitation ou un affaiblissement partiel ou momentané
de la vie. Nous objectons que c'est restreindre ainsi la portée essen-
tielle de la loi, qui a précisément en vue la vie [ii' ne raie de l'individu
et sa vie à venir. — Enfin, de l'aveu même de Spencer, il y a une
restriction importante à faire à celte règle, à raison du conflit qui
se produit souvent chez l'individu, quand vient l'âge de la repro-
duction, entre son propre bien et celui de sa race. « Dans la
grande classe des insectes, dit-il. la plus nombreuse des espèces
animales, le mâle ne vit quejusqu'à ce qu'il ait engendré, la femelle
meurt après la ponte-. » 11 y a d'ailleurs d'autres cas, que Spencer
ne cite point, dont la réduction à la loi est impossible. « Un grain
de sable dans l'œil, fait observer justement M. Ribot, une névralgie
dentaire causent une douleur dont la disproportion est énorme avec
le dommage subi par l'organisme. Par contre la dissolution de cer-
tains organes essentiels à la vie est souvent presque indolore. Le
cerveau peut être coupé, cautérisé, presque sans souffrance; une
caverne peut se former dans le poumon, un cancer dans le foie sans
que rien nous avise du danger^. »
La liaison du plaisir et de l'accroissement de la vie et d'autre
part de la douleur et de la diminution de la vie est donc bien une
formule purement empirique, sans portée absolue. Elle ne définit
nullement le plaisir et la douleur, qui sont essentiellement des états
de conscience relatifs et variables, tout subjectifs et individuels.
1. Data of Elhics, loc. cit.
2. Principes de pfi/cholof/ie. l. I, § 127.
3. Op. cit., loc. cit.
cil. ciiiiismi'ili;. — l.i' itrïnc'ipe tic. lit vif, !il5
D'aillciiis file III' (lit, |i;is non |ilii-^ ce (|ii(; r'ol (|iic |,i vi(i. Quand
niL (tbsLTVo les laits, ceux par cxcinplc (pio nous vcuruis de citer,
ou coiislati! (luo, r.i'l (Hat iiidélinissabic! qu'on nomme ia vie, consi-
(ir-ré soit (|,iu> l'individu, soil dans la race, se maintient et se déve-
loppe parl'dis sans |)laisir f;t avtîc donlcur.
Mais de cette délinitiou du plaisir, qui leur est commune, il
importe de l'aire v(jir (pu: Spencer a tiré un j)ai'ti tout autre (jue
Guyau pour ('•talillr le piincipi! de sa morale. Skii point ilc. i|(''|).iit
est diirérent.
C(.'tte Cf»nce[>tina de la concomitance nécessaire du plaisir et de
la vie implique en efTel ces deux affirmations distinctes : 1" la vie
est la condition d'existence du |)laisir, et 2" le plaisir est la condi-
tion d'existence de la vie.
Or c'est surtout ce second aspect di; la loi (pie SpiMiccr a lui vue
ipiarid il (liliiiil Ir plaisir. Le plaisir conduit à la vie : c'rsl un fnc-
teio' prrciciix de /iiiid'iLfi. La marc-lie j.;énérale de la pensée de Spencer
est en effet la suivante : si l'on considère d'une part ce qu'on appelle
la conduite, c'est-à-dire l'ensemble des actes adaptés à des fins, et
l'aboutissement mécanique aiupid elle ttmd dans sa généralité,
c'est-à-dire l'accroissement de la vie soit dans l'individu, soil dans
l'espèce, et que d'autre part on constate que la recbercbe des sen-
sations agréables détermine seule « l'être à p(!rsév('!rer dans l'être >>,
il faut conclure que le plaisir et la peine sont les meilleurs guides
[)Our s'assurer que l'activité consciente est bien dirigée dans ce sens.
De cette fin objective, le mainticm et l'accroissement de la vie,
Spencer distingue donc une lin immédiate et consciente, le plaisir,
« cet élément essentiel, dit-il, de toute conception de moralité ». Kt
cette lin, à laquelle se ramènent toutes les autres, et (pii marrpie
une direction bien nette, bien (i(Herniinable au sein de l'activité,
est le but unique et supi'ème dt; la conduite. Obéir à la poussée du
plaisir, conclut en somme Spencer, c'f.'st se conformei- à l'évolution
mécanique de l'activité vivante de la seule manière qui ^oit obser-
vable en fait pour la pensée scientifique.
Mais tout autre est la positi(m que Guyau a ailo[>lée. Tamlis que
Spencer s'en tient à ce dernier corollaire de la tbéorie de la linisnn
du plaisir et de la vie, qui n'est vrai comme celloci que d'une
516 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
vérité relative, Guyau s'attache exclusivement au premier corol-
laire, qui est en lui-même exact, mais il lui attribue une portée
inacceptable.
La vie est antérieure au plaisir et à la douleur; le plaisir, la dou-
leur n est pas possible sans la vie : sans même avoir besoin d'appro-
fondir le sens du mot vie, on ne saurait contester une pareille affir-
mation, qui est courante. Le plaisir et la douleur n'ont pas d'exis-
tence indépendante, pour eux-mêmes; comme états de conscience,
ils ont évidemment une réalité pour l'observation intérieure, mais
ils sont toujours provoqués, précédés par des mouvements, par de
l'activité. Spencer n'insiste pas sur une vérité aussi banale, qui ne
peut l'intéresser évidemment dans sa recherche d'un mobile moral
unique, constant, précis et déterminable. Sans doute au point de
vue naturaliste, mais uniquement psychologique et non moral, on
peut attribuer une portée scientifique au fait de l'antériorité de la
vie sur le plaisir et la douleur. On peut entendre alors par ce fait
que les manifestations motrices sont essentielles et primordiales
dans les phénomènes affectifs, la vie étant conçue comme un
ensemble de mouvements variés réductibles à des lois physico-
chimiques; on considère les mouvements accompagnés des premières
lueurs de conscience, et en même temps de plaisir et de peine,
comme le prolongement de tendances antérieures purement physi-
ques, et le plaisir et la douleur eux-mêmes comme acquis, comme
« des effets qui doivent nous guider dans la recherche des causes,
cachées dans la région obscure des instincts »'. — Mais ces causes
et ces tendances sont variées, nous avons longuement insisté sur ce
fait (ij 3). S'il est permis de dire qu'on découvre parfois a priori
comme point de convergence de quelques-unes d'entre elles la con-
servation de l'individu physiologique, il est également vrai qu'une
foule d'autres tendances, et celles-là mêmes en d'autres moments
provoquent sa dissolution. Si l'on tient à déterminer une tendance
générale, on peut aussi affirmer d'autre part que toute l'activité de
l'individu tend à la mort. La psychologie naturaliste enfin ne fait
aucune difficulté pour reconnaître que la conscience une fois déve-
loppée,, détermine une infinie diversité de tendances et d'actions
dont la direction n'est nullement indiquée par la structure matérielle
des organes.
1. Ribot, op. cit., Inlroduclion.
CH. ciiuiSTOPiiE. — Le i^rincipe de la vie. 517
Tandis que la psychologie naturaliste conçoit donc la vie comme
un ensemble de mouvements divergents, Guyau au contraire est
convaincu qu'elle est le point de convergence de tous ces mouve-
ments et qu'elle est, à l'exclusion du plaisir, le seul et le vrai mobile
moral. Mais ne baserait-il cette conviction que sur ce simple fait
de l'antériorité de la vie sur le plaisir? N'y aurait-il que cela dans
les deux arguments que nous allons le voir opposer maintenant aux
hédonistes? 11 sera curieux de s'en assurer.
Spencer et les philosophes de son école ont borné le champ de
leurs recherches morales à ce qu'ils appellent « la conduite », c'est-
à-dire à l'ensemble des actes adaptés à des fins observables. C'est
l'activité des êtres sensibles. Ils s'appuient sur ce fait psychologique
que la sensibilité ne contribue pas seulement à créer la finalité,
mais qu'en outre elle y introduit l'unité. L'intelligence produit la
diversité des fins, il y a autant de fins que d'idées, mais dans toute
fin se retrouve cet élément commun, une modification afTective.
Quand l'être agit, c'est à raison de tel ou tel plaisir, et c'est tou-
jours à raison du plaisir. Tel est le sens de ce principe des mora-
listes anglais, que Guyau rapporte lui-même en ces termes : « le
plaisir est le seul levier avec lequel on puisse mouvoir l'être » (p. 90 s.),
c'esl-à-dire qu'il marque la direction unique de l'activité, il est le
vrai mobile moral.
11 nous semble bien que le plaisir répond aux deux conditions
que Guyau voulait trouver dans le mobile moral. C'est un fait positif
reconnu par l'observation psychologique, qui est tout aussi scienti-
fique que l'observation extérieure, et d'autre part il est commun à tous
les êtres, du moins aux êtres sensibles. (Quelle raison positive pour-
rait-on d'ailleurs opposer aux hédonistes pour les empêcher d'écar-
ter du domaine de leurs recherches morales les êtres inertes et
insensibles?) Enfin les hédonistes anglais suivent la même méthode
que Guyau, celle que nous avons déclaré vouloir accepter sans dis-
cussion : ils bornent leur examen à l'activité telle qu'elle est, non
telle qu'elle devrait être, à ce qui est désiré, à l'exclusion du dési-
rable.
Mais voici le premier argument de Guyau.
518 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Il y a, dit-il (p. 90), deux sortes de plaisir : le plaisir « purement
sensitif » qui « correspond à une forme particulière et superficielle
de l'activité (plaisir de manger, de boire, etc.) », et un plaisir « plus
profondément vital », qui est « lié au fond même de cette activité
(plaisir de vivre, de vouloir, de penser, etc.) »; — et il ajoute : « les
hédonistes se sont trop plu à considérer la première espèce de
plaisir, l'autre a une importance supérieure. On n'agit pas toujours
en vue de poursuivre un plaisir purticuHer, déterminé et extérieur
à l'action même; parfois on agit pour le plaisir d'agir, on vit pour
vivre, on pense pour penser. » — L'argument s'arrête là, en réalité.
Pouvons-nous considérer comme démontré maintenant que le plaisir
n'est pas le seul mobile de l'activité ?
Il nous est tout d'abord impossible d'admettre que Ton puisse,
quand on s'est placé au point de vue naturaliste, établir des degrés
d'importance et d'utilité entre les diverses formes d'activité, en ce
sens que l'acte de manger, par exemple, serait plus « superficiel »
que l'acte de penser. Manger est un moyen tout aussi propre, sinon
plus, à conserver et à accroître la vie que penser; il entretient la
vie inconsciente, la base et la source indispensable de la vie con-
sciente. On peut ne pas penser pour vivre, mais on ne peut pas ne
pas manger. Le plaisir de manger est donc un plaisir « vital », tout
autant que le plaisir de penser.
D'autre part, à quoi sert-il de répéter qu'on « vit pour vivre »,
qu'on « pense pour penser », quand le point intéressant est ici de
savoir s'il serait possible de penser et de vivre si l'on n'éprouvait
pas toujours du plaisir et de la douleur? — D'après la conception
naturaliste précisément la sensibilité est l'attribut essentiel, perma-
nent, indispensable de la vie. C'est la pensée de Claude Bernard,
qui entend alors, il est vrai, par sensibilité la propriété toute géné-
rale de recevoir des excitations et d'y répondre, qui se retrouve
autant dans les tissus organiques tout élémentaires que dans le
système nerveux; fidèle à l'esprit du naturalisme, il ne voit dans la
réaction consciente qu'une forme plus* élevée de la réaction pure-
ment organique '. Or, parlant de la sensibilité en général, dans
1. Insistons encore sur ce point, que le naturalisme, en établissant ainsi
une simple dilTérence de degré entre l'activité consciente et l'activité purement
{.H. (.HiusTOPiiK. — Li' principe de la vie. 519
laquelle il engUibe ainsi la sensibilité consciente accompagnée de
plaisir et de peine, il déclare qirelle est en quelque sorte le point
de départ de la vie... le grand phénomène initial d'où dérivent tous
les autres, aussi bien dans l'ordre physiologique que dans l'ordre
intellectuel ou moral'. » — Guyau lui-même, dans sa critique du
féminisme, a insisté longuement sur le « plaisir permanent et
spontané de vivre » (p. 32 s.), et montré ainsi l'intervention eflective
et continue de la sensibilité. Il a été jusqu'à dire que la vie, pour
subsister, a besoin d'être une perpétuelle victoire « du plaisir sur
la douleur » (p. il i.) et que « le bonheur rend l'existenco non
seulement désirable, mais possible >> (p. 44 i.). Son intention, dans
ces dernières déclarations, n'a évidemment été que de faire ressor-
tir, comme a fait Spencer, la finalité du plaisir et son antériorité
comme fin subjective et immédiate à l'égard de la vie -; mais nous
avons le droit d'y signaler aussi son adhésion implicite à la pensée
de Claude Bernard. Celui-ci ne songe pas à affirmer un rapport entre
le plaisir et une augmentation de la vie, entre la peine et une dimi-
nution de la vie ; il se contente de chercher à pénétrer dans son
fond intime la nature de la vie individuelle et, au cours de cette
recherche, il montre que celle-ci n'existe que si l'être est capable de
recevoir des excitations et de réagir soit inconsciemment, soit
consciemment. On ne vit donc que parce que l'on est sensible.
Par cette expression « on pense pour penser « le langage courant
veut marquer, — de même que par cet autre par exemple : « on
mange pour manger » (parce qu'il faut mangerj, — qu'on accomplit
parfois ces actes sans prêter une attention particulière à la sensation
qui les accompagne, mais il n'entend pas dire par là que la sensi-
bilité cesse d'être affectée et déjouer son rôle dans l'exercice de ces
physiologique, peul encore admetlre logiquement la possibiliLé de la produc-
tion de formes d'activité entièrement nouvelles et infiniment variées. Une
substance composée peul posséder des propriétés que ne présente aucun de
ses éléments; un corps reçoit d'autres propriétés quand on modifie sa tempé-
rature; de même l'activité physiologique, quand la conscience vient à s'y
ajouter. Cf. HôlFding, op. cil., III, 10.
1. Claude Bernard, o/j. cil., [t. 218-236. La nensihllUc dans le rè<jnc animal et
dans le règne végétal.
2. En cet endroit de son œuvre [Esquisse, Inirod., chap. i, L'iiypothèse jiessi-
miste), Guyau présente la douleur comme un <• agent de désintégration •■ (p. 40 a.) :
c'est-à-dire que selon lui elle cause la diminution et que, par opposition, le
plaisir cause le maintien et l'accroissement de la vie. — Semblable théorie est
encore plus absolue que celle qui affirme une corrélation concomitante entre
le plaisir et l'évolulimi de la vie. entre la douleur et sa dissolution.
520 REVUE DE MÉTAPHYSIQLE ET DE MORALE.
actes. Guj'au a cru nécessaire d'ajouter cette observation bien
inutile : « 11 y a en nous de la force accumulée qui demande à se
dépenser; quand la dépense en est entravée par quelque obstacle,
cette force devient désir ou aversion; quand le désir est satisfait il
y a plaisir; quand il est contrarié, il y a peine; mais il n'en résulte
pas que l'activité emmagasinée se déploie uniquement en vue d'un
plaisir, avec un plaisir pour motif » (p. 90 i,). Évidemment, en
agissant nous perdons parfois de vue le plaisir pour ne songer
qu'à l'action même; mais alors le plaisir, cessant d'être le motif,
n'en reste pas moins le mobile, cet autre élément indispensable de
toute fin *. Il y a le plaisir en vue et le plaisir en acte : on y trouve
toujours, en tout cas, le levier de l'action.
Guyau invoque cette seconde raison contre ceux qui se repré-
sentent le plaisir comme le levier de l'activité : cela reviendrait,
selon lui, à défendre cette théorie d'après laquelle « le plaisir
crée la fonction » qui est contraire à la science moderne au même
titre que cette autre, « l'organe crée la fonction ». En effet « à
l'origine, dit Guyau, l'être ne possédait point un organe tout fait:
de même il n'avait pas, en quelque sorte, un plaisir tout fait; lui-
même, en agissant, a fait son organe et fait son plaisir. Le plaisir,
comme l'organe, procède de la fonction » (p. 91 s.).
ISous reconnaissons parfaitement que l'organe ne crée pas la vie.
La physiologie atteste que la spécialisation progressive des tissus,
des appareils et des organes n'est qu'une différenciation continue du
protoplasme vivant, qui est une substance amorphe, sans structure
apparente. La vie, à son degré le plus simple, n'est liée à aucune
forme fixe et dépend uniquement d'un certain arrangement molé-
culaire, physico-chimique. D'autre part, nous savons aussi qu'au
point de vue de sa genèse le plaisir est postérieur à l'activité et à
la vie, en ce sens qu'une foule de tendances variées se manifestent
chez l'être vivant avant l'éclosion de la conscience. Mais Guyau a
tort d'assimiler à cette théorie : « le plaisir crée la fonction », ce
principe des hédonistes, « le plaisir est le seul levier de l'action ».
1. Hôffding, Op. cit., VII, B, 1, a. : "Le mobile est le sentiment provoqué par
l'idée du but, mais non (du moins au début ni toujours) le sentiment provoqué
par l'idée que la réalisation du but sera suivie pour nous d'un plaisir ».
CH. r.iiHiSTOPHE. — Le principe de la vie. 521
Le plaisir est sans doute incapable de créer l'activité, mais il est
l'élément indispensable des différentes fins qui déterminent et dif-
férencient l'activité, c'est-à-dire qui seules la rendent appréciable.
Et parce qu'il se retrouve dans chacune de ces fins, on peut dire
qu'il marque une direction unique au sein de l'activité si diverse
des êtres et qu'il est lui-même celte direction. C'est dans ce sens
qu'on l'appelle le li'vii'v de l'action.
Il est d'ailleurs à noter que Guyau résume et conclut chacun des
deux arguments que nous venons d'analyser, par cette déclaration
que la vie procède le plaisir. '< Il faut vivre avant tout, jouir ensuite »
(p. 90 i.). « Le plaisir n'est pas premier; ce qui est premier et der-
nier, c'est la fonction, c'est la vie » (p. 91 m.). Cette conception de
l'antériorité de la vie, de signification si pauvre et si restreinte au
point de vue de nos recherches, constitue bien à elle seule en réalité,
ainsi que nous le prévoyions, le fond de sa pensée et son seul véri-
table argument.
Mais comment s'expliquer en définitive qu'elle ait pu suffire dans
son esprit pour l'amener à se convaincre que la vie est le vrai
« mobile moral », c'est-à-dire la direction unique, bien certaine et
bien déterminée, de tous les actes? — Parce que Guyau — et c'est
la raison de toute son attitude dans la question qui nous occupe
— parce que Guyau considère la vie comme un principe distinct et
subsistant par lui-même, ayant précisément pour essence d'être
toujours le même que ce qu'il était primitivement. C'est un principe
d'une nature intrinsèque spéciale, c'est une force et cette force pos-
sède une direction immuable. « La vie se déploie et s'exerce parce
qu'elle est la vie », dit-il (p. 90 i.). « L'action sort naturellement du
fonctionnement de la vie, en grande partie inconscient; elle entre
aussitôt dans le domaine de la conscience et de la jouissance, mais
elle n'en vient pas » (p. 92 s.). La vie est primitive, mais, outre cela,
elle est « automotrice et autonome» (p. 91 m.). Elle se ramène à « la
tendance de l'être à persévérer dans l'être » (p. 92 s.). Elle « devient
désir ou crainte, peine ou plaisir, en vertu même de sa force acquise
et des primitives directions où l'évolution l'a lancée. Une fois connue
l'intensité de vie chez un être avec les diverses issues ouvertes à
son activité, on peut prrdirc la direction que cet être se sentira inté-
522 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
rieuremeut poussé à prendre. C'est comme si un astronome pouvait
prédire la marche d'un astre rien que par la connaissance de sa
masse, de sa vitesse et de l'action des autres astres » (p. 92 m.).
î; 6. — Conclusion.
La vie, ce mobile moral que Guyau prétendait avoir dégagé par
l'observation rigoureusement positive des faits, est en réalité un
principe métaphysique. Tel est le résultat définitif de notre analyse,
qui tendait tout entière à l'établir.
iSous croyons y avoir réussi d'une manière décisive. En revoyant
chacun des aspects sous lesquels notre auteur a envisagé le prin-
cipe de la vie, nous en sommes arrivé à constater chaque fois sa
vraie nature. Au point de vue extérieur, physiologique, nous avons
découvert que la vie telle qu'il la concevait n'était pas autre chose
que le « principe vital » d'une école surannée, s'opposant comme
tel aux propriétés physiques et chimiques des corps : c'était la
cause des mouvements des êtres, non pas dans le sens scientifique
de cette notion de cause — qui se ramène à celle d'identité, tout
mouvement n'ayant scientifiquement d'autre cause que le mouve-
ment, — mais dans son sens métaphysique de « ressort », d' « efficace »,
de puissance inexpliquée, soit transcendante, soit immanente,
capable de faire sortir d'elle-même ou d'envelopper en elle-même
toute réalité. — Au point de vue intérieur et psychologique, d'autre
part, adopté tacitement par Guyau, nous avons vu le principe de
la vie identifié par lui à 1' « instinct de conservation », non pas
considéré comme une simple formule collective désignant ceux
des mouvements si variés des êtres qui ont pu aboutir à la
sauvegarde de leur individualité, mais comme une entité subsistant
par elle-même, comme un « ressort » intérieur doué de propriétés
spéciales. — Enfin, recherchant le rapport qu'a établi Guyau entre
le principe de la vie et le principe du plaisir, nous avons démontré
qu'il consiste uniquement dans l'antériorité qu'il accorde à un prin-
cipe de force, agissant d'une manière permanente et dans une
direction immuable, malgré l'apparition du plaisir, de la conscience,
qui n'en est plus qu'un accessoire, un attribut, un « épiphéno-
méne ».
Guyau devait, d'ailleurs, de toute nécessité, sortir de la sphère
CH. cimiSTOPHii. — Le principe de la vie. 523
des faits observables pour trouver et déterminer son mobile moral,
du moment qu'il avait résolu au préalable de lui faire réaliser celte
condition, sur laquelle nous avons insisté plus liaut : éti-e commun
à tous les êtres de la nature. Après avoir |)Osc le j)roblème en ces
termes : « Quelle est la direction naturelle de tout acte? » il ne pou-
vait se contenter de la seule solution que pouvait lui donner la
science en se tenant rigoureusement à un point de vue extérieur et
objectif. Envisageant en elîet le monde physique seul — où toute
réalité se réduit au mouvement, où tout est réglé par la loi de con-
tinuité du mouvement, où tout est déterminé par sa cause — elle
devait nécessairement répondre que la direction naturelle de tout
acte ou mouvement c'est le mouvement. Adopter la voie ainsi indi-
quée, c'était se perdre dans ridentilîcation et dans l'abstraction; se
restreindre à la causalité comme moyen de discerner les uns des
autres les divers mouvements, c'était, à raison de la nature même
qu'elle possède, se condamner en définitive à laisser le mobile
moral dans l'indétermination. D'autre part, il ne pouvait suivre
exclusivement cette voie, toute opposée, de la finalité, à laquelle la
science ne manque pas de recourir également, voyant dans le
mental, qui subsiste comme réalité d'un autre ordre à côté du phy-
sique, un élément décisif de détermination. Les hédonistes, qui
avaient fait de la recherche du mobile moral un problème de fina-
lité, déclaraient que toute activité susceptible de se diriger verîj une
fm suivait toujours « la ligne de la moindre soufTrance ». C'était
exclure l'activité inconsciente, « qui s'accomplit simplement sui-
vant la ligne de la moindre résistance » (p. 86 m.), et Guyau était
obstinément décidé à découvrir une direction commune à toutes les
activités. Dès lors, que lui restait-il à faire pour résoudre ce difficile
problème, sans être obligé bien entendu, d'une part, de rejeter la
loi de continuité mécanique, c'est-à-dire le principe même de l'évo-
lution, et d'autre part, de renoncer pour son mobile moral à ce
caractère de netteté précise et distincte qui est le propre de l'acti-
vité consciente? — 11 devait nécessairement en arriver à fondre l'un
dans l'autre le physique et le mental, le mécanisme et le dyna-
misme, le mouvement et la conscience, la causalité efficiente et la
fin subjective, bien que la science pure, sévèrement exempte
d'hypothèses, les con.sidère comme irréductibles les uns aux autres.
Il devait imaginer un principe qui fût à la fois l'ensemble de l'acti-
vité dans son évolution mécanique, et quelque chose d'autre que
524 REVUE DE METAPHYSIQUE El DE MORALE.
cette activité, un aboutissement distinct d'elle-même, clair comme
une idée, et qui la dirige tout entière. Son esprit en est ainsi venu
fatalement à concevoir un principe de force et à la fois de mouve-
ment, qui lui apparaissait avec une netteté aussi tranchée qu'un
astre traversant l'espace devant l'œil de l'astronome, principe englo-
bant dans son unité toute réalité, étant la source et en même temps
le point de convergence de tout mouvement, et, outre cela, s'exer-
çant dans une direction immuable. Cette notion ne correspond plus,
évidemment, à aucune réalité qui puisse être observée dans le
monde physique ou dans la sphère intérieure, mais uniquement à
une entité métaphysique.
Quant à l'essence propre dont Guyau revêt cette notion, elle est,
comme tout produit du travail métaphysique de la pensée, emprun-
tée de toute nécessité soit au physique, soit au mental. Or il est aisé
de se représenter la genèse du principe de la vie dans l'esprit de
notre auteur, et l'on voit clairement qu'il est d'origine exclusive-
ment psychologique. Sans doute Guyau ne considère comme faits
« positifs » et dignes à ce titre d'occuper la science, que les phéno-
mènes du monde mécanique, mais il n'en est pas moins vrai qu'il
n'a été mis sur la voie de la solution qu'une fois son attention
attirée sur ces pures idées qu'il est allé prendre dans la sphère de la
conscience : l'idée de force, et sa conception particulière de ce que
les psychologues appellent l'instinct de conservation. L'idée de force
est commune à nous tous, et provient, chez nous, du sentiment de
l'effort dans l'exercice de l'activité volontaire. Possédé de cette idée,
il fait de l'instinct de conservation, non pas une simple formule
collective désignant certains mouvements, mais une force intérieure
qui se maintient et se conserve. Il tire alors parti de l'analogie
heureuse qui se présente naturellement à sa pensée entre ce prin-
cipe de force et le mouvement mécanique, dont le caractère fonda-
mental est aussi la continuité : ce principe dès lors n'est plus seule-
ment force, il est aussi mouvement. Et il devient vite la force et le
mouvement même; ce saut est facile pour l'esprit impatient des
entraves scientifiques et empiriques. Il s'empresse après cela de
projeter au dehors et à travers l'univers cette entité intérieure. « La
tendance à persévérer dans la vie, s'écrie en effet Guyau, est la loi
nécessaire de la vie non seulement chez l'homme, mais chez tous les
êtres vivants, peut-être même dans le dernier atome de l'éther, car
la force n'est probablement qu'un abstrait de la vie » (p. 88 m.).
CH. CHRiSTOPHt:. — Le principe de la vie. 525
Transporté ainsi en dehors des faits et des phénomènes, il a atteint
le noumène; et sa conclusion que voici détermine bien l'essence
particulière qu'il lui attribue, en dévoilant la source intérieure à
laquelle il est allé la puiser : « Cette tendance (à persévérer dans
la vie) est sans doute, déclare-t-il, comme le résidu de la conscience
unicersellc d'autant plus quelle dépasse et enveloppe la conscience
même. Elle est donc à la fois la plus radicale des réalités et l'inévi-
table idcal » (p. 88 m.). — Telle est la solution à laquelle il aboutit
après avoir annoncé au début qu'il n'allait rien demander à IV/
jjriori et à la métaphysique pour édifier sa théorie du mobile moral.
H nous resterait à montrer dans cette théorie, qui est le point de
départ du système de Guyau, la trace profonde de l'influence de son
maître et ami AI. Alfred Fouillée. Elle est trop aisée à reconnaître
pour que nous ayons à insister beaucoup sur ce point.
On sait que M. Fouillée n'a pas édifié expressément de système de
morale, construit d'une manière régulière et méthodique, qui puisse
porter son nom; il en a laissé le soin à son disciple. Il n'a fait
qu'élaborer un projet de construction, ou plutôt un plan de
réformes. Pénétré d'une foi profonde, acquise par une fréquenta-
tion prolongée de la philosophie platonicienne, dans le rôle prépon-
dérant de l'intelligence opposée à la nature, et dans la force effec-
tive des idées, mais, d'autre part, resté un fervent dévot de la
science moderne et de sa conception mécaniste et déterministe des
choses, il avait proposé de développer — non de modifier radicale-
ment — la doctrine de Spencer, au moyen des données psycholo-
giques et cosmologiques d'une morale idéaliste bien entendue'.
Puis il avait tenté d'une manière plus précise de concilier le natu-
ralisme et l'idéalisme en reprenant et élargissant le système idéa-
liste de la liberté morale, de la volonté « automotrice et autonome »
dont Kant a jeté les premiers fondements. Il avait insisté sur les
«ffets que produit, selon lui, en vertu de sa force propre, sur le
mécanisme de nos actes. Vidée de liberté. Il voyait en elle la cause
initiale de notre activité et en même temps sa fin directrice : la fina-
lité toute immanente et se développant du dedans même, sans
rompre le mécanisme, n'est autre chose, disait-il, que « la sensibi-
lité et l'activité rétléchies sur elles-mêmes par l'intermédiaire de
1. Crilujue des sydèmes de morale contenijioruins, liv. I".
526 HEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
rinlelligence ' ». Dès lors le déterminisme mécanique et matériel ne
lui apparaissait plus déjà que comme l'enveloppe d'une évolution
ayant un principe d'harmonie, un ressort plus intime. Il déclarait
dès lors franchement qu'une question métaphysique devait être
résolue et qu'elle se concentrait sur ce point : « Est-ce dans le
conscient et le mental qu'il faut placer l'action et la réalité, dont les
forces mécaniques et physiologiques seraient elles-mêmes des déri-
vés et des manifestations inférieures; ou faut-il au contraire faire
du mental un reflet, une ombre du physique"! Tout change évidem-
ment selon l'orientation qu'on donne au courant des phénomènes et
à leur déterminisme : les uns placent l'origine de ce courant dans le
matériel et le mécanique, les autres la placent dans le mental ^. »
M. Fouillée avait proclamé de la manière la plus nette et la plus
décisive que dans ce problème l'avantage reste selon lui au mental.
Il avait ainsi assuré à sa doctrine l'unité qu'il cherchait; il avait pu
mettre en harmonie l'univers d'une part et d'autre part notre orga-
nisme mental au moyen d'un même principe d'action traversant l'un
et l'autre. « C'est après tout dans le monde même, avait-il dit, que
doit se trouver la force qui rendra le progrés possible. Cette force
selon nous est la conscience. Elle prend deux formes : l'une infé-
rieure, la sensation; l'autre supérieure, l'idée. La nature a ainsi en
soi-même son ferment ''... »
Il est curieux de remarquer après ces citations que dans la con-
clusion de sa Morale anglaise contemporaine, où il annonce les pro-
grès positifs que réalisera son Esquisse, Guyau fait observer que
M. Fouillée n'a pas encore interprété convenablement et complète-
ment ce principe de la liberté et que, faute d'avoir utilisé toutes les
ressources qu'il contient, il reste exposé à l'objection suivante : « Si
la liberté idéale consiste dans la nature propre à chaque être, il ne
faut pas oublier, dit-il, que selon la science moderne c'est le milieu
qui façonne cette nature; de là diverses formules possibles de la
nature des êtres. L'idéal varierait ainsi avec les espèces, peut-être
même avec les individus; en somme, il ne serait pas autre chose
pour chaque être que l'appropriation parfaite à son milieu, fin
toute relative et vers laquelle nous porte la nécessité même *. » Il
1. La liberté et te déterminisme, 2° éd., p. 347.
2. Op. cit., p. 352.
3. Crit. des sysl. de mor.. Conclusion.
4. La morate an<jlaise contemporaine, 2"^ éd., p. 380.
en. cniusTOi'iii:. — Le principe de la vie. 527
assure ensuite qu' « il est un sens plus profttnd cl plus exaet dans
lequel on peut encore prendre celle doctrine « de la liberté idéale.
Et il écrit alors ces pages, d'une si magnifique éloquence, qui
débutent ainsi : « La morale de l'idéal peut soutenir et soutient en
effet qu'il existe un idéal de liberté commun à tous les êtres, quels
qu'ils soient, et indépendant des conditions diverses où ils se
trouvent placés. A l'évolution extérieure, dont les formes sont si
variables, ne correspondrait-il pas une tendance, une aspiration inté-
rieure, éternellement la même et traraillanl tous les êtres? Tous
n'auraient-ils pas ainsi un même but, une même fin? ' » La science,
continue-t-il, veut relier la race humaine aux autres races vivantes,
et c'est légitime; mais « pourquoi ne pas relier aussi à l'esprit
humain cet esprit encore ignorant de lui-même qui agite intérieurement
la nature?-... » — Mais est-ce là vraiment un principe nouveau?
Celte tendance universelle qui emporte depuis toujours l'humanité,
l'homme ignorant des premiers âges comme l'homme actuel, qui
anime les êtres plongés dans l'inconscience et pénètre le monde
même, c'est-à-dire en un mol ce principe de la vie et ce mobile
moral, est-ce réellement autre chose que ce que M. Fouillée appelait
la conscience, « ferment de la nature », cette force « se projetant
dans les êtres et dans l'univers' »? Une seule divergence sépare
Guyau de son maître, mais elle est essentielle, car elle porte sur ce
point-ci. Dans son projet de reconstruction et d'achèvement de la
morale anglaise, M. Fouillée a fait appel, dès l'abord et de la façon
la plus expresse, à la métaphysique; ne dit-il pas notamment
qu' << en introduisant l'intelligence dans la question morale... on se
trouve entraîné à des considérations de plus en plus universelles,
qui finissent par toucher à la métaphysique* »? Guyau, au con-
traire, commence sa théorie du mobile moral en déclarant qu'une
méthode rigoureuse lui « impose de rechercher d'abord ce que peut
être une morale exclusivement fondée sur les faits et qui, en consé-
quence, ne part ni d'une thèse a priori ni d'une loi " priori, qui
serait elle-même une thèse métaphysique » (p. 83 i.). Déclaration
d'autant plus étonnante aux yeux du critique, qu'elle est évidem-
ment sincère et de la plus entière bonne foi.
1. 0/). cil., ibid.
2. Op. cit., p. 3So.
3. Critique des s'/st. de moi'., Préface.
4. Op. cit., liv. I".
b28 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Nous nous résumerons en ces termes. Qu'est-ce en somme que ce
mobile moral établi par Guyau au moyen d'une méthode prétendu-
ment scientifique et rigoureusement observatrice des faits positifs
extérieurs, cette vie présentée ainsi comme un principe d'action
ramenant à l'unité l'activité de tous les êtres et même de l'univers
entier? — Au point de vue objectif la vie ne peut être qu'une notion
abstraite désignant un ensemble d'activités divergentes, au point de
vue subjectif c'est un principe intérieur d'énergie qui n'a d'autre
part de réalité que celle que veut bien lui prêter notre conscience.
Guyau, ne s'étant posé ni à l'un ni à l'autre de ces points de vue en
observateur patient, attentif et pénétrant, a cru pouvoir les con-
fondre et a, par suite, envisagé la vie, sans s'en douter, comme une
pure entité métaphysique et nouménale.
GuARLES Christophe.
Gand, février 1901.
Le gérant : Maurice Tardieu.
Coulon-.miers. — Imp. Paul BRODARD.
L'IDÉE MODERNE DE LA NATURE
(DIFFÉRENCIATION, HÉRÉDITÉ, CONCURRENCÉ) '
Les progrès des sciences naturelles ont été si frappants dans notre
siècle que le prestige des conceptions naturalistes en a été décuplé.
La philosophie de l'histoire proprement dite étant discréditée, c'est
à la biologie que beaucoup d'esprits prétendent aujourd'hui emprun-
ter leurs normes. C'est au nom des lois naturelles que beaucoup
apprécient, louent ou blâment tel ou tel mouvement historique; et,
en donnant un sens nouveau à la formule antique, ils rappellent aux
sociétés qu'il serait vain de vouloir vivre contrairement à la nature.
Qu'est-ce donc que cette nature au nom de laquelle on pense
aujourd'hui diriger l'humanité? 11 nous a semblé qu'il ne serait pas
inutile de le rechercher en remontant aux écrits des naturalistes eux-
mêmes.
11 importe en effet de noter l'ambition « scientifique » du natura-
lisme moderne. Il se défend de loger, si l'on peut dire, quelque
nouveau système métaphysique dans le corps de la nature, comme
le prêtre antique se logeait dans le corps de la statue pour lui faire
rendre des oracles. Il veut laisser parler les faits, s'abstenir, par
conséquent, de toute projection de la conscience, éliminer enfin
tout ce qui pourrait rappeler de près ou de loin les procédés de
l'anthropomorphisme.
L'anthropomorphisme est la tendance qui pousse l'homme à
prêter aux êtres autres que lui, ou même aux choses, les formes qui
lui sont propres. Quand on se représente les dieux avec un large
1. Résumé des premières leçons d'un cours professé à l'Universilé de Tou-
louse (1900-iyOl), sur les Morales Scie/difif/ues et l'Idéal Égalilaire.
Kkv. meta. t. IX. — l'Jûl. 36
530 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
front OU une barbe opulente, on cède à l'anthropomorphisme. Mais
ce n'est là que la forme la plus grossière de l'anthropomorphisme ;
c'est l'anthropomorphisme « extérieur ». Il y a aussi un anthropomor-
phisme « interne » qui consiste à prêter aux êtres ou même aux choses
non plus les formes extérieures, mais les qualités intérieures propres
à l'homme, non plus sa taille ou sa figure, mais sa volonté, sa capa-
cité de poursuivre des fins. Tel est le ressort de toute la philosophie
du sauvage; à la pierre qui le fait tomber, à l'arbre qui l'abrite, à la
lune qui Téclaire, il prête des volontés, malveillantes ou bienveil-
lantes, analogues à la sienne; pour se les expliquer il anime les
phénomènes. Mais ne croyons pas que la seule philosophie du sau-
vage obéit à cette tendance ; on pourrait la retrouver à travers toute
l'histoire de la philosophie grecque. Lorsque les stoïciens, par
exemple, nous conseillent de vivre conformément à la nature, où
ont-ils pris les attributs qu'ils lui prêtent? N'installent- ils pas au
cœur des choses un to'voç, une tension, un effort dont ils n'ont pu
rencontrer le modèle qu'au cœur de l'homme? Bien plus leur feu,
qui produit toutes choses, n'est-il pas un feu artiste, zup T£/vixôv,
capable de modeler les êtres suivant leurs types , leurs Xo'yoi
T-spaa-'.y.ot, analogue enfin au potier qui modèle l'argile? Ce prétendu
naturalisme est donc tout im.prégné d'anthropomorphisme. D'une
manière plus générale, on peut dire que, jusqu'à l'aube des temps
modernes, l'anthropomorphisme règne sur la plupart des explications
que l'homme s'est données, soit du monde en général, soit des phé-
nomènes particuliers. Avant le xvii^ siècle n'expliquait on pas encore
l'ascension de l'eau dans les pompes par l'aversion de la nature pour
le vide? ou le cercle que décrivaient — croyait-on — les astres dans
le ciel par l'amour de la nature pour la figure géométrique la plus
parfaite? On s'expose ainsi à tomber dans l'anthropomorphisme
toutes les fois qu'on prête à la nature des amours et des haines,
des fins à poursuivre ou à éviter, toutes les fois qu'on se contente,
en un mot, d'explications finalistes.
On peut dire que le progrès des sciences dans les temps modernes
a essentiellement consisté à éliminer de tous les terrains l'explica-
tion finaliste pour la remplacer, autant que possible, par l'explica-
tion mécaniste. L'explication finaliste n'est-elle pas en effet, pour
un esprit scientifique, arbitraire et insuffisante? Arbitraire, parce
que, pour expliquer un phénomène, elle lui suppose une fin qu'elle
ne peut directement constater; insuffisante, parce que, une fois cette
C. BOUGLE. — l'idkk modkknk de la natliiu:. 5;n
fin posée, il reste encore à conslalcr comment, sous quelles condi-
tions, par quelle sorte de circonstances, par quel mécanisme enlin le
phénomène en question s'est produit. Seule une explication fondée
sur des constatations de ce genre, sur l'enregistrement des antécé-
dents, et non plus sur la conjoncture des tendances, nous livre le
secret de la production des choses. Pour que les phénomènes nous
deviennent enfin intelligibles, c'est-à-dire nous apparaissent comme
nécessaires, 11 ne suffit plus de projeter devant eux quelque fantôme
qui les attire; il faut ilécouvrir, derrière eux, la réalité qui les pousse.
Il faut substituer en un mot, à la divination des causes finales,
l'observation des causes efficientes.
Opérer cette substilulion , non plus seulement dans le monde
inorganique, mais dans le monde organique; appliquer à la nature
vivante elle-même les explications mécanistes qui avaient si bien
réussi appliquées aux choses matérielles; retrouver enfin sous la
vie le mécanisme universel, tel est le but que poursuit la biologie
contemporaine, dans son efi"ort pour se débarrasser à son tour
de toute illusion anthropomorphiste. Le spectacle de ses efforts
aura sans doute de quoi attrister nos âmes, si elles sont soucieuses
de l'ancienne poésie ; nous allons assister à une sorte de dégra-
dation de la nature dans laquelle nous lui verrons arracher tous
les attributs dont notre imagination se plaisait à la parer : les
attributs de haine comme les attributs d'amour, l'arc et la flèche
aussi bien que la corne d'abondance, il faudra les lui ravir tous,
pour ne plus lui laisser que l'indifférence absolue des choses. Sous
le dur regard de la science nous verrons les yeux de la nature
perdre toute expression et en quelque sorte se vitrifier. Et nous
n'aurons plus devant nous qu'une muette statue de pierre, symbole
d'une nécessité sans finalité...
C'est cette conception mécaniste de la nature que nous allons voir
se préciser, en étudiant tour à tour les théories de la différenciation,
de la descendance et de la sélection naturelle.
Théorie de la différenciation.
Que veut-on dire lorsqu'on constate que la différenciation est la
loi du progrès des êtres?
Pour le comprendre adressons-nous à M. Milne Edwards, qui
semble bien avoir été le premier à développer nettement celte idée.
532 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Au premier regard jeté sur la nature on est frappé, nous dit Milne
Edwards, non seulement de la diversité, mais de l'inégalité des
êtres. Ils sont inégaux, c'est-à-dire plus ou moins parfaits. Comment
se mesure donc leur perfection? Pour nous l'expliquer, le naturaliste
emprunte une image à l'ordre social. Dans une société primitive,
chaque individu produit lui-même à peu près tout ce dont il a
besoin; par suite la quantité de ses produits ne saurait être grande,
ni leur qualité raffinée; la vie est grossière et précaire. Dans une
société civilisée au contraire, le travail est divisé. L'un cultive le blé,
l'autre cuit le pain; l'un fabrique des chaussures, l'autre écrit des
livres. D'oii l'augmentation de la qualité des produits; d'où l'élargis-
sement et le raffinement de la vie. Milne Edwards ajoute, — remarque
que le sociologue aura peut-être à utiliser — : ((La division du tra-
vail portée à la limite extrême rend, il est vrai, bien étroite et bien
décolorée la sphère d'activité où s'agitent la plupart des travailleurs,
mais chaque ouvrier, appelé à répéter sans cesse les mêmes mouve-
ments ou à méditer un même ordre de faits devient par cela seul
plus habile à remplir sa tâche; et, par la coordination judicieuse
des efforts de tous, la valeur de l'ensemble des produits s'accroît avec
une rapidité dont l'imagination s'étonne. » Ainsi, fût-ce au prix d'une
gêne pour les individus, la prospérité du tout ne s'obtient que par le
progrès de la division du travail.
Il en est des organismes comme des sociétés. Chez les uns (( la
puissance vitale ne s'exerce que dans une sphère étroite et elle
s'éteint promptement », (( les actes varient peu et sont d'une simplicité
extrême » ; c'est que le travail y est peu divisé : les organismes en
question ressemblent à ces ateliers mal dirigés où les ouvriers font
un peu de tout. Chez d'autres, au contraire, (( la vie se complique et
se prolonge ; les facultés grandissent et le jeu de l'organisme s'effectue
avec non moins de précision que de puissance » ; c'est que les fonc-
tions nécessaires à l'entretien de l'ensemble se sont multipliées et
spécialisées.
Comparons, par exemple, aux animaux supérieurs ces animaux
élémentaires qui tiennent encore du végétal, et nous verrons saillir
le lien étroit qui unit à la supériorité organique la spécialisation des
fonctions. Chez les Polypes de Trembley, on voit une même cellule
s'acquitter des diverses fonctions nécessaires à la conservation de
l'individu et de l'espèce; elle se meut, elle digère, elle engendre.
Dans les Ilydractinies déjà, on distinguera les Gonozoïdes des Gastro-
C. BOUGLÉ. — i.'inKK modkum: dk i.a nati'iu:. 533
zoïdes et de ceux-là les Dactylozoïdes. On peut donc se figurer, dit
M. Perrier, une colonie d'Hydraclinies « comme une espèce de ville
dans laquelle les individus se sont partagé les devoirs sociaux et
les accomplissent ponctuellement. Les uns sont de véritables offi-
ciers de bouche; ils se chargent d'approvisionner la colonie, ils
chassent et mangent pour elle; d'autres la protègent ou l'avertissent
des dangers qu'elle peut courir : ce sont les agents de police. Sur
les autres repose la prospérité numérique de l'espèce et ils sont de
trois sortes, à savoir : les individus reproducteurs chargés de pro-
duire les bourgeons sexués, les individus mâles et les individus
femelles. Dans la ville, le nombre des « corporations » n'est pas
inférieur à sept. »
Mais si de ces « colonies animales » nous nous élevions graduelle-
ment au plus haut degré de l'échelle des organismes — des poissons
aux amphibies, des amphibies aux reptiles, des reptiles aux oiseaux,
des oiseaux aux mammifères, — à quelle prodigieuse subdivision
des fonctions élémentaires pourrions-nous assister ! Combien d'acti-
vités diverses, — vision, audition, odorat, toucher, — supposent nos
seules fonctions de relation! Et de combien d'opérations variées une
seule de ces activités, la vision par exemple, est-elle capable de
s'acquitter!
Mais en vertu des rapports étroits qui unissent la fonction à
l'organe, cette division des travaux ne saurait aller sans une multi-
plication des instruments. Pour remplir un office nouveau, un
nouvel organe se crée. Et c'est ainsi que les organismes deviennent
« différenciés ». A vrai dire, avant de consentir en quelque sorte à
une différenciation définitive^ on dirait que la nature hésite; elle
cherche à utiliser, pour les travaux nouveaux, des instruments
anciens; elle procède par substitutions ou par emprunts physiolo-
giques. C'est ainsi qu'elle fera servir à la respiration des parties
appendiculaires du corps destinées à la locomotion. Mais, pour fré-
quents que soient ces procédés économiques, ces cumuls de fonctions
ou ces suppléances d'organes, ce ne sont pas moins des procédés
provisoires. Car la fonction qui n'a pas d'organe spécial à sa dispo-
sition risque d'être mal desservie. Pour être aptes à la locomotion
il faut que les « rames « soient solides; pour être aptes à la respira-
tion, il faut qu'elles soient perméables : les deux caractères s'accor-
dent mal. C'est pourquoi les « pattes branchiales » restent des
instruments imparfaits. Ce n'est que dans les maisons pauvres qu'on
534 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
rencontre des Maîtres Jacques, à la fois cochers et cuisiniers. Dans
les maisons bien tenues il y aura autant de serviteurs que de ser-
vices. « L'adaptation d'un instrument à un usage nouveau lorsque
sa destination primitive était tout autre, ne peut d'ordinaire donner
que des résultats incomplets : et, quand le travail physiologique
doit s'exécuter avec une grande perfection, la nature a presque
toujours recours à des créations spéciales. »
Mais quelles sont donc, pour les éléments constitutifs des orga-
nismes, pour ces cellules ou ces plastides auxquels on compare
l'individu, les conséquences de ces créations? D'après M. Perrier on
pourrait résumer ces conséquences en deux mots, qui inquiéteront
sans doute notre sentiment démocratique : c'est la perte de la
liberté et de l'égalité. Et en effet, on peut considérer les organismes
comme des colonies perfectionnées, dans lesquelles les plastides ou
les mérides, au lieu de rester juxtaposés ou distincts, constituent des
organes variés. Mais en constituant ces organes, plastides ou mérides
perdent leur indépendance primitive. Si nous pouvions suivre par
exemple l'histoire du rein des vertébrés, nous verrions qu'il s'est
formé de parties de même nature appartenant tout d'abord à des
membres différents d'une même colonie; ils se concentrent, se con-
densent, et finissent par former un organe compact, mais dans
lequel chacun d'eux, pourrait-on dire, s'absorbe et s'évanouit. « Le
développement de l'individualité sociale, ou, si l'on veut, le perfec-
tionnement de l'organisme, entraîne nécessairement la disparition
plus ou moins complète des individualités élémentaires. » Et, en
même temps qu'il fait disparaître toute leur indépendance, n'elface-
t-il pas toute trace de leur égalité primitive? Au lieu de se suffire à
eux-mêmes, et de jouer tous à peu près les mêmes rôles, ne les
voit-on pas se river à des fonctions différentes, et « déchoir à l'état
d'organes »? Il n'en faut pas douter : « La division du travail, indis-
pensable à la force, à la puissance, à l'autonomie des sociétés,
entraîne fatalement avec elle, comme une nécessité qu'on n'a pas
le droit d'appeler un mal parce qu'elle est dans l'essence des choses,
l'inégalité des conditions ».
Si la théorie de la différenciation doit vraiment entraîner ces con-
séquences, on comprendra que nous y regardions à deux fois avant
de l'accepter comme démontrée, et que nous cherchions à couper le
lien qu'elle veut établir entre la perfection des organismes et la
spécialisation des organes. Ne trouverons-nous donc pas dans les
C. BOUGLÉ. — l.'iniÎE MODERNE DE LA NATLUE. 535
œuvres des naturalistes des objections, des restrictions, des excep-
tions qui nous permettent de diminuer l'autorité de cette loi qu'on
nous impose?
Dans son Histoire di: la création natwelle, Haeckei nous fait juste-
ment remarquer que tout progrès n'est pas une différenciation. Par
exemple la réduction numérique des parties semblables d'un orga-
nisme — des paires de pattes chez les annelés, des étamines chez
les fleurs, des vertèbres chez les vertébrés, — constitue assurément
un perfectionnement : ce n'est pas cependant une différenciation.
Mais en réalité ces deux progrès sont-ils de caractère différent et
ne vont-ils pas dans le même sens? Un être absolument parfait au
point de vue de la différenciation serait celui qui n'aurait, pour
chaque fonction distincte, qu'un seul organe. La diminution du
nombre de leurs organes semblables ne rapproche-t-il pas les êtres
de cet état idéal? L'effacement des parties homogènes n'accroît-il
pas de lui-même l'hétérogénéité totale? Ces deux formes de perfec-
tionnement se tiennent donc étroitement.
Une autre loi de perfectionnement, indépendante de la loi de
différenciation, et en quelque sorte opposée, est, nous ditHa?ckel, la
loi de centralisation. Ainsi le système sanguin est plus parfait là où
s'est constitué un cœur central, le système nerveux plus parfait, là
où s'est constitué un cerveau. Mais entre ces deux lois y a-t-il vrai-
ment opposition ou même différence? ou du moins l'une n'est-elle
pas liée à l'autre? Tous les théoriciens de la différenciation nous ont
fait remarquer que là où les travaux sont divisés, les parties
dépendent intimement les unes des autres. Par cela même que les
activités sont spécialisées, il importe pour le bien de Tensemble
qu'elles soient coordonnées. La division du travail tisse en un mot,
entre les organes qu'elle différencie, une étroite solidarité, et tous
les apologistes de la solidarité le savent bien qui, depuis Mene-
nius Agrippa jusqu'à M. Bourgeois, utilisent adroitement les méta-
phores biologiques. « Un organisme où le travail est bien divisé est,
nous dit Milne Edwards, une association coopérative »; or, pour une
bonne coopération, la coordination des efforts est nécessaire : la
centralisation nous apparaît donc comme une conséquence de la
différenciation, bien loin qu'elle lui soit opposée.
Les partisans de la différenciation se hâteront d'ailleurs d'ajouter
que, pour que cette fonction centralisatrice soit bien remplie, il faut
(ju'elle se constitue à son tour son organe propre. Là où les gan-
536 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
glions nerveux restent dispersés, l'organisme reste imparfait. Il
faut pour la bonne direction de l'ensemble une spécialisation de
l'activité directrice et ainsi, dans un être perfectionné, la centrali-
sation ne saurait être autre chose que dilFérenciation nouvelle.
Une autre « loi » pourrait sembler contredire plus directement la
théorie de la différenciation : c'est la loi désignée par Cope sous le
nom de « law of the unspecialized ». Elle enregistre les cas où
l'indifférenciation des êtres semble leur avoir constitué un avantage.
Un être qui a moins de fonctions variées a aussi moins de besoins
déterminés et par suite peut plus aisément se tirer d'affaire dans
les milieux les plus différents. On a remarqué par exemple que des
plantes rudimentaires qui n'avaient pas besoin de conditions abso-
lument déterminées de sol, de température, d'humidité, ont plus
facilement survécu que les autres aux perturbations géologiques. De
même les animaux omnivores ont pu survivre là où mouraient ceux
qui avaient besoin d'une nourriture spéciale.
Un exemple emprunté au règne social illustrera ces sortes d'avan-
tages. Un coolie chinois n'est guère spécialisé en matière d'ouvrages
grossiers, il est bon à tout faire; il porte les bagages, débarque les
planches, remue la terre; il est capable en ce sens de s'adapter à
toutes les besognes élémentaires plus ou moins nécessaires à toute
vie sociale; comme d'autre part il vit de peu et mange n'importe
quoi, il est probable qu'il pourra survivre dans tous les milieux.
Soit au contraire un ouvrier anglais « qualifié », ajusteur ou dessi-
nateur; il ne trouvera pas partout à exercer sa fonction spéciale; il
a d'autre part des besoins très déterminés et assez raffinés : trans-
porté dans des milieux moins civilisés, il pourra donc se trouver
« distancé » par le coolie.
Hésiterons-nous cependant à classer au-dessous du coolie l'ouvrier
qualifié? La qualité des choses qu'il peut produire est incompara-
blement, plus fine. Un travail cent fois plus délicat y est condensé.
Un être capable d'un tel travail est assurément, pensons-nous, un
exemplaire d'une humanité supérieure. Un sentiment analogue
paraît s'imposer aux naturalistes. Encore qu'ils reconnaissent les
avantages personnels que certains êtres retirent, dans certaines
circonstances, de leur indifférenciation même, la plupart continuent
à classer les êtres indifférenciés parmi les êtres inférieurs. L'orga-
nisme amorphe survit quelquefois sans doute à l'organisme raffiné.
Mais sa vie est mesquine. Les résultats de son travail physiologique
C. BOUGLE. — L IDÉE Moiti:itM', dk la natuiîi:. îj:n
sont, comme dirait Milne Kdwards, faibles, obscurs et grossiers.
Dans l'ensemble des êtres, l'indirtërenriation reste un signe rédhibi-
toire d'impcrf(?ction.
Il nous faut donc revenir à la conclusiitn de Darwin : « Imi somme
(lors(fu'il s'agit de mesurer la perfection des êtres), c'est la norme
adoptée par Von Baer qui me paraît la plus généralement la plus
applicable et la meilleure. Elle consiste à évaluer le degré de supé-
riorité d'un être organisé, d'après la localisation et la difTérenciation
plus ou moins parfaite de ses organes et leur adaptation spéciale à
différentes fonctions. »
A vrai dire cette conclusion ne nous conduit pas encrire à cette
conception mécaniste de la nature (jne nous avions anmincée. La
théorie de la différenciation n'implique pas nécessairement une
explication mécaniste.
Les explications finalistes y restent au contraire aisément adap-
tées. Nous n'en voulons pour preuve que la façon dont Milne
Edwards lui-même parle de la Nature. Il nous la montre curieuse
de diversités, mais aussi soucieuse d'économies. « Elle n'a pas mis
en usage toutes les combinaisons physiologiques possibles et elle se
montre d'autant plus avare d'innovations que celles-ci ont plus d'im-
portance. 11 semble aussi qu'avant d'avoir recours à des ressources
nouvelles pour varier ses produits, elle ait voulu épuiser en quelque
sorte chacun des procédés qu'elle avait mis en usage pour obtenir
ces dissemblances : et autant elle se montre prodigue de variétés
dans les œuvres de la création, autant elle paraît économe dans les
moyens à l'aide desquels s'obtient cette richesse de résultats. » La
Nature nous apparaît donc ici comme une artiste raisonnable, qui
sait dépenser, mais non sans compter; qui veut produire le plus
grand nombre de statues, mais sans gâcher son plâtre, et qui cherche
â utiliser ses ébauches antérieures pour réaliser les modèles nou-
veaux qu'elle se propose. Inégalement proches de la perfection, ces
modèles restent nettement séparés, et les espèces qui les repro-
duisent peuvent nous être présentées encore, suivant l'expression
d'Agassiz, comme autant d' « incarnations de pensées créatrices
distinctes ».
La théorie de la descendance essaiera de rendre inutiles ces repré-
sentations anthropomorphiques.
538 uevue dk métaphysique et de morale.
Théorie de la descendance.
Celte théorie est Toeuvre de Lamarck. L'œuvre de Lamarck est de
beaucoup antérieure à celle de Milne Edwards. C'est en 18i27, dans
un article du Dictionuairp classique d'Bisloire naturelle, que Milne
Edwards indiquait les idées qu'il devait développer dans ses Élé-
ments de zoologie (1840) et dans ses Leçons sur la physiologie et
Vanatomie comparées (i8o~). ha. Philosophie Zoologique où Lamarck
développe les idées qu'il avait déjà annoncées en 1801, parut en 1809.
Si nous résumons cependant les idées de Lamarck après celles de
Milne Edwards, c'est qu'elles constituent un progrès dans le sens
mécaniste. La théorie de la descendance pourra servir à expliquer
la théorie de la différenciation : la réciproque n'est pas vraie. Il y a
là un phénomène fréquent dans l'histoire des sciences : l'ordre
chronologique des découvertes n'y correspond pas toujours exacte-
ment à l'ordre logique des théories.
Où l'on ne faisait d'ordinaire que classer, Lamarck veut en effet
expliquer. Il commence par constater à sa façon le fait que précisera
plus tard Milne Edwards. En parcourant d'une extrémité à l'autre
la chaîne animale, des animaux les plus parfaits aux plus impar-
faits, on observe, nous dit-il, une sorte de dégradation et de simplifi-
cation des organismes : « les organes spéciaux (ou spécialisés) se
simplifient progressivement et perdent leur concentration locale; au
plus bas degré de l'échelle, chez certaines classes d'infusoires, on
pourra s'assurer que toute trace de canal intestinal et de la bouche
a entièrement disparu, il n'y a plus d'organe particulier quel-
conque ».
A cette considération Lamarck en ajoute aussitôt une autre que
développera plus tard Darwin. Entre les êtres, plus ou moins par-
faits, il n'y a pas à vrai dire de solution de continuité. Les extré-
mités de la série nous paraissent n'avoir plus rien de commun, mais
le progrès de nos connaissances nous découvre, entre les termes
extrêmes, une multitude inaperçue d'intermédiaires. De là l'em-
barras croissant des naturalistes lorsqu'il s'agit aujourd'hui de
délimiter les espèces. « Comment étudier maintenant, ou pouvoir
déterminer d'une manière solide les espèces, parmi cette multitude
de polypes de tous les ordres, de radiaires, de vers surtout, d'in-
sectes où les seuls genres papillons, phalènes, noctuelles, teignes,
mouche ichneumon, charançon, capricorne, scarabée, cétoine, offrent
C. BOUGLÉ. — l'iDKi: modeum: dk i.a natuiu-:. 539
déjà tant d'espèces qui s'avoisinent, et se confondent presque les
unes avec les autres? » Il ne faut donc pas que les lignes de sépa-
ration que l'infirmité de notre esprit nous force à dessiner sur la
nature nous empêchent de voir son unité : il ne faut pas que les
« parties de l'art » nous voilent les « rapports des organismes ».
Pour qui ne ferme pas les yeux, à cette fusion des nuances, il appa-
raît que la série animale ne constitue pas une échelle, mais bien
plut(M une « chaîne ». Il y a dans la nature de la continuité en
même temps que de la hiérarchie. Entre ses productions la grada-
tion est marquée, mais les distinctions ne sont pas tranchées.
Si ces deux faits sont exacts et si dans la chaîne animale les orga-
nismes, inégaux en complication, se touchent de si près, n'cst-on
pas naturellement amené à supposer que les supérieurs sortent en
effet des inférieurs, qu'ils les continuent en les dépassant, qu'ils
n'en sont en un mot que la transformation et le perfectionnement?
C'est ce pas que Lamarck nous fait franchir.
Mais, dirons-nous, avant de franchir ce pas, encore faut-il que
nous ayons constaté qu'en fait les organismes se transforment. Jetez
seulement les yeux autour de vous, répond Lamarck, employant ici
la méthode qui deviendra si féconde aux mains de Darwin : vos
animaux domestiques, vos plantes cultivées vous offrent cent exem-
ples de variations individuelles. Votre froment, vos choux, vos lai-
tues ne sont-ils pas autant de créations nouvelles? Le canard domes-
tique n'a-t-il pas perdu le haut vol de son frère le canard sauvage?
Rendez-vous donc compte que ce qui se passe autour de vous, dans
vos basses-cours et vos jardins, se passe loin de vous dans les mon-
tagnes et dans les plaines, sur toute l'étendue de la nature sauvage.
Là vous verrez, sous la pression des milieux différents, les êtres se
transformer, et leurs transformations engendrées dans l'individu
par l'habitude se fixer dans l'espèce par l'hérédité.
« Dans tout animal qui n'a pas dépassé le terme de ses développe-
ments, l'emploi plus fréquent et soutenu d'un organe quelconque
fortifie peu à peu cet organe, le développe, l'agrandit et lui donne
une puissance proportionnée à la durée de cet emploi : tandis que
le défaut constant d'un tel organe l'affaiblit insensiblement, le dété-
riore, diminue progressivement ses facultés, finit par le faire dispa-
raître. » Ainsi, par le défaut d'usage, les dents ont disparu chez les
baleines et chez les oiseaux. Inversement, par l'usage constant, les
pattes des oiseaux aquatiques sont devenues palmées. « L'oiseau
540 • HEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
que le besoin attire sur l'eau pour chercher sa proie s'écarte les
doigts du pied lorsqu'il veut frapper l'eau et se mouvoir à sa sur-
face. La peau qui unit ces doigts à leur base contracte par ces é(îar-
tements sans cesse répétés l'habitude de s'étendre : ainsi, avec le
temps, les larges membranes qui unissent les doigts des canards,
oies, etc., se sont formées telles que nous les voyons. » De même
façon, par une série d'efforts répétés toujours dans le même sens,
s'expliquerait l'allongement de la langue du pic, le déplacement des
yeux des poissons aplatis, l'extension du cou de la girafe, la Forma-
tion des griffes chez certains mammifères. Chaque être se modifie
par les besoins et les habitudes que son milieu lui impose.
Mais croirons-nous que les modifications acquises par l'individu
meurent avec lui et qu'ainsi à chaque naissance l'effort d'adaptation
est à recommencer? Non, répond Lamarck. « Tout ce que la nature a
fait acquérir ou perdre aux individus par l'influence des circons-
tances où leur race se trouve exposée et par conséquent par l'in-
fluence de l'emploi prédominant d'un tel organe ou celle d'un défaut
constant d'usage de cette partie, elle le conserve par la génération
aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les change-
ments acquis soient communs aux deux sexes ou à ceux qui ont pro-
duit ces nouveaux individus. » L'hérédité conservera donc ce que
l'habitude aura créé. Par ces deux lois, la fixation comme la varia-
tion des formes organiques est expliquée, et nous comprenons enfin
comment la modification des individus a peu à peu abouti à la cons-
titution des espèces.
Quel progrès cette théorie de la descendance fait subir à notre
conception de la nature, on le mesure aisément. Nous ne nous con-
tentons plus désormais de nous représenter un Démiurge qui modèle
les êtres du dehors et leur impose certaines formes une fois déter-
minées. Nous voyons ici les êtres chercher leur forme, et se modeler
en quelque sorte eux-mêmes, sous la seule pression des milieux.
Nous n'avons plus besoin, par conséquent, de personnifier la nature
et de lui prêter des volontés arrêtées.
« La nature, dit Lamarck, ce mot si souvent prononcé comme s'il
s'agissait d'un être particulier, ne doit être à nos yeux que l'en-
semble d'objets qui comprend : 1" tous les corps physiques qui exis-
tent; 2° les lois générales et particulières qui régissent les change-
ments d'état et de situation que ces corps peuvent éprouver; 3" enfin
le mouvement diversement répandu parmi eux, perpétuellement
C. BOUGLE. 1, IDKK MODEUN'K DE l.A N.VTl KK. 541
entretenu ou renaissant dans sa source, infiniment varié dans
ses produits et d'où résulte l'ordre admirable des choses que cet
ensemble nous présente. » Kn trois mots, de la matière, du iiuiuve-
ment, des lois, voilà toute la nature, et l'ordre admirable de l'en-
semble n'est que le résultat du mouvement des parties. Cet ordre
nous apparaît comme une conséquence, mais non plus comme une
fin. Il n'explique plus, il est expliqué au contraire. Nous compre-
nons par quel mécanisme il est atteint : nous n'avons donc plus
besoin de croire qu'une volonté l'a visé. La théorie de la descen-
dance tend donc nettement à éliminer le finalisme anthropomor-
phique (jue la théorie do la difîéreuciation laisse subsister.
Toutefois les explications mêmes de Lamarck ne restent-elles pas,
elles aussi, sur certains points arbitraires et insuffisantes? Rendent-
elles compte de tous les faits et ne s'appuient-elles que sur des
faits? Si la finalité est chassée du système par la grande porte, n'est-
il pas vrai, au contraire, qu'elle y rentre par toutes les fenêtres? Si
en un mot, pour expliquer la formation des espèces, Lamarck n'en
appelle plus aux décrets d'un être unique, ne prôte-t-il pas trop de
« volonté » encore aux êtres particuliers?
N'atli ibue-t-il pas aux besoins, aux tendances, aux efforts une effi-
cacité qui reste mystérieuse? « La faculté que les animaux possèdent
de mouvoir une partie de leurs corps... les besoins durent la leur
procurer. >> « De nouveaux besoins ayant rendu telle partie nécessaire
ont réellement, par une suite d'elTorts, fait naître celte partie. »
L'animal emploie les nouvelles parties que les besoins font naître
insensiblement en lui « par des efforts de son sentiment intérieur ».
Ne voilà-t-il pas pour les savants modernes un langage bien fina-
liste et peu instructif? En admettant qu'il soit légitime de prêter
ces sortes de visées aux animaux, il reste encore, une fois l'effort sup-
posé, à expliquer comment, par quel mécanisme l'organe s'est trans-
formé. D'ailleurs dans bien des cas où les organes se modifient, il
semble singulièrement osé d'attribuer ces modifications aux efforts
d'un sentiment intérieur. Les plantes se transforment : leur recon-
naîtrez-vous donc, demande Huxley, une sorte de volonté réforma-
trice? Le gui tire sa nourriture de certains arbres, ses graines doi-
vent être transportées par certains oiseaux : ses fleurs ont des sexes
séparés nécessitant l'intervention de certains insectes pour porter
le pollen d'une fleur à l'autre : n est-il pas excessif, demande Darwin,
d'attribuer la structure de ce parasite à des changements d'habitude
542 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
imposés par les milieux? Dun autre côté, dans un même milieu,
éprouvant les mêmes besoins, les individus d'une même espèce sont
loin d'avoir les mêmes destinées. L'un se renforce, l'autre s'étiole :
l'un survit et l'autre meurt. La seule loi de l'habitude ne suffit pas
à expliquer tous ces faits.
Bien plus, nombre de faits résistent à la seconde loi de Lamarck,
la loi de l'hérédité des caractères acquis. Que le père transmette au
fils les qualités qu'il s'est conquis par ses habitudes, cela semble être
une vérité d'expérience. Mais ne sait-on pas que Weissmann a pu
défier qu'on lui citât un seul fait précis de ce genre? Combien de
mutilations, mille fois répétées, au cours de l'histoire d'une race et
dont pourtant ses descendants n'apportent nullement la trace à leur
naissance! Les petites Chinoises naissent-elles avec le pied raccourci?
les petits Toulousains naissent-ils avec le crâne déformé? L'homme
parle depuis des siècles : depuis quand a-t-on entendu un enfant
parler tout seul sans qu'on ait dû lui apprendre sa langue? Bien sou-
vent donc l'effort de l'individu est peine perdue pour l'espèce. Lhé-
rédité refuse de fixer les variations de l'habitude.
Renoncerons-nous donc à l'espoir d'expliquer par des transforma-
lions naturelles la lente constitution des espèces animales? Ou fau-
dra-t-il en fin de compte nous contenter, pour comprendre leur
constitution, d'imaginer autant de décrets d'un créateur, ce qui
revient, pour des esprits habitués à l'explication scientifique, à
renoncer à toute espèce d'explication? Une troisième théorie se
présente heureusement à nous qui, gardant ce que les idées de
Lamarck ont de vital et éliminant ce qu'elles ont de caduc, les
rectifiant en les complétant, étaiera la théorie de la descendance :
c'est la théorie de la sélection naturelle. En étudiant les véritables
rapports des organismes, c'est-à-dire non plus seulement leurs res-
semblances, mais leurs dépendances mutuelles, Darwin nous mon-
trera comment les individus varient, pourquoi certaines variations se
perpétuent, pourquoi enfin d'une manière générale la différenciation
s'accroît. Sa théorie viendra s'ajouter aux théories de Milne Edwards
et de Lamarck pour les justifier sur certains points, pour les recti-
fier sur d'autres.
Théorie de la sélection naturelle.
La théorie propre à Darwin est celle de la sélection naturelle.
Pour nous faire comprendre quels avantages doivent retirer les
C. BOUGLE. — L iDKi-: modkkm: de i.a nauuk. 543
animaux de la dilTérenciation de leurs organes, Milne Edwards
nous rappelait les phénomènes sociaux : il comparait un organisme
imparfait à un atelier mal dirigé où tous les ouvriers font à peu
près les mêmes besognes; dans un organisme parfait au contraire,
comme dans un atelier bien dirigé, les travaux sont spécialisés bien
nettement. De même c'est à l'aide d'un phénomène social que
Darwin va éclairer les lois naturelles : c'est en analysant les procé-
dés suivis par l'homme dans l'élevage qu'il découvrira les procédés
employés par la nature. Jetons en effet un regard sur nos espèces
domestiques : pigeons, canards, lapins, chiens, chevaux et moutons;
nous serons frappés par la diversité des variétés qui s'y rencontrent.
Dans la seule espèce du pigeon, voici à côté des messagers anglais
au bec long, aux narines largement ouvertes, le culbutant au bec
raccourci; à cùlé du pigeon grosse-gorge, qui gonfle son jabot, le
pigeon-paon, qui étale les trente plumes de sa queue; à côté du
pigeon glouglou, le pigeon tambour, remarquables par leurs rou-
coulements bizarres, etc. Il n'est pas d'année, semble-t-il, où ne
se crée ainsi, dans le monde des pigeons, quelque variété nouvelle.
Et pourtant toutes ces variétés sont bien tranchées. Darwin démontre
qu'elles descendent d'un même type, le pigeon de roches ou biset.
De même, suivant Blyth, toutes les races volatiles de nos basses-cours
proviendraient du coq d'Inde commun [Gallus binikiva). Nos variétés
de lapins et de canards descendent probablement du lapin commun
et du canard sauvage. Quant à nos chiens ils descendent sans doute
de plusieurs espèces sauvages de caniches, mais entre ces quelques
espèces et la multiplicité des variétés actuelles — du lévrier au bou-
ledogue et du limier au carlin — quel chemin parcouru! Comment
peut-on s'expliquer qu'une espèce ait pu donner naissance à des
variétés si tranchées que bien des naturalistes — l'incertitude de
leurs classifications ordinaires en fait foi — les tiendraient sans
doute pour des espèces distinctes? Le pouvoir sélectif de l'homme
nous en donne la raison : pour une raison ou pour une autre, pour
son avantage ou son caprice, l'homme possesseur des animaux
préfère certains caractères et en souhaite le développement : il
aimera avoir par exemple des pigeons au bec très long, des chiens
de taille très haute, des chevaux au poitrail très large : son attention
sera donc attirée sur ceux de ses petits pigeons qui se trouvent avoir
le bec le plus long, sur les chiens de taille très haute, sur les pou-
lains au poitrail très large. Parmi tous ceux que la nature aura
544 REVUE DE iMÉTAPHYSlQUE ET DE MORALE.
appelés à la vie, ceux-là seront élus par lui pour la perpétuation de
Tespèce. Lorsqu'ils lui auront donné des petits, il élira de même ceux
qui présentent au plus haut degré le caractère recherché. Et ainsi,
par ces sélections poursuivies de génération en génération, d'éton-
nantes modifications des espèces pourront être obtenues. Un éleveur
ne disait-il pas en parlant des pigeons qu'il répondait « de produire
quelque plumage que ce fût en trois ans, mais qu'il en fallait six
pour obtenir la tète et le bec »? Darwin cite encore le mot de Lord
Somerville à propos des éleveurs de moutons. « Il semble qu'ils
aient esquissé une forme parfaite et qu'ils lui aient donné l'exis-
tence. » Ce pouvoir sélectif est donc vraiment comme la baguette
magique qui permet à l'homme « d'appeler à la vie quelque forme ou
moule qui lui plaise ».
Que ce pouvoir soit possédé par la nature aussi bien que par
l'homme, qu'il y ait à côté de cette sélection artificielle une sélection
naturelle, c'est ce qu'il nous faut maintenant comprendre. Mais
comment, dira-t-on, pouvez-vous prêter à la nature un pouvoir
pareil? Dans le cas de la sélection artificielle une main tient la
baguette magique, un esprit la dirige. Si vous ne voulez pas de
nouveau personnifier la nature, comment pouvez-vous dire ainsi
qu'elle « élit » les êtres? Pour le comprendre, rendons-nous compte
d'abord du rùle que joue la nature dans la sélection artificielle elle-
même. Lorsque nous disons que l'homme semble produire et créer à
volonté telle forme qui lui plaît, il est bien clair que nos formules
sont bien trop ambitieuses. En réalité l'homme ne peut que diriger
les forces que la nature met à sa disposition. Pour la modification
des espèces domestiques, il ne faut pas dire seulement qu'elle lui
apporte la matière, mais encore la forme ou tout au moins l'ébauche
sans laquelle il ne pourra rien modeler. Supposez en effet que les
petits chiens, chevaux ou pigeons que possède un homme naissent
identiques : qu'aucun ne possède des pattes plus hautes, un bec
plus long ou un poitrail plus large que les autres, l'homme souhai-
terait en vain le développement de ces caractères. Si les individus
ne différaient pas, il ne saurait modifier l'espèce. Le pouvoir sélectif
de l'homme suppose donc certaines variations individuelles données
par la nature. Or ces variations que la nature fournit à l'homme
dans les espèces domestiques, il est clair qu'elle les produit aussi
sans l'homme, dans les espèces libres. Vus de loin, les nombreux
représentants des deux espèces animale et végétale nous paraissent
C. BOUGLÉ. — l'ihKE MODERNE DE LA NATURE. 545
peut-être semblables, mais regardez-y de plus près, l'originalité
des individus ressortira. Un naturaliste a eu la patience de collec-
tionner plusieurs milliers de clovisses, pas une seule de ces coquilles
ne se laissait confondre avec ses congénères. Et si, déjà par leurs
caractères apparents, extérieurs et superficiels, les êtres se distin-
guent, que dirons-nous de leurs caractères cachés et profonds?
« Qui aurait supposé, demande Darwin, que les ramifications du
nerf principal près du grand ganglion central d'un insecte fussent
variables dans une même espèce? » L'étude approfondie des espèces
non domestiques nous fait ainsi apercevoir cent variations cachées
et imperceptibles pour l'homme, mais non sans doute insignifiantes
pour la nature. Il faut ajouter que, dans les espèces libres, on a
plus de chances de rencontrer des variations tranchées que dans
les espèces domestiques, par cela seul que leurs représentants sont
plus nombreux. Darwin a remarqué en effet que plus les échan-
tillons d'une espèce sont nombreux, plus aussi il y a de chances pour
que l'échantillonnage soit varié. C'est cela même qui explique pour-
quoi les grands pépiniéristes « réussissent » mieux, comme on dit,
une variété nouvelle, que les petits jardiniers, et les grands éleveurs
que les petits propriétaires de troupeaux. Gomment donc ne jouirait-
il pas d'un pouvoir mille fois plus étendu, ce grand pépiniériste qui
peut disposer de toutes les forêts, ce grand éleveur qui peut choisir
dans tous les troupeaux de la terre et qui n'est autre que la Nature?
Mais ici encore prenons garde de nous payer de métaphores. Nous
pouvons bien comprendre, sans qu'il soit besoin de lui prêter un but,
comment la nature, d'elle-même, fait varier les individus, mais com-
ment, sans lui prêter un but, pouvons-nous comprendre qu'elle choi-
sisse en eff'et entre ces individus variés?
C'est encore un phénomène social qui nous éclaire ici : Malthus
avait remarqué que l'espèce humaine croît plus vite que la quantité
de substances nécessaires à sa vie. Il donnait même à sa remarque
une forme mathématique : l'accroissement des hommes suit la pro-
gression géométrique, l'accroissement des substances, la progression
arithmétique. Le nombre de bouches à nourrir augmente en tous
cas plus vite que le nombre de pains à fournir. D'où la lutte pour le
pain, d'où la nécessité, pour l'espèce humaine, de restreindre son
accroissement. La loi de Darwin n'est, comme il le dit lui-môme, que
la loi de Malthus universalisée, « appliquée à tout le règne végétal et
animal ». Ce n'est pas pour les hommes seulement, c'est pour tous
Kkv. Mkta. t. IX. — 1901- 37
846 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
les animaux et tous les végétaux que le monde est trop petit. Et l'on
s'en rendra compte facilement en considérant ce que deviendrait le
monde si seulement une espèce quelconque y pouvait proliférer
en liberté, sans qu'aucun de ses rejetons fût anéanti. On connaît les
calculs auxquels se sont livrés les naturalistes pour mesurer la
fécondité des espèces. Linné remarquait déjà qu'à supposer qu'une
plante annuelle ne produisît que deux grains donnant eux-mêmes
deux rejetons, on la verrait, en vingt ans seulement, engendrer
un million d'individus . Pour les oiseaux , Wallace montre , en
supposant seulement que chaque femelle ait seize petits (l'estimation
est beaucoup en dessous de la vérité;, que la postérité d'un seul couple
s'élèverait en quinze ans à presque dix millions. En appliquant un
calcul analogue aux animaux les moins léconds, les éléphants,
Darwin remarque que la descendance d'un seul couple monterait
en 500 ans à quinze millions. Et si de ces gros animaux nous
passions aux petits organismes, nous obtiendrons des totaux autre-
ment frappants. Un petit infusoire d'eau douce, V Ichlhjophitirius
riiultlfliius, est si fécond que, dans un milieu approprié, il pourrait
fournir, en un mois, une masse de substance plastique d'un volume
égal à celui du soleil. Toutes les espèces tendent ainsi de leur
côté à remplir le monde de leur descendance, et la conséquence
fatale de cette surproduction universelle c'est la nécessité de des-
tructions partielles. Si Noé était re^té longtemps dans l'arche où il
avait importé des couples de toutes les espèces animales, et si ces
couples avaient pu s'y reproduire librement, l'arche aurait bientôt
été trop petite. Notre univers n'est qu'une arche un peu plus grande
qui vogue un peu plus longtemps sur une mer plus large. Pour
qu'on puisse y vivre, il faut qu'on y meure. Il est matériellement
impossible que tous les êtres qui naissent survivent. Leur multi-
plication même rend une élimination nécessaire.
Reste à savoir, comme dans la chanson, « qui sera mangé », qui
doit survivre, qui doit périr. Mais ne le savons-nous pas dès mainte-
nant? Nous avons établi que les individus naissent variés, différents
par la disposition de leurs organes. Parmi ces dispositions les unes
sont utiles, les autres nuisibles : certaines afl'aiblissent, d'autres ren-
forcent, le sort tombera « naturellement sur le plus faible » ; soit une
troupe de louveteaux; quelques-uns sont plus agiles, plus aptes à la
course que les autres. Vienne une disette : ce sont ceux-là qui ravi-
ront les premiers les proies fugitives et les autres périront d'inanition.
C. BOUGLÉ. l/lDKE M0DEI5NE DK LA NATURE. 547
Soit encore une portée de tétras écossais, de coqs de bruyère; quel-
ques-uns portent des couleurs plus voyantes que leurs frères, ils se
confondent moins aisément avec les bruyères entre lesquelles ils se
cachent, ils seront les plus vite aperçus par l'œil perçant du faucon :
ils sont les victimes désiiiuées. En deux mots, d'une part la multipli-
cation des êtres entraine leur concurrence, d'autre part la variation
des êtres entraîne leur inégalité. Rapprochons seulement ces deux
phénomènes : faites entrer en lutte ces êtres inégaux et vous devinez
l'issue fatale du combat, vous comprenez le processus et la sélection
naturelle. Tant pis pour ceux qui sont mal armés! V;e Vlctlsf Pour
le plus grand bien de l'espèce ce sont les individus les plus aptes qui
survivront et se perpétueront : telle est la loi de la nature. Ainsi se
vérifie et s'illustre la parole du Dante : « nous faisons notre vie avec
la mort des autres ».
Le soleil ne luit pas pour tout le monde, ce n'est pas vrai. Nous ne
conquérons notre place au soleil qu'en repoussant les autres dans
l'ombre de la mort. Tous les vivants sont des survivants : car toute la
vie n'est qu'une guerre. Le fameux char du progrès est donc sem-
blable au char de .lagernauth : il faut qu'il roule sur des victimes et
que ses roues soient ensanglantées. « La pensée de ce combat uni-
versel est triste, dit Darwin, mais pour nous consoler nous avons la
certitude que ce sont les êtres les plus vigoureux, les plus sains et
les plus heureux qui survivent et se multiplient. » « C'est ainsi,
dit-il encore, que de la guerre naturelle, de la famine et de la mort
résulte directement le fait le plus admirable que nous puissions con-
cevoir : la formation lente des êtres supérieurs. » Le résultat est admi-
rable sans doute, mais combien aussi les procédés sont cruels! Le
double sentiment, Darwin le connaît. A de certains moments on le
voit admirer le progrés de la nature : d'autres fois, il ne peut s'em-
pêcher de déplorer ses sacrifices. Il semble alors qu'on sente comme
un frisonnement de son âme tendre, qui s'étonne et s'effraye devant
ses propres découvertes. Et c'est là, sans doute, ce qui rend ce beau
livre de rOrii/ine des espèces si attachant et parfois si poignant : « Qui
sait si la vérité n'est pas triste? » demandait Renan. Elle serait
triste en effet à en croire Darwin, puisqu'il nous démontre que la
guerre universelle, sans trêve et sans merci, est la condition sine
(jua non, inéluctable, irrémissible du progrès.
Comment cette théorie de la sélection naturelle perfectionne les
théories de la descendance et de la différenciation, on le mesure
548 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DR MORALE.
aisément. Restaient inexpliqués, disions-nous, les deux faits sur
lesquels Milne Edwards attirait notre attention : la diversification des
organismes — le fait qu'il y a des poulpes et des chiens, des pois-
sons et des oiseaux, — et la difîérenciation des organes — le fait
qu'il y a des poumons et un estomac, des yeux et des oreilles. De
ces deux faits la théorie de Darwin nous offre une explication. Et en
effet, d'abord, étant donnée la concurrence des êtres, il est aisé de
comprendre qu'il est de leur intérêt, peut-on dire, de se distinguer
les uns des autres. Car plus ils se ressembleront et plus âpre entre
eux sera la concurrence. Darwin heurte ici une affirmation souvent
répétée par les philosophes : plus on se ressemble, dit-on quelque-
fois, plus on s'aime, plus aussi on se rend des services mutuels.
Spinoza ne nous dit-il pas que l'homme raisonnable devrait chercher
à convertir à la raison les autres hommes, en comprenant que pour
un être raisonnable il n'y a rien de plus utile que son semblable?
Cela serait vrai pour des êtres purement raisonnables, cela ne sau-
rait l'être en tout cas, si l'on en croit Darwin, pour les êtres vivants.
Par cela même qu'ils se ressemblent, ils sont soumis aux mêmes
dangers, ils ont besoin des mêmes éléments, ils recherchent la
même place dans la nature, ils chassent sur les mêmes terres. Ils
sont donc fatalement exposes à se rencontrer et à entrer en lutte.
Les phénomènes sociaux nous font encore aisément comprendre
cette situation. Soit un homme qui dispose d'un petit fonds et qui
veut monter un commerce dans un certain quartier; s'il y a déjà
dans ce quartier trois boulangers, quatre épiciers, cinq chapeliers,
notre homme ne se fera sans doute ni chapelier, ni épicier, ni bou-
langer : il cherchera quelque spécialité qui ne soit pas encore
tenue, sachant bien que si l'on veut vivre plusieurs sur un même
terrain, il ne faut pas vivre des mêmes produits. Il en est de même
dans la nature. Sur un seul chêne, on peut compter parfois jusqu'à
200 espèces d'insectes. C'est qu'ils ne se nourrissent pas des mêmes
éléments ni par les mêmes procédés. De même, qu'au lieu de ne
semer dans une certaine étendue du sol qu'une seule espèce d'herbe,
on l'ensemence d'espèces d'herbes distinctes; on constatera qu'elle
produit alors un plus grand nombre de plantes et un poids plus
considérable de foin. Imaginons encore une espèce de carnassiers
qui voit diminuer le nombre de proies qu'elle prenait à la course;
s'il se forme dans cette espèce une variété de grimpeurs qui ira
chercher sa proie sur les arbres, ou une variété d'amphibies qui ira
C BOUGLÉ. — l'idkk MOOKnNE dk i.a >ati uk. îi49
la chercher dans l'eau, le plus grand nomhre d'individus pourra
subsister. La plus grande diversification possible d'organisation
permet donc la plus grande somme de vie possible. Il est donc
naturel que la sélection, éliminant comme moins favorisées les
variétés intermédiaires et indéterminées, pousse les espèces à se
diversifier, à occuper tous les postes libres dans l'économie de la
nature.
Qu'elle favorise du même coup la différenciation des organes, cela
s'explique de la même façon, a Tous les physiologistes, dit Darwin,
admettent que la localisation des organes, leur permettant de mieux
remplir leurs fonctions spéciales, est avantageuse à chaque être. »
Un être qui a des poumons proprement dits doit respirer mieux que
celui qui n'a à sa disposition pour hi respiration que des pattes
branchiales. 11 est donc naturel que la sélection, devant sauver les
individus chez qui se montrent les variations les plus avantageuses,
fasse triompher ceux chez lesquels le travail physiologique est le
mieux divisé. La théorie de Darwin explique les faits que constatait
la théorie de Milne Edwards.
Mais dans quel sens perfectionne-t-elle la théorie de Lamarck?
Elle explique d'abord précisément ce que celle-ci laissait inexpliqué,
la différence des destinées individuelles. En appelant notre attention
sur les variations congénitales des représentants de chaque espèce,
en nous rappelant que les petits ne naissent jamais abs(jlument
identiques à leurs parents, ni absolument identiques entre eux, et
que parmi les qualités qui font l'originalité de chacun d'eux, les unes
sont avantageuses et les autres nuisibles. Darwin nous fait comprendre
que les mêmes milieux ne réagissent pas sur les représentants d'une
même espèce de la môme façon. 11 nous montre en quelque sorte les
êtres marqués dès leur naissance d'une croix rouge ou noire, pour la
survie ou pour la mort. Le développement naturel de leurs qualités
innées explique la différence de leurs fortunes.
La théorie de Darwin complète donc celle de Lamarck. Est-ce à
dire qu'elle la rend inutile? L'hypothèse de la sélection naturelle
des variations innées nous permet-elle d'abandonner l'hypothèse de
la transmission héréditaire des variations acquises?
Un exemple classique fera bien comprendre l'opposition des deux
thèses. Soit un phénomène à expliquer : l'allongement du cou de la
girafe. Suivant l'hypothèse lamarckienne cet allongement s'expli-
querait par le fait que, pendant des générations, les girafes ont fait
5b0 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
effort pour atteindre les feuilles les plus hautes. De cette habitude,
il résulte une modification de l'organe enregistrée par l'hérédité.
Suivant l'hypothèse darwinienne, cet allongement s'expliquerait par
le fait que, parmi les petits d'une girafe, il s'en est trouvé plusieurs
qui avaient le cou plus long; ceux-là ont pu atteindre les feuilles
que les autres n'atteignaient pas, ils ont pu survivre là où les autres
périssaient. La sélection a sauvé cette variation avantageuse. En
admettant cette action favorable de la sélection, faut-il dire qu'elle
nous dispense de recourir, pour nous expliquer les faits de ce genre,
à l'action de l'hérédité? Darwin ne le pensait pas : il est facile de
relever dans ses livres, ou sa correspondance, nombre de textes qui
prouvent qu'il croyait à la modification des organes par l'habitude
et à l'enregistrement héréditaire de ces modifications; mais il s'est
trouvé des naturalistes plus darwiniens que Darwin pour contester
jusqu'à la réalité de ces enregistrements. D'où la lutte entre néo-
Darwiniens et néo-Lamarckiens. Ceux-là, pour prouver que les
variations acquises ne se transmettent pas, rappellent les mutila-
tions bien connues qui ne laissent aucune trace sur la race. Ceux-ci
relèvent des faits contraires inexplicables sans l'hypothèse de la
transmission héréditaire des variations acquises : une jument pleine
atteinte d'une violente ophtalmie qui met bas un poulain ayant l'œil
avorté, un coq de combat, grièvement blessé à l'œil, qui engendre
des poulets aux yeux mal venus, une femme enceinte qui a les
rotules brisées et qui met au monde un enfant infirme des genoux.
D'où il semblerait résulter que, du moins quand les troubles acci-
dentels sont graves et intéressent tout l'organisme des parents, leur
effet se répercute sur l'organisme des enfants : grammatici certant.
Résumant ce débat, M. Delage conclut : « il n'est pas expérimentale-
ment prouvé que les variations acquises se transmettent, il n'est
pas prouvé non plus qu'elles ne soient jamais transmissibles ». Dans
l'état actuel des observations, nous ne pouvons donc pas affirmer
que la théorie de Darwin rende inutile celle de Lamarck. Ce que
nous pouvons retenir et ce qui peut avoir un intérêt social, c'est que,
à côté de l'importance de l'hérédité, il ne faut pas oublier celle de
la variation individuelle ; c'est que, en conséquence, si l'on veut per-
fectionner les organismes, il ne sera sans doute pas inutile de passer
en revue et comme d'appeler au concours le plus grand nombre pos-
sible d'individus, afin de mettre en relief les variations les plus
avantageuses. La théorie de la descendance complète donc et jus-
C. BOUGLÉ. l.'lDKK MODKRNE DE LA NATIKE. 551
lifie, bien plutôt qu'elle ne les exclut, les théories de la différencia-
tion et de la descendance.
Qu'elle marque en tout cas un progrès dans rexplication méca-
niste, nous pouvons dès à présent nous en rendre compte. A vrai
dire, il importe ici de n'être pas dupe des mots. La théorie de
Darwin peut être exprimée tout entière en langage finaliste. « On
peut dire ([ue la sélection naturelle recherche à chaque instant et
dans le monde entier les variations les plus légères; elle repousse
celles qui sont nuisibles, elle conserve et accumule celles qui sont
utiles; elle travaille en silence insensiblement, partout et toujours,
pour améliorer tous les êtres organisés. » Un travail ainsi présenté
n'est-il pas l'œuvre d'une personne? Si la Nature nous apparaissait
à travers la théorie de Milne Edwards comme une sorte d'artisle à
la fois peu prodigue et économe, ne nous apparaît-elle pas ici sous
les traits d'un rude éleveur, qui fait lutter des êtres pour élire plus
sûrement les plus aptes? On pouvait donc s'y tromper et en fait on s'y
est trompé. On sait que Flourens n'a vu dans le darwinisme que de
l'anthropomophisme. « Il commence, dit-il en parlant de Darwin,
par s'imaginer une élection naturelle et imagine ensuite que ce pou-
voir d'élire qu'il donne à la nature est pareil au pouvoir de l'homme.
Ces deux suppositions admises, il joue avec la nature comme il lui
plaît et lui fait faire tout ce qu'il veut », mais, ajoute Flourens, « la
nature douée d'élection? Mais la nature personnifiée? Dernière
erreur du dernier siècle. Le xix" siècle ne fait plus de personnifica-
tions. » En parlant ainsi, c'était Flourens qui commettait une erreur
lourde et qui prouvait qu'il n'avait pas lu son auteur. Car Darwin
avait prévu et paré l'objection. « On peut dire que la sélection
recherche et repousse, conserve et accumule. Mais on ne peut le
dire, s'empresse-t-il d'ajouter, que par métaphore. On parle d'affi-
nité en chimie, d'attraction en astronomie sans imaginer pourtant
que l'acide recherche la base ou que le soleil aime la terre. Ainsi
faut-il parler de la sélection sans prêter à la nature des choix con-
scients. « Il est difficile, ajoute Darwin, d'éviter de personnifier le
mot nature, mais, par nature, j'entends seulement l'action com-
binée et les résultats complexes d'un grand nombre de lois natu-
relles, et par lois la série des faits que nous avons reconnus. » La
nature n'est donc pas pour Darwin une volonté unique, elle n'est
qu'un complexus de lois elles-mêmes découvertes, non plus par la
supposition des lins, mais par la constatation des faits.
552 REVUE DE MÉTArHYSIQUE ET DE MORALE.
Mais s'il est vrai que Darwin est bien loin de personnifier la
nature et de lui prêter un but, n'attribue-t-il pas encore aux êtres
particuliers des fins propres, une volonté tendue, une pensée
obscure? On pourrait relever dans ses œuvres bien des expressions
qui impliquent encore la finalité. N'écrit-il pas que certaines plantes
sécrètent une liqueur sucrée « apparemment dans le but d'éliminer
de leur sève quelques substances nuisibles »? D'une manière plus
générale, par cela même qu'il imagine une concurrence universelle
entre les êtres, ne nous les montre-t-il pas afi'rontant leurs volontés
de vivre ou s'ingéniant en quelque sorte pour se diversifier? Et on
offre souvent en effet cette interprétation finaliste de la théorie
darwinienne. Mais il faut convenir que Darwin a fait tout ce qu'il a
pu pour esquiver cette interprétation. 11 nous avertit qu'il ne faut
prendre le terme de concurrence qu'au sens large et métaphorique,
comme représentant et symbolisant en quelque sorte les dépendances
mutuelles des êtres. Si nous disons qu'une plante du désert doit
lutter contre la sécheresse, cela signifie seulement qu'elle dépend
de l'humidité. L'exemple du gui est encore plus concluant : « Gomme
le gui est disséminé par les oiseaux, il est dans leur dépendance, et
on peut dire par métaphore qu'il lutte avec d'autres plantes en
offrant comme elles ses fruits à l'appétit des oiseaux pour que ceux-ci
en disséminent les graines plutôt que celles des autres espèces. »
Lorsqu'on parle ainsi cependant, on n'imagine pas sans doute que le
gui tend éperdument ses fruits vers l'oiseau qui passe; il les porte
seulement en vertu d'une nécessité naturelle. La lutte ne suppose
ici aucun conflit de volontés. Etant données d'une part des circons-
tances déterminées, — une disette de proies, une sécheresse du sol, un
abaissement brusque de la température, — d'autre part des varia-
tions individuelles — des pattes plus ou moins musclées, des racines
plus ou moins longues, une fourrure plus ou moins épaisse, — la
sélection des plus aptes en découle naturellement, automatique-
ment. Ni ces circonstances, ni ces variations ne sont l'oeuvre des
volontés; aucune volonté non plus n'est nécessaire pour expliquer
l'effet qui résulte de leur rapport. Heuley avait donc raison : « L'ori-
ginalité du darwinisme est de montrer comment peuvent s'expliquer
sans l'intervention d'une volonté intelligente des harmonies qui
paraissaient impliquer avant lui l'action d'une intelligence et d'une
volonté ». « Selon la téléologie, chaque organisme ressemble à un
projectile lancé contre une cible; selon Darwin, les organismes sont
C. BOUGLiE. — I, IDÉE MODEUNK DE I.A NATLUE. 553
comme la mitraille dont un fragment porte coup, et tous les autres
s'éparpillent sans action ». De cette manière le but est atteint sans
qu'on puisse dire qu'il ait été visé. L'harmonie finale est expliquée
sans finalité. Et certes le principe de finalité aura servi à la consti-
tution de la théorie. Nous avons noté combien de fois les phénomènes
sociaux nous avaient servi à éclairer les phénomènes naturels.
L'analyse des adaptations humaines nous a aidé à comprendre les
adaptations naturelles. Mais l'esprit moderne n'était satisfait qu'au-
tant qu'on lui avait montré comment ces harmonies, analogues à
celles qu'obtient l'activité humaine, étaient obtenues par la nature
sans la mise en œuvre des procédés propres à l'homme. Les philo-
sophes peuvent voir ici un bel exemple de la valeur heuristique du
principe de finalité ; il a guidé la recherche, mais il est exclu de la
théorie; il a présidé à la découverte, mais il n'a pas de place dans
l'explication.
Que cette tendance à éliminer toute explication finaliste soit bien
définitivement celle de la biologie contemporaine, c'est ce que nous
verrions avec encore plus de clarté si nous pouvions entrer dans le
détail des théories les plus récentes, de celles qui résultent d'une
part de l'élude des éléments des organismes, d'autre part de l'étude
des organismes élémentaires — et surtout du rapprochement fécond
de ces deux études, qui nous permet de considérer les éléments des
organismes comme autant d'organismes vivants, et par suite d'expli-
quer les transformations des êtres compliqués par la concurrence et
la sélection de leurs éléments. Nous verrions alors comment, par le
seul fait que les cellules enfermées dans le milieu limité qui est
l'organisme s'y baignent dans différents milieux nutritifs et s'assi-
milent des aliments dilTérents, elles se différencient, — et ainsi
s'expliquerait la loi de la difîérenciation des organes; nous verrions
encore comment, du seul fait que les cellules qui s'assimilent en fonc-
tionnant doivent fatalement l'emporter sur les autres, dérive l'ac-
croissement des organes qui fonctionnent — et ainsi s'expliquerait
la loi de l'habitude; nous verrions enfin comment, les cellules étant
enfermées dans un même milieu limité où elles assimilent ou désassi-
lent les variations profondes des unes doivent entraîner certaine s
variations des autres; comment par suite la modification d'un organe ,
pour peu qu'elle soit grave, peut modifier intérieurement tout l'or-
ganisme et jusqu'au germe qui le perpétuera — et ainsi s'explique-
rait la loi de l'hérédité. En un mot les principes de Darwin, si on les
554 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
appliquait aux éléments de l'organisme, si on en tirait une théorie
non plus de la sélection externe mais de la sélection interne, pour-
raient nous offrir des principes de Milne Edwards et de Lamarck une
explication nouvelle, et indubitablement mécaniste. Car pour s'expli-
quer le mouvement de ces éléments, leur allongement ou leur con-
traction, leur accroissement ou leur division, on ne songe plus sans
doute à leur prêter des volontés, ni même des tendances, des aver-
sions ou des amours. On peut encore, il est vrai, traduire en langage
finaliste tous ces phénomènes élémentaires. M. Duclaux en a donné
cent preuves spirituelles. Ne. nous montre-t-il pas que les phagocytes,
qui accourent au point où l'organisme est menacé, sont les plus
alertes des pompiers et les plus ardents des gardiens de la paix,
puisque, non contents de se précipiter sur les intrus, ils les dévorent,
ce qui est le meilleur moyen de les empêcher de vivre? Mais ce sont
là jeux de prince, amusement de grand savant qui parle au grand
public; lorsque les savants parlent pour eux c'est le langage méca-
niste qu'ils cherchent à conserver. C'est par des réactions chimiques,
dégageant des forces centripètes ou centrifuges qu'ils prétendent
expliquer l'attraction ou la répulsion, l'amour ou l'aversion des orga-
nismes élémentaires. Qu'on ne rencontre rien, dit M. Le Dantec, au
cours de l'observation des êtres vivants « qui soit en dehors des lois
naturelles établies pour les corps bruts », voilà ce qu'on veut aujour-
d'hui démontrer.
On se rappelle les beaux vers d'Alfred de Vigny dans la Maison du
Berger lorsqu'il fait parler la nature :
Elle me dit : Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs.
Le poète qui a exprimé le plus d'idées modernes, nous fait bien
comprendre ici la transformation du concept de la nature. Ne soyons
pas dupes de son procédé de poète, de l'heureuse inconséquence par
laquelle il prête une voix à celle à laquelle il retire l'àme s'il fait
parler la nature, c'est pour nous faire comprendre que la nature ne
parle plus. S'il la personnifie, c'est pour nous faire comprendre
qu'elle n'est plus une personne : elle n'a plus ni amour ni haine,
rien que l'indifférence des choses. La science Fa dépouillée de tout
attribut humain. La nature n'est plus une volonté, ce n'est plus
qu'une mécanique.
C. BOUGLÉ. — l.'lDKK MODF.RNE DK L\ NATURE.
D'une nature ainsi conçue quelle peut être l'autorité morale''
Dirons-nous (jue cette autorité est d'autant plus grande qu'on a plus
strictement éliminé, en construisant cette idée moderne de la
nature, toute préoccupation humaine? que par suite les prescrip-
tions qui découlent des lois naturelles ainsi découvertes possèdent
la valeur impersonnelle et éternelle des formules de la science pure?
A ceux qui ne veulent pas accepter ces conclusions, deux
méthodes se présentent. Ou hien on exercera sur cette idée de la
nature une criticjue d'ordre scientifique. On montrera qu'elle n'est
à vrai dire qu'un idéal, et qu'en fait les naturalistes n'ont pas réussi
à purifier leurs explications de toute conjecture anthropomorphique
et finaliste : ils ne peuvent rendre compte de l'organisation et de
l'évolution propre des êtres vivants sans leur prêter quelque visée
obscure. La morale naturaliste se vanterait donc à tort de reposer
sur une pure science indemne de toute projection de la conscience.
Elle n'est au fond qu'une métaphysique entre les métaphysiques.
Ou bien on reconnaîtra que l'idée moderne de la nature se cons-
titue en effet en dehors de tout finalisme et de tout anthropomor-
phisme. Mais alors, exerçant sur les lois naturelles ainsi obtenues
une critique d'ordre moral, on leur déniera aussitôt toute espèce
de valeur prescriptive. S'il est vrai, dira-t-on, que votre nature n'a
plus de but et n'est qu'une mécanique, comment prétendez-vous au
nom de cette nature commander à des êtres dont l'originalité est
de se proposer des fins? Si tout ce qui est humain lui est étranger,
que peut-elle encore conseiller aux hommes : « d'une réalité qui
n'a plus aucune espèce de parenté avec l'intelligence et la volonté,
peut-on encore, demandait M. Boutroux, extraire de la morale? »
Pour développer ces deux systèmes de défenses, pour choisir entre
eux rationnellement et décider lequel, du monisme idéaliste ou du
dualisme spiritualiste, oppose la plus solide résistance à la morale
naturaliste, ce sont sans doute les principes même de notre philoso-
phie qu'il faudrait remettre en question. Nous n'avons pas voulu
entamer ici celle discussion, mais seulement rappeler, pour le
moment où elle s'engagera, en quels termes la question est posée.
C. BouGLÉ.
LA MORALE ANCIENNE
ET
LA MORALE MODERNE
Dans une étude récente ', M. Brochard demande aux philosophes
de laïciser la morale. Nous pensions que ce fût fait et depuis long-
temps. Mais la comparaison des doctrines des anciens avec celles
des modernes donnerait, selon M. Brochard, la preuve du contraire.
Les moralistes modernes mettent au premier plan de leurs spécu-
lations les notions de loi morale, de devoir, de responsabilité,
de péché, etc. Or c'est un fait étrange et significatif que ces
notions soient absentes des écrits des moralistes anciens. Ce qu'il
en faut conclure, c'est qu'il y a dans ces idées quelque chose de
factice : elles ne peuvent pas être de ces données nécessaires et
primitives où toute science digne de ce nom doit venir prendre son
appui. Si, par exemple, « la notion du devoir était une idée essen-
tielle de la raison, une catégorie, un concept a priori^ on serait dans
la nécessité d'expliquer comment elle ne s'est jamais imposée à
l'esprit dun Platon, d'un Aristote, d'un Épictète ». On est donc
conduit à s'interroger sur l'origine de ces idées adventices. L'histoire
aussi bien que l'analyse directe de ces notions semblent établir
qu'elles sont d'origine théologique. On ne s'avise d'y voir les prin-
cipes de la morale que si, au lieu de considérer la personne humaine
avec sa constitution et ses tendances naturelles, pour y trouver la
raison d'être et la solution du problème moral, on se place d'abord
plus ou moins arbitrairement dans l'hypothèse d'une dépendance
de l'homme à l'égard de Dieu pour y découvrir la formule d'une
moralité qu'on lui impose du dehors, sur l'autorité de la Révélation
I. Voir la Revue Philosophique du 1" janvier.
G. CANTECOR. — la MOUALt; ancieiNmc et i.a mouai.i: .modeum:. 'Jb7
ou de la Métaphysique, sans savoir si sa nature la réclame ou la
comporte. Ce dernier procédé parait à M. Brochard bien peu rationnel,
ou tout au moins bien peu scientifique, puisqu'il fait dépendre
rétablissement d'une doctrine morale ou d'une Révélatinii ou, au
mieux aller, des hypothèses d'une Métaphysique aléatoire. Aussi
bien remarque-t-il que ces notions irrationnelles sont absentes des
écrits des philosophes modernes antérieurs à Kant; de sorte que
c'est à ce philosophe que reviendrait la responsabilité de cette
déviation de la spéculation morale. D'où M. Brochard conclut enfin
que si l'on veut rétablir la raison dans ses droits et constituer une
morale solide et scientifiquement définie, il est de toute nécessité de
revenir aux anciens et de rejeter toutes ces notions factices de loi,
de devoir, de conscience, etc., dont les philosophes grecs se sont si
bien passés. « Si les Grecs anciens n'ont peut-être achevé aucune
science, ils ont posé du moins les fondements de toutes. Et cela
paraît surtout vrai de la morale. Peut-être après tout, ce que les
Elêmenls (rEuclide sont à la géométrie de tous les temps, ce que
YOrg/mon d'Aristote est à la logique immuable, V Éthique à JXico-
maque l'est-elle à la morale éternelle. »
On comprend aisément l'admiration de M. Brochard pour l'œuvre
morale d'Aristote et, en général, pour les doctrines éthiques des
philosophes grecs. Cette admiration ne s'explique pas seulement
par la longue et pénétrante familiarité où M. Brochard a vécu avec
les penseurs de l'antiquité. Il faut convenir que la littérature philo-
sophique, si riche en œuvres métaphysiques admirables, est étrange-
ment pauvre en traités pratiques de valeur durable. Or, si l'on fait
exception des IV'' et Y'' livres de l'Éthique de Spinoza, pour la doc-
trine, et de la Critique de la l{aiso7i pratique pour la méthode, les
plus belles œuvres morales ou, à défaut d'œuvres intactes, les plus
beaux fragments ou souvenirs, nous viennent des anciens. Cela dit
et réserve faite de l'autorité des hommes et de la valeur des écrits,
— toutes choses contingentes, — la question reste entière de savoir
si, des anciens aux modernes, aucun progrés n'a été fait dans
l'ordre des spéculations morales. Or il semble à plus d'un que ce
progrès, qui est réel, consiste précisément dans l'organisation et la
mise en lumière de ces notions de loi, de devoir, etc., où M. Bro-
chard se plaît k voir des idées factices substituées à tort aux données
naturelles et rationnelles de toute doctrine pratique. C'est un point
qui vaut sans doute la peine d'être examiné avec quelque attention.
558 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Si les notions de loi morale et de devoir (dont toutes les autres
suivent) sont vraiment absentes des spéculations morales des
anciens, c'est une question de fait que nous n'avons pas l'intention
de discuter. Nous ne ferons pas difficulté d'avouer que nous hésitons
à contredire à la légère l'érudition si étendue et, en général, si
pénétrante et si sûre de M. Brochard. Mais on nous permettra de
remarquer que ce point de fait n'a pas, après tout, l'importance qu'on
lui attribue. A supposer que Platon ou Aristote n'aient eu aucun
soupçon d'une loi et d'une obligation, qu'en faudra-t-il conclure?
Que ces notions ne répondent à rien de réel, ne sont pas des vérités?
Mais les méthodes de la géométrie analytique ou les notions qui
sont à la base du calcul intégral ne laissent pas d'être intéressantes
3t sûres pour avoir été ignorées d'Euclide et d'Archimède. Se con-
tentera-t-on de dire que ce ne sont pas des données a priori de la
raison? Mais, outre que ce ne serait pas assez pour les proscrire de
la science morale, cette conclusion même serait singulièrement
hasardeuse. Ce serait supposer que la raison a naturellement et
nécessairement conscience de toutes ses exigences et de toutes ses
ressources et qu'elle les formule ou les organise explicitement et
avec réflexion dès ses premières démarches. Or, qui le soutiendra?
N'est-il pas évident que l'usage spontané de la raison précède la
connaissance de ses lois? Avant qu'Aristote eût découvert le syllo-
gisme, les hommes raisonnaient syllogistiquement; mais ils ne le
savaient pas et ne mettaient pas leurs raisonnements en forme. De
même avant que Kant eût dégagé des jugements de la conscience
commune l'idée et la formule précise de la loi morale, les hommes
agissaient et jugeaient d'après cette idée; c'est encore selon cette
notion et pour en déterminer l'objet, à savoir le bien, que spéculaient
les moralistes; mais ni le vulgaire, ni les philosophes n'avaient su
la reconnaître et la mettre à sa place, qui est la première, dans la
théorie de la pratique.
La discussion de ce point de fait ne peut donc servir en rien à
résoudre les questions essentielles qui font vraiment l'intérêt des
remarques de M. Brochard : les notions de Loi et de Devoir ne sont-
elles pas nécessaires à toute spéculation morale, dans la mesure où
elle procède avec méthode et s'établit systématiquement? Sont-elles,
par essence ou par origine, d'ordre théologique, de sorte qu'on ne
pourrait songer à fonder sur elles un système rationnel de la pra-
tique? A son tour chacune de ces questions en implique une autre.
G. CANTECOR. — LA MUllALK ANCIENNK KT i.A MûKALK, MODKUM:. 5oO
Car, si ces iKjlions sont nécessaires, il y a lieu d"ex|)liquer comment
elles ne se ti'ouvent pas ou sonl à peine indiquées dans les écrits des
moralistes anciens. Si elles n'ont rien de théologique, d'où vient
qu'il en parait autrement et ne serait-ce pas en particulier parce
qu'on interprète mal la doctrine de Kant qui le premier a mis en
lumière ces notions fondamentales? Sur tous ces points dont la dis-
cussion n'irait pas à moins qu'à déterminer les conditions, la
méthode et les principes de la science murale, nous voulons simple-
ment soumettre quelques observations à M. Brochard et à ses lecteurs,
sans aucune prétention de casser de notre propre autorité le juge-
ment d'autrui ni de rendre nous-mème des arrêts.
I
Peut-être eût-il été nécessaire, avant de mettre en doute la vérité
et la nécessité des idées de Loi et de Devoir, de prendre la précaution
de les définir. Car il se pourrait qu'en toute cette discussion on eût
envisagé moins le fond même de ces notions — qui est tout ce qui
nous importe, — que la formule qu'en ont cru pouvoir donner
certains philosophes, ou encore l'explication qu'ils en ont proposée
conformément à leur système. Particulièrement il semble bien que
ce soit Kant, fondateur responsable de la morale moderne, qui soit
ici spécialement visé. Mais, si persuadés que nous soyons —
moyennant les restrictions que nous ferons sans doute tout à l'heure,
— de la vérité de la morale kantienne, nous ne voudrions pas
cependant que les idées de Loi et de Devoir, constitutives selon
nous de l'esprit humain, fussent tenues pour solidaires du système
de Kant et liées à sa fortune. 11 nous semble que par l'idée de la loi
morale — quelque représentation ou explication qu'il nous con-.
vienne, après coup, d'en donner, — il ne faut pas entendre autre
chose que la notion d'une nécessité pratique se soumettant la volonté
sans la contraindre, comme le devoir à son tour n'est rien de plus
que le rapport original de dépendance de la volonté à l'autorité
pratique qui la soumet. Croire qu'il y a une loi morale, c'est croire
qu'il y a pour l'homme, — en lui ou au-dessus de lui — une autorité
distincte de ses désirs, une règle qui n'a pas son principe dans ses
besoins et qui ne tire pas sa force des moyens qu'elle donne ou
qu'elle indique pour les satisfaire. C'est la foi en une telle autorité,
valable par elle-même et non par la complicité qu'elle trouve en nos
560 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
désirs ou nos craintes, qu'expriment ces mots // faut, je dois, que
les philosophes n'ont pas, que je sache, inventés. Ainsi dégagées
de toute interprétation systématique, il apparaît avec évidence que
ces notions d'autorité ou règle a priori et de contrainte idéale de
la volonté se trouvent supposées plus ou moins explicitement,
comme les données nécessaires ou les postulats de toute science de
la pratique, dans toute doctrine morale.
S'il est une idée qui soit essentielle à la théorie de la pratique,
c'est assurément l'idée du Bien. Or celle-ci renferme logiquement
les notions du devoir et de la loi. Dés qu'on essaie de définir et de
caractériser la première, les autres en sortent. Que peut-on, en effet,
entendre par le Bien sinon ce qu';7 faut vouloir, par opposition à ce
que l'on peut vouloir? N'est-ce pas dès lors concevoir le Bien comme
une loi pour la volonté. Sans doute primitivement on appelle bien
tout ce qui répond, en quelque façon, à notre nature, et qui, nous
procurant quelque satisfaction, sollicite naturellement nos désirs.
Mais tant qu'on ne donne pas à ce mot d'autre sens, il n'y a ni pro-
blème pratique, ni spéculation morale. Le problème moral ne se
pose que si l'on entreprend de rechercher parmi les biens qui solli-
citent nos désirs et entre lesquels la volonté reste incertaine, un
bien supérieur qui puisse servir de critère pour apprécier les autres
et donner à la pratique une orientation définie et fixe. Or une telle
recherche conduit nécessairement à distinguer ce que nous désirons
de ce que nous devrions désirer; car ce que la réflexion juge préfé-
rable, il n'est pas sûr que ce soit, en toute circonstance, ce que nous
souhaitons spontanément. C'est dans cette distinction que le mot
bien prend son sens spécial et moral : ce qui doit être voulu, pou-
vant d'ailleurs ne pas l'être naturellement, constamment, nécessai-
rement. Donc, à côté de ce que l'on cherche spontanément, on pose
ce qui doit être cherché et qui contient en soi de quoi justifier, en
chaque circonstance, un choix que nous pouvons bien ne pas faire,
mais qui satisferait la raison et, à ce titre, ne peut pas n'être pas
déclaré souhaitable ou convenable. C'est l'intuition de cette conve-
nance rationnelle qui agit sur la volonté et explique qu'elle se sente
liée, en quelque façon, engagée et, disons le mot, obligée à l'égard
d'un objet oi^i peut-être elle ne songeait pas d'elle-même à se porter.
Peu importe maintenant que cette idée de nécessité morale reste
enveloppée dans l'idée du Bien et que l'on s'applique moins à com-
prendre le rapport de l'idéal moral à la volonté qu'à déterminer,
G. CANTECOR. — I.A MOIÏ.VLH ANCIKNNE KT I.A MOKALF. MODKllM:. 561
comme les moralistes anciens, cet idéal lui-même. On conçoit tou-
jours, plus ou moins confusément, cet idéal comme une loi et cette
intuition confuse se manifeste à quelque degré dans les jugements
que l'on porte sur la conduite des hommes. C'est qu'au fond l'idée
du Bien n'est qu'un élément d'une triple et indivisible idée qui est
la notion pratique par excellence où toute spéculation morale vient
priMidre ses principes. Le centre en est l'obligation ou le lien de la
volonté : c'est la première donnée de la réflexion. Or l'obligation ne
va pas sans un objet, ni sans un principe. Elle suppose quelque
action à laquelle on est obligé et quelque autorité qui oblige. L'auto-
rité, c'est la Loi; l'objet, c'est le Bien; l'obligation elle-même est le
Devoir. Quelle que soit celle de ces données où la réflexion s'applique ,
on y renferme toujours plus ou moins expressément les deux autres .
Aussi bien toute morale, de cela seul qu'elle a pour but d'établir
des préceptes, n'implique-t-elle pas ce postulat, qu'il doit y avoir
des règles de la conduite, que toute action ne peut pas, ne doit pas
être voulue? Par là ne suppose-t-on pas, au-dessus des désirs nés de
l'expérience, une nécessité morale, une convenance supérieure, dont
on pense sans doute qu'elle s'impose à un titre quelconque à la
volonté et dont loi morale et devoir sont les noms précis. Mainte-
nant il n'est pas douteux que ces notions, que toute morale suppose,
on puisse les interpréter de diverses façons et leur assigner, selon
le système où on les intègre, avec un autre sens, un rang difl"érent.
Mais tout système les suppose. Faisons-en la preuve sur colle des
doctrines morales qui semble le plus apte à s'en passer : l'empirisme
utilitaire. Le moraliste utilitaire croit constater que les hommes
désirent naturellement et nécessairement le bonheur, et il se propose
simplement de leur indiquer comment ils doivent s'y prendre pour
l'obtenir. Les régies qu'il donne sont donc toutes conditionnelles et
ne tirent leur force que de la volonté présupposée de l'agent moral.
Il n'est donc pas question ici de loi supérieure à la volonté. Remar-
quons pourtant que, même en ce cas, on aurait l'équivalent afl'aibli
de la nécessité morale. Car, dès qu'il y a des règles, — même
dérivées d'un désir supposé constant et profond, — il y a donc des
actions qui doivent être voulues encore qu'elles ne soient pas par
elles-mêmes et actuellement un objet de désir; il y a un devoir- faire
opposé au vouloir spontané; seulement ce devoir est dérivé, à l'aide
de l'axiome : qui veut la fin, veut les moyens, d'une nécessité de fait
imposée à l'homme par la nature. Toutefois ce n'est encore là qu'une
Rev. meta. t. IX. — 1901. 38
562 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
remarque préalable. Ce que l'on retrouve au fond de l'Utilitarisme
lui-même, c'est bien la nécessité morale absolue, le véritable impé-
ratif catégorique. En effet, pourquoi l'utilitaire ne laisse-t-il pas
chaque homme s'acheminer, au hasard de ses connaissances et de
ses passions, vers sa fin naturelle? N'est-ce pas parce qu'il pense
qu'il y a une manière de vivre déraisonnable et aveugle, qui est
celle de l'homme qui ne réfléchit pas et s'abandonne à l'instinct, et
une manière de vivre éclairée et raisonnable qui est celle de l'homme
qui se rend compte de sa fin naturelle et y subordonne les détails
de sa conduite? Par suite, lorsqu'il engage ses semblables à passer,
en suivant ses conseils, de la première manière de vivre à la seconde,
ne postule-t-il pas qu'il vaut mieux vivre raisonnablement, qu'il
est bon, convenable, nécessaire, à un titre quelconque, de savoir ce
que l'on fait et d'agir avec ordre? Et ainsi, du moment qu'il écrit, le
moraliste utilitaire affirme implicitement, comme la raison d'être
de ses spéculations et comme la juslificalion de ses conseils, une
nécessité idéale, une convenance supérieure, loi pour tout être
raisonnable, la nécessité précisément d'agir selon la raison et de lui
soumettre sa nature; — ce qui est, pour le remarquer en passant,
en même temps que l'affirmation de la loi morale, la négation de
l'utilitarisme.
On ne pourrait échapper à cette nécessité d'affirmer, à l'origine
de toute spéculation morale, une loi pratique a priori — ne fût-ce
que celle-ci, qu'il faut que la conduite soit soumise à des lois, —
qu'en renonçant à faire de la morale un système de préceptes,
c'est-à-dire en lui ôtant son caractère normatif. On l'a parfois tenté.
Il est des philosophes qui donnent pour but à la science morale non
de déterminer le Bien et le Mal, — rien n'étant, pris en soi et abso-
lument, bon ou mauvais, — mais d'expliquer les jugements moraux
et les lois civiles où ces jugements s'expriment en ce qu'ils ont de
collectif et de relativement stable. Ils prennent la moralité humaine
comme un fait, un fait essentiel de la vie sociale; ils le décrivent,
ils l'expliquent, ils en suivent les variations et en déterminent les
lois, comme ils feraient la théorie ou l'histoire de la technologie,
des rites religieux ou de la procédure. La morale n'est plus alors
que la physique des mœurs — à qui incomberait pourtant la tâche
difficile d'expliquer, si la notion de loi ne répond à rien de néces-
saire dans la conslilulion de l'homme, comment toutes les sociétés
ont organisé les mœurs et les coutumes en préceptes et réglé toute
G. CANTECOR. — la .Moit.vi.i-: an(:ii:n>k et i.a moiiai.i: MODiMtM-:. 5363
la conduite sociale sous la iidlion de l(ti. — D'autres philosophes,
comme Schopenhauer, pensent qu'il appartient bien à la morale de
déterminer la signilication et la valeur des actes, mais non de les
prescrire. Elle juge, mais ne commande pas. La distinction du Rien et
du Mal est une vérité. 11 est des actions qui répondent à la réalité, et
qui sont en accord avec la nature métaphysique des choses; d'autres
ont pour principe l'ignorance et l'illusion et ne sont adaptées qu'aux
apparences. Il y a donc, si l'on peut ainsi parler, une conduile
vraie et une conduite fausse : c'est ce que marquent les notions de
bien et de mal. On peut donc juger les hommes et leurs actes et
c'est à la morale de déterminer la règle des jugements moraux légi-
times. Mais on ne peut songer à transformer ces jugements en des
préceptes. Il n'est pas d'autorité à qui il appartienne de les établir :
car le sujet moral, à le prendre en son fond, est une sorte d'absolu,
qui se fait ce qu'il est par un choix parfaitement libre où l'on ne
voit pas quelle restriction pourrait être apportée. Et d'autre part les
jugements que le sujet lui-même porte sur ses actes, lorsqu'il y
réfléchit, ne peuvent avoir aucune efficacité sur sa conduite, puisque,
en tant que l'homme développe sa nature dans le temps et coordonne
ses actions à des motifs, il est absolument déterminé, son existence
n'étant que l'expression nécessaire, dans l'ordre des phénomènes,
du choix qu'il a fait de son caractère. 11 resterait pourtant à savoir
si les jugements moraux ne se transforment pas d'eux-mêmes en
lois, l'homme étant ainsi fait qu'il veut vivre selon la vérité et qu'il
fuit naturellement des jugements de sa raison des règles pour sa
volonté. L'affirmation du déterminisme absolu peut bien nous obliger
à nier Teflicacilé pratique des lois ainsi imposées à la volonté par
la raison, mais elle ne peut nous empêcher de reconnaître (pic
l'homme s'impose de telles lois, dès qu'il réfléchit.
Si maintenant on demande comment des notions à ce point néces-
saires ont pu être ignorées ou méconnues des philosophes anciens,
il suffirait peut-être de répondre que souvent « la dernière chose que
l'on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu'il faut mettre
la première », ou, en d'autres termes, que rarement une science se
rnet dès les premiers jours en possession de ses véritables principes.
Mais on en peut trouver aussi une raison plus précise dans l'inten-
tion qui a présidé à la constitution de la morale philosophique chez
les Grecs et dans la manière dont, par la force môme des choses, ils
ont posé le problème moral.
1
564 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE,
Les moralistes grecs se sont proposé de substituer une théorie
rationnelle de la conduite aux lois imposées à la pratique par la tra-
dition. Ils ont revendiqué pour la raison le droit de demander leurs
titres à toutes les lois extérieures, sociales ou divines, qui étaient en
possession de gouverner Thumanité. Cette œuvre de libération a
commencé lorsque, aux lois arbitraires des hommes, inspirées par les
passions et les intérêts d'une classe ou d'une cité, les poètes et les
moralistes ont opposé les lois divines, les lois non écrites, univer-
selles et impérissables. Mais celles-ci, à leur tour, devaient faire
place aux jugements tout intérieurs de la raison. On sait comment
les Sophistes à toutes les lois indistinctement opposaient la nature,
c'est-à-dire le plus souvent les passions en ce qu'elles ont de consti-
tutif et d'universel. Socrate, de son côté, bien qu'avec les poètes
il célèbre les lois divines et les mette au-dessus des lois humaines,
ne demande-t-il pas expressément que l'on ne prenne conseil, en
toute circonstance, que de sa conscience et que l'on s'informe auprès
de la raison, non auprès des oracles, de ce qu'il convient de vouloir
et d'entreprendre? Et ainsi, qu'il y ait ou non des lois divines, c'est à.
la raison seule qu'il appartient, selon ce philosophe, de déterminer
ce qui pourrait en être la matière. La raison est le véritable oracle
et ses décisions sont conformes à la loi divine. Mais il faut juger de
la loi par la raison et non de la raison par la loi. Ainsi toute autorité
extérieure est écartée dès les premières réflexions des philosophes
sur la vie pratique, et c'est bien sur l'idée de l'indépendance de la
raison et de son droit à juger, selon ses lumières, du vrai bien et
du vrai mal, que s'établit la morale grecque. Aristote en formule
l'axiome quand il dit admirablement, sans donner d'ailleurs à cette
asserti'on toute sa portée, que l'honnête homme est à lui-même sa
loi. On pourrait donc soutenir avec assez de vraisemblance que toute
la morale ancienne, prise surtout dans la grande tradition qui va de
Socrate aux Stoïciens, évolue vers une doctrine assez semblable à
celle de l'autonomie de la raison sous cette double forme, de la
raison s'arrogeant le droit de déterminer selon ses lumières l'idéal
moral (Socrate, Aristote), et de la raison se donnant elle-même
pour l'idéal moral (Stoïciens). Sans doute, en avançant dans cette
voie, on aurait dû arriver à comprendre que l'idéal rationnel, quel
qu'il soit, n'en est pas moins, à titre d'idéal, extérieur, sinon étranger,
à notre nature individuelle et que la raison, qui le conçoit, en tant
qu'elle l'oppose aux désirs qui naissent de cette nature imparfaite,
G. CANTECOR. — \.\ y\o\\\\.E ANCiKNNi^ ET i.A mouam: MODRIîNE. 5tM
se présente donc nécessairement comme une limite ou comme une
contrainte pour la volonté. On eût alors reconnu (jue, dans le rap-
port de la raison à la volonté, se rétablissent inévitablement les
relations d'autorité et de dépendance dont on avait cru devoir alfran-
chir l'homme et que l'on n'avait pu renier la loi extérieure des Dieux
ou de la Cité que pour en venir à lui substituer la loi intérieure, plus
impérieuse encore, que constitue pour chaque homme la connais
sance rationnelle de la nature humaine ou les exigences purement
formelles de la raison. Mais fallait-il s'attendre à ce que des philo-
sophes, préoccupes d'alîranchir la volonté de toute autorité étrangère,
eussent hâte de rétablir, fût-ce avec im autre sens, cette même idée
de la loi à laquelle ils opposaient le droit de la conscience? Ils sont
donc restés à mi-chemin entre la négation de la loi extérieure et la
reconnaissance de la loi intérieure, s'établissant en cette idée flottante
et incomplète qu'il y a, du fait même de la raison et sans l'interven-
tion d'aucune autorité extérieure, un idéal de la conduite.
Il est d'ailleurs un autre fait qui, indépendamment de toute arrière-
pensée d'affranchissement, expliquerait à lui seul que les moralistes
anciens aient méconnu la loi morale. C'est qu'ils ont ignoré la
méthode de la science morale et par suite la multiplicité et l'enchaî-
nement des problèmes qu'elle comporte. Ils l'ont réduite tout entière
à la question du Bien : ils ne se sont préoccupés que de définir
l'idéal moral. Leur attention étant ainsi fixée au dehors, sur l'objet
de la vie morale, et comme absorbée en lui, comment auraient-ils
été frappés du rapport original de cet idéal à la volonté et des senti-
ments ou des notions dont ce rapport est la raison d'être et dont
Tensemble mouvant constitue la conscience morale?Ils n'ont exprimé
de tout cela que ce qu'une àme vivante et sincèi*e met inconsciem-
ment de ses pensées obscures et intimes dans la forme et l'accent
du discours. Aussi bien est-ce cette vue incomplète de l'étendue et
des conditions de la science morale qui fait l'insuffisance de leurs
doctrines et leur infériorité à l'égard des travaux des modernes. Sans
doute la définition du Bien est l'office essentiel de la morale. Mais,
pour être en état de le définir avec certitude, il est indispensable de
se demander ce que l'on cherche sous ce nom, et ceci même exige
que l'on examine d'abord d'où vient qu'il y a pour l'homme un idéal
moral. En d'autres termes, si la connaissance du Bien est la tin de la
science morale, la critique de la nature et de la raison d'être de la
moralité en est le principe. Voilà ce que les anciens n'ont pas
560 UEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
soupçonné. Aussi, faute d'avoir établi au préalable la signification
formelle et la fonction de l'idée du Bien, ils se sont trouvés hors
d'état d'en déterminer le contenu d'une manière satisfaisante et
sûre. S'ils ont parfois rencontré le vrai, c'est sans pouvoir en donner
la preuve. Sans doute, au cours de leurs recherches, ils ont distingué
et esquissé avec leur physionomie originale la plupart des concep-
tions du Bien entre lesquelles nous avons à choisir encore aujour-
d'hui; les polémiques des philosophes ont fini par mettre en lumière,
sans réussir à l'écarter définitivement, cette équivoque ou cette
antinomie du Bien et du Bonheur qui est la croix des moralistes;
l'exposition dogmatique des doctrines et la nécessité de les adapter
à la pratique les a conduits à préciser bien des notions morales impor-
tantes, sinon capitales, telles que la théorie de la vertu et des vertus;
mais, avec tout cela, si presque tout le détail de la spéculation
morale des anciens est à retenir, ils n'ont pourtant presque rien
établi méthodiquement, ils n'ont rien fondé sur des principes
solides : l'incertitude, la confusion et le préjugé sont au cœur de
leurs systèmes. Hâtons-nous d'ajouter que pour n'être pas satisfait
de leurs doctrines, nous n'admirons pas moins le génie des moralistes
anciens. Nous savons que l'intelligence humaine est soumise, en son
développement, à des lois de croissance qui ne permettent pas au
génie même de devancer, sinon de bien peu de temps, le moment
où sont possibles certaines inventions ou certaines modes de pensée.
Les recherches critiques où l'esprit remonte des objets qu'il s'efforce
de connaître ou de produire aux principes ou aux nécessités inté-
rieures qui en rendent possible l'intelligence ou la réalisation, sont
le propre des époques de maturité et de réflexion. Elles supposent
un long usage de la spéculation et l'expérience de bien des échecs.
Longtemps l'intelligence humaine s'absorbe dans ses objets avant
qu'elle s'avise de prendre pour matière de ses recherches les notions
formelles qui déterminent son activité théorique ou pratique et de
chercher dans cette étude le moyen d'accomplir son œuvre avec
méthode et sûreté.
Même les modernes ne s'en sont pas avisés tout de suite et ce n'est
pas aux questions morales que la méthode critique a été d'abord
appliquée, mais au problême de la connaissance. Descartes le pre-
mier et beaucoup d'autres à sa suite, au lieu de chercher comme fai-
saient les anciens ce qui est la vérité relativement à tels objets, ont
jugé nécessaire de se demander d'abord ce qu'est la vérité et de
G. CANTECOR. — la moralk anciennk et la mohali; Moni:ii>t:. b67
ouels moyens l'homme dispose pour ratleindre ou sur (jui-lles
garanties il peut s'assurer quand il croit l'avoir trouvée. Une théorie
préalable de la vérité a paru la préface indispensable de toute
recherche philosophique ou scientifique. De là cette suite d'études
critiques, ces Rechercher de la Vérité, ces Essais, ou Nouveaux Essais
sur l'entendement humain, ces Principesde laconnaissance humaine, etc.,
qui font une transition naturelle (le problème critique se précisant
et se transformant peu à peu) de Descartes à Kant.
Il était inévitable que la même méthode fût un jour appliquée aux
idées morales. C'est en Angleterre et en Ecosse que la criti([ue de la
moralité a été inaugurée. Shaftesbury et Hutcheson ne se demandent
plus uniquement, comme les anciens, quel est le Bien, mais d'abord
comment nous en jugeons et de quels moyens nous disposons pour
distinguer entre les actes. Outre que, par elle-même, cette question
était neuve et importante, elle conduisait à cette autre, qu'on en
peut bien distinguer logiquement mais qu'il est malaisé de discuter
à part : d'où vient qu'il y a pour l'homme un Bien et quelle néces-
sité de sa constitution lui assigne un idéal pratique? Les deux phi-
losophes dont nous parlons étaient d'autant plus portés à confondre
les deux problèmes de la connaissance et de la raison d'être du Bien,
que, avec plus ou moins de décision et une arrière-pensée d'ailleurs
différente, ils avouent l'un et l'autre l'intention expresse d'affranchir
la science morale de tout recours à la révélation. Ils sont les pre-
miers qui aient eu l'idée, s'ils n'ont pas employé le mot, d'une
morale indépendante. C'est donc dans la nature humaine qu'ils
cherchent avec le principe du jugement moral, la raison de l'exis-
tence d'un tel jugement et de la conception d'un idéal pratique. 11 se
peut bien — ou même rien n'est plus certain — que leurs explica-
tions et celles de leurs disciples soient vagues et puériles; mais enfin
ils ont eu le mérite d'avoir compris les premiers la nécessité de
chercher le sens et la raison d'être de la moralité humaine. C'est la
même école à qui l'on doit la constitution de la psychologie en
science distincte sinon positive), h qui l'on doit également la pre-
mière indication de la vraie méthode de la science morale. Avec une
vue plus nette des conditions du problème, Kant n'a pas fait autre
chose que continuer l'œuvre des Écossais. Ne se demande-t-il pas, à
leur exemple, sinon avec la même préoccupation : comment des
jugements moraux sont-ils possibles? On connaît sa réponse : il y a
des conditions a j)riori du jugement moral comme du jugement
568 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
scientifique. De sorte que, en même temps que Kant établit, —
ce qui paraît avoir été d'abord sa préoccupation, — la possibilité
d'une science morale, il découvre dans la constitution de l'homme,
comme être raisonnable, la source pure et la raison d'èlre de la
moralité humaine. C'est aussi pourquoi, placé, comme il l'était, au
point de vue de la réflexion, il n'a pu manquer d'apercevoir avec
une entière évidence la loi intérieure avant lui ignorée et mécon-
nue, ni davantage se dispenser de reconnaître en elle le principe
de toute spéculation morale.
II
Mais précisément M. Brochard conteste que l'analyse des juge-
ments moraux, si elle eût été faite sans parti pris, eût pu conduire
Kant à découvrir en nous une loi absolue comme principe de la
moralité. Reprenant, avec plus de brièveté et de modération, la
critique dirigée par Schopenhauer contre la morale kantienne,
M. Brochard croit reconnaître, avec ce philosophe , dans la loi
morale une forme déguisée de la volonté divine . Ce seraient
donc le souvenir et les fortes impressions de son éducation chré-
tienne qui auraient entraîné Kant à fonder sa doctrine morale — au
prix de toutes sortes d'obscurités — sur l'idée d'un commandement
qui, donné comme absolu, ne peut être que divin. Ce n'est en effet
que dans rhypothè?e d'un législateur divin que la loi devient intelli-
gible : il est vrai qu'alors on s'établit tout de suite hors du domaine
de la spéculation purement rationnelle. Si l'on veut, au contraire,
s'y renfermer, la loi reste inexplicable; elle n'est plus qu'un postulat
arbitraire sur lequel on ne peut rien fonder de certain ou même
d'intelligible.
Une telle critique ne méconnaît pas seulement, à notre avis, la
nature de la loi morale qui n'a rien que d'e rationnel et ne suppose,
pour être comprise et admise, aucune hypothèse transcendante et
moins encore une révélation; elle méconnaît aussi de la plus étrange
façon les intentions de Kant et la signification de la morale kantienne-
Il est vrai que, si elle ne vaut pas contre la vraie doctrine de Kant,
elle vaut au moins contre quelques-unes des interprétations qu'on a
coutume d'en donner.
L'usage s'est établi d'enseigner, sous le nom de morale kantienne,
une doctrine aussi contestable que dénuée de sens où se retrouvent,
G. CANTECOR. — i..\ Mon.vi.K ancienm-: et la mokai.i-: modkunk. îiOg
certes, tous les mois essentiels du kantisme, raison pratique, impé-
ratif catégorique, autonomie de la volonté, etc. : il n'y manque guère
que ce qui donne à ces mots leur valeur, c'est-à-dire rinlelligcnce de
la méthode et du point de vue original de Kant. Dans cette doctrine,
la loi morale apparaît comme une autorité mystérieuse, exigeant
sans preuves l'obéissance, ne demandant d'ailleurs rien de plus que
cette obéissance même, loi vide par conséquent autant ([u'inintelli-
gible, d'autant plus sacrée qu'on espère moins la comprendre, sorte
de fantôme à étonner les gens, objet de raillerie facile pour les
adversaires du kantisme, objet de dévotion superstitieuse pour les
fidèles. Ne disons rien des expositions proprement scolaires dont
quelques-unes {pourtant sont étonnantes. Adressons-nous aux vrais
maîtres et ouvrons Ijt Morale de M. Janet. La doctrine de Kant y est
réfutée et, d'abord, exposée. « Si certaines actions sont bonnes, dit
Kant, c'est parce qu'elles nous sont prescrites par une loi qui est la
loi du devoir. Pourquoi celte loi? Nous ne le savons pas. C'est ce
qu'il appelle le fait premier de la raison pratique. Sic volo, sic jubeo,
dit-il : voilà la formule de la loi morale'. » En nous s'exercerait
donc, selon l'interprétation de M. Janet, une autorité dont la nature
et le droit à nous commander sont impénétrables à notre intelligence.
Nous ignorons également les raisons du choix qu'elle fait de cer-
tains actes — les actes susceptibles d'être prescrits en maximes
universelles — pour objets exclusifs de la bonne volonté morale.
M. Janet se refuse à reconnaître une autorité si arbitraire; en quoi il
nous semble avoir parfaitement raison; mais pourquoi veut-il que
Kant ait enseigné une doctrine si déraisonnable? — 11 est vrai que
les disciples parlent le même langage que les adversaires et se
plaisent à porter au comble le mystère — ou l'absurdité. « Sem-
blable au Deus absconditus de Pascal, la loi morale ne se révèle qu'à
ses adorateurs; elle veut être crue sans preuves, non pas pour
augmenter par le sacrifice de notre orgueil intellectuel le mérite de
notre croyance; car, dans l'idée d'une Loi morale, le sacrifice et
l'effort ne sont compris que d'une manière contingente, à raison
de nos faiblesses, à litre humain, pour ainsi dire; mais parce que sa
nature de principe suprême le comporte ainsi. Sa réalité objective,
comme la réalité transcendante du Dieu des Pensées, est l'objet d'un
pari moral, mais cette fois exempt de toute espérance mercenaire :
1. Janet, La Morale, éà. in-12, p. 31.
570 RKVUE DE 51ÉTAPHYSIQIE ET UE MORALE.
elle est, parce qu'elle est, ou plutôt parce que nous voulons qu'elle
soit'. » En d'autres termes, c'est, ou peu s'en faut, le Credo quia
absurdum que l'on donne pour principe à la morale.
On comprend aisément qu'une doctrine ainsi présentée séduise
peu les esprits amis de la raison et de la clarté. On comprend sur-
tout qu'on soit tenté d"y voir une forme atténuée (ou déguisée) du
dogmatisme Ihéologique. La loi morale qu'on nous donne comme
inexplicable, nous nous elTorçons, malgré tout, de nous en rendre
compte, et, s'il nous parait évident que seule une autorité divine jus-
tifierait un commandement qui dépasse notre raison et domine notre
volonté, nous ne pouvons nous empêcher de supposer que c'est la
foi plus ou moins consciente à-l'autorité divine qui a suscité l'affir-
mation de la loi absolue. Il faut d'ailleurs reconnaître que Kant est
bien à quelques égards responsable de ces interprétations inexactes
de sa pensée, tant par la confusion de son exposition que par l'ac-
cent d'enthousiaste vénération avec laquelle il parle de la Loi morale,
lui appliquant en toute occasion les épithètes de sainte et de majes-
tueuse que l'on réserve d'ordinaire à Dieu et aux choses divines. Ce
ne sont là pourtant que des détails de forme ou d'expression. Il n'y
faut voir que ce qu'un philosophe mêle inévitablement des sentiments
et du langage qu'il a reçus de la tradition à ses œuvres les plus réflé-
chies et les plus libres au fond de tout préjugé.
Rien n'est plus simple, ni surtout plus franchement rationnel, que
le principe de la morale kantienne, si l'on veut bien le dégager, ne
fût-ce que provisoirement, de l'appareil critique destiné à l'établir et
des théories systématiques destinées à l'intégrer dans l'ensemble de
la doctrine eiiticiste.
Parmi les motifs qui sollicitent la volonté et sont aptes à la
diriger, il s'en trouve un d'ordre rationnel, donnée de la raison pure,
qui s'impose avec supériorité et d'une façon qui n'est qu'à elle. C'est
l'idée d'une législation universelle à réaliser dans la pratique. On
est séduit par le plaisir et on y cède; on est touché par la sympa-
thie ou par l'amour et on s'y abandonne; maison est obligé par cette
idée d'un ordre universel à établir dans la conduite. L'idéal d'une
législation universelle est une loi pour la volonté. C'est ce que
Kant exprime dans celte formule où vient aboutir l'analyse des
principes de la raison pratique : « La raison pure est pratique par
1. Vallier. Linlention morale, p. 42.
G. CANTECOR. — i.A Moiî.vir. anc.ihnm-: kt i..v mouai.k modkiok. b~l
(■lie seule et elle donne à l'homme une loi universelle que nous
appelons la loi morale. » Cela ne signifie rien de plus, sinon qu'an-
térieurement à toute connaissance, indépendamment de tout rap-
port, donné dans rexpéiicnce, de l'homme aux objets qui l'entou-
rent, la raison nous impose un idéal, d'ailleurs tout formel, de la
pratique. Evidemment c'est une opinion qui peut être discutée; mais
qu'y a-l-il là d'(»bscur et de mystérieux, ou qui suppose de's sous-
entendus théulogiques? Kant croit constater d'abord la présence
dans la constitution de l'homme d'une idée a priori relative à la pra-
tique, analogue, autant que le comporte la dilTérence des points de
vue, aux catégories de l'entendement, la substance ou la causalité.
Peut-être se trompe-t-il; ce n'est pas, en ce moment, la question;
mais il n'affirme rien qui implique des hypothèses transcendantes;
il n'avance rien que la raison ne puisse reconnaître pour sien —
après l'avoir examiné. Kant croit constater ensuite que cette donnée
a priori oblige la volonté et s'impose incontestablement comme une
loi, c'est-à-dire comme un motif impérieux et absolu. Sur ce point
encore il peut se tromper; on peut lui demander comrnent la chose
est possil)le et, en tous cas, si la réflexion consultée la reconnaît
pour vraie; mais une telle affirmation, susceptible d'être soumise
à la critique, n'a rien en soi que de rationnel. On le reconnaîtrait
plus aisément encore si, nous affranchissant tout à fait des formules
sinon de la méthode de Kant, nous prenions la liberté de dégager
la vérité extrêmement simple dont tout ce qui précède n'est que
l'expression encore un peu confuse. Agir selon des principes univer-
sels, qu'est-ce autre chose qu'agir rationnellement? Donc affirmer que
la raison nous impose un idéal, qui est l'idée d'une législation uni-
verselle de la conduite, c'est dire simplement que la raison
s'impose comme la règle même de l'action avec ses caractères intrin-
sèques; ou, si la chose parait plus claire en ces termes, que l'homme
se donne naturellement des régies de conduite ou une morale, parce
qu'il est raisonnable et pour être raisonnable. La moralité est une suite
nécessaire de la nature raisonnable de l'homme. Telle est selon nous
la vérité à la fois profonde et simple qui constitue le fond durable
de la morale kantienne; mais l'attraction du reste du système et
particulièrement le souvenir des catégories a entraîné Kant à pré-
senter cette vérité sous une forme qui en diminue peut-être la force
et la clarté.
Peut-être ne suffit-il pas, pour justifier Kant, d'avoir rappelé que
572 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
la loi morale, telle qu'il la conçoit, est une donnée ou un acte de la
raison et nullement l'action d'une autorité aussi mystérieuse en son
origine qu'arbitraire en ses exigences. Car, cette loi, on assure souvent
que Kant s'est contenté de l'affirmer sans rien faire pour en prouver
le droit ou même l'existence. Il aurait négligé de l'établir et de la
critiquer. Il l'aurait donnée comme supérieure à toute discussion :
c'est ainsi que l'on interprète le sic volo, sic jubeo, que M. Janet
rappelle pour s'en scandaliser.
S'en étonner serait déjà excessif, quoique l'on puisse regretter que
Kant ait négligé de s'expliquer assez nettement sur la méthode qu'il
entend suivre et qu'il ait paru parfois postuler à titre d'hypothèse
ce que pourtant il établit catégoriquement, mais de la seule façon
qui convienne à un principe. Les principes se constatent et ne se
démontrent pas. On peut montrer que certains principes sont impli-
qués dans l'affirmation de toute vérité; et comme il est constant que
l'homme juge du vrai et du faux et qu'il ne peut pas ne pas en juger,
il est constant aussi qu'il conçoit et affirme nécessairement les prin-
cipes qui rendent de tels jugements possibles. De la même façon on
peut montrer que les jugements moraux impliquent nécessaire-
ment l'idée d'une loi intérieure et que celte loi ne peut être que
l'idée d'une législation universelle conçue comme la forme obliga-
toire de la conduite. En procédant à cette analyse dans la pre-
mière section des Fondements de la Métaphysique des mœurs, Kant
prouve par là même que cette loi est une donnée nécessaire de la
raison, puisqu'il est constant que l'homme juge du bien et du mal et
qu'il ne peut pas ne pas en juger, ni par suite se dispenser d'affirmer
le principe qui rend seul possibles ces jugements. De même l'analyse
des principes pratiquée au dél)ut de la Critique de la Baison pratique
aboutit à constater une donnée pure de la raison ^ On a dit souvent
que Kant n'établit la nécessité d'un principe moral qu'en acceptant
le fait du jugement moral comme nécessaire et légitime, sans rien
faire pour le justifier. Il part, dit-on, de la moralité, comme ailleurs
de la science, sans mettre en doute que de telles fonctions soient
possibles : il se préoccupe uniquement d'en déterminer les conditions.
Or, postuler ainsi la moralité c'est postuler le principe moral. La
certitude ou l'incertitude est la même, du droit à se produire de la
i. Voir particulièrement le scolie (jui commence par ces mois: " Le fait que
nous venons de constater... » Barni, p. 176.
G. CANTECOR. — l,.V MOIt.VI.K ANCIKNM': El' I..V MÛKAl.i: MODKUNK. 573
moralité liumaine et du droit à s'énoncer du principe moral : il y a
pétition de principe à accepter l'une pour y fonder l'autre. Mais quoi?
Est-ce donc une chose douteuse que nous nous jugions nous-mêmes
et les autres et que nous distinguions le bien du mal? Ou serait-il en
notre pouvoir, par un miracle de scepticisme, de nous en abstenir?
Sinon, si la moralité est un élément nécessaire de notre nature, on
peut bien dire, l'usage des mots étant libre, que Kant postule le
principe moral : il restera que ce postulat est de ceux que personne
n'a le pouvoir de refuser '. Kant n'affirme donc pas arbitrairement la
loi morale. Il la prend dans la nature humaine comme le principe
constitutif de la moralité de l'homme et de ses jugements pratiques.
La méthode par la([uelle il la détermine est strictement scientifique :
l'application en peut être défectueuse; les résultats en sont peut-
être contestables, mais l'intention est à l'abri de tout reproche et
quels que soient les sentiments personnels qui ont pu suggérer à
Kant certaines de ses formules, c'est en philosophe qu'il procède et
c'est une œuvre purement rationnelle qu'il a voulu faire et que, en
définitive, il a faite.
On lui reproche souvent de n'avoir pas fait la critique de cette
loi qu'il présente comme une donnée de la raison. Mais nous nous
demandons ce que méconnaissent le plus les auteurs de ce reproche,
ou l'œuvre même de Kant, ouïes conditions d'une critique des prin-
cipes. On a l'air de penser que critiquer un principe ce soit
demander le droit de la raison à l'énoncer. Une telle question serait
insoluble, si même elle n'est pas dénuée de sens. Il n'y a rien au-
dessus de la raison qui puisse servir à la juger et par rapport à quoi
elle puisse être dite vraie ou fausse, légitime ou usurpatrice. Elle est
parce qu'elle est et elle est ce qu'elle est : c'est cette autorité absolue
qu'exprime exactement et légitimement le sic volo, sic juheo. Mais si
l'on ne peut demander de quel droit la raison se pose, on peut
demander à quoi elle est propre. L'objet de la critique est d'en régler
l'usage et non d'en déterminer le droit absolu ou la vérité en soi.
Critiquer la raison théorique c'est demander si les principes selon
lescjuels elle s'exerce conviennent aux objets qui lui sont proposés.
11 ne s"agit pas de savoir si nous avons raison d'entendre le vrai et
l'intelligible comme nous faisons, mais si les objets qui sont la
matière de la connaissance peuvent être rendus intelligibles et vrais.
1. Voir le scolie : « La géométrie pure a des poslulals... ■> Barni, p. 174.
574 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
La critique ne porte jamais que sur le rapport de la forme à la
matière du savoir. Moins encore dans l'ordre de la pratique peut-il
être question de s'interroger sur le droit de la raison, puisqu'ici les
principes n'énoncent pas une condition de vérité, une connaissance,
d'ailleurs toute formelle, dont on pourrait se demander à quoi elle
répond hors de la pensée qui l'affirme : il s'agit d'un acte, d'une
exigence pratique dont on ne peut évidemment demander si elle est
conforme à un objet. Mais d'autres problèmes s'imposent qui
donnent lieu à une critique de la raison j)ure pratique. C'est qu'il y
a une matière de la pratique comme de la connaissance et par suite
un rapport à déterminer de la raison avec ses exigences aux
données empiriques de l'action. On doit se demander comment une
loi de la raison peut être réalisée dans l'ordre des faits, comment
un système rationnel des actions peut être superposé ou substitué
à l'enchaînement des affections et des désirs : c'est là le problème de
la liberté. On peut se demander aussi comment une donnée de la
raison peut être une loi pour la volonté, ou, en d'autres termes,
comment un impératif catégorique est possible. Peut-être d'ailleurs
ces deux problèmes n'en font-ils qu'un et trouvent-ils leur solution
dans la même doctrine. Pour les résoudre Kant fait appel aux
résultats de la Critique de la liaison pure, particulièrement à la dis-
tinction du monde sensible et du monde intelligible. De là la doc-
trine de l'autonomie de la volonté, cette clef de voûte de la superstruc-
ture métaphysique de la morale de Kant. Par là le principe moral se
trouve expliqué autant qu'il doit l'être : tout mystère et tout arbi-
traire sont éliminés des fondements de la science morale, j'entends
en intention et pour autant qu'on admet la vérité du kantisme.
Comme d'ailleurs le système de Kant n'est pas évidemment la vérité
absolue et définitive, les principes féconds qu'il a découverts se sont
trouvés participer à la confusion et à la fragilité de la doctrine
entière. Nous n'avons pas à dire ici ce qu'il en faudrait retenir.
Notre intention élait seulement de mettre en lumière le caractère
rationnel et, pour ainsi dire, positif du principe et de la méthode que
Kant a donnés à la science morale, principe et méthode qui sont le
lond de la morale moderne, et dont ia valeur nous parait indépen-
dante du système total de la philosophie kantienne.
D'ailleurs nous ne prétendons pas que, même en ce qui concerne
exclusivement le principe moral, Kant ait présenté la vérité dont
nous lui sommes redevables de la manière la plus propre à engen-
G. CANTECOR. ~ la muiî.vi.I': ancienne ht i.a muuai.i-; MODKiiNi:. 575
drer la cotiviction et sous la forme la plus commode pour rétablis-
sement d'un système de la pratique. Particulièrement nous regret-
tons qu'il ait couru le principe moral comme une donnée absolue
qui se suffit à elle-même sans avoir besoin d'être raltacbùe à rien.
Toutes les données a priori ne sont pas du même ordre. Il en est
qui, tout en participant de la valeur absolue ou de la spuntanéité de
la raison, ne sont pourtant que l'expression dérivée de ses lois les
plus profondes. Celles-là on peut et on doit les déduire. Or Kant ne
s'est jamais beaucoup préoccupé de systématiser les principes. Trop
souvent il les laisse flotter, épars, de sorte qu'ils font moins l'efTet de
nécessités absolues que de faits, des faits de la raison, soit, mais qui
laissent place à quelque doute, ne ferment pas les voies à toutes les
questions. Ce caractère d'incertitude au moins apparente est plus
marqué encore pour le principe moral par suite de la séparation si
tranchée que Kant prétend établir entre la raison théorique et la
raison pratique. C'est sur ce point particulièrement que la méthode
de Kant devrait être rectifiée. De sorte que, s'il ne nous semble pas
que la morale ait besoin d'être laïcisée, puisque c'est une chose déjà
faite et à laquelle Kant n'est pas tout à fait étranger, il nous parait
tout au moins qu'elle a besoin d'être affranchie des formules à quel-
ques égards inexactes et souvent obscures de l'exposition kantienne.
Les vrais admirateurs ou disciples de Kant ne sont pas ceux qui
récitent dévotement les formules du maître, comme ils feraient d'un
rituel magique, mais ceux qui, acceptant sa méthode et s'inspirant
de ses intentions, prennent la liberté de repenser sa doctrine et de
l'adapter aux vues et aux besoins de leur temps. On n'attend pas de
nous que nous improvisions ici ce remaniement de la Critique de la
liaisou irriiiiquc. Indiquons seulement, puisque c'est l'objet de tout
ce débat, comment il nous semble que devrait être formulée et établie
l'idée que nous considérons, avec Kant, comme le principe de la
science morale, l'idée de la Loi morale.
Nous convenons avec Kant que la Loi morale, à savoir l'idée d'une
législation universelle conçue comme loi de la volonté, est la pre-
mière donnée où la réflexion remonte quand elle essaie d'expli(|ucr
les jugements moraux. Mais on ne peut l'assimiler aux vérités abso-
lues dont le propre est de s'engendrer pour ainsi dire elles-mêmes.
Le principe moral est de formation secondaire. Il suppose la raison
déjà constituée par l'affirmation des vérités nécessaires et d'un cer-
tain nombre de leurs applications, à savoir une représentation gêné-
576 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
raie du monde, la connaissance des fins multiples de l'action et le
sentiment, illusoire ou véridique, d'un choix possible entre ces fins.
La raison théorique se pose dans l'absolu, mais la raison pratique
ne s'exerce que dans le monde des faits. C'est qu'elle n'est pas autre
chose que le rapport qui s'établit nécessairement entre la raison
théorique, déjà présente à elle-même dans la réflexion, et l'activité
d'un sujet empiriquement déterminé avec son caractère et sa situa-
tion. La Loi morale est l'expression réfléchie de cette relation, elle
n'est donc pas une vérité, un intelligible ou une condition d'intelli-
gibilité. Entre la Loi morale et les catégories il n'y a que de trom-
peuses analogies. Elle n'est que l'expression d'un fait, mais d'un fait
nécessaire puisqu'il découle de la nature et de la fonction de la
' raison qui est de systématiser toute matière, faits ou actions, selon
l'universel. N'étant donc qu'une formule et non une vérité, elle peut
bien être l'axiome régulateur de la science morale — puisqu'elle
exprime la raison d'être de la moralité, — mais elle n'est pas un
axiome de la raison et il faut la déduire.
A l'origine, il y a ce fait bien simple que l'homme est un être rai-
sonnable, en quelque sens d'ailleurs qu'on l'entende. Entendons-le
d'abord tout exprès au sens le plus humble. L'homme est capable de
comprendre, d'expliquer les faits en les ordonnant selon des principes
absolument ou relativement a priori. Voilà sans doute un fait que
même un empiriste ne contestera pas. C'en est un autre sans doute que
l'homme raisonnable s'efforce naturellement de se servir de sa raison.
Gomme l'homme est capable de connaître et d'agir, aussi s'efforce-
t-il d'user de sa raison dans l'action comme dans la connaissance. Il
cherche à comprendre ce qu'il fait comme ce qu'il voit. Or, comme
on ne comprend les faits qu'en les soumettant à des lois, ainsi ne
comprend-on les actes qu'en les ordonnant selon des formules géné-
rales qui, posées avant ce qui se produira conformément à elles,
sont ce que tout le monde nomme des règles, des préceptes ou encore
des lois, au sens pratique du mot. Ainsi l'homme soumet naturelle-
ment sa conduite à des règles, ou plutôt il conçoit des règles de la
conduite, de cela seul qu'il est raisonnable. Comment, en fait, la
raison formule spontanément et diversement ses préceptes selon
l'étendue de ses connaissances et la conscience plus ou moins claire
de son propre droit; comment elle est amenée, pour les formuler,
toute action réfléchie supposant des fins, à déterminer parmi les biens
naturels un bien suprême, c'est ce qu'il n'y a pas lieu d'expliquer ici.
G. CANTECOR. — I.A MOHAI.K ANCIENNE ET LA MOKAI.E MODKUNE. 577
Ces règles, dès qu'elles sont conçues (et l'histoire montre que l'hu-
manité a de tout temps ordonné la pratique selon des lois), s'impo-
sent comme obligatoires. Voici encore quelque chose de très simple
et qui n'exige aucun recours à l'obscurité d'un jugement synthétique
a priori. L'homme qui juge de tout droit selon sa raison ne peut pas
juger contre elle. Ce qui est conçu comme raisonnable s'impose donc
comme une autorité à laquelle on peut désobéir pratiquement, mais
qu'on ne peut méconnaître. Or il ne nous semble pas que l'obliga-
tion contienne autre chose que l'idée d'une autorité dont le droit ne
peut être mis en ([uestion. — Cela posé, on voit que les diverses
règles morales et la détermination des biens particuliers obliga-
toires, précédent toute idée réfléchie et générale de loi morale. N'est-
il pas naturel que l'action spontanée de la raison précède toute
réflexion sur la nécessité et les conditions de cette action? Mais
enfin la réflexion apparaît et avec elle l'idée d'une législation de la
conduite et la croyance plus ou moins raisonnée qu'une telle législa-
tion est nécessaire du fait même de la raison. C'est de cette recon-
naissance du droit pratique de la raison, formulée dans la Loi morale,
que Kant a fait le principe suprême de la science des mœurs et le
critère de toute législation morale systématique.
Peut-être dira-t-on qu'à expliquer ainsi les lois morales et le prin-
cipe suprême d'oii elles ne dérivent pas, mais par rapport auquel
elles doivent être définies et systématisées, pour constituer la science
morale, nous enlevons à la moralité toute signification transcendante
et aussi toute autorité. Mais c'est, selon nous, l'avantage de cette
théorie qu'elle ne postule aucune métaphysique et est apte à prendre
place dans toutes, pour en recevoir sa signification définitive. La
critique de la raison pratique, si par là on entend d'une part l'ana-
lyse qui remonte aux principes de toute spéculation morale et d'autre
part la déduction qui en détermine l'application, doit s'établir anté-
rieurement à tout parti pris théorique. La métaphysique vient après,
qui, en déterminant la nature de la raison, principe de toute légis-
lation morale, détermine aussi l'intime signification de la moralité.
Etablir correctement le système des lois pratiques, selon la seule
idée d'une action rationnelle et de ses conditions nécessaires, c'est la
première tâche et la fonction propre de la science morale: définir
la signification absolue de l'action pratique de la raison en est une
autre, tout à fait distincte, encore que nécessaire. Une morale qui
ne s'achève pas en métaphysique est indéterminée, mais une morale
Uev. Meta. T. IX. — 1901. IVJ
578
REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
qui commence par la métaphysique n'est que parti pris et confusion.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs de ce point spécial, ce que nous vou
drions qui résultât de cette longue étude, c'est que la notion d'une
loi impérative s'établit naturellement dans la raison de l'homme
sans qu'il ait à connaître aucune autorité transcendante dont il
dépendrait; c'est ensuite que l'intuition de la nécessité d'une telle
loi ou d'une législation rationnelle est le principe inspirateur et régu-
lateur, bien que souvent sous-entendu, de toute spéculation morale;
c'est enfin et par conséquent qu'il y a tout avantage, pour l'établis-
sement de la science morale, à prendre conscience de ce principe
qui en est la raison d'être et à déduire de la nécessité d'une telle
législation les objets auxquels elle peut s'appliquer. Or c'est là ce
qu'entreprend, à l'exemple et à la suite de Kant, la morale moderne
dont nous aurions voulu légitimer la méthode et mettre en lumière
la supériorité.
G. Gantecor.
L'ESPRIT POSITIF
(Sui(e '.)
II
Les faits.
Les principes et les faits sont inséparables en physique. On peut
(lire que les faits sont les éléments du principe : on peut dire aussi
que les principes sont les éléments du fait. Le chapitre des prin-
cipes et le chapitre des faits ont tous les deux le même objet : le
point de vue seul varie de l'un à l'autre. Au lieu d'étendre notre
attention sur les grandes idées, nous allons maintenant la concen-
trer sur leurs menus détails : au lieu d'admirer le travail d'une vie,
nous analyserons le travail d'une heure. Et nous arriverons à la
même conclusion, plus nette sans doute et plus riche.
1° Comme dans V article précédent, nous commencerons par signaler
quelques esprits qui n'ont pas Vintuition du fait.
1° Nous énumérerons les caractères du fait .
3" et 4° No}is en déduirons deux règles de la logique inductive^ qui,
à leur tour, compléteront ce que nous aurons déjà dit sur la nature
du fait.
o° Nous pourrons alors donner une définilion précise de l'esprit
positif : mais nous la ferons précéder d'une critique de la loi des trois
états, qui nous permettra de comparer Vesprit positif à Vesprit méta-
physique et à Vesprit ihéologique.
6° Enfin, dans un paragraphe qui résumera les deux articles, nous
esquisserons une théorie de l'induction : malgré tous nos efforts pour
nous en tenir à une étude psgcludogique, c'est en pleine métaphysique
que nous nous trouverons entraînés; et nous terminerons cette théorie
1. Voir le numéro de mars de la Revue.
1
580 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
par quelques remarques sur la nature de Vesprit et de ses objets que
semble 7ious imposer V évolution de la physique moderne.
§ I. — Ceux qui nont pas Vintuition du fait.
Tout le monde aujourd'hui a le respect du fait. Il n'y a plus, en
Europe, de « théologiens » ni de « métaphysiciens )^, et personne ne
reproche aux positivistes la victoire qu'ils ont remportée sur les
philosophes anciens. Mais, ayant à lutter contre des idées puissantes,
les positivistes ont dû exagérer et simplifier leurs propres arguments,
et l'épaisseur de leur première doctrine rebute encore les esprits
fins; c'est un vice accidentel : il y a des rencontres où il faut tirer à
moellons : depuis cinquante ans, les positivistes ont nuancé, aiguisé
et compliqué leur manière; ils l'ont adaptée à tous les ordres de
recherches, et ils triomphent d'autant plus sûrement qu'ils existent
moins comme secte. Leur évolution nous a appris qu'il y a plusieurs
espèces de faits : le fait de sens commun n'est pas le fait de science ;
le fait biologique n'est pas le fait physique; le fait physique au
xx« siècle est autre chose qu'au xYni'\ Beaucoup de positivistes
n'ont pas le sens du fait tel que l'entend la physique actuelle. Il
ne faut pas s'en étonner, mais il est bon de le signaler. Ce sont
d'abord tous ceux qui n'ont pas le sens des principes : les deux
ignorances sont solidaires; ceux-là, nous les avons déjà cités ^ Il
nous suffira d'ajouter deux noms à cette liste, Auguste Comte et
Stuart Mill.
Il faut juger l'œuvre de Comte en bloc; la découper est une injus-
tice : que cette remarque atténue nos sévérités. Les leçons consa-
crées à la physique ^ sont une des parties les plus faibles du Cours
de philosophie positive. A travers la grande intuition qui est la trame
du livre, à côté de quelques remarques profondes écrites avec une
timidité laborieuse ^ et de rares erreurs développées avec une déci-
sion de prophète * , on n'y trouve qu'une longue vulgarisation
1. Revue de mélaphysique et de morale, mars 1901, pp. 162-169.
2. XXVIII à XXXV, dans le deuxième volume.
3. Par exemple, Comte se plaint de l'abus des mathématiques en physique
(il était grand à son époque) et demande « que les physiciens, et non les
géomètres, se chargent enfin, dans ces recherches, de diriger l'instrument
analytique » (p. 284).
4. Far exemple : ■< La même doctrine générale des vibrations, qui, abusive-
ment transportée à l'élude des phénomènes lumineux, par exemple, ne peut y
J. WILBOIS. — L Ksi'itiT posnir. 581
médiocre ' et des pensées d'écolier -. Une seule leçon est au cou-
rant, la XXXI"; elle est consacrée à l'œuvre de Fourier; et c'est
une œuvre si admirable et si claire que Comte ne pouvait s'em-
pêcher (le l'admirer ni de la comprendre. 11 rend à son ami un
hommage enthousiaste. Mais Fourier n'est pas le seul physicien
contemporain. Comte ignore les autres, ou les méconnaît. On ne
peut lire sans stupeur la XXXIIl" leçon (« Considérations géné-
rales sur l'optique »). Une page et demie " est consacrée à
l'optique physique, c'est-à-dire à la diffraction, aux interférences,
à la double réfraction et à la polarisation. On nous y apprend que
Fresnel a complété « les belles recherches du docteur Young » par
des travaux « non moins remarquables »; on a déjà cité Fresnel à
propos des phares *; son nom est imprimé trois fois. On parle
aussi des ondulations et de l'émission comme si elles étaient deux
intuitions de même nature; leur nom est le même relies s'appellent
hypothèses : cela suffit à les condamner ensemble ^ On interdit
aux physiciens les essais d'optique mécanique : on nie d'avance
Maxwell et Hertz ^ Enfin on ne veut pas reconnaître de périodicité
dans les phénomènes d'interférence \ Ainsi, la première parmi les
sciences physiques qui s'est affranchie à la fois de la fantaisie des
conduire qu'à des conceptions chimériques, convient parfaitement, au contraire,
à l'analyse des phénomènes sonores, où elle nous olTre l'expression exacte d'une
évidente réalité » (p. 410).
1. Par exemple, la XXXIV leçon : « Considérations générales sur l'électro-
logie. »
2. Par exemple, à propos des fluides, qu'il assimile aux entités scoiasliques.
« L'origine est toujours la même, et se rattache constamment à cette enquête
de la nature intime des choses qui caractérise, en tout genre, l'enfance de
l'esprit humain, et qui inspira primitivement la conception des dieux, devenus
ensuite des âmes, et finalement transformés en fluides imaginaires » (p. 30").
3. PP. 462-46.S.
4. P. 457.
5. « L'hypothèse de l'émission n'a pas plus inspiré à Newton la notion de
l'inégale réfrangibilité des diverses couleurs, que celle de l'ondulation n'a
réellement contribué à dévoiler à Huygens la loi de la double réfraction propre
à certaines substances » (p. 4'i2).
G. « Les physiciens vraiment rationnels devraient donc s'abstenir désormais de
rattacher par aucune liction scientilique, les phénomènes de la lumière à ceux
du mouvement, vu leur hétérogénéité radicale. Tout ce que l'optique, dans son
élal actuel, peut comporter de mathématique, dépend, en réalité, non de la
mécanique, mais de la géométrie, (jui s'y trouve éminemment applicable,
attendu la nature éminemment géométrique des i)rincipales lois de la lumière »
(p. 446).
". « Il est fort regrettable qu'un principe aussi imjiortant (les interférences)
n'ait pas été encore nettement dégagé des conceptions chimériques sur la
nature de la lumière, qui ont presque toujours altéré jusqu'ici son usage »
(p. 463).
582 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
hypothèses et de l'observation servile, la première qui a compris
l'alliance indissoluble des principes et des faits, et qui a préparé
ainsi les grandes découvertes de la fin du xix" siècle, se développe
à l'époque de Comte sans qu'il en devine la méthode; ses ruses, ses
symboles, ses audaces, tout ce qu'elle a de fécond, il l'anathéma-
tise ; il défend le xvm'^ siècle contre le moyen âge; si son livre avait
eu la moindre influence sur la science, il l'aurait fait reculer de cent
ans. Le génie de Comte est ailleurs. Nous l'admirerons plus tard.
Il nous faut reconnaître qu'en physique il n'avait pas l'esprit positif.
Et Stuart Mill, pas davantage. Stuart Mill a donné, dans sa
Logique, quatre règles de recherche de la vérité scientifique, con-
cordance ', différence '\ résidus ^ et variations concontitantes^. Comme
ces règles impliquent une certaine conception du fait, c'est elle que
nous examinerons en les critiquant. Il est superflu d'insister sur
cette critique. Elle a été faite bien des fois. Une remarque générale
suffira. — Dans les quatre méthodes de Mill, les causes et les eff"ets
sont des individus; c'est une balle qui provoque la mort ^, c'est la
mer attirée par la lune ®, ce sont des corps bien définis comme
une huile, un alcali et un savon''; on a le droit de les nommer
A, B, C,... a, b, c,...; Mill ne songe qu'à une physique dont les
éléments sont ofi"erts tout découpés, et, lorsque le docteur Whewell
lui objecte l'enchevêtrement du donné, il ajoute à la série de ses
exemples le cas de chiens qui aboient ^ comme s'il voulait rappro-
1. <■ Si deux cas ou plus du phénomène, objet de la recherche, ont seulement
une circonstance en commun, la circonstance dans laquelle seule tous les cas
concordent est la cause (ou l'effet) du phénomène. » {Système de logique dédiic-
tive et inductive, trad. Louis Peisse, Paris, Alcan, 1896. Tome l", p. 429.)
2. « Si un cas dans lequel un phénomène se présente et un cas ou il ne se
présente pas ont toutes leurs circonstances communes, hors une seule, celle-ci
se présentant seulement dans le premier cas, la circonstance par laquelle seule
les deux cas diffèrent est l'efTet, ou la cause, ou partie indispensable de la cause,
du phénomène. » {Ibid., p. 430.)
3. ■• Retranchez d'un phénomène la partie qu'on sait, par des inductions anté-
rieures, être l'effet de certains antécédents, et le résidu du phénomène est
l'effet des antécédents restants. ■> {Ibid., p. 438.)
4. ■■ Un phénomène qui varie d'une certaine manière toutes les fois qu'un autre
phénomène varie de la même manière, est ou une même cause, ou un effet de
ce phénomène, ou y est lié par quelque fait de causation. » {Ibid., p. 442.)
5. ]bid., p. 430.
6. Ibid., p. 441.
7. Ibid., p. 426.
8. « Comme spécimen de la constatation d'une vérité par la Méthode de Con-
cordance j'aurais pu prendre cette proposition » les chiens aboient ». Ce chien-
ci, ce chien-là et cet autre correspondent à ADC, ADE, AFG ; la circonstance
d'être chien répond à A et celle d'aboyer à a. » {Ibid., p. 480.)
J. "WILBOIS. — l'esimut positif. . 583
cher encore plus le sens commun et ce qu'il appelle la science. Or
la science diffère du sens commun précisément par un autre morce-
lage, et le premier travail du savant consiste à le créer. C'est dans
les questions d'examen qu'on manie des forces, des masses et des
potentiels entre un énoncé toujours clair et une solution que l'exami-
nateur a posée avant l'énoncé; la réalité est bien plus plastique et il
y avait une excellente leçon dans cet exercice qu'un maître de con-
férences proposait à l'École normale : «Je vous donne une sphère de
cuivre et de l'eau chaude : vous ferez le problème ». Dans un labora-
toire d'enseignement, où les manipulations sont truquées, on peut
montrer aux élèves que la force électrique varie avec l'éloignement
de la charge; l'une est cause, l'autre est effet: c'est la méthode des
variations concomitantes; on l'applique mécaniquement; mais, dans
le laboratoire de recherche, on a dû définir d'abord ces deux êtres :
la force et la charge électriques. Si l'on compare l'action du soleil,
de Jupiter et de Saturne sur Uranus, on trouve entre l'orbite calculée
et l'orbite véritable une différence qu'on ne peut expliquer que par
une planète inconnue, on découvre ainsi Neptune; c'est la méthode
des résidus. Mais Uranus, Saturne et Jupiter ne sont pas des petites
boules fixées sans ambiguïté comme celles qui tournent sous les
vitrines des Arts-et-Métiers : ce sont des taches lumineuses qui
passent dans une lunette; on les observe dans des conditions spé-
ciales; on corrige leur position de plusieurs infiuences connues et
soupçonnées; une planète est la dernière équation d'une longue
analyse que n'indique aucune de nos quatre méthodes. — Il faut
donc préparer les faits à recevoir ces méthodes; ce travail ne va
pas sans ambiguïté : c'est une preuve de son importance. Un fil de
cuivre flotte sur deux rigoles parallèles remplies de mercure, et
<iu'il réunit comme un pont; on y fait passer un courant électrique;
l'arche s'éloigne des points d'arrivée du courant. J'applique la
méthode de concordance et la méthode de différence. Je conclus
que les éléments du courant se repoussent; un autre, avec les
mêmes méthodes, trouve que le fiux d'induction tend vers un maxi-
mum; ces mêmes règles ont donné deux résultats différents. C'est
qu'on ne les a pas appliquées à la même matière; j'ai vu des élé-
ments de courant là oij un autre voyait un flux d'induction; élé-
ments et flux sont les individus que nous avons créés dans la variété
de notre perception. Quel symbolisme adopter? la science a fait son
choix, et d'une telle besogne on ne nous a pas donné la règle. — Il
584 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
est enfin des travaux où l'on n'emploie aucun des procédés de
Mill. Les marées, formant frein h la surface de la terre, nous condui-
raient à douter du principe de la conservation de l'énergie, ou
plutôt, conformément à la méthode des résidus, à découvrir quelque
loi qui explique l'anomalie : on n'a ni désavoué le principe, ni
énoncé une loi nouvelle; on a simplement décidé de changer l'unité
de temps : c'est à un canon inconnu qu'on a fait appel ici.
Nous n'insistons pas davantage, car nous citerons bientôt des
exemples analogues dans un contexte moins critique; concluons
simplement que les méthodes de Stuart Mill sont des instruments
de découverte dans deux cas :
1° Dans les observations du sens commun ' ou dans les débuts des
sciences -, alors que des associations toutes faites nous dispensent
de créer nous-mêmes les causes et les effets ;
2" En physique, mais au second moment de la recherche, après
que ces êtres ont été constitués à l'aide de toute autre logique. Cette
logique reste à faire,
Auguste Comte et Stuart Mill ont donc la même idée de l'esprit
positif : ils prennent le fait pour du donné. La physique actuelle
les dément. C'est cette science que nous allons opposer à celle qu'ils
connaissaient. Nous suivrons dans notre analyse positive le même
plan que dans notre esquisse critique : on ne comprend la nature
du fait qu'en détaillant ses caractères et en reconstituant sa genèse :
nous essaierons donc successivement cette analyse et cette logique.
§ n. — Caractères du fait physique.
1" Précision numérique.
Aujourd'hui les mesures physiques sont plus précises qu'autre-
fois. Mais il n'y a pas là un simple luxe de collectionneur de déci-
males ^ Il faut de la précision pour trouver des lois imprécises. —
D'anciens observateurs ont fait une erreur de quelques secondes sur
la position d'une étoile : peu m'importe, l'étoile est de huitième gran-
1. En justice, dans les reconnaissances militaires, etc.
2. La météorologie, les sciences naturelles, la chimie de Lavoisier, la physique
du xvin* siècle, sont les exemples de ces sciences où réussissent les méthodes
de Stuart Mill.
3. Je renvoie sur ce point à une page de mou rapport : « Sur un argument
tiré du déterminisme physique en faveur de la liberté humaine » {Bibliothèque
du Congrès inlernational de philosophie de 1900, t. III, p. 665).
J. WILBOIS. — LKSPmT rosniF. b8r)
deur; cette erreur masquait cependant une imperceptible mobiliti'; :
qu'importe encore? Mais toutes les étoiles ont un mouvement
commun : toutes décrivent, en un an, des ellipses dont les grands axes
sont égaux et qui sont d'autant plus aplaties qu'elles sont plus voisines
de l'écliptique; c'est la preuve du mouvement réel de la terre : et
c'est un fait capital. Il y a plus. Quelques-unes, parmi ces étoiles,
marchent en ligne droite, inégalemejit, il est vrai, mais toutes vers
le même point de la constellation d'Hercule : c'est la preuve du
mouvement propre du système solaire. D'autres étoiles enlin ont
des mouvements originaux où nous espérons trouver la loi d'attrac-
tion universelle. Mouvement de la terre, mouvement du soleil,
mobilité générale des astres, voilà les grands faits qui étaient
cachés sous cette erreur d'une seconde. — L'air est un mélange et
non une combinaison : nous le savons par l'analyse de sa dissolu-
lion. L'air gazeux est formé de 21 volumes d'oxygène et de 70
d'azote, l'air dissous dans l'eau de 34 volumes d'oxygène et de 66
d'azote ; les coefficients de solubilité des deux gaz sont 0,040 et 0,020 ;
si l'air était une combinaison, sa composition serait la même dans
l'eau et dans l'atmosphère; s'il est un mélange, les proportions
d'oxygène et d'azote dissoutes sont 21 X 0,040 et 79 X 0,020; ces
nombres sont proportionnels à 34 et à 66 : l'air est donc un mélange.
Mais il a fallu de minutieuses mesures pour arriver à ce résultat
purement qualitatif. — La science ne recherche pas seulement la
précision numérique, mais une sorte d'acuité générale de tous ses
procédés. C'est en perfectionnant les spectroscopes qu'on a trouvé
les raies qui nous permettent l'analyse chimique des étoiles et nous
indiquent leurs mouvements le long du rayon visuel, et, plus récem-
ment, qu'on a pénétré dans la constitution même de ces raies pour
y trouver des modifications sur l'influence d'un champ magnétique
(phénomène de Zeeman). C'est en réalisant des vides extrêmes dans
des tubes de Crookes qu'on a pu étudier les rayons cathodiques.
C'est en purifiant longuement des composés chimiques qu'on y a
trouvé des substances nouvelles (mine de platine, terres rares) et
c'est en distillant à des températures extrêmement voisines qu'on a
séparé des isomères confondus.
On pensera peut-être que c'est là le procédé des petits inven-
teurs : on dira que le génie n'est pas si myope ni si patient et
qu'il procède par illuminations brusques. On regardera comme de
grandes découvertes la trouvaille d'un agent nouveau, l'électricité
586 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
OU les rayons uraniques, et l'intuition d'un grand principe, la loi de
Newton ou les ondes enveloppes. Sans doute, mais qu'entend-on par
un agent nouveau et une grande intuition? Thaïes, dit-on, a le premier
frotté de l'ambre jaune sur de la laine ; a-t-il fondé l'électricité? l'at-
traction de l'ambre est restée une amusette pendant plus de vingt
siècles : l'électricité n'est devenue science que quand on en a trouvé
les lois numériques, loi de Coulomb et loi d'Ampère; ou plutôt elle
a été fondée peu à peu, d'autant plus solidement qu'on en a connu
plus minutieusement toutes les propriétés : la principale est sa
nature mécanique : il a fallu, pour le reconnaître, mesurer à grande
peine sa vitesse de propagation, qui est la même que celle de la
lumière, et trouver de fins résonnateurs où nous voyons un lien
entre les propriétés optiques et les propriétés électriques. Quant aux
grands principes, nous avons appris qu'ils ne sortent pas tout faits
d'un rêve heureux : les recherches de Tycho-Brahé ont précédé la
découverte de Newton; les expériences de Fresnel ont précisé la
notion d'onde enveloppe : les unes et les autres étaient de délicates
mesures, et c'est lorsque des mesures plus délicates encore ont
montré la fécondité de l'idée primitive qu'elle a été sacrée idée de
génie.
La science, pour progresser, doit donc perfectionner ses mesures.
Cest siirtoHl dans les petites perturbations qit on trouvera désormais les
grandes lois. C'est la dernière décimale qui sera le chiure significatif.
Du monde physique, nous avons à peu près fait le tour : il nous reste
à le creuser; on ne découvrira plus beaucoup de régions nouvelles;
mais on trouvera des mondes nouveaux en repassant par les lieux
connus avec des sens plus parfaits.
Cet accroissement de précision a des conséquences capitales que
nous allons tout de suite signaler.
2° Complexité des conditions d'expérience.
Je veux mesurer cette règle au millième de millimètre :J'ai un
instrument assez précis, l'appareil interférentiel de M. Michelson :
mais, ainsi posé, le profilème est indéterminé : car la règle se termine
par deux surfaces rugueuses dont les aspérités ont plus d'un mil-
lième de millimètre, et la chaleur de ma main que j'approche, la mobi-
lité de l'air environnant, la manière dont la règle repose sur ses
supports, modifient incessamment sa longueur. Il n'est pas plus rai-
sonnable de vouloir mesurer au millième de degré la température de ce
J. WILBOIS. — I.'kSPRIT positif. 587
bain d'huile : je posssède, il est vrai, un lliermoniètre assez sensible:
mais dès que je le plonge dans le liquide, je vois son niveau monter
et descendre sans se fixer jamais; la température du bain n'est pas
la même en ses différents points, et, en chaque point, elle varie à
chaque minute. I es appareils les jj lus délicats sont aussi les plus capri-
cieux; la précision ne va pas sans instabilité; et il est clair que plus
la précision est grande, j)lus grande aussi est rinslahilité qui l'accum-
pagne.
Avant de faire une mesure, il l'aut donc aplanir ces inégalités dans
l'espace et fixer ces variations dans le temps. Il faut observer les
phénomènes dans des conditions minutieusement déterminées. La diffi-
culté ne consiste pas à mesurer exactement une grandeur, mais à la
définir à cette approximation. M. Duhem et M. Milhaud, dans des arti-
cles que nous avons cités plusieurs fois, ont appelé l'attention sur cette
difficulté. Qu'on relise ces pages, et qu'on feuillette aussi quelques
travaux de Regnault ou de Stas, ou les « Procès verbaux » et les
« Mémoires du Bureau international des poids et mesures ». Plus les
expériences sont précises, plus complexes sont les conditions qui
les entourent : il faudrait un gros volume pour décrire une pesée
faite au Pavillon de Breteuil. Et il ne s'agit pas seulement des pré-
cautions que l'on prend au moment où l'on opère; chaque expé-
rience est précédée d'une longue préparation : on purifie à grand'-
peine les corps que l'on emploie; on étudie pendant des mois les
étalons métriques; on construit d'une façon particulière les murs
d'une salle de balances et c'est sur un sous-sol spécial qu'on bàlit
un observatoire. A la multiplicité de ces conditions, on devine l'ins-
tabilité qu'elles sont destinées à fixer, et l'examen des procédés du
laboratoire confirme nos premières remarques.
Enfin, il g a une infinité de manières de rétablir la détermination
détruite : chaque précision correspond à une infinité de systèmes
de recettes, entre lesquels, jusqu'ici, notre liberté n'a aucune raison
de choisir.
Il y a, dans l'usage de ces recettes, comme un mépris du sens
commun. Le sens commun nous offre certaines stabilités. A l'ap-
proximation qu'exige notre vie animale, une barre de fer conserve
toujours la même longueur : il y a un accord entre les conditions
de température où elle se trouve et l'acuité de nos mesures :
mais si l'on aiguise celle-ci, l'harmonie est rompue; pour la rétablir,
il faudra associer autrement les influences physiques : il faudra
588 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE Eï DE MORALE.
créer une autre stabilité : ce sont des inondes nouveaux que la
science, aux diverses époques de son développement, substitue au
monde du sens commun. — Ainsi, la surface libre d'un liquide
est, pour la pression osmotique d'un sel dissous, une paroi aussi
rigide que la paroi de verre de Mariotte pour la pression d'un
gaz. Les métaux perméables aux hautes températures et les parois
semi-perméables qui ne laissent passer que certains liquides, nous
imposent une nouvelle conception du vase clos. La mécanique a été
longtemps le type de l'explication physique : l'inertie était le prin-
cipe premier, la matière était le substrat universel; on tend aujour-
d'hui à abandonner ces premières figures : l'inertie est un cas parti-
culier de principes électriques, la matière est une ligne nodale et
comme un précipité d'éther. — CVv/ dans ce sens quon prut dire
que la science s'oppose au sens commun.
Si l'on a peine à le remarquer, c'est qu'entre les méthodes de la
science et les méthodes du sens commun, il y a une transition qui
peut paraître insensible. Les astronomes vont constituer une unité
de temps avec la loi de Newton et le principe de la conservation
de l'énergie, mais les premières unités de temps ont été des unités
naturelles, le jour, le battement d'un pendule, le battement d'un
pendule compensateur , et ces perfectionnements successifs nous
ont été indiqués par le sens commun lui-même '. L'unité de lon-
gueur est aujourd'hui une longueur d'onde, mais on a employé
autrefois des coudées, puis des morceaux de bois, puis des barres
de métal, puis un métal inaltérable pris à la température fixe, puis
des mètres à traits au lieu des mètres à bout, enfin des étalons à
section particulière où le trait plus fin est tracé dans la fibre neutre *.
C'est à ses débuts que la science est, selon le mot de Comte, un
prolongement de la raison commune : ses progrès n'en sont d'abord
que le raffinement; il arrive un jour où les cadres du sens commun
ont épuisé leur élasticité; alors, brusquement, la science les jette
et en fabrique de nouveaux. On a d'autres raisons encore pour con-
fondre sens commun et science. Même aujourd'hui, il reste dans
la physique quelque chose de ses anciens expédients, l'importance
1. Cf. Revue de métaphysique et de morale, mars 1901, pp. 187-189.
2. On lira avec fruit un rapport île M. Benoit, directeur du Bureau interna-
tional des poids et mesures, De la précision dans la détermination des longueurs
en métrologie (Rapports présentés au Congrès international de physiipie de
1900). Tome I", pp. 30-'7.
J. "WILBOIS. L ESPRIT POSITIF. 589
qu'on donne aux sens de la vue et du toucher, le respect des corps
solides, le morcelage exagéré, le mépris des qualités, la recherche
du rationnel, toute une attitude générale préformée dans la vie com-
mune. Puis les catégories de la science et celles du sens commun
coïncident dans l'expérience journalière, autant qu'une exactitude
peut coïncider avec l'a peu près qui l'estompe, et le sens commun
n'a plus d'accès dans les conditions rares que la science crée sans
cesse, si bien qu'alors aucune comparaison n'est possible; science et
sens commun diflerent en droit : à cause de cette diflerence même,
ils ne peuvent s'opposer en fait. Enfin, le sens commun n'est pas
un système d'habitudes définitives, mais il varie lentement, en pre-
nant la science pour modèle. Malgré quelques apparences, la science
a donc son autonomie, et elle l'accroît de jour en jour. Entre la
méthode expérimentale que décrit Claude Bernard, et la niétliode
de la physique actuelle, il y a autant de différence qu'entre l'obser-
vation et l'expérimentation.
La croyance à l'objectivité mécanique des lois naturelles est
aujourd'hui si répandue qu'on ne manquera pas de tirer des analyses
précédentes une conclusion qu'elles n'imposent pas et qu'il importe
d'éviter. Si le physicien prend tant de précautions, c'est, dira-t-on,
pour isoler la réalité d'une foule d'influences gênantes, qui la recou-
vrent conmie une écorce, et pour toucher ainsi le noyau solide des
choses, qui attend immuablement sa curiosité. Ce raisonnement est
peut-être légitime dans le domaine du sens commun : l'objet y
préexiste aux sujets connaissants ; il est le substrat inébranlable
sur lequel nous bâtissons nos désirs et nos illusions, et c'est en les
écartant que nous arrivons jusqu'à lui. Mais c'est justement l'impré-
cision de la vie journalière qui a créé des objets fixes, et la physique,
en augmentant la précision de nos sens, détruit cette stabilité rela-
tive. C'est à propos de la définition de l'objet que la physique s'est
séparée du sens commun. On n'a donc pas le droit de parler des
objets de la physique comme on parle de ceux du sens commun.
C'est un préjugé naturel, mais c'est un préjugé, et il faut regarder
la réalité plus na'i vement. Toute l'histoire de la science nous y
invite. Nous avons à peu près fait la synthèse de la lumière : l'élé-
ment est une perturbation électro-magnétique. Une lumière est un
être que la nature fabrique en dehors de nous et nous impose tout
fait : l'électricité est bien plus fragile et plus sensible aux perturba-
tions qui fioltent dans nos laboratoires. Jm science ne va donc pas
590 REVUE DR METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
vers le noyau solide des choses : elle commence au contraire par liqué-
fier ce qu'elle touche. Accroissement de précision, choix complexe
des conditions, ne sont pas deux démarclies convergentes aboutis-
sant à la réalité éternelle; ce sont deux gestes contraires qui se
corrigent l'un Tautre; la précision met l'indétermination dans le
donné ; les conditions que nous accumulons alentour sont la forme qui
figera de nouveau ce donné devenu fluide.
3" Inintelligibilité de ces conditions.
Tel fait — l'eau bout à 100 degrés — se produit dans certaines con-
ditions : mais il ne faut pas croire que ces conditions soient des faits
exprimables comme lui, et dont on pourrait le séparer, comme un
minerai de sa gangue. C'est l'erreur commune ; elle se fonde sur
l'intelligibilité des conditions dans certains cas : ce sont les cas les
moins scientifiques ; ce sont donc les plus connus. On sait par
exemple qu'un mètre doit être préservé de la chaleur, une balance
des courants d'air, un baromètre de la capillarité; et on s'imagine
qu'on a fait de même, dans le reste de la science, l'étude complète
des perturbations. Mais on n'a pu prévoir ici les précautions qu'on
devait prendre que parce que le sens commun indiquait déjà un
mètre non dilaté, un baromètre non capillaire et une balance
immobile; on a transformé un mauvais instrument en un bon, et
non un bon en un meilleur; et le bon devait exister avant l'autre
pour le juger. On n'a pas dépassé le sens commun. Il n'y a pas eu
de progrés véritable. Mais lorsque le savant, par des mesures plus
précises, entre dans un univers inconnu, il risque une foule d'in-
fluences perturbatrices que le sens commun ignore, parce qu'elles
sont trop faibles pour qu'on en ait pu sentir les efTets avec les pre-
mières mesures. On objectera peut-être que, lorsque Regnault obser-
vait les densités des gaz, il savait qu'on électrise un ballon en
ressu5'ant, et qu'il pouvait ainsi éviter l'erreur d'électrisation. Ce
n'était pas le sens commun qui le renseignait, c'était la science.
Mais qui sait si son ballon n'était pas alourdi par quelque magné-
tisme que nous ignorons encore? L'électricilé était constituée à son
époque : c'était un heureux accident. Mais c'est un accident rare.
C'est presque toujours plus tard qu'on connaît les erreurs d'une
méthode. Dans ces mêmes recherches, Regnault a vu les densités
varier capricieusement, quand il desséchait les gaz par les anciens
procédés; et il a été conduit à les dessécher autrement. On a trouvé
J. "WILBOIS. — I. KSPRIT POSITIF. 591
un désaccord entre la vitesse de la luniiùre donnée par la méthode
de la roue dentée et la vitesse que donnait la méthode du miroir
tournant; on a conclu aux perturbations de la seconde. On avait
beaucoup de peine autrefois à mesurer exactement une température
par le thermomètre à mercure : on connaît aujourd'hui d'excellentes
recettes. Mais de ces recettes on ne sait pas faire la théorie. Le des-
sèchement d'un gaz par la méthode de Regnault nous invite à étudier
les lois de l'iiygrométrie, la double valeur de la vitesse de la lumière,
à étudier le mécanisme de la réflexion sur les surfaces en mouve-
ment, les anomalies des thermomètres, à étudier les modifications
moléculaires du verre. Mais il n'est pas nécessaire de les connaître
pour faire une bonne mesure; c'est le désaccord des résultats qui a
conduit à l'examen des procédés; mais on en a corrigé les défauts
par un doigté aveugle. On se met en garde contre les influences
ignorées à l'aide d'une barricade construite pendant la nuit , et
qu'on analysera après, si l'on a le temps. Du reste, peut-on espérer
pousser cette analyse jusqu'au bout? Chaque accroissement de pré-
cision nous fait saisir de plus nombreuses influences, sans que nous
puissions nous vanter de les avoir toutes dominées : et leur multi-
tude nous montre qu'elles n'existent pas ainsi séparées dans les
choses, et que c'est pour la commodité de notre discours que nous
en découpons, au fur et à mesure, le déroulement indéfini. D'autre
part, pour les connaître toutes, il faudrait que la partie de la
physique où on les étudie lut aussi avancée que celle qu'elles vien-
nent troubler; or la science ne progresse pas en bloc; la division
(lu travail la force à marcher en échelons; on va en avant sans avoir
assuré ses derrières, la lumière plus vive projetée sur le point
reconnu s'entoure fatalement de pénombre, et le progrès néces-
saire est toujours ua saut dans l'obscur.
Qu'on réfléchisse enfin à ce qu'on nomme en physique les erreurs
sijstématiques. On refroidit une paroi de métal jusqu'à ce que la
vapeur de l'atmosphère s'y dépose en rosée : on lit alors la tempé-
rature de la plaque; mais quand le dépôt devient visible, le point
de rosée est dépassé déjà; on le remarque toujours trop tard : la
température qu'on note alors est toujours inférieure à celle qu'on
veut connaître ; c'est l'erreur systématique de la méthode. — On ne
peut jamais éviter de telles erreurs. Elles sont d'autant plus à craindre
qu'on opère avec une routine plus régulière; on ne les supprimerait
qu'en changeant de méthode et en prenant la moyenne des résultats
592 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
différents qu'on obtiendrait ainsi ; mais il faudrait renoncer alors à
une haute précision, puisque, par la variété des procédés, on renon-
cerait à la stabilité que cette précision exige. On ne peut donc éviter
les erreurs systématiques. On ne peut pas non plus les connaître,
dii moins tout de suite. Car rien ne les distingue des autres sortes
de conditions. C'est en essayant de généraliser la loi qu'elles entou-
rent qu'on reconnaîtra la confiance qu'elles méritent. Si cette loi
s'étend facilement, on appellera objectives les conditions de la pre-
mière expérience; sinon, on y verra des erreurs systématiques,
sorte de subjectivisme propre à chaque méthode. C'est ainsi qu'on
s'est aperçu très tard que l'erreur systématique dans la pesée de
l'azote était la présence de l'argon : on s'en est aperçu à la confusion
de certaines conséquences. Il y a donc une insensible transition
entre les erreurs systématiques et les conditions légitimes, puisqu'il
y a, dans la généralité, une infinité de degrés. Mais les erreurs
systématiques, comme tout ce qui est subjectif, sont d'autant moins
discursifiables qu'elles nous touchent de plus près ; toutes les condi-
tions participent donc, plus ou moins, de leur inintelligibililé. Et
nous arrivons ainsi, par un autre chemin, aux conclusions précé-
dentes.
Ainsi, les conditions de toute mesure sont des recettes destinées à
obtenir une certaine stabilité, et qu'on aura à justifier plus tard par la
facile généralisation des lois qu'elles permettent d'énoncer. Plus
tard aussi^ on pourra ij découper des faits, mais jamais, lorsquons'en
sert^ on ne les connaît comme faits distincts. On les a dans les doigts,
non dans la tête : elles sont des trucs, non des idées. On ne peut
pas enfin les séparer de la formule qu elles accompagnent : sans elles,
elle n'aurait pas de sens ; le doigté obscur soutient l'idée claire;
on ne peut la voir qu'après avoir trouvé à tâtons le bouton qui
donnera la lumière.
4° Indépendance des corrections numériques et des observations anté-
rieures.
Il y a donc dans un fait physique deux éléments : du touché et du
vu; certaines conditions qui entourent l'instrument de mesure et
un chiffre qu'on lit sur cet instrument. Nous avons vu comment
nous étions maîtres de ces conditions; nous le sommes aussi de ce
chiffre. 11 n'entrera pas tel quel dans la science, nous lui ferons
subir certaines corrections.
J. WILBOIS. — l'ksi'iut POsiTir. 593
Analysons, par exemple, une mesure calorimétrique faite par la
méthode des mélanges '.
On n'accepte pas la température finale 0 que donne le thermo-
mètre. On suppose que, pendant la première minute, la température
du calorimètre, par suite de [lerturbations cachées, s'est abaissée
de AOj, pendant la deuxième, de AO.,, etc., si bien qu'on introduira,
dans l'équation fondamentale, non plus le nombre 0, mais la somme
O + AOj + AO^-tr
Je dis qu'on ne peut pas détailler ces perturbations. Supposons,
en effet, que cela soit possible, et que la seule cause perturbatrice
soit le rayonnement conforme à la loi de Newton : « La chaleur
perdue par un corps qui rayonne est proportionnelle à l'excès moyen
de sa température sur celle du milieu ambiant ». /„, /j, /,> étant les
températures du calorimètre au commencement de chaque minute,
l' la température ambiante qui reste à peu près fixe pendant toute
l'expérience, on écrira :
A6, = a('. + '■-«-)
A étant une certaine constante qui dépend du poids du calorimètre
et de la nature des corps qu'il contient.
De même :
Et on déterminera A par une expérience à blanc -.
1. On chauffe, à une température T, une masse P du corps dont on veut déter-
miner la chaleur spécifique x. Puis on le plonge dans une masse M d'eau
refroidie à la température /, et dont la chaleur spécifique a été prise pour unité.
Le corps se refroidit, l'eau s'échaulîe, et le système atteint bientôt une tempé-
rature moyenne 9. Le principe de la méthode est celui-ci : on admet que la
quantité de chaleur gagnée par l'eau qui s'échaulTe est égale à la quantité perdue
par le corps qui se refroidit. Ce qu'on exprime par la formule :
P.r(T — e) = M(9 — 0-
Nous avons, dans cet exposé, simplifié un peu la méthode. En réalité, le corps
peut être placé dans une nacelle de masse p et de chaleur spécifique c; l'eau est
contenue dans un récipient de masse »?i et de chaleur spécifique Cj et elle ren-
ferme un thermomètre et un agitateur de masses Wj et m-^ et de chaleurs spéci-
fiques C2 et C3; il faut donc remplacer la formule précédente par celle-ci :
(P.r -f pc) (T - 6) = (M + ?n.iCi -f- m^c, + ^3^3) (9 — /)
D'où l'on lire x.
2. Avant de plonger le corps dans le calorimètre, on observe celui-ci pendant
dix minutes; sa température s'abaisse de <'g à f'^; le rayonnement est la seu le
cause du refroidissement; on a donc :
Tout est connu, dans celte formule, sauf A : on en lire A.
Rev. Mkta. t. IX. — 1901. iO
594 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Plus exactement, supposons qu'à la perte de chaleur par rayon-
nement s'ajoute une perte de chaleur par évaporation de l'eau; à
cause de la faible variation de température du calorimètre, cette
perte sera à peu près la même dans chaque minute; on la repré-
sentera par une constante B; au lieu des équations précédentes, on
écrira :
Et on déterminera A et B par deux expériences à blanc *.
Regnault s'est servi de ces dernières formules. Mais il est facile
de voir qu'elles n'ont pas le sens que nous leur avons prêté, et que
notre exposé est plus fidèle à l'histoire qu'à la réalité des choses.
Le terme en A et le terme en B ne représentent pas, nettement
séparées, l'influence du rayonnement et l'influence de l'évaporation;
pour employer le langage du morcellement physique, le calorimètre
subit bien d'autres influences encore : conductibilité des supports,
conductibilité de l'agitateur, conductibilité de l'air, convection de
l'air, agitation de l'eau qui crée de la chaleur, évaporation qui en
absorbe, évaporation qui semble en dégager, puisqu'elle réduit le
volume de l'eau, sans parler des influences ignorées. Chacune d'elles
a un effet 89j dont on pourra développer la valeur en un commen-
cement de série ordonnée suivant les puissances croissantes de la
difl'érence -^ — - — t' ; on aura ainsi :
pour le rayonnement :
-:», = 6 + a(H^'-.')+o(^'-,')' + ...
pour la conductibilité des supports :
6-6, = i' + «(^ - r)+ c (y^t - ry + ...
Et A9j est la somme des valeurs 06,, o'6,, etc. Il est vrai que, à
l'a pproximation dont nous nous contentons, certains termes sont
1. On en fera une, par exemple, avant de mettre le corps dans le calorimètre,
l'autre après avoir observé la température d'équilibre 0; on tirera A et B des
deux équations :
t', - l\ = 10 A (^-^^ - f j + 10 B
t'„ — r„ = 10 A ( ^ " + ^"" _ i!')+ 10 B
J. WILBOIS. — i;t:spiuT PosniF. 595
négligeables; par exemple, dans la formule du rayonnement, h et c,
dans la conductibilité des supports, a' et c'; mais il n'est pas moins
vrai que, dans la formule complète, le terme en A, comme le terme en
B, réunit plusieurs efl'ets au lieu de les isoler; la formule de Regnault
est le commencement d'une formule plus longue qu'on aurait pu poser
d'abord, sans se soucier du sens de chaque terme. Le premier repré-
sente ce qui dépend de la température, le second ce qui n'en dépend
pas; mais ces perturbations varient avec la nature des corps et la
forme des appareils; mesure-t-on des chaleurs spécifiques de solides,
les perles par conductibilité sont insignifiantes et B représente sur-
tout les pertes par évaporation; étudie-t-on les chaleurs spéciliques
des gaz, la conductibilité devient la perturbation dominante et c'est
elle que B représente. On emploie donc, dans les mesures calorimé-
triques, une formule dont on ne cherche pas à pénétrer le sens.
Il en est ainsi dans toutes les corrections; on remplace le nombre
observé par un autre, rattaché au premier par une équation dont
on aura à justifier l'emploi , mais dont les termes séparés ne
correspondent pas à des séparations physiques. Tout à Vhciirc nous
ne pouvions pas morceler nos recettes en précautions intelligibles ;
710US ne pouvons pas davantage décomposer les corrections numériques
en lois distinctes.
Résumé.
L'analyse précédente n'est pas celle des observations de sens
commun. Elle ne concerne que les expériences de frécision. Ces expé-
riences se multiplient en physique. C'est pourquoi nous leur avons
attribué tant d'importance.
Les caractères des faits qu'elles indiquent sont les suivants :
1° Ces faits ne sont vrais que dans un oisemble de conditions, d'au-
tant plus complexe que la mesure est plus précise.
2'^ Ces conditions sutit des recettes qu'on emploie sans pouvoir les
réduire toutes en idées claires.
3° Les nombres lus sur les appareils sont remplacés par d'autres.,
et les formules qui les lient ne sont pas imposées par une observation
physique.
Le fait de science est donc notre œuvre. Il l'est doublement : par
les conditions qui le fixent et par ses formules de correction '. Nous
1. Dans certains cas, nous respectons les conditions que la nature nous olTre.
1.1 n'y a alors d'artificiel que Vinterprélalion du fait. Par exenipK'. l'expérience
596 REVUK DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
aurions pu choisir autrement les unes et les autres. Nous ne les
avons pas reçues, nous nous les sommes données.
C'est là la théorie du fait isolé. Ses corrections numériques et ses
conditions-recettes semblent choisies arbitrairement. Mais nous
avons vu, dans notre premier chapitre, que tout fait est rattaché à
quelque principe plus large. Si réaliste qu'elle soit, notre descrip-
tion a donc quelque chose d'artificiel. Nous en corrigerons la con-
clusion par l'étude de ce lien qui unit les principes et les faits.
Cependant la division du travail est la devise de tous les labora-
toires; c'est un reste des illusions de Comte, et de son dédain des
théories; mais c'est aussi une condition de succès dans une science
devenue merveilleusement multiple. Il ne faut donc pas dédaigner
la logique du fait isolé. Elle est incomplète, mais elle est nécessaire.
Nous allons en chercher les idées directrices et nous les développe-
rons jusqu'à en apercevoir l'insuffisance. Ce sera la contre-partie
de nos remarques sur la logique des principes.
Comme les conditions et les corrections d'une expérience n'iso-
lent jamais une loi, une propriété, une cause, un effet, la logique
induclive ne consiste pas, comme nous l'avions déjà pressenti, à
savoir jongler avec ces choses comme avec des objets matériels; elle
consiste à les fabriquer; elle est industrie et non gymnastique. Nous
ne substituerons donc pas, aux règles de Stuart Mill, des canons qui
auraient la même infaillibilité : c'est leur sûreté qui est leur vice.
S'il est vrai, comme nous l'avons déjà soutenu ', et comme nous
espérons le montrer encore mieux tout à l'heure, que le délermi-
du pendule de Foucault. On peut l'interpréter en disant que la terre tourne, ou
en disant qu'une sorte d'induction électrique dévie les pendules en mouvement
à la surface de la terre immobile. Mais, sous ces deux expressions, il y a un
donné indépendant de nous, ou peu s'en faut; c'est le même texte, que nous
traduisons en deux langues, mais c'est un texte que nous n'avons pas écrit.
Quelques personnes s'imaginent que tous les faits physiques sont aussi déter-
minés que celui-là, et les philosophes qui parient d'artificiel leur semblent
soulever un pur problème de mots. Elles ont raison. Elles auraient du moins
raison si tous les faits physiques étaient de cette espèce. Or, il y a la nature
naturelle, les astres, l'arc-en-ciel, le tonnerre, et la nature artificielle, comme
les phénomènes électriques et les nouvelles radiations. La première est à peu
près donnée (à peu près, car, si l'on remarque qu'il n'y a pas de longueur
absolue, il faut dire que la distance de la terre à la lune dépend de l'étalon
métrique que nous aurons choisi, et on sait qu'une barre de métal peut varier
avec les années, si on la compare à une longueur d'onde déterminée); dans la
seconde nature, tout est artificiel, l'interprétation d'un fait comme ses condi-
tions; et cette nature tend à devenir l'unique objet de la science.
1. <• Sur un argument tiré du déterminisme physique en faveur de la liberté
humaine. » {Bibliothèque du Congres international de philosopliie de 1900, t. III.)
J. "WILBOIS. — L i:spiuT l'OsniF. 597
nisme physique est un produit de la liberté humaine, nous devons
condamner toute méthode de recherche qui, comme celle de Mill,
postule le déterminisme. Nous rédmrons à (/cu.r les rèijles de la décou-
verle : avoir le sens esthétique, et avoir le sens du progrès. Nous ne
prétendons pas ainsi être complet : nous voulons plutôt indiquer
l'esprit de notre méthode. Enfin nous ne voulons pas enseigner des
règles pratiques; on n'impose pas le génie. Celui qui nous aura
lu ne sera pas meilleur physicien; nous ne pouvons que répéter ce
que nous avons déjà dit à propos des principes : les vraies régies de
l'invention sont des prescriptions morales.
§ III. — Première règle de In logique inductive : le sens esthétique.
Il n'y a pas de vérité sans beauté. Tout le monde le sait. Les pre-
miers hommes ont sans doute connu le beau avant de songer au
vrai, et, dans la physique moderne, il est des approximations
lourdes et des exactitudes laborieuses où l'on refuse de recon-
naître le réel profond et le savoir définitif.
Un fait physique est beau de cent manières : par l'en-dehors qui
Tillustre (méthode stroboscopique, flammes de Kœnig, diapasons
de Lissajous, expériences de Tesla, expériences de cours en général);
— par l'unité de sa carcasse mathématique- (travail d'Ampère sur
les attractions des courants électriques, notion de tension superfi-
■cielle qui simplifie tous les problèmes de capillarité, pression osmo-
lique qui, introduite dans la loi de Mariotte, résume les lois de la
tonométrie, de la cryoscopie et de l'ébullioscopie); — par la sim-
plicité du calcul (valences et stéréo-chimie, ellipsoïde des élasticités
de Fresnel, qui ramène un problème du quatrième degré à un pro-
i)lème du second, surface isochromatique de Bertin et spirale de
diffraction de M. Cornu, qui résolvent graphiquement les plus longs
calculs de l'optique); — par la simplicité du doigté (expérience de
Clément et Desormes où le ballon laboratoire est son propre ther-
momètre, mesure de l'ohm par la méthode de M. Lippmann qui se
réduit à deux lectures, mesure, dans une chambre, de la vitesse de
lumière par la méthode de Foucault, travaux de M. Cernez sur la
surfusion, détermination optique du signe d'un cristal) ; — par la ren-
contre, dans le réel, de certaines formes mathématiques qu'on avait
définies d'avance sans aucun parti pris pratique (ligne de courbures
qu'on emploie en capillarité, équation de Laplace qui sert dans les
598 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
problèmes d'attraction newtonienne , surfaces des ondes, imagi-
naires applicables à la réflexion totale, formules exponentielles et
sinusoïdales qu'on rencontre à peu près partout); — par la solution
simple de problèmes industriels réputés difficiles (télégraphe, galva-
noplastie, photographie des couleurs, lumière électrique); — par
une utilité plus générale (synthèses organiques, analyse spectrale,
pesée d"une planète) ; — par certaines analogies imprévues icourbe
de M. Van der Waals, liquéfaction des gaz, expériences deDoppler-
Fizeau qui assimilent les vibrations lumineuses aux vibrations
sonores ; — par un imprévu poussé jusqu'au paradoxe (télégra-
phie sans fil, rayons X, interférences lumineuses); — enfin par le
mélange, en une foule de synthèses originales, de ces divers éléments.
Si nous accumulons cette variété de types et cette abondance
d'exemples, c'est qu'on méconnaît tellement le rôle de la beauté
dans la science qu'il est nécessaire de le signaler avec exagération;
c'est d'ailleurs une beauté de son ordre, qui étonnerait un homme
du monde et scandaliserait un artiste; car il est clair que la couleur
d'un appareil et l'éloquence d'un mémoire ridiculiseraient une loi
au lieu de l'enjoliver. Peut-être, en groupant ces documents épars,
arriverions-nous à formuler un petit nombre de règles; nous leur
donnerions pour titre : l'esthétique du laboratoire; elle risquerait
un peu de laisser échapper, entre ses formules rigides, ce qui fait
la science vraiment belle; la besogne n'en serait pas moins divertis-
sante : nous ne la tenterons pas; c'est de logique que nous nous
occupons. Nous nous contenterons d'une remarque capitale. A celui
qui regarde la science déjà faite, il semble qu'on pourrait effacer
cette beauté sans altérer la vérité qu'elle recouvre : la vérité paraît
belle par surcroît; vérité est le substantif, beau n'est que l'adjectif.
Mais il n'en est plus de même lorsqu'on observe la science qui se
forme. Les faits ne sont pas encore constitués. Le vrai est enfoui
dans la complexité de perceptions qualitatives ; aucune règle jyropre-
ment scientifique n'a de prise sur lui : c'est un instrument esthétique
qui le dégagera; entre le vrai ei le beau, il y a des rapports de matière
à forme. La recherche de la beauté est donc une condition de la science.
L'esthétique est un chapitre de la logique.
Nous donnerons deux exemples à l'appui de cette opinion.
Rien n'est plus compliqué que les mouvements des liquides chauf-
fés. On n'en a pas trouvé les lois définitives : les intégrations ne
sont pas toujours possibles et l'on a fait peu d'expériences. D'ail-
J. WILBOIS. — l'esprit positif. 599
leurs la formule de l'appareil, la distribution de la chaleur, la
viscosité du liquide, la durée de l'observation, sont autant de cir-
constances qui nous offrent des lois différentes. La confusion semble
inextricable. Le sens esthétique permet de le débrouiller. M. Bénard,
dans son très élégant travail sur « Les TuiirbUlons cellulaires dans
une nappe liquide propageant de la chaleur par conduction, en régime
permanent » % a montré qu'une mince nappe liquide, dont les deux
faces sont à deux températures fixes, se divise en prismes hexago-
naux parfaitement nets; l' expérience est belle; nous n'hésilons plus :
c'est dans ces conditions qu'il fallait opérer. Si plus tard la formule
mathématique des tourbillons de ces cellules nous semble longue
et disgracieuse, nous pourrons, d'après un autre idéal, changer les
conditions du phénomène; en attendant, cette beauté nous suffit.
C'est de la beauté visuelle; mais une beauté intellectuelle peut
nous guider aussi bien : c était V enveloppe du fait que nous cherchions
à rendre belle; nous pouvons chercher au contraire à rendre belle sa
formule. Nous développerons un peu plus ce second exemple.
On connaît la mesure de Vintensité g de la pesunieur par la méthode
du colonel De (forges, g est donné par la formule :
al- — a'T^ Tz^ , . .
; — =z— [a -\-a)
a — a g ^ ' '
OÙ T et T' représentent les durées d'oscillation d'un pendule
réversible autour de ses deux couteaux, a et a' les distances
de leurs arêtes au centre de gravité, et -z le rapport 3,14159265...,
de la circonférence au diamètre ^. Ou, du moins, g serait donné
par cette formule si les arêtes des couteaux étaient infiniment aiguës,
si l'on opérait dans le vide et si le support n'était pas entraîné par
1. Thèse, Paris, 1901.
2. Cf. Defforges, Sur t^intensité absolue de la pesanteur {.Jouimal de ]>hi/.dque,
1888, pp. 239 et suiv., 347 et suiv., 455 et suiv.).
On sait que la durée T d'oscillation d'un pendule composé est donnée par la
formule :
0
l étant la longueur du pendule simple synchrone (pendule formé d'un point
matériel pesant suspendu par un fil inextensible et sans masse, et qui oscillerait
dans le même temps que le pendule réel), iesl donné à son tour par la formule :
1=^ a-\ —
' a
k-, carré du rayon de gyration, étant une constante du pendule. Mais A-2 n'est
pas facile à déterminer. Pour connaître /, on fixe deux couteaux, arêtes en
regard, en deux points situés à des distances difTérentes a et a' du centre de
600 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
]es mouvements du pendule. Ce sont là des circonstances qu'on ne
peut ou qu'on ne veut pas réaliser. D'autre part, il est impossible
de dédaigner les imperfections de la méthode brute, car la sixième
décimale de g nous donne de précieux renseignements géologiques.
Il faut donc corriger longuement les observations pendulaires. Il y
aura trois corrections :
1° Corrections des couteaux;
2*" Corrections de Tair;
3° Correction des supports.
1° Correction des couteaux.
Le couteau de suspension se termine, à sa partie inférieure, par
une surface cylindrique plus ou moins régulière. La longueur du pen-
dule simple synchrone n'est plus exactement la distance des cou-
teaux (même dans le cas où [/. est nul). D'après une analyse que
nous ne reproduirons pas \ elle est à peu près :
gravité, et telles que l'oscillation ait la même durée, quel que soit le couteau
cjui supporte le pendule. La distance a + a' est facile à mesurer. On démontre
qu'elle est égale à /.
En réalité, on n'a jamais rigoureusement :
l^ a -\- a
c'est-à-dire :
A-2 = aa
mais :
k- = aa + V-
[ji étant une très petite quantité positive ou négative.
Donc, dans Toscillation autour du premier couteau
l =z a-\ ^ a-\- a 4--
dans l'oscillation autour du second :
l = a' -] — j ^ a -\- a' -\- -..
^ a ' 'a
a ' ' a
Dans les deux cas on a deux durées d'oscillation difTérentes:
0 y ^ "^ ( (1)
T'2 = — J a -4- fl' -(- -S I >
g \ ' ' a'f )
(X est inconnu et impossible à mesurer; nous l'éliminerons; multiplions l'avant-
dernière équation par a, la dernière par a', et retrancbons-les membre à mem-
bre; elles d(jnnent, après un calcul facile :
flT2 — a'T'2 t:^ , , ,, ,,,
; — — — a-r a') (2)
a — a fl
a et a' sont faciles à mesurer.
1. Journal de physique, 1888, p. 243.
J. WILBOIS. — 1. ESPRIT POSITIF. 601
0 étant le rayon de courbure, suppose constant, de l'arête, p est
très petit. Il semble ne dépendre que du couteau; mais il dépend
par là de l'ampliludo de l'oscillation, car le cylindre n'étant jamais
circulaire^ p représente une valeur moyenne ; et cette moyenne
varie avec les courbures extrêmes, c'est-à-dire avec les génératrices
du cylindre qui, au commencement et à la fin d'une oscillation,
sont en contact avec les supports. Abandonnons le pendule autour
de ses deux couteaux, en notant la première et la dernière ampli-
tude. Aux équations (1) nous substituerons des équations plus
exactes :
autour du premier couteau :
autour du second : ^ (3)
d'où, comme tout à l'heure :
ffT
11^1^' = Zi: (« ^ «') A _ pj^;\
a — a g ' \ a — a /
en supprimant, dans le second membre, les termes qui contiennent
les produits y-o ou uip', quantités négligeables à côté des quantités
petites a, p et p'. Nous éliminerons rinHuence des courbures, repré-
sentée par le terme inconnu p — p', en échangeant les deux cou-
teaux. On a, en faisant osciller le pendule autour du second couteau
enchâssé dans la monture du premier, et cela dans les mêmes limites
d'amplitude que la première fois :
T.' = f(« + «' + 3)('=^) ]
et, autour du premier couteau : > (5)
d'où :
u — a g ^ ' ' \ ' a~a J '
Si nous ajoutons, membre à membre, les équations (4) et (6), le terme
9 — p'
7 disparaît, et il vient
a
«T,- — «'Ti'- + aT.,- — a'T.,'-
= 2l-{a + a') (7)
a — a y
équation où tout est connu, excepté g, et qui remplacera l'équa-
tion (2).
602 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Jusqu'ici toutes les corrections ont été imaginées avec un scru-
pule mathématique. Notons cependant que les conditions de l'expé-
rience (réversion, échange des couteaux, limites d'amplitude) dépen-
dent des équations qui les traduisent, puisque c'est une élimination
algébrique qui nous a suggéré la méthode d'élimination physique.
Si donc des raisons esthétiques s'introduisaient, tout à l'heure, dans
des formules semblables, elles s'introduiraient par elles dans les cir-
constances matérielles de la mesure. C'est précisément ce qui arriver a.
2° Correction de l'air.
L'air agit de plusieurs manières sur le pendule : nous en connais-
sons trois :
a. Il lui fait perdre de son poids, comme il arrive à tout corps
plongé dans un fluide (principe d'Archimède).
b. Il oppose une certaine résistance à ses mouvements.
c. Il adhère au pendule et est entraîné avec lui, si bien que la
masse du pendule doit être augmentée de la masse, constamment
variable, de ce gaz plus ou moins adhérent.
Il serait très difficile et tout à fait illusoire de traiter par le calcul
l'effet de ces influences complexes. On l'a tenté ^ ; mais, pour arriver
à des équations maniables, il faut tellement simplifier les données
du problème que cette analyse ressemble plus à une virtuosité d'algé-
briste qu'à une description du réel. Mais nous pouvons penser que
la présence de l'air modifie la longueur du pendule simple synchrone
et essayer une formule analogue à la précédente. Le triple etfet de
l'air accroît / de - , comme la courbure des arêtes l'avait diminuée
a '
de£ . Qu'on ne cherche pas, par une remarque facile, à justifier cette
décision; qu'on ne dise pas que l'action de l'air est d'autant plus
petite que la longueur a est plus grande, puisque la force principale,
la pesanteur, agit, en quelque sorte, au bout d'un bras de levier plus
long. Rien n'est moins évident que ces raisonnements simples, et la
symétrie du calcul est le vrai motif du choix de cette correction.
Nous remplacerons donc les équations (3) par :
(8)
1. Journal de physique, 1888, p. 247.
J. "WILBOIS. — L t;si'un rosniF. 6ua
et l'équalion (4) par :
a — a g \ a — a ) ^ '
Nous ne connaissons ni s ni s'; il dépend de la forme extérieure du
pendule lorsqu'il est suspendu par le premier couteau et de l'ampli-
tude des oscillations dans la série que représente la première des
équations (8). Il ne dépend de rien d'autre. De même s'. Mais si nous
faisons le pendule symétrique dans sa forme extérieure (pendule ayant
même forme apparente, qu'il soit suspendu par le premier ou par le
second couteau; un poids intérieur écartera le centre de gravité du
centre de ligure), et, si les deux observations précédentes sont faites
dans les mêmes limites d'amplitude, t et s' sont égaux, l'équation (9)
sera identique à l'équation (4) et la réversion aura éliminé l'influence
de l'air. iMais, si cette influence ne peut pas être représentée par le
terme - , elle ne pourra pas être corrigée non plus par la méthode
précédente : nous observerons un fait, c'est entendu, mais un fait
qu'il ne pourra peut-être pas généraliser. La réversion, l'échange
des couteaux, les limites d'amplitudes, la forme du pendule, toutes
les circonstances du fait dépendent d'une préoccupation esthétique :
c'est l'harmonie des calculs qui a fixé à la fois les conditions de la
mesure et la formule qui la traduit.
3" Correction du support.
La même harmonie nous guidera dans la dernière correction. Une
analyse, qui ne peut trouver place ici', a montré que, par suite
de l'oscillation du support, la longueur est accrue d'une certaine
quantité, et qu'on dit remplacer l'équation (9) par l'équation :
„T,2 _a'T/_^^u^ ,Vl -i^lp; + A:^) (10)
a — a ij '\ a — a a -\- a
Mj désignant la masse du pendule et tj un certain coefficient très
petit, caractéristique du support. Cette analyse, il est vrai, est très
incomplète : elle néglige la masse du support et suppose qu'il n'y a
pas de différence de phase entre son mouvement et celui du pen-
dule; on ne peut donc en accepter les résultats comme des vérités
intangibles. Mais la correction qu'ils suggèrent est toute pareille à
celles que nous avons déjà employées et l'élégance de cette analogie
suffit à nous les imposer.
1. Journal de physique^ 1888, p. 355.
604 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Pour éliminer le terme en r,, nous nous servirons d'un second
pendule, de longueur différente, symétrique extérieurement, et que
nous suspendons au même couteau. Nous le ferons osciller deux
fois et nous aurons :
iït|l: = 'J(» + .,(,-»-^,+ A^L) iu,
(Mj masse du second pendule, b et b' distances des couteaux à son
centre de gravité). Retranchons, membre à membre, les égalités (10)
et (11), il vient :
a — a' b — b'
: — [a + rt' — (6 + 6' p — p — ■ — ' — i— S-7
+ — r,(M, — M.,)
g
Cette soustraction éliminera ç, ;' et v) si les coefficients de ç — ;' et de v)
sont nuls. Le premier est nul si :
a 6
a' 6'
le dernier si :
M, = M,
Nous sommes ainsi conduits au dernier perfectionnement. Nous
ferons osciller autour des mêmes couteaux deux pendules de même
poids, de longueurs différentes, symétriques extérieurement et dont
les centres de gravité sont semblablement placés par rapport aux
arêtes des couteaux. La formule qui donne g est alors :
aJl — oTY^' 6T,2 — 6'T.;i "' r , ' /; , ^m ^•}^
a — a b — 6 9 \ i /j \ i
C'est la formule définitive. Comme tout à l'heure, elle détermine les
circonstances qui l'accompagnent, au lieu de se mouler sur elles.
Nous venons de suivre la genèse d'une expérience de précision;
cette précision nous soumettait à plusieurs perturbations : il fallait
les éliminer dans nos calculs : mais il fallait d'abord les fixer par
nos recettes; la simplicité des uns a imposé le choix des autres; la
beauté a informé la vérité.
Ces deux exemples nous imposent la même conclusion : le sens esthé-
tique a un rôle fondamental dans la constitution des faits.
On nous reprochera peut-être d'avoir choisi ces exemples, par
amour du paradoxe, parmi de singuliers travaux dont les auteurs
n'ont pas l'esprit scientifique. J'admire vraiment ce que le public
J. WILBOIS. — l'espiut positif. 60:v
appelle « esprit scientifique ». Il semble qu'il entende par là un
esprit de passivité devant une défilade de schèmes. Il a rencontré
ridée chez un commentateur de Bacon : il la respecte parce qu'il la
trouve moderne; il y tient aussi par peur de Va priori; et, au nom
de cet a priori d'un autre ordre, il se donne le droit déjuger tous les
progrès de la physique. Mais je ne vois qu'une définition possible de
l'esprit scientifique : c'est l'esprit des savants. Or beaucoup procè-
dent comme j'ai dit. Non pas tous; et c'est pourquoi l'esthétique
n'est pas toute la logique; mais ils sont assez pour faire corps.
Qu'on lise dans ses détails la mesure de la vitesse de la lumière ou
de la densité de la terre. Je sais qu'on me citera cent faits qui
prouvent le contraire. Mais aura-t-on compris leur développement
total? Sera-t-on remonté jusqu'à la sourde inspiration qui en a
préparé le plan? Ne s'est-on pas contenté de voir une fin d'expérience,
alors qu'une esthétique inaperçue avait depuis longtemps créé cette
vérité qui nous semble maintenant s'imposer comme un coup de
poing? Du reste, l'esprit scientifique, tel qu'on l'entend, ne peut s'ap-
pliquer qu'au déterminé. Mais nous avons vu que l'exactitude dissout
la détermination. Il faut donc repréparer les choses à subir l'esprit
scientifique. Il ne se suffit pas. D'autres tendances doivent le pré-
céder. L'art s'offre : on en profite. Trouvez mieux.
Une autre objection semble plus solide. La voici. On nous accorde
qu'avant de constater un fait, il faut le constituer. On reconnaît qu'il
n'y a pas de critères extérieurs. Mais on trouve que notre thèse est
un peu vague et que le mot esthétique est impropre. On propose
donc deux règles, à la place de notre intuition du heau :
1° On constitue un fait par analogie avec des faits connus.
2" On constitue un fait de la manière la plus simple possible.
Ainsi M. Bénard s'est arrêté à ses cellules par imitation des cel-
lules animales, et le colonel Defforges n'a cherché que de la sim-
plicité dans ses formules. Bien d'autres faits, dit-on, confirment ces
deux lois. Dans l'action du cyanogène sur l'eau, on a dédaigné,
comme un composé accessoire, l'oxalate d'ammoniaque formé, et on
a fixé par un alcali, sous forme de cyanate, un corps instable qu'on
trouvait important. Pourquoi? Pour rapprocher le cyanogène du
chlore. Coulomb, pour étudier l'attraction électrique, a pris de
petites boules, opéré très vite et négligé le diélectrique. Poiirquoi?
Par besoin de simplicité. Le raisonnement par analogie est un abus
de la première règle, et la seconde, devenue la croyance à la sim-
606 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
plicité de la nature, a été la féconde erreur des contemporains de
Galilée. Le respect de l'analogie et le respect de la simplicité
seraient donc les vrais mobiles de la découverte, et le sens du
beau qui les résume ne leur donnerait qu'une unité factice. Cette
objection n'est du reste qu'une demi-critique et elle prétend moins
combattre notre thèse que la compléter.
Certes, lorsqu'on écrit sur l'invention, on a grande tendance à
prouver qu'on sait inventer soi-même : on craint d'être pris pour
le critique qui dogmatise parce qu'il ne peut créer; et l'on serait
heureux d'attacher son nom à des règles aussi sûres que la « loi
d'analogie » et la « loi de simplicité ». — Ces lois ne sont pas
inexactes : on pourrait même en décréter beaucoup d'autres sans
épuiser le mobile de l'invention et sans en restituer les nuances.
Mais nous soutenons que la précision qu'on leur prête est une
précision toute didactique, et que, loin d'être les éléments origi-
naux dont le sens esthétique serait l'artificielle synthèse, elles ne
sont que des êtres de raison découpés dans cet instinct du beau
qui les précède et les vivifie. Nous allons expliquer ces deux
réponses.
D'abord ces deux régies sont moins précises qu'elles ne paraissent.
Qu'est-ce en efTet que la simplicité et l'analogie dont on parle? C'est
par analogie, nous dit-on, que nous admirons les cellules hydro-
dynamiques. Moi, je les admire pour la simplicité de leur réseau
régulier. On ne voit que de la simplicité dans la mesure de g :
moi, je trouve que c'est l'analogie des trois formules de correction
qui est le nerf de la méthode. Reprenons de même les deux autres
exemples. Nous aurions pu, d'avance, assimiler le cyanogène aux
nitriles; l'oxalate d'ammoniaque aurait été le produit caractéristique
de la réaction de l'eau, et l'expérience aurait confirmé le second
rapprochement comme le premier. La force à distance était une
idée simple pour Coulomb, elle ne l'était pas pour Faraday; l'un
expérimentait avec de petits conducteurs dans un milieu indifférent,
l'autre employait une diélectrique variable et de larges condensa-
teurs : et la simplicilé qu'ils ont tous deux suivie les a menés en
des chemins différents. Il y a une foule de manières de comprendre
l'analogue et le simple : il faut montrer pourquoi on n'en choisit
qu'une seule. « Analogie » et « simplicité » sont des idées dont le con-
tenu varie avec chaque homme et qui se fondent l'une dans l'autre.
Elles n'ont de net que leur nom. A quoi bon dès lors les nommer?
J. "WILBOIS. — i.i;spiur l'osnii'. 607
Mais quelque chose les domine, et pousse tous les inventeurs avec le
même élan. Je dis que c'est le beau, le beau sans détails, dans ce
qu'il a de spécifiquement beau. Pour remarquer ce caractère commua
à toutes les recherches, il faudra changer notre point de vue, passer
de l'objet au sujet, abandonner la diversité des faits pour l'unité
des attitudes, suhsttlncr à la critique de la science la psychologie du
savant.
Qu'on songe à l'élaboration d'une recherche physique. Le physi-
cien a trouvé en gros son sujet. Il a construit un appareil. Il a fait
quelques mesures. L'appareil ne fuit pas et les nombres sont exacts.
Cependant il n'est pas content. Une inexprimable gène le sépare
de son travail; il ne le trouve pas sympathique; c'est un étranger;
il finit par le prendre en grippe. Il vient en retard au laboratoire;
il travaille à contre-cœur; il cherche des distractions; il rêve. Il y a
une roue dont le grincement l'agace; il y a un gros tube qu'il n'ose
briser, mais qu'il voudrait bien voir se casser tout seul. Puis, un jour,
il abandonne tout, et il va flâner dans les laboratoires voisins, sans
réfléchir, cherchant l'inspiration au milieu de la verrerie, des étuves
et du mercure. Et, tout à coup, il trouve; il ne pourrait dire com-
ment tous ces spectacles mêlés ont travaillé au fond de son souvenir :
de leur élaboration imperceptible et continue une nouvelle méthode
est sortie, harmonieuse, attendue, définitive. Il court à son labora-
toire. En deux jours, il reconstruit l'instrument qu'autrefois il avait
mis plus d'un mois à assembler pièce à pièce. La première fièvre
commence. Combien d'idées passent à travers ces morceaux de
métal, combien que l'expérience rejette! Sur un coin de papier, sur
un revers de filtre, voici des formules, des courbes, des chiffres, des
ébauches de lois, des commencements de théories, des hypothèses
transformées et reprises, toutes hardies, incomplètes, hâtives, ratu-
rées, absurdes, profondes ou cocasses, toutes belles par quelque
côté. Toutes sont démenties. Une retouche les corrigerait, mais elle
les alourdirait aussi, et il veut que le résultat soit beau comme la
méthode. Mais enfin, ses expériences et ses projets se modifiant les
uns les autres, il s'attache à une idée, assez vague d'abord pour
n'être pas infirmée par les observations prochaines, et pour porter
en même temps toutes les beautés dans son mystère. Il la développe.
Il colore les expériences qui l'établissent. Ses propriétés disgra-
cieuses, il ne les vérifie même pas. Peu à peu, elle devient pour lui
la totalité du monde. Il ne dort plus pour elle. Il a des yeux un peu
608 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
fous. 11 marche seul. Un ami le traite d'esthète : il prend le mot
pour une insulte : « Non, je ne cherche que la vérité : la preuve,
c'est que je fais des fautes de français ». Cependant il rencontre des
ingénieurs, des linguistes, des statisticiens et des juges qui cherchent
la vérité aussi, et il devine vaguement que cette vérité a un autre
costume et qu'eux ne sont pas de la même race que lui. Il ne
goûte plus les tableaux, ni les opéras qui lui plaisaient autrefois : son
esthétique a changé depuis qu'il voit l'univers à travers cette obses-
sion nouvelle. Il admire mieux les savants, mais il les aime moins
qu'auparavant; Newton et Carnot étaient pour lui de beaux génies :
il ne parle plus à présent que de génies puissants, gigantesques et
prodigieux : le mot beau est réservé. Il est orgueilleux, non de lui-
même, mais de son œuvre : c'est un orgueil d"amoureux. 11 est
chaste; et pourtant une longue abstinence l'environne de désirs
inaperçus, à la fois très proches et très lointains, presque irrésistibles
et tout à fait indifférents, comme si, par une étrange conservation
des énergies, la sensualité physique s'était transformée en sensua-
lité spirituelle, et comme si la découverte était un assouvissement.
Puis l'œuvre s'achève. Il en parfait les derniers détails. Il en écrit
les dernières pages. Il est devant les mêmes objets et dans la même
solitude où il a vécu des heures admirables. Mais tout lui parait
changé. Il n'éprouve pas cependant la lassitude d'une fièvre tombée.
11 ne sent pas la monotonie d'un long travail. Il ne goûte pas la
solennité du renom qu'il se prépare. Il ne remarque pas qu'il a bâti
quelque chose. Il sent seulement le vide de quelque disparition. C'est
l'exquise tristesse des dernières notes d'une belle musique et des
dernières heures passées devant un paysage cher. Il s'attarde à ces
lignes suprêmes comme on s'attarde à des adieux, et il lui semble
qu'entre les formules écrites il abandonne pour toujours quelque
chose de sa jeunesse.
Telle est l'histoire de toute œuvre scientifique. Nous ne l'avons
ni inventée ni surchargée. Elle ressemble beaucoup à Vhisloire d'une
œuvre dart. Les romanciers et les compositeurs ont des souvenirs
analogues '. En tout ordre de chose, la découverte est une étreinte
de la beauté. Mais nous avons vu, en analysant le fait de science
dans ce qu'il a de plus objectif, qu'il contient quelques élément s
1. On en trouvera dans le livre de M. Paulhan, Psychologie de V invention,
Paris, Alcan, 1901.
J. WILBOIS. — i.'kspuit positif. 609
de simplicité ou d'harmonie. Éclairons maintenant la nature du
fait par la vie de l'auteur. // nous faut reconnallre que cest le même
mobile qui s'épanouit en émotion dans une âme et qui se précise, dans
les choses, en harmonie et en simplicité. Il ne faut donc pas chercher
autre chose que le sens du beau pour expliquer celte première
démarche de l'invention. Mais si la découverte est une création,
— un poème, — il ne faut plus y distinguer psychologie et science.
Le fait ne préexiste pas au savant. Le but n'est pas indépendant
du chemin. Si la beauté est dans Vinvenlion, die est aussi dans la
vérité; et nous pouvons répéter ici, dans un sens un peu différent,
celte phrase profonde de M. Lachelier : « Ne craignons pas de
dire qu'une vérité qui ne serait pas belle ne serait qu'un jeu logique
de notre esprit et que la seule vérité solide et digne de ce nom,
c'est la beauté '. »
Toutefois, ce sens esthétique ne suflit pas à l'achèvement de la science.
On se sert, pour fixer le donné, d'une multitude d'autres intuitions.
11 n'est pas nécessaire de savoir beaucoup de physique pour le
reconnaître. On aurait pu du reste le deviner. Un fait est beau parce
qu'il est parfait. L'unité des détails, la singularité du problème
résolu, l'imprévu de l'expression, en font une pièce unique, qui
porte, en chacune de ses parties, la touche originale et comme le
style de son auteur : il n'a pas besoin de la signer : on le recon-
naîtra. Celle personnalité de l'œuvre la détache du reste de la
science. Elle est en dehors du courant des grandes lois. Elle e?t
peut-être pleine d'erreurs systématiques. Ces erreurs sont toujours
le prix d'une régularité trop cherchée. On le saura si elle se géné-
ralise mal. On peut le craindre déjà : elle se tient trop bien pour
tenir au reste de la physique : elle doit être stérile comme tout
égoïsme, imprévoyante comme toute coquetterie, fragile comme
toute beauté. La beauté ne peut donc fonder qu'une vérité provi-
soire. Jl faut ajouter au sens esthétique une intuition qui permette à
un fait de s'insérer dans la vie de la science et de se développer avec
elle. C'est ce que nous nommerons le sens du progrès.
§ IV. — Seconde règle de la logique induclive : le sens du progrès.
La science a une histoire. Tout le monde en est convaincu. Mais
on croit que c'est Thisloire d'une conquête où l'on ne recule jamais,
1. Du fondement de l'induction, 3" édition, Paris, Alcan, 1898. p. 83.
Hev. meta. t. IX. — 1901. 41
610 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
et Ton regarde comme définitives les capitulations des choses. C'est
une opinion inexacte. Aucun fait de science n'est définitivement
acquis. Il y a une critique scientifique comme il y a une critique cVart.
Seulement ce sont les savants eux-mêmes qui s'en chargent K Toute
expérience nouvelle est discutée en détail. Pour s'en convaincre, il
suffît de lire les « Comptes rendus de l'Académie des Sciences » . C'est
souvent une longue polémique. On en retrouve quelques traces dans
les manuels de physique -. L'histoire des mesures de l'intensité de
la pesanteur, de la vitesse de la lumière, de la valeur absolue de
l'ohm, en est la preuve. — Un premier observateur a donné un
nombre. On analyse de nouveau le principe de sa méthode; on
découvre une cause d'erreur dont il n'avait pas tenu compte, on la
calcule; et on l'ajoute à son résultat : correction purement algé-
brique. Mais bientôt on crilique les conditions matérielles qu'il a
choisies, la fabrication d'un corps, l'isolement d'un fil, la statibilité
d'un support; on recherche, dans un musée, certaines parties de
ses appareils, on les étudie de nouveau, et on arrive à une deuxième
correction, qui serre de plus près la réalité. Cependant on ne connaît
pas tous les éléments de la première mesure; l'auteur n'a pas
détaillé toutes ses recettes; il n'a pas noté les variations de l'atmos-
phère; la précision a augmenté depuis son époque; on ne peut plus
corriger à distance. On refait alors, avec une nouvelle méthode,
toutes les observations : c'est une troisième phase de la critique.
Et l'on recommencera, à propos de ces dernières mesures, ce que
l'on vient de faire à propos des anciennes. — H y a donc, en phy-
sique, un remaniement incessant des faits. Mais le public ne le
remarque pas, et son incompétence forme autour de cette crilique
une sorte de secret professionnel.
Voilà du scepticisme, diront quelques personnes. — Ce serait du
scepticisme s'il s'agissait des faits du sens commun. Dans l'ordre
du sens commun, les faits sont le premier élément de la connais-
saïuje, et, si l'on ne peut s'y tenir, à quoi pourra-t-on croire? Mais
on n'a pas le droit de raisonner ainsi en physique. Le sens commun
est stable, la science progresse; le sens commun a les mêmes habi-
1. Bien entendu, il ne s'agit pas de la Critique des Sciences, entreprise, depuis
(juelques années, par des philosophes.
2. ConsuUer aussi les Mémoires publiés pat la Société française de physique
(notamment les Mémoires relatifs au Pendule) et, parmi les liapports présentés
au Congrès international de Physique de l'JO», ceux de MM. Benoist, Guillaume,
Cornu, Bovs.
J. WILBOIS. — l'esprit positif. 6U
tudes et la même acuité depuis cent ans; la science répond à des
sens et à des besoins qui se développent chaque année : les faits de
sens commun sont isolés les uns des autres : le progrés de la science
est au contraire une sorte de trame h laquelle on peut suspendre
les faits. Mais cette trame n'est autre chose que le développement
d'un principe. On peut donc, en physique, douter des faits, sans
douter de tout. C'est aux principes que s'attache le dogmatisme.
Mais on ne peut croire aux principes que comme on croit aux mou-
vements : en marchant. Le savant ne regarde pas le progrès, il y
participe. Il n'a pas la connaissance du devenir, il en a le sens.
Ce sens du devenir^ — ou sens des principes, ou sens hislorif/uey peu
importe, — est donc enfin le principal inslrumenl des découvertes pkysi-
([ues. Nous allons expliquer son emploi.
Nous savons qu'on ne peut trouver un fait sans un principe pré-
conçu. Sans un principe, un fait n'est qu'une perception informe.
Mais un principe n'est jamais universel ni infiniment précis; en
1901, il est limité en extension et en exactitude; et sa limite laisse
en dehors de la région connue le fait qu'il est destiné à mouler. Le
donné et le principe sont donc, à la veille de la découverte, deux
indéterminés dont le contact doit faire surgir une détermination.
Gomment faire? L'entreprise semble impossible. Elle le serait si le
principe et le donné étaient deux puissances immobiles. Mais on
peut augmenter l'activité du principe en voyant en lui, non une
vérité en arrêt, mais une pression qui tend à se répandre, en étudiant
moins son aspect présent que la direction de son développement
antérieur, en cherchant, par un sens spécial, à le prolonger dans
l'avenir, et le fait se précisera à l'appel de ce progrès comme ces
liquides sursaturés qui cristallisent au contact des mouvements qui
les traversent.
Nous avons déjà donné quelques exemples de celte méthode. Nous
avons vu ' que le fait de la chute d'un corps et le fait de V accélération
séculaire de la lune n'ont pas, par eux-mêmes, d'individualités:
mouvements sans horloges, phosphorescences insaisissables, chan-
gements qualitatifs, changements universels, il fallait au moins un
principe, le principe de l'inertie, pour en faire des faits scientifiques.
Pourtant on ne s'est pas servi du principe tel qu'on le connaissait
alors, mais tel qu'on voulait qu'il fût demain; ce n'est pas son état
1. Revue de Métaphysique et de Morale, mars 1901, pp. 1S7-1S9.
612 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
présent qui a servi d'emporte-pièce pour isoler les faits; c'est son
état futur que la seconde vue de l'inventeur a superposé à la réalité,
comme un canevas tendu à V arrière-plan de l'avenir.
Il y a en physique une loi célèbre, la loi de Mariolte-Gaij- Lussac .
On l'écrit :
PV = RT.
P est une pression, V un volume, T une température absolue,
R un nombre. Pour certains gaz, dans certaines conditions, comme
l'air ou l'hydrogène aux environs de la température ordinaire et de
la pression atmosphérique, on peut trouver facilement une défini-
tion de P, de V et de T qui satisfasse à la loi. La formule est trop
commode pour qu'on ne cherche pas à l'appliquer à d'autres corps.
D'autre part, les lois de Raoult nous apprennent à mesurer les
poids moléculaires de substances dissoutes; mais les poids molé-
culaires n'ont été définis que pour les substances gazeuses ; voilà donc
une analogie, encore vague, entre les gaz et les dissolutions. Ainsi
la commodité du calcul et les indications de la nature, ce qu'il y a
de subjectif et d'objectif dans la loi de Mariotte-Gay-Lussac, nous
invitent à la fois à l'étendre au cas des solides dissous. Essayons.
Voici une lampe, un vase, de l'eau et du sucre. Il y a là de quoi
faire un fait, il n'y a pas un fait encore. La loi m'aidera à le con-
stituer. Elle me poussera à définir une propriété du sucre mesurée
par le même nombre que la pression d'un gaz. Pour cela, je placerai
la dissolution au contact d'une certaine paroi, dite paroi semi-per-
méable, je n'emploierai que certains dissolvants, je n'étudierai que
les solutions suffisamment diluées, enfin je prendrai toutes les précau-
tions nécessaires pour que la formule des gaz parfaits s'applique
aux « pressions osmotiques ». La nature favorise nos essais, mais
la loi a sollicité la nature. Cependant ce n'est pas la loi, en tant
que régie universelle, que j'ai combinée au donné puisque, avant
cette expérience, elle ne s'appliquait qu'aux gaz; c'est la loi, en tant
qu'inachevée et mobile; c'est moins la loi elle-même que son pro-
grès '.
1. On pourrait donner aussi, comme exemple de la même rëgle, l'extension de
la formule de Newton f = k -—r aux attractions électriques. La formule a
attiré autour d'elle les circonstances des mesures de Coulomb. Nous avons
déjà cité cet exemple dans le paragraphe du •• sens esthétique •>. On voit par là
la plasticité des règles de notre logique, puisque deux d'entre elles, appliquées
au même phénomène, le déterminent de la môme manière.
J. WILBOIS. — l'kspuit positif. 613
11 est une classe de travaux où ce sens du progrès est particulière-
ment fécond. Cesl le choix des unih^s. Nous ne pouvons qu'indiquer,
en quelques mots, les grandes lignes de ce sujet qui exigerait, à
lui seul, une longue étude. — Il est évident qu'il n'y a pas, dans la
nature, d'étalon absolu, ni de longueur, ni de temps, ni d'électricité,
ni de chaleur. Sera fixe, dans un phénomène, l'élément que nous
déclarerons fixe. Décret légitime, parce qu'il est nécessaire. Nous
pouvons prendre, comme unité de longueur, la longueur d'une barre
de platine ou la longueur du pendule ([ui bat la seconde à Paris;
avec le temps, les deux grandeurs varieront l'une par rapport à
l'autre; mais nous ne pouvons pas dire (ju'aucune des deux soit
fixe absolument. — La construction d'une unité est une besogne
aussi importante que l'observation d'un fait : les étalons sont ce
qui tient le plus de place dans un appareil, et leur étude est ce qui
demande le plus de temps dans une expérience. — Eh bien, ce
qu'on regarde comme fixe, dans la constitution d'une unité, c'est
une grande loi. Nous avons vu que la constance de la pesanteur,
puis la loi de Newton, ont servi à déterminer l'unité de temps '. On
détermine l'unité de longueur parle principe des ondes *. On prend
une unité d'intensité électrique qui vérifie la loi de Laplace, et une
unité de force électromotrice qui satisfasse à la loi de Ohm ^ La
mesure des températures, par le thermomètre à gaz, respecte la
loi des gaz parfaits, et Lord Kelvin a proposé une échelle de tempé-
rature fondée sur le principe de Carnot *. — La loi, dans ces cir-
constances, semble moins une loi qu'une définition. Mais c'est une
apparence incomplète. La formule de la loi est seule définitive. La loi
tient à toute la science : elle renferme ainsi une foule d'éléments
inaperçus : sa formule n'a pas de sens sans les conditions qui
l'expliquent; elle n'a pas plus de sens que le taux d'une rente dont
on ignore le cours. Mettre au contact d'un phénomène l'étalon con-
struit au moyen de celle loi, c'est mettre la loi qu'il renferme en
présence de conditions nouvelles : c'est l'étendre , quoiqu'on soit
sûr du succès de cette extension, et quoique, verbalement, on ne
la remarque pas. En faisant d'une loi l'élément d'une unité, on lui
1. Revue de Métaphysi/jun et de Morale, mars, 1901, pp. 1ST-Ib9.
2. lùid., p. 165.
3. Bibliothèque du Congi'ês international de philosophie de 1.900. Tome III,
pp. 6"o-676.
l. lôid.. p. 6o3 et p. 074.
614 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
donne un caractère officiel qui la place au-dessus des vérifications;
mais elle peut s'enrichir encore à travers tous les faits où elle entrera
comme juge. C'est donc bien le désir de généraliser certaines lois qui
guide les savants dans le choix des unités.
Il est clair que le sens du progrès n'est pas le facteur de toutes
les découvertes. Il a son heure et sa matière, comme le sens esthé-
tique a les siennes. Malgré ces restrictions, ceux qui n'ont pas pra-
tiqué la physique auront quelque peine à refuser l'autonomie aux
faits et surtout à les subordonner à quelque chose d'aussi fuyant
qu'une tendance ou qu'un progrès. On nous présentera donc quel-
ques objections dont l'examen nous permettra de préciser notre
thèse générale et d'en fixer les limites.
i° Dans une foule de cas, dira-t-on, c'est comme vérités éternelles
que l'on emploie les principes. Ainsi on ne cherche pas à développer
les principes de la mécanique quand on les applique aux attractions
électriques. — C'est vrai, mais les mesures électriques permettent
d'étendre d'autres principes, le principe de la conservation de
l'énergie, par exemple. Dans ces observations, les deux sortes de
principes ne jouent pas le même rôle : le principe de la conservation
de l'énergie est, pour ainsi dire, un être adolescent : c'est sur son déve-
loppement que se concentre toute la pensée du physicien; les prin-
cipes de la mécanique se sont desséchés par un plus long usage, et
c'est leur squelette qui sert d'ossature aux faits. Mais ils ont été
vivants, au temps de Kepler ou de Galilée. — Nous ne dirons donc pas
que les principes sont toujours fixes, parce que, dans quelques cir-
constances, on s'en sert comme tels ; nous rechercherons au con-
traire les faits, très nombreux aussi, où ils interviennent par leur
mobilité.
2° Quelques faits, dira-t-on encore, n'ont aucun prolongement
dans l'avenir. Celui qui mesure la chaleur de formation du chlorure
d'éthyle ou l'ascension droite de Yega n'a aucun souci de l'évolu-
tion des principes. — C'est exact. Aussi ne prétendons-nous pas que
le sens du progrès soit celui de tous les chercheurs. On ne s'en sert
que dans les grands faits, ceux qui sont révélateurs d'une grande
loi. Les petits sont des conséquences d'un principe, mais ils ne réa-
gissent pas sur lui; il les laisse tomber, ils ne le soutiennent pas.
Ces faits n'ajoutent vraiment rien à la science; ils l'étaient seule-
ment. Les grands faits ont au contraire avec le principe un contact
plus prolongé. Si le principe est une courbe et si les faits sont des
J. WILBOIS. — j.'ksimut positif. 615
tangentes^ 1rs faits significatifs sont des tangentes d'osculatinn . Les
premiers faits sont des instantanés; les seconds durent plus long-
temps ; les premiers sont parfois brusquement abandonnés, à chaque
accroissement de précision et à chaque complication des procédés;
les seconds survivent à la variation des méthodes, parce qu'ils les
ont, en partie, inspirées; il ne faut donc pas s'étonner qu'on puisse
découvrir les uns sans avoir le sens du progrés, et qu'il l'aille, au
contraire, pour saisir les autres, les suivre dans leur durée.
3^ Enfin on allègue l'opinion des savants. Ils croient au fait, dit-
on, comme le vulgaire à un objet; et c'est naturel, car, s'ils rédui-
saient la vérité à l'acte de la rechercher, ils trouveraient dans ce
subjectivisme assez de découragement pour abandonner leurs recher-
ches. — Examinons d'un peu plus près cette psycliologie : ce sera
un complément aux quelques notes que nous avons prises sur
l'esthétique du physicien.
On commence tout travail de physique par une étude historique.
On apprend « ce qui a été fait sur la question ». Non pas simple-
ment pour connaître les points acquis et ne pas risquer de les
découvrir de nouveau. Plutôt pour voir dans quelle direction la
science est orientée par ses derniers succès. Toute expérience est
incomplète. Toute loi n'est vérifiée qu'à peu près. Mais, en ouvrant
ce hiatus, la science nous indique elle-même le moyen de le combler.
Le rapport des unités électriques est représenté par le même nombre
que la vitesse de la lumière : c'est une invitation à mesurer la vitesse
de l'électricité. On trouve, comme pour la lumière, 300. OOU kilo-
mètres par seconde. C'est un encouragement à chercher de nou-
velles analogies. Les propriétés des surfaces capillaires varient con-
fusément au contact des impuretés ; mais il y a un lien entre les
actions de contact et les manifestations électriques : on est ainsi
amené à fonder l'électro-capillarité. Dans tous les phénomènes il y
a des courbes dont l'extrémité s'infléchit : il s'agit d'en prolonger
la courbure. Le passé nous renseigne par ce qu'il nous annonce.
Rien ne sert au physicien d'en enrouler le développement en une
bobine qu'il puisse tenir en main; il faut au contraire le laisser
tendu vers l'avenir; c'est par cette connaissance du passé qu'on est
vraiment de son époque; l'érudit est un dictionnaire sans date; on
n'est de son temps que si on cherche à le précéder.
Puis il faut « respirer l'atmosphère d'un laboratoire », il faut
« être d'une école », il faut « entrer dans la tradition ». Tout le
-616 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
monde répète ces conseils, sans en comprendre loujoui's la valeur.
Tous trois ne sont efficaces que parce qu'ils nous placent dans
l'histoire. — Dans tous les coins d'un laboratoire, plusieurs savants
essaient de nouveaux appareils et de nouvelles méthodes; l'un est
électricien, l'autre opticien, l'autre chimiste; chacun raconte les
succès de ses tentatives et chacun applique à ses propres recherches
des procédés qui ont réussi près de lui; le résultat des uns est ten-
dance pour les autres; chaque science entraîne la science voisine;
mais ce n'est possible que dans un laboratoire, parce que là seule-
ment, on a pleinement conscience de la pénétration mutuelle de
toutes les parties du savoir. — Une école n'est pas un groupe
d'élèves ou d'admirateurs qui apprennent docilement à imiter le
coup de main du maître ou qui complètent, par des mesures de
détail, une doctrine définitive; on n'est vraiment chef d'école que si
on sait remplacer les idées rigides par des directions assez imprécises
pour être générales et fécondes; et Ton n'est vraiment un disciple
que quand on est un maître en détail. Ce n'est pas la communauté
des croyances qui groupe les membres d'une même école, c'est le
parallélisme des recherches. — La tradition enfin n'est pas une col-
lection de recettes transmises avec vénération, comme, à l'Odéon,
les gambades du temps de Molière; si la tradition n'était pas autre
chose, il vaudrait mieux l'écrire ; on l'a toujours opposée à l'écriture ;
elle n'est fidèle au passé que si elle se sent capable de le prolonger
dans l'avenir : tradition veut dire transition.
11 y a des esprits qui sont constamment en état d'invention. C'est
une espèce d'enthousiasme qui les emporte toujours au delà de ce
qu'ils viennent de découvrir. Ils ne peuvent, mettre au point sur
l'état actuel de la physique; à travers les formules acquises ils
voient s'illuminer le plan de recherches nouvelles ; l'idée claire ne
les séduit pas par sa netteté, mais par sa transparence. Ils ne voient
pas l'avenir de la science, mais ils y marchent avec un flair infail-
lible; ils ont moins une certitude qu'une sécurité. Ils vivent dans le
lendemain et s'imaginent leur carrière comme un progrès perpétuel
sans autre but et sans autre récompense que lui-même. Ils n'ont
jamais d'idées arrêtées, mais ils n'ont jamais d'idées flottantes : ils
ont des idées tendues. Il y a dans leur esprit une fixité que la plupart
des hommes ne connaissent pas : la fixité de la direction. Ils sont
incapables de faire un livre; ils ne griffonnent que des notes et par
devoir, pour les chercheurs et non pour le public. Ils ne reconnais-
J. WILBOIS. — 1. Esi'un I'usitif. 617
sent plus leur pensée en corrigeant les épreuves. Us ne condamnent
qu'une chose dans le progrès, l'imprimerie; et ils ne voient dans
le travail qu'ils rédigent (ju'un enlrainement pour en écrire un
autre.
On a dit (ju'il faut être ignorant pour être inventeur. 11 est cer-
tain (|u'un homme n'a pas le temps de connaître tous les faits acquis.
Mais celte connaissance lui serait inutile. Car tous les faits ne sont
pas également suggestifs. Il y en a qui vont à la remorque des
autres; il y en a qui sont isolés et immobiles; il y en a •< qui ont de
l'avenir ». Ceux-là seuls instruisent. Il faut savoir ignorer les autres.
L'ignorance doit être un discernement. Mais, de ces faits privilégiés,
il faut posséder une érudition spéciale : il faut saisir, dans leurs
plus obscurs détails, les germes de vie qui sont en eux; c'est une
connaissance qui ne s'étale pas, en surface, sur la science d'aujour-
d'hui, mais qui pénétre, en profondeur, dans la durée de la science
passée; c'est une connaissance ramassée et pratiquée jusqu'à devenir
un sens.
Ce sens historique n'est pas d'ailleurs celui de l'historien propre-
ment dit. L'historien recherche de préférence les périodes stables
pour en reconstituer le caractère original : il fait le tableau du
passé après l'avoir immobilisé : il se place entre les tournants de
l'histoire, dans les routes droites où l'humanité fait halte. Le savant,
au contraire, recherche ces tournants eux-mêmes, les suit aussi
longtemps que lui permet la longueur de sa vie, et, à l'inclinaison
qui l'attire vers le centre, il devine le rayon de la trajectoire et la
vitesse qui la parcourt. C'est pourquoi on ne peut écrire l'histoire
des sciences comme on écrit l'histoire des mœurs : une grande
époque scientifique ne dépend pas seulement de son passé : le siècle
de Newton n'a pas préparé le siècle suivant, il l'a contenu; l'histoire
de la science n'est pas séparable de la science elle-même, qui est
déjà comme une histoire ; une découverte s'insère dans le mouvement
des idées comme une différentielle s'insère dans sa fonction , et
l'histoire de la science d'autrefois est l'intégrale de la science
actuelle.
Il ne faut donc pas se méprendre en entendant les physiciens
parler de la fixité des faits : ils en parlent dans une langue à eux.
Ils ressemblent aux météorologistes qui ne s'intéressent pas à la
hauteur du baromètre, mais à son mouvement de montée ou de
descente : ils ne demandent à son niveau qu'une fixité provisoire :
618 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
juste le temps de faire une lecture. Il en est de même en physique.
// faut que les lois semblent fixes pour quon ait prise sur leur évolu-
tion. La science, pour le savant, est fixe comme Uaiguille d'une bous-
sole, comme un ressort bandé, comme un animal quon lire quand il
fuit devant la balle, comme l'air qui se durcit un instant sous le
battement d'ailes d'un oiseau.
La psychologie de l'invention n'est pas seulement intéressante en
elle-même; elle nous renseigne sur la nature des faits. Nous venons
d'apprendre que la découverte n'est pas une saisie instantanée, mais
une intuition de la durée. Nous avons appris d'autre part qu'on ne
peut constituer le fait sans y mettre de la finalité. Expliquons le
résultat par sa recherche. L'illusion du sens commun et les néces-
sités du calcul ont défiguré ce qu'intérieurement nous saisissions du
fait. 11 nous apparaissait comme un passage : nous en avons fait un
spectacle. Mais, en l'écartant du courant de la science, nous avons
rompu l'équilibre qui le soutenait. Pour le rétablir, il a fallu le
rattacher à l'avenir par un lien un peu factice : c'est cette finalité
qui est ainsi ['image spatiale de l'intuition du progrès.
Résumons tous ces caractères du fait. — Un fait physique n'est
pas autonome. Il n'est pas autonome, parce que son énoncé n'a pas
de sens si on le détache des conditions qui le vérifient. Mais ces
conditions sont, pour la plupart, des recettes inintelligibles : on ne
peut les exprimer qu'en citant les motifs qui les ont fait choisir :
c'est la facile généralisation d'une loi qui déborde le fait, c'est la réu-
nion prochaine de plusieurs autres lois voisines, c'est tout l'avenir
de la science qui se trouve ainsi enfermé dans cette expérience d'un
instant. — Un fait n'est pas autonome, parce qu'il n'existe pas si un
principe ne le découpe; c'est ce principe le véritable individu; mais
c'est un individu qui vit, et le fait en est l'insaisissable présent. —
Un fait n'est pas autonome; au lieu de l'étendre dans la durée, nous
pouvons essayer de le lier à l'ensemble de la science actuelle, dont on
ne peut pas non plus le séparer; mais cette science ne se suffit pas
davantage : si on oublie la psychologie du savant, elle n'est plus
qu'une inexplicable énigme, un cercle vicieux sans origine ni point
d'appui, un échafaudage instable penché pour tomber; à moins
qu'on ne lui donne de la stabilité, comme à un homme qui marche,
en la poussant dans l'avenir. — Un fait n'est pas autonome, parce
que la formule mathématique qui l'exprime n'est qu'imparfaitement
vérifiée : il y a un jeu entre elle et la réalité : mais la réalité nous
J. WILBOIS. — l'kspiut positif. ôl'J
suggère en mémo temps la manière de boucher ce vide; elle nous
inspire des recherches nouvelles qui préciseront ce qui manque aux
premières; le fait est gros de faits nouveaux; il est Tnrigine d'une
découverte : il est un relai dans la démarche continue de l'inven-
tion. — De quelque manière que fou considère le fail, on ne peut
donc le détacher de la durée. Le mot fait n'est pas un participe passé,
c'est un participe présent. — Un enfant fait, avec une pierre plate,
des ricochets sur un bassin : le frémissement de l'eau et la vitesse
de la pierre se consolident l'un l'autre : tel est le rapport des faits au
progrès de la science ; les faits sont ces points où l'idée directrice frôle
la réalité; elle en reçoit un élan nouveau; mais les faits ne sont par
eux-mêmes que matière insaisissable, objet fluide et soutien fuyant.
C'est donc une erreur de quelques positivistes que la négation de
tout ce qui n'est pas le fait. Des faits, oui; rien que des faits, non.
L'intuition des principes, qui nous a occupés dans notre premier
chapitre, n'est donc pas un complément superflu des recherches de
laboratoire : elle en esl la condition même. Et si quelques expérimen-
tateurs prétendent s'en tenir à une observation isolée, c'est qu'ils
ne remarquent pas le principe dont le développement supporte le
fait qui leur paraît se suffire ; ils le nient, mais ils s'en servent; ils
le nient, parce que, pour eux, il est devenu routine: et ils sont,
après tant d'autres, des philosophes sans le savoir.
Au sens esthétique et au sens du progrès, les physiciens joignent
plusieurs autres instruments de recherche. Par exemple un sens du
doigté, utile surtout dans le choix des unités. Il ne suffit pas de
définir une unité par une combinaison de lois générales que nous
puissions facilement calculer; il faut encore matérialiser ces unités
idéales en étalons qu'on puisse sans peine fabriquer, manier, trans-
porter, régler, acheter et copier. Mais les limites de cette étude ne
nous permettent pas d'entrer dans ces détails. Nous n'avons pas
voulu donner une logique complète, mais indiquer l'esiu'it d'une
méthode.
Nous terminions notre premier chapitre par cette phrase :
« L'esprit positif est un esprit de vie ». Nous pourrions la répéter
ici. Mais il ne suffit pas d'éclairer, avec une insistance un peu diffuse,
un des côtés de l'esprit positif. Il faut hiérarchiser tous ces sens du
mot « vie », voisins, mais divers. Il faut donner, de l'esprit positif,
une définition adéquate. Mais, pour la rendre plus précise encore, il
n'est pas inutile d'opposer à l'esprit moderne l'esprit métaphysique
620 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
et l'esprit théologique. Nous sommes ainsi amenés à étudier la loi
célèbre d'Auguste Comte, la loi des trois états.
§ V. — La loi des trois états.
Si l'esprit positif est vraiment un esprit de vie, cette vie s'accroîtra
d'époque en époque; et, si l'histoire de la physique nous montre
l'homme cherchant, non pas un spectacle de plus en plus complet,
mais une activité de plus en plus profonde, elle fournira à toutes
les analyses qui précèdent une précieuse confirmation.
De tous les essais d'histoire de l'esprit humain, nous ne retien-
drons que celui d'Auguste Comte. Il l'a résumé dans la loi des trois
étals ' :
En tout ordre de recherches, l'esprit humain passe par trois états
successifs : Vétat théologique ou fictif, l'état métaphysique ou abstrait,
et Vétat positif.
Comte a fait de cette loi le fondement de la sociologie^; mais ce
n'est pas comme telle que nous avons à l'examiner ici. Nous ne
voulons voir en elle qu'un récit du développement de la science. Nos
lecteurs sont assez accoutumés aux trois termes « théologique »,
« métaphysique », « positif », pour que nous n'ayons pas besoin de
les expliquer autrement que par quelques exemples. Les physiciens
avaient l'esprit théologique quand ils voyaient dans le tonnerre la
colère d'un dieu, dans la marche des planètes un angélus rector, et
dans les tables tournantes le diable. Ils avaient l'esprit métaphy-
sique quand ils parlaient de phlogistique, de vertu dormitive et de
fluide magnétique écrivant dans les planchettes. Ils ont eu enfin
l'esprit positif quand ils se sont contentés de chercher les lois des
phénomènes. — Laissons de côté les objections de détail qu'on a
souvent adressées à la loi des trois états ^. Il est clair que ce ne sont
pas des états nettement distincts et Comte n'a jamais eu la supersti-
tion du nombre « trois ». Il y a des exceptions à la loi et des régres-
d. La loi des trois états a été formulée avant Comte, mais avec une documen-
tation moins abondante. — Elle est exposée dans la première leçon du Cours de
philosophie positive, mais elle est surtout dilTuse dans tout l'ouvrage. On la trouve
aussi dans le Catéchisme positiviste.
2. Gin([uante et unième leçon du Cours. C'est à ce litre qu'elle est remar-
quable. Loi isolée, est fort banale.
3. Est-il nécessaire de faire remarquer que « Ihéologique » et •■ métaphysique »
ont été détournés de leur sens habituel? La philosophie et la religion ont eu
leur évolution, comme la science. Il y a eu un esprit positif en religion et en
J. WILBOIS. — l'ksi'IUT I'usitif. 621
sions de rélat positif à l'état théolugique. Acceptons ce tableau de
l'histoire comme un grossier fusain.
Il reste à l'interpréter. Or il semble acquis aujourd'hui, contrai-
rement à l'opinion de quelques disciples de Comte :
1° Qu'il n'y a pas une séparation brusque entre l'esprit tJiéoloijique et
l'esprit positif, mais une transition insensible;
2" Que l'état positif ne clôt pas révolution de l'esprit.
Nous pouvons réunir ces deux propositions en une seule, qui les
résume et les complète :
De la phase théologique à la phase positive, l'esprit vit de plus en
plus /es choses, et la dernière phase est la plus riche en variations,
bien qu'elle soit ramassée en un plus petit nombre d'années astrono-
miques. Ainsi l'évolution commence là où Comte la termine, et la loi
des trois étals est moins de l'histoire que de la préhistoire. A l'appui
de ces assertions, nous allons, très brièvement, et en les rapportant
à l'action humaine, comparer les trois étals.
l-^ IJétat théologique. — Ce qui caractérise Tétat théologique c'est
l'impossibilité ou le refus d'agir sur les phénomènes, de quelque
manière que ce soit. La nature appartient au caprice divin : nous ne
pouvons ni la dompter, ni la pénétrer.
2" L'état métaphi/sique. — Le métaphysicien croit à l'ordre des
choses, mais il réserve son action sur elles. Celte réserve rend
compte de toute sa psychologie. — Toutes ses explications ont une
marque commune : elles sont globales; l'horreur du vide ne lui
permet pas de construire des pompes de compression; le physicien
analysera les faits, non par mépris de la synthèse, mais pour rem-
placer les synthèses naturelles par des synthèses qu'il trouve
fécondes. — Le métaphysicien ne croit pas avoir expliqué un fait
s'il ne l'a rattaché à une cause finale; le physicien n'emploie que
les causes efficientes. La (inalilé n'est pas cependant une erreur; les
causes efficientes ne se suffisent pas; des motifs libres en ont ins-
piré le choix; la causalité physique est subordonnée à une finalité
humaine. Mais l'efficience et la finalité ne jouent pas le même rôle;
seules les causes efficientes sont en contact avec les choses; les
causes finales sont à Tarrière-plan; l'efficience est la raison des
philosophie. On peut dire que Socrale a mis le premier la vie intérieure dans
la philosophie, et que les prophètes d'Israël ont les premiers vécu Taction divine.
Les sciences positives, <pii datent de Galilée (a l'exception des mathématiques),
sont donc entrées les dernières dans la phase positive.
622 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
phénomènes; la finalité n'est que la raison de l'efficience : nous ne
rejetons pas la finalité parce qu'elle est cause inutile; nous la reje-
tons parce qu'elle est cause lointaine. — Le métaphysicien croit
à l'expérience, car c'est d'un fait que partent toutes ses déductions;
il y croit même plus que le physicien, puisqu'il ne la recommence
jamais; ce qui les distingue, c'est la revision perpétuelle que le phy-
sicien impose à la nature, comme si elle n'était pas fixe et comme
si, par une influence continue, il pouvait la corriger. Mais ceux qui
croient à l'immutabilité des lois sont bien prés d'en faire des subs-
tances; ils se moquent à grand bruit du « fond », et de la « nature «
des choses; mais, en dépit des mots, ils sont aussi des métaphysi-
ciens; et, si les positivistes ont préféré les lois aux essences, c'est
qu'ils entendaient par lois des essences élémentaires et qu'ils étaient
maîtres du moins de leurs combinaisons. — Ainsi l'esprit métaphy-
sique ne donnait pas à l'homme une moins grande connaissance de
la réalité, mais une moins grande prise sur elle; c'était moins un
esprit d'ignorance que de paresse.
3° L'état positif. — H y a une foule de degrés dans l'esprit positif.
C'est d'abord l'esprit d'observation; activité un peu simple de joueur
de cache-cache. Puis viennent les débuts de l'expérimentation,
sortes de pièges respectueux qu'on tend à la nature, pour la capturer
toute vive. C'est enfin la création de machines qui triturent les choses
jusqu'à leur donner la forme de notre esprit. Nous avons donné,
sous un autre titre, un aperçu de ce développement en résumant
l'histoire de la chimie au xiv" siècle '. Nous y ajouterons ici l'histoire
de l'électricité.
On a commencé par des observations isolées : les bas de soie de
Symmer, le cerf-volant de Franklin, la grenouille de Galvani. On
parlait bien, en même temps, de fluide positif et de fluide négatif;
mais on n'entendait par là, ni l'éther des métaphysiciens, dont le
souci aurait compromis les recherches, ni l'éther des physiciens
modernes, qui est un système fécond d'équations différentielles; les
fluides n'étaient que des mots, et l'électricité se réduisait à un amu-
sant empirisme. — Bientôt on ne se contente plus des faits immé-
1. Revue de Métaphysique et de Morate, mars 1901, pp. 189-191. Lire aussi
l'étude liislorique de M. Duliem sur la Notion de 7nixte {lievue de pliilosophie,
décembre 1900 et n°' suivants). L'histoire de la physique du xix' siècle n'a pas
encore été écrite : on en trouvera d'intéressants fragments dans les notes his-
toriques qui accompagnent les rapports du Congrès de physique de 1900.
J. WILBOIS. — l'esimuï posiïii', 623
diats. On crée des êtres nouveaux qu'on n'observe que dans des
circonstances compliquées. Coulomb délinit la masse électrique et
le pille magnétique. Ohm et Pouillet construisent la notion de courant
et les notions connexes. Ampère apprend à manier des éléments de
couffint. On ne peut découper un courant comme on découpe un fd,
et, pour appliquer la loi des attractions électrostatiques, il faut
négliger le principal élément du phénomène, le diélectrique. N'im-
porte. Ces notions conduisent à des formules simples, comme la for-
mule de l'inverse carré. Et ces formules expriment des relations plus
générales. La loi de Coulomb permet de calculer la plupart des faits
d'électricité statique, la loi de Ohm résume tous les phénomènes de
distribution électrique, de la formule d'Ampère on déduit tcjutes les
attractions des courants, et les propriétés des solénoïdes rattaclunit
le magnétisme à l'électricité. Au lieu de regarder la nature, on l'a
ingénieusement bousculée, et l'ordre qu'on y a apporté ainsi a tracé
quelques chemins entre les points isolés où on l'avait touchée
d'abord. — Nous arrivons enfin à la grande période de la science, la
période de Helmholtz, la période de Maxwell et de Hertz. Maxwell et
Hertz relient l'électricité et la lumière, Helmholtz ramène les lois
des piles aux principes de la thermodynamique. Les tendances de
l'époque précédente s'accentuent. Les lois sont plus générales, les
équations se calculent mieux, et les phénomènes fondamentaux
sont encore plus artificiels, puisque Helmholtz prend pour point de
départ les phénomènes réversibles du principe de Carnot qui, par
leur nature même, sont irréalisables. Ainsi on ne trouve pas dans
les choses la grande unité à laquelle on aboutit : elle vient de
notre esprit; c'est du dedans que nous la faisons rayonner; aussi
n'éclaire-t-elle pas la nature tout entière : les principes de l'élec-
tricité n'expliquent pas mieux qu'à l'époque de Franklin l'orage et
l'aurore boréale; ils expliquent les phénomènes de laboratoire ou
d'usine créés sous leur inspiration. Du reste, il y a plusieurs centres
dans ces groupements de phénomènes, plusieurs principes que nous
ne cherchons plus à réduire les uns des autres, mais qui tous ont
même structure et même rôle; l'unité ne ressemble guère aujourd'hui
à celle qu'on rêvait aux temps de Newton ou de Laplace, l'explica-
tion du monde entier par une seule loi; elle est moins dans le spec-
tacle de l'univers que dans l'attitude qui le façonne; elle est moins
matérielle que formelle; et nous nous unifions en unifiant le donné.
Enfin ces centres eux-mêmes sont mobiles. Maxwell n'a pas dit le
624 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
dernier mot de la science. Il a fait de l'électricité un corollaire de la
mécanique, mais de récentes découvertes nous invitent à voir dans
l'électricité la science première dont la mécanique ne serait qu'un
chapitre, et de nouvelles idées se développent sans qu'on puisse dire
jusqu'où elles nous pousseront dans notre action sur la réalité. —
C'est donc bien la même vie qui caractérise tous les degrés de l'état
positif. Mais quel progrès depuis cent ans! Il y a peut-être plus de
différence entre l'électricité d'aujourd'hui et celle du xviii^ siècle
qu'entre les débuts de la science positive et l'ancienne métaphy-
sique. Comte ne pouvait le savoir. Il a cru fermer le passé. Mille
circonstances l'excusent. Soyons-lui reconnaissants d'avoir si vigou-
reusement ouvert ce xix^ siècle qu'il a si étrangement méconnue
On pourrait esquisser de même l'histoire des sciences voisines.
Mais nous avons fait assez d'histoire. 11 est temps de résumer, le
plus brièvement possible, les caractères de cet esprit de vie, dans
son état actuel.
1° Vivre les choses veut dire d'abord : avoir un contact permanent
avec elles; mais non pas avec des choses dont la structure serait
1. A la loi des trois élats, Auguste Comte a rattaché une Classification des
Sciences. Elle occupe la deuxième le(;on du Cours. Les Sciences y sont placées
dans cet ordre : analyse, géométrie, mécanique, astronomie, physique,
chimie, etc. C'est une classification rationnelle, parce que chaque science est
plus abstraite et plus générale que celles qui la suivent. Mais c'est aussi une
classification historique, parce qu'elle range les sciences dans l'ordre de leur
arrivée à l'état positif. — On a souvent critiqué cette classification et on en a
proposé des foules d'autres. Son principal défaut lient à l'idée que Comte se.
fait de l'esprit positif. L'esprit positif est, pour lui. un et définitif : une science
positive lui parait, de même, définitivement constituée. Or la critique a montre
qu'il y a une infinité de géométries possibles, une infinité de mécaniques pos-
sibles. Quand une science arrive à l'état positif, elle y arrive d'une certaine
manière, mais elle aurait pu y arriver autrement. 11 est nécessaire qu'elle soit
devenue positive pour que les sciences plus concrètes puissent le devenir à
leur tour, car elles empruntent ses lois avant d'y ajouter leurs postulats parti-
culiers; mais la forme qu'elle a prise est peut-être la moins propre à fonder
ces sciences nouvelles. Alors il se passe un fait que Comte ne connaissait pas :
quand la dernière science commence à se constituer, on retouche les principes
de la première jusqu'à ce qu'ils s'appliquent commodément à elle. L'optique
suppose réleclricitc dont elle n'est qu'un cas particulier; mais ce n'est pas
l'électricité de Coulomb, science positive cependant, c'est l'électricité de l"'araday
et de Maxwell; l'optique nous fait choisir entre les deux électricités. La ther-
modynamique repose sur une mécanique, mais sur l'énergétique et non sur la
mécanique classique. Enfin on adoptera peut-être une troisième mécanique,
une mécanique de l'éther, qui supposerait l'électricité avant elle. L'ordre
indiqué par Comte n'est donc pas tout à fait l'ordre d'arrivée des sciences à
l'état positif. 11 y a un remaniement incessant des vieilles sciences sous la
poussée des sciences récentes, ou plutôt, une classification des sciences ne
peut jamais être définitive, car les sciences sont en formation incessante,
comme l'esprit positif lui-même.
J. WILBOIS. L KSPIUT POSITIF. 625
définitive (à quoi bon alors y revenir sans cesse?), avec des choses
que l'expérience nous offre partiellement indéterminées, et qui se
détermineront à ce contact même.
2° Les instruments de cette possession du monde sont quelques
'principes mathématiques maniables, autour desquels se groupent les
phénomènes. Principes de la mécanique, principe de l'équivalence
et principe de Carnot, attraction universelle, principe des ondes,
principe des interférences, principe des vibrations transversales, loi
d'Ampère, loi de la conservation de la masse, loi des proportions
définies, sont autant d'intuitions dont la traduction algébrique est
infiniment commode. Et c'est une vie que cette transposition du
donné en langage intelligible, en formules dont les combinaisons
ingénieuses dessinent le plan des expériences qui serviront à les
justifier.
3" A cette vie mathématique se joignent diverses formes acces-
soires de notre activité; par exemple, en informant les phénomènes,
nous y mettons de la beauté; mais c'est une beauté particulière dont
les éléments sont des nombres.
4" Au moyen de ces formules, nous unifions les phénomènes : unité
qui respecte la spécificité des diverses branches de la physique, mais
qui applique à toutes une puissance intellectuelle analogue. Les
principes physiques unissent les choses en un petit nombre de grou-
pements partiels, mais leurs fonctions semblables donnent à leur
faisceau, au dedans de nous, une unité complète. Grâce à cette unité,
le monde devient plus petit, et tient tout entier en notre esprit.
Unification de la nature par la vie mathématique^ tel est, en résumé,
le premier dessein du savant positif.
Mais vie est ici synonyme d'étreinte, de maîtrise, de création. Or
vie veut dire aussi variation et développement. Les deux sens sont
différents. Cependant le physicien jjî'atique ces deux vies à la fois, et
il est nécessaire qu'elles coexistent en lui. — En effet, l'unification du
monde se poursuit sans limite, puisque, à mesure qu'on groupe des
phénomènes connus, on en découvre de nouveaux ; les corollaires
mathématiques sont inépuisables, et on cherche à imposer au donné
les dernières intuitions de l'analyse; enfin la forme mathématique
des lois nous oblige à en chercher une vérification de plus en plus
rigoureuse. C'est dire que la science évolue. La première vie entraîne
la seconde. — Mais inversement la seconde suppose la première. En
effet le changement des méthodes disloque chaque jour les objets de
Rev. meta. t. IX. — 1901. 42
626 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
la veille; le donné fuit devant nos variations; pour le maintenir dans
la science, nous devons donc le serrer plus étroitement que les
objets du sens commun, et ainsi l'évolution plus rapide entraine un
contact plus intime.
5** Cette évolution est plus la vie de la science que la vie de
chaque savant. Mais chaque savant peut y participer. Si un fait est
d'autant plus significatif qu'il occupe une plus grande durée dans
l'évolution d'un principe, ceux qui découvrent de tels faits sont comme
des personnifications de la science de plusieurs siècles. Il n'y a donc
pas de différence de nature, il n'y a qu'une différence de degré entre
l'esprit positif appliqué aux principes et l'esprit positif appliqué
aux faits. Le mot vie a le même sens quand on parle d'un principe
qui vit ou d'un fait qu'on vit. Les nombreux moments de l'histoire
d'un principe, nous pouvons, dans la découverte d'un fait, les
condenser en un état d'âme unique. Vivre un fait, c'est avoir la
« mémoire » d'un principe.
6" Voir dans un fait le passage d'un principe, c'est ce qu'on
nomme l'état de découverte. Inventer est la seule manière de se
placer dans le courant de la science. Jamais l'exposition didactique
ne donne l'intuition du progrès. L'esprit positif est donc enfin un
esprit d'invention.
Nous donnerons donc cette définition de l'esprit positif, en
physique :
V esprit positif, en physique, est un esprit d'invention qui saisit,
dans un fait, révolution d'un principe, moyen lui-même de posséder
et d'unifier le donné sous forme mathématique *.
Une dernière question se pose, et non la moindre : « Quelle con-
naissance des choses nous donne l'esprit positif? » C'est la question
de la valeur de l'induction. Comme on définit généralement l'induc-
tion le passage des faits à leurs lois, et, comme nous avons soutenu
qu'il y a entre les lois et les faits un lien indissoluble, on peut pré-
voir, dès maintenant, de quelle façon particulière nous poserons
le vieux problème. Mais ce n'est pas l'induction seule qui nous
occupera. Comme la loi des trois états nous a permis de préciser
quelques caractères de l'esprit, l'étude de l'induction nous amènera
à quelques remarques sur la nature des choses. Cette psycholo-
1. Rapprocher celte définition des vues exposées par M. Le Roy dans son
article : Sur quelques objections adressées à la nouvelle philosophie, Revue de
Métaphysique et de Morale, mai 1901.
J. "WILBÛIS. L ESPlUi PUSITIF. 627
gie et cette métaphysique sont solidaires et se complètent l'une
l'autre.
^ VI. — IS induction scientifique.
Il y a deux sortes d'induction, l'induction vulgaire, celle qu'on
pratique dans la vie courante et dans les sciences d'observation, et
l'induction dont on se sert dans la physique moderne, et à la([uelle
nous réservons le nom d'induction scientifique. C'est cette dernière
seule que nous étudierons. C'est celle que les philosophes ont le plus
négligée. Cependant plusieurs d'entre eux ont, sans le remarquer,
confondu les deux inductions. De là, nous senible-t-il, les difficultés
et les contradictions de leurs études. 11 n'est donc pas inutile,
avant d'examiner l'induction scientifique, de la distinguer nette-
ment de l'induction vulgaire.
Le vulgaire observe journellement des faits découpés d'avance et
les réunit en une loi qui ne prétend ni à l'universalité, ni à la néces-
sité. On a vu cent cygnes blancs : tous les cygnes seront blancs,
jusqu'à la première surprise. La loi n'est qu'une forme de langage :
on s'en sert, plus qu'on n'y croit; et l'empirisme suffit à justifier sa
formation. — Le vulgaire s'imagine que l'induction scientifique est
une opération du même genre, que les faits physiques sont aussi
objectivement séparés que les faits du sens commun, et que les lois
physiques sont aussi constituées par la soudure des faits, il n'y a
qu'une différence, capitale, il est vrai. C'est que les lois physiques
sont des lois numériques. Prenant dès lors pour le fond ce qui n'est
peut-être que l'enveloppe, on est persuadé qu'elles sont nécessaires
et universelles, comme les mathématiques qui les traduisent; la
science ne va donc pas, comme le sens commun, du particulier au
plus général, du contingent au moins contingent; elle atteint l'uni-
versel et le nécessaire ; faits et lois sont ici de nature différente :
un abîme les sépare; l'empirisme est impuissant à franchir cet
infini. Il faut donc faire appel à un principe venu de dehors. —
Malheureusement, l'induction scientifique ne part pas, comme on
vient de le supposer, d'une collection de faits, pour aboutir à une
loi de nature mathématique; on s'est trompé à la fois sur la genèse
et sur l'essence des lois; l'obsession du sens commun et l'obsession
des nombres ont provoqué cette double erreur. Dès lors, puisqu'on
a artificiellement séparé les lois et les faits, c'est un principe arti-
ficiel qu'on créera pour les réunir. La recherche du principe de Vin^
628 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
duction scientifique, telle qu on l'entreprend le plus souvent, n'est donc
qu'un faux problème.
Puisque la loi préexiste aux faits, le physicien ne passe pas des
faits aux lois. Puisque le fait modifie la loi à son tour, la physique
n'est pas non plus une science déductive. Puisque la loi, au contact
des faits qui l'enrichissent, devient de plus en plus générale, et
puisque ces faits sont observés dans des conditions de plus en plus
recherchées, c'est-à-dire de plus en plus particulières, c'est à la fois
vers le particulier et vers le général que va la démarche scientifique.
Il y aurait là d'insolubles antinomies si l'induction était en dehors
du temps. Et c'est précisément pour avoir posé la question dans
l'éternel qu'on s'est heurté à tant de difficultés. La loi ne domine
pas, elle s'élève; le fait n'est pas, il passe. Le savant n'est pas un
homme, il est l'humanité. L'induction n'est pas un acte instantané
de l'individu, elle est un acte durable de la race; elle ne donne pas
le général, elle est la généralisation même; elle ne peut se renou-
veler à volonté, elle n'est jamais achevée; ce n'est pas un geste
brusque que chacun pourrait refaire, c'est un geste collectif qui ne
s'est pas encore fixé. Le problème du fondement de iinduction doit
donc, comme beaucoup d'autres, être transposé de l'espace dans la
durée.
Ainsi, ce qui s'évanouit dans ce problème, c'est l'illusion d'un
principe immuable, inutile désormais pour soutenir le mouvement
de l'invention. Il est vrai que, dans ce mouvement, il y a des instants
de repos, que certains faits se détachent, tant bien que mal, de la
science qui les entraîne, et que la besogne du physicien est, pour un
moment, de même nature que les opérations de sens commun. On
doit être sûr, par exemple, qu'une expérience faite aujourd'hui et à
Paris, pourra êtra reproduite à Londres, et dans dix ans. Il faut que
l'espace et le temps soient indifférents aux phénomènes physiques.
II faut qu'on puisse croire au principe des causes efficientes '. Mais
il ne s'agit là, comme nous le montrerons bientôt, que d'une indif-
1. Le principe des causes efficientes ne suffit pas à fonder l'induction vulgaire.
Il faut y ajouter le principe des causes finales. (Cf. Lachelier. Du fondement de
l'indiiction, p. 12.) C'est ce principe qui assure la conservation des espèces vivantes.
Mais, dans les sciences physiques, la notion d'espèce n'existe pas; on la trouve
en chimie, c'est vrai, mais les phénomènes chimiques sont encore assez simples
pour pouvoir être expliqués par la seule loi de causalité, entendue d'une cer-
taine manière (par exemple dans l'hypothèse atomique). C'est pourquoi, dans
notre théorie de l'induction scientifique, nous négligerons le principe des causes
finales, tel qu'il intervient dans l'induction vulgaire.
J. WILBOIS. — l'ksprit positif. 629
féreace relative de l'espace et du temps, et l'empirisme suffît à nous
en assurer. Cependant la légitimité de ce progrès même des prin-
cipes suppose une certaine conception de la nature, non plus, il est
vrai, définitive, mais évolutionniste. C'est cette conception qui jus-
tifiera pour nous l'induction scientique. Mais avant de l'exposer,
tious critiquerons les diverses métaphysiques que les différents aspects
de la science moderne suggèrent au premier coup d'oeil. Pour abréger,
nous nous bornerons aux deux théories extrêmes, que nous nom-
merons, l'une, idéalisme de la liberté, l'autre, réalisme mécaniste .
1° L'idéalisme de la liberté.
L'idéalisme de la liberté se fonde sur ces deux observations, que
la critique a récemment établies :
a. Les lois physiques sont des définitions K Les lois de Galilée
définissent la chute libre. Si un corps n'y obéit pas, on dit qu'il ne
tombe pas librement, mais on ne suspecte pas la loi. Une loi ne
peut donc jamais être infirmée par l'expérience.
b. La perfection de nos instruments de mesure rend indéterminé
le donné auquel ils s'appliquent ^ C'est par des conditions que nous
choisissons nous-mêmes que nous y établissons la détermination.
Nous pouvons bien les choisir telles que n'importe quelle loi soit
vérifiée.
Ainsi, d'après la première remarque, on peut constituer une
physique, en dehors de toute expérience, à l'aide d'un système de
conventions. D'après la seconde, si l'on met ces conventions à
l'épreuve du laboratoire, elles y résisteront toujours, pourvu qu'elles
ne soient que les résidus des lois grossières du sens commun
(auxquelles on se soumet, malgré tout) et qu'elle exigent, pour être
remarquées, ces observations délicates où nous mettons tant de nous-
mêmes; nous croyons alors trouver dans les choses ce que nous y
avions placé secrètement, et l'expérience est le miroir où nous nous
laissons duper par l'image de nos propres décrets. La création de
ces formules prouve du reste la puissance de notre activité inté-
rieure ^. C'est pourquoi l'on peut appeler cette doctrine « idéalisme
de la liberté ».
1. Cf. par exemple : E. Le Roy, Un positivisme nouveau, Revue de Métaphysique
et de Morale, mars 1901, p. 143.
2. Voir le présent article, p. 584.
3. Sur un argument tiré du détei'minisme physique en faveur de la liberté
humaine, Bibliothèque du Congrès international de philosophie de 1900.
630 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
L'idéaliste connaît la critique des sciences; mais il l'interprète
mal. 11 a raison en toute rigueur; mais la rigueur ne suffit pas à
expliquer le monde physique. Il pousse l'attitude critique à l'extrême,
en oubliant que le critique conclut contre son propre point de
départ '. En effet, si Tidéalisme était vrai, les corps tomberaient
n'importe comment, vite aujourd'hui, lentement demain, et en
cercle sous les tropiques; nous observons cependant que la chute
libre est la chute habituelle, et on a fait du mot miracle le syno-
nyme de dérogation aux lois de la nature. De plus, d'après l'idéa-
lisme, l'expérience ne pourrait vérifier les lois que grâce à des
conditions si complexes et si laborieuses que la science deviendrait
impossible, faute de temps; et nous savons qu'on vérifie certaines
lois plus facilement que d'autres, et qu'elles appellent, pour ainsi
dire, d'elles-mêmes, leurs conditions. La matière a donc certaines
habitudes, les lois ont certaine réalité : habitudes obscures, peut-
être, réalité inexprimable, sans doute; mais si la science prévient
la nature, elle ne la violente pas. C'est cela que n'explique pas
l'idéalisme. S'il triomphe, c'est par coup d'état. Abandonnons une
doctrine qui, après s'être vantée de rendre l'induction infaillible, ne
peut en soutenir la plus humble démarche.
2° Le réalisme mécaniste.
Le raisonnement qui aboutit au réalisme mécaniste s'appuie sur
un préjugé invincible.
a. C'est le préjugé du sens commun. Le sens commun est instincti-
vement réaliste. Mais d'un réalisme à deux degrés. Il croit profon-
dément aux qualités premières; il croit moins fermement aux qua-
lités secondes. Qu'on lui montre le succès des nombres sur la
nature, il abandonnera les qualités secondes sans regret, et telle
est, pour lui, l'importance de la vue et du toucher qu'il ne doutera
plus que le monde soit constitué, en dernière analyse, par de
l'étendue et du mouvement. C'est ce sj^stème qu'on nomme le méca-
nisme.
b. Un raisonnement confirmera cette croyance. La science réussit.
Donc l'espace et le temps n'influent pas sur les phénomènes. Le
monde physique est réglé par les causes efficientes, et tout ce qu'il
contient s'enchaîne mécaniquement -.
1. L'esprit positif, Revue de Métaphysique et de Morale, mars 1901, p. 158.
2. Les savants ont discuté, comme les philosophes, la valeur du mécanisme.
Plusieurs ont conclu contre lui. Qu'il nous suffise de citer une note de M. Poin-
J. WILBOIS. — l'espuit positif. 631
Cette doctrine rend compte du succès de la science, tel qu'on peut
l'observer dans une vue instantanée. Mais la science est en perpé-
tuelle évolution. Nous allons montrer que le mécanisme est superflu
pour justifier la science actuelle, et qu'il est insuffisant pour rendre
compte de son progrès. Et nous nous servirons, contre le méca-
nisme, de ce qu'il y a de solide dans les arguments des idéalistes de
la liberté.
Le mécanisme est inutile pour expliquer la science actuelle.
D'abord il ne mérite pas la confiance qu'il inspire. Son origine
bâtarde devrait nous écarter de lui. La physique ne peut s'approcher
de la forme mathématique sans détruire aussitôt les déterminations
du sens commun. La physique ne va donc pas vers le mécanisme
extérieur, puisqu'elle ne va même pas vers un déterminisme plus
général. Elle tourne le dos au sens commun. Les procédés de l'une
ne sont pas les habitudes de l'autre. — Le raisonnement des méca-
nistes n'est pas plus décisif. Il est inutile au physicien que l'espace
et le temps soient absolument indifl'érents aux phénomènes. S'ils
avaient sur eux quelque influence [petite, du moins), il ne s'en aper-
cevrait pas, précisément parce que les lois sont des définitions sou-
tenues par un doigté inintelligible. Que ce doigté soit plus impor-
tant que cette définition, c'est ce que nous avons soutenu contre
l'idéalisme; mais le physicien pourra, en faveur de la formule,
changer quelque détail des recettes, sans que la grossière mémoire
de ses muscles le lui fasse remarquer; et, dans un temps et un espace
plus actifs qu'il ne le suppose, il aura l'illusion de l'indifférence
absolue de l'endroit et de l'époque '. Il y a plus. On a vérifié, il y a
cent ans, la loi de Newton. J'essaie de la connaître mieux. Mais
j'arrive, en présence de la nature, avec des instruments d'une autre
exactitude ; l'expérience d'aujourd'hui n'est pas une redite de la
première. Si les habitudes des choses ont changé depuis cent ans,
caré : Sur les tentatives d'explication mécanique des principes de la thermo-
dynamique, Comptes Rendus de V Académie des Sciences, 1889, 1'''' semestre, p. tiuO,
un article qu'il a publié dans celte [{".vue : Le mécanisme et l'expérience, 1893,
p. 534, et, tout récemment, quelques pages de M. Lippmann, La lliéorie cinétique
des gaz et le principe de Carnot, Rapports présentés au Congrès international de
physique de 1900, tome I", p. 548. Mais le mécanisme des physiciens est beau-
coup plus restreint que celui des philosophes. Ce qu'ils condamment, c'est une
forme particulière du mécanisme. Ce qui vaut contre elle ne vaut pas contre le
mécanisme en général.
1. Voilà pourquoi nous avons dit que, si le physicien a besoin provisoirement
du principe des causes efficientes, c'est sous une forme grossière que l'empirisme
suffit à donner.
632 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
mon regard neuf ne le saura pas. La précision de la science
augmente plus vite que la nature ne varie; son point de vue est plus
mobile que le déroulement du panorama; dans la course avec les
phénomènes, elle arrive toujours la première. Qu'on n'objecte pas
qu'elle pourrait reprendre les mauvais appareils et les vieilles théo-
ries pour s'assurer de la fixité objective des lois de l'univers ; d'abord
les physiciens ont eu bien rarement cette curiosité; ensuite cette
fixité serait celle d'une connaissance imparfaite et déjà dépassée,
et c'est de la connaissance actuelle que nous voulons la garantie ;
enfin on a trouvé dans la nature des traces d'évolution, et qui sait
si, avec de meilleurs appareils et une plus longue patience, on ne
verrait pas évoluer les êtres physiques comme les espèces vivantes?
La loi d'efficience n'a donc à fonctionner que pendant quelques
années, l'entr'acte du progrès des mesures; dans notre lutte avec
les habitudes des choses, nous ne demandons à la causalité que de
tenir jusqu'aux renforts *.
Mais, si le mécanisme n'est pas imposé par l'étude des méthodes
physiques, n'est-il pas une loi de l'esprit, à laquelle les phénomènes
devront à leur tour se soumettre sous peine de ne pouvoir entrer
dans notre pensée? Ne devons-nous pas percevoir, en cette diversité
dans le temps et dans l'espace que les phénomènes nous présentent,
une unité qui serait nécessairement la continuité d'un mouvement
dans un espace et un temps homogènes? Bien que nous discutions le
réalisme, ce raisonnement est légitime, car l'idéalisme critique ne
difî"ère pas, ici, du réalisme le plus brutal. — Assurément, celui
qui veut penser les phénomènes doit les saisir sous forme méca-
nique, et tout, dans la nature, doit s'expliquer mécaniquement
si l'induction est simplement un acte de sa pensée. Mais c'est pré-
cisément ce que nous avons contesté. Dans la vue d'un prin-
cipe physique, il y a une intuition de la durée qui déborde et
soutient l'idée claire, et qui fait de l'induction presque un acte de
volonté. Puis l'unité d'une science séculaire est autre chose que
l'unité d'une pensée individuelle. Cette puissance de durée que nous
avons rencontrée dans les faits et dans les lois, caractère transcen-
dant au temps et à l'espace, empêche donc le mécanisme d'être une
explication complète du monde.
Il en est, pour ainsi dire, une explication instantanée. A chaque
1. Même remarque que dans la note précédente.
J. WILBOIS. — L Espiui l'OsrriF. 633
époque correspond un mécanisme relatif à la puissance des instru-
ments, aux méthodes en vogue, aux hypothèses à la mode et aux lois
connues. Mais ce mécanisme varie à chaque époque. Le mécanisme
du choc se transforme en mécanisme de l'attraction, au mécanisme
de l'attraction succède un mécanisme énergétique. Le changement est
total, et ne consiste pas seulement dans l'addition d'une décimale
à une formule dont les premiers chiffres seraient acquis; en vou-
lant perfectionner une loi , on risque de bouleverser toute la
science. Le monde est prêt au mécanisme comme une balance
folle à l'équilibre; un réglage trop précis fait basculer le fléau. Du
reste, un mécanisme peut sembler fixe parce que ses équations
sont immuables, et varier, parce que les difîérents termes y pren-
nent des significations nouvelles : la loi de Newton exprime tou-
jours une force inversement proportionnelle au carré de la dis-
tance; elle change de sens cependant avec les variations du
mètre et de l'horloge. Le mécanisme recouvre une perpétuelle
mobilité. Il est maniable à toutes les époques; il n'est vrai à aucune.
Il sert plus à l'industrie qu'à la science. On peut le regarder comme
une coupe momentanée dans le développement de la physique :
à chaque moment ce qu'elle entraîne d'utile se précipite en méca-
nisme, comme, dans le cours d'un fleuve, la partie utilisable
se précipite en chute d'eau; mais, de même qu'on peut multiplier
les barrages d'un fleuve sans rétablir sa fluidité, de même on peut
changer toutes les formes du mécanisme sans saisir ce qu'il y a
d'original dans l'évolution de la science. Symbole clair et symbole
commode, le mécanisme ne peut être le dernier mot d'une philoso-
phie de la matière.
Bien d'autres métaphysiques ont été proposées : celles que nous
venons d'examiner sont les plus tldèles aux méthodes physiques; ce
n'est pas par dédain que nous écartons les autres. La plupart ont un
caractère que nous venons de critiquer dans le réalisme comme dans
l'idéalisme : elles supposent le monde et l'homme définitivement
constitués. A toutes nous allons opposer une théorie de la matière
— une théoi'ie très simplifiée, — que nous résumerons en deux
traits.
Dans cette théorie, nous n'entendrons pas par matière le faisceau
des lois du sens commun (notre critique n'a pas compétence pour
l'expliquer), mais la matière à laquelle s'appliquent les instruments
de la physique moderne, substrat des phénomènes qui ne sont pas
634 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
accessibles à nos sens grossiers, et qui apparaissent, pour ainsi dire,
comme le bord flou de leurs objets.
1» PolenùaliLé de la matière.
Il y a dans la nature de la régularité, et la matière n'est pas un pur
désordre. Mais sa fixité n'est pas antérieure à notre action; le monde
n'est fixe que parce qu'il nous subit. Il est une possibilité, pour
nous, de préciser un déterminisme. Il y a moins des lois naturelles
qu'une garantie de nos décrets. Le déterminisme de la matière ne se
suffit pas à lui-même, et a besoin de notre action pour l'achever. La
matière est, dans le sens aristotélicien, une pure matière à laquelle
notre action seule donnera une forme. On ne peut donc l'exprimer.
C'est pourquoi l'on a pu dire que le déterminisme physique n'est pas
relatif à la connaissance, mais à l'action. Nous nous servirons, à
l'appui de ces propositions, de quelques résultats de la critique des
sciences.
a. On ne peut parler de la régularité des choses, parce que la for-
mule de toute la loi physique est entourée de conditions inintelli-
gibles sans lesquelles elle n'a pas de sens; on a beau en discursifier
quelques-unes, il reste toujours, comme une ombre sur la formule
claire, un résidu d'inintelligibilité ^; si l'expérience vérifie une loi,
on ne peut pas dire qu'elle est, il faut se contenter de dire qu'elle
réussit; mais on doit ajouter que toute loi exprimable comme elle
est, comme elle, justifiée, mais non vraie.
b. La régularité des choses n'est qu'une matière, jyarce que nous
reconnaissons trop, à sa forme, quelle est moulée par notre esprit. La
critique est très explicite sur ce point. Nous nous contenterons de
rappeler les propositions fondamentales de notre mémoire sur le
déterminisme physique et la liberté humaine ^. Les lois physiques
s'appliquent à un donné que nous morcelons, pour pouvoir le
parler, malgré la continuité que la nature nous révèle ^. Elles sup-
posent des actions de contact toutes les fois qu'elles sont utiles pour
l'application du calcul différentiel *. Elles quantifient la qualité d'au-
tant plus complètement qu'il s'agit d'un phénomène plus usuel ^.
Elles sont formulées avant d'être reconnues ^ Elles sont consacrées
1. Voir cet article, p. 595.
2. Sur un argument tiré du déterminisme physique en faveur de la liberté
humaine, Bibliollièque du Congrès international de philosophie de 1900, pp. 633
et suiv.
3. P. 642. — 4. P. 648. — 5. P. 650. — 6. P. 656.
J. "WILBOIS, — l'espiut I'Ositif. 635
en devenant définitions '. Leur formule cliange avec leur rôle*. Leur
simplicité dépend de nos habitudes \ Elles rendent la science à la
fois une et multiple, dans la mesure où cette unité nous permet de
la posséder rapidement, et où l'autonomie des diverses recherches
multiplie les contacts avec la réalité *. M. Le Roy a montré depuis
longtemps quelle antinomie sépare l'organisation scientifique et la
connaissance vraie ^. On peut examiner les lois sous toutes leurs
faces, on ne verra jamais en elles Timage des choses; leur premier
aspect contredit leur sens profond; il ne porte que l'empreinte de
notre activité ; leur succès n'est donc que celui de notre puissance dont
elles sont les instruments.
c. Mais nous pouvons aller plus loin et, au lieu de regarder le
simple aspect des lois physiques actuelles.^ voir à travers Vhistoire
l'action de l'homme créant ce déterminisme dans une matière indé-
terminée qui se prête à cette action. A chaque progrès de l'acuité
des mesures, la détermination des phénomènes décroît. Nous la réta-
blissons à l'aide de conditions que nous fixons nous-mêmes. En
droit, l'indétermination est proportionnelle à la précision des appa-
reils; et, si l'on inventait brusquement des balances sensibles au
milliardième de milligramme, il y aurait dans les mesures un tel
chaos qu'il faudrait renoncer à la chimie pendant longtemps. Mais
nous ne remarquons pas cette indétermination, parce qu'elle est
progressive, et parce que nous la levons, au fur et à mesure, par des
conditions qu'inspirait déjà l'élan de la science antérieure. L'habi-
tude ou le flair des procédés favorables à la vie d'un principe fécond
compense spontanément l'instabilité qu'apporte une plus grande
exactitude. Voilà ce qui se passe à une époque donnée, chassé-croisé
entre le déterminisme et l'indéterminisme, celui-ci apparu immédia-
tement dans les choses, celui-là apporté par un grand courant dont
on ne voit que le passage, sans pouvoir discerner ce qu'il contient
de matériel et ce qu'il contient d'humain. Mais, si l'on suivait la
durée entière d'un principe au lieu d'assister à l'unique vibration
d'un fait, on trouverait la source même de ce déterminisme, dans
lequel le fait est enfermé, mais qui est, lui-même, intérieur au prin-
cipe; et l'on peut dire qu'un savant qui vivrait aussi longtemps que
la science ne serait pas soumis aux lois de la nature; un savant réel
1. P. 662. — 2. P. 665. — 3. P. 670. — 4. P. 676.
5. Science et pliilosopbie, Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1899.
636 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
peut participer de cette puissance surliumaine dans la mesure où il
vit, à travers un fait, un principe tout entier, dans la mesure où il
est grand inventeur; et et génie » est ainsi synonyme de « liberté ».
Mais le savant qui concentre son activité dans l'espace de quelques
années voit dans les lois physiques des règles inviolables; c'est qu'il
les voit à travers les idées, les instruments et les recettes qui ont
permis aux siècles d'informer peu à peu la matière; avec les habi-
tudes des choses, il reçoit les habitudes de la race ; mais ce qui pèse
sur lui, c'est moins le déterminisme du monde que la liberté des
ancêtres; et il est comme celui que de longs actes de liberté con-
damnent à ne jamais faillir.
L'analyse des faits, l'apparence des lois, l'histoire des principes,
nous imposent donc la même conclusion. Une comparaison l'éclai-
rera. Dans la mobilité capricieuse d'une légère brise, un train passe
à toute vitesse : il est accompagné d'un grand vent immobile ; la fixité
de ce souffle, voilà le déterminisme physique. Le réaliste dirait que le
vent existait avant le train, qui, par hasard, en a suivi la route ; l'idéa-
liste affirmerait que ce vent n'est qu'une illusion des voyageurs,
comme la course des poteaux télégraphiques. Nous soutenons au con-
traire qu'il y a dans le désaccord de la nature une puissance qui ne
devient déterminisme qu'au ralliement de notre action. Nous ne ren-
controns pas le déterminisme, nous ne Vinventons pas, nous le drainons.
2° Finalité de la matière.
a. L'indétermination des choses n'est pas absolue. La matière nest
pas apte à prendre 7i'imporle quelle forme. Notre dernière compa-
raison n'est pas tout à fait exacte. Le monde n'est pas, avant notre
action, un fluide qui résisterait également dans tous les sens à des
pressions égales. 11 a une structure cristalline, et se laisse mieux
pénétrer dans certaines directions. Des mathématiciens diraient
que la matière est un potentiel vecteur. En effet, nous ne pouvons
pas vérifier indifféremment n'importe quelle loi, même en accumu-
lant autour d'elle les conditions les plus nombreuses. 11 y en a aux-
quelles la matière était prédisposée. Ce sont les grands principes de
la physique. Mais ces principes contiennent deux éléments : réels
par leur base obscure, ils sont maniables par leur clair sommet. Ils
sont à la fois les plus vraies et les plus commodes des lois. Nous
l'avons établi longuement '. Nous ne nous en sommes pas encore
1. L'esprit positif, Revue de Métaphysique et de Morale, mars 1901, pp. 169-173.
J. WILBOIS. — i.'esi'H[t positif. 637
étonnés. Pourtant il y a là (juelque chose d'extraordinaire. Voici
des idées pleines d'incohérences ou de contradictions, l'idée d'onde
enveloppe, l'idée de vibration transversale, l'idée d'attraction à dis-
tance, l'idée d'élément de courant, l'idée de phénomène réversible;
l'expérience journalière ne les suggère pas, des mathématiciens les
ont souvent aperçues les premiers, et nous avons vu, en étudiant
la psychologie de leurs auteurs, combien, pour les créer, ils ont dû
se séparer du monde et se renouveler eux-mêmes '. Et cependant,
ces formules maniables se sont trouvées, plus tard, s'appliquer au
réel. Toutes humaines d'abord, elles sont devenues ensuite toutes
physiques. Il faut expliquer l'harmonie de ces contraires. Il n'y a
qu'un moyen. C'est d'admettre que la matière a une cause final' qui
ne lui permet de se solidifier en déterminisme que dans une certaine
direction : cette cause finale est Varlivité du savant; comme l'a dit
Ravaisson, « l'humanité est la mesure esthétique comme la mesure
scientifique de toutes choses - ».
h. Ce que nous enseigne le double caractère des principes, Vhis-
toire de leur évolution le confirme. Nous y voyons la finalité à
l'œuvre. Elle réussit à constituer tous les grands faits. La formule
de l'inertie est cause finale du fait de la chute du corps ', la formule
de Newton du fait de l'attraction électrostatique *, la formule de
Mariolte-Gay-Lussac de l'osmose des dissolutions ^. Ces formules, il
est vrai, recouvrent une réalité, mais c'est par leur commodité sur-
tout qu'elles entrent dans ces trois expériences. Cette finalité n'est
pas l'attraction d'un but immobile sur un objet créé d'un coup. Elle
s'étale dans la durée ®. Il ne faut donc pas parler d'une matière qui
existerait avant le temps. Quelle qu'elle soit, elle n'est pas, elle
devient. L'intuition de la durée, dont nous ne pouvons pas nous
abstraire, complique, il est vrai, la question d'origine, mais elle pose
plus impérieusement le problème de la fin. Et nous tiendrons,
malgré toutes les obscurités, à celte formule que Ravaisson écrivait
à la suite de la précédente : « Si l'humanité est le but où la
nature a toujours tendu, il en résulte, la fin manifestant le principe,
i. L'esprit positif, Revue de Métaphysique et de Morale, mars 1901, pp. 173-180.
2. Testament philosophique, Reoue de Métaphysique et de Morale, janvier
1901, p. 14.
3. L'esprit positif, Revue de Métaphysique et de Morale, mars 1901, p. 188.
4. llnd., p. 184.
5. Ibid., p. 190.
6. Ibid., p. 193, srpi.
638 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
qu'en réalité c'est par l'humanité que tout a commencé ' . »
c. Oest donc une explication finaliste qui sera la dernière explica-
tion de la matière. Jusqu'ici nous avons vu cette finalité dans l'action
scientifique, sorte de vie intérieure intellectuelle et d'unification un
peu sèche de notre être, que nous avons longuement décrite sous le
nom d' « esprit positif* ». Mais cette activité ne suffît pas encore à
expliquer le monde. Car elle ne s'explique pas elle-même. Tendance,
elle appelle une fin à son tour. Du reste, l'esprit positif est en pro-
grès perpétuel^; son histoire nous fait toucher ce que son analyse
nous montre. Pouvons-nous connaître ce but vers lequel il tend?
Nous ne le chercherons pas du moins par un raisonnement. Nous
pratiquerons la vie positive, et nous nous laisserons soulever par les
énergies qui travaillent en elle. Nous verrons ainsi la science du
nombre se soumettre à une science de la durée. Nous verrons, dans
les vibrations auxquelles elle a réduit l'éclat des couleurs et des
sons, le premier accord et l'accompagnement de « la mélodie inin-
terrompue de la vie intérieure ». La matière est ainsi le stand où la
moralité se prépare. Dans l'acte de la découverte *, l'intuition du
beau, la domination du temps, les devoirs d'abstinence, d'humilité
ou d'abnégation auxquels nous sommes forcés de nous soumettre,
et qui laissent leur empreinte au plus profond des faits, l'appel de
l'avenir auquel nous nous sentons plus soumis qu'au passé, le pou-
voir créateur que nous sentons jaillir de nous, et qui nous élève au-
dessus de la matière pour nous introduire dans un univers nouveau,
nous font vivre des minutes uniques que nous ne retrouverons plus
désormais qu'aux heures les plus pleines de notre action morale ou
religieuse. La vie scientifique est donc le premier pas vers une sponta-
néité plus haute. Dinvention s'achève en vertu. Et le monde moral est
la raison suprême à laquelle est suspendu le monde physique tout entier.
En résumé, la matière du physicien moderne est une puissance indé-
terminée que notre action déterminera sous le nom de lois naturelles,
mais une puissance qui n'existe pas en dehors du devenir, une puissance
qui tend perpétuellement vers la forme plus commode à notre activité,
qui en est ainsi la cause finale et la dernière explication.
1. Teslament philosophique, Revue de Métapivjsique et de Morale, janvier 1901,
p. 14.
•1. Dans cet article, p. 622.
3. Ihid., p. 609.
4. L'esprit positif, Revue de Métaphysique et de Morale, mars 1901, pp. 119-180,
septembre 1901, pp. 397 et 625.
J. WILBOIS. 1. KSPIUT POSITIF. «39
Il existe, sur le fondement de rinduclion, un petit livre célèbre.
Nos thèses diffèrent des siennes. C'est que nous n'avons pas traité
le môme problème. Nous nous sommes attaché à un détail de l'in-
duction, en profitant de documents que la science, il y a trente ans,
ne nous aurait pas fournis. Du moins n'hésiterons-nous pas à faire
nôtre la conclusion de M. Lachelier : « Cette seconde philosophie '
est, comme la première, indépendante de toute religion : mais, en
subordonnant le mécanisme à la linalité, elle nous préparc à subor-
donner la finalité elle-même à un principe supérieur et à franchir
par un acte de foi morale les bornes de la pensée en môme temps
que celles de la nature *. »
L'exposé de notre métaphysique de la matière contient surtout
des faits et des métaphores. Les « parce que » et les « en effet » qui
les unissent sont moins des carcasses de syllogismes que des liens
entre des souvenirs. C'est que la matière, telle que nous la conrevuns,
71 est pas objet de discours. On ne peut qu'en avoir Vinliiilion. Il nous
reste à indiquer la manière de l'acquérir.
La principale diftîculté de la méthode, c'est qu'un esprit constitué
ne peut saisir qu'un monde constitué. Pour avoir l'intuition d'une
matière potentielle, il faut se transformer soi-même en esprit poten-
tiel. Et, en fait, quand la matière était indéterminée, l'esprit était
indéterminé comme elle. C'est à mesure que la matière se règle et
se discursifie que l'esprit s'unifie et s'intériorise. La détermination
de l'une est la raison de la détermination de l'autre. Certes, à
l'époque des débuts de la physique (au xvi" siècle, pour donner une
date), il y avait déjà une matière et un esprit, le monde journalier
et le sens commun. Mais il ne faut pas oublier que par esprit, nous
entendons l'esprit positif, qui n'était pas plus formé que la loi de
Coulomb. Donc la première expérience de précision a placé l'homme
devant une variation confuse de phénomènes; lui-même n'avait pas
le sens des groupements calculables qu'il allait y introduire; son
esprit était indécis, comme sa perception; il coïncidait, pour ainsi
dire, avec toutes les vicissitudes de ce spectacle capricieux; il était
en elles et non en lui-même. Mais il a senti, en mettant une pre-
mière unité dans sa pensée scientifique, s'objectiver une première
loi, comme on sentirait, sous la pesée des besoins matériels, se
1. Un réalisme spiritualiste, f|u'il oppose à un idéalisme matérialiste.
2. Du fondement de Vinduction, p. 102.
640 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
durcir les objets de sens commun. Tout le monde peut refaire une
expérience analogue. Nous sommes, il est vrai, à un stade plus
avancé de l'histoire, mais il reste encore de l'indétermination dans
l'esprit et dans la matière. Cette expérience achevée, on l'enrichira
par l'histoire complète de la science, une histoire de savant et non
d'érudit, une histoire qui dédaigne les noms et les dates, pour suivre,
uniquement la formation des grands principes. On verra ainsi cette
puissance qu'est le réel dans la mesure où on l'actualisera. On con-
naîtra le déterminisme en pratiquant la liberté. On vivra à la fois la
théorie de l'esprit positif et la théorie de la matière. Point n'est
besoin, pour cela, de connaître de système philosophique. Critique
de la science ressemble, quant au son des mots, à critique de la
raison pure; mais l'attitude kantienne ne sert de rien ici. On a dit
que la vérité scientifique est symbolique; mais il ne faut pas cher-
cher derrière elle de noumène. Il faudrait même se dégager des
habitudes du sens commun, si la pratique du laboratoire ne nous en
dégageait spontanément : la précision des mesures dissout, en effet,
le morcelage habituel, et l'illusion du temps-espace disparaît pen-
dant l'invention qui nous replace dans la durée pure. Cette théorie
de la matière est donc moins une théorie qu'une description. Elle
s'écarte de tout système préconçu. C'est parce qu'ils sont des sys-
tèmes qu'elle repousse le réalisme commun et le réalisme mécaniste.
Elle reconnaît que les choses sont telles que les voit, non sans doute
le vulgaire, ni le philosophe, ni aucun homme isolé, mais un savant
qui serait aussi vieux que la science. Et c'est pourquoi elle se vante
d'être simplement un réalisme naïf, c'est-à-dire sans préjugés.
Cette philosophie de la matière ressemble à celle qui se dégage des
travaux de M. Bergson, et aussi à une théorie que M. Le Roy vient
de publier dans cette Revue '. Mais les trois doctrines ne s'appli-
quent pas au même donné. M. Bergson étudie l'activité du sens
commun et prend pour potentiel primitif l'océan d'images dans
lequel un enfant se trouverait perdu à sa naissance (s'il n'était pas
soumis à des habitudes héréditaires et si l'on pouvait faire abstrac-
tion de la durée vraie), et il pousse l'actualisation du donné jusqu'à
la création des objets du sens commun. M. Le Roy remonte plus haut
que l'humanité; il prend l'esprit au moment où il se dégage de la
i. Sur quelques objections adressées à la nouvelle philosophie (2° article), n° de
juillet 19U1.
J. "WILBOIS. — l'esprit positif. 641
pure matière et pousse sa formation jusqu'à la constitution du
monde préhistorique. Ce que je me donne pour indéterminé initial,
c'est l'univers du sens commun pulvérisé par la précision scien-
tifique, et je conduis sa détermination jusqu'à l'achèvement des
lois physiques. Ces trois doctrines concernent donc trois moments
difTcrents de l'évolution de la matière et de l'esprit, les débuts, l'âge
du sens commun et l'âge scientifique '. C'est la même conception de
l'esprit et de la matière qu'elles renferment toutes les trois. Comme
il s'agit d'un esprit et d'une matière continus, on a le droit, jusqu'à
un certain point, d'étendre à chaque époque les caractères des
autres, et l'identité des trois conclusions est un argument sérieux
en faveur de leur vérité.
L'ère scientifique est la plus courte et la moins instructive des
trois. Ma méthode a cependant, sur les deux autres, un avantage
que je me permets de signaler, pour le plaisir du paradoxe, et parce
que les vieux positivistes lui attacheront, sans doute, une impor-
tance particulière. Il est impossible à un de nos contemporains
d'avoir l'intuition parfaite de l'océan d'images de M. Bergson et, à
plus forte raison, de la première matière de M. Le Roy. On peut
tendre vers elle, mais sans y arriver jamais. Elle n'est qu'une limite.
Il n'en est pas de même de la matière que travaille le savant, et qui
est faite avec les débris de l'univers du sens commun. L'histoire de
la science nous permet, moyennant certains efforts, de voir le
développement de l'esprit positif dans sa totalité. Nous pouvons
remonter jusqu'à l'indéterminé initial, puis redescendre jusqu'aux
lois actuelles, oublier nos habitudes de physicien et en retrouver la
tradition, parcourir enfin dans les deux sens cette chaîne dont nous
tenons les deux bouts ^.
Cette intuition de la matière nous permet de sortir du monde
phénoménal; elle est donc une niétnphy sirjne, dRus le sens comtien;
cependant elle peut être intégralement vécue; elle est donc aussi
posUive. Voilà une vraie expérience iranscendanlc à V cxpôrience
habituelle. Les premiers positivistes avaient donc tort de vouloir
nous interdire à jamais tout autre mode de connaissance que la
1. Age est ici symbolique et il faut penser à la durée et non au temps.
2. On voit que la méthode régressive et la méthode progressive donnent ici
les mêmes résultats. Daub un premitir aperçu (Revue de Métaphysique et de
Morale, mars 1901) nous avons indiqué quelques caractères très généraux de
celte mclhode : c'était comme une introduction à son emploi; on voit comment
il faut compléter ces premières remarques.
Rev. meta. t. IX. — 1901. 43
642 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
saisie instantanée des lois. Le sens de la durée nous conduit en un
monde nouveau dont ils avaient cru fermer la route.
Ce raccordement de la science et de la métaphysique sera le
dernier résultat que nous aurons cherché dans ces deux articles. Il
est temps de terminer cette première partie, — la plus importante,
— de notre étude.
Avant d'en formuler les conclusions dernières, nous en résumerons
les points principaux.
§ VIL — Résumé.
L'esprit positif, a-t-on dit, ne respecte que les faits. Mais un fait
physique (il ne s'agit ici que de l'esprit positif en physique) n'est pas
quelque chose d'autonome, comme les faits de la vie courante. Il ne
devient un individu que si un principe en dessine les contours à
travers la fluidité du donné. L'esprit positif s'applique donc à saisir
les principes, comme les faits. D'où deux chapitres dans son
histoire.
Détailler les caractères d'un principe et d'un fait, — noter quelques
traits de la psychologie du savant qui les découvre, — traduire enfin
cette psychologie en logique inductive, — voilà les trois études qui
nous renseigneront sur la nature de l'esprit positif.
Analysons d'abord la notion de principe. Un principe contient
deux éléments : une formule maniable (par les artifices mathéma-
tiques qu'elle contient) et viable (parce qu'elle est d'abord assez
imprécise pour s'aiguiser peu à peu au contact des choses), — et une
réalité extérieure, qu'on ne peut toucher qu'au moyen de cette
formule.
Analysons de même la notion de fait. La grande précision des
mesures actuelles met dans le donné une indétermination qu'il faut
lever. On y arrive en n'expérimentant que dans des conditions com-
plexes que l'on peut parfois choisir à son gré. Ces conditions, on
pourra les connaître en partie, mais elles contiendront toujours
quelque chose d'inintelligible, un pur doigté. Le fait est donc une
formule claire soutenue par une recette inexprimable.
Les principes et les faits ne nous sont donc pas entièrement
imposés par la nature et renferment quelque chose d'humain. La
psychologie de l'invention n'est pas seulement le récit des démarches
qui permettent d'atteindre un objet immuable : c'est le récit des
J. WILBOIS. — 1,'ksprit positif. 043
gestes qui permettent de mouler une pâte plastique. Gestes qui sont
à l'objet tout autant qu'au sujet. C'est pourquoi nous avons attribué
tant d'importance à cette psychologie.
Il n'y a rien de plus irrégulier que la création d'un principe : le
génie est toujours imprévu. Il y a cependant un effort caractéristique
qu'on retrouve chez tous les grands inventeurs, chez les précurseurs
qui ont écrit la formule du principe, chez les précurseurs qui en ont
deviné l'application au réel, chez les créateurs définitifs qui ont fondu
ensemble ces deux intuitions : tous ne sont arrivés à la découverte
que par un renouvellement d'eux-mêmes précédé d'une longue nuit
obscure. Et les faits ne se donnent qu'à celui qui les cherche avec
une émotion d'artiste et une tension de tout son esprit vers l'avenir
de la science.
Des mille nuances de cette psychologie, nous pouvons tirer les
règles d'une logique : comme le donné ne nous arrive que mêlé à
notre activité, ces règles ne peuvent être infaillibles comme les
canons de Stuart Mill.
La logique des principes contient deux lois négatives :
i" On constitue un principe en cherchant l'artificiel;
2" On constitue un principe en cherchant la contradiction.
La logique des faits contient ces deux conseils :
1° Pour constituer un fait, il faut se laisser guider par le sens dû
beau;
2" Pour constituer un fait, il faut se laisser guider par le sens du
progrès. Et ce dernier conseil est le plus important, car seul il rend
un fait significatif en le grossissant de l'avenir.
Ce n'est pas là la logique complète, mais c'est le type de la vraie
logique.
Un principe n'est cependant pas achevé dès qu'on en a réuni les
deux éléments : il varie avec les découvertes qui l'enrichissent, les
instruments qui le précisent, les unités qu'on modifie. Il y a une
évolution des principes. Le sens du progrès, dont nous venons de
parler dans la logique du fait, n'est autre que le sens de cette évo-
lution. Il nous permet de voir, dans le fait, passer le développement
d'un principe. Il nous montre aussi de quelle nature est le rapport
des principes et des faits. Ils ne se distinguent pas comme le général
se distingue du particulier. Si le principe est un être vivant, le fait
est un moment de sa vie.
11 faut dès lors transposer le problème de la connaissance scien-
644 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
lifique. La vérité physique n'est ni certaine, ni probable, ni symbo-
lique; on ne peut l'écrire dans un livre; on ne la connaît que dans
la mesure où on la pratique : la vraie connaissance, c'est l'inven-
tion.
Mais il y a une infinité de degrés dans cette vie qui caractérise
l'esprit positif. Artifices de plus en plus puissants dans l'observation,
calculs de plus en plus raffinés dans les principes, unité de plus en
plus riche dans la science, telle est, en trois mots, l'histoire du
XIX'' siècle, dont Auguste Comte faisait la dernière époque de la loi
des trois états; c'est dans la phase positive que l'esprit a le plus
varié, et il se vivifie encore.
Une question domine toute la logique : le problème de l'induction.
L'induction scientifique n'est pas, comme l'induction vulgaire, le
passage des faits à la loi, puisque, en physique, la loi précède le
fait qui la précise à son tour. L'induction, c'est la généralisation
séculaire et toujours inachevée d'un principe. Elle réussit. Son
succès suppose une certaine constitution de la matière, du moins de
la matière qui tombe sous les sens aigus du physicien.
Ni l'idéalisme de la liberté (les lois sont des décrets arbitraires),
ni le réalisme mécaniste (il y a en dehors de nous un déterminisme
mathématique), ne peuvent s'accorder avec les remarques qui pré-
cèdent. Nous sommes forcés de voir dans la matière non un désordre
complet, non un déterminisme intelligible, mais une puissance indé-
terminée qui tend au déterminisme. Nous achèverons de la régler,
mais pas selon notre caprice. Le seul déterminisme que la nature
supporte, c'est celui qui permet à notre activité intellectuelle de
s'exercer avec le plus de puissance. Notre action est ainsi la cause
finale de la matière. L'nistoire confirme notre théorie. Nous y voyons
le déterminisme passer graduellement de la puissance à l'acte, en
même temps que la vie de l'esprit s'intériorise et s'unifie. La matière
est prête à se former en lois, comme la limaille de fer à s'orienter
en lignes : il suffit de la présence de l'aimant; de l'aimant et non du
bâton de résine. Mais ce n'est là que métaphore. Métaphores aussi
les lignes qui précèdent. On ne peut pas décrire la matière du phy-
sicien, mais la vivre, dans le laboratoire et dans l'histoire de la
science, par une méthode régressive analogue à la méthode de
M. Bergson.
Voici enfin nos conclusions :
1° L'esprit positif, en physique, c'est Vespril d'invention. Il nous
J. WILBOIS. — l'esprit l'OSiriF. 645
fait voir, dans un fait, la vie d'un principe, et 7ious replace ainsi dans
la durée;
2° Cette intuition de la durée nous permet une connaissance trans-
cendante à celle desphénomènes et de leurs lois. Le positivisme s achève
donc en métaphysique ;
3" La matière est une puissance de déterminisme qu actualise la vie
de Vespi'it, et l'ordre physique ne s'explique que par l'ordre moral,
comme par sa cause finale.
Cette conception de la science n'est pas la conception courante.
C'est autrement qu'on juge le savoir positif dans les manuels élé-
mentaires et dans les propos de boulevard. A quel point trahit-on
ainsi la science réelle? Et comment est-il possible de donner aux
hommes du peuple et aux hommes du monde l'intuition du véritable
positivisme? C'est à cette double question que nous essaierons de
répondre dans un troisième et dernier article.
{A suivre.) Joseph Wilbois.
ENSEIGNEMENT
LA RÉFORME
DE
L'ÉDUCATION UNIVERSITAIRE'
I. — La question de l'enseignement secondaire.
La question de renseignement secondaire est une question mal
posée parce que l'enseignement secondaire occupe dans l'État une
situation mal définie.
L'enseignement secondaire s'appelle enseignement « public », mais
il n'a de public que le nom.
Un service public est ouvert à tous; s'il n'offre pas gratuitement
ses offices, du moins ne les fait-il pas payer : il se contente de pré-
lever une taxe. L'enseignement primaire est un service public, car
tous les citoyens sans exception ont le droit d'envoyer leurs enfants
à l'école gratuite. L'enseignement supérieur est un service public,
bien qu'il ne soit pas gratuit, car les Facultés sont ouvertes à tous
et n'exigent de leurs élèves que le paiement d'un impôt. La poste
est un service public, car tous les citoyens ont le droit de lui confier
leurs lettres, et l'État ne leur demande pas en échange le montant
des frais d'expédition : il se contente de percevoir une taxe sur
chaque lettre expédiée. L'enseignement secondaire n'est pas un ser-
vice public, car tous les citoyens ne peuvent pas envoyer leurs
enfants au lycée; l'État n'accepte, sauf exceptions, que les enfants
des riches; ce n'est pas un impôt qu'il exige des parents, c'est le
1. Article écrit, sauf quelques détails, en novembre 1890. Peut-être cette date
expliquera-t-elle certaines lacunes et certaines superfluilés.
p. LAPIE. — l.A HliFOHME I)K L KDUCATION UMVlillSlTAHŒ. 647
remboursement des frais d'instruction et de pension. 11 n'y a, dans
les administrations françaises, qu'un organisme assimilable à l'en-
seignement secondaire, c'est l'administration des chemins de fer de
l'État. Seule cette administration, comme celle des lycées, connaît
des « classes » de citoyens; seule cette administration, comme celle
des lycées, exige de son public le remboursement de ses dépenses.
Si l'exploitation du réseau de l'État était confiée à une Compagnie
sous le contrôle du gouvernement, la révolution ne serait pas consi-
dérable : de même, si l'on remettait l'enseignement secondaire aune
société privée sous le contrôle de l'État, le caractère de l'institution
ne serait pas modifié.
Un service public ne connaît pas de concurrence. Ce n'est pas à
dire que tout service public soit un monopole; mais la concurrence,
c'est la lutte des individus contre les individus, et l'Etat ne lutte contre
aucun individu. Les citoyens sont libres, pour régler leurs litiges,
de recourir à des juridictions privées, mais aucun tribunal, en ren-
dant ses arrêts, ne redoute la concurrence des juridictions privées.
Au contraire, la crainte de la concurrence est l'unique souci des
chefs et des patrons de l'enseignement secondaire. En 1887, les
lycées et collèges comptaient 89.902 élèves; au 31 décembre 1898,
ils n'en avaient plus que 86.321 '. Pourquoi la « clientèle » nous
échappe-t-elle? pourquoi la maison d'en face fait-elle plus d'affaires?
comment lutter contre elle et ramener le public? tel est, dit-on, le
problème de l'enseignement secondaire. L'État enseignant raisonne
comme raisonnerait le directeur du Louvre s'il constatait que le
chiffre d'affaires du Bon Marché est supérieur au sien d'un million.
L'État enseignant n'agit pas en État mais en individu. Que fera-t-il,
en effet? 11 hésite entre plusieurs tactiques, mais toutes celles aux-
quelles il songe sont destinées à lutter contre la concurrence. La
clientèle est mécontente : flattons la clientèle. Les classes riches
demandent des contremaîtres : faisons des contremaîtres. Quelques-
uns ajoutent : la bourgeoisie redevient catholique, soyons catho-
liques. La commission de la Chambre lient un autre langage : si nos
établissements languissent, c'est, à son avis, que les chefs ne sont
pas intéressés à leur prospérité; elle érige donc en principe que le
« pensionnat » futur devra se suffire à lui-même : il est probable que
1. Statistique contenue dans le tome III de VEnquete de la Cliambre des
députés.
648 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
le directeur d'une grande maison de commerce donne des instruc-
tions analogues aux agents qu'il charge d'organiser des succursales;
mais lorsqu'on crée un bureau de poste dans un hameau, un tri-
bunal dans un chef-lieu d'arrondissement, on ne demande pas que
ces institutions se suffisent à elles-mêmes. Quant au gouvernement,
il veut, lui aussi, conserver dans les lycées la clientèle bourgeoise :
il la prend par son faible : il la menace, si elle ne fréquente pas les
établissements de l'État, de lui enlever les fonctions publiques :
n'est-il pas naturel que les employés du Louvre ne se fournissent
pas au Bon Marché? Au lieu d'ouvrir au peuple la porte des lycées
et par là même celle des administrations, le projet de loi sur le stage
scolaire réserverait à la bourgeoisie l'accès des fonctions publiques
puisqu'il lui réserverait l'entrée des lycées; au lieu de démocratiser
les administrations on conserverait à T'enseignement secondaire son
caractère aristocratique. Les réformateurs ne songent pas à mettre
le lycée à la disposition du peuple; ils cherchent à disputer aux mai-
sons religieuses la clientèle bourgeoise; ils n'ont qu'un but : triom-
pher de la concurrence. Si, par définition, un service public ne peut
avoir de concurrents, autant vaut dire que nul, parmi ses défen-
seurs, ne considère l'enseignement secondaire comme un service
public.
La vraie question de l'enseignement secondaire n'est pas : com-
ment assurer le recrutement des lycées? comment lutter contre la
concurrence congréganiste? Si les citoyens prenaient de plus en plus
l'habitude de régler leurs litiges à l'amiable ou de les soumettre à
des arbitres officieux, le nombre des affaires jugées parles tribu-
naux diminuerait : pourtant l'État n'aurait pas à s'inquiéter : on ne
parlerait pas d'une crise de la justice. Les juges seraient moins
occupés, mais la fonction de l'État n'en serait pas moins remplie, si
tout plaideur continuait à trouver accès dans les prétoires publics
et si les magistrats publics continuaient à présenter les meilleures
garanties de science juridique et d'impartialité. De même il n'existe
en France une crise de l'enseignement secondaire que si tous les
enfants doués d'aptitudes suffisantes ne trouvent pas accès dans les
lycées ou si les professeurs de l'État sont incapables de leur donner
une instruction solide et une bonne éducation. Il ne s'agit pas
d'arracher leurs élèves aux congrégations; l'État n'a pas à lutter
contre une industrie privée. Son unique devoir est de donner à l'en-
seignement secondaire le caractère d'une institution publique.
p. LAPIE. — I.A lŒFOUME UE l/ÉDlCATlON UMVEUSH AIIŒ. 649
Pour y réussir, il doit résoudre deux problèmes, l'un fiscal, l'autre
pédagogique. Comment ouvrir à tous la porte des lycées sans
demander aux parents le remboursement des frais d'études? quelle
taxe instituer pour remplacer, en partie, le prix de pension? voilà
le problème fiscal. Et voici le problème pédagogique : comment
adapter les méthodes d'enseignement et d'éducation aux progrès de
la science et de la morale? On ne pardonnerait pas à l'administra-
tion des postes d'ignorer les progrès de la télégraphie ou de la loco-
motion; on ne pardonnerait pas à l'enseignement pubhc d'ignorer
les progrés de la pédagogie.
Le problème fiscal échappe à notre compétence : bornons-nous à
rappeler les conditions que la solution doit remplir : la taxe d'in-
ternat ne saurait dépasser le prix de l'entretien d'un enfant dans
une famille pauvre; en outre une caisse des lycées, analogue à la
caisse des écoles, viendrait en aide aux plus indigents. — Le problème
pédagogique est à moitié résolu : nul ne conteste la valeur de l'en-
seignement universitaire. Au contraire, l'éducation donnée dans les
lycées fait l'objet de nombreuses critiques : voyons si elles sont jus-
tifiées.
IL — Éducation religieuse, éducation laïque.
L'éducation universitaire ne vaut pas l'éducation congréganiste :
voilà une proposition qui, pour beaucoup de nos concitoyens, est
aussi vraie qu'un axiome. A les entendre, l'Etat serait bien coupable :
il nous doit une éducation perfectionnée, et sa pédagogie serait infé-
rieure à l'antique pédagogie des Jésuites. Au risque d'émettre un
paradoxe, nous dirions volontiers qu'il suffît, pour apprécier l'édu-
cation universitaire, de la comparer à l'éducation congréganiste.
11 est vrai que les apparences nous sont défavorables. Nos élèves,
moins bien stylés, paraissent moins bien élevés. Si l'on entend par
bonne éducation la connaissance exacte des règles de la civilité, il
est possible que nous ne soumettions pas les enfants à tous les arti-
cles de ce code minutieux. Dans tel établissement religieux*, le
directeur réunissait chaque soir les élèves les plus âgés pour leur
faire des conférences de savoir-vivre : il faisait, par exemple, servir
un poulet et enseignait à découper : bien qu'on ait demandé devant
la Commission de la Chambre, l'institution d'une « classe de poli-
i. Saint-Charles (Tunis).
6b0 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
lesse ' », il est douteux qu'on ait voulu métamorphoser les profes-
seurs en écuyers tranchants de la jeunesse française. Les lois de la
civilité sont de deux sortes : les unes règlent les mouvements de
l'automate mondain, les autres imposent des devoirs sociaux; les
unes enseignent des gestes conventionnels, les autres développent
des vertus morales. Si nous négligeons les premières, nous avons
la prétention de faire pratiquer les secondes. Par malheur, un salut
correct est plus visible qu'une intention bienveillante. Et le public,
jugeant d'après les gestes plutôt que d'après les sentiments, est
trompé par les apparences.
Il est encore victime des apparences quand il affirme que nos
élèves, moins surveillés que ceux de nos rivaux, doivent être moins
bien élevés : il croit mieux surveillés les enfants dont il voit mieux
les surveillants. Quelqu'un s'est plaint, devant la Commission, de
l'abandon dans lequel on laisse les lycéens en voyage : tandis que
des religieux conduisent leurs élèves à la gare, montent en wagon,
les déposent dans leurs familles où ils vont ensuite les reprendre, on
ne voit personne accompagner les lycéens. Pourtant, dans beaucoup
de lycées, sinon dans tous, les élèves sont conduits à la gare et
accompagnés dans le train à l'aller et au retour; mais les maîtres
chargés de ce service ne portent aucun signe distinctif : la robe de
l'abbé est une réclame pour l'éducation cléricale : devrons-nous
donc, pour forcer le public à l'impartialité, porter dans la rue la
robe universitaire?
Ne jugeons pas d'après les apparences; pénétrons dans les établis-
sements, examinons les méthodes. L'internat est adopté par les reli-
gieux comme par les laïques. Peut-être même trouve-t-il moins d'ad-
versaires parmi les premiers que parmi les seconds -. En tout cas,
on fait plus d'efTorts parmi les seconds que parmi les premiers pour
améliorer l'internat. Le Père Didon laissait à ses élèves de grandes
libertés, abattait les clôtures de son établissement, permettait aux
grands de sortir seuls, et même plus de fumer ^, mais on trouverait
dans l'Université des initiatives analogues*. En revanche il est rare
que des prêtres émettent le vœu, fréquent chez les laïques, de modi-
fier profondément l'internat par la suppression des dortoirs. Déjà,
1. Enquête, t. IV, p. H9.
2. Voir cependant Enquête, t. II, p. 262 a, 263 a; t. IV, p. 7 6, 157 a, 257 a.
3. T. II, p. 460 a, 466 b.
4. T. II. p. 18 b.
p. LAPIE. — LA RiiFORMi: DE i.'lducation LM\ EUSH AIRi:. 6î)l
en 1890, le rapport de M. Marion exprimait ce désir : « La sous-
commission de l'éducation physique, disait-il, s'est prononcée, au
point de vue de l'hygiène, en faveur du dortoir divisé en cellules;
nous ne pouvons qu'appuyer cet avis au point de vue des conve-
nances morales.... Nous y verrions... une condition de décence,
d'ordre personnel et d'intime propreté'. Devant la commission de
la Chambre, l'idée est reprise par des proviseurs, des professeurs et
surtout des répétiteurs -. Au contraire, un directeur de maison reli-
gieuse, interrogé par M. Ribot, répond qu'il « préfère le système du
dortoir parce qu'il permet de voir tout le monde d'un coup d'œil ' ».
Ainsi, le milieu dans lequel s'exerce l'action éducatrice est le même
dans les deux cas : c'est l'internat; mais peut-être cherche-t-on chez
nous plus qu'ailleurs à perfectionner l'internat.
L'un des ressorts principaux de l'éducation est commun aux deux
systèmes : c'est l'émulation. L'émulation est un sentiment qu'une
nuance à peine sépare de la jalousie. Aussi tous nos efforts tendent-
ils à l'empêcher de croître au-delà des limites convenables. Nous
voudrions que les sentiments réciproques de nos élèves ne fussent
pas toujours des sentiments de rivalité : au lycée, la concurrence
n'est pas la loi universelle, et la lutte pour la vie scolaire n'engendre
pas la férocité. C'est ainsi que, dans les compositions, nous appe-
lons l'attention des élèves sur les notes plus que sur les places*;
nous multiplions les ex-œquo aussi bi^n pour être justes (les tra-
vaux de plusieurs élèves ayant souvent une valeur égale) que pour
éviter aux premiers l'orgueil du triomphe et aux derniers les ran-
cunes de la défaite. On a même proposé, dans l'Université, de sup-
primer les prix et les compositions^ : l'expérience faite à l'Ecole
Alsacienne et dans des établissements secondaires déjeunes filles^,
a donné de bons résultats. Mais, tandis que nous nous ingénions à
atténuer les mauvais effets de l'émulation, nos rivaux font tout pour
l'exaspérer. Et ils s'en vantent : « L'inspecteur d'Académie pourrait
entrer à n'importe quel moment dans nos classes, dit l'un d'eux à
la Commission \ Il serait peut-être surpris; il verrait appliquer des
1. Enseignement secondaire, instructions, programmes et règlements, p. 209.
•2. Enquête, t. II, p. 9o a, 350 a, 397 a, 409 /j, 410 a, 421 6; t. IV, p. 220 a,
221 b, 243 a.
3. T. II, p. 30 h.
4. Instructions de 1890.
5. T. II, p. 209 h.
6. A Pau, par exemple.
1. T. II, p. 282 6.
652 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
méthodes qu'il n'aurait sans doute pas connues dans l'Université; il
verrait cette division de nos classes en deux camps, chaque élève
ayant dans l'autre un émule, une sorte d'ennemi, si bien que, lorsque
le professeur appelle un élève pour réciter sa leçon, l'élève ne se
lève pas seul, il s'en levé immédiatement un autre pour le reprendre
toutes les fois qu'il bronche, lui lancer le mot qu'il oublie; puis, à
son tour, il est repris, relancé, harcelé par son émule dans toutes
ses fautes. Tout cela met dans les récitations et dans les explications
beaucoup de vie et d'animation : la classe devient un jeu, une lutte.... »
Si amusant que soit ce combat des « Romains » et des « Carthagi-
nois », l'Université ne songe pas à l'instituer dans ses classes : elle
emploie le même ressort pédagogique que ses adversaires,, mais elle
croit en faire un meilleur usage en le faisant jouer plus modérément '.
Peut-être dira-t-on que les maîtres religieux possèdent un secret
pédagogique qui expliquerait leur prétendue supériorité : par la
confession, n'ont-ils pas sur les jeunes âmes une influence magique?
ne peuvent-ils pas diriger à leur gré les consciences et les volontés?
Mais on peut répondre que tous n'usent pas de ce moyen : « le con-
fesseur-aumônier reste à la chapelle », disait le P. Didon '^ Les
« pédagogues » sont « des prêtres non confesseurs ».... « Je n'auto-
riserai jamais le pédagogue à confesser les jeunes gens qu'il forme
et éduque, » Le P. Didon ajoutait, il est vrai : « Je sais que notre
pratique n'est pas générale. » Mais nous tenons d'anciens sémina-
ristes que cette pratique n'est pas non plus spéciale au P. Didon et
que l'institution d'Ârcueil n'est pas le seul établissement religieux
où le « pédagogue » soit distingué du « confesseur ». Et même si la
confession était l'instrument essentiel de l'éducation cléricale, l'édu-
cateur laïque serait-il moins bien outillé? Qu'est-ce que la confession
au point de vue pédagogique? Une conversation intime dans laquelle
l'enfant avoue ses fautes, révèle ses sentiments et ses pensées, puis
reçoit des remontrances et des encouragements, la pénitence et l'ab-
solution. Faites abstraction du décor dans lequel se joue la scène,
du caractère religieux des fautes et des sanctions et vous ne verrez
qu'un maître acquérant une connaissance profonde de l'âme de son
élève et appliquant à ses maladies morales un traitement approprié.
1. De même on a conservé, au moins dans les divisions inférieures de certaines
institutions religieuses, les punitions humiliantes et ridicules : bonnets d'ânes, etc.
(Saint Vincent, Rennes).
2. T. II, p. 460 a.
p. LAPIE. — LA UÉFOUML: 1)K I, éducation LNlVEItSITAIKE. 653
Mais pourquoi les maîtres laïques n'auraient-ils pas avec leurs
élèves de semblables entretiens? pourquoi ne sauraient-ils provo-
quer les aveux pour adresser ensuite des paroles de reproche ou de
pardon? Ainsi entendue, la confession est employée par les éduca-
teurs laïques, et les éducateurs religieux n'en tirent pas un meilleur
parti pédagogique. Ils ne possèdent donc, pour élever les enfants,
aucun procédé mystérieux. Leurs méthodes ne valent pas mieux
que les nôtres.
Leurs maîtres sont-ils meilleurs? Revêtus d'un caractère sacré,
n'inspirent-ils pas à leurs élèves un respect plus profond? Soumis à
une discipline austère, ne sont-ils pas des modèles plus dignes? Les
statistiques font défaut pour nous renseigner sur le premier point :
les maîtres laïques sont-ils moins respectés que leurs collègues
ecclésiastiques? la proportion des professeurs « coulés » est-elle
plus forte dans les lycées que dans les établissements rivaux? nul
ne le sait; mais il suffit d'avoir observé une division de congréga-
nistes en promenade pour savoir que les maîtres dépouillent volon-
tiers leur caractère surnaturel et se conduisent vis-à-vis de leurs
élèves comme des hommes « purement hommes ». Quant à la valeur
morale, il faut se défier des généralisations excessives. Parmi les
maîtres laïques, les plus disqualifiés sont les répétiteurs. Devant la
Commission de la Chambre, leurs chefs les ont parfois sévèrement
jugés. Mais ils ont toujours ajouté que le répétiteur moderne a plus
de tenue que l'ancien. L'opinion publique ne connaît que l'ancien;
elle ignore les profondes modifications que le corps des répétiteurs
a subies depuis vingt ans. De ce corps elle ne connaît que les mani-
festations bruyantes ou les récriminations incorrectes; tel discours
où le président d'une association de répétiteurs rappelait qu'il
n'avait prononcé aucun vœu perpétuel a plus vivement attiré l'atten-
tion que les efforts obscurs d'un millier de maîtres pour prendre au
sérieux leur tâche pédagogique. Pourtant ces eflbrts ont été faits :
si l'on en veut la preuve, qu'on lise dans le Bulletin de YUnion pour
Vaction 7norale, les pages ardentes dans lesquelles un jeune répéti-
teur, en exposant ses déceptions, révèle l'idéal élevé qu'il se propo-
sait d'atteindre. A plus forte raison les maîtres dont nul n'a soup-
çonné la dignité sont-ils capables d'appliquer les principes et les
méthodes d'une éducation sérieuse. L'ardeur même qu''ils mettent à
faire leur examen de conscience, les scrupules qu'ils apportent dans
l'énuméralion de leurs défauts prouvent (jue leur zèle pédagogique ne
654 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE,
se borne pas à confesser leurs péchés; ils cherchent à se corriger.
UFnquête nous révèle combien d'heureuses initiatives sont prises
pour compléter l'œuvre éducatrice. Ici se fonde une société pour
l'action où les élèves peuvent mettre en pratique les règles de morale
sociale que l'histoire leur a dictées'. Là se crée une « société de bien-
faisance )> ; ailleurs des « mutualités » destinées à secourir les malades
pauvres des écoles primaires-. Ailleurs, on donne des représenta-
tions aux malades des hôpitaux. Ailleurs encore, un proviseur ne
se contente pas de faire passer dans les classes des listes de sous-
cription pour les pauvres, il associe les élèves « à la distribution des
secours », leur fait voir « les misères qui sont secourues ». Et il
ajoute : « Lorsque je revenais d'une visite de charité, je lisais facile-
ment sur le visage des élèves qui m'avaient accompagné les senti-
ments qu'avait éveillés cette visite et je m'en réjouissais; c'était
en général les plus mauvais élèves que je choisissais et il était bien
rare que les jours qui suivaient la visite aux pauvres ne fussent pas
vierges de toute punition^ ». Sans doute, tous les universitaires ne
sont pas capables de prendre ces initiatives, mais elles honorent
singulièrement la corporation où elles sont possibles. Que l'inertie
des supérieurs, l'envie des égaux, n'étoufl'ent pas toute bonne volonté,
c'est un résultat très appréciable; l'Enquête parlementaire a prouvé
que ce résultat est acquis, et les faits qu'elle révèle ne sont pas des
faits isolés. Ce n'est pas diffamer les professeurs ecclésiastiques que
de comparer à leur dévouement et à leur caractère le dévouement et
le caractère des professeurs laïques.
Peu importe, nous dira-t-on, la méthode et même la personne du
maître : ce qui importe, c'est l'esprit de l'éducation. A cet égard, où
est l'avantage? Chez nous, répondent les ecclésiastiques, car nous
sommes animés de l'esprit religieux. « Nos professeurs, dit Tarche-
vêque de Toulouse, cherchent à fonder l'éducation sur la religion,
qu'ils estiment en être la base nécessaire*. » « Ce qui est estimé supé-
rieur (dans les écoles libres), dit de son côté le recteur de l'Institut
catholique de Paris, c'est l'éducation morale et religieuse que les
jeunes gens y reçoivent. » Et il signale au contraire comme une des
causes de la décroissance du nombre des élèves dans les écoles offi-
1. T. II, p. 203-6.
2. T. II, p. 522 a.
3. T. II, p. 349 b.
4. Enquête, t. II, p. 244 a.
p. LAPIE. — LA HKh-OIOII-: DE l'kdL CATION UNIVERSITAIUE. 655
cielles « la diminution progressive, depuis vingt ans, de linlluenee
accordée à la religion dans l'éducation de la jeunesse scolaire' ». On
regrette, en lisant dans V Enquête les dépositions des laïques, de ne
pas trouver sur leurs lèvres d'aussi fiéres professions de foi. Est-il
donc impossible de fonder l'éducation sur des principes rationnels?
L'État, s'il n'ouvre pas à toutes les bourses la porte de ses lycées,
l'ouvre à toutes les croyances : il s'engage à demeurer impartial
entre toutes les religions : se condamne-t-il parla même aune sorte
d'impuissance pédagogique?
Au contraire, devrait-on répondre : cette impartialité est l'une
des premières vertus pédagogiques. Nous avons à ce sujet le témoi-
gnage d'un homme qui n'est pas suspect d'anticléricalisme, celui
de M. Brunetière. Ayant à défendre devant la commission la cause
des études classiques, M. Brunetière leur fait un mérite de n'être
pas « confessionnelles w^. Ne pouvons-nous pas étendre ce mérite à
l'éducation laïque tout entière? Certains membres de l'enseignement
religieux se félicitent publiquement de leur partialité. Le recteur de
l'Institut catholique de Toulouse dit par exemple : « Le proviseur
n'a pas la faculté... d'interdire sa maison par exemple à des enfants
qui n'appartiennent pas au même milieu que les autres, à des enfants
dont l'état civil est irrégulier, à des enfants qui ne sont pas de la
même race que nous. Dans nos maisons religieuses, c'est, je crois,
un exemple assez topique, on n'aime pas à recevoir des nègres,
parce que la présence des nègres au milieu des blancs répugne à
beaucoup de familles bourgeoises". » Entretenir soigneusement les
préjugés, les répugnances injustes des parents, c'est donner aux
enfants un exemple déjà fâcheux. Séparer soigneusement les classes,
les races, à plus forte raison les religions, ce n'est guère le moyen
d'enseigner aux enfants l'amour des malheureux qui n'ont pas le pri-
vilège d'appartenir à la vraie religion, à la race supérieure, au milieu
le plus confortable et à l'état civil régulier. Si l'on écarte les uns
tandis qu'on accueille les autres, c'est donc que la fraternité n'est
pas la loi universelle ou du moins qu'elle est en raison inverse de la
distance qui sépare un noir d'un blanc, un sémite d'un aryen, un
catholique d'un protestant, un riche d'un pauvre, un enfant légitime
d'un bâtard. Encore si les privilégiés entendaient chanter les
1. Enrjuète, t. II, p. 248 b.
2. T. I. p. 181 a, 182 a.
3. T. II, p. 273 b.
656 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
louanges des bannis. Mais nous savons qu'ils ne prennent même pas
l'habitude de les plaindre. Au contraire, ils les accusent. A chaque
session du baccalauréat, on nous répète que l'Édit de Nantes fut
révoqué parce que les protestants étaient les alliés secrets des Hol-
landais, ennemis de la France, ou bien on nous dit sérieusement que
les Jansénistes, que Luther, que Calvin étaient des hommes de mau-
vaise foi, qui, sûrs de la vérité du dogme catholique, se sont par
vanité révoltés contre l'Église. Sans doute les maîtres qui donnent
cet enseignement ne se doutent pas de leur erreur. Une foi bien
assise, incapable de comprendre l'hérésie, ne peut l'expliquer que
par la malice humaine ou satanique. Mais si la foi est d'autant plus
fanatique qu'elle est mieux assise, comment le croyant serait-il un
éducateur parfait? comment un homme réduit à ne trouver en dehors
de l'Église que crime et péché serait-il capable d'enseigner à ses élèves
la bienveillance et la justice?
Au contraire, l'impartialité est chez nous la règle. Non seulement
nous préparons la paix sociale en faisant du catholique l'ami du pro-
testant ou du juif, mais nous respectons toutes les opinions raison-
nables. A ceux qui suspecteraient notre impartialité historique je
recommande cette déposition d'un universitaire : « — J'ai corrigé
des devoirs sur ce sujet : Napoléon est-il le soldat de la Révolution?
J'avais des copies bonapartistes, terroristes, libérales, etc., qu'ai-je
fait? Mon travail a consisté à voir si les faits étaient exacts, puis à
prendre les principes de raisonnement de l'élève, à les formuler et à
lui montrer ainsi comment les opinions varient suivant les croyances
fondamentales. Je développe ainsi son initiative en respectant sa per-
sonnalité ou les croyances qu'on a pu lui donner', » On pourrait être
plus hardi sans cesser d'être impartial : même si ce professeur dis-
cutait les « croyances fondamentales » ou montrait ses préférences
pour l'une d'elles, il n'imposerait pas son opinion et respecterait
celle des autres.
Cette impartialité, ce respect de la pensée ne vient pas de notre
indifférence mais de notre amour pour la vérité : et c'est la seconde
vertu de l'éducation rationnelle. Nos adversaires raillent la variété
de nos doctrines et nous accusent de scepticisme : « Il serait bien
désirable, dit le recteur de l'Institut catholique de Lille-, qu'au lieu
d'exposer et de raconter les doctrines de tous ceux qui ont philo-
d. T. II, p. 203 a.
2. Eiiqurte, t. II, p. 259 a.
p. LAPIE. — LA RÉFOIOIE DE 1. ÉDUCATION UNIVERSITAIRE. 657
sophé, on enseignât une doctrine. Mais, pour enseigner une doctrine,
il faut en avoir une.... » Qui nous défend d'avoir une doctrine? Mais^
si nous avons une doctrine, nous ne nous bornons pas à l'exposer
pour l'imposer; nous provoquons les discussions, nous ne voulons
pas qu'on nous croie sur parole; c'est même pour cela que nous
« racontons» les doctrines des autres afin que nos élèves connaissent
d'autres voix que la nôtre et que leurs esprits ne soient pas asservis
à nos formules. Nous ne formons pas des sceptiques mais des esprits
libres. Nous voulons que les enfants ne se laissent pas duper par les
fausses évidences; nous ne voulons pas qu'ils s'habituent à dépasser
par la croyance les limites de la certitude. L'esprit critique n'est pas
seulement une qualité d'érudit, c'est une vertu. Tous les péchés que
peut commettre une langue humaine se ramènent à l'affirmation sans
preuve, depuis le jugement téméraire jusqu'au faux témoignage. Se
contraindre à croire malgré le doute, apprendre à se mentir à soi-
même, voilà la source de l'injustice en même temps que de l'erreur.
Fondée sur le culte de la vérité, l'éducation rationnelle inspire des
vertus solides.
Dira-t-on qu'en séparant l'éducation morale de l'éducation reli-
gieuse on prive ses préceptes de toute autorité? Nous répondrons
qu'au contraire, obligée de renoncera l'autorité de la révélation, la
pédagogie rationnelle doit appuyer ses préceptes sur des principes
indiscutables. Elle fait appel à des lois de la nature ou à des lois de
la raison. Elle ne dit pas à l'enfant : « Aime ton père en vertu du 4«
commandement. » Mais elle lui dit : « Aime ton père pour les bienfaits
dont il t'a comblé ». L'idée de justice s'impose à l'homme indépen-
damment de toute croyance religieuse. Elle peut fournir à la morale
et à l'éducation laïques un fondement inébranlable. Détachées de
l'anneau céleste auquel la théologie les suspend, les tables de la loi
morale ne se brisent pas dans leur chute.
L'éducation universitaire n'est pas purement négative; l'attitude
du maître n'est pas la neutralité mais l'impartialité; sa morale
repose sur les idées rationnelles de vérité et de justice. La pédagogie
officielle n'est pas inférieure à la pédagogie des Jésuites : héritière
de leurs méthodes, elle s'efforce de les perfectionner. Mais elle n'a
pas hérité de leurs principes : les obligations de l'État vis-à-vis des
consciences individuelles ont forcé l'Université à abandonner la
morale théologique. Heureuse nécessité ijuisqu'elle donne à la
morale universitaire la solidité de la science !
Kev. Meta. T. IX. — 1901. 4i-
658 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
III. — Le Défaut de l'éducation universitaire. — Le régime inté-
rieur DES lycées : insuffisance des réformes accomplies ou pro-
jetées.
Comparée à la pédagogie congréganiste, la pédagogie universi-
taire ne fait pas mauvaise figure. Est-ce à dire que tout soit pour le
mieux dans le meilleur des mondes scolaires? Cet optimisme serait
puéril. Où donc est le mal? Les maîtres connaissent leur devoir
et veulent le remplir : que manque-t-il à leur zèle ? Une seule chose :
l'occasion de s'exercer. Ou bien leurs relations avec leurs élèves
sont trop rares pour qu'ils puissent agir, ou bien les exigences de
l'enseignement ne leur en laissent pas le loisir. C'est d'une part le
régime intérieur des lycées, c'est d'autre part le plan d'études qu'il
faut modifier.
Quelles sont les relations de l'élève et de ses maîtres? Suivons
l'ordre hiérarchique. Le maître le plus modeste est le répétiteur
qui surveille l'enfant à l'étude, dans les récréations et les prome-
nades, au réfectoire et au dortoir. A l'étude le silence est de règle :
le maître ne prend la parole que pour réprimer la parole de l'élève ;
entre eux pas d'autre rapport que celui du juge et du condamné. Il
est vrai que le maître dispose des récompenses comme il dispose des
punitions, mais, depuis qu'elles ne servent plus à « payer » les
retenues supprimées et les sorties « de faveur » remplacées par des
sorties « de droit », les récompenses sont discréditées. Reste le
tableau d'honneur. Mais le maître intervient dans sa confection plus
souvent pour effacer que pour inscrire, plus souvent pour punir que
pour récompenser. Peut-être pensera-t-on cependant que le répéti-
teur doitjouer un autre rôle : donner des conseils, aider l'enfant dans
son travail. Mais comment assurer le bon ordre dans l'élude tout
en examinant le travail de chacun? Pendant qu'il s'occupe de l'un,
il donne à l'autre l'occasion de bavarder : la surveillance et la direc-
tion du travail sont deux fonctions incompatibles : aussi le répétiteur
se borne-t-il à surveiller; il est à l'étude aussi muet qu'au dortoir;
il n'est qu'un « professeur de silence ' ».
Sa langue se délie-t-elle au réfectoire? Mais le répétiteur ne s'as-
sied pas à la table des élèves; il craint de gêner par sa présence la
l. T. II, p. 394 a.
p. LAPIE. — LA lŒFORME DE I.'ÉDLCATION UNIVERSITAIKE. 659
liberté de leurs conversations '. Ce scrupule paraît excessif : le rôle
du maître serait de diriger les conversations au risque d'en atténuer
la lilîerté. Et il est probable qu'il se chargerait de ce rôle s'il savait
que dire à ses élèves. Mais quand les relations normales sont silen-
cieuses, on ne trouve pas le moyen de sortir du silence. C'est pour
une raison semblable que même pendant les récréations et les pro-
menades, maîtres et élèves se tiennent à distance. Sans doute les
exceptions deviennent de plus en plus nombreuses: certains maîtres
s'associent aux jeux des enfants. Mais en général, le répétiteur et
l'élève sont isolés l'un de l'autre : comment l'un peut-il agir sur
l'autre? « L'éducation ne se fait pas à distance -. »
Après l'étude, la classe ; après le répétiteur, le professeur. Le pro-
fesseur n'est pas muet : il parle et fait parler : des relations vont-
elles s'établir entre le professeur et l'élève? Sans doute par son
enseignement le premier exerce une influence sur le second ; sans
doute la confiance, l'afîection peuvent naître dans le cœur de l'en-
fant. Pourtant le lien qui unit le maître et l'élève pourrait être
plus solide. Mais les programmes sont longs; il faut travailler sans
perdre haleine : le professeur parle et l'élève écoute ou feint
d'écouter; accidentellement c'est l'inverse. Dans les deux attitudes,
leur relation est celle d'un conférencier vis-à-vis de son auditoire :
l'heure sonne et le lien qui s'était formé se dénoue : le règlement
appelle l'élève à l'étude, et ses convenances rappellent le professeur
à son logis. L'enfant, même lorsqu'il subit profondément l'influence
de son enseignement, n'a guère plus de rapports avec lui qu'avec le
répétiteur.
Reste un troisième personnage : le proviseur. Mais l'enfant le
voit moins souvent que les deux autres. Retenu dans son cabinet
par des travaux administratifs, le proviseur visite rarement les
études et les classes. Le samedi, accompagné du censeur, il vient
assister à la lecture des notes. A l'appel de leur nom, les élèves se
dressent devant lui pendant quelques secondes : c'est la seule occa-
sion qu'il ait de faire connaissance avec leur physionomie. Aussi
passe-t-il souvent des mois, surtout s'il est myope, avant de con-
naître le visage de ses élèves : comment voulez-vous qu'il connaisse
leur âme?
Répétiteurs, professeurs, administrateurs, tous manquent d'occ a-
1. T. II, p. 417 a.
2. T. I, p. 421 fj.
660 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
sions pour agir. Encore leur action, si elle était coordonnée, pour-
rait-elle être efficace : en s'additionnant, leurs influences, si faibles
qu'elles soient, seraient sensibles. Mais elles ne s'additionnent ni se
coordonnent. Répétiteurs, professeurs, proviseurs sont séparés les uns
des autres comme ils sont séparés des élèves : le proviseur enregistre
bien tous les renseignements que lui donnent les maîtres, mais celte
statistique n'a rien de vivant. Il sait que l'élève X a obtenu un 10 de
français, un 4 de mathématiques et un 2 de conduite : c'est tout ce
qu'il pourra dire aux parents. De môme il existe entre la classe et
l'étude une « correspondance », mais elle se borne à l'indication des
notes et des punitions. Au début et à la fin de la classe, le professeur
et le répétiteur se croisent, se saluent, parfois se serrent la main : à
cela se borne leur collaboration.
Le défaut de l'éducation universitaire, c'est donc la dispersion des
éducateurs. Maîtres et élèves s'observent sans se pénétrer. Et les
maîtres eux-mêmes demeurent séparés les uns des autres. Sans
doute, ces formules sont excessives, mais il ne faut pas craindre d'exa-
gérer le mal qu'on veut guérir.
Ce mal est connu : déjà plusieurs remèdes ont été appliqués. Pour
donner aux lycées plus d'unité, on a voulu associer les maîtres à
l'administration de la maison : on a créé des assemblées de profes-
seurs et des conseils de discipline. Les conseils de discipline sont com-
posés de professeurs et de répétiteurs élus par leurs collègues et
présidés par le proviseur. Ils sont réunis périodiquement pour
entendre un rapport sur l'état moral de l'établissement; ils peuvent
adresser des félicitations aux élèves dont la conduite est remar-
quable, ils doivent délibérer quand l'exclusion d'un mauvais élève
est proposée par le proviseur. En général, ces conseils fonctionnent
sans difficulté. Si quelques chefs d'établissements se plaignent des
entraves qu'ils apportent à l'expédition de la justice scolaire, la
plupart se félicitent au contraire de leur institution : leur appui
donne au proviseur le courage de prendre des résolutions pénibles
et lui permet de supporter avec fermeté les récriminations des
familles. Mais ils ne suffisent pas à coordonner les etrorts des maî-
tres : quelques-uns seulement font partie du Conseil et le conseil
n'a pas de réunions fréquentes.
Est-ce donc l'assemblée générale des professeurs qui produira le
résultat désiré? Mais l'assemblée des professeurs n'existe plus qu'en
principe. Ses attributions n'ont jamais été bien définies; ses délibé-
p. LAPIE. — I..V Ulil-OlOII': DK L ÉDUCATION LMVKHSH Aiiu:. 601
rations n'ont jamais eu de sanctions. Elle ne se réunit plus que pour
dresser le tableau d'honneur ou pour donner sur des questions admi-
nistratives un avis qui ne sera pas toujours écouté : comment en effet
le recteur qui demande cet avis pourrait-il satisfaire à la fois les sept
ou huit assemblées de son ressort? Quand les questions sont plus
précises, elles n'intéressent que deux ou trois maîtres compétents : à
quoi bon déranger les autres? Enfin, les réunions ne sont pas périodi-
ques; les convocations sont souvent tardives et l'ordre du jour n'est
pas toujours connu d'avance : les discussions sont confuses et les
résolutions improvisées ne sont pas toujours raisonnables. Aussi les
professeurs s'abstiennent-ils volontiers de paraître à ces réunions.
Quand on leur apporte une convocation, leur premier mouvement
est un mouvement de mauvaise humeur : à l'heure de l'assemblée,
l'un doit donner une répétition; l'autre a pris rendez- vous avec un
ami, et tous s'écrient : « A quoi bon? Pourquoi tourner une mani-
velle qui ne met rien en mouvement? » Peut-être l'intention du
ministère, en créant ces assemblées, était-elle excellente, mais en
fait elles ne servent plus — si jamais elles ont servi — à unir étroi-
tement les professeurs; l'échec de l'institution est presque unaninje-
ment constaté dans l'Enquête'.
Cet échec suggère à de nombreux déposants des remèdes nou-
veaux : tantôt on veut donner aux assemblées des attributions plus
intéressantes, tantôt on veut leur remettre l'administration même du
lycée, tantôt on veut, au contraire, donner l'unité à la maison en
accordant au proviseur une sorte de pouvoir absolu. Les plus
modestes seraient satisfaits si, au lieu de réunir tous les mailres d'un
même établissement, on créait autant d'assemblées qu'il y a de
classes ou d'enseignements similaires- : par exemple, tous les pro-
fesseurs qui font des cours aux élèves de rhétorique se réuniraient
à jour fixe pour déterminer la quantité de travail hebdomadaire que
chacun peut demander, examiner les résultats, proposer les sanc-
tions; de même tous les professeurs de littérature se réuniraient
pour discuter leurs méthodes, choisir leurs livres, leurs textes,
leurs sujets de devoirs. Ces réunions auraient un but précis;
leurs membres auraient la compétence nécessaire pour traiter les
questions proposées : elles pourraient donc intéresser les profesr-
1. T. IV, p. 7 i, 8 a, 9 6, -20 a, 41 h, etc., etc.
2. T. II, p. 51 a, 58 a, 344 a; t. IV, p. 6 a, 8 6, % b, 103 «, 117 «, 2Ula, 21S h,
231 b. 242 «,268 b.
662 . REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
seurs, elles seraient plus vivantes que les grandes assemblées
actuelles.
Ces assemblées partielles existeront demain : l'évolution naturelle
des assemblées de professeurs exige leur institution. Déjà même elles
existent dans plusieurs établissements; et le nombre des déposants
qui réclament leur création prouve que l'idée est mûre. Mais, sans
contester les avantages des assemblées partielles, remarquons
qu'elles ne répondent pas à l'exigence que nous cherchons à satis-
faire : elles établissent entre quelques professeurs des relations plus
fréquentes, elles forment dans le lycée de petits groupes cohérents,
mais elles laissent dans l'isolement les membres des groupes divers.
Il est vrai que chaque professeur appartiendra à deux ou trois
groupes : un professeur de physique par exemple sera inscrit au
groupe de la classe de philosophie et au groupe des maîtres de
sciences. Néanmoins l'unité ne sera pas encore réalisée. Aussi serait-
il bon de conserver l'assemblée générale des professeurs, sauf à la
convoquer moins souvent, et de lui réserver les questions de péda-
gogie générale. C'est sans doute le but que voudrait atteindre
M. Payot '■ lorsqu'il propose aux maîtres de l'enseignement secon-
daire d'imiter les conférences pédagogiques des instituteurs. Deux
fois par an, les instituteurs d'un même canton se réunissent sous la
présidence de leur inspecteur pour traiter une question pédagogique
préalablement mise à l'ordre du jour. Ces réunions les obligent à se
tenir au courant des travaux pédagogiques, à réfléchir sur leurs
méthodes, à noter les résultats obtenus par tel ou tel procédé; les
uns et les autres se communiquent les fruits de leur expérience.
Rien ne serait plus utile dans les lycées : les professeurs chargés des
enseignements les plus divers trouveraient profit à échanger leurs
vues sur les grands problèmes pédagogiques : les assemblées géné-
rales en fourniraient l'occasion. Mais ces assemblées seraient trop
rares pour donner une profonde unité au corps des éducateurs.
De plus hardis novateurs feraient de l'Assemblée des professeurs
le Parlement souverain du lycée. Les uns demandent simplement le
droit de présenter au choix du ministre des candidats au provisorat ^
Les autres distinguent le proviseur nommé par le ministre et le doyen
élu par ses collègues : le premier aurait la direction économique et
1. T. II, p. 639 6.
2. Enquête, t. IV, p. 217 a.
p. LAPIE. — LA UKFOUMK OK l'kDUCATION U.MVEUSITAIKE. 663
administralive, le second la direction de l'enseignement'. Dans un
autre système, le doyen et l'assemblée des professeurs « n'auraient
aucun droit positif », mais ils pourraient « attirer l'attention du pro-
viseur sur certains détails d'administration qui lui auraient échappé,
lui soumettre certaines innovations à tenter, au besoin certaines
réclamations des fonctionnaires, qui, non formulées par crainte ou
par réserve, amènent souvent des rancœurs très nuisibles à l'entente
unanime- ». Tandis que, dans cette théorie, le proviseur ressemble-
rait à un gouverneur de colonie anglaise dont le doyen serait le pre-
mier ministre, une autre conception supprime purement et simple-
ment le proviseur et le remplace par un doyen élu : le lycée devient
une république autonome^. Mais on a proposé des constitutions
encore plus démocratiques : un proviseur « voudrait que les lycées
et collèges soient administrés par des syndicats de professeurs qui
se partageraient les bénéfices et auraient des parts entières et des
douzièmes de part comme au théâtre Français. Les proviseurs et
principaux seraient nommés par le recteur sur la présentation des
professeurs syndiqués*. » Si ce projet était adopté, le lycée aurait
conquis son unité, l'assemblée devrait se réunir chaque jour pour
s'occuper des intérêts communs. Par malheur, il ne semble pas que
cet idéal séduise beaucoup de monde. On fait remarquer que le doyen,
soumis à de fréquentes réélections, n'aurait ni sur les familles ni sur
les élèves ni sur les maîtres une autorité suffisante. On craint que
les querelles électorales ne troublent la paix du lycée. Un dernier
argument me paraît plus décisif. Tant que les maîtres vivront en
dehors du lycée, il sera difficile de les réunir quotidiennement pour
l'administration des affaires communes : en fait, ils délégueront leurs
pouvoirs au doyen et ils n'auront pas plus qu'aujourd'hui l'occasion
de se rencontrer.
A côté des projets démocratiques se présentent des projets tout
opposés : le meilleur moyen d'établir l'unité n'est-il pas de restaurer
la monarchie? L'action pédagogique sera donc concentrée entre les
mains du proviseur. Bien que de nombreux rapports — soit des rec-
teurs, soit des professeurs, soit des proviseurs eux-mêmes — esti-
ment suffisante l'autorité des chefs d'établissements, la Commission
1. Enquête, t. IV, p. 86 a.
2. T. IV, p. 219 b.
3. T. II, p. 149 />; t. IV, p. 28 6, 54 6, 241 a, 2b7 6, 294 h.
4. T. IV, p. «8 b.
664 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
de la Chambre propose d'accroître celte autorité (art. 5 des conclu-
sions!. Elle a dû, en effet, être surprise d'apprendre que le proviseur
n'a pas même le droit de choisir son concierge : c'est un per-
sonnage plus considérable que le proviseur, plus considérable
que l'inspecteur d'Académie, c'est le recteur qui nomme ce fonc-
tionnaire. Voilà une bonne occasion de décentraliser. Mais faut-
il augmenter en même temps l'autorité du proviseur sur le per-
sonnel enseignant? faut-il accorder plus d'importance aux notes
qu'il donne à ses professeurs? c'est une question plus discutée.
A notre point de vue spécial, l'accroissement de pouvoir du pro-
viseur aurait pour effet d'éloigner du lycée les professeurs, de
faire le vide autour du chef. L'unité que nous cherchons à éta-
blir, c'est la réunion de tous les éducateurs; l'unité qu'on obtien-
drait en faisant du proviseur un monarque en miniature, entraî-
nerait la suppression de tous les éducateurs sauf un. Ce que nous
voulons, c'est la collaboration volontaire et constante de tous les
maîtres; ce qu'on obtiendrait, ce serait l'action constante d'un seul
maître, car la collaboration qu'il pourrait exiger des autres n'au-
rait qu'une très médiocre valeur. Ainsi, non seulement les insti-
tutions actuelles maïs les institutions projetées nous paraissent
impuissantes à réaliser dans les lycées l'intime union des éduca-
teurs.
Les institutions existantes ou les institutions projetées permettent-
elles d'établir des relations étroites entre les maîtres et les élèves?
Pour obtenir ce résultat, de nombreuses expériences ont été tentées :
il s'agit seulement de savoir si le moment est venu de les généra-
liser. On a pensé que pour multiplier les rapports des maîtres et des
élèves, il suffisait de multiplier les moments pendant lesquels ils
pourraient être en contact. On a donc cherché comment le professeur
pourrait rencontrer ses élèves en dehors de sa classe et comment le
répétiteur pourrait les rencontrer en dehors de l'étude. Et comme
l'élève est en classe quand il n'est pas en étude, en étude quand il
n'est pas en classe, les réformateurs ont été obligés soit de trans-
former le professeur en répétiteur, soit de transformer le répétiteur
en professeur.
Le moyen le plus sûr, pour étendre au delà de la classe l'action
du professeur sur un enfant, c'est de lui confier la direction complète
de l'éducation. Ce régime est appliqué dans plusieurs pays : c'est le
« régime tutorial ». Un assez grand nombre de déposants le préco-
p. LAPIE. — i.x RKF01OI1-: Dt: i.'kdic.vtion u.MVKnsir.viiu:. 665
nisent ' et demandent qu'on ne les empêche pas de le pratiquer.
Mais d'autres font remarquer que ce régime est très coûteux et que
par suite il ne peut pas être généralisé. D'ailleurs, il a été appliqué
en France, à Montbéliard, et, maigre l'exemple voisin de la Suisse,
cette tentative a échoué*. Le tutoriat n'est donc pas conforme à nos
mœurs. Peut-on du moins se rapprocher de cet idéal? Quelques-uns
l'estiment et proposent par exemple que les boursiers soient placés
par l'État dans les familles des professeurs^ : l'exemple serait peut-
être suivi. Mais les réformateurs sont en général plus modestes. Ils
se contentent de donner aux professeurs — ou seulement à quelques
uns d'entre eux — certaines attributions des répétiteurs. Les pro-
fesseurs visiteraient les études, assisteraient aux récréations, dirige-
raient les promenades ^ Dans les classes élémentaires, tous les
devoirs seraient faits, toutes les leçons apprises sous la direction du
professeur ^. Et dans toutes les classes, les professeurs principaux
seraient érigés en directeurs d'études, c'est-à-dire qu'ils auraient à
suivre leurs élèves dans toutes leurs classes et à surveiller tous leurs
travaux. Cette institution a déjà fait ses preuves au collège Ghaptal ;
elle est, semble-t-il, adoptée dans beaucoup de maisons religieuses".
Réciproquement, on donnerait aux répétiteurs certaines fonctions
des professeurs. Outre qu'on relèverait ainsi, aux yeux des élèves,
l'autorité du répétiteur, on lui donnerait un moyen d'agir sur leur
âme. Aussi la plupart des répétiteurs réclament-ils le droit d'en-
seigner^ : ils donneraient surtout leurs soins aux élèves faibles,
répéteraient pour eux le cours du professeur, feraient réciter toutes
les leçons. On a proposé d'envoyer à l'étranger quelques répétiteurs
afin de les associera l'enseignement pratique des langues vivantes®.
On a proposé de donner à chaque étude un répétiteur littéraire et un
répétiteur scientifique, afin de leur permettre de diriger utilement
les travaux de toute espèce. Tous ces projets ont pour but de multi-
plier pour les éducateurs les occasions d'éduquer : le réseau d'in-
fluences dans lequel nous enveloppons les enfants paraissant fragile,
\. T. IV, p. 7 b, 42 a, 86 h, 118 b. 192 6, 29r) 6, t. I, p. 497 //.
2. T. II, p. 162 a.
3. T. I, p. 114 «; cf. p. 268 6.
4. T. I, p. 421 a; t. IV, p. 8 a, 67 ô, 79 a, 82 6, 89 h, lOi a, 115 b, 117 ô, 118 a,
119 fl, 146 6, 159 6, 168 6, 190 6, 232 a, 246 a, 270 a, 297 6; t. Il, p. 467», 651 a.
5. T. IV, p. 7 a, 247 6.
6. T. IV, p. 41 6, p. 270 6; t. II, p. 293 6, 294 a; p. 310, a. 6; p. 457 a, 6, 458 a.
1. T. I, p. 126 a, 243 a; t. II, p. 394, 395, 396,424 h; t. IV, passim.
8. T. I, p. 561 a.
666 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
on voudrait en doubler les mailles. C'est à un projet analogue que
s'est arrêtée la Commission puisqu'elle a dédoublé les fonctions
des répétiteurs. Deux éducateurs au lieu d'un, voilà ce qu'on ima-
gine pour donner à l'éducation plus de puissance (art. 6 et 7 des
Conclusions de la Commission).
Ce n'est pas sans résistance que les réformes précédentes seraient
réalisées. Certains professeurs estiment qu'elles seraient vaines :
c'est par son enseignement, disent-ils, qu'un professeur est un édu-
cateur ; il est inutile de le mêler plus intimement à la vie de l'élève '.
Mais un plus grand nombre redoute l'élévation du répétiteur aux
fonctions professorales : on craint que l'enseignement donné par cet
auxiliaire ne vienne contrecarrer celui du professeur principal -.
Pour nous, ces réformes, quelle que soit leur valeur, ont le tort
d'être superficielles. Elles multiplient les obligations professionnelles
des divers maîtres sans modifier les causes profondes de leur actuelle
dispersion. Elles les forcent à faire plus fréquemment acte de pré-
sence au lycée, mais elles ne les empêchent pas d'avoir loin du
lycée tout ce qui, leur classe faite, peut les préoccuper. Aujourd'hui,
les répétiteurs eux-mêmes, du moins ceux qui sont « externes », sont
attirés en dehors du lycée par leurs soucis domestiques ou leurs dis-
tractions. Quant aux professeurs, ce n'est pas seulement la famille
ou le plaisir, ce sont les devoirs sociaux, les travaux intellectuels et
même les occupations professionnelles qui leur font fuir le lycée
puisqu'ils n'y pourraient pas sans difficulté préparer leurs leçons ou
corriger leurs devoirs. Tout les éloigne du collège, rien ne les y
attire, sauf un devoir mal défini. Il ne suffit pas de mieux définir ce
devoir et de lui donner des sanctions légales; il faut encore faire de
son accomplissement un plaisir. Et il ne suffit pas non plus de mul-
tiplier le nombre des relations entre élèves et maîtres pour rendre
l'éducation plus efficace ; il faut surtout modifier la nature et la qua-
lité de ces relations. Ainsi les réformes proposées nous paraissent
insuffisantes : cherchons à faire une révolution plus radicale.
(A suivre.) P. Lapie.
1. T. IV, p. 104 a, 116 a, 146 b, 168 6, 190 b, 230 o, 245 6, 259 a.
•2. T. IV, p. 9 b, 15 b, 79 b, 119 6, 147 6, 192 a, 298 a.
QUESTIONS PRATIQUES
UNE RÉFORME NÉCESSAIRE
MOTIVER LES DÉCISIONS JUDICIAIRES
On connaît l'admirable scène qui esl le nœud de liésurreclion de
Tolstoï : la condamnation de Maslova pour un crime qu'elle n'a pas
commis. Le roman rejoint une réalité trop fréquente : l'erreur judi-
ciaire, le cas terrible où l'erreur est en même temps injustice, où
s'aggravent l'une par l'autre les deux infirmités humaines de la
pensée et de l'action. L'humanité devient à la fois de plus en plus
exigeante en matière de preuve, et de plus en plus sensible à l'in-
justice : ces exigences et ces souffrances-là sont les signes d'une
croissance morale. Nous n'admettrons plus cette consolation fata-
liste, que l'erreur judiciaire c'est le tant pour cent à payer, comme
celui de la mortalité. Nous répondrons qu'on peut les resteindre
toutes deux par une hygiène appropriée. Comment cela?
Précisément, dans le puissant roman de Tolstoï, ce qui rend le
plus tragique la condamnation imméritée, c'est qu'elle n'est pas le
résultat d'une aberration de la part des juges trompés par les cir-
constances, l'éloquence du procureur, la maladresse de l'accusée,
que sais-je? Non, les jurés sont de braves gens (voyez l'honnêteté
et le sérieux, un peu ridicule, mais touchant, que leur donne le
vérace interprète de l'écrivain, l'illustrateur Léonid Pasternak, dans
l'édition Halpérine-Kaminsky), ils font de leur mieux pour démêler
la vérité assez embrouillée, ils la pressentent, veulent la faire
triompher... seulement ils rédigent maladroitement leur réponse
aux questions mal posées, et leur verdict, qu'ils croient signifier
668 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
l'acquittement, signifie les travaux forcés. Les juges, à leur tour,
pénétrant l'intention des jurés, tentent de sauver la victime d'un
libellé entaché de l'imperfection d'une méthode qui forcément pré-
varique; mais ils sont légalement contraints à la stricte interpréta-
tion, selon la lettre, d'une réponse qui ne concorde nullement avec
les convictions qui l'ont dictée. Et, malgré le vice de fond, la forme
du jugement est impeccable, et nulle Gourde cassation ne peut rec-
tifier selon l'esprit.
Cette situation n'a rien d'exceptionnel : il n'est pas de semaine
où les jurés n'aient de surprises de ce genre; bien souvent on les
voit signer des recours en grâce contre leur propre verdict. 11 y a
donc ici un vice auquel il faut remédier; ce n'est pas le seul auquel
répondrait un projet de loi dû à l'initiative privée ' et pour lequel
nous espérons provoquer l'attention et la sympathie de nos lecteurs.
11 s'agirait d'étendre ce que la loi exige déjà au civil — c'est-à-dire
pour les problèmes les moins graves, — d'obliger toutes les juridic-
tions, chambres criminelles, cours d'assises, conseils de guerre, à
motiver fortement leurs arrêts. Les juges devraient viser dans leur
verdict les principaux arguments de l'accusation et de la défense,
présentés et résumés sous forme de conclusions; autrement dit, non
seulement décider, mais prouver et publier les motifs de cette déci-
sion.
On voit tout de suite le caractère de cette réforme : c'est une loi
libérale, une loi de garantie, expansive et non restrictive, telle que
la loi Béranger ou la loi sur l'instruction criminelle. Elle vaut donc
d'être examinée de près.
Il est certain que cette méthode serait bien plus scientifique. Toute
l'action juridique se condensant dans le verdict brutal, la pensée
des juges étant uniquement concentrée sur la résultante de leurs
affirmations, il se fait souvent, au moment du scrutin, des mar-
chandages (en enlevant à ce mot toute signification de compromis
intéressé); les réponses correspondent moins aux questions et aux
alternatives posées qu'à des nécessités savantes d'équilibre, pour
n'obtenir que la condamnation voulue. Faute de contraindre à une
œuvre de raisonnement et de logique, les procédés actuels font se
prolonger, dans la salle des délibérations, les mouvements de sensi-
1. Voir l'exposé des motifs par le D' Oyon, son promoteur, dans le bulletin
de VUnion pour Vaction morale du l""' mars. Nous croyons savoir que bientôt
l'initialive parlementaire donnera la pleine forme légale à cette proposition.
M. LEVKL. — 11)10 réforme nécessaire. 669
bilité, les oscillations démolions, les conflits de passions suscités
dans la salle d'audience. L'obligation de motiver, au contraire, nous
mettra en garde contre le vague des premières impressions, nous
fera résister à l'influence du milieu, à l'entraînement, au vertige
parfois, qui s'empare, de nous, d'autant plus facilement que nous
sommes en groupe; on escamotera plus difficilement un verdict par
des déclarations retentissantes, d'adroits mais inconsistants réquisi-
toires, ou des plaidoiries àefl'et, — des draperies sur le néant. Le juge
aura moins de facilité à se duper lui-même par des inductions trop
hâtives; il sera mieux conduit à distinguer la preuve de la présomp-
tion, la conviction de l'opinion, et la réflexion supplantera l'instinct.
Sans doute, toute valeur d'appoint ne sera pas retirée au pressenti-
ment de la vérité, à l'influence de l'attitude de l'accusé et des
témoins, bref, aux raisons du cœur, mais seulement dans la mesure
oi^i l'on pourra en faire état explicitement, ce qui éliminera l'obscur
et le fugace, les retours de solidarités inavouées et mal comprises,
les raisonnements honteux et boiteux. Les préventions s'évanoui-
ront devant la nécessité de les formuler : on dit telle chose, on la
vote même... on ne l'expose pas par écrit. La persuasion, au con-
traire, s'éprouve en indiquant ce minimum de conviction communi-
cable où elle prend son assise. Ainsi il faudra se légitimer à soi-
même son verdict, l'inculper au besoin de fragilité et d'inconsé-
quence. Et. quoi qu'on en dise, la meilleure façon d'obliger les motifs
à exister, c'est encore de les forcer à se montrer.
A telle explication de l'accusé, souvent le président déclare : « le
jury, — ou bien la Cour — appréciera »; et cela fréquemment dis-
pense le tribunal d'apprécier. Nous ne voulons plus qu'on puisse
dire : « La question ne sera pas posée », ni même qu'on puisse
encore penser : « La réponse ne sera pas donnée ». Par l'obligation
d'exposer les facteurs de sa décision, le juge devra remonter aux
principes, faire au grand jour son œuvre de raisonnement, de droite
et précise analyse. La foi n'est pas scientifique, comme l'a dit
M. Duclaux; le jugement est une croyance qui devra fournir ses
titres à être; il sera toujours une scrupuleuse consultation de la
raison, et parfois, par un appel au tribunalintérieur, un examen de
conscience du juge par lui-même : la raison n'est-elli! pas une
volonté de justice en matière intellectuelle, et, pour atteindre la
vérité, peut-on allumer trop clairs les falots de la conscience? Sans
doute la tâche, déjà rude, le devient ainsi davantage, mais, disons-
670 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE Eï DE MORALE.
le nettement, ce n'est pas à la vapeur qu'il est permis de distribuer
la justice, de s'en acquitter, — car la société « doit » la justice; —
c'est la violer que de la rendre au petit bonheur. Grâce aux attendus
qui l'exprimeront à l'avance, la sentence sera comme l'aboutisse-
ment logique, presque superflu, le total en addition et en soustrac-
tion des éléments où elle sera préformée, au lieu d'être une surprise,
comme le brusque déclic de la guillotine, ayant le caractère d'un
décret de l'exécutif, plutôt que d'une œuvre du judiciaire. La jus-
tice n'est pas un vote, l'automatisme de la justice n'est pas la jus-
tice, et précisément la réforme qu'on nous présente aurait pour but
d'empêcher la fonction judiciaire de devenir un mécanisme, machine
à moudre des condamnations ou des acquittements, et de refaire
sans cesse, sous la lettre qui fige, sourdre l'esprit qui revivifie.
Arrière une justice veule, une justice paresseuse, que rien d'exté-
rieur ne vient contraindre à la rébellion sérieuse contre le vice con-
génital de la justice humaine, l'à-peu-près! Atteignons la vraie
justice, celle qui a le sens de la complexité des questions, et qui, si
elle n'atteint pas la vérité, se montre du moins en mouvement vers
elle! Cette vraie justice ne s'engendre que dans l'efTort.
Elle ne s'engendre aussi que dans l'angoisse; elle doit trembler
devant son propre pouvoir, moins droit de punir que devoir de
punir. Et cette modestie de la justice devant elle-même, comment
s'exprimerait-elle dans le oui ou le non tout sec du verdict, quand
rien ne précède ce déclanchement d'une affirmation ou d'une néga-
tion, suivi du déclanchement du châtiment, de l'acquittement ou du
déshonneur? Nous oublions que tout jugement est un fait de haute
gravité. L'individu en question n'est rien, mais autour de lui c'est
le pacte civil qui est enjeu : faire de la justice, c'est rétablir l'ordre
moral qui a été violé, c'est renouer le lien social qui a été dénoué.
Faut-il, inattentifs, ratifier à nouveau le contrat sans l'avoir à nou-
veau commenté, au point de la brisure? Faut-il si peu profiter de
ce que la justice c'est la conscience publique en travail, dans des
conditions de responsabilité et de désintéressement qui ne se retrou-
vent nulle part ailleurs?
Seuls, les considérants permettront d'avouer les tâtonnements,
les points restés dans l'ombre; d'échelonner la probabilité, la
croyance, les demi-sûretés, de graduer la certitude dans l'affirma-
tion (verdict sur le fait), le blâme dans l'appréciation (verdict sur
les circonstances atténuantes). Par eux, on ira plus loin que la
M. LEVKL. — Une réforme nécessaire. 671
matérialité du délit, on démêlera les intentions. Dans une pesée
méticuleuse, on pourra tenir compte de ce que tous n'(mt pas la
même charge sur le dos, le même poids d'atavisme, d'éducation
mauvaise..., etc.; bref, s'adaptant à l'individu en cause, au lieu de
lui appliquer une réglementation générale et froide, la justice se
rapprochera de l'équité vraie. Ce patient travail de dosage mettra
au point le verdict proprement dit : au lieu d'acquittements scan-
daleux et de condamnations rigides, le blâme ou l'excuse, l'exposé
fidèle (le l'enquête mentale, aggravera ou adoucira la pénalité, ou
seul rendra réhabilitant l'acquittement. Enfin, l'ensemble du juge-
ment sera nuancé par l'intervention de la minorité qui ne sera plus
annihilée comme à présent.
Mais pourquoi un tel labeur? C'est que l'accusé est une chose
sacrée : l'obligation de motiver l'arrêt qui l'atteint, c'est une forme
du souci religieux de l'humanité en tout homme, religieux comme
une application de l'évangile moderne des Droits de l'homme. Si ces
termes paraissent trop ambitieux, disons simplement que c'est, au
point de vue moral, une loi d'haheos corpus. L'obligation d'expli-
quer, c'est aussi celle de comprendre, donc de pardonner en une
large mesure, d'être une intelligence sympathique à l'humaine
défaillance, de poursuivre plus loin l'hypothèse fraternelle que tout
homme est innocent. Le mal, c'est ce que l'on ne pénètre pas. La
justice, ainsi, se rapprochera de l'amour. En somme, au rebours de
ce que Ton croit d'ordinaire, rien n'est plus fécond et plus généreux
que l'esprit critique. En lui donnant satisfaction, la réforme proposée
assouplira « la règle de plomb des Lesbiens », l'outil de justice
résolvant l'antinomie d'être à la fois exact et sans raideur.
L'effort pour parvenir à la manifestation du vrai ne saurait trop
se prendre au sérieux : de là, l'utilité de prescriptions empêchant,
plus encore que la méthode courante, le juge ou le juré d'être un
impulsif, le contraignant davantage encore à l'intégrité de la
recherelie, à la lucidité du raisonnement, à la patience de la loyauté,
au calme, à la sévérité, à la pointilleuse probité de la logique. La
rectitude du jugement renforce la rectitude de la bonne foi, et, pour
obtenir la vérité, il faut s'offrir à elle, l'esprit et le cœur largement
ouverts. Par les exigences nouvelles que nous préconisons, le ver-
dict sera, comme le veut son nom, affirmation de vérité, parce que
l'ensemble du jugement sera un acte de vérité.
672 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE,
Un acte de vérité, disons-nous, c'est-à-dire ayant valeur éducative.
Valeur éducative pour le penseur : le simple prononcé est un juge-
ment sans perspective, purement individuel et «d'espèce»; au
contraire, voyez comme les considérants d'un président Magnaud
suscitent un ébranlement de conscience, ont un caractère d'univer-
salité. A plus forte raison, quand ce code de morale sociale sera
élaboré, non plus par des professionnels, mais par des hommes
simples, y apportant l'esprit de la vie pratique au milieu de laquelle
ils vivent, et leur bon sens naturel s'interrogeant sincèrement. Et
peu à peu, quels admirables documents s'entasseront ainsi, sur
l'évolution véritable des idées non dans la cervelle afflnée des lettrés
ou des spécialistes, mais dans l'âme des foules! Que de matériaux
pour des lois désirables et viables, parce qu'au lieu de tenter au
hasard ou a priori de la susciter, elles seront appelées et formulées
presque par chaque délicatesse nouvelle de la conscience collective!
Valeur éducative pour le condamné frappé en face, non derrière
les broussailles d'une jurisprudence qu'on ne lui explique pas, car
une condamnation n'est pas un commentaire valable, par une jus-
tice qui s'affirme en tant que force, mais aussi en tant que raison, et
qui n'est pas un outil à répression, mais à amendement, car autre-
ment c'est de la police, et non de la justice. Les « parce que » feront
comprendre au délinquant qu'il a heurté quelque chose de plus
noble que la vindicte sociale, et que ce n'est pas à tel article du
Code qu'il a contrevenu, mais à telle loi de la CQnduite, à laquelle
il ne peut pas ne pas souscrire. En certains cas, je pense même qu'il
serait bon que les considérants soient affichés dans la cellule péni-
tentiaire.
Valeur éducative pour le juge, protégé contre toute propension,
même involontaire, à léser les droits de la défense. La légalité, en
effet, n'est entière que par la publicité : telle affaire eût été légale
du premier jour, si elle eût été publique. Y songez-vous? dira-t-on,
c'est impossible en certains cas! — D'abord, répondrons-nous, ces
cas de huis-clos nécessaire sont moins nombreux qu'on n'imagine, et
même alors, la réponse aux conclusions de la défense et de l'accusa-
tion sera faite en huis-clos, devant les parties, et les considérants
lus en public indiqueront la part faite dans le verdict à ces argu-
M. LEVKL. — Une réforme nécessaire.
013
menls qu'un intérêt supérieur aura enipéclié de divulguer, mais non
de débattre. Mais dans la grande majorité des cas le contrôle de la
réflexion de quelques-uns par celle de tous est possible, donc exi-
gible. L'erreur, comme le mensonge, comme les microbes pathogènes,
craint la lumière. C'est encore un huis-clos qu'un jugement où la
partie la moins vraie des débats, les débats extérieurs, ont seuls été
publics, mais où le débat réel, le débat intérieur, la tempête sous
les crânes, est restée voilée : c'est encore huis-clos qu'un jugement
sans considérants. Nous ne voulons plus d'une justice anonyme et
mystérieuse, montrant la « main de justice», et cachant la pensée
qui la meut. Nous ne voulons plus d'une justice de nuit. La justice
est rendue au nom du peuple, le peuple doit pouvoir la vérifier.
Nos juges n'ont pas absolument carte blanche : ils ne sont que nos
fondés de pouvoir dans le mutuel contrat social de confiance; ils
doivent, par leurs exposés des motifs, rendre constamment compte
de leur mandai, permettant à toute conscience de se constituer en
cour de cassation jugeant au fond. Cela diminuera-t-il le respect dû
à la justice? Nullement, car les nouvelles prescriptions donneront
enfin au jugement une valeur éducative pour le public. La publicité
des motifs est un acte de foi, qui n'est pas sans grandeur, en l'uni-
versalité de la raison, sous la souveraineté de qui s'inclinent et les
juges, et l'opinion, ce juge des juges, dont le droit d'appel est
imprescriptible. Le jugement, ainsi, devient un labeur de certitude
collective, rendu plus léger par l'espoir que tout esprit non prévenu
et sain repassera par les mêmes chemins avant d'aboutir au même
point. Ce qui assure le respect, ce n'est pas la dédaigneuse préten-
tion à l'infaillibilité, que, forcément, les faits démentent et ridiculisent
tôt ou tard, mais l'effort constant et soucieux contre la faillibilité.
Le public, aussi bien que le tribunal, devra discuter, au lieu de nier,
démontrer, au lieu de croire. Contre une iniquité, au lieu de la dou-
loureuse anxiété des consciences qui ne comprennent pas, et vou-
draient pourtant ne pas douter, au lieu du déchaînement des
passions, nous verrons la raison s'armer, — s'armer des armes que,
loyal, lui présentera le jugement lui-même, La crise Dreyfus nous a
suffisamment instruits qu'il n'y avait souvent, dans le système
actuel, que les moyens révolutionnaires pour découvrir la vérité,
pour remettre le jugement en jugement; elle aura été le bouleverse-
ment anarchique qui précède la transformation utile, comme ces
fièvres de tout l'être, faute de la fonction organique appropriée à la
Rkv. Meta. T. IX. — 1901. 4;;
674 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
réaction nécessaire. Et quand la réforme aura été accomplie nous
proclamerons : Respect de la chose jugée, non; respect de la chose
prouvée, oui!
Ce n'est donc pas uniquement une amélioration judiciaire que nous
proposons, — nous ne disons pas « défendons » : elle se défend
d'elle-même. C'est une réforme morale, une nouvelle conquête des
bonnes habitudes intellectuelles, et qui aura sa répercussion dans la
vie courante :un préjugé est-il autre chose qu'un verdict qui ne s'est
pas motivé à lui-même? C'est une réforme civique : « La Révolution,
dit M. Aulard, a été faite en grande partie pour préserver la France
des iniquités judiciaires ». Son symbole, c'est la destruction de la
Bastille, c'est-à-dire, comme l'a montré M. Lanson, la destruction de
la geôle pour les condamnations impossibles à motiver. La vérité
est la raison de vivre de la démocratie : la démocratie gouverne et la
justice règne. C'est une réforme française; la France, le pays de
Descaries et des idées claires, représente deux choses qui n'en sont
qu'une : la haine de la passivité dans la pensée, la haine de l'arbi-
traire dans les actes. Là encore, nous lui souhaitons de faire, pour
tous les peuples, l'expérience d'une approximation plus haute de la
justice. Enfin, ce sera un gain sérieux de la méthode sociale : nous
vivons de plus eu plus à ciel découvert, balayant les derniers vestiges
de l'esprit d'obéissance, en faveur de l'esprit de libre adhésion. Nous
avons anéanti la formule « car tel est notre bon plaisir », puis le
« sic volo, sic jubeo »; ce n'est pas assez du « car tel est notre juge-
ment » : nous arrivons enfin au : « car telles sont nos raisons ».
Ce qu'on nous offre, c'est donc une nouvelle adaptation au progrès
des intelligences, au recul de l'esprit d'autorité, à la montée de
l'esprit de libre examen. Toutes les autorités traditionnelles tendent
à s'invalider; il n'en restera que deux, d'autant plus fortes : la con-
science et la preuve.
Et nous ne voyons qu'une objection possible, et ce n'est pas une
objection de principe : le temps plus long des délibérations, leur
difficulté plus grande '. Mais ceux qu'un roulement légal — trop
timide encore — appelle un jour au service de la justice ne doivent
1. Celte difficulté n'existerait pas pour les chambres criminelles. Quant au
jury, les conclusions des avocats et procureurs, faites dans un esprit de sim-
plification, guideraient au contraire le travail souvent confus, parfois errant,
de la salle des délibérations. Elles viendraient au secours précisément des plus
inhabiles à formuler l'objection qui les trouble intimement sans savoir s'exté-
rioriser.
M. LF.vi:i.. — Une réforme nécessaire. 615
pas lui ménuger leur peine. Leurs tâtonnements mêmes ne sont pas
pour nous efl'rayer : la compétence a souvent pour rançon l'automa-
tisme : la vérité humaine est plus haute et plus coûteuse que
cette infaillible rigidité. Si la loi a rafraîchi son personnel de spé-
cialistes délinilivement nommés, par le contact de braves gens choisis
pour une l'ois par le sort, et n'ayant d'autre guide que l'intuition
simple et droite du sens commun, c'est pour que l'accusé ait devant
lui autre chose que des codes revêtus de toges : des hommes, des
hommes chez qui la fonction ne remplace pas l'homme. C'est l'im-
pùl de la réflexion, sur Jetpiel il serait aussi indigne de lésiner que
sur riuip('it du sang. Et puisqu'il s'agit d'épeler une nouvelle page
du droit humain, on ne doit pas marchander son devoir, on ne doit
pas marchander le prix d'un progrès.
Maurice Level.
Le gérant : .Maurice Tahdii^u.
Coulommiers. — Imp. Palu BHODAKD.
LES DEUX DIRECTIONS POSSIBLES
DANS L'ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE
ET DE SON HISTOIRE'
Deux directions sont actuellement visibles, entre lesquelles doit
choisir renseignement de la philosophie. La première est le monisme
déterministe, qui admet l'unité radicale de l'action et de l'être avec
la raison, au sens le plus large de ce mot, et qui poursuit l'univer-
selle rationalité comme base de la science et de la morale. La seconde
est le pluralisme indéterministe, qui admet une pluralité radicale des
êtres, des phénomènes, des volontés, des actes, avec de réelles indé-
terminations et de réelles contingeiices, et qui fonde la morale, la
science même sur des rroi/ances libres, bases de la foi religieuse.
La direction moniste est, par essence, synthétique et conciliatrice,
puisqu'elle croit à l'unité foncière de l'être. Il n'en est pas de même
de l'autre. Le « criticisme » français, notamment, nous a paru essen-
tiellement anticonciliateur. Mais il faut distinguer ici la conception
philosophique d'avec la conception scientifique. Celle-ci s'applique
à des choses particulières, objectives, le plus souvent sensibles,
ayant forme et place déterminé.e dans l'espace et le temps, ayant
quantité déterminée et mesurable, etc.; dès lors, le savant peut
s'en former des concepts déterminés, qui, alors même qu'ils n'épui-
sent pas l'objet réel tout entier, répondent cependant à un des
aspects sous lesquels telle science particulière, par abstraction,
entreprend d'étudier tel objet. Il y a dans une pierre autre chose
que la pesanteur, mais, si je veux y constater la pesanteur seule, je
1. Ces pages forment lu conclusion d'une nouvelle édilion de VHisloirc de la
philosophie, augmentée d'un chapitre sur la philosophie contemporaine en
France dans la seconde moitié du xix^ siècle, et (jui doit paraître prochaine-
ment à la librairie Delagrave.
Uev. Mkta. t. IX. — 1901. 4G
6*8 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
n'ai qu'à mettre la pierre dans ime balance. C'est pourquoi, les con-
cepts scientifiques étant abstraits, limités et nettement définis, il
devient possible de raisonner sur eux en évitant toute contradiction
et de relever chez autrui les contradictions d'un faux raisonnement.
Mais le philosophe, lui, a affaire aux réalités en elles-mêmes, dans
leurs éléments derniers et dans leur relation au grand Tout. Il est
sans doute obligé, lui aussi, d'abstraire provisoirement et de se
former des concepts, mais il sait que ses concepts ne sont jamais
adéquats. Il sait de plus que ces concepts expriment des vues de
l'esprit et sur lui-même et sur ses objets. Comment donc espérer
que, philosophe, vous allez embrasser tout le réel? Vos concepts ne
doivent pas se contredire, assurément; mais vous pouvez très bien
vous trouver obligé de former des concepts contraires, dont vous ne
voyez pas encore et dont vous cherchez le lien, sans être sûr de le
découvrir. Il devient vrai de dire alors que votre pensée se lassera
de concevoir plutôt que la réalité de fournir. Zenon ne comprend
pas, par des concepts logiques, comment la réalité peut changer et
se mouvoir; elle change pourtant : e pur si muove. La flèche se
meut, et Achille rejoint la tortue. Le criticisme croit pouvoir mesurer
tout avec son mètre, qui est le principe de contradiction; il ne
mesure que ses propres conceptions, et, encore un coup, il a raison
de ne pas vouloir se contredire, mais, si ses conceptions, quelque
non contradictoires qu'elles soient, ne sont pas égales à toute la réa-
lité, a-t-il le droit de nier ce qui ne rentre pas dans ses cadres et
dans ses formes? Soyons toujours d'accord avec nous-mêmes, mais
ne croyons pas que nous sommes pour cela d'accord avec toute la
réalité. La philosophie ne roule pas sur des séries de concepts, elle
roule sur ce qui est, et ce qui est est toujours plus qu'elle ne peut
penser.
Une autre considération qui impose une méthode synthétique et
conciliatrice, c'est que la réalité est elle-même une synthèse où
chaque chose est solidaire de toutes les autres et inséparable du
tout. Aussi, quelque nécessaire que soit en philosophie comme ail-
leurs la méthode d'analyse, qui se place à un point de vue extrait
du tout et conséquemment abstrait, cette méthode est toujours infi-
dèle, parce qu'elle sépare des éléments inséparables dans la réalité,
éléments qui, une fois séparés par nous, risquent de ne plus pouvoir
être réunis. Nous devons donc toujours nous défier de tout point de
vue spécial et considérer que l'objet de la philosophie, qui est le
A. FOUILLEE. la l'IIlI.OSOPHlE ET SON IIISTOIIU:. 6:9
réel, dépasse nécessairement un tel point de vue. S'il en est ainsi,
plus nous ajouterons de points de vue l'un à l'autre, plus nous
aurons chance de reconstituer une synthèse moins infidèle. Aussi le
philosophe ne doit-il dédaigner aucune méthode, aucun procédé,
aucun moyen de saisir un côté quelconque des choses : observation
extérieure et intérieure, étude des documents religieux, littéraires,
étude des formes sociales, inductions, déductions, hypothèses, etc.,
tout lui est bon, pourvu qu'il réussisse à surprendre un fragment
de la réalité. Le philosophe aura beau faire, il sera toujours débordé.
Méfîons-nous donc des esprits étroits et exclusifs qui ne sous-enten-
dent pas sans cesse, dans leurs propositions, l'éternel et cetera
imposé aux philosophes.
Au lieu de poursuivre une synthèse et conciliation complète de la
science et de la conscience, le criticisme français a sacrifié un des
principes essentiels qu'il faudrait accorder avec le reste; et ce prin-
cipe n'est rien moins que celui de causalité. Sans doute le criticisme
soutient qu'il conserve ce principe à un degré suffisant pour légi-
timer la science, puisqu'il lui attribue une portée générale sauf excep-
tions; mais une seule exception à la causalité, selon nous, la ruine
tout entière, aussi bien qu'une seule exception au principe de con-
tradiction le ferait tomber tout entier dans le néant.
Pour notre part, nous avons toujours soutenu et nous soutenons
encore qu'il n'y a ni science ni philosophie si on n'admet pas simul-
tanément et indivisiblement le principe formel d'identité et le prin-
cipe réel de rausalitè ou de raison suffisante. Je ne puis plus penser
si je me contredis, je ne puis plus attribuer une valeur hors de
moi à ma pensée s'il n'y a pas causalité universelle, raison suffi-
sante universelle. Tuutes les grandes philosophies ont d'ailleurs
admis ces deux principes, avec l'humanité entière. Il s'agit donc,
dans l'enseignement de la philosophie, d'accorder ces principes entre
eux, de les concilier avec la pratique morale comme avec la théorie
scientifique, non de sacrifier l'un à l'autre, fût-ce d'un sacrifice par-
tiel; le partiel vaudrait ici le total, et le principe de causalité comme
celui d'identité veut une domination universelle ; toutou rien.
La philosophie indéterministe, au contraire, préoccupée des besoins
pratiques d'ordre moral, conséquemment de la liberté morale, finit
par se trouver face à face avec l'universalité des lois ou, pour mieux
dire, des raisons et des causes; et, au lieu de chercher une idée de
liberté morale qui n'exclue pas la causalité et l'intelligibilité, l'indé-
680 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
terminisme s'en lient à la notion vulgaire du libre arbitre, comme
possibilité égale de deux effets contradictoires au même moment, ce
qui entraîne à faire un trou dans le réseau des causes et à introduire
des « exceptions aux lois »,
Selon nous, il faut se faire une notion de l'intelligibilité assez
large pour qu'elle s'accorde à la fois avec la théorie et avec la pra-
tique. Il faut donc rejeter les pseudo-idées qui cachent la négation
sous un air hypocrite d'affirmation : telles sont les idées de contin-
gence, de hasard, de libre arbitre, d'indifférence. Admettre la con-
tingence, c'est 7iier la causalité et l'intelligibilité à partir d'un certain
point; admettre la liberté d'indifférence, c'est également nier la cau-
salité, c'est nier qu'il y ait des raisons intelligibles à un choix, car
le choix entre deux contraires implique une raison quelconque pour
laquelle c'est l'un, non pas l'autre qui a été choisi. Si, par impos-
sible, il n'y avait pas de raisons, en quoi ce coup de hasard et de
déraison serait-il moral? Les « criticistes » nous disent que la
volonté se fait à elle-même une raison et détermine son jugement
avec sa décision; mais, encore une fois, pourquoi est-ce que je juge
telle chose plutôt que telle autre? Si, là encore, la raison manque,
mon jugement et mon raisonnement est déraisonnable, ce qui ajoute
la contradiction à l'irrationalité. Que gagne-t-on à transporter l'ar-
bitraire dans le jugement même et à l'installer en pleine intelli-
gence? C'est comme si on installait l'injustice dans un palais de
justice.
La « critique » dite nouvelle que les indéterministes entrepren-
nent prétend ruiner l'antique idée de « loi nécessaire ». — Mais que
nous importe l'idée de loi^ La loi n'est qu'un résultat, un ensemble
d'effets, une moyenne, tout ce que l'on voudra; ce qui importe, c'est
que tout ait une raison. Si, par hypothèse, les lois de la matière
sont stables, c'est qu'il y a une raison de slabilité; si elles ne sont
pas stables, c'est qu'il y a une raiscn d'instabilité. Que cette raison
soit d'une nature ou d'une autre, d'un ordre ou d'un autre, toujours
est-il que nous voulons qu'elle soit.
On répond que les résultats les plus positifs de la science sont,
dans une large mesure, fonction de l'homme et de ses attitudes; —
soit, à condition d'ajouter que nos attitudes sont elles-mêmes fonc-
tion des causes découvertes par la science. 11 est clair qu'il n'y a pas
d'éclipsé sans la position du soleil, celle de la lune, celle de la terre
et l'attitude de l'œil de l'astronome; mais cette attitude et ce beau
à
A. FOUILLÉE. I.A PHILOSOPIlli'. ET SON IIISTOIUK. 681
geste ne font pas que la lune ait eu la complaisance de se placer
entre l'œil et le soleil.
Quant au « primai de l'activité », c'est une formule vague.
Qu'est-ce que Vactivitr'? Ce mot répond aux choses les moins défi-
nies : il désigne des résultantes complexes où entrent comme condi-
tions des sentiments, des idées, des mouvements, des tendances au
mouvement qui sont elles-mêmes ce qu'il y a de plus difficile à défi-
nir. Et c'est cette notion confuse d'activité, qui s'applique à tout et
à rien, c'est cette notion bâtarde qu'on veut ériger en primat\ Gela
est aussi peu scientifique et aussi peu philosophique que le primat
du sentiment, car qu'est-ce que veut dire le mot de sentiment? 11
désigne, lui aussi, un ensemble complexe d'idées mal définies et de
tendances encore plus mal définies, avec des plaisirs ou des peines
concomitants et un certain état de cœnesthésie. Le primat du senti-
ment, ou, ce qui revient au même, le primat de l'activité, c'est,
qu'on nous passe l'expression, le primat de l'a peu près et de l'a vue
(Tceil, le primat de la routine et de l'ignorance.
Aussi aboutit-on à placer la contingence, autre pseudo-idée sans
définition possible, ou même à placer « Varbilraire à la base du
savoir ». L'arbitraire! c'est arbitraireinent que j'admets que deux et
deux font quatre, que deux triangles qui ont les trois côtés égaux sont
égaux! C'est en vertu de mon arbitraire que Tannée solaire compte
trois cent soixante-trois jours et que le printemps succède à l'hiver.
C'est en vertu de mon décret que je mourrai et que vous mourrez!
La réalité absolue, dit-on, est inaccessible à la pensée abstraite,
tandis qu'il est possible de la w vivre ». — Mais ce que nous vivons,
ce n'est pas la réalité absolue, c'est la réalité relative, enveloppée
dans une multitude infinie de relations. Comment donc prétendre
que toute relativité disparaîtra graduellement à mesure que, reve-
nant de la « pensée symbolique » à la « pensée intégralement vécue »,
l'esprit se dégagera des habitudes superficielles qu'il avait contrac-
tées « sous les suggestions de l'intérêt pratique » ? Plus, au contraire,
nous nous rapprochons de la vie vécue, plus s'accroissent et s'enche-
vêtrent les relations; plus aussi nous tombons sous les suggestions
de l'intérêt pratique, puisque nous sommes en pleine vie pratique.
Confondre dans l'action toutes les difficultés, au lieu de les séparer
par la pensée pour en essayer ensuite la synthèse réfléchie, c'est le
moyen de ne pas les résoudre; c'est renverser la règle la plus essen-
tielle de la méthode.
682 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Ce qui nous semble vrai dans la doctrine qui s'appelle elle-même
philosophie de la contingence, ce n'est pas l'idée négative de con-
tingence, laquelle, à elle seule, ne veut absolument rien dire et est
un déni de raison; c'est simplement, comme nous croyons l'avoir
nous-même démontré depuis longtemps, cette idée qu'aucune forme
particulière de détermination ou de déterminisme n'égale les déter-
minations réelles : que, par conséquent, le mécanisme et le mathé-
malisme, avec leurs déterminations purement quantitatives, n'épui-
sent pas le réel et laissent place... à quoi? à des indéterminations? —
Pas du tout; ici gît le paralogisme; — mais bien à d'autres déter-
minations, à d'autres raisons et causes plus profondes et plus
intimes, de nature psychique et morale.
En d'autres termes, le côté vrai de la théorie de la contingence,
c'est qu'il y a dans les choses plus que dans nos déterminations;
mais il n'en résulte pas qu'il y ait de l'indéterminé en soi. Conclure
de notre ignorance au hasard, au fortuit, à l'ambigu, au contingent,
c'est tomber dans l'illusion que Guyau résumait en ce vers :
Où meurl notre horizon semblent mourir les cieux.
L'idée synthétique qui réunit le positif de l'idée de contingence
et le positif de l'idée de nécessité, c'est l'idée d'une réalité qui, par
rapport aux nécessités mathématiques et mécaniques, paraît con-
tingente, n'étant pas déterminée en son fond par ces nécessités,
mais qui, vue au delà de la contingence apparente, reparaît
elle-même comme se manifestant en raison de déterminations plus
profondes, comme ayant des raisons à ses manières d'agir *.
Philosophes et savants s'étaient fait jadis, sur les principes des
sciences, des idées trop simples; on avait trop voulu réduire tous ces
principes à des nécessités brutes d'ordre mécanique. Aujourd'hui,
on croit voir que les principes des mathématiques mêmes n'ont pas
le caractère de nécessité à priori que leur attribuait Kant; on croit
entrevoir la possibilité d'autres géométries, par cela même d'autres
mécaniques. A vrai dire, ce qu'on entrevoit sous les formes mathé-
1. On dit : il y a des raisons, mais non déterminantes. — Qu'est-ce alors
qu'une raison qui ne détermine pas pour sa part le résultat auquel elle coopère?
Quand une ou plusieurs raisons ne sont pas déterminantes, cela veut dire
qu'elles ne suffisent pas, à elles seules, pour la détermination; mais joignez-y
les autres raisons, quelles qu'elles soient, et l'ensemble complet des raisons sera
déterminant, sinon le résultat serait sans raison et, qui pis est, contraire à ses
raisons.
A. FOUILLÉE. LA PHH.OSOI'IIŒ ET SON HISTOIIU:. 683
maliques, c'est la vie et, sous la vie même, c'est l'appétition et la
sensation, c'est la force du mental. De là à croire qu'il y a vraie con-
tingence, c'est-à-dire hasard, il y a loin. L'extrême complexité des
causes n'est pas l'absence de causes, tout au contraire : elle est la
pri'senre d'infinimoni plus de causes que nous »'en pouvons voir et
concevoir. Reconnaître que nous avons tort de prétendre cristalliser
ou figer la mobile et vivante réalité, ce n'est pas reconnaître que les
choses sont sans lien avec la pensée et peuvent être ou contradic-
toires en elles-mêmes ou inintelligibles, sans causes et sans raisons.
Tout ce qu'on fera pour reculer les bornes et assouplir les formes
de nos explications ne sera pas une preuve de l'intelligibilité radi-
cale, mais, au contraire, de la radicale intelligibilité. Les fluides
comme les solides ont leurs lois, ou, si on ne veut pas de lois, leurs
raisons. Nous devons nous défier de tous les modes particuliers de
détermination et de causation conçus par nous, parce qu'aucun
n'épuise la richesse du réel; mais, à prétendre que le réel peut pro-
duire des phénomènes sans cause, nous ne gagnons rien, tout en
croyant nous enrichir; nous concevons une idée négative en cro;yant
en concevoir une positive; nous introduisons au cœur de l'être la
déraison avec le hasard. Et quelle illusion de croire que, du coup,
nous y avons restauré la moralité! Si la réalité est conçue comme
folle, elle n'est pas pour cela conçue comme morale.
Aussi, pour notre part, nous n'avons jamais consenti, dans l'ensei-
gnement philosophique, à abandonner ni le principe de contradiction
ni le principe d'intelligibilité, sous quelque forme que l'on se repré-
sente ce dernier principe. Nous avons toujours pris pour point de
départ que, si quelque chose apparaît, change, agit, il y a une cause,
une action d'un ordre quelconque, que ce soit une poussée physique,
un sentiment intérieur, une pensée, tout ce qu'on voudra imaginer
et plus qu'on ne pourra imaginer. Mais qu'une chose se produise
par un commencement absolu au delà duquel il n'y a plus pour la
pensée qu'un grand trou noir, c'est ce que nous avons toujours
refusé d'admettre, parce que c'est l'abandon simultané delà philoso-
phie, de la science, et aussi, quoi qu'on en pense, de la morale. Jamais
sur l'arbitraire ne viendra s'asseoir la moralité; jamais du néant ne
sortira la bonne volonté. Que l'on fasse donc la guerre au « fatalisme
paresseux », sous toutes ses formes, au fatalisme paralysant qui
veut nous faire croire que, pour nous, êtres pensants et sentants, la
mécanique ou la géométrie vont produire toutes seules un avenir
684 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
auquel nous ne pourrons rien changer. N'avons-nous pas nous-
même poursuivi ce fatalisme dans tous les retranchements où nous-
avons cru l'apercevoir? Si nous ne sommes pas allé assez loin, qu'on
aille plus loin que nous, qu'on rende la législation universelle de la
raison encore plus libérale, encore plus féconde, encore plus intime^
encore plus éloignée d'un mécanisme brut; mais que l'on ne rêve
pas de substituer à la raison, sous quelque nom que ce soit, la
déraison et la démence radicale, qui, comme Ta prouvé le récent
système de Nietzsche, est aussi l'immoralisme radical.
Disciple indépendant de Schopenhauer et de Renan, Nietzsche,,
on le sait, substitue à la volonté de vivre la volonté de puissance,.
supprime le monde des choses en soi, soutient que le seul monde
est celui des phénomènes, écoulement sans fin qui aboutit ait
« retour éternel » des mêmes actions, comme dans la grande année
des Grecs, si bien que nous recommencerons une infinité de fols la
même vie dans les mêmes circonstances, sans nous en souvenir. Au
lieu de voir dans une telle loi un sujet de désespoir, Nietzsche sub-
stitue l'optimisme au pessimisme et veut que le sage dise à la vie :
Encore une fois, recommençons! recommençons même un nombre
infini de fois. La volonté de puissance et de vie doit s'accepter elle-
même avec ses destinées, a7?îor/'a?i.' Cette volonté insatiable de puis-
sance est « au delà du bien et du mal », au delà de la morale. L'hu-
manité s'est trompée sur les « valeurs de la vie » : il faut en faire la
transmutation, accepter la volupté, l'égoisme, l'esprit de domination,.
forces qui travaillent à promouvoir la vie et qui amèneront un jour
le triomphe d'une espèce humaine supérieure, plus forte et plus
intelligente, l'espèce des « surhommes », déjà rêvée par Renan. De
là r <( immoralisme » de Nietzsche, qui revient aux théories de l'Al-
lemand Max Stirner, du vieux Grec Calliclès, des sophistes et des-
cyniques, et déclare au christianisme une guerre sans merci. Nietzsche
a montré, par son exemple, où aboutit la philosophie irrationaliste..
Quand on met au fond des choses un principe obscur, aveugle et
muet, dont notre pensée ne saurait rien saisir de certain, il peut
sembler d'abord qu'on favorise la croyance; en réalité, on pose la
base des pires incroyances et du scepticisme le plus radical en pra-
tique comme en théorie. Nietzsche considère la raison comme
« superficielle », et Descartes comme « le plus superficiel des philo-
sophes ». Il n'admet point la nécessité de nos mathématiques, ni de
toute notre logique et de toute notre science. Pour lui, le devenir-
A. FOUILLÉE. l.\ PHILOSOPHIE ET S0?< HISTOIRE. 685
échappe à toutes les catégories de notre pensée. Le résultat de cette
philosophie d'absolu phénoménisme, c'est la négation de la vérité et
de la moralité : <v Rien n'est vrai, tout est permis ». Voilà le triomphe
de la philosophie irrationaliste.
Le moment est venu, sans doute, de dépasser le kantisme, mais il
n'est pas besoin, pour éviter le Charybde du nécessitarisme, de tomber
dans le Scylla de l'indéterminisme. Le point de départ de Kant était
contestable : Kant supposait partout des apparences dont la réalité
nous échappe, comme si le phénomène se promenait d'un côté, tandis
que l'être est immobile de l'autre. Or, s'il en était ainsi partout, il
est clair que jamais aucun procédé ne nous permettrait de ressaisir
l'être nulle part. Nous n'aurions pas même l'idée de l'être par oppo-
sition au phénomène. Mais est-il vrai que partout nous saisissions de
pures apparences? Dans le domaine intérieur, si je soufTre, ma souf-
france est-elle une apparence? Si je pense, ma pensée est-elle une
apparence? On peut contestera Descartes le droit de passer du cogita
à un sum qui désignerait une substance, et nous le lui avons contesté
nous-même; mais il demeure vrai que la pensée se saisit comme
une réalité, non comme un fantôme. La théorie de l'apparence n'est
applicable qu'aux choses extérieures, qui ne peuvent se révéler
directement à moi dans leur être; mais, s'il s'agit de moi-même, de
ma vie interne la plus profonde, de celle où je me sens exister, où
je me sens sentir et faire effort, il n'y a plus d'un côté un phéno-
mène, de l'autre une réalité inconnaissable. Par la conscience pro-
fonde et intime, nous prenons notre être sur le fait, nous sommes
au cœur de la réalité, au punctum salinns; nous coopérons, pour
notre part, à constituer la réalité même et ses déterminations.
En morale, Kant a également besoin d'être dépassé. 11 a fait du
devoir une sorte de loi mystique, un ij/iyjr/v////' catégorique purement
formel derrière lequel se cache le noumêne. Lui qui a tant critiqué
la raison appliquée aux problèmes métaphysiques, il s'est un peu
trop dispensé, quoi qu'on en dise, de la critiquer dans son usage
pratique. Il a trop pris Vimpèralif^ la forme de la législation univer-
selle, comme un factum ralionis qui n'est pas à discuter, ni à
déduire. Selon nous, il faut substituer à l'impératif ce que nous
avons appelé « un persuasif suprême », et il faut construire tout le
reste de la morale sur des bases positives, biologiques, psycholo-
giques et surtout sociologiques.
Mais, en accomplissant tous ces progrès, ne sacrifions pas les droits
68C REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
de la pensée, qui sont aussi ceux de l'action, à la morale, — c'est-à-
dire à une certaine espèce de morale dont nous voulons faire la seule
possible, alors que, précisément, l'humanité s'en est longtemps
passée. Où voyez-vous, chez les Grecs, le libre arbitre tel que l'enten-
dent nos indéterministes? Où voyez-vous, chez les Grecs, l'impératif
catégorique formel de Kant?Où voyez-vous l'idée de responsabilité
absolue? Où l'idée de péché, et de péché contre Dieu même, de péché
entraînant pour expiation l'inexpiable, c'est-à-dire la damnation
éternelle et l'éternelle privation de la vue de Dieu? Est-ce que toutes
ces idées, dont plusieurs sont si étranges, ont été indispensables à
la morale hellénique? L'ont-elles été à la morale bouddhiste? Com-
ment donc faire de la morale de saint Augustin et de Kant la mesure
de la vérité philosophique? Au fond, on veut subordonner la perennis
philosophia et la perennis scientia aux besoins d'une certaine pra-
tique conçue sous l'influence d'un ordre social particulier et d'une
croyance religieuse particulière. Une telle méthode nous a toujours
semblé l'abandon de la philosophie et de la science; elle est aussi
l'abandon de la vraie pratique, qui ne peut être immobilisée dans
un système et qui doit être aussi progressive que la théorie elle-
même.
La question finale n'est pas entre la contingence et le détermi-
nisme; elle est entre le déterminisme mécaniste et le déterminisme
idéaliste. Selon les partisans du mécanisme exclusif, l'action à
laquelle toute existence se ramène est soumise à des lois fatales, et
tout idéal est chimérique : la moralité de l'homme s'absorbe dans
le mécanisme de la nature. Au contraire, selon les partisans de
l'idéalisme, c'est la nécessité mécanique qui est l'apparence, la
forme du développement des êtres, la série des moments de leurs
progrès; le fond intérieur de toutes choses est une volonté toujours
agissante, intelligente ou capable de le devenir, qui tend à l'indé-
pendance et à la liberté, qui s'en rapproche progressivement à
mesure qu'elle conçoit mieux cet idéal de l'existence.
Chaque philosophe en France, à la fin du dix-neuvième siècle,
y compris Renan et Taine, a fini par reconnaître que l'idéal doit être
fondé, au sein de la réalité même, sur quelque chose qui le rende
possible et qui nous rende possible de l'atteindre. Cette condition
réelle de la possibilité de Vidral est pour les uns, comme Vacherot,
Taine, Renan et Guyau, une aspiration immanente au monde même,
A. FOUILLÉE. — LA l'HlLOSOPIIlE ET SON HISTOIRE. 687
une conscience obscure qui tend à la pleine clarté; pour les autres,
comme Ravaisson, Lachelier, Henouvier, Secrétan, Houlroux, elle
est cela et, de plus, une pensée suprême ou un suprême amour pré-
sent au monde sans s'y épuiser. Ces deux assertions, en elles-mêmes,
n'ont rien d'inconciliable, puisque le désir immanent au monde peut
se fonder sur quelque réalité supérieure au désir même, — réalité
dont l'homme ne saurait, évidemment, se faire qu'une conception
inadéquate et plus ou moins anthromorphique. Mais, quelque opi-
nion qu'on adopte sur cette question réservée, une conciliation du
réel et de l'idéal demeure possible dans le monde même, par une
conception de la réalité qui, sous le mouvement, retrouve l'appéti-
tion et, dans l'appétition, l'idée plus ou moins consciente. Il faut
donc commencer, si nous ne nous trompons, par introduire partout
le moyen terme immanent de l'idée-force, qui laisse libres toutes
les spéculations ultérieures, relatives au transcendant. Un tel
idéalisme n'exclut rien, sauf les négations systématiques: il est
ouvert de toutes parts, il s'accroît de tout ce qu'on y ajoute, il veut
être assez large pour ne rien repousser; imparfait essai de synthèse,
il aspire à une synthèse toujours plus compréhensive et plus com-
plète. Philosophes, ne cessons jamais de faire la guerre à la guerre,
d'exclure les exclusions, de nier les négations pures, de rappeler
combien sont étroits les cerveaux individuels, combien les « monades »
ont besoin d'avoir de fenêtres sur le dehors, ou plutôt d'être de
toutes parts ouvertes à la lumière et transparentes pour le soleil
intelligible. De toute pensée sincère il y a pour le philosophe quelque
chose à apprendre et à retenir ; le dogmatisme personnel est l'orgueil
de la pensée; le dilettantisme en est TindifTérence; l'esprit de conci-
liation reste, à nos yeux, l'esprit de fraternité et de liberté.
Alfred Fouillée,
Membre de l'Institut.
L'ETERNITE DES AMES
DANS LA PHILOSOPHIE DE SPINOZA
Les historiens ne sont pas d'accord sur le sens et la portée qu'il
convient d'attribuer à la doctrine de l'éternité des âmes exposée dans
la seconde moitié de la cinquième partie de VÉlhique. Qu'il ne
s'agisse pas de l'immortalité au sens vulgaire du mot, c'est ce qui
est attesté expressément dans le texte même de la proposition 21,
où la mémoire et l'imagination sont considérées comme liées à la vie
présente. D'ailleurs il est indubitable que l'existence de l'âme dans
son rapport à la durée cesse avec celle du corps. L'éternité de l'âme
affirmée par Spinoza est attribuée uniquement à l'essence, et, dans
toute cette dernière partie de V Éthique, cest uniquement de l'essence
opposée à l'existence qu'il est question. Mais cette éternité de l'es-
sence, comment faut-il l'entendre? On peut être à première vue tenté
de croire qu'il s'agit d'une éternité tout impersonnelle, plus ou
moins analogue à celle qu'Aristote attribue à l'intellect actif qui vient
éclairer quelque temps l'âme humaine sans cesser d'appartenir à la
Divinité, ou encore comme l'étincelle de feu divin qui, selon les stoï-
ciens, éclaire un instant l'âme humaine, et, à la mort du corps, se
réunit au feu universel. On peut aussi être tenté de croire que cette
essence éternelle, opposée à l'existence dans la durée, se réduit en
fin de compte à une pure possibilité. Cependant un examen attentif
montre qu'on aurait tort de s'arrêter à ces deux interprétations.
C'est ce que nous allons essayer de montrer rapidement, avant de
chercher quels rapports existent entre la théorie de Spinoza et celle
des philosophes anciens qui ont affirmé avant lui la doctrine de
l'immortalité ou de l'éternité des âmes.
Tout d'abord la composition même de l'ouvrage nous indique qu'il
s'agit bien, dans la seconde moitié du cinquième livre, d'une éternité
V. BROCHARD. — i.'kti^kmtk des amks. 689
individuelle et personnelle. En effet, la première moitié, jusqu'à la
proposition 20, traite du bonheur de l'homme dans la vie présente,
et il s'agit bien évidemment alors de la félicité de chaque homme en
particulier. La seconde moitié traite de la béatitude dans la vie éter-
nelle. Comment croire qu'il ne s'agisse pas encore du sort réservé au
même être, c'est-à-dire à l'individu et à la personne, tels qu'ils appa-
raissent dans la vie présente? Au surplus, des expressions comme
celle de béaliludi^ et plus encore celle do suhii^ ou celle de gloire,
empruntée à l'Ecriture (prnp. .'JO, scholie) ne peuvent évidemment
s'appliquer qu'à un mode de réalité où l'individu subsiste, et conserve
la conscience de son être. Enfin la proposition 41, l'avant-dernière
de l'Éthique : Alors même que nous ne saurions pas que noire âme
est éternelle, nous ne cesserions pas de considérer comme 1rs premiers
objets de la vie humaine la piété, In religion, en un mol tout ce qui se
r(ij)porti\ ainsi qu'on l'a montré dans la quatrième partie, à l'intré-
pidité et à la générosité de l'àme, se rattache évidemment à la pre-
mière moitié qu'elle rejoint en quelque sorte par-dessus la seconde,
et il est bien clair qu'ici, comme dans la proposition 42, c'est de la
perfection et de la béatitude individuelle qu'il est question.
En outre la célèbre formule employée par Spinoza (prop. 23, scho-
lie) : « Sentimus cxperimurque nos wternos esse » n'atteste-t-elle
pas jusqu'à l'évidence que l'éternité dont il s'ayit est celle d'un moi,
d'un être individuel qui constate par une expérience consciente son
éternité? Le rapprochement établi entre ce mode de connaissance et
l'expérience, quoiqu'on ne doive pas le confondre avec cette der-
nière, puisque, dit Spinoza, ce sont les démonstrations qui sont les
yeux de l'àme, prouve tout au moins l'intention de l'auteur de mon-
trer une analogie entre cette connaissance et l'intuition empirique.
Or, dans l'expérience, la connaissance que nous avons de nous-
méme est évidemment celle d'un être déterminé.
C'est ce que confirme d'ailleurs de la façon la plus claire le fait
que la connaissance de l'essence éternelle de l'àme est du troisième
genre. C'est le propre de cette connaissance, en effet, de porter tou-
jours sur des objets particuliers et individuels. Elle se distingue
précisément par là de la connaissance du deuxième genre qui n'a
pour objet que des notions communes ou universelles. On peut s'en
assurer en si; reportant à la définition de la connaissance du troi-
sième genre qui porte toujours sur une essence particulière alTir-
mative {Elhiqur, H, prop. 40, scholie;, et surtout à ce passage du
690 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
scholie de la proposition 36, partie V : « J'ai pensé qu'il était à
propos de faire ici cette remarque afin de montrer par cet exemple
combien la connaissance des choses particulières, que j'ai appelée
intuitive ou du troisième genre, est préférable et supérieure à la
connaissance des choses universelles que j'ai appelée du deuxième
genre; car, bien que j'aie montré dans la première partie d'une
manière générale que toutes choses, et par conséquent aussi l'âme
humaine, dépendent de Dieu dans leur essence et dans leur exis-
tence, cette démonstration, si solide et si parfaitement certaine
qu'elle soit, frappe cependant notre àme beaucoup moins qu'une
preuve tirée de l'essence de chaque chose particulière et abou-
tissant pour chacune en particulier à la même conclusion. »
S'il en est ainsi, il faut de toute nécessité que cette essence éter-
nelle de l'âme, chacune de ces idées de Dieu qui constituent l'essence
individuelle de chaque âme, soit accompagnée de conscience; et
une telle conception ne laisse pas de nous paraître assez singulière.
Elle est cependant nettement affirmée par Spinoza. Ainsi, dans la
prop. 30, nous trouvons les expressions : « Mens nostra, quatenus
se et corpus sub œternitatis specie cognoscit. » Et l'on ne peut sup-
poser que ce soit sans intention qu'il ait à plusieurs reprises,
dans cette dernière partie de VÉthique, employé le mot « conscience
de soi ». Ainsi : « Quo igitur unusquisque hoc cognitionis génère
plus pollet, eo melius sui et Dei consciusest » (prop. 31, scholie), ou
encore << Si ad hominum communem opinionem attendamus, vide-
bimus, eos sufe Mentis œternitatis esse quidem conscios » (prop. 34,
scholie). Et remarquons en passant que d'après ce dernier texte
l'éternité ou l'immortalité n'est pas, selon Spinoza, le privilège d'une
élite, mais appartient en commun à tous (cf. prop. 39, scholie). Il
s'agit donc d'une conscience distincte de la conscience empirique,
d'une conscience rationnelle qui n'a pas besoin de mémoire ni d'ima-
gination parce que son objet lui est toujours et éternellement pré-
sent. Vraisemblablement Spinoza n'a jamais admis qu'une connais-
sance pût exister à quelque degré que ce soit sans être accompagnée
de conscience. Il n'y a pas pour lui d'intelligible sans intelHgence,
et c'est ainsi que dans la proposition 7, partie II, scholie, il loue
quelques Hébreux d'avoir entrevu comme à travers un nuage cette
vérité dont nous montrerons bientôt l'origine.
S'il en est ainsi, si chacune des idées de Dieu qui constituent l'es-
sence éternelle de chacune de nos âmes est une pensée accompagnée
V. BROCHARD. — • i.'ktkumtk dls âmes. 691
de conscience de soi, il est clair que l'essence de Tàme ne peut se
réduire à une simple possibilité. Elle est réellement active et vivante,
éternellement présente à elle-même. II est d'ailleurs inutile d'insister
sur ce point puisque nous avons l'affirmation même de Spinoza dans
le passage si curieux du scholie de la proposition 29 ' : « Res duobus
modis a nobis ut acluales concipiuntur : vel quatenus easdem cum
relatione ad certum tempus et locum existere, vel quatenus ipsas in
Deo contineri, et ex naturaj divina; necessitate consequi concipimus.
Quie aulem hoc secundo modo ut verœ seu reaies concipiuntur, eas
sub a'ternitatis specie concipimus. » II y a ainsi pour Spinoza deux
mondes distincts, le monde des essences et celui des existences, et
tous deux sont aussi vrais ou réels l'un que l'autre, quoique d'une
manière différente, l'un procédant immédiatement des attributs de
Dieu, l'autre soumis à la loi du temps. Nous n'avons pas à examiner
ici la difficile question de savoir quels rapports existent entre ces
deux mondes et comment l'un participe de l'autre -. Il suffit à notre
objet de constater qu'ils sont tous deux en acte.
Remarquons seulement que dans cette sorte de monde intelligible
où chaque âme est considérée dans son rapport de dépendance avec
Dieu, elle ne cesse pas d'exprimer, non pas, il est vrai, l'existence,
mais l'essence du corps auquel elle est liée. Exprimant toujours un
corps particulier, elle est toujours particulière. C'est ce qui nous est
dit expressément dans la proposition '±'2. : « In Deo necessario datur
idea, quœ hujus et illius corporis humani essentiam sub ajternitatis
specie exprimit ». Il ne faut pas non plus que cette expression
<( idée de Dieu » par laquelle Spinoza désigne l'essence éternelle de
chaque àme humaine nous fasse illusion. On doit sans doute étendre
a fortiori aux idées de Dieu ce que Spinoza dit à plusieurs
reprises des idées humaines, qu'elles ne sont pas des peintures
muettes sur un tableau. Elles sont actives et vivantes, et l'intelli-
gence est toujours accompagnée de volonté. Elles sont, pourrait-on
dire, des pensées plutôt encore que des idées. De quelque façon
qu'on les désigne, elles sont des manières d'être éternelles et,
1. Ce texte nous parait décisif contre rargumentation assez obscure d'ailleurs
que Martineau [Study of Spinoza, London, 1882, p. 291) oppose à Camerer (Die
Lehre Spinoza s) qui défend avec beaucoup de force, dans la deuxième partie
(chapitre V, p. 110 à 123), la même interprétation que nous proposons ici.
2. Cf. sur ce point Busse, Ueher die. liedentung der lief/ri/f'e " esseniia ■■ iind
« existentia » bel Spinoza (Vierteljalirsschrift fiir wissenscliaftliche Philosophie,
Leipzig, 1886.)
692 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
comme le dit expressément le philosophe, des modes éternels : « II
résulte de ces principes et tout ensemble de la prop. 21, partie I, et
de quelques autres, que notre âme, en tant qu'elle est intelligente,
est un mode éternel de la pensée, lequel est déterminé par un autre
mode éternel de la pensée, et celui-ci par un troisième et ainsi à
l'infini; de telle façon que tous ces modes pris ensemble constituent
l'entendement éternel et infini de Dieu » (prop. 40, partie V, scholie).
Telle étant la docrine de Spinoza, il n'est pas sans intérêt de se
demander si elle a eu des antécédents, et surtout quels rapports il y
a entre elle et les théories des anciens sur l'immortalité de l'àme.
Qu'il y ait une parenté étroite entre la formule de Spinoza : « Nous
sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels », et le passage
d'Aristote dans V Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177 b, 31 : ou /sr, ...
àvOicoTTiva cpçovîTv àv9pco-ov ovxa oùos bvr^-oi. tôv 6v7;tov àXÀ' £'^ 'osov evoe/etx'.
àOavxTÎilE'.v, c'est ce que personne ne pourra contester sérieusement ; et
quel que soit le nombre des intermédiaires qu'on puisse être amené
à intercaler entre les deux philosophes, on ne saurait attribuer une
telle rencontre sur un point de cette importance à un simple hasard.
M. Hamelin, dans la très belle étude « Sur une des origines du Spi-
nozisme » {Année philosophique, 1900), a très justement mis en
lumière les liens, beaucoup plus étroits qu'on ne le suppose d'ordi-
naire, qui rattachent le spinozisme à la philosophie grecque. Il éta-
blit victorieusement que sur nombre de questions, et notamment sur
celle qui nous occupe, Spinoza a subi l'influence du péripatétisme
alexandrin. Sans contester en aucune façon la thèse soutenue par le
savant historien en ce qu'elle a d'essentiel, je ne puis m'empêcher de
remarquer que si la doctrine de Spinoza présente avec celle d'Aris-
tote de remarquables ressemblances il y a aussi des différences très
importantes.
II est parfaitement vrai, comme M. Hamelin l'a montré le premier,
que la définition de l'âme chez Arislote présente une certaine ana-
logie avec celle de Spinoza. Dire avec Arislote que l'àme est la forme
du corps, étant donné le sens du mot forme dans la philosophie
d'Aristote, n'est pas très éloigné de dire que l'àme est l'idée du
corps au sens cartésien et spinoziste du mot. « L'àme forme du corps,
dit justement M. Hamelin, c'était là comme un moule plus qu'à demi
prêt pour y couler, après l'avoir refondue dans le creuset du réa-
lisme, la notion cartésienne de l'àme. » Il est encore très exact de
V. BROCHARD. — I.'ÉTEUMTÉ DES AMES. 693
dire que la théorie de rintellect a passé tout entière d'Aristote à
Spinoza : identité de l'intellect avec son objet, et de l'intellect en
Dieu et en nous, vie intellective ou vie en Dieu. Toutefois, quand
M. Hamelin ajoute : immortalité impersonnelle et partielle, il y a
lieu peut-être de faire quelques réserves, si d'ailleurs l'iiitcrprélation
que nous avons donnée tout à l'heure du spinozisme est exacte. Il en
résulte en effet que l'immortalité selon Spinoza est partielle sans
doute, quoique en un sens différent de celui d'Aristote, mais non pas
impersonnelle. Ce qui chez Aristote est individuel et lié à l'existence
des corps, c'est-à-dire l'àme, disparaît avec lui, le voù; TrxOrj-.xoç lui-
même est 'iOapTÔç. Ce qui est immortel n'est pas l'àme, ou au moins
c'est une autre espèce d'àme, qui, elle, n'a rien d'individuel ou de
personnel : "Eo'.xs 'L'j/J^; yiw:, îztzov sTvx'. [De anima, II, ii, 413 b, 25).
Il n'y a pas à proprement parler d'immortalité de l'àme chez Aris-
tote. Chez Spinoza, au contraire, et on l'a vu ci-dessus, c'est vraiment
l'àme de chacun de nous en tant (ju'individuelle qui est éternelle.
C'est un point que M. Victor Delbos, dans le chapitre IX, page 193 de
son excellent ouvrage sur le Problcme moral dans la philosophie de
Spinoza, a très exactement mis en lumière. « Il apparaît, dit-il, que la
doctrine de Spinoza aspire avant tout à affirmer la vie éternelle de
l'individu, et qu'elle transforme ainsi très profondément la théorie
aristotélicienne... Nous sommes de toute éternité des Raisons indi-
viduelles. » Il y a donc entre Aristote et Spinoza une trop grande
distance pour qu'on puisse rattacher directement l'un à l'autre.
On peut trouver aussi, et c'est encore une juste remarque de
M. Hamelin, des analogies entre Spinoza et Platon; Platon dis-
tingue la partie immortelle de l'àme de la partie mortelle to Ovy;Tôv
TT|Ç 'fu/jp. Mais surtout il paraît difficile de contester la ressemblance
ou, pour mieux dire, l'identité du monde intelligible de Platon et de
ce monde des essences qui, selon Spinoza, est éternellement en
acte dans l'entendement divin. Toutefois, ici encore, nous trouvons
entre les deux philosophes des divergences trop importantes pour
nous permettre de dire qu'une des doctrines procède directement
de l'autre. Sans parler de leur nombre qui est fini, ainsi que
Platon le démontre, les âmes ne sont pas des idées de Dieu, et ne
sont peut être même pas des idées. Elles sont seulement de même
nature que les idées lu^fi^zU, et les âmes humaines en particulier,
comme on peut le voir par le Timée, sont très loin de la perfection
divine. Mais surtout il y a entre le platonisme et le spinozisme deux
Hev. Meta. T. IX. — 1901. 47
«94 REVOE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
-différences essentielles : d'abord il n'est pas prouvé que le monde
intelligible chez Platon soit contenu dans un entendement divin, et
c'est même probablement le contraire qui est vrai. En outre, pour
Platon, les âmes, au lieu d'être, comme pour Aristote et Spinoza,
liées à un corps et individualisées par lui, peuvent indifféremment
passer dans les corps les plus divers et les animer successivement.
Si donc il y a entre Platon et Aristote d'une part et Spinoza de
l'autre un lien de filiation que nous sommes loin de contester, il y a
aussi des différences trop essentielles pour qu'il n'y ait pas lieu de
supposer une doctrine intermédiaire. Ce moyen terme n'est pas très
difficile à découvrir. C'est, croyons-nous, dans la théorie de PloLin
qu'on le trouve, et c'est de là qu'il a probablement passé dans les
doctrines de Jamblique et de Simplicius, puis dans la philosophie
des Syriens, et dans cette scolastique arabe dont M. Hamelin a mis
en lumière le rôle important.
C'est en effet chez Plotin qu'on trouve pour la première fois cette
doctrine que les âmes, avant de descendre dans les corps qu'elles ont
façonnés et choisis, existent individuelles et distinctes dans l'âme
universelle. Au chapitre Vil de la cinquième Ennéade, Plotin se pose
expressément cette question ; Y a-t-il des Idées des individus? et
il y répond affirmativement. « Il est impossible, dit-il, que des choses
différentes aient une même raison. Il ne suffit pas de l'homme en
soi pour être le modèle d'hommes qui différent les uns des autres
non seulement par la matière, mais encore par des différences spéci-
fiques, elSixatç StacûocaTç. Ils ne peuvent être comparés aux images de
Socrate qui reproduisent leur modèle ap/éxuTrov. La production des
différences individuelles ne peut provenir que de la différence des
raisons. » Et non seulement il y a dans l'âme universelle, sans
que d'ailleurs son unité soit rompue, autant d'âmes distinctes qu'il
y a ici-bas d'individus, mais de même, dans l'Intelligence, il y a
autant d'idées distinctes correspondant à toutes ces âmes, l'idée de
Socrate, l'idée de Pythagore. Et comme chez Plotin l'identité de l'in-
telligible et de l'intelligence est partout proclamée, ces idées sont
appelées des intelligences ou des esprits, oî vdeç. C'est ce que nous
montre le passage suivant {Ennéades, IV, m, o) : « Mais, demandera-
t-on, comment l'Ame universelle peut-elle être à la fois ton âme,
l'âme de celui-ci, l'âme de celui-là? Sera-t-elle l'âme de celui-ci par
sa partie inférieure, l'âme de celui-là par sa partie supérieure? Pro-
rfesser une pareille doctrine, ce serait admettre que l'âme de Socrate
V. BROCHA.RD. — l'kteu.mti:: des amks. 695
vivrait tant qu'elle serait dans un corps, tandis qu'elle serait anéantie
en allant se perdre dans le sein de l'Ame universelle au m(jment
même où, par suite de sa séparation d'avec le corps, elle se trouverait
dans ce qu'il y a de meilleur, aTroAsTrai ol, orav aaÀtirrx Y£vr,Txt èv Tw
àpiGTw. Non, nul des êtres véritables ne périt. Les intelligences elles-
mêmes ne se perdent pas là-haut dans l'Intelligence divine parce
qu'elles n'y sont pas divisées à la manière des corps, et qu'elles y sub-
sistent chacune avea leur caractère propre, joignant à leur différence
cette identité qui constitue l'être, xàxet oî vdeç oùx àTroXoùvTat Ôt-. avi slit
Gwy.xT'.xw; a£y.£p'.(7a£vo'. (il; £v), àXXà uÉvei ExaTTOv Iv iTto6z-i]~i â'/ov tô
otÙTo 0 £TT'.v îtvat. » (Voirie Commentaire de Marsile Ficin.)La doctrine
de Plotin apparaît ainsi comme une conciliation entre la théorie des
Idées de Platon et l'affirmation si souvent répétée par Aristote qu'aux
individus seuls appartient l'existence réelle.
Maintenant, cette transformation de la doctrine de Platon et d'Aris-
lote n'a été possible que grâce à l'intervention d'une idée nouvelle,
complètement étrangère à la pensée grecque proprement dite, l'idée
de l'Infini. Nous voyons en efTet Plotin, dans le passage même qui
vient d'être cité, déclarer qu'il ne faut pas craindre l'infinité dans le
monde intelligible [Enncades, V, vu, 1) : t->,v Se h -rw vo/-,tw àTiE'.pt'av où oeT
oîO'.svat. A plusieurs reprises il parle de l'infinité de l'Un, àTieipr/.. Sans
doute il n'est pas sans s'apercevoir que cette notion est désormais
prise par lui dans un sens tout difTérent de celui que lui avaient donné
Platon et Aristote. Pour ces derniers, en effet, l'infini, aTreicov, repré-
sente le degré inférieur de l'existence, ou même un pur non-être.
Pour Plotin, au contraire, l'infini, sans cesser d'avoir la même signifi-
cation que chez les prédécesseurs et d'être l'essence de la matière,
peut prendre en même temps un sens tout nouveau et devenir un
attribut positif de l'Un, de l'Intelligence suprême et de l'Ame uni-
verselle. C'est à cette différence entre la conception grecque primi-
tive de l'infini et la sienne propre que Plotin fait allusion lorsque,
dans VEnnéade, II, iv, 15, il distingue l'infini de là-haut et celui d'ici-
bas : IIoS; oOv £X£~ y.y.1 IvxxuOoc v] oittÔv xai tô aTceicov xat xi otaccics'. ; o'k
àp/£T'j7:ov xxl E'ocoXov. Il est inutile d'entrer ici dans l'examen des
distinctions très subtiles que le philosophe alexandrin établit entre
l'infini-archétype et l'infini-image. 11 suffit de constater que l'infini
devient pour lui un allribuL des trois hypostases, et c'est à celte con-
dition seule qu'on peut concevoir un nombre indéterminé d'âmes ou
d'esprits individuels comme contenus distinctement et en acte dans
696 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
l'Ame ou rintelligence universelle. Kx\ yàp iv ènz'. /.-à à'Tic'.pov au -/.xi
Travxa ôaoïï xxi éxaaTOv ïyti uta.xexpiu.evov xai au où oiaxotôèv ytooi'; [Ennéa-
des, VI, IV, 14). Or il serait superflu d'insister longuement pour
montrer qu'on ne trouve rien de pareil dans la philosophie anté-
rieure. Le dieu des Grecs est toujours fini, TTSTrEpairaévov, qu'il s'agisse,.
chez Platon, de l'idée du Bien ou de Jupiter, de l'acte pur d'Arislote,.
ou même du Logos stoïcien, confondu, il est vrai, avec le monde,
mais avec un monde fini et de forme sphérique.
On ne saurait contester, croyons-nous, l'importance et la nouveauté
de l'élément introduit par Plotindans la théologie alexandrine. Nous
ne nous proposons pas de chercher ici comment cette idée nouvelle
a pénétré dans la philosophie de Plotin. Il ne serait peut-être pas
très difficile de retrouver des doctrines intermédiaires établissant un
lien de filiation sous ce point de vue entre Plotin et Philon le Juif.
La conception de Dieu comme infini et comme tout-puissant est une
conception orientale ou plutôt une conception juive. C'est parce
qu'il en a subi peut-être plus ou moins confusément l'influence que
Plotin n'a pas craint d'attribuer l'infinité à son Dieu, et c'est proba-
blement par la même raison qu'il a été amené à donner au mot
puissance, oùvay.-.;, un sens positif fort diff'érent de la simple possibi-
lité dont parlait Aristote.
Si ces considérations sont exactes, il est rigoureusement vrai de
dire que Spinoza, en admettant la doctrine de l'éternité individuelle
des âmes, a, selon la juste expression de M. Hamelin, subi l'influence
du péripatétisme alexandrin. Mais il n'est peut-être pas sans intérêt
d'ajouter que la doctrine aristotélicienne, pour être acceptée de Spi-
noza et devenir en quelque sorte assimilable à son esprit, devait
avoir subi l'élaboration que lui a donnée Plotin. C'est seulement de
la combinaison des idées d'origine académique avec l'idée orientale
de l'infini que devait résulter la doctrine du philosophe juif. Mais
alors on peut dire que Spinoza, en retrouvant sous cette forme les-
idées aristotéliques dans la philosophie alexandrine ou la scolas-
tique arabe qui en provenait, reprenait en quelque sorte son véri-
table bien, qu'il restait fidèle à l'esprit de sa race, et que, même en
s'inspirant des Grecs, il restait Juif.
Au reste en signalant ce que Spinoza a pu emprunter aux Grecs
dans la doctrine de l'éternité des âmes, il ne faudrait pas oublier
les diff'érences profondes qui séparent sa doctrine de celle des
anciens, et tout ce qu'il y a aussi en elle d'origine cartésienne. On
V. BROCHARD. — l'éternitl dks ami:s, 697
ne trouve chez les Grecs ni la définition du corps par la seule étendue,
et moins encore l'affirmation de l'étendue comme substance ou
réalité existant par elle-même au même titre que Tàme. Mais surtout
il reste entre la conception grecque de l'àmc et celle des philosophes
issus de Descartes une différence qui à elle seule crée entre les deux
conceptions une véritable opposition. Chez les Grecs l'âme est une
cause motrice, qu'elle soit elle-même mobile ou immobile; c'est elle
qui meut directement le corps et a l'initiative du mouvement. Chez
Descartes, au contraire, et surtout chez Spinoza, l'âme n'a plus
d'action directe sur le corps; le mouvement a une tout autre ori-
gine. L'âme est une chose dont toute la nature n'est que de penser,
et le chapitre que Spinoza lui consacre est intitulé : « De Mente
hnmana ». Ge n'est pas à l'Ame universelle de Plotin, cause motrice
de l'univers, c'est uniquement à l'intelligence, à la seconde hypo-
stase que se rattache la conception spinoziste. Par suite, il n'est
peut-être pas exagéré de dire que Spinoza reste par-dessus tout
fidèle à l'esprit de Descartes, et que si l'on retrouve chez lui des
vestiges de la pensée grecque, les idées qu'il a pu emprunter sont
profondément modifiées, et que, tout compte fait, il est encore plus
cartésien que péripatéticien ou alexandrin. Il y a dans le spinozisme
des éléments de provenances très diverses réunis, maintenus et syn-
thétisés par un principe commun qui en fait l'unité. Si l'on ne se
défiait de la rigidité trompeuse des formules et de leur fausse exac-
titude, on dirait que dans cette philosophie les modes sont aristo-
téliciens, les attributs cartésiens, la substance juive.
Quoi qu'il en soit, il nous paraît hors de doute que la pensée de
Spinoza n'a pas été tout à fait exactement interprétée par les histo-
riens qui n'ont vu, en elle, que la doctrine de Téternité impersonnelle.
Sans doute il est exact de dire que les âmes humaines, selon
V Ethique, ne sont pas des substances ou des êtres indépendants exis-
tant par eux-mêmes de toute éternité. Elles ne sont que des modes
éternels de la substance. Mais ces modes sont éternellement dis-
tincts. Ils sont conscients, ils sont des individus, ils ont dans la vie
éternelle tout autant d'existence consciente et personnelle que nous
pouvons en avoir dans la vie présente. Il y a peut-être là de quoi
satisfaire les plus exigeants. En un sens il importe peut-être assez
peu que nous soyons éternels comme substances ou comme modes,
pourvu que notre conscience, telle qu'elle apparaît dans la vie pré-
sente au moment où nos facultés s'exercent de la façon la plus
698 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
haute, soit éternelle. C'est donc bien la doctrine de l'éternité indivi-
duelle et personnelle que Spinoza a soutenue à sa manière, et cette
théorie est déjà tout entière chez Plotin.
On pourrait, semble-t-il, justifier des conclusions analogues en ce
qui concerne la Divinité elle-même. C'est peut-être interpréter trop
étroitement le spinozisme que de ne voir en Dieu, comme on l'a fait
quelquefois, que la Substance abstraite et impersonnelle. Sans doute
le Dieu de Spinoza n'est connu de nous d'une façon claire et dis-
tincte que comme possédant les deux attributs de la pensée et de
l'étendue. Mais il ne faudrait pas oublier qu'il en possède une infi-
nité d'autres qui nous échappent, ou que nous ne connaissons pas
clairement et distinctement. Ce serait forcer la pensée de Spinoza
que d'essayer de dire quelque chose de ces autres attributs. Cepen-
dant, si différents que l'entendement et la volonté de Dieu soient de
notre entendement et de notre volonté, rien ne peut faire qu'ils ne
soient entendement et volonté. Et comme, ainsi qu'on l'a vu plus
haut, Spinoza n'a parlé nulle part d'idées qui ne soient pas accom-
pagnées de conscience, d'intelligible qui ne soit pas en même temps
intelligence, il n'est peut-être pas interdit de supposer que son Dieu
possède, lui aussi, une conscience et une personnalité, fort diffé-
rentes sans doute de la nôtre, aussi différentes que le Chien, cons-
tellation céleste, l'est du chien animal aboyant, mais cependant
analogue par quelque côté. Dans le Tractalus theologico-politicus
qu'on a peut-être trop isolé de VEthique, au chapitre IV, Spinoza
admet comme possible que Dieu communique avec son Fils d'âme à
âme, et le charge d'apporter aux hommes la révélation. Dans
VEthique même il nous est dit que Dieu se comprend lui-même « se
ipsum intelligit » (partie II, prop. 3, coroll.). La fin du scholie de la
proposition 33, partie I, donne aussi beaucoup à réfléchir. On y voit
que Spinoza préfère décidément la doctrine cartésienne d'une volonté
antérieure et supérieure à Tintelligence, à la conception platoni-
cienne et aristotélicienne d'un modèle idéal que la volonté divine
s'efforcerait d'imiter. S'il corrige et transforme la théorie cartésienne
il prétend bien n'en pas abandonner l'essentiel. Sans doute il iden-
tifie à cette volonté l'entendement divin, mais on voit bien que Dieu
lui apparaît surtout comme Volonté et comme Puissance. Au fond sa
pensée dominante est qu'il faut tout expliquer par la puissance
divine. Comme philosophe il ne voit clairement en Dieu que la
pensée et l'étendue infinies; mais peut-être ce Dieu qui ne se laisse
V. BROCHARD. — l'Éternité des âmes.
699
découvrir que sous ces deux idées est-il le même qui ne laissait
apercevoir à Moïse que le pan de sa robe, l'être ineffable et terrible
que nul être humain ne saurait contempler sans être frappé de
mort. Son panthéisme n'est que l'exagération de son monothéisme,
et il n'est peut-être pas téméraire de dire qu'en dernière analyse, le
Dieu de Spinoza présente quelque ressemblance avec ce lahveh
qui disait : « Ego sum qui suni ».
Victor Brocuard,
Membre de l'Institut.
LES PRINCIPES MORAUX DU DROIT
I
Leibniz a défini le droit une puissance morale, par opposition au
devoir, qui est une nécessité morale *. Le droit donc, suivant Leibniz,
est un pouvoir idéal d'agir, une possibilité toute morale, qui peut
bien ne pas s'accompagner de la puissance effective d'accomplir ce
que l'on veut, mais que tout être moral doit respecter, sous peine de
manquer à la vérité et d'aller contre la raison.
Voilà, en effet, le droit tel que le conçoivent d'un commun accord
tous les philosophes, et l'on peut ajouter, tous les hommes.
Personne, assurément, ne voudrait prétendre que la raison est un
vain mot; or, si la raison est quelque chose de réel, il est impossible
de ne pas reconnaître qu'il y a en elle une norme permettant de
juger les actions humaines indépendamment du fait brutal de leur
réalisation. Donc la distinction de ce qui est et de ce qui doit être
s'impose à toute intelligence; de sorte qu'une définition du droit
qui, comme celle que nous venons de formuler, ne fait qu'exprimer
cette distinction, est absolument incontestable. Mais, quand on parle
du droit, il est impossible de se tenir à des généralités aussi vagues
que la simple opposition du droit et du fait. On veut savoir ce que
c'est que le droit, en quoi consiste cette vérité idéale que la raison
oppose à la réalité brutale; et, quand on pose ces questions, des
divergences ne peuvent manquer de se produire, parce que, si les
hommes sont d'accord pour reconnaître l'existence de la raison, ils
sont loin de s'entendre au sujet de sa nature, et que des conceptions
différentes sur la nature de la raison impliquent nécessairement des
conceptions différentes sur la nature du droit. Toutefois, comme, en
1. Préface du Code diplomatique, Dutens, p. 285.
CH. DUNAN. — LES PIUNCIPES MORAUX DU DROIT. 701
définitive, toutes les théories possibles de la raison se réduisent à
deux, l'empirisme et l'idéalisme, on peut être certain, antérieure-
ment à tout examen de la question, que le problème du droit
comporte également deux solutions et pas davantage, la solution
empirique et la solution idéaliste.
Voyons d'abord la solution empirique. Les théories qu'on en a
données difTèrent sans doute dans la forme, pour le fond elles sont à
peu près concordantes. Ne pouvant les examiner toutes, nous nous
contenterons d'en discuter une, celle de Hobbes, qui est peut-être la
plus fortement construite, et qui contient en substance toutes les
autres.
II
Selon Hobbes l'homme recherche ce qui lui est agréable et évite
ce qui lui est pénible aussi nécessairement qu'une pierre abandonnée
à elle-même tombe suivant la verticale. Cette double tendance, parce
qu'elle est nécessaire, est encore rationnelle, attendu que la raison
et la nécessité ne font qu'un. Étant rationnelle, elle est légitime,
puisque tout ce qui est conforme à la raison est légitime et juste.
Comme, d'autre part, chaque individu est seul juge de ce qui lui
convient ou ne lui convient pas, et des moyens à employer par lui
pour se procurer ce qu'il désire, il s'ensuit que tout homme a le
d7'oit naturel absolu de faire pour son avantage personnel tout ce
qu'il lui plaît, dans les limites de son pouvoir.
Que va-t-il résulter de là? Que tous les hommes ayant des droits
égaux sur toutes choses, et les mêmes choses ne pouvant appartenir
à tous ni être mises au service de tous, l'état naturel de l'humanité
c'est la guerre de tous contre tous. Dans ces conditions le droit
naturel périt, et fait place à son contraire, la force. Mais la force
est un avantage précaire, car nul n'est assez fort pour être assuré
de l'emporter toujours sur les autres. De plus, même pour celui qui
triomphe, l'état de guerre est désastreux, parce que la nécessité de
lutter toujours ne lui permet pas de jouir jamais. Il faut donc à tout
prix trouver l'état de paix. Pour cela il n'y a qu'un moyen, c'est que
l'individu renonce au droit absolu qu'il a sur toutes choses, puisque
c'est de l'exercice de ce droit que vient la guerre. Toutefois, pour
qu'un pareil sacrifice soit possible, il faut que tous le fassent
ensemble; autrement, ceux qui y consentiraient se livreraient sans
■défense aux autres qui auraient gardé leur liberté. Mais au profit de
702 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
qui se fera cette renonciation? Au profit du souverain ou de l'État.
Le souverain, qu'il soit un prince, ou une assemblée, ou la multitude
elle-même, possède nécessairement sur les sujets un pouvoir absolu;
attendu que seul il est resté dans l'état de nature, et que l'état de
nature ne comporte aucune limitation au droit de chacun à user de
toutes choses pour son avantage personnel. Ainsi, du moment où
l'État est constitué, le souverain seul ayant gardé les droits pri-
mordiaux, les droits des sujets les uns à l'égard des autres et à
l'égard de l'État ne peuvent être que des droits conventionnels, ceux
que le souverain leur accorde, et qu'il leur accorde, naturellement,
pour son avantage à lui, et non pas pour le leur.
Cependant les droits naturels, même après la constitution de
l'État, n'ont pas entièrement disparu, parce qu'il en est que l'indi-
vidu ne peut aliéner. Par exemple, l'individu peut bien reconnaître
à l'État le pouvoir de lui prescrire ce qu'il doit faire et ce qu'il doit
éviter, en déterminant ce qui est juste et ce qui est injuste; il peut
bien accepter de ne rien posséder absolument, et de ne tenir que de
la volonté du souverain les objets dont il a la jouissance. Mais, si le
souverain lui ordonne de se tuer, il a le droit de ne pas obéir; si le
souverain ordonne de le tuer, il a le droit de se défendre. Car il est
clair qu'ayant constitué la souveraineté en vue de sa conservation
personnelle, il a excepté de ce qu'il livrait au souverain sa propre
vie. A plus forte raison encore a-t-il le droit de se refuser à tout ce
qui lui paraîtrait plus dur que la mort même. Et le droit de défense,
est le même, que l'on soit coupable ou innocent; car la loi naturelle
veut que chacun défende sa vie envers et contre tous.
Cette théorie est originale, assurément. Il n'est pas un critique
qui n'en ait admiré la dialectique puissante. Mais est-elle vraie?
Ceci est une autre question. Nous allons montrer d'abord qu'elle
pèche par la base, que la maxime fondamentale sur laquelle elle
repose est inadmissible.
Si le phénoménisme était la vérité, si nous n'avions point de fond,
étant tout en surface, il est certain que la loi d'existence ferait les
hommes irréductiblement ennemis les uns des autres et ennemis de
tous les autres êtres, comme le veut Hobbes; car c'est la caracté-
ristique la plus essentielle de l'ordre phénoménal que les choses s'y
opposent et s'y excluent entre elles; et l'on sait que ce qu'il y a de
plus phénoménal au monde, étant le plus dépouillé d'attributs qua-
litatifs, à savoir l'étendue pure, se définit précisément par l'oppo-
CH. DUNAN. — i.i;s piuNCiPKs mohaix du droit. 703
silion des parties et l'impénétrabilité radicale : partes cxlra partes.
Mais, du moment où l'on admet que nos existences ont un fond
substantiel, il en est autrement; car, ce fond étant nécessairement
commun, et d'autant plus commun ((u'il est plus fond, c'est-à-dire
qu'il est plus nous-mêmes, la multiplicité des êtres devient conci-
liable avec l'unité de la création, et l'antagonisme de nos appétits
avec la solidarité de nos destinées.
En d'autres termes, Ilobbes, cédant au penchant matérialiste de
son esprit, à ce penchant qui fait voir à tant de philosophes dans le
corps vivant la matière brute seule, dans la matière brute l'étendue
pure, et dans l'étendue et ses combinaisons un simple terrain
d'application des lois les plus abstraites de la logique, Hobbes,
disons-nous, réduit les tendances de l'homme à une tendance
unique, la plus élémentaire de toutes, le besoin d'être et de vivre,
sans rien de plus; et il ne prend pas garde qu'à dépouiller ainsi
l'être et la vie de toute forme, de toute détermination qualitative, il
en fait de pures abstractions et des concepts vides. S'il était resté
dans le concret; s'il avait vu que vivre n'est rien, qu'un mot; que
l'essentiel est la manière dont on vit et le degré d'intensité dont la
vie est susceptible, il n'eût jamais pensé que nous ne puissions vivre
qu'à la condition de nous dévorer les uns les autres. Il est très vrai
que dans l'ordre des fonctions inférieures c'est la lutte qui est la loi
de l'homme, mais dans celui des fonctions supérieures c'est l'har-
monie et c'est l'amour. Par ce qu'il y a en lui d'animalité l'homme
est naturellement l'ennemi de l'homme, de même que les animaux
sont naturellement ennemis les uns des autres : honio homini lupus,
selon le mot de Hobbes. Et comme les passions animales sont celles
de l'homme primitif; comme, au point où en est arrivée l'évolution
de notre espèce, la vie animale est encore en nous la vie prédomi-
nante, il n'est pas surprenant que jusqu'à présent l'histoire du
genre humain ne soit guère qu'un long tissu de luttes farouches
entre des égoïsmes déchaînés les uns contre les autres. Mais un jour
viendra où l'homme, ayant réalisé plus complètement sa nature
idéale, qui est aussi sa vraie nature, recherchera moins ce qui en
lui satisfait la bête, et davantage ce qui satisfait l'homme. Alors
son amour de la domination, sans disparaître, aura changé d'objet
et de forme. Il voudra toujours régner, mais régner sur ce qu'il y a
en ses semblables de plus vraiment humain, l'intelligence et le cœur.
Or l'intelligence et le cœur ne se conquièrent point par la violence :
704 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
ils appartiennent à celui-là seul à qui ils se sont librement donnés.
La forme la plus haute de la suprématie sur les hommes, et celle
par là-même qui nous paraîtrait la plus désirahle si nous savions
comprendre, la suprématie de la vertu et du génie, est donc aussi la
moins oppressive de toutes; ou plutôt elle est tout le contraire d'une
oppression, car, pour dominer les hommes de cette manière-là, il
faut travailler à les rendre de plus en plus capables d'aimer le bien
et la vérité, et, par conséquent, se mettre à leur service. C'est
pourquoi, si la maxime de Hobbes est vraie à l'égard de l'homme
animal, elle est radicalement fausse à l'égard de l'homme vraiment
homme. Plus nous avons placé haut notre idéal de bonheur, plus il
apparaît clairement à notre intelligence que nous ne pouvons le
réaliser que dans et par le bonheur d'autrui.
Du reste, ce n'est pas seulement la raison métaphysique, c'est
encore l'expérience, et sous sa forme la plus vulgaire, qui proclame
la solidarité universelle. Il est clair que nous ne pouvons nous élever
qu'à la condition de nous appuyer sur quelque chose. Mais, si pour
être nous-mêmes, nous avons besoin des autres êtres, nous avons
besoin également qu-^ ces autres êtres aient une existence aussi
pleine et parfaite que possible; car quelle valeur auront-ils pour
nous s'ils ne sont rien et ne peuvent rien? L'égoïsme, qui ne pense
qu'à soi, et qui se sacrifierait volontiers toute la nature, est donc
une sorte de contradiction vivante, puisque son triomphe complet,
s'il était possible, serait aussi sa ruine complète. L'orgueil, qui veut
régner quand même, fût-ce sur des cadavres, et qui, précisément,
pour mieux assurer sa domination, s'efforce de réduire à l'état de
cadavre tout ce qui l'entoure, est une aberration, parce que sur des
cadavres on ne règne pas. Sans doute l'exercice d'une puissance
sans frein donne des jouissances intenses à l'orgueil et à la colère;
mais ces victoires à la Pyrrhus ne coûtent plus cher à personne qu'à
ceux qui les remportent. Dominer n'est pas tout dans la vie; et si
le mot de César dans les Alpes se comprend comme affirmation
hautaine de l'ambition dont César était dévoré, en soi il est absurde.
Il vaut mieux être simple citoyen d'un État civilisé que souverain
d'une peuplade barbare. Un bourgeois d'aujourd'hui a plus de sécu-
rité pour sa vie et ses biens, plus de confort dans sa maison, plus
de jouissances intellectuelles et artistiques, une existence plus
heureuse enfin qu'un puissant baron du moyen âge. Vivre et laisser
vivre, l'un des deux implique l'autre, et la vie, d'une manière gêné-
CH. DUNAN. I.liS l'IUM.lPKS MOHALX DU DIUJIT, 705
raie, est pour nous d'autant meilleure que l'on vit mieux autour de
nous.
Ce qui est vrai des individus l'est encore des nations. Jalouser,
opprimer, mauvaise politique. Du reste il est des circonstances où
l'on peut être obligé par les nécessités de la défense à rendre le
mal pour le mal. Quand vous avez afl'aire à des voisins dont l'idéal
est encore inférieur, et (pii, pour grossir les sources où s'alimente
leur vie matérielle, ne songent qu'à tarir celles où vous puisez la
vôtre, vous êtes bien forcé de descendre sur le terrain où ils vous
appellent à la lutte, et de les combattre avec leurs propres armes.
Car la vie matérielle passe avant la vie supérieure, en ce sens qu'elle
est la condition de cette dernière : primum vivere. Mais, tant que
son existence ni son indépendance ne sont menacées, un peuple a
intérêt à la prospérité de ses voisins, et nullement à leur ruine.
Dans l'ordre économique, intellectuel, moral, est-ce que nous serions
ce que nous sommes si nous vivions entourés de hordes sauvages?
Ainsi la solidarité est partout; c'est la loi fondamentale de toute
existence. Ma destinée ne peut s'accomplir parfaitement sans que
s'accomplisse parfaitement la destinée, non seulement de tous les
hommes, mais encore de tous les autres êtres. Il n'est donc pas vrai
que l'état de guerre soit l'état naturel de l'humanité. Au contraire, la
sagesse nous commande de désirer le plein épanouissement de toutes
puissances de la personne humaine chez nos semblables aussi bien
que chez nous-mêmes.
Si le principe de Hobbes est faux, il est à croire que la théorie
édifiée sur ce principe manquera de solidité. Nous allons voir en
effet qu'ayant pour objet d'expliquer la nature du droit elle n'aboutit
qu'à le nier.
Considérons d'abord l'état de nature. A l'état de nature l'homme
est, selon Hobbes, une brute qui ne pense pas, qui n'a que des
appétits, et qui les satisfait dans la mesure de sa force. Peut-on
vraiment appeler droit n/tlurel, comme le fait Hobbes, l'absence de
contrainte morale avec laquelle l'homme, dans cet état, pourvoit à
ses besoins et satisfait ses désirs autant que le lui permettent les
lois de la nature et sa vigueur physique en lutte contre celle de ses
semblables? Autant vaudrait dire que l'obus lancé par le canon de
marine a droit à parcourir l'espace avec toute la vitesse que lui
donne la force propulsive de la poudre, diminuée de ce que lui en
ont fait perdre la pesanteur et la résistance de l'air, et droit aussi à
706 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
percer la plaque de blindage si celle-ci n'offre pas une résistance
suffisante. Dans ce que Hobbes appelle l'état de nature il est impos-
sible de voir autre chose qu'un conflit de forces brutes, où les plus
puissantes l'emportent nécessairement sur les plus faibles, en vertu
de lois qui ne sont que des lois mécaniques ou qui se réduisent aux
lois mécaniques. Il n'y a rien là, évidemment, qui donne lieu à l'in-
tervention d'une idée morale quelconque.
En réalité, l'état de nature ainsi compris n'est qu'une fiction.
L'homme est homme, et non pas animal, même à l'état de nature,
et Hobbes ne l'a jamais entendu autrement. Mais peu importe. Nous
transposons ici la thèse de notre auteur pour la commodité de la
discussion, mais sans la dénaturer en aucune manière. Voyons
maintenant si le droit, qui n'a aucune place dans les relations
humaines à l'état de nature, va en prendre une à l'état social.
L'homme, même primitif, est capable de penser et de réfléchir,
c'est entendu. Mais, remarquons-le bien, dans la doctrine de
Hobbes, la pensée et la réflexion sont toujours, chez lui, au service
exclusif des appétits et des passions. Toutes ses volontés particu-
lières, sous leur diversité apparente, ont un objectif immuable,
se conserver et jouir; et à l'action de ce motif fondamental il est
impossible qu'aucun motif différent, qui serait nécessairement un
motif contraire, vienne jamais mêler la sienne. Voici dès lors quel
rùle est réservé à l'intelligence dans la vie humaine. Au lieu d'aller
droit devant lui, comme va l'obus dont nous parlions tout à l'heure,
et comme aussi va l'animal, l'homme, afin de mieux atteindre son
but, prend souvent des chemins de traverse. H sait que la force bru-
tale n'est rien si elle n'est dirigée, et qu'elle peut être aisément
vaincue par la faiblesse appuyée sur la ruse. H ruse donc avec la
nature, avec ses semblables, avec toutes choses. Et, parmi les ruses
dont il se sert, les plus savantes, les meilleures, sont les contrats,
d'une manière générale, parce qu'il n'y a rien de mieux qu'un
contrat pour s'assurer sans péril et sans peine un maximum de
résultat utile, mais surtout ce contrat qui dépasse tous les autres en
étendue et en efficacité, et qu'on peut considérer comme le chef-
d'œuvre de son industrie, le contrat par lequel il constitue l'État.
Mais si l'État n'est ainsi, en définitive, dans la pensée de Hobbes,
qu'une ruse, la plus perfectionnée des ruses qu'a su inventer le génie
de l'homme pour assurer sa sécurité et son bonheur, dans quel
esprit vivrons-nous la vie sociale? Évidemment, dans un esprit de
CH. DUNAN. — Li£S Piu>;cn'i:s moh.vux ul duoh. '01
ruse et de lutte, non plus ouverte mais sournoise, contre tous nos
semblables. Hobbes ne l'entend pas de cette façon. 11 veut, et c'est
une inconséquence qui étonne chez un raisonneur généralement si
exact, que nous fassions avec nos voisins une paix non pas seule-
ment apparente, mais réelle; que nous respections les contrats, non
pas seulement quand nous y sommes contraints, mais toujours, et
avec une sincérité entière. Et quelle raison allégue-t-il pour cela?
C'est que, si les conventions n'étaient pas respectées, la renonciation
de chacun au droit naturel qu'il a sur toutes choses serait vaine.
Violer une convention ce serait à la fois vouloir et ne vouloir pas la
paix, ce qui est contradictoire. L'injustice n'est au fond qu'une absur-
dité, mais c'en est une. C'est donc sur la logique que Hobbes compte
pour nous faire passer de l'état exclusivement passionnel à l'état
moral. Peut-on admettre sérieusement que la logique ait une telle
vertu? 11 faut avouer que la doctrine de Hobbes est ici à la fois bien
incertaine et bien extraordinaire. Il est des moments où il semble
qu'il voie dans la logique un frein capable de contenir les appétits
et les passions; des moments où cet homme, si profondément ennemi
du mysticisme moral des doctrines qui nous présentent la jus-
tice et le droit comme des absolus, paraît s'abandonner lui-même
à un mysticisme logique qui lui rend sacré, moralement en quelque
sorte, le principe de contradiction : tant il est vrai qu'il est plus
facile de nier les lois fondamentales de la pensée et de la vie que
d'y échapper! Mais cette manière de considérer les choses est en soi
tellement insoutenable, et en définitive, tellement opposée au génie
propre de Hobbes, qu'il ne s'y arrête pas un seul instant, et que de
suite il revient à ses principes, lesquels ne lui permettent de donner
pour mobile à la volonté que l'intérêt seul ; de sorte que la puissance
de la logique n'est si grande en l'espèce que parce que le langage
qu'elle tient est celui de l'intérêt même. Sa thèse, par là, à la vérité,
redevient cohérente, mais aussi l'objection que tout à l'heure nous
formulions contre elle reprend toute sa force : si l'intérêt et la néces-
sité, — nécessité effectivement contraignante, ou nécessité purement
morale résultant de la crainte d'un châtiment, peu importe — sont
les seuls motifs qui puissent décider l'individu à respecter les con-
trats, comment comprendre qu'un régime de paix, non pas seulement
apparente mais réelle, puisse s'établir parmi les hommes? Là où
chacun veut avoir tout ce dont il peut s'emparer soit par la force
soit par la ruse, et le veut sans autres limites à ses prétentions que
708 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
celles de sa puissance, sans égard à d'autres considérations que
celle des dommages auxquels il s'expose en les faisant valoir, est-ce
l'état de paix qui règne, ou bien est-ce l'état de guerre?
Mais, dira Hobbes, s'il est vrai que la crainte ou l'intérêt seuls
puissent imposera l'individu le respect des conventions passées par
lui avec d'autres individus, il n'en est pas de même à l'égard du
contrat constitutif de l'État. Cette lutte sourde, qui existe entre mes
concitoyens et moi au sein de l'Etat, ne saurait exister entre moi et
l'État lui-même, puisque triompher de l'État ce serait le détruire, et
qu'avant tout j'ai besoin qu'il subsiste. Ce raisonnement serait juste
si le contrat de renonciation qui lie tous les sujets entre eux, et sur
lequel repose la toute-puissance du souverain, était un absolu,
un bloc indivisible, dont il fût impossible de détacher la moindre
partie sans l'anéantir entièrement. Mais on ne peut pas faire ainsi de
l'État une entité métaphysique, qui est ou n'est pas, et dont la con-
sistance ne comporte pas de degrés. C'est, au contraire, une chose
humaine, donc relative et variable, que je puis vouloir d'une manière
générale sans être disposé à faire, pour ma part, tout ce qu'il est
nécessaire que nous fassions, mes cocontractants et moi, pour lui
donner sa perfection idéale. Et si je n'y suis pas disposé, c'est pour
deux raisons faciles à comprendre. La première c'est que je vois
avec clarté que, dans une multitude de cas, l'avantage que je reti-
rerai d'un manquement à mes engagements compensera largement
l'inconvénient d'une atteinte portée à l'ordre social, assez solide
d'ailleurs pour pouvoir y résister. La seconde c'est que, si je gar-
dais au pacte social une fidélité absolue, je ferais un marché de
dupe, parce que cette fidélité n'a son effet qu'à la condition d'être
observée par tous, et je sais fort bien qu'elle ne l'est pas et ne le sera
jamais. Donc je puis sans être absurde, — et même c'est à agir
auh"ement qu'il y aurait absurdité, — violer à tout moment le con-
trat social aussi bien que les contrats particuliers, pourvu que je
puisse le faire impunément. Si je m'y soumets, c'est par calcul. La
constitution de l'État a été pour moi une ruse, l'obéissance que je
lui donne est une ruse encore, l'un des moyens dont j'use pour
me conserver, et pour tirer le meilleur parti possible de ce que j'ai
de forces physiques et intellectuelles. Mais c'est un moyen qui,
comme tous les moyens, ne vaut que pour les résultats qu'il pro-
cure, et qu'à tout moment je dois être disposé à sacrifier à la fin
pour laquelle il sert. Ainsi, sous les apparences d'un citoyen
CH. DUNAN. — i.Ks piUNciPKs Mur.Arx du mton. TOt)
soumis aux lois, je suis un révollé, un ennemi des lois que je veux
détruire, non pas en elles-mêmes, mais dans leur action en ce qui •
me concerne. Je suis en guerre contre TÉtat tout autant et de la
même manière que contre les autres hommes, usant contre lui,
aussi bien que contre eux, de toutes les ressources dont je dis|)ose,
et ne cédant jamais que sous la pression de la force ou sous celle de
la peur.
On le voit, c'est en vain (jue Holibes oppose l'un à l'autre comme
deux contraires l'état de nature et l'état social. De ces deux états,
à les entendre comme il les entend, le second est un prolongement
et un perfectionnement du premier; il n'en est pas spécifiquement
différent. Comme le premier, c'est un état de guerre de tous contre
tous, guerre sourde qu'on ne voit pas, parce qu'elle est surtout une
hostilité latente, mais guerre réelle, comme est la guerre perma-
nente que se font les nations, alors même qu'elles se disent et
qu'elles se croient en paix; guerre des citoyens entre eux, que
couvre d'une apparence de justice et de concorde l'intervention de
l'Etat; guerre des sujets contre le souverain et du souverain contre
les sujets, qui éclaterait à tout instant en conflits violents, si la peur
la lassitude de la lutte, l'incertitude de l'avenir, n'imposaient d'un côté
la soumission, de l'autre la modération. Ainsi l'homme reste, en
dépit des dénégations de Hobbes, à l'étal social comme à l'état de
nature, « un loup pour l'homme » ; c'est-à-dire que la loi de la vie
c'est la lutte pour la satisfaction des appétits personnels, lutte sans
trêve, que ne peuvent tempérer ni la pitié pour la souffrance, iii le
respect pour la personnalité d'autrui.
Que devient le droit dans ces conditions? Nous l'avons dit déjà :
là où l'appétit impose et règle seul les actions humaines, là où la
force est l'unique arbitre des compétitions que la passion ou le besoin
font naître entre les individus, il ne peut y avoir aucune place pour
un droit naturel, parce que la notion d'un tel droit suppose chez
l'homme qui agit l'idée d'une certaine légitimité morale de son
action, tout à fait indépendante du motif intéressé qui le pousse
à l'accomplir. Mais, si le droit naturel disparait, n'en peut-il pas
exister un autre? Hobbes, sur ce point, commet encore une grave
inconséquence. 11 prétend garder le droit naturel, inhérent selon lui
à la condition de l'homme en l'état de nature; et à ce droit naturel
il juxtapose un droit différent propre à l'homme social, uniquement
fondé sur la convention et sur la loi, et, par conséquent, absolument
Rev. meta. t. IX. — 1901. 48
710 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
hétérogène au premier; c'est-à-dire qu'il donne îe même nom à deux
• choses qui n'ont rien de commun l'une avec l'autre, comme s'il
voulait créer une confusion qu'au contraire, dans l'intérêt de la
clarté et de la logique, il importe au plus haut point de dissiper. La
vérité est que le droit naturel exclut le droit légal, en tant du moins
que celui-ci a la prétention de se dégager de toutes entraves à
l'égard du droit naturel pour n'exprimer que la seule volonté du
législateur, et réciproquement. Donc entre les deux il faut choisir.
Hobbes ne choisit pas; il prend ;i la fois le droit naturel et le droit
légal, et, sans voir qu'ils sont l'antithèse l'un de l'autre si l'on en
fait deux absolus, il les pose comme inconditionnellement vrais l'un
en face de l'autre. C'est, nous l'avons dit, une faute de logique évi-
dente; mais passons là-dessus. On vient de voir que le droit naturel
entendu comme l'entend Hobbes est une fiction à laquelle il est
impossible de prêter la moindre réalité, un mot auquel il est impos-
sible de donner aucun sens. Voyons maintenant si la thèse du droit
légal pur est une thèse qui puisse mieux se soutenir '.
A cette thèse on peut objecter d'abord qu'elle ne donne pas satis-
faction aux exigences de la conscience humaine. Si l'homme se pas-
sionne comme il le fait pour l'idée du droit, s'il y voit un idéal dont
il faut que les législations positives s'inspirent et qu'elles doivent
par-dessus tout s'efîorcer de faire passer dans les faits, c'est, évi-
demment, qu'il voit dans le droit autre chose que l'expression des
volontés du législateur. Hobbes, Spinoza, Proudhon, tous ceux qui
ne croient qu'au droit légal, répondront-ils qu'en cela l'homme se
trompe? Hs le peuvent sans doute; mais, quoique cette réponse soit
difficile à réfuter dialectiquement, il est certain qu'elle paraîtra
irrecevable à l'immense majorité des hommes. Et c'est là contre la
thèse une présomption dont le poids est énorme; parce que l'expé-
1. L'idée que c'est la loi seule qui fait le droit, que le souverain en cette
matière peut tout se permettre, la liberté de son initiative n'étant limitée que
par la considération de son intérêt, est une idée qui n'appartient pas en propre
à Hobbes, ni aux empiristes d'une manière générale; on la retrouve encore
chez de purs idéalistes comme Spinoza. La chose, d'ailleurs, n'a pas lieu de
surprendre. Faire du droit une vérité en soi c'est faire de l'homme, au moins à
certains égards, un être inviolable et sacré, intangible pour toute créature
raisonnable, intangible en quelque sorte pour Dieu même, en un mot un absolu,
et rien n'est plus contraire aux principes du déterminisme universel que pro-
fesse Spinoza. 11 s'en faut d'ailleurs que ce point soit toujours bien compris.
Quantité de personnes qui tiennent le déterminisme universel pour une vérité
incontestable, comprennent le droit comme le sens commun, et pas du tout
comme Spinoza.
CH. DUNAN. — I.KS 1>RI>CI[>ES MORAUX DU DROIT. 711
rience des choses de la pensée que nous ont apportée les siècles
montre qu'il faut avoir plus de confiance aux instincts profonds
de l'humanité qu'aux raisonnements des philosophes, surtout
lorsque, comme c'est ici le cas, ces instincts sont des sentiments
que le progrès de la civilisation tend à fortifier en nous, et qu'il
nous rend en même temps de plus en plus chers. Mais, s'il y a là une
présomption très forte, il parait difficile d'y voir une raison pro-
prement démonstrative.
Voici qui paraîtra peut être plus décisif. Outre la considération de
son intérêt personnel il est une restriction à la toute-puissance du
législateur que Hobbes ne saurait méconnaître, et qu'en effet il ne
méconnaît pas, ce sont les lois de la nature extérieure. « La Chambre
des Communes peut tout, excepté changer un homme en femme »,
disent plaisamment les Anglais. S'il existe des nécessités matérielles,
pourquoi n'existerait-il pas des nécessités morales tout aussi inéluc-
tables? Les premières se voient ou plutôt se sentent, parce qu'elles
sont contraignantes, les autres, non; mais celles-ci sont contrai-
gnantes aussi à leur manière, pour la raison. Hobbes ne voit dans
la raison que la fonction logique, l'aptitude à raisonner juste en
demeurant constamment d'accord avec les principes que l'on a posés,
et c'est en effet la seule conception de la raison que comporte son
matérialisme, de même que l'idéalisme absolu de Descartes. Mais la
raison est tout autre chose que la faculté abstraite et vide de suivre
les combinaisons d'un inerte mécanisme d'atomes ou d'idées. La
raison est concrète et vivante. Aussi appartient-elle à l'ordre, non de
la quantité, mais de la qualité, c'est-à-dire à l'ordre moral. Dès lors
les vraies nécessités pour elle sont morales également, et non plus
toutes du même degré, comme les nécessités logiques, mais de
degrés différents, et formant une hiérarchie dont le sommet s'élève
à mesure qu'elle même se développe et réalise de plus en plus son
essence : nécessités d'autant plus impératives qu'elles sont plus
hautes, plus vraiment morales, plus éloignées, par conséquent, de la
pure nécessité logique. Sans doute, Hobbes, partant de cette idée émi-
nemment matérialiste que la première de nos tendances, celle d'où
dérivent toutes les autres, c'est la tendance à la conservation, non
pas à la conservation de notre nature à son degré le plus élevé de
richesse et de complexité, mais, au contraire, à son degré le plus
infime, à ce degré évanouissant où, comme l'a dit Hegel, l'être tend à
se confondre avec le néant, Hobbes, disons-nous, était fondé à
712 ' REVUE DE MÉTAPHYSIQUE EIDE MORALE.
refuser à l'idée du droit tout contenu moral, tout caractère d'absolu,
pour en faire un simple jeu des passions humaines. Mais cette con-
ception du droit est, nous le répétons, liée à son matérialisme, et doit
disparaître avec lui.
A ces objections d'ordre spéculatif on en peut ajouter d'autres
d'ordre pratique.
- Nous disions tout à l'heure que, dans la doctrine de Hobbes,
même à l'état social et sous le régime des contrats, l'homme demeure
l'ennemi de l'homme, et le citoyen l'ennemi de l'État, que cepen-
dant il a fondé, et qu'il prétend vouloir maintenir. Mais, dans de
telles conditions, la vie en société est-elle encore possible? Si le seul
frein qui puisse empêcher les plus forts d'opprimer les plus faibles
est la crainte de l'État, l'État sera-t-il capable, malgré l'énormité
extravagante de son autorité et de sa puissance, de contenir, dans la
mesure du minimum indispensable d'ordre et de paix sociale, les
appétits déchaînés les uns contre les autres? On est généralement
d'accord pour penser qu'une société ne peut subsister à moins que
l'immense majorité des individus qui la composent ne soit formée
de gens paisibles, amis de l'ordre et se soumettant aux lois d'eux-
mêmes, sans contrainte. Mais si, en vertu de la loi de l'égoïsme
universel et absolu, les perturbateurs du repos public deviennent, en
fait, légion; si les seuls citoyens qui s'opposent à l'injustice sont
ceux qui craignent d'en pâtir, comment l'État viendra-t-il à bout de
réprimer toutes les tentatives criminelles par lesquelles son exis-
tence est menacée? A cela, il est vrai, Hobbes pourrait répondre que
si, comme le veut notre raisonnement, l'individu est l'ennemi de
l'État en tant que l'État fait obstacle à son injustice personnelle, il
est au contraire l'allié de l'État en tant que l'État fait obstacle à
l'injustice d'autrui; de sorte qu'à l'injustice de chaque sujet l'État
peut opposer la force que lui donnent l'assentiment et le concours
de tous les autres. Mais cette réponse est plus spécieuse que
solide, attendu qu'il faudra compter avec les coalitions d'intérêts
privés, toujours fort peu soucieux des périls qu'ils peuvent faire
courir à l'État; et nous voyons assez, dans nos sociétés modernes,
à quel degré formidable de puissance de pareilles coalitions peuvent
atteindre. Ainsi l'État même n'est possible qu'à la condition que
dans la conscience de l'individu l'amour naturel de soi trouve sa
contre-partie dans le respect inné, de la personne d'autrui, c'est-à-
dire qu'il existe une autre source du droit que la loi positive.
CH. DUNAN. — m:s IMUNCIPKS MORAUX DU DKOIT. '13
III
Ainsi la philosophie empirique est impuissante à nous fournir la
solution du problème du droit; et il n'y a rien lÎKjui puisse étonner,
car cette philosophie, par nature, ne connaît que les faits; or il est
clair que des faits, c'est-à-dire de ce qui est, on ne peut pas tirer la
notion du droit, c'cst-à-dirc de ce qui doit être. C'est donc aux
principes de la philosophie contraire, ridéalismc, que nous devons
demander cette solution : ce qui veut dire ([uo le droit ne peut être
cju'nne idée, et une idée nécessaire, non pas de cette nécessité con-
ditionnelle, propre aux choses de l'expérience, qui fait qu'un phé-
nomène apparaît inévitablement lorsque toutes les conditions des-
quelles il dépend sont données, mais d'une nécessité absolue,
antérieure à l'expérience, supérieure à Tordre purement mathéma-
tique et logique auquel se ramènent en dernière analyse les lois de
la nature, et par conséquent morale.
Cette nécessité supérieure et l'expérience ne peuvent cependant
pas constituer comme deux mondes radicalement étrangers l'un à
l'autre. II faut que la nécessité morale s'exprime dans les îaits; car
que serait-ce qu'une nécessité qui, demeurant à l'état d'idée pure,
ne nécessiterait rien? Et, d'autre part, l'expérience ne se conçoit que
soumise à une vérité d'ordre transcendant; autrement il faut dire que
la nature se suffît à elle-même, qu'elle est tout, qu'elle est l'absolu;
ce qui est absurde, puisque la nécessité conditionnelle, la seule que
la nature reconnaisse dans cette hypothèse, peut bien déterminer en
fonction les uns des autres les phénomènes qui la composent, mais
ne suffit pas à la poser dans son ensemble. Du reste il est impossible
que les faits expriment jamais intégralement l'idée, parce que la
nature entièrement spiritualisée ne serait plus nature mais esprit. Et
ce ne serait pas la nature seule qui alors disparaîtrait, ce serait
encore l'esprit lui-même, puisque, encore une fois, la nécessité
morale a besoin de trouver dans l'expérience un terrain d'application.
L'esprit suppose donc la nature comme la nature l'esprit. En défini-
tive, l'esprit et la nature sont deux contraires, irréductibles l'un à
l'autre, et vivant l'un par l'autre, comme tous les contraires; avec
cette différence pourtant que l'esprit, étant l'absolu, subsiste en soi
et par soi, tandis que la nature, qui n'est pas l'absolu, quoiqu'elle
veuille l'être, et que d'ailleurs cette prétention la constitue à l'état
714 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
de révolte permanente contre l'esprit, ne subsiste que dans et par
l'esprit.
Le droit donc est une idée, mais ce n'est pas une idée pure, puis-
que c'est une idée qui veut trouver sa réalisation dans les faits. Cette
réalisation n'est possible, évidemment, qu'à la condition que l'idée
du droit ait action sur la nature. Toutefois son empire ne saurait
s'étendre à la nature totale. Comme elle est une idée, le point d'ap-
plication de sa force est nécessairement une conscience, et non pas
une conscience quelconque, mais une conscience parvenue à l'état
rationnel. Par conséquent, chez tout ce qui en est resté à la vie
sensitive, chez tout ce qui est nature sans être esprit, les fins de
l'esprit sont non avenues, et les relations s'établissent uniquement
selon l'ordre de la nature. Et même, comme ces êtres supérieurs
auxquels est réservé le privilège de la raison, et qu'on appelle des
personnes, ne sont raison et esprit qu'au sommet de leur être, à ce
point culminant par où se fait leur union avec l'être absolu, et d'ail-
leurs plongent les racines de leur existence physique jusque dans
les couches les plus profondes de l'infrastructure universelle aussi
bien que les créatures les plus infimes, ce qu'il y a en eux de vie
inférieure les met en rapports avec d'autres êtres arrêtés au même
niveau, et ces rapports encore sont régis exclusivement par la loi de
nature; de sorte que l'homme traite les animaux comme les animaux
se traitent entre eux et comme ils le traitent lui-même, les dominant
par la force, et se servant d'eux pour ses besoins, sans avoir égard
aux leurs, sinon dans les limites où son intérêt le lui commande.
C'est donc seulement dans les rapports des personnes entre elles que
l'idée du droit intervient, avec une puissance d'autant plus grande
que les personnes ont moins de vie animale et plus de vie raison-
nable.
Mais comment comprendre le triomphe au moins partiel que l'es-
prit remporte ainsi sur la nature, si, comme nous venons de le dire,
la nature est réfractaire par essence? C'est que la nature est antino-
mique en elle-même, étant en quelque sorte à la fois elle-même et
son contraire. En tant que s'opposant à l'esprit, elle apparaît comme
un pur principe de division et de discorde. Considérée en soi, elle
apparaît comme aspirant à l'unité et à l'être : et, de fait, il faut bien
qu'elle soit être et unité en dépit d'elle-même, sous peine de se
réduire au néant. Je veux être l'absolu, et c'est une aberration,
puisque je ne puis pas, moi, être l'absolu; mais c'est aussi une
CH. DUNAN. LES PRINCIPES MÛHALX 1)1; DROIT. 7ir.
vérité, puisqu'en cherchant l'absolu je suis évidemment dans l'ordre.
C'est parce qu'il y a dans la nature de vouloir être et d'être véritable
que l'esprit a prise sur elle. Il ne s'agit que de la conduire là où elle
veut aller, à la perfection, au bonheur, à l'absolu, mais de l'y con-
duire par un chemin qu'elle ignore, dont elle se détourne avec hor-
reur, et qui pourtant est le seul véritable, le chemin de la perfection
en Dieu et par Dieu, et non plus en soi ni par soi. Ainsi l'assujettis-
sement de la nature à l'esprit est possible, et, s'il est possible, il faut
qu'il soit.
Considéré du point de vue de l'esprit, le droit est unité et iden-
tité en Dieu de tous les êtres raisonnables; considéré du p(jint de vue
de la nature, il est diversité, mais égalité des personnes devant la
conscience humaine. Cette base, toute métaphysique et morale, de
la doctrine d'égalité est bien souvent méconnue. On veut aujour-
d'hui, et l'on n'a pas tort, faire de l'égalité des hommes le fonde-
ment de toute la science sociale ; mais plusieurs croient trouver dans
l'expérierce et dans la nature seules la justification du principe
d'égalité. La vérité est, au contraire, que, pour fonder rationnelle-
ment le dogme de l'égalité, il est nécessaire de s'élever au-dessus de
la nature jusqu'à la sphère supérieure de la nécessité selon l'esprit.
Pour toute doctrine de pur naturalisme il n'est qu'une conception
possible des rapports primordiaux des hommes entre eux, c'est celle
de Hobbes; et l'homme, dans cette conception, n'est pas plus l'égal
de l'homme que le mouton n'est l'égal du loup.
Quiconque ne veut pas sortir de l'ordre naturel est condamné par
la logique à nier le droit en niant l'égalité morale des personnes.
C'est ce que Renan avait bien vu, lorsqu'après Aristote donnant au
Grec le droit d'asservir le Barbare à cause de l'infériorité naturelle
de celui-ci, il soutenait que toute l'humanité n'est faite que pour
s'épanouir en quelques personnes; que Tégalité des droits primor-
diaux attribuée à tous les hommes est « l'antipode des voies de Dieu,
Dieu n'ayant pas voulu que tous vécussent au même degré la vie
de l'esprit «; que « la nature à tous les degrés a pour fin unique
d'obtenir un résultat supérieur par le sacrifice d'individualités infé-
rieures »; et qu'enfin « le grand nombre doit penser et jouir par
procuration... quelques-uns vivant pour tous : si l'on veut changer
quelque chose à cet ordre personne ne vivra » '. Ces théories ont
1. Dialogues philosop/ngites, passim.
7d6 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
soulevé l'indignation de l'école démocratique : elles s'imposent pour-
tant du moment où Ton rejette la métaphysique pour s'en tenir à la
science, la raison pour s'en tenir à l'intelligence. Le principe aris-
tocratique est la loi universelle de la nature; il faut donc qu'il s'ap-
plique à l'homme comme à tous les êtres, à moins que chez l'homme
l'application n'en soit contrariée et limitée par un principe différent.
Nous avons essayé de montrer comment la raison, en effet, rend
toutes les personnes parfaitement égales entre elles en tant que
personnes. Nos explications pourront paraître insuffisantes, mais
quiconque comprendra le problème reconnaîtra que la voie que
nous avons suivie pour en chercher la solution était la seule qui pût
conduire au but.
IV
Ainsi le droit n'est pas une chose, c'est une idée. Ne le cherchez
pas parmi les attributs de la personne humaine comme si c'était un
fait au même titre que le langage ou le raisonnement; vous le
chercheriez dans la nature où il ne peut être. Il appartient à l'ordre
moral, et rien de ce qui est moral ne fait partie des choses qui sont,
au sens que l'expérience donne à ce mot. Le droit donc n'est pas,
mais il veut être; c'est-à-dire qu'il veut passer dans les faits en
pliant à ses lois nos volontés rebelles. Pour cela deux conditions
sont nécessaires : d'abord qu'il se précise et se détermine en prenant
pour chaque individu un contour aussi arrêté que possible; car c'est
un caractère essentiel de l'expérience que les choses y sont exté-
rieures les unes aux autres, et par conséquent délimitées les unes
par les autres; ensuite, qu'il rencontre dans le monde des faits une
force doublée d'intelligence qui veuille bien l'appuyer, et qui ait la
puissance suftîsante pour le faire triompher.
Que le droit prenne corps dans l'expérience de sorte que telle
personne puisse moralement exiger de telle autre ou lui interdire
telle action déterminée, cela suppose une législation, A l'image du
droit premier et fondamental, qu'on appelle ordinairement droit
naturel, et qu'il vaudrait mieux peut-être appeler droit idéal, la
législation crée donc un droit immédiatement applicable aux rela-
tions de la vie sociale, et qu'on appelle droit positif. Celui-ci est
encore idéal par un certain côté, parce qu'il est un devoir être en
tant qu'il commande à nos volontés sans les contraindre; mais en
soi, et considéré à part des applications qui en sont faites, nous
CH. DUNAN. — l.LS IMUNCll'LS MOHALX DU DllOlT. 711
voulons dire considéré en tant que prescription d'un législateur, il
est un fait réel. Or le réel ne saurait être adéquat à l'idéal. Le droit
absolu est donc à la fois impossible à concevoir et impossible à
réaliser: c'est pourquoi la parfaite justice est inaccessible. Non pas
que le législateur ne puisse formuler des maximes d'ime généralité
et d'une vérité absolues, comme, par exemple, qu'on ne peut ni voler
ni tuer, sauf le cas de légitime défense; mais ces maximes, juste-
ment parce qu'elles sont générales, ne représentent qu'une justice
abstraite, la justice selon l'entendement, laquelle est à la justice
concrète, la vraie, ce que sont nos concepts généraux aux objets
particuliers, beaucoup plus réels qu'eux, et seuls vraiment réels,
quoiqu'en aient dit certains interprètes infidèles de la doctrine de
Platon.
Du reste, au-desous de cette justice idéale et inaccessible il en est
une autre, qui seule est obligatoire pour nous : c'est celle que nous
nous donnons à nous-mêmes en formulant les lois selon les lumières
de notre raison finie, la justice positive. Celle-ci est naturellement
progressive comme la conscience morale de l'homme.
Reste à savoir d'où vient la législation et comment elle s'établit.
On peut dire, car, théoriquement au moins, la chose est vraie, que
la première législation vient de la conscience individuelle. C'est
ainsi que, hors de l'État, ou même dans l'Ktat, en présence de quel-
qu'un de ces cas innombrables que le code n'a pu prévoir ni régler,
nous créons la législation nous-mêmes, et faisons le départ de ce
que nous devons à autrui et de ce qu'il nous doit. Quelquefois aussi
le droit se fonde sur des contrats. Nous convenons entre nous que
vous irez jusqu'ici, et qu'au delà le terrain m'appartiendra; cfUe
vous ferez telle chose, et que je vous paierai telle somme, etc. La
législation est alors particulière et concrète comme dans le cas
précédent, et les principes en sont les mêmes, avec cette seule dif-
férence qu'elle est créée non plus par une seule, mais par deux ou
plusieurs volontés individuelles d'accord entre elles. Cette justice
antérieure à la loi écrite c'est la justice de l'Age d'or : Aurea prima
sala est ;i'tas... justice parfaite, en ce qu'elle est adéquate à la con-
science humaine, et que, de plus, étant d'une absolue souplesse, elle
est essentiellement équité, justice à laquelle il faudrait se tenir si
les passions avaient moins d'empire sur l'homme. Mais l'expérience
a montré qu'il y aurait trop de dangers à laisser l'homme juge en sa
propre cause. Quant aux contrats, ils sont d'un usage restreint,
718 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
parce qu'il n'y a pas toujours entente entre les individus; sans
compter que la fourberie, l'intimidation, mille autres causes en font
souvent tout autre chose que des expressions de la justice. Du reste
il ne suffirait pas que des contrats fussent passés si rien n'existait
qui pût assurer leur exécution. Il est donc nécessaire pour que le
droit soit respecté parmi les hommes, du moins autant qu'il est
nécessaire à la conservation de la vie sociale, qu'une autorité inter-
vienne pour fixer, en dehors des individus, les pouvoirs et les obli-
gations de chacun, c'est-à-dire pour formuler des lois; et il faut de
plus que cette autorité soit armée d'une puissance matérielle suffi-
sante pour pouvoir imposer à tous le respect de ses décisions.
Cette autorité législative c'est d'abord celle de la société. Le fonc-
tionnement social, de lui-même, engendre des coutumes, que les
particuliers sont forcés de respecter, et qui par là prennent le carac-
tère de véritables lois. La coutume est généralement une forme de
législation très bonne, parce qu'étant née spontanément des besoins
d'une société, et s'étant établie par un accord tacite des volontés,
elle court aussi peu risque que possible d'être oppressive ou injuste.
Mais elle a l'inconvénient de n'embrasser qu'une partie restreinte
des relations juridiques, et aussi celui d'être locale, par conséquent
de varier d'une région à une autre. C'est pourquoi, dans les pays
fortement centralisés, et où l'État a acquis un certain degré de cohé-
sion et de puissance, on ne laisse régir par la coutume que ce qui se
rapporte à des usages locaux ; mais pour tout ce qui est d'ordre géné-
ral, les pouvoirs publics substituent aux coutumes diverses et non
écrites un ensemble de prescriptions législatives qui devront être
appliquées uniformément dans le pays tout entier. En formulant
ainsi les lois l'État substitue à l'équité idéale une justice stricte,
moins parfaite en soi, mais d'une application plus sûre et plus effi-
cace. Cette justice stricte, par cela seul qu'elle est générale, laisse
forcément dans une indétermination au moins partielle une multi-
tude de cas particuliers, de sorte qu'elle est incapable d'éteindre
complètement la guerre entre les hommes; mais ce qu'elle en laisse
subsister n'est plus un péril grave pour l'ordre social. Quant aux
nations, qui n'ont pas au-dessus d'elles, comme les individus, l'au-
torité d'un État pour les contraindre à vivre en paix et à respecter
la justice, elles en sont encore au régime de l'Age d'or, sauf certaines
conventions internationales, qui d'ailleurs ne les obligent que dans
la mesure où elles veulent bien s'y soumettre.
CH. DUNAN. I.KS l'HINCIPKS MORAUX DU DROIT. 119
L'intervention de l'État dans la détermination des droits des indi-
vidus, outre qu'elle est nécessaire, puisqu'on dehors des individus
il est la seule autorité humaine à laquelle il soit possible de faire
appel, ne présente que des avantages. Cette intervention est la plus
désintéressée, et par suite la plus juste qui puisse exister, puis-
qu'elle ne tend qu'à la vie sociale, qui est pour l'homme, non un
accident ni un caprice, mais une exigence de la raison, et que si
l'État vient à prévariquer, en cherchant autre chose que la justice,
il en est puni par sa propre dissolution. Puis l'État peut mettre au
service du droit une force irrésistible, ce dont nul autre pouvoir ne
serait capable, et cela encore est considérable. 11 n'est pas jusqu'à la
rigidité même de ses lois qui ne trouve son correctif dans la latitude
laissée aux magistrats de juger selon leur conscience, en comblant
par leurs décisions les lacunes de la loi.
Ainsi l'office de la puissance publique consiste, non pas à créer le
droit de toutes pièces, en le tirant pour ainsi dire du néant, mais
seulement à donner une forme, la forme du défini et du délimité, à
la matière indécise et vague que lui fournissent à la fois la nature
et la raison. Du reste il n'est pas inexact de dire que cet acte de
délimitation est proprement un acte de création. Tant que la loi
n'est pas intervenue il n'y a pas de droit, parce qu'un droit indéter-
miné n'est pas un droit, de même qu'une grandeur indéterminée
n'est pas une grandeur, et que, d'une manière générale, une chose
indéterminée n'est pas une chose'. H existe sans doute des droits
qui paraissent, et qui sont en effet, antérieurs et supérieurs à toutes
les législations, puisque toutes les législations les consacrent; mais
ce sont des droits très généraux, et par eux-mêmes très indéterminés,
comme le droit de défendre en cas d'attaque sa vie, son bien, son
honneur. Quant aux droits particuliers et déterminés, comme ceux
qui règlent les successions, les rapports entre propriétaires d'im-
meubles, etc., ils supposent toujours soit une décision législative,
soit au moins un usage ayant force de loi. Et l'exercice même des
droits les plus généraux a besoin d'être réglementé par le seul fait
qu'il entre dans la pratique. Par exemple, la conscience et la loi
vous reconnaissent le droit de tuer s'il est nécessaire pour défendre
votre vie : mais si vous ne risquez qu'une blessure? On vous recon-
1. Et c'est une nouvelle raison à l'appui de ce que nous disions plus haut que
les animaux n'ont pas de droits. Les animaux n'ont pas de droits parce qu'ils
ne font pas partie de l'État.
720 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
naîtra encore ce même droit pour la défense de votre bien : mais s'il
ne s'agit que de vingt-cinq centimes? En fait la loi n'a pas établi de
prévisions pour ces cas très particuliers; mais les tribunaux jugent
après coup, et apprécient la légitimité de l'acte accompli, ce qui
revient au même. Ainsi le droit peut être indépendant de la loi dans
son esprit, dans sa teneur générale; mais sitôt qu'on entre dans le
domaine des faits, il faut que la loi intervienne. La loi est nécessaire
pour donner au droit la détermination sans laquelle il n'est rien, du
moins rien de pratique.
Jusqu'ici nous n'avons invoqué en faveur de l'intervention de
l'Etat dans la constitution des lois que des raisons d'utilité; mais des
raisons d'utilité ne sauraient suffire, parce qu'il est nécessaire que
les lois portées par la puissance publique obligent en conscience le
citoyen, et que la raison d'utilité ne peut obliger personne en con-
science. Quant au fait que cette puissance est seule capable de faire
plier toutes les résistances individuelles, il y faut voir en effet une
condition nécessaire de la fonction qu'elle s'attribue, mais non pas
une condition suffisante ; car, si elle commandait uniquement au nom
de la force, c'est par la force seule qu'elle pourrait imposer ses
décrets; et alors on reviendrait à la doctrine de Hobbes. Ainsi la
volonté du citoyen ne peut être contrainte par la loi. Mais, si la
loi ne contraint pas, tout en restant efficace, c'est donc qu'elle est
acceptée. Telle est effectivement la vérité. Il existe chez chacun de
nous une volonté de vivre en société, antérieure et supérieure à
toutes les volontés particulières, laquelle emporte, naturellement,
une adhésion du même ordre à tout ce sans quoi la vie sociale est
impossible, et spécialement à l'existence de lois communes régissant
tous les citoyens. Qu'après cela une loi portée par la puissance
publique régulièrement constituée et agissant suivant les principes
établis déplaise à quelques-uns, de sorte que l'emploi de la force
devienne nécessaire pour les contraindre à l'obéissance, on peut dire
que malgré tout cette obéissance est volontaire, puisque voulant la
fin, c'est-à-dire la vie sociale, et cela d'une manière inconditionnelle,
ils veulent aussi les moyens, c'est-à-dire précisément cette obéis-
sance qu'on est censé leur imposer. Ainsi se réconcilient l'autorité
et la liberté.
On voit en même temps que ce qui fonde l'autorité de l'État, et
par conséquent celle des lois, c'est une volonté absolument générale,
et qui se retrouve identiquement la même chez tous les citoyens. Il
CH. DUNAN. LKS l'ItlNClPlS MOItAUX DU DllOli, "21
-est vrai (luaucune loi parliciilière ne recueille jamais pareille una-
nimité. Les décisions, en fait, ne sont jamais prises qu'a la maj(tritc
des sufl'rages: mais sous cette majorité l'unanimité se retrouve,
parce que tout citoyen veut nécessairement (ju'en cas de divergence
ce soit la majorité qui décide. C'est pourquoi la souveraineté réside
non seulement dans la nation comme corps, mais encore, et tout
aussi intégralement, dans chacun des membres qui la composent.
La souveraineté de la nation ne peut pas plus s'imposer à l'individu
que n'importe quelle autre souveraineté. Toute son autorité lui vient
de ce qu'elle se confond avec la souveraineté de l'individu même. Du
reste, pour se retrouver tout entière dans chaque citoyen, la stmve-
raineté de la nation ne cesse pas d'être une, non plus que la loi
morale ne cesse d'être une par h; fait (lu'elle a son principe dans la
volonté de chaque homme; car la volonté qui pose ainsi d'un côté
la vie sociale avec ses exigences pratic|ues, de l'autre la loi morale,
c'est-à-dire la nécessité de vivre rationnellement, est une volonté
rationnelle, pure, et par là même identique chez tous les êtres
raisonnables.
Cela étant, on comprend encore que la volonté pure, qui pose la
vie sociale comme une nécessité inconditionnelle, et l'obéissance aux
lois comme une condition de la vie sociale, comporte pourtant des
limites à cette obéissance; car, si la vie sociale est rendue impos-
sible par le refus de soumission des citoyens aux lois, elle peut ne
l'être pas moins par les lois elles-mêmes; de sorte que le citoyen est
appelé à juger, et à juger en dernier ressort, du parti qu'il doit
prendre pour essayer de sauver malgré tout l'institution sociale. De
là le droit d'insurrection. Théoriquement le droit d'insurrection est
incontestable. En fait il est extrêmement rare qu'il puisse s'exercer
légitimement, parce qu'il est Vullhna niiio, et que jamais on ne peut
dire que toutes les voies pacifiques ont été épuisées, et qu'il ne reste
plus d'espoir d'obtenir justice.
Contenir les passions humaines, contraindre les hommes au
respect de la justice et assurer le règne du droit, voilà la raison
d'être et la fonction de l'État, La justice imparfaite, à laquelle seule
il est permis à l'homme de prétendre, ne se réalise que par l'État,
— sauf les cas où, comme nous l'avons dit, la conscience individuelle
"22 lltlVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
se fait elle-même législatrice, et impose à la volonté ses décisions —
et, d'autre part, on peut dire que T'État n'existe que pour la justice.
C'est pourquoi la doctrine anarcliique, qui veut la dissolution de
l'Etat par l'anéantissement de toute autorité, ne peut-être considérée,
quelle que soit la sincérité de certains de ses partisans, que comme
une criminelle folie. Au sein de l'État, et grâce à l'action qu'il
exerce, la paix règne parmi les hommes.
La paix pourtant n'est pas universelle, parce que le domaine de
l'État ne l'est pas. Deux sortes de relations demeurent en dehors :
d'abord ces relations d'individu à individu que la législation n'a pu
prévoir, ou du moins qu'elle ne peut régir, et ensuite, d'une manière
générale, les relations des différentes nations entre elles. Alors c'est
la guerre. Ce qui constitue la guerre ce n'est pas la violence ouverte,
c'est le fait que deux individus ou deux peuples ont sur un même
objet des prétentions contradictoires, et cherchent à les faire pré-
valoir, sans se soucier d'observer la justice, et sans que personne
puisse la leur imposer. Ce dernier point est capital. Ainsi deux indi-
vidus qui ont une contestation devant les tribunaux de leur pays,
et qui emploient l'un contre l'autre des moyens même déloyaux,
vivent cependant à l'état de paix, parce qu'il y a au-dessus d'eux
une autorité pour juger leur différend et les contraindre à subir ce
qu'elle déclare être la justice; tandis que deux nations en lutte l'une
contre l'autre sont en état de guerre, même s'il est certain qu'elles
n'en viendront point aux mains, parce que chacune d'elles n'a pour
modérateur dans la lutte que la considération de sa force ou celle de
son intérêt.
Laisser, de parti pris, subsister la guerre entre les individus
paraîtrait insensé; Hegel veut la laisser subsister entre les nations,
sous prétexte que, dans la guerre, les meilleurs finissent nécessai-
rement par l'emporter, et qu'ainsi se réalise le progrès continu de
notre espèce. Cette solution, d'un si serein optimisme, pourrait bien
être contredite par l'expérience. Il n'est pas du tout certain que
dans les luttes entre nations les qualités physiques, intellectuelles,
morales les plus excellentes doivent toujours assurer la victoire. Un
petit peuple peut avoir beaucoup plus de vertus qu'un grand avec
lequel il se trouve en conflit, et néanmoins périr écrasé sous la
masse de ce dernier. Mais laissons de côté la question de fait, et
voyons la thèse au point de vue purement spéculatif.
Les qualités qui doivent nécessairement l'emporter dans la guerre,
CH. DUNAN. — i.i:s imuncipes mukaux dl dmoit. 723
suivant Hegel, sont l'intelligence et les qualités morales telles que
le courage, l'endurance, la discipline, etc. Considérons d'abord
l'intelligence. Que l'intelligence soit l'un des facteurs les plus impor-
tants du gain des batailles, nul ne le contestera. Il est clair qu'à la
guerre la science de l'ingénieur qui a créé l'armement, l'habileté du
stratégislo qui commande les mouvements peuvent beaucoup pour
le succès. Faisons abstraction du reste, et admettons pour un
moment avec Hegel que cette science et cette habileté, là où elles
sont prééminentes, assurent la victoire. Ainsi c'est la nation la plus
intelligente qui triomphe. Hegel ajoute : et cela est bon, parce que
son triomphe est celui de l'intelligence même. Voici donc l'intelli-
gence, qui d'abord n'était qu'un moyen pour la guerre, devenue une
fin dont la guerre est le moyen à son tour. Les rôles sont renversés,
et ce renversement est un cercle vicieux, à moins qu'on ne puisse
prétendre que l'intelligence dont la victoire assure le triomphe n'est
pas celle qui rend les peuples puissants à la guerre. Mais une
pareille proposition est insoutenable. Un mode d'intelligence autre
que celui qui fait la supériorité politique et militaire, s'il en existe
de tels, pourra se rencontrer aussi bien chez des peuples qui ne
possèdent pas cette supériorité que chez des peuples qui la possèdent,
et dans ce cas il est condamné à l'écrasement. — Il ne s'agit pas,
dira-t-on, de développer un mode d'intelligence différent de celui
qui fait la supériorité politique et militaire, mais d'étendre le
domaine de l'intelhgence en général, dont l'intelligence politique et
militaire n'est qu'une partie. L'intelligence est bonne à tout, elle
sert à tout, non pas à la guerre seulement; et, s'il est vrai que la
guerre assure la prééminence des nations ou des races les plus
intelligentes sur celles ({ui le sont moins, c'est tout profit pour
l'humanité, non seulement au point de vue de l'art de la guerre,
mais encore au point de vue de l'industrie, du commerce, des arts
libéraux, et de toutes les manifestations de la pensée humaine. —
Parler ainsi c'est méconnaître cette vérité essentielle que nous
rappelions tout à l'heure, à savoir que la guerre entre nations ne se
fait pas seulement sur les champs de bataille, mais partout et
toujours, même en ce qu'on appelle /emps^/e/>a(.x-. Les combinaisons
stratégiques du général en chef pendant la campagne ne sont que
l'un des facteurs, important à la vérité, du résultat final; mais
derrière ce facteur il en est une multitude d'autres dont le concours
n'est pas moins nécessaire, l'armement, la puissance financière, etc.;
724 REVDE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
et derrière ceux-ci il y en a d'autres encore, l'activité industrielle,
la puissance de production, le génie scientifique, les habitudes
d'épargne; de sorte qu'on peut dire qu'en l'état de guerre, entendu
au sens large où il faut l'entendre, rien de bon et de sage ne se fait
chez un peuple, aussi bien dans la vie privée des citoyens que dans
la vie publique, qui ne tende à la guerre directement, bien que, le
plus souvent, les motifs qu'ont dans l'esprit les individus, et qui les
font agir, soient d'une tout autre nature. — Mais ce sont précisé-
ment ces motifs qui donnent du prix à l'intelhgence en dehors de
son utilité pour la guerre. — H y a de cela en efTet; mais, remar-
quons-le bien, si la guerre peut servir au progrès de l'intelligence
humaine, c'est uniquement en tant que cette intelligence elle-même
sert à la guerre, et nullement en tant qu'elle sert à d'autres fins;
puisque, manifestement, la thèse de Hegel veut que la victoire
demeure à ceux qui auront cherché dans l'intelligence, d'une
manière exclusive, des éléments de puissance dans la guerre. Ainsi
notre proposition subsiste. L'intelligence pour la guerre, la guerre
pour l'intelligence, les deux termes s'engendrant dans un crescendo
indéfini, voilà au fond la thèse de Hegel. Si la guerre ne sert ainsi
qu'à faire progresser la guerre, comment soutenir que la guerre est
un instrument de progrès?
Ce que nous venons de dire de l'intelligence pourrait se répéter
au sujet des qualités morales. C'est le courage qui gagne les
batailles, et il faut s'applaudir qu'il en soit ainsi, puisqu'il est dans
l'intérêt de la moralité que le courage l'emporte sur la lâcheté. —
Fort bien, mais qu'est-ce qui donne du prix au courage, à votre
avis? C'est qu'il est utile à la guerre : voilà la seule raison que vous
puissiez alléguer; car, si le courage vaut pour autre chose que la
guerre, comme ces qualités d'un autre ordre n'ont point à la guerre
leur emploi, la guerre peut les anéantir tout aussi bien que les
développer. Votre thèse que la guerre est le triomphe du courage
implique donc que par le mot courage vous entendez exclusivement
l'énergie qui gagne les batailles, en tant quelle est propre à les
gagner; ce qui vous ramène au cercle vicieux que nous dénoncions
tout à l'heure au sujet de riiitelligence.
Considérons encore ceci. Hegel pose en principe que c'est la vertu
qui fait le droit : cela revient à nier le droit purement et simplement.
La chose est évidente tant qu'il ne s'agit que de rapports d'individu
à individu. Voici un bien qui m'appartient légitimement : parce que
CH. DUNAN. — ].E^ PIUNCIPKS MOKAIX nu DROIT. TSS
VOUS êtes plus sage, plus généreux, j)lus tempérant que moi, avez-
vous le droit de vous en emparer? Si, lorsqu'il s'agit d'individus, la
supériorité, même morale, ne sufïit pas à conférer des droits,
pourquoi en serait-il autrement lorsqu'il s'agit de nations? En quoi
les deux cas difTérent-ils spécillqucment l'un de l'autre?
— A prendre ainsi les choses, dira-t-on, vous entravez le progrès,
parce que vous empêchez l'élimination des moins bons sans laquelle
rien n'est possible. — Vous l'entravez bien davantage, répondrons-
nous, en donnant pleine licence de tout faire aux plus forts, sous
prétexte qu'ils sont les plus forts par la vertu. Quel est le véritable
et seul progrès sinon le triomphe de la justice? Au nombre de vos
vertus vous mettez votre tempérance; mais qu'est-ce qu'une tempé-
rance qui, s'abstenant d'alcool, ne s'abstient pas du bien d'autrui?
L'appellerons-nous autre chose qu'une pure hypocrisie?
En somme, il est clair que, par l'identification qu'il fait de la
vertu et de la force, au moins chez les nations, Hegel supprime la
vertu. Sa thèse revient à celle de Hobbes : elle s'y réduit sans y
rien ajouter.
Les nations ont leurs passions comme les individus. Ce qui con-
tient les individus et les contraint à la paix, à cette paix en dehors
de laquelle il n'y a de place dans le monde que pour la force brutale,
c'est l'Etat. Pour contenir les nations il faut un Etat aussi, ou du
moins une institution qui en tienne lieu, et cette institution ne
peut être qu'une entente entre les nations telle que, si l'une d'elles
veut en opprimer une autre, elle trouve devant soi l'opposition
active de tout le genre humain. Si nous n'en sommes pas là encore,
il semble que nous marchions à la réalisation de cet idéal. Mais,
pour l'atteindre, il faut souhaiter qu'il ne se constitue pas sur la terre
de trop grands empires, assez forts pour pouvoir braver l'opposition
de beaucoup d'autres.
La guerre a du bon, disent certaines personnes. — Oui, eu un
sens. Il est certain, en effet, que la guerre, tout en engendrant une
multitude de maux et de crimes, développe chez les hommes, du
moins chez ceux qui combattent pour une cause juste, le sentiment
de la justice, l'esprit de dévouement et de sacrifice, l'amour de la
patrie, et tout cela est excellent. Mais la guerre, en tant qu'elle est
ce que nous avons dit, est un mal, et rien qu'un mal. Le maréchal
de Moltke disait : « Si les peuples d'Europe avaient devant eux
cinquante années de paix assurée, le monde, par l'égoïsme et par
Rev. Meta. T. IX. — 1901. 49
726 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tous les vices, retournerait à la barbarie. » Le mot peut être juste
s'il s'agit d'une paix imposée du dehors, non conquise par l'effort
et sans caractère moral. Mais la certitude de la paix fondée sur la
volonté qu'on a soi-même de respecter la justice et sur la connais-
sance d'une semblable volonté chez les autres, n'a pas les mêmes
effets; car, loin de faire obstacle à la vertu, elle la suppose. Du
reste, la guerre n'est pas nécessaire pour établir la prééminence
des meilleurs, il suffit de la concurrence. Est-ce que le marchand
qui fabrique le mieux ne vendra pas le mieux ses produits? Est-ce
que la nation la plus savante, la plus morale, la plus sérieuse n'est
pas celle qui aura le plus de chances de faire accepter ses idées au
dehors et d'y répandre son influence? Même à l'état de paix, par
conséquent, il y a entre les peuples, comme entre les individus, une
lutte pour la vie qui oblige à agir et à se défendre; mais la concur-
rence n'y prend pas le caractère de la guerre, parce que les facultés
actives, sans cesser d'être hautement encouragées, y sont contenues
dans les bornes de la justice.
Quant à l'état de guerre existant entre les individus dans le
domaine des choses qui échappent à la loi, il est impossible de le
faire disparaître, parce qu'il est impossible d'établir une législation
dans les cadres de laquelle rentre toute la vie sociale. La solution
de ce problème est uniquement dans le progrès de la conscience
personnelle, disposant les hommes à traiter leurs semblables avec
plus de justice et de bienveillance. D'ailleurs la constitution d'un
état de paix entre les nations dépend également de ce même
progrés. Aucune réforme sérieuse ne peut se faire sans être imposée
par la conscience humaine de plus en plus éclairée et de plus en
plus exigeante '.
COARLES DlXAN.
1. Cet article est un chapitre détaché de la troisième et dernière partie des
Essais de philosophie générale qui va paraître prochainement à la librairie
Delasrave.
QUELQUES RÉFLEXIONS
SUR
L'IDÉE DE JUSTICE DISTRIBUTIVE'
La justice distributive peut être considérée soit comme une fonc-
tion de la Société, c'est-à-dire de la collectivité humaine organisée,
soit comme un devoir des individus : c'est ainsi qu'il sera loisible à
la Société d'établir entre ses membres, par l'institution d'un certain
régime de la propriété, une certaine répartition des richesses de
préférence à telle autre; et de même il est loisible à tout homme de
distribuer à sa guise cette portion de ses biens qu'il ne consomme
pas pour son usage personnel, ou encore d'adopter telle ou telle
1. Ces liéflexio7}s peuvent être considérées comme une sorte d'appendice h notre
élude sur IJutiliic sociale de la propriété individuelle (Paris, Société nouvelle de
librairie et d'édition, 1901). Dans cet ouvrage, après avoir essayé de démontrer
■■ que la propriété ind'ividuelle porte en elle-même une cause de dommages et de
maux qui n"a pas d'équivalent dans la propriété collective, ([u'il est de l'es-
sence du régime individualiste de la propriété que dans ce régime certaines
déperditions de richesse se produisent, très considérables au reste, tandis que
rien de pareil ne saurait être dit du régime collectiviste », et après avoir
indiqué quelle est, du point de vue que l'on nomme utilitaire, la règle de
répartition la meilleure, nous constations que les résultats de notre recherche
ne nous autorisaient pas à proclamer le régime socialiste préférable au régime
présent : « tout d'abord, disions-nous (voir p. 40S-409). s'il existe des déperdi-
tions de richesse qui sont de l'essence de l'organisation sociale actuelle, tandis
qu'il n'en est pas qui soient de l'essence de l'organisation collectiviste, ces
organisations comportent toutes deux des déperditions de richesse d'une autre
sorte; et il se pourrait (]u'ici l'organisation individualiste eût la supériorité... —
En outre, c'est une étude purement économi(]ue que celle que l'on a lue... Mais
à côté des fins purement économiques, il y a pour l'humanité des fins esthé-
tiques, intellectuelles, morales...; et il se pourrait que le régime individualiste
mieux que l'autre permît à l'humanité de réaliser ces fins. — Et puis..., est-il
bien sûr que la justice ne viendra pas opposer son veto à ce que l'utilité
sociale aura ordonné:' •■ -Les quelques pages que nous publions ici aujour-
d'hui répondent à la dernière de ces questions; et on s'y demande en outre si la
considération des lins extra-économiques de riiumanité doit intervenir dans la
détermination de ce que veut la justice.
728 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
règle, relativement aux marques d'estime ou de déférence qu'il
accordera à ses semblables. Notre intention est de parler ici de la
justice distributive considérée comme une fonction de la Société.
Nous n'ignorons pas, au reste, qu'il n'est pas universellement admis
que cette fonction, la Société doive la remplir : bien qu'ils devien-
nent chaque jour plus rares, il est encore des gens pour considérer
un régime défini de la propriété, avec les phénomènes économiques
qui s'y manifestent, comme « naturel»; pour eux, le rôle de
l'État doit se réduire à assurer le libre jeu des lois économiques;
l'État doit empêcher qu'aucune violence, qu'aucune fraude vienne
troubler l'action de ces lois, et il s'interdira de fausser par une
intervention malencontreuse les faits qu'elles régissent; bref,
l'État a le devoir de faire régner parmi les hommes la justice
commutative; quant à la justice distributive^ soit qu'elle se ramène
à celle-là, soit qu'on la conçoive comme une idée distincte de la pre-
mière ', il n'aura pas à s'en préoccuper. Nous prendrons pour admis
qu'il en va autrement, que l'établissement de la justice distributive
est une tâche qui incombe à l'Étal, représentant de la Société : et,
faisant cette hypothèse, nous tâcherons de découvrir par quelle
méthode cette notion de justice distributive peut être définie.
A vrai dire même, le sujet que nous voulons traiter est encore
plus restreint. Les biens, en effet, qu'il appartient à la Société de
distribuer entre ses membres, et que cette Société, dès lors, devra
se préoccuper de distribuer conformément à la justice, peuvent être
de sortes diverses. La Société peut, par exemple, avoir à distribuer
ce qu'on appelle des honneurs, c'est-à-dire des charges ou des dis-
tinctions rapportant de la considération à ceux qui les reçoivent;
elle distribue d'autre part des biens, au sens économique du mot;
c'est-à-dire qu'elle fait, par les lois qu'elle établit ou qu'elle con-
serve, que se répartissent d'une certaine manière entre les hommes
ces choses désirables qui sont susceptibles d'être échangées. Or il
n'apparaît pas que la règle de la distribution doive être nécessaire-
ment la même pour ces différentes sortes de biens. Ici, nous ne
considérerons que la distribution des richesses — laquelle, manifes-
1. On rencontre les deux opinions. Certains, en elTet, considèrent que l'éga-
lité dans les échanges — laquelle égalité serait assurée du moment que les
échanges sont libres — fait que chacun reçoit ce qu'il est juste qu'il reçoive.
D'autres admettent qu'une répartition différente des richesses serait plus juste;
mais ils jiroclanient que, pour des raisons impérieuses d'intérêt social, l'État
doit se borner à faire régner la justice commutative.
A. LANDRY. — l. IDÉE DE JUSTICE DISTRIBUTIYE. 729
tement, est la plus importante — : le lecteur distinguera aisément,
parmi les remarques que nous aurons lieu de faire au sujet de cette
distribution particulière, celles qu'il convient de généraliser.
I
Qu'est-ce donc que la justice? Si l'on recherche quel est le con-
tenu de cette notion, on y trouve tout d'abord — et ce sera là l'élé-
ment le plus important, l'élément vraiment essentiel de la définition
— l'idée d'une régie inflexible, s'appliquant à tous les individus,
sans faire entre eux de distinction. Un acte est juste, peut-on dire
en rappelant la formule kantienne de l'impératif catégorique, si on
peut le rattachera une règle que l'on voudrait voir érigée en loi uni-
verselle; dans l'ordre d'idées qui nous préoccupe ici, on considé-
rera comme juste la rémunération qui sera faite du travail d'un
homme, si cette rémunération est une application particulière d'une
règle qu'on voudrait voir appliquée à tous les cas.
Ces assertions doivent être bien entendues. La règle de la
justice est une règle inflexible : cela veut dire qu'elle n'admet
pas d'exceptions arbitraires, pareilles à ces exceptions que les
vieilles grammaires alignaient, sans en rendre compte, après chacune
de leurs régies, ou semblables encore à ces miracles qui viendraient
contrecarrer l'action des lois physiques; mais cela ne veut pas dire
le moins du monde que la formule de la justice distributive doive
tenir dans une seule proposition : rien n'empêche de concevoir
qu'il faille distinguer un certain nombre de cas, et faire à chacun
de ces cas, du principe général sur lequel on se fonde, une appli-
cation spéciale.
Il ne doit pas être fait de distinction entre les individus, avons-
nous dit encore. Cela signifie qu'on ne doit pas instituer pour un ou
plusieurs individus, pour une colleclivilé ou pour une classe, un
traitement autre que celui qu'on réserve à leurs semblables, si ce
traitement distinct ne sejiislifie point par le même principe d'où le
traitement de la généralité se déduit; en d'autres termes, et plus
simplement, il ne devra être fait de faveurs à personne, il ne
devra point exister de frivilèges. Avant la Révolution, les nobles
jouissaient de certaines prérogatives, de certaines immunités; ils
étaient notamment exemptés de tout impôt. Et de quels hommes la
classe noble était-elle composée ? elle comprenait — si l'on met à
730 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
part le petit nombre de ceux qui avaient été anoblis en personne —
les descendants de ceux qui jadis avaient pris ou reçu certains titres.
Toute la question, dès lors, était de savoir si l'on pouvait déduire
d'une manière plus ou moins immédiate les immunités de cette
classe, à savoir les descendants des hommes jadis anoblis, du même
principe qui faisait accepter les dilîérences de condition existant
entre les autres membres de la nation. Et comme il ne paraissait pas
que cela fût possible, on estimait qu'il était juste d'abolir les préro-
gatives de la noblesse. Pareillement, il parut juste aux hommes de
la Révolution de supprimer la propriété ecclésiastique, parce qu'ils
trouvèrent que, la propriété se légitimant par l'utilité commune, la
possession par le clergé des biens qu'il détenait n'offrait pas à la
communauté les mêmes avantages que la possession de ces mêmes
biens par les particuliers.
Ainsi donc, ce que la justice veut, c'est que tout soit ordonné
par rapport à une fin unique, qu'aucune autre considération que
celle de cette fin n'intervienne au profit de tels, au détriment de
tels autres. J'ai droit, en vertu du principe directeur adopté pour la
répartition des biens, à un certain traitement; tout autre aura exac-
tement le même traitement, qui, à l'égard du principe dont nous
parlions, se comportera comme moi; peu importera sa taille, son
intelligence, si cette taille, si cette intelligence n'ont rien à voir avec
notre principe; peu importera de même sa naissance, si elle est, elle
aussi, sans rapport avec lui.
Il suit de là qu'on a tort de dire : la justice réclame l'égalité des
hommes devant la loi. Cette manière de parler n'est point heureuse.
Veut-elle dire que la loi doit être appliquée à tous ceux pour qui
elle est faite, que lorsqu'un homme se sera placé dans un cas prévu
par la loi, il ne pourra pas être soustrait à l'application de celle-ci?
pareille affirmation serait purement inutile, les lois n'étant point
faites pour rester lettre morte. Que si maintenant notre formule
signifie qu'une seule proposition doit suffire à énoncer la règle de la
justice, non point dans son principe, mais avec celte précision qu'elle
doit avoir pour être exécutable, il devient assez apparent, pour une
raison qui a déjà été dite plus haut, qu'elle ne peut pas être acceptée.
Le législateur, lorsqu'il légiférera sur la distribution des biens et ce
qui s'y rapporte, s'inspirera d'un principe supérieur : de ce principe il
tirera des lois générales; puis il s'apercevra que ces lois, appliquées
aux cas extrêmement variés qui peuvent se présenter, ne répondent
A. LANDRY. L IDÉE DK JUSTICE DISTIUBUTIVE. "731
pas toujours, par leur effets, aux vues qui les ont dictées; et alors
d'autres lois interviendront, générales encore (quoique moins géné-
rales que les précédentes), ou même particulières, pour limiter
le domaine des premières. Il pourra ne pas être juste d'exempter
d'impôts les descendants de ceux qui ont rendu à la collectivité de
certains services, et cependant il sera juste, bien que tout d'abord
les impôts soient établis sur tous les citoyens, d'accorder cette
exemption à certaines autres catégories de citoyens, à ceux-là
par exemple qui auront procréé plus de trois, ou de quatre,
ou de sept enfants : c'est que, en allant au fond des clioses, il
apparaît que le principe directeur qui préside à la confection des
lois veut l'établissement de celte immunité-ci, et non pas de la
première.
Ce que l'on dit si souvent des droits égaux que tous les individus
possèdent n'est ni plus clair, ni plus satisfaisant que ce que l'on
dit de l'égalité des citoyens devant la loi. Affirmer que tous nous
avons des droits égaux, c'est affirmer que chacun de nous, s'il se
trouve faire partie d'une catégorie à laquelle la loi assigne un cer-
tain traitement, pourra prétendre à ce traitement; que si la loi
institue des prérogatives au bénéfice de ceux qui rempliront de
certaines conditions, chacun pourra aspirera remplir ces conditions
et à bénéficier de ces prérogatives'. Mais qu'y a-t-il là-dedans qui
ait besoin d'être dit? Ce qui est important, c'est de savoir comment
seront établies les catégories dont nous avons parlé, comment l'on
déterminera les conditions moyennant lesquelles on obtiendra un
traitement plus avantageux, et quel traitement sera donné à chacune
des catégories distinguées. Et ce qu'il faut affirmer ici, c'est que,
dans la détermination et des catégories, et des traitements afférents
1. Dans la pensée de certains, raffirmation que tous ont des droits égaux
a un sens plus fort : elle signifie que les conditions mises à l'obtention des
prérogatives ne doivent pas être telles que ces prérogatives deviennent inac-
cessibles pour certains. Ainsi, avant la Révolution, certaines charges étaient
réservées aux nobles; aujourd'hui les charges sont ouvertes à tous. — Dans cette
manière de voir il y a une erreur qu'il faut signaler. Sous l'Ancien Régime, il
n'était pas inconcevable qu'un roturier, par de certaines actions d'éclat, par de
certains services rendus, pût se faire anoblir; et de nos jours il est absolument
impossible à celui qui est affligé de certaines infirmités de devenir officier, à
l'imbécile de devenir professeur; il est impossible que 100 réussissent là où il
n'y a que 10 places. On ne peut pas demander que toutes les charges soient
réellement accessibles à tous. Ce qu'on peut demander, c'est que les obstacles
mis sur le chemin de certaines charges, obstacles qui seront sans doute infran-
chissafjles pour plus d'un, soient établis en vertu des mêmes raisons pour les-
quelles les charges en question sont faites plus lucratives que d'autres.
732 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
à ces catégories, on devra se guider toujours sur un seul et même
principe supérieur.
A la rigueur, on peut admettre que la notion d'égalité figure
parmi celles qu'on donne à tâche à l'État de réaliser, on peut con-
tinuer à dire que la justice réclame l'égalité des citoyens. Ceci afin
d'affirmer cette vérité, évidente par elle-même, que la justice est
exclusive de toute faveur. Mais on devra se garder de croire quel'éga-
lité suffise à définir la justice. Et ce n'est pas tout : on prendra soin,
en outre, de ne pas céder à une illusion dont beaucoup sont victimes,
et qui consiste à s'imaginer que l'égalité voulue par la justice, c'est
l'égalité matérielle. L'égalité dont le droit public doit s'inspirer n'est
pas l'égalité réelle, et ceux qui de piano veulent trouver une contra-
diction entre les inscriptions de nos monuments publics et la diver-
sité très grande que nous notons dans les conditions des citoyens,
ceux-là sont dans l'erreur. L'analyse du concept de justice nous fait
concevoir une règle, compliquée peut-être, mais procédant en tous cas
d'un principe unique : ce n'est que par une amphibologie grossière
qu'on peut prétendre trouver dans cette analyse l'idée d'un nivelle-
ment général des conditions. Non certes qu'il soit interdit à ceux
qui se préservent de cette amphibologie de trouver l'égale distribu-
tion des biens plus conforme à la justice que toute autre '; mais il
faudra alors fonder cette opinion en raison, en montrant que cette
distribution égale est propre plus que toute autre à réaliser la fin
en vue de laquelle la distribution doit être ordonnée.
De tout ceci, cette vérité se dégage nettement, que la notion de
justice est en elle-même une notion toute formelle. Mais toute forme
est inféconde et vide. On a reproché souvent à Kant que son énoncé
de la loi morale ne peut être d'aucun secours pour la conduite de la
vie : (( Agis toujours de telle sorte, nous dit-il, que tu puisses vouloir
que la maxime de ton action soit érigée en loi universelle » ;
comment tirer de là des préceptes pour la conduite ? comment juger
la valeur morale des actes sans prendre pour critérium quelque
principe étranger à la doctrine kantienne? De même pour l'organisa-
tion sociale : la notion de justice — ne craignons pas de le répéter
encore une fois — est la notion d'une règle; mais l'introspection du
concept ne nous apprend pas ce que sera l'énoncé de cette règle,
de quel principe cette règle doit découler, de quelle fin elle doit
1. Voir un peu plus bas.
A. LANDRY. — l.'iDKE DE JUSTICE DISTIUBUTIVE. 133
assurer la réalisation. Ce principe, cette lin, il nous faudra cepen-
dant la découvrir, si nous voulons savoir non plus seulement ce
qu'est, drnis son fssence, la justice distributivc, mais encore ce que
cette justice commande.
Avant toutefois d'entreprendre cette recherche nouvelle, il con-
vient de formuler une condition que le principe à découvrir doit
remplir, un desideratum auquel il doit repondre. Ce desideratum,
c'est que notre principe soit, si possible, rationnel, non senti-
mental; il ne faut pas que le choix en soit abandonné au caprice
du sentiment : car rien n'est variable comme celui-ci, soit
que Ion prenne un individu ù différents moments de son existence,
soit que l'on compare ensemble plusieurs individus. Ou plutôt
nous n'établissons pas entre le sentiment et la raison, entre les
mobiles et les raisons de nos déterminations une opposition
absolue : nous estimons en effet qu'il n'est point de motif de choix
qui soit purement intellectuel, et vide de tout contenu sentimental;
nous pensons que l'intelligence, faculté de coordination, implique
nécessairement un contenu, dont elle ne peut être détachée que par
l'abstraction. Mais parmi les sentiments — si l'on veut tout ramener
à ceux-ci — il est des sortes diverses : certains sqûI plus stables
que d'autres, et en ce sens plus fondamentaux, certains encore sont
de nature à permettre l'établissement d'un accord entre les hommes,
tandis que d'autres tendent à diviser ceux-ci. Et dès lors il est évi-
dent que le sentiment où la règle de justice trouvera son appui devra
appartenir à la catégorie des sentiments durables, et être de ceux
qui peuvent unir les hommes. Ce que nous voulions dire en deman-
dant que le principe dont la règle de justice sera déduit fût rationnel,
c'est qu'il serait bon que ce principe se fit accepter, comme principe
directeur de la distribution, de tout le monde, qu'il s'imposât à tous
les esprits. Si l'accord ne devait pas se faire nécessairement, entre
tous les hommes, sur la règle commune qu'ils cherchent, il n'y
aurait pas à proprement parler de justice : il y aurait des concep-
tions sociales diverses, dont l'une peut-être triompherait, mais ne
triompherait qu'en fait'.
1. On ne se préoccupe pas ici des difficullés plus ou moins grandes qu'on
aurait, dans la pratique, à surmonter pour faire triompher la justice, selon (ju'on
l'aurait fondée sur tel principe ou sur tel autre, et de l'intérêt qu'il y aurait à
obtenir le plus vite possible l'accord des esprits, ou à obtenir l'accord du plus grand
nombre possible d'esprits sur le même choix. Nous nous plaçons, dans cette
étude, en dehors de ces contingences (que peut-être cependant il y aurait lieu
T34 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Enfin il ne suffît pas que sur le choix du principe tout le monde
s'accorde; il faudrait encore qu'il n'y eût pas deux manières
d'appliquer ce principe. Les hommes — comme on verra tantôt par
des exemples — peuvent s'entendre pour poursuivre en commun une
même fin, pour s'inspirer du même principe dans la législation qui
régira les rapports sociaux, et cependant différer d'avis, faute de
pouvoir mesurer l'efficacité des moyens, sur la façon d'assurer la
réalisation de la fin choisie. Il serait bon que pareille chose n'arrivât
point : sans quoi la justice ne régnerait dans la société que d'une
manière imparfaite, plus satisfaisante aux yeux de ceux-ci que de
ceux-là, et en soi seulement approximative.
Négligeons pour l'instant cette dernière remarque; nous en tenant
alors aux deux propositions précédemment établies, à savoir que la
règle de justice doit procéder d'un principe unique, et qu"e//e doit
procéder d'un principe rationnel^ nous sommes en droit d'affirmer à
priori, antérieurement à tout essai de détermination de cette règle,
qu'une régie pratique adéquate à cette notion formelle qu'est la
justice idéale ne saurait être trouvée, et que nous serons dans la
nécessité de nous contenter d'un à peu près.
C'est qu'en effet les fins de l'activité humaine, et en particulier
celles que les hommes poursuivent en société (ce sont les seules
dont nous ayons à nous occuper ici) peuvent se classer par genres
et par espèces, tout comme les animaux ou les plantes. Pour ces
fins que nous avons à considérer, il est un genre suprême où toutes
rentreront : on dira que toute l'organisation sociale doit être établie
en vue du bien public'. Mais sous cette dénomination commune,
que de choses diverses peuvent rentrer! Ce bien public, ce peut être
de ne pas négliger : nous voulons réserver la question), et nous étudions la
justice en philosophe: ce ([ui veut dire que nous nous elTorçons de voir ce
qu'elle est pour un homme raisonnable, tous les hommes étant supposés rai-
sonnables.
1. Ainsi, du caractère formel de la notion de justice, de la nécessité de
donner un contenu à cette notion, de chercher, pour déterminer la règle de
justice, une fin de notre activité, résulte immédiatement Tidentité de la justice — •
considérée dans sa détermination pratique — et de l'utilité sociale. Cette iden-
tité peut être démontrée d'une autre manière, indirecte celle-là. Les philosophes
nous ont fait voir que la charité, pour être vraiment efficace, pour atteindre le
but qu'elle se propose, devait être éclairée, et que cette charité dirigée par la
raison cessait d'être distincte de la justice : justitia est caritas sapientis. Ils ne
se sont pas aperçus que du moment que les deux choses se confondaient, il
devait être possible de retourner la proposition, et dédire que vouloir la justice,
c'est vouloir le bien des hommes.
A. LANDRY. — i.'idki: dk jlstick Disritiitcnvi;. '735
la multiplication des denrées, dés valeurs; ce peut être encore le
progrès des connaissances, l'épanouissement de Tari, le dévelop-
pement de la moralité. Et à ces divisions, des subdivisions peuvent
s'ajouter.
S'il en est ainsi, comment s'y prendra-t-on pour trouver la fin qui
doit régler la distribution des biens? 11 faudrait, avons-nous dit, un
principe unique. Choisirons-nous le principe le plus général, celui
du bien public? Par là, semble-t-il, la difïiculté S3 trouvera résolue.
Seulement, de ce principe du bien public on ne peut tirer imrné-
dialemeul une régie pratique, une It'gislation. Pour légiférer, il est
de toute nécessité (ju'on s'inspire d'un principe plus spécilié : ainsi,
celui qui se préoccupera de multiplier les richesses autant que pos-
sible saura quel régime il faut instituer pour la propriété, il pourra
déterminer les lois les mieux en rapport avec le but qu'il se sera
assigné. Dès lors, qu'arrivera-t-il? nous nous trouverons en présence
de plusieurs fins distinctes, qui demanderont peut-être, pour être
réalisées, l'emploi de moyens opposés, et entre lesquelles il n'exis-
tera peut-être pas de commune mesure. Se décider pour l'une, et
renoncer aux autres complètement, ce serait procéder d'une manière
arbitraire, c'est volontairement se résigner à n'avoir qu'une orga-
nisation et qu'une justice imparfaites. Adopter un compromis, c'est
encore tomber dans l'arbitraire, car rien ne pourra nous permettre
de décider des conditions de ce compromis; c'est donc encore se
condamner à ne point atteindre la vraie justice. — Et en même temps,
pour la même raison, on sera empêché de conformer la règle de
justice à la deuxième des exigences énoncées plus haut : la multi-
plicité des fins désirables, et l'absence d'une mesure commune à ces
fins, empêchera nécessairement de formuler une règle qui puisse
s'imposer à tous les esprits.
II
Ainsi prévenus du caractère approximatif de toute détermination
pralif]ue de lajusticedistributive, entreprenons — puisque aussi bien
il faut qu'une telle détermination soit faite — de chercher quelle est
la fin que, de préférence à toute autre, on doit avoir en vue dans la
distribution des biens. Et tout d'abord, pour faciliter notre recherche,
demandons-nous quelle est la fin que les hommes ont en vue dans
les conceptions diverses qu'ils se font de lajusticedistributive; plus
736 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
exactement, quel est le principe d'où ces conceptions sont déduites,
que ce soit ou non d'une manière consciente.
Les formules par lesquelles on a coutume d'exprimer les exigences
de la justice distributive sont, tout compte fait, au nombre de quatre.
Tantôt l'on veut que chacun soit rémunéré à proportion des services
qu'il rend à la communauté dont il fait partie (« à chacun selon ses
œuvres ») * ; tantôt on veut qu'il soit tenu compte, dans la répartition
des richesses, de la quantité de travail fournie par chaque individu
(« à chacun selon sa peine »)*; parfois encore on réclame l'égalité
complète des parts; enfin on a souvent voulu régler la distribution
sur les besoins des particuliers (« à chacun selon ses besoins »). —
Ce n'est pas que chacun s'en tienne à l'une ou l'autre de ces formules :
la plupart des hommes, faute d'avoir réfléchi assez sur la question
de la justice, flottent continuellement entre ces difl"érentes con-
ceptions. Ce n'est pas non plus que, sur la manière d'appliquer nos
formules, il ne puisse y avoir de graves divergences d'opinion. Il
n'en reste pas moins que c'est à ces formules que se ramènent les
conceptions que les hommes se font de la justice : il convient donc
que nous les passions en revue.
Pourquoi, premièrement, s'altache-t-on souvent, pour régler la
distribution, aux services rendus? Dans une certaine mesure sans
doute, c'est parce que l'égalité ou la proportionnalité ' de la rémuné-
ration aux biens produits est une idée qui par elle-même séduit notre
esprit, épris de simplicité et aussi de symétrie. C'est aussi, et tout
d'abord, parce que dans notre esprit une association étroite s'établit
naturellement entre l'idée de l'individu qui travaille et celle du pro-
duit que cet individu obtient par son travail, et qu'ainsi nous
sommes portés à attribuer à notre individu ce produit, ou plutôt —
1. C'est à cette formule que se rattache la conception de ceux qui veulent
que la justice distributive règne, dès lors que la liberté des échanges est assu-
rée, de ceux, en d'autres ternies, qui ramènent la justice distributive à la
justice commutative : pour eux, en effet, la liberté des échanges fait que
chacun reçoit exactement l'équivalent de ce qu'il a produit.
2. Ces deux formules n'en font qu'une, si l'on admet la théorie d'après
laquelle la valeur des biens serait constituée et mesurée par le travail qu'ils
ont coûté à produire.
3. Le principe du droit au produit intégral du travail (on devrait dire :
du droit à l'équivalent du produit intégral du travail) est une expression
particulière du principe : à chacun selon ses œuvres. Ceux qui parlent de
proportionnalité, et non d'égalité, tiennent compte de la nécessité où est la
collectivité de prélever une part du produit créé par ses membres, afin de sub-
venir aux dépenses publiques.
A. LANDRY. — L IDIŒ DK JUSTICE DISÏIUIJLTIVK. 737
car dans notre société on ne produit que rarement ou qu'en très
petite quantité ces objets dont on a besoin soi-même ; l'échange est
une nécessité quasi-universelle — l'équivalent de ce produit. Ajou-
tons qu'en général nous sommes des producteurs : nous tenons
jalousement à conserver les biens que nous avons créés nous-
mêmes, et, par sympathie, nous comprenons que les autres y tien-
nent aussi, nous sommes conduits à respecter leus biens. — Toute-
fois ce ne sont pas là toutes les raisons qui expliquent qu'on
conçoive la justice comme nous avons dit. Il ne paraîtra pas témé-
raire d'avancer que le sentiment et l'idée de la propriété fondée
sur le travail producteur, s'ils ont dans notre nature les racines qui
viennent d'être indiquées, ont cependant été renforcés par d'autres
causes. La différence entre l'attachement que nous avons pour les
biens créés par nous et celui que nous inspirent les biens acquis
autrement, encore que sans doute elle soit sensible, est moins sen-
sible cependant qu'on ne serait porté à croire si l'on raisonnait sur
ces choses à priori; et de même nous ne distinguerions pas si bien
les choses produites par nous de celles que nos voisins ont produites,
si quelque raison indépendante de celles qu'on a vues ne venait
pas enfoncer en nous cette idée que nous avons des droits sur les
premières, et sur les premières seulement. En réalité, il faut faire
intervenir ici un autre élément, à savoir ce sentiment plus ou moins
obscur que nous avons que si la rémunération ne variait pas en
raison des biens produits, ce ne serait pas la peine de produire, ou
de produire beaucoup. Chacun cherche à s'assurer la condition la
meilleure possible: or, dans une société fondée sur la division du
travail et l'échange, chacun a intérêt — à prendre les choses en gros
— à ce que la prospérité générale soit portée à son plus haut point :
pour cela, il faudra que la rémunération des individus croisse tou-
jours quand croîtra leur production; et c'est quand il s'agira de fixer
le rapport des deux grandeurs qu'on adoptera, comme plus simple et
plus esthétique, la règle de l'égalité ou de la proportionnalité '.
1. Il en va tout de même pour la justice pénale. L'opinion publique réclame
un châtiment pour les criminels, d'une part parce que chacun symi)alhise avec
les victimes, et veut pour celles-ci une vengeance, d'autre part parce qu'on
sent qu'il est socialement utile ((ue des peines soient infligées aux criminels ;
puis ensuite, pour déterminer la peine à infliger, on s'arrête à l'idée, simple
et plaisante à l'esprit, de l'égalité ou de la proportionnalité de cette peine au
crime, à l'idée du talion.
— ■ Pour corroborer notre assertion que c'est le souci de la prospérité géné-
rale qui fait adopter de tant de gens la formule : à chacun selon ses œuvres,
738 KEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MOHALE.
Les mêmes remarques s'imposent au sujet de la formule : à chacun
selon sa peine. L'origine de cette conception est dans cette pensée —
pensée qui se présente tout naturellement à l'esprit — qu'il convient
que les hommes soient incités à travailler beaucoup, et qu'il est néces-
saire pour cela que la rémunération soit plus forte pour une quantité
supérieure de labeur fourni. C'est donc à la même fin que les deux
formules se rapportent : la différence est dans le moyen choisi pour
réaliser cette fin. Et si l'on clioisit le deuxième moyen, on procé-
dera, pour le déterminer, à peu près comme tout à l'heure : on
réclamera la proportionnalité de la rémunération au labeur dépensé
pour cette double raison que la proportionnalité est volontiers
acceptée de notre esprit, et qu'en fait dans notre société le travail
est payé — la qualité restant la même — en raison directe de la
quantité qui en est fournie.
La règle de légalité parfaite diffère sensiblement, à première vue,
des deux précédentes. A vrai dire d'ailleurs, elle ne compte guère de
partisans qui l'affirment et la soutiennent résolument; mais c'est
une tendance qui existe chez beaucoup de gens, de considérer l'éga-
lité absolue comme seule conforme à la juslice : cette tendance se
manifeste assez dans les protestations qui sans cesse s'élèvent contre
les inégalités sociales. Pourquoi donc voudrait-on que toutes les
conditions fussent semblables? C'est tout d'abord, comme il a été vu
plus haut, parce qu'une confusion très explicable nous fait passer de
l'idée de ce qu'on nomme l'égalité des droits à celle de l'égalilé
matérielle. C'est ensuite parce que l'unilormité, par elle-même, nous
plaît plus que la diversité. C'est parce que, parmi ces conditions
diverses qui sont le lot de nos semblables, il en est de misérables, qui
excitent notre pitié; c'est parce nous portons envie à ceux qui sont
au-dessus de nous, et que nous désirerions les voir abaissés, dussions-
nous n'en retirer aucun avantage personnel, dussions-nous même
en soufTrir. Mais pour expliquer notre amour de l'égalité il y a une
autre raison encore; nous savons en effet, ou nous sentons, que, à
quantité égale, les biens ont pour nous moins de prix lorsque nous
notons que les partisans de cette formule admettront aisément que ceux-là qui
sont incapables de travailler ne soient pas moins bien traités que les autres (il
est vrai qu'ils parleront peut-être ici d'assistance ou de solidarité, non plus de
justice; mais c'est tout un. du moment que l'assistance ou la solidarité sont
tenues pour des devoirs de la Société). D'une manière analogue, l'opinion
publique, qui réclame des châtiments pour les criminels, fait une exception
en faveur des aliénés, parce qu'il ne servirait à rien de les punir.
A. LANDRY. — i.'iDKK Di: JLSiici: distiiibutivi;. 730
en possédons une somme plus grande, que l'utilité des biens décroît
à mesure que la quantité en augmente; nous concevons que ce qui
sert au riche à satisfaire de vains caprices pourrait servir à satis-
faire les besoins les plus impérieux du pauvre, que par conséquent
le bien-être de l'iiumanité serait accru si l'on diminuait le luxe des
uns pour soulager la misère des autres : et c'est en grande partie
pour cette raison, plus ou moins nettement aperçue de nous, que
nous nous représentons la répartition égale des biens comme celle
qui de toutes serait la meilleure.
Reste enfin la formule : à chacun selon ses besoins. Elle se rap-
proche très sensiblement de la précédente, et on doit la regarder
comme une expression plus correcte — d'une certaine manière —
des mêmes préoccupations dont celle-là procède. On connaît assez
ce fait qu'à de certains individus il faut, pour la satisfaction des
nécessités premières de l'être, une somme de biens plus considé-
rable qu'à d'autres; et c'est une opinion reçue de tous — encore
qu'il n'existe point de commune mesure permettant de comparer les
besoins des différents individus — qu'à de certaines gens il faut, en
raison de leur sensibilité plus vive, de leur culture plus raffinée,
davantage de biens qu'à d'autres pour avoir une même somme de
bien-être. L'égalité ne régnera pas si l'on donne à tous les membres
de la société la même quantité de valeurs; il n'est d'égalité véritable
que s'il est tenu compte des besoins de chacun; et les raisons
pour lesquelles on veut parfois qu'il soit donné à chacun selon ses
besoins sont en définitive les mêmes pour lesquelles d'autres fois on
veut que tous reçoivent des parts égales : peut-être même qu'ici la
raison utilitaire joue un plus grand rôle que tout à l'heure.
On voit les conclusions qui se dégagent de ce rapide examen des
formules courantes de la justice distributive. On est communément
porté à croire que la notion de justice est une notion se suffisant en
quelque sorte à elle-même, que la régie de justice s'impose à l'esprit
d'une manière immédiate, à la façon des axiomes mathématiques,
qu'à la question : pourquoi ceci est-il Juste? il n'y a pas d'autre
réponse à faire que la suivante : parce qu'il est évident que c'est
juste. On distingue la justice de l'utilité sociale, on croit souvent
apercevoir des oppositions entre ces deux principes, et on s'imagine
être dans la nécessité de choisir entre eux. En réalité, à la notion
par elle-même formelle de justice on est obligé de donner un con-
tenu matériel, et la détermination particulière que l'on fait de la
740 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
justice implique toujours, nécessairement, l'adoption d'une certaine
fin, elle procède toujours de la considération de Futilité sociale*,
entendue d'une certaine façon.
Si maintenant l'on regarde les fins adoptées, on voit que la fin
morale n'y figure pas, ou que du moins elle ne joue ici qu'un rôle
tout à fait effacé *. Lorsqu'on cherche à se représenter quelle est la
distribution la plus juste, on ne s'inquiète pas de la moralité plus ou
moins grande des individus. Ce qui constitue le mérite moral d'un
homme, ce sont les efforts qu'il fait pour conformer sa conduite à
l'idéal moral; c'est à proportion de ces efforts qu'on le louera ou
qu'on le blâmera. Or, des différentes formules de la justice distribu-
tive, celle qui se rapproche le plus de la formule suivant laquelle on
décerne le blâme et l'éloge est à coup sûr la formule : à chacun
selon sa peine; et cette peine n'est pas mesurée par l'effort qu'elle
suppose, elle est mesurée par la quantité, c'est-à-dire par la durée
du travail fourni; ceux qui veulent qu'on proportionne la rémuné-
ration à la peine n'entendent point par là, en général, que le
malingre, pour une égale quantité d'heures de travail, reçoive
plus que l'homme robuste. Ainsi le mérite économique, si l'on peut
employer cette expression, est quelque chose de différent du mérite
moral; et les deux choses difTèrent parce qu'elles correspondent à des
préoccupations d'ordres divers^.
1. Ainsi, quand nous disons que les conceptions qu'on se fait de la justice
distributive sont d'origine utilitaire, nous voulons dire simplement que la
notion de justice est une notion vide par elle-même, et qui réclame un con-
tenu; Tutililé — ou le bien — est pour nous l'idée générale qui comprend dans
son extension toutes les fins de l'activité humaine. Et à ce propos nous expri-
merons le regret que le mot utilité ait été si souvent pris dans un sens parti-
culier, et qu'il soit entendu en des sens divers, que par exemple l'utilitarisme,
pour S. Mill, désigne l'une des méthodes servant à déterminer la conduite la
meilleure, que pour d'autres le mot utilitarisme indique les doctrines qui
entendent mal l'utilité.
2. La préférence donnée généralement aux formules : à chacun selon ses
œuvres, et : à chacun selon sa peine, s'explique en partie par l'attraction
qu'exerce l'idée du mérite moral sur l'idée de ce que nous nous permettrons
d'appeler le mérite économique.
3. Si l'on voulait expliquer avec précision pourquoi le mérite économique et
le mérite moral ne sont pas déterminés de la même façon, il faudrait noter
que les produits de notre activité économique prennent sur le marché une
valeur, laquelle est mesurable, et coûtent un travail d'une certaine durée; que
la distribution des richesses influe par elle-même sur le bien-être général,
tandis qu'il n'en est pas de même pour la distribution des éloges et des
blâmes, etc. Nous nous réservons de revenir un jour sur cette question.
— On a pris ici pour accordé que la règle suivant laquelle on décerne le
blâme et l'éloge, suivant laquelle, en d'autres termes, on détermine le mérite
moral des gens, répond à des préoccupations pratiques. Nous n'entrepren-
A. LANDRY. — i.'idkk de justick kistiubitivi:. 741
Est-il nécessaire maintenant de noter que le souci des fins intel-
lectuelles et esthétiques de l'iuimanité ne perce nullement dans les
formules de la justice dislributive? Sans doute l'applicalion des
deux premières de ces formules aurait pour elï'et d'encourager les
travaux intellectuels et la production esthétique : mais c'est seule-
ment parce que ces travaux, cette production peuvent avoir une
valeur économique, et dans la mesure où ils en ont une; c'est parce
que les fins intellectuelles et eslliétiques de l'humanité coïncident
partiellement avec les fins économiques de celles-ci, et dans la
mesure de cette coïncidence. Le peintre, pour prendre un exemple,
qui fait un tableau, produit une œuvre qui a une valeur mar-
chande : on voudra dès lors qu'il soit rémunéré soit en raison de la
valeur de son tableau, soit en raison de la peine (|ue celui-ci lui
aura coûté.
En définitive, la raison qui fait adopter telle ou telle formule pour
la justice distributive, c'est presque toujours le désir plus ou moins
conscient d'accroître le bien-être de l'humanité; et l'on peut dire
que les différentes formules de la justice se rapportent à une même
fin, que l'on peut appeler la fin érouomifjio\ l'économique étant
définie l'art de porter an maximum ce bien-être que procure aux
hommes la jouissance des biens échangeables. Seulement deux de
ces formules, les formules : à chacun selon ses œuvres, et : à chacun
selon sa peine, sont inspirées par ce qu'on a appelé la conception
chrématistique de l'économique; elles tendent à provoquer la multi-
plication des richesses, sans qu'il soit fait état de l'utilité plus ou
moins grande que prennent ces richesses selon qu'elles viennent à
être consommées par tel individu, ou par tel autre; on règle ici la
distribution de manière à faire que la production soit le plus abon-
dante possible, sans attacher d'importance à la distribution consi-
dérée pour elle-même; les deux autres formules, au contraire : part
égale à tous, et : à chacun selon ses besoins, impliquent celle idée
que l'humanité sera au total plus ou moins heureuse, toutes choses
égales d'ailleurs, selon que les biens produits seront répartis d'une
façon ou d'une autre; et, prétendant indiquer la répartition en elle-
drons pas pour l'instant de démontrer la chose. Nous signalerons simplement
ce fait, on ne peut plus patent d'ailleurs, que la règle en question est précisé-
ment celle dont l'application est la plus propre à inciter les gens à se bien
conduire; cette constatation rend pour le moins vraisemblable la supposition
que la préoccupation de la lin ci-dessus dite a amené les hommes, d'une manière
plus ou moins consciente pour eux, à adopter cette règle.
Rev. meta. t. IX. — 1901. ;)0
742 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
même la meilleure, elles négligent les conséquences que cette répar-
tition aura par rapport à la production.
Pourquoi les conceptions qu'on se fait de la justice distributive
sont-elles dominées par le souci de faire se réaliser au mieux la tin
économique de l'humanité? La raison capitale, c'est que cette fin est
celle à laquelle les hommes attachent le plus d'importance, celle qui
tient la place la plus grande dans leurs pensées, dans leur vie. La
première de toutes les choses, pour les hommes, c'est la satisfaction
des besoins de leur organisme; avant tout, il leur faut assouvir leur
faim, leur soif, se protéger contre les intempéries : et cela ne peut
être obtenu, le plus souvent, que grâce à la production de biens
échangeables. Même après que ces besoins essentiels ont été satis-
faits, les hommes, pour la plupart, n'ont pas de désir plus ardent
que de s'enrichir, que de se procurer une somme plus grande de bien-
être — ce mot étant entendu au sens que lui donne l'économique — .
Les autres fins de l'activité humaine cèdent le pas devant celle-là;
quelques-unes d'ailleurs, d'une certaine manière et dans une certaine
mesure, s'y laissent ramener. La fin morale est accessoire, et on la
tient pour secondaire. Sans doute il est d'un grand intérêt que les
hommes conforment leur conduite aux règles de la morale, qu'ils
s'abstiennent de nuire à leur prochain, qu'ils s'efforcent de faire du
bien, mais c'est parce qu'ainsi les autres fins de l'humanité seront
remplies, et bien remplies ; c'est que, plus il y aura de moralité, plus
nos efforts nous donneront de ces résultats qui nous paraissent avoir
du prix par eux-mêmes. En outre, si l'on met de côté certains actes
d'une particulière gravité, l'élévation de la moralité générale est, aux
yeux des hommes, une chose moins essentielle que le degré de la
prospérité économique. Pour ce qui est maintenant des fins intellec-
tuelle et esthétique, elles ne se séparent pas complètement de la fin
économique : le vrai et le beau sont appréciés des hommes, et font
ou peuvent faire l'objet d'échanges tout comme les denrées d'ali-
mentation '. D'une manière analogue, la satisfaction de certains
1. En quoi les fins intellectuelle et esthétique se distinguent-elles de la fin
économique? Le vrai et le beau n'ont d'utilité, et on peut dire d'existence, qu'en
tant qu'ils sont connus ou goûtés : qui voudrait renoncer à un bien, si minime
fût-il, priver ses semblables de ce bien, pour qu'une vérité insoupçonnée
se trouvât consignée dans un livre dont personne n'aurait, ni ne devrait jamais
avoir connaissance? En outre, on peut avancer qu'il n'est point d'œuvre d'art
ni de découverte qui ne soit susceptible de prendre une valeur marchande, de
rapporter de l'argent à son auteur : on vend ou on exhibe l'oeuvre d'art, on
A. LANDRY. — l.'iDKl': DK JISTICK DISTIlIlil il VK. 743
besoins de notre nature, qui au premier abord semblent n'avoir rien
de commun avec la fin économique, soit par exemple le désir ([ue
tant de gens ressentent de fonder une famille, se rattachent à celle-ci :
la nuptialité et la natalité ne sont pas sans entretenir des rapfiorls
avec la richesse '.
La fin économique étant ainsi tenue par les hommes pour la plus
importante, il est naturel que la considération de cette fin ait inspiré
les conceptions que l'on se fait de la justice di^tributive. Les uns
s'attachent, comme on a vu, au rapport qui existe entre le bien-être
économique et la distriluition des richesses : ceux-là — rien n'est plus
évident — adopteront cette règle de distribution qui immédiatement,
par elle-même, porte le bien-être économique à son maximum. D'au-
tres font dépendre ce même bien-être de l'abondance de la produc-
tion. Et il ne serait pas inconcevable que ceux-là se servissent, pour
encourager la production, d'un moyen autre que celui que la distri-
bution leur fournit, qu'ils incitassent par exemple les gens à pro-
duire beaucoup en les louant et en les blâmant à proportion de ce
qu'ils produiraient. Mais on comprendra qu'il n'en soit pas ainsi, et
qu'on veuille plutôt se servir, pour pousser à la production, de ce
stimulant qu'est l'appât du gain. C'est qu'en efTet ce stimulant est
imprime on on enseigne la ilécouverle. Ce qu'on peut dire, c'esl que très sou-
vent celte valeur marchande ne correspondra pas à l'utilité réelle de la chose.
El cela peut tenir à deux causes : lanlôt c'esl qu'on ignore la valeur marchande
que la chose en question prendra un jour, valeur (jui sera soit plus grande,
soil moins grande : et dans ce cas on se trouve en présence d'une erreur
d'ordre économique; tanlôl on ignore l'estime (ju'il faut faire de la chose : et
alors on est en présence d'une erreur qu'on peut appeler morale. Lorsqu'on dit
d'une certaine organisation sociale qu'elle nuit à la réalisation des lins intel-
lecluelle et esthétique de l'humanité, on veut dire qu'elle empêche la décou-
verte de vérités, la création d'œuvres d'art que les hommes seraient très
heureux un jour de posséder; ou bien l'on veut dire que la société qui a
adopté celle organisation ne fait pas assez cas do la connaissance du vrai et de
la contemplation du beau, qu'elle n'ordonne pas ses désirs comme il faudrait;
ou bien enfin Ton veut dire l'une et l'autre chose à la fois.
1. Kn somme, pour parler d'une manière tout à fait correcte, il ne faudrait
point faire de ce que nous avons nommé la lin économique une lin distincte.
Cette fin économique, avons-nous dit, c'est l'accroissement de ce bien-être que
donne la jouissance des biens échangeables. Mais les biens désirés des hommes
ne sont pas désirés parce qu'échangeables; du moins n'est-ce pas là la raison
dernière qui les fait désirer: ces biens sont désirés, en définitive, parce qu'ils
servent à satisfaire des besoins, lesquels peuvent être de sortes très diverses,
intellectuels, esthéticiues, etc. Il n'en subsiste pas moins des motifs très sérieux
lie faire des biens échangeables une catégorie à pari, de considérer à pari,
dans les biens, la propriété qu'ils ont d'être échangeables; et on nous per-
mettra — sauf à bien entendre la chose — de parler d'une fin économique qui
ne s'identifierait pas avec les lins intellectuelle, esthétique et autres.
744 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
beaucoup plus énergique que l'autre : si les gens ne devaient être
récompensés de leur travail productif que par des éloges, s'ils ne
devaient être punis de leur paresse que par des blâmes, il est bien
certain que la plupart ne se donneraient aucun mal, que ce serait la
misère partout, et bientôt le retour à la barbarie : au lieu que si leurs
efforts sont pour eux la condition de l'acquisition des richesses, la
nécessité les contraindra à fournir une certaine somme d'efforts, à
produire une certaine quantité de biens, et ils auront le désir d'en pro-
duire le plus possible. Ajoutons que, cherchant à rendre abondante
la production des richesses, une association d'idées toute naturelle
nous fera choisir, pour réaliser cette fin, le moyen que nous fournit
la distribution des richesses, plutôt que la distribution des éloges et
des blâmes.
Si l'importance que les hommes attribuent au développement du
bien-être économique est la raison principale pour laquelle ils rap-
portent à cette lin la règle de la justice distributive, on doit cepen-
dant à cette raison, dans certains cas, en joindre une autre. On a
vu que la loi de justice doit être telle qu'elle s'impose à tous les
esprits; et cette nécessité est sentie de tous. Il faut donc autant que
possible que la fin dont on se préoccupera dans la détermination de
la règle cherchée soit ou doive être conçue de la même manière par
tous ceux à qui cette règle s'appliquera; il faut que l'on puisse
reconnaître objectivement si cette lin est réalisée, dans quelle
mesure elle l'est. Or, pour beaucoup de gens, le bien-être de l'hu-
manité dépend seulement de l'abondance de la production : et
cette conception chrématistique n'appartient pas seulement à des?
gens ignorants, elle s'exprime et se développe dans les livres de
quantité d'économistes. Mais l'abondance de la production est une
chose qui, à ce que l'on croit, se mesure objectivement : c'est ainsi
que l'on s'imagine pouvoir apprécier la richesse d'une nation, son
bien-être, par la considération de la quantité qu'elle produit et qu'elle
consomme de chaque denrée, par celle de son commerce extérieur, et
d'autres données du même genre ^ Rien de pareil pour les autres
1. Est-il besoin de dire que la conception chrématistique est fausse? La dis-
tribution des biens, en supposant que la production reste exactement la même,
ne saurait être tenue pour indifTérente. Les richesses ne méritent ce nom qu'en
tant qu'elles servent à satisfaire les besoins des hommes, et l'utilité d'un bien
variera selon que ce bien sera attribué à tel, ou à tel autre. — Remarquons
d'ailleurs que les besoins des différents individus n'ont pas de commune
mesure. Et ainsi, en même temps qu'on est obligé de proclamer que la distri-
A. LANDRY. I. IDKF, DE JLSTICK DISTUIBL ïlVi:. 745
fins de l'activilé humaine. Les tins intellectuelle et esthétique, par
exemple, ne se distinguent de la fin économique qu'en tant que les
œuvres ou les découvertes qui les réalisent sont ohjets d'apprécia-
tions subjectives. Et semblablement il n'est pas de mesure de la
valeur morale des individus qui s'impose, ou qui paraisse s'imposer :
fait qui n'a pas d'importance du moment que l'éloge et le blâme
servent à récompenser ou à punir la moralité ou l'immoraliié des
actes, et sont décernés dès lors par les hommes individuellement —
à la vérité selon une règle commune — , non par la Société orga-
nisée, mais qui semblerait regrettable si la Société, chargée de dis-
tribuer les richesses, devait, dans cette distribution, se régler sui- la
valeur morale de ses membres.
Telles sont les raisons pour lesquelles on s'inspire, lorsqu'il s'agit
de formuler la règle de la justice distribulive, du souci du bien-être
économique général. Convient-il d'adopter Cette manière de voir?
Nous estimons que oui; nous pensons, puisque aussi bien il faut
nécessairement faire ici de la notion tout à fait générale et vague du
bien public une détermination particulière, qu'on ne saurait mieux
faire que de définir le bien public à la façon des économistes.
A l'appui de cette opinion, nous nous garderons d'invoquer la
deuxième des raisons que nous avons dites, parce que nous savons
que le bien-être économique, la richesse générale — entendue comme
il faut — , ne sont pas susceptibles d'une mesure objective. En
revanche nous n'hésiterons pas à faire nôtre la première raison,
à tenir, comme la plupart des hommes, la fin économique pour la
plus importante des fins que nous poursuivons. C'est tout d'abord
que la jouissance d'un certain bien-être est pour nous la condition
indispensable de l'accomplissement de toute fin, quelle qu'elle soil.
C'est ensuite que le bien-être économique, comme il a été vu, est
moins une fin particulière qu'une dénomination générale qui
embrasse, considérés il est vrai d'un certain point de vue, presque
bulion des richesses, en elle-même, n'est pas indilTérente, on est obligé de
proclamer qu'il est impossible de dire quelle dislribulion est, toujours en
elle-même, la meilleure. Delà, pour celui qui veut régler la distribution — comme
nous croyons qu'il convient de faire — en vue de l'accroissement du bien-être,
une diflicultô qui tout d'abord se présente comme insurmontable. Nous avons
e.xposé cette diflicnllé dans notre livre sur Lulililé sociale de la propriété indivi-
duelle c^'^ 269 et suiv.); et nous nous sommes risqués (SC 273 et suiv.) à en
proposer une solution pratique.
746 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
tous les biens désirés des hommes; que presque toutes les lins, dans
une certaine mesure, se ramènent à celle-là. Porter le bien-être
économique à son maximum, c'est assurer les progrès de la science,
c'est permettre à l'art de fleurir, c'est donner aux hommes la possi-
bilité de satisfaire le besoin qu'ils sentent d'affections domestiques ;
et si Ton trouve que le maximum de bien-être ne coïncide pas avec
la floraison artistique la plus belle ou avec le progrès le plus rapide
des sciences, il sera possible — puisque aussi bien nous savons
d'avance qu'on ne saurait faire dépendre la justice distributive de
ce principe unique dont, théoriquement, il faudrait qu'elle découlât
— d'apporter à la règle adoptée quelques corrections. Quant à la
fin morale ', on se convaincra aisément qu'elle ne doit pas être
préférée, comme norme de la distribution des richesses, à la fin
économique. Parmi les manquements aux préceptes de la morale, il
en est qui sont si graves qu'il est nécessaire, pour les prévenir
autant que possible, de recourir à des mesures telles que l'insti-
tution de peines; ceux-là mis à part, on admettra, comme il est fait
généralement, que l'observation stricte des préceptes de la morale
importe moins à la Société que le développement du bien-être ^
m
Nous sommes arrivé à celte conclusion, que la fin à laijuelle la
justice distributive doit se rapporter est la même à laquelle se rap-
portent les conceptions que les hommes se font d'ordinaire de cette
justice, c'est-à-dire la fin économique. Resterait maintenant à exa-
d. Nous ne prenons pas le mot dans son sens philosophique. Le mérite
moral que la société peut avoir intérêt à récompenser est mesuré par les
efTorls que nous accomplissons pour conformer notre conduite aux comman-
dements de la morale; peu importe à la Société le mobile qui nous pousse à
accomplir ces efforts. Au sujet, d'ailleurs, de la moralité entendue au sens de
certains philosophes, de celte moralité qui consiste dans l'amour de la vertu
pour elle-même, on doil remarquer que celte moralilé ne saurait être accrue
par l'établissement de sanctions, quelles qu'elles soient.
2. Nous avons passé en revue les prindyiales des lins sur lesquelles on peut
être tenté de régler la distribution des biens. Nous pensons qu'on peut négliger
les autres. Est-il besoin, par exemple, de démontrer que la lin que nous avons
choisie est préférable à celle qui consiste dans la satisfaction du sentiment
d'envie que les hommes éprouvent souvent à l'égard de leurs supérieurs?
Les idées égalitaires procèdent parfois de ce sentiment d'envie. Mais, sans
faire intervenir ici de ces considérations qu'on appelle morales, il suffira de
remarquer que le sentiment de l'envie n'est pas un de ces sentiments que tous
les hommes éprouvent, et éprouvent d'une manière continue; d'où il suit que
ce sentiment ne peut pas servir de principe à la justice.
A. LANDRY. — i.'ii)i;k de jusiici': DisntiDHivi:, 747
miner ce que valent les formules courantes, et pourquoi des formules
sont acceptées qui ne répondent que d'une nianirre très imparfaite
à l'idée dont elles procèdent; resterait peut-être aussi à chercher
une règle nouvelle, plus propre à assurer la réalisation de notre lin
que les règles que l'on propose d'ordinaire. Il ne rentre pas dans
notre dessein d'aborder ces points aujourd'hui'; les laissant donc
tout à fait de côté, nous nous bornerons à compléter par deux, courtes
remarques les développements qui précèdent.
L'une de ces remarques a trait à l'opposition que l'on établit
communément entre la justice et l'utilité sociale"-. S'il est vrai,
comme nous avons tenté de le prouver, que les conceptions que
l'on a de la justice soient utilitaires, non seulement dans le sens tout
à fait général du mot, mais dans le sens plus étroit de l'utilité éco-
nomique, comment peut-on admettre la possibilité d'une telle oppo-
sition? — A cela il faut répondre que la prétendue opposition de la
justice et de l'intérêt social se ramène à une opposition de ce que
l'intérêt social veut, les conditions d'application de la règle à
déterminer étant ce qu'elles sont, et de ce que ce même intérêt
voudrait, si ces conditions étaient autres, et si elles étaient telles,
qu'une réalisation plus complète de la fin poursuivie devînt possible
parla. Ainsi l'on entend dire assez souvent ceci : la justice voudrait
que chacun reçût selon ses besoins, mais l'application de cette
règle, étant donné la tendance des hommes à la paresse et le peu
d'empire qu'ont sur eux les sentiments altruistes, serait désastreuse;
il convient donc de rémunérer les gens à proportion de leurs
œuvres. Qu'est-ce à dire? on pense que, par elle-même, la distribu-
tion la meilleure est celle qui tient compte des besoins des individus;
malheureusement, dans l'état actuel de l'humanité, il faut se préoc-
cuper des répercussions de la distribution sur la production; et c'est
le pis-aller dont on s'accommode qu'on rattache à l'intérêt social,
1. On trouvera dans le livre que nous avons déjà cité la criliquede certaines
des formules dont nous avons parlé (notamment du droit au produit intégral
du travail, ;;;', 326 et suiv.); nous avons tenté également d'y déterminer la règle
économiquement la meilleure de répartition (voir toute la deuxième partie du
livre, et particulièrement les Cv 213-278, 324, 323, 330-333).
2. Combien de gens qui accordent que la justice ne règne pas dans la société
présente, qui reconnaissent que l'organisation socialiste serait plus juste que
celle qui existe aujourd'hui, mais qui cependant s'opposent à ce ([u'on louche
aux principes constitutifs de notre société, parce qu'ils estiment que pour faire
régner la justice sur la terre, il faudrait rendre l'humanité pins malheureuse
encore qu'elle n'est!
748 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
l'autre conception étant rattachée à l'idée — qu'on tient différente,
et plus haute — de la justice *.
Notre deuxième remarque — laquelle, comme on va voir, n'est
pas sans se rattacher à la précédente — se rapporte à la distinction
que nous avons faite, tout au début de ces Réflexions, entre la justice
distributive, fonction de la Société, et la justice distributive, devoir
des individus. Ces deux justices sont-elles identiques absolument,
ou bienpeuvent-elles, dans certains cas, se distinguerl'une de l'autre?
— Pour répondre à cette question, il faut considérer que le législa-
teur, chargé par la Société de faire régner la justice, est contraint
de parler par propositions générales. Mais ces propositions, par la
nature même des choses, n'assureront jamais l'application parfaite
du principe dont on s'inspire à la multitude des cas particuliers qui
se présenteront; en d'autres termes, elles ne feront jamais se réa-
liser complètement la fin que l'on poursuit. Imaginons que le légis-
lateur ait adopté comme règle de justice la formule : à chacun selon
ses œuvres, et qu'il ait tâché, par le détail des lois, d'appliquer au
mieux cette règle. 11 restera que telle loi de détail entraînera parfois
des conséquences contraires à la formule choisie. Il restera encore
que cette formule n'est la meilleure que parce que la généralité
des hommes ont besoin pour travailler d'être stimulés par la
nécessité, par l'appât du gain; en sorte que s'il se trouve un
homme méritant plus par ses besoins qu'il ne mérite par ses
œuvres, et que l'application à cet homme de la règle : à chacun selon
ses besoins ne doive pas le faire travailler moins, la justice d'un
individu pourra faire ce que ne fait pas la justice sociale. En somme,
entre la justice sociale et la justice individuelle, il y aui-a cette dis-
tinction qu'on établit souvent entre la justice et l'équité : l'équité
est une justice plus souple, s'adaptant mieux aux circonstances;
elle procède directement de l'idéal conçu, au lieu d'être figée en des
propositions générales qui, en raison même de leur généralité, sont
des intermédiaires imparfaits entre le principe normatif adopté et
la complexité infiniment diverse des faits.
Adolphe Landry.
1. Parfois aussi l'on dit que la justice n'est susceptible que de réalisations
approximatives, et l'on distingue plusieurs formules qui l'exprinient, mais
d'une manière plus ou moins adéquate.
ÉTUDES CRITIQUES
LE CHRISTIANISME DE TOLSTOÏ
« Je crois en Dieu, qui est pour moi l'Esprit, l'Amour, le Principe
de toutes choses. Je crois qu'il est en moi comme je suis en lui. Je
crois que la volonté de Dieu n'a jamais été plus clairement, plus
nettement exprimée que dans la doctrine de l'homme Christ; mais
on ne peut considérer Christ comme Dieu et lui adresser des prières,
sans commettre, à mon avis, le plus grand des sacrilèges. Je crois
que le vrai bonheur de l'homme consiste en l'accomplissement de
la volonté de Dieu; je crois que la volonté de Dieu est que tout
homme aime ses semblables et agisse toujours envers les autres
comme il désire qu'ils agissent envers lui, ce qui résume, dit l'Evan-
gile, toute la loi et les prophètes. Je crois que le sens de la vie,
pour chacun de nous, est seulement d'accroître l'amour en lui, je
crois que ce développement de notre puissance d'aimer nous vau-
dra, dans cette vie, un bonheur qui grandira chaque jour et, dans
l'autre monde, une félicité d'autant plus parfaite que nous aurons
appris à aimer davantage; je crois, en outre, que cet accroissement
de l'amour contribuera, plus que toute autre force, à fonder sur la
terre le royaume de Dieu, c'est-à-dire à remplacer une organisation
de la vie oii la division, le mensonge et la violence sont tout-puis-
sants, par un ordre nouveau où régneront la concorde, la vérité et
la fraternité. Je crois que pour progresser dans l'amour nous n'avons
qu'un moyen : la prière. Non pas la prière publique, dans les tem-
ples, que le Christ a formellement réprouvée (Matlh., VI, 5-13;. Mais
la prière dont lui-même nous a donné l'exemple, la prière solitaire,
qui consiste à rétablir, à raffermir en nous la conscience du sens de
750 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
noire vie et le sentiment que nous dépendons seulement de la
volonté de Dieu '. » Telle est la foi que Tolstoï affirme dans une
admirable lettre au saint synode et quil oppose à la doctrine tradi-
tionnelle de l'Église constituée. Le monde civilisé a été ému par
cette magnifique profession; elle a rendu populaires les pensées
philosophiques de Tolstoï. Nous nous proposons ici de retracer
l'évolution psychologique dont celles-ci procèdent : nous retrouve-
rons ainsi la logique intérieure qui les pénètre, les relie et qui leur
donne sinon la force de conviction, du moins l'unité de système.
Peut-être cette étude conlribuera-l-elle à faire comprendre tout le
sens de la doctrine de Tolstoï et à mettre en lumière les raisons
de son incompalibilité avec le christianisme officiel.
I
Vers l'année 1874 le comte Tolstoï avait environ quarante-cinq
ans. Riche, jouissant d'une santé excellente, heureusement marié,
père de nombreux enfants, bref, vivant la vie que rêvent la plupart
des hommes, il avait en plus la gloire. Sa réputation d'écrivain
franchissait les limites de la Russie; elle était européenne; elle
était universelle; et cela était justice. Car Tolstoï avait écrit des
œuvres comme les Souvenirs du siège de Sébastopol, Mes Mémoires, La
Guerre el la Paix. Dans la solitude d'Iasnaïa Poliana, il mettait la
dernière main à Anna Karénine. Sa vie s'écoulait, pacifique et
féconde, entre les travaux des champs et les travaux de la plume.
C'est à ce moment, il nous l'a conté ', que le problème philoso-
phique s'imposa brusquement à lui. La secousse fut vive, elle fut
douloureuse ; elle fut terrible. Que faire? à quoi bon vivre? quel est
le sens de la vie? Ces questions se présentèrent à son esprit et
l'obsédèrent impérieuses et cruelles. A tout propos, à toute heure,
elles renaissaient; et Tolstoï ne savait qu'y répondre, et il voyait
en même temps que, s'il n'y trouvait pas de réponse, il ne pourrait
plus vivre. « Je sentis, écrit-il dans sa Confession, que ce quelque
chose sur quoi la vie repose se brisait, qu'il n'y avait plus rien
où je pusse me retenir; que ce dont je vivais n'était déjà plus; que,
moralement, je ne pouvais plus vivre. Ma vie s'arrêta. »
Cette crise est celle par laquelle passe un jour ou l'autre qui-
1. Le Temps, l" mai 1901.
ANDIŒ CRESSON. — Le clivistianisme de Tolstoï. 7.")1
conque est destiné à réfléchir philosophiquement. Mais, si Ion
en croit Tolstoï, elle fut chez lui particulièrement grave. 11 déclare
avoir éprouvé à celte époque un besoin violent de sortir de l'exis-
tence. L'idée du suicide le hante. Autant il désirait naturellement
vivre avant d'avoir perdu le sens de la vie, autant il désire sponta-
nément mourir depuis que ce sens lui a échappé. « Et voilà que
moi, homme heureux, je me cachais la corde pour ne pas me pendre
à la solive entre les armoires de la cliaml)re où chaque soir j'étais
seul en me couchant, et que je n'allais plus à la chasse avec mon
fusil, pour ne pas être tenté par ce moyen trop facile de me défaire
de la vie '. » Par bonheur, Tolstoï sut résister à la tentation; il ne
voulut pas fuir la vie avant d'avoir examiné si elle était vraiment
dénuée de toute signification. C'est ainsi que, de romancier, il
devint philosophe.
Pour résoudre le problème qui le troublait, Tolstoï se tourna, en
effet, d'abord, vers le savoir théorique humain. Mais il n'y trouva
que leurre et déception. Les produits de la réflexion humaine sont
de deux espèces : les sciences positives, la métaphysique. Les pre-
mières sont « les mathématiques, la physique, la chimie, la physio-
logie • ». Les secondes contiennent des hypothèses plus ou moins
hasardées sur l'origine de la vie.
Or si l'on s'adresse aux sciences positives et si on leur demande
comment il faut vivre, elles répondent qu'elles n'en savent rien.
Elles ignorent systématiquement la question que Tolstoï leur pose.
« Elles disent : A ce que tu es et pourquoi tu vis, nous n'avons pas
de réponses, et nous ne nous en occupons pas. Mais, si tu as besoin
de connaître les lois de la lumière et des compositions chimiques,
les lois du développement des organism.es, si tu as besoin de con-
naître les lois des corps, leur forme et la relation des chiffres et des
grandeurs, si tu as besoin de connaître les lois de Ion esprit, alors,
pour tout cela, nous avons des réponses claires, précises et incon-
testables ^ » Pour elles, l'homme est un fragment de la nature
emporté par une évolution qui se continue quoi qu'il fasse, qu'il la
favorise ou qu'il s'y oppose. A quoi bon, par conséquent, se deman-
der comment il faut vivre? On ne peut le savoir; et, quand on le
1. Ma confession.
2. I</.
752 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
saurait, rien ne serait changé, puisque les événements resteraient,
malgré tout, les mêmes. La question philosophique et morale
proprement dite n'a pas de raison d'être. Elle, est illusoire et
absurde.
Si l'on s'adresse aux sciences métaphysiques, on trouve, au con-
traire, qu'elles se posent effectivement le problème qui préoccupe
Tolstoï. Les métaphysiciens se demandent bien : Qu'est-ce qui est?
D'où vient la nature? D'où viens-je moi-même? Que dois-je faire?
Mais ces questions, ils ne les résolvent pas. Tous sont d'accord pour
répondre à la première : il existe quelque chose, un être, une
essence, des idées, suivant les mots qu'ils emploient, et mon moi
est précisément une partie de ce quelque chose. Mais ceux qui sont
sincères s'arrêtent là. Devant les autres questions, ils avouent leur
ignorance; ils répondent : « Je ne sais pas ». Pour un métaphysi-
cien qui ne se ment pas à lui-même, la vie est l'incompréhensible '.
L'esprit ne peut en découvrir ni l'origine ni la signification. Il ne
peut donc dire en connaissance de cause ce qu'il faut en faire. La
raison spéculative est muette devant le problème de la vie. Toute
sa réflexion peut et doit seulement la forcer à reconnaître qu'elle
doit l'être. Bref, contrairement à ce que font les sciences positives,
la métaphysique pose la question du sens de la vie. Seulement elle
ne peut rien que de la poser *; elle s'arrête là.
Tolstoï sort donc de la réflexion théorique et rationnelle, l'esprit
plus déçu et plus meurtri qu'avant d'y entrer. Dans tout l'appareil
des démonstrations scientifiques et des raisonnements philosophi-
ques, il n'a pu découvrir une lueur de vérité qui l'éclairé. Il ferme
ses livres de science et de métaphysique, convaincu plus que jamais
que la vie est « un énorme mal ». La raison spéculative ne peut
savoir ce qu'il faut en faire, et elle ne peut éviter de se le demander.
Le plus sage est donc de renoncer à vivre. Cette proposition est le
dernier mot de la réflexion spéculative sur la destinée humaine.
C'est celui que prononcent également, dans l'ordre pittoresque où
Tolstoï les range, Socrate, Schopenhauer, Salomon et Bouddha.
1. iMa confession.
2. kl.
3. M.
4. Id.
ANDiu": (:iii:sso>. — Le cJiristianisme de Tolstoï. 753
Cette conclusion est désespérée. Pourtant, remarque Tolstoï, il y
a autre chose que la spéculation pure. Autour de lui, des hommes
vivent. Quelques-uns paraissent heureux. Ceux-là doivent posséder
le sons de la vie. Car ils vivent et, s'ils l'ignoraient, ils ne vivraient
pas. Tolstoï ne va-t-il donc pas pouvoir apprendre d'eux ce qui les
sauve? Cette préoccupation le ramène, de la spéculation philoso-
phique, à l'observation de l'humanité.
11 jette d'abord les yeux sur les hommes du monde auquel il
appartient. Or, en dehors de ceux qui sont logiques et qui se déli-
vrent de la vie par le suicide, il n'en aperçoit que trois espèces.
Ceux qui ignorent le problème philosophique et qui vivent sans
jamais s'être demandé si la vie avait un sens et quel était ce sens;
ceux qui connaissent la question mais qui évitent d'y penser et pas-
sent le temps à s'étourdir de peur de voir trop clair en eux; ceux
qui sont faibles et qui, tout en sachant l'absurdité de la vie, tout en
étant las et dégoûtés d'eux-mêmes et de toute chose, continuent
cependant de vivre, faute d'avoir le courage d'en finir une bonne
fois avec une existence qui les écœure. Tolstoï constate (^l'aucune
de ces trois attitudes n'est possible pour lui. Ignorer le problème du
sens de la vie? Ce problème s'impose à lui et il ne peut l'éviter. Se
« divertir » au sens que Pascal donnait à ce mot? Son imagination
est trop vive; aucune distraction ne le soulage ; il voit à toute heure
la mort au bout de chacune de ses actions. Vivre en se dégoûtant
lui-même? C'est ce qu'il fait; c'est ce qu'il ne veut plus faire '.
Mais ce qu'on appelle le monde n'est pas toute l'humanité. Ce
n'en est que la plus infime partie. Or les millions, les milliards
d'hommes qui ont vécu et vivent du travail de leurs mains ont
supporté ou supportent la vie. Ils l'aiment môme, et l'opinion géné-
rale est, chez eux, que le suicide est un mal effroyable. Quelle est
donc la force qui soutient ainsi les simples et les humbles, et qui
leur conserve la volonté de vivre? Tolstoï ne va-t-11 pas apprendre
du peuple « ce qui fait vivre les hommes »? Cette force n'est pas.
l'ignorance du problème du sens de la vie. Les travailleurs russes
se posent ce problème et « ils y répondent avec une clarté éton-
nante^». Ce n'est pas davantage le divertissement. La vie des-
1. Ma confession.
2. Id.
754 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
pauvres gens est faite « de privations et de souffrances bien plus
que de jouissances ». Cette force, c'est la foi. Tous les peuples ont
toujours vécu d'une croyance religieuse; et c'est en particulier la
croyance chrétienne qui sauve le peuple russe. Cette constatation
achève le malheur de Tolstoï. Ceux des hommes qui vivent, vivent
ou de l'ignorance du problème philosophique, ou de la foi. Or Tolstoï
ne peut ignorer la question du sens de la vie, et la foi lui apparaît
comme la croyance en quelque chose d'absurde et de contraire à
toute raison. « Dieu un et trois, la création en six jours, les démons
et les anges et tout ce que je ne peux pas reconnaître à moins que
d'être fou. » Le voilà donc une seconde fois tombé dans un abîme!
Que faire? Il lui semble de nouveau qu'il n'ait plus qu'à mourir.
Et pourtant, il fait encore une tentative pour continuer à vivre. Il
examine si toute foi est désormais impossible pour lui. Il veut une
croyance et il la cherche. Cette tentative le sauva. Car il dut à cet
effort suprême de retrouver, avec une conviction, la paix de l'âme
qu'il avait perdue.
Être malheureux, c'esi, à proprement parler, ne pas vivre. Vivre
vraiment, c'est donc vivre heureux. Pour mener une vie qui ait un
sens, une vie qui en soit une, il faut donc que chaque homme
trouve le moyen de vivre heureux. Or l'homme est un individu. Mais
il est, en même temps, doué de raison et d'amour. Il peut donc
chercher à être heureux de deux façons différentes : en prenant
pour but de son activité les satisfactions de son être physique et
moral individuel; ou bien en suivant sa raison qui lui ordonne de
sacrifier le bien de son individualité au bonheur général de l'humanité
et son amour qui l'y porte. Quelle est donc celle de ces deux attitudes
qui mènera l'homme au bonheur et qui, par conséquent, le fera
vraiment vivre ^'^. Tolstoï n'hésite pas à répondre que c'est dans
l'amour seul que l'homme trouvera la vie.
Celui qui cherche le bonheur dans les satisfactions de son indivi-
dualité est, en effet, condamné inévitablement à ne pas le trouver,
condamné au malheur. Le bonheur de l'être individuel suppose la
possession de certains avantages extérieurs, la fortune, le rang,
1. Ma confession.
2. /(/.
A>'DRÉ CRESSON. — Le christianisme de Tolstoi. 75?
les honneurs. Or tous les hommes sont en lutte pour les conquérir.
Celui qui les cherche a donc toutes chances ou de ne pas les obtenir,
ou de ne pas pouvoir les j^arder, ou d'être, tout au moins, dans
Tinquiélude perpétuelle de les perdre. D'autre part, les jouissances
sont d'une nature essentiellement fuyante. A mesure que la vie
avance, il devient plus difficile de se les procurer; et elles s'en vont
sans cesse, laissant derrière elles, avec l'ennui, le regret amer de
les avoir perdues. Il est donc fort difficile à chaque individu de
conquérir et de conserver ce qui est nécessaire aux satisfactions de
son égoïsme. Mais à supposer, contre toute vraisemblance, un
homme pourvu de ce nécessaire, il sera encore malheureux. Car il
sera forcé de constater à toute heure que son individualité, pour
laquelle il fait tout, lui échappe sans cesse et que, quels que soient
ses efforts, il ne peut pas la conserver '. Chaque seconde rapproche
chaque homme de la dissolution finale. Nous sommes suspendus au-
dessus d'un puits au fond duquel un dragon inexorable ouvre sa
gueule pour nous recevoir, cramponnés aux branches d'un buisson
dont deux souris, l'une blanche, l'autre noire, ne cessent de ronger
les attaches. Et nous avons beau, pour oublier notre situation, sucer
quelques gouttes de miel éparses sur les feuilles de l'arbuste qui
nous soutient, nous ne pouvons éviter de prévoir l'issue fatale -.
Comment, dans ces conditions, vivre heureux en vivant pour
son individualité? Comment ne pas être en proie au vertige et ne
pas sentir qu'on fait en vain tout ce qu'on fait puisqu'on le fait pour
un cadavre? Comment goûter les satisfactions d'un moi qui meurt
au moment même où il jouit? On ne peut vivre pour soi et être
heureux. Celui qui le fait est un sot. Il a l'air de vivre et il ne
vit pas.
Si un homme, au contraire, a mis une fois son bonheur dans les
satisfactions de la vie d'amour, si, ayant renoncé au bien de son
individualité périssable, il ne veut plus travailler qu'au bonheur
des autres hommes, il est sûr d'être parfaitement heureux. Rien ne
peut plus le troubler. Les hommes luttent frénétiquement autour
des biens nécessaires à la satisfaction de l'égoïsme; j'en serai donc
peut-être privé. Que m'importe si j'ai renoncé à mon bien-être
individuel et si je me suis retiré de la lutte? Les jouissances fuient
comme l'eau coule à travers les doigts ouverts: la vie est souffrance.
1 . De la vie.
2. Ma confession.
756 REVUE DE METAPHYSIQUE ET DE MORALE.
Que m'importent jouissances et souffrances, si j'ai placé mon bon-
heur dans le mépris de mes satisfactions individuelles? La mort
me menace à toute seconde et ma vie n'est qu'une destruction con-
tinuelle. Quelle mort, quelle vie? Celle de mon individualité? Mais je
ne m'inquiète plus de ses satisfactions. 11 m'est donc indifférent
qu'elle disparaisse et se dissolve. Quant à ma vraie vie, elle ne
peut s'anéantir. Elle consiste dans Tacte par lequel j'ai renoncé à
mon égoïsme pour ne plus faire qu'aimer les autres. Moi seul je
pourrais donc la tuer en cessant d'accomplir cet acte. Si donc je ne
faiblis jamais, si, jusqu'à la destruction de mon individualité, je
continue d'aimer sans me renier moi-même, je suis éternel jusque
dans la mort; dissous, je persiste par mon acte d'amour et par
ses effets. Celui qui a vécu d'amour pour Thumanité survit en elle
à jamais puisque le bien des autres est son bien. Le Christ est, à la
lettre, toujours vivant dans l'univers dont il relie les éléments
épars ^ Pour celui qui a mis sa vie dans l'amour, il n'y a donc plus
de mort possible. Le spectre de l'anéantissement dont la vue cor-
rompt toutes les joies de l'égoïste s'évanouit pour lui. Qu'est-ce qui
pourrait, par conséquent, inquiéter l'homme qui fait sa joie du renon-
cement au prétendu bien de son individualité? Qu'est-ce qui pour-
rait altérer son bonheur?
Pour vivre heureux, c'est-à-dire pour vivre vraiment, il faut donc,
une fois pour toutes, cesser de s'occuper de soi et travailler exclu-
sivement au bonheur d'autrui. Toute vie égoïste est le résultat d'un
faux calcul et c'est l'opposé d'une vie. Seule, la vie d'amour est le
résultat d'un calcul juste de notre intérêt réel. Elle est la vie
véritable.
Comme on le voit, Tolstoï ne pense pas du tout qu'en proposant à
l'homme la renonciation au bien de son individualité, il lui demande
un sacrifice pénible. 11 pense tout le contraire. Est-ce un sacrifice
pénible pour l'oiseau que d'apprendre à se servir de ses ailes * ?
Non; mais, au contraire, c'est par là qu'il s'initie à la vie pour
laquelle il est né. De même, l'homme est né pour la raison et pour
l'amour. 11 lui est aussi naturel de vivre de raison et d'amour qu'il
est naturel à l'oiseau de voler. Seulement, l'oiseau commence par
ne pas savoir voler. L'homme commence, de même, par ne pas
savoir aimer. Mais qu'une fois l'oiseau ait pris son vol, et il y trou-
1. De (a vie.
2. /(/.
ANDRÉ CRKSSON. — Le christianisme de Tolstoï. TîjT
vera une vie supérieure et plus heureuse. Que, de même, l'homme
se soit envolé dans la raison et dans l'amour, et il y rencontrera
son bonheur. Il s'apercevra alors que son individualité n'avait pas
son but en elle-même, qu'elle n'est qu'un instrument avec lequel il
convient qu'il travaille et que cet instrument est fait pour n'être
pas plus ménagé par lui que ne l'est par un ouvrier sa pelle ou sa
pioche '. Il faut que l'homme renaisse à nouveau par l'amour et
alors il vivra. Car il réalisera sa nature et il sera heureux. Mais
tant qu'il ne sera pas né à l'amour il aura beau croire vivre, il ne
sera qu'un mort sous la figure d'un vivant.
Pour vivre vraiment, il faut donc vivre d'amour. Mais qu'est-ce
que vivre d'amour? Il y a de faux amours. Il ne faut donc pas s'y
tromper. Aimer sa femme, ses enfants, son clocher, sa patrie;, un
groupe d'hommes quelconque à l'exclusion des autres, tout cela
est faux amour. Celui qui aime ainsi n'aime, en réalité, que le plaisir
qu'il éprouve dans son individualité à sentir heureux les uns ou les
autres ^ L'amour véritable est tout différent. C'est un sentiment
beaucoup plus général et beaucoup plus ample. « Quel est celui des
hommes vivants qui ne connaît pas ce sentiment de félicité pour
l'avoir éprouvé au moins une fois, et surtout dans sa plus tendre
enfance, alors que son âme n'était pas encore obstruée par toutes
les doctrines mensongères qui étouffent en nous la vie, ce sentiment
de bonheur et de tendresse qui fait que l'on voudrait tout aimer, et
ses proches, et son père, et sa mère, et ses frères, et les méchants,
et les ennemis, et le chien, et le cheval, et le brin d'herbe, qui fait
que l'on n'éprouve qu'un désir, c'est que tout le monde soit heureux
et content, et que l'on désire encore plus ardemment faire en sorte
que tous soient heureux, que l'on désire enfin faire le sacrifice de
soi-même et de toute sa vie pour que tous soient toujours heureux
et contents? C'est précisément là l'amour, et c'est le seul en qui
réside la vie de l'homme ^ » Être ainsi, dans un état de bienveil-
lance universelle, c'est « ce qui fait vivre les hommes ». Hors de cet
état, point de vie humaine, mais seulement l'apparence d'une vie.
Dans ce sens on peut dire que Dieu fait et maintient la vie. L'amour
est, en effet, ce qui assure la durée de l'humanité; chaque individu
n'existe qu'autant qu'il est jusqu'à un certain point aimé par les
1. De la vie.
2. Id.
3. Id.
Rev. Meta. T. IX. — 1901. 5!
758 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
autres. Or « ce qui est en l'amour est en Dieu et Dieu vit en lui.
Car Dieu c'est l'amour ' ».
Telles sont les idées philosophiques que Tolstoï a trouvées dans
sa conscience en méditant sur la foi. Ce sont elles, comme il le
déclare lui-même, qui l'ont sauvé du suicide *. Car, si l'on ne peut
pas dire qu'elles l'ont conduit à la religion chrétienne puisqu'il les
a découvertes en l'étudiant, ce sont du moins elles qui l'ont justi-
fiée à ses yeux et ont rendu àson cœur troublé, avec la confiance,
la force et la volonté de vivre.
ISul, peut-être, en effet, n'a été plus méprisant que Tolstoï pour
les preuves admises de la vérité du christianisme, et nul n'a certai-
nement cru plus fermement que lui à la vérité de la doctrine du
Christ.
On tente généralement de prouver l'exactitude de la morale chré-
tienne en s'efforçant de démontrer la divinité de la personne du
Christ. On invoque pour cela ses propres ctssertions rapportées dans
l'Évangile, l'accomplissement des prophéties bibliques, les miracles
faits par Jésus. Chaque Église ajoute à ces preuves l'affirmation de
sa propre autorité. Chacune fait remarquer, que, parlant au nom du
Christ, elle n'a pu être abandonnée de lui; comment, dans ces con-
ditions, l'interprétation qu'elle donne des Évangiles pourrait-elle être
inexacte? — Ces raisons n'ont point de force sur l'esprit de Tolstoï.
La lecture approfondie qu'il a faite des Évangiles lui permet de
déclarer que pas une fois le Christ ne s'est donné lui-même comme
ayant un caractère divin '\ Le Christ ne dit pas : ma doctrine est
divine parce que c'est moi qui la formule. Il dit : ma doctrine est
divine parce qu'elle est vraie. Or si le Christ ne s'est pas donné
comme Dieu, quelle raison reste-t-il de croire à la divinité de sa
personne? — Les prophéties? Mais elles ne prouveraient quelque
chose que si l'on pouvait admettre à la fois le caractère divin des
deux Testaments : l'ancien et le nouveau. Or cela est impossible.
Car ils sont en désaccord absolu *. L'ancien Testament ne proclame-
l-il pas que la loi de la justice est « œil pour œil, dent pour dent »,
le nouveau que la loi de la justice est : « ne résistez pas au méchant;
1. Ce qui fait vivre les hommes.
2. Ma confession.
3. Ma religion.
4. Les Évangiles.
AM)ni': ciŒsso.N. — Le diristianisme de Tolstoï. 759
si l'on vous frappe sur la joue droite, tendez la joue gauche et, si
l'on vous prend votre robe, donnez aussi votre manteau. » Comment
pourraient-ils donc être tous deux à la fois des révélations du même
Dieu? Entre les deux, il faut choisir, et la grande erreur des Églises
est d'avoir toujours voulu les concilier. — Les miracles? Tolstoï en
parle à peine, tant l'idc-c qu'il y en ait eu lui paraît enfantine, 11
commente celui de la multiplication des pains dans l'esprit le plus
contraire aux tendances ecclésiastiques '. Il ne voit dans la tradi-
tion qui les rapporte qu'une légende sans fondement. — Quanta la
prétention de chacune des Églises à être spécialement protégée de
Dieu et, par suite, à posséder seule la tradition de la vérité, non
seulement Tolstoï la rejette, mais encore il refuse aux Évangiles dits
authentiques eux-mêmes ce privilège qu'on leur accorde générale-
ment. Les Évangiles sont, pour lui, des livres écrits longtemps après
la mort du Christ -, ayant subi toutes les vicissitudes des textes
anciens, réclamant le même travail de critique et de reconstitution
dont ils ont tous besoin, pleins de gloses et d'erreurs; les préten-
dus apocryphes ne sont pas plus indignes de foi que les prétendus
authentiques. Tous sont des sources impures d'où l'historien ne
peut qu'à grand'peine tirer la connaissance de la doctrine du Christ.
Rien de plus. Il faut être aveugle pour ne pas le voir. Sur tous ces
points Tolstoï est donc d'accord avec les plus incroyants parmi les
incroyants. Aucune des raisons qui conduisent la plupart des chré-
tiens au christianisme n'a donc eu d'influence sur son esprit pour
l'y faire venir et l'y maintenir.
Et pourtant Tolstoï est profondément convaincu du caractère
divin de la doctrine du Christ. Seulement cette doctrine n'est pas
divine, à ses yeux, parce qu'elle a été apportée aux hommes par un
Dieu, elle l'est parce qu'elle est la vraie. Elle est, en effet, la seule
« qui permette de vivre », la seule « qui donne un sens à la vie » '.
Seule, en effet, elle est d'accord avec la raison et le co.'ur de
l'homme, de sorte qu'il sufht de l'avoir comprise pour y croire;
elle s'impose absolument à l'esprit'. « La doctrine de Jésus-Christ est
la doctrine de la vérité. C'est pourquoi la foi en Christ n'est pas la
croyance en un système sur la personne de Jésus, mais la cotmais-
sance de la vérité... Quiconque comprend la doctrine du Christ aura
1. Ma religion.
2. Les Évangiles.
3. Id.
760 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
foi en lui, parce que cette doctrine est la vérité. Et quiconque con-
naît la vérité indispensable à son bonheur ne peut pas ne pas y
croire; c'est pourquoi un homme qui a compris qu'il se noie ne peut
pas ne pas saisir la corde du salut. Aussi la question : Gomment
faire pour croire? est une question qui témoigne qu'on n'a pas com-
pris la doctrine de Jésus-Christ ^ » Voilà ce que n'ont pas saisi les
exégètes incroyants. Ils ont à expliquer ce fait singulier : pendant
des siècles, des milliers d'hommes ont déclaré spontanément que le
Christ était Dieu ^ Ils n'en sauraient rendre compte par aucune con-
sidération relative à la vie de Jésus, et, quand ils connaîtraient cette
vie par le détail, ils n'en seraient pas plus avancés. La seule chose
qui fasse comprendre un si prodigieux succès, c'est l'accord de la
doctrine du Christ avec l'âme de l'humanité. Et cet accord est la
preuve même de la vérité de cette doctrine. Bref, ce qui démontre
à Tolstoï le caractère divin du Christianisme, c'est qu'il en retrouve
les conclusions lui-même en réfléchissant sur la vie; c'est que son
cœur et sa raison les lui dictent également.
Qu'est-ce, en effet, que la doctrine du Christ?
Ce n'est pas le dogme de l'une quelconque des églises qui se
disent chrétiennes, avec son péché originel, sa Trinité, son Immor-
talité de l'âme et ses sacrements. Ce n'est pas, en particulier, celui
de l'église orthodoxe russe; ce dogme, Tolstoï le déclare « risible et
funeste ». Il en fait, dans Ma religion, une analyse ironique plus
cruelle qu'une critique et il la termine par l'observation suivante :
« Que l'on rompe avec l'habitude contractée dès l'enfance de croire
à tout cela; qu'on essaye d'envisager cette doctrine en face, simple-
ment; qu'on essaye de s'identifier par la pensée à un homme sans
prévention élevé hors d'elle, et l'on se demandera si cette doctrine
ne doit pas paraître à cet homme comme le produit d'une complète
démence. » En particulier, le dogme de l'immortalité de l'âme dont
« la seule preuve est le silence des morts qui ne reviennent pas pour
le démentir », paraît à Tolstoï une superstition tout à fait absurde.
« La croyance à une vie future est une conception très basse et très
grossière fondée sur une idée confuse de la ressemblance du som-
meil et de la mort, idée commune à tous les peuples sauvages*. »
1. Ma religion.
2. Les Évangiles.
3. Ma religion.
4. Id.
AN DUE CHiiSSON. — Le christianisme de Tolstoï. '61
Ce que les Ëglises exposent à leurs fidèles sous le nom de la doc-
trine du Christ et sous le couvert de la croix n'est donc pas le Chris-
tianisme. Ce n'en est même pas une déformation. C'en est la néga-
tion. Et le contre-sens date de loin. Il a été commis du jour où
saint Paul, « qui n'a jamais compris la doctrine du Christ ' », a essayé
de concilier l'ancien et le nouveau Testament, qui sont inconciliables
Il a été consacré du jour où, au nom d'un prétendu Saiiit-Ksprit, les
Églises ont substitué, de leur autorité, leur opinion propre à la doc-
trine du Christ qui est toute différente -. Les Églises devraient
déclarer qu'elles professent non pas la doctrine du Christ-Dieu, mais
celle du Saint-Esprit, dernier et suprême révélateur. N'est-ce pas, en
effet, en se disant inspirés de lui que les Pères et les Conciles ont
altéré l'Évangile jusqu'au fond?
Que nous promet, en effet, le Christ? De nous faire comprendre
la vie: de nous révéler sa signification, et, par conséquent, de nous
permettre de vivre. Rien de plus. Toute sa doctrine a pour but d'en-
seigner aux hommes le moyen de vivre en paix et, par conséquent,
d'être heureux ^. Le règne de Dieu dont il parle est celui de la paix
et du bonheur universels, non pas dans une autre vie probléma-
tique, mais dans la vie très réelle que nous vivons. La fin est
enviable. Que faut-il donc faire pour l'atteindre? Aimer, répond le
Christ, son prochain comme soi-même, amis et ennemis; mener une
pure vie d'amour. Cinq commandements résument toute la sagesse :
« 1° Il ne faut faire injure à personne ni éveiller le mal en per-
sonne. Car du mal ne peut résulter que le mal. 2° Il ne faut pas
entretenir de rapports sensuels avec les femmes et il ne faut pas
abandonner la femme que l'on a possédée. 3° Il ne faut jamais rien
jurer attendu qu'il ,est impossible de promettre quoi que ce soit
l'homme étant tout entier dans la main du Père, et attendu que
les serments peuvent être employés à de mauvais usages. A" Il ne
faut pas résister au mal, mais au contraire supporter toutes les
injures, et faire davantage encore ce qui est demandé. Il ne faut pas
juger, ni engager de procès, attendu que tout homme est lui-même
plein de fautes et n'a pas le droit d'en remontrer à autrui. En
se vengeant on apprend seulement aux autres à se venger, ù" Il ne
1. Les Évangiles.
2. Id.
3. Id.
4. Ma religion. Les Évangiles.
762 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
faut faire aucune différence entre ses compatriotes et les étran-
gers. Car tous les hommes sont enfants du même père. » Voilà
loute la doctrine du Christ, telle qu'elle ressort de la comparaison
méthodique des Évangiles, pour peu qu'elle soit faite sincèrement.
Cette doctrine est dominée tout entière et uniquement par l'idée
d'assurer le bonheur de l'homme sur la terre '. El, en effet, si elle
était pratiquée, la paix absolue régnerait dans le monde, et avec
elle régnerait l'entier bonheur. En somme, elle affirme que la vie
heureuse est la vie de pur amour, que chaque homme doit attendre
son propre bonheur des autres hommes et ne travailler au sien
qu'en travaillant au leur^, enfin qu'en dehors de l'amour il n'y a
pour l'homme aucun espoir possible de bonheur. Sans l'amour
l'homme ne peut vivre. En l'amour il trouve son salut.
Tolstoï aboutit donc à la conviction qu'il faut vivre en chrétien
non pas parce que le Christ est le Christ, non parce qu'il est un être
surhumain, mais parce qu'il a dit le premier avec toute la netteté
possible, ce que tout homme trouve au fond de lui-même quand il
veut bien y regarder. Le premier, il a prononcé les paroles du pur
amour qui sont aussi celles du pur bonheur terrestre. Le premier,
il a révélé à l'humanité les préceptes dont l'observation rigoureuse
la rendrait heureuse ici-bas. C'est pour cela « qu'il est la voie ».
Et, sans doute, le Christ n'est pas Dieu, et ce n'est pas comme à un
Dieu qu'il faut lui obéir. C'est un homme : mais il a compris la
nature humaine; il a trouvé l'amour en lui et il a dit ce que dira tout
homme qui se connaîtra lui-même. 11 a vu la route du bonheur. Si
nous ne l'apercevons pas dès le premier coup d'œil, c'est que nous
sommes comme la vierge qui verrait apparaître sans être prévenue
les premiers symptômes de sa puberté. « Cette vierge considérerait
cet état qui la convie à la vie de famille, aux devoirs et aux joies
de la maternité, comme un état maladif et anormal qui la rédui-
rait au désespoir". » De même, le renoncement au bien de notre vie
individuelle nous paraît contre nature et nous croyons que celui
qui nous y exhorte nous demande un sacrifice. Or sans ce renon-
cement nous ne réaliserons jamais notre vraie nature; nous serons
toujours malheureux. Le Christ l'a compris et l'a proclamé. Voilà
pourquoi il faut le croire et le suivre.
1. Ma religion.
2. Id.
3. De la vie.
ANDîU-: CKKSSON. — Lc clivistianisme de Tolstoï. 7C:$
On voit combien celle façon d"enlcndre le christianisme esl con-
traire à celle dont on le i)rofesse et dont on l'enseigne généralement.
Tolstoï comprend la doctrine du Christ comme un eudémonisme et
comme une sorte de naturalisme. Le Christ ne nous invite pas à
lutter contre noire nature, mais à satisfaire ce qui est en elle et ce
qui en fait le fond : l'amour. Le renoncement à l'égoïsme qu'il
nous demande n'est que de l'intérêt bien entendu. L'interprétation
proposée par Tolstoï a d'ailleurs des bases solides. Elle repose sur
un travail considérable. Tolstoï a fait une étude critique des
Évangiles où il les examine phrase par phrase, mot par mot. Il a
entrepris une comparaison générale des textes. Comme un archéo-
logue restitue une frise de briques en recueillant de ci, de là ses
fragments épars et en les réunissant de façon à refaire les figures
détruites, il a, par un rapprochement raisonné de tous les Évan-
giles, reconstruit le texte d'un Évangile unique *; ce texte, il l'a
publié avec un commentaire net, précis, et d'une admirable simpli-
cité. Bref, les convictions de Tolstoï sont le fruit d'un double travail
philosophique et historique dont on peut contester la vérité, mais
dont on ne peut méconnaître le très grand intérêt.
Il n'en fallait certes pas davantage pour attirer sur Tolstoï les
anathèmes de l'Église russe. Cependant, il est bien vraisemblable que
s'il s'était contenté de pures spéculations théoriques, l'Église l'eût
laissé achever sa vie en paix. Les Églises, aujourd'hui, ne sont guère
difficiles. Elles s'accommodent volontiers d'un christianisme porno-
graphique comme celui de M. Huysmans ou d'un christianisme poli-
tique comme celui de M. Brunetière. Elles sont trop heureuses
qu'un homme simplement connu dise : il faut être chrétien, pour
aller regarder de très près dans quel sens un homme sacré grand
déclare qu'il faut l'être. Ne savent-elles pas que la plupart des gens
en font autant? Pour beaucoup, c'est un argument péremptoire pour
rester chrétien qu'un ToIsIdï le soit, et presque tous en concluront
qu'il suffit, pour être chrétien, de l'être à la façon de l'Église, au lieu
de se donner la peine de chercher ce que Tolstoï veut dire quand
il déclare qu'il faut l'être. En ce sens, les Eglises ont intérêt à
laisser subsister les équivoques, à ne pas faire d'éclat. C'est le parti
qu'elles prennent; elles évitent le scandale tant qu'elles peuvent,
1. Les Èvanr/iles.
■764 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
parce qu'elles profitent de rirréflexion de la foule, et parce qu'il
est toujours dangereux de faire savoir au monde qu'un grand génie
les condamne. Seulement, il vient un moment où cette politique ne
peut plus durer. C'est ce moment qui est venu pour Tolstoï.
Ce moment est venu parce que Tolstoï n'est point de ces purs
spéculatifs qui jouent avec les idées sans jamais chercher à en tirer
les conséquences pratiques. Tolstoï est un esprit d'une étonnante
logique et d'une admirable sincérité.
Pour vivre vraiment, il faut vivre en chrétien, il faut appliquer
les préceptes du Christ. Mais pour appliquer ces préceptes, com-
ment convient-il donc d'agir?
Dès qu'il a réfléchi à ce problème, Tolstoï a constaté avec horreur
que, pour se conduire en chrétien, il faut faire à peu près le con-
traire, non seulement de ce que font d'ordinaire « ceux qui se disent
chrétiens ' », mais encore de ce que prêchent dans leurs églises et
de ce que sanctionnent de leur présence les ministres du culte.
L'Église exploite la croix, en vendant sous son couvert, ce qui est
une honte , une marchandise frelatée , ce qui est une deuxième
honte.
On ne saurait, d'abord, à la fois, être chrétien et nourrir en soi
des sentiments patriotiques. ^4 fortiori ne saurait-on l'être et
accepter, en même temps, de collaborer à l'organisation militaire de
la vie sociale.
Le sentiment patriotique « n'est autre chose que la préférence
accordée par chacun à son propre pays, comparé à tous les autres - ».
Est-il donc un sentiment moins chrétien? Le Christ ordonne à chacun
de ne pas se mettre au-dessus d'autrui ; il veut que tout homme
considère tous les hommes comme des frères et les aime tous égale-
ment à quelque pays et à quelque race qu'ils appartiennent. Le
patriote a donc des sentiments contraires à ceux que le Christ
approuve et recommande. Il est l'opposé d'un chrétien. Qu'on ne
prétende pas, d'ailleurs, sous prétexte de défendre le sentiment
patriotique, qu'il est respectable parce qu'il est naturel à l'homme'.
Cela est faux. Le patriotisme n'existe chez le peuple qu'autant que
1. Ma reUr/ion.
2. L'espril chi'étien et le patriotisme.
3. Id.
ANDRÉ CRESSOiN. — Le cliristianisme de Tolstoï. 765
les classes supérieures le lui insufflent et le réchaufl"enl artificielle-
ment chez lui pour le dominer et Tasservir. Qu'une nation, quelle
qu'elle soit, cesse pendant (|uelques années de l'entretenir chez ses
individus par des moyens l'actices, il n'en restera rien qu'un sou-
venir. Qu'on prétende moins encore que le patriotisme est wn sen-
timent sublime comme se plaisent à le hurler ceux qui s'en font
une fortune. C'est un sentiment « fort bas, inutile et funeste, stu-
pide et immoral ». — « Il est stupide parce que si chaque État se
considère comme supérieur aux états voisins, aucun d'eux ne se
conformera à la vérité; il est immoral, parce qu"il pousse inévita-
l^lement chacun de ceux qui l'éprouvent à tâcher d'acquérir pour son
gouvernement et ses concitoyens toutes sortes d'avantages au détri-
ment des États voisins; or cette tendance est directement contraire
à la loi morale qui dit : ne fais pas à autrui ce que lu ne voudrais
pas qu'on te fit ' ». Le patriotisme pouvait avoir un sens dans l'anti-
quité, quand la lutte contre les barbares était, pour chaque groupe
social, une question de vie et de mort. Il n'en a plus aujourd'hui que
toutes les nations sont chrcHiennes. Pour être vraiment chrétien, il
faut donc tuer dans son àme tout sentiment patriotique.
Il faut donc aussi ne vouloir faire partie d'aucune organisation
militaire. Comment justifier l'existence des armées du point de vue
chrétien? Dira-t-on qu'elles sont nécessaires pour l'attaque et la
conquête? Attaquer les autres hommes est, de la part du chrétien,
un crime monstrueux. Car son devoir est de les aimer comme lui-
même. Dira-t-on qu'elles sont indispensables pour garantir les
sociétés contre les incursions de leurs voisines? Mais le Christ
ordonne de ne pas résister au mal par le mal, de tendre la joue
gauche à qui nous frappe la joue droite. Il défend donc à toute
société chrétienne d'avoir une armée, fùt-elle exclusivement des-
tinée à la défense sociale. Il interdit à tout individu de consentir à
en faire partie. On ne peut être, à la fois, chrétien et officier. Quant
aux conscrits, ils doivent refuser nettement le service militaire *.
La résistance en coûte cher aujourd'hui : Les réfractaires com-
mencent par aller de bagne en bagne, de prison en prison; il est
vrai que l'État finit par leur rendre la liberté, car il ne sait qu'en
faire '. Mais ils n'auraient à souffrir aucun martyre sans la sottise-
de la foule moutonnière. Nous ressemblons, dans la société moderne,
1. L'esprit chrétien et le patriotisme,
2. Le salut est e>i vous.
766 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
à ces paysans qu'un intendant avait décidés à se fustiger les uns
les autres. Ils le firent quelques instants. Puis, ils s'aperçurent
qu'ils seraient plus sages de s'unir tous pour fustiger l'intendant '.
La misère des vrais chrétiens qui refusent de toucher une arme
tient utiiquement à la stupidité des faux chrétiens qui acceptent de
prêter serment et de manier le sabre et le fusil. Que cette vérité
se répande, et les soldats se mettront pacifiquement en grève -. Ce
jour-là, que pourront contre eux les officiers et l'État?
Voilà ce que le vrai christianisme dit du patriotisme et de l'armée.
Or est-ce l'idée que répand l'Église? Elle se fait l'apôtre de la
croyance contraire. C'est elle qui fait prêter au jeune soldat aussitôt
après le conseil de revision, le serment que l'Évangile lui défend
de prêter; c'est elle qui catéchise le récalcitrant quand, au nom du
Christ, il refuse de toucher une arme; elle, qui lui persuade, contrai-
rement à l'Évangile, que le Christ fait à l'homme un devoir d'ap-
prendre à tuer les autres hommes. C'est elle qui bénit les drapeaux,
elle qui chante les Te Deum aux jours de victoire. C'est à cause
d'elle que l'armée russe porte le nom d'armée Christophile ^ quand
le Christ a maudit à jamais toutes les armées. L'alliance des Églises
avec l'organisation militariste est une monstruosité, un crime
abominable, une infamie suprême; et Tolstoï marque d'un fer
rouge le front du pope hypocrite ou imbécile qui prête son con-
cours à l'enrégimentation du conscrit. « Devant une table, on voit
assis aux places d'honneur sous le portrait en pied de l'empereur,
de vieux fonctionnaires, tout chamarrés de décorations, s'entrete-
nant librement, négligemment, écrivant, ordonnant, appelant. A
leurs côtés, en soutane de soie, une grande croix sur la poitrine, les
cheveux blancs tombant sur l'étole, un prêtre vénérable se tient près
du lutrin sur lequel reposent une croix d'or et un évangile aux coins
dorés. On appelle Ivan Petrov. Un adolescent mal vêtu, sale, effrayé
s'avance, le visage décomposé, les yeux inquiets et fiévreux, et
d'une voix basse, saccadée. « Je... la loi... comme chrétien... je ne
puis pas. — Que dit-il là? demande avec impatience le prési-
dent, clignant des yeux, prêtant l'oreille et levant la tête de son
livre. — Parlez plus haut, crie le colonel dont les galons brillent...
— Je... je... comme chrétien. » Enfin on comprend que le jeune
1. Le salut est en vous.
2. Ivan l'imbécile. « < .
3. .Mn religion^
ANDiu' CKF.ssoN. — J,e christianisme de Tolstoï. TOI
homme refuse le service militaire parce qu'il est chrétien. <■ Ne dis
pas de bêtises. Mets-toi sous la toise. Docteur, veuillez le mesurer.
Bon? — Bon. — Mon père, faites-lui prêter serment. » Non seule-
ment personne n'est troublé, mais même on ne fait pas attention à
ce que balbutie le piètre adolescent effrayé. « Ils ont tous quelque
chose à dire, comme si nous avions le temps de les écouter. » Il reste
encore tant de recrues à examiner! Le conscrit semble vouloir
ajouter quelque chose. « C'est contraire à la loi du Christ. — .MIcz,
on n'a pas besoin de vous pour savoir ce qui est conforme à la loi
et ce qui ne Test pas. Allez! Marchez! Mon père, catéchisez-le. .\u
suivant. Vassili Nikitine. » Et l'on emmène le jeune homme tout
tremblant. Et qui se doute, des gardes, de Vassili Nikitine qu'on
vient d'amener et de tous ceux qui ont assisté à cette scène, que ces
quelques mots sans suite, prononcés par l'adolescent et étoufïes
aussitôt, contiennent la vérité, tandis que les discours solennels des
fonctionnaires et du prêtre, calmes et assurés ne sont que men-
songes et tromperie? ' »
Même constatation quand il s'agit de ce que les hommes décorent
du nom de justice et de ce qui n'est rien de plus qu'une basse ven-
geance.
En interdisant la résistance au mal, en ordonnant à l'homme
d'aimer son ennemi comme lui-même, le Christ a condamné les
tribunaux, la police, les prisons et le bagne, bref tout l'appareil
de défense intérieure sur lequel repose l'axe des sociétés modernes -.
L'homme ne peut pas être juge, puisque tout homme est lui-même
un coupable. Pour pouvoir jeter la pierre à la femme adultère, il fau-
drait être soi-même sans péché. Personne ne l'est; personne n'a
donc le droit de s'ériger en magistrat. Pour être chrétien, il faut
pardonner au coupable comme à un frère, et lui pardonner non pas
une, non pas dix fois, mais lui pardonner cent fois, mais lui par-
donner toujours ^. Il faut refuser de faire partie des jurys, s'inter-
dire d'engager aucun procès, et, à toute attaque, répondre par la
douceur et par l'amour. Le Christ n'a-t-il pas donné l'exemple, et
n'est-ce pas lui que le chrétien doit imiter dans toutes ses actions?
Mais si l'on supprime les édifices sociaux qui contiennent le mal,
1. Le salut est en vous.
2. Ma relif/ion.
3. Résun-ection.
768 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
le crime va déborder et la société périr? Cette objection, répond
Tolstoï, n'aurait de sens que s'il était démontré que le châtiment
diminue la criminalité et corrige les coupables. « Mais la preuve du
contraire est faite. » « Il y a des siècles, s'écrie Tolstoï, que vous
sévissez contre des hommes que vous prétendez criminels! Eh bien!
en avez-vous réduit le nombre? Non seulement vous ne l'avez pas
diminué, mais vous l'avez augmenté, tant le nombre des criminels
que les châtiments ont pervertis, que de ceux, magistrats, procu-
reurs, geôliers, qui jugent et condamnent les hommes ^ » Et, d'ail-
leurs, quel est le vrai coupable du crime de celui qu'on appelle le
coupable? Est-ce bien lui? N'est-ce pas plutôt l'humanité et, en par-
ticulier, le groupe social dont il fait partie? S'est-on occupé de lui
avec amour? L'a-t-on traité comme un frère? Ceux qui jouissent
ont-ils renoncé à leur jouissance pour lui? Se sont-ils souciés de son
bonheur plus que du leur? Ont-ils pris soin de son éducation
morale? Se sont-ils arrangés pour qu'il ne manque de rien, pour
qu'il ait au moins à manger, à boire, de quoi satisfaire tous ses
besoins? Et, s'il avait vécu dans une société composée de vrais chré-
tiens et non pas de coupables, n'est-ce pas là ce qu'il aurait trouvé?
Et s'il avait trouvé tout cela, serait-il devenu criminel -? La faute
d'un homme est celle de l'humanité tout entière. Chacun de nous
sème à chaque instant la haine par son égoïsme et son insouciance.
Il serait étrange qu'en agissant ainsi nous récoltions l'amour. Com-
mençons avant de voir la paille qui est dans l'œil de notre voisin par
voir la poutre qui est dans le nôtre; réformons notre manière de
vivre. Vivons en chrétiens et le crime disparaîtra. Mais n'attendons
pas d'une répression assassine le remède de l'assassinat.
Voilà ce que le Christ a proclamé. Or que fait l'Église orthodoxe
russe? Elle est au tribunal comme elle est au conseil de revision.
C'est elle qui fait prêter aux jurés sur l'Évangile qui défend tout
serment, le serment de juger en conscience ^ C'est elle qui installe
dans les tribunaux l'image du Christ victime des tribunaux et qui
interdit tout tribunal. C'est par elle qu'après chaque jugement :
Il ne reste plus rien qu'un Christ pensif et pâle
Levant les bras au ciel dans le fond de la salle *.
1. Résia^rection,
2. /(/.
3. /(/.
4. V. Hugo, Les Contemplations : Melakciiolia.
ANDiiii CUKSSON. — Le christianisme de Tolstoï. '09
Ce n'est pas tout. La société moderne est disposée tout entière
pour l'exploitation des pauvres par les riches, de ceux qui travail-
lent de leurs mains par ceux qui ne font rien. Le propriétaire russe
se promène à Moscou avec une lourde pelisse de fourrure; il va au
théâtre ou au bal; il lui faut des cigarettes, du vin, de la viande, de
l'alcool; il s'entoure, sous prétexte de confortahli', d'un luxe inu-
tile; et tout ce dont il jouit ainsi est l'œuvre de milliers de travail-
leurs mal vêtus, mal nourris, grelottants et hâves, qui grattent
péniblement la terre, non pas même pour y faire pousser le blé
nécessaire à l'humanité tout entière, mais pour en extraire le plus
souvent des matières stériles qui ne servent qu'à la jouissance des
désœuvrés'. Cette organisation funeste a tout corrompu. Elle a
gâté jusqu'aux choses qui auraient pu être les meilleures, comme la
science et l'art. Elle a détourné les savants et les artistes de ce qui
aurait dû être leur voie. Ceux-ci n'ont-ils pas, en effet, perdu toute
préoccupation du peuple? ?\i les uns ni les autres ne travaillent
pour lui. Toute leur œuvre tend à augmenter, aux dépens des classes
pauvres, les jouissances des classes riches. Elle n'aurait pourtant du
sens et de la valeur que si elle était employée tout entière à l'amé-
lioration du sort des misérables. « Le peuple profitera des sciences
et des arts alors seulement que les gens de science et d'art, vivant
parmi le peuple et comme le peuple, sans revendiquer aucun droit,
lui offriront leurs services, qu'il dépendra de la volonté du peuple
de rétribuer ou non -. » Tant que cette réforme ne sera pas faite,
l'art et la science avec le souci qu'ils donnent à la société moderne
resteront funestes. Car ils seront des occupations inutiles au peuple
mais payées par lui. L'artiste et le savant continueront d'être des
serviteurs des classes riches entretenus par le travail des classes
pauvres. Ils seront, comme tous ceux qui coûtent à la masse du
peuple sans lui servir, des parasites sociaux.
Mais, va-t-on dire, la charité se développe, les institutions de bien-
fîiisance se multiplient ^ Belle charité et belle bienfaisance I J'habite
un appartement qui me coûte deux mille roubles; ces deux mille
roubles, si je suis propriétaire ou rentier, je ne les possède que parce
que je profite du labeur d'une armée de paysans et d'ouvriers,
courbés sur le travail de la terre, tombant de fatigue et de misère
1. Que faire?
2. Destination de la science et de l'art.
3. Que faire''
710 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE,
dans les mines, sur les chemins de fer, levés à cinq heures du matin
au sifflet de Fusine, pendant que je repose tranquillement dans
mon lit. Si je remplis une fonction publique ou si j'appartiens à
une profession libérale, je n'en jouis qu'autant que le fisc les a
arrachés au travailleur pour me les donner ou qu'autant que celui
qui me paye les a prélevés sur les rentes que lui vaut le labeur du
peuple. Et moi qui vis ainsi et qui me dis chrétien, je vais, en voi-
ture, bien vêtu, bien gras, bien parfumé, porter un billet de cinq
roubles à un pauvre ! Et je crois qu'il me doit quelque reconnaissance !
Comment ne verrait-il pas bien plutôt et plus justement en moi un des
exploiteurs qui l'ont dépouillé, et comment ne trouverait-il pas maigre
le peu que je lui restitue de ce que j'ai volé à lui et aux autres malheu-
reux. Est-ce là se conduire en chrétien? Ce qu'on appelle charité
consiste à prendre à certains pauvres cent francs et, quand on les leur
a pris, à rendre cent sous à d'autres pauvres avec plus ou moins
d'ostentation. Le Christ ne demande rien de pareil. Il faut donner
son supertlu; mais la meilleure façon de le donner est de ne pas cher-
cher à en avoir. La première des charités doit consister à ne pas faire
de mal aux autres. « Nous sommes tous frères, et cependant, chaque
matin, ce frère ou cette sœur va vider mon vase de nuit. Nous
sommes tous frères, et cependant il me faut chaque jour un cigare, du
sucre, une glace et d'autres objets à la fabrication desquels mes
frères et mes sœurs, qui sont mes égaux, ont sacrifié et sacrifient leur
santé; et moi je me sers de ces objets, et même je les exige. Nous
sommes tous frères, et cependant je gagne ma vie dans une banque,
dans une maison de commerce, dans un magasin, qui ont pour
résultat de rendre plus coûteuses toutes les marchandises nécessaires
à mes frères. Nous sommes tous frères, et cependant, je vis du
traitement qui m'est alloué pour interroger, juger, condamner le
voleur ou la prostituée dont l'existence résulte de toute l'organisa-
tion de ma vie et qu'on ne doit, comme je le sais, ni condamner ni
punir. Nous sommes tous frères, et je vis du traitement qui m'est
alloué pour percevoir des impôts de travailleurs besoigneux et les
employer au bien-être des oisifs et des riches. Nous sommes tous
frères, et je reçois un traitement pour prêcher aux hommes une pré-
tendue foi chrétienne à laquelle je ne crois pas moi-même et qui les
empêche de connaître la véritable; je reçois un traitement comme
prêtre, évêque, pour tromper les hommes sur la question la plus
essentielle pour eux. Nous sommes frères, mais je ne fournis aux
ANDRK CRESSON. — Le christianhmc de Tolstoï. "{
pauvres que pour de l'argent mou travail de pédagogue, de médecin,
de littérateur. Nous sommes tous frères, et je reçois un traitement
pour me préparer à l'assassinat; j'apprends à assassiner, je fabrique
des armes, de la poudre, je construis des forteresses'. » Et je m'ima-
gine être chrétien, parce que je pratique un culte I
Vivre en chrétien, ce serait quitter les villes, partir à la campagne,
travailler de ses mains et faire son pain soi-même-, manger simple-
ment, shabiller simplement, renoncer à l'argent qui maintient la
funeste division du travail social •' et avec elle la tyrannie du riche
sur le pauvre; ce serait vivre pour les malheureux et les souf-
frants au lieu de vivre de façon à faire des souffrants et des malheu-
reux.
Or est-ce là ce que prêche l'Église orthodoxe russe? Comme toutes
les Églises, elle est l'alliée des classes sociales riches contre les
classes sociales pauvres. Elle est l'esclave et l'instrument du pou-
voir. Elle fait tout pour maintenir sa domination. Elle sanctionne
ses actes, quels qu'ils soient. Elle est l'organe par lequel les for-
tunés et les jouisseurs maintiennent les travailleurs sous leurs
griffes sanglantes.
En somme, l'Évangile qui contient la doctrine de la raison et de
la vérité condamne toute la société moderne, fondée sur la vio-
lence, et le christianisme officiel est l'allié de la violence contre
l'Évangile. Tout ce que le Christ a défendu, l'Église l'approuve par
sa présence et l'encourage. Elle enseigne aux enfants à le faire et à
l'estimer^. Tout ce que le Christ a ordonné, l'Église le cache. Elle
fausse la doctrine du Christ; elle empêche les hommes de com-
prendre que le salut est en eux, et de faire ce qu'il serait nécessaire
qu'ils fissent tous pour être heureux. Elle substitue à l'enseignement
de la religion de l'amour pur comme condition du bonheur terrestre
les pratiques incroyables d'un culte ridicule ^ des génuflexions, des
purifications, des abstinences, des jeûnes, des sacrements, des
invocations à la vierge, aux saints, toute une idolâtrie soi-disant
nécessaire au bonheur d'une autre vie qui n'existe pas. Elle ne
1. Le salut est en vous.
2. Le travail.
3. Largent et le travail.
4. Ma religion.
0. Le salut est en vous.
772 REVUE DK MÉTAPHYSIQUK ET DE MORALE.
christianise pas Thumanité ; elle la déchristianise. Chacun de ses
actes est un coup de lance dans la poitrine du crucifié.
Voilà ce que Tolstoï a dit et répété dans vingt ouvrages depuis
1874. Lui-même, quand il a vu clair en lui, a eu horreur de sa propre
conduite. Prêchant l'exemple, il a quitté Moscou, où il se trouvait
alors et où chacun de ses actes lui semblait un crime, et il s'est retiré
à lasnaïa Poliana pour vivre en chrétien. 11 s'y est rendu à pied
pour ne pas user du travail des ouvriers qui peinent sur les chemins
de fer. Il y vit depuis, occupé tantôt au labeur de la terre, tantôt
à celui de l'esprit. Il s'habille en paysan; il n'accepte les services
d'aucun domestique gagé; il fabrique des chaussures; il aide par
son travail tous ceux qu'il peut secourir, et il ne manque' aucune
occasion de crier à l'Univers ce qu'est le vrai christianisme et
comment il faut vivre pour vivre heureux. Et c'est là, dans son
glorieux et touchant exil, que l'excommunication de l'Église ortho-
doxe russe est venue récemment le frapper, soulignant d'une
façon brutale l'opposition du chrétien Tolstoï et du christianisme
officiel.
L'événement n'a pas étonné le comte Tolstoï. Dès 1890, il pré-
voyait les anathèmes ecclésiastiques; il les appelait : « Et s'il ne
veulent pas renoncer à leurs mensonges, il ne leur reste à prendre
qu'un seul parti, qui est de me persécuter : c'est à quoi je m'attends
en publiant ce livre; je m'y attends avec une joie profonde où se
joint seulement une peur secrète de ma faiblesse d'homme'. « La
persécution n'est pas venue tout de suite. L'Église s'est contentée
longtemps de faire interdire par la censure les livres de Tolstoï. Puis
elle a cru devoir frapper.
Seulement n'a-t-elle pas reçu en réalité le coup qu'elle a cru
porter? Est-ce l'Église chrétienne quia excommunié Tolstoï, ou n'est-
ce pas Tolstoï qui a excommunié l'Église en prouvant qu'elle n'était
pas et qu'elle ne pouvait pas être chrétienne? Dans cette affaire, il
y a deux tribunaux : celui de Tolstoï et celui de l'Église ; et il y a
deux condamnés; l'Église et Tolstoï. Lequel l'est justement? Lequel
n'est pas chrétien? Les hommes de bonne volonté ont un moyen sûr
de le savoir et de savoir en même temps ce qu'il faut faire pour être
1. Les Évangiles.
ANDHii; CHKSSON. — Le christianisme de Tolstoï. '73
vraiment chrétien si l'on croit qu'il faut l'être : ouvrir les Évangiles
elles lire, sans prévention et en toute sincérité. C'est ce que les Jésuites
ne voulurent pas que l'on fît jadis, lors de leur querelle avec les
Jansénistes. C'est cq que voudront faire aujourd'hui tous ceux qui
chercheront de bonne foi à savoir ce qu'est le Christianisme. Le
recours à l'Évangile décidera si ceux qui condamnent Tolstoï,
jugeant solennellement au nom de Celui qui a interdit déjuger ne
sont pas condamnés par leur jugement même : « Du Christ qui
chassa du Temple les brebis et les marchands, ils devraient dire
qu'il fut sacrilège. S'il y revenait aujourd'hui et qu'il vît ce qui est
fait en son nom dans leurs églises il ne manquerait pas, avec une
grande et plus légitime colère, de jeter au loin corporaux, ban-
nières, croix, ccuipes, cierges et icônes, tous les instruments de leurs
sacrilèges, tout ce qui les aide ii détourner les hommes de Dieu et
de son enseignement ».
André Cresson.
Rev. meta. t. IX. — 1901. 52
ENSEIGNEMENT
LA REFORME
DE
L'ÉDUCATION UNIVERSITAIRE
{Suite et fin i.)
IV. — Ri-:forme du régime intérieur des lycées.
Cités universitaires.
Le défaut de l'éducation universitaire, c'est la dispersion des édu-
cateurs. Gomment les réunir?
Il n'y a qu'un moyen, dit le recteur de Gaen : « le céliliat obliga-
toire ^. » Nous ne proposons pas de le décréter. Mais le célibataire
possède-t-il, par nature, une vertu pédagogique? Nullement, mais
le célibat permet aux éducateurs de vivre dans la maison où les
appelle leur fonction. N'existe-t-il aucun autre moyen de parvenir
au même résultat? Dans les lycées, les proviseurs, censeurs et éco-
nomes, qui ne sont pas condamnés au célibat, habitent la maison.
Est-il impossible d'y loger tout le personnel? Si nous pouvons réunir
dans la même enceinte tous les éducateurs nous aurons résolu notre
problème : ce ne sera plus seulement sa fonction, ce sera sa famille,
ce seront ses occupations extérieures qui retiendront le professeur
au lycée : c'est en créant des « Cités universitaires » où chacun
trouvera son logis qu'on fondera l'unité matérielle de l'établissement.
Déjà quelques professeurs soupçonnent cette vérité: l'un demande
qu'on réserve « autant que possible à ceux des professeurs qui le
désireraient — aux professeurs célibataires surtout, plus libres de
1. Voir Revue de Métaphysique et de Morale, numéro du 13 septembre 1901.
2. Enquête, t. IV, p. 68 «; cf. p. 297 a.
p. LAPIE. — I.A lîKroinii: DK l. K du cation LMVKKSlTAIIlb:. 775
temps et de soucis — un cabinet de travail dans l'établissement ' » ;
l'autre voudrait « loger partout où les locaux le permettent, quel-
ques [iroCesseurs dans l'établissement ^. » Mais ces vœux isolés sont
encore timides : et l'on comprend que l'idée d'introduire une tren-
taine de familles dans les lycées actuels cifraie les plus audacieux.
iMais on peut concevoir trois types de lycées dans lesquels vivraient
sans se gêner mutuellement les familles des professeurs. Deux de
ces types existent : le premier, c'est le lycée trop grand pour sa
population. Quand deux cents élèves occupent un lycée bâti pour
mille, no pourrait-on [las aménager pour les professeurs (|uelques-
unes des ailes aujourd'hui désertes? 11 ne s'agit pas de créer dans
ces établissements un « quartier» des professeurs séparé du quartier
des ("lèves, comme la « communauté ». à Arcueil, est séi)arée du
pensionnat; le voisinage des familles offrirait des inconvénients et
les maîtres ne seraient guère plus qu'aujourd'hui en contact avec
leurs élèves. Il s'agit, au contraire, de disperser au milieu des bâti-
ments scolaires les appartements des professeurs : le professeur de
rhétorique, par exemple, serait le roi d'un petit domaine dont son
logis formerait le centre, sa classe l'aile gauche et l'étude de ses
inlei'nes l'aile droite; il vivrait au milieu de ses élèves, et sa demeure
serait assez éloignée de celle de ses collègues pour que leur vie
privée ne soulfre pas de leur voisinage. Parmi les lycées actuels, un
second groupe se prêterait à la même réforme : ce sont les lycées
(|ui possèdent un parc : pourquoi ne bàtirait-on pas dans ce parc
autant de maisons qu'il y a de professeurs? Aujourd'hui, ces parcs
sont inutiles; à Lakanal, les élèves n'en ont pas la jouissance : ils
en ont « la vue », dit gravement le proviseur^. Mais il faudrait
poster un surveillant derrière chaque arbre pour leur permettre de
s'y promener. Si ce parc était occupé par les maisons des profes-
seurs; si, à cliâijue lournanl d'allée l'enl'ant risquait de rencontrer
un de ses maîtres, si à travers les arbres il apercevait les maisons
d'où l'on peut le surveiller, les abus de la liberté seraient moins
redoutables : le parc ne servirait pas seulement aux maîtres; il
jouerait son rôle dans l'éducation dt>s élèves. D'autre pari, les arbres
isoleraient les maisons de manière à assurer à chaque famille le
respect de son individualité. EnUn, on peut concevoir un troisième
1. Enqiœte, t. IV, p. 191 a.
2. kl., t. IV, p. 8'J h.
o. T. I, p. "JS.j o; cf. p. 582 b.
■776 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
modèle de collège répondant aux mêmes exigences. Soit un vaste
quadrilatère à l'intérieur duquel se trouvent les cours de récréation
séparées parles réfectoires, les dortoirs, la bibliothèque, la chapelle,
le gymnase; sur les côtés se dresseraient des pavillons d'habitation
séparés les uns des autres par des classes ou des études; chacun
de ces pavillons communiquerait avec l'intérieur et avec l'extérieur,
mais aucun ne communiquerait avec le pavillon voisin : de l'un on
ne verrait, on n'entendrait rien de ce qui se passe dans l'autre.
L'aspect d'un tel lycée serait nouveau : il ne ressemblerait ni à un
couvent, comme les plus antiques de nos collèges, ni à un hôtel de
ville, comme les plus modernes. Il n'aurait ni l'austérité des premiers
ni la majesté des seconds. Mais peut-être serait-il mieux adapté à sa
fin. Une maison d'éducation n'est pas un lieu de pénitence : inutile
d'en barricader les portes ou d'en griller les fenêtres; mais ce n'est
pas non plus un monument : inutile d'y prodiguer la pierre de taille.
Des arbres et des fleurs, de gaies maisons de brique hautes d'un
étage, de vraies maisons sans barreaux de fer, avec des rideaux aux
fenêtres, voilà ce qu'on apercevrait dès l'abord. On n'aurait pas
l'impression que derrière cette enceinte les énergies sont compri-
mées par une règle sévère ou par une besogne mécanique; on
soupçonnerait que la vie, dans cette demeure, ne se réduit pas à
la pratique de l'ascétisme ou à l'accomplissement d'une fonction
bureaucratique; on croirait que les habitants du lycée vivent d'une
vie normale : pourquoi l'éducateur qui prépare l'enfant à la vie
commencerait-il par le placer dans un monde sans vie?
L'aspect extérieur ne serait pas seul modifié : l'unité matérielle
serait le fondement de l'unité morale. Toutes les réformes particu-
lières dont nous avons constaté l'insuffisance deviendraient efficaces
si elles étaient subordonnées à cette réforme générale. Les assemblées
de professeurs seraient plus fréquentées du jour où il serait plus
facile de s'y rendre, du jour où ses intérêts et ses convenances
n'éloigneraient plus le professeur du lycée. Dans l'intervalle de ces
réunions, les maîtres auraient des occasions plus fréquentes de se
voir, d'échanger leurs idées sur les méthodes et leurs impressions
sur les élèves. Ce qui manque aux lycées, ce n'est pas une âme,
c'est un corps; ou plutôt l'âme collective n'y naît pas parce que les
conditions matérielles de sa naissance ne sont pas réunies. Des char-
bons enflammés, s'ils sont épars, tendent à s'éteindre; mis en con-
tact, des charbons à demi éteints s'embraseraient.
p. LAPIE. — LA HKFOIOII'; l)K I. KDIC.VTION IM VI.IISII Al ISK. 777
La chaleur du foyer rayonnerait au dehors : devenus h;s voisins
de leurs élèves, les maîtres auraient des occasions plus IVéquentes
de connaître et de diriger leur conduite. Ils auraient avec eux plus
d'entretiens particuliers et pénclreraionl mieux dans leur âme indi-
viduelle. La présence permanente du professeur au lycée permcllrait
de mulliplici' les interrogations individuelles et de leur donner un
caractère nouveau. A tour de rôle, les élèves se rendraient dans la
maison de leur maître pour réciter leurs leçons. Cette interrogation
individuelle pourrait être moins rapide que l'internigalion faiti' en
classe : le professeur se rendrait un compte plus exact du travail et
de l'intelligence de l'enfant; il pourrait adapter à chaque espi-it la
forme de son enseignement: il pouri-ait aussi « imlividualiser » les
sanctions, les proportionner à leiîort, tandis qu'il doit en classe
les mesurer au résultat. Mais surtout l'interrogation individuelle
serait pour le maître une occasion de « confesser » l'enfant, d'en-
tendre le récit de ses efforts, d'avoir la confidence de ses déceptions
ou l'aveu de ses fautes; il lui adresserait des encouragements, des
conseils, des exhortations que les railleries des camarades ne vien-
draient pas neutraliser. De tels entretiens sont rares dans le régime
actuel. Les « interrogations » individuelles dans les classes prépa-
ratoires aux grandes écoles sont uniquement consacrées à la récita-
tion des leçons. Et dans les autres classes où elles n'existent pas,
c'est seulement à la fin de son cours, quand l'heure du départ a
déjà sonné, que le professeur peut parfois adresser quelques paroles
à l'un de ses élèves. Mais l'élève est pressé de le quitter : il sera
puni s'il arrive trop tard en étude; le maître lui-même est attendu
chez lui : l'entretien ne dure pas une minute. C'est seulement si le
professeur hahite le lycée qu'il pourra connaître intimement le
caractère de ses élèves.
L'interrogation individuelle ne sera pas le seul moyen d'ohtenir
ce résultat. Un professeur, devant la Commission de la Chambre, a
montré combien il serait utile de donner aux maîtres un cabinet de
travail dans l'intérieur du collège : « Ce cabinet, que l'on devrait
leur rendre agréable, les retiendrait auprès de leurs élèves et cela
les inviterait à vivre un peu plus parmi eux. Les professeurs s'ini-
tieraient ainsi insensiblement et sans s'en douter à la vie intérieure
de l'établissement. Ils s'y intéresseraient et deviendraient par la
force des choses, et les circonstances aidant, les collaborateurs actifs
des administrateurs dans l'éducation du peuple des élèves. Les
778 HEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
élèves auraient en même temps un grand avantage à pouvoir très
fréquemment recourir, sans dérangement et sans perte de temps, à
leur professeur qui leur prodiguerait les renseignements, les conseils,
les avertissements et même les consolations dont ils pourraient
avoir besoin ' ». Combien tous ces avantages seront plus réels si le
professeur, au lieu d'avoir seulement au lycée son cabinet de travail,
y trouve sa maison tout entière! C'est à toute heure qu'il pourra
visiter l'élève et que l'élève pourra le consulter. Les internes échap-
peront parfois à la cuisine de l'économe et viendront s'asseoir à la
table de leur maître; ils regarderont le monde extérieur par sa
fenêtre; ils trouveront une image de leur famille dans sa famille.
Les relations entre eux ne seront pas seulement plus fréquentes,
elles seront autres. Toutes les fois que l'enfant pourra voir son pro-
fesseur chez lui, ce n'est pas le maître qu'il rencontrera, c'est
l'homme. Là, pas de punitions à craindre et pas de mauvais tour à
jouer : la confiance est réciproque. Cette confiance réciproque, ni
les règlements de 90, ni les projets actuels ne peuvent la créer : on
ne décrète pas l'amitié. 11 ne suffit pas de rendre la discipline plus
paternelle : il faut modeler le milieu scolaire à l'image de la famille
si l'on veut que la discipline familiale y puisse régner. Or on ne
peut modeler le milieu scolaire à l'image de la famille qu'en intro-
duisant la famille à l'école. Ce n'est pas non plus en multipliant
les visites des maîtres dans les études et les cours qu'on changera
la nature de leurs relations : dans la cour et dans l'étude aussi bien
que dans la classe le professeur est toujours un maître; c'est seule-
ment à son foyer qu'il est un homme. Il ne faut donc pas s'arrêter
aux demi- mesures, il faut installer le maître au lycée.
Ce projet est trop différent du régime actuel pour recevoir un
accueil enthousiaste. Les uns réclameront au nom de la liberté, les
autres railleront ce phalanstère. Mais la liberté des professeurs ne
soiiflVirait aucune atteinte : celle des censeurs et des économes, qui
vivent sous ce régime, est-elle entravée? Le même projet ayant été
exposé dans \e iourna.\ VEnseigneiitenI secondaire^ un censeur écrivit
à l'auteur pour plaindre d'avance les malheureux qui seraient con-
damnés à « gouverner » ces petites villes. Mais nul n'aurait à les
gouverner. L'autorité du proviseur s'arrêterait à la porte de chaque
appartement comme elle s'arrête, j'imagine, à la porte du censeur et
1. T. IV, p. 191.
p. LAPIE. l.A lll':i-(tllMi; l)K 1. KDUCATIO.N LMVl.lîSIT.VIIii;. 7"0
de 1 économe. Nous avons indiqué toutes les mesures fini seraient
prises pour faire respecter l'intimité de la vie familiale. Quant aux
plaisanteries, il serait naïf de les discuter. Sans doute on peut pré-
voir des froissements, des querelles peut-être : pour que les membres
d'un même corps soient divisés, est-il nécessaire qu'ils habitent la
même maison? Mais le remède est facile à trouver : il sera permis à
chacun d'avoir avec la famille de ses collègues telles relations (jui lui
conviendront. Enlin nul ne serait forcé de subir le logement admi-
nistratif : il serait gratuit, mais non obligatoire. Mais les traite-
ments des professeurs sont assez modestes pour qu'un logement
gratuit soit un avantage appréciable : aussi peut-on penser qu'en
dépit des répugnances et des railleries l'ollre de l'État serait
acceptée.
L'Ktat est-il disposé à consacrer plusieurs millions à celle réforme?
on peut en douter. Mais on ne peut douter qu'elle doive frapper l'o-
pinion. Si le public sait que les professeurs, au lieu de s'enfuir sitôt
leur classe terminée, ne quittent pas rétablissement, il croira les
enfants plus soigneusement élevés. C'est cette croyance, fondée ou
non, qui fait la force des maisons religieuses devant l'oiiinion. C'est
la cohésion des maîtres qui inspire confiance aux familles. Celte
cohésion nous pouvons l'obtenir sans recourir au célibat obligatoire,
il suffît d'organiser les lycées de manière à la rendre matériellement
possible et nécessaire. La question de l'éducation universitaire est
une question d'architecture.
Y. — Réforme du régime intérieur (suile). — LÀ bibliothèque.
Rôle nu proviseur, du professeur, du répétiteur.
Qu'on loge ou non le professeur au lycée, d'autres réformes sont
nécessaires pour donner aux établissements d'enseignement secon-
daire l'unité matérielle et l'unité morale.
En général, le lycée actuel ressemble à ces organismes rudimen-
taires dont chaque cellule vit de sa vie propre : il n'a pas d'organe
central. Un cloître a sa chapelle, une prison son prétoire. Dans un
lycée, au contraire, aucune salle ne se distingue des autres; c'est un
chapelet de classes et d'études qui étaient hier des cellules de moines
et pourraient demain servir de chambrées. Quand il s'élève d'un degré
dans l'échelle des êtres organisés, le lycée possède un cœur; il a une
salle commune, mais cette salle ne répond pas aux l)esoins de l'éta-
blissement. L'unique salle où toute la maison puisse s'assembler,
780 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
c'est souvent la chapelle : le lycée est-il donc une institution reli-
gieuse? Ou bien, c'est le gymnase : mais si importante que soit l'édu-
cation physique de la jeunesse, la salle de gymnastique doit-elle
être le cœur du lycée? Ou bien, c'est une salle des Jetés : mais un
collège n'est pas plus un lieu de réjouissance qu'un lieu do péni-
tence, pas plus un théâtre qu'un couvent. L'organe n'est jamais
adapté à la fonction. La fonction principale du lycée, c'est l'ensei-
gnement : l'organe doit donc servir à l'enseignement : dans un éta-
blissement d'instruction, c'est la salle des livres qui doit occuper la
place d'honneur : c'est autour de la bibliothèque que la vie scolaire
doit graviter.
Il existe bien, dans chaque lycée, une bibliothèque, mais quelle
bibliothèque! Souvent elle est reléguée au dernier étage, dans l'en-
droit le plus désert de la maison. Elle ne s'ouvre chaque jour que
pendant quelques minutes, et pour avoir le moindre livre il faut
déranger un personnage important : le censeur. Elle est, en général,
misérable : elle ne contient que de vieilles collections dépareillées
auxquelles s'ajoutent, à de rares intervalles, quelques livres dispa-
rates. Enfin, elle reçoit des revues, mais les professeurs ne peuvent
pas les lire : elles ne sont mises à leur disposition qu'après avoir
passé par les mains du proviseur, du censeur, de l'économe, parfois
de l'inspecteur d'académie : on conçoit qu'au retour leurs articles
manquent de fraîcheur. Supposez que dans une église le maître-autel
soit placé près des cloches : les fidèles n'en diraient pas moins leurs
prières et les prêtres leurs messes, mais nous aurions une étrange
église. De même, les élèves de nos lycées font leurs devoirs et les
professeurs font leurs classes, mais la bibliothèque est dans les
combles et nous avons d'étranges lycées.
Placée au cœur de l'établissement, ouverte en permanence et
richement pourvue, la bibliothèque jouerait dans la vie du lycée le
rôle le plus important. Elle serait le lieu de réunion des maîtres :
ils y trouveraient des distractions intellectuelles et des instruments
de travail. Sans transformer les collèges, comme on l'a demandé, en
cafés universitaires \ on peut du moins faire de la bibliothèque le
cercle intellectuel où tous, depuis le proviseur jusqu'aux répétiteurs,
recueilleraient et échangeraient des idées. En outre, la bibliothèque
de chaque lycée pourrait se mettre en relation avec celle de l'Uni-
1. Arlicle de M. de Couberlin dans la Revue Bleue.
p. LAPIE. — lA ItKKOliMK DK i/kOL CATION UMVKKSITAIUE. "81
versité voisine pour procurer aux professeurs les ouvrages de science
ou d'érudition qu'elle même ne posséderait pas. Tandis que le pro-
fesseur est aujourd'hui forcé de fuir le lycée s'il veut écrire une thèse
ou même lire une revue, c'est au lycée qu'il réunirait les matériaux
de son travail, l^t chacun Irdiivanl à la bibliothèque la satisfaction
de ses besoins intellectuels, elle serait le rendez-vous natund du jier-
sonnel tout entier'.
Elle serait le rendez-vous naturel des maîtres et des élèves. A
partir de la troisième, les jeunes gens auraient le droit, sous cer-
taines conditions, de venir travailler dans cette salle : ils y feraient
les lectures nécessaires ou utiles à leurs travaux; leurs devoirs ter-
minés, ils pourraient y lire les revues littéraires ou scientiliques. Les
plus grands s'intéresseraient aux principaux faits de la vie puldique ;
commentée par leurs processeurs, la lecture des revues politiques les
initierait mieux qu'un cours spécial à leurs devoirs de citoyens. A
c<~ité de la bibliothè([ue, on installerait un modeste laboratoire où les
élèves répéteraient les expériences de physique ou de chimie aux-
quelles ils auraient assisté pendant la classe. Bibliothèque et labora-
toire seraient surveillés par le proviseur, le censeur et leurs secré-
taires. En outre les professeurs attirés à la bibliothèque par leurs
travaux ou leurs goûts participeraient à cette surveillance. Tous
ceux qui se destineraient aux fonctions administratives seraient
tenus de s'y montrer. Le soir, après diner, ils pourraient y faire ou y
diriger des lectures; quelquefois, la lecture serait remplacée par une
conférence. Les professeurs des lycées sont préoccupés à juste titre
des lacunes de l'enseignement populaire et ils se multiplient pour
faire connaître au peuple les grandes œuvres des poètes et les
grandes découvertes des savants : ne pourraient-ils pas faire profiter
leurs propres élèves des lectures et des causeries qu'ils font dans les
écoles? Au lieu de commenter abstraitement Polyeucte ou Phèdre,
pourquoi ne liraient-ils pas ces pièces à leurs élèves comme ils les
jouent devant les ouvriers des faubourgs? poun[uoi ne les feraient-
ils pas jouer par les jeunes gens? Ils s'assureraient ainsi qu'elles ont
été lues. Et les soirées de la bibliothèque laisseraient dans les esprits
des impressions plus vives que les lectures silencieuses et solitaires
de l'étude.
Un autre enseignement trouverait sa place dans le même lieu :
1. Cf. Enquête, t. I, p. 111/^, j». :>45 «, 535 «, 334 «, 411 «. El article 11 des
conclusions de la commission parlementaire.
782 UEVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
c'est l'enseignement de la morale. Au lieu de lui consacrer quelques
semaines rapides dans le cours de philosophie, on réserverait une
soirée de chaque semaine à des conférences de morale pratique aux-
quelles assisteraient tous les élèves de la division supérieure. Toute
liberté serait donnée au professeur, d'accord avec le proviseur, pour
en tracer le programme, mais il aurait surtout le devoir de bannir
les abstractions et les banalités: il pourrait tirer la moralité des
événements contemporains, énoncer les problèmes moraux qui se
posent à l'approche de la maturité, avertir les jeunes gens des
devoirs que leur imposera la société. Ils sont à l'âge où l'on choisit
sa carrière : connaissent-ils toutes les obligations de celle qu'ils vont
embrasser? Pour les leur indiquer, le professeur pourrait faire appel
à des collaborateurs étrangers : un magistrat, un médecin, un offi-
cier, un ingénieur viendraient tour à tour montrer aux lycéens
l'étendue de leurs responsabilités professionnelles. Quelle que soit
sa carrière, le jeune homme de dix-huit ans sera demain soldat et
citoyen; puis il fondera une famille. En tout cas, il va prendre en
main sa destinée : c'est bien le moins qu'il réfléchisse sur les prin-
cipes de sa conduite. Qu'on formule donc devant lui les problèmes
de la morale sociale et de la morale privée, qu'on formule devant lui
le problème religieux. On l'ennuierait sans doute en rééditant à son
usage les aphorismes de la sagesse vulgaire; on ne l'ennuiera pas
en lui montrant l'actualité des problèmes moraux qu'il doit résoudre
avant de prendre la direction de sa vie. A la fois plus vivant et plus
imposant, le cours de morale serait plus efficace.
Non seulement la bibliothèque réorganisée faciliterait les relations
des maîtres et des élèves, mais elle en modifierait la nature. Elle serait
le temple du travail libre : aucune punition n'y serait infligée, mais
à la moindre incorrection le coupable serait renvoyé à l'étude où
sévirait la discipline. L'étude conserverait son aspect actuel : le tra-
vail y serait rigoureusement surveillé et les infractions au règlement
seraient punies avec fermeté. A côté de l'étude subsisterait, au moins
pendant certaines promenades, la retenue, c'est-à-dire l'endroit où
s'accomplissent les tâches supplémentaires; au régime du travail
surveillé se substituerait, en cas de faute, le régime du travail imposé.
Mais, en revanche, il existerait dans chaque lycée une salle où le
maître n'entrerait jamais sans oublier son code pénal, où l'élève
entrerait sans avoir à craindre un "châtiment, où l'un ne chercherait
pas à prendre l'autre en faute, où le second ne s'appliquerait pas à
p. LAPIE. — l.V IIKIOIIMI^ DK l'kDUCATION UMVlIltSll Air.K . 183
conimeltrc des fautes sans élre pris, oii le prnfesseiir ne serait pas
vis-à-vis de l'enfant ce qu'est vis-a-vis du déliiKiuant le policier.
L'idéal pédagogique, c'est de diminuer le rùle de la peine dans l'édu-
cation. Il est impossible de la supprimer : il faut donc faire la part
du feu, conserver un domaine où elle s'applique et créer un monde
où elle ne s'applique pas. Trois régimes sont nécessaires : le travail
surveillé à l'étude, le travail forcé à la retenue, le travail libre à la
bibliothèque. Une terre, un purgatoire, un paradis, voilà les éléments
indispensables d'un bon système pédagogique. Hors de la terre, l'an-
cienne pédagogie ne connaissait que le purgatoire, la nouvelle a
voulu le détruire; ne détruisons rien, mais créons un ciel.
Quel serait, dans ce système, le nde de chaque éducateur? Nous
connaissons celui du professeur : en dehors de sa classe, il viendrait
lire ou travailler à la bibliothèque, donnerait à ses élèves l'exemple
du labeur, aurait l'occasion de diriger leurs lectures, d'entendre leurs
réflexions. De même, le proviseur ne vivrait plus, comme un souve-
rain oriental, dans la solitude de son cabinet directorial; il ne s'y
rendrait que pour recevoir les visiteurs étrangers; le meilleur de son
temps — même celui qu'il consacre à la rédaction de ses rapports
administratifs — , il le passerait à la bibliothèque. Assisté du censeur
et de son secrétaire, ([ui le suppléeraient à l'occasion, il présiderait
au travail dans ce sanctuaire du travail. Il serait en relations per-
manentes avec les maîtres et avec les élèves. Il vivrait de leur vie. Il
les connaîtrait mieux que par les rapports de ses subordonnés. Il
s'intéresserait directement au travail des uns et des autres. Sans
doute, il pourrait quitter la salle commune pour visiter les classes
et les études. Mais sa fonction principale serait de s'y tenir. Au lieu
d'être un administrateur, il serait le premier des éducateurs : pour-
quoi son amour-propre en serait-il humilié?
Quant aux répétiteurs, leur rùle serait peu modifié. Surveiller
avec bienveillance la conduite des privilégiés admis à la biblio-
thèque; surveiller avec fermeté le travail à l'étude; surveiller sévè-
rement, à la retenue, l'exécution des tâches supplémentaires : ce
sont des fonctions que connaissent déjà ces maîtres. Seuls deux
traits de leur physionomie seraient nouveaux. Dans les divisions
inférieures ils choisiraient chaque jour et feraient chaque soir une
■784 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
lecture. Dans toutes les divisions, ils dirigeraient chaque semaine
des promenades éducatives'.
Les élèves les plus jeunes ne seraient pas admis à la bibliothèque.
Mais le régime de la bibliothèque serait chaque soir appliqué, dans
les études des plus jeunes : le répétiteur ferait une lecture. La
longue étude du soir est fatigante pour des enfants de dix à qua-
torze ans : elle serait abrégée par la lecture. D'autre part, les enfants
lisent peu; dans chaque classe, le professeur indique aux élèves les
livres qu'ils auront à lire, mais ces lectures ne sont pas faites ou ne
sont pas faites par tous. Les faire à haute voix, c'est forcer tout le
monde à les entendre, c'est économiser les yeux d'un certain nombre
d'enfants, c'est appliquer au travail intellectuel le principe de la
coopération, c'est enfin donner l'habitude de la parole publique et
enseigner l'art de la diction. A ces avantages intellectuels s'ajoute
l'avantage moral qui résultera du choix des lectures. Les morceaux
les plus célèbres des principaux moralistes, depuis la Bible jusqu'à
nos jours, auront leur place dans ce programme, mais les maîtres
pourraient donner plus de variété à leurs petites soirées : beaucoup
d'oeuvres littéraires sans prétention morale ont une valeur éducative.
En choisissant leurs textes les répétiteurs pourront acquérir des con-
naissances et des qualités pédagogiques. En même temps, la lecture
préalable des auteurs qui est la condition nécessaire d'un bon choix
sera le meilleur emploi de leur journée : il leur est difficile de faire
pendant les heures d'études des travaux écrits : ils seraient trop
souvent interrompus par les nécessités de la surveillance; il est utile
néanmoins qu'ils travaillent s'ils veulent conquérir l'estime de leurs
élèves : qu'ils lisent donc, qu'ils choississent pendant le jour les
textes qui serviront à la lecture du soir. Ainsi l'enfant, après sa
journée de travail, comme s'il vivait dans une famille cultivée,
entendra une lecture assez grave pour laisser dans son esprit de
sérieuses leçons, assez intéressante pour occuper son attention. Voilà
une première tâche qui, pour être difl'érente de celle du professeur,
peut séduire nos répétiteurs.
Une seconde mission, non moins séduisante, serait de diriger les
promenades de manière à les rendre instructives et éducatives. Les
enfants de dix à quinze ans ont les sens en éveil; leur curiosité n'a
rien perdu de sa fraîcheur. Il faut en profiter, les habituer à per-
1. Ajouter qu'au réfectoire ils seraient assis, comme jadis, à la table des élèves
et qu"il ne leur serait pas interdit de parler.
p. LAPIE. — L.V UKF0UM1-: Di: 1, I.DLCATION U.M VKIiSlTAI ISK. "85
cevoir tous les sons et toutes les couleurs, à distinguer les formes et
à mesurer les distances. Le maître aurait toute liberté pour faire
avec ses élèves l'exploration méthodique du pays envircmnant;
chaque jeudi, il ne se contenterait pas de les promener deux lieures
durant sur une grande roule, il les ferait sortir depuis midi jusfju'à
cinq ou six heures du soir; il pourrait même, une fois par mois,
diriger une excursion d'une journée entière : l'expérience, faite dans
certaines écoles primaires supérieures, a donné d'excellents résul-
tats. Au bout de quelques années, il n'y aura plus, à deux lieues à
la ronde, un papillon qu'on n'ait attrapé, un fossile qu'on n'ait
déterré, une fleur qu'on n'ait cueillie; on aura admiré tous les
horizons, escaladé tous les rochers et toutes les ruines : on aura
acquis l'amour de la nature et l'amour du beau tout en c(dlection-
nant des vérités scientifiques. Plus tard, on visitera les usines pour
compléter les leçons et les expériences du laboratoire; on visitera
les musées pour compléter les lectures historiques ou littéraires.
Directeur de ces excursions, le répétiteur cesserait d'être pour les
élèves un simple « professeur de silence ».
Chacun aurait sa tâche et tous agiraient de concert. Chacun
serait libre de choisir, dans son domaine, les méthodes éducatives,
mais tous auraient l'occasion de discuter, sans réunions solennelles,
dans des conversations répétées, sur l'emploi de ces méthodes. Au
centre de chaque lycée se dresserait une vaste salle où maîtres et
élèves trouveraient leurs instruments de travail, où, sans troubler
la paix nécessaire au labeur, ils pourraient échanger discrètement
des réflexions. Les maîtres, sous la présidence du proviseur, s'y con-
certeraient pour coordonner leurs efforts; les élèves, en présence
de leurs professeurs, se livreraient aux lectures, aux méditations,
aux expériences qui forment le jugement, et ils acquerraient le goût
de la liberté et l'habitude du travail, qui forment la volonté.
VI. — L'ÉDUCATION PAR L'INSTRUCTION. — DaNGKK PKDAGOGIQUI:;
DE L'ENSEIGNlilMKNT ACTUKL.
En réformant le régime intérieur du lycée, on fournirait aux pro-
fesseurs, en dehors de leurs classes, des occasions plus fréquentes
d'agir sur leurs élèves. Mais, dans leur classe même, leur action est-
elle efficace? L'éducation et l'instruction sont solidaires : non seu-
lement chaque article du programme et chaque méthode d'ensei-
gnement ont leur valeur éducative, mais c'est à propos de l'ensei-
780 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
gnement que se donne l'éducation. Dans une caserne, c'est le manie-
ment des armes, c'est la marche, c'est l'école de compagnie, qui
servent à former les volontés. Dans un établissement d instruction,
c'est en apprenant des leçons et en écrivant des devoirs que l'enfant
peut prendre l'habitude de vouloir, de choisir, de persévérer et de
progresser. L'enseignement des lycées fait- il prendre aux jeunes
gens cette habitude?
A l'unanimité, les maîtres de l'enseignement secondaire ont
déclaré, devant la Commission de la Chambre, que l'instruction est
le meilleur procédé d'éducation lorsqu'elle réussit à exercer non les
facultés passives mais les facultés actives de l'enfant, lorsqu'elle
cultive moins la mémoire que le jugement. L'influence du jugement
sur la volonté est telle, à leur avis, qu'il est presque suffisant d'ap-
prendre à bien juger pour apprendre à bien faire. Et ce ne sont pas
seulement les laïques, ce sont des ecclésiastiques qui protestent
contre tout ce qui donne aux élèves « des opinions toutes faites »,
tout ce qui paraît les « dispenser de se former eux-mêmes leur juge-
ment^ ». Mais, à l'unanimité, les maîtres de l'enseignement iîecon-
daire regrettent d'être obligés d'exercer les facultés passives plus
que les facultés actives : c'est la faute des programmes encyclopé-
diques et de l'examen encyclopédique : c'est la faute du baccalau-
réat! Comment voulez- vous qu'un jeune homme de dix-huit ans
puisse savoir à la fois le français, le latin, le grec et l'allemand,
l'histoire de l'Europe et la géographie du monde, l'arithmétique,
l'algèbre, la géométrie, la cosmographie, la philosophie, la phy-
sique, la chimie, l'histoire naturelle et l'hygiène, quatre littératures
et une douzaine de sciences? Il n'a pas le temps de consacrer à ces
études les heures nécessaires pour faire des expériences, lire des
ouvrages étendus, ou simplement pour réfléchir; il n'a pas même le
temps de lire dans le texte les auteurs inscrits au programme litté-
raire : il se contente d'apprendre par cœur quelques manuels. Il
perd ainsi le goût de l'étude; le doyen de la Faculté de médecine de
Paris constate que les étudiants lui arrivent dépourvus de toute
curiosité scientifique-. Et l'on comprend en efTet qu'ils manquent
d'appétit quand depuis tant d'années ils digèrent si mal. Des
classes où l'on se borne à réciter des souvenirs mal assimilés en
vue d'un examen où cette récitation paraîtra passable, voilà en
1. T. Il, p. 266 «.
2. T. I, p. 20'J b.
p. LAPIE. — LA ItKFOHMl-: DK I. KDUCATldN IMVKIlSlTAllii:. 181
efl'et des circonstances défav(jrables pouf !a culture du jugeineut.
Si le mal réside dans rencombrement des programmes, le remède
parait simple : allégeons les programmes '. Pas d'objection tant
qu'on s'en tient à cette déclaration de principe. Mais dès qu'on veut
pratiquer quelque coupe dans cette forêt toulVue, on s'aperçoit que
chaque arbre résiste, et l'on jette la cognée. Supprimons, dit l'un,
les leçons de choses dans les classes élémentaires, l'histoire natu-
relle dans les classes de grammaire. Mais ce sont précisément,
répond lautre, les enseignements les plus précieux : dans toute la
série des études, vous n'en trouverez pas de moins livresques : dans
ces classes, l'enfant est mis en présence des objets eux-mêmes : on
lui montre des pierres, des oiseaux, des insectes et des Heurs, et les
réflexions qu'on lui suggère reposent toujours sur des objets con-
crets; rien n'est plus propre à discipliner l'iniaginalion, à éveiller la
curiosité et à former le jugement. Soit. Mais quelle est la valeur édu-
cative d'une autre science récemment introduite dans les classes
supérieures, l'hygiène? Supprimons l'hygiène. Mais l'hygiène est la
plus précise et la plus efficace des sciences éducatives : la connais-
sance des règles de l'hygiène est une vertu; être propre, être sain,
c'est rendre service à la société, c'est s'opposer aux contagions, c'est
épargner à autrui la souffrance ou la mort. Conservons donc l'hy-
giène : aussi bien n'entre-t-elle que pour douze heures dans les huit
années d'enseignement. Nous pourrions, en revanche, sup|jrimer
l'histoire des littératures et l'histoire de l'art : là, le professeur doit
en effet se contenter d'affirmer sans preuves et de charger la mémoire
sans profit pour le jugement : qu'importe de retenir la liste des
tableaux du Poussin ou des tragédies de Rotrou si l'enfant ne lit pas
les tragédies de Rotrou, ne voit pas les tableaux du Poussin? Même
si l'on énumére les qualités de ces œuvres et les caractères de leurs
auteurs, on ne lui en donne pas une véritable connaissance, on ne
lui apprend que des mots. Mais ces études se défendent à leur tour :
ne sont-elles pas des parties importantes de l'histoire des civilisa-
tions? et n'est-il pas utile de faire comprendre aux enfants les causes
qui déterminent l'évolution des sociétés? L'histoire de la littérature
et de l'art est devenue philosophique, elle fait réfléchir sur l'enchaî-
nement des causes et des effets : elle forme donc le jugement. —
Elle est philosophique; mais la philosophie est-elle à sa place dans
1. T. Il, p. 2n 6. Cf. l. IV, p. i-2 1), 21 /j, 210 6, 226 h, 27'J a, etc.
788 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
l'enseignement secondaire? ses abstractions ne sont-elles pas inin-
telligibles pour des esprits de dix-huit ans? Et elle aussi n'est-elle
pas réduite à n'enseigner que des mots? — Non, répondent des phi-
losophes : loin de supprimer la philosophie, il faut l'introduire dans
le programme de toutes les classes, depuis la quatrième inclusive-
ment. Il est scandaleux que les enfants arrivent à Tàge de dix-huit
ans sans avoir appris les régies du raisonnement et les lois de la
morale. Ainsi quel que soit l'article du programme auquel on s'at-
taque, on éprouve une sérieuse résistance. A la vérité, quelques-uns
des arguments employés pour défendre certains chapitres, quelle
que soit leur valeur dans l'organisation actuelle des études, la per-
draient dans une organisation meilleure : si, au lieu de faire, chaque
jeudi, le long des routes monotones, une promenade oisive, les enfants
prenaient part à des excursions scientifiques ou artistiques, on pour-
rait rayer des programmes et les leçons de choses, et l'histoire natu-
relle, et l'histoire de l'art : quelques conférences irrégulières, à la
suite d'une série d'excursions, suffiraient pour coordonner les expli-
cations fournies pendant les promenades et les visites : l'enseigne-
ment concret serait donné en dehors des classes, en présence des
objets mêmes qui en fournissent la matière, et il ne resterait qu'à
synthétiser ces leçons vivantes dans un petit nombre de classes sup-
plémentaires. De même si d'amples lectures étaient faites dans les
études ou dans les soirées de la bibliothèque, on pourrait supprimer
le cours d'histoire littéraire; il suffirait de caractériser, en quelques
conférences, les auteurs dont on aurait lu les ouvrages. Mais ces res-
trictions faites, nous devons reconnaître que chaque enseignement
a sa valeur, qu'il n'est pas d'étude inutile au développement de l'es-
prit, que toute science bien enseignée peut former le jugement :
toute exclusion serait arbitraire; il est donc difficile d'alléger le pro-
gramme de l'enseignement secondaire.
Si l'on ne peut réduire ce programme trop lourd, n'a-t-on pas la
ressource de le couper en morceaux? Chaque matière demeure ins-
crite au programme, mais tous les élèves ne l'étudieront pas : les
uns s'occuperont de langues mortes et les autres de langues
vivantes, les uns de sciences et les autres de lettres, les uns d'études
désintéressées et les autres d'études utilitaires. Déjà nous distin-
guons l'enseignement classique et l'enseignement moderne, et, dans
chacun d'eux, l'enseignement scientifique et l'enseignement litté-
raire; c'est insuffisant : il faut séparer plus tôt : en seconde, disent
p. LA.PIE. — LA RliKOUMK DK i/kDI CATION IM\ i:(tSITAllU;. 780
les uns, dès la troisième, disent les autres, les scientifiques et les lit-
téraires, et il faut rétablir, à cùté dé l'enseignement moderne, l'en-
seignement spécial de Duruy, mieux approprié aux besoins indus-
triels et commerciaux de notre époque et de notre pays '. A quoi
l'on répond que toutes ces divisions et subdivisions présentent de
graves dangers pédagogiques et de graves dangers sociaux. Des
dangers pédagogiques : en eft'et, les études scientifiques et les études
littéraires sont, pour ainsi dire, « complémentaires » ; et, de même
que « les deux branches d'un compas sont également nécessaires
pour tracer un cercle parfait* », de même ces deux ordres d'études
sont également nécessaires pour former un homme complet. Un bon
mathématicien déclarait à la commission parlementaire que, à son
avis, « pour être bon mathématicien, il faut avoir fait ses études
classiques" », c'est-à-dire littéraires; combien de bons littérateurs
estimeraient sans doute que pour écrire avec précision et raisonner
avec rigueur, il faut avoir fait des études mathématiques? L'esprit
de géométrie et l'esprit de finesse, telles sont toujours les deux qua-
lités que doit développer une véritable éducation. La bifurcation
prématurée a en outre l'inconvénient de forcer l'enfant à choisir
entre les sciences et les lettres avant de savoir quelles sont ses véri-
tables aptitudes : « Tel professeur distingué de mathématiques, dit
M. Boutroux à la Commission, m'a confié que, déjà avancé dans ses
études, il ne se croyait, pour cette science, ni goût ni aptitude. Il a
persévéré et la vocation est venue \ » L'enseignement secondaire
manquerait donc son but s'il présentait une diversité excessive.
Cette diversité serait un danger social. « Il n'y a qu'un lien social
réel et indissoluble, dit encore M. Boutroux; c'est, ainsi que nous
l'ont enseigné les anciens, une âme et une pensée communes. » La
solidarité n'est possible entre les hommes que s'ils communiquent
les uns avec les autres, et ils ne peuvent avoir de relations que s'ils
ont des soucis, ou des connaissances, ou des distractions analogues.
Mais si les hommes qui ont reçu une éducation scientifique ne savent
rien des sentiments et des pensées de ceux qui ont reçu l'éducation
1. Cet enseij,'nemenl est donné dans les écoles primaires supérieures, mais
rien n'empécliera d'annexer au lycée une école primaire supérieure comme on
lui a annexe d'une part une école primaire et d'autre pari un cours préparatoire
aux fjrandes écoles de l'Etat.
2. T. II, p. 530 M.
3. ï. I, p. 422 b.
4. T. I, p. 332 fl.
Hev. meta. t. IX. — 1901. 53
790 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
littéraire, ils formeront dans la société des corporations isolées, et
par suite hostiles. Une certaine communauté d'éducation est la con-
dition nécessaire de la paix sociale.
Cette théorie, objectera-t-on, est contraire à la loi qui préside à
l'évolution des sociétés, la loi de la division du travail. Cette loi ne
veut-elle pas que, dès dix-huit ans, lesjeunes gens soient spécialisés?
Mais la loi de la division du travail n'empêche par le travailleur
spécialisé d'être un homme : son éducation spéciale n'exclut donc
pas une culture générale. En outre, il n'est pas de profession si
spécialisée qu'elle n'exige des connaissances d'ordre varié : un ingé-
nieur qui serait un pur savant ne serait-il pas embarrassé pour
diriger ses ouvriers, pour résoudre les problèmes moraux qui se
posent à propos de leur salaire, de leurs maladies, de leurs droits
et de leurs devoirs? Enfin, la division du travail elle-même interdit
à l'homme de se spécialiser. Par cela même que le travail est plus
divisé, l'homme qui veut s'assurer contre le chômage doit connaître
plusieurs métiers : il n'est donc pas mauvais qu'il ait reçu une cul-
ture moins spéciale que celle qui suffisait à sa première besogne.
Pour toutes ces raisons, il est dangereux d'établir dans l'enseigne-
ment secondaire des cours d'études trop spécialisés.
Aucune des solutions proposées ou acceptées n'est donc satisfai-
sante.
VII. — L'ÉDUCATION PAR l"instruction [suite).
L,A culture « ÉQUILIBRÉE. »
Si nous n'adoptons ni le système des « simplifications » ni le
système des « bifurcations » ou des « trifurcations », comment
résoudre le problème? comment donnera l'enfant le temps d'exercer
son jugement et le mo3'en de cultiver sa volonté?
Nous trouvons dans plusieurs dépositions de l'Enquête parlemen-
taire les éléments d'une solution. On a fait remarquer, en effet,
qu'une culture générale n'est pas nécessairement une culture ency-
clopédique; il ne s'agit pas de tout enseigner mais de développer
toutes les facultés de l'enfant; il s'agit de donner, selon l'expression
de M. Lippmann, une « culture équilibrée* >>. L'idéal serait donc
d'offrir aux jeunes gens un grand nombre de cours en leur permet-
tant de choisir un ensemble d'études équilibrées.
Cet idéal étant fixé, comment organiser les cours? — On ne change-
1. T. II, p. 36 6.
p. LAPIE. — LA i;i:i'ni(>ii': dk i. kducation lninhushauœ. lui
mit rien aux programmes des classes élémentaires : puisqu'il s'agit
d'éléments, on a le temps d'y étudier les principales sciences et la
principale littérature, la littérature nationale.
De la sixième à la quatrième se déroulerait un second cycle
d'études. Les élèves ne seraient plus séparés en classi(|ues et en
modernes. Ils suivraient les mêmes cours — sauf une exception.
Dés maintenant, il sui'lit d'ouvrir un plan d'études pour voii- que —
le latin mis à part — les programmes sont presque identiques. Il est
vrai que les « modernes » étudient en un an l'histoire de l'Orient et
de la Grèce, tandis que les classiques lui consacrent deux années,
mais pourquoi les « classiques >> passeraient-ils plus de temps que
les modernes à apprendre l'histoire de Sémiramis ou de Thésée?
Kéciproquement, les modernes donnent aux sciences un peu i)lus
de temps que les classiques, mais on se demande pourcpiui : le
programme des uns est la copie littérale du programme des
autres. La division actuelle du moderne et du classique, dans les
classes de grammaire, n'a d'autre effet que de gaspiller les forces
des professeurs en les obligeant à répéter pour les uns ce qu'ils
ont dit pour les autres ou de gaspiller les finances de l'État en
l'obligeant à payer deux professeurs pour un seul enseignement.
On comprend donc que l'idée soit souvent venue de supprimer cette
distinction des classiques et des modernes et de rendre communes à
tous les enfants les études qui se font de onze à quatorze ans. Plu-
sieurs universitaires — et non des moins expérimentés — , des ins-
pecteurs généraux comme M. Foncin, M. Ernest Dupuy, M. Morel,
demandent que le latin lui-même soit exclu des classes de gram-
maire ' : en commençant cette étude à quatorze ou quinze ans, on
arriverait, disent-ils, à savoir, vers dix-huit ans, autant et plus de
latin qu'aujourd'hui. Malgré l'autorité de ces témoins, il serait témé-
raire de tenter l'expérience : elle ne serait pas du goût de tous ceux
([ui la pratiqueraient : beaucoup de professeurs ne demandent-ils
pas qu'on recule jusqu'à la septième l'initiation au latin, sous pré-
texte que la mémoire indispensable pour l'étude des langues est
d'autant meilleure que l'âge est plus tendre? Il serait donc prudent
de conserver le latin en sixième, mais cette étude ne jouerait plus,
dans cette classe, le rôle prépondérant : on n'y consacrerait pas dix,
mais cinq heures; en outre, le latin serait facultatif. Le français
1. ï. l, p. 18s rt; t. II, p. 45 «, 109 rt, 1096, 224 «, 22i b, 299 /j, 3326, 514 rt.
792 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
l'histoire de France, la géographie, les éléments des sciences mathé-
matiques formeraient l'enseignement commun et obligatoire; les
heures de classe qui ne seraient pas réservées à cet enseignement
seraient consacrées à l'étude de deux langues choisies par l'enfant :
il pourrait opter pour le latin et l'allemand, pour le latin et l'anglais
ou pour l'allemand et l'anglais, mais il devrait choisir deux langues.
En accordant chaque semaine cinq heures à chaque langue, une
heure à l'histoire, une heure à la géographie, deux heures aux
sciences mathématiques les sciences naturelles s'étudiant pendant
les promenades) on donnerait à chaque matière (sauf au latin) un
temps égal à celui qu'elle obtient aujourd'hui dans les classes les
plus favorisées. L'anglais et l'allemand réunis n'obtiennent que
vingt-deux heures dans ces trois classes de l'enseignement moderne;
ils en auraient trente dans notre système. Le total des heures con-
sacrées à la langue française "dans la division de grammaire est de
huit heures pour les classiques et de dix-sept pour les modernes : il
serait de quinze dans notre projet. Le tableau serait dressé de telle
sorte qu'un même élève pût, à la rigueur, suivre tous les enseigne-
ments : il n'aurait ainsi que vingt-quatre heures de classes par
semaine ^ Mais ce régime ne serait permis qu'aux élèves exception-
nels qui voudraient connaître, outre le français, deux langues
vivantes et une langue morte; ceux qui se contenteraient des deux
langues réglementaires ne seraient assis sur les bancs d'une classe
que pendant vingt heures à peine chaque semaine. Dès la sixième,
l'enfant aurait à faire un choix, mais c'est le choix qu'il fait aujour-
d'hui quand il opte entre le moderne et le classique-. Et quel que
soit son choix, il trouverait toujours un assez grand nombre d'études
communes pour n'avoir pas à se repentir de sa spécialisation.
En sortant de la classe de quatrième, l'élève aurait une plus
grande liberté de choix. Le seul enseignement commun serait le
français; peut-être y faudrait-il joindre l'histoire et la géographie
de l'Europe; en outre, la classe de philosophie tiendrait lieu, durant
la dernière année, de classe de français. Mais tous les autres ensei-
1. Il faut ajouter, il est vrai, les heures consacrées à des enseignements
comme la musique, le dessin, qui exigent un moindre effort d'attention. En
outre, les sciences naturelles seraient enseignées dans quelques conférences à
la fin de chaque année.
2. A ce choix on joindrait une option moins importante. Pourquoi tous les
élèves sont-ils tenus de dessiner : ne pourraient-ils choisir entre divers arts :
a musique et le dessin par exemple ?
p. LiAPIE. — LA RKFoinii: i>i-: i. i:i)i c.vtkin L.MVKitsriAiiti:. 703
gnemenls seraient facultatifs, à la condition toutefois que l'élève
choisisse des cours destinés à lui donner une culture « équilibrée ».
Il ne sera pas libre de se livrer exclusivement à son goût pour les
mathématiques ou à sa vocation littéraire; il devra même, parmi
les sciences, étudier en même temps des sciences déductives et des
sciences inductives; mais il sera libre, ces restrictions faites, de
choisir à son gré. Il pourra, par exemple, combiner les éludes sui-
vantes : latin, allemand, mécanique, physiologie animale ; ou celles-ci :
latin, grec, algèbre, géographie générale; ou encore : allemand,
anglais, géométrie, géologie, ou bien : latin, anglais, cosmographie,
histoire des civilisations (sociologie). Même en suivant les règles
que nous avons iixées, les combinaisons possibles sont innombra-
bles ' : le choix, de l'élève serait donc libre.
Pour que cette liberté soit complète, il faut que, dans une même
classe, un seul cours soit fait à chaque heure : si deux cours sont
faits en même temps, on limite le clioix de l'enfant, on empêche
l'élève studieux de suivre tous les cours qui lui plaisent. Mais est-il
possible de réaliser cette condition? Ne faudrait-il pas arrêter le
soleil pour trouver dans la journée la place d'un si grand nombre
de leçons? Remarquons d'abord que la durée des classes serait
réduite. Toutes celles pendant lesquelles la correction des devoirs
et l'explication des auteurs sont rares, toutes celles qui ne sont con-
sacrées qu'au cours du professeur seraient d'une heure au maximum :
l'attention de l'enfant, disent les psychologues, ne se prolonge guère
au delà de cinquante minutes -. Une fois par mois, le professeur
interromprait son cours pour interroger, mais les interrogations les
plus fréquentes seraient faites en dehors de la classe : elles seraient
individuelles. Ainsi serait abrégée la durée des classes d'histoire et
de sciences. Mais les classes de littérature elles-mêmes seraient
moins longues si l'on procédait plus rapidement à la récitation des
leçons et à la dictée des textes. Cette réfcjrme n'aurait que des avan-
tages : l'utilité de la récitation est contestée '; et la dictée des textes
1. D'aprrs los programmes actuels, on étudie dans les lycées (la langue, la
littérature française, l'histoire et la géographie de l'Europe exceptées) quaire
langues : l'allemand, l'anglais, le latin, le grec, (sans compter l'espagnol, l'italien
et l'arabe); sept sciences déductives (arithmclicjue, géométrie, algèbre, trigono-
métrie, géométrie descriptive, cosmographie, mécanique) et huit sciences induc-
tives (physique, chimie, géologie, physiologie végétale, physiologie animale
et hygiène, géographie générale, économie politique, histoire des civilisations).
2. Enquête, t. I, p. 333 b.
3. T. I, p. 56 b.
794 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
pourrait être supprimée si les élèves étaient autorisés à les auto-
copier ou même à les imprimer : ce genre de travail manuel ne
serait-il pas à sa place dans un établissement d'éducation? La durée
des classes étant réduite, on satisferait à toutes les exigences en
ramenant à vingt-cinq heures par semaine le maximum du temps
consacré à l'enseignement : en troisième, en seconde et en rhétorique,
quatre heures seraient données au français, quatre au latin, quatre
au grec, trois à l'allemand, trois à l'anglais (les langues vivantes
n'en ont pas plus aujourd'hui même dans les classes correspon-
dantes de l'enseignement moderne , une à l'histoire, une à la géo-
graphie, trois aux mathématiques et deux aux sciences physiques
et naturelles. En philosophie, la répartition serait un peu différente :
sept heures à la philosophie, deux à l'histoire, une à la géographie
générale, quatre aux sciences physiques, deux aux sciences natu-
relles, huit aux mathématiques, une aux langues vivantes. Avec
cinq heures de classe par jour, on réussirait à établir un horaire tel
que deux cours ne seraient jamais simultanés. Mais ce n'est pas à
dire que chaque élève devrait chaque semaine passer vingt-cinq
heures en classe : plus les élèves mûrissent, plus on doit leur
réserver de temps pour leur travail personnel. A la rigueur, un élève
exceptionnellement doué pourrait suivre tous les cours; mais le
plus grand nombre choisirait parmi ces enseignements et ne serait
pas en classe plus de vingt heures par semaine. Ainsi, au lieu de
contraindre l'élève à emmagasiner un savoir encyclopédique, le
lycée lui offrirait les moyens d'acquérir une « culture équilibrée ».
Une réforme du baccalauréat correspondrait à cette réforme de
l'enseignement. Le candidat choisirait ses épreuves — sauf la com-
position française — , comme l'élève aurait choisi ses études — sauf
l'élude du français. Dans chaque académie, à la fin de l'année
scolaire, on désignerait autant de juges qu'il y aurait de matières
dans le programme des lycées, et les candidats se présenteraient
non pas devant un tribunal, mais devant une série de tribunaux à
juge unique, li'examen se passerait « par unités » '. Chaque exami-
nateur aurait le droit d'être assez sévère puisque l'élève aurait fixé
lui-même le programme de son examen. Il serait donc nécessaire
d'avoir une note suffisante pour toute épreuve et l'on n'aurait pas le
scandale de voir des bacheliers de philosophie ignorant le nom de
1. T. IL p. ["b.
p. LAPIE. — L.V KKI'OIÎMK UE L KDICATION U.MVICItSl lAI KK. 795
Socrate ou de Kant. Plusieurs l'ont remarqué devant la Commis-
sion : avec le système actuel, dans lequel une bonne note d'histoire
« compense » unii mauvaise note de sciences — ou rL'cii)roquement
— <i une note nulle n'arrête jamais personne » '. Au contraire, dans
le système proposé, les notes médiocres elles-mêmes seraient élimi-
natoires : or l'efTort de mémoire ne serait récompensé que d'une
note médiocre : on aurait le droit d'exiger du candidat un efîort de
rétlexion, et l'on aurxiit le temps de vérifier la réalité de cet effort.
L'examen serait donc sérieux. Quand l'élève aurait subi avec succès
un niiiid)re déterminé d'épreuves, il serait dipl(')mé -. C'est ainsi que
sont clioisis, en Angleterre, les jeunes gens qui se destinent au ser-
vice des colonies. Ce système a trouvé devant la Commission d'émi-
nenls délenseurs. Voici comment le décrit M. Groiset : « 11 y a trente-
sept matières qui sont laissées ad li/jiluui au choix du candidat : on
ne demande à aucun candidat de répondre sur les trente-sept
matières, on lui demande d'en choisir sept, quelles qu'elles soient :
sanscrit, hébreu, grec, vers latins, liltt-rature, géographie, histoire,
mathématique, physique, chimie, etc. 11 prend les sept matières qu'il
veut, et on lui demande seulement, sur ces sept matières, d'avoir une
note élevée, de prouver par consé(]ucnt qu'il est un homme capable
de taire un grand ctTort d'esprit et avec succès ^ » M. Chailley-Bert,
à son tour, déclare que ce système est « une merveille » \ et M. Léon
Bourgeois s'efforce d'en faire passer l'esprit dans nos institutions*.
Il suffirait, en effet, de rendre ce concours moins difficile lil est, en
Angleterre, réservé à une élite et de restreindre la liberté des can-
didats de manière à « équilibrer » les sciences et les lettres, et dans
les sciences les connaissances déductives et les connaissances expé-
rimentales, pour en faire le modèle idéal du baccalauréat et la
sanction naturelle du système d'études que nous avons décrit.
Dans ce système, chaque élève pourrait choisir, vis-à-vis de tous
les professeurs — le professeur de français excepté — , trois atti-
tudes : s'abstenir de paraître en classe, se borner au rôle d'auditeur
passif, prendre une part effective aux travaux de la classe. Que
ferait-on des abstentionnistes? On leur laisserait la liberté de tra-
1. T. I. p. 303 «. CI", conire le svslùme des •< conipensalions >■ t. I, \). 21!) «,
t. II, p. 33 6.
2. Comparer le régime actuel de la licence es sciences.
3. T. I, p. 96 a.
4. T. I, p. 361 b.
5. T. II, p. 704 «.
796 REVL'E DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MOIIALE.
vailler dans la bibliothèque, ou dans leur chambre (si l'internat était
modifié de manière à donner à chacun sa cellule); on leur laisserait
même la liberté de ne rien faire, ou de consacrer leur temps soit à
des travaux manuels, soit à des exercices physiques : la salle de
gymnastique, comme la bibliothèque, serait ouverte en permanence.
Un inspecteur général, M. Joubert, a développé devant la Commis-
sion une théorie analogue. Après avoir distingué des enseignements
obligatoires et des enseignements facultatifs, il ajoute : <( Tel pour-
rait ne suivre qu'un cours (facultatif), tel autre deux ou davantage;
j'admettrais même que certains élèves n'en suivissent aucun et
employassent le temps des cours à faire des exercices physiques ou à
j ouer au tennis. Je crois que cette organisation ne présenterait pas de
difficultés^ ». Or, M. Joubert adopterait ce système dans la division de
grammaire. A plus forte raison le trouverait-il praticable dans la divi-
sion supérieure où les élèves doivent apprendre l'usage de la liberté.
Resteraient dans la classe deux catégories d'élèves, les auditeurs
et les travailleurs. Les travailleurs seraient soumis à tous les exer-
cices, mais il est à croire qu'ils s'y soumettraient volontiers puis-
qu'ils auraient choisi leur sort. Le travail libre est supérieur au
travail forcé. Les sanctions seraient seulement destinées à encou-
rager leur persévérance; elles apparaîtraient comme l'effet de leur
décision et non comme l'effet de la fatalité. Afin de prévenir les
caprices, il serait interdit de renoncer à un cours avant la fin de
l'année pendant laquelle on l'aurait choisi. En outre, l'obligation
de remplacer un cours par un autre et de recommencer une étude
nouvelle au lieu de continuer l'étude commencée suffirait pour
empêcher les jeunes gens de changer trop légèrement de résolution.
Les seuls changements permis seraient ceux qui entraîneraient un
supplément d'obligations : il serait permis à un abstentionniste de
devenir auditeur et à un auditeur de devenir travailleur, mais la
réciproque n'aurait pas lieu. L'élève aurait donc de nombreuses
occasions de prendre des initiatives, de faire des choix, mais, le
choix fait, il serait obligé d'en supporter les conséquences : les
meilleures conditions requises pour l'éducation de la volonté se
trouveraient donc réalisées.
Mais ne seraient-elles pas réalisées si Ton ne distinguait que deux
catégories d'élèves : les abstentionnistes et les travailleurs? Ce sys-
1. T. II, p. 32 6
p. LAPIE. — I..V HKFORME DE l'ÉDUCATION UMVKIISH AIRE. 10"
tème plus simple aurait ses inconvénients. Il ne laisserait pas aux
indécis le moyen de faire des expériences capables de dicter leur
résolution : un enfant hésitant entre la mécanique et la géométrie
devrait choisir Tune immédiatement tandis que l'autre conviendrait
mieux peut-être à sa vocation. C'est en lisant Descartes que Male-
branche sent naître la vocation philosophique; c'est en écoutant
un cours de géographie qu'un mathématicien peut connaître sa
vocation de géographe. En outre, l'institution des auditeurs permet-
trait aux jeunes gens de suivre des cours nombreux sans se sur-
mener. Peut-être certains de ces auditeurs bénévoles lireraienl-ils
du cours un profit plus considérable que les « travailleurs ». Leur
présence ne saurait être une gêne pour le professeur, car il serait
bien entendu qu'à la moindre incorrection ils seraient expulsés.
Libres d'assister au cours ou d'aller k leurs plaisirs, ils prendraient,
par le fait même de leur présence, l'engagement de se bien conduire.
Le professeur n'aurait donc pas à se préoccuper de l'ordre à main-
tenir : il aurait entre les mains une punition sévère : l'expulsion.
Actuellement, cette peine n"a aucune valeur; en soustrayant l'élève
à la contrainte, elle lui cause un plaisir : elle comble ses désirs quand
elle nestpas accompagnée d'une autre sanction, puisqu'elle le prive
de la leçon qui l'ennuie et de la surveillance qui le gêne. C'est le con-
traire d'une pénalité. Au contraire, si l'élève choisit ses classes, l'ex-
clusion d'une classe le prive de l'objet de son désir et la peine sera
d'autant plus forte que le désir était plus vif : l'exclusion d'un « tra-
vailleur» est une peine plus sévère que l'exclusion d'un « auditeur »,
puisque le premier désire plus vivement que le second suivre le cours
dont on l'exclut et puisque le programme de ce cours est le programme
qu'il a choisi pour son examen final. Ainsi, l'établissement des cours
facultatifs modifierait profondément l'esprit de la discipline actuelle.
Les réformes de 1890 étaient excellentes : ceux qui les attaquent
sous prétexte qu'elles ont relâché la discipline ne nous apportent
pas la preuve de leurs assertions : il serait pourtant facile de dresser
et de comparer les statistiques des professeurs <i coulés » en 1889 et
en 1899. Mais quelle que soit la valeur de ces réformes, elles sont
insuffisantes, parce qu'elles se bornent à atténuer la rigueur parfois
absurde de l'ancienne discipline sans changer son principe. Ce prin-
cipe serait modifié si l'on supprimait l'obligation de suivre tous les
cours; sous un régime de liberté, toutes les pénalités nécessaires
pour réprimer les violations de la loi deviendraient inutiles. C'est
798 l'.EVUb: DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
alors seulement que serait inaugurée la discipline libérale, non pas
celle qui consiste à adoucir les peines sans diminuer les causes des
délits, mais celle qui supprime des causes de délits en supprimant
les contraintes inutiles.
Ce n'est pas seulement en transformant l'internat mais en réor-
ganisant l'enseignement qu'on peut réformer l'éducation universi-
taire. En classe, comme à l'étude, les relations du maître et de
l'élève doivent être différentes do ce qu'elles ont été jusquà ce jour;
une liberté plus grande donnerait à l'élève plus de temps pour réflé-
chir, plus de goiit pour le travail et plus d'affection pour le maître.
Ainsi se ferait, dans de meilleurs conditions, l'éducation du jugement
et de la volonté.
Conclusion.
L'État doit aux élèves qu'il accueille dans ses lycées une éducation
conforme aux règles de la pédagogie. Celle qu'il leur offre aujour-
d'hui ne redoute aucune comparaison; les hommes qui ont l'honneur
de la donner sont guidés par les principes d'une haute morale ration-
nelle et ils s'efl'orcent de perfectionner sans cesse leurs méthodes.
L'éducation universitaire n'est inférieure à aucune autre. Est-ce à
dire qu'elle n'ait aucun progrès à réaliser? Il s'en faut. D'une part,
les éducateurs n'ont pas Toccasion d'agir : ils sont dispersés aux
quatre coins dé la ville. 11 semble qu'en organisant le lycée, on ait
voulu copier la caserne où l'ofiicier n'habite pas. Même dans la
maison, les éducateurs sont isolés puisque le lycée n'a pas d'organe
central : la dispersion des éducateurs, voilà le premier défaut de
l'éducation universitaire. D'autre part, les programmes sont trop
longs pour que les professeurs aient le temps de former le jugement
et la volonté : ils ne peuvent guère exercer que la mémoire de leurs
élèves. En installant les éducateurs au lycée par la création de cités
universitaires, en donnant à l'organisme un cœur par la réforme
des bibliothèques, on remédierait au premier défaut. Et l'on remé-
dierait au second en permettant aux élèves de choisir, parmi les
cours, un programme restreint d'études équilibrées. L'éducation
universitaire serait ainsi plus conforme aux exigences de la péda-
gogie, et si la clientèle bourgeoise continuait à abandonner ses
lycées, l'État n'aurait du moins aucun reproche à encourir.
Paul Lapie.
TAHLE DES AUTEURS
Bouasse (H.). — De l'éducalion scientifique des ■■ ithilnsophes ■■ 32-52
Bougie (C). — L'idée moderne de la Nature .j:29-ooo
Boutroux (P.i. — Exposé critique de la itliilosophie de Leibniz par
B. Uussell 328-342
Brochard (V.). — L'Éternité des âmes dans la philosophie de Spinoza. iiSS-699
Brunschvicg (L.i. — Delà -Mélhodedans la philosophie de l'esprit.... .53-69
— La Philosophie nouvelle et l'intelleclualisine i33-iT8
Cantecor [G.). — L'idée commune de solidarité 363-384
— La morale ancienne et la morale moderne o.dG-oIS
Chartier (E.). — Le culte de la raison comme fondement de la Hé|iu-
blique l!i-M8
— Sur les perceptions du toucher ■ll'J-i'H
Christophe (Ch.i. — Le principe de la vie comme mobile moral selon
.l.M. Guvau 313-360
— — 187-328
Cresson lA.). — Le Christianisme de Tolstoï 749-""3
Dunan iCh.). — Les principes moraux du Droit ■;00-"26
Espinas (A.). — La tristesse et la joie par G. Dumas •Jll)-223
Fouillée (A.). — Les deux directions possibles dans rEnseigncmcnl de
la [ihilosophie et de son histoire 077-687
Lalande (A.). — Les principes universels de l'éducation morale 237-249
Landormy (P.). — Remarques sur la philosophie nouvelle et sur ses
rapports avec l'inlellectualisme 479-48t)
Landry. — Sur l'idée de justice distributive 727-748
LapieiP.). — La réforme de l'éducation universitaire 046-666
— — 774-798
Lechalas (G.). — Un paradoxe géométrique 301-307
Le Roy (E.). — Un positivisme nouveau 138-153
— Sur quelques objections adressées à la nouvelle i)hilo-
sophie. . . ; ' 292-3-27
— — 407-432
Level (M.). — Une réforme nécessaire : motiver les décisions judi-
ciaires 067-675
Le Verrier (Ch.). — Friedrich Nietzsche 70-99
Milhaud (G.).. — L'idée d'ordre chez Aug. Comte 385-406
Parodi (D.l. - Le rire, par II. Bergson 224-236
Ravaisson (F. . — Testament philosophiipie 1-31
Ruyssen Th.) — Le mysticisme spéculatif en Allemagne au xrv" siècle. . 100-110
Sorel iG.). — La valeur sociale de l'art 231-278
Tarde (G.). - L'action des faits futurs 119-137
Wilbois (J.\ — L'esprit positif 154-209
— — 579-645
800 TABLE DES ARTICLES.
TABLE DES ARTICLES
Art I La valeur sociale de 1' — \ par G. Sorel 251-278
Droit (Les principes moraux du — ), par Ch. Dunan 700-720
Éducation iL" — scientifique des « philosophes »), par H. Douasse.... 32-52
Esprit positif (L'i, par J. Wilbois 154-209
— — 379-645
Éternité (Sur 1' — des âmes dans la philosophie de Spinoza), par V. Bro-
chard 688-699
Futur (Laction des faits futurs), par G. Tarde 119-137
Justice (Sur l'idée de — distributive), par A. Landry 727-748
Méthode (De la — dans la philosophie de l'esprit), par L. Brunschvicg. 53-69
Morale (La — ancienne et la — moderne), par G. Cantecor 556-378
Nature (L'idée moderne de la — ), par G. Bougie 529-535
Ordre (L'idée d' — chez Aug. Comte), par G. .Milhaud 383-406
Philosophie (Sur quelques objections adressées à la nouvelle — \ par
E. Le Roy 292-327
— — — 407-432
— (La — nouvelle et l'intellectualisme), jiar L. Brunschvicg.. 433-478
— (Remarques sur la ■ — nouvelle et sur ses rapports avec
rintellectualisme), par P. Landorniy 479-486
— (Les directions de la — contemporaine), par A. p'ouillée... 677-697
Positivisme (Un — nouveau), par E. Le Roy 138-153
Testament philosophique, par F. Ravaisson 1-31
Toucher (Sur les perceptions du — ), par E. Chartier 279-291
DISCUSSIONS
Paradoxe Un — géométrique^ par G. Lechalas 361-367
ÉTUDES CRITIQUES
Leibniz (Exposé critique de la philosophie de — , par B. Russell). P. Boii-
troux 328-342
Mysticisme iLe — spéculatif en Allemagne au XIV siècle), Th. Ruyssen. 100-110
Nietzsche Friedrich), Ch. Le Verrier 70-99
Rire (Essai sur le — , par H. Bergson). D. Parodi 224-236
Tristesse La — et la joie, par G. Dumas), A. Espinas 210-223
Tolstoï ; Le Christianisme de — , A. Cresson 749-773
Vie (Le principe de la — comme mobile moral selon Guyau), Christophe. 343-360
— — — — 487-328
QUESTIONS PRATIQUES
Éducation (Les principes universels de 1' — morale), par A. Lalande... 237-249
Raison (Le culte de la — comme fondement de la République), par
E. Chartier 111-118
Réforme (Une — nécessaire : motiver les décisions judiciaires), par Level. 667-675
Solidarité (L'idée commune de — ), par G. Cantecor 368-384
ENSEIGNEMENT
Éducation (La Réforme de 1' — universitaire), par P. Lapie 646-666
— — — — 774-799
TABI.i; DES SUPPLÉMENTS. 801
TABLE DES SUPPLÉMEMS
Livres français nonveanx.
Adam (Cli.) et Tann-ehy (P.)- — Publication des OEu%-res de Descartes, Correspondance IV
juillet 16i3-avnl 1617, 1 vol. in-4. 708 p., Cerf. — Mai. 6. II.
Ahré.^t (L.). — Dix années de philosophie, 1 vol. in-iS, vi-181 p.. Alcan. — Mai. 3, I, H.
Ball.vglwy. Bol-glé. Dahlu, Lottin et Hayot. — Pour la liberté de conscience, 1 vol. in-I2
viii-215 p., Corncly. - Septembre, 7, II.
Bakzelotti (G.). Traduit par A. Dietrich. — La Philosophie de Taine, 1 vol. in-8, .\xvii-i48 p.,
.\lcan. — Mars, 3, I.
Bazaillas (A.). — La Crise d<i la croyance dans la philosophie contemporaine, 1 vol. in-12
Porrin. — Mai, 3, II.
Bebr (H.|. — Peut-on refaire l'unité morale de la France?! vol. liGp., A. Colin. — .Novembre,
i. II.
Bixet I A.\ — La Suggeslibilité. 1 vol. in-8, 391 p., Schleicher. — Mars, 9, II.
BouRDEAU (L.). — Le Problème de lu Vie, 1 vol. in-8, .xi-37-2 p., Alcan. — Juillet, 1, II.
Bos (C). — Cathédrales d'autrefois et usines d'aujourd'hui, de Carlyle (traduction avec préface
d'izoulet, 1 vol. in-S, x.vxii-467 p., éditions de la Revue Blanche. — Juillet, 6, I.
BrissoN (F.). — La religion, la morale et la science : leur conflit dans l'éducation contempo-
raine, I vol. in-12. vn-266 p., Fischbacher. — Janvier, I, II.
Chartier (E.). — Spinoza, 1 vol. in- 18, 122 p., Delaplane. Collection des « Philosophes ».
Mai, 7. II.
Congrès. — Bibliothèque du — international de Philosophie, I. Philosophie générale et Méta-
physique, 1 vol. in-S. xxii-468 p.. Colin. — Mai, 1. I.
— II. Logique et Histoire des Sciences, 1 vol. iu-8, de 688 p.. Colin. — Juillet. 1, I.
— Congrès international de psychologie (IV'), Compte rendu des séances publié ])ar le D'' P. Janet,
1 vol. gr. in-8°, iii-81i p., Alcan. — Novembre, 6, I.
Coutcjrat (L.). — La Logique de Leibniz d'après des documents inédits, 1 vol. gr. in-8,
xn-607 p., Alcan. — Septembre, 6, II.
Descartes. — Méditations de prima philosophia, éd. Giittler, 1 vol. in-S", iv-2.50 p., Munich.
— Novembre, 5, II.
Durand (de Gros). — Variétés philosophiques, 1 vol. xxxii-333 p., Alcan. — Janvier, 'i, II.
Faguet (E.). — Problèmes politiques du temps présent, 1 vol., 330 p., Colin. — Mars, 2, II.
FoNSEGRivE (G.). — La Crise sociale, 1 vol. in-12, .\iv-498 p., LecofTre. — Mai, 5, II.
Foucault (M.). — La Psycho-physique. 1 vol., in-8, 491 p., Alcan. — Novembre, 4, I.
Fouillée (A.). — La Réforme de l'Enseignement par la Philosophie, 1 vol. in-lS, 214 p.,
Colin. — Septembre, 5, I.
GiRAUD (V.). — Essai sur Taine. 1 vol. in-8. xxiv-322 p., Collectanea Friburgensia. Fribourg. et
Hachette, Paris. — Mars. 3. I.
Gley (E.). — Essai de philosophie et d'histoire de la biologie, 1 vol. in-8, viii-3i3 p., Masson.
— Mai, 3. I.
GOBLOT (E.)- — Le Vocabulaire philosophique, 1 vol. in-18, xiii-i89 p., Colin. — Janvier, 3, II.
IIatzkeld (Ad.). — Pascal, 1 vol. in-8, xii-291 p.. .\lcan. collection des « Grands Philosophes ».
— Septembre, 5, II.
Halévv (E.). — La Formation du radicalisme philosophique, t. I. La Jeunesse de Benlham,
xv-443: t. II, L'Évolution de la doctrine utilitaire de 1789 à 1815, iv-385 p., Alcau. —
Septembre. 6, I.
Jaxrt (P.^. — OEuvres philosophiques de Leibniz, 2 vol. in-8, xxvin-820 et 604 p., Alcan. —
Janvier, 6, I.
JoLY (H.). — Malebranche, 1 vol. in-S, xii-296 p., Alcan, collection des « Grands Philosophes ».
— Septembre, 5. II.
Lacombe (P.). — La Guerre et l'homme, I vol. in-12, 411 p.. Société nouvelle de libi-airie et
d'édition. — Janvier. 4, II.
Lair (Ad.). — Th. JouITroy. Correspondance, 1 vol. in-18, 436 p., Perrin. — Juillet, 2, II.
Landor.my. — Socrale, 1 vol. in-18, 141 p.. Delaplane, collection « Les Philosophes ». — Mars, 3, I.
Le Chartier. — David Hume, 1 vol. in. -S, de 275 p.. Alcan. — Janvier, 9, II.
802 TABLE DES SUPPLÉMEMS.
Leclère (A.). — Essai critique sur le droit d'affirmer, 1 vol. in-8, 264 p., Alcan. — Mai, 1, II.
Mabtin (J.). — Saint Augustin, 1 vol. in-8, 403 p., Alcan, Collection « Les Grands Philoso-
phes ». — Mai, 6. II.
Mauxiox (M.). — L'Èducatioa par rinstruction et les théories pédagogiques de Herbarl,
1 vol. in-18, vi-187 p., Alcan. — Mars, 4, II.
MiCHAUT (G.). — Pensées de Marc-Aurèle, 1 vol. in-12, x.ki-258 p., Fontemoing. — Mai, S, I.
Michel (H.). — La Doctrine politique de la démocratie, 1 br. in-16, 64 p. (Questions du temps
présent); Colin. — Mai, 5, I.
Paulhan (F.). — Psychologie de l'invention, 1 vol. in-lS, 185 p., Alcan. — Mai, 1, l.
PÉCHENARD. — Un Siècle, mouvement du monde de ISOO à 1900, public sous la présidence de —
1 vol. in-8, .\xvi-9i5 p., Oudin. — Janvier. 6, I.
Prat (L.). — Le Mystère de. Platon. Aglaophamos, 1 vol. in-8 de 215 p., Alcan. — Mars, 5, I.
R.\UH (P.) ET Revault d'Allonnes. — Psychologie appliquée à la morale et à l'éducation,
1 vol. VIII..., Hachette. — Janvier, 2, II.
Remacle (G.). — Traduction de la Metaphijsica nova de S3. Laurie, 1 vol. in-1'2, viii-328 p.,
6. II.
Renwult (M.). — Platon. 1 vol. in-18 de 117 p.. Collection » les Philosophes », Delaplane. —
Mars, 3, I.
Renouvier (Ch.). — Les dilemmes de la Métaphysique i)ure. 1 vol. 2S3p., Alcan. — Mars, 1, I.
— Uchronie. L'Utopie dans l'histoire, 2" cdit., 1 vol. il2 p., Alcan. —
Mars, 1. II.
— Histoire et solution des problèmes métaphysiques, 1 vol. 477 p., Alcan. —
Septembre, 4, II.
RoBix (G.). — (JKuvres scientiQques réunies el publiées sous les auspices du ministère de l'Ins-
truction publique par L. RafTy, t. II, fascicules 1, II, Gauthier-Villars. — .Novembre, 3, 11.
Rodier. — Traité de l'Ame d'Arislole, 2 vol., E. Leroux. — Mars, 5, I.
Russell B.). — Essai sur les fondements de la géométrie Iradult par Cadenat, 1 vol. in-8,
x-274 p., Gauthier-Villars.
S.v.xFORD (Ed. T.). Cours de psychologie expérimentale, traduit [jar Bourdon et Scliinz. (Biblio-
thèque de pédagogie et de psychologie publiée sous la direction de Binet), 1 vol. in-8 de
vi-477 p., Schleicher. — Mars, 8, IL
Seignobos (Ch.). — La Méthode historique appliquée aux sciences sociales. 1 vol. in-8, de 322 p.,
Alcan. — Novembre. '2, II.
Livres étranger.s nouveaux.
Bergm.vnx (J.). — Untersuchungen ûber Hauptpiinktc der Philosophie, I vol. vi-4S'> p., Mar-
burg. — Mars, 7. II.
Branisl.vs Petrgnmevics. — Principien der Erkenntnisslehre, 1 vol. vi-134p., Berlin. — Jan-
vier. 6, IL
Erd.mann (B.). — Kritik der reinen Vernunft von I. Kant, I vol. vi-609 p. Appendice k part,
115 p., G. Reimer. — • Mars, 6. IL
Ferrari (M.). — Il Liceo Vittorio Emmanuele II di Napoli, la Cattedra di fdosoûa, I vol. de
CLXxxi.\-I45 p., V'eraldi. — Mai, 8, IL
Gextile (G.). — L'Insegnamento délia filosofia nei Licei, 1 vol. 235 p., Saudon. — Mai, 9, I.
HoBSON (J. A.). — The social Problem, 1 vol. in-8, vii-295, Nisbet. — Juillet, 3, II.
Joël (K.). — Der eclite und der Xenophontische Socrates, 1 vol. de x.xv-1145 p., Gaertner. —
. Juillet, 3, I.
Kuht.manx (A.). — Maine de Birax, Ein Beitrag zur Geschichle der Melaphysik und der Psy-
chologie des Willens, 1 vol. in-8. viii-193 p., Brème. — Novembre, 5, IL
Leslie Stephex. — The English Utilitarians, 3 vol. in-8. — Janvier. 8, I.
Parise (P.). — Manuele di Ortofrenia, 1 vol. de 235 p.. Hœpli. — Mai, 9, IL
Petzoldt (J.;. — Einfiihrung in die Philosophie der reinen Erfahrung, 1 vol. de viii-350 p.,
Leipzig. — Mars. 7, L
Raxd (B.). — The Life, unpublished lelters and philosophical regimen ûf Anthony, earl of
Shaftesbury. Londres et New-York. — Juillet, 5, I.
Royce (J.). — The Conception of immortality. 1 vol. in-16, 91 p., Houghlon. — Mars, 8, 1.
R.\pp.\POBT (S.). — Spinoza und Schopenhauer, 1 vol.. v-148 p., Berlin. — Janvier, 7, I.
Russell (B.). — A critical Exposition of the Philosophy of Leibniz. — Janvier, 9, 1.
Sarlo (F. de). — Il concetto deir.\nima nella psichologia conlemporanea, I br. 45 p., Duccii
Florence. — Juillet, 6. II.
ScHWEiGER. — Soziologie, Philosophie der Geschichle und Vùlker Psychologie in ihren gegen-
seitigen Berichtungen, br. de 80 p. — Janvier, 6. IL
Scott (W. R.). — Francis Hutcheson, 1 vol. in-8, xx-296 p., Cambridge. — Mars, 9, I.
Trivero (C). — ClassiQcazione de'.le Scienze, 1 vol. 292 p., Hœpli, Milan. — Mai, 8, IL
TABLK DES Sll'l'LKM I;M S. 803
Uevues fraiivaiscK et ctrangcrcs.
Aiinaleii (1er .Xtitiirjihilosophie, fondées par Oslwalil. — Novembre, <i, H.
Année pliilosophii/iti' d« F. Pii.lon, oiizii'inc aiiiice. 1 vol. in-S, 310 p., Alran (Articles de
MM. IJaiiriac. Broi^liard. Ilitnielin, Hillon). — Septenibro, S, I.
Année iisycholof/ii/tif de Binkt, sixième niinée, l v^l. iii-8. ~~\ p., Schleii'her Ueinwald
(Arlicles de MM. Claparède, Largnier des Bancels, Victor Henri, Marages, Simon, Warren,
Zwardomaker.) — Mars, 9, I.
Année sociolof/ique de Emile Ul'hkhkim, ipialrii'inc année (.\rlii'lcs de MM. Bouglr, Uurl<lieini,
Charmonl.) — Septembre, S, 11.
Archives de psycholoi/ie de la Suisse rumaude. publiées par Flournoy et Claparède, Genève,
EgS'ina"" : Paris, Alcan ; Leipzig, Bartti. — Novembre, 7, I.
Archiv l'iir si/sleiiiatisclie Philosophie, t. VI (.Articles de MM. ,\alorp, Godl. Bosanquet, Lip|)s,
Toniiies, Millier, Goldschmidt, Bullaly, Hartmaan, Mally, Freyla;^, Kleinpelar, Dossoir). —
Juillet, 7. 1.
Interualinnal Journal of Elhic.s (Articles de MM. Goodwen Evcrett MacUensie, Davies, Fru-
niantle, Miss Marks. Miss Kitchie. MM. Adams. Carter, Morton, Benn, Bosanrpiet).
Philoxophische Studieii (Articles de MM. Seyford, Kiesow, Moirat, Buch, Cohn, lladji Denkow,
W'undt. Zeller, Uiirr, Ilelpeach .AlechsiefTue. Miss Smith).
Psycholof/ical Uericic (Arlicles de .\IM. Cattell, Woodevorlb, Miss Calkins, M.M. Bawden,
Stralson, Oodfe, Thorndike, Buohner, ^^■a^ren, Starbuik, Jaslrow Armand, Pathon. L'rban,
Fife, Patrick, Lloyd, Wenley, Giddins, etc.).
Revue philosophique de HinoT (Arlicles de MM. Evellin et Z., Borel, P. Tannery. Dunan, Bio-
chard, SertiUanges, Bougie, Novicow). — Mai, 9, I.
Revue de philosopliie de Peii.laube (Articles de MM. Diihem, Bulliot). — Janvier, 10.
Revue de synthèse hislorii/ue de H. Berr (Arlicles de MM. Boutroux. Lanson. Lacombe,
Xénopol). — Janvier, 10.
;\écrologie.
Durand de Gros. — Janvier, 1, I.
Rcnseignenieuts divers.
Agrégation de Philosophie. — Septembre, 4,1.
Délégation pour radoption d'une langue auxiliaire inteniatiuutile. — Mars, lô. I.
La philosophie dans les Universités (1901-1902). France, Belgique, Suisse. — Septembre, 1. 1;
Novembre, 1. I.
Société française de Philosophie. — Mars, 16.
Comptes rendus des soiitenauces de thèses du Doetoral.
Foucault. — I. De soéiiiiils ohservationes et cogitationes. — II. La F'sychopliysique . — No-
vembre, U5, I.
Halévy. — I. De concatenatione quae inter affecliones mentis propter similitudinem fieri
dlcitiir. — II. La formation du radicalisme philosophique. La Révolution et le p-'incipe
de l'utilité. — Mai. 11, II.
Landry. — I. De responsabililate sontium. — II. L'utilité sociale de la propriété individuelle. —
Juillet, 7, II.
Leclêre. — I. De facultate verum assequendi secu.ndum Rabnesium. — II. Essai critique sur le
droit d'affirmer. — Mars, 10, I.
Le gérant : Mauiuoe T.m<dieu.
Couloramiers. — Inip. Paul BKODARD.
REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE
SUPPLÉMENT
(Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.)
(X° DE JANVIEH i90i)
NECROLOGIE
Durand (de Gros).
C'est une belle et noble vie d'entier
dévouement à la science, de tenace fidé-
lité à une philosophie très neuve et très
haute, c'est comme un long acte de foi à
la raison, que vient de terminer, le 17 no-
vembre dernier, M. Durand (de GrosK
L'on sait coml)ien ses idées ont mis de
temps à vaincre l'ignorance et la routine,
et qu'encore elles n'ont agi le plus sou-
vent et ne se sont fait adopter que sous
d'autres noms que celui de leur auteur,
« 11 a fallu, disait-il avec mélancolie dans
la préface de son dernier livre, enterrer
mes contemporains pour trouver dans la
jeune génération des juges moins hostiles
et obtenir une réparation relative ». En
effet, son système métaphysique, fondé
sur des données scienlifiques précises et
originales et qui aboutissait, avec la
grande thèse du polyzoïsme et du poly-
psychisme, à une sorte de leibnizianisme
renouvelé, avait été, dans ces dernières
années, étudié avec sympaihie et mis
enlin à son rang. Il avait pu assister à
une renaissance de l'idéalisme philoso-
phique, et à ce qui avait été le grand but
de son œuvre, la décadence du positi-
visme et l'intime union de la métaphy-
sique et de la science. De hautes auto-
rités, M. Kdm. Perrier, .\L Bontroux,
avaient rendu hommage à son teuvre
féconde de précurseur, et en biologie et
en philosophie pure. Encouragé par cette
justice tardive, et comme s'il avait senti
que le temps lui était compté, .M. Durand
(de Gros) s'était remis à la tâche, il avait
livré au public, en moins de deux ans,
trois volumes, dont deux, entièrement
nouveaux, semblaient renouveler les ques-
tions les plus rebattues et y découvrir
comme des veines inexplorées. Un juge
compétent pouvait qualifier ses aperçus
de Tnrinomie « d'Ori/anian de la taxino-
mie »; il envoyait encore un méhioire au
Congrès de Philosophie; et nous rendons
compte ici même de ses Variétés philoso-
phiques. Au sortir de cet elîort de pro-
duction, la mort l'a pris : mais son œuvre
était accomplie; il a pu écarter la crainte
qu'il exprimait naguère : « J'ai frémi à la
pensée que mes idées seraient ensevelies
avec moi ». 11 restera de M. Durand
(De Gros) plus et mieux qu'un souvenir.
LIVRES NOUVEAUX
La religion, la morale et la science :
leur conflit dans léducation contem-
poraine. — Quatre conférences faites à
VAula de l'Université de Genève (avril 1900)
par Fekdinand Buisson, professeur à la
Faculté des Lettres de l'Université de
Paris. 1 vol. VU, 266 p. in-12. Paris, Fisch-
bacher 1900. — Ces conférences, que l'au-
teur n'avait pas d'abord destinées à l'im-
pression, ne constituent naturellement pas
une étude en règle de tous les problèmes
relatifs à la religion, à la morale, à la
science; elles sont une profession de foi
motivée, une confession sincère et coura-
geuse, qui louchera, au plus noble et au
plus itrofond d'eux-mêmes, tous ceux qui,
cherchant Dieu » en esprit et en vérité »,
sauront le lire sans parti pris et sans pré-
jugé. Le conflit apparent de la religion et
de la science nait de" ce que, la science
ayant pour mission de rendre intelligi-
bles à l'homme les phénomènes de la
nature, la religion oppose à la raison
l'intervention inexplicable du miracle, le
surnaturel; la science résout le conflit par
l'histoire en démontrant que, dans les
conditions où les hommes primitifs étaient
placés, le recours au surnaturel était ué-
2
cessaire pour suppléer aux lacunes de
l'observation et à l'insuffisance de la
méthode : rien de plus naturel, dès lors,
que l'imagination du surnaturel. De même,
s'il y a un progrès moral pour l'huma-
nité, il est inévitable que ce progrès se
traduise par des crises mettant en oppo-
sition la morale de la tradition, consacrée
par les formules magiques des cultes
et des mythologies, et la morale de la
conscience qui s'ouvre tous les jours à
une forme nouvelle de justice et de fra-
ternité; l'histoire intelligente et tolérante
justifie à la fois le dogme et la critique du
dogme, en les rapportant l'un et l'autre
à des stades différents du développement
d'une même activité. La religion est donc
condamnée par la science et par la mo-
rale, si la religion se définit par cette sup-
position que l'esprit humain s'est arrêté
au temps de Moïse ou d'Hercule, de Jésus
ou de Mahomet, et qu'il a été soudain
frappé de stérilité. Mais la vraie religion
est l'affirmation du progrès spirituel; elle
regarde l'avenir au lieu de se tourner
vers le passé; elle est au delà de la science
et de la morale, non en deçà : elle s'ap-
puie sur elle, et elles les défend contre la
tendance matérialiste qui referait avec
des formules scientifiques une orthodoxie
despotique et avec des commandements
moraux une église d'obéissance littérale;
elle prépare la rédemption de l'humanité
par l'homme, la cité de lumière et de
justice qui sera « le paradis vivant et
actif ». Cette foi spirituelle se précise
dans les notes de l'appendice, si vigou-
reuses et si franches d'allure, oi^i M. Buis-
son signale l'inconsistance des formules
d'accommodation et de transition propo-
sées par quelques pasteurs pour concilier
les mots anciens et les idées nouvelles,
où il dénonce la perfidie enfantine, le
caractère anti-religieux des attaques diri-
gées contre l'éducation nationale en France
par la Revue cosmopolite de MM. Brune-
tière et Goyau ; elle s'illustre et elle prend
corps par l'admirable apologie de Félix
Pécaut qui ouvre la quatrième confé-
rence. Peut-être aurions-nous voulu (|ue
M. Buisson indiquât d'une façon plus
nette ce qui désormais est impossible
pour une conscience droite et sincère. La
troisième conférence s'achève sur une
interrogation : « Qui parle de déclarer
close l'ère des élucubralions théologiques,
des systèmes métaphysiques, des hypo-
thèses et des épopées, des investigations
scientifiques et extra-scientifiques, des
voyages dans l'inconnu et des appels à
l'idéal? » Mais l'interrogation est suivie
d'une reserve plus conforme au spiritua-
lisme scrupuleux qui inspire M. Buisson.
« La religion de l'av.enir trouvera sans
doute qu'il y a assez de vérité et assez
de poésie dans les trésors de l'art et de
la science, qui sont à elle, pour n'avoir
pas besoin d'en chercher ailleurs par les
procédés rudimentaires d'autrefois ».
Psychologie appliquée à la morale
et à l'éducation, par F. Rauh, maître de
conférences à l'école Normale supérieure,
avec la collaboration de G. Revault d'Al-
LONNES, professeur agrégé de philosophie
au lycée d'Auch. 1 vol. de VIIl-00 p. Paris,
Hachette, 1901. — Ce manuel de psycho-
logie, écrit pour les élèves de cinquième
année de l'enseignement secondaire des
jeunes filles, est un livre original. Il a
même plusieurs originalités qui ne sont
pas toutes également heureuses. La pre-
mière, que nous goûtons fort médiocre-
ment, lui a été en quelque sorte imposée
par le programme officiel : elle consiste,
dans le but d'adapter la psychologie aux
besoins de l'éducation, à lui retirer autant
que possible son objet propre, ou du
moins à envisager cet objet sous l'aspect
qui répond le mieux aux intérêts réels ou
supposés de la morale, de la métaphy-
sique ou même de l'esthétique. Ce n'est
pas sans quelque surprise qu'on rencontre
en un ouvrage de psychologie une théorie
du style, d'ailleurs complexe et fine, et
une dissertation sur les avantages moraux
des sociétés de secours mutuels.
Heureusement M. Rauh ne respecte
qu'à moitié un programme qui n'accorde
aucune place à la psychologie proprement
scientifiijue, et dans plus d'une occasion,
surtout dans l'étude des sens, de la mé-
moire, de la volonté, il met largement à
profit les travaux des savants contempo-
rains. Par ses nombreux emprunts à
MM. Ribot, William James, Pierre Janet,
Baldwin, etc., il enrichit singulièrement
le bagage de psychologie positive que les
manuels fournissaient d'ordinaire aux
élèves de nos lycées, et plusieurs jugeront
sans doute que son originalité la plus
méritoire est de vulgariser, en les intro-
duisant dans l'enseignement secondaire,
bon nombre de notions et de vues fami-
lières depuis quinze ans à l'enseignement
supérieur. Pour nous, ce livre nous plaît
surtout parce qu'il exprime dans des
sujets très divers une même pensée maî-
tresse, à la fois très belle et très chimé
rique, et que voici en quelques mots.
La critique kantienne a démontré que
nous ne pouvons par la raison atteindre
l'absolu; il nous reste donc à le réaliser
par l'action, et plus précisément par l'ac-
tion morale, la seule véritablement créa-
trice et libre. De là résulte un idéalisme
d'espèce particulière, nullement intellec-
8 —
tuel et spéculatif, mais actif, militant et
tout poiu'lré d'une ardente passion démo-
cratique. L'action a iioiir M. Rauli toutes
les vertus : elle nous purifie et nous
instruit, elle nous olilige à sortir de nous-
mêmes et nous découvre tles vérités
neuves. « Les militants, dit-il, à quelque
opinion qu'ils appartiennent, voilà les
consciences vivantes », voilà « la réserve
saine d'une nation ». Lorsque le mysti-
cisme nous fait un crime de toute alTec-
tion (|ui s'attache à des êtres bornés et
mortels, il commet le pire contre-sens;
en réalité « le don de soi à des êtres
périssables et imparfaits est beau et légi-
time, car c'est le moyen de les transfi-
gurer ». Là où réside le devoir se trouve
aussi le bonheur : « il n'est pas besoin
de beaucoup pour être heureux; il suffit
d'un art à la portée de tous, l'art de ne
pas mépriser les réalités (|ui noLis envi-
ronnent, de donner un prix aux choses
humbles, de transfigurer notre existence
par notre bonne grâce et par une action
efficace exercée autour de nous •>. Quel-
ques-unes de nos joies les meilleures
nous viennent de la science; mais qu'est-
ce que la science, sinon une poésie
abstraite? « Il ne suffit pas d'isoler les
propriétés des choses pour les com-
prendre, il faut les transfigurer ». De
même l'art sous toutes ses formes est-il
autre chose qu'une « transfiguration »
déguisée ou franche du monde réel? Ce
parti-pris idéaliste est si fort que M. Rauh
l'applique jiartout et de la façon parfois
la plus imprévue : c'est ainsi qu'il se
plait à imaginer dans la bêtise « une
admiration candide pour des vérités
entrevues et inaccessibles », et qu'il
découvre dans les rapports et dénoncia-
tions de l'enfant contre ses frères ou ses
camarades le droit que l'enfant s'attribue,
selon la formule kantienne, <- d'exiger
l'obéissance de tous à la loi commune ».
Il tient si peu de compte de la concur-
rence économique qu'il exclut de sa
•pédagogie tous les sentiments par les-
quels elle se soutient et soutient avec
elle la prospérité du pays. « 11 faut éviter
les procédés pédagogiijues ipii habituent
l'enfant à chercher à devenir supérieur,
non à lui-même, mais à ceux qui l'en-
tourent : il en vient à se figurer que c'est
là le but de la vie », et rien n'est évidem-
ment plus erroné, aux yeux de -M. Uauh,
(piune telle conception.
Nous regrettons de ne pouvoir mieux
marquer la noblesse et le charme profond
de cette philosoiihie, ou plutôt de ce rêve
volontaire où s'exprime visiblement une
àme d'élite. Nous souhaitons que ce rêve
soit goûté d'un grand nombre,, et en
même temps nous craignons qu'il ne
paraisse un peu léger et fragile à une
démocratie industrielle, où domine l'es-
prit scientifique et criticpie. M. Hauh
abandonne assez clairement — et nous
ne lui en faisons pas un reproche — la
croyance en un Dieu distinct du monde
et en une immortalité personnelle; mais
il ne la remplace par aucun credo saisis-
sable et précis. S'il nous vante la foi au
progrès, il nous la présente presque aus-
sitôt comme irrationnelle, puisque • nous
nous ne pouvons estimer exactement les
pertes et les gains de l'humanité ». « Le
savant croit au progrès parce (|u'il y
travaille », non i)Our une autre raison.
La science elle-même n'est pas une réalité
très solide, puisque les grandes hypo-
thèses où elle cherche l'explication du
monde ne sont que points de vue que
l'esprit se donne et « ne peuvent pré-
tendre à être des vérités ». Un seul motif
de vivre subsiste : l'accomplissement de
la justice; mais .M. lîauh ne nous a-t-il
pas montré dans les règles de la justice
'■ des schèmes qui traduisent seulement
le contour » de la vie morale? L'honnête
homme et le savant « ne sont pas esclaves
des théories dont ils se servent », c'est-à-
dire ne les prennent pas lourdement au
sérieux : de sorte que, pour parler sans
ambages, les objets de l'âme, le vrai et
le bien, se dépouillent de toute objecti-
vité pour devenir des illusions dont s'en-
veloppe, en sa marche obscure, l'action
généreuse. Mais l'action ne retombera-t-
elle pas sur elle-même, découragée, si on
la persuade qu'il n'y a rien de rationnel
et d'objectif dans les fins qu'elle poursuit?
Le vocabulaire philosophique, par
LoMONf) GoBLOT, chargé de cours à l'Uni-
versité de Caen. 1 vol. in-18 jésus, de
XlIl-489 p. Paris, Armand Colin^ 1001. —
Le titre de cet ouvrage est un peu équi-
voque. Il semble annoncer une élude
générale sur le vocabulaire philosophique,
tandis qu'il s'agit proprement d'un réper-
toire par ordre alphabéti(]ue des termes
en usage dans la philosophie. Nous avions
déjà, dans ce genre, le vieux dictionnaire
de Franck, bien dépassé par le développe-
ment des sciences morales, et le lexique
de philosophie de M. Al. Bertrand. L'ou-
vrage de M. Goblot marque un progrès
sensible sur ce dernier. Il est plus exact
et surtout plus complet. L'auteur a pro-
fité des travaux récemment accomplis à
l'étranger dans cette branche d'études et
notamment de la collection de textes
réunis, un peu confusément, mais avec
abondance, dans le Wôrterintch der phi-
losopJiischeJi lie'jri/l'e iind Amdriicke du
D' Eisler. Il y a là un effort pour pré-
4 —
server la philosophie des disputes de
mois, par une critique consciencieuse des
ternies employés, qui ne peut manquer
d'intéresser au plus haut point tous ceux
qui veulent guérir nos études du mal
littéraire et les rapprocher des fermes
méthodes par lesquelles la science a
su conquérir et garder le respect des
hommes (jui pensent. En consultant l'ou-
vrage de M. Goblot, les philosophes pour-
ront à la fois prendre conscience des
nombreuses Jposilions sur lesquelles le
développement de leurs études a réalisé
dès aujourd'hui un accord à peu près
unanime, et des points plus controversés
sur lesquels ils ont entretenus jusqu'à
présent plusieurs types d'opinions irré-
ductibles attendant encore une synthèse
plus avancée.
Mais les philosophes ne seront pas les
seuls obligés de l'auteur. Il nous avertit
lui-même qu'il a eu surtout en vue le
public et les élèves, pour qui les spécula-
tions les plus captivantes, et quelquefois
même les plus vitales, demeurent si sou-
vent lettre morte faute d'une initiation
préliminaire. Il contribuera sans doute à
préserver les demi-savants de cette igno-
rance des choses faites, qui laisse naître
chaque année tant d'œuvres, respectables
par le sentiment profond de l'urgence et
de l'intérêt social des questions philoso-
phiques, mais rendues stériles par l'insuf-
fisance des données, et le recommence-
ment nécessaire d'illusions et d'approxi-
mations dix fois réfutées. Ce n'est pas à
dire que cet ouvrage soit définitif, et l'on
pourrait dès à présent y signaler quelques
points contestables et quelques omissions
{énergie spécifique^ correfijiondances, disso-
lution). Le principe d'insérer et de définir
les termes scientifiques nécessaires à l'in-
telligence de la philosophie est excellent,
mais l'application en est inégale et les
articles laissent quelquefois à désirer :
ainsi dans espace, énergie, fonctions. On
y chercherait vainement enti^opie, trans-
fini, ihennodyjiamigue, qui sembleraient
plus utiles q\x' amaurose , hypei-acousie,
idiopathique etc.. D'une façon générale,
ces indications sont bien plus exactes et
bien plus complètes en ce qui concerne
les sciences naturelles qu'en ce qui touche
à la physique et aux mathématiques. On
pourrait aussi reprocher à l'auteur d'avoir
mêlé aux définitions, sans nécessité, des
vues personnelles indépendantes de la
signification des mots (par exemple dans
occïdte, services, consentement universel
etc..) Mais] on ne saurait trop louer le
sens pratique [qui se fait jour dans tout
l'ouvrage; il se marque ])ar des indica-
tions où l'expérience du professeur se joint
à l'esprit méthodique du savant familier
avec les sciences d'observation. Les quel-
ques imperfections de ce travail pourront
être aisément éliminées dans une seconde
édition. Les qualités resteront et sont dès
à présent de nature à en assurer le succès
et l'utilité.
Variétés philosophiques, par Dirano
(DE Gros), 1 vol. de xxxii-333 p. Paris, Alcan,
1900.— Les diverses études réimprimées
sous ce titre avaient été publiées en ISTl
sous celui d'Ontologie et psychologie physio-
logique : pourtant, et les questions qu'elles
agitent et les doctrines qu'elles discutent
et l'attitude philosophique de l'auteur
semblent toutes contemporaines. C'est la
thèse delà pluralité, à la fois biologique
et psychologique, des vertébrés et de
l'homme en particulier, qui fait l'unité
de ce volume, et elle entraîne avec elle
l'exposé des plus importantes théories
de l'auteur : comment il faut distinguer
l'unité substantielle de l'unité formelle
de tout être, et ce qui en résulte pour le
problème de la vie future; les relations
du corps et de l'àme; les conclusions
tout idéalistes de la science contempo-
raine bien interprétée; l'insuffisance du
positivisme et la nécessité, au-dessus de
toutes les sciences spéciales, d'une logique
et d'une ontologie qui déterminent les
conditions absolues et de la vérité et de
l'être. La première phrase de l'œuvre en
exprime bien l'esprit : ■< Le positivisme a
beau mettre la métaphysique à la porte
de la science, elle y rentre par toutes les
fenêtres ». A noter les préoccupations
sociales de l'auteur, qui sont bien proches
de celles de la génération présente, et, en
réimprimant les dernières paroles de son
livre : « Hors de la morale et de la reli-
gion scientifiques, pas de salut », il a pu
ajouter hardiment cette note : « On
admetlja, je crois, sans peine que ces
conclusions formulées pour la première
fois il y a trente-huit ans, peuvent être
rééditées en -1900 sans que la situation
présente leur ôte sensiblement de leur à
propos ».
La guerre et l'homme, par Lacombk
(I\), 1 vol. in-12 de 41 1 p., Paris, Société nou-
velle de librairie et d'édition, 1900. — Pour
convaincre des Français, plus sensibles
à l'expression des sentiments qu'à celle
des idées, il fallait les émouvoir, se mon-
trer soi-même ému; mais l'auteur voulait
faire œuvre de science. 11 a pleinement
réussi à concilier ces contraires. Ce livre
de logique forte et de lumineuse raison,
se trouve être le plus poignant des réqui-
sitoires. Parmi les racines de la guerre,
la plus profonde est l'amour-propre
national, masquant l'orgueil personnel, le
— 5
mépris anceslral pour l'étranger, les idées
fausses sur le patri )lisme, l'honneur, le
courage. ■• La gasconnade patriolique est
égale à rinfalualion privée la plus dégoû-
tante »; l'honneur national est façonné
sur celui du duelliste; le courage héroïi|ue
•lue le « bon bourgeois » attribue à tous
ceux de sa nation, donc à lui-même,
n'existe pas dans l'àme des combattants,
accessible à toutes les craintes. L'histoire
nous apprend qu'une armée étonnée,
surprise, se débande toujours d'elle-
même. L'auteur énumère les panégyristes
de la guerre (ceux qui en prolilcnl ou
n'y vont pas) et les victimes de la guerre
(ceux qui la font et ne la veulent pas).
La guerre disparailra-t-elle ? M. Lacombe
compte sur la science, les conditions éco-
nomiques, le socialisme, le féminisme,
et, pour conclure, propos»; le contrat
])réventif et permament d'arbitragi; et
l'application aux nations de ce principe
fondamental qui régie les conflits indivi-
duels: ■< nul ne peut être juge de sa propre
cause ". Car la morale des nations est infé-
rieure à celle des individus, et sensible-
ment analogue à celle des repris de jus-
lice. L'auteur nous expose le programme
qu'il remplirait, s'il était chef de gouver-
nement. En attendant, sachons-lui gré
d'avoir mis un terme à l'absurde légende
des bienfaits de la guerre ■< nourricière
des mâles verlusque la paix éloulle ■>.
Un siècle, mouvement du monde de ISOO
à 1900. publié par les soins d'un comité
sous la présidence de Mgr. Fkcuenard,
1 vol. xxvi-'Jlo p., in-8, Oudio, Paris. — 11
nous est arrivé plus d'une fois, dans notre
ell'ort pour mesurer à leur juste valeur
les publications contemporaines, d'être
accusés de dénigrement systématique par
des esprits habitués à chercher dans
toute pensée une arrière-pensée : c'est
pourquoi il est utile de montrer, par un
exemple, quelles élucubrations, signées de
noms autorisés, se présentent ingénu-
ment à la critique. On nous envoie un
recueil, dont l'excuse était d'avoir paru
d'abord comme « édition de luxe illustrée ",
et qui réunit la collaboration des repré-
sentants les plus éminenls de la pensée
catholique. Le chapitre sur \a. Philosophie
est dû à .M. le chanoine Jules DmiOT ^Lille).
Nous en donnons ([uehiues extraits : « Si
Fichte, écrit-il eu parlant de Kant, vou-
lait le proclamer son maître en athéisme,
u'avait-il pas autorisé ce coup d'éclat en
déposant tant de germes panthéistes et
matérialistes au fond même de son sub-
jectivisme?.... Et quand oh l'accuse
(Fichle) d'athéisme et d'idéalisme, il
répond, avec une sérénité sophistique
vraiment superbe, qu'il afiirme aussi caté-
goriquement Dieu (|ue le monde, puisque
tous deux sont identiques au moi absolu
dont la réalilé n'est pas contestable. IJu
subjeclivisme de Kant, le voilà donc tombé
en plein panthéisme de Spinoza; et il y
prend ce vernis de religiosité vague, de
résignation pseudo-mystique, de moralité
transcendante, (|ui facilitera grandement
la propagation de son système dans les
régions sentimenlalisles, néo-gnosticpies,
spirilistes et occultistes. » (pp. 3"8-3TJ).
Les pages 40G et 407 sont peul-étre supé-
rieures : •< Le seul phil()Soi)he dont le posi-
tivisme pourrait aujourd'hui se réclamer
avec quelque droit, c'est .\lfred Fouillée :
mais un déterminisme résolu, un impla-
cable scei)licismc, un criticisme inexo-
rable, un système d'idées-forces très voi-
sines de l'idée de Hegel et de la volition
de Schopenhauer, une sorte de coquet-
terie qui accueille et dédaigne tour à tour
l'évolutionisme, suflisent-ils à constituer
un positivisme d'ancien ou de nouveau
genre? N'y a-t-il pas là du néo-kanlisme
habile, du spino/.isme mécontent de n'être
pas plus rationnel et plus moral? N'est-ce
pas un état de conscience intermédiaire
entre le scepticisme stoïcien et le spiritua-
lisme chrétien? Quoi qu'il en soit, les
héritiers de Comte semblent réduits à
tourner leurs regards et leurs espérances
vers des hommes politiques très modernes,
vers la franc-maçonnerie elle-même, dont
ils peuvent en etiet attendre un appui (jue
les vrais penseurs n'accorderont jamais
volontiers aux négateurs de la pensée.
•< L'ennemi retloulable pour la philoso-
phie catholique au xx" siècle sera donc
toujours, comme au xix% le kantisme... Le
paradoxe insinuant de Kant est plus efli-
cace que le fracas du Russe Roberty, de
l'Allemand Nietzsche, des Français Ue-
macle et Weber. Modéré de forme et sou-
vent même de fond, le néo-crilicisme de
Lachelier et Boutroux, de Rcnouvier et
Pillon, de Secretan, Liard, Dauriac,
Bergson, a certainement plus de chances
de succès et de durée. Sa nouvelle distri-
bution des catcfjories, la prédominance
qu'il attribue à la liberté, au sentiment,
au caprice dans la conception du vrai et
dans la réalisation du bien; ses préten-
tions à l'immanence totale par la «concen-
tration de toute science philosoi)hi(iue
dans l'élude du seul moi, dans le aolip-
si.smc, comme on dit en style très moderne,
peuvent exciter de vives sympathies au
début du nouveau siècle. C'est chose si
douce, si flatteuse et si commode que de
se croire, tant soit peu sincèrement, indé-
pendant de n'importe qui et de n'importe
quoi; de se proclamer tout et rien, Dieu
et néant, capable de tout progrès et irres-
— 6
pensable de toute décadence intellectuelle
ou morale; de répudier les inélégantes
exagérations du pyrrhonisme, du spino-
zisme, de l'idéalisme et du posivitisme,
en bénéficiant discrètement de leur moelle
la plus intime; de répondre à toutes leurs
objections et difficultés par les grandioses
formules de contingent, de relatif, de
perpétuel devenir, d'é ternel mouvement
d'idées, de noumène inconnaissable et de
phénomènes fugitifs; de se persuader
enfin, autant que possible, que la fatalité
et la liberté sont identiques en cette pro-
digieuse évolution dont les états successifs
se manifestent dans nos états de con-
science! Moyennant dépareilles théories,
l'on garde une aisance et une sérénité
d'allures qui en imposent souvent à la
multitude; et l'on peut même espérer de
laisser ici-bas un nom que l'avenir ne
répétera pas sans admiration. Mais on se
trompe en ceci : car nécessairement
l'avenir reviendra au bon sens et à la
vraie philosophie.
« Nous n'oserions dire que ce retour
inévitable réjouira Taube du xx« siècle.
Le socialisme, le nihilisme, l'anarchie, les
guerres civiles ou étrangères, lui permet-
tront-ils de penser et de raisonner en
paix"? En tout cas, ses désastres mêmes
l'éciaireront tôt ou tard, après l'avoir
peut-être exaspéré d'abord. Et alors ses
philosophes s'affranchiront du joug écra-
sant que le kantisme a fait peser sur
nous. Si nous avons été des rationa-
listes et des raisonneurs, nos succes-
seurs seront gens de raison, aptes à tenir
pour vrais les principes et les faits dont
l'antique sagesse a vécu, depuis Socrale
et Arislote jusqu'à saint Thomas et
Bossuet ".
Œuvres philosophiques de Leibniz,
avec une introduction et des notes par
Paul Janet, membre de l'Institut, profes-
seur à la Faculté des lettres de l'Univer-
sité de Paris, 2 vol. de xxviii-820 et 604
p. in-S, Paris Alcan, 1900. — En d866
M. Paul Janet publiait quelques cquvres
de Leibniz « en attendant l'achèvement
des grandes éditions complètes de Leibniz
qui s'élèvent à la fois en France et en
Allemagne ». En France, les recherches
de Foucher de Careil n'ont pas abouti à
l'u'uvre qu'attendait M. Janet, et celle
même deGehrardtne ferme pas la voie aux
découvertes heureuses, comme celle qui
va permettre à M. Couturat de publier un
volume d'inédits relatifs à la constitu-
tion d'une « spécieuse ■• universelle. Le
moment est donc encore bien choisi pour
rééditer l'essentiel de l'œuvre philoso-
phique de Leibniz, sans avoir d'autre
prétention (lue de le rendre accessible au
plus grand nombre possible; et c'est à
quoi travaillait M. Janet au moment où la
mort l'a surpris, mettant seule un terme à
son infatigable dévouement pour toutes
les entreprises utiles à la cause de la phi-
losophie. M. Boirac s'est chargé de revoir
les épreuves, et de mettre une bibliogra-
phie substantielle en tête de l'Introduction
de 1806, qui est une bonne étude su rie dyna-
misme de Leibniz comparé au mécanisme
de Descartes. Quant au texte de Leibniz, il
est augmenté, dans cette seconde édition,
de la partie philosophique de la corres-
pondance avec le P. des Bosses, et les
œuvres latines que M. Janet avait fait tra-
duire en français pour son édition de
1866, sont publiées cette fois dans la
langue originale.
Prinzipien der Erkenntnislehre.
Proleyomena zuv aô^olule/t Melajth'/sik, par
Brasislav Petkonievics, 1 vol. deVI-134pp.,
Berlin, 1900. — Essai de métaphysique
absolue fondée sur la théorie de la con-
naissance. L'auteur veut édifier une méta-
physique 1° en dehors du rationalisme
(identité absolue de la pensée et de l'être),
2° en dehors de l'empirisme. L'expérience
est la seule base de la connaissance, mais
il y a dans l'expérience des faits qui sont
le principe de la connaissance transcen-
dante, et le point de vue de l'expérience
pure, le système d'Avenarius, lui parait
intenable. Nous trouverons occasion de
parler plus longuement de ce livre dans
un prochain numéro de la Revue, en étu-
diant d'ensemble les essais métaphysiques
de la i)hilosophie allemande contempo-
raine, tels que les recherches de Bergmann
" sur certains points fondamentaux de la
Philosophie », et 1' « Introduction à la
Philosophie de l'Expérience Pure >•, de
Petzoldï.
Soziologie, Philosophie der Ge-
schichte und Volkerpsychologie, in
ihren gegenseitigen Berichtungen.par
Lazarvs Schweiger (t. XVIII des Berner
Studien zur Philosophie und ihrer Ge-
schichte). — Cette brochure de 80 pages,
dédiée à M. le professeur Stein, a pour
but d'apporter quelque, clarté dans les
distinctions qu'on fait ordinairement
parmi les sciences sociales. Il importe,
pour le progrès de ces sciences, qu'on
n'en confonde pas les limites.
La sociologie n'est pas l'étude de tout
ce qui se passe dans les sociétés. « Elle
doit trouver les conditions qui rendent
possibles la vie et l'action en commun
d'individus et de groupes progressifs, de
façon à permettre un équilibre satisfaisant
pour tous les membres de l'organisation
sociale. »
La Philosophie de l'Histoire n'est plus
une niélapliysique vague, phase de la
science qui a eu son temps; elle « met le
centre de gravité de ses considérations
dans le passé, mais c'est pour y trouver
la vérilicalion des lois de la Sociologie ».
La Psychologie des Peuples doit être
mparliale entre « l'ancienne conception
romaine du droit de l'individu, et la con-
ception récente, d'origine germanique, du
droit de la communauté. »
Dans un chapitre spécial, l'auteur résume
et critique les théories de Comte, Bern-
iieim, Dilthey, Hické.rt, etc. Les sciences
sociales ne sei'ont fécondes que si elles se
fondent sur une psychologie scientilique.
Spinoza und Schopenhauer, par
Samiel Rappapoht, 1 vol. de V-1 48 p.
Berlin, 1899. — Cet intéressant travail étu-
die : 1° la position de Schopenhauer par
rapport à la philosophie de Spinoza; 2" l'in-
fluence de Spinoza sur Schopenhauer. La
1" partie relève et examine les jugements
de Schopenhauer sur le système de Spi-
noza, jugements épars à travers l'œuvre de
Schopenhauer: leur nombre et leur impor-
tance témoignent de la valeur qu'il accorde
à la philosophie de Spinoza. Mais cette
critique de Schopenhauer est loin de suf-
fire à établir qu'il ait subi l'inlluence de
Spinoza : c'est une critique de système à
système. 11 faut donc rechercher hislori-
(juement, par l'étude de l'évolution de
Schopenhauer, la part de Spinoza à la
formation de son système. Ce petit pro-
blème d'histoire est traité avec beaucoup
d'eprit historique par l'auteur; en parti-
culier il a eu le mérite de recourir à des
sources inédites, à des manuscrits de
Schopenhauer contenant ses cahiers d'étu-
diant ou ses œuvres de jeunesse (ces
manuscrits sont à la bibliothèque de
Berlin).
En 181U, à Gotlingen, Schopenhauer étu-
diait la philosophie sous la direction de
G. E. Schulze et peut être aussi de Bou-
terweck. Schulze lui conseillait l'étude
approfondie de Platon et de Kant et par
son cours lui faisait connaître les idées
essentielles de Spinoza, et aussi celles de
Schelling — fortement influencé par Spi-
noza. En 1811-12 il vint à Berlin et suivit
les leçons de Fichte et de Schleiermacher
sur Spinoza; du reste c'est certainement
vers 1812 au plus tard que Schopenhauer
a connu l'original de l'Éthique, car, dans
sa dissertation de ISl."? sur la Quadruple
Racine du Principe de Raison, il étudie la
théorie de la cause chez Spinoza et cite
l'Éthique.
De 1813 à 1818, formation du système
de Schopenhauer : nous sommes rensei-
gnés sur l'évolution de son esprit par de
nombreuses notes — en partie inédiles.
Schopenhauer se détourne d'abord du
[ihénoménalisme sceptique de Schulze et
es=aie une combinaison de Platon et de
Kant. En ISli, l'idée platonicienne lui
parait identique à la Chose en soi de
Kant, libre du devenir, iiuisqu'elle échappe
au temps et à l'espace: et il veut bàlir
sur cette iilenlilé une philosophie qui soit
à la fois une métaphysiciue et ane éthique
avec la pitié comme centre. .Mais la pitié
suppose l'identité des individus que l'indi-
vid nation ou la dllférence spécifique dis-
tingue; il ne saurait y avoir une pluralité
de genres absolus, de choses en soi; il
n'y a qu'une chose en soi, une réalité (le
monisme de Spinoza intervient ici) et
cette chose en soi est la Volonté (Théorie
kantienne du primat de la Volonté). A ce
degré ITdée n'est plus que la forme,
l'objectivation delà Volonté.
L'influence de Spinoza est établie :
i " par les textes nombreux de cette époque
où la doctrine de Spinoza est commentée
et discutée; 2" par un texte formel que
nous rapporterons à cause de sa précision
et de sa brièveté : « Man vergleiche doch
die hier aufgcwiesene Einheit der Welt
als Erscheinung eines Willens mil der
subslantia aelerna des Spinoza. »
Vers la même époque (1814) Schopen-
hauer étudie la philosophie indoue et
aussi Bruno; l'influence de la philosophie
de l'époque et surtout de Gœthe, tout
pénétré du panthéisme de Spinoza, n'est
pas non plus à méconnaître. La doctrine
de Spinoza est exposée et critiquée par
Schopenhauer avec une précision crois-
sante: il distingue avec beaucoup de pro-
fondeur d'avec le cartésianisme et le
leibnitianismece qui caractérise vraiment
spinozisme; et il marque en de brèves
formules le rapport de sa doctrine à celle
de Spinoza : « Der Wille ist die natura
naturans und die Vorstellung ist die
natura naturata ». .Même le non-pessi-
misme de Spinoza ne lui parait pas à
cette epof/iie incompatible avec sa propre
doctrine : la vraie vie peut être l'aflirina-
tion de la volonté de vivre, l'énergie qui
accepte avec la vie la souirrancc et la
peine, qui triomphe de la mort parce
qu'elle prend conscience d'elle-même
comme éternelle volonté (ces phrases
curieuses — encore inédites —, écrites
en 181(3, font songer à Nietzsche).
Dans son âge mûr. Schopenhauer a jugé
moins favorablement Spinoza; il s'est
enfermé de plus en plus dans son propre
système et s'est plus ()réoccupé de se dis-
tinguer des autres philosophes que de s'en
rapprocher. Si Schopenhauer s'accorde
avec Spinoza en bien des points de la
théorie de la connaissance — notamment
en ce qui concerne le primat de la con-
naissance intuitive sur la connaissance
abstraite — son sévère pessimisme l'éloi-
gné de la métaphysique de Spinoza : ii
nie le caractère positif du plaisir, la per-
fection de la substance éternelle. Un des
défauts essentiels du spinozisme est,
d'après lui, la confusion de la Volonté
réelle et de l'acte purement logique,
la théorie de la Volonté intellectuelle :
c'est une transformation du réel en idéal,
une confusion de la représentation et de
la volonté; le mécanisme spinoziste est
aussi une erreur manifeste, une véritable
ignorance de la nature; en voulant sup-
primer la fausse théologie des physiciens,
il a, du même coup, anéanti la vraie
conception téléologique de l'organisation;
le vrai sens de la liberté lui échappe aussi,
la morale n'est reliée à son système que
par des sophismes.
Nous ne pouvons suivre l'auteur dans
l'analyse détaillée, riche de citations et
d'aperçus, de ces divergences. Qu'il nous
suffise de dire que toutes les objections
de Schopenhauer sont présentées selon
leur forme originale et que les théories
qu'il attaque sont représentées par les
textes essentiels. Cet intéressant travail
donne des résultats clairs et précis, grâce
à l'exactitude de la méthode suivie.
The English Utilitarians, by Leslie
Stephk.n, 3 vol. in-S; vol. 1. Jeremy Ben-
Iham, 1 vol. de vin-326 p. ; vol. II,
James Mill, 1 vol. de vi. 382 p.; vol. III,
John Stuart Mill, 1 vol. de vi. 52o p. —
M. Leslie Stephen nous offre ce consi-
dérable et admirable ouvrage, en dépit
d'un litre spécial, comme une suite de
son grand livre sur V Histoire de la Pensée
anglaise au XVlll« siècle. D'oii certaines
bizarreries de composition dans cette
excellente étude, digne des autres tra-
vaux du même auteur. Pourquoi esl-il
question ici de Dugald Stewart? Parce que,
dans le premier ouvrage, Dugald Stevs'art
n'avait pas été mentionné. Pourquoi
Paine et Godwin sont-ils omis, qui ont
joué un rôle si important dans la formation
du radicalisme utilitaire:' Parce que leur
œuvre avait été définie dans VHisloire de
la Pensée anglaise.
Jerémie Bentham, nous dit M. Leslie
Stephen, James Mill et John Stuart Mill
furent successivement les chefs des utili-
taires anglais. D'où la division de l'ouvrage
en trois volumes. Correspond-elle exacte-
ment à l'ordre réel des événements his-
toriques"? L'influence de Bentham ne com-
mence à s'exercer, principalement en
Angleterre, qu'à partir du moment oii
James Mill s'institue son disciple et se met
à propager ses doctrines; et James Mill
meurt quatre ans après Bentham. Dans
l'histoire des idées, Bentham et James Mill,
malgré les trente années d'âge qui les
séparent, sont des contemporains.
Le premier volume se divise en deux
parties, à peu près égales, l'une consacrée
à l'étude de l'esprit public, des institu-
tions et des mœurs en Angleterre à la
lin du xviii' siècle, la seconde à la biogra-
phie de Bentham. En commençant le tableau
de l'Angleterre au xvm" siècle, M. Leslie
Stephen s'excuse de répéter des faits qui
sont» lamentablement » familiers à tout
le monde : mais M. Leslie Stephen, qui
est un grand biographe, possède l'art de
donner l'impression de la vie collective
par l'accumulation des récits biographi-
ques. L'exposé des doctrines de Bentham,
le récit de sa vie, sont très exacts, et très
complets. — Un chapitre intermédiaire,
intitulé Philosophy, étonne. John Horne
Tooke et Dugald Stewart, seront assuré-
ment les maîtres de James Mill : mais
Hartley et Priestley en seront d'autres,
dont il n'est pas fait mention ici, et Du-
gald Stewart n'est pas, à proprement
parler, un utilitaire.
Le second volume est consacré à Ja-
mes Mill, et traite de la période, si impor-
tante dans l'histoire d'Angleterre, qui,
Bentham vivant encore, précède et suit
immédiatement la Réforme de 1832. Le
caractère de James Mill est bien défini;
le \vhigisme,le conservatisme de l'époque
sont étudiés avec beaucoup de détails
intéressants, sinon nouveaux, du moins
rendus nouveaux par des groupements
heureux; le socialisme, en revanche, est
expédié avec une insolence un peu trop
aristocratique. La majeure partie du vo-
lume est consacrée à l'économie politique,
comme il convient : peu de chose de nou-
veau sur la doctrine même de Malthus,
mais en revanche un récit curieux, et qui
joute quelque chose au livre de Bonar,
sur « la controverse Malthusienne ». Le
chapitre sur Ricardo est assez confus.
M. Leslie Stephen ne semble pas s'être posé
leproblèmede savoir par quel lien logique
la théorie classique de la valeur se rattache
à la philosophie de l'utilité. Chez Ricardo,
selon M. Leslie Stephen, la théorie de la
valeur est la conséquence naturelle de la
théorie de la distribution : mais la théorie
de la valeur est la même, sauf rectifica-
tions, chez Ricardo que chez Adam Smith;
et l'on ne voit pas comment une théorie
qui fonde la valeur sur le travail résulte
naturellement d'une théorie qui « dis-
tribue » le produit du travailleur entre
le travailleur, le capitaliste et le pro-
priétaire foncier. Un chapitre est consacré
aux théories politiques de James Mill
— 9 —
(pourquoi les opuscules de G rote n'y sont-
ils pas nienliounés?); un chapitre, très
complet, à la psycholof,'ie de James Mill;
un chapitre aux opinions religieuses du
groupe et au traité de la Relif/ion Nalu-
reUe, rédigé par George Grole, sous le
pseudonyme de « Philip Beauchamp ",
d'après les manuscrits de Bentham.
Le troisième volume traite de John
Stuart Mill. .M. Leslie Stephen y étudie
des mouvements d'idées dont il fut le
contemporain; le caractère, plus flottant
et plus indécis, des doctrines de Stuart
Mill, lui permet, avec moins d'elTorls, de
faire allusion aux opinions courantes de
l'épociue sans iienlre de vue son héros.
La logique, l'économie politique (si peu
cohérente), la politique et la morale de
Stuart -Mill sont successivement étudiées.
Puis les théories historiques d'Austin,
Grote et lUicUle sont résumées. Enhn l'at-
titude de Stuart Mill en matière de reli-
gion est délînie, comparée à celle des
« libéraux » (.Maurice : dans le même cha-
pitre, M. Stephen parle de Carlyle), et des
« dogmatiques » (Ward et Newman).
Les utilitaires sont des « individua-
listes »; M. Stephen, qui est un utilitaire,
se donne en même temps pour un » socio-
logue », et condamne, comme tel, l'indi-
vidualisme des utilitaires classiques. Dans
une cinquantaine d'années, on pourra
comparer, avec quelque impartialité, le
profit net que retira l'esprit humain, au
xi.v'' siècle, respectivement, de ces deux
mouvements d'idées : l'économie politique
des utilitaires de la première génération
et la sociologie des utilitaires de la
seconde. On verra que les économistes
ont découvert des catégories nouvelles et
applicables, contribué à rendre, en matière
économique, la pensée humaine plus dis-
tincte et plus claire; que les sociologues,
au contraire, ou bien se sont contentés
d'affirmer des généralités vagues, ou bien
ont été répétant que la réalité des choses
est complexe, obscure, irréductible en
idées simples : on conclura, nous n'en
douions pas, pour la méthode de Kicardo
contre la méthode de .M. Leslie Stephen.
A Critical exposition of the Philo-
sophie of Leibniz, par B. Russlll, Fel-
low of Trinity Collège, Cambridge. —
M. Russell ne se propose pas de faire, en
deux cents pages, une étude historiquecom-
plèle de la philosophie de Leibniz. Placé
à un point de vue dogmatique, il cherchée
reconstituer le développement logique de
la doctrine, afin de bien voir où s'intro-
duisent les postulats et de dégager les
propositions dont dépend la vérité ou la
fausseté du système tout entier. Ainsi le
livre de M. Russell dépasse l'histoire et
soulève des cpiestions d'un intérêt encore
tout actuel; c'est pourquoi nous nous pro-
posons d'en faire une étude plus appro-
fondie dans un des prochains numéros de
la Revue.
M. Russell ne donne pas comme point
de départ à la philosophie de Leibniz la
doctrine des monades, mais bien une
théorie logique de la connaissance repo-
sant sur les principes de contradiction et
de raison suffisante. Du sujet logique il
passe à la substance, des deux grands
principes il déduit l'identité des indiscer-
nables, le principe de conlinuilé et la
définition des possibles. Ces préliminaires
posés, M. Russell analyse avec Leibniz
les notions de matière, de continu, d'es-
pace, et il résulte de cette analyse (ju'il
n'existe rieu de réel en dehors d'une mul-
titude d'éléments discrets, doués de force
et représentant chacun à son point de vue
tout l'univers (ce point de vue constituant
ta position de l'élément dans l'espace,
lequel est purement idéal). Nous sommes
ainsi conduits à la théorie des monades
qui n'est exposée qu'au chapitre XL Enfin
M. Russell examine brièvement les doc-
trines de l'àme et du corps, de la connais-
sance, de l'existence de Dieu, puis l'é-
thique. Cette exposition, rigoureuse et
précise, est éclairée par une série d'ex-
traits publiés à la fin du volume.
David Hume, moraliste et sociologue,
par G. LECHAivriKn, 1 vol. in-8 de 275 p.
Paris, Alcan, l'JOU. — Ouvrage hàtif. Après
une notice succincte sur la vie de Hume,
un résumé assez superficiel de l'histoire
du problème moral avant Hume, l'auteur
étudie successivement, dans la morale de
Hume, la philosophie théorique : les pas-
sions et les principes de la morale, et la
philosophie pratique : la morale pratique,
la politique, l'art, et la religion. Dans
cette étude, des discussions assez con-
fuses se mêlent, en proportions mal défi-
nies, à des analyses souvent trop litté-
rales. L'auteur, qui semble, à deux ou
trois reprises, donner le point de vue
'• chrétien » pour être celui auquel il se
place, se réjouit de constater que Hume,
en morale pratique, est un conservateur,
respectueux des usages traditionnels;
dans le chapitre sur la religion, il se
méprend, croyons-nous, lourdement, et
n'entend rien à l'ironie du j)hilosophe
qu'il étudie. Des inexactitudes de détail :
on ne saurait, par exemple, faire dire à
Hume que ■■ le gouvernement a pour but
d'assurer l'exécution des termes d'un
contrat implicite » (p. 156), ni traduire
« a System of expediency " par « un sys-
tème d'expédients ». L'auteur, qui cite
Burton, Huxley et Gompayré,parait ignorer
— 10 —
l'édition Green des œuvres philosophiques
de Hume, et la forte étude critique qui
sert d'introduction à cette édition.
REVUES ET PÉRIODIQUES
Revue de synthèse historique ^Di-
recteur Henri Berr). — Revue de phi-
losophie (Directeur E. Peillalre). — Nous
avons le très agréable devoir de souhaiter
la bienvenue à deux organes nouveaux qui
se proposent de collaborer au développe-
ment de la pensée française. Toutes deux
cherchent l'unité de leur inspiration et de
leur orientation dans une méthode.
La première annonce cette méthode
dans son titre même : il s'agit, dans l'es-
prit de son fondateur, de réagir contre
l'abus de l'analyse et le détachement des
idées générales qui, faisant ignorer aux
historiens de profession la véritable portée
de leurs propres recherches, laissaient le
champ libre aux constructions hâtives et
fragiles de certains sociologues, d'inter-
caler entre l'étude du fait particulier et la
déduction systématique des lois univer-
selles, ce qui est en quelque sorte la
trame continue de l'histoire, l'évolution
des idées dans des esprits individuels. La
psychologie est le centre de synthèse,
dans ce qu'elle a de plus concret et aussi
de plus social, faisant profiter l'histoire de
ce qu'elle ajoute de profondeur aux écrits
du penseur, aux actes des hommes d'État,
aux institutions des peuples, et donnant
aussi à la philosophie le bénéfice d'un con-
tact plus direct avec la réalité. La synthèse
historique ou psychologique, ainsi en-
tendue, n'est pas le contraire de l'ana-
lyse, elle n'en suppose même pas l'achè-
vement, elle en est plutôt la condition,
comme l'indique excellemment M. Bou-
troux : " il n'y a d'analyse inlelligente et
instructive, que celle qui est dirigée par
une vue d'ensemble; et il n'y a d'idée
substantielle et féconde que celle que
l'esprit a tirée des entrailles des faits ».
Dans la pratique, cette méthode de syn-
thèse est susceptible d'une variété indé-
finie, que les deux premiers numéros nous
font entrevoir de la façon la plus heureuse,
depuis l'inventaire analytique de M. Lan-
son jusqu'à l'intéressante controverse so-
ciologique de MM. Lacombe et Xénopol.
La Revue de philosophie a donné son pre-
mier numéro en décembre : il est presque
tout entier consacré au développement de
l'idée essentielle qui est ainsi présentée
dans la page d'introduction : « La Revue
de p/nlosopliie estime que les sciences spé-
ciales sont reliées entre elles par des
caractères communs et que de plus elles
sont en continuité d'objet avec la méta-
physique. Aussi bien l'histoire démontre
que la pensée ne progresse que par le
rapprochement des divers groupes d'idées.
La géométrie analytique est née du ma-
riage de l'étendue avec le nombre; la
physique moderne, du commerce de la
mesure avec le mouvement et du mouve-
ment avec la qualité... Par analogie, nous
devons bien augurer des rapports des
sciences avec la philosophie, des sciences
spéciales avec la science générale ■>. La
Revue réunit donc deux groupes de col-
laborateurs : les uns sont des savants, et
comme le fait ^I. Duhem dans la première
partie de son essai historique et critique
sur la ynatière du mixte, ils traitent avec
impartialité des questions spéciales sans
se préoccuper de l'avantage qui en revient
à telle ou à telle école philosophique; les
autres sont des métaphysiciens, comme
le P. Bulliot, qui commence une étude
historique du Problème philosophique et
auxquels on ne saurait reprocher d'ap-
porter une doctrine déjà faite. Les méta-
physiciens n'auront pas de peine à dé-
montrer que leurs formules favorites,
empruntées aux commentateurs scolasti-
ques d'Aristote, ne sont pas en contradic-
tion avec les conclusions de la science
contemporaine; et en effet un système
quelconque de philosophie, matérialisme,
positivisme, idéalisme, fournit un langage
pour traduire les résultats généraux de la
déduction mathématique ou de l'induc-
tion. Les savants, de leur côté, remonte-
ront-ils des sciences spéciales à la scolas-
lique, en faisant voir que l'esprit de la
science moderne conduit aux doctrines
particulières de Saint Thomas, à l'exclu-
sion de toute autre conception philoso-
phique? C'est cela seul qui serait décisif
et concluant. En tout cas le dédain avec
lequel M. Duhem parle du moyen âge
dans son historique de la notion mixte
permet de mesurer la difficulté de la
tâche, si jamais elle est sérieusement
entreprise.
Coulominicrs. — Imp. P. lirodanl
REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE
SUPPLÉMENT
(Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.
(n° de mars 1901)
LIVRES NOUVEAUX
Les Dilemmes de la Métaphysique
pure, par Cii. Re.nolvier: 1 vol., 2^'S p.,
Alcan, 1900. — Dans ce nouveau volume,
M. Renouvier n'ajoute rien à sa doclrinu,
mais il en cherche une confirmation
nouvelle et tout à fait conforme à sa
méthode, dans le développement logique
des problèmes métaphysiques et la ma-
nière dont ils doivent correctement se
poser. Déjà, dans son Esquisse (rime clas-
sification des systèmes il avait tenté un
effort analogue, en montrant comment,
sur chaque point, les penseurs de tous les
temps s'étaient partagés en deux camps
opposés, et comment les essais de conci-
liation ou de juste milieu ne s'étaient
jamais fondés que sur des équivoques,
des contradictions ou des confusions.
Moins historique cette fois et plus dialec-
tique, son livre tend à dégager, dans
leur plus grande netteté abstraite, la
thèse et l'antithèse qui. pour chaque ques-
tion essentielle, s'opposent inconciliable-
ment : l'Inconditionné et le Conditionné,
la Substance et la Relation, l'Infini et le
Fini, le Déterminisme et la Liberté, la
Chose et la Personne. Tous les problèmes
aboutissent bien, en effet, à une alterna-
tive, à un dilemme, à un choix nécessaire :
mais si la logifjue contraint à les poser
ainsi sous forme d'un parti rationnel à
prendre, elle ne saurait fournir de motifs
pour se décider dans l'un ou l'autre sens.
C'est que le débat, au fond, consiste jus-
tement à savoir quelle valeur il faut
accorder à la logique même, quel sens il
faut donner au principe de contradiction;
la logique ne saurait se démontrer elle-
même; il reste donc qu'à l'origine de
toute doctrine philosophique il y a un
acte de croyance. Aussi, si l'on voulait
ramener encore tout ce dilemme à une
opposition fondamentale, dont la solution
devrait logiquement entraîner toutes les
autres, on trouverait que ce dilemme est
celui du déterminisme et de la liberté.
Ferons-nous acte de foi dans le détermi-
nisme, il deviendra raisonnable d'ad-
mettre le caractère illusoire de la per-
sonne, le procès à l'infini des causes, la
vanité des distinctions phénoménales,
l'unité inconditionnelle en soi de la sub-
stance. Croirons-nous au contraire à la
liberté, nous pourrons admettre l'indivi-
dualité et la définition réelle des per-
sonnes, l'existence de causes vraiment
premières, leur nombre fini, et leur
nature se définira par un ensemble de
relations conditionnées l'une [»ar l'autre.
Sans doute, .M. Renouvier prétend que
l'une des deux croyances a plus d'avan-
tages, soit pratiques et moraux, soit
rationnels, que l'autre; mais il maintient
qu'elle ne saurait devenir logiquement
nécessaire; et ainsi il croit établir une
fois de plus que ■< la liberté, principe de
sa propre affirmation, se révèle réellement
aussi comme le principe de la connais-
sance, ainsi que l'a dit, le premier, Jules
Lequier ».
Par la précision de la pensée et la
vigueur systématique, ce livre a tout
l'intérêt de ses aines. Il explique la force
de propagande d'une doctrine qui seule
peut-être, dans la seconde moitié du
xix" siècle, apparaît comme une hypo-
thèse vraiment originale et organiquement
rare. 11 vaut donc ce que vaut le système
lui-même; et c'est ce que peut-être on
essaiera prochainement de se demander
dans cette Revue même.
Uchronie. L'utopie dans l'histoire,
par Cil. RK.NOLViEii, 2' édit. 1 vol. 412 p.
Alcan, édit. — Rien de plus curieux e
de plus original (piécette sorte de roman
historico-philosophique, où, grâce à une
érudition profonde et à un art discret.
— 2
la fiction se mêle si habilement à la
réalité qu'il est souvent impossible au
lecteur non prévenu de distinguer l'une
de l'autre, et par là même le livre
acquiert une singulière portée doctri-
nale et prend comme la force démons-
trative d'une forte expérimentation hypo-
thétique. C'est en effet la thèse du libre
arbitre que l'auteur prétend contrôler,
en retraçant l'histoire de la civilisation
européenne « telle qu'elle n'a pas été,
telle qu'elle aurait pu être • : en suppo-
sant seulement qu'aux temps de Marc
Aurèle la personnalité même des Empe-
reurs ait été autre, ou plutôt qu'autres
aient été leurs résolutioijs, M. Renou-
vier nous montre, en un récit d'une
vraisemblance séduisante, les invasions
germaniques conjurées, l'empire se réfor-
mant lui-même et retrouvant une vitalité
nouvelle par de sages emprunts à la
prédication judéo-chrétienne, le catholi-
cisme confiné en Orient et là s'établissant
une sorte de féodalité et de moyen âge
byzantin, tandis qu'en Occident rien ne
se perd de la civilisation antique, qu'elle
poursuit son évolution naturelle vers uu
idéal d'égalité et de justice de plus en
plus large, et que, sans heurts et sans
cataclysmes, elle semble rejoindre, dès le
ix° siècle, l'état intellectuel et moral de
notre civilisation moderne. A ee tableau
de ce qu'aurait pu être l'histoire de cette
période s'oppose son histoire véritable,
mais présentée à son tour, selon l'ingé-
nieuse logique de la fiction, comme un
simple possible : et toutes les ruines et
les crimes dont elle est remplie apparais-
sent dès lors comme contingents, comme
« ayant pu être ».
Il faut souhaiter un public plus large à
cette réédition d'un livre trop peu connu,
qui nous révèle un Renouvier nouveau,
écrivain et artiste, conteur ingénieux et
amateur des formes de pensée et de lan--
gage du xvii" siècle, et habile à soutenir
et à varier une ficticTn qui ne devient pas
fastidieuse même à durer 400 pages.
Quant à la thèse, lui-même ne se fait
sans doute aucune illusion sur la valeur
de la démonstration qui en est ainsi pré-
sentée. C'est tout au plus contre une
philosophie de l'histoire systématique et
simpliste, conçue comme la déduction
régulière d'un principe logique à la manière
de Hegel, qu'un tel essai a de la force, s'il
met en relief la multiplicité hétérogène
et l'indépendance mutuelle des facteurs
qui influent sur l'évolution historique,
ilais contre le déterminisme que peut-il
valoir?.M. Renouvier doit bien commencer
par attribuer à Marc Aurèle des senti-
ments, une énergie, un caractère qui ne
se retrouvent pas dans le Marc Aurèle
historique : et ne reste-t-il pas toujours
loisible de penser que notre ignorance
seule, et la sienne même, permet qu'il la
lui attribue?
Problèmes politiques du temps pré-
sent, par Em. Fagdet. 1 vol. 330 p. Colin,
édit. — Dans ce livre, qui fait suite aux
Questions politiques, on retrouve la mêmeet
extrême ingéniosité des aperçus, une égale
franchise de pensée, une dialectique aussi
ferme et aussi alerte, un peu trop habile
peut-être. Sur toutes les questions d'ail-
leurs, — sur notre régime parlementaire,
sur Varmée et la démocratie, sur la Liberté
de l'Enseignement, sur le Socialisîne et la
Révolution française, sur les Églises et
l'État, — M. Faguet reste disciple de Taine,
et, comme il le déclare, ne demande ses
théories qu'aux faits : très dédaigneux de
tout système, de tout idéal abstrait en
matière politique et sociale, il se contente
de discerner les tendances actuelles,
d'essayer d'en prévoiries conséquences le
plus souvent funestes à son avis, et d'indi-
quer les remèdes, remèdes qui ont d'ail-
leurs, de son propre aveu, et en vertu de
ces tendances mêmes, peu de chance d'être
adoptées. Ses solutions, presque toujours
conformes au vieux libéralisme classique,
consistent à fortifier le pouvoir exécutif
par un mode nouveau d'élection prési-
dentielle, à développer le patriotisme et
l'amour de l'armée, à maintenir la liberté
de l'enseignement, à séparer les Églises
de l'État : mais ces thèses anciennes sont
renouvelées par la fécondité des argu-
ments, sérieux ou spécieux, et par la large
loyauté de la discussion. Pourtant, si sa
défiance de l'idéologie permettait à
M. Faguet la critique des idées pures,
dans leur définition toute théorique,
peut-être renoncerait-il à cette opposition,
qu'il pose en axiome et sur laquelle se
fondent la plupart de ses raisonnements,
entre la Liberté et l'Égalité : opposition si
conteslablèqu'onne voit pas que l'une des
deux idées puisse même se définir ou se
développer sans l'autre, la liberté de l'un
ne cessant d'être une tyrannie pour l'autre
que si elle est réellement égale à la liberté
même de celui-ci. De même, peut-être
éviterait-il de parler de l'Étal comme d'un
être un et nécessairement despotique,
ayant une morale et un enseignement
propre, et n'y opposerait-il plus la spon-
tanéité et la variété de l'enseignement
libre, comme si ce n'était pas celui-ci
justement qui, concentré de nos jours
dans les mains de l'Église seule, est de
beaucoup le moins divers, le plus artificiel
et le plus tyrannique.
Les philosophes. Socrate, par P.\ul
— 3
Landormy, 1 vol. in-lS de 141 p. — Platon,
par .Maucei, Renault,! vol.in-18 de M" p.,
Paris, Dcla[)!ane. — A l'élève qui lui
deinaiulail un volume oii fût contenu un
résume de la doctrine d'un grand pliilo-
sojdie. (|ue pouvait répondre le profes-
seur? Les auteurs de celle nouvelle série
veulent précisément rendre accessible,
en évitant l'érudilion pure, la connais-
sance des philosophes. Ils s'adressent,
comme le dit l'avant-propos de chaque
volume, « au grand public », à la jeunesse
des écoles », « aux gens du monde curieux
de 'rhistoire des idées ». Ils veulent
•• mellre en valeur dans chaque système
ce qui en demeure vivant, ce qui doit en
tlurer, ce qui peut orienter toute pensée
en travail ■■.
M. Paul Landormy, entre un récit de
« la vie de Socrate » et un récit de ■> la
mort de Socrate » nous donne, avec d'heu-
reuses citations, une judicieuse interpré-
tation de la philosophie de Socrate : phi-
losopliie de la science appliquée à l'action,
de la spéculation inséparable de la vie.
Peut-être, trop préoccupé de donner à la
morale de Socrate un contenu positif,
fait-il trop peu de cas du passage où
Xénophon nous montre Socrate définis-
sant la justice par la légalité; et peut-
être l'accomplissement des rites religieux
et légaux constituait-il, |)lus que ne le
pense .M. Landormy, le contenu de la piété
socratique. La morale de Socrate est une
morale du sage plus qu'une morale du
citoijcii.
M. Renault a réuni, dans un petit
volume de cent pages, tout l'essentiel de
la philosophie de Platon. Peut être n'a-t-il
pas insisté, autant qu'il faudrait, sur le
caractère purement mathématique de la
théorie des idées. II marque du moins le
caractère purement dialectique de cette
philosophie platonicienne, la plus raison-
nable des doctrines, alors qu'elle passe aux
yeux de tant de gens pour le délire d'un
grand iioMe.
Essai sur Taine, san œuvre el son in-
fluence, avec une reproduction du por-
trait de Bonnat, des extraits de soixante
articles non recueillis dans ses œuvres,
des appendices bibliographiques, etc.,
par VicroH Gnuio, ancien élève de
l'Hcole -Normale Supérieure, professeur
de littérature française à l'Université de
Fri bourg, en Suisse; 1 vol. de xxiv-322 p.
gr. in-S" (CoUcctanea Fribtirgensia), à Fri-
bourg, el à Paris, chez Hachette, 1901. —
La philosophie de Taine. jiar Giaco.mo
BAnzEi.oTri, professeur d'Histoire de la
Philosophie à l'Université de Rome. Tra-
duit de l'italien par Augustin Dietrich,
1 vol. dexxvii-448p.in-8'',Alcan, 1900. — Ces
^cvw publications se complètent de la
façon la plus heureuse, l'une étant une
monographie attentive et fouillée que
Taine eût qualiliée de « psychologie
ex|diquée », el l'autre étant une élude
d'ordre plus général où l'cruvre de Taine
est en quelque sorte située dans son
milieu, rapportée à son moment hislo-
lorique et au caractère général de l'esprit
français. Pour un littérateur, Taine, fjui
introduit dans la critique et dans rhis-
toire une série d'abstractions philoso-
phiques, apparaît comme un créateur;
c'est un centre et un jioint de départ;
voulant déterminer son influence, .M. Gi-
raud fait une revue de tous ceux qui en
dehors de la pensée proprement philoso-
phique se sont fait une réputation
d'écrivain, tels queM.M. de Vogiié, Ilano-
taux ou Harrès; ce qui serait singulière-
ment inquiétant pour l'originalité de leur
esprit. Plus exacte à notre avis est VHls-
toire de la pensée et des livres qui forme
le premier chapitre, el dont on ne saurait
trop louer l'information minutieuse,
amoureusement zélée à ne rien laisser
perdre de ce qui peut enrichir et complé-
ter le portrait. A vrai dire on aurait voulu
que M. Giraud consentit à concentrer sur
Taine lui-même la lumière de son érudi-
dition; il ne nous fait grâce d'aucune
référence, d'aucun conseil, d'aucune
digression; il nous livre tous ses juge-
ments et tous ses préjugés sur Kanl, sur
M. Vacherol, sur M. Caro, sur Napoléon,
sur l'Eglise Romaine, etc., quitte dans sa
préface à s'excuser de son extrême ré-
serve el de sa volontaire sobriété; mais
une réplique brève et non motivée n'en
apparaît que plus tranchaiile, et il aurait
convenu que M. Giraud choisît jilus fran-
chement entre la critique impartiale et
la polémique. Autrement le livre risque
de demeurer un livre à tendances, ce qui
est le genre le plus fâcheux qu'on puisse
imaginer; comment M. Giraud ne s'est-il
pas aperçu qu'en forgeant de toutes
pièces l'hypothèse d'une crise religieuse
à l'adolescence de Taine, pour le plaisir
d'une épigramme contre Renan, il rend
suspecte sa méthode psychologique, de
même que sa persistance a rapprocher
Pascal de Taine jette une ombre de doute
sur l'objectivité de sa critii]ue?
M. Barzelotti est un philosophe qui a
vécu tour à tour avec l,;s dilTérenls
maîtres de la pensée au xv!" siècle : fa-
milier avec Gœlho et Hegel, avec ^'hake-
speare el Carlyle, il a ilescendii le cours
de l'histoire, et il a rencontré Taine non
plus comme une source, n)ais comme un
conlluenl. « Conçue à une époque de
transition, comme celle qui commence
_ 4 —
pour la civilisalion européenne un peu
avant la seconde moi lié de ce siècle, la
doctrine de Taine, en dépit de sa forme
systémaliciue, ne jaillit pas tout entière
d'un seul jet. C'est une audacieuse ten-
tative de médiation entre des idées, ou
mieux entre des états et des habitudes
intellectuelles, entre des procédés et des
modes de concevoir produits par des
moments historiques et par des formes
héréditaires de culture très diverses et
même en grande partie opposées entre
elles. » Après avoir étudié avec sympathie
et exactitude " la philosophie de la mé-
thode et de l'histoire » que Taine a essayé
de traduire dans ses œuvres de critique
littéraire et artistique, M. Barzellotti mon-
tre que dans Tesprit de l'écrivain elles
étaient faites pour conduire « à une ana.
lyse supérieure, à une métaphysique », et
que, si on serre de près cette doctrine.
« elle dépend entièrement de l'idée de
cause, pensée à la manière des méta-
physiciens allemands et en même temps
réduite à l'idée du fait. Elle apparaît,
telle que le juge aussi Stuart Mill, un
compromis entre les principes de l'école
positive et ceux de son plus grand adver-
saire, l'idéalisme métaphysique. » Le
compromis n'a pas eu de succès, parce
que les doctrines contraires s'y surajou-
tent sans se fondre : « l'unité de forme,
de symétrie logique extérieure, qui dis-
cipline les idées et les meut au gré de
l'art de l'écrivain, ne saurait se confondre
avec l'organisme intense et nouveau de
principes et de déductions sorti d'un jet
de la faculté spéculative du philosophe ».
Et dans la conclusion de son ouvrage,
poursuivant le cours de sa critique péné-
trante, -M. Barzellotti aperçoit la raison
qui rend l'édifice, d'apparence si riche
et si harmonieuse, « vacillant sur sa
base ». Faute d'avoir approfondi la théorie
de la connaissance, Taine n'a pas dis-
tingué entre deux méthodes de direction
et de valeur fort différentes qui se cou-
vraient également pour lui de l'autorité
de la science : l'une, fondée sur le calcul
et l'expérimentation, conçoit un détermi-
nisme de causes et d'efTets réels; l'autre,
résidu de la scolastique la plus creuse et
qui avait trouvé refuge auprès des natu-
ralistes du xix" siècle, procède par abs-
traction jusqu'au type le plus général,
jusqu'au « fait dominant », jusqu'à « la
faculté maîtresse » et confère à celte
entité abstraite un pouvoir mystérieux de
génération. L'une est explicative et cons-
titue un progrès pour l'intelligence du
monde; l'autre permet de décrire d'une
façon excellente et par un procédé de
simplification verbale, mais elle laisse
échapper la riche matière de la réalité à
travers les formules systématiques et
vaines. A l'aide de ces considérations
générales, M. Barzelotli explique et juge
les différents ouvrages de Taine, jusqu'aux
Orir/ines de la France comtemporaine : il
marque ici sa surprise que le détermi-
nisme, optimiste ou du moins indifférent,
professé par le philosophe, soit venu
s'achever dans un pessimisme aussi
yiolent, et il y aurait lieu de s'étonner
davantage si nous étions en présence
d'une contradiction purement spécula-
tive. Mais, entre les premiers ouvrages
de Taine et le dernier, il y a l'année 1810 :
si le souvenir en est flalteur pour le pa-
triotisme italien, les Français n'ont pas
de peine à admettre qu'elle ail suffi
à bouleverser le système d'idées dont
vivait le penseur.
L'Éducation par l'Instruction et les
théories pédagogiques de Herbart,
par Maucel ]SL\uxio^, ancien élève de
l'Ecole Normale Supérieure, professeur de
philosophie à la Faculté des Lettres de
Poitiers. 1 vol., vi-18T p., in-18, Paris
Alcan, 1901. «Sans l'espoir avec lequel on
contemple la jeunesse, qui donc pourrait
vaincre cette impression glaciale que l'on
éprouve à la pensée que le monde restera
toujours en définitive tel qu'il est aujour-
d'hui? » Celte parole de Herbart citée par
M. Mauxion nous montre dans quel
esprit l'interprète s'est proposé de faire
connaître les idées pédagogiques du phi-
losophe auquel il a consacré déjà une
belle étude critique. Il y a dans Herbart
une orientation pour l'éducation, et qui
est l'orientation philosophique, dépassant
l'entassement des faits et les procédés
d'habitude, mais ne se perdant pas dans
les abstractions de la volonté sans ré-
flexion et de l'action sans intelligence :
c'est la méthode de Socrale que M. Mauxion
retrouve dans la pédagogie de Herbart,
enrichie de tout ce que la culture moderne
et l'expérience psychologique y ont
ajouté. L'idée est le point d'appui, le
point de départ; mais il ne suffit pas de
mettre en lumière cette idée, il faut lui
créer une âme, en organisant autour de
cette idée comme centre un système
cohérent de représentations; l'éducation,
morale n'est autre chose que la formation
du caractère par l'homogénéité et la pro-
fondeur des idées. A quelles applications
conduit cette théorie si séduisante et si
solide? C'est peut-être ce qui ne ressort
pas avec toute la précision désirable du
livre de M. Mauxion. Soucieux de se
renfermer dans un cadre restreint, et en
même temps d'exposer l'ensemble des
doctrines philosophiques qui ont conduit
Herbarl à sa conception de l'édiicalion
par rinslruction, il a cru devoir se coii-
tenler de résumés (jui foiil allusion à des
développements donnés par llerltarl et
fini excitent noire curiosité plutôt (lu'ils
ne la salislonl; par exemple, pour ce qui
concerne Vcjposition esllii'-liqiu; du inonde.
En pédagogie plus que partout ailleurs,
c'est la généralité (|ui est l'écùeil, et
l'obstacle à l'eflicacité.
Le Mystère de Platon. Aglaopha-
inos, par 1,. IMîat; i vol. in-S de 21 ;j p.,
Alcan, 1901. — Le dialogue semble une
forme d"ex|)osition philosophique si favo-
rable à la discussion des doctrines et à
leur développement dialectique (|u'à toutes
les époques il a tenté les penseurs. Mais
encore faut-il ' ([u'il devienne pour eux
comme l'expression directe et naturelle
de la pensée, et que la préoccupation lit-
téraire n'y prenne pas la première place,
ni le plaisir de faire réapparaître les per-
sonnages, ou le décor, ou les formes du
langage consacrés par les grands souve-
nirs platoniciens. C'est là pourtant le jeu
auquel s'est laissé séduire M. i'rat; et
pour ne rien dire de la témérité qu'il y a
à vouloir faire parler Platon, il faut
avouer qu'un pastiche érudit qui se pro-
longe pendant deux cents pages, et ne se
donne encore que comme le préambule
de toute une série, finit bien vite par ne
plus amuser que son auteur. — Quant
aux idées exposées, elles se réduisent à
une transcription des théories du Néo-
Criticisine, dans leur opposition au posi-
tivisme d'une part, que représente le
mathématicien Eudoxe, et à la théologie
catholiiiue d'autre part, incarnée dans le
prêtre orphique et pythagoricien Aglao-
phamos. Le rôle de M. Renouvier est tenu
comme il convenait, par l'iaton en per-
sonne, un Platon bien changé, devenu le
protagoniste d'une philosophie de la
liberté et de la croyance comme œuvre
de la volonté pure.
'Api-TOTÉÀo-j; Tîsp'i 'Iz-j/r,;- Traité de
l'âme. Traduit et annote par G. Hodieu;
2 vol., Ernest Leroux, 1900. — Cet ou-
vrage consiilérable, qui témoigne d'une
érudition aussi étendue que précise, d'un
sens critique supérieurement exercé, fera
le plus grand honneur à la science fran-
çaise. Trop rare est, dans notre pays, le
nombre des humanistes philosophes qui
aujourd'hui se consacrent à établir et à
interpréter les grands textes que nous a
laissés la spéculation gréco-latine et, quand
l'occasion s'offre à nous de les étudier,
c'est le plus souvent à l'Allemagne et,
depuis quelque quarante ans, à l'Angle-
terre même que nous devons demander
nos secours. Qu'il n'en ait pas toujours
été de la sorte et que la France ait connu
des épo(|ues oii, en ces travaux aussi de
patience et de pénétration, elle « menait
le chd'ur », le grand nom de Lambin serait
là pour nous le rappeler. Si cette tradi-
tion illustre n'est pas reprise par nos phi-
losophes érudils, la faute n'en sera sûre-
ment i)oint à M. Rodier. Sa thèse latine
sur de difficiles questions de logiipie
aristotélicienne, sa thèse française consa-
crée à ce péripatéticien infidèle que fut
Slralon de Lampsaque, le désignèrent, il
y a quelques années, comme un des futurs
maîtres de la philosophie grecque et, en
particulier, de l'aristotelisme, au(iuel il a
donné, nous le savons, le meilleur de son
enseignement à l'Université de bordeaux.
Le livre que M. Rodier nous donne con-
tinue avec éclat ses débuts.
Entre les ouvrages d'Arislote et si l'on
excepte la Mélaphijsigue, il n'en est peut-
être aucun qui soit hérissé de plus de dif-
ficultés (\ue le De Anima, en même tenifjs
qu'il n'eu est pas qui présente à ce degré
un intérêt éternel. Les vues profondes y
sont en abondance, i]u'un regard attentif
reconHaitrail présentes, à demi visibles,
dans nombre des théories psychologiques
modernes qui se tiennent pour radicale-
ment novatrices. Par contre aussi l'on s'y
attarde à des obscurités déses[)érantes (jui
tiennent, pour une grande part assuré-
ment, à l'inégale préservation du texte
originel, mais pour une part aussi sans
doute à la dil'liculté où nous nous trou-
vons de rétablir intégralement dans nos
esprits les concepts que se proposa l'es-
prit du maître grec et, comme dirait un
logicien, d'attacher aux termes dont il fit
usage la même connotation que lui. Aussi,
quand M. Rodier s'abstient, de parti pris,
« de résoudre, dans un sens déterminé,
des problèmes sur lesquels Aristote lui-
même a négligé, à dessein peut-être, de
se prononcer d'une façon précise et défi-
nitive »; et, a forliori, quand il écarte
jusqu'à la tentation d'ajouter à tant de
dissertations déjà faites sur la psycho-
logie aristotélicienne une dissertation de
plus, n'aurons-nous garde de le blâmer.
A la tache aisée il a préféré la tache labo-
rieuse, mais par là même la plus utile. Il
nous adonné une édition, c'est-à-dire un
texte, doublement éclairé par une traduc-
tion et un commentaire: les dissertations,
après cela — pour ou contre Alexandre,
pou'- ou contre Averroés — auront tout
loisir de se développer.
Pour savoir dans (|uel esprit M. Rodier
a établi le texte du De Anima, on n'a qu'à
lire ce passage du Cralijle (411 d.) qu'il a
mis en épigraphe sur la première page
de son premier volume : passage où
— 6
Socrale remarque, avec un sourire, que
se donner le droit d'ajouter ou de retran-
cher à un langage ce que bon vous sem-
ble c'est se tirer d'aflaire à bon compte.
C'est dire que notre édition sera conser-
vatrice, par conséquent avare de ces
« modifications conjecturales que les mo-
dernes ont cru nécessaire d'apporter au
texte du De Anima pour le rendre plus
correct et plus clair ». La raison dont
M. Rodier se couvre, à savoir qu'il y
aurait « quelque outrecuidance à préten-
dre démontrer que les Thémistius et les
Alexandre connaissaient moins bien que
nous la langue ou la doctrine d'Aristote
et que des passages oii ils n'ont trouvé
aucune difficulté sont incorrects ou dé-
nués de sens >>, cette raison^ si on la pre-
nait en rigueur, demanderait des réser-
ves. On sait les conditions fâcheuses
qu'ont subies les écrits d'Aristote; Fin-
contestable sagacité d'un Alexandre, par
exemple, n"a pas été soutenue par une
habileté philologique suffisante pour lui
permettre d'apercevoir des leçons ou pro-
bables ou possibles qui auraient singuliè-
rement amélioré les textes dont il a
laissé le commentaire, et pour finduire à
ne point parfois se satisfaire à trop bon
compte. Certes, le danger est grand de
proposer, au lieu d'une proposition d'Aris-
tote, une phrase sortie de l'imagination
d'un éditeur ingénieux. El cependant un
peu d'audace critique a pu heureusement
servir notre connaissance d'un grand
ouvrage. Les témérités mêmes d'un
Lachmann ont plus amélioré le poème de
Lucrèce que n'eût pu faire toute la pru-
dence, toute la modération d'un Munro.
— Ajoutons bien vite que ces réserves
n'atténuent en rien nos éloges pour ce
beau travail d'érudition. M. Rodier a lu
toutes les éditions, recensions, discus-
sions critiques dont le De Anima a été
l'objet. Aucune correction d'importance
n'a certainement été négligée par lui et,
partout oîi son édition est conservatrice,
c'est en connaissance de cause.
L'édition est accompagnée d'une tra-
duction, dont il ne serait pas exact de
dire qu'elle est littérale. M. Rodier a
adopté un dispositif heureux dans sa
simplicité. Nous donner un décalque fran-
çais de l'original grec nous aiderait
médiocrement pour l'intelligence de l'ou-
vrage. Aussi à tout instant le traducteur
comble-t-illes ellipses de sa version litté-
rale par des précisions, des additions
explicatives qu'il place entre crochets :
parenthèses précieuses qui ont toute la
valeur de commentaires en raccourci.
Quant au commentaire proprement dit,
€jui compose à lui seul les deux tiers du
livre de M. Rodier, il représente un
labeur énorme. A l'inverse de tant d'ou-
vrages célèbres de la critique allemande,
dans lesquels il semblerait vraiment que
la pensée est un accessoire, utile seule-
ment à la solution des problèmes philolo-
giques que le texte soulève, les interpréta-
tions et discussions de M. Rodier ont
pour objet immédiat la détermination de
l'idée philosophique ou de l'allusion his-
torique renfermées dans le passage qu'il
considère. Les discussions dépassent sou-
vent même la doctrine d'Aristote et por-
tent parfois sur d'autres théories que cette
doctrine met en question : tel est le cas
pour la longue et substantielle note con-
sacrée à élucider l'endroit fameux du
Timée où Platon donne la formule de la
composition de l'âme, endroit évidem-
ment visé par Aristote (406. b. 27 — 407.
a. 2). Cet excîi/'Sîis, dont l'auteur nous fait
modestement connaître qu'il doit beau-
coup à M. Zeller, constitue une contribu-
tion de prix à l'étude du Platonisme,
même après les admirables et déjà loin-
tains essais de Th. Henri Martin.
Pour nous résumer, l'ouvrage de M. Ro-
dier est un véritable modèle et nous sou-
haitons qu'il soit non seulement étudié,
mais suivi.
1.•^1AIA^UEL Kant. Kritik der reinenVer-
nunft, édité par Renno Eiidmann (cin-
quième édition entièrement revue). Berlin,
Georges Reimer, 1900, 1 vol. vi-609 (Appen-
dice édité à part, 115 p.). .MK. 4. — Cette
nouvelle édition, monument d'érudition
et de critique, repose sur une collation
nouvelle des deux premières éditions ori-
ginales de la Critique, sur une collation de
la deuxième édition avec la troisième, la
quatrième et la cinquième, et sur une
comparaison de la deuxième avec la troi-
sième, la quatrième et la cinquième à tous
les passages où l'état du texte des éditions
depuis 1838 rendait nécessaire d'établir so-
lidement le texte de la deuxième édition.
Ce pénible travail était indispensable,
car les éditeurs depuis Rosenkranz ont
tous plus ou moins et plus ou moins arbi-
trairement modernisé le texte de la Cri-
tique, et tous dans la critique du texte
se sont plus préoccupés de leurs propres
idées sur Kant que des idées de Kant. Enfin
Rosenkranz, Harbenstein et Kirchmann
ont intentionnellement donné pour base
à la deuxième édition le texte de la cin-
quième, s'imaginant à tort que cette édi-
tion, la dernière parue du vivant de Kant,
avait une importance particulière : Adickes
et Vorlander ont plus ou moins imité ce
procédé. (Or Kant n'a contnMé, et d'assez
loin du reste, que le texte des deux pre-
mières éditions.)
Erdmann suit le texte de la deuxième
édition qui lui parait la rédaction délinilivo
de Kanl; il lui parait inexact d'aflirnier à
la suite de Scliopcnhauer qu'il y a une
différence de principes entre les deux
premières éditions. La première exprime
la pensée de Kant telle qu'elle s'est déve-
loppée librement depuis l'apparition du
problème critique; la seconde corrige
quebities défauts d'exposition (|ue le phi-
losophe a sentis de lui-même ou à l'occa-
sion des premières critiipies de sa doc-
trine; si la disposition de l'ensemble est
quelque peu dilïérenle, c'est que Kant a
cru nécessaire d'établir critif|uement cer-
tains points qui auparavant lui apparais-
saient comme évidents.
Une histoire du texte de la Critique,
l'exposé des principes qui ont guidé
Erdmann dans la revision du texte, une
table des matières des corrections occu-
pent un Appendice de 115 pages.
La pagination de l'édition originale
accompagne celle du livre; le texte de la
première édition est donné en note,
toutes les fois qu'il diffère de celui de la
seconde.
Einfùhrung in die Philosophie der
reinen Erfahrung, par Joseph l'iiTzoLDT;
l" volume de vn-ooO pp. Leipzig, 1900. —
L'auteur reprend et expose en cet ouvrage
la doctrine de Richard Avenarius, con-
tenue dans la « Critique de la pure expé-
rience ». Avenarius a exposé sa pensée
sous une forme si difOcile qu'il parait
indispensable à Petzoldl de la présenter
plus clairement. 11 se propose encore de
reprendre et de compléter, pour son
propre compte, en un prochain volume,
î'empiriocrilicisme.
Il établit dans une première division la
nécessité d'admettre le parallélisme psy-
chophysique pour l'intelligence de la vie
psychique; dans une seconde le rapport
des faits psychiijues aux faits physiques.
La doctrine d'Avenarius fait le fond de
cette exposition; mais elle est présentée
sous une forme très attachante et très
personnelle. L'auteur se préoccupe de la
défendre contre les objections que lui
adresse Wundl, dans ses « Philosophische
Studien ».
Cet ouvrage est de ceux ijui ne se lais-
sent pas résumer en quelques lignes;
n"est-il pas lui-même le résumé, l'exposi-
tion abrégée et méthodique d'une doc-
trine systématique et complète? Tout le
système d'Avenarius y est contenu depuis
les hypothèses empiriocritiques jusqu'aux
oscillations et aux séries vitales, et au dé-
veloiipcment du système C. Pour donner
une idée de l'exposition de Petzoldt il
faudrait suivre tout le svstème. D'autre
part, jiour déterminer les points sur les-
(|uels INîIzoldt complète et interprète per-
sonnellement Avenarius, il faudrait une
longue confrontation de son ouvrage avec
la Critique de la pure expérience; dans
les deux cas le travail dépasserait de
beaucoup les limites du présent supplé-
ment. Bornons-nous à signaler en passant
la grande valeur du livre, qui est une
introduction excellente à l'étude de l'em-
piriocritisme et (jui, plus méthodique,
plus clair et plus complet, rend plus de
services encore que 1' « Einfiihrung in
die Kritik der reinen Erfahrung » de
Carstanjen. Nous le retenons pour l'étu-
dier de près quelque jour dans une étude
sur le développement de l'Empiriocriti-
cisine.
Untersuchungen iiber Hauptpunkte
derPhilosophie.parJuL. Bekojiann, 1 vol.
de V1-4S3 p.Marburg, 1900. — Collection de
travaux pour la plupart déjà parus dans
différentes revues {Kantstudien, Zeitschrift
fur immanente PInlosopIde, etc.). — 1° Sur
la croyance et la certitude. La certitude
a deux sources : l'accord de l'esprit avec
lui-même dans les propositions d'identité,
l'accord de l'esprit avec l'expérience. Toute
certitude est subjective en ce sens que
ce qui paraît certain à l'un peut paraître
incertain à l'autre; objective, parce que
ce qui suffit à nous assurer de la vérité
d'une hypothèse a la même valeur pour
autrui. La certitude est un acte de l'es-
prit; l'entendement perçoit un accord
entre ce qu'il croit vrai et le critérium de
la vérité. Mais le sentiment peut exercer
une influence sur l'Entendement. En par-
tant de ces principes Bergmann établit
l'inexactitude des postulats kantiens. On
peut croire avec Kant à la loi morale et
cette croyance peut avoir la valeur d'un
fait; mais la croyance à l'union nécessaire
de la vertu et du bonheur n'a qu'une
valeur subjective.
2" Sur les Objets de la perception et les
Choses en soi. — Par une analyse psycho-
logique qui part des perceptions exté-
rieures et internes et par une discussion
historique de l'hypothèse kantienne, l'au-
teur arrive à la conclusion que l'existence
est identique k la conscience. Chaque chose
en soi est un être conscient.
3" Sur l'Idée d'existence et la Conscience
du moi. — Nous attribuons l'existence aux
objets dont nous croyons qu'ils sont indé-
pendants de notre pensée; qu'ils possè-
dent par eux-mêmes certaines qualités
que nous ne pouvons leur dénier; qu'ils
se refusent aux qualités que nous vou-
drions leur attribuer. L'existence est la
plus générale des déterminations; elle est
comprise dans la totalité des détermina-
lions d'un objet. L'existence n'est donc
pas un prédicat des choses qui existent,
car tout prédicat suppose l'existence de
son objet.
L'existence d'une cliose est donc son
accord avec d'autres choses, le fait qu'elle
est comprise dans la totalité des choses
qui existent, le monde. Mais nous ne pou-
vons penser les choses hors de nous que par
rapport avec l'existence perçue en nous.
Études sur l'Ame et le Corps: la théorie
de Kant sur les principes logiques; la théorie
de WolIT sur le complementum possibili-
tatis. sur le principe de raison suffisante.
The conception of Immortality, by
JosiAH Royce, professor of tlie hislory of
philosophy at Harvard University and
IngersoU lecturer for 1891); 1 vol. in-16
de 91 pages, Boston et New York. Hough-
lon, 1900. — En exécution des dernières
volontés de M. George Goldthwait Inger-
soU, un fonds a été constitué à l'Univer-
sité de Harvard pour la lecture d'une
conférence annuelle sur « l'Immortalité de
l'homme ». M. Josiah Royce est, cette
année, le conférencier. Voici à peu près
comment raisonne M. Royce. Il peut y
avoir permanence d'une loi, d'une rela-
tion, d'un type: il peut y avoir permanence
d'un être individuel, d'une particule de
matière, de l'univers lui-même. Mais
qu'est-ce que l'individu "? Nous avons tous
l'idée de difl'érence; mais, étant donnée la
constitution de notre entendement, nous
ne pouvons exprimer les différences qu'en
association avec des ressemblances; en
outre, lorsque nous avons défini le carac-
tère par lequel telle chose diffère de telle
autre, nous ne pouvons jamais affirmer que
ce caractère différencie la chose consi-
dérée d'avec tous les objets dans l'univers.
L'individuel, nous ne pouvons jamais le
connaître: l'individuel, c'est ce que nous
aimons, ce à quoi nous aspirons. Aspira-
tion qui n'est pas purement sentimen-
tale; la science, bien qu'elle soit incapable
de décrire ou de définir l'individuel, le
singulier, 1' « unique », en postule l'exis-
tence comme le but de ses recherches.
« L'individualité que nous nous efforçons
loyalement d'exprimer en cette vie,
obtient, au point de vue de l'absolu, son
expression définitive et consciente dans
une vie qui, comme toute vie tenue pour
telle par l'Idéalisme, est consciente •.
Nous sera-t-il permis d'opposer, à la
thèse de M. Royce, quelques objections?
M. Royce distingue entre la permanence
d'une loi et la permanence d'un être :
nous craignons qu'il n'y ait là équivoque,
et que la permanence d'un être ne se
réduise, après analyse, à la permanence
d'une loi. M. Royce assigne comme buta
la science, quoique celle-ci aille toujours
d'abstraction en abstraction, l'individuel,
et cet individuel, il le cherche dans la
conscience : fort bien, mais faut-il donner
alors, à cet individuel, le caractère de la
permanence? Nous ne cherchons pas l'in-
dividuel dans l'espace, parce que dans
l'espace tout nous apparaît comme relatif,
rien ne nous apparaît comme existant
par rapport à soi, mais par rapport à
autre chose que soi. Nous plaçons dès
lors l'absolu, avec Leibnitz, dans des
monades, des points spirituels, qui, situés
hors de l'espace, se développent dans le
temps. Mais, dans le temps, comme dans
l'espace, tout ne nous apparaît-il pas
comme relatif? et l'idée d'un absolu, qui
est censé se développer dans le temps,
aussi absurde que celle d'un absolu qui
est supposé exister, dans l'espace? Si
l'objet de nos aspirations, la fin vers
laquelle tend toute science, toute philo-
sophie, c'est l'être « ineffable », irréduc-
tible en relations, alors l'individuel ne
saurait pas plus durer qu'il ne saurait
occuper une place; l'individuel, c'est
l'instant fugitif et insaisissable. « Aimez,
disait le poêle, révolté contre la sérénité
impassible des lois de la nature, ce que
jamais on ne verra deux fois. » Mais alors
ce pur spiritualisme fait en quelque sorte
antithèse à l'idéalisme, qui nous apprend
à trouver la sérénité dans la possession
de nous-mêmes, dans la conscience des
contradictions de l'espace et du temps,
et r « idée » de l'immortalité dans l'éter-
nité de la raison.
Cours de Psychologie expérimen-
tale, par Ed. -T. Sa.nford, Ph.-l). Profes-
seur-assistant de Psychologie à l'Univer-
sité Clark (Worcester, .Massachusetts),
trad. Schinz et Bourdon; 1 vol. in-8, de
vi-477 p., Paris, Schleicher : Bibliothèque
de Pédagogie et de Psychologie, publiée
sous la direction de .M. Binet, 1900. —
Précieux instrument de travail. Le
« Cours » est en réalité incomplet : il
n'est traité dans ce volume que des
« sens » : sens cutanés, cinesthétiques,
du goût et de l'odorat, de l'ouïe, de la
vue. Suivent des chapitres sur la loi de
Weber, sur les principaux appareils de
psychologie expérimentale : et deux appen-
dices sur des problèmes spéciaux de psy-
chologie optique. L'énoncé de chaque loi,
plus ou moins hypothétique, est accom-
pagné, sans essai d'interprétation, par
l'exposé sommaire des expériences qui la
justifient, avec indication des sources
bibliographiques : chaque chapitre est
suivi d'une bibliographie d'ensemble. Ce
répertoire semble être indispensable non
seulement à l'étudiant qui désire s'initier
— 9
à la psychologie positive, mais encore au
philosophe, fini se propose d'insliluer la
critique des inclhodes el des résuilals de
cette nouvelle science expérimentale.
Francis Hutcheson, his life, leachin;/
and position in tlic histonj of p/iilosoplijj,
by William {{obert Scott, assistant to the
professer of moral philosophy and lec-
turer in polilical economy in Ihe Univer-
sity of St Andrews. 1 vol. in-8 de xs-
296 pp., Cambridge, University l*ress. 19U0.
— M. Scott avait d'abord voulu, purement
et simplement, recueillir îles documents
sur la i^ériode irlandaise de la vie de
Hutcheson. Il faut se réjouir qu'il ait
élargi le cadre de son sujet, car les trois
chapitres où nous est racontée la vie de
Hutcheson depuis sa naissance (1694)
jusqu'à sa nomination à l'Université de
Glasgow (1730) sont assurément les moins
intéressants : la profusion des détails
dissimule mal l'absence de renseigne-
ments instructifs. La suite de l'ouvrage
est, au contraire, très instructive malgré
un arrangement vicieux des matières.
Du chapitre iv au chapitre vu, la vie
de Hutcheson nous est racontée, avec
de nombreuses et intéressantes allusions
au\ idées philosophiques de Hutcheson
et de ses contemporains (v. par exemple
les pp. 100-8, sur les origines de l'arithmé-
tiiiue morale avant Benlhani). Mais ces
allusions restent souvent énigmaliques,
car l'exposition méthodique des idées de
Hutcheson ne commence pas avant le
chapitre viii. Encore le chapitre viit (très
curieux, mais qui fait hors-d'œuvre dans
une monographie sur Hutcheson) est-il,
sous le titre Hellenic and Philanthropie
Ideah, consacré à Shaftesbury : M. Scott
nous montre en Shaftesbury l'auteur
d'une réaction contre le puritanisme du
xvii« siècle, au nom d'une philosophie
esthétique el hellénisante, une sorte de
Mallhcw Arnold ou de Ruskin avant la
lettre. Dans le développement historique
de la pensée de Hutcheson, M. Scott dis-
tingue quatre formes: Hutcheson ayant
successivement modifié sa philosophie
sous l'influence de Shaftesbury et de
Cicéron, puis de Butler, puis d'Aristote,
enfin de Marc-Aurôle et des Stoïciens. Le
tort de la méthode historique <ie M. Scott
c'est de ne pas nous aider à voir chez
Hutcheson, sous la multiplicité de ces
marques, Thomme qu'il fut en réalité,
dans l'histoire des idées; à savoir le pré-
curseur de l'utilitarisme : M. Scott le
reconnaît dans son chapitre xiv, où, cher-
chant les origines de la formule du plus
grand bonheur du plus grand nombre,
il remonte un peu loin (jusqu'à Cicéron
et aux Stoïciens). Ce qui, du mouvement
utilitaire, reste acquis à la pensée mo-
derne, ce sont les ratégories de l'éco-
nomie politique ; et .M. Scott, après Cannan,
dans un chapitre minutieux et complet,
nous montre, eu Hutcheson, le premier
maître d'Aduni Smith. Le chapitre xiii est
intitulé lUili/tcson'fi Mènerai Influence upon
the « Enlif/hteument »: jouant un peu sur
le sens d'une expression (Ihe Neir Li(/hl)
empruntée aux querelles théologiques qui
agitèrent l'Ecosse au xvi" siècle, M. Scott
essaie de montrer ipie l'Ecosse eut alors,
comme l'Europe entière, sa « philosophie
des lumières ", et (|ue Hutcheson, avec
son système populaire el éclectique, en
est le principal représentant. En somme
livre très érudil el 1res utile.
PERIODIQUES
L'Année psychologique, publiée par
Alfued Bl^^■.T, direcleur du laboratoire de
Psychologie physiologique de la Sorbonne
(Hautes-Etudes) avec la collaboration de
MM. Clapakéde, Lakonier des Bancels,
ViCTOH Henri, Marages, Simon, Warren,
ZwARDKMAKER, 1 vol. 174 p., in-8", Paris,
Schleicher, 1900. — La Suggestibilité,
par Alfred Binet. 1 vol. 391 p. in-S",
Paris, Schleicher. — Nous pensons que
l'utilité principale d'un recueil périodique
consiste dans les Revues rjénérales qui,
résumant les travaux récents, mettent au
point les résultats obtenus et tracent un
plan de recherches; aussi sommes-nous
reconnaissants à M. Ed. Claparède du soin
qu'il a mis à nous faire voir, dans une
Revue générale sur VAgnosie, comment la
multiplicité même des observations rend
complexe une question qu'on avait d'a-
bord pensé simple et fait hésiter le psy-
chologue au moment déformer un ordre
de recherches par une conclusion systé-
matique. La plupart des autres articles
sont des annexes en vue de la constitu-
tion de ce que M. Binet appelle la psycho-
logie individuelle, el qui en un sens est
aussi de la psychologie collective; avec
l'ouverture d'esprit et la large curiosité
qui lui ont fait une place à part dans le
groupe des psychologues contemporains.
.M. Binet se préoccupe surtout de multi-
plier les tentatives dans des directions
dillerentes, sans idée préconçue sur la
fécondité de la méthode ou sur la nature
des résultats. Quelques tentatives seront
peut-être stériles, il n'est pas sûr qu'il
vaille la peine de transcrire tous les
menus d'une école normale pendant une
année en notant toutes les circonstances
extérieures el toutes les occupations des
élèves, si on ne peut rien faire ressortir
10 —
de là, sinon qu'il est très vraisemblable
que le travail intellectuel de préparation
des examens diminue la consommation
du pain. Quelques aytres tentatives peu-
vent être d'une grande portée, et c'est ce
qu'on aperçoit en rapprochant les recher-
ches de M. Binet [Attention et adaptation)
et de M. Simon (Expériences de suggestion
sur les débiles) du livre que M. Binet a fait
paraître dans la Bibliothèque de Psijcho-
logie et de Pédagogie. Le titre : la Suggesti-
bilité en donne difficilement une idée
exacte, car c'est d'une étude de psycho-
logie normale qu'il s'agit ; M. Binet oppose
même ses expériences aux expériences
de l'hypnotisme, parce que les sciences
ont pour résultat de diminuer peu à peu
la docilité et de redresser le sens criti-
que, au contraire de la pratique de l'hyp-
nose. La dilTérence nous semble assez
profonde pour justifier le choix' ou la
création d'une autre expérience. Lorsque
M. Binet étudie l'idée directrice, il étudie
en réalité l'inertie mentale, l'habitude
contractée par l'esprit de suivre un mou-
vement uniforme et de continuer dans la
direction prise, et il nous semble qu'il y
a là un processus fort naturel, tenant
plutôt au relâchement de l'attention qu'à
la suggestion d'une idée par une autre,
qui n'est peut-être qu'une métaphore. De
même faction morale du maître devant
les élèves est-elle liée au degré de sugges-
tibilité proprement dite ? n'est-elle pas liée
à une attitude en quelque sorte profes-
sionnelle de l'enfant, qui a travaillé de façon
à satisfaire le maître et qui ne sépare
pas de son approbation la vérité? M. Binet
a beau multiplier les mesures précises et
les statistiques rigoureuses ; toute sa
méthode présuppose toute une psycho-
logie de l'Idée, comme on le voit par
les fragments d'interrogatoire oii l'enfant
paraît plus content d'avoir achevé sans
réprimande ses réponses que d'apprécierle
contenu de ses réponses, et comme M. Binet
s'en est aperçu lui-même, chemin fai-
sant, en posant une série de problèmes à
résoudre, ce qui ne diminue en rien l'in-
térêt de son livre.
THÈSES DE DOCTORAT
Thèse latine : De facultate veruin asse-
giiendi secundum Dalmesium.
Thèse française : Essai critique sur le
droit d'affirmer.
M. Leclére résume sa thèse latine :
Ma thèse latine et ma thèse française
procèdent de la même idée : il doit y
avoir une métaphysique normale à l'esprit
humain, comme il y a une mathématique
et une physique normales à l'esprit hu-
main. Dans ma thèse française, j'ai
essayé de dégager la théorie du connaître
et de l'être qui doit éclore spontanément
dans un esprit vraiment critique et sans
préjugés : dans ma thèse latine, j'ai étudié,
à propos de Balmès, la théorie qui doit
éclore, sur ces deux points, dans l'esprit
d'un penseur qui veut rester fidèle au
sens commun, qui formule, en définitive,
la théorie naturelle à ceux qui ne sont
point philosophes. Trois directions philo-
sophiques sont possibles : la première
consiste à expliquer par l'action de l'objet
ce qui se passe dans le sujet en envisa-
geant celui-ci comme un objet parmi
d'autres objets : ainsi firent les scolasti-
ques; la troisième consiste à partir du
sujet ou. tout au moins, de quelque chose
de subjectif: ainsi font les modernes; la
seconde consiste à faire une part au sujet
et une part à l'objet dès le début : ainsi
fit, entre autres, Balmès, spécialement
intéressant à étudier pour avoir voulu
être à la fois scolastique et moderne, sans
réussir d'ailleurs à être autre chose que
le père, souvent renié, des néoscolasti-
ques. Ce qu'il faut avant tout louer chez
lui, c'est d'avoir vu, dans la question de
l'existence ou de la certitude, le problème
fondamental de la philosophie, d'avoir
tenté de réduire la question du droit du
dogmatisme à une question pychologique.
à l'étude du fait du dogmatisme; c'est
encore d'avoir essayé, après avoir, non
pas démontré, ce qu'on, ne peut sans
paralogisme, mais montré à l'homme qu'il
est invinciblement dogmatique, d'avoir
essayé, dis-je, de nombreuses confirma-
lions rationnelles du dogmatisme. Sans
doute il a tort de vouloir proprement des
critères; mais les trois critères qu'il
invoque, à savoir la conscience, l'évidence
et l'instinct intellectuel, il les réduit au
fond à n'être, que des formes d'un instinct
dogmatique essentiel à la raison. Pour-
tant, au rebours des scolastiques, il est
explicitement un instinctiviste et implici-
tement un rationaliste. C'est dans le
sujet qu'il cherche, bien moderne en
ceci, de quoi montrer qu'il y a, agissant
sur le sujet, quelque chose d'extérieur à
lui : c'est dans ce sens qu'il traite des
facultés. Innéiste malgré lui, il reconnaît
deux éléments primordiaux dans la connais-
sance, l'idée de l'être et l'intuition de
l'étendue; avec les scolastiques, mécon-
naissant en ceci l'activité propre de l'es-
prit qui disparait dans la mesure où on
le déclare inutile dans le jugement, il nie
tous les jugements synthétiques à priori;
il oublie de considérer nos idées en tant
que constructions pychologiques, pour
les considérer en elles-mêmes, ou en Dieu
— 11 —
en qui, lui senil)le-t-il, toutes doivent être
contenues dans une seule idée, analyli-
quement. Voulant que notre raison soit
une réalité, il en démontre l'unité; vou-
lant qu'elle soit apte à atteindre l'être, il
montre que toutesnos idées sont dérivées
de l'idée de l'être, mais de cette idée il
sépare celle de l'existence (qu'il en rap-
proche (|uelquef()is cependant), alTaiblis-
sant ainsi et dénaturant la raison au
profil de vagues instincts d'aflirmation
qu'il exalte et sur la foi desquels il
accorde à toute science et à la méta-
physique une égale ])ortée. Il se plaît à
nous faire voir la continuité de la science
et de la métaphysique, les idées de phé-
nomène et d'être impliquées l'une dans
l'autre, comme d'ailleurs tous les prin-
cipes les uns dans les autres. Enlin il
nous montre, dans la « science transcen-
dantale » qui nous conduirait infaillible-
ment, nous autres hommes, au pan-
théisme, à l'idéalisme absolu, au scepti-
cisme, la science impossible pour nous,
possible seulement pour Dieu, et nous
indique, symétriquement, dans ce qu'il
appelle la « connaissance par idéalité »
(la seule humainement possible, suivant
lui) la science vraiment féconde et cer-
taine. Intermédiaire entre l'objectivisme
à outrance des scolasliques et le subjec-
tivisme ardu des modernes, la philosophie
de Balmès, sage, conservatrice, subtile
parfois, mais offrant à l'esprit un point
de vue très commode, convient éminem-
ment au sens commun, dont elle exprime
en quelque sorte assez bien la philoso-
phie. La question est de savoir si la
logique n'est pas, parfois, plus hostile au
sens commun qu'il ne le pense.
M. Boutroux félicite M. Leclère de l'agré-
ment de son exposition, qui est, dans la
partie historique du moins, très nette et
très intéressante. Vous avez vu dans la
philosophie de Balmès un des exemples
les plus remarquables de l'elîort fait pour
concilier la scolastique avec les besoins de
la pensée moderne. Si Balmès a échoué
dans cette conciliation, quelles en sont
les raisons, et devons-nous renoncer à la
tenter?
Dans l'examen de votre thèse, je consi-
dérerai successivement les trois points
suivants : 1° exposition de ses idées;
2" comparaison de Balmès avec les sco-
lasliques; 3° comparaison de Balmès avec
les modernes.
1" Votre exposition se confine trop
dans les détails ; il y a trop de chapitres,
encore qu'il y en ait moins que dans
Balmès. Vous auriez dû dégager d'abord
(peut-être dans une introduction) les idées
générales de Balmès. Cela vous aurait
aidé à négliger l'accessoire, et peut-être
même à éviter ((uelques inexactitudes.
Ainsi, vous nous diles que Balmès ramène
tous les critères à l'unité, mais, en lisant
<• l'Art d'arriver au vrai », on trouve que
c'est l'idée d'harmonie, non d'unité, qui
parait essentielle à Balmès. Il veut mettre
l'harmonie dans Tàme, sans rien sacrifier
de son irréductible diversité. Les trois
critères ne peuvent se ramener à l'unité.
D'autre part, ils s'enveloppent mutuelle-
ment. Vous voyez sous tout cela l'instinc-
tivisme. Mais dans le sens oii vous l'en-
tendez, l'instinctif ne serait plus autre
chose que le naturel. Vous avez altéré
une doctrine originale et l'orlede l'auteur.
-M. Leclrre, tout en insistant sur la pos-
sibilité de ramener les trois critères à un
seul, a mis en lumière leurs diiïérences
et montré que chacun des trois suppose
les deux autres.
M. Boulroiix. — 2" Vous attribuez à tort
une pareille théorie à la scolastique. Ni
l'évidence ni l'instinct ne sont considérés
par la scolastique comme des critères.
M. Leclère. — La théorie des critères
est plutôt implicite qu'explicite chez les
scolastiques. Mais on trouverait aujour-
d'hui dans certains manuels. i|ui s'inspi-
rent des scolastiques, une théorie des
critères que ceux-ci n'eussent pas
rejetée.
M. Boutroux. — Vous avez fait un trè»^
intéressant effort pour dégager ce qui
n'était qu'implicite chez les scolastiques.
Mais l'implicite et l'explicite sont un peu
mêlés dans voire exposition, et il en
résulte quelque confusion.
3° Vous voyez dans la philosophie mo-
derne un subjectivisme, mais c'est là une
vue à priori. On trouve bien autre chose
chez les modernes. Je laisse de côté Spi-
noza et Leibnitz, à qui cette définition ne
conviendrait guère. Mais Descartes lui-
même, en dépit du Cogito ergo sum, n'est
pas subjectiviste ; il considère les essences
comme des créatures de Dieu, «creaturas ».
Elles sont en nous parce que Dieu les y a
déposées. On lit, il est vrai, dans les
Regulae : « toutes les sciences ne sont que
la sapientia humana », mais cela veut dire
que toutes les sciences se tirent de prin-
cipes innés, non pas (ju'elles ne sont que
l'intelligence humaine. Même chez KanI,
le point de départ n'est pas le sujet, c'est
la science comme fait (Prolégomènes) ou
la morale comme fait (Fondement de la
Métaphysique des Mn'urs). Cette idée,
reçue aujourd'hui comme un axiome, que
la philosophie moderne est subjectiviste,
est donc fort exagérée. Ce qui caractéri-
serait plutôt, à mon avis, l'esprit mo-
derne, c'est cette opinion qu'une science
— 1i —
peut être solide sans se raltacher à
l'absolu, que la connaissance peut se
constituer en montant vers le premier
principe, mais sans partir de lui. C'est par
là qu'il s'oppose à l'esprit antique.
M. Leclère demande qu'on entende le
subjectivisme dans un sens large. On part
moins du sujet que de l'œuvre du sujet.
Kant part du sujet de la science ou du
fait de la morale, mais c'est parce qu'il
voit là des créations de l'esprit.
M. Boutrour. — Pour conclure, vous
deviez vous demander ce qu'est la néosco-
lastique et ce que l'on doit en attendre.
L'échec de Balmès est-il définilif? Vous
n'êtes pas net sur ce point.
JM. I.evy-Brûhl félicite M. Leclère d'avoir
choisi un sujet relativement nouveau.
Vous avez fait un choix dans l'œuvre de
Balmès, et votre thèse française explique
ce choix. Vous avez apporté dans votre
étude des préoccupations dogmatiques.
Peut-être eùt-il mieux valu vous en tenir
à un travail historique. J'examinerai deux
points :
1" Quel est le sens exact du mot critère
chez Balmès"? On trouve chez lui d'autres
critères encore que les trois indiqués
par vous : le sens, l'autorité divine, l'au-
torité humaine (Cf. Cursus philosophiœ
elemenlaris;. Evidemment ce mot critère
n'a pas le même sens pour lui que pour
nous.
2" Qu'est-ce que l'instinct intellectuel?
(Cf. Protestantisme comparé au Catholi-
cisme.) Balmès insiste sur l'instinct de
croyance. C'est qu'il ne s'est pas posé
dans toute son étendue la question de la
portée de l'esprit humain. Elle est pour
lui résolue d'avance. S'il n'est pas sûr,
d'avance, d'un certain nombre d'idées
métaphysiques, l'esprit est dans les ténè-
bres. Le dogmatique Balmès est au fond
un sceptique. Sans une révélation surna-
turelle, nous ne trouverions pas la lumière.
La vérité philosophique est pour lui dans
le catéchisme, il fallait le dire.
M. Leclère résume sa thèse française :
La conscience empirique ou pensée con-
crète est, en fait, le point de départ de
toute philosophie : devant cette con-
cience, l'être c'est le vrai, et le vrai, c'est
l'affirmé; en chacune de nos affirmations
vraiment nécessaires, invincibles, nor-
males, il y a une affirmation du droit
d'affirmer : la légitimité du dogmatisme
est, en fait, posée spontanément par l'es-
prit. Mais ce qu'on affirme invincible-
ment, c'est ce qui semble s'affirmer en
nous indépendamment de nous, « s'affir-
mer en soi »; la conscience empirique ne
peut donc pas ne pas se reconnaître jus-
ticiable d'une pensée en soi, norme souve-
raine de la vérité. Quand on est remonté
jusqu'à ce principe de tout.i affirmation
légitime, on a trouvé le point de départ
dialectique de la véritable philosophie,
il s'agit dès lors de trouver ce qui « abso-
lument 11 s'affirme, et tout d'abord de
chercher ce qui se nie. Mais par là même
qu'on s'est franchement placé en dehors
et au-dessus de la pensée concrète, ainsi
que celle-ci elle-même l'exige, on est, en
fait et en droit, au-dessus de toute objec-
tion que pourraient faire au dogmatisme
la psychologie positive et la psycho-phy-
siologie.
« Ce qui se nie, ou se nie en s'affirmant,ce
qui revient au m ême,Parménide l'a dit,c'est
le phénomène », et jusqu'au phénomène
de penser ce qui est ou n'est pas. D'ail-
leurs, que l'on étudie le phénomène dans
la conscience ou par rapport à la réalité,
qu'on l'étudié dans ses rapports avec l'es-
pace, lelempsetle nombre, ou dans l'ac-
tivité scientifique qui cherche à en éta-
blir la théorie, on trouve toujours qu'il
est sa propre négation.
Cette vérité apparaît sous une forme
tout aussi saisissante si l'on considère
l'activité de l'esprit : sous toute intui-
tion, empirique ou à priori, il y a une
induction, comme d'ailleurs sous toute
déduction; partout se retrouve, explicite
ou implicite, le <• Principe des genres»,
qui n'est pas un principe de la raison,
mais un simple vœu de l'entendement; et
si l'on étudie en eux-mêmes les principes
et les intuitions sensibles, partout on
découvre une hétérogénéité foncière dans
les éléments de la connaissance, hétéro-
généité qui rend chimérique l'unité pour-
suivie par la science.
Enfin la science elle-même n'est qu'un
système de substitution. Elle est tout
entière synthétique, bien que son idéal
soit d'être tout entière analytique; cha-
cune des sciences et même des métaphy-
siques existantes est légitime dans son
principe, mais il y a une hostilité entre la
science du général et la métaphysique,
comme entre les diverses métaphysiques.
Cependant toute science et toute méta-
physique devient parfaitement légitime si
l'on en nie l'objectivité, si l'on en définit,
en conformité avec l'esprit moderne, la
vérité par l'accord entre les idées. Celte
dernière condition n'est parfaitement
remplie que si en face d'une métaphysique
décidée à ignorer la science, on conçoit la
science en oubliant cette métaphysique,
en oubliant surtout le préjugé, métaphy-
sique au fond, de la réalité du phénomène
<• de l'être qui n'est pas ». L'irréalité du
— 13
monde pliéiiumt'iuil sauve, et seule peut
sauver la science.
Si maintenant on demande cà la pensée
en soi ce qu'elle allirmc, ■• on trouve, iden-
tiquement,([u'ellc afiirme la réalité, l'iden-
tité de l'être; puisque l'être est pensée,
qu'il est cause, liberté, amour, person-
nalité, que Dieu existe et que tout le
reste, s'il y a (juclque chose de réel en
dehors de lui, est « en Dieu en tant que
pensant, en soi-même en tant que posé ».
On découvre ainsi que l'action ne peut
être qu'indirecte entre les êtres non
divins. La réalité d'un univers et du moi
ne s'étaiilit qu'en faisant appel à l'idée du
devoir; il y a un devoir être du perfec-
tible, c'est-à-dire de l'imparfait, du non
divin. Et sur celte base, il est même pos-
sible de construire une morale, dont l'idée
doit être efficace sur les consciences
empiriques dans l'univers apparent dont
nous sommes partis. En somme, partis
de la conscience empirique, nous avons
abouti d'abord à la pensée en soi, d'où
nous avons tiré une critique du non-
être, enfin une métaphysique courte,
mais rigoureusement logique : nous avons
rétabli l'être, défini l'être par la pensée,
mais par une pensée celte fois réelle et
vivante. Nous avons décrit ce qui est nor-
malement engendré par la pensée quand
" elle se laisse expliciter les virtualités
qu'elle porte en elle •■, quand elle veut
être, identiquement, mais clairement et
distinctement, ce qu'elle est essentielle-
ment, mais d'une manière implicite.
M. Brochard cède la parole à M. Egger
qui a lu la thèse en manuscrit.
M. Eçjger avoue avoir lu la thèse en
manuscrit. Il l'a même relue imprimée,
ce qui n'était pas inutile. 11 y a retrouvé
son élève dont il a jadis corrigé la copie
de baccalauréat. Cet élève n'est pas un
disciple. S'il a emprunté à M. Egger quel-
ques argumenls — comme il le déclare
dans son livre. — il ne s'en sert que
pour réfuter les doctrines que M. Egger
lui enseignait. Cette originalité poussée
jusqu'au paradoxe rend sa thèse très
intéressante.
Votre pensée est un peu irritante par
excès de paradoxe, dans le fond et dans
la forme. Vous cherchez un degré inédit
de subtilité et vous le trouvez. De force
probante, c'est autre chose.
D'où vous vient donc cette im]>itoyable
ardeur de destruction? C'est que vous
êtes très dogmatique; paradoxal à l'excès,
point du tout révolutionnaire. Votre but
est d'établir la métaphysiciue éternelle
sur les ruines du phénoménisme. Le phé-
noménisme est criblé de vos flèches dialec-
tiques, mais les traits que vous lui lancez I
partent de très haut; ce sont, si j'ose
dire, des flèches d'.Vpollon. Votre état
d'âme est celui du scepticisme théolo-
gique. D'avance, vous aviez la foi en
l'être; elle a fait de vous un ennemi du
phénomène. Mais si vous attachiez à la
théorie de l'Etre le genre d'esprit que
vous attachez à la théorie de l'irréel, il
ne resterait rien de votre métaphysique,
ni dans ce qu'elle a de personnel, ni dans
ce qu'elle a de traditionnel.
Il n'y a pas de page dans votre thèse
qui ne prêle à la criticjue. Je n'ai que
l'embarras du choix.
Le litre d'abord : Essai critique sur le
droit d'affirmer. D'aboi-d votre essai
n'est pas toujours critique. Et puis ((uel
sens donnez-vous au mol droit? Est-ce
la permission? Vous l'employez parfois
dans ce sens. Vous concédez à la science
le droit d'être ce qu'elle est, c'est-à-dire
l'ombre d'une ombre. Mais pour vous le
droit d'affirmer est encore autre chose.
Quand il s'agit de l'Être, le droit entraine
la nécessité d'affirmer : nécessité d'af-
firmer l'être et de nier tout le reste.
^L Leclère reconnaît avoir employé le
mot dans ces deux sens, mais il n'en
résulte aucune obscurité pour sa thèse.
.M. Eggev. — Le vrai, dites-vous, c'est le
réel. Mais une telle équation n'est pas
exacte. La pensée ne pose pas l'être,
mais seulement le vrai. M. Ravaisson a
écrit formellement que pour Aristole le
vrai n'égale par le réel.
M. Leclère voit là une importante dis-
tinction, mais qui ne change rien au
fond de sa thèse.
M. Egger. — Soit. Mais avec le principe
d'identité vous voulez retrouver le réel.
Comment entendez- vous donc le principe
d'identité?
M. Leclère. — Non pas dans son sens
ordinaire. Ou plutôt, je ne vois dans
l'usage habituel de ce principe qu'un
emploi spécial d'un principe plus général.
En somme, quand je cherche à établir la
marche à suivre par l'esprit, je le consi-
dère comme une pensée qu'on ne déter-
mine pas du dehors, mais qui déroule
spontanément tous les attributs de l'être.
Il ne s'agit pas ici d'un principe abstrait,
mais d'un principe vivant, c'est la loi
même du développement spontané de la
pensée.
M. Egger. — Vous faites du principe
d'identité un bien singulier usage. L'être
est l'être, « ce qui est » est identique à
« ce qui est », telle est pour vous la for-
mule de ce principe, d'où vous concluez
qu'il n'est applicable qu'à l'être.
M. Leclère. — J'ai remarqué que dans les
sciences un certain accord logique, très
— 14 —
imparfait sans doute, mais incontestable,
était communément regardé comme un
signe de la vérité, ou, du moins, de
quelque chose comme la vérité. Ceci est
difficilement exprimable. Le langage n'est
pas fait pour de telles idées.
M. Egger. — Est-ce sa faute?
M. Leclère. — Je le crois.
M. Ef/f^er. — Vous vous êtes attaqué
furieusement au phénomène. Vous lui
avez dit ce qu'il était, ou plutôt ce qu'il
n'était pas, mais l'Être, pourriez-vous me
dire ce qu'il est?
M. Leclère voit dans l'être une synthèse
des idées d'essence et de réalité, toutes
deux indctinissables.
M.Egrjer. — Méfiez- vous! Le phénomène,
contre qui vous guerroyez si violemment,
pourrait bien se venger. Supposez qu'il
ne veuille plus se laisser faire, qu'il
relève votre défi, et que reprenant vos
arguments, il fonde à son tour sur l'être.
Il lui dirait : « Vous non plus, mon cher,
vous n'existez pas. Moi du moins, je ne
suis qu'un pauvre phénomène, vous me
le dites avec hauteur, mais je le sais
bien; je n'ai jamais prétendu exister
comme être. Mais vous, avec tout votre
orgueil, qu'étes-vous de plus que moi? »
Que répondrait l'être?
Mais laissons là l'être, nous n'en avons
que trop parlé.
Vous faites contre la conscience une
critique des plus attachantes. On ne peut,
dites-vous, saisir la conscience que dans
l'idée de la conscience, IMdée de la con-
science que dans l'idée de l'idée de la
conscience et ainsi de suite. 11 y a là un
progrès à l'infini. Mais celte critique ne
parait spécieuse qu'à cause du langage
employé. Supposez qu'au lieu de dire
l'idée de a l'idée de l'idée » vous disiez
le genre « genre-genre », le sophisme
paraîtrait. Le genre-genre, c'est le genre
qui contient tous les genres, il n'y a rien
au-dessus. Vous ne pouvez pas poser le
genre « genre-genre », à plus forte raison
le genre « genre-genre-genre ».
M. Brochanl loue à son tour M. Leclère
du grand eli'ort qu'il a fait, de sa subtilité,
de son réel talent, mais s'étonne qu'il ait
fait de ses qualités un si singulier usage
et se soit amusé à restaurer la philoso-
phie de Parménide. Parménide est mort,
croyez-moi, et voilà déjà quelque temps.
Laissons-le donc dormir dans la paix du
tombeau. Certes il présente un intérêt
historique considérable, ce n'est pas moi
qui le nierai. Il a soulevé des difficultés
qui (jnt immobilisé quelque temps l'esprit
humain. Mai:J, après lui, d'autres philoso-
phes apparurent qui réfutèrent l'éléa-
tisme. Tout a le Sophiste » a été écrit pour
cela. Platon a prouvé contre Parménide
que l'être n'est pas, que le non-être est.
Vous auriez dû vous en souvenir, et
hésiter un peu plus à déclarer que « la
science n'est qu'un geste illusoire de
l'esprit », que le monde n'est pas, que la
conscience n'est pas, que rien n'existe
au dehors de votre métaphysique à vous.
Vraiment, monsieur, c'est un peu fort;
je regrette que vous passiez votre temps
à établir de pareilles propositions.
Vous avez écrit sur Parménide un
chapitre qui est un hors-d'œuvre, et qui
contient des assertions contestables. Par-
ménide n'a jamais songé à faire poser
l'être par la pensée (c'est un point de vue
moderne); ni à confondre l'être et la
pensée; pour lui l'être est corporel, et
non pas spirituel. Vous auriez pu voir
cela dans les notes d'Ed. Zeller.
M. Leclère défend son interprétation.
M. Drocliard. — J'ai lu votre chapitre de
démolition qui m'a effrayé et votre cha-
.pitre de reconstruction, qui m'a déçu.
Vous donnez de la pensée une foule de
définitions différentes. Qu'appelez-volis
donc la pensée?
IVI. Leclère définit la pensée par la
logique, et de la logique il tire la réalité.
M. Brochard. —Vous n'avez pas le droit
de passer ainsi du logique au réel. Au
surplus, vous ne sauriez attribuer à l'être
aucune qualification. Avec votre méthode,
vous ne pouvez sortir de l'unité pure,
inconcevable.
M. Leclère rappelle le sens spécial qu'il
a donné au principe d'identité. C'est pour
lui un principe synthétique et non pas
analytique; c'est la loi vivante de l'esprit
qui pose le vrai. Le principe d'identité,
sous sa forme abstraite et commune, n'est
qu'une application, une dégradation de
celui-là. Cette distinction s'éclaircirait
si l'on pouvait penser d'une part l'identité
pure, de l'autre, la réalité pure.
M. Urochard. — Quel rêve!... Enfin, vous
avez fait appel au devoir pour légitimer
vos affirmations. Je n'y comprends rien
du tout. La pensée, dites-vous, pose
l'être non par une nécessité logique,
mais par une nécessité morale. Il est vrai
que pour vous l'être n'est pas tiré . du
devoir, ni le devoir de l'être. Ils sont
posés tous deux en même temps. El
voilà pourquoi votre fille est muette...
M. Sêailles déclare que la thèse de
M. Leclère l'a épouvanté. Elle fait preuve
d'un grand effort dialectique; mais c'est
un effort pour démontrer que nous ne
connaissons pas ce que nous connaissons,
et que nous connaissons uniquement ce
que nous ne pouvons pas connaître. C'est
hardi. Croyez-vous, vraiment, que votre
15 —
tliose ail mis Dieu en bien nieilleure
posture?
Vous vous êtes placé d'emblée dans la
pensée. Par là, vous étiez plus prés de
S|iinoza que de Parménide ; pourquoi
avoir cherché votre ancêtre si loin 1
M. Leclère tenait à l'unité, à la person-
nalité. C'est pour cela qu'il a préféré Par-
méuidc.
M. Sénillcs. — Le principe d'identité est
un principe logique, et non pas ootolo-
gi(|ue. M. Renouvier, par la restitution du
jirincipe d'identité, est arrive à un phé-
noménisme. Au sens où vous prenez le
principe d'identité, vous pouviez vous dis-
penser de toute votre dialcctiiiue. Tout
est changement et par conséquent rien
n'existe. D'autre part, vous remplissez
l'être de phénoménal. Et vous arrivez à
une preuve de Dieu qui se crée : c'est
énorme. Chaque être qui est créé con-
tredit l'être qui crée.
j\I. Leclève insiste à nouveau sur le sens
spécial qu'il donne au principe d'identité.
M. Séailles. — C'est le contraire de ce
qu'on dit d'ordinaire; l'identique pour
vous, c'est le nouveau.
M. Leclère est déclaré digne du grade
de docteur.
DELEGATION POUR L'ADOPTION
D'UNE LANGUE AUXILIAIRE
INTERNATIONALE.
Au mois d'août dernier, dans une des
séances du Congrès International de
Philosophie, .M. Louis Coutural émettait
l'avis que, ■■ si l'on veut instituer une
terminologie philosophique et scientifuiue
vraiment internationale, il faut créer une
langue universelle et artificielle ■■. M. La-
lande faisait connaître qu'il existait déjà
un comité en voie de constitution, formé
par les délégués des Congrès dans le but
d'adopter une langue universelle. Sur la
proposition de M. Lalande, M. Gouturat
était enlin choisi par le Congrès Interna-
tional de Philosophie pour le représenter
dans la Délégation. (Voir Rcv. de Mcl. et
cleMor., vol. VIII, pp. 669, 670.) Les délé-
gués nous demandent aujourd'hui de
communi(iuer à nos lecteurs une déclara-
lion dans laquelle ils définissent leur objet
et leur méthode. Ils scandaliseront les
esthètes, (|ui aiment les bizarreries locales
des langues et des patois. Ils auront In
sympathie, plus ou moins active, des
savants et des commerçants, dont les
intérêts, intellectuels ou matériels, sont
internationaux. Aux philosophes de jouer,
entre les camps adverses, le rôle d'arbi-
tres : nous reproduisons, à leur adresse,
le manifeste :
Déclaration.
Les soussignés , délégués par divers
Congrès ou Sociétés pour étudier la ques-
tion d'une Langue auxiliaire internatio-
nale, sont tombés d'accord sur les points
suivants :
1° Il y a lieu de faire le choix et de
répandre l'usage d'une Langue auxiliaire
internationale, destinée, non pas à rem-
placer dans la vie individuelle de chaque
peuple les idiomes nationaux, mais à
servir aux relations écrites et orales entre
personnes de langues maternelles difTé-
rentes.
2" Une Langue auxiliaire internationale
doit, pour remplir utilement son rôle,
satisfaire aux conditions suivantes :
1'" Condition. — Ktre capable de servir
aux relations habituelles de la vie sociale,
aux échanges commerciaux et aux rap-
ports scienlifiques et philosophiques.
2« Condition. — Être d'une ac(|uisition
aisée pour toute personne d'instruction élé-
mentaire moyenne et spécialement pour
les personnes de civilisation européenne.
3" Condition. — Ne pas être l'une des
langues nationales.
;{" Il convient d'organiser une Déléga-
tion générale représentant l'ensemble des
personnes qui comprennent la nécessité
ainsi que la possibililé d'une langue auxi-
liaire et sont intéressées à son emploi.
Cette Délégation nommera un Comité
composé de membres pouvant être réunis
pendant un certain laps de temps.
Le rôle de ce Comité est fixé aux arti-
cles suivants.
4" Le choix de la Langue auxiliaire
appartient d'abord à l'Union internationale
des Académies, puis, en cas d'insuccès,
au Comité prévu à l'article 3.
5" En conséquence, le Comité aura pour •
première mission de faire présenter, dans
les formes requises, à l'Union internatio-
nale des Académies, les vouix émis par
les Sociétés et Congrès adhérents, et de
l'inviter respectueusement à réaliser le
projet d'une Langue auxiliaire.
6° Il appartiendra au Comité de créer
une Société de propagande destinée à
répandre l'usage de la Langue auxiliaire
qui aura été choisie.
■i"Les soussignés, actuellement délégués
par divers Congrès et Sociétés, décident
de faire des démarches auprès de toutes
les Sociétés savantes, commerciales et de
touristes, pour obtenir leur adhésion au
présent projet.
8" Seront admis à faire partie de la
Délégation les représentants de Sociétés
16
régulièrement constituées qui auront
adliéré à la présente Déclaration.
Commandant CUGNIX {Conqrès de
l'Association française pour l'avan-
cement des Sciences).
C.-A. LAISANT, docteur es sciences,
répétiteur à l'École polytechnique
(même Conf/rès).
Charles LIMOUSIN, directeur du
« Bulletin des Sommaires » {Con-
grès international de Sociologie).
André LALANDE. docteur es lettres
{Congri}s de VHistoire des Sciences).
Louis COUTURAT, docteur es let-
tres, chargé de cours à l'Université
de Toulouse (Co«5r?-è5 international
de Philosophie).
Léopold LEAU, docteur es sciences
[Société Philomathique de Paris).
SOCIÉTÉ DE PHILOSOPHIE
La constitution d'une Société de philoso-
phie, se proposant pour objet de remédier
à la dispersion des travaux philosophiques
en créant un centre de communication et
d'information, de travailler au rapproche-
ment et à la collaboration des savants et
des philosophes, d'instituer, entre les
penseurs, des discussions pour préciser
le sens et la position des différents pro-
blèmes, de déterminer, par la critique,
le langage philosophique, de s'occuper
de toutes les questions relatives à l'ensei-
gnement de la philosophie, s'est en quelque
sorte imposée, tel avait été l'intérêt des
discussions au récent Congrès Interna-
tional de Philosophie. Dans une première
séance (T février) les membres de la nou-
velle société ont approuvé les statuts, et
élu un bureau, composé de MM. Xavier
Léon, administrateur, André Lalande,
secrétaire général, Élie Halévy, trésorier-
archiviste, Belot, Couturat, Delbos et
Louis Weber, secrétaires. Dans une
seconde séance (28 février), elle a discuté
une communication de M. Ed. Le Roy,
docteur es sciences, sur « le Positivisme
Nouveau ».
Coulninmicrs. — Imp. P. BrodarcI
REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE
SUPPLÉMENT
(Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.)
(X" DE MAI 1901)
LIVRES NOUVEAUX
Bibliothèque du congrès interna-
tional de philosophie. — 1. Philoso-
phie générale et métaphysique. 1 vol.
in-S de xxii-46lS p. Paris, Colin, 1901. —
Nous appartient-il de recommander au lec-
teur ce recueil que des amis ont édité,
auquel des amis ont collaboré? Il nous
semble justifier pleinement l'eU'ort des
organisateurs du Congrès de l'JOO. La phi-
losophie est une aspiration constante à
l'unité. Il convient que, d'époque en
époque, cette aspiration trouve des satis-
factions provisoires tantôt dans des sys-
tèmes issus du génie despotique de pen-
seurs isolés, tantôt dans des œuvres
collectives, où. par le consentement même
des travailleurs à mettre en commum
leurs elTorts, s'atténuent et s'etTacent les
dissidences individuelles.
Psychologie de l'invention , par
F. Paulhan", 1 vol. in-lS de 183 p. Paris,
Alcan, 1901. — M. Panllian étudie Tin-
vention comme un physiologiste étudie
une fonction de l'organisme, moins avec
le souci d'édifier une théorie dans l'abs-
trait que d'en donner une description qui
ne néglige aucun des aspects de la réalité
et qui, par sa complexité même, nous
ramène à la vie, c'est-à-dire à une fina-
lité de plus en ]ilus large et de plus en
plus systématique. Dans la première
partie de l'ouvrage la création intellec-
tuelle est considérée dans son rapport
avec l'individu : c'est la naissance de
i'a'uvre, les excitations extérieures qui
en favorisent l'éclosion, les sentiments
affectifs dont elle s'accompagne, et l'har-
monie des éléments psychiques qu'elle
met enjeu; tout cela raconté dans un
style agréable et clair, les anecdotes
n'étant que des occasions pour des ana-
lyses qui fournissent d'utiles contribu-
tions à la psychologie des savants ou des
artistes. Dans la seconde partie l'inven-
tion est considérée dans son développe-
ment intrinsèque : que devient l'idée ini-
tiale au cours de l'invention? Tantôt il
y a évolution, évolution régulière et trop
prévue, dans le cas de Scribe « qui ne
sait pas se fâcher contre lui-même », ou
évolution féconde en richesses imprévues,
dans le cas de Wagner, qui d'un drame
sur la mort de Siegfried aboutit à la
Tétralogie; tantôt il y a transformation,
et dans l'œuvre achevée il ne reste plus
rien de la scène qui avait été le point de
départ et qui avait inspiré l'entreprise;
tantôt enfin il y a déviation, comme le
montre en particulier l'exemple de M. de
Curel, dont M. Paulhan utilise la fort
intéressante étude d'auto-psychologie. De
ces considérations M. Paulhan se garde
de tirer des conclusions métaphysiques
qui seraient prématurées: mais il montre
au moins quels problèmes se posent, et
de quelle importance, si l'invention est
bien, comme elle lui paraît, ■■ la seule
raison d'être de l'humanité, la seule chose
qui puisse, jusqu'à un certain point et
dans notre ignorance de ce qui se passe
ailleurs dans le monde, justifier sa per-
sistance à vivre ».
Essai critique sur le droit d'affirmer,
par .\lbert Leclkhe, professeur de philoso-
phie au collège de Blois. docteur es let-
tres.1 vol.in-S°de 264 p. Paris, Alcan, 1901.
— M. Leclère annonce une étude du
jugement, et en elfet il a bien vu que
c'est là que se pose pour la pensée
moderne le problème essentiel, le pro-
blème de la vérité; mais il serait inexact
de dire qu'il ait traité le problème qu'il
s'est fixé, du moins au sens où la cri-
tique philosophique exige que l'on traite
un problème, en remontant du donné
aux conditions qui le rendent possible et
qui le font intelligible. Pour M. Leclère
traiter un problème, c'est le déplacer, et
ce qu'il y a de plus remarquable c'est que
ce déplacement se fait en deux sens dif-
férents, en hauteur et en largeur, pour
parler métaphoriquement, de sorte que
l'on aboutit à deux philosophies, légi
limes au moins dans cette mesure qu'elles
sont fondées sur l'histoire de la philoso-
phie, et dont la dualité même fait l'ori-
ginalité de la thèse de M. Leclère. Dans
le premier chapitre en efTet iM. Leclère
remonte de la réalité qui est affirmée à
la vérité de l'affirmation, conformément
à la méthode du dogmatisme métaphysi-
que, et il est ainsi conduit au type in-
transigeant du dogmatisme, à l'unité
absolue et à l'identité absolue, à Parmé-
nide dont la doctrine est étudiée au se-
cond chapitre, comme le fondement de
toute théorie normale. Dans le troisième
et le quatrième chapitre le déplacement
se fait en largeur, conformément aux
procédés qui sont ordinaires au scepti-
cisme contemporain : " le jugement est
croyance, el la croyance est sentiment »,
et le jugement est aussi acte de volonté,
de sorte que l'unité de la pensée et de
l'être disparaît dans l'hétérogénéité des
facultés qui concourent à la former : de
même la conscience empirique est une
illusion, puisque la réalité n'en pourrait
être fondée que sur l'idée, et que l'idée
de la conscience n'est pas homogène à la
réalité de la conscience, de sorte qu'elle
réclame une justification qui d'idée en
idée nous entraîne à Finfini. L'irréel se
diversifie à nos yeux dans la suite inin-
terrompue des phénomènes; la science
de l'irréel se déroule suivant un progrès
indéfini, et c'est cette multiplicité même
qui est le signe le plus manifeste de leur
irréalité. Au chapitre v est exposée enfin
la vraie métaphysique; « elle parait avoir
une existence psychologique dans une
conscience empirique » ; mais c'est là
l'illusion dont il faut se débarrasser pour
la comprendre ou, ce qui est tout un,
la réaliser dans sa vérité primitive; in-
dépendamment de l'auteur et du lecteur,
s'affirment l'être et la pensée. Tout en
avouant « que dans la mesure où l'on
peut encore dire que notre pensée pense
l'être, elle le pense comme étant en soi
l'impensable >., M. Leclère ne considère
pas comme impossible de démontrer que
l'être est iileinement défini par la per-
sonnalité, qu'il est le faisceau des trois
facultés qui coopèrent chez nous à l'illu-
sion du jugement : pensée, liberté et
amour; en faisant intervenir la considé-
ration du devoir, il va jusqu'à la pluralité
des individus. Au-dessous de cette méta-
physique il y a place pour la science; car
- le geste illusoire de poser le monde et
de se penser se pensant et le pensant »,
doit être prolongé comme tout geste
naturel à l'homme; mais la science et la
métaphysique sont séparées l'une de
l'autre par la critique, et elles n'ont qu'à
faire leur œuvre en s'ignorant. De même
la religion se constitue en faisant pro-
fession d'ignorer la science. 11 y aurait
lieu de se demander si, de tous les apo-
logistes qui ont récemment tenté de re-
trouver la pure tradition de l'Église, ce
n'est pas .M. Leclère qui aurait le plus
approché du but. En tout cas la conclu-
sion de sa thèse parait bien être non pas
seulement de ressusciter Parménide, mais
de le convertir au christianisme ainsi
qu'on a fait déjà pour Aristote et pour
Pyrrhon. Un pareil ouvrage commande
l'estime du lecteur: .M. Leclère a un ta-
lent de dialecticien qu'aucun obstacle
n'arrête dans le monde des concepts, et il
vit avec une sincérité absolue à une hau-
teur d'abstraction qui donne le vertige
au lecteur non préparé qui s'elTorce, à la
suite de .M. Leclère, de se placer dans
l'être " loin de cette conscience empi-
rique qui n'est point »; mais M. Leclère
ne se -contentera point de cela, il veut
convaincre, et sur ce point nous devons
nous dérober; rarement livre nous a
paru moins capable d'obtenir le plus
petit commencement d'adhésion; dès le
début, la méthode de M. Leclère donne
une impression d'étrangeté; l'auteur s'en
rend compte, et les explications qu'il
fournit ne font qu'accroître l'allure para-
doxale. 11 fait de la dialectique comme
au beau temps de la philosophie grecque,
et il méconnaît la loi fondamentale de
cette dialectique qui est, suivant la for-
mule platonicienne, d'aller par progrès du
multiple à l'un et de l'un au multiple. 11
pose le principe d'identité comme la
norme unique de l'intelligibilité, et il
semble ignorer quelle philosophie posi-
tive et féconde un African Spir a tirée de
l'application de cette norme au problème
de la connaissan(;e et au problème de
l'action. Enfin, pour satisfaire à ses aspi-
rations dogmatiques, il restitue à l'être
un peu de cette multiplicité et de celte
hétérogénéité qui lui avaient semblé,
dans l'illusion de la conscience et du
phénomène, la marque du contradictoire
et de l'absurde, et il le fait avec uue pru-
dence, avec des réserves, avec des regrets
qui sont pour mettre le comble à notre
désarroi. C'est par là que la thèse de
M, Leclère peut être le plus utile; elle
est le produit logique des deux dévia-
tions que la réflexion philosophique en
France a subies au cours du dernier
siècle, el elle en montre la portée véri-
table par cela seul qu'elle en déroule les
conséijuences extrêmes : nous voulons
parler de la transformation du principe
d'identité qui est une loi ré^'ulalrice du
raisonnement, un principe constitutif de
l'esprit, et de l'abus qu'on a fait de la
théorie éclectique des facultés pour rap-
porter au sentiment ou à la volonté I'uhi-
vre intellectuelle. L'ctonnement éprouvé
par les maîtres de la Sorbonne devant la
thèse de celui qui avait été l'un de leurs
plus brillants élèves est d'un enseigne-
ment qui devrait ne pas être perdu pour
tous ceux qui de près ou de loin ont
quelque part de responsabilité dans l'étal
actuel des études philosophiques.
Essais de philosophie et d'histoire
de la biologie, par H. Gi.ev. professeur
agréfié à la Faculté de médecine de Paris,
assistant près la chaire de physiologie
générale au muséum d'histoire naturelle
de Paris, 1 vol. in-S' viii-3+3 p. Masson,
1900. — Dans son rapport sur les travaux
de la Société de Biologie dans les cin-
quante premières années de son existence.
M. rdcy a montré comment l'esprit d'Au-
guste Comte en avait inspiré la fondation;
mais le progrès croissant de la science a
fait qu'une science fondamentale n'est
plus elle-même une spécialité : à l'inté-
rieur de la biologie il faut lutter pour
maintenir l'esprit de généralité à tra-
vers la complexité croissante de? pro-
blèmes et l'éclosion presque quotidienne
de sciences nouvelles. La biologie géné-
rale réunit les travaux de milliers de
savants spéciaux qui sont menacés par
les exigences de la vie contemporaine de
s'ignorer mutuellement; elle est déjà un
commencement de synthèse philosophi-
que. Telle est, on peut le dire, la conclu-
sion générale des études, trop résumées
elles-mêmes pour que nous puissions
songer à les résumer, que M. Gley a réunies
dans ce volume : l'article irrilabilité du
dictionnaire des sciences médicales, la
leçon sur VévohUlon de la physiologie du
système nerveux, le rapport magistral sur
Vévolulion des sciences bioloyir/ues en France
de /8-'i9 à 1900, sont, par leur matière, du
plus haut intérêt philosophique, ils le.
sont plus encore par l'esprit dans lequel
ils sont traités; M. Gley s'élève aux ]iro-
blèmes les plus généraux sans parti pris
de système, montraut exactement létal
où est parvenue la pensée biologi<iue, el
manifestant ses préférences pour toute
solution qui correspondrait à un accrois-
sement délini du savoir positif.
Dix années de philosophie. Éludes
critiques sur les principaux travaux pu-
bliés de 1891 à 1900, par Llcikn Arré.\t.
Sociolof/ie, jjsycholof/ie, esthétique, inorale
et relif/ion, tes doctrines; 1 vol. in-18 de
vi-181 p. Paris, Alcan, 1901. — C'est une idée
ingénieuse, (pie de relier les uns aux
autres les ditlerents noms d'auteurs (jui
se sont signalés au cours de ces dix
dernières années, de caractériser d'un
mot rapide la conclusion à laquelle ils
aboutissent de manière à faire apparaître
au terme la faron dont se posent acluellc-
ment les problèmes: nul ne pouvait exé-
cuter l'idée avec plus de légèreté et d'agré-
ment que M. Lucien Arrcat. Ses préfé-
rences vont tout naturellement aux éludes
les plus concrètes, sociologie, psycho-
logie des senlimenls esthétiques, et si
nous signalons ici, non pour en blâmer
iM. Arréat, qui était libre de son plan et
qui d'ailleurs nous en prévient, la place
plus que restreinte laissée à la logique et
à la théorie de la connaiss.ince, c'est que
de notre point de vue la perspective de
la philosophie contemporaine apparaîtra
assez dilTérenle.
La crise de la croyance dans la
philosophie contemporaine, par A.
Bazaim.as. 1 vol. in-l:2; Pcrrin, éditeur. —
Ce volume se compose, outre l'avertisse-
ment el la conclusion, de trois études :
sur Olé-Laprune, Newman et Balfour.
M. Bazaillas étudie en Ollé-Laprune le
philosophe de la certitude et de la vie.
Les origines de celte philosophie, son
caractère intellectualiste, les doctrines de
la certitude et de la vie qui en forment
la substance sont présentées au lecteur
dans l'unité d'inspiration qui les relie. La
sympathie qu'il semble que .M. Bazaillas
ail pour les idées d'Ollé-Laprune lui a
permis de les pénétrer profondément et
de les intcrprélei- avec une éloquence
tout ensemble souple et robuste (jui est
d'ailleurs le mérite général de l'ouvrage,
mais qui charme ici particulièrement.
Nous ne sommes pourtant pas convaincu,
malgré les séductions dont M. Bazailles a
su parer la thèse de son auteur, qu'on
dise rien de précis lorsqu'on parle d'une
façon générale de l'union de l'intelligence
et du cœur, de la connaissance et de
l'action. Ce (jui n'est pas pour augmenter
notre mince confiance, ce sont les expres-
sions mêmes de M. Bazaillas. H souscrit
pleinement à la critique qu'Ollé-Laprune
dirige contre le rationalisme de Jouffroy et
prononce le mol de « condamnation ». Ce
n'est point parce qu'aux idoles de la reli-
gion le rationalisme a substitué des
idoles abstraites, que M. Bazaillas con-
damne celle philosophie, mais parce qu'ex-
cluant le •• cimir » comme moyen de con-
naissance, elle laisse échapper la meilleure
partie du réel. C'est vraiment un « attendu »
_ 4 —
q\ie .M. Bazaillas eût pu faire figurer daus
son jugement, car ce motif de condamna-
tion ne ressort nullement du passage
d'Ollé-Laprune qu'il cite. N'cst-il pas
permis, en outre, de se demander si la
condamnation n'est pas ici un peu vive-
ment prononcée? Avant d'exécuter le
rationalisme, n'y aurait-il pas lieu de se
demander s'il n'a pas vu plus net et plus
loin dans l'objet de la connaissance en
excluant le sentiment, qu'il n'aurait pu
faire en s'y abandonnant? Le rationalisme
parle un langaite qu'on ne peut s'empê-
cher de trouver plus défini que celui
dont use M. Bazaillas lorsqu'il écrit par
exemple « les claires intuitions du cœur »
(p. 43, et pansim).
Newman est arrivé à formuler une loi
de développement de la croyance qui
selon lui traverse trois phases : 1° la phase
naturelle d'affirmation et d'organisation;
2" le moment théologique; 3" le moment
dogmatique. Ce ne sont point les dogmes
superficiels où se figent les croyances qui
intéressent Newman et M. Bazaillas, c'est
leur évolution interne. Les croyances
naissent et meurent, elles ne sont qu'un
devenir. Si donc on peut prendre plaisir
à assister à la vie des croyances à propos
d'un exemplaire rare, comme est Newman,
ce plaisir est d'ordre presque littéraire et
iJ ne faut pas nous attendre à être enfin
plus avancés sur la question de savoir
s'il faut admettre ou non les dogmes
qui expriment slatiquement le devenir
des croyances. La pensée de M. Bazaillas
paraît être que la matière de la croyance
importe assez peu, que seule l'cfltitude
interne de l'àme croyante a de la valeur,
mais des ,élats dame très différents
quant aux, formules qui les traduisent
peuvent être, au point de vue du cœur.
également féconds, riches, intéressants.
Le même, sentiment de généreuse pitié
peut s'exprimer par l'idée de justice de
certains socialistes ou parcelle de charité
chrétienne, encore que ces deux formes
de croyance s'excluent le plus souvent
l'une 1'au.tre. M. Bazaillas attache plus
de prix, cjécidément, à la qualité des âmes
qu'au contenu de leur credo. A-t-il des
absolutions prêtes et complaisantes pour
toute àme rare , noble , intéressante 1
Tout le fait entendre. Rien n'autorise à
l'affirmer. M. Bazaillas doit bien mépriser
les définitions nettes, pour leur offrir si
peu de prise.
Selpa M. Balfour. la loi de développe-
ment des croyances est leur tendance à
s'adjipter à la réalité. La réalité actionne
la croyance, elle est créatrice de vérité et
de^nu'trice d'erreur. Mais il y a un
oraa/iisme humain qui produit et dirige
les croyances, la société. M. Balfour assi-
mile les lois de développement de la
croyance aux lois du développement
social et du mécanisme historique.
Dans l'avertissement placé en tète du
volume, M. Bazaillas nous avait prévenu
qu'il ne touchait pas •< l'importune ques-
tion de la valeur et de la légitimité des
certitudes ». 11 avait exprimé sa foi en la
valeur philosophique du sentiment, en la
supériorité du sentiment sur la dialec-
tique. Dans la conclusion il ne considère
pas les croyances comme des vérités dog-
matiques et cohérentes: leur valeur se
manifeste par leur puissance d'expansion,
la vérité est cependant recelée dans la
croyance-grâce à l'harmonie qui s'établit
entre la matière et l'esprit. La logique
abstraite ne fait que la dégager. A l'état
d'organisation spontanée , elle est vie
morale et religieuse; à l'état de dévelop-
pement réfléchi, elle se soumet aux des-
tinées de la preuve et se traduit en for-
mules. Bref, la raison et le cœur ont
chacun sa manière de construire la
croyance que lui -■ lègue la vie ".
M. Bazaillas voit dans la philosophie
contemporaine des symptômes favorables
à cette conception. D'un coté des pen-
seurs comme .M.M. Remacle, Weber, Rauh,
en ont fini avec l'idolâtrie de l'entende-
ment et le fétichisme de la certitude for-
melle. Ils cherchent à introduire plus
de souplesse dans la poursuite de la
vérité. D'autre part, M.M. Blondel, Bou-
troux, Bergson, W. James, retrouvent
jusque dans la connaissance l'inspiration
de l'action et de la vie. Les Anglais ont
dégagé le pur sentiment du croire de ses
relations avec la personne et avec la réa-
lité dont celle-ci fait partie. M. Bazaillas
veut que la croyance soit réaliste en ce
sens qu'elle côtoie le réel et en exprime
l'image mobile, et qu'elle n'implique pas
l'exercice réfléchi de l'intelligence. Vivre
et recueillir, fournir des qualités et des
nuances de sa personnalité, c'est le con-
seil qu'il nous donne. Mais qu'est-ce enfin
que ce réel, et l'artifice n'est-il pas ici de
concentrer tout le mystère dans un mot
qui parait intelligible? Si la doctrine per-
sonnelle de M. Bazaillas n'est pas un esthé-
tisme et n'aboutit pas, en fin de compte,
à recommander la complaisante «culture
du moi », on aimerait qu'il précisât ce
qu'il entend par le réel, et par la trans-
position de ce réel en croyance, enfin par
sa fixation en dogmes.
Si ce n'est pas une témérité trop
grande d'essayer de se figurer ce que
nous répondraitM. Bazaillas, ilsemble qu'il
s'exprimerait à peu près en ces termes :
« C'est en moraliste et en psychologue
— 5 —
que j'aborde Télude de la croyance que
d'autres ont disséquée en logicien, ou
criti(iuée en dialecticien. J'y vois un
état souple et riche dont je me plais à
dévider la trame, un lUat lyrique de l'àme
qui m'attire par son exaltation même et
jiar l'étrange intensité morale dont il est
l'indice. Vous vous méprenez en récla-
mant une justillcation logique ou une
démonstration de la croyance. Je l'envi-
sage comme une liljre création de l'esprit,
une expérience intérieure en laquelle je
me plais à réintégrer des facultés éle-
vées, tout un mécanisme intiniment
flexible et délicat. Mon ouvrage ne pré-
tend à aucune conclusion formelle. H est
une contribution à la psychologie posi-
tive de la croyance. Aussi les doctrines
qu'il expose ne valent-elles à mes yeux
qu'en tant qu'expressions intellectuelles
incarnant la croyance et la manil'ostant
dans sti préparation, dans son épanouis-
sement et dans son déclin ■■.
La Doctrine politique de la démo-
cratie, par IIexhy Michel (Questions du
Temps présent), 1 br., 64 p, in-16; l-'aris,
Armand Colin, 1901, C'est la caractéris-
tique de notre temps que rien n'y est
plus rare et plus utile qu'une exposition
élémentaire des principes : c'est aux phi-
losophes qu'il faut rappeler que la science
a pour but la vérité; c'est quelques-uns
de nos penseurs qui se sont donnes pour
moralistes — M.' de Vogué ou M. Le-
niaitrc ou M. Brunelièrc — qu'il faut
avertir qu'on n'est point honnête homme
sans sincérité et sans amour de la jus-
tice; c'est aux hommes d'État qui se di-
sent ou qui ont été républicains (|u"il faut
apprendre — et c'est. le service que leur
rendra M. .Michel dans cette brochure
éminemment opportune — quelle est la
raison d'être de la société démocratique.
La démocratie n'est pas le nivellement
des conditions et des âmes; elle est l'af-
firmation de la liberté pour tous, de la
liberté de la conscience qui est le QjCntre,
et de tout ce qui assure l'exercice elfectif
de la liberté; elle est le développement
non pas de l'individu, mais de la personne,
« ce qui, dans Tindividu, dépasse l'iudi-
vidu, ce qui est éminemment commuui-
cable et social ». La première condition
de ce développement est rindépendauce
économique, et c'est par là que la doc-
trine démocratique rejoint l'aspiration
socialiste, elle en laisse tomber l'appareil
révolutionnaire, la façade de haine et de
violence, mais elle admet une transfor-
mation des modes et même du principe
de la propriété, comme un étage du pro-
grès vers la justice qui est l'essence même
de la démocratie.
La Crise Sociale, par (iEoiuu-; Fonse-
nKivE, 1 vol. in. 12 de xiv-4ît8 p. Paris.
LecolFre, 1901. — C'est ici un ouvrage
non de philosophie pure^ mais de polé-
mi(pie politiciue et sociale. Nous devons
rai)|)récier comme tel, et nous sommes
tenus de signaler d'abord les contradic-
tions, inconscientes ou conscientes, d'une
attitude tantôt extrêmement transigeante,
tantôt extrêmement inti-ansigeanle : la
facilité <lu style de M. Fonsegrive dissi-
mule mal ces contradictions. 11 arrive par-
fois (ju'une seule phrase soit à double
entente, et nous demandons au lecteur
sincère comment il faut interpréter des
phrases telles que celle-ci : « les catho-
liques... ne songent nullement à deman-
der la proscription des juils, des protes-
tants ou des libres penseurs ijour cause
d'irrclir/ion ■• (p. 18S), ou encore celle-ci :
•< il faut i|ue les catholiques se fassent
entendre au peuple : qu'ils aient à la
fois Vhabilelé et la Justice de ne pas
lui demander d'abdiquer d'abord sa puis-
sance et sa liberté civiciue >■ ? Ailleurs,
dans un lai^gage élevé, .M. Fonsegrive
affirme les droits absolus de la criti-
que sur les enseignements et les récits
des livres saints, parce que » tout ce
qui est démontré vrai ne peut qu'être
vrai, cl Dieu ne saurait se contredire -
(p. 254); mais c'est pour se poser, à
quelques pages de là, avec une auda-
cieuse franchise, en avocat du Si/ltabus.
Ou bien encore, en termes excellents,
M, Fonsegrive défend le principe de la,
neutralité scolaire (p. 239); nous sommes
donc bien déconcertés lorsque, deux
cents pages plus loin (p. 419), M. Fonse-
grive condamne le principe de la laïcité
scolaire : " la profession avouée par le
maître et manifestée jusqu'en son genre
de vie ou en son costume d'appartenir à
tel ou tel culte ne saurait en quoi que ce
soit empêcher l'imparlialilé qui s'impose,
en un pays divisé, à l'instituteur d'Étal >■,
— Les catholiques, affirme M. Fonsegrive
(p. 19S), .. ont accepté la Hépublique et la
démocratie ". — Mais alors pourquoi
M. Fonsegrive, représentant du catholi-
cisme moderne, considère-t-il de Bonald
et Joseph de Maistre, comme ayant été
« admirablement servis - par « leur haine
pour la Kêvolulion française », lorsque
<■ leur sens catholique leur a clairement
découvert dans la Déclaration des droits
ce que Joseph de .Maistre appelait le sa-
tanisme révolutionnaire ■> (p. 18)? Ll nous
devenons iilus déliants encore lorsque
M. Fonsegrive prétend attirer notre alteu-
lion sur les merveilleuses afiinilês qui
existent entre l'Eglise et la République.
Ce qui fait le régime républicain, c'est
— 6 —
que ■■ les fonctions rectrices de l'État ne
sont pas héréditaires, que l'élection et
non pas la naissance en désigne les titu-
laires •• (p. 394). Or le chef suprême de la
hiérarchie ecclésiastique est l'élu d'un col-
lège de soixante-dix individus, nommés
par ses prédécesseurs. « L'Église catho-
lique est ainsi une République ■■ (p. 303).
Sur un point M. Fonsegrive semble ouver-
tement braver les préjugés populaires. 11
dénonce le libéralisme, maltraite même
les catholiques libéraux (p. 189). « Accep-
tons la loi de Dieu, s'écrie-l-il, aimons la,
servons-la, ne nous insurgeons pas contre
ce qui est par la volonté ou la permis-
sion du Maître, et consommons ainsi, en
aimant nous-mêmes notre temps pour y
faire notre devoir d'hommes, de citoyens,
de patrons, de travailleurs, de penseurs
et de chrétien*, la juste défaite du libé-
ralisme » (p. 45). Mais <• l'individualisme
politique aboutit au libéralisme écono-
mique 1) (p. S); or, lorsqu'il s'agit de réfuter
le socialisme, M. Fonsegrive se fonde sur
celle même notion de liberté, entendue
au sens le plus vague. Le coUeclivisme,
s'il était possible, ■• procurerait la sécu-
rité au détriment de la liberté "(p. 348).
« Le libre arbitre individuel est un
dogme du catholicisme et de ce dogme
dérive le droit pour chaque homme de
travailler par lui-même à l'œuvre de sa
destinée « (p. 383). •• Le christianisme
ouvre le champ le plus vaste à la liberté
de nos aspirations vers les perfections
les plus hautes... Le collectivisme... pour
supprimer tous les risques supprime
toutes les chances, étoulTe la liberté et
condamne le travailleur à une médio-
crité constante : l'esprit du christianisme
étoulTe dans ces liens étroits, dans cette
atmosphère terne, tranquille et sans
horizon >> (p. 384).
Nous reprochons encore à M. Fonse-
grive la manière dont il veut confisquer
au bénehce d'un dogmatisme très défini,
les lieux communs du positivisme comlisle
et de la sociologie moderne. Quoi qu'en
puissent penser MM. Charles Maurras et
Maurice Barrés, quoi que donne à entendre
M. Fonsegrive (pp. 88, 24T et passim),
Aug. Comte, en dépit de son autorita-
risme scientifique, n'a pas été une sorte
de demi-père de l'Eglise. Parlons net : la
théologie catholique, prise dans son en-
semble, est peut-être aussi plausible que
la théologie de Leibnitz, de Schelling, de
Hegel, qui étaient des essais de libre
interprétation du- dogme chrétien. EUe
l'est moins sans doute. Elle ne l'est cer-
tainement pas davantage. Elle est seule-
ment plus forte, parce qu'elle représente
une masse énorme de traditions, intellec-
tuelles et sentimentales contre laquelle
l'énergie de la pensée individuelle est
faible. Mais est-il certain que le dogme
catholique doive retenir pendant de longs
siècles encore ses fidèles? n'esl-il pas cer-
tain qu'à l'heure actuelle, l'Église calho-
lique ne représente plus, dans l'Église
chrétienne, ni l'unanimité, ni la majorité,
ni la prépondérance de la force? qu'elle
est, au sein du christianisme, une église
en face d'autres églises, obligée de cons-
tater qu'elle est discutable, que des mil-
lions et des millions d'hommes civilisés
vivent et acceptent de vivre en dehors
d'elle? Fidèle à l'esprit de rinslitution,
elle se raidit cependant, accumule sur les
dogmes anciens des dogmes nouveaux,
excommunie et anathématise quand elle
peut, dans la mesure oi^i elle peut. Est-il
désirable, pour les peuples catholiques,
que nul écrivain catholique n'ose avertir
l'Église des dangers qu'elle fait courir, et
aux nations qui pratiquent son culte, et
à elle-même? Est-jl convenable qu'un
philosophe, au lieu de travailler, comme
il devrait, à interpréter et à spiritnaliser
le dogme, aille mettre, quinzaine par
quinzaine, au service de la politique
« cléricale ■■, ses talents de polémiste fé-
cond?
Metaphysica Nova (Retour au Dua-
lisme), par S. S. Laurie, LL. D. profes-
seur io the department of philosophy à
l'Université d'Edinbourg, traduite sur la
deuxième édition anglaise par Geokges
Rejiaclk, professeur à l'Athénée royal de
Hasselt. 1 vol. de in-12, viii-328 p. Relaux,
Paris, 1901. — Au mois de septembre 1897
M. Remacle consacrait dans la Revue de
Métaplii/sique un article remarquable à ce
livre << que l'on s'étonne, disait-il, de ne
voir ni connu, ni traduit, hors d'Angle-
terre », et aujourd'hui il s'en fait le tra-
ducteur; nous ne pouvons mieux faire
que de renvoyer nos lecteurs à l'analyse
approfondie et à la critique pénétrante
qu'il a donnée de ce système fondé sur
une théorie originale de la perception,
en exprimant ce seul regret que le tra-
ducteur ait poussé la modestie jusqu'à ne
pas les réimprimer en manière d'intro-
duction.
Œuvres de Descartes, publiées par
CuAiiLKS AiiAM et Pali- Ta.NiNery, sous les
auspices du ministère de l'Instruction
publique. Correspondance, IV, juillet 1643-
avril 1047. 1 vol. in-4 de 708 pp. Paris,
Cerf, 1901.
Quatrième volume de l'édition, édité et
publié avec le môme soin que les volumes
aniêrieurs.
Saint Augustin, par l'abbé Jules Mar-
tin, 1 vol. in-8° de 403 p. (Collection des
— 7
Grands Philosophes), Paris. Alcan, lUOl.
— 11 n'y apeut-èlre point decrivain dont
il suit plus difficile d'exposer les idées.
Saint Augustin a été un homme d'action,
occupé de constituer une Kglise homogène
et de calmer les inquiétudes intellectuelles
et morales de ses contemporains, autant
et plus peut-èlre qu'un penseur épris de
la vérité. Comme penseur, «l'autre part,
il se rattache à la tradition de Platon et
des Néo-Platoniciens, et c'est i>ar lui
délinitivement <iue la métaphysique hel-
lénique s'installe au co'ur du Judaïsme
chrétien. Enlin, lorsque r«u'th(ido.\ie
catholicpie s'est décidément orientée vers
le li!)re arbitre entendu au sens d'Kpicure
et de Pelage, saint Augustin a été l'auto-
rité invoquée par ceux qui ont tenté de
maintenir au sein du christianisme ren-
seignement religieux de saint Paul. On
voit de que! esprit large cl désintéressé,
purement humain, il faudrait être animé
pour situer un tel auteur dans le temps,
sans rien dissimuler de ce qu'il doit au
passé, sans être arrêté dans son interpré-
tation par les conséquences qui seront
tirées plus tard de sa doctrine, et on com-
prendra que nous fassions quelque crédit
à l'abbé .Jules .Martin pour ne pas nous
avoir tout à fait donné ce que ses péné-
trantes études sur la démons trut ion philo-
sophique nous permettaient d'attendre de
lui. 11 a fait un cITorl sincère et vigou-
reux pour saisir dans toute leur étendue
•et dans toute leur compréhension les
conceptions de saint Augustin, sans
s'éloigner des textes, en s'appuyant sur
des références précises; mais il a subi le
sort commun de ceux qui se sont atta-
chés au Grand Docteur, il l'a trop aimé,
d'un zèle où il entre quelque jalousie et
-quelque pointe d'ombrage; il faut que
saint Augustin ait été à chaque moment
et sur chaque question le type de l'or-
thodoxie qui sera établie douze siècles
après lui et que chacune de ses conclusions
■contienne uu enseignement utile pour les
lecteurs contemporains, et c'est ce qui
conduit i\I. l'abbé Martin ii essayer d'at-
ténuer, à estomper les doctrines les plus
originales de l'auteur et les plus carac-
téristiques de .son temps. L'eiïort est très
touchant, et trop visible, |iar exemple
dans l'interprétation du récit de la
Genèse : les sept jours sont considérés
par saint Augustin comme la répétition
du même acte métaphysique dans l'éter-
nité, suivant la parole de l'Ecclésiastique :
Deus creavit o)nniit simul, cl il s'agit pour,
M. l'abbé Martin d'établir que, « si un
jour l'évolution était chose bien cons-
tatée, l'enseignement de saint Augustin
'en accommoderait à merveille <>. Ce qui
est plus grave, c'est que la doctrine de
la prédestination et de la grâce est
traitée du même point de vue, et subor-
donnée à l'aflirmalion du libre arbitre
.M. l'abbé Martin cite sans doute quelques-
unes des plus profondes formules où
saint Augustin a montré l'action de Dieu
précédant et [.réformant la volonté de
l'homme, mais il n'a poinfosé les prendre
comme centre de son exposé, et c'est
pourquoi son livre contient du saint
Augustin plutôt ijue saint Augustin lui-
même. Notre critique se précisera par
une citation que nous extrayons du pre-
mier livre, qui n'est pas le moins riche
et le moins étudié, le livre sur la con-
naissance : « Saint Augustin disait, et il
« sera toujours bon de méditer une telle
'< parole : « Pourquoi celui-ci croit-il, et
" celui-là ne croil-il pas? Ils ont pourtant,
« l'un et l'autre, entendu la même parole,
■■ et, si un miracle s'est accompli en leur
'■ présence, ils ont vu le même fait: c'est
■< ici la profondeur des richesses de la
« sagesse cl de la science de Dieu dont les
<■ jugements sont inscriitables (Rom., XI,
<■ 'à'i\. « S'il n'y avait à combattre que la
simple incapacité et la simple inattention,
il serait toujours possible de les vaincre,
mais l'orgueil intellectuel olTre une tout
autre résistance. On ne peut avoir raison
de lui qu'en prenant pour règle, au sens
même où saint Augustin les prononce,
les |)aroles suivantes : •■ Quelle àme,
■< enfin, avide d'éternité, et touchée par la
'< brièveté de la vie présente, lutterait
« contre l'éclat et contre la sublimité de
« l'autorité divine? » Cette belle sentence
adressée à Volusien, un philosophe, est
merveilleusement complétée par celle-ci,
qui s'adresse également à un philosophe,
Consentius : «^ Aimez beaucoup de com-
« prendre ", Intellectum valde ama (Ep.
CX.\). >' Et voici ce que conclut l'abbé
Martin de l'amas de ces textes contradic-
toires : « Pour exercer réellement une
activité intellectuelle, il faut, au même
degré, se défendre contre l'imagination
et avoir le sens du mystère. » Et de là
vient notre de<'eption i)erpéluelle : le
développement de la pensée est limité
par des mots, on nous annonce un
philosophe et même, d'après le titre
de la collection, un grand philosophe,
et on nous montre un théologien éclec-
tique.
Spinoza, par E. Ciiaiitu:ii, ancien élève
de l'Ecole Normale Supérieure, agrégé de
philosophie, professeur au lycée de llouen,
1 vol. in-8 de 122 p., collection des
« Philosophes », Paris, Delaplane, ISOl. —
Ce petit volume réalise le but que
s'étaient proposé les éditeurs de cette
— 8 —
collection. Après un très court préambule
biographique, l'auteur expose le système
« au point vue duquel on le saisit comme
vrai et comme complet ». Sur ce que
M. Chartier appelle chez Spinoza la mé-
thode réflexive, sur les deux attributs, sur
l'union de l'àme et du corps, sur la morale
des esclaves, sur d'autres points, ce
qu'écrit le commentateur est profondé-
ment médité, et exposé cependant avec
une absolue simplicité^ J'ai voulu, nous
dit-il, « faire apercevoir au lecteur en
quel sens Spinoza a raison ». De fait, le
commentaire de M. Chartier communique
au lecteur une impression de satisfaction
inellectuelle absolue. Cette impression,
malgré tout, n'est-elle pas décevante?
Pouvons-nous concevoir la pensée autre-
ment que comme un progrès et une lutte?
Pouvons-nous concevoir un monde où
tout soit intelligible, même l'erreur? <■ Il
est impossible, écrit .M. Chartier, com-
mentant Spiûoza, de faire comprendre ce
que c'est que l'erreur à un homme qui
ignore la vérité; et aussitôt qu'un homme
connaît la vérité, il comprend ce que
c'est que l'erreur. » Il est impossible,
aurait dit Platon, de faire comprendre ce
que c'est que l'erreur à un homme qui
ignore la vérité; et aussitôt ([u'un homme
connaît la vérité, il ne comprend plus ce
que c'est que l'erreur.
Pensées de Marc-Aurèle, traduction
nouvelle par Gustave Michalt, professeur
à l'Université de Fribourg, (Suisse), 1 vol.
de in-l2, xxi-23N p. Paris, Fontemoing,
1901. — « J"ai voulu voir si c'était vrai,
ce qu'ils disent, ces Stoïciens, que leur
philosophie est une philosophie d'énergie
et de force, que leurs principes défendent
du trouble, du chagrin, de l'abattement
et assurent la sérénité de l'àme, que
leurs consolations consolent. » Ce n'est
donc point en philologue, c'est en cher-
cheur de vérité et de repos moral que
M. Michaut s'est mis à lire de très près
le texte des Pensées de .Marc-Aurèle, et
le ton hautain des premières lignes de
son Avertissement fait assez prévoir que
cette lecture l'a dé<:u. « Je n'ai point
trouvé là ce qu'ils m'avaient promis. »
C'est affaire à M. .Michaut de savoir s'il
a bien cherché, mais comme, au surplus,
il est bon philologue, il a voulu du moins
que son travail fût utile à d'autres, et il
publie une excellente traduction des Pen-
sées, exactement moulée sur le texte dont
elle suit tous les contours. Cette traduc-
tion n'a, de propos délibéré, rien de lit-
téraire, et elle a le mérite, dans sa
sobriété d'ailleurs élégante, de rendre
aussi bien que possible le caractère de
notes intimes que Marc-Aurèle avait
donné à ce journal de sa vie morale. Une
simple note ■préliminaire résume avec une
suffisante exactitude ce qu'il est indispen-
sable de savoir du stoïcisme et des idées
de Marc-Aurèle lui-même pour bien lire
les Pensées. Quelques notes au bas des
pages donnent quelques références ou
explicatiofis historiques.
On ne peut laisser passer sans étonne-
ment cette affirmation de M. Michaut que
Marc-Aurèle a dû bien plus à lui-même
qu'à sa doctrine la 'grandeur de son
caractère. jS'uI sage n'a plus expressément
reconnu l'influence de ses maîtres, de ses
modèles stoïciens, Ruslicus. Apollonius,
Sextus, Maxime, etc. : nous renvoyons sur
ce point M. Michaut à sa propre traduc-
tion (pp. 3, 4, 0, 7, 8, 14, etc.).
Classificazione délie Scienze , par
C. Trivero, 1. vol. de 292 p. Milan, llœpli,
1899. — Cet exposé abondant d'une clas-
sification conciliatrice, vaut par la clarté
et le bon sens. Prétendant combiner le
point de vue objectif et le point de vue
subjectif (les diverses catégories de l'es-
prit), et accordant aux idées de temps
et d'espace un rôle capital, M. Trivero
veut qu'on distingue dans la science, au
sens le plus large du mol. trois formes
primordiales : le première serait celle de
l'histoire et de la géographie, qu'il
s'étonne de voir oubliées dans la plupart
des classifications; la seconde, celle de la
science au sens restreint, la science
abstraite et généralisatrice, celle qui
recherche des types ou des lois; la troi-
sième enfin serait la forme philosophique
ou métaphysique. — Les sept grands
groupes d'objets naturels, les astres, la
terre, le règne minéral, le règne végétal,
le règne animal, l'homme, et enfin les
produits humains, — peuvent tour à tour
donner lieu à des études de trois ordres :
le « monde sidéral » par exemple peut
être considéré dons son histoire (telle
l'histoire du système solaire) et dans sa
géographie (la •• carte » du ciel); puis
dans sa nature et ses lois (astronomie,
physique astronomique), enfin, au point
•de vue philosophique, il soulève tous
les problèmes de la cosmologie ration-
nelle. — En dehors de la science restent
les arts appliqués et les techniques. —
On peut noter l'analogie de ces conclu-
sions avec celles où arrivait récemment
chez nous M. G. Goblot. — Les subdi-
visions des diverses sciences sont sui-
vies jusque dans le détail avec ordre et
netteté.
Il Liceo "Vittorio Emanuele II di
Napoli, la Cattedra di filosofia. par
G. M. Ferrari. 1 vol. de clxxxix-14o p.
Naples, Veraldi edil., 1900. — Cette
monograpliio, écrili', |iûiir rEx[)Osition j
universelle de 19IJ0 , se compose de
deux parties : l'une résume l'histoire de
l'enseignement philosoplii<|ue dans les
lycées de l'Ktat en Italie, de 1861 à 1899,
puis l'histoire de la chaire de philoso-
phie au lycée Victor- Emmanuel de
Napics, et des professeurs qui l'occu-
pèrent pendant cette période. L'autre est
remplie par une série de questions ou
de devoirs, proposés aux élèves de ce
lycée en 1898-1899, et par les copies
mêmes de ces élèves. On trouvera donc
là des documents précieux pour une
étude de pédagogie comparée. — 11 s'en
dégage d'ailleurs cette impression que
l'enseignement philosophique est loin
d'être prospère en Italie : réglé par des
programmes sans cesse modidés et
refondus, restreint ou élargi tous les
trois ou quatre ans, distribué d'ailleurs,
au cours des trois dernières années
d'éludé, par petites doses, — la logique
d'abord, puis la morale, et enfin la
psychologie, — gêné étrangement par la
crainte d'initier les élèves aux incerti-
tudes ou aux luttes de doctrines, il
semble n'avoir guère eu d'action sur les
esprits, ni de résultats très fructueux à
opposer aux critiques multiples dont il
est l'objet. Une récente disposition minis-
térielle (16 nov. 1899) prélude, craint-on,
d'une suppression complète, vient de le
mutiler encore, le réduisant aux « élé-
ments de la psychologie, de la logique et
de la morale », donnés en quatre heures
par semaine pendant la dernière année
d'études seulement.
Aussi bien, à lire les sujets proposés
aux élèves et leurs réponses, on ne saurait
beaucoup s'étonner de cette situation : à
force de vouloir être positif et d'éviter
les chocs des doctrines, il semble avoir
pris une foï'me toute scolaslique et for-
melle; les exercices portent sur des
questions de psychologie expérimentale,
ou surtout do logique qui y semble tenir
une place démesurée; et tout cela parait
peu vivant, — tant il est vrai que la phi-
lophie a dans la libre discussion et la
recherche individuelle comme son atmos-
phère naturelle et nécessaire.
L'insegnamento délia filosofia nei
Licei, par G. (iD.vriLE, 1 vol. de 233 p.
Milan, Saiulon, 1900. — Plaidoyer en
faveur de l'enseignement philosophique
qui aurait gagné à être réduit aux dimen-
sions d'un article; il a été inspiré par
les mesures récentes qui restreignent la
place de la philosophie dans les lycées
italiens. L'auteur répond aux diverses
attaques dont elle est l'objet, et montre
comment seule elle assure le développe-
ment et l'éducation de l'esprit. L'exemple
de la France, les dépositions de la récente
enquête parlementaire, et le succès,
qu'elles constatent, de nos classes de
philosophie, reviennent souvent dans ces
pages. Il faut noter ijue M. (îenlile nous
envie surtout, et réclame en Italie, des
explications d'auteurs philosophiques : or,
de l'aveu général, peut-être est-ce là, de
tout notre enseignement, la partie la
moins vivante et la moins productive.
— Avec une grande analogie de situation,
et des arguments similaires invoqués de
part et d'autre, il semble qu'en Italie plus
qu'en France on ait, pour les jeunes gens,
peur des idées, peur des diflicultés ou des
obscurités des problèmes et de leur libre
discussion, par. où, chez nous, ils sédui-
sent et retiennent les esprits : aussi, à lire
leslivrescomme ceux de M. Gentile, peut-il
sembler que, maintenue ou supprimée,
la philosophie n'en peut avoir ni plus ni
moins d'action dans les lycées d'Italie, si,
proprement, elle n'y existe pas.
Manuale di Ortofrenià, par P. Parise,
1 vol. de 235 p. Milan, Hoepli, 1899. Un
bon exposé, qui intéresse indirectement
la psychologie, des méthodes d'éducation
applicables aux faibles d'esprit, idiots,
crétins ou imbéciles. M. Parise traite
successivement, avec clarté et précision,
des divers groupes de faibles d'esprit, des
formes diverses d'aphasie qu'ils présen-
tent, des dilTérents procédés d'éducation
des sens ou d'éveil des facultés, de
l'éducation morale, enfin, de l'installation
des écoles à eux destinées; et il termine
par l'historique de la (|ueslion.
REVUES
Revue Philosophique. — La richesse
même des matières contenues dans une
année delà Revue nous oblige à choisi r, pour
notre compte rendu périodi(iue, quelques-
unes des questions sur lesquelles l'atten-
tion de nos lecteurs doit être particu-
lièrement attirée; et on peut dire que ces
questions s'offrent naturellement à nous
parles discussions qu'elles ont soulevées
dans la lievue elle-même et qui témoi-
gnent de leur intérêt [)0ur la pensée con-
temporaine.
Les doctrines de M. Canlor ont permis
de poser sur un terrain nouveau la thèse
de l'infini mathématique, et elles ont donné
aux finitistes l'occasion de la soumettre
à une critique plus minutieuse et [dus
subtile. Pour MM. Kvei.lin et Z. la notion
de l'infini s'épuise tout entière dans cette
remarque qu'après un nombre il y en a
toujours un autre, de façon que toute
— lu —
notion elTeclive demeure dans la région
du dénombrable, et le transfini ne fait
pas exception à cette loi. Les remarques
de M. BoREL et de M. Paul Ta.nnery sur
l'infini nouveau laisseraient encore pen-
dante la question de savoir si le transfini
est une invention particulière et acciden-
telle qui enrichit la spéculation philoso-
phique, ou il s'incorpore à la science
mathématique pour servir de point de
départ à un développement universelle-
ment reçu. C'est sur le terrain métaphy-
sique que se continue. la querelle de Tin-
fini et du fini, et là nous devons signaler,
simultanément avec le remarquable mé-
moire de M. livellin qui a été lu et discuté
dans le récent Congrès de philosophie, La
ilialectique des Antinotnies, Tarticle de
M. DuxAN' sur « La première Antinomie de
Kant " ; la doctrine métaphysique de M.
Dunan. qui est connue de nos lecteurs,
permet de donner un sens positif à la thèse
et à l'antithèse : car à considérer le monde
comme phénomène, il est impossible de
dépasser la considération du fini, et il est
pourtant vrai que le monde est autre
chose qu'une quantité d'éléments séparés,
il est l'unité du continu, et par suite qua-
litativement infini. De ce point de vue
M. Dunan peut écarter à la fois le dogma-
tisme de M. Renouvier, qui pose le fini
comme un absolu, et le dogmatisme con-
traire qui fait de l'infini un nombre, et
maintenir les termes mêmes où Kant avait
présenté l'antinomie, quitte à en inter-
préter les conséquences.
Nous viendrions un peu tard pour ap-
prendre à nos lecteurs que M. Brochard a
écrit un article sur la morale ancienne et
la morale moilerne. L'autorité de l'éminent
professeur, la nouveauté et la profondeur
de la thèse, la concision et l'énergie de la
démonstration en faisaient prévoir tout le
retentissement : la morale serait l'eudé-
monisme d'Aristole et la réflexion philo-
sophique ne s'en serait écartée que sous
l'influence des idéesjudéo-chrétiennes qui
nous ont conduit à déserter la terre et
l'humanité, à nous détourner de notre na-
ture et du bonheur de nos semblables,
pour suspendre notre destinée au caprice
d'un être qui nous aurait imposé de mys-
térieuses obligations et qui se réserverait
de nous distribuer dans une autre vie des
récompenses et des châtiments. Encore
faut-il dire que la constitution d'une
morale théologique est au point de vue
proprement philosophique une innovation
qui remonte à Kant et qui apparaît aux
yeux de M. Brochard comme une « ga-
geure ". « Le dix-huitième siècle tout en-
tier s'inspire de la morale antique », et
Spinoza avait déjà montré comment la mo-
rale théologique était un degré inférieur
d'une morale rationnelle, subordonné à
celle-ci comme la croyance populaire et
l'imagination le sont nécessairement à la
raison et à la science. C'est M. Sertil-
LANGES qui a pris l'initiative de répondre
à M. Brochard dans quelques pages qui
font le plus grand honneur à son talent de
dialecticien. Nous ne croyons pas qu'on
ait jamais donné une explication plus
claire de la conception thomiste, qu'on
puisse se placer plus exactement au point
de vue du moyen âge pour concilier l'Ethi-
que à Nicomaqueet l'Evangile. Seulement,
précisément parce que M. Sertillanges
s'enferme à l'avance dans les limites tra-
cées par l'autorité de saint Thomas, il ne
saurait guère toucher ceux qui savent
regarder au delà. M. Sertillanges inter-
prète l'Ethique à Nicomaque dans le sens
de l'ontologie scolastique et distingue du
honheur-senliment qui a sa réalité dans la
conscience de l'homme le bonlieur-état qui
est en soi sa valeur et sa vertu; mais il
a tort de s'étonner que M. Brochard n'ait
pas tenu compte d'une telle distinction,
puisque M. Brochard a cherché Aristote
dans Aristote et que seul le réalisme sco-
lastique permettait à son commentateur
d'élever au-dessus du bonheur-joie l'en-
tité d'une béatitude essentielle. De même.
M. Sertillanges semble accepter que la
raison fournisse la règle de la morale,
mais cette raison n'a rien d'humain ; elle
est immédiatement une loi immuable et
éternelle, une nature des choses, une
■' providence telle que la peut concevoir
un philosophe qui prouve Dieu par l'ordre
de l'univers ■•. Laïciser la morale, c'est
pour lui la fonder sur la religion natu-
relle, et il est difficile de lire M. Sertil-
langes sans voir reparaître à travers les
textes de saint Thomas le déisme de Vol-
taire. Et l'on comprend qu'alors le tho-
nisme écarte à la fois Spinoza et Kant;
ils sont ti'op religieux pour lui, de cette
religion qui ne se laisse plus diviser en
religion naturelle et en religion révélée
parce qu'elle n'est rien de matériel et de
décomposable, parce qu'elle est la vérité
absolue, l'esprit. Grâce à M. Sertillanges
nous comprenons bien que la morale
moderne, en tant (Qu'elle s'oppose à la
morale du moyen âge, est une doctrine
du progrès spirituel, fondée sur l'autono-
mie de la raison humaine, et si c'est dans
un Fichte que cette doctrine a trouvé
jusqu'ici son expression la plus profonde,
si certaines équivoques du spinozisme y
sont définitivement levées, n'est-il pas de
toute justice historique de reconnaître
ici l'ojuyre de Kant, à quelques interpré-
tations que puissent donner lieu certaines
— 41 —
thèses de la Critique de la Raison prati-
que?
Dans un arliclo intitulé la Sociolof/ie
biologique et le réf/ivie </c,s- castes, M. BoutiLÉ
poursuit la polémique vigoureuse qu'il a
entreprise devant nos lecteurs mêmes
oontre les théories qui, au mépris de l'es-
prit positif, tentent de ramener les phé-
nomènes de l'huinanité à leurs conditions
physiologiques: il s'agit de descendre des
])rin("ipes, tellement vagues qu'ils sont à
la fois impossibles à prouver et à réfuter,
à des applications précises, de poser à la
sociologie biologique des questions si
nettes qu'elle ne puisse se dérober. Le
principe de la dilTéreuciation des fonc-
tions physiologiques enferme les cellules
dans un organe et les approprie peu à peu
à leur usage spécial, de sorte que le pro-
grès consiste dans un asservissement
croissant et dans une séparation radicale
des éléments; au contraire le progrès
social va vers la liberté et l'égalité; le
chapelier et le libraire, une fois libérés
de l'occupation professionnelle qui leur a
pris quelques heures, doivent se retrouver
semblables et égaux pour fréquenter les
musées ou les théâtres, pour vivre en
famille, pour participer à l'administration
de la commune ou de l'État. De même la
sélection dans les sociétés se fait à re-
bours de la sélection biologique, car s'il
est un fait incontestable dans l'histoire,
c'est que la formation d'une classe supé-
rieure au sein d'une société engendre
l'égo'isme de classe qui détourne et stéri-
lise le progrès. Ce qui rend plus intéres-
sante et plus décisive encore l'argumenta-
tion de M. Bougie, c'est la réponse de
M. Novicow. Sans doute il élargit un peu
sa conception, en cherchant à justifier
par des comparaisons biologiques le mou-
vement des individus au travers de la
société: mais finalement il se laisse con.
duire » au jiied du mur » ; il aspire au
jour où la justice sociale deviendra une
fonction automatique et inconsciente qui
sera dévolue à quelques hommes spécia-
lisés, et en attendant il nous propose
comme idéal la délimitation rationnelle
des classes telle qu'elle existe dans les
armées modernes. « Il y a donc dans
Tarmèe la plus grande dose d'inégalité
hiérarchique accompagnée de la plus
grande dose de justice. • On voit comment
le brillant écrivain qu'est M. ^'ovico\vest
conduit par sa doctrine à une rare mé-
connaissance de la réalité sociale et com-
ment il justifierait les déflances du savant
positif (jui voit dans la sociologie une
terre d'asile pour les faiseurs de systèmes
exclus de la métaphysique par la criti-
que rigoureuse des rationalistes. En tout
cas il faut eonrlurc que cette discussion
n'a pas été sans fruit : le procès de la
Sociologie biologique n'est plus pendant.
THÈSES DE DOCTORAT
M. Ki.iE Hai,h;vv, ancien élève de l'Kcole
Normale Supérieure, agrégéde philosophie,
a soutenu en Sorbonne, le 1"' mars l'.)01,
les deux thèses suivantes :
I. he concalcnalione qu.v inter aff'ccliones
mentis projder siinililudiiiem fieri diciliir.
H. La furmalion du radicalisme philoso-
phique. La Révolulion el le principe de Vuti-
hté (1789-1813).
TllliSE LATINE.
iM. E. Halévii résume sa thèse latine.
Dans le langage kantien, la déduction
d'un principe, c'est la démonstration que
ce principe est la condition nécessaire de
funité de l'expérience. .Mais il y a chez
Kant un dualisme entre l'entendement et
la nature; même en l'absence des catégo-
ries, la sensation pourrait subsister
comme un monde autonome. C'est là ce
que .M. Halévy conteste : il prétend qu'il y
a des principes sans lesquelles ni la
science ni la sensation elle-même ne sont
possibles. Il cherche des équivalents des
lois rationnelles dans la théorie de l'asso-
ciation des idées. Il discute d'ailleurs,
dans fassociationisme courant, la thèse
de l'atomisme psychologique, four l'asso-
ciationisme, des qualités simples sont
données, el r'est selon les propriétés de
ces qualités simples que s'opèrent le grou-
pement et l'union des états de conscience.
Or .M. Halévy nie que la similitude puisse
être dite propriété d'un état simple, et
soutient que le principe de similitude
conditionne la sensation.
D'abord, la similitude n'est pas une pro-
priété de l'atome |)sychique.
En effet, similitude suppose identité et
différence; on ne peut donc pas dire
d'états de conscience absolument simples
qu'ils soient semblables. Il y a cependant
un procédé permettant de concevoir l'as-
sociation par similitude entre des états
simples. Supposons entre ces états une
association par contigu'ité, et, dans le
second des groupes considérés, certains
termes qui soient identiques à des termes
des premiers tandis que d'autres sont dif-
férents. Si l'on fusionne ces deux amas
d'états psychiques simples, ne se trouve-
t-on pas en présence d'une identité par-
tielle,en d'autres termes, d'une similitude?
Mais M. Halévy nie qu'il puisse y avoir
identité entre des états de conscience
simples.
Soient deux individus placés l'un en
— 12
face de Tautre, chacun ne percevant que
deux couleurs, le rouge et le vert. Suppo-
sons maintenant que, par une brusque
interversion, ce soit le rouge qui paraisse
vert à l'un des individus considérés. Les
deux individus ne s'apercevraient pas du
changement; l'un appellerait vert ce que
l'autre appelle rouge, et vice versa. Ainsi
l'accord se fait non pas sur des qualités
simples mais sur des dilTérences de qua-
lité. Ce qu'on affirme, ce n'est pas l'iden-
tité d'un terme simple, mais d'un rapport,
d'une différence.
Si donc on admet l'hypothèse initiale
de l'atomisme psychologique, on ne sau-
rait attribuer aux atomes supposés ni la
similitude, ni l'identité; les états psychi-
ques simples étant absolument incompa-
rables, la conscience ne forme qu'un
chaos de sensations absolument difTé-
rentes les unes des autres.
Comment alors l'homme arrive-t-il à
affirmer des similitudes?
M. Halévy rappelle l'analyse que
M. Bergson a donnée de la notion d'inten-
sité, le problème étant de savoir si cette
notion est donnée immédiatement. Soient
les sensations de chaleur et de froid.
ISous croyons avoir affaire à deux inten-
sités différentes de la même qualité. Or
c'est bien deux qualités distinctes qui sont
données, et notre erreur d'interprétation
vient d'une confusion que nous faisons
entre la qualité intensive et la qualité
extensive. Mais M. Bergson s'en tient à
ces similitudes qualitatives, et il n'explique
pas comment les sensations de la vue,
par exemple, et de l'ouïe, nous paraissent
former deux classes de sensations sem-
blables. Il faut recourir encore cepen-
dant, pour cette explication, à une asso-
ciation avec des éléments extensifs, en
d'autres termes à la localisation dans les
diverses parties du corps. C'est la con-
naissance du corps qui nous permet de
classer les sensations en espèces dis-
tinctes. Mais, si nous appelons visuelles
toutes les sensations dont nous avons
conscience qu'elles sont perçues par l'œil,
n'avons-nous pas une démonstration sous
forme axiomatique du principe de
l'énergie spécifique des nerfs"? M. Halévy
avait cru, dans sa thèse, pouvoir aller
jusque-là; il fait cependant, après
examen, des réserves sur cette partie de
son argumentation : il reconnaît avoir
pris trop au sérieux le principe de
l'énergie spécifique des nerfs. D'abord,
en effet, ce principe n'est pas vrai de cer-
taines sensations comme le goût ou
l'odorat. En outre, les cas même qui
paraissent lui être le plus favorables peu-
vent s'expliquer par d'autres hypothèses.
II croit cependant pouvoir maintenir cette
thèse, que, sans localisation dans le corps,
il n'y a pas de classification par similitude
possible.
On peut en effet distinguer deux expli-
cations de la classification des sensations :
1" l'hypothèse associationiste , en addi-
tionnant les sensations, prétend cons-
truire l'univers; or nous avons vu que
cela est inconcevable si vraiment l'on part
de sensations simples. D'oi^i 2'' la néces-
sité de prendre pour point de départ non
des faits psychiques simples, mais l'idée
de conscience en général. Les notions de
relation de contiguïté, de similitude sont
les conditions nécessaires de l'existence
de la conscience en soi. On peut démon-
trer que l'existence même de la conscience
implique, d'une part, la distinction des
parties dans l'espace, d'autre part, l'affir-
mation qu'il existe dans l'espace des
identités de rapport, des similitudes, des
systèmes. Quant aux prétendus états de
conscience simples de l'empirisme, on ne
parvient à en former l'idée qu'en dernier
lieu, après s'être attribue dans l'espace
un corps distinct des autres corps, après
avoir, dans ce corps lui-même, distingué
des parties, et avoir classé les sensations
selon ces parties.
M. Croiset rend hommage à la sincérité
scientifique et à l'habileté dialectique dont
M. Halévy a fait preuve dans sa thèse
latine. Il avoue cependant qu'il a ressenti
quelque effroi à voir simplifier des choses
si complexes avec tant de virtuosité. La
réalité est-elle bien dans ces formules
séduisantes et claires"?
M. Séailles, qui a lu la thèse en manus-
crit, complimente M. Halévy sur ce tra-
vail construit avec force et intelligence, et
où les idées s'enchaînent si logiquement.
Mais il y a entre la logique et les faits plus
de distance que n'en met M. Halévy dans
son intellectualisme intransigeant. L'in-
telligence, selon lui, descendrait dans les
derniers éléments de la connaissance.
M. Halévy n'est pas d'accord sur ce point
avec Kant et les cartésiens eux-mêmes
pour qui la sensation est quelque chose
d'original. M. Halévy rèlute l'empirisme
pour qui tout dans la connaissance est
d'ordre affectif, le lien des phénomènes
psychiques étant un état affectif, un sen-
timent de détermination interne, d'où
vient la tendance de l'esprit à passer d'un
état à l'autre. Or .M. Halévy soutient que,
si on supprimait l'intellect, on supprime-
rait aussi le sens. 11 serait logique, dès
lors, d'en revenir à l'automatisme carté-
sien. Il n'y a pas de raison de laisser
subsister une vie affective si le sens est
déjà de l'intellect.
i:î
M. Uulérij tToil discerner une contra-
diction dans la critique que lui adres?e
M. Séailles. Celui-ci d'une part lui reproche
de n'être pas d'accord avec les (parlés iens,
et d'autre part trouve mauvais qu'il doive
être conduit à se déclarer partisan de
• l'automatisme cartésien.
M. Séailles désire qu'on lui explique
comment la sensation peut être et n'être
pas l'intelligence, comment elle peut être
dite représenter le corps.
.M. llaU'L'jj estime que la sensation est
l'intelligence des phénomènes physiques
conçus comme en rapport avec l'orga-
nisme. Ce qu'on appelle un phénomène
naturel, c'est la réfraction d'un phénomène
par un organe corporel. La sensation est
donc hors de la science'. Mais, si l'on
considère par exemple la sensation de la
vue, on constate qu'elle est une représen-
tation des mouvements ondulatoires en
rapport avec le globe oculaire et le nerf
optique. Si on part de l'atomisme psycho-
logique, comment réussira- t-on à appli-
quer les sensations à des corps extérieurs ?
comment fera-t-on la transition entre les
sensations isolées et le monde?
.M. .ieailles fait observer qu'il existe
historiquement des solutions de ce pro-
blème : par exemple, le Kantisme. La
thèse de M. Halévy repose sur une péti-
tion de principe. 11 veut prouver l'intel-
lectualisme et raisonne ainsi : la notion
de similitude implique celles d'identité et
de différence. Or il est absurde qu'il y ail
identité et dilTérence dans le simple. —
Mais c'est la ce <iue ne lui accorderaient
pas ses adversaires. Hume lui dirait queles
faits ne sont pas laits pour les théories,
et qu'il a tort de nier un phénomène
constant. Nous percevons les sensations
comme qualitatives, c'est un fait. L'empi-
risme refuse de donner la raison de ce
qu'il considère comme un fait dernier :
Spencer et James s'accordent sur ce point.
Il y a une l'onction (.[ui consiste à sentir
des différences de sensations, et de même
pour la ressemblance. M. Halévy commet
le sophisme du psychologue : il applique
à un état tout ce ([u'une analyse ultérieure
lui enseigne. La position de l'atomisme
n'est pas maintenue comme nécessaire par
les empiristes. (^hez James, par exemple,
les états de conscience s'interpénétrent.
M. Halécij remarque que tout psycho-
logue, la psychologie étant une science
positive, est forcé d'en venir à un ato-
misme. Mais il y a deux sortes de psycho-
logues. Les uns, se plaçant au point de
vue des états de conscience simples et
séparés, se contredisent lorsqu'ils traitent
la conscience comme la conscience d'un
rapport. Les autres, et James est du
nombre, occupent la position inverse. Le
primitif pour eux, c'est le sentiment de
transition : quel nom donner alors aux
états, semblables ou dillerents, entre les-
quels s'opère le passage? Seront-ce en-
core des sentiments? Il y a donc cercle :
ou bien on pose des atomes et on affirme
qu'il y a sensation d'un rapport entre
eux, — ou vice versa. En réalité la posi-
tion des atomes iisychiques est le dernier
terme d'une opération de l'esprit, ana-
logue à celle en vertu de laipielle procè-
dent les savants lorsqu'ils isolent des sys-
tèmes indépendants de mouvements dans
l'univers.
M. Séailles constate que M. Halévy lient
à ce que les systèmes de sensations ne
soient qualifiés que pour une raison
spatiale. Or, non seulement les sensations,
mais les nuances mêmes de ces sensations
sont comme séparées par l'infini, puis-
qu'elles sont hétérogènes. Comment donc
qualifions-nous? Parce que nous associons
à l'impression des relations spatiales qui
ne sont pas données en elle, répond
M. Halévy. Nous savons, par exemple,
que la cause lie la coloration d'un liquide
incolore doit être intensifiée pour modifier
la nuance de ce liquide. Et nous ne
croyons sentir diverses nuances que
parce que nous savons qu'il y a conti-
nuité et accroissement dans la cause.
Physiologiquement, nous relierions ces
nuances diverses à un plus ou moins
grand nombre d'éléments nerveux. Mais
nous ne connaissons pas le plus souvent
les éléments nerveux intéressés. Alors il
faut en revenir à la sensation directe et
immédiate, c'est-à-dire à la théorie que
combat M. Halévy.
M. Halévy déclare qu'il n'a pas déve-
loppé ses vues sur ce point, parce qu'il a
adopté l'argumentation connue de M.Berg-
son, sur l'impossibilité de comprendre ce
qu'on entend par dilTérence d'intensité
entre deux ([ualités, sans faire intervenir
l'idée de quantité extonsive.
M. Séailles. — Mais la ressemblance
repose-t-elle nécessairement sur une ana-
lysé intellectuelle ainsi que la dillérence?
En fait, nous ignorons les vibrations ner-
veuses: ce n'est donc pas grâce à la con-
naissance de ces vibrations que nous
sentons.
.M. Halévy. — Nuancer n'est pas dis-
tinguer, mais assimiler. La question est
donc : entre des qualités toutes distinctes
et hétérogènes, comment pouvons-nous
établir des assimilations?
M. Séailles demande si, pour qu'une
sensation consciente se produise, M. Ha-
lévy exige la connaissance des éléments
nerveux.
— 14
M. Haléoy. — ]1 faiiL accepter celte con-
séquence de l'hypothèse, puisque l'autre
hypothèse est contradictoire en elle-même.
M. Se'ailles maintient qu'une telle exie
gence est exagérée. On ne peut soutenir
comme le fait M. Halévy, qu'un jugement
d'utilité soit nécessaire pour justifier la
sensation de plaisir.
M. Halévy. — C'est donc f|ue M. Séailles
■considère que tous les états de conscience
ont une qualité sensible, plus une inten-
sité, plus un degré alTectif. Or cela con-
tredit la prétendue simplicité des atonies
psychiques. L'état de conscience en soi
est, par hypothèse, absolument un et irré-
ductible.
M. Séailles afhrme que le plaisir n'im-
plique pas un jugement d'utilité.
M. HaléL'ij croit le contraire. Dans le
domaine de la qualité pure, on ne peut
parler que d'absolue distinction. Dès qu'il
y a assimilation, il faut recourir à quelque
chose d'autre que les ([ualités. La ten-
dance de l'individu à persévérer dans
l'être a fait appeler agréables les sen-
sations qui ont favorisé la conservation
de l'espèce actuellement vivante.
M. Séailles. — Alors l'ivrogne ne devrait
pas s'abandonnera son plaisir favori sans
les plus vives soullrances? M. Halévy a
trop peu le souci des faits. Il dit, par
exemple, qu'un aveugle-né doit avoir les
mêmes impressions que nous, voyants.
Or les impressions de l'aveugle-né se
réduisent à la céneslhésie qu'il n'a aucune
raison ni aucun moyen de traduire en
couleurs.
M. tlalévy avoue que le principe de
l'énergie spécifique des nerfs est sujet à
bien des réserves qu'il a eu le tort de ne
pas faire.
iM. Broc/iard loue la vigueur du travail
de M. Halévy. H a, lui-même, un faible
pour la réduction du sensible à l'intelli-
gible. Mais il ne croit pas que cette réduc-
tion ait été faite par M. Halévy. Et d'abord
qu'entend celui-ci parla sensation? Il nie
la différence spécifique des sensations
«impies, et il dit que sentir, c'est perce-
voir des dilférences. Mais qu'est-ce donc
que percevoir une différence sans perce-
voir en même temps les choses dont on
dit qu'elles sont dilférentes? Et que sont
ces choses elles-mêmes, spécifiquement
distinctes, sinon des objets de sensation?
M. Halévy dislingue deux parties dans
sa thèse. Une première partie, négative,
part de l'hypothèse de qualités sensibles
simples, et montre que cette hypothèse
est soutenable. Dans une seconde partie,
M. Halévy montre (|ue, si on ne peut
concevoir l'accord sur une qualité sans
l'accord sur une dilTérence, il faut chercher
l'accord dans quelque chose d'objectif.
C'est pourquoi il en revient à l'étendue
cartésienne.
M. Brachard. — Mais il faudrait que
les mouvements fussent connus, et c'est
là une construction a priori. Au moment
de la perception d'une sensation — gusta-
tive, par exemple — il n'y a aucune per-
ception de différence entre deux mouve-
ments.
.VI. Haléry. — Si vous ne vous contentez
pas d'affirmer vaguement : « je perçois
quelque chose », il y a dans ce jugement
à l'état plus ou moins distinct, l'idée de
l'organe gustatif et celle d'un aliment.
M. Brochard. — Cependant l'enfant per-
çoit des dilférences.
•M. Haléry. — Si l'intelligence se cons-
truisait par des associations mécaniques,
l'enfant devrait avoir plus de sensations
distinctes que l'homme. Or c'est le con-
traire qui parait être le vrai. Les sensa-
tions augmentent en nombre, à mesure
que nous connaissons mieux nos organes.
M. Brochard garde des doutes sur ce
point. M. Halévy réduit la perception de
la sensation à celle de la différence. S'il
n'admet point de similitude entre deux
sensations qualitativement difTérenles, il
admet au moins la perception d'une
identilé île différence. L'emploi qui est
fait ici du mot similitude consiste à l'ap-
pliquer à une différence qui demeurerait
au deuxième moment aussi dilTéreute que
dans le premier. Il y a donc quelque
impropriété à dire que nous ne percevons
que des différences, car une différence
qui demeure la même à deux instants
devient une ressemblance. Comment alors
sauvegarder le principe posé d'abord,
qu'on ne peut affirmer de ressemblance
que si on perçoit des parties semblables
et des parties différentes?
M. Halévy a pris pour son point de
départ une définition grossière de la
similitude. Mais il l'a définie autrement
par la suite, comme une identité de rap-
ports, quelles que soient les variations
des termes en rapport.
I\I. Brochard. — Appliquons donc la
nouvelle définition à la distinction des
sensations. Si une dilTérence demeure
identique à elle-même, pourquoi une sen-
sation ne le demeurerait-elle pas?
.M. Halévy a essayé de démontrer l'im-
possibilité de cette hypothèse. On ne peut
percevoir une sensation que si elle
change.
.M. Brochard concède qu'une sensation
doit se distinguer d'une autre. .Mais pour-
quoi, dans la formule « identiquement
différente », ne faire attention qu'à la dif-
férence?
15 —
M. Ualéo;/. — C'esl nue la dilTércnce
est iiientique, mais non pas les termes.
Un ne saurait concevoir une sensation
simi>le comme idenlii|ue à ellc-nièmc.
M. Urocluird constate (|ue celle thèse
repose sur l'impossibililc de concevoir la
ressemblance sîns distinguer des parties
semblaliles et des parties dilïcrentes. Or,
c'esl ce qu'il conteste. i*i)is()u'un rapport
peut demeurer identique à lui-même,
pourfpioi n'en serail-il pas ainsi de la
sensation "?
.M. Ihdéi'i/. — Parce qu'il y aurait alors
identité d'une dilTérence.
.M. Ilrocluird. — C'esl ce qu'il faut
démontrer. Quand on parle d'élals sim-
ples, on veut dire simples au point de
vue qualitatif : celle simplicité n'exclut
pas l'idée qu'on pourra, sans la rompre,
placer la sensation dans le temps et la
durée. L'inlervenlion de la catégorie du
temps n'allcre pas la sensation, puis-
qu'elle ne modifie pas la nature du rap-
port.
.M. llaléry. — Mais c'est l'idée de la
simplicité qualitative elle-même (|ui est
inconcevable.
M. lirochard. — Deu.K éléments simples
peuvent être semblables et dilTérenls, la
dilTérence de leur situation dans le temps
suffisant à les distinguer.
M. Ilalévji se demande ce qu'on peut
entendre par l'identité d'une sensation
conifiarée avec elle-même à deu.K instants
dilTérenls.
M. Biochanl. — Mais quel moyen y
a-l-il de ne les pas comparer? Il y a peu
de sensations qui n'aient une durée.
M. lldlévy. — Comment mesurer la
<luréc d'une sensation minima? Nous
embrassons par la pensée des laps de
durée; uiais, que la durée soit très grande
ou très petite, l'acte de la pensée est tou-
jours le même. Le tort de l'emiiirisme, à
la recherche d'un élément fixe, est de le
chercher dans l'objet, alors qu'il est dans
l'acte de la pensée.
M. lirochard conleste le principe même
de la théorie du candidat. Si nous pou-
vons, sans altérer leur simplicité, placer
les sensations dans le temps et l'espace,
pourquoi ne pourrions-nous pas leur
attribuer l'idée du plus ou du moins, et
obtenir par suite des sensations qui, ne
dilTéranl entre elles que par le plus ou le
moins, seraient qualilativemenl sembla-
bles?
M. Halév'j, tout prêt à admettre l'insuf-
fisance de sa thèse dans sa partie expéri-
mentale, croit avoir démontré précisé-
ment l'impossibilité d'attribuer aux sen-
sations les notions du plus et du moins,
sans en altérer la simplicité.
M. Lévy-Urûld est surpris qu'à propos
d'un sujet de psychologie bien défini
M. Halévy ail, dans un très court opuscule,
posé et prétendu résoudre les problèmes
de la sensation, 'de la perception, de l'in-
duction, de la science et de la nature. Il
faut supposer qu'on accorde d'abord
à l'auteur l'idéalisme, plus certaines
théories de M. Hergson; et alors
M. Halévy apporte une application de ces
principes à l'idée de similitude. Ou ne
saurait poser des problèmes de psycho-
logie |)osilive sans les résoudre par la
méthode positive.
M. llaléry a déjà, au cours de la dis-
cussion, reconnu le bien fondé de la
seconde observation. Qu'il ait, dans une
thèse trop courte, soulevé trop de ques-
tions, qu'il ait cédé trop aisément â la
tentation de remonter aux premiers
principes et de descendre aux dernières
conséquences, il le reconnaît : il espère
pouvoir reprendre un jour la tiueslion
avec plus de détails, et travailler à une
crititiue des méthodes psychologiques du
point de vue de l'intellectualisme.
Thèse français!-:.
M. Halévy expose le sujet de sa thèse
française.
La lecture de l'd'uvre de Benlham le
lui a révélé non comme un moraliste et
un philosophe d'école, mais comme un ju-
riste, un théoricien du droit pénal. D'antre
part, eu 1832, au moment où l'Angleterre
passe du régime de la Sainte-Alliance à
un régime plus moderne, Uentham est
considéré comme le chef d'un parti phi-
losophique, politique, juridique et écono-
mique. Comment s'est faite la formation
de celte doctrine intégrale? Il y a à cette
étude des difficultés de diverses sortes.
Difficultés chronologiques d'abord. Ben-
lham est un philosophe du xviir siècle :
sa philosophie du droit est fixée en 1"8U.
Or ce n'est pas avant 1802 qu'il publie son
Traité de législation civile et pénale à
Paris. C'est dix années après seulement
qu'on commence à le connaître en .Angle-
terre. Il meurt en 1852. Il représente la
transition des idées du xYin^ siècle à celles
du xix". — D'autre part, s'il est original
en matière de jurisprudence seulement, il
y a dans son parti des philosophes, des
éconamistes, et des politi(|ues radicaux :
comment s'est donc faite l'agrégation de
tant de doctrines divei'ses autour de Ben-
lham?
L'ouvrage que M. Halévy a consacré à
celte recherche comprend trois volumes,
et c'est le second de ces volumes qu'il
présente au jury. Il y étudie entre 1189
et 1815 la période de formation du radi-
46 —
calisme philosophique. La pensée de Ben-
th.im étant fixée dès avant cette époque
en matière juridique, c'est un double pro-
blème politique et économique qui reste
à élucider.
Un problème politique : avant l'789,
Bentham est tory. En ISlo, il est radical,
théoricien de la démocratie représenta-
tive et du suffrage universel.
Un problème économique. En 1787,
Bentham défend Tusure, la liberté du
prêt et les idées d'Adam Smith. En dSlo
l'économiste du tiroupe, c'est Ricardo,
l'ami de James Mill. Or la différence
entre Smith et Ricardo consiste à peu
près dans les théories de Malthus sur la
population et la rente différentielle. Com-
ment s'est opéré le passage logique des
idées d'Adam Smith aux idées de Ri-
cardo, telle est la seconde des questions
que iM.Halévy a voulu élucider, en tenant
compte du milieu et des accidents indi-
viduels, mais surtout pur l'étude des doc-
trines en elles-mêmes.
M. //. 3//c/ie/qui a lu la thèse en manus-
crit rappelle que ce n'est pas ici un ou-
vrage de début, mais un fruit de la jeune
maturité de M. Halévy qui s'est déjà fait
connaître au public philosophique par un
livre remarqué sur Platon. 11 faut compli-
menter M. Halévy du choix de son sujet.
Nous manquons de renseignements sur
Bentham. L'ouvrage récent de M. Leslie
Stephen est surtout biographique et par-
fois anecdotique. Le travail de M. Halévy
ne fait donc pas double emploi avec lui.
M. H. .Michel fait à M. Halévy quelques
critiques et quelques compliments sur la
forme de son ouvrage et sur sa langue.
Pourquoi par exemple avoir créé l'adjec-
tif « racial » alors que l'adjectif « ethni-
que » dit la même chose? 11 lui reproche
le renvoi des notes à la lin du volume.
Son titre même est critiquable, il laisse
croire qu'il s'agit de la Révolution fran.
çaise.
.M. Halévji explique les difficultés aux-
quelles il s'est heurté dans le choix d'un
titre. Pour l'ouvrage en général, il s'est
arrêté à l'expression technique de » radi-
calisme philosophique », plus comprèhen-
sive et plus conforme à l'objet qu'il se
proposait, que l'expression de « doctrine
utilitaire ». Pour le volume actuellement
discuté, il eût mieux valu dire « la grande
guerre et la doctrine de l'utilité » ; mais
l'expression « la grande guerre » pour
désigner la période 1792-1815, a un sens
en Angleterre, non en France.
M. Halécy reconnaît le bien fondé d'une
observation de M. Seùpiobos qui suggère :
« L'Evolution de la Doctrine de l'Utilité
de 1879 à 1815. »
M. //. Michel félicite M. Halévy d'avoir
insisté sur l'influence exercée en Angle-
terre par les idées de la Révolution
française, et d'une manière plus générale,
par les idées du xvni" siècle français.
Mais, au moment où, de 1789 à ISl-ï, le
candidat cherche à définir comment l'idée
utilitaire évolue indépendamment de lui-
même, M. H. Michel conteste le rappro-
ment établi par M. Halévy entre les idées
de Bentham et celles de Burke. S'il y a
chez Burke un courant d'utilitarisme,
peut-être l'utilitarisme n'est-il pas cepen-
dant l'essentiel de la pensée de Burke.
Les Réflexions sur la Révolution fran-
çaise ont exercé une grande influence.
Joseph de Maistre s'inspire de lui : en
Allemagne, en France, son action n'est
pas encore épuisée : Taine, consciemment
ou inconsciemment, le copie dans ses
« Origines ». Selon Burke, le préjugé est
nne forme aveugle de la raison : l'apo-
logie mystique des institutions tradition-
nelles tient plus de place chez lui que la
préoccupation utilitaire. 11 oppose ce qu'il
appelle le « grand contrat » (entre Dieu
et les créatures) au contrat social : l'état
et la société lui paraissent avoir été vou-
lus par Dieu. S'il parle de l'utilité, c'est
que tout le monde en parle en Angleterre.
Mais il n'y a pas lien de le faire figurer
dans la discussion et pendant la période
qu'étudie M. Halévy.
M. Halévy commencera par où M. H.
Michel termine. Tout le monde parlait en
Angleterre le langage de l'utilité. Seulement
on peut donner au mot utilitaire un sens
étroit ou un sens large. Au sens étroit,
comme l'entendent les Benthamites de
1820, on n'est utilitaire que si l'on est
disciple de Ricardo en économie poli-
tique, et partisan, en matière politiiiue.
du programme radical du suffrage uni-
versel. Pourquoi donc les Benthamites
sont-ils devenus radicaux? Est-ce parce
qu'ils étaient utilitaires? Mais, en 177G,
Cartwright, le premier théoricien anglais
dn suffrage universel, parle, tout comme
Burke, d'un contrat primitif, conclu entre
Dieu et l'homme, prototype du contrat
originel; et, Burke, au contraire, chaque
fois qu'il se propose la résolution d'un
problème politique, se place explicitement
au point de vue de rutililé. Si les Bentha-
mites sont devenus radicaux, ce n'est pas
comme utilitaires, c'est comme indivi-
dualistes. Utilitarisme et individualisme
ne sont pas synonymes. Cela ressort
d'une curieuse polémique qui s'engagea,
en 1820, entre Bentham et .Mackintosh sur
la question du sullrage universel. Tous
deux se placent au point de vue de l'utilité;
mais, Mackintosh, demandant la repré-
— 17
sent.itioii de tous les intérèls, coiicliil ii ce
qu'on ap|tellerail aujourd'hui une organi-
sation du sulTrage universel, une repré-
senlalion de classes, et juslitie par là une
sorte de régime corporatif. Beiilham veut
ail contraire que tous les individus soient
représentés en tant que tels, abstraction
faite des groupements d'intérêts qui les
englobent. Voilà donc le même jirincipe
de l'utilité tiré par deux penseurs dis-
tincts en deux sons dill'érents.
M. //. Michel. — Il va en eiïet un sens
large et un sens étroit du mol utilita-
risme. Mais je cherchais dans voire tra-
vail l'histoire de l'utilitarisme au sens
ctroil. et j'y trouve un peu trop celle de
l'utilitarisme au sens large.
.M. Ilalrrij. — Je fais l'histoire des radi-
caux philosophiques, et je montre com-
ment toute l'Angleterre est passée avec
eux du sens large au sens étroit.
-M. //. Mic/iel affirme la prédominance
de l'idée de droit naturel sur l'idée d'uti-
lité, chez Mackintosh, et même chez Paine.
M. llak'vy. — Cependant, chez Paine, à
côté de l'idée de droit naturel, il y a place
pour l'idée d'une société économique
sans gouvernement, analogue à celle
dont parlera plus lard Spencer.
M. H. Michel. — Paine parle le langage
de l'utilité parce que tout le monde le
parle autour de lui, non seulement en
Angleterre, mais en France. Vous ne trou-
veriez pas en France l'idée du droit com-
plètement séparée de celle du bonheur.
Dans la constitution de 1191, par exemple,
ne dit-on pas que l'ignorance est une des
principales causes des malheurs des
citoyens? La philosophie des droits de
l'homme n'est qu'un instrument pour
réaliser le bonheur de tous. De même
dans la constitution de 93. Le but de la
société, c'est le bonheur commun.
M. Halévy. — Je n'écrivais pas une his-
toire des idées politiques en France; je
constate que les Anglais avaient celte
impression, à la fin du siècle dernier,
qu'ils se plaçaient au point de vue de
Tutilité, par opposition aux Français qui
parlent de droit. En France même, Con-
dorcet, dans son <■ Esquisse », reproche,
aux Anglo-Américains d'avoir préféré le
principe de « l'identité des intérêts » à
celui de " l'égalité des droils ••. Mais
Bentham et les démocrates spiritualistes
délestent également l'idée d'organisme
social. Leur individualisme les rapproche.
M. II. Michel. — Ces distinctions ne sont
pas nettes.
M. Halévy. — Elles le sont pour Biirke
et pour Paine. Pour Burke, les nations
sont des corporations. H s'exprime comme
s'exprimera Aug. Comte sur l'importance
des morts dans la vie présente de l'huma-
nité. Paine défend contre lui l'individua-
lisme.
M. //. Michel. — Comment expliquez-
vous le passage de Bentham du torysme
de 1789 au radicalisme? Je ne suis pas
entièrement de votre avis. Benlham,
diles-vous, est tory par éducation; il l'est
aussi parce qu'il a des griefs contre la
Révolution qui empêche la vente de ses
ouvrages. En ISL'i il est démocrate. 11 l'est
d'abord pour des causes lointaines, ses
déceptions de philanthrope ; il l'est aussi
pour des causes prochaines, ses relations
avec les futurs cliefs de la politique radi-
cale avancée, et en particulier avec James
Mill. Enfin, il est poussé à cette évolution
par le mouvement général de la pensée
anglaise. Mais ce ne sont là que des
causes extérieures. Vous avez montré que
Bentham n'a inventé aucune partie de son
système. Hume. Helvélius, ilobbes, etc.,
lui en ont fourni tout l'essentiel. Vous nous
laissez ainsi l'image d'un homme qui a
attaché son nom à une école sans avoir
rien fait pour cela, et qui de plus s'est
contredit pour d'assez minces raisons. Ae
l'avez-vous pas un peu amoindri?
M. Halévy. — Vous négligez une de mes
raisons, et, suivant moi, la principale, une
raison de doctrine. Benlham est tory par
hostilité de doctrinaire contre les théories
démocratiques, qui sont, au xvm' siècle,
celles du contrat originel et des droits de
l'homme en particulier. Quanta l'origina-
lité de Bentham, je crois en effet qu'il ne
fut pas un inventeur, mais un arrangeur.
Beccaria, Helvélius. les premiers maîtres
de Bentham inventent. Bentham n'invente
rien, il arrange : c'est là son génie.
M. H.Michel. — C'est incontestable.
Mais ne croyez-vous pas qu'on doive atta-
cher quelque importance à ceci que Ben-
tham était un théoricien de la législation
et du droit quand éclata la Révolution.
Son idée maîtresse, c'est la grande impor-
tance de la législation. La loi crée le
droit. Or c'est le gouvernement qui crée
ja loi. Benlham reproche donc à la Révo-
ution d'avoir fait haïr le gouvernement.
Si l'on supprime le gouvernement, il n'y
a plus de droit. De là l'adoration de Ben-
tham pour le gouvernement quel qu'il
soit. Le gouvernement est source de la
loi, du droit, du bonheur. Voilà sa raison
de derrière la tète. Dans la deuxième
partie de sa vie, il ne se contredit pas. \\
est individualiste; mais il trouve naturel
que le régime démocratique mette au
service de l'individu le pouvoir du gou-
vernement.
M. Halévy. — J'ai développé moi-même
ces idées dans mon Introduction. Ben-
— 18
Iham passe du lorysme au radicalisme
sans s'arrêter au libéralisme whig. Son
disciple James Mill lelicile les physiocrales
d'avoir rejeté l'idée des limites imposées
par la constitution au gouvernement.
Toute sa vie Bentham se défie des pré-
jugés qui constituent le libéralisme
anglais, et servent à justifier, en particu-
lier, les complications de la procédure
anglaise. Le libéralisme consiste à sup-
poser les lois mauvai!=es et à tout faire
pour qu'elles soient difficiles à appliquer.
Benlham est un réformateur, qui veut
rendre les lois bonnes, et les rendre
ensuite d'une application aussi facile que
possible.
M. Croiset se joint à M. Michel pour
louer le talent, Tcrudition et la pénétra-
tion du candidat: il insistera sur une
critique de caractère littéraire. 'Vous
parlez de beaucoup de gens, vous auriez
pu nous les présenter d'une façon plus
vivante. Je suis frappé de voir combien
ils ont l'air de principes. 11 y a là quelque
chose d'abstrail, de dogmatique, de peu
historique.
.M. Halévi/. — Je me suis proposé
d'écrire l'histoire de certaines idées, de
certains individus, et d'un certain milieu.
Mais j'ai voulu placer au premier plan
l'histoire des idées, j'ai voulu que les indi-
vidus restassent au second plan et n'ap-
parussent que comme les véhicules des
idées.
M. Croiset. — Je vous reproche un peu
de n'en avoir fait que ces véhicules.
M. Ilalei'j/. — Les individus que j'ai
étudiés ont justement pour caractère
d'être des doctrines vivantes. James .Mill,
surtout, n'est qu'une doctrine faite
homme. J'en dirais presque autant de
Bentham, bien qu'il soit un peu moins
abstrait : voir d'ailleurs, à ce sujet, les
observations d'ordre psychologique et
biographique présentées dans mon der-
nier chapitre.
M. Croiset. — Je crois que l'idée reçoit
toujours une certaine couleur de l'intel-
ligence qu'elle traverse, et que, si c'est
là quelque chose de très difficile à ana-
lyser, c'est très intéressant à connaître.
Vous avez un peu péché par goût des
pures idées. J'aurais aimé que vous me
renseigniez sur la nature d'esprit de ces
gens-là; comment naissent et se dévelop-
pent leurs idées? Nos idées s'e.xpliquent
souvent par des habitudes de pensée
dont nous n'avons pas conscience. Ainsi,
chez Burke, il y a du mysticisme; mais
ce mysticisme précisément lui donne un
certain sentiment historique qui manque
à ses advei'saires. Il y a là des dilTérences
de tempéraments intellectuels. C'est une
analyse psychologique que je vous
demande, et non pas une biographie.
.M. Espinas remercie M. Halévy de la
contribution qu'il apporte à l'histoire de
la philosophie anglaise. Il tient pour une
idée dominante du candidat, que les rela-
tions entre les applications pratiques des
théories et les théories elles-mêmes sont
contingentes: il félicite également le can-
didat d'avoir insisté sur l'importance des
causes individuelles dans l'histoire.
M. Halévy voudrait que, sur ce point,
sa pensée fût parfaitement nette. Il a
voulu toujours insister sur la part des
accidents particuliers dans la formation du
groupe benthamique; mais c'était presque
afin de montrer que ces accidents indi-
viduels ne sauraient suffire à expliquer le
triomphe, dans l'opinion, de leur système
de doctrines : il y a des causes générales,
qui sont les causes véritablement agis-
santes. Par exemple l'idée de la rente dif-
férentielle nait simultanément, aux appro-
ches de 1813, chez trois ou quatre pen-
seurs isolés, sous la pression de causes
générales : activité industrielle et baisse
constante de la valeur des produits,
droits prohibitifs sur les blés étrangers et
hausse de la valeurdes produits agricoles ;
dans l'expression actuelle de <• rente éco-
nomique », le souvenir du sens originel
du mot rent (fermage) est pour ainsi
dire aboli, avec le souvenir de l'accident
général qui a donné naissance à la thèse.
Benlham et Mill ont exercé une action
sur leur temps, dans la mesure oii ils ont
su conspirer avec leur temps, organiser
le mouvement de l'opinion contempo-
raine.
M. Espinas constate le caractère slric-
temenl historique et objectif du livre de
M. Halévy : en raison de quoi sa thèse
ne prête qu'à des objections de détail.
Pourquoi par exemple passe-t-il si vite
sur Robert Owen? Ses « essais » ont été
composés de 1813 à 1816. Bentham a été
avec lui en relations personnelles; et
M. Espinas rappelle le souvenir de leur
entrevue solennelle. Il y a près, du machi-
nisme moral d'Owen à celui de Bentham;
l'un et l'autre, en fait, ont appliqué les
méthodes pédagogiques du docteur Bell.
.M. Haléi'ii a parlé de Robert Owen, à
propos de Godwin, pour marquer le mo-
ment oii la doctrine d'Helvétius sur la
formation scientifique du caractère moral
bifurquait en quelque sorte, et tendait à
un communisme anarchiste; après quoi il
n'y avait plus, a-t-il pensé, qu'à laisser
Owen, sous peine de comprendre dans
son livre toute l'histoire des idées en
Angleterre, de 1789 à 1815.
.M. Espinas vtQr&lie. que, dans le présent
— 19 —
volume, les lliéories morales et juriilii^ues
de Bentliani ne li^'urenl (|ue par prélcri-
tion. Il regrelle (|ue. parlant delà » Clircs-
tomathie ». M. Halévy ait passé si rapide-
ment sur l'intéressante « Classiricalion des
Sciences et des Arts » proposée par Ben-
tham.
.M. Ualcvi/ a passé rapidement sur cette
Classification présisément parce (ju'il l'a
jugée, dans le détiil, peu intéressante.
On sait que, dans tous ses ouvrages,
Bentham procède par voie de classifica-
tion dichotomique. Dans son premier vo-
lume, à propos do la classificalion ben-
thamique des délits, M. Halévy a essayé
de donner une idée de la méthode ; il .s'est
ensuite abstenu de reproduire toutes les
dichotomies, souvent fastidieuses, de Ben-
tham.
.M. Espina!i reproche à M. Halévy d'avoir
forcé l'opposition entre le spiritualisme
français et lulililarisme anglais. En
France, chez les doctrinaires les plus
spiritualistes, il y a des éléments d'eudé-
monisme. Parmi les théoriciens de la
Révolution, il n'en est point qui ne reven-
dique des améliorations le plus souvent
physiques : Babeuf revendique pour
l'homme le moyen de se nourrir : tous
les hommes sont égaux parce que tous
les ventres humains ont des capacités
égales.
M. llalévij ne nie pas qu'il y ait eu des
utilitaires en France : la preuve, c'est
qu'il a cherché en France, dans la doc-
trine d'Helvétius, l'origine de la philoso-
phie de Bentham. H ne nie pas que le
radicalisme anglais ait eu ses spiritua-
listes : tels Price et Carlwright. 11 reste
qu'en 1789 le problème se pose en Angle-
terre entre le spiritualisme de la Déclara-
tion française des droits de l'homme et
la doctrine de l'utilité. Comment la fusion
s'opère-t-elle entre le programme égali-
taire et la doctrine utililaire? C'est que
les spiritualistes et les utilitaires sont,
les uns et les autres, des individualistes.
M. Esfjinas maintient que le prétendu
spiritualisme des Français dissimule un
utilitarisme réel. Rousseau, par exemple,
qu'on considère comme le type des spiri-
tualistes, commença par fonder le droit
naturel de l'homme sur sa sensibilité.
Aussi n'hésite-t-il pas à accorder de tels
droits aux animaux même. H est, à
l'époque du « Discours sur l'inégalité »,
un Benthamiste radical. L'ulilité com-
mune, dit-il, est le fondement de la jus-
tice. Il parle de l'intérêt bien entendu,
dans la première rédaction du Conlrul
social. 11 est vrai qu'il tient un autre lan-
gage dans la deuxième rédaction. Toute
justice viendrait de Dieu.. Mais il ne renonce
pas pour cela au pi-incipe de la première
rédaction. H fut d'abord partisan de la
doctrine des Hébertistes, suivant qui le
droit repose sur le besoin — puis spiri-
tualistc. .Vinsi, selon lui, ces tendances
ne s'opposent pas les unes aux autres.
De telles oppositions sont scolaires. Le-
xvni" siècle croyait que l'intérêt bien
entendu peut s'associer avec les grands
principes de l'àme. L'utilité serait une
expression de la justice.
.M. Ilalév;/ est heureux de constater que
CCS remarques confirment les vues déve-
loppées par lui sur la conciliation de l'uti-
litarisme et de la doctrine des droits de
l'homme.
.M. Seif/nofjos. — Votre livre est d'une
tenue historiciue irréprochable: vous avez
tenu compte comme il convient des
influences extérieures dans le développe-
ment des doctrines. Je veux vous poser
seulement trois ou quatre questions.
Pour toute la question des droits de
l'homme, il faudrait remonter au-delà
de 1088, jusqu'en lG4';-48. C'est à cette
époque que se sont formées ces idées-
là, en dehors de toute influence reli-
gieuse. Avez-vous à dessein négligé l'in-
fluence de l'Amérique sur la rédaction
des droits de l'homme? La déclaration
française n'est pas originale, elle s'ins-
pire des constitutions d'Amérique, et en
particulier de la déclaration des droits de
Virginie.
M. Halév'j renvoie à son premier volume
où il a consacré tout un chapitre à traiter
de l'influence de la révolution d'Amérique
sur la naissance des idées démocratiques
en Angleterre.
M. Seignobos signale l'omission, dans le
livre du candidat, du mouvement écossais
et de la persécution de 17'.j3-l"9o.
M. lialéuij insiste sur la nécessité où
il était de limiter un livre qui se donnait
pour un livre d'histoire des doctrines. Il
a systématiquement laissé de côté la con-
vention d'Edimbourg, les procès de Frost,
Hardy, ïooke, pour traiter uniquement
de la polémique pour et contre la Révo-
lution Française qui commence avec le
sermon de Price et le livre de Burke
pour aboutir au livre de Mallhus.
M. Seir/nobos demande au candidat s'il
ne discerne pas une influence directe des
Jacobins de 17'J3 sur les Benthamites
de 1815, et à ((uelle cause (par exemple à
la persécution g(juvernementale) il attribue
le discrédit des idées démocratiques en
Angleterre après 1797.
M. //a/e'cya signalé l'influence de Horne
TooUe sur Sir Francis Burdelt, et de
Burdett sur Bentham ; quant à Cartwrighf,
il n'a pas joué de rôle dans les événements
-20 —
de 1793-1795. 11 doute qu'il faille attribuer
aux poursuites gouvernementales le déclin
des opinions démocratiques. Il croit
plutôt à une évolution des idées : les
libéraux deviennent malthusiens.
M. Seignobos conteste la filiation établie
par M. Halévy entre Godwin et Owen :
Owen lui-même déclare avoir été le dis-
ciple de Béliers. Il conteste également le
témoignage de Dumont sur la part qu'il
aurait prise à la rédaction de la Décla-
ration des Droits de l'Homme. Il croit que
la contradiction établie par M. Halévy
entre les deux principes de l'utilité et du
droit naturel se résolvait pour les auteurs
étudiés, par la notion de Providence :
tous les penseurs anglais croient à la
Providence.
M. //a/éi)/y n'admettrait pas sans réserve
cette thèse que tous les Anglais du
xviir siècle croient à la Providence : est-
ce vrai de Hume? Mais, quelles qu'aient
été les croyances personnelles d'un pen-
seur comme Paine, par exemple, il n'y a
pas moins contradiction, chez lui, entre
un providentialisme juridique et la thèse
de l'harmonie des égoïsmes, dont il
emprunte à Adam Smith une démonstra-
tion, ou un essai de démonstration scien-
tifique et positive.
M. Halévy est admis au grade de doc-
teur avec mention ti^ès honorable.
Ci)ul<iiiiiniers. — lin;!. 1'. IJrodanl
REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE
SUPPLÉMENT
(Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.)
(n** de juillet 1901)
LIVRES NOUVEAUX
Bibliothèque du Congrès Internatio-
nalde Philosophie. IM. Logique et His-
toire des Sciences, I vol. in-8 de 088 p.,
Paris, Colin, l'.iOl. — Ce volume, égal, par
rimporlancc «le son contenu, au volume de
Métaphysique, se divise en deux parties.
L'une, historique, comprend les études de
1\LM. M. Canlor et G. Milhaud sur les ori-
gines du calcul infinitésimal; de M. Giin-
ther sur les origines de la loi de gravita-
tion; de M. H. Bouasse sur les principes
de la Tliermodynamique. La seconde
partie, théorique, comprend d'impor-
tantes éludes de logique symbolique, plu-
sieurs travaux sur la logique abstraite
des mathématiques, plusieurs travaux aussi
(dont une étude de .M. Poincaré) sur les
principes de la Thermodynamique. Sui-
vent deux études relatives à la chimie,
et un travail de biologie. Deux articles
d'un caractère plus général : l'un de
M. Vailali sur la classification des scien-
ces, l'autre de M. J. Wilbois sur le déter-
minisme physique et le problème du libre
arbitre achèvent le recueil. Essayons de
définir en deux mots l'importance de cette
publication. Elle démontre que les savants
ont cessé de considérer le mépris de la
philosophie comme étant, pour eux, en
quelque sorte, " de style ». iMême quand
ils sont, par leurs tendances instinctives,
matérialistes, ils reconnaissent que le
problème de la constitution de la matière
n'est pas encore résolu, qu'ils ne savent
pas encore ce que c'est que matière. Même
quand ils se sentent portés au positivisme,
ils ne se croient pas dispensés de criti-
quer la faculté de connaître : il y a loin
du conventionnalisme critique de M. Poin-
caré au dogmatisme arbitraire d'Aug.
Comte.
Le Problème de la "Vie. Essai de
sociolof/ie rjénérale^ par Louis Bourdeau.
I vol. in-8 de xi-3"2 p., Paris, Alcan, l'.iOl.
— Dernier ouvrage, ouvrage poslhume
d'un penseur indépendant, que son frère,
iM. Jean Bourdeau, nous présente, dans
une brève introduction, comme ayant
voulu collaborer à la formation d' ■< une
science universelle, o.'i n'entrerait aucune
conception métaphysique ou théologique ••,
travailler à <■ réformer et avancer l'iruvre
d'Auguste Comte, selon l'esprit de Comte».
Nous sommes donc autorisés à classer
M.Louis Bourdeau comme un positiviste,
et, par suite, à nous demander, en le lisant,
quelle se trouve avoir été, après un demi-
siècle d'existence, la fortune du positi-
visme.
Chez le fondateur de la doctrine, chez le
seul penseur qui peut-être ait été pure-
ment positiviste, le positivisme est une
altitude négative de la pensée : refus, en
étudiant les phénomènes et leurs lois, de
définir ce qu'il faut entendre par l'un ou
l'autre de ces termes, refus, en admettant
la possibilité théorique d'un au-delà du
domaine de la science, de chercher à con-
naître cet au-delà. Cet ■• agnosticisme »
volontaire a pour raison cachée un utili-
tarisme radical : il ne faut point perdre de
temps à vouloir connaître ce qui peut-être
existe, mais ce qu'il est socialement inutile
de connaître (car les conditions d'existence
de l'individu sont essentiellement socia-
les), et l'on peut dire, sans paradoxe, qu'en
ajoutant une sociologie à la liste des
sciences déjà suffisamment constituées,
Aug. Comte ne s'est nullement proposé
d'élargir le domaine scienlifi(|ue : il semble
plutôt avoir voulu lui imposer, presque
du dehors, des bornes désormais infran-
chissables, au nom d'un futur autorita-
risme sociologique, destiné à abolir l'an-
cien despotisme théologi(jue.
Or, rencontrons-nous, chez .M. Louis
Bourdeau, les tracas de celte absorption
positiviste du concept de vérité dans le con-
cept d'utilité? En aucune façon. Si M. Louis
Bourdeau laisse en dehors de la spécula-
tion métaphysique le problème de l'au-
delà, c'est parce que, pour des raisons
d'ordre métaphysique, il affirme la non-
existence de l'au-delà, et non pas Timpos-
sibilité de le connaître. Il ne renonce pas
davantage à comprendre ce qu'il faut
entendre par •< phénomènes » et par
" lois » ; il aune philosophie de la nature :
il propose une manière à réduire à l'unité
la multiplicité des phénomènes et des lois.
En cette voie, Spencer, qui déjà est un
faux positiviste, l'avait devancé; mais,
beaucoup plus que la philosophie de
Spencer, la philosophie de .M. Bourdeau
présente le caractère d'un dynamisme.
Dans la première partie de l'ouvrage que
nous avons sous les yeux. 1' « analyse du
somalisme individuel » aboutit à' cette
conclusion « qu'il serait difficile de com-
prendre la structure du corps humain, ses
modes de fonctionnement et ses phases
d'évolution sans une influence autoplas-
tique, autodirectrice, qui atteste un des-
sein suivi, un plan réalisé, la tendance à
coordonner un vaste ensemble de phé-
nomènes en vue d'un résultat général '>.
L' " analyse du psychisme individuel ••
cherche des éléments psychiques au-delà
du protoplasme, dans les formes mêmes
de la matière qui passent pour inanimées.
Faire la synthèse de l'univers, ce sera
donc (livre deuxième) décrire les divers
groupements, syinhioses ou sijnthèses,
d'êtres vivants, groupements plus ou
moins complexes, plus ou moins vastes,
dont l'ensemble constitue la « vie collec-
tive ■'. Nous voici plus proches de Leibniz
que de Spencer.
.Mais le « problème de la vie •> est, fon-
damentalement, pour M. Louis Bourdeau,
un problème moral, et M. Bourdeau pré-
tend opposer sa solution du problème du
mal non seulement aux solutions théolo-
giques, mais encore aux solutions méta-
physiques, également impuissantes selon
lui. « Les stoïciens », par exemple, tenaient
.. que le mal est l'envers du bien et qu'ils
« se conditionnent l'un l'autre, sans qu'on
" les puisse séparer. •■ Le bien, disait Chy-
" sippe, est le contraire du mal : il est
■• nécessaire qu'ils existent tous les deux,
■ opposés l'un à l'autre et comme appuyés
« sur leur mutuel contraste. " Mais on n'en
■ voit pas la raison, et l'on souhaiterait que
« le bien pût se soutenir tout seul, sans
'. avoir besoin d'un aussi fâcheux sup-
" port. » Or on voit mal par où la philo-
sophie morale de M. Bourdeau échappe à
cette objection. La morale consiste, nous
dit-il, dans la connaissance des. lois de la
vie. Or ■■ la loi générale des êtres finis les
fait se constituer en vertu d'un double
principe d'association et d'individuation...
De celte double loi d'association qui unit
les êtres et d'individuation qui les oppose.
résultent tous les biens et tous les maux de
la vie : les biens lorsque l'accord s'établit
entre les parties et le tout...: et les maux,
quand se produisent soit entre les parties
associées, soit entre elles et le tout, des
antagonismes et des conflits qui entraî-
nent des désordres et des diminutions de
vie... La vie collective est une harmonie qui
admet beaucoup de dissonances. Revumcon-
cordia discors, disait la sagesse antique. »
Si Ton convient d'appeler positivisme
moral toute doctrine qui, renonçant à
expliquer l'origine du mal, se borne à
définir l'usage des choses pour la raison,
tous les moralistes de l'antiquité, les Stoï-
ciens entre tous, ont été des positivistes
moraux; et M. Louis Bourdeau lui-même
est, en toorale, un Stoïcien.
C'est ainsi qu'à l'usé, les mots perdent
leur valeur première, les systèmes s'émous-
sent aux angles. Le positivisme de .M. Louis
Bourdeau n'est qu'une philosophie de l'im-
manence : une doctrine stoïcienne de la
vie morale fondée sur une doctrine leibni-
tienne de la nature.
Th. Jouffroy. Correspondance, pu-
bliée avec une élude par Ad. Lair, 1 vol.,
426 p., Perrin, édil., 1901.— Très intéres-
sante en elle-même, cette correspondance
ne touche guère à la philosophie que par
le nom de son auteur. Presque tout entière
adressée à Damiron et à Dubois, le fonda-
teur du Globe, elle part de 1816, moment
où JoulTroy, maître répétiteur à l'École
Normale, y devint peu à peu le collabora-
teur et le « second » de Cousin; moins
suivie à partir de 1820, elle contient
encore des lettres datées de 1839. Elle est
instructive au moins négativement, puis-
qu'on y voit coml)ien,dans ces confidences
d'un jeune philosophe, la philosophie
lient peu de place, tandis que les effusions
lyriques et oratoires viennent au premier
plan. Développant une lettre comme un
■■ canevas >> scolaire, avec une abondance
parfois fatigante, plaisantant non sans
quelque lourdeur, volontiers caustique et
critique, d'un tour d'esprit où des norma-
liens plus récents trouveraient encore
comme un lien de parenté, Jouffroy y
apparaît surtout mélancolique, rêveur, de
volonté incertaine. » romantique » en un
mol; mais sa noblesse morale s'y montre
en pleine lumière, ainsi que sa sincérité
philosophique : sur Dieu, sur les grands
problèmes métaphysiques, il a ses accès
de scepticisme; mais la liberté, la person-
nalité, le devoir sont bien pour lui, dans
sa correspondance comme dans ses écrits,
des " faits -, dont l'expérience est immé-
diate et certaine. A travers ces pages
l'écleclisme apjiarait plus sympathique et
plus vivant à ses débuts, libéral en faee du
gouvernement de la Heslauration ijui le
liersécule, et. en présence de la restaura-
tion catholique, franchement rationaliste.
Quant à l'éditeur, M. Lair, il cède un peu
trop dans son étude à la tendance chari-
table de son parti, d'adopter, pour faire
nombre, leurs anciens adversaires, et. bon
gré mal^'ré, de les convertir a|irés (;oup.
Der echte und der Xenophontische
Socrates, von D' Kahi, Jokl, A. O. Pro-
fessor an der Universiliit Basel, 11. liand,
1 vol. (en deu.v parties) de xxv-H4.j pp.,
Berlin, Gaertner, 1901. — Dans un pre-
mier volume, auquel nous avons con-
sacré, dans cette Revue (vol. IV, p. 80) une
élude critique, .M. K. Joël avait essayé de
délînir « le vrai Socrate ». Dans ce
second volume, M. K. Joël étudie le
Socrate de Xénophon, dans la mesure où
il dillère du Socrate authentique. Le pre-
mier volume avait moins de six cents
pages. Le second volume en compte plus
de mille. N'y a-t-il pas là une disproportion
évidente? un défaut de composition? une
déception pour le lecteur qui, dans le pre-
mier volume, s'était intéressé à la Qgure
héroïque de Socrate, mais ne peut atta-
cher le même intérêt soit à Xénophon,
soit aux sources non socratiques, plus ou
moins hypothétiques, de la pensée de
Xénophon? Voici, en gros, la thèse de
M. K. Joél. Socrate était un homme du
\' siècle, et, par suite, un individualiste;
sa philosophie, comme Hegel en avait eu
l'intuition, et quoi qu'ait voulu prétendre
récemment Doring, est un subjectivisme,
elle revendique pour la raison de l'indi-
vidu le droit de s'isoler dans la cité. Il
était, en outre, un pur Attique : et, par
suite, sa méthode était un pur intellectua-
lisme. Le cynique Antisthène, disciple de
Socrate, et, comme lui, homme du V siècle,
était un pur individualiste; mais, demi-
Attique seulement, il était moins intel-
lectualiste que Socrate : la faculté qu'il
exalte, c'est moins la faculté dialec-
tique et critique, que ce n'est la faculté
de possession de soi, de domination sur
soi. un peu la bonne volonté à la manière
kantienne. Xénophon, homme du iV siècle
et demi-Spartiate, a cessé d'être un indi-
vidualiste : le bien, c'est pour lui la sou-
mission à l'ordre social, à la loi; il est,
d'ailleurs, à la façon d'Antisthène, un
moraliste, chez qui l'élément proprement
dialectique du Socralisme a perdu son
importance primitive. Les cyniques sont
les maîtres de Xénophon; l'élément non
socratique de la morale de Xénophon est
d'origine anlislhéni(|ue : voilà la thèse
que M. Joël n'est pas absolument le pre-
mier à soutenir, mais qu'il soutient avec
une intransigeance et aussi une abon-
dance d'arguments à l'appui, (|iii sont
noiwelles. Quelle est d'ailleurs la valeur
de ces arguments? Nous craignons que la
méthode adoptée par M. Joid ne soit pas
absolument sûre. Les mots de la langue
de Xénophon auxquels M. .locl attribue
une valeur techni(|uc sont bien souvent
des mots de la langue courante de la
morale, que Xénophon emploie sans y
penser, précisément parce qu'il est un
moraliste extrêmement banal. Les allu-
sions que ^I. Joël rencontre à Antisthène
et à sa doctrine dans les écrits du v" et du
iv° siècle sont bien contestables souvent :
ne sera-t-il pas permis au cynégétique
Xénophon de parler de ■< chiens ■■, sans
penser aux •■ cyniques ■•? et le chapitre con-
sacré à démontrer quWristophane. dans la
deuxième version des « Nuées » en veut
au socratisme des cyniques, non au socra-
lisme pur, ne semble-t-il pas étrangement
hasardeux? Le r/«eV7''/e, réfutant Heraclite
et ses disciples, emploie les mêmes expres-
sions, pour définir ceux-ci, qu'Aristophane
avait placées dans la bouche de son
"Aoixo; Aôvo; : allusion à Antisthène « l'hé-
raclitéen ». La maison de Socrate est
livrée à l'incendie dans la pièce d'Aris-
tophane, et les Pythagoriciens de Grande-
Grèce avaient péri de même : allusion à
Antisthène « le pythagoricien », Delà doc-
trine d'Antisthène, nous ne savons rien
d'ailleurs, si ce n'est par des fragments
épars et des documents indirects : et
nous n'osons pas dire que la thèse de
M, Joël ne retire, de cette obscurité,
quelque avantage. Antisthène devenant
tour à tour, suivant les besoins de la
cause, un individualiste pur. et un théo-
ricien de la famille, un moraliste pur et
un philosophe de la nature. Cette seconde
partie de l'ouvrage de M. Joël est un
répertoire prodigieux de conjectures auda-
cieuses, d'associations inattendues entre
des mots et des idées : après M. Joël, sur
Xénophon et les cyniques, il n'y a plus
rien à faire... si ce n'est de revenir à
Edouard Zeller.
The Social Problem, Life and Work,
by J. A. HoBsiiN, 1 vol. de vii-29d p.
in-S, London, Nisbet, 1901. — M. Hobson
nous avait déjà donné, sur " Ruskin
réformateur social », une intéressante
monographie; dans une « Psychologie
du jingoïsme », il avait discuté en logi-
cien les sophismes du chauvinisme con-
temporain; enfin, dans une courte ■■ Lco-
I nomique de la distribution p. il avait
_ 4 —
défini certaines théories écoiionniiques. où,
sous un langage très scientifique et très
précis, on reconnaissait l'infiuence pre-
mière de certaines idées de Rusliin. Le
présent ouvrage, sous une forme succincte
et nullement prétentieuse, constitue un
essai de philosophie sociale intégrale : il
intéresse à ce titre notre public.
C'est un livre de principes (jue nous
donne M. Hobson : il se propose de réagir
contre l'abus de la spécialisation scienti-
fique, contre ce qu'il appelle le scara-
béisme : « le grand œuvre du monde a été
fait par de grands travailleurs, non par
d'étroits spécialistes, même au xix'' siècle.
Kant, Gœthe, Wordsworth , Browning,
JMili, Darwin, Spencer. Ruskin, la gran-
deur de l'œuvre de ces hommes dépend
de la qualité d'universalité. » Il prévient
encore le lecteur contre le danger que
présente la « méthode historique » trop
exclusivement employée. Si l'histoire se
présente comme une science organique,
et non comme une narration pure, elle
est une interprétation des faits qui déjà
dépasse l'histoire : même alors, étant une
connaissance du passé, elle ne peut suf-
fire à définir l'utilité sociale : « la con-
duite a toujours affaire à l'inconnu et
implique toujours des risques. Le réfor-
mateur social doit courir des risques, et
ne peut même savoir quels sont les ris-
ques qu'il court, et quelle en est l'impor-
tance ». Le principe des droits de l'homme,
la thèse de l'organisme social, voilà les
notions dont M. Hobson entreprend, en
philosophe, la revision logique.
Le principe des droits de l'homme.
Pourquoi l'abandonner, par réaction con-
tre la philosophie démodée qui considérait
ces droits comme originels et inaliénables"?
Tous les droits individuels ont beau
emprunter leur valeur à l'obligation su-
prême qu'il y a pour la société à proléger
et développer le bien-être social, ce n'en
sont pas moins des droits. « Le droit à la
vie » est une phrase utile. Elle implique
que c'est le devoir suprême pour la so-
ciété d'assurer la vie de tous les membres
utilisables, et que la vie de chaque mem-
bre sera tenue pour utilisable jusqu'à
preuve du contraire. Les droits définis
dans la déclaration des Droits de l'Homme
et dans la déclaration de l'Indépendance
peuvent servir de fondement à une théorie
rationnelle des droits de l'homme social.
Les quatre » droits naturels » de la Décla-
ration française se ramènent au premier,
au droit de propriété, que M. Hobson
définit de la façon suivante: " Toute por-
tion d'un produit qui est nécessaire pour
stimuler un individu au travail est sa
propriété légitime. On peut dire qu'elle
consiste en deux parties : 1° celle qui est
nécessaire pour entretenir, au point de
vue matériel et physique, l'énergie re-
quise par le travail; 2" celle qui, en outre,
peut être requise pour agir sur la volonté
de l'individu. La première est une quan-
tité fixe. La seconde varie, en premier
lieu, avec la satisfaction que l'individu
retire de l'exercice de son activité labo-
rieuse, et, en second lieu, avec l'égoïsme
de l'individu. »
La thèse de Torganisme social. Nous
entendons par là non les comparaisons
trop définies de telle ou telle fonction
sociale avec tel ou tel tissu de l'organisme
individuel, mais Taflirmation de la soli-
darité des individus, la thèse suivant
laquelle la société est autre chose qu'une
simple somme arithmétique d'existences
individuelles. C'est une proposition qui
traine dans bien des manuels de philoso-
phie, mais qui y demeure à l'état de
vague généralité. M. Hobson lui donne
une précision nouvelle en l'appuyant sur
une théorie économique de la valeur : c'est
l'existence de la société, non le travail 03
l'individu, qui crée les valeurs. D'oii le
socialisme spécial à Al. Hobson, et dont
il définit, avec exactitude et probité, les
thèses fondamentales, conformément à sa
formule du droit de propriété. Socialisme
limité : toutes les industries ne doivent
pas être socialisées, mais celles-là seules
où la fabrication se fait en gros, par rou-
tine, celles aussi où s'applique, selon
M. Hobson, la loi des revenus croissants.
Socialisme opportuniste : il faut respecter
les institutions économiques existantes
dans la mesure où il est prouvé, par l'ob-
servation historique, que par leur action
psychologique sur l'égoïsme de l'individu,
elles stimulent la production (par exemple
la propriété paysanne).
Ce n'est ici le lieu ni d'exposer ni de
discuter dans le détail les vues sociales
de M. Hobson. D'une façon générale elles
semblent mériter notre adhésion : elles
méritent certainement l'attention du pu-
blic français. Enfin, considéré au point
de vue méthodologique, l'ouvrage con-
tient une utile leçon à l'adresse des philo-
sophes français : c'est la connaissance
approfondie de l'économie politique qui
permet à M. Hobson de parler, en matière
sociale, un langage rigoureux, d'échapper
soit au formalisme de la doctrine kan-
tienne du droit, soit au formalisme, tantôt
abstrait, tantôt métaphorique, de la socio-
logie contemporaine, et enfin, au lieu de
réfuter ou de défendre la théorie abstraite
des droits de l'homme, de la reviser, de
la compléter, de la remplir en quelque
sorte.
— 5
The life. unpublished letters and
philosophical regimen of Anthony,
earl of Shaftesbury, l'diled by Benjamin
RANDi^l.ondres et Nt-w-lorU, 1900). — Sliaf-
lesbiiry {'.i« comlo de) n'est phis, en France,
ni très apprécié ni très lu. On sait vague-
ment de lui qu'il a clé un intuitionisle
en morale et (|u'il a ouvert la voie à- la
future philosophie écossaise; l'on n'ignore
pas ipie le sentiment que notre conscience
nous l'évèle comme seul apte à diriger
dans le sens du bien et du Juste la con-
duite humaine est, si nous l'en croyons,
celui de la bienveillance, et (ju'en cela
également il fut un précurseur. .Mais on
ne tient pas à en savoir beaucoup i)lus.
En particulier, si l'on désire étudier dans
ses principes, suivre dans ses analyses,
cette morale de l'altruisme qu'il a le
premier peut-être essayé d'exposer sous
forme systématitpie, on préférera bien
s'adresser à François Hutcheson ou. mieux
encore, à cet admirable Adam Smith dont
la Théorie des sentiments moraux déve-
loppe avec tant de délicatesse et de
charme la morale de la sympathie. — Kn
Angleterre la renommée de l'auteur des
Caractéristiques n"a point pcili. Il demeure,
grâce à son éloquence, à l'éclat de son
style, l'un des maîtres •• les plus fascina-
teurs •> de la litlératnre morale. Aussi,
chez nos voisins, la publication que
M. Hand, de l'Universilô de Harvard,
vient de l'aire de tout un ensemble de
compositions et de lettres inédites, est-
elle assurée, et à bon droit, de recevoir le
plus favorable accueil. Nous ne savons
toutefois si elle donnera tout ce que
M. Fowler, dans son livre Sliaftesbtir;/ et
Hutcheson, s'en était promis.
.M. Rand, en tête de ces écrits, donne,
mais complète et avec le nom de son
auteur, la biographie de notre moraliste,
composée parle llls même de Shaftesbury
et dans laquelle le Dictionnaire général
de Bayle avait abondamment puisé. —
Viennent ensuite trente-quatre essais,
auxquels Shaftesbury avait donné le
titre d'à7/.r,!J.ata, mais que l'éditeur pré-
fère désigner par l'expression plus pom-
peuse et certainement moins claire de
l'hilosophiciil lier/imen. Leur auteur les
avait bien nommés. Oui, ce sont des
« exercices ■• un peu philosophiques, im
peu oratoires aussi, portant sur cet ordre
de sujets auxquels tant d'essayistes,
depuis Bacon, se sont complus : l'alTeclion
naturelle, la Providence, les affaires
humaines, le moi, le corps, le caractère
et la conduite, l'imagination et le juge-
ment, la vie, etc. Ou encore ce sont des
méditations, vivantes, animées, dont
,'éditeur n'a pas fait ell'ort pour déter-
miner les dates respectives et dont iJ
nous dit seulement quelles se trouvent
dans des cahiers de notes rédigés entre
dliUSet 1"12. —A notre avis, et d'après
des raisons d'ordre interne, il y a de
grandes probabilités pour qu'elles aient
été composées d'assez bonne heure par
Shaftesbury. En eflel, si l'on s'arrête sur-
tout à celles qui traitent de questions
mettant eu cause la morale théorique,
on est frappé de voir combien les idées
i|ui tievaient conférer à Shaftesbury une
physionomie originale y tiennent peu de
place, à supposer même tpi'elles s'y
laissent aucunement entrevoir, ce qui
n'est rien moins qu'assuré. Par contre
nous rencontrons en abondance les
« lieux » continuellement repris par les
écrivains anciens et, notamment, par les
maîtres du Portique. Les formules fami-
lières aux moralistes stoïciens sont fré-
quemment redites et paraphrasées, avec
le mouvement et la verve qui distingue-
ront les Caractéristiques. Écoutons, à
propos de « l'alfection naturelle », notre
philosophe : ■■ ... C'est ici la province du
sage véritable, qui a conscience des choses
humaines et divines : apprendre à sou-
mellre toutes ses alTections à la règle et
au gouvernement du toul, à accompagner
de tout son esprit ce suprême et parfait
esprit et cette raison de l'univers. C'est là
vivre conformément à la nature, suivre la
nature, obéir à la Divinité. Si j'ai des
amis, je joue le rôle d'ami ; si je suis père,
le rôle de père. Si j'ai une cité ou une
patrie, j'étudie son bien -et son intérêt;
je la chéris comme je dois; je m'expose
et je fais pour elle tout ce qui dépend de
moi... » Voilà le ton et voilà l'esprit de
ces essais. Visiblement, quand il les
achève, il est encore un Stoïcien, un
Stoïcien modéré, qui demande à la nature
humaine ce qu'elle peut fournir, mais
n'exige pas d'elle l'imiiossible : se con-
former de son mieux à l'ordre des
choses et, pour cela, s'eiïorcer de le
connaître, voilà loute la loi. — Il serait
instructif de rechercher dans quelle
mesure l'influence du Portique a pu con-
tribuer à déterminer, en Shaftesbury,
l'orientation délinitive de sa pensée théo-
rique; d'étudier si la conception stoï-
cienne de l'universelle (jujATtâôesa ne l'a
pas conduit à la notion plus restreinte,
moins ambitieuse, et par là même plus
susceptible de soutenir le système de la
moralité, d'une harmonie entre les âmes,
assurée par l'universelle pratique de la
bienveillance. Mais le témoignage, direct
de notre auteur ne nous apporte rien à
cet égard et nous ne pouvons ((ue
hasarder des conjectures.
— 6
Après les à>jv.r,\i.!x-y. se succèdent de
nombreuses letlres, intéressantes surtout
pour le biographe et l'historien. Elles
confirment ce que l'on savait de la géné-
rosité de cœur, de la large philanthropie
de lord Shaftesbury. Le philosophe aussi
y trouverait à glaner. Nous signalons seu-
lement l'une des plus curieuses de ces
letlres, celle qui porte la date du
~ novembre 1709 et qu'il adresse au
général Stanhope. On sait, et, si on l'avait
oublié, un grand nombre de ces lettres
seraient pour nous rappeler que l'auteur
des Caractéristiques avait eu Locke pour
maître. Or, à Stanhope Shaftesbury se
confesse, comme •- du plus grand secret
qui soit au monde », de son désaveu des
doctrines de Locke. Toute la polémique
de l'auteur de VËssai contre les idées
innées lui paraît enfantine et gratuite, car
ces attaques, à son avis, portent contre
des fantômes. Elles révèlent surtout de la
part de celui qui les a dirigées une bien
médiocre connaissance de la philosophie
ancienne. La lettre serait à analyser tout
entière : on y verrait que notre auteur
admet un certain nativisme, justifié par
des raisons de téléologie et dont Locke
eût été bien choqué. Cette fois nous
reconnaissons la moralité des Caractéris-
tiques.
Cathédrales d'autrefois et usines
d'aujourd'hui, rV«.ç(? etPrésent,^^.? Thom.^s
Carlyle, traduction de Camille Bos, intro-
duction par Jean Izoclet, professeur de
philosophie sociale au Collège de France,
sur V Impérialisme Anglais, 1 vol. in-S»
carré de xxxii-468 pp., Paris, éditions de
la Revue Blanche. — 11 faut féliciter M. Ca-
mille Bos d'avoir entrepris la traduction
d'un ouvrage qui nous révèle, par delà le
Carlyle romantique, individualiste, à la
fois réaliste et mystique, le Carlyle réfor-
mateur et philosophe social. Le titre de
l'ouvrage anglais est l'ast and Présent : le
traducteur a préféré un titre plus expli-
cite; mais tantqu'à changer le titre, n'eùt-il
pas mieux valu dire : Monastères cVautre-
fois. Saint Edmundbury, que Carlyle avait
choisi comme type d'une société orga-
nique au moyen âge, était un monastère;
un monastère est une société, ce que n'est
pas une cathédrale. A l'historien des idées,
le présent ouvrage révèle, aussi nettement
que le Sartor fiesartus, l'influence des
Saint-Simoniens (théories de l'orgaTiisa-
tion du travail, de l'aristocratie indus-
trielle); il est intéressant d'y relever tant
d'expressions familières aux lecteurs des
écrits fhbiens de l'Angleterre contempo-
raine (voir en particulier le Coopérative
Movement, de Mrs Webb, oii l'influence
des idées sociales de Carlyle est pro-
fonde). Réfutation du libéralisme écono-
mique, fondée sur une théorie du salaire
normal (le devoir du travail implique le
droit au travail, et le droit au travail le
droit à un salaire suffisant pour permettre
au salarié de travailler). Réfutation du
libéralisme politique : pas de travail sans
direction; l'homme est né pour être gou-
verné, et certains hommes pour gou-
verner; à l'aristocratie terrienne, qui ne
I travaille plus, va succéder, dans l'organi-
sation de la société, l'aristocratie indus-
trielle, qui travaille. Par quelles réformes
définies va, d'ailleurs, se manifester l'ère
nouvelle? Carlyle est sui* ce point très vague:
infirmité commune à tous les penseurs
qui cultivent le genre prophétique. Quelles
que soient d'ailleurs, en ceci, les faiblesses
de Carlyle, la présente publication aidera
à mesurer la distance qui le sépare de
son disciple et introducteur, .M. Izoulet.
Pourquoi .M. izoulet, avec l'admiration qu'il
nous déclare professer pour les peuples
réfléchis et silencieux, donne-t-il à l'expres-
sion de sa pensée la forme d'un manifeste
électoral? pourquoi découvre-t-il un héros
chezcelui précisément, de tous les hommes
d'État de l'Angleterre d'aujourd'hui, qui a
le plus parlé et le moins agi? et pourquoi,
le citant, prétendant le connaître et le
comprendre, s'obstine-t-il, six pages du-
rant, à orthographier de travers le nom
de Lord Rosebery?
Il Concetto delP Anima nella psi-
cologia contemporanea (L'idée de
l'àme dans la psychologie contemporaine),
par Fr. de Sarlo, 1 broch. 45 p. Ducci, Flo-
rence, 1900. — Leçon d'ouverture du Cours
de • Philosophie théorique » à l'Institut
d'études supérieures de Florence. M. de
Sarlo y soutient, avec une dialectique sou-
vent serrée et heureuse, que les deux
grandes théories en honneur dans la psy-
chologie contemporaine, la théorie intellec-
tualiste et la théorie volontariste (Wundt),
s'épuisent en efl'ortségalement infructueux
pour se passer de la notion d'àme, c'est-
à-dire d'une réalité identique et perma-
nente qui .«erve de support ou d'origine
aussi bien aux états qu'aux actes de la vie
psychique. Mais, si sa démonstration vaut
pour montrer combien il est logiquement
nécessaire de rapporter tous les phéno-
mènes à un sujet d'inhérence et com-
bien naturel de croire à sa réalité, il doit
avouer que nous ne pouvons ni saisir ce
sujet en lui-même, ni rien dire de sa
nature, en dehors de ses fonctions ou de
ses manières d'être : et que devient alors
l'affirmation que son existence est un
.< fait »?M. de Sarlo a sans doute le droit
de conclure que la notion de l'àme est
impliquée et présupposée par la science
— 7
psyclioloi,'ique : mais il restera toujours à
savoir si la nécessité de poser ainsi cette
notion est autre chose et plus qu'une » loi »
(Je la pensée elle-même.
REVUES
Archiv fur systematische Philoso-
phie, VI' volume (année IftOO). — Dans les
(|iiatri.' livraisons de celte revue, rien
n'fgale en valeur les comptes rendus que
donne le directeur, Paul Natorp, des
ouvrajics allemands sur la théorie de la
connaissance, parus de 1896 à 189S. L'au-
teur pourtant se contente de résumer
«es ouvrages exactement, sans intervenir
autrement que par des notes assez courtes;
«'est assez pour qu'apparaisse la supério-
rité de son point de vue cnticiste sur les
dilTé rentes formes de réalisme défen-
diRs par Ed. von Hartmann, Wundt, Woll",
Opitz, Wernman, etc. (livraisons I et II).
Il y a peu à prendre dans la critique faite
par Jour, des livres sur l'Ethique publiés
en 1895 et 1896 (1. Il) et dans l'étuile de
BosA.NQLET SUT la philosophic anglaise en
1S9U (1. IV): la revue des ouvrages d'esthé-
tique (1. III) est plus intéressante, parce
que Lii'ps ne cesse d'y défendre ses pro-
pres théories. La revue des ouvrages socio-
logiques est à peine commencée par Tox-
MES (1. IV).
AnoLF McLLER cousacrc trois articles très
clairs à la Métapliysique de Teic/imuller, en
commençant par l'analyse des divers sens
donnés au mot être pour décrire ensuite,
du point de vue du Moi, seul être subs-
tantiel, Vordre perspectif du temps et de
l'espace. Dans ce système néo-leibnizien,
qui se donne pour la vraie philosophic
chrétienne, le point faible parait bien
être la notion, admise comme évidente et
simple, des trois activUés du Moi (I. I, Il
et III).
L. GoLDScii.MiDT continue son étude sur
les pages de Kant intitulées Ilefulatiun de
Vidéalisme et répond spécialement aux
arguments par oii Kuno Fischer préten-
dait établir une contradiction entre la
première et la deuxième édition de la
Critique delà Raison Pure. L'interprétation
de Goldschmidt parait bien être la mieux
justiliée (1. I).
Emil Bullaty veut résoudre le Pro/jlème
de la Conscience (I. I et II). L'auteur est un
Tchèque, et peut-être son article a-t-il été
mal traduit; toujours est-il que la langue
en est exécrable, et que les répétitions
inutiles, la lenteur du développement, le
vague des conclusions, exigent du lec-
teur une patience qui se trouve mal récom-
pensée.
El). V. HAiirMA>.\ examine à nouveau le
Concept de l'Inconacient, auquel il assigne
dix-neuf sens possibles; cette classitica-
lion ne sera' pas sans utilité. Surtout il
restera bien établi désormais que l'in-
conscient de Hartmann n'^'st pas une
Injpotliése jisi/cliolof/it/ue, mais un principe
métaphysique, et rien que cela (1. III).
E. Mallv, sous ce titre : Ahstraclion et
connaissance des ressonhlances, critique
avec beaucoup de pénétration la tentative
faite par H. Cornélius pour ramener l'abs-
traction à lassociation par ressemblance;
il montre qu'une telle tentative échoue, si
l'on n'admet tout d'abord l'abstraction
(1. III).
W. Fhevtag expose là Conception de
l'histoire chez Rant,e, la défend contre les
objections de Lamprecht d'une part, de
Windelbrand et de RicUert d'autre part;
puis élargit la (lueslion en cherchant à
définir l'histoire en général. Mais, s'il éta-
blit solidement le rapport de l'histoire à la
psychologie, son etTort est moins heureux
quand il écarte la sciologie pour attribuer
à l'histoire seule la connaissance de tous
les faits sociaux. La seule raison qu'il en
donne est contestable : toute connaissance,
croit-il, doit conduire à des résultats pra-
tiques, ce qui ne saurait être le cas d'une
sociologie abstraite. Mais l'Iiistoire elle-
même se défendrait-elle, si l'on refusait
d'admettre aucune science désintéressée/
(1. II et III).
Haxs KleiiNPEtei\ propose nne formule du
principe de l'inertie qui ne suppose plus,
comme celle de Newton, la notion d'un
mouvement et d'un repos absolu. L'article
mérite d'être lu par quiconque s'occupe de
philosophie des sciences.
Enfin MaxDessoui achève la série de ses
contributions àl'Esthétique par une étude
sur la Connaissance île l'âme chez le poète
où se retrouvent sa finesse de psycho-
logue, et son charme de littérateur.
THÈSES DE DOCTORAT
.M. Landry a soutenu, en Surbonne, le
31 mai 1901. les deux thèses suivantes :
Thèse latine : De res]ionsifjilitale sontium.
Thèse française : L'utilité sociale de la
propriété individuelle.
M. Landry- résume sa thèse latine.
.M. Croisel cède la parole à .M. Levy-
Bruhl, qui a lu la thèse en manuscrit.
M. /-.erv-Br»/*/ examinera successivement
deux points : r la méthode, 2" les résul-
tats.
[" Dans votre esprit, la méthode que
vous employez est scientifique. Mais à
quelle condition peut-on espérer des résul-
— 8 —
tais scientifiques dans une question de ce
genre"? Si l'on renonce à partir de prin-
cipes admis d'avance, il ne reste qu'à
observer les faits par une méthode ana-
logue à celle des sciences de la nature.
Mais il y a ici un élément à considérer qui
n'existe pas dans les sciences de la nature,
cet élément, c'est l'histoire. Une méthode
scientifique doit donc se demander d'où
vient cette idée de responsabilité, quelles
sont ses origines historiques. Il faut com-
mencer par une élude précise et objective
de ces faits. Une genèse de l'idée de res-
ponsabilité obtenue par un elTort dialec-
tique ne nous donnera jamais la même
sécurité que celle méthode d'observation.
M. Landrij. — Dans l'emploi que vous
faites ici du mot <■ scientifique » ne con-
fondez-vous pas la science spéculative,
théorique, et la science pratique, norma-
tive? Autre chose est étudier les fails, les
idées des hommes et chercher ce qu'en
droit il convient de faire. Ce n'est pas
une question scientifique que j'ai traitée,
mais une question pralique. El je ne vois
pas alors à quoi m'aurait servi l'élude
des fails.
M. Levjj-Briilil. — Votre étude n'est pas
théorique, dites-vous, mais pratique; et
vous croyez qu'on peut déterminer ce
que devraient être les idées morales, sans
s'occuper de ce qu'elles sont. Je crois
tout au contraire que c'est d'une élude
objective de la nature sociale que pourra
sortir une connaissance à peu près pré-
cise des lois qui la régissent, et que
seule la connaissance de ces lois nous
permettra de déterminer dans une cer-
taine mesure les progrès à accomplir.
Vous renoncez à celle étude objective.
Vous parlez d'une certaine idée de l'utilité
sociale et d'une certaine idée de la peine
comme de principes pour votre construc-
tion dialectique. Mais ces idées sont toutes
relatives. Je crains que votre effort, si
ingénieux, ne reste sans rapport avec la
réalité actuelle.
M. Landry. — Vous paraissez faire de
moi un pur dialecticien, qui joue avec les
concepts. El vous revendiquez pour votre
méthode, que vous appelez scientifique,
l'avantage d'être soucieuse de la réalité
pralique. Mais c'est peut-être le contraire
qui est le vrai. C'est parce que je prends
la question à cœur qu'il me faut absolu-
ment une solution pratique immédiate.
Vous paraissez au contraire vous réfugier
dans une sorte d'indifférenlisme. Vous
dites que la solution pralique ne sera
obtenue qu"une fois achevé le travail de
recherches positives sur ce point. Qu'en-
tendez-vous par là? S'agil-il des éludes de
criminologie, je suis tout disposé à recon-
naître rimportance de ces études; mais,
s'il ne s'agit que d'études historiques,
j'avoue qu'elles me paraissent assez inu-
tiles pour l'objet qui nous occupe.
M. Croiset tient à dire un mot en faveur
de l'histoire. Le meilleur moyen de réfuter
une idée fausse, c'est encore d'en fair^
l'histoire, de montrer en quelles circons-
tances elle est née. Par ce pi'océdé loul
objectif on arrive à des résultats pratiques.
M. Landry. — De toute façon, qu'il
s'agisse de criminologie ou d'histoire des
idées morales, il y a un abîme enlre la
théorie et la pralique. Je ne vois pas
comment les connaissances théoriques
peuvent servir à résoudre la question pra-
lique. Il faut bien se résignera poser des
principes d'action. J'en vois deux, celui
de la justice et celui de l'utilité.
M. L^evy-Bru/d. — Mais je n'aperçois pas
cet abîme entre la théorie et la pratique.
Prenons un exemple. L'idée de responsa-
bilité basée sur la liberté morale est géné-
ralement abandonnée; pourquoi? parce
qu'on a vu qu'elle répondait à un étal de
civilisation très différent du nôtre. C'est
l'étude des faits qui détermine ici le pro-
grès des idées morales. Je crois donc que
la théorie peut conduire à des résultats
pratiques. Sans doute, la science ne donne
pas des solutions sur tous les points.
Mais ne voyons-nous pas la même chose
ailleurs, en médecine par exemple? La
médecine scientifique s'abslient dans bien
des cas où la médecine empirique donne
des remèdes. Renoncera- l-on pour cela à
la médecine scientifique?
M. Landry. — Vous paraissez disposé à
me donner raison quant au fond : vous
parlez comme un utilitaire.
M. Levy-Bvuhl. — Je l'accorde.
M. Landry. — Votre choix sur les prin-
cipes est fait. Mais vous ne voulez pas en
tirer toutes les conséquences; et la raison
de derrière la tête, me semble-t-il, c'est
que vous vous croyez obligé de tenir
compte de la manière de penser des
autres.
M. Levy-Bnihl. — Il y a cela, mais il
n'y a pas que cela. 11 y a surtout la con-
science de n'être pas suffisamment informé.
Il me semble que je n'ai pas le droit de
donner comme des principes absolus des
idées qui, après tout, me sont person-
nelles.
2" Mais passons au deuxième point, à
l'examen des résultats. Vous nous dites :
je pose les principes généraux, on en
tirera les conséquences. Mais, pour éta-
blir ces conséquences, il faudra posséder
une foule de connaissances précises que
vous réclamez vous-même (criminologie,
détermination des groupes sociaux simi-
9 —
laires) et qui nous manquent. Vous voilà
donc réduit à cetle abstention dont vous
ne voulez pas.
M. Lnitdi'!/ montre par quelques exemples
qu'il arrive dès à présent à des résultais
pratiques.
.M. ].('vi/-HrultI. — Vous voulez que l'on
tienne compte, pour déterminer la res-
ponsabilité, du groupe social auquel appar-
tient le délinquant. Vous paraissez atta-
cher une ini|iortan<'C toute spéciale à
l'exemple.
M. Lundvij. — Il est vrai. Je crois qu'il
faut tenir compte, dans l'application de la
peine, de l'ulililé sociale surtout, de
l'exem|darité. Et je reconnais que, pour
déterminer cette utilité sociale, il faudra
tenir compte, d'une foule de faits et de
circonstances. La science objective rentre
par là dans ma théorie.
M. Séciille.'; remercie le candidat de la
science dont il a fait preuve dans sa thèse.
Celte thèse Ta instruit. Il le loue d'avoir
repoussé la vieille conception tradition-
nelle de la responsabilité, cette idée vrai-
ment odieuse, qui était déjà chez Platon
et qui établit je ne sais quel rapport entre
la vertu morale et la douleur physique.
Je n'admets pas plus que vous une sem-
blable justillcation du châtiment. Mais il
me semble ijue l'idée de justice garde un
certain sens dans votre thèse. Vous n'ad-
mettez pas que l'on exécute des innocents
(comme cela arrive parfois dans les co-
lonies) pour intimider une population.
>J'étes-vous pas guidé ici par une certaine
idée, quoique inexprimée, de la justice?
M. Landry. — ■ Dans ma thèse, il n'y a
aucun compromis de ce genre. Je suis
rigoureusement utilitaire. S'il était plus
utile de punir l'innocent que le coupable,
j'y acquiescerais.
M. Seaille.f. — J'aurais quelque peine à
vous accorder ce point. 11 me reste des
préjugés.
M. Landry. — Je me hâte de dire qu'un
pareil cas ne se présentera jamais.
M. Séailles. — Passons à un deuxième
point. La lecture de votre thèse nous
donne d'abord cette impression que vous
voulez arriver à une mesure toute objec-
tive de la responsabilité. Et cela nous
parait nouveau. Les déterministes avaient
plutôt fait elTort, jusqu'à ce jour, pour
retrouver l'équivalent subjectif de l'an-
cienne responsabilité. Vous paraissez au
contraire renoncer à toute considération
psychologiciue. Il me semble pourtant que
l'idée de responsabilité garde dans votre
théorie un certain sens. C'est la peine,
ilites-vous, qui crée la responsabilité, mais
la peine elle-même doit s'établir en vue
de l'exemplarité. D'oii votre idée d'établir
des groupes d'individus pour qui les dif-
férentes sortes de pénalité seraient faites.
Mais ce que vous considérez en délinilive.
ce sont les caractères psychologiques,
c'est Vindoles de ces groupes sociaux.
Comme vos adversaires, vous en venez
à dire qu'il y a dans certains cas lutte
entre des motifs contraires, et le but de
a pénalité est de renforcer l'un ou l'autre
de ces motifs. De la sorte, votre définition
de la peine se fonde sur des caractères
subjectifs et se trouve simplement subor-
donnée dans rapplicalion à l'utilité so-
ciale. Bref, votre théorie laisse place à un
certain examen des caractères psycholo-
giques nécessaires pour qu'il y ait res-
ponsabilité.
M. Landry. — Je l'accorde. J'ai dit for-
mellement (pie l'utilité sociale de la peine
ne peut être déterminée que par une
étude psychologique du degré d'intimida-
bilité des individus.
M. Séailles. — C'est moins une critique
que je vous présente qu'une impression
dont je vous fais part. On a l'impression
qu'on va vers un critère tout ol)jectif de
la responsabilité, et finalement on s'aper-
çoit qu'on revient à un critère subjectif.
Autre chose : Vous justifiez la peine
uniquement par son utilité sociale. Mais
dans tout châtiment il laut considérer
deux individus, celui qui est châtié et celui
qui châtie. Considérons ce dernier. N'y
a-l-il pas lieu de craindre que l'on crée
toute tine classe de gens qui prendront
peu à peu plaisir à la cruauté? C'est une
nouvelle classe de criminels instituée par
la société.
M. Landry. — Je n'y avais pas songé
dans ma thèse. .Mais j'abonde dans votre
sens. Nous ajouterons ceci aux frais d'ap-
plication de la peine.
M. P. Janet. — • Vous nous dites que
vous appelez des éludes nouvelles, plutôt
que vous ne faites vous-même ces études.
Mais pour moi, c'est un. défaut. Il fut un
temps où toutes les thèses de la Sorbonne
nous oiïraient des méthodes delà psycho-
logie. Qu'est-ce que la psychologie y a
gagné? Je me méfie des faiseurs de
méthode. Aussi chcrcherais-je le principal
mérite de votre thèse ailleurs quû ces
messieurs. Ils vous reprochent d'avoir fait
trop peu d'histoire; mais, à mon avis, vous
en avez fait trop. Vous nous avez donné
la critique de toutes les o[iinions contem-
poraines sur la responsabilité pénale. C'est
bien là de l'histoire. Mais est-ce l'étude de
la justice pénale comme on doit la faire?
Je ne crois pas. Vous auriez dû vous placer
au point de vue des faits. C'est une tout
autre méthode.
J'aurais pris un exemple : j'aurais étudié
— lu —
l'utilité de la peine dans un groupe, dans
un milieu restreint. Le principal défaut
des études sociales, c'est qu'elles s'éten-
dent toujours à un groupe trop large. Pre-
nons une classe d'école primaire, un asile
d'aliénés, ce que vous voudrez. Une disci-
pline est nécessaire, par quels moyens
peut-on l'établir? Après avoir étudié beau-
coup de milieux de ce genre, on pourra
poser des conclusions sur les meilleurs
modes de pénalité.
Or, dans un asile d'aliénés, par exemple,
la pénalité qui réussit le mieux est-elle
celle que vous indiquez? Aucunement. Le
coupable ne sert jamais aux autres de
terme de comparaison ; jamais ceux-ci ne
se demandent s'ils lui sont semblables ou
non. Ce qui joue un rôle dans le respect
de la discipline, c'est la possibilité plus
ou moins grande d'échapper au surveil-
lant. Que l'on ressemble ou non à celui
qui fut puni, peu importe. Que la peine
soit sûre, même si elle est légère, et on la
craindra. Enfin, quand un malade commet
des bêtises, savez-Yous quelle est la meil-
leure manière d'en empêcher le retour?
c'est de punir l'infirmière. Si votre thèse
n'avait pas ce caractère historique, si vous
aviez cherché à connaître les faits, vous
auriez utilisé les excellentes remarques de
Féré sur ce sujet. Ce ne sont pas les
malades qu'il faut punir, mais les gens
bien portants, qui peuvent les empêcher
de mal faire. Si l'on punissait la famille
des criminels, leur commune, leurs pro-
fesseurs, je vous assure que les crimes se
reproduiraient moins souvent. Et cela
auraitencore l'avantage de permettre une
réparation du dommage causé.
Bref, les discussions sur les faits sont
plus intéressantes que les discussions dia-
lectiques ou historiques.
.M. Landri/. — 1" Vous dites que mon
travail est un travail de méthode, et vous
en contestez l'uiilité. Mais ce n'est pas
qu'un travail de méthode; j'ai déjà montré
par des exemples que j'arrivais à des
résultats pratiques.
2° Vous dites que c'est un travail d'his-
toire. Je ne puis que constater sur ce
point votre entière divergence d'opinion
avec vos collègues. Et, h mon avis, ce
sont vos collègues qui ont raison. Ce tra-
vail n'est pas historique, mais dialec-
tique.
3° Vos remarques sur les moyens de
combattre la criminalité sont fort intéres-
santes. Et je serais de votre avis surplus
d'un point. Mais je n'ai fait cette élude
qu'en partie, car il s'agit ici non de res-
ponsabilité mais de prévention. J'accorde-
rais volontiers que le meilleur moyen de
prévenir les fautes des malades, c'est de
punir l'infirmière. Mais c'est un autre
ordre de questions.
M. Janet remercie .M. Landry de ses
explications et souhaite qu'il continue ses
recherches dans le sens de la méthode
expérimentale.
^I. Landry expose le sujet de sa thèse
française.
Elle est le fruit de recherches très lon-
gues. Un progrès décisif de ses idées a été
déterminé par la lecture du livre d'ElTertz,
Arbeil uncl Boden, que M. Andler, son
maitre, lui avait indiqué. Mais il y avait
déjà longtemps qu'il cherchait dans cette
direction-là.
Le titre n'est pas tout à fait complet. Il
faudrait y ajouter le mot « essentiel » :
Vutililé sociale essentielle de la propriété
individuelle. Il n'a voulu étudier que les
déperditions de la richesse, qui, se pro-
duisant dans le régime de la propriété
individuelle, sont de l'essence jnéme de ce
régime. 11 laisse de côté les déperditions
accidentelles, celles qui pourraient dispa-
raître de ce régime dans de meilleures
conditions.
Sa recherche a porté sur deux points :
1° la production de la richesse, 2° la dis-
tribution de la richesse. Ce sont les deux
parties de son livre.
{"Production de la richesse. — M. Landry,
sans entrer dans les détails, montre seu-
lement par quelques exemples, l'opposi-
tion des deux principes de la productivité
et de la rentabilité. Le premier tend à
rendre la production des richesses la plus
intense possible. Mais en vertu du second,
qui est spécial à la société capitaliste,
les propriétaires organisent l'exploitation,
non plus pour produire le plus de richesses
possible, mais pour obtenir des profits
aussi grands que possible. Ce n'est pas la
même chose. Et il y a même des cas oii
cet effort pour accroître les profits aboutit
à une véritable destruction de richesses.
2° Distribution de la richesse. — Cette
deuxième partie s'imposait. Elle se rat-
tache étroitement à la première. En elTet,
selon que la distribution sera telle ou
telle, ce ne seront pas les mêmes besoins
qui seront satisfaits, et par suite la
somme du bien-être général variera. Dans
le système de l'inégalité, basé sur la pro-
priété individuelle, les riches emploieront
pour satisfaire leurs désirs de luxe des
richesses qui auraient été plus avanta-
geusement employées à satisfaire les
besoins indispensables d'autres individus.
Conclusion. — Il se produit dans le
régime de la ju-opriété individuelle des
— 11 —
déperditions de riciiesses essentielles. Il
en serait tout autrement dans une société
socialiste. Je ne prétends pas qu'il faille
substituer l'une des deux sociétés à
l'autre. Il y a d'autres ordres de questions
qu'il faudrait considérer avant de se
décider sur ce point. Il faudrait examiner
en particulier les déperditions non essen-
tielles au régime. Ces déperditions existe-
raient aussi en régime collectiviste. Pour
conclure d'une façon décisive, il faudrait
doue faire la comparaison aussi sur ce
point-là. Enlin, on peut faire valoir de
part et d'autre des considérations d'ordre
moral, esthétique. J'ai laissé tout cela de
côté. Je m'en suis tenu exclusivement k
ce qui est de l'essence des deux régimes.
M. Croiset. — Vous venez de délimiter
très nettement la portée exacte de vos
conclusions. Mais il n'est pas douteux,
n'est-ce pas? que vos convictions person-
nelles dépassent vos conclusions [iroprc-
menl rationnelles. Vous l'avez montré
clairement dans votre livre. Je ne vous en
blâme pas. Je crois en effet qu'il n'y a pas
de doctrine d'état, de doctrine universi-
taire, et que toutes les convictions, pourvu
((u'elles soient sincères et raisonnées,
méritent d'être discutées impartialement.
Or, que les vôtres soient dans ce cas, ceux
qui vous ont lu ne sauraient en douter.
Je ne veux pas entrer dans le détail
d'une discussion où je ue suis pas com-
pétent, je ne dirai que quelques mots,
pour marquer quelle est ma position sur
ce problème en face dé la vôtre, pour
libérer ma conscience. Quelles que soient
les qualités de science et de conscience
qui éclatent dans ce travail, permettez-
moi de vous dire que j'y trouve un peu
d'illusion, un goût trop exclusif pour l'abs-
traction, un certain mysticisme. De plus
une comparaison comme celle que vous
instituez, même restreinte comme vous la
donnez, me parait difficilement probante,
parce qu'il nous manque un des termes de
la comparaison. Nous avons d'un côté la
réalité, de l'autre un pur concept : je me
défie des concepts. — Enfin, dans la répar-
tition des richesses, vous laissez le prin-
cipal rôle à l'Étal. Je vous rappellerai à ce
propos un mot charmant de Musset, f|ui,
sous son apparence badine, m'a toujours
paru profond. Il s'agit d'un Anglais qui
converse avec un de ses amis, et qui
cherche à délivrer cet ami de la peur
excessive desjournaux dont il est affligé,
u Un journal, lui dit-il, c'est une jeune
homme. >■ Eh bien, j'ai peur que l'État, lui
aussi, ne soit •< qu'une jeune homme -, et
une jeune homme dont nous paierions
fort cher les fantaisies. Bref, je conserve
mes préjugés individualistes.
M. Landr;/. — Il est vrai que mes con-
victions personnelles dépassent mes con-
clusions rationnelles. Je n'ai pas voulu
qu'on s'égare sur la véritable portée scien-
tifique de mon travail, et c'est pour cela
que j'ai très nettement jiosé les limites de
mon sujet. Mais je n'aurais pas voulu non
plus c|u'on me soup(;onnàl d'atténuer la
portée de mes conclusions par prudence
de candidat. J'ai mis une certaine co(|uet-
terie à affirmer mes convictions socia-
listes. Je l'ai fait très énergic|uenient dans
plusieurs pages. Quant au repro<;he que
vous faites à ma comparaison d'être peu
probante parce que l'un des deux termes
est tout idéal, j'y répondrai en insistant
de nouveau sur le vrai caractère de cette
comparaison.il ne s'agit pas de comparer
les deux régimes dans leur tout, mais seu-
lement dans leur essence. Je considère
l'essence du socialisme, mais je considère
aussi l'essence du capitalisme, l'état capi-
taliste idéal. La comparaison portt- donc
en réalité sur deux concepts. Dans cette
mesure, elle est parfaitement probante.
M. //. Michel présente (juelques brèves
observations au sujet du titre même
de l'ouvrage : VUtiUté sociale de la pro-
priété individuelle. Le caractère interro-
gatif et ironique de ce titre ne lui paraît
pas suffisamment marqué. On pourrait
croire qu'il s'agit de démontrer l'utilité
sociale de la propriété individuelle. Or
c'est tout le contraire qu'a voulu faire
M. Landry. Le titre primitif, « l'intérêt
social et la propriété individuelle >>, que
portait la thèse en manuscrit, en montrait
mieux peut-être le véritable caractère.
M. Landrij estime qu'en bon français
ce titre ne peut avoir qu'un caractère
interrogatif. De plus, il a remplacé le
terme vague d'inlérét par celui d'utilité,
dont on fait un usage scientifique en éco-
nomie politi(|ue.
I\I. //. Michel aime dans cette thèse
la tendance à renoncer aux spéculations
en l'air pour s'occuper des réalités pra-
tiques; mais il a éprouvé quelque décep-
tion en constatant ipie, si le sujet révèle
cette tendance, la méthode est restée
essentiellement dialectique; c'est celle
des philosophes des purs concepls. La
matière seule est positive.
M. Landry. — Il est vrai, j'ai employé
la méthode déductive; vous auriez préféré
la méthode inductive. Toutes deux peu-
vent s'employer en économie politique.
Mais dans un sujet comme le mien, il est
clair que la déduction s'imposait. D'ail-
leurs, on peut constater (|ue tous les pro-
grès accomplis dans ce siècle par l'éco-
nomie politique furent dus à des esprits
déductils, depuis .\. Smith et Ricardo
12
jusqu'à K. Marx et Cournot. De nos jours,
on a vu apparaître une école historique;
ses membres ont déployé une activité
énorme. Mais je ne vois pas bien quels
progrès ils ont fait faire à la science. Au
contraire, ceux qui ont réalisé des pro-
grès. Stanley Jevons, Walras. etc., sont
des déductifs. Il y a sans doute des cas
où la méthode inductive peut jouer un
grand rôle; mais les grands principes de
l'économie doivent être étudiés déducti-
vement.
M. H. Michel. — Arrivons au livre lui-
même. J'en considérerai successivement
les deux parties, d'abord la production
des richesses, puis leur distribution.
1° La première partie est très atta-
chante. Vous vous êtes rendu maître très
vite de ces questions difficiles auxquelles
vos études ne vous avaient pas spéciale-
ment préparé. Vous y avez apporté une
grande précision et un esprit de système
très intéressant et vraiment nouveau. La
conception même du sujet est empreinte
de cette nouveauté. Un des gros griefs des
économistes contre le collectivisme, c'est
que, disent- ils, dans un pareil système.
■ la production des richesses serait consi-
dérablement diminuée. Ils donnent pour
le prouver des arguments qui ne parais-
sent pas sans valeur. Il s'agissait donc
pour vous de montrer : 1° que la produc-
tion des richesses dans le système actuel
lui-même n'est pas ce qu'elle pourrait être;
— 2" qu'il y a une production maxima
que l'on pourrait atteindre dans un autre
genre de société. Tel est l'objet de votre
première partie. Je le répète, cette tenta-
tive est très nouvelle.
M. Landrii tient à laisser l'honneur de
cette nouveauté à EfVerlz, qui le premier
a considéré la question de cette manière.
M. //. Michel. — C'est juste, mais vous
avez ajouté beaucoup à ElTertz. J'ajoute
que votre démonstration sur ce point est
relativement profonde. J'ai été très frappé,
je le reconnais, par toutes les critiques
que vous faites de la société économique
actuelle. Resterait à savoir si la considé-
ration des caractères que vous appelez
accidentels des deux sociétés, ne rendrait
pas l'avantage à la société actuelle. La
deuxième partie ne m'a pas semblé aussi
convaincante.
Je n'entrerai pas dans le détail de la
question. Il y faudrait une précision
technique qui rendrait difficile une dis-
cussion orale. Je ne vous présenterai que
quelques observations très simples.
Je reprendrai d'abord pour mon compte
la remarque de M. le Doyen. Vous opposez
une société existante à une société idéale.
Ne s'en suit-il pas nécessairemct un désa-
vantage pour la société existante? 11 me
semble que si, dans quelques centaines
d'années, la société se trouvait constituée
suivant le mode collectiviste, et qu'un
candidat au doctorat ou à quelque examen
similaire (car les examens ne disparaîtront
pas alors, vous nous dites même dans
une note, ce qui n'est pas rassurant, que
leur nombre pourrait bien augmenter), si
ce candidat entreprenait de comparer la
société collectiviste existante avec la
société capitaliste idéale, pourvu qu'on
ait suffisamment oublié notre société
présente pour ne plus être frappé de ses
multiples défauts, il n'aurait pas de peine
à prouver la supériorité de cette société
capitaliste sur la société collectiviste. Et
cette conviction me console un peu de
ne pouvoir entrer dans une discussion
détaillée.
M. Landry. — Je crois avoir montré
que les perles qui pourraient se produire
sous le régime de la production collecti-
viste ne seraient pas essentielles à ce
régime. II y a là du moins une supériorité
incontestable. Sans doute, il se produirait
des perles non essentielles. EfTertz lui-
même a signalé quelques-unes des causes
qui les amèneraient, la paresse, par
exemple. Il est d'ailleurs facile de conce-
voir celle société de telle sorte que les
individus soient intéressés à travailler.
-M. //. Michel persiste à croire qu'une
comparaison entre la réalité et une idée
pure est nécessairement fâcheuse pour la
réalité. 11 passe ensuite à la deuxième
partie, qui lui paraît moins convaincante.
Vous voulez régler la répartition des
richesses en vue de l'intérêt général; et
pour définir rintérèt général, vous faites
appel à chaque instant au sens commun.
Mais vous ne justifiez pas votre appel au
sens commun. J'ai quelque défiance à son
égard. 11 ne me parait guère nous donner
que des solutions médiocres, terre à terre.
N'est-ce pas la difficulté de trouver un
autre critère qui vous a fait choisir
celui-là?
Vous admettez ensuite deux postulats :
1° Dans la répartition des richesses le
principe de l'égalité s'impose;
2° Seraient égales les parts dont les prix
seraient égaux.
Mais ne vous semble-t-il pas que nous
posons ici des principes a prioi-i, indé-
montrés, et quelle différence trouvez-vous
entre une théorie de ce genre et les uto-
pies du siècle dernier? Votre principe de
l'égalité n'est pas posé d'une autre manière
que par les théoriciens les jilus chiméri-
ques du xvni<= siècle. Nous voilà loin de
cette méthode strictement scientifi(]ue.
i que vous prétendez avoir appliquée, et que
— 13 —
vous avez applitiiiée en ellel dans voire
premiè-re iiarlie.
Enfin, vos postulats ne sont jias plus
tôt établis (|ue vous vous en écartez. Vous
nous dites que dans la société collecti-
viste les parts ne seront pas absolument
égales. Mais cette concession me parait
grave. N'allons-nous pas voir refleurir
cette jalousie qui divise les membres de
la société actuelle ?^ — Vous abandonnez de
morne votre deuxième postulat quand
vous nous dites que les prix seront déter-
minés par la demande. Ici encore il y
aura des favorisés. Vous en faites l'aveu
dans une note. Bref, je vois l'inégalité
s'introduire par deux llssures dans ce sys-
tème que vous donnez à plusieurs reprises
comme un svslème de 1' ■■ absolue éga-
lité ...
M. l.andr]! remercie JI. H. Michel d'avoir
si nettement exposé ses idées dans leur
marche dialectique. Le problème qu'il
s'est posé est un problème pratique. Il y
a une répartition des richesses supérieure
aux autres; il faut donc que nous la cher-
chions. S'il a fait appel pour la trouver au
sens commun, c'est qu'il n'a pas vu d'autre
moyen de sortir de la difficulté. Le sens
commun proclame la supériorité de la
répartition égale sur la répartition très
inégale. Tout le monde est d'accord sur
ce point.
M. II. Mic/iel. — Le croyez- vous"? Ne
trouverez-vous pas une foule de gens pour
vous dire que l'inégale répartition est
nécessaire au développement de la civili-
sation?
M. Landry. — Ce sont là des considé-
rations esthétiques, morales; j'ai pris
soin de dire que je les laissais de côté
pour ne m'occuper que d'économie poli-
tique. Quant à la deuxième critique que
vous m'adressez, il est exact qu'un
deuxième postulat m'a paru nécessaire
pour déhnir l'égalité. L'égalité des parts
se détermine par l'égalité des prix; mais
les prix eux-mêmes ne peuvent être tarifés
que d'après la demande. Je n'adopte pas
la théorie marxiste, qui fonde la valeur
sur le travail. Enfin, si j'introduis ici des
corrections à mes postulats fondamen-
taux, ces corrections ne les contredisent
pas mais les confirment, puisque je les
introduis pour les mêmes raisons qui
m'ont fait poser les postulats eux-mêmes.
M. 11. Michel. — Votre collectivisme
est un collectivisme très spécial. Vous
vous séparez sur deux points importants
de ceux que vous appelez vous-mêmes les
collectivistes purs :
1" Vous admettez la liberté des besoins;
2" Vous admettez l'action de la demande
sur les prix.
Or Sch.rfile déclare que rien ne serait
plus consevratmcr que de vouloir reviser
la doctrine colleclivisle sur ces deux
points. Vous admettez encore qu'il faut
faire apj.el à l'égoïsme individuel pour
activer la production. Un tel appel est-il
bien conforme à l'esprit du colliîctivismc?
Enfin, vous vous séparez encore des col-
lectivistes purs dans la question de la
population. Après avoir condamné le mal-
thusianisme de la société bourgeoise, où
la richesse des uns empêche les autres de
naître, vous reconnaissez qu'en société
collectiviste l'avarice produirait peut-être
des efTels analogues.
De plus, vous faites dans votre dernière
page des réserves qui me satisfont i)leine-
ment. Vous y marquez très bien la véri-
table portée de votre livre. Mais je ne
trouve pas la même prudence dans le
reste de l'ouvrage. Et je le regrette un
peu. Quoi qu'il en soit, votre collectivisme
est assez différent du collectivisme pur.
Il n'a rien de particulièrement révolution-
naire, ou plutôt, comme vous savez qu'il
y a aujourd'hui des révolutionnaires qui
sont aussi des hommes de gouvernement,
permettez-moi de vous dire que vous
m'apparaissez vous-même comme un ré-
volutionnaire de gouvernement.
M. Landi'!/.. — Je répondrai tout de suite
à ce reproche, qui, je crois, dans votre
pensée, est un éloge. On est collectiviste,
quand on se propose de remplacer la pro-
priété individuelle par la propriété collec-
tive. Mais cela est indépendant des pro-
cédés spéciaux par lesquels les parts
seront tarifées. Quant à la question de la
population, il est exact que celle-ci pour-
rait diminuer dans la société collectiviste.
Je n'en sais rien, mais c'est possible. Du
moins, rien ne serait plus aisé que de
remédier à ce danger. Il suffirait de faire
des avantages spéciaux aux travailleurs
qui auraient des enfants. Un système de
primes, plus ou moins ingénieux, per-
mettrait de régler à volonté ces mouve-
ments de la population.
M. Croiset. — Nous n'en sommes pas
encore à régler ces menus détails.
M. Bourguin loue grandement M. Landry
de sa façon tout à fait originale de traiter
l'économie politique. Vous avez senti
(|u'on n'avait jamais étudié que d'une
faron très insuffisante les rapports natu-
rels qui existent dans une grande société
d'échange; et vous avez entrepris une
élude qu'on n'avait guère faite que pour
les sociétés patriarcales. Ce que vous
voulez démontrer, c'est l'antagonisme de
la productivité et de la rentabilité; et cela
vous conduit à une critique de la propriété
individuelle. Ceci encore est très original.
— 14
On n'avait pas encore attaqué la société
capitaliste à ce point de vue. Efîertz, il
est vrai, dites-vous, vous a précédé dans
celte voie, mais vous avez beaucoup
ajouté à ElTertz. En tout cas. on a toujours
fait de vives critiques sur la manière dont
se fait dans la société actuelle la répartition
des richesses; mais on considérait cette
société comme supérieure au point de vue
de la production; or c"est là-dessus préci-
sément que porte votre critique.
Maintenant, je crois que la société capi-
taliste n'a pas les inconvénients que vous
signalez. Je me résigne donc à jouer le
rôle ingrat de défenseur de l'ordre de
choses existant.
Nous examinerons d'abord les réduc-
tions rentables de la production. Et je
vous demanderai de considérer d'abord
le cas où la production des richesses se
fait sans frais, ce qui compliquerait le
problème. Nous écarterons aussi l'hypo-
thèse de la concurrence. Dans le cas de
la concurrence, le producteur n'aurait pas
avantage à détruire une partie de son
stock.
M. Landry. — Non, dans la concurrence
idéale: mais dans la concurrence réelle,
le producteur est. dans une certaine me-
sure, maître de ses prix et peut faire de
ces réductions rentables de la produc-
tion.
M. Boivf/uin. — Dans un état de concur-
rence parfaite il n'y aurait pas d'intérêt à
cette destruction; il en serait de même, à
mon avis, dans un état de monopole par-
fait. En fait, il n'y a pas de monopoleur
qui détruise une partie de son stock.
M. Landry croit qu'il ne serait pas dif-
ficile de trouver des exemples de qiiasi-
dardanavïa, ce qui suffirait à sa démons-
tration. Une compagnie qui a le monopole
de l'exploitation d'une source d'eau miné-
rale peut laisser perdre une partie de
l'eau, et léser ainsi la société, plutôt que
de réduire ses prix par une augmentation
de production.
M. Bourf/uin. — Mais je crois que la
compagnie aurait parfaitement raison, et
que loin de léser la société, elle agirait
ainsi conformément à l'inlérèl social. 11
faut tenir compte en effet des frais de
manipulation, de mise en bouteilles et en
caisses, d'envoi, etc. Si. par suite de ces
frais multiples, le profit devient inférieur
au taux normal, il est juste que le travail
et les capitaux s'attachent à quelque
autre entreprise plus rémunératrice et
par conséquent plus utile à la société.
Connaissez-vous des faits de quasi-darda-
naria, quand il s'agit d'un stock de mar-
chandises accumulées sans frais? Sinon,
nous arrivons au deuxième cas que je
voulais considérer, et dans lequel rentre
l'exemple même que vous venez de citer,
celui d'une réduction de la production en
vue d'une économie de frais. En quoi
cette économie est-elle dommageable à la
société?
M. Landry cite l'exemple du proprié-
taire d'un vaste domaine d'Ecosse, dont
les terres nourrissaient quinze mille fer-
miers, et qui, pour augmenter ses profits,
remplaça les cultures par des pâturages,
de sorte que quelques dizaines de ber-
gers suffirent à les exploiter. Ne voit-on
pas là un accroissement infime du profit
du propriétaire, en regard d'une énorme
diminution de la production et de la
population?
M. Bourrjuin reconnaît que les écono-
mies de frais peuvent être parfois dom-
mageables dans les cas de monopole;
mais, dans les cas de concurrence, les pro-
ducteurs se conforment à l'intérêt social
comme à leur intérêt propre, quand ils
s'arrêtent au point où un accroissement
de produit ferait tomber le profit au-des-
sous du taux normal. S'ils agissaient
autrement, ils détourneraient les capitaux
et la main-d'œuvre d'entreprises plus lu-
cratives, et par conséquent plus utiles.
M. Landry. — Cette manière de voir
serait acceptable si l'on pouvait considérer
la production abstraction faite de la popu-
lation. Mais, s'il est vrai que les capitaux
se porteront vers des entreprises plus
lucratives, peut-on en dire autant de la
main-d'ù'uvre? L'ouvrier sera-t-il occupé
ailleurs?
M.Bourguin. — Vous nous donnez comme
une certitude qu'il ne pourra pas se caser
ailleurs. Mais pourquoi ce postulat? Je
soutiens que la réduction de la production
par économie de main-d'œuvre peut être
utile, si l'entreprise ne fait pas ses frais.
Il y a alors un défaut d'équilibre entre
les besoins et la production. Et ce défaut
d'équilibre doit cesser. Sans doute cela ne
se fera pas sans frottements. Mais il y a
là, malgré tout, un bien. Il est conforme
à l'utilité sociale que les ouvriers se casent
ailleurs. Vous devez me l'accorder, eu
vertu même de votre principe. .4ussi
n'est-ce pas là le reproche que j'adresserais
à la société capitaliste. Je constaterais
plutôt qu'elle permet des surproductions
dans certaines branches, des gaspillages
de main-d'œuvre. Quant à l'exemple si
souvent cité de l'Ecosse et de l'Angleterre,
il est possible que ces pays aient eu tort,
non pas sans doute dans l'intérêt général
(l'intérêt général étant ici celui du monde
économique tout entier), mais dans leur
intérêt national, de transformer leurs terres
à blé en pâturages : mais ici encore on
— 15
peut constater que bon nomlire des tra-
vailleurs éliminés de ce chef ont trouvé du
travail aux Élals-Uuis. Bref, je crois que les
antagonismes que nous signalons ne se
rencontreraient (jne dans queUiues hypo-
thèses très spéciales de monopoles.
Si nous avions le temps de nous arrêter
sur le sujet des surproductions rentales,
je vous ferais beaucoup de compliments.
Vous avez cherché comment la produc-
tion dans un champ A peut empêcher la
production dans un champ 15 d'être lucra-
tive. Cela me parait très juste. Mais au
point de vue social, cela n'a pas grande
importance.
J'arrive au (piatriëme point, l'insuffi-
sance de la capitalisation. Ici, je ne suis
plus de votre avis. Je vois dans notre
société des raisons très fortes pour capi-
taliser, le désir d'une vie plus large, et
l'espoir de transmettre un héritage à ses
descendants. .Mais en société socialiste, ce
serait des directeurs élus, qui, sans doute,
seront chargés de la capitalisation. Or
nous sommes assez habitués à voir les
élus plus soucieux de plaire à leurs élec-
teurs que de l'intérêt public; et nous ne
pouvons guère croire que les électeurs
renonceront à des jouissances immédiates
et se condamneront à l'abstinence dans
l'intérêt d'une abstraction comme l'uti-
lité sociale, que dis-je? comme l'utilité de
la société future.
M.Lonc/r// croit s'apercevoir que M. Bour-
guin sort du cadre dans leipiel on avait
enfermé la question.
M. Boiirguin. — \)e V essence, c'est juste.
Vous attachez encore une certaine impor-
tance à ce fait que l'inégalité des richesses
favorise la consommation des denrées de
luxe aux dépens des denrées de première
nécessité. .Mais qu'est-ce que cela fait à la
production? Vous nous dites que la con-
sommation des denrées de luxe empêche
souvent des hommes de naître, parce que
celles-ci exigent moins de main-d'o^uvre
que les. denrées de première nécessité.
Mais cela n'est pas défendable. Le con-
traire me parait évident dans le plus
grand nombre des cas.
Je m'associerais bien volontiers aux
critiques que vous faites du mode actuel
de répartition. Il est vrai que le mal vient
de l'inégalité dans la distribution des
richesses. Mais nous retombons ici dans
la vieille critique qu'on a toujours adressée
à notre société.
Enfin, monsieur, vous ave/ sonné le glas
de la propriété individuelle. C'est un mode
d'organisation économique qui a rendu
des services. Vous la critiquez comme s'il
s'agissait d'une pure idée, sans rapport
avec les faits. A cette réalité vivante, vous
opposez une conception toute idéale, qui
se rc|)osc sur ce postulat indémontré que
l'égalité c'est la justice. .Mais le devoir de
l'écrivain, en matière sociale, c'est de se
préoccuper du réel, de tâcher de suivre
dans les faits eux-mêmes le mouvement
de leur évolution ; c'est de songer à la réa-
lisation possible de ses idées et à leurs
conséquences pratiques.
Un dernier mot. Votre ouvrage est
un véritable travail que vous nous avez
imposé. J'avoue même qu'à présent encore
il y a quehiues passages que je n'ai qu'à
moitié compris. Mais je ne regrette pas
cet elTorl. Votre livre fait penser. Il ne me
semble pas cependant que vous apportiez
une contribution bien importante à la
science économique.
M. Espinas constate que l'heure s'avance,
et passe la parole à .M. Andicr; car il a
hâte de voir l'un en face de l'autre le maître
et l'élève.
•M. Andler. — Il faut faire l'éloge de l'éru-
dition du livre. M. Landry connaît les der-
niers économistes américains aussi bien
que les plus récents autrichiens, que les
allemands et les anglais les plus nouveaux.
Son ouvrage, nourri de cette science, toute
contemporaine, est vraiment un livre de
notre génération. Des erreurs de détail,
cependant, dont quelques-unes sont graves,
se glissent dans cette u'uvre érudite : des
erreurs qui touchent les théories et les
faits. Les passages qui concernent Marx
semblent être hâtifs. Quand même quel-
qu'un (M. Kautsky) aurait dil « que la
rente foncière n'a pas de rapport avec la .
valeur -• telle qu'elle est définie par Marx,
c'est une erreur élémentaire, immense,
sur la déduction marxiste que de s'en
tenir à des appréciations de cette sorte.
On ne dit rien d'intelligible en objectante
la théorie marxiste de la valeur que « les
biens oii il entre de la rente sont l'im-
mense majorité ».
Il y aaussi des erreursde fait. La méthode
abstraite de M. Landry le conduit avec
beaucoup de sûreté à construire des cas
d'antagonisme entre la rentabilité et la
productivité, des cas de quasi-dardana-
ria. 11 arrive que, par ignorance des faits,
il objecte que ces cas, dont il aperçoit la
possibilité, ne lui paraissent pas exister
dans le monde réel. Ainsi, p. 37 : « oii
trouver... un homme, qui, en laissant des
terres en friche, accroisse les revenus de
ses domaines;' » Le cas est fréquent, du
moins en tant que, pour ne pas diminuer
le revenu de leurs domainc-s, îles pro-
priétaires laissent leurs terres en friche.
On voit que M. Landry n'a jamais été en
Prusse. 11 aurait vu que les grands pro-
priélaii-es fonciers prussiens — et ils for-
16 —
ment l'aristocralie foncière la plus com-
pétente qui soit en matière de gestion
agraire et la plus soucieuse de ses intérêts
— laissent presque partout en soulTrance
les parcellesextérieures de leursdomaines.
La jachère est conditionnée par la dis-
tance. Avec des ressources données en
matériel et en moyens de transport, il peut
arriver qu'à' de certaines dislances du
centre d'habitation l'exploitation ne soit
plus rentable. 11 y a une déperdition, mais
à laquelle les agrariens de Prusse se rési-
gnent, justement parce qu'ils gèrent bien
leurs intérêts privés, une déperdition,
toutefois, nuisible socialement.
Enfin votre théorie monétaire, d'après
laquelle la •■ quantité de monnaie » serait
indifTérente, la monnaie n'ayant d'autre uti-
lité que d'acheter, outre qu'elle est vieille
de cent cinquante ans, est purement scan-
daleuse, dans l'étatdes connaissances finan-
cières d'aujourd'hui.
Passant à des questions de méthode et
en se pla(;ant au point de vue même de
Al. Landry qui définit la productivité par
l'utilité produite, et, dans une première
phase de la déduction, a pris pour mesure
de l'utilité l'argent que l'on ollrirait en
échange, ne serait-il pas juste de faire
passer avant l'étude des problèmes de
productivité une étude des problèmes
d'échange ?
Le fuit de produire, pour le marché,
l'intervention de la monnaie est cause,
M. Landry a raison de le dire, que les
biens ne sont pas consommés par ceux
auxquels ils sont le plus directement
utiles; il est nécessaire de décrire d'abord
ce marché, de dire comment se fixe la
table des valeurs sur ce marché, de faire
cela non pas par hypothèse, comme dans
les fictions déductives de M. Landry, mais
dans une démonstration de fait. 11 y a des
aperçus de ce genre chez M. Landry. Il
est nécessaire de les réunir, de les coor-
donner, et, pour la correction de l'abs-
traction, de placer une théorie raisonnée
de l'échange avant la théorie de la pro-
ductivité.
Le besoin social auquel il est fait allu-
sion dans celte première partie du travail
n'est pas le besoin social profond de tous,
mais le besoin représenté par une offre
d'argent, parle sacrifice d'une parcelle de
propriété répartie, le besoin qui peut
payer. L'échange ainsi pratiqué, si libre
qu'on le suppose formellement, met déjà
en présence des classes sociales différem-
ment et inégalement armées et nanties;
c'est déjà une lutte des classes que ce
libre-échange. L'échange est infiuencé par
ce fait qu'il n'y a pas, en face les uns des
autres, des hommes pourvus simplement
de leurs bras et de leurs aptitudes, mais
des hommes munis inégalement de par-
celles de propriété. Il y a des antagonismes
entre la propriété individuelle et l'utilité
sociale non seulement dans la région de
la productivité, mais dans une région
très, antérieure, celle de l'échange. Un
problème d'accaparement, par exemple,
est un problème d'échange.
M. Landry. — En somme, vous regrettez
que je n'aie pas donné une théorie de
l'otfre et de la demande. J'ai abordé ce
problème dans le début de ma deuxième
partie.
.M. Andler. — C'est vrai; mais vous ne
donnez que des idées éparses.
M. Landry. — Vous voudriez me faire dire
que dans l'échange tel qu'il se pratique,
il se produit déjà des rentes; qu'il résulte
de là des privilèges au profit de certains
acheteurs et de certains vendeurs.
M. Andler. — Oui, vous auriez dû sé-
parer ce problème du problème de la pro-
duction.
Dans une deuxième phase de la déduc-
tion, le prix des biens est défini par un
certain sacrifice qu'ils coûtent et qui est
très ingénieusement analysé. Ce prix ne
peut descendre ■< au-dessous du coût de
production ■>. Quel est ce coût, puisque
ce n'est plus ici le coût en argent? Le sys-
tème mengerien, jevonsiste de M. Landry
exige que ce soit un coût en utilité. Le
coût de chaque produit, c'est Futilité du
produit que celui-là remplace, d'un pro-
duit qu'on aurait pu se procurer si l'on
n'avait fait choix du premier, d'un pro-
duit possible.
M. Landry. — Oui, le coût, c'est l'objet
dont nous nous privons pour avoir l'objet
que nous acquérons.
M. Andler. — La totalité des produits
réalisés a coûté l'utilité de la totalité des
produits qu'ils remplacent. La civilisation
réelle a coûté une civilisation possible et
meilleure; la civilisation socialiste coûte
la civilisation socialiste. Toutes choses se
paient en possibles abandonnés, non pas
en efforts réels, en quantités matérielles
de travail ou de terre. N'est-ce pas un
aspect bien abstrait, n'est-ce pas jouer sur
le mot coûter?
On en arrive là quand on s'en lient à
la théorie psychologique de l'utilité. N'est-
ce pas un signe qu'elle est exclusive? Cela
ne devrait-il pas nous avertir qu'il faut
renouer le lien avec les théories objecti-
vistes de la valeur, en les complétant? Ne
pourrait-on pas essayer une déduction
dont voici le schéma? 1° l'utilité déter-
mine la quantité de produits qui doit être
fournie; 2" la quantité à fournir déter-
mine le sacrifice qu'il faut faire en travail
17 —
"en terre, etc., pour créer celte c|uanlité,
le coût de production en un mot; 3° le
coût de produclion détermine la valeur.
Ce qui est supérieur, chez M. Landry,
i'est la critique qu'il a faite du système
d'Ottou KITcrlz. C'est un progrès notable
que .M. Landry a fait faire ainsi à la
science économique. Edertz délinit la pro-
ductivité comme la dill'érence de l'ulilité
(W) et de la somme des coûts matériels en
travail (A) et en terre (B) qu'il en a coûté
I)Our produire l'objel utile. Cette équation
qui pose la productivité comme égale à
W — (A + B) manque d'homogénéité. 11
est certain qu'elle n'a de sens que si l'on
entend ipie les A et B ne désignent plus
matériellement du sol et du trnrail, mais
les utilités possibles que fournissent le
travail et le sol. Tout l'algorithme d'LU'ertz
dont l'équation précitée est l'équation ini-
tiale, est ainsi ruiné par M. Landry. Lt le
système d'Etlerlz, dans ce qu'il conserve
de solide, est traduit par M. Landry en un
langage nouveau, très homogène, mais
subjectiviste, celui de l'utilité.
Mais en utilisant ainsi le système d'Ef-
fertz, M. Landry l'aljandonne aussi. Il est
sûr que ElTertz a fondé un système objec-
tiviste. 11 a voulu dire réellement que
toute denrée coûte du travail matériel et
une parcelle tnalerielle du sol. L'algorithme
d'EITertz, sans doute, n'est pas défendable ;
il faut le transformer. On peut regretter
que M. Landry ait opté pour la transfor-
mation subjectiviste et n'ait pas songé à
une autre transformation possible. On
peut très bien admettre que chaque mar-
chandise soit composée de certains équi-
valents calculables de travail et de certains
équivalents de terre, à peu près comme
chaque corps chimiquement composé est
réductible à des équivalents de corps
simples difTérents, sans qu'il y ait un rap-
port entre ces équivalents de substance
dilîérente. La notation qu'aurait dû adopter
ElTertz se serait rapprochée de la notation
chimique. Il aurait ainsi échap{)é au re-
proche très fondé que font les mathémati-
ciens à ses équations. Le système ainsi
entendu et formulé permettrait des déduc-
tions précieuses, socialement très instruc-
tives, que ne permet plus le système de
M. Landry.
1° Qu'advient-il lorsqu'une société règle
ses échanges sans égard à la proportion
exacte des équivalents de travail et de sol
contenus dans les biens fongibles, lors-
qu'on échange, par exemple, avec insou-
ciance A^B- contre A-B-':' Il advient (|ue
les uns cèdent plus de travail qu'ils n'en
reçoivent en échange, et les autres plus
de terre. Les premiers se font ex-pluiler
davantage, mais les seconds, puisque la
terre est nourricière de l'homme, et qu'il
en faut une (-ertaine surface pour produire
les aliments qui le nourrissent, se font
erlir/)er lentement du sol.
Le régime de l'échange i)réscnt est un
régime où sont laissés à l'arbitraire d'un
chacun les équivalents de travail et de
sol échangés. La société présente est donc
impuissante à contrôler ce qui subsiste en
elle d'iniquité exploiteuse et extirpeuse
d'homme. Elle est une société qui ojqH'ime
et qui tue.
2' Que faudrait-il penser d'un régime
qui admettrait pour uni(|ue mesure de la
valeur et pour règle de l'échange les
([uanlilés de travail incorporées dans les
denrées? Manifestement, on échangerait
comme équivalentes des denrées qui coû-
teraient des quantités très inégales de
terre. Les habiles ne manqueraient pas de
s'en apercevoir. Et (piand même on aurait
fait au préalable la socialisation du sol,
cet inconvénient se i)roduirait. Après avoir
empêché l'accaparement de la terre, on
n'en amènerait pas moins l'accaparement
des produits de la terre. Mais c'est le cas
qui se produirait certainement dans un
certain nombre de cités socialistes futures.
Pour être absolument impartial, il faut
dire que tous ces projets ulopiques socia-
listes (bons de travail, etc.) tombent en
ruine devant la théorie elferlzienne de la
valeur.
3° Que faudrait-il penser d'une société
où des hommes, pour une petite somme de
monnaie qui leur est octroyée, travaillent
très longuement? C'est, comme on sait,
l'aspect de la société actuelle; ces hommes
maigrement salariés courent à la satis-
faction des besoins immédiats, au manger,
au boire. C'est-à-dire qu'en leur octroyant
un salaire médiocre, nous leur donnons
surtout une rémunération en terre, les
victuailles étant ces denrées qui contien-
nent beaucoup de terre et peu de travail.
C'est-à-dire qu'ils nous civilisent. Les
objets utiles à la civilisation contiennent
beaucoup de travail et peu de terre. La
(civilisation immatérielle est donc surtout
l'o-uvre des travailleurs, qu'en revanche,
nous abandonnons à une vie toute maté-
rielle, que nous laissons prendre racine
dans la terre, sans les élever. Ils nous
civilisent, non seulement parce qu'ils four-
nissent ce travail dont est fait notre con-
fort et notre luxe, mais aussi parce (ju'en
prenant sur leurs épaules le fardeau du
labeur grossier, ils nous donnent le loisir
qui permet le travail intellectuel, les joies
délicates de l'art, la vie morale.
Ceci fait comprendre |)our(juoi Marx a
pu dire que « le triomphe de la journée
de dix heures est le triomphe d'un prin-
— 48 —
cipe »; pourquoi la lutte syndicale pour le
salaire n'est pas seulement une lutte pour
une amélioration matérielle, pourquoi la
question sociale n'est pas une question de
ventre. Ce que nous voulons en haussant
les salaires et en diminuant la journée de
travail, c'est donner à nos travailleurs la
civilisation que nous leur refusons; c'est
supprimer la plus odieuse des inégalités
qui soit, celle qui tient à la différence
savamment entretenue des conditions
intellectuelles et morales. Si le socialisme
n'était pas cela, une régénération complète
de tout l'homme et de tous les hommes,
intellectuelle, morale et esthétique, il ne
vaudrait pas la peine de se dire socialiste.
C'est pourquoi on peut en un sens regretter
la stricte élimination des problèmes es-
thétiques, moraux et intellectuels, que
M. Landry a maintenue dans son livre. 11
fallait que la porte nous fût montrée
ouverte par le socialisme sur tout un
avenir de civilisation haute, de moralité
et d'intellectualité supérieures.
Mais le livre de .M. Landry a des qua-
lités rares. 11 est le premier livre d'éco-
nomique mathématique qui ait paru en
France depuis Walras l'aîné et Cournot.
lia recueilli une parcelle précieuse, qu'on
aurait crue perdue, de la tradition ratio-
naliste française.
.M. L.\NDRY est déclaré digne du grade de
docteur, avec la mention très honorable.
Coulominiers. — Imp. P. Brodaril
REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE
SUPPLÉMENT
(Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.)
(.\° DE SKPTEMHHK 190i)
LA PHILOSOPHIE
DANS LES UNIVERSITÉS
(1901-1902.)
FRANCE
Paris.
Collège de France.
Philosophie ancienne : M. H. Bergson,
professeur.
Philosophie moderne : M. G. Taude,
professeur.
Ps}'chologie expérimentale: N. N., pro-
fesseur.
Utiiversilé (Faculté des Lettres).
Philosophie : M. G. Skailles, profes-
seur.
Histoire de la philosophie ancienne :
M. V. Brochard, professeur, traitera de la
Morale d'Aristute. le mardi à 3 heures.
Le jeudi à 9 h. 1/2 et 10 h. 1/2, il dirigera
des exercices pratiques en vue de l'Agré-
galion.
Philosophie moderne : M. E. nocTHOux,
professeur. Im ■philosophie d'Auguste Comte
dans ses rapports avec la méluphysiiiue.
Science de l'éducalion : M. F. Buisson,
professeur.
Philosophie : M. Victur Ecger, chargé
d'un cours complémentaire. — Cours
public (le mardi, 3 h. 14) sur Les pro-
hl'emes de la métaphysique. Conférences
(lundi, 2 h. 1/2 et 3 h. 1/2) : Questions de
philosophie dogmatique, préparation à la
licence philosophique.
Histoire de la i^hilosophie : .M. Lkvy.
Bruhl traitera, le mardi, à 10 h. 1/2, de
{'Histoire de la philosophie ancienne. Le
jeudi, à 3 heures, il dirigera des exercices
pratiques en vue de la licence; à i heures,
il expliquera un des auteurs du pro-
gramme d'agrégation.
Histoire des doctrines politiques :
M. Henry Michel, chargé du cours.
Histoire de l'économie sociale (fondation
Ghambrun) : M. Cii. Espinas, maître de
conférences. — 1° Cours public (le ven-
dredi à 10 h. 1/2) : Cabel, Proudhon. 2"
Cours fermé ou conférence (le lundi à
10 h. 3/4) : Principaux problèmes psycho-
sociologiques; l'Action; lié/lexes rt ins-
tincts.
Psychologie : M. P. Janet, mailre de
conférences. Les sentiments intellectuels,
senliments d'effort, d'attention, de croyance,
de liberté, d'unité.
Sentiments d'automatisme, de doute, du
rêve, de tnulliplicité psychologique, etc.
Laboratoire de psychologie physiolo-
gique à la Sorhonne : M. A. Binet, direc-
teur. Les recherches originales de cette
année auront pour objet la Mémoire indi-
viduelle.
Aix-Marseille.
Professeur adjoint, M. Maurice Blondel.
— Cours publics à Aix et à Marseille :
La Vie. — Conférences dogmatiques : Le-
çons de Logique générale : les origines
morales de la logique formelle ert les
sources de l'activité dialecticjue de la pen-
sée. Discussions et leçons d'étudiants. —
Conférences historiques. Les éléments ori-
ginaux el les caractères spécifiques de la
Philosophie critique. Corrections de dis-
sertations et Exercices pralicjues.
Alger.
Philosophie cl histoire de la idiiloso-
pliie : M. Léon (iAiTiiiKR, chargé du cours.
— Cours public, le jeudi à 1 h. 3/4 : La
philosophie d'Averroès (suite). — Confé-
rences, le lundi à 4 h. 1/2; explication du
texte arabe de Hagy heu Yaqdhdu. i-oman
2 —
philosophique d'Ibn Thofaïl. — Le jeudi
à 3 heures : Questions et exercices de
logique (La logique en Europe et chez les
musulmans).
Besançon.
Philosophie : M. En. Colsenet, profes-
seur.
Bordeaux.
Philosophie : M. 0. Hamelix, chargé du
cours. — Le samedi à 10 heures : cours
de Logique (suite). Le jeudi et le samedi à
2 h. 1/2 : explication d'auteurs pour l'agré-
gation.
Sociologie : M. Durkhei.m, professeur.
Histoire des doctrines sociologiques. Péda-
gogie : Psychologie appliquée à l'éducation
(suite).
Philosophie : M. G. Rodier, maître de
conférences.
Caen.
Philosophie : M. E. Goblot, professeur.
— Histoire de la morale : Les moralistes
grecs. Socrate, Platon, Arisfote, Aristippe
et les Épicuriens. Les stoïciens. Le mys-
ticisme alexandrin. La morale chrétienne.
La morale tliéologique. Moyen âge. Renais-
sance. — La morale rationnelle ; ses rapports
avec la morale théologique. Descartes et
Spinoza. Malebranche et Leibniz. Origines
de la morale de Kant. L'utilitarisme mo-
derne et les écoles contemporaines. État
présent du problème. — Le cours durera
probablement deux ans.
Clermont-Ferrand.
Philosophie : M. E. Joyau, professeur.
— Cours public : La connaissance du
inonde matériel par les sens. Les données
de la perception : 1° phénomènes physiques;
2" phénomènes physiologiques. La psycho-
physique. Les opérations intellectuelles :
intégration, estimation, interprétation de la
perception. La croyance à la réalité du
monde extérieur. L'idée du temps et l'idée
de l'espace. Les illusions. — Conférences :
Métaphysique. Définition du matérialisme,
du spiritualisme, du ducdisme, du monisme.
Des idé'is de substance, de cause et de
force. Histoire de la philosophie. Epicu-
riens. Stoïciens. Alexandrins. La philoso-
phie à Rome.
Dijon.
Philosophie : M. L. Gérard-Varet, pro-
fesseur. — Cours public : Les fondateurs
modernes de la Sociologie {suite). Condor-
cet et A. Comte. Conférences : i" les Ori-
gines de l'Intelligence dans la série ani-
male; 2" Le problème de la portée de In
connaissance.
Grenoble.
Philosophie : M. Georges Dcmesml. —
Cours public : Le pessimisme et la person-
nalité. Conférences : Histoire des notions
d'espace et de temps. Devoirs. Questions de
philosophie. Explication de textes classi-
ques.— Semestre d'été 1902. Conférences :
Condillac. L'idéologie. Maine de Biran.
Devoirs. Questions de philosophie. Explica-
tion d'un texte classique.
Lille.
Philosophie : M. Penjon, professeur. —
Jeudi, de 2 heures à 4 heures : Préparation
à l'agrégation, explication des auteurs,
correction des dissertations, exercices
pratiques. — Vendredi, de 3 heures à
4 heures : Préparation à la licence : His-
toire de la philosophie (cours biennal).
Histoire de la philosophie ancienne.
Philosophie : M. G. Lefèvre, profes-
seur, chargé d'un cours. — Le jeudi à
10 h. 1/2 du matin : Agrégation : Explica-
tion de textes du programme. — Le ven-
dredi à 4 h. 1/2 du soir : Licence : Le
problème de la liberté.
11. Science de l'Éducation : .AL G. Lk-
FKVRE, professeur. — Le jeudi à 8 h. 1/2 du
matin : Histoire des doctrines de l'Éduca-
tion, Locke. — Le jeudi à 2 heures de
l'après-midi : Cours de psychologie appli-
quée à l'Éducation. — Du i"'' février au
1"'^ mai : Cours public : L'éducation des
fdles. — Durant l'année 1901-1901, comme
en 1900-1901, des conférences sur les mé-
thodes seront faites par des professeurs
des dilfércnles Facultés de l'Université
de Lille.
Lyon.
Philosophie : M. Alexis Bertrand, pro-
fesseur.
Histoire de la philosophie et des
sciences : M. Hannequix, professeur. Cours
public : Critique de la Raison pure :
la Dialectique Iranscendentale . — Confé-
rence commune à tous les étudiants :
Logique des sciences, et cours de métaphy-
sique. — • Conférence de licence : Philoso-
pliies anlésocratiques. — Conférence d'agré-
gation : Arislote, Physique, livre II; Des-
cartes, Regulae.
Philosophie : M. C. Charot. professeur
adjoint.
Cours public (T' semestre) : Lapédagogie
française au XIX'' siècle (2'" partie). —
Conférence d'agrégation (2" semestre) :
Explication d'un des auteurs du pro-
gramme. — Conférence commune aux
— 3 —
otiuliaiilà de licence cL d'agrégation : l.a
morale pratique de Kant. — Conférence
de ])sychoiogie appliquée à l'éducation :
L'éducation du caracti^re. — Conférence
de i)cdagogie pré|)araloire h l'Inspection
primaire : {'exercices pratiques, leçons,
explications île textes. — Conférences de
pédagogie ouvertes a tous les étudiants
des Facultés des Lettres et des Sciences :
Pcdayof/ie de V enseignement secondaire.
Montpellier.
Philosophie : M. Miliiaud, professeur :
Du râle de ie.vpérience dans la Science
<irec(iue\ V œuvre scientifique d'Aristote.
Pliilosophie : M. H. DiiLACuoix, maître
de conférences. — Samedi à 5 h. 1/2 :
cours public : Psychologie de l'Activité
esl/iélique. — Jeudi et vendredi à 2 heures :
conférences pour la licence et l'agrégation :
Explication d'auteurs et travaux pratiques.
Nancy.
Philosophie : M. Souriau. professeur.
Poitiers.
Piiilosophie : M. Malxion. professeur.
Rennes.
Philosophie : M. B. Bourdos, professeur.
1" Les si-ns (cours public). — 2° La percep-
tion de l'espace, du teynps et des nombres
(cours fermé). — 3° Travaux pratiques de
psychologie expérimentale.
Histoire de la philosophie : M. P. Lapie,
maître de conférences : Histoire de la phi-
losophie grecque.
Toulouse.
Philosophie : M. Thouverez, professeur.
Philosophie : M. C. Bouclé, chargé de
cours. — Cours public : La Spécialisation
et la Concurrence : examen de leurs con-
séquences au point de-vue moral et pédago-
gi(fue. — Conférence d'agrégation : Expli-
cation des auteurs. — Conférence de
licence : Analyse du sentiment de la
libi'rté. A quels principes philosophiques et
à quelles conditions sociales on peut rat-
tacher ses différentes forynes.
BELGIQUE
Bruxelles.
Philosophie : M. G. Dwelshauvers :
[' l'syfhulogie,3 h. par semaine, précédée
d'une Introduction à la philosophie. —
2° Philosophie du droit. — 3° Séminaire de
philosophie : études et discussions pour
les questions : Qu'est-ce qu'une loi natu-
relle'.' que pourrait être une loi en psycho-
logie? — 4° Explication des fragments
de Jules Lagneau.
Histoire de la philosophie : M. Leclére,
professeur. 1" Histoire de la philosophie
aiicienne (3 heures par semaine pemlant
le semestre d'hiver) : Socrale, Platon,
Aristote. — 2" Histoire de la philosophie
moderne (3 heures par semaine pendant
le semestre d'été) : Descaries et le carté-
sianisme.
Gand.
Philosophie : M. P. Hofkmann, profes-
seur. 1» Philosophie morale, 2 heures par
semaine pendant toute l'année. — 2" ///*■-
toire de la philosophie ancienne, 3 heures
par semaine pendant le premier semestre.
— 3° Histoire de la pédagogie depuis la
Renaissance jusqiûà nos jours, 3 heures
par semaine pendant le second semestre.
— 4" Exercices pratiques de philosophie.
Platon : le PhiUbe, 2 heures par semaine
pendant toute l'année.
Liège.
Philosophie : M. 0. Merten, professeur.
— 1"'' semestre : 1° Histoire de la pédago-
gie et méthodologie ; 2" Métaphysique géné-
rale et spéciale; 3° Encyclopédie de la phi-
losophie. — 2" semestre : 1" Logique;
2° Examens sur des questions de philoso-
phie (cours en partage : petits travaux
écrits sur des sujets faciles); 3° Analyse
d'un traité philosophique (Locke, Essai
sur l'entendement humain); 4" Questions
approfondies de psychologie, de logique et
de morale (cours en partage : La logique
de l'hypothèse, d'après Ernest Naville).
SUISSE
Fribourg.
Philosophie et histoire de la philoso-
phie ancienne : Gall Manskr.
Philosophie et histoire de la philoso-
phie moderne : Leo .MicnicL.
Pédagogie : Haimiael IIorner.
Genève.
M. Goi'RD. — La philosophie anglaise et
la philosophie allemande. — Philosophie
de la religion.
M. Adrien Navili.e. — Théorie de la
science. — Logique.
M. Tu. Flournoy. — Psychologie expé-
rimentale. — Discussions psychologiques.
— 4
— Exercices pratiques dans le laboratoire
de psychologie.
M. P. DuPROix. — Principaux systèmes
modernes de pédagogie. — Méthodologie
générale et spéciale pour les différentes
branches de l'enseignement. — Discussions
pédagogiques.
M. WuARix. — Principes et résultats de
la sociologie. — Conférences sociologi-
ques.
M. E. DE GiKABD. — Histoire des systèmes
sociaux jusqu'au xix° siècle.
M. WiNiARSKi. — Les bases économi-
ques de la science sociale.
M. Ed. Claparède. — L'hérédité phy-
siologique, psychologique et pathologique.
— Répétitoire pratique de psychologie
expérimentale.
.M. LnvcHiTz. — Répétitions d'histoire
de la philosophie.
M. Platzhoff. — La philosophie de
Richard Wagner.
Lausanne.
Philosophie : .M. M. Millioud, professeur.
NeuchâteL
Acadé)nie.
Philosophie : M. E. Murisieh, professeur.
Histoire de la philosophie ynoderne jusqu'à
Kani, 3 heures. — L'automatisme et l'acti-
vité volontaire, 2 heures. — Interprétation
de textes et conférences, 1 heure.
AGREGATION DE PHILOSOPHIE
Écrit..
1. De ridée de loi en physique et en
morale.
2. Quels sont les apports respectifs de
la vue, du tact et du sens musculaire dans
notre connaissance du monde extérieur?
3. La théorie de la liberté de Leibnitz.
Oral.
LEÇONS DE THÈSE
Le Mécanisme dans Descartes.
Origine, nature et fin de la Cité selon
Aristote.
Principe de l'universalisation des maxi-
mes selon Kant.
Les différentes formes de gouvernement
dans le Politique et la République.
Le Mythe du Politique.
Rapports de la Science et de la Mora-
lité chez Comte.
La Contingence et l'analyse de Leibniz.
Les Idées claires et distinctes de Leib-
niz.
Les perceptions insensibles.
Valeur de l'observation pathologique
en psychologie.
Le Temps, la Durée, l'Éternité.
L'abstraction et l'idée abstraite.
De l'association des idées par ressem-
blance.
L'Intuition en morale.
De l'idée de contrat social.
LIVRES NOUVEAUX
Histoire et solution des problèmes
métaphysiques, parC». Resolvier, 1 vol..
477 p., Alcan. l'JÛl. — Depuis que le plan
qu'il s'était tracé au début de ses Essais de
critique ç/énérale a été complètement rem-
pli, et qu'il l'a complété par sa Science de
la 'morale, c'est dans l'étude de l'histoire
de la philosophie que M. Renouvier a
cherché une confirmation de ses idées :
aussi bien le fait des divergences des
philosophes et de leur irréductible oppo-
sition est une des bases de sa doctrine.
— Dans VEsquisse d'une classification des
systèines, il interrogeait les plus grands
penseurs sur les trois ou quatre questions
essentielles de sa propre philosophie, et il
lui semblait les voir se partager sponta-
nément en deux camps, les solutions
données aux unes et aux autres se reliant
comme par une solidarité logique. — Re-
prenant cette étude d'un point de vue
plus dogmatique et dialectique dans ses
Dilemmes, il voulait récemment établir
a priori cette solidarité, et réduire la
métaphysique à trois ou quatre, sinon à
une unique alternative, capable de déter-
miner, selon que le choix se porte dans
un sens ou dans l'autre, toute l'attitude
philosophique d'un penseur. — Le présent
volume tend à confirmer a posteriori cette
démonstration : esquissant à grands traits
la physionomie de chaque système, à un
point de vue plus strictement historique
cette fois, il veut en dégager le principe,
en faire apparaître les difficultés, montrer
de quelle thèse primitivement acceptée
elles dérivent, et vérifi^er ainsi la néces-
sité latente des dilemmes, et l'acte d'op-
tion inaperçu qui se cache à la base du
système. Ce choix inévitable, le néo-crili-
cisme prétend avoir seul le mérite de le
reconnaître et la franchise de l'avouer, le
contraignant ainsi à se faire an grand
jour, et par là même à se fonder, non
plus sur l'inconscience du sentiment, mais
sur des motifs rationuels et clairement
appréciés. Il semble par là que l'ouvrage
soit inspiré par une pensée assez analo-
— 5 —
giie à celle de Havaisson dans son liapporl.
et soit destiné ii montrer que le néo-cri-
ticisme ou résout, ou éclaircil les dini-
cullés où se débattent les autres systèmes.
Il ne s'agit de rien moins, d'ailleurs, que
de les concilier : M. Henouvicr reste jus-
qu'au bout le philosophe de la liberté; les
idées lui apparaissent toujours par cou-
ples de contradictoires, tels qu'admettre
l'une, c'est radicalement nier l'autre.
Il est inutile de rappeler que les services
rendus par M. Renouvier comme histo-
rien de la philosophie sont presque égaux
à ceux qu'il a reudus comme penseur ori-
ginal : ce serait redire ce que chacun
sait que de vanter son érudition encyclo-
pédique, son intelligence profonde des
doctrines, l'impartialité avec laquelle il
les expose, que ne trouble pas la rigueur
avec laipielle il les juge; et enfin l'origina-
lité de plus d'une des interprétations qu'il
en donne. Les chapitres sur les anlé-so-
cratiques. sur l'ialon et Aristote, sur le
néo-platonisme, sur Descartes et sur Kant,
sont d'un raccourci lumineux et plein
dont un grand penseur est seul capable.
— L'œuvre se termine par un chapitre sur
le néo-criticisme, (jui a cet intérêt parti-
culier de faire la part, telle que M. Renou-
vier lui-même la conçoit, des influences
diverses qu'il a subies et des parentés
intellectuelles qu'il se reconnaît. Son ellort,
d'ailleurs, pour se métamorphoser en néo-
cartésien et se relier plus étroitement
ainsi à la tradition nationale, paraîtra'
peut-être plus ingénieux et curieux que
probant, au moins si l'on pense aux thèses
mêmes et au contenu des deux philoso-
phies. Que la source du Renouviérisme se
trouve avant tout dans la fusion du phé-
noménisme anglais avec le kantisme de la
Raison pvat'u] lie, c'est ce dont on se doutait
déjà, mais ce que fait mieux ressortir ce
dernier volume.
La Réforme de l'Enseignement par
la Philosophie, par Alfked Fouillke,
membre de l'Institut, 1 vol. de 214 p., in-lS,
Colin. — M. Fouillée réunit dans ce volume
des éludes qui ont paru dans la Revue
politique et parlementaire; elles ont vive-
ment ému les historiens, les littérateurs
et les hommes de science, dont elles cons-
tataient l'insuffisance pédagogique, et, par
cette émotion même, elles ont démontré
combien ces critiques ont été fondées;
all'ecter de voir dans M. Fouillée un spé-
cialiste qui réclamait pour une spécialité,
c'est avouer qu'on ne comprend rien ni
à ce qu'on enseigne ni à ce que doit être
l'enseignement. L'éducation est la forma-
tion de l'esprit; elle suppose la connais-
sance de cet esprit, l'étude du développe-
ment de la connaissance humaine, la
rellexion sur l'unité de la connaissance et
de l'action; c'est pourquoi il n'y a pas
d'autre pédagogie que la philosophie elle-
même. Vax montrant que toute réforme de
l'enseignement implique des principes
philosophiques et exige chez les élèves et
surtout chez les maîtres une culture phi-
losophique. .M. Fouillée ne cherche à dimi-
nuer le rôle ni de l'histoire, ni de la science,
ni de la littérature; tout au contraire il veut
qu'elles soient en étal de remplir leur
tâche éducative, de contribuer à l'eflica-
cilé et à l'unité de renseignement national.
.Aussi l'éminent penseur a-l-il raison de
dire que c'est rendre le service essentiel
à la France et à la Républi(jue (]ue de lui
rappeler qu'il faut à un pays une conscience
morale, et que la conscience morale est
inséparable de la conscience intellectuelle.
" Une nation qui donnerait aux autres
nations le premier grand exemple d'une
éducation vraiment philosophique rendrait
service à l'humanité en même temps qu'à
elle-même. Et quelle nation i)eul mieux le
faire que la patrie de Descartes? ■•
Malebranche, par Hemu Joly, 1 vol.,
.\11-2'J6 p. — Pascal, par Ad. Hatzfelo,
XlI-291 p. (Collection : Les Grands Philo-
sophes, chez Alcan.)^ Il n'y a pas grand
chose à dire du .Malebranche de M. Joly;
la préface, oii l'auteur raconte la genèse
de l'ouvrage, disposerait à la sympathie
et à l'indulgence, s'il ne s'agissait de
Malebranche. M. Joly a lu avec beaucoup
d'intérêt les œuvres de Malebranche; il
en a noté certains passages qu'il a trans-
crits dans son œuvre et qui feraient con-
naître assez agréablement les opinions du
philosophe. Seulement il se trouve que
.Malebranche est un systématique, et que
son historien n'a rien fait encore s'il n'a
retrouvé la méthode dialectique qui cons-
titue et relie entre elles les dilTérentes
thèses doctrinales. A ce soin .M. Joly s'est
dérobé systématiquement: ce qu'il y a
d'original et de profond dans la pensée de
Malebranche le gêne; il glisse sur la vision
en Dieu et sur les causes occasionnelles,
sans doute parce qu'il lui sera plus aisé de
les abandonner s'il ne les a pas approfon-
dies, et il en arrive à écrire dans sa con-
clusion ; « Qu'on néglige pour un instant
les expressions particulières de vision en
Dieu et de causes occasionnelles, qu'on en
fasse, suivant le mot préféré d'aujourd'hui,
de purs symboles; il sera difficile d'allecler
pour le fond de ces théories un dédain
superficiel. »
Le Pascal de .M. llatzfeld est l'œuvre
posthume d'un homme qui avait vécu pen-
dant cinquante ans dans la méditation de
Pascal, ijui peut-être lui avait dû en partie
la transformation de ses sentiments et de
— 6 —
ses croyances, et c'est dans ce rapport à
la personnalité de l'auteur qu'est le grand
intérêt de l'ouvrage. ?son que la biographie
psychologique ne soit écrite avec une
simplicité pénétrante, que l'analyse de la
méthode de Pascal pour « la conquête de
la certitude » et l'étude de <■ l'apologie de
la religion » dont les Pensées nous ont
conservé les fragments ne révèlent dans
leur concision la probité intellectuelle et
la fermeté de pensée qui caractérisaient
l'esprit de M. llalzfeld; encore à ces trois
chapitres essentiels faut-il ajouter une cri-
tique du jansénisme et une justification
de la casuistique, peut-être partiales, mais
solides, et une revue attentive des tra-
vaux scientifiques (dus à la collaboration
de M. le lieutenant Perrier). Mais le livre
a le grave défaut de ne pas avoir paru à
la date oii l'auteur l'avait pensé, et où il
avait un grand mérite à le penser. Il est
une réponse directe à M. Cousin : recons-
tituer la doctrine de Pascal, c'est détruire
la légende du Pascal sceptique et roman-
tique, et c'est à quoi M. Hatzfeld avait
travaillé par son enseignement, à quoi il
aurait contribué par son livre. s"il l'avait
publié, comme il eût pu le faire sans grand
changement, vingt ou trente ans plus tôt.
Aujourd'hui il se trouve que l'autorité de
M. Cousin n'est plus qu'un souvenir his
torique, et les discussions de M. Hatzfeld
semblent bien rétrospectives.
La formation du radicalisme philo-
sophique, par Élie Halévy, docteur es
lettres, professeur à l'École libre des
Sciences politiques. Tome I : la Jeunesse
de Bentham, XV-443 p. — Tome II : l'Èvo-
lulion de la Doctrine utilitaire de 1789 à
1815, lV-385 p. Paris, Alcan, 1901. — 11 a
été rendu compte dans le supplément de
mars de la soutenance des thèses que
M. Halévy a présentées à la Sorbonne : la
thèse française, qui avait un titre légère-
ment dilTérent : la Révolution et la doc-
trine de l'Utilité (17!S9 et 1815), est devenue
le second volume de l'important ouvrage
que nous annonçons aujourd'hui, et il
sera complété par un troisième volume
qui conduira le lecteur jusqu'en 1832,
moment où le radicalisme philosophique
est en Angleterre une doctrine constituée,
officiellement professée par un certain
nombre de penseurs et de publicistes.
Nous n'avons donc pour le moment qu'à
en signaler l'apparition au public philoso-
phique, qui y est doublement intéressé,
— d'abord par le contenu : M. Halévy a
reconstitué une époque de la pensée an-
glaise qui était mal connue des historiens
anglais, poussant ses recherches laborieu-
ses jusque dans le labyrinthe des manus-
crits de Bentham et récompensé par des
trouvailles heureuses qui enrichissent
de précieux inédits son premier volume;
ensuite par la méthode : M. Halévy a
étudié a doctrine du radicalisme philoso-
phique dans toute la complexité de sa
compréhension, principes psychologiques,
applications juridiques, conséquences éco-
nomiques, théories politiques, et on pour-
rait ajouter dans toute la complexité de
son extension, dans la pluralité des indi-
vidus, dans la diversité des écrits et des
événements, s'attachant à mettre en lu-
mière cette vérité que, indépendamment
et au-dessus de ce que croient être ou faire
les individus en tant qu'individus, les idées
se développent en vertu de leur logique
interne et se groupent par une loi d'attrac-
tion rationnelle.
La Logique de Leibniz, d'après des
documents inédits, par Lolis Coutchat.
chargé de cours à l'Université de Toulouse,
1 vol. de XII-607 p., gr. in-8", Paris, Alcan.
— M. Louis Couturat a conçu le projet de
faire connaître les ditTérenls travaux qui,
en Allemagne, en Angleterre et en Italie,
ont pour but d'édifier une science géné-
rale qui soit en quelque sorte l'unité de
la Logique et de la Mathématique: il a
voulu remonter aux précurseurs, et il a
rencontré Leibniz; c'est ici, devant la
richesse des idées, devant l'intérêt et la
variété des tentatives, que son projet pri-
mitif s'est élargi; le chapitre devenait un
livre, et le livre à son tour s'enrichissait
par une fortune inattendue. M. Couturat.
pour être sûr de ne rien laisser échapper
de ce qui devait servir à mettre en
lumière la pensée de Leibniz, allait exa-
miner les manuscrits de Hanovre, et là il
prenait sur le fait la négligence des édi-
teurs qui l'avaient précédé; il annonce la
publication d'un volume d'opuscules et de
fragments qui avaient paru négligeables
à Erdmann ou à Gerhardt, et qui sont
devenus précieux depuis que l'interprète
de Leibniz en a restitué le sens et la
valeur; de sorte que l'ouvrage de -M. Cou-
turat est une introduction à la fois au
traité de Logique algorithmique et à l'édi-
tion des inédits de Leibniz. Cette intro-
duction est un monument qui fera hon-
neur à l'érudition française : .M. Couturat
a suivi pas à pas, année par année, toutes
les démarches successives d'un esprit qui
n'a jamais abandonné ses rêves de jeu-
nesse, et qui savait se découvrir chaque
jour une nouvelle piste, tracer un nouveau
chemin, sans rien sacrifier pourtant de
l'unité systématique. Ce sont les pre-
mières réflexions de son adolescence qui
conduisaient Leibniz à dépasser la logique
de l'École, à esquisser une combinatoire
qui, à son tour, supposait une caractéris-
tique universelle. C'est pour arriver à
celte logique universelle que Leibniz
demandait aux membres de l'humanité
pensante de concentrer tous leurs elTorts,
de former des Académies, de constituer
une langue universelle et de créer une
encyclopédie. La Logique universelle se
précise et reijoit un commencement de
réalisation comme mathématique univer-
selle; les idées (]ue Leibniz sème à profu-
sion, en vue de son calcul logiiiue et de
son calcul géométrique, ne sont pas des
rêves, mais des « intuitions prophéti-
ques '■; elles ont servi de fondement aux
dilTérentes théories que les logiciens
modernes ont développées; s'ignoranl le
plus snuveni les uns les autres, ils relèvent
pourtant de Leibniz comme de la monade
qui les enveloppait et ((ui, par eux, aurait
déroulé ses replis. En même temjts d'ail-
leurs qu'elle rend hommage au génie de
Leibniz, la logicpie moderne expli<iuerait
pourquoi de tant de projets il n'est rieu
résulté de consistant et de constitué :.
c'est que Leibniz n'aurait point pris en
considération la portée existentielle des
propositions qui ne serait pas la même
dans les universelles et dans les particu-
lières, et qu'il aurait sacrifié au point de
vue aristotélicien de la compréhension le
point de vue de l'extension qui seul per-
met le traitement mathémathique des élé-
ments logiques. En dehors de cette con-
clusion, qui méritera d'être examinée
lorsque aura paru l'exposé complet de
la logique algorithmique, l'ouvrage de
M. Couturat comporte une conséquence
relative à la métaphysique de Leibniz, à
savoir que cette métaphysique est un pan-
logisme, tout raisonnement se réduisant
à l'analyse et toute analyse étant fondée
sur le principe d'identité. C'est dans le
chapitre central de son livre, intitulé la
Science générale, que M. Couturat déve-
loppe cette interprétation de la pensée de
Leibniz, oij il se rencontre en partie avec
M. Russell. Oserons-nous dire que, tout
en étant favorable à une exégèse qui, par
delà l'enveloppe théologique qui la re-
couvre diplomatiquement, retrouve dans
le système de Leibniz l'àme philosophique
du spinozisme, nous ne sommes pas con-
vaincus par l'argumentation de M. Cou-
turat? Si la métaphysique semble se
réduire aussi facilement à la logitiue,
c'est que la logique à son tour repose sur
la métaphysique. Que toute science tire
analytiquement du sujet les prédicats qui
y sont inclus, soit : mais le sujet n'est
pas le sujet logique, c'est la substance
métaphysique, la monade, homme ou
Dieu, en qui est contenue dès le principe
une infinité qualitative, et comme M.
Pierre Boutroux le faisait remarquer a
M. Russell dans une remarquable critique
qui a paru dans cette Revue même, la
logique suppose les sujets, mais elle ne
les pose pas. Bref, M. Couturat a magis-
tralement démontré que, pour aller à la
Monadologie, on peut partir de la Logique
leibnizienne; mais il semble que c'est
encore suivre la marche qui conduit de
la circonférence au centre, comme si l'on
partait des problèmes soulevés au temps
de Leibniz par la mécani(|uc, par la bio-
logie, par les controverses sur l'origine
des idées.
Pour la Liberté de Conscience,
conférences populaires par .MM. Ballahiv,
BouGLii, Daiu.i , LoTTi.x et Rayot, \ vol.
in-12, de VlIl-215 p., Paris, Cornély. —
11 est inutile de dire que l'inspiration de
ces quatre conférences nous est pleine-
ment sympathique; iju'il nous soit per-
mis de regretter que le caractère sacré de
la liberté de conscience, affirmé avec
énergie, n'y soit pas démontré peut-être
avec la rigueur nécessaire. D'une part, en
effet, les quatre conférenciers sont con-
vaincus, certainement, que la thèse anar-
chiste est fausse, suivant laquelle toute
espèce de contrainte légale doit être
immédiatement et radicalement abolie,
qu'à tout le monde n'appartient ni le
droit de tout faire, ni même le droit de
tout dire. Or, toute loi pénale est une
infraction à la liberté de conscience. Sans
doute nous tenons pour détestable que
deux groupes d'hommes se persécutent
parce que l'un tient pour la communion
sous les deux espèces, l'autre ])our la
communion sous une espèce; mais c'est
que nous avons une opinion faite sur ces
deux opinions ; nous les considérons
comme également indifférentes au bien
public. Sans doute nous laissons le fou
libre de dire et d'imprimer que 2 -f- 2 = 5;
du moins l'enfermons-nous dans un hos-
pice d'aliénés lorsqu'il devient, par l'in-
cohérence de ses affirmations et de ses
actes, dangereux pour ses semblables.
D'autre part, il est incontestable que toute
société repose sur un fond spirituel, est,
tians son essence, une unanimilé\ mais
ridée d'une vérité imposée est une idée
contradictoire; l'idée de la liberté de
conscience redevient ainsi partie inté-
grante (le l'idée sociale. Mais encore ne
suffit-il pas à l'Etat de s'abstenir dans la
société actuelle, pour que règne la liberté
des consciences individuelles. Une série
de groupes coexiste avec l'État, préexiste
à l'Étal, groupes où la majorité tyrannise
la minorité, où les hommes faits tyran-
nisent les enfants. La question ne sau-
rait dès lors être éludée de savoir de
— 8
quel côté la liberté des consciences court
le plus de risques, du côté des groupes
locaux et familiaux, ou du côté de l'Élat.
La tutelle de l'État est nécessaire au pro-
grès de la vérité: l'État est, à bien des
égards, le protecteur des intérêts de l'in-
dividu contre les intérêts du groupe.
Même devant un auditoire populaire, la
thèse de la liberté de conscience pouvait
être définie avec rigueur, et dans les
limites qu'exige la logique.
REVUES ET PERIODIQUES
L'Année philosophique (onzième an-
née, 1900), publiée sous la direction de
F. PiLLox, ancien rédacteur de la Critique
philosophique (1 vol., 316 p., in-S", Alcan,
1901). — L'Essai sur les catégories de
M. Dauriac fait suite au mémoire sur la
doctrine néo-criticiste des catégories qui
a été publié dans le premier volume de
la Bibliothèque ducorif/rès international de
philosophie. L'auteur y établit que les
catégories, telles que les entend M. Renou-
vier, sont contingentes hors la catégorie
de nécessité analytique; mais, dans une
seconde partie, il se demande si on ne
pourrait pas établir entre ces catégories
une participation, et il signale aux philo-
sophes le problème platonicien qui s'im-
pose à eux, et que déjà, suivant la remarque
ingénieuse de M. Dauriac, les sciences
résolvent en partie par la mathématisation
progressive de leurs lois. — En dehors de
cet intéressant Essai, les autres articles
de l'Année philosophique sont consacrés
à l'histoire de la Philosophie, et on ne son-
gera point à s'en plaindre si on considère
les sujets traités et le nom de ceux qui
les traitent. M. Brochard étudie les mytlies
dans la pliilosophie de Platon; tout en ren-
dant justice à la thèse hardie et brillante
de M. Couturat. M. Brochard montre qu'un
procédé de critique aussi rigoureux rédui-
rait arbitrairement le contenu du plato-
nisme; si la philosophie de Platon est
essentiellement une dialectique, elle doit
justifier en les subordonnant les formes
inférieures de la connaissance en les rap-
portant aux formes inférieures de l'être,
et c'est à quoi est éminemment appro-
priée la vraisemblance du mythe. —
M. Hamelin met en lumière, dans son
travail sur une des origines du spinozisrne.
ce que la philosophie de Spinoza contient
d'aristotélisme,et il montre par une argu-
mentation solide et forte à quels inter-
médiaires il faut recourir pour retrouver
la filiation entre deux doctrines, à tant
d'égards si éloignées l'une de l'autre. —
Enfin M. Pillon continue les études qui
ont pour titre — et qui devaient à l'ori-
rigine avoir pour sujet : VÊvolution de
ridéalisme au xvni" siècle; en fait il s'est
installé dans l'étude de Bayle, comme dans
le meilleur observatoire pour examiner le
xvii" siècle. Cette année il refait, avec Bayle,
la critique du spiritualisme cartésien. Il
montre d'une façon péremptoire comment
le cartésianisme a ruiné la notion aristoté-
licienne de la substance, et comment il
avait fait apparaître le caractère nettement
matérialiste de la scolastique chrétienne:
exposant ensuite comment, de la critique
de la substance étendue, Bayle passait à
la critique de la substance pensante chez
Descaries, il cherche à établir que cette
critique devait logiquement conduire son
auteur non au scepticisme, mais au phé-
noménisme idéaliste. Seulement, il y aurait
à se poser deux questions, que nous nous
contenterons d'énoncer : est-il sûr que
Bayle n'ait pas — comme il le fait volon-
tairement pour Spinoza — attribué à Des-
cartes la définition scolastique de la sub-
stance"? et qu'en revanche le cartésianisme
ne contienne pas déjà la notion de la sub-
stance, telle que M. Pillon la réintégra
dans son phénoménisme, et ne définisse
pas Tame comme conscience et comme
personne"?
L'Année sociologique, publiée sous
la direcLidU de Emile Dl rkheim, quatrième
année (1899-1900). — Ce recueil, organisé
dans le détail d'une façon de plus en plus
dètinitive, rend cet inappréciable service,
sous la direction d'un penseur essentielle-
ment rationaliste, de fixer les catégories
dans un ordre d'idées où, trop générale-
ment, on se croit autorisé à penser par
images vagues et à écrire par métaphores.
La série d'analyses qui constituent la
majeure partie de l'ouvrage, en sont aussi,
sans doute, la partie la plus importante
philosophiquement. Trois mémoires origi-
naux la précèdent : l'un, sur le régime des
castes, par M. C. Bouclé, clair et bien
documenté, l'autre sur deux lois de l'évo-
lution pénale, oii M. Durkheim donne une
précision nouvelle à des idées dont son
ouvrage sur la division du travail social
ne contenait que le germe; le troisième
sur les causes d'extinction de la propriété
corporative, par M. Charmoxt, un peu trop
succinct et dont l'on n'aperçoit pas net-
tement l'intérêt final. — Qu'il nous soit
permis de signaler une note (p. 69) où l'on
voit comment une certaine scolastique
verbale encombre la sociologie d'aujour-
d'hui. M. Durkheim, dans cette note, refuse
« de classer les sociétés d'après leur état
de civilisation •>, comme Spencer et Stein-
metz, « Car, alors, on est obligé d'attri-
buer une seule et même société à une plu-
ralité d'espèces, en suivant les degrés de
civilisation qu'elle a pruL'ressivement par-
courus. Que dirait-on d'un zoologiste qui
fragmenterait ainsi un animal entre plu-
sieurs espèces? ■■ .Mais, demanderons-nous
à notre tour, à quel signe le zoologiste
reconnait-il l'existence d'un animal, si ce
n'est à la persistance en lui de certains
caractères spécifiques? El qu'est-ce qui
nous i)ermeld'aflirmer d'une société qu'elle
reste dans le lemps une seule et même
société, si ce n'est que certaines formes
politiques y persistent, que la civilisation
y présente constamment un certain carac-
tère défini? <■ La France du .wii" siècle et
celle duxix" appartiennent au même type.
et pourtant l'organe régulateur suprême
s'est transformé. » Oui, mais une certaine
administration centralisée a persisté. Que
dira-t-on de la France du xiv» siècle? de
la France sous Cliarlemagne? de la Gaule
Romaine ? de la Gaule préhistorique? C'est
ici la querelle d'un Aristotélicien, suivant
qui l'être en lant(iu'être est le fondement
substantiel des qualités, des idées, et d'un
Platonicien, suivant qui l'être appartient
aux idées dont la matière est le soutien.
Un doute que cette querelle puisse recevoir
une solution positive, ni contribuer au
jirogrès de la sociologie, entendue comme
une science positive.
Couloinniiurs. — lin;i. 1'. Ur()il:iril
REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE
SUPPLÉMENT
(Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.;
(X" DE NOVEMBRE 190l)
LA PHILOSOPHIE
DANS LES UNIVERSITÉS
FRANCE
Paris.
Université (Faculté des lettres).
Philosophie : M. G. Séailles, professeur:
L'Idéal moral, le samedi de 2 h. 1/2 à
3 h. 1/2; — conférences pratiques en vue
de l'agrégation, le jeudi de 1 h. 1/2 à
3 h. 1/2.
Science de l'Éducation : M. F. Buisson,
professeur : De l'Éducation du sens social,
le jeudi à 4 h.; — exercices de pédagogie
pratique et lectures d'auteurs pédagogi-
ques, le samedi de 4 h. à 6 h.
Histoire des doctrines politiques :
M. Henry Michel, chargé du cours étu-
diera le mardi à 4 h. 1/2 le développe-
ment de Vidée démocratique dans l'œuvre
d'Edqar Quinet et dans Vu-uvre de Michelet
(cours public). Le samedi matin il diri-
gera (à 9 heures) des travaux relatifs au
cours, et il expliquera (a 10 heures) un
auteur du programme de l'agrégation de
philosophie (cours fermés).
Besançon.
Philosophie : .M. Colse.net, doyen de la
Faculté des Lettres, professeur : Confé-
rence de licence, lundi : Morale théorique.
— Mercredi : Histoire de la philosophie
moderne. — Cours, vendredi : Descartes.
Bordeaux.
Philosophie : M. ('•. Iîodieh, maître de
conférences : le mercredi à '6 h., Histoire
de la philosophie grecque (suite) : La
période philosophique de Philon à Proches:
— le jeudi à 8 h. 1/2 et à 5 h., explica-
tion des auteurs inscrits au programme
de l'agrégation.
Poitiers.
Philosophie : M. Mauxion, professeur.
Cours : Le problème moral. — I. Le pro-
blème moral et le temps présent. — II.
La Morale du spiritualisme; le Bien absolu.
— III. La Morale du criticisme; l'Impératif
catégorique. — IV. La Morale du pessi-
misme; la Pitié. — V. La Morale du posi-
tivisme; l'Altruisnic. — VI. La Morale
(l'Herbert Spencer; l'Évolulioiinisme. —
Vil. La Morale des sociologues; la Socia-
bilité et le Psychisme social. — VIII.
Résultat de la critique des doctrines; le
Bien est un idéal en voie d'évolution;
E.rplication de la liberté, de l'obligation,
du remords. — IX. Analyse de l'idéal
moral: l'élément esthétique: l'élément ra-
tionnel; l'élément sympathique. — X.
Évolution de l'élément esthétique. — XI.
Évolution de l'élément rationnel. — XII.
Évolution de l'élément sympathique. —
XIII. Synthèse; la Morale de l'avenir.
Toulouse.
Pliilosopliie : E. Tiiouvekez, professeur;
le mercredi à 10 h. 1/4 (à partir du 15 fé-
vrier), agrégation et licence : Étude de
philosophie scientifique; — le jeudi à 10 h. 1/ i,
agrégation : Les auteurs modernes du pro-
gramme deVagrégation, à l'écrit, pour 1002 ;
— le vendredi à 10 h. 1/4, licence : Cou7-s
d'histoire de la philosophie moderne; — le
samedi à 5 h. (du 1" décembre au 15 fé-
vrier), cours public : Introduction à la
Métaphysique spiritualisle.
2
SUISSK
Lausanne .
Faculté des lettres (année 1901-1902).
M. MiLLiouD, professeur. — I. Philoso-
phie ancienne. Histoire des principaux pro-
blèmes : 3 heures. — 11. Moralistes, psy-
chologues et sociologues contemporains :
2 heures. A. La morale dans les princi-
pales confessions chrétiennes : méthode;
principes; la vie morale; lacunes. B. La
morale dans les principales écoles philoso-
phiques; méthode; principes; influence;
lacunes. C. Tentatives récentes : 1° Essais
de réforme de Véchelle des valeurs en
morale. 2" Essais tendant à fonder la
morale sur les données des sciences posi-
tives : les biologistes; les sociologues ; ques-
tions pendantes. — III. Conférences de
philosophie : 2 heures; Explication de
textes; travau.x d'élèves; discussions.
BELGIQUE
Louvain.
Programme des cours de l'Universitiî
(année académique 1901-1902.)
Institut supérieur de philosophie (école
Saint-Thomas d'Aquin). — Président :
D. Mercier. — Secrétaire : S. Deploige.
1'" Année : Baccalauréat, Cours géné-
raux. — D. Mercier, Prof, ord., et M. De
WuLF, Prof. ord. de la Faculté de Philo-
sophie et Lettres. La Logique, mardi de
16 h. 1/2 à 18 h., mercredi et jeudi de
16 h. à 17 h. 1/2. vendredi de 15 h. à 16 h.
1/2 pendant le I" semestre. — M. De Wulf,
Prof. ord. de la Faculté de Philosophie et
Lettres. L'Ontologie, mardi de 16 h. 1/2 à
18 h., mercredi de 16 h. à 17 h. 1/2, jeudi
de 11 h. à 12 h. 1/2, vendredi de 8 h. à
9 h. 1/2, pendant le II'' semestre. — UHis-
toire de la philosophie du moyen dge, mer-
credi à 8 h., pendant le I" semestre. —
A. Thiéry, Prof. ord. de la Faculté de
Médecine. La Psychophysiologie, lundi de
8 h. à 10 h., pendant le H' semestre. —
La Physique, lundi de 8 h. à 10 h., samedi
de 11 h. à 13 h., pendant le l" semestre.
Deuxième Année : Licence, Cours géné-
raux. — A. TmÉRY, Prof. ord. de la Fa-
culté de Médecine. La Psychologie, mardi
et mercredi de 10 h. à 11 h. 1/2, pendant
le I" semestre: mercredi à 10 h., pendant
le II" semestre. — La Psychophysiologie,
lundi de S h. à 10 h., pendant le second
semestre. — Laboratoire de psychophy-
sioiogie, vendredi à 15 h., pendant
I"' semestre. — J. Forget, Prof. ord. de la
Faculté de Théologie. La Philosophie ino-
rale, jeudi et vendredi de 9 h. à 10 h. 1/2,
pendant le II' semestre. — M. De Wulf,
Pruf. ord. de la Faculté de Philosophie et
Lettres. Histoire de la philosophie du moyen
âge, mercredi à 8 h., pendant le P' se-
mestre. — Histoire de la philosophie, mer-
credi à 11 h. et jeudi à 16 h., pendant le
ir' semestre.
Troisième Année : Doctorat. — D, Mer-
cier, Prof. ord. de la Faculté de Philoso-
phie et Lettres, et A. Thiéry, Prof. ord. de
la Faculté de Médecine. La l'sychologie,
jeudi à 10 h. 1/2, vendredi à 9 h., pendant
le I" semestre: jeudi et vendredi à S h.,
pendant le IL' semestre. — A. Thiéry,
Prof. ord. de la Faculté de Médecine. La
Psychophysiologie, lundi de 8 h. à 10 h.,
pendant le II'' semestre. — Laboratoire de
Psychophysiologie, vendredi à 15 h., pen-
dant le P' semestre. — S. Deploige, Prof,
ord. de la Faculté de Droit. Le Droit natu-
rel et le Droit social, mardi et jeudi de
11 h. 1/2 à 13 h., mercredi et samedi de
8 h. à 9 h. 1/2 pendant le 1" semestre. —
D. Mercier, Prof. ord. de la Faculté de
Philosophie et Lettres. La Théodicée, jeudi
et vendredi à S h., pendant le I" semestre.
— M. De WiLF, Prof. ord. de la Faculté
de Philosophie et Lettres. Histoire de la
philosophie, mercredi à 11 h. et jeudi à
16 h., pendant le 11' semicstre. — L. Becker,
Prof, extraord. de la Faculté de Théologie.
La Théodicée, mardi et jeudi de 9 h. à
10 h. 1/2, pendant toute l'année.
Conférences. — J. Forget, Prof. ord. de
la Faculté de Théologie. Exposé scientifique
du dogme catholique. — L. De Lantsheere,
Prof. ord. de la Faculté de Droit. La Phi-
losophie moderne. — La Philosophie de
l'histoire. — E.-L.-J. Pasquier, Prof. ord.
de la Faculté des Sciences. Les Hypothèses
cosmogoniques. — C. Van Overbergh. Le
Socialisme contemporain. — G. Legrand.
Les Origines de la littérature réaliste en
France au xix" siècle.
Cours pratiques. — Laboratoire de psy-
chophysiologie, sous la direction de M. A.
Thiéry, le vendredi à 15 h. — Laboratoire
de chimie, sous la direction de M. D. Nys,
le vendredi à 15 h. — Conférences de
philosophie sociale, sous la direction de
M. Deploige, le mercredi à 18 h. — Sémi-
naire d'histoire de la philosophie du moyen
âge, sous la direction de M. M. De Wulf,
le jeudi à 18 h.
LIVRES FRANÇAIS NOUVEAUX
La méthode historique appliquée
aux sciences sociales, par Cii. Sei-
GNOROS. 1 vol. in-S°,de 322 p. Alcan, 1901.—
« Il serait chimérique de se proposer un
plan que les matériaux ne se prêteraient pas
à réaliser: on ne construira pas une Tour
Eiffel avec des moellons. C'est là une néces-
— 3 —
silé praliiiuc im'ouhlienl les |)liilo.sonhes
quand ils veulent construire une science
sociale avec une métliode métaphysique ou
en imitant le plan des sciences biolo^çiques
sans tenir compte de la dilTerence des
matériaux »(p.'Ji).« Toulsystèmequi pour
expliquer la solidarité entre les diverses
espèces de iiliénomènes sociaux commence
par admettre l'unité de la vie sociale
repose sur un besoin métaphysique d'unité
contraire aux conditions de la méthode
scientilique.On n'a pas le droit d'admettre
« priori l'unité des phénomènes pas plus
en science sociale qu'en chimie. Si l'on
doit arriver à constater un jour une unité
cachée, ce ne sera qu'après avoir passé
par une étude empirique qui aura tenu
compte de la diversité évidente de faits
constatés par l'expérience » (p. 269). Ces
maximes devraient être méditées par nos
métaphysiciens et nos moralistes d'École,
par les dialecticiens de Tévolutionisme,
de la psycholo,ij;ie physiologique, par tous
les scolasticjues. Les généralisa lions pseudo-
scientihques sont actuellement les plus
dangereuses. M. Seignobos les vise par-
ticulièrement. On lira avec fruit sa cri-
tique des conceptions biologiques, et
transformistes (p. lIJO-l 43, 228 et sqq.). des
conceptions (|ue nous appellerons, pour
abréger, matérialistes de l'histoire, inter-
prétation économique, et marxiste réfutée
peut-être d'une façon quelque peu exté-
rieure (p. 261 et sqq.), mathématique
(p. 127), anthropogéographique, anthropo-
logique (p. 273 sqq.), des conceptions psy-
chologiques abstraites (celle par exemple
de l'économie politique orthodoxe, p. 132).
L'erreur commune à toutes ces théories
est de prétendre à une unité, à une pré-
cision généralement illusoires. Ne con-
fondons pas précis et exact (p. 34). La
science des faits (statistiques, recense-
ments, etc. lest la moins avancée en histoire,
celle des croyances est la plus facile, la
plus sûre. H n'y a par suite pas d'histoire
sans psychologie. La méthode historique
est exclusivement une méthode d'interpré-
tation psychologique par analogie (p. 25;
cf. p. 112", 118, 176 et sqq.).
Le livre donne l'impression directe d'un
esprit scientifique, à la fois rigoureux et
souple, qui s'elTorce de s'adapter parfaite-
ment au réel, à tout le réel, d'une pro-
bité absolue, condition première et non
toujours réalisée de la recherche. 11 faut
avant d'entreprendre aucun travail de
critique résoudre pour soi-même celte
(piestion préjudicielle : « Veut-on tra-
vailler en savant?... Veut-on opérer... pour
arriver à l'Institut? (p. 31). ■■ Visiblement
M. Seignobos n'y songe guère. Nous ne
reprocherons à l'auteur que de pécher par
trop de scrupules. Les règles et les pro-
cédés de la méthode sont analysés avec
une minutie parfois fatiganlequi rappelle
la manière des Anglais. De longues pages
de conseils, parfois sans un exemple,
sont quelque peu fastidieuses. Peut-être se-
rait-il mieux de dégager la méthode d'un
exemple, d'un cas bien analysé.
Œuvres scientifiques de Gustave
Robin, réunies et publiées, sous les aus-
[lices du Ministère de l'Instruction pu-
blique, par Louis Rafiv. Tome 11, fasc. 1 :
P/ii/si(/i<e mathi')iuiliipie\ fasc. 2: Thermo-
dj/namif/iie f/énérale. Paris, flaulhier-Vil-
lars, IS'JO-l'JOl. — Les o-uvres posthumes
de Gustave flobin, enlevé prématurément
à la science et à l'enseignement (il fut
chargé du cours de Chimie physique à
la Faculté des sciences de Paris de 1896 à
sa mort, 1 898) doivent former trois volumes :
un de Mathématiques, un de Physi(|ue et
un de Chimie. Celui dont nous annonçons
l'apparition est le second; la partie la
plus originale en est un cours de Thermo-
dynamique oii l'auteur a essayé de fonder
la Statique et la Dynamique générales
(c'est-à-dire en somme la Pliysi(]ue et la
Chimie tout entières) sur des bases pure-
ment expérimentales. Substituer partout
la méthode inductive à la méthode déduc-
live, qu'il réduit d'ailleurs à la première
(•< raisonner, c'est faire une série d'expé-
riences internes •>); partir toujours des
faits pour revenir aux faits; consti-
tuer la science avec des images sensi-
bles, copies exactes ou tout au plus sim-
plifiées de la réalité, et non avec des hypo-
thèses mathématiques invérifiables (tou-
chant l'invisible et les infiniment petits);
n'admettre pour lois physiques que le
résultat immédiat et vérifiable des induc-
tions, et n'ériger en pri/icipcs iiue le résumé
d'un grand nombre d'expériences ; se laisser
guider par la nature au lieu de prétendre
la deviner, la décrire plutôt que la recons-
truire, telles sont les idées directrices de
la pensée de G. Robin. Son œuvre cons-
titue, au point de vue philosophique, le
plus puissant elTort qui ail été fait pour
édifier la Physique (et même les Mathé-
matiques) par une méthode rigoureuse-
ment empiriste et positiviste. Cela suffit à
en faire entrevoir la profonde originalité.
Elle n'est pas moins originale au point de
vue scientifique : l'auteur a fondé la Sta-
tique générale, non plus sur le principe
de Carnot, mais sur (feux principes de
Carnot (pi'il a le pren)ier distingués et
formulés; et la Dynamique générale sur
le principe de l'équivalence généralisé. En
somme, c'est une tentative hardie et pres-
que héroïque pour refondre les sciences
expérimentales suivant des idées systéma-
_ 4 —
tiques, en dehors de tuile tradition et de
toute convention, et pour obtenir une con-
ception absolument réaliste de la nature.
La Psychophysique, par Marcel Fou-
cault, professeur agrégé de philosophie,
docteur es lettres. 1 vol., 491 p. in-8";
Paris, Alcan, 1901. — Cette thèse pour le
doctorat, soutenue devant la Faculté des
lettres de l'Université de Paris, est un
travail historique et scientitique de la
plus haute valeur. M. Foucault s'est atta-
qué à un sujet difficile entre tous, sédui-
sant pour les non-mathématiciens qui se
laissent prendre à l'artifice des méthodes
et s'amusent à réduire en formules des
phénomènes réfractaires, mais, autant
qu'il a séduit d'abord, décevant et ingrat
pour les chercheurs probes qui voudraient
quelque certitude dans les résultats;
sans renoncer à l'ambition d'avoir travaillé
pour sa part à l'avènement, prochain ou
lointain, d'une psychologie positive, il a
fait preuve d'une rare pénétration critique.
Dans l'exposé de l'o:'uvre de Fechner qui
forme la première partie de son ouvrage,
il démêle avec soin les données que lui
fournissaient ses prédécesseurs, les maté-
riaux empruntés à l'expérience, et d'autre
part les postulats d'ordre mathématique
et d'ordre psychologique qui ont abouti
dédiictivement à la formule logarithmique.
Ces postulats ont fait l'objet de critiques
fameuses, dont M. Foucault ne conteste
nullement l'évidence; aussi n'accepte-t-il
aucune des corrections ingénieuses qui
ont été proposées par Helmholtz, par
Delbœuf, par Wundt, entre autres; seule-
ment il n'admet pas qu'il ne reste rien
de l'édifice construit par Fechner : il ne
reposait pas sur une base solide, parce
que l'intensité n'est pas un caractère
directement applicable à la sensation
prise dans sa totalité, mais il est possible
qu'il doive être reconstruit sur une autre
base; en effet la sensation qui est l'objet
de la psychophysique est non pas la sen-
sation brute, mais la sensation perçue,
c'est-à-dire l'achèvement d'un processus
mental assez complexe et qui peut se
prêter à la mesure par l'un ou par plusieurs
de ses aspects. A la suite de Stumpf — et
déjà Wundt avait eu le pressentiment de
cette distinction. — M. Foucault distingue
delà perception la sûreté du jugement de
perception ou, ainsi qu'il s'exprime après
avoir rappelé comme l'inspiration centrale
de son livre les définitions de Descartes
et de Leibnitz, la clarté. Et alors un
double problème se présente : rechercher
si les méthodes psychophysiques, ajctuel-
lemenl employées, n'ont pas porté en fait,
et à l'insu de leurs auteurs, sur la mesure
d9 la clarté comme sur l'élément pro-
prement quantitatif des sensations, et,
d'autre part , rechercher comment , la
mesure de la clarté étant désormais le
but de la psychophysique, les méthodes
et les formules y doivent être adap-
tées : discussion de la loi de Gauss,
laquelle ne peut plus avoir le même sens
en psychologie où il s'agit de cons-
tater les erreurs de l'observation, qu'en
astronomie où il s'agit" de les éliminer;
critique et correction des méthodes con-
nues de Fechner et des méthodes nou-
velles. C'est lu partie la plus originale du
livre et c'était la partie la plus délicate :
M. Foucault avait à lutter contre l'impres-
sion qu'il avait créée en exposant les demi-
échecs des tentatives antérieures, par la
simplicité, la netteté sincère de sa dis-
cussion. .M . Foucault a réussi, sinon à jus-
tifier sa conception, ce qui serait préma-
turé, du moins à montrer qu'elle posait
une question intéressante à laquelle l'ave-
nir répondra, et c'était, je pense, son
unique ambition. Pour nous, nous retien-
drons du livre de M. Foucault que l'évo-
lution de la psychophysique s'est faite de
plus en plus vers la psychologie pure : il
s'agit moins de mettre en relation directe
l'excitation et la sensation, que de se
servir du rapport connu entre les excita-
tions pour apprécier, avec une exactitude
•croissante, non pas le rapport des sensa-
tions, mais notre jugement sur le rapport
des sensations. La psychophysique repren-
drait en sous-œuvre, en partant des
formes inférieures de la pensée et en fai-
sant appel aux méthodes expérimentales,
la critique du jugement.
Peut-on refaire l'unité morale de la
France? par Henri Berr, 1 vol. de 146 p.
Armand Colin, éditeur. — Il est vrai de dire
avec M. Berr qu'il n'y a pas de nation sans
unité morale, et que cette unité la science
peut et doit la faire. Mais M. Berr entend
par la science une certaine philosophie
moniste que l'on en peut dégager, et il
croit que sur une telle philosophie les
hommes s'entendront. Nous pensons que
la science doit se définir non par telle ou
telle conclusion, tel ou tel système tou-
jours douteux et fragile que l'on peut
construire en partant de données posi-
tives, mais par un certain esprit, une cer-
taine attitude à l'égard des choses.
L'unité qui résulte de la science esl une
unité formelle, de direction, de méthode.
En prenant cette attitude, les hommes
aboutiront, dans l'ordre moral qui nous
intéresse ici, à un accord non pas sur une
philosophie de la vie et de la nature,
mais sur des ^oiulions très limitées, qui
les touchent directement : répartition de
la propriété éducation nationale, etc. Il
ne s'agit donc poinl tl'enseit-'ner ou de
répandre telle ou telle philosophie, mais
d'hal)itucr l'homme et l'entanl à prendre
sur chaiiue problème l'atlilude i|ue pren-
drait un savant étudiant un problème
pliysi(|ue. Un savant ne délinit pas
l'énerifie en général pour résoudre un
problème d'électricité, mais il étudie les
phénomènes électritpies, et si la notion
générale d'énergie se dégage de ses
études comme de celles du physicien qui
étudie la chaleur, c'est par une sorte de
raccord qui se fait après coup, ou si
même l'analogie permet de passer d'une
étude à l'autre (ainsi Maxwell découvrant
la propriété des courants de déplacement
par le sentiment d'une analogie, incom-
plète d'ailleurs, entre ces courants et les
courants électriques ordinaires), jamais
cette analogie ne se suffit à elle-même;
elle a besoin d'être contrôlée dans le
domaine spécial auquel elle s'étend.
Ainsi ce n'est pas sur une certaine con-
clusion générale de la science et de la
philosophie qu'il faut tenter de rappro-
cher les hommes. .Mais faites-leur prendre
sur telle question sociale qui les divise
l'altitude du savant, et vous obtiendrez
sans doute un accord inattendu. Telle doit
être la fin de l'éducation publique et
aussi des institutions : habituer l'enfant
à ne traiter que des problèmes limités et
précis, même dans l'ordre de l'idéal, à
dégager par exemple son devoir sur tel
point, habituer l'homme par la décentra-
lisation de la vie politique et économique
à traiter des problèmes qu'il peut résoudre.
Le but de M. Berr nous parait le vrai, sa
méthode nous paraît contestable. Le livre
reste utile et parce que l'aspiration en
est bonne, et aussi parce que la méthode
imparfaite en elle-même nous parait pra-
tiquement appropriée à un certain public
et au temps que nous traversons. Les
généralités trop abstraites et construc-
lives sont peut-être nécessaires en atten-
dant ces généralités substantielles qui
résultent de l'accord spontané des esprits
positifs. Elles correspondent à la période
non encore achevée du théisme abstrait
qui précède la période vraiment positive.
Avant d'en arriver à ce moment oii il se
contente de la monnaie de l'universelle
idée qu'il croyait jadis saisir en une fois,
l'homme remplace le Dieu vivant et
un, l'Idée transcendante et une par un
schème. Au lieu de jaillir des choses la
vérité semble alors encore venir d'en
haut, sous forme de développement d'une
vérité abstraite. 11 n'est pas mauvais
qu'avant qu'entrent en scène les purs
savants, et pour ne pas brusquer les
consciences, parlent encore les déductifs,
les prêtres laïques au nom d'une vérité
prétendue totale.
LIVRES ETRANGERS NOUVEAUX
René Descartes. Medilaliimesde prima
}ihili>sophiii. Suc II lier Pariser original nus-
f/ahe und der ersieii franzosischen Lehersel-
ziinç). Nouvelle édition avec remarques
de G. Girni.EH, prof. exir. à l'Université de
Munich. 1 vol. iv-SoO p. in-S"; Munich, 1901.
Nous n'avons pas l'hal.iitude d'éditer les
penseiirs allemands dans le texte origi-
nal; nous devons d'autant plus remercier
M. Gûttler de l'hommage qu'il a rendu à
Descartes dans cette très simple et très
commode édition. Le texte latin et la tra-
dition française ont été revisés avec le plus
grand soin; les notes expliquent seule-
ment les difficultés de langage; les discus-
sions sont résumées h la lin de chaque
méditation: déplus .M.Giittler a eu l'excel-
lente idée d'emprunter à la Réponse aux
deuxièmes objections l'esquisse du sys-
tème sous forme géométrique.
Maine de Biran. Ein Jiritrao zur Ge-
schiclileder Metapinjsil; nml der Ps>/chologie
des Willens, par Alfhed KiiHTMANN. 1 vol.,
vni-195 p. in-S"; Brème, 1901. — Dans un
jugement fortement motivé sur l'œuvre de
Maine de Biran, M. Renouvier s'exprimait
ainsi : « Les théories de .Maine de Biran
n'ont pas pris place dans une série histo-
rique de développements de la méthode ana-
Ivtiiiue. » (Philosophie analytique de Chis-
t'oire, IV, 55.) C'est à en appeler d'un tel
jugement que .M. Kiihtmann a consacré
son consciencieux et substantiel travail.
Sans le regarder comme un penseur de
premier rang, il estime que Maine de
Biran est moins connu en Allemagne
qu'il ne le mérite, et que l'extension prise
par la philosophie de la volonté fait de
.Maine de Biran un précurseur qu'il est
juste de remettre en lumière. .M. Kiiht-
mann s'est placé au poinl de vue histo-
rique; il relève les jugements de .Maine
de Biran sur ses prédécesseurs depuis
Descartes, insistant surtout sur Condillac
et l'idéologie qui en est issue; il résume
d'autre part la littérature française sur
Maine de Biran et traite de ses rapports
avec Spencer et Bain, avec Schopenhauer
et Wundt. L'ouvrage est ainsi un réper-
toire complet pour l'histoire de la philoso-
phie de Maine de Biran; on regrette que
l'auteur ne se soit pas attaché avec autant
de soin à cette philosophie elle-même; il
étudie dans un chapitre central la biogra-
phie de Maine de Biran, il dégage avec
clarté dès le début de l'ouvrage la notion
fondamentale del'elTort voidu,etil montre
avec beaiicoiip de perspicacité comment
elle ofîre à Maine de Biran une solution
du problème philosophique, en fournissant
à la fois et la réalité absolue du sujet
et de l'objet et la perception immédiate
de leur rapport. Mais il y avait à appro-
fondir pour elle-même cette idée de la
volonté, à suivre de plus près la pensée de
Maine de Biran, passant, à l'intérieur en
quelque sorte de la volonté, de l'empirisme
tout proche du matérialisme à un stoïcisme
qui n'est pas exempt de mysticisme.
Essai sur les fondements de la géo-
métrie, par Bertrand BussELL,fello\v ofTri-
nity Collège, Cambridge, trad. par J. Cade-
naf. x-274 p. in-S". Paris, Gaulhier-Villars,
1901. — Ce volume n'est pas simplement
une traduction de l'ouvrage anglais paru
en 1897 : c'en est une seconde édition.
L'auteur y a fait un grand nombre de
corrections et d'additions, dont les princi-
pales ont été suggérées par des critiques
de MM. Lechalas et Couturat. De plus, il
y a ajouté (juelques Notes mathématiques
(sur la collinéalion, la conr/riience, la cons-
tante spatiale, la. courbure), et M. Couturat
y a joint un petit Lexique philosophique
contenant l'explication des termes techni-
ques les plus fréquemment employés par
l'auteur. Nous n'avons pas à apprécier ici
cet ouvrage; nos lecteurs se rappellent
qu'il a eu l'honneur de faire l'objet d'une
discussion approfondie de M. Poincaré
dans cette Revue. Quelle que soit la valeur
définitive des conclusions du livre, il est
désormais indispensable à tous ceux qui
étudient la philosophie des sciences, et il
faut remercier l'auteur, le traducteur et
l'éditeur de l'avoir rendu plus accessible
au public français.
IV'' Congrès international de psy-
chologie, tenu à Paris du 20 au 26 août 1900,
sous la présidence de Tu. Ribot, de l'Ins-
titut, professeur au Collège de France. —
Compte rendu des séances et texte des
mémoires publiés par les soins du
D"' Pierre Janet, secrétaire général du con-
grès. 1 vol., m-814 pages gr. in-8"; Paris,
Alcan, 1900. — Le compte rendu détaillé
que M. Vaschide a consacré dans la Revue
de métaphijsiq ue (nov . 1901) au IVCongrès
de psychologie, fait pressentir à nos lec-
teurs l'intérêt et l'importance de cette
publication. Elle contient à peu près toutes
les communications qui ont été présentées
au Congrès, soit in extenso, soit en résumé,
avec une table analytique et une table
d'auteurs qui en facilitent l'usage: de
plus elle conserve dans des résumés
clairs et substantiels le souvenir des dis-
cussions qui doublent, et un peu plus par-
fois, l'intérêt des mémoires. Quant aux
mémoires qui manquent, les plus nom-
breux ont été annoncés, mais n'ont pu
être envoyés au Congrès (comme ceux de
Flechsig indiqués sous le tiitre : Physiolo-
gie du cerveau et psychophi/sique; Ueberdie
psychologisch richtigen Unterschiede im
Hirnbau des Menschen und der hôheren
Thiere) ; les autres avaient déjà paru dans
des revues spéciales. A cet égard on aurait
pu sans dommage pour la science faire le
sacrifice de quelques communications spi-
rites; mais peut-être a-t-on estimé que, si
les spirites étaient fort gênants dans un
congrès où on veut avoir le temps de
travailler, ils étaient inoffensifs dans un
livre et que sans eux on apprécierait moins
la saveur et la portée de l'admirable dis-
cours de Flournoy, qui a eu tant d'efTet
au congrès, mais qui a été un peu trop
habillé pour l'impression.
PÉRIODIQUES ÉTRANGERS
Annalen der Naturphilosophie. — On
annonce la prochaine apparition du
l""' numéro d'une nouvelle revue de philo-
sophie, fondée et dirigée par le professeur
W. OsTWALD, l'illustre physico-chimiste
de Leipzig, dont on connaît déjà le zèle
pour la philosophie des sciences. >• La
philosophie actuelle est unanime à recon-
naître qu'elle doit emprunter son contenu
aux sciences spéciales, et que son office
consiste à unir leurs résultats en une con-
ception d'ensemble du monde qui soit
conséquenteetexempte decontradiction. •■
Jusqu'ici, les philosophes s'efTorçaienl de
se tenir au courant des résultats généraux
des sciences: mais cette lâche devient de
plus en plus difficile; il en résulte que la
philosophie est en retard sur les sciences,
et ne se pénètre pas suffisamment des
idées directrices qui président au déve-
loppement de la science contemporaine.
D'autre part, tous les grands savants ont
émis à l'occasion leurs pensées originales
sur la philosophie des sciences, mais ces
pensées, souvent éparses, restent ignorées
des philosophes et manquent de systéma-
tisation. Il convient que les savants puis-
sent mettre en commun le fruit de leurs
réflexions, et le mettre à la portée du
public philosophique. C'est à ce besoin
que répond la création d'un « organe spé-
cial, où seront traitées les questions
générales delà théorie de la connaissance
et de la méthodologie scientifique ». Tel
est le programme de la nouvelle Revue,
dont le cadre comprendra toutes les
sciences positives, « de la mathématique
à la psychologie », et qui compte parmi
ses collaborateurs .MM. Mach (Wien)
HiHschli (Heidelbers), Halzel (Leipzig) ,
J. Liieh (Chicago), lielbriick (Jena), Volk-
mcDin (K(>nigsbergK Biicher (Leip/ig).
Le biil des A)inalen det' Naliir]ihili)so-
p/iie esl trop conforme à l'esprit el au
prograiniiie de la Revue de Métdjiliysique
pour que celle-ci ne salue pas avec sym-
pathie la naissance du nouveau périodique
et ne lui souhaite pas un jilein succès.
dans l'intérêt de la vraie et solide philo-
sophie.
Archives de psychologie de la
Suisse romande, publiées par .M. Flolr-
NOY, prof, extr., et Lu. Ci.ai'auéde, privat-
docenlà la Faculté des Sciences de l'L'ni-
versité de Genève. Genève,Eggimann; Paris,
Alcan ; Leipzig, Barlh. — Nous recevons
le 1''' fascicule de cette intéressante Revue;
elle doit paraître sans périodicité déter-
minée, de telle façon qu'on s'abonne au
volume, et non à l'année. Nous n'avons
pas besoin de dire ipiel foyer Genève est
devenue depuis quelques années pour les
études psychologiques, et ce qu'il faut
attendre de travaux publiés sous une
direction qui unit à l'amour des expé-
riences minutieuses et précises l'esprit de
critique le plus vivant et le plus s[)irituel.
Dans ses recherches sur la vitesse du sou-
lèvement des poids Claparède arrive à éli-
miner à peu près complètement le sens de
Vinnervullon, et à expliquer l'illusion du
poids par la considération du volume, et
le jugement de vitesse par l'obstination
de l'instinct qui y proportionne la force
d'impulsion, en dépit des expériences
contraires. M. Bouvier, de l'Université de
Genève, étudie les Jeux pendant la classe,
et montre qu'il y a là un problème sérieux
pour la psychologie pédagogique. Deux
monographies ouvrent le volume : l'une
consacrée, par M. Lemaitre, du collège de
Genève, à deux cas de personnification des
lettres ou des mots: l'autre, par M. Flour-
noy. au cas, que nous rapporte Charles
Bonnet, d'hallucinations visuelles chez
son grand-père qui fut opéré de la cata-
racte; M . Flournoy publie le récit inédit
des » visions de Monsieur l'ancien syndic
LuUin, seigneur de Confignon ». « Et au
bout du compte, conclul-il, avec tout ce
que le microscope ou la clinique nous
ont appris depuis lors sur les neurones
et le dynamisme cérébral, sommes-nous
beaucoup plus avancés, pour l'explication
p/iysiolof/iqiie des phénomènes psijchiques,
que ne l'était Charles Bonnet avec sa
conception de •• l'ébranlement » plus ou
moins fort de ■■ certaines fibres «1
Psychological Review. juillet 1000.
— M. J. .McKeex Catteli. montre par des
expériences savantes comment les excita-
tions rétiniennes successives et les mou-
j vemenls oculaires qui y correspondent se
traduisent en perceptions dés objets,
comment en un mol noire conscience Ira-
duil le temps discunllnu en espace continu.
La conclusion de celte étuile est que nos
perceptions ne sont pas les « copies »
d'un monde pliysiiiue ou la •• face interne ■>
d'un processus physiologitpie s[)écial, mais
pour une grande part, le résultat d'une
expérience complexe, variable selon l'in-
térêt de l'espèce, variable même selon
la nature de chaque individu; car les
résultats de l'expérience sont différents
selon les sujets. M. .1. McKeen Gattell abou-
tit ainsi à une conclusion que déjà lielm-
holtz, Mach et d'autres avaient mise en
lumière. La physiologie de l'œil doit
s'aider de la psychologie au moins autant
que de la physique ou de la chimie. Nous
aurons occasion de revenir plus loin sur
quelques points de cette étude.
Les résultats obtenus par les premiers
psycho-physiciens comme i)ar les premiers
psycho-physiologistes se compliquent cha-
que jour davantage. Les expériences de
MiM.R. S. \VooiU)\v(jRTn et Edward Tuobx-
DiKE infirment une fois de plus la loi de
Weber. Déjà ALM. FuUerton et Catteli
avaient fait voir que cette loi ne s'appli-
quait pas dans le cas des jugements directs
de comparaison. M.M. Woordworth et
Thoradike montrent (|u'elle ne s'applique
pas davantage lorsque les sujets estiment
les poids ou les longueurs d'après un éta-
lon préalable, en mètres ou en grammes.
D'ailleurs — conclusion constante — les
expériences varient extrêmement d'un
sujet à l'autre : ce qui donne lieu de croire
que le jugement des sujets est influencé
par bien d'autres considérations (lue celle
de la grandeur de l'objet.
C'est une élude suggestive que celle de
.Miss Mauv Wiiiton Cai.kins sur les Éléments
des complexus de conscience. Miss Mary
Whiton Calkins distingue deux points de
vue en physiologie : celui de Baldwin par
exemple qui étudie les fonctions, de Mïms-
terberg qui étudie les éléments de la con-
science, points de vue également légitimes
pourvu qu'on ne les confonde pas,'comme
Wundt ou James. Étudiant pour son
compte les éléments de conscience, Miss
Calkins distingue comme tels, les sensa-
tions, les affections, et — avec W. James
— les éléments transitifs (sentiment du
tout, de la familiarité, de la généralité).
Cette classification, au moins dans ses
ignés générales, nous parait solide. .Mais
est-il vrai de désigner comme seuls sub-
stantiels (substantive) parce qu'ils seraient
toujours présents les éléments sensilifs,
com.me sentiments prédicables (attribu-
tive), parce tpj'ils i>cuvont être asenls,les
éléments aftectifs? On admeltra plutôt
l'opinion inverse, si l'on songe qu'il y a
d'autres éléments afTectifs que le plaisir
et la peine, et que lors même que Von ne
pense à rien le courant de conscience sub-
jective ne cesse pas. Il est vrai que dans
les consciences élémentaires le hors de
soi (la sensation) et le soi (la conscience
affective) sont à peine distincts. On vou-
drait aussi plus d'explications sur la rela-
tion des éléments transitifs avec la pensée
proprement dite (jugement, raisonne-
ment). L'énumération qu'en donne .Miss
Calkins est d'ailleurs assez arbitraire.
Nous signalerons seulement l'étude, trop
spéciale pour être analysée ici, où M. A.
H. PiERCE explique d'une faron nouvelle
des mouvements illusoires perçus par
Helmholtz sur le diagramme de ZôUner.
Après MM. Angell et \V. Moore, après
M. Dewey et bien d'autres, M. H. Healh
Bawden indique avec précision les con-
fusions qui sont résultées dans les théories
sur l'aphasie ou l'arc réflexe de la distinc-
tion entre les phénomènes sensitifs et
moteurs. Non seulement ces phénomènes
sont toujours associés, mais il y a lieu
de les considérer comme étant en relation
non mécanique mais fonctionnelle. Quand,
à l'audition d'un son, la main réagit d'une
manière d'avance convenue, le son ne
constitue pas à lui seul le stimulus non
plus que le mouvement de la main ne
constitue à lui seul la réaction. Le sti-
mulus et le phénomène de réaction se
distinguent non par leur contenu mais
par leur fonction, et le stimulus n'est pas
uniquement sensible — • car la sensation
est déjà motrice — et la réaction n'est
pas uniquement motrice, car elle est pré-
cédée et accompagnée d'images de toute
sorte.
On trouve dans la courte étude de
M. Charles K. Wead sur les « éléments
d'une théorie psychologique de la musi-
que » de bonnes indications bibliographi-
que et critiques sur l'état actuel du pro-
blème.
Parmi les notices bibliographiques
toutes consciencieuses et substantielles
nous recommandons particulièrement celle
de Joseph Jastrow sur le livre de Flour-
noy : des Indes à la planète Mars, d'Ar-
thur Alun sur la réédition du livre de
Karl Biiecher, Rythme et travail, et les
analyses de divers ouvrages de psycholo-
gie comparée par Edward Thorndike.
Septembre 1900. — Traraux du labora-
toire de psycholofjie de V Université de Cali-
fornie.
George M. Stratton étudie la limite de
la vision et la trouve bien inférieure à
celle que pensait Helmholtz. Les sujets
mis par lui en expérience distinguent en
moyenne un déplacement de 41 mm. ou
de 42 mm., ce qui donne, si nous prenons
1 mm. comme l'équivalent approximatif
de dix-sept secondes d'arc pour un rayon
de 120 m., une fraction de sept secondes
comme le seuil de la distinction spatiale,
dans les conditions de l'expérience. Cela
prouve d'abord que l'on ne peut attribuer
la sensation de profondeur stéréoscopique
minimum au conflit de deux images
mises côte à côte, mais tout au plus au
conflit' rétinien de deux bouts d'images.
Cela prouve ensuite qu'il faut admettre
une complication extrême des signes lo-
caux et que leurs relations ne sont pas
seulement locales, mais d'une autre
nature.
C'est une curieuse contribution à l'étude
des phénomènes mentaux inconscients
que l'expérience de M. Kmgiit Dcxlop sur
l'elfet des ombres imperceptibles sur le
jugement de distance. Les mêmes illusions
optiques que produisent les ombres per-
çues sont produites lorsque ces ombres
sont diminuées au point de devenir imper-
ceptibles.
Le professeur Raymond Dodge soutient
que la perception distincte peut se faire
seulement quand l'u-il est immobile. Il y a
fusion des sensations toutes les fois que
l'œil est en mouvement. Le professeur
Cattell, considérant que l'œil dans la vie
normale est toujours en mouvement — ce
que M. Dodge conteste — prétendait que
si cependant nous percevons les objets
en mouvement comme distincts c'est que
les réactions motrices de l'œil correspon-
dant aux excitations rétiniennes sont
plus nombreuses quand l'œil se meut que
quand les objets sont en mouvement. La
raison de cette plus grande fréquence des
réactions motrices de l'œil dans le pre-
mier cas lui semblait être l'intérêt qu'il y
a pour l'œil à répondre par des mouve-
ments à toutes les excitations rétiniennes.
Dans le cas où les objets se meuvent la
continuité n'est pas utile à briser; le sau-
vage n'a pas intérêt à décomposer les
mouvements de la panthère qui s'élance
(argument qui pourrait aisément se retour-
ner). M. Cattell explique donc la perception
distincte par une différence dans la fré-
quence des mouvements oculaires et
M. Dodge par la fixité de l'œil. 11 nous
parait que .M. Dodge a fourni, en faveur
de l'immobilité de l'œil pendant la percep-
tion distincte, des preuves précises tirées
de l'observation et de l'expérience. .M. Cat-
tell nous semble avoir inféré, mais non
observé, la mobilité constante de l'œil.
D'ailleurs, comme il le remarque lui-même
dans une note parue dans ce numéro
— 9 —
même, p. o07, l'essentiel de sa conclusion
subsiste : à savoir que des inouvenionls
successifs sont traduits en une sensation
d'espace continu. Et surtout l'on aper(;oit
dans les deux études — ce qui est la con-
clusion même de .M. Cattell — que les per-
ceptions dépendent de l'utilité et de
l'expérience plus que des excitants phy-
siques.
-M. TuoHNDiKE commence une série dé-
tudes expérimentales sur la fatigue men-
tale, qui montrent la nécessité de définir
précisément ce terme complexe et la rela-
tion très variable de la fatigue réelle et
du sentiment de fatigue.
M. Edward-Franklin Blcu.neu, reven-
dique pour la volilion le droit d'être
traitée comme un fait psychologique irré-
ductible, en relation d'ailleurs avec les
autres faits de conscience. Si on l'élimine
comme telle de la psychologie c'est par
suite du préjugé « scientifique - qui l'ait
de la psychologie la serviie imitatrice des
autres sciences.
.Nous signalons seulement l'élude de
M. A. H. P[ERCE sur rexi)lication par le
professeur Judd d'une illusion d'optique
et la description par M. John A. Bkhg-
STKOM d'un type de pendule chronoscope.
Sauf une notice de James H. Lecb.v con-
sacrée à l'ouvrage curieux du professeur
Starburk sur une étude statistique de
psychologie religieuse (l'étude des con-
versions) et celle de M. Samuel T. Dctton
sur l'ouvrage de Marc Cunn sur la forma-
tion du caractère, les autres notices ana-
lysent de très intéressants travaux de
pathologie, de psychologie pathologique
ou expérimentale, sur la mémoire, la
vision des couleurs (observation d'un cas
de cécité absolue des couleurs), l'action de
la fatigue sur la structure des cellules
nerveuses, etc.
Novembre 1900. — M. Howard C. Wah-
HEN fait précéder son compte rendu du
IV" Congrès international de psychologie
de (|uelques observations judicieuses dont
les organisateurs des Congrès futurs feront
bien de profiter. M. Couturat noterait avec
plai^;ir que M. H. C. AVarren déplore la
gène causée dans ces réunions internatio-
nales par la multiplicité des langues.
.M. Thoumuke conclut (voir le n" de juil-
let 1900) de ses expériences sur la fatigue
que le travail des écoliers n'est pas plus
jnauvais quand il se prolonge. La fatigue
est peut-être réelle, mais elle provient
de causes morales et non physiques. Il
s'agit moins de restreindre que de varier
le travail, de le rendre plus attrayant. On
ne constate pas davantage qu'à la fatigue
mentale corresponde toujours une dimi-
nution dans la force physique.
Miss Mary Whiton Calkixs, — avec la
collaboration de Miss Helen Buttbick et
de Miss Mabel M. Young — tente une
étude expérimentale de la psychologie de
l'esthétique. Elle recherche les objets et
les motifs les plus fré(iuenls d'admiration
esthétique selon les ûges et les sexes, en
présentant aux sujets des uuivres d'art de
caractères divers. L'observation la plus
intéressante est que l'enfant est sans doute
frappé par le détail, mais non pas néces-
sairement par le détail physiquement le
plus saillant, la couleur, par exemple.
L'objet d'art lui suggère des réflexions —
d'un caractère religieux surtout (tendance
qui diminue avec l'âge). Ce <pii le distingue
de l'adulte c'est son incapacité de saisir
les ensembles.
On lira avec fruit l'étude — qu'il serait
trop long d'analyser ici — du D' C. P.
Seashohe et de Mabel C. Willia.ms sur une
illusion dans la perception de la longueur.
On noiera particulièrement reirorlfail par
les auteurs pour distinguer les illusions
d'un caractère physiologique que le déve-
loppement mental n'entame [las (l'illusion
de la verticale, celle de Miiller-Lyer, etc.)
et les illusions intellectuelles qui varient
énormément avec le développement men-
tal.
M . Starbirck analyse le livre de
.M. Georges Coe sur la vie spirituelle,
élude empirique comme celles entreprises
par M. Starburk lui-même sur le méca-
nisme des transformations religieuses
brusques, qui semble être identique à
celui des processus mentaux automatiques
et se rencontre chez les individus sujets
à l'aulomalisme.
Presque toutes les autres analyses con-
cernent des ouvrages ou des articles de
psychologie expérimentale ou patholo-
gique, de physiologie, etc.
Janvier 1901. —Le professeur Jastrow,
tout en se félicitant de ce que les psycho-
logues américains aient renoncé aux dis-
cussions scolasliques sur la valeur respec-
tive de la psychologie expérimentale et
introspective pour les utiliser l'une et
l'autre, les prévient cependant contre le
danger des éludes trop spéciales faites à
l'ombre du laboratoire, loin du grand jour
de la vie. Il les prémunit aussi contre
certaines modes, telles que celle des re-
cherches « psychiques ». En même temps
qu'il les avertit des dangers il leur désigne
les grandes direclions suivies et a suivre
actuellement par la psychologie : l'étude
des fondions substituée à celle des éléments
psychiques; — l'étude du déveùippement
mental — celle de la psychologie comparée
— de la psychologie morbide.
Le Professeur Or.mo.nd accepte la con-
10 —
ception sociale de l'individu, aujourd'hui
si fortement développée par Baldwin,
Tarde et d'autres, mais il observe que
l'individu ne peut se représenter l'attitude
mentale d'autrui que par un raisonnement
analogique qui attribue à autrui ses pro-
pres sentiments. L'enfant imite les mou-
vements de son père et il lui attribue les
sentiments qu'il éprouve lui-même à l'oc-
casion de ces mouvements imités. Le
Professeur Ormond saisit donc — comme
M. Baldwin d'ailleurs — l'individualité
agissant dans l'imitation même.
M. J. E. DowNEY expose de curieuses
expériences sur les images consécutives
d'une image mentale.
M. Ravmond Dodge, à propos de l'article
de Julius Zeitler {Phil. Stud. Ed. 16, Heft 3,
p. 380-4C3) qui prétend établir expérimen-
talement que l'aperception d'un mot con-
siste dans une appréhension successive
de ses éléments, distinguejustement entre
un mot et un complexiis de lettres, le pre-
mier constituant un ensemble familier et
significatif susceptible de conjecture syn-
thétique, le second susceptible plutôt
d'analyse mécanique.
M. George S. Patton analyse un certain
nombre d'ouvrages de morale qui nous
paraissent inspirés d'un spiritualisme
protestant quelque peu vieilli. On notera
cette observation judicieuse de M. Patton
que l'histoire de l'éthique nous oriente
vers une attitude intermédiaire entre la
morale naturaliste de l'évolution et un
kantisme atténué.
On lira avec fruit l'analyse de Vhnagina-
tion créatrice de M. Ribol par M. W.
M. Urban, analyse que complètent les
études de M. Urban parues dans cette
Revue même sur la logique émotionnelle.
Mars 1901. — Qu'est-ce à l'origine qu'un
juron? Un moyen d'effrayer l'adversaire,
dit M. Patrick, analogue au grognement
de l'animal. Mais l'homme choisit pour
cet objet les formules les plus terrifiantes,
celles en particulier qui menacent de l'in-
tervention d'une puissance supérieure (la
loi lévitique punissait le juron de mort)-
Le juron — signe de force brutale —
l'est aussi de vulgarité : d'oij son usage
par le peuple. Mais il est, à cause de cela
aussi, comme le port de l'épée ou la
moustache — adopté par l'aristocratie de
certaines époques (par exemple en Angle-
terre après la Réforme). Le juron n'est
pas seulement le signe de la force. Il sou-
lage notre colère quand elle ne peut s'ex-
primer autrement. Il finit ainsi par ex-
primer une déconvenue quelconque.
M. Warner Fite renouvelle de façon
originale la théorie esthétique de Kant.
Tout désir est beau tant qu'il n'est pas
un besoin. Le luxe est beau tant que nous
ne nous en sommes pas fait une nécessité.
Un objet est beau lorsque nous ne pou-
vons l'analyser pleinement et qu'ainsi il
apparaît plus riche que l'objet analysable
par la science. Ainsi le sentiment esthé-
tique est relativement désintéressé et
libre, n'étant lié ni par des besoins pra-
tiques ni par des besoins scientifiques
absolument stricts.
MM. Erdmann et Dodge ont pour la pre-
mière fois montré (Wundt conteste la
découverte non la mise en lumière du fait)
que les mouvements de l'œil sont sans
cesse interrompus dans la lecture et
l'écriture par des pauses qui sont d'après
eux les moments de la perception dis-
tincte. On comprend à ce point de vue
l'importance des études expérimentales de
MM R. DoDOE et T. S. Cline sur la
vitesse angulaire des mouvements ocu-
laires. Il ressort de ces expériences que les
deux yeux ne commencent ni ne finissent
leurs mouvements en même temps.
Nous ne pouvons analyser ici les comptes
rendus de communications faites à la
société américaine de psychologie. Un
grand nombre de ces études ont été ou
seront publiées.
Les analyses d'articles ou d'études sur
la psychologie expérimentale ou la psycho-
physique sont à signaler particulièrement
dans ce numéro.
Mai 1901. — Sur la logique des émotions
et la mémoire aiïective M. Urban com-
mence une étude qu'il achève dans le
numéro suivant de la Revue (Juillet 1901,
p. 360), élude pénétrante, qui témoigne
d'un sens psychologique très affiné.
,M. Urban croit comme M. Ribot à l'exis-
tence d'une mémoire, d'une faculté de
reconnaissance, d'une faculté de généra-
lisation alTectives. Il pense comme
M. Ribot que l'exemple des littérateurs
impressionistes, symbolistes, confirment
la théorie de l'émotion fire. correspondant
à Vidée fixe. Cette couleur alfeclive com-
mune a pour cause, d'après M. Urban, l'i-
dentité des relations organiques des objets
avec le sujet, une constante dynamique
que l'on retrouve en tous. Hypothèse bien
douteuse; il y a, semble-t-il, dans tout
sentiment unélément irréductible soit aux
idées, soit aux mouvements. M. U. donne
un complément de ses idées — comme il
en avait déjà donné un avant-goùt dans la
critique du livre de M. Ribot — dans l'ana-
lyse de l'ouvrage de Yrjô Hirn : The oriffins
of Art : a psi/cholor/ical and sociolof/ical in-
quiry. (Cf. sur la même question l'analyse
par M. Urban de l'article de Stephan
Witasek {Zeitsch. fiir Ps. inul Phys. d.
Sinnesorgane. Bd. 2f ), P'. Rev.,i\x\^- 1901,
— 11
p. 432, et l'analyse par A. H. Pierce (/'.«t.
Rev., Mai lOOli, de l'article de Elsenliaus :
Uber Verallgemeincrung der Gefiilile
{Zeitschf. f. Ps//clt., XXII. p. 194-217).
Les expériences de MM. E. L. Tiiohnoikk
et R. S. WooDNvoKïii confiriiiciil iiciireu-
sement cette observation courante qu'il ne
faut pas compter pour former une cer-
taine altitude sur l'éducation de l'apti-
tude voisine, si semblable qu'elle puisse
paraître. L'habitude acquise de mesurer
des rectangles vous sert à peine pour
mesurer des triangles. Il y faut une édu-
cation nouvelle. (Cf. le numéro suivant,
July lf)01, p. .384.)
De leurs expériences sur des sujets
sourds d'une oreille, M.M. James R. .\.\r.ELL
et Wahneii Fitk concluent — en ce qui
concerne du moins les sujets observés —
que l'usage des deux oreilles intensifie la
faculté de localisation auditive, sans en
modifier le processus. Ils en concluent
encore — ce qui correspond au témoi-
gnage de la conscience — que la locali-
sation résulte d'une dlfTérenciation qua-
litative des sons, correspondant aux
différentes directions, peut-être même
aux dilTérentes distances.
M. Alfred H. Lloyd critique avec pro-
fondeur le {" volume des Grundzilge der
Ps'jcholoffie de Hugo Miinsterberg. On sait
que Mûnsterberg distingue radicalement
à la fagon kantienne la psychologie —
science physique de l'ànie purement phé-
noménale — de la morale — théorie de
l'action ou de la volonté, seule réelle.
On trouvera dans l'article de R. M. Wex-
LEv sur le livre de .M. James Ward,
Xalwalism and Agnosticism, de bonnes
indications sur l'histoire de la pensée
philosophique en Angleterre et en Amé-
rique au commencement de ce siècle.
M. Wesley Mills et .M. W. H. Davis
étudient l'un le livre classique de C. Lloyd
.Morgan sur la conduite animale, et l'autre
diverses publications de psychologie
comparée.
Juillet 1901. — La tentative de .M. Fran-
klin H. Gn)i)L\s pour distribuer la popu-
lation des Etats-Unis en classes psycho-
logiques est, comme il le dit lui-même,
provisoire. Les différences psychologiques
sur lesquelles Giddins fonde sa classifi-
cation sont intéressantes, sinon fonda-
mentales ou les seules fondamentales :
tempérament (idéo- moteur, idéo-émo-
tionnel, etc.). .Mais comment M. Giddins
établit-il la proportion de ces dilTérents
éléments dans les dilTérentes classes. C'est
ce qu'il ne dit en aucune façon. Il observe,
il est vrai, que son tableau statistique est
confirmé par l'Annuaire de lUiruirie qui
fait une statistique comparative des livres
les plus lus dans les Etats-Unis. Et .M. Gid-
dins conclut que le tempérament du peuple
américain va de Vidéo-émotionnel au dof/-
madque émo/ionnell
La force d'un mouvement et la con-
science de ce mouvement sont-ils — tout
au moins dans le cas d'un coup asséné —
proportionnels à l'étendue réelle ou perçue
de ce mouvement? Les expériences de
M. R. S. WooDwonTK semblent prouver
(|ue la force comme la conscience de la
force sont l'une et l'autre des fonctions
indépendantes. En ce rpii concerne la
conscience de la force du mouvement,
c'est d'après la perception du coup pré-
cédent que l'on juge de la force du coup
présent.
A propos du problème des quatre cou-
leurs fondamentales Mrs Christine Ladd
FuANKLix dislingue heureusement après
llelmhollzet Hering le problème psycholo-
logique et le problème physique des cou-
leurs. Les coideurs fondamentales sont dis-
tinguées par les Esquimaux, parles enfants
(observation faite par Mrs Christine
Ladd F.), elles semblent bien fjour la con-
science les couleurs fondamentales. 11 n'en
faut pas douter sous prétexte que le
mélange physique — tel que le fait le
peintre sur sa palette — ne correspond
pas au mélange de la conscience. Le vert
résulte — physiquement — du jaune et du
bleu; il n'en est pas moins pour la con-
science une couleur fondamentale, ein
Wendepunkt de l'échelle colorée.
.MM. Seashore et J. G. Hmiir.N donnent
de solides analyses, le premier de l'Expé-
rimental Psycholorjtj de Titchener, l'autre
du livre de Leslie Stephen : The Emjlish
Utilitarians.
On trouvera p. 418 une analyse biblio-
graphique des plus récents travaux sur
la localisation des fonctions cérébrales
par M. Shepherd Ivory Franz. Les pro-
grès ont été lents dans ces dernières
années. L'auteur souhaite que l'on fouille
le champ encore presque inexploré des
trois régions d'associations, et des zones
corticales sensorielles.
M. Arthur .\llin signale comme un bon
manuel sur la mémoire le livre de F.
\V. Colegrove, avec introduction par
G. S. Hall.
•M. V. O'SiiEA étudie la genèse de la
notion de nombre chez l'enfant et montre
comme elle se précise à mesure qu'il
l^rend plus conscience de ses intérêts :
théorie qui rejoint celle de .M.M. Lennan
et Dewey dans leur l'sj/cholof/y of Sumher.
L'Index psycholor/if/ue — toujours aussi
I)récieux — a paru en mars 1901.
Philosophische Studien. — Les Phi-
losophisrhe Sti'dirn ont entre les dilTé-
42
rentes revues philosophiques un caractère
qui leur est propre. On y sent une direc-
tion. Telle étude de laboratoire vérifie
une idée de Wundt. Cela est à noter en un
temps où il y a si peu d'Écoles. Aussi,
malgré le caractère technique de la plu-
part des articles, contiennent-ils presque
toujours quelques vues de philosophie ou
de psychologie générale. Nous essaierons
de les extraire.
Bd. xiv, H. 2. Richard Seyfert montre la
part prépondérante des mouvements ocu-
laires dans la perception des formes spa-
tiales simples.
F. KiEsow signale une région de la
cavité buccale (région des joues) tout h
fait insensible à la douleur, résultat con-
firmé par Frey, nouvelle preuve à Tappui
de cette idée que la douleur peut être
traitée dans certain cas comme une sen-
sation, un fait spécial.
Des recherches de M. Kiesosv sur les
façons diverses dont certaines papilles de
la langue réagissent aux excitations
sapides tendent à établir de même la
spécifité des phénomènes plaisir-peine.
Des expériences de M. Eduard Moffat
Weyer sur le seuil du temps de percep-
tion d'impressions sensibles semblables
ou différentes nous retiendrons ce résultat,
que Tattention portée sur une impres-
sion postérieure d'un court intervalle à
une autre, la fait apparaître comme anté-
rieure. Aux environs du point d'indilTé-
rence où les deux impressions ne sont
pas très distinctes ou se confondent la
différenciation se fait aussi souvent dans
le sens de l'une que de l'autre impression
(Bd. XIV, H. 2 et Bd. xv, H. 1).
Bd. XV, H. 1. On trouvera dans l'étude
de Ejuar Blxh sur la fusion des sensa-
tions et en particulier des sensations
auditives d'intéressantes et minutieuses
distinctions entre des opérations élémen-
taires différenciées par Wundt : la. fusion
[Verschmelzungl (synthèse des deux sen-
sations en un tout , Vassimilation (fusion
avec des phénomènes antérieurs), la com-
plication (association entre les sensations
de différents sens). De très bonnes ana-
lyses aussi de Vattention élémentaire, et
de V Auffassunfi (jugement élémentaire de
comparaison ou de différenciation); une
excellente critique des théories générale-
ment admises sur l'anticipation des sen-
sations, de celles de James en particulier,
d'après lequel on ne peut distinguer dans
une impression totale que les éléments
que l'on a déjà dans l'esprit. Or l'on peut
très bien découvrir une combinaison de
tons dans deux sons donnés au hasard
sans l'ombre d'idées préconçues. Sur les
conditions de la Verschmelzung, les con-
clusions de l'auteur sont à peu près celles^
de Stumpf (Bd. xv, H. 1 et H. 2).
Bd. XV, H. 2. M. Jonas Cohn conclut
d'expériences de laboratoire que dans la
plupart des cas les sujets préfèrent les
couleurs les plus saturées. Mais certaines
personnes portent sur les couleurs un-
jugement absolument opposé.
C'est une tendance générale parmi les
psychologues contemporains de réagir
contre la théorie intellectualiste des sen-
timents, et d'admettre entre les senti-
ments des distinctions originales, qui ne
soient pas tirées de leur contenu repré-
sentatif. M. Wc^'DT maintient en ce
sens contre les critiques de Titchener
l'existence, outre le plaisir et la peine,
d'autres éléments affectifs qui sont l'ex-
citation et la dépression (Erregung und
Hemmung). de la contraction et de l'ex-
pansion (Spannung und Lôsung). Il se
fonde, pour admettre ces distinctions, et
sur l'analyse intérieure, et sur les conclu-
clusions des expériences de .Alertz et de
Lehmann sur les phénomènes vaso-
moteurs qui accompagnent les phéno-
mènes affectifs. Ces expérimentateurs
ont en effet noté, sous le nom de dépres-
sion, de concentration de l'attention etc.,
toutes sortes d'étals de conscience mal
définis qui suivent les différentes excita-
tions. Or ces phénomènes mal classés par
eux sont en réalité des phénomènes
affectifs.
Bd. XV. H. 3. Les recherches de de
Zwetan Radoslawow H.\dji-Dexko\v sur
la mémoire visuelle des dislances spa-
tiales le conduisent à cette conclusion
que l'acuité de la mémoire varie non
comme le temps mais comme le loga-
rithme du temps, cette courbe étant
d'ailleurs modifiée par l'exercice, l'ouver-
ture de l'œil, etc. L'auteur admet avec
AYundt que la reconnaissance ne se fait pas
toujours par le rapprochement de repré-
sentations, mais de sentiments intellec-
tuels, par un sentiment de familiarité.
M. WiSDT critique les conditions dans
lesquelles certains expérimentateurs,
MM. Erdmann et Dodge en particulier,
font leurs recherches tachistoscopiques-
(recherches sur le temps nécessaire pour
identifier une suite de lettres ou de mots).
Il précise les conditions essentielles de
l'expérience dont la principale est que
l'exposition des lettres doit être assez
rapide pour ne pas laisser place aux oscil-
lations de l'attention. Il montre, contrai-
rement à Erdmann et Dodge, qui sem-
blaient se poser comme les premiers à
avoir découvert des pauses dans les
mouvements oculaires, que ces pauses
ont été connues des physiologistes, de
— i;^ —
Hering on parliciilier. Mais Erdnianu et
Dodgc, tout en ayant avec raison appelé
l'attention sur ces pauses, se sont trompés,
par suite des conditions imparfaites de
l'expérience, sur leur durée (Bd. xv. lleft 3
et Bd. XVI, llefl i).
Les expériences de.M.Julius Zf.illeh (re-
cherches tachistoscopiques sur la lecture),
puiiliées dans le xvi" volume, 3' cahier,
oomplèlent la critique de M. Wundt, et
illustrent quelques-unes de ses vues
psychologiques. .M. J. Z. monire qu'il y a
lieu de limiter la portée donnée — par
réaction contre les théories analytiques
et mécanisles — aux tendances synthé-
tiques de l'esprit. Si on invite le sujet à
éliminer autant que possible toutes les
associations et à se borner à lire, on
s'aper(;,oil qu'il procède bien par analyse
et saisit les lettres successivement, à
partir de certaines lettres dominantes.
Si on veut faire lire un mot nouveau
mais analogue à un mot déjà lu il faut
mettre en vedette la lettre cluin//ëe :
preuve que l'homme épelle pour lire
(v. les autres preuves 402-403). De même
ce n'est pas toujours par sa physionomie
générale que l'on saisit un mol, comme
le prouvent les erreurs d'un des sujets
de M. Z. qui lit, au lieu de Phalanstère,
Phantasie oder, et qui, par conséquent,
est mis par l'analyse sur la piste d'une
synthèse. La perception en apparence
simultanée est seulement très rapide ou
ne devient simultanée que par l'exercice.
Le rôle de l'intelligence consiste moins,
semble-t-il, d'après M. Zeiller, à saisir
immédiatement des ensembles que des
éléments dominateurs. C'est ainsi que
nous pouvons saisir en même temps
d'autant plus de lettres que les mots
nous sont plus familiers et que nous
faisons notre possible pour grouper
d'une façon intelligible ou conforme à
l'usage les lettres sans signification et
sans lien. De ivn dtemtz un sujet fera
ividenmtz. Le nombre et la durée des
présentations des lettres ont peu d'in-
fluence sur la perception d'un mot. S'il
s'agit d'un mot connu il faut saisir une
lettre ou un complexus de lettres domi-
nant qui vous mette sur la voie. C'est
affaire d'attention. Le temps de la pré-
sentation ne vous aidera pas nécessaire-
rement. Le temps physiologiquement
nécessaire à la perception varie avec
chaque sujet, mais, pour le même, est à
peu près constant et se meut dans des
limites très étroites (au plus 500). Si ces
résultats ne concordent pas toujours avec
ceux de Cattell et surtout d'Erdmann et
Dodge, c'est que ces expérimentateurs ont
fait durer trop longtemps la présentation,
de sorte que leurs recherches portent
plutôt sur l'opération complexe de la lec-
ture que sur la lecture proprement et
strictement dite.
Bd. XV, H. 4. M. Ernst Diirr vérifie
expérimentalement les conclusions de
Marbe et de Brûcke sur les phénomènes
slroboscopiques I fusion d'images succes-
j sives donnant l'apparence d'un objet con
tinu). Notons en particulier cette conclu-
sion que dans la succession de ces images
celle qui attire sur elle l'attention le plus
fortement est aussi celle qui a le plus
d'iutluence sur la clarté apparente de
l'image totale.
M. Willy HELi'ACii conclut de recher-
ches sur la perception des couleurs dans
la vision indirecte à l'insuflisance de
la théorie de Hering, et à la nécessité
de pénétrer plus avant, comme le veut
Wundt, dans l'étude des phénomènes chi-
miques de la substance visuelle et de leur
relation avec les phénomènes lumineux,
avant d'établir une théorie de la vision
des couleurs.
Bd. xvi, H. l. Les expériences de
M. Nicolas Alechsifi-k sur le temps de
réaction dans les observations de passages
(Durchgangsbeobachtungen) ne sont pas
seulement utiles aux astronomes, mais
elles permettent de mieux déterminer les
inlUiencesdes dilTérents sens et des dilTé-
rents mouvements sur le temps de réac-
tion.
Mlle Marguerite Keiver Smith étudie
l'influence du rythme sur le travail
(Bd. XVI, H. 1 et 2) et conclut à la néces-
sité et au caractère instinctif du rythme :
chacun se donne un certain rythme quand
il travaille. Le rythme augmente l'inten-
sité mais il semble qu'il soit plutôt nui-
sible à la qualité du travail. On cesse de
chanter quand on s'applique. De là
l'usage du rythme chez les peuples pri-
mitifs et modernes pour activer les
besognes automatiques et les marches
guerrières. Le rythme n'est pas un moyen
d'épargner mais de stimuler l'énergie
physique. Le plaisir du rythme semble
correspondre à une attente. Il cesse à
cause de cela dès que le rythme acquiert
une trop grande rapitlité : l'homme alors
est étourdi, comme dans les danses de
derviches. Il semble que le rythme soit un
besoin de la nature organique. Une
bonne bibliographie termine l'article.
Nous nous excusons de signaler seule-
ment les articles savants, mais trop tech-
niques pour être analysés ici, de Félix
Kkleger sur les consonances et disso-
nances (Bd. XVI, 3 et 4) et sur la théorie
générale des combinaisons de tons
(Bd. XVII, 1).
14
On trouvera dans l'article d'apparence
technique de Robert Miiller sur l'ergo-
graphe de Mosso dans ses applications
physiologiques et psychologiques d'utiles
distinctions sur les différentes formes de
fatigue et de sensation de fatigue
(Bd. xvn, H. 1.)
On retiendra des recherches expéri-
mentales de CoRfjES sur les associations
cette idée qu'on a exagéré la fonction
synthétique de l'esprit ou du moins qu'on
en a donné une description trop exclu-
sive d'autres points de vue (cf. plus haut
l'article de Zeiller ;Bd. xvi, H. 3, p. 380]).
Les mots présentés n'éveillent pas tou-
jours ridée de leur sens, mais occupent
de leur image toute la conscience du
sujet. Les associations provoquées — s'il
y en a — peuvent être par exemple une
tendance à prononcer le mot. L'auteur
étudie d'ailleurs minutieusement tous les
types d'associations oi^i il y a évocation
d'un objet. Notons une explication inté-
ressante de l'association médiate comme
d'une association directe entre un phéno-
mène A et un phénomène B, dont une
partie seulement émerge dans la con-
science.
International Journal of Ethics. —
Le mélange est curieux dans cette Revue
des articles très laïques, très positifs,
témoignant d'une vision directe de la réa-
lité et de la conscience modernes, et des
études imprégnées de ce spiritualisme
théiste qui se nourrit de pieuses généra-
lités.
Juillet 1900. — M. Walter Goodnow
EvERETT pense qu'il faut aller de la morale
à la religion, mais que la religion seule
satisfait au besoin d'infini de Thomme.
Elle doit seulement se borner à fournir
l'homme de rêves et d'espérances.
M. Mackensie ne s'effraie pas de l'impé-
rialisme envahissant. Il y voit la forme
grossière d'un nouvel idéal : celui d'un
devoir envers le monde. Nous sommes
citoyens du monde. Pour M. Mackensie,
comme pour les stoïciens romains, le
patriotisme et le cosmopolitisme tendent
à se confondre dans l'impérialisme. Il est
vrai que la nouvelle religion se présente
sous une forme assez déplaisante. N'est-ce
pas le cas de bien d'autres religions? N'a-
t-il pas fallu un Owen, un Carlyle, un
Ruskin pour extraire ce qu'il y avait
d'idéal en germe dans les relations écono-
miques de nos sociétés modernes? Notre
morale a cet avantage qu'elle est concrète,
née de la vie. Elle est rationnelle — en
cela nous revenons au paganisme — mais
notre raison morale se forme au contact
de l'expérience. Et ainsi elle s'éloigne
également du little englandism qui mécon-
naît la grandeur de nos obligations et du
jiiirjoïsm qui méconnaît que la seule gran-
deur est celle du devoir. Cela est fort et
vrai. Quel dommage que M. Mackensie
prêche au lieu de prouver! Les philo-
sophes devraient bien renoncer à cette
façon ecclésiastique de planer au-dessus
des problèmes, comme pour en éviter les
aspérités. Il est vrai que l'article en ques-
tion est la reproduction d'une conférence
faite devant la société Éthique de Bris-
tol.
Pourquoi M. Henry Davies ne dit-il pas
plus nettement à qui il en veut? M. Davies
reconnaît les mérites de la nouvelle péda-
gogie dont il résume fort bien les fins
principales : étudier l'enfant, former sa per-
sonnalité par l'imitation, l'intéresser plus
que le gouverner, se fier pour l'éducation
morale à la pratique même des devoirs
dans l'École, etc. Tout cela, M. Davies
l'approuve. Mais on a fait de la pédagogie
purement empirique, sans système; on
méconnaît la nature morale et religieuse
de l'enfant. On compte trop sur le méca-
nisme des conditions pour former l'esprit,
pas assez sur l'intluence personnelle du
maître. Reproches qu'on aimerait à voir
présenter sous une forme moins indirecte,
et appuyer sur des faits précis.
Une note de la Direction nous apprend
que l'espace a manqué à M. H. E. S. Free-
MANTLE [Soulh Africcui Collège, Capetoicn),
pour appliquer les conclusions de son
article aux problèmes soulevés par la
guerre sud-africaine. Nous le regrettons
vivement. Car un exemple eût éclairé les
théories un peu vagues de M. Freemantle
sur les relations de la liberté et du gou-
vernement, et surtout sur les relations
internationales qu'il déduit de ses prin-
cipes généraux. Rien de trop est une
maxime excellente, si l'on indique où est
le trop.
Voici au moins un article net, direct.
Miss Mary M. Marks qualilie comme il
convient ces procédés de la politique an-
glaise dans les Indes, qui consistent à ren-
dre sous forme de charités à des popula-
tions afTamées, quelques miettes des biens
dont on les a d'abord dépouillées légale-
ment, sous forme d'impôts. Miss Mary M.
Marks se doute, nous en sommes con-
vaincus, que ces procédés ne sont pas
exclusivement anglais, ni employés seu-
lement à l'égard des Indiens.
Signalons les analyses par J. S. Chap-
MAN, du livre de William Swart sur la
répartition des richesses, ou plutôt, selon
l'expression anglaise, plus juste, des reve-
nus, de Sidney Ball sur le livre de Graham :
la philosophie politique anglaise de Hobbes
à Maine, de Walter L. Sheldox sur les Ëlé-
— 15 —
menls de sociolofj'n- praHijuc de Carroll
D. Wright.
Octobre 1900. — Miss Eliza Ritciiie a
raison de penser et de dire qu'il faut cher-
cher à voir clair en nialiére religieuse
comme en toute autre matière et que voir
clair n"a jamais fait mal agir, ni même
ôté l'admiration des illusions perdues.
L'étude de .M. .Maurice Ada.ms sur Tol-
stoï et Nietzsche (pi'il met en parallèle
comme les théoriciens intransigeants de |
la mort et de la vie, est précise, un peu
menue. Était-il nécessaire de leur opposer
en (iuel(]ues lignes une vague philosophie
humanitaire et sociale?
C'est un cri de colère et en même temps
de foi vaillante en l'idéal que l'article de
M. Gilbert Mlrray. Ajoutons que le style en
est d'une àpretc ironique qui passionne.
Il y a sous l'idéal conscient qui se traduit
en phrases un idéal inconscient qui se
traduit en actes et mène les hommes :
idéal égoïste et brutal aujourd'hui comme
aux temps primilils. Il y a un idéal con-
scient : l'idéal prétendu libéral. Mais en
quoi se distingue-t-il de l'idéal conser-
vateur ou radical, au milieu des compro-
missions politiques? 11 y a un idéal de
philanthropie : mais il est défendu par
ceux dont il favorise les intérêts ou la
vanité, comme la liberté des céréales par
les grands industriels du temps, et dans
la mesure où les capitalistes qui détiennent
les journaux le permettent. Entre ces bru-
talités et ces hypocrisies une poignée
d'hommes veut le bien, la liberté, et
recueillent, à les vouloir, les injures et les
outrages. Utopistes qu'on oppose parfois
aux esprits pratiques, .M. Murray montre
— en retraçant la carrière de Robert Peel
— en quoi consiste l'esprit pratique des
prétendus grands politiques : à flairer
l'opinion de la majorité. Qu'est-ce qui sou-
tient ces naïfs isolés perdus dans l'orage?
La foi que la contradiction est mauvaise
marque de vérité et qu'ils ont plus de
chance — ■ étant rapprochés comme les
savants et les penseurs par delà les fron-
tières — d'être les interprètes de la vérité,
ou les porte-voix de l'humanité civilisée,
que les représentants d'une classe ou
d'une patrie fermée.
L'étude de R. Brudexkll Cartek, mé-
decin oculiste à l'hôpital Saint-Georges à
Londres, sur la morale médicale, est tout
à fait intéressante, et instructive particu-
lièrement, pour nous Français. Nous y
apprenons comment on résout chez nos
voisins, les problèmes de casuistique pro-
fessionnelle auxquels M. Brouardel s'est
attaqué en France. Nous apprenons com-
ment la législation anglaise a essayé de
les résoudre, toujours à sa manière, variée
et com|diquée selon les lieux et les insti-
tutions. Nous y apprenons même comment
est organisé aujourd'hui en Angleterre
l'enseignement médical, qui tend à y
devenir tcchni(|ue et scolaire comme chez
nous, tandis qu'il était autrefois plus pra-
tique : l'étudiant se formant d'abord au
métier comme assistant d'un médecin en
exercice. .M. Brudenell Carter ne semble
pas aimer beaucoup les nouveautés. Le
mouvement trade-unioniste — àprement
égoïste, «l'après lui — lui répugne. Il craint
que le médecin n'y entre, lui aussi, et qu'il
ne consente un prix syndical — ce qui
empêcherait les générosités de médecins
à l'égard des clients pauvres. Si le tableau
de .M. Carter est vcridique, il ne parait
pas que l'excès dans ce sens soit à crain-
dre. La moralité professionnelle du corps
médical parait être assez bas en Angle-
terre comme elle l'est en France, quoique
M. Carter nous attribue le record sur ce
point — ce qui est bien anglais. L'esprit
syndical ne serait pas pour l'abaisser.
Voici encore un article très représenta-
tif. M. I. \V. MoRTo.N, qui a été trente ans
dans les alTaires, répond à un clergyman
qui lui demande — entre autres ques-
tions — si les moeurs du commerce actuel
sont en harmonie avec le précepte du
Christ : peut-on réussir en faisant aux
autres ce qu'on voudrait qui vous fût fait
à vous-même? M. Morton en est convaincu.
Le commerce en agrandissant sa sphère
d'action a aussi élevé sa morale profes-
sionnelle. On ne réussit que par une stricte
probité. On s'imagine que dans la concur-
rence actuelle, le capitaliste est obligé de
mettre les salaires au plus bas. Erreur :
ils n'ont guère changé depuis trente ans.
Il est vrai qu'on aurait pu les augmenter.
M. Morton se pose l'objection. Mais il ré-
pond aisément que si on généralisait la
mesure, le profit pour chacun serait peu
de chose! Au reste chacun est à sa place :
les employés ne peuvent être autre chose.
Ils ne réussissent que dans ces fonctions.
En somme, la rèçile d'or est respectée dans
le commerce. On ne demande à un failli
honnête, que ce qu'il peut donner. .M. Mor-
ton est un brave homme, un spécimen
de ces braves gens qui vivent, en pleine
tranquillité de conscience, dans l'injus-
tice sociale, et le clergyman qui lui écri-
vait était sans doute aussi un brave cler-
gyman.
M. Alfred W. Benn dit sur les relations
de l'éthique avec la théorie de l'évolution
des vérités très fortes. Quelle que soit la
morale de l'évolution — et il y a bien des
contradictions sur ce point (d'ailleurs
l'évolution n'est pas la seule loi du monde,
elle recouvre des lois statiques) — nous
— 16 —
ne devons pas nécessairement nous incli-
ner devant elle, pas plus que la conscience
ne devrait s'incliner devant un prétendu
ordre divin dont l'évolution n'est que la
traduction prétendue scientifique. La con-
science humaine garde ses droits. Cela
est vrai. ]Mais M. Benn semble croire que
la conscience ne varie pas, et qu'elle n'est
pas entamée par le spectacle des choses
et de la nature. Cela est faux. La con-
science morale n'a pas à s'incliner devant
le fait. Mais elle doit le prendre en consi-
dération. Il ne s'apit de nier ni la science,
ni la morale, mais de constater ce qui
reste de nos formules morales au contact
de la science. L'idéal n'est donné ni du
dedans, ni du dehors; c'est le résidu qui
reste au creuset d'une âme sincère, qui
s'est éprouvée au contact des choses.
Miss Helen Bosanqlet analyse de façon
suggestive le livre de Jettro Brown sur
la nouvelle démocratie, qui pose le pro-
blème de savoir comment peut s'exprimer
l'opinion populaire. On tirera grand profit
de l'étude par \Villiam M. Salter, du livre
de Franklin Henry Giddins sur la Démo-
cratie et V empire, etc. On verra dans ce
livre un exemplaire d'impérialisme uni-
versitaire. A lire aussi l'analyse, par
S. J. Chapman, du vol. III du Dictionnaire
d'Économie politique de Inglis Palgrave, et
du livre de Francis Warner: The nervous
s>/stem of a child, elc. par W. J. Greenstreet.
Nous avons eu occasion de rendre compte,
ici même, des idées hardies et en grande
partie vraies du Rev. Ihe Hon.-E. Lyttleton,
sur les moyens d'instruire les enfants des
lois sexuelles. M. Lyttleton étudie la même
question dans un volume intitulé : Trai-
ning of the yoinig in t/ie luirs of sex.
•M. W. H. Fairbrolher en fait une critique
judicieuse. Il craint que les révélations
discrètes des parents ne soient complétées,
dans un autre but, par la domesticité ou
l'entourage des enfants. Le danger —
dirons-nous — est réel. Le seul moyen d'y
parer pour les parents est d'inspirer à
l'enfant une absolue confiance.
THESES DE DOCTORAT
M. Foucault, professeur agrégé de phi-
losophie a soutenu, en Sorbonne, les thèses
suivantes le 28 juin 1901.
I. Thèse latine : De somniis, Observa-
tiones et cogitationes.
II. Thèse française : la Psychophysique.
M. Foucault résume sa thèse latine :
Le rêve est une construction de repré-
sentations illusoires ou hallucinatoires
qui se forme pendant la période du réveil.
Trois sortes de matériaux peuvent concou-
rir à cette formation : l'une ou plusieurs
sensations répondant à des excitations
sensorielles physiques ou physiologiques
qui ont agi au début du réveil; 2° des
images qui existaient à la fin du sommeil,
mais inaperçues ; 3" des images supplé-
mentaires apparaissant pendant la période
du réveil et destinées à relier d'une façon
plus ou moins parfaite les tableaux du
rêve.
M. Foucault cherche àjustifierson hypo-
thèse f»ar la comparaison des rêves com-
plexes coordonnés avec les rêves com-
plexes non coordonnés. Il use de deux pro-
cédés d'observation : la notation immé-
diate et la notation retardée. Dans la no-
tation immédiate, c'est-à-dire faite aussitôt
après un réveil brusque, l'observation
saisit des tableaux non liés. Au contraire,
les rêves dont la notation a été difîérée
apparaissent bien plus cohérents. Tout se
passe donc comme si l'esprit possédait
au moment du réveil les matériaux du
rêve et les organisait pendant la période
du réveil.
L'étude des rêves simples confirme
cette hypothèse. Le rêve Imaginatif
simple, par exemple, semble constitué
par l'aperceplion au moment du réveil
d'un tableau Imaginatif que l'esprit som-
meillant contenait sans doute, mais à
son insu. Le rêve perceptif, c'est-à-dire
le rêve par interprétation inexacte de
l'excitation qui a déterminé le réveil
semble aussi résulter d'un travail de
construction mentale, de combinaison
d'une sensation avec des images, qui se
fait pendant la période du réveil.
Ce travail de construction qui fait le
rêve est dirigé par le besoin logique de
l'esprit qui cherche à s'expliquer les
représentations qu'il trouve en lui. Les
sentiments n'y jouent pas d'ailleurs un
nMe négligeable et c'est même en partie
à leur influence que ce travail doit d'être
ordinairement si imparfait. La restitution
d'une vie logique imparfaite de l'esprit
dans la construction du rêve est ce qu'il
y a de plus conforme à ce .que nous
savons de l'opposition entre le sommeil
et la veille. Les fonctions logiques ne
peuvent guère exister pendant le som-
meil; elles atteignent leur forme la plus
parfaite pendant la veille; elles existent
d'une manière incomplète et imparfaite
pendant la période du réveil.
M. Egger, qui a lu la thèse en manus-
crit, approuve la méthode d'observation
de M. Foucault, mais estime qu'il n'en a
pas tiré tout le parti possible.
Il faut s'habituer à regarder les faits
psychologiques non point systématique-
ment mais par curiosité. Il faut des
— 17 —
observalions régulières, faites avec une
paisiijle insistance. Les observations de
M. Foucault sont peu nombreuses et pa-
raissent avoir été faites à de longs inter-
valles. Elles sont de date assez récente.
Ont-elles même été impartiales et faites
sans préoccupation étrancrère? La théo-
rie qu'il présente demanderait à être
autrement appuyée, .\ucune ()ar()le n'a été
notée. Chose grave, aucun phénomène
hypnagogique n'est mentionné. M. Fou-
cault parle uniquement de faits de réveil
et non d'assoupissement. Mais le sommeil
a deux bords, et il conviendrai! de les
étudier tous deux. Il ne faut pas répondre
que les phénomènes hypnagogiiiues sont
individuels: ce qui est individuel, c'est
de ne pas les observer. Un intervalle
entre du sommeil et du sommeil ne
peut-il s'appeler état hypnagogique aussi
bien qu'état de réveil?
M. Foucaull admet cette analogie, mais
objecte que le passage entre l'insomnie
et le sommeil profond étant chez lui très
rapide, il ne peut avoir éprouvé de
phénomènes hypnagogiques bien nets,
dont il se fait cependant une idée par
les hallucinations visuelles de l'état
fiévreux.
M. Ecjger. Idée forcément inexacte ,
puisque ces liallucinatious ne peuvent
être dites hypnagogiques, ne menant pas
au sommeil.
M. Foucault voit cette différence entre
l'état hypnagogique et le réveil que dans
le^ premier, les fonctions logiques sont
en train de s'affaiblir. Dans le sommeil,
on ne s'aperçoit plus de ses propres
représentations, il y a comme un
minimum de vie intellectuelle. Dans le
réveil, nous retrouvons nos facultés
logi(jues. l'activité logique se ranime.
Nous faisons elTort pour coordonner nos
représentations.
.M. Ei)f/er demande s'il y a un hiatus
entre la perception et l'aperceplion ou
simplement une différence dans le degré
d'intensité. Pourquoi parler du sommeil
central après l'avoir déclaré inobser-
vable?
M. Foucault pense qu'on peut, par un
réveil brusque, retrouver la trace des
images du sommeil central.
M. Eyrjer fait remarquer au candidat
que. sa théorie étant qu'on ne saisit que
le réveil, on ne saurait donc saisir le
sommeil autrement que par hypothèse.
.M. Foucault met la caractéristique
de l'aperception dans ce fait qu'elle est
rapportée au moi.
M. Eqr/er. Comme dans les rêves que
nous observons, nous constatons la pré-
sence du moi, cela mène à introduire de
l'aperception jusipie dans le sommeil
central.
•M. Foucaull n'admet pas qu'il y ait de
rêve dans le sommeil central : il y a
seulement les matériaux du rêve. Selon
M. Egger le sommeil serait assimilable,
au point de vue logi(|iie, à la veille.
M. Ff/f/f'f sait bien ipi'il y a dans le rêve
des synthèses absurdes, et i|ue la faculté
d'observation en est souvent absente.
Il fait un grief à .M. Fom^ault de n'avoir
pas noté de paroles. L'observation des
images visuelles et des sentiments se fait
par la description, c'est-à-dire par la
transcription en paroles. Au contraire,
quand on note les paroles mêmes, on les
note exactement, ou bien on sait qu'elles
sont inexactes et en quoi cette critique
porte aussi sur la valeur de la notation
immédiate et de la notation retardée. La
notation immédiate est exposée à des
erreurs qui viennent de ce qu'on ne
trouve pas le mot.
La théorie de M. Foucault est que le rêve
en tant que drame est l'ieuvre de la pensée
raisonnante qui, au réveil, crée les rêves.
Cette théorie repose sur la dislinction du
tableau et du drame, les tableaux étant
les produits de l'activité psychique qui
sommeille, et les drames étant faits par
l'activité raisonnante du réveil. .Mais il se
trouve déjà des traces de synthèse raison-
nable dans les tableaux simples. La
liaison des tableaux est déterminée par
le moi du rêveur qui agit, qi'.i est présent.
Elle n'est donc point opérée par l'activité
psychique, après coup. Il y a même liaison
et même incohérence dans les tableaux
que dans les drames. Selon M. Foucaull
les éléments du rêve seraient simultanés
eu tant que perceptions, et l'activité rai-
sonnante les construit en ordre. Voilà qui
est faux. M. Egger cite comme exemple
à l'appui de sa critique la formule :
" G fo's sur 4 », qui est manifestement
absurde et qui cependant lui a été donnée
toute faite par l'activité du sommeil.
M. Foucaull reconnaît qu'en ce qui
concerne la dislinction du tableau et du
drame, il y a des cas douteux. Ainsi deux
tableaux élémentaires peuvent être reliés
spontanément par l'esprit logique. (Hiant
à la formule absurde que cite M. Egger,
c'est un simple lapsus, comme il y en a
dans l'état de veille, ce n'est point un
rêve complexe qui résulte de la coordina-
tion de tableaux élémentaires existant
antérieurement.
M. Séailles reproche à M. Foucaull.
étant donnée la difficulté et la complexité
du problème, d"avoirétudié un fait particu-
lier et de vouloir en tirer une théorie du
sommeil. 11 regrette que M. Foucault ne se
— 18 -^
soit pas occupé des phénomènes hypnago-
giques que lui, M. Séailles, connaît par
expérience : c'est en effet pour lui un
moyen de s'endormir de rêver en images
précises volontairement évoquées. Mais
l'erreur fondamentale de M. Foucault est
de croire qu'il n'y a qu'une unité dans l'es-
prit, et que cette unité est logique. Il faut
étudier les images et leur vie propre.
Une image n'apparaît jamais seule, mais
suivant l'orientation de l'esprit.
M. Foucault a tort de raisonner sur le
sommeil sans tenir compte de l'hypno-
tisme. Dans l'état d'hypnotisme, les images
tendent à se grouper en tableaux.
M. Séailles réclame encore en faveur
de l'esthétique du rêve qui lui paraît jouer
un grand rôle. II y a dans le rêve un
travail spontané des images.
M. Foucault admet l'activité spontanée
des images. Mais l'activité organisatrice
n'en peut pas moins être attribuée à
l'esprit logique. Certes, il faut faire, dans
la construction du rêve, une part à l'acti-
vité spontanée des images. Puis s'opère
un travail de critique. La critique est
faible, l'imagination abondante, dirigée
par les sentiments.
M. Séailles se demande alors pourquoi
M. Foucault réduit tout à la théorie du réveil.
M. Lévij-Bruhl fait observer que, s'il y
a effectivement des rêves qui se cons-
truisent au réveil, cela n'est pas une
raison suffisante pour conclure à la géné-
ralité de ce procédé de construction.
M.Foucault n'étudie le rêve que tel que la
conscience nous permet de le saisir : Le
rêve est inséparable du sommeil. Or le
sommeil est un état physiologique aussi
bien que psychologique. Il faudrait donc
en noter les circonstances physiologiques.
M. Foucault se sert du sommeil comme
d'une idée simple. Mais il y a plus d'une
forme de sommeil.
M.Foi<c«w//reconnaîtqu'en effet il y a des
sommeils particuliers. Mais pouvait-il tirer
parti du sommeil tel qu'il a été étudié
par la physiologie"? A vrai dire, nous
ne connaissons directement que le rêve.
M. Boulroux, en invitant le candidat à
résumer sa thèse française, loue l'u tilitéel le
mérite de ce travail qui rassemble, analyse
et compare les théories de psycho-physique.
M. Foucault a voulu établir ce qui est
acquis dans la psycho-physique. Fechner
a cru fonder une science nouvelle en éta-
blissant une relation exacte entre les faits
psychologiques et les phénomènes corpo-
rels. Fechner a tenté de mesurer les sen-
sations, dans lesquelles il distinguait deux
caractères : la qualité ou nature représen-
tative, et l'intensité, répondant à l'inten-
sité de l'excitation. Deux lois ont été
établies : la loi du seuil, selon laquelle
une sensation ne commence à exister que
lorsque l'excitation correspondante a déjà
une certaine valeur; et la loi de Weber,
suivant laquelle, si l'on peut distinguer
entre deux poids la plus faible différence,
on ne pourra retrouver la possibilité de
refaire la distinction que si la différence
atteint pour le moins la même valeur
relative. Donc il existe un fait psycholo-
gique engagé dans la relation signalée par
Weber, c'est l'intensité. La différence d'in-
tensité de deux sensations est constante
quand le rapport des excitations est cons-
tant. L'intensité de la sensation est égale
au logarithme de l'excitation.
Mais on ne peut mesurer l'intensité des
sensations. Ce qui change, c'est la qualité
même de la représentation. Fechner a eu
tort de concevoir la sensation sur le type
de l'excitation La notion de l'intensité
psychologique est confuse, mais la raison
en est qu'il y a dans les perceptions une
pluralité de caractères quantitatifs. Le
plus important est la clarté, caractère en
vertu duquel la représentation correspond
à son objet. La clarté est quelque chose
d'homogène, elle est un caractère quanti-
tatif mesurable. La mesure s'en effectue
en s'appuyant sur un principe qui résulte
de la définition même : la clarté des repré-
sentations est inversement proportionnelle
à l'erreur de reconnaissance. D'où ces deux
propositions, 1° deux clartés sont égales
quand elles répondent à des erreurs de
reconnaissance égales; 12° une clarté est
d'autant plus grande qu'elle correspond à
une erreur plus petite.
Ainsi, ce qui reste de la psycho-phy-
sique, c'est l'introduction de la mesure en
psychologie.
M. Boutroux fait à M. Foucault une cri-
tique de style : la langue de M. Foucault
contient plus d'un germanisme, ce qui
prouve d'ailleurs à quel point il s'est péné-
tré des ouvrages allemands qu'il étudiait.
M. P. Janet loue la conscience de ce
travail qui est, entre autres mérites, une
compilation de première main. Ce qui res-
tera de la thèse de M. Foucault, c'est une
histoire de la psycho-physique. Mais si les
débuts de cette école ont été bien étudiés,
la fin l'a moins bien été.
11 ne faut pas faire de Fechner le fon-
dateur de la psychologie expérimentale.
L'interprétation du moral par le physiolo-
gique ne date pas de lui. La question
qu'on peut se poser à son propos est de
savoir si une psychologie mathématique
continue d'exister ou si elle est remplacée
par une psychologie physiologique.
19 —
M. Foucault convient qu'il n'existe pas
de loi malliémali(|iie L'X|n-inianl une rela-
tion de (|uaiiUté entre le psychique et le
physiologique. Mais il reste des elTorls de
Feohner une invention et une mise en
(L'uvre de méthodes. Maintenant peut-il y
avoir une psycholoj.'ie mathématique !
M. Foucault penche pour la négative, il
croit que le rùle de la mesure doit de-
meurer empirique.
M. Jrtne^. Ainsi la psycho-physique a été
un épisode dans l'histoire de la psycho-
logie-physiologique, et il faut y donner une
plus grande place aux physiologistes de
l'école de Cabanis.
M. Janet objecte encore au candidat que
si, dans un phénomène psycholou'ique il
y a tant deléments mesurables, on ne
voit pas trop comment on pourra s'y
prendre pour mesurer lun plutôt que
l'autre. La mesure ne précise pas les faits
j)sychiques. On se trouve obliifé. en fin
de compte, d'interpréter les chiirres par
l'observation psychologique. Ainsi M. Janet
ayant eu à mesurer l'attention par les
temps de réactions et n'arrivant pas à des
résultats satisfaisants, fut conduit à sup-
poser que la cause d'erreur devait être
l'intervention du mouvementautomalique.
L'appareil imaginé pour mesurer l'atten-
tion fonctionnait mieu.x par l'inattention.
M. Foucault ne croit pas à la mesure
précise d'un fait psychologique. Mais
grâce au nombre des mesures et à la
longue éducation du sujet, on pourra
arriver à des concordances, en employant
des moyennes.
M. Janet. Avec des sujets dressés, on
arrive à la complaisance, à la réalisation
involontaire de la loi qu'il s'agirait de
vérifier.
La psycho-physique est prématurée. La
mesure ne devant s'appliquer qu'à des
éléments psychiques, le véritable avenir
de la psychologie, c'est l'analyse.
M. Foucault. Cependant la mesure révèle
des types psychiques.
M. Janet. Ce n'est là que de la psycho-
logie descriptive et classiticatrice.
M. Foucault. Mais la mesure des faits
donne une précision plus grande à cette
psychologie et permet de reconnaître de
petits phénomènes qu'on eût laissé
échapper sans elle.
M. ./. Tunnevy rappelle que sa présence
dans le jury est motivée par des articles
qu'il a écrits sur la psycho-physique au
commencement de sa carrière. 11 déclare
approuver sans réserve, dans le travail de
M. Foucault, tout ce qui concerne la théorie
de la mesure de la clarté. Toutefois il y
a dans toute mesure quelque chose d'ar-
bitraire, et non seulement dans le choix
des unités, mais dans les propositions
fondamentales relatives à l'égalité et à
l'addition. Cet arbitraire se rencontre
même dans la mesure des longueurs : il
se trouve à plus forte raison dans les
mesures physiques et psychologiques. On
choisit les conventions les plus commodes
pour faire l'application du nombre à des
grandeurs ([ui l'admettent plus ou moins
facilement. ^ Au sujet de la loi de
W'eber, il doit être possible de trouver
une formule qui tienne compte de ce
qu'il existe un maximum de sensibilité
correspondant aux excitations moyennes :
on graduerait les excitations en posant le
zéro là où la sensibilité est maxima.Mais
il faudrait faire des calculs jiour déter-
miner cette formule et voir comment elle
peut exprimer les faits.
M. Foucault s'estime très heureux
d'avoir obtenu uue approbation aussi i)ré-
cieuse qiie celle de M. Tannery au sujet
de la mesure de la clarté, et il se trouve
très satisfait si la mesure de la clarté est
fondée aussi solidement que les mesures
physiques. Il admet la possibilité de
trouver pour la loi de Weber une formule
meilleure au point de vue mathématique.
M. lioulvoux reproche à .M. Foucault de
n'avoir pas essayé de démontrer qu'il n'y
avait pas d'intensité de sensation. Il eût
été d'une importance capitale de dénoncer
l'illusion des psycho-physiciens à ce sujet.
M. Foucault considère comme une
raison l'interprétation du jugement psycho-
physique, qu'il obtient par la conscience,
M. Boutrour. Mais notre impression na-
turelle, c'est qu'il y a intensité dans la
sensation. On regrette l'absence d'une
analyse plus profonde de l'idée d'inten-
sité et de degré.
Eu quoi consiste la clarté des sensa-
tions? La clarté n'est pas la correspon-
dance à une réalité physique, mais bien
une qualité intrinsèque. Ce que M. Fou-
cault donne comme définition de la clarté,
c'est simplement tout le système méta-
physique de Descartes, qui déduit la cor-
respondance à une réalité physique d'un
principe métaphysique.
Enfin l'étude de .M. Foucault est comme
préliminaire. Quelle est la portée de sa
recherche? Entre la quantité physique
et mon jugement, il y a place pour une
multitude d'intermédiaires physiques et
physiologiques. L'étude psychologique
commence avec l'étude des conditions de
l'écart entre notre connaissance et la
réalité physique. La question que pose
M. Foucault est antérieure au commence-
ment des études psychologiques. Son livre
nous fait reculer.
M. Foucault. L'erreur de reconnaissance
20
est quelque chose qui manifeste un fait
psychologique.
M. Boutroux. Mais si je dis que les
causes de l'écart sont psychologiques
aussi bien que physiques?
M. Foucault : de ce qu'il a formulé un
jugement qui est une opération psycho-
logique enveloppant des représentations,
croit pouvoir induire que la représenta-
tion doit avoir en elle de quoi expliquer
l'erreur.
M. Boutroux conclut que la mesure des
jugements sensoriels ne saisit pas quelque
chose de purement psychologique. 11 y a
des intermédiaires de plusieurs genres :
il faudrait faire la part du physique, la
part du physiologique et atteindre enfin
le psychique comme reste. La loi de
Weber n'est pas une loi psychique, elle
est psycho-physique. La question subsiste
de savoir si l'on peut établir des lois
reliant ensemble des termes purement
psychiques. Votre livre n'est pas encore
de la psychologie, mais il en est du
moins la préface.
La Faculté déclare M. Foucault digne
du grade de docteur avec la mention très
honorable.
Couloimniers. — Imp. P. Brodard
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