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Full text of "Revue de métaphysique et de morale"

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Revue 

de 

Métaph-^sique 

et   de 

Morale 


COULOMMIERS 
Imprimerie  I'aul  Brodard. 


Re^ue 


de 


M  étaph'^sique 


et  de 


Morale 


PARAISSANT     TOUS     LKS     DEUX    MOIS 


NEUVIÈME    ANNÉE    —    1901 


Secrétaire   de  la  Rédaction  :   M.    XAVIER  LEON 


Librairie  Armand  Colin 

5,  rue  de  Méziéres,  Paris 


REVUE 


DE 


MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE 


TESTAMENT  PHILOSOPHIQUE' 


Bossuet  a  dit  :  «  Lorsque  Dieu  forma  les  entrailles  de  l'homme,  il  y 
mit  premièrement  la  bonté.  »  Il  n'en  est   pas  moins  vrai  que  dès 


1.  En  publiant  le  «  testament  philosophique  »  de  F.  Ravaisson,  nous  devons 
au  lecteur  un  mot  d'explication. 

Ce  «  testament  »  n'a  pas  été  écrit  par  F.  Ravaisson  tel  qu'on  le  présente  aujour- 
d'hui au  public.  La  mort  l'avait  empêché  de  terminer  son  œuvre.  Dans  ses 
papiers,  recueillis  pieusement  par  les  soins  de  ses  enfants  et  que  ceux-ci  ont  bien 
voulu  nous  confier,  nous  n'avons  trouvé  que  des  fragments  épars.  La  lonfjueur 
de  ces  fragments  variait  de  quelques  lignes  à  plusieurs  pages  :  c'était  comme 
des  ébauches  successives  et  partielles  de  l'œuvre  inachevée,  éj^auches  incom- 
plètes sans  doute  et  parfois  trop  brèves,  mais  toujours  intéressantes  et  sug- 
gestives. 

Si  précieuses  cependant  que  fussent  de  pareilles  ébauches  comme  témoignage 
de  la  méthode  de  travail  de  F.  Ravaisson,  il  nous  a  semblé,  après  un  examen 
attentif,  qu'il  y  avait  mieux  à  faire  que  de  publier  ces  fragments  dans  le 
désordre  où  ils  se  trouvaient,  d'autant  qu'une  telle  publication,  légitime  pour 
d'autres,  eût  été  une  espèce  de  trahison  envers  la  pensée  de  celui  qui  vovait 
dans  la  synthèse  la  forme  même,  la  forme  nécessaire  de  la  vérité  comme  de  la 
beauté. 

Nous  avons  donc  cherché  dans  ces  ébauches  partielles  le  fil  conducteur  et 
pour  ainsi  dire  le  vivant  esprit  de  l'ouvrage,  nous  avons  cherché,  conformé- 
ment à  la  méthode  du  penseur,  à  reconstituer  la  synthèse  créatrice.  Nous  l'a- 
vons pu  tenter  sans  trop  de  hardiesse,  parce  que  le  plan  de  l'ouvrage  se  trou- 
vait indiqué  dans  les  fragments  par  l'auteur  lui-même,  parce  qu'à  maintes 
reprises  et  sous  différentes  formes,  chacune  des  parties  de  ce  plan  avait  fait 
l'objet  de  ses  réllexions,  de  réllexions  mises  par  écrit. 

Sans  doute  la  difficulté  était  grande  de  relier  ces  fragments  épars,  de  réta- 
blir entre  eux  la  continuité  de  la  synthèse;  cependant, après  une  lecture  appro- 
Kev.  Meta.  T.  IX.  —  1901.  ^ 


2  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

les  temps  les  plus  anciens  le  grand  nombre  dut  céder  aux  tentations 
de  l'égoïsme  et  se  considérer,  selon  le  dicton  stoïcien,  comme  recom- 
mandé à  lui-même  par  la  nature  bien  plutôt  que  les  autres  et  se 
prendre  sinon  uniquement,  au  moins  principalement  pour  le  centre 
de  ses  propres  actions.  Or  c'est,  dit  Bacon,  un  pauvre  centre  pour 
les  actions  d'un  homme  que  lui-même. 

Des  mortels  d'élite  restèrent  fidèles  à  l'impulsion  originaire,  sym- 
pathiques à  tout  ce  qui  les  entourait,  se  croyant  nés,  suivant  une 
autre  parole  stoïcienne,  non  pour  eux,  mais  pour  le  monde  entier. 
Ce  furent  ceux  que  les  Grecs  crurent  enfants  des  dieux  et  qu'ils 
appelèrent  des  héros. 

La  grandeur  d'àme  était  le  propre  des  héros.  Le  sort  des  autres 
les  touchait  comme  le  leur.  Ils  avaient  conscience  d'une  force  en 
eux  qui  les  mettait  en  état  de  s'élever  au-dessus  des  circonstances, 
qui  les  disposait  à  se  porter  au  secours  des  faibles.  Ils  se  croyaient 
appelés,  par  leur  origine,  à  délivrer  la  terre  des  monstres  qui 
l'infestaient. 

Tel  avait  été  surtout  le  fils  de  Jupiter,  Hercule,  aussi  vaillant  que 
compatissant,  toujours  secourable  aux  opprimés,  et  qui  finit,  en 
montant  à  l'Olympe,  sa  glorieuse  carrière.  Hercule,  touché  de  com- 
passion pour  un  vieillard  dont  un  lion  redoutable  avait  dévoré  le 
fils,  allait  combattre  ce  lion  et  de  sa  dépouille  se  revêtait  pour  tou- 


fondie  de  tous  les  textes,  après  un  long  et  minutieux  travail  de  collation  et  de 
rapprochement  des  fragments,  nous  avons  cru  pouvoir  réussir  à  rétablir  dans  ses 
grandes  lignes  la  pensée  tout  eniière  de  F.  Ravaisson.  Nous  l'avons  (ait  en 
nous  servant  uniquement  des  documents  (jue  nous  avions  sous  les  yeux,  sans 
y  ajriuter  une  ligne,  nous  bornant  à  emprunter  aux  fragments  mêmes  les  liens 
et  les  tiansitions  qui  devaient  réunir  les  fragments;  nous  avons  mis  en  note 
certains  pas-ages  que  nous  n'avons  pu  insérer  dans  la  trame  de  l'exposition  et 
qu'il  eut  paru  néanmoins  regrettable  d'omettre. 

Nous  es|);roiis  avoir  ainsi  rendu  aussi  exactement  que  possible  la  pensée  de 
l'auteur,  nous  espérons  lavoir  rendue  d'une  manière  qui  ne  soit  pas  indigne  de 
son  nom. 

Nous  serons  heureux  d'avoir  réussi  dans  cette  tâche  et  d'avoir  pu  rendre 
ainsi  un  dernier  hommage  à  une  chère  mémoire;  en  tout  cas,  si  l'œuvre  parais- 
sait à  <iuelques-uns  trop  imi)arfaite  encore,  il  n'en  faudrait  point  accuser 
M.  Ravaisson,  la  faute  incomberait  tout  entière  à  l'inexpérience  de  celui  qui  a 
recueilli  et  rédigé  ces  fragments. 

Un  mol  encore.  Le  titre  que  nous  avons  choisi  n'est  pas  inscrit  en  toutes  let- 
tres dans  les  pap  ers  posthumes  de  F.  Ravaisson;  il  est  cependant  conforme  à 
ses  intentions  :  n  uis  le  tenons  de  sa  propre  bouche.  C'est  ainsi,  en  ellet,  qu'il 
appelait  volontiers  ce  travail,  composé  presque  tout  entier  dans  les  années  1899 
et  1900,  auquel  il  seconsicra  jusqua  son  dernier  jour  et  qu'il  considérait 
comme  la  dernière  de  ses  œuvres  philosophiques. 

Xavier  Léon. 


F.   RAVAISSON.    TESTAMENT    PHILOSOPHIQUE.  3 

jours.  Une  autre  fois  sa  compassion  pour  Alceste  le  conduisait  aux 
enfers  afin  de  l'en  tirer. 

Un  autre,  Thésée,  l'Hercule  athénien,  après  être  descendu  au 
Labyrinthe  pour  délivrer  des  captifs  destinés  à  y  devenir  la  proie 
d'un  monstre,  élevait  au  milieu  d'Athènes  un  autel  à  la  Pitié, 
honorant  ainsi  en  elle  une  déesse.  Cette  cité  dont  il  avait  été  le  fon- 
dateur, il  voulait  que  la  Filié  fût  comme  son  inspiration.  Ajoutons 
que  vraisemblablement  la  Pitié  n'était  ici  qu'un  autre  nom  de  la 
grande  déesse  Vénus,  la  déesse  de  l'amour  et  de  la  paix,  à  laquelle 
parait  avoir  été  consacrée  originairement  l'Acropole. 

Le  héros  de  VIliadc,  Achille,  après  avoir  vengé  avec  fureur  sur 
Hector  le  meurtre  de  son  ami,  se  laisse  fléchir  à  la  fin  du  poème 
par  les  prières  du  vieux  Priam  et  lui  rend  les  restes  de  son  fils.  Le 
grand  poème  hellénique  ne  chante  pas  tant  la  colère  d'Achille  que 
sa  compassion  pour  le  vieux  père  de  celui  qui  lui  a  tué  son  ami  et 
à  qui  lui-même  il  a  tué  son  fils.  A  sa  pitié  surtout  se  fait  reconnaître 
ce  que  son  cœur  a  de  grand.  Magnanime,  telle  est  l'épithète  qui 
caractérise  plus  que  toute  autre  le  héros. 

Tel  était  le  héros,  tel  il  se  figurait  les  dieux  de  qui  il  avait  tout 
reçu.  Homère,  encore  imbu  des  maximes  héroïques,  les  appelle  des 
donneurs  de  biens.  Aphrodite,  la  reine  du  ciel,  la  déesse  de  la 
beauté  et  de  l'amour,  est  nommée  par  excellence  la  donneuse 
(otociT'.ç)  ';  en  des  temps  où  l'on  croyait  généralement  que  tout  était 
sorti  de  la  terre,  même  les  astres,  on  se  représentait  le  dieu  qui  y 
régnait  comme  à  la  fois  opulent  et  libéral  :  Pluton,  le  Riche,  était 
son  nom  chez  les  Grecs;  Dives,  le  Riche  aussi,  chez  les  Latins. 
Pluton,  dans  les  anciens  monuments,  porte  souvent  une  corne 
d'abondance  débordant  de  fruits,  et  Sérapis,  qui  prend  tardivement 
sa  place,  un  boisseau.  Pluton,  souvent  aussi,  porte  cette  espèce  de 
fourche  qu'on  a  prise  pour  une  arme  mise  par  les  peintres,  Raphaël 
entre  autres,  à  la  main  de  Satan,  mais  qui,  en  réalité,  était  la  houe 
avec  laquelle  on  tirait  de  la  terre  les  fruits  qu'elle  contenait,  dont 
on  croyait  que  vivaient  les  premiers  hommes;  et  c'est  pourquoi 
YOdyssée  place  dans  les  enfers  une  prairie  d'asphodèles  et  non, 
comme  l'a  cru  Welcker,  à  cause  de  l'aspect  prétendu  sinistre  de 
cette  plante. 


1.  C'est  le  nom  que  le  Christianisme  donnera  à  l'Esprit  qui  éclaire   et  qui 
vivifie;  il  l'appellera  même  non  seulement  ce  qui  donne,  mais  le  don. 


4  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Le  dieu  indien  Pourousha  partage  ses  membres  entre  ses  ado- 
rateurs. Cérès,  Bacchus  dans  les  mystères  d'Eleusis  servent  d'aliment 
aux  initiés,  car  Cérès  c'est  le  pain  même,  et  Bacchus  c'est  le  vin  *. 

Partout  donc,  dans  l'ancienne  mythologie,  la  croyance  à  la  bien- 
faisance divine.  Bien  loin  qu'il  ne  régnât  parmi  les  hommes  et  entre 
leurs  familles  que  la  défiance  et  la  haine,  comme  l'a  cru,  après 
Pétrone  et  Hobbes,  l'auteur  de  la  Cité  antique,  rien  n'y  était  plus 
en  honneur  que  l'hospitalité.  L'étranger,  si  rien  n'annonçait  en  lui 
un  ennemi,  était  accueilli  comme  un  envoyé  d'en  haut.  On  sacrifiait 
pour  le  fêter  ce  qu'on  avait  de  plus  précieux.  Tel,  dit  Tacite,  après 
l'avoir  reçu  chez  lui,  était  réduit  pour  le  reste  de  ses  jours  à  la 
mendicité. 

Les  hommes  du  vulgaire,  ne  trouvant  en  eux-mêmes  aucune  force 
et  aucune  grandeur,  ne  voyaient  aussi  hors  d'eux  que  faiblesse  et 
petitesse. 

Petitesse  est  aussi  à  quoi  se  réduit  toute  leur  philosophie  et  on 
lui  ferait  peu  de  tort  en  la  qualifiant  de  nihilisme.  Hommes  de 
rien,  les  hommes  du  vulgaire  ne  faisaient  pas  difficulté  d'admettre 
que  tout  s'était  formé  de  rien. 

Dans  la  conscience  de  sa  faiblesse,  l'homme  du  vulgaire  ne  se 
croyait  guère  d'autre  destinée  que  de  maintenir  parmi  les  assauts 
des  circonstances,  aussi  longtemps  que  possible,  une  existence 
précaire;  acquérir  pour  vivre  était  presque  son  unique  souci.  Si  les 
phénomènes  qui  se  passaient  autour  de  lui,  lui  faisaient  croire  à  des 
puissances  invisibles  dont  il  dépendait,  c'était  comme  à  des  êtres 
avares  et  envieux  dont  il  devait  attendre  peu  de  bien  et  beaucoup 
de  mal. 

Les  héros  se  faisaient  des  choses  et  de  la  destinée  humaine  de 
tout  autres  idées. 

Pour  ces  hommes  d'élite  ou  de  race,  que  Descartes  et  après  lui 
Leibnilz  nommeront  les  généreux,  chacun  a  une  âme  dont  c'est  le 
caractère  d'être  sympathique  à  toutes  les  autres  et  qui  existe   en 

1.  El  dans  le  Christianisme  le  Sauveur  sur  le  point  de  mourir  pour  les  siens 
leur  donne  pour  aliment  et  pour  breuvage  sa  chair  et  son  sang.  Ce  fut  aussi 
la  pensée  de  l'Eucharistie  chrétienne  que  la  substance  qui  devait  préparer  pour 
l'inimorlalité  la  vie  des  créatures  n'était  autre  que  le  créateur.  Et  celte 
substance  n'était  autre  en  définitive  que  l'amour,  dont  c'est  la  nature  même  de 
se  donner. 


F.   RAVAISSON.    TESTAMENT    l'HILOSUPIimUE.  5 

■elles  autant  si  ce  n'est  même  plus  qu'en  soi-même,  et  qui  est  ainsi 
ce  qu'on  pourrait  appeler  une  simplicité  complexe  ou  une  simplicité 
multiple. 

Ce  qu'il  trouve  ainsi  en  soi,  chacun  de  ces  personnages  le  reconnaît 
volontiers  chez  les  autres.  Le  généreux,  suivant  Descartes  et  suivant 
Leibnilz,  a  la  conscience  de  porter  en  lui  une  force  par  laquelle  il 
est  maître  de  lui-même,  qui  fait  sa  dignité  et  qui  fait  également  la 
dignité  de  tous  les  autres.  Bien  plus,  il  est  disposé  à  reconnaître, 
ehez  tous  les  êtres,  de  quelque  ordre  qu'ils  soient  quelque  chose  d'a- 
nalogue. C'est  la  croyance  formelle  de  Leibnitz  et  peut-être  n'est-ce 
qu'en  apparence  que  Descartes  ne  reconnaît  que  dans  l'humanité 
l'existence  de  l'âme.  «  Il  est  difficile  de  croire,  dit  Bossuet,  que  dans 
les  corps  qu'il  parait,  pour  faire  ressortir  la  supériorité  de  l'esprit, 
réduire  à  la  seule  étendue,  il  n'ait  pas  aussi  supposé  quelque  chose 
de  plus  foncier.  » 

C'est  donc  la  croyance  qui  dut  être  au  fond  celle  des  grands  esprits 
des  premiers  temps  que,  comme  le  dit  le  plus  ancien  des  philosophes. 
Thaïes,  tout  était  plein  d'âmes  et  que  vraisemblablement  ces  âmes, 
pour  différentes  qu'elles  fussent,  n'en  étaient  pas  moins  une  seule  et 
même  chose  dont  la  racine  était  la  divinité  '. 

Ainsi  se  forment  dès  les  temps  les  plus  anciens  deux  manières 
différentes  de  comprendre  les  choses  :  suivant  l'une,  elles  se  rédui- 
saient presque  entièrement  à  des  corps  inertes  épars  qu'assemblait 
ou  dispersait  dans  le  vide  l'aveugle  hasard;  suivant  l'autre,  des 
puissances  cachées,  âmes  ou  dieux,  avaient  tout  fait  et  dirigeaient 
le  monde.  De  ces  deux  manières  de  penser  devaient  sortir  peu  à 
peu  deux  philosophies.  L'une  que  Cicéron  appelle  plébéienne,  que 
Berkeley  appelle  au  xvni°  siècle  petite  philosophie  et  Leibnitz /jau- 
2:)erlina  philosopliia,  c'est  celle  des  Démocrite  et  des  Épicure,  dont 
les  principaux  facteurs  furent  les  sens  et  l'entendement,  l'entende- 


1.  Dès  l'origine,  des  hommes  d'élite  eurent,  la  conscience  qu'il  y  avait  en  eux 
une  volonté  par  laquelle  ils  savaient  se  rendre  indépendants  des  circonstances. 
Ils  crui'ent  aisément  qu'il  se  trouvait  chez  les  autres  hommes  une  force  sem- 
blable et  même  dans  tous  les  êtres  quelque  chose  d'analogue.  Cette  force  ils  la 
crurent  la  même  qui  entretenait  la  vie  par  la  respiration  et  lui  donnèrent  des 
noms  qui  signifiaient  vent  et  souffle  (en  grec  7cvcû|j.a,  en  latin  aaimus  et  anima); 
de  ce  nom  dans  la  langue  latine  est  dérivé  dans  la  nôtre  celui  d'àme.  Pour 
plusieurs  dans  cette  haute  antiquité  toutes  les  âmes,  quoique  chacun  eût  la 
sienne,  n'en  formèrent  qu'une  seule.  Pour  plusieurs  aussi  l'ànie  universelle 
était  une  divinité  supérieure  de  laquelle  dépendait  le  monde  entier. 


6  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

ment  étant  l'auxiliaire  naturel  des  mathématiques.  L'autre  qu'on 
pourrait  appeler  royale  et  aristocratique,  c'est  celle  des  Socrate,  des 
Platon,  des  Arislote  et  de  leurs  semblables.  La  première,  cherchant 
les  principes  dans  les  choses  inférieures  qui  sont  aux  supérieures  ce 
que  des  matériaux  sont  aux  formes  en  lesquelles  apparaissent  l'ordre 
et  la  beauté,  peut  être  dénommée  le  matérialisme.  La  seconde  peut 
être  appelée  par  opposition,  comme  le  subtil  et  le  fin  est  opposé  au 
grossier,  la  philosophie  spirituelle  ou  spiritualiste. 

Suivant  la  philosophie  qui,  développée,  devint  l'Épicurisme  et 
que  contenaient  en  germe  les  opinions  du  vulgaire,  on  ne  connaissait 
rien  que  ce  dont  témoignaient  les  sens,  rien  qui  ne  fût  corps  ou 
accident  des  corps.  Chacun  était  ainsi  renfermé  étroitement  en  soi, 
uniquement  occupé  des  biens  et  des  maux  qui  en  sont  pour  les  sens 
physiques.  Dès  lors  les  sensations  seules  étaient  ainsi  que  le  pro- 
clamèrent les  Sophistes  la  mesure  de  toutes  choses. 

Un  homme  d'esprit  héroïque,  supérieur  aux  préoccupations  vul- 
gaires, Socrate,  comprit  qu'avec  une  telle  doctrine  les  sociétés  ne 
pouvaient  subsister.  Persuadé  qu'outre  les  choses  sensibles  il  en 
était  d'autres  dont  elles  dépendaient  et  qu'on  ne  connaissait  que 
par  l'intelligence,  il  fît  remarquer  qu'il  était  des  règles  pour  le 
discernement  du  bien  et  du  mal,  du  juste  et  de  l'injuste,  sans 
lesquelles  aucun  accord  ne  pourrait  s'établir,  ni  subsister.  Il  prouva 
qu'il  était  des  généralités  communes  aux  individus  et  par  conséquent 
une  science  qui  devait  prévaloir  sur  leurs  étroites  convenances. 

Platon  alla  plus  loin.  11  lui  parut  que  toutes  les  choses  sensibles 
devaient  avoir  des  modèles  intelligibles  de  leurs  qualités,  dont  elles 
étaient  des  ressemblances  imparfaites  et  qui  constituaient  seuls  les 
véritables  êtres.  C'étaient  des  formes  ou  idées  immuables  qui 
revêtaient  passagèrement,  comme  une  matière  docile,  les  choses  de 
la  nature.  Mais  c'était  prendre  pour  des  causes  de  simples  modes, 
extraits  que  fait  des  choses  l'entendement,  et  qui  n'ont  que  dans  les 
individus  une  existence  réelle.  C'était  ériger  en  principes  des 
abstractions  créées  par  l'entendement.  C'était  tomber  dans  l'erreur 
signalée  par  Tacite  dans  ces  paroles  applicables  à  toute  idolâtrie  : 
on  forge  et  en  même  temps  l'on  croit,  fîngunt  simul  creduntque. 

Aristote  signala  cette  erreur;  il  fît  remarquer  que  ce  qui  est  ainsi 
en  plusieurs  choses  à  la  fois,  ou  le  général,  n'existe  pas  en  soi  mais 
en  la  pensée  qui  le  crée.  Seul  l'individu  existe  de  cette  manière  et 
seul  par  conséquent  peut  être  un  principe,  une  cause  d'existence. 


F.   RAVAISSON.    —  TESTAMENT    PHILOSOPHIQUE.  .    7 

Platon  donne  pour  des  êtres  de  simples  attributs.  C'est  qu'il  y  a 
plusieurs  sens  du  mot  être,  et  ce  doit  être  le  commencement  de  la 
philosophie,  qui  a  pour  objet  l'être,  que  de  les  distinguer. 

Au  temps  de  Platon,  ajoute  Aristote,  on  ne  pouvait  faire  cette 
distinction.  La  dialectique  n'était  pas  de  Ibrce  encore  à  considérer 
l'être  à  part  des  contraires.  C'est  ce  qu'il  prétendit  faire  en  éta- 
blissant, comme  à  l'entrée  de  la  philosophie,  la  distinction  des  dilTé- 
rentes  catégories.  C'était  inaugurer,  à  l'encontre  d'une  théorie 
d'abstractions  qui  ne  faisaient,  comme  il  le  dit,  que  doubler  les 
objets  qu'il  s'agissait  d'expliquer,  une  recherche  de  la  réalité  pro- 
fonde qu'ils  cachaient.  Faire  cette  entreprise,  c'était,  en  s'adressant, 
comme  à  la  source  de  la  vérité  profonde,  à  la  conscience,  s'avancer 
dans  la  voie  qu'avait  ouverte  l'antique  héroïsme.  Et  qui  était  mieux 
préparé  pour  une  telle  entreprise  que  celui  qui,  versé  dans  la  con- 
naissance de  toutes  les  réalités  soit  physiques,  soit  humaines,  fut 
le  précepteur  du  dernier  des  héros  grecs,  Alexandre? 

Aristote  veut  ainsi  revenir  de  la  sécheresse  et  insuffisance  logique 
ou  rationnelle  à  la  richesse  féconde  de  l'expérience,  de  la  disconti- 
nuité à  la  solidarité,  de  l'artificiel  au  naturel. 

Qu'est-ce  que  l'être  proprement  dit  qui  appartient  à  la  première 
et  la  plus  haute  des  catégories  et  qui  est  le  centre  auquel  se  rapportent 
toutes  les  autres?  C'est,  répond  Aristote,  l'action  qui  peut  expliquer 
la  nature  qui  est  tout  mouvement. 

Et  en  effet,  remarque  Cicéron,  interprète  ici  comme  partout  de  la 
philosophie  grecque,  ce  qui  ne  fait  rien  ou  n'a  aucune  action  a  bien 
l'air  aussi  de  ne  rien  être.  Si  la  pierre  même  existe,  c'est  que,  dans 
la  pierre  aussi,  il  est  quelque  chose  d'actif  et  de  mouvant. 

Maintenant,  non  seulement  tout  ce  qui  est  agit,  mais  il  a  de  plus 
cette  propriété  de  tendre  naturellement  à  se  communiquer.  C'est 
celle  que  possédaient  au  plus  haut  degré  les  plus  grandes  âmes,  les 
âmes  héroïques. 

Dans  la  conscience,  la  pensée  tend  à  se  répandre  en  idées  où  elle 
se  mire  en  quelque  sorte  et  se  reconnaît.  Chaque  vivant,  parvenu  à 
son  point  de  perfection,  tend  à  se  reproduire  comme  pour  prendre 
en  ce  qu'il  engendre  une  plus  pleine  possession  de  son  être. 

L'être  complet  est  l'esprit  dont  telle  est  la  nature  qu'en  agissant 
il  a  la  conscience  de  ce  qu'il  fait,  de  ce  qu'il  est.  Au  fond  rien  ne 
pense  qui  ne  se  pense  quoique  de  manière  et  à  des  degrés  différents. 
En   Dieu    seul    la  conscience   parfaite   de   l'objet    est   entièrement 


8  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

identique  au  sujet.  C'est  le  sommet  où  tend  d'espèce  en  espèce,  par 
les  différents  degrés  de  la  vie,  toute  la  nature  et  dont  ces  différents 
degrés  sont  de  plus  ou  moins  complètes  imitations. 

Aux  différents  états  de  l'existence  la  pensée,  qui  est  aussi  volonté, 
se  reconnaît  plus  ou  moins  dans  ses  objets.  Elle  s'y  reconnaît  divisée, 
dispersée  en  diverses  idées  jusqu'à  ce  qu'elle  y  retrouve  finalement 
son  intégrale  unité. 

Toute  la  nature  est  comme  faite  d'ébauches  plus  ou  moins  réussies 
de  cette  suprême  perfection,  achevant,  avant  l'intégration  finale,  la 
différenciation. 

A  ce  moment  suprême  la  pensée,  selon  la  formule  aristotélique, 
est  pensée  de  pensée. 

Au  fond  donc  la  nature  est  un  édifice  de  pensées.  Les  espèces  qui 
apparaissent  successivement  avant  que  se  révèle  l'humanité  sont  des 
restitutions  de  plus  en  plus  complètes  du  dessein  primitif.  C'est  par 
degrés  que  l'âme  arrive  à  se  penser,  ce  qui  est  le  summum  :  se 
penser,  c'est-à-dire  aussi  se  vouloir,  s'estimer  comme  pensant, 
voulant,  créant. 

Au  commencement  le  meilleur,  c'est  ce  que  proclame  par  son 
premier  mot,  avec  la  philosophie  aristotélique,  le  plus  philosophi- 
que des  Évangiles  en  disant  :  Au  commencement  était  le  Verbe. 
Mais,  du  commencement  à  la  fin,  du  plus  haut  au  plus  bas  de  l'Uni- 
vers, une  même  formule  contient  tout,  embrassant  tous  les  degrés 
de  la  vie,  la  formule  qu'a  tracée  Leibnilz  en  disant  :  Le  corps 
même  est  esprit,  seulement  à  la  différence  de  l'esprit  pur  et  par- 
fait, esprit  momentané,  dépourvu  de  mémoire,  disons  aussi  de 
prévision. 

Si  le  meilleur  est  au  commencement,  s'il  est  le  principe,  comment 
comprendre  qu'il  ne  demeure  pas  seul?  C'est,  suivant  Aristole,  en  se 
fondant  sur  l'expérience,  qu'il  est  un  principe  non  de  mouvement 
seulement,  mais  aussi  de  repos  ou  d'arrêt.  Dieu,  a  dit  Plotin  et  a  redit 
Descartes,  est  l'auteur  de  sa  propre  existence  et  en  est  le  maître. 
Tout  ce  qui  vient  à  exister  a  une  cause,  Dieu  est  la  cause  de  soi. 
Aussi,  comme  il  nous  appartient  de  suspendre  à  notre  gré  l'exercice 
de  notre  activité,  comme  ce  pouvoir  appartient  à  toutes  les  puis- 
sances naturelles,  ainsi  qu'en  témoignent  le  sommeil  et  les  autres 
périodes  de  repos,  ainsi  et  à  plus  forte  raison  appartient-il  à  Dieu 
d'abandonner,  au  moins  pour  un  temps,  comme  l'a  dit  la  théologie 
chrétienne,  quelque  chose  de  sa  plénitude  (se  ipsum  exinanivit). 


F.   RAVAISSON,    —   TESTAMENT    PHILOSOPHIQUE.  9 

C'est  ce  que  paraissent  avoir  pensé  dès  l'origine,  si  confusément 
que  ce  pût  être,  ces  initiateurs  de  la  philosophie  qui  enseignèrent,  en 
dépit  des  résistances  de  l'entendement,  la  native  magnanimité. 

Si  donc  on  se  demande  comment  il  est  possible  de  s'expliquer,  avec 
l'unité  du  principe  des  choses  que  proclame  toute  la  nature,  la  plu- 
ralité sur  laquelle  elle  domine  (tout  est  un  et  chaque  chose  est 
à  part,  dit  un  vers  orphique)  la  solution  du  problème  qui  se  présente 
tout  d'abord  et  que  confirment  l'expérience  et  la  réflexion,  c'est  que 
les  parties  sont  nées  d'une  condescendance,  d'un  abaissement  spon- 
tané du  principe  dont  l'unité  reparaît  finalement  dans  la  constitu- 
tion terminale  du  tout'. 

C'est  ce  qu'enseigne  la  marche,  on  pourrait  dire  la  méthode  de  la 
nature  dans  la  production  des  vivants.  On  a  vu  de  tout  temps  qu'un 
être  vivant  est  à  la  fois  unité  et  multitude. 

Arislote  déjà  remarque  que  chez  certains  animaux  les  parties  sont 
comme  autant  de  touts  semblables,  tout  prêts  à  se  détacher  pour 
subsister  à  part.  Cette  remarque  a  été  étendue  par  la  science 
moderne.  Elle  l'a  même  généralisée  en  attribuant  à  tous  les  êtres  la 
vie  multiple  ou  le  polyzoïsme.  De  plus  elle  a  appelé  les  animaux 
chez  lesquels  la  multiplicité  est  le  plus  manifeste  des  colonies  ani- 
males- :  expression  où  semble  se  trahir  la  pensée  que  l'animal  est  un 
tout  formé  d'individualités  préexistantes,  et  c'est  du  moins  la  ten- 
dance de  ceux  qui  ont  jusqu'à  présent  attaché  le  plus  d'importance 
au  polyzoïsme   que  de  prendre  pour  principe  la  multiplicité.  Dans 


1.  Pour  le  positivisme,  le  matérialisme,  le  transformisme,  l'histoire  du  monde, 
l'histoire  universelle  est  un  perpétuel  progrès  qui  part  des  confins  du  néant  et 
sans  aucun  principe  de  mouvement  ni  hors  de  lui,  ni  en  lui,  s'élève  tout 
seul  jusqu'aux  formes  d'existence  les  plus  compliquées  et  finalement,  jusqu'à 
la  pensée  et  la  conscience.  La  vérité  est  toute  dilTérente.  La  vérité  c'est  la 
divinité  s'abaissant  par  amour  à  des  formes  qui  tout  ensemble  la  cachent  et 
la  font  voir,  c'est  l'àme  inspirée  de  la  divinité,  remplie  par  elle  du  désir  de 
déverser  ses  dons  sur  le  monde,  de  le  vêtir  de  splendeur  et  de  gloire,  de 
l'enivrer  de  bonheur. 

2.  Cette  dénomination  parait  indiquer  l'idée  que  la  multitude  précède  l'unité. 
Et  pourtant  il  n'en  est  rien.  Le  phénomène  est  bien  plutôt  ce  que  l'on 
appelle  dans  les  végétaux  le  bourgeonnement.  Aussi  un  de  nos  plus  savants 
naturalistes  (M.  Perrier)  emploie-t-il  quelquefois  de  préférence  cette  expression. 
Il  reste  à  y  conformer  la  théorie  en  expli(]uant  les  formations  organiques  comme 
résultant,  non  d'une  coalescence  que  ne  montre  pas  l'expérience,  mais  d'une 
division  d'une  unité  radicale.  Mais  plus  encore  il  reste  à  assigner  à  cette 
division,  comme  au  développement  qu'elle  commence,  sa  cause  qu'omet  entiè- 
rement la  théorie  moderne  de  l'évolulionnisme. 


10  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE, 

leurs  systèmes  les  éléments  les  plus  petits  et  doués  des  moindres 
propriétés  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  réel  et,  l'unité  sous  laquelle  on 
les  assemble  n'est  qu'une  sorte  de  surcroit  qui  n'a  guère  d'existence 
que  pour  l'intelligence.  Dans  l'àme,  ils  ne  veulent  voir  qu'un  phéno- 
mène secondaire  qu'ils  appellent  volontiers  un  épi-phénomène. 

Or,  s'il  en  est  ainsi  d'un  tout  artificiel  dont  l'unité  est  purement 
logique,  nous  apprenons  par  une  conscience  intime  qu'au  contraire, 
en  nous,  il  y  a  réellement  quelque  chose  d'un  et  de  simple  qui 
se  divise  en  des  pensées  et  des  volontés  diverses,  et,  -par  une 
induction  qu'autorise  l'analogie  de  ce  qui  a  lieu  en  nous  avec  ce  que 
nous  oiTre  la  nature  et  la  marche  même  de  ses  phénomènes,  nous 
jugeons  qu'en  celle-ci  ce  sont  les  multitudes  phénoménales  qui  sont 
secondaires  et  que  la  primauté  comme  la  priorité  appartient  en 
chaque  être  à  une  réelle  unité. 

A  Speusippe,  le  successeur  de  Platon  dans  le  gouvernement  de  l'Aca- 
démie, qui  concluait  de  l'œuf  auquel  remonte  tout  vivant  et  où  l'on 
ne  voit  d'abord  qu'une  masse  informe,  que  le  beau  et  le  bien  n'arri- 
vaient que  tard,  proposition  toujours  maintenue  parla  théorie  maté- 
rialiste, Âristote  répondait  que  le  commencement,  le  principe  n'était 
pas  l'œuf,  mais  bien  l'adulte  dont  l'œuf  provient  et  dans  lequel  se 
trouve  la  perfection  çl  laquelle  parvient  par  degrés  l'embryon  que 
l'œuf  contient.  En  sorte  que  c'est  par  la  perfection,  c'est  par  le  bien 
et  le  beau  que  commence  la  vie.  Aussi  Aristote  dit-il  qu'en  tout  le 
meilleur  est  le  premier. 

C'est  la  maxime  générale  qu'il  oppose  à  toutes  les  théories  qui 
cherchent  sinon  dans  le  néant,  au  moins  le  plus  près  possible  du 
néant  les  principes  des  choses.  Ce  n'est  pas  tout.  Ce  meilleur  d'où 
tout  part,  il  faut  que  ce  soit,  avant  tout  mouvement,  ce  qui  imprime 
le  mouvement.  C'est  ce  que  fait  chez  nous  ce  que,  d'un  terme  méta- 
phorique qui  rappelle  la  nature  du  vent  ou  de  l'air  subtil,  mobile  et 
puissant,  nous  appelons  notre  âme  (avsiJLo;,  animu  et  animisme).  Et 
de  la  conscience  que  nous  en  avons  vient,  quoique  le  moment  nous 
en  échappe,  toute  notre  connaissance  de  cette  chose  aussi  certaine 
que  mystérieuse,  la  puissance  motrice.  Ajoutons  qu'à  l'idée  de  cette 
puissance  est  indissolublement  liée  celle  d'une  fin  à  laquelle  tend  le 
mouvement. 

L'idée  de  cette  fin,  qu'on  nomme  cauae  finale^  n'est  qu'une  abstrac- 
tion détachée  par  l'entendement  de  l'idée  totale  de  la  causalité. 

L'idée  de  la  cause  invisible,  c'est  celle  qui  seule  explique,  quel- 


F.  RAVAISSON.  —  tkstament  philosophiqui;.  Il 

que  incompréhensible  qu'en  soit  le  contenu,  la  i'ormalion  organique 
et  dont,  tout  en  prétendant  expliquer  celte  formation,  le  transfor- 
misme au  moyen  d'une  idée  vague  d'évolution,  prétend  vainement 
se  passer".  Ce  que  contient  cette  idée,  c'est  Tàme,  et  c'est  l'àme  que 
désigne  par  les  termes  plus  vagues  de  nature  le  fondateur  du  Péri- 
patélisme. 

Celui  qui,  suivant  une  opinion  qui  avait  été  celle  d'Hippocrate  et 
d'Arislote,  sans  cesser  de  rapporter  à  l'àme  la  pensée,  osa  lui  rap- 
porter les  mouvements  vitaux  avec  tous  les  phénomènes  physiolo- 
giques qui  en  dépendent,  fut  le  médecin  Stahl.  On  le  blâma,  et  c'est  ce 
que  fit  Leibnitz  entre  autres,  d'attribuer  au  principe  de  la  rétlexion 
et  du  raisonnement  des  actes  qui  ne  sont  au  moins  le  plus  souvent 
ni  réfléchis,  ni  raisonnes.  C'était,  disait-il,  encore  confondre  des 
choses  dilTérentes  que  de  rapporter  à  un  même  principe  les  phéno- 
mènes matériels  qui  devaient  être  tout  mécaniques  et  ceux  de  l'intel- 
ligence. Il  craignait  le  retour  des  explications  toutes  intellectuelles 
du  moyen  âge  et  l'abandon  des  nouvelles  méthodes  préconisées  par 
Galilée  et  par  Descartes  et  du  mécanisme.  Stahl  cependant  avait  pris 
soin  d'expliquer  qu'il  n'entendait  pas  attribuer  à  l'àme  dans  ses  opé- 
rations physiologiques  le  raisonnement  mais  la  raison,  et  Leibnitz 
lui-même  n'avait-il  pas  voulu,  quoique  peut-être  sans  y  persévérer 
assez,  qu'on  tint  grand  compte  dans  l'histoire  des  déterminations  de 
l'àme  d'une  infinité  de  ces  petites  perceptions  qui  échappaient  à 
toute  réflexion  et  même  sinon  entièrement  du  moins  presque  entiè- 
rement à  la  conscience.  Et,  en  effet,  c'est  ce  dont  l'expérience 
témoigne  abondamment.  Même  si  le  domaine  est  vaste  de  la  volonté 
et  de  la  pensée  réfléchie,  bien  plus  vaste  encore  est  celui  qu'on 
appelle  le  domaine  de  la  volonté  et  de  la  pensée  sinon  absolument 
inconscientes,  au  moins,  pour  ainsi  parler,  subconscientes. 

Comment  expliquer  qu'il  existe  en  nous  une  telle  science  si  vaste, 
si  profonde,  souvent  si  sûre,  comme  le  sont  en  général  les  instincts  et 
les  habitudes,  et  qui  pourtant  serait  comme  hors  de  notre  pouvoir? 
C'est  ce  que  nous  ne  pouvons  faire  que  dans  une  très  faible  mesure, 
mais  qui  n'en  est  pas  moins  certifié  par  une  irrécusable  expérience. 

Devant  ce  fait  capital  disparaît  l'hypothèse,  si  en  faveur  aujourd'hui, 
des  mouvements  qu'on  appelle  réflexes  et  qui  seraient  des  réponses 
absolument  machinales  du  corps  organisé  à  des  impressions  et  des 
sollicitations  du  dehors  ;  mouvements  par  lesquels  les  savants  qui  y 
ont  recours  ne  prétendent  pas  seulement  expliquer  des  phénomènes 


12  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

qu'on  croit  involontaires,  mais  paraissent  nourrir  l'espoir  d'expliquer 
ceux  qui  passent  pour  dépendre  en  totalité  ou  en  partie  de  la  volonté. 
De  la  sorte,  tout  en  ce  monde,  sauf  peut-être  quelques  déterminations 
purement  intellectuelles,  serait  sujet  à  une  irrésistible  fatalité,  et  l'on 
n'aurait  que  faire  d'y  supposer  des  âmes.  A  tout  suffirait  le  corps 
s'il  existait  quelque  chose  d'autre  qui  fût  la  pensée,  ce  serait  dans  le 
mécanisme  universel  une  pièce  inutile. 

Au  contraire,  pour  expliquer  par  l'àme  les  phénomènes  physiolo- 
giques, peut-être  peut-on  imaginer,  comme  je  l'ai  proposé  autrefois  ', 
qu'elle  y  donne  lieu  par  l'usage  qu'elle  fait  de  la  faculté  d'imprimer 
le  mouvement,  et,  par  là,  de  modifier  les  vaisseaux  qui  contiennent 
les  fluides  vitaux.  En  les  dilatant  ou  eu  les  resserrant  par  les  nerfs 
vaso-moteurs  que  Claude  Bernard  a  découverts,  elle  changerait  les 
dislances  de  leurs  parties  de  manière  à  donner  lieu  aux  phénomènes 
physiques  et  chimiques  ou  à  les  suspendre,  et  de  là  résulterait  tout 
le  détail  de  ces  phénomènes  *.  Il  en  pourrait  être  de  même  des  pro- 
portions et  des  figures  dans  l'architectonique  de  l'organisation  même 
pour  laquelle  Claude  Bernard  en  appela  particulièrement  à  son  idée 
directrice  ^  :  cette  idée  se  réduisait  à  une  volonté  motrice  guidée  par 
une  imagination  inconsciente  ou  obscurément  consciente  \ 

Si  c'est  ainsi  ou  à  peu  près  ainsi  que  doivent  s'expliquer  par  la 
puissance  de  l'àme  les  phénomènes  que  développe  en  chaque  être  la 
vie,  pourquoi  ne  s'expliquerait-on  pas  de  la  même  manière  la  pro- 


i.  Dans  un  essai  sur  l'Habitude  (IS37). 

2.  Tout  notre  corps  se  réduisant  à  des  assemblages  de  vaisseaux  où  circulent 
les  difTérents  fluides  organiques,  ainsi  que  l'enseigna  le  premier  peut-être 
Cesalpini,  le  mécanisme  fondamental  pour  la  production  de  nos  dillërenls 
mouvements  consiste  peut-être  dans  le  jeu  des  nerfs  qui,  en  dilatant  ou  resser 
rant  les  vaisseaux,  changent  les  distances  de  leurs  parois  et  par  là  favorisent 
ou  contrarient  les  combinaisons  de  fluides  physiques  ou  chimiques. 

3.  Clau<le  Bernard,  longtemps  occupé  du  seul  détail  des  phénomènes  physio- 
logiques, avait  cru  d'abord  que  tous  ces  phénomènes  de  la  vie  pourraient 
s'expli(|uer  par  la  physique  et  la  chimie.  Il  reconnut  ensuite  que,  pour  expliquer 
l'organisme  avec  ses  harmonies,  il  fallait  en  outre  quelque  chose  d'un  ordre 
supérieur  qu'il  nomma  une  idée  directrice.  C'était  y  ramener  sous  un  autre 
nom  soit  le  principe  vital  de  l'école  de  iMonlpellier,  soit  et  bien  plutôt  l'àme. 
Et,  s'il  eût  vécu  davantage,  sans  doute  il  en  eût  fait  l'aveu  :  n'a-t-il  pas  reconnu, 
dans  un  ouvrage  posthume  sur  la  vie  dans  les  végétaux  et  dans  les  animaux, 
contrairement  aux  opinions  de  la  première  époque,  que  de  l'homme  devait  être 
tirée  l'explication  de  tous  les  êtres  vivants? 

4.  Depuis,  Schopenhauer  est  venu,  enseignant,  au  nom  d'une  doctrine  générale 
de  pessimisme,  que  la  cause  de  tous  les  phénomènes  dans  la  nature  est  ce  qu'on 
appelle  l'inconscient,  principe  aveugle  et  pourtant,  il  n'a  pas  dit  pourquoi, 
exclusivement  malfaisant. 


F.   RAVAISSON.    —   TESTAMENT    PHILOSOPHIQUE.  13 

duction  successive  des  diiïérentes  espèces?  Et  en  effet,  ajoutons  que 
les  actes  tendent  à  se  continuer  et  se  répéter  d'où  naissent  les  habi- 
tudes que  fixe  Thérédité.  Et  de  l'hérédité,  combinée  avec  la  tendance 
au  mieux,  peuvent  naître  de  générations  en  générations,  comme 
l'ont  indiqué  Lamarck  et  Darwin,  des  espèces  de  plus  en  plus  par- 
faites •. 

Or  les  générations  se  succèdent  précisément  suivant  un  procédé 
qu'elles  doivent  employer  si  la  puissance  génératrice  est  âme  -,  c'est- 
à-dire  une  nature  généreuse,  divine,  ou,  si  l'on  veut  parler  comme 
Aristote,  démoniaque,  qui  donne  en  se  donnant.  La  force  génératrice, 
en  effet,  se  concentre  d'abord  en  un  germe,  en  de  minimes  dimen- 
sions, puis,  sous  une  influence  fécondante  en  laquelle  peut-être  elle 
se  dédouble,  elle  rayonne  et  se  divise  pour  s'accroître  du  milieu  qui 
l'entoure  et  se  déploie  ainsi  en  une  nouvelle  unité  semblable  à  celle 
d'où  elle  est  descendue^. 


1.  Ces  perfectionnements  sont  comme  des  échappées  de  l'àme  organisatrice 
qui  trahit  ainsi  par  moments,  dans  des  occasions  favorables,  ses  constantes 
tendances  jusqu'à  ce  que.  dans  l'iiumanité,  elles  éclatent  comme  en  passant  de 
l'obscurité  à  la  lumière.  E  fuma  dare  lucetii.  Mais  à  cette  marche  une  condition 
est  nécessaire  et  c'est  justement  celle  que  passe  sous  silence,  tout  en  s'en 
servant,  la  cosmogonie  du  matérialisme  et  du  positivisme,  à  savoir  la  volonté 
motrice. 

C'est  cette  suite  de  volontés  efficaces  que  Descartes  constate  comme  un  fait 
inexplicable,  révélé  à  l'homme  par  la  conscience,  que  Malebranche  et  Leibnitz 
transportent  à  Dieu  sans  que  le  mystère  en  soit  aucunement  éclairci,  (juc  Hume 
réduit  à  une  pure  illusion,  ouvrant  ainsi  la  porte  à  l'idéalisme  sceptique  de 
Kant  et  sur  lequel  enfin,  nous  ne  pouvons,  après  Maine  de  Biran,  jeter  d'autre 
lumière  que  d'y  montrer  la  loi  universelle  avec  la  contradiction  implicite  de  la 
coexistence  intime  de  la  simplicité  contenant  la  multitude,  unité  dans  la  sub- 
stance, variété  dans  les  modes. 

2.  Encore  obscure  dans  les  germes,  l'âme  brille,  éclate  dans  l'adulte;  obscure 
aussi  dans  toute  l'animalité,  elle  brille,  elle  éclate  dans  l'espèce  humaine.  Elle 
a  plongé,  pour  ainsi  dire,  dans  la  matière  bouillonnante,  comme  un  poète  l'a 
dit  de  Pindare,  pour  en  ressortir  d'une  bouche  profonde. 

3.  Tout  être  tend  à  se  dédoubler  comme  pour  mieux  se  connaître  et  se  saisir 
de  soi.  Il  crée  ainsi  une  image  de  lui-même  en  laquelle  il  se  répète  et  se  mire. 
C'est  le  phénomène  dont  la  forme  initiale  est  la  conscience.  L'évangile  de  saint 
Jean  nous  montre  ainsi  le  Père  se  dédoublant  en  son  Verbe  ou  sa  Pensée.  El  le 
même  phénomène  se  reproduit  dans  toute  la  nature.  11  se  reproduit  dans  l'art. 
De  là,  dans  les  strophes  hébra'iques,  le  parallélisme;  chez  les  poètes  modernes  la. 
rime  et,  dans  toute  la  musique,  l'iiuilalion  où  se  répète  le  motif  toujours  le 
même  et  toujours  dilTérent.  La  nature  s'imite,  dit  encore  Pascal,  le  fruit  imite 
la  fleur,  la  fleur  imite  la  feuille,  la  feuille  imite  la  lige.  Dans  tous  les  cas  c'est 
le  supérieur  qui  par  une  sorte  de  condescendmce,  s'abaisse  à  l'inférieur. 

Variant!-:  :  L'e^^prit  a  le  privilège  de  se  déiloubler  par  une  espèce  de  polarisation 
en  prenant  connaissance  de  lui-même  et  se  mouvant.  De  là  en  tout  être,  tout  être 
étant  esprit  à  quelque  degré,  une  scission  en  deux  termes  dont  l'un  est  l'image 
de  l'autre.  Ce  n'est  pas  une  simple  répétition,  le  premier  des  deux  termes 
antérieur    restant   supérieur.   Tel   est   dans    la   poésie   hébra'ique,   comme    l'a 


14  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Elle  se  comporte  donc  comme  l'âme  libérale  dont  c'est  la  disposi- 
tion de  s'incarner  et  de  s'incorporer  pour  se  communiquer.  Quoi 
donc  de  plus  plausible  que  de  croire  que  telle  est,  en  effet,  la  méthode 
et  la  loi  de  la  nature?  La  nature  serait  ainsi  l'histoire  de  l'âme, 
histoire  continuée,  achevée  par  l'humanité  et  par  son  art. 

Et  alors  le  monde  s'explique  comme  une  révélation  progressive 
de  la  divinité  créatrice  et  de  l'âme  son  image  et  son  interprète.  El 
Verhum  erat  Deus  et  ommia  per  ipsum  facta  sunt. 

De  cette  révélation  la  formule  est  la  suivante.  L'âme,  le  principe 
actif,  se  ramasse  en  des  germes  dans  chacun  desquels  se  concentre 
et  s'enkyste  sa  vertu  formatrice.  Son  unité  essentielle  s'y  divise 
pour  constituer  à  chaque  génération  une  polarisation  en  deux  sexes 
qui  s'unissent  par  le  mariage  et  reconstituent  sous  l'influence  de 
l'amour  une  nouvelle  unité. 

En  même  temps  d'une  tendance  constante  à  la  perfection,  non, 
comme  on  l'avait  dit,  par  la  division  seule  du  travail  entre  les 
organes,  mais  par  la  coordination  de  leurs  actions  que  rend  possible 
cette  division,  de  cette  tendance  à  la  perfection  est  résulté  enfln 
l'avènement,  par  lequel  tout  s'est  achevé,  de  l'espèce  humaine,  image 
de  l'âme  et  de  la  divinité  et,  en  elle,  celle  de  la  parfaite  beauté. 

Etienne-Geoffroy  Saint-Hilaire  avait  dit  que  la  nature  semblait 
tendre  dès  l'origine  à  la  formation  de  l'homme  et  qu'aussitôt  que 
l'état  des  milieux  le  permettait,  elle  le  créait.  En  même  temps  la 
nature  tendait  à  la  beauté.  Dans  toutes  ses  espèces  chaque  individu 
atteint  dans  la  perfection  de  son  organisation,  au  moins  pour  les 
formes  extérieures,  toute  la  beauté  dont  elle  est  susceptible.  Et  il  se 
trouve,  sans  que  nous  en  sachions  la  raison,  que  cette  beauté  est  la 
plus  haute  que  nous  puissions,  en  sorte  que  nous  ne  pouvons  ima- 
giner aucun  changement  qui  ne  1  ui  nuise. 

L'humanité  est  donc  la  mesure  esthétique  comme  la  mesure  scien- 
tilique  de  toutes  choses. 

Si  l'humanité  est  le  but  où  toute  la  nature  a  toujours  tendu,  il  en 
résulte,  la  fin  manifestant  le  principe,  qu'en  réalité  c'est  par  l'huma- 


explifiué  Herder,  la  loi  fondamentale  du  parallélisme,  la  seconde  partie  de 
chaque  verset  étant  contre-partie  du  premier.  Telle  dans  la  musique  la  loi  du 
contrepoint  et  de  l'imitation. 

Le  type  en  est  le  mouvement  de  l'esprit,  c'est-à-dire  de  l'être  complet.  C'est 
ce  qu'exprime  pour  la  divinité  la  théologie  chrétienne  dans  son  dogme  de  la 
Trinité  une  et  triple,  la  divinité  y  passant  de  l'identité  radicale  à  une  dualité 
dont  on  fait  une  nouvelle  unité. 


F.   RAVAISSON.    Ti:ST.V.\lEM    l'HILOSOPHIQUE.  15 

nité  que  tout  a  commencé.  Comment?  On  ne  le  sait  et  peut-être  on 
ne  le  saura  jamais.  Un  indice  singulier  s'en  trouve  dans  un  fait 
relevé,  au  rapport  de  M.  Secretan,  par  un  éminent  paléontologiste 
aux  travaux  duquel  celui-ci  fait  allusion  dans  la  |)réface  de  son 
traité  de  la  Liberté  :  ce  fait  est  que,  chez  les  races  primitives  d'ani- 
maux, avant  l'apparition  de  l'homme,  il  y  avait,  dans  leur  conforma- 
tion et  leurs  instincts,  plus  de  traits  d'humanité  que  dans  celles  qui 
suivirent.  Au  commencement,  avait  dit  jadis  Anaxagore,  tout  était 
ensemble;  l'intelligence  vint  qui  débrouilla  tout.  Dans  les  anciennes 
races  l'humanité  était  comme  en  puissance,  eu  un  état  confus  d'en- 
veloppement; une  fois  dégagée  du  chaos,  elle  a  laissé  les  animaux  à 
leur  infériorité.  D'une  manière  anaUtgue,  on  voit  les  animaux  et 
particulièrement  les  plus  voisins  de  l'homme,  les  quadrumanes, 
montrer  dans  leurs  premières  années  des  dispositions  à  demi 
humaines  qui  ensuite  disparaissent.  Il  semble  que  la  nature,  ou  plus 
précisément  l'âme  universelle,  à  chaque  parturition,  au  moins  aux 
degrés  les  plus  élevés  de  l'animalité,  fasse  poui-  atteindre  son  dernier 
but  un  effort  supérieur  au  résu  tat  immédiat  qu'elle  peut  atteindre 
pour  renouveler  ensuite  ses  tentatives. 

Dans  les  espèces  inférieures  l'être  à  peine  né  se  divise  et  se  pro- 
page avec  une  prodigieuse  abondance.  Dans  les  espèces  supérieures 
la  reproduction  est  précédée  d'une  plus  longue  préparation  embryon- 
naire, vie  cachée  dans  un  kyste  ou  œuf  qui  l'enveloppe.  La  prépa- 
ration ou  incubation  comprend  une  suite  de  métamorpho-e'^  dans 
lesquelles  l'être  traverse  des  états  qui  rappellent  la  succession  des 
degrés  antérieurs  de  lorcanisation,  comme  si  la  force  génératrice 
se  remémorait  pour  mieux  faire  tout  son  travail  passé.  Cette  b-i  (h;  la 
durée  croissante  de  la  vie  préliminaire  et  cachée  est  celle  que  ("arus 
a  appelée  la  loi  du  mystère,  celle  qu'on  nomme  aujourd'hui  la  loi  de 
l'accélération  embryogénique  et  qui  peut-être  serait  plus  clairement 
dénommée  la  loi  du  progrès  de  l'éducation  latente  embryogéiii(iue. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  résultat  en  est  que  le  progrés  des  espèces  consiste 
en  ce  que  la  nature  s'approche  de  son  but  qui  est  la  création  de  l'es- 
pèce la  plus  pai-faite,  imai^e  la  plus  ressemblante  de  son  prototype, 
par  une  succession  d'enfantements  de  moins  en  mnins  hàUfs,  une 
succession  d'enfantements  de  moins  en  moins  comparables  à  des 
avortements. 

A  chaque  degré  de  l'ascension,  le  développement  est  arrèlé  ^oit 
d'une  manière,  soit  d'une  autre  ;  de  là  les  disproportions  on   mous- 


16  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

truosilés;  toute  montruosité,  a  dit  Geoffroy  Saint-Hilaire,  résulte 
d'un  arrêt  de  développement  ^  Cependant,  chemin  faisant  dans 
l'ascension  créatrice,  et  à  chaque  arrêt,  le  mal  se  répare  au  moins 
partiellement  par  ce  que  Geoffroy  Saint-Hilaire  appela  le  balance- 
ment des  organes  et  qu'on  pourrait  dénommer  avec  plus  de  clarté 
la  loi  du  rétablissement  de  l'équilibre  ou  de  la  compensation. 
Comme  si  la  nature,  visant  au  sommet,  avait  amassé  pour  y  atteindre 
une  somme  déterminée  de  moyens;  arrêtée  ici,  elle  se  développe  là 
de  façon  à  réparer  autant  que  possible  le  dommage. 

La  nature,  en  visant  l'humanité,  opère  suivant  un  plan  fonda- 
mental que  Geoffroy  Saint-Hilaire  appela  l'unité  de  composition 
organique,  et  la  réalité  en  offre  des  modifications  qui  n'en  font  pas 
disparaître,  mais  en  font  pkilôt  ressortir  l'essentiel.  Dans  la  figure 
humaine,  par  exemple,  le  corps  se  ramifie  en  quatre  membres,  armés 
chacun  de  cinq  extrémités  appropriées  aux  besoins  divers  de  l'en- 
tretien de  la  vie,  besoins  différents  suivant  les  milieux.  Arrêtée 
chez  les  oiseaux,  la  formation  de  ces  membres  est  remplacée  par  les 
nageoires  et  par  les  ailes  où  l'on  en  aperçoit,  diversement  ébauchés, 
les  éléments  constitutifs.  Et,  au  lieu  des  beautés  empêchées,  appa- 
raissent de  même,  à  des  époques  pareilles,  des  beautés  analogues. 
Parmi  les  poissons  et  les  oiseaux  mêmes,  variations  compensatives, 
balancements  semblables.  L'univers  est  comme  une  pièce  de  musique 
où  le  motif  essentiel  paraît  et  disparait  pour  reparaître  et  pour 
émerger  enfin,  triomphant,  d'une  suite  de  modulations  aux  beautés 
partielles  où  se  fait  sentir  encore  son  influence. 

Maintenant  l'action  créatrice  se  révêle  non  pas  tant  encore  dans 
les  formes  que  dans  les  mouvements  pour  lesquels  sont  faites  les 
formes,  non  pas  tant  encore  par  la  beauté  que  par  la  grâce  dont  un 
poète  a  dit  :  plus  belle  encore  que  la  beauté.  Les  Grecs  disaient  ce 
qu'a  répété  Vitruve  en  l'appliquant  à  l'architecture  :  la  beauté  a 
deux  parties,  la  symétrie  et  l'eurythmie,  celle-ci  supérieure  à  celle-là. 

La  symétrie  est  la  correspondance  des  parties  qui  les  rend  com- 
mensurables  les  unes  avec  les  autres,  car  tel  est  le  sens  du  mot.  De 


i.  El  autrefois  clans  le  même  sens  Aristote  :  tout  animal  comparé  à  l'homme 
est  monstre;  monstre,  c'est-à-dire  dans  l'expression  grecque  et  latine  prodige, 
sujet  d'étonnement,  scandale.  Tout  est  contresens  et  scandale  jusqu'à  ce  que 
s'accomplissent  la  prophétie  et  Tespérance  et  que  reçoivent  pleine  satisfaction,, 
par  la  parfaite  beauté,  l'intelligence  et  le  cœur. 


F.   RAVAISSON.    —    TESTAMENT    PHILOSOPHIQUE.  17 

tous  les  êtres  l'homme  est  celui  où  la  symétrie  est  la  plus  parfaite, 
les  parties  y  étant  les  plus  proportionnées  entre  elles  et  avec  le  tout. 
C'est  chez  lui,  par  exemple,  que  les  différents  membres  ont  la 
dimension  et  la  force  qui  répondent  le  mieux  aux  dimensions  et  à  la 
force  les  uns  des  autres  et  du  corps  et  de  la  tête.  Mais  la  symétrie  ne 
suffit  pas  à  la  beauté  ;  il  y  faut  de  plus,  a  dit  Plotin,  la  vie  de  laquelle 
témoigne  le  mouvement.  Le  mouvement  s'estime  par  le  temps  et  le 
nombre.  C'est  ce  que  dit  le  mot  eurythmie.  Rythme  c'est  nombre,  et 
£u,  ou  bien,  signifie  que  c'est  chose  qui  s'estime  par  sentiment  plutôt 
que  par  jugement.  Le  mouvement  (jui  fait  bien  et  qu'apprécie  ainsi 
la  sensibilité,  c'est  la  grâce.  Vie,  nombre,  grâce,  c'est  ce  qui  fait  véri- 
tablement, en  la  parfaisant,  la  beauté.  Et  c'est  ce  que  la  nature 
montre  plus  que  partout  ailleurs  dans  la  figure  humaine. 

La  grâce  relève  du  sentiment  et  elle  l'exprime.  Elle  exprime 
proprement  les  sentiments  de  l'ordre  le  plus  élevé,  qui  sont  les 
affections  bienveillantes,  manifestations  par  excellence  de  la  nature 
divine.  Elle  les  exprime  surtout  dans  les  mouvements  que  Léonard 
de  Vinci  appelle  les  mouvements  divins  :  moti  divini.  Tels  les  «  airs  » 
de  tête  dans  ses  tableaux,  dans  ses  Christ,  ses  Madones,  ses  saint 
Jean.  Tels  surtout  ceux  qui  se  rencontrent  dans  les  compositions  du 
Perugin,  de  Fra  Bartolomeo,  du  Corrège,  l'intime  de  Rubens,  de 
Rembrandt,  de  Murillo. 

Et  de  ces  mouvements  la  formule  générale  est,  pourrait-on  dire, 
l'abandon  ou  la  condescendance.  Le  principe  créateur  avec  les 
lignes  où  il  s'incarne  se  répand,  comme  une  source  qui  s'épanche, 
dans  toutes  les  parties  de  l'ensemble,  et  s'y  transforme  pour  qu'il  en 
renaisse  d'autant  plus  digne  d'admiration  et  d'amour. 

A  tout  cela  il  y  a  un  élément.  Cet  élément  est  le  battement,  le 
mouvement  propre  au  cœur  et  par  lequel,  dans  l'œuf  immobile,  il 
annonce,  en  un  moment  sacré,  son  existence.  Le  battement  c'est 
élévation  et  abaissement,  sursttm  et  deorsum,  autrement  dit  éveil  et 
sommeil,  vie  et  mort'. 


1.  Variante:  Il  est  dans  les  formes  et  les  mouvements  des  vivants  un  trait  essen- 
tiel qu'accusent  les  grands  maîtres  de  l'art  et  qui,  ainsi  prononcé,  jette  du  jour 
sur  toute  la  méthode  de  la  nature.  Ce  caractère  est  l'ondulation.  Le  principe  en 
est  le  mouvement  par  lequel  toute  chose,  en  son  développement,  descend  en  se 
dédoublant  à  une  image  d'elle-même,  mouvement  répété,  coupé  d'intermittences; 
de  là  les  vibrations,  battements,  palpitations  i\m  dans  des  fluides  en  mouvement 
deviennent  les  ondes.  Les  ondes  sont  particulièrement  sensibles  dans  l'allure 
des  reptiles  et  cette  allure  se  retrouve  soit  dans  les  formes,  soil  dans  la  pro- 

Rev.  meta.    t.  IX.   —  1901.  i 


18  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Une  expression  s'en  trouve  dans  les  vibrations  qu'on  attribue  à  la 
lumière,  une  autre  plus  évidente  dans  les  ondulations  des  vagues, 
une  autre  dans  la  marche  des  animaux,  mais  surtout  du  serpent  qui, 
n'ayant  de  membres  qu'en  puissance,  se  déplace  par  des  mouvements 
alternatifs,  et  par  suite  sinueux,  de  tout  son  corps,  mouvements 
sensibles  encore,  quoique  à  demi  dissimulés,  dans  la  démarche 
humaine,  la  seule  capable  de  toute  grâce.  Du  mouvement  la  loi 
s'étend  aux  formes.  Toute  forme,  a  dit  Michel-Ange,  est  serpentine,  et 
le  serpentement  est  différent  selon  les  conformations  et  les  instincts. 
Observe,  dit  Léonard  de  Vinci,  le  serpentement  de  toute  chose  '. 

C'est-à-dire,  observe  en  toute  chose,  si  tu  veux  la  bien  connaître 
et  la  bien  représenter,  l'espèce  de  grâce  qui  lui  est  propre. 

Ajoutons  :  ce  sera  le  moyen  d'apprendre  et  de  se  rendre  capable 
d'exprimer  la  nature  et  le  degré  de  la  bonté  ou  encore  de  la  divinité 
d'où  elle  procède. 

Ainsi  se  développe  donc  le  poème  immense  de  la  création.  Ainsi 
marche  la  nature  dans  ses  parties  les  plus  hautes  que  les  autres 
imitent,  dans  un  déroulement  de  fécondes  ondulations. 

Dieu  devient  sensible  au  cœur  dans  la  grâce. 


gression  de  tous  les  animaux,  sans  en  excepter  les  habitants  de  l'air  et  des 
eaux.  Micliel-Ange  l'a  noté,  disant:  toute  forme  est  serpentine,  et  Léonard  de 
Vinci  observe  le  serpentement.  de  toute  chose  comme  s'il  pensait  que  dans 
chaque  manière  de  serpenter  ou  d'ondoyer  se  révélait  le  caractère  propre  de 
chaque  êlre:  chaque  être  serait  ainsi  une  expression  particulière  de  la  méthode 
générale  de  la  nature,  expression  elle-même  de  rincarnation  aux  formes  mul- 
tiples de  l'àme  génératrice. 

L'ondulation,  c'est  la  traduction  visible  de  l'abandon  par  lequel  se  fait 
connaître  la  bonté  et  dans  lequel  consiste  la  plus  parfaite  grâce  et  la  plus 
sensible  au  cœur. 

i.  Ajoutons  enfin  que  l'ondulation  développée  par  le  dédoublement,  l'onde 
soulevée  qui  s'abaisse,  comme  en  s'abandonnant,  est  par  excellence  la  ligne  de 
la  grâce,  maximum  de  la  beauté  à  laquelle  tend,  autant  que  sa  nature  le 
comporte,  toute  espèce;  et,  si  elle  est  la  ligne  de  la  grâce,  c'est  qu'elle  est 
surtout,  dans  le  second  des  deux  moments  de  l'onde,  l'expression  naturelle  de 
l'abandon  et  de  l'abnégation  essentiels  à  l'amour. 

Les  mouvements  de  grâce  suprême,  expression  des  affections  douces,  sont 
évidemment  ceux  que  Léonard  a  appelés  les  mouvements  divins.  De  tous  celui 
auquel  ce  nom  convient  au  plus  haut  degré  est  le  sourire,  tel  qu'on  le  voit 
chez  la  femme,  la  jeune  fille,  l'enfant.  C'est  donc  là  (peut-on  dire)  le  point 
culminant  du  monde  visible,  comme  l'amour  est  celui  des  affections. 

Dans  l'antiquité  Vénus,  la  déesse  de  l'amour  et  du  mariage,  était  souvent 
appelée,  surtout  en  Orient,  la  reine  du  monde.  La  terre,  disait  Lucrèce,  se 
couvrait  de   (leurs   pour  elle,  elle  calmait  les   tempêtes,  dissipant  les  nuages. 

Les  plaines  du  ciel  lui  souriaient. 

Le  nom  de  Vénus  était  dérivé  suivant  Varron,  du  verbe  venire,  venir,  pour 
rappeler  l'idée  de  cette  déesse,  née  de  la  mer,  venant  au  rivage,  avec  la  vague, 
pareille  elle-même  dans  sa  grâce  à  l'onde  qui  l'amène. 


F.  RAVAISSON.  —  testamknt  philosophique.  19 

La  nature  (on  vient  de  le  voir)  se  produit  par  un  mouvement 
d'abaissement  suivi  de  relèvement,  c'est-à-dire,  en  somme,  d'ondu- 
lation. C'est  ce  mouvement  qlie  reproduit  la  méthode. 

La  science,  pour  faire  comprendre  la  nature,  doit  la  suivre  dans  sa 
route.  La  méthode  ne  doit  pas  consister  uniquement,  comme  on  le 
dit  souvent,  ni  même  principalement,  à  recueillir  les  faits  et  à  en 
constater  l'ordre  pour  en  prévoir  et  en  amener  le  retour.  La  vraie 
méthode,  dit  Leibnilz,  s'adresse  aux  causes,  sachant  qu'elles  se 
transforment  dans  leurs  eff(;ts  pour  reparaître  au  terme  des  méta- 
morphoses de  ceux-ci.  La  méthode  suivra  donc  la  nature  et  dans 
sa  contraction  et  dans  son  expansion;  elle  la  suivra  aussi  dans 
l'épanouissement  final,  but  de  toute  la  nutrition  et  de  toute  la 
croissance.  Elle  établira  enfin  l'harmonie,  la  continuité  qui  complète 
par  la  douceur,  la  beauté  et  la  grâce,  et  de  l'histoire  fera,  en  dernière 
analyse,  un  poème,  poème  à  placer,  à  plus  juste  titre  encore  que 
celui  de  l'épicurien  Lucrèce,  sous  l'évocation  de  la  déesse  de  la  beauté, 
de  la  paix  et  de  l'amour. 

Ce  que  la  science  enseigne,  l'art  l'enseigne  avec  plus  de  force 
encore.  Si,  en  effet,  la  science  poussée  jusqu'au  point  où  elle  con- 
fine à  la  philosophie  fait  reconnaître  l'apparition  de  la  beauté,  la 
présence  de  l'action  de  Tàme,  la  beauté  est  l'objet  propre  et  exclusif 
de  l'art.  Si  la  science  relève,  et  d'autant  plus  qu'elle  a  de  plus 
importants  objets,  de  l'esthétique,  à  plus  forte  raison  en  est-il 
ainsi  de  l'art  dont  c'est  l'office  même  de  réaliser  la  beauté  et  la 
grâce;  à  plus  forte  raison  aussi  lui  appartient-il,  plus  encore  qu'à 
la  science,  d'éclaircir  la  méthode  et  de  tracer  ses  voies. 

L'art  a  pour  objet  immédiat  la  reproduction  de  la  vie  :  spimntia 
3sra,  vivos  de  marmore  vultus,  dit  Virgile. 

Aristote  a  appelé  la  poésie  une  imitation  de  la  nature,  il  a  ajouté  : 
elle  n'imite  pas  tant  la  nature  telle  qu'elle  est  que  telle  qu'elle 
doit  être.  On  pourrait  dire  aussi  en  ce  même  sens,  en  empruntant 
une  expression  à  Spinosa  :  elle  n'imite  pas  tant  la  nature  naturée 
que  la  nature  naturante,  ou  encore  elle  n'imite  pas  tant  l'œuvre 
que  le  dessein,  ou  enfin  elle  n'en  imite  pas  tant  le  corps  que 
l'âme. 

Si  les  religions  adorèrent  d'abord  «  l'Éternel  »  et  les  «  Immortels  «  ; 
si  Platon  en  cherchant  l'Être  différent  et  de  la  puissance  et  du 
devenir,  ({uoique  sans  faire  nettement  cette  distinction  et  s'en  tenant 
au   vague   de  l'abstraction,   prit,  pour  son  caractère   essentiel,  la 


20  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

permanence,  ce  fut  aussi  le  point  de  départ  de  l'art  que  le  souci  de 
la  durée. 

On  dressa  d'abord  des  pierres,  des  pierres  brutes  ou  à  peine 
taillées  pour  perpétuer  le  souvenir  d'événements  considérables, 
surtout  des  plus  considérables  de  tous,  des  apparitions  divines  ou 
théophanies. 

Les  pierres  dressées  imitaient  en  abrégé  les  monts,  séjours 
présumés  des  dieux  et  dieux  eux-mêmes.  Dans  ces  pierres  les 
dieux,  en  effet,  venaient  se  fixer.  Des  incantations  magiques  les  y 
appelaient,  des  offrandes  les  y  retenaient;  on  en  a  trouvé  dans 
l'Inde,  barbouillées  à  leur  partie  supérieure  de  sang,  vestige  de 
sacrifices.  Tels  furent  les  premiers  monuments  ou  mémoriaux 
(fivYjfXETov)  suscitant  et  entretenant  la  mémoire  des  choses  divines. 

Plus  tard,  lorsqu'on  se  représenta  les  dieux  sous  des  formes 
plus  définies,  et,  surtout  chez  les  Grecs,  sous  les  plus  belles  formes 
de  l'espèce  humaine,  symbolisant  les  plus  hautes  vertus  intellec- 
tuelles et  morales,  on  voulut  que  des  images  les  représentassent 
tels. 

Ce  fut,  avec  les  essais  pour  développer  par  la  danse  et  la  musique 
les  beautés  de  l'humanité  elle-même,  le  commencement  de  l'art  pro- 
prement dit.  La  source  en  fut  dans  l'impression  faite  sur  le  cœur 
par  la  beauté  et  dans  le  désir  correspondant  de  la  traduire  aux  sens 
et  à  l'imagination. 

La  méthode  pour  développer  le  sens  de  l'art  ne  peut  être  dès  lors 
que  l'imitation  de  ce  qui  s'offrait  de  plus  beau. 

Ce  n'est  point,  disent  Bacon  et  Leibnitz,  par  des  règles,  par  des 
préceptes  abstraits  qu'on  réussit  à  produire  de  belles  choses,  mais 
en  en  considérant,  en  en  imitant.  Bacon  dit  :  On  ne  fait  rien  de 
beau  par  des  régies,  mais  par  une  espèce  de  bonheur;  Leibnitz  :  On 
aurait  beau  posséder  toutes  les  règles  de  la  prosodie  et  de  la  rhéto- 
rique, on  ne  fera  pas  pour  cela  des  vers  aussi  bons  que  ceux  de 
Virgile,  ni  des  harangues  de  la  force  de  celles  de  Cicéron.  Et, 
s'appuyant  évidemment  sur  ce  que  la  beauté  est  plus  sensible  encore 
dans  les  œuvres  de  l'art,  résultat  d'un  choix  éclairé,  que  dans  celles 
de  la  nature,  le  moyen  d'apprendre  à  faire  de  bons  vers  autant 
qu'on  est  capable  est,  ajoute-t-il,  de  lire  de  bons  poètes.  Il  arrive 
alors,  ce  qui  arrive,  lorsque,  pensant  à  tout  autre  chose,  on  se  pro- 
mène au  soleil  :  on  en  reçoit  une  sorte  de  teinture. 

Pour  faire  de  bonne  musique,  il  faut,  oontinue  Leibnitz,  se  fami- 


F.   RAVAISSON.    —   TESTAMENT    PHILOSOPHIQUE.  21 

liariser  avec  les  chefs-d'œuvre  des  meilleurs  compositeurs,  se 
pénétrer  de  leurs  tours,  de  leurs  phrases.  L'imagination  pourvue  de 
tels  matériaux,  on  peut  lui  lâcher  la  bride,  elle  produira  d'elle-même 
des  choses  analogues  comme  dans  une  espèce  d'enthousiasme. 

Enthousiasme,  c'est-à-dire,  dans  le  langage  du  temps,  possession 
par  un  principe  divin  qui  transporte  et  qui  inspire.  C'est  le  bonheur 
dont  parle  Bacon.  Le  peintre  Parrhasius,  dans  un  des  entretiens  de 
Xénophon,  dit  à  Socrale  qui  l'interroge  sur  la  peinture  :  Il  y  a 
dans  notre  art  bien  des  choses  qui  peuvent  s'apprendre  :  mais  le 
meilleur,  les  dieux  s'en  sont  réservé  le  secret.  Ce  «  meilleur  »  est  ce 
que  les  dieux  seuls  communiquent  à  l'âme. 

Raphaël  écrit,  sous  une  figure  de  la  Poésie  :  numxnr  afflatur. 
Platon  dit  que  personne  ne  frappe  à  la  porte  des  Muses  s'il  est  de 
sang  froid'.  Et  les  poètes  de  l'antiquité  invoquent  les  Muses  pour 
qu'elles  leur  dictent  leurs  vers,  ou  plutôt  pour  qu'elles  chantent  à 
leur  place  par  leur  voix.  Autant  d'expressions  de  la  pensée,  plus  ou 
moins  consciente  d'elle-même,  que  rien  de  beau  ne  peut  sortir  de 
l'entendement  et  du  calcul  seuls,  mais  seulement  de  quelque  chose 
de  plus  profond  et  de  plus  riche,  le  génie  ou  le  divin  sommeillant 
en  nous,  que  la  beauté  y  réveille. 

Autant  en  disent  les  premiers  entre  les  philosophes.  Les  plus 
grands  des  anciens  s'expriment  à  peu  près  comme  les  poètes. 
Descartes  crut  devoir  à  une  inspiration  divine  ce  qu'il  avait  trouvé 
de  plus  hautes  vérités  et  fit  un  vœu,  qu'il  accomplit,  d'en. aller  rendre 
grâces  dans  un  sanctuaire  révéré.  Pascal  garda  le  vif  souvenir  d'un 
moment  d'une  grâce  d'en  haut  oij  lui  avait  apparu  avec  éclat  la  vérité 
suprême  —  sans  doute  que  le  cœur  seul  enseignait  les  principes  — , 
il  en  inscrivit  la  mention  sur  un  papier  que  toujours  il  porta  sur  lui 
dans  la  doublure  de  son  vêtement  et  qui  portait  ces  mots  :  feu,  feu 
et  lumière,  ravissement,  bonheur.  C'est  ce  q^i'on  a  appelé  si  singu- 
lièrement, non  sans  quelque  vérité,  l'amulette  de  l'auteur  des  Pensncs. 

La  production  de  la  beauté  par  l'art  est  donc  un  mystère  comme 
toute  production  naturelle,  mystère  qui  a  son  initiation. 


1.  Variante  :  S'il  n'est  en  état  d'ivresse:  elles  ne  lui  ouvriraient  pas.  Ivresse 
sacrée  bien  dilTérente  de  celle  que  causent  les  dons  de  Baccluis.  Un  ami  de 
Milton  lui  écrit  pour  lui  demander  des  vers  en  lui  parlant  de  ceux  qu'avait 
inspirés  une  débauche  de  table,  cl  le  chantre  du  Paradis  Perdu  lui  répond  :  «  Le 
vin  peut  aider  à  produire  des  vers  sur  des  sujets  d'ordre  inférieur.  Quant  à 
celui  qui  veut  chanter  les  dieux  et  leur  descente  parmi  les  hommes,  il  boit  de 
l'eau  dans  une  coupe  de  bois  ». 


22  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

L'initiation  est  ici  aussi  une  purification,  opérée  par  un  com- 
merce assidu  avec  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  d'abord  et  ensuite 
de  la  nature,  une  union  féconde  de  l'âme  avec  l'esprit  divin.  L'erreur 
fut  donc  grande  de  ceux  qui,  en  ce  siècle,  voulurent  réduire  l'art  du 
dessin,  fond  commun  des  arts  plastiques,  à  une  espèce  de  science 
fondée,  au  moins  en  apparence,  sur  la  géométrie.  Ce  fut  une  inven- 
tion d'un  instituteur  suisse,  Pestalozzi,  qui  crut  trouver  ainsi  le 
moyen  de  mettre  l'art  du  dessin  à  la  portée  des  classes  ouvrières. 
Assez  familier  avec  la  géométrie  à  laquelle  il  inclinait  à  assujettir 
toute  l'éducation,  il  enseigna  à  simplifier  les  contours  des  choses, 
si  compliquées  chez  les  vivants,  en  les  réduisant  à  des  lignes  droites 
ou  circulaires.  C'était  altérer  les  formes  en  les  avilissant,  les  rédui- 
sant, à  la  manière  des  matérialistes,  à  des  éléments  infimes.  C'était 
surtout  ne  considérer  que  des  détails,  sans  acception  de  l'ensemble, 
ni  du  principe  *. 

Or  c'est  la  considération  de  l'ensemble  et  du  principe  qui  fait 
l'art*.  Aussi  voit-on  ceux  qui  appliquent  la  prétendue  méthode  de 
Pestalozzi  recourir,  pour  établir  l'ensemble,  à  un  moyen  mécanique 
de  mise  au  point  qui  laisse  sans  emploi  le  jugement  dans  lequel 
consiste,  disait  Michel-Ange,  tout  le  dessin;  et  le  laisser  sans  emploi, 
c'est  faire  qu'il  s'oblitère  irrémédiablement. 

Pour  exécuter  avec  plus  de  facilité  et  d'exactitude  un  ouvrage 
déterminé,  a  écrit  Léonard  de  Vinci,  on  peut  recourir  à  des  moyens 
mécaniques  de  mesure.  Mais  ceux  qui  s'en  servent  dans  le  cours  de 


i.  L'erreur  radicale  de  Pestalozzi  a  été  de  croire,  dans  son  ignorance  de  l'art, 
qu'une  figure  devait  être  formée  par  l'artiste  comme  elle  l'est  par  le  géomètre, 
par  une  succession  d'abstractions  qui  sont  les  contours. 

Tout  au  contraire  l'artiste  cherchant  l'esprit  de  la  forme,  l'âme  de  la  chose, 
va  de  l'ensemble  aux  détails. 

Apprendre  à  dessiner,  c'est  apprendre  à  saisir  tout  d'abord  le  tout  dans  sa 
masse,  mieux  encore,  saisir  le  principe  morphologique  qu'accuse  la  masse, 
puis,  de  degré  en  degré,  le  rapportant  toujours  à  l'ensemble,  tout  le  détail. 

2.  Uescartes,  dans  sou  Traité  de  la  direction  de  Vesprit,  avait  dit  que  la 
méthode  consistait  à  préparer  l'intuition,  la  vue  simple  de  l'essentiel.  Pascal 
avait  distingué  deux  espices  d'esprit,  l'un  qu'il  appelle  l'esprit  géométrique  et 
qui  procède  par  déduction  ou  enchaînement  d'idées,  l'autre  qu'il  appelle 
resfiril  de  finesse  et  auquel  il  attribue  la  fonction  de  saisir  les  objets  dans  leur 
ensemble,  d'une  vue,  et  auquel  il  accorde  la  primauté  sur  l'autre.  C'était  évi- 
demment reprendre  la  pensée  d'Aristote  d'après  laquelle  il  ne  faut  pas  toujours 
procéder  par  déduction  de  raisons,  mais  au  contraire  dans  la  recherche  des 
princi|ics  par  voie  de  rapprochement  préparant  l'intuition.  Leibnitz  lui-même,  si 
favorable  à  la  logicjne,  reconnaît  que  la  méthode  dans  l'invention  et  surtout 
dans  celle  des  principes  consiste  dans  l'emploi  des  similitudes  et  de  la  com- 
binaison. 


F.    RAVAISSON.    TESTAMENT    PHILOSOPHIQUE.  23 

leur  apprentissage    sont   les   destructeurs   de    leur   propre   génie. 

Selon  l'ancien  adage,  c'est  en  forgeant  qu'on  devient  forgeron.  La 
seule  méthode  donc  par  laquelle  on  puisse  apprendre  l'art  est  celle 
même  par  laquelle  on  l'exerce  et  à  laquelle  se  réduit  pour  l'essentiel, 
comme  on  l'a  vu,  celle  même  de  la  science  :  partir  du  simple, 
c'est-à-dire  non  du  détail  qui  n'existe  dans  un  organisme  que  par  la 
fin  à  laquelle  il  sert,  mais  de  la  fin.  Il  faut,  dit  Horace  et  disent 
avec  lui  tous  les  maîtres,  poser  d'abord  le  tout.  Le  posant,  ajoute- 
t-il,  il  faut  plus  encore  chercher  à  y  saisir  le  principe  simple  dont  il 
est  l'elîet  et  l'expression. 

La  méthode  sera  progressive  si  elle  s'applique  à  la  reproduction 
de  modèles  de  plus  en  plus  compliqués. 

Ajoutez  que  la  géométrie  y  aura  sa  part,  mais  dans  l'emploi  de  la 
perspective,  pour  réduire  à  des  principes  scientifiques  les  altérations 
de  formes  qui  résultent  des  lois  optiques,  et  en  faciliter  ainsi  l'intelli- 
gence. 

Pour  les  formes  mêmes  et  les  mouvements,  la  connaissance  en 
doit  aussi  précéder  l'emploi  de  la  méthode  proprement  dite,  consis- 
tant dans  l'imitation  des  modèles;  elle  servira,  ce  qui  est,  dit  Léo- 
nard, l'utilité  dont  est  la  science  pour  l'art,  en  distinguant  le  possible 
de  l'impossible. 

La  méthode  proprement  dite  de  l'art  consiste  dans  l'imitation  des 
modèles,  non  comme  le  tracé  géométrique  dans  une  construction 
par  des  règles.  C'est  ce  qu'avaient  compris  ceux  qui  donnèrent  au 
dessin  d'art  la  dénomination  de  dessin  d'imitation. 

Le  commencement  en  était,  suivant  l'usage  des  maîtres  d'autre- 
fois, vainement  répudié  par  quelques  artistes  de  second  ordre  dont 
le  plus  considérable  fut  Benvenuto  Cellini,  de  définir  d'abord  les  par- 
ties de  la  figure  humaine  où  l'àme  se  fait  le  plus  voir  et  qui  servent 
le  plus  à  l'expression,  parties  que  la  prétendue  méthode  pesta- 
lozienne  ou  géométrique  réserve  pour  la  fin,  à  savoir  les  yeux  et 
la  bouche.  Michel-Ange  encore  en  faisait  une  prescription  formelle. 
Après  cette  préparation,  et  abordant  la  figure  entière,  l'apprenti 
dessinateur  y  cherchera  sur  la  trace  de  Michel-Ange,  de  Léonard  de 
Vinci  et  surtout  des  artistes  grecs,  les  lignes  serpentines  caractéris- 
tiques des  mouvements,  d'abord,  et,  secondement,  des  formes.  Il  la 
cherchera  surtout  dans  les  figures  du  genre  de  celles  que  Léonard 
appelle  divines.  Il  apprendra  de  la  sorte  à  voir  à  sa  manière  tout 
en  Dieu,  comme  veulent  Descartes  et  Malebranche  et  Leibnitz. 


24  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

La  musique  n'imite  point,  comme  les  arts  du  dessin,  des  formes 
corporelles,  mais  les  accents  que  donnent  à  la  voix  les  sentiments 
de  l'âme.  Les  lois  n'en  sont  pas  moins  analogues  à  celles  dos  arts. 
Pour  n'en  dire  qu'un  mot,  une  pièce  de  musique  est  comme  un  démem- 
brement d'un  thème  fondamental  en  des  parties  où  son  identité  se 
maintient  sous  diverses  modifications.  Le  type  en  est  la  fugue  où  le 
thème  semble  tour  à  tour  se  fuir,  comme  le  dit  le  mot,  et  se  recher- 
cher, se  perdre  et  se  retrouver.  Partout  une  diversité  où  passe  à  l'état 
actuel  ce  que  renfermait  à  l'état  virtuel  le  motif,  et  dans  tout  le 
développement,  pour  fond  de  tout  le  développement,  une  division 
entre  un  dessin  par  lequel  s'exprime  l'idée  principale  et  une 
basse  qui  l'accompagne  d'une  espèce  d'écho.  Ainsi  accompagnent 
la  lumière  et  les  couleurs  principales,  et  les  modifient  en  s'y  mêlant, 
les  reflets  que  renvoient  les  milieux.  Dans  le  développement 
musical,  comme  dans  celui  des  figures,  la  loi  est  une  perpétuelle 
union  de  contraires  pourtant  harmoniques,  qui  trouve  sa  plus  haute 
formule  dans  l'union  sexuelle  et  créatrice. 

Au-dessus  des  arts  du  dessin,  au-dessus  des  arts  libéraux  eux- 
mêmes,  ainsi  appelés  parce  qu'ils  doivent  être  supérieurs  à  tout 
intérêt  servile,  il  y  a  ce  que  les  Stoïciens  appelaient  l'art  de  la  vie  et 
qu'on  nomme  communément  la  morale,  art  supérieur,  car  il  a  pour 
objet  une  beauté  plus  haute  encore  que  celle  du  corps  humain,  à 
savoir  celle  de  l'âme. 

La  partie  la  plus  haute  de  l'art  plastique  est  de  former,  comme 
l'a  dit  Léonard  de  Vinci,  des  images  de  l'âme.  L'art  de  la  vie  façonne 
l'âme.  C'est  donc  l'art  le  plus  élevé  de  tous.  Dès  lors,  c'est  là  que  se 
doivent  rencontrer  à  leur  plus  haut  degré  de  pureté  les  méthodes 
efficaces. 

La  morale  doit  être  la  régie  de  la  conduite  et,  en  conséquence,  de 
la  volonté.  Celte  règle,  plus  encore  que  dans  la  plastique  ou  la  rhé- 
torique, est  l'unité. 

La  vie  devait,  disaient  les  Stoïciens,  être  conforme  à  elle-même. 
A  la  constance  se  connaissait  la  sagesse  ^ 

Mais  ce  devait  être  la  constance  dans  le  bien.  Or  qu'était-ce  que  le 
bien?  Le  vulgaire  avec  Épicure  le  voyait  dans  le  plaisir",  que  l'analyse 

1.  Sénèque  remarque  qu'on  délibère  généralement  de  telle  ou  telle  partie  de 
sa  vie,  mais  que  personne  ne  délibère  de  l'ensemble  de  sa  vie.  Et  la  vie 
pourtant  devrait  fournir  un  tout  homogène. 


F.   RAVAISSON.    —    TKSTAMKINT    PHILOSOPHIQUE.  25 

réduisait  finalement  à  la  cessation  de  la  douleur,  résultat  négatif 
comme  celui  de  la  théorie  pour  laquelle  les  principes  des  choses 
étaient  de  simples  atomes  sans  aucune  qualité.  Nihilisme  en  morale 
comme  en  physique,  nihilisme  aussi  en  théologie,  puisque  les  dieux 
de  l'épicuréisme  étaient  sans  volonté  comme  sans  pouvoir,  oisifs 
et  indifférents  dans  les  vides  qui  séparaient  les  mondes. 

Pour  les  Stoïciens,  les  Péripatéticiens,  le  hien,  but  de  la  vie,  c'était 
la  beauté  ^chez  les  Latins  :  honeslas).  Mais  la  philosophie  stoïcienne  en 
excluait,  comme  une  faiblesse,  la  pitié.  Pour  Zenon  et  ses  disciples, 
comme  plus  tard  pour  Kant,  toute  passion  était  faiblesse  et  maladie. 
C'était  déroger  à  l'antique  sagesse  des  héros  que  vint  rétablir,  comme 
le  Christianisme,  le  Bouddhisme. 

Sur  les  vases  qu'on  déposait  auprès  des  morts  on  inscrivait  sou- 
vent, auprès  des  figures  qui  représentaient  ceux-ci,  le  mot  xaXoç, 
beau,  sorte  d'acclamation  selon  toute  apparence,  comme  l'invoca- 
tion :  xp'fi'TTÉ  ou  yor^a~\,  qui  les  assimilait  à  des  dieux.  Il  en  était  de 
même  du  mot  e-joaiaovîa,  mot  qui,  ainsi  que  l'épithète  y.a/.ap£ç,  signi- 
fiait proprement  la  félicité  jointe  à  la  perfection  divine. 

Dès  la  vie  terrestre  comme  dans  celle  qui,  selon  la  croyance  géné- 
rale, devait  lui  succéder,  ressembler  aux  dieux  était  la  loi  et  l'idéal. 
Or  si,  comme  on  l'a  vu,  les  dieux  étaient  essentiellement  bienveil- 
lants et  bienfaisants,  c'était  la  pensée  à  laquelle  devait  finalement  se 
réduire,  pour  la  haute  philosophie,  le  grand  art  de  la  vie,  la  morale. 

La  bonté,  ou  excellence  qui  fait  l'utilité  ',  devait  peu  à  peu  se 
résoudre  dans  la  bienveillance  ou,  primant  tout  autre,  le  désir  du 
bonheur  d'autrui,  ce  qui  est,  comme  l'a  dit  Leibuitz,  pour  clore  la 
controverse  sur  l'amour  et  comme  c'avait  été  aussi  la  pensée  de 
Descartes  dans  sa  théorie  de  l'amitié,  la  définition  de  l'amour. 

Selon  Kant,  qui  n'admettait  pas  qu'on  pût  rien  savoir,  sauf  les  phé- 
nomènes sensibles,  c'était  chose  impossible  que  de  fonder  la  morale 
sur  une  idée  du  bien.  Il  y  avait  des  choses  obligatoires,  c'était  tout 
ce  qu'apprenait  la  conscience  ;  faire  ces  choses  était  l'objet  d'un 
commandement  absolu  sans  aucune  condition  ou,  selon  son  langage, 
d'un  impératif  catégorique -;  dans  son  antipathie  pour  toute  espèce 


1.  Par  utile,  celui  que  l'oracle  de  Dolphes  proclama  le  sage  par  excellence, 
Socrate,  entendait  ce  qui  sert  non  au  corps,  mais  à  l'àme  en  la  portant  à  sa 
perfection. 

2.  Kant,  tout  en  enseignant  ([ue  toute  la  Morale  se  réduit  à  se  soumettre  au 
devoir  sans  rechercher  en  quoi  il  consiste,  de  manière  à  écarter  toute  règle 


26  REVUE    DE    MÉTAPHYSiCUE    ET    DE    MORALE. 

de  sensibilité  *,  il  n'avait  garde  de  demander  à  l'amour  le  secret 
de  la  vie.  Kanl  n'attribuait  à  l'expérience  qu'un  rôle  inférieur,  celui 
de  fournir  des  matériaux  à  la  pensée  qui  seule  leur  donnait  forme; 
il  niait  ainsi,  après  Hume,  plus  résolument  encore,  la  connaissance 
fondamentale  de  l'âme  par  elle-même.  11  écartait  également  comme 
quelque  chose  d'uniquement  pathologique,  c'est-à-dire  d'anormal 
et  de  maladif,  toute  donnée  de  la  sensibilité.  Descartes  avait  su  mieux 
comprendre,  comme  étant  à  la  racine  de  l'intelligence  et  de  la 
volonté,  le  sentiment  et  l'amour.  11  n'y  avait,  selon  lui,  rien  de 
grand  dans  l'âme  sans  de  grandes  passions  et  il  disait  :  «  J'estime 
tant  l'amitié  que  je  crois  que  ceux  qui  vont  à  la  mort  pour  ce  qu'ils 
aiment  en  sont  heureux  jusqu'au  dernier  moment.  »  En  consé- 
quence il  était  d'une  âme  noble  de  tenir  peu  compte  des  plus  grands 
maux  qu'on  eût  à  souffrir  et  de  compter  pour  beaucoup  les  plus 
petits  qu'eussent  à  souffrir  les  autres. 

C'était  là,  à  ce  qu'il  semble,  aller  au  delà  de  ce  que  demande  le 
Christianisme,  qui  commande  d'aimer  autant  les  autres  que  soi; 
mais  c'est  au  fond  l'esprit  même  et  du  Christianisme  et  de  l'héroïsme, 
et  en  fin  de  compte  ainsi  aime  quiconque  aime  véritablement. 

L'Évangile  avait  dit  :  Tu  aimeras  Dieu  de  toute  ton  âme  et  ton  pro- 
chain comme  toi-même.  Mais  l'amour  se  commande-t-il?  Autrement 
dit,  est-il  en  notre  pouvoir? 

La  solution  de  cette  difficulté,  c'est  que  l'amour  dépend  de  nous, 
qu'il  nous  est  naturel  et  qu'il  régnerait  en  nous  sans  des  empêche- 
ments qu'il  dépend  de  nous  d'écarter.  C'est  ce  qui  peut  aussi  se 
déduire  de  cette  sentence  célèbre  de  Tertullien  :  «  L'âme  est  naturelle- 
ment chrétienne  »,  et  de  cette  autre  équivalente  de  Bossuet  :  «  Lorsque 


objective,  Kant  laisse  entrevoir,  comme  résumant  le  devoir  même,  la  conser- 
vation de  la  liberté;  théorie  d'esclaves  et  d'affranchis,  avait  dit  Plutarque  de 
celle  qui  donnait  pour  idéal  la  cessation  de  la  douleur. 

C'était  aussi  donner  pour  but  à  l'homme  sa  propre  satisfaction  ;  pauvre  centre, 
avait  dit,  comme  on  l'a  vu,  Bacon,  que  l'individualité,  le  vrai  centre  étant  Dieu. 
Kant  croyait  avoir  opéré  dans  la  philosophie  la  même  révolution  que  Copernic 
avait  opérée  dans  la  cosmologie  en  déplaçant  le  centre  du  monde.  On  ferait 
plutôt  en  philosophie  une  révolution  com|)arable  à  celle  que  Copernic  fil  dans 
la  science  en  plaçant  le  centre  non  plus  en  l'humanité,  mais  en  la  divinité.  La 
philosophie  de  Kant  avec  son  esprit  critique  et  négatif  fut  comme  la  Révolution 
française,   dont   il  était  le   partisan   enthousiaste,   l'apothéose   de    l'humanité. 

1.  Que  devenait  dans  ce  système  le  bonheur?  Kant  s'en  remettait,  pour  en 
faire  la  récompense  de  l'accomplissement  du  devoir,  à  une  vie  future,  au 
jugement  d'un  Dieu. 


F.  RAVAISSON,    —  tkstament  philosophique.  27 

Dieu  forma  les  entrailles  de  l'homme,  il  y  mit  premièrement  la  bonté.» 
En  d'autres  termes  moins  figurés  on  peut  dire  :  c'est  le  fond  de  notre 
être  que  l'amour.  L'enfant  l'apprendrait  d'ailleurs,  si  c'était  chose 
qui  s'apprît,  du  sourire  de  sa  mère  dont  le  poète  a  dit  : 

«  Incipc,  jiarre  jmcr,  risu  connosccrc  rnatrem  ». 

En  même  temps,  avec  la  faculté  du  retour  sur  soi  qui  appartient 
à  la  volonté  comme  à  l'intelligence,  l'idolâtrie,  le  culte  de  soi-même 
prend  naissance  qui  dispute  à  l'amour  le  cœur  de  l'homme.  C'est  là 
le  mal  radical  duquel  ont  parlé  Kant  et  la  théologie  germanique. 
Nous  y  soustraire  dépend  de  nous  et,  aussitôt  cette  ivraie  arrachée, 
apparaît  et  règne  l'amour.  Nous  ne  sommes  au  monde  pour  autre 
ciiose  que  pour  aimer,  a  dit  Pascal. 

Les  initiés  aux  mystères  d'Eleusis  chantaient  :  «■  J'ai  fui  le  mal  et 
trouvé  le  meilleur  ».  Ce  qu'était  le  mal  le  Christianisme  vint  le 
révéler  en  disant  :  Qui  cherche  son  âme  la  perdra. 

Révélation  en  termes  encore  obscurs,  mais  qu'éclaire  cette  autre 
parole  nous  invitant  à  écarter  le  double  qui  fait  obstacle  à  notre 
véritable  et  supérieure  personnalité  :  «  Soyez  simples  comme  des 
colombes  ».  Même  sens  dans  cette  autre  parole  encore  sur  la  sim- 
plicité :  «  Qui  ne  ressemble  à  ces  enfants  n'entrera  pas  au  royaume 
céleste.  » 

Plotin  dit  :  «  Simplifie-toi  ».  Dans  ce  seul  précepte  il  a  cru  faire 
tenir  toute  la  morale.  La  pluralité,  en  effet,  c'était  pour  le  Plato- 
nisme l'élément  inférieur,  source  de  tous  les  maux  et  qu'ils  identi- 
fiaient avec  la  matière.  Le  simple,  l'Un,  c'est  Dieu.  Se  simplifier,  c'était 
pour  l'âme  retourner  au  premier  et  suprême  principe,  rentrer  en  lui. 

Dans  les  mystères  d'Eleusis  la  purification  ou  simplification  était 
le  premier  moment.  Le  second  était  la  vue  des  dieux,  le  commerce 
avec  eux'.  Il  en  est  de  même  dans  la  religion  chrétienne.  Le  bap- 
tême auquel  était  jointe  à  l'origine  la  pénitence,  et  le  sacrement,  ou 
mystère  préparatoire  destiné  à  symboliser  la  purification  du  fidèle, 
l'eucharistie,  le  mettaient  en  communication  immédiate  avec  le 
Sauveur. 

L'âme  délivrée  du  mal,  elle  était  prête  pour  le  suprême  bien. 
L'eucharistie  elle-même  n'était  encore  du  reste  qu'un  préliminaire. 


1.  En  termes  plus  modernes,  la  vision  céleste,  dit  Emerson,  n'est  que  pour 
l'âme  pure,  dans  un  corps  chaste  et  net. 


28  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Le  bien,  fin  dernière  de  toute  la  vie  religieuse  et  morale,  c'était, 
comme  déjà  la  dernière  période  des  mystères  attiques,  une  union  de 
nature  conjugale  avec  la  divinité,  union  qu'on  appelait  le  mariage 
sacré.  Le  prototype  s'en  trouvait  dans  les  histoires  des  héros  d'autre- 
fois. 

Ces  thèmes  légendaires,  la  philosophie,  dans  le  progrès  moral,  les 
reproduit. 

La  moralité,  telle  que  la  maintiennent  les  lois,  ne  consiste  pas 
tout  entière,  comme  semble  le  dire  leur  texte,  à  commencer  par  neuf 
sur  dix  des  commandements  bibliques,  à  ne  pas  nuire  au  prochain, 
à  ne  pas  le  dépouiller  de  ce  qui  lui  appartient;  il  reste  après  cela  à 
se  servir  et  de  ce  qu'on  a  et  de  ce  qu'on  est  soi-même. 

C'est  la  Morale  des  héros  sauveurs,  avant  le  Sauveur,  morale  de 
générosité,  morale  qui  n'est  pas  toute  dans  l'abstinence,  mais  qui 
est  don  et  grâce,  libéralité  et  magnanimité,  la  morale  que  Descartes 
a  indiquée  en  quelques  traits  où  il  a  paru  dépasser  le  Christianisme 
même,  et  qui  n'en  est  que  la  plus  forte  expression  dictée  par 
l'esprit  d'héroïsme  de  l'antiquité  et  par  celui  de  la  moderne  cheva- 
lerie. 

A  tout  ce  qui  précède  c'est  le  corollaire  que  ce  mot  de  saint  Augus- 
tin :  «  Aimez  et  faites  ce  que  vous  voudrez  »,  mot  qui  ne  signifie  pas  : 
si  vous  aimez  vous  pouvez  faire  impunément  des  choses  étrangères 
ou  même  contraires  à  l'amour,  mais  bien  :  quiconque  aime  vérita- 
blement ne  fera  rien  que  ce  qu'inspire  l'amour.  De  l'amour  il  ne 
naît  que  la  vertu. 

Tel  encore  est  le  sens  des  paroles  énigmatiques  adressées  par  le 
Christ  à  la  Samaritaine  qui  est  venue  chercher  de  l'eau  à  un  puits  : 
«  Je  peux,  moi,  te  donner  d'une  eau  telle  que  celui  qui  en  boira 
n'aura  plus  soif  dans  toute  l'Éternité.  » 

Inspirée  de  cette  morale,  l'âme  humaine  prend  la  conscience 
qu'elle  n'est  pas  née  pour  périr  après  avoir  vécu  de  courts  instants 
comme  en  un  point  du  monde,  mais  qu'elle  vient  de  l'infini,  qu'elle 
n'est  pas,  suivant  un  mot  de  Descartes,  comme  ces  petits  vases  que 
remplissent  trois  gouttes  d'eau,  mais  que  rien  ne  lui  suffit  que 
l'infini.  Rayon  de  la  divinité,  rien  ne  peut  être  sa  destinée  que  de 
retourner  à  elle  et  de  s'unir  pour  toujours  à  son  immortalité. 

On  a  prétendu,  au  nom  de  la  justice,  la  réduire  à  une  plus  humble 
destinée. 


F.    RA.VAISSON.    —    TKSTA.MENT    PHILOSOPHIQUE.  29 

Tandis  que  le  Sauveur  dans  l'Evangile  dit  :  «  J'ai  pitié  de  la  foule  »  • 
tandis  que  l'Évangile  dit  encore  :  «  Pardonnez  jusqu'à  sept  fois,  jus- 
qu'à septante  fois  par  jour  »  ;  tandis  que  dans  un  office  des  morts  de 
l'Église  catholiqne  on  dit  à  Dieu  :  «  Toi  dont  le  propre  est  d'avoir 
pitié  toujours  et  de  pardonner  »,  une  théologie  étroite  veut  qu'il  déses- 
père de  la  plupart  des  hommes  et  les  condamne,  comme  incapables 
d'amendement,  à  périr  pour  toujours.  Au  nom  de  la  justice,  une  théo- 
logie étrangère  à  l'espi'it  de  miséricorde  qui  est  celui  même  du  Chris- 
tianisme, abusant  du  nom  d'éternité  qui  ne  signifie  souvent  qu'une 
longue  durée,  condamne  à  des  maux  sans  fin  les  pécheurs  morts  sans 
repentir,  c'est-à-dire  l'humanité  presque  entière.  Comment  com- 
prendre alors  ce  que  deviendrait  la  félicité  d'un  Dieu  qui  entendrait 
pendant  l'éternité  tant  de  voix  gémissantes? 

Selon  d'autres,  Dieu  désespérant  des  pécheurs  irréconciliables  et 
ne  pouvant  cependant  ordonner  d'éternels  supplices,  vouerait  ces 
pécheurs  à  l'anéantissement.  Mais  cette  hypothèse  de  l'irréconciliabi- 
lité  est  une  de  ces  fictions  que  rien  n'autorise  qu'un  esprit  d'abstrac- 
tion qui  crée  des  types  absolus  en  supprimant  les  différences  de 
degrés,  caractère  général  des  réalités,  et  les  reporte  en  Dieu,  seul 
sans  bornes  en  sa  miséricorde. 

On  trouve  souvent  dans  le  pays  où  naquit  le  christianisme  aux 
derniers  temps  de  l'antiquité  païenne,  une  fable  allégorique  inspirée 
d'une  tout  autre  pensée,  la  fable  de  l'Amour  et  de  Psyché  ou  l'âme, 

L'Amour  s'éprend  de  Psyché.  Celle-ci  se  rend  coupable,  comme 
l'Eve  de  la  Bible,  d'une  curiosité  impie  de  savoir,  autrement  que  par 
Dieu  discerner  le  bien  du  mal  et  comme  de  nier  ainsi  la  grâce 
divine.  L'Amour  lui  impose  des  peines  expiatoires,  mais  pour  la 
rendre  à  nouveau  digne  de  son  choix,  et  il  ne  les  lui  impose  pas  sans 
regret.  Un  bas-relief  le  représente  tenant  d'une  main  un  papillon 
(âme  et  papillon,  symbole  de  résurrection,  furent  de  tout  temps  syno- 
nymes), de  l'autre  main  'il  le  brûle  à  la  flamme  de  son  flambeau, 
mais  il  détourne  la  tète,  comme  plein  de  pitié. 

On  voit,  sans  qu'il  soit  besoin  d'explication,  quelle  pensée  traduit 
cette  représentation.  Elle  semble  plus  conforme  que  la  doctrine  ordi- 
naire de  l'éternité  des  peines  et  que  celle  de  l'immortalité  condition- 
nelle à  l'esprit  de  mansuétude  de  l'Evangile. 

La  perfection  est  la  raison  d'être,  a  dit  Bossuet.  Comme  on  pré- 
tendait au  temps  d'Aristote  que  le  bien  et  le  beau  étaient  choses  tar- 
dives et  passagères,  il  disait  :  Pourquoi  Dieu  dure-t-il  sinon  parce  que 


30  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

son  état  est  bonté?  Or,  comme  on  l'a  vu,  la  bonté,  comme  la  beauté 
par  excellence,  c'est  l'amour.  Cet  état  c'est  aussi  celui  de  l'âme. 
L'àme  est  donc  immortelle.  Son  association  au  corps  est  une  dimi- 
nution d'existence.  Libérée  du  corps,  elle  n'aura  donc  que  des  raisons 
d'être. 

Les  corps  nuisibles  nous  appesantissent,  dit  Virgile;  délivrés 
d'eux  par  la  mort,  il  est  à  espérer  que  l'àme  volera  d'une  aile  plus 
légère  aux  régions  célestes.  Comme  le  crurent  les  Platoniciens, 
comme  paraît  le  croire  aussi  Leibnitz,  ce  ne  sera  pas  assurément  sans 
conserver,  au  moyen  de  la  partie  la  plus  subtile  de  son  organisation 
(lumière  visible  ou  invisible  et  mieux  encore  électricité)  -,  ses  rela- 
tions soit  de  passé,  soit  d'avenir  avec  le  monde  physique.  Mais  sans 
doute  ce  ne  sera  plus  dans  un  état  de  séparation  absolue  qui  pose 
entre  les  différents  êtres  des  limites  infranchissables.  Nous  serons 
bien  plus  près  d'être, les  uns  avec  les  autres  dans  une  unité  profonde 
de  substance  et  d'action. 

Les  Platoniciens  représentaient  les  idées  dont  se  composait  un 
monde  intelligible  comme  étant  telles  que  dans  chacune  se  voyaient 
toutes  les  autres.  Sans  doute  il  en  sera  ainsi  des  âmes  :  elles  seront 
comme  pénétrables  les  unes  avec  les  autres,  sensibles  aussi  les  unes 
aux  autres,  tout  le  contraire  du  séparatisme  de  l'heure  présente. 

Si  donc  il  y  a  des  raisons  de  croire  que  dans  une  vie  future  les 
facultés  intellectuelles  s'accroîtront,  on  a  des  raisons  aussi  de  croire 
qu'après  l'expérience  de  la  vie  terrestre  et  le  passage  à  une  vie  nou- 
velle qui  l'éclairé  d'une  tout  autre  lumière,  il  sera  surtout  ainsi  des 


1.  Variante  :  L'âme  prenant  conscience  de  ce  qu'il  y  a  en  elle  de  divin, 
comme  l'a  dit  Spinoza  et  à  plusjusle  litre,  nous  sentons,  nous  éprouvons  que 
nous  sommes  immortels.  La  science  démontre  que  la  puissance  de  mouvoir, 
la  force  vive  si  mêlée  aux  corps  ne  subit  pourtant,  parmi  tant  de  chocs  et 
d'arrêts,  aucune  diminution.  Pourquoi  en  serait-il  autrement  de  la  puissance 
de  vouloir  et  de  penser.  Au  contraire,  séparés  par  la  mort  du  corps  visible, 
car  il  n'est  pas  prouvé  qu'elle  le  soit  alors  du  corps  subtil  qui  est  l'instru- 
ment immédiat  de  sa  puissance  motrice,  il  y  a  plutôt  des  raisons  de  croire 
qu'elle  sera  d'autant  plus  libre  et  plus  maîtresse.  Plus  détachée  de  la  nature, 
elle  en  devra  être  d'autant  plus  près  de  la  divinité  et  plus  étroitement  unie 
à  elle. 

Il  est  à  croire  seulement  que  ce  ne  sera  pas  sans  subir  pour  cette  métamor- 
phose une  nouvelle  purification. 

2.  Sur  cette  terre,  de  période  en  période  et  comme  d'onde  en  onde,  nous 
arrivons  enfin  à  la  mort  et  là,  par  un  acte  suprême  de  volonté,  si  nous  en 
croyons  Gœlhe,  nous  dépouillerons,  pour  entrer  dans  la  sphère  des  esprits,  les 
lourds  vêtements  devenus  sans  usage  et  ne  garderons  d'organisme  que  les 
courants  électriques,  véhicules  des  forces  élémentaires. 


F.   RAVAISSON.    —   TESTAMENT   PHILOSOPHIQUE.  31 

ft^ultés  morales  et  que  la  société  qui  sera  formée  de  l'humanité  et 
de  la  divinité  y  sera  serrée  de  liens  plus  nombreux  et  plus  forts;  on  a 
lieu  de  croire  enfin  qu'arrivés  à  une  vie  nouvelle,  dont  on  ne  peut 
d'ailleurs  se  faire  des  idées  distinctes  et  détaillées,  les  humains  n'ou- 
blieront pas  les  compagnons  demeurés  après  eux  ou  encore  à  naître 
sur  la  sphère  terrestre. 

Les  héros,  disait  le  vieil  Hésiode,  veillent  de  leur  éternel  séjour  au 
salut  des  mortels.  C'est  une  idée  qui  a  pris  sa  place  parmi  les  espé- 
rances chrétiennes. 

Détachement  de  Dieu,  retour  à  Dieu,  clôture  du  grand  cercle 
cosmique,  restitution  de  l'universel  équilibre,  telle  est  l'histoire  du 
monde.  La  philosophie  héroïque  ne  construit  pas  le  monde  avec 
des  unités  mathématiques  et  logiques  et  finalement  des  abstrac- 
tions détachées  des  réalités  de  l'Entendement  ;  elle  atteint,  par  le 
cœur,  la  vive  réalité  vivante,  âme  mouvante,  esprit  de  feu  et  de 
lumière. 

Félix  Ravaisson. 


DE    L'ÉDUCATION    SCIENTIFIQUE 
DES   «  PHILOSOPHES  » 


J'appelle  philosophes  les  professeurs  de  philosophie  de  renseigne- 
ment secondaire  et  supérieur  et  les  candidats  à  l'agrégation  de 
philosophie.  Je  n'ai  besoin  ni  de  définir  leur  rôle  social  ni  de  dire 
combien  il  est  utile  et  quelle  conscience  ils  apportent  à  le  remplir. 
Personne  ne  conteste  leur  compétence  littéraire,  la  liberté  d'esprit 
qu'ils  montrent  en  jugeant  les  systèmes,  la  valeur  morale  dont  ils 
font  preuve. 

Malheureusement,  s'ils  parviennent  à  répandre  autour  d'eux  par 
leur  parole  et  par  leur  exemple  le  véritable  esprit  scientifique,  c'est 
en  dépit  de  l'éducation  scientifique  détestable  qu'ils  ont  reçue.  Je 
leur  sais  un  gré  infini  de  ne  pas  être  les  phonographes  et  les  ressas- 
seurs  de  formules  que  l'enseignement  qu'on  leur  a  fait  subir,  devrait 
nécessairement  faire  de  tout  philosophe.  Mes  critiques  ne  s'adressent 
donc  pas  à  eux,  mais  aux  programmes; aussi  je  restreins  encore  ma 
définition.  J'appelle  ici  dans  cet  article  philosophe  faute  d'un  autre 
mot,  l'être  imaginaire  qui  se  serait  docilement  contenté  d'accumuler 
les  connaissances  exigées  par  ces  programmes,  sans  réagir  contre 
un  esprit  qui  me  paraît  suranné,  pour  ne  pas  dire  absurde. 

Il  est  bien  entendu  que  je  ne  me  mêle  pas  de  discuter  la  partie  non 
scientifique  de  l'enseignement  donné  à  mon  philosophe;  la  suite  de 
cet  article  montrera  d'ailleurs  que  je  m'occupe  de  ce  qui  me 
regarde,  en  étudiant  les  conditions  de  la  formation  scientifique  d'un 
esprit  :  je  suis  et  je  reste  dans  mon  rôle  de  professeur. 


I 

Je  dis  d'abord  qu'il  semble  qu'on  s'efforce  de  faire  de  mon  philosophe 
un  simple  phonographe  :  voici  comment  j'entends  cette  formule. 


H.   BOUASSE.    —    LDUC.UION    SClKNTIFlQL't;    DES    «    PHILOSOPHES    ».    33 

Tous  les  ans,  dans  les  cent  lycées  de  France  elles  innombrables 
collèges,  du  haut  de  leur  chaire,  les  professeurs  de  philosophie  pro- 
noncent cet  oracle  :  «  Descartes  appliqua  l'algèbre  à  la  géométrie.  » 
Certainement  ils  savent  ce  que  signifie  cette  phrase.  Certainement 
mon  j)hilosophe  ne  le  sait  pas.  La  théorie  des  proportions  est  une 
théorie  algébrique,  elle  est  appliquée  à  la  géométrie  des  anciens; 
la  notion  des  cordonnées  existait  en  astronomie  et  en  géographie 
depuis  les  temps  les  plus  reculés.  Quelle  fut  la  portée  de  la  décou- 
verte de  Descartes?  en  quoi  consista-t-elle  exactement?  en  quoi 
diffère  la  géométrie  moderne  de  l'ancienne?  autant  de  questions  que 
mon  philosophe  ne  peut  résoudre.  Peut-être  est-il  bachelier  es 
sciences,  peut-être  n'a-t-il  fait  que  son  PCN;  je  suppose  qu'il  pos- 
sède sa  géométrie  euclidienne  —  il  ne  connaît  pas  un  mot  de  géomé- 
trie analytique.  Il  prononce  donc  une  formule  qu'il  ne  comprend 
pas;  un  phonographe  le  remplacerait  sans  inconvénient. 

Peut-être  cependant  mon  philosophe  a-t-il  lu  la  dixième  leçon  de 
la  Philosophie  d'A.  Comte.  Il  n'en  est  pas  plus  avancé;  au  lieu  d'une 
phrase  isolée,  il  répète  un  discours.  Il  ne  comprend  pas  mieux  le 
discours  que  la  phrase,  puisque  le  commentaire  du  discours  lui  est 
impossible.  Il  lui  manque  de  connaître  les  choses.  Assurément  avec 
des  notes  et  de  la  mémoire,  il  semblera  compétent  au  géomètre  non 
prévenu.  Qu'on  le  pousse  sur  un  exemple,  le  plus  simple  qu'on 
voudra,  le  voici  a  quia.  Les  phonographes  perfectionnés  n'expli- 
quent jamais  ce  qu'ils  disent. 

Les  professeurs  de  philosophie  savent  intéresser  leurs  élèves,  en 
leur  parlant  des  grandes  hypothèses;  ils  leur  décrivent  en  des  termes 
qui  ne  manquent  pas  de  poésie,  les  multiples  transformations  de 
l'énergie,  les  forces  si  diverses  identiques  dans  leurs  effets,  la  science 
tendant  vers  l'unité  dans  ses  explications.  Mon  pliilosophe  a  lu  dans 
les  programmes  qu'il  y  a  «  unité  des  forces  physiques  »  (je  cite 
textuellement  celui  du  baccalauréat),  et  bravement  il  disserte  sur 
cette  unité.  Malheureusement  cette  formule  n'existe  que  dans  les 
programmes;  elle  ne  veut  rien  dire.  Mais  le  phonographe  ne  s'occupe 
pas  si  les  phrases  qu'il  répète,  ont  un  sens. 

Mon  philosophe  est  heureux  de  jongler  avec  des  aphorismes,  tels 
sur  les  foires  les  forts  qui  soulèvent  des  poids  :  les  poids  sont  vides, 
les  formules  sont  creuses  :  elles  n'en  sonnent  que  mieux.  Il  s'écrie 
donc  avec  satisfaction  :  «  Rien  ne  se  perd,  rien  ne  se  crée.  »  Les 
professeurs  de  philosophie  savent  que  cette  phrase  se  trouve  dans 

Rev.   Mét.v.  t.  ix.  —  1901.  3 


34  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Bacon  qui  la  cite  comme  existant  avant  lui  :  pourtant  Bacon  croyait 
à  la  transmutation  des  métaux  :  que  cette  phrase  se  trouve  dans 
Lavoisier  qui  n'y  croyait  pas.  Dans  ces  auteurs  elle  a  un  sens  à  peu 
près  défini  :  elle  signifie  que  la  masse  est  constante.  Depuis  que  l'on 
sait  que  l'énergie  est  constante  en  somme  (qu'on  relise  la  préface  de 
la  thermodynamique  de  M.  Poincaré  pour  savoir  ce  que  vaut  cette 
affirmation),  le  champ  d'emploi  de  cette  formule  s'est  étendu.  Mais 
on  sait  aussi  bien  que,  s'il  semble  impossible  de  créer  quelque  chose 
ici  bas,  l'énergie  se  dégrade;  il  y  a  des  choses  qui  se  perdent,  qui 
disparaissent.  Ce  sont  là  des  distinctions  que  ne  peuvent  pas  faire  les 
phonographes. 

Cuvier  fut  un  bien  grand  homme  :  il  fit  cependant  pour  son  Règne 
animal  une  préface  qui  ne  dilTère  en  rien  des  autres  préfaces.  Nous  y 
apprenons  qu'il  se  considère  comme  fort  remarquable,  ce  qui  est 
naturel,  et  qu'il  méprise  profondément  ses  devanciers,  ce  qui  est 
humain.  Dans  un  style  d'une  bouffissure  qu'excuse  l'époque  (<<  M'étant 
voué  par  goût,  dès  ma  jeunesse,  àl'étude  de  l'anatomie  comparée...  »), 
il  nous  raconte  une  foule  de  choses  dont  l'intérêt  n'échappe  à  per- 
sonne; en  voici  de  curieux  exemples  :  «  Cette  habitude  que  l'on 
prend  nécessairement  en  étudiant  l'histoire  naturelle  de  classer  dans 
son  esprit  un  très  grand  nombre  d'idées,  est  l'un  des  avantages  de 
cette  science  dont  on  a  le  moins  parlé  et  qui  deviendra  peut-être  le 
principal,  lorsqu'elle  aura  été  généralement  introduite  dans  l'édu- 
cation commune.  On  s'exerce  par  là  dans  cette  partie  de  la  logique 
qui  se  nomme  la  méthode,  à  peu  près  comme  on  s'exerce  par 
l'étude  de  la  géométrie  dans  celle  qui  se  nomme  le  syllogisme... 
GetLe  science  n'est  pas  moins  utile  dans  la  solitude  :  elle  console 
les  malheureux,  elle  calme  les  haines...  »  Nous  ne  citerions  pas 
ces  platitudes,  si  un  document  officiel  que  j'étudierai  tout  à  l'heure, 
ne  conseillait  à  mon  philosophe  la  méditation  de  cette  préface.  C'est 
là  qu'il  doit  apprendre  ce  qu'est  et  comment  on  fonde  une  classifi- 
cation. Or  la  seule  chose  intéressante  à  savoir,  ce  n'est  pas  cette 
banalité  que  toute  classification  implique  une  hiérarchie  et  une 
subordination  dans  les  caractères,  c'est  précisément  quels  sont  ces 
caractères  dominateurs  et  comment  on  les  doit  subordonner  les 
uns  aux  autres.  Sûrement  Noé  dans  son  arche  avait  classé  les  ani- 
maux suivant  le  principe  de  la  subordination  des  caractères.  Il  est 
probable  que  les  caractères  qu'il  jugeait  dominateurs,  n'étaient  pas 
ceux  qui  ont  attiré  l'attention  de  Cuvier.   Or  ce  n'est  pas  dans  sa 


H.   BOUASSE.    — ■    ÉDUCATION    SCIENTIFIQUE    DES    «    PHILOSOPHES    ».    35 

préface  mais  dans  le  corps  de  son  ouvrage  que  ce  savant  expose  les 
raisons  de  son  choix,  et  mon  philnsophe,  qui  n'a  pas  lu  l'ouvrage 
mais  qui  répète  sur  la  foi  de  la  préface  qu'une  classification  se  fait 
«  en  partie  en  montant  des  divisions  inférieures  aux  supérieures 
par  voie  de  rapprochement  et  de  comparaison;  en  partie  aussi  en 
descendant  des  supérieures  aux  inférieures,  par  le  principe  de  la 
subordination  des  caractères;  [en]  comparant  soigneusement  les 
résultats  des  deux  méthodes,  les  vérifiant  l'une  par  l'autre  et  "en] 
ayant  soin  d'établir  toujours  la  correspondance  des  formes  exté- 
rieures et  intérieures  qui,  les  unes  comme  les  autres,  font  partie 
intégrante  de  l'essence  de  chaque  animal  »,  mon  philosophe  est  un 
phonographe  qui  n'a  même  pas  l'excuse  de  parler  français. 

II 

Depuis  qu'il  n'y  a  plus  de  théologiens,  leur  esprit  s'est  réfugié 
<îhez  ces  êtres,  imaginaires  je  le  répète,  que  j'ai  appelé  philosophes  : 
ils  conservent  pieusement  la  tradition  de  l'acceptation  sans  examen, 
ils  ont  le  dépôt  de  la  foi.  Rien  n'est  plus  triste  et  plus  hilarant  que 
de  les  entendre  vanter  la  raison.  J'en  ai  connu  un  qui  est  mort; 
c'était  probablement  le  dernier  :  il  professait  à  Louis-le-Grand. 
Ineffablement  nul  en  science,  il  nous  conseillait  avec  sérieux  de  ne 
jamais  admettre  une  proposition  que  nous  n'ayons  discuté  nous- 
mêmes.  Comme  il  débitait  cela,  après  des  couplets  sur  les  sciences 
physiques,  je  restais  bouche  bée,  indécis,  ayant  encore  à  cette  époque 
lointaine  le  désir  du  respect. 

Lorsque  j'ouvre  un  traité  de  théologie,  je  ne  me  prépare  pas  à 
contrôler  les  propositions  que  j'y  trouve  énoncées.  Je  sais  qu'elles 
sont  fixées  par  la  tradition;  elles  seraient  autres,  que  je  n'en  serais 
pas  choqué,  puisque  je  ne  peux  pas  étudier  directement  les  objets 
auxquels  elles  se  rapportent.  Je  ne  me  soucie  plus  de  ce  qu'elles 
signifient  exactement  :  je  n'en  suis  pas  moins  capable  de  découvrir 
l'hérésie.  Je  cherche  un  combat  de  mots  qui  m'intéresse,  comme 
d'autres  les  combats  de  coqs  et  de  taureaux. 

On  a  dit  fort  justement  que  l'Académie  des  Sciences  est  le  dernier 
des  conciles.  Je  le  veux  bien,  en  ce  sens  restreint  que,  si  je  n'ai  pas 
le  temps  de  contrôler  une  proposition,  je  m'en  tiens  aux  définitions 
de  cette  assemblée.  Mon  consentement  n'est  que  provisoire,  et  quand 
tout  l'Institut  serait  d'un  avis  contraire  au  mien,  je  m'en  soucierais 


36  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

peu,  si  je  connaissais  un  fait  dont  l'interprétation  me  parut  opposée 
aux  décrets  de  la  coupole.  Le  doute  est  Tétat  normal  du  savant  :  il 
est  toujours  prêt  à  consulter  l'expérience  à  propos  de  toute  défini- 
tion; à  travers  l'énoncé  des  lois,  il  voit  des  faits  particuliers.  Il 
veut  des  choses,  non  des  mots. 

Le  théologien  discute  non  les  choses  mais  les  définitions  qu'on  a 
données  de  choses  qui  lui  sont  inacessibles  —  et  ces  définitions,  il 
les  accepte  sans  examen.  C'est  exactement  l'attitude  intellectuelle 
de  mon  philosophe  devant  la  science.  Je  choisis  mes  exemples  parmi 
les  matières  qu'on  a  spécialement  désignées  à  sa  méditation. 

Mon  philosophe  étudie  le  problème  de  la  classification  des 
sciences.  Personnellement  il  est  incapable  de  le  résoudre,  puisque, 
par  hypothèse,  la  plupart  des  sciences  lui  sont  absolument  étran- 
gères. 11  les  apprendra,  direz-vous;  vous  changez  les  termes  de  ma 
discussion,  et  d'autre  part,  il  resterait  à  savoir  si  votre  hypothèse 
est  admissible,  si  on  lui  a  donné  le  moyen  de  les  apprendre,  même 
superficiellement  :  si  la  connaissance  vague  de  la  science,  à  la  mode 
des  vulgarisateurs,  lui  sera  de  quelque  usage.  Ce  sont  là  des  ques- 
tions sur  lesquelles  je  reviendrai  :  restons  dans  mon  hypothèse,  mon 
philosophe  est  bachelier  ès-sciences  et  n'a  pas  poussé  plus  loin  ses 
études  scientifiques. 

Je  ne  vois  pas  un  bachelier  localisant  parmi  les  sciences  la  chimie 
ou  la  minéralogie,  discutant  sur  les  liens  de  la  mécanique  qu'il 
ignore  avec  l'astronomie  dont  il  sait  tout  au  plus  que  la  terre  tourne 
et  que  les  jours  sont  inégalement  longs.  Mon  philosophe  qui  est  un 
bon  élève,  consciencieux,  a  lu,  suivant  les  recommandations  offi- 
cielles, le  de  Augmentis  de  Bacon,  le  Discours  préliminaire  de 
d'Alembert,  la  Classification  d'kmpève  et  la  deuxième  leçon  de  philo- 
sophie j)ositive  d'A.  Comte.  Il  connaît  donc  quatre  classifications 
opposées  les  unes  aux  autres;  c'est-à-dire  qu'il  connaît  parmi  la 
quasi  infinité  des  systèmes  possibles,  quatre  manières  de  placer  les 
unes  après  les  autres  un  certain  nombre  de  définitions.  11  n'a  pas  à 
choisir  un  classement  d'un  certain  nombre  d'objets  entre  plusieurs 
classements  possibles,  puisque  par  hypothèse  il  ne  connaît  pas  ces 
objets;  mais  il  doit,  le  pauvre  homme,  choisir  entre  des  définitions 
contradictoires  d'objets  qu'il  ne  connaît  pas,  puis  établir  des  hiérar- 
chies entre  ces  définitions.  Je  le  plains  s'il  s'en  tire  autrement  qu'en 
enregistrant  toutes  ces  classifications,  qu'en  retournant  à  son  métier 
de  phonographe,  que  décidemment  on  lui  impose. 


H.   BOUASSE.  ÉDUCATION    SCIENTIFIQUE    DES    «   PHILOSOPHES    ».    37 

D'Alembert  délinit  comme  suit  la  mécanique  dite  rationnelle  : 
«  ...C'est  pourquoi,  ayant  en  quelque  sorte  épuisé  par  les  spécula- 
tions géométriques  les  propriétés  de  l'étendue  figurée,  nous  com- 
mençons par  lui  rendre  l'impénétrabilité  qui  constitue  le  corps 
physique,  et  qui  était  la  dernière  qualité  sensible  dont  nous  l'avions 
dépouillée.  Cette  nouvelle  considération  entraîne  celle  de  l'action 
des  corps  les  uns  sur  les  autres,  or  les  corps  n'agissent  qu'en  tant 
qu'ils  sont  impénétrables;  et  c'est  de  là  que  se  déduisent  les  lois  de 
l'équilibre  et  du  mouvement,  objet  de  la  mécanique  ».  Voici  mainte- 
nant Ampère  :  «  ...il  n'y  a  réellement  mouvement  que  quand  l'idée 
du  temps  pendant  lequel  a  lieu  le  déplacement  étant  jointe  à  celle 
du  déplacement  lui-même,  il  en  résulte  la  notion  de  la  vitesse  plus 
ou  moins  grande  avec  lequel  il  s'opère  ;  considération  tout  à  fait 
étrangère  à  la  géométrie,  qui  fait  le  caractère  propre  de  la  mécanique 
et  la  distingue  à  cet  égard  de  la  géométrie  ».  Enfin  A.  Comte  :  «  Ce 
qui  établit  la  réalité  de  la  mécanique  rationnelle,  c'est  précisément... 
d'être  fondée  sur  quelques  faits  généraux  immédiatement  fournis 
par  l'observation  ». 

Quel  embarras!  voici  d'Alembert  qui  trouve  la  base  de  la  méca- 
nique dans  l'impénétrabilité  des  corps;  Ampère  la  met  dans  l'idée 
du  temps,  et  Comte  en  fait  le  développement  de  quelques  principes 
fournis  par  l'expérience.  Ces  opinions  contradictoires  ne  m'étonnent 
ni  ne  m'efîraient  :  je  sais  qu'une  définition  d'une  science  vaut  un  peu 
moins  que  rien  et  n'apporte  aucune  clarté  nouvelle  à  qui  connaît  la 
science.  Mais  quelle  peut  être  l'attitude  de  celui  qui  ne  connaît  pas 
la  mécanique  et  veut  quand  même  lui  assigner  sa  place  encyclopé- 
dique dans  l'ensemble  des  connaissances  humaines.  Il  fiiut  bien 
qu'il  choisisse  une  définition  et  vraiment  sa  situation  est  déplorable. 

Mon  philosophe  manque  de  ce  qui  devrait  être  son  apanage,  à 
savoir  l'esprit  d'examen  et  de  critique,  le  doute  philosophique.  Sur 
quoi  appuierait-il  ses  jugements?  De  quel  droit,  pour  quelles  raisons 
discernerait-il  ici  la  vérité,  là  l'erreur?  Enlisant  le  discours  prélimi- 
naire de  d'Alembert,  œuvre  très  médiocre  d'un  grand  savant,  la 
classification  d'Ampère  qui  ne  doit  peut-être  de  survivre  qu'au  nom 
de  son  auteur,  enfin  cette  classification  d'.\.  Comte  qui  a  le  bon 
esprit  de  tenir  une  fort  petite  place  dans  un  gros  ouvrage,  je 
n'apprends  pas  grand  chose,  à  dire  vrai,  mais  je  ne  me  sens  pas 
intellectuellement  avili,  parce  qu'à  chaque  instant,  sans  avoir  la 
Jbêtise  de  me  comparer  à  ces  hommes  illustres,  je  me  crois  le  droit 


38  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

et  le  pouvoir  de  les  juger.  Il  n'est  pas  nécessaire  d'être  Homère 
pour  reconnaître  qu'il  sommeille  parfois,  ni  Corneille  pour  trouver 
que  ses  vers  sont  l'udes.  Les  opinions  de  ces  faiseurs  de  classifica- 
tion sont  discutables,  je  les  discute;  j'ai  sur  eux  l'avantage  de  venir 
soixante-dix  ans  après  le  dernier,  et  mes  raisons  de  décider  sont 
fondées  sur  des  faits  qu'ils  ne  connaissaient  pas.  Je  suis  leur 
juge  :  si  je  me  décide  pour  un  de  leurs  systèmes,  je  sais  pourquoi. 
Si  j'expose  ce  système,  ce  n'est  pas  avec  l'indolence  de  celui  qui 
récite  une  leçon,  mais  avec  la  conviction  d'un  homme  qui  croît  à  la 
vérité  ou  à  la  fausseté  des  idées  qu'il  étudie. 

Un  musicien  veut  classer  rationnellement  les  opéras  de  Wagner  : 
il  croit  devoir  commencer  par  les  entendre.  11  rencontre  des  gens 
qui  lui  conseillent  une  autre  méthode.  Ils  lui  prouvent  aisément 
qu'il  n'est  pas  facile  d'entendre  tout  Wagner,  quune  telle  entreprise 
demande  du  temps  et  de  l'argent.  S'ils  avaient  quelque  logique  et 
quelque  bon  sens,  ils  l'inviteraient  à  occuper  autrement  ses  loisirs. 
Que  nenni!  ils  le  poussent  à  lire  les  critiques  musicaux. 

III 

On  trouve  dans  les  programmes  officiels  du  baccalauréat,  la  page 
suivante  :  «  Éléments  de  philosophie  scientifique. 

«  Le  caractère  de  cet  enseignement  devra  être  historique  non  moins 
que  théorique.  Le  professeur  ne  se  contentera  pas  d'une  exposition 
abstraite  des  règles  de  la  logique,  il  s'attachera  à  en  montrer  l'ori- 
gine et  à  en  faire  comprendre  l'application  par  de  nombreux  exem- 
ples empruntés  à  l'histoire  des  méthodes,  des  idées,  des  découvertes 
scientifiques,  en  recourant,  quand  il  se  pourra,  aux  réflexions  et 
commentaires  que  les  maîtres  de  la  science  nous  ont  laissés  sur  leurs 
travaux  et  ceux  de  leurs  prédécesseurs.  On  a  cru  bon  d'indiquer  ici 
quelques-uns  des  ouvrages  les  plus  utiles  à  consulter...  Sur  la  science 
en  général...  Aristote,  Métaphysique,  etc...  » 

Suit  une  liste  que  nous  ne  reproduisons  pas,  parce  que  la  plupart 
des  ouvrages  indiqués  sont  cités  au  cours  de  cet  article.  Le  document 
que  nous  venons  de  transcrire  renferme  tout  un  système  ;  à  quel 
point  démodé,  il  ne  sera  pas  malaisé  de  le  montrer.  Que  penserait  le 
professeur  de  rhétorique  à  qui  l'on  tiendrait  ce  langage.  «  Vous  ne 
vous  contenterez  pas  d'exposer  les  règles  abstraites  de  la  tragédie, 
mais  vous  vous  attacherez  à  expliquer  l'origine  de  ces  règles  et  à  en 


H.   BOUASSE,  ÉDUCATION    SCIEMIFIQUK    DES    «    PHlLOSOniES   ».    39 

faire  comprendre  l'application  par  de  nombreux  exemples  empruntés 
aux  traités  de  littérature  et  de  rhétorique.  Vous  recourrez,  quand  faire 
se  pourra,  aux  commentaires  des  pdètes  sur  leurs  œuvres  et  vous 
tiendrez  grand  compte  de  l'opinion  qu'ils  ont  eue  de  leurs  devanciers. 
Voici  d'ailleurs  quelques  ouvrages  fort  utiles  à  consulter.  Aristote, 
Poétique...  etc.  »  Ce  professeur  de  rhétorique  tiendrait  difficilement 
son  sérieux  :  il  s'étonnerait  à  bon  droit  qu'on  voulût  le  ramener  à 
une  méthode  définitivement  classée  comme  absurde;  et  de  fait,  sui- 
vant la  bonne  méthode  scientifique,  en  rhétorique,  on  considère  les 
règles  de  la  tragédie  simplement  comme  le  résultat  d'expériences 
qui  s'appellent  des  tragédies.  Conséquemment  on  lit  un  certain 
nombre  de  ces  ouvrages,  on  les  compare  entre  eux  et  Ton  se  fait  une 
idée  de  ce  que  peuvent  être  les  règles  générales  qui  président  à 
leur  bonne  exécution.  Peut-être  tire-t-on  difficilement  de  ces  lec- 
tures un  corps  de  doctrine,  un  système.  —  Cela  prouve  tout  au  plus 
que  le  système  n'existe  que  dans  la  tète  des  faiseurs  de  traités  de 
rhétorique  et  non  du  tout  que  la  méthode  soit  mauvaise. 

Aujourd'hui  le  professeur  de  critique  musicale  se  procure  des  par- 
titions et  un  piano,  le  professeur  d'archéologie  rassemble  des  mou- 
lages et  des  gravures  —  mais  aujourd'hui  encore  mon  philosophe 
achète  la  logique  de  Stuart  Mill. 

Mais  que  voulez-vous  qu'il  fasse?  Je  m'excuse  de  vous  citer  un  fait 
personnel.  J'étais  professeur  à  Toulon;  j'enseignais  la  géologie  en 
huitième,  l'arithmétique  en  septième,  la  géométrie  en  quatrième.... 
et  la  physique  dans  la  classe  de  philosophie.  J'étais  fort  malheu- 
reux de  faire  un  tel  métier,  mes  élèves  ne  m'écoutaient  pas,  le  décou- 
ragement me  prenait,  quand  je  reçus  ma  nomination  à  la  Faculté 
des  sciences  de  Toulouse.  Le  recteur  me  priait  de  conserver  mon 
poste  pendant  quinze  jours.  J'y  consentis,  mais  débarrassé  de  toute 
contrainte,  je  résolus,  s'il  fallait  subir  encore  pendant  quinze 
jours  les  avanies  des  petits  monstres  devant  qui  je  classais  les  ter- 
rains, d'en  faire  à  ma  tête  avec  les  grands.  J'arrêtai  net  le  cours  et 
j'entrepris  de  commenter  devant  les  élèves  de  philosophie,  non  pas 
le  traité  sur  l'esprit  géométrique  de  Pascal,  mais  son  admirable 
Traïlé  du  Vide.  Après  un  court  préambule  sur  l'état  de  la  science  à 
l'époque  de  Pascal,  sur  les  différentes  idoles  qui  trompaient  les 
hommes  et  obscurcissaient  leurs  jugements,  j'essayai  de  leur  décrire 
la  marche  de  Pascal  vers  la  vérité.  Je  dressai  avec  Pascal  les  tables 
de  comparaison,  je  vendangeai  les  premiers  résultats,...  enfin  je 


40  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

transformai  pour  eux  la  scolastique  de  Bacon  en  quelque  chose  de 
vivant.  Je  les  intéressai;  c'est  trop  peu  dire,  je  les  fascinai.  —  Pour- 
quoi les  capucins,  qui  sont  de  bien  braves  gens,  mais  souvent  des 
rustres  dépourvus  d'éducation  et  de  style,  tiennent-ils  si  facilement 
les  foules  sous  le  charme  :  c'est  qu'ils  ont  vu  la  fontaine  de  Nazareth, 
qu'ils  sont  montés  au  Thabor,  qu'ils  se  sont  plongés  dans  le  Jour- 
dain. Mes  élèves  étaient  ahuris  d'une  méthode  aussi  nouvelle,  mais 
j'en  suis  sûr,  les  quatre  classes  que  je  consacrai  à  mon  commentaire 
firent  sur  eux  une  impression  forte  et  durable. 

Je  vois  votre  objection,  cher  collègue;  le  fil  en  est  bon,  prenez 
garde  de  vous  y  couper  les  doigts.  Ce  faisant,  me  dites-vous,  j'étais 
professeur  de  physique  et  non  de  philosophie.  Mais,  si  vous  con- 
venez, cher  collègue,  que  moi  professeur  de  physique  je  suis  mieux 
placé  que  vous  pour  expliquer  à  mes  élèves  ce  que  sont  les  règles 
de  la  méthode  dans  les  sciences  physiques,  l'argument  vaut  pour  le 
professeur  de  géométrie,  pour  le  professeur  de  sciences  naturelles; 
il  vaut  aussi  pour  le  professeur  d'histoire.  Ne  le  croyez-vous  pas  plus 
apte  que  vous  à  étudier  tout  ce  qui  dans  le  programme  gît  sous  la 
rubrique  «  la  Société  ».  Et  après  toutes  ces  suppressions,  que  vous 
restera-t-il?  la  morale?  on  pourrait  soutenir  que  la  famille  de  votre 
élève  l'expliquera  mieux  que  vous. 

Non  —  je  vous  défends  contre  vous-même;  vous  êtes  utile  précisé- 
ment comme  faisant  le  synthèse  des  connaissances  éparses  que  vos 
élèves  ont  acquises  ici  et  là  :  mais  rappelez- vous  qu'on  ne  fait  pas  le 
résumé  d'un  livre  en  copiant  ce  qu'en  ont  dit  les  critiques,  mais  en 
extrayant  soi-même  le  suc  du  texte  tout  entier. 

En  définitive  je  veux  des  faits,  non  des  mots;  je  ne  veux  pas  des 
formules  s'appuyant  sur  des  exemples  tirés  d'un  recueil  de  formules; 
je  ne  veux  pas  qu'on  explique  les  méthodes  par  l'histoire  des 
méthodes,  ce  qui  est  un  abominable  cercle  vicieux,  mais  par  le  com- 
mentaire de  quelques  travaux  de  savants.  Je  n'indique  pas  des 
ouvrages  à  consulter,  mais  des  œuvres  à  méditer.  Pour'former  l'es- 
prit scientifique  de  mon  élève  philosophe,  je  ne  lui  dis  pas  de  lire  le 
Discours  de  la  méthode  qui  n'est  qu'une  préface  et  qui  n'a  eu,  l'his- 
toire est  là  pour  le  démontrer,  qu'une  influence  négligeable  sur  les 
savants  :  qu'il  étudie  la  correspondance  de  Descartes.  Je  ne  con- 
seille pas  le  Traite  de  l'Esprit  géométrique,  mais  le  Traité  sur  le  Vide. 
Je  ne  prône  pas  le  Discours  préliminaire,  mais  le  Discours  sur  l'Ino- 
culation, qui  est  un  pur  chef-d'œuvre  de  dialectique  scientifique. 


H.  BOUASSE.    —    ÉDUCATION    SCIEMIKIQLE    DKS    «    l'HlLOSOPHES    ».     41 

Et  si  je  voulais  imiter  le  faiseur  de  programmes  officiels  que  je 
citais  tout  à  l'heure,  et  compléter  ma  liste  d'ouvrages  recomuian- 
dables,  j'ajouterais  les  premiers  mémoires  de  Pasteur  sur  la  Géuéra- 
tion  spontanée,  le  mémoire  sur  l'action  du  Curare  de  Claude  Ber- 
nard et  tels  mémoires  de  Lavoisier,  de  Gay-Lussac,  et  de  tant 
d'autres  où  le  lecteur,  sans  aucune  préparation  spéciale  antérieure 
pourvu  qu'il  ait  reçu  Céducativn  scientifique  générale  que  nous  dirons 
tout  à  llieure,  se  trouve  d'emblée  en  communion  avec  le  savant 
qui  cherche  et  qui  trouve. 

0  mon  philosophe,  cette  méthode  ne  vous  plait  pas.  Je  le  sais  et 
les  raisons  de  votre  dédain  ne  me  sont  pas  inconnues.  Votre  éduca- 
tion a  été  surtout  oratoire  et  littéraire;  vous  aimez  les  systèmes  et 
les  discours  :  de  grandes  hypothèses,  des  constructions  de  mondes, 
voilà  ce  qu'il  vous  faut.  On  se  rabaisse,  n'est-ce  pas,  à  scruter  un 
mémoire  scientifique.  L'auteur  des  programmes  n'y  va  pas  de  main 
morte  :  «  Exemples  de  grandes  hypothèses  :  Laplace,  Cuvier, 
Darwin  —  l'unité  des  forces  physiques.  »  Ainsi,  vous  classez  les 
hypothèses  en  grandes  et  petites.  Il  y  en  a  d'intéressantes,  d'autres 
pas.  Ne  savez-vous  donc  pas,  qu'au  point  de  vue  méthode,  il  n'y  a 
d'intéressantes  que  celles  que  vous  appelez  petites,  parce  que  de 
celles-là  seules  on  peut  démontrer  le  bien  ou  le  mal  fondé.  Dans  son 
admirable  étude  sur  le  Curare,  C.  Bernard  veut  prouver  que  ce  poison 
agit  sur  certains  nerfs,  sans  amener  de  lésions;  quand  votre  lecture 
est  finie,  vous  êtes  convaincu;  vous  avez  vu  l'hypothèse  proposée  au 
début,  imposée  à  la  fin;  elle  a  passé  au  rang  de  fait  démontré.  Vos 
grandes  hypothèses  sont  des  procès  toujours  pendants;  elles  prêtent 
à  de  beaux  développements,  elles  ne  se  démontrent  pas.  Il  faut  des 
pages  et  des  pages  pour  expliquer  seulement  en  quoi  elles  consis- 
tent. 

0  mon  philosophe,  voici  mon  grand  grief  contre  vous  —  vous 
n'aimez  pas  la  science.  A  Dieu  ne  plaise  qu'en  vrai  barbare,  je  vous 
reproche  vos  qualités  littéraires;  mais  l'équilibre  n'existe  pas  :  vous 
êtes  chargé  tout  d'un  côté  et  vous  tombez  où  le  fardeau  trop  lourd 
vous  entraine. 

IV 

Mon  article  est  signé  :  je  suis  professeur  de  physique  et  expéri- 
mentateur de  métier  :  d'où  cette  conclusion  que  je  vais  vous  dire  : 
«  Prenez  mon  ours,  étudiez  la  physique  et  la  chimie.  »  Vous  vous 


42  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE.  .  • 

trompez  complètement.  Je  reproche  vivement  à  mon  époque  l'abus 
pédagogique  des  sciences  expérimentales.  Dès  qu'on  sèvre  un  enfant, 
on  commence  à  lui  apprendre  la  géologie;  on  l'initie  à  la  chimie,  en 
lui  essayant  ses  premières  culottes;  lorsque  tombent  ses  dents  de 
lait,  il  a  parcouru  le  cycle  des  sciences  naturelles.  On  ferait  bien 
mieux  de  lui  lire  les  contes  de  Perrault.  Que  restera-t-il  plus  tard  à 
cet  enfant  de  tout  ce  fatras  :  des  mots,  des  mots,  toujours  des  mots. 

On  demande  l'allégement  des  programmes  :  je  propose  une 
mesure  radicale,  suppression  de  toute  science  expérimentale  dans 
l'enseignement  secondaire.  Mais  quoi!  il  ne  saura  pas  ce  qu'est  un 
baromètre!  Croyez  qu'il  s'en  consolera  aisément.  Aussi  bien  si  vous 
vous  imaginez  qu'un  bachelier  es-sciences  sait  ce  qu'est  un  baro- 
mètre, vous  avez  de  la  crédulité  ou  de  l'ignorance  à  revendre. 
Apprenez  que  la  question  avec  laquelle  on  colle  le  plus  sûrement  au 
baccalauréat,  est  la  définition  de  la  pression.  S'il  ignore  ce  qu'est 
une  pression,  il  a  sur  le  baromètre  des  idées  aussi  nettes  que  le  pre- 
mier cantonnier  venu. 

Il  existe  pourtant  en  France  des  cours  de  science  pédagogique  :  à 
quoi  servent-ils?  ont-ils  pour  mission  de  tirer  les  régies  de  leur  ensei- 
gnement de  nos  programmes  officiels?  Leur  utilité  ne  m'apparaît  pas 
clairement.  Peut-être  les  professeurs  de  pédagogie  n'ont-ils  pas 
encore  découvert  une  règle  fondamentale,  pas  très  neuve  :  c'est  à 
savoir  que  l'esprit  dans  son  développement  va  toujours  de  l'abstrait 
au  concret  et  jamais  du  concret  à  l'abstrait.  Voici  différents  aspects 
de  cette  règle.  De  tout  jeunes  gens  ont  pu  révolutionner  la  science 
par  leurs  découvertes  en  mathématiques;  on  ne  citerait  pas  un  seul 
très  jeune  physicien  ou  physiologiste.  A  l'Ëcole  Normale  la  section 
d'histoire  naturelle  se  recrute  comme  les  autres  sections;  l'éducation 
des  futurs  naturalistes  est  abstraite  au  même  degré  que  celle  des 
futurs  mathématiciens;  ils  gagnent  à  la  solide  discipline  des  mathé- 
matiques une  sûreté  de  raisonnement  que  n'ont  pas  les  autres  à 
fonds  égal.  Jusqu'à  présent  il  n'est  pas  sorti  du  muséum  une  école  de 
mathématiciens.  Un  théoricien  fait  aisément  de  la  pratique;  des  pro- 
fesseurs de  faculté  deviendraient  sans  peine  ingénieurs;  le  cerveau 
d'un  ancien  élève  de  l'École  centrale  se  prêtera  difficilement  à  l'étude 
.de  la  physique  théorique.  Je  pourrais  multiplier  des  exemples  :  la 
règle  semble  s'appliquer  à  toutes  les  sciences;  je  me  suis  laissé  dire 
qu'un  juriste  se  met  aisément  à  l'histoire  et  qu'un  historien  d'origine 
est  bien  souvent  gêné  quand  il  s'agit  de  discuter  droit. 


H.   BOUASSE.   —    ÉDUCATION    SCIKMlFlQrt:    DES    «   PHILOSOPHES   ».    43 

Les  conséquences  s'imposent.  Puisque  d'une  pari,  jeune,  011  ap[)rcnd 
aisément  les  sciences  abstraites  et  que  de  l'autre,  le  cerveau  astreint 
à  l'étude  des  sciences  concrètes  avant  celle  des  abstraites,  devient 
réfractaire  aux  secondes,  il  faut  imposer  dans  l'enseignement  d'abord 
les  abstraites  et  n'exiger  les  concrètes  que  par  surcroit.  C'est  une  règle 
banale  :  le  ministère  de  l'Instruction  publique  et  son  conseil  seuls 
l'ignorent  profondément.  Il  y  a  quelques  années  on  a  créé  un  ensei- 
gnement fort  utile,  le  PCN  ;  à  peine  né,  il  est  en  train  de  mourir, 
parce  que  les  élèves  arrivent  à  la  Faculté  nuls  en  mathématiques. 

Je  sais  qu'il  est  difficile  de  tracer  un  plan  d'éducation  s'appliquant 
à  tous  les  jeunes  Français;  mais  je  crois  qu'il  est  aisé  de  le  faire 
pour  une  classe  très  restreinte  d'individus  dont  le  rôle  social  a  été 
en  somme  bien  décrit  dans  la  page  suivante  d'A.  Comte  dont  il  suffit 
de  généraliser  un  peu  la  définition  pour  lui  enlever  ce  quelle  a  d'un 
peu  trop  «  positif  ».  «  Qu'une  classe  nouvelle  de  savants  préparés 
par  une  éducation  convenable,  sans  se  livrer  à  la  culture  spéciale 
d'une  branche  particulière  de  la  philosophie  naturelle,  s'occupe  uni- 
quement, en  considérant  les  diverses  sciences  positives  dans  leur 
état  actuel,  à  déterminer  exactement  l'esprit  de  chacune  d'elles,  à 
découvrir  leurs  relations  et  leur  enchaînement,  à  résumer,  s'il  est 
possible,  tous  leurs  principes  propres  en  un  moindre  nombre  de 
principes  communs,  en  se  conformant  sans  cesse  aux  maximes  fon- 
damentales de  la  méthode  positive.  Qu'en  même  temps  les  antres 
savants,  avant  de  se  livrer  à  leurs  spécialités  respectives,  soient 
rendus  aptes  désormais,  par  une  éducation  portant  sur  l'ensemble 
des  connaissances  positives,  à  profiter  immédiatement  des  lumières 
répandues  par  ces  savants  voués  aux  généralités  et  réciproquement  à 
rectifier  leurs  résultats,  état  de  choses  dont  les  savants  actuels  se 
rapprochent  de  jour  en  jour...  Une  classe  distincte,  incessamment 
contrôlée  par  toutes  les  autres,  ayant  pour  fonction  propre  et  per- 
manente de  lier  chaque  nouvelle  découverte  en  système  général,  on 
n'aura  plus  à  craindre  qu'une  trop  grande  attention  donnée  aux 
détails  empêche  jamais  d'apercevoir  l'ensemble...  » 

Il  serait  impossible  d'exiger  de  nos  philosophes  la  connaissance 
approfondie  de  toutes  les  sciences;  la  vie  d'un  homme  n'y  suffirait 
pas.  On  peut  seulement  leur  donner  le  moyen  de  se  mettre  au 
courant  d'une  science  quelconque  en  un  temps  relativement  court. 
Il  vaut  mieux,  cela  est  incontestable,  ne  rien  savoir  aujourd'hui 
d'une  science,  mais  être  en  état  de  l'apprendre,  que  d'en  posséder 


44  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

quelques  bribes  sans  pouvoir  en  aucune  manière  augmenter  son 
bagage.  Or,  l'outil  absolument  indispensable  est  la  connaissance  des 
mathématiques,  qu'on  les  envisage  suivant  l'opinion  vulgaire,  qu'on 
les  considère  et  qu'on  les  enseigne  comme  l'ensemble  des  formes 
sous  lesquelles  il  est  nécessaire  de  se  représenter  les  faits. 

Ai-je  besoin  d'insister  sur  l'impossibilité  matérielle  dans  laquelle 
on  se  trouve  de  parcourir  un  traité  d'astronomie,  de  mécanique,  de 
physique,  de  chimie  même  très  élémentaire,  sans  se  heurter  à  des 
symboles  dont  on  n'a  pas  la  clef,  quand  on  ne  possède  pas  les 
mathématiques  jusqu'aux  éléments  du  calcul  différentiel  et  intégral 
inclusivement. 

Si  le  lecteur  veut  un  exemple,  qu'il  se  reporte  au  travail  sur 
l'histoire  des  principes  de  la  thermodynamique  que  j'ai  présenté  au 
Congrès  de  Philosophie  pour  1900*.  Je  me  suis  efforcé  de  réduire  cet 
exposé  à  sa  partie  essentielle.  Loin  d'accumuler  les  difficultés,  j'en 
ai  passé  beaucoup  sous  silence.  J'ai  cherché  à  vulgariser  des  notions 
fondamentales  qui  intéressent  au  plus  haut  point  le  philosopiie.  Je 
demande  en  conscience  s'il  est  possible  de  comprendre  même  vague- 
ment la  définition  des  principes  de  la  thermodynamique  sans  être 
initié  aux  mathématiques  autrement  que  suivant  les  formules  générales 
qu'on  a  coutume  de  donner  au  philosophe  comme  suffisant  viatique. 

On  soutiendra  peut-être  qu'il  est  possible  de  mettre  la  science  à  la 
portée  de  ceux  qui  ne  sont  pas  mathématiciens  grâce  à  des  procédés 
convenables  de  vulgarisation.  C'est  là  un  préjugé  qu'il  est  indispen- 
sable de  combattre  :  les  vérités  scientifiques  ne  se  vulgarisent  pas. 

Les  vulgarisateurs  sont  de  deux  espèces.  Les  premiers  ne  cherchent 
même  pas  à  vulgariser  :  ils  montrent  la  lanterne  magique,  font 
devant  le  public  ou  décrivent  dans  leurs  livres  beaucoup  d'expé- 
riences; ils  énoncent  les  faits  les  plus  simples  ou  les  plus  curieux, 
sans  chercher  à  les  relier  entre  eux  par  des  théories,  laissant  de 
côté  les  faits  complexes  et  les  explications  difficiles.  Pour  faire  de 
leurs  livres  des  traités  qui  ne  seraient  plus  de  vulgarisation,  il 
suffirait  d'intercaler  des  pages.  Tyndall  est  le  type  du  genre. 

Les  seconds  essaient  en  conscience  de  vulgariser,  c'est-à-dire 
d'exposer  des  questions  difficiles  devant  des  gens  qui  ne  sont  pas 
préparés  à  les  comprendre.  Le  résultat  est  pitoyable  ;  ils  deviennent 
incompréhensibles  même  pour  les  savants  de  métier  :  je  laisse  à 

1.  Voir  Bibliothèque  du  Congrès  International  de  Philosophie,  t.  III.  Librairie 
A.  Colin. 


H.  BOUASSE,  —  l';I)l:(:ATIo^   scikmu'iquk  di:s   «  pimlosopiiks  ».  45 

penser  ce  (jue  les  autres  peuvent  gagner  à  les  lire.  En  tête  de  ces 
sortes  d'ouvrages  on  trouve  généralement  une  préface  dans  le  genre 
suivant  :  «  Ce  livre  a  été  écrit  avec  la  préoccupation  évidente 
d'écarter  tout  appareil  mathématique;  les  formules  y  sont  les  plus 
simples,  traduites  en  langage  ordinaire,  de  manière  à  rappeler 
constamment  la  nature  réelle  des  objets  dont  les  grandeurs  sont 
figurées  tantôt  par  des  signes  algébriques,  tantôt  par  des  longueurs 
de  lignes  entrant  dans  la  composition  des  diagrammes.  On  peut  dire 
qu"il  n'y  a  aucun  calcul  et  que  les  notions  algébriques  les  plus  élé- 
mentaires suffiront  au  lecteur.  »  (Potier,  préface  de  la  traduction  du 
Traité  élémentaire  de  Chaleur  de  Maxwell). 

Après  ces  belles  assurances  il  est  amusant  de  constater  que  le 
texte  de  l'ouvrage  qui  débute  par  une  préface  aussi  encourageante, 
est,  dans  tous  les  passages  où  la  méthode  est  appliquée,  tellement 
obscur,  qu'afin  de  l'éclaircir  le  traducteur  a  cru  bon  de  retraduire 
le  langage  vulgaire  en  fornmles  mathématiques;  ce  qui  sufht  à 
démontrer  l'absurdité  de  pareilles  entreprises.  Le  traducteur  avait 
peur  sans  doute  que  les  savants  de  métier  ne  reconnussent  plus  les 
théorèmes  auxquels  ils  sont  habitués.  Nous  verrons  plus  loin  les 
causes  de  cet  échec;  il  est  étonnant  quelles  ne  soient  pas  plus 
généralement  connues. 


En  définitive  je  voudrais  que,  tout  en  maintenant  à  l'éducation 
du  jeune  philosophe  son  caractère  littéraire,  on  mit  comme  contre- 
poids, non  l'étude  des  sciences  expérimentales,  mais  celle  des 
mathématiques.  De  larges  suppressions,  qui  ne  sont  pas  de  ma 
compétence,  mais  qui  devraient  porter  sur  la  partie  la  plus  archaïque 
du  programme  et  sur  celle  qui  n'est  pas  à  proprement  parler  de  la 
philosophie  (la  psychologie  expérimentale  par  exemple),  lui  four- 
niraient le  temps  indispensable  à  cette  étude  supplémentaire.  II  ne 
faut  pas  conclure  que  je  veux  lui  faire  passer  une  année  en  mathé- 
matiques spéciales  et  une  année  à  la  Faculté  des  sciences  :  les  cours 
préparatoires  aux  écoles  du  gouvernement  et  aux  certificats  ne  sont 
pas  conçus  dans  un  esprit  qui  lui  convienne,  et  ce  serait  le  priver 
d'un  temps  précieux  sans  aucun  profit  intellectuel  que  de  le  forcer 
à  ressasser  en  spéciales  les  colles  d'examen  qui  font  le  plus  clair  du 
programme  d'admission  à  l'école  Polytechnique,  et  à  acquérir  à  la 


46  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Faculté  des  connaissances  qui  sont  nécessaires  aux  professeurs  de 
matiiématiques  et  aux  pliysiciens  de  métier.  Le  cours  que  je  lui 
destinerais  n'existe  pas;  il  faut  donc  que  j'en  définisse  le  caractère 
et  le  but. 

11  existe  d'abord  une  série  de  questions  purement  mathématiques 
qui  n'entrent  généralement  pas  dans  les  programmes  et  auxquelles 
j'attribuerais  dans  ce  cours  spécial  une  importance  toute  particulière. 
Je  citerai  d'abord  la  théorie  générale  des  opérations  :  il  est  indis- 
pensable de  montrer  que  les  opérations  ordinaires  de  l'arithmétique 
et  de  l'algèbre  jouissent  par  définition  de  propriétés  diverses  qui  ne 
se  rencontrent  pas  nécessairement  réunies  et  qu'on  peut  étudier  in 
abslraclo.  On  a  etTectivement  imaginé  des  opérations  qui,  suivant 
les  termes  consacrés,  ne  sont  ni  uniformes,  ni  commutatives,  ni 
associatives,  ...  A  toutes  ces  notions  très  simples,  on  peut  trouver 
des  applications  qui  en  rendent  l'étude  intéressante  même  pour  des 
débutants. 

Ce  serait  de  la  philosophie  pure  que  de  chercher  l'origine  logique 
des  postulats  :  mais  le  mathématicien,  sans  sortir  de  son  rôle,  a  le 
droit  de  discuter  leur  valeur;  et  même  de  nier  cette  valeur  et  de 
discuter  les  conséquences  de  son  hypothèse.  On  devrait  donc  donner 
à  nos  jeunes  philosophes  des  idées  nettes  sur  la  géométrie  non 
euclidienne,  tout  en  restant  aussi  élémentaire  qu'on  voudra. 

Il  est  essentiel  d'étudier  la  formation  historique  des  fonctions  les 
plus  importantes.  Les  fonctions  circulaires,  par  exemple,  se  sont 
évidemment  introduites  par  la  considération  de  figures  tracées  dans 
le  cercle  :  aujourd'hui  on  peut  aussi  bien  les  définir  par  des  déve- 
loppements en  série.  La  fonction  logarithmique  doit  son  origine  à 
la  comparaison  de  deux  séries;  la  fonction  exponentielle  à  la  géné- 
ralisation d'un  algorithme  discontinu.  En  quoi  les  fonctions  actuel- 
lement considérées  dilTèrent-elles  des  fonctions  qu'elles  ont  eues  pour 
origine,  —  c'est  une  question  à  débattre  devant  nos  jeunes  philosophes. 
Ce  cours  de  mathématiques  devant  préparer  les  élèves  à  l'étude 
des  sciences  expérimentales,  à  supposer  qu'un  jour  ils  désirent 
cultiver  plus  soigneusement  cette  branche  des  connaissances 
humaines,  on  devrait  nécessairement  insister  sur  certaines  théories, 
plus  qu'il  ne  siérait  dans  un  cours  ordinaire  de  mathématique.  La 
théories  des  vecteurs  (vitesses,  accélérations,  forces,  couples,  pro- 
priétés inductives,  magnétiques  et  électriques...,)  aurait  tout  natu- 
rellement un  large  développement. 


H.    BOUASSE.    —  ÉDUCATION    SCIKNTIFIQUE    DKS    «    PIULOSOI'IIKS    ».     47 

En  résumé  biea  des  théories  qui  sont  inutiles  à  la  préparation  aux 
écoles  du  gouvernement  et  aux  certificats,  prendraient  dans  ce  cours 
une  place  considérable.  Par  contre,  bien  des  théorèmes  sur  lesquels 
on  insiste  en  spéciales  ou  à  la  faculté  ne  seraient  même  pas  énon- 
cées. Je  ne  vois  pas  trop  le  gain  intellectuel  que  l'étude  géométrique 
détaillée  des  coniques  fournirait  à  nos  jeunes  philosophes.  11  fau- 
drait élaguer  sans  pitié  tout  ce  qui  n'a  pas  un  intérêt  éducatif  ou  ne 
serait  pas  indispensable  à  la  suite  des  raisonnements.  Un  cours 
bien  fait  de  géométrie  élémentaire  peut  se  réduire  à  un  très  petit 
nombre  de  propositions;  et  c'est  pitié  de  voir  quel  fatras  le  désir 
d'éditer  une  géométrie,  accumule  aux  dépens  des  élèves.  Toutes  ces 
propositions  décorées  du  nom  de  théorèmes,  pourraient  au  profit  de 
tous  sinon  des  libraires,  être  ajoutées  sans  démonstrations  à  la  fin 
de  chapitres  très  courts  auxquels  ils  serviraient  d'appendice.  Ces 
considérations  sont  vraies  à  a  fortiori  pour  l'objet  qui  nous  occupe. 

Enfin  comme  ce  n'est  pas  tant  pour  leurs  applications  immédiates 
que  pour  le  profit  intellectuel  qu'on  en  peut  tirer,  qu'il  convient 
d'enseigner  les  mathématiques  à  nos  jeunes  philosophes,  les  théo- 
ries devaient  être  exposées  avec  juste  le  nombre  d'exemples  néces- 
saires pour  les  faire  comprendre.  Cette  limitation  serait  évidemment 
imposées  par  la  masse  des  connaissances  dont  on  essaierait  de  leur 
donner  une  idée  générale.  On  devrait  par  exemple  expliquer  à  ces 
élèves  la  plupart  des  procédés  employés  pour  repérer  les  figures,  ou, 
ce  qui  revient  au  même,  la  plupart  des  systèmes  de  coordonnées  : 
il  serait  vain  d'exiger  qu'ils  pussent  se  servir  pratiquement  de  tous; 
on  se  contenterait  de  leur  imposer  quelques  exercices  très  simples 
dans  le  plan  et  de  joindre  à  la  définition  des  systèmes  des  exemples 
élémentaires.  De  même  ils  devraient  connaître  les  méthodes  géné- 
rales de  transformations  en  géométrie  l'inversion,  projection...), 
réduites  bien  entendu  à  ce  (jui  est  strictement  nécessaire  à  la  com- 
préhension de  leur  utilité. 

Je  ne  crois  pas  que  la  rédaction  de  ce  cours  présente  de  grandes 
difficultés,  tout  au  moins  jusqu'au  calcul  différentiel  et  intégral.  La 
théorie  des  quantités  imaginaires  elles-mêmes,  surtout  si  on  y  com- 
prend les  quaternions,  à  la  condition  qu'on  la  veuille  dépouiller  de 
tant  de  considérations'qui  l'obscurcissent  arbitrairement,  ne  serait 
pas  un  obstacle  difficile  à  surmonter.  En  la  rattachant  par  exemple 
à  la  théorie  des  vecteurs,  on  lui  fournit  une  représentation  concrète 
qui  en  rend  l'assimilation  plus  aisée.  Sous  la  forme   plus  générale 


48  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

de  quaternions,  l'étude  des  quantités  complexes  offre  le  grand 
avantage  qu'on  y  trouve  des  opérations  d'un  caractère  particulier; 
dans  une  multiplication  par  exemple  on  ne  peut  changer  arbitraire- 
ment l'ordre  des  facteurs. 

L'être  de  raison  que  j'ai  désigné  sous  le  nom  de  philosophe,  com- 
mence à  s'indigner  dans  sa  routine  que  je  veuille  lui  imposer  ce 
labeur.  A  quoi  bon?  que  lui  importe  la  théorie  des  quaternions,  quel 
besoin  a-t-il  des  méthodes  de  transformations  en  géométrie?  Assu- 
rément je  ne  me  donnerai  pas  le  ridicule  de  discuter  avec  lui.  S'il 
ignore  ces  matières,  comment  en  concevrait-il  la  valeur  éducative? 
s'il  les  possède,  il  n"est  plus  le  philosophe  archaïque  que  je  raille,  il 
n'a  garde  de  douter  de  l'utilité  de  notions  sans  la  connaissance 
desquelles  on  ne  dit  que  bêtises,  quand  on  se 'mêle  de  parler  de 
philosophie  naturelle.  On  lui  apprend  le  latin  pour  sa  valeur  éduca- 
tive :  comment  me  convaincrait-on  que  la  gymnastique  autrement 
intense  à  laquelle  les  mathématiques  le  containdront,  ne  lui  sera 
d'aucune  utilité  générale.  Mais,  dit-on,  j'élimine  tous  ceux  dont 
l'esprit  est  réfractaire  aux  mathématiques  :  c'est  tant  mieux,  je 
débarrasse  la  philosophie  de  non  valeurs.  Tous  les  philosophes 
dignes  de  ce  nom  se  seraient  plu  aux  mathématiques,  si  l'on  s'était 
efforcé  de  leur  en  donner  le  goût:  ils  y  auraient  trouvé,  de  plus,  pour 
leurs  études  purement  philosophiques,  une  discipline  que  rien  ne  sau- 
rait suppléer.  Les  gens  du  monde  disent  que  les  mathématiques 
faussent  l'esprit  :  ils  citent  à  l'appui  de  leur  thèse  les  fruits  secs  de 
l'école  Polytechnique.  Ils  ignorent  qu'en  mettant  dans  le  même 
crâne  toutes  les  connaissances  mathématiques  des  cent  derniers  de 
cette  école,  on  ne  ferait  qu'un  ignorant  :  ils  ne  se  doutent  pas  de 
l'épouvantable  nullité  mathématique  de  tout  ce  qui  n'a  pas  eu 
l'espoir  un  instant  de  sortir  dans  les  carrières  civiles. 

VI 

Élevons  un  peu  la  question  :  mon  pihilosophe  n'admet  pas  la 
nécessité  de  l'étude  des  mathématiques,  parce  qu'il  s'en  fait  une 
idée  fausse,  sur  la  foi  des  classifications  qu'on  lui  a  enseignées.  Les 
mathématiques  ne  sont  pas  une  science  comme  l'astronomie  ou  la 
mécanique;  elles  sont  un  prolongement  de  la  logique,  l'ensemble 
des  formes  sous  lesquelles  nous  voyons  nécessairement  les  phéno- 
mènes, le  harrême   des   raisonnements  que  nous  utilisons    quand 


H.    BOUASSE.    —    ÉDUCATION    SCIENTIFIQUE    DES    «   PHILOSOPHES    ».    49 

nous  étudions  les  sciences  expérimentales.  Ce  caractère  frappe  peu 
quand  on  n'aborde  pas  le  calcul  dilîérenliel  et  intégral;  il  n'échappe 
à  aucun  de  ceux  qui  en  possèdent  les  premiers  éléments.  Quoi  que 
nous  fassions,  quelque  artifice  que  nous  employions,  une  question 
de  philosophie  naturelle  se  ramène  toujours  à  une  question  mathé- 
matique :  de  plus,  elle  se  présente  mathématiquement  avec  un  degré 
de  généralité  tel,  qu'on  la  conçoit  plus  aisément,  pour  peu  qu'on 
s'en  donne  la  peine.  On  économise  du  travail  en  ce  sens  que  la 
même  forme  sert  de  vêtement  à  une  série  de  phénomènes  différents; 
l'esprit  est  d'autant  plus  à  l'aise  que  les  raisonnements  n'ayant 
momentanément  comme  base  que  des  définitions,  il  ne  doute  pas  de 
la  légitimité  de  ses  conclusions;  il  construit  un  système,  avec  la 
tranquillité  d'un  architecte  qu'on  prierait  de  bâtir,  sans  qu'il  eût  à 
se  préoccuper  de  la  destination  immédiate  de  son  œuvre.  On  con- 
çoit dès  lors  l'absurde  entreprise  qu'est  une  vulgarisation.  Si  le 
vulgarisateur  est  honnête,  il  dira  sous  des  termes  empruntés  au 
langage  vulgaire,  et  par  conséquent  sans  précision,  ce  que  le 
mathématicien  a  bien  dit  une  fois  pour  toutes.  Comment!  des 
générations  de  savants  se  sont  efforcés  de  créer  un  système 
merveilleux  de  notation  qui  résume  tous  les  raisonnements  qui  ont 
été  faits,  depuis  que  le  monde  existe,  sur  les  phénomènes  naturels,  et 
vous  avez  la  prétention  de  vous  passer  de  leur  travail;  vous  négligez 
systématiquement  la  plus  prodigieuse  des  langues  parlées  et  vous 
avez  l'audace,  mon  philosophe,  de  vous  croire  l'esprit  scientifique, 
quand  vous  ignorez  par  principe  ce  qui  devrait  être  un  de  vos  sujets 
habituels  de  méditation! 

Pour  expliquer  ce  qu'est  une  vitesse  ou  une  accélération,  il  en  faut 
toujours  venir  à  définir  ce  qu'est  une  dérivée  première  et  seconde  : 
autant  vaut  acquérir  d'un  coup  la  notion  la  plus  générale,  que  de  se 
traîner  sur  un  cas  particulier  qu'il  sera  tout  aussi  difficile  d'élucider. 

La  raison  de  ce  caractère  des  mathématiques  se  trouve  dans 
l'histoire  même  des  découvertes  mathématiques.  Avant  de  s'élever 
à  la  notion  de  dérivée,  l'esprit  humain  a  cherché  à  définirla  vitesse  : 
il  s'est  aperçu  qu'il  y  avait  dans  cette  définition  quelque  chose  de 
général;  il  a  vu  par  exemple  que  l'accélération  se  déduisait  de  la 
vitesse  et  du  temps,  comme  la  vitesse  de  l'espace  et  du  temps.  Il  a 
compris  que  s'il  parvenait  à  une  théorie  de  la  vitesse  dégagée  de  ce 
quelle  a  de  particulier,  cette  théorie  s'appliquerait  également  â 
l'accélération  et  généralement  au  taux  d'accroissement  d'une  quan- 

Rev.  meta.  t.  IX.  —  1901.  4 


50  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

tité  en  fonction  de  la  variable  dont  elle  dépend.  C'est  ainsi  que 
Newton  construisit  sa  théorie  des  fluxions.  De  même  quand  on  eut 
étudié  les  vitesses,  les  accélérations,  les  forces,  les  rotations,  les 
couples...,  on  s'aperçut  qu'il  y  avait  dans  leurs  lois  de  composition 
quelque  chose  de  commun;  ce  quelque  chose  devint  la  théorie  des 
vecteurs.  De  tous  les  raisonnements  particuliers  auxquels  les  phé- 
nomènes naturels  ont  conduit,  on  a  abstrait  peu  à  peu  des  théories 
de  plus  en  plus  générales  :  il  serait  puéril  de  soutenir  qu'on  peut 
maintenant  se  passer  de  ces  théories  et  refaire  sur  le  particulier  le 
travail  immense  des  siècles  écoulés. 

Je  n'insiste  pas  sur  ces  considérations  :  je  les  ai  développées  dans 
un  article  paru  ici  même.  «  Sur  l'application  des  mathématiques  aux 
sciences  expérimentales  »;  j'ai  montré,  dans  le  travail  que  j'ai  pré- 
senté au  congrès  de  philosophie,  à  quel  point  il  est  vain  de  cher- 
cher a  énoncer  correctement  les  principes  fondamentaux  des 
sciences  expérimentales,  sans  faire  usage  des  algorithmes  mathéma- 
tiques, qui  ne  sont  que  les  schèmes,  les  notations  de  raisonnements 
faits  une  fois  pour  toutes.  Je  voudrais  seulement  préciser  le  carac- 
tère du  cours  sur  cette  partie  des  mathématiques. 

Comme  il  est  bien  entendu  que  le  professeur  doit  rester  mathé- 
maticien, il  ne  discutera  aucune  des  théories  connues  sous  le  nom 
de  métaphysique  du  calcul  différentiel;  mais  il  sera  dans  son  rôle 
en  apprenant  à  ses  élèves  sous  quels  aspects  différents  le  même  pro- 
blème s'est  présenté  à  Newton,  à  Leibniz,  à  Lagrange.  Il  dira  les 
avantages  et  les  inconvénients  de  leurs  notations  respectives  et 
pourquoi  celle  de  Leibniz  a  prévalu. 

Le  cours  se  développera  ensuite  à  la  manière  ordinaire...  Parvenu 
à  la  théorie  des  séries,  le  professeur  doit  mettre  en  évidence 
l'intérêt  des  suites  non  seulement  pour  le  calcul  approché  des 
valeurs  numériques  de  certaines  fonctions,  mais  surtout  comme 
moyen  de  définir  des  fonctions  nouvelles.  11  complétera  plus  tard 
ces  aperçus  en  indiquant  le  rôle  analogue  joué  par  les  équations 
différentielles  et  les  intégrales.  Il  étendra  ainsi  pour  ses  élèves  le 
barrême  des  fonctions  ulihsables  et  leur  enlèvera  cette  idée  fausse, 
qu'A.  Comte  était  bien  excusable  de  partager  avec  les  mathémathi- 
ciens  de  son  époque,  que  le  nombre  des  fonctions  distinctes  se 
réduit  aux  quatre  ou  cinq  pour  lesquelles  on  avait  alors  choisi  un 
symbole  particulier. 

Il  leur  exposera  ensuite  la  théorie  des  tangentes,  des  contacts, 


H.   BOUASSE.    ÉDUCATION    SCIKMIFIQUE    DES    «    PHILOSOPHES   ».    51 

des  développées  et  des  enveloppes;  à  ce  propos  il  mettra  en  parallèle 
la  géométrie  des  anciens  et  celle  des  modernes,  et  expliquera  la 
portée  de  la  découverte  de  Descartes,  tout  ce  que  renferme  la  for- 
mule consacrée  «  Descartes  appliqua  l'algèbre  à  la  géométrie  ». 
A.  Comte  dit  à  ce  propos  des  choses  excellentes  dont  il  pourra  tirer 
parti. 

II  laissera  de  côté  tout  ce  qui  se  rapporte  aux  courbes  gauches  et 
généralement  à  la  théorie  des  surfaces,  le  profit  intellectuel  que  les 
élèves  pourraient  trouver  dans  l'adjonction  d'une  nouvelle  variable  ne 
compensant  pas  l'effort  à  leur  imposer. 

Les  éléments  du  calcul  intégral  seront  enseignés  à  la  manière 
ordinaire. 

On  insistera  sur  les  conditions  d'intégrabilité  des  fonctions  de  plu- 
sieurs variables  et  l'on  montrera  l'importance  de  ces  questions  par 
des  exemples  empruntés  à  la  mécanique  (théorie  du  potentiel)  et  à  la 
thermodynamique.  Les  théorèmes  de  Green  et  de  Slokes,  qui  n'en- 
trent généralement  pas  dans  les  cours,  reprendront  ici  une  place 
proportionnée  à  leur  importance  dans  les  sciences  expérimentales. 

Enfin  la  théorie  des  équations  différentielles  et  des  équations  aux 
dérivées  partielles  seront  enseignées  à  nos  élèves  non  pas  tant  dans 
l'idée  qu'ils  auront  des  intégrations  à  effectuer,  que  pour  leur  faire 
comprendre  le  rôle  de  ces  équations  dans  la  définition  de  fonctions 
nouvelles  et  dans  l'étude  des  phénomènes  naturels. 

Ce  qui  précède  suffît  à  définir  le  caractère  de  l'enseignement  que 
je  rêve  pour  nos  jeunes  philosophes  :  quelques  leçons  suffiraient 
pour  y  joindre  un  cours  de  mécanique  rationnelle,  puisque  toutes 
les  notions  nécessaires  à  cette  science  se  trouvant  déjà  éparses  dans 
les  cours,  n'auraient  plus  qu'à  être  rapprochées.  Enfin,  comme  appen- 
dice, on  étudierait  quelques  problèmes  fondamentaux,  celui  des 
unités  par  exemple. 

VII 

Je  ne  me  fais  pas  illusion  :  longtemps  encore  l'eau  passera  sous 
les  ponts  avant  qu'on  pense  à  réformer  dans  le  sens  que  j'indique 
les  programmes  de  la  licence  et  de  l'agrégation  de  philosophie  ; 
longtemps  encore  on  se  contentera  d'exiger  du  jeune  philosophe  les 
qualités  qui  sont  le  propre  du  littérateur  et  de  l'historien,  on  négli- 
gera systématiquement  la  culture  scientifique  de  son  esprit.  Les 
raisons  de  cette  inertie  sont  faciles  à  démêler. 


52  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Je  suis  sûr  que  les  philosophes  dignes  de  ce  noni,  qu'ils  soient  ou 
ne  soient  pas  initiés  aux  mathématiques,  se  rendent  compte  de  Tin- 
suffisance  scientifique  des  jeunes  philosophes  :  ils  ne  résisteront  pas 
au  mouvement  qui  emporte  le  monde,  ils  comprendront  que  ce  serait 
perdre  la  philosophie,  que  de  l'exposer  plus  longtemps  aux  railleries 
des  savants.  Ils  ne  feront  pas  obstacles  à  la  réforme. 

La  mauvaise  volonté  au  contraire  sera  générale  chez  tous  les  expé- 
rimentateurs, physiciens,  chimistes,  zoologistes,  botanistes,  géolo- 
gues..., psychologues,  économistes...,  car  être  savant  ne  veut  pas 
dire  qu'on  possède  le  plus  élémentaire  bon  sens,  nous  le  voyons  de 
reste  pas  l'absurdité  des  programmes  de  l'enseignement  secondaire. 
C'est  à  qui  parmi  eux  fourrera  un  peu  de  sa  science  où  elle  n'a  que 
faire,  ou  refusera  de  retirer  des  programmes  des  matières,  conime 
la  psychologie,  qui  ne  sont  pas  plus  de  la  philosophie  que  la  bota- 
nique. Pour  ne  parler  que  de  mon  métier,  je  n'ai  jamais  compris  la 
valeur  éducative  du  baromètre,  ni  les  conséquences  philosophiques 
de  l'hygromètre  à  cheveu.  Outre  que  la  connaissance  superficielle 
d'une  science  expérimentale  produit  nécessairement  des  Homais,  ce 
n'est  pas  avec  du  particulier  qu'on  éduquera  des  philosophes.  Mais, 
allez  donc  faire  comprendre  à  un  géologue  qu'on  peut  vivre  sans 
sans  savoir  l'âge  des  terrains,  à  un  minéralogiste  que  ses  cailloux 
ont  un  intérêt  tout  relatif,  à  un  physicien  que  l'on  se  passe  aisément 
des  tensions  maxima  des  vapeurs.  L'amour  propre,  la  routine,  je  ne 
sais  quelle  étroitesse  d'esprit  qui  est  la  caractéristique  des  spécia- 
listes opposeront  des  barrières  à  toute  réforme.  Jusqu'aux  mathé- 
maticiens qui  ne  seront  pas  satisfaits!  Ils  trouveront  (ils  auront  beau 
jeu  pour  cela)  que  le  cours  dont  j'ai  tracé  le  plan  est  mal  pondéré, 
difl'orme,  avec  des  bosses  et  des  trous... 

Puis,  que  de  difficultés  dans  l'exécution  de  ce  plan  :  aucun  livre 
n'existe  écrit  suivant  la  méthode  que  je  préconise,  et  seule  la  colla- 
boration d'un  physicien  et  d'un  mathématicien  parviendrait  à  mettre 
debout  un  ouvrage  aussi  difficile  à  exécuter.  Il  n'entreprendront  ce 
labeur  que  s'il  y  a  des  chances  que  la  réforme  aboutisse,  et  nous 
voici  dans  un  cercle  vicieux. 

C'est  au  Conseil  supérieur  de  l'Instruction  Publique  qu'il  appar- 
tient de  le  rompre. 

H.    BOUASSE. 
Professeur  de  physique  à  l-'Université  de  Toulouse. 


DE  LA  MÉTHODE 

DANS 

LA  PHILOSOPHIE   DE  L'ESPillT 


Nous  sommes  invité  à  rechercher  de  nouveau  la  méthode  qui 
parait  propre  à  constituer  la  doctrine  de  la  vie  spirituelle  par  la 
critique  très  pénétrante  que  M.  Gantecor  a  hien  voulu  consacrer  à 
notre  travail  :  Introductio»  à  la  Vie  de  VEs'prit.  Après  avoir  con- 
damné quelques-unes  des  thèses  qui  y  sont  considérées  comme 
essentielles,  et  avoir  appuyé  cette  condamnation  sur  des  raisons  dont 
nul  plus  que  nous  n'était  disposé  à  apprécier  la  profondeur,  il  ter- 
mine par  ces  mots  :  «  On  voudra  bien  remarquer  que  les  réserves 
que  nous  avons  faites  en  toute  liberté  portent  moins  sur  le  fond  de 
la  doctrine  que  sur  la  forme  et  la  méthode».  Et,  en  effet,  M.  Gantecor 
semble  être  en  accord  avec  nous  sur  les  principes  les  plus  généraux 
qui  nous  avaient  guidé  :  la  réduction  de  la  philosophie  à  une  dialec- 
tique de  l'esprit  vivant,  l'impossibilité  de  présenter  cette  dialectique 
comme  une  synthèse  déductive,  la  nécessité  de  recourir  à  l'analyse 
régressive  et  de  faire  porter  celte  analyse  sur  les  actes  concrets  de 
la  pensée.  Mais  à  ses  yeux  la  justilication  et  la  fécondité  de  ses  prin- 
cipes se  trouveraient  compromises  par  le  préjugé  criticiste  qui  nous 
interdit  la  possession  de  l'être  et  l'affirmation  de  l'absolu,  qui  nous 
retient  en  quelque  sorte  à  la  surface  de  la  pensée  et  marque  d'une 
incurable  contradiction  tout  effort  pour  en  pénétrer  la  profondeur. 
Cette  contradiction  se  trahirait  au  sein  même  du  système  par  la  dis- 
proportion singulière  entre  son  intention  d'être  positif  et  efficace  et 
le  contenu  qui  en  demeure  abstrait  et  stérile.  Étant  donné  le  but 
commun  qui  est  la  constitution  d'une  philosophie  de  l'esprit,  on  ne 
saurait  y  atteindre  par  la  métliode  de  l'idéalisme  criticjue;  au  lieu  de 
prendre  pour  base  l'unité  synthétique  de  l'aperception,  le  Je  pense, 


54  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

il  faut  se  placer  dans  la  spontanéité  de  la  conscience  individuelle,  y 
saisir  l'immédiation  du  sujet  et  de  l'objet;  ce  qui  serait,  pour 
M.  Cantecor,  revenir  au  Cogito  de  Descartes.  Telle  est  la  thèse  sur 
laquelle  nous  prendrons  la  liberté  de  présenter  quelques  observa- 
tions. 

I 

Tout  d'abord,  et  pour  écarter  toute  équivoque  et  toute  méprise  au 
point  de  départ  de  notre  argumentation,  nous  demanderons  la  per- 
mission de  déterminer  exactement  la  position  de  l'idéalisme  critique 
par  rapport  à  Descartes  et  par  rapport  à  Kant,  et  de  le  faire  avec 
deux  pages  du  livre  où  M.  Cantecor  a  cru  reconnaître  l'inspiration  et 
la  lettre  du  kantisme  «  orthodoxe  ».  Voici  comment  nous  y  interpré- 
tions le  Cogilo  :  «...Le  passage  du  possible  à  l'être  se  fait  à  l'inté- 
rieur du  jugement,  à  la  condition  seulement  de  modifier  le  point 
d'application  du  jugement,  de  lui  demander,  non  plus  de  justifier 
l'existence  de  son  objet,  mais  de  manifester  celle  du  sujet  qui  juge  : 
«  Encore  qu'il  puisse  arriver  que  les  choses  que  j'imagine  ne  soient 
pas  vraies,  néanmoins  cette  puissance  d'imaginer  ne  laisse  pas  d'être 
réellement  en  moi  et  fait  partie  de  ma  nature  »  {Médit.  II)...  Si  le 
progrès  de  réflexion  qui  aboutit  au  Je  pense,  donc  je  suis,  est  exacte- 
ment décrit,  une  question  aurait  dû  se  poser  :  est-ce  que  la  réalité 
ainsi  affirmée  est  de  même  ordre  que  la  réalité  à  laquelle  prétendait 
ou  la  perception  extérieure  ou  la  science  géométrique?  Celles-ci,  en 
effet,  cherchaient  à  enfermer  dans  leurs  jugements  l'existence 
d'objets  qui  étaient  conçus  comme  existant  en  dehors  et  indépen- 
damment du  jugement  même,  en  un  mot  comme  objets  proprement 
dits.  Or  le  jugement  qui  affirme  l'existence  de  la  pensée  n'affirme- 
t-il  pas  cette  existence,  non  plus  comme  objet,  mais  comme  forme 
du  jugement?  ne  serait-ce  pas  alors  une  faculté,  une  puissance  inté- 
rieure, et  non  un  être  donné,  une  substance?  Ce  problème,  dont  la 
philosophie  critique  devait  montrer  toute  l'importance,  presque  un 
siècle  et  demi  après  le  Discours  de  la  Méthode,  Descartes  ne  l'a  pas 
aperçu,  faute  peut-être  d'avoir  analysé  avec  assez  de  rigueur  encore 
les  conditions  du  jugement.  L'être  dont  il  a  cru  pouvoir  affirmer 
l'existence,  ce  n'est  point  l'être  du  jugement,  celui  qui  est  impliqué 
dans  la  copule  et  qui  lui  donne  son  sens,  c'est  un  être  qui  corres- 
pond à  une  idée  et  qui  est  lui-même  une  chose,  la  «  chose  qui  pense  », 
comme  on  dit  la  chose  étendue.  Et  ainsi  la  philosophie  cartésienne 


BRUNSCHVICG.   —   MÉTHODE   DANS   LA   PHILOSOPHIE   DE   L  ESPUIT.      55 

change  brusquement  de  caractère  :  le  problème  de  la  modalité  du 
jugement  avait  été  posé  par  Descartes  suivant  une  mélhode  crilifiue; 
la  réponse  qu'il  y  fait  la  ramenait  forcément  à  la  métaphysique  tra- 
ditionnelle, à  l'ontologie.  » 

Cette  interprétation  du  Coglto  entrahie-t-elle  la  négation  de  la  réa- 
lité spirituelle?  M.  Cantecor  le  croit,  et  il  écrit  :  «  De  l'esprit  môme, 
comme  sujet  en  soi,  M.  Brunschvicg  finit,  mais  moins  expressément, 
par  nier  qu'il  soit  :  «  L'existence  du  jugement  prouve  bien  qu'il 
existe  une  faculté  de  juger;  mais  cette  faculté  ne  saurait  être  dis- 
tinguée de  ses  actes  particuliers;  elle  s'épuise  en  chacun  d'eux  et, 
ses  actes  étant  très  différents,  elle  varie  avec  chacun  d'eux;  le  sujet 
est  essentiellement  indéterminé.  »  Nous  croyons  utile  de  reproduire 
intégralement  le  paragraphe  qui  suit  cette  citation  :  «  Or  cette  indé- 
termination entraîne-t-elle  la  négation  de  toute  réalité  spirituelle? 
Sans  doute,  du  point  de  vue  spéculatif,  la  détermination  semble  la 
condition  de  l'être  :  le  pur  indéterminé  est  en  même  temps  l'absolu- 
ment  inconnaissable.  Mais  il  n'en  est  plus  de  même  si  la  faculté  de 
juger  est  une  faculté  pratique,  si  elle  consiste,  non  pas  seulement  à 
constater  ce  qui  est,  mais  à  décider  ce  qui  doit  être.  En  effet,  si  avant 
le  jugement  même,  il  y  avait  une  réalité  déterminée  qui  s'imposât  à 
l'esprit,  que  ce  fût  l'existence  d'un  objet  extérieur  ou  la  nature  par 
avance  définie  du  sujet,  ce  qui  doit  être  serait  la  suite  nécessaire  de 
ce  qui  est,  et  la  faculté  pratique  ne  serait  qu'une  illusion.  Au  con- 
traire, si  l'esprit  est  absolument  autonome,  non  seulement  vis-à-vis 
d'une  contrainte  externe,  mais  même  vis-à-vis  de  sa  nature  interne, 
si,  par  suite,  il  est  essentiellement  activité,  il  est  alors  naturel  qu'on 
ne  puisse  le  saisir  que  par  ses  manifestations,  et  si  ces  manifesta- 
tions sont  diverses,  c'est  qu'il  y  a  en  lui  la  possibilité  d'être  ceci  ou 
cela.  Il  se  peut  que  l'homme  tende  à  se  faire  esprit  pur  ou  qu'il 
demeure  individu;  son  moi  n'est  renfermé  ni  dans  l'une  ni  dans 
l'autre  de  ces  déterminations;  il  ne  cesse  pas  d'être  lui-même  lors- 
qu'il passe  de  l'une  à  l'autre  de  ces  déterminations,  car  c'est  préci- 
sément par  ce  passage  qu'il  se  définit.  De  l'objet  seul  il  est  vrai  que 
l'indétermination  est  négation;  pour  le  sujet,  tout  au  contraire,  indé- 
termination est  signe  de  liberté.  Si  la  notion  de  liberté  est  encore 
bien  abstraite  et  bien  vide  tant  qu'elle  se  réduit  à  l'indétermination, 
au  moins  est-il  vrai  que  l'indétermination  est  la  condition  formelle 
de  la  liberté.  Si  l'impossibilité  de  déduire  du  moi  pur  le  moi  fini  est 
un  échec  pour  la  dialectique  de  Fichte,  c'est  cette  impossibilité,  nous 


56  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

l'avons  vu,  qui  permet  de  concevoir  et  de  justifier  la  doctrine  de 
Fichte  entendue  comme  doctrine  de  la  liberté.  » 

L'idéalisme  critique,  défini  ainsi  dans  sa  relalion  historique  avec 
l'idéalisme  cartésien  et  le  criticisme  kantien,  est-il  la  juxtaposition 
de  deux  thèses  contradictoires  :  l'idéalisme  qui  est  l'affirmation  de 
l'être,  le  kantisme  qui  en  «  est  proprement  la  négation  radicale  »? 
est-il  légitime  de  soutenir  avec  M.  Gantecor  qu'on  s'exténuerait  en 
vain  à  vouloir  les  concilier,  qu'on  est  condamné  à  osciller  d'une  thèse 
à  l'autre,  infidèle  à  l'une  dans  la  mesure  précise  où  l'on  s'approche  de 
l'autre?  Pour  répondre  à  cette  question  il  suffit  de  se  demander  en 
quel  sens  le  kantisme  est  la  négation  de  l'être,  en  quel  sens  l'idéa- 
lisme en  est  l'affirmation. 

Le  kantisme  nie  tout  d'abord  la  position  absolue  de  l'être,  l'exis- 
tence de  l'objet  comme  réalité  transcendante  et  métaphysique, 
dépassant  le  monde  de  l'expérience  et  échappant  à  tout  moyen 
humain  d'investigation;  il  la  nie,  parce  que  la  conception  même 
d'un  tel  objet  est  chose  impossible  qui  s'évanouit  et  se  détruit  dès 
que  l'homme  veut  la  préciser,  et  formuler  dans  un  concept  ce  qui  par 
définition  échappe  à  tout  concept.  En  second  lieu  il  nie  la  substan- 
tialité  de  l'être,  c'est-à-dire  qu'il  ne  peut  admettre  que  la  substance 
soit  en  même  temps  qu'une  catégorie  autre  chose  qu'une  catégorie. 
Nous  connaissons  l'objet  par  ses  propriétés  sensibles  ou  intelligibles  ; 
mais,  une  fois  épuisé  ce  que  nous  pouvons  saisir  de  ces  propriétés, 
reste-t-il  quelque  chose  dans  l'objet  qui  soit  constitutif  de  sa  réa- 
lité? Un  substrat  qui  demeure  immuable  à  travers  les  changements 
apparents  ne  pourrait  être  conçu  qu'en  opposition  avec  le  mouve- 
ment et  l'activité  qui  sont  réclamés  par  la  science  —  et  par  le  bon 
sens  —  comme  des  conditions  nécessaires  pour  l'explication  de  ce 
qui  nous  est  donné.  Enfin  le  kantisme  nie  la  totalité  de  l'être,^ 
simplement  posé  comme  réalité  définie.  L'univers  ne  peut  pas  être 
affirmé  par  un  jugement  qui  se  suffise  à  lui-même  et  ne  soulève  pas 
après  lui  un  problème  insoluble.  On  ne  peut  pas  dire  de  l'univers 
qu'il  est  fini,  car  il  est  impossible  non  seulement  d'en  achever  la 
synthèse  en  atteignant  la  limite  dernière,  mais  de  concevoir  cette 
limite,  point  de  contact  entre  l'être  et  le  néant;  encore  moins  peut- 
on  dire  qu'il  est  infini,  au  sens  positif  du  mot,  car  ce  serait  une 
autre  façon  d'en  achever  la  synthèse  en  le  ramenant,  comme  fait  la 
métaphysique  matérialiste,  à  l'unité  d'une  loi,  telle  que  la  loi  de  la 
conservation  de  l'énergie,  et  en  conférant  à   cette  loi  une  valeur 


BRUNSCHVICG.   — •  MÉTHODE   DAÎSS   LA   l'IIlLOSOl'IIll':    l»i:    I,  ESPIUT.      57 

absolue,  capable  d'expliquer  lu  génération  perpétuelle  des  phéno- 
mènes. 

L'idéalisme  affirme  l'être  et  le  définit  par  la  pensée.  Au  lieu  de 
comprendre  la  pensée  par  rapport  à  une  détermination  déjà  donnée 
de  l'être,  il  cherche  dans  la  pensée  le  caractère  constitutif  de  l'être. 
Aussi  la  pensée  ne  peut-elle  plus  être  une  copie  passive  des  choses, 
une  représentation  muette  comme  un  tableau  sur  une  muraille;  elle 
se  pose  elle-même  comme  une  activité.  Cette  activité  ne  saurait  être 
assimilée  à  un  mouvement  extérieur  dont  les  conditions  se  trouvent 
dans  une  série  de  mouvements  antérieurs  et  qui  est  implicitement 
contenue  en  eux;  elle  est  une  activité  originale;  la  synthèse  spiri- 
tuelle, de  quelque  ordre  qu'elle  soit,  ne  se  réduit  pas  aux  éléments 
dont  elle  est  issue,  elle  leur  ajoute  quelque  chose,  et  qui  est  l'essen- 
tiel, un  certain  genre  d'unité  par  quoi  l'aperception  d'un  rapport 
devient  le  germe  d'une  découverte  scientifique,  d'un  chef-d'œuvre  de 
l'art,  d'un  progrès  moral.  La  pensée  trouve  en  elle  de  quoi  créer,  et 
de  quoi  justifier  ce  rapport  nouveau,  et  il  n'y  a  pas  de  contrainte 
extérieure  qui  puisse  apporter  de  limite  à  cette  double  faculté  de 
création  et  de  justification.  La  pensée  est  une  faculté  indéfinie 
d'unification,  elle  est  une  spontanéité  radicale;  d'oîi  il  faut  conclure 
que  c'est  s'éloigner  du  réel  que  de  s'éloigner  de  la  spontanéité  où  la 
pensée  apparaît,  d'en  faire,  fût-ce  pour  elle-même,  un  objet  de 
réflexion.  L'être  ne  peut  pas  devenir  un  objet  de  la  pensée,  ne  fût-il 
séparé  que  par  abstraction  de  ce  qui  est  le  sujet  même  de  la  pensée, 
ni  être  exprimé  en  termes  d'objet,  car  dans  tout  objet,  comme  le 
remarque  Leibnitz,  il  y  a  de  l'étendue.  L'idéalisme,  posant  l'être 
comme  fonction  de  la  pensée,  le  conçoit  sur  le  type  de  cette  spon- 
tanéité radicale  de  l'esprit  que  nous  avons  essayé  de  définir. 

Au  terme  de  cette  double  analyse  il  apparaît  que  les  deux  thèses  : 
le  kantisme  est  la  négation  de  l'être,  l'idéalisme  est  l'affirmation  de 
l'être,  ne  se  heurtent  nullement,  tout  au  contraire  qu'elles  s'appel- 
lent pour  se  compléter.  Ce  qui  est  nié  du  Cogito  par  la  critique  kan- 
tienne, c'est  seulement  ce  qui  nous  empêcherait  de  concevoir  le 
sujet  comme  esprit,  une  nature  qui  le  condamnerait  à  demeurer 
identique  à  lui-même  et  inerte,  qui  en  ferait  une  chose.  C'est  grâce 
à  la  négation  criticiste  que  l'affirmation  idéaliste  peut  être  conçue 
dans  toute  sa  pureté,  que  la  pensée  peut  être  posée  comme  être  sans 
qu'il  y  ait  confusion  de  ce  qui  caractérise  la  spontanéité  du  sujet 
avec  ce  qui  pourrait  constituer  la  substance  de  l'objet.  Et  l'idéalisme 


58  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

criticiste,  loin  d'être  la  doctrine  timide,  condamnée  à  l'incertitude 
et  à  l'équivoque  que  l'on  a  voulu  dire,  serait  simplement  la  forme 
rigoureuse  de  l'idéalisme. 

II 

La  méthode  de  l'idéalisme  critique  est  l'analyse;  la  possibilité  de 
la  synthèse  déductive  est  liée  à  l'existence  d'une  loi  par  laquelle  tous 
les  moments  de  la  vie  spirituelle  seraient  déterminés  à  l'avance 
comme  les  pièces  nécessaires  d'un  mécanisme,  et  l'idéalisme  ne 
peut,  sans  pétition  de  principe,  partir  d'une  semblable  loi.  Mais  il  y  a 
deux  façons  d'entendre  cette  analyse,  ou  tout  au  moins  de  l'exposer. 
En  un  sens,  en  effet,  la  philosophie  est  la  science  des  problèmes 
résolus;  le  problème  de  la  perception  est  résolu  par  l'enfant,  et  le 
problème  de  la  science  par  le  savant.  A  cette  solution  de  fait  est 
jointe  une  interprétation  spontanée  de  l'imagination,  consacrée  par 
les  formes  inévitables  du  langage  et  l'autorité  des  écoles  philoso- 
phiques. L'analyse  dialectique  se  trouve  donc  en  face  de  préjugés 
qu'elle  se  propose  de  dissiper;  elle  accepte  comme  point  de  départ 
les  formules  traditionnelles  de  la  science  ou  de  la  métaphysique,  et 
elle  remonte  aux  conditions  générales  de  l'intelligibilité,  aux  caté- 
gories logiques  qui  se  dissimulaient  sous  les  notions  habituelles  à 
tel  ou  tel  système,  et  qui  seules  rendent  compte  des  résultats  acquis 
par  les  différentes  études  de  psychologie  ou  de  science.  Or  cette 
purification  dialectique  prépare  une  seconde  forme  de  l'analyse,  une 
forme  directe.  Dans  l'analyse  directe  il  est  supposé  qu'il  n'y  a  plus 
de  préjugés,  qu'immédiatement  de  ce  qui  est  l'apparence  et  le  pro- 
duit de  la  vie  spirituelle,  du  cours  des  images,  du  développement 
scientifique,  esthétique  ou  moral  se  dégage  la  notion  de  l'activité 
spirituelle.  L'esprit  est  alors  simplement  décrit  ;  mais  chaque  moment 
de  la  description  contient  une  invitation  à  saisir  par  un  témoignage 
intérieur,  à  reproduire  en  réalité  ce  qui  est  décrit,  en  y  ajoutant  ce 
sans  quoi  toute  parole  ou  tout  jugement  demeure  superficiel,  c'est-à- 
dire  la  profondeur  même  de  l'être.  11  paraît  alors  ne  plus  y  avoir  de 
méthode,  parce  que  toute  la  doctrine  est  devenue  méthode,  parce 
qu'aucune  conclusion  ne  se  détache  du  travail  intellectuel  qui 
l'obtient.  Et  la  philosophie  prend  son  vrai  caractère.  Elle  ne  cherche 
pas  à  s'étaler  devant  l'esprit,  à  titre  de  produit,  comme  un  catalogue 
d'insectes  ou  une  énuméralion  de  batailles,  elle  n'a  rien  de  commun 
avec  l'extension  de  l'expérience;  car  elle  n'a  pas  pour  centre  une 


BRUNSCHVICG.   MÉTHODK   DANS   LA   PIlILOSOPIIIli   DE   l'kSPKIT.      59 

notion  extérieure  à  la  pensée  consciente,  telle  que  la  matière  ou  la 
vie  de  l'organisme,  elle  repose  sur  la  pensée  réfléchie,  qui  est  la  plus 
haute  forme  de  l'activité,  ou  plutôt  qui  est,  dans  sa  clarté  définitive, 
la  forme  véritable  de  toute  activité.  Elle  a  pour  but  d'identifier  ce 
qu'elle  étudie  avec  cette  réflexion  logique,  et  se  vérifie  perpétuelle- 
ment, non  par  un  procédé  de  démonstration  extérieure,  raisonne- 
ment ou  expérimentation,  mais  par  le  fait  môme  de  cette  identifi- 
cation. Elle  suppose  l'acte  indivisible  qui  crée  l'objet  intelligible  et 
développe  la  faculté  d'intelligibilité,  et  elle  le  met  en  lumière.  La 
philosophie  est  tout  entière  méthode  d'identification  spirituelle. 

Or  cette  méthode  d'identification  est-elle  la  méthode  psycholo- 
gique? La  méthode  psychologique,  nous  dit-on,  prend  seule  posses- 
sion de  la  réalité  par  l'immédialion  du  sujet  et  de  l'objet;  aussi 
n'est-elle  pas  seulement  le  premier  moment  de  l'analyse  réllexive, 
elle  exclut  la  méthode  logique;  à  vouloir  s'élever  au-dessus  de  la 
conscience  individuelle,  on  se  détourne  de  la  pensée  en  acte,  et  on 
n'a  plus  devant  soi  que  «  la  forme  ou  mieux  les  conditions  de  for- 
mulation de  la  pensée  »,  que  l'ombre  et  l'abstraction  de  l'esprit.  Mais 
il  semble  difficile  qu'en  enfermant  la  méthode  psychologique  dans 
les  limites  de  la  conscience  individuelle  on  s'en  dissimule  la  signifi- 
cation exacte  et  la  juste  portée.  Parler  de  conscience  individuelle, 
c'est  dire  que  l'individu  est  constitué  par  la  totalité  du  contenu  de 
sa  conscience,  qu'il  est  tout  ce  qu'il  trouve  en  soi,  et  qu'il  ne  peut 
sortir  de  ce  domaine  qui  est  le  sien.  Nécessairement  d'une  indivi- 
dualité donnée  sont  exclues  toutes  les  autres  individualités;  chaque 
conscience  forme  un  monde,  elle  ne  saurait  pénétrer  immédiatement 
dans  l'intérieur  d'une  conscience  étrangère  pas  plus  qu'elle  ne  sau- 
rait rien  lui  communiquer  de  son  essence  intime.  Nous  ne  connais- 
sons des  autres  consciences  que  ce  qui  s'en  reflète  en  nous,  une 
sorte  de  projection  sur  un  écran;  nous  pouvons  bien  imaginer  qu'à 
ce  reflet  ou  à  cette  projection  correspond  au  dehors  un  foyer  de 
lumière,  mais  c'est  là  une  imagination  qui  n'affecte  que  nous,  et 
que  nous  ne  pouvons  fonder  sur  un  principe  assuré,  tant  que  nous 
demeurons  dans  les  bornes  de  la  conscience  individuelle.  Du  point 
de  vue  psychologique,  nos  jugements  et  nos  raisonnements,  quel 
qu'en  soit  le  contenu,  sont  tous  également  des  actes  individuels, 
attestant  uniquement  l'existence  à  un  moment  déterminé  du  temps 
d'un  être  qui  pense;  il  est  impossible  d'établir  entre  eux  une  distinc- 
tion et  une  hiérarchie.  En  d'autres  termes,  l'usage  ^'igoureux  de  la 


60  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

méthode  psychologique  conduit  à  la  doctrine  de  Hume,  qui  est  irré- 
futable pour  quiconque  admet  l'interprétation  purement  psycholo- 
gique du  Cogito;  en  fait  les  écoles  de  philosophie  psychologique, 
telles  que  l'école  écossaise  et  l'école  française,  ne  s'y  sont  refusées 
que  par  une  sorte  de  timidité  spéculative,  et  en  masquant  leur  hési- 
tation sous  le  nom  de  sens  commun. 

Si  donc  l'idéalisme  phénoméniste  ne  rend  pas  compte  de  la  con- 
naissance humaine,  avec  le  caractère  que  nous  lui  conférons  effecti- 
vement par  la  constitution  de  la  science,  c'est-à-dire  avec  la  capacité 
de  vérité  universelle,  il  importe  de  se  placer  à  un  point  de  vue  d'où 
l'on  puisse  réfléchir  sur  les  jugements  et  les  considérer  dans  leur 
valeur  intrinsèque,  séparer  ceux  qui  expriment  l'état  d'une  imagi- 
nation individuelle  et  ceux  qui  portent  la  marque  de  la  pensée  uni- 
verselle. Des  actes  qui  ont  la  même  réalité  par  rapport  à  la  conscience 
du  sujet,  ne  sont  pas  dans  le  même  rapport  entre  eux,  ils  ne  sont 
pas  également  propres  à  former  un  système  de  perception  ou  de 
science,  ils  ne  sont  pas  susceptibles  de  la  même  justification  ration- 
nelle. Aussi,  tandis  que  la  méthode  psychologique  nous  condamnait  au 
scepticisme  ou  si  l'on  préfère,  au  subjectivisme,  la  méthode  logique, 
l'analyse  réflexive  nous  en  affranchit,  en  distinguant  de  l'illusion 
individuelle  ce  qui  se  fonde  en  raison.  Par  elle  la  philosophie  se 
rapproche  de  la  science,  tout  en  conservant  sa  fonction  spécifique  et 
pour  la  mieux  exercer.  Sans  doute  la  science  est  abstraite;  et,  en  ce 
sens  qu'elle  est  impuissante  à  pénétrer,  qu'elle  ne  se  propose  même 
pas  de  rechercher,  la  substance  de  l'être,  on  peut  dire  qu'elle  glisse 
à  la  surface  du  donné  et  qu'elle  se  détourne  du  réel;  mais  aussi 
parce  qu'elle  est  abstraite,  elle  est  universelle  et  elle  donne  à  l'esprit 
qui  l'a  créée  la  capacité  de  prévoir  et  de  dominer  le  cours  des  évé- 
nements. L'interprétation  philosophique  de  la  science  suppose  un 
mouvement  d'esprit  semblable  à  celui  qui  donne  à  Descartes  le 
Cogito  :  au  lieu  de  se  demander  quelle  est  la  valeur  du  contenu 
scientifique  relativement  à  une  réalité  substantielle  qu'une  métaphy- 
sique peut-être  arbitraire  confère  à  la  nature,  il  faut  changer  le  point 
d'application  sur  lequel  porte  la  connaissance  scientifique,  l'étudier 
en  tant  que  connaissance,  dans  les  procédés  intellectuels  qu'elle 
nous  révèle,  dans  la  justification  rationnelle  qu'elle  comporte.  La 
pensée  scientifique  apparaît  alors  comme  réalité  concrète;  mais  cette 
constatation  ne  nous  suffît  pas,  car  nous  cherchons  autre  chose 
qu'une  doctrine  de  l'être  en  tant  qu'être,  c'est-à-dire  une  doctrine 


BRUNSCHVICG.   MÉTHODE   lUNS   LA   PHII.OSOPHIK   DK   I,  KSl'IUT.      01 

de  rindélerminc  comme  tel,  nous  cherchons  une  docliine  de  la 
vérité,  c'est-à-dire  de  la  détermination  et  de  la  vérification.  Nous 
découvrons  dans  la  pensée  scientifique  —  et  ce  n'est  pas  Descartes 
qui  nous  désavouerait  —  un  type  de  réalité  supérieur  à  la  pensée 
ima,ninative;  riinagination  n'a  de  rapport  qu'à  l'histoire  fortuite 
d'un(î  conscience  individuelle,  la  science  se  compose  de  relations 
inteUigihles  que  l'homme  conçoit,  non  parce  qu'il  est  tel  individu 
existant  à  tel  moment,  mais  en  tant  (ju'il  est  l'esprit  ohéissant  à  des 
principes  in(lé[)endants  de  toute  localisation  dans  l'espace  et  dans  le 
temps.  Si  l'homme  est  esprit,  comment  pénétrer  davantage  dans  les 
profondeurs  de  l'être  réel,  et  se  mieux  assurer  de  sa  véritable  des- 
tinée qu'en  suivant  le  progrès  qu'il  accomplit  comme  être  pensant 
afin  de  parcourir  l'univers  et  de  le  soumettre  à  la  conquête  de  son 
intelligence?  La  philosophie  ne  démontre  pas  seulement  la  fécondité 
de  l'esprit  vivant;  elle  participe  à  sa  fécondité;  de  toute  découverte 
qui  étend  la  portée  du  savoir  humain,  elle  fait  un  moyen  pour 
pousser  plus  loin  l'analyse  réflexive  de  notre  connaissance,  pour 
nous  donner  davantage  conscience  de  notre  conscience. 

Une  démonstration  analogue,  ou  plutôt  une  nouvelle  application 
de  la  même  démonstration,  nous  permettrait  d'établir  qu'il  est 
nécessaire,  pour  donner  une  base  assurée  à  la  vérité  morale,  de 
discerner  au  sein  de  la  conscience  individuelle  quehjue  chose  qui 
dépasse  l'individu,  des  tendances  et  des  fonctions  auxquelles  la 
réflexion  confère  une  valeur  universelle.  Si  le  Connais-toi  loi-ninne 
de  Socrate  n'est  pas  un  précepte  moral  conduisant  à  la  transforma- 
tion de  l'être  intérieur  par  la  prédominance  de  la  raison  et  de  la 
sagesse,  s'il  est  interprété  dans  un  sens  purement  psychologique, 
c'est  Aristippe  qui  est  le  disciple  authentique  de  Socrate.  Il  ne  faut 
pas  choisir  entre  les  différents  désirs  :  tous  ont  la  même  valeur  de 
réalité,  en  tant  qu'ils  correspondent  également  à  des  étals  de  jouis- 
sance. L'effort  en  apparence  désintéressé  vers  la  vérité,  vers  la 
beauté,  vers  l'unité  morale  de  l'humanité,  ne  se  justifie  que  par 
rapport  à  la  conscience  de  l'individu,  dans  la  mesure  où  il  se  traduit 
pour  lui  en  promesse  de  plaisirs  particuliers.  Nous  ne  devons  pas 
dépasser  la  sphère  de  l'égoïsme,  puisqu'en  réalité  nous  ne  le  pou- 
vons pas,  puisque  ce  serait  abandonner  l'être  concret  pour  nous 
attacher  à  quelque  idée  abstraite,  par  conséquent  factice  et  superfi- 
cielle. Mais,  de  même  que  nous  nous  croyons  plus  cartésiens  que  les 
partisans  de  la  méthode  psychologique,  nous  nous  croyons  aussi 


62  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE     MORALE. 

plus  fidèles  à  Socrate;  nous  recourons  à  la  dialectique  pour  distin- 
guer entre  des  désirs  qui  sont  tous  individuels,  pour  élever  au- 
dessus  de  ceux  qui  se  rapportent  à  un  sentiment  fugitif  ceux  qui  se 
coordonnent  entre  eux  et  forment  un  système  rationnel  de  con- 
duite; en  un  mot  nous  demandons  à  la  méthode  logique  d'engendrer 
en  nous  l'intelligibilité  et  l'universalité  de  la  vie  morale. 

Mais  n'y  a-t-il  pas  quelque  difficulté  à  concevoir  cette  génération 
de  la  vérité  au  sein  de  l'esprit  qui  est  impliquée  par  le  procédé 
d'identification  spirituelle?  N'est-ce  pas  un  paradoxe  d'accepter  la 
science  ou  la  morale  comme  un  fait  d'où  surgit  en  quelque  sorte  la 
notion  de  vérité?  car  c'est  l'idée  du  vrai  ou  l'idée  du  bien  qui  explique 
et  justifie  la  constitution  de  la  science  ou  de  la  morale  ;  et  ne  conçoit- 
on  pas  mieux  l'ordre  inverse  suivant  lequel  l'idée  du  vrai  est  posée 
a  priori,  et  ensuite,  pour  répondre  aux  exigences  de  celte  idée,  les 
produits  de  l'intelligence  tels  que  la  science,  ou  l'art,  ou  la  moralité? 
Peut-être  nous  faisons-nous  illusion  sur  la  portée  de  l'objection  qui 
nous  a  été  présentée;  mais  nous  y  chercherions  en  vain  une  diver- 
gence effective  de  doctrine;  il  n'y  a  qu'une  différence  apparente 
dans  le  mode  d'exposition.  En  effet,  pour  que  la  synthèse  déductive 
qui  suppose  comme  principe  l'idée  du  vrai  et  l'analyse  régressive 
qui  aboutit  à  dégager  cette  idée  correspondissent  à  deux  procédés 
réellement  distincts  et  exclusifs  l'un  de  l'autre,  il  faudrait  que  l'idée 
du  vrai  se  posât  d'elle-même  dans  la  plénitude  de  sa  «  suffisance  »  à 
la  manière  d'une  entité  scolastique,  et  que  le  savant  dût  la  contem- 
pler avant  toute  démarche  intellectuelle  et  afin  de  s'orienter  dans 
son  investigation.  S'il  n'en  est  pas  ainsi,  comment  concevoir  l'idée 
du  vrai,  sinon  comme  la  nécessité  du  rapport  intelligible?  Cette 
nécessité  est  dans  l'esprit  qui  fait  la  science,  avant  même  que  la 
science  soit  constituée;  elle  y  agit  comme  le  ressort  du  progrès 
intellectuel.  Mais  il  faut  reconnaître  que  le  savant  l'ignore  tout  en  y 
obéissant,  que  l'idée  préalablement  inconsciente  ne  se  dégage  que 
par  le  travail  de  l'analyse  réfiexive;  la  synthèse  dont  cette  idée  serait 
le  principe  ne  ferait  que  reproduire  dans  l'ordre  inverse  l'analyse 
qui  la  prépare  et  seule  la  justifie.  Et  c'est  pourquoi,  afin  de  dissiper 
toute  équivoque  sur  la  nature  et  le  rôle  de  l'idée  du  vrai,  il  nous  a 
paru  préférable  de  la  présenter  comme  une  loi,  une  loi  efficace, 
suivant  la  belle  conception  de  Leibnitz  qui  domine  et  illumine  toute 
l'étude  de  la  vie  spirituelle. 

Il  y  a  plus  :  si  nous  voulons  éviter  les  égarements  du  réalisme 


BRUNSCHVICG.    —   MlilTHODK   DANS   LA   IMIILOSOPHIK   DK   L  E.SI'IUT.      63 

scolaslique,  il  faut  donner  à  cette  loi  une  détermination  de  quoique 
précision.  Aussi  n'accepterions-nous  pas  sans  réserve  la  formule 
présentée  par  M.  Gantecor  :  l'êlre  est;  considéré  en  lui-même,  ce 
jugement  primitif,  obtenu  par  une  dialectique  qui  le  retrouve  égale- 
ment dans  toutes  les  consciences  individuelles  et  dans  tous  les  actes, 
quels  qu'ils  soient,  de  ces  consciences,  ne  nous  permet  de  déliiiir 
aucun  jugement  elTectif  de  perception,  de  science  ou  de  morale,  à 
plus  forte  raison  de  comprendre  la  dillérence  entre  ces  jugements 
d'ordre  divers;  il  s'épuise  dans  la  stérile  affirmation  de  soi.  Il 
en  est  tout  autrement  pour  la  loi  d'unité  :  elle  ne  justifie  pas  de  la 
même  façon  tous  les  jugements,  quels  qu'ils  soient;  elle  les  explique 
dans  leur  rapport  réciproque,  et  dans  le  progrès  continu  qui  se  fait 
des  uns  aux  autres.  Ainsi,  pour  reprendre  l'exemple  classique  de 
Spinoza,  le  paysan  qui  estime  à  six  cents  pieds  la  dislance  du  soleil 
connaît  la  vérité  dans  une  certaine  mesure,  dans  la  mesure  où  il  a 
unifié,  et  l'astronome  qui  l'estime  à  plusieurs  millions  de  lieues 
connaît  davantage  la  vérité  parce  qu'au  lieu  d'unifier  l'image  de 
l'astre  par  rapport  aux  mouvements  de  son  organisme ,  il  la  fait 
entrer  dans  un  système  bien  plus  vaste,  il  l'unifie  par  rapport  aux 
mouvements  de  toutes  les  images  sidérales.  De  même  le  magistrat 
qui  refuse  d'appliquer  la  loi  pour  obéir  aux  ordres  de  son  gouverne- 
ment unifie,  mais  il  unifie  moins  que  le  juge  qui  s'élève  à  l'idée  de 
l'unité  nationale  et  qui  sert  sa  patrie  par  la  stricte  application  de 
la  loi.  Le  principe  d'unité  n'est  pas  seulement  la  condition  de  chacun 
des  actes  spirituels;  il  justifie  le  passage  qui  se  fait  de  l'un  à  l'autre, 
la  hiérarchie  qui  en  résulte  :  à  chaque  degré  nouveau  de  l'unifica- 
tion apparaît  une  forme  supérieure  de  vérité  scientifique  ou  de  vérité 
morale. 

III 

Ainsi  l'unité  donne  à  la  vie  spirituelle  la  loi  qui  l'explique  et 
l'idéal  qui  l'oriente,  et  en  ce  sens  la  méthode  d'analyse  aboutit  à  un 
principe  qui  est  la  condition  dernière,  la  raison  de  l'activité  spiri- 
tuelle et  qui  par  suite  est  capable  de  lui  conférer  une  valeur  absolue. 
Mais  cette  même  méthode  interdit  à  l'esprit  humain  de  franchir  en 
quelque  sorte  ses  propres  limites  pour  réaliser,  pour  incarner  maté- 
riellement la  loi  d'unité  dans  un  être  qui  ne  serait  plus  notre  être, 
qui  serait  l'être  absolu,  la  pensée  infinie.  Nous  pourrions  nous 
autoriser  à  cet  égard  de  la  fameuse  formule  de  Spinoza  :  entre  l'in- 


64  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

telligence  divine  et  l'intelligence  humaine  il  y  a  autant  de  différence 
qu'entre  le  chien  constellation  céleste  et  le  chien  animal  aboyant; 
c'est-à-dire  que  si  l'unité  infinie  peut  être  prise  comme  principe  d'un 
système  déductif  et  synthétique  tel  que  le  spinozisme,  l'analyse 
réflexive  n'y  remonte  pas,  et  ne  permet  pas  de  faire  reposer  une 
métaphysique  transcendante  sur  l'identification  spirituelle.  A  quoi 
l'on  pourrait  répondre  que  l'impuissance  de  l'analyse  tient  précisé- 
ment à  ce  que  Spinoza  voulait  concevoir  l'absolu  comme  la  négation 
de  toute  individualité.  Or  l'homme  ne  peut  s'affranchir  ni  affranchir 
sa  pensée  de  la  forme  inévitable  que  prend  tout  être,  et  il  suffirait 
pour  dissiper  la  difficulté  que  le  spinozisme  s'est  créée  à  lui-même, 
de  poser  l'existence  de  la  pensée  infinie  comme  l'existence  d'un  moi 
ou  d'un  individu.  Mais  est-on  bien  sûr  de  n'avoir  pas  échangé  l'in- 
concevable pour  le  contradictoire?  L'analogie  psychologique,  à 
laquelle  on  voudrait  faire  appel,  ne  nous  fournit  aucune  donnée 
pour  comprendre  la  conciliation  de  l'individuel  et  de  l'infini  :  elle 
nous  dispose  au  contraire  à  en  soupçonner  l'incompatibilité.  Nous 
n'avons  d'autre  expérience  que  celle  de  consciences  finies,  capables 
par  leur  finité  d'être  en  relation  avec  quelque  chose  qui,  en  appa- 
rence au  moins,  leur  est  extérieur  et  se  définissant  comme  indivi- 
duelles par  le  fait  même  qu'elles  conçoivent  les  rapports  d'exlério- 
rité  et  qu'elles  s'opposent  à  ce  qui  n'est  pas  à  elle.  Que  l'on  supprime 
les  limites  de  l'être,  et  on  supprime  du  même  coup  les  conditions 
qui  permettent  le  sentiment  de  l'individualité.  Sans  doute  on  n'en 
conserve  pas  moins  le  droit  de  conférer  ce  sentiment  à  l'être  infini; 
mais  ce  sera  à  l'aide  d'un  postulat  spécial,  en  vertu  d'une  méthode 
définie  par  ailleurs,  qui  ne  seront  ni  un  principe  ni  une  méthode  de 
psychologie,  car  la  psychologie  nous  abandonne  dès  que  nous  vou- 
lons passer  de  la  conscience  individuelle  à  la  pensée  individuelle 
infinie.  Il  faudra  donc  poser  et  résoudre  un  problème  de  pure  méta- 
physique, celui-là  même  qu'Aristote  et  Leibnilz  avaient  laissé  sans 
solution.  En  effet  ce  n'est  pas  une  solution  de  considérer  l'acte  pur 
de  la  pensée  revenant  indéfiniment  sur  elle-même,  et  de  reléguer 
cette  pensée  dans  une  sphère  de  perfection  où  elle  est  inaccessible  à 
l'univers  et  d'où  l'univers  lui  est  inaccessible.  Le  Dieu  d'Aristote 
n'est  pas  le  moi  que  nous  apercevrions  en  réfléchissant  sur  notre 
moi  empirique.  Quant  au  Dieu  de  Leibnilz,  il  est  plus  que  l'acte  pur, 
il  est  l'activité  engagée  dans  toute  activité  perceptive,  créatrice  de 
toute  réalité  :  Dum  Deus  calculât,  fit  niundits.  Mais  il  faudrait  savoir 


BRUNSCHVICG.   —   MLTHODE    DANS   LA  PHILUSOPIlll':    I)K    i/kSPIUT.      65 

pourquoi  Dieu  calcule  et  quel  est  l'objet  de  son  calcul;  il  faudrait 
comprendre  pourquoi  ce  calcul  procède  par  une  série  indéfinie 
d'expressions  imparfaites,  c'est-à-dire  par  les  monades  qui  représen- 
tent dans  leur  ensemble  l'infinité  de  l'unité  totale.  En  d'autres 
termes,  si  l'univers  peut  être  compris  comme  la  perception  confuse 
de  Dieu,  Dieu  ne  peut  être  défini  la  perception  claire  de  l'univers, 
sans  qu'on  introduise  en  lui  une  relation  à  l'univers,  à  l'imparfait, 
qui  est  la  négation  de  la  perfection  et  de  la  divinité.  La  difficulté 
apparaît  comme  égale  si  on  l'exprime  en  termes  de  temps  et  si  on 
cherche  à  concevoir  une  pensée  éternelle.  Est-ce  une  activité  sem- 
blable à  l'activité  de  notre  pensée?  mais  alors  elle  est  soumise  à  la 
loi  de  l'efîort  et  du  développement;  il  y  a  une  distance  de  son  point 
de  départ  au  point  d'arrivée,  et  elle  ne  la  franchit  que  peu  à  peu. 
Ou  bien,  si  elle  est  soustraite  à  la  loi  du  temps,  si  elle  atteint  immé- 
diatement son  objet,  que  sera  sa  relation  avec  les  consciences  indivi- 
duelles? et  puisque  la  réalité  de  ces  consciences  est  liée  à  leur  durée 
et  à  leur  évolution,  quelle  vérité  y  aura-t-il  pour  une  conscience  qui 
devrait  poser  comme  simultanés  des  rapports  de  succession? 

Voilà  pourquoi,  si  nous  mesurons  avec  un  scrupule  exact,  avec  la 
défiance  des  notions  les  plus  séduisantes  et  qui  sont  parfois  les  plus 
équivoques,  ce  que  nous  pouvons  concevoir  et  rendre  effectif  par 
l'opération  de  notre  intelligence,  nous  nous  interdisons  de  déserter 
en  quelque  sorte  le  poste  de  réflexion  où  nous  sommes  placés,  l'elîort 
perpétuel  de  l'esprit  pour  se  reconquérir  lui-même  et  rejoindre  son 
idéal.  Nous  croyons  impossible  de  nous  installer  dans  l'unité  réalisée, 
dans  la  pensée  absolument  infinie  et  purement  éternelle;  nous 
croyons  impossible  d'établir  entre  l'homme  et  un  individu  transcen- 
dant un  lien  extérieur  qui  ne  saurait  être  imaginé  qu'en're  un  corps 
et  un  autre  corps.  La  religion  de  l'esprit  n'a  donc  pas  d'objet,  au 
sens  matériel  du  mot;  il  n'y  a  pas  de  vérité  qui  constitue  un  domaine 
à  part,  soustrait  aux  lois  de  la  vérification  intellectuelle,  pas  d'ac- 
tion échappant  à  l'autorité  de  la  loi  morale,  pas  de  sentiment  enfin 
exprimant  un  état  d'immobilité  qui  suspendrait,  en  le  supposant 
achevé,  le  progrès  de  l'être  intérieur.  La  religion  est  engagée  dans 
l'œuvre  vivante,  dans  le  développement  effectif  de  l'esprit;  elle 
accompagne  chacune  de  ses  démarches  pour  la  marquer  d'un  carac- 
tère absolu  que  le  résultat  particulier  ne  suffirait  pas  à  en  faire  appa- 
raître. Nous  reconnaissons  sans  doute  que  l'homme  peut  faire 
quelque  découverte  scientifique  ou  accomplir  quelque  action  morale 

Rev.  Meta.  T.  IX.  —  1901.  5 


66  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

sans  ramener  sa  pensée  sur  la  puissance  spirituelle  qui  est  la  raison 
de  cette  découverte  et  de  cette  action  :  il  vit  alors  à  la  surface  de 
son  esprit,  inconscient  de  l'activité  qui  travaille  en  lui,  le  transforme 
et  l'élève,  tourné  vers  les  événements  naturels  et  les  circonstances 
sociales  qui  lui  semblent  imposés  du  dehors;  et,  parce  qu'il  veut  la 
mesurer  à  l'apparence  du  fait,  au  lieu  d'en  chercher  la  justification 
dans  la  logique  intérieure  de  l'esprit,  il  lui  arrivera  de  méconnaître 
la  loi  qu'il  établit  au  terme  de  ses  calculs  ou  qu'il  accepte  comme 
règle  de  conduite.  Mais  comment  le  génie  du  savant,  la  sagesse  de 
l'homme  véritablement  honnête  et  capable  de  se  révéler  comme  un 
héros  sortiraient-ils  de  cette  vie  superficielle,  faite  d'habitude  et 
d'imitation?  Ils  supposent  un  retour  au  foyer  intérieur  d'où  seul 
peut  jaillir  la  lumière  nouvelle.  C'est  le  propre  de  l'esprit  qu'il  se 
met  tout  entier  dans  le  moindre  de  ses  actes,  et  que  tout  entier  il 
s'y  retrouve.  Dans  chacune  des  déterminations  qui  manifestent  son 
activité  sous  l'un  de  ses  trois  aspects,  scientifique,  esthétique, 
moral,  il  saisit  ce  qui  dépasse  la  multiplicité  de  ces  déterminations 
successives,  et  qui  est  la  source  même  de  l'activité,  l'inspiration  de 
l'œuvre,  l'unité  de  l'inspiration;  il  prend  conscience  de  la  puissance 
autonome  qui  est  le  principe  de  la  vérité  et  le  fondement  du  bien,  et 
au  delà  laquelle  il  n'y  a  rien;  il  affirme  la  religion  de  l'esprit. 

Celte  conception  supprime  sans  doute  quelques  problèmes  qui  se 
sont  posés  à  l'imagination  naturellement  matérialiste  du  vulgaire.  Si 
le  principe  de  la  pensée  et  de  l'être  est  une  loi  spirituelle,  comment 
nous  inquiéterions-nous  de  lui  conférer  l'existence  substantielle  ou  la 
causalité  physique  qui  sont  contradictoires  à  la  nature  de  l'esprit?  Le 
mystère  de  l'inconnaissable  ne  nous  intéresse  aucunement,  puisque 
l'inconnaissable  est  par  définition  l'inaccessible  à  l'esprit,  condamné  à 
demeurer  sans  communication  avec  notre  intelligence,  sans  influence 
sur  notre  volonté.  A-t-on  le  droit  d'entendre  par  là  que  nous  laissons 
sans  réponse,  que  nous  nous  contentons  d'ignorer  le  problème  de 
notre  destinée?  Mais  que  l'on  prenne  garde  à  une  confusion  :  le  pro- 
blème de  la  destinée  n'est  pas  le  problème  de  l'origine.  Si  je  suis  un 
individu,  un  organisme,  je  puis  sans  absurdité  essayer  d'expliquer 
mon  apparition  à  la  surface  de  la  terre  ;  mais  il  en  est  tout  autre- 
ment s'il  y  a  en  moi  une  pensée  qui  repose  sur  une  loi  éternelle,  car 
comment  donner  une  origine  à  la  pensée,  sans  nier  ce  caractère 
même  d'éternité  qui  la  définit  dans  son  principe?  Quant  à  ma  des- 
tinée métaphysique,  elle  est  déterminée  par  la  nature  de  l'être  véri- 


BRUNSCHVICG.   —   MÉTHODE    DANS   LA   PHILOSOl'IIIK    DK    I.'kSPIUT.      G7 

table;  et,  si  l'être  véritable  est  l'esprit,  clic  est  tout  entière  devant 
moi,  dans  l'action  qui  m'élève  de  plus  en  plus  dans  l'ordre  de  la  vie 
spirituelle,  qui  fait  de  moi  le  centre  du  progrès  scientifique,  du  pro- 
grès esthétique,  du  progrès  moral.  La  destinée  de  l'homme  est  dans 
l'œuvre  qu'il  accomplit  :  telle  est  la  thèse  de  l'idéalisme  criti([ue.  Par 
quel  artifice  d'interprétation  a-t-elle  pu  apparaître  (-omme  l'expres- 
sion d'un  dilettantisme  stérile  et  d'un  qiiiétismc  méprisant?  «  Je  ne 
puis  trouver  le  monde  nécessairement  bon,  nous  objecte  M.  Cantecor, 
que  si  je  me  désintéresse  do  la  justice  même  pour  affirmer  unique- 
ment ma  liberté  et  mon  impassibilité  morale  comme  les  Stoïciens  de 
l'Empire...  Il  se  peut  que  le  cours  des  choses  qui  ne  dépend  que  pour 
une  part  (et  laquelle?)  de  notre  liberté  personnelle  ne  se  prête  que 
progressivement  et  imparfaitement  à  l'œuvre  de  la  justice;  et  dès 
lors  il  y  a  des  heures  mauvaises,  et  qui  peut  même  répondre  du  succès 
final?  »  L'objection  est  liée  à  ce  postulat  qu'il  appartient  au  cours  des 
choses  de  décider  si  la  justice  réussira  ou  non,  et  ce  postulat  nous 
semble  inadmissible.  Que  peut-il  y  avoir  de  décisif,  que  peut-il  y  avoir 
de  moralement  déterminable  dans  cette  partie  des  choses  qui  ne 
dépend  pas  de  notre  liberté  spirituelle?  Si  le  monde  est  considéré 
comme  une  suite  de  mouvements  physiques,  s'il  est  le  dénouement 
apparent  d'une  lutte  entre  forces  contraires  avec  le  triomphe  et  la 
joie  d'un  côté,  les  revers  et  la  douleur  de  l'autre,  il  est  sans  rapport 
avec  la  justice  :  il  n'y  a  do  justice  que  par  la  volonté  de  l'homme, 
car  par  cette  volonté  seule  il  peut  y  avoir  injustice.  Concevoir  la 
justice,  c'est  concevoir  des  relations  fondées  sur  une  norme  morale, 
et  qui  ne  se  confondent  nullement  avec  les  lois  de  la  nature  phy- 
sique. Aussi  ne  consentirions-nous  pas  à  l'interversion  de  points 
de  vue  où  M.  Cantecor  nous  sollicite  :  le  juste  refuse  de  se  laisser 
juger  par  le  monde,  il  réclame  le  droit  de  le  juger,  parce  que 
le  juste  sait  retrouver,  par  delà  l'écrasement  de  l'univers  ou  les 
douleurs  individuelles,  une  joie  d'ordre  supérieur,  incomparable- 
ment plus  forte  et  plus  profonde  :  «  Le  vrai  martyr,  écrivions-nous, 
n'est  pas  celui  qui  se  donne  absolument  pour  se  donner,  c'est  celui 
qui  connaît  exactement  la  valeur  de  l'idéal  auquel  il  se  dévoue  et 
qui,  vaincu  par  les  forces  extérieures,  devant  le  triomphe  de  l'ini- 
quité ou  l'égarement  de  l'opinion,  jouit  de  contempler  la  vérité  que 
sa  raison  a  conçue  et  de  vivre  par  elle  dans  la  partie  la  plus  haute 
de  son  âme.  »  Thèse  si  simple,  s'imposant  avec  une  telle  évidence  à 
tout  esprit  droit,  que  M.  Cantecor  ne  peut  s'empêcher  de  la  repro- 


^8  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

duire,  en  voulant  la  réfuter  :  «  L'honnête  homme  ne  se  pique  pas 
d'être  impassible  :  il  consent  à  la  souffrance  comme  à  la  suite 
nécessaire  de  son  imperfection,  et  parfois  même  il  s'en  fait  gloire 
comme  d'un  irrécusable  témoignage  de  son  attachement  à  l'idéal  ». 
Comment  se  comprend-elle,  celte  gloire  de  la  défaite  et  de  la 
souffrance  sinon  comme  une  joie  qui  traverse  l'être  et  intérieure- 
ment le  console?  Cette  joie  est  née  de  la  réflexion  qui  lui  fait  aperce- 
voir au  plus  profond  de  soi  la  source  de  deux  destinées,  l'une  en 
harmonie  avec  les  conditions  extérieures  de  la  nature  et  l'équilibre 
organique  de  l'individu,  l'autre  fondée  sur  la  loi  universelle  de  l'in- 
telligibilité et  se  justifiant  en  raison,  qui  lui  a  fait  accepter  comme 
étant  la  véritable  cette  seconde  destinée;  elle  est  le  sentiment  reli- 
gieux avec  l'interprétation  toute  spiritualiste  que  seul  en  donne 
l'idéalisme  critique. 

On  pourrait  nous  dire  cependant  que  la  méthode  d'immanence, 
en  nous  orientant  vers  notre  destinée  de  perfection  spirituelle, 
abandonne  la  destinée  de  l'univers  aux  disputes  et  aux  violences, 
qu'elle  n'apporte  pas  encore  une  solution  positive  et  détinitive  au 
problème  religieux.  Mais  l'univers,  séparé  de  l'esprit  qui  travaille 
en  lui  pour  l'organiser,  pour  lui  donner  l'unité  de  la  vérité,  de  la 
beauté,  de  la  justice,  n'est  qu'une  abstraction  provisoire;  considéré 
en  soi,  il  est  l'entité  du  réalisme  et  se  demander  d'un  pareil  univers 
ce  qu'il  est  dans  son  essence  et  où  par  soi-même  il  va,  c'est  se  livrer 
à  un  jeu  de  spéculation  où  nous  pourrions  bien,  si  cela  nous  plaisait, 
retrouver  le  dilettantisme.  La  destinée  de  l'univers  nous  apparaît 
dans  le  développement  de  l'esprit  qui  le  pénètre  du  dedans  et  l'illu- 
mine, dans  l'harmonie  de  plus  en  plus  étendue  et  de  plus  en  plus 
profonde  qu'y  établissent  l'œuvre  du  savant,  l'œuvre  de  l'artiste, 
l'œuvre  du  moraliste.  C'est  pourquoi  nous  ne  faisons  aucune  diffi- 
culté d'accepter  la  maxime  que  M.  Cantecor  nous  prête  :  Qualis 
arli f ex  floreo  f^ous  nous  réservons  seulement  de  lui  donner  tout  son 
sens.  Artifex  veut  dire  non  artiste  mais  artisan,  artisan  de  vérité, 
artisan  de  beauté,  artisan  de  moralité.  Faire  fleurir  de  tels  artisans, 
y  a-t-il  une  autre  façon  je  ne  dis  pas  de  travailler,  mais  de  donner 
une  signification  à  l'avènement  de  la  justice?  Cet  avènement  que  le 
matérialiste  attend,  inerte,  d'un  miracle  physique  tel  que  la  résur- 
rection du  corps,  l'homme  sincèrement  religieux  le  conçoit  comme 
le  règne  de  l'esprit,  et  le  demande  à  l'action  perpétuelle  qui  de 
progrès   en  progrès  l'élève  au-dessus  des  événements  physiques. 


BRUNSCHVICG.  —  MKTHODi-:  dans  la  philosopiiik  de  l'esprit.   69 

victoire  ou  défaite,  des  sentiments  individuels,  luimilité  ou  orgueil, 
et  lui  fait  comprendre  l'unité  définitive  que  la  lumière  spirituelle 
est  capable  d'établir  entre  la  destinée  de  l'homme  et  la  destinée  de 
l'univers.  La  plus  haute  révélation  de  la  conscience  religieuse  se 
fait  à  l'heure  où  un  Newton  démontre  la  formule  de  la  gravitation 
et  enveloppe  dans  une  opération  de  son  intelligence  la  totalité  des 
mouvements  universels,  ù  l'heure  où  un  stoïcien  découvre  dans  son 
âme  la  charité  du  genre  humain  et  propose  à  son  effort  d'homme 
libre  l'affranchissement  de  tous  les  hommes  libres. 

Léon  Brunsciivicg. 


ÉTUDES    CRITIQUES 


FRIEDRICH    NIETZSCHE 


LA    RECHERCHE    CRITIQUE 

En  aucun  sens  on  ne  peut  dire  qu'il  professât  la  philosophie  :  il 
n'occupa  point  de  chaire  et  ne  se  soucia  guère  de  bâtir  un  système. 
Il  méprisa  bien  des  choses  et  bien  des  gens  mais  personne  plus  que 
ces  «  philosophes  de  table  à  écrire  »,  qui  se  prennent  à  penser  sur 
l'invitation  de  leur  nécessaire  de  bureau,  et  dont  les  idées  sentent 
l'huile,  l'ennui,  la  mauvaise  digestion,  le  renfermé.  Il  raillait  en  eux 
l'hérédité  du  «  rond  de  cuir  »  :  toute  leur  méthode,  leurs  tableaux 
et  leurs  classifications  lui  produisaient  l'effet  d'une  bonne  tenue  de 
papiers  administratifs,  par  un  correct  employé.  Il  avait  d'autres 
motifs  que  ces  dédaigneuses  répugnances,  et  même  que  sa  pitoyable 
santé,  pour  s'abstenir  de  l'esprit  systématique  :  il  s'en  défiait. 
N'est-on  pas  sollicité,  lorsqu'on  systématise,  d'égaler  ses  moindres 
pensées  à  ses  plus  grandes?  Vraiment  l'allure  dogmatique  est  lourde 
et  compassée;  s'il  n'est  pas  élégant,  il  est  encore  moins  sain  d'en 
faire  son  habitude.  Certaines  vérités  veulent  plus  de  souple  et 
joyeuse  délicatesse;  on  les  crée  d'un  sourire,  mais  on  les  écrase 
d'une  formule. 

Ce  sont  traits  de  caractère  qu'il  faut  se  rappeler  pour  ne  pas 
demander  à  Nietzsche  ce  qu'il  se  défend  de  vouloir  offrir  :  une 
philosophie.  Les  vrais  maîtres  en  pareille  matière  n'ont  qu'un  seul 
disciple,  et  qui  bientôt  leur  échappe  pour  devenir  maître  à  son  tour. 
Retenons  la  leçon,  Nietzsche  n'entend  pas  émettre  de  doctrine  ni 
faire  école.  Ses  idées  sont  de  lui,  du  plus  profond  de  lui;  elles 
expriment  les  moments  de  ce  qu'il  a  le  plus  vécu  :  la  recherche 


cil.   LE  VERRIER.  —  FriedHcli  Nietzsche.  n 

d'une  raison  de  vivre.  On  sait  ses  enthousiasmes,  et  qu'il  eut  une 
jeunesse  très  décemment  admirative.  Mais  ni  le  Christ,  ni  Scho- 
penhauer,  ni  Wagner  n'avaient  au  juste  exprimé  ce  qui  lui  convenait 
en  propre;  il  dut  éprouver  toujours,  aux  heures  mêmes  de  bruyante 
apologie,  la  gène  sourde  de  qui  n'est  pas  sûr  d'être  convaincu.  Dans 
le  silence  d'une  gestation  longtemps  inconsciente,  ce  qui  allait  être 
lui  se  préparait.  Négation  par  négation,  il  éliminait  chaque  jour  un 
peu  d'adventice;  et  si  la  besogne  fut  lente,  ténébreuse,  si  elle 
l'inquiéta  souvent  —  car  il  n'en  pouvait  prévoir  le  résultat  lointain, 
mais  il  n'en  voyait  que  trop  les  effets  immédiats  qui  étaient  de 
l'isoler,  de  le  rendre  de  plus  en  plus  étranger  aux  croyances, 
sentiments  et  jugements  qui  avaient  jusque  là  fait  sa  force  et  occupé 
sa  pensée  comme  ils  continuaient  de  suffire  à  tous  les  cœurs  et  à  tous 
les  esprits  —  il  eut  du  moins  la  joie  de  faire  enfin  de  la  haute  et 
sereine  lumière  après  et  avec  toute  cette  nuit,  toutes  ces  angoisses- 
Il  conquit  sa  raison  de  vivre  —  au  moment  de  perdre  la  raison. 

S'il  eut  besoin  de  se  former  une  raison  de  vivre,  et  s'il  y  employa 
sa  pensée,  c'est  donc  qu'il  ne  put  accepter  aucune  de  celles  qui  se 
présentaient  à  lui  toutes  faites.  On  a  la  faculté,  quand  on  est  en 
peine  de  ses  forces,  de  les  dévouer  à  Dieu,  à  l'œuvre  du  salut,  au 
Bien,  à  un  idéal  moral  quelconque,  au  vrai,  à  une  œuvre  imper- 
sonnelle. 11  n'y  a  vraiment  que  le  choix  des  raisons  de  vivre,  et  ce 
n'est  pas  les  épuiser  que  de  nommer  la  religion,  la  science,  la 
morale,  la  métaphysique.  Cependant  rien  de  tout  cela  n'a  contenté 
ÎS'ietzsche. 

I 

On  doit  raisonner  comme  s'il  avait  fait  de  l'esprit  religieux  un 
essai  loyal,  et  il  suffit  pour  obliger  à  rendre  compte  de  cet  aspect 
de  sa  pensée  de  réfléchir  qu'il  tenait  la  conscience  humaine  pour  un 
produit  dont  il  faut  connaître  par  expérience  tous  les  facteurs.  C'est 
une  maxime  à  l'usage  de  l'apprenti  dans  la  sagesse  qu'il  devra 
restaurer  en  soi  chacun  des  états  d'âme  passés  dont  l'âme  actuelle 
conserve  le  souvenir  souvent  altéré  jusqu'à  n'être  plus  reconnais- 
sable,  jusqu'à  contredire  son  origine.  L'humanité  fut,  est  encore 
religieuse.  Qu'est-ce  que  c'était  donc  que  tous  ces  dieux  qui  eurent 
leur  heure  d'efficacité.  Pour  réduire  la  question,  non  à  ses  plus 
simples  termes,  mais  à  un  terme  unique  :  qu'est-ce  que  Dieu,  le 


72  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Dieu  des  chrétiens?  car  Nietzsche,  en  d'autres  temps,  se  fût  fort  bien 
accommodé  des  dieux  païens  qu'il  estime  mieux  seyants  à  la  dignité 
de  l'homme.  Mais  un  fait  inoubliable  s'impose  :  la  plus  audacieuse 
des  négations,  celle  de  la  chair,  du  monde  et  de  la  nature  exige 
qu'on  la  révère  ou  qu'on  la  rejette.  Nietzsche  procède  à  cet  examen 
de  l'esprit  religieux  par  la  même  méthode  qu'il  applique  en  morale 
et  qui  dérive  de  sa  théorie  utilitaire  de  la  connaissance.  Toute  la 
connaissance  est  orientée  par  la  pratique,  et  ne  s'explique  au  juste 
que  comme  organe  de  la  pratique.  Or  agir,  c'est  restreindre,  c'est 
découper,  dans  le  champ  des  motifs  et  des  possibles,  le  motif  actuel, 
le  possible  qu'on  réalise.  D'où  la  nécessité,  pour  que  la  mémoire  et 
l'entendement  ne  se  trouvent  point  alourdis  à  chaque  instant  par 
l'ensemble  du  passé,  qu'un  pouvoir  destructeur,  un  pouvoir  d'oubli 
élimine  tout  l'inutile.  Ce  qui  importe,  dans  un  fait  d'expérience, 
c'est  le  résultat  quant  à  l'agent  et  quant  au  patient,  qui  sont  un 
seul  et  même  sujet.  Ce  sujet  n'a  point  cure  du  détail,  et  il  oublie 
tous  les  éléments,  parmi  lesquels  il  s'en  peut  trouver  d'essentiels  et 
de  producteurs,  mais  qui  n'intéressent  pas  immédiatement  sa  pra- 
tique. Nous  isolons  le  résultat  utile;  nous  négligeons  les  éléments. 
Mais  nous  y  perdons  le  sens  historique,  et  il  nous  arrive  de  prendre 
pour  un  jaillissement  spontané  et  miraculeux,  pour  une  expression 
du  divin,  ce  qui  est  le  terme  d'un  devenir  dont  la  pratique  effaça  la 
mémoire.  Vivre  rend  idolâtre. 

Ultérieurement,  la  pensée  se  fait  iconoclaste;  elle  s'aperçoit  que 
ce  qu'elle  adora  comme  indéterminé,  mystérieux,  incompréhensible, 
pourrait  bien  n'être  que  complexe  et  multi-déterminé  K 

Pourquoi  et  comment  l'homme  a-t-il  inventé  Dieu? 

Placé  dans  le  monde  phénoménal,  avec  des  sens  à  peu  près  neufs, 
un  esprit  à  peu  près  vierge,  on  conçoit  qu'il  n'ait  pas  eu  de  prime 
abord  la  notion  de  causalité  naturelle  -,  qu'il  ait  mis  du  mystère 
partout  où  son  ignorance  le  laissait  sans  informations  et  qu'il  ait 
essayé  de  se  concilier,  soit  en  les  flattant  comme  ses  semblables, 
soit  en  emprisonnant  et  maltraitant  leur  forme  corporelle,  ces  êtres 
divins  qu'il  supposait  les  acteurs  cachés  du  drame  visible  et  par  le 
moyen  desquels  il  espérait  acquérir  la  puissance  sur  l'inconnu 
redoutable    des    choses    environnantes^.   L'ignorance,   la    crainte, 

1.  Menschliches,  allzu  MenschL,  I,  136. 

2.  Ibid.,  I,  m. 

3.  Ibid. 


CH.   LE  VERRIER.   —  Friedrich  Nietzsche.  73 

l'anthropomorphisme  expliquent  suffisamment  l'origine  des  cultes 
primitifs  et  de  la  magie.  On  ne  saurait  s'étonner  non  plus  que 
l'homme  ait  cru  à  l'existence  affranchie  et  au  pouvoir  extra-humain 
de  ces  personnages  fabriqués  cependant  par  lui;  on  a  bien  d'autres 
exemples  des  auto-suggeslions  de  l'égoïsme  qui  se  ramènent  à  ce 
type  :  «  Cette  représentation  m'est  nécessaire,  donc  elle  est  vraie  '.  » 
Mais  le  passage  est  moins  aisément  concevable,  de  ces  dieux  mul- 
tiples et  divers,  créés  au  hasard  du  caprice,  de  la  terreur  et  de  la 
cupidité  au  Dieu  unique,  suprême  et  parfait  du  monothéisme.  Les 
illusions  dont  la  conscience  individuelle  peut  être  le  siège  n'y 
suffisent  plus,  il  faut  faire  appel  à  quelque  chose  de  plus  large,  à  la 
conscience  collective.  Supposez  un  peuple  qui,  aux  jours  de  sa 
prospérité,  se  soit  glorifié  sous  les  espèces  d'un  Dieu  qu'il  aura 
conçu  comme  son  Dieu,  chargé  de  lui  procurer  la  pluie  fécondante 
et  la  victoire  sur  l'ennemi  '.  Imaginez  que  ses  conditions  de  vie 
changent  sensiblement,  et  ce  Dieu,  qui  n'était  que  l'expression 
absolue  des  conditions  de  vie  de  son  peuple  va  changer  avec  elles. 
Des  malheurs  ont  affligé  le  peuple  qui  éprouve  le  besoin  de  se  les 
expliquer.  Ira-t-il  supposer  que  son  Dieu  l'a  abandonné...  douter 
de  son  Dieu  peut-être,  et  désespérer  de  l'avenir?  Cette  idée  serait 
assombrissante  et  mènerait  à  refuser  la  vie  :  il  est  une  autre 
hypothèse  qui  permet  de  ne  mettre  en  question  ni  la  puissance  de 
Dieu  ni  la  destinée  du  peuple  :  c'est  que  les  malheurs  soient  une 
punition.  Dieu  protège  son  peuple,  mais  il  exige  de  lui  l'obéissance 
et  lui  distribue  le  bien-être  et  le  malaise  comme  récompense  et 
punition ^  Mais  à  quoi  faut-il  obéir?  quelle  est  la  teneur  de  la  loi 
divine? 

Les  articles  de  la  loi  divine  affirment  l'égoïsme  de  la  collectivité 
religieuse. 

Que  cette  collectivité  se  trouve  dans  l'état  de  servitude,  sous 
quelle  forme  va  se  révéler  son  égoïsme?  Quelle  sorte  de  loi  divine 
conviendra  à  un  peuple  d'esclaves?  L'esclave,  soumis  au  caprice 
du  maître  en  arrive,  pour  ne  point  trop  souffrir  du  contraste  entre 
l'obéissance  qu'il  ne  peut  refuser  à  autrui  et  celle  qu'il  ne  peut 
s'accorder  à  soi-même,  à  désapprendre  l'attitude  du  vouloir  per- 
sonnel. Il  se  résigne,  il  s'humilie.  Mais  non  pas  avec  une  conscience 

1.  Morgenrdthe.,  90. 

2.  Antichrist,  16. 

3.  Ibid.,  25. 


74  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

précise  de  ce  qu'il  fait  ni  des  motifs  pour  lesquels  il  le  fait.  Ici 
comme  ailleurs,  la  connaissance  accomplit  son  travail  d'illusion  et 
déforme  en  fins  acceptées,  désirées,  aimées,  les  conditions  d'exis- 
tence extérieurement  imposées.  Elle  fait  de  nécessité  vertu.  C'est 
ainsi  que  l'esclave,  forcé  de  subir  le  maître,  imagine  de  racheter  son 
humiliation  en  l'exaltant  jusqu'à  la  concevoir  comme  un  libre  hom- 
mage à  une  loi  qui  est  bien  au-dessus  du  maître,  à  la  loi  divine.  Le 
Dieu  des  peuples  serviles,  c'est  le  Seigneur  suprême  qui  exige  d'eux 
tout  ce  qu'en  requièrent  les  seigneurs  humains,  et  plus  encore  :  la 
soumission  intérieure,  Vhumiliation  morale. 

Ce  Dieu  de  la  résignation  est  un  Dieu  de  revanche  aussi.  En  affir- 
mant comme  vertueuse  l'attitude  de  l'esclave,  il  flétrit  comme  vicieuse 
l'attitude  du  maître;  tout  ce  qui  est  libre  exercice  d'une  puissance 
insoumise,  tout  ce  qui  manifeste  un  instinct  dominateur  sans 
égards  et  sans  scrupules,  un  Wille  zur  Machl  amoureux  d'actif  pou- 
voir et  rebelle  à  la  passivité,  le  Dieu  des  résignés  nie  tout  cela.  Il  nie 
en  bloc  le  royaume  temporel  dont  ses  religieux  ne  pourront  jamais 
jouir  et  qu'ils  prétendent,  par  manière  de  vengeance,  mépriser.  Ce 
fier  dédain  n'est  que  dépit;  cette  haine  du  «  monde  »  n'est  qu'une 
forme  de  la  haine  contre  les  maîtres. 

Le  christianisme  est  négateur.  Historiquement  il  se  présente 
comme  une  réaction  contre  l'esprit  romain  \  ou  mieux  comme  une 
réaction  de  l'esprit  contre  Rome,  contre  tout  ce  que  l'impérialisme 
imposait  à  la  pensée  de  définitif,  d'arrêté,  de  figé.  Le  rêve  chrétien, 
à  l'étroit  dans  le  monde  romain,  c'est-à-dire  dans  l'univers  terrestre, 
s'évade  dans  un  autre  monde  et  dans  un  autre  temps  qu'il  crée  et 
par  rapport  auxquels  Rome  et  sa  puissance  sont  aussi  négligeables 
qu'un  instant  comparé  à  l'éternité.  Le  premier  grand  chrétien  après 
le  Christ,  qui  seul  le  fut  exactement,  St.  Paul,  le  devint  par  réaction 
et  dès  qu'il  eut  compris  qu'imiter  le  Christ,  c'était  mourir  à  la  loi 
temporelle  -.  Il  n'est  pas  un  état  d'âme  chrétien  dont  on  ne  rende 
raison  de  manière  analogue.  La  rédemption,  cette  doctrine  essen- 
tielle du  christianisme,  n'est  qu'une  revanche  d'esclaves  qui  se  ven- 
gent de  leur  servitude  terrestre  en  se  promettant  de  s'en  voir  un  jour 
délivrés,  après  un  jugement  dernier  oîi  ils  seront  enfin  traités  en 
égaux  de  leurs  maîtres,  avec  chance  de  leur  être  préférés.  Salut, 


i.  Morfjenrulhe.,  71. 
2.  Morrienr'ôllie.,  68. 


CH.   LE  VKRRŒu.   —  Friedrich  Nietzsclin.  TS 

rédemption,  délivrance,  autant  de  synonymes  d'aiîVanchissement 
que  les  faibles  inventèrent  pour  se  consoler  de  n'être  pas  les 
forts  '. 

Consoler  est  une  préoccupation  dominante  des  prêtres,  qui  sur 
ce  point  se  montrent  singuliers  médecins  d'âmes  et  font  souf- 
frir le  malade  plus  encore  des  pensées  qu'ils  lui  sugt^èrent  sur  sa 
maladie  que  de  la  maladie  même  -.  C'est  le  christianisme  qui 
aggrava  cette  recette  pour  guérir  la  douleur  de  la  considérer 
comme  une  expiation^.  Le  malheureux,  se  sachant  criminel,  doit 
bénir  son  malheur,  et  le  souhaiter  toujours  plus  grand  pour  que 
ses  fautes  lui  soient  de  plus  en  plus  pardonnées.  L'homme  souffre 
parce  qu'il  est  pécheur  :  aimez  donc  votre  soulTrance,  rachat  de 
votre  péché. 

Le  péché,  c'est  tout  ce  qu'on  doit  haïr,  tout  le  Satan  qui  nous 
environne  et  nous  tente,  car  le  chrétien  est  un  esclave  qui  a  trans- 
formé en  devoirs  ses  conditions  d'existence.  Ce  qu'il  haïra  donc,  ce 
qu'il  appellera  péché,  ce  qu'il  imputera  à  la  malice  satanique,  c'est 
précisément  toute  l'attitude  du  maître.  Ce  maître  est  fort,  il  agit,  il 
commande,  il  jouit.  L'instrument  de  son  action,  de  son  pouvoir  et  de 
sa  jouissance,  c'est  son  corps.  Ainsi  la  chair  est  haïssable  parce  que 
le  maître  l'est.  Toute  la  loi  divine  en  veut  à  la  chair  et  à  son  instinct 
principal  qui  les  comprend  tous,  la  sensualité;  c'est  elle  qui  est  cou- 
pable, elle  qu'il  faut  vaincre;  le  pouvoir  d'erreur  qui  caractérise  la 
connaissance  opère  ici  une  identification  entre  maître  et  chair,  si  bien 
que  le  chrétien  croit  de  bonne  foi  que  son  corps  lui  est  odieux  parce 
qu'il  est  occasion  de  péché,  pis  encore  parce  qu'il  est,  par  soi-même 
et  congénitalement,  entaché  d'une  faute  que  Jésus  lava,  mais  dont  il 
ne  put  anéantir  les  prolongements  :  le  péché  originel.  C'est  par  cette 
suite  d'illusions  et  d'erreurs,  en  amenant  les  hommes  à  répudier 
toute  la  sensualité  féconde  de  la  chair,  en  ébranlant  et  anémiant 
l'âme  sous  prétexte  d'en  déraciner  un  instinct,  qu'on  ne  réussit  du 
reste  qu'à  rendre  malsain  à  force  de  le  dire  mauvais  '  —  que  le  chris- 
tianisme contribua  si  puissament  à  la  décadence  européenne  en 
glorifiant  le  type  pathologique  et  impuissant  du  «  sublime  avorton  »  \ 


1.  lenseits  von  Gui  iind  Diise,  219. 

2.  Morijewolhe.,  52. 

3.  Ibicï.,  7S. 

4.  Morgenrijlhe.,  "6. 

5.  lenseits,  G2. 


76  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

L'humanité  se  trouve  infectée  de  ce  virus  dont  on  constate  aujour- 
d'hui partout  la  présence  multiforme  :  Vidéal  ascétique  '. 

Ce  recours  des  malades  contre  les  sains,  ceux-là  essayant  de  faire 
honte  à  ceux-ci  de  leur  santé  et  de  les  conduire  par  le  dégoût  et  la 
pitié  à  une  irritabilité  dangereuse  et  morbide,  les  prêtres,  certes, 
ont  travaillé  à  l'inventer  et  à  l'entretenir.  Ce  fut  une  vengeance  de 
leur  secte  contre  les  guerriers  de  prétendre  que  les  meilleures 
victoires  sont  celles  qu'on  remporte  sur  soi-même.  C'est  un  artifice 
de  prêtres  encore  —  bergers  de  malades  comme  ils  sont  —  que  de 
préserver  leur  troupeau  de  tout  contact  avec  les  sains  au  moyen  de 
l'idéal  ascétique.  L'homme  qui  souffre  cherche  la  cause  ou  l'auteur 
de  sa  maladie,  et  il  éprouve  contre  l'une  et  l'autre,  du  ressentiment. 
C'est  ce  ressentiment  dont  il  s'agissait  de  changer  l'objet  afin  qu'il 
ne  devînt  pas  une  occasion  de  contact  entre  les  malades  et  les  sains. 
Les  prêtres  imaginèrent  fort  à  propos  de  le  retourner,  si  bien  que 
les  malades,  s'envisageant  eux-mêmes  et  leurs  propres  fautes  comme 
la  cause  de  leur  état  pathologique,  fussent  trop  occupés  à  se  haïr  et 
à  se  torturer  pour  s'en  prendre  aux  sains  et  s'apercevoir  dès  lors 
qu'ils  pouvaient  revenir  à  la  santé.  Mais  les  prêtres  eussent-ils 
manqué  —  qui  ont  été  de  si  excellents  agents  de  propagation  —  le 
mal  se  serait  produit  cependant.  Comment  le  Dieu  des  chrétiens, 
qui  est  un  Dieu  d'esclaves,  n'eût-il  pas  suffi  à  préciser  et  à  glorifier 
l'idéal  ascétique?  L'ascète  est  un  esclave  qui  veut  se  croire  et 
paraître  sublime  d'obéissance  inconditionnée  et  irraisonnée.  Im- 
puissant, opprimé,  incapable  de  7nen  réaliser  et  de  7Hen  vouloir,  il  se 
prend  à  vouloir  le  néant  ^. 

Si  l'ascétisme  a  une  cause  unique,  qui  est  le  furieux  désespoir 
d'un  esclave  en  peine  d'une  raison  de  vivre,  d'une  nourriture  pour 
son  Wille  zur  Macht,  cette  cause  se  manifeste  diversement.  Par 
exemple,  si  l'on  part  de  Dieu,  on  pourrait  tout  aussi  bien  y  aboutir; 
il  y  a,  entre  l'idée  de  Dieu  et  l'idéal  ascétique  comme  un  mouvement 
de  va-et-vient  qui  permet  d'attribuer  la  priorité  logique  à  l'un  ou  à 
l'autre.  L'ascète  se  plaît  à  la  bravade  de  soi-même  :  il  jouit  d'exercer 
contre  lui-même  sa  propre  force;  et  l'on  conçoit  qu'à  ce  régime  sa 
vie  intérieure  se  partage  en  deux.  D'un   côté,  ce   qui   commande 


1.  La  critique  de  l'idéal  ascétique,  un  thème  familier  à  Nietzsche,  est   systé- 
matisée dans  la  seconde  partie  de  la  Généalogie  de  la  morale. 

2.  GeneaL,  II,  28. 


CH.   LE  VKHRiER.   —  Friedrich  Nietzsche.  il 

en  lui  tyranniquement,  de  l'autre  ce  qu'il  se  plaît  à  dominer, 
ce  qu'il  se  figure  vouloir  anéantir  :  Dieu  et  le  diable.  Au  point  de 
vue  psychologique,  l'ascétisme  apparaît  comme  un  dérivatif  :  il 
faut  se  souvenir  que  l'ascète  étant  un  esclave,  se  voit  empêché  de 
satisfaire  et  d'exprimer  la  plupart  de  ses  sentiments  intenses.  Il 
arrive  que  certains  sentiments  n'acquièrent  qu'une  violence  plus 
grande  à  se  contenir,  et  ne  trouvent  point  d'autre  procédé  pour 
éteindre  leur  excitation  croissante  que  de  se  tourner  contre  eux- 
mêmes  et  de  s'employer  à  leur  propre  destruction.  Mais  on  n'est 
point  ascète  que  par  pléthore  d'énergie  psychique  :  on  peut  l'être 
aussi  par  insuffisance.  L'ascète  cherchant  à  s'adoucir  la  vie  se 
réfugia  pour  éviter  la  gêne  des  scrupules  et  l'insupportable  repentir 
dans  une  entière  soumission  à  une  volonté  étrangère  supérieure  et 
fut  conduit,  pour  s'éviter  le  tracas  de  vouloir,  à  créer  un  Dieu  qui 
légiférât.  Il  faut  moins  d'esprit,  de  calcul  et  de  suite  pour  sacrifier 
un  désir  à  la  loi  divine  que  pour  le  satisfaire  modérément.  Cette 
soumission  à  une  volonté  étrangère  et  l'indolence  d'esprit  dont  elle 
témoigne,  font  souvent  tomber  dans  Fennui  les  ascètes,  qui  recourent 
alors,  pour  raviver  leur  sensibilité  somnolente,  à  la  douleur,  aux 
«  moyens  de  tortures  »  qui  nous  paraissent  —  et  c'est  un  signe  de 
décadence  —  la  caractéristique  essentielle  de  l'ascèse  tandis  qu'ils 
ne  conviennent  exactement  qu'à  une  espèce  d'ascètes,  les  ascètes 
par  mollesse.  La  lutte  contre  soi-même,  ou  mieux  d'une  partie  de 
soi  contre  une  autre,  avec  ses  alternatives  de  succès  et  de  revers, 
est  un  moyen  de  s'intéresser  à  la  vie;  et  c'est  pour  que  ce  combat 
parût  toujours  intéressant,  qu'il  a  fallu  toujours  davantage  flétrir  les 
sens,  épuiser  le  corps  à  force  de  réagir  contre  lui,  embarrasser 
l'esprit  de  scrupules,  empoisonner  toutes  les  vigoureuses  espérances 
et  les  simples  joies.  Quelques  énervés,  inventant  pour  s'exciter  à 
tout  prix  de  se  sentir  toujours  plus  pécheurs  et  misérables,  ont  fait 
éprouver  à  l'humanité  cet  immense  dommage. 

Telle  est  l'idée  que  se  fait  Nietzsche  de  la  «  vie  religieuse  ».  Au 
cours  de  ses  analyses,  s'appliquant  à  dégager  les  facteurs  des  états 
psychiques  dont  le  complexe  forme  cette  vie  religieuse,  il  constate 
la  présence  fondamentale  d'un  élément  toujours  agissant,  d'une 
énergie  profonde  dans  l'être,  la  volonté  de  puissance,  l'amour  de  la 
domination,  WiUe  zur  Macht.,  Liebe  zur  Machl.  Un  peuple  prospère 
crée  son  Dieu  à  son  image,  et  comme  pour  s'amplifier  encore,  pour 
jouir  plus  pleinement  et  sûrement  de  son  heureuse  puissance.  Des 


78  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

hommes  moins  exempts  d'angoisse  et  que  les  revers  ont  éprouvés, 
se  raccrociient  avec  un  amour  plus  inquiet  à  l'idée  que,  si  leur  Dieu 
omnipotent  permit  que  le  malheur  ne  leur  restât  point  épargné, 
c'est  sans  doute  qu'il  voulut  leur  faire  expier  quelqu'infraction  à 
sa  loi  —  toute  croyance  étant  selon  l'esprit  humain  préférable  à 
l'hypothèse  déplaisante  d'un  pouvoir  amoindri,  tenu  eu  échec, 
incertain  pour  l'avenir.  Enfln  un  peuple  accablé  d'une  domination 
étrangère,  un  peuple  d'esclaves,  allège  son  actuel  servage  en  rêvant 
d'un  avenir  éternel  oii  son  pouvoir  et  sa  béatitude  seront  sans 
limites.  Cette  rêverie  sotte  n'est  pas  demeurée  inoffensive.  La 
douleur  paraissant  un  moyen  de  racheter  le  crime  d'être  de  chair, 
on  se  prit  à  désirer,  à  provoquer  la  douleur.  Mais  on  en  mésusa. 
Il  y  fallait  plus  de  délicatesse,  plus  de  lucide  spontanéité  qu'il  ne 
s'en  pouvait  rencontrer  chez  des  êtres  d'illusion  et  d'erreur  hallucinés 
par  l'image  d'un  despote  divin  contempteur  du  corps.  Souffrir  ici- 
bas  pour  conquérir  l'éternel  bonheur  ne  suffit  plus.  Comme  c'était, 
pour  s'éviter  le  regret  du  plaisir  et  du  pouvoir,  un  aussi  bon  moyen 
de  les  retrancher  que  de  les  reporter  jusqu'à  l'au-delà  d'un  paradis, 
on  les  supprima  donc  radicalement  :  et  ce  fut  l'ascétisme,  dont  la 
maxime  est  d'agir  en  vue  de  la  pire  souffrance.  Le  désespoir  parut 
une  attitude  vitale  acceptable  autant  et  plus  que  l'espoir  en  Dieu. 
La  perversion  atteignait  ainsi  son  comble  et  la  «  volonté  de  puis- 
sance »,  faute  de  se  pouvoir  satisfaire,  rageusement  s'acharnait  à 
se  détruire. 

La  vie  religieuse  ne  saurait  plus  suffire  à  qui  a  vu  de  quelles 
illusions  était  faite  l'idée  de  Dieu,  de  quels  instincts  humains,  trop 
humains,  elle  se  résolvait  à  l'analyse  comme  le  produit  erroné;  la 
science  se  heurte  aux  mêmes  fins  de  non  recevoir.  Vivre  scientifi- 
quement, s'est  se  dévouer  à  une  recherche,  s'employer,  se  subor- 
donner et  se  sacrifier  au  service  de  la  vérité.  La  vie  scientifique 
suppose  donc  une  affirmation  touchant  la  valeur  absolue  de  la 
vérité,  et  que  le  savant  s'immole  à  cette  idole.  Mais  un  tel  esprit, 
dit  scientifique,  n'est  qu'une  transposition  de  l'esprit  religieux,  et 
du  pire.  Se  subordonner  inconditionnellement,  vouloir  la  gêne  et  la 
souffrance  même,  pour  l'amour  d'un  absolu  auquel  on  croit,  en 
arriver  enfin  à  ne  plus  faire  place  en  son  existence  intellectuelle  au 
rêve  d'un  but  trop  lointain,  penser  désormais,  comme  on  dit,  d'une 
façon  désintéressée,  pour  la  peine  même  que  cela  donne  et  sans 
escompter  le  résultat,  qu'est-ce  donc,  sinon  de  l'ascétisme? 


CH.   LU  VERRIEU.  —  FriedHch  Nietzsche.  79 

II 

Il  y  a  un  ordre  de  vérités  sublimes  dont  ceux  qui  les  atteignent 
rapportent  qu'elles  sont  seules  absolument  vraies,  seules  révèlent 
l'essence  des  choses.  Que  penser  de  ce  monde  métaphysique  qu'on 
appelle  aussi  monde  réel,  monde  nouménal,  et  qu'on  oppose  à 
l'univers  apparent?  S'il  était  prouvé  que  nous  sommes  les  dupes  de 
nos  sens,  et  que  nous  possédons  en  notre  esprit  un  pouvoir  grâce 
auquel  il  nous  serait  dans  certaines  conditions  donné  de  pénétrer 
jusqu'au  plus  intime  des  choses  dont  autrement  nous  ne  faisons 
qu'interpréter  à  faux  l'aspect  sensible,  la  question  ne  se  poserait 
même  pas  de  savoir  s'il  faut  préférer  n'importe  quelle  vie  à  cette 
existence  surhumaine  qui  serait  la  vie  métaphysique.  Mais  qu'on  se 
garde  avant  tout  de  supposer  et  de. nommer  une  faculté  sui  generis^ 
qui  aurait  pour  objet  les  ultimes  vérités.  L'intuition  métaphysique 
n'est  qu'un  mot.  Il  n'y  a  pas  plus  de  raisons  lorsqu'il  s'agit  du 
monde,  de  parler  de  son  intérieur  et  de  son  extérieur,  qu'il  n'y  en 
a  de  lui  attribuer  un  haut  et  un  bas.  Lors  donc  que  les  philosophes 
appellent  profonde  l'intuition  métaphysique  et  disent  qu'elle  nous 
introduit  jusqu'au  cœur  de  la  réalité,  ils  se  montrent  mauvais  psy- 
chologues et  prennent  pour  profond  ce  qui  est  compliqué  '.  Une 
analyse  plus  minutieuse  distingue  dans  les  données  de  l'intuition 
métaphysique  tout  un  complexe  de  sentiments  et  d'idées  associés  par 
l'habitude  et  l'intérêt  de  la  pratique,  appréhendés  désormais  par  la 
conscience  comme  une  unité.  Mais  si  l'on  élimine  tous  ces  éléments 
d'association  que  nous  allons  apprendre  à  connaître,  il  ne  reste  de 
«  l'intuition  métaphysique  »  qu'un  sentiment  intense,  un  vouloir- 
posséder  qui  ne  garantit  rien  que  son  énergie  propre  et  ne  permet 
nullement  de  passer  à  la  chose  en  soi. 

Quelles  sont  donc  les  prétendues  données  de  cette  intuition? 

Le  domaine  de  l'inquiétude  et  des  points  d'interrogation  est 
double  :  il  y  a  l'univers,  il  y  a  la  personne.  En  ce  qui  concerne  le 
monde,  je  cherche  au  divers  phénoménal  un  fondement  stable  et  une 
unité  causale.  Quant  à  la  personne,  je  cherche  aux  états  psychiques 
dont  ma  conscience  est  le  lieu  un  support  dont  ils  émanent.  Le  sujet 
des  apparences  extérieures,  c'est  la  substance,  celui  des  apparences 
personnelles,  c'est  le  je,  le  moi,  l'âme.  Étant  ainsi  rattachés  à  quel- 

1.  Menschl.,  I,  15. 


80  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

que  chose  d'autre  que  la  causalité  naturelle,  et  qui  est  conçu  comme 
pouvant  les  produire  ou  ne  pas  les  produire,  les  faits  psychiques 
sont  dits  libres.  Notions  qui  s'impliquent  les  unes  aux  autres  :  les 
différents  systèmes  se  distinguant  par  la  conception  qu'ils  se  font  de 
leurs  rapports  mutuels,  car,  selon  qu'on  ordonne  ces  notions  d'une 
manière  ou  d'une  autre,  et  qu'on  les  rattache  à  l'une  ou  l'autre 
d'entre  elles,  on  aboutit  aux  théories  les  plus  opposées  sur  le 
monde  qu'elles  ont  pour  fonction  d'expliquer.  Si  donc  on  les  énu- 
mère  comme  précédemment,  il  faut  bien  marquer  qu'aucune  indica- 
tion dogmatique  ne  doit  être  par  là  suggérée.  Il  s'agit  exactement 
de  discuter  trois  idées  qui  dans  les  philosophies  peuvent  se  mêler 
sans  se  confondre  :  celle  des  choses  en  soi,  ou  monde  réel,  opposé 
au  monde  phénoménal  —  celle  de  l'àme  —  celle  de  la  liberté. 

A  considérer  l'antithèse  de  la  chose  en  soi  et  de  l'apparence,  on 
constate  son  analogie  avec  l'antithèse  entre  le  monde  sensible  et  le 
Dieu  qui  en  est  l'unique  cause,  l'essentielle  réalité.  Mêmes  rapports 
humbles  d'inférieur  à  supérieur,  de  conditionné  à  conditionnant,  de 
produit  à  producteur.  Le  phénomène  est  au  noumène  ce  qu'est  la 
créature  au  créateur.  Cette  analogie  signifierait-elle  une  identité  dont 
les  métaphysiciens  seraient  dupes?  La  question  ne  tend  à  rien  de 
moins  qu'à  démasquer  dans  l'esprit  métaphysique  une  survivance 
de  l'esprit  religieux.  Nietzsche  ne  dirait  pas  :  la  religion  est-elle  une 
métaphysique  qui  s'ignore?  mais  :  la  métaphysique  ne  serait-elle 
pas  une  forme  hypocrite  de  la  religion? 

S'il  en  est  ainsi,  la  notion  de  chose  en  soi  doit  dans  son  devenir 
avoir  traversé  les  mêmes  phases  que  l'idée  de  Dieu.  Démontrer 
l'identité  de  ces  deux  notions  par  la  similitude  de  leur  vie  logique, 
c'est  un  des  sens,  je  crois,  qu'il  faut  attribuer  à  la  page  souyfint 
citée  de  G otzen- Dcimmerung  *  où  Nietzsche  interprète  l'histoire  du 
monde  métaphysique  depuis  Platon  jusqu'à  Zarathustra.  D'abord  le 
sage,  satisfait,  vertueux,  vit  dans  le  monde  réel,  il  est  ce  monde 
même,  die  ivahre  Welt.  Puis  le  monde  réel  est  conçu  comme  hors 
d'atteinte,  au  moins  provisoirement  et  sur  cette  terre,  mais  promis 
au  sage  vertueux,  après  qu'il  aura  expié  le  péché  d'être  homme. 
L'idée  se  subtilise  à  Kônigsberg  :  le  vrai  monde,  est  inattingible, 
indémontrable,  inexpressible.  Mais,  en  tant  que  pensé,  il  est  une 
consolation,  une  obligation,  un  impératif  inconditionnel.  Théorique- 

1.  Édit.  Naumaun,  Leipzig,  1895,  T.  VIII,  p.  82.  .      , 


(.H.    LE  vKRiUEis.   —  Frïeth'ich  Nietzsche.  81 

ment  inconcevable,  il  est  praticjuemcnt  efficace.  On  ne  larde  pas  à 
s'apercevoir  que  l'inconnu  n'a  pas  qualité  pour  être  impératif.  Le 
monde  réel  n'est  cependant  pas  encore  nié  parce  qu'inconnaissable, 
mais  rejeté  au  delà  de  la  pratique  humaine.  Enfin,  à  force  de  voir 
combien  l'idée  du  monde  réel  est  inutile,  on  l'élimine  définitivement, 
et  avec  elle  son  corollaire,  l'idée  du  monde  phénoménal.  Abandonnée 
lorsqu'on  a  constaté  qu'elle  était  superflue,  l'opposition  de  l'appa- 
rence et  de  la  chose  en  soi  avait  donc  été  instaurée  par  des  esprits 
qui  l'avaient  crue  utile.  A  quel  besoin  répondait-elle?  Si  les  hommes 
ne  se  contentèrent  pas  de  l'univers  phénoménal,  qui  leur  était 
cependant  plus  immédiatement  donné,  et  n'exigeait  pas  l'effort 
qu'on  l'imaginât,  c'est  que  leur  activité  mentale  ne  se  trouvait  pas  à 
l'aise  dans  ce  domaine  du  relatif.  On  comprend,  en  effet,  que  leur 
volonté  de  puissance,  qui  doit  être  sans  limites  pour  sans  cesse 
recommencer  à  désirer  et  à  produire,  se  soit  sentie  à  l'étroit  et 
comme  étouffée  dans  l'horizon  si  borné  que  les  conditions  de  la 
pratique  fixaient  à  son  expansion.  Le  monde  réel  fut  créé  comme 
revanche  du  monde  sensible  et  pour  diminuer  ce  dernier  (pii  oppres- 
sait l'humaine  énergie.  Au  même  titre  que  Dieu,  la  chose  en  soi 
exprime  donc  le  coup  de  désespoir  d'un  esclave  qui,  faute  de  pouvoir 
se  satisfaire  dans  le  milieu  où  il  vit,  nie  ce  milieu  même  et  lui  ùte 
tout  prix  en  le  déclarant  subordonné  à  quelque  chose  d'autre,  de 
seul  réel,  dont  les  manifestations  sensibles  —  qui  sont  tout  notre 
univers  —  tirent  une, valeur  relative. 

Ainsi  la  notion  d'un  monde  métaphysique  et  celle  de  Dieu  se 
tiennent  en  étroite  parenté;  elles  ont  la  même  origine,  un  dépit  de  la 
volonté  impuissante  qui  se  venge  de  ce  qui  est  en  lui  refusant  l'être 
et  en  concevant  comme  réel  précisément  l'opposé.  Équivalant  à  Dieu, 
le  monde  réel  ne  signifie  ni  plus  ni  moins  que  lui  :  il  représente  la 
pâture  illusoire  d'un  instinct. 

L'idée  même  de  Dieu  n'est  pas  étrangère  à  la  métaphysique.  Dieu 
y  figure  parfois  comme  un  postulat  moral,  plus  souvent  comme 
l'Etre  absolu,  pure  essence  dégagée  de  tout  ce  qui  conditionne  les 
existences  relatives.  Comme  tel,  il  est  identifiable  au  Parfait.  On 
s'étonnerait  que  nous  ayons  pu  former  l'idée  du  Parfait,  nous  à  qui 
l'expérience  ne  révèle  qu'objets  mal  réussis,  si  l'on  ne  réfiéchissait 
qu'en  ce  qu'elle  a  de  positif,  cette  idée  est  toute  proche  de  celle  de 
l'achevé,  de  l'arrêté,  du  résultat  définitif.  Or  rien  de  plus  explicable 
par  les  conditions  de  la  pratique.  Notre  intérêt  ne  va  pas  aux  moyens 

Rev.  Meta.   T.  IX.  —  1901.  6 


82  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

par  lïntermédiaire  desquels  un  fait   se  produit,  aux  détails  d'un 
devenir,  mais  à  Taboutissement  du  devenir,  au  fait  dernier;  comme 
c'est  le  stable  qui  importe  à  l'ordonnance  de  notre  action,  nous  pre- 
nons l'habitude  de  ne  considérer  que  lui,  de  l'envisager  comme  la 
fin  des  procès  évolutifs  qui  ainsi  paraissent  recevoir  toute  réalité  et 
toute  valeur  de  leur  terme.  Qu'on  amplifie  cette  erreur  pratique, 
qu'on  pense  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  stable,  à  l'absolument  stable,  à 
Tabsolument  achevé  qui,  n'ayant  pas  sa  place  dans  les  phénomènes, 
est  tantôt  rejeté  par-delà,  tantôt  conçu  comme  leur  âme.  L'idée  de 
Dieu    est  ainsi  obtenue  comme  un   produit   de   ce   qu'on   pourrait 
appeler  notre  représentation  du  statique.  Elle  est  au  juste  le  grossis- 
sement d'une  illusion  —  utile  il  est  vrai,  mais  enfin  d'une  illusion  — 
dotée  d'attributs  infinis,  absolus,  parfaits.  Nous  n'avons  pas  plus  le 
droit  logique  d'affirmer  réel  l'être  dont  nous  nous  formons  ainsi  le 
concept  que  nous  n'avons  celui  de  prétendre  objectivement  fondée 
cette  idée  des  résultats-buts,  cette  catégorie  de  finalité  dont  nous 
usons  pour  agir  et  penser  nos  actes.  Le  Dieu  métaphysique  reste 
une  présomption.  Alors,  il  faut  décidément  s'en  débarrasser,  la  pré- 
somption n'ayant  nul  sens  si  elle  vient  à  nous  imposer  la  gêne  d'un 
fardeau  gratuit,  c'est-à-dire  si  elle  ne  se  restreint  pas  aux  limites  de 
notre  pouvoir  créateur.  Ne  pensons  que  ce  que  nous  pouvons  créer. 
Nous  ne  pouvons  créer  de  Dieu,  il  est  donc  maladroit  d'en  penser  un, 
car  on  supporte  avec  peine  de  ne  pouvoir  être  le  Parfait  dont  on  a 
l'idée  ^ 

Nous  avons  relié  la  notion  du  monde  réel  à  celle  de  Dieu  et  com- 
paré l'opposition  entre  le  noumène  et  le  phénomène  avec  l'opposi- 
tion entre  le  créateur  et  les  choses  créées.  L'idée  d'un  monde  réel 
n'a  pas  que  cette  parenté.  Si  au  lieu  de  la  considérer  du  point  de  vue 
statique  comme  apparence  et  chose  en  soi,  on  la  considère  dynami- 
quement comme  cause,  si  on  fixe  son  attention  sur  les  rapports  de 
la  substance  avec  les  phénomènes  qui  la  manifestent,  on  s'aperçoit 
que,  toute  la  liberté  qu'on  ne  voyait  pas  dans  la  succession  du  phé- 
nomène, on  l'a  mise  du  côté  de  la  substance.  Ainsi  l'on  se  figure  la 
production  du  phénomène  par  la  substance  sur  le  type  de  la  pro- 
duction du  fait  psychologique  par  le  moi  ou  inversement,  selon  les 
systèmes.  Dans  tous  les  cas,  la  notion  de  causalité  physique  emprunte 
à  la  notion  de  causalité  psychique  et  réciproquement.  Qu'est-ce  donc 

i.Zarathustra,  124  à  126. 


CH.   i.E  VERHiEH.  —  Fi'ïp.dnch  Nietzsche.  83 

que  ce  moi,  lors  au  moins  qu'on  lui  attribue  une  causalité  propre  et 
qu'on  en  fait  par  là  un  principe  métaphysique  original? 

Mi's  états  psychiques  sont  divers.  Toutefois  je  ne  me  perds  pas 
dans  leur  diversité  puisque  je  dis  mp.n  états  et  me  les  attribue.  Tout 
de  suite,  semblo-t-il,  je  ne  conçois  rien  que  comme  modification  de 
moi,  en  fonction  de  ma  personnalité.  Il  est  plus  commode  de  prendre 
l'un  comme  donné,  et  de  greffer  sur  lui  le  divers,  que  de  dégager 
patiemment  les  ressemblances  présentées  dans  ce  divers  au  milieu 
des  différences  pour  saisir  enfin  l'unité.  L'hypothèse  d'un  moi  conçu 
comme  centre  et  rayonnant  dans  tous  les  états  de  conscience  où, 
dès  lors,  on  ne  s'étonnera  plus  qu'il  se  retrouve,  est  plus  aisée  à 
former  qu'il  ne  le  serait  de  composer  ce  moi  avec  des  facteurs  extraits 
du  multiple  et  du  varié.  L'idée  la  moins  difficile  à  fabriquer  et  la 
mieux  adaptée  à  l'usage  courant  a  dû  être  le  plus  volontiers  acceptée. 
Ainsi  la  notion  de  l'âme  est  le  produit  d'une  interprétation  utilitaire 
des  rapports  de  l'action  et  de  la  pensée.  Il  est  plus  pratique  de  se 
croire  l'auteur  de  ses  actes  que  de  considérer  ses  actes  comme  les 
auteurs  de  soi-même,  parce  qu'on  a  intérêt  à  se  supposer  tout  fait,  et 
non  en  devenir,  pour  avoir  de  la  sorte  un  point  fixe  par  rapport  aux 
mobiles  phénomènes.  Mais  la  critique  de  la  connaissance  renverse 
cette  relation  entre  le  moi  et  la  pensée.  Tant  que  l'on  croit  que,  dans 
l'affirmation  Je  pense,  je  est  le  sujet  et  ^;ien.se  l'attribut,  on  fait  du  je 
une  réalité  primordiale  et  inconditionnée,  on  croit  à  l'âme  comme 
principe  métaphysique.  Mais  si  l'on  réduit  le  moi  à  une  synthèse 
opérée  par  la  pensée,  le  je  perd  son  caractère  inconditionnel,  et 
devient  une  notion  subordonnée.  La  philosophie  moderne  tend  à 
subordonner  le  moi  à  la  connaissance  comme  le  construit  au  construc- 
teur'.  L'âme,  désormais  réduite  à  un  produit,  perd  toute  valeur  de 
cause  première  et  de  chose  en  soi.  Ce  n'est  donc  pas  d'elle  que  la 
notion  de  substance,  —  en  tant  du  moins  que  la  causalité  substan- 
tielle n'est  que  la  projection  dans  le  noumène  de  la  causalité  psy- 
chique —  pourra  tenir  une  réalité  que  cette  dernière  ne  possède  pas. 
Le  monde  réel  et  le  moi  ne  sont  qu'illusions  de  la  volonté  de  puis- 
sance et  du  vouloir-vivre. 

On  aurait,  avec  la  croyance  à  l'âme,  déraciné  l'idée  de  libre  arbitre, 
d'un  mode  d'agir  propre  au  moi,  si  celle-ci  ne  se  rattachait  encore  à 
d'autres  erreurs.  On  met  souvent  la  liberté  là  où  l'on  éprouve  le  senti- 

1.  lenseits,  54. 


84 


REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  31  ORALE. 


ment  de  vie  le  plus  intense,  comme  si  c'était  la  même  chose  d'agir 
librement  et  d'agir  vigoureusement. 

Une  action  libre,  au  sens  politique  du  mot,  c'est  une  action  que  ne 
gênent  ni  les  lois  ni  les  hommes,  et  que  son  auteur  accomplit  avec  le 
sentiment  d'user  de  sa  force  et  de  son  indépendance.  On  associe 
habituellement  dans  la  vie  sociale,  dépendance  avec  langueur,  in- 
dépendance avec  vitalité.  L'illusion  du  libre  arbitre  est  partiellement 
explicable  par  le  report  indu  dans  le  domaine  psychique  de  cette 
expérience  politico-sociale  ^  Elle  est  d'ailleurs,  au  point  de  vue 
psychologique,  inadmissible.  Pour  croire  qu'il  y  a  des  faits  de  liberté, 
e'est-à-dire  des  actes  et  des  états  de  conscience  qui  auraient  pu  ne 
pas  être,  il  faut  supposer  qu'il  y  a  des  états  psychiques  isolés  qu'on 
peut  comparer  les  uns  aux  autres,  et  retrancher  même  de  la  vie  inté- 
rieure. Mais  l'existence  consciente  n'est  pas  faite  de  pièces  détacha- 
bles :  elle  est  un  contenu  indivisible  dont  on  ne  saurait  isoler  aucun 
moment  que  par  une  convention  dont  il  ne  faut  pas  être  dupe-  : 
l'atomisme  psychologique  représente  une  survivance  de  ces  temps 
primitifs  où  l'homme  ne  savait  rien  concevoir  que  par  rapport  à  soi 
et  où  il  était  devenu  habile  à  la  besogne  factice  de  découper  dans  le 
réel  la  part  de  son  humble  pratique  et  de  sa  vue  limitée.  Or,  la  série 
des  phénomènes  qui  constituent  le  monde  forme  un  ensemble  aussi 
cohérent  que  le  continuum  psychique.  Il  est  donc  illusoire  de  pro- 
noncer sur  sa  contingence  ou  sur  sa  nécessité.  On  ne  juge  pas  du 
Tout,  car  on  ne  peut  ni  en  détacher  un  élément  qui  servirait  de  point 
de  repère,  ni  rien  trouver  hors  de  lui  pour  remplir  ce  rôle.  Il  faut 
vouloir  le  monde,  et  se  vouloir  soi-même,  mais  n'en  pas  juger. 

Chose  en  soi,  âme,  liberté,  paraissent  à  Nietzsche  des  duperies 
telles  qu'il  définit  la  métaphysique  «  une  science  qui  traite  des 
erreurs  fondamentales  de  l'esprit  humain  comme  si  c'était  des  vérités 
fondamentales^». 

On  peut  dire  à  l'excuse  de  cette  science  «  digne  d'un  rire  homé- 
rique »  qu'elle  n'a  qu'un  temps;  elle  répond  aux  aspirations  de  cer- 
tains jeunes  gens,  dégagés  de  la  religion,  mais  point  dépouillés 
encore  de  toute  sentimentalité.  Elle  les  charme  une  heure  et  les 
laisse  mûrir  pour  la  véritable  discipline  scientifique  qui  leur  assu- 
rera la  paix  dont  ils  ont  besoin.  Transition  vers  la  science,  la  méta- 


1.  Der  Wanderer  und  sein  Schatten,  9. 

2.  Ibid.,  H. 

3.  Menschl.,  I,  18. 


cil.   LE  VERRIER.   —  FricdHch  Nietzsche.  85 

physique  tient  aussi  de  la  religion  dont  elle  est  le  substitut,  expri- 
mant une  revanche  de  la  volonté  de  puissance.  L'homme  fait  s'en 
détache  avec  un  calme  épicurien,  dès  qu'il  a  compris  f[ue  la  solution 
des  suprêmes  questions  théoriques  n'importe  en  rien  à  sa  pratique  '. 
Il  se  peut  bien  qu'il  y  ait  un  monde  nouménal  et  que  les  choses  s'y 
passent  de  telle  ou  telle  façon  mais  il  peut  en  être  autrement.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  que  les  informations  sur  un  monde  autre  que  celui 
où  je  vis  n'intéressent  point  ma  vie. 


III 

Plus  souvent  que  nous  ne  déclarons  expressément  bonne  une 
manière  d'agir  et  mauvaise  une  autre,  plus  souvent  que  nous  ne 
codifions  de  tels  jugements  en  un  ensemble  de  règles  qui  représen- 
tent les  moyens  de  réaliser  le  bien,  et  ainsi  expriment  l'idée  que 
nous  nous  faisons  du  bien  et  du  mal,  nous  sentons  qu'un  mode 
d'agir  est  bon  ou  mauvais.  Ce  sentiment,  poussé  jusqu'à  sa  forme  la 
plus  explicite  et  justifié  par  des  appréciations  qui  se  réfèrent  à  des 
principes  établis,  va  nous  porter  à  décerner  la  louange  ou  le  blâme. 
Mais  il  se  présente  d'abord  comme  quelque  chose  de  plus  simple, 
comme  une  sorte  d'aise  ou  de  gêne  éprouvée  à  propos  d'une  action 
qui,  selon  qu'elle  est  en  harmonie  ou  en  désaccord  avec  la  pratique 
sociale  habituelle,  est  dite  morale  ou  immorale.  Ces  évaluations 
s'aggloméreront  ensuite  en  valeurs  et  formeront  tout  un  système  qui 
sera  l'objet  d'une  activité  intellectuelle  et  qui,  par  les  prétextes 
qu'il  fournira  à  des  interprétations  diverses,  donnera  naissance  à  la 
diversité  des  doctrines  morales. 

L'action  qui  paraît  tout  de  suite  et  le  plus  généralement  bonne,  c'est 
l'action  désintéressée.  On  agit  bien  lorsqu'on  agit  pour  le  bien  des 
autres  et  qu'on  a  l'air  de  s'oublier  pour  ne  penser  qu'à  eux.  Il  y  a 
ainsi  un  mobile  pratique  que  rejette  au  second  plan  l'agent  désin- 
téressé :  son  intérêt  propre,  lui-même.  Mais  le  sacrifice,  cette  forme 
la  plus  connue  de  la  moralité,  consistant  à  subordonner  sui  à  de 
Vautre,  peut  aussi  bien  s'adresser  à  un  idéal  qu'à  un  être  vivant. 
Sacrifier  ses  intérêts  à  ceux  du  prochain,  c'est  moralement  bon.  Se 
soumettre  soi-même  et  ses  instincts  à  un  ordre  de  la  raison  qui 
commande  de  réagir  contre  la  nature,  cela  est  moral  également. 

i.  Ibid.,  I,  9.  II,  7. 


86  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Au  second  cas  correspond  une  réglementation  de  la  pratiqué  qui 
se  formule  en  ordres  inconditionnés  ou  «  impératifs  catégorique  ». 
Dans  le  premier,  qui  est  celui  d'une  attitude  altruiste,  il  semble  qu'on 
en  arrive  à  se  sacrifier  au  prochain  soit  par  des  considérations  de 
justice,  soit  par  amour.  La  plus  manifeste  preuve  d'amour  qu'on 
puisse  donner  paraît  être  la  souffrance.  S'affecter  de  ce  qui  peine  le 
prochain  autant  et  plus  que  de  douleurs  personnelles,  pratiquer  la 
sympathie,  la  pitié,  la  charité,  tout  ce  qui  facilite  aux  hommes  la 
besogne  de  vivre,  voilà  ce  qu'on  appelle  le  plus  ordinairement 
être  bon.  La  morale  de  la  pitié  est  populaire,  même  en  philoso- 
phie. 

A  quelque  mode  d'agir  qu'on  soit  incliné  par  le  sentiment  moral, 
on  éprouve  lorsqu'on  l'a  blessé  une  souffrance  d'espèce  particulière, 
le  remords.  Ce  regret  d'avoir  mal  agi,  cette  mauvaise  conscience 
suppose  qu'on  s'impute  à  soi-même  la  production  de  l'acte  mauvais 
et  qu'on  se  la  rapporte  comme  à  une  cause  libre,  c'est-à-dire  en 
toute  persuasion  qu'on  aurait  pu  agir  autrement.  Parce  que  l'on 
s'attribue  une  libre  causalité,  on  se  croit  moralement  responsable  . 
.  Si  l'on  récapitule  cette  brève  revue  des  sentiments  moraux,  désin- 
téressement, sacrifice,  justice,  amour  d'autrui,  remords,  on  s'aper- 
çoit qu'ils  impliquent  tous  l'affirmation  de  l'altruisme  ou  de  la  res- 
ponsabilité. Puisque  c'est  sur  l'hypothèse  du  détachement  de  soi  et 
du  libre  arbitre  que  repose  la  conscience  morale,  il  faut  s'assurer  de 
la  solidité  de  cette  base.  La  liberté  étant  apparue  déjà  comme  une 
illusion  métaphysique,  on  peut  douter  qu'elle  ait  en  morale  plus  de 
fondement.  Mais  la  notion  d'altruisme  n'a  pas  encore  subi  la  critique 
de  Nietzsche. 

Il  se  pourrait  que  ce  qu'on  appelle  action  altruiste  fût  une  action 
où  le  mobile  égoïste  ne  se  révèle  pas  au  premier  abord.  Le  profit 
qu'autrui  retire  de  certains  actes  serait  assez  considérable  pour  dis- 
simuler l'utilité  moindre  qu'en  retire  l'agent  i.  Nous  serions  ainsi 
dupes,  lorsque  nous  croyons  au  désintéressement,  d'une  illusion 
égoïste.  En  tout  cas,  et  à  supposer  que  le  désintéressement  existe,  il 
faudrait  l'esLimer  sot,  car  quoi  de  plus  sot  que  de  subordonner  sa 
conduite  à  l'acquisition  d'une  louange  dont  la  société  nous  leurre 
pour  nous  faire  besogner  à  son  avantage.  C'est  d'une  morale  myope 
que  recommander  d'avoir  égard  aux  conséquences  immédiates  d'un 

1.  Der  Wanderer  u.  s.  Sch.,  190. 


CH.  LE  VKRiUKU.   —  FHedHch  Nietzsche.  87 

■acte  par  rapport  au  prochain  :  comme  si  le  prochain,  par  cela  seul 
qu'il  est  autre  valait  plus  que  moi  et  méritait  ma  fréquente  immola- 
tion. Kn  réalité,  les  hommes  prônent  si  haut  le  sacrifice  de  régoïsme 
pour  la  même  raison  qu'ils  exaltent  le  travail  :  par  crainte',  et 
parce  que  la  sécurité  est  plus  grande  dans  un  groupe  de  vertueux 
qu'absorbe  leur  tache. 

Intéressée  à  ce  que  ses  membres  ne  le  soient  pas,  la  société  vante 
l'amour  qui  fait  sortir  l'homme  de  lui-même  et  le  porte  à  se  dévouer. 
L'amour  a  bonne  réputation  et  cela  se  conçoit  :  aveugle  plus  que  la 
justice,  il  distribue  ses  dons  au  hasard,  en  sorte  que  chacun  peut 
espérer  mettre  à  profit  son  manque  de  discernement  -.  Mais  l'erreui' 
commence  lorsqu'on  travestit  en  principe  d'altruisme  cet  instinct 
où  l'analyse  ne  découvre  rien  que  l'égoïsme.  On  aime  lorsqu'on  a 
en  soi  des  forces  surabondantes  qu'on  veut  exprimer.  On  désire  être 
aimé  lorsqu'on  ne  se  suffît  pas  à  soi-même,  qu'on  a  besoin  de  se 
compléter  par  l'apport  d'une  énergie  extérieure^.  Ce  qu'on  aime  chez 
les  autres,  c'est  l'opinion  qu'on  a  d'eux,  ce  pourquoi  l'on  se  figure 
être  aimé,  c'est  l'opinion  qu'on  voudrait  concevoir  de  soi-même^.  Il 
y  a,  entre  deux  êtres  qui  s'aiment,  un  pacte  tacite  de  réciproque 
duperie,  et  le  parti  pris  d'illusion  qu'on  observe  dans  les  rapports 
d'amour  suffirait  à  en  manifester  le  caractère  intéressé.  Mais  cet 
égoïsme  foncier  se  décèle  encore  dans  une  habitude  du  langage 
qui  témoigne  d'une  orientation  sentimentale.  On  dit  des  gens  qui 
s'aiment  qu'ils  sont  les  uns  aux  aux  autres  sympathiques  ;  or,  la  cou- 
tume a  dévié  l'étymologie,  et  le  mot  sympathie  présente  un  sens 
altéré  ;  il  est  presque  uniquement  usité  comme  synonyme  adouci  de 
pitié,  c'est-à-dire  que  l'amour  comporte  le  partage  des  douleurs 
plus  souvent  que  celui  des  joies  ^;  la  joie  en  effet  correspond  à  une 
augmentation  de  puissance  physique  ou  psychique,  elle  est  un  senti- 
ment fortifiant  au  lieu  que  la  douleur  est  anémiante.  Alors,  aimer, 
c'est  de  l'égoïsme,  puisque  cela  consiste  à  sympathiser  avec  la  souf- 
france, non  avec  le  bonheur,  et  qu'on  prétend  connaître  ses  vrais 
amis  à  leur  attitude  lorsqu'on  est  dans  l'infortune.  Bien  entendu 
l'argumentation  serait  sans  portée  si,  suivant  l'opinion  commune,  la 


i.  Morrjen,'.,  173. 

2.  Menschl.,  I,  69. 

3.  Morrjenr.,  145. 

4.  lôid.,  379. 

b.  Menschl.,  II,  62. 


88  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

douleur  du  compatissant  était  de  même  espèce  que  celle  du  malheu- 
reux, mais  c'est  ce  que  Nietzsche  n'admet  pas  '. 

Retenons  que  le  désintéressement,  s'il  n'est  pas  une  sottise,  est  un 
calcul  de  la  crainte,  et  que  l'amour,  faux  principe  d'altruisme,  n'est 
que  l'expression  d'une  force  qui  se  dépense  ou  d'une  faiblesse  qui 
s'étaye.  Cette  première  analyse  des  sentiments  moraux  aboutit  à 
découvrir  comme  leur  fond  la  même  énergie  égoïste,  le  même  Mille 
zur  Macht  où  nous  avons  été  déjà  amenés  parla  critique  de  l'instinct 
religieux  et  des  préjugés  métaphysiques. 

A  la  force,  on  oppose  la  justice.  Cependant  elle  n'en  est  qu'un 
pseudonyme.  Dans  l'ancien  troc,  forme  élémentaire  de  la  réparation 
juridique,  on  agréait  la  vengeance  en  rémunération  du  dommage, 
on  estimait  donc  le  tort  racheté  lorsqu'il  avait  procuré  à  la  partie 
lésée  la  puissance  de  faire  du  mal,  la  volupté  de  dominer.  Une  puis- 
sance amoindrie  qui  prétend  se  récupérer  en  s'affirmant  supérieure 
à  l'auteur  de  son  affaiblissement,  c'est  encore  aujourd'hui  le  type  des 
relations  dites  de  «  justice  ».  Les  rapports  de  justice  en  effet  forment 
un  système  de  droits  et  de  devoirs.  On  parle  bien  du  droit  comme 
d'un  pouvoir  moral,  et  l'on  semble  ainsi  avoir  tellement  affiné, 
épuré,  raréfié  la  force  dans  le  droit,  qu'il  soit  devenu  trop  subtil  et 
factice  de  l'y  chercher  encore.  Mais  voyons  ce  qu'il  y  a  derrière  les 
mots.  S'arroger  un  droit  sur  quelqu'un,  c'est  se  prétendre  en  mesure 
d'exiger  de  sa  puissance  une  concession.  Se  reconnaître  un  devoir 
envers  quelqu'un,  c'est  se  rendre  compte  du  besoin  qu'a  sa  puissance 
de  se  compléter  d'une  certaine  façon  par  un  apport  de  la  nôtre,  et 
consentir  à  cet  apport.  On  ne  se  reconnait  donc  de  devoir  envers  un 
plus  faible  qu'autant  que  ce  plus  faible  ne  l'est  que  partiellement, 
et  pour  ainsi  dire  d'un  côté,  qui  est  celui  par  où  l'on  est  soi-même 
plus  fort.  Mais  on  accepte  le  devoir  comme  à  charge  de  revanche, 
et  sous  la  condition  qu'il  confère  par  réciprocité  un  droit.  En  d'au- 
tres termes,  le  faible  n'a  de  droit  sur  le  plus  fort  qu'en  tant  qu'il  se 
trouve  posséder,  malgré  sa  faiblesse,  le  pouvoir  de  lui  nuire  d'une 
certaine  façon,  autant  qu'il  a  prise  sur  lui.  Qu'on  se  figure  deux  cercles 
représentant,  l'un  l'ensemble  des  virtualités  qui  composent  ma  force, 
et  l'autre  la  puissance  d'autrui  :  autrui,  par  le  droit  qu'il  s'attribue 
sur  moi,  usurpe  sur  mon  cercle,  j'usurpe  en  réponse  sur  le  sien  par 
le  devoir  que  je  me  reconnais  envers  lui.  Ainsi  les  relations  de  droit 

i.  Morgenr.,  133. 


CH.   LE  VERRIER.  —  Friedrich  Nietzsche.  89 

et  de  devoir  expriment  à  chaque  instant  l'état  réciproque  de  deux 
puissances  qui,  se  ménageant  l'une  l'autre,  échangent  des  conces- 
sions, ce  qui  suppose  qu'elles  se  tiennent  pour  sensiblement  équi- 
valentes '.  Mais  qu'une  disproportion  notable  se  produise  et  leurs 
rapports  changeront  d'aspect.  L'absolument  faible  parlerait  vaine- 
ment de  son  droit,  même  y  pensât-il.  la  justice  n'existe  pas  pour 
lui,  la  justice  est  un  équilibre  de  forces. 

Il  y  a  une  attitude  morale  dont  il  semble  qu'on  ne  puisse  rendre 
compte  en  parlant  d'une  force  qui  s'exerce,  puisqu'au  contraire,  dans 
le  cas  de  la  soumission  à  un  impératif  catégorique,  l'énergie  indi- 
viduelle se  subordonne  à  une  puissance  extérieure  et  étrangère, 
l'ordre  inconditionné.  Mais  d'abord,  il  ne  faut  pas  se  représenter 
l'origine  de  cet  ordre  comme  rationnelle.  Si  l'on  considère  ce  qu'il 
y  a  de  servile  dans  l'obéissance  aveugle,  on  constate  une  analogie 
entre  le  commandement  maintenant  intérieur,  et  celui  qui  naguère, 
lorsque  le  nombre  des  esclaves  était  si  grand  comparé  à  celui  des 
maîtres,  s'imposait  de  l'extérieur  et  par  la  force.  Ainsi  cet  impératif 
auquel  on  s'honore  de  se  sacrifier,  serait  un  résidu  de  despotisme, 
ce  penchant  à  l'obéissance  dont  on  est  fier,  le  résumé  inné  d'une 
servitude  séculaire-.  Dans  le  mérite  dont  on  s'enorgueillit,  il  existe 
un  élément  de  difficulté  vaincue  qui  est  imputable  à  la  vanité  :  cela 
nous  flatte  de  passer,  même  à  nos  propres  yeux,  pour  faire  diffici- 
lement ce  que  nous  faisons  habituellement  et  par  conséquent  bien'. 
L'obligation  est  une  invention  vaniteuse,  destinée  à  ennoblir  la 
servilité.  Il  y  a  d'ailleurs  une  puissance  d'énergie  à  contrecarrer 
ses  instincts  et  c'est  une  façon  d'employer  sa  force  —  façon  malsaine 
sans  doute,  mais  d'un  agrément  qui  se  conçoit  —  que  de  la  retourner 
contre  elle-même  et  de  se  vaincre,  faute  de  pouvoir  dominer  sur 
autrui.  On  ne  voit  donc  pas  que  le  Wille  zur  Macht  fasse  défaut  dans 
la  morale  de  l'impératif  catégorique.  Ici  comme  partout,  il  est  profon- 
dément agissant.  Mais  il  est  gravement  altéré  ;  c'est  d'une  psychiatrie 
mesquine  que  cette  recette  uniforme  à  tout  faire  et  à  tout  guérir  qu'on 
nomme  le  devoir.  On  se  dispense,  en  posant  des  régies  universelles  et 
fixes,  de  la  peine  que  cela  coûterait  de  s'adapter  à  chaque  instant,  par 
un  raisonnement  souple,  à  la  diversité  des  événements.  11  y  a  lieu  de 
se  demander  si  l'impératif  catégorique,  dans  sa  rigide  immutabilité, 

{.  Menschl.,  I,  92  et  03. 

2.  Morgenr.,  207. 

3.  lenseits,  146. 


90  .REVUE    I>E    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

n'est  pas  une  ressource  dé  la  paresse.  Exigera-t-on  par  contre  que 
l'action  morale  soit  toujours  pénible?  Rien  de  plus  funeste  à  la  vie 
que  cette  ingrate  réaction  contre  la  spontanéité  ;  rien  qui  dessèche 
davantage  les  sources  de  l'énergie,  qui  conduise  plus  vite  au 
ramollissement  des  pauvres  honteux  qui  ont  peur  du  succès  »,  peur 
du  plaisir  et  qui,  par  une  trop  consciencieuse  pratique  de  Vautotomie, 
en  arrivent  à  l'anémie  incurable.  Refuge  des  paresseux,  souvent 
malsaine  lorsqu'elle  commande  le  sacrifice  pour  lui-même,  la 
morale  de  l'inconditionnel  perd  toute  justification  si  l'on  fait  fléchir 
l'impératif  et  qu'on  le  conçoive  hypothétique.  Car  le  bonheur  est  le 
produit  de  circonstances  tellement  individuelles  que  ce  serait  un 
non-sens  de  promulguer  pour  sa  réalisation  des  lois  universelles  -. 
On  aurait  le  droit  d'y  songer,  en  simple  logique,  seulement  s'il  était 
démontré  que  l'évolution  universelle  est  un  progrés,  qu'elle  a  un 
but,  et  si  ce  but  était  déterminé.  C'est  pour  une  raison  analogue 
qu'il  faudrait  se  garder  de  la  pitié.  Supposé  en  effet  qu'elle  fût 
possible,  elle  n'aboutirait  qu'à  doubler  dans  le  monde  la  somme  des 
douleurs^  puisqu'aux  souffrances  immédiates  et  qui  sont  l'inévitable 
accompagnement  de  la  lutte  pour  la  vie,  viendraient  s'ajouter  des 
souffrances  par  contre-coup^.  Mais  la  pitié  n'est  pas  possible  en 
tant  que  telle,  c'est-à-dire  que  le  fond  n'en  est  pas,  comme  on  le 
dit,  la  sympathie,  mais  encore  une  fois  l'appétit  de  dominer,  le 
Wille  zur  Macht.  Le  malheureux  qui  cherche  à  provoquer  la  pitié 
ne  veut  rien  autre  que  se  prouver  à  soi-même  qu'il  lui  reste  malgré 
sa  faiblesse  une  puissance,  celle  de  faire  souffrir^  :  le  compatissant 
est  donc  la  victime  de  l'infortuné,  qui  peut  en  quelque  façon  se 
sentir  plus  fort  que  lui  puisqu'il  lui  fait  du  mal.  Le  compatissant 
d'ailleurs  n'exerce  pas  moins  sa  force  lorsqu'il  se  montre  accessible 
à  la  pitié.  D'abord,  pour  écarter  toute  conception  mystique  de  la 
sympathie,  il  faut  se  dire  qu'elle  n'a  pas  d'autre  origine,  en  ce  qui 
concerne  son  caractère  imitatif,  que  la  crainte  :  intéressés,  au  point 
de  vue  de  notre  salut  et  de  notre  bonheur,  à  être  informés  des  dis- 
positions de  nos  voisins  les  plus  forts,  et  à  nous  y  adapter,  nous 
avons  pris  l'habitude  d'imiter  leur  contenance,  leur  pratique,  et  de 
proche  en  proche  leur   attitude   interne.  S'adressant  d'abord  aux 


1.  Morfjenr.,  400,  401. 

2.  Morgenr.,  100. 

3.  IbicL,  137. 

4.  Menschl.,  I,  30. 


CH.   LE  vKuniEK.  —  Friedrtch  Nietzsche.  91 

forts,  la  sympathie  s'est  étentluo  aux  faibles  et  est  devenue  vertu 
sociale.  On  prétend  partager  la  douleur  comme  la  joie.  Mais  il  est 
aisé  de  démêler  dans  la  pitié  un  élément  de  supériorité  qui  en  révèle 
le  caractère  malgré  tout  violent.  Elle  ne  va  pas  sans  mépris  (et  le 
langage  qu'elle  parle  suffirait  à  en  témoigner),  mépris  dû  à  la  supé- 
riorité de  notre  situation  sur  celle  du  malheureux*.  On  jouit  d'être 
plus  puissant  qu'un  autre,  et  l'on  fait  volontiers  bénéficier  de  cet 
avantage  celui  qui  nous  en  procure  l'agréable  conscience. 

Ne  voyons-nous  pas  la  pitié  comme  rebutée  parle  point  d'honneur 
que  mettent  certains  misérables  a  ne  pas  se  plaindre?  Qui  supporte 
sa  souffrance  avec  orgueil  nous  fait  presque  tort,  en  tous  cas  s'aliène 
notre  sympathie,  car  il  se  montre  ainsi  plus  fort  que  sa  douleur  et 
nous  inflige  le  spectacle  de  son  énergie  au  lieu  de  nous  donner,  avec 
celui  de  sa  faiblesse,  l'occasion  de  croire  à  notre  puissance. 

Nous  nous  laissons  donc  duper  par  une  sensiblerie  niaise  lorsque 
nous  croyons  à  la  pitié.  Pitié,  impératif  catégorique,  désintéres- 
sement, sacrifice,  amour  d'autrui,  se  réduisent  à  l'instinct  de: 
domination  qui  est  seul  réel  et  dont  tous  les  sentiments  dits  moraux 
ne  sont  que  les  apparences.  On  peut  juger  maintenant  combien  peu 
l'on  se  connaît  soi-même,  quelles  illusions  on  se  forge  sur  les  instincts 
qui  composent  le  caractère,  et  qu'on  les  nourrit  à  l'aveugle,  puisqu'on 
les  ignore.  Ainsi,  leur  devenir  étant  soumis  au  hasard,  leur  être 
n'est  pas  moins  fortuit*.  Notre  conscience  ne  saurait  ni  les  former 
ni  les  maîtriser.  A  quel  titre  alors  nous  estimerions-nous  respon- 
sables des  actions  auxquelles  nous  poussent  ces  forces  inconnues? 
La  mauvaise  conscience,  le  remords,  sont  une  sottise  impuissante, 
injustifiable. 

IV 

Plus  immédiatement  qu'ils  ne  nous  découvrent  comme  leur  fond 
l'essentiel  Wille  zur  Macht,  les  sentiments  moraux  nous  posent  la 
question  du  «  jugement  de  valeur  »  qu'ils  impliquent.  L'instinct 
nous  fait  nous  décider  pour  tel  ou  tel  mode  d'action  sans  doute 
parce  que  nous  avons  autrefois  jugé,  ou  que  nos  ancêtres  ont  jugé, 
certaines  pratiques  préférables  à  d'autres.  Il  représente  les  esti- 


4.  Morgenr.,  135-138. 
1.  Morgenr.,  119. 


92  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

mations  morales  dont  nous  avons  hérité  ^  Le  plus  clair  de  cet 
héritage  se  compose  d'erreurs,  car,  agir,  c'est  resteindre,  découper 
dans  l'ensemble  infini  du  possible  un  seul  groupe  de  motifs  possibles 
qu'on  réalise  à  l'exclusion  du  reste.  Ainsi  nous  n'avons  de  rien 
qu'une  vue  partielle,  parce  qu'il  faut  vivre;  d'un  autre  côté,  cette 
même  nécessité  de  vivre  qui  limite  notre  vision  l'altère,  ne  fût-ce 
qu'en  nous  contraignant  d'agir  comme  si  nous  voyions  exactement 
et  totalement.  Nous  avons  dû  objectiver  et  prendre  pour  l'expression 
même  de  la  réalité  morale  les  limites  de  notre  action;  les  erreurs 
sur  la  vie  sont  nécessaires  à  la  vie;  juger,  c'est  être  injuste  et  se 
tromper-.  Il  y  a  donc  lieu  de  suspecter  les  principes  de  la  morale 
au  moins  au  même  titre  que  toute  espèce  de  jugements,  et  d'en 
scruter  l'origine,  pour  s'assurer  si  elle  est  ou  non  viciée  de  la  tare 
radicale  dont  nous  la  soupçonnons  atteinte.  Comme  les  témoignages 
historiques  et  philologiques  manquent  pour  cette  période  initiale  de 
la  «  fabrication  des  idéaux  »,  Nietzsche  essaye  d'y  suppléer  par  une 
méthode  de  reconstitution  du  complexe  à  partir  d'éléments  simples 
et  bien  connus  auxquels  il  a  successivement  recours,  tant  qu'enfin 
il  aboutisse  à  ces  valeurs  morales  précisément  qu'il  s'agissait  de 
retrouver,  et  qui  sont  dès  lors  expliquées  par  génération.  On 
reconnaît  là  non  seulement  un  emprunt  aux  méthodes  de  la  chimie, 
analogie  qu'il  a  pris  soin  de  signaler,  mais  l'influence  manifeste 
des  théories  génétiques  de  l'évolutionnisme  anglais.  Si  Nietzsche 
longtemps  n'a  rien  innové  sur  ce  point  et  professa  pour  les  aban- 
donner deux  doctrines  qui  n'étaient  pas  vraiment  siennes,  du  moins 
finit-il  par  en  formuler  une  plus  originale  :  celle  de  V Herren-Moral 
et  de  la  Sklaven-Moral  qu'on  lui  attribue  souvent  à  l'exclusion  des 
deux  autres,  inexactement  croyons-nous.  A  notre  sens,  le  point  de 
vue  de  l'antithèse  entre  les  maîtres  et  les  esclaves  comme  rendant 
compte  des  jugements  de  valeur  se  dégage  de  deux  conceptions  de 
la  Faculté  d'oubli  et  de  la  morale  de  troupeau,  qui  parurent  à 
Nietzsche,  l'une  après  l'autre  et  l'une  avec  l'autre,  insuffisantes  pour 
expliquer  l'illusion  du  bien. 

Le  problème  étant  :  rendre  compte.,  quant  à  leur  genèse,  de  nos  ju- 
gements sur  le  bien,  il  faut  essayer  de  le  résoudre  avec  les  données 
les  plus  simples  qui  sont,  Vindividuy  sa  volonté  de  puissance  (recher- 


1.  Ibib.,  35. 

2.  Menschl.,  I,  31  et  32. 


CH.   LE  VEHUiEii.   —  Frxedrich  Nietzsche.  93 

che  du  plaisir)  sa  faculté  de  connaître,  dont  ou  ne  considérera  que 
l'aspect  immédiatement  subordonné  à  l'amour  du  plaisir  :  l'imagi- 
nation qui  combine,  la  mémoire  qui  conserve. 

Ce  qui  nous  intéresse  dans  une  action,  c'est  beaucoup  moins  ses 
motifs  et  le  détail  de  sa  production  que  ses  résultats  par  rapport  à 
nous.  C'est  cela  qu'il  importe  de  retenir  dans  l'intérêt  de  la  pratique 
future  :  tout  le  reste  peut  être  oublié.  Ainsi  s'explique  l'illusion  de  la 
flnalité  :  j'ai  agi  sans  intention  et  dans  toute  la  spontanéité  d'un 
amour  de  la  puissance  en  exercice;  mais  mon  acte  me  fut  utile  ou 
nuisible,  c'est-à-dire  qu'il  eut  pour  conséquence  un  accroissement  ou 
un  amoindrissement  de  mon  pouvoir.  Voilà  le  caractère  qui  s'enre- 
gistre dans  la  mémoire.  Je  croirai  désormais  avoir  pris  pour  fin  de 
ma  pratique  ce  qui  n'en  a  été  que  le  contre-coup  :  puis,  par  une 
sorte  de  contagion  entre  la  mémoire  et  l'imagination,  je  contracterai 
l'habitude  d'agir  en  vue  de  mon  utilité  comme  fin.  Ce  qu'ont  de 
commun  tous  mes  actes,  c'est  de  m'être  bons  à  quelque  chose.  Mais 
ce  à  quoi  ils  me  sont  bons  varie  innombrablement  et  les  difierencie  : 
ils  ne  se  ressemblent  qu'en  ce  qu'ils  sont  bons.  Rien  d'étonnant  que 
l'esprit  s'attache  à  cette  marque  toujours  répétée  et  passe  du  bon  à 
quelque  chose  au  bon  en  soi,  au  bien,  oubliant  les  relations  diversifî- 
catrices  dont  la  mémoire  est  intéressée  à  ne  pas  se  surcharger. 
Ainsi,  par  une  double  opération  d'oubli  et  de  généralisation,  se  for- 
merait l'idée  du  bien  à  partir  de  l'action  utilitaire. 

Ce  genre  d'erreur  n'est  pas  sans  analogie  dans  la  connaissance  :  il 
en  constitue  un  procédé  fréquent.  Qu'on  pense  à  l'illusion  dont 
témoignent  certains  jugements  de  causalité,  tels  que  :  la  pierre  est 
dure,  l'arbre  est  vert  '.  La  pierre  n'est  pas  dure,  mais  nous  occa- 
sionne une  sensation  que  nous  transportons  hors  de  nous  dans 
l'objet  senti  et  que  nous  posons  comme  cause  de  la  modification 
produite  chez  le  sujet  sentant.  C'est  qu'il  est  commode  pour  ce  sujet 
de  raisonner  comme  si  la  cause  de  ses  sensations  lui  était  extérieure 
et  d'immobiliser  dans  le  monde,  théâtre  de  sa  pratique,  le  souvenir 
et  la  prévision  de  ses  propres  états.  Cette  même  faculté  d'objectiva- 
tion  née  sous  l'empire  de  la  pratique,  et  le  pouvoir  d'oubli  qu'elle 
suppose,  s'appliquent  aux  objets  de  notre  action  morale  ■  à  force  de 
mettre  hors  de  nous  ce  qui  nous  est  bon  à  quelque  c^iose,  nous  le 
concevons  comme  existant  réellement  et  indépendant  de  nous;  notre 

1.  Mensckl,  1,  39. 


94  .REVUE  DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

intérêt,  notre  bien,  devient  en  soi  bien.  Mais  on  mésuse  de  l'oubli. 
On  n'en  peut  justifier  l'emploi  en  disant  qu'il  abolit  les  différences  et 
transforme  ainsi  les  utilités  en  Bien,  le  Bon  a  quelque  chose  en  Bon 
en  soi,  car  si  les  actions  se  ressemblent  par  le  fait  d'être  bonnes,  il 
est  faux  qu'elles  différent  par  ce  à  quoi  elles  sont  bonnes.  Superfi- 
ciellement, l'espèce  d'utilité  particulière  à  chacune  paraît  les  distin- 
guer, mais  c'est  à  moi  qu'elles  sont  utiles,  à  ma  fondamentale 
volonté  de  puissance  qu'elles  se  rapportent  toutes.  Il  n'y  a  donc 
aucune  raison  pour  que  l'oubli  s'attaque  aux  formes  spéciales  de 
l'utilité  si  elles  ne  différent  que  d'apparence  et  s'identifient  en  leur 
terme.  C'est  ici  le  défaut  capital  de  cette  argumentation  :  puisqu'on 
subordonne  le  jeu  de  la  faculté  d'oubli  aux  nécessités  de  la  pratique, 
il  est  absurde  et  contradictoire  de  prétendre  que  l'oubli  efface  des 
actions  justement  le  caractère  qu'il  importe  le  plus  d'en  retenir  : 
leur  utilité  circonstanciée  par  rapport  à  nous. 

Il  faut  s'adresser,  pour  légitimer  cette  abolition,  à  une  puissance 
que  contrarie  l'utilité  individuelle.  La  collectivité  est  le  nouvel  élé- 
ment d'explication  génétique  qui  s'introduit  ici  :  Moral  ist  heute 
Beerden-Thier  Moral  ^ 

La  collectivité  a  ses  intérêts,  auxquels  il  s'agit  que  ceux  des  per- 
sonnes soient  subordonnés.  Elle  a  à  se  défendre  contre  l'action 
égoïste.  Pour  ce  faire,  elle  peut  ou  bien  affirmer  franchement  la 
moindre  valeur  de  l'individu  et  exiger  son  sacrifice  à  la  société,  ou 
bien,  ce  qui  est  plus  radical  et  plus  politique,  nier  la  moralité  de 
toute  action  intéressée,  identifier  le  bien  et  le  désintéressement'^  (tra- 
duisez le  dévouement  à  l'ensemble).  Ainsi  la  collectivité  crée  l'erreur 
de  l'altruisme,  et  c'est  sous  sa  pression  qu'opère  l'oubH  lorsqu'il 
efface  de  la  conscience  morale  la  notion  d'utilité  individuelle.  La 
morale  d'amour  appartient  comme  l'altruisme  à  la  morale  de  trou- 
peau, mais  n'en  est  pas  tout  à  fait  contemporaine;  la  sympathie 
étant,  on  l'a  vu,  un  sentiment  dont  on  imite  d'abord  les  manifestations 
par  crainte  puis  qu'on  s'incorpore  par  autosuggestion  ^  l'amour  ne 
peut  naître  au  sein  d'une  collectivité  qu'après  que  la  crainte  s'y  est 
produite,  et  celle-ci  n'a  de  raison  d'être  qu'entre  membres  d'un  corps 
social  dégagé  des  périls  extérieurs,  entre  hommes  qui,  n'étant  plus 


1.  lenseits,  202. 

2.  Der  W.  u.  s.  Sch.,  40. 

3.  Morgenr.,  142. 


CH.  LK  VKimiEU.  —  Friedrich  Nietzsche.  95 

unis  par  la  menace  d'un  danger  commun,  sont  forcés  d'avoir  égard 
les  uns  aux  autres.  L'altruisme  nait  en  l'état  de  guerre,  l'amour  et  la 
pitié  dans  l'état  de  paix  '. 

Mais  n'y  a-t-il  pas  incompatibilité  entre  le  nouvel  élément  géné- 
tique qui  vient  d'être  invoqué  et  celui  qu'on  lui  donne  pour  rôle  de 
compléter?  L'accord  est-il  concevable  entre  la  volonté  de  puissance, 
la  tendance  individuelle  à  jouir  d'une  part,  et  la  réaction  sociale 
d'autre  part,  qui  prétend  se  subordonner  cette  fière  énergie?  Nietz- 
sche ne  voit  pas  d'opposition  irréductible  entre  le  Wille  ziir  Marhl 
et  la  morale  de  troupeau.  Même  a  priori,  il  peut  y  avoir  identité 
entre  le  bien  du  troupeau  et  celui  de  chaque  bête;  on  peut  vouloir 
du  même  coup  le  bien  de  la  communauté  dont  on  fait  partie  en  vou- 
lant le  sien  propre.  Dans  l'état  idéal,  l'égoïsme  rejoindrait  l'altruisme. 
On  trouve  des  subtituts  de  cet  idéal  :  c'est  ainsi  que  la  même  vanité 
qui  porte  l'humble  à  s'exalter  en  ascète  incline  l'animal  de  troupeau 
à  simuler  l'allruisme,  de  sorte  qu'à  la  fin  il  l'éprouve  réellement.  Il 
peut  venir  un  temps  ou  la  tête,  cette  partie  la  plus  altruisée  de 
l'homme,  et  comme  l'organe  chargé  de  nous  renseigner  sur  la 
volonté  sociale,  ne  contredira  plus  le  cœur,  lieu  de  l'énergie  indivi- 
duelle, du  Wille  zur  Macht  *.  Nous  constatons  aujourd'hui  le  progrès 
comme  un  fait,  car  nos  trente  premières  années  résument  les  trente 
mille  antérieures  et  nous  profitons  pour  l'accroître  de  toute  l'expé- 
rience humaine.  Quel  but  concevoir  à  ce  progrès  sinon  une  adapta- 
tion de  plus  en  plus  parfaite  aux  conditions  de  la  vie  sociale,  aux 
lois  de  la  Welt-Moral  {\\ye  les  travailleurs  actuels  doivent  se  donner 
pour  tâche  de  déterminer '?  Sans  doute,  Nietzsche  rejeta  ces  idées 
évolutionnistes,  et  Zarathustra  n'a  pas  les  mêmes  rêves  que  l'auteur 
de  Humain,  trop  Humain.  Mais  il  recourut  longtemps  à  l'idée  de 
collectivité  parce  qu'elle  lui  était  commode  pour  expliquer  l'émission 
des  valeurs  morales  et  qu'elle  rendait  compte,  en  outre,  d'un  certain 
nombre  de  faits.  Par  exemple,  c'est  dans  une  collectivité  que  la  morale 
peut  se  présenter  non  seulement  comme  la  science,  mais  comme  la 
règle  des  mœurs.  La  morale  est  normative  parce  qu'elle  est  sociale,  et 
que  la  volonté  de  l'individu  doit  se  soumettre  à  la  volonté  plus  forte 
du  nombre.  De  même  s'explique  le  caractère  conservateur  et  tradi- 
tionnel des  théories  du  Bien,  et  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'immo- 

1.  lenseits,  201. 

2.  Menschl.,  Il,  198,  (/.  W.  u.  s.  Sch.,  183. 

3.  Menschl.,  1,  25. 


96  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

bilisme  moral  :  la  morale  étant  la  codification  des  habitudes  d'une 
communauté,  et  de  telles  habitudes  exprimant  les  conditions  per- 
manentes de  la  vie,  innover  en  matière  de  morale,  c'est  attenter  aux 
intérêts  sociaux'.  Aussi  le  troupeau  est  hostile  à  l'inventeur  qui 
l'inquiète  et  trouble  sa  sécurité;  il  le  flétrit  du  nom  d'immoral  et 
décourage  ses  velléités  par  la  menace  de  l'abandon.  Or,  comme  il 
peut  arriver  que  l'inventeur,  au  lieu  d'être  un  attardé',  soit  un  pré- 
curseur qui  ait  vu  de  nouvelles  nécessités  pratiques  qu'il  va  falloir 
que  le  troupeau  reconnaisse  et  que  le  bétail  subisse,  on  constate 
que  la  société  proclame  principes  moraux  les  idées  qui,  à  leur 
éclosion,  lui  avaient  paru  les  plus  dangereuses  et  détestables.  Ainsi 
n'v  a-t-il  entre  la  bonne  et  la  mauvaise  conscience  que  la  différence 
d'une  estampille  sociale  qui  dans  le  second  cas  fait  défaut,  n'a  pas 
encore  été  accordée.  Les  principes  les  plus  incontestés  furent 
d'abord  prohibés  comme  immoraux,  et  il  n'y  a  rien  de  plus  relatif 
aux  temps,  aux  lieux  et  aux  peuples  que  les  «  vérités  »  qu'on 
voudrait  les  plus  universelles  et  immuables.  Du  même  point  de  vue, 
la  vertu  n'est  qu'un  sommeil  ^,  étant  une  habitude  où  s'endort  la  vive 
conscience  de  l'intérêt  individuel  au  profit  du  troupeau,  qui  pourtant 
laisse  assez  transparaître  son  calcul,  puisqu'il  affirme  essentiel  à  la 
vertu  le  caractère  de  la  continuité,  ne  la  loue  et  ne  la  récompense 
que  dans  la  mesure  où  elle  témoigne  de  la  subordination  de  l'individu 
au  tout^  C'est  duperie  qu'une  telle  vertu,  qui  implique  cette  erreur 
de  se  concevoir  comme  l'élément  d'un  tout,  d'agir  comme  si  l'on 
était  un  moyen,  et  dont  les  degrés  correspondent  à  la  socialisation 
plus  ou  moins  achevée  de  la  bête  de  troupeau. 

Cette  doctrine  de  la  formation  des  valeurs  par  la  collectivité  ne 
satisfait  pas  complètement  Nietzsche  parce  qu'elle  ne  cadre  ni  avec 
ses  idées  sur  l'instinct  ni  avec  ses  observations  sur  le  caractère 
anti-naturel  de  certaines  morales.  Si  en  effet  on  ne  part  pas  d'une 
identité  achevée  entre  l'utilité  individuelle  et  l'utilité  sociale,  et  si 
l'on  pose  comme  fin  à  l'évolution  de  réaliser  cette  identité  par 
une  adaptation  progressive,  on  méconnaît  le  rôle  de  l'instinct  : 
l'instinct,  chez  l'homme  de  troupeau  est  comme  le  résumé  des 
jugements  de  valeur  que  la  société  a  émis.  Il  oriente  le  bétail,  en  le 
dispensant  de  réfléchir,  vers  les  fins  qu'a  voulues  et  qu'a  dû  vouloir 

1.  Menschl.,  I,  42,  96.  II,  90;  Morgenr.,  9. 

2.  Mo?'genr.,  9;  Zarathustra,  40. 

3.  Lie  frbhliche  Wissenschaft,  21,  116. 


r.ii.    !,[■:  VKiuuKU.   —   Friedrich  Nietzsche.  97 

\e  troupeau.  Il  est  donc  parfaitement  socialisé  puisqu'il  est  origi- 
nellement social,  et  il  y  a  contradiction,  dans  un  troupeau,  à  parler 
de  la  recherche  instinctive  d'un  bien  qui  ne  serait  pas  le  bien 
commun.  Si  maintenant  l'un  accepte  celte  identification  comme 
donnée,  alors  on  renonce  a  rendre  raison  de  faits  importants  (|ui 
s'inscrivent  en  faux  contre  un  tel  postulat.  Il  arrive  que  l'obligation 
morale  se  présente  avec  le  caractère  d'une  réaction  contre  notre 
nature.  Or,  daqs  une  doctrine  qui  identifie  l'instinct  individuel  et 
l'instinct  social,  il  serait  absurde  que  l'un  pût  réagir  contre  l'autre. 
On  ne  s'explique  pas  que  la  morale  s'oppose  à  l'instinct  dans  un 
troupeau  où,  {)ar  définition,  instinct  et  moralité  ne  devraient  faire 
qu'un.  Ainsi,  ou  bien  c'est  la  raison  qui  est  morale  :  mais  alors, 
outre  qu'on  fait  appel  à  une  faculté  de  libre  examen  dont  se 
passerait  volontiers  le  troupeau  ',  on  enlève  à  ce  dernier  son  instru- 
ment le  plus  efficace,  l'instinct;  ou  bien  c'est  l'instinct  qui  est 
moral,  et  alors  une  notable  partie  du  réel  échappe  à  l'explication, 
on  ne  sait  plus  pourquoi  cela  passe  souvent  pour  une  action  morale 
d'agir  au  rebours  de  l'instinct. 

Ni  les  conditions  de  la  connaissance  individuelle,  ni  celles  de 
l'ccistence  collective  ne  suffisant  à  légitimer  le  jugement  de  valeur, 
il  faut  introduire  un  troisième  élément  de  production,  cette  tendance 
dynamique  que  révèlent  au  fond  de  nous  la  critique  religieuse  et 
métaphysique  aussi  bien  que  l'analyse  des  sentiments  moraux. 
Supposons  que  la  volonté  de  domination  s'exerce  au  sein  d'un  groupe 
social,  elle  aura  pour  effet  de  partager  ce  groupe  en  deux,  les  forts 
et  les  faibles,  la  caste  des  maîtres  et  celle  des  esclaves. 

Les  maîtres  donnent  libre  cours  à  leur  énergie  et  en  jouissent. 
Tout  ce  qui  est  libre  et  fort  est  leur  égal,  ils  se  sentent  en  sympathie 
avec  ceux  qui  leur  ressemblent,  usant  sans  scrupule,  puisque  sans 
sujétion  de  la  vie  et  des  hommes.  Les  maîtres  ont  entre  eux  des 
rapports  d'estime  et  d'honneur,  se  tenant  réciproquement  pour 
«  nobles  ».  Quant  aux  faibles,  il  les  méprisent  de  n'avoir  point  la 
liberté  d'agir,  et  d'être  soumis  à  la  volonté  d'autrui.  Mais  c'est  là 
une  posture  inférieure,  avec  laquelle  ils  ne  peuvent  pas  sympathiser 
puisqu'ils  ne  la  connaissent  que  du  dehors,  non  par   expérience. 


1.  Il  est  à  peine  besoin  de  relever  la  eonlradicLion  qu'il  y  a  entra  ce  raison- 
nement et  ce  qui  a  été  dit  plus  haut  de  la  raison  faculté  sociale.  Nietzsche, 
comme  il  lui  arrive  souvent,  a  exprimé  les  deux  idées  sans  choisir.  Il  n'est  rien 
dont  il  se  soit  moins  soucié  que  de  concilier. 

Kev.  Mkta.  t.  IX.  —  1901.  7 


98  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Aussi  le  domaine  du  Verdchtlkh  est-il  chez  eux  tout  relatif;  l'idée 
qu'ils  en  ont,  complémentaire  de  leur  idée  du  Vornehm.  Eux- 
mêmes  sont  forts  et  nobles,  bons  [gut).  Le  reste  est  abject,  mépri- 
sable, commun,  populaire,  simple  (schlecht)  '.  Le  schlecht  est  ce 
qui  n'est  pas  gui,  ce  qui  existe,  mais  d'une  vie  moindre,  moins 
luxuriante  et  comme  dégradée. 

On  voit  par  là  pourquoi  Tévolutionnisme  utilitaire  ne  pouvait 
rendre  compte  de  la  formation  des  valeurs  :  il  partait  d'un  point  de 
vue  faux.  Ce  n'est  pas  aux  actions  que  vient  s'ajouter  par  un  pro- 
cessus mental,  lent,  compliqué  et  malaisé  à  concevoir  le  caractère 
de  la  moralité;  mais  ce  sont  les  agents  qui  commencent  par  s'affirmer 
eux-mêmes,  parce  qu'ils  se  sentent  tels  «  forts,  nobles  et  bons  »  ^ 
Le  concept  de  premier  rang  d'abord  pris  dans  le  sens  politique,  se 
résoud  ultérieurement  en  concept  de  premier  rang  pris  dans  le  sens 
moral  »  (Geneal.  6). 

Pour  l'esclave,  le  maître  est  malfaisant.  11  nuit,  non  point  par 
méchanceté,  car  il  n'a  pas  le  dessein  formé  de  faire  du  mal  '%  mais 
par  insouciance,  incapacité  de  se  représenter  une  manière  d'être 
trop  différente  de  la  sienne  et  d'évaluer  la  souffrance  que  pourra 
occasionner  chez  le  faible  lésé  l'exercice  de  sa  force.  Le  maître  se 
manifeste  donc  «  mauvais  ennemi  ».  Et  comme  la  souffrance  cherche 
à  anéantir  sa  cause,  la  réaction  de  l'esclave  contre  le  maître  lui  fait 
affirmer,  contre  le  mal  dont  il  souffre,  un  bien  qui  en  est  la  négation, 
La  catégorie  du  mal ,  peut-on  dire,  chez  les  esclaves,  coïncide  avec 
la  catégorie  du  bien  chez  les  maîtres.  Le  gut  de  la  morale  des  forts, 
c'est-à-dire  l'épanouissement  joyeux  et  sans  scrupules  de  leur  force, 
c'est  exactement  le  base  de  la  morale  des  faibles  ^.  Réciproque- 
ment ce  que  les  maîtres  qualifient  de  schlecht,  les  esclaves  l'exaltent 
sous  le  nom  de  gut,  c'est-à-dire  qu'ils  érigent  en  bien  ce  qui  est 
en  effet  bon  pour  eux,  les  vertus  de  résignation  et  de  pitié  dont 
leur  humilité  leur  fait  une  condition  de  vie  nécessaire.  Ainsi  ce  qui 
est  positif  et  primitif,  dans  la  morale  des  esclaves,  c'est  le  concept 
ultérieur  et  négatif,  à  l'inverse  de  ce  qui  a  lieu  chez  les  maîtres. 
On  s'explique  alors  que  la  règle  morale  soit  si  souvent  une  réac- 


1.  lenseits,  240. 

2.  Geneal.,  4. 

3.  Geneal.,  2. 

4.  Menschl..   I,  81,  103. 
3.  Geneal.,  11. 


CH.  LE  VERRIER.  —  Friedrich  Nietzsche.  99 

tion  contre  l'instinct.  Forts  et  faibles  ont,  au  fond,  une  nature  ana- 
logue, un  même  Wille  zur  Machl,  qui  cherche  à  se  satisfaire.  Mais, 
chez  les  premiers,  il  y  arrive,  sans  se  briser  sur  les  obstacles,  et  alors 
jouit  de  lui-même  et  se  félicite,  tandis  que  la  volonté  des  seconds, 
trop  débile,  répudie  les  satisfactions  qu'elle  n'a  pu  conquérir  et, 
morbide,  pervertit  les  sains  par  manière  de  revanche  en  leur  persua- 
dant que  la  nature  est  immorale,  qu'il  faut  la  corriger  par  l'altruisme 
ou  l'obéissance  aux  préceptes  rationnels.  L'impératif  en  morale  est 
une  vengeance  d'esclaves  '. 

Telle  étant  l'histoire  des  notions  morales,  un  renversement  de  ces 
valeurs  mensongères  s'impose,  non  point  comme  une  obligation  ni 
commme  une  préférence,  mais  comme  une  nécessité.  L'acte  par 
lequel  l'esprit  prend  conscience  des  illusions  dont  il  fut  longtemps  la 
dupe,  et  celui  par  lequel  il  les  rejette  loin  de  lui  ne  se  distinguent 
pas.  La  transvaluation  est  inséparable  de  la  critique.  Une  volonté  de 
puissance  longtemps  assez  inconsciente  de  soi  pour  s'exprimer  en 
des  erreurs  qui  la  dénaturent  et  dont  le  système  forme  les  religions, 
les  métaphysiques  et  les  morales,  mais  qui,  avertie  désormais,  va 
s'employer  en  toute  joie  et  simplicité  à  créer  des  valeurs  nouvelles, 
voilà  ce  que  révèlent  à  l'examen  les  idées  de  Dieu,  de  la  Vérité  et  du 
Bien.  La  théorie  du  Sur-homme  et  du  Retour  éternel  organise  en 
principes  de  pratiques  les  éléments  d'explication  qu'a  dégagés  la 
recherche  critique. 

Gh.  Le  Verrier. 

1.  Geneal.,  10. 


H.     DELACROIX 


LE  MYSTICISME  SPÉCULATIF  EN  ALLEMAGNE 

AU  XIV^  SIÈCLE 

MAITRE    ECKART' 


Le  mysticisme  est  moins  une  philosophie  qu'une  tournure  d'esprit. 
De  tout  temps  il  s'est  trouvé,  dans  l'enceinte  comme  au  dehors  des 
écoles,  des  natures  sentimentales  et  ardentes,  impatientes  des  len- 
teurs et  des  subtilités  de  la  raison  discursive,  et  qui  ont  espéré  se 
rapprocher  plus  sûrement  de  l'absolu  par  les  rapides  démarches  du 
sentiment  ou  de  l'intuition  rationnelle.  Il  serait  même  arbitraire  de 
réserver  exclusivement  le  nom  de  mystiques  à  une  catégorie  unique 
de  métaphysiciens;  le  mysticisme  pénètre  par  endroits  la  pensée  des 
esprits  les  plus  positifs.  L'adversaire  du  mystique  Fénelon,  Bossuet, 
a  eu,  dans  les  Méditations  sur  rÉvcmgile  et  dans  les  Éléoaiions  des 
élans  mystiques;  A.  Comte  lui-même  ne  fut  pas  étrangère  une  sorte 
d'extase  mystique  dans  les  dernières  années  de  sa  vie.  11  n'en  existe 
pas  moins,  à  travers  l'histoire  des  idées,  une  lignée  mystique  qui, 
pour  n'être  ni  parfaitement  une  ni  très  nettement  délimitée,  offre 
cependant  une  continuité  historique  indéniable  et  reconnaît  ce  prin- 
cipe commun  :  l'esprit  peut_  s'élever,  au-delà  de  l'apparence,  à 
l'aperception  de  l'être  absolu,  source  de  toute  essence  et  de  toute 
connaissance. 

Cette  continuité,  d'ailleurs,  est  inégalement  apparente.  Tantôt  le 
mysticisme  se  résume  en  un  grand  nom,  Plotin,  Proclus,  Scot  Éri- 
gène,  Eckart.  D'autres  fois,  tendance  impersonnelle  et  plus  ou  moins 

1.  Thèse  de  doctorat,  1  vol.  in-8,  xvi-287  p.,  Paris,  Alcan,  1900. 


TH.  ULYSSES.  —  Le  mysticisme  spéculatif  en  Allemagne,     loi 

consistante,  il  s'identifie  au  sentiment  religieux  et  vivifie  ou  déforme 
la  piété  populaire. 

Tel  est,  précisément,  l'intérêt  du  livre  de  M.  H.  Delacroix,  d'avoir 
découpé  dans  l'histoire  du  mysticisme  une  période  assez  vaste  pour 
montrer  successivement  ce  double  aspect,  personnel  et  anonyme,  du 
mysticisme.  De  Scot  Ërigène,  qu'il  prend  pour  point  de  départ,  à 
maître  Eckart,  auquel  il  aboutit,  plus  de  quatre  siècles  s'écoulent, 
du  milieu  du  neuvième  au  commencement  du  quatorzième.  Entre  les 
deux,  plus  près,  il  est  vrai,  du  second  que  du  premier,  le  mysticisme, 
à  défaut  de  protagonistes  éminents,  est  représente  par  les  sectes  des 
Amalriciens  et  des  Orllibiens  et  surtout  par  les  bandes  très  nom- 
breuses et  indisciplinées  des  Beghards.  Ce  n'est  donc  pas  seulement 
à  une  importante  renaissance  du  néo- platonisme  théorique  que 
nous  initie  le  livre  de  M.  Delacroix;  il  nous  ouvre  aussi  un  chapitre, 
et  l'un  des  plus  curieux,  de  l'histoire  morale  et  religieuse  du 
moyen  âge  allemand.  Sans  doute  il  n'échappe  pas  à  l'inconvénient 
ordinaire  de  ce  genre  d'études,  qui  est  de  découper  artificiellement 
un  fragment  d'un  tout  continu  sans  déterminer  avec  une  suffisante 
précision  les  attaches  qui  le  relient  au  passé.  La  période  même 
qu'embrasse  M.  Delacroix  ne  présente  pas  une  grande  unité,  puis- 
qu'il n'est  nullement  établi  qu'Eckart  ait  connu  Erigène  ou  en  ait 
subi  l'influence,  et  que  tous  deux  n'ont  peut-être  d'autre  lien  de  filia- 
tion que  de  s'être  inspirés  l'un  et  l'autre  des  écrits  de  l'Aréopagite. 
Mais  la  pauvreté  des  informations  recueillies  par  les  érudits  est  ici 
seule  en  cause,  et  M.  Delacroix  a  suffisamment  mis  en  relief  la 
parenté  logique  de  ses  héros  pour  que  l'unité  de  son  livre  ne  soufTre 
pas  outre  mesure  de  l'incohérence  historique  des  documents. 

Essayons  maintenant  de  résumer  à  grands  traits,  d'après  M.  Dela- 
croix, le  progrès  de  l'idée  mystique  du  ix'^  au  xiv®  siècle. 

Scot  Erigène  avait  traduit  en  latin  les  ouvrages  faussement  attri- 
buées à  Denys  l'Aréopagite  et  adopté  les  conclusions  essentielles  de 
ce  dépositaire  du  néo -platonisme.  Dieu  est  l'Unité  et  l'Absolu 
qu'aucun  attribut  ne  détermine.  Aucune  affirmation  positive  n'atteint 
sa  réalité,  et  toute  affirmation  négative  est  vraie  en  quelque  manière 
en  supprimant  de  lui  ce  que  le  langage  peut  exprimer.  Toute  déter- 
mination affirmée  de  Dieu  n'est  qu'un  artifice  de  l'entendement.  De 
là  l'idéalisme  qui  domine  toute  cette  philosophie.  «  La  notion  d'une 
chose  n'est  pas  différente  de  la  chose  même  »  (p.  25).  Les  personnes 
de  la  divinité  ne  sont  pas  des  modes  de  la  substance  divine,  mais  des 


102  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

manières  dont  l'esprit,  en  analysant  des  propres  facultés,  se  repré- 
sente les  rapports  divers  de  l'incréé  au  créé.  De  même,  la  diversité 
des  choses  naturelles  se  confond  avec  la  diversité  des  notions  et  des 
concepts  dans  l'entendement  humain.  «  C'est  donc  en  la  pensée 
humaine  que  toutes  ces  choses  sont  créées.  Elle  se  confond  avec  le 
Verbe,  elle  est  le  Verbe...  »  (p.  25),  et  cette  idée  de  la  déification  de 
l'homme  se  retrouvera  plus  d'une  fois  chez  les  successeurs  d'Érigène. 
Ainsi  se  comble  Fintervalle  qui  sépare  la  nature  et  l'homme  de 
l'absolu.  L'Etre  se  continue  dans  le  monde  a  travers  l'esprit  humain, 
véritable  médiateur  entre  l'absolu  et  le  relatif.  Mais  entre  l'homme 
et  Dieu,  il  n'y  a  point  de  médiateur;  c'est  en  lui-même  que  l'homme 
trouve  Dieu  et  la  raison  des  choses.  Aussi  le  Christ  et  son  Eglise  ne 
sont-ils  plus  que  des  symboles  propres  à  exprimer  au  vulgaire  la 
solidarité  de  l'absolu  et  de  la  créature.  Rien  ne  peut  empêcher  l'esprit 
de  s'élever,  par  delà  la  foi,  à  l'intellection  de  l'Être. 

D'Érigène  à  Amaury  de  Bène,  plus  de  trois  siècles  s'écoulent,  et 
l'on  se  prend  à  regretter  que  M.  Delacroix  n'ait  pas  cherché  à  déter- 
miner quelques  points  de  repère  dans  cette  période  obscure.  Est-il  si 
évident  qu'il  l'admet  que  l'influence  des  Arabes,  celle  notamment  du 
Fons  vitœ,  ait  été  étrangère  à  la  formation  de  la  théorie  amalri- 
cienne?  N'est-il  pas  vraisemblable  surtout  qu'Amaury  a  ressenti 
l'action  plus  ou  moins  directe  de  son  compatriote,  le  Beauceron 
Bernard  de  Chartres,  mort  moins  d'un  demi-siècle  avant  lui?  Les 
accusations  du  chancelier  de  Paris,  toutes  formelles  qu'elles  sont, 
peuvent  n'être  pas  absolument  probantes  au  sujet  d'un  théolo- 
gien dont  aucun  écrit  n'est  parvenu  jusqu'à  nous,  car  ces  accusa- 
lions  sont  d'un  adversaire,  d'un  juge  qui  a  pu  trouver  commode  de 
ramener  les  propositions  suspectes  d'Amaury  à  un  type  d'hérésie 
connu  et  déjà  condamné.  Elles  laissent  ouverte  au  moins  la  question 
de  savoir  si  l'enseignement  oral  n'a  pas  contribué  à  transmettre  le 
mysticisme  d'Erigène  à  Amaury,  en  un  temps  où  la  scolastique 
n'avait  pas  encore  reçu  sa  forme  officielle  et  définitive.  Quoiqu'il  en 
soit,  les  principales  thèses  amalriciennes  sont  bien  celles  d'Erigène. 
Tout  ce  qui  est  est  un,  en  tant  que  fondé  sur  l'être  divin.  Le  divin 
pénètre  toute  chose,  homme  et  nature;  il  naît  et  meurt  en  toutes 
choses.  Aussi  la  connaissance  et  la  possession  de  Dieu  ne  supposent- 
elles  point  nécessairement  la  médiation  du  dogme  et  des  sacrements. 
Il  n'y  a  d'autre  sanctification  que  celle  qui  s'opère  dans  la  recon- 
naissance  de  l'Esprit  divin  par  l'esprit  humain  qui  en  dérive.  Cette 


TH.   UUYSSEN.  —  Le  mysticisme  spéculatif  en  Allemagne.     103 

connaissance  assure  l'affranchisement  graduel  de  l'Espril  saint.  Au 
début,  le  Père  seul  régnait,  dans  la  dure  loi  mosaïque;  puis  le  Fils  a 
adouci  la  vieille  loi;  enfin  l'Esprit  abroge  la  loi  qui  pèse  sur  les  cons- 
ciences, et  chaque  homme  peut  trouver  directement  en  lui-même  la 
révélation  du  divin  qui  le  sanctifie  et  le  sauve.  Les  Amalriciens 
s'imaginaient  que  l'Esprit  s'était  incarné  pour  la  première  fois  dans 
leur  secte,  et  que  sa  présence  en  eux  leur  était  un  sûr  ^rant  de  sain- 
teté; ils  semblent  même  avoir  admis,  —  comme  les  stoïciens  le 
disaient  du  Sage,  —  que  celui  qu'anime  l'Esprit  peut  se  livrer  sans 
remords  à  toutes  les  joies  sensuelles,  spiritualisées  par  la  présence 
du  divin.  Ces  conclusions  hardies  ne  tarderont  pas  à  trouver,  dans 
les  couches  populaires,  des  sectateurs  complaisants. 

C'est  à  l'Est,  sur  les  bords  du  Rhin,  que  M.  Delacroix  nous  conduit 
pour  repérer  le  courant  mystique  qui  le  conduira  à  Eckart,  Ici 
encore,  la  transition  est  plus  logique  qu'historique,  et  M.  Delacroix 
a  dû  regretter  tout  le  premier  l'absence  de  preuve  permettant  d'éta- 
hlir  que  les  frères  du  Nouvel  Esprit  ou  du  Libre  Esprit  d'Alsace  sont 
des  transfuges  de  l'amalricianisme  persécuté.  La  concordance  des 
dates  autorise  tout  au  moins  l'hypothèse.  Mêmes  obscurités  sur  la 
parenté  qui  unit  cette  secte  avec  celle  des  disciples  d'Ortlieb  de  Stras- 
bourg. M.  Delacroix  a  raison,  croyons-nous,  de  voir  dans  les  frères 
du  Nouvel  Esprit  et  dans  les  Ortlibiens  deux  variétés  d'une  même 
espèce,  séparés  plutôt  par  la  différence  des  mœurs  que  par  l'opposi- 
tion des  doctrines.  Les  uns  et  les  autres  admettent,  au-dessus  de  la 
religion  traditionnelle  et  littérale,  une  libre  religion  qui  supprime 
tout  médiateur  entre  l'homme  et  Dieu,  proclame  l'inanité  des  sacre- 
ments, et  réduit  le  Christ  au  rôle  de  modèle  de  la  sainteté.  Mais  les 
Ortlibiens  conservaient,  comme  nécessaire  à  l'affranchissement  de 
l'Esprit,  la  mortification  de  la  chair;  les  frères  du  Nouvel  Esprit 
voient  au  contraire  dans  le  jeûne  et  la  prière  un  asservissement  de 
l'h^sprit  à  des  rites  matériels.  L'Esprit  est  liberté,  et  ceux  qui  ont  pris 
conscience  de  la  présence  de  l'Esprit  en  eux  deviennent  libres  du 
péché  dans  leurs  œuvres;  «  leur  acte  sanctifie  leur  action  »  (p.  62). 
Dieu  agit  en  eux  et  par  eux,  et  le  désir  n'est  que  l'expansion  de  l'Es- 
prit vivant.  L'instinct  a  sa  noblesse  et,  dès  lors,  aucun  des  actes  de 
la  chair  n'est  répréhensible  chez  le  disciple  de  l'Esprit.  Il  peut  à  son 
gré  forniquer  et  voler. 

Cette  morale  «  à  la  fois  très  abstraite  et  très  lâche  »,  séduisant  les 
uns  par  la  hauteur  de  ses  principes  et  les  autres  par  l'élasticité  de 


104  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

SCS  maximes,  eut  un  profond  retentissement  dans  la  période  de  fer- 
mentation religieuse  intense  qui  commence  à  la  fin  du  treizième 
siècle,  et  trouva  un  terrain  de  culture  particulièrement  favorable 
parmi  les  béghards  et  les  béguines.  M.  Delacroix  a  écrit  deux 
excellents  chapitres  d'histoire  sur  ces  associations  singulières 
d'hommes  ou  de  femmes  ,  qui  ont  pullulé  sur  les  bords  du  Rhin 
et  dans  les  Flandres  .  Il  en  a  bien  distingué  les  types  divers  : 
vastes  associations  de  femmes  riches,  méditant  la  religion  dans  une 
retraite  demi-mondaine  et  se  laissant  bercer  par  la  parole  mystique 
de  savants  dominicains;  groupes  restreints  de  recluses  vivant  de  cha- 
rités, bandes  de  prédicateurs  vagabonds  et  mendiants,  pratiquant  à 
la  lettre  la  pauvreté  évangéiique  ,  adversaires  fanatiques  d'une 
Église  plus  attachée  au  siècle  qu'à  l'esprit  de  l'Évangile,  i^ectateurs 
d'une  morale  cynique  qui  ne  connaît  d'autre  loi  que  la  libre  recherche 
de  toutes  les  jouissances.  La  confession  d'un  certain  Jean  de  Brtinn 
jette  d'étranges  lueurs  sur  les  aberrations  morales  auxquelles  peut 
conduire  cette  thèse  que  l'homme,  une  fois  affranchi  de  la  chair  par 
la  mortification, peut  céder  ensuite  à  tous  les  mouvements  des  sens, 
qui  sont  désormais  la  manifestation  de  l'Esprit  dont  il  est  plein,  et  il 
est  fort  heureux  que  le  latin  des  citations  de  M.  Delacroix  puisse 
braver  la  malhonnêteté  des  aveux  du  béghard  repentant.  On  com- 
prend que  les  papes  aient  eu  de  gros  embarras  pour  réduire  une 
secte  qui  mêlait  si  étroitement  l'orthodoxie  et  l'hérésie,  les  vertus 
évangéliques  et  les  vices  du  siècle.  L'Inquisition  eut  grand  peine  à 
en  triompher. 

Il  est  établi  que  maître  Eckart  prêcha  à  Strasbourg  dans  les  cou- 
vents de  femmes,  et  il  est  vraisemblable  qu'il  se  trouva  des  béguinea 
au  nombre  de  ses  auditrices  et  de  ses  pénitentes.  Un  poème  d'une 
dominicaine  de  Strasbourg,  dont  M.  Delacroix  cite  un  curieux  frag- 
ment, nous  donne  une  idée  de  l'impression  qu'exerçait  sur  une  ima- 
gination de  femme  la  suave  éloquence  du  maître  :  «  11  veut  parler 
du  néant;  qui  ne  le  comprend,  celui-là  peut  se  plaindre  à  Dieu  de 
n'avoir  pas  été  illuminé  par  la  parole  divine.  »  (P.  144.) 

Ainsi  se  trouve  établie  la  transition  entre  le  mysticisme  populaire 
et  la  philosophie  du  penseur  dont  la  physionomie  domine  de  très 
haut  la  thèse  de  M.  Delacroix.  Eckart  prêcha  d'ailleurs  aux  foules, 
aussi  bien  que  devant  les  clercs,  et  c'est  dans  ses  sermons  qu'il  faut 
rechercher  sa  doctrine.  M.  Delacroix  a  tiré  le  plus  heureux  parti  des 
découvertes   de    PfeilTer   (t.  II   des   Deutsche   Mysliker  des   XIV^""^ 


TH.  RUYSSKN.   —  Le  wyslicisme  spéculatif  en  Allemagne.     105 

Iahi-huudi')'ls,  ISoT;,  qui  a  trouve  et  édité  HO  sermons  et  quelques 
traités,  en  langue  allemande,  et  de  celles  du  P.  Denifle,  auquel 
nous  devons  d'importants  fragments  latins  de  VOpus  Iriparlilitm 
d'Kckart.  [Archir  fin-  IJlontlur  iind  Kirrlieiigeschickfe  des  MilleJal- 
tei's,  Berlin,  1885).  Résumons  brièvement  l'expose  de  la  doctrine 
eckartienne. 

Ce  n'est  plus  à  Érigène  ni  aux  Amalriciens,  c'est  à  PloLin  même, 
à  Proclus  et  à  Denys  l'Aréopagite  (il  cite  ce  dernier  une  centaine 
de  fois),  qu'il  faut  remonter  pour  retrouver  la  vraie  source  de  l'ins- 
piration d'Eckart.  Comme  les  grands  Néo-Platoniciens,  il  place  au- 
dessus  do  l'intelligibilité  et  de  l'Être  l'Unité  primordi.de  (p  240),  au- 
dessus  de  Dieu,  la  Divinilé  qui  ne  connait  rien  et  ne  se  connaît  pas 
soi-même  »  (p.  175),  en  qui  s'efTace  toute  distinction  d'être  ou  de 
personnes.  Ce  Néant  n'est  pas  le  pur  non-être,  il  n'a  pas  de  déter- 
mination, de  forme,  mais  il  est  riche  de  toute  forme  et  de  toute 
détermination.  De  lui  rien  ne  peut  être  nié,  il  est  l'affirmation  par 
excellence,  la  substance  unique,  la  vie  en  soi,  supérieure  à  toutes  ses 
manifestations. 

Mais  comment  cette  «  nature  innaturée  nature-t-elle  la  nature 
naturée  »?  L'Unité  absolue  ne  saurait  sortir  d'elle-même  pour 
engendrer;  la  divinité  est  enfermée  en  soi.  Cette  impuissance  à 
s'extérioriser  est  précisément  ce  qui  fait  qu'elle  revient  sur  soi  et  ce 
reploiement  de  l'Unité  sur  elle-même  est  l'image  [das  Bild)  par 
laquelle  elle  se  révèle  et  devient  intelligible  à  elle-même.  Or  dans 
cet  acte  se  dégagent,  à  la  fois  distincts  et  étroitement  unis,  le  sujet 
et  l'objet.  Le  sujet,  antérieur  logiquement  à  l'objet  de  la  connais- 
sance, est  le  Père;  l'objet  qui  en  procède  est  le  Fils,  et  l'union 
ineffable  de  l'objet  et  du  sujet  est  l'Esprit.  La  Genèse  du  Fils  est 
ainsi  l'acte  éternel  par  lequel  le  Père  prend  conscience  du  fond 
intelligible  de  sa  divinité,  et  la  fusion  interne  de  ces  éléments 
unifie  le  Père  et  le  Fils  en  une  même  vie  spirituelle. 

En  engendrant  le  Fils,  c'est-à-dire  son  propre  entendement,  le 
Père  crée  du  même  coup  toutes  les  essences  intelligibles,  dont  cet 
entendement  est  le  lien,  et  qui  sont  les  principes  des  choses  créées. 
«  Le  principe  créateur  est  donc  l'intelligence,  la  pensée  est  le  prin- 
cipe du  monde  »  (p.  186),  car  la  raison  des  choses  est  leur  idée. 
C'est  donc  en  un  sens  purement  abstrait  qu'on  peut  parler  de  créa- 
tion ex  niliilo,  par  l'opposition  logi([ue  des  êtres  et  du  non-être.  En 
fait  «  nul  instant  ne  sépare  de  l'existence  de  Dieu  la  naissance  des 


106  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

choses  »  ;  l'Être  enferme  éternellement  ce  qui  est,  il  est  indistinct  de 
ce  qui  est. 

Il  en  résulte  que,  comme  toute  créature,  l'âme  est  de  nature 
divine,  avec  cette  différence  que  pouvant  se  replier  sur  elle-même, 
elle  est  appelée  à  prendre  conscience  de  son  identité  avec  Dieu.  Ce 
retour  de  l'àme  sur  elle-même  a  des  degrés;  l'entendement  {Ver- 
stândniss)  ne  s'élève  pas  au-dessus  des  idées,  il  saisit  l'essence;  la 
raison  [Vernunftigkeit),  par  delà  l'essence,  aperçoit  l'Être  en  soi,  sans 
image,  sans  formes.  En  réalité  c'est  Dieu  même  qui,  dans  l'âme,  fait 
retour  sur  lui-même  et  se  pense,  et  dans  cette  pensée,  aperçoit 
l'union  de  tout  être  en  l'Être.  «  Les  hommes  diffèrent  selon  la  chair 
et  selon  la  naissance;  mais  selon  la  pensée  ils  sont  un  seul  homme; 
et  cet  homme  est  le  Christ  et  le  Verbe  »,  puisque  le  Fils  n'est  autre 
que  la  Pensée  divine. 

Si  l'âme  est  d'essence  divine,  toute  sa  vie  doit  se  développer  à  la 
recherche  de  la  divinité.  La  science  est  le  chemin  de  ce  retour  de 
l'àme  à  son  principe,  qui  ne  suppose  aucune  rédemption  spéciale, 
aucune  médiation  miraculeuse  entre  l'homme  et  Dieu.  Dieu  n'est 
jamais  séparé  de  la  créature;  mais  la  créature  peut-être  inégale- 
ment éclairée  sur  sa  participation  au  divin.  Les  plaisirs  sensibles  dis- 
persent l'âme  et  l'égarant  hors  de  sa  vraie  voie;  aussi  toute  volupté 
s'achève-t-elle  en  déception.  «  Dans  tout  amour,  il  y  a  quelque 
chose  qui  contrarie  et  comme  une  douleur  qui  repousse  »  (p.  209).  La 
première  démarche  de  l'effort  mystique  sera  donc  l'apaisement  des 
sens,  la  pacification  des  forces  vitales  par  des  exercices  modérés  et 
harmonieux.  La  seconde  est  la  prière,  le  sacrement,  la  dévotion  au 
Christ  fait  homme.  Mais  cette  piété  toute  matérielle  n'est  qu'un 
progrès  provisoire  et  deviendrait,  pour  qui  s'y  attarderait,  un 
obstacle  à  la  vraie  vie  spirituelle.  A  celui-là  seul  qui  devient  indiffé- 
rent à  toute  réalité  sensible,  qui  fait  «  abstraction  »  {Abgeschiedenheit) 
de  son  être  propre,  qui  s'isole  dans  le  silence  et  l'inaction,  à 
celui-là  Dieu  se  donne  pleinement.  «  C'est  ainsi,  au  fond  de  l'âme,  la 
bienheureuse  absorption  en  le  néant  divin.  Tout  ce  que  le  procès  de 
la  vie  divine  avait  développé  se  reploie  et  se  rassemble.  Le  Monde 
revient  à  sa  source,  l'Être  à  son  origine,  la  vie  éternelle  commence 
et  s'étend  dans  un  repos  sans  fin.  »  (P.  215.) 

Toutefois,  de  même  qu'en  Dieu  mouvement  et  repos  s'impliquent 
dans  une  perpétuelle  réciprocité,  de  même  l'àme  oscille  entre  le 
repos  de  la  vie  antérieure  et  l'agitation  de  la  vie  sensible.  Si  l'àme 


TH.    RUYSSEN.  —  Le  mysticisme  spéculatif  en  Allemagne.      107 

se  perdait  dans  la  contemplation,  elle  oublierait  et  laisserait  dépérir 
le  corps  qu'elle  anime.  La  conclusion  morale  du  système  d'Eckarl, 
—  qu'on  regrette  que  M.  Delacroix  n'ait  guère  qu'indiquée,  —  n'est 
donc  pas  l'ascétisme  absolu.  L'âme  sanclifiée  continue  à  vivre  et  à 
agir  par  les  œuvres  dans  le  monde  sensible,  sans  rien  perdre  de 
son  calme  et  de  sa  félicité. 

M.  Delacroix  termine  son  livre  en  indiquant  avec  précision  l'ori- 
ginalité d'Eckart  vis-à-vis  de  ses  devanciers  et  de  la  scolastique 
con  temporaine.  Les  néo- platoniciens,  et  en  particulier  l'Aréopagite, 
dont  Eckart  procède  intimement,  avaient  posé  la  substance  absolue 
à  l'écart  de  l'univers,  et,  pour  expliquer  le  passage  de  l'un  au  divers, 
de  l'incréé  au  créé,  l'Aréopagite  supposait  en  Dieu  une  surabon- 
dance de  vie,  une  expansion  de  «  Bonté  »  ;  Eckart  pose  bien  la 
substance  absolue  au-dessus  de  l'Univers,  mais  il  admet  que  l'Etre 
se  réalise  dans  la  créature,  non  par  bonté,  mais  par  nécessité.  C'est 
de  la  réflexion  nécessaire  de  l'un  sur  lui-même  que  jaillit  l'entende- 
ment, l'image  (Bikl)  qui  enferme  les  types  éternels  de  toute  réalité. 
La  Pensée  et  l'univers  sont  nécessairement  unis  entre  eux  comme  le 
sujet  et  l'objet;  «  l'existence  se  constitue  par  le  développement  de 
l'essence  »  (p.  2o.o).  Eckart  a  donc  fait  effort  pour  rattacher  le  phéno- 
mène à  l'absolu  par  un  lien  moins  factice  que  l'idée  de  bonté  et  de 
création  arbitraire. 

Mais  ce  même  progrès,  qui  lui  donne  l'avance  sur  ses  devanciers 
mystiques,  devait  le  mettre  en  conflit  avec  la  philosophie  de  l'école. 
Au  XIV®  siècle,  la  puissante  autorité  de  Saint  Thomas  et  d'Albert  le 
grand  venait  de  déterminer,  sur  la  base  de  l'aristotélisme  renouvelé 
par  les  Arabes  et  les  Juifs,  les  rapports  de  la  raison  et  de  la  foi  : 
NalwYilis  ratio  subservit  fidri;  le  christianisme  n'est  point  contraire 
à  la  raison,  mais  il  apporte  à  la  raison  des  solutions  toutes  faites 
que  celle-ci  ne  saurait  découvrir  d'elle-même.  La  raison  se  meut 
dans  le  créé  et  remonte,  avec  Aristote,  à  l'idée  du  créateur  unique 
et  personnel;  mais  la  révélation  lui  enseigne  seule  le  dogme  de  la 
Trinité  divine.  —  La  Trinité  est  intelligible,  répond  Eckart.  —  Le 
monde  a  commencé  dans  le  temps,  par  un  acte  libre  de  Dieu, 
enseigne  Saint  Thomas.  —  Il  n'y  a  pas  de  création  au  sens  propre 
ni  de  «  substances  secondes  »  réplique  Eckart;  l'Univers  est  éternel 
comme  l'Être  dont  il  procède;  il  est  un  stade  logique,  et  non  tem- 
porel, du  procès  divin.  —  Entre  le  créateur  et  l'homme  déchu,  la 
médiation  n'est  possible  que  par  l'intervention  du  Fils  engendré 


108  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

dans  la  chair  ou  de  l'Église  qui  perpétue  celte  incarnation.  — A  cette 
thèse  orthodoxe,  Eckart  oppose  celle-ci,  que  l'homme  bon  est  le 
véritable  fîls  de  Dieu.  C'est  dans  l'âme  en  voie  de  retour  vers  son 
principe  que  s'opère  la  réconciliation  du  divin  et  du  créé.  Aucune 
intervention  n'est  nécessaire  dans  un  système  où  le  divin  pénètre 
et  anime  indissolublement  toute  réalité. 

Le  désaccord  était  donc  profond  entre  la  nouvelle  philosophie 
officielle  de  l'Église  et  l'esprit  de  la  doctrine  d'Eckart.  Sans  doute 
Eckart  était  un  moine  pieux  :  dénoncé  par  l'archevêque  de  Cologne, 
il  protesta  hautement  de  son  horreur  de  l'hérésie,  et  l'on  peut  croire 
qu'il  était  de  bonne  foi.  Mais,  à  son  insu  peut-être,  il  entendait  les 
termes  de  l'orthodoxie  en  un  sens  autre  que  ses  adversaires  '.  Pour 
lui,  la  révélation  était  tout  intérieure;  si  Dieu  se  révèle  à  l'âme, 
c'est  qu'il  est  l'âme  même.  Il  ne  pouvait  admettre  qu'une  révélation 
extérieure  le  rapprochât  plus  du  divin  que  le  retour  intérieur  de 
l'âme  vers  sa  source  divine.  En  face  de  l'autorité,  Eckart,  comme 
tous  les  mystiques,  représentait,  sans  le  savoir  peut-être,  l'effort 
indéfectible  de  la  pensée  libre  et  individuelle  :  il  mourut  juste  à 
temps  pour  ne  pas  connaître  sa  condamnation. 

La  brève  analyse  qui  précède  ne  saurait  dispenser  aucun  lecteur 
de  lire  la  belle  étude  de  M.  Delacroix.  On  y  trouvera  ce  dont  un 
compte  rendu  ne  peut  guère  donner  l'impression:  autant  de  discré- 
tion que  de  solidité  dans  l'érudition,  une  allure  de  style  aisée  et 
parfois  entraînante,  enfin  et  surtout  une  intelligente  sympathie  pour 
les  hommes  et  les  idées.  Et  pourtant,  à  ce  livre  si  attachant  il 
manque,  croyons-nous,  un  élément  qui  en  eût  rehaussé  la  valeur 
philosophique  :  une  mise  au  point  des  conceptions  et  du  langage 
même  de  la  philosophie  moderne. 

Qu'est-ce  à  dire?  Qu'une  monographie  sur  Descartes,  Leibniz, 
Hume,  ou  même  sur  Socrate  ou  Aristote  afTecte  un  caractère  pure- 
ment historique;  que  le  critique  se  borne  à  une  reconstitution 
intérieure  de  la  vie  de  ces  systèmes,  rien  de  mieux.  Ceux-là  sont 
restés  des  modernes;  notre  pensée  est  l'héritière  et  la  continuatrice 
de  la  leur;  l'exposition  de  leurs   erreurs  mêmes  nous    révèle   un 


1.  «  On  a  l'impression  que  beaucoup  de  ces  çrens,  dit  justement  .M.  Delacroix, 
s'étaient  habitués  à  penser,  si  l'on  peut  dire,  bilatéralement,  à  réaliser  dans  leur 
esprit  les  deux  ordres  de  vérité,  cette  distinction  singulière  d'une  logique 
ordinaire  et  d'une  logique  supérieure  de  la  raison  ou  de  la  foi  ».  (P.  230.) 


TH.   nuYSSEN.   —  Le  mysticisme  spéculatif  en  Allemagne.      109 

moment  nécessaire  du  progrès  de  la  pensée.  En  est-il  de  même  du 
mysticisme?  Vis-à-vis  des  mystiques,  nous  éprouvons  deux  senti- 
ments contraires,  également  vifs.  Nous  admirons  en  eux  l'extraordi- 
naire intensité  d'une  vie  spirituelle,  dont  le  reflet  a  souvent  même 
illuminé  leur  vie;  mais  nous  restons  inquiets,  méfiants,  nous  ne 
sommes  pas  assurés  de  parler  la  même  langue,  d'entendre  les 
mêmes  sens  sous  les  mêmes  termes.  Le  mystique  se  pose  volontiers 
comme  un  aristocrate  de  la  pensée;  il  établit  une  hiérarchie  dans 
les  modes  de  l'intelligence.  Ne  s'élève  pas  qui  veut  aux  plus  hauts 
degrés  de  cette  noblesse;  il  y  faut  une  initiation,  et  des  combats.  Et 
cependant  le  mystique  qui  croit  s'être  élevé  à  l'intuition  intelligible 
continue,  de  toute  nécessité,  à  employer  les  symboles  créés  par  l'en- 
tendement pour  exprimer  le  sensible.  Il  suit  un  sentier  périlleux 
entre  des  sommets  sublimes  et  des  abîmes  d'incohérence,  et  l'histo- 
rien du  mysticisme,  soit  respect,  soit  sympathie  pour  ses  héros,  se 
borne  trop  volontiers  à  rééditer  des  formules  décevantes  ou  à  en 
parer  le  vide  de  métaphores  plus  poétiques  que  précises.  «  L'Unité 
se  fonde  sur  elle-même...  l'être  s'échappe  à  soi-même...  »  On  nous 
parle  d'un  néant  qui  «  n'est  pas  la  pure  privation  de  l'Être  »  d'une 
«  nature  innaturée  ».  J'avoue  ne  pas  comprendre  pourquoi  l'Unité 
absolument  indéterminée  revient  nécessairement  sur  soi  parce 
qu'elle  est  impuissante  à  s'extérioriser,  ni  ce  qu'est  une  «  loi  impla- 
cable »  qui  est  «  Beauté  »,  ni  comment  «  le  mouvement  divin  est 
au  fond  le  repos  ».  Pense-t-on  tirer  aucune  clarté  de  métaphores 
telles  que  :  «  Doucement  bercée  an  rytlime  de  son  être,  elle  (la 
Divinité)  dessine  l'harmonie  de  la  raison,  la  variété  de  la  nature... 
Dieu  y  fleurit  (dans  la  raison),  il  y  verdoie  selon  sa  toute  divinité.  » 
Je  sais  toute  la  perfidie  qu'il  peut  y  avoir  à  isoler  un  lamlieau  de 
phrase  du  contexte  qui  le  met  en  valeur,  et  je  suis  bien  loin  de  faire 
un  grief  à  M.  Delacroix  de  la  disproportion  de  tout  Inngage  humain 
et  de  l'objet  qu'ont  osé  aborder  les  mystiques.  Aussi  n'ai-je  formulé 
cette  critique,  d'apparence  toute  littéraire,  que  pour  arriver  à  celle- 
ci,  qui  touche  à  la  méthode  :  si,  comme  je  le  crois,  il  y  a  dans  le 
mysticisme,  une  âme  de  profonde  vérité,  pourquoi  s'en  tenir,  pour 
nous  la  faire  entrevoir,  au  vocabulaire  nébuleux,  aux  approximations 
poétiques  des  mystiques?  Pourquoi  ne  pas  tenter  la  critique  j)si/c}io- 
logique  de  l'état  d'âme  du  mystique!  Qu'est-ce  au  juste  que  la  difïe- 
rence  entre  Tentendement  et  la  raison?  Y  a-t-il  une  intuition  intel- 
ligible?  Le    mystique    ne    transporte-t-il  pas    arbitrairement    dans 


110  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

l'absolu  le  processus  antérieur  de  sa  propre  pensée,  etc.?  Pourquoi, 
en  un  mot,  ne  pas  refaire  pour  le  mystique  spéculatif  l'analyse 
célèbre  du  mysticisme  extatique  faite  par  M.  Ribot,  d'après  les  pré- 
cieuses confidences  de  sainte  Thérèse?  Tant  que  cette  analyse  res- 
tera à  faire,  —  et  il  y  faudrait  sans  doute  une  rare  pénétration  de 
psychologue,  — on  pourra  se  demander  avec  inquiétude  s'il  y  a  au 
fond  du  mysticisme  mieux  qu'une  creuse  logomachie.  Les  uns,  avec 
Kant,  n'y  verront  que  le  rêve  maladif  [Schwârmerei)  d'esprits  mal 
équilibrés  et  nieront  que  l'entendement  ou  la  raison  puisse  déter- 
miner aucune  réalité  au-delà  du  phénomène.  D'autres,  avec  Scho- 
penhauer,  renonçant  à  dialectique  rationelle,  croiront  atteindre 
l'absolu  par  la  réflexion  sur  la  vie  en  plongeant  dans  les  profondeurs 
inconscientes  du  sentiment.  Et  n'est-il  pas  remarquable  que  Scho- 
penhauer  et  Kant  apparaissent  précisément  comme  les  adversaires 
les  plus  puissants  et,  en  définitive,  les  plus  heureux,  des  grands 
spéculatifs  allemands  qui  furent  il  y  a  un  siècle,  —  M.  Delacroix  l'a 
justement  noté,  —  les  véritables  et  imprudents  continuateurs  de 
Plcrtin,  d'Érigène  et  d'Eckart? 

Th.  Ruyssen. 


QUESTIONS  PRATIQUES 


LE  CULTE  DE  LA  RAISON 

COMME  FONDEMENT  DE  LA  RÉPUBLIQUE 


'CONFERENCE    POPULAIRE) 


Tout  gouvernement  qui  n'est  pas  la  République  est  exactement 
représenté  par  l'image  du  pasteur  et  du  troupeau.  Le  pasteur 
protège  ses  moutons,  il  a  des  chiens  pour  cela.  Mais  il  tond  les 
moutons.  Les  moutons  vivent  non  pour  eux,  mais  pour  lui.  Or  on 
voit  bien  comment  le  pasteur  reste  pasteur  de  son  troupeau  :  les 
moutons  n'ont  ni  dents  ni  griffes.  Mais  on  ne  voit  pas  comment  un 
roi  ou  un  petit  nombre  de  gouvernants  peuvent  gouverner  par  la 
force  un  peuple  d'hommes.  Un  tel  gouvernement  est  à  vrai  dire 
impossible.  Pour  que  les  hommes  qui  le  subissent  en  soient  débar- 
rassés il  suffit  qu'ils  le  veuillent;  car,  étant  le  nombre,  ils  sont  la 
force.  Oui,  cela  est  étrange,  mais  c'est  ainsi,  aucun  despote  ne 
gouverne  par  la  force. 

Mais  il  y  a  une  condition  de  l'existence  du  despotisme,  qui  peut  le 
faire  durer  indéfiniment  si  elle  est  remplie,  c'est  la  confiance.  Si  le 
peuple  croit  que  le  roi  est  fait  pour  gouverner,  que  le  roi  agit 
toujours  bien,  et  pense  toujours  bien,  le  roi  régnera  indéfiniment. 
Le  roi  ne  pourrait  régner  sur  les  corps  par  la  force;  mais  il  règne 
sur  les  âmes  par  le  respect  qu'il  leur  inspire;  et  c'est  de  là  que  vient 
son  autorité.  Tout  despotisme  durable  est  un  pouvoir  moral,  un 
pouvoir  sur  les  âmes. 

Et  sans  doute  il  arrive  rarement  qu'un  peuple  ait  entièrement  et 
toujours  la  foi.  Aussi  les  meilleures  monarchies  se  maintiennent, 
plutôt  qu'elles  ne  durent,  à  force  d'adresse,  et  à  la  condition  d'entre- 


112  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

tenir  la  confiance  du  peuple  par  des  subterfuges,  tels  que  remises 
d'impôts,  réformes  illusoires,  exécutions  retentissantes.  Mais  ce 
n'est  toujours  que  dans  la  mesure  où  le  peuple  a  confiance  que 
la  Monarchie  dure.  Tout  despotisme  repose  donc  non  point  sur  des 
gardes  et  sur  des  forteresses,  mais  sur  un  certain  état  d'esprit. 
La  vraie  garde  du  despote,  ce  sont  les  âmes  serviles  sur  lesquelles 
il  règne. 

Nous  appellerons  âme  monarchique  l'âme  qui  contribue  ainsi, 
pour  sa  part,  et  par  les  opinions  et  les  croyances  qu'elle  a,  à  fortifier 
le  despotisme.  Nous  y  apercevons  des  traits  nombreux  :  la  puissance 
de  l'habitude,  l'indécision,  la  facilité  à  se  laisser  corrompre,  l'égoïsme 
et  beaucoup  d'autres;  nous  négligerons  pour  le  moment  tous  ces 
caractères  dérivés  et  nous  nous  en  tiendrons  à  ce  qui  est  essentiel  : 
la  confiance  ou  la  crédulité,  ou  encore  la  foi,  c'est-à-dire  une  dispo- 
sition à  régler  ses  opinions  d'après  celles  d'autrui,  et  notamment 
d'après  celles  de  quelques-uns  qui  passent  pour  plus  savants  et  plus 
sages  que  les  autres. 

Ce  que  je  vous  invite  à  remarquer  tout  de  suite,  c'est  que  cet  état 
d'esprit  est  tout  à  fait  d'accord  avec  ce  que  l'on  appelle  commu- 
nément la  Religion,  et  ce  que  l'on  doit  appeler  exactement  la 
Religion  révélée.  La  Religion  révélée  exige  en  efTet  que  l'on  règle 
ses  opinions  sur  les  opinions  contenues  dans  de  certains  livres  dits 
sacrés,  ou  enseignées  par  de  certains  hommes  qui  sont  dits  déposi- 
taires de  la  parole  divine.  Cette  brève  remarque  nous  explique  déjà 
pourquoi  Religion  et  Monarchie  se  tiennent  et  se  soutiennent  par 
leur  nature  même,  encore  que  par  accident  et  pour  un  temps  elles 
semblent  parfois  lutter  l'une  contre  l'autre. 

La  République  est  le  gouvernement  naturel,  celui  qui  naît  de 
l'absence  de  despotisme.  Supposons  le  despote  renversé  par  quelque 
cause,  et  le  peuple  décidé  à  n'en  pas  supporter  un  autre,  il  n'en 
résultera  pas  un  état  d'anarchie  durable;  car  l'anarchie,  état  où 
chacun  vit  pour  lui  seul,  sans  s'unir  et  se  lier  à  d'autres,  est  par  sa 
nature  instable.  C'est  ce  qu'il  faut  d'abord  bien  comprendre,  si  l'on 
veut  fonder  la  République  en  Raison  et  en  Justice. 

Représentons-nous  des  hommes  vivant  les  uns  à  côté  des  autres, 
sans  aucun  contrat,  sans  aucune  loi.  Les  richesses  seront  certaine- 
ment inégales,  par  suite  de  la  différence  des  terrains,  de  l'inégalité 
des  forces,  de  l'inégalité  des  courages.  Des  hommes  auront  faim, 
des  hommes  auront  froid.  Du  besoin  résulteront  le  vol,  le  pillage. 


E.   CHAHTIEU.   —  Le  culte  de  la  raison.  113 

Et,  comme  deux  hommes  réunis  sont  plus  forts  qu'un  seul,  et  trois 
plus  forts  que  deux,  les  biens  resteront  à  ceux  qui  seront  le  plus 
solidement  unis;  on  comprend  aisément  qu'eu  l'absence  de  toute  loi 
et  de  toute  sanction  la  force  tienne  lieu  de  droit. 

Mais  voici  le  miracle.  La  force  ne  triomphe  pas  du  droit,  car  la 
lutte  n'est  pas  possible  entre  la  matière  et  l'idée.  Le  droit  et  la 
force  ne  sont  pas  du  même  ordre,  et  ne  se  rencontrent  pas.  La  force 
ne  peut  triompher  que  de  la  force.  Seulement  la  force  qui  triomphe 
c'est  la  force  organisée,  coordonnée.  De  plus,  comme  les  faibles  sont 
en  général  plus  nombreux  que  les  forts,  et  comme,  ayant  moins  de 
confiance  en  eux-mêmes,  ils  sont  plus  portés  à  s'unir  entre  eux, 
l'union  réalise  la  force  des  faibles,  c'est-à-dire  justement  le  contraire 
de  la  force,  la  force  au  service  du  droit.  L'union  défensive  des  faibles 
contre  les  forts,  des  pacifiques  contre  les  brutaux,  voilà  le  droit 
véritable,  le  droit  puissant,  le  droit  non  plus  idée  mais  chose,  le 
droit  armé.  Il  ne  faut  donc  pas  dire  seulement  «  l'union  fait  la 
force  »,  il  faut  dire  :  «  l'union  fait  le  droit  ». 

Ainsi  de  l'état  d'anarchie  naît  nécessairement  quelque  société.  Et 
cette  société  naturelle  est  réellement  une  société  de  secours  mutuel, 
dans  laquelle  chacun  promet  aide  et  secours  aux  autres. 

Comment  seront  réglés  les  actes  d'une  telle  société?  Par  le  con- 
sentement de  tous?  On  ne  peut  espérer  qu'il  se  réalise  jamais.  Par 
l'autorité  de  quelques-uns?  Alors  nous  retombons  dans  le  despo- 
tisme. Par  l'autorité  des  plus  sages?  Mais  comment  reconnaître  les 
plus  sages  sinon  à  ceci  justement  qu'ils  sauront  amener  les  autres 
à  penser  comme  eux? 

Toute  supériorité  étant  discutable  et  la  discussion  supprimant 
l'union  et  ainsi  la  paix,  qui  sont  justement  ce  que  l'on  cherche,  on 
arrive  à  compter  ceux  qui  proposent  une  opinion  et  ceux  qui  la 
combattent,  et  l'on  choisit  l'opinion  qui  est  celle  du  plus  grand 
nombre.  On  risque  ainsi  le  moins  possible.  Car,  ou  bien  tous  les 
hommes  sont  à  peu  près  également  sages  :  alors  il  est  raisonnable 
de  donner  à  toutes  les  opinions  une  valeur  égale.  Ou  bien  il  y  a 
parmi  eux  des  sages  :  alors  on  doit  penser  que  le  plus  grand  nombre 
sera  converti  par  les  sages;  et  il  n'y  a  pas  d'autre  manière  de 
reconnaître  où  sont  les  sages.  Donc  l'opinion  qui  sera  approuvée 
par  le  plus  grand  nombre  sera  choisie  comme  la  meilleure. 

Comprenez  bien  cela,  et  remettez-le  dans  votre  pensée  lorsqu'on 
critiquera  devant  vous  le  suffrage  universel.  Il  est  facile  assurément 

Rev,  Meta.  T.   IX.  —   1901.  8 


414  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

de  le  critiquer,  et  celui  qui  se  dit  sage  a  beau  jeu  lorsqu'il  se  plaint" 
de  ce  que  sa  voix  vaut  tout  juste  celle  de  l'ignorant.  Pourtant,  s'il 
est  vraiment  sage,  il  le  prouvera  en  instruisant  l'ignorant  et  en 
l'amenant  à  penser  comme  lui.  S'il  ne  le  peut,  quel  signe  me 
donnera-t-il  de  sa  sagesse,  et  de  quoi  se  plaint-il,  sinon  de  ne  pas 
l'emporter  sur  les  autres  par  droit  de  nature,  c'est-à-dire  de  ne  pas 
être  despote? 

La  République  étant  ainsi  constituée,  nous  apercevons  déjà 
quelles  sont  les  principales  conditions  de  son  existence.  Qu'ai-je  dit 
à  la  minorité  pour  la  ramener  à  la  discipline  :  convertissez.  Il  faut 
que  la  parole  et  l'écrit  soient  libres  dans  une  République,  sans  quoi 
le  droit  des  majorités  serait  despotique. 

Il  est  clair  que  les  Républiques  peuvent,  en  partant  de  là,  s'orga- 
niser de  mille  façons,  mais  il  est  nécessaire  qu'elles  s'organisent; 
car  on  ne  peut  toujours  siéger  aux  assemblées  populaires.  Il  faut 
travailler.  Le  temps  est  précieux.  Et  vous  savez  comment,  dans  les 
sociétés,  la  division  du  travail  permet  de  gagner  du  temps.  Je  charge 
mon  voisin  de  faire  pour  moi  une  chose,  et  je  fais  pour  lui  une 
autre  chose.  Il  est  donc  naturel  qu'un  citoyen,  retenu  par  son 
travail,  puisse  charger  son  voisin  d'aller  voter  pour  lui.  Le  char- 
gera-t-il  d'un  certain  suffrage  immuable?  Ce  serait  oublier  l'impor- 
tance de  la  délibération,  ce  serait  écarter  la  raison  de  la  direction 
des  affaires,  et  violer  ainsi  le  principe  que  nous  posions  tout  à 
l'heure  :  cela  ferait  rentrer  la  Monarchie  dans  la  République.  Je 
chargerai  donc  mon  voisin  d'examiner  et  de  décider  pour  moi  en 
même  temps  que  pour  lui. 

Il  est  clair  que  s'il  se  décide  comme  je  l'aurais  fait,  et  s'il  me 
donne  de  bonnes  raisons  pour  justifier  l'avis  qu'il  a  donné,  je  serai 
disposé  à  le  déléguer  encore  à  ma  place.  Et  rien  n'empêche  que 
d'autres  le  délèguent  aussi.  Et  je  pourrai  le  déléguer  pour  plusieurs 
questions  au  lieu  de  le  déléguer  pour  une  seule.  Dans  tout  cela  je 
ne  sacrifie  à  aucun  moment  la  puissance  qui  appartient  à  mon 
opinion  comme  à  celle  de  tous  les  autres.  De  là  résultera  une  orga- 
nisation quelconque  du  pays  en  groupes  de  citoyens  (par  région, 
par  métier,  par  âge),  dont  chacun  choisira,  toujours  par  le  moyen 
du  vote,  un  délégué.  Tel  est  le  fondement  et  le  principe  de  tout 
État  républicain. 

Considérons  maintenant  comment  un  tel  État  peut  retomber  en 
monarchie.  Il  n'y  peut  retomber  si  les  citoyens  ne  revêtent  l'âme 


E.   CHARTiER.  —  Le  culle  de  la  raison.  115 

monarchique,  c'est-à-dire  s'ils  ne  se  mettent  à  avoir  confiance. 
L'âme  républicaine  qui  conserve  la  Republique  sera  donc  justement 
la  négation  de  la  confiance.  A  partir  du  moment  oîi  les  citoyens 
approuvent,  les  yeux  fermés,  tous  les  discours  et  tous  les  actes  d'un 
homme  ou  d'un  groupe  d'hommes,  à  partir  du  moment  où  l'électeur 
laisse  rentrer  le  dogme  dans  la  politique  et  se  résigne  à  croire  sans 
comprendre,  la  République  n'existe  plus  que  de  nom.  Gomme  la 
confiance  est  la  santé  des  monarchies,  ainsi  la  défiance  est  la  santé 
des  Républiques. 

Le  citoyen  de  la  République  devra  donc  rejeter  l'autorité  en  ma- 
tière d'opinions,  discuter  toujours  librement,  et  n'accepter  comme 
vraies  que  les  opinions  qui  lui  paraîtront  évidemment  être  telles. 
Juger  ainsi  c'est  justement  user  de  sa  raison  ,  et  voilà  pourrjuoi 
j'ai  donné  comme  litre  à  cette  conférence  :  Le  culte  de  la  Raison 
comme  fondement  de  la  République;  c'est  réellement  sur  des  âmes 
raisonnables  qu'est  fondée  la  République.  Mais,  à  ce  sujet,  quelques 
explications  sont  nécessaires,  afin  que  vous  distinguiez  nettement 
ce  que  c'est  que  juger  par  Raison,  et  ce  que  c'est  au  contraire  que 
suivre  l'autorité,  la  tradition  ou  le  préjugé. 

Lorsqu'un  homme  juge  que  deux  et  deux  font  quatre,  nous 
sommes  tous  d'accord  pour  penser  qu'il  ne  se  trompe  point,  et  nous 
inclinons  même  à  penser  qu'il  sait  là-dessus  tout  ce  qu'il  peut  savoir. 
Pourtant  si  nous  apprenions  au  perroquet  à  répéter  cette  formule, 
nous  ne  dirions  pas,  après  cela,  que  le  perroquet  a  raison  quand  il 
la  répète.  Dire  le  vrai  ce  n'est  pas  encore  avoir  raison.  Il  faut  aussi 
savoir  pourquoi  on  dit  cela  et  non  autre  chose. 

J'ai  connu  une  petite  fille  qui  apprenait  sa  table  de  multiplication, 
et  qui,  lorsqu'on  lui  posait,  par  exemple,  cette  question  :  «  Combien 
font  trois  fois  quatre?  »  essayait  quelques  nombres  au  hasard,  comme 
seize,  treize  ou  dix,  et  se  consolait  en  disant  :  «  Je  n'ai  pas  gagné  », 
comme  si  elle  eût  joué  à  la  loterie.  Combien  d'hommes  se  contentent 
d'  «  avoir  gagné  »,  c'est-à-dire  de  tomber  sur  le  vrai,  grâce  à  la  sûreté 
de  leur  mémoire! 

User  de  sa  Raison,  ce  n'est  assurément  pas  répéter  ainsi  le  vrai 
après  d'autres.  Un  homme  raisonnable  ne  doit  point  croire  que  deux 
et  deux  font  quatre,  mais  comprendre  que  deux  et  deux  font  quatre. 
Et  pour  y  arriver,  que  fera-t-il?  Il  divisera  la  difficulté.  Il  commen- 
cera par  former  deux,  en  ajoutant  un  à  un.  Puis  il  divisera  de  nou- 
veau ce  deux  en  deux  fois  un,  et  pour  l'ajouter  à  deux,  il  ajoutera 


116  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

d'abord  un,  et  ensuite  encore  un.  Deux  augmenté  d'un,  c'est  trois. 
Deux  augmenté  d"un  et  encore  augmenté  d'un,  c'est  trois  augmenté 
d'un,  et  trois  augmenté  d'un  c'est  quatre.  Quand  je  me  fais  à  moi- 
même  cette  démonstration,  je  veux  oublier  tout  ce  que  j'ai  entendu 
dire;  je  veux  me  défier  même  de  ceux  que  j'estime  le  plus;  le  con- 
sentement de  tous  les  hommes  n'a  pour  moi  aucune  valeur;  je  veux 
comprendre  et  comprendre  par  moi-même  ;  je  veux,  selon  la  première 
règle  de  Descartes,  ne  recevoir  potir  vrai  que  ce  qui  me  'paraît  évidem- 
ment être  tel. 

En  cette  règle  est  enfermé  le  principal  devoir  du  citoyen  dans  une 
République.  Pour  être  sage,  pour  être  raisonnable,  pour  être  vrai- 
ment libre,  que  faut-il?  Ne  rien  recevoir  pour  vrai  que  ce  que  l'on 
reconnaît  évidemment  être  tel,  et,  tant  qu'on  ne  voit  pas  une  chose 
quelconque  aussi  clairement  que  l'on  voit  ce  que  c'est  que  un  plus 
un,  deux  plus  un,  trois  plus  un,  oser  se  dire  à  soi-même,  oser  dire 
aux  autres  :  «  je  ne  comprends  pas,  je  ne  sais  pas  ».  Socrate  disait 
que  toute  la  puissance  de  son  esprit  venait  de  ce  qu'il  savait,  quand 
il  ne  savait  pas,  qu'il  ne  savait  pas. 

Et  si  je  m'en  tiens  à  mon  exemple,  et  si  je  dis  qu'être  raisonnable 
c'est  admettre  ce  qui  apparaît  comme  entièrement  clair  et  parfaite- 
ment évident,  si  je  dis  qu'être  raisonnable  c'est  refuser  d'admettre  ce 
qui  n'apparaît  pas  comme  entièrement  clair  et  parfaitement  évident, 
alors  j'aperçois  en  tout  être  la  Raison  tout  entière,  et  je  comprends 
l'Égalité,  principe  des  Républiques.  Car  si  tout  ce  qui  est  obscur  pour 
quelqu'un  doit  être  tenu  par  lui  comme  douteux,  et  si  un  homme 
n'use  de  sa  Raison  que  lorsqu'il  affirme  ce  qui  est  parfaitement  clair 
pour  lui,  qui  donc  pourrait  manquer  de  Raison?  Quel  homme  pour- 
rait ne  pas  comprendre  comment  deux  et  deux  font  quatre,  s'il  con- 
çoit la  question  ainsi  que  nous  l'avons  expliquée  tout  à  l'heure?  Et, 
remarquez-le,  jamais  aucune  questionne  sera  plus  difficile  que  celle- 
là.  Chacune  des  parties  de  toute  question  devra  être  aussi  claire  que 
celle-là,  et  que  les  parties  de  celle-là.  Autrement  la  Raison  nous  con- 
duira, non  pas  à  affirmer,  mais  à  douter.  Il  n'y  a  pas  ici  de  degré  : 
si  ce  n'est  pas  entièrement  clair,  nous  devons  douter,  etsi  c'est  entiè- 
rement clair,  où  est  la  difficulté,  et  comment  pourrions-nous  manquer 
de  Raison  pour  nous  décider? 

Il  n'y  a  point  de  degrés  dans  la  Raison  ;  il  n'y  a  point  de  parties 
dans  la  Raison.  User  de  sa  Raison,  c'est  toujours  faire  le  même  acte 
simple  et  indivisible,  qu'on  appelle  juger.  L'on   n'est  pas  à  moitié 


E.  XHARTiER.  —  Le  cuUe  de  la  raison.  \\1 

capable  de  comprendre  la  chose  la  plus  simple  du  monde;  et  com- 
prendre, c'est  toujours  comprendre  la  chose  la  plus  simple  du 
monde;  une  chose  qui  n'est  pas  la  plus  simple  du  monde  pour  un 
homme,  est  incompréhensible  pour  lui,  et  il  sera  parfaitement  rai- 
sonnable en  refusant  de  l'accepter. 

Et  c'est  assurément  ce  que  voulait  dire  Descartes,  lorsqu'il  disait, 
c'est  la  première  phrase  de  son  Discours  de  la  mélhode  :  «  le  bon  sens 
est  la  chose  du  monde  la  mieux  partagée  »;  et  par  le  bon  sens,  dit-il 
plus  loin,  j'entends  la  Raison,  c'est-ù-dirc  la  faculté  de  bien  juger  et 
de  discerner  le  vrai  du  faux.  Il  voulait  dire,  et  nous  voyons  bien 
maintenant  qu'il  faut  le  dire,  que  la  Raison  est  tout  entière  en  tout 
homme,  qu'il  n'y  a  point  de  milieu  entre  être  raisonnable  et  ne  l'être 
pas,  et  qu'en  ce  sens  tous  les  hommes  naissent  absolument  égaux; 
qu'un  homme  en  vaut  un  autre;  que  tout  homme  a  le  droit  et  le  pou- 
voir de  douter  et  de  discuter,  et  que  l'ignorance  ingénue  du  plus 
simple  des  hommes  a  le  droit  d'arrêter  le  plus  sublime  philosophe  et 
de  lui  dire  :  «  Je  ne  comprends  pas,  instruis-moi.  » 

Mais  je  vois  bien  mieux,  maintenant,  je  vois  que  la  Raison  est 
éternelle  et  supérieure  à  l'humanité,  et  qu'elle  est  le  vrai  Dieu,  et 
que  c'est  bien  un  culte  qu'il  lui  faut  rendre.  En  effet,  cette  raison, 
commune  à  tous  les  hommes,  et  qui  est  tout  entière  en  chacun  d'eux, 
doit  être  rigoureusement  la  même  en  tous;  sans  quoi  les  hommes 
ne  pourraient  pas  se  comprendre;  toute  démonstration,  toute  discus- 
sion même  serait  impossible.  Or  en  fait  il  existe  des  vérités  démon- 
trées. Les  sciences  mathématiques,  pour  ne  parler  que  de  ce  qui  est 
incontestable,  conduisent  nécessairement  tous  les   hommes  à  cer- 
taines conclusions  qui  sont  les  mêmes  pour  tous.  Bien  plus  celui-là 
même  qui  croit  pouvoir  douter  de  tout  propose  ses  arguments  aux 
autres;  il  les  leur  explique,  il  répond  à  leurs  objections.  Il  faut, 
pour  que  tout  cela  soit  possible,  que  la  Raison  soit  la  même  en  tous. 
Et  nous  comprenons  bien  alors  que  lorsqu'un  homme,  Pierre,  Paul 
ou  Jacques,  meurt,  aucune  parcelle  de  la  Raison  ne  meurt  avec  lui, 
puisque  la  Raison  reste  tout  entière  aux  autres  hommes  :  et,  s'il  en 
est  ainsi,  je  puis  supposer  que  tous  meurent,  sans  que  pour  cela  la 
Raison  soit  atteinte.  Et  Platon  avait  raison  de  traiter  de  cette  réa- 
lité éternelle,  de  ces  idées  impérissables,  qui  ne  naissent  point  et 
qui  ne  meurent  point.  La  Raison,  quelle  qu'elle  soit,  qu'elle  consiste 
en  des  idées,  en  des  principes  ou  en  quelque  autre  chose,  est  réel- 
lement immortelle,  ou,  pour  mieux  dire,  éternelle;  elle  était,  pour 


118  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Socrale,  pour  Platon,  pour  Descartes,  ce  qu'elle  est  maintenant  pour 
nous  ;  elle  est  ce  qui  demeure,  elle  est  le  vrai  Dieu.  Il  est  donc  juste 
de  dire  que  nous  devons  à  la  Raison  un  culte,  que  nous  devons 
la  servir,  l'estimer,  l'honorer  par-dessus  toute  chose,  et  que  notre 
bonheur,  nos  biens  et  notre  vie  même  ne  doivent  point  être  consi- 
dérés, lorsque  la  Raison  commande. 

Les  hommes  sentent  bien  tous  confusément  qu'il  y  a  quelque 
chose  de  supérieur,  quelque  chose  d'éternel  à  quoi  il  faut  s'atta- 
cher, et  sur  quoi  il  faut  régler  sa  vie.  Mais  ceux  qui  conduisent  les 
hommes  en  excitant  chez  eux  l'espoir  et  la  crainte  leur  représentent 
un  Dieu  fait  à  l'image  de  l'homme,  qui  exige  des  sacrifices,  qui  se 
réjouit  de  leurs  souffrances  et  de  leurs  larmes,  un  Dieu  enfin  au 
nom  duquel  certains  hommes  privilégiés  ont  seuls  le  droit  de  parler. 
Un  tel  Dieu  est  un  faux  Dieu. 

La  Raison,  c'est  bien  là  le  Dieu  libérateur,  le  Dieu  qui  est  le  même 
pour  tous,  le  Dieu  qui  fonde  l'Égalité  et  la  Liberté  de  tous  les 
hommes,  qui  fait  bien  mieux  que  s'incliner  devant  les  plus  humbles, 
qni  est  en  eux,  les  relève,  les  soutient.  Ce  Dieu-là  entend  toujours 
lorsqu'on  le  prie,  et  la  prière  qu'on  lui  adresse,  nous  l'appelons  la 
Réflexion.  C'est  par  la  Raison  que  celui  qui  s'élève  sera  abaissé, 
c'est-à-dire  que  l'orgueilleux  qui  veut  tout  comprendre  vite  sera  con- 
damné à  n'être  qu'un  sot;  c'est  par  la  Raison  que  celui  qui  s'abaisse 
sera  élevé,  c'est-à-dire  que  celui  qui  cherche  sincèrement  le  vrai,  et 
qui  avoue  son  ignorance,  méritera  d'être  appelé  sage. 

Et  pour  vous  faire  comprendre  enfin  que  la  Raison  est  supérieure 
à  tout  autre  maître,  et  qu'il  n'est  pas  un  homme  au  monde  qui 
volontairement  abaisse  et  méprise  la  Raison,  je  veux  emprunter 
ma  conclusion  à  l'illustre  Pascal,  qui,  comme  vous  savez,  essaya 
pourtant  de  se  prouver  à,  lui-même  que  l'homme  a  un  maître  supé- 
rieur à  la  Raison  :  «  La  Raison,  dit  Pascal,  nous  commande  bien 
plus  impérieusement  qu'un  maître,  car  en  désobéissant  à  un  maître 
on  est  malheureux,  et  en  désobéissant  à  la  Raison  on  est  un  sot  ». 

E.  Chartier. 


Le  gérant  :  Maurice  Tardieu. 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul  BRODARD. 


L'ACTION    DES   FAITS   FUTURS 


I 

Si  l'on  réfléchit  au  caractère  essentiel  de  l'idée  de  loi,  on  verra 
sans  peine  qu'il  est  impossible  d'expliquer  complètement  le  monde 
tel  qu'il  est,  la  coexistence  et  la  série  des  phénomènes  réels,  par  des 
lois  seulement,  et  à  fortiori  par  une  loi  unique.  H  y  a  dans  le 
moindre  fait,  dans  ce  nuage  qui  passe,  dans  cette  image  confuse  qui 
traverse  mon  esprit,  quelque  chose  d'entièrement  inexplicable,  soit 
par  une  loi,  soit  par  la  combinaison  d'autant  de  lois  que  Ion  voudra. 
Cela  tient  à  la  capacité  infinie  des  lois,  dont  l'essence  est  de  s'ap- 
pliquer à  l'immensité  du  possible  aussi  bien  qu'à  l'étroitesse  du  réel, 
et  de  confondre  l'un  et  l'autre  en  les  embrassant  pêle-mêle.  Par 
possible,  j'entends,  non  l'incertain,  le  douteux,  mais  le  certain  sous 
condition.  «  Le  phénomène  A  est  lié  au  phénomène  B  »,  à  cela  se 
réduit  toute  loi.  Cela  veut  dire  :  «  Si  le  phénomène  A  se  répète,  le 
phénomène  Bse  répétera.  »  Le  premier  phénomène  se  répétera-t-il? 
La  loi  n'en  dit  rien,  et  n'en  peut  rien  dire.  Peut-être  est-il  trop 
complexe  (soit  une  personne  humaine)  pour  se  répéter  jamais. 
IS'importe;  la  loi  qui  lui  correspond  (car  à  tout  lien  de  cause  à  elTet 
correspond  une  loi  particulière,  qu'on  ne  prend  généralement  pas 
la  peine  de  formuler)  affirme,  non  seulement  la  nécessité  de  ses 
répétitions  conditionnelles,  mais  encore  sa  tendance,  impuissante  le 

1.  L'article  de  M.  Tarde  que  la  Revue  de  Mélaphysiqice  et  de  Morale  Y^whWe.  aujour- 
d'hui date  de  plus  de  vingt-trois  ans.  L'auteur  éprouvait  quelque  scrupule  a  le 
publier,  car  sa  pensée  a,  depuis  celle  époque,  évolue  et  il  ne  voudrait  pas 
aujourd'hui  accepter  toutes  les  conclusions  de  ce  travail  de  jeunesse.  Nous 
sommes  heureux  d'avoir  triomphé  de  ces  hésitations  et  d'avoir  obtenu  de 
M.  Tarde  (lu'il  consentit  à  laisser  publier  ce  travail.  Tous  les  philosophes  auront 
profit  à  méditer  ces  fortes  et  si  originales  réflexions  sur  les  notions  de  temps  et 
de  finalité.  (N.  D.  L.  R.) 

Rev.  Meta.  T.  IX.  —  1901.  9 


J20  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

plus  souvent,  à  se  répéter.  Toute  réalité,  en  effet,  molécule  vibrante, 
cejlule  féconde,  sensation  multipliée  en  souvenir,  etc.  —  tend  à  se 
reproduire.  Mais  ne  nous  égarons  pas.  Concevoir  un  fait,  au  résumé, 
c'est  envisager  la  réalité  sous  son  aspect  positif,  indicatif;  conce- 
voir une  loi,  c'est  l'envisager  sous  son  aspect  nécessaire,  conditionnel 
ou  impératif.  Mille  univers  autres  que  le  nôtre  auraient  pu  se  con- 
former aux  lois  de  notre  univers  ;  et  leur  certitude  conditionnelle, 
leur  vérité  est   affirmée  par  ces  lois.  La  loi  de  l'attraction  newto- 
nienne  ne  s'applique  ni  plus  ni  moins  à  notre  système  solaire  qu'elle 
ne  s'appliquerait  à  n'importe  quel  autre  système  d'astres  différents, 
animés  d'autres  vitesses,  situés  à  d'autres  distances,  tournant  dans 
une  direction  inverse  dans  le  vide  immense  de  notre  élher.  Chaque 
gravitation  effective  des  astres  actuels  se  conforme  à  cette  loi,  soit; 
mais  pourquoi  ces  astres,  et  non  d'autres?  Pourquoi  telles  phases 
astronomiques  successives,  et  non  des  périodes  différentes?  Newton 
n'a  pas  à  s'en  occuper.  On  croira  peut-être  répondre  en  formulant 
ce  qu'on  appellera  une  loi  de  l'évolution  universelle;  par  exemple. 
Spencer  dira  :  «  L'évolution  est  une  intégration  de  matière  accom- 
pagnée d'une  dissipation  de  mouvement...,  etc.  »  Je  le  veux  bien; 
mais,  dès  lors  qu'elle  est  l'expression  verbale  d'une  loi  et  non  pas 
seulement  l'énoncé  d'un  fait,  celte  proposition  ne  s'applique  pas 
plus  spécialement  à  notre  évolution  cosmique  ou  vivante  particulière 
qu'elle  ne  s'appliquerait  à  toutes  les  évolutions  différentes  imagi- 
nables conformément  à  cette  loi.  Cette  formule  se  prétend  dérivée 
du  principe  ou  loi  de  la  conservation  de  l'Énergie  ;  ne  discutons  pas 
pour   le   moment   cette   dérivation;  mais   pourquoi   telle   quantité 
d'énergie  conservée,  et  non  une  quantité  moindre  ou  plus  grande? 
Admettons  que  le  changement  continu  des  choses  se  réduise  à  la 
solution  continue  d'une  infinité  de  problèm.es   de  mécanique,  ren- 
fermés implicitement  dans  l'axiome  ou  théorème  en  question  ou 
dans  tout  autre,  mais  n'oublions  pas  que  tout  problème  suppose 
des  données  tout  à  fait  indépendantes  du  théorème  au  moyen  duquel 
on  peut    le   résoudre.  Ici  les   données   sont  malheureusement  les 
inconnues   pour  nous,    à   savoir   les   faits  ignorés   dont   V élection 
inexplicable   parmi   tant   d'autres  possibles   a  entraîné  la  nature 
caractéristique  et  la  série  particulière  des  autres  faits,  et  dirigé  dans 
tel  sens  déterminé  les  voies  constamment  légales  de  l'univers.  Or, 
quand  nous  cherchons  ainsi  à  appuyer  les  faits  sur  les  faits,  il  est 
remarquable  que  nous  demandons  toujours  au  fait  antérieur  son 


G.   TARDE.    L  ACTION    DES    FAITS    FUTURS.  121 

appui  pour  le  fait  postérieur,  et  jamais  vice  versa.  Quelle  est  la 
cause  de  cette  tendance  presque  invincible?  Est-elle  légitime  ou 
non?  Telles  sont  les  deux,  questions  que  je  vais  examiner  dans  cet 
article. 

Stuart  iMill,  dans  sa  Logique,  oppose  fortement  à  la  régularité  de 
l'action  des  causes  l'arbitraire  manifeste  de  ce  qu'il  appelle  la  collo- 
cation  primitive  des  causes,  expression  juste  mais  incomplète  et 
exclusive.  Elle  est  juste  en  ce  sens  qu'elle  reconnaît  la  nécessité  de 
recourir  à  un  fait  pour  achever  l'explication  insuffisante  des  faits 
fournis  par  les  lois.  Elle  est  incomplète  et  exclusive,  parce  qu'elle 
méconnaît  la  possibilité  de  trouver  le  fait  ou  les  iails  explicatifs  dont 
il  s'agit  dans  l'avenir  aussi  bien  que  dans  le  passé,  et  localise  dans  le 
passé  exclusivement,  dans  le  plus  haut  passé  imaginable,  inacces- 
sible, à  vrai  dire,  et  fuyant  à  l'infini,  dans  un  temps  hypothétique 
qualifié  primitif  et  absolument  indéterminable,  la  raison  des  choses. 
Contrairement  à  ce  vain  mirage  de  la  pensée,  à  ce  préjugé  trompeur 
qui  attribue  à  un  moment  imaginaire  du  temps,  suivant  une  seule 
des  deux  directions  du  temps,  le  monopole  explicatif  des  réalités, 
je  suis  d'avis  qu'il  n'y  a  pas  plus  de  motifs  de  demander  au  passé 
qu'à  l'avenir  la  clé  de  l'énigme  offerte  à  l'esprit  par  la  bizarrerie 
du  réel,  et  qu'il  y  a  lieu  de  compléter  l'un  par  l'autre  ces  deux 
extrêmes,  la  collocation  primitive  des  causes  et  la  destination  des 
choses.  C'est  tout  ce  que  je  me  propose  de  montrer.  En  d'autres 
termes,  l'action  de  l'avenir,  qui  nest  pas  encore,  sur  le  présent,  ne 
me  paraît  ni  plus  ni  moins  concevable  que  l'action  du  passé,  cjui 
n'est  plus. 

Peut-être  qualifiera-t-on  cet  argument  de  sophisme;  on  objectera 
que  le  passé  n'est  devenu  passé  qu'après  avoir  agi,  qu'il  existait  en 
agissant,  et  qu'après  l'évanouissement  des  êtres  et  des  faits  passés, 
ce  n'est  plus  eux  qui  agissent,  mais  leur  empreinte  réellement  sub- 
sistante dans  les  êtres  et  les  faits  présents.  Mais  qu'on  pousse  cette 
objection  à  bout  :  si  elle  est  fondée,  si,  en  d'autres  termes,  le  pré- 
sent seul  agit  sur  le  présent,  le  passage  du  présent  au  futur,  du 
passé  au  présent,  le  changement,  en  un  mot,  est  incompréhensible; 
toute  action  doit  être  instantanée;  la  réalité  vraie  ne  peut  être 
qu'actuelle,  ou,  s'il  faut  admettre  forcément  un  laps  de  temps,  elle 
ne  peut  que  durer  sans  jamais  changer.  Par  suite,  tout  ce  qui 
change  en  apparence  dans  le  monde  doit  êlre  réputé  non  réel;  la 
substance  est  tout,  les  phénomènes  sont  illusoires.  Seulement,  dans 


122  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

ce  cas,  à  quoi  bon  distinguer  présent,  passé,  futur?  et  pourquoi 
attribuer  au  néant  passé  sur  le  néant  présent  une  action,  néant 
elle-même,  que  l'on  refuse  au  néant  futur?  Les  phénomènes  ne 
s'expliquent  pas  entre  eux,  c'est  leur  source  commune,  la  substance^ 
qui  les  explique.  Mais  la  substance  est,  par  hypothèse,  immuable! 

Donc,  de  deux  choses  l'une  :  ou  l'on  n'admet  que  des  phénomènes 
sans  substance,  et,  comme  je  viens  de  le  montrer,  on  ne  saurait,  à 
moins  de  nier  le  fait  même  du  changement,  c'est-à-dire  les  phéno- 
mènes, motiver  la  préférence  accordée  au  passé  sur  le  futur  pour 
l'explication  du  présent;  —  ou  l'on  attribue  aux  réalités  passagères  ^ 
et  partant  illusoires,  une  source  permanente,  identique,  éternelle, 
qui  explique  entièrement  les  phénomènes  et  n'est  qu'exprimée  par 
eux;  et,  dans  celte  hypothèse,  il  serait  contradictoire  de  rendre 
compte  des  faits  et  des  êtres  actuels  par  les  faits  et  les  êtres  anté- 
rieurs, puisqu'une  autre  explication  en  est  déjà  fournie.  Et  cette 
autre  explication,  quelle  est-elle  au  fond?  L'idée  de  substance  est 
si  loin  d'exclure  l'idée  de  finalité  qu'elle  consiste  essentiellement 
dans  la  combinaison  des  deux  idées  de  fin  et  de  cause.  Elle  est 
conçue,  en  effet,  comme  une  force  qui  dirige  et  n'est  point  dirigée, 
comme  une  source  qui  guide  elle-même  ses  flots  et  n'est  en  rien 
modifiée  par  leur  mode  d'écoulement  :  or,  elle  serait  modifiée,  il  y 
aurait  du  changement  en  elle,  elle  cesserait  d'être  elle,  si  elle  déci- 
dait de  la  direction  des  flots  successifs  au  fur  et  à  mesure  de  leur 
écoulement,  et  faisait  dépendre  chaque  nouvelle  décision  du  résultat 
acquis  des  décisions  précédentes.  La  raison  d'être  des  phénomènes, 
puisée  dans  l'idée  ^de  substance,  doit  donc  participer  à  l'immuta- 
bilité, à  l'éternité  de  cette  dernière.  Mais  qu'est-ce  qu'une  pareille 
conception,  si  l'on  essaie  de  la  rendre  intelligible?  Qu'est-ce  sinon 
l'idée  d'un  plan  successivement  révélé,  mais  nullement  transformé 
(comme  il  le  faudrait  pour  légitimer  le  préjugé  que  je  combats) 
durant  le  cours  de  ses  révélations? 

Ainsi,  quelque  système  qu'on  admette,  l'idée  d'une  prédétermina- 
tion, d'une  action  à  distance  à  travers  le  temps,  analogue  à  l'attrac- 
tion newtonienne,  et  non  moins  difficile  à  faire  entrer  dans  les 
esprits,  s'impose  forcément. 

Le  déterminisme,  évidemment,  implique  la  finalité.  Pourquoi 
cependant  ces  deux  doctrines  se  heurtent-elles  partout  dans  les 
polémiques  de  la  science?  Une  bille  choquée  continue  à  se  mouvoir 
après  le  choc;  un  ovule  fécondé  se  développe  et  gardera  perpétuel- 


G.    TARDE.    —    L  ACTION    DES    FAITS    FlTUnS.  123 

lement  la  marque  de  ce  fait  rapide  de  la  fécondation,  rencontre 
également  fortuite;  l'image  mentale  d'une  sensation  vit  très  long- 
temps et  agit  en  nous  après  celle-ci.  Cela  ne  nous  étonne  pas;  cela 
nous  paraît  tout  naturel;  nous  n'avons  nulle  peine  à  rendre  compte 
du  mouvement  de  la  bille  par  le  ch<»c,  des  caractères  de  l'individu 
vivant  par  l'acte  de  la  fécondation;  de  la  persistance  du  souvenir 
par  l'impression  primitive.  Pourquoi  tant  d'esprits,  au  contraire,  se 
refusent-ils  à  expliquer,  au  moins  en  partie,  les  mouvements  de  la 
nébuleuse  par  la  gravitation  des  planètes  à  laquelle  il  fallait  aboutir, 
la  planète  par  la  vie  qu'il  fallait  faire  éclore,  la  feuille  par  la  fleur, 
l'enfant  par  l'homme,  l'inférieur  par  le  supérieur?  —  C'est  que  le 
préjugé  du  Libre  Arbitre  vit  toujours  dans  l'esprit  des  déterministes 
les  plus  ardents.  Tout  le  monde  est  convaincu  que  rien  ne  peut 
empêcher  ce  qui  a  été  d'avoir  été  ;  mais  on  n'est  pas  porté  à 
admettre  avec  une  égale  conviction  que  rien  ne  saurait  empêcher 
d'être  dans  l'avenir  ce  qui  doit  être.  «  Le  monde,  dit  M.  Littré  [La 
science  ou  point  de  vue  phil<)Soplii(/iu'),  le  monde,  si  peu  que  nous  le 
connaissions,  nous  offre  toutes  choses  disposées  d'abord  par  et  pour 
la  matière  inorganique,  et  secondairement,  s'il  y  a  lieu,  pour  la  vie.  » 
S'il  y  a  lieul  M.  Littré,  ce  déterministe,  admet  donc  le  contingent, 
le  caprice,  la  possibilité,  pour  la  vie,  d'être  ou  de  ne  pas  être,  au 
gré  du  «  jeu  »  de  la  matière!  N'est-ce  pas  contradictoire? 

Ce  que  je  dis  du  déterminisme  est  surtout  vrai  de  l'évolutionnisme. 
Ou  ce  dernier  système  n'est  rien,  ou  il  ajoute  quelque  chose  au 
déterminisme  ordinaire,  et  c'est  justement,  qu'on  le  veuille  ou  non, 
l'idée  de  finalité  dépouillée  de  tout  vernis  thêologique,  c'est-à-dire 
réduite  à  l'action  des  faits  futurs.  A  la  finalité  ordinaire,  à  l'harmonie 
préétablie,  ]e  comprends  qu'on  oppose  la  doctrine  de  l'évolution,  si 
par  celle-ci  on  entend  l'harmonie  co-élablie  et  non  post-établie.  Mais 
si,  par  évolution,  on  entend  mécanisme  pur,  négation  d'une  orien- 
tation de  l'Univers,  ce  n'est  pas  évolution  qu'il  faut  dire,  c'est 
expansion  et  tâtonnement  dans  tous  les  sens.  Évolution  signifie 
expressément  direction  dans  un  sens  déterminé.  Evolution  affirme 
<iu'en  outre  du  lien  causal  simple,  unilatéral  [loi]  qui  existe  entre 
les  conditions:  et  le  résultat  (possibles  ou  réels,  n'importe)  il  y  a  un 
lien  de  causalité  réciproque  entre  les  phénomènes  réels  successifs. 
—  Nous  n'avons  pas  d'ailleurs  à  nous  demander  ici  quel  est  le  rap- 
port de  ces  deux  sortes  de  rapports,  et  s'il  convient  de  ne  voir  dans 
les  lois  que  de  simples  instruments  de  l'évolution,  ou  dans  l'évolu- 


12i  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

lion  qu'un  simple  corollaire  des  lois.  En  d'autres  termes,  le  possible 
(le  certain  conditionnellement)  est-il  simplement  le  rayonnement  du 
réel,  sans  lequel  il  serait  un  pur  néant,  —  ou  plutôt  le  réel  n'est-il 
que  la  concentration  et  la  mise  en  rapport  des  divers  ordres  de  pos- 
sibles, leur  lutte  féconde  et  leur  mutuelle  mutilation?  Question 
métaphysique,  bonne  à  éluder.  —  Au  surplus,  si  l'évolution  est 
définie  une  différenciation  et  une  adaptation  graduelle  des  faits 
successifs,  j'observerai  deux  choses.  En  premier  lieu,  la  nécessité 
pour  un  phénomène  de  différer  des  autres,  aussi  bien  des  suivants 
que  des  précédents,  implique  sa  détermination  par  ceux-là  aussi 
bien  que  par  ceux-ci;  en  second  lieu  l'adaptation  est  le  rapport  non 
de  deux  êtres  l'un  à  l'autre,  mais  de  deux  êtres  à  leur  action  com- 
mune ultérieure.  Ce  n'est  pas  au  charbon  de  terre  que  la  locomo- 
tive est  adaptée,  mais  ils  le  sont  ensemble  à  la  locomotion;  ce  n'est 
pas  à  la  lumière  que  l'œil  est  adapté  (ni  même  qu'il  correspond,  car 
il  y  a  mille  manières  autres  que  la  formation  de  l'œil,  de  corres- 
pondre à  la  lumière),  mais  la  lumière  et  l'œil  sont  ensemble  adaptés 
à  la  vision.  Ce  n'est  pas  à  l'ovule  que  le  spermatozoïde  est  adapté, 
mais  ils  sont  tous  deux  adaptés  au  développement  embryonnaire. 

Mais  revenons.  Les  futurs  contingents  ne  sont  pas  plus  admissibles 
que  ne  le  seraient  les  passés  contingents,  si  quelqu'un  imaginait  de 
les  concevoir.  Je  vais  plus  loin  :  il  n'est  pas  moins  inintelligible  de 
situer  la  raison  des  choses  dans  le  passé  seul  qu'il  ne  le  serait  de 
la  situer  dans  l'espace  à  droite  plutôt  qu"à  gauche,  au  nord  plutôt 
qu'au  midi.  Un  homme  qui  marche  ne  songe  pas  à  expliquer  ce 
qu'il  rencontre  à  chaque  pas  sur  son  chemin  par  ce  qui  est  derrière 
lui  plutôt  que  par  ce  qui  est  devant  lui.  Il  n'y  manquerait  pourtant 
pas,  si,  au  lieu  d'être  capable  de  voir  tour  à  tour  et  également  bien 
ce  qui  est  devant  et  ce  qui  est  derrière,  il  ne  pouvait  voir  jamais  que 
ce  qui  est  derrière.  Aussi  est-ce  parce  que  nos  prévisions  sont  presque 
toujours  incertaines  et  confuses  et  nos  souvenirs  relativement  clairs 
et  précis,  que  nous  octroyons  aux  néants  antérieurs,  de  préférence 
aux  néants  futurs,  le  privilège  d'expliquer  le  réel,  le  présent.  Nous 
induisons  l'avenir  du  passé,  qui  est  h  connu  pour  nous;  jamais,  le 
passé  de  l'avenir,  qui  est  l'énigme;  le  passé  nous  fait  connaitre 
l'avenir,  de  là  l'illusion  de  penser  qu'il  le  fait  être  ;  et  comme  toute 
induction  se  présente  à  nous  sous  la  forme  d'une  dérivation,  et  éveille 
les  images  de  fleuve,  d'eau  courante,  de  vol  ou  de  marche  rapide, 
nous  sommes   forcément   enclins   à  les   appliquer  au  passage  du 


G.   TARDE.    —    l'action    DES    FAITS    FUTURS.  125 

passé  au  présent  et  à  Tavenir,  c'est-à-dire  au  temps.  De  là  notre 
conception  du  temps  :  nous  le  représentons  comme  un  mouvement, 
comme  un  déplacement;  mais  de  là  aussi  les  insolubles  difficultés 
que  soulève  cette  idée  comprise  de  la  sorte.  Comment  ce  qui  remplit 
tout  l'espace  pourrait-il  se  déplacer?  Le  temps  ne  peut  donc  pas 
être  un  mouvement.  Mais  pourquoi  dire  alors  que  le  passé  va  vers 
l'avenir?  Pourquoi  ne  pas  dire  aussi  bien  que  l'avenir  vient  vers  le 
passé?  Illusion  de  notre  entendement,  qui  nous  fait  considérer  le 
passé  comme  déterminant  (car  pour  nous  il  est  éclairant)  et  l'avenir 
comme  déterminé  (car  pour  nous  il  est  éclaii^}).  L'être  n'est  pas  le 
connaître,  et  il  est  peu  philosophique  de  voir  dans  le  passé  la  source 
de  l'être  parce  que  le  souvenir  est  la  source  de  la  connaissance.  —  Il 
y  a  encore  une  autre  explication  de  ce  préjugé,  dérivée  de  la  précé- 
dente. Si  l'action  du  passé  sur  le  présent  nous  paraît  toute  naturelle, 
tandis  que  celle  de  l'avenir  sur  le  présent  a  tant  de  peine  à  péné- 
trer dans  notre  esprit,  —  c'est  que,  habitués  à  penser  au  passé  en 
même  temps  qu'à  son  action,  nous  sommes  invinciblement  portés  à 
le  juger  réel  au  moment  où  son  effet  a  pourtant  déjà  pris  sa  place. 
L'action  du  passé  doit  nous  paraître  celle  d'une  réalité,  bien  qu'il 
ne  soit  plus,  tandis  que  le  futur  nous  parait  ce  qu'il  est  effective- 
ment, un  pur  néant.  —  Celui  qui,  après  la  fin  de  l'Univers,  contem- 
plerait mentalement  le  déroulement  complet  de  ses  phases,  verrait 
sans  doute  qu'il  importe  peu,  pour  expliquer  l'apparition  d'un 
anneau  de  la  chaîne,  d'invoquer  les  faits  antérieurs  ou  postérieurs, 
d'avoir  recours  à  alpha  ou  à  oméga.  Mais  nous,  compris  dans  l'évo- 
lution de  ce  monde  qui  doit  finir,  nous  ne  nous  faisons  une  idée  de 
sa  course  vers  un  but  mystérieux  qu'en  suivant  la  traînée  d'ombres 
fuyantes,  —  nommées  souvenirs,  que  les  réalités  évanouies  laissent 
en  arrière  dans  nos  esprits.  Aussi  le  monde  est-il  pour  nous  préci- 
sément comme  un  de  nos  livres  que  nous  ne  pouvons  lire  qu'en  un 
sens,  et  dont  les  caractères  nous  deviennent  inintelligibles,  insigni- 
fiants, si  nous  les  regardons  tournés  sens  dessus  dessous,  bien  qu'ils 
n'aient  pas  changé. 

On  peut,  il  est  vrai,  me  faire  observer  qu'il  est  des  parties,  sinon 
des  directions  de  l'espace,  mieux  connues  que  d'autres,  et  que,  par 
suite  de  mon  raisonnement,  ces  lieux  devraient  à  nos  yeux  mono- 
poliser la  raison  des  choses.  Mais  c'est  précisément  ce  qui  s'est 
longtemps  produit,  ce  qui  se  produit  encore;  comme,  dans  l'immen- 
sité des  cieux,  nous  ne  connaissons  que  le  globe  terrestre,  les  peu- 


126  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

pies  illettrés,  et  même  les  philosophes,  depuis  Aristote  jusqu'à  Hegel 
inclusivement,  sont  portés  à  faire  de  la  terre,  et  d'une  petite  partie 
de  la  terre,  de  leur  patrie,  de  leur  ville  natale,  le  centre  de  l'Univers. 
Ici  l'arbitraire  d'une  localisation  de  la  raison  des  choses  saute  aux 
yeux.  Mais  sa  localisation  dans  une  partie  ou  une  direction  du 
temps  n'est  pas  plus  rationnelle. 

On  croit,  bien  à  tort,  devoir  proscrire  l'idée  de  finalité  comme 
une  Intelligence  prévoyante.  Je  réponds  que,  si  l'action  du  futur  sur 
le  présent  suppose  une  Prévoyance,  l'action  du  passé  sur  le  présent 
suppose  tout  aussi  bien  une  Mémoire.  Mais  quelle  Mémoire  expli- 
querait des  faits  tels  que  l'atavisme  et  la  transmission  héréditaire 
des  moindres  particularités  physiques  ou  morales?  Quelle  Pré- 
voyance expliquerait  la  prédestination  d'un  germe  à  son  type?  — 
Constatons  les  faits,  ne  nous  préoccupons  pas  ici  de  leurs  causes 
insondables. 

II 

11  résulte  de  ce  qui  précède  que  l'ordre  d'apparition  n'est  pas 
indifférent.  Il  importe  (pourquoi?  nous  l'ignorons)  que  le  fait  des- 
tiné à  être  antérieur  passe  avant,  que  le  fait  destiné  à  être  postérieur 
vienne  après.  La  détermination  réciproque  des  phénomènes  a  pour 
efTet  de  différencier  la  durée,  de  même  que  la  mutuelle  attraction 
des  astres  différencie  l'étendue  en  donnant  à  chacun  de  ses  points 
des  vertus  particulières.  On  aurait  donc  bien  tort  d'invoquer,  à 
l'appui  de  la  causalité  exclusive  du  passé,  l'impossibilité  où  nous 
sommes  de  renverser  mentalement  la  série  des  phases  d'une  évolu- 
tion des  événements  d'une  histoire.  Étudions  un  instant  cette  hypo- 
thèse; imaginons,  par  exemple,  le  passage  de  l'homme  civilisé  à 
l'état  sauvage,  à  travers  des  phases  historiques  à  reculons;  suppo- 
sons que  la  chaîne  rigoureuse  des  faits  déroulés  depuis  la  fabri- 
cation d'un  obus  jusqu'à  son  explosion  finale  ait  lieu  au  rebours, 
commencée  par  l'explosion  et  terminée  par  l'extraction  du  minerai 
de  fer;  essayons  de  raconter  la  vie  d'un  Romain  qui  prendrait 
naissance  dans  son  urne  funéraire,  puis  deviendrait  cendre  tiède, 
chaude,  brûlante,  puis  cadavre  à  demi  consumé,  puis  cadavre 
intact,  puis  vieillard,  puis  homme  mûr,  puis  adolescent  dépouillé  de 
la  prétexte,  puis  embryon,  puis  ovule,  et  enfin  rien.  —  Est-ce  intel- 
ligible? Non.  Pourquoi?  La  réponse  n'est  pas  aussi  aisée,  ni  surtout 
aussi  oiseuse  qu'elle  peut   le  paraître;   et  l'étude  approfondie  de 


G.   TARDE.    I.  ACTION    bKS    FAITS    i-l:turs.  127 

telles  hypothèses,  absurdes  en  apparence,  pourrait  bien  nous  l'aire 
toucher  du  doigt  la  réalité  d'une  orientation  de  l'Univers,  beaucoup 
mieux  que  ne  le  font  des  déclamations  de  moralistes.  —  Si  nous 
entrons  dans  le  détail  des  séries  imaginaires  que  j'indique,  si  nous 
ne  nous  contentons  pas  dejeter  sur  cette  marche  rétrograde  un  coup 
d'oeil  superliciel,  nous  verrons  que  leur  supposition  est  fondée  sur 
des  idées  contradictoises.  On  parle  du  feu,  et  l'on  dit  qu'il  drbrùle 
au  lieu  de  brûler;  on  nomme  des  substances  chimiques  et  on  leur 
prête  des  combinaisons  ou  des  décompositions  contraires  k  leurs 
affinités  constitutives;  il  est  question  d'industrie,  de  science,  d'admi- 
nistration, mais  d'une  organisation  qui  consiste  à  désorganiser, 
d'une  science  à  rendre  ignorant,  d'une  industrie  qui  ne  produit  pas 
mais  détruit...  etc.  —  Cela  est  inadmissible  ;  or,  qu'est-ce  à  dire, 
sinon  qu'un  être  et  son  action  sont  inséparables?  s'il  en  est  autre- 
ment, si  l'être  était  indépendant  de  son  action,  s'il  n'était  point 
déterminé  par  elle  (et,  par  suite,  s'il  ne  déterminait  point,  en  retour, 
les  êtres  dont  il  émane),  si,  en  d'autres  termes,  ce  quil  sera  ou  ce 
quil  fera  n'entrait  pas  nécessairement  dans  ce  qu'il  est,  quelle 
difficulté  y  aurait-il  à  unir  mentalement  l'idée  d'un  être  avec  l'idée 
d'une  action  diamétralement  contraire  à  celle  qui  lui  est  i)ili(:retih', 
et  non  pas  simplement  adhérente? 

Ce  qui  marque  le  rigoureux  enchaînement  des  faits  c'est  l'indé- 
pendance, en  un  sens  réelle,  des  êtres,  manifestée  par  la  divergence 
de  leurs  développements,  par  leur  lutte,  leur  choc,  leur  destinée  de 
brusques  entraves  ou  de  secours  inattendus.  On  distingue,  et  l'on  a 
raison,  entre  le  développement  naturel  d'un  être,  et  ce  qu'on 
appelle  les  accidents  de  sa  vie.  On  est  assez  disposé  à  voir  de  la 
finalité  dans  la  série  des  phases  qui  constituent  son  évolution  dite 
normale;  on  se  refuse  à  la  reconnaître  dans  la  série  des  hasards  du 
sort.  Mais  on  oublie  que  le  développement  de  l'Univers,  distinct  des 
nôtres,  se  compose  précisément  de  nos  avortements  individuels.  Ce 
développement  de  l'Univers,  n'est-ce  pas  le  changement  qui  change 
sans  cesse,  la  différence  qui  se  différencie  éternellement,  et  qui 
s'incarne  en  chacun  de  nous  par  nos  bizarreries  et  nos  douleurs  '  ? 

1.  On  remarquera  que  la  notion  de  dilTérence  ou  de  différcncialion  (chan- 
gement) a  ce  privilège  unique  de  pouvoir  se  retourner  contre  elle-même,  se 
faire  face,  se  donner  pour  but  à  elle-même.  On  ne  peut  pas  dire  un  mouvement 
mû,  à  moins  qu'on  n'entende  par  là  un  mouvement  variable,  dilTérencié.  Au 
contraire,  rien  de  plus  clair  et  de  plus  naturel  (lue  les  expressions  de  différen- 
ciation différenciée  et  de  différence  différente.   Il  n'y  a   pas,  à  notre  sens,   d« 


i28  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MOUALE. 

Nos  mutilations,  nos  blessures  sont  nos  signalements;  et,  dans  cette 
succession  d'aventures  qui  caractérisent  chaque  moment  de  notre 
vie,  je  ne  puis  voir  que  la  suite  de  l'aventure  première,  du  mariage 
unique,  singulier,  auquel  nous  devons  d'avoir  apparu,  d'avoir  été 
individualisés  un  jour.  Né  d'une  rencontre,  qui  nous  a  fait  autres  que 
tout  le  reste  de  l'Univers,  nous  allons  nous  rencontrant  et  nous  alté- 
rant jusqu'à  la  mort  ;  et  tout  cela  est  justement  appelé  fortuit,  car  les 
êtres  qui  se  croisent  ainsi  ne  se  cherchaient  pas,  mais  leur  croise- 
ment n'en  a  pas  moins  été  nécessaire  et  fatal.  Notre  malheur 
vient  de  ce  que,  appelés  à  l'existence  pour  rendre  témoignage  à 
la  loi  du  changement,  nous  naissons  avec  une  loi  propre  et  contraire, 
avec  des  aptitudes  illimitées  et  inutiles,  certaines,  mais  irréalisables 
et  impuissantes,  qui  s'affirment  en  s'avouant  vaincues.  Mais  cette 
opposition,  c'est  une  différence  encore;  et  nos  protestations  mêmes 
attestent  la  loi  qui  nous  crée. 


III 

Le  propre  des  savants  simplement  déterministes  est  de  considérer 
l'évolution  particulière  qu'ils  étudient,  abstraction  faite  de  toute 
autre.  Nous  pouvons  distinguer  quatre  évolutions,  concentriques  en 
quelque  sorte,  à  savoir,  en  allant  du  centre  à  la  circonférence  : 
l'évolution  individuelle  (qui  a  donné  l'idée  des  autres,  et  où  le 
cachet  de  l'idée  de  finalité  est  bien  marquée),  l'évolution  spécifique, 
l'évolution  géologique  (ou  planétaire),  et  l'évolution  astronomique. 
Les  changements  de  l'espèce  vivante  sont  si  lents  qu'elle  doit  paraître 

meilleure  définition  de  l'évolution  universelle;  c'est  là  le  noyau  (avec  quelque 
chose  de  plus)  de  ce  que  la  formule  trop  complexe  de  révolution,  donnée  par 
Spencer,  contient  de  plus  vrai.  —  On  a  bien  essayé  de  dire  une  sensation 
sentie  par  opposition  aux  sensations  dites  inconscientes,  mais  rien  n'est  plus 
conjectural  et  ne  semble  plus  contradictoire  que  l'hypothèse  de  ces  dernières. 
—  J'observerai  cependant  (remarque  importante  peut-être  pour  l'explication  de 
l'idée  du  devoir)  qu'il  y  a  des  désirs  désirés.  L'objet  d'un  désir  qu'on  désire 
éprouver  mais  qu'on  n'éprouve  pas,  par  exemple  le  désir  du  salut  d'un  ennemi 
en  danger,  est  jugé  désirable.,  c'est  le  bien;  le  désir  désiré  et  non  éprouvé  n'est 
pas  éloigné  d'être  le  devoir,  de  même  que  le  changement  changeant  n'est  pas 
éloigné  d'être  la  vie.  Mais  il  est  clair  que  le  désir  objet  du  désir  n'est  un  désir 
que  de  nom,  tandis  que  le  changement  attribut  du  changement  est  un  chan- 
gement réel,  par  exemple,  les  perturbations  d'une  courbe  ou  les  déviations  d'un 
type  spécifique,  ou  dans  un  autre  sens,  le  passage,  par  degrés,  de  la  ditTérence 
de  degrés  à  ladifTérence  de  nature,  ce  qui  se  produit  quand  une  courbe  ou  un 
type  spécifique,  à  force  de  varier  d'une  certaine  manière,  finissent  par  se  trans- 
former en  une  autre  courbe  ou  un  autre  type. 


G.  TARDE.   —  l'action  "dks   faits  i-UTuns.  129 

immuable  aux  yeux  du  physiologiste  absorbé  dans  l'étude  du  corps 
vivant  individuel.  Les  transformations  géologiques  sont  si  lentes 
que  le  naturaliste  plongé  dans  l'étude  d'une  faune  ou  d'une  flore 
particulière  peut  se  permettre,  sans  inconvénient,  et  même  avec 
avantage,  pour  plus  de  simplicité,  de  considérer  l'âge  géologique 
actuel  comme  devant  toujours  durer.  La  même  raison  donne'  au 
,géologue  le  droit  de  ne  pas  tenir  compte,  dans  ses  calculs,  du  terme 
où  s'achemine  si  lentement  le  monde  solaire.  On  imite  ainsi  l'exemple 
des  astronomes  qui  reîiardent  comme  infinie,  bien  qu'ils  soient 
assurés  qu'elle  est  finie,  la  distance  des  étoiles  très  éloignées  qui 
leur  servent  de  points  de  repère. 

Partant  de  là,  on  doit  naturellement  méconnaître  l'action  des  faits 
futurs  dans  le  sein  même  de  l'évolution  particulière  qu'on  étudie. 
Voici  pourquoi.  Si  l'univers  se  composait  d'un  seul  individu  vivant, 
si  toute  l'évolution  cosmique  se  réduisait  à  cette  seule  évolution  indi- 
viduelle, ma  manière  de  voir  ne  souffrirait  point  de  difficulté.  Rien, 
en  effet,  n'entraverait  ou  ne  paraîtrait  entraver  le  cours  de  cette 
évolution  unique,  et  elle  atteindrait  sûrement  sa  fin.  Il  n'en  est  plus 
de  même  si  plusieurs  individus  sont  appelés  à  évoluer  ensemble  et 
côte  à  côte.  A  envisager  chacun  d'eux  séparément,  —  par  exemple, 
un  mouton  pris  à  part,  abstraction  faite  de  son  voisin  le  loup,  — 
nous  concevons  pour  lui  une  évolution  dite  normale  qui  se  réalisera 
ou  ne  se  réalisera  pas  suivant  qu'il  mourra  de  sa  belle  mort  ou  sera 
dévoré  par  le  loup.  Admettons  qu'il  soit  dévoré;  dans  ce  cas,  on 
refusera  généralement  d'admettre  que  cet  événement  final,  que  ce 
dénouement  fatal  de  l'évolution  du  mouton  ait  été  pour  quelque 
chose  dans  la  manière  dont  s'est  accompli  l'événement  initial,  à 
savoir  la  fécondation  de  l'œuf  d'où  l'embryon  du  mouton  est  sorti. 
L'idée  ne  nous  vient  pas  que  cette  rencontre  de  deux  évolutions  indi- 
viduelles, d'où  est  résultée  la  fin  soi-disant  anticipée  de  l'une  d'elles, 
pourrait  bien  être  un  des  innombrables  faits  constitutifs  d'une  évo- 
lution supérieure,  celle  de  Tespèce-loup  ou  de  l'espèce-mouton. 
L'idée  ne  nous  vient  pas,  si  évolutionnistes  que  nous  soyons  ou  que 
nous  croyons  être,  de  conjecturer  que  ce  meurtre  et  tous  autres  évé- 
nements de  même  nature  trouvent  leur  explication  dans  les  destinées 
futures  du  type  auquel  appartiennent  les  individus  immolés  ou 
mutilés,  ou,  plus  complètement,  dans  la  nécessité  de  la  différence, 
soit  spécifique,  soit  individuelle,  seule  justification  du  mal  sur  la 
terre...  Ne  semble-t-il  pas  qu'il  n'y  ait  absolument  rien  de  commun 


130  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

entre  les  diverses  évolutions?  Ne  dirait-on  pas  qu'on  oublie  leur 
commune  origine?  —  Pareillement,  lorsque  l'évolution  individuelle 
se  trouve  en  conflit  avec  l'évolution  géologique  (par  exemple,  les 
mammouths  saisis  par  la  période  glaciaire?  ou,  plus  simplement, 
■une  vigne  gelée,  une  disette,  etc.),  on  rend  compte  de  ces  faits  par 
leurs  circonstances  antérieures.  La  vigne,  dit-on,  n'eût  pas  été  gelée 
^i  elle  eût  fleuri  plus  tard;  c'est  donc  parce  qu'elle  a  fleuri  trop  tôt 
qu'elle  a  été  gelée.  Mais  ne  peut-on  pas  dire  aussi  bien  que,  si  elle 
n'eût  pas  dû  être  gelée,  elle  n'eût  pas  fleuri  si  tôt,  en  sorte  qu'elle  a 
fleuri  trop  tôt  parce  qu'elle  devait  être  gelée? 

Ce  qui  trompe  en  ces  questions,  c'est  la  notion  utile  mais  erronée 
■du  développement  appelé  normal.  On  appelle  normale  une  évolution 
qui  est  jugée  devoir  être  la  même,  se  répéter  identiquement,  chez 
tous  les  individus  qui  ont  débuté  de  la  même  manière.  Le  normal 
ainsi  entendu  est  au  rebours  du  cours  des  choses;  il  nie  la  grande 
loi  de  la  Diff'érence,  c'est-à-dire  de  l'immolation  et  du  sacriflce  néces- 
saire. Si  toute  vie  eût  évolué  normalement  depuis  l'origine  de  la  vie, 
nous  en  serions,  pour  toute  faune,  aux  animalcules  primitifs.  Trans- 
portée dans  le  monde  social  et  moral,  où  elle  prend  le  nom  usurpé 
•de  justice,  cette  fausse  notion  y  produit  des  eff'ets  qui  nous  font 
juger  de  leur  cause  :  l'envie,  la  haine,  la  rébellion,  le  lâche  apitoie- 
ment sur  soi  au  récit  ou  à  la  vue  des  félicités  qu'on  n'a  pas  eues,  et 
qui  sont  données  par  le  romancier,  le  dramaturge  ou  le  démagogue, 
pour  la  part  légitime  et  la  condition  normale  d'une  âme  humaine. 
•Comme  si  rien  pouvait  nous  être  plus  essentiel,  à  nous  êtres  acci- 
dentels, que  les  accidents  même  de  notre  existence!  Ne  confondons 
pas,  d'ailleurs,  l'idéal  avec  le  normal;  ils  sont  ennemis.  L'idéal  nous 
appelle  et  nous  entraîne  hors  des  limites  de  notre  nature;  le  normal 
nous  y  retient.  L'idéal  est  en  même  temps  le  privilège  et  l'injustice; 
c'est  la  beauté,  c'est  le  génie,  c'est  la  grandeur,  qui  sont  des  anomalies. 


IV 

On  ne  s'étonnera  pas  de  me  voir  insister  encore  sur  un  problème 
«i  important.  Assimiler  l'action  des  faits  futurs  à  celle  des  faits 
passés,  n'est-ce  pas  expliquer  l'une  et  l'autre  action,  éclairer  la  cau- 
■salité  et  la  finalité  l'une-par  l'autre?  N'est-ce  pas,  en  outre,  montrer 
qu'il  y  a  un  sens  à  la  marche  des  choses,  que  l'Univers  ne  fait  pas 
de  l'ordre  avec  du  désordre,  de  l'harmonie  avec  des  combinaisons 


G.    TARDE.    —    i/aCTION    DKS    I'AITS    FUTIHS.  13t 

non  viables  tour  à  tour  essayées?  L'intérêt  de  la  question  est  évident. 

Mais  d'abord  entendons-nous  bien.  L'action  des  faits  futurs  ne 
suppose  pas  la  détermination  mutuelle  de  tout  pour  tout  indifférem- 
ment. Il  est  conforme  au  grand  but  de  la  Différence  que  l'action  d'un 
phénomène  sur  les  autres  et  réciproquement,  comme  l'attraction 
réciproque  des  corps  célestes,  s'exerce  suivant  des  degrés  innom- 
brables d'intensité  diverse  et  de  mille  manières  différentes.  Telle 
influence  est  si  prépondérante  qu'on  peut  lui  attribuer  le  titre 
exclusif  de  cause;  telle  autre  est,  pour  ainsi  dire,  égale  à  zéro,  lly  a 
des  séries  de  phénomènes  plus  étroitement  liés  entre  eux,  les  phé- 
nomènes vivants;  et,  dans  cette  série,  il  y  a  des  points  saillanls,  par 
exemple  tel  caractère  organique  qui  se  transmet  par  atavisme,  ou 
bien  tel  état  organique  futur  vers  lequel  les  étals  antérieurs  se 
dirigent  plus  ostensiblement  que  vers  tout  autre  :  on  peut  considérer 
les  types  qu'Agassiz  appelle  propliéliqi(c-'<  comme  faisant  pendant 
aux  phénomènes  de  retour.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  il  s'agit  de  faits 
saillants,  ici  passés,  là  futurs,  qui  agissent  fortement  sur  une  chaîne 
de  faits  organiques,  ici  postérieure,  là  antérieure.  —  Toutes  choses 
égales,  d'ailleurs,  un  phénomène  agit  d'autant  moins  sur  un  autre 
qu'il  est  séparé  de  celui-ci  par  un  temps  plus  considérable.  Par  suite, 
le  déterminisme  scientifique  est,  dans  la  pratique,  autorisé  à  ne 
compter,  parmi  les  facteurs  d'un  phénomène,  que  les  circonstances 
concnmilanles,  et  à  affirmer  que,  si  ces  circonstances  concomitantes 
viennent  à  se  répéter,  le  phénomène  se  répétera.  Toutefois  ceci  ne 
doit  être  entendu  que  sauf  certaines  restrictions  importantes,  où  la 
vérité  théorique  se  fait  jour.  Deux  germes  vivants  de  la  même 
espèce,  aussi  semblables  qu'on  les  suppose,  auront  beau  être  placés 
dans  des  conditions  identiques,  les  particularités  caractéristiques 
des  ascendants  interviendront,  par  une  influence  héréditaire  inexpli- 
cable, pour  donner  à  chacun  des  êtres  issus  de  ces  germes  une 
nature  ou  une  physionomie  distincte,  un  cachet  spécial.  Les  faits 
historiques  étudiés  par  un  esprit  supérieur  donnent  parfois  aussi  la 
preuve  expérimentale  de  cette  action  à  dislance  des  faits  futurs. 

La  vie,  disais-je,  n'est  qu'un  mode  d'action  plus  étroit  des  faits 
futurs,  un  enchaînement  particulièrement  vigoureux  d'influences; 
et,  parmi  les  faits  vitaux  eux-mêmes,  les  faits  intellectuels  se  distin- 
guent par  une  connexion  encore  plus  étroite.  Chose  frappante  :  en 
même  temps  que  l'action  des  faits  passes  [habitude,  hérédité)  y  est 
plus  manifeste  que  partout  ailleurs,  l'action  des  faits  futurs,  c'est-à- 


132  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

dire  la  finalité,  y  paraît  d'une  évidence  singulière.  Cette  double 
action  semble  croître  parallèlement;  il  serait  aisé,  je  crois,  de  mon- 
trer que  les  organismes  où  l'influence  modificatrice  de  l'habitude  et 
de  rhérédité  est  moins  marquée  sont  ceux  où  l'harmonie  des  fonc- 
tions et  des  organes  et  leur  orientation  vers  une  fin  commune  frap- 
pent moins  les  yeux  de  l'esprit.  C'est  ainsi,  d'ailleurs,  que  ce  mode 
suprême  de  la  vie,  appelé  l'intelligence,  présente  une  solidarité 
pareille  entre  le  développement  de  la  prévoyance  et  celui  du  sou- 
venir. Le  lien  des  deux  principes  de  l'hérédité  et  de  la  finalité  est 
tel  que  le  darwinisme,  en  voulant  s'appuyer  sur  le  premier,  n'a  pu 
s'empêcher  de  recourir  au  second,  sous  le  nom  de  principe  de  cor- 
rélation des  organes.  On  observera  qu'il  est  impossible  de  concevoir 
ou  d'imaginer  même  comment,  sans  cette  solidarité  ou  finalité  orga- 
nique, la  sélection  naturelle  et  sexuelle  pourrait  construire  un  type 
nouveau  sur  les  ruines  d'un  type  ancien  ébranlé  et  démoli  par  elle. 
Une  modification  se  produit  et  s'accumule  quelque  part  dans  l'orga- 
nisme :  il  n'appartient  qu'au  principe  de  corrélation  de  mettre  le 
reste  de  l'organisme  à  ce  nouveau  ton,  d'élever  sur  cette  base  nou- 
velle un  nouvel  édifice.  Pourquoi  donc  avoir  relégué  dans  l'ombre 
ce  coopérateur  indispensable,  qui  mériterait  le  premier  rang? 

La  contre-épreuve  de  la  vérité  précédente  nous  est  donnée  par  la 
nature  inorganique.  Le  passé  éloigné  n'agit  pas  —  si  ce  n'est  d'une 
manière  générale,  et  au  point  de  vue  de  l'évolution  cosmique  —  sur 
les  phénomènes  physico-chimiques.  L'habitude  n'a  aucune  action 
sur  eux;  les  circonstances  concomitantes  déterminent  à  elles  seules 
leur  apparition.  Pareillement,  l'on  constate  que  l'avenir  n'agit  pas 
non  plus  sur  ces  phénomènes,  —  si  ce  n'est  en  un  sens  très  élevé 
et  très  éloigné,  nullement  spécial  à  ces  sortes  de  faits.  C'est  l'inverse 
des  faits  de  la  vie.  D'ailleurs,  ces  derniers  sont  soumis  également  à 
l'action  générale  dont  je  parle,  et  à  laquelle  les  phénomènes  inor- 
ganiques eux-mêmes  ne  peuvent  se  dérober.  Mais  les  faits  de  la  vie 
et  les  faits  de  l'intelligence  y  ajoutent  leur  mode  d'influence  plus 
particulière  du  passé  et  du  futur.  Aussi  Claude  Bernard  distingue- 
t-il  avec  beaucoup  de  justesse  entre  les  finalités  vivantes  et  les  fina- 
lités cosmiques. 

Il  est  donc  des  degrés  et  une  hiérarchie  d'influences  échelonnées,  et 
la  science  humaine,  qui,  dans  l'impossibilité  de  tout  connaître,  doit 
déchirer  le  tissu  des  faits  pour  le  pénétrer,  est  fondée  à  ne  s'atta- 
cher qu'aux  influences   capitales.   Elle   recherche    les  faits   d'une 


G.  TARDE.   —  l'action   des  faits  kutuus.  133 

grande  masse,  en  quelque  sorte,  les  faits  attractifs  qui  groupent  et 
meuvent  autour  d'eux  nombre  d'autres  faits.  Mais  cet  amour  de 
l'unité,  ce  goût  de  la  simplicité  des  explications  ne  devrait-il  pas 
logiquement  la  conduire  à  voir  la  raison  des  choses  tantôt  dans  le 
passé,  tantôt  dans  l'avenir,  suivant  que  le  type  accompli  auquel  se 
rapporte  l'être  ou  l'état  considéré  lui  est  antérieur  ou  postérieur? 
Les  restes  rudimentaires  d'un  type  ancien  s'expliquent  par  lui  ;  mais 
l'embryon  s'explique  par  l'être  complet.  Pour  comprendre  le  ptéro- 
dactyle étudiez  l'oiseau,  s'il  s'agit  de  traces  subsistantes  de  l'anima- 
lité dans  le  corps  humain  (poils  épars,  pointe  mousse  de  l'oreille  (?), 
ongles  courts  et  faibles,  etc.)  qu'on  nous  renvoie  au  singe,  je  le  veux 
bien;  mais,  s'il  s'agit  de  nos  caractères  essentiels,  de  notre  organi- 
sation cérébrale,  de  nos  institutions,  il  vaudrait  peul-être  mieux 
nous  adresser  aux  hommes  du  xxx''  ou  du  xl^  siècle  qu'à  nos  ancê- 
tres préhistoriques.  L'histoire  humaine  n'est,  de  nos  jours,  une 
énigme  si  indéchiffrable  que  parce  que  l'apogée  de  la  civilisation 
n'est  pas  encore  atteint.  De  ce  haut  faite,  si  nous  l'atteignons  jamais, 
nous  embrasserons  et  jugerons  aisément  les  siècles  embryonnaires 
où  nous  ne  voyons  maintenant  que  nuit  sans  étoile,  horizon  sans 
pôle,  dédale  sans  fil  conducteur. 

Cependant,  l'amour  de  l'unité  et  des  explications  simples  est  loin 
d'être  assez  fort  chez  la  plupart  des  théoriciens  pour  se  rendre 
maître  en  eux  du  préjugé  enraciné  que  je  combats.  Même  plus 
simple  que  l'explication  par  le  passé,  l'explication  par  le  futur  n'est 
point  admise.  Y  a-t-il  rien  de  plus  inconséquent?  Quand  plusieurs 
séries  de  faits  vont  divergeant  à  partir  d'un  fait  passé  (des  lignées 
animales  ou  végétales  à  partir  d'un  accouplement  primordial,  des 
générations  de  mots  à  partir  d'une  racine,  des  éclats  d'obus  à  partir 
d'une  étincelle  tombée  sur  de  la  poudre,  des  suites  de  phrases  à 
partir  d'un  éclair  mental,  d'une  rencontre  d'idées  dans  l'esprit,  etc.), 
il  semble  évident  que  le  fait  passé  contient  la  cause  explicative  des 
phénomènes  ultérieurs.  Mais,  lorsque  plusieurs  séries  de  phéno- 
mènes vont  convergeant  vers  un  même  fait  consécutif  (convergence 
de  divers  systèmes  de  famille  et  des  diverses  formes  de  propriété, 
polygamie,  polyandrie,  mariage  hors  de  la  tribu,  mariage  dans  la 
tribu,  communauté  des  femmes  et  des  biens,  etc.,  vers  un  système 
unique  de  famille  et  une  forme  unique  de  propriété,  adoptés  par 
tous  les  peuples  à  mesure  qu'ils  se  civilisent,  —  convergence  des 
diverses  morales  vers  la  même  morale,  —  convergence  et  combi- 


d34  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

naison  de  deux  corps  chimiques  venus  de  points  éloignés,  —  con- 
vergence et  mariage  de  deux  individus  vivants,  nés  à  une  grande 
distance  l'un  de  l'autre,  —  convergence  et  association  mentale,  dans 
un  cerveau  humain,  de  deux  ou  plusieurs  idées  d'origine  différente, 
qui  viennent  à  se  rencontrer  en  une  idée  de  génie,  — convergence 
et  choc  de  deux  corps  célestes  qui  se  brisent,  etc.),  nous  n'avons 
jamais  l'idée  d'expliquer,  même  dans  une  certaine  mesure,  les  direc- 
tions multiples  de  ces  séries  convergentes  par  le  résultat  un  de  leur 
rencontre.  Cependant,  il  est  clair  (et  je  prends  l'exemple  le  plus 
défavorable  à  ma  thèse)  que  je  suis,  moi  ou  tout  être  vivant  quel- 
conque, le  résultat  d'un  mariage  qui  en  suppose  deux  autres, 
lesquels  en  supposent  quatre  autres,  et  ainsi  de  suite  en  remontant 
dans  un  passé  illimité;  il  est  certain  que,  si  n'importe  lequel  de  ces 
mariages  innombrables  n'eût  pas  été  ce  qu'il  a  été,  exactement  ce 
qu'il  a  été,  et,  par  suite,  si  l'individualité  des  conjoints,  leur  manière 
d'être,  le  détail  biographique  de  leur  existence,  avaient  tant  soit  peu 
différé,  je  ne  serais  pas  venu  au  monde.  Quoi  de  plus  simple,  dès 
lors,  que  de  me  considérer  comme  le  point  vivant  auquel  se  suspend, 
momentanément,  ce  réseau  compliqué  de  faits,  la  clé  ou  une  des 
clés  de  cet  hiéroghyphe,  l'embouchure  de  ces  fleuves  de  lignées 
humaines  qui  descendent  vers  moi?  Est-ce  que  ce  caractère  par 
lequel  je  les  rattache  à  moi  ne  me  permet  pas  d'affirmer  que  je  suis, 
partiellemenl  et  en  un  certain  sens,  leur  raison  d'être?  Si  on  repousse 
cette  prétention,  quel  motif  peut-on  avoir  de  me  considérer  comme 
la  raison  d'être,  même  partielle,  des  enfants  qui  naîtront  de  moi?  On 
ne  peut  m'objecler  que  le  libre  arbitre,  ce  préjugé  anti-scientifique 
par  excellence.  M'obj cetera- t-on  le  bon  sens?  Mais  le  bon  sens, 
avant  tout,  c'est  la  logique;  et,  comme  je  ne  m'adresse  qu'aux 
déterministes,  j'ai  le  droit  de  dire  qu'ils  sont  forcés,  pour  être  con- 
séquents, de  m'accorder  ce  point.  Un  déterministe,  en  effet,  doit 
croire  que,  dès  la  plus  ancienne  époque  de  la  nébuleuse  primor- 
diale, il  était  certain^  absolument  certain  (ignoré,  n'importe  !)  que  je 
serais,  que  je  serais  tel  et  non  autre,  que  j'écrirais  à  cette  heure  et 
que  j'écrirais  ceci  à  son  adresse. 

Pour  échapper  à  cette  nécessité  enchaînante  et  rigoureuse,  à  ce 
ferreus  ordo,  il  ne  reste,  à  ma  connaissance,  qu'une  issue  :  c'est  une 
théorie  mixte,  délicate  et  profonde,  parlant  peu  connue,  de  M.  Cour- 
not,  sur  les  rapports  du  Hasard  et  de  la  Raison  des  choses,  deux 
idées  que  nul  n'a  élucidées  comme  lui.  J'indiquerai  cette  vue  gêné- 


G.  TARDE.   —  l'action   dks  faits  fituhs.  135 

raie,  que  les  bornes  de  ce  travail  et  surtout  celle  de  mon  savoir  ne 
me  permettent  pas  de  suivre  dans  le  détail  de  ses  applications,  où 
éclatent  la  richesse  et  la  sagesse,  le  sens  droit  et  subtil,  la  force  en 
même  temps  coordinatrice  et  pénétrante  de  l'éminent  philosophe. 
M.  Cournot  distingue,  dans  les  événements  historiques  comme  dans 
les  faits  géologiques  ou  vitaux,  ce  qu'ils  présentent  de  fortuit  et  ce 
qu'ils  révèlent  de  rationnel.  Cette  distinction  est  radicale,  et  met  en 
présence  deux  principes   irréductibles,  dont   l'un,   la  Raison,  com- 
mande, et  dont  l'autre,  le  Hasard,  exécute  et  obéit,  mais  avec  une 
certaine  latitude  de  détermination  propre  et  une  sphère  indéniable 
de  liberté.  De  là,  trois  rapports  possibles  (si  du  moins  j'ai  bien  suivi 
et  compris,  à  travers  tant  d'autres  aperçus  intéressants,  la  pensée  de 
l'auteur).  Tantôt  le  hasard  se  soumet  à   la  Raison,  sans  l'aider  ni 
l'entraver.  Ce   qui    s'est  produit  par   telle    voie  fortuite   se   serait 
accompli,  à  son  défaut,  de  la  même  manière  ou  à  peu  près  par  toute 
autre  voie  également  fortuite,  ou  plutôt  par  la  moyenne  de  ces  voies. 
Le  hasard,  dans  ce  cas,   est  neutre,  incolore,  médiocre.  Tantôt  le 
hasard  enlumine  heureusement  et  brillamment  la  Raison,  je  veux 
dire  le   plan   rationnel    et  providentiel .    Tel   est,    en   histoire,   ce 
confluent  d'heureuses  rencontres  historiques  qu'on  nomme  le  siècle 
de  Louis  XIV,  Il  a  mis  dans  le  plus  beau  jour  la  prépondérance  fran- 
çaise, qui,  d'ailleurs,  avec  plus  ou  moins  'd'éclat,  ne  pouvait  man- 
quer de  s'établir  alors.  Tantôt  enfin  le  Hasard  est  contrariant.  Par 
exemple,  l'alliance  de  la  Maison  d'Autriche  et  de  la  Maison  de  Bour- 
gogne a  fortement  entravé  le  cours  de  la  civilisation  européenne,  et 
n'a  produit  qu'une  fusion  monstrueuse,  inféconde,  repoussée  par  la 
nature  des  choses,  par  l'hostilité  des  races,  des  intérêts,  et  les  ten- 
dances générales  de  l'âge  moderne.  Les  accidents  de  ce  genre  n'ont 
qu'une  influence    passagère,  graduellement  effacée  par  le   retour 
inévitable  de  la  civilisation  dans  son  lit  habituel  et  séculaire.  Tel  est 
le  squelette   de  ce  système   ingénieux,   qui  mérite  réflexion,  mais 
auquel  il  me  semble  que  la  logique  ne  permet  pas  de  se  fixer.  Je 
passe  outre,  en  regrettant  de  ne  pouvoir  le  discuter  à  fond. 


Je  reviens  à  ma  thèse,  et  je  me  demande,  encore  une  fois,  quelle 
est  la  source,  non  plus  psychologique  et  vulgaire,  mais  élevée  et 
scientifique,  de  l'erreur  que  je  poursuis.  Les  phénomènes  mécaniques, 

Rev.  Meta.   T.  IX.   —  1001.  10 


136  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

avec  leur  clarté  illusoire  et  la  fausse  espérance  qu'ils  laissent  conce- 
voir de  tout  résoudre  en  eux  en  dernière  analyse,  opposent  ici  un 
obstacle  presque  insurmontable  à  l'admission  de  la  vérité.  On  sup- 
pose que  tout  est  régi  par  les  lois  de  la  mécanique;  et  cette  science 
nous  montre  des  corps  mobiles  qui,  livrés  à  eux-mêmes  dans  le  vide, 
soustraits  par  hypothèse  à  toute  action  environnante,  suivraient  une 
direction  constamment  rectiligne  et  uniforme,  c'est-à-dire  iraient 
sans  fin  du  même  au  même.  Nous  disons  que  cette  manière  d'aller  est 
leur  action  propre,  et  que  leurs  courbes,  leur  ralentissement,  leur 
accélération,  les  modifications  infinies  de  leurs  mouvements,  sont  le 
résultat  de  la  rencontre  de  ces  choses  qui  tendent  séparément  à 
durer  et  nullement  à  changer.  On  peut  donc  dire  qu'il  y  a  deux 
sortes  de  phénomènes  bien  distincts  :  les  durées  et  les  rcnconires, 
ou,  en  d'autres  termes,  les  éléments  et  les  composés.  Comme  on 
attache,  d'ailleurs,  exclusivement  à  ces  choses  qui  durent  ou  tendent 
à  durer  le  titre  de  réalités,  on  doit  admettre  que  les  phénomènes  du 
second  genre,  n'étant   point  l'acte  propre,  volontaire  en  quelque 
sorte,  de  ces  réalités,  sont  loin  d'avoir  l'importance  des  phénomènes 
du  premier  genre.  On  est  invinciblement  porté  à  expliquer  les  ren- 
contres par  les  durées,  non  les  durées  par  les  rencontres.  C'est  qu'on 
est  le  jouet  d'une  illusion  anthropomorphique  difficile  à  saisir  et 
encore  plus  à  dissiper  :  on  ne  considère  comme  expliqué  que  ce 
qu'on  explique  par  une  volonté;  on  ne  ]uge  prédélerminé  que  ce  qui 
est  jjrévoulu;  on  part  de  là  sans  s'en  apercevoir;  et,  à  son  insu,  on 
applique  cette  majeure  implicite  aux  molécules  mobiles,  aux  élé- 
ments de  l'Univers.  On  leur  attribue  une  sorte  de  volonté  unique, 
celle  de  continuer  leur  mouvement;  on  ne  leur  attribue  point  la 
volonté  de  se  heurter  ni  de  combiner  leurs  mouvements  rectilignes 
en  mouvements  elliptiques  ou  autres,  en  phénomènes  divers  ;  et  par 
qui  ces  rencontres  seraient-elles  voulues,  si  elles  ne  le  sont  point  par 
ces  éléments?  Dès  lors,  on  doit  penser  que  le  seul  fait  réellement 
jyi'édéterminé  est  le  fait  de  la  continuation  du  mouvement  (sa  direction 
étant  indifférente),  —  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  la  conservation 
de  la  force.  Non  seulement  donc  on  réduit  tous  les  phénomènes  à 
n'être  que  des  mouvements,  mais,  dans  tout  mouvement,  on  distingue 
nettement  ce  qui  appartient  en  propre  à  l'élément  matériel  indépen- 
dant, isolément  envisagé,  ce  qui,  en  d'autres  termes,  se  rattache  à 
un  principe  réel,  à  savoir  les  lignes  droites  infinitésimales  décrites 
par  cet  élément  et  dans  lesquelles  sa  courbe  observable  se  résout,  — 


G.  TARDE.  —  l'action   dks   kaits  futurs.  137 

et  ce  qui  n'appartient  à  aucun  élément,  ce  qui,  en  d'autres  termes, 
paraît  ne  se  rattacher  à  aucun  principe  réel,  à  savoir  celte  courbe 
elle-même,  composée  de  ces  parties  rectilignes  hypothétiques.  Aussi, 
tout  en  étant  ou  se  croyant  déterministe,  tout  en  reconnaissant  que 
les  phénomènes  s'enchaînent  rigoureusement  et  que  les  faits  com- 
posés sont  certains  d'avance  au  même  degré  que  les  faits  simples  et 
élémentaires,  peut-on  se  croire  autorisé,  en  vertu  de  la  distinction 
précédente,  à  octroyer  à  quelques-uns  des  anneaux  de  la  chaîne, 
aux  faits  du  premier  genre,  le  monopole  explicatif.  Comme  si  ce 
n'était  pas  justement  l'indépendance  constatée  des  divers  principe^! 
matériels  et  de  leurs  mouvements  propres  qui  doit  nous  faire 
admettre  un  Principe  supérieur,  un  lien  rationnel  entre  leurs  ren- 
contres successives,  d'où  naît  la  beauté  du  monde  ! 

Voilà  la  source  du  préjugé  signalé;  c'est  là  qu'il  faut  l'atteindre. 
De  l'erreur  qui  consiste  à  sacrifier  l'importance,  et  même,  autant  que 
possible,  la  réalité  du  composé  et  du  dilTérenl,  de  l'individuel,  de 
vous  et  de  moi,  à  l'importance  et  à  la  réalité  du  simple  et  de  l'iden- 
tique, de  l'hypothétique  autrement  dit,  —  résulte  l'erreur  qui  con- 
siste à  sacrifier  l'action  du  futur  à  l'action  du  passé. 

Gabriel  Tarde. 


UN  POSITIVISME  NOUVEAU 


I 

Au  seuil  du  xx«  siècle,  en  réaction  contre  les  tendances  dont  le 
développement  a  rempli  le  milieu  du  siècle  précédent,  nous  voyons 
naître  et  grandir  une  Critique  nouvelle  qui,  brisant  les  cadres  clas- 
siques où  l'on  se  tenait  enfermé  jusqu'ici,  tente  de  substituer  aux 
anciennes  conceptions  une  théorie  toute  différente  de  la  Science, 
de  sa  nature,  de  sa  signification,  de  sa  portée,  de  sa  valeur  et  de 
ses  méthodes.  Non  contente  de  déclarer  la  connaissance  relative  à 
la  structure  actuelle  du  sujet,  cette  critique  prétend  ruiner  l'antique 
notion  de  loi  nécessaire;  elle  estime  que  les  résultats  les  plus  posi- 
tifs sont,  dans  une  large  mesure,  fonctions  de  l'homme  et  de  ses  atti- 
tudes; bref,  elle  oppose  à  la  thèse  traditionnelle  du  primat  de  la 
raison  discursive  la  thèse  contraire  du  primat  de  l'activité,  jusqu'à 
parler  de  contingence  et  d'arbitraire  aux  bases  mêmes  du  savoir. 
D'ailleurs  elle  entend  par  là  non  pas  restreindre,  mais  agrandir  le 
domaine  du  connaissable  ;  si  en  effet  la  réalité  absolue  est  transcen- 
dante au  discours,  inaccessible  à  la  pensée  abstraite,  il  est  du 
•moins  possible  de  la  vivre;  et  toute  relativité  disparaît  graduelle- 
ment à  mesure  que,  revenant  de  la  pensée  symbolique  à  la  pensée 
intégralement  vécue,  l'esprit  se  dégage  des  habitudes  superficielles 
qu'il  avait  contractées  sous  les  suggestions  de  l'intérêt  pratique. 

Mais  des  conclusions  si  hardies  devaient  provoquer  de  vives  con- 
tradictions. A  beaucoup  d'esprits  une  telle  audace  parait  scanda- 
leuse et  insupportable.  On  veut  y  voir  je  ne  sais  quelle  tentative 
de  retour  à  des  formes  de  pensée  vieillies  et  condamnées.  Peut-être 
est-ce  qu'on   n'en  saisit  pas   clairement   l'intention  vraie,   l'exacte 

1.  Communication  faite  à  la  Société  française  de  philosophie  le  28  Février  1901 
pour  servir  de  texte  à  la  discussion. 


E.   LE  ROY.    —   UN    POSITIVISME    NOUVEAU.  139 

signification?  Ce  serait  donc  un  thème  excellent  pour  une  discussion 
publique,  d'où  il  ne  manquerait  pas  de  sortir  —  avec  une  plus 
grande  précision  dans  les  jugements  portés  —  une  plus  juste  appré- 
ciation des  buts  poursuivis  de  part  et  d'autre.  Pour  l'attaque  et 
pour  la  défense,  il  est  bon  de  connaître  exactement  son  adversaire, 
sans  parler  du  profit  mutuel  qu'on  retire  toujours  d'une  sincère 
collaboration. 

Mais  je  dois  présenter  d'abord  une  remarque  préliminaire.  Le 
mouvement  critique  dont  je  parle  offre  ceci  de  particulier  que,  loin 
d'avoir  été  pour  ainsi  dire  appelé  du  dehors  par  des  préoccupations 
métaphysiques  et  morales  (bien  qu'il  ait  peut-être  des  conséquences 
dans  ces  deux  domaines),  il  s'est  produit  à  l'intérieur  de  la  science, 
sous  la  pression  de  besoins  internes,  au  contact  même  des  faits  et 
des  théories.  Ses  auteurs  furent  des  praticiens  qui  ne  pouvaient  pas 
songer  et  n'ont  jamais  songé  en  effet  à  sacrifier  la  moindre  partie 
de  la  science  au  bénéfice  de  quoi  que  ce  soit  d'autre.  Il  faut  prendre 
leur  effort  comme  un  effort  de  sincérité  plus  scrupuleuse,  comme 
un  effort  pour  penser  plus  profondément  leur  savoir. 

Cependant  il  est  vrai  que  la  nouvelle  critique  des  sciences  a,  par 
ses  résultats  une  fois  établis,  des  liens  étroits  avec  certaines  doc- 
trines récentes  connues  sous  le  nom  de  philosophîes  de  la  liherlé. 
Le  critère  suprême  est-il  la  raison  discursive  ou  la  vie  intérieure, 
la  connaissance  abstraite  ou  l'action  intime,  le  principe  immobile 
qui  régit  les  édifices  dialectiques  ou  cette  inexprimable  intuition 
qui  s'éveille  dans  l'esprit  au  contact  immédiat  du  donné?  Je  n'ai 
pas  besoin  de  faire  ressortir  l'importance  philosophique  du  débat. 
Il  y  va  de  l'orientation  même  que  prendra  la  pensée.  Or,  à  cet 
égard,  le  problème  que  pose  la  critique  des  sciences  est  bien  un 
problème  privilégié.  Suivant  la  solution  qu'on  lui  donne,  on  sera  ou 
non  intellectualiste.  Là  se  rencontrent,  là  prennent  corps  et  se  heur- 
tent les  deux  esprits  contraires.  C'est  donc  bien  sur  ce  point  précis 
et  concret  qu'il  convient  de  faire  porter  la  discussion  pour  lui  con- 
server toute  son  ampleur. 

Mais  il  ne  serait  pas  possible  d'entreprendre  ici  une  élude  si  vaste 
et  si  complexe.  Pour  laisser  néanmoins  à  la  discussion  quelque 
chose  de  la  généralité  qu'elle  comporte  et  qu'elle  devrait  avoir, 
voici  le  terrain  limité  sur  lequel  je  propose  de  la  placer.  La  con- 
ception de  la  vérité  scientifique  préconisée  par  les  critiques  dont 
je  parlais  les  a  fait  accuser  de  scepticisme.  On  a  cru  qu'ils  dénon- 


140  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

çaient  une  banqueroute  radicale  de  la  science,  une  faillite  de  la 
raison.  Parce  qu'ils  n'accordaient  pas  au  discours  le  premier  rang, 
on  a  jugé  qu'ils  lui  déniaient  toute  valeur.  Parce  qu'ils  n'admet- 
taient pas  la  notion  commune  de  la  vérité  comme  chosej  on  a  pensé 
qu'ils  ne  croyaient  point  à  la  vérité.  Et,  poussant  même  plus  loin, 
de  la  défiance  qu'ils  manifestaient  à  l'endroit  d'un  intellectua- 
lisme estimé  par  eux  superficiel,  de  l'effort  qu'ils  tentaient  pour  le 
rattacher  aux  sources  profondes  et  concrètes  de  la  vie  intérieure, 
on  a  déduit  qu'ils  prêchaient  un  abandon  paresseux  de  la  pensée 
claire  et  maîtresse  de  soi  pour  je  ne  sais  quel  rêve  obscur  d'une 
équivoque  mysticité.  Eh  bien!  contre  ces  objections,  je  veux  sou- 
tenir deux  thèses  : 

i°  La  nouvelle  critique  est  une  réaction  contre  l'ancien  positivisme^ 
trop  simpliste^  trop  utilitaire,  trop  encombré  de  principes  a  priori. 

2°  La  nouvelle  critique  est  le  point  de  départ  d'un  positivisme  nou- 
veau, plus  réaliste  et  plus  confiant  dans  les  pouvoirs  de  Vesprit  que  le 
premier. 

J'espère  justifier  ainsi  une  phrase  écrite  par  Ravaisson  dans  son 
célèbre  Rapport  et  que  je  me  reprocherais  de  ne  pas  citer  en  ter- 
minant cette  introduction  :  «  A  bien  des  signes  il  est  donc  permis 
de  prévoir  comme  peu  éloignée  une  époque  philosophique  dont  le 
caractère  général  serait  la  prédominance  de  ce  qu'on  pourrait 
appeler  un  réalisme  ou  positivisme  spiritualiste,  ayant  pour  prin- 
cipe générateur  la  conscience  que  l'esprit  prend  en  lui-même  d'une 
existence  dont  il  reconnaît  que  toute  autre  existence  dérive  et 
dépend,  et  qui  n'est  autre  que  son  action.  » 

II 

Je  commencerai  par  résumer  brièvement  les  principes  fondamen- 
taux de  la  nouvelle  critique  et  par  rappeler  en  quelques  mots  ses 
plus  importantes  conclusions.  Ou  comprendra  qu'il  me  soit,  impos- 
sible de  faire  ici  un  exposé  complet,  on  permettra  que  je  me  borne 
à  de  simples  énoncés,  et  on  m'excusera  de  renvoyer  pour  le  surplus 
à  quelques-uns  des  travaux  déjà  publiés  sur  la  matière  qui  nous 
occupe  *. 

1.  Ne  songeant  pas  à  dresser  une  bibliographie  complète,  je  me  contenterai 
de  citer  les  mémoires  récents  dont  je  suppose  ici  les  conclusions  connues  : 
"   G.   Milhaud,  La  science   rationnelle   [Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale, 


È.  LE  ROY.   —  UN  POSiTiviSMi'    nouveau.  141 

Encore  un  mot,  pour  délimiter  plus  exactement  le  sujet.  Nous  lais- 
serons de  côté  les  sciences  telles  que  la  Mathématique,  qui  procèdent 
par  constructions  et  analyses  de  purs  concepts,  pour  nous  attacher 
spécialement  à  la  science  expérimentale.  Et  même,  sans  prendre 
celle-ci  dans  toute  sa  complexité,  nous  étudierons  surtout  la  Phy- 
si(iue.  C'est  en  effet,  de  nos  jours,  le  type  le  plus  accompli  de  la 
science  positive. 

Cela  posé,  venons  à  notre  objet  même  et  tout  d'abord  indiquons 
un  point  de  départ  que  nous  supposerons  admis. 

Le  positivisme  issu  d'Auguste  Comte,  de  tendance  très  étroitement 
utilitaire,  accepte  sans  examen  l'attitude  du'sens  commun  ',  comme 
si  elle  était  en  nous  simple  soumission  au  fait,  ouverture  naïve  et 
franche  au  donné  immédiat.  Mais  bien  au  contraire  les  derniers  pro- 
grès de  la  critique  philosophique  concourent  manifestement  à  mon- 
trer que  les  doctrines  instinctives  du  sens  commun  ne  sont  pas 
indemnes  de  toute  hypothèse  et  de  tout  artifice.  Ces  doctrines  com- 
posent en  réalité  une  philosophie  qui  s'ignore,  une  métaphysique 
aveugle  et  inconsciente,  un  système  par  conséquent,  irréfléchi  et 
grossier,  je  le  concède,  mais  enfin  semblable  par  son  allure  générale 
à  tous  les  systèmes  discutés  dans  les  écoles.  C'est  une  sorte  d'anthro- 
pomorphisme matérialiste  fondé  sur  le  primat  de  l'action  pratique. 
L'esprit  tend  spontanément  à  Vutile,  non  au  V7'ai.  Il  éclôt  sans  y 
prendre  garde  dans  un  milieu  déformateur  qui  pèse  et  influe  sur  lui. 
11  obéit  sans  y  songer  au  corps  comme  à  un  contre-poids  régulateur 
de  sa  liberté.  Voilà  pourquoi,  dans  ses  représentations  spontanées, 
la  matière  est  configurée  par  lui  à  nos  gestes  familiers,  l'âme  à  la 
matière,  le  devenir  et  la  durée  aux  faits  accomplis  qui  se  localisent 
dans  l'espace,  le  progrès  spirituel  aux  choses  révolues  que  l'on 
échange  aisément  comme  des  pièces  de  monnaie,  l'instabilité  dyna- 
mique de  la  vie  intérieure  aux  groupes  immobiles  des  mots  en  qui 
dorment  les  moyennes  factices  dont  se  contente  le  sens  commun 
qu'obsède  la  préoccupation  sociale.  Qui  veut  revenir  du  point  de  vue 


mai  1896);  2°  J.  Wilbois,  La  méthode  des  sciences  pliysiques  {Id.,  septembre  1899 
el  mai  1900);  3"  E.  Le  Roy,  Science  et  Phiiosopliie,  2"  article  {Id..  septembre  1899); 
La  science  positive  et  les  philosophies  de  la  liberté  (Bihliolh'e'jue  du  Congrès  in- 
ternational de  Phiiosopliie,  t.  I).  —  On  pourra  consulter  aussi,  dans  le  n"  de 
sejitembre  1900  de  la  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  le  compte  rendu  des 
discussions  qui  ont  suivi  au  dernier  congrès  la  communication  de  .M.  Poincarc 
et  la  mienne  (pages  006-06I  et  57o-o82). 
1.  Je  dis  Vattitude,  el  non  pas  forcément  les  croyances  précises. 


142  lŒVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

de  l'action  utile  au  point  de  vue  de  la  connaissance  désintéressée 
doit  donc  se  détacher  momentanément  de  la  vie  pratique,  s'affranchir 
des  habitudes  contractées  par  lui  dans  l'action  journalière,  se  mettre 
en  garde  contre  les  illusions  de  l'évidence  vulgaire  et  admettre 
comme  un  principe  que  bien  des  nécessités  apparentes  peuvent  être 
rejetées  parce  qu'elles  n'existent  que  par  rapport  à  certaines  atti- 
tudes inconsciemment  adoptées  dont  il  est  possible  de  se  déprendre. 

Cela  posé,  considérons  la  science,  en  nous  plaçant  tout  d'abord 
pour  l'examiner  au  point  de  vue  purement  intellectuel  qui  est  le 
point  de  vue  ordinaire. 

Un  premier  travail  critique  a  porté  sur  les  théories.  Variables  d'une 
époque  à  l'autre,  multiples  pour  un  même  objet,  contradictoires 
entre  elles  et  cependant  équivalentes  quant  aux  services  qu'elles 
rendent  \  elles  sont  apparues,  non  comme  des  expressions  de  plus  en 
plus  approchées  d'une  vérité  objective  vers  laquelle  on  tendrait 
comme  vers  une  limite,  mais  comme  des  langages  plus  ou  moins 
commodes  pour  schématiser  les  faits,  comme  des  instruments  de 
réduction  et  de  classification,  comme  des  cadres  aux  contours  en 
grande  partie  artificiels  servant  à  mettre  un  ordre  facile  à  retenir 
dans  le  discours  qui  nous  permet  de  parler  les  phénomènes.  A  quels 
critères  les  éprouve-t-on?  Il  faut  évidemment  qu'elles  soient  cohé- 
rentes, exemptes  de  contradictions  internes;  on  aime  aussi  qu'elles 
présentent  un  caractère  esthétique  par  l'unité  à  laquelle  se  trouve 
ramenée  en  elles  une  prodigieuse  diversité  d'éléments.  Mais  tout 
cela  est  secondaire;  on  se  résigne  souvent  à  bien  des  sacrifices  sur 
ces  deux  points.  L'important,  c'est  que  les  théories  soient  fécondes 
et,  pour  cela,  qu'elles  se  montrent  facilement  maniables.  Ne  voit-on 
pas  dès  lors  que  c'est  surtout  par  rapport  aux  exigences  de  notre 
action  discursive  sur  les  choses  qu'elles  se  distribuent  en  hiérarchie? 
La  théorie  qui  plaira  le  plus  sera  la  théorie  la  plus  vraisemblable,  la 
plus  naturelle,  c'est-à-dire  celle  qui  s'adapte  le  mieux  aux  habitudes 
du  sens  commun.  Une  théorie  euclidienne  (si  j'ose  ainsi  parler),  bien 
loin  d'avoir  une  valeur  plus  objective  par  cela  seul  qu'elle  devient 
pour  nous  intuitive,  est  au  contraire  une  théorie  éminemment  rela- 
tive, en  ce  sens  que  sa  plus  grande  réalité  n'est  au  fond  que  notre 
préférence  instinctive  pour  elle.  Veut-on  un  exemple?  Nous  sommes 


1.  Equivalentes  au  point  de  vue  de  la  connaissance,  non  pas  à  celui  du  manie- 
ment pratique. 


E.  LE  ROY.  —  i>   l'osnivisMK  nouvkau.  14a 

des  corps  solides,  et,  dans  la  vie  de  chaque  jour,  nous  agissons  prin- 
cipalement par  contact.  Nous  aurons  donc  d'instinct  une  prédilection 
marquée  pour  les  théories  mécanistes  où  toute  chose  est  expli(]uée 
par  des  mouvements  et  des  chocs  d'atomes  solides  ^  Par  suite  il  nous 
paraîtra  évident  que,  si  l'on  veut  obtenir  des  représentations  objec- 
tivables,  il  faut  poser  d'abord  la  matière  inerte  comme  support  du 
mouvement.  Qu'une  théorie  vienne  alors  où  ce  dernier  au  contraire 
soit  l'élément  essentiel,  la  matière  n'étant  qu'un  lieu  géométrique  de 
points  immobiles  où  le  repos  naît  de  l'interférence  de  deux  mouve- 
ments contraires  :  nous  aurons  une  incroyable  difficulté  à  nous  ima- 
giner que  cela  puisse  être  un  symbole  plus  voisin  de  la  réalité  con- 
crète. Ainsi  en  est-il  presque  toujours.  Notre  intelligence  peut 
s'affranchir  des  préjugés  de  Faction  ;  mais  elle  y  a  une  peine  extrême; 
et  le  plus  souvent  elle  s'arrête  dès  les  premiers  pas.  De  là  une  double 
conclusion  que  je  formulerai  pour  finir  : 

l"  Les  théories  qui  semblent  s'imposer  avec  le  plus  de  force  et  de 
clarté  sont  celles  qui  reconnaissent  le  mieux  la  suprématie  du  sens  com- 
mun, c'est-à-dire  de  la  pratique ^  elles  sont  donc  relatives  à  notre  struc- 
ture et  à  nus  habitudes. 

2"  Les  théories  qui  échappent,  au  inoit^s  partiellement,  à  cette  relati- 
vité, instituées  alors  simplement  pour  donner  plus  de  prise  au  calcul 
sur  la  nature,  se  règlent  sur  les  exigences  de  l'esprit  et  ne  visent  qu'à 
faciliter  le  jeu  de  son  activité  créatrice  :  elles  sont  donc  sous  la  dépen- 
dance de  notre  liberté  ynentale,  j)our  autant  que  la  pensée  est  un  pou- 
voir d'adaptation  se  modifiant  lui-même  et  modifiant  le  donné  jusqu'à 
rendre  le  réel  commensurable  avec  les  schèmes  du  discours. 

Un  second  travail  critique  atteint  les  lois  et  les  faits.  Ici,  je  serai 
plus  bref  encore,  ayant  exposé  ailleurs  ma  pensée  avec  détail.  Que 
sont  la  plupart  des  lois?  De  simples  définitions.  La  loi  de  chute  des 
graves  définit  la  chute  libre;  la  loi  de  conservation  de  la  masse 
détinit  le  système  clos;  la  loi  des  proportions  définies  fait  de  même 
à  l'égard  de  la  combinaison  distinguée  du  mélange.  A  ce  point  de 
vue,  les  lois  sont  en  quelque  sorte  invérifiables,  puisque  par  exemple 
on  n'a  aucune  définition  de  la  chute  libre  en  dehors  de  la  loi  même 
qui  sert  à  en  former  le  concept  et  que,  d'autre  part,  il  est  impossible 
de  faire  un  vide  mécanique  absolu  autour  d'un  corps  tombant,  pour 
examiner  à  l'abri  de  toute  influence  autre  que  la  pesanteur  le  mode 

1.  11  nous  faudra  au  contraire  un  eiïort  pour  nous  habituer  aux  théories  éner- 
gétiques. 


144  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

précis  de  sa  descente.  Sans  compter  que,  dans  bien  des  cas,  une 
seconde  difficulté  s'oppose  d'une  manière  non  moins  invincible  à 
toute  prétention  de  preuve  absolue,  s'il  est  vrai  par  exemple  qu'il 
faudrait  un  miroir  plan  pour  vérifier  la  loi  de  réflexion  de  la  lumière 
et  que,  réciproquement,  on  ne  fabrique  un  miroir  plan  qu'en  utilisant 
la  loi  même  à  démontrer.  Ainsi  les  lois  sont  invérifiables,  à  j^rendre 
les  choses  en  toute  rigueur,  (tabordparce  qu'elles  sont  Voutil  avec  lequel 
nous  effectuons  dans  la  continuité  du  donné  primitif  le  morcelage  indis- 
pensable sans  lequel  notre  pensée  demeure  impuissante  et  enveloppée^ 
ensuite  parce  qu'elles  constituent  le  critère  même  auquel  on  juge  les  appa- 
reils et  les  méthodes  quil  faudrait  utiliser  pour  les  soumettre  à  un  exa- 
men dont  la  précision  soit  susceptible  de  dépasser  toute  limite  assignable. 
Est-ce  à  dire  que  l'esprit  puisse  décréter  les  résultats  scientifiques 
au  hasard  de  son  caprice?  Évidemment  il  le  peut,  quitte  à  introduire 
par  là  dans  son  langage  une  infinie  complication  :  il  existe  en  effet 
une  infinité  de  manières  d'éviter  la  contradiction  logique.  Mais  cela 
serait  absurde  ou,  comme  on  dit,  cela  n'aurait  jjas  le  sens  commun. 
Voilà  le  mot  décisif.  Il  y  a  des  forces  dont  nous  avons  pratiquement 
à  tenir  compte,  la  résistance  de  l'air  par  exemple;  mais  il  y  en  a, 
comme  l'attraction  de  Sirius,  qui  ne  sont  pas  d'un  ordre  de  grandeur 
à  nous  intéresser  dans  la  vie  usuelle.  Eh  bien!  dès  avant  le  com- 
mencement de  la  science,  le  sens  commun  a  déjà  pris  certains 
décrets  :  il  déclare  libre  une  chute  où  n'intervient  à  côté  de  la 
pesanteur  aucune  force  intéressante  pour  lui.  Des  définitions  natu- 
relles, des  définitions  instinctives  sont  ainsi  spontanément  posées  : 
elles  expriment  le  morcelage  que  nos  besoins  corporels  opèrent 
dans  le  donné,  elles  mesurent  si  l'on  veut  le  degré  de  précision  que 
notre  action  comporte.  Cela  étant,  nous  avons  évidemment  avan- 
tage à  ce  que  les  définitions  générales  et  rigoureuses  que  la  science 
formulera  ensuite  restent  d'accord  avec  les  premières  définitions 
spontanées,  en  sorte  que,  par  exemple,  une  chute  dite  libre  par  le 
sens  commun  soit  aussi  scientifiquement  libre.  Nous  ferons  donc  des 
expériences  pour  regarder,  dans  les  cas  grossiers  et  nets,  comment 
tombent  les  corps  que  rien  de  notable  ne  gêne,  et  nous  verrons  par 
là  quelle  définition  de  la  chute  il  faut  choisir  pour  l'introduire  dans 
le  dictionnaire  que  la  science  construit.  Ce  sera  bien  du  malheur  si 
les  trois  ou  quatre  essais  que  nous  pouvons  faire  sont  totalement 
divergents;  en  général,  ils  laisseront  transparaître  en  eux  quelque 
forme  commune,  puisqu'ils  sont   analogues   aux  regards  de  notre 


E.   LE   ROY.    UN    POSITIVISME    NOUVEAU.  145 

action  et  que  notre  action,  si  elle  est  flexible  et  capable  de  se  plier 
à  plus  (l'un  artifice,  n'est  cependant  pas  dans  son  jeu  naturel  abso- 
lument incohérente.  Que  si  d'ailleurs,  comme  il  est  arrivé  pour  la 
conservation  de  l'énergie  que  Ton  a  pu  retrouver  dans  des  phéno- 
mènes aussi  différents  en  apparence  qu'un  frottement  et  une  com- 
binaison chimique,  nos  expériences  préparatoires  nous  révèlent  une 
similitude  insoupçonnée  jusque-là  de  notre  action,  ce  sera  tant 
mieux  :  nous  aurons  élargi  le  domaine  oîi  nous  pouvions  agir,  nous 
aurons  démasqué  une  illusion  d'optique.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit, 
dans  tous  les  cas,  la  loi  dégagée  des  faits  communs  ne  deviendra 
véritablement  scientifique,  c'est-à-dire  générale  et  rigoureuse, 
valable  pour  tous  les  temps  et  tous  les  lieux,  qu'à  partir  du  moment 
où,  cessant  de  rester  au  contact  des  phénomènes  particuliers,  elle 
se  tournera  par  la  vertu  d'un  décret  en  une  définition  désormais 
imposée  aux  choses.  Elle  ne  dépendra  plus  alors  de  l'expérience, 
mais  l'expérience  dépendra  d'elle  au  contraire,  étant  dorénavant 
astreinte  à  lui  obéir  puisqu'elle  en  recevra  sa  forme. 

Que  dirai-je  maintenant  des  faits  eux-mêmes?  Sont-ils  séparables 
des  lois,  et  la  même  critique  ne  leur  convient-elle  pas?  Les  faits 
scientifiques  so7it  vraiment  faits  par  le  savant  qui  les  constate^  bien 
loin  de  s  imposer  à  lui  du  dehors.  Il  n'y  a  point  de  faits  intrinsèque- 
ment définis,  point  de  matière  sans  forme.  Un  fait  n'existe,  un 
résultat  n'est  déterminé  que  si  l'on  a  pris  une  certaine  attitude  pour 
regarder  la  nature.  C'est  ainsi  qu'un  atome  n'a  de  réalité  que  par 
rapport  à  un  procédé  de  sectionnement.  Voici  un  cristal  et  un 
marteau.  Si  j'adopte  celui-ci  comme  appareil  pour  briser  celui-là, 
quelque  chose  demeure  insécable  :  une  certaine  forme  géométrique 
caractéristique  du  cristal.  Cette  forme  est  l'atome  relatif  à  la  méthode 
que  j'ai  suivie.  Mais  que  je  vienne  à  changer  de  méthode  et  que  je 
prenne  maintenant  par  exemple  la  chaleur  ou  l'électricité  comn>e 
couteau,  rien  ne  subsistera  de  l'ancien  atome  :  ce  sera  l'atome  chi- 
mique qui  apparaîtra.  Voyez  dans  cette  remarque  un  symbole  plus 
qu'un  exemple  :  peut-être  ce  symbole  montre-t-il  ce  que  je  veux 
dire  en  affirmant  qu'une  donnée  brute  ne  devient  fait  scientifique 
qu'en  prenant  place  dans  un  système  d'idées,  qu'en  se  rattachant  à 
un  «  manuel  opératoire  »  sur  lequel  a  prise  la  critique  du  sens 
commun?  Sans  doute  nous  avons  nos  raisons  pour  choisir  de  cer- 
taines façons  plutôt  que  d'autres  les  attitudes  et  les  points  de  vue 
qui  susciteront  les  faits.  Mais  ce  sont  le  plus  souvent  des  raisons 


146  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

pratiques  :  il  serait  facile  de  le  montrer.  Je  me  bornerai  à  citer  un 
exemple.  On  sait  le  rôle  important  que  jouent  les  considérations  de 
simplicité.  Eh  bien!  est-ce  que  la  simplicité  d'une  formule  n'est  pas 
quelque  chose  de  tout  relatif?  D'un  polynôme  du  millionième  degré 
ou  de  la  fonction  Sin  x,  qui  est  le  plus  simple?  Au  point  de  vue  de 
l'analyse  pure,  c'est  incontestablement  le  polynôme;  au  point  de  vue 
du  calcul  numérique,  c'est  le  sinus  parce  qu'il  en  existe  des  tables. 
Voit-on  combien  le  jugement  à  porter  diffère  suivant  le  point  de  vue 
où  l'on  se  place?  et  par  où  se  classent  les  points  de  vue  en  ordre  de 
valeur  croissante,  sinon  par  leurs  avantages  pratiques  pour  le  dis- 
cours ou  l'action? 

Remarquons  pour  finir  que  dans  le  moindre  résultat  scientifique 
entre  comme  facteur,  en  réalité,  toute  la  science.  Les  vérités  que 
celle-ci  établit  ne  sauraient  être  rangées  en  une  chaîne  linéaire,  car 
elles  s'impliquent  mutuellement.  La  contingence  incontestée  des 
unes  rejaillit  dès  lors  sur  toutes.  Si  donc  on  envisage  la  science  d'un 
point  de  vue  purement  intellectualiste,  il  devient  impossible  de  la 
comprendre.  Ou  c'est  en  effet  un  vaste  symbolisme  sans  signification 
et  sans  portée,  ou  c'est  un  édifice  ruineux  parce  qu'il  repose  essen- 
tiellement sur  d'inévitables  cercles  vicieux.  Comment  sortir  de  là? 
Un  appel  au  sens  commun  est  notre  seule  ressource.  Mais  un  appel 
au  sens  commun,  c'est  un  appel  au  primat  de  l'action.  Concluons 
donc  encore  une'  fois  que  Vintelleclualisme  est  un  'point  de  vue  super- 
ficiel et  incomplet,  même  en  science,  oîi,  cependant,  il  semblerait  dans 
son  domaine  d'élection  :  Vaclivilè  libr^e  de  Vesprit  intervient  comme 
principe  essentiel  dans  la  genèse  du  savoir  le  plus  positif,  et  les  lois 
ne  sont  nécessaires  que  si  Von  persiste  à  garder  certaines  attitudes 
relatives  aux  convenances  de  la  pratique. 

m 

11  existe  deux  principales  manières  de  fausser  la  critique  précé- 
dente, car  on  peut  la  prendre  en  intellectualiste  ou  en  esthète. 

Si  on  la  prend  en  intellectualiste,  comme  une  dialectique,  comme 
un  jeu  de  concepts,  comme  un  système  centré  autour  de  la  «  caté- 
gorie »  du  devenir,  on  la  tourne  du  même  coup  en  scepticisme  scien- 
tifique. Voyant  en  effet  qu'elle  retire  d'une  certaine  manière  toute 
réalité  objective  aux  lois  de  détail,  aux  lois  particulières  isolées,  si 
l'on  néglige  d'autre  part  de  compter  le  rôle  informateur  qu'elle  fait 


E.  LE   ROY.    —    UN    POSniVlSMK    NOUVEAU.  147 

jouer  au  sens  commun,  si  l'on  refuse  de  lui  concéder  l'action  sous- 
jacente  au  discours  à  la  faron  d'un  principe  vital,  si  on  cherche  à  la 
concevoir  dans  l'abstrait  au  lieu  de  la  pratiquer  et  de  la  vivre,  que 
peut-on  penser  de  ses  déclarations  sur  l'arbitraire  du  savoir,  sinon 
qu'elle  fait  consister  la  vérité  scientifique  dans  un  pur  décret  verbal 
et  que  dès  lors  elle  se  réduit  à  un  sec  et  puéril  nominalisme?  Il  ne 
faut  pas  oublier  que  la  critique  nouvelle,  dans  l'esprit  de  ses 
auteurs,  est  un  dogmatisme  positiviste  qui  voit  la  valeur  des  vérités 
scientifiques  *  dans  la  puissance  de  vie  qu'elles  renferment,  dans  le 
mouvement  et  l'impulsion  qu'elles  communiquent  à  l'esprit  qui  les 
reçoit,  dans  le  dynamisme  psychique  dont  elles  sont  le  symbole 
discursif,  dans  l'attitude  intime  et  pour  ainsi  dire  les  gestes  inté- 
rieurs qu'elles  provoquent  chez  le  savant  qui  les  pense  jusqu'au  fond. 

Mais  si  d'autre  part  on  prend  cette  même  critique  en  esthète,  un 
nouveau  contresens  la  transforme  en  vague  mysticisme.  Dès  lors 
que  l'on  se  déclare  en  effet  désabusé  de  la  raison  et  de  la  science 
jusqu'à  laisser  la  pensée  même  se  détendre  et  s'évanouir  dans  le 
rêve,  on  ne  comprend  plus  l'action,  on  n'a  plus  le  sens  de  la  vie 
intérieure.  Défions-nous  d'un  prétendu  mysticisme  qui  ne  croit  point 
aux  œuvres.  Le  discours  sans  doute  n'est  qu'un  instrument  au  service 
de  l'intuition,  mais  c'est  un  instrument  nécessaire.  La  critique 
nouvelle  n'exalte  pas  le  sentiment  ou  l'imagination  au  détriment  de 
la  raison  (ce  serait  encore  un  morcelage  intellectualiste),  mais  elle 
en  appelle  des  formes  superficielles  de  l'activité  psychique  à  ses 
formes  profondes,  et  de  son  épanouissement  dans  les  régions  contin- 
gentes de  la  dissipation  logique  et  du  discours  morcelé  à  sa  concen- 
tration dans  l'unité  complexe  et  indistincte  de  l'effort  intime. 

En  réalité,  cette  critique  nouvelle  est  un  spiritualisme,  en  ce  sens 
qu'elle  subordonne  dans  la  science  ces  choses  mortes  que  sont  les 
résultats  aux  prorjrès  vivants  de  la  pensée  qui  trouvent  seulement 
dans  les  premiers  une  occasion  et  un  symbole,  une  sorte  de  corps 
transitoire  à  la  dissolution  duquel  ils  survivent.  Elle  est  aussi  un 
positivisme,  en  ce  sens  qu'à  ses  yeux  le  suprême  critère  est  l'action, 
non  pas  sans  doute  l'action  industrielle,  ni  même  l'action  discursive, 
mais  l'action  profonde,  c'est-à-dire  la  vie  de  l'esprit.  C'est  ce  que  nous 
achèverons  de  voir  en  formulant  les  lltèses  qui  se  dégagent  de  l'ana- 
lyse précédente. 

1.  J'entends  leur  valeur  au  point  de  vue  connaissance  et  non  au  point  de  vue 
pratique. 


148  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

I.  Tout  positivisme  nouveau  sort  invariablement  d'une  critique 
nouvelle.  Avant  de  construire,  en  effet,  il  faut  déblayer  une  place. 
On  ne  peut  tenter  de  revenir  à  la  vue  directe  des  choses  qu'après 
s'être  d'abord  dégagé  des  attitudes  routinières  et  de  l'érudition 
livresque.  Or  cela  n'est  possible  que  par  une  démolition  préa- 
lable de  certains  préjugés  habituels,  démolition  qui  passe  au  pre- 
mier instant  pour  un  retour  offensif  de  l'esprit  sceptique.  Voilà  ce 
qui  se  produit  précisément  aujourd'hui  à  propos  de  la  nouvelle 
théorie  des  sciences  :  on  n'en  voit  encore  que  la  face  négative  et 
critique,  mais  elle  n'est  au  fond  que  la  ruine  d'un  positivisme 
périmé  et  l'avènement  d'un  positivisme  nouveau  plus  soucieux  de 
garder  le  contact  du  réel. 

II.  La  critique  préparatoire  porte  principalement  sur  l'idée  de  la 
loi  nécessaire.  Elle  montre  qu'un  résultat  scientifique  n'existe  sous 
forme  déterminée  et  ne  s'impose  à  l'esprit  que  pour  autant  que  ce 
dernier  adopte  et  conserve  une  certaine  attitude  intérieure  en  face 
du  donné.  Elle  explique  la  rigueur  et  la  généralité  des  lois  ainsi  cons- 
tituées, par  un  décret  de  l'esprit  qui  les  transforme  en  définitions. 
Sans  doute  une  certaine  nécessité  subsiste,  mais  seulement  dans  les 
conséquences  des  conventions  une  fois  prises  :  une  liberté  fondamen- 
tale est  à  la  source  du  savoir. 

III.  Cette  liberté  fondamentale  ne  fait  point  que  les  résultats 
scientifiques  soient  à  l'arbitraire  du  caprice.  Il  n'y  a  d'arbitraire 
qu'au  point  de  vue  purement  logique.  Dans  le  fait,  le  sens  commun 
et,  par  cet  intermédiaire,  l'exercice  pratique  de  la  vie  conditionnent 
et  déterminent  nos  décrets.  La  science  reprend  donc  toute  sa 
valeur  quand  on  substitue  le  point  de  vue  de  l'action  à  celui  de  la 
connaissance  pure.  Mais  la  nécessité  qu'elle  recèle  comporte  alors 
un  certain  jeu,  en  ce  sens  qu'il  est  toujours  possible  de  s'en  affranchir. 

IV.  Une  conclusion  positive  ressort  dès  ce  moment  de  la  critique. 
C'est  que  le  principe  du  déterminisme  a  deux  sens,  dont  aucun  ne 
répond  à  l'idée  qu'on  s'en  fait  d'ordinaire.  Par  rapport  à  l'action,  ce 
principe  exprime  tout  simplement  qu'elle  est  possible,  régulière,  effi- 
cace, du  moins  en  gros  :  de  ce  chef,  point  de  restriction  à  notre 
liberté,  bien  au  contraire.  Mais  par  rapport  à  la  pensée  le  même 
principe  devient  un  postulat  que  l'on  décrète,  le  postulat  qui  fonde 
le  discours  rationnel  et  définit  l'attitude  scientifique.  Le  déterminisme 
est  improuvable,  parce  qu'il  est  un  décret  ;  il  est  irréfutable,  parce 
qu'il  est  un  décret.  Au  point  de  vue  de  l'action,  on  peut  le  pratiquer 


E.   LE   ROY,    —    IN    POSITIVISME    NOUVEAU.  149 

et  le  vivre,  parce  qu'il  est  la  résistance  qui  permet  à  notre  liberté  de 
mordre  sur  les  choses;  et  du  point  de  vue  de  la  connaissance,  l'acte 
par  lequel  l'esprit  décrète  le  déterminisme  pour  fixer  son  langage  et 
son  attitude  est  lui-même  un  acte  révélateur  d'une  liberté  antécé- 
dente. D'ailleurs  le  déterminisme  réussit  dans  son  application  à  la 
nature  en  vertu  de  la  convention  fondamentale  (tacite  et  spontanée, 
mais  facile  à  saisir  sur  le  vif)  qui  fait  que  toute  lacune  trouvée  par 
nous  dans  le  déterminisme  établi  nous  est  à  chaque  instant  une  occa- 
sion suffisante  de  découper  au  sein  du  donné  résiduel  un  fait  nouveau 
défini  par  la  condition  même  de  rétablir  l'enchaînement  rompu.  Mais 
il  est  clair  que  ce  succès  ne  saurait  être  pris  pour  une  preuve  a  pos- 
teriori :  c'est  une  pure  contradiction  que  de  tirer  de  la  science  une 
objection  quelconque  contre  l'esprit  et  la  liberté. 

V.  L'ancien  positivisme  était  trop  simpliste  et  trop  étroitement 
utilitaire;  il  croyait  trop  aisément  que  toute  évidence  spontanée  est 
intuition  pure,  toute  expérience,  même  fragmentaire,  contact  immé- 
diat du  réel.  C'était  méconnaître  que  l'homme  commence  par  agir 
avant  de  s'appliquer  à  savoir  et  que  les  habitudes  contractées  incons- 
ciemment dans  l'action  peuvent  rejaillir  pour  lafaussersur  la  pensée 
spéculative.  Pour  ne  citer  qu'un  exemple,  les  géométries  non-eucli- 
diennes sont  venues  démasquer  l'erreur,  au  moins  sur  un  point  très 
net,  en  décelant  l'illusion  d'une  évidence  que  l'on  tenait  jusque-là 
pour  irréformableet  dont  on  faisait  même  le  type  de  l'évidence.  Nous 
savons  aujourd'hui  comment  la  plus  grande  valeur  apparente  de  la 
géométrie  euclidienne,  bien  loin  de  correspondre  à  quelque  néces- 
sité rationnelle,  n'est  au  fond  que  notre  préférence  pratique  pour  les 
solides,  la  marque  et  l'effet  de  notre  structure  corporelle.  D'une 
manière  générale,  il  faut  avouer  que  l'expérience  ne  recommence 
pas  intégralement  avec  chaque  homme;  il  y  a  une  expérience  de  la 
race  qui  pèse  et  influe  sur  chacun  de  nous  ;  et  le  véritable  empirisme, 
l'empirisme  légitime  et  sûr  consiste  à  se  détacher  de  la  vie  pratique 
et  des  habitudes  qu'elle  a  suscitées  pour  revenir  par  un  vigoureux 
effort  d'analyse  et  d'intériorisation  à  la  pureté  de  l'intuition  primiti- 
vement vécue.  La  nouvelle  critique  nous  apprend  ainsi  que  tout  posi- 
tivisme nouveau,  pour  être  plus  fidèle  que  l'ancien  aux  tendances 
qu'il  veut  satisfaire,  doit  se  déprendre  des  préoccupations  directe- 
ment utilitaires  qui  le  détourneraient  de  son  but  profond  et  s'efforcer 
de  renouer  les  liens  qui  rattachent  l'action  pratique  à  la  vie  inté- 
rieure. 


loO  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

VI.  Toutefois  un  intermédiaire  se  rencontre  :  c'est  le  discours, 
auquel  l'intellectualisme  rationaliste  croit  possible  de  se  tenir.  Mais 
la  critique  nouvelle  intervient  encore  pour  démontrer  l'insuffisance 
de  cette  attitude  moyenne.  Les  faits  indéniables  qu'elle  signale  con- 
duiraient au  scepticisme  scientifique  si  on  se  bornait  à  les  considérer 
de  ce  point  de  vue.  La  théorie  classique  des  méthodes,  non  point 
fausse,  mais  superficielle,  est  presque  tout  entière  à  refaire.  Il  faut 
bien  dégager  et  mettre  en  lumière  le  primat  de  l'action  dans  la 
genèse  du  savoir  discursif.  Mais  de  quelle  action?  Il  ne  s'agit  pas  de 
nous  accorder  je  ne  sais  quel  droit  à  nous  mentir  en  décrétant,  par 
une  sorte  de  coup  d'État  intérieur,  le  remplacement  d'une  vérité  qui 
nous  répugne  par  une  formule  qui  nous  agrée  davantage.  Il  s'agit  au 
contraire  de  parvenir  à  penser  pleinement,  en  toute  franchise  et  sin- 
cérité, la  genèse  de  nos  certitudes  et  le  contenu  réel  de  nos  croyances. 
Nous  vivrons  donc  notre  science,  pour  autant  qu'il  sera  en  nous- 
Nous  chercherons  les  rapports  qu'elle  soutient  d'abord  avec  notre  vie 
pratique;  puis  nous  la  verrons  appliquée  à  nous  fournir  des  recettes 
efficaces  pour  l'action  extérieure;  nous  la  découvrirons  ensuite  préoc- 
cupée d'établir  un  langage  qui  nous  permette  de  parler  le  monde  et 
qui  assure  une  circulation  sociale  des  idées;  nous  aboutirons  enfin  à 
saisir  ce  qu'il  y  a  de  plus  profond  en  elle  :  une  tendance  à  constituer 
des  principes  informateurs  de  la  vérité  future,  une  orientation  dyna- 
mique vers  le  progrès  à  venir,  un  effort  pour  égaler  l'intelligence  à 
la  vie.  C'est  là  proprement  ce  que  j'appelle  l'action  intérieure.  Qu'on 
me  permette  une  image.  On  sait  ce  qu'est  la  durée  concrète,  celle 
qui  nous  est  commune  avec  l'animal,  celle  qui  se  réduit  au  sen- 
timent indescriptible  des  pulsations  de  la  vie  :  synthèse  organisée 
du  souvenir  et  du  vouloir,  moment  indivis  qui  possède  une  certaine 
extension,  rythme  sensori-moteur  où  se  résume  ce  qu'on  appellera 
plus  tard  le  passé  immédiat,  où  déjà  s'annonce  et  se  préforme  dans 
une  attitude  esquissée  Faction  consécutive  imminente.  Ce  n'est  pas 
un  point  inerte,  mais  une  direction  de  mouvement;  c'est  une  per- 
ception qui  se  prolonge  et  s'éteint  dans  un  effort;  c'est  une  aurore 
de  liberté  dans  un  couchant  de  sensations.  Eh  bien!  chaque  résultat 
de  la  science  est  quelque  chose  d'analogue.  Sa  plus  haute  valeur 
vient  de  l'avenir  qu'il  recèle,  de  l'impulsion  qui  le  traverse  et  prend 
corps  un  instant  en  lui.  Le  prendre  à  la  fois  comme  résumé  de  l'ac- 
tion qui  l'a  produit  et  comme  ébauche  de  celle  qui  va  le  suivre,  ou  le 
prendre  plutôt  comme  passage  mobile  de  ce  résumé  à  cette  ébauche, 


E.   LE   ROY.    UN    POSITIVISME    NOUVEAU.  151 

ce  sera  vraiment  le  vivre.  Quoi  de  plus  positif  et  de  plus  concret? 
La  critique  qui  nous  conduit  à  cette  attitude  est  vraiment  créatrice 
de  vie,  non  dissolvante  et  sceptique.  Si  elle  nous  éloigne  d'un  posi- 
tivisme trop  rriatériel  et  d'un  rationalisme  trop  abstrait,  c'est  pour 
nous  amener  en  fin  de  compte  à  un  positivisme  nouveau  en  lequel 
s'affirme  plus  fortement  le  primat  de  l'esprit  et  de  la  liberté. 

VII.  Ce  n'est  pas  tout  encore.  A  un  autre  point  de  vue,  l'an- 
cien positivisme —  encombré  (quoi  qu'il  en  ait)  de  principes  a  priori, 
notamment  sur  la  réductibilité  des  phénomènes  entre  eux  —  fait 
place  après  notre  critique  à  un  positivisme  nouveau  qui,  plus  fidèle 
en  cela  à  ses  origines,  s'oriente  vers  une  recherche  des  spécificités. 
Chaque  science  a  pour  ainsi  dire  sa  qualité  originale,  qu'il  faut 
saisir  par  Tintuition.  L'intellectualisme  n'y  parvient  pas  plus  avec 
ses  concepts  discontinus  et  abstraits  que  les  théories  atomistiques 
delà  matière  ne  réussissent  à  expliquer  l'irréductible  hétérogénéité 
des  images  sensibles.  De  part  et  d'autre,  c'est  la  même  erreur  :  des- 
cente graduelle  dans  l'homogène  pour  trouver  les  principes.  Il  faut 
au  contraire  se  tourner  vers  l'activité  spirituelle  pour  résoudre  le 
problème.  Or,  maintenant  que  la  critique  nous  a  ré-vélé  dans  l'inven- 
tion même,  et  non  dans  les  résultats  fixés  toujours  contingents  et 
artificiels,  le  sens  profond  de  la  science,  ne  sommes-nous  pas  en 
mesure  de  mieux  atteindre  ce  but  difficile?  Inventer,  c'est  pour 
l'esprit  contracter  en  une  intuition  synthétique  une  immense  mul- 
tiplicité d'éléments;  mais  la  synthèse  est  transcendante  à  la  somme 
de  ses  facteurs  et  revêt  une  qualité  neuve.  Si  j'ai  pu  comparer  un 
résultat  scientifique  vivant  à  un  moment  de  durée  concrète,  la  spé- 
cificité d'une  science  est  ainsi  comparable  à  son  tour  à  celle  d'une 
sensation.  Contrairement  aux  apparences,  une  telle  spécificité  est  ce 
qu'une  science  contient  de  moins  relatif;  c'est  dans  les  ensembles 
que  la  contingence  et  l'arbitraire  sont  le  plus  faibles;  à  mesure  que 
ceux-ci  deviennent  plus  vastes,  ils  deviennent  aussi  plus  objectifs. 
A  la  limite,  on  aurait  retrouvé  le  réel  lui-même,  qui  ne  peut 
s'exprimer  qu'en  termes  d'esprit.  En  avoir  l'intuition,  ce  serait 
sentir  avec  intensité  —  là  où  tout  symbolisme  échoue  —  le  mouve- 
ment même  qui  porte  la  pensée  d'un  symbole  inadéquat  à  un  sym- 
bole meilleur.  N'est-ce  pas  à  cela  que  nous  habitue  la  nouvelle  cri- 
tique? et  n'a-t-elle  pas  de  la  sorte  l'aboutissement  le  plus  positif  qui 
se  puisse  imaginer? 

VIII.  Ainsi,  par  un  détour,  noire  nouveau  positivisme  réussit  à 

Rev.  meta.  t.  IX.  —  1901.  11 


152  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

rejoindre  le  réel  dont  son  point  de  départ  critique  semblait  l'éloigner 
à  jamais.  Sans  doute  il  ne  l'atteint  pas,  mais  il  est  en  marche  vers 
lui  et  le  définit  comme  une  limite,  par  une  convergence  de  suites  cri- 
tiques issues  de  tous  les  points  du  discours.  Les  vérités  de  la  science 
en  effet  ne  sont  contingentes  et  artificielles  que  dans  la  mesure  où  le 
morcelage  discursif  les  a  déployées  dans  l'espace.  Plus  loin  est  poussée 
la  contraction  dont  je  parlais  tout  à  l'heure  et  plus  nous  approchons 
de  l'intuition  absolue  qui  nous  ferait  voir  du  dedans  la  réalité  pure. 
Science  positive  et  métaphysique  se  réconcilient  par  là  au  sein  de  la 
vie.  Non  seulement  donc  la  critique  dont  nous  étions  partis  n'aboutit 
pas  au  scepticisme,  mais  le  positivisme  nouveau  qu'elle  suscite  ne 
connaît  même  plus  ces  frontières  infranchissables  qui  séparaient 
l'ancien  de  la  vérité  absolue.  Cette  critique,  par  la  conception  de  la 
science  à  laquelle  elle  parvient,  achemine  enfin  vers  la  philosophie 
dont  elle  fait  pressentir  l'office  propre  et  la  fonction  originale,  qui 
seront  justement  d'effectuer  ce  retour  conscient  et  réfléchi  de  la 
pensée  discursive  à  la  pensée  profonde,  de  la  pensée  utilitaire  à  la 
pensée  pure  et  de  la  pensée  symbolique  à  la  pensée  vécue. 

IX.  Je  terminerai  en  indiquant  commentée  retour  à  l'inexprimable 
n'est  pas  un  retour  à  l'inconscient.  Qu'est-ce   en  effet   que   cette 
«  pensée  profonde  »,  cette  «  pensée  pure  »,  cette  «  pensée  vécue  »,  à 
laquelle  aspire  le  philosophe?  On  peut  la  définir  :  Vactivité  mentale 
supra-logique    celle  qui  préside  à  l'invention.  C'est  quelque  chose 
d'analogue  à  l'inspiration  poétique.  C'est  l'unification  du  moi  dans 
un  progrés  intellectuel  vivement  senti.  Source  de  discours  non  diseur 
sive  en  elle-même,  elle  ne  prend  corps  et  ne  se  manifeste  visible- 
ment que  par  les  concepts  imparfaits  qu'elle  suscite,  concepts  dont 
aucun  sans   doute  ne  l'épuisé  ou  ne  l'égale,  mais   concepts   dont 
chacun  la  montre  au  loin  et  la  révèle  comme  son  centre  et  sa  fin. 
Voici  que  j'arrive,  par  exemple,  au  dernier  tournant  d'une  recherche 
ardue.  J'en  suis  à  l'instant  où  surgit  aux  regards  de  l'intuition  l'inef- 
fable lumière  de  la  découverte.  Un  pressentiment  d'aurore  me  remplit 
toute  l'àme.  Ma  pensée  se  meut  alors  sans  divisions  ni  contours  dans 
le  silence  intérieur.  Tout  discours  est  impossible.  Non  point  que  mes 
représentations  soient  troubles  ou  incomplètes.  Elles  sont  au  contraire 
trop  riches,  trop  complexes,  trop  vivantes  et  vibrantes,  trop  lumi- 
neuses, trop  concrètes,  pour  que  je  les  puisse  enfermer  en  des  mots  : 
objets  d'action  intime  transcendants  à  la  parole.  Ce  n'est  qu'après  une 
certaine  diminution  provenant  de  l'habitude  qu'elles  deviendront 


E.   LE   ROY.    L>-    POSITIVISME    NOUVEAU,  153 

commensurables  avec  les  schèmes  du  discours  :  comme  un  acle 
accompli^  comme  une  cho&e  acquise.  A  ce  moment  précis,  du  reste, 
elles  cesseront  d'appartenir  proprement  au  philosophe  pour  entrer 
dans  l'espace,  dans  le  sens  commun,  dans  le  domaine  social.  L'in- 
tuition philosophique  est  donc  bien  distincte  de  ce  vertige  incohé- 
rent, de  ce  rêve  halluciné,  que  l'on  prête  à  l'animal  et  que  l'on  croit 
la  seule  ressource  en  dehors  du  discours  :  c'est  la  forme  créatrice  de 
la  pensée,  sa  forme  pleine  et  parfaite,  sa  forme  libre,  autonome  et 
vivante,  que  l'on  atteint  dans  la  mesure  où  l'on  est  vraiment  phi- 
losophe. 

Edouard  Le  Roy. 


L'ESPRIT   POSITIF 


Introduction. 


Ceci  est  une  simple  note.  Quelques  faits  avec  de  larges  lacunes, 
des  remarques  de  détail,  des  conclusions  provisoires,  une  méthode 
plus  qu'une  doctrine,  une  tendance  plus  qu'une  méthode,  c'est  tout 
ce  qu'il  y  faut  chercher.  Malgré  sa  longueur,  elle  n'a  pas  la  préten- 
tion de  résoudre,  même  sur  un  seul  point,  un  problème  que  les  six 
volumes  de  Comte  n'ont  posé  qu'à  moitié. 

Voici  l'idée  générale  qui  nous  a  guidés  tout  d'abord. 

Sans  connaître  nettement  les  caractères  de  l'esprit  positif  et  de 
l'esprit  critique,  beaucoup  de  personnes,  d'instinct,  les  opposent 
l'un  à  l'autre  :  suivant  leurs  sympathies,  les  uns  s'indignent  de 
trouver  dans  le  positivisme  d'un  Spencer  la  négation  de  l'esprit  ou 
dans  le  criticisme  d'un  Poincaré  la  négation  de  la  science;  les  plus 
conciliants  ne  condamnent  que  le  positivisme  «  étroit  »  et  le  criti- 
cisme «  suraigu  »,  et  proposent  un  prudent  équilibre  en  un  «  juste 
milieu  »  qu'ils  ne  savent  pas  atteindre;  mais  la  plupart  reconnais- 
sent, entre  les  deux  esprits,  une  incompatibilité  éternelle.  L'histoire 
cependant  témoigne  contre  eux;  car  les  deux  esprits  se  sont  déve- 
loppés ensemble  au  xix®  siècle,  et  si  largement  que  l'un  et  l'autre 
ont  pu  lui  donner  leur  nom.  N'y  aurait-il  pas  entre  eux  quelques 
liens?  Nous  allons  les  rechercher  tout  de  suite  :  il  ne  sera  pas  néces- 
saire, pour  en  découvrir  la  trace,  d'une  étude  bien  approfondie. 

Faute  d'une  définition  meilleure,  —  et  qui  sortira  de  l'ensemble 
même  de  notre  travail,  —  nous  pouvons  définir  l'esprit  positif  l'es- 
prit de  respect  des  faits.  C'est  l'esprit  général  de  la  science 
moderne.  Or  le  fait,  du  moins  le  fait  scientifique,  n'est  pas  une 
intangible  donnée;  on  ne  découvre  pas  une  vérité  de  physique 
comme  un  trésor  pendant  une  fouille;  un  appareil  de  laboratoire 


J.  WILBOIS.    —    I.  ESPRIT   POSITIF.  155 

n'est  pas  un  alambic  qui  sépare,  par  une  distillation  automatique, 
les  réalités  mêlées  dans  la  nature  trop  complexe;  l'esprit  fabrique, 
par  de  longs  artifices,  les  faits  scientifiques.  Comte  l'avait  déjà  sou- 
tenu contre  Bacon;  on  l'a,  de  nos  jours,  minutieusement  prouvé. 
Faut-il  ajouter  quelques  exemples  encore  à  ceux  qu'ont  donnés 
M.  Duhem,  M.  Milhaud,  ou  M.  Le  Roy?  Je  remplis  d'une  dissolution 
de  sucre  un  long  tube  vertical;  je  chautTe  le  haut  et  je  refroidis  le 
bas  ;  je  note  les  deux  températures  ;  je  note  les  deux  concentrations  : 
j'en  conclus  que  le  sucre  est  un  gaz  parfait'.  —  Je  regarde  une 
mince  fiamme  de  soude  se  projeter  sur  une  flamme  de  soude 
plus  large  qu'étale  un  bec  papillon;  la  première  me  semble  enve- 
loppée d'une  gaine  obscure;  je  l'entoure  d'un  électro-aimant;  la 
gaine  sombre  disparait  :  j'en  déduis  que  la  longueur  d'onde  d'une 
raie  spectrale  varie  dans  un  champ  magnétique"^.  —  J'enferme 
dans  une  cage  de  métal  des  oiseaux  et  des  électroscopes;  j'électrise 
la  cage;  les  oiseaux  ne  le  remarquent  pas,  les  électroscopes  restent 
immobiles  :  je  dis  que  les  masses  électriques  s'attirent  en-  raison 
inverse  du  carré  de  la  distance^.  —  Du  phénomène  brut,  du  phéno- 
mène visible  et  tangible,  à  la  formule  qui  le  résume,  quel  intervalle 
déconcertant  pour  celui  qui  n'est  pas  physicien,  et  combien  de 
symboles,  de  lois,  de  définitions,  de  postulats  et  de  principes,  il  a 
fallu  pour  le  remplir!  Le  fait  scientifique  est  donc  relatif  à  une  foule 
de  points  de  vue  antérieurs.  L'esprit  positif  est  un  esprit  de  relali- 
visme. 
C'est  là  un  point  que  personne  ne  conteste  plus;  ce  qui  est  moins 


1.  C'est  une  expérience  de  .M.  Van't  HoIT.  Si  l'on  construit  la  notion  dépression 
osmotique  d'une  dissolution,  on  constate  que  cette  pression  P  satisfait  à  la 
double  loi  de  Mariotte  et  de  Gay-Lussac  : 

PV  =  RT 
V  étant  le  volume  occupé  par  l'unité  de  masse  du  corps  dissous,  T  la  tempéra- 
ture absolue,  et  R  une  constante.  Cette  formule  étant  la  définition  d'un  gaz  par- 
fait, c'est  dans  ce  sens  que  le  sucre  dissous  est  lui-même  un  gaz  parfait.  — 
L'expérience  de  Van't  HolT  vérifie  la  seconde  partie  de  la  formule,  la  loi  de  Gay- 
Lussac,  grâce  à  un  effort  d'interprétation  extraordinairemenl  ingénieux. 

2.  Expérience  de  M.  Cotton  [C.  R.,  2"  semestre  1897).  Cette  gaine  obscure  est 
une  partie  chaude,  mais  non  lumineuse,  de  la  flamme  étroite,  qui  absorbe  les 
radiations  de  même  longueur  d'onde  de  la  flamme  placée  derrière  elle;  le  champ 
magnétique  étant  excité,  il  n'y  a  plus  d'absorption;  donc  la  longueur  d'onde  a 
varié. 

3.  Cette  expérience  nous  montre  que  la  force  électrique  (notion  déjà  longue 
à  constituer)  est  nulle  à  l'intérieur  d'un  conducteur  fermé  :  un  élégant  calcul  de 
Joseph  Bertrand  permet  d'en  conclure  que  les  masses  électriques  (autre  notion 
artificielle)  suivent  la  loi  de  Coulomb  [Journal  de  Physique,  1873,  t.  II,  p.  418). 


156  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

généralement  reconnu,  c'est  que  cet  apport  de  l'esprit  est  quelque 
chose  de  vivant;  les  principes  ne  servent  pas  à  découper  les  faits 
comme  des  emporte-pièce,  ils  ressemblent  plutôt  à  des  mobiles 
directeurs;  les  postulats  ne  sont  pas  des  idées  préconçues,  ils  sont 
plutôt  des  intentions  préformées;  j'ai  employé  le  mot  :  point  de 
vue;  j'aurais  bien  mieux  fait  de  dire  :  démarche.  Je  n'éclaircirai 
pour  le  moment  ces  métaphores  qu'avec  un  exemple  très  simple. 

A  côté  de  la  géométrie  idéale  et  parfaite,  les  architectes  et  les 
ingénieurs  ont  inventé  le  dessin  graphique,  qui,  avec  la  règle  et  le 
compas,  trace  réellement  sur  le  papier  les  constructions  que  la  pre- 
mière ne  fait  qu'imaginer.  L'exactitude  est  quelque  chose  de  positif 
dans  les  deux  sciences,  de  différent  pour  chacune  d'elles.  On  ne  sait 
pas  faire  la  quadrature  du  cercle,  c'est-à-dire  trouver,  par  la  règle 
et  le  compas,  la  longueur  d'un  fragment  de  droite  qui  serait  le 
côté  d'un  carré  équivalent  à  un  cercle  donné.  Mais  on  en  connaît 
deux  constructions,  approchées,  l'une  au  dix-millième,  l'autre  au 
cent-millième;  or  la  seconde  exige  plus  de  lignes;  comme  nos  règles 
imparfaites,  nos  compas  émoussés,  le  grain  du  papier,  ne  nous  per- 
mettent qu'une  précision  limitée,  en  multipliant  les  constructions, 
nous  augmentons  les  chances  d'erreur,  et  le  second  dessin,  géomé- 
triquement plus  précis,  peut  l'être  moins  graphiquement.  L'exacti- 
tude est  donc  relative  à  la  méthode  graphique.  Relativisme  indéfi- 
nissable comme  cette  méthode  même.  On  ne  détermine  jamais  un 
point  par  l'intersection  de  deux  droites  sous  un  angle  très  aigu; 
pour  éviter  l'angle  aigu,  le  débutant  fera  une  série  de  constructions 
si  compliquées  que  le  résultat  sera  plus  inexact  encore  :  il  n'aura 
pas  eu  le  sens  du  graphique.  C'est  que  ce  sens  ne  vient  pas  de  l'appli- 
cation de  certaines  règles,  mais  de  l'habitude  de  certains  trucs;  on 
ne  l'a  pas  dans  l'esprit,  on  l'a  dans  les  doigts;  on  ne  l'enseigne  pas, 
on  le  fait  vivre;  et  c'est  en  le  vivant  qu'on  trouve  aux  vérités  qu'il 
suggère  leur  inexprimable  coloration. 

Ainsi  il  nous  faut  compléter  notre  première  comparaison.  La 
vérité  positive,  disions-nous,  n'est  pas  enfouie  en  terre  comme  un 
trésor;  elle  est,  comme  dans  la  fable  des  enfants  du  laboureur,  un 
trésor  vivant  dans  des  muscles  qui  travaillent;  trésor  relatif,  si  l'on 
veut,  bien  que,  transposé  maintenant  dans  le  langage  de  l'action; 
le  problème  du  relatif  doive  se  poser  d'une  manière  toute  nouvelle, 
ce  n'est  pas  le  moment  de  l'examiner;  concluons  simplement  que 
resprtt  positif  est  un  esprit  de  vie. 


J.  WILBOIS.   —  i.'ksi'IUT  positif.  157 

Et  l'esprit  critique?  Il  n'est  pas  tout  à  fait  le  contraire  de  l'esprit 
positif,  il  en  est  Venvers.  Cela  veut  dire  que  les  deux  esprits  s'oppo- 
sent, mais  ne  se  séparent  pas;  que  louie  vérité  positive  a  paru 
cVabord  une  rrltiqur^  et  que  toute  critique,  si  on  l'oriente  vers  la  vie, 
devient  tôt  ou  lard  un  positivisme  nouveau  *.  Si  on  ne  l'a  pas  tou- 
jours remarqué,  c'est  qu'il  est  presque  impossible  de  prévoir  toutes 
les  affirmations  qui  sortiront  dans  l'avenir  des  négations  contempo- 
raines, et  qu'il  est  très  laborieux  de  rechercher  dans  le  passé  tout 
ce  qu'il  y  a  eu  d'incertitude  et  de  doute  à  l'origine  d'une  découverte. 
Il  suffît  cependant  de  se  rappeler  deux  exemples  pour  voir  qu'on 
peut  tenter  cette  prévision  et  cette  histoire.  Dans  le  passé,  l'attrac- 
tion newtonienne,  qui  nous  semble  si  palpable  par  l'habitude  que 
nous  avons  prise  de  la  manier,  a  paru  d'abord  à  plusieurs  une  pure 
négation  de  la  plus  certaine  des  réalités,  du  plein  de  l'espace,  et 
comme  une  régression  vers  les  qualités  occultes.  Et,  dans  l'avenir  — 
les  mathématiciens  s'accordent  à  le  reconnaître  —  un  concept  nou- 
veau, qu'on  a  déjà  nommé  le  transfîni,  sera  le  résultat  de  critiques 
jusqu'ici  très  stériles  des  définitions  du  nombre  ordinal  et  du  nombre 
cardinal. 

Mais  cette  transformation  apparaîtra  encore  mieux  dans  l'histoire 
des  travaux  contemporains  qui  auront  évolué  assez  vite  pour  que 
nous  ayons  été  témoins  de  leur  phase  critique  et  de  leur  phase  posi- 
tive. 

Par  exemple,  la  critique  des  sciences-,  pour  lui  conserver  son  pre- 
mier nom^  On  a  d'abord  examiné  la  nature  des  théories  physiques; 
on  a  vu  que  deux  théories  différentes  peuvent  également  expliquer 
tous  les  faits,  à  condition  de  les  compliquer  assez;  par  conséquent 
les  théories  ne  copient  pas  la  réalité;  elles  n'en  sont  que  des  sym- 
boles. On  a  approfondi  ensuite  l'idée  de  loi  physique;  on  a  trouvé 
que  l'imperfection  inévitable  de  nos  sens  et  de  nos  appareils  nous 
permet  de  choisir  à  notre  gré  n'importe  quelle  formule  numérique 

1.  J'appellerai  souvent  un  positivisme  un  système  de  vérités  relatives  à  un 
petit  nombre  d'attitudes  initiales,  c'est-à-dire  une  science  particulière;  j'ai  pré- 
féré ce  nom  au  mot  science  que  j'ai  réservé  à  la  physique  et  aux  positivismes 
de  son  espèce. 

2.  On  trouvera  une  bibliographie  assez  complète  du  sujet  dans  les  notes  des 
deux  articles  que  j'ai  publiés  dans  celle  Revue  en  septembre  1S99  et  en  mai  1900, 
sous  le  titre  :  ■•  La  méthode  des  sciences  physiques.  »  11  faut  y  ajouter  le  tome  III 
de  la  bibliothèque  du  Congrès  international  de  Philosophie  de  1900.  (Paris, 
Armand  Colin.) 

3.  On  l'a  nommée  aussi  VÊpistémologie. 


158  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

parmi  les  formules  innombrables  en  accord  avec  nos  mesures  ;  les 
lois  sont  donc  des  décrets  arbitraires.  On  a  critiqué  enfin  les  faits 
eux-mêmes,  et  on  a  reconnu  qu'ils  n'existent  pas  sans  une  loi  qui 
les  précède  ;  ils  ne  sont  donc  que  des  notations  abrégées  et  conven- 
tionnelles de  l'inextricable  complication  du  donné.  Critique,  tout 
cela.  Critique  exacte,  peut-être  incomplète,  assurément  stérile.  Mais 
si  elle  aboutit  au  scepticisme,  c'est  qu'elle  ne  répond  pas  à  un 
besoin  vivant  de  l'esprit;  elle  n'est  qu'un  amusement  de  logicien; 
et,  pour  se  donner  la  matière  qui  lui  convient,  elle  n'a  vu  dans  la 
science  qu'un  amusement  tout  pareil  :  arrangement  de  schèmes 
où  l'on  ne  cherche  qu'une  cohérence  logique  après  en  avoir  exclu 
l'activité  de  l'esprit  en  contact  avec  les  choses,  jeu  de  patience  bâti 
avec  des  découpures  de  perceptions  d'où  l'on  a  ôté  d'avance  la  vie 
qui  en  formait  les  liens,  château  de  cartes  qui  s'effondre  parce  qu'il 
devait  s'effondrer;  et  la  faillite  de  la  science  à  laquelle  la  critique 
aboutit  n'est  que  la  faillite  de  cette  critique  elle-même.  11  restait 
donc  à  la  reprendre  en  la  vivifiant  de  toute  cette  psychologie  négli- 
gée; le  réel  a  été  déformé,  avait-on  dit;  cela  n'est  plus  intéressant; 
ce  qui  importe  maintenant,  c'est  d'y  trouver  les  traces  de  l'activité 
qui  vient  de  l'étreindre;  et,  à  examiner  en  détail  les  mobiles  supé- 
rieurs à  toute  logique  qui  nous  ont  secrètement  guidés  dans  la  cons- 
titution des  faits,  dans  l'élaboration  des  lois,  dans  le  choix  des 
théories,  dans  le  besoin  de  la  simplicité  ou  la  recherche  de  l'unité, 
on  a  reconnu  que  cette  activité  était  transcendante  au  déterminisme 
physique^  dont  on  a  fait  ainsi  sortir  la  liberté  humaine  comme  un  fait 
positif.  Certes,  ce  ne  serait  là  qu'un  argument  un  peu  inutile  ajouté 
à  tant  d'autres  preuves  si  la  liberté  était  une  idée  claire  qu'pn  pût 
définir  en  trois  termes  et  si  le  problème  de  son  existence  se  résol- 
vait par  oui  ou  par  non;  mais  la  liberté  est  infiniment  variée,  et 
c'est  une  conquête  que  d'éclairer  la  plus  pâle  de  ses  nuances;  voilà 
pourquoi  j'ai  pu  rappeler  une  étude  à  laquelle  j'ai  collaboré  moi- 
même  '. 

Ainsi  l'on  pourrait  comparer  les  vérités  de  science  à  des  disques 
élevés  en  travers  d'une  route  où  marche  l'humanité;  ils  présentent 
d'un  côté  un  aspect  positif,  de  l'autre  un  aspect  critique  ;  c'est  tou- 

\.  Deux  mémoires,  à  ma  connaissance,  ont  abordé  ce  problème  :  un  de  M. 
Le  Roy  :  «  La  science  positive  et  les  philosophies  de  la  liberté  »  (Bibliothèque 
du  Congrès  international  de  philosophie  de  1900,  tome  I"),  et  le  mien  :  «  Sur  un 
argument  tiré  du  déterminisme  phvsique  en  faveur  de  la  liberté  humaine  ». 
{Ibid.,  t.  IIL) 


J.  WILBOIS.    —    i.'i-spiUT  POSITIF.  i59 

jours  celui-ci  qui  est  tourné  vers  la  troupe  qui  arrive;  et  le  désac- 
cord entre  les  savants  et  la  foule  vient  simplement  de  ce  que,  seuls, 
ils  ont  marché  assez  vite  pour  voir  la  meilleure  face  de  la  vérité 
nouvelle. 

Il  est  donc  bien  entendu  que  nous  n'appelons  pas  esprit  positif  ce 
sens  qui  n'est  qu'un  toucher  grossier  de  tout  ce  qui  est  matière,  ni 
critique  l'esprit  de  dénigrement  dans  un  fauteuil.  Critiquer,  c'est 
cherchi-r  une  vie  nouvelle;  être  positif,  c'est  vivifier  V expérience.  L'es- 
prit positif,  dans  ce  qu'il  a  de  plus  haut,  la  critique,  dans  ce  qu'elle  a 
de  plus  fécond,  ont  un  élément  commun,  la  vie.  Par  là  ils  se  repro- 
duisent indéfiniment  l'un  l'autre.  Quand  une  activité  s'éveille  en 
notre  esprit,  en  même  temps  se  précise  un  système  original  de 
vérités,  un  certain  «  positivisme  »,  en  attendant  que  la  critique  y 
découvre  le  germe  d'une  activité  supérieure.  Ainsi  une  certaine  cri- 
tique du  sens  commun  a  produit  le  positivisme  de  la  science,  une 
certaine  critique  de  la  chimie,  le  positivisme  de  la  chimie  physique; 
une  certaine  critique  de  toutes  les  sciences  peut  conduire  au  positi- 
visme de  la  liberté.  Il  est  sans  doute  inutile  de  faire  remarquer  que 
le  positivisme  nouveau  ne  suppnme  pas  les  positivismes  passés.  Il  les 
supplanterait  s'il  n'était  que  le  spectacle  passif  de  la  vérité  totale  : 
on  ne  voit  pas  deux  panoramas  à  la  fois.  Mais  chaque  positivisme 
correspond  à  une  vie  spéciale  de  l'esprit;  en  le  créant,  on  s'est 
assoupli  pour  de  nouveaux  gestes,  on  ne  s'est  pas  paralysé  pour  les 
anciens.  Selon  les  circonstances,  on  est  tour  à  tour  homme  de  sens 
commun  qui  ignore  la  science,  savant  qui  la  pratique,  psychologue 
qui  la  dépasse;  qualités  sensibles,  faits  physiques,  liberté,  sont  tour 
à  tour  aussi  palpables.  Le  progrès  n'est  pas  une  simple  transforma- 
tion, mais  un  accroissement'. 

A  cette  variété  de  vies  que  nous  trouvons  ou  que  nous  mettons 
partout,  on  a  reconnu  sans  doute  le  penseur  à  qui  nous  avons 
emprunté  le  meilleur  de  notre  méthode.  Il  est  temps  de  lui  rendre 
hommage.  Son  œuvre  nous  semble  une  des  plus  considérables  de 
notre  époque.  Et  ce  n'est  pas  seulement  par  l'analyse  du  rire,  par  la 
théorie  de  la  perception,  par  le  problème  de  l'àme  et  du  corps,  par 
l'étude  de  la  liberté  et  de  la  causalité;  c'est  encore  par  son  usage 
dans  les   sciences.  Il   se   constitue,  depuis   quelques   années,  des 

\.  C'est  ce  qu'ont  méconnu  les  premiers  positivistes.  Cependant,  à  côté  d'une 
science  positive,  il  y  a  place  pour  une  métaphysique  positive  :  les  travaux  de 
M.  Bergson  sont  là  pour  en  témoigner. 


160  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

sciences  de  la  durée,  —  évolution  des  espèces  animales,  évolution 
des  mythes  primitifs,  évolution  des  dogmes  chrétiens,  évolution  des 
sociétés;  moitié  critiques,  moitié  positives,  ces  sciences,  formulées 
avec  le  langage  de  l'espace,  sont  pleines  de  fausses  contradictions 
apportées  par  les  métaphores  mêmes  qui  en  masquent  chaque 
terme;  seule,  cette  philosophie,  par  sa  critique  de  l'idée  de  temps, 
rendra  maniable  ce  chaos.  On  peut  prévoir  que  ce  sera  l'œuvre  capi- 
tale du  premier  quart  de  ce  siècle.  Ce  ne  sera  pas  d'ailleurs  une 
simple  conciliation  entre  des  sciences  différentes  ou  même  entre  les 
sciences  et  la  philosophie  :  cette  harmonie  cartésienne  serait  une 
jouissance  très  secondaire.  Mais  de  ces  rapprochements  sortiront 
des  sciences  nouvelles,  toujours  plus  pleines  de  vie  intérieure,  et 
personne  ne  peut  prévoir  l'influence  qu'elles  auront  sur  notre  vie 
morale,  religieuse  et  sociale.  Cette  philosophie  est  donc  plus  près  des 
sciences  que  de  la  psychologie;  elle  est,  en  dépit  de  l'art  merveilleux 
qui  l'enveloppe,  un  robuste  positivisme  ;  les  snobs  s'indigneront  peut- 
être  de  notre  apparent  dédain  du  dilettantisme  subtil  qu'ils  croyaient 
admirer  en  leur  maître;  il  faut  pourtant  qu'on  s'habitue  à  voir  le 
«  compléteur  »  d'Auguste  Comte  sous  le  mystique  alexandrin. 

En  parlant  de  recherches  scientifiques,  je  viens  d'employer  plu- 
sieurs fois  le  terme  «  vie  ».  Je  ne  l'ai  pas  défini.  Je  n'aurais  pas  pu 
le  définir.  Il  faudra  toute  l'étude  qui  va  suivre  pour  en  donner  l'in- 
tuition. Ceux  qui  l'ont  déjà  reçue  enrichiront  chacune  de  mes 
phrases  de  tous  leurs  souvenirs.  Les  autres  ne  pourront  que  se  sou- 
mettre, s'ils  jugent  que  cela  vaille  l'effort,  aux  disciplines  que  les 
hommes  de  science  ont  subies,  et  qui  seules  leur  permettront  de 
lire  sous  ces  trois  lettres  autre  chose  qu'une  idée  confuse. 

Tel  a  été  le  point  de  départ  de  cette  note.  Nous  abandonnerons 
désormais  ce  parallèle  un  peu  factice,  calqué  sur  l'opinion  courante, 
entre  l'esprit  positif  et  l'esprit  critique;  l'esprit  positif  est  le  terme 
vers  lequel  l'autre  évolue  :  c'est  de  lui  seul  que  nous  nous  occupe- 
rons. Nous  n'étudierons  pas  d'ailleurs  ce  qu'on  pourrait  appeler  la 
métaphysique  d'Auguste  Comte,  encore  moins  sa  politique  ou  sa  reli- 
gion. Nous  ne  rechercherons  pas  non  plus  si  l'esprit  positif  est  bon 
ou  mauvais  :  nous  ne  ïerons  pas  de  morale.  Simplement  de  la  psy- 
chologie. L'esprit  positif  a  guidé  toute  la  pensée  actuelle  :  nous  l'ad- 
mettons comme  un  grand  fait.  Il  serait  très  long  d'en  étudier  les 
formes  dans  les  difi'érentes  sciences;  nous  nous  bornerons  ici  aux 
sciences  où  le  rôle  de  l'esprit  nous  semble  le  plus  grand  et  le  plus 


J.  WILBOIS.    L  ESPRIT    POSITIF.  16i 

net,  aux  sciences  physiques.  Encore  n'entendrons-nous  par  phy- 
sique que  la  collaboration  entre  l'expérience  et  le  calcul,  principale- 
ment le  calcul  intégral.  Nous  excluons  donc  de  nos  recherches,  d'un 
côté  la  mathématique  pure,  de  l'autre  les  sciences  d'expérience  qua- 
litative, les  sciences]  naturelles  et  même  les  débuts  de  la  physique, 
celle  qui  se  borne  à  constater  que  la  chaleur  dilate  les  corps  ou  que 
l'aimant  attire  le  fer.  C'est  presque  uniquement  de  ces  sciences  que 
se  sont  occupés  Auguste  Comte,  Stuart  Mill  ou  Herbert  Spencer  : 
nous  n'aurons  donc  presque  jamais  l'occasion  de  nous  rencontrer 
avec  eux. 

Nous  suivrons  dans  notre  travail  l'ordre  suivant.  Nous  prendrons 
d'abord  l'esprit  positif  à  son  origine,  dans  la  découverte  des  prin- 
cipes qui  fondent  une  science.  Puis  nous  l'étudierons  dans  la  décou- 
verte des  vérités  de  détail  que  le  développement  de  ces  principes 
suggère.  Nous  verrons  enfin  comment  il  se  transforme,  à  la  sortie 
du  laboratoire,  pour  faire  pénétrer  la  vérité  de  science  dans  le 
domaine  commun. 

Donc  trois  grandes  divisions  : 

1°  L'esprit  jjositif  dans  la  formation  et  Vemploi  des  principes  de  la 
physique. 

2°  L'esprit  positif  dans  les  recherches  de  détail. 

3°  L'esprit  positif  dans  la  socialisation  de  la  science. 


Les  principes  des  sciences. 

Faire  la  psychologie  des  principes,  c'est,  semble-t-il,  répondre  à 
deux  questions  distinctes  : 

Comment  déeouvre-t-on  un  principe? 

Qu'est-ce  que  croire  aux  principes? 

Mais  nous  verrons  que  rien  n'est  plus  arbitraire  qu'une  pareille 
distinction.  On  ne  trouve  pas  un  principe  en  bloc  ;  on  le  développe 
d'une  manière  progressive;  et  la  croyance  à  sa  réalité  se  confond 
avec  l'acte  même  de  cette  continuelle  découverte.  Les  deux  pro- 
blèmes se  fondent  en  un  seul:  Qu'est-ce  que  l'intuition  d'un  prin- 
cipe ? 

Nous  le  résoudrons  peu  à  peu. 

i°   A'ous  indiquerons  d'abord  ceux  qui  n'ont  pas  cette  intuition  : 


162  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

ce  ne  sera  pas  nous  rapprocher  d'elle,  mais  ce  sera  fermer  les  fausses 
pistes. 

2°  Nous  analyserons  ensuite  la  notion  de  principe  :  analyse  qui  ne 
sera  légitime  que  si  nous  reconnaissons  quelle  en  détruit  Virréduc- 
tible  originalité. 

S°  Considérant  le  principe  comme  un  tout ,  nous  raconterons  lliistoi):e 
de  son  développement  '  nous  en  ferons  la  physiologie  après  en  avoir 
fait  Vanatomie;  nous  le  connaîtrons  plus  complètement,  mais  toujours 
de  l'extérieur. 

4°  Enfin  nous  donnerons  une  méthode  pour  pénétrer  à  son  i7itérieur: 
discipliiie  qui  seule  transformera  une  intuition  décrite  en  intuition 
vécue. 

De  là  les  quatre  divisions  de  ce  chapitre. 

I  I.  —  Ceux  qui  nont  p)as  Vintuition  des  jjrincipes. 

Parmi  les  innomlirables  catégories  de  personnes  qui  n'ont  pas  le 
sens  des  principes  de  la  physique,  nous  ne  citerons  que  celles  qui 
en  sont  assez  près  pour  que  l'on  puisse  se  méprendre  sur  la  nature 
de  leurs  intuitions. 

Ce  sont  d'abord  les  industriels  exclusifs,  qui  voient  le  monde  sous 
la  catégorie  de  la  turbine;  dans  la  conservation  de  l'énergie,  ils 
ne  perçoivent  qu'une  succession  d'écluses,  de  fils  de  cuivre,  de 
courroies  et  de  volants;  toute  précision  qui  n'aboutit  pas  à  une 
économie  d'argent,  tout  calcul  trop  compliqué  pour  être  achevé 
rapidement  par  un  ingénieur  ordinaire,  toute  généralisation  à 
d'autres  substances  que  celles  qu'on  peut  pratiquement  employer 
dans  les  usines,  tout  corollaire  mathématique  qui  n'aurait  pas  un 
intérêt  immédiat  dans  un  problème  palpable,  ils  les  ignorent  systé- 
matiquement. 

Ce  sont  encore  les  écoliers  qui  s'attachent  aux  représentations 
visuelles;  leur  parle-t-on  des  atomes,  ils  veulent  que  ce  soient  de 
petites  boules;  leur  enseigne-t-on  que  la  lumière  est  un  phénomène 
périodique,  ils  se  figurent  cette  périodicité  comme  le  déplacement 
d'une  vraie  matière  dans  un  vrai  espace;  et  toutes  les  expériences 
que  le  principe  suggère,  ils  leur  demandent  de  vérifier  ou  d'in- 
firmer, non  pas  quelque  réalité  profonde  qu'ils  n'aperçoivent 
jamais,  mais  simplement  cette  image  dont  elle  est  enveloppée,  sans 
remarquer  qu'elle  est  indépendante  de  l'expérience  qui  ne  témoi- 
gnera jamais  ni  pour  elle,  ni  contre  elle. 


J.  WILBOIS.   —   l'kspiut  I'OSitif.  163 

Ce  sont  aussi  les  professeurs  qui  cherchent  entre  les  difîcrentes 
parties  de  la  science  des  rapprochements  tout  extérieurs;  les  corps 
pesants,  les  masses  électriques,  les  masses  magnétiques,  s'attirent 
en  raison  inverse  du  carré  de  la  distance;  on  les  unira  dans  le  même 
chapitre,  sans  se  douter  qu'on  cache  ainsi  les  vrais  liens  entre  la 
matière,  l'électricité  et  le  magnétisme;  on  aura  aidé  la  mémoire  des 
débutants,  on  aura  simplifié  les  cours,  on  aura  inventé  des  questions 
d'examen,  on  aura  été  pédagogue,  on  n'aura  pas  été  physicien. 

Ce  sont  les  expérimentateurs  qui  ne  cherchent  qu'à  ajouter  une 
décimale  à  la  température  d'ébullition  ou  au  poids  spécifique  d'un 
corps,  sans  relier  à  aucune  loi  générale  leurs  mesures  merveilleuse- 
ment minutieuses;  cette  métrologie  n'est  pas  de  la  physique. 

Ce  sont  de  même  les  expérimentateurs  qui  méprisent,  comme 
une  qualité  d'ouvrier,  la  précision  des  premiers,  oubliant  qu'on  a 
découvert  l'argon  en  connaissant  plus  exactement  les  densités  de 
l'azote,  et  les  lois  des  ondes  lumineuses  en  amincissant  des  rayons 
optiques;  ce  sont  les  petites  mesures  qui  font  les  grandes  doctrines; 
et  la  métrologie  est  quelquefois  de  la  physique. 

Ils  n'auront  pas  non  plus  l'intuition  des  principes,  ceux  qui  ne 
s'intéressent  qu'aux  phénomènes  qualitatifs,  ceux,  par  exemple, 
qui  perfectionnent  des  spectroscopes  pour  photographier  des  raies. 

Mais  ceux  qui  mettent  des  mathématiques  partout  l'ont  moins 
encore,  ceux  qui  ne  savent  pas  essuyer  un  ballon  sans  l'électriser, 
mais  qui  tiennent  compte,  dans  sa  pesée,  de  l'attraction  du  mont 
Valérien,  et  sont  persuadés  qu'ils  n'ont  fait  qu'une  erreur  d'un 
millionième,  parce  qu'ils  ont  employé  la  méthode  des  moindres 
carrés. 

On  peut  mettre  à  cùté  d'eux  les  idéalistes  qui  prennent  une  for- 
mule expérimentale  pour  point  de  départ  de  développements 
mathématiques  sans  contact  possible  avec  un  nouveau  réel,  et  les 
réalistes  au  jour  le  jour  qui  poussent  le  respect  de  la  matière 
jusqu'à  rejeter  l'éther,  même  comme  instrument  de  recherche. 

Pas  physiciens  non  plus,  les  logiciens  impitoyables  qui  condam- 
nent la  mécanique  classique  sous  prétexte  qu'elle  commence  par  un 
cercle  vicieux,  puisqu'elle  définit  la  masse  par  la  force  et  la  force 
par  la  masse  '. 

1.  Ce  qui  peut  faire  la  valeur  de  la  mécanique  de  Hertz,  ce  n'est  pas  la  sup- 
pression de  ces  cercles  vicieux,  c'est  l'application  de  ses  principes  à  un  plus 
grand  nombre  de  phénomènes.  Les  objections  qu'on  a  faites,  un  peu  en  désordre, 


164  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Les  empiristes  n'ont  pas  une  plus  pleine  connaissance  des  prin- 
cipes, lorsqu'ils  veulent  en  faire  des  vérités  d'observation;  l'obser- 
vation confirme,  il  est  vrai,  d'une  certaine  manière,  la  loi  de  con- 
servation de  l'énergie,  mais  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en  elle  dépasse 
les  faits  d'expérience;  quant  au  principe  d'Huygens,  plusieurs  phé- 
nomènes semblent  le  contredire,  la  polarisation  et  la  dispersion,  et 
l'expérience  directe  est  impuissante  à  l'établir'. 

Les  principes  ne  se  démontrent  pas  non  plus  mathématiquement. 
On  n'a  pas  donné  à  la  aonservation  de  l'énergie  une  évidence  géo- 
métrique quand  on  a  cru  la  déduire  des  prétendus  axiomes  de  la 
mécanique  ^  et  on  ne  peut  arriver  par  le  calcul  au  principe  de 
Huygens,  par  l'excellente  raison  que  ce  principe  est  faux  dans  le 
cas  général  ^. 

Enfin  les  principes  de  la  physique  ne  sont  pas  des  axiomes  anté- 
rieurs à  l'expérience,  ils  ne  sont  pas  des  premiers  principes,  au  sens 
spencérien.  On  l'admettrait  probablement  sans  peine  pour  le  prin- 
cipe d'Huygens;  on  y  souscrit  moins  volontiers  dans  le  cas  de  la 
conservation  de  la  matière  ou  de  l'énergie.  Ce  point  est  assez  impor- 
tant pour  que  nous  nous  y  arrêtions  un  instant.  M.  Herbert  Spencer 
a  réduit  les  principes  fondamentaux  de  la  physique  à  un  principe 
unique,  la  persistance  de  la  Force  :  postulat  nécessaire  que  la 
science  ne  peut  prouver,  parce  qu'elle  le  suppose.  La  science,  en 
effet,  implique  la  mesure  ;  la  mesure  implique  une  unité  de  mesure, 
et  déclarer  cette  unité  variable,  ce  serait  renoncer  à  la  science. 
Dans  une  mesure  de  longueur,  nous  admettons  que  le  mètre  étalon 
est  constant  :  dans  une  pesée,  c'est  le  poids  du  kilogramme  étalon  ; 

aux  diverses  mécaniques,  sont  de  deux  sortes  :  les  unes  sont  des  objections  de 
logicien  (celle,  par  exemple,  que  nous  venons  de  citer),  les  autres  sont  des  objec- 
tions de  physicien  (par  exemple,  une  énergie  qu'on  ne  pourrait  pas  localiser 
serait  très  incommode  dans  l'étude  des  radiations);  c'est  un  travail  très  instructif 
que  d'essayer  de  les  séparer.  Cf.  Poincaré,  «  Les  idées  de  Hertz  sur  la  méca- 
nique »  {Revue  générale  des  sciences,  30  septembre  1S97). 

1.  Celte  expérience  consisterait  en  effet  à  réaliser  dans  l'éther  quelque  chose 
comme  le  sillage  d'un  navire,  bourrelet  mouvant  oii  viennent  se  fondre  les 
ondes  particulières  envoyées  par  chaque  point  que  le  navire  a  frappé;  le  navire 
serait  ici  remplacé  par  une  lumière  mobile;  mais  le  mouvement  que  nous  pou- 
vons lui  imprimer  est  incomparablement  plus  lent  que  le  mouvement  de  propa- 
gation des  vagues  lumineuses,  et  il  n'y  aurait  pas  plus  de  sillage  qu'autour  d'un 
bateau  à  l'ancre.  —  Du  reste  qu'entend-on  par  observation  directe  d'un  sillage 
d'éther? 

2.  Cf.  Revice  de  Métaphysique  et  de  Morale,  mai  1900,  p.  299-301. 

3.  C'est  le  cas  où  les  percussions  au  centre  des  ondes  n'ont  pas  de  suite  réglée. 
Voira  ce  sujet  des  considérations  élémentaires  dans  :  Verdet,  Leçons  d'optique 
Xihysique,  t.  I",  p.  38-44, et  Poincaré,  Théorie  mathématique  delà  lumière,  p.  76-83. 


J.  WILBOIS.   —   I.  l'Si'itiT  POSITIF.  165 

si  le  mètre  occupe  de  l'espace,  c'est  par  une  espèce  particulière  de 
force  :  c'est  par  une  autre  espèce  de  force  que  le  kilogramme 
résiste  à  nos  muscles;  c'est  donc  bien  la  persistance  de  la  Force 
que  nous  affirmons  dans  les  deux  cas.  Voilà  le  raisonnement,  irré- 
prochable, nous  semble-t-il,  de  M.  Herbert  Spencer ^  Il  est  bien 
entendu  que  «  la  force  dont  nous  aflirmons  la  persistance  est  la 
Force  absolue  dont  nous  avons  vaguement  conscience  comme  corré- 
latif nécessaire  de  la  force  que  nous  connaissons.  Ainsi,  par  la  per- 
sistance de  la  force,  nous  entendons  la  persistance  d'un  pouvoir  qui 
dépasse  notre  connaissance  et  notre  conception.  En  affirmant  la 
persistance  de  la  force,  nous  affirmons  une  réalité  inconditionnée, 
sans  commencement  ni  fin  -.  »  Si,  malgré  cette  déclaration,  quel- 
qu'un voulait  encore  comprendre  cette  force,  nous  lui  répondrions 
par  l'histoire  des  unités  de  temps  et  de  longueur,  que  M.  Spencer 
ne  pouvait  pas  connaître  à  l'époque  où  il  a  écrit  ses  «  Premiers 
Principes  ».  Avec  l'unité  de  temps  usuelle,  jour  sidéral,  nous  serons 
amenés  dans  quelques  siècles  à  méconnaître  l'équivalence  de  la 
chaleur  et  du  travail,  puisque  le  frottement  des  marées  sur  la  terre 
ne  semble  pas  en  ralentir  la  rotation;  les  astronomes  sont  dès  main- 
tenant décidés  à  changer  l'unité  actuelle  et  celle  qu'ils  lui  substitue- 
ront vérifiera  l'équivalence  du  travail  et  de  la  chaleur  :  l'unité  qu'on 
déclare  constante  dans  la  mesure  du  temps,  c'est  donc  la  loi  d'équi- 
valence. Passons  aux  longueurs  :  les  recherches  de  M.  Spring  sur 
la  fluidité  des  solides  nous  font  tout  craindre  au  sujet  de  la  fixité 
des  étalons  :  mais  nous  savons  comparer  le  métré  à  la  longueur 
d'ondulation  d'une  raie  spectrale  ;  l'unité  que  nous  regarderons 
comme  immuable,  ce  ne  sera  plus  désormais  l'ijitervalle  de  deux 
traits  d'une  règle,  mais  cette  grandeur  longuement  élaborée  que 
l'on  nomme  une  longueur  d'onde.  —  Ainsi,  ce  qu'il  y  a  de  constant 
dans  le  cours  d'une  recherche  ou  d'une  série  de  recherches  change 
avec  le  progrès  de  la  science  :  tantôt  c'est  un  objet  concret,  comme 
un  morceau  de  platine,  tantôt  c'est  une  abstraction,  comme  une 
longueur  d'onde,  tantôt  c'est  une  loi,  comme  la  loi  d'équivalence. 
Ce  qui  persiste  est  réellement  quelque  chose  d'inconnaissable  ^. 

1.  Herbert  Spencer,  Les  premiers  jmncipes,  trad.  E.  Gazelles,  8°  édition, 
2"  partie,  chap.  VI  :  Persistance  de  la  force,  notamment  j).  ni-l"2. 

2.  IbicL,  p.  113. 

3.  M.  Spencer,  qui  ignorait  le  rôle  des  lois  comme  décrets-étalons,  a  dû  séparer 
le  principe  de  l'uniformité  des  lois  du  principe  de  la  persistance  de  la  force  :  il  a 
été  obligé  cependant  d'en  faire  un  corollaire.  C'est  le  chapitre  VU  de  la  seconde 


J66  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Malheureusement  M.  Spencer  n'a  pas  dit  :  «  Quelque  chose  per- 
siste »,  mais  :  «  La  Force  persiste  »,  et  le  mot  force  a  pour  tout  le 
monde  un  sens  à  la  fois  si  concret  et  si  imprécis  que  beaucoup  de  ses 
lecteurs  ont  traduit  dans  le  connaissable  physique  ce  qui  est  de  Tin- 
connaissable,  et  peut-être  M.  Spencer  a-t-il  fait  comme  eux,  dans  le 
chapitre  VIII  :  «  Transformations  et  équivalence  des  forces  »  ^  Du 
reste,  pour  traiter  un  tel  sujet,  il  fallait  un  esprit  très  opposé  au 
génie  des  positivistes  anglais,  et  aussi  une  éducation  scientifique 
sérieuse,  au  lieu  de  cette  érudition  multiple  qui  a  donné  à  M.  Spencer 
un  si  grand  renom  de  savant  dans  les  salons  philosophiques.  La 
conclusion  du  chapitre,  c'est  que  les  expériences,  bien  qu'elles 
n'aient  pas  à  vérifier  le  principe,  en  précisent  cependant  les  détails  : 
«  Elles  ont  de  la  valeur,  parce  qu'elles  découvrent  les  diverses  con- 
séquences particulières  que  la  vérité  générale  n'énonce  pas;  elles 
ont  de  la  valeur  parce  qu'elles  nous  apprennent  quelle  quantité 
d'un  mode  de  force  équivaut  à  telle  quantité  d'un  autre  mode;  elles 
ont  de  la  valeur,  parce  qu'elles  déterminent  sous  quelles  conditions 
chaque  métamorphose  apparaît.  Enfin,  elles  ont  de  la  valeur,  parce 
qu'elles  nous  amènent  à  rechercher  sous  quelle  forme  le  résidu  de 
la  force  s'est  échappé  quand  les  résultats  apparents  ne  sont  pas 
équivalents  à  la  cause  ^  »  Si  on  examine  d'un  peu  plus  près  ces 
expériences,  voici  ce  qu'on  y  remarque.  Soit  un  travail  mécanique 
qui  s'éteint;  il  laisse  après  lui  quelques  traces;  nous  les  mesure- 
rons, ou  plutôt  nous  fabriquerons  avec  elles  quelque  phénomène 
maniable  que  nous  appellerons  l'effet,  le  transformé  ou  l'équivalent 
du  premier;  si  c'est  un  phénomène  de  chaleur,  il  y  aura  un  équi- 

parlie  des  «  Premiers  Principes  ».  Celte  fonction  des  lois  n'a  été  mise  en 
pleine  lumière  que  très  récemment,  grâce  surtout  aux  travaux  de  M.  Le  Roy  :  il 
en  a  déduit  une  théorie  de  rinduclion  dont  il  n'a  publié  que  des  ébauches  dans 
«  Science  et  Philosophie  »  (Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  novembre  1899, 
p.  716,  en  note),  et  dans  «  la  Science  positive  et  les  Philosophiesde  la  liberté  >• 
(Bibliothèque  du  Congrès  international  de  philosophie  de  1900,  t.  I",  p.  321-322). 
M.  Spencer  dit,  il  est  vrai,  dans  ce  septième  chapitre  :  «  La  conclusion  générale 
qu'il  y  a  des  connexions  constantes  entre  les  phénomènes,  conclusion  qu'on 
regarde  d'ordinaire  comme  inductive  seulement,  peut  réellement  se  déduire  de 
la  donnée  dernière  de  la  conscience  »  (p.  171).  Mais  il  n'y  a  même  pas  là  l'em- 
bryon de  la  théorie  de  M.  Le  Roy.  Cette  dernière,  en  effet —  et  ce  n'est  pas  sa 
moindre  originalité,  —  lient  compte  de  toute  une  psychologie  particulière  au 
savant,  que  la  remarque  de  M.  Spencer  excluait  à  tout  jamais. 

1.  Je  ne  me  permets  d'adresser  celte  critique  qu'à  la  première  partie  du  cha- 
pitre, le  S  66,  le  seul  qui  traite  des  forces  physiques,  le  seul  qui  louche  à  mon 
sujet.  Les  g2  07-73  sont  consacrés  à  une  question  beaucoup  plus  difficile,  la 
transformation  des  forces  solaires,  psychiques,  sociales,  etc. 

2.  P.  201. 


J.   WILBOIS.    L  ESPRIT    POSITIF.  161 

valent  calorilique  du  travail;  si  cette  chaleur  disparaît  à  son  tour 
dans  une  manifestation  d'électricité,    il  y  aura  un  équivalent  élec- 
trique de  la  chaleur;  et,  transformant  de  proche  en  proche  les  phé- 
nomènes les  uns  dans  les  autres,  les  enfermant  deux  à  deux  dans 
une  même  barrière,  moitié  naturelle,  moitié  construite,  qui  renferme 
chaque  fois  ce  que  nous  nommerons  la  même   quantité  d'énergie, 
nous  découperons,  dans  la  continuité  des  choses,  un  chemin  de  péné- 
tration à  partir  d'un  certain  point,   d'une  certaine  manifestation  de 
la  Force,  le  travail  mécanique.  Mais  nous  aurions  pu  partir  d'une 
autre  manifestation,  la  masse,  par  exemple;  nous  aurions  brûlé  du 
charbon,  et,  pour  garder  une  masse  constante,  nous  aurions  enfermé 
dans  un  même  vase  imperméable  le  combustible  et  ses  produits;  et 
continuant  indéfiniment,  nous  aurions  construit  encore  un  chemin 
de  pénétration.  Il  y  aurait  un  autre  chemin  en  partant  de  la  quantité 
constante  d'électricité,  et  un  autre,  du  moins  dans  les  phénomènes 
réversibles,  en  partant  de   la  notion  d'entropie.  Mais  ces  chemins 
sont  dans  des  plans  différents;  ils  ne  se  rencontrent  jamais;  jamais 
la  Force  matière  ne  se  transforme  en  la  Force  énergie,  en  la  Force 
électricité  ou  en  la  Force  entropie.  L'énergie  n'a  rien  de  privilégié 
et  l'histoire  de  ses  transformations  n'épuise  pas  l'histoire  des  trans- 
formations de  la  Force  absolue.  La  science  même,  en  condamnant  le 
monde  de  la  matière,  le  monde  de  l'énergie,  le  monde  de  l'électri- 
cité, le  monde  de  l'entropie,   à  être  clos  les  uns  aux    autres,  veut 
ignorer    la    totalité    de    ces    transmutations,   conformément    à    la 
méthode  de  morcelage  qui   lui  a   toujours  réussi.    Mais,    inverse- 
ment, le  principe  de  Spencer  ne  peut  rien  nous  apprendre  sur  ce  mor- 
celage, puisqu'il  en  est,  d'une  certaine  manière,  la  négation.  Entre 
l'intuition  philosophique  de  la  persistance  de  la  Force  et  les  intui- 
tions scientifiques  de  la  persistance  de  la  matière,  de  l'énergie,  de 
l'électricité  ou  de  l'entropie,  il  y  a  une  distance  infinie. 

Répétons  cette  même  conclusion  en  langage  de  mécanicien.  Nous 
dirons,  avec  M.  Poincaré  ',  que  l'état  de  l'univers  est  déterminé  par  un 
nombre  très  grand  w  de  paramètres  a?,  a?,.. .a*,,.  On  connaît,  à  un  instant 
quelconque,  les  valeurs  de  ces  paramètres  et  de  leurs  dérivées  par 
rapport  au  temps;  ces  n  paramètres  satisfont  à  n  équations  différen- 
tielles de  la  forme  : 

i  étant  égal  successivement  à  1,  2,  3,  ...  n. 

1.  Préface  de«la  Thermodynamique,  p.  ix. 

Rev.  meta.  t.  IX.  —  1901.  12 


168  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Ces  n  équations  admettent  n  —  1  intégrales  de  la  forme  : 

r  j  (^1,  cn.2,     •     •     •     •     Xnj  ^^^  Li( 

Donc  n  —  1  fonctions  des  variables  demeurent  constantes;  parmi 
ces  constantes,  l'une  représente  la  matière,  une  autre  l'électricité,  une 
autre  l'énergie;  c'est  l'œuvre  de  la  physique  de  les  reconnaître;  le 
principe  de  Spencer  nous  apprend  simplement  qu'il  y  a  des  cons- 
tantes; il  ne  nous  renseigne  pas  mieux  que  le  principe  même  du 
déterminisme  :  quand  on  l'a  admis,  i intuition  scientifique  reste  à 
acquérir  tout  entière^. 

Depuis  que  la  logique  des  sciences  est  devenue  une  étude  à  la 
mode,  on  a  entrepris,  et  on  entreprendra  sans  doute  encore,  des 
recherches  dans  le  genre  de  celles-ci  :  «  Des  services  rendus  à  la 
chimie  par  la  métaphysique  d'Aristote  (ou  de  Leibniz)  »,  ou  bien  : 
«  Conciliation  de  la  liberté  et  de  la  conservation  de  l'énergie  ».  Nous 
avons  vu  que  ces  problèmes  méconnaissent  l'originalité  de  la  science 
comme  de  la  philosophie;  ils  semblent  toucher  le  fond  du  fond  :  ils 


1.  Un  second  exemple  n'est  pas  inutile  :  c'est  l'histoire  des  débuts  du  principe 
de  la  moindre  action.  —  La  nature  est  économe;  dans  tous  les  phénomènes, 
la  quantité  d'action  est  un  minimum.  Voilà  un  principe  antérieur  à  la  science, 
qu'on  le  déduise  d'une  analogie  naturelle  avec  nos  propres  actes  ou  qu'on  le 
regarde  comme  une  conséquence  immédiate  des  attributs  de  la  divinité.  Il  est 
cependant  impossible  de  le  transformer  en  principe  scientifique  tant  qu'on  n'aura 
pas  défini  numériquement  l'action.  Ici  les  divergences  entre  savants  montrent 
bien  que  le  premier  énoncé  n'intéresse  pas  du  tout  le  physicien.  Au  xvii°  siècle 
Lachambre,  dans  le  problème  de  la  réflexion  de  la  lumière,  remarque  que  le 
rayon  suit  le  chemin  de  plus  prompte  arrivée.  Fermât  pense  qu'il  en  est  de 
même  dans  le  cas  de  la  réfraction  :  l'analogie  avec  la  réflexion,  voilà  sa  preuve 
provisoire,  et  la  preuve  définitive,  c'est  l'expérience  postérieure  de  Foucault. 
Mauperluis,  en  mécanique,  appelle  action  le  produit  de  la  masse  par  la  vitesse 
et  l'espace  parcouru  (Essai  de  Cosmoloc/ie,  2°  partie,  l.  I"  des  OKuvres  complètes, 
4  vol.  Lyon,  1768,  p.  42);  il  semble  fonder  son  principe  sur  des  raisons  théolo- 
giques; en  réalité  la  formule  explique  quelques  faits,  ce  qui  lui  a  suffi  à 
l'adopter  d'abord;  elle  n'en  explique  que  quelques-uns,  ce  qui  a  suffi  à  la  rejeter 
plus  tard.  Euler  conserve  la  même  formule  (Dissertation  sur  le  principe  de  la 
moindre  action,  avec  l'examen  des  objections  de  M.  le  professeur  Kœnig  faites 
contre  ce  principe,  Leide,  l"o3).  Helmholtz  a  défini  l'action  d'une  manière  toute 
différente  :  c'est,  pour  lui,  la  valeur  moyenne  de  la  dilTérence  entre  l'énergie 
potentielle  et  l'énergie  cinétique.  Hertz  enfin  prend  pour  l'action  la  somme  du 
produit  des  masses  par  le  carré  des  accélérations.  Ces  choix  n'étaient  pas  indi- 
qués a  priori;  c'est  leur  succès  qui  les  légitimera  :  déjà  les  deux  principes  de 
Helmholtz  et  de  Hertz  s'appliquent  à  presque  tous  les  problèmes  mécaniques  et 
on  a  réussi  à  les  étendre  à  certaines  parties  de  la  physique.  On  trouvera  quel- 
ques renseignements  simples  sur  ces  deux  derniers  énoncés  dans  l'article  de 
M.  Poincaré  que  nous  avons  déjà  cité  :  «  Les  idées  deHertz  sur  la  mécanique  ». 
On  voit,  d'après  ce  bref  expeséj  que  k  principe  de  la  moindre  action  s'est  déve- 
loppé à  l'intérieur  de  la  science,  et  que.  la  formule  cosmologique  que  nous  en 
avions  donnée  d'abord  n'en  a  été  que  le  prétexte  ou  que  le  nom. 


J.  WILBOIS.   —  i.'kspiut  poshik.  i69 

ne  sont  le  plus  souvent  que  de  la  liltùrature  en  marge  d'un  calem- 
bour. 

J'arrête  ici  ce  préambule  déjà  trop  long  et  peut-être  un  peu  décon- 
certant; mais  on  disserte  généralement  sur  les  principes  de  la  pliy- 
sique  avec  une  tranquillité  si  simple  qu'il  était  nécessaire  de  passer 
cette  première  revue  avant  d'en  reprendre  plus  minutieusement 
l'étude. 

§  II.  —  Analyse  de  la  notion  de  principe. 

Si  l'on  met  à  part  les  métaphores  qui  recouvrent  l'énoncé  de 
toutes  les  vérités  physiques,  et  qui  ne  leur  ajoutent  rien  —  les 
petites  boules  et  les  tirets  qui  illustrent  la  notion  d'atome  et  de 
valence,  les  fils  élastiques  qui  suivent  les  lignes  de  force,  — on  peut 
reconnaître  dans  un  principe  deux  éléments  : 

1"  Un  él'hnent  relatif  à  Vaciiviié  humaine,  un  discours  clair  et 
facile,  une  forme  sous  laquelle  le  principe  est  maniable,  un  outil 
que  nous  avons  bien  en  main. 

2°  Un  élément  indépendant  de  Ihomnie,  une  vérité  extérieure,  mais 
une  vérité  qu'on  ne  peut  d'abord  que  pressentir,  que  deviner,  que 
flairer,  jusqu'au  jour  où  le  premier  élément  permet  de  la  saisir 
tout  entière. 

Ces  deux  parties  du  principe  sont  d'ailleurs  indissolublement  unies: 
c'est  ce  qui  donne  à  son  usage  cette  extraordinaire  fécondité,  et  à 
son  intuition  celte  originalité  incomparable;  nous  ne  chercherons 
pas  à  les  dissocier,  mais  plutôt  à  illuminer  les  deux  faces  d'un 
même  atome. 

Ainsi,  dans  \e  principe  des  ondes,  nous  distinguerons  : 

1°  L'idée  d'onde  enveloppe^,   abstraction   très  éloignée  du   réel, 

1.  La  voici,  exprimée  par  une  métaphore  très  grossière.  Soit  un  point  A  de  la 
surface  d'un  bassin  :  j'y  laisse  tomber  une  pierre;  un  petit  rond,  une  onde,  se 
forme  tout  autour  et  grandit  en  portant  de  plus  en  plus  loin  le  mouvement  pro- 
duit en  son  centre.  Au  bout  de  deux  secondes,  le  bourrelet  liquide  occupe  le 
cercle  C,  au  bout  de  trois  secondes,  le  cercle  plus  large  C.  D'après  le  principe 
des  ondes,  si  je  n'avais  pas  jeté  de  pierre  en  A,  mais  si,  deux  secondes  après, 
j'avais  laissé  tomber,  sur  la  circonférence  C,  un  grand  nombre  de  petits  cailloux, 
l'effet  en  C  aurait  été  te  même.  Ce  principe  est  applicable  encore  au  cas  où 
l'ébranlement,  au  lieu  de  se  propager  sur  une  surface,  se  propage  dans  un 
espace  à  trois  dimensions;  c'est  le  cas  de  la  lumière.  Ce  principe  n'implique 
pas  du  reste  que  l'espace  soit  isotrope,  que  les  ondes  soient  sphériques;  il  ne 
suppose  pas  que  les  ébranlements  en  A  forment  une  ondulation  régulière,  comme 
il  arrive  quand  on  jette  une  pierre  fjans  un  bassin;  il  ne  suppose  pas  qu'il  y 
ait  en  A  une  agitation  prolongée;  il  ne  suppose  même  pas  qu'il  y  ait  en  A  un 
déplacement  véritable.  Substituer  à  un  point  unique  et  donné  une  infinité  de 
points  cfioisis,  voilà  le  principe  des  ondes  enveloppes  tout  entier. 


.  150  REVUE  DE  MÉTAPHYSKJUE  ET  DE  MORALE. 

.  mais  abstraction   infiniment    commode.   Dans   l'ancienne    théorie, 
un  point  lumineux   émet   des  rayons;  ces  rayons,  nous  pouvons, 

.  selon  les  problèmes,  les  grouper  en  cônes,  en  faisceaux  ou  en 
pinceaux,  mais  un  rayon  lui-même,  nous  ne  pouvons  le  modifier  : 
il  a  quitté  le  foyer  :  rien  ne  va  plus  ;  c'est  un  atome  de  pensée.  Au 
contraire,  dans  la  conception  nouvelle,  chaque  point  de  l'ancien 
rayon  est  lui-même  source  de  mouvement,  c'est-à-dire,  pour  nous, 
de  calculs;  c'est  comme  si  un  petit  démon  chevauchait  sur  lui,  et 
pouvait,  à  chaque  moment,  le  dévier  à  sa  fantaisie;  l'espace  n'est 
plus  divisé  en  une  infinité  de  droites,  mais  en  une  infinité  de  points; 
nous  avons  pulvérisé  notre  premier  morcelage;  et  cette  poussière, 
notre  pensée  peut  la  grouper  de  nouveau,  mais  avec  infiniment  plus 
de  souplesse  qu'auparavant,  puisque  nous  pouvons  prendre  comme 
centres  d'ondes  particulières  tous  les  points  d'une  surface  idéale  que 
nous  taillerons  à  notre  gré;  et  c'est  sur  cette  surface  que  nous  éta- 
lerons désormais  nos  raisonnements,  au  lieu  de  les  filer,  comme 
tout  à  l'heure,  sur  la  rigidité  d'une  ligne  *.  Le  principe  des  ondes 
enveloppes  est  donc  maniable. 
Il  est  de  plus  viable.  Il  est  assez   imprécis  pour  que   plusieurs 

1.  Un  exemple  va  préciser  tout  cela.  Un  écran  est  percé  d'un  large  trou  circu- 
laire. Des  ondes  planes,  venues  d'un  point  à  l'infini,  y  tombent  perpendiculaire- 
ment, le  traversent  comme  un  cylindre  brillant,  sans  qu'aucune  parcelle  de 
lumière  soit  déviée  à  droite  ni  à  gauche,  et  vont  marquer  un  rond  blanc  sur 
une  toile  tendue  derrière  l'écran.  Je  bouche  maintenant  le  trou  de  deux 
manières,  avec  un  tamis,  mailles  obscures  percées  de  petits  carrés  vides,  puis 
avec  la  photographie  négative  sur  verre  de  ce  tamis,  mailles  transparentes 
séparées  par  de  petits  carrés  opaques.  Sur  la  toile  je  ne  vois  plus  ni  le  cercle, 
ni  la  projection  du  tamis  ou  de  son  négatif,  mais  un  étalement  d'apparences 
complexes  qui  est  le  même  dans  les  deux  cas.  La  notion  de  rayon  est  impuis- 
sante à  l'expliquer,  à  moins  de  calculs  inextricables  qu'on  n'a  jamais  tentés:  en 
effet,  ce  qui  sépare  ou  rapproche  les  deux  expériences,  ce  sont  des  propriétés 
relatives  à  une  surface  normale  au  rayon;  ce  sont  des  propriétés  absolument 
hétérogènes  à  la  notion  du  rayon.  L'idée  d'onde,  au  contraire,  d'onde  coïncidant 
avec  la  surface  de  l'écran,  les  explique  et  les  a  prévues  naturellemeut.  Considé- 
rons un  des  points  de  la  toile  situés  dans  l'ombre  quand  le  trou  de  l'écran  nest 
pas  bouché;  il  reçoit  des  ébranlements  de  tous  les  points  de  la  surface  idéale 
que  nous  pouvons  tendre  sur  les  bords  du  trou;  nous  pouvons  séparer  ces 
points  en  deux  groupes  :  ceux  qui  seront  recouverts  tout  à  l'heure  par  les  fils 
du  tamis,  et  ceux  qui  ne  seront  pas  recouverts;  et  les  deux  groupes  envoient  au 
point  considéré  des  ébranlements  égaux  et  de  sens  contraire,  puisque,  lors- 
qu'ils sont  réunis,  ces  ébranlements  se  neutralisent  en  donnant  de  l'obscurité. 
Si  donc  je  supprime  l'un  d'eux  en  fixante  l'écran  soit  le  tamis,  soit  son  négatif, 
la  toile  dans  ces  deux  dispositions  recevra  des  mouvements  égaux  et  contraires  : 
mais  l'oeil,  dans  ces  mouvements  trop  rapides,  ne  percevra  que  l'intensité,  non 
la  direction  :  les  deux  apparences  seront  donc  exactement  les  mêmes.  —  Dans  ce 
raisonnement  on  n'a  ajouté  à  l'idée  d'onde  enveloppe  que  la  notion  d'addition 
de  l'ébranlement  lumineux.  Cette  propriété  addilive  de  la  lumière  constitue  un 
autre  aspect  du  principe  des  ondes  :  on  le  nomme  principe  des  interférences. 


J.  WILBOIS.  —  l'kspkit  positif.  ni 

autres  principes  se  greffent  sur  lui,  au  fur  de  l'expérience  qui  les 
suggérera.  Qu'on  choisisse  comme  centres  d'ondes  secondaires  non 
plus  les  points  où  l'onde  primitive  est  parvenue  ^u  même  moment, 
mais  des  points  ébranlés  à  des  instants  différents,  on  peut  arriver 
ainsi  à  la  théorie  de  la  réflexion  et  de  la  réfraction.  Qu'on  suppose 
au  point  lumineux  non  pas  un  ébranlement  quelconque  ou  une 
suite  d'ébranlements  sans  lien,  mais  une  succession  régulière,  on  en 
déduit  les  lois  de  la  diffraction.  Qu'on  imagine  des  ondes  dans 
un  milieu  anisotrope,  on  touche  aux  phénomènes  de  double  ré- 
fraction. 

Maniable  et  viable,  le  principe  des  ondes  est  donc  un  instrument 
pour  la  pensée. 

2°  Mais  ce  n'est  pas  un  instrument  qui  tourne  à  vide,  comme 
souvent  les  principes  de  la  géométrie;  c'est  un  outil  imprégné  de 
réalité  et  qui  entre  tout  seul  dans  les  choses.  11  y  a  en  lui  une 
autre  part,  indépendante  de  notre  action.  La  lumière,  en  effet, 
contourne  les  objets.  C'est  la  conclusion  de  plusieurs  expériences. 
Quand  le  ciel  est  couvert  de  nuages  légers,  la  lune  paraît  entourée 
de  couronnes.  —  Une  bougie  est  décuplée  quand  on  la  regarde  à 
travers  une  étoffe  légère.  —  Les  boutons  de  nacre  sont  irisés.  — 
Les  toiles  d'araignée  se  colorent  au  soleil.  —  Il  n'y  a  pas  sept  bandes 
dans  l'arc-en-ciel,  mais  une  dizaine,  le  violet  étant  souligné  de 
petits  arcs  violets  aussi.  —  Je  suppose  enfin  qu'une  femme  myope 
traverse  Paris,  le  soir,  par  un  grand  vent;  les  cheveux  lui  tombent 
devant  les  yeux;  elle  regarde  un  bec  de  gaz,  elle  voit  un  grand 
rond  brillant,  à  bords  indistincts,  barbouillé  de  taches  plus  lumi- 
neuses, devant  lesquelles  chacun  de  ses  cheveux  lui  apparaît,  quand 
elle  est  prévenue,  comme  une  série  de  hachures  parallèles,  mais 
mêlées  à  d'autres  hachures  bizarrement  enchevêtrées,  et  au  milieu 
de  tout  cela,  d'autres  lignes  se  déplacent,  se  gonflent  et  se  déroulent 
comme  de  petits  serpents  translucides  :  c'est  quelque  chose  d'ana- 
logue à  un  tableau  d'Henri  Martin  que  l'on  aurait  égratigné;  ou 
plutôt  c'est  quelque  chose  d'inexprimable  sur  la  toile,  en  raison  de 
sa  mobilité  continuelle.  —  Toutes  ces  expériences  ont  le  même 
sens  :  //  ij  a,  dans  la  lumière,  de  la  périodicité  *  et  de  l'étalement^ 
comme  dans  une  succession  de  vagues;  ou  plutôt  c'est  V ensemble 
de   ces  phénomènes  qui  signifie  cela;  car  chacun  d'eux  est  trop 

1.  Cette  périodicité  n'est  pas  purement  qualitative  :  on  peut  lui  appliquer 
l'addition;  cela  complète  le  principe  des  interférences. 


172  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

confus  pour  rien  prouver  isolément  '.  Mais  ce  que  cet  ensemble 
indique  n'est  pas  une  notion  claire;  c'est  une  réalité  qu'on  devine, 
comme,  à  marée  basse,  on  devine  les  vagues  à  mille  indices  insigni- 
fiants, les  lignes  de  petits  cailloux,  le  creux  qui  termine  la  plage  et 
les  découpures  désordonnées  des  falaises.  Pour  la  saisir  clairement, 
il  faut  la  réfracter,  en  quelque  sorte,  à  travers  ce  premier  élément 
du  principe  dont  nous  l'avions  artificiellement  séparée-. 

Ces  deux  éléments  du  principe  des  ondes,  'nous  les  retrouvons 
partout. 

Dans  le  jjr/?înpe  de  Carnot.  Considérer,  avant  tout,  des  phéno- 
mènes  réversibles,   c'est-à-dire  des   suites  d'états   d'équilibre,  de 

manière  à  écrire  que  ~  est  une  différentielle  exacte,  voilà  un  excel- 
lent moyen  de  travail.  Mais  à  côté  de  cet  artificiel  il  y  a  une  réalité 
donnée  :  la  chaleur  ne  peut  passer  d'un  corps  froid  sur  un  corps 
chaud  sans  dépense  de  travail  :  réalité  insaisissable  en  dehors  de  ce 
cadre,  car  le  travail  n'est  pas  défini  avec  une  rigueur  intangible,  et 
c'est  l'équation  de  Carnot,  par  une  sorte  de  cercle  vicieux,  qui, 
dans  beaucoup  de  cas,  définira  la  température. 

Même  distinction  dans  le  principe  de  la  Conservation  de  Vénergic. 
L'énergie  est  localisable  :  on  sait  de  quels  calculs  cette  conception  a 
été  la  source  en  électricité.  On  peut  écrire  que  dT  —  ErfQ  est 
une  différentielle  exacte  :  on  sait  tous  les  faits  qu'on  a  prévus  ainsi, 
soit  en  Thermodynamique,  soit  en  Chimie   physique,  grâce  à  la 

parenté  entre  cette  expression  et  la  différentielle -7^  de  l'entropie. 

Voilà  qui  intéresse  notre  action.  Ce  qui  lui  est  étranger,  c'est  cette 
vérité  d'observation  imprécise  :  mouvement  d'écarter  deux  disques 
qu'on  retrouve  dans  le  mouvement  d'une  balle  de  sureau,  machine 
électrique  qu'on  a  plus  de  peine  à  tourner  dès  qu'elle  est  amorcée; 
chute  d'eau  qui  se  prolonge  dans  le  travail  d'une  usine  ;  énergie  chi- 
mique qui  a  tendu  un  courant  dans  un  voltamètre,  qui  se  transforme 
en  chaleur  dans  la  recombinaison  des  deux  gaz  et  qu'on  retrouve  en 
mouvement  dans  le  piston  d'une  machine;  etc. 
Notre  analyse  de  la  notion  de  principe  n'est  cependant  pas  tout  à 

1.  En  particulier  comment  raltaclierions-noiis  aux  autres  l'observation  de 
l'arc-en-ciel,  si  nous  n'étions  pas  prévenus?  Pourquoi  ne  pas  dire  ce  que  l'appa- 
rence nous  dicte,  qu'il  y  a  plusieurs  violets,  aussi  différents  l'un  de  l'autre  que 
chacun  d'eux  est  différent  du  rouge?  Pourquoi  attribuer  ces  arcs  surnuméraires 
à  un  tout  autre  phénomène  que  celui  de  la  dispersion? 

2.  Voir  n'importe  quel  traité  de  physique  au  chapitre  de  la  diffraction. 


J.  WILBOIS.   —  l'espiut  POSiTiK.  ii:i 

fait  arbitraire.  //  existe  une  époque  où  ses  éléments  sont  désunis. 
C'est  1(1  période  de  tntonnemenis  gui  précède  la  ronslitution  d\in 
principe.  Souvent  l'homme  de  génie  qui  lui  a  laisse  son  nom  a 
eu  des  précurseurs,  deux  pour  simplifier  l'iiistoire.  Cliacun  a  trouvé 
une  partie  du  principe;  l'un  a  rêvé  la  matière,  l'autre  en  a  assoupli 
la  forme;  et,  pendant  quelque  temps,  les  deux  moitiés  de  l'œuvre 
flottent  indécises  et  infécondes,  à  la  recherche  l'une  de  l'autre. 

Le  principe  des  ondes  est  l'œuvre  de  Fresnel.  Fresnel  a  constitué  la 
diffraction,  qui  en  est  l'application  la  plus  pure;  mais  il  Ta  fait  en 
combinant  les  idées  de  Huygens  et  de  Young.  Huygens  a  créé  le 
principe  des  ondes  enveloppes,  Young  le  principe  des  interférences; 
Huygens  en  apparence  plus  mathématicien,  Young  plus  artiste  de 
l'expérience,  mais  physiciens  tous  les  deux,  le  premier  parce  qu'il 
sentait  que  sa  géométrie  suivait  les  lignes  du  réel,  le  second  parce 
qu'il  avait  mis  dans  son  principe  le  germe  de  Taddition;  et,  bien  que 
le  principe  de  Huygens  ressemble  beaucoup  à  un  instrument  sans 
réalité,  le  principe  de  Young  à  une  réalité  sans  usage,  ce  serait 
une  exagération  de  les  confondre  avec  ces  deux  types  idéaux  dont 
ils  s'approchent  sans  les  atteindre;  du  reste  Huygens  a  complète- 
ment résolu  le  problème  de  la  double  réfraction  des  cristaux 
uniaxes,  Young  le  problème  des  couleurs  des  lames  minces;  mais  ce 
qu'il  y  a  de  meilleur  dans  leurs  œuvres,  ce  sont  les  parties  inache- 
vées qu'ils  ont  léguées  à  Fresnel  :  leur  principale  gloire,  c'est  de 
n'avoir  été  que  des  précurseurs. 

Carnot  a  eu  des  précurseurs  aussi.  Ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  son 
principe,  il  l'a  trouvé  dans  l'impuissance  anonyme  à  réaliser  le 
mouvement  perpétuel.  Ce  qu'il  y  a  de  maniable,  il  l'a  emprunté  au 
principe  des  travaux  virtuels,  où,  pour  la  première  fois,  on  consi- 
dère le  mouvement  réversible  comme  une  suite  d'états  d'équilibic, 
de  l'équilibre  purement  mécanique,  il  a  étendu  cette  conception  à 
l'équilibre  thermique.  Certaines  personnes,  ne  voyant  aucune  for- 
mule dans  le  livre  de  Carnot,  sont  tentées  d'en  faire  simplement  le 
précurseur  de  Clausius;  mais  c'est  un  précurseur  si  complet  que 
Clausius,  en  écrivant  des  calculs  sous  chaque  phrase,  n'a  pas  eu 
beaucoup  plus  de  peine  (pi'un  traducteur. 

Et,  de  même,  la  conservation  de  l'énergie  est  sortie  d'une  longue 
suite  d'expériences;  et  Leibniz  a  été,  dans  un  certain  sens,  le 
précurseur  de  Maxwell,  en  faisant  prévaloir  sur  la  conception  car- 
tésienne sa  définition  de   la  force  vive,  quantité  non  dirigée  qui 


lli  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

permettait  de  localiser  l'énergie  d'un  champ  magnétique  ou  d'une 
radiation  lumineuse'. 

Puisque,  au  prélude  d'une  découverte,  notre  analyse  exprime  à 
peu  près  une  réalité  historique,  l'histoire  des  précurseurs  apportera 
sans  doute  une  indispensable  contribution  à  la  psychologie  de  l'esprit 
positif.  Malheureusement,  c'est  la  partie  la  plus  difficile  et  la  plus 
incertaine  de  l'histoire  des  sciences.  La  comparaison  d'éditions 
successives,  le  dépouillement  d'une  correspondance,  la  mise  en  ordre 
de  papiers  inédits,  ce  long  travail  ne  nous  apprendrait  presque  rien  ; 
c'est  qu'on  ne  met  sur  le  papier  qu'une  découverte  déjà  fixée;  si  l'on 
veut  consulter  des  textes,  il  faut  donc  lire  des  travaux  antérieurs  et 
étrangers  au  principe,  aussi  bien  des  mémoires  de  géométrie  que  des 
projets  de  machines,  et,  à  travers  les  lignes  qui  détaillent  une  idée 
définitive,  saisir,  par  une  vraie  divination,  la  trace  fugitive  de  l'ac- 
tion confuse  encore  ;  mais  cette  trace  est  inséparable  de  la  psycho- 
lo'gie  du  savant,  de  la  psychologie  de  son  milieu,  du  vaste  mouve- 
ment d'idées  où  son  œuvre  est  emportée.  N'est-ce  pas  dire  qu'une 
telle  histoire  est  impossible? Du  moins  elle  n'existe  pas  aujourd'hui. 
Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  la  tenter,  surtout  dans  une  revue 
philosophique.  Nous  essaierons  donc  de  reconstituer  le  travail  des 
précurseurs  en  groupant,  en  démarquant  et  en  transportant  dans  le 
passé  quelques  notes  recueillies  parmi  les  souvenirs  de  savants 
contemporains.  Ces  lignes  seront  moins  un  document  qu'une 
esquisse,  moins  de  l'histoire  que  du  roman;  nous  prions  le  lecteur 
de  les  parcourir  très  vite  et  de  n'en  retenir  qu'une  impression  d'en- 
semble. 

Supposons  donc  Huygens  ou  Young  découvrant  les  deux  parties 
du  principe  des  ondes. 

1.  On  voit  que,  lorsqu'il  s'agit  d'un  principe,  on  ne  doit  pas  appeler  pré- 
curseurs ceux  chez  qui  l'on  en  rencontre  le  nom,  perdu  dans  un  lambeau  de 
phrase.  Borelli  n'est  pas  le  précurseur  de  Newton  (Cf.  Revue  de  Métaphysique 
et  de  Morale,  septembre  1899,  p.  388  et  S89,  en  note),  ni  Ango  le  précurseur 
d'Huygens  (Cf.  Verdet,  Leçons  d'optique  physique,  1. 1",  p.  29-31).  Borelli  parle 
de  l'attraction  du  soleil  sur  les  planètes  et  il  explique  par  ce  moyen  l'e-vcentri- 
cité  de  leurs  orbites;  mais  il  ne  connaît  ni  la  transparence  universelle  de  l'es- 
pace et  des  corps  à  la  gravitation,  ni  les  usages  du  potentiel  d'une  force  fonc- 
tion de  la  seule  distance.  Ango  parle  d'ondes  de  lumière,  mais  il  ne  soupçonne 
pas  leur  périodicité  générale  et  n'a  pas  l'idée  de  considérer  des  ondes  enve- 
loppes. L'un  et  l'autre  ignorent  du  principe  ce  qu'il  renferme  d'humain  et  ce 
qu'il  renferme  d'universel,  c'est-à-dire  ce  qui  en  fait  vraiment  un  principe;  les 
vrais  précurseurs  ne  ferment  pas  les  questions.  Ango  et  Borelli  se  sont  acquis 
une  gloire  moyenne  sans  préparer  celle  des  autres;  ce  sont  de  brillants  esprits 
qui  comptent  dans  l'histoire  des  savants,  mais  non  dans  l'histoire  de  la  science.. 


J.   WILBOIS.    —    L  KSPIUT    l'OSITlF.  17^ 

Ils  commencent  par  un  travail  négatif.  Ils  tâchent  de  ne  plus 
penser  la  lumière  sous  la  figure  d'un  rayon.  Mais  c'est  là  un  long  et 
dur  apprentissage.  Les  longueurs  d'ondulation  en  sont  si  faibles 
qu'elle  ne  nous  semble  pas  contourner  les  obstacles,  comme  le  son, 
qu'on  entend  encore  derrière  un  mur,  ou  comme  les  vagues  de  la 
mer  qui  se  prolongent  en  remous  derrière  la  jetée  qui  les  brise;  les 
ombres  sont  nettes,  dans  la  pratique;  elles  le  seraient,  du  moins, 
pensons-nous,  si  nous  employions  des  sources  lumineuses  infiniment 
petites,  car,  à  mesure  que  nous  diminuons  une  flamrhé,  les  pénom- 
bres se  rétrécissent.  Dès  lors  nous  croyons  percevoir  réellement  des 
rayons;  ce  sont  les  traits  qui  partent  du  soleil,  les  barres  qui  descen- 
dent d'une  lampe  quand  nous  clignons  des  yeux  ;  c'est  la  plaque  de  jour 
qui  éclaire  dans  une  chambre  la  poussière,  le  matin  ;  c'est  môme 
l'impression  physique  de  picotement  quand  nous  fixons  une  lumière 
trop  vive.  Puis  il  y  a  entre  la  vue  et  le  toucher  une  intime  correspon- 
dance, les  deux  sens  nous  renseignant  avec  la  même  exactitude, 
comme  s'ils  avaient  été  aiguisés  l'un  contre  l'autre;  l'œil  se  pro- 
longe ainsi  en  un  bras  subtil;  et  ce  bras  est  encore  le  rayon  lumi- 
neux, attaché  seulement  à  notre  corps,  au  lieu  d'être  attaché  aux 
objets  extérieurs.  Aussi  le  rayon  est-il,  sans  que  nous  nous  en  dou- 
tions, l'auxiliaire  indispensable  d'une  foule  de  recherches  de  savant 
ou  d'artisan  ;  en  astronomie,  en  géodésie,  en  métrologie,  c'est  un 
rayon  qui  fixe  la  place  d'une  étoile,  la  direction  d'une  mire,  la  posi- 
tion d'un  trait  sous  le  microscope  d'un  comparateur;  dans  la  cons- 
truction d'une  maison,  le  rayon  d'un  niveau  d'eau  joue  le  même  rôle 
qu'un  fil  à  plomb;  quand  je  marche,  c'est  un  rayon  qui  détermine 
mon  chemin;  c'est  un  rayon  que  je  vois  quand  je  pense  que  ces 
maisons  ne  sont  pas  alignées;  j'écris  en  ce  moment  sur  une  feuille 
de  papier  non  réglée;  c'est  un  rayon  qui  m'assure  que  mes  mots  ne 
vont  pas  de  travers;  même  lorsque  je  parle  d'une  onde  qui  se  propage 
dans  une  certaine  direction,  peut-être  cette  direction  m'apparaît- 
elle  comme  un  rayon,  et  l'ami  à  qui  je  l'explique  s'en  aperçoit 
à  tous  mes  gestes.  Les  métaphores  de  notre  langue  sont  pleines 
de  la  même  image;  nous  parlons  de  jet  de  lumière,  de  coup  d'oeil; 
nous  disons  :  lancer  un  regard,  être  frappé  par  la  clarté;  il  n'est 
pas  jusqu'aux  mots  techniques  de  réflexion  et  de  réfraction  qui 
ne  supposent  quelque  barre  rigide  que  \\m  brise  ou  que  l'on 
fléchit. 
Sur  la  table  rase,  on  construira.  Double  construction. , 


176  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Le  premier  précurseur  cherchera  à  rendre  les  ondes  maniables. 
Enfermé  dans  son  cabinet,  il  tracera  des  figures,  il  essaiera  des 
calculs.  Mais  le  problème  mathématique  des  ondes  est  infini,  et  la 
plupart  de  ses  détails  sont  inutiles  :  que  nous  importe,  par  exemple, 
la  propagation  d'un  ébranlement  dans  un  milieu  dont  la  densité 
varierait  comme  la  septième  puissance  de  la  distance  à  un  point 
fixe?  Le  savant  ouvrira  donc  de  temps  en  temps  sa  fenêtre  pour  voir 
quelles  sont  les  ondes  que  la  nature  ne  semble  pas  pouvoir  produire  : 
il  éliminera  ainsi  les  cas  «  bizarres  »,  il  supprimera  les  hypothèses 
qui  paraîtront  «  invraisemblables  »,  il  écartera  les  arrangements  qui 
n'auront  pas  l'air  «  naturels  ».  L'enseignement  du  dehors  sera  sur- 
tout négatif:  des  astérisques  en  marge  d'une  table  des  matières.  Dès 
qu'il  aura  reconnu  que  les  doubles  réfractions  sont  toujours  faibles, 
il  étudiera  les  propriétés  de  l'ellipsoïde  ;  dès  qu'il  aura  senti  que  deux 
vibrations  rectangulaires  ont  quelque  chose  de  privilégié  dans  la 
propagation  des  ondes,  il  absorbera  son  attention  sur  les  axes,  rec- 
tangulaires eux  aussi,  des  sections  planes  des  quadriques,  et  cher- 
chera les  liens  entre  une  surface  et  sa  surface  absidale.  Seulement 
ce  ne  sera  pas  là  une  mathématique  déductive,  comme  les  problèmes 
de  géométrie  qu'on  résout  dans  les  écoles;  la  déduction  sera,  pour 
ainsi  dire,  finaliste;  le  résultat  sera  posé  avant  l'énoncé;  et,  si  l'on 
va  de  l'un  à  l'autre  par  voie  de  syllogismes,  c'est  en  passant  les 
mtermédiaires,  c'est  en  dédaignant  la  rigueur  :  on  a  besoin  qu'une 
surface  soit  du  quatrième  degré  :  on  la  fait  d'avance  du  quatrième 
degré.  Puis  ces  calculs  devront  être  assez  vides  et  assez  généraux 
pour  s'accorder  avec  les  calculs  futurs.  Enfin  c'est  une  longue  suite 
de  tâtonnements,  cette  activité  qui  ne  commence  pas  à  un  axiome 
géométrique,  qui  n'aboutit  pas  à  une  expérience  achevée;  et  l'im- 
prévu qui  éclate,  au  hasard  de  son  développement,  défie  toutes  nos 
descriptions. 

•  L'autre  précurseur  cherchera  cependant  à  transformer  la  nature 
pour  la  faire  tenir  dans  ses  cadres,  ou  plutôt  il  transformera  la  vision 
qu'il  en  avait.  Se  dégageant  de  tous  les  moments  de  la  vie  pratique 
où  l'on  se  sert  des  rayons,  il  s'isolera  en  une  espèce  de  rêve  ;  il  pro- 
fitera même  des  rêves  véritables,  non  par  le  respect  des  rapproche- 
ments qu'ils  suggèrent,  mais  parce  que  leur  fantaisie,  en  détruisant 
de  vieilles  associations,  donne  au  travail  du  réveil  une  fraîcheur 
plus  naïve.  Alors  il  recherchera  les  images  flottantes  dont  la  lumière 
nous  baigne  comme  une  vague,  les  paysages  de  brouillard  oîi  les 


•  J.  WILBOIS.  —  i/kspiut  positif.  ill. 

objets  sont  grossis,  rapprochés,  défigurés;  il  s'amusera  aux  fluctua- 
tions de  la  pente  d'une  colline,  qui  semble  vibrer  dans  l'air  chaud; 
il  sortira  surtout  à  l'aube  ou  au  couchant,  quand  les  teintes  ne  sont 
pas  posées  sur  les  objets,  mais  qu'elles  remplissent  toute  l'étendue; 
il  s'enveloppera  de  clarté  comme  on  s'enveloppe  de  bruit,  il  vivra  la 
fluidité  de  l'atmosphère,  il  aimera  l'espace  pour  l'espace.  Ce  n'est  là 
qu'une  préparation.  11  en  faudra  une  seconde  avant  d'avoir  la  notion 
d'interférences  «  dans  le  sang  ».  Toujours  se  détacher  des  occupa- 
tions journalières,  puisque  rien  n'y  vibre,  puisque  le  mouvement, 
en  s'ajoutant  au  mouvement,  le  renforce  toujours  d'après  la  règle  du 
moindre  effort.  Ecouter  battre  ses  artères.  Ecouter  l'écho  devant  un 
grand  mur  dont  on  s'approche  pas  à  pas.  Rester  des  heures  sur  le 
pont  des  Saints-Pères,  et,  en  tàtant  du  pied  les  tremblements  de  la 
chaussée,  écouter  les  derniers  battements  du  bourdon  de  Notre-Dame 
et  faire  des  ronds  dans  la  Seine  en  y  jetant  des  cailloux  près  du  bord. 
Lorsque  passe  un  bataillon,  batterie  en  tête,  chaque  file  n'étant  pas 
tout  à  fait  au  même  pas  que  celle  qui  précède,  voir  l'onde  sonore 
serpenter  dans  les  pieds  des  soldats.  A  table,  être  assez  distrait  pour 
faire  vibrer  le  vin  en  frottant  du  doigt  le  bord  de  son  verre.  Au  bil- 
lard, préférer  aux  quatre  bandes  qui  dessinent  les  lois  des  rayons 
les  massés  où  la  trajectoire  courbe  attire  l'attention  sur  les  vibrations 
mêmes  de  la  bille.  Et,  ainsi  préparé  aux  expériences  de  laboratoire, 
rapprocher  les  phénomènes  lumineux  des  phénomènes  sonores, 
comme  l'a  fait  Young  dès  sa  jeunesse,  ou  même,  comme  l'a  pensé 
Newton,  aller  en  chercher  le  principe  dans  les  marées  des  mers  de 
Chine'. 

S'il  fallait  en  deux  mots  définir  la  vie  de  ces  deux  précurseurs, 
nous  dirions  de  la  première  qu'elle  consiste  à  avoir  du  tact  dans 
l'usage  des  mathématiques;  à  être  aussi  éloigné  du  dilettantisme 
rigide  des  géomètres  lourdement  féconds  en  problèmes  inutiles  que 
de  la  pratique  des  calculs  minutieux  qui  fouillent  la  matière  avec 


1.  Que  de  dangers  ii  faut  éviter  dans  ces  recherches!  D'une  pari,  c'est  le 
découragement  devant  des  équations  trop  exactes  qu'on  ne  sait  pas  intégrer,  ou 
l'incertitude  devant  des  équations  trop  faciles  qu'on  a  peur  de  voir  irréelles. 
D'autre  part,  nous  nous  sommes  habitués  à  voir  les  vibrations  de  l'air  :  gardons- 
nous  de  leur  comparer  trop  étroitement  les  vibrations  de  l'éther,  car  Téther  est 
un  solide;  nous  avons  rapproché  la  lumière  du  son  :  mais  les  vibrations  sonores 
sont  longitudinales,  les  vibrations  lumineuses  transversales;  nous  avons  com- 
paré les  franges  de  dilTraclion  aux  vagues  de  la  mer  :  mais  les  vagues  sont 
mobiles  et  les  franges  lumineuses  sont  des  ondes  stationnaires  qu'on  voit 
rarement  sur  les  liquides. 


178  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORAINE. 

indiscrétion;  à  mettre  l'esprit  de  finesse  dans  la  géométrie;  à  faire 
une  mathématique  qui  soit  légère  au  monde. 

La  seconde  consiste  à  établir  la  continuité  entre  les  données  dis- 
continues des  sens,  au  profit  d'un  seul  d'entre  eux,  qui  est  ici  le  sens 
de  l'ouïe  *.  —  Ce  n'est  pas  la  vie  métaphysique,  qui  relie  aussi  nos 
perceptions  disjointes,  mais  qui  les  relie  équitablement,  sans  en  favo- 
riser aucune^.  —  Ce  n'est  pas  la  vie  esthétique  qui  fond  aussi  tous 
les  sens  en  un  seul,  mais  en  augmentant  la  compréhension  de  ses 
images  ;  un  tableau  de  maître  contient  plus  de  choses  qu'une  photo- 
graphie en  couleurs  ;  ses  teintes  sont  comme  pétries  avec  la  buée 
du  matin  ou  le  parfum  du  varech  ;  ici,  les  vibrations  sonores  ne  ser- 
vent de  type  aux  couleurs  que  parce  qu'on  les  dépouille  de  toutes 
leurs  qualités.  —  Ce  n'est  pas  non  plus  la  vie  pratique,  qui  n'entoure 
pas  les  objets  des  ondulations  d'un  sens  superflu,  mais  qui  tend 
devant  eux  ce  canevas  morcelé  que  nous  ont  donné  les  sens  utili- 
taires de  la  vue  et  du  toucher.  —  Ce  n'est  pas  enfin  la  vie  scienti- 
fique, ce  n'en  est  qu'un  prélude  qui  ne  lui  ressemble  pas,  car  la  vie 
scientifique  a  besoin  de  formules  qui  ne  sont  pas  écrites  encore. 

Qu'on  les  nomme  «  idéalisme  pratique  »  et  «  réalisme  mystique  » 
ou  qu'on  leur  donne  vingt  autres  noms,  ces  deux  vies  vont  nous 
permettre  de  grouper  quelques  traits  isolés  que  l'on  attribue  aux 
savants  et  où  l'on  ne  voit  généralement  que  d'insignifiantes  anec- 
dotes. Le  succès  de  ces  explications  confirmera  l'exactitude  de  la 
précédente  psychologie. 

D'abord  les  découvertes  exigent  beaucoup  de  temps,  les  grandes 
découvertes  du  moins  :  on  peut  trouver  une  nouvelle  teinture  en, 
cassant,  par  hasard,  deux  flacons  l'un  contre  l'autre  ;  on  ne 
découvre  pas  l'attraction  universelle  en  voyant  tomber  une  pomme  ^  ; 
le  mot  de  Newton  en  est  la  preuve  :  «  Comment  avez-vous  trouvé  la 
gravitation?  lui  demandait-on.  —  En  y  pensant  toujours  »,  répondit-il. 
A  rapprocher  de  cette  phrase  de  Fresnel  :  «  Ce  n'est  que  depuis  quel- 
ques mois  que,  en  méditant  avec  plus  d'attention  sur  ce  sujet*...  »  et 
de  la  parole  célèbre  de  Kepler  :  «  Depuis  huit  mois  j'ai  vu  un  pre- 

1.  En  tant  que  sens  de  mouvements  vibratoires  connus. 

2.  Cf.  la  leçon  d'ouverture  de  M.  Bergson  au  Collège  de  France,  en  1900. 

3.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  l'histoire  de  la  pomme  soit  fausse;  elle  est  un 
p»til  fait  analogue  à  ceux  que  nous  citions  tout  à  l'heure;  isolée,  elle  n'aurait 
rien  appris;  c'est  par  leur  nombre  que  valent  de  telles  observations.  Elle  n'a 
pu  d'ailleurs  apprendre  à  Newton  que  la  partie  objective  de  l'attraction  uni- 
verselle, non  la  partie  subjective,  le  calcul. 

4.  OEuvres  de  Fresnel,  t.  1,  p.  629. 


J.  WILBOIS.   —  i/ksprit  "PoKiTiK.  179 

mier  rayon,  depuis  trois  mois  j'ai  vu  le  jour,  depuis  une  semaine  je 
vois  le  soleil  de  la  plus  admirable  contemplation.  » 

Les  distractions  des  savants  sont  légendaires.  C'est  le  fiacre 
d'Ampère,  les  dîners  de  Newton,  les  lustres  de  Galilée,  la  surdité 
d'Amontons  '.  On  les  leur  pardonne  comme  des  manies  inoffensives; 
on  oublie  souvent  ([u'elles  sont  toute  leur  vie.  C'est  qu'avant  la 
découverte,  le  savant  n'a  rien  acquis  qu'il  puisse  transcrire  sur  du 
papier;  il  porte  seulement  en  lui  un  état  d'âme  artificiel  (pii  lui 
permettra,  à  la  vue  du  l'ait  décisif,  de  choisir,  parmi  les  mille  inter- 
prétations qu'on  en  pourrait  donner,  celle  qui  a  mûri  en  lui  et  qui 
presse  déjà  sur  son  front;  et  le  moindre  contact  du  monde  suffit  à 
dessécher  cette  suggestion  fragile. 

On  a  cité  aussi  la  joie  des  inventeurs  après  leur  découverte,  et  on 
en  a  conclu  que  la  découverte  était  l'ouvrage  d'un  moment.  Mais  on 
ne  s'est  guère  souvenu  que  de  la  mise  en  scène  de  ces  crises  :  Newton 
passant  sa  plume  à  un  ami  pour  achever  ses  calculs  ^  Gay-Lussac 
dansant  en  sabots  dans  le  sous-sol  de  son  laboratoire^,  et  le  cos- 
tume d'Archimède  quand  il  criait  «  eurêka  ».  On  juge  mal  ce  qu'on  a 
fait.  Des  succès  très  inégaux  peuvent  causer  le  même  plaisir.  Il  y  a 
loin  du  calcul  de  1682  à  l'attraction  universelle.  Jacques  Bernoulli 
était  si  content  de  sa  spirale  logarithmique  qu^il  la  fit  graver  sur  sa 
tombe.  On  doit  être  plus  fier  d'isoler  l'argon  que  le  gallium.  Tout  le 
monde  connaît  les  violents  enthousiasmes  des  débuts  d'un  travail  : 
un  résultat  insignifiant  vous  donne  confiance  en  votre  méthode;  on 
est  heureux  d'avoir  à  agir  :  c'est  un  plaisir  d'adolescent  qui  fait  cra- 
quer des  muscles  neufs.  Une  physiologie  si  complexe  se  mêle  enfin  à 
cette  joie  que  je  n'ose  l'interpréter. 

Ce  qui  est  constant,  au  contraire,  c'est  la  lassitude  découragée  qu'on 
éprouve  pendant  la  recherche.  Young  était  prêt  à  abandonner  ses 
idées,  parce  qu'elles  n'expliquaient  pas  les  phénomènes  de  polarisa- 
tion. Faraday  répondait  à  un  ami  :  «  Si  je  vous  disais  comment  je 
travaille,  vous  me  prendriez  pour  un  imbécile.  »  Il  y  a  un  moment 
où  on  se  sent  véritablement  «  bête  ».  Ce  ne  sont  pas  les  expériences 
qui  manquent  :  au  contraire,  on  en  a  trop  ;  elles  contredisent  de 
vieilles  idées,  elles  se  contredisent  elles-mêmes;  on  ne  cherche  plus 
à  faire  un  chef-d'œuvre  ;  l'orgueil  du  début  est  passé  :  on  ne  demande 

1.  PoggendorfT,  Histoire  de  la  pliyxique  (trad.  Bibart  et  de  la  Quesnerie),  p.  305. 

2.  PoggendorfT,  Histoire  de  la  physique,  p.  127. 

3.  Arago,  Notices  biographiques. 


180  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

qu'une  honnête  satisfaction  de  l'esprit  ;  on  veut  sauver  la  logique  ; 
être  ou  n'être  pas  fou,  voilà  le  dilemme.  Alors,  lentement,  sans  s'en 
apercevoir,  dénouant  de  vieilles  associations  qu'on  avait  acceptées 
toutes  faites,  se  déshabituant  des  routines  qu'on  prenait  pour  des 
évidences,  ne  découvrant  rien,  mais  s'adaptant,  ne  comprenant  pas 
mieux,  mais  se  transformant,  on  commence  une  «  vie  purgative  »,  on 
«  dépouille  le  vieil  homme  »,  on  entre  dans  une  vraie  «  nuit 
obscure  »,  au  sens  plein  où  l'entendaient  les  mystiques,  et  je  pour- 
rais citer  ici,  en  y  changeant  à  peine  un  mot,  des  pages  entières  de 
saint  Jean  de  la  Croix  ^  Les  clartés  d'autrefois,  la  paix  logique,  le 
repos  de  l'esprit  ont  cessé  dans  cette  inquiétude  qui  donne  au  carac- 
tère du  savant  une  si  éminente  dignité;  puis,  transformé  par  cette 
longue  abstinence,  il  perçoit  le  commencement  d'une  lumière  nouvelle 
qui  grandit  insensiblement  et  sans  terme  ;  il  ne  voit  pas  le  progrès 
continu  qui  s'est  accompli  en  lui  depuis  le  jour  où  il  a  eu  le  courage 
de  changer  d'orientation;  il  croit  simplement  avoir  reconquis  un 
peu  de  l'intelligence  perdue;  mais  il  a  trouvé  mieux  qu'une  vérité, 
il  a  trouvé  une  route;  et  ainsi  se  termine,  comme  une  monotone 
banalité,  la  découverte  qui  sera  un  scandale  pour  les  contemporains, 
un  trait  de  génie  dans  cent  ans  et  l'évidence  dans  deux  siècles. 

Nous  pourrions  résumer  ces  faits  en  des  règles  et  en  des  lois;  nous 
pourrions  transformer  en  une  logique  notre  psychologie.  Une  logique 
bien  différente  de  la  logique  classique,  et  même  de  celle  que  rêvait 
Auguste  Comte.  Si  l'on  entend  en  effet  par  logique  les  lois  de  la 
pensée  que  l'analyse  psychologique  nous  aura  révélées,  il  ne  s'agit 
pas  d'une  pensée  observant  des  faits  et  formulant  des  jugements,  car 
les  faits  et  les  concepts  ne  sont  pas  encore  constitués.  Si,  au  con- 


1.  Par  exemple  :  »  Il  faut  encore  que  la  mémoire  soit  dénuée  des  images  qui 
lui  forment  les  connaissances  douces  et  tranquilles  des  choses  dont  elle  se 
souvient,  afin  q^u'elle  les  regarde  comme  des  choses  étrangères,  et  que  ces 
choses  lui  paraissent  d'une  manière  différente  de  l'idée  qu'elle  en  avait  aupa- 
ravant. Par  ce  moyen,  cette  nuit  obscure  retirera  l'esprit  du  sentiment  commun 
et  ordinaire  qu'il  avait  des  objets  créés,  et  lui  imprimera  un  sentiment  tout 
divin  qui  lui  semblera  étranger  :  en  sorte  que  l'âme  vivra  comme  hors  d'elfe- 
méme,  et  élevée  au-dessus  de  la  vie  humaine  :  elle  doutera  quelquefois  si  ce 
qui  se  passe  en  elle  n'est  point  un  enchantement  ou  une  stupidité  d'esprit  :  elle 
s'étonnera  de  voir  et  d'entendre  des  choses  qui  lui  semblent  fort  nouvelles, 
quoiqu'elles  soient  les  mêmes  que  celles  qu'elle  avait  autrefois  entre  les  mains. 
La  cause  de  ce  changement  est  parce  que  Tàme  doit  perdre  entièrement  ses 
connaissances  et  ses  sentiments  humains,  pour  prendre  des  connaissances  et 
des  sentiments  divins  :  ce  qui  est  plus  propre  de  la  vie  future  que  de  la  vie 
présente.  >•  [La  nuit  obscure  de  Vâme,\\\.  Il,  ch.  ix.)  Remplacer  le  mot  «  divin  » 
par  le  mot  «  scientifique  ». 


J.  WILBOIS.  —  l'ksprit  posniK.  181 

traire,  on  appelle  logique  les  règles  qu'il  faut  suivre  pour  arriver  à 
la  découverte,  il  ne  s'agit  point  de  règles  intellectuelles,  mais 
plutôt  de  règles  morales:  elles  enseigneraient  Thumilité  de  l'esprit, 
la  passion  de  la  vérité,  une  certaine  culture  de  la  chasteté,  etc.; 
elles  ressembleraient  plus  aux  exercices  de  saint  Ignace  qu'à  la 
logique  de  Stuart  Mill.  La  logique  de  l'invention  ne  rentre  pas 
dans  mon  sujet;  M.  Le  Roy  l'étudiera  quelque  jour  en  détail;  je  veux 
simplement  en  rappeler  ici  deux  lois,  qui  éclaireront,  je  l'espère, 
ce  qui  vient  d'être  dit  sur  la  genèse  des  principes. 

Première  loi.  —  On  progresse,  dans  la  science^  en  allant  vers  r artificiel. 

Deuxième  loi.  —  On  progresse,  dans  la  science,  en  allant  vers  la 
contradiction. 

Comme  les  mots  «  artificiel  »  et  «  contradiction  »  ont  beaucoup  de 
sens,  nous  expliquerons  d'abord  ces  deux  lois  par  quelques  exem- 
ples. 

Premif're  loi.  —  Le  principe  de  l'inertie  n'est  réalisé  nulle  part.  — 
Le  principe  de  l'indépendance  des  effets  des  forces  ne  s'applique 
pas  sans  correction  aux  attractions  électriques  et  magnétiques.  — 
On  ne  peut  isoler  une  masse  électrique  positive  sans  faire  apparaître 
quelque  part  une  masse  négative  égale  :  c'est  donc  de  l'artificiel 
que  d'appliquer  à  l'électrostatique  les  formules  d'attraction  de  la 
matière.  —  Aussi  artificielle,  et  pour  la  même  raison,  la  considéra- 
tion d'un  pôle  d'aimant.  —  Plus  artificielle  encore,  celle  d'un  élé- 
ment de  courant  électrique.  —  Artificielles,  les  notions  de  tension 
superficielle,  de  milieu  transparent,  de  corps  noir,  de  conducteur 
parfait,  de  gaz  parfait,  et  même  les  notions  scientifiques  de  solide  et 
de  liquide.  —  Artificiel,  le  principe  de  Carnot,  puisqu'il  suppose  des 
modifications  réversibles,  c'est-à-dire  des  phénomènes  qui  ne  se 
réaliseraient  qu'avec  une  infinie  lenteur. 

Les  commentaires  des  contemporains  ont  souligné  cet  artificiel 
que  l'habitude  a  rendu  naturel  à  nos  yeux.  H  y  a  dans  la  correspon- 
dance de  Descartes  plusieurs  passages  contre  le  second  principe  de 
Galilée  '.  —  Pour  Linus,  au  temps  de  Pascal,  l'idée  de  pression 
atmosphérique  était  subtile  et  recherchée;  il  prétendait  que  des  fils 
invisibles  soutenaient  le  mercure  d'un  baromètre,  et  il  les  rendait 
palpables  en  bouchant  le  tube  avec  le  doigt  et  en  le  retournant  ^  — 

\.  Lettres  à  Mersenne,  Œuvres  (Eiiil.  Victor  Cousin),  t.  VI,  p.  185  et  216. 
2.  Poggendorlî,  Histoire  de  la  physique,  p.  292. 


182  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

L'œuvre  de  Carnot  a  été  longtemps  méconnue,  comme  une  rêverie 
inutile,  et,  longtemps  après  que  Clausius  lui  eût  donné  sa  forme 
dnathématique,  on  n'osait  encore  l'appliquer  qu'à  des  phénomènes 
thermiques  et  à  des  cycles  très  particuliers*. 

Seconde  loi.  —  Les  notions  contradictoires  ne  sont  pas  moins 
nombreuses  :  l'attraction  à  distance;  —  l'atome  étendu;  —  l'éther, 
corps  solide  plus  rigide  que  l'acier  et  qui  se  laisse  traverser  par  les 
astres  sans  leur  opposer  de  résistance  ;  —  les  vibrations  lumineuses 
transversales  à  la  direction  de  leur  propagation;  —  la  force  exercée 
sur  un  pôle  d'aimant  par  un  élément  de  courant,  et  qui  est  appliquée 
à  l'élément  et  non  au  pôle  :  —  la  dissociation  complète  du  chlorure 
de  sodium  dissous,  c'est-à-dire  l'existence  dans  l'eau,  à  l'état  libre, 
d'ions  chlore  dont  on  ne  peut  remarquer  les  propriétés  et  d'ions 
potassium  qui  décomposent  l'eau  instantanément;  —  le  mécanisme 
et  le  principe  de  Carnot  qui  s'excluent  l'un  l'autre  et  qu'on  garde 
tous  les  deux-.  —  Et  des  demi-contradictions,  qu'on  peut  lever  en 
bouleversant  des  habitudes  moins  profondes  :  l'état  gazeux  des  sels 
dissous,  le  solide  dissous  dans  une  vapeur,  la  continuité  entre  l'état 
liquide  et  l'état  gazeux,  la  rigidité  des  liquides,  la  fluidité  des  solides, 
le  liquide  qui  surnage  au  gaz  aux  environs  du  point  critique. 

Ici  encore  l'histoire  nous  rappelle  combien  certaines  contradic- 
tions ont  été  plus  vives  autrefois.  D'innombrables  discussions  ont 
été  soulevées  par  l'attraction  à  distance  ^;  Arago  a  abandonné 
Fresnel  dans  sa  conception  des  vibrations  transversales  ^;  et  les  chi- 
mistes ont  fait  de  telles  objections  à  la  dissociation  électrolytique 
que  ses  auteurs  ont  dû  la  présenter  d'abord  comme  une  dissociation 
partielle  ^ 

L'm'tificiel,  le  contradictoire^  sont  liés  l'un  à  Vautre,  et  liés  à  ce 
besoin  d'action  qui  a  formé  le  premier  élément  des  'principes  et  qui., 
dans  toute  la  science,  prime  toujours  le  besoin  de  représentation. 

1.  Sur  les  premières  applications  du  principe  de  Carnot  à  la  pile,  consulter, 
par  exemple,  le  rapport  de  M.  Lucien  Poincaré  au  Congrès  international  de 
physi(iue  de  1900,  t.  II,  p.  407. 

2.  Les  remarques  les  plus  récentes  sur  celte  question  sont  celles  de  M.  Lipp- 
mann  (Rapports  présentés  au  Congrès  international  de  physique  de  1900, 
t.  I,  p.  546-550). 

3.  On  peut  en  voir  la  trace  dans  la  préface  des  Principes  de  Newtoji. 

4.  Cf.  Verdet,  Introduction  aux  OEuvres  d'Augustin  Fresnel  {Noies  et  mémoires 
de  Verdet,  p.  351). 

5.  Svante  Arrhenius.  «  La  dissociation  électrolytique  des  solutions.  »  (Rapports 
présentés  au  Congrès  international  de  physique  de  1900,  t.  II,  p.  365-370.; 


J.  WILBOIS.   —  l'ksi'IUT  positif.  183 

L'artificiel  est  moi/i'u  tVactio)),  car  ce  que  nous  ajoutons  au  donné, 
ce'  sont  toujours  des  symboles  commodes,  des  notations  calculables, 
des  cadres  articulés.  Nous  avons  déjà  cite  les  ondes  enveloppes, 
l'énerjiie  localisable,  la  différentielle  de  Carnot.  L'inertie,  en  rap- 
portant une  trajectoire  à  sa  tangente,  c'est-à-dire  en  substituant  des 
droites  aux  courbes,  permet  d'introduire  la  géométrie  analytique 
dans  les  problèmes  de  mécanique.  L'indépendance  des  effets  des 
forces,  principe  de  morcelage  avant  tout,  nous  permet,  en  astro- 
nomie, de  considérer  chaque  planète  comme  une  personne,  et  c'est 
lui  qui  a  conduit  à  la  découverte  de  Neptune.  La  masse  électrique 
indépendante,  la  masse  magnétique  isolée,  l'élément  de  courant, 
sont  les  supports  d'une  force  exprimable,  au  moins  quant  à  son 
terme  principal,  par  la  formule  si  maniable  de  l'inverse  carré.  — 
Nous  trouverons  à  cet  égard  des  renseignements  intéressants  dans 
l'examen  des  expériences  qui,  aux  yeux  de  certaines  personnes,  ont 
établi  les  principes.  Tout  le  monde  reconnaît,  il  est  vrai,  que  la  bille 
qui  roule  mieux  sur  un  plan  de  verre  plus  poli  est  une  expérience 
inventée,  après  coup,  par  les  auteurs  des  petits  traités  pour  donner 
à  leurs  élèves  de  la  confiance  dans  l'inertie.  Tout  le  monde  sait  qu'à 
l'appui  d'une  loi,  Coulomb  n'a  fait  que  trois  mauvaises  mesures,  et 
qu'elles  s'appliquent  aux  corps  électrisés  et  non  aux  charges  élec- 
triques. On  dit  cependant  que  certains  phénomènes  isolent  certaines 
notions,  que  les  principes  de  la  mécanique  et  la  formule  de  Newton 
apparaissent  plus  purs  dans  les  mouvements  des  astres  que  dans 
ceux  des  corps  vivants.  C'est  vrai.  Encore  ne  faut-il  pas  dire  que 
l'observation  brute  les  révèle  dans  leur  généralité  :  l'expérience  ne 
donne  jamais  l'universel.  Du  reste,  si  l'expérience  nous  donnait  ces 
lois  comme  des  êtres  qu'on  retrouverait  partout,  plus  ou  moins 
masqués  par  l'enchevêtrement  de  lois  nouvelles,  on  pourrait  essayer 
d'étendre  l'inertie  aux  corps  électrisés,  parce  que  ces  corps  sont 
matière,  et  que  c'est  la  matière  que  nous  supposons  inerte;  mais 
étendre  à  l'électricité  la  loi  de  Newton  n'aurait  aucun  sens,  puisque 
l'électricité  n'est  pas  de  la  matière.  Et  cependant  nous  généralisons 
les  deux  formules  de  la  même  manière.  C'est  que  nous  y  voyons 
avant  tout  des  formules.  L'astronomie  nous  a  appris  à  nous  en  servir, 
en  forrant  les  observateurs  à  les  perfectionner,  par  une  foule  de 
théories  accessoires,  celle  du  potentiel  par  exemple;  l'expérience  a 
été  un  prétexte  à  ces  calculs;  nous  n'avons  pas  voulu  les  perdre  et 
nous  les  avons  transportés  tels  quels  en  électricité,  au  risque  d'y 

Rev.   Meta.  T.   IX.  —   1%1.  13 


i84  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

bousculer  un  peu  le  réel.  Ces  principes  sont  donc  universels,  parce 
qu'ils  sont  arrivés  à  faire  corps  avec  nous;  ils  sont  nécessaires, 
comme  notre  ombre  au  tableau  de  l'univers;  ils  ne  sont  pas  dans  les 
choses,  ils  sont  sur  les  choses;  la  première  expérience  n'a  pas 
reconnu  un  objet,  elle  a  aiguisé  notre  action;  elle  a  été  une  meule 
et  non  une  pierre  de  touche. 

La  contradiction  est  nécessaire  au  progrès  de  la  science.  On  peut 
trouver  dans  les  sciences  deux  éléments,  une  action  qu'on  a  dans 
les  doigts  plus  que  devant  les  yeux,  et  une  représentation  qui  la 
traduit  plus  ou  moins  bien.  L'action  précède  toujours  dans  le  temps 
sa  représentation.  L'inventeur  se  préoccupe  peu  de  l'image  :  c'est  le 
professeur  qui  l'ajoutera  ensuite;  le  progrès  de  la  science  se  fait  par 
échelons,  en  boitant.  L'activité  nouvelle  emploie  de  vieux  symboles. 
C'est  là  précisément  que  s'introduit  le  contradictoire  :  il  y  a  contra- 
diction entre  l'action  et  sa  figure  comme  entre  un  homme  et  un 
habit  qui  n'est  pas  taillé  pour  lui;  nous  allons  le  montrer  par  deux 
exemples. 

L'expression  directe  de  l'action  de  milieu  en  électrostatique,  c'est 
l'équation  de  Laplace-Poisson  : 

AV  =  —  4Trp 

Historiquement,  on  a  obtenu  cette  équation  en  partant  de  l'idée 
de  force  à  distance.  Loi  de  Coulomb,  notion  de  flux  de  force,  théo- 
rème de  Green,  voilà  les  étapes  de  cette  transformation.  Elle  a  pro- 
duit insensiblement  quelque  chose  de  nouveau,  un  invisible  germe 
de  fécondité,  un  instinct  de  vie  inexprimable  ;  l'action  de  milieu  sor- 
tait de  son  contraire,  l'action  à  distance;  et  c'est  en  cela  qu'a  con- 
sisté le  progrès. 

On  connaît  la  construction  élémentaire  de  l'image  d'un  point  à 
travers  une  lentille.  Soit  un  point  A  situé  en  dehors  de  l'axe  prin- 
cipal. Je  trace  deux  rayons  issus  du  point  A  ;  l'un  passe  par  le  centre 
de  la  lentille  et  n'est  pas  dévié,  l'autre  est  parallèle  à  l'axe  et  se 
réfracte  en  passant  au  foyer  :  leur  point  d'intersection.  A',  est 
l'image  de  A.  —  Si  le  point  brillant  A  n'est  pas  une  lumière  maté- 
rielle, mais  une  image  réelle  donnée  par  une  autre  lentille,  et  si  le 
pinceau  de  rayons  qui  le  forment  par  leur  concours  est  assez  mince 
pour  être  compris  tout  entier  dans  l'angle  des  deux  rayons  qui  ont 
déterminé  le  point  A',  les  deux  rayons  que  nous  avons  construits  ne 
sont  pas  des  réalités;  notre  ^construction  n'a   donc   pas   supposé, 


J.  WILBOIS.  —  l'esprit  positff.  185 

comme  atomes  de  raisonnement,  les  vrais  rayons  indivisibles  issus 
de  l'objet  véritable,  mais  des  points  comme  le  point  A;  A  a  remplacé 
un  centre  d'ondes,  et  c'est  le  principe  de  Huygens  que  nous  avons 
implicitement  employé.  Se  servir  des  ondes  et  les  noter  en  rayons, 
voilà  encore  un  progrès. 

Dans  ces  deux  exemples  l'action  de  milieu  n'a  pas  joué  le  même 
rôle  que  l'action  à  distance,  l'onde  n'a  pas  joué  le  même  rôle  que  le 
rayon;  les  unes  ont  été  buts,  les  autres  moyens,  les  unes  formes,  les 
autres  matières,  les  unes  démarches,  les  autres  béquilles.  Cette  dis- 
tinction suffît  à  lever  toutes  les  contradictions  :  l'ignorer,  c'est  les 
rétablir. 

C'est  donc  en  vain  qu'on  voulait  éviter  le  contradictoire  par  des 
raisons  comme  celles-ci.  Le  chlorure  de  sodium  est  dissocié  par  l'eau, 
mais  il  n'est  pas  dissocié  en  atomes  ordinaires;  ses  ions  sont  comme 
environnés  d'une  atmosphère  d'énergie  électrique  qui  les  préserve 
du  contact  des  réactifs.  —  Il  n'y  a  pas  d'attraction  des  planètes  à 
distance,  mais  l'univers  est  rempli  d'une  multitude  de  petits  corps 
élastiques,  les  corps  ultramondains;  ils  se  meuvent  dans  tous  les 
sens,  ils  équilibrent  leurs  poussées  sur  une  molécule  isolée,  et  péné- 
trent dans  tous  les  corps  comme  dans  des  éponges  à  gros  trous,  de 
manière  à  frapper  aussi  bien  les  molécules  intérieures  que  celles  de 
la  surface.  Soient  donc  la  terre  et  la  lune.  Les  corps  ultramondains 
frappent  la  lune  dans  toutes  les  directions,  excepté  dans  celle  que 
la  terre  barre  comme  un  écran  ;  la  lune  est  poussée  vers  la  terre. 
La  poussée  est  proportionnelle  au  nombre  de  particules  arrêtées  par 
l'écran,  c'est-à-dire  à  la  masse  terrestre,  et  à  sa  surface  apparente, 
c'est-à-dire  à  l'inverse  du  carré  de  la  distance  '.  —  Ceux  qui  pen- 
sent ainsi  ignorent  l'activité  qui  est  le  meilleur  de  la  science;  ce 
sont  des  idolâtres;  ils  évitent  la  contradiction  aujourd'hui,  mais  ils 
s'opposeront  à  la  découverte  de  demain  où  ils  n'auront  vu  qu'une 
image;  ils  ont  biaisé  avec  la  contradiction  au  lieu  de  s'élever  au- 
dessus  d'elle  dans  un  domaine   qu'elle   ne  pouvait  pas  atteindre. 

Si  beaucoup  de  contradictions  n'existent  plus  pour  nous,  c'est  que 
nous  savons  remplacer  la  vie  scientifique  par  une  figure  qui  la  rap- 
pelle un  peu;  l'action  à  distance  est  un  lil  tendu;  les  ondes  lumi- 
neuses ressemblent  aux  vagues  de  la  mer;  le  milieu  diélectrique  est 


1.  C'est  l'hypothèse  de    Lesage,  un  Genevois  du   xviue  siècle,  de   l'école  des 
Bernoulli. 


186  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MOKALE. 

une  gelée.  Quelquefois  aussi  il  ne  peut  y  avoir  de  contradiction  parce 
que  nous  ne  connaissons  qu'un  seul  des  deux  éléments  qui  s'excluent  : 
combien  d'écoliers  répètent  des  formules  chimiques  sans  avoir 
jamais  vu  une  cornue,  combien  ont  appris  la  carte  du  système 
solaire  avant  d'avoir  regardé  une  planète  dans  le  ciel!  la  chimie  et 
l'astronomie  ne  sont  pour  eux  que  d'abstraites  et  ennuyeuses  élé- 
gances. Mais  tous  ont  donné  du  contradictoire  une  solution  statique 
qui  est  une  fausse  solution. 

Le  savant  a  rencontré,  lui  aussi,  la  contradiction  :  c'est  l'origine  de 
la  nuit  obscure;  mais  le  besoin  d'action  qui  l'a  poussé  à  l'artificiel 
le  sauve  de  ces  obscurités;  le  développement  de  cette  action  aboutit 
à  sa  victoire  sur  l'image;  il  a  martelé  les  tablettes  de  vie  avec  les 
débris  de  l'idole. 

Combien  de  choses  aurions-nous  à  dire  encore  sur  l'origine  des 
principes!  mais  nous  ne  voulons  écrire  ici  qu'une  note.  Bornons- 
nous  à  cette  conclusion  que  nous  avions  déjà  annoncée  :  au  début 
des  grandes  découvertes,  V esprit  positif  est  un  esprit  de  vie. 


§  III.  —  La  vie  des  principes. 

Cette  vie  ne  se  termine  pas  à  la  constitution  du  principe.  Un  prin- 
cipe nest jamais  achevé.  Je  heurte  ici  plusieurs  préjugés.  —  On  voit 
dans  un  principe  un  théorème  parfait  dont  on  tirerait,  par  des 
syllogismes  hypothétiques,  des  corollaires  que  l'expérience  aurait  à 
vérifier  brutalement  ;  on  en  fait  un  outil  qu'on  poinçonne  avant  de  le 
mettre  en  service.  —  On  se  figure  aussi  le  principe  comme  un  indi- 
vidu; on  essaie  de  le  prouver  à  part;  on  met  devant  son  nom  l'ar- 
ticle défini;  et  on  le  broche  en  fascicule.  —  On  croit  enfin  que  cer- 
tains principes  sont  irréparablement  faux,  et  que  le  progrès  de  la 
science  les  a  renversés  d'une  pièce  et  pour  toujours. 

Nous  voulons  montrer  au  contraire  que  : 

1"  Un  principe  est  vivant.  Le  premier  fait  qu'il  prévoit  réagit  à 
son  tour  sur  lui  en  le  modifiant  un  peu;  ainsi  précisé,  il  explique  des 
faits  nouveaux  qui  le  transforment  encore,  et  indéfiniment. 

2°  Ce  n'est  pas  la  vie  d'un  torrent  qui  arrache  les  pierres  de  son 
lit  :  il  les  entraîne,  elles  le  détournent,  et  sa  puissance  s'accroît  de 
leur  stabilité.  Non,  le  développement  d'un  principe  ne  suit  pas  une 
ligne;  il  est  solidaire  du  développement  de  toute  la  science;  c'est  un 


J.  WILBOIS.   —  1,'ksprit  positif.  187 

courant  marin  qui  ne  peut  se  mouvoir  s'il  n'agite  l'océan  de  l'équa- 
teur  aux  pôles. 

3°  Un  principe  ne  meurt  pas  tout  entier  :  quelque  chose  de  lui 
subsiste,  ou  plutôt  remue,  dans  le  principe  qui  le  remplace. 
(Juelques  exemples  à  l'appui  de  ces  al'firmations  : 
1"  /^e.s"  principes  sont  vivants. 

Il  faut  distinguer  ici  deux  sortes  de  principes  :  ceux  qui  sont  des 
cadres  d'action  plus  abstraits,  plus  généraux,  plus  vides,  le  principe 
de  l'inertie,  par  exemple,  et  ceux  qui  serrent  de  plus  près  le  réel, 
comme  le  principe  de  la  conservation  de  l'énergie;  les  derniers,  au 
contact  d'expériences  nouvelles,  se  perfectionnent,  mais  aussi  se 
confirment;  ils  deviennent  à  la  fois  plus  maniables  et  plus  vrais;  les 
premiers  deviennent  seulement  plus  maniables.  Leur  histoire  est 
plus  simple.  Nous  esquisserons  celle  de  l'un  d'eux,  le  principe  de 
l'inertie. 

Le  principe  de  l'inertie  s'énonce  ainsi  : 

((  Un  corps,  lancé  loin  de  toute  force,  suit  une  ligne  droite  d'un 
mouvement  uniforme.  » 

Tant  que  nous  n'aurons  pas  défini  un  espace  vide  de  force  et  un 
mouvement  uniforme,  cette  formule  ne  sera  que  la  juxtaposition  de 
quinze  mots.  Or  on  ne  peut  définir  une  force  que  si  on  pose  d'avance 
le  principe  de  l'inertie  ;  un  corps  est  tiré  par  une  force  quand  il  ne 
suit  pas  une  ligne  droite.  D'autre  part,  pour  savoir  si  un  mouvement 
est  uniforme  ou  non,  il  faut  déjà  posséder  une  horloge  qui  définisse 
le  temps.  Le  terme  «  loin  de  toute  force  »  implique,  à  la  lettre,  un 
cercle  vicieux,  qui  empêchera  toute  vérification  expérimentale  du 
principe;  nous  verrons  tout  à  l'heure  quel  sens  on  peut  donnera 
cette  vérification;  ne  nous  en  occupons  pas  pour  le  moment,  et 
considérons  le  principe  comme  un  simple  décret.  Tl  nous  faut  sim- 
plement, pour  achever  de  lui  donner  un  sens,  choisir  l'horloge  fon- 
damentale. 

Une  foule  d'horloges  s'offrent  à  nous.  Écartons  d'abord,  comme 
trop  imprécis  et  trop  capricieux,  le  rythme  instinctif  de  notre  vie  et 
les  pulsations  de  nos  artères.  Regardons  plutôt  sur  les  murs  de  notre 
laboratoire.  Voici  un  réservoir  dont  l'eau  s'écoule  dans  une  éprou- 
vette  graduée;  quand  un  centimètre  cube  sera  tombé,  nous  pour- 
rons compter  une  unité  de  temps.  Voici,  à  côté,  une  horloge  à  balan- 
cier, et  le  temps  sera  scandé,  si  nous  voulons,  par  les  battements  de 
son  pendule.  Nous  avons  le  droit  de  prendre  l'une  ou  l'autre  de  ces 


188  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

horloges;  le  principe,  avec  chacune  d'elles,  aura  un  sens  tout  à  fait 
différent,  parfaitement  défini  et  absolument  légitime. 

Appliquons  maintenant  le  principe  à  l'étude  d'un  fait,  de  la  chute 
d'un  corps  par  exemple.  Cela  veut  dire  que  nous  ferons  tomber  un 
corps  dans  notre  laboratoire  et  que  nous  mesurerons  le  temps  qu'il 
met  à  parcourir  diverses  longueurs  ;  s'il  parcourt  plus  d'espace  pen- 
dant la  deuxième  unité  de  temps  que  pendant  la  première,  le  prin- 
cipe de  l'inertie  nous  apprend  qu'il  subit  une  force,  et  cette  force 
peut  être  mesurée  par  l'accroissement  de  sa  vitesse  '.  Le  fait  concret, 
c'est,  à  gauche,  l'éprouvette  qui  se  remplit  d'eau,  à  droite,  le  pen- 
dule qui  oscille,  au  milieu,  le  corps  qui  tombe  ;  le  physicien  et  le 
garçon  de  laboratoire  le  perçoivent  aussi  bien  ;  c'est  du  donné  ^.  Ce 
que  le  physicien  ajoute  à  ce  tableau,  c'est  un  lien  entre  le  corps 
qui  tombe  et  l'une  des  deux  horloges.  Prend-il  celle  de  gauche? 
la  pesanteur  est  une  force  variable.  Prend-il  celle  de  droite?  c'est 
une  force  constante.  Il  prend  celle  de  droite.  Ainsi  une  expérience 
a  complété  le  principe.  Cette  expérience  n'est  ni  tout  à  fait  imposée, 
ni  tout  à  fait  imaginaire;  elle  est  une  réalité  d'élection.  Nous 
l'avons  ainsi  choisie  parce  qu'elle  nous  permettait  des  calculs  plus 
faciles;  une  finalité  véritable  s'ajoute  à  l'observation  brute  et  donne 
h  l'inertie  des  prolongements  inaperçus  dans  l'avenir  de  notre 
action. 

Poursuivons  l'usage  du  principe.  Il  nous  permet  d'écrire  les  forces 
qui  agissent  sur  les  planètes,  puisque,  si  ces  planètes  n'étaient  sou- 
mises à  aucune  attraction,  elles  suivraient  des  lignes  droites;  ces 
forces  se  mesurent  à  la  courbure  des  orbites.  L'unité  de  temps  que 
nous  venons  de  fixer,  c'est  le  pendule  à  seconde,  ou,  ce  qui  revient 
au  même  lorsqu'on  ne  cherche  pas  une  précision  extrême,  le  jour 
sidéral.  Or  l'accélération  séculaire  de  la  lune  que  les  astronomes 
observent  n'est  pas  la  même  que  celle  qu'ils  calculent  en  supposant 
exacte  la  loi  de  Newton  et  en  gardant  pour  unité  de  temps  le  jour 
sidéral  :  du  moins ,  dans  quelques  siècles,  l'écart  deviendra  assez  grand 
pour  qu'on  ne  puisse  plus  le  dédaigner.  Il  faudra  prendre  alors  une 
nouvelle  unité;  on  la  constituera  de  manière  à  satisfaire  à  la  loi  de 
Newton  ;  les  astronomes  y  sont  déjà  décidés.  Changer  d'unité  de  temps, 
c'est  encore  modifier  le  principe  de  l'inertie.  L'expérience  qui  nous  y 

1.  C'est  là  une  convention  ajoutée  à  la  convention  de  l'inertie;  nous  ne  la 
justifierons  pas  ici. 

2.  J'entends  par  là  donné  du  sens  commun. 


.  J.  WILBOIS.   —  L  Kspuir  positif.  189 

contraint  contient  encore  du  réel  et  de  l'artificiel;  c'est  dans  le  même 
ciel,  où  regardent  à  la  fois  le  paysan  et  l'astronome,  que  nous  pre- 
nons les  mouvements  des  planètes  et  l'horloge  qui  les  mesure;  l'as- 
tronome, pour  conserver  à  l'attraction  la  formule  de  l'inverse  carré, 
choisira  simplement  dans  ce  scintillement  confus  quelques  change- 
ments qui  constitueront  l'horloge  et  il  les  liera  aux  changements  des 
planètes  par  des  lignes  imaginaires  ;  il  découpera  ainsi  une  constel- 
lation mobile  que  le  paysan  n'apercevra  jamais.  Il  respectera  les  faits 
observés  et  l'action  à  venir;  le  principe  variera  à  la  fois  .au  contact 
des  choses  et  à  l'appel  de  cette  activité;  s'il  n'avait  varié  que  sous 
la  poussée  fatale  d'une  expérience  intangible,  on  aurait  pu  dire  qu'il 
évolue;  on  doit  ajouter  que  cette  évolution  est  une  vie  *. 

2°  Un  principe  est  xolidairc  de  tous  les  autres. 

L'histoire  de  l'inertie  nous  l'a  déjà  fait  pressentir,  puisque  la 
constance  de  la  pesanteur  et  la  formule  de  Newton  ont  inspiré  nos 
définitions.  Un  second  exemple  nous  le  montrera  mieux  encore. 

C'est  le  principe  de  la  nomenclature  chimique.  L'histoire  en  occu- 
perait des  volumes.  Les  simples  bacheliers  en  connaissent  cepen- 
dant assez  bien  les  débuts  (l'établissement  du  langage  atomique) 
pour  qu'il  nous  suffise  de  la  jalonner  par  des  têtes  de  chapitre  *. 

Le  principe  de  cette  nomenclature,  c'est  la  loi  des  nombres  pro- 
portionnels. «  Si  a  et  b  sont  les  poids  de  deux  corps  simples  ou 
composés  A  et  B  qui  s'unissent  séparément  à  un  même  poids  d'un 
troisième  C,  toutes  les  combinaisons  de  A  et  de  B  s'effectueront 
entre  des  multiples  entiers  simples  de  a  et  b.  »  C'est  là  une  vérité 
d'expérience  approximative  (exacte  au  1/100^)  qu'on  transforme  par 
décret  en  un  théorème  rigoureux  ;  toutes  les  fois  qu'une  réaction  y 
échappera,  nous  l'appellerons  mélange  et  non  combinaison;  ce 
décret  limite  la  compétence  de  la  chimie.  Mais  à  l'intérieur  même 
de  la  chimie  il  fonde  une  infinité  de  nomenclatures,  puisqu'il  y  a 
une  infinité  de  systèmes  de  nombres  proportionnels. 

On  sait  après  combien  de  tâtonnements  on  est  arrivé  au  système 
actuel.  D'abord  on  a  écrit  avec  les  formules  les  plus  simples  les  corps 
les  plus  usuels  :  HO  a  représenté  l'eau;  on  a  symbolisé  par  des  for- 

1.  On  peut  en  dire  autant  du  principe  deri  ondes.  L'expérience  le  précise  peu 
à  peu.  Par  exemple,  les  phénomènes  de  polarisation,  et  le  besoin  d'expliquer 
simplement  la  double  réfraction,  nous  indiquent  que  les  ondulations  lumineuses 
sont  transversales. 

2.  On  trouvera  plus  de  détails  dans  les  manuels,  par  exemple  le  Co«r5e7ewîert- 
taire  de  chimie  de  Joly  (au  début  du  premier  volume). 


190  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

mules  pareilles  les  corps  grossièrement  semblables  :  KO  était  un 
oxyde,  et  KCI  un  chlorure.  Le  principe  était  isolé  dans  l'acte  de  la 
pesée  et  dans  la  série  des  corps  inorganiques. 

Le  grand  nombre  de  corps  volatils  qu'on  a  découverts  en  chimie 
organique  a  poussé  les  chimistes  à  ajouter  l'étude  des  volumes  à  la 
considération  des  poids;  ils  ont  rattaché  le  principe  des  nombres 
proportionnels  aux  lois  des  combinaisons  de  Gay-Lussac  :  d'où  la 
notion  physique  de  masse  moléculaire,  dont  dépendait  désormais  la 
notion  chimique  de  masse  atomique. 

Mais  on  ne  sait  pas  déterminer  sans  ambiguïté  une  masse  molé- 
culaire, car  :  1"  les  densités  d'un  gaz  et  surtout  d'une' vapeur  varient 
avec  la  pression  et  la  température,  à  l'exception  de  deux  ou  trois  gaz 
difficiles  à  liquéfier;  —  2'^  un  même  corps  peut  avoir  deux  densités  à 
peu  près  fixes;  —  3°  enfin  la  plupart  des  corps  n'existent  pas  en 
vapeur.  —  On  ne  sait  pas  non  plus  déterminer  sans  ambiguïté  une 
masse  atomique,  puisqu'on  ne  connaît  pas  tous  les  composés  pos- 
sibles d'un  corps  simple. 

C'est  donc  par  des  principes  étrangers  qu'on  fixera  cette  impré- 
cision. 

S'agit-il  des  masses  moléculaires?  Puisque  la  densité  d'une  vapeur 
est  variable,  nous  choisirons  la  densité  limite  qui  vérifie  la  loi  de 
Mariotte-Gay-Lussac  :  le  principe  des  nombres  proportionnels  est 
solidaire  du  principe  des  gaz  parfaits.  Le  soufre  a  deux  densités; 
mais  il  est  analogue  à  l'oxygène;  preuve  :  l'égalité  de  leurs  valences; 
on  prendra  la  densité  la  plus  faible,  parce  qu'elle  respecte  cette  ana- 
logie :  le  principe  est  solidaire  du  principe  des  valences.  Le  penta- 
chlorure  de  phosphore  a  deux  densités  aussi  ;  on  prendra  la  plus 
forte  parce  qu'elle  satisfait  à  l'une  des  lois  de  Gay-Lussac  :  le  prin- 
cipe est  solidaire  de  cette  loi.  Certains  solides  ne  se  vaporisent  pas 
sans  se  décomposer;  on  les  dissout  et  on  1-eur  applique  la  loi  de 
Raoult  :  le  principe  est  solidaire  de  la  loi  de  Raoult. 

S'agit-il  des  masses  atomiques?  On  admet  la  loi  de  Dulong  et 
Petit,  la  loi  d'isomorphisme,'  la  classification  de  Mendeleef.  Ces 
principes  nouveaux  ne  se  contredisent  pas  :  ils  ne  pourraient  d'ail- 
leurs se  contredire,  car  ils  sont  eux-mêmes  assez  imprécis  pour 
s'adoucir  au  contact  les  uns  des  autres.  La  chaleur  spécifique  des 
diverses  variétés  de  carbone  varie  du  simple  au  double  à  la  tempé- 
rature ordinaire;  celle  du  diamant  varie  du  simple  au  quadruple 
avec  la  température.  Un  même  corps  peut  avoir  deux  formes  cris- 


J.  WILBOIS.   —   i/i:si'K[T  POSiiiK.  d9i 

tallines  :  choisira-l-on  le  spath  ou  laragonite  pour  définir  l'iso- 
morphisme?  La  classification  de  Mendeleef  est  relative  à  l'hydrogène; 
en  prenant  les  valences  par  rapport  à  un  autre  corps,  on  établirait 
une  classification  dillerente. 

Cependant  deux  grandes  tendances  ont  guidé  ces  multiples  choix, 
une  tendance  chimique,  une  tendance  physique.  Chimiquement,  on 
a  changé  le  centre  de  la  classification;  au  lieu  de  prendre  l'oxygène, 
qui  distingue  les  principaux  composés  inorganiques,  on  a  pris 
l'hydrogène  et  les  halogènes,  qui  expliquent  et  prévoient  les  syn- 
thèses organiques.  Physiquement,  on  s'est  attaché  à  la  notion  de 
gaz,  par  la  considération  des  masses  moléculaires  et,  en  particulier, 
par  les  lois  de  liaoult,  liées  à  la  notion  de  pression  osmotique,  qui 
permet  d'assimiler  aux  gaz  les  solutions  étendues. 

Mais  celte  importance  qu'on  attribuait  aux  gaz  préparait  une  troi- 
sième révolution  ;  on  a  lié  désormais  nos  idées  sur  la  constitution 
chimique  aux  théories  physiques  qui  s'expriment  le  mieux  dans  le 
cas  des  gaz  parfaits  (principe  de  l'équivalence  et  principe  de  Carnot); 
c'est  là  l'origine  des  travaux  sur  la  dissociation  de  la  molécule  sous 
l'influence  de  la  chaleur  ou  de  l'eau  (études  de  MM.  Gibbs,  Van't 
Hofl",  Duhem,  etc.)  '. 

Ainsi  c'est  l'idée  d'atome  chimique  qui  demeure  à  travers  toutes 
ces  métamorphoses;  nous  l'avons  développée  de  manière  à  la  ratta- 
cher à  un  plus  grand  nombre  de  principes  et  surtout  à  des  principes 
qui  ont  eux-mêmes  plus  de  liens  avec  le  reste  de  la  science  *. 

3"  Un  principe  ne  meurt  jamais  tout  entier. 

l.  Cet  exposé  est  encore  très  incomplet.  Ainsi  nous  n'y  avons  parlé  ni  des 
formules  développées  des  isomères,  ni  de  la  stéréochimie. 

■2.  Mêmes  remarques  sur  le  principe  de  la  conservation  de  l'énergie.  On  ne 
peut  définir  l'énergie  une  fois  pour  toutes.  On  la  définit  dans  chaque  cas  parti- 
culier de  manière  à  satisfaire  à  quelque  autre  principe  commode.  Ainsi  l'énergie 
électnjmagnélique.  L'énergie  relative  de  deux  feuillets  magnétiques  de  puis- 
sances <I>  et  <!>'  est  — M  <I>  i>'  (M  coefficient  d'induction  mutuelle);  l'énergie  rela- 
tive de  deux  courants  d'intensités  1  et  I' est -j- M  I  l'si  les  deux  courants  ont  la 
même  forme  que  les  contours  des  deux  feuillets;  quand  les  feuillets  se  dépla- 
cent, le  travail  des  forces  est  <ï><ï>'dM;  quand  les  courants  se  déplacent,  ce  tra- 
vail est  II'dM  (puisque  les  forces  sont  égales,  si  I  =  'I>  et  1' =:  <!>');  le  travail 
diminue  donc  l'énergie  relative  des  aimants,  cl  augmente  celle  des  courants. 
Maxwell  en  rend  compte  en  disant  que  l'énergie  des  courants  est  l'énergie 
cinétique  du  milieu,  Helmlioltz  et  Thomson  en  disant  que  le  travail  des  forces 
est  emprunté  tout  entier  aux  piles;  l'idée  de  localisation,  l'idée  des  lois  des 
piles  les  ont  guidés  dans  leurs  définitions  de  l'énergie;  le  principe  de  la  conser- 
vation de  l'énergie  est  inséparable  de  l'une  ou  de  l'autre  de  ces  idées.  —  Qu'on 
se  souvienne  aussi  qu'en  thermodynamique,  on  n'emploie  jamais  seul  le 
principe  de  l'équivalence  (cas  particulier  de  la  conservation  de  l'énergie),  mais 
qu'on  écrit  toujours  des  combinaisons  de  ce  principe  et  du  principe  de  Carnot. 


192  REVUE  DE  METAPHTSIOUE  ET  DE  MORALE. 

Nous  l'avons  vu  incidemment  dans  l'histoire  de  l'atome  chimique. 
Quelque  chose  subsiste  encore  de  la  classification  équivalentaire, 
ridée  même  de  nombre  proportionnel,  le  besoin  de  simplifier  cer- 
taines notations,  un  demi-respect  des  lois  des  volumes,  une  carcasse 
de  molécule. 

Nous  en  trouverons  un  autre  exemple  en  physique.  Le  principe 
des  ondes  a  été  remplacé,  dit-on,  par  la  théorie  électromagnétique; 
la  lumière  ne  serait  plus  une  vibration  d'éther,  mais  une  vibration 
d'électricité.  Oui,  quelque  chose  est  mort  dans  la  première  théorie, 
et  semble  bien  mort  pour  toujours;  ce  sbnt  les  considérations  molé- 
culaires dont  Fresnel  a  compliqué  ses  larges  intuitions  d'onde  enve- 
loppe, d'interférences  et  de  vibrations  transversales.  Mais  ces 
intuitions  subsistent  dans  la  théorie  nouvelle.  Il  y  reste  même  l'idée 
de  mécanisme,  qui  était  l'idée  fondamentale  de  la  théorie  des  ondes. 
Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  ce  que  Maxwell  appelle  électricité,  ce 
n'est  pas  le  fluide  de  Coulomb  qui  n'apparaît  qu'à  la  surface  des 
corps  qu'on  frotte  :  c'est  un  fluide  élastique  qui  remplit  tout  l'espace 
et  qui  ne  diff'ère  de  l'éther  fresnelien  que  par  un  mécanisme  moins 
explicite  :  mais  ce  sont  les  équations  de  Lagrange  qui  en  expri- 
ment les  propriétés*.  11  ne  faut  donc  pas  dire  que  la  lumière  se 
réduit  à  l'électricité,  mais  que  l'une  et  l'autre  se  ramènent  au  méca- 
nisme; les  idées  de  Fresnel  ne  sont  pas  mortes;  elles  ont  fécondé 
celles  qui  semblent  les  avoir  supplantées-. 

On  peut  donc  écrire  une  histoire  des  principes  toute  différente  du 
récit  des  expériences  qui  les  auraient  établis  d'abord,  renversés 
ensuite;  ce  ne  sera  point  de  l'histoire  de  microscopes  et  de  cornues  ; 
ce  sera  de  l'histoire  humaine.  Cependant,  pour  montrer  que  tous 
les  principes  sont  vivants,  il  a  fallu  en  examiner  les  types  les  plus 
opposés;  dans  cette  diversité,  on  a  peut-être  mal  reconnu  ce  qu'il 
y  a  de  commun  à  toutes  ces  évolutions;  c'est  ce  qui  reste  à  préciser. 
Changeons  donc  de  point  de  vue.  Au  lieu  de  considérer  le  développe- 
ment des  principes  dans  ses  apparences,  éfudions-le,  pour  ainsi  dire, 

1.  Maxwell  en  a  fait  le  fondement  de  sa  théorie  de  l'induction,  d'où  est  sortie 
la  théorie  électromagnétique. 

2.  Il  est  vrai  que  certaines  idées  meurent  véritablement.  Si  nous  avons  gardé 
la  théorie  mécanique  des  radiations  électriques  ou  lumineuses,  nous  avons 
presque  abandonné  la  théorie  mécanique  de  la  chaleur.  Cependant  qui  peut 
prévoir  certaines  renaissances?  Les  ondulations  ont  été  périodiquement  rejetées 
et  reprises  depuis  le  xvu'  siècle.  — Ce  que  nous  avons  voulu  soutenir,  ce  n'est 
pas  l'éternité  de  certaines  méthodes,  c'est  la  vitalité  de  certains  germes  d'acti- 
vité intellectuelle  cachés  sous  les  svmboles  visuels  d'une  méthode  condamnée. 


J.  WILBOIS.   —  l'esprit  positif.  193 

dans  sa  nature.  Nous  la  caractériserons  en  quelques  brèves  formules 
que  le  lecteur  complétera  par  le  souvenir  des  faits  qu'il  vient  de 
méditer. 

1°  Dans  le  développement  d'un  principe  il  y  a  de  la  fixité. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  fixité  verbale  d'une  phrase  qui  change- 
rait de  sens  à  chaque  siècle.  Ce  qui  est  fixe  dans  l'inertie,  c'est  la 
notion  de  ligne  droite  tangente  à  l'orbite  d'une  planète;  ce  qui  est 
fixe  dans  les  ondulations,  c'est  la  notion  d'ondes  élémentaires  dont 
l'onde  réelle  est  l'enveloppe.  L'une  et  l'autre  ne  dépendent  ni  de 
l'horloge  qu'on  modifie,  ni  de  la  nature  des  vibrations  qu'on  connaît 
mieux.  L'une  et  l'autre  sont  les  éléments  commodes  des  deux  prin- 
cipes. Ils  sont  fixes  parce  qu'ils  sont  des  décrets,  promulgués  par 
l'accord  inconscient  des  physiciens,  qui  en  avaient  senti  toute  l'uti- 
lité. 

2°  Dans  le  développement  â^un  principe  il  y  a  une  causalité  physique. 

C'est  pour  nous  conformer  à  l'expérience  que  nous  changeons 
•  l'horloge  fondamentale  et  que  nous  précisons  la  forme  des  ondula- 
tions lumineuses.  Mais  l'expérience  ne  suffît  pas  à  nous  fixer,  puisque, 
si  nous  étions  de  simples  machines  à  abstraire,  nous  pourrions  l'in- 
terpréter d'une  infinité  de  façons  ;  l'expérience  est  ici  une  cause 
efficiente  qui  ne  peut  produire  son  effet  sans  le  complément  d'une 
cause  finale. 

3"  Dans  le  développement  d'un  principe  il  y  a  une  finalité  humaine. 

Quand  nous  modifierons  l'inertie,  ce  sera  pour  écrire  facilement 
les  équations  astronomiques;  quand  nous  modifierons  la  direction 
des  ondes,  ce  sera  pour  mieux  débrouiller  les  phénomènes  de  double 
réfraction.  Seulement,  à  l'inverse  de  cette  variation  que  suggéraient 
les  choses  et  qui  était  désordonnée  et  servile  comme  le  contact 
même  de  la  réalité  extérieure,  la  variation  que  réclame  notre  vie 
intellectuelle  est  un  continuel  progrès*. 

1.  Nous  comprendrons  mieux  les  caractères  du  développement  d'un  principe 
par  le  contraste  avec  le  développement  d'une  théorie  comme  l'émission  :  la 
lumière  est  une  émission  de  petites  sphères.  Cette  image  se  transforme  au 
contact  des  faits.  La  polarisation  nous  apprend  que  les  sphères  tournent  autour 
d'un  axe  perpendiculare  au  rayon  ;  la  polarisation  chromatique  nous  apprend 
que  cet  axe  n'est  pas  fixe,  mais  qu'il  oscille  autour  d'une  position  moyenne. 
L'hypothèse  de  l'émission  sert  à  interpréter  les  faits,  et  les  faits  la  précisent 
à  leur  tour.  Il  semble  qu'elle  vive  comme  le  principe  de  l'inertie.  11  y  a  cepen- 
dant une  dilTérence  capitale.  A  mesure  que  le  symbole  de  l'émission  se  précise, 
il  est  de  moins  en  moins  capable  d'interpréter  des  faits  nouveaux;  c'était  son 
imprécision  qui  lui  donnait  sa  souplesse;  sa  souplesse  s'est  figée  au  contact  du 
réel.  L'inertie,  au  contraire,  à  chaque  contact  du  réel,  donne  un  essor  nouveau 


J94  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Bien  des  métaphores  traduisent  la  vie  des  principes.  —  Un  prin- 
cipe est  aux  faits  qu'il  relie  comme  le  son  d'un  violon  est  à  ses 
harmoniques;  sous  l'archet  qui  la  presse,  devant  la  boîte  qui  la 
gonfle,  la  corde  se  courbe  et  se  divise;  les  ondulations  se  mêlent  et 
les  nœuds  se  déplacent,  jusqu'à  un  état  d'équilibre  vibrant  où  Ton 
ne  peut  plus  dire  si  les  oscillations  principales  sont  la  cause  ou 
l'effet  des  autres.  —  Un  principe  est  comme  une  trajectoire  courbe 
que  modifie  la  résistance  de  l'air  et  l'attraction  d'un  corps;  ni  l'une 
ni  l'autre  ne  changent  immédiatement  l'orientation  du  mobile  ;  ils 
en  altèrent  seulement,  comme  disent  les  mathématiciens,  la  dérivée 
seconde,  par  une  action  directe  et  un  appel  lointain  que  la  continuité 
du  mouvement  ne  permet  pas  de  distinguer.  —  Un  principe  res- 
semble à  une  lunette  braquée  sur  le  ciel;  quelque  chose  est  fixe  en 
elle,  c'est  la  forme  du  tube  et  des  verres  qu'il  porte  ;  quelque  chose 
est  mobile,  car  l'appareil  entier  tourne  en  vingt-quatre  heures,  tou- 
jours dirigé  vers  le  même  point  du  ciel  qui  semble  l'entraîner  dans 
sa  révolution;  qui  semble  seulement,  car  la  vraie  raison  de  ce  mou- 
vement, c'est  le  souci  de  notre  puissance,  qui  observe  mieux  les 
étoiles  lorsqu'elles  nous  paraissent  immobiles.  —  Mais  toutes  ces 
métaphores,  empruntées  à  l'espace,  ne  disent  pas  la  fusion  des  prin- 
cipes avec  toute  la  science;  elles  leur  supposent  des  contours;  elles 
les  individualisent  trop. 

Pour  donner  une  comparaison  meilleure  et  encore  accessible  à  un 
grand  nombre  de  personnes,  nous  rapprocherons  les  principes  des 
sciences  des  dogmes  chrétiens  :  formules  fixes  par  la  direction  de  vie 
qu'elles  imposent  et  par  l'intuition  divine  àlaquelle  elles  conduisent^ 
mobiles  avec  la  variation  de  la  science  et  de  la  désuétude  des  mots^ 
mais  mobiles  surtout  par  le  progrès  continu  qu'elles  permettent  à 
notre  action  religieuse'. 


à  notre  activité.  La  finalité  qui  rattache  l'inertie  à  tant  d'autres  problème.s 
est  exclue  de  l'émission.  C'est  que  l'émission  est  un  symbole,  l'inertie  un  outil; 
l'émission  pose  un  problème  de  représentation,  l'inertie  un  problème  d'action; 
pour  un  dessin  et  pour  un  outil,  la  précision  a  deux  effets  exactement  con- 
traires; plus  le  dessin  est  achevé,  moins  on  peut  le  corriger;  plus  l'outil  est 
compliqué,  plus  il  est  pratique. 

1.  Le  développement  de  cette  comparaison  dépasserait  les  limites  d'une  étude 
philosophique:  ceux  qui  voudraient  l'approfondir  liraient  avec  fruit  un  discours 
de  Newman  :  <■  Théorie  des  développements  dans  la  doctrine  religieuse  »  (Dis- 
cours sur  la  théorie  de  la  croyance  religieuse.  Traduction  française.  Paris,  1850), 
et  de  très  remarquables  articles,  où  l'on  aperçoit  peut-être  un  peu  plus  de 
traditionalisme  catholique,  qu'un  autre  théologien,  A.  Firmin,  a  publiés  dans 
les  trois  dernières  années  de  la  Revue  du  clergé  français. 


J.   WILBOIS.    KKSl'lUÏ    POSITIF.  J9b 

Mais  c'est  surtout  en  termes  de  durée  qu'il  faudrait  raconter  la 
vie  des  principes  :  langage  qu'on  ne  parle  pas  avec  des  mots,  que 
les  dilettantes  voudraient  essayer  de  mettre  en  musique,  et  que  peu- 
vent seuls  se  tenir  à  eux-mêmes  ceux  qui  ont  parmi  leurs  souvenirs 
de  grandes  passions  toutes  pleines  de  longs  actes  de  liberté. 

Un  dernier  problème  se  rattache  à  la  vie  des  principes  :  Qu  est-ce 
que  croire  aux  principes  des  sciences?  Nous  nous  servirons,  pour  le 
résoudre  dans  ses  grandes  lignes,  de  la  documentation  précédente, 
dont  nous  transposerons  seulement  les  résultats  dans  l'esprit  du 
physicien. 

Il  est  inutile  de  rappeler  certaines  opinions  qui  ont  déjà  été  écar- 
tées au  début  de  ce  chapitre.  On  ne  croit  pas  aux  principes  de  la 
physique  comme  à  des  axiomes  mathématiques,  ni  comme  à  des 
faits  d'observation  très  générale,  ni  comme  à  des  principes  pre- 
miers. Ces  points  sont  acquis. 

Nous  citerons  simplement  trois  opinions  récentes  qui  se  fondent, 
les  unes  et  les  autres,  sur  quelques-uns  des  résultats  de  la  critique 
scientifique  que  nous  venons  de  résumer. 

Pour  quelques  penseurs  qui  aiment  M.  Brunschvicg  et  citent 
M.  Poincaré,  probablement  sans  avoir  compris  le  premier,  et  certai- 
nement sans  avoir  lu  le  second,  il  n'y  a  pas  là,  à  proprement  parler, 
de  problème.  Ceux-là  n'ont  vu  dans  les  principes  que  leur  fixité. 
Libres  décrets  que  nous  avons  portés,  nous  ne  pouvons  pas  ne  pas 
y  croire;  mais  cette  foi  ne  nous  engage  guère.  Sans  contact  avec  le 
réel,  sans  rapport  avec  notre  activité  profonde,  ils  sont  infaillibles 
commedesdéfinitions,  ils  sont  éternels  comme  des  œuvres  d'art.  Qu'ils 
ne  soient  pas  contradictoires,  c'est  tout  ce  qu'on  peut  exiger  d'eux; 
qu'ils  soient  posés,  c'est  tout  ce  qu'on  peut  leur  donner  d'existence. 
Us  forment  une  science  harmonieuse  qu'on  a  créée  sans  voir  le 
monde;  on  y  croit  comme  à  la  fantaisie  des  lignes  qu'on  a  dessinées 
sur  les  murs  de  sa  tour  d'ivoire. 

D'autres  —  et  ce  sont  surtout  les  positivistes  orthodoxes  —  n'ont 
remarqué  que  la  première  évolution  des  principes,  celle  que  nous 
ne  pouvons  pas  conduire;  on  croit  aux  principes  comme  à  toutes  les 
lois,  comme  à  tous  les  faits,  comme  à  un  spectacle  tactile.  Seulement 
on  y  croit  avec  l'arrière-pensée  qu'on  croira  autrement  demain.  On 
dédouble  sa  croyance  en  deux  moments  :  savant,  on  s'attache  à  la 
vérité  telle  qu'on  la  connaît;  sociologue,  on  sait  de  combien  de 
manières  on  l'a  connue.  Mais,  incapable  de  se  dédoubler  entièrement, 


196  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

dans  l'attitude  scientifique  on  garde  Fébauche  de  l'autre;  et,  suivant 
qu'on  est  dans  un  jour  d'heureuse  industrie  ou  de  décevante  recher- 
che, c'est  un  peu  de  fidéisme  ou  un  peu  de  scepticisme  qui  se  mêle  à 
cette  certitude  d'expérience. 

D'autres  enfin,  après  avoir  coupé  quelques  pages  de  la  thèse  de 
M.  Blondel,  ont  proclamé  tout  net  que  la  croyance  aux  principes 
était  une  action.  Cela  s'accorde  si  bien  avec  leur  évolution  finaliste. 
Donc  point  de  rationalisme  :  il  est  le  contraire  de  la  vie;  point  de 
fidéisme  non  plus  :  les  naïfs  ne  font  pas  la  théorie  de  leur  naïveté. 
Les  croyances  scientifiques  ressemblent  aux  croyances  morales. 

Ou  plutôt,  si  les  uns  et  les  autres  ont  emprunté  quelques  remar- 
ques à  l'histoire  des  principes,  ils  les  ont  aussitôt  étendues  jusqu'à 
en  déduire  des  théories  générales  de  la  connaissance,  et  même  des 
conséquences  qui  dépassaient  de  beaucoup  la  philosophie  et  qui  ont 
provoqué  de  violentes  réactions;  les  premiers  ont  cru  fonder  la  morale 
personnelle  sur  la  dignité  de  l'esprit,  les  deuxièmes  ont  voulu  établir 
une  morale  sociale  sur  la  science,  les  derniers  ont  pensé  déduire  de 
l'action  toutes  les  croyances  religieuses  ;  apologétiques  passionnées 
qu'on  déplore  quelquefois,  parce  qu'elles  troublent  la  sincérité  des 
méditatifs  solitaires,  qu'on  admire  parce  qu'elles  sont  le  suprême 
honneur  de  la  philosophie  qui  les  provoque,  et  qu'on  désire,  parce 
que,  de  quelque  côté  que  l'on  se  batte,  on  se  sent  plus  près  de  son 
adversaire  que  de  tous  les  indifférents.  Il  faut  pourtant  réduire  le 
débat  à  la  grandeur  qu'il  n'aurait  pas  dû  dépasser.  On  n'a  étudié 
que  les  caractères  des  principes,  on  ne  peut  conclurequ'à  la  croyance 
aux  principes.  Chacune  de  ces  trois  opinions  n'a  retenu  qu'un  seul 
caractère;  c'est  ce  qui  lui  a  permis  ses  généralisations.  Mais  aussi 
toutes  les  trois  étaient  incomplètes.  Elles  n'étaient  vraies  que  par  ce 
qu'elles  affirmaient.  On  ne  bouleverse  pas  le  monde  avec  le  tiers 
d'une  idée.  Les  choses  sont  à  la  fois  plus  compliquées  et  plus 
modestes.  Oui,  nous  croyons  aux  principes  comme  à  nos  propres 
décrets,  mais  nous  y  croyons  autrement  encore;  cette  croyance  est 
variable  avec  l'expérience,  mais  ce  n'est  qu'une  partie  de  sa  varia- 
tion; c'est  l'action  qui  dirige  les  principes,  mais  ce  n'est  pas  l'action 
seule.  Dans  les  principes  se  concilient  ces  irréductibilités,  un  rationa- 
lisme parfait  et  une  action  transcendante  à  tout  discours,  une  fixité 
intangible  et  une  mobilité  perpétuelle,  la  soumission  à  un  décret  et  le 
développement  hardi  et  imprévu  d'une  vie  dont  ce  décret  n'a  été  que  la 
source. 


J.  WILBOIS.   —  l'espiut  positif.  197 

Mais  nous-mêmes  affirmons  peut-être  un  peu  vite  que  tous  ces 
contraires  se  concilient.  Pour  s'en  convaincre,  il  ne  suffit  pas  d'ana- 
lyser un  principe  ni  de  le  regarder  évoluer;  il  faut  le  porter  en  soi. 
Gela  nous  amène  au  quatrième  paragraphe  de  ce  chapitre.  Avant  de 
clore  le  troisième,  nous  pouvons  du  moins  répéter  cette  formule 
que  nous  avons  énoncée  déjà  et  à  laquelle  nous  sommes  capables 
maintenant  de  donner  un  sens  plus  riche  :  Vespril  posilif  est  un  esprit 
de  vie. 

§  IV.  —  Laméthode  régressive  de  M.  Bergson  et  rintuilion 
des  principes. 

Mêlée  à  mille  produits  artificiels  d'activités  étrangères,  Vintuition 
des  principes  ne  peut  être  atteinte,  dans  sa  pureté,  que  par  une 
méthode  de  régression  analogue  à  celle  que  propose  M.  Bergson  dans 
toutes  les  questions  métaphysiques  et  qu'il  a  appliquée  lui-même  à 
deux  problèmes  particuliers,  celui  de  la  conscience,  dans  le  troi- 
sième chapitre  des  «  Données  immédiates  de  la  conscience  »,  et  celui 
de  la  matière,  dans  le  quatrième  chapitre  de  «  Matière  et  Mémoire  ^  ». 

1.  Matière  el  Méinoire,  p.  2i)i-20i.  —  Notre  perception  de  l'univers  est  celle  d'un 
être  assujetti  aux  nécessités  d'une  vie  corporelle  :  nous  savons  à  peu  près  quelles 
sont  ces  nécessités  etcomment  elles  modilieraient  l'intuition  toutepure;  c'estainsi 
qu'elles  briseraient  un  monde  continu  en  paquets  d'objets  séparés,  ennemis  à 
fuir,  proies  à  saisir,  dont  la  forme  précisément  se  moulerait  sur  ces  besoins. 
Partant  alors  de  notre  perception  d'adulte,  nous  déferons  ce  que  les  besoins 
ont  fait,  et  nous  reprendrons  ainsi  contact  avec  le  réel  :  régression  difficile, 
contact  incomplet;  lorsque  l'esprit,  accablé  des  difficultés  qu'il  rencontre  à 
renoncer  à  mille  habitudes  qui  se  fortifient  sans  cesse  de  la  banale  expé- 
rience de  chaque  jour,  est  arrivé  au-dessus  de  ce  tournant  décisif  où  l'expé- 
rience s'infléchit  dans  le  sens  de  l'utile,  se  canalise  en  expérience  humaine, 
comme  un  batelier  qui  cherche  à  remonter  des  rapides,  il  doit  deviner, 
par  un  flair  qui  est  le  sens  propre  du  philosophe,  la  forme  du  courant  qu'il 
est  trop  fatigué  pour  remonter  plus  avant;  penché  vers  le  haut  du  fleuve, 
il  prolonge  par  une  intuition  prophétique  tous  les  changements  qu'il  a  vus 
sur  ses  rives  et  tous  les  progrès  qu'il  a  sentis  dans  son  elTort,  la  nouveauté 
des  vagues,  les  fleurs  qu'elles  charrient,  le  parfum  où  il  pénètre  et  le  coup  de 
rame  qui  l'enlève;  intuition  qu'on  n'acquiert  pas  dans  le  repos  comme  celle  de 
l'inertie  des  choses  au  milieu  d'un  pesant  paysage,  intuition  d'activité  exas- 
pérée, inséparable  du  geste  de  remonter  vers  la  source.  —  Cette  méthode  a  été 
généralement  considérée  comme  un  retour  à  un  mysticisme  décadent.  Si  de 
tels  malentendus  avaient  une  excuse,  on  la  trouverait  peut-être  dans  quel- 
ques phrases  de  M.  Bergson  et  de  ses  interprètes.  M.  Bergson  recommande, 
pour  atteindre  le  réel,  de  l'abstraire  de  la  vie  («  Matière  et  Mémoire  »,  p.  220); 
M.  Le  Roy  compare  l'homme  dans  l'océan  des  images  à.  la  goutte  d'eau  «  que 
la  mer  porte  et  berce  inconsciente  en  elle  •  ("  Science  et  Philosophie  »,  Revue 
de  Métaphysique  et  de  Morale,  janvier  l'JOU,  p.  69).  Mais  il  n'était  pas  très 
difficile  de  remarquer  que  M.  Le  Roy  ne  parle  ici  que  par  métaphore:  et  que 
la  vie  que  considère  M.  Bergson,  c'est  la  vie  pratique,  celle  qui  découpe  la 
perception  d'un  chien   d'une  manière  analogue  à  la  nôtre,  et  que  M.  Bergson 


198  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

On  peut  tenter  la  même  recherche  à  propos  des  données  physiques. 
L'intuition  des  princi'pes  est  modifiée  par  Veffet  de  plusieurs  sortes 
d'actions;  ce  sont,  pour  ne  citer  que  les  types  principaux,  l'action 
corporelle,  —  l'action  industrielle^  —  et  la  si/stématisation  de  l'expé- 
rience en  vue  du  discours  parfait.  C'est  en  se  dégageant  de  cette 
triple  influence  qu'on  acquerra  l'intuition  des  principes  dans  sa  sim- 
plicité originelle. 

Et  d'abord,  examinons  les  deux  manières  d'appliquer  la  méthode 
bergsonienne  qui  semblent  les  plus  naturelles. 

La  première  est  la  méthode  des  intellectuels. 

J'appelle  intellectuels  ceux  qui  ignorent  la  vie  de  l'esprit.  Ils  en 
parlent  peut-être,  mais  comme  d'un  mécanisme  déductif  qui  se  passe 
dans  le  cerveau  comme  il  se  passerait  dans  une  montre.  Us  parlent 
même  de  la  vie  intérieure,  mais  en  oubliant  qu'on  ne  peut  pas  la 
pratiquer  tout  seul  ;  pour  eux ,  il  s'agit  d'une  intériorité  dans  l'espace  : 
rentrer  chez  soi  et  tirer  les  rideaux.  Ils  perçoivent  le  monde  comme  le 
percevrait  un  appareil  photographique  instantané  :  le  mouvement  est 
pour  eux  une  succession  d'immobilités,  la  durée  est  un  tic-tac.  Dog- 
matiques ou  sceptiques,  ils  s'accordent  à  reconnaître  que  tout  ce  qui 
change  a  besoin  d'un  support;  pour  eux,  la  chose  préexiste  à  son  pro- 
grès,.jamais  un  progrès  ne  crée  une  chose;  pour  marcher,  ils  deman- 
dent un  chemin  solide  :  ils  ignorent  qu'un  homme  qui  court  solidifie 
le  sol  mouvant.  Leur  langage  est  le  signe  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  sta- 
tique en  eux;  ils  parlent  de  tenir  la  vérité,  de  toucher  le  fond  des 
choses;  ils  ne  disent  pas  :  j'ai  une  foi  ardente,  mais  :  j'ai  une  foi 
inébranlable;  ils  ne  vivent  pas  une  doctrine,  ils  la  bâtissent  :  jusque 
dans  leurs  métaphores,  il  y  a  de  l'immeuble. 

On  devine  comment  ils  appliquent  aux  sciences  la  méthode 
régressive. 

Ils  se  fondent  sur  ce  résultat  de  la  critique  des  sciences,  que  toutes 
les  données  physiques  s'expriment  avec  des  images  partiellement 
arbitraires.  Soient  les  phénomènes  de  polarisation  lumineuse,  con- 
fusion de  franges  qui  se  déplacent  et  disparaissent  quand  je  regarde 
à  travers  un  système  de  rhomboèdres  croisés  :  le  langage  des  ondula- 

ne  la  rejette  que  par  respect  pour  la  vie  proprement  tiumaine,  la  vie  spiri- 
tuelle. Du  reste,  il  y  a  plusieurs  tournants  à  remonter  quand  on  va  vers 
l'intuition;  à  côté  du  chapitre  :  ••  Étendue  et  extension  »,  il  y  a  le  chapitre  : 
«  Durée  et  tension  »  ;  et  là  l'équivoque  n'est  plus  possible  :  il  est  clair  que  la 
seconde  régression  exige  de  nous,  non  un  tempérament  à  la  Guy  de  Maupassant, 
mais  de  sanglants  efforts  de  vie  intérieure. 


J.  "WILBOIS.  —  i.'espiut  positif. 


199 


lions  y  distingue  des  vagues  transversales  d'un  fluide  incompressible, 
le  langage  de  l'émission  des  petites  boules  qui  tournent  autour  d'un 
axe  transversal  lui  aussi.  Les  deux  symboles  sont  diiïéreuls  et  ce 
qui  est  particulier  à  chacun  d'eux  n'est  sans  doute  qu'une  métaphore 
superflue,  qu'une  illustration  populaire,  qu'un  cadre  autour  d'un 
tableau,  quelque  chose  d'indépendant  de  l'expérience  qui  ne  pourra 
jamais  le  prouver  ni  le  contredire  ;  ce  qui  leur  est  commun  est  au 
contraire  le  réel  même;  l'artificiel  particulier  à  chaque  image,  c'est 
ici  la  matérialité  des  atomes  d'éther,  là  la  rotation  des  particules 
newtoniennes;  le  réel,  c'est  l'idée  de  transversalité.  Ce  serait  du 
moins  le  réel,  si  nous  avions  interprété  l'expérience  avec  tous  les 
symboles  possibles.  Mais  n'est-ce  pas  chimérique?  Quand  saurons- 
nous  que  nous  en  avons  épuisé  la  multitude  indéfinie?  A  supposer 
que  l'efTacement  des  images  parasites  ait  réduit  le  phénomène  de  la 
lumière  à  un  vecteur  perpendiculaire  au  rayon,  l'espace  euclidien 
mêlé  à  la  notion  de  vecteur  est  encore  une  image  artificielle  dont 
nous  devons  nous  débarrasser  comme  des  autres;  il  nous  reste  à 
traduire  le  théorème  dans  toutes  les  géométries  possibles  pour  ne 
garder  que  l'invariant  de  ces  transformations.  Mais  ici  apparaît 
•clairement  le  vice  de  notre  méthode;  le  réel  que  nous  croyons 
atteindre  en  allant  indéfiniment  vers  l'abstrait  s'évapore  à  chaque 
épuration;  il  ne  nous  resterait  bientôt  que  la  plus  vide  des  formules, 
quelque  chose  même  de  plus  vide  qu'une  formule,  puisqu'elle  serait 
en  dehors  du  temps  et  de  l'espace,  un  simulacre  de  réel  aussi  inacces- 
sible à  la  philosophie  qu'à  la  science  ou  à  la  pensée  commune. 

Pour  interpréter  une  expérience,  il  ne  suffit  pas  de  quelques 
images  dont  on  tendrait  le  canevas  sur  la  continuité  de  la  donnée 
sensible  ;  il  faut  aussi  supposer  d'avance  quelques  lois  fixes  qui  soient 
comme  des  cloisons  solidifiant  la  perception  mobile.  Il  faut  appliquer 
au  choix  de  ces  lois  la  même  régression.  La  constitution  du  benzène 
peut  être  représentée  par  l'hexagone  plan 


Uev.   MtTA.   T.   :X.   —  1901. 


\\ 


200  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

OU  par  le  prisme 


Je  suppose  que  nous  ayons  éliminé,  comme  tout  à  l'heure,  les  sym- 
boles grossiers;  nous  ne  croyons  pas  que  la  première  figure  est 
véritablement  plane,  et  nous  n'attachons  pas  d'importance  à  la 
solidité  de  la  seconde;  nous  regardons  comme  plus  près  du  réel  la 
quadruple  valence  des  atomes  de  carbone  et  le  nombre  de  ces  atomes. 
Nous  n'aurons  pas  atteint  le  réel  cependant.  Car  nous  aurions  pu 
remplacer  la  convention  atomique  par  la  vieille  convention  équi- 
valentaire  et  ne  pas  compter  les  valences  par  rapport  à  l'hydrogène; 
le  carbone  n'aurait  pas  été  tétravalent  et  la  formule  de  la  benzine 
serait  devenue  C^-H  ^.  Ce  qu'il  y  a  de  commun  à  ces  notations,  ce 
n'est  plus  que  le  facteur  6  qui  entre,  d'une  façon  mystérieuse,  dans 
les  deux  exposants  de  C.  Poussons  la  régression  plus  loin  encore; 
bouleversons  de  toutes  les  manières  possibles  notre  système  de  nom- 
bres proportionnels;  il  ne  subsiste  que  la  loi  des  proportions  définies. 
Mais  cette  loi  n'est- elle  pas  elle-même  un  postulat,  qui  définit 
l'attitude  chimique,  mais  qui  ne  serait  vraie  que  dans  quelques 
circonstances,  comme  le  font  craindre  plusieurs  expériences  de 
M.  Schulzenberger?  De  quel  droit  la  supposer  vraie  toujours?  Astrei- 
gnons-nous donc  à  n'exprimer  un  fait  qu'avec  des  lois  universelles, 
avec  des  principes  nécessaires,  avec  des  conventions  inévitables. 
Mais  c'est  encore  impossible.  Il  faudrait  qu'au  début  de  la  science  il 
y  eût  une  expérience  cruciale  et  une  loi  isolée,  d'où  se  déduirait 
tout  le  reste  en  une  série  linéaire;  et  nous  savons  que  tous  les  faits, 
toutes  les  lois,  tous  les  postulats,  toutes  les  définitions,  s'impliquent 
les  uns  les  autres  :  c'est  une  bobine  enchevêtrée  dont  on  ne  peut  pas 
trouver  le  bout  :  notre  méthode  échoue  encore. 

Elle  échoue  enfin  quand  elle  veut  reconnaître  la  vraie  loi  numé- 
rique parmi  toutes  celles  qu'une  mesure  imparfaite  vérifie;  il  est 
clair  que,  si  on  essaie  de  les  généraliser,  celles  qui  résisteront  le 
mieux  à  l'épreuve  seront  les  plus  réelles  de  toutes;  sin  i  =  ??  sinr  et  : 
r  =.  mi  -+- p  sec  i  sont  aussi  justes  pour  les  petits  angles;  la  seconde 


J.  WILBOIS,   —  i/ksi'IUT  positif.  201 

formule  est  tout  à  fait  fausse  pour  les  grands.  Mais  si  nous  pouvons 
ainsi  sortir  un  peu  de  l'artificiel,  nous  sommes  arrêtés  bientôt,  car 
nous  savons  (jue  les  lois  utiles  deviennent  vile  des  définitions;  elles 
étaient  générales,  on  les  déclare  universelles  ;  la  loi  du  sinus  est  du 
nombre  ;  liée  au  principe  des  ondes,  elle  sert,  dans  les  mesures 
d'épaisseurs,  à  définir  la  surface  d'une  lame  transparente;  tout  est 
exprimé  en  fonction  d'elle;  base  de  nouvelles  expériences,  celles-ci 
ne  peuvent  la  consolider.  La  méthode  nous  conduit  une  troisième  fois 
à  une  impasse. 

Nous  ne  prétendons  pas  la  condamner  absolument.  C'est  en  l'em- 
ployant instinctivement  que  nous  avons  appris  à  ne  pas  voir  dans 
les  atomes  de  petites  boules;  c'est  grâce  à  elle  que  nous  croyons 
à  la  conservation  de  la  matière,  malgré  les  expériences  de 
M.  Schutzenberger  que  nous  citions  plus  haut;  c'est  grâce  à  elle 
que  les  astronomes  ont  abandonné  la  loi  de  Bode.  Elle  nous  défend 
contre  les  rapprochements  trop  rapides  et  les  images  trop  colorées; 
elle  nous  fait  passer  de  la  salle  des  projections  au  cabinet  de  tra- 
vail ;  elle  est  une  sauvegarde  au  début  de  la  science.  Mais  elle  ne 
peut  aller  jusqu'au  bout  :  elle  fait  quelques  pas  vers  le  réel,  elle  n'y 
pénètre  pas;  elle  ne  nous  mène  pas  à  la  porte,  mais  au  fossé.  Bien 
différente  de  la  méthode  bergsonienne,  qui,  dans  le  problème  de 
l'esprit,  ne  nous  donne  pas  toujours  le  réel  parce  que  nous  n'avons 
ni  le  temps  ni  le  courage  de  pousser  la  démarche  jusqu'au  terme,  c'est 
ici  par  sa  nature  même  que  la  méthode  n'aboutit  pas  ;  dans  la  question 
de  l'esprit,  l'œuvre  de  M.  Bergson  s'achève  par  un  infini  travail  d'inté- 
gration où  il  faut  nous  mettre  tout  entier  :  pour  la  science,  l'œuvre 
présente  se  borne  à  un  travail  d'émiettement  où  nous  laissons  faire 
les  choses.  C'est  que,  dans  le  premier  cas,  on  avait  posé  un  pro- 
blème d'action,  dans  le  second  on  pose  un  problème  de  représenta- 
tion. C'est  la  même  attitude  qui  a  abouti  à  une  faillite  dans  la 
critique  des  sciences  et  qui  arrive  à  une  faillite  encore  dans  ses 
tentatives  de  reconstruction.  Abandonnons  définitivement  la  re^ 
cherche  intellectualiste  de  ces  vérités  :  peut-être  les  esthètes  nous 
conduiront-ils  plus  près  d'elles  '. 

1.  Si  je  suis  si  sévère  envers  cette  mèlhode,  c'est  que  moi-même,  clans  un 
pn-cédent  article  •■  la  Méthode  des  sciences  physiques  •  (Bévue  de  Métap/n/sique 
et  de  Morale,  septembre  189!),  p.  612,  et  mai  1900,  p.  297-299),  je  l'ai  employée 
comme  si  elle  était  la  seule  praticable.  Ce  que  j'ai  dit  était  exact,  dans  le  sens 
étroit  du  mot,  mais  ce  n'était  pas  ce  qu'il  y  avait  d'intéressant  à  dire:  ce  n'était 
pas  une  erreur,  mais  c'était  une  sottise. 


202  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Les  esthètes  ont  horreur  de  ce  qu'ils  nomment  l'intellectualisme, 
c'est-à-dire  des  formules,  du  nombre,  de  la  logique,  et  peut-être  de 
la  pensée;  ils  lui  opposent  l'action,  un  mot  à  la  mode  qu'ils  répè- 
tent sans  l'avoir  compris,  et  sous  lequel  ils  imaginent  le  rêve.  Mais 
ils  sont  de  la  même  race  que  les  intellectuels.  Leur  esprit  est  aussi 
statique.  Us  rejettent  les  principes,  les  catégories,  la  sécheresse  des 
idées  claii^es,  mais  l'action  qu'ils  n'agissent  pas,  ils  l'ont  figée  en  un 
concept,  et  c'est  le  seul  concept  défendu.  Ils  crient  contre  l'intel- 
lectualisme, et  le  second  intellectualisme  serait  pire  que  le  premier. 
Ils  sont  les  ténors  de  l'action.  Ils  sont  les  statuaires  de  la  vie. Comme 
les  intellectuels,  ils  voient  le  réel  dans  un  fauteuil;  mais  ils  ne 
mettent  pas  au  point;  au  lieu  d'une  rigidité  de  lignes,  ils  aper- 
çoivent des  irisations  brouillées.  Ils  sont  leurs  frères  ennemis,  mais 
ils  sont  leurs  frères.  Ils  croient  s'être  éloignés  d'eux  par  une  longue 
évolution,  ils  n'ont  fait  qu'un  demi-tour.  D'oîi  vient  leur  état?  De 
la  honte  de  leur  immobilité,  mais  dune  honte  impuissante,  et  leur 
hymne  à  l'action  n'est  qu'un  appel  au  secours.  De  la  paresse  à 
suivre  les  calculs,  l'érudition,  la  dialectique;  et  ils  ont  trans- 
formé leurs  excuses  en  philosophie.  De  la  mode  enfin  :  ils  sentent 
la  formidable  création  de  pensées  nouvelles  et  ils  veulent  en 
être  les  disciples  de  la  première  heure;  mais  ils  se  laissent 
étourdir  au  tourbillon  des  trop  fortes  paroles  et  ils  en  sont  les  plus 
malfaisants  adversaires  par  le  bourdonnement  dont  ils  les  environ- 
nent. 

A  leur  sens,  les  principes  des  sciences  comprennent  deux  parts  : 
une  intuition,  ou  une  action,  ou  un  rêve,  ils"  confondent  les  trois 
mots,  —  et  une  formule  mathématique  qui  en  est  la  disgracieuse 
figure.  C'est  de  cette  formule,  arbitraire  et  postérieure,  que  la 
méthode  régressive  parviendra  à  les  dégager.  Voici  quelques-uns 
de  leurs  résultats.  Ce  qui  importe  dans  la  gravitation,  ce  n'est  pas 
qu'elle  ne  dépende  que  de  la  seule  distance,  et  par  suite  qu'elle 
admette  un  potentiel;  s'il  y  a  là  de  rares  commodités  de  calcul, 
c'est  tant  mieux  pour  ces  pauvres  manœuvres  que  sont  les  astro- 
nomes, mais  cette  formule  numérique  n'est  qu'un  détail  qui  gâte 
toute  l'esthétique  de  cette  amitié  harmonieuse  de  la  matière  et  qui 
ne  leur  fait  pas  sentir  plus  vivement  pourquoi  les  mondes  «  se  sont 
mis  en  voyage  autour  du  firmament  ».  —  Ce  qu'ils  voient  d'abord 
dans  le  principe  de  Carnot,  ce  n'est  pas  la  constance  de  l'entropie 
dans  les  phénomènes  réversibles,  c'est-à-dire  la  possibilité  d'écrire 


J.  WILBOIS.   —  l'ksi'KIT  positif.  203 

deux  équations  dillérentielles  trcondcs  ;  c'est  une  conséquence 
eschatologique  de  l'axiome  de  Glausius  :  les  corps  chauds  tendent 
à  se  refroidir  aux  tlépens  des  corps  froids;  tous  les  points  du  monde 
tendent  vers  une  même  température  moyenne;  quand  elle  sera 
atteinte,  aucun  travail  ne  sera  plus  possible,  et  ce  sera  la  mort  de 
l'univers  dans  l'homogène  repos.  —  De  la  conservation  de  l'énergie, 
ils  retranchent  les  molécules  déterminées  de  la  théorie  cinétique, 
le  nombre  nu  qui  exprime  l'équivalent  de  la  calorie,  la  diderenlielle 
trop  compliquée  de  la  fonction  U  et  les  applications  industrielles 
dans  des  usines  trop  bruyantes.  L'intuition  de  l'énergie  immuable, 
c'est  le  sentiment  qu'ils  éprouvent  en  face  d'un  essaim  d'insectes  nés 
de  la  pourriture  d'une  plante,  de  la  mort  engendrant  la  vie;  c'est 
l'émotion  que  leur  donne  le  lever  du  soleil,  illuminant  pour  eux, 
dans  le  spectacle  d'un  instant,  cette  vérité  perpétuelle  que  sa  cha- 
leur est  la  cause  de  toutes  les  énergies  physiques  et  morales  qui  se 
mêlent  sur  cette  terre;  c'est  le  découragement  qui  les  abat,  quand, 
après  une  défaite  de  ce  qu'ils  nommaient  leur  liberté,  ils  se  sentent 
fondus  dans  la  force  universelle  dont  leur  force  n'est  qu'un  mode, 
et  qu'ils  comprennent  que  ce  qu'ils  prenaient  pour  l'élan  de  leur 
activité  volontaire  n'était  que  le  retentissement  intérieur  de  la 
vague  qui  les  avait  roulés. 

Mais,  si  éloquents  que  soient  ces  enthousiasmes,  et  beaucoup 
d'autres  du  même  genre  que  les  livres  de  vulgarisation  ont  abon- 
damment décrits,  il  est  impossible  d'y  voir  cette  intuition  du  réel 
que  nous  demandons  aux  principes.  Dédaigneux  de  l'expérience, 
puisqu'ils  dédaignent  tout  le  rationnel  sans  lequel  l'expérimentation 
est  impossible,  les  esthètes  n'aboutissent  qu'à  un  réel  diminué  ;  mais 
les  rares  observations  qu'ils  ne  peuvent  s'empêcher  d'avoir  apprises, 
ils  les  grossissent,  ils  les  étendent,  ils  les  déforment,  au  gré  de  leur 
sensibilité  présente;  ils  prêtent  leur  caractère  changeant  à  l'expé- 
rience totale  :  nés  dans  un  pays  de  soleil,  c'est  le  soleil  qui  leur 
parait  la  source  de  toute  énergie;  amoureux,  ils  mettent  un  peu  de 
leur  passion  dans  l'attraction  des  planètes;  leur  intuition  est  artifi- 
cielle par  le  choix  inévitable  d'une  expérience  parmi  la  foule  de 
celles  qu'ils  négligent  d'étudier;  elle  est  subjective  par  le  caractère 
tout  personnel  avec  lequel  ils  précisent  le  vague  de  ce  fragment  de 
connaissance. 

Artificiel^  subjecdvisme,  est-ce  là  la  marque  dune  intuition  du 
réel  ? 


204  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Nous  arrivons  enfin  à  la  dernière  façon  d'appliquer  la  méthode 
régressive,  celle  que  nous  tenons  pour  la  bonne  *. 

Pour  dégager  les  principes  de  la  triple  activité  qui  les  complique, 
pratique,  industrielle,  rationnelle,  Une  faut  pas  cesser  d'agir;  au  con- 
traire; ces  activités  imparfaites  sont  des  acheminements  vers  une 
activité  supérieure  qui  saisit  les  principes  en  une  intuition  originale; 
il  faut  donc  passer  par  elles;  mais  il  faut  les  revivifier;  il  ne  faut 
pas  les  fuir,  mais  les  dépasser;  il  ne  faut  pas  les  condamner,  mais 
s'en  servir. 

Nous  appliquerons  cette  méthode  à  un  exemple  particulier,  celui 
de  la  continuité  de  toutes  les  parties  du  monde  physique  ^. 

1°  Dépasser  Vaction  pratique. 

L'action  pratique  divise  notre  perception  en  corps  indépendants. 
Je  tiens  entre  les  mains  un  111  de  cuivre  attaché  à  une  lampe  élec- 
trique; c'est  un  morcelage  analogue  à  celui  de  l'action  pratique  que 
d'y  concevoir  un  courant  subtil  circulant  dans  le  plein  du  métal 
comme  de  l'eau  dans  un  tuyau.  La  science  y  consent.  Bien  plus,  elle 
l'exagère.  Elle  découpe  ce  fil  en  éléments  de  courant.  La  loi  de 
Laplace  mesure  leur  action  sur  un  point  extérieur.  Elle  permet  aussi 
d'y  transporter  l'énergie  du  courant.  Cette  énergie  appartient  dès 
lors  à  l'espace,  non  au  conducteur.  Le  courant  s'est  dilaté  jusqu'au 
bout  du  monde.  Le  fil  n'est  plus  qu'une  rigole  accessoire  qui  dissipe, 
sous  forme  de  chaleur,  une  puissance  qui  n'est  point  en  elle.  Mais 

1.  Il  faut  d'abord  répondre  à  une  objection.  «  J'ai  dit,  —  et  d'autres  ont  dit 
avant  moi  —  que  la  science  avait  pour  but  Vaction.  Or  la  méthode  régi'essive 
élimine  de  la  connaissance  les  troubles  apportés  par  VacLion.  Si  l'on  enlève  de 
la  science  l'action,  que  reste-t-il?  rien.  Appliquer  à  la  science  la  méthode  régres- 
sive est  donc  un  non-sens.  »  Je  m'excuse  d'employer  le  papier  de  celte  Revue, 
même  en  petits  caractères,  à  répéter  et  à  réfuter  de  telles  objections;  mais 
elles  ont  été  faites,  et  plusieurs  fois.  Voici  la  réponse.  La  science  est  une 
démarche  complexe  où  sont  unies  plusieurs  activités  différentes.  La  science 
est  action  corporelle;  M.  Bergson  l'a  dit  («  Matière  et  Mémoire  »,  p.  L'21);  il 
n'avait  pas  à  dire  autre  chose.  La  science  est  action  rationnelle;  M.  Le  Roy  l'a 
dit  («  Science  et  Philosohie  »,  2"  article.  Revue  de  Mélapitysigue  et  de  Morale, 
septembre  1899);  il  n'avait  pas  à  dire  autre  chose.  La  science  est  action  indus- 
trielle; je  l'ai  répété  après  tout  le  monde  {Revue  de  Métapliysique  et  de  Morale, 
mai  1900,  p.  309).  Mais  elle  est  encore  action  d'uhe  autre  manière.  Si  donc  on 
élimine  des  résultats  scientifiques  les  elTets  de  la  pratique,  de  l'industrie  et  de 
la  rationalisation,  il  reste  quelque  chose  encore  :  il  reste  le  meilleur;  c'est  cette 
action  qu'on  nomme  l'intuition  scientifique. 

2.  La  continuité  n'est  pas  un  principe.  Ce  que  nous  en  dirons  s'applique 
cependant  «  tous  les  principes.  —  Quelques  personnes  nous  reprocheront  peut- 
être  de  n'avoir  pas  établi  de  distinction  nette  entre  l'intuition  des  principes  et 
l'intuition  du  réel.  En  raison  de  la  solidarité  de  toutes  les  parties  de  la  science, 
il  n'y  a  de  réalité  que  dans  les  faits  les  plus  généraux  :  ce  sont  les  principes. 


J.  WILBOIS.   —  l'i:si'RIT  positif.  205 

n'est-ce  pas  là  tic  la  continuité,  et  nV  suis-je  pas  arrivé  à  travers  le 
tliscoiilinu?  Ciinliniiilr  que  je  ne  puis  exprimer;  la  nommer,  c'est 
en  dire  trop  peu;  la  décrire,  c'est  la  défigurer  par  le  morcelagc  des 
mots  :  je  ne  puis  que  la  vivre,  d'une  vie  tout  autre  que  la  vie  pratique, 
en  écrivant  de  cent  manières,  pour  tous  les  courants  et  pour  tous 
les  espaces,  cette  formule  difTérentielle. 

De  même,  dans  son  mémoire  sur  les  couches  de  passage,  c'est  en 
écrivant  que  la  surface  de  séparation  de  l'air  et  de  l'iodure  d'argent 
est  une  surface  optiquement  nette  que  M.  Vincent  a  pu  reconnaître 
qu'il  y  avait  au  contraire  entre  les  deux  corps  une  insensilde  transi- 
tion '. 

De  même  lorsqu'il  s'agit,  non  plus  d'une  continuité  dans  l'espace, 
mais  d'une  continuité  de  propriétés.  La  théorie  cinétique  divise  les 
gaz  en  particules;  elle  en  conclut  que  le  rapport  des  chaleurs  spéci- 
fiques —  est  voisin  de  1,60  quand  le  corps  est  monoatomique  :  c'est 

le  cas  de  la  vapeur  de  mercure.  Mais,  en  chimie,  le  mercure  est  monoa- 
tomique aussi,  l'atome  n'étant  plus  la  particule  de  la  théorie  ciné- 
tique, mais  l'insécable  relatif  aux  procédés  chimiques.  11  y  a  donc 
entre  les  deux  atomes  un  rapport  que  nous  n'avons  reconnu  que 
grâce  à  la  pulvérisation  des  gaz. 

Mais  les  exemples  sont  innombrables  et  on  en  trouverait  plusieurs 
en  ouvrant  au  hasard  un  traité  de  physique. 

"l"  Dépasser  l'action  industrielle. 

L'industrie  isole  certaines  propriétés  qu'elle  a  reconnues  utiles  ;  elle 
néglige  les  autres;  elle  morcelle  par  son  mépris  des  détails.  Mais  si, 
au  lieu  d'étudier  ces  propriétés  séparées,  nous  étudions  la  ligne  que 
leur  succession  dessine  si  simplement,  si  nous  les  regardons,  non 
comme  des  mires,  mais  comme  des  jalons,  si  nous  faisons  du  procédé 
industriel  non  le  but,  mais  un  moyen,  nous  retournons  à  la  conti- 
nuité dont  il  nous  avait  d'abord  écartés. 

C'est  faire  de  la  science  à  la  manière  des  industriels  que  d'isoler 
une  radiation  par  trois  ou  quatre  réflexions  sur  de  la  fluorine,  du  sel 
gemme  ou  de  la  sylvine;  et  c'est  ainsi  qu'on  a  établi  trois  points  de 
repère  entre  le  spectre  lumineux  et  le  spectre   électromagnétique-. 

Trois   couleurs  suffisent   pour  reproduire  toutes   les   teintes    du 

1.  Suj'  Vépaisseur  des  couches  de  passof/e,  tfièse,  Paris,  1899. 

2.  H.  Riibens,  «  Le  spectre  infra-rouge  »  {Rapports  présentés  au  Conr/rès  interna 
lional  de  jilujsique  de  l'JOO,  t.  II,  p.  loG-HO). 


206  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQLE    ET    DE    WORALE. 

spectre;  on  s'en  sert  en  photographie;  on  peut  en  déduire  aussi  un 
lien  entre  le  spectre  et  les  couleurs  des  anneaux  de  Newton  ou  des 
microscopes  polarisants. 

3"  Dépasser  V action  rationnelle. 

C'est  ici  surtout  que  nous  verrons  les  rapports  entre  le  discontinu 
parlé  et  le  continu  vécu,  le  premier  étant  le  support  et  la  condition 
de  l'autre. 

Pour  la  rationaliser,  nous  découpons  une  notion,  la  notion  de 
solide  ou  la  notion  de  liquide,  en  un  grand  nombre  de  propriétés  : 
rigidité,  cristallisation,  surfusion,  diffusion,  combinaison,  etc.  Orj 
en  comparant  chacune  de  ces  propriétés  chez  les  solides  et  chez  les 
liquides,  on  a  reconnu  entre  les  deux  notions  des  analogies,  ou 
plutôt  une  analogie,  d'autant  plus  étroite  qu'on  avait  poussé  plus 
loin  la  division  en  propriétés  :  les  liquides  ont  une  certaine  rigidité; 
il  y  a  des  cristaux  fluides  ;  les  solides  se  surfondent,  pour  ainsi  dire; 
ils  peuvent  se  diffuser  les  uns  dans  les  autres,  ils  peuvent  se  com- 
biner entre  eux  :  l'état  solide  enfin  est  un  prolongement  de  l'état 
liquide!. 

C'est  par  la  même  méthode  qu'on  a  reconnu  un  lien  entre  l'électri- 
cité et  la  lumière  :  on  a  fractionné  l'une  et  l'autre  en  propriétés  nom- 
breuses :  interférences,  diffraction,  réflexion,  réfraction,  réflexion 
métallique,  réflexion  cristalline,  double  réfraction,  etc.;  et  on  a  rap- 
proché les  propriétés  correspondantes  des  vibrations  optiques  et  élec- 
tromagnétiques ^ 

On  avait  fait  la  même  chose  pour  ramener  le  magnétisme  à  l'élec- 
tricité; force,  potentiel,  induction,  voilà  autant  de  divisions  de  la 
notion  d'aimant  :  on  a  cherché  autour  des  courants  des  propriétés 
analogues,  et  on  les  a  identifiées  deux  à  deux. 

C'est  parce  que  les  propriétés  des  substances  chimiques  étaient 
assez  dissociées  —  espèces  fixes,  nombres  qui  caractérisent  l'atome, 
pythagorisme  des  équivalents  en  volume,  valences  entières  à  parité 
constante,  —  qu'on  est  parvenu  —  dans  la  classification  de  Mendeleef 
par  exemple  —  à  un  sens  spécial  de  l'unité  de  la  matière. 

C'est  enfin  la  discontinuité  nécessaire  de  la  mathématique,  —  pro- 
jection d'un  vecteur  sur  trois  axes,  cycles  de  Carnot  élémentaires 
qui  décomposent  un  cycle  réversible  quelconque,  circuits  électriques 

1.  Spring,  Propriétés  des  solides  sous  pression  (ibid.,  t.  I,  p.  402-431).  —  Schwe- 
dofT,  La  rigidité  des  liquides  (ibid.,  1. 1,  p.  47S-486). 

2.  Righi,  Les  ondes  hertziennes  {ibid.,  t.  II,  p.  311-318). 


J    WILBOIS.   —   I,  Ksl'lilT   l'osiTlF.  207 

fermés  qui  découpent  une  surface  idéale  appuyée  sur  un  courant, 
ondes  enveloppes,  usage  enfin  de  la  dilTérentielle,  —  qui  est  la 
condition  généra-le  de  toutes  les  découpures  physiques  dont  nous 
venons  de  donner  des  exemples. 

On  ne  peut  pas  d'ailleurs  parler  cette  continuité;  je  serais  inca- 
pable (le  résumer  ces  deux  pages  en  \\i\  lemme.  «  Le  monde  phy- 
sique est  continu  »,  ce  n'est  pas  assez  dire,  et  c'est  dire  tout  ce  qu'on 
veut.  On  ne  peut  le  préciser  par  des  théorèmes  de  détail.  «  La  lumière 
est  constituée  par  des  vibrations  électriques.  —  Un  aimant  est  un 
solénoïde.  —  La  matière  est  une.  »  Tout  cela  est  incertain  ou  faux. 
Alors? 

Mais  on  peut  vivre  cette  continuité  par  la  pratique  de  l'expérience. 
Dans  une  mesure  barométrique,  je  suis  gêné  par  des  phénomènes 
capillaires  ;  je  les  élimine  sans  cherchera  les  connaître.  Dans  une 
mesure  calorimétrique,  je  corrige,  toujours  en  les  ignorant  comme 
faits,  les  influences  de  l'évaporation,  de  la  conductibilité  et  du  rayon- 
nement '.  Dans  la  mesure  de  g  par  un  pendule  de  DefTorges,  on 
réunit  dans  un  même  terme  qu'on  ne  songe  pas  à  décomposer  les 
perturbations  produites  par  la  résistance  de  l'air,  sa  viscosité,  son 
entraînement,  la  courbure  des  arêtes  des  couteaux  et  l'élasticité  des 
supports  -.  Les  mesures  de  précision  —  et  elles  ne  sont  qu'un  cas 
restreint  parmi  la  variété  des  expériences  de  physique  —  nous  appren- 
nent donc  que  tout  se  tient,  par  la  nécessité,  pour  isoler  quelque 
chose,  d'en  écarter  laborieusement  tout  le  reste;  nous  voulons 
ignorer  ce  tout  et  ces  liens;  nous  en  avons  l'intuition  comme  nous 
avons  l'intuition  du  froid  par  le  geste  de  bourrer  un  poêle. 

C'est  cela  que  nous  avons  appelé  la  vie  scientifique.  Nous  n'en 
avons  donné  du  reste  que  les  grandes  directions.  Ne  la  connaîtra 
que  celui  qui  aura  fait  de  la  science.  Cette  vie  est  le  contraire  du 
rationalisme.  Mais  elle  le  suppose.  Et  ainsi  se  résout  la  principale 
des  antinomies  que  nous  avions  signalées  à  la  fin  du  paragraphe 
précédent,  celle  du  discours  et  de  Vaclion  ^. 

1.  Regnault  écrit  que  la  ctialeur  pertliie  pendant  l'unité  de  temps  par  un  (-alo- 
rimètre  est  de  la  forme  At  -j-  B.  t  étant  l'excès  moyen  de  sa  température  sur 
celle  du  milieu  ambiant,  A  et  B  deux  constantes  où  toutes  ces  influences  sont 
confondues. 

i.  Journal  de  P/n/si'/iie,  1888. 

3.  C'est  peut-être  ce  qu'on  a  le  moins  compris  dans  la  philosophie  'nouvelle. 
Je  ne  connais  rien  de  plus  profondément  rationnel  que  cette  philosophie.  -M.  Le 
I^oy,  je  pense,  défendrait  «  les  droits  de  la  raison  •  avec  autant  de  vigueur 
que  M.  iMilhaud  («  L'œuvre  de  la  raison  »,  Revue  de  MiHaphysique  et  de  Morale, 


208  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Une  dernière  remarque.  Il  y  a  certaines  continuités  auxquelles 
aboutissent  l'abstraction  des  intellectuels  et  le  rêve  des  esthètes. 
Tout  est  schème,  disent  les  uns.  Tout  est  flou,  disant  les  autres.  Et 
tous  concluent  au  continu.  Mais  c'est  le  continu  en  général,  non  ce 
continu  particulier,  coloré  et  mobile  que  la  science  nous  révèle. 
C'est  le  continu  d'une  page  blanche  ou  d'une  page  brouillée.  C'est  le 
nom  de  la  réalité,  ce  n'est  pas  la  réalité  même. 

La  triple  action,  pratique,  industrielle,  rationnelle,  nous  montre 
aussi  du  continu;  l'intérieur  d'un  corps  solide  est  continu  pour  le 
sens  commun;  toutes  les  formes  du  travail  mécanique  se  tiennent 
pour  l'industriel;  et  le  besoin  de  parfait  discours  nous  porte  à  réunir 
dans  la  formule  d'Ohm,  modifiée  et  élargie,  les  lois  des  courants  de 
piles  et  des  courants  alternatifs  '.  Mais  le  continu  à  demi  vécu  n'est 
pas  plus  réel  que  le  continu  vu  de  l'esthète  et  de  l'intellectuel.  Il  est 
relatif  à  une  action  particulière  et  qui  se  prend  elle-même  pour  but. 
C'est  une  manière  de  subjectivisme. 

Pour  acquérir  l'intuition  du  réel,  il  restait  une  dernière  ressource. 
Puisqu'on  ne  la  trouvait  dans  aucune  image  et  dans  aucune  des 
actions  connues,  il  fallait  la  chercher  dans  des  actions  nouvelles. 
Mais  un  autre  danger  était  à  craindre.  Si  ces  actions  se  repliaient 
sur  elles-mêmes,  si  elles  étaient  égoïstes  comme  les  autres,  les  intui- 
tions qu'elles  nous  auraient  fournies  auraient  été,  comme  les  autres, 
les  mirages  d'un  artifice.  Il  fallait  donc  pousser  l'acLion  plus  loin 
encore,  franchir  l'utile,  se  donner.  C'est  ce  que  nous  avons  tenté  de 
décrire.  On  peut  ici  soulever  les  vieilles  discussions  sur  l'objectif  et  le 
subjectif.  Nous  n'avons  pas  eu  l'intention  de  traiter  dans  cette  note 
autre  chose  qu'un  problème  psychologique.  Du  reste,  avant  de  vouloir 
résoudre  cette  question  métaphysique,  il  faudrait  avoir  approfondi, 
plus  encore  que  ne  l'a  fait  la  philosophie  bergsonienne,  la  distinc- 
tion entre  le  sujet  et  l'objet.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  l'on  appelle  provi- 
soirement subjectif  ce  qui  est  propre  à  chacun,  objectif  ce  qui 
peut  devenir  commun  à  tous,  il  faudra  souvent,  et  c'est  le  cas  ici 
même,  renverser  le  sens  habituel  de  ces  deux  termes.  Si  les  formules 

mai  1900;  et  discussion  qui  a  suivi  le  rapport  de  M.  Le  Roy  au  Congrès  de 
philosophie,  ibid.,  septembre  1900)  et  que  le  R.  P.  Gardeil  («  Ce  qu'il  y  a  de 
vrai  dans  le  néo-scolisme  »,  Revue  thomiste,  novembre  1900),  qui  semblent  craindre 
l'un  et  l'autre  les  conséquences  de  ces  doctrines. 

1.  C'est  E  =  RI  où  E  et  I  sont  des  imaginaires  de  la  forme  EoC  '\'^^-r'-) 
et  où  :  R  =  r+  i  (Lo)  — r~ />  '"  résistance,  L  induction  propre,  C  capacité, 
0)  fréquence. 


J.  WILBOIS.   —   i/ivSi'iiiT   l'OSlilF.  209 

de  la  science  sont  acceptées  de  tout  le  monde,  il  faut  avouer  que  tout 
le  monde  y  met  quelque  chose  de  diilerent.  Il  n'y  a  pas  deux  lecteurs 
de  cette  Revue  qui  entendent  de  la  même  façon  la  conservation  de  la 
matière  et  l'existence  de  l'éther.  L'un  voit  dans  la  matière  des 
atomes,  un  deuxième  des  lignes  nodales,  un  troisième  des  équations 
difTérentielles.  L'éther  est  pour  celui-ci  le  plus  subtil  des  gaz,  pour 
celui-là  le  plus  rigide  des  solides,  pour  un  autre  un  enchevêtrement 
de  tourbillons,  pour  plusieurs  une  gelée  avec  des  noyaux,  pour 
quelques-uns  une  mer  avec  des  bouées,  pour  les  plus  réalistes  une 
possibilité  de  calculs.  Souvent  ils  parlent  de  la  matière  et  de  l'éther 
comme  des  acteurs  qui  jouent  une  pièce  en  grec.  Les  formules  scien- 
tifiques qu'ils  récitent  sont  des  cadres  vides  qu'ils  remplissent  de 
tout  ce  qui  flotte  en  eux.  Elles  sont  objectives  comme  des  miroirs. 
Le  vrai  objectif  au  contraire  sera  ce  que  la  plupart  appellent  subjec- 
tivisme.  L'action  scientifique  est  une  discipline  uniforme  qui  ne  peut 
qu'amener  au  même  point  ceux  qui  l'ont  suivie  jusqu'au  bout;  chacun 
d'eux,  il  est  vrai,  a  la  vérité  «  en  lui  »  et  ne  peut  «  l'extérioriser  » 
comme  en  une  lanterne  magique;  mais  est-ce  la  surface  de  la  cornée 
qui  limite  les  questions  métaphysiques?  Le  grand  nombre  des  tra- 
vaux que  les  savants  s'imposent  leur  assure  qu'ils  n'ont  pas  bouché 
avec  leur  fantaisie  les  intervalles  de  leur  paresse;  et  la  solidarité  de 
toutes  les  parties  de  la  science  les  renseignera  sur  les  régions  inex- 
plorées. Ils  ne  se  parlent  pas,  mais  ils  se  comprennent.  Il  n'y  a  de 
vraiment  contagieux  que  la  vie  intérieure. 

Concluons  : 

Notre  dernier  mot  sera  le  leitmotiv  de  ce  chapitre.  L'csjiril  positif 
est  un  esprit  de  vie.  Mais  nous  avons  recherché  cet  esprit  dans  l'in- 
tuition des  principes,  c'est-à-dire  dans  ce  qu'il  y  a,  en  science,  de 
plus  haut,  quelques-uns  diraient  de  moins  positif.  C'est  une  intuition 
d'aristocrates.  On  peut  être  physicien  et  ignorer  ce  réel-là.  La  science 
est  pour  tout  le  monde.  Elle  est  d'abord  pour  les  chercheurs  utiles 
et  modestes  qui  analysent  des  corps  ou  qui  mesurent  des  longueurs 
d'onde.  L'esprit  positif  est  chez  eux  autre  chose.  Nous  l'étudierons 
dans  le  prochain  article. 

(.4  suivre.)  JosEPn  Wiliîois. 


ÉTUDES   CRITIQUES 


LA   TRISTESSE    ET    LA   JOIE 

D'APRÈS    Ui\    LIVRE    RÉCENT» 


Les  litres  que  l'auteur  de  cet  ouvrage  inscrit  à  la  suite  de  son  nom 
méritent  d'être  relevés  :  M.  Dumas  est  élève  de  l'École  normale  et 
agrégé  de  philosophie,  mais  il  est  aussi  docteur  en  médecine  et  chef 
du  laboratoire  de  psychologie  à  la  clinique  des  maladies  mentales 
de  la  Faculté  de  médecine  de  Paris.  Nul  ne  niera  que  ce  ne  soient  là 
de  bonnes  conditions  pour  aborder  l'étude  de  questions  psychologi- 
ques précises  et  faire  servir  à  leur  solution  les  ressources  de  la 
méthode  philosophique  en  même  temps  que  celles  de  la  recherche 
expérimentale.  Et,  en  effet,  ce  livre  est  né  de  la  clinique  :  la  ren- 
contre qu'a  faite  l'auteur,  dans  son  service  de  Sainte-Anne,  de 
malades  présentant  la  curieuse  particularité  d'un  retour  circulaire, 
alternatif,  de  joie  et  de  tristesse,  a  été  le  point  de  départ  de  ses 
longues  études  sur  ce  sujet.  Même  quand  le  livre  a  été  rédigé, 
M.  Dumas  pensait  le  présenter  simplement  à  la  Faculté  des  Lettres 
comme  un  ensemble  d'observations  recueillies  dans  ce  service.  Il  ne 
contenait  alors  qu'une  description  de  typesdivers  de  sujets  morbides 
examinés,  ainsi  que  de  nombreuses  expériences  sur  les  variations 
de  leurs  fonctions  vitales  en  rapport  avec  les  variations  de  leurs 
états  affectifs.  Ainsi  cette  thèse  de  psychologie  se  fût  rapprochée 
beaucoup,  dans  sa  forme,  des  thèses  de  médecine,  et,  pour  notre 
part,  nous  n'y  aurions  pas  vu  le  moindre  inconvénient.  Mais  des  con- 
seils de  prudence  sont  intervenus;  sous  leur  influence,  M.  Dumas  a 

1.  La  Tristesse  et  la  Joie,  par  Georges  Dumas;  Alcan  éd.,  1900. 


A.   ESPINAS.   —  Lu  tristesse  et  la  joie.  211 

cru  devoir  donner  plus  neUemenlà  son  livre,  par  l'addition  de  cha- 
pitres plus  généraux,  le  caractère  d'une  thèse  «  philosophique  ». 
Cela  lui  était  facile.  Cet  ouvrage  intéressera  ainsi  un  plus  grand 
nombre  de  lecteurs  ;  seulement  il  risque  de  paraître  moins  complet, 
bien  que  plus  étendu.  D'un  traité  général  sur  cette  catégorie  d'émo- 
tions on  peut  attendre  la  discussion  de  plusieurs  problèmes  que 
M.  Dumas  n'a  point  agités.  Tout  au  moins  cette  additiun  présente- 
t-elle  le  défaut  de  ramener  une  seconde  lois,  sous  le  titre  :  «  De  la 
nature  de  la  joie  et  de  la  tristesse»,  une  question  qui  avait,  en 
somme,  été  al)ordée  dans  la  deuxième  partie  sous  celui-ci  :  «  Du 
mécanisme  de  la  joie  et  de  la  tristesse  normales.  »  N'eût-il  pas 
mieux  valu  l'épuiser  en  une  fois? 

Les  phénomènes  psychiques  sont-ils  suceptihles  de  mesure  en  eux- 
mêmes?  c'est  l'objet  d'un  débat  ouvert  par  les  psycho-physiciens  et 
qu'ils  paraissent  avoir  tranclié  à  leur  avantage  par  le  succès  des 
mesures  opérées  sur  les  plus  simples  tout  au  moins  de  ces  phéno- 
mènes, à  savoir  :  les  sensations.  M.  Dumas  ne  s'embarrasse  pas  de 
cette  difficulté.  Il  ne  croit  pas  faire  œuvre  vaine  en  prenant  ses  sujets 
en  bloc  dans  leurs  fonctions  biologiques  en  même  temps  que  dans 
leurs  fonctions  psychiques  et  en  portant  ses  évaluations  numériques 
sur  le  contre-coup  physique  de  leurs  émotions.  Au  lecteur  de  juger  si 
ces  évaluations  intéressent  la  psychologie. 

Nous  sommes  de  ceux  à  qui  les  discussions  au  sujet  des  frontières 
des  deux  sciences  ne  paraissent  pas,  pour  le  moment,  d'une  impor- 
tance capitale.  Nous  croyons  que  déjà  les  recherches  sur  l'acoustique 
et  l'optique  ne  sont  pa:s  delà  physique  pure.  A  plus  forte  raison  pen- 
sons-nous que  les  recherches  de  M.  Dumas,  bien  que  portant  sur  les 
manifestations  biologiques  delà  joie  et  de  la  tristesse, jettent  sur  ces 
émotions  une  lumière  —  par  reflet,  si  l'on  veut,  —  mais  précieuse  au 
psychologue.  Quant  aux  questions  morphologiques  (classification), 
il  nous  paraît  certain  qu'elles  ne  sont  abordables  que  si  l'on  admet 
que  les  phénomènes  de  conscience  sont  représentés  seulement  en 
fonction  de  leurs  corrélatifs  organiques.  Le  mot  «  agréable  »  n'a 
qu'un  sens  :  il  veut  dire  que  l'objet  ainsi  qualifié  est  accueilli  par  des 
mouvements  réflexes  d'admission,  d'amplexion,  d'intersusception, 
tandis  que  l'objet  désagréable  est  un  objet  repoussé,  écarté,  dont 
l'approche  est  combattue  par  les  mouvements  contraires.  En  1872 
seulement  Cl.  Bernard  a  montré  que  les  expressions  par  lesquelles 
le  langage  traduit  les  émotions,  répondent  en  elTet  aux  changements 


212  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

que  les  émotions  produisent  dans  la  circulation.  Personne  ne  s'en 
était  avisé.  Tout  notre  vocabulaire  psychologique  a  été  formé  à  notre 
insu  d'images  analogues,  y  compris  le  vocabulaire  logique,  et  l'ana- 
lyse des  métaphores  destinées,  dans  les  diverses  langues,  à  repré- 
senter les  opérations  intellectuelles  {sais'w,  comprendre, pénétrer,  etc.)' 
montre  clairement  que  toute  l'interprétation  des  réalités  psycholo- 
giques est  soumise  à  cette  loi.  Du  reste,  si  les  phénomènes  de  la 
pensée  sont  successifs  et  s'écoulent  dans  le  temps,  ils  sont  aussi 
«  spatiaux  »,  puisque  le  schéma  du  temps  est  linéaire  et  que  les 
lignes  sont  dans  l'espace*.  On  peut  conjecturer  que  dans  bien  des 
cas  le  schéma  interne  et  la  fonction  «organique  coïncident.  Il  est  donc 
d'une  méthode  éminemment  pratique  de  faire  état,  pour  la  connais- 
sance de  l'àme,  de  toutes  les  déterminations  correspondantes  de 
l'étendue  comme  de  la  durée  saisissables  du  dehors,  et  les  diverses 
formes  revêtues  par  les  fonctions  psychiques,  là  oîi  elles  se  manifes- 
tent, peuvent  indirectement  servir  à  leur  classification.  Il  est  évident 
que,  sans  la  conscience,  ces  questions  ne  se  poseraient  pas,  que 
même  nulle  question  ne  se  poserait;  mais  M.  Dumas  ne  méconnaît 
pas  les  droits  de  l'introspection  à  dominer  tout  le  champ  de  la  ps}^- 
chologie,  pourvu  que  cette  méthode  consente,  à  son  tour,  à  s'enrichir 
de  tout  ce  que  lui  prête  l'observation  dite  extérieure. 

La  seule  réserve  que  nous  ayons  à  présenter  sûr  l'esprit  de  son 
travail  porte  sur  la  prédilection  peut-être  exclusive  qu'il  accorde  à 
l'expérimentation  aux  dépens  de  l'observation.  Plein  de  cette  idée 
qu'une  connaissance  n'atteint  son  dernier  stade  et  ne  mérite  le  nom 
de  science  que  quand  son  objet  est  mesurable,  il  n'attribue  de 
valeur  qu'aux  résultats  obtenus  par  les  divers  appareils  de  labora- 
toire destinés  à  imprimer  aux  phénomènes  un  caractère  numérique. 
Or,  les  émotions  qu'il  s'agit  d'étudier,  surtout  la  tristesse,  ont  leur 
pudeur;  tout  le  monde  n'a  pas  le  courage  de  M.  VaschidC;  qui  tàte  le 
pouls  à  ses  amis  et  à  ses  proches  au  plus  fort  de  leur  aftliction.  Voici 
comment  s'y  prend  M.  Dumas.  Il  postule,  et  sans  doute  a-t-il  raison, 
que,  quelle  que  soit  la  cause,  normale  ou  morbide,  d'un  état  émo- 
tionnel, celui-ci  est  le  même  en  soi.  Et,  dès  lors,  tous  les  pension- 
naires des  asiles,  capables  de  se  prêter  à  des  expériences,  tombent 

1.  L'intérieur  et  l'extérieur,  le  dedans  et  le  dehors,  sont  des  milieux  séparés 
par  une  surface  idéale  tangente  à  la  périphérie  du  corps  conscient  el,  par 
conséquent,  tous  les  deux  appartiennent  au  même  espace.  Intérieur  ne  veut  pas 
du  tout  dire  inétendu. 


A.   ESi'iNAS.  —  La  tristesse  et  la  joie.  213 

sous  sa  juridiction.  Telle  est  la  matière  presque  exclusive  de  ses 
travaux. 

Mais  ces  personnes,  soustraites  par  leur  genre  de  vie  à  la  lutte 
pour  l'existence,  constituent-elles  un  champ  d'études  favorable, 
quand  il  s'agit  d'émotions  comme  la  joie  et  la  tristesse?  Nous  aurions 
souhaité  que  M.  Dumas  admit  pour  une  part  plus  considérable  dans 
ses  recherches  les  données  de  l'observation  non  quantitative,  la  plu- 
part du  temps,  comme  celles  qu'on  recueille  dans  la  vie  libre  où  les 
aiïeclions  de  toute  sorte,  l'amour,  l'ambition,  la  poursuite  de  la 
richesse,  multiplient  les''émotions  tristes  ou  joyeuses.  Nous  aurions 
voulu  aussi  le  voir  emprunter  plus  de  faits  à  l'observation  des  ani- 
maux. 11  est  médecin;  les  médecins  doivent  se  défendre  d'une  cer- 
taine tendance  à  borner  leurs  investigations  à  l'homme,  leur  client! 

Quelles  sont  donc  les  catégories  de  malades  qui  répondent  aux 
états-types  où  se  manifestent  les  deux  émotions  étudiées? 

M.  Dumas  en  compte  quatre.  D'un  côté  :  1°  les  déprimés.,  soumis  à 
la  tristesse  passive;  2°  les  mélancoliques,  en  proie  à  la  tristesse 
active.  De  l'autre  :  1°  les  joyeux  calmes,  qui  n'éprouvent  pas  de 
plaisir  moral  relevé  (joie  passive);  2°  les  joijeux  avec  excitai inti  et 
avec  plaisir  moral  conscient  (joie  active).  Et  n'allez  pas  croire  qu'il 
s'agisse  ici  de  deux  processus  à  gradation  continue  :  chacun  des 
quatre  états  constitue,  d'après  l'auteur,  un  type  à  part  auquel  il  ne 
peut  penser  sans  avoir  aussitôt  devant  les  yeux  tel  ou  tel  de  ses 
sujets  qui  en  est  la  réalisation  et  le  modèle. 

Malheureusement,  quand  on  presse  ces  distinctions,  en  apparence 
si  tranchées,  il  en  est  une,  au  moins,  celle  de  la  joie  passive  et  de 
la  joie  active,  qui  se  trouve  compromise  au  premier  examen.  La 
belle  prdbité  scientifique  de  M.  Dumas  nous  invite  à  cette  critique, 
et  lui-même  nous  en  fournit  les  moyens.  Entre  toutes  les  sortes  de 
joie,  dit-il,  la  différence  n'est  ni  aussi  profonde  ni  aussi  marquée 
qu'entre  les  deux  formes  de  la  tristesse.  —  Pourquoi?  —  «  Cela 
tient  à  ce  fait  que  les  deux  espèces  de  joie  sont  caractérisées  par 
des  phénomènes  plus  ou  moins  marqués  d'excitation  '.  »  L'une  est 
plus  périphérique,  c'est-à-dire  liée  à  la  cœnesthésie  organique, 
l'autre  est  plus  cérébrale;  mais  il  y  a  de  l'excitation  mentale  dans 
la  première,  et  un  sentiment  de  bien-être  général  dans  la  seconde. 
Le  tableau  ici  et  là  est  si  peu  différent  que  M.  Dumas  renonce  à 

1.  Page  lis.  Voir  aussi  page  162. 


214  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

traiter  à  part  de  chacun  des  deux  états  :  de  son  aveu,  ce  qu'il  dit 
de  l'un  convient  à  l'aulre,  ?v"y  aurait-il  pas  entre  eux  ce  que  tout  le 
monde  appelle  une  différence  de  degré?  Remarquons  que  «  les 
deux  espèces  de  joie  se  confondent,  aussi  bien  dans  l'observation 
clinique  que  dans  l'observation  courante  *,  » 

La  barrière  n'est  pas  aussi  fragile  entre  les  deux  formes  de  la 
tristesse.  Le  mélancolique  actif  est  caractérisé  d'abord  par  les  traits 
suivants,  qui  sont  aussi  ceux  du  mélancolique  passif  :  sentiment 
généralisé  d'impuissance  et  de  résignation,  impuissance  de  la  pensée, 
refus  de  relations  et  besoin  d'isolement.  Mais  il  présente,  en  plus, 
de  la  douleur  morale  et,  çà  et  là,  du  délire  qui  sont  toujours 
absents  chez  le  premier.  La  question  est  de  savoir. si  la  séparation 
des  deux  états  ne  serait  pas  due  à  ce  que  le  premier  n'est  pas  de  la 
tristesse.  Aux  sujets  affectés  de  cet  accablement,  de  cette  dépres- 
sion, «  tout  est  égal  »;  ils  manquent  de  courage;  ils  sont  las, 
abattus,  impuissants.  Ce  sont  des  déprimés,  sans  aucun  doute.  Ce 
ne  sont  pas  des  tristes  :  chez  eux,  «  la  véaciion  émotionnelle  ne  se 
produit  pas  '-.  »  Si  vous  leur  suggérez  des  raisons  qu'ils  pourraient 
avoir  d'être  tristes,  ils  refusent  d'entrer  dans  cette  voie.  Il  leur 
arrive  de  croire  qu'ils  sont  tristes,  parce  que  d'ordinaire  la  tristesse 
coïncide  avec  l'accablement;  ils  savent  cependant,  ils  répètent 
qu'ils  ne  souffrent  pas,  qu'ils  n'ont  pas  d'angoisse.  Seule,  la  souf- 
france morale  provoque  les  explications  accoutumées  :  humiliation, 
accusation  de  soi-même,  remords,  etc.  En  sorte  que  les  malades 
circulaires  sont  bien  joyeux  pendant  l'un  de  leurs  états,  mais  sans 
être  vraiment  tristes  dans  l'autre.  La  symétrie  du  langage  est  cause 
de  l'erreur  qui  leur  attribue  un  mode  de  la  tristesse. 

Dès  lors,  que  devient  la  classification  de  M  Dumas? 

Passionné  justement  pour  les  recherches  psychométriques,  notre 
éminent  collègue  a  été  persuadé  qu'il  trouvait  pour  l'étude  de  la 
tristesse  et  de  la  joie  une  occasion  exceptionnelle  dans  le  cas 
d'un  aliéné  circulaire  qui  présentait  successivement  de  la  dépres- 
sion morne  et  de  l'excitation  gaie;  il  a  cru  que  la  tristesse  essen- 
tielle est  la  dépression,  c'est-à-dire  un  état  où  la  pensée  est  para- 
lysée et  où  la  représentation  ne  concourt  en  rien  aux  phénomènes 
observés,  où  il  n'y  a  ni  conception  d'une  cause  de  souffrance 
morale,  ni    souffrance  morale,  ni   amplification  et   approfondisse- 

\.  Pages  118  et  119. 
2.  Page  64. 


A.   Est'iNAS.   —  La  tristesse  et  la  joie.  215 

ment  de  cette  souffrance  morale  par  les  répercussions  idéalion- 
nelles  de  la  douleur  initiale.  Il  a  bion  inscrit,  à  côté  et  au-dessus  de 
la  dépression  nue  (tristesse  passive),  une  tristesse  active;  mais  il 
est  resté  persuadé  que  la  dépression  en  fait  le  fond  et  en  reste  la 
partie  essentielle.  Et  ainsi  toute  sa  théorie  de  la  tristesse  s'en  est 
trouvée  compromise,  comme  nous  allons  le  voir  :  le  phénomène 
central  ou  cérébral  est  passé  pour  lui  au  second  plan,  en  raison  de 
Tattention  prolongée  et  intense  qu'il  avait  accordée  par  méprise  au 
phénomène  périphérique,  à  la  cœnesthésie  appauvrie  et  stérile  du 
déprimé. 

Dans  l'étude  de  la  joie,  la  chose  n'a  pas  eu  d'inconvénients.  Et 
cela,  pour  deux  raisons.  D'abord,  c'est  qu'il  n'a  pas  trouvé,  en 
somme,  dans  les  états  joyeux  le  pendant  exact  de  la  dépression  ou 
tristesse  passive  :  toute  joie  est,  pour  lui,  active  ou  idéationnelle  à 
quelque  degré  :  il  a  dû  le  reconnaître*.  Ensuite,  la  joie  est  accom- 
pagnée, il  est  vrai,  d'un  processus  mental  qui  la  prolonge  et  l'in- 
tensifie; dans  ce  cas,  elle  se  rapproche  du  bonheur  et  comporte  une 
certaine  exaltation,  dont  l'amour  ou  l'ambition,  en  possession 
récente  de  leur  objet,  nous  fournissent  des  exemples;  mais  il  faut 
reconnaître  que,  si  l'émotion  agréable  prend  quelque  temps  l'allure 
de  la  passion,  elle  devient  vite  étale  comme  la  mer  au  point  le  plus 
haut  de  la  marée,  et  elle  se  calme  par  la  possession  même. 

Au  contraire,  la  tristesse,  qui  tend  vers  l'état  passionnel  (voir 
page  7),  se  nourrit  d'elle-même  et  s'exaspère  sans  fin.  Gomme  l'a 
très  bien  observé  M.  Dumas,  dans  son  chapitre  sur  «  la  joie  et  la 
tristesse  normales  »,  le  premier  choc  provoqué  par  l'annonce  d'un 
malheur  est  suivi  d'une  convergence  de  toutes  les  forces  de  l'esprit 
sur  l'événement  douloureux  et  ses  conséquences  :  l'attention  s'en 
empare,    l'imagination  l'amplifie,  et  une   multitude   d'associations 

1.  Cependant,  les  transcriptions  que  M.  Dumas  nous  donne  des  conversations 
sautillantes  de  son  sujet  circulaire,  dans  la  période  qu'il  appelle  :  de  joie,  nous 
feraient  croire  qu'il  a  été  en  présence  bien  plutôt  d'un  état  d'entrain,  d'anima- 
tion, que  d'un  état  vraiment  joyeux.  On  vient  de  voir  que  la  dépression  ne  nous 
paraît  pas  être  de  la  tristesse  véritable.  On  aurait  donc  le  tableau  suivant,  plus 
complet  et  plus  exact  que  celui  de  M.  Dumas,  semble-t-il  : 

Désolation.  +  Bonheur.  ]  (  Tristesse  |       Joie 


Tristesse. 
Dépression    ou 
humeur  morose. 


Bonheur.  \  !  Tristes 

Joie.  '    »      I-        1        )    active 

»_:-„_.:-_   ...  ?  Au  lieu  de  :  <a^„:,. 


active. 

Joie 
passive. 


Animation  ou  l  '  '  )  Tristesse 

entrain.         )  f  passive. 

Bien  entendu,  il  ne  peut  être  question  pour  nous  que  de  dilTérences  de  degré, 
dans  lesquelles  le  besoin  a  pratiqué  des  coupures  arbitraires  et  qui  ont  fait 
place  ainsi  à  des  différences  spécifiques. 

Hev.  meta.  t.  IX.  —  iwi.  15 


216  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

viennent  se  nouer  autour  de  l'idée  pénible  comme  centre.  Toutes 
représentent  à  son  exemple  soit  un  arrêt  de  nos  tendances,  soit  un 
effort  au-dessus  de  nos  forces,  et,  quelque  trouble  que  ces  repré- 
sentations, avec  leur  contre-coup  organique,  produisent  dans  toute 
la  conscience,  cependant  il  se  fait  entre  elles  peu  à  peu  une  sorte 
d'organisation.  Nous  sommes  en  présence  d'un  groupe  intégré, 
d'une  sorte  de  tourbillon  de  regrets  et  de  désespérances  qui  entraîne 
tout,  qui  a  demandé  du  temps  pour  se  former  —  on  est  plus  triste 
quinze  jours  après  un  deuil  qu'au  premier  moment  —  mais  qui  va 
durer  d'autant  plus,  et  marchera  à  travers  des  périodes  de  rémis- 
sion et  de  recrudescence  vers  un  paroxysme,  jusqu'à  ce  que,  d'ordi- 
naire, le  temps  l'amortisse  et  le  disperse.  L'émotion  a  emprunté 
l'allure  de  la  passion.  Toutes  les  tristesses  intenses  affectent  ce 
caractère  dans  les  âmes  civilisées. 

Si  M.  Dumas  reconnaît  le  point  de  départ  de  ce  processus  et  en 
montre  avec  sagacité  les  premières  phases,  nous  craignons  qu'il 
n'en  méconnaisse  le  caractère  dominant.  Il  explique  comment  tout 
ce  travail  de  l'esprit,  en  quête  de  nouvelles  raisons  de  souffrir, 
aboutit  à  un  épuisement  des  forces,  à  une  désorganisation  des 
adaptations  établies  entre  la  pensée  et  le  milieu,  entre  les  éléments 
de  la  conscience  elle-même.  Et  il  ajoute  :  «  Le  sujet  qui  pleure,  crie, 
évoque  des  images,  subit  comme  le  sujet  passif  l'épuisement  et  la 
fatigue;  comme  lui,  il  se  sent  atteint  dans  ses  fonctions  mentales,  et 
nous  n'aurions  pas  de  peine  à  démêler  dans  ses  plaintes,  ses  lamen- 
tations et  toute  son  idéation  douloureuse,  les  caractères  essentiels 
de  la  tristesse  passive,  mal  dissimulés  par  l'excitation  de  la  souf- 
france »  (page  198). 

Ainsi,  dans  la  tristesse,  c'est  la  souffrance  qui  est  à  la  surface,  et 
c'est  un  état  où  l'on  ne  souffre  pas,  à  proprement  parler,  c'est  l'étal 
du  déprimé  sans  réaction  émotionnelle  qui  est  au  fond  !  Plus  loin  :  «  La 
tristesse  a  été  masquée  par  l'excitation  douloureuse,  mais  soyons 
sûrs  qu'elle  apparaîtra  tôt  ou  tard.  »  Pourtant,  nous  devons  nous  le 
rappeler,  «  le  sujet  qui  pleure  et  qui  crie  en  apprenant  la  mort  d'un 
être  aimé,  éprouve  une  douleur  aiguë,  celui  qui  reste  abattu  et 
passif  ne  l'éprouve  pas!  »  Pourtant,  «  dans  la  tristesse  normale, 
le  sujet  connaît  »  la  cause  de  sa  douleur;  «  s'il  souffre,  il  sait  pour- 
quoi, et,  pour  alimenter  sa  souffrance,  il  n'a  qu'à  détailler  la 
cause  de  sa  douleur,  à  l'analyser,  et  il  n'y  manque  pas!  »  Comment 
cette  conscience  de  la  cause  de  la  douleur  et  de  la  douleur  même 


A.   ESPINAS.  —  La  tristesse  et  la  joie.  217 

peut-elle  être  dite  «  secondaire  »  (page  202)  ou  superficielle?  En  fait, 
là  où  cette  conscience  manque,  il  n'y  a  pas  de  douleur.  C'est  donc  en 
elle  que  réside  la  tristesse  ou  douleur  morale.  La  conscience  endo- 
lorie est,  non  point  secondaire,  mais  primitive.  Et  quand  M.  Dumas 
nous  dit  que  le  pigeon  décapité  se  trouve  pliysiologiquement  dans 
un  état  voisin  du  déprimé,  nous  voyons  bien  que  c'est  en  eiret  parce 
que  le  déprimé  est  comme  un  être  dont  les  fonctions  cérébrales  sont 
abolies  qu'il  ne  souffre  pas. 

Évidemment,  si  l'activité  cérébrale  ne  pouvait  produire  dans  l'or- 
ganisme certains  effets  spéciaux  et  que  l'écho  de  ces  modifications 
ne  pût  lui  revenir,  il  n'y  aurait  pas  de  douleur  morale  :  la  question 
est  de  savoir  quels  sont  ces  corrélatifs  organiques,  différents  de 
ceux  qui  constituent  l'indifférence  et  l'impuissance  émotionnelle  du 
déprimé. 

Or,  il  semble  très  vraisemblable  que,  tandis  que  la  tristesse  «  pas- 
sive »  exclut,  d'après  M.  Dumas,  la  représentation  d'un  objet  ou  évé- 
nement douloureux,  la  tristesse  «  active  »  la  suppose  nécessaire- 
ment, en  sorte  que  la  différence  serait  que,  dans  le  second  cas,  les 
modifications  périphériques  sont  éprouvées  en  tant  que  liées  à  la 
représentation  et  sont  qualifiées  par  elle,  tandis  que,  dans  le  premier, 
elles  sont  éprouvées  en  elles-mêmes  et  restent  indifférentes.  Il  faut 
donc  que  la  représentation  introduise  quelque  chose  de  nouveau  dans 
le  phénomène  total,  quelque  chose  qui  rende  possible  le  retentisse- 
ment circulatoire,  respiratoire,  nutritif  et  musculaire  beaucoup  plus 
intense  dont  elle  est  le  point  de  départ  :  il  faut  qu'elle  soit  reconnue 
comme  le  chef  de  chœur  des  voix  dolentes  nées  à  son  appel  des  pro- 
fondeurs de  l'organisme.  Une  désorganisation  des  états  de  conscience, 
un  refoulement  de  toutes  les  attentes,  un  désarroi  de  toutes  les 
altitudes  mentales  précède  et  détermine  la  répercussion  viscérale. 

C'est  du  reste  M.  Dumas  qui  nous  fournit  (p.  189)  cet  argument 
contre  sa  pensée,  du  moins  telle  que  celle-ci  se  trouve  exprimée  aux 
pages  198-202.  A  la  fin  de  la  thèse,  c'est  encore  lui,  le  traducteur  de 
Lange,  qui  écrit  :  «  Je  n'hésite  pas  à  poser  en  principe  que  le  jjlaisir 
et  la  peine,  sous  leur  forme  aiguë,  sont  non  pas  Veffel,  mais  la  cause 
de  1(1  plupart  des  réoclions  périphériques  qui  caractérisent  la  souf- 
france et  la  joie  exubérante  »  (page  393).  «  Au  lieu  de  dire  :  Je  souffre 
parce  que  je  gémis  et  me  tords  les  mains  je  dirai  donc  :  Je  gémis  et 
je  me  tords  les  mains  parce  que  je  souffre....  Tout  se  passe  en  effet 
comme  si  les  phénomènes  centraux  de  plaisir  et  de  douleur  morale 


218  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

étaient  primitifs  et  causals  par  rapport  aux  diverses  réactions  psy- 
chiques et  organiques  de  la  tristesse  active  et  de  la  joie  excitée  » 
(page  395).  Ce  sont  ici  les  réactions  périphériques  qui  sont  dites 
«  secondaires  »  et  se  produisent  «  en  vertu  d'un  mécanisme  secon- 
daire »  (page  396). 

L'auteur  prend  même  la  peine  de  nous  expliquer,  bien  que  trop 
sommairement,  comment  se  produisent  les  réactions  primitives  : 
«  elles  porteraient  sans  intermédiaire  sur  les  muscles  du  corps  et  sur- 
tout ceux  de  la  face  *  »,  et  là  se  produiraient  le  plaisir  et  la  douleur 
moraux,  aigus,  à  conscience  distincte.  «  Une  fois  le  plaisir  et  la 
douleur  donnés,  toutes  les  réactions  motrices  vasculaires  qui  se  pro- 
duisent (par  voie  réflexe)  viendraient  retentir  dans  la  conscience  et 
concourraient  par  là  même  à  la  cœnesthésie  de  la  souffrance  et  de  la 
joie  »  (page  394).  De  quel  avis  est  ici  M.  Dumas?  Du  nôtre,  de  celui 
que  nous  exprimions  tout  à  l'heure,  ou  du  sien,  de  celui  qu'il  avait 
émis  déjà  dans  sa  préface  de  Lange? 

Le  rapport  de  l'aptitude  à  éprouver  des  émotions  avec  la  puis- 
sance et  la  complexité  de  la  représentation  n'est  pas  simple,  et  peut- 
être  quelque  autre  condition  est-elle  requise.  Cependant  les  émotions 
«  nobles  »  de  joie  et  de  tristesse  sont  plus  particulièrement  en  rap- 
port avec  rintelligence.  Seuls  les  animaux  supérieurs  en  sont 
capables.  L'attitude  des  lions  et  des  tigres  en  cage  n'attire  tant  la 
curiosité  que  parce  qu'elle  paraît  révéler  chez  eux  le  sentiment  de 
leur  grande  force  réduite  à  l'impuissance.  Autre  exemple  :  Un  chien 
récemment  acquis  regrettait  manifestement  ses  anciens  maîtres;  il 
fallait  le  tenir  à  l'attache  pour  prévenir  sa  fuite.  Un  jour,  son  nou- 
veau possesseur  l'amena  avec  lui  et  diverses  personnes  dansla  cam- 
pagne, près  de  la  rivière  où  il  voulait  se  baigner.  Après  le  bain,  le 
chien  fut  détaché  de  l'arbre  où  on  avait  lié  sa  laisse  et  conduit  à 
l'eau,  puis  laissé  en  liberté  sur  la  berge.  Alors,  soit  qu'il  perçût  plus 
distinctement  quelque  odeur  venant  du  pays  qu'il  avait  quitté  et  qui 
était  distant  de  plusieurs  kilomètres,  soit  qu'il  y  pensât  seulement 
d'une  manière  plus  vive,  il  se  tourna  dans  la  direction  de  ce  pays  et 

1.  Ce  sont  donc  des  phénomènes  visibles,  (alliludes,  regards)  ou  audibles 
(altération  de  la  voix)  susceptibles  d'attirer  l'atlention  de  nos  semblables,  qui  se 
produiraient  d'abord  et  ils  ne  pourraient  se  produire  sans  que  le  sujet  en  ait 
conscience.  Il  y  aurait  là,  si  nous  ne  nous  trompons,  un  élément  sociologique. 
Lange  et  ceux  qui  l'ont  suivi  nous  paraissent  avoir  négligé  à  tort  cette  considé- 
ration, notamment  dans  l'explication  de  la  colère,  où  les  manifestations  bruyantes 
sont  bien  plutôt  destinées  à  effrayer  les  témoins  qu'à  lutter  contre  l'anesthésie 
(Lange,  p.  70). 


A.   ESIMNAS.  —  La  tristesse  et  la  joie.  21î> 

éclata  en  plaintes  si  hautement  expressives  que  les  assistants  ne 
purent  s'empêcher  d'en  être  émus.  Nous  avons  vu  encore  un  chien 
d'appartement,  jaloux  dun  petit  chat,  son  rival  dans  les  bonnes 
grâces  de  sa  maîtresse,  refuser  ubslincment  la  nourriture  et  rester 
immobile  sous  un  escalier  pendant  plusieurs  jours.  On  connaît  les 
récits  assez  nombreux  qui  nous  montrent  des  chiens  se  laissant 
soufîrir  de  la  faim  sur  la  tombe  de  leurs  maîtres.  Et  dans  l'humanité 
il  est  manifeste  que  les  mieux  doués  quant  à  l'intelligence  sont  aussi 
les  plus  capables  d'émotions  comme  la  tristesse  et  la  joie'.  Le  rap- 
port se  prolonge,  du  reste,  jusqu'à  la  sensibilité  physique  :  M.  Richet 
rapporte  que  des  combattants  de  race  inférieure  (Pourognes,  Afrique) 
continuent  de  marcher  atteints  de  blessures  qui  auraient  arrêté  dès 
la  première  heure  des  Européens,  et,  dans  les  asiles  d'aliénés, 
l'hiver,  nous  avons  vu  des  idiots  se  faire  au  poêle,  si  l'on  n'y 
veillait,  des  brûlures  énormes  sans  s'en  apercevoir.  La  femme  est 
moins  sensible  que  l'homme  à  la  douleur  et  c'est  un  lieu  com- 
mun dans  les  conversations  de  dames  que  les  hommes  sont  beau- 
coup plus  douillets  qu'elles.  Que  le  lecteur  décide  ce  qu'il  en  faut 
conclure! 

Il  semble  donc,  pour  toutes  ces  raisons,  que  la  pensée  distincte 
joue  un  rôle  considérable  dans  la  genèse  du  sentiment  douloureux. 
A  vrai  dire,  la  pensée  du  désastre  subi  par  des  déceptions  diverses 
ou  par  la  perte  de  personnes  chères  sonne  dans  l'organisme  un  glas 
de  mort  et  ne  tend  à  rien  moins  qu'à  arrêter  la  vie  dans  sa  source. 
Tout  en  affirmant  que  l'idée  douloureuse  est  le  primum  movens  qui 
met  en  branle  tout  le  processus  de  la  tristesse,  M.  Dumas  revient, 
dans  une  discussion  finale  (page  278),  à  la  thèse  qui  attribue  cet  état 
à  des  phénomènes  périphériques,  et  il  montre  par  deux  expériences 
que  des  moyens  tout  physiques  par  lesquels  le  tonus  vital  est  artifi- 
ciellement relevé,  atténuent  la  dépression  et  changent,  par  suite, 
les  dispositions  morales  du  sujet.  Dans  l'une  des  expériences,  c'est  le 
café  qui  produit  ces  effets  chez  une  aliénée  circulaire  en  état  de 
dépression;  dans  l'autre,  c'est  une  injection  de  sérum  pratiquée  par 
le  docteur  de  Fleury  sur  une  neurasthénique.  Mais  il  oublie  (et  voilà 

1.  Dans  un  cas  rie  cécité  psychique  (perceptive),  c'est-à-dire  oii  le  malade  avait 
perdu  la  faculté  de  reconnaître  les  objets  et  les  personnes,  celui-ci  s'est  plaint 
de  rester  insensible  à  un  deuil  de  famille,  faute  de  pouvoir  se  représenter  les 
visages  de  ses  proches  avec  l'expression  de  leur  douleur  (Df  Crouigneau,  thèse 
inaugurale).  La  lésion  intellectuelle  entrainait  une  lésion  dans  leâ  émotions, 
mais,  on  le  remarquera,  par  l'abolition  de  leur  contre-coup  social. 


220  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

l'inconvénient  des  expériences  poursuivies  en  dehors  des  conditions 
ordinaires)  qu'une  mère  qui  aurait  perdu  son  enfant  refuserait  pré- 
cisément toute  boisson  excitante  et  regarderait  comme  une  injure 
la  proposition  de  recevoir  une  injection  consolatrice.  Gela,  le  refus 
de  participer  aux  satisfactions  organiques,  la  tendance  à  la  destruc- 
tion de  son  propre  corps,  est  l'un  des  caractères  essentiels  de  la  tris- 
tesse grave.  Il  y  a  chez  les  véritables  affligés  un  appétit  de  la  souf- 
france, un  besoin  d'intensifier  et  d'approfondir  la  douleur,  qui  ont 
frappé  les  psychologues.  Spencer  appelle  cette  complaisance  de  la 
douleur  pour  elle-même  Luxin-ij  of  pity.  Et  M!  Dumas  a  eu  tort, 
nous  le  croyons,  de  nier  le  fait  à  sa  soutenance.  Lui-même  a  établi 
que  la  tristesse  produit  spontanément  une  diminution  des  échanges 
nutritifs  :  le  refus  des  aliments  n'est  que  l'irradiation  de  ce  symp- 
tôme dans  la  sphère  de  la  conscience.  A  ce  refus  s'ajoutent  le  refus 
du  mouvement,  la  lenteur  des  mouvements  inévitables  (on  comprend 
un  mariage  à  bicyclette,  non  un  enterrement),  le  refus  de  lumière  et 
d'air,  la  prédilection  pour  les  couleurs  sombres  et  pour  les  tentures 
ou  les  vêtements  sans  couleur  (blanc  ou  noir),  c'est-à-dire,  et  en 
résumé,  l'éloignement  pour  tout  ce  qui  favorise  la  vie.  Un  peu  plus 
loin,  nous  voyons  les  désespérés  renoncer  à  tout  soin  de  leur  per- 
sonne, se  frapper,  se  mutiler,  et  aboutir  au  suicide.  «  C'est  ce  der- 
nier terme,  dit  avec  raison  Ribot,  qui  fait  comprendre  tous  les 
autres  '.  »  Les  mélancoliques,  remarque  ironiquement  M.  Dumas, 
se  frappent,  en  effet;  mais  avec  un  couteau  de  bois!  Et  ceux  qui  pro- 
longent le  refus  des  aliments  au  delà  de  ce  que  les  convenances 
admettent  sont,  dit-il,  des  candidats  à  la  folie.  Cependant  les  sui- 
cides causés  par  le  désespoir,  morbide  ou  justifié,  ne  sont  que  trop 
réels;  Steinmetz  en  a  montré  la  fréquence  chez  les  sauvages.  On  voit 
souvent  des  enfants  se  jeter  à  la  rivière  après  une  réprimande  ^  Des 
animaux  sauvages,  des  mammifères  et  des  oiseaux  ne  peuvent  être 
conservés  en  captivité  parce  qu'ils  en  meurent  en  quelque  sorte 
régulièrement.  Enfin,  plus  éloquentes  peut-être  que  les  morts  volon- 
taires, des  morts  nombreuses  sont  dues  aux  désordres  de  la  nutri- 
tion et  de  la  circulation  qu'entraînent  des  afflictions  sans  remède, 
soit  que  l'ictère  et  les  maladies  du  cœur  en  résultent  directement, 
soit  que,  la  résistance  de  l'organisme  aux  causes   de  destruction 

1.  Psychologie  des  sentiments,  page  66. 

2.  Tous  c'es  faits  rentrent  sons  les  prises  de  la  mesure  par  leur  côté  social  : 
une  statistique  très  attentive  pourrait  en  dégager  la  signification  psychologique. 


A.   ESPiNAS.  —  La  tristesse  et  la  joie  221 

étant  diminuée  par  la  douleur,  les  désolés  soient  emportés  par 
quelque  maladie  inflammatoire  ou  parasitaire  intercurrente.  Et  si 
les  hommes  excessifs  dans  les  manifestations  de  la  tristesse  sont  des 
candidats  à  la  folie,  cela  même  que  la  tristesse  aiguë  peut  entraîner 
la  perte  de  la  raison  chez  certaines  personnes,  y  fussent-elles  pré- 
disposées, n'est-ce  pas  encore  une  preuve  en  faveur  de  la  thèse  que 
nous  soutenons  :  que  la  douleur  est  le  premier  stade  sur  le  chemin 
de  la  désorganisation  et  de  la  mort? 

Nous  le  savons,  les  manifestations  de  la  douleur  l'épuisent  et 
l'apaisent.  Et  c'est  un  soulagement  que  de  pleurer,  que  de  pleurer 
avec  des  amis,  surtout,  que  de  pouvoir  se  dire  ensuite  que  l'être 
aimé  qu'on  a  perdu  a  été,  selon  l'expression  courante,  bien  pleuré 
et  bien  accompagné  à  sa  dernière  demeure.  Subrepticement  l'ins- 
tinct de  conservation  qui  nous  inspire  les  cris  et  les  gestes  de  déso- 
lation et  les  larmes  nous  invite  peu  à  peu  à  célébrer  des  repas  de 
funérailles  où  l'on  fait  tout  ce  qu'il  faut  pour  parer  à  l'épuisement, 
puis  à  nous  rendre  tous  les  jours  auprès  d'un  tombeau,  ce  qui  cons- 
titue une  promenade  réconfortante,  puis  à  recevoir  des  visites  de 
condoléance.  L'esthétique  s'en  mêle,  le  cérémonial  social  nous  fait 
sortir  de  nous-mêmes  et  nous  absorbe  par  mille  soins.  Au  Caucase, 
pendant  la  semaine  sainte,  il  y  a  des  processions  où  de  fervents 
ascètes  se  tailladent  la  figure  à  coups  de  sabre  en  témoignage  de 
leur  douleur  religieuse;  ces  processions  deviennent  des  spectacles 
recherchés  comme  les  scènes  de  désolation  dans  la  Grèce  antique 
autour  du  tombeau  d'Adonis  :  dans  ces  spectacles,  la  personnalité 
des  acteurs  s'exalte  tandis  que  le  public  trouve  un  appât  pour  sa 
curiosité.  Ainsi  les  voceri  et  les  lamenti  célébrés  en  Corse.  Les  funé- 
railles nationales  redoublent  la  douleur  qu'on  éprouve  pour  la  perte 
d'un  grand  citoyen,  et  la  soulagent  aussi.  Mais,  si  certains  carac- 
tères légers  se  prêtent  à  cette  ruse  de  la  nature  et  se  font  complices 
de  ces  coutumes,  où  la  complaisance  de  la  tristesse  pour  elle-même 
masque  les  efforts  faits  en  réalité  pour  s'en  affranchir,  d'autres,  les 
vrais  affligés,  les  caractères  graves,  au  contraire,  sont  ménagers  de 
manifestations,  et,  si  leur  douleur  s'échappe  en  réactions  instinc- 
tives, ces  réactions  sont  épuisantes  elles-mêmes  :  après  un  moment 
de  répit  accordé  à  l'organisme,  elles  contribuent,  comme  nous  l'ap- 
prend M.  Dumas,  à  augmenter  la  dépression  de  l'abattement.  «  Les 
efforts  musculaires  et  cérébraux  de  la  douleur,  dit-il  encore,  auraient 
donc  un  rôle  utile  au  moins  momentanément  »,  mais  «  ils  conlri- 


222  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

biient  à  épuiser  le  sujet  et  à  préparer  pour  la  suite  des  périodes  de 
collapsus  »  (pages  352  et  362). 

Voilà  donc  ce  qu'on  tire  des  recherches  de  M.  Dumas,  en  accen- 
tuant certains  traits  de  ses  analyses  plus  qu'il  ne  l'a  fait  lui-même  et 
en  rétablissant  la  perspective  qu'il  n'a  pas  toujours  assez  ménagée 
entre  des  groupés  de  faits  d'importance  inégale.  Les  interprétations 
générales  qu'il  a  présentées  des  faits  recueillis  par  lui,  soit  dans  la 
classification  du  début  et  le  chapitre  iv  [Nature  des  émulions  nor- 
males), soit  dans  la  dernière  partie  de  son  livre,  sollicitent  peut-être 
elles-mêmes  une  interprétation  nouvelle;  il  ne  nous  en  voudra  pas 
de  l'avoir  proposée.  Mais  il  y  a  une  partie  (les  chapitres  v  à  viii)  qui 
est,  dans  son  ensemble,  au-dessus  de  toute  critique  et  constitue  un 
apport  exceptionnel  à  la  science  de  l'esprit.  Là  M.  Dumas  n'est  pas 
gêné  par  le  souvenir  de  l'ouvrage  de  M.  Ribot  sur  la  Psychologie  des 
sentiments  :  il  renouvelle  le  sujet;  il  le  fait  sien  définitivement.  Il 
fait  preuve  de  l'invention  la  plus  heureuse  et  d'une  étonnante  saga- 
cité dans  l'art  de  combiner  et  de  varier  les  expériences. 

Ces  expériences  ont  porté  sur  la  psycho-physiologie  de  la  tristesse 
et  de  la  joie,  c'est-à-dire  sur  les  modifications  introduites  par  les 
phénomènes  étudiés  dans  le  mouvement  respiratoire,  dans  le  pouls 
artériel,  dans  les  réactions  vasomotrices  dont  les  organes  sont  le 
siège,  dans  la  pression  du  sang,  et  elles  ont  toutes  nécessité  l'emploi 
d'appareils  de  maniement  délicat,  emploi  qui  exige  une  critique  tou- 
jours en  éveil  contre  de  multiples  chances  d'erreur.  Il  acompte  les 
variations  dans  le  nombre  des  globules  du  sang  qui  accompagnent 
les  variations  de  l'état  émotionnel.  Il  a  déterminé  la  psychochimie 
de  la  tristesse  et  de  la  joie  ;  il  a  soumis  à  la  mesure  les  changements 
apportés  par  ces  modifications  affectives  de  la  conscience  dans  la 
nutrition,  c'est-à-dire  dans  le  poids  des  sujets,  dans  la  composition 
et  la  toxicité  de  leurs  urines,  dans  la  quantité  d'acide  carbonique 
expiré  par  eux.  Prenant  le  mot  psychophysique  dans  un  sens  plus 
large  que  Fechner  et  ses  continuateurs,  il  a  étudié,  d'une  part,  l'in- 
fluence des  agents  physiques  comme  le  son,  la  lumière,  les  odeurs  et 
les  saveurs,  la  chaleur  et  les  mouvements  dans  leurs  variations 
d'intensité  sur  les  états  affectifs  de  ses  malades;  de  l'autre,  les  chan- 
gements physiques,  —  couleur  de  la  peau,  des  cheveux,  éclat  des 
yeux,  température  des  diverses  régions,  odeur  exhalée,  —  qu'ils  ont 
présentés  dans  leurs  divers  états  :  un  de  ses  graphiques  reproduit 
les  changements  de  température  observés  pendant  plus  de  deux  ans 


A.   KSPiNAS.  —  La  tristesse  et  la  joie.  223 

chez  son  aliénée  circulaire  dans  ses  états  alternatifs  de  dépression 
et  d'excitation.  Enfin  il  a  recueilli  les  éléments  d'une  psycho-méca- 
nique de  la  tristesse  et  de  la  joie,  à  savoir  les  variations  dans  l'énergie 
musculaire  qui  accompagnent  l'émotion-choc  et  les  états  émotionnels 
chroniques,  en  y  comprenant  la  coordination  des  contractions  mus- 
culaires, les  attitudes,  le  tremblement,  la  rapidité,  l'amplitude  et  la 
fréquence  des  mouvements  exécutés  sous  l'empire  de  la  volonté, 
enfin  les  changements  dans  les  muscles  du  visage  servant  à  l'expres- 
sion :  le  soupir,  le  sanglot,  le  rire  et  les  larmes.  D'amples  analyses- 
descriptives  commentent  toutes  ces  expériences  de  laboratoire  :  à 
chaque  instant,  dans  toutes  les  conjonctures  où  le  hasard  parfois, 
mais  le  plus  souvent  son  ingéniosité,  plaçait  ses  sujets,  M.  Dumas 
les  a  doucement  soumis  à  une  véritable  expérimentation  morale, 
interrogés,  pressés,  pénétrés. 

Il  est  incontestable  que  la  symétrie  des  résultats  obtenus  dans 
toutes  les  parties  de  cette  vaste  enquête,  en  ce  qui  concerne  les  deux 
états  antagonistes  de  la  dépression  et  de  l'excitation,  était  bien  faite 
pour  lui  donner  quelque  confiance  dans  l'assimilation  qu'il  a  sup- 
posée entre  la  dépression  et  la  tristesse,  comme  entre  l'excitation  et 
la  joie.  De  nouvelles  recherches  diront  si,  comme  nous  le  conjectu- 
rons à  notre  tour,  la  dépression  présente  seulement  les  dehors  de  la 
tristesse  ou  si  elle  est  la  tristesse  même.  Aucun  ouvrage  n'est  plus 
suggestif  et  n'est  plus  propre  à  provoquer  d'utiles  discussions. 

La  psychologie  comme  science  s'affirme  de  plus  en  plus  ;  l'espoir 
que  notre  génération  avait  conçu,  il  y  a  de  longues  années,  de  la 
voir  se  constituer  se  réalise  peu  à  peu.  M.  Dumas,  par  le  présent 
travail,  comme  par  les  précédents,  apporte  à  l'œuvre  commune  une 
contribution  importante,  mais  il  nous  reprocherait  de  ne  pas  ajouter 
qu'il  n'a  pu  le  faire  qu'en  suivant  la  méthode  de  M.  Ribot  et  en  s'ins- 
pirant  de  ses  doctrines. 

A.    ESPINAS. 


LE  RIRE 

ESSAI   SUR  LA  SIGNIFICATION  DU  COMIQUE 


Par  M.  H.  BERGSON 


On  a  tout  dit  sur  la  valeur  exceptionnelle  de  ce  livre,  et  l'on  vien- 
drait bien  tard  pour  y  vanter  la  richesse  des  idées  ou  la  finesse  des 
aperçus,  l'art  savant  de  l'exposition  comme  l'élégante  originalité  de 
la  doctrine.  Il  serait  tout  aussi  vain  de  vouloir  le  faire  connaître  à 
ceux  qui  ne  l'auraient  point  lu  et  d'entreprendre  cette  tâche 
impossible  :  les  descriptions  psychologiques  ou  les  analyses  qui  le 
remplissent  ont  quelque  chose  de  définitif  et  de  complet  en  soi,  oïli 
l'on  ne  saurait  modifier  ou  distraire  un  mot  sans  en  trahir  l'exacti- 
tude et  la  vérité  même;  on  ne  peut  dans  les  écrits  de  M.  Bergson 
séparer  la  forme  de  la  pensée,  dont  elle  reproduit  toute  la  variété  et 
toute  la  richesse.  Et  surtout  dans  ce  livre,  où  il  s'agit  d'art  et  de 
vie,  elle  devient  souple  et  flexible  comme  cette  vie  même,  dont 
elle  tend  sans  cesse  à  ressaisir  la  changeante  complexité,  aiguë  et 
subtile,  comme  la  méthode  qui  doit  dissocier  les  plus  secrètes  habi- 
tudes et  les  plus  vieux  préjugés  de  l'esprit.  Nous  ne  rappellerons 
donc  de  la  doctrine  que  ce  qui  est  strictement  nécessaire  à  une  dis- 
cussion, c'est-à-dire  les  principes  abstraits  et  les  conclusions  théo- 
riques. 

M.  Bergson  part  de  trois  observations  fondamentales,  qui  ne  lui 
paraissent  pas  d'ailleurs  avoir  besoin  de  démonstration  :  d'abord, 
qu'il  n'y  a  pas  de  comique  en  dehors  de  ce  qui  est  proprement 
humain;  puis,  que  le  comique  n'existe  que  pour  un  spectateur  indif- 
férent et  affranchi  de  toute  émotion,  et  qu'ainsi  il  ne  s'adresse  qu'à 

1.  1  vol.  204  p.  ;  Alcan,  édit. 


D.   PAKODi.  —  Le  rire.  --S 

rintelligence  pure;  enfin,  que  le  rire  a  son  milieu  naturel  dans  la 
société  et  doit  avoir  une  signification  sociale.  Cela  posé,  dans  une 
série  d'analyses  pénétrantes  et  déliées,  des  phénomènes  les  plus 
élémentaires  et  les  plus  simples  jusqu'aux  plus  complexes  et  aux 
plus  hauts,  dans  les  formes  et  les  mouvements  d'abord,  puis  dans 
les  situations  et  dans  les  mots,  enfin  dans  les  caractères,  il  s'efforce 
de  dégager  les  traits  communs  à  tout  ce  qui  apparaît  comme  comique, 
les  conditions  communes  et  nécessaires  du  rire.  Il  ne  faut  pas  d'ail- 
leurs, selon  lui,  prétendre  trouver  une  raison  du  rire  toujours  directe 
et  immédiate  ;  il  ne  faut  pas  vouloir  expliquer  chaque  cas  de  comique 
en  lui-même,  après  l'avoir  isolé  de  tous  les  autres:  le  comique  a  une 
«  force  d'expansion  »  propre,  par  laquelle,  d'un  objet  ou  d'un  fait 
qui  en  donne  l'impression  primitive,  il  se  communique  à  tous  les 
faits  ou  objets  similaires,  qui,  dans  une  large  mesure,  deviennent 
ainsi  risibles  par  une  sorte  de  participation.  Avec  ces  réserves,  et  à  la 
condition  de  retrouver  les  intermédiaires  convenables,  le  psychologue 
voit  toutes  ses  recherches  converger  vers  la  même  conclusion  :  il  y  a 
comique  partout  où  se  révèle  «  du  mécanique  plaqué  sur  du  vivant  »  ; 
où  nous  avons,  «  insérées  l'une  dans  l'autre,  l'impression  de  la  vie  et 
la  sensation  nette  d'un  arrangement  mécanique  »;  et  c'est  merveille 
de  voir  comment  cette  idée  se  diversifie  selon'les  cas,  tout  en  restant 
constante  avec  elle-même;  comment  les  formes  risibles  les  plus  dill'é- 
rentes,  les  plus  étrangères  en  apparence  à  ces  formules,  semblent 
bientôt  s'y  plier  comme  d'elles-mêmes,  conduites  par  une  interpré- 
tation ingénieuse  et  pressante.  Et  voilà  pourquoi  nous  rions  chaque 
fois  que  le  corps  humain  nous  fait  penser  à  une  simple  mécanique; 
chaque  fois  qu'une  personne  nous  donne  l'impression  d'une  chose; 
chaque  fois  qu'un  tic,  une  idée  obsédante,  une  passion  ou  un  vice 
dominant,  au  jeu  fixe  et  rythmique,  nous  paraissent  diriger  l'homme 
et  en  faire  une  sorte  d'automate;  chaque  fois  enfin  qu'au  lieu  du 
renouvellement  incessant,  de  la  souple  et  toujours  nouvelle  adapta- 
tion aux  circonstances  qui  constituent  la  vie,  nous  rencontrons  quelque 
chose  de  figé  et  de  mort,  de  régulier  et  de  fatal,  une  raideur  du 
corps,  ou  une  raideur  de  l'esprit,  ou  une  raideur  du  caractère.  —  De 
ces  cas  primitifs  et  immédiatemment  comiques,  le  rire  s'attache,  par 
une  extension  plus  ou  moins  directe,  à  d'autres,  analogues  par 
quelque  côté;  et  nous  rions  partout  où  l'artificiel,  immobile  et  fixe 
comme  quelque  chose  d'abstrait,  nous  paraît  se  substituer  au  naturel  ; 
où  l'habitude  ou  le  costume  professionnels  se  substituent  à  l'homme; 


226  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

OÙ  «  notre  attention  est  attirée  sur  le  physique  d'une  personne  alors 
que  le  moral  était  en  cause  »,  où  «  la  forme  semble  vouloir  primer 
le  fond  »,  où  «  la  lettre  cherche  chicane  à  l'esprit  »,  Par  là  le  rire 
semble  avoir  sa  logique  propre",  logique  de  l'absurde,  très  voisine 
de  celle  du  rêve,  où  les  images  semblent  dominer  et  s'associer  à  leur 
façon,  rigides,  mécaniques,  distraites  et  gauches,  sans  égard  à  la 
flexibilité  ingénieuse  de  la  pensée  vivante  et  à  la  liberté  de  l'esprit. 

Mais  pourquoi  rions-nous,  chaque  fois  qu'au  lieu  de  la  vie,  nous 
rencontrons  ainsi  l'automatisme?  C'est  que  le  rire  répond  à  une 
utilité  sociale.  La  vie  et  la  société  ont  besoin  d'une  attention  cons- 
tante et  d'un  continuel  eff'ort  d'adaptation  à  leurs  conditions  chan- 
geantes :  les  inadaptations  profondes  et  essentielles  s'éliminent 
d'elles-mêmes  dans  ce  qu'on  a  appelé  la  lutte  pour  la  vie  ;  mais  il 
en  est  d'autres,  moins  graves,  qui  pourtant  sont  suspectes  à  la 
société,  parce  qu'elles  sont  «  le  signe  possible  d'une  activité  qui 
s'endort,  et  aussi  d'une  activité  qui  s'isole  ».  Elle  les  réprimera  dès 
lors,  mais  par  un  simple  geste,  •<  une  espèce  de  geste  social  »,  de 
«  brimade  sociale  »  :  c'est  le  rire.  Il  est  un  instrument  de  «  correc- 
tion »;  sa  fonction  est  «  d'intimider  en  humiliant  »  :  et  ainsi  il  ne 
saurait  naître  de  la  sympathie  ni  de  la  bonté;  il  implique  toujours 
insensibilité,  et  à  quelque  degré,  critique  ou  rancune. 

Grâce  à  ces  théories  l'on  peut  essayer  de  déterminer  les  rapports 
du  rire  avec  l'art  et  avec  la  vie.  L'art,  selon  M.  Bergson,  sous  les 
conventions  commodes  et  les  connaissances  générales  dirigées  vers 
l'action,  et  par  suite  déterminées  par  l'utilité  individuelle  ou  sociale, 
tend  à  retrouver,  au  fond  de  l'homme  ou  des  choses,  leur  réalité 
intime  et  unique,  la  continuité  mouvante  et  vivante  qui  les  particu- 
larise; il  tend  donc  toujours  à  l'individuel.  Or,  il  en  va  tout  autre- 
ment de  la  comédie  :  puisqu'elle  veut  exciter  le  rire  et  que  le  rire 
est  une  correction  sociale,  elle  devra  peindre  le  général,  car  «  il  est 
utile  que  la  correction  atteigne  du  même  coup  le  plus  grand  nombre 
possible  de  personnes  ».  Par  là  elle  «  ne  relève  plus  de  l'esthétique 
pure  »,  elle  «  tourne  le  dos  à  l'art  »,  elle  a  une  fonction  sérieuse, 
un  but  utile  au  perfectionnement  général;  et  pour  tout  dire,  elle 
«  se  balance  entre  la  vie  et  l'art.  » 


Telles  sont  les  thèses,  originales  et  séduisantes,  qui  se  dégagent 
du  livre  de  M.  Bergson,  et  qu'il  appuie   d'une   foule  d'exemples, 


D.    PARODi.   —  Le  rire.  227 

d'analyses,  d'observations  personnelles,  de  remarques  littéraires, 
tour  à  tour  fines,  subtiles,  spirituelles  ou  profondes,  et  toujours 
d'une  précision  de  pensée  et  d'un  bonheur  d'expression  qui  les  ren- 
dent irrésistiblement  convaincantes.  Et  l'on  s'en  émerveille  plus 
encore  si  l'on  songe  que  ces  pages  se  sont  adressées  d'abord  au 
grand  public  d'une  revue  littéraire,  et  qu'elles  ont  su  le  charmer 
autant  qu'elles  ont  fait  réfléchir  les  psychologues.  Mais  l'on  compren- 
dra par  là  aussi,  peut-être,  que  l'auteur  se  soit  trouvé  comme  con- 
traint d'éviter  certains  problèmes,  ou  de  ne  s'expliquer  qu'à  demi 
sur  certaines  difficultés.  Il  reste  parfois  quelque  indécision  sur  la 
nature  des  principes  d'où  il  part,  ou  sur  le  sens  des  conclusions  aux- 
quelles il  aboutit.  Le  philosophe,  sinon  le  psychologue,  réclame 
encore,  après  l'avoir  lu,  quelques  éclaircissements  :  et  c'est  tout  ce 
que  nous  voudrions  montrer  ici. 

Et  d'abord  M.  Bergson  n'a  pas  voulu  discuter  les  explications 
du  rire  antérieures  à  la  sienne,  et  si  aucune  ne  le  satisfaisait,  il 
a  pensé  que  la  meilleure  des  réfutations  serait  encore  d'y  substituer 
une  doctrine  nouvelle  et  de  la  faire  triompher.  Mais,  sa  propre 
thèse  se  trouve  rentrer,  comme  un  cas  particulier,  dans  une  des  thèses 
anciennes,  celle  du  contraste.  On  trahit  d'ailleurs  celle-ci  en  la 
désignant  par  ce  seul  mot,  puisqu'il  est  trop  clair  que  tout  contraste 
n'est  pas  comique.  On  a  toujours  entendu  désigner  par  là,  non  un 
contraste  quelconque,  mais  ce  contraste  très  spécial  qui  se  produit 
dans  l'esprit  chaque  fois  que,  sans  en  être  émus  ou  peines  person- 
nellement, nous  trouvons  l'événement  au-dessous  de  notre  attente, 
inférieur  à  notre  prévision,  et  qu'il  y  a  par  suite  disproportion  entre 
l'effort  d'intelligence  ou  d'attention,  d'admiration  ou  de  sympathie 
que  le  sujet  se  préparait  à  fournir,  et  ce  que  l'objet  en  mérite.  Or  il 
est  clair  que  les  formules  de  M.  Bergson  sont  enveloppées  par 
celle-ci  :  un  mécanisme  rencontré  là  où  l'on  croyait  trouver  la  vie, 
un  pantin  au  lieu  d'un  homme,  une  habitude  ou  une  formule  inerte 
au  lieu  d'une  volonté  et  d'un  acte  originaux,  c'est  bien  un  contraste 
du  plus  au  moins,  de  notre  prévision  légitime  à  la  maigre  réalité; 
et,  pourvu  que  nous  restions  dans  une  attitude  purement  esthétique 
et  contemplative,  dans  l'une  comme  dans  l'autre  théorie  le  spec- 
tacle qui  nous  présente  ce  contraste  ne  pourra  nous  paraître  que 
risible.  Il  n'y  a  donc,  entre  les  deux,  nulle  contradiction;  et  toute  la 
question  est  de  savoir  si  c'est  Tune  qui  est  trop  large,  ou  l'autre  trop 
étroite. 


228  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Il  ne  faut  pas  oublier  avant  tout  que  si  le  titre  du  travail  de 
M.  Bergson  est  le  Rire,  il  s'est  empressé  d'y  ajouter  un  sous-litre  qui 
restreint  singulièrement  son  sujet  :  Essai  sur  la  signification  du 
Comique.  Son  étude  est,  en  effet,  exclusivement  psychologique.  Or 
le  rire  est  aussi  un  phénomène  physiologique,  qui  a  des  condi- 
tions physiques  déterminées  et  que  des  causes  purement  nerveuses 
suffisent  parfois  à  provoquer.  Rien  de  plus  légitime  sans  doute,  à 
moins  que  l'on  ne  veuille  dénier  toute  raison  d'être  à  la  psychologie, 
que  cette  manière  de  délimiter  son  champ  d'étude  :  mais  le  résultat 
en  est  ici  de  constituer  une  théorie  du  comique  sans  rapport  d'aucune 
sorte  avec  le  phénomène  physique;  de  sorte  qu'à  l'ensemble  d'états 
ou  d'impressions  psychologiques  qu'on  définit,  il  semble  que 
n'importe  quel  mode  expressif,  les  larmes  aussi  bien  que  le  rire, 
aurait  pu  se  trouver  associé.  Une  théorie  complète  du  rire  ne 
devrait-elle  pas  pourtant  révéler  le  lien  qui  rejoint  ses  formes  les 
plus  intellectuelles  et  les  plus  complexes  aux  plus  humbles,  aux 
plus  voisines  du  simple  réflexe,  et  établir  des  unes  aux  autres  une 
sorte  de  continuité?  Du  rire  de  l'enfant  en  présence  de  ses  jouets 
divers  M.  Bergson  trouve,  par  exemple,  les  plus  ingénieuses  expli- 
cations, et  il  est  probable  qu'il  nous  présente  là  une  image  fidèle  de 
Tàme  enfantine  :  mais  nul  doute  aussi  que  le  phénomène,  dans  les 
premières  années,  ne  reste  toujours  très  voisin  de  la  pure  excitation 
nerveuse;  et  il  faut  bien  admettre  que  si  des  états  psychologiques 
très  simples,  que  si  les  premières  intuitions  du  comique,  s'expriment 
naturellement  par  le  rire,  c'est  en  raison  de  quelque  secrète  affinité 
avec  les  états  nerveux  qui  le  provoquaient  d'abord  automatique- 
ment. Aussi  bien  M.  Bergson  parle  ailleurs,  en  passant,  du  mouve- 
ment de  (/«'/e/i/e  qui  constitue  le  rire;  et  ailleurs  encore  il  constate 
que  le  rire  «  est  par  lui-même  un  plaisir  »  :  c'est  même  là  un  carac- 
tère trop  important  du  phénomène  pour  qu'on  ne  soit  pas  un  peu 
inquiet  d'en  voir  tenir  si  peu  de  compte;  on  ne  saurait  oublier  abso- 
lument qu'on  rit  parce  qu'on  est  joyeux  et  qu'il  est  agréable  de  rire. 
Jusque  dans  ses  formes  les  plus  hautes  le  phénomène  reste  donc 
relié  à  un  état  organique,  un  aspect  physiologique  y  subsiste.  Et,  si 
l'idée  du  mécanique  substitué  au  vivant  n'en  rend  compte  en  aucune 
façon,  ne  semble-t-il  pas  que  la  théorie  plus  générale  du  contraste, 
au  moins  en  quelque  mesure,  y  parvenait  mieux?  Elle  se  liait  en 
effet  à  l'idée  d'une  force  amassée  dans  l'attente  d'une  certaine  fin,  ou 
orientée  dans  un  certain  sens  (une  idée  à  comprendre,  une  émotion 


D.   PARODi.   —  Le  rire.  229 

à  éprouver),  que  la  brusque  rencontre  d'un  événement  sans  propor- 
tion avec  elle  rend  inutile,  et  qui  se  libère  donc  et  se  dépense  dans 
un  spasme  nerveux.  Sans  compter  que  par  là  la  parenté  du  rire 
et  du  phénomène  esthétique  en  générai  apparaissait  mieux,  puis- 
qu'il se  définissait  en  somme  comme  une  activité  de  jeu,  une  sura- 
bondance de  force  devenue  inutile  à  l'activité  sérieuse.  —  Pourtant 
il  va  sans  dire  que  la  théorie  physiologique  est  elle-même  trop 
vague  et  incertaine  encore,  pour  qu'on  puisse  absolument  exiger  du 
psychologue  que  ses  conclusions  s'accordent  avec  elle.  C'est  sur  le 
terrain  psychologique  que  M.  Bergson  se  place,  c'est  moins  au  rire 
(|u'il  pense  en  somme  qu'au  comique;  c'est  là  qu'il  importe  avant  tout 
de  le  suivre. 

Tout  d'abord,  et  de  son  propre  aveu,  il  ne  suffit  pas  qu'en  fait  du 
mécanique  soit  substitué  à  du  vivant  pour  que  le  comique  appa- 
raisse :  il  faut  qu'on  y  pense,  qu'on  s'en  aperçoive;  il  y  a  des  choses 
«  comiques  en  droit  sans  l'être  en  fait  *  »;  c'est  pour  cela  que  l'habi- 
tude est  la  grande  antagoniste  du  comique,  l'efface  des  gestes 
comme  des  situations  ou  des  caractères.  Mais  cela  ne  revient-il  pas 
à  dire  que  c'est  la  conscience  de  la  substitution,  en  un  mot  le  contraste., 
qui  est  la  condition  essentielle  du  rire?  M.  Bergson  peut  avoir  raison 
de  définir  ce  contraste  en  des  termes  plus  étroits  que  ne  le  faisait 
la  théorie  classique,  mais  c'est  toujours  par  une  condition  subjective 
qu'il  faut  bien  le  définir.  Une  question  s'impose  dès  lors  :  le  contraste 
inverse  à  celui  qu'admet  seul  M.  Bergson  ne  pourrait-il  pas  paraître 
comique  à  son  tour?  Ne  le  parait-il  pas  en  fait,  lorsque  c'est  le  vivant 
qui,  dans  tel  ou  tel  cas,  semble  moins  à  sa  place,  moins  bien  adapté 
aux  circonstances  que  le  mécanique?  L'individu  qui,  là  où  il  s'agit 
d'agir  vite  et  sûrement,  et  comme  d'un  mouvement  automatique,  se 
prend  à  examiner  le  cas,  à  délibérer  ou  à  raisonner,  ne  fait-il  pas 
rire?  —  M.  Bergson  pourra  dire,  il  est  vrai,  que  c'est  là  manque  de 
souplesse  et  rigidité  d'une  autre  sorte,  incomplète  adaptation  à  la 
vie  qui  réclame  aussi  à  ses  heures  le  mécanisme  et  l'automatisme  : 
mais  ne  semble-t-il  pas  ici  encore  que  la  source  véritable  du  comique 
soit  dans  le  contraste  et  la  disproportion  entre  la  fin  et  les  moyens 
par  lesquels  on  veut  l'atteindre,  et  l'explication  n'apparaît-elle  pas 


1.  On  pourrait  sans  doute  retourner  la  formule,  qui  resterait  alors  aussi  vraie  : 
il  y  a  des  choses  comiques  en  fait  qui  ne  le  sont  pas  en  droit,  il  y  a  des  rires 
«  bêtes  »  et  nés  de  rinintcUigence.  La  théorie  de  M.  Bergson,  qui  insiste  si  peu 
sur  la  «  relativité  du  comique  »,  en  rend-elle  compte? 


230  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

ainsi  plus  directe  et  plus  convaincante? —  Et  pourquoi,  d'autre  part, 
tous  les  gestes  qui,  par  leur  répétition  régulière,  devraient  donner 
l'impression  d'un  mécanisme,  ne  sont-ils  pas  toujours  comiques? 
pourquoi  un  ballet  ne  l'est-il  pas?  sinon  parce  que,  que  ce  soit 
artifice  ou  hasard,  le  contraste  n'apparaît  pas,  se  dissimule,  et  que 
rien  ne  nous  a  fait  attendre  plus  que  ce  qui  nous  est  montré?  Par- 
tout il  semble  donc  nécessaire,  ou  au  moins  plus  facile  d'interpréter 
les  faits  à  l'aide  de  formules  moins  précises  et  plus  compréhensives 
que  celles  de  M.  Bergson,  de  parler  de  discordance,  d'inadaptation 
en  général,  et  toujours  de  la  chute  entre  l'attente  et  l'événe- 
ment. 

Aussi  bien  les  lois  que  l'auteur  attribue  au  comique  non  seulement 
peuvent  paraître  trop  absolues  et  trop  objectives,  au  moins  dans 
leur  forme,  mais  encore  semblent  ne  pouvoir  jamais  s'appliquer  à  la 
réalité  qu'en  passant  par  la  loi  plus  générale  du  contraste  :  car  il 
faut  bien  faire  entrer  en  ligne  de  compte  l'état  du  sujet,  son  carac- 
tère, son  tempérament,  ses  idées,  et  mieux  encore,  sa  disposition 
d'esprit  à  tel  jour,  à  telle  heure.  Ce  qui  est  comique  pour  moi  ne 
l'est  pas  pour  mon  voisin;  ce  qui  l'est  pour  moi  aujourd'hui  ne 
le  sera  peut-être  plus  demain.  L'automatique  est  d'autant  plus 
risible  qu'il  forme  un  contraste  plus  immédiat  et  plus  tranché  avec 
le  vivant,  c'est-à-dire  que  je  m'attends  davantage  à  trouver  du 
vivant  :  et  c'est  ainsi  seulement  que  l'on  peut  rendre  compte  de  la 
relativité  du  comique,  si  divers  suivant  les  temps,  les  lieux,  les  âges, 
la  profession,  les  milieux  sociaux  :  M.  Bergson  n'y  parvient  que  par 
des  voies  détournées.  Il  y  a  même  là  toute  une  série  de  faits  que 
les  formules  nouvelles  :  «  du  mécanique  inséré  dans  du  vivant  »  ou 
«  substitué  à  du  vivant  »,  semblent  laisser  inexpliqués  :  c'est  l'action, 
non  seulement  de  l'habitude,  qui  estompe  ou  efface  le  ridicule,  mais 
encore  de  la  nouveauté,  qui  au  contraire  le  traîne  presque  toujours 
à  sa  suite,  au  moins  pour  un  instant  :  «  comment  peut-on  être 
Persan?  »  Tout  ce  qui  est  inaccoutumé,  tout  ce  qai  dérange  nos 
habitudes  (et  par  conséquent  nos  attentes),  que  ce  soit  la  chose  du 
monde  la  plus  légitime  ou  la  plus  belle,  qu'il  s'agisse  d'une  amélio- 
ration ou  d'un  progrès,  tant  que  nous  n'en  avons  pas  ressenti  ou 
compris  les  effets  bienfaisants,  tant  que  nous  la  considérons  encore 
comme  un  spectacle,  nous  paraîtra  plus  ou  moins  insolite,  excen- 
trique, bizarre,  —  ridicule  :  mots  significatifs  qui  expriment  tout 
ensemble,  et  la  nouveauté,  et  la  tendance  à  en  rire.  A  moins  qu'elle 


D.   l'AKODi.  —  Le  rire.  231 

ne  soit  par  elle-même  douloureuse  ou  joyeuse,  il  n'y  a  qu'un  pas 
de  la  surprise  au  rire. 

Si  nous  cherchons  chez  M.  Bergson  l'explication  de  ces  faits,  sans 
doute  nous  en  trouverons  une  :  il  nous  est  dit  que  la  nouveauté  nous 
apparaît  comme  un  déguisement,  appelle  notre  attention  du  fond 
sur  la  forme,  nous  montre  la  souplesse  de  la  vie  comme  gênée  dans 
la  raideur  de  son  enveloppe,  et  ainsi,  par  des  analogies  plus  ou 
moins  complexes  et  des  associations  sentimentales,  se  relie  aux 
formes  primitives  de  comique.  Mais  cette  catégorie  de  faits  est  assez 
nombreuse  et  importante  pour  donner  quelque  vraisemblance  à  la 
théorie  qui  en  présente  une  explication  plus  immédiate  et  les  déduit 
directement  :  sans  compter  qu'il  paraît  bien  téméraire  de  ne  leur 
accorder  qu'une  sorte  de  comique  d'emprunt.  Veut-on  même  passer 
là-dessus?  11  reste  toujours  inexpliqué  qu'une  nouvelle  conception 
scientifique,  une  nouvelle  école  littéraire,  un  nouvel  appareil  indus- 
triel nous  paraissent  si  facilement  ridicules  :  peut-on  dire,  sans 
beaucoup  de  subtilité,  que  notre  pensée  est  ici  ramenée  du  fond  sur 
la  forme,  de  telle  façon  que  l'idée  nous  y  paraisse  contrainte  et  mal 
à  l'aise?  et  ne  semble-t-il  pas  qu'ici  encore  nous  soyions  toujours 
réduits  à  l'explication  directe  par  le  contraste,  le  contraste  entre 
l'attente  et  l'événement?  11  est  vrai  qu'on  peut  faire  intervenir  ici  le 
caractère  social  du  rire;  et  c'est  cet  autre  aspect  de  la  doctrine  qu'il 
reste  maintenant  à  examiner. 


La  théorie  de  M.  Bergson  est,  en  effet,  à  double  face,  et  là  oii  sa 
première  formule  d'explication  ne  peut  suffire,  la  seconde  semble  la 
suppléer.  Le  rire  est,  selon  lui,  un  phénomène  de  défense  ou  de  cor- 
rection sociale.  Mais  c'est  ici  que  les  difficultés,  ou  au  moins  les 
obscurités  de  l'œuvre  paraissent  les  plus  frappantes  :  quel  est  le  rap- 
port exact  de  l'une  à  l'autre  des  deux  formules? 

A  ne  consulter  que  l'intention  de  l'auteur,  elles  semblent  devoir 
se  compléter;  l'une  donnant  plutôt  la  loi  du  phénomène,  et  l'autre 
sa  cause.  «  L'automatique  inséré  dans  le  vivant  »  est  bien  la  défini- 
nition  objective  du  comique,  si  c'est  là  ce  que  l'analyse  découvre 
dans  tous  les  cas  ou  nous  rions,  ce  qui  leur  serait  commun  à  tous; 
«i  la  correction  sociale  »  constitue  la  cause  subjective  du  rire,  son  but 
et  sa  destination,  la  raison  enfin  pour  laquelle,  chaque  fois  que  les 
conditions  du  comique  sont  données,  elles  provoquent  en  nous  cette 

Rev.  Meta.  T.  IX.  —    1901.  16 


232  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

réaction  qui  est  le  rire,  et  non  tout  autre.  S'il  en  est  ainsi,  les  deux 
explications  doivent  s'appliquer  simultanément  à  tous  les  cas,  et  si 
elles  ne  rendaient  compte  chacune  que  d'une  partie  de  ces  cas,  elles 
se  nieraient  proprement  Tune  l'autre,  loin  de  se  fortifier.  Nous  ne 
prétendons  pas  qu'il  en  soit  tout  à  fait  ainsi,  mais  il  semble  néan- 
moins que  parfois  l'une  s'applique  plus  directement  et  facilement 
aux  faits,  tandis  que  l'autre  ne  s'y  relie  qu'indirectement;  dans  le 
comique  de  geste  ou  de  forme  par  exemple,  l'impression  d'un  méca- 
nisme substitué  à  la  vie  est  primitive  et  immédiate,  tandis  que 
l'intérêt  de  la  société  à  le  réprimer  n'apparaît  que  très  indirect  et 
secondaire.  Inversement,  la  tendance  à  rire  de  tout  ce  qui  est  nou- 
veau s'explique  à  merveille  comme  un  «  geste  »  social,  tandis  qu'il 
nous  a  paru  que  l'idée  d'automatisme  n'y  était  pas  nettement  pré- 
sente et  ne  s'y  découvrait  pas  sans  bonne  volonté.  Il  en  résulte  en 
tout  cas  que,  en  dépit  de  l'explication  sociale,  nos  réserves  à  l'égard 
de  l'autre  explication  peuvent  rester  valables. 

Gomment  faut-il  entendre  hiaintenant  que  l'utilité  sociale  soit  la 
raison  d'être  du  rire?  Peut-être  M.  Bergson  veut-il  dire  simplement 
qu'il  nous  est  impossible  de  distinguer  des  phénomènes  psycholo- 
giques purement  individuels  autrement  que  par  abstraction,  que 
les  influences  sociales  pénètrent  si  bien  jusqu'à  nos  moindres  actes 
et  à  nos  plus  intimes  sentiments,  que  nous  ne  saurions  dire  ce  qui 
nous  vient  d'elles  et  ce  qui  nous  vient  de  nous.  En  ce  sens  le  rire 
peut  être  dit  de  nature  sociale,  parce  que  la  société  seule  fait  que 
nous  trouvions  telle  chose  comique  et  non  telle  autre;  parce  qu'elle 
oriente  et  tourne  à  son  profit  toutes  nos  tendances  naturelles,  le 
rire  comme  les  autres;  parce  qu'enfin  notre  sentiment  du  comique 
est  toujours  relatif  à  nos  idées  ou  à  nos  habitudes,  qui  nous  viennent 
du  groupe  où  nous  vivons.  Tout  cela  ne  saurait  être  contesté;  il  est 
désormais  acquis,  après  le  livre  que  nous  étudions,  et  l'on  s'en 
doutait  même  avant,  que  nous  nous  défendons  ou  nous  vengeons 
de  tous  ceux  qui  menacent  les  intérêts  de  la  vie  commune  en  les 
rendant  ridicules;  par  là  les  fines  analyses  que  notre  auteur  a 
prodiguées  en  abondance  ne  sauraient  rien  perdre  de  leur  prix. 
Mais  M.  Bergson  semble  parfois  dire  autre  chose;  la  société  semble 
faire  plus,  selon  lui,  qu'imposer  sa  forme,  ses  exigences,  son  orien- 
tation, à  cette  faculté  psychologique  dont  on  trouverait  au  moins 
le  germe  dans  la  nature  individuelle,  la  faculté  de  percevoir  le 
comique;  on  se  demande  si  l'aptitude  à  saisir  le  contraste  entre  le 


D.   PAiiODi.   —  Lp.  rire.  233 

mécanique  et  le  vivant  n'est  pas  absolument,  pour  lui,  une  création 
sociale,  en  dehors  et  au-dessous  de  laquelle  il  ne  resterait  plus 
d'inhérent  à  l'individu  même  que  le  rire  en  tant  (jue  pur  et  simple 
réflexe  nerveux,  sans  cause  et  sans  signification  psychologique.  On 
rencontre  même  sous  sa  plume  les  expressions  les  plus  équivoques, 
qui  vont  jusqu'à  personnifier  la  société,  à  lui  attribuer  des  intérêts 
et  des  fins  propres,  étrangères  et  inconnues  à  l'individu.  11  se  mêle 
toujours  au  rire,  nous  dit-il,  «  une  arrière-pensée  que  la  société  a 
pour  nous  quand  nous  ne  l'avons  pas  nous-mêmes  »  ;  voilà  pourquoi 
au  fond  le  rire  manque  toujours  de  bonté  :  «  Fait  pour  humilier,  il 
doit  donner  à  la  personne  qui  en  est  l'objet  une  impression  pénible. 
La  société  se  venge  par  lui  des  libertés  qu'on  a  prises  avec  elle.  » 

—  En  un  mot,  pour  M.  Bergson,  rire,  c'est  toujours  se  moquer. 

Il  est  hors  de  doute,  cependant,  qu'on  ne  saurait  entendre  par  là 
qu'une  intention  de  moquerie  soit  toujours  présente  chez  l'individu 
qui  rit.  Il  suffit  de  réfléchir  que  l'enfant  rit,  et  si  l'on  peut  à  la  rigueur 
lui  attribuer  quelque  sentiment  d'un  contraste  entre  l'automatique 
et  le  vivant,  on  ne  saurait  en  revanche  lui  supposer  une  intention 
de  correction  sociale.  Aussi  bien  la  tendance  à  rire  ne  paraît  dépen- 
dre en  rien  de  l'éducation  sociale,  ni  varier  en  proportion  de  celle-ci. 

—  Mais  autre  parait  être  la  pensée  de  M.  Bergson  :  c'est  sans  le 
savoir  le  plus  souvent  que  nous  servons  par  le  rire  les  intérêts 
sociaux  :  il  semble  qu'il  y  ait  là  comme  une  application  des  idées 
darwiniennes,  qu'on  se  représente  le  rire  comme  le  produit  d'une 
sorte  de  sélection;  et  une  phrase  même  semble  faire  plus  qu'en 
suggérer  l'idée  :  «  Le  rire  est  simplement  l'efTet  d'un  mécanisme 
monté  en  nous  par  la  nature,  ou,  ce  qui  revient  à  peu  près  au  rnême, 
par  une  très  longue  habitude  de  la  vie  sociale.  »  Or,  cette  sélection, 
si  l'on  en  accepte  l'hypothèse,  ne  se  comprend  qu'à  demi.  L'utilité 
sociale  qui  résulte  de  la  correction  par  le  rire,  inaperçue  le  plus 
souvent  des  individus,  ne  leur  donnerait  aucune  supériorité  person- 
nelle dans  la  concurrence  vitale  :  ce  serait  même  le  contraire,  si  le 
rire  tend  à  corriger  chez  celui  dont  on  rit  des  défauts  qui  donnaient 
tout  avantage  au  rieur.  Ce  n'est  qu'à  la  société  que  l'adaptation 
imparfaite  de  ses  membres  peut  nuire;  et  ce  n'est  pas  entre  les  indi- 
vidus qu'il  faudrait  donc  admettre  que  la  sélection  s'opère,  mais 
entre  les  diverses  sociétés  elles-mêmes.  Si  bien  que  la  moquerie  à 
l'égard  de  toutes  les  raideurs  vitales,  apparue  par  hasard  dans 
une  société  donnée,  lui  aurait  constitué  un  avantage  grâce  auquel 


234  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

elle  aurait  subsisté  seule,  avec  l'aptitude  à  saisir  le  comique  comme 
un  de  ses  caractères  distinctifs.  Idée  étrange,  et  évidemment  très 
éloignée  de  la  pensée  de  M.  Bergson. 

D'autre  part,  si  l'on  ne  va  pas  jusqu'à  cette  conséquence  extrême, 
il  semble  bien  que  la  doctrine  du  rire  comme  «  geste  social  »  doive 
se  limiter  pour  rester  intelligible.  Elle  lui  attribue  la  fonction  «  d'in- 
timider en  humiliant  »;  il  doit  pour  cela  donner  à  la  personne  qui 
le  subit  «  une  impression  pénible  ».  Il  faut  donc,  de  toute  nécessité, 
que  l'expérience  ait  appris  au  rieur,  ou  du  moins  à  l'humanité,  que 
le  rire  est  pénible  à  celui  dont  on  rit,  qu'il  lui  est  une  humiliation; 
il  faut  donc  encore,  pour  cela,  qu'à  l'origine  au  moins  de  la  vie,  soit 
individuelle,  soit  collective,  on  ait  ri  d'abord   spontanément,  sans 
intention,  et  simplement  parce  qu'un  certain  spectacle  suscitait  une 
émotion  de  nature  à  se  traduire  ainsi.  Tout  au  plus  a-t-on  pu,  dès 
l'origine,  dédaigner  autrui  et  en  rire  parce  qu'on  le  dédaignait,  et  que 
le  dédain  s'exprimait  naturellement  de  la  sorte,  mais  non  en  rire ;jor/r 
l'humilier;  il  n'a   donc  pu  devenir   un  mode  de  correction  sociale 
qu'après   avoir  été,   et   parce    qu'il    était,  un  geste    spontanément 
-expressif  de  sentiments  spontanément  humains.  —  A  la  rigueur,  on 
.peut  admettre  qu'un  tel  apprentissage  n'ait  été  accompli  qu'une  fois 
pour  toutes  aux  origines  de  la  vie  sociale  et  se  soit  transmis  dés 
lors  par  hérédité.  Mais  s'il  faut,  bon  gré  malgré,  admettre  qu'à  un 
moment  donné  au  moins  il  y  a  eu  un  sentiment  du  comique  tout 
désintéressé  et  sans  intention  réfléchie  de  nuire,  pourquoi  ne  pas 
admettre,  comme  semble  nous  le  suggérer  notre  conscience  actuelle, 
qu'aujourd'hui  encore  il  n'en  va  pas  autrement,  et  que,  si  l'on  rit 
souvent  pour  se  moquer,  ou  pour  traduire  la  moquerie  collective 
de  la  société  entière,  il  se  peut  que  l'on  rie  aussi  sans  malveil- 
lance, il  faut  même  que  chacun  commence  au  moins  par  rire  «  pour 
rire  »? 

Il  en  serait  donc  du  sens  du  comique  comme  des  autres  senti- 
ments vraiment  simples  et  originaux  :  virtuellement  enveloppés  à 
l'état  de  réactions  instinctives  dans  la  nature  humaine,  il  leur  faut 
la  société,  leur  milieu  naturel,  pour  se  développer  et  se  diversifier. 
Ainsi  du  rire  :  l'instinct  social  et  l'intérêt  de  correction  ne  le  créent 
pas  plus  dans  son  originalité  psychologique  que  dans  son  mécanisme 
organique;  ils  ne  s'en  servent  que  parce  qu'il  existe;  ils  peuvent 
donc  en  expliquer  les  formes,  non  l'essence  première;  et  l'on  ne 
peut  donc  en  fonder  la  théorie  que  sur  ses  conditions  physiques,  si 


D.   PARODi.   —  Le  rire.  235 

on  le  considère  du  dehors,  sur  la  combinaison  propre  de  senlimenls 
ou  d'idées  qui  le  constitue  dans  la  conscience  individuelle,  si  on  en 
veut  rendre  compte  par  le  dedans.  Il  reste  donc  que  la  société,  et  la 
société  seule,  peut  nourrir  et  diriger  notre  sens  du  comique,  en  mul- 
tiplier les  espèces,  nous  faire  découvrir  le  biais  par  où  nous  envisa- 
geons les  choses  pour  en  pouvoir  rire,  et  l'esprit  dans  lequel  nous 
les  considérons.  Mais  elle  ne  fait  jamais  que  plier  ainsi  à  ses  fins 
propres  un  mécanisme,  à  la  fois  corporel  et  psychique,  qui  préexis- 
tait dans  Tindividu. 

On  peut  donc,  croyons-nous,  hésiter  sur  ce  que  M.  Bergson  entend 
au  juste  par  l'origine  et  la  nature  sociale  du  rire;  mais  l'on  ne  sau- 
rait au  contraire  résister  à  la  force  et  à  la  finesse  de  ses  raisons 
lorsqu'il  montre  le  caractère  tout  social  de  notre  sentiment  actuel 
comme  de  nos  définitions  des  divers  genres  de  comique.  Et  tout  de 
même,  si  l'on  peut  peut-être,  même  après  son  livre,  rester  fidèle  à 
la  doctrine  traditionnelle  de  l'esthétique  allemande,  à  la  théorie  du 
contraste  et  de  l'attente,  il  n'en  est  pas  moins  incontestable  qu'il  a 
mis  en  lumière  une  des  formes  de  ce  contraste  les  plus  importantes 
et  les  plus  générales,  le  contraste  de  l'automatique  au  vivant,  et 
qu'il  en  a  poursuivi  la  démonstration  dans  une  série  d'analyses 
presque  toutes  définitives  et  dont  plusieurs  sont  des  chefs-d'œuvre 
de  pénétration,  de  sûreté  et  de  tact.  Si  bien  que  si  l'on  demande  ce 
qui  nous  parait  rester,  après  ces  quelques  réserves,  de  l'effort  de 
M.  Bergson,  on  trouvera  que  c'est  son  livre  à  peu  près  tout  entier. 


Un  mot  encore.  Si  particulier  que  soit  le  problème  traité,  et  si 
complètement  que  l'œuvre  se  suffise  à  elle-même,  on  ne  peut  oublier 
quel  philosophe  est  M.  Bergson,  ni  se  défendre  de  rechercher  le  rap- 
port de  cet  essai  spécial  à  l'ensemble  de  ses  doctrines.  A  tout 
prendre,  il  les  continue  et  s'y  relie  à  merveille  :  tout  lecteur  des 
Données  immédkites  de  la  Conscience  et  de  Matière  et  Mémoire  aurait 
presque  pu  deviner,  ou  plutôt  déduire  à  l'avance,  la  théorie  sur  l'art 
et  ses  rapports  avec  la  vie  qui  remplit  les  pages  les  plus  belles  peut- 
être,  les  plus  brillantes  et  les  plub  profondes  à  la  fois,  de  l'œuvre 
nouvelle.  —  En  somme,  tandis  que  les  nécessités  de  l'action  limitent 
♦  dans  un  sens  utilitaire  notre  liberté  comme  notre  intelligence, 
qu'elles  figent  en  habitudes  et  en  matière  inerte  notre  volonté, 
comme  en  concepts  définis  mais  froids  et  morts  notre  pensée  et 


236  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

notre  science,  l'art  "retrouve  l'intuition  de  la  vie  véritable,  dans  sa 
continuité  et  son  individualité.  Seule  la  comédie,  intermédiaire  par 
son  rôle  social  entre  l'art  et  l'action,  peint  des  types  généraux,  et 
reste  une  sorte  d'activité  utile  :  ces  conclusions  sont  hautes  et  pro- 
fondes, en  parfaite  harmonie  avec  le  reste  de  cette  philosophie. 
Peut-être  pourrait-on  se  demander  pourtant  si  la  comédie  ne  doit 
pas,  pour  rester,  àun  titre  quelconque,  esthétique,  peindre  encore  à 
quelque  degré  et  dans  un  certain  sens  l'individuel;  et  si  d'autre  part 
la  tragédie  et  l'art  en  général  ne  peuvent  pas  et  ne  doivent  pas  con- 
server encore  quelque  généralité. 

Mais  nous  ne  voulons  que  signaler  un  point  où  la  théorie  du  Rire 
ne  nous  paraît  se  concilier  qu'imparfaitement  avec  les  autres  doc- 
trines de  M.  Bergson,  Jusqu'ici  l'action  et  la  pratique  y  apparais- 
saient toujours  comme  tendant  à  fixer  la  libre  volonté  de  l'homme 
en  habitudes  rigides,  et  la  continuité  infiniment  variée  et  toujours 
nouvelle  de  ses  intuitions  en  idées  générales  discontinues  et  inertes. 
Elles  finissaient  ainsi  par  travestir  à  nos  propres  yeux  la  réalité  de 
notre  vie  consciente,  par  nous  masquer  à  nous-mêmes  l'individu 
que  nous  sommes.  L'automatisme  semblait  donc  résulter  des  exi- 
gences de  l'action,  et  par  suite  de  la  société,  ou  y  répondre;  dans  le 
Rire  lui-même,  il  est  dit  que  l'art,  parce  qu'il  exprime  l'individuel 
pur  dans  ce  qu'il  a  de  plus  souple,  de  moins  rigide  et  d'unique, 
«  est  une  rupture  avec  la  société  »  et  «  un  retour  à  la  simple 
nature  ».  Or,  voici  que,  d'autre  part,  toute  la  théorie  du  comique  se 
résume  en  cette  idée  que,  par  le  rire,  la  société  poursuit  et  punit 
partout  l'automatique,  tout  ce  qui  contraint  ou  fixe  la  spontanéité 
mouvante  de  la  vie.  Gomment  l'action  et  la  société  peuvent-elles 
avoir  besoin  de  la  vie  dans  sa  variété,  et  en  même  temps  tendre  à 
la  réduire  à  un  mécanisme  fatal?  —  Il  est  évident  d'ailleurs  que  la 
contradiction  ne  porte  pas  sur  le  fond  de  la  doctrine  même  :  on 
conçoit  que  l'action,  en  lui  imposant  des  lois  générales  et  fixes, 
«  mécanise  »  en  quelque  mesure  la  vie,  sans  que  pour  cela  tout 
mécanisme  doive  être  favorable  à  l'action.  Il  reste  qu'un  supplé- 
ment d'explication  serait  peut-être  nécessaire.  La  pensée  de  M.  Berg- 
son a  une  trop  grande  influence  sur  la  spéculation  contemporaine 
et  est  estimée  trop  haut  par  quiconque  s'intéresse  à  la  philosophie, 
pour  qu'on  ne  désire  pas  en  éclaircir  les  moindres  obscurités  ou  en 
lever  même  les  difficultés  qui  ne  sont  qu'apparentes. 

D.  Parodi. 


QUESTIONS  PRATIQUES 


LES   PRINCIPES  INIVERSELS 
DE  L'ÉDUCATION  MORALE 


Différentes  circonstances  ont  récemment  montré,  entre  les  philo- 
sophes de  profession  et  les  hommes  étrangers  à  leurs  études,  un 
malentendu  qui  peut  entraîner  de  graves  conséquences,  immédiates 
et  pratiques.  Il  consiste  à  croire  que  ceux  qui  cultivent  habituelle- 
ment les  sciences  morales  n'admettent  en  commun  aucune  vérité. 
L'illusion  vient  d'un  fait  réel:  c'est  que  les  philosophes  élevés  à  la 
Faculté  des  lettres,  ou  dans  la  section  des  lettres  de  l'École  normale 
(en  tout  cas  à  l'école  de  la  rhétorique),  redoutent  ordinairement  «  la 
banalité  »  ;  qu'ils  croiraient  dès  lors  faire  preuve  de  peu  de  «  talent 
personnel  »  en  s'arrêtant  sur  ce  que  savent  tous  leurs  collègues;  et 
par  conséquent,  au  lieu  de  mettre  en  première  ligne,  comme  les 
savants,  les  pensées  qui  les  unissent,  ils  en  arrivent  à  ne  plus  s'in- 
téresser qu'à  celles  qui  les  séparent,  et  à  en  faire  leur  demeure  de 
prédilection.  Vient-on  alors  à  parler  de  fonder  sur  leur  travail 
quelque  chose  de  réel,  dans  l'ordre  social  ou  pédagogique,  comme 
on  fonde  un  règlement  d'hygiène  sur  les  connaissances  du  biolo- 
giste, il  semble  que  l'entreprise  soit  chimérique.  Point  d'entente, 
partant  point  d'action.  Les  ennemis  de  la  philosophie,  défenseurs  de 
la  foi,  triomphent  de  ces  soi-disant  divergences  irréductibles  :  un 
orateur  catholique'  demandait  ironiquement  à  la  Chambre,  le  mois 
dernier,  «  quelle  est  la  base,  quels  sont  les  principes  communs  sur 
lesquels  la  république  prétend  fonder  l'unité  morale  de  la  nation  », 
et  il  ajoutait  :  «  Essayez  donc!  Ce  sera  un  spectacle  instructif.  Alors 
nous  verrons  sans  doute  se  succéder  ici  tous  les  systèmes  philoso- 
phiques, depuis  les  restes  du  spiritualisme  officiel  jusqu'aux  hypo- 

1.  y\.  (le  Mun,  Discours  du  21  janvier  1901. 


238  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

thèses  les  plus  variées  de  l'évolution  et  du  transformisme.  »  — 
Dans  les  conférences  du  jeudi,  à  l'école  des  hautes  études  sociales, 
où  l'on  traitait  de  l'éducation  morale  dans  les  lycées,  les  professeurs 
de  lettres  ont  agréablement  raillé  les  prétentions  possibles  des  phi- 
losophes à  formuler  un  idéal  moral,  ont  rappelé  leurs  éternelles 
discussions  et  se  sont  déclarés  contents  de  prendre  pour  tout  prin- 
cipe cette  devise  éloquente  sans  doute,  mais  un  peu  vague  :  «  Former 
d'honnêtes  gens  et  de  bons  Français.  »  Les  journaux,  après  eux,  ont 
répété  le  thème  facile.de  nos  irréconciliables  contradictions.  — Il 
faut  vaincre  ce  préjugé  ou  remettre  en  d'autres  mains,  comme  on 
nous  le  demande,  le  soin  de  poser  les  bases  de  l'éducation.  Si 
l'immense  majorité  des  philosophes  eux-mêmes  sursaute  à  l'idée  de 
ce  recours  surnaturel,  c'est  que  nous  avons  bien  en  réalité  quelque 
chose  à  enseigner  sur  quoi  nous  ne  discutons  pas  et  qui  représente 
les  idées  morales  communes  à  Aristote,  aux  stoïciens,  aux  Évangiles, 
à  Descartes,  à  Spinoza,  à  Malebranche,  au  positivisme,  à  Kant,  à 
Stuart  Mill  et  à  Spencer,  malgré  les  systèmes  différents  de  métaphy- 
sique auxquels  ils  rattachent  ces  vérités.  Et  l'on  sait,  pour  peu 
qu'on  les  ait  étudiées,  que  jamais  ces  métaphysiques  n'ont  été  vrai- 
ment la  base  et  le  point  de  départ  des  idées  morales,  mais  qu'elles 
sont  au  contraire  de  grandes  tentatives  hypothétiques  pour  systé- 
matiser, dans  la  meilleure  ordonnance  possible,  un  ensemble  de 
jugements  normatifs  dont  la  valeur  et  l'évidence  sont  immédiate- 
ment admises  et  forment  les  données  du  problème.  Il  en  est  exac- 
tement de  même  qu'en  physique,  où  les  théories  sur  la  constitution 
de  l'éther  lumineux  dérivent  des  lois  indubitables  et  universellement 
observées  dans  la  propagation  de  la  lumière.  Sans  doute,  en  sup- 
posant vraie  l'hypothèse,  le  reste  pourrait  s'en  déduire;  mais  ce  n'en 
est  pas  moins  aux  conséquences  que  celle-ci  emprunte  sa  validité. 
De  même  en  morale;  si  ce  n'est  que  les  bases  sur  lesquelles  on  cons- 
truit sont  alors  non  plus  des  jugememts  de  fait,  mais  les  jugements 
d'appréciation  ou  les  conseils  exprimés  spontanément  à  propos 
des  actes  de  la  vie;  et  comme,  par  suite,  l'hypothèse  présente  aussi 
ce  même  caractère  normatif,  propre  au  genre  de  jugements  qu'elle 
synthétise,  son  caractère  d'autorité  fait  davantage  encore  illusion 
sur  le  vrai  point  de  départ  de  la  pensée  humaine  qui  l'a  construite. 
C'est  ainsi  que  la  métaphysique  parfaite,  si  elle  était  trouvée,  expri- 
merait sans  doute  la  7'atio  essendi  des  lois  morales  et  naturelles;  mais 
à  coup  sûr  l'évidence  universelle  de  ces  lois,  telles  qu'elles  nous 


i.\LAM)i:.  —  De  V éducation  morale'  239 

sont  données,  est  la  ratio  cognoscend'i  de  toutes  les  métaphysiques. 
—  Ce  que  je  dis  là  me  fait  même  l'effet  d'être  une  vérité  banale  pour 
les  historiens  des  idées  et  pour  les  philosophes.  Je  prie  les  littéra- 
teurs qui  viendraient  à  le  lire  de  me  pardonner  cette  terminologie 
barbare  et  ce  défaut  d'originalité. 

Je  vais  donc  essayer  de  formuler  les  principes  portant  sur  la  dis- 
tinction du  bien  et  du  mal  —  plus  exactement  peut-être  du  mieux 
et  du  pire,  —  qui  forment  cet  étage  d'axiomes  moyens  sur  lesquels 
tous  les  philosophes  sont  d'accord,  et  qui  suffisent  pour  définir  et 
reconnaître  un  honnête  homme,  chez  les  contemporains  d'Aristote 
comme  chez  nos  concitoyens.  Puis,  comme  le  problème  qui  se  pose, 
et  qu'on  nous  pose,  n'est  pas  seulement  de  former  un  homme  en 
général,  mais  encore  de  donner  à  nos  enfants  les  directions  morales 
nécessaires  à  l'État,  à  l'heure  et  à  la  situation  présentes,  j'indiquerai 
dans  une  seconde  partie  les  vérités  plus  spéciales  qu'on  peut  avoir 
besoin  de  poser  en  vue  de  cette  formation. 


I 

1.  Personnalité  morale.  —  Développer  la  personnalité  morale, 
c'est-à-dire  cette  disposition  d'esprit  et  de  caractère  qui  consiste  à  se 
décider  non  par  l'habitude,  la  tradition,  la  mode,  l'exemple  et  l'opi- 
nion, mais  en  se  rendant  compte  de  ce  qu'on  fait,  en  sachant  en  vue 
de  quel  but  on  le  fait,  et  en  pouvant  expliquer  son  acte  ou  son  juge- 
ment, devant  tout  homme  impartial  et  intelligent. 

2.  Sociabilité.  —  Cette  personnalité  indépendante  et  fondée  sur  la 
raison  ne  doit  pas  être  confondue  avec  le  caprice  individuel,  le  culte 
de  nos  goûts  et  de  nos  sentiments  particuliers,  le  désir  naturel  de 
primer  (^u  de  se  singulariser,  l'incapacité  de  su|>porter  aucune  règle 
ou  de  respecter  aucune  convention,  —  toutes  choses  qui  doivent 
être  combattues  \ 

\.  JVijoutc  ici  pour  plus  de  flarté  les  définilions  suivantes,  qui  peuvent  éviter 
une  part  des  équivoques  enveloppées  dans  le  terme  «  individualisme  »  :  j'appelle 
individu  et  individualité',  cette  propriété  et  cette  disposition  de  l'être  vivant  par 
lesquelles  il  tend  à  entretenir  et  à  développer  son  type  avec  toutes  ses  particu- 
larités physiques  et  mentales,  à  subordonner  les  autres  êtres  à  la  satisfaction 
de  ses  Uns,  ou,  dans  l'espèce  humaine,  à  les  déformer  par  la  contrainte  pour 
leur  imposer  ses  goûts  et  ses  idées  propres;  disposition  dont  l'expérience  montre 
suffisamment  le  caractère  général  et  l'origine  biologique.  —  J'entends  au  con- 
traire \)3ii- personne  morale  et  personnatilé  les  dispositions  d'esprit  énoncées  dans 


240  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

3.  Courage.  —  Exercer  la  force  de  volonté  par  laquelle  on  est 
maître  de  soi,  c'est-à-dire  capable  de  dominer  les  besoins,  les  ins- 
tincts, les  impulsions  et  les  passions,  de  manière  à  ne  jamais  se 
trouver  dans  le  cas  d'avouer  qu'on  sait  bien  ce  qu'il  faudrait  faire, 
mais  qu'on  n'en  a  pas  le  courage. 

4.  Sincérité  [Esprit  scientifique).  —  Juger  et  raisonner  en  toutes 
choses  comme  dans  le  cas  où  notre  seul  intérêt  consiste  à  connaître 
exactement  la  vérité,  quelle  quelle  soit. 

5.  Droiture.  —  Ne  pas  parler  contre  notre  propre  sentiment  par 
faiblesse  ou  par  complaisance  et  ne  jamais  tromper  autrui  en  vue 
de  notre  intérêt  individuel  ou  de  celui  du  groupe  dont  nous  faisons 
partie. 

6.  Tolérance.  —  Respecter  les  idées  et  les  croyances  qu'on  ne 
partage  pas,  non  pas  en  évitant  de  les  discuter  ou  de  les  contredire, 
mais  en  ne  s'adressant  pour  les  changer  qu'à  la  raison  et  jamais  à 
des  moyens  étrangers  tels   que  force,  ruse,   séduction,  intérêt  ou 

suggestion. 

7.  Justice.  —  Compter  chacun  pour  un  et  rien  que  pour  un,  c'est- 
à-  dire  combattre  la  tendance  naturelle  de  chaque  homme  à  subor- 
donner les  sentiments  et  les  intérêts  des  autres  aux  siens  ou  à  ceux  des 
personnes  qu'il  préfère;  mais  juger  au  contraire  de  ses  propres  rap- 
ports avec  autrui  comme  on  jugerait  du  rapport  de  deux  étrangers. 

8.  Admiration  et  dévouement.  —  Développer  le  sentiment  d'ardeur 
morale  qui  nous  rend  capables  d'admirer  les  grandes  actions,  de 
respecter  les  êtres  qui  nous  sont  moralement  supérieurs,  de  nous 
dévouer  pour  eux  ou  pour  ceux  qui  souffrent  '. 

9.  Progrès.  —  Améliorer  la  nature  humaine  en  nous-mêmes  et 

la  première  règle,  en  tant  qu'elles  se  réalisent  dans  un  être  distinct  des  autres 
par  des  aptitudes  spéciales  à  telle  forme  de  pensée,  ou  d'action;  cet  être  se 
distinguant  ainsi  du  commun  non  par  des  déterminations  accidentelles,  sans 
valeur  générale,  ou  même  comme  il  arrive  souvent,  opposées  aux  principes 
éthiques  (Néron,  Napoléon,  Don  Juan),  mais  au  contraire  par  la  haute  réalisa- 
tion de  certaines  qualités  universelles,  c'est-à-dire  que  tous  pourraient  développer 
en  eux  sans  entrer  en  conflit  par  ce  développement. 

1.  L'admiration  et  la  charité  ne  peuvent  être  qu'un  sentiment,  non  une  déter- 
mination d'actions  précises.  Elles  peuvent  aller  jusqu'à  l'héroïsme  ou  rester 
médiocres  sans  cesser  d'être  bonnes;  ce  qui  n'implique  pas  qu'elles  ne  soient 
pas  essentielles  à  la  moralité. 


LALA.NOK.   —  De  V éducation  morale.  241 

dans  les  autres  en  travaillant  à  réduire  tout  ce  qui  est  entre  les 
hommes  une  cause  de  non-compréhension  ou  de  haine,  et  à  réaliser 
une  prédominance  croissante  de  ce  qui  les  unit  dans  une  pensée  ou 
un  sentiment  commun  :  intérêts  intellectuels,  esthétiques,  moraux 
et  sympathiques. 

10.  Vie  morale.  —  Les  règles  morales  exprimées  ne  sjnt  que  le 
signe  inadéquat  et  toujours  perfectible  des  idées  et  des  sentiments 
qui  constituent  la  moralité.  On  doit  donc  s\y  conformer  sans  cesser 
d'en  rechercher  une  conscience  plus  vive  et  une  formule  plus  par- 
faite ;  et  l'on  ne  peut  interpréter  aucune  d'entre  elles  qu'en  tenant 
compte  de  toutes  les  autres  et  de  l'esprit  général  qu'elles  expriment. 

Je  n'ai  point  donné  de  démonstration  de  ces  propositions  parce 
que  je  les  considère  comme  les  véritables  prémisses  de  toutes  nos 
appréciations  morales.  Je  demande  seulement  à  celui  qui  les  lira 
avec  quelque  réflexion  :  «  Refusez-vous  de  les  admettre?  »  Et  qu'on 
entende  bien  cette  question.  Il  est  certain  que  verbalement  on  peut 
tout  nier,  même  qu'il  fasse  jour  en  plein  soleil.  On  peut  même,  en 
vertu  de  cette  précieuse  propriété  qu'a  l'esprit  de  ne  pas  poser  la 
question,  suspendre  indéfiniment  son  verdict  sur  n'importe  quelle 
proposition,  alors  même  qu'on  serait  obligé  de  la  recevoir  pour  vraie 
si  l'on  voulait  y  penser.  C"est  en  ce  sens  surtout  que  notre  jugement 
dépend  de  notre  volonté.  Je  demande  donc  qu'on  examine  ces  pro- 
positions, en  vue  de  l'éducation  morale,  comme  on  examinerait,  en 
vue  d'un  travail  industriel,  les  énonciations  scientifiques  d'un  physi- 
cien, la  fixité  des  lois  naturelles,  le  principe  de  causalité,  la  formule 
de  la  gravitation;  toutes  choses  qui  peuvent  soulever  des  objections 
théoriques,  mais  qu'on  ne  peut  nier  dans  la  pratique  sans  tomber 
dans  l'impuissance  et  même  dans  la  folie.  Ce  point  bien  défini,  j'es- 
time, avec  tous  ceux  à  qui  j'ai  présenté  les  propositions  précédentes, 
qu'on  ne  peut  refuser  de  les  admettre  pour  bonnes  (quoique  possi- 
bles certainement  à  perfectionner),  et  leurs  contraires  pour  mau- 
vaises '.  Dira-t-on  qu'elles  peuvent  être  interprétées  et  appliquées 

1.  Je  m'abstiens  même  ici  volontairement  de  résumer  et  de  systématiser  ces 
propositions  comme  je  l'ai  fait  ailleurs.  Je  crois  qu'elles  gagneraient  en  force 
et  en  précision  à  celle  synlliése,  dont  la  formule  pourrait  être  à  peu  près 
celle-ci  :  «  Etre  libre  intérieurement;  se  déprendre  de  son  point  de  vue  et  de 
ses  intérêts  individuels;  prendre  pour  but  essentiel  la  réalisation  de  l'unité 
morale,  c'est-à-dire  l'assimilation  de  tous  les  hommes  par  le  développement  de 
la  conscience  et  de  la  raison.  »  Mais  ceci  serait  une  superstructure  personnelle 


2i2  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

de  différentes  façons?  Je  n'eu  doute  pas,  mais  il  en  est  ainsi  de  toute 
proposition  générale  destinée  à  servir  de  majeure  à  quelque  raison- 
nement ou  à  quelque  décision.  Il  ne  faut  exprimer  que  le  nécessaire 
et  laisser  le  reste  à  la  liberté,  ou  à  l'ignorance.  C'est  par  ce  départ 
qu'on  assure  la  certitude  de  ce  qui  est  posé.  Il  n'est  pas  d'article  de 
la  loi  positive  qui  n'entraîne  toute  une  jurisprudence  :  est-ce  à  dire 
qu'il  soit  inutile  ou  même  indéterminé?  Ce  sont  les  espèces  qui  font 
la  difficulté  de  l'interprétation.  On  ne  peut  échapper  à  la  nécessité 
d'une  morale  pratique,  et  même  d'une  casuistique,  comme  on 
n'échappe  pas  à  la  nécessité  de  consulter  Dalloz.  Mais  l'important  est 
d'abord  que  l'article  fondamental  peut  être  invoqué,  et  ensuite  qu'il 
se  présente  une  formidable  majorité  de  cas  où  la  conclusion  suit 
sans  conteste.  Combien  de  fois  avez-vous  violé  sciemment,  visible- 
ment, apertement,  le  principe  de  la  personnalité,  ou  celui  de  la  tolé- 
rance, ou  celui  de  la  droiture?  Et  si  par  hasard  vous  étiez  assez  saint 
ou  assez  inconscient  pour  pouvoir  dire  non,  combien  de  fois  avez- 
vous  assisté  à  des  actes  d'autrui  que  vous  ne  pouviez  pas  hésiter  une 
minute  à  qualifier  en  les  rapprochant  de  ces  principes? 

Dira-t-on  que  ces  formules  sont  insuffisantes  pour  faire  un  être 
moral?  J'accorde  qu'elles  ne  donnent  pas  des  préceptes  applicables  à 
la  totalité  des  actions.  Mais  la  morale  doit-elle  le  faire,  et  ne  rien 
laisser  dans  la  vie  qui  ne  soit  réglementé?  Veut-on  qu'elle  ordonne 
de  préférer  le  rouge  au  vert,  et  de  se  promener  le  matin  plutôt  que 
l'après-midi?  J'entends  bien  qu'on  leur  reprochera  de  ne  pas  mettre 
au  rang  des  obligations  évidentes  et  fondamentales  le  mariage,  la 
famille,  la  patrie,  le  patrimoine,  la  religion  naturelle  et  tout  ce 
qu'une  certaine  classe  appelle  ordinairement  «  les  principes  ».  Mais 
d'abord  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  raisonnablement  fondé  dans  ces 
prescriptions  sociales  ne  serait  pas  éliminé  et  peut  se  retrouver 
sous  une  autre  forme.  On  le  verra  plus  loin.  Et  quant  au  reste,  s'il 
arrive  que  la  morale,  en  se  réduisant  à  ce  qu'elle  a  d'universel  et  de 
commun  chez  tous  les  philosophes,  cesse  de  poser  comme  absolues 
certaines  règles  de  mœurs  admises  dans  tel  temps  ou  tel  milieu,  tant 
pis  pour  ces  règles.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  la  raison  et  le 
Consentement  universel  auront  refusé  leur  caution  à  des  croyances 

et  par  conséquent  discutable  :  je  tiens  à  n'énoncer  en  ce  moment  que  les  pro- 
positions possibles  à  retrouver,  sous  réserve  des  variétés  de  langage,  chez  tous 
les  philosophes  qui  ont  traité  de  morale.  Il  serait  aisé  d'appuyer  chacune  d'elles 
d'une  longue  liste  de  citations  et  de  références,  si  cela  pouvait  en  relever  la 
valeur  pour  quelques  esprits. 


LALANDE.  —  De  Véducation  morale.  243 

qui  s'en  réclamaient  jadis  et  qui  n'auront  désormais  à  compter  que 
sur  leur  valeur  relative,  qui  peut  d'ailleurs  être  encore  très  grande. 
Mais  je  vous  prie  de  considérer  quel  jugement  vous  porteriez  sur  un 
homme  qui,  même  en  laissant  de  côté  les  applications  délicates  ou 
douteuses,  se  conformerait  toujours  à  nos  dix  règles  dans  les  cas  où 
l'égoïsme,  la  paresse,  la  sensualité,  l'inertie  morale  sont  les  seuls 
obstacles  à  leur  accomplissement?  [lelisez-les,  si  ce  n'est  pas  trop 
demander,  et  représentez- vous  par  exemple  que  ce  soient  autant  de 
réponses  sur  le  caractère  d'un  homme  dont  vous  voulez  faire  votre 
ami,  votre  lieutenant,  votre  chef  élu.  Ou  bien  représentez-vous 
encore  qu'un  éducateur  vous  promette  d'élever  vos  enfants  de  telle 
sorte  que  ces  principes  leur  soient  inculqués  profondément  et  qu'ils 
en  viennent  à  les  suivre  en  toute  circonstance  sans  hésitation  :  vous 
mesurerez  alors  la  distance  qu'il  y  a  de  cet  idéal  à  la  mentalité  réelle 
des  hommes  que  nous  sommes,  et  avec  qui  nous  vivons;  et  peut- 
être  serez-vous  plus  enclin  à  le  juger  trop  beau  qu'à  lui  reprocher 
d'être  insuffisant. 

Dira-t-on  pour  finir  que  ces  idées  sont  trop  connues,  et  ne  valent 
pas  la  peine  d'être  formulées?  Un  philosophe  me  l'a  dit,  tant  il  les 
trouvait  évidentes  et  universelles.  Je  voudrais  qu'il  eût  raison.  Mais 
j'ai  fait  malheureusement  l'expérience  du  contraire  toutes  les  fois 
que,  parlant  de  les  énoncer,  j'ai  vu  les  gens  qui  n'étaient  pas  philo- 
sophes hausser  les  épaules  ou  sourire,  et  me  défier  plus  ou  moins 
amicalement  d'en  venir  à  bout. 


II 

Les  principes  précédents  sont  ceux  de  la  morale  humaine  en 
général,  et  participent  ainsi  à  l'universalité  et  à  l'évidence  de  la 
raison.  Mais  des  éducateurs  qui  vivent  en  un  temps  et  en  une  civi- 
lisation donnés  doivent  pouvoir  offrir  à  leurs  élèves  des  directions 
plus  particulières  quoique  très  générales  encore,  et  qui  corres- 
pondent à  l'état  social  déterminé  dans  lequel  ils  sont  appelés  à 
vivre.  Ces  préceptes  n'auront  plus  évidemment  le  caractère  des 
premiers,  puisqu'ils  tiendront  compte  de  l'expérience  et  lui  emprun- 
teront une  partie  de  leur  raison  d'être;  mais  il  me  semble  qu'ils 
présentent  encore  une  clarté  suffisante  pour  qu'un  corps  enseignant 
comme  l'Université  puisse  les  accepter  sans  contestation,  qu'il  ne 


244  KEVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

se  rencontre  chez  ses  membres  aucune  opposition  à  y  souscrire,  et 
même  qu'elle  puisse  se  faire  honneur  de  les  montrer  à  ceux  qui  lui 
demandent  dans  quel  esprit  elle  donne  l'éducation  sociale. 

1.  Sentiment  du  droit.  —  Ne  jamais  approuver  sans  examen  les 
actes  d'une  autorité,  et  ne  pas  permettre  qu'il  soit  porté  aucune 
atteinte  à  la  liberté  individuelle,  soit  en  nous,  soit  chez  les  autres, 
quand  il  est  en  notre  pouvoir  de  l'empêcher. 

(La  liberté  individuelle  est  le  pouvoir  de  faire  tout  ce  qui  n'est 
pas  défendu  par  des  lois  légitimes  et  portées  en  forme  prescrite, 
suivant  la  définition  détaillée  qui  en  est  formée  par  les  articles  2 
à  11  de  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme.  Est  légitime  ce  qui 
n'est  pas  contraire  aux  principes  de  morale  énoncés  plus  haut.) 

2.  Légalisme.  —  Se  conformer  scrupuleusement  à  toutes  les  lois 
ou  les  règlements  légitimes  et  légalement  établis,  lors  même  qu'on 
les  désapprouve  et  qu'on  travaille  à  en  obtenir  la  modification; 
respecter  le  gouvernement  et  les  magistrats  chargés  de  les  appli- 
quer; s'appliquer  spontanément  à  faire  régner  l'ordre  dans  les 
rapports  sociaux. 

(Cet  article  est  nécessaire  pour  définir  les  limites  du  précédent. 
On  en  comprendra  toute  la  portée  en  le  rapprochant  de  la  disposi- 
tion d'esprit  contraire,  par  laquelle  la  plupart  des  hommes  restent 
potaches  toute  leur  vie,  se  plaisent  à  faire  ce  qui  est  défendu  parce 
que  c'est  défendu,  et  à  se  moquer  de  l'autorité  par  cela  seul  qu'elle 
est  l'autorité.  Ils  substituent  ainsi,  à  la  ferme  et  opiniâtre  résistance 
du  citoyen  défendant  ses  droits,  la  gaminerie  qui  chansonne  le  ser- 
gent de  ville  ou  lui  joue  des  tours,  mais  qui  supporte  patiemment 
les  abus  réels  du  pouvoir  ou  des  grandes  administrations  à  l'égard 
des  individus.) 

3.  Esprit  politique.  —  Ne  pas  se  désintéresser  de  l'ordre  politique 
dans  lequel  on  vit,  mais  contribuer  pour  sa  part,  aussi  activement 
qu'on  le  peut,  à  propager  les  idées  qu'on  estime  les  plus  justes  et  à 
porter  au  pouvoir  les  hommes  qu'on  juge  les  meilleurs. 

4.  Esprit  d'égalité.  —  Travailler  à  diminuer  entre  les  citoyens  les 
difTérences  qu'engendre  la  diversité  des  classes  et  des  fonctions  ; 
combattre  toute  exploitation  et  toute  inégalité  morale  en  résultant; 


LALANDE.  —  De  Véducotion  morale.  245 

associer  le  peuple  autant  que  possible  à  la  vie  intellectuelle  et  à  la 
culture  des  esprits  les  plus  développés. 

6. Résistance  au  imil. —  Secourir  le  malade  et  l'homme  en  danger; 
assurer  à  tous  la  satisfaction  des  besoins  nécessaires;  s'appliquer  à 
augmenter  les  forces  de  ceux  qui  font  habituellement  le  bien  et  à 
diminuer  le  pouvoir  de  ceux  qui  font  habituellement  le  mal. 

6.  Propriété.  —  La  propriété  étant  une  condition  nécessaire  au 
développement  et  à  l'indépendance  de  la  personnalité,  on  doit 
tendre  à  ce  que  nul  ne  soit  dépouillé  du  produit  de  son  travail,  et 
respecter  la  propriété  non  seulement  dans  les  cas  où  la  loi  la  pro- 
tège, mais  aussi  dans  ceux  qu'elle  n'atteint  pas  actuellement. 

7.  Devoirs  corporatifs.  —  Tenir  compte  de  la  dépendance  natu- 
relle qui  unit  entre  eux  les  membres  d'un  même  corps  social  tel  que 
la  famille  ou  la  patrie;  et  par  conséquent  respecter  les  engagements 
implicites  ou  explicites  qui  résultent  de  l'existence  actuelle  de  ces 
corps,  alors  même  qu'on  s'efforcerait  d'autre  part,  soit  par  une 
propagande  morale,  soit  par  des  changements  aux  lois,  d'en  modi- 
fier les  rapports  et  la  constitution. 

Deux  remarques  sur  cette  nouvelle  série  de  principes. 

Bien  que  dans  l'état  actuel  de  nos  sentiments  et  de  nos  volontés 
nous  n'hésitions  guère  à  les  admettre  sans  démonstration,  ils  sont 
susceptibles  d'en  recevoir  une.  Je  pense  même  que  l'adhésion  que 
nous  leur  accordons,  en  tant  que  philosophes,  contient  une  obscure 
conscience  des  rapports  d'idées  sur  lesquels  ils  se  fondent.  Ils  défi- 
nissent, par  suite  de  la  connaissance  psychologique  des  hommes,  et 
de  la  connaissance  sociale  de  leur  milieu,  les  conditions  nécessaires 
à  la  réalisation  des  fins  essentielles  énoncées  au  chapitre  précédent. 
Je  les  résumerais  volontiers,  sous  les  réserves  déjà  indiquées  à 
propos  d'une  autre  formule,  en  disant  qu'ils  ont  pour  principe 
général  de  travailler  à  transformer,  en  soi-même  et  chez  les  autres, 
la  solidarité  naturelle  qui  résulte  de  la  différenciation  des  individus 
et  de  l'équilibre  des  intérêts,  en  un  accord  des  esprits  et  des  volontés 
fondé  sur  une  même  connaissance  du  vrai  et  tendant  à  réaliser  en 
eux  une  même  personnalité.  —  C'est  ainsi  que  la  liberté  civile  et 
politique,  sauvegardée  par  le  premier  article,  n'est  pas  respectable 
en  tant  que  nous  sommes  des  animaux  naturellement  ennemis  de 


246  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

la  contrainte,  mais  parce  que  la  personnalité  morale,  et  la  conver- 
gence spontanée  de  pensées  indépendantes  ne  peuvent  se  produire 
que  chez  des  êtres  affranchis  de  tout  esclavage  et  de  toute  mouton- 
nerie.  —  Le  légalisme  que  nous  avons  défini  en  second  lieu,  réserve 
contre  l'abus  possible  de  cette  liberté  le  respect  de  la  raison  commune, 
et  l'organisation  matérielle  nécessaire  à  son  développement.  Car,  ainsi 
que  le  dit  Spinoza,  «  l'homme  qui  vit  suivant  la  raison  est  plus  libre 
dans  la  cité  où  il  est  soumis  à  la  loi  commune  que  dans  la  solitude 
où  il  n'obéit  qu'à  lui  seul  ».  J'ai  essayé  de  montrer  ailleurs  plus  com- 
plètement ce  qu'ont  d'illogique  en  théorie  pure  les  prétentions  de 
l'anarchie  ^  La  règle  qui  concerne  l'esprit  d'ordre  tend  au  même  but, 
et  l'on  peut  en  prendre  pour  type  le  cas  où  un  accident  imprévu 
réclame  des  hommes  l'organisation  d'une  discipline  spontanée,  sans 
règlements  ni  gendarmes.  —  Le  troisième  principe  peut  se  prouver  par 
l'influence  qu'exercent  sur  l'état  moral  des  individus,  directement  et 
indirectement,  l'exemple  et  les  effets  matériels  de  l'ordre  adminis- 
tratif et  politique.  Les  deux  suivants  sont  l'expression  matérielle, 
appliquée  à  un  état  social  donné,  des  règles  de  justice  et  de  progrès 
définies  d'abord  d'une  manière  plus  générale.  Le  principe  de  la  pro- 
priété se  justifie  par  le  fait  que  nous  sommes  corporels  autant  que 
spirituels,  et  que  notre  action  sur  les  choses  nous  appartient  autant 
que  notre  réflexion  :  mais  il  ne  doit  pas  être  énoncé  de  telle  sorte  que 
toute  possession  réelle  soit  tenue  pour  légitime,  ni  qu'il  paraisse  con- 
sacrer, comme  il  arrive  parfois,  le  droit  à  l'égoïsme.  —  Enfin  la  der- 
nière règle,  qui  touche  à  la  famille  et  à  la  patrie,  résulte  d'une  vérité 
de  fait,  logiquement  étrangère  aux  jugements  éthiques,  mais  qui  par 
l'histoire  et  par  ses  conséquences  vivantes  s'y  trouve  étroitement 
mêlée.  On  pourrait  concevoir  sans  doute  un  être  humain  d'une  haute 
perfection  morale  et  qui  vivrait  dans  un  milieu  tel  qu'il  n'eût  point 
de  famille  ou  point  de  nationalité.  On  s'est  même  plu  quelquefois  à 
évoquer,  soit  avec  faveur,  soit  avec  antipathie,  l'image  utopique  d'un 
tel  état  de  choses.  Mais  l'important  est  que  cet  état  n'est  pas  le  nôtre  ; 
que  si  les  réalités  sociales  se  modifient  à  la  longue,  on  ne  les  sup- 
prime pas  Aie  et  nunc  par  un  décret  de  bonne  ou  de  mauvaise  volonté 
arbitraire;  et  qu'ainsi  ceux  mêmes  qui  voudraient  les  changer  sont 
obligés,  sous  peine  de  se  heurter  à  d'inextricables  difficultés  et  de 
provoquer  des   contre-coups   imprévisibles,   de   respecter  d'abord 

1.  Progrès  el  destruction,  Revue  philosophique,  mars  1900. 


LALANDE.  —  De  Véducatioix  morale.  247 

dans  son  ensemble  toute  celte  organisation,  puissamment  enracinée 
dans  les  lois,  les  mœurs,  les  associations  d'idées  inconscientes  des 
hommes,  et  même  dans  toutes  les  dispositions  matérielles  et  économi- 
ques qui  forment,  suivant  le  mot  si  profond  d'un  romancier,  Varma- 
iure  delà  vie.  Ainsi  bien  des  choses  qui  n'ont  rien  à  voir,  en  principe, 
avec  le  bien  et  le  mal,  prennent  accidentellement  ce  caractère,  à  peu 
près  comme  en  logique  la  maladie  ou  la  santé,  qui  n'ont  aucun  rap- 
port originel  avec  le  vrai  ou  le  faux,  peuvent  cependant  inlluer  de 
façon  indirecte  sur  la  justesse  du  raisonnement.  Et  il  n'est  pas  jus- 
qu'aux faits  directement  contraires  à  l'idéal  éthique  qui  par  leur  exis- 
tence, indépendante  de  la  volonté,  ne  soient  nécessaires  à  prendre 
en  considération,  et  quelquefois  à  approuver  comme  un  moindre 
mal.  On  ne  saurait  trop  méditer  à  cet  égard  le  mot  profond  de 
Renouvier  :  «  La  morale  est  la  paix,  la  morale  appliquée  a  pour 
champ  la  guerre.  » 

La  seconde  remarque  qu'appellent  ces  principes  est  qu'ils  ne  peu- 
vent pas  être  enseignés  tout  à  fait  de  la  même  manière  que  les  pré- 
cédents. Rien  ne  s'oppose,  pour  les  premiers,  à  ce  qu'on  emploie  les 
procédés  ordinaires  des  éducateurs,  la  méthode  maternelle  qui 
inculque  à  l'enfant,  avant  même  qu'il  puisse  comprendre  ou  rai- 
sonner, par  une  sorte  de  suggestion  presque  mécanique,  les  habi- 
tudes mentales  dont  on  veut  qu'il  soit  imbu  plus  tard.  Cette  manière 
de  faire,  —  qui  porte  atteinte  si  gravement  au  libre  progiès  de  la 
personnalilé  quand  elle  s'applique  à  des  croyances  tout  individuelles, 
aux  idées  spéciales  d'une  famille,  d'une  religion,  d'une  caste,  —  se 
trouve  au  contraire  non  seulement  admissible,  mais  utile,  (juand  elle 
porte  sur  ces  croyances  morales  universelles  auxquelles  l'élève 
devenu  homme  n'aurait  pu  manquer  d'aboutir  plus  ou  moins  lente- 
ment par  le  seul  progrès  de  son  intelligence  et  de  son  activité.  C'est 
comme  faire  chanter  à  des  bébés  la  table  de  multiplication.  Du 
moment  qu'il  s'agit  d'affirmations  que  nul  ne  conteste,  on  ne  fait 
qu'abréger  la  route  et  réserver  pour  un  emploi  meilleur  les  efforts  de 
coordination  logique  que  l'enfant  emploierait  à  reconnaître  et  à  for- 
muler lui-même  ces  vérités.  Et  d'autre  part  nous  nous  prémunissons, 
par  la  dernière  de  ces  règles,  contre  l'illusion  si  commune  et  si 
alourdissante  qui  porte  les  esprits  médiocres  à  se  reposer  dans  la 
quiétude  inintelligente  d'une  formule  passivement  reçue.  Il  est  donc 
utile  et  juste  d'employer  la  suggestibililé  naturelle  des  enfants  pour 
développer  vigoureusement  en  eux  la  conscience  de  cette  raison  nor- 

Rev.  meta.  t.  IX.  —   1901.  17 


248.  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    WOKALE. 

malive,  qui  fera  leur  valeur  et  leur  personnalité.  C'est  même  ainsi 
qu'on  les  rendra  capahles  de  se  faire  des  idées  vraiment  propres  sur 
tous  les  autres  pninls,  selon  leur  expérience,  leur  jugement,  et  je 
dirais  même  selon  leur  nature  individuelle  :  car  si  la  Raison,  la 
science,  la  morale,  sont  essentiellement  la  communauté  déjà  réalisée 
par  les  hommes,  ce  serait  singulièrement  appauvrir  Tàmeet  mécon- 
naître les  conditions  réelles  de  la  vie  que  den  borner  le  contenu  à 
cet  acquis  :  il  en  est  la  meilleure  part,  il  n'est  pas  le  tout,  et  ne  peut 
se  développer  que  parce  qu'il  reste  quelque  chose  en  dehors  de  lui. 
Au  contraire,  les  règles  de  la  seconde  catégorie  n'ont  pas  pour 
elles  cette  évidence  et  cetle  universalité.  Elles  sont  subordonnées  à 
des  faits,  des  inductions,  des  raisonnements  où  il  peut  se  glisser  des 
erreui's  partielles.  Nous  les  recevons  aujourd'hui  comme  l'expression 
la  plus  acceptable  de  ce  qu'il  faut  faire  pour  réaliser  ici  quelque  bien. 
Mais  leur  certitude  n'a  que  ce  caractère  relatif  si  justement  défini 
dans  la  seconde  règle  de  Descartes  et  qui  nous  fait  un  devoir  de 
suivre  dans  la  pfali(|ue  Topinion  la  meilleure,  encore  que  cetle  opi- 
nion puisse  soulever  des  doutes  et  ne  soit  pas  admise  par  tous  les 
moralistes.  Ainsi  les  Évangiles,  Tolstoï,  recommandent  de  ne  résister 
ni  au  mal,  ni  même  à  l'impoilunilé,  de  céder  en  tout,  de  ne  jamais, 
opposer  la  force  à  la  force,  même  (juand  on  est  dans  son  droit.  C'est 
donc  le  contraire  de  notre  première  règle  et  d'une  partie  de  la  cin- 
quième. Les  épicuriens  nous  interdisent  l'action  sociale  pour  mieux 
affrancliir  Tàine  de  ses  passions.  Les  stoïciens  n'admettent  pas  d'obli- 
gations corp'iratives.  —  Je  crois  ces  idées  fausses,  au  moins  en  tant 
que  conseils  à  suivre  pour  un  homme  de  mon  pays  et  de  mon  temps. 
Je  m'etTorcerai  donc  de  le  démontrer  à  ceux  que  j'élèverai,  mais  non 
de  leur  incidcpier  les  idées  contraires  per  fns  et  nefas,  comme  je  leur 
inoculerais  du  vaccin  avec  une  lancette,  ou  comme  les  Allemands 
entretiennent  dans  leurs  écoles  un  ardent  chauvinisme,  par  un  ensei- 
gnement de  l'histoire  habilement  germanisé.  Je  tâcherais  de  leur 
montrer  comment  les  règles  que  j'admets  se  tirent  en  partie  des 
principes  indubitables,  en  partie  de  l'observation  des  faits  donnés  et 
des  circonstances  où  elles  doivent  s'appliquer.  Je  porterais  atteinte  à 
leurs  droits  si  je  leur  enfonçais  si  fortement  dans  l'esprit  le  culte  de 
la  résistance  civique  individuelle  ou  celui  des  lois  existantes  qu'ils 
en  devinssent  à  jamais  incapables  de  conserver  une  valeur  morale  si 
ces  qualités  n'avaient  plus  lieu  de  s'exercer.  Il  en  est  de  même 
de  l'éducation  morale  que  de  l'éducation  scientifique  :  il  faut  avant 


i..\i.AM)i:.  —  De  Véducation  momie.  24-9 

tout  apprendre  à  ceux  qui  la  reçoivent  à  distinguer  les  principes 
immuables  des  applications,  même  les  plus  sûres.  Un  professeur 
laisserait  une  lacune  injustifiable  dans  l'esprit  de  ses  élèves  s'il  ne 
leur  apprenait  pas  la  théorie  transformiste  des  formes  vivantes,  ou 
la  théorie  vibratoire  de  la  lumière,  qui  sont  actuellement  la  meil- 
leure coordinulidu  de  nos  connaissances;  mais  il  manquerait  aussi 
gravement  à  ses  devoirs  s'il  profitait  de  leur  confiance  et  de  leur 
docilité  pour  leur  faire  de  ces  tliéories  des  dogmes  absolus,  et  s'il  les 
rendait  |)our  la  vie  impuissants  à  comprendre  les  objections  qu'on 
pourrait  y  trouver,  ou  les  idées  supérieures  qui  peut-être  les  corri- 
geront. 

Donc,  quand  nous  déclarons  les  principes  suivant  lesquels  nous 
prétendons  élever  un  enfant,  nous  répondons  à  deux  questions  diffé- 
rentes :  «  1°  Quels  principes  fondamentaux  et  universels  admettez- 
vous  comme  point  de  départ?  —  2°  Etant  donné  c[ue  vous  ne  pouvez 
pas  vous  borner,  en  fait,  à  pénétrer  les  esprits  de  ces  dispositions 
rationnelles,  quel  idéal  pratique  de  conduite  sociale  vous  accordez- 
vous  à  leur  proposer?  » 

J'espère  avoir  prouvé  par  les  lignes  précédentes  que  si  l'on  pose 
ces  questions  aux  philosophes,  leur  réponse  ne  sera  pas  la  cacopho- 
nie d'opinions  contradictoires  qu'on  se  plaît  à  leur  prêter.  Et  s'il  est 
vrai,  suivant  un  mot  qu'on  a  voulu  retourner  contre  nous,  que 
<•;  jamais  dans  l'Université  les  préférences  doctrinales  n'ont  été  plus 
libres  »,  cela  prouve  seulement  que  le  seul  moyen  d'aboutir  à  un 
accord  réel,  vraiment  durable  et  solide,  ce  n'est  pas  d'imposer  du 
dehors  l'orthodoxie  d'une  doctrine  toute  faite,  mais  au  contraire 
d'écarter  toutes  les  contraintes  qui  empêchent  les  esprits  de  mani- 
fester librement  l'identité  de  leur  nature  profonde,  et  de  se  décou- 
vrir d'autant  plus  semblables  et  convergents  qu'ils  sont  mieux 
affranchis  des  faiblesses  individuelles  ou  des  déformations  autoritaires 
qui  les  mettent  en  contradiction. 

André  Lalandk. 


Le  gérant  :  .Maurice  Tardiec. 


Coulommiers.  —  linp.  Paul  BHODAHU. 


LA  VALEUR  SOCIALE  DE  L'ART 


i 

Si  les  questions  relatives  à  l'esthétique  sont  restées  si  obscures, 
ce  n'est  pas  faute  qu'on  n'ait  écrit  beaucoup  de  philosophies  de 
l'art;  la  multiplicité  de  ces  systèmes  a  certainement  contribué  à 
rendre  peu  intelligibles  des  problèmes  qui  étaient  déjà  fort  difficiles  ; 
cette  multiplicité  a  cependant  une  raison  d'être;  elle  nous  montre 
que  l'art  n'est  pas  une  chose  simple,  qu'aucune  théorie  ne  saurait 
l'embrasser  tout  entier  '  dans  des  formules  d'application  universelle 
et  qu'il  y  a  plusieurs  philosophies  de  l'art  parce  qu'il  y  a  plusieurs 
points  de  vue  pour  apprécier  l'esthétique. 

A.  —  Assez  souvent  on  a  prétendu  établir  les  lois  de  la  produc- 
tion considérée  directement  :  on  s'est  demandé  comment  les  grandes 
manifestations  que  la  postérité  s'accorde  à  considérer  comme  la 
gloire  d'une  époque,  tiennent  aux  conditions  de  la  vie  sociale.  Que 
pour  bien  entendre  ces  œuvres,  il  faille  posséder  une  vision  très 
claire  du  monde  où  vivait  l'artiste,  qu'il  faille  connaître  ce  qui 
l'entourait  plutôt  encore  que  les  détails  mêmes  de  sa  vie,  c'est  ce 
que  tout  le  monde  admet  comme  une  vérité  évidente  et  ce  dont  il 
est  aisé  de  donner  la  raison.  L'œuvre  d'art  est,  en  effet,  le  résultat 
de  l'explosion  de  forces  latentes,  qui  se  sont  lentement  accu- 
mulées dans  l'âme  de  l'auteur  sous  l'influence  des  sentiments  géné- 
raux de  son  temps.  Nous  ne  pouvons  pas  pénétrer  dans  sa 
conscience,  qui  est  plus  cachée  encore  aux  regards  de  l'étranger 
que  ne  l'est  celle  des  autres  hommes;  lui-même  il  n'a  de  génie  que 
dans  la  mesure  où  il  ne  se  connaît  pas;  —  mais  nous  pouvons  savoir 

1.  Il  est  d'ailleurs  facile  d'observer  que  les  divers  auteurs  ne  parlent  pas  tous 
de  la  même  chose;  le  plus  souvent  leurs  observations  se  bornent  à  la  littéra- 
ture; Taine  s'occupe  presque  uniquement  de  la  peinture. 

Hev.  Meta.  T.  IX.   —  1901.  18 


252  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

ce  qu'on  disait  autour  de  lui,  savoir  comment  on  sentait  les  accidents 
de  la  vie  et  ce  qu'on  espérait;  —  nous  pouvons  ainsi  nous  rendre 
compte  des  causes  pour  lesquelles  il  est  devenu  l'homme  représen- 
tatif d'une  époque.  Si  le  psychologiste  ne  peut  prétendre  découvrir 
les  raisons  qui  expliquent  pourquoi  un  homme  de  génie  est  venu  et 
a  produit,  l'histoire  parviendra,  peut-être,  à  expliquer  pourquoi  une 
œuvre  de  génie  a  été  acclamée  comme  telle  et  pourquoi  elle  a  été 
transmise  à  la  postérité  comme  la  représentation,  acceptée  collec- 
tivement, des  sentiments  des  hommes. 

C'est  bien  cela  que  Taine  a  voulu  faire  dans  sa  Philosophie  de 
Vari  ;  il  s'efforce  de  guider  l'historien  dans  cette  recherche  en  éta- 
blissant ce  qu'on  a  appelé  souvent  un  canon,  un  ensemble  de 
règles  fixant  l'ordre  des  caractères  à  observer.  Il  paraît  douteux 
que  ces  règles  puissent  avoir  une  valeur  universelle,  s'appliquer 
à  tous  les  arts  et  être  également  utilisables  pour  toutes  les  époques. 
L'établissement  d'un  pareil  canon  supposerait  l'existence  d'une  psy- 
chologie de  l'imagination  qui  s'appliquerait  à  tous  les  genres  de 
création  :  c'est  ce  qu'on  ne  peut  guère  admettre  aujourd'hui 
M.  Ribot  nous  montre  '  que  cette  psychologie  évolue  et  que  les  arts 
ne  se  rattachent  pas  à  une  forme  unique  de  l'imagination  créatrice; 
d'après  lui  ils  dépendent  tantôt  de  l'imagination  plastique  (des 
peintres  et  des  poètes),  tantôt  de  l'imagination  diffluente  (qui  se 
réalise  surtout  dans  la  musique),  tantôt  de  l'imagination  mécanique 
(à  laquelle  se  rattache  l'architecture). 

Il  est  probable  que  Taine  considérait  les  canons  seulement  comme 
des  formules  provisoires  de  la  philosophie  et  qu'il  espérait  convertir 
celle-ci  en  une  sorte  de  science  physique,  ayant  ses  lois,  permet- 
tant de  définir  les  manifestations  esthétiques  en  termes  abstraits 
et  de  les  rattacher  aux  autres  abstractions  sociologiques.  Qu'il  soit 
possible  de  donner  des  définitions  utilisables  de  ce  genre,  cela  est 
déjà  fort  douteux;  mais  il  est  manifeste  qu'on  ne  saurait  trouver  de 
lois  historiques  de  la  production  artistique.  Si  cela  était  possible, 
on  devrait  pouvoir  relier  scientifiquement  les  actes  du  génie  avec 
les  conditions  juridico-économiques  d'un  peuple;  or  il  y  a  entre  l'art 
et  le  droit  trop  d'intermédiaires  et  entre  les  stratifications  suc- 
cessives trop  de  liberté  pour  qu'un  lien  rigide  (comme  serait  une 
vraie  loi)  puisse  traverser  tout  cet  ensemble;  —  le  génie  est  trop 

1.  M.  Ribot,  Essai  sur  V imagination  créatrice,  Alcan,  1900,  passim. 


G.  SOREL.  —  1..V  VALEUit  sociAi.i;   dk   l'miï.  233 

personnel  pour  tomber  sous  une  loi;  il  n'y  a  point  de  science  de 
l'accident;  —  enfin  l'art  se  montre  presque  toujours  en  relation 
étroite  avec  les  manifestations  de  la  force;  les  fantaisies  des  princes, 
les  triomphes  militaires,  les  légendes  héroïques  jouent  un  très 
grand  rôle  dans  l'histoire  de  l'art.  Taine,  tout  en  prétendant 
trouver  des  lois,  a  insisté,  plus  que  personne,  sur  l'influence  énorme 
que  l'anarchie  italienne  exerça  sur  la  Renaissance. 

B.  —  Les  écrivains  les  plus  nombreux  se  sont  occupi's  de  la 
psychologie  de  l'art  considéré  comme  une  source  de  jouissances 
spéciales  :  et  tout  d'abord  on  s'est  demandé  ce  qu'est  le  sentiment 
esthétique.  Jusqu'à  ces  derniers  temps  la  psychologie  des  senti- 
ments était  dans  l'enfance,  parce  que  les  physiologistes  ayant 
imaginé  durant  ce  siècle  de  tout  localiser  dans  le  cerveau,  les 
émotions  et  les  actes  intellectuels  étaient  plus  ou  moins  confondus 
dans  ce  pêle-mêle.  On  commence  à  revenir  à  des  idées  plus  saines 
et  à  rapporter  la  vie  affective  aux  états  de  tonicité  des  organes 
internes  :  on  reprend  la  conception  des  anciens,  qui  offre  l'avantage 
précieux  d'être  conforme  au  sens  commun  ^ 

Il  serait  très  important  de  savoir  distinguer  les  divers  genres  de 
sentiments  esthétiques  :  M.  Ribot  nous  dit-  qu'il  y  a,  au  cours  de 
l'histoire,  une  évolution  qui  aboutirait  à  généraliser  l'idée  de  la 
beauté  :  primitivement  elle  aurait  été  réservée  à  ce  qui  est  sem- 
blable à  l'homme.  Cette  doctrine  me  semble  assez  contestable, 
car  chez  les  anciens  l'architecture  a  eu  une  importance  au  moins 
aussi  grande  que  dans  les  temps  modernes;  les  vases,  les  bijoux,  les 
inscriptions  elles-mêmes  ont  été  regardés  comme  des  œuvres  d'art. 
Il  semble  difficile  de  croire  que  la  peinture  et  la  musique,  la  poésie 
et  l'architecture,  le  drame  et  l'ornement  sculpté,  puissent  provo- 
quer chez  les  hommes  des  émotions  de  même  espèce;  il  semble  bien 
probable  qu'il  y  a  entre  ces  diverses  manifestations  de  l'art  des 
rapports  qui  tiennent,  en  partie  du  moins,  à  l'évolution  des  sen- 
timents; mais  je  ne  pense  point  que  la  psychologie  soit  encore 
parvenue  à  bien  poser  le  problème. 

Il  y  a  dans  la  psychologie  de   l'art  une  partie  qu'il  serait  assez 

1.  C'est,  par  exemple,  le  point  de  vue  de  Descartes,  qui  suit  la  doctrine  tra- 
ditionnelle: Bicliat  a  été  un  des  derniers  représentants  de  cette  doctrine,  que 
les  idées  de  Gall  efTacèrent  durant  longtemps;  dans  une  note  de  la  cinquiLine 
édition  des  Recherc/tes  pln/siolor/ir^iies  sur  la  vie  et  sirr  la  mort  critique  Magendie 
Bichal  à  ce  sujet  (pp.  ■î2-"3). 

2.  Ribot,  Psychologie  des  sentiments,  Alcan,  1896,  p.  334. 


254  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

facile  d'amener  à  une  forme  scientifique  :  les  œuvres  des  critiques 
sont  pleines  d'observations  ingénieuses,  dont  un  psychologiste  avisé 
pourrait  tirer  parti  pour  créer  une  vraie  science.  Ces  observations 
ne  sont  pas  toujours  présentées  d'une  manière  assez  générale,  la 
langue  manque  de  précision  et  il  faudrait  les  rattacher  à  des  asso- 
ciations d'idées  parfaitement  déterminées,  dont  l'origine  historique 
serait  à  exposer. 

Ce  travail  si  désiralsle  n'a  pas  été  fait  parce  que  le  grand  public 
aime  mieux  s'en  rapporter  à  ces  critiques  superficiels,  qui  passent 
pour  de  grands  penseurs  parce  qu'ils  font  des  théories,  et  qui  passent 
pour  de  grands  artistes  parce  qu'ils  parlent  un  jargon  d'atelier.  Les 
artistes  ont  beaucoup  de  peine  à  se  soumettre  aux  conditions  que 
la  logique  impose  au  langage  :  celui-ci  a  été  fait  pour  exprimer  des 
relations  mécaniques  et  ils  veulent  rappeler  des  émotions  en  se 
servant  de  ces  images  que  M.  Ribot  appelle  des  abstraits  émotionnels. 
Un  pareil  langage  est  tout  personnel  et  par  suite  de  convention; 
entre  gens  d'une  même  école  on  se  comprend,  parce  qu'on  sent  à 
peu  près  de  la  même  manière.  Mais  ce  langage,  appliqué  à  l'exposi- 
tion et  à  la  discussion  pour  le  public,  devient  un  jargon  inintelli- 
gible. C'est  cette  forme  de  la  critique  qui  a  empêché  d'approfondir 
la  psychologie  du  sentiment  esthétique  et  de  condenser  la  partie 
scientifique  des  jugements  sur  l'art  ^ 

Il  résulte  de  là  un  magnifique  désordre,  tel  qu'il  n'existe  pas  un 
seul  point  sur  lequel  l'accord  ait  pu  se  faire;  lorsque  M.  Brunetière, 
dans  une  conférence  sur  L'art  et  la  morale  dit  -  qu'il  se  propose  de 
«  chercher  des  raisons  précises  aux  opinions  qui  sont  à  peu  à  près 
celles  de  tous  les  gens  cultivés  »,  il  s'aventure  beaucoup,  car  je  ne 
crois  pas  qu'on  puisse  trouver  de  telles  opinions  ;  en  tout  cas,  celles 
que  M.  Brunetière  soutient  sur  ce  sujet,  ont  paru  paradoxales  à 
beaucoup  de  gens  cultivés. 

C.  —  Il  faut  bien  se  demander  aussi  quel  est  l'effet  produit  par 
l'art  dans  la  société.  Peu  de  personnes  admettent  que  le  poète  ait  droit 
à  notre  admiration  quand  il  propage  l'erreur;  le  bon  sens  est  d'ac- 
cord avec  la  théorie  platonicienne  sur  le  principe  tout  au  moins  ;  nous 


1.  De  là  résulte  le  discrédit  dans  lequel  sont  tombés  les  esthéticiens;  on  ne 
s'occupe  guère  d'esthétique  que  si  l'on  ne  se  sait  pas  propre  à  écrire  sur  la 
sociologie;  et  on  sait,  cependant,  que  la  sociologie  est  déjà  un  bavardage  futile, 
dès  qu'elle  cesse  d'être  une  description  méthodique  des  phénomènes. 

2.  Brunetière,  Discours  de  combat,  p.  62. 


G.   SOREL.   —    LA    VALEUR    SOCLU.E    T)F,    L  AHT.  255 

savons  par  l'expérience  de  l'histoire  quels  malheurs  ont  engendrés 
des  légendes  trompeuses,  qui  ont  entraîné  des  peuples  à  commettre 
des  imprudences  héroïques...  mais  absurdes;  d'ailleurs,  depuis  un 
certain  nombre  d'années,  les  artistes  sont  d'accord  pour  affirmer 
que  le  grand  art  plastique,  l'architecture,  n'a  pas  le  droit  de  dissi- 
muler une  structure  déraisonnable  sous  des  apparences  luxueuses.  Il 
se  produit  de  toutes  parts  un  retour  vers  le  respect  de  la  vérité,  à  tel 
point  que  des  littérateurs  critiqués  par  les  moralistes  en  viennent  à 
invoquer  le  respect  de  la  vérité  pour  se  justifier. 

Mais  il  est  évident  que  si  la  beauté  des  combinaisons  ne  permet  pas 
au  compositeur  de  s'émanciper  du  vrai,  elle  ne  saurait,  non  plus,  lui 
permettre  de  mépriser  le  bien.  La  morale  a  tout  autant  de  droits  que 
la  science  à  imposer  des  obligations  à  l'artiste  '. 


II 

Les  philosophes  de  Fart  se  montrent  fort  embarrassés  dès  qu'ils 
veulent  dépasser  cette  simple  notion  du  bon  sens.  Taine,  par 
exemple,  commence  par  poser  en  principe  que  l'art  a  pour  but 
d'accuser  l'action  des  forces  qui  agissent  dans  le  monde,  en  mon- 
trant leurs  caractères  avec  plus  d'éclat  qu'ils  n'en  ontdans  la  nature  -; 
«  tantôt  le  caractère  est  une  de  ces  puissances  primitives  et  mécani- 
ques, qui  sont  l'essence  des  choses;  tantôt  il  est  une  de  ces  puis- 
sances ultérieures  et  capables  de  grandir,  qui  marquent  la  direction 
du  monde  »  ;  dans  le  premier  cas  les  forces  sont  dites  importantes 
et  dans  le  second  bienfaisantes,  sans  doute  parce  que  l'on  présup- 
pose la  notion  du  progrès;  —  «  l'importance  et  la  bienfaisance  sont 
deux  faces  d'une  qualité  unique,  la  force.  » 

Dans  toute  cette  théorie  il  n'y  a  pas  beaucoup  de  préoccupations 
morales^;  Taine  énonce  seulement  que  certaines  forces  qu'il  appelle 


1.  Ce  n'esl  pas  sans  étonnement  que  j'ai  vu  tant  de  gens  prétondre  qu'en 
Allemagne  la  loi  proposée  contre  l'art  pornographique  (surtout  dans  la  forme 
théâtrale)  était  un  attentat  contre  la  liberté  humaine!  A  ce  propos  on  a  cru 
devoir  sortir  les  vieux  clichés  sur  Gœthe  et  son  génie  olympien  :  mais  les 
Allemands  ne  devraient  pas  oublier  que  le  siècle  de  Gœthe  est  aussi  le  siècle 
de  Napoléon  et  que  leur  pays  aurait  été  rayé  de  l'histoire  si  les  hommes  de 
1813  n'avaient  trouvé  de  meilleurs  inspirateurs  que  l'auteur  des  Éléi/ies 
romaines  et  de  tant  d'oeuvres  voluptueuses. 

2.  Taine,  Philosopliie  de  L'art,  t.  Il,  pp.  3i3i-365. 

3.  M.  Brunetière  me  parait  s'être  complètement  trompé  dans  ses  appréciations 
de  cette  théorie  de  Taine,  op.  cit.,  pp.  74-76. 


236  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

bienfaisantes,  agissent  pour  amener  l'homme  vers  le  type  qu'il  s'est 
donné  a  priori  comme  le  type  parfait  :  ce  type  parfait  est  celui  que 
l'antiquité  a  imaginé  dans  ses  œuvres  classiques.  «  Il  y  a  longtemps  ', 
dit-il,  que  l'ordre  [de  bienfaisance  des  caractères]  a  été  trouvé. ..Dans 
la  morale  comme  dans  l'art,  c'est  toujours  chez  les  anciens  qu'il  nous 
faut  chercher  nos  préceptes.  »  Il  y  a  une  échelle  pour  les  valeurs  bien- 
faisantes d'ordre  physique,  une  autre  pour  celles  d'ordre  moral:  les 
premières  intéressent  l'art  plastique,  les  secondes  la  littérature  :  mais 
il  arrive  un  moment  où  cette  classification  si  nette  ne  peut  suffire,  parce 
que  Taine  ne  pouvait  s'en  servir  pour  démontrer  la  supériorité  qu'il 
attribue  aux  Vénitiens  sur  les  Flamands,  celle  de  Florence  sur  Venise 
et  enfin  celle  de  l'art  grec  sur  celui  de  la  Renaissance.  Il  lui  faut 
justifier  son  goût  personnel  par  quelques  théories;  et  il  en  est  quitte 
pour  affirmer  que  le  type  le  plus  parfait  -  est  celui  «  en  qui  la  noblesse 
morale  achève  la  perfection  physique  «.  J'aurais  été  bien  désireux 
de  savoir  comment  on  pourrait  démontrer  la  supériorité  morale  que 
posséderait  d'après  lui  la  Vénus  de  Milo  sur  les  madones  de  Raphaël, 
—  puisque  nous  ignorons  ce  que  représente  le  fameux  marbre  grec! 

Quand  on  va  au  fond  de  la  philosophie  de  Taine,  on  trouve  que 
fauteur  était  un  homme  d'un  goût  très  fin  qui  gâtait  tout  ce  qu'il 
touchait  par  une  très  mauvaise  métaphysique,  capricieuse  et  parfois 
pédante  qu'il  avait  empruntée  au  positivisme. 

On  aurait  pu  s'attendre  à  trouver  des  jugements  plus  solidement 
construits  dans  Guyau;  mais  s'il  y  a  beaucoup  d'excellentes  observa- 
tionslittéraires  dans  Lart  au  point  de  vue  sociologique,  on  n'y  découvre 
aucune  théorie  sociale  ;  l'auteur  est  très  pénétré  de  l'importance 
morale  de  l'art;  il  signale-^  le  danger  du  roman  contemporain  trop 
préoccupé  de  peindre  des  névropathes  :  «  L'art,  dit-il  %  aboutit  tou- 
jours soit  à  faire  avancer,  soit  à  faire  reculer  la  société  où  son  action 
s'exerce,  selon  qu'il  la  fait  sympathiser  par  f  imagination  avec  une 
société  idéalement  représentée,  meilleure  ou  pire....  Si  l'art  est  autre 
chose  que  la  morale,  c'est  cependant  un  excellent  témoignage  pour  une 
œuvre  d'art  lorsque,  après  l'avoir  lue,  on  se  sent  meilleur  et  élevé 
au-dessus  de  soi.  »  J'entends  bien  que  Guyau  désire  que  l'art  soit 

1.  Taine,  op.  cit.,  t.  II,  334. 

2.  Taiue,  op.  cit.,  t.  II,  p.  359. 

3.  Guyau,  L'art  au  poitit  de* vue  sociolof/ique,  p.  378,  380,  382.  11  est  très 
opposé  au  réalisme  de  M.  Zola,  qu'il  accuse  de  trop  insister  sur  l'instinct  géné- 
sique  (p.  158). 

4.  Guyau.  op.  cit.,  pp.  383-384. 


G.   SOREL.   —    LA    VALEUR    SOCIALE    DE    l'aUT.  257 

« 

moral  ;  mais  il  ne  rattache  ce  désir  (qu'il  a  emprunté  aux  notions  du 
bon  sensj  à  une  théorie  quelconque. 

Dans  la  même  page,  il  émet  même  celte  proposition,  qui  semble 
être  en  désaccord  avec  le  reste  de  ses  idées  :  «  La  vraie  beauté  artis- 
tique est  par  elle-même  moralisatrice  et  elle  est  l'expression  de  la 
vraie  sociabilité.  »  Y  aurait-il  une  vraie  et  une  fausse  beauté?  Peut- 
être  s'était- il  souvenu  de  la  belle  définition  de  Proudhon  '  :  «  une 
représentation  idéaliste  de  la  nature  et  de  nous-mêmes,  en  vue  du 
perfectionnement  physique  et  moral  de  notre  espèce  ».  Mais  Prou- 
dhon poursuivait  cette  pensée  dans  toutes  ses  conséquences  et  dans 
une  invective  célèbre  sur  des  nudités  indécentes  exposées  au  Salon  de 
1863,  il  disait  :  «  Qu'est-ce  donc  qu'un  jury  à  qui  il  faut  apprendre 
que  l'art  n'est  rien  en  dehors  de  la  morale?  -  » 

Sans  doute  l'artiste  ne  satisfait  pas  toujours  à  cette  condition; 
faudra-t-il  conclure  de  là  que  l'artiste  ne  produit  pas  toujours  une 
véritable  œuvre  d'art?  Cette  doctrine  a  été  celle  de  beaucoup  de 
grands  philosophes,  qui  ont  parlé  de  l'art  avec  un  enthousiasme 
austère.  «  L'art,  dit  Hegel  %  nous  offre  l'harmonie  réalisée  des  deux 
termes  de  l'existence,  de  la  loi  des  êtres  et  de  leur  manifestation.... 
Le  beau  est  l'essence  réalisée,  l'activité  conforme  à  son  but  et  iden- 
tifiée avec  lui....  Le  bien  est  l'accord  cherché  :  le  beau  est  l'harmonie 
réalisée.  »  Toute  la  théorie  de  Tolstoï  est  fondée  sur  la  distinction 
de  l'art  vrai  et  de  l'art  faux. 

Pour  justifier  cette  manière  de  raisonner,  il  faudrait  démontrer 
que  vraiment  les  grandes  œuvres,  tout  au  moins,  satisfont  aux  con- 
ditions de  l'art  vrai.  Cela  est  assez  souvent  exact;  en  prenant  con- 
tact avec  des  génies  supérieurs  qui  ont  connu  toute  l'amertume  de 
la  vie,  tout  le  désenchantement  des  illusions  et  toute  la  vanité  des 
appétits  vulgaires,  nous  sentons  passer  un  feu  purificateur  dans 
notre  âme.  Cela  est  surtout  exact  quand  le  génie  de  ces  grands  créa- 
teurs d'art  est  profondément  pénétré  de  pessimisme;  le  pessimisme 


1.  Proiulhon,  Du  principe  de  Part,  p.  43. 

2.  Proudhon,  op.  ctt.,  p.  259.  Chose  assez  curieuse  la  théorie  proudhonienne 
de  l'art  a  été  vivement  critiquée  par  M.  A  Desjardins  (P.  J.  Proudhon,  t.  II, 
p.  82).  Cette  critique  me  semble  être  fort  superficielle;  l'auteur  a  sensiblement 
modifié  la  pensée  de  Proudhon  :  celui-ci  considère  l'art  comme  un  moyen,  mais 
il  ne  prétend  pas  qu'un  mauvais  tableau  peint  avec  de  bonnes  intentions 
devienne  une  œuvre  d'art. 

3.  Hegel,  Esthétique,  trad.  franc;.,  Alcan,  éditeur,  1875,  t.  I,  p.  21.  M.  Brune- 
tière  cite  de  son  côté  un  passage  remarquable  de  Schopenhauer  sur  ce  que  doit 
faire  la  tragédie,  op.  cit.,  p.  65,  note. 


258  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

tend  toujours  à  opérer  la  purgat'ion  des  passions;  il  met  à  nu  la  misère 
des  accidents  et  ne  nous  permet  de  sympathiser  qu'avec  ce  qui 
dépasse  les  forces  communes  de  l'humanité  ;  il  est  héroïque  par  nature. 
L'art  vrai  se  réaliserait,  suivant  Tolstoï,  lorsque  le  poète  est 
vraiment  un  pionnier  du  progrès  *,  ayant  compris  le  but  de  la  vie  et 
s'inspirant  de  ces  puissantes  conceptions  humanitaires  que  l'écrivain 
russe  considère  comme  formant  l'essence  des  religions. 

Il  est  manifeste  que  si  l'on  veut  ne  tenir  compte  que  de  l'art  vrai,  il 
faut  écarter  la  plus  grande  masse  des  choses  que  les  hommes  ont  con- 
sidérées comme  des  œuvres  d'art;  on  ne  pourra  guère  retenir  que  les 
œuvres  littéraires  si  l'on  admet  les  idées  de  Tolstoï;  et  même  parmi 
celles-ci  il  faudra  rejeter  beaucoup  de  livres  renommés.  Tolstoï  se  tire 
d'affaire  ^  en  récusant  l'opinion  du  public  qui  suit,  dit-il,  les  idées 
des  critiques  professionnels,  et  il  prétend  que  les  critiques  sont 
incompétents  faute  d'être  fortement  émus  par  l'art. 

Toute  discussion  approfondie  sur  ce  que  devrait  être  l'art  vrai  me 
semble  oiseuse,  par  cequ'il  est  presque  impossible  de  dire,  au  moment 
où  elle  parait,  si  une  œuvre  aura  vraiment  une  valeur  éducalrice  sur 
l'humanité;  la  règle  que  l'on  discute  se  trouve  être  sans  application 
pratique;  elle  est  donc  comme  si  elle  n'existait  pas.  Le  philosophe 
qui  jette  sur  le  passé  une  vue  d'ensemble,  qui  n'a  à  tenir  compte 
que  d'un  petit  nombre  de  documents  conservés  et  peut  apprécier 
(dans  une  certaine  mesure)  l'effet  produit  par  une  doctrine,  qui  ne 
peut  échapper  à  la  nécessité  de  juger  les  actes  anciens  des  hommes, 
est,  tout  naturellement,  conduit  à  considérer  comme  un  art  supé- 
rieur tout  ce  qui  lui  semble  avoir  été  un  facteur  du  progrès  (tel 
qu'il  le  comprend).  Mais  pour  nous  conduire  dans  la  vie  de  tous  les 
jours,  nous  avons  besoin  de  règles  qui  puissent  servir  maintenant  et 
non  de  règles  qui  serviraient  aux  gens  qui  viendraient  dans  trois  ou 
quatre  siècles  après  nous,  pour  raisonner  sur  ce  que  nous  avons  fait 
et  sur  ce  que  nous  aurions  pu  faire. 

On  ne  pourrait  pas  trouver  deux  personnes  qui  soient  d'accord 
sur  la  valeur  éducatrice  des  œuvres  célèbres  de  nos  contemporains. 
M.  Brunetière  est  même  assez  embarrassé  pour  savoir  ^  si  Bajazet  et 
Modogune  ne  racontent  pas  des  aventures,  «  qui  seraient  assez  bien 
à  leur  place  dans  les  annales  du  crime  et  de  l'impudicité  ».  Dans 

1.  Tolstoï,  Qu'est-ce  que  Vart?  p.  95. 

2.  Tolstoï,  op.  cit.,  pp.  198-200. 

3.  Brunetière,  op.  cit.,  pp.  64-67. 


G.    SOREL.   —    LA    VALEUH    SOCIALE    DE    l'aRT.  259 

cfts  derniers  temps,  M.  Bourget  a  soutenu  '  cet  étrange  paradoxe  que 
Madame  Bovary  est  une  illustration  scientifique  du  Décalogue  et 
qu'ainsi  le  roman  moderne  nous  montre  l'harmonie  de  la  science  et 
de  la  tradition  !  Je  ne  sais  pas  si  l'auteur  de  la  Physiologie  de  V amour 
moderne  a  cru  dire  quelque  chose  de  neuf;  mais  Guyau  avait  relevé, 
il  y  a  longtemps  ^  ce  qu'a  de  ridicule  l'illusion  des  romanciers  qui 
prétendent  préparer  des  réformes  morales  en  décrivant  des  plaies 
sociales. 

La  règle  que  prétend  imposer  Tolstoï  ne  peut  donc  conduire  à 
aucune  appréciation  raisonnée  :  chacun  fabriquerait  une  théorie 
sociale  suivant  ses  convenances,  pour  justifier  au  point  de  vue  édu- 
catif les  œuvres  qui  lui  plaisent. 

Cette  conception  de  l'art,  regardé  comme  un  moyen  de  formation 
du  peuple,  nous  vient  de  la  philosophie  grecque;  Tolstoï  ne  dissi- 
mule pas,  d'ailleurs,  l'origine  de  ses  idées;  il  observe  '  que  pour  les 
sages  de  Vauliquité,  l'art  n'était  que  celte  partie  de  notre  activité 
qui  communique  à  l'homme  les  sentiments  les  plus  nobles.  Ainsi  les 
grands  efforts  qui  ont  pour  but  la  création  des  œuvres  d'art,  n'abou- 
tiraient pas  à  de  vaines  décorations  de  la  vie;  ce  seraient  des  élé- 
ments essentiels  de  notre  culture  et  même  peut-être  quelques-uns 
des  éléments  les  plus  essentiels. 

Mais  la  vie  moderne  ne  ressemble  en  aucune  façon  à  la  vie  antique  ; 
jadis  la  philosophie  se  préoccupait  surtout  d'une  élite  de  citoyens, 
qui  devaient  s'entretenir  constamment  dans  des  sentiments  héroï- 
ques pour  pouvoir  sauver  la  Cité,  menacée  à  tout  instant  de  la 
ruine;  tout  devait  être  sacrifié  à  la  défense  de  la  république.  En 
fait,  jamais  les  utopies  des  philosophes  n'ont  été  réalisées,  et  l'art 
grec  s'est  développé  indépendamment  de  leurs  théories  :  ce  que 
nous  avons  à  étudier  ce  n'est  pas  ce  qui  pourrait  être,  mais  ce  qui 
est  réellement;  en  nous  basant  sur  les  Cités  théoriques  fabriquées 
par  les  philosophes  grecs,  nous  tournons  le  dos  à  l'enseignement 
que  doit  nous  donner  l'histoire. 

Il  existe,  d'ailleurs,  des  différences  très  profondes  entre  l'art  ancien 
et  l'art  moderne;  ces  différences  ont  frappé  tous  les  auteurs  et  il  est 
essentiel  de  les  bien  mettre  en  lumière. 


1.  P.  Bourget,  Préface  du  troisième  volume  de  ses  œuvres  complètes. 

2.  Guyau,  op.  cit.,  pp.  382-383. 

3.  Tolstoï,  op.  cit.,  p.  92. 


260  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 


III 

Suivant  M.  Ribot^  l'art  moderne  diffère  des  arts  primitifs  par  le 
passage  du  social  à  l'individuel;  ce  serait  au  terme  de  cette  évolu- 
tion que  l'on  trouverait  la  théorie  de  l'art  pour  l'art.  Je  crois  qu'il 
y  a  toujours  eu  dans  les  civilisations  classiques  un  mélange  des 
divers  moments  de  cette  évolution  ;  mais  je  ne  me  représente  pas 
tout  à  fait  les  choses  comme  M.  Ribot.  Ce  qui  me  frappe  le  plus 
dans  les  arts  antiques  c'est  la  prédominance  de  groupements  qui 
aboutissent  à  former  des  arts  complexes,  à  la  fois  utilitaires  et  esthé- 
tiques :  ainsi  étaient  l'architecture  du  temple,  des  tombeaux  et  des 
citadelles,  —  les  rites  religieux,  —  la  pédagogie.  Ces  arts  complexes 
servaient  généralement  à  des  Ans  collectives  dans  les  républiques 
grecques;  mais  l'art  qui  servait  à  orner  les  palais  des  rois  de  Perse 
ou  d'Assyrie  n'avait  rien  de  social;  il  était  absolument  aussi  parti- 
culariste  que  celui  des  artistes  de  la  Renaissance  décorant  les  palais 
des  princes. 

Le  deuxième  moment  de  l'histoire  de  l'art  nous  montre  une  rup- 
ture de  ces  ensembles;  chaque  exécutant  s'enferme  dans  son  atelier; 
il  ne  cherche  qu'à  perfectionner  sa  technique  particulière,  de 
manière  à  faire  valoir  son  habileté  dans  sa  spécialité.  Les  écoles 
académiques,  fondées  à  la  fin  de  la  Renaissance,  rendirent  défini- 
tive cette  dislocation;  on  peut  dire  que  rart  devint  abstrait.  L'habi- 
leté professionnelle  passa  au  premier  rang  ;  on  inventa  de  nouvelles 
formes  qu'il  aurait  été  impossible  de  faire  entrer  dans  les  anciens 
ensembles  ;  ainsi  le  paysage  et  la  peinture  des  scènes  de  la  vie  com- 
mune prirent  une  importance  que  personne  n'eût  jadis  soupçon- 
née; nous  y  admirons  l'adresse  avec  laquelle  l'artiste  est  parvenu  à 
démêler,  au  milieu  de  spectacles  confus,  des  aspects  intéressants  qui 
échappent  à  notre  observation. 

L'art,  une  fois  émancipé  et  ^  «  refaisant  (suivant  l'expression  de 
Proudhoni  à  sa  guise  et  en  vue  de  sa  propre  gloire,  la  phénoménalité 
des  choses  »,  l'esprit  eut  besoin  d'une  théorie  métaphysique  pour 
justifier  le  nouveau  genre  d'activité.  Alors  on  constitua  la  théorie  de 
la  Beauté,  qui  n'est  pas  aussi  absurde  que  le  pense  M.  Brunetiére^; 

1.  Ribot,  Psi/chùlof/ie  des  senliînenis,  p.  330. 

2.  Proudhon,  Justice,  t.  III,  p.  343. 

3.  Brunelière,  op.  cit.,  p.  90. 


G.    SOREL.   —    \A    VALKUH    SOCIALE    DE    l'aRT.  261 

elle  sert  à  marquer,  d'une  manière  précise,  la  rupture  définitive 
opérée  et  à  indiquer  que  chaque  art  poursuit  isolément  sa  perfec- 
tion d'exécution. 

Mais  l'art  n'avait  pu  s'émanciper  des  traditions  qu'à  la  condition 
de  se  donner  des  lois  techniques,  qui  peu  à  peu  se  transformèrent 
en  une  scolastique  puérile;  et  celle-ci  rendit  l'académisme  souve- 
rainement ridicule.  Échapper  à  toute  règle  fut  le  mot  d'ordre  de 
beaucoup  d'écoles,  qui  aboutissaient  cependant  à  de  nouvelles 
scolastiques;  mais  en  fait,  l'esprit  s'émancipait  au  fur  et  à  mesure 
que  le  nombre  des  voies  ouvertes  devant  notre  action  devenait  plus 
grand. 

Les  querelles  d'écoles  ont  fini  par  s'apaiser,  parce  qu'il  est  devenu 
évident  que  ces  querelles  ne  peuvent  aboutir  à  rien,  le  public  n'ac- 
ceptant plus  de  modes  exclusifs  d'expression.  Désormais  le  dogme 
de  la  Beauté  disparaît;  nous  ne  croyons  plus  à  l'existence  d'une  loi 
générale  qui  réglera  l'art;  nous  sommes  disposés  à  accepter  tout  ce 
qui  montre  chez  le  créateur  un  ingénieux  talent  d'invention  ou  de 
combinaison. 

Il  y  a  un  siècle  quand  régnait  l'art  académique,  les  peintres  et  les 
sculpteurs,  enchaînés  par  les  formules  des  écoles,  travaillaient  sans 
prendre  aucun  souci  des  monuments  qui  devaient  renfermer  leurs 
œuvres;  ce  n'est  pas  que  le  bon  goût  leur  manquât;  c'est  qu'ils 
manquaient  de  la  liberté  dont  jouissent  nos  artistes  comtemporains, 
—  entravés  qu'ils  étaient  par  les  règles  académiques.  Grâce  aux  res- 
sources si  nombreuses  que  présente  aujourd'hui  l'art  —  qui  s'est 
affranchi  en  s'enrichissant  —  il  devient  possible  d'établir  une  coor- 
dination raisonnée  entre  toutes  les  parties. 

Mais,  dit-on,  l'art  complètement  émancipé  n'est  plus  qu'un  moyen 
de  flatter  les  goûts  du  public,  tout  comme  était  déjà  l'art  de  la 
Renaissance;  la  disparition  des  anciennes  règles  le  rend  tout  à  fait 
dépendant  des  instincts  des  amateurs  ;  condamné  à  plaire  à  tout 
prix,  il  a  perdu  toute  son  indépendance,  sa  dignité  et  sa  vraie 
liberté.  Des  philosophes  ont,  maintes  fois,  insisté  sur  ce  point  et 
soutenu  que  l'art  perd  toute  raison  d'être  quand  il  est  ainsi  subor- 
donné au  plaisir.  Leurs  objections  ne  se  rapportent  pas  seulement  à 
l'époque  actuelle;  carde  touttempsil  a  existé  une  partie  très  impor- 
tante de  l'art  se  trouvant  dans  cette  situation  :  ces  objections  sont, 
en  grande  partie,  fondées. 

On  reproche  à  l'art  libre  (ou  individualiste  suivant  l'expression  de 


262  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

M.  Ribot)  d'être  trop  préoccupé  de  Teffet^de  chercher  le  bizarre, 
l'extraordinaire  et  parfois  l'extravagant,  de  vouloir  étonner  l'esprit 
plutôt  que  séduire  par  la  grâce  et  la  force  des  sentiments.  La  bizar- 
rerie est  de  tous  les  temps;  elle  est  la  caricature  de  l'originalité 
sans  laquelle  il  n'y  a  pas  d'art  possible;  nous  voulons  que  le  créa- 
teur nous  montre  qu'il  peut  produire  quelque  chose  de  personnel, 
ou  tout  au  moins  quelque  chose  qui  n'appartienne  pas  au  cours  vul- 
gaire de  la  vie. 

Plus  graves  sont  les  reproches  que  l'on  adresse  à  la  littérature 
qui  prétend  se  mettre  en  dehors  de  la  morale.  Il  existe  une  produc- 
tion très  abondante  de  fables  et  de  contes,  qui,  depuis  les  temps  les 
plus  anciens,  enseignent  un  utilitarisme  très  plat  :  ne  pas  se  casser 
la  tête  avec  l'idée  de  justice,  s'arranger  pour  vivre  confortablement 
sans  souci  des  lois  de  la  conscience,  prendre  son  parti  des  violences 
qu'on  ne  peut  empêcher,  voilà  ce  que  M.  Brunetière  -  trouve  fort 
mauvais  et  c'est  pourquoi  il  reproche  aux  fables  de  La  Fontaine 
d'être  fort  impropres  à  former  le  cœur  de  la  jeunesse.  Je  crois  qu'il 
a  parfaitement  raison,  comme  avait  raison  Rousseau 3  quand  il 
reprochait  à  ses  contemporains  d'avoir  tiré  leur  basse  moralité  des 
contes  et  des  fables  de  La  Fontaine. 

A  l'opposé  de  cette  indulgence  malsaine  se  trouve  la  révolte  ins- 
tinctive du  personnage  fort  qui,  sentant  sa  force,  s'insurge  contre  les 
lois  et  prétend  se  créer  une  vie  spéciale  :  les  chants  populaires  du 
monde  entier  ont  célébré  le  brigand  ;  les  drames  modernes  où  sont 
développées  de  prétendues  thèses  sociales,  ne  diffèrent  pas  essentiel- 
lement de  ces  chants  des  barbares. 

La  littérature  avancée  s'alimente  beaucoup  à  ces  deux  sources  et 
aboutit  à  créer  une  sorte  de  synthèse,  dans  laquelle  se  donnent 
libre  carrière  l'envie  et  la  haine;  il  y  a  dans  notre  nature  quelque 
chose  de  servile  et  nous  éprouvons  un  grand  plaisir  à  voir  signaler 
les  mésaventures  qui  arrivent  aux  gens  que  leur  situation  sociale 
oblige  à  respecter  dans  la  vie  courante.  Tout  individu  qui  sort  du 
commun  devient  un  suspect  pour  le  romancier  ou  le  dramaturge. 


1.  Cf.  Tolstoï,  ojo.  cit.,  pp.  138-167,  178-193,  210-234. 

2.  Brunetière,  op.  cit.,  pp.  95-96. —  Cette  morale  de  La  Fontaine  ne  ressemble- 
t-elle  pas  beaucoup  à  celle  des  gens  qui,  durant  l'atTaire  Dreyfus,  soutenaient  que 
ces  choses-là  ne  les  intéressaient  pas?  M.  Brunetière  a  soutenu  des  idées  à  peu 
près  semblables  à  celle  que  je  signale  ici. 

3.  Rousseau,  Emile,  1.  II. 


G.    SOREL.    —    LA    VALEUFl    SOCIALE    DE    1.  AHï.  263 

qui  s'efîorcent  de  le  placer  dans  des  situations  odieuses  ou  grotes- 
ques. Les  sentiments  que  suscitent  des  œuvres  de  ce  genre,  ne  sont 
pas  bons;  quelques  théoriciens  ont  vainement  soutenu  que  la 
comédie  sert  à  corriger  les  mœurs;  cela  pourrait  être  vrai  pour  la 
comédie  qui  ne  serait  pas  inspirée  par  l'envie,  qui  ne  ferait  pas  fond 
sur  la  sottise,  l'extravagance  et  l'ineptie  de  personnages  que  l'au- 
teur veut  dénigrer.  Le  vrai  comique,  tel  que  le  comprend  Hegel, 
caractérisé  par  la  sécurité  que  l'on  éprouve  de  se  sentir  élevé 
au-dessus  de  sa  propre  contradiction,  de  se  sentir  assez  sûr  de  soi- 
même  pour  rire  de  ses  propres  travers,  —  ce  comique  est  très  rare 
dans  la  littérature  ^ 

Mais  on  prétend  que  l'art  renferme  une  cause  bien  plus  grave 
d'immoralité;  on  l'accuse  de  s'occuper  beaucoup  trop  des  situations 
vicieuses,  parce  qu'il  trouve  de  ce  côté  beaucoup  de  ressources 
pour  sa  création  et  parce  qu'il  peut  ainsi,  beaucoup  plus  facilement, 
séduire  le  public.  Guyau-  et  Tolstoï^  ont  beaucoup  insisté  sur  ce 
calcul  et  peut-être  n'ont-ils  pas  été  assez  au  fond  des  choses  ;  je  me 
demande  si,  en  dehors  de  tout  calcul  de  ce  genre,  l'art  ne  renferme- 
rait pas  un  germe  profond  d'immoralité,  comme  l'ont  affirmé  pas 
mal  de  moralistes;  l'histoire  ne  montre-t-elle  pas  que  dans  toutes  les 
époques  il  a  été  un  agent  de  corruption  *,  «  excepté  au  moyen  âge  où 
[il]  s'est  fait  l'interprète  de  la  spiritualité  chrétienne?  » 

La  psychologie  contemporaine  n'a  guère  étudié  cette  question; 
cependant  on  s'est  demandé,  dans  ces  derniers  temps,  s'il  n'existe 
pas  une  certaine  affinité  entre  la  production  artistique  et  l'instinct 
sexuel;  M.  Ribot  ^  semble  assez  disposé  à  admettre  sur  ce  point  la 
théorie  du  métaphysicien  Froschammer.  Il  y  a  fort  longtemps  que 
j'avais  observé  que  chez  les  personnes  ayant  le  tempérament  artiste 
le  sentiment  du  beau  est,  assez  généralement,  lié  à  une  très  légère 
surexcitation  voluptueuse  :  cette  surexcitation  échappe  d'autant 
plus  facilement  au  regard  de  leur  conscience  que  les  artistes  sont 
gens   peu  aptes    à    observer    en    eux-mêmes.    Chez   des   hommes 

1.  "  Que  le  magistrat,  le  militaire,  le  marchand,  le  paysan,  que  toutes  les 
conditions  de  la  société,  se  voyant  tour  à  tour  dans  l'idéalisme  de  leur  dignité 
et  de  leur  bassesse,  apprennent,  par  la  gloire  et  par  la  honte,  à  rectifier  leurs 
idées,  à  corriger  leurs  mœurs  et  à  perfectionner  leur  institution.  »  (Proudhon, 
Philosophie  du  prof/7'ès,  OEuvres,  t.  XX,  p.  "1.) 

2.  Guyau,  op.  cit.,  p.  158  et  381. 

.3.  Tolstoï,  op.  cit.,  p.  135  et  p.  289. 

4.  Proudhon,  Du  principe  de  l'art,  p.  253. 

5.  Ribot,  Essai  sur  Viinafjination  créatrice,  pp.  62-65. 


264  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

fougueux,  habitués  à  exprimer  tout  liaut  ce  qu'ils  éprouvent  et  à 
ne  pas  trop  soumettre  leurs  instincts  au  contrôle  de  la  raison,  cette 
excitation  peut  se  traduire  par  des  affirmations  et  des  théories 
singulièrement  choquantes.  M.  Brunetière  cite'  deux  passages  de 
Diderot  qui  ne  laissent  aucun  doute  sur  la  nature  des  émotions  que 
ce  célèbre  critique  éprouvait  devant  les  tableaux  du  Corrège  et 
devant  les  spectacles  de  la  nature.  Ces  passages  étonnent  et  scan- 
dalisent M.  Brunetière,  qui  n'a  pas  vu  que  les  sentiments  exprimés 
par  Diderot  ne  sont  que  l'exagération  des  sentiments  éprouvés  par 
la  très  grande  masse  des  hommes. 

Ailleurs  M.  Brunetière-  observe  très  justement  que  les  statues 
grecques  les  plus  belles  ne  possèdent  point  cette  chasteté  que 
leur  attribuent  quelques  théoriciens.  Si  leur  nudité  ne  nous  choque 
point,  c'est  que  nous  les  considérons  comme  des  pièces  d'une 
collection  scientifique  et  surtout  c'est  que  nous  ne  comprenons 
pas  bien  ce  qu'elles  représentent.  Il  semble,  d'ailleurs,  que  les 
artistes  grecs  de  la  grande  époque  n'aient  pas  cherché  à  exprimer 
fortement  l'individualité  de  leurs  personnages;  nous  nous  désin- 
téressons de  ce  qui  peut  se  passer  dans  le  cœur  de  leurs  héros; 
il  arrive  même,  assez  souvent,  que  nous  ne  sommes  pas  très 
sûrs  de  l'attribution  d'une  statue.  Ces  chefs-d'œuvre  sont  chastes 
dans  la  mesure  où  ils  sont  incompréhensibles  pour  notre  âme;  mais 
on  peut  se  demander  si  à  la  longue^  «  cette  beauté  [ne  finit  point] 
par  inspirer  des  pensées  impures  ». 

IV 

Si  l'art  n'est  qu'un  moyen  d'amusement,  assez  dangereux  pour 
la  moralité  publique,  comment  se  fait-il  qu'il  ait  conquis  une  si 
grande  place  dans  les  préoccupations  de  l'humanité?  Nous  sommes 
habitués,  depuis  que  les  théories  évolutionnistes  sont  à  la  mode,  à 
considérer  comme  des  survivances  tout  ce  qui  ne  présente  point  un 
caractère  marqué  d'utilité  :  l'art  serait-il  donc  une  survivance"? 
Il  nous  faut  nous  demander  comment  on  peut  légitimer  les  préoc- 
cupations artistiques;  et  nul  doute  que  ce  problème  ne  se  pose 
aujourd'hui  sur  le  terrain  de  la  justice  économique. 

1.  Brunetière,  op.  cit.,  p.  68. 

2.  Brunetière,  op.  cit.,  p.  64. 

3.  Proudhon,  Du  principe  de  l'art,  p.  327. 


G.   SOREL.   —    LA    VALEUR    SOCIALK    DK    L  AUT.  265 

La  théorie  qui  ramène  l'art  à  un  jeu  paraît  avoir  pris  naissance 
en  Angleterre  au  xviii"  siècle;  et  c'est  dans  ce  pays  qu'elle  a  été 
surtout  développée. 

En  Angleterre  existe  une  aristocratie  ancienne  et  puissante, 
qui  perçoit  d'immenses  revenus  sur  la  richesse  générale  du  pays; 
et  cette  richesse  a  paru  longtemps  se  produire,  d'une  manière  à 
peu  prés  automatique,  sur  une  échelle  progressive.  Il  paraissait 
y  avoir  dans  les  pays  modernes,  normalement,  une  surahon- 
dance  de  forces  qu'il  fallait  dépenser;  la  dépenser  sous  forme  d'ob- 
jets d'art  paraissait  le, moyen  le  plus  noble  que  l'on  pût  imaginer. 
La  Renaissance  avait  eu  la  même  conception  de  l'art  produit  pour 
le  plaisir  d'une  aristocratie;  mais  la  richesse  de  l'Italie  avait  rapi- 
dement disparu,  en  sorte  qu'on  ne  pouvait  guère  considérer  cette 
magnifique  floraison  artistique  comme  un  phénomène  normal; 
quelques-uns  pouvaient  même  soutenir  qu'elle  avait  contribué  à 
ruiner  le  pays,  tandis  qu'en  Angleterre,  jusqu'à  ces  dernières 
années,  on  pouvait  croire  que  la  richesse  du  pays  était  intarissable 
et  ses  supériorités  industrielles  éternelles. 

De  nouvelles  conceptions  économiques  se  sont  fait  jour;  on  a 
cessé  de  s'extasier  devant  la  puissance  incroyable  de  la  production 
et  on  s'est  aperçu,  avec  efl'roi,  que  le  monde  moderne  a  beaucoup 
de  peine  à  ne  pas  tomber  au  régime  de  la  famine;  on  a  vu  que  le 
progrès  ne  se  produit  pas  d'une  manière  automatique  et  que  tous 
les  efforts  de  la  science  arrivent,  tout  juste,  à  nous  permettre  de 
perfectionner  la  production  avec  une  grande  lenteur.  Le  jour  où  la 
démocratie  contemporaine  a  eu  conscience  de  la  loi  de  pauvreté  ' 
qui  pèse  sur  elle,  on  s'est  demandé  si  l'emploi  des  ressources 
prélevées  pour  alimenter  la  production  artistique  était  justifié, 
s'il  y  avait,  vraiment,  égalité  dans  l'échange  des  services,  si  la 
justice  commutative  était  respectée. 

M.  Brunetière  se  place  au  point  de  vue  des  économistes  quand  il 
dit  aux  artistes  ^  :  «  Permettez-moi  de  croire  qu'il  y  a  quelque  chose 
d'aussi  important  ou  de  plus  important  au  monde  que  de  broyer 
des  couleurs  ou  de  cadencer  des  phrases!..  Il  y  a  bien  des  choses 
dont  nous  nous  passerions  plus  malaisément  que  de  vous!  et  vous- 
mêmes  de  quoi  vivriez-vous  si  le  travail  incessant  [des  autres]  ne 


1.  Cf.  Proudhon,  La  f/uerre  et  la  paix,  t.  II,  pp.  126-144. 

2.  Brunetière,  op.  cit.,  pp.  102-103. 


266  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

VOUS  assurait  votre  pain  quotidien?  »  Et  Tolstoï  '  n'est  pas  moins 
frappé  des  caractères  parasitaires  de  l'art. 

Il  est  très  probable  que  l'art  ne  peut  pas  être  complètement  débar- 
rassé de  l'idée  du  jeu,  de  même  qu'il  ne  saurait  jamais  être  séparé 
de  toute  influence  pédagogique;  mais  il  n'est  exclusivement  ni  l'une 
ni  l'autre  de  ces  deux  choses;  en  tout  cas  il  ne  saurait  être  un  jeu 
ou  une  pédagogie  dans  le  sens  oi^i  il  l'a  été  dans  des  civilisations 
complètement  différentes  de  la  nôtre. 

Nous  devons,  tout  d'abord,  observer  que  le  jeu  peut  être  conçu 
tout  autrement  qu'il  ne  l'a  été  dans  les  sociétés  aristocratiques  du 
passé  :  autrefois  on  se  préoccupait  fort  peu  de  l'artiste;  l'essentiel 
était  de  connaître  les  sentiments  que  son  œuvre  produit  dans  l'âme 
de  ceux  qui  le  paient.  Mais  cette  division  de  la  société  en  deux 
groupes,  l'un  amateur,  l'autre  exécutant,  semble  être  de  plus  en  plus 
étrangère  à  nos  idées  :  nous  comprenons  mal  une  société  qui 
soit  faite  pour  le  plaisir  des  classes  privilégiées.  Il  paraît  donc 
étrange  que  l'art  doive  avoir  un  but  aussi  restreint  ;  il  nous  faut 
chercher  s'il  ne  serait  pas  susceptible  de  s'adapter  aux  conditions 
essentielles  de  la  vie  moderne. 

Tout  le  monde  comprend,  d'une  manière  plus  ou  moins  instinctive, 
que  tout  élément  de  culture  doit  s'universaliser  à  l'heure  actuelle; 
on  a  souvent  défini  ce  mouvement  en  le  rapportant  à  la  démo- 
cratie ;  on  pourrait  tout  aussi  bien  le  rapporter  à  la  loi  du  travail 
universel  ;  mais  quelle  que  soit  la  cause,  le  fait  est  frappant,  et  on  se 
demande  si  l'art  ne  doit  pas  tendre  à  s'universaliser.  Une  chose 
incontestable  est  que  le  public  se  considère,  de  moins  en  moins, 
comme  une  réunion  d'amateurs  passifs;  il  commence  à  intervenir 
d'une  manière  active  dans  l'art;  et  je  crois  que  ce  fait  est  de  nature 
à  nous  éclairer  beaucoup  sur  l'évolution  de  plusieurs  des  arts 
contemporains. 

Dans  la  haute  antiquité  l'art  avait  appelé  à  lui  un  très  grand 
nombre  de  citoyens  :  la  grande  importance  des  danses  sacrées  tenait 
en  partie  à  ce  qu'elles  réunissaient  tous  les  citoyens  comme  exécu- 
tants; les  chœurs  des  chanteurs,  les  fêtes  publiques  tiraient  leur 
valeur  de  la  même  cause.  L'art  aristocratique,  tendant  à  remettre 
les  rôles  d'exécutants  à  des  mercenaires,  avait  brisé  l'unité  qui  me 
semble  être  en  train  de  se  reconstituer,  dans  la  mesure  où  elle  est 

1.  Tolstoï,  o;j.  cit.,  pp.  278-285. 


G.   SOREL.   —    LA    VAI.EUK  SOCIALK    DE    l'aIIT.  207 

compatible  avec  notre  civilisation  contemporaine.  Il  y  a  beaucoup 
d'arts  qui  exigent  une  intervention  active  des  citoyens;  et  ces  arts 
sont  en  voie  de  progrès,  à  l'heure  actuelle. 

Un  des  phénomènes  les  plus  remarquables  de  l'histoire  artistique 
contemporaine,  a  été  la  grande  importance  prise  par  la  musique; 
cela  ne  doit  pas  nous  étonner;  c'est  qu'aujourd'hui,  grâce  à  l'extrême 
variété  des  moyens  d'exécution  mis  à  la  disposition  du  public, 
presque  tout  le  monde  peut  devenir  exécutant.  L'exécutant  est  plus 
qu'un  simple  amateur;  il  crée  lui  aussi  quelque  chose  et  il  n^aime 
la  musique  que  dans  la  mesure  où  il  se  sent  créateur. 

Le  théâtre  renferme  des  formes  très  variées;  mais  tout  le  monde 
observe  que,  d'ordinaire,  nous  faisons  plus  qu'assister  à  une  simple 
récitation  de  dialogues;  dans  bien  des  cas,  nous  sommes  comme 
le  chœur  antique,  et  nous  sommes  mêlés  à  l'action;  officiellement^ 
nous  ne  sommes  pas  des  exécutants,  mais,  en  fait,  nous  discutons 
et  nous  agissons  en  nous-mêmes,  au  fur  et  à  mesure  que  le  drame  se 
développe.  Cela  est  vrai  dans  la  mesure  où  est  vraie  la  théorie  de 
M.  William  Archer  qui  veut  que  le  drame  renferme  un  jugement  et 
un  idéal  ;  —  c'est-à-dire  que  cela  n'est  vrai  que  pour  certaines  espèces 
de  drame,  pour  celles  qui  ne  sont  pas  un  simple  jeu  divertissant. 

Nous  ne  trouvons  de  beauté  à  l'architecture  que  si  nous  parve- 
nons à  refaire  en  partie  le  travail  de  l'artiste,  si  nous  savons  décom- 
poser son  œuvre  en  parties  dont  la  coordination  raisonnée  nous 
apparaît  clairement,  si  nous  devenons,  en  quelque  sorte,  l'élève  qui 
étudie  la  leçon  du  maître.  Il  est  bon  d'observer  que  depuis  un  certain 
nombre  d'années  tous  les  auteurs  qui  écrivent  sur  l'architecture, 
s'efforcent  de  faire  ressortir  le  caractère  rationnel  de  cet  art  et 
de  fonder  tout  jugement  esthétique  sur  des  raisonnements. 

D'autre  part,  il  ne  semble  pas  douteux  que  les  arts  que  nous 
devons  simplement  goûter  comme  amateurs,  qui  sont  pour  nous 
des  jeux  aimables,  subissent  une  profonde  transformation  et  per- 
dent de  leur  importance.  On  se  plaint  de  la  décadence  de  la  poésie, 
qui  n'est  plus  guère  qu'un  agencement  de  rythmes;  elle  devient, 
chaque  jour  davantage  et  de  l'aveu  même  des  poètes,  un  art  réservé 
aux  dilettantes  et  ne  sert,  le  plus  souvent,  qu'à  déguiser  le  vide  de 
la  pensée. 

Les  nouvelles  techniques  littéraires  produisent  une  transfor- 
mation de  jour  en  jour  plus  profonde  dans  la  manière  d'écrire  :  la 
revue  et  le  journal  tendent  à  remplacer  le  livre;  ce  sont  des  produc- 

Kev.  meta.  t.  IX.  —   1901.  19 


268  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

tions  n'ayant  qu'un  intérêt  tout  temporaire  qui  l'emportent  sur  les 
productions  destinées  à  l'avenir.  Sur  ces  phénomènes,  on  a  beaucoup 
écrit;  on  a  bien  des  fois  déploré  la  déchéance  de  lart;  peut-être  bien 
s'est-on  trompé  et  faut-il  voir  là  seulement  une  transformation  qui 
est  en  rapport  étroit  avec  les  nouvelles  conditions  de  notre  civili- 
sation. 

Les  philosophes  de  l'art  ont,  presque  tous,  voulu  prouver  que 
chaque  période  historique  a  eu  son  art  préféré  :  les  Grecs  ont 
excellé,  dit-on,  dans  la  sculpture;  les  Italiens  de  la  Renaissance 
dans  la  peinture  d'histoire  religieuse;  les  Hollandais  dans  le  pay- 
sage; etc.  Ces  philosophes  ont  soutenu  que  ces  préférences  peuvent 
être  rapportées  à  des  causes  générales.  Les  théories  proposées  sont 
toutes  très  contestables;  mais  il  y  a  un  fond  de  vérité  dans  toutes 
ces  philosophies.  Il  y  a  surtout  ce  fait  capital  que  l'art  n'est  pas  un 
faisceau  rigide  de  forces  assemblées  suivant  un  plan  uniforme,  mais 
qu'il  y  a  des  arts  se  groupant  de  manières  très  diverses  et  prenant 
chacun  une  importance  particulière  suivant  les  époques. 

Il  ne  serait  donc  pas  du  tout  étonnant  que  la  littérature  devînt 
un  genre  de  plus  en  plus  secondaire;  s'il  en  était  ainsi  presque  toutes 
les  objections  que  fait  Tolstoï  à  l'art,  tomberaient;  car  sa  critique 
porte  surtout  sur  la  production  littéraire. 

Une  transformation  non  moins  remarquable  est  celle  qui  se  mani- 
feste par  la  renaissance  des  arts  industriels,  si  longtemps  méprisés, 
que  les  travaux  des  restaurateurs  de  cathédrales  ont  remis  en 
honneur.  Il  est  très  manifeste  qu'il  en  est  résulté  une  certaine 
déchéance  de  ce  qu'on  appelait  jadis  les  Beaux  Arts  :  les  produits 
des  écoles  académiques  intéressent  de  moins  en  moins  le  public;  si 
les  musées  n'existaient  pas  pour  les  recueillir,  on  ne  sait  ce  qu'ils 
deviendraient. 


A  l'heure  actuelle,  le  travail  a  pris  une  importance  qu'il  n'avait 
jamais  eu  à  aucune  époque.  Dans  notre  pensée,  il  est  encore  plus 
important  qu'il  ne  l'est  dans  le  monde  réel  :  nous  pensons  comme 
si  se  trouvait  réalisée  une  société  de  producteurs,  attelée  à  un  labeur 
incessant  et  uniquement  préoccupée  d'agrandir  incessamment  le 
champ  de  la  puissance  humaine.  Cet  idéal  gouverne  de  plus  en  plus 
nos  sentiments;  nous  le  retrouvons  dans  tous  les  essais  actuels 


G.    SOREL.   —    LA    YALELIl    SOCIALE    I)K    l'aI'.T.  269 

relatifs  à  la  morale  pratique;  nous  devons  le  retrouver  dans  l'art. 
Par  suite  les  destinées  de  l'art  moderne  sont  tout  à  fait  différentes 
de  celles  de  l'art  qui  avait  eu  pour  objet  le  plaisir  d'une  société 
disposant  d'une  surabondance  de  forces  qu'il  fallait  dépenser  en 
luxe'. 

Notre  société  n'est  pas  seulement  caractérisée  par  l'universali- 
sation du  travail;  le  travail  ne  cesse  aussi  de  devenir  plus  intense  et 
plus  absorbant;  il  faut  que  toutes  nos  capacités  d'attention  soient 
tendues  avec  une  application  que  personne  ne  soupçonnait  autre- 
fois; il  ne  faut  pas  perdre  de  temps,  mais  encore  il  faut  l'employer 
d'une  manière  aussi  complète  qu'il  est  possible.  Un  pareil  régime 
serait  intolérable  et  aboutirait  à  la  fatigue  intellectuelle  ou  à  l'éner- 
vement,  s'il  n'était  accompagné  de  délassements  qui  coupent  court 
à  toute  préoccupation,  qui  arrêtent  le  travail  de  l'esprit  et  nous 
mettent,  pour  queltiue  temps,  sous  la  pure  domination  des  forces 
purement  physiologiques.  On  a  observé  souvent  que  les  hommes 
d'affaires  éprouvent  le  besoin  de  rompre  brusquement  avec  leurs 
habitudes  de  travail  excessif  en  assistant  à  des  spectacles  d'une 
bouffonnerie  enfantine  :  les  pychologistes  ont  remarqué  que  le  rire 
est,  dans  beaucoup  de  cas,  un  fait  presque  complètement  physique 
et  on  comprend,  dès  lors,  facilement,  comment  cette  explosion  de  la 
nature  matérielle  peut  faire  disparaître  une  fatigue  intellectuelle 
qui  résulte  de  l'impossibilité  où  nous  sommes  de  nous  arrêter  dans 
le  cours  de  nos  réflexions  ^ 

On  peut  rattacher  au  même  ordre  d'idées  les  spectacles  qui  char- 
ment les  yeux  des  peuples  enfants,  comme  les  féeries,  les  aventures 
invraisemblables  et  les  grandes  masses  des  ballets  décoratifs.  On  n'a 
pas  tenu  assez  compte  de  ces  besoins  dans  les  projets  que  l'on  a 
souvent  dressés  pour  des  théâtres  populaires;  on  a  voulu  donner  à 
ces  théâtres  une  portée  philosophique,  en  faire  un  moyen  de  propa- 
gation pour  des  idées  nouvelles,  restaurer  en  quelque  sorte  des 
Mystères  laïques.  Ce  sont  là  des  projets  sans  avenir,  qui  montrent 

1.  Nous  abordons  ici  un  deuxième  moment  de  l'esUiétique;  dans  le  précédent 
l'art  était  considéré  par  rapport  à  l'ensemble  des  ciloyens,  mais  on  ne  prenait 
pas  en  considération  son  importance  par  rapport  au  travail;  maintenant  nous 
allons  chercher  quels  rapports  il  soutient  avec  le  travail. 

2.  La  plus  grande  cause  du  malaise  produit  parle  travail  intellectuel  résulte 
de  cette  impossibilité  de  nous  arrêter  par  le  simple  jeu  de  la  volonté.  D'après 
Taine,  Napoléon  aurait  eu  cette  faculté  d'arrêt  (Le  réyvne  moderne,  t.  I,  p.  25); 
aussi  n'était-ii  jamais  fatigué  et  ne  nièlait-il  jamais  deu.\  préoccupations  l'une 
avec  l'autre. 


270  REVUE    DE    META.PHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

chez  leurs  auteurs  des  préoccupations  uniquement  inspirées  par  le 
passé  :  à  des  hommes  qui  ont  beaucoup  travaillé  par  Vattention,  il  ne 
faut  pas  proposer  des  problèmes  sociaux  à  discuter  à  titre  de  délasse- 
ment; les  discussions  philosophiques  n'ont  été  un  amusement  que 
dans  les  sociétés  qui  n'avaient  pas  à  gagner  leur  vie  par  un  travail 
intellectuel  intense;  il  faut  nous  donner  les  spectacles  qui  amusent 
les  peuples  enfants. 

Enfin  je  crois  qu'on  doit  expliquer  par  le  besoin  de  délassement 
la  grande  admiration  que  les  modernes  éprouvent  devant  les  spec- 
tacles de  la  nature;  les  psychologistes  n'ont  pas  pu  expliquer, 
jusqu'ici,  d'une  manière  satisfaisante,  ce  goût  pour  la  nature  brute 
qui  n'a  reçu  aucun  arrangement.  Ce  goût  est  assez  nouveau  ;  et 
M.  Ribot  observe  '  que  dans  l'antiquité  on  ne  l'avait  vu  se  manifester 
partiellement  qu'aux  époques  de  «  civilisation  avancée  »,  et  que  la 
nature  sauvage  des  montagnes  n'a  été  appréciée  que  depuis  Rousseau  ; 
il  trouve  beaucoup  de  difficultés  à  se  rendre  compte  de  cette  exten- 
sion de  la  sympathie.  Je  crois  que  l'explication  est  assez  facile  si 
l'on  réfléchit  que  ces  spectacles  intéressent  surtout  les  hommes  très 
intellectualisés  :  en  se  plongeant  dans  ce  monde  étranger  à  l'esprit, 
ils  éprouvent  une  action  sédative  bienfaisante. 

Ainsi  l'art  de  luxe  et  de  jeu  devient  un  art  de  délassement,  qui 
semble  être  absolument  nécessaire  pour  la  santé  intellectuelle  des 
travailleurs  de  plus  en  plus  absorbés. 

La  forme  la  plus  intéressante  de  l'art  moderne  est  celle  qui  fait 
complètement  descendre  la  beauté  dans  l'utile.  Dans  une  société  de 
travailleurs,  qui  sont  obligés  de  lutter,  avec  une  énergie  de  jour  en 
jour  plus  grande,  contre  les  difficultés  de  l'existence,  l'intelligence 
se  tourne,  presque  entièrement,  vers  la  production  et  cherche  à  la 
rendre,  à  la  fois,  plus  intense  et  plus  parfaite;  l'esprit  descend  dans 
l'industrie  et  il  impose  à  tout  ce  qu'il  touche  un  caractère  spirituel. 
Toutes  les  activités  humaines  sont  de  plus  en  plus  disciplinées  en 
vue  du  façonnement  des  matières  premières;  mais  aussi  ce  façonne- 
ment se  spiritualise;  l'ancien  dualisme  de  l'esprit  et  du  corps,  de 
la  tête  et  de  la  main,  sur  lequel  reposait  l'économie  ancienne,  tend  à 
s'évanouir.  Le  travail  manuel  est  reconnu  pour  ce  qu'il  est  réellement, 
dans  l'histoire,  le  commencement  et  la  fin  de  toute  notre  vie;  c'est 
lui  qui  sert  à  combiner  les  grossiers  essais  de  l'inventeur,  qui  ne 

d.  Ribot,  Psychologie  des  sentiments,  p.  337. 


G.    SOREL.   —    LA    VALEUR    SOGIALK    ])K    L  AUT.  271 

parvient  pas  encore  à  avoir  dans  son  esprit  une  représentation 
intelligible,  et  par  suite  susceptible  d'être  scientifiquement  exposée, 
de  son  idée.  Mais  quand  l'élaboration  lente  de  ces  créations  aura 
amené  l'iiomme  à  comprendre  pleinement  ce  qu'il  a  fait,  l'esprit 
illuminera  de  ses  lumières  le  travail  routinier  du  travailleur. 

Proudhon  a  exprimé  dans  une  belle  formule  ce  double  mouve- 
ment *  :  «  L'idée  naît  de  l'action  et  doit  revenir  à  l'action,  sous  peine 
de  déchéance  pour  l'agent.  »  Tout  ce  qui  resterait  dans  le  domaine 
de  la  pure  spéculation  et  qui  ne  se  traduirait  par  aucun  résultat 
pratique,  lui  semblait  résulter  d'une  sorte  d'amputation  intellec- 
tuelle de  l'homme  ;  celui-ci.  soumis  à  la  dure  loi  du  travail,  ne  sau- 
rait s'en  affranchir  pour  vivre  comme  de  purs  esprits,  de  même  qu'il 
ne  saurait  se  confiner  dans  une  occupation  qui  ne  serait  pas  spiri- 
tualisée. 

Mais  si  dans  nos  œuvres  apparaît,  d'une  manière  très  claire,  la 
marque  de  l'invention  intelligente,  est-ce  que  toutes  nos  productions 
vont  devenir  esthétiques? 

Pendant  longtemps  on  a  cru  que  la  notion  d'art  ne  peut  s'appli- 
quer qu'à  des  productions  exceptionnelles,  faites  dans  les  ateliers 
académiques  et  destinées  à  l'ornement  de  palais  ou  de  musées;  ces 
productions  nobles  appartenaient  au  domaine  des  Beaux  Arts;  les 
arts  réputés  inférieurs  avaient  subi  une  déchéance  progressive,  à  tel 
point  qu'il  y  a  une  soixantaine  d'années  on  aurait  passé  pour  un 
original  si  l'on  avait  attribué  au  travail  des  ouvriers  une  valeur  artis- 
tique. Une  grande  transformation  s'est  faite  depuis  que  l'on  a 
commencé  à  restaurer  les  cathédrales  ;  le  bric-à-brac  archéologique 
est  devenu  à  la  mode,  et  des  industries  complètement  abandonnées 
depuis  longtemps  ont  repris  une  grande  faveur;  mais  on  a  jugé  ces 
arts  décoratifs  d'après  les  principes  que  la  Renaissance  avait  intro- 
duits, c'est-à-dire  comme  des  arts  de  luxe. 

Viollet-le-Duc  a  souvent  signalé  que  les  artisans  du  moyen  âge 
adoptaient  des  solutions  très  économiques,  eu  égard  aux  conditions 
spéciales  de  l'époque  :  les  matériaux  étaient  alors  très  chers  et  la 
main-d'œuvre  très  bon  marché;  leurs  solutions  conduisent  aujour- 
d'hui à  des  résultats  tout  opposés  et  sont  effroyablement  chers.  C'est 
leur  cherté  qui  a  fait,  en  très  grande  partie,  leur  succès  auprès  des 
amateurs  modernes.  Depuis  la  Renaissance,  nous  croyons,  en  effet, 

1.  Proudhon,  Justice,  t.  II,  p.  31i. 


272  REVUE   DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

qu'un  objet  d'usage  commun  ne  mérite  d'être  appelé  un  objet  d'art 
que  s'il  est  traité  d'une  manière  si  compliquée  et  d'après  des  procédés 
si  difficiles  qu'il devienthorriblementcoilteux.  Les  armures  italiennes 
sont  bien  une  des  choses  les  plus  déraisonnables  qu'on  ait  pu  ima- 
giner; les  visiteurs  du  pavillon  royal  d'Espagne  à  l'Exposition  de 
1900  ont  pu  remarquer  la  grande  différence  qui  existe  entre  les 
armes  de  Milan  et  celles  d'Allemagne  et  combien  celles-ci  sont 
vraiment  plus  hautement  artistiques  dans  leur  sauvage  simplicité. 
Les  coffrets  et  les  serrures  en  fer  ciselé,  les  buffets  qui  reprodui- 
sent des  architectures  compliquées,  les  incrustations  et  les  figurines 
d'un  travail  délicat,  fournissent  des  modèles  d'un  art  traité  au 
rebours  du  bon  sens,  d'un  art  qui  aboutit  à  la  dissociation  complète 
d'avec  l'industrie,  d'un  art  qui,  produisant  pour  la  collection  et 
non  pour  l'usage  de  la  vie,  doit  aboutir  à  la  mort. 

Si  l'esprit  descend  vraiment  dans  la  production,  il  n'y  a  plus 
lieu  d'attacher  aucune  importance  aux  minuties  du  travail;  dans 
les  belles  grilles  en  fer  que  le  gouvernement  allemand  avait  tant 
multipliées  à  l'Exposition,  on  ne  trouvait  aucune  recherche  de  ce 
genre;  la  rudesse  du  travail  de  forge,  avec  ses  coups  do  marteau 
et  ses  robustes  soudures,  n'était  dissimulée  par  aucun  artifice  et 
aucune  reprise  :  c'était  de  Vart  vraiment  compris  par  des  hommes  qui 
se  sentent  forts. 

A  l'heure  actuelle  il  se  fait  d'admirables  essais  pour  renouveler 
l'art  '  ;  et  il  me  semble  qu'au  milieu  de  tous  ces  essais  il  est  possible 
d'établir  un  certain  ordre,  de  proposer  des  classifications  provisoires, 
qui  jettent  une  grande  lumière  sur  le  rôle  de  l'art  dans  le  monde 
moderne. 

Toutes  les  productions  de  l'homme  n'ont  pas  une  égale  importance 
pour  sa  culture;  celles  auxquelles  on  applique  le  plus  actuellement 
l'art  décoratif  sont  celles  qui  ont  la  moindre  importance  ;  et  c'est  à 
cause  de  leur  inutilité,  imitée  de  l'inutilité  des  Beaux-Arts,  que  beau- 
coup de  personnes  acceptent  comme  artistiques  certains  meubles 
d'un  travail  précieux,  des  verres  d'une  coloration  bizarre  et  des  plats 
qui  ne  peuvent  avoir  d'autre  usage  que  d'être  suspendus  aux  murs"-. 

1.  Je  me  permets  de  regretter  que  les  auteurs  qui  traitent  ces  questions  ne 
s'inspirent  pas  davantage  des  conseils  de  Viollet-le-Duc.  Notre  génération  semble 
oublier  ce  grand  artiste,  qui  fut  aussi  un  grand  penseur  et  qui  a  répandu  tant 
d'idées  fécondes. 

2.  Ce  snobisme  a  été  érigé  en  théorie  et  on  a  soutenu  que  l'art  est  par  nature 
une  inutilité;  on   pourrait  même   soutenir,  en  partant  de  certains   exemples 


G.    SOREL.   —    LA    VALELU   SOCIALI-     \)E    l'aUT.  273 

Il  faut  toujours  se  rappeler  une  notion  très  profonde  que  Marx  a 
émise  dans  ses  œuvres  et  d'après  laquelle  les  moyens  de  produire  ont 
une  importance  bien  supérieure  à  celle  des  choses  produites.  Toutes 
les  personnes  qui  s'occupent  d'industrie,  sont  frappées  du  luxe  avec 
lequel  on  organise,  aujourd'hui,  les  grandes  machines;  on  veut 
qu'elles  aient  quelque  chose  de  plus  que  la  solidité  ;  on  croit 
nécessaire  de  leur  donner  de  l'ampleur,  de  belles  proportions  et 
de  la  dignité  :  on  les  traite  avec  amour,  comme  les  anciens  avaient 
traité  leurs  temples.  Quand  on  veut  appliquer  l'idée  de  Marx  au 
passé,  on  oublie  trop  souvent  que  l'outillage  industriel  des 
modernes  a  pour  équivalent  dans  la  Cité  grecque,  non  pas  l'outil- 
lage des  esclaves,  mais  l'armement  des  hommes  libres  :  nous  devons 
construire  nos  machines  et  nos  usines  comme  les  anciens  construi- 
saient leurs  trirèmes,  leurs  fortifications  et  les  temples  qui  étaient 
une  partie  essentielle  des  acropoles.  Il  n'est  pas  difficile  de  voir  qu'il  y 
a  une  tendance  très  marquée  à  comprendre  l'utilité  d'accorder  une 
valeur  esthétique  à  nos  grands  moyens  de  production  :  le  travail  est 
mieux  fait  quand  tout  ce  qui  entoure  l'ouvrier  est  traité  avec  art  : 
c'est  ce  qui  est  devenu  presque  un  lieu  commun  parmi  les  grands 
industriels. 

Il  va  sans  dire  que  la  beauté  d'une  machine  ne  saurait  dépendre 
d'une  exécution  luxueuse,  d'une  ornementation  superflue,  d'une 
dépense  inutile  de  main-d'œuvre;  c'est  l'ordonnance  générale  qui 
importe  surtout,  et  les  pièces  doivent  être  combinées  au  point  de 
vue  de  la  perfection  qui  correspond  à  leur  usage. 

Depuis  longtemps  les  peuples  civilisés  ont  attaché  une  grande 
importance  à  leurs  voies  de  communication  ;  quand  on  a  commencé 
à  construire  les  chemins  de  fer,  l'architecture  traversait  une  période 
de  crise  et  il  était  impossible  de  se  faire  une  idée  juste  de  la  manière 
dont  il  convenait  de  traiter  ces  nouveaux  moyens  d'échange  ;  pen- 
dant longtemps  on  a  fort  mal  employé  les  immenses  ressources  dont 
on  disposait.  Tous  les  visiteurs  de  l'Exposition  ont  été  frappés  du 
contraste  qui  existait  entre  le  génie  civil  des  Allemands  et  le  mHre; 
Je  premier  manifestait  un  souci  esthétique  très  marqué  dans  la 
composition  des  grands    travaux  de   chemins  de   fer,    tandis   que 

de  ce  siècle,  que  rarchiteclure  a  pour  essence  de  rendre  les  constructions 
absurdes  et  incommodes;  mais  tout  le  monde  s'accorde,  aujourd'hui,  pour 
se  plaindre  des  architectes  dès  que  leurs  édifices  ne  sont  pas  à  la  convenance 
de  ceux  qui  s'en  servent. 


274  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

chez  nous  on  ne  trouvait  guère  que  les  manifestations  d'un  esprit 
vieillot. 

Dans  ï'Exposition  allemande  on  sentait  la  vigueur  d'un  peuple 
qui  a  pleine  conscience  de  sa  force,  qui  éprouve  du  plaisir  à 
l'affirmer  et  qui  connaît  la  valeur  pour  l'avenir  des  grandes  œuvres 
collectives  qu'il  a  su  mener  à  bonne  fin.  On  sentait  qu'il  y  a  derrière 
ces  œuvres  des  hommes  qui  sont  capables  de  marcher  résolument 
de  l'avant. 

Enfin  tous  les  écrivains  contemporains  ont  montré  que  l'habita- 
tion est  en  quelque .  sorte  une  partie  de  nous-mêmes,  que  toute 
amélioration  dans  le  régime  des  logements  exerce  une  action  consi- 
dérable sur  les  idées  et  les  mœurs.  Depuis  quelques  années  des 
efi'orts  très  sérieux  sont  faits  par  les  architectes  pour  donner  aux 
maisons  plus  de  confortable  à  l'intérieur  et  un  aspect  moins  horri- 
blement uniforme  au  dehors.  Nous  voyons  s'affirmer  ici  le  besoin 
de  marquer  la  valeur  de  la  personnalité  humaine;  le  sauvage  la 
marque  parles  oripeaux  dont  il  se  décore;  l'homme  civilisé  s'attache 
davantage  à  sa  maison  qu'à  sa  toilette;  son  luxe  est  ainsi  plus 
raisonné  et  susceptible  d'une  expression  artistique  plus  haute. 


VI 

Si  les  choses  se  passent  comme  je  l'ai  exposé  et  si  l'art  devient 
de  plus  en  plus  mêlé  à  la  vie  d'une  société  occupée  de  travail,  la 
manière  de  juger  les  choses  d'art  est  transformée.  Tous  les  jours 
il  devient  plus  évident,  pour  les  hommes  qui  réfléchissent,  que 
le  jugement  appartient  aux  gens  qui  peuvent  comprendre  la  pro- 
duction et  en  pénétrer  la  spiritualité  :  les  juges  naturels  sont 
les  hommes  du  même  métier  et  des  métiers  similaires*. 

De  tout  temps  les  artistes  se  sont  plaints  d'être  obligés  de  tra- 
vailler pour  des  juges  incompétents.  Je  crois  bien  que  pour  entendre 
parfaitement  l'architecture  du  moyen  âge,  il  faut  supposer  que  les 
contemporains  attachaient  peu  d'importance  aux  trésors  d'ingé- 
niosité que  Viollet-le-Duc  devait  plus  lard  découvrir  dans  les  cons- 
tructions des   cathédrales;  la  multiplicité   des  sculptures,  le  côté 

1.  Voici  un  troisième  moment  de  l'esthétique;  l'art  est  considéré  comme  un 
pur  produit  de  l'intelligence;  son  utilité  dans  le  monde  passe  au  second  plan;  il 
faut  savoir  comment  il  va  se  comporter  dans  l'opération  du  jugement  que  nous 
portons  sur  lui  et  à  quelle  opération  de  l'intelligence  il  va  se  rattacher. 


G.    SOREL.   —    LA    VALEUR    SOCIALE    DE    L  ART.  275 

bric-à-brac  de  la  décoration  était  seul  accessible  aux  hommes  pour 
lesquels  s'élevaient  ces  monuments.  Aujourd'hui  nous  entendons 
répéter,  à  chaque  instant,  que  l'artiste  doit  se  préoccuper,  avant 
tout,  de  la  matière  qu'il  emploie,  de  l'usage  que  l'on  doit  faire  de 
son  œuvre,  et  qu'il  doit  d'abord  aboutir  à  un  bon  résultat  pratique 
s'il  veut  qu'on  s'intéresse  à  son  travail  :  —  mais  comment  des  ama- 
teurs pourraient-ils  être  de  bons  juges  pour  apprécier  ce  côté 
interne  et  les  combinaisons  profondes  sous  lesquelles  va  se  cacher 
l'esprit  inventeur?  Les  propositions  que  l'on  trouve  énoncées  aujour- 
d'hui partout,  supposent  que  la  production  se  fait  comme  si  elle 
devait  être  jugée  uniquement  par  des  camarades  de  métier.  Les 
gens  étrangers  à  la  pratique  d'un  art  peuvent  l'apprécier  à  leur 
tour  en  discutant  les  avis  émis  par  les  professionnels  et  utilisant,  à 
cet  effet,  les  analogies  qui  existent  entre  toutes  les  opérations  de 
l'esprit  inventif. 

L'appréciation  des  œuvres  d'art  devient  de  plus  en  plus  une 
œuvre  de  raisonnement;  en  dépit  des  objections  de  Tolstoï,  la  cri- 
tique professionnelle  ne  cesse  de  prendre  de  l'importance  et  elle 
justifie  son  rôle  par  la  quantité  de  raison  qu'elle  introduit  dans  les 
appréciations.  L'esthétique  s'intellectualise  de  plus  en  plus;  —  et 
cette  conclusion  est  tout  à  fait  d'accord  avec  les  principes  que 
j'expose  ici,  relatifs  à  la  nature  de  l'art  moderne  qui  devient  la  révé- 
lation de  l'esprit  dans  le  travail. 

La  première  conséquence  de  l'art  ainsi  compris  est  le  progrès  de 
l'individualisme  :  les  artistes  ont  été  parfois  personnels  d'une 
manière  exagérée  et  égoïste  ;  c'est  la  caricature  d'un  sentiment  qui 
peut  être  excellent  et  qui  ne  nous  manque  que  trop.  Aux  temps 
académiques  on  a  pu  croire  que  l'art  avait  pour  but  l'imitation  des 
belles  choses  et  pour  principe  l'obéissance  à  des  règles  générales; 
mais  aujourd'hui  ces  erreurs  sont  abondonnées  par  tout  le  monde; 
si  on  continue  à  étudier  les  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité  ce  n'est 
plus  en  vue  de  les  imiter;  c'est,  au  contraire,  en  vue  de  se  former  une 
individualité  forte  et  de  rendre  plus  efficaces  les  inspirations  qui 
jailliront  du  fond  même  de  l'être.  L'artiste  n'est  vraiment  artiste 
que  dans  la  mesure  où  il  sent  l'énergie  de  son  indépendance  spiri- 
tuelle ;  si  tous  les  hommes  deviennent  travailleurs  et  travaillent  avec 
art,  on  peut  espérer  que  l'éducation  esthétique  qui  leur  sera 
donnée,  aura  pour  effet  de  développer  l'individualisme  dans  le 
monde;  —  et  cela  est  bon. 


276  REVUE   DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Je  sais  que  beaucoup  de  personnes  se  font,  aujourd'hui,  une 
réputation  de  moralistes  en  dénonçant  le  péril  individualiste; 
j'avoue  que  je  ne  puis  voir  ce  péril  :  il  me  semble  qu'il  est  dénoncé 
par  d'habiles  gens  qui  savent  tirer  parti  d'un  des  plus  vilains  défauts 
de  notre  nature  :  nous  aimons  que  l'on  traite  de  vice  les  vertus  dif- 
ficiles à  acquérir,  que  nous  n'avons  pas  et  que  nous  ne  tenons  pas 
à  posséder.  Aujourd'hui  le  monde  est  tout  dominé  par  des  idées  de 
servitude,  et  les  hommes  qui  n'ont  pas  assez  de  cœur  pour  être  libres 
aiment  assez  qu'on  leur  dise  que  l'amour  de  la  liberté  est  un  vice. 

L'ancienne  éducation  classique  avait  produit  jadis  un  fort  courant 
individualiste  dans  les  groupes  restreints  qui  en  profitaient;  les 
anciens  élèves  des  collèges  avaient  conservé  un  goût  très  vif  pour  la 
littérature  artiste,  et  ce  goût  était  entretenu  par  la  lecture  des 
auteurs  latins,  qui  continuait  à  les  enchanter'  :  ils  ne  connaissaient 
point  de  passe-temps  plus  agréable  que  celui  que  leur  fournissait 
la  composition  littéraire  très  soignée.  Personne  n'a  jamais  mis,  je 
crois,  en  doute  que  ce  régime  n'ait  eu  une  influence  très  grande  sur 
la  tournure  d'esprit  de  nos  pères  et  n'ait  entretenu  chez  eux  un 
saint  enthousiasme  pour  la  liberté.  Aujourd'hui  les  études  latines 
sont  tombées  trop  bas  et  nos  occupations  post-scolaires  sont  si 
éloignées  de  celles  de  nos  pères  qu'on  ne  saurait  songer  à  entretenir 
l'esprit  individualiste  par  ce  procédé;  mais  il  est  permis  de  s'ap- 
puyer sur  cette  expérience  pour  espérer  que  toute  éducation  artis- 
tique des  travailleurs  peut  développer  cet  esprit. 

Une  autre  conséquence  de  cette  éducation  est  de  donner  à  tous 
le  sentiment  que  les  relations  économiques  ne  sont  pas  exactement 
réductibles  à  des  relations  quantitatives,  que  la  vie  ne  se  ramène  pas 
à  des  opérations  mathématiques  et  que  la  loi  de  l'économie  des  frais 
ne  gouverne  pas  rigoureusement  le  monde.  Cela  est  extrêmement 
important  pour  la  juste  intelligence  des  phénomènes  sociaux;  il  y  a 
en  toutes  choses  des  qualités  qui  doivent  être  prises  en  considéra- 
tion et  qui  influent  sur  nos  jugements.  On  peut  dire  qu'à  chaque 
époque  la  société  établit  une  échelle  de  dignités  et  que  les  hommes 
font  les  sacrifices  nécessaires  pour  que  leurs  divers  travaux  obtien- 
nent le  rang  qui  leur  est  dû  dans  cette  échelle. 


1.  Il  est  étonnant  que  M.  Brunetière,  qui  dans  sa  brochure  sur  YÉdiication  et 
V Instruction,  p.  21,  avait  si  bien  aperçu  le  côté  artistique  de  la  culture  latine, 
ait  cru  devoir  plus  tard  soutenir,  dans  une  conférence  sur  le  gériie  latin,  que 
cette  culture  combat  l'individualisme  parce  qu'e-lle  développe  l'idée  rationnelle! 


G.   SOREL.    —    LA    VALEUIl    SOCIALE    DE    l'aKÏ.  277 

11  peut  arriver  qu'un  peuple  fasse  porter  son  art  sur  des  futilités, 
sur  des  choses  qui  ne  méritent  pas  d'attirer  l'attention  des  gens 
sérieux;  mais  il  ne  faut  pas  accuser  l'art  de  cette  folie,  l'erreur 
remonte  aux  sources  mêmes  où  s'alimentent  toutes  les  conceptions 
de  la  vie.  Dans  une  société  de  travailleurs  préoccupés  d'assurer  le 
progrès  industriel  et  d'arriver  à  la  pleine  intelligibilité  de  ce  qui  se 
passe  autour  d'eux,  l'art  devra  se  distribuer  suivant  une  échelle 
particulière,  de  manière  à  mettre  en  évidence  ce  qui  doit  être  sur- 
tout pris  en  considération  par  l'esprit  du  peuple.  L'art  devra  être 
la  parure  qui  servira  à  montrer  l'importance  d'une  exécution  soi- 
gnée, consciencieuse  et  savante  :  l'art  sera,  en  quelque  sorte.  Je 
moyen  par  lequel  l'infusion  de  l'intelligence  dans  le  travail  manuel 
se  manifestera  aux  yeux  des  travailleurs. 

Les  conséquences  de  cette  manifestation  artistique  sont  grandes  : 
car  l'homme  cesse  alors  de  considérer  la  loi  du  travail  comme  une 
loi  d'esclavage  et  de  dégradation.  Jamais  nous  ne  pourrons 
échapper  à  la  nécessité  de  supporter  une  fatigue  pour  produire; 
jamais  la  production  ne  deviendra  un  sport,  comme  l'avaient  cru 
les  utopistes  au  commencement  de  ce  siècle;  jamais  l'occupation  ne 
diminuera,  comme  le  pensent  encore  aujourd'hui  tant  de  socialistes. 
Proudhon  a  bien  vu  la  loi  fondamentale  de  notre  nature  quand  il  a 
soutenu  que  le  travail  ne  cessera  de  s'accroître.  A  quoi  nous  servi- 
rait de  nous  révolter  contre  une  nécessité  si  impérieuse? 

Mais  nous  avons  mieux  à  faire  qu'à  opposer  une  simple  résigna- 
tion; l'art  nous  offre  le  moyen  d'ennoblir  ce  que  les  anciens  regar- 
daient comme  servile,  de  trouver  une  joie  orgueilleuse  dans  la 
difficulté  vaincue  et  de  nous  sentir  libres  en  accomplissant  notre 
besogne.  Et  en  même  temps,  le  travail  exécuté  avec  un  sentiment 
artistique  est  non  seulement  plus  parfait,  mais  encore  plus  abon- 
dant en  quantité;  tous  les  économistes  contemporains  savent,  par 
expérience,  qu'il  est  très  essentiel  de  surexciter  l'amour  pour  la 
chose  produite  chez  le  producteur. 

Entouré  du  prestige  de  l'art,  l'apprentissage  perd  ses  caractères 
rebutants  et  se  présente  comme  un  moyen  d'associer  la  culture  de 
l'esprit  avec  la  recherche  de  l'habileté  professionnelle.  J'ai  toujours 
cru  et  je  crois  de  plus  en  plus  que  les  méthodes  d'enseignement 
abstrait  en  honneur  dans  les  classes  de  sciences  doivent  disparaître 
pour  être  remplacées  par  des  méthodes  variées,  adaptées  aux  divers 
métiers.  Pour  que  ces  procédés  puissent  réussir,  il  faut  que  le  jeune 


278  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

homme  ne  trouve  pas,  clans  la  pratique  de  sa  profession,  moins  de 
dignité  que  dans  la  science  qu'on  lui  enseigne;  et  pour  cela  il  faut 
que  son  travail  lui  apparaisse  comme  revêtu  d'un  charme  esthétique  ; 
que  cela  soit  possible,  c'est  ce  que  personne  ne  saurait  contester. 

Ainsi  l'art  me  semble  avoir,  en  dernière  analyse,  pour  mission 
d'ennoblir  le  travail  manuel  et  d'en  faire  l'égal  du  travail  scienti- 
fique. Les  difficultés  que  les  moralistes,  comme  Tolstoï,  avaient 
élevées  contre  l'art  ne  nous  arrêteront  plus,  parce  qu'elles  s'appli- 
quent à  tout  autre  chose  qu'à  l'art  d'un  peuple  de  travailleurs. 
L'éducation  artistique,  au  lieu  d'être  destinée  à  faire  la  joie  des 
oisifs,  devient,  pour  nous,  la  base  de  la  production  industrielle; 
c'est  à  elle  que  nous  nous  adresserons  pour  faire  aimer  le  travail, 
pour  faire  comprendre  à  l'homme  la  grandeur  de  sa  destinée  et 
pour  assurer  le  progrès  matériel,  sans  lequel  il  n'y  aurait,  sans 
doute,  aucun  progrès  moral  solide  réalisable  aujourd'hui. 

G.    SOREL. 


SUR  LES  PERCEPTIONS  DU  TOUCHER 


Au  sujet  des  cinq  sens,  et  principalement  au  sujet  du  toucher,  une 
philosophie  de  l'esprit  a  réellement  un  terrain  à  reprendre.  En 
effet,  la  plupart  des  bons  esprits  de  notre  temps  jugent  qu'il  n'est 
pas  possible  de  traiter  des  perceptions  du  toucher,  sans  avoir  suivi 
et  discuté  de  très  près  les  expériences  qui  ont  été  faites  là-dessus. 
Notamment  il  y  a  sans  doute  peu  de  philosophes  qui  ne  soient  em- 
barrassés et  retardés,  dans  les  recherches  qu'ils  font  sur  les  percep- 
tions du  toucher,  par  l'obscure  question  du  sens  musculaire.  Il 
semble  en  effet  que,  de  la  solution  que  l'on  apportera  à  cette  ques- 
tion, tout  le  reste  dépend.  Toute  perception  peut  être  considérée 
comme  supposant  la  connaissance  de  notre  propre  mouvement, 
c'est-à-dire  comme  résultant  de  la  découverte  d'une  relation  entre  un 
certain  mouvement  de  nous  et  certaines  sensations;  percevoir  c'est 
connaître  en  même  temps  deux  choses,  mon  mouvement  d'après  ses 
effets  constants,  et  d'autres  effets  non  constants  que  j'attribue  à  la 
présence,  dans  telle  position  par  rapport  à  moi,  de  telle  ou  telle  chose. 
La  notion  de  position  serait  inintelligible,  si  je  ne  connaissais  mon 
mouvement  en  même  temps  que  ses  effets;  car,  dire  qu'un  objet 
occupe  une  certaine  position,  c'est  dire  que  j'ai  tel  mouvement  à 
effectuer  si  je  veux  me  donner  telles  sensations.  Connaître  que  la 
table  est  un  certain  corps  que  l'on  peut  toucher,  c'est  se  représenter 
une  série  de  sensations  possibles;  mais  une  table  n'est  jamais  connue 
comme  réelle  sans  aucune  détermination  de  position;  et  connaître 
que  la  table  est  dans  une  certaine  position,  co  n'est  pas  seulement 
affirmer  qu'une  série  de  sensations  venant  d'elle  est  possible  pour 
moi,  c'est  affirmer  que  cette  série  n'est  possible  pour  moi  qu'en  rela- 
tion avec  une  autre  série  de  sensations  venant  de  moi,  c'est-à-dire 
résultant  d'un  certain  mouvement  de  mon  corps.  Si  la  table  occupait, 


280  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

par  rapport  à  moi,  une  autre  position,  elle  représenterait  toujours 
la  même  série  de  sensations  possibles;  mais  cette  série  serait  liée 
d'une  autre  façon  à  un  autre  mouvement.  Percevoir,  c'est-à-dire 
connaître  des  positions,  c'est  donc  connaître  la  relation  qu'il  y  a 
entre  les  sensations  qui  me  viennent  de  mon  mouvement  et  les 
sensations  qui  me  viennent  de  l'objet.  C'est  pourquoi  la  question  de 
la  connaissance  de  mon  mouvement  par  moi-même  est  une  des  plus 
importantes  et  une  des  premières  que  l'on  rencontre. 

Seulement  il  ne  résulte  pas  de  cela  qu'une  étude  analytique  du 
toucher  dépende  de  la  réponse  que  l'on  fera  à  la  question  suivante  : 
avons-nous  ou  n'avons-nous  pas  de  sens  musculaire?  Que  les  mus- 
cles soient  ou  ne  soient  pas  le  siège  de  sensations  spéciales  corres- 
pondant aux  contractions  du  tissu  musculaire,  cela  importe  peu. 
L'essentiel,  c'est  que  mon  mouvement  produise  sur  moi,  en  même 
temps  que  les  effets  variables  qui  sont  liés  à  la  présence  de  tel  ou 
tel  objet,  une  série  de  sensations  qui  soit  toujours  la  même  pour  le 
même  mouvement,  et  qui  soit  pour  moi  comme  le  signe  de  la  pré- 
sence de  mon  corps;  il  faut  que  tout  mouvement  soit  accompagné 
d'une  série  de  sensations  caractéristiques  telles  que  le  mouvement 
ne  soit  jamais  sans  elles,  ni  elles  sans  lui. 

Or  il  est  clair  que  de  telles  séries  de  sensations  accompagnent 
tous  mes  mouvements.  La  tension  ou  le  plissement  de  la  peau,  le 
frottement  et  la  pression  des  vêtements,  produisent  des  sensations 
tactiles  faciles  à  reconnaître.  De  plus,  principalement  lorsque  nous 
nous  tenons  debout,  tous  les  mouvements  d'extension  et  de  flexion 
des  bras  modifient  l'équilibre  de  notre  corps,  et  par  suite  exigent 
une  foule  d'autres  mouvements,  comme  aussi  ils  modifient  les  sen- 
sations délicates  et  variées  résultant  de  la  façon  dont  la  plante  des 
pieds  s'appuie  sur  le  sol.  11  est  même  naturel  de  penser  que  la  sen- 
sibilité très  délicate  de  la  plante  des  pieds  signifie  que  cette  partie 
de  notre  corps  nous  renseigne  plus  que  toutes  les  autres  sur  les 
changements  de  position  de  notre  corps  et  de  ses  parties.  Quoi  qu'il 
en  soit,  si  nous  supposons  que  les  sensations  musculaires  n'existent 
pas,  nous  n'en  concevrons  pas  moins  que  tout  mouvement  du  corps 
est  accompagné  d'une  série  de  sensations  toujours  la  même  et  qui 
est  pour  nous  le  signe  de  ce  mouvement.  Si  au  contraire  nous  suppo- 
sons qu'il  y  ait  de  plus  des  sensations  musculaires,  cela  ne  simpli- 
fiera en  rien  notre  théorie  et  ne  la  changera  même  pas;  car  il  ne 
viendra  à  l'idée  de  personne  de  penser  que  des  sensations  muscu- 


E.    CHARTIER.   —    SUR    LES    rEHCEPTIONS    DU    ÏOUCHEK.  281 

laires  puissent  nous  donner  la  connaissance  immédiate  de  notre 
mouvement  et  de  sa  direction.  Il  faudra  toujours  que  nous  apprenions 
à  interpréter  les  sensations  musculaires,  si  nous  en  avons,  comme 
nous  apprendrions  à  interpréter  d'autres  sensations  constamment 
liées  à  nos  mouvements.  (Ju'il  y  ait  ou  ({u'il  n'y  ait  pas  de  sens  mus- 
culaire, la  théorie  de  la  perception  est  la  même.  Il  faut,  pour  qu'une 
perception  soit  possible,  que  nous  éprouvions,  en  dehors  des  sen- 
sations qui  nous  viennent  des  objets,  des  sensations  qui  nous 
viennent  de  notre  corps.  Ce  que  sont  ces  sensations,  cela  importe 
peu,  et  il  est  possible  qu'elles  ne  soient  pas  les  mêmes  pour  tous  les 
hommes;  l'important  c'est  qu'ils  en  fassent  tous  le  même  usage  '. 

Percevoir,  cela  suppose  que  l'on  dislingue,  dans  toutes  les  sensa- 
tions possibles,  un  réseau  de  sensations  à  peu  près  invariables  que 
nous  pouvons  toujours  nous  donner  dans  toutes  les  circonstances. 
Avoir  un  corps  c'est  pouvoir  cela;  c'est  avoir  toujours  à  sa  portée 
certaines  sensations;  percevoir  son  propre  corps,  c'est  réveiller  ces 
sensations  en  esquissant  tous  les  mouvements  possibles  du  corps. 
C'est  en  ajustant  de  telles  séries  constantes  à  d'autres  séries  varia- 
bles que  nous  pouvons  former  la  notion  des  corps  extérieurs,  et 
reconnaître  leur  position  et  leur  forme. 

Prenant  donc  pour  accordé  que  nous  éprouvons  des  sensations  de 
mouvement,  quelles  qu'elles  soient,  nous  avons  à  nous  demander 
dans  quel  ordre  il  est  vraisemblable  qu'un  individu  supposé  réduit 
au  seul  toucher  pourrait  acquérir  les  diverses  connaissances  dont  se 
compose  notre  notion  du  monde  tactile. 

L'étude  des  conditions  générales  de  la  perception  permet  de  com- 

1.  Ce  qui  vient  d'être  dit  s'applique  à  toutes  les  questions  philosophiques 
dans  lesquelles  on  doit  tenir  compte  de  la  structure  et  des  fonctions  du  corps. 
La  manière  dont,  en  fait,  est  réalisée  l'union  de  toutes  les  parties  du  corps 
humain,  comme  aussi  de  leurs  modifications  et  de  leurs  réactions,  importe 
peu,  et  on  la  connaîtrait  parfaitement  qu'on  ne  serait  pas,  pour  cela,  ph  s 
avancé  dans  la  théorie.  L'on  a  assez  dit,  après  Leibnitz,  que  si  l'on  entrait  dans 
le  cerveau  comme  dans  un  moulin  et  si  l'on  y  voyait  distinctement  les  cellules, 
les  parties  des  cellules,  et  les  mouvements  de  tout  cela,  on  ne  comprendrait 
pas  encore  ce  que  c'est  que  perception  et  mémoire;  on  l'a  assez  dit,  mais  on 
n'y  a  certainement  pas  fait  réflexion  comme  il  fallait.  La  véritable  fonction 
du  cerveau  et  du  corps  ne  consiste  point  dans  les  mouvements  dont,  en  fait, 
ils  sont  le  siège,  mais  dans  les  relations  nécessaires  dont  ils  sont  la  condition, 
et  ces  relations  ne  peuvent  être  découvertes  que  par  la  réflexion.  Qu'après  cela 
les  mouvements  soient  de  l'espèce  physique  o;i  de  l'espèce  chimique,  que  les 
transmissions  soient  rapides  ou  lentes,  qu'elles  suivent  des  conducteurs  con- 
tinus ou  des  chaînes  d'éléments  distincts  qui  se  réveillent  de  proche  en  proche, 
cela  n'a  pas  d'intérêt,  car  cela  dépend  d'un  nombre  infini  de  causes  que  nous 
ne  connaîtrons  jamais.  Spinoza  en  savait  assez  sur  la  nature  du  corps  humain. 


282  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

prendre  aisément  qu'une  certaine  connaissance  de  l'ordre  des  parties 
de  notre  corps  précède  rationnellement  la  connaissance  de  l'ordre 
des  objets.  Nous  ne  connaissons  les  autres  corps  qu'autant  que  nous 
connaissons  d'abord  notre  corps;  c'est  pourquoi  les  premiers  mou- 
vements véritablement  utiles  des  mains  sont  ceux  qui  les  font  se 
saisir  et  se  palper  l'une  l'autre  et  parcourir  la  surface  de  notre 
corps.  Mais  il  ne  faut  pas  conclure  de  cela  que  nous  devions  connaître 
entièrement  notre  corps  par  le  toucher  avant  de  pouvoir  connaître 
aucun  objet  ;  la  moindre  connaissance  locale  de  notre  corps  nous  suffît 
pour  que  nous  ayons  l'idée  vague  d'une  série  fixe  de  sensations  pos- 
sibles indépendantes  de  nous.  Plus  tard,  à  mesure  que  nous  connaî- 
trons mieux  les  objets,  en  même  temps  nous  perfectionnerons  la 
connaissance  de  notre  corps. 

Quant  aux  sensations  dont  nous  connaissons  d'abord  l'ordre  fixe, 
elles  sont  nécessairement  très  vagues;  elles  doivent  consister  en 
des  douleurs  plus  ou  moins  vives  résultant  de  la  pression,  et  en 
impressions  de  froid  et  de  chaud.  Ces  dernières,  qui  ont  peu  d'im- 
portance relativement  aux  autres  dans  notre  perception  actuelle, 
en  ont  au  contraire  vraisemblablement  une  très  grande  dans  les  pre- 
miers tâtonnements  de  la  perception  tactile;  et  cela  tient  à  ce 
qu'elles  ne  supposent  rien  autre  chose  que  le  contact  et  qu'elles  ne 
sont  pas  modifiées  dans  leur  nature  même  par  la  position  ou  le  mou- 
vement de  nos  membres.  Au  contraire  les  sensations  de  pression 
dépendent  beaucoup  plus  des  mouvements  que  nous  faisons  que  de 
la  nature  même  du  corps,  ce  qui  fait  que  tant  que  nous  n'avons  pas 
appris  à  connaître  notre  mouvement,  nous  ne  tirons  de  ces  sensa- 
tions que  des  données  continuellement  variables.  Par  exemple  le 
même  corps  métallique  me  donnera  toujours  la  même  impression 
de  fraîcheur;  mais  j'en  recevrai  des  sensations  de  pression  très  varia- 
bles suivant  que  j'appuierai  plus  ou  moins  fortement  la  main  contre 
sa  surface. 

Pour  la  même  raison  on  comprend  que  les  sensations  de  pression 
variable  deviennent,  par  l'éducation,  lorsque  nous  apprenons  à  con- 
naître notre  mouvement,  les  plus  instructives  de  toutes,  car  une 
même  action  rendra  différentes,  pour  deux  corps  différents,  deux 
sensations  d'abord  identiques.  Par  exemple,  si  je  pose  la  main  sur  un 
bloc  de  glaise  humide  ou  sur  une  surface  métallique,  l'impression 
de  pression  est  la  même  tant  que  je  n'appuie  pas  ma  main  contre  la 
surface;  mais  si  je  l'appuie,  ce  mouvement  donne,  pour  le  métal  une 


E.   CHARTIER.   —    SUK    LES    PEUCEPTIONS    DU    TOUCHEU.  283 

sensation  d'intensité  croissante,  pour  la  glaise,  une  sensation  à  peu 
près  constante,  mais  qui  augmente  en  étendue,  puisque  ma  main 
s'enfonce  dans  la  glaise. 

Supposons  d'abord  une  série  de  trois  termes  a,  6,  e,  par  exemple 
un  corps  froid  à  côté  d'un  corps  chaud,  et  séparé  de  lui  par  un 
corps  tiède.  Il  faut  voir  maintenant  comment  j'aurai  l'idée  d'aller  de 
l'un  à  l'autre  par  un  mouvement  volontaire.  Tant  que  je  n'aurai  pas 
cette  idée,  je  ne  connaîtrai  aucune  distance.  Pour  que  j'aie  cette 
idée,  il  faut  que  j'aie  déjà  fait  ce  mouvement;  or  pour  le  faire  ne 
faut-il  pas  d'abord  le  vouloir,  et  ne  tournons-nous  pas  ainsi  dans  un 
cercle?  —  Non,  il  n'est  pas  nécessaire  pour  faire  un  mouvement  de 
le  vouloir;  la  volonté  ne  se  greffe  que  sur  la  vie  et  la  forme  supé- 
rieure que  sur  la  forme  inférieure;  si  l'être  vivant  ne  commençait 
pas  par  se  mouvoir  instinctivement,  jamais  il  n'arriverait  à  se  mou- 
voir volontairement.  Notre  existence  consciente  et  volontaire  ne 
peut  jamais  être  que  la  suite  d'une  existence  instinctive.  La  Pensée 
consciente  ne  peut  naître  que  de  la  Pensée  inconsciente,  et  la  sup- 
pose avant  elle.  C'est  pourquoi  on  peut  dire  que  sans  la  sagesse 
implicite  qui  est  la  vie,  notre  sagesse  ne  serait  jamais.  Et  ainsi,  au 
cours  de  cette  analyse,  nous  apparaît  une  fois  de  plus  la  loi  fonda- 
mentale de  la  dépendance  de  notre  pensée  par  rapport  à  la  Pensée. 
Ce  qui  nous  empêche  de  le  bien  comprendre,  c'est  que,  oubliant  la 
véritable  nature  de  la  pensée,  qui  est  tout  entière  où  elle  est  et  ne 
se  divise  point  en  parties,  nous  cherchons  à  notre  pensée  un  premier 
terme  et  un  commencement.  Pourtant,  il  est  tout  à  fait  impossible 
qu'il  y  ait  un  commencement  à  la  pensée,  car  l'idée  la  plus  simple, 
si  on  l'analyse,  est  toutes  les  idées  et  toute  la  pensée;  telle  est,  par 
exemple,  l'idée  de  distance,  sans  laquelle  toute  idée  d'objet  déter- 
miné est  impossible,  et  qui  suppose  elle-même  déjà  toutes  les  idées. 
Et  cela  se  traduit  en  fait  par  la  continuité  de  la  Pensée  à  l'état  de 
sommeil  ou  de  puissance.  Pensée  enveloppée  que  l'on  appelle  la 
Vie.  Il  n'y  a  qu'un  vivant  qui  puisse  penser,  cela  veut  dire  réellement 
qu'il  n'y  a  qu'un  pensant  qui  puisse  penser.  Toute  idée  est  retrouvée 
et  non  trouvée;  et,  réellement,  quand  nous  croyons  acquérir,  nous 
découvrons  seulement,  comme  à  la  lueur  d'une  lampe,  des  trésors 
enfouis. 

Donc  nous  avons  fait  déjà,  sans  le  vouloir,  le  mouvement  qui  nous 
a  fait  passer  du  froid  au  chaud  et  du  chaud  au  froid;  dés  lors, 
ayant  froid,  il  nous  arrive  de  désirer  avoir  chaud,  de  nous  repré- 

Kev.  Meta.  T.  IX.  —  1901.  20 


284  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

senter  cet  objet  chaud  qui  est  absent,  comme  faisant  partie  de  la 
série  a,6,c  dont  nous  connaissons  un  des  termes,  par  suite  comme 
étant  séparé  actuellement  de  nous  par  un  ou  plusieurs  intermé- 
diaires ;  la  série  a,  b,  c  est  alors  connue  comme  une  distance  ;  et  le  pro- 
blème :  passer  de  a  (corps  froid)  à  c  (corps  chaud)  se  trouve  rem- 
placé par  le  problème  aller  de  a  (corps  froid)  à  b  (corps  tiède) ,  et  enfin 
de  proche  en  proche,  quelle  que  soit  la  série,  le  problème  est  enfin 
ramené  à  ce  problème  simple  :  passer  d'un  terme  au  terme  immé- 
diatement suivant. 

Mais,  précisément  parce  que  notre  corps  n'est  pas  un  point,  et 
possède  une  certaine  étendue,  le  terme  immédiatement  suivant  n'est 
jamais  totalement  absent,  de  sorte  que  ce  que  nous  désirons  nous 
l'avons  déjà;  le  problème  est  donc  ramené  en  définitive  à  celui-ci, 
mettre  une  partie  du  corps  à  la  place  d'une  autre;  et  c'est  ce  dont, 
avant  toute  réflexion,  l'instinct  se  charge.  On  peut  même  dire  que 
c'est  toujours  l'instinct,  et  comme  la  vie  des  muscles,  qui  meut  nos 
membres  mécaniquement,  et  conformément  à  nos  désirs;  ou  plutôt 
on  ne  conçoit  même  pas  ce  que  pourrait  être  le  désir  si  d'abord  nos 
muscles  n'étaient  pas  en  marche,  et  si  le  commencement  du  mouve- 
ment que  nous  avons  à  faire  ne  donnait  à  notre  désir  un  sens  et  une 
direction  :  il  faut  toujours,  et  même  lorsque  nous  avons  appris  à 
désirer,  que  notre  action  précède  notre  désir. 

Donc  le  mouvement  simple  qui  substitue  l'état  désiré  à  l'état 
actuel  s'eff'ectue  en  quelque  sorte  seul,  et  nous  en  constatons  les 
êfl'ets.  Nous  nous  assurons,  en  constatant  d'autre  part  que  la  série 
abc  se  continue  toujours  dans  les  deux  sens  de  la  même  manière 
qu'auparavant,  que  ce  n'est  pas  cette  série  qui  s'est  mise  en 
mouvement,  mais  qu'au  contraire  c'est  nous-mêmes;  d'où  nous 
tirons  l'idée  qu'un  mouvement  de  nous  peut  substituer  l'état  désiré  à 
l'état  actuel  en  nous  faisant  passer  par  des  états  intermédiaires 
déterminés.  Gela  n'est  autre  chose  que  l'idée  d'un  mouvement  voulu. 
Cette  idée  se  précise  d'ailleurs  très  vite  à  cause  des  sensations  tactiles 
spéciales  dont  elle  est  accompagnée,  et  qui  résultent  du  plissement 
et  de  la  tension  de  la  peau  produit  par  le  changement  de  forme  des 
muscles  et  le  jeu  des  articulations. 

La  notion  de  distance  est  donc  maintenant  acquise,  elle  résulte 
de  cette  idée  que  certains  mouvements  rendent  possible  la  substitu- 
tion d'un  état  désiré  à  un  état  actuel.  L'idée  de  distance  n'est  jamais 
autre  chose  que  la  représentation  des  mouvements  que  ngtre  corps 


E.  CHARTIER.  —  suu   les  pekceptions  du  toucher.       285 

devrait  faire  pour  remplacer  les  perceptions  actuelles  par  d'autres 
perceptions  considérées  comme  faisant  partie  d'une  série  fixe. 

Mais  la  notion  de  distance  est  toujours  très  vague  tant  que  nous 
n'avons  pas  l'idée  de  direction.  Or  les  séries  extérieures  n'ont  pas 
par  elles-mêmes  de  direction  ;  il  faut,  pour  déterminer  la  direction 
d'une  série,  faire  appel  à  des  points  de  repère  fixes,  à  des  régions  de 
l'espace  déterminées  d'avance.  Considérons  une  région  de  l'espace 
quelconque  ;  comme  nous  ne  concevons  aucune  limite  à  l'espace,  la 
position  de  cette  région  de  l'espace  par  rapport  aux  autres  régions 
est  nécessairement  tout  à  fait  indéterminée;  en  effet  cette  région  sera 
près  ou  loin  ou  à  une  distance  médiocre  d'une  infinité  de  régions; 
elle  sera  d'un  côté  ou  de  l'autre  d'une  infinité  de  régions;  à  vrai  dire 
elle  ne  sera  donc  ni  ici  ni  là,  mais  également  loin  de  tout  et  près  de 
tout,  tant  que  nous  ne  rapportons  sa  position  qu'à  un  espace  indé- 
fini. 

Il  faut  donc  pour  déterminer  des  directions,  ce  qui,  uni  à  l'idée  de 
distance,  donne  l'idée  de  position,  les  rapporter  à  un  espace  fini  et 
distinct;  or  un  tel  espace  existe  nécessairement,  sans  quoi  la  per- 
ception ne  serait  pas  possible  :  c'est  notre  corps.  C'est  donc  unique- 
ment d'après  la  forme  et  les  parties  de  notre  corps  que  nous  pour- 
rons déterminer  des  directions.  Gela  suppose  une  connaissance  déjà 
assez  avancée  de  notre  propre  corps,  et  des  mouvements  dont  il  est 
capable. 

La  première  détermination,  et  la  plus  claire  de  toutes,  qui  parait 
devoir  résulter  de  la  connaissance  de  la  forme  et  des  mouvements  de 
notre  corps,  c'est  la  division  de  l'espace  en  deux  régions,  celle  qui 
est  en  avant,  et  celle  qui  est  en  arrière;  ce  sont  les  deux  régions 
dont  nous  rapproche  et  nous  éloigne  le  mouvement  naturel  de  loco- 
motion de  notre  corps. 

Les  diverses  positions  des  mains  cherchant  une  perception  déter- 
minée pendant  la  progression  du  corps  peuvent  se  ranger  en  deux 
espèces  :  les  premières  résultent  d'un  mouvement  des  mains  qui  les 
rapproche  d'une  partie  déterminée  du  corps  qui  est  notre  tête;  les 
autres,  des  mouvements  par  lesquels  les  mains  se  rapprochent  d'une 
partie  très  différente  de  la  première,  et  facilement  distinguable  de  la 
première  par  le  toucher,  à  savoir  le  bas  du  corps  et  les  pieds.  De  là 
la  distinction,  dans  la  région  en  avant,  de  la  région  en  haut  et  de  la 
région  en  bas. 

Enfin  dans  la  région  en  avant  en  haut,  comme  dans  la  région  en 


286  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

avant  en  bas,  deux  ordres  de  mouvements  sont  possibles,  les  uns  qui 
rapprochent  une  de  nos  mains  de  l'autre  main  immobile,  et  les  autres 
qui  font  le  contraire;  de  là  la  distinction  des  deux  grandes  régions 
à  droite  et  à  gauche,  ou  plus  exactement,  d'un  côté  et  de  l'autre. 

Seulement,  dans  ce  dernier  cas,  il  nous  manque  un  élément  d'ap- 
préciation important,  c'est  la  facilité  de  distinguer  les  parties  du 
corps  qui  déterminent  des  directions  opposées.  Il  est  clair  qu'on  dis- 
tingue très  facilement  au  toucher  la  marche  en  avant  de  la  marche 
en  arrière,  la  tète  des  pieds.  Mais  comment  distinguer  un  côté  du 
corps  de  l'autre,  ou  une  main  de  l'autre?  Ces  parties  opposées  du 
corps  se  ressemblent  en  effet  à  peu  près  complètement.  Aussi  voyons- 
nous  que  la  distinction  immédiate  que  nous  faisons  entre  la  droite 
et  la  gauche  résulte  de  la  précaution  qu'ont  prise  ceux  qui  iious  ont 
élevés,  sans  savoir  d'ailleurs  pourquoi  et  suivant  en  cela  la  tradition, 
de  rendre,  par  l'exercice,  une  de  nos  mains  plus  habile  que  l'autre; 
et  telle  est  bien  la  notion  que  nous  avons  de  la  droite,  puisque  ces 
mots  à  droite  ont  formé  un  adjectif  qui  est  synonyme  d'habile.  D'aiU 
leurs  lorsque  l'éducation  a  été,  à  ce  point  de  vue,  négligée,  nous 
voyons  que  les  adultes  confondent  souvent  la  gauche  et  la  droite. 

Ainsi  il  faut  voir,  dans  la  tradition  tantôt  religieuse,  tantôt  de 
pure  bienséance,  qui  interdit  de  faire  servir  la  main  gauche  à  cer- 
tains usages,  une  habitude  qui  est  utile,  puisqu'elle  précise  notre  con- 
naissance des  directions,  et  qui,  comme  toutes  les  habitudes  utiles, 
s'est  conservée.  Et  Ton  ne  voit  pas  qu'on  puisse  trouver  de  plus  bel 
exemple  de  l'origine  des  pratiques  religieuses,  que  cet  usage  utile  de 
la  main  droite,  qui  se  traduit  par  l'idée  d'un  sacrilège  ou  d'un  mau- 
vais présage  attaché  à  l'usage  de  la  main  gauche.  Ce  qui  reste  à 
expliquer,  c'est  que  ce  soit  toujours  la  main  droite  qui  ait  été  choisie 
comme  devant  être  rendue  plus  habile  que  l'autre.  Et  la  raison  en 
est  facile  à  apercevoir  ;  car  on  n'a  pu  manquer  de  remarquer  prompte- 
ment  que,  les  blessures  reçues  du  côté  gauche  étant  les  plus  dange- 
reuses de  toutes,  il  y  avait  avantage  à  combattre  de  préférence  avec 
la  main  droite. 

Ces  régions  étant  distinguées  dans  la  région  en  avant,  on  a  pu 
s'apercevoir  que  ces  déterminations  s'appliquent  aussi  au  mouve- 
ment rétrograde,  et  au  mouvement  de  progression  qu'on  y  peut 
substituer  par  une  rotation  du  corps  sur  lui-même  ;  d'où  l'idée  que 
la  région  :  en  arrière  comporte  les  mêmes  subdivisions;  d'où  enfin 
huit   régions  de  l'espace  :  en  avant  à  droite  en  haut,  à  gauche  en 


E.  CHARTIER.  —  si  K  LES  I'i:rci;ptio>s  ur  touchkh.       287 

haut,  etc.  De  même  :  en  arrière  à  droite,  etc.  Il  importe  de  remar- 
quer que  ces  régions  sont  déterminées  par  des  mouvements  plutôt 
que  par  des  positions,  puisque  rationnellement  l'idée  de  direction 
d'un  mouvement  précède  l'idée  de  position.  Ces  huit  régions  de  l'es- 
pace seraient  donc  mieux  dénommées  huit  directions;  car  la  main 
gauche,  par  exemple,  tout  en  étant  dans  la  région  gauche,  peut  faire 
un  mouvement  vers  la  droite  et  inversement,  étant  à  droite  faire  un 
mouvement  vers  la  gauche;  on  conçoit  par  là  plus  clairement  que 
les  notions  de  direction  sont  uniquement  relatives  aux  mouvements 
que  nous  avons  à  faire  à  chaque  instant,  de  telle  manière  qu'une 
chose  qui  est  d'abord  à  droite  peut  être  ensuite  à  gauche  sans  s'être 
mise  en  mouvement,  et  sans  qu'il  y  ait  là  d'impossibilité  rationnelle  ; 
car  ce  changement  s'explique  par  un  mouvement  déterminé  de  notre 
corps  :  quand  la  position  d'une  chose  a  changé,  cela  ne  veut  point 
dire  que  la  chose  elle-même  a  changé;  ce  qui  a  changé,  c'est  le  mou- 
vement que  nous  avons  à  faire  pour  l'atteindre. 

Dire  que  les  positions  des  choses  sont  déterminées  par  une  dis- 
tance et  une  direction,  cela  ne  veut  pas  dire  que  la  distance  et  la 
direction  restent  constantes  pour  un  môme  objet,  mais  que  ces  don- 
nées ne  peuvent  varier  pour  un  objet  sans  varier  en  même  temps 
pour  les  autres  d'une  manière  déterminée,  et,  par  exemple,  que  si  un 
objet  passe  de  droite  à  gauche,  tel  autre  y  passera  aussi,  et  tel  autre 
au  contraire  passera  de  gauche  à  droite  constamment;  et  c'est  là- 
dessus  que  repose  la  notion  de  la  position  fixe  des  objets,  comme 
aussi  celle  de  leur  mouvement. 

C'est  seulement  lorsque  nous  avons  acquis  la  notion  de  direction 
que  nous  pouvons  former  celle  de  résistance.  En  effet,  tant  que  nous 
n'avons  pas  la  notion  d'un  mouvement  que  nous  voulons  faire  et  de 
la  direction  de  ce  mouvement,  nous  ne  pouvons  avoir  l'idée  d'un 
obstacle  opposé  à  ce  mouvement;  nous  constaterions  simplement 
qu'une  série  connue  serait  interrompue  à  un  moment  donné  par  une 
sensation  croissante  de  pression.  Or,  dans  l'idée  de  résistance  il  y  a 
de  plus  l'idée  de  quelque  chose  qui  contrarie  notre  volonté,  et  que 
notre  action  rencontre  sur  sa  route.  Or,  sans  l'idée  de  direction,  nous 
pourrons  très  bien  sans  nous  en  douter  tourner  l'obstacle  et  perce- 
voir de  nouvelles  séries.  Donc  l'idée  de  résistance  suppose,  pour  être 
formée,  la  possession  de  deux  idées  préalables  :  l'idée  d'un  mouve- 
ment que  nous  voulons  faire  et  dont  les  conditions  sont  changées;  et 
l'idée   que   nous   sommes    obligés   de    changer   de  direction  à  un 


288  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

moment  donné  sous  peine  de  souffrance,  ce  qui  suppose  une  con- 
naissance précise  des  directions.  On  voit  dans  quelle  erreur  sont 
tombés  ceux  qui  ont  voulu  faire  de  la  résistance,  qui  est  en  réalité 
une  perception  complexe,  une  impression  simple  et  primitive.  Cette 
erreur  résulte  de  ce  qu'ils  ont  pris  pour  un  fait  ce  qui  est  en  réalité 
une  idée,  faite  elle-même  d'idées  :  on  ne  constate  point  la  résistance, 
on  la  suppose,  on  la  pense. 

Les  variétés  possibles  de  la  résistance  sont  innombrables  :  tantôt 
l'obstacle  disparaît  après  une  faible  résistance;  tantôt  des  obstacles 
peu  résistants  se  multiplient  et  se  succèdent;  tantôt  le  mouvement 
se  continue  malgré  une  résistance  constante;  de  là  les  notions  de 
dur,  de  mou,  de  pâteux,  de  visqueux,  de  pulvérulent,  de  rugueux, 
de  poli,  etc.  De  ces  notions  variées  et  bien  distinctes  résultent  des 
séries  bien  mieux  déterminées,  c'est-à-dire  une  connaissance  bien 
plus  précise  des  distances. 

Connaissant  avec  plus  de  précision  les  distances,  les  directions  et 
les  séries,  nous  pouvons  alors  former  la  notion  importante  d'objet 
transportable,  c'est-à-dire  de  la  possibilité,  pour  nous,  de  changer 
■de  place  une  série  déterminée  et  de  l'intercaler  dans  une  autre  série. 
Corrélativement  à  cette  notion  se  développe  l'idée  de  poids  qui 
n'est  que  l'idée  d'une  résistance  constante,  sans  changement  de 
forme  et  dans  une  direction  constante,  de  la  part  d'un  objet  trans- 
portable. 

Enfin  de  toutes  ces  idées  résulte  une  connaissance  plus  précise  de 
la  forme.  Une  résistance  constante  accompagnée  d'un  mouvement 
dans  une  direction  constante  donne  l'idée  tactile  d'une  surface  plane; 
une  résistance  constante  avec  un  changement  de  direction  à  un 
moment  donné  forme  l'idée  d'angle.  Enfin  une  résistance  constante 
accompagnée  d'un  changement  constant  dans  la  direction  donne 
l'idée  de  surface  courbe. 

11  n'est  pas  inutile  de  noter  le  rôle  des  impressions  de  tempéra- 
ture dans  notre  connaissance  des  objets.  C'est  principalement  d'après 
le  chaud  ou  le  froid  que  nous  connaissons  par  le  toucher  la  présence 
d'un  gaz,  et  ceux  qui  mouillent  leur  doigt  pour  savoir  d'où  vient  le 
vent  savent  bien  que  le  froid  est  ce  qui  nous  signale  principalement 
le  contact  de  l'air;  il  semble  en  être  à  peu  près  de  même  pour  le 
liquide,  avec  cette  différence  que  les  impressions  de  chaleur  ou  de 
froid  sont  alors  mieux  délimitées  quant  à  leur  étendue.  Mais  en 
réalité  le -contact  de  l'eau  est  à  peine  sensible  au  toucher  si  l'eau 


E.   CHARTIER.   —    SLIl    LKS    PEIICKI'TIONS    DU    TOUCHli:!!.         280 

est  tranquille,  et  un  gaz  l'roid  dont  le  volume  serait  délimité  donne- 
rait certainement  au  toucher  l'illusion  de  l'eau  glacée. 

Il  faut,  pour  terminer,  parler  de  la  plus  importante  opération  du 
toucher,  de  la  mesure  des  distances,  et,  s'il  ne  s'agit  que  de  dire 
comment,  en  fait,  nous  mesurons  des  distances,  la  question  ne  pré- 
sente pas  de  difficultés.  Les  longues  dislances;  qui  exigent,  pour 
être  parcourues,  un  déplacement  du  corps  tout  entier,  sont  natu- 
rellement mesurées  par  le  nombre  des  pas  que  l'on  a  à  effectuer 
pour  les  parcourir;  cette  mesure,  imparfaite  à  cause  de  l'inéga- 
lité des  pas  d'un  même  homme,  est  avantageusement  remplacée 
par  la  mesure  en  pieds,  obtenue  en  portant  les  pieds  l'un  après 
l'autre  sur  la  distance  à  mesurer.  Les  petites  distances  sont  natu- 
rellement évaluées  par  le  transport  de  la  main,  ou  du  doigt,  ou  du 
pouce,  transport  rendu  plus  facile  et  plus  exact  par  l'existence 
des  deux  mains;  ou  encore  par  les  pas  de  deux  doigts  imitant  le 
mouvement  des  jambes.  On  conçoit  que  l'idée  soit  venue  de  prendre 
comme  mesure  ou  mètre  un  objet  préalablement  mesuré  plusieurs 
fois,  et  dont  la  longueur  invariable  a  été  ainsi  constatée;  on  trans- 
porte alors  cet  objet  autant  de  fois  qu'on  le  peut  sur  la  distance  à 
mesurer;  on  conçoit  que  par  la  suite  on  arrive  à  diviser  cet  objet  en 
y  portant  plusieurs  fois  un  autre  objet  plus  petit,  et  ainsi  de  suite, 
qu'on  donne  à  cette  mesure  une  forme  qui  convienne  à  son  usage,  etc. 
Ce  qu'il  importe  surtout  de  remarquer,  c'est  que  la  superposition 
exacte  de  deux  objets  ne  peut  être  constatée  avec  précision  par  le 
toucher  que  dans  des  cas  exceptionnels,  par  exemple  s'il  s'agit  de 
règles  parallélépipédiques  égales  et  rectangulaires;  les  surfaces 
extrêmes  des  deux  règles  devront  alors  faire  au  toucher  l'effet  d'une 
surface  plane  unique.  Dans  les  autres  cas,  et  surtout  quand  l'objet 
est  plus  long  que  la  mesure,  la  détermination  exacte  de  la  partie 
de  l'objet  couverte  par  la  mesure  ne  peut  être  faite  par  le  toucher 
seul  qu'avec  une  précision  médiocre. 

Cette  description  du  progrès  de  nos  connaissances,  tant  qu'elle 
n'est  que  description,  ne  présente  pas  de  difficultés.  L'important  est, 
ici  comme  ailleurs,  de  ne  pas  passer  à  cùlé  des  difficultés  sans  les 
voir.  Notamment  au  sujet  de  la  mesure  des  distances  par  le  loucher, 
il  ne  faudrait  point  croire  que  beaucoup  d'idées,  et  au  fond  toutes 
les  idées,  n'y  sont  point  nécessaires.  La  mesure  d'une  grandeur  par 
le  transport  d'une  unité  semble  quelque  chose  de  simple.  Pourtant 
ce  que  cette  mesure  est  en  fait,  ce  n'est  pas  une  mesure.  En  fait,  les 


290  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

diverses  opérations  qui  constituent  la  mesure  sont  successives;  leur 
somme  n'existe  donc  point  en  fait.  De  plus  toute  mesure  suppose 
l'idée  de  l'égal  et  de  l'inégal  en  grandeur,  idée  qui  ne  peut  venir  des 
sensations  que  nous  éprouvons,  puisque  la  grandeurest  toujours  une 
distance  et  la  distance  toujours  une  idée.  Mais  de  plus  l'idée  même  de 
la  grandeur  étendue  ne  suffît  pas  à  elle-même;  elle  n'est  rien  sans 
l'idée  de  temps.  L'idée  naturelle  d'une  distance  plus  ou  moins 
longue  à  parcourir  pour  moi  n'est  pas  possible  si  je  n'ai  en  même 
temps  l'idée  d'un  temps  plus  ou  moins  long  pour  un  mouvement  de 
vitesse  constante,  ou  si  l'on  veut  l'idée  d'un  même  temps  pour  deux 
mouvements  de  vitesse  différente.  Et  ceux  qui  ont  essayé  d'analyser 
ces  notions-là  savent  bien  qu'elles  en  supposent  encore  d'autres. 

On  dira  peut-être  qu'il  y  a,  pour  l'être  qui  n'a  pas  encore  réfléchi, 
la  perception  pure  et  simple  d'une  différence  qualitative  entre  une 
longue  distance  et  une  courte  distance,  entre  un  mouvement  rapide 
et  un  mouvement  lent.  A  dire  vrai  de  telles  affirmations  n'ont  aucun 
sens;  car  on  ne  voit  point  ce  que  peut  être  une  différence  purement 
qualitative,  sinon  une  modification  agréable  ou  désagréable,  sans 
aucune  notion  d'objet  ni  de  distance;  et  la  question  est  toujours  de 
savoir  comment  nous  expliquons  les  différences  qualitatives  par  les 
représentations  de  distance,  de  temps  et  de  mouvement.  De  même, 
si  l'on  prétend  que  les  battements  de  notre  cœur  mesurent  pour  nous 
le  temps,  ce  qui  n'est  nullement  invraisemblable,  encore  faut-il 
expliquer  comment  nous  sommes  amenés  à  mettre  en  rapport  le 
rythme  des  battements  du  cœur  avec  d'autres  mouvements,  com- 
ment aussi  nous  sommes  amenés  à  faire  la  somme  de  ces  mouve- 
ments, somme  que  la  nature  matérielle  assurément  ne  fait  pas, 
puisque  ces  mouvements  sont  successifs  et  que  chacun  d'eux  existe 
seul,  comme  aussi  chacun  des  moments  de  chacun  d'eux.  En  un  mot, 
il  faut  toujours  expliquer  comment  je  mets  n'importe  quoi  en  rap- 
port avec  n'importe  quoi,  car  tout  s'en  va  et  tout  s'enfuit  '. 

Il  est  incontestable  qu'en  fait  la  perception  du  rapide  et  du  lent, 
du  grand  et  dii  petit,  et  de  la  plupart  des  propriétés  des  choses,  est 
immédiate  et  irréfléchie  ;  à  vrai  dire,  en  fait  tout  est  immédiat  et 
irréfléchi.  L'impression  de  résistance  semble  être  aussi  immédiate 
et  irréfléchie,  et  l'on  peut  en  dire  autant  de  la  connaissance  des 
images  visuelles  dans  les  miroirs;  et  pourtant  il  est  évident  que 

1.  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale.  Sept.  1900  (Congrès  de  Philosophie), 
p.  658,  659. 


E.    CHARTIER.   —    suit    LES    PKHCKPTIONS    DU    TOUCHER.  291 

cette  dernière  connaissance  n'est  ni  immédiate  ni  simple.  Comment 
est-il  possible  que  l'étude  des  perceptions  n'ait  pas  mis  les  philoso- 
phes en  garde  contre  cette  erreur  qui  consiste  à  croire  qu'il  y  a 
quelque  connaissance  immédiate  et  primitive?  Rien  ne  nous  le 
prouve,  en  effet,  que  notre  expérience,  et  nous  savons  bien  que  cette 
expérience  est  trompeuse.  En  étudiant  la  résistance,  qui  en  fait  est 
une  perception  primitive,  nous  sommes  amenés  à  reconnaître  qu'en 
droit  elle  n'est  pas  primitive.  En  toutes  choses  nous  trouvons  tou- 
jours, si  nous  cherchons  bien,  un  commencement  avant  le  commen- 
cement, et  non  pas  un  commencement  plus  humble  et  plus  petit  que 
ce  qui  en  résulte,  mais  au  contraire  un  commencement  plus  com- 
plet et  plus  parfait  que  tout  ce  qui  en  résulte.  Comprendre  ce  que 
c'est  que  l'esprit,  c'est  comprendre  que  toute  question  d'origine 
nous  jette  dans  un  cercle,  et  que  toute  la  pensée  est  antérieure  à 
toute  pensée.  Pour  connaître  son  propre  corps,  il  faut  percevoir, 
mais  pour  percevoir,  il  faut  déjà  connaître  son  propre  corps.  Pour 
penser,  il  faut  d'abord  vivre,  et  la  vie  est  la  pensée  enfermée  et 
impliquée.  Tel  est  le  résultat  de  l'analyse  de  nos  perceptions,  si 
nous  la  poussons  assez  loin.  Le  rôle  de  la  Raison  est  à  reconnaître 
que  la  tâche  de  l'intelligence  est  déjà  faite. 

E.  Chartier. 


SUR    QUELQUES    OBJECTIONS 


ADRESSEES 


A    LA    NOUVELLE    PHILOSOPHIE 


I.  —  Introduction. 


Je  dois  préciser  tout  d'abord  ce  que  j'entends  par  philosophie 
nouvelle. 

Pour  moi,  du  moins  dans  le  présent  Mémoire,  ce  r\e  sera  pas  tant 
une  doctrine  arrêtée  qu'une  méthode  ou  même  une  simple  tendance  : 
«  esprit  »  plutôt  que  «  système  »,  orientation  de  pensée  plutôt  que 
somme  de  résultats.  Non  point  certes  qu'il  soit  impossible  d'y 
trouver  autre  chose  :  mais  aujourd'hui  je  ne  veux  y  voir  que  cela. 

Dira-t-on  que  c'est  là  vouloir  demeurer  dans  le  vague?  J'estime 
au  contraire  que  rien  n'est  plus  précis  et  plus  net,  avec  l'avantage 
d'éviter  ces  restrictions  exclusives  qu'entraîne  presque  toujours  une 
attention  prêtée  aux  seuls  résidtata.  N'ayons  pas  la  superstition  des 
thèses  rigides  :  combien  vaut  mieux,  combien  se  montre  plus  sug- 
gestive et  plus  féconde  la  simple  indication  d'un  sens  de  marche! 
Voyez  la  science  positive  elle-même.  Qu'est-ce  qu'une  théorie  quel- 
conque renferme  surtout  de  précieux?  Les  formules  de  conclusion 
qui  la  terminent?  Non  pas,  mais  le  mouvement  de  pensée  qu'elle 
symbolise  et  manifeste,  le  flux  d'énergie  mentale  qui  se  propage 
dans  la  direction  qu'elle  marque.  D'une  façon  générale,  une  vérité 
scientifique  n'est  pas  un  point  immobile  fixé  sur  la  courbe  de  la 
connaissance.  Adoptons  une  image  d'un  caractère  plus  dynamique, 
plus  spirituel.  Cette  courbe  est  une  trajectoire,  et  chaque  vérité 
particulière  ressemble  plutôt  à  une  tangente  ou  même  à  une  vitesse, 
penchée  sur  l'avenir  qui  se  dessine  déjà  naissant  et  comme  préformé 
en  elle. 


E.  LE  ROY.  —  SUR  LA  xouviai.i:  l'iiiLosoi'Hii:.  293 

Voyons  donc  avant  tout  dans  la  philosophie  nouvelle  une  attitude 
et  une  discipline.  Quelques  noms  propres  la  caractériseront  mieux 
que  ne  le  saurait  faire  aucune  définition  abstraite.  Quelles  sont  ses 
origines  immédiates?  Dans   l'histoire   philosophique   de  ces  trente 
dernières  années,  on  peut  observer,  parmi  beaucoup  d'agitations 
diverses  parfois  un  peu  confuses,  la  naissance  et  le  progrès  de  deux 
vastes  courants  qui  se  dégagent  et  s'accusent  chaque  jour  davantage. 
Le  premier,  psychologique  et  métaphysique,  part  de  Havaisson  pour 
aboutir  à  M.  Bergson,  en  qui  il  prend  une  couleur  si  originale  qu'on 
serait  tenté  de  ne  lui  point  chercher  d'autres  sources.  Le  second, 
épistémologique  et  critique,  sort  des  travaux  de  M.  Boutroux  pour 
se    continuer  par  ceux  de    plusieurs  savants  contemporains  entre 
lesquels  je   citerai   seulement   MM.  Milhaud   et  Poincaré.  C'est   la 
confluence  nécessaire  de  ces  deux  courants  que  je  me  suis  proposé 
d'étudier  dans  un  Mémoire  antérieur  paru  ici  même  sous  le  titre 
Science  et  Philosophie  :  il  m'a  semblé  en  effet  que  leur  rencontre  et 
leur  fusion,  accroissant  la  force  de  chacun,  faisaient  tomber  la  plu- 
part des  obstacles  qu'on  prétendait  leur  opposer.  C'est  en  tout  cas 
le  produit  même  de  cette  confluence  que  j'ai  désigné  par  le  nom  de 
jjhilosophie  nouvelle  :  revendication  des  droits  primordiaux  de  l'es- 
prit basée  sur  le  fait  d'une  certaine  contingence  reconnue  aux  lois 
de  la  nature  '. 

Ai-je  besoin  de  faire  longuement  remarquer  combien  d'œuvres 
contemporaines  se  rattachent  à  la  philosophie  nouvelle  ainsi  définie? 
A  prendre  les  choses  en  gros,  malgré  certaines  divergences  que 
j'estime  secondaires,  celle-ci  inspire  nombre  de  penseurs  qui, 
séparés  par  les  mots,  ne  se  croient  pas  toujours  aussi  près  l'un  de 
l'autre  qu'ils  le  sont  cependant.  Ce  qui  la  distingue,  en  effet,  c'est 
une  recherche  sympathique  et  respectueuse  des  spécificités,  un  essai 

d.  Science  el  Philosophie,  Revue  de  Métaphysique  et  de  3/oraZf,jiiillet-septembre- 
novembre  1899  et  janvier  1900.  J'ai  repris  les  mêmes  idées,  pour  en  élucider 
quelques  points,  dans  une  communication  au  Congrès  international  de  Philoso- 
phie de  1900  (La  science  positive  et  lesp/iilosop/iies  de  la  lilierte',  Bibliothèque  du 
Congrès,  t.  I),  et  dans  un  article  inséré  au  dernier  n"  de  la  Revue  {l'n  posilivisyne 
nouveau).  On  pourra  consulter  aussi  sur  les  mêmes  sujets  les  comptes  rendus 
de  deux  discussions  récentes  auxquelles  ont  donné  lieu  les  Mémoires  que  je 
viens  de  citer,  l'une  au  Congrès  de  Philosophie,  l'autre  à  la  Société  française 
de  Philosophie  (séance  du'2S  mars  dUOl).  Enfin,  bien  que  rigoureusement  je  n'aie 
à  citer  ici  que  mes  propres  travaux  puisque  t'est  de  leur  défense  qu'il  s'agit, 
je  crois  néanmoins  devoir  signaler  encore  ceux  que  M.  Wilbois  a  iiubliés  ou  va 
publier  dans  cette  Revue  sur  les  mêmes  objets  :  ils  soutiennent  on  etlct  la  même 
doctrine. 


294  ■     REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

de  retour  à  la  vue  directe  des  choses,  un  elTort  vers  le  réel  et  vers 
la  vie.  Or,  si  c'en  était  ici  et  le  temps  et  le  lieu,  il  ne  serait  pas  diffi- 
cile de  montrer  que  celte  «  renaissance  »,  loin  d'être  confinée  dans 
la  philosophie  technique  même  entendue  au  sens  le  plus  large,  tend 
au  contraire  à  s'universaliser,  et  que  l'esprit  qui  l'anime  pénètre 
graduellement  tous  les  domaines  de  l'activité  mentale,  depuis  la 
pure  mathématique  jusqu'à  l'histoire  et  jusqu'à  l'exégèse  religieuse. 
Il  s'agit  d'ailleurs  d'une  harmonie  spontanée,  car  ces  mouvements 
parallèles  ont  des  sources  indépendantes,  étant  dus  chacun  à  des 
nécessités  particulières  ressenties  par  les  savants  pour  leurs  sciences 
respectives.  Mais  l'unification  se  fera  et  sans  doute  elle  commence 
déjà.  Convergence  bien  remarquable!  Peut-être  est-ce  l'ouverture 
d'une  ère  où  la  philosophie,  prenant  décidément  le  rôle  qui  lui 
appartient  en  effet,  cessera  de  se  poser  comme  une  spécialité  dis- 
tincte pour  affirmer  au  contraire  son  droit  d'universelle  juridiction? 

Mais  pourquoi  ai-je  appelé  «  nouvelle  »  cette  philosophie?  Plutôt 
qu'une  philosophie  particulière,  n'est-ce  pas  la  philosophie  elle- 
même,  saisie  dans  son  essence  originale  et  distinguée  nettement  des 
autres  disciplines  qu'elle  informe  sans  les  limiter?  N'a-t-elle  pas 
pour  elle,  en  dépit  des  apparences,  toute  la  tradition  authentique? 
Plus  ou  moins  claire,  plus  ou  moins  consciente,  l'idée  qu'elle  se  fait 
de  sa  nature  et  de  sa  mission  se  retrouve  chez  tous  les  penseurs  : 
perennis  philosophia.  Ses  adversaires  eux-mêmes,  qui  n'acceptent 
point  ses  formules,  vivent  néanmoins  ce  qu'elle  énonce  dans  la  mesure 
où  leur  pensée  est  autonome  et,  pour  employer  une  métaphore  théo- 
logique, appartiennent  à  son  âme,  s'ils  restent  séparés  de  son  corps. 

Gomme  philosophie  du  devenir,  la  nouvelle  philosophie  reconnaît 
Heraclite  pour  un  de  ses  lointains  ancêtres,  et  d'ailleurs  elle  a  été 
préparée  par  l'évolutionnisme  contemporain  qu'elle  approfondit  et 
parfait,  qu'elle  dégage  de  sa  gangue  matérialiste  et  qu'elle  tourne 
en  métaphysique  véritable.  N'est-ce  pas  la  philosophie  qui  conve- 
nait au  siècle  de  l'histoire?  Peut-être  indique-t-elle  qu'une  époque 
est  venue  où  la  mathématique,  perdant  le  rôle  de  science  régulatrice, 
va  céder  la  place  à  la  biologie.  Comme  philosophie  de  la  liberté,  la 
nouvelle  philosophie  est  l'aboutissement  d'une  vaste  dialectique  de 
systèmes  dont  M.  Séailles  a  marqué  les  principaux  moments  dans 
un  article  paru  ici  même,  il  y  a  quelques  années  '  :  à  ce  titre,  les 

1.  Les  philosophies  de  la  liberté,  dans  la  Revue  de  mars  1897. 


E.   LE   ROY.   —    SUR    LA    NOLVELLK    l'HlI.OSOPHIE.  295 

précurseurs  ne  lui  manquent  certes  point.  Comme  philosophie  de 
la  pure  expérience,  elle  répond  à  la  tenilance  empirique  des  trois 
derniers  siècles,  elle  l'achève  et  l'exprime,  en  même  temps  qu'elle 
continue  une  antique  tradition,  s'il  est  vrai  que  le  retour  au  donné 
immédiat  ait  toujours  été  l'objet  profond  des  métaphysiciens. 
Comme  philosophie  anti-intellectualiste  affirmant  le  primat  de  l'ac- 
tion et  de  la  vie,  elle  peut  se  réclamer  d'un  Duns-Scot  et  d'un  Pascal, 
elle  se  rattache  à  la  lignée  des  grandes  doctrines  mystiques,  elle  est 
l'entrée  définitive  de  l'esprit  chrétien  dans  le  domaine  des  pures  spé- 
culations, elle  ouvre  enfin  la  seule  voie  dans  laquelle  le  criticisme 
du  XIX''  siècle  se  puisse  engager  sans  conclure  à  la  faillite  de  la  raison, 
elle  échappe  au  scepticisme  imminent  par  la  fondation  d'un  positi- 
visme nouveau,  le  positivisme  de  l'esprit. 

Ainsi,  de  quelque  point  de  vue  qu'on  l'envisage,  on  la  voit  pousser 
de  profondes  racines  dans  l'histoire  ;  bien  plus,  elle  est  le  produit 
authentique  de  l'évolution  passée,  le  meilleur  équilibre  établi  par 
l'esprit  humain  entre  les  tendances  contraires  qui  le  travaillent. 
Voilà  peut-être  de  quoi  rassurer  ceux  qui  ne  voyaient  en  elle  qu'une 
tentative  de  destruction  révolutionnaire,  une  bataille  livrée  à  l'intel- 
ligence par  des  esthètes  anarchistes  ou  par  des  preneurs  de  je  ne 
sais  quel  fîdéisme  aveugle.  La  philosophie  nouvelle  a  toujours  existé  : 
tel  est  le  fait  réel.  Toutefois  n'exagérons  rien.  Il  y  a  en  elle  quelque 
chose  de  vraiment  nouveau  :  une  conscience  très  claire  de  ce  qui 
l'oppose  à  la  science  malgré  les  rapports  étroits  qu'elle  soutient 
avec  celle-ci.  C'est  par  là  notamment  qu'elle  réalise  un  progrés  sur 
les  doctrines  similaires  qui  l'ont  précédée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  celte  philosophie  suscite  bien  des  inquiétudes 
dont  quelques-unes  sont  raisonnables  et  soulève  bien  des  objections 
qui  sont  parfois  légitimes.  Les  examiner  avec  sympathie  pour  les 
comprendre  et  les  résoudre  ne  peut  que  tourner  au  bénéfice  de  la 
doctrine  même  qu'elles  attaquent,  en  fournissant  une  occasion 
d'éclaircir  plus  d'un  point  encore  obscur.  Ce  sera  Pobjet  du  présent 
Mémoire. 

L'origine  des  considérations  que  je  vais  développer  fut  une  dis- 
cussion instituée  à  la  Société  française  de  Philosophie,  dans  la 
séance  du  28  février  1901,  sur  la  question  de  savoir  si  la  nouvelle 
critique  des  sciences  aboutit  ou  non  au  scepticisme  scientifique.  Je 
remercie  mes  collègues  de  la  marque  d'intérêt  qu'ils  m'ont  donnée 
par  leurs  objections.  En  me  limitant  à  celles-ci,  classées   suivant 


296  RF.VUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE   >IORALE. 

leurs  connexions  naturelles,  le  départ  s'est  trouvé  tout  fait  des  diffi- 
cultés intéressantes  et  de  celles  qui  ne  méritaient  point  une  réponse. 
Je  voudrais  produire  ici  de  telles  explications  qu'il  ne  subsiste  plus 
ensuite  aucune  équivoque  sur  les  tendances  de  la  nouvelle  philoso- 
phie. Peut-être  apparaitra-t-il  alors  qu'elle  constitue  un  véritable 
progrès,  un  progrés  qui  ne  sacrifie  rien  de  ce  que  l'on  avait  acquis 
dans  le  passé,  mais  qui  apporte  à  l'esprit  des  ressources  plus  riches, 
plus  de  lumière  par  plus  de  liberté  ! 

II.  —  Questions  de  méthode. 

Commençons  par  discuter  l'idée  centrale  de  la  philosophie  nou- 
velle, celle  qui  la  caractérise  comme  philosophie  de  l'action.  On  a 
généralement  peu  compris  le  point  de  vue  où  elle  s'installe  pour 
organiser  la  connaissance.  C'est  pourtant  là  ce  qu'il  faut  éclaircir 
tout  d'abord.  Une  question  préalable  domine  ainsi  tout  le  débat  : 
une  question  de  méthode,  d'attitude  à  prendre  dans  la  recherche. 
Inutile  d'argumenteu  sur  des  problèmes  partiels  tant  que  l'on  ne 
s'est  pas  mis  d'accord  sur  la  marche  à  suivre  :  on  ne  ferait  en  effet 
qu'aggraver  les  conflits  en  multipliant  les  occasions  de  méprises.  Or 
un  postulat  a  été  généralement  admis  jusqu'ici  :  le  postulat  de  Vintel- 
lectualisme .  De  ce  point  de  vue,  la  plupart  des  systèmes  antérieurs 
présentent  une  indiscutable  parenté.  N'est-ce  pas  ce  postulat  qu'il 
convient  par  conséquent  de  soumettre  à  l'épreuve  d'une  critique 
attentive?  Car  la  nouvelle  philosophie  le  rejette. 

De  l'intellectualisme.  —  Posons  d'abord  nettement  la  question, 
par  un  examen  critique  du  terme  même  d'intellectualisme. 

Qu'il  n'y  ait  dans  l'homme  que  de  l'intelligence,  que  l'homme  soit 
intelligence  pure,  c'est  une  sottise  que  personne  n'a  jamais  soutenue. 
Sous  cette  forme  hyperbolique,  l'intellectualisme  n'existe  pas.  Mais 
cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'y  ait  point  cependant  un  grave  pro- 
blème à  résoudre. 

Voici  en  effet  quelques  demandes  raisonnables  que  l'on  peut  for- 
muler. L'intelligence  doit-elle  être  considérée  comme  première  et 
principale  dans  l'homme?  Est-ce  le  pouvoir  régulateur  et  souverain 
auquel  il  faut  subordonner  toutes  les  puissances  de  l'esprit?  Bref 
est-elle  fondée  à  réclamer  qu'on  lui  reconnaisse  une  primauté  de 
juridiction,   soit   en  fait,  soit  en  droit,   parmi   les  manifestations 


E.   LE   ROY.   —    SUK    LA    NOUVELLE    PHILOSOPHIE.  297 

diverses  de  la  vie  consciente?  La  tendance  du  xix"  siècle  a  été  de 
répondre  par  l'affirmative  :  tendance  primordiale,  si  forte  et  si 
tenace  qu'elle  a  envahi  de  nos  jours  jusqu'aux  moins  cultivés  et 
qu'elle  règne  aujourd'hui  pour  ainsi  dire  sans  conteste,  dans  la 
pratique  du  moins,  car  quelques-uns  font  parfois  des  réserves  théo- 
riques. 

Sous  cette  forme  trop  générale  encore,  je  n'aborderai  pas  le  pro- 
blème. Qui  doit  gouverner  dans  l'homme,  de  la  volonté  ou  de  la 
raison,  de  la  pensée  ou  du  cœur?  Je  crois  qu'il  n'est  point  légitime 
de  se  représenter  ainsi  des  forces  psychiques  distinctes  qui  entre- 
raient en  conflit  pour  se  disputer  l'influence.  De  telles  distinc- 
tions ne  sont  vraies  qu'à  la  surface  de  l'esprit.  Mais  laissons  cela. 
C'est  une  question  plus  restreinte  et  plus  précise  que  je  désire 
poser  ici. 

Quant  à  ce  qui  regarde  la  théorie  de  la  connaissance,  à  laquelle  je 
me  limiterai  systématiquement  dans  cette  discussion,  la  thèse  intel- 
lectualiste consiste  en  ceci  que  la  pensée  claire,  la  pensée  discursive, 
la  pensée  méthodique  et  raisonnante,  la  pensée  impassible  qui  est 
lumière  sans  chaleur  suffit  pour  la  connaissance.  En  tout  cas 
serait-ce  elle  qui  fonderait  celle-ci  en  vérité,  quelque  accompagne- 
ment d'action  qu'elle  requière  pour  se  réaliser.  S'il  y  a,  dit-on,  des 
limites  imposées  à  l'essor  de  l'intelligence,  l'intelligence  du  moins 
doit  se  limiter  elle-même,  par  l'analyse  de  ses  conditions  internes  ; 
et  au  delà  de  ces  limites,  c'est  le  domaine  de  l'inconnaissable.  D'ail- 
leurs, ce  qu'on  entend  par  intelligence,  du  moins  en  fait,  sinon  en 
droit,  c'est  la  faculté  dialectique,  l'esprit  de  géométrie,  le  pouvoir 
de  construire  des  concepts  distincts  et  de  les  combiner  avec  rigueur 
par  voie  d'opération  logique.  Bref,  selon  cette  doctrine,  la  connais- 
sance serait  œuvre  de  discours  ei  le  discours  serait  autonome. 

Or  à  cette  thèse  répond  une  antithèse  selon  laquelle  la  pensée  doit 
être  vécue  pour  être  féconde,  selon  laquelle  il  faut  l'activité  de  toute 
l'âme  pour  réaliser  la  connaissance.  Si  telle  est  bien  la  vérité,  on  ne 
connaît  que  ce  que  l'on  agit,  la  connaissance  est  moins  la  contem- 
plation d'une  clarté  qu'un  effort  et  un  mouvement  pour  descendre 
dans  l'intime  obscurité  des  choses  et  pour  s'insérer  dans  le  rythme 
de  leur  vie  originale.  Point  de  raison  donnée,  mais  une  raison  qui  se 
fait  et  dont  nous  sommes  responsables;  l'évidence,  la  certitude,  la 
vérité  atteintes  par  l'action,  non  par  l'analyse  abstraite  et  la  critique 
discursive.  A  ce  point  de  vue,  le  discours  ne  serait  donc  pas  autonome 


298  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

el  il  ne  servirait  qiCà  rendre  la  connaissance  communicable,  non  à  la 
produire. 

C'est  le  second  parti  qu'adopte  la  philosophie  nouvelle  :  elle  n'est 
pas  intellectualiste.  A  ses  yeux  le  rationalisme  apparaît  comme  la 
négation  de  l'esprit.  Se  contenter  de  représentations  quand  on  peut 
aller  au  vrai  par  des  actes,  elle  juge  cela  déchéance.  Elle  cherche  la 
voie,  la  vérité  et  la  vie,  mais  la  vérité  comme  voie  par  la  vie.  L'intel- 
ligence, dit-elle  avec  Ravaisson,  n'est  encore  à  certains  égards  que 
le  physique  de  l'esprit.  Entrons  plus  avant  en  nous-mêmes  et  péné- 
trons jusqu'au  point  mystérieux  où  se  fait  par  l'efficace  de  l'action 
profonde  notre  insertion  dans  la  réalité  universelle.  Là,  et  là  seule- 
ment, s'effectue  la  vérification. 

Mais  cela  ne  va  point  sans  combats.  Une  telle  attitude  est  pour 
beaucoup  un  scandale.  On  y  voit  une  sorte  d'abdication.  Quelque 
chose  reste  donc  à  expliquer,  qui  n'a  pas  été  compris.  Voici  dès  lors 
une  première  question  qui  se  pose  :  en  quoi  et  pourquoi  ne  sommes- 
nous  pas  intellectualistes? 

D'autre  part,  nous  aussi,  tenants  de  la  philosophie  nouvelle,  nous 
faisons  une  part  à  l'intellectualisme.  Ne  lui  faire  qu'une  part,  il  est 
vrai,  au  lieu  de  tout  lui  subordonner,  c'est  vraiment  ne  pas  être  intel- 
lectualistes. Mais  enfin  nous  le  sommes  pourtant  dans  une  certaine 
mesure,  puisque  nous  parlons,  puisque  nous  discutons  et  puisque 
nous  prétendons  nous  faire  entendre.  En  d'autres  termes,  nul  ne 
songe  à  nier  le  rôle  et  la  valeur  relative  du  concept.  Seulement  on 
peut  n'y  voir  qu'un  élément,  et  non  pas  le  tout,  ni  même  le  principal, 
de  la  vie  spirituelle.  Alors  il  y  a  un  second  point  à  préciser  :  dans 
quel  sens  et  de  quelle  façon  la  nouvelle  philosophie  contient-elle  l'in- 
tellectualisme quelle  croit  dépasser  sans  V  abolir? 

Ces  deux  problèmes  nous  occcuperont  successivement.  Abordons 
tout  de  suite  le  premier. 

Pour  donner  une  formule  définitivement  précise  à  l'énoncé  qui  le 
pose,  je  rappellerai  une  discussion  bien  remarquable  au  dernier 
Congrès  de  Philosophie  *.  Parlant  de  Vidéalisme  contemporain ^ 
MM.  Blondel  et  Brunschvicg  étaient  d'accord  sur  un  point  de  départ 
et  sur  un  but  à  poursuivre.  Je  pense  d'ailleurs  que  nul  philosophe 
ne  refuserait  de  souscrire  aux  thèses  qu'ils  admettaient  l'un  et 
l'autre. 

1.  Voir  le  compte  rendu  dans  la  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale  de  sep- 
tembre 1900,  p.  570-375. 


E.   LE  ROY.   —    SLR    LA    NOUVKLLE    PHILOSOPHIE.  299 

Le  point  de  départ  commun  consiste  en  ceci  :  l'esprit  est  une  acti- 
vité vivante  et  il  n'est  pas  tout  entier  lumineux  pour  lui-même. 

Quant  au  but  commun,  ce  n'est  plus  un  fait  qui  s'impose  à  tous, 
mais  un  idéal,  une  règle  de  conduite,  qui  recueillent  une  adhésion 
unanime  :  il  faut  répandre  autant  que  possible  sur  le  développement 
de  l'esprit  la  clarté  de  la  réflexion. 

Insistons  brièvement.  Voici  l'esprit,  tel  que  nous  le  montre  la 
conscience  immédiate.  Ce  n'est  pas  une  chose  aux  contours  bien 
accusés,  ce  n'est  pas  un  contenant  qui  renferme  des  éléments  une  fois 
donnés.  Non,  l'intuition  intérieure  le  révèle  comme  devenir  perpé- 
tuel, comme  fécondité  toujours  en  progrès,  comme  puissance  indé- 
finie de  renouvellement  et  de  création,  comme  tension  dynamique 
et  source  jaillissante  que  n'exprime  pleinement  et  surtout  ne  limite 
aucune  de  ses  œuvres.  Cela  posé,  considérons  cet  esprit,  dont  l'es- 
sence même  est  la  mobilité.  Au  centre  du  champ  visuel  intérieur,  il 
y  a  une  région  lumineuse,  une  région  de  grand  jour,  où  brille  à  plein 
la  clarté  de  la  réflexion.  Autour,  s'éteint  lentement  par  insensibles 
dégradations  une  pénombre  indécise  qu'on  appelle  l'action  et  la  vie. 
Nul  ne  conteste  qu'il  faille  accroître  la  région  de  lumière,  qu'il  faille 
tendre  à  illuminer  de  plus  en  plus  la  pénombre.  Mais  comment?  C'est 
ici  que  le  désaccord  commence.  " 

L'intellectualiste  refuse  de  subordonner  ce  qui  est  clair  et  con- 
scient à  ce  qui  ne  l'est  pas;  l'idéal,  pour  lui,  c'est  d'être  géomètre  et 
de  comprendre;  il  s'installe  dans  le  centre  de  lumière  et  à  partir  de 
là  tente  de  projeter  sur  l'ombre  crépusculaire  du   dehors  quelques 
faisceaux  de  réflexion  discursive;  sans  doute  il  veut  conquérir  gra- 
duellement la  matière  extérieure  semi-obscure,  il  veut  que  la  raison 
la  pénètre  et  l'assimile,  mais  la  raison  qu'il  envisage  est  semblable 
à  une  chose  faite,  il  ne  cherche  pas  à  la  transformer,  et  c'est  du  haut 
d'un  observatoire  immobile   qu'il  prétend  fouiller  les  profondeurs 
troubles   de  la   nuit   environnante;    bref  l'activité    qu'il  reconnaît 
comme  constituant  la  pénombre  n'est  pour  lui  qu'une  donnée  con- 
fuse et  provisoire  destinée  à  se  résoudre  en  idées  explicites,  il  voit 
dans  la  vie  même  quelque  chose  comme  de  l'intelligence  morte  que 
ressusciterait  peu  à  peu  la  critique,  il  croit  possible  de  parvenir  à 
connaître  en  se  bornant  à  augmenter  l'éclairement  de  l'objet  qui 
nousest  proposé  par  une  simple  projection  de  la  lumière  que  nous 
possédons  aujourd'hui. 

La  philosophie  nouvelle  repousse  au  contraire  un  tel  rationalisme, 

Rev.   meta.  t.  IX.   —    1901.  21 


300  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Il  lui  semble  en  effet  que  ce  rationalisme  est  la  négation  même 
de  l'esprit,  dont  il  méconnaît  en  quelque  manière  l'essentielle  évo- 
lution. C'est  une  doctrine  toute  statique,  qui  —  malgré  certaines 
réserves  de  pure  forme  —  fait  du  discours  la  pièce  maîtresse  de  la 
connaissance.  Pourquoi  préférer  ainsi  la  lumière  au  mouvement, 
alors  que  l'esprit  est  plutô4  puissance  de  mouvement  que  source  de 
lumière? 

On  m'objectera,  je  le  sais,  que  tel  n'est  pas  le  vrai  rationalisme. 
Le  fondement  réel  de  celui-ci  serait  plutôt  l'axiome  formulé  par 
Spinoza  dans  les  termes  suivants  :  «  Les  modes  de  la  pensée,  comme 
l'amour,  le  désir  ou  toute  autre  affection  de  l'âme,  ne  sont  pas 
donnés  sans  que  dans  le  même  individu  ne  soit  donnée  l'idée  de  la 
chose  qui  est  aimée,  désirée,  etc.;  mais  l'idée  peut  être  donnée  sans 
qu'aucun  autre  mode  de  pensée  soit  donné.  »  Au  dernier  Con- 
grès, M.  Brunschvicg  demandait  «  à  insister  sur  le  vrai  caractère 
de  l'intellectualisme,  que  l'on  défigure  lorsqu'on  sépare  l'idée  de 
ce  qui  n'est  pas  elle  pour  constituer  ainsi  deux  réalités  distinctes 
et  opposées  au  sein  de  la  conscience.  L'idée  n'exclut  ni  le  désir  ni 
l'acte;  elle  en  est  au  contraire  le  principe,  elle  est  la  synthèse 
vivante  qui  conduit  et  éclaire  l'homme.  Le  désir  suit  l'idée,  et  il 
n'acquiert  d'individualité,  d'existence  différenciée,  que  grâce  à  l'idée. 
Comment  distinguer  le  désir  de  s'enrichir  et  le  désir  de  causer  sans 
les  déterminer,  et  comment  les  déterminer  sans  recourir  à  l'idée? 
Le  principe  de  toute  détermination  est  dans  l'idée;  autrement,  c'est 
la  confusion  et  c'est  la  nuit.  »  Et  tous  les  rationalistes  s'accorde- 
raient sans  doute  pour  proclamer  d'une  part  l'insuffisance  de  la  pure 
logique,  pour  affirmer  d'autre  part  que  le  concept  n'est  pas  cette 
chose  inerte  que  l'on  affecte  d'y  voir  et  dont  ils  reconnaissent,  eux 
aussi,  la  parfaite  stérilité.  Mais  ils  veulent  que  l'idée  soit  impliquée 
en  tout  et  n'implique  rien  que  soi-même. 

Voilà  justement  ce  que  je  n'accepte  point.  Cela  me  parait  une 
simplification  abusive.  Je  vais  expliquer  pourquoi.  Mais  quelques 
remarques  préliminaires  sont  indispensables.  Dans  une  discussion 
contre  des  intellectualistes,  on  me  permettra  d'être  clair  et  de  mul- 
tiplier les  distinctions.  Je  crois  que  c'est  ce  qui  fait  un  peu  défaut 
aux  thèses  précédentes. 

Soit  le  mot  Raison.  Il  ne  correspond  pas  à  un  objet  simple.  Car 
différents  auteurs  en  donnent  différentes  définitions  et  parfois  le 
même  auteur  adopte  ensemble  plusieurs  de  celles-ci.  A  vrai  dire,  ce 


E.   LE   ROY.   —    SLK    ).A    NOLVKLLE    PHILOSOI'HIK.  301 

mot  n'a  pas  un  sens  «nique,  mais  un  spectre  continu  de  significa- 
tions successives,  un  spectre  où  l'on  passe  insensiblement  d'une 
couleur  à  une  autre.  C'est  du  reste  ce  que  l'on  observe  pour  la  plu- 
part des  mots  de  la  langue  usuelle.  Or,  envisageons  ce  spectre  étalé 
devant  nos  regards  du  rouge  au  violet  et  notons-en  les  teintes  fon- 
damentales. Il  va  sans  dire  que,  pour  cela  même,  visant  à  établir  un 
discours,  nous  serons  obligés  de  faire   subir  quelque  violence  à  la 
réalité  :  au  lieu  d'une  évolution  mélodique  de  nuances  où  chaque 
terme  se  prolonge  et  se  fond  doucement  dans  un  autre,  nous  allons 
construire  une  échelle  chromatique  faite    de   bandes  juxtaposées. 
Quoi  qu'il  en  soit,  ce  que  nous  rencontrons  tout  d'abord,  c'est  le  dis- 
cours, la  faculté  de  géométrie,  la  démarche  par  anah'se  explicite  et 
combinaison  de  concepts  :  cela,  c'est  déjà  de  la  raison,  non  pas  sans 
doute  ce  qu'il  y  a  de  plus  profond  en  elle,  mais  enfin  l'un  de  ses 
aboutissements.  Plus  haut  dans  le  spectre,  voici  la  raison  comme 
faculté  des  principes,  Ventendement;  réunissons,  si  vous  le   voulez 
bien,  sous  ce  terme,  et  l'intuition  que  nous  avons  des  principes  une 
fois  dégagés,  et  le  pouvoir  que  nous  possédons  de  poser  ces  prin- 
cipes; si  l'entendement,  pour  prendre  corps  en  des  œuvres  effec- 
tives, tend  toujours  à  se  prolonger  et  à  s'achever  par  le  discours, 
néanmoins  en  lui-même  il  n'est  pas  discours,  mais  il  n'est  pas  non 
plus  le  fond  ni  la  fin  de  la  raison.  Élevons-nous  encore  d'un  degré. 
L'entendement,  en  effet,  ne  saurait  être  regardé  comme  autonome. 
Il  faut  pénétrer  dans  une  région  supérieure,  dans  une  région  où  la 
raison  apparaît  comme  faculté  de  synthèse,  comme  désir  efficace 
d'unité  lumineuse,  comme  besoin  d'harmonie  et  de  clarté  :  voilà  ce 
que  Ton  pourrait  appeler  proprement  la  raisoti,  le  rationnel  s'oppo- 
sant  ainsi  d'une  certaine  manière  au  logique,  puisque  l'on  sent  par- 
fois, à  cause  de  ces  tendances  mêmes  dont  je  viens  de  parler,  des 
motifs  de  choisir  entre   plusieurs   systèmes   discursifs   également 
logiques.  C'est  la  raison  ainsi  entendue  qui  est  génératrice  de  l'en- 
tendement et,  par  cet  intermédiaire,  du  discours  :  elle  déborde  et 
gouverne  lun  et  l'autre  qui  n'en  sont  pour  ainsi  dire  que  les  gestes. 
Mais  elle-même  n'est  point  totalement  souveraine.  Car  voici  au-dessus 
d'elle,  tout  à  fait  à  l'extrémité  du  spectre,  la  faculté  d'invention,  la 
pensée  créatrice,  l'activité  mentale  supra-logique  :  raison  profonde 
qui  n'est  pas  autre  chose  qu'un  nom  donné  à  l'esprit  lui-même  en 
tant  qu'il  s'oriente  vers  la  connaissance.  Cette  raison  profonde  est 
bien  supra-logique,  puisque  la  logique  est  une  de  ses  créations  : 


302  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

par  elle  se  fait  l'insertion  de  l'intelligence  dans  la  vie,  elle  est  la 
vie  elle-même  envisagée  d'un  certain  point  de  vue  et  ne  tire  son 
nom  de  «  raison  »  que  des  reflets  qu'elle  reçoit  des  autres  parties 
du  spectre. 

Tout  cela  pose,  ce  qui  est  donné,  ce  qui  est  concret,  ce  n'est  point 
tel  ou  tel  des  points  de  repère  que  je  viens  de  marquer  dans  la  con- 
tinuité du  spectre,  mais  c'est  plutôt  le  mouvement  qui  porte  de  l'un 
à  l'autre,  c'est  surtout  le  sens  dans  lequel  on  parcourt  la  gamme 
spectrale.  L'intellectualiste,  qu'il  le  veuille  ou  non,  par  cela  seul 
qu'il  pose  l'idéal  de  l'idée  claire  et  du  rapport  nettement  délimité, 
s'oriente  vers  le  discours;  non  pas  qu'il  méconnaisse  l'existence  des 
autres  termes;  mais  il  a  comme  hâte  de  les  quitter,  il  les  estime 
provisoires  et  vise  au  but  que  j'ai  dit;  tourné  de  la  sorte,  ce  sont  les 
rayons  rouges  qui  l'éclairent,  c'est  de  l'extrémité  du  spectre  vers 
laquelle  il  regarde  qu'il  tire  la  qualification  qu'on  doit  lui  donner; 
bref  le  résultat  le  fascine  au  détriment  du  progrès  seul  réellement 
vécu,  l'intelligibilité  se  mesure  pour  lui  à  l'adaptation  au  discours 
actuel  comme  si  les  principes  aujourd'hui  possédés  épuisaient  notre 
faculté  d'invention  et  ce  n'est  donc  pas  le  calomnier  que  le  juger  du 
point  de  vue  du  discours,  puisqu'aussi  bien  tel  est  le  pôle  spécifiant 
sur  lequel  il  est  penché. 

La  philosophie  nouvelle,  au  contraire,  croit  nécessaire  de  s'orienter 
dans  l'autre  sens;  et  certes  les  arguments  ne  lui  manquent  point 
pourjustifier  sa  préférence. 

Elle  accorde  à  l'intellectualisme  que  le  discours  n'est  pas  le  tout 
de  la  raison  telle  qu'il  l'envisage.  Le  discours  en  effet  suppose  des 
principes  recteurs,  qui  le  dépassent  puisqu'ils  le  précèdent,  l'infor- 
ment et  le  régissent.  Affirmer  ces  principes  ne  pourrait  sans  contra- 
diction être  dit  œuvre  discursive  et  cependant  un  tel  acte  est  encore 
de  la  raison.  Mais  il  y  a  continuité  sans  coupure  de  l'entendement 
au  discours  parce  que  le  premier  ne  s'explicite  et  ne  se  réalise  que 
dans  le  second,  parce  que  l'un  est  comme  penché  sur  l'autre  qui  le 
prolonge  et  lui  donne  un  corps,  parce  qu'il  n'est  pas  d'intuition 
même  simplement  naissante  d'un  axiome  sans  l'ébauche  au  moins 
d'une  formule.  Toutefois  il  faut  reconnaître  qu'une  formule  quel- 
conque n'épuise  jamais  ou  n'égale  un  principe;  plus  la  formule 
est  précise  et  moins  elle  exprime  la  totalité  du  principe;  force 
est  donc  bien  de  trouver  à  ceux-ci  quelque  soutien  plus  ferme 
que  le  discours;  et  d'autre  part,  sans  parler  même  de  cette  néces- 


E.   LE  ROY.  —    SUR    LA    NOUVKI.LK    PHILOSOPHIE.  303 

silé,  on  ne  saurait  se  contenter  d'une  raison  définie  comme  un 
amas  de  principes  juxtaposés.  Nous  voici  par  conséquent  poussés 
vers  la  raison  proprement  dite,  vers  cet  instincl  d'imité  qui  seul 
explique  la  genèse  des  principes;  celui-là  se  révèle  par  ceux-ci  qui 
en  sont  et  le  produit  et  le  signe,  il  s'actualise  en  eux,  il  les  domine 
et  les  vivifie  à  la  façon  d'une  âme.  Ici  encore,  point  de  raie  noire, 
point  de  plage  obscure  qui  sépare  les  deux  parties  du  spectre  :  la 
continuité  est  parfaite.  Dès  ce  moment,  un  renversement  de  l'atti- 
tude intellectualiste  est  possible.  Au  lieu  de  s'attacher  surtout  par 
amour  de  la  lumière  maniable  aux  corps  tangibles  en  lesquels  s'in- 
carne l'instinct  rationnel,  pourquoi  ne  pas  se  souvenir  plutôt  que  ce 
dernier  est  esprit,  c'est-à-dire  force  créatrice  et  libre  transcendante  à 
ses  œuvres?  Si  l'entendement  l'exprime,  encore  ne  l'exprime-t-il  pas 
adéquatement.  La  porjte  est  trop  étroite,  qu'il  ouvre  de  la  raison  au 
discours  :  celui-ci  ne  réalise  pas  toutes  les  virtualités  de  celle-là. 
N'est-ce  pas  justement  cette  inégalité  de  l'entendement  à  la  tâche 
entreprise  par  lui  de  traduire  les  désirs  profonds  de  l'intelligence, 
qui  explique  et  justifie  le  jugement  obscur  par  lequel  nous  choisis- 
sons parfois,  entre  plusieurs  théories  également  cohérentes  et  pré- 
cises, une  théorie  privilégiée  que  nous  révèle  préférable  je  ne  sais 
quel  sentiment  confus  plus  sûr  que  tout  discours?  Que  le  rationnel 
se  puisse  opposer  au  logique,  c'est  la  preuve  que  l'entendement 
—  règle  du  discours  —  n'est  pas  toujours  l'interprète  exact  de  la 
raison.  Bref  le  premier  n'est  qu'une  imparfaite  codification  de  la 
seconde  et  il  y  a  autant  de  distance  de  l'un  à  l'autre  qu'il  y  en  a  en 
morale  de  la  loi  écrite  à  l'effort  intérieur.  Mais  alors  comment 
approuver  l'intellectualiste  qui  se  tourne  obstinément  vers  ce  qui  est 
clair  et  net,  c'est-à-dire  vers  ce  qui  est  formule?  Il  est  emporté  par 
son  mouvement  même  et,  quelles  que  soient  ses  réserves  de  langage, 
s'il  ne  professe  pas  en  théorie  la  religion  du  discours,  il  la  pratique 
au  moins  dans  ses  démarches  appliquées.  De  la  faculté  d'invention, 
de  l'instinct  rationnel,  il  est  enclin  à  ne  retenir  que  ce  qu'expriment 
les  principes  d'abord,  puis  les  formules  discursives  particulières  :  il 
s'abandonne  au  courant  qui  va  de  la  vie  au  discours.  Or  c'est  le  con- 
traire qui  est  le  vrai. 

Au  lieu  de  regarder  les  démarches  d'invention  comme  simplement 
préparatoires,  au  lieu  de  les  noter  en  bloc  sans  analyse  ni  critique 
et  de  ne  leur  reconnaître  qu'un  rôle  pratique  dans  la  genèse  de  la 
vérité,  il  faut  tout  à  l'inverse  en  faire  l'essentiel.  L'attitude  ordinaire 


304  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

consiste  à  les  envelopper  dans  le  nuage  d'un  éloge  pompeux,  à  se 
contenter  de  les  baptiser  en  les  attribuant  au  génie  sans  plus  ample 
explication,  à  les  admettre  d'un  mot  comme  des  préliminaires  indis- 
pensables et  à  les  quitter  aussitôt  pour  en  venir  à  l'étude  exclusive 
de  leurs  produits  :  proposons-nous  de  renverser  cette  attitude 
malheureuse. 

Ne  disons  pas  que  l'on  trouve  comme  on  peut,  mais  sachons 
voir  dans  l'acte  même  de  la  découverte  l'objet  principal  qui  solli- 
cite notre  examen;  et  ne  bornons  pas  nos  efforts  à  comprendre 
les  résultats  une  fois  posés,  mais  travaillons  à  saisir  dans  son  dyna- 
misme antérieur  à  toute  logique  le  devenir  créateur  qui  pose  les 
résultats. 

Qu'est-ce  qui  est  clair,  sinon  ce  qui  a  été  clarifié,  ce  qui  est  acquis, 
ce  qui  est  fait,  ce  qui  est  terminé,  ce  dont  on  a  contracté  l'habitude 
familière,  ce  dont  on  possède  le  maniement  facile?  Ce  qui  est  clair 
n'est  plus  intéressant,  puisque  c'est  ce  à  propos  de  quoi  tout  travail 
de  genèse  est  achevé,  ou  du  moins  cela  n'offre  plus  qu'un  intérêt 
relatif  au  point  de  vue  pratique  du  discours.  On  peut  s'en  contenter 
si  l'on  se  borne  à  être  conservateur,  à  garder  le  dépôt  de  la  tradition, 
à  communiquer  la  vérité  conquise,  à  poursuivre  les  conséquences 
dialectiques  des  principes  établis.  C'est  proprement  le  point  de  vue 
du  professeur.  La  logique  suffit  alors,  cette  logique  discursive  qui 
n'est  qu'une  rhétorique  spéciale,  la  rhétorique  de  l'exposition  et  de 
l'enseignement.  Mais  tout  change  dès  que  l'on  se  place  au  point  de 
vue  de  l'invention,  le  vrai  point  de  vue  pour  comprendre  la  connais- 
sance, et  dès  que  l'on  se  préoccupe  surtout  des  mouvements  de  pen- 
sée qui  portent  en  avant.  Prenons  un  seul  exemple.  Tout  progrès 
philosophique  véritable  est  toujours  apparu  dans  l'histoire  comme 
une  conquête  sur  l'obscur,  sur  l'inintelligible,  presque  sur  le  contra- 
dictoire :  c'est  même  ce   qui  explique   que   tout  progrès  de  cette 
espèce  ait  commencé  par  être  nié  comme  absurde.  La  philosophie, 
dit  quelque  part  M.  Brunschvicg,  la  philosophie  a  le  droit  d'être 
obscure,  elle  en  a  le  devoir,  pour  autant  qu'elle  doit  toujours  ou 
s'approfondir  ou  s'élever.  Et  cela  s'applique  également  à  la  science, 
au  moins  à  la  science  qui  se  fait,  à  la  science  envisagée  dans  sa  fron- 
tière mobile  rongeant  incessamment  l'inconnu.  Bien  plus,  on  ne  con- 
naît vraiment  que  ce  qu'on  invente,  on  ne  sait  que  dans  la  mesure 
où  l'on  est  capable  de  trouver  :  ainsi  il  faut  entrer  dans  la  partie 
obscure  du  savoir  pour  en  bien  saisir  même  les  parties  claires.  Que 


E.   LE   ROY.    —    SUK    LA    NOUVELLE    PHILOSOPHIE.  30Ô 

conclure  de  là,  sinon  que,  dans  la  vie  de  l'esprit,  c'est  la  pénombre 
qui  joue  le  rôle  essentiel,  un  peu  à  la  manière  d'un  cause  finale? 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  qui  ne  sai-t  que  l'évidence  évolue?  Voilà  un 
fait  indéniable.  L'esprit  n'est  pas  tant  une  lumière  immobile  qu'une 
marche  vers  la  lumière,  un  progrès  de  lumière.  Il  s'habitue  à  voir 
clair  là  où  tout  d'abord  il  y  avait  pour  lui  pénombre.  Il  s'adapte 
peu  à  peu  au  donné,  par  une  lente  modification  de  ses  exigences 
rationnelles.  L'expérience  Vinforme,  dans  la  rigueur  du  terme.  Ne 
croyons  pas  que  les  conditions  de  l'intelligibilité  puissent  être  défi- 
nies une  fois  pour  toutes  :  elles  sont  variables,  on  arrive  à  les  chan- 
ger, et  c'est  là  le  progrès  même,  car  par  exemple  tout  progrès  phi- 
losophique véritable  ^consiste  à  élargir  les  cadres  de  l'intelligibilité 
et  à  faire  que  l'on  finisse  par  trouver  lumineux  ce  qui  avait  jusque-là 
semblé  obscur.  En  d'autres  termes,  connaître  n'est  pas  tant  projeter 
une  lumière  a  priori  sur  les  choses  que  fabriquer  la  lumière  même 
dont  notre  vue  se  servira.  Sans  doute  je  reconnais  qu'il  y  a  dans 
l'esprit  des  désirs  et  des  tendaii^es,  mais  non  pas  absolument  con- 
traignants ni  absolument  déterminés  par  une  structure  mentale  qui 
nous  serait  imposée.  Je  ne  dis  pas  que  le  Kantisme  soit  faux,  mais 
il  n'exprime  qu'un  état  de  choses,  non  une  nécessité  rigoureuse,  et 
il  est  possible  de  quitter  le  plan  de  Kant  pour  envisager  la  vie  de  la 
pensée  dans  la  totalité  de  son  devenir.  Alors  on  aperçoit  un  fait 
capital  :  le  discours  est  subordonné  à  V action,  et  le  clair  à  l'obscur. 

L'action,  d'abord,  s'impose  en  fait  et  domine  l'intelligence  pure, 
parce  qu'elle  est  inévitable  et  que,  si  l'on  peut  s'abstenir  de  toute 
spéculation,  du  moins  n'a-t-on  pas  le  pouvoir  de  se  dispenser  d'agir; 
elle  s'impose  encore  parce  qu'elle  existe  et  influe  dès  l'origine  de  la 
conscience,  parce  qu'elle  constitue  le  milieu  déformaleur  au  sein 
duquel  éclôt  nécessairement  la  pensée,  parce  que,  dès  avant  toute 
réflexion,  elle  a  déjà  mêlé  quelque  chose  de  soi  aux  déterminations 
spontanées  de  l'esprit  et  qu'il  faut  donc,  si  l'on  veut  faire  la  lumière 
au  fond  de  ce  dernier,  commencer  par  l'affranchir  des  préjugés  mul- 
tiples qui  résultent  chez  lui  de  l'exercice  même  de  la  vie  antérieure. 
Mais  l'action  s'impose  aussi  à  un  autre  point  de  vue.  La  pensée  vrai- 
ment profonde,  en  effet,  n'est  pas  purement  intellectuelle.  S'il  est 
vrai  que  l'idée  soit  impliquée  en  tout,  elle  implique  à  son  tour  plus 
que  soi-même,  un  élément  de  vie  et  d'action  qui  ne  se  laisse  pas 
réduire  au  pur  intellect.  Cet  élément  constitue  même  le  meilleur  de 
l'idée,  son  centre  et  son  âme,  le  principe  d'où  sa  fécondité  dérive. 


306  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Bref  il  3'  a  un  point  d'insertion  de  l'intelligible  dans  le  vivant;  c'est 
de  là  que  l'intelligible  tire  au  fond  sa  valeur,  et  c'est  sur  quoi  il  faut 
insister  un  peu. 

On  ne  pense  pas  seulement  par  idées  claires  et  distinctes.  Celles-ci 
ne  sont  au  contraire,  dans  notre  histoire  intellectuelle,  que  des  acci- 
dents discrets,  des  points  lumineux  épars  çà  et  là,  semblables  à  des 
cimes  isolées  qui  émergeraient  d'une  brume  confuse.  Quelque  chose 
en  remplit  les  intervalles  :  un  mouvement  qui  porte  de  l'une  à 
l'autre.  Méconnaître  ce  fait,  c'est  prendre  les  marches  de  l'escalier 
pour  l'énergie  de  l'homme  qui  monte,  les  étapes  de  l'ascension  pour 
l'acte  même  de  gravir.  A  côté  des  raisonnements  explicites,  qui  pro- 
cèdent par  sauts  brusques  et  se  formulent  en  termes  sporadiques,  il 
y  a  ces  raiscmnements  sourds,  les  seuls  féconds,  par  où  la  pensée  se 
meut,  sans  paroles  ni  divisions,  d"un  état  initial  à  un  état  final 
qu'elle  relie  par  une  fluide  mélodie  intérieure.  Tel  est  même  le  vrai 
procès  de  l'invention,  ainsi  du  reste  que  de  tout  acte  intellectuel  réel- 
lement vécu.  Pareille  démarche  env^eloppée  se  suffit  :  elle  seule  peut 
justifier  ensuite  et  soutenir  la  démarche  logique.  Comme  cette  inef- 
fable musique  de  l'âme  qui  accompagne  et  gouverne  les  images  dis- 
continues évoquées  par  le  poète,  elle  fonde  le  discours,  loin  d'en  être 
une  déchéance.  Les  éléments  rationnels  ne  sont  en  effet  que  des 
symboles  plus  ou  moins  factices  choisis  pour  établir,  dans  le  progrès 
effectivement  vécu,  des  points  de  repère  communicables  qui  per- 
mettent à  chacun  de  restituer  le  dynamisme  réel.  L'idée  claire  et 
distincte  est  une  découpure  fabriquée,  non  pas  un  atome  constituant. 
L'histoire  le  prouve  bien,  qui  montre  tant  de  fois  l'avènement  sou- 
dain, au  grand  jour  de  la  conscience  réfiéchie,  de  principes  restés 
longtemps  obscurs  :  ces  principes  dirigeaient  la  conduite  et  n'étaient 
pas  discernés  :  la  découverte  leur  a  conféré  une  valeur  sociale,  elle 
les  a  rendus  maniables  et  portatifs,  elle  en  a  fait  des  habitudes  com- 
munes, mais  pour  cela —  loin  de  les  créer  ou  de  les  accroître  —  elle 
en  a  éteint  la  vie  originale  et  féconde  dans  un  schème  résiduel,  dans 
une  formule  qui  limite  et  qui  fixe.  Bref  la  discontinuité  n'apparaît 
qu'avec  le  discours.  La  pensée  vécue  échappe  à  l'étreinte  du  nombre, 
étant  elle-même  une  action;  et  il  faut  l'imaginer  comme  un  jaillisse- 
ment dynamique  de  lumière  ondoyante  plutôt  que  sous  la  figure 
d'un  réflecteur  immobile  d'où  émaneraient  des  rayons  géométrique- 
ment distribués. 

Chacun  vérifiera  sans  peine  cette  conclusion,  par  l'examen  des 


E.  LE  ROY.  —    SLR    LA    NOUVELLK    PHILOSOPHli:.  307 

actes  intellectuels  même  les  plus  familiers.  Si  je  lis  la  démonstration 
d'un  théorème  de  géométrie,  je  ne  saisis  tout  d'abord,  avec  les  mots 
et  les  phrases,  qu'une  poussière  d'idées  mortes.  Je  tiens  alors  une 
chaîne  pour  me  guider,  non  pas  une  connaissance  efTective.  Mais  que 
je  vienne  à  vivifier  ces  idées,  que  je  les  ressuscite  par  la  méditation, 
que  je  réveille  en  moi  les  tendances  dont  elles  furent  chez  d'autres 
le  produit,  voici  que  mon  activité  mentale  s'émeut,  que  des  mouve- 
ments se  dessinent,  que  des  progrès  s'ébauchent,  que  des  efforts  se 
coordonnent  et  s'organisent  dans  les  régions  de  ma  vie  profonde. 
Soudain  tout  s'unifie  et  se  fond  dans  l'intuition  brusque  d'un  élan 
rythmique,  d'une  indescriptible  évolution  de  lumière,  d'une  aptitude 
vivante  et  concrète,  d'un  pouvoir  nouveau  dont  j'ai  pris  conscience, 
par  quoi  je  passe,  —  presque  sans  qu'il  y  faille  un  temps,  —  en  tout 
cas  sans  arrêts,  sans  morcellement,  sans  secousses,  —  d'un  point  du 
savoir  à  l'autre.  C'est  alors  que  j'ai  vraiment  compris.  Mais  pour- 
quoi? Parce  que  ma  connaissance  est  désormais  agie,  pratiquée, 
vécue;  parce  que  j'ai  atteint,  sous  l'enveloppe  inerte  du  discours, 
l'âme  d'action  qui  est  le  support  et  le  moteur  de  l'idée.  Comprendre, 
c'est  dépasser  dans  l'idée  ce  qui  est  intelligible  pur*. 

Bien  d'autres  phénomènes  très  connus  concourent  à  confirmer  la 
même  proposition.  Je  ne  citerai  qu'un  dernier  exemple.  Ne  sait-on 
pas  que  les  idées  vivent  en  nous?  Voici  une  idée  que  j'ai  acquise.  Je 
l'abandonne  à  elle-même  au  sein  de  ma  mémoire.  Va-t-elle  rester 
immobile  et  isolée?  Nullement.  Un  sourd  travail  se  poursuit  insensi- 
blement en  elle  et,  si  je  la  reprends  un  jour,  je  la  trouve  changée. 
Elle  s'est  agrégée  à  la  masse  de  mes  idées  antérieures,  elle  s'est 
organisée  avec  celles-ci  comme  une  note  nouvelle  avec  les  notes  pas- 
sées d'une  phrase  musicale,  elle  s'est  diffusée  dans  leur  ensemble 
qu'elle  a  coloré  de  sa  teinte.  Bref  chacun  de  mes  états  intellectuels 
se  prolonge  dans  les  autres,  les  grossit,  les  enrichit,  les  pénètre.  En 
moi  s'accomplissent  incessamment  des  échos,  des  résonances,  des 
accords.  Ainsi  naît  la  diversité  des  physionomies  intérieures.  Et  le 
mouvement  ne  reste  pas  enfermé  dans  le  domaine  de  l'intelligence 
pure.  L'idée,  pour  devenir  mienne,  se  remplit  et  se  charge  de  toute 
ma  vie  consciente  et  inconsciente.  L'intelligible  pur  qu'elle  contient 
n'en  fait  donc  pas  toute  la  substance,  et  n'en  est  même  pas  la  meil- 
leure partie,  car  c'en  est  la  partie  communîcable,  mais  inféconde. 

1.  C'est  pourquoi  l'élève  ne  peut  apprendre  qu'en  faisant  des  exercices. 


308  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

En  résumé,  une  idée  vraiment  pensée  n'est  pas  clarté  discursive  jus- 
qu'en ses  plus  intimes  profondeurs  :  il  y  entre  comme  facteurs  de 
l'action  et  de  la  vie.  Elle  n'est  pas  un  agrégat  d'éléments  juxtaposés 
où  l'élément  intelligible  serait  à  l'exclusion  des  autres  principe  de 
détermination  et  de  vérité  :  un  tel  morcelage  est  purement  schéma- 
tique. Il  ne  faut  pas  dire  non  plus  que  comprendre  consiste  à  dégager 
la  fonction  logique  d'une  gangue  de  gestes,  d'affections,  de  méca- 
nismes moteurs  et  d'images  mouvantes  groupés  en  un  système  com- 
plexe dont  elle  ferait  le  sens  et  l'unité.  Comprendre,  au  contraire» 
c'est  passer  de  la  formule  aux  actes  intérieurs  qu'elle  symbolise  et 
vivifier  ainsi  le  discours.  On  ne  connaît  vraiment  qu'en  pénétrant 
jusqu'au  point  où  l'idée  pure  devient  objet  d'action.  La  nécessité  de 
l'action  se  fait  sentir  par  conséquent,  non  pas  seulement  pour  que  la 
connaissance  ait  une  valeur  utile,  mais  encore  et  simplement  pour 
qu'elle  existe.  Voilà  pourquoi,  en  définitive,  la  philosophie  nouvelle 
repousse  l'intellectualisme. 

Est-ce  à  dire  toutefois  que  l'intellectualisme  n'ait  aucun  sens, 
aucune  valeur,  aucune  portée?  Il  s'en  faut  bien.  Gardons-nous  d'exa- 
gérer la  critique.  En  fait,  le  discours  conserve  un  rôle  important,  un 
rôle  capital,  sur  lequel  je  dois  m'arrêter  maintenant  pour  corriger 
ce  que  les  conclusions  précédentes  pourraient  avoir  d'excessif.  Par 
lui,  d'abord,  est  possible  un  langage,  qui  fixe  l'attention  et  facilite 
les  opérations  de  recherche,  qui  introduit  de  l'ordre  dans  la  science 
et  permet  l'exercice  de  la  mémoire,  qui  assure  enfin  parmi  les 
hommes  une  circulation  des  idées.  Puis  il  explicite  le  donné,  dont 
chacune  de  ses  formules  manifeste  un  aspect  particulier,  révèle  un 
facteur  constituant  et  découvre  une  perspective.  De  ces  formules, 
prises  comme  points  de  départ,  peuvent  ensuite  sortir  des  suites 
critiques  convergentes  :  par  leur  dynamisme  de  convergence  une 
limite  est  alors  définie,  qui  est  la  réalité  elle-même.  Ainsi  le  dis- 
cours, bien  qu'il  ne  donne  pas  immédiatement  une  connaissance 
vraie,  sert  au  moins  d'instrument  pour  obtenir  celle-ci.  Mais  il  y  a 
plus,  et  je  vais  insister  sur  une  dernière  remarque.  Sans  doute  les 
intuitions  finales  sont  inexprimables,  que  cherche  la  philosophie 
nouvelle  par  un  abandon  des  voies  intellectualistes.  Cependant, 
inexprimables  en  elles-mêmes,  on  les  atteint  dynamiquement,  par 
la  conscience  que  l'on  prend  du  mouvement  qui  y  porte.  En  fin  de 
compte,  elles  sont  sources  de  discours,  comme  la  foi  implicite  est 
principe  d'actes  moraux  :  elles  existent  donc  bien,  ce  ne  sont  pas 


E.  LE  ROY.  —  SUR  LA.  NOLVb:i.i.i.:  philosophie.  309 

des  illusions  et  des  chimères,  puisqu'elles  se  traduisent  par  des  efîets 
palpables,  et  le  discours  tire  savaleurdu  corps  qu'il  donne  à  ces  efîets. 
Concluons  définitivement.   Le  discours  a  son  rôle  essentiel  dans 
la   genèse   de   la  connaissance,    mais   ce  rôle   est  second.  Ce  n'est 
pas   en    lui  que  se    trouve   le   principe    vivant    du    savoir,    ce   qui 
détermine  et  meut  l'esprit  dans  la  recherche  du  vrai.  Sa  fonction 
principale  consiste  à  créer  des  formules  maniables  et  transmissibles; 
mais  il  ne  les  fonde  pas  en  vérité;  de  plus  haut  et  de  plus  profond 
jaillissent  ou  descendent  en  effet  et  les  flots  de  lumière  et  les  impul- 
sions dynamiques.  Pour  réaliser  en  soi  une  connaissance  véritable, 
il  faut  atteindre  le  point  intérieur  où  se  fait  notre  insertion  dans  la 
réalité  par  la  vie,  il  faut  prolonger  et  conclure  la  pensée  claire  en 
action.  Tout  concept,  pris  en  soi,  quelque  valeur  d'outil  qu'il  pré- 
sente, apparaît  comme  une  diminution,  comme  un  résidu,  comme 
un  déchet.  C'est  un  monnayage  commode  et  symbolique,  rien  de 
plus.  Il  facilite  les  échanges,  il  représente  et  résume  un  immense 
travail,  il  est  convertible  en  réalités  concrètes,  on  y  peut  voir  une 
source  féconde  et  un  instrument  efficace  :  mais  sa  valeur  provient 
de  ce  qui  n'est  pas  lui.  Qui  n'a  senti,  en  essayant  d'exprimer  une 
croyance  profonde,  qu'il  en  éteignait  l'originale  couleur?  La  parole 
ne  peut  traduire  adéquatement  ce  qui  est  vraiment  vécu,  w  La  pen- 
sée, dit  M.  Bergson,  demeure  incommensurable  avec  le  langage'.  » 
Mais  tout  cela,  si  exact  soit-il,  ne  doit  pas  faire  oublier  que  cepen- 
dant rien  n'est    possible    sans   le  discours,  à  peu  près  comme  les 
œuvres  sont  nécessaires  au  développement  de   la  vie  intérieure  et 
\es  pratiques  à  l'épanouissement  de  la  vie  morale. 

Qu'est-ce  que  vivre  sa  pensée  ?  —  Je  viens  de  conclure  qu'une  idée 
vraiment  profonde  implique  toujours  plus  que  soi-même,  plus  que 
du  pur  intelligible  :  lumineuse  par  sa  pointe  qui  émerge  à  la  sur- 
face du  discours,  elle  se  prolonge  bien  au  delà  dans  la  pénombre  de 
l'action  et,  si  elle  est  féconde  et  vivante,  c'est  par  les  racines  qu'elle 
pousse  dans  l'obscur.  Si  donc,  pour  constituer  une  théorie  de  la 
connaissance,  on  se  place  comme  il  convient  au  point  de  vue  de 
l'invention,  il  faut  tenir  pour  essentiel,  non  pas  le  corps  logique  de 
l'idée,  mais  son  âme  d'action;  il  faut  saisir  le  point  obscur  où  se  fait 
l'insertion  de  l'idée  dans  la  vie.  Comment  y  arrive-t-on  ? 

1.  Essai  swr  les  données  immédiates  de  la  conscience,  p.  126. 


310  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

J'aborde  un  point  capital  de  la  nouvelle  philosophie,  celui  qui  a 
peut-être  de  tous  soulevé  le  plus  d'objections.  En  effet  une  des 
maximes  familières  à  cette  philosophie  est  que,  si  le  réel  se  montre 
inaccessible  à  la  pensée  abstraite,  transcendant  au  discours,  inex- 
primable et  inconcevable,  il  est  du  moins  possible  de  le  pratiquer  et 
de  le  vivre.  C'est  cela  même  qui  constitue  l'originalité  de  la  nouvelle 
attitude.  C'est  en  cela  qu'elle  s'oppose  précisément  à  l'intellectua- 
lisme. C'est  par  cela  qu'elle  prétend  fournir  un  moyen  de  franchir 
les  frontières  où  la  critique  de  Kant  semblait  avoir  enfermé  pour 
jamais  la  spéculation. 

Nous  venons  de  voir  le  rôle  primordial  que  joue  dans  la  philo- 
sophie nouvelle  cette  possibilité  de  vivre  ce  qui  ne  peut  être  ni 
conçu  ni  parlé,  le  rôle  même  que  joue  la  vie  d'une  façon  nécessaire 
là  où  le  discours  est  cependant  possible,  rôle  créateur  sur  lequel  on 
n'a  pas  assez  insisté. 

Or  que  signifie  exactement  cette  proposition  que  la  connaissance 
peut  et  doit  être  vécue,  la  réalité  vécue?  qu'il  faut  vivre  sa  pensée? 
qu'on  n'atteint  le  vrai  que  par  la  vie?  Il  convient  d'esquisser  au 
moins  l'analyse  de  cette  opération  mystérieuse. 

Impossible  de  répondre  par  une  définition  en  forme.  Impossible 
d'enclore  la  solution  dans  les  bornes  précises  d'un  concept.  Si  j'y 
parvenais,  je  prouverais  par  là  même  la  fausseté  de  ma  thèse.  On 
ne  peut  parler  qu'obscurément  de  l'obscur  en  tant  que  tel.  Mon 
seul  but  sera  donc  de  suggérer  par  quelques  exemples  ce  que  je  ne 
saurais  traduire  adéquatement  en  mots  rigoureux. 

A  vrai  dire,  je  dois  ici  un  avertissement  au  lecteur.  Il  y  a  une 
fausse  manière  de  comprendre  ce  qui  va  suivre  :  c'est  de  faire  de  la 
vie  elle-même  un  concept,  c'est  de  parler  l'action  au  lieu  de  l'agir 
vraiment,  c'est  de  transformer  le  devenir  de  l'invention  en  une  sorte 
de  catégorie  centrale,  c'est  d'intellectualiser  l'obscur  et  d'aboutir 
ainsi  à  faire  renaître  l'idéalisme  de  ses  ruines.  Au  fond,  si  l'on  n'a 
pas  vécu  par  avance  la  doctrine  que  je  vais  résumer,  on  ne  doit  pas 
la  comprendre,  on  ne  doit  pas  trouver  dans  les  explications  qui  sui- 
vent autre  chose  qu'une  invitation  assez  vague  à  faire  l'effort  néces- 
saire pour  acquérir  une  certaine  intuition  indescriptible.  Ici  plus  que 
partout  ailleurs,  le  discours  est  impuissant. 

Enfin  qu'on  ne  s'étonne  pas  de  me  voir  donner  en  cette  matière 
plus  de  métaphores  que  de  raisonnements  :  la  métaphore  est  le  lan- 
gage naturel  de  la  métaphysique,  pour  autant  que  celle-ci  consiste 


E.   LE   ROY.   —    SUR    L\    >OLVfc:i.LE    PHILOSOPHIE.  311 

en  une  vivificalion  de  l'inexprimable,  en  une  saisie  du  supra-logique 
par  le  dynamisme  créateur  de  l'esprit. 

Cela  posé,  venons  à  notre  objet  même  et  tout  d'abord  soit  une 
image  qui  fera  peut-être  pressentir  la  thèse  que  je  veux  présenter. 

Rappelez-vous  les  phénomènes  bien  connus  de  cécité  psychique. 
Ils  éclairent  d'un  jour  saisissant  le  rapport  des  divers  sens  entre  eux 
et  spécialement  le  rapport  de  la  vue  au  toucher.  Or  que  dirai-je  de 
ces  faits  étranges,  si  profondément  analysés  par  M.  Bergson  au 
second  chapitre  de  Matière  et  Mémoire^  Un  simple  rappel  de  con- 
clusion me  suffira.  Voici  un  malade  incapable  de  reconnaître  tel 
objet  qu'il  voit.  C'est  qu'il  ne  sait  plus  s'en  servir.  C'est  qu'il  y  a 
rupture  en  lui  du  courant  qui  allait  de  son  œil  à  son  bras.  La  pure 
vision  d'un  groupe  d'images  ne  fait  pas  à  elle  seule  une  perception 
visuelle  efTective.  Il  faut  encore  que  cette  pure  vision  se  prolonge 
pour  ainsi  dire  en  impressions  tactiles  naissantes,  en  gestes  inté- 
rieurs esquissés.  Percevoir  véritablement  un  objet,  c'est-à-dire  le 
constater  en  le  reconnaissant  pour  ce  qu'il  est,  suppose,  outre  la 
conscience  d'une  émotion  visuelle  originale,  tout  un  ensemble  de 
mouvements  ébauchés  par  lesquels  nous  nous  disposons  à  saisir 
l'objet,  à  en  décrire  les  contours,  à  en  expérimenter  les  fonctions, 
à  le  palper,  à  le  mouvoir,  à  le  manier  en  mille  façons,  bref  à  le 
pratiquer  et  à  le  vivre.  Eh  bien!  Quelque  chose  d'analogue  existe 
pour  la  connaissance.  Ne  dit-on  pas  d'un  physicien  qu'il  a  sa  science 
autant  dans  les  doigts  que  dans  la  tête?  Et  cela  est  général,  de 
quelque  ordre  de  savoir  qu'il  s'agisse.  Pour  que  la  pensée  ne  se 
réduise  pas  à  un  psittacisme  vide,  il  faut  que  le  discours  se  pro- 
longe en  action.  Transposons  brièvement  les  observations  précé- 
dentes. On  ne  connaît  que  ce  que  l'on  invente,  on  ne  connaît  que 
ce  que  l'on  agit,  on  ne  connaît  que  ce  que  l'on  pratique.  Le  travail 
de  pensée  est  un  travail  où  l'àme  doit  donner  tout  entière,  et  non 
seulement  l'àme,  mais  le  corps.  Ce  n'est  donc  pas  un  travail  pure- 
ment intellectuel  et  l'intellectualisme,  si  on  l'appliquait  rigoureuse- 
ment, conduirait  à  une  sorte  de  cécité  rationnelle.  Or  on  voit  quelle 
importante  conséquence  découle  immédiatement  de  là.  De  même 
qu'en  faisant  de  la  perception  une  pure  connaissance  désintéressée 
et  en  la  coupant  de  ses  communications  avec  la  vie  pratique  on  la 
transforme  en  inexplicable  mystère,  ainsi  la  doctrine  qui  limite 
l'idée  à  sa  phase  intellectuelle,  ou  qui  même  voit  simplement  dans 
cette  phase  le  principal  de  l'idée,  méconnaît  l'essentiel  du  phéno- 


312  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

mène  qu'elle  envisage.  On  ne  comprend  que  dans  la  mesure  oh  Von 
agit  les  idées  et  la  clarté  du  discours  n'est  jamais  quun  avantage 
accessoire  et  second  au  prix  de  V obscure  action  qui,  seule,  confère  une 
valeur  et  une  consistance  au  saiwir. 

De  nombreux  exemples  montreraient  aisément  que  cette  concep- 
tion n'est  pas  autre  chose  au  fond  que  la  conception  réelle  de  tout 
le  monde,  bien  que  l'on  ne  s'avise  pas  toujours  de  le  remarquer 
explicitement.  Les  logiciens  classiques  ont  trop  négligé  l'analyse  de 
ce  prolongement  pratique  nécessaire  aux  concepts  pour  qu'ils  pren- 
nent un  sens  plein.  Mais  cependant  le  sens  commun  lui-même 
reconnaît  cette  nécessité.  Qu'il  me  soit  permis  de  citer  brièvement 
quelques-uns  des  exemples  qui  le  prouvent  :  je  ne  dirai  qu'un  mot 
sur  chacun. 

Qu'est-ce  qu'avoir  de  l'expérience,  qu'est-ce  que  posséder  le  sens 
d'un  métier,  sinon  connaître  ce  métier  par  le  dedans,  non  pas  en 
théorie  seulement,  mais  d'une  façon  plus  intime,  pour  être  descendu 
■  en  lui  par  la  pénétrante  intuition  de  la  pratique,  jusqu'à  sentir,  comme 
on  dit,  qu'on  a  ce  métier  dans  les  doigts  et  dans  le  sang?  Est-ce  que 
l'homme  de  guerre  ne  devient  pas  en  quelque  sorte  lui-même  la 
bataille  qu'il  gouverne?  Est-ce  que  le  marin  ne  sent  pas  son  bateau 
comme  une  partie  vivante  et  vibrante  de  sa  propre  personne?  Est-ce 
que  l'ingénieur  n'a  pas  l'intime  impression  de  ce  que  peuvent  ou  ne 
peuvent  pas  les  matériaux  qu'il  emploie,  comme  s'il  était  sympathi- 
quement  devenu  ces  matériaux  eux-mêmes?  Eh  bien!  Je  dirai  que 
tout  cela,  c'est  viv7'e  ce  que  l'on  sait,  au  lieu  de  se  borner  à  le  dis- 
courir. 

Voyez  un  politique,  un  psychologue,  un  artiste.  Ne  leur  faut-il  pas, 
chacun  dans  son  domaine,  cet  instinct  divinatoire,  ce  tact  inexpri- 
mable, ce  goût  subtil  et  délié  qu'on  nomme  le  sens  du  réel?  Le  poli- 
tique digne  de  ce  nom  doit  si  vivement  se  sentir  inséré  dans  des 
états  de  choses  avec  lesquels  il  fait  corps,  plongé  dans  des  milieux 
humains  dont  il  est  une  des  énergies,  que  la  marche  des  affaires 
l'impressionne  et  l'affecte  comme  une  sensation  qui  d'elle-même  se 
prolonge  en  mouvements  utiles  au  moins  esquissés  et  naissants.  Le 
psychologue  se  meut  dans  le  monde  obscur  des  âmes  comme  si,  en 
racontant  leur  histoire,  il  faisait  simplement  un  examen  de  con- 
science; et  qui  n'a  pas  vécu  ne  peut  comprendre  ses  analyses.  L'ar- 
tiste est  celui  qui  dans  la  moindre  image  sait  voir  transparaître 
l'univers  entier,  celui  que  la  moindre  émotion  pénètre  et  bouleverse 


E.  LE  ROY.  —  sri;   la  îsoivkllk  philosophie.  313 

jusqu'aux  plus  secrètes  profondeurs,  celui  dont  la  vie  intérieure  faci- 
lement unifiée  fait  une  atmosphère  de  sensibilité  vibrante  et  d'infinie 
pensée  autour  du  moindre  objet. 

Qui  connaît  la  liberté,  sinon  celui  qui  se  libère,  et  par  son  effort 
même  de  libération?  Et  qui  connaît  la  spécificité  du  fait  moral, 
sinon  celui  que  hante  l'inquiétude  morale,  sinon  celui  qui  travaille 
et  qui  peine  dans  une  lutte  morale?  II  n'y  a  de  compréhension  des 
phénomènes  religieux,  il  n'y  a  d'intelligence  de  la  religion,  que 
pour  qui  s'insère  par  l'action  dans  l'évolution  religieuse  de  l'huma- 
nité, dans  l'œuvre  collective  du  salut,  dans  la  société  mystique  des 
esprits.  Ceux-là  qui  pensent  contester  un  tel  fait  le  prouvent  au 
contraire. 

«  Qu'il  y  a  loin,  disait  Pascal,  de  la  connaissance  de  Dieu  à 
l'aimer!  »  J'ajouterai  qu'on  ne  connaît  Dieu  que  dans  la  mesure  où, 
au  fond  de  soi,  l'on  se  tourne  et  l'on  tend  vers  Lui.  Bornons-nous 
ici  à  la  question  de  son  existence.  Si  cette  existence  est  analogue  à 
la  nôtre,  nous  voici  dans  l'anthropomorphisme.  Si  elle  est  transcen- 
dante, que  signifie-t-elle  pour  nous?  C'est  qu'il  n'en  faut  pas  faire  la 
simple  position  d'un  concept  que  l'on  se  contenterait  de  contempler 
passivement  ou  de  soumettre  à  l'épreuve  d'une  critique  discursive. 
En  réalité,  on  ne  s'élève  jusqu'à  cette  mystérieuse  existence  que  par 
une  action  du  dedans,  par  une  expérience  de  vie  intérieure,  par  les 
démarches  efficaces  de  l'amour.  «  Beali  mundo  corde,  quuniam  ipsi 
Dewn  videbunt.  »  La  parole  évangélique  est  la  plus  haute  affirmation 
de  la  thèse  qui  place  dans  l'effort  même  par  lequel  se  développe  et 
s'épure  l'esprit  le  principe  de  l'évidence  et  de  la  certitude. 

Et  pour  redescendre  à  une  question  plus  voisine  de  celles  qui  nous 
occupent,  je  citerai  enfin  une  observation  que  plus  d'un  philosophe 
a  pu  faire,  en  songeant  aux  manques  de  son  éducation  scientifique. 
C'est  bien,  semble- t-il,  une  éducation  qui  fait  parfois  défaut,  non 
pas  une  instruction.  On  a  étudié  la  science  qui  se  trouve  dans  les 
livres,  et  cela  n'a  pas  suffi;  car  il  faut  se  donner  pratiquement  aux 
choses  pour  les  connaître  vraiment,  et  nul  livre  ne  peut  suppléer  aux 
jours  de  manipulations  vécus  dans  les  laboratoires,  à  l'expérience 
acquise  par  un  long  usage  du  calcul,  au  sens  et  au  tact  éveillés  par 
une  intime  camaraderie  avec  les  objets  dont  on  veut  se  faire  une 
idée  juste  et  complète.  Il  est  aussi  impossible  de  comprendre  la 
science  d'un  point  de  vue  purement  intellectualiste  que  de  juger 
une  œuvre  littéraire  par  principes  et  par  règles. 


314  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Mais  l'heure  est  peut-être  venue  d'indiquer  d'une  manière  plus 
positive  ce  que  c'est  que  cette  pensée  vécue  dont  j'ai  tant  parlé. 

Le  mot  intuition,  si  fréquemment  employé,  si  rarement  défini,  a 
plusieurs  sens,  voisins  sans  doute  et  portés  à  se  résoudre  l'un  dans 
l'autre,  mais  qu'il  faut  savoir  distinguer.  Dans  le  langage  commun, 
il  signifie  vue  immédiate,  instantariée,  divinatoire.  Le  vulgaire  dira 
par  exemple  qu'on  possède  naturellement  l'intuition  des  axiomes, 
que  tel  homme  de  génie  en  présence  de  telle  difficulté  soudaine  a  eu 
telle  intuition  décisive,  que  chacun  de  nous  dans  certaines  circons- 
tances a  plus  d'une  fois  senti  naître  et  grandir  en  lui  je  ne  sais  quelle 
intuition  prophétique  des  événements  qui  menaçaient.  Dans  le  lan- 
gage scientifique,  le  même  vocable  signifie  vue  condensée  d'une  fonc- 
tion logique  au  sein  dune  apparence  concrète  jouant  le  rôle  de  sym- 
bole métaphorique.  Le  savant  dira  par  exemple  que  la  géométrie 
euclidienne  est  intuitive  entre  toutes  les  géométries,  que  la  démons- 
tration de  l'existence  de  l'intégrale  définie  par  l'aire  d'une  courbe 
est  intuitive,  que  la  théorie  de  la  tension  superficielle  en  capillarité 
ou  la  représentation  des  phénomènes  électriques  par  des  flux  de 
force  et  des  surfaces  de  niveau  sont  également  intuitives.  En 
résumé,  la  première  acception  se  rapporte  à  une  vision  directe  et 
rapide,  la  seconde  à  une  conception  rendue  imaginable;  mais,  dans 
les  deux  cas,  il  s'agit  au  fond  d'une  même  chose  :  unification  d'une 
complexité.  C'est  cette  dernière  formule  que  je  retiendrai.  Pour  moi, 
intuition  voudra  dire  désormais  vue  intérieure,  vue  pleine  et  vivante, 
vue  riche  et  unifiée.  Est  donc  intuitif  ce  qui  est  vivement  vécu,  pro- 
fondément pénétré,  saisi  «  :ùv  oX-/)  tv;  '}u/7i  »,  possédé  simultanément 
sous  tous  ses  aspects.  L'intuition,  ainsi  entendue,  résulte  d'une  habi- 
tude de  vue  intégrale  et  synthétique  en  laquelle  communient  l'intel- 
ligence et  le  cœur.  Elle  suppose  que  l'on  fasse  de  sa  pensée  une 
action  dans  le  plein  sens  du  mot,  que  l'on  s'installe  pour  penser, 
non  pas  à  la  surface  de  l'esprit,  là  où  le  discours  étale  ses  nappes  de 
lumière  impuissante,  mais  au  plus  intime  de  l'âme,  au  centre  de  la 
conscience,  au  point  d'attache  où  la  représentation  devient  elle- 
même  une  réalité  agissante  et  agie.  Je  distinguerai  d'ailleurs  l'in- 
tuition spontanée,  non  réfléchie,  telle  que  celle  des  images  primi- 
tives, à  laquelle  mieux  vaudrait  peut-être  réserver  le  nom  d'attuition, 
et  l'intuition  acquise,  l'intuition  issue  d'un  effort  de  réflexion,  qui 
fait  voir  par  le  dedans,  qui  éclaire  l'intérieur  des  choses,  qui  exprime 
la  création  par  l'esprit  d'une  qualité  nouvelle  dans  le  monde,  qui 


E.  LE  ROY.  —  siu   i.A   NouvKi.i.K  PHii.osopiiiK.  315 

dévoile  un  aspect  original  du  donné,  et  qui  marque  enfin  le  moment 
où  ce  qui  n'était  d'abord  que  discours  s'est  tourne  en  action  pro- 
fonde, susceptible  d'intervenir  désormais  comme  facteur  efficace  dans 
l'évolution  universelle.  Soit  un  percept,  syntbèse  d'attuitions  coor- 
données :  j'en  ai  l'intuition,  au  sens  commun  du  mot.  Que  je  vienne 
à  isoler  sa  fonction  logique  et  à  construire  un  concept  pur  dont  il 
soit  en  quelque  manière  le  corps  expressif  :  j'en  acquerrai  l'intui- 
tion scientifique.  Que  je  descende  en  son  intimité  spécifique,  que 
j'en  épuise  tous  les  aspects,  que  je  l'intègre  enfin  à  ma  vie  intérieure  : 
j'en  posséderai  finalement  l'intuition  parfaite,  celle  que  poursuit  le 
philosophe. 
Insistons  brièvement.  Soit  une  formule  dogmatique,  empruntée 

—  je  suppose  —  à  la  science.  Essayons  de  la  «  penser  »  dans  toute 
la  force  du  terme.  Il  y  aura  plusieurs  degrés  successifs.  A  chacun 
d'eux  correspond  une  règle  pour  la  direction  de  l'esprit  : 

1°  Acquérir,  par  V exercice  et  la  culture  de  la  mémoire,  un  souvenir 
inamissible,  une  intelligence  maniable  et  un  usage  familier  de  la  vérité 
en  question.  —  C'est  le  moment  de  l'intuition  commune.  La  connais- 
sance devient  alors  si  constamment  présente  qu'elle  en  semble 
immédiate,  si  facile  à  mouvoir  qu'elle  en  paraît  naturelle  et  instan- 
tanée, si  suggestive  par  son  intégration  parfaite  au  discours  qu'elle 
en  étiuivaut  à  une  divination.  La  vérité  se  tourne  ainsi  peu  à  peu 
en  habitude  de  notre  vie  pratique,  presque  en  habitude  motrice,  en 
tout  cas  en  habitude  verbale. 

2°  Inventer  des  mythes  révélateurs  de  la  vérité  que  Von  sait,  incarner 
celle-ci  dans  une  foule  de  symboles  métaphoriques,  de  telle  manière 
qu'on  finisse  par  la  voir  transparaître  en  mille  apparences  concrètes. 

—  C'est  le  moment  de  l'intuition  scientifique.  Nous  utilisons  alors 
notre  aptitude  à  discerner  des  analogies  et  des  ressemblances,  notre 
faculté  de  poésie.  La  vérité  devient  ainsi  une  habitude  de  notre 
imagination. 

3"  Dissoudre  par  la  critique  l'enveloppe  de  mois  et  de  routines  qui 
recouvre  la  vérité  conquise,  rendre  à  tous  les  éléments  de  celle-ci  leur 
sens  psychologique  profond,  dégager  par  l'analgse  les  conditions  géné- 
ratrices et  le  phénoménisme  réel  de  la  découverte,  intégrer  en  fin  à  notre 
conscience  le  résultat  obtenu,  en  expérimentant  les  relations  infinies 
qu  il  soutient  avec  l'ensemble  du  monde  et  en  explicitant  ses  multiples 
aspects  par  une  étude  historique  inspirée  de  cette  maxime  que  nulle 
opinion  n'est  fausse,  mais  seulement  incomplète.  —  C'est  le  moment 

Rev.  Mkta.  t.  IX.  —  1901.  22 


316  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

précis  (le  l'intuition  philosophique,  La  vérité  devient  alors  pour 
nous  un  principe  d'uniflcation  intime;  elle  pénètre  et  colore  peu  à 
peu  dte  sa  nuance  tout  le  contenu  de  notre  vie;  nous  la  pratiquons 
intérieurement  et  lui  imposons  la  forme  inexprimable  de  notre  per- 
sonnalité même.  La  vérité  devient  ainsi  pour  finir  une  habitude  de 
notre  Moi  tout  entier,  une  habitude  informatrice  qui  influe  sur 
chacun  de  nos  actes. 

Si  l'on  veut  donner  des  noms  à  ces  trois  phases  de  l'intuition,  on 
pourra  dire  que  la  première  se  rapporte  à  ïacquisition  des  formules, 
la  seconde  à  leur  illuslralion  mythique  et  la  troisième  à  leur  vivi/îcn- 
tion  par  la  pratique  intérieure.  Mais  il  va  de  soi  que  les  trois  phases, 
pour  successives  qu'elles  apparaissent,  ne  sont  point  nettement 
séparées  à  la  façon  de  choses  disjointes  :  la  vie  de  la  pensée  consiste 
dans  un  passage  incessant  de  l'une  à  l'autre. 

Voit-on  maintenant  comment  vivre  n'est  pas,  contrairement  à 
l'opinion  des  esthètes  ou  des  intellectuels,  se  laisser  aller  à  la  jouis- 
sance paresseuse  du  rêve,  se  laisser  détendre  et  dissoudre  au  sein 
d'une  mysticité  imprécise  et  sensuelle?  Vivre  une  idée  suppose  au 
contraire  un  grand  effort  par  lequel  le  rationalisme  est  dépassé, 
approfondi,  pénétré  d'action,  mais  non  pas  aboli.  Vivre  une  idée, 
c'est  mettre  en  elle  toute  son  âme,  c'est  l'aimer  au  sens  le  plus  haut 
de  ce  terme,  c'est  voir  l'univers  entier  à  travers  elle,  c'est  y  verser 
tous  les  flots  de  sa  vie  intérieure,  c'est  y  croire  sans  interruptions 
ni  limites  au  lieu  de  lui  réserver  des  moments  et  des  domaines, 
c'est  la  prendre  comme  levier  du  progrés  spirituel.  Impossible  d'at- 
teindre un  tel  but  sans  le  secours  des  formules  discursives.  La  pensée 
est  nécessaire  à  la  vie,  bien  que  non  suffisante.  Toutes  les  puissances 
de  la  raison  doivent  intervenir,  aucune  ne  doit  être  sacrifiée,  mais 
la  thèse  que  soutient  la  philosophie  nouvelle  est  que  ce  n'est  point 
dans  l'élément  intellectuel,  dans  la  fonction  logique  de  l'idée,  que 
se  trouve  le  principe  de  sa  fécondité,  ni  par  conséquent  sa  vraie 
valeur'. 

Bref  la  philosophie  nouvelle  n'est,  à  la  bien  comprendre,  ni  une 
philosophie  du  sentiment,  ni  une  philosophie  de  la  volonté  :  ce 
serait  plutôt,  et  c'est  même  vraiment,  une  philosophie  de  l'action.  Or 
l'action  implique  sans  doute  sentiment  et  volonté  :  mais  elle  implique 


I.  Croire  à  ce  que  l'on  pense,  et  y  croire  jusqu'à  le  mettre  en  pratique  :  c'est 
le  devoir  de  sincérité  qui  incombe  spécialement  au  philosophe. 


E.  LE    ROY.   —    SLK    l..\.    .NOL  VKLLK    l'IIII.OSOPHlK.  311 

aussi  bien  autre  chose,  et  notamment  la  raison.  Ou,  pour  mieux 
(lire,  l'action  n'est  pas  faite  de  plusieurs  pièces  juxtaposées;  raison, 
sentiment  et  volonté  s'y  confondent  ;  et  aucun  de  ces  éléments,  que 
sépare  seul  un  morcelage  discursif,  n'est  à  l'exclusion  des  autres 
principe  de  lumière  et  de  vérité.  Lumià'i;  et  vn'lti!  doivent  rtre  fina- 
lement cherchi'es  dans;  h  mouvement  même  par  lequel  Vaclimi  unifie 
Vâme. 

Me  reprochera-t-on  d'établir  ainsi  une  illégitime  hiérarchie  entre 
des  termes  qui  ont  chacun  leurs  moments  de  primat?  Me  dira-t-on 
qu'il  est  des  heures  et  des  sujets  où  c'est  l'abstrait  r[ui  est  le  réel  et 
le  vrai?  Je  répondrai  que  l'abstrait  pris  comme  tel  peut  lui-même 
être  vécu  et  que  c'est  ce  que  fait  par  exemple  le  géomètre.  Ne  pas 
couper  l'idée  de  ses  communications  avec  la  vie,  n'en  pas  faire  un 
petit  monde  clos  isolé  au  sein  de  la  vie,  mais  au  contraire  la  tenir 
au  contact  de  la  vie  générale  qui  l'enveloppe  et  se  déroule  autour 
d'elle,  voilà  une  régie  que  Ton  peut  et  doit  toujours  suivre.  En  toute 
circonstance^  la  vie  seule  fonde,  illumine  et  vérifie. 

Qu'est-ce,  dans  ces  conditions,  que  l'évidence  philosophique?  Ce 
n'est  point  je  ne  sais  quel  éclat  singulier  caractéristique  du  vrai, 
puisqu'il  y  a  des  évidences  trompeuses.  La  faut-il  définir  par  l'incon- 
cevabilité  du  contraire,  par  le  sentiment  d'une  contrainte  qui  force 
notre  adhésion?  Mais  comment  distinguer  alors  l'évidence  légitime 
de  l'évidence  illusoire  qui  provient  de  l'habitude?  A  vrai  dire,  ce 
que  traduit  cette  définition,  c'est  l'évidence  vulgaire,  l'évidence  con- 
sidérée au  point  de  vue  pratique  du  sens  commun.  Nous  arrêterons- 
nous  donc  à  la  théorie  de  Descartes,  suivant  qui  l'évidence  est  la 
marque  propre  de  l'idée  claire  et  distincte,  de  l'idée  simple  dont 
l'esprit  aperçoit  nettement  tout  le  contenu?  On  le  pourrait,  si  l'évi- 
dence des  états  psychologiques  se  trouvait  expliquée  par  là.  Mais 
en  fait  l'évidence  n'est  pas  exclusivement  attachée  aux  concepts  dont 
l'analyse  réductrice  est  achevée  et  l'évidence  cartésienne  n'est  que 
celle  du  géomètre,  celle  que  l'on  envisage  quand  on  se  place  au 
point  de  vue  schématique  de  la  science  pure,  .lu  fond,  le  seul  critère^ 
c'est  la  vie.  Est  évident  d'abord  tout  ce  qui  est  vécu  à  chaque  instant 
par  nous  :  images,  alTections,  sentiments,  idées  ou  actes,  pris  en 
eux-mêmes  et  en  tant  que  faits.  Est  ensuite  évident  par  le  progrès 
de  la  pensée  tout  ce  qui  —  croyance  informatrice,  raisonnement 
efficace  et  solide,  axiome  spontané,  percept  bien  distinct  des  fan- 
tômes de  l'hallucination  ou  du  rêve  —  résiste  à  l'épreuve  de  la  pra- 


318  REVLE    DE    MÉTAPHYSIQUE    El    DE    MORALE. 

tique,  peut  être  assimilé  par  nous,  converti  en  notre  substance, 
intégré  à  notre  moi,  organisé  avec  l'ensemble  de  notre  vie.  Ainsi 
l'évidence  appartient  à  ce  qui  se  montre  capable  de  durée.  Rien  n'est 
évident  de  soi,  mais  tout  le  peut  devenir,  et  nous  devons  aboutir  à 
certaines  évidences.  Il  y  a  des  certitudes  qu'il  nous  est  prescrit  de 
nourrir  et  de  cultiver  :  celles  qui  fondent  l'harmonie  universelle.  Le 
philosopiie  a  pour  mission  originale  de  vivre  la  réalité,  c'est-à-dire 
d'en  épuiser  les  aspects  divers,  d'unifier  ceux-ci  en  une  riche  syn- 
thèse, de  les  agréger  à  la  conscience  humaine  et  de  les  spiritualiser 
peu  à  peu  par  une  intériorisation  grandissante.  L'évidence  intuitive 
compose  d'ailleurs  un  accord  parfait  avec  les  évidences  commune  et 
scientifique,  parce  que  le  travail  dialectique  des  siècles  transforme 
graduellement  les  richesses  dégagées  par  le  philosophe,  et  tout 
d'abord  possédées  par  lui  seul,  en  habitudes  publiques  formulables 
par  un  discours  clair  et  transmissibles  par  une  tradition  facile. 

Peut-être  voit-on  désormais  en  lumière  assez  nette  le  caractère 
essentiellement  dynamique  de  la  vérité,  ainsi  que  le  rôle  fondamental 
et  nécessaire  de  la  vie  dans  la  vérification.  Il  sera  facile  d'achever 
la  discussion  en  montrant  un  dernier  point. 

Que  la  nouvelle  critique  n'est  pas  un  scepticisme.  —  Une  pièce 
essentielle  de  la  nouvelle  philosophie  est  sa  théorie  de  la. science. 
Contingence  ou  nécessité  des  lois  de  la  nature,  valeur  objective  ou 
non  du  déterminisme,  voilà  le  problème  que  nos  adversaires  jugent 
à  bon  droit  capital,  voilà  le  terrain  sur  lequel  ils  organisent  la 
résistance.  Là  en  effet  peut  s'engager  avec  fruit,  sous  une  forme  pré- 
cise et  concrète,  la  discussion  des  principes.  Là  notamment  les 
thèses  métaphysiques  générales  se  montrent  susceptibles  de  vérifi- 
cation et  de  contrôle.  Là  elles  prennent  corps  en  des  propositions 
particulières  sur  lesquelles  a  prise  'et  peut  mordre  une  critique 
positive. 

Or  que  deviennent  les  conclusions  des  paragraphes  précédents 
quand  on  les  applique  à  une  théorie  de  la  vérité  scientifique? 

Je  dis  en  premier  lieu  que  la  science  n'est  pas  nécessaire  dans  ses 
détails  :  tout  résultat  dépend  au  fond  de  notre  liberté,  parce  qu'il 
ne  possède  une  existence  déterminée  que  si  on  le  regarde  en  connexion 
avec  une  attitude  mentale  adoptée  par  nous. 

Je  dis  en  second  lieu  que  la  science  n'est  pas  autonome  dans  son 
ensemble  :  chacune  de  ses  parties  la  contient  tout  entière  et  tout 


E.    LE   ROY.   —    SLR    LA    NOIVELLK    PHILOSOPHIE.  319 

entière  elle  contient  elle-même  plus  que  de  la  logique,  plus  que  de 
la  raison,  plus  que  de  l'intelligence  :  la  vie  totale  de  l'esprit,  où  c'est 
l'action  qui  exerce  le  primat. 

Bref,  nécessité  et  vérité  sont  les  deux  pôles  extrêmes  de  la  science. 
Mais  ces  deux  pôles  ne  coïncident  pas  :  c'est  le  rouge  et  c'est  le 
violet  du  spectre.  Dans  la  continuité  intercalaire,  seule  réalité  elTec- 
tivement  vécue,  vérité  et  nécessité  varient  en  raison  inverse  l'une  de 
l'autre  suivant  celui  des  deux  pôles  vers  lequel  on  s'oriente  et  se 
dirige.  L'une  et  l'autre  sont  moins  des  choses  que  des  convergences, 
moins  dés  termes  actuels  que  des  liinites  qui  ne  sauraient  être  définies 
que  dynamiquement  :  elles  apparaissent,  à  proprement  parler, 
comme  des  qualificatifs  qui  spécifient  des  mouvements  de  pensée. 
Si  l'on  choisit  de  marcher  vers  le  nécessaire,  on  tourne  le  dos  au 
vrai,  on  travaille  à  éliminer  tout  ce  qui  est  expérience  et  intuition, 
on  tend  au  schématisme,  au  discours  pur,  aux  jeux  formels  de  sym- 
boles sans  signification.  Pour  conquérir  la  vérité,  au  contraii'e,  c'est 
l'autre  sens  de  marche  qu'il  faut  adopter;  l'image,  la  qualité,  le 
concret  reprennent  leurs  droits  prééminents;  et  l'on  voit  alors  la 
nécessité  discursive  se  fondre  graduellement  en  contingence  vécue. 
Finalement,  ce  n'est  point  par  les  mêmes  parties  que  la  science  est 
nécessaire  et  que  la  science  est  vraie,  qu'elle  est  rigoureuse  et 
qu'elle  est  objective;  mais  nous  pouvons  dire  que  le  savant  peut 
prendre  deux  attitudes,  ou  recherche  de  la  nécessité  rigoureuse,  ou 
recherche  de  la  vérité  objective,  et  les  conditions  du  succès  ne  sont 
pas  les  mêmes  dans  les  deux  cas. 

Voilà  le  résumé  de  la  doctrine  que  je  veux  défendre.  Je  n'entre- 
prendrai pas  de  recommencer  ici  une  discussion  minutieuse  dont  on 
lira  le  compte  rendu  dans  le  Bulletin  de  la  Société  française  de  Philo- 
sophie pour  1901.  Mon  intention  se  borne  à  présenter  quelques 
remarques  d'un  caractère  général.  Encore  n'aborderai-je  que  plus 
tard  l'examen  des  questions  que  soulève  Ja  réussite  de  la  science, 
notamment  l'étude  de  cette  question  capitale  qui  consiste  à  se 
demander  si  le  succès  dont  je  viens  de  parler  ne  renverse  pas  d'un 
seul  coup  les  théories  contingentistes  rappelées  plus  haut.  Mais  je 
m'occuperai  dès  à  présent  de  savoir  quelles  conséquences  les  consi- 
dérations développées  jusqu'ici  peuvent  avoir  dans  le  problème  de 
la  science  positive.  C'est  là  en  effet  un  point  sur  lequel  on  a  beaucoup 
insisté  dans  les  oppositions  que  l'on  a  faites  aux  doctrines  récentes. 

Comme  il  est  arrivé  successivement   dans  l'histoire  à  toutes  les 


320  REVUE    DE    JIÉTAPIIYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

doctrines  qui  réalisaienl  un  progrès  véritable,  mais  qui  ne  le  réali- 
saient que  par  un  changement  des  habitudes  régnantes  et  spéciale- 
ment par  une  transformation  du  concept  de  vérité,  la  philosophie 
nouvelle  a  été  accusée  de  scepticisme,  heureux  encore  que  l'on  n'ait 
point  vu  eu  elle  d'immoralité! 

Je  vais  expliquer  tout  d'abord  pourquoi  je  ne  puis  souscrire  à  ce 
jugement.  Peut-être  cela  aidera-t-il  à  dissiper  quelques  malentendus. 

L'accusation  de  scepticisme  revêt  plusieurs  formes  diverses  qu'il 
faut  examiner  l'une  après  l'autre  :  je  me  contenterai  de  brèves  décla- 
rations sur  chaque  point. 

Voici  le  premier.  On  a  cru  que  je  refusais  toute  valeur  à  la  science. 
Parce  que  je  soutiens  qu'elle  n'est  pas  ordonnée  à  la  connaissance 
pure,  parce  que  je  prétends  qu'elle  ne  nous  dévoile  pas  le  réel,  ou 
plus  précisément  parce  que  j'estime  que  la  rigueur  et  la  nécessité  y 
sont  pour  ainsi  dire  en  proportion  inverse  de  la  vérité  et  de  l'objec- 
tivité, on  a  conclu  que  je  voulais  substituer  à  l'exercice  réfléchi  de 
l'intelligence  l'aveugle  acceptation  d'un  fidéisme  obscur,  on  a  pensé 
que  je  plaçais  au-dessus  de  la  raison  je  ne  sais  quelle  vague  extase 
de  l'imagination  et  du  cœur.  Or  rien  n'est  moins  exact.  J'ai  déjà 
précisé  mon  attitude  en  indiquant  ce  que  j'entendais  par  «  vivre 
la  science  ».  Inutile,  peut-être,  de  revenir  là-dessus.  Dès  que  l'on 
approfondit  un  peu  l'idée  de  vie  intérieure,  on  constate  que  la  dis- 
tinction des  facultés  est  toute  superficielle.  Il  n'existe  pas  au  fond  de 
nous-mêmes  une  mieUifjencp  séparée,  une  raison  mdcpendante,  à 
laquelle  s'opposerait  comme  un  terme  antinomique  l'imagination  ou 
le  cœur.  Non;  mais  toute  l'âme  est  contenue  dans  chacun  de  ses  élé- 
ments, ou  mieux  il  n'y  a  point  d'éléments  de  conscience,  point 
d'atomes  psychiques,  point  de  pouvoirs  multiples  juxtaposés;  l'acti- 
vité de  l'esprit  se  présente  aux  regards  de  l'observateur  attentif 
comme  une  inexprimable  unité  complexe  où  le  nombre  n'intervient 
pas,  et  la  pensée  qui  engendre  la  science  —  pour  impliquer  l'âme 
entière  —  n'en  demeure  pas  moins  pensée  véritable,  amoureuse 
d'harmonie  et  de  lumière  :  qu'elle  soit  action  l'agrandit  loin  de  la 
diminuer,  la  vivifie  loin  de  la  détruire,  la  fortifie  loin  de  la  dis- 
soudre, l'unifie  et  la  concentre  loin  de  la  détendre  ou  de  la  dénouer 
dans  le  rêve.  Je  ne  retire  donc  à  l'intellectualisme  que  ses  bornes 
trop  étroites;  mais  je  n'essaie  pas  de  faire  abdiquer  la  raison  devant 
le  cœur  ;  je  crois  seulement  que  celle-là  n'est  pas  complète  quand  on 
l'isole  de  celui-ci,  je  crois  que  nous  ne  pouvons  jamais  vivre  une  vie 


E.   LE  ROY.   —    SUR    LA    NOL'VELLI':    l'HILOSOPHIE.  321 

purement  intellectuelle  (au  moins  d'une  manière  profonde),  je  crois 
que  les  logiciens  se  sont  trop  confinés  jusqu'ici  dans  la  région  du 
discours  et  qu'ils  ont  ainsi  méconnu  le  meilleur  de  la  raison  elle- 
même,  je  crois  qu'il  est  temps  de  réintégrer  l'action  dans  ses  droits 
primordiaux,  je  crois  surtout  que  le  centre  et  l'àme  de  toute  idée 
sont  constitués  par  quelque  chose  qui  est  de  l'ordre  d'une  intuition 
contingente  et  vécue  plutôt  que  de  celui  d'une  évidence  nécessaire 
et  discursive.  Et  je  reconnais  à  la  science  une  valeur  éminente!  Sans 
parler  de  sa  valeur  pratique,  industrielle  ou  médicale,  sans  parler 
des  avantages  matériels  qu'elle  nous  apporte  ni  des  ressources  chaque 
jour  plus  efficaces;qu'elle  nous  fournit  pour  conduire  sagement  notre 
action,  n'est-elle  pas  un  langage  rigoureux,  un  discours  parfait,  un 
système  de  symboles  enchaînés,  un  groupe  cohérent  de  schèmes 
coordonnés  et  maniables?  Par  cette  substitution  de  concepts  cons- 
truits aux  données  concrètes,  voici  que  deviennent  possibles  une 
réduction  du  multiple  à  l'un,  une  distribution  des  formules  en  séries 
déduclives,  un  classement  méthodique  du  chaos  expérimental.  Si 
cela  nous  éloigne  de  la  réalité,  n'oublions  pas  cependant  les  béné- 
fices que  procure  un  tel  travail.  La  mémoire  est  rendue  capable  de 
porter  le  poids  énorme  des  richesses  accumulées.  La  communication 
du  savoir  est  assurée  entre  les  hommes,  en  même  temps  que  la  pos- 
sibilité pour  ceux-ci  de  collaborer  dans  des  entreprises  communes. 
Mais  il  y  a  plus  encore.  La  science  est  un  arl  dans  le  plus  haut  sens 
du  terme,  un  art  subtil  et  puissant  dont  le  charme  et  la  beauté  — 
pour  échapper  au  vulgaire  —  n'en  sont  pas  moins  des  justifications 
suffisantes.  Enfin,  permettant  d'améliorer  les  conditions  physiques 
de  la  vie  et  par  là  travaillant  pour  sa  part  à  l'œuvre  de  notre  libéra- 
tion morale,  la  science  est  aussi  par  elle-même  un  admirable  moyen 
de  culture  spirituelle.  Voilà  certes  de  quoi  la  légitimer.  Toutefois  je 
ne  trouve  pas  que  ce  soit  assez.  Je  veux  montrer  que,  même  au  point 
di'  vue  de  ht  connaissance,  la  science  a  une  valeur.  Sans  doute  elle  ne 
donne  pas  une  connaissance  vraie  des  choses  :  mais  elle  ^JiY'yjarc  c(itte 
connaissance,  en  fournissant  un  point  de  départ  à  la  philosophie. 
Chaque  vérité  scientifique,  si  conventionnelle,  si  symbolique,  si  con- 
tingente qu'elle  soit,  peut  être  prise  en  effet  comme  l'origine  d'un 
chemin  de  pénétration  critique  vers  le  réel.  Pour  effectuer  ce  retour 
conscient  et  réfléchi  au  donné  immédiat,  pour  accomplir  cette  régres- 
sion vers  la  continuité  primitive,  que  préconise  M.  Bergson  et  dont 
il  fait  justement  l'objet  propre  de  la  philosophie,  il  faut  avoir  été 


322  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

tout  d'abord  chercher  dans  la  dispersion  discursive  la  révélation  des 
aspects  divers  qui  constituaient,  mêlés  et  indistincts,  le  nuage  confus 
des  images,  €omme  si  les  virtualités  latentes  au  sein  de  l'envelop- 
pement primordial  ne  pouvaient  être  discernées  par  nous  qu'après 
une  sorte  d'analyse  spectrale  préliminaire  à  travers  le  prisme  de 
l'action  et  du  discours.  Que  cette  dispersion  fausse  la  réalité,  cela  est 
entendu;  mais  elle  demeure  inévitable  comme  entrée  en  matière. 
Ainsi  apparait-ii  notamment  que  la  philosophie  ne  saurait  précéder 
la  science.  Du  reste  celle-ci  ne  procure  pas  seulement  des  points  de 
départ  statiques;  chacun  de  ces  résultats  indique  une  direction,  une 
voie  vers  le  réel;  chacun  d'eux  est  comme  penché  sur  un  aspect  de 
la  nature  qu'd  montre  et  désigne  au  loin;  c'est  une  impulsion  rec- 
trice,  une  vitesse  initiale,  et  le  courant  de  pensée  qui  le  traverse  et 
prend  corps  un  instant  en  lui  fait  en  définitive  sa  plus  haute  valeur. 
Voit-on  dès  lors  qu'il  y  a  continuité  de  la  science  à  la  philosophie  et 
que  par  conséquent  je  ne  puis  croire  à  la  profonde  signification  et 
portée  de  celle-ci  sans  admettre  du  même  coup  une  semblable  con- 
clusion pour  celle-là?  La  critique  nouvelle  ne  conduit  donc  pas  à  je 
ne  sais  quel  scepticisme  scientifique;  mais  elle  aboutit  à  ceci  que  la 
science  ne  forme  pas  un  système  clos,  qu'elle  n'est  pas  autonome, 
qu'elle  n'a  pas  en  soi  toute  sa  valeur,  qu'elle  n'est  pas  séparée  de  la 
philosophie  par  une  coupure  absolue,  qu'elle  achemine  vers  une 
limite  qui  lui  est  transcendante,  que  sa  meilleure  partie  est  sa  con- 
vergence même  vers  ce  pôle  extérieur,  que  son  objectivité  doit  être 
conçue  sous  une  forme  dynamique  et  non  pas  statique,  comme  la  fin 
d'un  progrès  et  non  pas  comme  une  cliose  ou  un  résultat,  et  qu'enfin 
ce  sont  plutôt  les  intellectualistes  qui  limitent  et  restreignent  la 
science. 

Mais,  battu  dans  cette  première  rencontre,  on  se  tournera  peut- 
être  vers  une  autre  lôrme  de  la  même  accusation.  Placer  la  science 
qui  se  fait  au-dessus  de  la  science  faite,  estimer  les  démarches  d'in- 
vention à  plus  haut  prix  que  les  résultats,  préférer  aux  thèses  pré- 
cises et  fixées  l'exercice  même  de  l'esprit,  l'attitude  et  le  mouvement 
que  chaque  vérité  suscite  en  nous,  les  gestes  intérieurs  dont  elles 
apparaissent  comme  l'occasion  fugitive,  si  ce  n'est  pas  —  dira-t-on  — 
du  scepticisme  pur,  c'est  au  moins  du  dilettantisme.  Que  l'artiste 
dans  le  savant  n'efface  pas  le  penseur!  Faire  de  la  science  un  moyen 
et  non  pas  une  fin,  c'est  encore  d'une  certaine  façon  nier  la  science. 
—  Or  voilà  ce  que  je  n'accepte  point.  Je  prétends  qu'au  fond  la  nou- 


E.  LE  ROY.  —   SUR   I..V  NOi'VEM.F.   l'iiii.osoiMiii:.  323 

velle  philosophie  croit  plus  que  ses  adversaires  eux-mêmes  au  pou- 
voir de  la  raison.  Loin  de  nous  les  timidités  classiques!  Elles 
dérivent  de  préjuges  qu'il  est  temps  d'abolir.  La  science  en  effet  se 
prolonge  et  s'achève  sans  discontinuité  par  la  philosophie,  ou  plutôt 
il  est  possible  d'envisager  la  science  d'un  tel  point  de  vue  qu'on  la 
voie  se  diriger  vers  la  philosophie  comme  un  réseau  de  fleuves  vers 
la  mer.  Ainsi  le  mouvement  que  le  savant  commence,  poursuivi 
jusqu'au  terme  sans  souci  de  frontières  fictives,  mène  en  fin  de 
compte  à  saisir  la  réalité  absolue,  que  l'intuition  suprême  éclaire  et 
fait  posséder  du  dedans.  Réel  et  connu  d'une  part,  intuition  philo- 
sophique et  conception  scientifique  d'autre  part,  à  le  bien  prendre, 
sont  dans  le  rapport  du  tout  à  la  partie.  11  est  incroyable  qu'on  ait 
emmêlé  cette  question  de  tant  de  difficultés  factices.  Essayons 
cependant  de  démêler  l'éclieveau.  Je  ne  ferai  pour  cela  qu'une 
remarque.  De  tout  temps  et  maintenant  encore,  n'en  déplaise  à  ceux 
qui  traitent  une  semblable  prétention  de  chimère  mystique,  on  a 
cherché  l'absolu  dans  la  connaissance,  et  c'est  cela  même  qu'on  a 
toujours  appelé  philosophie.  Descendre  au  cœur  de  la  réalité,  en 
saisir  les  pulsations  intimes;  pénétrer  ce  qu'elle  est  en  soi  et  le 
devenir  en  quelque  sorte  sympathiquement  pour  le  faire  participer 
à  la  lumière  de  la  conscience  réfléchie,  l'homme  ne  se  résoudra 
jamais  à  le  juger  impossible  :  si  par  la  parole  il  s'y  résigne  quel- 
quefois en  apparence,  l'histoire  montre  qu'il  dément  aussitôt  son 
discours  par  son  action.  Et  le  problème  en  efl"et  est-il  aussi  inso- 
luble qu'on  l'a  voulu  dire?  Les  grosses  difficultés  qu'il  soulève  vien- 
nent peut-être  surtout  de  ce  qu'on  s'obstine  à  prétendre  enfermer 
dans  un  concept  une  limite  qui  ne  peut  être  définie  au  contraire  que 
par  le  mouvement  même  qui  y  porte.  Que  la  réalité  absolue  ne 
puisse  être  ni  conçue  ni  parlée,  j'y  consens;  et  par  là  sans  doute 
elle  échappe  à  la  science.  Mais  si  l'on  parvenait  à  la  vivre?  Ce  serait 
bien  une  solution.  Et  la  science  reprendrait  une  portée  dans  ce  sens, 
en  devenant  elle-même  plutôt  vécue  et  pratiquée  que  pensée  dans 
l'abstrait.  Certes  une  connaissance  quelconque  est  toujours  noire 
connaissance.  11  semble  dés  lors  inévitable  d'affirmer  sa  relativité. 
Mais  qu'est-ce  que  ce  nous  dont  on  fait  une  entité  absolument  déter- 
minée? Ne  pouvons-nous  pas  nous  modifier  peu  à  peu  jusqu'à  nous 
configurer  pour  ainsi  dire  aux  choses  elles-mêmes?  Celles-ci  d'autre 
part  sont-elles  radicalement  différentes  de  nous  et  de  la  connais- 
sance que  nous  en  avons?  Les  relativistes  obtiennent  leurs  conclu- 


324  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

sions  en  partant,  à  mon  sens,  d'un  mauvais  énoncé  du  problème. 
Ils  conçoivent  en  elTet  ici  un  aujet  pur  et  là  un  objet  pur  pour 
examiner  ensuite  comment  ces  termes  antinomiques  pourraient 
entrer  en  rapport.  Bien  entendu  ils  ne  trouvent  aucun  moyen  :  la 
question  était  posée  de  manière  à  demeurer  nécessairement  sans 
réponse.  C'est  qu'objet  pur  et  sujet  pur  sont  deux  pôles  irréels  sym- 
bolisant les  deux  extrémités  d'une  continuité  intercalaire  seule 
réelle.  Ici  encore  il  faut  imaginer  un  spectre  continu  dont  le  sujet  et 
l'objet  ne  seraient  que  les  régions  extrêmes.  Ce  qu'on  peut  réaliser, 
c'est  une  suite  mobile  d'états  où  la  subjectivité  et  l'objectivité  varient 
en  raison  inverse  l'une  de  l'autre.  Et  il  y  a  un  infra-rouge  —  la 
matière  pure  —  vers  lequel  on  peut  descendre,  et  il  y  a  un  ultra-violet 
—  l'esprit  pur  —  vers  lequel  on  peut  monter,  et  les  mouvements 
mêmes  de  descente  ou  d'ascension  nous  révèlent  ces  franges  limites 
qu'aucune  coupure  ne  sépare  des  franges  moyennes.  Or  qui  prendra 
le  mieux  cette  attitude  purement  dynamique,  de  celui  qui,  visant 
surtout  au  discours  parfait,  ne  cherche  dans  la  science  qu'un  enchaî- 
nement rigoureux  de  formules,  ou  de  celui  qui,  plus  vivant,  ne  saisit 
chaque  résultat  que  pour  y  puiser  un  élan  nouveau  vers  de  nouveaux 
résultats?  C'est  la  différence  de  l'inventeur  au  critique  et  nul  ne  con- 
testera que  ce  soit  au  point  de  vue  du  premier  qu'il  faille  se  placer 
de  préférence  pour  bien  comprendre  la  science.  Dilettantisme?  Non 
pas,  mais  foi  dans  la  raison,  amour  de  la  pensée  féconde,  et  senti- 
ment intense  de  la  vie  spirituelle.  L'intelligence  humaine  est  infini- 
ment plastique;  le  but  de  la  science  est  de  l'informer  graduellement 
jusqu'à  la  rendre  capable  de  saisir  la  réalité  absolue;  sans  doute  la 
science  apparaît  inégale  à  une  si  vaste  tâche;  mais  elle  commence  le 
travail  que  la  philosophie  prétend  achever,  et  la  vraie  manière  de 
l'envisager  consiste  donc  à  la  prendre  comme  une  convergence  de 
progrès  mobiles  et  fuyants  plutôt  que  comme  un  système  hiérar- 
chique de  résultats  bien  établis. 

Qu'ajouterai-je  enfin?  On  a  pensé  répondre  sans  réplique  aux  con- 
sidérations précédentes  en  qualifiant  de  myslique  la  doctrine  qu'elles 
développent.  Mais  pourquoi  les  mots  nous  feraient-ils  peur?  Le  vrai 
mystique  est  celui  qui  a  foi  dans  l'esprit;  et  certes,  à  ce  titre,  nous 
pouvons  sans  scrupules  revendiquer  un  tel  nom.  Que  signifîe-t-il, 
en  somme?  Que  notre  conception  de  la  science  est  une  conception 
vraiment  spiritualiste,  différente  en  cela  de  la  conception  classique 
préoccupée  surtout  de  rigueur  et  de  fixité  au  détriment  de  la  vie 


E.   LE  ROY.   —    SIK    LA    NOLVELl.K    l'IIlLOSOPHIK.  325 

créatrice  qui  seule  assure  le  progrès.  Philosopher,  c'est  chercher 
l'esprit,  c'est  se  détacher  du  discours,  c'est  se  renonrcj'  pour  autant 
que  l'on  tient  à  des  habitudes  logiques  trop  étroites,  c'est  travailler 
sans  repos  ni  restriction  à  son  renouvellement  intérieur  et  c'est 
croire  enfin  qu'on  ne  peut  saisir  la  vérité  qu'en  se  donnant  à  elle 
par  une  action  de  toute  l'âme  :  ainsi  toute  philosophie  est  mystique, 
en  droit,  sinon  en  fait. 

Quant  à  savoir  si  notre  conception  mène  à  l'individualisme  absolu, 
alors  que  l'idée  même  de  la  science  implique  essentiellement  que 
celle-ci  soit  impersonnelle,  j'estime  que  la  question  est  facile  à 
résoudre.  Sans  doute  j'affirme  jusque  dans  la  science  le  primat  de  la 
vie  intérieure.  Mais  c'est  une  erreur  à  laquelle  échappe  le  vrai 
mystique  de  croire  que  l'exercice  de  la  vie  intérieure  tend  à 
enfermer  l'homme  dans  son  individualité.  N'oublions  pas  qu'il  est 
impossible  de  pratiquer  tout  seul  la  véritable  vie  intérieure.  La 
pratiquer,  au  contraire,  c'est  tendre  à  s'insérer  dans  une  société 
spirituelle  :  plus  l'homme  s'intériorise,  plus  il  participe  à  l'esprit  et 
plus  il  se  rapproche  de  la  réalité  profonde  en  laquelle  il  communie 
avec  l'humanité  tout  entière. 

Enfin  comment  ai-je  pu  qualifier  la  nouvelle  doctrine  de  positi- 
visme nouveau'l  Si  elle  voit  dans  l'action  le  critère  suprême,  en  quoi 
se  distingue-t-elle  du  sens  commun?  quelle  différence  précise  éta- 
blit-elle entre  science  et  philosophie?  D'une  part,  semble-t-il,  elle 
condamne  à  certains  égards  la  science  et  le  sens  commun  parce 
que,  tournés  vers  l'action,  ils  ne  s'orientent  pas  vers  la  connaissance 
vraie;  et  d'autre  part,  pour  obtenir  en  philosophie  cette  connais- 
sance vraie,  voici  qu'elle  subordonne  l'intelligence  abstraite  à 
l'action  vécue.  Se  détacher  de  la  vie  pratique,  c'est  le  conseil  qu'elle 
donne  d'un  côté;  revenir  du  discours  à  la  vie  explicite,  c'est  le 
second  conseil  par  lequel  elle  complète  le  premier;  n'y  a-t-il  pas 
contradiction?  Pour  moi,  j'estime  que  non.  Mais  il  faut  séparer  plu- 
sieurs sens  du  mot  ad  ion.  Il  y  a  l'action  pratique,  l'action  discursive 
et  l'action  profonde,  qui  ne  sont  point  une  seule  et  même  chose.  La 
première  engendre  le  sens  commun;  la  seconde  règle  la  science; 
et  c'est  la  troisième  qui  doit  servir  de  critère  en  philosophie. 
Je  ne  vois  vraiment  en  cela  aucune  difficulté  sérieuse.  Se  dégager 
des  illusions  que  suscite  l'exercice  de  la  vie  corporelle,  s'affran- 
chir des  entraves  que  met  à  la  vie  de  la  pensée  la  recherche 
d'un  discours  rigoureux,  tendre  en  fin  de  compte  à  faire  de  tout  un 


326  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

objet  de  vie  spirituelle  intégrale  :  n'est-ce  pas  parfaitement  clair? 

Je  n'ajouterai  plus  qu'un  mot,  en  manière  de  conclusion.  On  peut 
adopter  deux  attitudes  différentes  pour  envisager  la  science.  Il  est 
évident  qu'elle  contient  de  l'intellectuel,  du  discursif.  Eh  bien! 
Choisissons  cet  élément-là  pour  en  faire  le  centre  de  notre  représen- 
tation. Soyons  plutôt  géomètres  que  physiciens,  plutôt  critiques 
qu'inventeurs,  plutôt  soucieux  d'exposition  rigoureuse  que  d'intui- 
tion féconde.  Bref  assistons  passivement  au  déroulement  des  vérités, 
au  lieu  de  nous  insérer  avec  toute  notre  âme  dans  le  mouvement 
qui  les  produit.  Ce  que  la  science  contient  d'action  nous  semblera 
dés  lors  secondaire  et  provisoire  :  nous  serons  intellectualistes.  Et 
certes  je  ne  conteste  le  droit  de  personne  à  préférer  cette  attitude. 
Elle  est  à  la  fois  légitime,  intéressante  et  même  nécessaire,  au 
moins  en  tant  qu'époque  d'une  dialectique  plus  générale.  Mais  si  on 
la  regarde  comme  essentielle  et  unique,  voici  que  les  désastres  s'accu- 
mulent. Comment  ne  pas  conclure  en  effet  à  la  faillite  de  la  science 
et  de  la  raison,  lorsqu'on  voit  dans  le  discours  le  pôle  spécifiant 
dont  l'attraction  les  gouverne  et  les  meut?  Nous  nous  orientons  vers 
la  recherche  d'une  nécessité  de  plus  en  plus  rigoureuse  ;  mais  en 
même  temps  nous  ne  pouvons  nier  les  résultats  positifs  de  la  criti- 
que nouvelle;  par  suite  nous  nous  enfonçons  dans  un  nominalisme 
croissant,  ne  voyant  partout  que  décrets  arbitaires,  définitions  con- 
ventionnelles et  sclîémes  symboliques  sans  portée  ni  sens;  finale- 
ment, nous  en  arrivons  à  désintéresser  la  science  de  la  vérité,  nous 
faisons  de  celle-là  un  système  de  conventions  de  langage,  un  jeu 
stérile  de  formules  vides,  et  le  travail  s'achève  donc  dans  un  scepti- 
cisme total. 

L'intellectualiste  ne  saurait  échapper  à  cette  ruine  que  par  une 
inconséquence,  en  ne  suivant  pas  jusqu'au  bout  le  mouvement  de 
pensée  qu'il  commence.  Mais  que  les  résultats  sont  différents  quand 
on  adopte  l'autre  attitude  !  Notre  centre  de  représentation  est  alors 
l'idée  même  de  l'action  qui  engendre  la  science.  Ce  qui  nous  appa- 
raît essentiel,  à  ce  nouveau  point  de  vue,  c'est  la  vie  intérieure, 
qui  ne  prend  corps  sans  doute  que  dans  les  vérités  particulières, 
mais  qui  les  déborde  et  les  dépasse.  Au  tour  de  l'intelligence  dis- 
cursive d'être  confinée  dans  un  rôle  secondaire  :  simple  instrument 
de  formules  destinées  à  soulager  la  mémoire,  à  fixer  l'attention  et  à 
permettre  une  circulation  sociale  du  savoir.  Ce  qui  fait  le  fond  de  la 
science  est  alors  pour  nous  vraiment  nourriture  d'âme.  Nous  pouvons 


E.   LE   ROY.    —    SUR    LA    NorvELl.K    PMlI.OSdl'IIIi;.  327 

le  vivre  pleinement.  Et  cette  vie  concrète,  qui  implic|iie  la  pensée 
discursive  sans  limiter  à  ses  démarches  abstraites  le  dynamisme 
interne,  nous  dirige  vers  la  réalité  absolue,  s'il  est  vrai  que  celle-ci 
soit  plus  un  progrès  qu'une  cliosr.  Ainsi  s'évanouit  le  danger  de  scep- 
ticisme tout  ta  l'heure  imminent.  Une  dissociation  a  été  faite  entre 
objectivité  et  nécessité.  Voulons-nous  atteindre  la  nature  dans  ses 
retraites  mystérieuses?  Voulons-nous  orienter  la  science  vers  la 
connaissance?  Nous  entrerons  dans  les  voies  de  la  contingence 
vécue  ;  nous  approfondirons  le  discours  dans  le  sens  de  la  philoso- 
phie; nous  insisterons  surtout  sur  les  attitudes  qualifiantes  et  les 
convergences  mobiles  de  la  pensée.  Mais  la  rigueur  et  la  nécessité 
pâliront  d'autant  que  nous  avancerons  plus  loin  dans  cette  route, 
pour  s'accuser  au  contraire  quand  nous  nous  retournerons  vers  le 
pur  discours.  On  échappe  au  scepticisme  dans  la  mesure  où  Von 
abandonne  Vintellectualisme. 

Bref,  nous  pouvons  résumer  nos  dernières  conclusions  dans  les 
formules  suivantes  : 

i°  Comprendre  n'est  pas  un  acte  purement  intellectuel  ;  on  ne  com- 
prend en  réalité  que  par  les  démarches  d'invention;  et  une  véi^ité  nest 
pleinement  comprise  que  si  elle  est  vécue. 

2"  Vivre  une  vérité  consiste  à  en  faire  un  objet  de  vie  intérieure 
auquel  on  croit^  dont  on  se  nourrit,  (pie  l'on  pratique  et  que  l'on  aime 
au  jioint  d'unifier  en  lui  toute  son  rhne  :  est  vrai  définitivement  ce  qui 
résiste  à  V épreuve  d'une  telle  vie. 

3°  Bien  loin  que  cette  doctrine  ait  une  orientation  sceptique,  elle  fonde 
le  seul  moyen  efficace  de  concilier  l'esprit  critique  et  Vesprit  positif, 
elle  accorde  à  la  science  plus  de  valeur  et  plus  de  portée  que  ne  lui  en 
reconnaît  l'intellectualisme. 

Une  fois  précisées  ainsi  l'attitude  à  prendre  et  la  méthode  à 
suivre,  il  reste  à  voir  quelles  applications  critiques  on  a  faites  et  de 
cette  méthode  et  de  cette  attitude  :  ce  sera  l'objet  d'un  prochain 
article. 

{A  suivre.) 

Edouard  Le  Roy. 


ÉTUDES   CRITIQUES 


EXPOSE    CRITIQUE 

DE 

LA  PHILOSOPHIE  DE   LEIBNIZ 

Par   B.    RUSSELL 


Le  livre  de  M.  Russell  sur  Leibniz  est,  comme  nous  l'apprend  la 
préface,  une  œuvre  philosophique  plutôt  qu'historique.  L'auteur 
caractérise  assez  sévèrement  cette  tendance  des  historiens  à  si  bien 
étudier  les  rapports  des  systèmes  entre  eux  qu'ils  en  viennent  à 
négliger  les  systèmes  eux-mêmes.  Tout  autre  est  le  point  de  vue  de 
M.  Russell.  Partant  de  cette  idée  que  les  différentes  doctrines  se 
ramènent  à  un  petit  nombre  de  types,  il  verra  dans  la  philosophie 
de  Leibniz  une  des  formes  les  plus  parfaites  de  toute  une  famille  de 
philosophies.  Il  cherchera  alors  quels  sont  les  fondements  de  cette 
philosophie,  comment  s'en  enchaînent  les  parties,  où  s'introduisent 
les  postulats,  et,  chemin  faisant,  il  se  demandera  si  on  peut  encore 
se  maintenir  aujourd'hui  dans  la  position  adoptée  par  Leibniz. 

Il  est  impossible  de  résumer  un  livre  aussi  riche.  Je  me  bornerai 
à  indiquer  quelques-unes  des  idées  les  plus  saillantes  de  l'ouvrage 
en  insistant  surtout  sur  la  partie  critique. 


La  tâche  que  s'est  proposée  M.  Russell  n'est  point  aisée,  car  Leibniz 
n'a  jamais  fait  d'exposé  systématique  complet  de  son  système  et 
nous  ne  savons  pas  bien  quel  ordre  il  a  lui-même  suivi  dans  ses 
recherches.  Toutefois  on  était  habitué  à  considérer  la  Monadologxe 
comme  l'un  des  ouvrages  où  l'enchaînement  de  ses  idées  était  le 
mieux  mis  en  lumière,  et  on  y  trouvait,  comme  point  de  départ,  la 


p.    BOLTKOLX.   —  La  philosophie  de  Leibniz.  329 

conception  d'éléments  qui  ne  sont  ni  les  atomes,  ni  la  substance 
spinoziste.  Au  contraire,  M,  Russcll  voit  dans  la  Monndidniiie  «  une 
sorte  de  conte  fantastique,  cohérent  peut-être,  mais  entièrement 
arbitraire  »;  il  s'inspire  avant  tout  du  Discours  de  MéUtphyshjue  et 
des  Lettres  à  Arnauhl,  et  il  espère  montrer  que  le  système  de 
Leibniz  commence  par  une  théorie  logique  de  la  proposition'. 

Cette  thèse  est  développée  par  M.  Russell  avec  une  très  grandi; 
habileté.  Il  fait  voir  (jue  les  principes  fondamentaux  du  système 
sont,  en  un  certain  sens,  une  transposition  métaphysique  des  règle:* 
de  la  logique  classique;  s'inspirant  de  cette  idée  directrice,  il  les 
classe  et  les  déduit  les  uns  des  autres  avec  une  rigueur,  une  préci- 
sion qui  rendent  son  interprétation  fort  vraisemblable. 

Comment,  en  effet,  ne  pas  rapprocher  l'un  de  l'autre  le  sujet 
logique  et  la  substance,  ce  sujet  métaphysique  possédant  une  infi- 
nité d'attributs  qui  me  sont  d'abord  donnés  confusément  et  que  je 
ne  puis  connaître  clairement  que  par  voie  d'analyse?  La  substance, 
c'est  un  sujet  qui  ne  peut  jouer  le  rùle  de  prédicat  par  rapport  à 
aucun  autre  sujet;  ou  encore,  c'est  le  sujet  du  changement,  ce  qui 
subsiste  lorsque  le  reste  change.  De  même  que  la  notion  du  sujet 
logique  enveloppe  celle  de  ses  prédicats,  de  même  tous  les  attributs 
qu'a  possédés  ou  que  possédera  un  sujet  métaphysique  sont  toujours 
des  prédicats  de  ce  sujet;  ou,  plutôt,  la  substance  possède  éternel- 
lement un  certain  prédicat,  exprimant  qu'elle  doit  avoir  à  tel 
moment  tel  ou  tel  attribut.  Et  il  s'ensuit  «  que  toute  âme  est  comme 
un  monde  à  part,  indépendant  de  toute  autre  chose  hors  de  Dieu 
et  qu'elle  garde  dans  sa  substance  des  traces  de  tout  ce  qui  lui  arrive. 
Il  s'ensuit  aussi  en  quoi  consiste  le  commerce  des  substances.  » 

On  le  voit,  l'analogie  est  frappante,  à  condition  toutefois  que  l'on 
considère  seulement  ce  qu'est  la  substance,  et  non  pourquoi  elle 
existe,  ou  même  pourquoi  elle  est  possible.  Comme  l'avait  déjà 
remarqué  Aristote,  la  logique  suppose  des  sujets  :  elle  est  incapable 
d'en  poser.  C'est  là  un  point  sur  lequel  M.  Russell  aurait  peut-être 
dû  insister  davantage,  afin  de  mieux  mettre  en  lumière  le  rôle  du 
principe  de  raison  suffisante.  Ce  principe  a  un  caractère  métaphy- 
sique, et  ne  dépend  pas  de  la  seule  logique,  comme  le  principe  de 
contradiction.  Sans  doute,  Leibniz  admet  qu'on  peut  rendre  raison 
du  contingent  par   une    analyse    infinie;    mais  il  y  a  "pour  lui  un 

1.  Voir  spi'cialemeiit  :  Discours  de  Mélaphysiqiic  [GcrhanW.,  IV,  p.  432  sqt].),  el 
Lettre  à  Arnauld  (G.,  II,  p.  39  sqq.). 


330  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

abîme  entre  le  fini  et  l'infini,  et  M.  Russell  se  méprend,  je  crois, 
sur  sa  pensée,  lorsqu'il  l'accuse  de  n'avoir  pas  donné  à  la  contin- 
gence d'autre  fondement  que  la  complexité  (p.  62). 

On  pourrait,  il  est  vrai,  par  un  détour,  chercher  à  effacer  la  distinc- 
tion des  deux  grands  principes.  La  notion  d'une  substance  contient, 
nous  l'avons  vu,  tous  les  états  par  lesquels  cette  substance  passera, 
et  un  entendement  parfait  les  en  pourrait  déduire  :  la  substance 
n'obéit-elle  pas,  alors,  à  une  nécessité  aveugle  dépendant  unique- 
ment du  principe  de  contradiction?  M.  Russell  répond  avec  Leibniz 
à  cette  objection.  Il  faut  se  garder  de  confondre  ce  qui  est  nécessaire 
et  ce  qui  est  certain.  La  liaison  des  divers  états  d'une  substance 
entre  eux  est  contingente,  quoique  certaine  :  car,  ou  la  substance 
est  libre  :  ou  ses  divers  états  forment  une  série  de  causes  et  d'effets, 
et  alors  ils  sont  déterminés  par  les  lois  du  mouvement,  qui  sont 
contingentes. 

Il  reste  vrai,  toutefois,  que  la  substance  enveloppe  dans  sa  notion 
tous  ses  attributs  passés  et  futurs;  sinon  elle  ne  serait  plus  elle- 
même.  Leibniz  a  même  écrit  (est-ce  bien  sa  pensée  définitive?)  :  «  Il 
y  a,  indépendamment  des  décrets  libres  de  Dieu  entre  Adam  d'une 
part  et  ce  qui  est  arrivé  et  arrivera  à  lui  et  à  sa  postérité  d'autre 
part,  une  connexion  intrinsèque  et  nécessaire;  car  Dieu  a  trouvé 
parmi  les  possibles  un  Adam  qui,  entre  autres  prédicats,  a  aussi 
celui  d'avoir,  avec  le  temps,  une  telle  postérité'.  » 

Ce  texte  et  d'autres  auxquels  renvoie  M.  Russell  légitiment  le  rap- 
prochement de  la  substance  et  du  sujet  logique.  Ce  rapprochement 
ne  donne  pas,  il  est  vrai,  de  fondement  à  la  substance;  mais  il  nous 
fait  comprendre  ce  qu'elle  est,  et  il  jette  ainsi  une  vive  lumière  sur 
bien  des  points  de  la  philosophie  leibnizienne.  On  s'en  convaincra, 
si  l'on  suit  M.  Russell  dans  son  ingénieuse  déduction  des  propriétés 
de  la  monade. 

Par  exemple,  la  monade  est  douée  d'activité.  En  effet,  puisque 
tous  les  prédicats  sont  enveloppés  dans  la  notion  du  sujet,  la  suc- 
cession de  ces  prédicats  n'a  pas  son  fondement  dans  le  monde  exté- 
rieur, mais  bien  dans  le  sujet  lui-même.  La  monade  possède  donc 
un  attribut  en  vertu  duquel  elle  tend  à  passer  d'un  état  à  l'autre  : 
c'est  l'activité. 

Soit  encore  à  établir  le  principe  des  indiscernables.  M.  Russell 

1.  Lettre  à  Arnauld.  G.,  II,  50. 


p.   BoUTUoex.  —  La  philosophie  de  Leibniz.  3.'U 

nous  le  présente  d'une  manière  fort  claire.  Il  ne  peut,  dit-il,  exister 
deux  substances  ayant  les  mêmes  attributs  et  ne  différant  que  quan- 
tativement,  solo  numrro.  Admettons  en  effet  que  A  diffère  de  B  en 
ce  sens  que  ce  sont  deux,  substances  différentes  :  cette  dilTérence 
entre  A  et  B  est  une  certaine  relation  qui  lie  A  à  B;  à  cette  diffé- 
rence correspond,  par  suite,  un  certain  prédicat  de  A.  Mais  ce  pré- 
dicat ne  peut  appartenir  à  B,  qui  ne  diffère  pas  de  lui-même.  Donc  A 
et  B  diffèrent  par  leurs  prédicats,  ce  qu'il  fallait  démontrer. 

Ces  exemples,  que  l'on  pourrait  multiplier,  montrent  quels 
sérieux  avantages  offre  l'ordre  d'exposition  adopté  par  M.  Russell  et 
suivi  par  Leibniz  lui-même  dans  le  Discours  do  Mélaplij/sique  là  oti 
il  traite  de  la  substance.  On  admettra,  je  pense,  que  les  notions  de 
sujet  et  de  prédicat  sont  bien  fondamentales  dans  la  philosophie  de 
Leibniz.  Elles  n'y  sont  pas  tout  :  leur  rùle  est  peut-être  moins  grand 
que  ne  le  pense  M.  Russell;  mais  leur  présence  est  certaine,  et  si 
l'on  démontrait  que  ces  notions  sont  factices  et  fausses,  on  porterait 
du  même  coup  une  grave  atteinte  au  système  de  Leibniz.  Il  convient 
donc,  avant  d'aller  plus  loin,  d'examiner  les  principales  critiques 
que  M.  Russell  adresse  à  la  théorie  logique  de  la  substance. 


M.  Russell  énonce  en  ces  termes  les  deux  premiers  postulats  sur 
lesquels  cette  théorie  repose,  selon  lui  : 

1°  Toute  proposition  lie  un  prédicat  à  un  sujet; 

2'  11  existe  des  propositions  analytiques,  et  toutes  les  propositions 
nécessaires  sont  analytiques. 

Or  M.  Russell  n'admet  pas  ces  postulats;  il  lire  ses  raisons  d'une 
étude  approfondie  de  la  logique  générale,  et  spécialement  de  la 
logique  des  mathématiques. 

Il  existe,  dit-il,  des  propositions  qui  n'ont  ni  sujet  ni  prédicat.  Ce 
sont,  par  exemple,  les  propositions  qui  posent  une  pluralité  de 
sujets,  comme  :  voici  trois  hoïinnes,  ou  encore  celles  qui  établissent 
entre  deux  sujets  des  relations  de  grandeur  ou  de  position.  En  tout 
cas,  ce  n'est  pas  la  présence  d'un  sujet  et  d'un  prédicat  qui  constitue 
la  proposition,  c'est  l'expression  d'une  relation. 

Il  n'y  a  pas,  à  proprement  parler,  de  proposition  analytique. 
Lorsque,  étant  donné  un  sujet  qui  possède  un  nombre  fini  ou  infini 
d'attributs,  on  affirme  que  ce  sujet  possède  un  de  ses  attributs,  on 
croit   raisonner  analytiquement.  Mais,  dit  M,  Russell,  ce  n'est  là 

Uev.  meta.   t.  IX.  —  1001.  23 


332  RKVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

qu'une  illusion  :  car,  pour  avoir  le  droit  de  raisonner  ainsi,  il  faut, 
d'après  Leibniz  lui-même,  que  je  puisse  considérer  le  sujet  en  ques- 
tion comme  possible,  c'est-à-dire  comme  exempt  de  contradiction 
interne.  Or,  comment  le  puis-je?  Ce  n'est,  dit  M,  Russell,  qu'en 
vertu  d'une  suite  de  jugements  synthétiques  affirmant  que  les  divers 
attributs  de  ce  sujet  sont  compatibles.  Ainsi  l'idée  d'un  carré  rond 
est  contradictoire,  parce  que  dans  la  notion  d'un  rond  est  contenu 
ce  jugement  synthétique,  qu'un  rond  n'a  pas  d'angles.  Ou  bien 
encore,  si  je  définis  3  comme  égal  à  2-|-d,  la  proposition  «  2 -h  4 
est  possible  »  est  nécessairement  synthétique.  En  résumé,  ou  une 
proposition  n'est  pas  purement  analytique,  mais  implique  des  juge- 
ments synthétiques  :  c'est  le  cas  en  mathématiques;  ou  cette  pro- 
position est  une  pure  et  simple  tautologie  et  ne  mérite  plus  le  nom 
de  proposition.  Leibniz  s'est  encore  trompé,  lorsqu'il  a  cru  qu'une 
proposition  ne  peut  pas  être  nécessaire  sans  être  analytique  :  c'est 
un  point  sur  lequel  il  est  inutile  d'insister  après  Kant. 

Dans  la  pensée  de  M.  Russell,  cette  discussion  condamne  le  sys- 
tème de  Leibniz  dès  son  point  de  départ.  Elle  porte  même  plus  loin  : 
car,  dit-il,  toute  philosophie  qui  recourt  à  la  substance  et  à  l'ab- 
solu repose  sur  cette  croyance,  qu'une  proposition  a,  en  définitive, 
un  sujet  et  un  prédicat  ;  et  c'est  en  grande  partie  dans  cette 
même  croyance  que  nous  trouvons  l'origine  de  la  chose  en  soi 
maintenue  par  Kant  (p.  13),  Voilà  une  discussion  dont  les  consé- 
quences menacent  d'être  graves  et  sur  laquelle  il  convient  de  s'ar- 
rêter quelques  instants,  bien  que  M.  Russell  ait  été  forcé  d'être  très 
bref. 

La  logique  des  sciences  est  aujourd'hui  une  des  parties  les  plus 
prospères  de  la  philosophie  et  l'on  est  arrivé  dans  ce  domaine  à 
quelques  résultats  précis  sur  lesquels  on  peut  solidement  s'appuyer  : 
il  s'agit  d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible.  Mais  va-t-on  pouvoir, 
grâce  à  eux,  ruiner  un  système  de  métaphysique  tel  que  celui  de 
Leibniz?  C'est  là  une  question  d'un  intérêt  tout  actuel,  qu'on  doit 
savoir  gré  à  M.  Russell  d'avoir  soulevée.  Mais  il  faut  se  garder  de  la 
supposer  trop  vite  résolue. 

Nous  avons  observé  une  analogie  entre  la  substance  et  le  sujet  de 
la  logique  aristotélicienne.  Avons-nous  le  droit  de  conclure  que  la 
vérité  du  système  de  Leibniz  dépend  de  celle  de  cette  logique  ?  Si  la 
logique  de  l'École  est  fausse,  le  rapprochement  perd  sa  valeur,  mais 
la  notion  de  substance  reste  intacte:  pour  l'atteindre,   il   faudrait 


p.   BOLTiioi'x.   —  La  philosophie  de  Leibniz.  333 

prouver  que  la  révolution  opérée  en  logique  en   entraîne  une  sem- 
blable en  métaphysique. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que,  pour  Leibniz  comme  pour  Aristote,  la 
substance  est  un  sujet,  sans  doute,  mais  un  sujet  métaphysique. 
Leibniz  même,  trouvant  que  la  forme  des  Scolastiques  n'est  pas 
encore  assez  métaphysique,  fait  de  la  monade  une  àme  analogue  à 
la  conscience.  M.  Russell  écarte,  il  est  vrai,  cette  doctrine,  et  il  se 
demande  (p.  48)  ce  que  peut  bien  être  la  substance,  s'il  est  vrai, 
comme  le  dit  Leibniz,  qu'elle  se  distingue  de  la  somme  de  ses  prédi- 
cats. L'activité  n'est  pas  la  substance,  mais  seulement  son  essence  : 
la  situation  n'est  qu'un  attribut.  Que  reste-t-il  donc  si  l'on 
supprime  les  prédicats  ?  Rien,  dit  M.  Russell,  et  il  faut  conclure  : 
«  La  raison  qui  fait  supposer  des  substances  est  purement  logique.  » 

Cette  interprétation  ne  me  parait  pas  conforme  à  la  pensée  de 
Leibniz.  Leibniz  a  besoin  de  la  substance  pour  montrer  comment  se 
concilient  la  multiplicité  et  l'unité.  Le  sujet,  tel  qu'il  le  conçoit,  est 
avant  tout  une  entité  métaphysique.  Or  de  ce  que  la  science  ne 
considère  plus  de  tels  sujets,  on  ne  peut  pas  conclure  que  la  méta- 
physique doive  les  abandonner.  Il  n'est  pas  permis,  précisément 
depuis  Descartes  et  Leibniz,  d'être  aussi  dogmatique;  car  ces  philo- 
sophes ont  montré  que  le  monde  mathématique  peut  ne  pas  être 
identique  au  monde  réel.  Ainsi  des  considérations  purement  logi- 
ques n'ont  pas  de  prise  sur  leur  métaphysique,  et  nous  ne  pouvons 
admettre  sans  plus  d'e-xplication  les  critiques  que  .M.  Russell  adresse 
à  Leibniz. 

Mais  l'étude  des  sciences  nous  permet,  par  une  voie  indirecte,  de 
critiquer  la  métaphysique  de  Leibniz,  et  c'est  peut-être  cette  voie 
que  veut  suivre  M,  Russell  '.  Un  des  objets  principaux  qu'a  en  vue 
Leibniz  est  de  donner  un  fondement  à  la  science,  laquelle  ne  se  suffit 
pas,  et  d'expliquer  ce  qu'elle  constate.  Eh  bien!  la  métaphysique 
leibnizienne  répond-elle  encore  aujourd'hui  à  cet  objet,  et  peut-elle 
remplir  son  rôle  vis-à-vis  de  la  science  moderne?  D'autre  part,  l'in- 
tervention des  mathématiques  n'a-t-elle  pas  conduit  Leibniz  à  des 
doctrines  qui  contredisent  la  théorie  des  monades?  Voilà  des  ques- 
tions que  l'historien  a  le  droit  de  se  poser,  et  il  est  possible  que  les 
progrès  récents  de  la  philosophie  des  sciences  nous  aident  à  résoudre 
la  première.  Mais  pour  répondre  à  ces  questions  il  est  nécessaire  de 

d.  M.  Russell  la  suil  flans  sa  i-ritique  de  la  ilynamique  leibnizienne,  p.  SOetsqq. 


334  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

bien  connaître  les  idées  de  Leibniz  sur  la  philosophie  des  sciences, 
et  en  particulier  sur  la  dynamique.  Ces  idées  sont  minutieusement 
étudiées,  puis  discutées  avec  une  grande  compétence  par  M.  Rus- 
sell,  en  de  remarquables  pages  dont  je  vais  brièvement  résumer  le 
contenu. 


La  dynamique  de  Leibniz  est  dirigée  contre  Descartes,  pour  qui 
l'essence  de  la  matière  est  l'étendue.  Leibniz  voit  dans  l'étendue 
une  notion  abstraite  incapable  de  fonder  la  réalité  des  choses. 
D'ailleurs,  en  établissant  que  ce  n'est  pas  la  quantité  de  mouvement 
qui  est  constante,  mais  bien  aussi  la  direction  du  mouvement, 
Leibniz  a  montré  que  la  matière  n'est  pas  totalement  indifférente. 

La  matière  première,  considérée  comme  passive,  possède  déjà 
une  qualité  irréductible  à  l'étendue  :  la  résistance.  Elle  est  impéné- 
trable; de  plus  elle  répugne  au  changement  et  elle  tend  à  conserver 
son  état  actuel.  Mais  cette  matière  ne  suffît  pas  à  Leibniz,  qui 
requiert,  pour  expliquer  le  mouvement,  une  matière  active,  douée  de 
force.  En  effet,  un  corps  en  mouvement  diffère  d'un  corps  au  repos  : 
il  possède  quelque  propriété  en  vertu  de  laquelle  il  continue  le 
mouvement  commencé  sans  l'intervention  de  causes  extérieures. 
D'autre  part,  l'analyse  de  l'idée  d'étendue  va  nous  montrer  que  la 
situation  a  un  caractère  relatif:  si  donc  il  y  a  dans  le  mouvement 
quelque  chose  d'absolu  et  de  réel,  ce  ne  peut  être  que  la  force. 

L'extension  n'est  qu'une  propriété  des  choses.  Extension  signifie 
répétition,  pluralité  d'objets  étendus.  Aussi  ne  doit-on  pas  dire  que 
la  matière  est  l'étendue,  mais  qu'elle  est  étendue.  De  là  résultent  les 
conditions  de  la  réalité.  Si  les  choses  qui  nous  apparaissent  exis- 
tent réellement,  elles  sont  formées  d'une  pluralité  d'éléments. 
D'ailleurs  les  éléments  simples  ne  peuvent  être  eux-mêmes  étendus, 
car  qui  dit  étendu  dit  composé  :  ce  ne  sont  donc  pas  des  points 
mathématiques,  mais  bien  des  substances. 

Si  nous  passons  maintenant  du  réel  au  mathématique,  nous 
remarquerons  que  la  géométrie  repose  sur  autre  chose  que  sur  la 
notion  d'étendue;  car  cette  notion  ne  rend  pas  compte  du  continu. 
Une  pluralité,  fût-elle  infinie,  n'est  pas  continue,  mais  discrète;  car 
elle  est  formée  d'unités  indivisibles  et  inétendues.  Il  résulte  de  là 
que  l'espace  géométrique  n'est  ni  une  substance,  ni  un  composé  de 
substances  :  c'est  quelque  chose  de  purement  idéal,  et  ainsi  s'ex- 


p.    BOiTROUX.   —  La  philosophie  de  Leibniz.  335 

plique  qu'en  géométrie,  à  l'inverse  de  ce  qui  se  passe  dans  le  mofide 
réel,  le  tout  soit  antérieur  à  la  partie. 

L'espace  n'est  donc  pas  formé  d'une  infinité  de  points,  comme  le 
croyait  Newton  :  c'est  un  ensemble  de  rapports.  Deux  points  A  et  B 
sont  considérés  comme  ayant  une  certaine  relation,  qui  est  la  dis- 
tance spatiale;  mais  ces  points,  n'étant  pas  eux-mêmes  des  rela- 
tions, ne  font  pas  partie  de  l'espace.  En  résumé,  la  position  n'est 
qu'un  attribut  de  la  substance  :  elle  est  le  point  de  vue  d'oîi  celle-ci 
exprime  l'univers. 

M.  Russell  adresse  aux  théories  dynamiques  de  Leibniz  une  série 
de  critiques  très  sérieuses.  11  montre  d'abord  que  ces  théories  ne 
sont  pas  celles  que  suggère  la  mécanique  moderne.  Il  y  a,  selon 
M.  Russell,  trois  grands  types  de  théories  dynamiques  :  la  doctrine 
des  atomes;  la  doctrine  du  plein,  soutenue  aujourd'hui  par  les  phy- 
siciens qui  admettent  l'hypothèse  de  l'éther;  la  doctrine  de  l'action 
à  distance  ou  de  l'attraction  newtonienne  pure  et  simple.  Or  ces 
trois  doctrines  sont  confondues  par  Leibniz,  qui  n'en  adopte  aucune. 
La  conception  des  monades  l'incline  vers  la  troisième;  mais  Leibniz 
n'admet  pas  l'action  à  distance,  l'attraction  ne  s'expliquant,  selon 
lui,  que  par  une  impulsion  de  corps  subtils  ^  Il  revient  donc  à  la 
doctrine  du  plein;  mais,  croyant  que  le  mouvement  se  transmet  tou- 
jours par  impulsion,  il  est  obligé  de  recourir  à  des  hypothèses  com- 
pliquées. Il  admet  qu'entre  les  corps  solides  règne  un  fluide,  qui 
lui-même,  par  rapport  à  un  fluide  plus  subtil,  est  composé  de  parti- 
cules solides;  et  ainsi  de  suite  indéfiniment-.  Avec  cette  infinité  de 
fluides  l'explication  mathématique  devient  pratiquement  impossible  : 
dès  lors,  pour  le  mathématicien,  les  idées  dynamiques  de  Leibniz 
n'ont  plus  de  valeur.  M.  Russell  semble  en  conclure  qu'elles  sont 
fausses.  C'est  peut-être  aller  trop  loin;  contentons-nous  de  dire 
que  le  mathématicien  cherche  dans  la  métaphysique  des  hypothèses 
commodes,  rendant  saisissables  ses  conceptions: or  la  métaphysique 
de  Leibniz  ne  peut  plus  aujourd'hui  remplir  ce  rôle. 

M.  Russell  invoque  d'ailleurs  d'autres  arguments,  qui  paraîtront 
peut-être  plus  convaincants  au  philosophe  proprement  dit  :  il 
cherche  à  montrer  que  la  doctrine  de  Leibniz  présente  des  contra- 
dictions internes. 

L'accord  qui  semble  régner  entre  la  métaphysique  et  la  dyna- 

1.  Leibniz  à  Bourguet.  G.,  III  oSO. 

2.  Leibnizens  math.  Schriflen.  Ed.  Gerhardt,  VI,  p.  228. 


336  lŒVUE    DE    51ÉTAPHVSIQLE    ET    DE    MORALE. 

mique  de  Leibniz  n'est,  dit-il,  qu'apparent.  Leibniz  veut  justifier  sa 
conception  de  la  monade  en  montrant  que  tout  corps  a  en  lui  la 
force  qui  le  meut  (son  élasticité),  est  lui-même  la  cause  de  toutes 
ses  modifications,  et  ne  peut  agir  sur  les  autres  corps.  Le  malheur 
est  que  la  mécanique  permet  tout  aussi  bien  de  prouver  le  contraire. 
Toute  force  est  une  résultante  :  or  une  résultante  n'est  pas  une 
somme,  puisque  les  mouvements  qu'auraient  produits  les  compo- 
santes ne  se  retrouvent  pas  dans  le  mouvement  réel;  les  forces  se 
combinent  véritablement;  dès  lors  la  dynamique  ne  peut  conduire 
à  la  conception  d'une  pluralité  de  séries  causales  indépendantes  '. 

Une  autre  difficulté  est  la  suivante  :  Leibniz  adopte  une  théorie 
relativiste  de  l'espace,  et  cependant  il  croit  qu'il  y  a  dans  le  mouve- 
ment quelque  chose  d'absolu,  la  force.  M.  Russell  voit  là  une  con- 
tradiction. D'abord  si,  comme  le  dit  Leibniz,  la  force  doit  être  mesu- 
rée par  la  «  quantité  de  l'effet  »  %  elle  est  pour  nous  inséparable  du 
mouvement  et  est  relative  comme  lui.  De  plus,  en  considérant  la 
force  comme  absolue,  on  viole  la  doctrine  des  monades  indépen- 
dantes. En  effet,  en  mouvant  B,  la  force  située  en  B  change  la  situa- 
tion relative  de  A  et  de  B;  d'ailleurs  ce  changement  entraîne  quelque 
modification  de  A,  puisque  A  représente  tout  l'univers;  donc  la 
monade  B  agit  sur  la  monade  A;  ou  bien  la  force,  cause  du  mouve- 
ment, doit  résider  en  A  comme  en  B,  et  elle  est  relative. 

M.  Russell  conclut  que,  pour  sauvegarder  la  notion  de  force, 
il  faut  admettre,  comme  Newton,  l'espace  absolu.  Aussi  bien  est-il 
difficile  à  Leibniz  de  s'en  tenir  strictement  à  sa  théorie  relativiste. 
Ne  la  dépasse-t-il  pas,  par  exemple,  lorsqu'il  définit  la  place,  par 
rapport  à  un  certain  nombre  «  d'existants  fixes,  dans  lesquels  il  n'y 
a  pas  eu  de  mouvements  »?   G.,  VII,  400.) 

La  croyance  à  l'idéalité  de  l'espace  présente  également  aussi  pour 
Leibniz  bien  des  difficultés.  N'attribue-t-il  pas  quelque  réalité  à  l'es- 
pace, lorsqu'il  nous  dit  que  la  monade  a  une  position,  à  savoir  le  point 
de  vue  d'où  elle  reflète  l'univers,  ou  lorsqu'il  pose  une  pluralité  de 
monades?  —  L'âme  a  son  siège  dans  le  corps,  dit  encore  Leibniz. 
—  Le  corps  est  un  agrégat  de  substances.  —  Dispers;v  siint  per 
materiam    Enlelechue .    —    Ces    assertions    ne    seraient- elles    pas 


1.  De  là  résulte  une  confusion  que  Wundl  a  exprimée  par  un  mot  piquant 
que  M.  Russell  traduit  ainsi  :  chaque  substance  se  détermine  elle-même,  mais 
cette  auto-détermination  est  déterminée  par  une  autre  substance. 

2.  Leibniz  à  Arnauld.  G.,  II,  137. 


p.   BOUTHOix.   —  La  philosophie  de  Leibniz.  337 

dépourvues  de  sens,  si  l'espace  était  idéal?  Il  y  a  là  une  contradic- 
tion, qui  devient  plus  flagrante  encore  lorsqu'il  s'agit  du  temps, 
puisque  Leibniz  s'est  servi  de  la  notion  de  temps  pour  définir  la 
substance. 

On  voit  par  ces  exemples  quel  genre  de  dirficultés  soulève  la  pbi- 
losophie  de  Leibniz.  M.  Russell,  qui  est  un  dialecticien  de  première 
force,  a  su  admirablement  dégager  et  formuler  ces  difficultés;  et, 
avec  une  rare  subtilité,  il  enferme  Leibniz  dans  une  série  de  dilemmes 
d'oii  il  est  fort  malaisé  de  sortir.  Je  ne  puis  entrer  dans  le  détail 
de  cette  discussion.  Mais  je  vais,  en  me  bornant  à  quelques  indi- 
cations, chercher  à  montrer  que,  dans  la  philosophie  de  Leibniz,  un 
certain  ordre  de  considérations  échappe  cependant  aux  critiques 
de  M.  Russell;  je  serai  amené  en  même  temps  à  examiner  de  plus 
près  l'argument  fondamental  que  M.  Russell  a  tiré  de  la  logique,  et 
par  lequel  il  pense  réfuter  le  système  de  Leibniz  dès  son  point  de 
départ. 


M.  Russell  a-t-il  établi  que  les  doctrines  de  Leibniz  sont  fausses, 
métaphysiquement  parlant?  Je  ne  crois  pas.  Il  a  montré  que  Leibniz 
n'a  pas  réussi  à  réaliser  la  jonction  des  mathématiques  et  de  la 
métaphysique,  comme  il  le  rêvait.  Loin  de  justifier  la  théorie  des 
monades,  comme  on  se  l'imagine  trop  souvent,  la  dynamique  de 
Leibniz  semble  parfois  la  contredire.  Nous  ne  pouvons  en  tirer  ni 
l'idée  de  force,  ni  celle  d'une  pluralité  d'éléments,  ni  celle  de  monades 
sans  action  les  unes  sur  les  autres.  D'ailleurs  cette  dynamique  ne 
cadre  plus  avec  la  science  moderne.  La  philosophie  de  Leibniz,  sérieu- 
sement atteinte,  n'est  cependant  pas  anéantie  :  nous  pensons  aujour- 
d'hui que  pour  conserver  l'ancienne  métaphysique,  il  faudrait  la 
séparer  radicalement  de  la  science;  Leibniz  croyait  au  contraire 
qu'il  y  a  passage  progressif  de  l'une  à  l'autre  :  telle  est  la  principale 
différence  entre  son  point  de  vue  et  le  nôtre. 

Mais  si  l'on  admet  deux  mondes  distincts,  le  monde  phénoménal, 
auquel  s'appliquent  les  notions  de  temps  et  d'espace,  et  le  monde 
des  substances,  si  l'on  évite  surtout  de  définir  la  substance  par  rap- 
port aux  phénomènes,  on  pourra  maintenir  la  doctrine  métaphy- 
sique des  monades.  C'est,  M.  Russell  le  reconnaît,  ce  qu'a  dû  faire 
Leibniz  lui-même  pour  ne  pas  se  contredire  :  «  Loin  de  fonder  la 
métaphysique   sur  la  dynamique,  Leibniz  pose,  pour  des   raisons 


3H8  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

purement  métaphysiques,  une  force  primordiale  dont  la  dynamique 
ne  fait  aucun  usage  »  (p.  96). 

La  métaphysique  ainsi  conçue  dépasse  sans  doute  les  bornes  de 
notre  connaissance,  et  nous  avons  de  bonnes  raisons  pour  l'aban- 
donner. Toutefois  il  ne  faut  pas  la  mépriser,  car  elle  pourrait  servir 
un  jour  ou  Tautre  à  titre  d'hypothèse;  et,  bien  que  les  mathémati- 
ciens fassent  peu  de  cas  aujourd'hui  des  idées  de  Leibniz,  certains 
naturalistes  s'en  inspirent  encore  dans  leurs  recherches.  Mais  ce 
qu'il  est  important  surtout  de  remarquer,  c'est  que,  si  les  notions 
métaphysiques  échappent  à  la  connaissance  du  savant ,  elles 
échappent  en  même  temps  à  sa  critique;  et  l'on  se  demande  com- 
ment la  chose  en  soi  de  Kant  et  même  la  philosophie  de  Leibniz 
pourraient  tomber,  comme  le  veut  M.  Russell,  sous  le  coup  d'ar- 
guments tirés  des  sciences  et  de  la  logique. 

Pour  ruiner  complètement  la  métaphysique  de  Leibniz,  il  aurait 
fallu  montrer  qu'elle  repose  sur  des  postulats  dénués  de  sens,  ou 
qu'elle  est  en  contradiction  avec  les  données  certaines  de  la  science; 
encore  ne  faut-il  pas  confondre  ce  qui  est  véritablement  donné  dans 
la  science  avec  les  hypothèses,  dynamiques  ou  autres,  qui  ont  un 
caractère  arbitraire  ;  c'est  de  la  forme  de  la  science  que  la  métaphy- 
sique doit  laisser  subsister  la  possibilité.  Or  M.  Russell  n'a  pas  réussi, 
je  crois,  à  prouver  que  la  métaphysique  leibnizienne  est  inconciliable 
avec  la  logique  des  sciences. 

Tout  d'abord  la  distinction  que  Leibniz  nous  oblige  à  faire  entre  le 
monde  métaphysique  et  le  monde  mathématique  n'entrave  nullement 
la  science  :  elle  en  favorise  plutôt  le  libre  développement.  Au  lieu  de 
suivre  strictement  l'ordre  du  réel,  qui  nous  est  souvent  inaccessible, 
la  mathématique  prendra  les  voies  les  plus  commodes  pour  notre 
esprit.  C'est  là  une  conséquence  qu'on  peut  tirer  du  système  de 
Leibniz  tout  aussi  bien  que  de  celui  de  Descartes;  elle  nous  montre 
que  ces  systèmes,  dont  le  dogmatisme  effraye  au  premier  abord,  ne 
sont  pas  si  loin  qu'on  le  croit  des  théories  soutenues  par  les  mathé- 
maticiens d'aujourd'hui.  C'est  parmi  certains  kantiens  que  se  trouvent 
les  vrais  dogmatiques  :  pour  eux  le  monde  réel  est  constitué  par  les 
phénomènes  qui  nous  apparaissent  au  travers  de  notre  sensibilité, 
et  les  notions  mathématiques  ont,  dans  ce  monde,  une  valeur 
absolue.  Mais  cette  doctrine  est  encore  l'objet  de  nombreuses  discus- 
sions, et  personne  n'est  forcé  de  l'adopter.  Les  phénomènes  semblent, 
en  effet,  n'obéir  qu'approximativement  aux  lois  mathématiques;  s'il 


p.   BOLTUOL'X.   —  La  pJtilosopliie  du  Leibniz.  339 

veut  expliquer  le  réel,  le  mathémalicien  doit  faire  de  longs  détours 
et  partir  de  définitions  qui  s'en  éloignent  de  plus  en  plus.  D'ailleurs 
notre  science  ne  parait  pas  s'imposer  à  nous  :  elle  est  en  partie 
arbitraire,  car  nous  constatons  que  nous  arriverions  aux  mêmes 
résultats  en  suivant  plusieurs  voies  différentes  ;  par  exemple,  la  géo- 
métrie non-euclidienne  pourrait  peut-être  théoriquement  remplacer 
la  géométrie  euclidienne  :  si  nous  ne  nous  en  servons  pas,  c'est 
qu'elle  est  trop  compliquée.  Mais  alors  n'est-il  pas  permis  de  croire 
que  les  notions  mathématiques  sont,  au  moins  en  partie,  convention- 
nelles et  créées  par  notre  esprit  suivant  ses  besoins;  ne  doit-on  pas 
les  distinguer  soigneusement  des  objets  réels? 

De  même,  le  géomètre  peut  parfaitement  adopter  la  théorie  relati- 
viste  de  l'espace;  que  Newton  ait  raison  ou  tort  lorsqu'il  conclut  de 
l'existence  de  la  force  à  l'espace  absolu,  la  question  reste  indifférente 
aux  yeux  du  mathématicien  pur.  Dirons-nous,  cependant,  que  les 
faits  mathématiques,  qui  sont  des  relations,  n'ont  qu'une  existence 
logique,  qu'ils  sont  tirés  analytiquement  du  principe  de  contradic- 
tion? La  métaphysique  de  Leibniz  ne  nous  impose  nullement  cette 
conclusidn.  Les  faits  mathématiques  ont,  pour  lui,  une  signification 
extra-logique,  puisqu'ils  expriment  des  relations  entre  des  substances 
réelles,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  entre  des  idées  innées  en  moi. 
La  connexion  de  mes  idées  n'est  pas  mon  œuvre;  elle  est  réalisée 
dans  l'esprit  de  Dieu.  «  Et  ainsi  quoique  les  relations  soient  de  l'en- 
tendement, elles  ne  sont  pas  sans  fondement  et  réalité.  »  (G.,  V,  132.) 

M.  Russell  attaque  vivement  cette  doctrine,  en  même  temps  que 
celle  des  idées  innées  :  On  ne  donne  pas,  dit-il,  un  fondement  suffi- 
sant aux  vérités  mathématiques  en  se  contentant  d'affirmer  qu'elles 
existent  dans  l'entendement  divin.  "SX.  Russell  me  paraît  toutefois 
interpréter  inexactement  la  pensée  de  Leibniz,  lorsqu'il  lui  fait  dire 
qu'une  proposition  devient  vraie  parce  qu'elle  est  crue,  ou  encore 
lorsqu'il  écrit  :  «  Leibniz  se  trouve  conduit  à  la  doctrine  kantienne, 
suivant  laquelle  les  relations,  quoique  fondées,  sont  l'œuvre  de  notre 
esprit.  »  Leibniz,  n'admet  pas  que  les  notions  mathématiques  primi- 
tives, celles  qui  font  l'objet  des  définitions  et  nous  servent  de  point 
de  départ,  soient  des  conséquences  du  principe  de  contradiction; 
mais  il  ne  croit  pas  non  plus  qu'elles  sont  créées  par  notre  esprit.  Il 
adopte  une  solution  intermédiaire,  dont  il  donne  une  interprétation 
métaphysique,  la  théorie  de  l'entendement  divin  et  celle  des  idées 
innées.  On  peut  ne  pas  trouver  ces  théories  satisfaisantes;  mais  cela 


340  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

ne  prouve  pas  que  la  solution  soit  mauvaise  au  point  de  vue  de  la 
logique. 

Malheureusement,  si  l'on  veut  entrer  dans  quelques  détails,  il  est 
fort  difficile  de  déterminer  les  idées  de  Leibniz  sur  la  nature  du 
raisonnement  mathématique.  11  déclare,  maintes  fois,  que  les 
mathématiques  reposent  sur  le  principe  de  contradiction  *,  qu'elles 
sont  «  une  extension  ou  promotion  particulière  de  la  logique  géné- 
rale »,  et  qu'il  serait  théoriquement  possible  de  démontrer  tous  les 
axiomes.  G.,  V,  15.)  Ailleurs  Leibniz  semble  emprunter  à  Descartes 
des  vues  qui  sont  loin  d'être  aussi  simples.  11  admet,  lui  aussi,  une 
intuition,  par  laquelle  nous  prenons  connaissnnce  des  vérités  primi- 
tives, et  il  semble  penser  que  la  science  parfaite  serait  intuitive;  or 
l'intuition  est  une  sorte  d'expérience  suprasensible,  une  vision 
immédiate  qui  s'impose  à  nous  sans  que  nous  fassions  appel  aux 
principes  logiques.  Mais  la  science  n'arrive  pas  à  la  perfection  :  «  Il 
n'est  pas  aisé  de  démontrer  tous  les  axiomes,  et  de  réduire  entière- 
ment les  démonstrations  aux  connaissances  intuitives.  »  (G.,  V,  350.) 
Aussi  les  mathématiciens  ne  suivent-ils  pas  cette  voie,  qui  serait 
seule  bonne  au  point  de  vue  de  l'absolu.  Ils  usent  d'  «  adresse  »  ; 
ils  cherchent  à  «  aider  »  la  compréhension  et  la  mémoire;  a  et  il  y 
a  de  Varl  en  cela  ».  (G.,  V,  350.)  Nous  voilà  bien  près  du  cartésia- 
nisme. Et  ailleurs  (G.,V,  340),  ne  croirait-on  pas  lire  un  passage  des 
RegiiLv,  lorsque  Leibniz  compare  la  démonstration  aune  chaîne  dont 
on  parcourt  les  parties,  anneau  par  anneau? 

Leibniz  admet  donc,  comme  Descartes,  qu'il  existe  des  anneaux 
avant  toute  intervention  des  principes  logiques.  «  La  vérité  se 
trouve  dans  les  idées  ou  termes,  avant  qu'on  vienne  aux  propositions 
ou  vérités.  »  (G.,  V,  337.)  Ces  idées  (idées  simples)  seront  la  matière 
des  définitions.  Si  avec  elles  on  veut  définir  des  idées  complexes,  il 
faudra  s'assurer  que  ces  dernières  sont  possibles.  Pour  cela  on 
commencera  par  analyser  les  idées  complexes;  on  les  résoudra  ^en 
leurs  éléments  :  il  restera  ensuite  à  voir  si  ces  éléments  sont  compa- 
tibles, c'est-à-dire  non  contradictoires.  Mais  Leibniz  ne  dit  pas 
que,  pour  faire  cette  constatation,  nous  devions  raisonner  analyti- 
quement.  C'est,  pense-t-il  sans  doute,  par  intuition  que  nous  voyons 
si  la  connexion  d'idées  simples  qui  constitue  l'idée  complexe  est  ou 


1.  "  On  ne  doit  rien  prendre  ponr  primitif,  sinon  les  expériences  et  l'axiome 
de  l'identité  ou  de  la  contradiction  »  (G.,  V,  14.) 


1'.   BOLTROUX.   —  La  philosophie  de  Leibniz.  341 

n'est  pas  fondée.  M.  Russell  critique  cette  doctrine  :  selon  lui.  lors- 
qu'on affirme  la  possibilité  d'une  idée  complexe,  on  invoque  une 
série  de  jugements  synthétiques.  Mais  c'est  là  une  question  de 
mots,  si,  comme  semble  le  faire  M.  Russell,  on  appelle  synthétique 
tout  jugement  qui  n'est  pas  analytique. 

En  résumé,  Leibniz  ne  tire  pas  toutes  les  mathématiques  du 
principe  de  contradiction.  Les  vérités  mathématiques  sont,  pour 
lui,  des  vérités  intuitives  que  nous  retrouvons  analytiquement,  à 
condition  que  nous  nous  donnions  au  préalable  les  notions  qui 
seront  la  matière  de  nos  raisonnements.  Cette  doctrine  a  peut-être 
des  points  faibles;  mais,  au  point  de  vue  de  la  logique,  il  est  aisé 
de  la  rendre  soutenable.  Le  grand  tort  de  Leibniz  a  été  de  prendre 
le  mot  analyse  dans  un  sens  trop  étroit.  Le  raisonnement  analytique 
du  mathématicien  parait  être  tout  simplement,  selon  lui,  le  syllo- 
gisme, qui  lie  un  prédicat  à  un  sujet  en  s'appuyant  sur  le  principe 
de  contradiction.  Or  M.  Russell  a  évidemment  raison  lorsqu'il  sou- 
tient qu'il  y  a  autre  chose  dans  la  démonstration  mathématique. 
Sans  doute  on  peut,  après  coup,  mettre  la  démonstration  sous  forme 
de  syllogisme;  mais  ce  n'est  pas  ainsi  qu'elle  se  présente  au  savant 
qui  la  découvre. 

Très  juste  en  elle-même,  la  critique  de  M.  Russ*ell  ne  semble  pas 
toutefois  infirmer,  comme  il  le  pense,  la  théorie  des  substances. 
Elle  prouve  seulement  que  le  mathématicien  ne  raisonne  pas  sur 
des  sujets.  Leibniz  reconnaît  d'ailleurs,  lui-même,  que  la  proposi- 
tion qui  exprime  une  proportion  ne  rentre  pas  dans  le  type  classi- 
que et  n'a  ni  sujet,  ni  attribut;  il  en  conclut  que  la  proportion  n'a 
pas  de  réalité.  Mais,  comme  toutes  les  notions  géométriques  sont, 
selon  lui,  également  idéales,  Leibniz  devrait  leur  appliquer  ce  qu'il 
a  dit  de  la  proportion.  D'ailleurs,  si  une  vérité  mathématique  est, 
au  fond,  une  relation  entre  deux  idées,  il  est  bien  certain  qu'elle  ne 
s'exprime  pas  par  une  proposition  syllogistique.  Leibniz  n'avait 
donc,  tout  en  maintenant  sa  métaphysique,  qu'à  adopter,  en 
logique,  la  théorie  de  l'intuition  et  de  la  déduction  cartésiennes,  et 
il  échappait  aux  critiques  de  M.  Russell. 

On  trouvera  peut-être  que  Descartes  est  étranger  à  ce  débat  ; 
mais  c'est  M.  Russell  qui  l'y  introduit,  car  il  répète  plusieurs  fois 
que  ses  critiques  portent  aussi  contre  les  prédécesseurs  de  Leibniz, 
et  il  semble  croire  que  Descartes,  comme  Leibniz,  n'admet  pas 
d'autre  raisonnement  que  le  raisonnement  analytique  fondé  sur  le 


342  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

principe  de  contradiction.  C'est  là  une  erreur  qui  s'est  trop  facile- 
ment répandue.  L'intuition  cartésienne,  c'est  un  point  bien  établi 
aujourd'hui,  est  un  raisonnement  qui  pose  une  relation  entre  deux 
idées  dont  aucune  n'est  prédicat.  Or,  chose  curieuse,  c'est  précisé- 
ment ainsi  que  M.  Russell,  croyant  réaliser  un  progrès,  conçoit  le 
type  du  raisonnement  (p.  15).  Cette  analogie  fait  prévoir  que  la 
logique  de  Descartes  n'est  pas  si  démodée  qu'on  pourrait  se  l'ima- 
giner. Celle  de  Leibniz  est  moins  complète  et  plus  discutable.  Mais 
elle  a  bien  des  points  communs  avec  la  logique  de  Descartes.  Il  est 
d'ailleurs  à  remarquer  que,  dans  ses  grandes  lignes,  la  théorie  car- 
tésienne de  la  connaissance  a  été  jusqu'à  Kant  à  peu  près  universel- 
lement adoptée  :  c'est  la  métaphysique,  que  Leibniz  se  propose  sur- 
tout de  renouveler;  pour  y  arriver  il  s'inspire,  comme  le  montre 
M,  Russell,  de  la  logique  d'Aristote,  laquelle  est  d'ailleurs  une  méta- 
physique autant  qu'une  logique  ;  mais  il  se  garde  bien  d'appliquer 
aux  notions  mathématiques  ce  qu'il  dit  des  sujets  réels. 

La  critique  fondamentale  que  M.  Russell  adresse  à  Leibniz  au 
nom  de  la  logique  des  sciences  n'est  donc  pas  parfaitement  fondée. 
Il  est  peut-être  possible  de  tirer  de  la  logique  quelques  renseigne- 
ments sur  la  nature  de  l'esprit  humain  et  ses  procédés  de  raisonne- 
ment; encore  ne  devra-t-on  le  faire  qu'avec  une  grande  prudence  : 
mais  s'il  s'agit  de  déterminer  les  conditions  de  l'être,  s'il  s'agit,  par 
exemple,  de  juger  de  la  valeur  du'  concept  de  substance,  il  est 
probable  qu'à  elle  seule  elle  ne  saurait  rien  nous  apprendre. 

Pierre  Boutroux. 


LE    PRINCIPE    DE    LA    VIE 

COMME    MOBILE    MORAL 

Selon   J.-M.    GUYAU. 


L'œuvre  inoubliable  à  laquelle  Guyau  a  donné  ce  titre  audacieux, 
Esquisse  (Tune  morale  sans  obligalion  ni  sans  sanction,  consiste,  on 
le  sait,  dans  sa  partie  positive,  à  défendre  une  thèse  toute  nouvelle 
sur  le  mobile  moral,  et  à  substituer  à  l'obligation  catégorique  et 
absolue  de  la  morale  classique  une  série  d'  «  équivalents  »,  dont 
les  uns  sont  présentés  comme  purement  scientifiques  et  les  autres 
comme  métaphysiques  et  hypothétiques.  En  établissant  ce  système 
de  morale  dans  lequel  la  science  positive  tout  d'abord  et  ensuite  la 
métaphysique  devaient  trouver  chacune  leur  part,  la  tâche  essen- 
tielle qu'il  s'était  assignée  était  d'étendre  au  préalable  autant  que 
possible  le  domaine  de  la  science,  puis  de  marquer  soigneusement 
la  limite  au  delà  de  laquelle  le  concours  des  idées  métaphysiques 
allait  devenir  indispensable.  Il  exprimait  avec  force  cette  pensée 
dominante  sous  cette  forme  imagée  :  «  Lorsqu'on  gravit  une  mon- 
tagne, il  arrive  qu'à  un  certain  moment  on  est  enveloppé  dans  des 
nuages  qui  cachent  le  sommet,  on  est  perdu  dans  l'obscurité.  Ainsi 
en  est-il  sur  les  hauteurs  de  la  pensée  :  une  partie  de  la  morale,  celle 
qui  vient  se  confondre  avec  la  métaphysique,  peut  être  à  jamais 
cachée  dans  les  nuages,  mais  il  faut  qu'elle  ait  aussi  une  base  solide 
et  qu'on  sache  avec  précision  le  point  où  l'homme  doit  se  résigner  à 
entrer  dans  le  nuage  »  (p.  5  m.).  —  Notre  tâche  spéciale  à  nous, 
dans  cette  étude  critique,  sera  de  rechercher  si  peut-être  le  nuage 
ne  descend  pas  jusqu'à  la  base  que  notre  auteur  a  choisie.  Sans 
nous  élever  bien  haut,  sans  aborder  la  série  échelonnée  des  u  équi- 
valents »  du  devoir,  nous  resterons  dans  sa  théorie  du  mobile 
moral. 


344  UEVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Quel   est  le  but  de  la  conduite  morale,  c'est-à-dire  des  actions 
humaines  qui  ont  un  caractère  obligatoire?  c'est  là  le  premier  pro- 
blème qui  se  présente  à  tout  moraliste.  Avant  de  rechercher  pour- 
quoi l'homme  est  obligé,  question  dernière  vers  laquelle  tend  toute 
la  science  morale,  il  est  naturel  de  se  demander  à  quoi  on  l'oblige. 
C'est  également  ce  que  Guyau  recherche  en  premier  lieu,  dans  le 
premier  chapitre  de  son  premier  livre,  intitulé  :  «  l'Intensité  de  la 
vie  est  le  mobile  de  l'action.  »  Or  l'importance  de  la  thèse  qu'il  y 
développe  est  absolument  essentielle,  car  elle  suffit  à  déterminer  la 
position  originale  toute   spéciale  que  Guyau  a  voulu  donner  à  son 
système  parmi  tous  les  systèmes  contemporains.  Déjà  nous  voyons 
réalisé  dans  ce  chapitre  le  programme  qu'il  s'est  proposé  dans  la 
conclusion  de  son  livre  sur  la   Morale  anglaise  contemporaine.  Ce 
programme  était,  d'une  part,  de  reprendre  les  principes  de  la  doc- 
trine évolutionniste  de  Spencer,  mais  de  les  approfondir,  d'ajouter 
aussi  d'autres  faits  aux  faits  amassés  par  les  philosophes  anglais, 
et  d'élargir  ainsi  la  sphère  de  la  science;  d'autre  part,  d'adopter 
d'une  manière  générale  l'orientation  nouvelle  que  cette  doctrine  a 
reçue  dans   le  domaine  moral  grâce  aux  suggestions  de  M.  Alfred 
Fouillée  dans  sa  Critique  des  si/stèmes  de  morale  contemporains  et 
dans  son  œuvre   capitale  La  liherti'  et  le  déterminisme,  orientation 
vers   un  idéal   de    moralité    permettant   d'unir    plus    intimement 
l'homme  à  la  nature  et  à  l'univers.  Mais  il  voulait  établir  un  principe 
d'union  plus  profond  encore  que  celui  que  proposait  son  maître,  un 
principe  vraiment  fixe  et  immuable.  Et  c'est  la  portée  originale  et 
toute  singulière    qu'il    attribue    à   ce   principe   fondamental,  à   ce 
mobile  moral,  qui  déterminera  le  sens  de  ses  divers  «  équivalents  » 
du  devoir;  Guyau  en  fait  réellement  la  base  indispensable  de  son 
système.  —  Nous  croyons  donc  que  la  présente  étude,  qu'à  raison 
des  limites  imposées  à  tout  article  de  revue  nous  devons  restreindre 
à  une  partie  de  la  morale  de  Guyau,  n'en  aura  pas  moins  à  la  fois 
son  utilité  et  son  intérêt  spécial.  Elle  consiste  à  répondre  à  cette 
question  :  Comment  Guyau  s'est- il  acquitté  de  cette  tâche  particu- 
lière qui  était  pour  lui  de  déterminer  «  le  point  de  départ  de  la  science 
dans  la  morale»?  (Cf.  p.  83  i.)ll  sera  curieux  de  s'assurer  si,  en  s'ap- 
pliquant  à  cette  tâche,  il  a  su  réellement  se  conformer  à  la  grande 
règle  générale  présidant  à  sa  méthode  et  qui  était,  d'après  ses  pro- 
pres paroles,  d'édiller  «  une  morale  où  aucun  yj?v;Ji<9e  n'aurait  aucune 
part,  où   tout  serait  raisonné  et  apprécié  à  sa  vraie  valeur  »,  en 


CH.   CHitiSTOPHE.  —  Le  principe  de  la  vie.  345 

faisant  toujours  soigneusement  le  départ  du  certain  et  du  probable. 
(Cf.  p.  3  i.) 

Les  idées  de  Giiyau  continuent  à  faire  robjct  en  France  de  l'at- 
tention la  plus  fidèle  et  la  plus  inlassable.  Sa  poétique  et  puissante 
pensée  dégage  d'ailleurs  un  charme  profond,  que  nous-même  nous 
subissons  toujours  volontiers;  mais  elle  exerce  encore  sur  nombre 
de  littérateurs  et  même  de  philosophes  une  fascination  un  peu  dan- 
gereuse '.  Serait-ce  manquer  de  respect  à  son  génie  que  de  chercher 
à  la  dissiper?  Sans  doute  on  a  déjà  signalé  quelques-unes  de  ses 
erreurs.  Mais  on  ne  lui  a  consacré  jusqu'ici  que  des  études  courtes 
et  rapides,  à  part  le  livre  de  M.  Alfred  Fouillée  [La  morale,  l'art  et 
la  religion  selon  J.-}L  Guyau),  qui  est  une  apologie,  non  une  cri- 
tique. Jamais  notamment  on  n'a  analysé  en  détail  ces  formules 
sibyllines  dans  lesquelles  il  se  plaisait,  nouvel  Heraclite,  à  con- 
denser sa  pensée  et  dont  l'éclat  violent  éblouit  et  ébranle  l'esprit  du 
lecteur  au  point  de  l'empêcher  parfois  de  se  ressaisir.  D'autre  part 
ces  études  ont  été  faites  à  un  point  de  vue  dogmatique,  au  nom  de 
systèmes  reçus,  au  moyen  de  principes  que  l'on  «  préjuge  ».  Nous 
voudrions  au  contraire  inaugurer  à  l'égard  de  Guyau  une  méthode 
critique  détaillée,  d'un  caractère  tout  intrinsèque,  qui  consisterait  à 
aller  le  combattre  sur  le  terrain  même  qu'il  a  choisi,  avec  les  armes 
que  lui-même  pourrait  nous  fournir.  Nous  aurons  bien  soin  de 
n'aborder  ni  de  trancher  notamment  la  question  de  savoir  s'il  est 
possible  d'établir  un  système  de  morale  sans  faire  appel  à  la  méta- 
physique. L'application  de  cette  méthode,  qu'on  pourrait  appeler 
assez  exactement  méthode  immanente,  présente  des  difficultés  con- 
sidérables, parce  qu'elle  exige  surtout  un  exposé  exact  et  rigoureu- 
sement objectif,  dans  une  série  clairement  graduée,  des  idées  à  com- 
battre. Mais  au  lecteur  dégagé  de  toute  prévention  elle  offre  cet 
avantage  précieux  de  lui  permettre  de  suivre  sans  préparation  et 
sans  peine  le  spectacle  qui  lui  est  donné  de  la  genèse  de  la  théorie 
critiquée  et  en  même  temps  des  efforts  tentés  pour  échapper  aux 
■erreurs  partielles,  et  qui  s'achève  enfin  en  dévoilant,  dans  toute  son 
évidence,  l'erreur  fondamentale  et  inévitable. 


1.  Combien  son  influence  a  été  étendue  nous  en  avons  été  convaincu  tout 
récemmenl  par  une  preuve  nouvelle  apportée  par  M.  Alfred  Fouillée,  qui 
vient  de  signaler  dans  une  étude  sur  La  ir-ltfjiim  de  Nietzc/ie  tout  ce  que  le  phi- 
losophe allemand  doit  à  (luyau.  {Revue  des  Deux  Mondes,  1"  févr.  1901). 


346  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

I 

Conditions  que  doit  remplir  le  mobile  moral. 

§  l*"".  —  Le  mobile  moral  doit  élre  un  fait  cV expérience. 
Conséquences  que  Guyau  en  tire. 

Guyau  n'a  qu'un  seul  souci  :  c'est  d'assigner  à  la  conduite  humaine 
un  mobile  qui  puisse  se  constater  empiriquement,  qui  soit  un  fait 
d'expérience  et  non  pas  une  idée  conçue  par  l'esprit  comme  supé- 
rieure à  l'expérience.  «  Xous  laisserons  de  côté,  dit-il,  la  notion  du 
désirable,  et  nous  nous  bornerons  à  constater  ce  qui  est  désiré  en 
fait  »  (p.  84).  La  notion  du  désiré  lui  paraît  en  effet  l'objet  propre 
de  la  science,  tandis  que  la  notion  du  désirable  est  à  ses  yeux 
réservée  à  la  métaphysique.  Nous  nous  engageons  directement 
après  lui  sur  le  terrain  dont  il  vient  de  déterminer  ainsi  la  nature. 


Étant  posé  ce  principe  que  le  but  de  la  conduite  doit  être  un  fait, 
Guyau  en  tire  immédiatement  cette  première  conséquence  :  ce  but 
sera  individuel  et  non  impersonnel  ou  social.  Voici  comment. 

«  Une  morale  qui  n'invoque  que  les  faits,  dit-il,  ne  peut  présenter 
dès  l'abord  à  l'individu  pour  premier  mobile  d'action  le  bien  ou  le 
bonheur  de  la  société  >>  (p.  83-84).  En  effet,  le  bonheur  de  la  société 
est  souvent  en  opposition  avec  celui  de  l'individu  et  «  dans  ces  cas 
d'opposition  le  bonheur  social,  comme  tel,  ne  pourrait  devenir  pour 
l'individu  une  fin  réfléchie  qu'en  vertu  d'un  pur  désintéressement  ». 
Or  «  ce  pur  désintéressement  est  impossible  à  constater  comme  fait, 
et  son  existence  a  de  tout  temps  été  controversée  »  (p.  84  s.). 

Il  suffirait  de  répondre  à  ce  raisonnement,  auquel  Guyau  n'ajoute 
aucune  autre  preuve,  que  cette  simple  circonstance  d'une  contro- 
verse au  sujet  de  l'existence  d'un  fait,  ne  prouve  nullement  la  non- 
existence  de  ce  fait.  Ensuite  nous  avons  le  droit  de  demander  pour 
quelle  raison  Guyau  estime  que  le  désintéressement  est  «  impos- 
sible à  constater  »  :  l'observation  psychologique,  qui  est  assurément 
un  mode  d'investigation  scientifique,  et  que  notre  auteur  ne  dédaigne 
pas  à  l'occasion,  n'aurait-elle  pu  se  charger  de  cette  constatation? 
Admettons  cependantpour  un  instant  que  le  désintéressement  soit 


CH.   CHRiSTOPHK.  —  Le  principe  de  la  vie.  347 

impossible  à  constater  comme  fait.  Songeons  en  effet  que  Guyau  peut 
n'avoir  au  fond  d'autre  dessein  que  de  nier  —  ce  qui  serait  plausible 
à  toute  première  vue  —  le  désintéressement  effectif  et  traduit  en 
fait,  par  opposition  au  désintéressement  existant  à  l'état  d'intention, 
comme  un  simple  désir  intérieur.  Mais  admet-il  au  moins  que  le 
désintéressement  existe  comme  simple  désir  intérieur?  Il  nous  a 
annoncé  qu'il  va  rechercher  ce  qui  est  désiré  en  fait  pour  établir  le 
mobile  moral,  et  puisqu'il  lui  est  possible  de  constater  les  divers 
objets  des  désirs  humains,  il  pourra  sans  aucun  doute  s'assurer  si 
parmi  eux  ne  se  trouve  pas  le  bonheur  de  la  société?  —  A  cela  Guyau 
nous  répond  comme  suit.  Le  pur  désintéressement  chez  l'individu 
suppose  nécessairement  selon  moi  qu'il  envisage  le  bonheur  social 
comme  une  fin  réfléchie,  et  c'est  pour  cela  que  je  nie  son  existence  : 
je  puis  bien  constater,  si  vous  le  voulez,  que  le  bonheur  social 
est  désiré  en  fait,  mais  je  nie  qu'il  puisse  l'être  d'une  manière  réflé- 
chie, qu'il  puisse  «  devenir  pour  l'individu  une  fin  réfléchie  ».  — 
C'est  une  négation,  mais  rien  de  plus.  L'homme  désire  le  bonheur 
d'autrui,  mais  il  ne  peut  faire  du  bonheur  d'autrui  une  fin  réfléchie  : 
ce  désir  n'a  donc  aucune  espèce  d'importance  dans  la  vie  humaine, 
il  n'y  a  pas  lieu  de  s'y  arrêter.  Voilà  une  conclusion  évidemment 
étrange  de  la  part  d'un  philosophe  partisan  de  la  théorie  de  l'évolu- 
tion, suivant  laquelle  toutes  les  fonctions,  les  tendances,  tous  les 
désirs  élaborés  dans  la  lutte  pour  l'existence  ont  un  but  plus  ou 
moins  déterminé  ou  du  moins  en  ont  possédé  un  :  leur  adaptation 
toujours  plus  parfaite  vers  des  fins  plus  précises  explique  leur  per- 
manence et  leur  développement,  mais  d'autre  part  leur  adaptation 
défectueuse  et  sans  fin  précise  entraîne  fatalement  leur  arrêt  et  leur 
disparition.  Spencer  constate  la  persistance  de  la  tendance  altruiste 
chez  les  êtres  vivants  et  son  développement  jusqu'à  l'état  réfléchi'. 
Guyau  ne  nie  pas  que  cette  tendance  existe;  pourquoi  nie-t-il  qu'elle 
puisse  devenir  réfléchie? 

Nous  terminerons  sur  ce  point  par  ce  dilemme.  De  deux  choses 
l'une  :  —  ou  bien  il  existe  des  moyens  de  prouver  la  non-existence 
du  désintéressement;  si  Guyau  les  avait  mis  en  œuvre,  ce  qu'il  n'a 
même  pas  tenté,  on  aurait  pu  les  discuter  et  établir,  au  contraire, 
qu'on  peut  prouver  l'existence  du  désintéressement;  —  ou  bien  il 
n'existe  aucun  moyen  de  constater  ni  l'existence  ni  la  non-existence 

1.  Herbert  Spencer,  Data  of  El/iics,  chap.  .\ii  et  xiv. 

Rev.   Meta.  T.  IX.  —  1901.  .   24 


348  RKVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

du  désintéressement,  et  c'est  là  peut-être  ce  que  Guyau  voulait  dire; 
dans  ce  cas  le  désintéressement  reste  encore  possible  comme  fait,  et 
il  en  résulte  qu'une  morale  qui  le  néglige,  s'expose  à  négliger  des 
faits  et  par  suite  à  aboutir  à  des  conséquences  erronées. 

Notre  auteur  a  donc  tort  de  passer  légèrement  sur  ce  point  capital 
et  de  conclure  précipitamment  qu'une  morale  scientifique  et  positive 
comme  la  sienne  doit  nécessairement  être  individualiste.  Nous  pou- 
vons en  effet  prévoir  dès  maintenant  de  grosses  difficultés  qu'il  aura 
à  surmonter  dans  la  suite.  Il  déclare  un  peu  témérairement  qu'  «  une 
morale  individualiste,  fondée  sur  les  faits,  n'est  pas  la  négation  d'une 
morale  métaphysique  ou  religieuse,  fondée,  par  exemple,  sur  quelque 
idéal  impersonnel  »,  qu'  «  elle  ne  l'exclut  pas  et  est  simplement 
construite  dans  une  autre  sphère  »  (p.  84  m.).  Nous  nous  demandons 
si  le  bonheur  social,  qui  est  sans  aucun  doute  «  un  idéal  imper- 
sonnel »  et  qu'il  embrasse  comme  tel  dans  la  notion  du  désirable, 
objet  de  ce  qu'il  appelle  la  morale  métaphysique,  pourra  être  concilié 
avec  le  mobile  personnel  que  sa  morale  scientifique  va  nous  donner. 
Un  idéal  impersonnel  et  social  et  un  idéal  personnel  et  individuel  ne 
s'excluent  pas  nécessairement,  mais  ils  pourraient  s'exclure  :  leur 
conciliation  est  en  tout  cas  un  des  problèmes  essentiels  de  toute 
morale.  Guyau  pourra-t-il  le  résoudre?  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de 
l'examiner  '.  Sa  conclusion  trop  hâtive,  formulée  plus  haut,  nous 
permet  déjà  d'en  douter.  Mais  il  est  assurément  mal  venu  à  repro- 
cher dès  maintenant  aux  utilitaires  et  aux  évolutionnistes  de  «  con- 
fondre la  face  sociale  et  la  face  individualiste  du  problème  moral  » 
<p.  84  m.). 


Au  nom  de  ce  principe  que  le  mobile  de  l'action  doit  avoir  le 
caractère  d'un  fait  empirique,  Guyau  rejette  encore,  outre  le  bonheur 
social,  ces  autres  mobiles  proposés  par  les  philosophes  :  le  bien  et 
le  devoir.  Il  estime  que  le  bien  est  un  «  concept  vague  qui,  lorsqu'on 
veut  le  déterminer,  se  résout  en  des  hypothèses  métaphysiques  ». 


1.  L'objet  spécial  de  la  présente  étude  est  uniquement  le  problème  de  la 
recherche  du  mobile  moral.  A  ce  problème  se  rattache  cet  autre  qui  le  com- 
plète :  la  fin  morale  que  l'on  a  trouvée  est-elle  assez  haute  et  assez  étendue 
pour  embrasser  les  obligations  les  plus  importantes,  exigeant  de  l'homme  des 
actions  accomplies  en  vue  d'autrui  aussi  bien  que  des  actions  faites  exclusive- 
ment pour  soi-même?  Guyau  aborde  cette  question  dans  un  autre  chapitre  de 
son  Esquisse. 


CH.   CHHiSTOPHi:.  —  Le  principe  de  la  vie.  349 

Quant  au  devoir,  il  «  n'apparait  pas  non  plus  à  la  science,  dit-il, 
comme  un  principe  primitif  et  irréductible  »  (^p.  85  m.)  :  c'est  en 
efl'et  pour  lui  l'impératif  catégorique  et  absolu  de  la  morale  ordinaire 
et  classique,  qu'il  croit  ne  pouvoir  être  fondé  que  sur  une  base  à  la 
fois  métaphysique  et  dogmatique  et  auquel  il  a  déclaré  vouloir  sub- 
stituer des  faits  seuls  et  des  hypothèses  libres.  Ni  le  bien  ni  le  devoir 
ne  sont  des  faits  :  nous  devrons  nous  contenter,  en  une  matière  aussi 
essentielle,  de  cette  simple  affirmation  qu'aucune  démonstration  ne 
vient  appuyer.  Nous  ne  la  discuterons  pas,  puisque  nous  sommes 
décidés  à  suivre  Guyau  sur  le  terrain  qu'il  a  choisi. 

Reste  le  bonheur  ou  le  plaisir,  que  les  hédonistes  considèrent 
comme  la  «  fin  unique  et  profonde  de  l'action  »  et  dont  il  s'occupe 
également.  Guyau  l'écarté  comme  les  autres  mobiles  —  moins  caté- 
goriquement, il  est  vrai  («  cette  fin...  ne  saurait  être,  dit-il,  ni  le  bien 
ni  le  devoir,  ni  peut-être  le  bonheur...  »),  —  mais  ce  n'est  plus  cette 
fois  pour  la  raison  qu'il  serait  impossible  de  le  constater  empirique- 
ment :  il  reconnaît  que  le  bonheur  est  désiré  en  fait,  d'abord  impli- 
citement (p.  85  m.),  puis  même  expressément  quand  il  dit  :  «  cette 
direction  du  désir  ne  peut  être  contestée  par  personne,  et,  pour 
notre  part,  nous  l'admettons  »  (p.  86  m.).  S'il  rejette  le  bonheur 
comme  mobile  moral,  c'est  parce  qu'il  ne  réunit  pas  une  seconde 
condition,  considérée  par  Guyau  comme  indispensable,  que  nous 
allons  à  présent  formuler. 

§2.  —  Le  mobile  moral  doit  être  commun  à  tous  les  êtres. 

Guyau  est  décidé  dès  le  début  à  n'admettre  comme  fin  de  la  con- 
duite qu'un  mobile  qui  non  seulement  soit  un  fait  d'expérience,  mais 
encore  qui  soit  commun  à  tous  les  êtres  vivants. 

Il  déclare  très  justement  que  «  les  fins  poursuivies  eu  fait  par  les 
hommes  et  par  tous  les  êtres  vivants  sont  extrêmement  multiples  » 
(p.  85  s.)  :  en  effet,  pour  ne  parler  que  des  hommes,  l'un  recherche 
surtout  la  richesse;  tel  autre,  essentiellement  ambitieux,  n'a  en  vue 
que  les  honneurs  et  le  pouvoir;  tel  autre,  déréglé  dans  ses  mœurs, 
préfère  à  tout  autre  bien  les  voluptés  des  sens.  On  ne  pourrait  que 
l'approuver  encore,  si  l'on  adopte  sa  méthode  rigoureusement  posi- 
tive, quand  il  ajoute  que  toutefois  «  il  est  probable  que  les  fins 
recherchées  par  les  divers  individus  se  ramènent  plus  ou  moins  de 
fait  à  lunité  ».  Mais  pourquoi  cette  fin  unique  ne  serait-elle  pas  pré- 


3b0  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

cisémeut  le  bonheur?  Ce  n'est  pas  parce  qu'  «  on  a  pu  l'appeler  un 
objet  de  luxe  »,  cette  première  raison  de  Guyau  n'est  pas  sérieuse  : 
tous  les  hommes  ne  désirent-ils  pas  en  fait  cet  objet  de  luxe?  diront 
les  hédonistes.  «  C'est  parce  que  la  conception  du  bonheur,  dit  encore 
Guyau,  suppose  un  développement  très  avancé  de  l'être  intelligent  » 
(p.  83  m.),  c'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  parce  que  le  bonheur,  s'il 
est  désiré  en  fait,  ne  Test  pas  par  tous  les  êtres  vivants  :  telle  est  la 
principale  raison. 

Sur  quoi  se  fonde-t-il  donc  en  dernière  analyse  pour  croire  que 
«  les  fins  recherchées  par  les  divers  individus  (en  entendant  par  là 
les  hommes  et  tous  les  êtres  vivants)  se  ramènent  plus  ou  moins  de 
fait  à  l'unité  »?Sur  cette  circonstance  d'ordre  exclusivement  biolo- 
gique que  «  la  vie  offre  partout  des  caractères  communs  et  un  même 
type  d'organisation  »  (p.  83  s.).  De  même  quand  il  se  demande  plus 
loin  «  quelle  est  la  cible  constamment  visée  par  l'humanité  et  qui 
doit  l'avoir  été  aussi  par  tous  les  êtres  vivants?  »,  s'il  fait  intervenir, 
de  façon  si  inattendue,  tous  les  êtres  vivants  à  côté  de  l'humanité  et 
veut  nous  montrer  celle-ci  à  la  poursuite  d'une  fin  identique  à  la  leur, 
c'est  parce  que,  dit-il,  «  l'homme  n'est  plus  aujourd'hui  pour  la  science 
un  être  à  part  du  monde,  et  que  les  lois  de  la  vie  sont  les  mêmes  du 
haut  en  bas  de  l'échelle  animale  »  (p.  86  s.).  De  ces  déclarations 
ainsi  réunies  se  dégage  nettement  celte  idée  qu'un  même  type  d'or- 
ganisation  prouve  nécessairement  Videntité  de  la  fin  chez  tous  les  êtres 
vivants,  qui  serait  pour  Guyau  une  sorte  de  postulat  pouvant  se 
passer  de  démonstration.  Que  devons-nous  penser  de  cette  idée? 

Cherchons  d'abord  comment  il  faut  que  nous  entendions  le  mot 
fin,  d'après  les  quelques  éléments  que  nous  pouvons  légitimement 
considérer  comme  donnés  implicitement  jusqu'ici  par  notre  auteur. 
Nous  sommes  bien  évidemment  dans  le  domaine  du  mouvement  et 
de  l'activité,  c'est-à-dire  de  l'ensemble  des  diverses  actions  :  dès  lors 
une  fin  serait  tout  événement  futur  que  tend  à  réaliser  une  action. 
Mais  n'oublions  pas  qu'il  est  nécessaire,  semble-t-il,  pour  définir  ici 
la  fin,  de  nous  placer  au  point  de  vue  habituel  de  l'évolutionnisme 
scientifique  et  naturaliste,  c'est-à-dire  de  la  théorie  du  mécanisme 
universel,  qui  attribue  la  réalisation  de  fin-?  —  sous  forme  de  coor- 
dination et  d'harmonie  établie  entre  les  mouvements  et  les  activités, 
ainsi  que  d'enchaînement  les  reliant  dans  une  série  successive  —  à 
l'influence  d'une  force  primitive  agissant  par  impulsion  dans  un 
sens  éternellement  le  même  :  point  de  vue  tout  positif,  tout  extérieur 


CH.   CHRISTOPHE.  —  Le  princij^e  de  la  vie.  351 

et  essentiellement  objectif.  L'événement  futur  constituant  la  fin  n'est 
pas  l'effet  d'une  prédétermination  subjective,  née  dans  l'esprit  de 
l'agent;  peu  importe  qu'il  ait  été  ou  non  représenté  d'avance  dans 
la  conscience  ',  il  n'est  que  l'aboutissement  fatal  et  mécanique  d'une 
action  :  tout  mouvement,  toute  tendance,  par  le  fait  seul  qu'il  est 
un  mouvement,  une  tendance,  a  un  aboutissement,  a  une  fin.  Quand 
Guyau  parle  de  la  fin  poursuivie  partons  les  être^  comme  d'un  «  but 
naturel  »  (p.  85  m.)  il  marque  nettement  par  cette  dernière  expres- 
sion le  caractère  de  nécessité  mécanique  qu'il  attache  à  la  fin. 

Notons  encore  qu'ainsi  comprise  la  fin  ne  joue  aucun  rôle  déter- 
minant sur  l'action  et  le  mouvement.  On  ne  peut  pas  même  dire, 
d'une  manière  toute  vague,  que  c'est  ce  qui  imprime  à  une  action 
une  direction  déterminée.  Un  mouvement  doit  son  existence  et  sa 
direction  exclusivement  à  l'impulsion  première,  foute  causale,  dont 
nous  venons  de  parler.  Par  le  seul  fait  qu'il  est  un  mouvement  agis- 
sant et  s'exerçant  dans  l'espace,  il  possède  déjà  une  direction,  tend 
vers  un  aboutissement,  quel  qu'il  soit,  aune  fin  fatale  et  nécessaire. 
Qui  parle  d'une  fin  objective  au  sens  de  la  doctrine  naturaliste,  ne 
pense  qu'à  la  tendance,  au  mouvement  qui  a  abouti  à  cette  fin; 
l'événement  futur  disparaît  de  sa  pensée.  Qui  cherche  une  fin  exclu- 
sivement objective,  ne  cherche  qu'un  mouvement,  une  tendance  spé- 
ciale, en  tant  qu'opposés  à  un  autre  mouvement,  une  autre  tendance. 
C'est  ainsi  que  Guyau,  pénétré  de  l'esprit  de  celte  doctrine,  en  vient 
immédiatement  à  ne  plus  demander  quelle  est  la  fin  des  actes,  mais 
quelle  est  leur  «  direction  naturelle  »  (p.  86  m.).  Si  bien  qu'en  somme, 
par  le  mot  fin  tel  que  l'emploie  Guyau  en  cet  endroit,  nous  devons 
entendre  toute  tendance  comme  telle,  toute  fonction,  toute  activité 
prise  individuellement  et  en  elle-même. 

Cela  posé,  admettons  à  la  rigueur  qu'après  avoir  observé  chez  un 
certain  nombre  d'individus  un  caractère  commun,  un  même  type 
d'organisation,  vous  ayez  le  droit  de  dire  que  tous  suivent  une  ten- 
dance commune,  exercent  une  fonction  commune,  poursuivent  donc 
une  fin  identique.  Mais  cette  fin  iden tiqice  esi-eWe  la  fin,  la  seule  fin? 
Si  vous  raisonnez  logiquement,  après  avoir  observé  chez  un  groupe 
de  ces  individus,  à  côté  du  type  générique  qu'il  présente  comme  les 
autres  groupes,  un  type  spécifique,  résultant  d'un  caractère  propre 


1.  C'est  la  distinction  scolastique  entre  \a.  finis  operls,  lin  objective,  et  la  finis 
operantis,  lin  subjective. 


352  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

à  ce  groupe,  vous  devrez  reconnaître  que  les  individus  qui  le  com- 
posent poursuivent  une  fin  spécifique.  Il  est  évident  que  chaque  être, 
chaque  individu  réunit  plusieurs  tendances  et  des  activités  diverses. 
Guyau  ne  l'ignore  pas.  Mais,  alors  qu'il  se  pose  cette  question  «  quel 
est  le  but  naturel  des  actions  humaines'!»  (p.  83  m.),  pourquoi  veut- 
il  que  ce  but  soit  aussi  celui  des  actions  de  tous  les  êtres  vivants, 
pourquoi  sacrifie-t-il  l'espèce  au  genre?  L'activité  morale  pourrait, 
semble-t-il,  être  une  simple  tendance  spécifique,  suivie  en  fait  par 
un  groupe  restreint  d'êtres  au  milieu  de  tous  les  êtres. 

Mais  Guyau  répondra  que  nous  ne  saisissons  pas  encore  sa  pensée. 
Je  constate  chez  l'homme,  dira-t-il,  l'existence  d'une  activité  com- 
mune à  tous  les  êtres  vivants,  activité  tendant  vers  une  fin  iden- 
tique qui  est  la  seule  fin  identique  :  et  j'entends  aussi  par  là  la  «  fin 
unique  et  profonde  de  l'action  »  (p.  85  s.),  en  ce  sens  que  toutes  les 
autres  activités  et  tendances  des  êtres,  qui  sont  spécifiques  par  rap- 
port à  elle,  «  se  ramènent  »  (p.  83  s.)  à  elle  et  convergent  vers  elle. 

Cette  explication  ne  nous  satisfait  aucunement.  Cette  fin  géné- 
rique et  générale  sera  la  seule  lin  identique,  soit;  mais  faut-il  de 
toute  nécessité  que  le  mobile  moral  se  confonde  avec  la  fin  la  plus 
générale?  toute  la  question  est  là.  Vous  nous  dites  que  cette  fin 
générale  est  aussi  la  plus  «  profonde  »,  et  vous  voulez  dire  par  ce 
mot,  qui  est  susceptible  de  bien  des  sens,  que  toutes  les  activités 
contribuent  à  cette  fin,  suivent  toutes  en  dernière  analyse  cette 
seule  et  même  direction.  Quelle  preuve  nous  en  donnez-vous? 
aucune.  Nous  concevons  au  contraire  parfaitement  que  les  diverses 
activités  des  êtres,  au  lieu  de  se  confondre  en  une  seule,  soient  sim- 
plement parallèles  ou  même  soient  absolument  divergentes.  Adop- 
tons bien  le  point  de  vue  tout  physique  et  exclusivement  biologique 
auquel  Guyau  paraît  vouloir  se  tenir.  Nous  notons  dans  les  organes 
de  tous  les  êtres  ce  caractère  commun  consistant  en  ce  que  tous 
exécutent  des  mouvements,  des  fonctions,  et  nous  pouvons  dire  par 
conséquent  qu'ils  accomplissent  cette  fonction  générale  appelée 
«  l'activité  des  êtres  vivants  ».  Mais  nous  constatons  en  même  temps 
la  diversification  infinie  qui  s'est  dès  l'origine  introduite  dans  ces 
organes  et  continue  à  s'étendre  encore  :  par  ce  fait  même  sont  nées, 
se  sont  développées  et  se  développeront  encore  de  nouvelles  acti- 
vités et  de  nouvelles  fonctions,  différentes  de  la  fonction  générale. 
Dans  le  domaine  physique  et  biologique  la  tendance  des  activités  est 
la  diversification  et  non  pas  l'identification.  Spencer  a  fait,  quant  à 


CH.   riiRiSTOPHK.  —  Le  principe  de  la  vie.  353 

lui,  ressortir  toujours  comme  un  fait  essentiel  dans  l'étude  de  l'acti- 
vité envisagée  sous  ses  divers  aspects,  sous  son  aspect  physique 
comme  sous  les  autres,  l'hétérogénéité  croissante  des  mouvements  au 
cours  de  l'évolution  '. 

Ne  nous  attardons  pas  à  discuter  plus  longtemps  cette  singulière 
théorie  qui  se  fonde  uniquement  sur  le  caractère  de  générahté  que 
présenterait  une  lin  ou  une  activité  pour  prétendre  que  toutes  les 
autres  activités  contribuent  à  celles-là  ou  s'y  «  ramènent  ».  Elle  sk 
déduit  logiquement  des  assertions  de  Guyau,  mais  à  la  condition 
toutefois  que  le  mot  fin  ait  été  compris  et  employé  par  notre 
auteur  dans  le  sens  que  nous  avons  tâché  de  formuler  plus  haut.  Il 
est  toujours  permis  d'en  douter,  puisque,  pour  l'interprétation  de  ce 
terme,  nous  n'avons  présenté  en  somme  qu'une  hypothèse.  Nous 
faisons  donc  table  rase  de  celle-ci,  nous  réservant  d'y  revenir  plus 
tard,  s'il  y  a  lieu  de  la  justifier. 

II 

Position  du  problème  de  la  REcnERCoE  du  mobile  mor.al. 

Quelle  est  la  fin  poursuivie  en  fait  par  tous  les  êtres?  «  Quel  est, 
dit  Guyau,  le  centre  de  l'effort  universel  des  êtres  ?  »  (p.  86  s.),  ou 
encore,  reproduisons  ces  autres  expressions  marquant  bien  sa  con- 
ception spéciale  du  mobile  moral  qu'il  veut  trouver  :  quelle  est  «  la 
direction  naturelle  de  tout  acte?  »  (p.  86  m.).  —  Telle  est  la  forme 
sous  laquelle  nous  voyons  Guyau  poser  le  problème  dont  nous  nous 
occupons  dans  cette  étude;  mais  elle  n'est  pas  définitive.  Expli- 
quons-nous. 

Nous  abordons  ici  le  passage  le  plus  difficile  de  l'œuvre  entière 
de  Guyau.  Les  observations  de  faits,  les  affirmations  de  principes  et 
les  raisonnements  y  sont  amassés  ou  plutôt  entremêlés  comme  à 
plaisir  et  constituent  un  chaos  devant  lequel  le  lecteur  reste  dérouté 
et,  ce  qui  plus  est,  sent  sa  pensée,  même  après  plusieurs  lectures, 
comme  entraînée  et  fascinée.  Guyau  présente  en  effet  tout  cela  dans 
le  style  le  plus  brillant  et  les  phrases  les  plus  sonores,  et  tout  d'une 
haleine  pour  ainsi  dire.  Il  met  dans  ces  courtes  pages  une  sorte  de 
hâte  et  de  précipitation  dont  on  ne  manque  pas  de  s'étonner  quand 

i.  Voy.  notamment  Data  of  Ethics,  chap.  v. 


354  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

on  s'est  aperçu  par  la  suite  que  l'intention  du  philosophe  était  bien 
de  déterminer  d'une  manière  décisive  dans  ce  passage  le  sens  de  son 
système.  Il  faut  donc  que  nous  appliquions  tous  nos  eflorts  à  recher- 
cher dans  ce  dédale  le  fil  de  sa  pensée,  la  série  successive  des  opé- 
rations qui  se  sont  faites  dans  son  esprit.  La  présente  section  II  a 
cet  objet  essentiel,  afin  d'autoriser  la  critique  qui  viendra  plus  tard 
(section  III),  de  retracer  les  idées  de  Guyau  avec  méthode  et  de  les 
éclairer  de  courtes  observations.  Et  comme  il  faut  aussi  avant  tout 
faire  apparaître  entre  elles  un  lien  général,  nous  avons  dégagé 
celui-ci  :  dans  sa  marche  en  avant,  le  raisonnement  que  représen- 
tent ces  pages  se  borne  en  réalité,  pour  marquer  chaque  étape  nou- 
velle, à  substituer  à  la  question  primitivement  posée  sous  une 
certaine  forme,  une  nouvelle  formule  de  la  même  question,  à  pré- 
senter ainsi  le  problème  sous  des  aspects  toujours  plus  précis  et 
plus  simples,  si  bien  que  la  dernière  formule  trouvée  commandera 
immédiatement  une  réponse  évidente. 

Cette  question  :  quelle  est  la  direction  naturelle  de  tout  acte? 
constitue  la  première  étape.  La  section  II  ne  sera  que  l'exposé  de 
ses  transformations. 

§  1".  —  Division  de  Vensemble  des  actions  en  conscientes 
et  inconscientes.  Importance  donnée  à  l'inconscient. 

La  fin  unique,  la  direction  naturelle  qu'il  s'agit  de  trouver  est 
celle  vers  laquelle  convergent,  ne  l'oublions  pas,  les  mouvements 
divers,  tous  les  actes  en  général  de  tous  les  êtres  vivants.  Et  les 
premières  paroles  de  Guyau  indiquent  ici  que  c'est  à  un  point  de  vue 
spécial,  auquel  nous  ne  nous  attendions  guère  depuis  certaines  décla- 
rations antérieures,  qu'il  envisage  maintenant  ces  actions  et  mou- 
vements de  tous  les  êtres  :  nous  voulons  dire  un  point  de  vue  tout 
psychologique,  considérant  uniquement  le  degré  de  conscience  ou 
d'inconscience  qui  accompagne  chaque  action.  En  d'autres  termes, 
il  divise  l'ensemble  de  l'activité  des  êtres  en  deux  grandes  catégo- 
ries, les  actions  conscientes  et  les  actions  inconscientes. 

Nous  nous  étonnons  de  ce  début.  Quand  on  a  insisté  comme  lui 
sur  ce  point  que  «  les  lois  de  la  vie  sont  les  mêmes  du  haut  en  bas 
de  l'échelle  animale  »  et  que  «  l'homme  n'est  plus  aujourd'hui  pour 
la  science  un  être  à  part  du  monde  »  (p.  86  s.),  on  aurait  pu  logique- 
ment rester  à  ce  point  de  vue  extérieur  et  biologique  et  établir  dans 


CH.   CHKISTOPHK.  —  Le  principe  de  la  vie.  35:i 

l'ensemble  des  mouvements  des  êtres  vivants  une  division  comme 
celle-ci  :  1°  les  mouvements  se  dégageant  sous  forme  de  travail 
mécanique  extérieur,  mouvements  de  locomotion,  de  respiration,  de 
digestion,  etc.;  2"  mouvements  se  dégageant  sous  forme  de  chaleur 
animale  ;  3°  ou  d'électricité  animale  ;  4"  de  force  nerveuse  ou  d'in- 
nervation'. On  aurait  pu  chercher  si  par  hasard  la  direction  natu- 
relle de  chacun  de  ces  groupes  de  mouvements  ne  se  confondrait 
pas  avec  la  direction  naturelle  des  autres,  de  telle  sorte  que,  le 
cas  échéant,  —  l'ensemble  de  ces  quatre  groupes  constituant  inté- 
gralement l'activité  des  êtres,  —  cette  direction  naturelle  aurait  élé^ 
la  fin  unique  demandée. 

Guyau  commence  par  citer  la  définition  que  donnent  les  hédonistes 
de  «  la  direction  naturelle  de  tout  acte»;  celle-ci  serait,  d'après  eux, 
«  le  minimum  de  peine  et  le  maximum  de  plaisir  :  dans  son  évolu- 
tion la  vie  consciente  suit  toujours  la  ligne  de  la  moindre  souf- 
france »  ip.  86  m.).  11  déclare  la  rejeter,  quant  à  lui,  non  pas  parce 
qu'elle  est  psychologique,  mais  parce  qu'elle  est  trop  étroite  :  «  elle 
ne  s'applique  qu'aux  actes  conscients  et  plus  ou  moins  volontaires, 
non  aux  actes  inconscients  et  automatiques  qui  s'accomplissent  sim- 
plement suivant  la  ligne  de  la  moindre  résistance  »  (p.  86  m.).  —  Il 
résulte  bien  évidemment  de  là  qu'il  n'entend  s'occuper  des  actes  en 
général,  ainsi  que  nous  le  disions,  que  sous  leur  aspect  psycholo- 
gique de  mouvements  plus  ou  moins  conscients  ou  inconscients,  et 
que  le  problème,  ajoutons-le,  va  se  ramener  maintenant  à  déter- 
miner une  tendance  naturelle  assez  "générale  pour  pouvoir  se 
retrouver  dans  les  actions  inconscientes  aussi  bien  que  dans  les 
actions  conscientes  et  par  conséquent  s'affirmer  de  tous  les  mouve- 
ments accomplis  partons  les  êtres  vivants.  Guyau  avait  peut-être  ses 
raisons  pour  aborder  la  question  de  cette  manière,  pour  choisir  en 
vue  de  ses  recherches  ce  terrain  plutôt  qu'un  autre.  Nous  les  exami- 
nerons plus  tard.  Acceptons  le  terrain  choisi  et  ne  faisons  pas  plus 
de  difficulté  pour  nous  y  engager  àsa  suite. 

A.  —  Un  premier  point  à  rapporter  et  à  marquer  de  quelques 
observations  rapides,  est  cette  distinction  même  de  tous  les  actes  en 
deux  groupes  nettement  opposés  l'un  à  l'autre,  les  actes  eonscieiits 
et  les  actes  inconscients. 

i.  Cf.  Beaunis,  Nouveaux  éléments  de  pfiysiolof/ie  humaine.  Paris,  3*  éd.,  1888 
(Livre  IV,  2'  partie  :  Physiologie  du  mouvement;  3"  partie  :  Physiologie  de  l'in- 
nervation. Vol.  II). 


356  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

11  n'est  pas  douteux  que  Guyau  considère  les  premiers  comme 
étant  essentiellement  des  a.cles  déterminés  par  im  but^,  c'est-à-dire 
ceux  qui  ont  une  fin  distincte  représentée  dans  l'esprit  de  l'agent. 
Mais,  pour  désigner  ces  deux  groupes  d'actes,  il  a  recours  indiffé- 
remment à  des  expressions  très  variées  ^,  bien  que  les  psychologues 
contemporains  attachent  à  chacune  de  celles  qu'il  emploie  un  sens 
précis,  établissant  ainsi  une  série  plus  nombreuse  de  catégories 
distinctes.  Leurs  classifications  cherchent  à  répondre  plus  fidèle- 
ment à  la  réalité,  qui  nous  présente  chez  les  êtres  animés,  d'une 
part  des  mouvements  absolument  conscients,  c'est-à-dire  volontaires, 
réfléchis,  accompagnés  de  la  conscience  de  soi,  d'un  autre  côté  des 
mouvements  absolument  inconscients,  c'est-à-dire  purement  physio- 
logiques, et  aussi  une  série  intermédiaire  de  mouvements  pourvus 
de  conscience  à  des  degrés  infiniment  variables  ^.  Sans  aucun  doute 
Guyau  ne  devait  rien  ignorer  de  tout  cela  :  c'est  donc  qu'en  s'en 
tenant  aux  deux  catégories  citées,  il  a  entendu  simplement  séparer 
d'une  part  les  actions  accompagnées  de  conscience  de  soi,  et 
d'autre  part,  constituant  un  groupe  beaucoup  plus  étendu,  tous  les 
mouvements  que  nous  appellerons  irréfléchis.  Une  distinction  de 
cette  nature,  évidemment  exacte  dans  sa  généralité,  lui  suffit  pro- 
bablement pour  son  dessein,  qui  est  d'atteindre  et  de  définir  le 
mobile  moral. 

B.  —  Nous  avons  à  noter  ensuite  un  fait  d'observation  scienti- 
fique, auquel  Guyau  semble  vouloir  attacher  une  grande  importance 
et  que  nous  trouvons  énoncé  dès  le  début  dans  cette  déclaration  : 
«  croire  que  la  plupart  des  mouvements  partent  de  la  conscience... 
ce  serait  sans  doute  être  dupe  d'une  illusion  »  (p.  86  m.).  Ce  qui 
veut  dire  :  j'insiste  sur  ce  fait  que  les  mouvements  irréfléchis  sont 


1.  Cf.  p.  87  i.  :  «  le  but  qui,  de  fait,  détermine  toute  action  consciente...  » 

2.  Au  lieu  «  d'actes  conscients  •  il  dit  parfois  :  «  mouvements  volontaires  » 
(p.  86  m.),  «  actes  s'achevant  dans  la  pleine  conscience  de  soi  »  (p.  86  i.),  actes 
rentrant  dans  une  sphère  spéciale  où  règne  «  la  pensée  »  (cf.  p.  'J3  i),  «  la  volonté 
réfléchie  »(p.  92  i.).  En  dehors  de  la  formule  «  actes  inconscients  »  nous  trou- 
vons celles-ci  :  «  actes  automatiques  »  (p.  86  m.),  «  mouvements  réflexes  » 
(p.  87  s.),  «  mouvements  spontanés  >-  •■  actes  instinctifs  »  (p.  87  m.),  ou  encore 
«  instincts,  habitudes,  perceptions  sourdes  »  (p.  92  i). 

3.  Cf.,  par  exemple,  Sully,  Outlines  of  psi/c/iolof/y.London,  t889,  p.  593  sqq.  — 
Wundl,  Éléments  de  psycluAoïjie  physiologique,  trad.  Nolen,  vol.  II,  p.  456  sqq.  — 
Une  classification  psychologique  se  rapprochant  à  la  fois  de  toutes  celles  qu'ont 
présentées  les  auteurs,  partagerait  l'ensemble  des  divers  mouvements  d'après 
une  série  comme  la  suivante  :  les  mouvements  1)  purement  physiologiques; 
2)  spontanés  ou  automatiques;  3)  réflexes;  4)  instinctifs;  5)  volontaires. 


CH.   CHRISTOPHE.  —  Le  principe  de  la  vie.  357 

les  plus  nombreux  chez  l'être  animé.  —  Ce  fait  est  réel,  la  plus 
grande  part  de  l'activité  de  l'être  vivant  se  déploie  sans  être  éclairée 
par  la  conscience  de  soi,  par  la  pensée  réfléchie;  et  nous  ne  pouvons 
que  répéter  en  les  approuvant  ces  jugements  de  Guyau  :  «  la  cons- 
cience embrasse  une  portion  assez  restreinte  de  la  vie  et  de  l'action  « 
(p.  86  i.)...;  «  la  conscience  n'est  qu'un  point  lumineux  dans  la 
grande  sphère  obscure  de  la  vie  »  (p.  87  s.). 

C.  —  Second  fait  d'observation,  plus  important  encore  aux  yeux 
de  notre  auteur  :  «  Même  les  actes,  dit-il,  qui  s'achèvent  dans  la 
pleine  conscience  de  soi  ont,  en  général,  leur  principe  et  leur  pre- 
mière origine  dans  des  instincts  sourds  et  des  mouvements  réflexes» 
(p.  86-87).  Ce  qui  signifie,  en  termes  plus  précis  :  beaucoup  de 
mouvements  dirigés  vers  un  but  distinct  présent  à  l'esprit,  ont 
d'abord  été  accomplis  avec  un  premier  degré  de  conscience  seule- 
ment, sans  la  représentation  de  leur  résultat  futur,  ou  même  ont  été 
exécutés  d'une  manière  absolument  mécanique.  —  Il  est  impossible 
de  contester  une  vérité  semblable.  On  a  montré,  par  des  observa- 
tions à  présent  très  connues,  comment  et  par  suite  de  quelles  cir- 
constances de  toute  nature,  au  cours  de  la  vie  des  animaux  et  surtout 
de  l'homme,  un  très  grand  nombre  de  mouvements  rangés  dans  les 
espèces  diverses  d'actes  plus  ou  moins  inconscients  finissent  par 
acquérir  le  caractère  de  mouvements  volontaires  et  réfléchis  '.  Le 
désir,  conscient  de  son  objet,  peut  n'être  qu'un  instinct  qui  vient  à 
être  dirigé  par  une  représentation.  Et  un  mouvement  exécuté  même 
instinctivement  a  pu  être  une  tendance  purement  physiologique  : 
nous  sommes  actifs  avant  que  toute  conscience  même  soit  éveillée 
en  nous,  et  nos  mouvements  suivent  alors  naturellement  la  voie 
indiquée  par  notre  structure  organique  *. 

L'inconscient  —  si  nous  entendons  par  là  l'ensemble  de  l'activité 


1.  Citons,  entre  tant  d'autres,  l'exemple  suivant  d'un  mouvement  rétlexe  où 
Ton  peut  voir  la  source  d'un  mouvement  volontaire.  Si  l'on  présente  un  objet 
brillant  à  un  petit  enfant  et  que  celui-ci  étende  le  bras,  il  éprouvera,  s'il  le 
saisit  dans  sa  main,  le  pJauir  très  apparent  de  l'avoir  en  sa  possession: 
l'élément  conscient  est  né  de  celte  manière  et,  après  plusieurs  événe- 
ments analogues,  l'enfant  saura  que  chaque  fois  qu'un  objet  lui  est  présenté, 
l'action  de  tendre  les  mains  sera  suivie  d'un  plaisir,  et  cette  action  deviendra 
rétléchie  et  volontaire.  —  Cf.  Bain,  Les  sens  et  l'intellif/ence.  Paris,  Alcan, 
•2"  éd.,  1889,  p.  187  sqq.  —  Id.  Les  émotions  el  la  volonté,  ibid.,  188y,  p.  312 
sqq.  —  Wundt,  Éléments  de  ps>jcholof/ie  physiologique,  trad.  Nolen,.chap.  xxi 
(t.  II  p.  450  sqq.)  —  Sully,  Outlines  ofpsi/cholof/;/,  Lond.,  1889,  p.  ^9~  sqq. 

2.  HôfTding,  Esquisse  d'une  psijcholoqie  fondée  sur  V expérience,  trad.  Poitevin, 
Paris,   1900,  IV,  4  ;  VI,  B,  2  c  ;  VII,  À,  4  ;  VII,  A,  6,  b  ;  VII,  B,  5  a. 


358  IIEVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

irréfléchie  — joue  un  rôle  prépondérant  chez  l'homme  même,  en  ce 
sens  qu'il  le  poussé  dans  une  direction  déterminée  sans  que  le  plus 
souvent  la  pensée  réfléchie  ait  une  influence  quelconque  sur  cette 
direction  :  tel  est,  en  somme,  le  point  que  Guyau  considère,  et  à 
juste  titre,  comme  acquis  jusqu'ici  et  dont  il  va  tirer  parti  pour  l'en- 
treprise qu'il  a  en  vue. 

Mais  nous  allons,  en  le  suivant  dans  sa  marche,  le  voir  accomplir 
maintenant  un  biais  assez  inattendu. 

^'2.  —  Introduction  des  idées  de  fin  subjective  et  de  cause 

efficiente. 

Beaucoup  d'actions  conscientes  ont  leur  origine  dans  l'inconscient  : 
tel  est  le  point  établi.  Et  Guyau  en  conclut  directement,  sans  transi- 
tion, ce  qui  suit  :  «  le  ressort  naturel  de  l'action  (c'est-à-dire  de 
l'activité,  de  toutes  les  actions),  avant  d'apparaître  dans  la  cons- 
cience, devait  déjà  agir  au-dessous  d'elle,  dans  la  région  obscure  des 
instincts  »  (p.  87  s.).  Proposition  qui  revient  à  dire  :  le  ressort 
naturel  des  actions  conscientes  se  confond  avec  le  ressort  naturel 
des  actions  inconscientes. 

Voilà  un  bien  grand  pas  de  réalisé.  Il  s'agissait  de  savoir  si  la 
direction  naturelle  des  actions  conscientes  se  confond  avec  la  direc- 
tion naturelle  des  actions  inconscientes,  et  ensuite  quelle  est  cette 
direction  naturelle  de  toutes  les  actions.  On  nous  afflrme  à  présent 
que  le  ressort  naturel  des  actions  conscientes,  —  et,  par  suite,  leur 
direction  naturelle,  qu'il  tend  évidemment  tout  entier  à  produire  et 
à  déterminer,  —  que  ce  ressort  naturel  se  confond  avec  le  ressort 
(la  direction)  des  actions  inconscientes.  Cette  affirmation,  que  nous 
ne  discuterons  pas  ici,  réduit  considérablement  la  difficulté,  car  le 
problème  ne  se  pose  plus  à  présent  que  sous  celte  forme  :  quel  est 
le  ressort  naturel  soit  des  actions  conscientes,  soit  des  actions  incons- 
cientes? Il  suffira  de  le  rechercher  dans  celui  de  ces  deux  groupes 
d'actions  oîi  les  investigations  seront  le  plus  faciles. 

Mais  il  nous  faut  insister  sur  l'importance  de  la  substitution  de  ce 
terme  nouveau  de  ressort  naturel  à  celui  de  direction  naturelle,  car 
elle  transforme  profondément  le  sens  même  du  problème.  Après  les 
données,  établies  par  Guyau  lui-même,  que  nous  avons  essayé  de 
dégager  et  d'éclaircir  dans  la  section  précédente,  nous  nous  atten- 
dions à  le  voir  s'occuper  des  actes  et  mouvements  uniquement  en  tant 


CH.   CHRiSTOPHi:.  —  Lc  principe  de  la  vie.  359 

que  dirigés  et  déterminés  par  un  antécédent  admis  d'avance,  la  force 
primitive  et  universelle,  en  tant  que  simples  résultais  passifs  par 
conséquent.  Ces  actes  ne  se  distinguant,  à  ce  point  de  vue  pure- 
ment quantitatif,  non  qualitatif,  développé  plus  haut,  que  par  leurs 
directions  particulières  et  se  rapprochant  tous  par  leur  direction 
générale,  la  tâche  entreprise  par  Guyau  allait  être,  pensions-nous, 
de  formuler  cette  direction  générale,  la  direction  naturelle  de  tous 
les  mouvements.  Et  voici  qu'à  présent  on  marque  implicitement 
l'intention  de  nous  donner  tout  autre  chose  que  cela,  ou  plus  exac- 
tement, plus  que  cela,  le  i^^ssort  naturel  de  l'activité. 

Qu'est-ce  en  effet  qu'un  ressort?  c'est  ce  qui  meut;  le  ressort  d'une 
action,  c'est  un  principe  essentiellement  actif  conçu  comme  un 
antécédent  distinct  de  l'action  même,  et  qui  lui  imprime  sa  direc- 
tion. Dès  lors,  on  peut  dire  que  ce  que  la  plupart  des  philosophes  con- 
sidèrent, à  juste  titre  d'ailleurs,  comme  le  ressort  naturel  d'une  action 
consciente,  c'est  ce  qu'ils  appellent  sa  fin  ou  encore  sa  cause  finale, 
tandis  que,  d'autre  part,  le  ressort  d'une  action  inconsciente,  c'est  ce 
qu'ils  qualifient  ainsi  :  sa  cause  efficiente.  Or,  Guyau  laisse  vite  de 
côté  le  terme  de  ressort  pour  adopter,  dans  le  passage  auquel  nous 
sommes  arrivé,  ceux  de  fin  et  cause,  en  leur  donnant  clairement  le 
sens  que  nous  venons  d'indiquer.  La  fin  signifie  bien  pour  lui  essen- 
tiellement ici  le  principe  déterminant  des*  actions  conscientes,  et  la 
cause,  le  principe  déterminant  des  actions  inconscientes.  Il  va  se 
servir  de  ces  notions  pour  transformer  une  dernière  fois  la  formule 
du  problème. 

De  ce  fait,  que  beaucoup  d'actions  conscientes  ont  leur  source 
dans  l'inconscient,  il  avait  cru  pouvoir  conclure,  avons-nous  dit, 
que  le  ressort  de  l'inconscient  se  confond  avec  le  ressort  du  cons- 
cient. Il  s'empresse  maintenant  d'exprimer  cette  conclusion  essen- 
tielle en  ces  termes  nouveaux  :  «  la  fin  constante  de  l'action  doit 
avoir  été  primitivement  une  cause  constante  de  mouvements  plus 
ou  moins  inconscients  »  (p.  87  s.),  c'est-à-dire  la  fin  des  actions 
conscientes  se  confond  avec  la  cause  des  actions  inconscientes.  Et  il 
se  croit  autorisé  à  présenter  en  passant  cette  définition  de  la  fin, 
sur  laquelle  nous  aurons  à  concentrer  plus  tard  notre  analyse  :  «  les 
fins  ne  sont  que  des  causes  motrices  habituelles  (c'est-à-dire  le  ressort 
d'actions  inconscientes)  parvenues  à  la  conscience  de  soi  »  (p.  87  m.). 
Il  a  réussi  de  cette  manière  à  donner  à  la  question  un  aspect  tout 
nouveau,  et  il  annonce  en  ces  mots  le  résultat  obtenu  :  «  Ce  pro- 


360  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

blême  :  Quelle  est  la  fin,  la  cible  constante  de  l'action?  devient  donc, 
à  un  autre  point  de  vue,  celui-ci  :  Quelle  est  la  cause  constante  de 

l'action?  »  (p.  87  m.) 

Il  ne  reste  plus  qu'à  trouver  cette  «  cause  constante  »,  cette  cause 
des  actions  inconscientes,  et  cette  dernière  recherche  n'exigera  plus 
de  longs  détours. 

(A  suivre.)  ^  _ 

^  Charles  Christophe. 


DISCUSSIONS 


UN    PARADOXE    GÉOMÉTRIQUE 


A  la  suite  de  la  communication  que  nous  avons  eu  l'honneur  de 
faire  au  Congrès  international  de  philosophie  sur  la  comparabililé 
des  divers  espaces,  M.  Russell  a  présenté  hriévement  quelques  obser- 
vations qui,  nous  devons  le  dire,  ne  nous  ont  pas  convaincu,  mais 
qui  nous  ont  manifesté  l'existence  d'un  paradoxe  que  nous  désire- 
rions mettre  en  évidence,  dans  l'espoir  que  quelqu'un  pourra  nous 
en  apporter  la  solution.  Qu'on  nous  permette  d'abord  de  reproduire 
la  page  dans  laquelle  ont  été  résumées  ces  observations  [Revue  de 
Mëlaphysique  et  de  Morale  de  septembre  1900,  p.  645;. 

«  M.  Russell  dit  qu'un  espace  plan  à  deux  dimensions  n'est  pas 
identique  à  un  plan  de  l'espace  à  trois  dimensions;  celui-ci  jouit  de 
propriétés  spéciales  qui  viennent  de  ce  qu'il  est  situé  dans  un  espace 
d'ordre  supérieur.  La  preuve  en  est  que  la  géométrie  projective 
(même  celle  du  plan)  exige  pour  se  constituer,  un  espace  à  trois 
dimensions;  en  effet,  pour  prouver  que  la  construction  du  quadrila- 
tère de  Staudt  est  une  opération  univoque  (a  un  résultat  unique), 
il  faut  pouvoir  l'effectuer  dans  deux  plans  différents  '.  En  outre,  pour 
que  la  dualité  essentielle  de  la  géométrie  projective  soit  complète,  il 
faut  au  moins  trois  dimensions  2.  U  y  a  donc  une  différence  spéci- 
fique (de  nature  et  non  de  degré)  entre  les  espaces  à  deux  et  à  trois 
dimensions.  M.  Lechalas  conclut  de  l'identité  des  propriétés  analyti- 
ques de  deux  espaces  à  leur  identité  réelle.  C'est  méconnaître  la  dif- 

1.  V.  Hussell,  Essai  sur  les  fondements  de  la  f/éo7nétrie,  §  11, S,  Irad.  franc. 
Gaulliier-Villars,  1901. 

2.  Cf.  Russell,  sur  les  axiomes  de  la  Géométrie,  ap.  Revue  de  Métaphysique  et 
de  Morale,  t.  Vil,  p.  697,  novembre  1899. 


362  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

férence  entre  l'analyse  et  la  géométrie.  Au  point  de  vue  analytique, 
on  peut  concevoir  tout  ce  qu'on  veut  :  on  ne  fait  que  de  l'Algèbre, 
et  l'on  n'a  même  pas  besoin  de  parler  de  points  et  de  figures.  Mais 
pour  faire  de  la  géométrie,  il  faut  se  donner  un  espace  auquel  on 
puisse  appliquer  les  formules  analytiques  et  dans  cet  espace  des 
plans  et  des  droites  qui  répondent  réellement  à  leur  définition  pro- 
jective  (à  savoir,  d'être  déterminés  par  trois  ou  par  deux  points  res- 
pectivement). On  ne  peut  plus  alors  appliquer  la  géométrie  projec- 
tive  abstraite  à  une  figure  quelconque,  par  exemple,  prendre  pour 
plan  une  surface  quelconque  :  se  donner  une  sphère,  c'est  supposer 
toute  la  géométrie  métrique.  Sans  doute,  sur  une  sphère,  les  géodé- 
siques  sont  déterminées  par  deux  points;  mais  c'est  à  condition  que 
la  sphère  elle-même  ait  été  déterminée  par  sa  dislance  h  un  centre 
extérieur  ou  par  toute  autre  propriété  métrique  équivalente.  La 
sphère  ne  peut  donc  jamais  être  assimilée  à  un  plan  même  non 
euclidien.  » 

On  remarquera  d'abord  que  notre  étude  était  essentiellement  une 
étude  de  géométrie  métrique,  puisque,  en  géométrie  projective,  il 
n'existe  pas  de  distinction  entre  les  plans  de  Riemann,  d'Euclide  et 
de  Lobatchevsky,une  même  surface  satisfaisant  à  votre  volonté  aux 
propriétés  de  ces  trois  plans.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  nous  préten- 
dions écarter  en  quoi  que  ce  soit  la  géométrie  projective;  mais,  par 
notre  sujet  même,  nous  nous  sommes  placé  d'emblée  au  sein  de  la 
géométrie  métrique  :  on  ne  devra  pas  perdre  ce  détail  de  vue  quand 
on  lira  notre  communication  au  Congrès. 

Ce  premier  point  posé,  nous  devons  préciser  la  relation  qui  npus 
paraît  exister  entre  les  deux  géométries  :  pour  nous,  la  géottié- 
trie  projective  est  une  science  plus  générale  qui  fait  abstraction  de 
certaines  notions  de  la  géométrie  métrique,  sans  contenir  aucun 
élément  étranger  à  celle-ci,  en  sorte  qu'elle  n'en  est,  à  vrai  dire, 
qu'une  partie,  n'envisageant  que  certaines  des  propriétés  des 
espaces  métriques.  11  résulte  naturellement  de  là  que  les  propriétés 
projectives  doivent  se  retrouver  dans  tous  les  espaces  métriques,  et 
ce  n'est  pas  sans  étonnement  que  nous  avons  entendu  M.  Russell 
nous  dire  que  la  géométrie  projective  ne  s'applique  qu'aux  espaces 
homogènes. 

Pour  nous,  en  effet,  l'idée  d'homogénéité,  ou  plutôt  de  non-homo- 
généité est  une  idée  purement  métrique  :  du  moment  qu'on  renonce 
à  tenir  compte  des  propriétés  métriques,  toute  différence  s'évanouit 


G.   LECHAi.AS.   —   Un  paradoxe  çiéoniétrique.  363 

entre  espaces  homogènes  et  espaces  non-homogènes,  et  les  cons- 
tructions projectives  doivent  s'appliquer  indiiïeremment  aux  uns  et 
aux  autres.  Qu'est-ce  en  effet  que  l'homogénéité,  sinon  la  constance 
de  la  courbure,  qui  se  détermine  au  moyen  de  mesures?  Supprimez 
celles-ci,  et  du  coup  disparait  tout  moyen  de  savoir  si  la  courbure 
est  ou  non  constante  '.  Si  d'ailleurs  on  considère  les  opérations  fon- 
damentales de  la  géométrie  projective,  on  voit  qu'elles  se  bornent  à 
projeter  et  à  couper,  c'est-à-dire,  pour  la  géométrie  à  deux  dimen- 
sions, à  mener  des  lignes  déterminées  par  deux  points  dans  l'espace 
que  Ton  considère  :  pourvu  que  l'on  puisse  faire  cette  construction 
toute  cette  géométrie  s'établit,  sans  qu'on  ait  aucunement  à  se 
préoccuper  de  savoir  si,  étudié  métriquement,  Tespace  dans  lequel 
on  opère  est  ou  non  homogène. 

S'il  en  est  ainsi,  quelle  est  donc  la  pensée  de  M.  Russell?  Pour 
répondre  à  cette  question,  il  convient  de  se  reporter  à  la  page  171 
de  la  traduction  française  de  son  livre  si  précieux,  Essai  sur  les 
fondements  de  la  géométrie.  On  y  voit  que,  pour  lui,  l'homogénéité 
de  l'espace  a  pour  équivalent  la  relativité  de  la  position,  et  qu'elle 
résulte  du  fait  que  les  propriétés  d'une  figure  sont  les  mêmes 
quelles  que  soient  ses  relations  externes,  ce  dernier  fait  entraînant 
que  «  toutes  les  parties  de  l'espace  sont  qualitativement  semblables  ». 
Ne  semble-t-il  pas  qu'il  n'y  ait,  au  fond,  qu'un  simple  malentendu 
ici,  entre  M.  Russell  et  nous?  Comme  lui,  en  effet,  nous  professons 
que  la  géométrie  projective  est  incompatible  avec  toute  distinction 
qualitative  entre  les  diverses  parties  de  l'espace  considéré;  mais 
nous  ajoutons  que  cette  incompatibilité  n'empêche  aucunement  une 
distinction  métrique,  laquelle  d'ailleurs  reste  ignorée  de  la  géomé- 
trie projective  dans  le  domaine  de  laquelle  elle  ne  rentre  pas.  Ainsi 
il  y  a  deux  sortes  d'homogénéités,  l'une  projective,  que  possède  tout 
espace  continu  ^  l'autre  métrique,  qui  est  une  propriété  particulière 
à  certains  espaces. 

S'il  en  est  ainsi,  on  doit  reconnaître  que  l'on  peut  se  donner  une 
surface  métriquement  définie  quelconque,   homogène  ou  non,  tou- 


1.  Si  l'on  prend  comme  définition  de  riioniogénéité  la  possibilité  du  déplace- 
ment des  figures  sans  déformation,  son  caractère  métrique  n'est  pas  moins 
évident,  puisque  cette  absence  de  déformation  signifie  la  constance  des  angles 
et  des  longueurs. 

2.  On  pourrait  sans  doute  supprimer  même  ce  qualificatif,  M.  Russell  parais- 
sant avoir  raison  (juand  il  dit  que  la  continuité  est  une  notion  purement 
métrique  {Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  1899,  p.  69T). 

Rev.  Mkta.  t.  IX.  —  1901.  23 


364  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

jours  métriquement,  et  lui  appliquer  les  constructions  projectives.  Il 
est  d'ailleurs  bien  évident  que  ce  serait  un  non-sens  de  parler  de 
sphère  ou  de  toute  autre  surface  métriquement  définie,  tout  en  pré- 
tendant s'enfermer  exclusivement  dans  la  Géométrie  projective  ;  mais 
nous  ajoutons  qu'il  n'est  pas  très  satisfaisant  de  parler,  comme  le  fait 
M.  Russell,  en  Géométrie  projective  pure,  de  plans  et  de  lignes 
droites,  attendu  que  plans  et  lignes  droites  ne  peuvent  se  distinguer 
des  autres  surfaces  ou  lignes  qu'au  moyen  de  propriétés  métriques. 
Il  convient  de  parler  de  surfaces  et  de  géodésiques,  ou  lignes  déter- 
minées par  deux  points,  et,  dans  la  Géométrie  à  trois  dimensions,  de 
surfaces  géodésiques,  déterminées  par  trois  points.  Ce  langage  évite- 
rait bien  des  malentendus. 

Nous  arrivons  maintenant  au  paradoxe  que  nous  avons  annoncé 
et  qui  n'eût  pas  été  bien  compris  sans  les  explications  qui  précèdent. 

La  construction  quadrilatérale  de  Staudt  donne,  on  le  sait,  un 
moyen,  trois  points  A,  B,  D  étant  en  ligne  droite  ',  de  déterminer  le 
conjugué  harmonique  G  de  A  par  rapport  à  B  et  D.  M.  Russell  définit 
le  conjugué  harmonique  par  cette  construction  même,  mais  on  peut 
le  définir  aussi  par  sa  propriété  de  donner  deux  divisions  anharmo- 
niques  équivalentes,  qu'on  prenne  les  points  dans  l'ordre  A,  B,  G,  D 
ou  dans  l'ordre  A,  D,  G,  B,  l'équivalence  des  rapports  anharmoniques 
étant  elle-même  définie,  bien  entendu,  en  termes  purement  projec- 
jectifs. 

Mais  cette  construction,  qu'on  trouvera  à  la  page  160  de  la  tra- 
duction française  de  V Essai  sur  les  fondements  de  la  Géométrie,  est- 
elle  univoque,  c'est-à-dire  donne-t-elle  toujours  le  même  point  G 
quand  on  change  un  point  pris  arbitrairement  dans  le  plan,  ainsi 
qu'une  droite  assujettie  seulement  à  passer  par  l'un  des  trois  points 
donnés,  point  et  droite  servant  à  la  construction?  M.  Russell  donne 
à  cette  question  une  réponse  affirmative  fondée  sur  une  démonstra- 
tion qui  exige  qu'on  considère  des  figures  situées  dans  deux  plans 
différents.  Il  n'établit,  ni  ne  cherche  du  reste  à  établir  qu'on  ne  peut 
pas  se  passer  d'une  telle  considération;  mais  on  a  vu,  par  le  résumé 
de  ses  observations  au  Gongrès,  qu'il  considère  comme  indispen- 
sable ce  recours  à  la  considération  de  deux  plans  distincts. 

En  fait,  nous  ne  voyons  pas  comment  on  pourrait  s'en  passer  :  il 


1.  Nous  conservons  le  langage  de  M.  Russell,  mais  en  principe  nous  devrions 
dire  ■■  étant  sur  une  même  géodésique  ». 


G.   LECHA  LAS.  —  Un  paradoxe  géométrique.  365 

s'agit  de  prouver  que  trois  points  sont  en  ligne  droite,  et  l'on  y 
arrive  en  établissant  qu'ils  sont  situés  sur  l'intersection  dos  deux 
plans.  Or,  nous  n'apercevons,  en  géométrie  projective,  aucun  moyen 
d'établir  que  trois  points  sont  en  ligne  droite,  si  l'on  s'enferme  sur 
un  plan  unique  '. 

Il  y  a  là,  pour  nous,  un  paradoxe  auquel  nous  ne  saurions  nous 
résigner  :  la  construction  quadrilatérale  est  tout  entière  contenue 
dans  le  plan,  et  par  suite  son  résultat  ne  peut  dépendre  de  l'espace 
à  trois  dimensions  dans  lequel  il  me  plaira  de  l'inclure.  Si  donc,  au 
moyen  de  la  considération  d'un  tel  espace,  on  démontre  que  l'opéra- 
tion est  univo(|ue,on  établit  par  là  un  théorème  de  géométrie^  plane, 
une  propriété  intrinsèque  du  plan;  mais  alors  je  demande  pour 
quelle  raison  on  ne  pourrait  pas  la  démontrer  sans  sortir  de  celui-ci, 
et,  si  cette  impossibilité  est  réelle,  je  ne  puis  me  défendre  d'en  con- 
clure qu'il  y  a  quelque  vice  ou  quelque  insuffisance  radicale  dans  les 
bases  de  la  géométrie  projective,  telle  qu'on  l'expose  -. 

Pour  rendre  plus  sensible  le  paradoxe,  prenons  une  sphère  dans 
un  espace  euclidien  à  trois  dimensions  et  appliquons  la  construction 
quadrilatérale  sur  cette  sphère,  en  remplaçant  les  droites  par  des 
grands  cercles  :  rien  ne  s'y  oppose.  Majs  si  je  veux  démontrer  que 
l'opération  est  univoque,  l'artifice  auquel  on  avait  recours  tout  à 
l'heure  fait  défaut,  car  l'intersection  de  deux  sphères  n'est  pas  un 
grand  cercle,  et  d'autre  part,  si  je  prends,  conime  surface  auxiliaire, 
un  plan  passant  par  le  centre  de  la  sphère,  je  reconnais  aisément 
que  le  raisonnement  ne  s'applique  pas.  Or,  non  seulement  la  cons- 
truction empirique  accuse  son  caractère  univoque,  mais  il  est  un 
moyen  de  rentrer  dans  le  cas  du  plan. 

De  même  qu'un  cercle  situé  sur  un  plan  peut  être  considéré 
comme  situé  également  sur  une  sphère  où  il  est  grand  cercle,  de 
même  notre  sphère,  que  nous  considérions  au  sein  d'un  espace  eucli- 


1.  Celte  mêiiie  difficullé  fait  que  l'on  aurait  bfsoiu  de  considérer  deux  plans 
diirérents,  iK^n  seulement  à  propos  du  <|uadrilatcre,  mais  aussi  pour  démontrer 
que,  d'une  l'aijon  générale,  si  l'on  donne  quatre  points  en  ligne  droite  et  trois 
autres  également  en  ligne  droite,  toutes  les  déterminations  projectives  d'un 
quatrième  point  formant  avec  les  trois  autres  un  rapport  anharmonique  égal  à 
celui  du  premier  groupe  conduisent  à  un  seul  et  même  point. 

2.  Il  est  clair  que  les  propriétés  extrinsèques  de  la  surface  ne  sauraient  sou- 
lever une  telle  difficulté  :  ainsi  il  est  tout  simple  que  la  sphère  n'ait  «le  centre 
que  dans  un  espace  à  trois  dimensions,  et  qu'elle  en  ait  deux  dans  un  espace 
autrement  choisi,  comme  un  cercle  n'a  de  centre  que  si  on  le  met  sur  une  sur- 
face, en  ayant  un  sur  un  plan  et  deux  sur  une  sphère. 


366  REVUE  BE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

dien,  nous  pouvons  l'envisager  comme  incluse  dans  un  espace  sphé- 
rique  à  trois  dimensions  où  elle  soit  grande  sphère  et  dont  elle  est 
l'intersection  avec  l'espace  euclidien,  absolument  comme  tout  à 
l'heure  le  cercle  était  l'intersection  de  la  sphère  et  du  plan.  La  géo- 
désique  de  cet  espace  sphérique  joignant  deux  points  de  la  sphère 
se  confond  avec  la  géodésique  de  la  sphère,  en  sorte  que  l'intersec- 
tion de  celle-ci  avec  une  autre  grande  sphère  de  cet  espace  est  un 
grand  cercle  qui  leur  est  commun,  c'est-à-dire  une  géodésique  du 
dit  espace.  Dans  ces  conditions  le  caractère  univoque  de  la  construc- 
tion quadrilatérale  sur  la  sphère  se  démontrera  identiquement  de  la 
même  façon  que  sur  le  plan  '. 

Nous  sommes  donc  bien  en  présence  d'une  construction  faite  sur 
une  surface  sans  qu'on  se  serve  d'aucun  élément  étranger  à  celle-ci; 
mais  en  même  temps  on  ne  peut  démontrer  une  propriété  de  cette 
construction  sans  envisager  la  surface  dans  un  certain  espace  à  trois 
dimensions,  qui  ne  saurait  influer  en  quoi  que  ce  soit  sur  la  dite 
construction,  puisque  celle-ci  s'appuie  exclusivement  sur  des  élé- 
ments de  la  surface.  Tel  est  le  paradoxe  sur  lequel  nous  voudrions 
appeler  l'attention,  dans  l'espérance  que  quelqu'un  saura  le  résoudre, 
soit  en  découvrant  une  démonstration  indépendante  de  tout  espace 
à  trois  dimensions,  soit  en  faisant  ressortir  quelque  lacune  dans  les 
bases  de  la  géométrie  projective,  lacune  expliquant  l'impossibilité 
de  la  démonstration  cherchée. 

L'objet  propre  de  cette  simple  note  est  rempli  ;  mais  nous  vou- 
drions dire  quelques  mots  de  l'importance  extrême  attachée  par 
M.  Russell  à  la  possibilité  de  déterminer  la  droite  de  deux  façons 
difl"érentes,  soit  par  deux  points,  soit  par  deux  plans.  Dans  la  page 
de  la  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale  à  laquelle  il  renvoie,  comme 
nous  l'avons  vu  à  propos  du  principe  de  dualité,  il  déclare  que  cette 
possibilité  est  la  source  de  toutes  les  propositions  purement  projec- 
tives.  Ce  que  nous  voyons  à  ce  sujet,  c'est  que  cette  dualité  de  déter- 
mination sert  de  base  à  la  démonstration  du  caractère  univoque  de 
la  construction  quadrilatérale,  en  sorte  qu'on  peut  dire  que  la  néces- 
sité de  cette  dualité  se  confond  avec  le  paradoxe  que  nous  avons 
dénoncé. 

d.  Nous  avons  considéré  une  surface  homogène;  mais  on  pourrait  en  prendre 
une  qui  ne  le  fût  pas.  Dans  ce  cas  on  devrait  prendre  un  espace  à  trois  dimen- 
sions également  hétérogène,  ayant  mêmes  géodésiques  que  la  surface  consi- 
dérée, puis  une  surface  auxiliaire,  ayant  à  son  tour  mêmes  géodésiques  que 
l'espace. 


G.  LKCiiALAS.  —  Un  pavadoxe  géométrique.  367 

Posons  enfin  une  question  à  ce  sujet  :  si  l'on  prétend  exiger  une 
double  détermination  pourquoi  ne  formulerait-on  pas  semblable  exi- 
gence à  l'égard  du  plan?  alors  on  aurait  besoin  d'un  espace  à  quatre 
dimensions,  dans  lequel  le  plan  serait  déterminé,  non  seulement  par 
trois  points,  mais  aussi  comme  étant  l'intersection  de  deux  espaces 
à  trois  dimensions.  Sans  cette  dernière  détermination  du  plan,  il 
paraît  aussi  difficile  de  prouver  que  quatre  points  sont  dans  un 
même  plan  qu'il  l'était  tout  à  l'heure  de  démontrer  que  trois  points 
étaient  en  ligne  droite.  Ainsi,  pour  établir  la  géométrie  intrinsèque 
d'un  espace  d'ordre  )i,  on  aurait  toujcnirs  besoin  d'un  espace  d'ordre 
n  H-  1,  et  ce  serait  la  généralisation  du  paradoxe. 

On  voit  que  nous  n'avons  pris  la  plume  que  pour  poser  des  ques- 
tions, dans  l'espoir  que  d'autres  sauront  les  résoudre. 

Georges  Lechalas. 


QUESTIONS  PRATIQUES 


L'IDÉE  COMMUNE  DE  SOLIDARITÉ 


Bien  avant  qu'il  y  eût  des  philosophes  et  qu'ils  eussent  écrit  des 
traités  de  morale,  l'humanité  était  en  possession  des  notions  du 
bien  et  du  mal  et  s'était  donné  des  règles  pratiques.  Elle  n'a  jamais 
songé  depuis  lors  à  abdiquer  au  profit  des  philosophes.  Au-dessous 
de  la  science  et  de  la  spéculation  philosophique,  dans  les  profon- 
deurs de  la  conscience  populaire,  le  sens  commun  continue  son 
œuvre.  Il  définit  et  systématise  la  pratique  selon  les  conditions 
changeantes  qui  sont  proposées  à  l'activité  collective  et  d'après  les 
notions  théoriques  qui  sont  devenues,  par  la  vulgarisation,  des 
croyances  communes.  C'est  pourquoi  si  ces  données  de  la  raison 
pratique,  conditions  ou  croyances,  viennent  à  se  modifier,  on  voit 
bientôt  apparaître  quelque  idée  morale  nouvelle.  C'est  tantôt  une 
autre  façon  de  justifier  les  devoirs  anciens  :  ceci  répond  au  chan- 
gement des  croyances;  tantôt  c'est  la  conception  d'un  devoir 
nouveau  :  ceci  répond  au  changement  des  conditions.  Cette  idée, 
venue  on  ne  sait  d'où,  est,  en  peu  de  temps,  présente  à  tous  les 
esprits  sans  qu'on  sache  comment  elle  y  a  pénétré  et  elle  se  trouve 
enfin  y  régner  en  maîtresse  sans  avoir  eu  même  à  montrer  ses 
titres. 

Cette  génération  spontanée  des  conceptions  morales  dans  la  con- 
science collective  n'abolit  pas  évidemment  le  droit  de  la  raison 
critique,  pas  plus  qu'elle  n'en  rend  l'exercice  inutile.  On  ne  peut 
laisser  la  morale  s'établir  toute  seule,  avec  le  sens  commun  pour 

1.  Conférence  faite  à  l'Ecole  de  Morale  le  8  février  1901. 


G.   CANTECOH.   —  Vidée  co)mitu)ie  de  solidarité.  369 

unique  principe,  sous  l'influence  hasardeuse  des  circonstances  et 
des  préjugés  en  vigueur,  La  réflexion  critique  est  appelée  h.  com- 
prendre la  raison  d'être  et  la  signiflculion  de  la  moralité  où  l'homme 
s'élève  spontanément  el  à  déterminer  d'après  cette  connaissance 
le  caractère  et  les  conditions  nécessaires  de  toute  conception  vrai- 
ment morale.  Après  quoi,  chaque  fois  qu'apparaît  l'idée  d'un  devoir 
nouveau,  il  appartient  aux  philosophes  de  l'évoquer  devant  eux, 
de  la  confronter  à  leur  critère,  et  de  décider  par  là  si  elle  est  ou 
non  recevable  et  à  quel  titre  elle  mérite  de  prendre  place  d'une 
manière  stable  dans  la  conscience  de  l'humanité. 

C'est  ainsi  que  la  question  se  pose  aujourd'hui  pour  l'idée  de 
solidarité.  11  semble  bien  que  cette  notion  soit  l'acquisition  la  plus 
récente  de  la  conscience  morale  commune.  Nulle  idée  en  tous  cas 
n'est  aujourd'hui  plus  répandue  et  plus  souvent  invoquée  pour 
résoudre  quelques-unes  au  moins  des  difficultés  qui  constituent 
dans  leur  ensemble  la  question  sociale.  Déjà  elle  passe  dans  la  pra- 
tique. C'est  en  elle  qu'il  faut  chercher  le  principe  de  tant  d'œuvres 
fécondes  de  mutualité  morale  ou  matérielle,  coopération  d'idées  ou 
coopération  de  forces,  dont  on  voit  le  réseau  s'étendre,  chaque  jour 
plus  serré,  sur  toute  la  nation.  Elle  devient  même  dans  la  vie  poli- 
tique un  argument  et  un  symbole.  N'a-t-on  pas  vu  récemment  un 
homme  politique  —  qui  ne  dédaigne  pas  de  penser,  —  chercher 
dans  cette  idée  le  moyen  de  concilier  les  résistances  du  parti  libéral 
et  les  réclamations  du  parti  socialiste'?  Le  même  et  beaucoup 
d'autres  avec  lui  travaillent  à  faire  entrer  cette  idée  dans  les  esprits 
et  dans  les  moeurs  en  répandant  ce  qu'ils  nomment  l'éducation 
sociale,  par  où  il  ne  faut  pas  entendre  autre  chose  que  l'intelligence 
de  la  solidarité.  Il  est  grand  temps  de  s'interroger  sur  la  significa- 
tion de  ce  mouvement  et  sur  la  valeur  de  l'idée  qui  l'inspire.  On 
ne  peut  attendre  qu'elle  ait  porté  tous  ses  fruits,  les  bons  et  les 
autres,  pour  se  demander  à  quel  titre  elle  peut  être  intégrée  dans 
un  système  rationnel  de  morale  sociale. 

Toutefois  ceci  ne  peut  être  l'objet  que  d'une  recherche  ultérieure; 
Telle  qu'elle  flotte  actuellement  dans  les  esprits  l'idée  de  solidarité 
n'est  pas  en  état  d'être  jugée.  Il  faut  d'abord  la  dégager  et  la 
préciser,  mais  c'est  une  tâche  singulièrement  délicate.  Comme 
toutes  les  notions  d'origine  plus  ou  moins  populaire  et  de  forma- 

1.  L.  Bourgeois,  La  Solidarité-.  Colin. 


370  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

tion  spontanée,  cette  idée  est  éminemment  complexe,  multiforme  : 
rien  n'est  plus  divers  que  l'usage  qu'on  en  fait,  si  ce  n'est  le  sens 
qu'on  lui  donne  selon  les  doctrines  philosophiques  ou  scientifiques 
auxquelles  on  l'adapte  sous  prétexte  de  la  justifier.  Comment  s'y 
reconnaître?  Le  mieux  est,  semble-t-il, d'écarter  de  parti  pris  toutes 
les  théories  particulières  et  de  regarder  au  delà,  vers  le  point  où 
elles  convergent  toutes  et  qui,  extérieur  sans  doute  à  chacune, 
peut  seul  néanmoins  en  marquer  l'unité  et  la  commune  signifi- 
cation. En  un  mot,  c'est  moins  une  doctrine  qu'une  orientation 
morale  que  nous  avons  à  déterminer,  pour  chercher,  après,  quelles 
circonstances  ont  dirigé  les  esprits  en  ce  sens  et  à  l'aide  de  quels 
principes  parfois  factices  ils  ont  essayé  de  justifier  et  d'expliquer 
leurs  aspirations.  Les  réflexions  qui  suivent  n'ont  pas  d'autre 
objet  que  de  contribuer  pour  leur  part  à  cette  enquête  préalable, 
toute  descriptive  et  analytique. 


Par  delà  les  timidités  et  les  confusions  oîi  s'atténue  jusqu'à  se 
perdre  l'élément  original  et  fécond  de  l'idée  de  solidarité,  voici  donc 
ce  qu'elle  nous  paraît  receler  de  vraiment  neuf  et  d'utile.  C'est 
l'affirmation  que  chacun  de  nous  doit  se  considérer  comme  respon- 
sable de  ses  semblables,  de  leurs  succès  comme  de  leurs  échecs, 
à  titre  d'associé  naturel,  et  qu'il  doit  donc  consentir  de  bonne  grâce 
à  faire  avec  eux  cause  commune  et  à  poursuivre  ensemble,  dans  la 
mesure  du  nécessaire  et  du  possible,  les  fins  identiques  que  la 
nature  et  la  raison  nous  proposent  ou  nous  imposent.  C'est  encore, 
en  d'autres  termes,  l'affirmation  que  l'association  est  un  devoir 
moral  et  non  pas  seulement  une  pratique  facultative  encore  que 
très  utile  ou  même  parfois  indispensable.  Quel  autre  but  se  pro- 
pose-t-on,  en  effet,  quand  on  parle  de  l'éducation  sociale,  sinon 
d'apprendre  au  plus  grand  nombre  d'hommes  possible  à  se  consi- 
dérer comme  des  associés  naturels?  Entendue  de  la  sorte,  l'idée  de 
solidarité  vient  se  substituer,  peut-être  avec  avantage,  aux  notions 
étroites  ou  vagues  de  charité  et  de  fraternité  et  fonder  sur  des 
bases  plus  sûres  le  devoir,  de  tous  temps  reconnu,  de  bonté  et 
d'assistance  mutuelles. 

Aux  premiers  philosophes  qui  y  réfléchirent,  il  parut  que  la  bonté 
et  l'assistance,  approuvées  et  pratiquées  d'instinct  par  la  conscience 


G.   CANTECOR.   —  L'idée  commune  de  solidarité.  371 

commune,  étaient  en  quelque  façon  l'objet  d'une  vertu  gratuite, 
trouvant  son  principe  dans  l'excellence  du  bienfaiteur  plus  que 
dans  le  droit  de  l'obligé.  L'bumanité  fut  une  perfection  avant  d'être 
proprement  un  devoir.  Quelque  chose  de  ce  préjugé  s'est  conservé 
jusqu'à  nous  dans  cette  idée  si  répandue  que  la  charité  est  plus 
méritoire  que  la  justice,  parce  qu'en  elle  la  bonne  volonté  accomplit 
plus  qu'il  ne  lui  est  strictement  demandé.  Il  y  a  dans  la  charité 
ainsi  comprise  quelque  chose  d'égoïste,  puis([u'elle  est  voulue  à 
titre  de  perfection  personnelle,  et  aussi  de  méprisant  ou  d'injuste 
pour  l'homme  qui  n'est  que  par  occasion  l'objet  de  celte  vertu.  Car 
si  la  sympathie,  la  douceur,  la  bonté  sont  bonnes  par  ce  qu'elles 
ajoutent  à  notre  perfection,  il  importe  peu  au  profit  de  qui  ou  de 
quoi  on  les  exerce  et  même  il  y  aura  plus  de  mérite,  puisqu'on  fera 
preuve  d'une  sensibilité  plus  souple  et  plus  raffinée,  à  les  étendre 
à  tout  ce  qui  vit  ou  du  moins  à  tout  ce  qui  est  capable  de  désirer, 
d'aimer  et  de  souffrir.  Ainsi  la  charité  tend  à  se  perdre  dans  je  ne 
sais  quelle  sensibilité  vague  et  quelles  sensualités  sentimentales 
auxquelles  il  faut  s'empresser  de  dire  que  les  philosophes  anciens 
sont  restés  toujours  étrangers. 

Gela  tient  à  ce  que  l'idée  confuse  de  charité  trouva  bientôt  chez 
les  Grecs  son  fondement  et  sa  limite  dans  l'idée  de  la  fraternité  des 
hommes.  Il  semble  bien  que  ce  soit  dans  le  stoïcisme  que  cette 
vérité  se  trouve  exprimée  dans  toute  sa  force  :  à  titre  de  loi  de  la 
nature  elle  sert  de  principe  à  toute  une  catégorie  de  devoirs,  les 
devoirs  sociaux.  Particulièrement  elle  fonde  la  charité,  au  sens 
étendu  d'affection,  de  concours  et  d'assistance  à  tout  ce  qui  est 
humain,  puisque,  faisant  de  l'humanité  tout  entière  une  seule 
famille,  elle  invite  quiconque  veut  agir  selon  la  nature  à  étendre 
à  tous  les  hommes  les  sentiments  que  l'on  porte  naturellement  aux 
siens.  La  même  vérité,  qui  fonde  la  charité,  la  limite.  Un  devoir  qui 
se  justifie  par  l'idée  d'une  nature  commune  à  tous  les  hommes  ne 
peut  avoir  d'application  aux  êtres  qui  ne  participent  pas  à  la 
raison.  Toutefois  il  convient  de  remarcjuer  deux  choses.  D'une  part 
le  devoir  positif  de  bienveillance  et  d'assistance  trouve  dans  l'idée 
de  fraternité  un  mobile  efficace  plutôt  qu'une  justification  ration- 
nelle. Qui  est  naturellement  porté  à  aimer  ses  proches  et  à  se 
dévouer  à  eux,  en  retrouvant  des  proches  dans  tous  les  hommes 
se  sentira  donc  porté  également  à  exercer  à  leur  profit  ses  facultés 
d'affection  et  de  dévouement.  Mais  il  resterait  à  justifier  le  devoir 


372  lîEVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

même  d'aimer  les  siens  d'une  affection  active  et  dévouée.  Or  si  les 
stoïciens  ont  admirablement  décrit  et  approfondi  Tidée  de  la  vertu, 
leur  théorie  des  devoirs  reste  singulièrement  confuse,  fondée  qu'elle 
est  tout  entière  sur  le  principe  vague  de  la  conformité  à  la  nature. 
D'autre  part,  dans  le  stoïcisme,  l'idée  de  fraternité  a  servi  moins 
encore  à  définir  le  devoir  positif  de  bonté  et  d'assistance  qu'à  géné- 
raliser l'idée  de  justice,  en  montrant  la  nécessité  de  l'étendre  à  tout 
ce  qui  est  homme.  C'est  une  sorte  de  principe  critique  au  nom 
duquel  les  stoïciens  ont  protesté  contre  l'inégalité  des  classes  et 
l'esprit  exclusif  des  cités.  Ils  ont  essayé  de  fonder  un  droit  universel 
sur  cette  idée  que  les  hommes  constituent  par  le  seul  fait  de  leur 
existence  une  société  naturelle  antérieure  et  supérieure  à  ces 
sociétés  étroites  et  éphémères  qui  sont  les  États.  Mais  en  assimilant 
cette  société  naturelle  à  la  famille,  sans  se  rendre  compte  de  la 
vraie  nature  de  l'état  social,  les  stoïciens  se  sont  interdit  de  pres- 
crire autre  chose  en  fait  de  devoirs  positifs  que  l'obligation  de  cer- 
tains sentiments  de  sympathie  ou  d'affection  dont  l'application 
reste  indéfinie  et  se  trouve  nécessairement  subordonnée  aux  besoins 
des  uns,  aux  ressources  des  autres  et  à  leur  aptitude  mutuelle  à 
sympathiser. 

L'idée  de  solidarité  participe  d'une  vue  plus  large  et  plus  profonde 
des  conditions  de  fait  de  la  vie  humaine.  Elle  est  suggérée,  sinon 
moralement  justifiée,  par  cette  vérité,  aujourd'hui  trop  évidente,  que 
l'individu  tient  de  la  société  la  plus  grande  partie  de  ses  ressources 
et  de  sa  valeur  et  que,  si  peut-être  il  a  sa  fin  en  lui-même,  il  ne 
peut  l'atteindre  que  par  l'active  et  constante  collaboration  d'autrui* 
La  collaboration  est  la  condition  des  fins  les  plus  personnelles,  voilà 
la  vérité  de  fait.  Dès  lors,  dans  la  mesure  où  chacun  est  tenu  de 
s'intéresser  à  ses  semblables,  il  est  tenu  aussi  de  collaborer  avec 
eux,  de  reconnaître,  toutes  les  fois  qu'il  y  a  lieu,  l'identité  de  leurs 
fins  et  des  siennes,  et  d'y  pourvoir  en  commun.  Ce  qui  est  nou- 
veau ici  ce  n'est  pas  évidemment  cette  affirmation  que  l'homme 
est  tenu  de  s'intéresser  à  autrui.  C'est  là  un  antique  précepte 
dont  la  connaissance  de  la  solidarité  de  fait  n'apporte  pas,  comme 
on  le  croit  parfois,  la  justification.  Cette  connaissance  ne  peut 
servir  qu'à  en  régler  l'application.  Elle  a  pour  effet  de  transformer 
le  devoir  vague  de  charité  en  devoir  précis  et  rigoureux  de  col- 
laboration. Ce  que  la  conscience  semble  exiger  désormais,  ce  n'est 
pas  seulement  que  l'on  soit,  à  la  rencontre,  doux  à  autrui  et  pitoyable 


G.   c.v>TKCOH.  —  L'idée  commune  de  solidarité.  373 

aux  malheureux,  en  mettant  d'ailleurs  sa  vie  à  part  et  la  consacrant 
à  ses  fins  propres.  La  conscience  exige  (jue  délibérément  chacun  se 
rapproche  de  ses  semblables,  qu'il  cherche  avec  bonne  volonté  à 
reconnaître  quelles  lins  naturellement  ou  accidentellement  se  trou- 
vent les  mêmes  pour  les  autres  et  pour  lui  et  qu'il  s'efTorce  de 
constituer  avec  eux,  en  vue  de  ces  fins,  une  association  fraternelle. 
Vraie  ou  fausse,  l'idée  d'un  tel  devoir  implique  d'importantes 
conséquences  qu'il  faut  savoir  reconnaître.  Il  s'ensuit  tout  d'abord 
que  l'institution  sociale  est  d'obligation  morale.  Si  cette  vue  n'est  pas 
absolument  nouvelle,  au  moins  l'idée  morale  de  solidarité  l'implique- 
t-elle  avec  une  force  singulière.  Selon  l'opinion  commune  et  tradi- 
tionnelle, la  société  est  un  fait  naturel  et  nécessaire.  Sans  doute  il 
faut  qu'elle  soit  organisée  selon  la  justice;  elle  donne  lieu,  quand 
elle  est  constituée,  à  des  devoirs  réciproques  des  citoyens;  mais  elle 
est,  en  elle-même,  antérieure  et  extérieure  à  la  raison  pratique  et  à 
la  bonne  volonté  morale  qui  trouvent  simplement  dans  le  fait  social, 
s'il  est  donné,  un  objet  de  législation  et  une  occasion  de  vertu.  Selon 
l'idée  de  solidarité,  au  contraire,  la  conscience  exige  que  la  société 
soit  fondée  :  elle  n'intervient  pas  seulement  après,  pour  la  régler; 
mais  d'abord  elle  en  impose  l'établissement  comme  un  devoir.  On 
n'est  pas  tenu  simplement  d'être  juste,  si  l'on  fait  partie  d'une 
société;  mais  on  est  tenu  d'abord  de  faire  partie  d'une  société.  Il  est 
vrai  que,  comme  il  nous  est  impossible,  dans  les  circonstances  nor- 
males, de  vivre  isolément,  la  reconnaissance  d'un  tel  devoir  ne  peut 
rien  changer  à  la  pratique  commune  des  hommes.  Pourtant  il  n'est 
pas  indifférent,  pour  déterminer  les  conditions  morales  de  la  vie 
sociale,  de  savoir  si  c'est  notre  intérêt  seul  ou  le  devoir  qui  la  rend 
nécessaire.  Si  c'est  un  devoir,  en  effet,  il  n'est  pas  sûr  qu'il  soit 
suffisamment  rempli  par  l'institution  sociale  telle  que  jusqu'ici  l'a 
comprise  l'humanité.  Actuellement  cette  institution  est  bornée  à 
l'organisation  politique  :  elle  n'est  guère  qu'une  sorte  d'assurance 
mutuelle  contre  les  agressions  extérieures  et  les  injustices  inté- 
rieures. La  fonction  en  est  donc  toute  négative  et  restreinte  à  la  seule 
protection.  Dans  ce  cadre  social  trop  largement  tracé,  les  indi- 
vidus restent  épars,  étrangers  les  uns  aux  autres  quand  ils  ne  sont 
pas  ennemis,  associés  parfois  provisoirement,  si  quelque  intérêt  trop 
visible  les  rapproche,  mais  le  plus  souvent  en  concurrence  et  dupes 
de  cette  illusion  que  leurs  fins  sont  différentes  et  que  chacun  peut 
atteindre  isolément  les  siennes.  Or  ce  qu'implique  l'idée  de  solida- 


3*4  REVUK  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

rite  c'est  Tobligation  de  substituer  autant  que  possible  la  collabora- 
tion à  la  concurrence.  Elle  affirme  donc  la  nécessité  morale  d'une 
organisation  intérieure  de  la  société,  d'une  concentration  et  d'une 
complication  nouvelle  du  lien  social  pour  la  mise  en  comnîun  d'un 
grand  nombre  de  fins  réputées  jusqu'ici  individuelles,  comme  la 
prospérité  matérielle,  la  culture  intellectuelle,  le  progrès  moral,  etc. 
On  peut  d'ailleurs  concevoir  très  diversement  cette  extension  de 
l'institution  sociale  et  de  sa  réglementation  intérieure,  soit  qu'on 
élargisse  le  cadre  de  la  société  politique  jusqu'à  y  faire  rentrer,  par 
la  multiplication  des  fonctions  administratives,  la  préoccupation  de 
toutes  les  fins  de  la  vie  humaine,  ce  qui  est  la  tendance  au  socialisme 
d'État,  soit  qu'on  pourvoie  au  même  office  par  des  associations  pri- 
vées et  mobiles,  plus  souples  et  plus  respectueuses  par  là  même 
de  l'initiative  et  de  la  liberté  individuelles,  ce  qui  est  encore,  si  l'on 
veut,  du  socialisme,  mais  plus  séduisant  et  peut-être  aussi  plus  con- 
forme aux  exigences  de  la  conscience  morale.  De  toutes  façons,  le 
devoir  de  solidarité,  s'il  est  reconnu,  nous  achemine  à  quelque  chose 
d'assez  semblable  au  socialisme.  Disons  simplement,  si  ce  mot  fait 
peur,  que  la  solidarité  implique  l'obligation  de  resserrer  le  lien 
social  et  de  confondre  dans  une  ample  mesure  nos  fins  avec  les  fins 
d'autrui  pour  y  pourvoir  en  commun. 

Mais  quelle  sera  cette  mesure?  Pour  marquer  les  limites  d'un 
devoir,  encore  faudrait-il  eu  connaître  le  principe.  C'est  justement 
sur  ce  point  que  la  conscience  contemporaine  est  incertaine.  Même 
elle  semble  toute  prête  à  transformer  en  une  erreur  insupportable 
une  conception  féconde  et  neuve  du  devoir  social.  La  raison  en  est 
dans  les  circonstances  qui  ont  présidé  à  l'élaboration  de  cette  idée  et 
dans  les  doctrines  pseudo-scientifiques  où,  par  une  rencontre  hasar- 
deuse, elle  a  paru  trouver  sa  justification. 


L'idée  morale  de  la  solidarité  a  été  suscitée  par  l'expérience 
sociale  de  notre  siècle,  et  elle  est  venue,  à  tort  ou  à  raison,  prendre 
son  appui  dans  la  science  sociale  de  notre  temps. 

L'expérience  de  notre  siècle  a  démontré  jusqu'à  l'évidence  l'im- 
puissance de  l'individu  à  atteindre  seul  ses  fins  matérielles  ou 
morales.  Elle  a  dissipé  l'illusion  qui  faisait  de  la  liberté,  confondue 
avec  l'isolement,  le  premier  bien  de  la  personne  et  l'objet  unique  de 


G.  CAMKCOR.  —  L'idée  commune  de  solidarité.  375 

l'organisation  politique.  Elle  a  dénoncé,  en  un  mot,  la  faillite  d'un 
certain  individualisme. 

L'un  des  résultats  les  plus  clairs  et  les  plus  durables  de  la  Révolu- 
tion a  été  de  restituer  chaque  personne  à  elle-même  et  de  lui  laisser, 
sous  la  réserve  d'une  obligation  de  justice  purement  négative,  toute 
la  liberté  d'aller  à  ses  fins  selon  ses  aptitudes,  mais  aussi  toute  la 
charge  d'y  pourvoir  et  toutes  les  chances  d'y  échouer.  La  société, 
assez  fortement  organisée  dans  l'ordre  politique,  n'a  plus  été  dans 
l'ordre  social  qu'une  sorte  de  mêlée  confuse  où  chacun  a  dû  lutter 
avec  tous  pour  ses  biens  propres  sous  la  surveillance  indifférente  de 
l'État  dont  tout  le  génie  semble,  ou  peu  s'en  faut,  s'être  épuisé 
depuis  un  siècle  à  l'organisation  de  la  police.  Il  ne  pouvait  résulter 
de  cet  état  de  choses  qu'un  malaise  général,  un  mécontentement 
croissant  de  toutes  les  classes  de  la  société.  Partout  en  effet,  s'est  fait 
sentir  l'inquiétude.  En  haut,  c'est  l'inquiétude  assurément  bien  sup 
portable  de  ceux  qui,  pourvus  des  biens  matériels  nécessaires,  ne 
savent  pas  cependant  trouver  leur  voie  et  l'emploi  de  leurs  facultés, 
et  qui  aspirant  à  tout  sans  viser  précisément  à  rien,  s'énervent  dans 
l'attente  et  se  dévorent  dans  l'inaction.  Ce  qu'on  a  nommé  le  mal 
du  siècle,  si  ce  n'est  pas  uniquement  cela,  c'est  au  moins  cela  pour 
une  part.  En  bas,  ce  sont  les  souffrances  trop  positives  de  tous 
ceux  dont  les  circonstances  ne  secondent  pas  assez  la  bonne  volonté 
et  le  mérite  moral,  et  que  le  poids  du  passé,  la  force  au  service 
d'autrui,  des  situations  acquises,  maintiennent  dans  un  état  perpétuel 
de  défaite  et  de  sujétion.  Entre  les  deux  le  nombre  infini  des 
déclassés,  de  tous  ceux  qui  ont  voulu  par  un  usage  bien  ou  mal 
entendu  de  leur  liberté  s'élever  au-dessus  de  leur  condition  natu- 
relle et  que  leurs  forces  ont  trahi.  Gela  fait  au  total  bien  des  souf- 
frances à  porter  au  compte  de  la  liberté  ou  plutôt  de  l'isolement. 

Mais  cette  expérience  a  servi.  On  a  compris  la  nécessité  de  se 
grouper.  Ce  n'est  pas  encore  là  sans  doute  la  conception  d'un  devoir, 
mais  comme  nous  en  sommes  près!  Car  s'il  faut  se  grouper  pour 
aller  à  ses  fins,  qui  s'y  refuse  ne  nuit  pas  seulement  à  lui-même, 
mais  il  rend  impossible  le  succès  de  tous  ceux  qui,  placés  dans  la 
même  situation,  ne  peuvent  obtenir  son  concours  ni  réussir  sans 
lui.  N'eût-il  pris  aucun  engagement,  il  trahit  ou  parait  trahir  une 
cause  cominune.  Ne  semble-t-il  pas  dès  lors  que  ce  soit  un  devoir 
pour  chacun  de  se  solidariser  avec  tous  ceux  dont  la  cause  ne  fait 
qu'un  avec  la  sienne  et  qui,  aux  prises  avec  les  mêmes  difficultés. 


376  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

ne  peuvent  les  surmonter  sans  lui?  C'est  ainsi,  par  une  série  de 
transitions  naturelles  sinon  absolument  logiques,  que  le  sens  commun 
semble  être  passé  de  celte  vérité  de  fait  :  l'individu  ne  peut  rien 
que  par  le  concours  de  ses  semblables,  à  la  conception  de  ce  devoir  : 
chacun  est  tenu  de  faire  cause  commune  avec  tous  ceux  de  ses  sem- 
blables dont,  par  nature  ou  par  situation,  les  fins  ou  les  fonctions 
sont  identiques  aux  siennes. 

Ce  que  l'expérience  suggère,  il  semble  que  la  sociologie  vienne  le 
confirmer  avec  l'autorité  qui  est  propre  à  la  science.  Une  certaine 
science  sociale  se  croit  en  état  de  démontrer  que  l'individu  n'est 
qu'une  abstraction  et  que  toute  idée  d'un  droit  individuel,  d'une 
indépendance  que  la  personne  serait  autorisée  à  réclamer  et  apte 
à  exercer  est  le  fruit  chimérique  de  l'ignorance  des  conditions  les 
plus  évidentes  de  la  vie  humaine. 

Il  est  remarquable  qu'A.  Comte,  l'un  des  premiers,  organisateurs 
de  la  sociologie,  soit  aussi  l'un  des  premiers  qui  ait,  d'une  part,  nié 
catégoriquement,  au  nom  de  la  science,  la  réalité  et  le  droit  de  l'in- 
dividu, et  qui  ait,  d'autre  part,  considéré  la  solidarité  comme  le 
devoir  par  excellence  ou,  mieux  encore,  comme  le  fondement  de  la 
vie  morale.  Ses  opinions  sur  ce  sujet  sont  bien  connues.  Dabord 
l'individu  isolé  est  un  mythe,  chaque  homme  faisant  au  moins  partie 
d'une  famille.  Aucune  famille  d'ailleurs  ne  vit  à  part  de  toutes  les 
autres.  Or  c'est  de  ces  relations  intra  ou  i/?/e/--familiales  que  naît  la 
civilisation.  Si  l'homme  est  intelligent  et  moral,  ce  n'est  pas  à  titre 
d'animal,  en  conséquence  de  sa  constitution  organique  ;  c'est  à  titre 
d'être  social  et  par  l'effet  des  conditions  super-organiques  que  con- 
stituent les  relations  des  personnes  dans  une  même  société.  D'où 
l'on  peut  déjà  conclure  que  l'individu  tenant  de  sa  situation  parmi 
les  autres  tout  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  vraiment  humain,  l'intelligence 
et  le  caractère,  n'est  que  l'expression  de  son  milieu  et  de  la  tradition 
et  est  dénué  de  toute  réalité  propre.  D'un  autre  côté,  aux  relations 
flottantes  et  variables  qui  constituent  d'abord  la  société,  tend  à  se 
substituer  peu  à  peu  une  organisation  définie, et  stable  en  conséquence 
de  laquelle  le  travail  collectif  se  divise  et  les  fonctions  sociales  se 
séparent  :  un  rôle  est  assigné  à  chaque  classe  et  à  chaque  individu. 
Par  le  progrès  de  cette  organisation  —  qui  est  le  progrès  même  de 
la  société,  —  l'individu,  dont  la  place  est  fixée,  devient  chaque  jour 
plus  dépendant  et  se  trouve  plus  intimement  uni  au  milieu  social. 
Où  donc  l'individu,  qui  n'est  qu'un  organe  du  corps  social,  pren- 


G.   CANTKCOR.  —  L'idée  commune  de  solidarité.  3'7 

drait-il  des  fins  propres  et  des  droits?  L'idée  du  droit  est  une  entité 
métaphysique.  Seule  l'idée  du  devoir  est  positive,  chaque  homme 
ayant  par  le  fait  de  l'organisation  sociale  une  fonction  à  remplir. 
Devoir  et  fonction  sont  synonymes  :  il  y  a  corrélation,  la  diiïérence 
n'étant  que  du  point  de  vue  ohjectif  au  point  de  vue  subjectif,  entre  la 
morale  et  l'organisation  sociale.  Les  règles  morales  qui  s'imposent 
à  chaque  individu  ne  sont  rien  de  plus  que  le  système  des  relations 
fonctionnelles  auxquelles  il  doit  satisfaire  pour  le  maintien  et  le 
progrès  du  corps  social.  Son  devoir  fondamental  est  donc  de  colla- 
borer sans  arrière-pensée  au  bien  commun  auquel  il  participera 
sans  doute,  mais  pour  une  part  qu'il  ne  peut  ni  ne  doit  prévoir. 

Les  successeurs  d'A.  Comte  ne  pouvaient  guère  aller  plus  loin 
dans  la  négation  de  l'individualisme.  Ils  se  sont  contentés  d'illustrer 
cette  doctrine  par  l'assimilation,  indiquée  déjà  dans  A.  Comte,  de  la 
société  à  l'organisme.  Poursuivant  l'analogie  dans  le  détail,  non 
sans  tomber  parfois  dans  le  ridicule,  ils  ont  retrouvé  dans  le  corps 
social  toutes  les  fonctions  et  tous  les  organes  du  corps  vivant.  Par- 
ticulièrement l'individu  s'est  trouvé  assimilé  à  la  cellule.  Or  dans 
un  organisme,  c'est  le  tout  qui  est  logiquement  la  raison  des  parties  : 
hors  de  là  l'être  vivant  ne  présente  rien  d'intelligible.  La  cellule 
n'a  donc  de  raison  d'être  que  mise  à  sa  place  dans  l'organisme  qui 
est  d'ailleurs  le  seul  milieu  où  elle  puisse  vivre.  L'idée  d'une  fin 
propre  de  la  cellule  à  laquelle  devraient  se  prêter  ou  se  subordonner 
les  fins  générales  de  l'organisme  serait  simplement  inintelligible.  Il 
n'en  serait  pas  autrement  de  la  prétention  de  l'individu  à  s'aiTranchir 
de  la  subordination  sociale  hors  de  laquelle  il  n'y  a  plus  pour  lui  ni 
raison  d'être,  ni  possibilité  de  subsister. 

Ces  deux  idées  —  devoir  de  collaboration,, négation  de  l'individu 
et  de  ses  droits,  —  l'une  née  de  l'expérience,  l'autre  issue  de  la 
science  et  vulgarisée  par  les  revues,  se  sont  rencontrées  en  beaucoup 
d'esprits  à  qui  la  seconde  a  paru  le  fondement  naturel  de  la  première. 
Il  y  a  assurément  de  Tune  à  l'autre  d'incontestables  affinités.  Si  la 
doctrine  sociologique  qui  nie  l'individu  comporte  une  morale,  ce  ne 
peut  être  qu'une  morale  de  la  solidarité  :  aussi  bien  la  trduve-t-on 
déjà  dans  A.  Comte.  D'autre  part  ceux-là  même  qui  croient  et  qui 
veulent  maintenir,  en  propageant  l'idée  de  la  solidarité,  les  prin- 
cipes essentiels  de  l'individualisme,  ne  laissent  pas  cependant,  aux 
dépens  parfois  de  la  logique,  de  faire  appel  à  la  science  sociale  pour 
résoudre  par  la  méthode  commune  à  toutes  les  sciences  cette  ques- 


378  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

tion  des  rapports  de  l'individu  et  de  la  société  humaine';  ils  se 
revendiquent  d'A.  Comte,  de  ses  principes  et  de  sa  méthode-;  et  ils 
finissent  par  dire  avec  d'autres  philosophes,  qui  ne  sont  pas  d'ailleurs 
positivistes,  ou  que  le  bien  moral  est  de  nous  vouloir  comme  membres 
de  l'humanité,  ou  que  la  solution  du  problème  social  est  dans  la 
socialisation  de  la  personne  ^  toutes  formules  qui  peuvent  se 
défendre,  mais  dont  il  faut  bien  voir  qu'elles  impliquent  la  suppres- 
sion de  tout  droit  individuel.  La  confusion  est  donc  évidente.  S'il  est 
nécessaire  de  la  signaler,  c'est  qu'elle  n'est  pas  propre  à  un  homme  ; 
elle  caractérise  l'idée  de  solidarité  telle  qu'elle  s'est  spontanément 
établie  dans  la  conscience  contemporaine. 


Cette  confusion  ne  peut  que  nuire  au  succès  de  l'idée  de  solidarité. 
Plus  d'une  conscience  hésite  à  l'accepter  parce  qu'elle  paraît  se 
fonder  sur  la  négation  de  l'individu  et  de  ses  droits  et  imposer 
l'obligation  d'aliéner  sa  personne  tout  entière  à  la  société.  On  recule 
devant  cet  excès  d'abnégation,  non  par  la  révolte  d'un  instinct 
égoïste,  —  reproche  en  vérité  trop  facile  et  trop  injuste,  —  mais  par 
le  sentiment  justifié  qu'il  n'y  a  pas  de  morale  hors  du  droit  et  de  la 
liberté.  Il  faut  donc,  si  l'on  croit  recevable  le  devoir  de  solidarité  et 
si  l'on  veut  en  assurer  le  succès,  s'efforcer  d'en  purifier  l'idée  de  tout 
ce  qui  s'y  mêle  indûment  et  qui  la  dénature.  En  est-il  d'autres 
moyens  que  de  dénoncer  l'illusion  qui  assimile  la  solidarité  de  fait, 
origine  et  occasion  du  devoir  de  solidarité,  à  la  dépendance  absolue 
de  l'individu  dont  les  droits  et  la  réalité  même  se  trouvent  ainsi  mis 
en  question?  Il  faudrait  donc  mettre  en  lumière  ce  que  renferme 
d'inexact  cette  idée  de  la  subordination  absolue  et  inéluctable  de  la 
personne  à  la  société.  Après  quoi,  comme  on  pourrait  craindre  qu'on 
ait  enlevé  au  devoir  de  solidarité  le  fondement  le  plus  sûr  oîi  il  pût 
s'appuyer,  il  ne  serait  pas  inutile  de  montrer  que  la  négation  du 
droit  individuel  et  l'affirmation  du  devoir  de  collaboration  sont  deux 
thèses  artificiellement  juxtaposées  et  que  même  il  est  logiquement 
impossible  de  les  fonder  l'une  sur  l'autre.  De  sorte  que  si  l'idée 
morale  de  solidarité  est  vraie,  c'est  ailleurs  que  dans  le  fatalisme 


1.  Bourgeois,  La  Solidarité,  p.  33. 

2.  Id.,  p.  60. 

3.  Id.,  p.  86. 


G.  CAMiiCon.  —  L'idée  commune  de  solidajHté.  3*79 

sociologique  qu'il  faut  en  chercher  la  justification  et  le  principe 
régulateur. 

Sans  doute  tout  homme  dépend  étroitement  de  ses  semhlables 
puisque  leur  concours  lui  est  indispensable.  Ceci  est  l'évidence 
même.  Mais  cette  dépendance  n'est  pas  nécessairement  une  subordi- 
nation. L'homme  ne  dépend-il  pas  aussi  des  forces  de  la  nature  dont 
la  mise  en  oeuvre  est  indispensable  à  la  satisfaction  de  ses  besoins? 
Il  ne  laisse  pas  cependant  de  se  les  subordonner  et  de  les  utiliser  à 
son  profit.  Il  en  est  de  même  de  l'individu  dans  la  société.  Il  a  besoin 
des  autres;  mais  il  ne  laisse  pas  de  s'attribuer  des  lins  personnelles 
et  de  se  poser  avec  ses  intérêts  et  son  idéal  bien  à  lui,  à  part  de  tous 
ceux  dont  il  sollicite  et  utilise  le  concours.  Il  se  fait  centre,  pour 
ainsi  dire,  et  travaille  à  ordonner  les  autres  par  rapport  à  lui,  bien 
loin  qu'il  s'ordonne  naturellement  et  nécessairement  par  rapport 
aux  autres.  Le  pis  est  qu'il  y  réussit  et  que  l'on  voit  assez  souvent 
des  hommes  arriv(?r  à  faire  d'une  société  tout  entière  l'instrument 
de  leur  ambition  personnelle.  Il  se  peut  que  la  conscience  réprouve 
cette  tendance  naturelle  à  faire  d'autrui  un  moyen  pour  ses  propres 
fins.  Mais  le  fait  subsiste  :  l'individu  n'est  pas  à  ce  point  solidaire 
du  corps  social  qu'il  en  doive  suivre  fatalement  tous  les  mouvements 
et  qu'il  n'y  puisse  vivre  qu'en  s'y  maintenant  à  une  place  subor- 
donnée et  fixe.  On  ne  constate  pas  entre  l'individu  et  la  société  cette 
invincible  liaison  matérielle  qui  maintient  la  cellule  vivante  dans  la 
sujétion  de  l'organisme  et  lui  interdit  sous  peine  de  mort  tout  autre 
acte  que  l'accomplissement  de  sa  fonction.  En  fait  l'individu  peut 
prétendre  —  et  il  y  prétend  naturellement  —  à  exister  pour  soi, 
sinon  par  soi  :  ce  n'est  donc  pas  au  nom  d'une  inéluctable  nécessité 
de  fait  qu'on  peut  le  lui  interdire. 

Peut-être  dira-t-on  que  l'individu,  même  alors  qu'il  parait  s'affran- 
chir pratiquement  de  la  société  ou  la  dominer,  n'acquiert  pas  pour 
cela  plus  de  réalité  ou  d'indépendance;  car  les  pensées  et  les  senti- 
ments qui  le  constituent  et  qui  le  rendent  capable  de  cet  affranchis- 
sement ou  de  cette  domination  lui  sont  suggérés  du  dehors  et  expri- 
ment simplement  sa  situation  parmi  les  hommes  et  les  choses  :  de 
sorte  que,  à  vrai  dire,  il  ne  fait  que  résumer  et  manifester,  dans 
l'étroite  enceinte  de  sa  conscience  et  de  son  action,  un  ensemble 
indéfini  de  forces  profondes  et  impersonnelles  dont  il  n'est  que  le 
point  d'application  ou  le  point  d'émergence.  C'est  bien  là,  en  effet, 
l'axiome  ou  plutôt  le  postulat  d'une  certaine  science  sociale.  Mais  où 

Rev.  meta.  t.  IX.  —  1001.  26 


380  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

prend-on  le  droit  de  résoudre  ainsi,  comme  d'un  trait  de  plume,  le 
difficile  problème  de  l'individualité?  Ce  n'est  pas  du  dehors  et  par  la 
seule  considération  des  dépendances  auxquelles  il  est  soumis  dans 
son  développement  que  l'on  peut  déterminer  si  l'homme  moral  n'est 
qu'un  produit,  puisque  aussi  bien  tout  individu  présente  des  traits 
originaux  dont  aucune  analyse  ne  réussit  à  trouver  dans  les  condi- 
tions extérieures  la  raison  suffisante.  Cela  même  n'est-il  pas  vrai  de 
toutes  choses?  Et  peut-on  assurer,  fut-ce  dans  l'ordre  physique, 
qu'un  fait  n'est  jamais  que  la  somme  de  ses  conditions?  Ou  ne  faut-il 
pas  se  contenter  de  dire  qu'il  en  dépend,  pouvant  d'ailleurs  en  être 
différent,  original  à  quelques  égards  et,  à  ce  titre  encore,  contin- 
gent? Ni  la  variété  du  monde  ne  s'explique  sans  cette  contingence, 
ni  le  progrès  de  la  société  sans  l'originalité  de  Tindividu.  C'est  à  lui- 
même  qu'il  faudrait,  par  la  réflexion,  demander  ce  qu'il  est.  De  ce 
point  de  vue  on  découvrirait  peut-être  que  l'individu  est  un  absolu 
qui  trouve  dans  les  conditions  qui  lui  sont  faites  —  en  tant  qu'elles 
lui  sont,  à  un  titre  quelconque,  extérieures,  —  non  les  limiles,  mais 
l'occasion  ou  la  matière  de  sa  réalisation.  Quoi  qu'il  en  soit  d'ail- 
leurs, c'est  s'abuser  que  de  soulever  ici  de  tels  problèmes.  L'individu 
ne  fût-il  que  la  somme  et  l'expression  de  ses  conditions,  il  suffît  pour 
que  se  pose,  par  delà  le  fait,  le  problème  moral  du  droit,  que  la  per- 
sonne ail  conscience  de  soi,  qu'à  ce  titre  elle  se  conçoive  comme  une 
fin  pour  elle-même,  qu'elle  tende  à  s'affranchir  et  qu'elle  y  puisse, 
en  quelque  mesure,  réussir.  Or,  qu'elle  s'y  efforce  et  qu'elle  y  réus- 
sisse, c'est  ce  que  l'expérience  montre  assez  clairement. 

On  pourrait  aller  jusqu'à  dire  que  l'affranchissement  progressif  de 
la  personne  est  la  loi  même  de  l'histoire  et  la  formule  qui  en  exprime 
le  mieux  le  développement.  L'évolution  psychologique  de  l'humanité 
s'est  faite  dans  le  sens  de  la  réflexion,  où  l'esprit,  se  reprenant  et  se 
jouant  au-dessus  des  matériaux  qui  lui  viennent  du  dehors,  les  juge 
et  les  ordonne  selon  ses  exigences  propres.  L'évolution  morale  s'est 
faite  dans  le  sens  de  la  responsabilité  individuelle  substituée  à  la 
responsabilité  collective  et  dans  le  sens  de  la  vertu  personnelle  et 
intérieure  substituée  aux  rites  extérieurs  et  aux  pratiques  exclusi- 
vement sociales.  L'évolution  politique  s'est  accomplie  dans  le  sens 
de  la  démocratie  fondée  sur  la  reconnaissance  des  droits  de  l'indi- 
vidu. A  son  tour,  l'évolution  littéraire  et  artistique  s'est  faite  dans  le 
sens  de  l'inspiration  personnelle  et  subjective  substituée  à  l'expres- 
sion objective  des  idées  communes  et  des  sentiments  collectifs.  Ces 


G.   CANTKCOU.   —  L'idée  commune  de  solidarité.  381 

remarques  et  l)eaucoup  d'autres  semblables  viennent  se  résumer  et 
trouver  leur  principe  dans  cette  loi  admise  par  plus  d'un  sociolo- 
gue ',  que,  à  mesure  que  le  volume  des  sociétés  s'accroît,  les  liens 
intérieurs  se  relâchent  et  les  individus  s'y  trouvent  de  jour  en  jour 
plus  libres  et  plus  abandonnés  à  eux-mêmes. 

Concluons  donc  que  la  néyalion  par  une  certaine  sociologie  de  la 
réalité,  de  l'originalité  de  l'individu  et  de  son  aptitude  à  se  prendre 
lui-même  pour  fin  n'est  qu'un  préjugé  ou  un  parti  pris.  A  la  vérité, 
cette  doctrine  est  le  résultat  assez  naturel  d'une  méthode  qui  se  dit 
objective  et  qui  n'est  que  superficielle,  puisqu'elle  cherche  le  secret 
de  ce  qui  est,  non  dans  l'être  même  en  tant  qu'il  est  immédiatement 
présent  à  soi  dans  la  conscience,  mais  dans  les  formes  ou  les  effets 
extérieurs  de  son  action  que  l'on  prend  pour  ses  conditions  d'exis- 
tence. Or  de  ce  point  de  vue  prétendu  objectif,  à  supposer  qu'il  fût 
légitime,  on  n'établira  jamais  un  système  de  morale.  Pour  nous  en 
tenir  à  notre  objet,  de  la  négation  de  l'individualité,  fût-elle  évidente, 
on  ne  peut  pas  conclure  le  devoir  de  solidarité. 

D'un  fait  on  ne  peut  conclure  un  devoir  qu'à  la  condition  de  sup- 
poser au  préalable  une  volonté  ou  une  obligation  antécédentes  à  qui 
le  fait  fournit  un  point  d'application  ou  un  moyen  de  satisfaction. 
C'est  ce  qu'A.  Comte  parait  ignorer  lorsque,  affirmant  l'identité  des 
notions  de  devoir  et  de  fonction,  il  conclut,  de  ce  que  l'individu  est 
un  organe  de  l'humanité,  qu'il  doit  donc  se  considérer  comme  soli- 
daire du  corps  social  tout  entier  et  mettre  en  lui  sa  fin.  Pour  que 
celte  identification  de  concepts  fût  possible,  il  faudrait  admettre 
d'abord  une  finalité  immanente,  comme  loi  des  choses,  et  aussi  une 
obligation  préalable  pour  l'homme  de  faire  des  desseins  de  la  nature, 
en  tant  qu'il  les  comprend,  des  préceptes  pour  sa  volonté,  en  tant 
qu'elle  est  libre.  Car  la  nécessité,  si  elle  est  absolue,  rend  superflus 
tous  les  préceptes.  Il  semble  pourtant  qu'A.  Comte  ait  parfois  entrevu 
cette  difficulté.  On  remarque  dans  sa  doctrine  un  certain  effort  pour 
éliminer  l'idée  de  devoir  aussi  bien  que  celle  de  droit.  Le  rôle  du 
devoir,  toujours  suspect  de  sous-entendus  métaphysiques,  y  serait 
rempli  par  un  sentiment,  qui  est  un  fait,  rien  qu'un  fait,  donné  tout 
entier  dans  l'ordre  des  phénomènes  et  pur  de  tout  alliage  ontolo- 
gique. Ce  sentiment  est  la  sympathie  ou  l'altruisme.  L'homme  natu- 
rellement capable  d'affection  est  porté  par  cela  même  à  se  subor- 

1.  Durklii'im,  Division  du  travail  social,  —  Coste,  L'expérience  des  peuples. 


382  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

donner  aux  êtres  qui  Tentourent.  La  réflexion,  en  faisant  comprendre 
à  l'individu  sa  vraie  situation,  aura  pour  effet  nécessaire  de  fortifier 
ce  sentiment  naturel,  principe  de  toutes  les  vertus,  et  de  le  fixer  à 
son  véritable  objet,  non  tels  hommes,  mais  l'humanité.  Ainsi  la  vie 
morale  se  constituera  d'elle-même  à  titre  défait,  sans  loi  impérative, 
fondée  en  partie  sur  la  nature,  en  partie  sur  la  réflexion.  —  A.  Comte 
ne  paraît  pas  avoir  remarqué  que  le  propre  de  la  réflexion  est  de 
mettre  en  question  la  légitimité  des  tendances  naturelles  et  que  c'est 
même  là  tout  le  problème  moral  qu'il  ne  suffit  pas  d'ignorer  pour 
qu'il  soit  résolu.  L'homme  qui  réfléchit,  --  s'il  constate  qu'il  est,  en 
fait,  dans  l'humanité  un  élément  subordonné,  et  qu'il  est  enclin,  en 
tant  que  capable  d'affection,  à  se  plier  de  bonne  grâce  à  cette 
subordination,  —  doit-il  accepter  ce  fait  et  s'abandonner  à  ses 
instincts?  Pour  quels  motifs  s'y  résoudra-t-il?  Pour  quelles  raisons 
déciderja-t-il,  puisqu'il  ne  réfléchit  que  pour  cela,  qu'il  est  bon 
d'accepter  ou  meilleur  de  refuser?  Ne  faut-il  pas  toujours  —  c'est  la 
loi  même  de  la  réflexion  —  prendre  hors  du  fait  le  principe  qui  le 
jugera? 

C'est  là  précisément  que  serait  l'illusion,  s'il  fallait  en  croire  un 
très  libre  et  très  original  disciple  d'A.  Comte,  M.  Durkheim  '.  On  ne 
juge  du  bien  et  du  mal  que  relativement  à  quelque  tendance  ou  à 
quelque  fin  :  c'est  dans  cette  relation  que  s'exerce  la  réflexion.  Mais 
la  tendance  elle-même  ou  la  fin  s'affirme  d'abord  catégoriquement  et 
ne  comporte  pas  les  qualifications  de  bien  ou  de  mal  puisqu'elles  ne 
s'appliquent  aux  choses  ou  aux  actions  que  par  rapport  à  elle. 
Ainsi  en  est-il  pour  la  solidarité  :  elle  est  la  fin  effective  à  l'occasion 
de  laquelle  les  actions  sont  distinguées  en  bonnes  ou  mauvaises.  Si 
l'on  examine,  en  effet,  dans  l'histoire  des  mœurs  et  du  droit,  quelles 
actions,  singulièrement  diverses,  ont  été  jugées  immorales  et  ont 
été  réprimées  par  l'opinion  ou  par  des  sanctions  afflictives,  on  ne 
leur  trouve  qu'un  caractère  commun,  c'est  qu'elles  étaient  toutes  à 
leur  date  en  contradiction  avec  un  sentiment  vif  de  la  conscience 
collective.  La  condamnation  et  la  répression  de  ces  actes  manifes- 
tent donc  un  effort  instinctif  de  la  volonté  collective  pour  établir  ou 
maintenir  la  cohésion  sociale.  Est  bon  tout  ce  que  maintient  l'unité 
sociale;  est  mauvais  tout  ce  qui  tend  à  la  rompre  et  à  dénouer 
ou  à  détendre  le  lien  social.  Ainsi  la  solidarité,  en  tant  qu'elle  est 

l.  Division  du  travail  social,  passim. 


G.   CANTKCon.   —  L'idée  commune  de  solidarité.  383 

voulue  en  fait  instinctivement  et  nécessairement  par  toute  société  en 
voie  de  développement  et  de  progrés,  est  le  principe  des  jugements 
moraux  et  ne  saurait  par  suite  être  elle-même  soumise  à  de  tels 
jugements.  Il  ne  faut  donc  en  dire  ni  qu'elle  est  bonne  et  obligatoire, 
ni  qu'elle  est  mauvaise  ou  pratiquement  indifférente;  elle  est  voulue 
en  conséquence  d'une  loi  nécessaire  de  la  vie  sociale  et  cela  suffit. 
—  L'idée  de  la  solidarité,  comme  conception  morale,  n'est  donc  pas 
la  notion  d'un  devoir  spécial,  et  pour  ainsi  dire  supplémentaire, 
suggéré  par  les  circonstances  à  l'activité  législative  de  la  raison  pra- 
tique. Elle  est  le  devoir  même  ou  plutôt  ce  qui  fonde  tous  les  devoirs. 
L'idée  de  solidarité  est  l'avèn'ement  à  la  conscience  de  l'instinct  pro- 
fond qui  a  déterminé  le  progrès  moral  de  l'humanité  :  elle  apparaît 
à  la  réflexion  comme  la  fin  ou  l'idéal  qui  à  la  fois  explique  le  passé 
et  indique  ce  qui  reste  à  faire;  et  elle  s'impose  de  droit  à  la  cons- 
cience comme  la  raison  secrète  de  tous  ses  jugements. 

Les  principes  de  cette  doctrine  sont  incontestables.  La  fin  suprême 
doit  être  affirmée  et  ne  peut  être  justifiée  puisqu'elle  est  ce  qui 
justifie  ou  condamne  toutes  choses.  La  question  serait  de  savoir  si  le 
principe  nécessaire  du  jugement  moral  est  bien  cette  volonté  de 
cohésion  qui  serait  aussi  le  principe  de  tout  développement  social. 
Nous  ne  le  pensons  pas  :  du  moins  M.  Durkheim  n'a  rien  fait  pour  le 
démontrer.  Fùt-il  vrai  que  les  seules  actions  condamnées  et  répri- 
mées par  la  société  soient  celles  qui  blessent  les  sentiments  collec- 
tifs, encore  resterait-il  à  examiner  la  nature  de  ces  sentiments 
collectifs  qui  sont  l'occasion  de  la  répression.  Sont-ce  des  opinions 
purement  théoriques  comme  seraient  des  jugements  sur  le  nombre 
des  planètes  ou  la  divisibilité  de  la  matière?  Non  sans  doute.  Les 
seules  opinions  auxquelles  la  société  n'admet  pas  que  l'on  contre- 
vienne, ce  sont  les  opinions  pratiques,  relatives  à  ce  qui  est  jugé,  à 
un  titre  quelconque,  bon  ou  mauvais.  Dès  lors  le  jugement  du  bien 
et  du  mal  précède  et  suscite  la  répression.  Ce  que  la  solidarité 
explique,  ce  n'est  pas  le  jugement  moral,  mais  la  répression  consé- 
cutive, destinée,  en  effet,  à  maintenir  l'unité  des  consciences,  con- 
dition de  l'unité  d'action  et  de  la  stabilité  sociale.  Encore  ce  qui 
est  ainsi  expliqué  n'est-ce  que  le  fait  brut  de  la  répression,  mais 
c'est  le  jugement  moral  qui,  selon  ses  variations  d'une  société  à 
l'autre,  en  détermine  diversement  les  applications.  Ce  n'est  donc 
pas  dans  la  volonté  collective  et  dans  son  expression  extérieure,  le 
droit  ou  les  mœurs,  qu'il  faut  chercher  le  principe  de  la  vie  morale  ; 


384  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

ici  encore  il  y  a  échec  de  la  méthode  objective.  C'est  dans  les  indi- 
vidus, dans  le  secret  de  leur  constitution  rationnelle,  qu'il  faut 
chercher  la  raison  première  de  leurs  jugements  moraux,  —  juge- 
ments d'ailleurs  que  rien  ne  les  empêche  de  poser  en  commun  et 
d'organiser  en  un  droit  collectif. 

C'est  donc  ruiner  au  fond  le  devoir  de  solidarité  que  d'entre- 
prendre de  l'appuyer  sur  de  telles  considérations  sociologiques, 
inexactes  d'abord  et  de  toute  façon  incapables  de  servir  de  fonde- 
ment à  une  législation  morale.  Si  le  devoir  de  solidarité  est  vrai, 
c'est  ailleurs  qu'il  en  faut  chercher  la  justification. 


Nous  croyons,  pour  notre  part,  que  la  même  considération  de  la 
valeur  absolue  de  la  personne  humaine,  qui  fonde  le  droit  et  rend 
la  liberté  exigible,  suffit  à  justifier  le  devoir  positif  de  solidarité. 
On  conçoit,  sans  qu'il  soit  besoin  d'y  insister,  combien  il  est  différent 
de  fonder  le  devoir  de  solidarité  sur  la  négation  du  droit  per- 
sonnel —  ce  qui  justifie  toute  oppression  et  fait  de  la  servilité  la 
vertu  par  excellence,  —  ou  de  lui  donner  pour  principe  ce  même 
droit  personnel  et  pour  fin  la  liberté  à  réaliser  en  chacun  par  la 
bonne  volonté  de  tous.  Il  resterait  à  établir  qu'une  telle  justifica- 
tion est  possible  :  mais  à  chaque  jour  suffît  sa  peine. 

G.  Cantecor. 


Le  gérant  :  Maurice  Tardieu. 


Coulomtniers.  —  Imp.  Paul  BRODAHU. 


L'IDÉE   D'ORDRE  CHEZ  AUG.   COMTE 


Toute  la  philosophie  de  Comte  peut  se  rattacher  à  l'idée  d'ordre. 
Est-ce  bien  idée  qu'il  faut  dire?  —  Oui,  à  la  condition  de  donner  au 
mot  son  sens  le  plus  tague,  qui  n'exclut  aucun  aspect  de  la  vie  psy- 
chique. Comte  a  soif  de  l'ordre,  comme  Descartes  a  soif  des  idées 
claires.  Savoir,  c'est  pour  lui  connaître  l'ordre  des  choses;  penser, 
philosopher,  c'est  méditer  sur  l'ordre  des  connaissances;  vivre,  agir, 
aimer,  c'est  être  et  se  sentir  l'un  des  éléments  d'un  ordre  total,  d'une 
harmonie  que  réalise  la  société  humaine,  inséparable  elle-même  du 
milieu  où  elle  se  développe,  et  auquel  elle  s'adapte.  Toutes  préoc- 
cupations politiques,  morales,  sociales,  toute  tentative  d'action 
publique,  doivent  avoir  pour  but  essentiel  d'assurer  la  marche 
naturelle  de  cet  ordre  immanent,  et  d'en  régulariser  le  développe- 
ment normal.  Point  de  progrès  qui  n'ait  sa  source  dans  l'ordre  établi, 
comme  l'évolution  de  la  vie  d'un  être  dérive  de  son  organisation. 
Partout,  dans  les  sociétés  comme  chez  les  individus,  dans  les  êtres 
vivants  comme  dans  les  choses  inorganiques,  dans  l'état  actuel  du 
monde  ou  dans  les  transformations  du  passé,  ce  que  Comte  veut  voir, 
saisir,  et  achever  de  réaliser,  c'est  toujours  à  des  degrés  divers  de 
complexité  et  de  richesse,  l'ordre,  la  hiérarchie,  le  consensus,  l'har- 
monie. Voilà  du  moins  ce  que  cette  étude  veut  montrer.  Peut-être 
est-il  nécessaire,  avant  tout,  de  définir  brièvement  l'idée  d'ordre  et 
ses  aspects  divers. 


Au  degré  le  plus  simple,  l'ordre  d'un  ensemble  d'objets  résulte  de 
ce  que  par  leur  position  dans  l'espace  ou  dans  le  temps  ils  partici- 
pent de  quelque  propriété  commune  :  ils  sont,  par  exemple,  tous  en 

Hev.  meta.  t.  IX.   —  l'JOl.  27 


386  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

ligne  droite,  ou  sur  un  cercle,  ou  sur  un  même  plan,  ou  à  des  dis- 
tances égales  les  uns  des  autres;  ou  bien  ils  se  succèdent  à  intervalles 
égaux;  ou  enfin  plus  généralement  ils  sont  disposés  de  telle  sorte 
qu'aucun  ne  frappe  l'attention  exceptionnellement  :  ils  rentrent  tous 
dans  une  certaine  uniformité.  Il  y  a  déjà  là  un  lien  entre  tous  les  élé- 
ments qui  concourent  à  l'ordre;  chacun  a  sa  place,  son  rang,  assigné 
par  quelque  règle,  et  dont  la  détermination  dépend  de  la  place  et  du 
rang  des  autres  éléments.  L'ordre  naît  d'une  sorte  d'égalité  de  dépen- 
dance à  l'égard  d'une  relation  aperçue  par  l'esprit,  laquelle  peut 
varier,  depuis  une  simple  constatation  de  ressemblance  ou  d'identité 
jusqu'à  une  équation  mathématique  plus  ou  moins  savante,  et  cons- 
titue en  tout  cas  une  unité  abstraite,  géométrique  ou  logique. 

La  notion  de  l'ordre  se  complique  dès  que  s'introduit  celle  du 
supérieur  et  de  l'inférieur,  dès  que  par  conséqu.ent  l'égalité  de  dépen- 
dance à  l'égard  d'un  rapport  ou  d'une  formule  fait  place  à  une  sorte 
de  hiérarchie,  d'après  laquelle  tels  éléments  relèvent  directement  de 
tels  autres  qui  sont  placés  dans  un  certain  sens  au-dessus  d'eux. 
L'exemple  d'une  administration  où  les  indications  se  transmettent 
du  chef  aux  derniers  subordonnés,  ou  inversement  de  ceux-ci  à 
celui-là,  prenant  à  chaque  degré  une  importance  spéciale,  donne 
une  image  concrète  assez  claire  de  cet  ordre  nouveau.  Il  est  caracté- 
risé par  le  fait  d'une  échelle,  d'une  pluralité  de  degrés,  d'une  difîé- 
rence  qui  varie  régulièrement  et  dans  le  même  sens,  dans  la  qualité, 
dans  la  valeur  ou  la  dignité  des  choses  que  Ton  considère.  Ce  n'est 
plus  seulement  une  relation  qui  domine  un  ensemble  d'éléments, 
c'est  une  série  de  relations  en  vertu  desquelles  un  groupe  dépend 
d'un  autre,  celui-ci  d'un  troisième,  et  ainsi  de  suite,  la  succession  ou 
la  classification  se  faisant  d'ailleurs  elle-même  d'après  cette  loi. 

Enfin,  que  la  succession  des  degrés  ne  soit  plus  linéaire,  qu'un 
certain  nombre  de  séries  se  groupent  et  concourent  vers  un  centre 
unique  ou  vers  une  sorte  de  sommet  qui  domine  l'ensemble,  qui  en 
soit  la  raison,  le  but,  le  point  de  convergence,  ou  seulement  qui 
l'explique  et  nous  guide  dans  l'examen  de  cet  ensemble:  nous  attein- 
drons l'idée  d'ordre  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  riche  et  de  plus  com- 
plexe, et  telle  que  la  vie  organique  en  donne  le  plus  merveilleux 
exemple. 

A  ces  états  divers  l'ordre  apparaît  comme  la  soumission  du  mul- 
tiple à  l'un,  du  varié  au  même,  et,  quelle  qu'en  soit  la  complication 
progressive,  quand  on  passe  de  la  régularité  tout  extérieure  du  pre- 


G.    MILHAUD.    —    l.'lDÉK    n'oUDIŒ    CHKZ    AIG.    COMTi:.  387 

•  miei-  cas  à  la  constitution  d'un  organisme  vivant,  une  idée  commune 
subsiste,  c'est  que  les  éléments  cessent  d'être  isolés;  ils  sont  reliés 
les  uns  aux  autres  de  telle  sorte  que  chacun  doive  sa  valeur  et  son 
importance  au  rôle  qu'il  joue  dans  l'ensemble.  Mais  on  sent  cepen- 
dant la  distance  qui  sépare  les  degrés  extrêmes  de  cette  échelle  : 
elle  se  trouvera  marquée  dans  les  conceptions  de  Comte,  et  éclairera 
plus  d'une  fois  sa  philosophie  ainsi  que  sa  métaphysique  incons- 
ciente. 


Dès  les  opuscules  de  Comte  nous  voyons  aisément  ce  qui  fait  son 
inquiétude  et  l'incite  aux  méditations  philosophiques  :  il  est  avant 
tout  frappé  du  désordre  des  opinions,  de  l'anarchie  des  intelligences. 
Les  premières  lignes  signées  de  lui,  et  qui  datent  de  juillet  1819,  ont 
justement  pour  objet  d'opposer  ce  désordre  à  l'identité  des  désirs, 
tous  les  hommes  souhaitant  également  la  paix  ou  la  liberté,  mais 
chacun  la  voulant  réaliser  par  des  moyens  différents.  Et  déjà  il  est 
tenté  de  dénoncer  la  liberté  illimitée  de  penser  comme  responsable 
du  désordre  des  esprits.  Il  le  fera  d'ailleurs  bientôt,  quand  commen- 
ceront, pour  ne  plus  cesser,  ses  attaques  contre  la  doctrine  révolu- 
tionnaire et  critique.  Cette  doctrine  repose,  dit-il,  sur  deux  prin- 
cipes qui  ont  pu  jouer  un  rôle  utile  quand  il  s'agissait  de  détruire, 
mais  qu'il  faut  désormais  condamner,  parce  qu'ils  sont  incapables 
de  fonder  aucun  ordre  social  :  ils  sont  exclusivement  critiques,  ils 
ne  sont  pas  organiques.  Ces  principes  sont  l'un  «  le  dogme  de  la 
liberté  illimitée  de  conscience  »,  l'autre  «  le  dogme  de  la  souverai- 
neté du  peuple  ».  Il  restera  toute  sa  vie  fidèle,  dans  ses  sentiments, 
à  la  répugnance  que  lui  inspirent  ces  sources  de  désaccord  intellec- 
tuel et  de  troubles  politiques.  D'une  part,  en  ce  qui  concerne  l'esprit 
de  libre  examen,  il  reporte  l'aversion  qu'il  lui  suggère  sur  tous  ceux 
qui  l'ont  à  quelque  degré  défendu;  les  protestants  d'abord,  puis  les 
philosophes  du  xviiF  siècle,  les  hommes  de  la  Révolution.  Les  pre- 
miers ont  cru  à  tort  pouvoir  créer  un  ordre  spirituel  nouveau  :  leurs 
tendances  dogmatiques  n'ont  pu  avoir  raison  de  l'élément  éminem- 
ment destructeur  sur  lequel  repose  leur  religion  ;  ils  donnent  naissance 
à  une  multiplicité  indéfinie  de  sectes  distinctes,  et,  quand  ils  s'imagi- 
nent unir  et  organiser,  ils  ne  font  que  dissocier,  décomposer,  diviser. 
Les  penseurs  et  les  hommes  de  la  Révolution,  comme  ceux  qui  s'ins- 
pirent d'eux,  sont  des   esprits  étroits,    sauf  quelques   exceptions, 


388  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

comme  Gondorcet,  par  exemple  ;  Comte  a  pour  eux   aussi  peu  de. 
sympathie  que  d'estime.  EL  d'autre  part,  on  le  sait,  ses  déclarations 
politiques  confirmeront  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  son  horreur  de  la  sou- 
veraineté populaire. 

Est-ce  là  seulement  le  fait  d'une  philosophie  qui  ne  peut  songer  à 
s'établir  que  sur  les  ruines  de  la  doctrine  révolutionnaire?  L'âge 
positif  dont  Aug.  Comte  voudrait  proclamer  l'avènement  doit  succé- 
der àl'àge  critique  :  cela  suffil-ilà  expliquerson attitude  si  agressive 
et  si  peu  bienveillante  à  l'égard  de  tous  les  représentants,  à  quelque 
degré  et  dans  quelque  direction  que  ce  soit,  de  l'esprit  de  la  Révolu- 
lion?  Une  comparaison  facile  montrera  tout  de  suite  combien  cette 
considération  est  insuffisante.  L'âge  positif  ne  doit  pas  seulement 
exclure  la  doctrine  révolutionnaire  ;  il  doit  bien  plus  encore,  semble- 
t-il,  condamner  les  tendances  théocratiques.  Entre  celles-ci  et  celle-là 
c'est  même  la  première,  Comte  le  déclare  très  nettement,  qui  se 
trouve  le  plus  près  de  l'esprit  positif,  ne  serait-ce  que  par  son  culte 
pour  la  science  et  par  ses  dispositions  naturellement  humanitaires, 
ne  serait-ce  encore  que  parce  qu'elle  était  nécessaire  pour  permettre 
le  passage  de  l'état  théologique  à  l'état  positif.  Or,  les  sentiments 
d'Aug.  Comte  à  l'égard  de  l'état  théocratique  qu'avait  réalisé  le 
moyen  âge  et  de  tous  ses  défenseurs,  anciens  ou  contemporains, 
témoignent  au  contraire  de  la  plus  ardente  sympathie.  Les  pères  de 
l'Église  ont  été  les  prédécesseurs  les  plus  directs  du  positivisme, 
saint  Augustin,  saint  Thomas,  Bossuet,  ont  toutes  les  qualités  qui 
sont  la  marque  du  génie  ;  Joseph  de  Maistre  efet  le  plus  grand 
penseur  de  son  tenaps.  Pourquoi  donc  cette  difîérence  d'attitude? 
Comte  reproche  aux  révolutionnaires  de  ne  pas  savoir  admirer 
le  passé,  d'où  sort  naturellement  le  présent;  par  réaction  contre 
eux  il  exaltera  le  moyen  âge,  soit  1  Mais  le  même  principe  ne  le 
conduirait-il  pas  mieux  encore  à  admirer  la  période  critique  des 
trois  derniers  siècles,  qui  plus  directement  que  le  dixième  sans  doute 
a  préparé  l'âge  positif;  or  c'est  le  contraire  qui  nous  frappe.  En 
politique  de  même,  les  principes  sortis  de  la  Révolution  ne  s'adap- 
tent-ils pas  mieux  que  la  royauté  de  droit  divin  aux  temps  nouveaux 
qu'appelle  le  positivisme?  Pourquoi  donc  les  tendances  conserva- 
trices de  Comte?  pourquoi  écrit-il  à  Stuart  Mill  que  si  Louis-Phi- 
lippe venait  à  mourir,  il  préférerait  un  gouvernement  de  réaction 
catholique  au  triomphe  des  révolutionnaires?  pourquoi  un  peu  plus 
tard  approuve-t-il  le  coup  d'État  du  2  décembre?  pourquoi  se  flatte- 


G.  MILHAUD.  —  I.  iDiŒ  I)  ouDiu:  cm:/,  alc.  (.omte.         389 

t-il,  dans  sa  lettre  au  Czar,  d'avoir  toujours  combattu  <*  la  souverai- 
neté du  peuple  et  l'égalité  plus  radicalement  que  n'avait  pu  le  faire 
aucune  école  rétrograde?...  »  Pourquoi,  sinon  parce  qu'il  voit  d'un 
côté  la  division,  la  lutte,  le  désordre,  tandis  que,  grâce  à  la  soumis- 
sion qu'implique  l'ancien  régime  à  une  direction  spirituelle  ou  à  une 
domination  politique,  il  croit  voir  de  l'autre  côté  l'ordre  dans  la  rue, 
et  l'ordre  dans  les  intelligences?  Si  l'on  doutait  que  ce  fiU  là  la 
véritable  raison  de  latlilude  et  des  sentiments  de  Comte,  il  sullirait 
de  relire,  dans  le  V'=  volume  du  (^ours  de  philosopliie  positive,  ces 
pages  si  pleines  d'admiration  pour  l'organisation  de  l'Ëglise  catho- 
lique au  moyen  âge.  Tout  ce  qui  contribue  à  l'unité  par  la  soumission, 
la  constitution  hiéi-archique  du  clergé,  la  souveraineté  absolue  du 
pape,  tout  est  justilié  et  exalté.  Et  Comte  répète  bien  des  fois  que  ce 
pouvoir  spirituel  si  remarquablement  harmonieux  qu'a  réalisé 
l'Église  a  été  la  cause  principale  de  son  efficacité  dans  le  développe- 
ment de  la  civilisation  humaine.  Enfin  il  est  tellement  vrai  que  ce 
qui  l'attire  et  le  séduit  du  côté  des  doctrines  rétrogrades,  c'est  l'ordre 
qu'elles  assurent  à  ses  yeux,  que  son  rêve  est  de  leur  emprunter  tout 
leur  régime  organique,  en  changeant  seulement  les  bases  intellec- 
tuelles sur  lesquelles  elles  reposent,  et  d'atteindre  à  un  état  nouveau, 
où  l'ordre  ancien  se  retrouverait  fondé  sur  lés  croyances  scientifiques 
par  un  pouvoir  spirituel,  analogue,  par  son  organisation,  à  celui  du 
moyen  âge.  Bref,  c'est  le  besoin  instinctif  de  l'ordre  qui  détermine 
chez  Comte  son  attitude  à  l'égard  des  plus  graves  questions  qu'il  se 
pose,  dès  les  débuts  de  sa  carrière,  et  qui  fixe  la  direction  de  sa  phi- 
losophie. Son  but  est  en  efTet  avant  tout  la  réorganisation  de  la 
société  par  l'unification  des  opinions  et  l'accord  des  intelligences. 
Montrons  que  toutes  les  démarches  de  sa  pensée,  désireuse  d'atteindre 
ce  but,  enveloppent  toujours  par  quelque  côté  l'un  des  aspects  fon- 
damentaux de  l'idée  d'ordre. 


Comte  est  entrahié,  dés  les  premières  méditations  sur  les  hommes 
et  les  peuples,  à  envisager  un  rtaf  intellectuel  commun  à  tous  et 
dominant  toutes  les  manifestations  de  la  pensée.  Le  plus  ancien  est 
à  ses  yeux,  comme  on  sait,  l'état  théologique,  que  caractérise  la 
croyance  à  une  puissance  divine,  cause  de  toutes  choses.  Une 
pareille  vue  trouve-t-elle  sa  justification  complète  dans  les  réalités 


390  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

historiques?  Y  a-t-il  eu  jamais  un  temps  où  l'humanité  entière  se 
laissait  guider  par  ses  croyances  théologiques?  —  Sans  parler  de 
sectes  philosophiques  bien  connues,  comme  celle  des  Épicuriens,  qui 
ont  nié  la  Providence  et  l'action  des  dieux  sur  les  choses  de  ce 
monde,  n'avons-nous  pas  eu,  depuis  plus  de  deux  mille  ans  déjà,  le 
spectacle  d'immenses  populations  pratiquant  le  bouddhisme  ou  la 
doctrine  de  Confucius,  c'est-à-dire  en  somme  manifestant  des 
croyances  que  gouverne  la  tradition  bien  plus  que  l'attachement 
aux  dieux?  Comte  ne  le  nierait  probablement  pas,  car  il  a  voulu 
limiter  à  l'Europe  occidentale  le  champ  de  ses  études.  .Mais  à  cette 
condition  même,  voyons-nous  à  une  époque  quelconque  toutes  les 
pensées  des  hommes  subordonnées  aux  doctrines  théologiques?  On 
l'a  dit  bien  des  fois,  y  a-t-il  eu  un  état  théologique  pour  l'idée  de  la 
pesanteur,  par  exemple?  —  Comte  répond  que  les  diverses  séries  de 
connaissances  n'ont  pas  progressé  simultanément.  Quelques-unes  se 
sont  dégagées  il  y  a  si  longtemps  de  la  théologie  qu'elles  nous  sem- 
blent y  avoir  échappé;  mais  à  côté  d'elles,  une  foule  d'autres  por- 
tent la  marque  de  l'état  primitif  de  l'humanité.  Encore  est-ce  là  une 
concession  fort  importante.  La  notion  de  Vétat  que  conçoit  Auguste 
Comte  en  reçoit  une  singulière  restriction.  Il  a  déjà  fallu  limiter  la 
portion  de  l'humanité  que  l'on  envisage;  maintenant  il  faut  faire 
une  distinction  entre  les  divers  domaines  de  pensée,  et,  selon  que 
l'on  considère  tel  ou  tel,  se  reporter  à  telle  ou  telle  époque.  Il  en 
résulte  déjà  quelque  peine  à  trouver  une  matière  qu'épuise  cette 
idée  d'état  théologique,  à  saisir  comme  une  tranche  de  l'histoire  de 
l'humanité  qui  puisse  s'ordonner  sous  ce  titre  commun.  Du  moins 
ici,  il  reste  d'une  part  une  définition  compréhensible  —  les  croyances 
théologiques  envisagées  comme  fondement  essentiel  de  toute  pensée, 
—  et  d'autre  part  une  période,  restreinte  il  est  vrai,  mais  assez  bien 
déterminée,  quelques  siècles  du  moyen  âge,  oii  d'une  manière 
générale  la  domination  ecclésiastique  semble  avoir  réalisé  ces  con- 
ditions. 

Mais  en  est-il  encore  de  même  si  nous  passons  à  Y  état  mélaphy- 
sique'!  La  difficulté  n'est  plus  seulement  d'assigner  une  époque  où 
l'ensemble  des  intelligences  soit  soumis  à  une  loi  commune,  mais 
même  de  donner  de  cet  état  une  définition  suffisamment  claire.  Quel 
est  en  etTet  le  sens  de  ce  mot  «  métaphysique  »?  Toutes  les  fois  que 
Comte  veut  s'en  expliquer,  il  est  une  première  signification  sur 
laquelle  il  insiste.  L'état  métaphysique  est  caractérisé  tout  d'abord 


4 


G.   MILHAUD.  L  IDKE    U'OIIDRK    CHEZ    ALG,    COMTE.  391 

par  cette  condition  qu'on  cherche  «  à  expliquer  la  nature  intime  des 
êtres,  l'origine  et  la  destination  de  toutes  choses,  le  mode  essentiel 
de  production  de  tous  les  phénomènes;  mais  au  lieu  d'y  employer 
les  agents  surnaturels  proprement  dits,  on  les  remplace  de  plus  en 
plus  par  ces  entités  ou  abstractions  personnifiées,  dont  l'usage, 
vraiment  caractéristique,  a  souvent  permis  de  désigner  l'explication 
métaphysique  sous  le  nom  d'ontologie  »  '.  L'exemple  typique  est 
celui  de  la  vertu  dormitive  de  l'opium,  dont  parle  Molière.  Dans  ce 
sens,  il  serait  bien  plus  difficile  sans  doute  que  tout  à  l'heure  de 
concevoir  dans  le  passé  une  période  où  l'esprit  humain  ait  univer- 
sellement manifesté  pareille  tendance.  La  métaphysique  ainsi 
entendue  n'a  pu  jamais  être  que  le  fait  de  quelques  intelligences 
isolées,  et  comme  elle  se  confond  en  somme  avec  la  philosophie  de 
penseurs  tels  que  Platon,  Aristote,  saint  Thomas,  ou  avec  les  ten- 
tatives des  savants  pour  expliquer  les  choses  de  la  nature,  il  ne 
paraîtrait  pas  commode  de  citer  la  date  de  son  apparition.  En 
outre,  comme  le  reconnaît  Comte,  depuis  trois  siècles  la  science 
s'en  est  dégagée  de  plus  en  plus  au  point  de  n'en  garder  que  des 
traces  isolées.  Il  y  a  beau  temps  que  les  vertus  dormitives  ou  autres 
ont  fait  place  à  des  considérations  plus  sérieuses,  et  en  somme  si 
l'état  métaphysique  se  caractérisait  par  l'explication  ontologique,  le 
chef  du  positivisme  ne  serait  guère  fondé  à  réclamer  avec  tant  d'in- 
sistance la  venue  d'un  âge  nouveau.  Mais  la  lecture  des  opuscules 
et  des  IV''  et  v  volumes  du  cours  de  philosophie  positive  montre 
aisément  que  les  attaques  les  plus  ardentes  sont  dirigées  moins 
contre  la  philosophie  et  la  science  des  scolastiques  que  contre  la 
pensée  du  xvni"^  siècle.  Or,  où  sont  donc  les  entités,  les  substances, 
les  vertus,  dont  l'abus  justifierait  les  critiques  qu'adresse  Comte  à 
Voltaire,  à  Rousseau,  et  aux  «  littérateurs  »  qui  propagent  la  doc- 
trine révolutionnaire?  Non  seulement  la  science  a  suivi  avec  eux  ses 
voies  définitives,  mais  ne  peut-on  pas  dire  que,  sous  l'influence  des 
Anglais,  de  Locke  surtout,  ou  peut-être  comme  simple  prolonge- 
ment de  la  pensée  cartésienne,  la  philosophie  s'est  de  plus  en  plus 
éloignée  de  la  métaphysique  de  l'École?  C'est  à  peine  si  elle  reste 
encore  vaguement  déiste.  Il  est  vrai  qu'elle  semble  parfois  rem- 
placer toutes  les  vieilles  entités  par  une  seule,  la  nature;  mais  en 
réalité  ce  ne  sont  pas  ces  derniers  vestiges  d'une  pensée  rétrograde 

1.  Discours  sur  l'Esprit  posilil',  p.  12. 


392  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

qui  empêchent  Comte  de  voir  dans  l'esprit  du  xviii*  siècle  le  quasi- 
avènement  de  l'état  positif.  Au  fond,  ce  qui  le  frappe  c'est  son  carac- 
tère idéaliste.  Ce  ne  sont  plus  les  substances  et  les  entités  qui  gui- 
dent les  encyclopédistes  et  les  précurseurs  de  la  Révolution,  ce  sont 
les  idées.  Ces  rêveurs  parlent  de  liberté  et  d'égalité  au  nom  d'une 
raison  qui  ne  se  confond  pas  assez  étroitement  avec  les  réalités.  Ils 
croient  au  progrès  indéfini,  et  s'imaginent  volontiers  qu'on  peut  en 
accélérer  la  marche  par  des  lois  ou  des  institutions  qui  rapproche- 
raient la  société  de  leur  idéal.  Par  leur  exaltation  du  droit  individuel 
ils  aboutissent  à  une  morale  qui  ne  laisse  plus  assez  de  place  aux 
sentiments  altruistes,  et  à  une  politique  de  désordre  fondée  sur 
l'esprit  de  libre  examen.  Leur  pensée  fourmille  de  sophismes  et  de 
chimères. 

On  le  voit,  le  sens  du  mot  métaphysique  a  dû  subir  déjà  une 
déformation  manifeste  sous  la  plume  de  Comte  pour  s'appliquer  à 
cet  état  d'esprit.  Si  c'était  la  seule  que  nous  eussions  à  constater, 
nous  pourrions  au  moins  saisir,  sous  cette  signification  nouvelle, 
une  période  assez  clairement  uniforme,  et  un  mouvement  de  pensée 
assez  nettement  défini.  Mais  il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  la  leçon 
que  Comte  consacre  à  l'âge  métaphysique  pour  voir  que  ce  n'est  pas 
là  en  somme  le  sens  auquel  il  s'arrête  le  plus  souvent.  Le  long  cha- 
pitre qui  termine  le  cinquième  volume  du  Cours  de  philosophie  posi- 
tive dresse  le  tableau  des  éléments  de  toutes  sortes  qui  depuis  le 
xm*"  siècle  ébranlent  et  peu  à  peu  détruisent  le  régime  théologique. 
L'état  métaphysique  est  alors  caractérisé  surtout  par  la  lutte  contre 
l'état  antérieur,  et  Auguste  Comte  confirme  lui-même  cette  interpré- 
tation par  le  titre  de  la  leçon  :  Age  métaphysique,  ou  âge  critique. 
Dés  lors  l'état  métaphysique  remonte  jusqu'au  cœur  même  du  mono- 
théisme '.  Comte  le  répète  assez  souvent,  le  régime  de  controverse 
inhérent  à  celui-ci  devait  être  la  première  fissure  par  où  allait  s'in- 
troduire le  libre  examen.  L'Aristotélisme,  consacré  par  saint  Thomas, 
puis  la  Réforme,  ont  porté  à  l'orthodoxie  religieuse  des  coups  plus 
efficaces  que  les  penseurs  de  la  Renaissance  et  même  que  les  phi- 
losophes des  deux  derniers  siècles;  en  même  temps  les  progrès  de 
la  science  et  de  l'industrie  préparaient  l'âge  nouveau.  Et  en  somme 
l'état  métaphysique  est  une  résultante  de  ces  deux  mouvements, 


1.  A  vrai  dire  même,  l'esprit  métaphysique  intervient  déjà  dans  le  passage  du 
fétichisme  au  polythéisme  (Voir  la  tin  de  la  52'=  leçon). 


G.  MILHAUD.  —  l'idiîk  d'oudiîk  chez  aug.   comte.  393 

dont  le  premier,  —  le  mouvement  de  destruction  — ,  est  le  plus 
accentué,  et  dont  le  second  ne  pouvait  prendre  encore  son  impor- 
tance décisive.  Tout  cela  est  fort  clair,  mais  une  chose  cesse  de  l'être, 
c'est  la  notion  même  de  Vi'-hit  que  nous  voulions  comprendre.  Il  ne 
faut  même  plus  chercher  à  saisir  dans  ce  mot  un  ensemble  d'éléments 
qui  caractériseraient  la  pensée  des  hommes  à  un  moment  donné.  Nous 
ne  parvenons  à  voir  clairement  qu'une  disparition  lente  de  certaines 
croyances,  que  la  transformation  continue  d'un  régime,  que  la 
substitution  progressive  d'un  nouveau  mode  de  penser  à  l'ancien. 
Bref,  là  où  l'on  voudrait  nous  montrer  comme  une  tranciie  de 
l'humanité,  définie  dans  ses  caractères  fondamentaux,  dans  ses 
déterminations  essentielles,  nous  ne  saisissons  qu'un  écoulement, 
qu'un  devenir,  qu'une  destruction  plus  ou  moins  rapide  du  passé, 
avec  des  promesses  d'avenir.  Dans  cette  évolution  dynamique,  qui 
conduit  à  l'âge  positif.  Comte  a  cru  pouvoir  fixer  une  période,  en 
ranger  toutes  les  circonstances  sous  une  étiquette  qui  en  marque 
l'unité  statique  :  cette  unité  est  toute  négative;  ou  plus  exactement 
le  mot  qui  y  correspond  ne  s'entend  vraiment  que  si  Ton  supprime 
toute  considération  organique  et  statique,  et  qu'il  ne  serve  à  exprimer 
qu'un  mode  de  transformation.  Dès  lors  nous  sommes  fondés  à 
déclarer  de  nouveau,  et  avec  bien  plus  de  raison,  que  les  élats  de 
Comte  ne  se  définissent  pas  par  la  matière  qu'il  leur  donne,  et  il 
reste  seulement  qu'ils  tirent  une  partie  de  leur  signification  et  de 
leur  importance  d'une  disposition  formelle  de  son  esprit.  Celui-ci 
sent  avant  tout  la  nécessité  de  saisir  des  groupements  organiques, 
des  ensembles  ordonnés  et  unifiés  :  il  y  a  là  comme  une  catégorie 
qui  domine  et  dirige  sa  pensée. 


L'état  positif,  l'âge  nouveau,  dont  Comte  se  fait  l'apôtre,  aura  sur 
le  précédent  l'avantage  d'être  organique;  par  lui  deviendra  possible 
l'accord  des  intelligences,  l'unification  des  opinions  et  des  croyances, 
d'où  résultera  l'ordre  social.  Le  premier  caractère  de  la  méthode 
positive,  l'un  de  ceux  qui  lui  donnent  toute  son  efficacité,  c'est  l'atta- 
chement à  la  réalité  observable.  Tandis  que  l'esprit  théologique  ou 
métaphysique  s'attache  à  des  essences  mystérieuses  dont  la  considé- 
ration ne  développe  en  chacun  de  nous  que  des  tendances  spéciales, 
en  faisant  surtout  le  jeu  de  l'imagination,  l'âge  positif  ne  veut  con- 


394  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

naître  que  les  faits  qui  s'observent,  que  les  choses  qui  se  voient,  se 
touchent,  s'entendent,  que  les  phénomènes  qui  impressionnent  nos 
sens,  nous  apparaissant  à  tous  de  la  même  manière.  C'est  là  la  seule 
réalité  dont  il  sera  désormais  question;  c'est  là  le  fonds  exclusif  où 
l'homme  devra  porter  ses  regards  pour  y  puiser  la  matière  de  la 
science. 

Ce  phénoménisme  est-il  chose  inattendue  au  xix"  siècle?  Assuré- 
ment non.  Dans  le  mouvement  de  la  pensée  philosophique  qui, 
depuis  Descartes  jusqu'à  Kant,  et  par  de  là,  jusqu'à  M.  Renouvier 
d'un  côté  et  à  Stuart-Mill  de  l'autre,  a  sans  cesse  accentué  la  tendance 
de  l'esprit  humain  à  se  détourner  de  la  substance,  de  la  chose  en 
soi,  du  noumène,  de  la  cause,  la  position  de  Comte  n'a  rien  qui  sur- 
prenne. Mais  il  faudrait  se  garder  de  le  rapprocher  de  trop  près 
d'aucun  de  ces  penseurs.  S'il  conçoit  la  réalité  comme  réduite  aux 
faits  sensibles,  et  s'il  en  supprime  toute  considération  ontologique, 
ce  n'est  pas  comme  conséquence  de  quelque  doctrine  philosophique 
portant  sur  les  conditions  de  l'être  ou  de  la  pensée.  Nous  ne  trouvons 
chez  lui  ni  théorie  métaphysique,  ce  qui  est  naturel,  ni  aucune  ana- 
lyse psychologique  rappelant  celle  de  Hume  ou  de  Stuart-Mill.  En 
somme,  ses  affirmations  simplement  posées  comme  caractérisant  la 
méthode  positive  semblent  se  rattacher  à  cette  idée  fondamentale 
que  la  réalité  ainsi  comprise  peut  seule  réunir  l'adhésion  de  tous 
les  esprits,  et  faire  l'ordre  dans  les  intelligences,  en  y  provoquant 
la  certitude  sereine.  Dès  que  l'attention  se  porte  sur  les  choses 
invisibles  et  mystérieuses,  l'imagination  et  la  rêverie  ont  beau  jeu; 
mais  de  leur  nature  elles  ne  peuvent  être. qu'individuelles,  et  leurs 
productions  ne  seront  pas  douées  de  cette  évidence  universelle,  qui 
doit  consacrer  les  vérités  de  la  science  en  leur  donnant  leur  rôle 
éminemment  social.  L'histoire  des  sciences  est  là  d'ailleurs  pour  le 
prouver  :  elles  n'ont  réussi  chacune  à  se  constituer  vraiment,  à  pré- 
senter la  certitude  complète,  et  à  réaliser  parla  l'harmonie  de  toutes 
les  intelligences,  que  du  jour  où  elles  ont  renoncé  à  la  Chimère  des 
substances  et  des  agents. 

Du  moins  ce  renoncement  a-t-il  eu  pour  effet  de  laisser  sans  lien 
les  faits  que  l'observation  accumule?  et  l'ordre  dans  les  esprits 
n'est-il  atteint  que  par  la  suppression  de  tout  ordre  dans  les  choses? 
Bien  loin  de  là,  Comte  rétablit  tous  les  liens,  mais  les  liens  qui  se 
voient,  qui  s'observent,  qui  se  vérifient,  en  substituant  les  lois  aux 
causes.  Les  lois  sont  l'expression  des  rapports  constants,  des  succès- 


G.   MILHAUD.    1.  IDÉK    D  OUDKK    CHKZ    ALG.    COMTi:.  395 

sions  régulières,  qu'il  est  permis  de  constater.  Par  elles,  la  réalité 
que  doit  saisir  la  science  cesse  d'être  une  longue  série  de  faits 
isolés,  un  chaos  informe,  une  multiplicité  indéliniment  variée. 
Comte  n'eût  voulu  à  aucun  prix  d'une  réalité  semblable;  il  en 
combat  l'idée  avec  autant  d'énergie  qu'il  rejette  la  métaphysique. 
Les  faits  sont  reliés  entre  eux  dans  un  ordre  invariable,  dont  la 
connaissance  est  le  but  véritable  de  toute  recherche  scientifique. 

Cet  ordre  extérieur,  qui  se  traduit  par  les  lois  naturelles,  n'est 
d'ailleurs  justifié  pour  Comte  par  aucune  théorie  qui  pourrait  ressem- 
bler à  un  effort  de  donner  à  l'induction  un  fondement  philoso- 
phique. Quand  il  se  défend  çà  et  là  d'avoir  obéi  à  quelque  sentiment 
a  priori,  en  posant  l'existence  des  lois,  et  qu'il  en  appelle  simple- 
ment à  l'expérience,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  trouver 
une  disproportion  effrayante  entre  les  preuves  qu'il  semble  ainsi 
vouloir  en  donner  et  son  attachement  si  étroit,  si  rigoureux  à 
«  l'extension  universelle  du  dogme  de  l'invariabilité  des  lois  natu- 
relles »,  comme  il  dit  lui-même.  «  Tous  les  phénomènes  quelconques, 
écrit-il,  inorganiques  ou  organiques,  physiques  ou  moraux,  indivi- 
duels ou  sociaux,  sont  assujettis  d'une  manière  continue,  à  des  lois 
rigoureusement  invariables.  »  Il  est  profondément  troublé  par  la 
seule  apparence  d'une  restriction  à  ce  dogme,  comme  dans  la 
théorie  des  probabilités.  Celle-ci  n'envisage-t-elle  pas  des  faits 
également  possibles,  sans  aucune  liaison  entre  eux,  pour  essayer  de 
faire  sortir  des  règles  de  cette  absence  de  relation?  Il  ne  veut  rien 
savoir  de  ce  chapitre  si  important  des  mathématiques,  et  va  jusqu'à 
interrompre  chaque  année  ses  fonctions  de  répétiteur  à  l'École 
polytechnique  pendant  la  période  où  le  programme  d'interrogation 
porte  sur  ce  calcul.  —  Bref,  à  l'égard  du  principe  des  lois.  Comte 
donne  bien  moins  l'impression  d'une  conviction  raisonnée,  que 
d'une  croyance  instinctive,  qui  a  quelque  chose  de  dogmatique,  et 
se  sent  heurtée  par  l'apparence  d'une  seule  exception.  Il  y  a  de 
l'ordre  dans  les  choses,  et  il  faut  en  trouver  :  voilà  assurément 
l'inspiration  qui  lui  vient  du  fond  de  sa  pensée  et  qui  le  guide  dans 
ses  affirmations.  N'est-ce  pas  d'ailleurs  à  peu  près  ce  qu'il  dit  lui- 
même?  «  Le  sentiment  élémentaire  de  l'ordre  est,  en  un  mot,  natu- 
rellement inséparable  de  toutes  les  spéculations  positives  constam- 
ment dirigées  vers  la  découverte  des  moyens  de  liaison  entre  des 
observations  dont  la  principale  valeur  résulte  de  leur  systémati- 
sation. »  {Discours  sur  l'Esprit  positif,  p.  91.) 


396  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Mais,  sans  insister  davantage  pour  le  moment  sur  cet  ordre 
objectif,  revenons  à  celui  qu'il  sert  à  fonder  :  à  l'organisation  de  la 
science  dans  l'esprit  humain.  Comment  devons-nous  procéder  pour 
connaître  la  réalité?  pour  découvrir  les  lois?  D'un  mot  on  peut 
résumer  toute  la  logique  de  Comte  en. disant  qu'elle  a  pour  but  de 
fuir  la  chimère,  de  nous  attacher  et  de  nous  ramener  sans  cesse  à  ce 
qui  seul  est  réel,  à  ce  que  seul  peut  saisir  notre  expérience.  Nous 
ne  pouvons  évidemment  nous  renfermer  dans  les  choses  concrètes; 
il  nous  faut  raisonner;  il  nous  faut  préparer  par  des  études  abstraites 
les  observations  futures.  Par  exemple,  le  géomètre  .doit  envisager 
toutes  les  définitions  possibles,  toutes  les  propriétés  caractéristiques 
d'une  courbe  pour  pouvoir  plus  aisément  constater  la  réalisation  de 
celle  courbe  dans  le  monde  des  faits.  Mais  sur  quoi  doivent 
porter  les  méditations?  Sur  quels  éléments  devons-nous  raisonner? 
C'est  toujours,  sans  exception  et  sans  restriction,  sur  des  idées 
abstraites,  c'est-à-dire  sur  des  éléments  qui  sont  comme  des  résidus 
d'impressions  passées.  Elles  diffèrent  des  objets  concrets  en  ce 
qu'elles  n'en  rappdlent  que  des  parties,  mais  elles  ne  cessent  de 
répondre  à  toutes  les  exigences  d'une  représentation  sensible  réalisée 
ou  réalisable.  Jusque  dans  le  domaine  où  l'on  semble  être  le  plus 
loin  possible  des  choses  matérielles,  en  géométrie  pure,  les  figures 
gardent  toutes  leurs  propriétés  concrètes.  Une  ligne,  une  surfarce  ne 
sont  jamais  sans  épaisseur,  si  ténue  que  nous  imaginions  la  ligne, 
si  mince  que  nous  concevions  la  surface.  Jamais,  en  dépit  des 
vieilles  tendances,  Comte  n'admettra  que  ces  idées  abstraites  se 
dégagent  de  leur  première  forme,  qui  garantit  leur  posilivité,  et 
subissent  de  la  part  de  l'esprit  la  moindre  modiiicalion  qui  en  ferait 
des  fictions  chimériques.  Une  fiction  d'ailleurs  peut  être  acceptée, 
mais  seulement  à  litre  provisoire,  et  à  la  condition  que  des  expé- 
riences directes  en  donnent  bientôt  une  justification  suffisante.  D'une 
façon  plus  générale,  les  hypothèses  sont  permises  et  même  néces- 
saires pour  une  marche  plus  rapide  du  progrès  de  la  science,  mais 
pourvu  seulement  qu'elles  n'impliquent  aucune  fiction  irréalisable, 
aucune  idée  qui  dépasse  les  conditions  ordinaires  de  la  connaissance 
positive,  qu'elle  ne  porte  sur  aucune  notion  invérifiable  échappant 
au  contrôle  de  l'évidence  universelle,  qu'enfin  elle  se  réduise  à 
deviner  par  avance  une  loi  ou  des  lois  de  phénomènes,  dont  l'expé- 
rience montrera  ensuite  l'exactitude  ou  la  fausseté.  L'astronomie 
fournit  les  meilleurs  exemples  d'hypothèses  scientifiques.   La  tra- 


G.  MILHAUD.  —  i/iDKK  d'ouduk  chkz  aug.   comti:.         397 

jectoire  d'une  planète  est  vraisemblablement  une  ellipse,  se  dit 
Kepler;  et  dos  observations  précises  et  nombreuses  lui  permettent 
bientôt  de  l'alllrmer.  —  Au  contraire,  dans  les  hypothèses  de  la 
physique,  la  fantaisie  la  plus  incohérente  règne  encore  :  on  essaie 
de  bâtir  de  véritables  romans  sur  des  fluides  invisibles,  intangibles, 
impondérables.  Il  ne  faut  évidemment  pas  les  confondre  tout  à  fait 
avec  les  entités,  les  vertus,  les  essences  de  la  vieille  métaphysique; 
leurs  propriétés  imaginaires  appartiennent  plutôt  à  une  semi- 
métaphysique  intermédiaire  entre  le  second  état  et  le  troisième, 
dans  l'évolution  de  la  science.  Et  il  est  certain  que  de  pareilles 
conceptions,  —  témoin  la  théorie  des  tourbillons  de  Descartes,  — 
ont  eu  jadis  un  rôle  utile  à  jouer  pour  préparer  l'avènement  de  l'état 
positif.  Mais  aujourd'hui  elles  sont  nettement  anti-scientifiques;  elles, 
ne  tendent  qu'à  maintenir  l'arbitraire,  et  à  éloigner  l'humanité  de 
l'ordre  qui  seul  nous  importe,  et  qui  seul  peut  être  saisi  et  affirmé 
aussitôt  découvert,  par  tous  les  esprits,  n'étant  fait  que  de  réalités 
observables. 

En  somme,  pour  Auguste  Comte,  la  science,  dans  ses  efforts  pour 
saisir  le  réel,  est  une  discipline  de  soumission.  Elle  fait  la  certitude 
et  l'accord,  l'harmonie  des  intelligences,  parce  qu'elle  réduit  l'esprit 
à  un  rôle  passif  devant  une  réalité  qui  s'offre  à  lui,  et  que  tout  au 
plus  il  doit  s'exercer  à  deviner  par  avance,  mais  en  présence  de 
laquelle,  en  tout  cas,  il  doit  renoncer  à  tout  élan  personnel,  à  toute 
initiative  trop  libre,  qui,  par  le  caractère  fantaisiste  ou  chimé- 
rique qu'elle  donnerait  à  ses  conceptions,  leur  ôterait  leur  capacité 
organique.  A  cette  condition,  les  savants  spéciaux  accumuleront  les 
connaissances,  pendant  que  le  public  pourra  accueillir,  les  yeux 
fermés,  toutes  les  vérités  qu'ils  énonceront.  Les  uns  auront  trouvé 
la  matière  sans  cesse  grandissante  d'un  système  de  croyances,  prêtes 
à  pénétrer  dans  l'esprit  de  tous  et  à  faire  cesser  l'anarchie  des 
intelligences,  par  la  seule  raison  qu'ils  auront  abdiqué  leur  propre 
individualité,  leurs  tendances  personnelles  devant  la  réalité  com- 
mune, devant  l'ordre  extérieur  des  choses;  les  autres,  assurés  que 
les  premiers  n'ont  fait  qu'observer  et  que  noter  ce  qui  s'offrait  à 
eux,  ne  regretteront  pas  que  leur  propre  éducation  ne  leur  ait  pas 
permis  des  constatations  directes  ;  ils  croiront  sur  parole  les  hommes 
compétents,  comme  nous  nous  en  rapportons  d'ordinaire  aux 
indications  des  médecins.  Et  ainsi  les  uns  et  les  autres  ayant 
renoncé  à  cette  chimère  qui  s'appelle  la  liberté  illimitée  de  penser. 


398  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  UE  MOHAEE. 

réaliseront  par  leur  soumission  l'accord  harmonieux  de  tous  les 
esprits.  «  Il  n'y  a  point  de  liberté  de  conscience,  dit  Comte,  en  astro- 
nomie, en  physique,  en  chimie,  en  physiologie  »,  et  ce  mot  s'applique 
surtout  dans  sa  pensée  à  ceux  qui  accueillent  sans  discussion  les 
enseignements  des  hommes  compétents.  On  peut  l'étendre  aussi  aux 
savants  eux-mêmes,  chez  qui  la  soumission  aux  exigences  rigou- 
reuses de  la  réalité  positive  est  la  condition  de  toute  démarche 
fructueuse.  Et  il  peut  servir  à  résumer  assez  convenablement  la 
conception  que  se  fait  Comte  de  la  formation  et  du  rôle  organique  • 
de  la  science.  L'individu  se  tient  en  garde  contre  toute  fantaisie, 
contre  tout  élan  de  son  imagination,  et  se  supprime  ainsi,  pour  se 
donner  à  la  réalité  qui  seule  peut  devenir  commune,  celle  qui  seule, 
aux  yeux  de  .Comte,  s'offre  identique  à  l'observation  des  hommes. 
C'est  donc  l'ordre  objectif  des  choses  qui  réalise  l'harmonie  des 
esprits  au  détriment  de  leur  essor  individuel,  et  par  la  soumission 
qu'il  impose. 


Mais  il  nous  faut  insister  davantage  sur  cet  ordre  extérieur  et  sur 
l'ordre  spirituel  qui  en  sera  le  retentissement  chez  l'homme  et  dans  la 
société.  C'est  d'abord  insuffisamment  définir  le  premier  que  d'y  voir 
un  ensemble  de  phénomènes  et  de  lois.  Il  faut  saisir  la  dépendance 
hiérarchique  qui  enchaîne  les  uns  aux  autres  les  objets  de  nos  con- 
naissances. Il  s'agit  bien  entendu  des  éléments  généraux,  perma- 
nents, de  ceux  par  lesquels  s'exprime  ce'qu'il  y  a  de  constant  dans 
les  choses,  et  qui  seuls  comportent  la  prévision  rationnelle  :  autre- 
ment dit,  il  ne  saurait  être  ici  question  que  des  domaines  théoriques 
de  la  science.  Ni  les  applications  pratiques,  ni  les  types  particuliers, 
si  intéressante  que  puisse  être  leur  description,  ne  sauraient  entrer 
en  ligne  de  compte;  par  leur  diversité  et  leur  variabilité  infinie,  ils 
échappent  à  une  pensée  avide  d'universalité  et  de  fixité.  Reste  donc 
le  champ  des  sciences  spéculatives.  Comte  le  voit  se  distribuant  de 
lui-même  en  six  domaines  distincts  suivant  une  échelle  aisée  à  par- 
courir. Les  faits  se  compliquent  et  en  même  temps  sont  de  moins  en 
moins  généraux  à  mesure  qu'on  passe  des  mathématiques  pures  à 
l'astronomie,  de  celle-ci  à  la  physique,  puis  à  la  chimie,  puis  enfin 
à  la  biologie  et  à  la  sociologie.  Ce  n'est  pas  là  seulement  une  suite 
linéaire  où  les  différents  éléments  ont  un  ordre  déterminé  de  succes- 
sion; c'est  une  hiérarchie,  en  ce  sens  que  chacun  de  ces  domaines 


G.   MILHAUD.    I.  IDKE    I)  OllDUK    CHKZ    AUG.    COMTK.  399 

est  indépendant  des  suivants,  tandis  qu'au  contraire  il  suppose  ceux 
((ui  le  précèdent,  et  par  là  leur  est  subordonné;  de  sorte  qu'il  y  a  un 
rapport  de  dépendance,  de  soumission,  qui  relie  ces  .groupes  de  faits 
les  uns  aux  autres.  L'astronomie  s'appuie  sur  les  trois  branches  des 
mathénmticfues  pures,  an,alyse,  géométrie  et  mécanique;  les  sciences 
physico-chimiques  se  subordonnent  à  l'astronomie,  en  ce  sens  que 
les  faits  les  plus  généraux  de  la  surface  terrestre  dépendront  des 
propriétés  du  système  solaire  dont  la  terre  est  un  élément  intégrant, 
et  ainsi  de  suite.... 

Les  barrières  qui  séparent  ces  portions  successives  de  la  réalité 
connaissable,  dont  chacun  enveloppe  et  domine  le  suivant,  sont-elles 
seulement  provisoires?  Le  progrès  de  la  science  aura-t-il  pour  effet 
de  les  renverser  un  jour  et  de  faire  l'unité  dans  cette  multiplicité 
apparente,  de  façon  à  remplacer  l'ordre  et  la  hiérarchie  par  une  sorte 
de  fusion  générale,  qui  ne  laisserait  subsister  qu'un  seul  fait  ou 
qu'une  seule  loi,  dont  la  réalité  n'offrirait  que  des  applications?  Ce 
serait  mal  connaître  Comte  que  de  le  croire  capable  d'une  semblable 
conception.  Il  ne  cesse  lui-même  de  nous  mettre  en  garde  contre  une 
telle  utopie  ;  et,  toutes  les  fois  qu'il  en  trouve  l'occasion,  soit  à  propos 
des  mathématiques  qu'il  faut  renoncer  à  appliquer  déjà  aux  faits 
tant  soit  peu  complexes  du  monde  cosmologique,  soit  à  propos  de  la 
réduction  poursuivie  des  phénomènes  vitaux  aux  phénomènes  phy- 
sico-chimiques, soit  même  quand  il  veut  maintenir  une  séparation 
réelle  entre  les  branches  diverses  de  la  physique,  —  son  langage  est 
très  reconnaissable  :  c'est  celui  par  lequel  il  écarte  d'ordinaire  toute 
considération  métaphysique.  Rien  d'étonnant  à  cela.  La  spécifi- 
cité des  phénomènes,  si  elle  s'oppose  à  une  unité  qui  rappellerait  les 
conceptions  métaphysiques,  est  toujours  au  contraire  impliquée 
jusqu'à  un  certain  point  par  l'idée  d'ordre.  Il  faut  qu'elle  subsiste 
pour  qu'il  soit  raisonnablement  question  de  soumission  et  de  dépen- 
dance. Même  à  la  limite  extrême  où  Comte  semble  rêver  l'effacement 
de  toutes  les  différences,  comme  lorsqu'il  s'agit  de  l'harmonie  intel- 
lectuelle de  tous  les  esprits,  la  valeur  de  l'ordre  ainsi  conçu  vient 
de  ce  que  les  individus  sont  des  êtres  distincts,  dont  chacun  a  sa 
vie  propre,  et  qui  pourtant  pensent  à  l'unisson,  L'unification  qui 
détruit  jusqu'à  la  distinction  des  êtres  ou  des  choses,  qui  fait  un  seul 
objet  de  plusieurs,  qui  enferme  une  totalité  dans  une  réalité  unique, 
seuls,  des  philosophes  de  la  vieille  école,  théologiens  à  leur  façon, 
ont  pu  la  proposer  :  Comte  ne  saurait  songer  à  la  discuter;  c'est  à 


400  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    L)E    MORALE. 

tort  qu'elle  semblerait  être  comme  la  limite  extrême  de  l'ordre,  elle 
le  supprimerait  en  le  remplaçant  par  une  chimère  métaphysique. 

Mais  si  d'une  manière  générale  il  est  amené  naturellement  à 
affirmer  la  distinction  des  diverses  catégories  de  faits  et  de  lois  qui 
forment  la  hiérarchie  des  sciences  positives,  la  séparation  prend  à 
ses  yeux  une  importance  spéciale,  quand  il  s'agit  du  domaine  de  la 
vie  et  du  monde  inorganique.  Les  phénomènes  cosmologiques  ne  dif- 
fèrent les  uns  des  autres  que  parle  degré  de  complication  qu'ils  pré- 
sentent; les  éléments  s'additionnent  et  forment  un  tout  de  plus  en 
plus  riche,  depuis  les  abstractions  des  mathématiques  pures  jusqu'à 
la  combinaison  chimique.  Avec  les  sciences  biologiques  quelque  chose 
apparaît  tout  à  coup,  c'est  le  type  d'une  harmonie  nouvelle,  dépas- 
sant en  élévation  tout  ce  qui  jusque-là  avait  pu  sembler  réaliser 
l'idée  d'ordre,  c'est  le  consensus  vital.  Tous  les  faits  antérieurement 
acquis,  le  nombre,  l'étendue,  le  mouvement,  les  corps  célestes,  la 
matière,  soit  avec  ses  propriétés  générales  qu'étudie  la  physique, 
soit  avec  ses  propriétés  plus  concrètes  de  composition  et  de  décom- 
position, qu'étudie  la  chimie,  tous  se  retrouvent  dans  le  phénomène 
de  la  vie,  mais  celui-ci  n'est  pas  construit  sur  eux  de  façon  à  en 
dépendre  tout  en  les  dépassant;  il  apparaît  comme  un  principe 
d'ordre  qui  les  soumet  tous  à  son  unité  organique,  de  telle  sorte  que 
chacun  d'eux  n'a  son  sens  complet  et  sa  valeur  que  par  le  rôle  qu'il  a 
dans  l'organisme  et  par  le  retentissement  qu'il  ofl're  de  tous  ceux 
auxquels  il  est  harmonieusement  uni.  Et  lorsque  l'être  humain,  celui 
qui  présente  au  plus  haut  degré  le  spectacle  achevé  de  cet  ordre  syn- 
thétique, de  cette  unité  déjà  si  complexe,  devient  le  facteur  indivi- 
duel d'un  consensus  suprême,  lorsque  l'on  envisage  l'humanité  elle 
même  dans  sa  vie  organique,  on  atteint  avec  la  réalité  dernière 
l'harmonie  la  plus  saisissante  qui  se  puisse  concevoir*,  comme  si  le 
réel  donnait  sa  mesure  par  la  qualité  de  l'ordre  qu'il  enferme. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  une  pénétration  de  plus  en  plus  profonde 
du  réel  qui  s'accomplit  par  cette  ascension  vers  une  harmonie  supé- 
rieure. Quand  l'ordre  atteint  cet  idéal  d'unité  organique  qu'est  la  vie, 
c'est  un  changement  complet  qui  se  fait  dans  la  méthode  de  la 
science  elle-même.  La  démarche  à  laquelle  nous  avaient  habitués 
les  sciences  cosmologiques  consistait  toujours  à  aller  des  détails 
à  l'ensemble,  des  parties  au  tout,  du  particulier  au  général.  Chaque 
science  résultait  d'une  série  d'études  spéciales,  les  connaissances 
isolées  s'ajoutant  pour   fournir  les  lois   générales.    Ce    n'était    là 


G.  MILHAUD.  —  i/iL)Ér.  n'oitDiU':  chez  alg.  comtk.         fOl 

que  la  démarche  inférieure  de  la  pensée,  celle  qui  convenait  à  une 
réalité  où  l'ordre  était  seulement  constance,  succession  régulière, 
répétition,  et  où  l'unité  s'acquérait  par  une  généralisation  progres- 
sive. Désormais  la  source  d'unité  s'offre  d'elle-même  dans  l'objet 
fondamental  de  la  science,  dans  l'organisme  de  l'individu  ou  de  la 
société,  et  notre  connaissance  ne  peut  que  descendre  du  consensus 
aux  courants  qu'il  domine  et  harmonise,  de  la  synthèse  vivante  aux 
éléments  ou  aux  fonctions  qui  en  présentent  tous  comme  des  aspects 
divers.  Si  l'on  s'attardait  à  étudier  séparément  chacune  des  parties 
d'un  organisme,  on  n'en  verrait  jamais  sortir  la  vie.  L'examen  de  la 
disposition  des  tissus,  de  leur  composition  chimique,  des  propriétés 
générales  qui  intéressent  le  physicien  ou  l'anatomiste  ferait  C(jn- 
naître  une  série  de  résultats  isolés  qui  resteraient  en  dehors  de  la 
science  de  la  vie,  parce  qu'on  n'aurait  pas  voulu  puiser  dans  celle-ci 
d'abord  le  caractère  essentiel  de  ce  qui  en  fait  les  éléments  d'une 
unité  organique.  S'il  s'agit  de  la  société  elle-même,  quelle  n'est  pas 
l'erreur  de  ceux  qui  voudraient  passer  de  l'étude  de  l'individu  à  celle 
de  l'espèce,  ou  qui  essaient  de  se  spécialiser,  comme  les  Économistes, 
dans  une  forme  particulière  des  relations  sociales,  avant  de  connaître 
les  lois  générales  qui  intéressent  l'humanité  dans  son  unité  intégrale. 
C'est  ainsi  que  l'idée  d'ordre,  parvenue  à  l'état  extrême  du  con- 
sensus organique,  nous  révèle  d'abord  la  méthode  qui  convient  à 
l'étude  des  réalités  supérieures.  Elle  fait  plus  :  comment  nous  lais- 
serait-elle désormais  en  présence  d'une  multiplicité  discontinue  de 
sciences,  séparées  par  la  nature  propre  de  leur  objet,  et  surtout  par- 
tagées en  deux  groupes,  cosmologiques  et  organiques,  se  prêtant  à 
des  démarches  contraires  de  la  pensée?  Comment  l'image  du  con- 
sensus vital  ne  donnerait-elle  pas  le  modèle  de  l'unité  que  doit  pos- 
séder la  science  intégrale,  celle  qui  sera  désormais  le  fond  même  de 
la  vie  intellectuelle  de  l'humanité?  Aug.  Comte  n'hésite  pas  à  assi- 
miler la  totalité  des  connaissances  positives  à  un  organisme  dont 
toutes  les  parties  sont  comme  suspendues  à  la  sociologie  et  reçoi- 
vent d'elle  leur  raison  d'être  et  leur  clarté.  Certes  il  avait  bien  fallu, 
pour  la  formation  progressive  de  l'esprit,  que  chacune  des  sciences 
apparût  dans  son  temps  et  dans  un  ordre  d'abord  indépendant  de 
toute  considération  générale  relative  à  l'humanité;  cela  avait  été 
nécessaire  pour  que,  dans  son  éducation  progressive,  l'homme  pût 
seulement  concevoir  la  possibilité  de  la  science  par  la  notion  du 
constant,  du  fixe,  du  régulier,  qui,  grâce  à  la  simplicité  des  premiers 

Hev.  MÉiA.  T.  IX.  —   1901.  -28 


402  REVUE   DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

objets,  pouvait  se  dégager  aisément.  Mais  ce  n'était  que  provisoire  : 
l'échelle  une  fois  parcourue  jusqu'au  sommet,  nous  pouvons  revenir 
en  arrière,  et,  promenant  notre  regard  sur  tous  les  domaines  infé- 
rieurs jusque-là  distincts  et  spéciaux,  nous  aurons  le  sentiment  qu'ils 
concourent  tous  harmonieusement  à  éclairer  de  quelque  côté  la  vie 
de  l'humanité,  mais  qu'inversement  celle-ci  tient  sous  sa  dépendance 
leurs  limites  respectives,  leur  importance,  leur  dignité. 

Se  sentir  sous  cette  subordination  du  point  de  vue  humain,  saisir 
les  liens  par  lesquels  on  concourt  à  l'épanouissement  normal  de  la 
vie  de  l'humanité,  tourner  sans  cesse  ses  regards  vers  cette  fm 
unique,  et  diriger  vers  elle  toute  son  activité  intellectuelle,  trans- 
former le  plus  possible  sa  pensée  en  l'un  des  organes  dont  le  jeu 
harmonieux  réalise  le  consensus  social,  c'est,  dans  chaque  ordre  de 
science,  faire  pénétrer  les  préoccupations  morales,  ou  le  sentiment 
religieux,  comme  dira  Comte  après  1846.  Au  contraire,  cultiver  la 
mathématique  pure  pour  elle-même,  sans  s'arrêter  aux  limites  où 
elle  cesse  de  s'adapter  à  la  géométrie  et  à  la  mécanique;  cultiver 
celles-ci  sans  tenir  compte  du  rôle  qui  leur  est  dévolu  dans  la  prépa- 
ration de  la  science  finale;  plus  généralement,  pousser  l'étude  de 
chaque  domaine  au-delà  de  ce  que  lui  demande  le  consensus  social  : 
c'est,  pour  le  savant,  faire  prédominer  l'esprit  d'orgueil  et  d'égoïsme 
sur  le  sentiment  de  soumission  à  l'humanité.  A  plus  forte  raison, 
vouloir  empiéter  sur  les  domaines  plus  complexes,  et  essayer  de 
faire  dépendre  les  sciences  supérieures  des  inférieures,  méconnaître 
ainsi  la  dignité  morale  des  lois  biologiques  et  surtout  sociologiques, 
c'est  faire  preuve  du  «  plus  ténébreux  matérialisme  ». 

A  la  hiérarchie  établie  d'abord  entre  les  sciences  d'un  point  de  vue 
statique  et  objectif  succède  donc,  pour  la  réalisation  d'une  véritable 
synthèse  organique,  une  nouvelle  classification  objective  et  dyna- 
mique, où  la  fonction  de  chaque  élément  se  confond  avec  ce  que 
Comte  nommera  son  caractère  moral  et  religieux,  et  où  d'ailleurs  les 
diverses  fonctions  se  ressembleront  étrangement.  Elles  consisteront 
en  somme  dans  une  sorte  d'éducation  morale  de  l'esprit  humain, 
qu'elles  prépareront  à  jouer  avec  soumission  son  rôle  dans  le  con- 
sensus final,  —  soit  en  lui  parlant  au  nom  de  la  puissance  de  la 
raison  et  lui  montrant  des  vérités  devant  lesquelles  toute  discussion 
doit  cesser,  comme  en  mathématiques,  —  soit  en  invoquant  l'immu- 
tabilité d'un  ordre  extérieur  implacable,  comme  en  astronomie,  — 
soit  enfin  en  lui  apprenant  dans  quelles  limites  normales  nous  devons 


G.  MILHAUD.  —  l'idkk   d'okduk  chez  alg.   comtl.         403 

essayer  d'agir  sur  les  choses,  —  comme  clans  les  autres  domaines 
scientifiques.  Et  ainsi,  en  fin  de  compte,  cette  notion  d'ordre,  quand 
elle  atteint  son  achèvement  dernier,  devient  comme  le  point  central 
où  convergent  toutes  les  idées  de  Comte,  depuis  les  considérations 
logiques  et  abstraites  jusqu'aux  préoccupations  morales  et  religieuses. 


Mais  n'est-ce  pas  Comte  lui-même  qui  nous  contredit  en  associant 
constamment  à  l'idée  d'ordre  celle  de  progrès?Le  progrès,  qui  exige 
la  transformation,  par  conséquent,  dans  une  certaine  mesure  au 
moins,  la  destruction  de  ce  qui  est  établi,  ne  se  présente-t-il  pas 
en  opposition  avec  l'ordre?  Les  doctrines  principales  qui  en  poli- 
tique, par  exemple,  se  partagent  les  esprits,  celle  de  l'école  théocra- 
tique  et  celle  de  l'école  révolutionnaire,  ne  réalisent-elles  pas  d'une 
façon  concrète  l'antinomie  de  l'ordre  et  du  progrès,  en  s'attachant 
l'une  à  une  sorte  d'immutabilité  sacro-sainte,  l'autre  au  bouleverse- 
ment de  toutes  les  traditions?  Comte  se  présente  comme  conciliant  les 
deux  termes  de  l'opposition  :  en  réalité  cette  conciliation  se  fait  aux 
frais  de  l'un  des  deux  termes,  par  la  subordination  du  progrès  à 
l'ordre. 

Tout  d'abord  c'est  du  consensus  social,  de  l'unité  organique 
qu'offre  l'humanité  dans  son  ensemble,  de  la  solidarité  qui  rattache 
les  unes  aux  autres  toutes  les  institutions,  toutes  les  manifestations 
de  la  pensée  et  de  l'activité  des  hommes,  toutes  les  formes  de  leur 
vie  intellectuelle  et  morale,  c'est  de  ce  consensus,  infiniment  plus 
étroit,  dit  Comte,  que  celui  d'un  être  vivant,  que  doit  dériver  la 
première  notion  du  progrès.  Celle-ci  ne  peut  naître  que  si  d'abord 
on  a  soumis  l'humanité  au  type  de  l'unité  organique  qui  réalise 
l'idée  d'ordre  au  degré  suprême,  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  riche  et 
de  plus  fécond;  car  alors  seulement  les  transformations  manifestes 
qui  se  produisent  dans  les  institutions,  dans  les  mœurs,  dans  les 
croyances,  apparaissent  comme  liées  les  unes  aux  autres,  comme 
fonctions  les  unes  des  autres,  et  l'on  s'élève  sans  peine  à  l'idée 
d'un  mouvement  d'ensemble  de  l'humanité  elle-même.  D'ailleurs,  si 
nous  décomposons  ce  mouvement  en  une  série  de  moments,  les  états 
qui  s'offriront  à  nous  dériveront  les  uns  des  autres  ;  chacun  sera  la 
résultante  du  mouvement  antérieur.  C'est  là  d'une  part  l'extension 
aux  phases  successives  de  l'humanité  du  principe  des  lois  qui  exclut 


404  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

l'indépendance  des  phénomènes  isolés  et  veut  les  ordonner  en  des 
relations  constantes;  et  c'est  encore  plus  la  simple  application  au 
consensus  social  de  cette  remarque  qu'un  organisme  vivant  est  à 
chaque  instant  ce  que  l'a  fait  sa  vie  antérieure.  Le  progrès  se  pré- 
sente ainsi  comme  l'évolution  naturelle  d'une  sorte  d'harmonie 
immanente;  il  est,  suivant  le  mot  de  Comte,  le  développement  de 
Vordre.  Sans  doute  nous  mettons  plus  que  cela  dans  l'idée  de  pro- 
grès telle  que  nous  la  concevons  depuis  cent  ans,  et  Auguste  Comte 
lui-même  est  disposé  à  ajouter  à  la  régularité  du  développement  la 
notion  d'amélioration  et  de  perfectionnement.  Mais  il  montre  assez 
clairement,  par  la  façon  dont  il  s'exprime,  que  ce  n'est  pas  là  l'es- 
sentiel à  ses  yeux.  «  Si  l'on  ne  devait  point  craindre,  dit-il,  de 
tomber  dans  une  puérile  affectation...  il  serait  facile  de  traiter  la 
physique  sociale  tout  entière  sans  employer  une  seule  fois  le  mot 
perfectionnement .,  en  le  remplaçant  toujours  par  l'expression  simple- 
ment scientifique  de  développement,  qui  désigne,  sans  aucune  appré- 
ciation morale,  un  fait  général  incontestable.  »  (48*^  leçon,  t.  IV.) 

Sur  ce  développement  de  l'ordre  dynamique  pouvons-nous  exercer 
une  action  efficace?  Comte,  toutes  les  fois  qu'il  en  a  l'occasion, 
raille  les  légistes  qui  veulent  changer  l'état  de  la  société  par  des 
lois  ou  des  décrets,  et  les  Révolutionnaires  qui  songent  à  détruire 
tout  ce  qui  leur  déplaît.  Ni  les  uns  ni  les  autres  n'ont  le  sens  profond 
de  l'ordre  immanent  dont  le  progrès  à  venir  ne  saurait  être  que  la 
continuation.  Quiconque  en  est  pénétré  sera  conduit  à  limiter  étroi- 
tement notre  action  sur  ce  mouvement  général.  Cette  action  est 
possible  comme  elle  l'est  sur  les  phénomènes  de  toute  espèce,  à  la 
condition  qu'elle  se  conforme  aux  lois  de  ces  phénomènes,  c'est-à- 
dire  à  la  condition  qu'elle  se  soumette  d'abord  à  l'ordre  naturel 
des  choses.  Et  par  là  toute  modification  nouvelle  est  rejetée,  si, 
par  son  caractère,  elle  ne  s'accorde  harmonieusement  avec  révolu- 
tion normale  de  l'humanité,  telle  que  son  passé  peut  nous  aider  à 
la  définir.  Un  changement  quelconque  ne  peut  être  poursuivi  au 
nom  du  progrès  que  si  d'abord  il  est  accepté  et  même  exigé  par  le 
consensus  naturel  de  la  société.  «  En  quoi  donc,  dit  Comte,  peuvent 
consister  les  incontestables  modifications  dont  l'organisme  et  la  vie 
politique  sont  éminemment  susceptibles,  puisque  rien  n'y  peut 
altérer  ni  les  lois  de  l'harmonie  ni  celles  de  la  succession?  Cet  irra- 
tionnel élonnement,  trop  naturel  aujourd'hui  pour  être  aucunement 
blâmé  parla  philosophie,  dispose  à  oublier  que,  dans  tous  les  ordres 


G.   MILHAUD.    —    I.  IDKH    DOUDUK    CHEZ    ALG.    COMTE.  405 

de  phénomènes,  les  modifications  portent  toujours  exclusivement 
sur  leur  intensité  et  sur  leur  mode  secondaire  d'accomplissement 
eireelif,  mais  sans  pouvoir  jamais  affecter  ni  leur  nature  propre  ni 
leur  filiation  principale,  ce  qui,  en  élevant  la  cause  perturbatrice 
au-ilessus  de  la  cause  fondamentale,  détruirait  aussitôt  toute  l'éco- 
nomie des  lois  réelles  du  sujet.  Appliqué  au  monde  politique,  cet 
indispensable  principe  de  philosophie  positive  y  montre  en  général 
que,  sous  le  rapport  statique,  les  diverses  variations  possibles  n'y 
sauraient  jamais  consister  que  dans  l'intensité  plus  ou  moins  pro- 
noncée des  différentes  tendances  spontanément  propres  à  l'ensemble 
de  chaque  situation  sociale,  envisagée  d'un  point  de  vue  quelcontiue, 
mais  sans  que  rien  puisse,  en  aucun  cas,  empêcher  ni  produire  ces 
tendances  respectives,  ni,  en  un  mot,  les  dénaturer  :  de  même  sous 
le  rapport  dynamique,  révolution  fondamentale  de  l'humanité  devra 
être  ainsi  conçue  comme  seulement  modifiable,  à  certains  degrés 
déterminés,  quant  à  sa  simple  vitesse,  mais  sans  aucun  renverse- 
ment quelconque  dans  l'ordre  fondamental  du  développement  con- 
tinu, et  sans  qu'aucun  intermédiaire  un  peu  important  puisse  être 
entièrement  franchi.  »  (48«  leçon,  t.  IV.) 

Enfin  ce  développement,  dont  l'activité  humaine  peut  tout  au 
plus  espérer  de  régulariser  la  vitesse,  va-t-il  se  prolonger  indéfini- 
ment? Oui  sans  doute,  répond  Comte,  si  l'on  entend  par  là  qu'il 
n'atteindra  jamais  sa  limite  ;  l'humanité  est  en  marche  depuis  qu'elle 
existe,  ce  mouvement  est  inhérent  à  sa  vie  même,  et  l'on  ne  conçoit 
pas  qu'il  s'arrête  un  jour,  et  que  le  monde  se  fige  ensuite  dans  une 
immobihté  définitive.  Mais  il  faut  se  garder  d'en  conclure  que  le 
progrès  doive  être  illimité.  Près  d'un  développement  illimité  dans 
l'avenir,  le  passé,  si  considérable  qu'il  soit,  cesserait  de  compter 
pour  quelque  chose;  l'ordre  serait  tout  entier  à  créer  ou  à  recréer, 
et  le  progrès  ne  répondrait  nullement  à  la  consolidation  et  à  la  sta- 
bilité du  consensus  social.  C'est  là  sans  doute  ce  qui  est  au  fond  de 
la  pensée  de  Comte,  quand  il  insiste  pour  affirmer  le  caractère  con- 
tradictoire du  progrés  illimité,  quand  il  exige  pour  la  réalité  de 
l'idée  de  progrès  que  l'on  conçoive  avec  netteté  et  définisse  avec 
précision  un  terme  prochainj  presque  exactement  déterminé  par 
l'ensemble  du  chemin  déjà  parcouru.  Ce  terme,  quoique  inaccessible, 
est  tout  près  de  nous,  c'est  le  complet  épanouissement  du  troisième 
et  dernier  état  par  lequel  devait  passer  l'humanité;  de  sorte  qu'en 
somme  la  conception  du  progrès,  chez  Comte,  n'est  guère  que  celle 


406  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

d'un  achèvement  prochain,  d'une  harmonie  déjà  presque  tout  entière 
réalisée  par  l'évolution  spontanée  du  consensus  social  :  elle  est  de 
tout  point  comparable  à  celle  qu'il  attribue  lui-même  au  Christia- 
nisme, qui  à  ses  yeux  a  simplement  voulu  couronner  en  quelque 
sorte  le  passé  par  une  formule  plus  parfaite  et  définitive,  limitant  le 
progrès  à  l'établissement  de  cette  formule  même.  Toute  la  philoso- 
phie scientifique  de  Comte  s'accorde  avec  cette  conception  du  pro- 
grès. Elle  aboutit  partout,  dans  le  domaine  où  celui-ci  s'est  le  plus 
clairement  manifesté  à  l'esprit  humain,  à  une  réserve  étonnamment 
piudente.  Dans  toutes  les  branches  de  la  science,  le  tableau  triom- 
phant des  conquêtes  du  passé  est  suivi  de  la  perspective  la  plus 
modeste  et  la  plus  étroite  pour  les  promesses  de  l'avenir.  Dans  toutes 
les  directions  on  touche  presque  au  terme  extrême  que  les  ressources 
de  notre  intelligence  lui  permettent  d'atteindre.  La  science  forme  un 
tout  presque  complet,  dont  les  contours,  s'ils  ne  sont  pas  défini- 
tivement tracés,  commencent  du  moins  à  se  dessiner  partout  claire- 
ment. Et  comme,  suivant  Comte,  c'est  la  suite  des  connaissances 
qui,  en  se  prolongeant,  guide  le  mouvement  général  de  l'humanité, 
nous  ne  sommes  pas  surpris  qu'on  nous  montre  celle-ci  approchant 
elle-même  de  son  terme  final. 

En  somme,  pour  comprendre  la  notion  du  progrès  chez  Comte,  il 
faut  distinguer  le  passé  et  l'avenir.  Dans  le  passé,  le  progrès  n'a  été 
qu'un  développement  de  l'ordre  ;  dans  l'avenir  il  en  sera  plutôt 
l'achèvement.  Mais  de  toutes  façons  le  progrès  ne  saurait  se  séparer 
de  l'ordre;  il  en  est  l'aspect  dynamique,  et,  loin  que  sous  cette 
forme,  en  apparence  antagoniste  de  l'idée  qui  la  revêt,  l'ordre  risque 
de  se  dénaturer  et  de  se  ruinera  force  de  transformation  et  de  des- 
truction, il  ne  tend  au  contraire  qu'à  se  consolider  désormais  en  nne 
harmonieuse  stabilité. 

G.    MlLIIAUD. 


SUR    OUiaOLlES    OBJECTIONS 


ADRESSEES 


A    LA    NOUVELLE    PHILOSOPHIE 

(Suite  et  fin  '.) 


III.  —  Esquisse  d'une  théorie  de  la  matière. 

Nous  avons  étudié  d'abord  l'attitude  que  l'esprit  doit  prendre  et  la 
méthode  qu'il  doit  suivre  pour  accomplir  avec  fruit  l'œuvre  de  con- 
naissance. Examinons  maintenant  cette  œuvre  elle-même,  dans  ses 
résultats  et  dans  vsa  signification. 

Or  la  philosophie  nouvelle  s'ouvre  par  une  analyse  critique  du  sens 
commun.  Elle  propose  ensuite  une  théorie  de  la  science.  Telles  sont 
les  deux  préfaces  dont  elle  fait  précéder  sa  doctrine  métaphysique. 
Et  tels  sont  aussi  les  deux  objets  principaux  qui  sollicitent  notre 
examen. 

Ici  et  là,  d'ailleurs,  on  vise  au  fond  un  même  but  :  renverser  la 
conception  classique  du  déterminisme,  en  montrant  qu'il  n"est  pas 
l'expression  pure  et  simple  d'une  nécessité  extérieure  qui  serait 
donnée  dans  les  choses,  mais  que  bien  au  contraire  —  produit  de 
notre  activité  créatrice  —  il  révèle  en  quelque  façon  la  liberté  de 
l'esprit.  A  cet  égard,  les  deux  critiques  n'en  font  vraiment  qu'une  : 
inutile  de  les  séparer. 

De  part  et  d'autre  nous  avons  conclu  à  la  contingence  de  ce  qu'on 
nomme  les  lois  de  la  nature.  Je  ne  reviendrai,  pas  sur  cette  démons- 
tration. Mais   tout  n'est  pas  fini,  car  il  faut  répondre  à  plusieurs 

1.  Voir  liecue  de   .Vètd/j/i'/sitjue  et  de  Morale,  mai  IVtOl. 


408  UEVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

objections  difficiles  et  graves.  C'est  justement  ce  qui  va  nous  occuper 
aujourd'hui. 

Ces  objections  peuvent  se  grouper  autour  d'une  objection  centrale. 
Pourquoi  la  science  réussit-elle?  D'où  vient  le  fait  éclatant  de  son 
succès?  Comment  présente-t-elle  une  efficacité  objective?  Voilà  ce 
que  je  veux  éclaircir. 

Je  terminerai  donc  ce  Mémoire  en  développant  quelques  vues  sur 
la  nature  de  la  matière.  Après  tant  de  démolitions,  je  rechercherai 
par  où  l'œuvre  de  la  raison  échappe  à  l'arbitraire.  Ainsi  achèverai-je 
de  préciser  la  solution  que  je  donne  au  problème  de  la  connaissance. 

En  eflet  il  ne  suffit  pas  de  déclarer  que  la  science  réussit  parce 
que  nous  avons  ingénieusement  combiné  les  définitions  et  les  arti- 
fices qui  l'engendrent,  de  telle  manière  qu'elle  réussisse.  Il  ne  suffit 
pas  de  ramener  le  succès  de  la  science  à  ses  justes  bornes,  en  mon- 
trant qu'il  est  bien  un  fait,  c'est-à-dire  un  résultat  que  nous  avons 
construit  nous-mêmes  par  une  série  de  coups  de  pouce.  Il  ne  suffit 
pas  de  faire  voir  que  la  science  n'est  pas  relative  à  la  connaissance 
vraie  et  que  dès  lors  ses  triomphes  appartiennent  surtout  à  l'ordre 
du  discours  ou  de  l'industrie.  Toutes  ces  remarques  sont  légitimes  : 
mais  quelque  chose  néanmoins  reste  encore  à  expliquer.  Insistons 
brièvement.  Pour  qu'un  déterminisme  quelconque  ;9t<?s.se  être  établi, 
il  faut  que  le  donné  s'y  prête.  La  nature  doit  contenir  certains  élé- 
ments, doit  présenter  certains  caractères,  qui  rendent  possible  notre 
science.  Nécessairement  il  y  a  quelque  part  un  principe  de  légalité. 
Si  l'incohérence  était  le  fond  des  choses,  nous  verrions  l'imprévu 
bouleverser  a  chaque  instant  les  décrets  de  notre  action  législatrice. 
D'ailleurs,  que  notre  élaboration  soit  efficace,  n'est-ce  pas  un  signe 
qu'elle  est  vraiel  n'est-ce  pas  un  signe  qu'elle  saisit  la  réalité  au 
moins  partiellement?  n'est-ce  pas  un  signe  qu'il  lui  correspond  quel- 
que chose  dans  l'univers?  Savoir,  c'est  prévoir  et  pouvoir;  mais 
inversement,  pouvoir  et  prévoir,  c'est  savoir.  S'en  tenir  sur  ce  point 
aux  analyses  que  j'ai  présentées  dans  mes  précédents  Mémoires 
serait  donc  une  solution  beaucoup  trop  simple;  et  je  ne  me  suis  pas 
élevé  si  fréquemment  contre  les  solutions  simplistes  pour  en  donner 
une  à  mon  tour.  Certes  je  maintiens  que  le  succès  de  la  science  est 
avant  tout  une  réussite  de  notre  action.  Mais  puis-je  me  borner  à  ce 
déplacement  d'une  difficulté  si  grave?  Les  lois  ont  de  quelque 
manière  une  valeur  objective,  puisqu'elles  nous  permettent  de  capter 
un  ordre  réel  et  constant  des  phénomènes,  au  moins  à  l'approxima- 


E.  LE  ROY.  —  srn   la  ?«ouvi:lle  i-hilosoi'HIi:.  409 

tion  de  la  vie  usuelle.  Les  méthodes  scientifiques  nous  conduisent_à 
des  applications  utiles,  à  des  recettes  fécondes  :  elles  mordent  sur 
les  choses.  N'est-ce  pas  un  fait  bien  notable?  Malgré  tout,  le  succès 
pratique  est  encore  un  succès  :  il  svjnifio  quelque  chose.  Que  signifie- 
t-il?  Voilà  la  question. 

A  cette  question  répondrait  une  théorie  de  la  matière.  C'est  la  face 
métaphysique  du  problème  de  l'induction  qui  reparaît  ici,  après  la 
face  logique,  seule  étudiée  dans  les  Mémoires  antérieurs.  Il  est  temps 
do  l'examiner.  Malheureusement  un  si  vaste  sujet  réclamerait  tout 
un  livre.  Je  devrai  m'en  tenir  à  de  brèves  indications. 

Les  difficultés  sont  extrêmes.  Peu  de  questions  en  offrent  tant  et  de 
si  graves.  Les  antinomies  affluent  de  toute  part  et  il  semble  qu'on  ne 
parvienne  à  résoudre  une  contradiction  que  pour  tomber  aussitôt 
dans  une  autre.  La  matière  en  effet  ne  peut  être  exprimée  qu'en 
fonction  de  la  conscience,  dont  elle  apparaît  pourtant  à  de  certains 
égards  comme  la  négation  radicale.  Impossible  de  la  concevoir 
aucunement,  si  elle  ne  présente  pas  quelque  parenté  avec  l'esprit  : 
n'a-t-on  pas  vu  d'ailleurs  qu'elle  est  composée  d'  «  images  »?  Et 
cependant  il  faut  lui  reconnaître  une  indépendance  véritable  par 
rapport  à  nous,  elle  doit  de  quelque  manière  exister  en  soi,  sinon 
il  ne  serait  pas  pleinement  rendu  compte  de  la  cro3'ance  commune 
et  un  fait  que  nous  vivons  échapperait  au  discours .  De  même , 
si  la  matière  est  un  ensemble  d'images,  comment  subsiste-t-elle, 
quand  on  cesse  de  la  percevoir?  comment  se  représenter  ce  qu'elle 
était  quand  aucune  conscience  n'avait  encore  paru?  qu'est-ce  que 
son  invariance  par  rapport  aux  opérations  de  nos  sens?  Enfin,  puis- 
que son  développement  —  tel  que  la  science  nous  le  révèle  —  est 
relatif  à  l'intervention  de  notre  esprit,  puisque  le  déterminisme  qu'on 
y  découvre  y  est  eu  réalité  introduit  par  nous,  ne  devient-il  pas  très 
délicat  de  comprendre  en  quoi  elle  contient  vraiment  quelque  chose 
qui  s'impose  à  nous,  qui  résiste  à  nos  entreprises  et  qui  limite  notre 
liberté? 

Une  seule  théorie  me  paraît  concilier  les  résultats  indéniables  de 
a  critique  idéaliste,  qui  dissout  la  matière,  avec  les  invincibles  exi- 
gences du  sens  commun,  qui  l'affirme,  .levais  en  présenter  une  rapide 
esquisse.  A  défaut  d'une  preuve  positive  que  de  telles  questions  ne 
sauraient  comporter,  cette  théorie  me  semble  justifiée  par  le  caractère 
même  qu'elle  ofîre  d'être  unique  de  son  espèce,  d'être  seule  à  tenir 
compte  à  la  fois  de  tous  les  éléments  du  problème. 


410  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Achevons  tout  d'abord  de  préciser  rantinomie.  Nous  croyons  à  la 
matière  et  en  même  temps  nous  n'y  croyons  pas.  Comment  cela? 
Pourquoi  cela? 

Soit  d'abord  la  /Aève.  La  matière  déborde  toute  perception  actuelle, 
si  riche  que  l'on  imagine  celle-ci.  Le  monde  est  moins  un  système 
d'images  possédées  qu'un  réservoir  inépuisable  d'images  virtuelles. 
L'univers  apparaît  surtout  comme  une  source  dynamique  d'où  ruis- 
selle incessamment  un  flot  d'apparences  neuves.  Et  d'ailleurs  ces 
phénomènes  surgissent  avec  ordre,  enchaînés  l'un  à  l'autre  dans  une 
suite  inévitable.  Voilà  ce  qui  nous  fait  croire  avec  une  force  invin- 
cible à  des  existences  objectives,  croyance  confirmée  encore  par 
l'entente- et  la  solidarité  qu'elle  établit  parmi  les  hommes.  La  nature 
est  comiiimie,  elle  est  irgulipre,e\\e  est  féconde  :  telles  sont  les  causes 
de  notre  foi  en  elle. 

Mais  prenons  maintenant  Vanlithèse.  La  matière  —  ensemble  in- 
nombrable d'images  —  est  à  la  perception  dans  le  rapport  du  tout  à 
la  partie.  Le  monde,  sous  les  images  communes,  ne  laisse  transpa- 
raître que  des  images  encore.  L'univers  se  replie,  se  referme,  s'efface, 
et  finalement  s'évanouit  dans  les  brumes  du  possible  ,  quand  on 
éteint  la  conscience.  Et  nous  sommes  nous-mêmes  la  lumière  créa- 
trice qui  fait  jaillir  les  choses  des  profondeurs  de  la  nuit  primitive. 
Voilà  ce  qui  nous  porte  nécessairementàsubordonner  l'objet  au  sujet 
dans  un  rêve  idéaliste,  nécessité  que  soulignent  tous  les  progrès  de 
la  critique.  La  nature  est  faite  de  sensation,  de  logique  et  de  volonté: 
telles  sont  les  causes  qui  nous  poussent  à  la  nier  comme  être  auto- 
nome. 

L'antinomie  ainsi  posée,  —  et  nul  ne  peut  s'y  soustraire,  —  il  ne 
sera  de  sijnthése  acceptable  que  par  une  méthode  assez  souple  pour 
réunir  les  deux  attitudes  en  une  seule.  Cherchons  à  fondre  l'un  dans 
l'autre  idéalisme  et  réalisme.  Et,  pour  cela,  ne  nous  demandons  pas 
lequel  des  deux  est  le  vrai,  mais  plutôt  dans  quelle  mesure  chacun  des 
deux  participe  à  la  vérité  ou,  pour  mieu.K  dire,  quelles  directions  de 
vérité  ils  indiquent.  Il  est  vraisemblable  en  effet  que  ce  sont  des 
moments  divers  et  comme  des  branches  d'une  même  recherche.  Notre 
effort  portera  donc  principalement  sur  le  point  de  savoir  comment 
ces  deux  systèmes  opposés  se  rejoignent  en  s' approfondissant.  Lais- 
sant de  côté  les  jeux  dialectiques,  essayons  de  bien  voir  en  quel 
sens  chacun  de  nous  est  tour  à  tour  idéaliste  et  réaliste,  quand  il  songe 
à  la  matière. 


E.   LE    ROY.   —    SUR    I.A    NOUVELLK    l'HILOSOPHIK.  411 

11  faut  commencer  par  quelques  distinctions  préliminaires.  Nous 
sommes  jusqu'à  présent  en  face  d'une  antinomie  statique,  d'une 
contradiction  solidifiée  en  deux  termes  irréductibles.  Ne  serait-i'l  pas 
meilleur  de  voir  surtout  dans  le  problème  un  conflit  de  mouvements 
contraires,  une  interférence,  non  une  alternative  sans  échappatoire, 
et  de  penser  plutôt  au  dynamisme  réellement  vécu,  qui  remplit  l'in- 
tervalle entre  les  pôles  du  dilemme?  Qu'est-ce  en  efl'et  que  le 
devenir,  sinon  une  fuite  perpétuelle  de  contradictoires  qui  se  fon- 
dent, une  résolution  dynamique  d'antinomies  mobiles?  Le  réintégrer 
dans  la  question,  au  lieu  de  s'en  tenir  aux  cristallisations  symboli- 
ques du  discours,  serait  donc  peut-être  ouvrir  une  porte  à  une  solu- 
tion satisfaisante.  C'est  en  tout  cas,  semble-t-il  bien,  notre  seule  res- 
source. 

J'indique  tout  de  suite  le  double  principe  sur  lequel  repose  la 
théorie  que  je  vais  ébaucher. 

D'abord,  il  faut  distinguer  la  matih-o  pure,  antérieure  à  l'interven- 
tion de  l'esprit,  qui  n'est  pas  objet  d'expérience  discursive,  et  la 
matière  actuelle,  ensemble  organique  d'images  coordonnées,  qui  est 
seule  vraiment  une  réalité  perçue.  Le  réaliste  envisage  surtout  la 
première,  et  l'idéaliste  la  seconde,  le  réaliste  plus  soucieux  d'at- 
teindre quelque  existence  extérieure  et  objective,  l'idéaliste  plus 
préoccupé  de  ne  pas  obscurcir  la  vive  lumière  du  concret.  On  voit 
comment  nait  l'antinomie  du  soin  même  qu'apporte  chaque  système 
à  tenir  compte  de  l'autre.  Mais  c'est  une  antinomie  dans  les  démar- 
ches, non  dans  les  choses  :  elle  ne  devient  insoluble  que  par  une  illé- 
gitime identification  de  la  matière  pure  à  la  matière  actuelle. 

Ensuite  l'opposition  de  la  matière  à  l'esprit,  et  conséquemment  de 
la  matière  pure  à  la  matière  actuelle,  doit  être  conçue  en  fonction 
du  temps  plutôt  que  de  l'espace  :  c'est  une  différenciation  mobile 
toujours  en  devenir.  Je  renverrai  sur  ce.  point  aux  ouvrages  de 
M.  Bergson,  et  notamment  à  une  discussion  récente  dont  on  trou- 
vera le  compte  rendu  dans  le  Bulletin  de  la  Société  française  de  Phi- 
losophie (séance  du  2  mai  1901).  Esprit  pur  et  pure  matière  ne  sont 
pas  tant  des  choses  placées  toutes  faites  en  regard  l'une  de  l'autre, 
que  l'origine  et  l'extrémité  symboliques  d'un  passage  seul  réel  '. 

1.  En  disant  cela,  je  me  place  au  point  de  vue  de  l'histoire  des  choses,  au 
point  de  vue  de  l'expérience  concrète  :  nous  ne  constatons  jamais  qu'un 
mélange  de  matière  et  d'esprit.  Ce  qui  n'empêche  pas  esprit  et  matière,  à 
d'autres  égards,  d'être  des  réalités  vraiment  irréductibles,  comme  ayant  des 
fonctions  diamétralement  opposées. 


412  HEVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE.  • 

Cela  posé,  voyons  point  par  point  les  corollaires  qui  découlent  d& 
ce  double  principe. 

Soit  d'abord  la  matière  actuelle.  Voici  devant  nous  l'univers  des- 
corps. C'est  notre  point  de  départ  certain.  Pour  l'examiner,  pour  en 
faire  l'analyse,  nous  nous  installons  au  point  de  vue  de  l'expérience 
vulgaire,  nous  adoptons  l'attitude  commune,  la  seule  que  nous 
sachions  vivre  au  seuil  de  la  critique.  Tel  est  donc  notre  commence- 
ment, notre  donnée  initiale,  à  savoir  ce  que  le  savant  désigne  par  le 
^nom  de  réalité,  l'ensemble  des  percepts  communs.  II  s'agit  d'arriver 
à  comprendre  cet  objet,  au  lieu  de  se  borner  à  le  gesticuler  ou  à  le 
discourir.  Nous  essayons  par  conséquent  d'en  isoler  à  l'état  pur  l'élé- 
ment vraiment  extérieur  et  donné,  en  le  dégageant  peu  à  peu  de  ce 
que  nous  y  avons  mêlé  de  nous-mêmes.  Or  à  quoi  aboutit  cet  essai? 
A  passer  du  sens  commun  à  la  philosophie,  par  l'intermédiaire  de  la 
science.  Une  double  voie  critique  mène  au  réel  immédiat. 

Rappellerai -je  les  résultats  de  ce  travail  préparatoire?  On  sait 
maintenant  le  rôle  joué  par  l'action  dans  le  morcelage  de  la 
matière.  Ce  rôle  est  fondamental;  et  rien  de  plus  facile  aujourd'hui 
que  d'en  fournir  une  formule  abrégée.  Toute  individualité  matérielle 
est  constituée  essentiellement  par  une  fonction  pratique.  Autour  de 
l'entité  verbale  qui  la  représente,  cristallisent  des  souvenirs,  des 
associations  d'idées,  des  jugements  inductifs,  des  mécanismes 
moteurs,  des  habitudes  et  des  mots.  Ainsi  naît  le  monde  commun, 
dont  chaque  pièce  apparaît  à  l'analyse  comme  le  centre  d'un 
agrégat  mental  prodigieusement  compliqué.  L'univers  finit  par 
n'être  plus  pour  nous  qu'un  système  infini  de  conventions  établies 
spontanément;  il  disparaît  bientôt,  submergé  sous  l'apport  humain. 
Mais  la  réflexion  peut  défaire  ce  qu'a  fait  l'exercice  irréfléchi  de  la 
vie  corporelle  et  sociale. 

Ainsi  une  première  critique  réduit  la  matière  de  l'apparence  hié- 
rarchique et  discontinue  qu'elle  présente  comme  assemblage  de 
choses,  à  l'état  fuyant  de  ce  nuage  multicolore  et  vaporeux  qui  est  le 
complexe  innombrable  des  images.  Une  seconde  critique  la  résout 
ensuite  en  'puissance  pure.  La  nature  en  efl'et  ne  s'actualise,  ne  se 
développe  et  ne  s'explicite  que  par  le  travail  des  esprits.  Quelles 
fonctions  ces  derniers  remplissent-ils  par  rapport  à  elle?  J'en  vois 
trois  principales.  Par  le  discefuemenl,  ils  introduisent  le  nombre  et 
l'espace  dans  la  continuité  primitive.  Par  la  mnnoire,  ils  contractent 
une  pluralité  des  moments  en  synthèses  différenciées  qui  deviennent 


r 


E.    LE   ROY.    —    SUK    LA    NOUVKI.LK    PIIII.OSOPHIE.  413 

les  (lualités  sensibles.  Par  l'aclion,  ils  découpent  et  solidifient  des 
objets  et  des  faits  communs.  Bref,  les  monades  spirituelles  sont  des 
poitcdirs  spécificaleurs,  des  sourcrs  de  durer,  des  centres  de  ijualified- 
(JQ)!,  par  qui  le  monde  s'organise  et  s'épanouit.  A  mesure  que  la  cri- 
tique défait  davantage  leur  œuvre,  on  voit  la  matière  pâlir  et  s'enve- 
lopper graduellement  :  les  corps  se  dissolvent,  les  qualités  se 
■confondent,  les  images  s'éteignent,  et  finalement  il  ne  reste  plus 
qu'une  sorte  de  tension  latente  vers  le  déploiement  et  vers  l'actua- 
lité. 

Nous  arrivons  ainsi  à  la  matière  pure.  Celle-ci  ne  peut  être  conçue 
qu'à  titre  de  virtualité.  C'est  Ui  virtualité  d'un  ordre  qui  sera  plas  lard 
commun  à  tous  les  esprits.  Je  m'explique.  La  matière  pure  n'étant 
<ju'une  puissance  dont  la  matière-image  est  l'acte,  celle-là  ne  sau- 
rait être  définie  que  par  une  analyse  de  celle-ci.  Or,  procédons  à 
cette  analyse  en  marquant  au  fur  et  à  mesure  du  travail  les  consé- 
quences maîtresses  des  conclusions  dégagées.  Quels  sont  les  carac- 
tères principaux  de  la  matière-image  ou  matière  actuelle?  En  voici 
■le  tableau  sommaire,  avec  un  mot  seulement  de  commentaire  sur 
•chaque  point. 

Puisque  la  science  et  l'action  sont  possibles,  c'est  que  la  nature 
possède  quelque  chose  comme  une  ajjtitude  à  recevoir  et  à  supporter 
le  déterminisme,  c'est  que  la  matière  est  en  quelque  sorte  une  capa- 
cité de  lois.  Il  y  a  plus.  Non  seulement  la  science  et  l'action  réussis- 
sent, mais  encore  il  semble  que  le  donné  exerce  sur  elles  une 
influence  partiellement  contraignante  :  il  a  ses  exigences,  il  a  sur- 
tout ses  révoltes  contre  certains  décrets  de  la  raison  ou  de  la  volonté 
et  ses  refus  incoercibles  de  leur  obéir.  De  ce  point  de  vue,  la  matière 
apparaît  à  cei'tains  égards  comme  douée  d'une  activité  véritable  : 
tendance  au  déterminisme,  désir  du  déterminisme,  effort  vers  le  déter- 
minisme. Sans  doute  le  déterminisme  postulé  par  la  matière  n'est 
pas  en  soi  discours  explicite,  code  à  structure  numérique;  il  n'existe 
pas  tout  morcelé  par  avance  en  lois  juxtaposées;  il  ne  possède  pas 
intrinsèquement  une  forme  spécifiée  qui  s'impose  à  l'exclusion  de 
toute  autre.  Pour  que  ce  déterminisme  se  précise,  pour  qu'il 
devienne  elî'ectif  en  se  particularisant,  il  faut  que  la  matière  pure  se 
transforme  en  matière  actuelle  et  cela,  nous  le  savons,  requiert  l'in- 
tervention de  l'esprit,  donc  l'entrée  en  scène  de  la  contingence  et  de 
la  liberté.  C'est  ce  que  prouve  à  mon  sens  la  critique  nouvelle, 
notamment  la  critique  des  sciences.  Bref,  la  matière  n'est  pas  une 


414  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

trame  toute  faite,  un  canevas  dont  les  mailles  rigides  informeraient 
rigoureusement  notre  action.  Mais  elle  constitue  les  gênes  inlérieures, 
les  restrictions  internes  que  notre  liberté  ressent  dès  le  premier 
moment  de  ses  démarches  :  gênes  et  restrictions  qui  accompagnent 
indissolublement  l'exercice  de  la  liberté,  qui  naissent  et  grandissent 
avec  elle  sans  la  précéder  dans  le  temps,  qui  sont  peu  à  peu  modi- 
fiées par  elle  et  la  modifient  à  leur  tour,  qui  en  apparaissent  enfin 
comme  le  lest  pondérateur  et  le  corps  expressif.  En  fin  de  compte, 
et  pour  conclure  cette  première  série  d'observations,  la  matière  n'est 
pas  autre  chose  que  VimpossiblUié  pour  V esprit  de  varier  au  delà  d'une 
certaine  limite  le  rythme  de  sa  durée;  c'est  un  ensemble  d'ondes  sta- 
tionnaires  dans  notre  vie  psychique^  ou  plutôt,  d'ondes  de  moins  rapide 
évolution  :  marques  du  degré  de  vitesse  imposé  en  nous  au  flux  infé- 
rieur. 

Voilà  sans  doute  une  formule  un  peu  déconcertante.  Il  faut 
l'éclaircir  par  quelques  mots  de  commentaire.  Je  présenterai  pour 
cela  deux  ou  trois  brèves  remarques. 

Et  d'abord,  rappelons  un  résultat  bien  connu.  Je  pense  à  l'activité 
réelle  que  semble  parfois  manifester  la  matière.  C'est  ce  qui  me  fait 
croire  instinctivement  à  sa  consistance  objective.  Or  comment  con- 
cevoir cette  activité? Il  faut  admettre  l'existence  de  monades  spiri- 
tuelles là  même  où  le  sens  commun  ne  voit  d'ordinaire  que  matière 
brute.  Ce  point  peut  être  regardé  comme  acquis  depuis  Leibniz. 
Homme,  animal,  plante,  cellule  rudimentaire,  amibe  obscure,  ou 
même  atome  chimique  et  molécule  cristalline  (s'il  en  est  qui  soient 
vraiment  des  êtres,  des  centres  de  force,  des  sources  d'énergie), 
autant  de  consciences  plus  ou  moins  claires,  plus  ou  moins  tendues, 
plus  ou  moins  libres,  plus  ou  moins  réelles,  qui  sont  les  vraies 
causes  de  ce  que  j'attribue  d'activité  à  la  matière.  Le  symbolisme 
spontané  du  langage,  les  schèmes  simplificateurs  du  discours  mécon- 
naissent les  degrés  de  spiritualité.  Esprit  ou  matière,  on  estime  com- 
munément qu'il  faut  choisir  et  qu'il  n'y  a  point  de  milieu.  Alors, 
selon  lerùle  pratique  des  choses  par  rapport  à  nous,  ici  nous  voyons 
des  consciences  et  là  des  corps.  Mais  ce  n'est  là  qu'un  artifice  verbal. 
Ne  nous  laissons  pas  duper  par  les  mots.  Il  y  a  de  la  vie  au  sein  de  ce 
que  nous  sommes  portés  à  tenir  pour  simple  matière  brute,  et  de  ce 
chef  aucun  problème  ne  se  pose. 

Toutefois  ne  tirons  pas  argument  de  cela  pour  nier  tout  à  fait  la 
matière  brute.  S'il  y  a  plus  d'esprit  dans  le  monde  que  ne  l'imagine 


E.    LE   ROY.   —    SI  II    L.V    NOUVKLLE    PIIILOSOPHIK.  415 

le  réaliste,  il  y  a  plus  do  matière  aussi  que  l'idéaliste  ne  le  suppose. 
Esprit  pur  et  matière  brute  sont  deux  aspects  de  la  réalité  qu'il  ne 
faut  sacrifier  ni  l'un  ni  l'autre.  Celle-ci,  plus  difticile  à  discerner  que 
ne  l'estime  le  vulgaire,  conserve  cependant  une  existence  très  nette. 
Elle  est  quelque  chose  comme  un  décret  prhnitif  dont  Vcxéculioit 
ajipaiHient  à  l'espril^  le  décret  en  vertu  duquel  toute  action  de  la  liberté 
développe  des  réactions.  Une  fois  ces. réactions  développées,  si  vagues 
et  si  confuses  soient-elles  encore,  il  y  a  déjà  une  matière  actuelle 
naissante,  c'est-à-dire  des  faits  que  l'esprit  tend  à  oublier,  qu'il 
oublie  en  effet  peu  à  peu,  qu'il  abandonne  et  rejette  au  dehors  dans 
les  régions  de  l'automatisme,  qui  lui  deviennent  ainsi  habituels  et 
tyranniques,  qui  lui  échappent  lentement  par  une  entrée  graduelle 
dans  le  domaine  de  l'inconscience,  et  qui  finissent  par  se  consolider 
tellement  que  le  rythme  ordinaire  de  la  vie,  le  degré  de  tension  de  la 
durée  commune  ne  permettent  plus  de  les  maintenir  sous  la  domina- 
tion de  l'esprit. 

Bref,  la  matière  est  illusoire  en  ce  sens  qu'elle  est  notre  œuvre; 
mais  d'autre  part  elle  est  réelle  en  ce  sens  que  nous  étions  prédéter- 
minés à'  l'accomplir.  Elle  pèse  sur  nous  d'une  double  manière  :  en 
tant  qu  institution  issue  de  l'art  humain  (voilà  pour  la.  matière 
actuelle)  et  en  tant  que  décret  visant  à  préformer  notre  action  (voilà 
pour  la  matière  purei. 

La  matière  pure  a  donc  bien  une  certaine  existence,  ce  n'est  pas 
un  mot  vide,  ce  n'est  pas  une  illusion  ni  un  mirage,  car  elle  remplit 
une  fonction  très  précise  :  virtualité  conditionnante,  impulsion  pri- 
mordiale, milieu  d'oii  surgira  l'esprit.  Mais  elle  ne  devient  une 
chose  que  par  l'intermédiaire  de  celui-ci.  Elle  se  présente  en  effet 
oomme  l'aspiration  réglée  des  vivants  à  l'existence,  comme  le  prin- 
cipe dynamique  et  le  devenir  actif  qui  les  appellent  :  mais  par  eux 
seuls  elle  s'achève  et  se  parfait,  pour  eux  seuls  elle  acquiert  une 
consistance,  et  d'eux  seuls  en  fin  de  compte  elle  relève.  Son  explica- 
tion doit  être  une  explication  finaliste,  orientée  vers  la  vie  et  sus- 
pendue à  l'esprit.  Nous  la  définirons  le  point  de  départ,  l'origine 
d'évolution,  la  tendance  à  être  des  vivants  :  conscience  endormie 
qui  s'éveille  graduellement,  obscur  désir  d'images  et  de  gestes  qui 
ne  peut  subsister  seul.  La  matière  est  une  énergie  potentielle,  un  ins- 
tinct, une  appétition,  un  vouloir-vivre.  Mais,  réduite  à  elle  seule,  elle 
serait  inefficace,  impuissante  et  stérile;  elle  existe  endroit  plutôt 
qu'en  fait,  sorte  de  tension  vers  une  cause  finale  qui  la  développe  et 


416  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

lui  donne  carrière;  et  le  déterminisme  qu'elle  souhaite  n'est  lui- 
même  déterminé  que  par  l'action  créatrice  des  esprits. 

En  résumé,  la  matière  nous  apparaît  déjà  sous  deux  aspects  dif- 
férents. C'est  d'une  part  quelque  chose  comme  un  espoir  et  un 
effort  tendus  vers  l'esprit,  mais  incapables  d'aboutir  sans  lui;  et 
c'est  d'autre  part  un  ensemble  de  liaisons  imposées  au  jeu  de  la 
liberté.  Poussons  maintenant  l'analyse  plus  loin,  pour  bien  com- 
prendre en  quel  sens  et  de  quelle  façon  la  matière  existe  en  dehors 
de  nous. 

La  matière  actuelle  est  inertie,  passivité,  tendance  à  la  répétition. 
On  pourrait  donc  définir  la  matière  pure  une  capacité  d'habitudes. 

Il  y  a  en  effet  un  cours  normal  de  la  nature,  que  l'expérience 
commune  révèle  et  manifeste.  Il  y  a  un  train  ordinaire  des  choses, 
qui  n'est  que  rarement  troublé.  On  peut  même  dire  que  le  réel  est 
d'abord  conçu  par  nous  comme  permanent,  que  le  fait  d'une  certaine 
permanence  inévitable  constitue  le  premier  critère  de  réalité  dont 
nous  fassions  usage.  Mais  il  serait  contraire  à  toute  la  critique  déve- 
loppée jusqu'ici  de  conclure  qu'un  tel  déterminisme  est  nécessaire 
et  non  pas  seulement  habituel.  D'abord  il  comporte  d'évidentes 
exceptions,  qu'on  ne  peut  nier  sans  parti  pris  et  qu'on  ne  ramène  à 
la  règle  qu'en  décrétant  une  hypothèse  invérifiable.  Puis  le  caractère 
même  des  artifices  logiques  sur  lesquels  reposerait  la  nécessité  pré- 
tendue interdit  d'objectiver  celle-ci.  Bref  une  foule  de  raisons,  que 
j'ai  longuement  analysées  ailleurs  et  que  je  ne  veux  pas  répéter  ici, 
s'opposent  à  la  conception  purement  intellectuelle  du  déterminisme. 
Une  seule  ressource  nous  reste  donc  :  affirmer  que  ce  déterminisme 
est  un  état  de  choses,  une  institution  plus  ou  moins  durable,  un 
produit  de  l'habitude,  mais  sans  rigueur  absolue  ni  absolue  néces- 
sité. 

Voici  un  de  ces  groupes  stables  que  l'on  nomme  une  chose.  On 
n'y  trouve  jamais  que  des  images,  qui  supposent  la  conscience.  Quels 
éléments  concrets  la  critique  idéaliste  ne  réduirait-elle  pas?  Mais 
la  stabilité  même  de  l'association  fait  sa  matérialité.  Pour  dissoudre 
effectivement  cette  chose  qu'en  droit  je  puis  dissoudre,  pour  la  vivi- 
fier, pour  la  résoudre  en  esprit,  pour  m'affranchir  ainsi  de  la  con- 
trainte qu'elle  exerce  sur  moi  et  pour  retrouver  ma  pleine  indépen- 
dance qu'elle  a  limitée,  un  long  travail  serait  nécessaire,  si  long  que 
ma  vie  peut-être  n'y  suffirait  pas,  car  je  ne  puis  modifier  le  rythme 
de  ma  durée  au  gré  de  mon  caprice.  Un  résultat  construit  et  fixé 


E.   LE  ROY.   —    SUK    I.A    NOUVKLI.E    l'IlILOSOPIIIi;.  417 

par  la  race,  un  groupe  d'habitudes  héréditaires  transmises  et  ren- 
forcées par  l'éducation,  une  onde  relativement  stationnaire  dans  le 
flux  de  mon  devenir,  un  nœud  de  ma  durée  que  je  n'ai  pas  le  temps 
ni  la  force  de  dénouer,  voilà  ce  qu'est  une  réalité  matérielle. 

Il  est  facile  de  résumer  à  ce  nouveau  point  de  vue  le  rôle  essentiel 
des  esprits  dans  la  genèse  et  l'organisation  de  la  matière.  Leur  pou- 
voir de  synthèse  diflérencie  lentement  la  continuité  primitive,  qui 
manifeste  ainsi  dans  une  lumière  croissante  ses  virtualités  profondes  ; 
et  leur  action  laisse  déposer  un  sédiment  de  choses  faites,  où  règne 
dans  le  repos  et  la  mort  la  nécessité  d'un  aveugle  mécanisme.  Le 
primat  dans  l'œuvre  appartient  à  la  liberté;  mais  l'accumulation  des 
habitudes  Unit  par  dépasser  toute  puissance  individuelle  et  devient 
une  limite  à  l'exercice  ultérieur  de  la  liberté.  Concentration  spéci- 
fiante pour  fonder,  dilution  réductrice  pour  rester  maître,  voilà  quel 
serait  l'idéal;  mais  le  succès  de  la  première  opération  rend  bien  vite 
la  seconde  pratiquement  impossible;  notre  durée  n'est  pas  assez 
élastique.  D'où  la  formule  suivante  :  le  inonde  naît  et  progresse  par 
les  inventions  de  la  liberté,  il  se  conserve  et  s'affermit  par  Vinertie  de 
V  habitude . 

En  d'autres  termes,  la  matière  apparaît  comme  une  possibilité  de 
choses,  comme  une  possibilité  de  résultats,  possibilité  qui  fonde  le 
sens  commun.  La  matière  est,  pour  ainsi  dire,  la  première  des  tradi- 
tions sociales.  Elle  a  tous  les  caractères  d'une  habitude,  mais  d'une 
habitude  de  la  race  :  c'est  un  ensemble  de  gestes  traditionnels,  ins- 
tinctifs. C'est  pourquoi  l'on  peut  dire  que  chaque  esprit  individuel 
naît  au  sein  de  la  matière,  se  recueille  peu  à  peu,  s'intériorise  et  se 
détache.  Cela  n'empêche  pas  que  la  matière  soit  l'œuvre  de  l'esprit 
en  général.  De  ce  que  chacun  trouve  à  l'aube  de  sa  vie  une  matière 
antérieure  déjà  élaborée,  il  ne  faut  pas  conclure  qu'il  en  est  de 
même  pour  la  totalité  des  monades  :  nécessité  dans  l'individu,  con- 
tingence dans  la  race. 

Mais,  une  fois  actualisée  dans  la  perception,  une  fois  réifiée  par 
l'action  de  l'esprit,  c'est-à-dire  une  fois  constituée  l'image,  une  fois 
morcelé  et  solidifié  en  objets  indépendants  le  continuum  primitif 
des  images,  quelles  fonctions  remplit  la  matière?  Elle  est  le  domaine 
commun  des  esprits,  leur  propriété  collective,  le  milieu  de  leur 
action,  lintermédiairc  par  lequel  ils  communiquent  entre  eux, 
le  sacrement  cpii  fait  participer  chacun  d'eux  à  la  vie  universelle. 
Comme  assemblage  et  collection  de  leurs  œuvres  passées,  elle  est 

Hev..  META.  T.  IX.    —  1901.  29 


418  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

aussi  le  frottement  qui  les  adapte  l'un  à  l'autre,  le  frein  régulateur 
de  leur  liberté,  le  contre-poids  qui  limite  et  règle  leur  élan,  la  résis- 
tance qui  permet  à  leur  effort  de  mordre  sur  quelque  chose.  Voici 
donc  que  la  matière  pure  se  manifeste  à  son  tour  sous  un  nouvel 
aspect.  Nous  pouvons  y  voir  l'harmonie  préétablie  des  monades, 
l'équilibre  et  l'accord  de  leurs  développements  individuels,  le  fonde- 
ment de  leur  société^  l'appel  conditionnant  auquel  répond  leur  essor. 
A  cet  égard,  sans  doute,  la  réalité  de  la  matière  n'est  pas  celle  d'une 
chose  :  ce  n'est  que  la  préordination  d'un  proijrès;  mais  l'un  des  objets 
de  la  philosophie  n'est-il  pas  justement  de  faire  concevoir  une 
telle  existence  d3'namique  et  fuyante  comme  une  existence  véri- 
table? N'oublions  pas  que  le  devenir  est  la  seule  réalité  concrète 
que  révèle  l'intuition  immédiate  :  toute  *c  chose  »  n'est  qu'une 
déchéance,  un  «  déchet  »  du  devenir  ou,  pour  reprendre  une  for- 
mule que  j'ai  donnée  ailleurs,  une  chose  est  du  devenu  cristallisé 
autour  d'un  symbole. 

Peut-être  commence-t-on  déjà  à  voir  s'atténuer  et  se  résoudre 
l'antinomie  qui  nous  préoccupait.  Les  deux  termes  du  dilemme  se 
sont  peu  à  peu  rapprochés,  fondus  l'un  dans  l'autre;  ils  ont  échangé 
mutuellement  leur  contenu  par  une  sorte  d'endosmose;  une  conti- 
nuité intercalaire  est  apparue  entre  eux;  et  l'opposition  du  réalisme 
à  l'idéalisme  semble  peut-être  avoir  revêtu  par  là  une  forme  dyna- 
mique, plus  propice  à  la  découverte  d'une  synthèse  qui  ne  mutile 
aucune  des  parties  du  problème.  Pénétrons  plus  profondément  à 
l'intérieur  de  cette  solution  naissante,  par  un  examen  de  la  conti- 
nuité même  qui  relie  maintenant  la  matière  pure  à  la  matière 
actuelle. 

Qu'il  me  soit  permis  pour  cela  de  reprendre  ici  quelques  expli- 
cations que  j'avais  brièvement  ébauchées  dans  une  discussion 
récente.  Au  terme  matière  ne  correspond  pas  un  objet  simple,  mais 
un  spectre  continu.  Les  pôles  extrêmes  du  spectre  sont  irréels  et 
symboliques  :  seule  est  vraiment  donnée  la  continuité  intercalaire. 
Or  l'antinomie  qui  fait  l'objet  de  ce  discours  apparaît  et  s'accuse 
quand,  négligeant  le  dynamisme  qui  remplit  l'intervalle  et  qui  est 
pourtant  la  seule  réalité  concrète,  le  sens  commun  réunit  le  rouge 
et  le  violet  du  spectre  dans  l'unité  factice  d'un  unique  symbole  : 
mais  elle  se  dénoue  au  contraire  dès  que  l'on  réussit  à  comprendre 
qu'elle  n'est  pas  autre  chose  que  le  conflit  de  deux  mouvements 
opposés.  La  matière  actuelle,  la  matière  explicitée,  la  matière  objet 


E.   LE   ROY.    —    SLF.    I..\.    NOLVKl.l.K    l'IHLOSOlMIIE.  419 

d'expérience,  mrme  à  ses  ])lu5  humbles  débuts,  est  déjà  mêlée 
d'esprit  :  elle  est  imtigc.  A  partir  de  U\,  le  spectre  s'étale  dans  deux 
sens  opposés,  où  matérialité  et  spiritualité  varient  en  raison  inverse 
l'une  de  l'autre.  En  montant  vers  le  violet,  par  exemple,  on  rencon- 
trerait d'abord  la  perception,  puis  l'esprit  de  ])lus  en  plus  pur.  Kn 
descendant  vers  le  rouge,  on  verrait  la  matière,  de  moins  en  moins 
explicite,  redevenir  de  plus  en  plus  une  simple  virtualité.  A  la 
limite,  il  y  a  un  infra-rouge,  la  matière  pure,  qui  est  purement 
potentielle.  Veut-on  penser  la  matière  comme  existant  en  soi, 
comme  indépendante  de  nous,  comme  nécessité  qui  nous  limite? 
C'est  vers  la  région  rouge  du  spectre  qu'il  faut  se  tourner  et  mar- 
cher. Mais  que  l'on  se  dirige  vers  le  violet,  c'est  l'idéalisme  et  le 
contingentisme  qui  deviendront  la  vérité.  Des  deux  termes  de  l'anti- 
nomie étudiée,  l'un  croît  donc  en  vérité  à  mesure  que  l'autre  décroît, 
suivant  le  sens  que  l'on  a  choisi  pour  parcourir  le  spectre.  Suppo- 
sons que  l'on  aille  vers  le  rouge,  dans  le  désir  d'atteindre  la  néces- 
sité. A  chaque  moment  de  la  régression,  il  existe  bien  une  néces- 
sité provisoire;  mais  cette  nécessité  demeure  suspendue  à  une 
contingence  antérieure;  elle  se  résout  graduellement,  elle  se  dénoue 
peu  à  peu,  à  mesure  que  l'on  descend  vers  le  rouge.  Mais  l'actualité 
disparaît  à  mesure.  Finalement  la  nécessitr  pure  n'est  qu'une  limite 
virtuelle,  qui  ne  peut  arriver  à  prendre  corps  et  à  s'expliciter  que 
par  la  contingence  que  l'esprit  apporte  avec  soi. 

Mais  peut-être  fera-t-on  encore  quelques  difficultés  à  recevoir 
cette  solution?  J'ajouterai  donc  deux  mois  d'explication.  Au  fond 
les  répugnances  que  l'on  éprouve  sont  dues  à  une  illusion  qu'il  est 
facile  de  dissiper.  On  pense  à  l'univers  matériel,  tel  qu'il  devait  se 
manifester  avant  l'apparition  de  la  race  humaine,  avant  la  genèse 
des  plus  antiques  espèces,  avant  l'éclosion  de  la  vie  organisée.  Pre- 
nons le  tableau  que  nous  présentent  les  géologues,  évoquons  des 
ombres  lointaines  du  temps,  l'époque  primitive  du  globe,  remontons 
même  plus  haut  encore  jusqu'aux  périodes  cosmogoniques,  admet- 
tons que  le  monde  n'ait  alors  enfermé  aucune  monade  spirituelle, 
aucun  germe  vivant  :  que  pouvait-il  être?  et  n'existait-il  pas  sans 
le  secours  d'aucune  conscience?  La  réponse  est  aisée.  II  est  bien 
évident  qu'en  rêvant  cette  excursion  imaginaire,  on  apporte  subrep- 
ticement avec  soi  une  conscience  par  rapport  à  laquelle  se  déve- 
loppe, s'actualise  et  se  diversifie  une  «  Nature  ».  La  découverte 
historique  du  passé  revient  d'ailleurs  au  même,  elle  est  une  percep- 


420  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

tion  rétrospective,  puisqu'elle  se  fait  par  induction  d'après  des 
témoignages  constalables,  au  même  titre  —  si  l'on  veut  —  que  l'ex- 
ploration télescopique  des  espaces.  Mais  je  crois  possible  une  expli- 
cation plus  décisive.  M.  Bergson  a  montré  que  la  vie  psychologique 
offre  des  exemples  nombreux  d'effets  antérieurs  à  leurs  causes'. 
Combien  de  raisonnements  sont  déterminés  par  une  conclusion 
inconsciemment  préconçue  I  La  conclusion  semble  en  sortir  et,  dans 
la  réalité^  les  conditionne.  Eh  bien!  C'est  un  rapport  du  rnème  genre 
(jui  relie  la  matière  brute  à  la  vie.  Si  on  ne  le  voit  pas  toujours,  cela 
lient  à  ce  que,  sous  la  pression  occulte  des  préjugés  communs,  on 
s'entête  à  décomposer  la  continuité  du  devenir  en  étapes  discrètes 
coordonnées  à  des  noyaux  symboliques.  La  matière  —  étape  origi- 
nelle —  est  configurée  indûment  à  l'un  de  ces  noyaux  fictifs  :  de 
là  l'impuissance  où  l'on  est  de  la  comprendre  ensuite  :  toujours 
l'idolâtrie  de  la  chosel 

A  vrai  dire,  les  images  passées  que  l'histoire  ou  la  géologie  ressus- 
citent pour  nous  sont  de  tout  point  semblables  aux  images  contem- 
poraines restées  virtuelles  et  que  l'expérience  actualise  :  ce  qu'on 
appelle  le  passé  de  la  matière  est  en  réalité  une  partie  inaperçue  de 
son  présent.  Car  la  matière  reste  confinée  dans  le  présent,  elle  ne 
dure  pas  à  proprement  parler,  au  moins  la  matière  pure,  puisque 
la  matière  actuelle  est  déjà  mêlée  d'esprit  et  par  conséquent  de 
durée  (si  pauvre  et  si  lâche  que  l'on  imagine  celle-ci).  Mais,  si  la 
matière  ne  dure  point,  son  espèce  d'inertie  ne  doit  pas  être  con- 
fondue avec  l'acte  immobile  et  plein,  l'acte  pur  de  l'éternité  :  ce 
n'est  que  l'état  d'une  puissance  enveloppée,  incapable  de  s'expliciter 
autrement  que  par  ces  sources  vives  de  durée  qu'on  nomme  les 
esprits.  Voilà  ce  qui  explique  la  persistance  de  la  matière,  quand 
même  nous  cessons  de  la  percevoir,  bien  que  néanmoins  son  épa- 
nouissement soit  relatif  à  nous.  Son  existence  est  invariante  à  la 
manière  d'une  sollicitation  qui  demeure,  en  l'absence  même  de  toute 
réponse  effective  appropriée.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  images  qui  ne 
subsistent  en  un  certain  sens  indépendamment  d'une  perception 
actuelle,  parce  qu'un  esprit  subsiste  tout  formé  qui  peut  toujours 
les  faire  réapparaître,  comme  à  un  coup  de  baguette  magique,  en 
refaisant  avec  la  facilité  de  l'habitude  le  travail  de  développement 
et  d'explicitation  qui  les  avait  une  première  fois  appelées  à  l'acte. 

1.  Essai  sur  les  données  immédiates  de  la  conscience,  chap.  m,  p.  120-121. 


E.   LE   ROY.    —    SUR    L\    NOUVKI.I.K    PHILOSOl'UlE.  421 

Bref,  la  iiudière  pure  subsisb'  comme  un  instinrl  et  la  mallèrc  actuelle 
comme  une  habitude. 

Pour  résumer  tout  ce  qui  précède,  on  voit  comment  la  matière, 
dès  qu'on  la  veut  approfondir,  se  résout  en  esprit.  Cette  résolution 
progressive,  c'est  la  genèse  même  et  l'histoire  du  monde  :  passage 
laborieux  de  la  matière  pure  à  l'esprit  pur.  Il  faut  appeler  la  matière 
une  attente  anxieuse  de  l'esprit,  une  postulation  des  âmes  futures, 
à  qui  du  reste  sa  résistance  préordonnée  imposera  restriction  déter- 
minante et  accord  limitatif.  11  est  parfois  des  situations,  des  états  de 
choses,  des  conjonctures,  ([ui  constiluenl  comme  une  atmosphère 
d'orage  :  espérance  mystérieuse  et  indécise,  obscure  tension  poten- 
tielle, dont  on  peut  dire  à  bon  droit  qu'elles  appellent  un  homme 
prédestiné.  Telle  se  présente  la  matière  par  rapport  aux  êtres 
vivants.  Sentir  intimement  la  nécessité  latente,  l'inquiétude  llna- 
liste,  auxquelles  répondent  ceux-ci  ;  en  comprendre  tous  les  souhaits, 
tous  les  désirs,  tous  les  besoins,  sans  attention  partiale  à  ceux 
que  satisfait  l'exercice  pratique  de  la  vie;  déterminer  enfin  leur 
fonction  régulatrice  dans  le  développement  des  discours  individuels  : 
c'est  avoir  l'inluilion  philosophique  de  la  matière. 

Le  but  suprême  d'une  philosophie  de  la  matière  est  donc  triple  et 
voici  les  trois  phases  principales  que  l'on  peut  distinguer  dans  le 
mouvement  dialectique  par  lequel  on  atteint  ce  but  : 

1"  On  revient  de  Vassemblagp  des  corps  au  continuum  des  images,  en 
démêlant  dans  les  choses  l'apport  de  notre  action. 

2"  On  revient  de  la  perception  concrète  à  la  perception  pure.,  en  éli- 
minant des  qualités  l'apport  de  notre  mémoire. 

3°  On  revient  de  la  matière  en  acte  déjà  explicitée  par  V esprit  à  la 
matière  virtuelle  et  enveloppée  qui  est  la  vraie  donnée  primitive,  en 
déterminant  dans  la  collaboration  vécue  Tapport  de  notre  discernement. 

Tout  d'abord,  le  monde  saisi  par  l'intuition  commune  se  présente 
comme  un  amas  de  percepts  juxtaposés,  distribués  çà  et  là  en  sys- 
tèmes hiérarchiques  et  entourés  chacun  d'une  atmosphère  de  sym- 
boles. 11  faut  dégager  de  son  entourage  factice  le  noyau  de  chaque 
percept,  puis  dissoudre  le  groupement  de  qualités  qui  constitue  ce 
noyau.  Ainsi,  aux  édifices  plus  ou  moins  schématiques  de  l'expérience 
vulgaire,  on  substitue  l'ensemble  des  qualités  pures  qui  en  compo- 
saient le  fond  réel,  cii;emble  dont  chaque  ternie  est  rapporté  main- 
tenant à  soi-même;  et  c'est  le  premier  moment  de  la  régression. 
Mais  tout  n'est  pas  fini.  La  vie  corporelle  inconsciente  fonctionne  à 


422  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

la  façon  d'un  milieu  absorbant  qui  déterminerait  l'échelle  discon- 
tinue  des  qualités  simples  en  éteignant  la  plupart  des  radiations 
sensibles.  Bref  la  gamme  des  sensations,  avec  son  apparence  numé- 
rique, n'est  que  le  spectre  de  notre  activité   pratique.  La  science 
intervient   alors    pour   nous  découvrir  une  foule  de   données   ina- 
perçues, que  nous  avions  négligées  parce  qu'elles  étaient  inutiles  et 
qui  rétablissent  peu  à  peu  la  continuité.  Un  nouvel  effort  critique 
nous  amène  donc  plus  près  encore  du  donné  immédiat,  en  nous  fai- 
sant concevoir  l'innombrable  multiplicité  des  images.  Voilà  désormais 
ce  qui  est  regardé  comme  vraiment  primitif  :  la  communion  vécue 
de  la  matière  et  de   l'esprit  dans  l'image.  Le  monde  usuel  est  cela, 
plus   notre   action.   Mais  —    nouvelle    question,  —   qu'est-ce   que 
l'image? Plus  d'un  s'y  est  trompé,  faute  d'avoir  su  à  propos  s'atTran- 
chir  d'une  érudition  encombrante.  Oublions  pour  un  instant  toutes 
les  théories  philosophiques,  même  celles  que  professe  inconsciem- 
ment le  sens  commun,  et  résignons-nous  à  ne  pas  coller  sur  notre 
pensée  un  nom  de  système  en  étiquette.  Les  images  ne  sont  point  des 
portraits  plus  ou  moins  ressemblants,  ni  des  symboles  plus  ou  moins 
artificiels  de  je  ne  sais  quels  êtres  extérieurs.  Ce  ne  sont  pas  non 
plus  de  simples  états  du  moi  sans  consistance  absolue,  des  sorles 
de  fantômes  irréels.  Non,  elles  ne  doivent  être  dites  ni  objectives  ni 
subjectives,  étant  antérieures  au  travail  d'abstraction  qui  donne  un 
sens  à  ces  adjectifs.  Nous-mêmes  faisons  d'abord  partie  des  images 
et  les  sommes  toutes  successivement.  Voyez  en  elles,  comme  l'enfant 
qui  «  regarde  une  image  «^  des  phénomènes,  des  apparences,  —  au 
sens  étymologique    de  ces  mots,  sans  aucune  arrière-pensée  d'un 
fond  mystérieux  qui  se  manifesterait  par  là,  —  phénomènes  affectifs 
qui  sont  qualité  pure,  apparences  naïvement  vécues  en  dehors  de 
toute  réflexion.  Notre  unique  tâche  consiste  à  les  restituer,  par  un 
grand  effort  d'oubli,  dans  leur  fraîcheur  première  et  leur  nuance  ori- 
ginale. Une  fois  cela  fait,  nous  avons  purifié  la  matière  de  ce  que 
notre  action  y  avait  mêlé.  Mais  il  faut  aller  plus  loin.  Sans  revenir 
sur  des  considérations  que  M.  Bergson  a  développées  et  qu'ailleurs 
j'ai  moi-même  résumées  d'après  lui,  je  rappellerai  seulement  qu'il 
reste  encore  à  dégager  la  matière  de  notre  rythme  particulier  de 
durée,  à  dénouer  les  contractions  synthétiques,  à  détendre  les  con- 
densations spécifiantes,  que  notre  mémoire  a  opérées  en  elle.  On 
voit  alors  les  images  se  fondre  en  unité    complexe  et  indistincte. 
Et  si,  pour  finir,  nous  faisons  même  abstraction  de  notre  faculté  de 


E.   LE   ROY.   —    SUK    L\    NOIVKLLK    l'HlLOSOPIIIE,  423 

discernement,  voici  que  toute  actualité  s'évanouit.  Nous  étions 
encore  tout  à  l'heure  en  face  d'un  acte  de  perception,  en  face  de  la 
pulsation  vitale  élémentaire,  et  c'était  déjà  un  choix  dans  le  virtuel 
en  vue  dune  action  future.  A  présent,  plus  rien  :  tout  est  rentré 
dans  l'ombre  du  possible.  Il  ne  subsiste  plus  que  la  matière  pure. 
Donc,  les  corps  concrets,  les  qualités  simples,  les  images  d'abord 
variées,  puis  délayées  et  dissoutes  en  battements  de  plus  en  plus 
incolores,  enfin  la  pure  matière  en  puissance,  telle  est  la  hiérarchie. 
Ainsi  peut  naître  par  degrés  une  vive  intuition  de  la  matière, 
dépouillée  de  toute  forme  discursive,  inexprimable  par  conséquent, 
mais  d'autant  mieux  appropriée  au  contrôle  de  notre  discours. 

Je  vois  bien  une  objection  possible,  très  difficile  à  exprimer,  plus 
difficile  encore  à  clairement  résoudre.  Qu'est-ce  que  la  pulsation 
vitale  élémentaire?  En  quoi  consiste  le  discernement  qui  la  crée? 
Où  est  le  principe  de  diversité  qui  différencie  l'un  de  l'autre  ces 
atomes  d'existence  actuelle?  Il  faut  trouver  quelque  part  de  quoi 
expliquer  la  variété  future  de  l'expérience  et  il  semble  que  nous 
ayons  fermé  toutes  les  issues  à  une  solution  quelconque,  à  moins  de 
recourir  à  je  ne  sais  quelles  qualités  occultes  primordiales.  Je  ne 
dirai  qu'un  mot  sur  ce  point.  D'abord  il  n'y  a  pas  de  raisons  pour 
que  les  monades  originelles  soient  semblables.  N'en  faisons  pas  des 
choses.  Chacune  d'elles  est  le  point  initial  d'une  ligne  d'évolution, 
une  origine  avec  sa  tangente.  Le  choix  d'une  direction,  voilà  le  dis- 
cernement qui  la  fonde.  Cette  réponse  paraîtra  suffisante,  si  l'on  a 
bien  compris  qu'au  point  de  vue  du  devenir  la  seule  explication 
décisive  est  toujours  une  explication  finaliste,  une  explication  par 
l'influence  des  faits  futurs.  En  outre  il  existe  des  tourbillons  de 
petites  monades  associées  sous  le  gouvernement  d'une  monade 
centrale.  C'est  ainsi  par  exemple  que  mon  esprit  domine  toutes  mes 
cellules,  pour  ne  pas  entrer  davantage  dans  les  théories  polypsy- 
chistes.  Or,  si  toute  monade  est  un  progrès,  un  devenir,  et  non  pas 
une  chose,  la  monade  régulatrice  et  unifiante  doit  être  envisagée 
comme  le  progrès,  le  devenir  du  système  formé  par  les  monades 
inférieures  qui  lui  font  un  corps.  D'où  une  nouvelle  source  de  diver- 
sité, un  discernement  du  second  ordre,  un  autre  type  de  pulsations 
élémentaires  obtenu  par  synthèse  comme  une  couleur  à  partir  des 
vibrations  composantes.  Ainsi  les  atomes  de  vie,  les  actes  de  per- 
ception s'échelonnent  à  des  étages  divers,  suivant  leurs  rythmes  de 
structure  et  de  durée. 


424  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Que  penser,  dans  ces  conditions,  des  vieux  systèmes  contraires 
entre  lesquels  ont  oscillé  jadis  les  philosophes  :  matérialisme  et  spi- 
ritualisme? Ces  deux  systèmes,  à  vrai  dire,  ne  sont  ni  prouvables 
rigoureusement  ni  pleinement  réalisables;  d'une  part  toute  critique 
un  peu  approfondie  de  l'un  d'eux  en  fait  bientôt  sortir  l'autre,  car 
ils  sont  corrélatifs;  et  d'autre  part  on  ne  parvient  jamais  à  consti- 
tuer l'un  deux  à  l'état  pur,  mais  on  peut  seulement  entreprendre  et 
développer  pour  chacun,  à  tour  de  rôle,  un  travail  de  purification 
qui  le  perfectionne  de  jour  en  jour,  sans  lui  permettre  d'évincer  défi- 
nitivement son  rival.  C'est  qu'il  faut  y  voir  surtout  deux  méthodes 
contraires,  deux  orientations  de  pensée  divergentes,  deux  sens  de 
marche  relatifs  à  des  centres  opposés.  Préférer  l'une  des  deux  solu- 
tions peut  être  un  devoir,  mais  non  pas  une  nécessité. 

Au  point  de  vue  de  l'explication  métaphysique,  cependant,  le  spi- 
ritualisme est  le  vrai  et  le  matérialisme  enferme  une  contradiction 
fondamentale,  puisque  l'actualité  de  la  matière  a  pour  cause  Pesprit. 
Vouloir  expliquer  l'esprit  par  la  matière  est  une  pure  et  simple 
absurdité,  marque  d'un  manque  total  de  sens  philosophique,  puis- 
qu'on se  donnant  la  matière  on  se  donne  implicitement  déjà  tout 
l'esprit  qui  l'a  faite.  Mais  sans  matière,  point  de  discours  ni  de 
société,  point  de  formules  ni  d'actions,  point  de  résultats  ni  d'en- 
tentes; l'esprit  lui-même  ne  devient  objet  de  science  transmissible  et 
maniable  que  par  ses  manifestations  matérielles;  etcela  justifie  d'une 
certaine  façon  l'attitude  matérialiste. 

Précisons  davantage.  L'hypothèse  polypsychiste  elle-même,  telle 
que  je  l'ai  rappelée  plus  haut,  n'est  pas  une  hypothèse  matérialiste. 
Sans  doute  il  y  a  des  êtres  qui  sont  des  colonies  de  monades  et  les 
monades  élémentaires  jouent  par  rapport  à  lui  le  rôle  de  corps, 
en  tant  du  moins  qu'elles  forment  une  société  où  se  développent  des 
frottements  internes.  Mais  l'être  ne  saurait  être  conçu  comme  étant 
simplement  la  somme  de  ces  monades  partielles.  La  synthèse  est 
transcendante  aux  facteurs  intégrants;  une  monade  supérieure  fait 
l'unité  du  groupe  et  de  là  naît  une  qualité  nouvelle.  Bien  plus,  c'est 
cette  qualité  même  qui  explique  le  groupe,  loin  de  s'expliquer  par 
lui  :  cela,  conformément  aux  principes  de  toute  philosophie  du 
devenir,  en  vertu  desquels  les  causes  finales  sont  les  vraies  causes 
efficaces.  Quelle  solution  p]us  spiritualiste  pourrait-on  vouloir? 

A  un  autre  point  de  vue,  le  spiritualisme  est  un  devoir.  De  la 
matière  pure  qui  est  pure  puissance,  vers  l'esprit  de  plus  en  plus 


E.   LE   ROY.   —    SUR    LA    NOUVKLLK    PHILOSOPHIE.  42b 

autonome  en  qui  seul  se  trouve  le  principe  de  l'actualité  :  ainsi 
peut-on  formuler  la  tâche  humaine  et  la  loi  suprême  du  monde.  Se 
dégager  de  la  matière,  s'affranchir  du  corps,  devenir  de  plus  en  plus 
esprit,  se  purifier,  s'approfondir,  s'intérioriser  :  voilà  notre  des- 
tinée, voilà  ce  qui  nous  est  prescrit.  Le  reste  n'existe  légitimement 
qu'à  titre  de  moyen.  Mais  n'oublions  pas  que  c'est  un  moyen  néces- 
saire. Il  faut  s'appuyer  sur  la  matière  pour  monter  au-dessus  d'elle 
en  l'entraînant  avec  soi.  Fait  capital!  Sans  les  formules  du  discours, 
la  science  se  dissipe  en  rêve;  sans  l'épreuve  de  l'action,  la  vie 
psychologique  demeure  exposée  à  l'illusion  continuelle;  sans  la 
pratique  des  œuvres,  l'effort  moral  s'épuise  dans  le  vide;  sans  les 
rites  et  les  dogmes,  sans  les  gestes  du  culte,  la  conscience  religieuse 
reste  stérile  et  enveloppée  comme  un  vague  désir  qui  ne  se  traduit 
point  en  actes;  et  de  même,  sans  la  Idlrc,  c'est-à-dire  sans  la 
matière  qui  le  limite  et  en  le  limitant  le  précise,  l'esprit  serait  à 
tout  jamais  incapable  d'arriver  à  se  saisir.  Sous  des  noms  différents, 
c'est  partout  la  même  nécessité,  qu'on  ne  peut  reconnaître  ici  sans 
l'avouer  aussi  là. 

Une  première  difficulté  de  notre  théorie  se  trouve  donc  éclaircie  : 
on  voit  dans  quelle  mesure  sa  conclusion  spiritualiste  n'aboutit  pas 
à  une  négation  radicale  de  la  matière. 

D'autre  part,  si  Ton  conçoit  la  matière  comme  un  appel  vers  l'es- 
prit et  comme  une  limite  imposée  à  l'action  de  ce  dernier,  quelque 
habitude  que  l'on  prenne  avec  raison  de  tenir  pour  véritable  une 
telle  existence  purement  dynamique,  ne  reste-t-il  rien  à  expliquer 
cependant,  pour  bien  comprendre  l'origine  de  cette  tendance  obscure 
appelée  matière  et  son  rôle  semblable  à  celui  d'un  décret  porté  par 
avance?  Sans  insister  sur  ce  point,  je  me  bornerai  à  reconnaître 
qu'il  est  peut-être  impossible  en  effet  de  recevoir  la  théorie  précé- 
dente connue  suffisante  et  définitive.  11  faut  sans  doute  rattacher  à 
quelque  transcendance  la  nécessité  qui  impose  la  matière  à  l'esprit. 
Ainsi  reparaîtrait  dans  la  philosophie  nouvelle  la  vieille  preuve  cos- 
mologique de  l'existence  de  Dieu. 

Enfin  pourquoi  la  matière?  Pourquoi  cette  invention,  à  certains 
égards  malheureuse,  qui  limite  la  liberté  de  l'esprit?  Je  comprends 
fort  bien,  les  choses  étant  ce  qu'elles  sont  aujourd'hui,  que  le  prin- 
cipe de  la  loi  morale  soit  l'obligation  imposée  à  l'homme  de  se  spi- 
rilualiser,  que  la  vie  morale  consiste  dans  la  réduction  progressive 
de  la  matière  à  l'esprit  et  dans  l'affranchissement  graduel  de  ce  der- 


426  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

nier.  Mais  alors,  si  la  matière  est  pourtant  (comme  on  ne  peut  le 
contester)  une  œuvre  de  l'esprit,  ce  serait  donc  une  erreur  et  une 
faute  dont  nous  porterions  le  poids  héréditaire?  Car  le  devoir  de 
purification  eût  été  inutile,  si  l'esprit  n'avait  commencé  par  une 
sorte  de  chute  au  sein  d'une  matière  qu'il  aurait  construite  jadis 
sans  réussir  à  garder  sa  maîtrise  sur  elle.  La  réponse  est  aisée.  C'est 
qu'il  faut  le  lest  de  la  matière  pour  que  l'esprit  descende  du  plan  du 
rêve  pur  dans  le  plan  de  l'action  effective  :  telle  est  sa  nature  et 
telle  sa  mission.  Il  y  aurait  là  sans  doute  un  intéressant  sujet  de 
recherches  :  contentons-nous  de  noter  ce  fait  que  la  matière  est  une 
conséquence  fatale  en  même  temps  qu'un  inévitable  moyen  de  la  vie 
discursive,  sans  laquelle  ni  la  société  ne  se  formerait  ni  l'individu 
n'arriverait  à  la  possession  de  soi-même  ni  le  monde  finalement 
n'existerait.  J'accorde  toutefois  que,  si  en  droit  la  matière  est  indis- 
pensable à  l'esprit  et  dès  lors  inoffensive,  en  fait  il  y  a  peut-être  un 
abus  actuel  de  cette  matière;  et  là  serait  une  seconde  réponse  à  la 
question  posée.  Mais  c'est  un  point  qu'il  faut  bien  ici  que  je  laisse 
de  côté,  pour  terminer  par  un  retour  à  notre  point  de  départ. 

On  voit  maintenant  sans  doute  quelle  solution  il  faut  donner  au 
problème  que  nous  posions  au  début  de  cet  article.  La  matière  se 
présente  par  elle-même  comme  simple  aptitude  et  tendance  au  déter- 
minisme, et  l'on  ne  saurait  concevoir  de  nécessité  effective  qu'au 
sein  d'une  explicitation  au  moins  naissante  qui  requiert  déjà  des 
monades.  A  mesure  que  l'on  détruit  par  la  pensée  cette  œuvre 
d'explicitation  des  esprits,  de  manière  à  purifier  graduellement  de 
toute  contingence  le  déterminisme  de  la  nature,  à  mesure  aussi 
l'univers  devient  plus  pauvre  et  plus  confus  jusqu'à  ce  que,  retourné 
en  lin  de  compte  à  l'état  de  simple  puissance  enveloppée,  il  n'en 
subsiste  plus  vraiment  que  le  vouloir-être.  La  nécessité  pure  est  donc 
bien  une  limite  virtuelle.  Mais  pratiquons  à  la  façon  du  kantisme 
unesorte  de  coupe  anatomique  dans  la  continuité  du  devenir;  pla- 
çons-nous dans  un  plan  de  connaissance  postérieur  au  sens  commun. 
11  existe  alors,  en  regard  l'un  de  l'autre,  une  matière  aclaelle  aux 
déterminations  précises  et  un  esprit  fait  qui  a  des  exigences  définies. 
Du  même  coup,  on  constate  qu'un  déterminisme  postulé  par  l'esprit 
est  réalisé  par  la  matière.  Voilà  une  nécessité  véritable.  Mais  cette 
nécessité  se  dénoue  dès  que  l'on  sort  du  plan  considéré  pour  remonter 
plus  haut  vers  les  origines.  Car  on  trouve  alors  que  c'est  au  fond 
l'esprit  lui-même  qui  a  fait,  pour  autant  qu'elles  sont  effectives,  et 


E.  LE  ROY.  —  suu  LA  noi:vi:li,1':  philosophii:,  427 

la  matière  explicite,  et  les  exigences  rationnelles.  Concluons  donc 
encore  une  fois  qu'au  sein  de  la  vie  contingence  et  nécessité  coexis- 
tent; ne  posons  pas  entre  elles  un  problème  insoluble  d'antériorité 
cbronologique  ;  elles  se  développent  intérieurement  l'une  à  l'autre 
dans  une  incessante  réaction  mutuelle  ({ui  constitue  un  inextricable 
cercle  vicieux,  incompréhensible  aux  seuls  intellectualistes;  aucune 
des  deux  ne  prend  sur  l'autre  une  avance  quelconque  au  cours  de 
leur  évolution  parallèle  et  chacune  des  deux  s'accroît  de  tout  ce  qui 
enrichit  l'autre;  ce  sont  deux  tendances  complémentaires,  deux 
faces  d'une  même  vérité,  tournées  ici  vers  le  passé  et  là  vers 
l'avenir,  dune  part  poids  de  la  tradition  porté  par  les  individus  et 
imperfection  d'une  liberté  que  ses  œuvres  mêmes  limitent,  d'autre 
part  démarche  créatrice  de  la  vie,  marque  du  primat  de  l'action  spi- 
rituelle et  seule  cause  efficace  de  progrès;  mais  c'est  de  la  contin- 
gence que  vient  l'actualité,  si  c'est  la  nécessité  qui  fonde  l'harmonie 
et  l'accord. 

Demandera-l-on  que  les  origines  soient  débrouillées  plus  complè- 
tement? Qu'est-ce  que  Faction  initiale?  Est-elle  étrangère  à  l'intel- 
ligence? Et  si  primitivement  la  matière  et  l'esprit  sont  tous  deux 
amorphes,  comment  l'amorphe  en  vient-il  à  saisir  et  à  ordonner 
l'amorphe,  comment  et  pourquoi?  Il  est  facile  de  répondre.  L'action 
initiale  n'est  étrangère  ni  au  sentiment,  ni  à  l'intelligence,  ni  à  la 
volonté.  Mais  elle  n'est  pas  non  plus  une  combinaison  de  ces  trois 
facteurs  supposés  préexistants,  ni  surtout  lun  d'eux  seulement.  Il 
faut  y  voir  un  indéfinissable  complexe  d'où  sortent  par  élaboration 
discursive  sentiment,  intelligence  et  volonté  d'abord  confondus  et 
indistincts  en  lui.  Les  concepts  analytiques  sont  postérieurs  à  leur 
synthèse  vivante,  non  seulement  en  fait,  mais  en  droit.  C'est  là  tou- 
jours le  même  mode  d'explication,  par  dissociation  du  tout  et  non 
association  des  parties.  Rien  de  plus  important  que  de  s'y  habi- 
tuer, si  l'on  veut  comprendre  la  philosophie  nouvelle.  De  même, 
en  demandant  comment  esprit  et  matière  entrent  en  rapport,  on 
suppose  implicitement  qu'ils  sont  tous  deux  réels  avant  d'être  orga- 
nisés. Représentation  toute  statique!  En  fait,  ce  qui  est  donné,  c'est 
la  communion  même  de  la  matière  et  de  l'esprit  dans  l'acte  de  per- 
ception; et  ce  quil  faut  chercher,  c'est  comment  l'exercice  de  la  vie 
les  sépare  peu  à  peu.  A  chaque  instant  de  ce  devenir,  il  y  a  réalité 
naissante  et  naissante  organisation  pour  chacun  des  deux  termes, 
organisation  et  réalité  en  proportion  exacte  l'une  avec  l'autre,  sans 


428  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

qu'il  soit  jamais  légitime  de  poser  entre  elles  une  question  de  prio- 
rité chronologique.  Mais  pourquoi,  dira-t-on,  commence  et  grandit 
ce  progrès?  dans  quel  but?  à  quelles  fins?  Je  ne  pourrais  pas  déve- 
lopper une  réponse  convenable,  sans  entrer  dans  une  foule  de 
détails.  Qu'il  me  soit  donc  permis  de  me  borner  à  un  mot.  La  philo- 
sophie nouvelle  admet  une  hiérarchie  où  l'action  morale  et  religieuse 
occupe  le  sommet  et  se  subordonne  Faction  pratique  et  l'action  dis- 
cursive comme  moyens.  L'attraction  d'une  cause  finale,  voilà  l'expli- 
cation de  la  genèse  universelle. 

Enfin  j'examinerai  brièvement  un  dernier  groupe  d'objections.  11 
est  facile  de  situer  la  doctrine  précédente  par  rapport  au  kantisme, 
en  qui  elle  voit  une  doctrine  purement  statique,  brutale  et  rigide, 
trop  simple,  trop  crédule  aux  formes  de  nombre  et  d'espace,  dénuée 
de  vie  et  de  mouvement  et,  pour  tout  dire  d'un  mot,  relative  à  un  plan 
de  connaissance  auquel  point  ne  suffit  de  se  tenir.  Axiomes  et  caté- 
gories, formes  de  l'entendement  ou  de  la  sensibilité,  tout  cela  devient, 
tout  cela  évolue.  L'esprit  humain  est  plastique  et  peut  changer  ses  plus 
intimes  désirs,  pourvu  qu'il  y  mette  je  ne  dirai  pas  le  temps,  mais  la 
durée  convenable.  Telle  est  la  thèse  que  je  soutiens.  Elle  soulève,  je 
le  reconnais,  une  difficulté.  Ne  laisse-t-elle  pas  subsister  en  effet  un 
certain  a  priori,  à  savoir  les  besoins  primordiaux  et  les  tendances 
naturelles  de  l'action?  Car  l'action  que  l'on  invoque  pour  expliquer 
la  genèse  de  la  matière  et  de  la  raison  ne  saurait  être  incohérente  : 
il  faut  qu'elle  soit  réglée,  pour  accomplir  une  œuvre  qui  se  tienne. 
Et  alors  voici  le  déterminisme  qui  reparaît  :  relations  unissant  notre 
discours  à  notre  structure  corporelle,  rapports  constants  entre  les 
phénomènes  de  notre  vie  pratique,  autant  de  lois  véritables.  Com- 
ment concevoir  une  liberté  dont  les  origines  se  perdent  ainsi  dans 
les  ombres  d'un  aveugle  instinct?  Toute  la  démonstration  qu'on  en 
donnait  ne  tombe-t-elle  pas  ruinée  par  la  base?  On  n'a  fait,  semble- 
t-il,  qu'un  déplacement  dans  la  nécessité  a  priori  :  on  ne  l'a  pas 
dissoute.  —  Je  répondrai  d'un  mot  à  chaque  demande.  Il  est  vrai 
qu'un  a  priori  subsiste,  un  a  priori  d'ordre  moral  et  religieux, 
auquel  se  rattachent  —  comme  je  l'ai  dit  —  les  exigences  et  dispo- 
sitions spontanées  de  l'action  pratique,  ainsi  que  les  principes  qui 
définissent  l'attitude  discursive  :  je  m'arrête  pour  le  moment  à  ce 
terme  provisoire,  sans  entreprendre  d'approfondir  le  fait  initial  qui 
se  trouve  ainsi  posé  à  la  source  de  la  série  explicative.  Revenons  à 
l'action  pratique.  J'accorde  qu'elle  est  réglée  dans  son  jeu,  uniforme 


E.    LE   ROY.   —    suit    LA    NOIVELI.K    l'IlILOSOPlIlK.  429 

dans  ses  démarches.  J'accorde  qu'en  chacun  de  ses  états  d'actualité 
elle  manifeste  un  certain  déterminisme  qui  fait  frein  contre  elle. 
Mais  il  n'y  aurait  là  contradiction  avec  ma  thèse  que  si  l'on  devait 
regarder  ce  déterminisme  comme  tout  fait  par  avance,  comme  infi- 
niment précis  dès  l'origine.  Or  bien  au  contraire  il  faut  se  repré- 
senter qu'au  sein  d'une  actualité  naissante  il  n'y  a  qu'un  détermi- 
nisme naissant,  non  pas  que  la  contingence  augmente  à  mesure  que 
l'on  remonte  vers  le  passé  des  choses,  mais  l'actualité  diminue  et, 
avec  elle,  diminue  aussi  la  possibilité  d'un  ordre  rigoureux.  Consi- 
dérons un  moment  réel  du  devenir;  un  accroissement  infinitésimal 
d'action  entraîne  un  accroissement  infinitésimal  correspondant  du 
déterminisme  établi  ;  et  si  le  déterminisme  antérieur  limite  la  liberté 
du  progrès,  celui-ci  à  son  tour  réagit  sur  celui-là  pour  le  modifier 
un  peu.  Gardons-nous  d'imaginer  (ju'un  déterminisme  existe  inté- 
gralement préformé  avant  tout  commencement  d'action  :  ce  serait 
l'erreur  intellectualiste,  alors  que  la  vérité  consiste  à  tenir  pour 
exactement  proportionnées  l'une  à  l'autre  dans  chacun  de  leurs 
états  successifs  la  contingence  et  la  nécessité.  Et  quant  à  lob- 
jeclion  qui  concerne  la  liberté  prise  en  elle-même,  elle  provient 
d'une  illusion  analogue.  A  chaque  instant  il  y  a  une  dose  de 
lumière  et  de  conscience  proportionnée  à  la  nature  et  à  la  quantité 
de  l'action  possible.  C'est  d'un  point  de  vue  finaliste  que  l'on  peut 
apercevoir  la  liberté,  car  elle  est  plus  dans  les  ensembles  que  dans  les 
détails,  plus  dans  la  durée  que  dans  le  temps.  Bref,  déterminisme  et 
liberté  ne  s'opposent  que  pour  qui  en  fait  des  choses,  l'une  constituée 
totalement  dès  avant  la  première  aube  de  la  vie,  l'autre  reléguée  au 
tei-me  de  l'évolution  et  dès  lors  tuée  avant  de  naître  par  le  détermi- 
nisme qui  l'a  précédée;  mais  encore  une  fois  ce  n'est  pas  là  une 
image  exacte  de  la  réalité  ;  déterminisme  et  liberté  croissent  l'un  au 
sein  de  l'autre  et  chaque  degré  de  l'actuel  en  contient  une  mesure 
qui  laisse  entre  eux  subsister  un  équilibre  dynamique. 

Ainsi,  pour  qui  se  place  dans  le  présent,  c'est-à-dire  dans  un  cer- 
tain plan  du  devenir,  la  solution  pratiquement  vraie,  c'est  la  solu- 
tion dualiste  :  une  matière  intrinsèquement  déterminée,  un  esprit 
qui  veut  le  déterminisme,  et  une  exacte  adaptation  de  ce  fait  à  ce 
désir.  Mais  ce  n'est  là  qu'un  moment  de  la  vérité,  non  la  vérité 
complète.  Si  l'on  envisage  dans  sa  totalité  la  genèse  du  monde,  on 
constate  le  rôle  créateur  de  l'esprit  et  le  primat  de  la  liberté.  Les 
qualités  elles-mêmes,  les  images  sont  déjà  des  inventions  de  l'esprit, 


430  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

des  inventions  tombées  dans  le  domaine  public  et  devenues  des 
routines,  au  point  de  sembler  aujourd'hui  s'imposer  du  dehors. 
Quant  à  la  nécessité  que  les  choses  recèlent,  cette  nécessité  —  habi- 
tuelle el  traditionnelle  —  doit  au  fond  son  existence  même  à  l'action 
libre  des  monades.  En  somme,  la  matière  est  une  œuvre  antique  de 
l'esprit,  une  œuvre  partiellement  oubliée  de  son  auteur  et  qui  par 
suite  le  limite,  une  œuvre  enfin  qui  marque  l'impuissance  actuelle 
de  l'homme  à  vivre  dans  sa  plénitude  la  vie  spirituelle  intégrale. 
Découvrir  la  nature,  c'est  en  un  certain  sens  réapprendre  lentement 
un  travail  ancien  de  la  pensée.  C'est  aussi  expliciter,  par  un  effort 
conscient  de  recherche  méthodique,  celles  des  virtualités  primitives 
que  l'esprit  avait  tout  d'abord  négligées  comme  inutiles.  L'univers, 
pour  autant  qu'il  est  effectif  et  actuel,  prend  ainsi  l'aspect  d'une 
œuvre  d'art  que  les  besoins  pratiques  ont  ébauchée,  que  la  science  et 
l'activité  réfléchie  continuent.  De  ce  principe  on  pourrait  déduire  et 
une  logique  de  l'invention  et  une  morale  du  progrès.  Bornons-nous 
à  une  courte  remarque.  Qu'est-ce  que  le  génie,  dans  l'un  et  l'autre 
ordre?  D'abord,  un  sens,  un  tact,  un  instinct,  qui  font  deviner  les 
choses  et  leurs  richesses  restées  virtuelles.  Puis,  une  aptitude  sin- 
gulière d'un  esprit  à  s'insérer  dans  le  réel,  à  faire  corps  avec  lui,  à 
descendre  en  son  intimité  par  une  sympathie  active,  à  percevoir  sa 
respiration  intérieure  et  son  rythme  de  vie,  jusqu'à  pouvoir  agir 
comme  une  force  de  la  nature  pour  continuer  les  mouvements  de 
genèse.  Enfin,  une  exceptionnelle  intériorité,  permettant  de  retrouver 
au  fond  de  soi  au  moins  partiellement  la  maîtrise  perdue  sur  la 
matière,  conduisant  à  revivifier  un  peu  de  ce  qui  est  habitude 
inconsciente  chez  le  commun  des  hommes,  donnant  ainsi  quelque 
chose  d'analogue  au  pouvoir  de  miracle,  c'est-à-dire  la  faculté  pour 
un  individu  d'agir  avec  la  puissance  de  l'esprit  universel.  Que  le 
génie  soit  cela,  que  ce  soit  à  force  d'intériorité  que  l'on  en  vienne 
à  dominer  la  matière,  qu'il  soit  possible  de  s'identifier  avec  elle 
jusqu'à  sentir  ses  pulsations  les  plus  profondes  et  jusqu'à  les  pro- 
longer en  action  de  vie,  n'est-ce  pas  une  preuve  de  plus  en  faveur 
de  la  théorie  que  j'ai  soutenue"? 

Résumons,  pour  finir,  toutes  nos  conclusions  en  quelques  formules 
décisives. 

J'envisagerai  d'abord  ce  qu'est  la  matière  en  droit,  puis  ce  qu'elle 
est  en  fait. 

En  droit,  la  matière  se  présente  sous  un  double  aspect  :  comme 


E.    LE   ROY.    —    SLR    I.A    NOLVKI.I.E    l'IlII.OSÛI'HIi:.  431 

appel  à  l'esprit  pour  acquérir  l'actualilc  et  Toxplicitation,  comme 
inertie  qui  permet  l'établissement  et  la  permanence  de  résultats 
maniables  et  transmissibles.  Naissante  en  face  d'un  esprit  lui-même 
naissant,  elle  est  à  chaque  moment  du  devenir  l'occasion  et  l'instru- 
ment du  progrès,  par  le  point  d'appui  qu'elle  constitue  pour  l'action, 
par  la  base  qu'elle  fournit  à  la  société  des  monades. 

Mais,  en  fait,  la  matière  apparaît  comme  une  restriction  qui 
limite  la  libertt'  de  l'esprit.  C'est  le  poids  mort  du  passe  qui  pèse 
aujourd'hui  sur  la  race,  c'est  un  groupe  d'habitudes  héréditaires 
tombées  dans  l'inconscience,  c'est  une  induration  du  devenir,  c'est 
l'impuissance  de  la  pensée  à  vivre  toutes  ses  onivres  d'autrefois. 
Les  mécanismes  que  l'esprit  a  montés  se  sont  retournés  contre  lui. 

Il  faut  tendre  à  revenir  du  fait  au  droit  :  le  contraire  serait  idolâ- 
trie, fétichisme,  déchéance.  Travaillons  donc  à  restaurer  notre 
empire  sur  les  choses,  d'une  part  en  retrouvant  les  chemins  oubliés 
par  lesquels  notre  pensée  créatrice  a  passé  jadis  pour  constituer  le 
monde  de  l'expérience,  d'autre  part  en  nous  libérant  par  l'effort 
moral  de  la  tendance  mauvaise  qui  nous  porte  à  nous  abandonner 
en  proie  à  un  déterminisme  que  nous-mêmes  avons  fait.  L'efficacité 
de  notre  science  prouve  que  la  tâche  est  possible,  et  c'est  le  devoir 
humain  que  de  la  poursuivre  sans  cesse. 

J'ai  fini.  Est-il  besoin  de  conclure?  Les  choses  peut-être  parlent 
assez  d'elles-mêmes.  On  doit,  comprendre  maintenant  pourquoi  la 
science  réussit,  d'où  vient  son  efficacité,  et  que  ce  double  fait  ne 
saurait  être  invoqué  sans  contradiction  contre  la  thèse  de  la  contin- 
gence des  lois.  Par  rapport  à  l'ensemble  des  monades,  la  matière 
pure  est  un  instinct,  la  matière  actuelle  une  habitude,  impulsion 
primordiale  et  inertie  de  conservation.  Quand  l'esprit  abandonne  la 
nature  à  elle-même,  le  déterminisme  qui  est  son  œuvre  fonctionne 
à  la  façon  d'un  volant  régulateur  :  voilà  ce  qui  fonde  la  science, 
d'autant  mieux  que  l'esprit  n'a  pas  ou  n'a  plus  la  force  de  garder 
effectivement  la  maîtrise  qu'il  possède  en  droit.  Mais  cette  nécessité 
toute  relative  à  la  pratique  pourrait  être  changée  par  les  monades, 
à  condition  qu'elles  y  mettent  l'entente  et  la  durée  convenables,  et 
la  critique  démontre  la  plasticité  de  la  matière-instinct  et  de  la 
matière-habitude  :  nous  voici  donc  revenus  à  la  thèse  de  la  contin- 
gence. Bref,  si  les  choses  donnent  prise  aux  méthodes  scientifiques, 
c'est  que  l'esprit  qui  les  retrouve  est  au  fond  le  même  esprit  qui  les 
a  faites,  par   des  procédés  qui  se  ressemblent  ici  et  là;  et  si  l'on 


432  KEVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE, 

saisit  les  choses  par  l'action  vécue  mieux  que  par  l'intelligence 
pure,  c'est  qu'elles  sont  moins  en  effet  des  produits  de  notre  intel- 
ligence que  des  produits  de  notre  action,  qu'elles  contiennent  en 
effet  moins  de  clarté  discursive  que  d'énergie  obscure,  moins  de 
lumière  que  de  vie.  Je  crois  avoir  terminé  ainsi  l'examen  des  prin- 
cipales objections  que  soulève  la  philosophie  nouvelle.  A  des  recher- 
ches ultérieures  d'achever  la  preuve  positive  que  cette  philosophie 
réclame,  en  montrant  par  des  applications  nombreuses  la  fécondité 
de  ses  principes. 

Edouard  Le  Roy. 


LA    PHILOSOPHIE    NOUVELLE 

ET   L'INTELLECTUALISME 


Dans  une  lettre  à  M.  Penjon,  African  Spir  décrit  en  termes  pitto- 
resques l'attitude  de  l'homme  en  qui  s'est  faite  la  révélation  de  la 
vérité  définitive  :  «  Je  ne  souhaite  rien  tant  que  de  savoir  ce  qu'on 
peut  objecter  en  France  à  ces  doctrines.  Comme  le  brigand  qui  crie 
au  passant  :  La  bourse  ou  la  viel  je  voudrais  menacer  d'un  pistolet 
—  non  chargé,  mais  sans  qu'on  le  sût  —  tout  homme  pensant  et  lui 
dire  :  Réfute  ces  théories,  ou  reconnais-les  pour  vraies'  !  »  Telle  est 
l'attitude  du  vrai  philosophe,  telle  est  Tattitude  de  M.  Le  Roy.  Il  place 
«  la  philosophie  nouvelle  »  au  milieu  de  la  route  où  nous  devons 
passer,  il  nous  somme  de  nous  avancer.  Ou  nous  le  suivrons  ou,  si 
nous  refusons,  nous  dirons  pourquoi.  Impossible  d'éluder  la  réponse, 
d'autant  que  M.  Le  Roy,  par  un  scrupule  de  modestie,  s'est  trouvé 
mettre  ses  adversaires  dans  une  situation  fort  gênante,  et  qui  pour 
tous  autres  que  des  philosophes  aurait  paru  fort  humiliante  :  il  se 
défend  d'inventer  une  doctrine,  d'apporter  une  hypothèse  nouvelle; 
il  constate  simplement  un  fait,  c'est  que  la  philosophie,  telle  qu'on  la 
concevait  jusque  il  y  a  trente  ans,  la  philosophie  de  la  raison  et  de  la 
vérité,  a  fait  son  temps,  et  que  ceux-là  seuls  se  refusent  à  recon- 
naître le  fait,  chez  qui  l'intellectualisme  a  engendré  une  radicale 
incapacité  de  comprendre.  La  philosophie  nouvelle  seule  est  légi- 
time, puisque  seule  elle  existe  en  face  de  l'intellectualisme,  c'est- 
à-dire  d'une  sorte  de  monstre,  qui  au  fur  et  à  mesure  des  besoins  de 
la  polémique  et  pour  la  commodité  du  discours  se  grossit  de  toutes 
les  erreurs,  de  tous  les  préjugés,  de  toutes  les  contradictions  qu'il 
est  possible  à  un  auteur  ingénieux  de  discerner  dans  l'histoire  de  la 

i.  Esquisses  de  philosophie  critique.  Préface,  p.  xi. 

Rkv.   Mkta.  t.   IX.  —   1901.  30 


434  HKVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

science  et  dans  l'histoire  de  la  philosophie.  Ce  que  M.  Le  Roy  met 
ainsi  en  question  dans  chacune  de  ses  thèses,  c'est  le  droit  à  la  vie 
spirituelle  de  la  pensée  claire  et  de  la  pensée  pure,  de  celle  qui  n'est 
engagée  ni  dans  les  compromis  de  l'action  ni  dans  les  souvenirs 
du  dogme.  Ce  droit,  nous  croyons  qu'il  est  nécessaire  de  le  défendre 
dans  cette  Revue  même,  non  pas  que  nous  ayons  jamais  cherché  ou 
seulement  souhaité  je  ne  sais  quelle  unité  doctrinale,  qui  suffirait 
pour  arrêter  net  le  progrés  de  la  spéculation  philosophique,  mais 
parce  que  ce  progrès  n'est  possible  qu'à  certaines  conditions  de 
discipline  intellectuelle,  il  suppose  certains  principes  de  méthode; 
nous  nous  demandons  si  l'efi'ort  pour  organiser  une  méthode  com- 
mune ne  serait  point  paralysé  au  cas  où  les  notions  fondamentales 
devraient  demeurer  dans  le  jour  équivoque  où  les  a  transposées  la 
dialectique  de  la  philosophie  nouvelle. 

Nous  ne  nous  sommes  pourtant  point  décidé  à  cette  étude  critique 
sans  quelques  regrets  et  sans  beaucoup  de  réserves.  L'allure  de  la 
polémique  que  M.  Le  Roy  a  engagée  contre  l'intellectualisme  nous  con- 
damne à  insister  sur  les  points  où  nous  paraîtrons  en  contradiction 
directe  avec  lui,  à  laisser  de  côté  les  points  qui  nous  sont  communs 
et  qui,  à  les  bien  prendre,  seraient  essentiels,  en  ne  disant  pas  assez. 
combien  nous  lui  sommes  reconnaissants  de  les  avoir  soutenus  avec 
son  remarquable  talent  d'écrivain  et  de  dialecticien.  11  nous  a  donné 
le  spectacle  rare  et  captivant  d'une  Ame  en  qui  se  réalise  une  doc- 
trine, en  qui  la  pensée  se  fait  action,  conlormêment  à  la  vérité 
qu'elle  proclame;  il  inspire  une  sympathie  spirituelle  qui  ne  peut 
manquer  de  subsister  et  de  s'approfondir,  alors  même  que  des  diver- 
gences irréductibles  se  manifesteraient  entre  ce  qui  serait  la  philo- 
sophie nouvelle  et  ce  qui  continuerait  d'être  la  philosophie.  —  Et  il  y 
aune  seconde  raison  pour  que  notre  étude  ne  puisse  être  vraie  qu'en 
partie  :  les  lecteurs  de  iM.  Le  Roy  ont  pu  soupçonner  à  maintes 
reprises,  les  auditeurs  de  M.  Le  Pioy  ont  mieux  vu  encore,  à  quel  point 
cette  doctrine  de  la  vie  et  de  l'évolution  est  capable  de  vie  et  d'évo- 
lution, comment  elle  se  découvre  des  retraites  par  un  retour  inat- 
tendu sur  elle-même,  atténuant  les  contours  des  thè&cs  et  en  fondant 
tous  les  traits  de  façon  à  ne  plus  offrir  de  prise  à  l'adversaire,  puis 
comment,  au  sortir  des  défilés  subtils  où  elle  s'est  contractée,  elle 
s'ouvre  les  larges  et  magnifiques  horizons  qui  séduisent  l'imagina- 
tion, qui  promettent  l'avenir  et  la  victoire.  Si  nous  n'avions  écouté 
que  notre  sentiment  personnel,  nous  serions  resté  spectateur  impar- 


L.  BRUNSCHVICG.— l'iiiidsoi'iiiK  nouvki.li:,  intei.lkctualisme.   43^ 

liai  et  charme  devant  cet  esprit  qui  se  fait,  nous  l'aurions  laissé 
dérouler  de  lui-même  par  le  jeu  de  son  activité  interne  les  difficultés 
qui  surgissent  moins  du  fond  obscur  des  choses  que  des  solutions  par 
lesquelles  on  a  cru  l'éclairer  et  nous  aurions  attendu  que  la  philoso- 
phie nouvelle  devint  l'égale  des  grands  systèmes  ({ui  se  présentent 
à  nous  dans  l'histoire,  purs  de  toute  contradiction,  comprenant  en 
eux  le  monde  tout  entier  de  la  pensée,  source  de  vie  et  de  fécondité 
pour  les  esprits  ([ui  ont  pu  en  saisir  le  point  de  vue  central  et  l'har- 
monie. C'est  pourquoi  nous  regrettons  (jue  M.  Le  Roy  se  soit  plu  à 
poser  le  problème  d'une  façon  tellement  aiguë  :  il  nous  a  interdit  de 
nous  arrêter  à  ces  considérations  de  sagesse  —  qui  seraient  aussi 
des  considérations  de  justice  —  et  il  nous  a  obligé  à  souligner  dès 
l'abord  le  malentendu  fondamental  qui  nous  sépare  de  la  philoso- 
phie nouvelle. 

I 

«  Le  mouvement  critique  dont  je  parle  offre  ceci  de  particulier  que 
loin  d'avoir  été  pour  ainsi  dire  appelé  du  dehors  par  des  préoccupa- 
lions  métaphysiques  et  des  morales  (bien  qu'il  ait  peut-être  des  con- 
séquences dans  ces  deux  domaines),  il  s'est  produit  à  l'intérieur  de 
la  science,  sous  la  pression  des  besoins  internes,  au  contact  même 
des  faits  et  des  théories  '.  »  La  philosophie  nouvelle  a  une  base  posi- 
tive :  mieux,  elle  est  un  «  positivisme  »,  né  de  la  rencontre  entre  la 
critique  des  sciences  faite  par  l'école  contemporaine  dont  le  chef  est 
M.  Poincaré  et  la  nouvelle  méthode  d'analyse  psychologique  dont 
M.  Bergson  a  été  l'initiateur.  Mais  comment  ne  pas  voir  que  la  phi- 
losophie nouvelle,  et  en  cela  même  qui  la  caractérise  comme  philoso- 
phie nouvelle,  déborde  par  delà  le  positivisme?  Le  plus  rare  éloo-e 
que  l'on  puisse  faire  et  de  M.  Poincaré  et  de  M.  Bergson,  c'est  de 
remarquer  le  trait  d'originalité  profonde  qui  leur  est  commun  .•  ils  se 
sont  imposé  cette  loi  héroïque  de  se  replacer  devant  chaque  problème 
avec  un  esprit  neuf  et  de  conquérir  par  un  elTort  nouveau  la  solution 
spécifique  que  comporte  chaque  objet  différent.  Comment  préjuger 
la  solution  qu'ils  apporteront  aux  questions  qu'il  leur  a  plu  jus- 
qu'ici de  réserver?  comment  décrire  à  l'avance  et  prétendre  fermer 
la  courbe  que  leur  pensée  devra  suivre?  Ne  s'exposerait-on  pas  à 

1.  Le  Roy,  Un  posilivisme  nouveau,  licv.  de  »t.ct.,  l'JOl,  p.  139. 


436  KEVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DF,    MORALE. 

des  méprises  et  à  des  mécomptes?  le  rapport  de  M.  Poincaré  au 
Congrès  de  Physique  de  Tannée  dernière  et  la  récente  communication 
de  M.  Bergson  à  la  Société  Française  de  Philosophie  sont  à  cet  égard 
(les  avertissements  décisifs. 

Si  donc  la  philosophie  nouvelle  s'approprie  certaines  théories  de 
M.  Poincaré  et  de  M.  Bergson  et  les  utilise  en  vue  des  conclusions 
qu'elle  désire,  il  est  possible  que  ces  conclusions  ne  se  rattachent 
pas  étroitement  ni  même  logiquement  à  ces  théories.  Il  est  conforme 
à  la  psychologie  de  M.  Le  Roy,  à  celte  finalité  transcendante  par 
laquelle  il  définit  l'esprit'  de  réserver  la  part  des  influences  incon- 
scientes, des  aspirations  secrètes  ;  ces  influences  et  ces  aspirations 
expliquent  peut-être  que  M.  Le  Roy  ait  cru  orienté  vers  la  seule  phi- 
losophie nouvelle  un  mouvement  critique  qui  comporte  —  et  qui 
d'ailleurs  avait  déjà  reçu  —  une  interprétation  idéaliste  et  rationa- 
liste. Pour  le  dire  tout  de  suite,  il  nous  apparaît  que  la  philosophie 
nouvelle  est  tout  entière,  dans  sa  partie  positive,  une  critique  des 
deux  tendances  contre  lesquelles  le  rationalisme  du  xix"'  siècle  avait 
soutenu  une  lutte  victorieuse,  à  notre  sens  :  la  première  toute  logique 
et  toute  abstraite  substitue  à  l'activité  intellectuelle,  telle  que  l'ont 
conçue  les  Leibnitz  et  les  Kant,  un  formalisme  issu  du  principe  de 
contradiction  et  sur  ce  seul  principe  analytique  régulateur  et  d'un 
usage  tout  négatif  prétend  faire  reposer  l'édifice  de  la  connais- 
sance; la  seconde,  inverse  et  complémentaire  de  la  première,  est  tout 
empiriste  et  toute  positive  ;  elle  identifie  la  réalité  avec  le  fait  observé 
et  considère  la  science  comme  vraie  par  cela  seul  qu'elle  recueille 
le  résultat  de  l'expérience.  Or  d'autant  que  l'intellectualisme  s'as- 
socie à  cette  double  critique,  historiquement  issue  de  lui,  d'autant  il 
permet  de  mesurer  l'écart  qui  la  sépare  des  thèses  métaphysiques 
que  M.  Le  Roy  présente  comme  autorisées  et  même  nécessitées  par 
cette  critique,  et  qui  n'iraient  à  rien  moins  qu'à  rompre  l'unité  et  la 
continuité  de  la  vie  spirituelle,  en  subordonnant  l'intelligible  à 
l'obscur,  en  posant  le  primat  de  l'action,  en  écrasant  en  quelque 
sorte  le  développement  libre  et  intérieur  de  l'esprit  entre  deux  trans- 
cendances :  l'intuition  primitive  du  réel  qui  serait  en  deçà  de  toute 


\.  Sur  quelques  objections  adressées  à  la  nouvelle  philosophie.  Rev.  de  met., 
l'JOl,  mai  et  juillet. -M.  Le  Roy  a  bien  voulu  nous  communiquer  en  manuscrit  la 
seconde  partie  de  son  article,  de  façon  à  ne  pas  retarder  la  publication  de  la 
critique  que  nous  avions  projeté  d'écrire.  Nous  tenons  à  signaler  la  courtoisie 
du  procédé,  et  à  l'en  remercier. 


L.  BRUNSCHVICG.— PHILOSOPHIE  NOLVEi.i.K,  i.NTi: i,m:ctl'ai.is>ie.  437 

perception  et  de  toute  connaissance  effective,  rintuilion  morale  et 
religieuse  (lui  serait  comme  une  limite  supérieure  à  toute  activité 
proprement  humaine,  et  pour  nous  inaccessible.  En  d'autres  termes, 
les  réflexions  sur  la  critique  des  sciences  qui  ont  amené  M.  Le  Roy  à 
ses  propositions  initiales  ne  sont  pasdu  même  ordre  que  les  volontés 
inconscientes  qui  l'ont  décidé  à  en  tirer  certaines  conclusions  méta- 
physiques. La  philosophie  nouvelle  peut  être  légitime  en  soi,  comme 
tout  système  spéculatif;  mais  cette  légitimité  ne  sera  pas  exclusive 
d'une  direction  din"érente  pour  la  pensée.  Quiconque  n'en  accepterait 
pas  le  contenu  métaphysique  ne  serait  pas  réduit  à  opter  entre  deux 
partis  :  ou  se  confiner  dans  la  contemplation  du  principe  de  contra- 
diction et  dans  la  répétition  stérile  des  formules  de  l'identité,  ou 
revenir  aux  thèses  surannées  de  l'ancien  positivisme.  L'alternative 
ainsi  formulée  laisse  échapper  la  solution  où  nous  nous  proposons  de 
rechercher,  en  conformité  avec  l'esprit  qui  a  régné  dans  l'antiquité 
grecque  et  de  Descartes  à  Hegel  dans  les  temps  modernes,  l'intelli- 
gence véritable  de  la  philosophie,  et  qui  est  proprement  la  solution 
intellectualiste. 

La  philosophie  nouvelle  s'assoit  sur  les  ruines  de  l'intellectua- 
lisme. Mais  c'est  une  question  de  savoir  si  c'est  réfuter  l'intellectua- 
lisme, ou  si  c'est  le  méconnaître,  que  de  lui  appliquer  le  procédé 
familier  à  M.  Le  Roy,  le  procédé  de  dissociation.  L'intellectualisme 
conçoit  la  pensée  comme  une  activité  synthétique  qui  fonde  la  vérité 
par  le  progrès  incessant  qu'elle  efTectue,  à  partir  des  relations 
confuses  impliquées  dans  les  données  de  la  sensation  jusqu'aux 
principes  d'intelligibilité  qui  donnent  à  la  multiplicité  de  ces  rela- 
tions l'harmonie  d'un  système;  de  cette  pensée  et  de  cette  vérité  qui 
est  essentiellement  unité  et  continuité,  M.  Le  Roy  fait  deux  parts  : 
«  Intuition  et  mise  en  ordre,  expérience  et  création,  voilà  les  deux 
pôles  entre  lesquels  oscille  notre  pensée...  Les  deux  tendances 
fondamentales,  du  fait  même  de  leur  mélange,  n'ont  pas  épuisé 
la  vertu  qu'elles  recèlent.  On  va  maintenant  les  dissocier,  prendre 
conscience  explicite  et  vive  de  chacune  d'elles,  les  cultiver  sépa- 
rément l'une  après  l'autre  pour  elles-mêmes  et  les  pousser  ainsi  jus- 
qu'au bout  de  leur  développement  '.  »  Dès  la  première  démarche  de 
sa  dialectique  M.  Le  Roy  refuse  de  considérer  Tintelleclualisme  sous 

1.  Le  Roy,  Science  et  Philosophie,  Rev.  de  met.,  1899,  p.  424.  M.  Le  Roy  ajoute 
en  soulignant  :  ■•  Ce  sera  la  Science  et  la  Philosophie,  l'une  organisation  systé- 
matique, l'autre  intuition  vivante  et  riche.  » 


438  RliVLE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

la  forme  de  l'idéalisme  critique  où  nous  le  croyons  vrai;  il  rompt 
délibérément  l'unité  synthétique  de  la  pensée  pour  retourner  aux 
éléments  statiques  sur  lesquels  se  fondait  le  dogmatisme  de  jadis. 
S'il  y  a  une  vérité,  il  faut  qu'elle  soit  ou  l'évidence  de  la  raison  ou 
l'intuition  de  la  réalité.  A  la  question  ainsi  posée,  M.  Le  Roy  se  charge 
de  répondre  :  le  progrès  même  de  lactivité  intellectuelle  suffit  pour 
attester  qu'il  n'y  a  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre  des  principes  absolus;  dès 
lors,  pour  qui  méconnaît  toute  pensée  immanente  qui  travaillerait  à 
unir  expérience  et  raison,  il  faut  qu'elles  se  rejoignent  par  une  inter- 
vention du  dehors,  il  faut  recourir  à  la  transcendance  de  l'action. 

S'il  en  est  ainsi,  la  défense  de  l'intellectualisme  ne  consistera  pas 
à  discuter  les  critiques  que  M.  Le  Roy  lui  oppose,  mais  simplement  à 
se  donner  le  spectacle  de  la  genèse  de  la  philosophie  nouvelle'.  La 
philosophie  nouvelle  s'est  constituée  en  contradiction  avec  la  thèse 
de  l'idéalisme  absolu  et  avec  la  thèse  de  l'ancien  positivisme.  Suivant 
l'idéalisme  absolu,  la  vérité  scientifique  se  conçoit  sous  la  forme  d'un 
système  cohérent  qui,  à  partir  de  principes  définis,  se  déroule  de 
lui-même,  attestant  sa  légitimité  par  sa  conformité  aux  règles  de 
la  logique.  C'est  cette  idée  de  la  vérité  scientifique  qui  a  inspiré  aux 
savants  contemporains  le  travail  d'épuration  logique  qu'ils  ont  fait 
subir  aux  sciences  mathématico-physiques.  Ils  ont  recherché  ce 
que  l'on  avait  le  droit  d'affirmer  en  toute  rigueur  comme  légitimé 
(i  priori  par  la  seule  autorité  de  la  raison  ou,  comme  on  disait  autre- 
fois, par  la  seule  force  de  la  forme.  Or  l'unique  principe  rationnel 
qui  soit  susceptible  d'une  formule  précise,  c'est  le  principe  de  con- 
tradiction ^  et  par  suite  l'unique  exigence  qu'il  faille  imposer  à  la 
science,  c'est  suivant  l'expression  de  M.  Le  Roy  la  permanence  des 
formes  opératoires.  Quelle  matière  peut  être  soumise  à  ces  formes? 
N'importe  laquelle,  ou  plus  exactement  aucune  matière.  La  logique 
pure  ne  connaît  ni  le  nombre  entier,  ni  le  nombre  fractionnaire,  ni 
Timaginaire;  elle  définit  a  priori  certaines  conditions  de  groupe- 
ment dont  elle  n'a  pas  à  justifier  l'application  à  la  réalité,  dont  elle 
n'a  même  pas  à  rechercher  le  symbole  Imaginatif,  le  schème  repré- 
sentatif, et  elle  tire  les  conséquences  de  ces  conditions.  Dès  lors  la 
rigueur  des  conclusions  obtenues  donne  satisfaction  à  l'esprit,  en 
tant  que  l'esprit  prétend  rester  fidèle  aux  conventions  qu'il  a  faites 


i.  Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie,  mai  190),  p.  14. 
2.  Rev  de  tnét.,  1899,  p.  543  et  siiiv. 


L.    BRUNSCHVICG— l'IIlLOSKl'Illb:  ?;0LVK1.1,E,   IMELLKCTUM.lSMl- .    i3'.) 

avec  lui-même;  elle  n'a  aucun  caractère  de  réalité;  car  les  choses 
sont  situées  en  dehors  de  celte  sphère  idéale  dont  la  cohérence 
interne  est  la  loi  constitutive.  A.  un  même  système  analytique  on 
peut  suspendre  une  infinité  de  géométries  reposant  sur  des  pos- 
tulats divers.  De  quel  droit  l'idéalisme  ahsolu  distini^uerait-il 
entre  la  valeur  de  l'une  et  la  valeur  de  l'autre,  puisque  les  formes 
opératoires  y  sont  également  permanentes?  Comment  savoir  que  la 
théorie  de  l'ondulation  est  plus  vraie  que  celle  de  l'émission,  alors 
que  l'on  ne  considère  que  la  rigueur  de  l'enchaînement  mathéma- 
tique? Il  faudra  sortir  du  système  logifiue  pour  examiner  les  hypo- 
thèses auxiliaires  qui  din'ércncicnt  une  théorie  de  l'autre;  la  vérité 
sera  extérieure  à  la  raison,  elle  viendra  de  l'expérience.  «  L'idée 
banale  d'une  mathématique  purement  conventionnelle  et  subjective 
—  exacte  en  un  certain  sens  —  est  néanmoins  incomplète  et  veut 
être  corrigée.  //  y  a  drs  faits  mathématiques  '.  » 

Le  positivisme,  si  profondément  enraciné  chez  les  savants  qu'ils 
en  arrivent  à  ne  plus  le  distinguer  de  la  science  elle-même  et  qu'ils 
disent  indifféremment  esprit  scientifique  ou  esprit  positif,  définit  la 
vérité  comme  la  prise  de  possession  du  réel,  et  elle  identifie  le  réel 
avec  le  fait-.  La  science  est  vraie  parce  qu'elle  a  pour  contenu  les 
faits  :  la  rotation  de  la  terre  est  un  fait,  suivant  l'exemple  si  carac- 
téristique choisi  par  M.  Le  Roy;  la  fusion  du  phosphore  à  44°  e>t  un 
fait.  Tout  expérimentateur,  tout  «  praticien  »,  qui  proclame  la 
valeur  de  sa  science,  pense  faire  tenir  dans  ce  qu'il  sait  et  dans  ce 
qu'il  enseigne  l'exacte  représentation  de  la  nature  qui  est  au  dehors. 
Mais  il  faut  bien  reconnaître  aujourd'hui  que  la  psychologie  de  la 
connaissance  et  la  critique  scientifique  ont  fait  définitivement  justice 
de  ce  positivisme  simpliste  ;  si  la  connaissance  du  réel  doit  être 
l'intuition  d'un  donne  immédiat,  la  connaissance  scientifique  n'est 
pas  réelle.  Qu'on  se  reporte  aux  analyses  psychologiques  qui  nous 
font  voir  dans  tout  ordre  de  perception  le  produit  d'une  sélection 
due  aux  exigences  de  l'action  ;  les  organes  des  sens  correspondent 
aux  attitudes  utilitaires  que  l'homme  prend  vis-à-vis  de  l'univers 
et  ils  nous  obligent  à  un  niorcelage  discursif  de  la  réalité.  Et  si  le 
fait  sensible  est  déjà  éloigné  du  réel,  que  dire  du  fait  scientifique^? 


1.  Reu.  de  met.,  1900,  p.  41. 

2.  Id.,  1899,  p.  51o  el  suiv. 

3.  La  science  positive  et  la  liberté.  Bihliothcrjue  du   Conr/rcs  Internationat  de 
philoîopliie,  t.  I,  p.  323,  cl  Uiillelin,  p.  18. 


440  REVUK  DK  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MOUALE. 

Entre  le  fait  scientifique  et  le  fait  sensible,  il  y  a  une  distance  que 
la  critique  nous  révèle  :  le  fait  sensible  est,  dans  l'observation  d'une 
éclipse,  un  jeu  d'ombre  et  de  lumière;  le  fait  scientifique  suppose 
une  horloge,  c'est-k-dire  une  théorie  de  la  mesure  du  temps, 
laquelle  met  en  cause  toute  la  mécanique,  et  une  théorie  de  la 
lunette  astronomique,  laquelle  suppose  les  lois  de  la  propagation 
de  la  lumière  et  la  géométrie  euclidienne;  n'importe  quel  fait  scien- 
tifique suppose  toute  la  science  —  et  toute  la  nature.  Le  positivisme 
s'écroule  avec  la  chimère  du  fait  qui  se  présente  isolé,  indépen- 
dant, à  la  constatation  de  l'observateur  et  qui  de  sa  propre  autorité 
s'introduit  dans  la  science. 

Telles  sont,  résumées  avec  toute  l'exactitude  dont  nous  sommes 
capables,  les  deux  suites  d'idées  qui  auraient  amené  M.  Le  Roy  à 
renverser  la  conception  traditionnelle  de  la  vérité  scientifique  : 
lidéalisme  absolu  nous  conduit  au  positivisme,  et  le  positivisme 
nous  renvoie  à  lidéalisme.  Nous  voici  au  rouet.  Mais  cette  double 
critique  ne  saurait  toucher  l'intellectualisme;  la  méthode  de  l'intel- 
lectualisme consiste  en  efl'et,  et  au  moins  depuis  Kant,  à  ne  pas 
préjuger  la  notion  qu'il  convient  de  se  faire  de  la  vérité  scientifique, 
à  ne  pas  se  préoccuper  du  si  mais  du  comment.  Le  problème  ne  se 
pose  pas  de  savoir  si,  la  vérité  se  définissant  évidence  de  la  raison 
ou  intuition  de  la  réalité,  la  science  satisfait  à  cette  définition  pré- 
conçue de  la  vérité,  mais,  la  connaissance  scientifique  étant  donnée 
à  la  réflexion  du  philosophe,  de  chercher  quelle  conception  de  la 
vérité  elle  lui  permet  de  se  faire.  Cette  attitude  intellectualiste,  qui, 
au  lieu  de  subordonner  la  science  à  un  type  a  priori  de  vérité,  tire 
de  la  réalité  scientifique  la  compréhension  de  la  vérité,  a  échappé 
à  i\I.  Le  Roy  :  «  La  définition  que  j'incrimine  est  celle-ci  :  la  vérité  con- 
siste en  la  conformité  de  la  pensée  à  son  objet.  C'est  la  définition 
scolastique  :  veritas  est  acliequatio  rei  et  intellectusK  »  Suivant  la  loi 
qui  est  peut-être  la  mieux  établie  dans  l'histoire  des  idées  philoso- 
phiques, M.  Le  Roy,  en  s'attachant  à  réfuter  la  doctrine  scolastique, 
s'est  à  son  insu  placé  au  même  point  de  vue  qu'elle.  Si  la  vérité  est 
quelque  chose  de  transcendant  par  rapport  au  développement  de 
l'esprit  humain,  la  négation  de  la  transcendance  nous  obligerait  à 
nous  placer  dans  l'immanence  de  la  pensée;  mais  l'immanence,  pour 
M.  Le  Roy,  n"a  jamais  sa  fin  en  elle-même,  nous  ne  pouvons  pas 

1.  Rev.  de  met.,  1899,  p.  S60. 


L.  BRUNSCHVICG.— l'iiiLOSopiiii:  NOCVKij.K,  imkllkctlalisme.   441 

porter  le  poids  de  notre  pensée,  qui  elie-mrme  porte  le  monde; 
l'immanence  n'est  qu'un  moment  provisoire  de  la  dialectique  qui 
s'achève  dans  la  transcendance  de  l'action. 

Sans  cette  rupture  à  priori  de  l'immanence  et  de  l'unité  de  la 
pensée,  sans  cette  volonté  primordiale  de  l'appel  à  la  transcendance, 
quelle  signification  et  quelle  portée  aurait  le  raisonnement  qui 
donne  naissance  à  la  philosophie  nouvelle?  Ce  raisonnement  est 
celui-ci  :  Étant  démontré  que  les  principes  de  la  science  ne  sont 
pas  réductibles  au  principe  de  contradiction,  qu'ils  sont  syntliéliqnes 
et  non  analytiques,  alors  ils  ne  sont  susceptibles  d'aucune  détermi- 
nation rationnelle,  d'aucune  justification  logique,  et  il  faut  dire 
qu'ils  sont  arbitraires.  Étant  démontré  que  les  faits  ne  sont  pas  les 
faits  naturels  du  positivisme,  des  morceaux  de  nature  que  l'esprit 
recueillerait  et  détacherait  avec  la  loi  qui  la  régit  et  qui  serait 
inscrite  en  eux,  ils  ne  correspondent  plus  à  des  données  indépen- 
dantes du  savant,  et  il  faut  dire  qu'ils  sont  artificiels  ^.  Une  raison 
indéterminée  ne  peut  constituer  aucune  vérité;  une  nature  indé- 
terminée ne  peut  supporter  aucune  vérité.  Demander  à  la  raison  de 
connaître  la  vérité  de  la  nature,  c'est  aboutir  à  une  double  négation, 
et  c'est  pourquoi  l'intellectualisme  rend  le  scepticisme  imminent-. 
Quel  remède  au  scepticisme,  sinon  de  découvrir  un  point  de  vue 
d'où  les  concepts  d'arbitraire  et  d'artificiel  cessent  d'être  de  pures 
négations,  d'où  ils  puissent  acquérir  une  valeur  positive,  c'est- 
à-dire  se  justifier  en  fonction  d'une  réalité  positive?  Cette  réalité 
positive  est  l'action,  et  la  philosophie  nouvelle  se  constitue  en  oppo- 
sition à  l'intellectualisme  comme  une  philosophie  de  l'action.  Dès 
lors  qu'importe  que  les  théories  soient  arbitraires,  si  elles  sont 
commodes,  si  elles  nous  permettent  de  «  parler  »  la  morale  et 
d'assurer  la  circulation  sociale  du  discours  scientifique?  Qu'importe 
que  les  faits  soient  artificiels,  si  par  eux  nous  avons  prise  sur  la 
nature,  si  nous  la  captons  et  la  conduisons  à  nos  fins  utilitaires?  La 
valeur  de  la  science  c'est  de  rendre  la  nature  «  agissable  »  pour 
nous,  et  la  science  est  d'autant  plus  efficace  qu'elle  est  plus  maniable. 
Ce  qu'il  y  a  de  positif  en  elle  c'est  l'efficacité,  non  la  vérité.  Et  ainsi 
s'explique  la  formule  de  M.  Le  Roy  :  «  On  échappe  au  scepticisme 
dans  la  mesure  où  l'on  abandonne  l'intellectualisme  '  ».  Qu'on  aban- 

1.  Bulletin,  p.  20. 

2.  liev.  de  met.,  lOOl,  p.  326. 

3.  W.,  1901,  p.  327. 


442  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

donne  en  effet  la  prétention  injustifiable  de  la  science  à  la  vérité; 
il  restera  qu'elle  est  un  moyen  d'action.  La  théorie  de  la  science, 
que  les  rationalistes  du  xix"  siècle  avaient  considérée  comme  leur 
citadelle,  devient  la  pièce  maîtresse  de  la  philosophie  nouvelle  qui 
s'intitule  elle-même  un  positivisme  '. 

Pourtant,  si  nous  voulons  caractériser  cette  philosophie  dont 
nous  avons  cherché  à  retracer  la  genèse,  ce  mot  de  positivisme 
sera  le  plus  propre  à  nous  égarer  sur  le  contenu  et  sur  les  ten- 
dances de  la  philosophie  nouvelle.  Si  M.  Le  Roy  l'a  choisi,  je  ne 
dirai  pas  que  c'est  par  amour  du  paradoxe,  mais  c'est,  si  je  ne  me 
trompe,  parce  qu'il  tenait  à  écarter  les  dénominations  qui  avaient 
été  proposées  et  qui  lui  plaisaient  moins.  La  philosophie  nouvelle, 
écrivait-il  à  M.  Couturat,  «  n'est  ni  un  empirisme,  ni  un  mysticisme, 
ni  un  scepticisme,  ni  un  sensualisme,  du  moins  tant  que  l'on  con- 
serve à  ces  vieux  mots  leur  sens  traditionnel  -  ».  Sur  l'empirisme  — 
et  sur  le  sensualisme  qui  en  est  la  racine  —  M.  Le  Roy  a  l'ait  lui- 
même  des  réserves  :  «  Comme  philosophie  de  la  pure  expérience, 
elle  répond  à  la  tendance  empirique  des  derniers  siècles,  elle  l'achève 
et  elle  l'exprime,  en  même  temps  qu'elle  continue  une  antique  tra- 
dition, s'il  est  vrai  que  le  retour  au  donné  immédiat  ait  toujours  clé 
l'objet  profond  des  métaphysiciens^  ».  Nous  demandons  à  notre  tour 
la  permission  de  faire  de  semblables  réserves  sur  le  scepticisme  et 
sur  le  mysticisme. 

Aux  yeux  de  M.  Le  Roy  la  philosophie  nouvelle  donne  l'unique 
réfutation  possible  du  scepticisme,  et  c'est  en  un  sens  une  réfutation 
irréfutable  :  les  sceptiques  ne  trouveront  rien  à  y  répondre,  ou  plutôt 
ils  ne  chercheront  rien;  ils  en  seront  trop  satisfaits.  En  effet  ce  que 
la  philosophie  nouvelle  appelle  la  réfutation  du  scepticisme,  c'est 
en  réalité  la  réfutation  du  vieil  argument  dirigé  contre  les  scepti- 
ques, que  l'on  montrait  obligés  de  démentir  dans  la  pratique  et  dans 
la  vie  leur  négation  obstinée  de  toute  raison  et  de  toute  vérité  :  Spi- 
noza poussait  la  naïveté  du  préjugé  intellectualiste  jusqu'à  croire 
qu'il  avait  triomphé  à  tout  jamais  des  sceptiques  en  établissant  qu'ils 
étaient  une  secte  de  muets.  Mais  voici  qu'après  avoir  renoncé  à 
toute  parole,  à  toute  affirmation  de  la  vérité,  ils  continuent  d'agir  : 
ils  manifestent  alors  que  l'action  se  justifie  par  cela  même  qu'elle 

1.  Rev.  de  met.,  l'JOl,  p.  loi. 

2.  M.,  1900,  p.  232. 

3.  Id.,  1901,  p.  295. 


Xi.    BRUNSCHVICG.— PIIll.OSOl'IlIK  NOUYELI-K,   1M  KI.LEdUALlS.Mt:.    4^3 

exclut  toute  détermination  de  la  pensée  théorique,  ils  donnent  la 
seule  signification  et  la  seule  preuve  expérimentale  qu'il  soit  pos- 
sible de  demandera  la  thèse  du  primat  de  l'action.  En  fin  de  compte, 
€t  tant  que  les  mots  conservent  leur  sens  traditionnel,  la  philosophie 
nouvelle  se  convertit  au  scepticisme  plutôt  quClh;  ne  s'y  oppose,  et 
si  le  péril  en  était  imminent,  ce  serait  miracle  de  l'atténuer  par  la 
vertu  d'un  remède  qui  ressemble  si  étrangement  à  la  maladie  elle- 
même. 

En  quel  sens  la  philosophie  nouvelle  est  un  mysticisme?  Certes  le 
mot  de  mysticisme  a  été  discrédité  par  l'abus  qui  en  a  été  fait  au 
xix"  siècle  en  vue  de  ramener  par  un  détour  l'apologie  de  doctrines 
que  l'on  savait  désormais  impossibles  à  justifier.  Mais,  comme  le  dit 
M.  Le  Roy,  «  pourquoi  les  mots  nous  feraient-ils  peur'?  »  Il  y  a  un 
vrai  mysticisme,  «  celui  qui  a  foi  dans  l'esprit  »  et  qui  est  le  mysti- 
cisme des  philosophes,  de  Platon,  de  Spinoza,  de  Fichte.  Mais  à  ce 
vrai  mysticisme  s'oppose  le  mysticisme  de  la  philosophie  nouvelle 
comme  à  l'immanence  de  la  raison  la 'transcendance  de  l'action. 
Pour  M.  Le  Roy  l'obscurité  n'est  pas  un  moment  provisoire  du  progrès 
intérieur,  lié  à  l'efîort  d'approfondissement  et  de  renouvellement 
intellectuel,  d'où  sortira  plus  de  clarté  et  plus  d'intelligibilité;  le 
clair  est  définitivement  subordonné  à  l'obscur;  la  lumière  ne  se  fait 
plus  avec  de  l'intelligible,  elle  est  d'un  autre  ordre,  la  liberté  ne  se 
fait  plus  avec  de  la  raison,  elle  jaillit  d'un  fond  de  contingence  mys- 
térieux et  inaccessible  -.  Dès  lors  le  primat  de  l'action,  l'exaltation 
de  la  vie  acquièrent  une  vertu  mystique  qui  les  élève  au-dessus  de 
ce  que  nous  pouvons  atteindre  par  le  développement  effectif  de  notre 
esprit  et  en  restant  dans  les  conditions  de  notre  humanité  :  En  toute 
■circonstance  la  vie  seule  fonde,  illumine  et  vérifie.  Au  fond  le  seul  cri- 
tère, c'est  la  vie  '\  Mais  en  même  temps  et  comme  la  vie  consiste  à 
ne  plus  avoir  de  critère,  à  ne  plus  distinguer  et  à  ne  plusse  détacher 
pour  juger,  la  philosophie  nouvelle  ne  sait  pas  éviter  ce  qui  a  été  de 
tout  temps  recueil  et  comme  le  scandale  du  mysticisme,  je  veux  dire 
le  retour  inconscient  au  matérialisme.  Accordons  à  M.  Le  Roy  que  la 
métaphore  est  le  langage  naturel  de  la  métaphysique  ■*,  et  d'autant 
plus  volontiers  que  la  métaphore  est  la  condition  commune  à  tout 


1.  Rev.  de  met.,   1901,  p.  324. 

2.  1(1.,  1901,  p.  304. 

3.  Id.,   1901,  p.  317. 

4.  Id.,  1901,  p.  310. 


444  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

langage;  mais  la  métaphore  est-elle  autre  chose  que  le  symbole 
matériel  de  la  réalité  spirituelle?  Et  si  nous  refusons  à  l'intelligence 
l'autorité  du  discernement,  si  elle  n'intervient  plus  pour  faire  le 
départ  de  ce  qui  est  expression  métaphorique  et  de  ce  qui  est  pensée 
effective,  n'arrivera-t-il  pas  que  la  philosophie  restera  suspendue  aux 
métaphores,  d'autant  plus  dangereuses  qu'elles  sont  plus  commodes? 
Le  spiritualisme  de  M.  Le  Roy  définit  l'esprit  «  une  force  créatrice  et 
libre,  transcendante  à  ses  œuvres»  ';  il  prétend  atteindre,  «  sous 
l'enveloppe  inerte  du  discours,  l'âme  d'action  qui  est  le  support  et 
le  moteur  de  l'idée-  ».  «  L'intelligence,  dit-il  ailleurs,  est  une  lumière 
qui  nous  guide  et  non  une  force  qui  se  suffit  :  c'est  un  auxiliaire,  et 
non  un  chef  »  •';  et  il  reproche  à  l'intellectualisme  de  se  contenter 
d'une  pensée  impassible  qui  est  lumière  sans  chaleur  :  «  pourquoi 
préférer  ainsi  la  lumière  au  mouvement,  alors  que  l'esprit  est  plutôt 
puissance  de  mouvement  que  source  de  lumière  *?  »  Je  ne  prétends 
pas  que  M.  Le  Roy  prenne  toutes  ces  expressions  au  pied  de  l'a  lettre, 
je  ne  mets  pas  en  doute  la  sincérité  avec  laquelle  il  condamne  le 
matérialisme,  et  l'attribue  par  surcroît  aux  intellectualistes;  mais  il 
reste  que  ces  métaphores  hardies  sont  faites  pour  mettre  en  défiance 
le  spiritualiste  pur,  elles  se  prêtent  trop  facilement  à  l'effort  des 
faux  mystiques  pour  déplacer  peu  à  peu  le  centre  de  la  vie  intérieure, 
pour  en  sacrifier  la  spiritualité  à  l'intervention  d'une  puissance 
extérieure,  c'est-à-dire  matérielle,  aune  transcendance  que  la  raison 
désavoue  et  que  l'on  prétend  introduire  précisément  par  le  désaveu 
de  la  raison  ou,  comme  dit  M.  Le  Roy,  par  la  subordination  du  clair  à 
l'obscur  *. 

Si  nous  avons  tenu  à  souligner  ces  deux  caractères  de  scepticisme 
et  de  mysticisme  qui  sont  essentiels  à  la  philosophie  nouvelle  et  qui 
à  leur  source  se  rejoignent  en  une  même  i-nspiration,  nous  n'en  tirons 
d'ailleurs  aucun  grief  contre  M.  Le  Roy.  Il  entre  seulement  dans 
notre  pensée  de  prévenir  les  objections  qui  sont  familières  aux  par- 
tisans delà  philosophie  nouvelle.  Dès  qu'on  discute  cette  philosophie 
sous  l'aspect  où  elle  se  prête  à  une  discussion  effective,  c'est-à-dire 
comme  étant  autre  chose  qu'un  scepticisme  et  qu'un  mysticisme, 


1.  Rev.  de  met.,  1901,  p.  303. 

2.  Id.,  1901,  p.  307. 

3.  Id.,   1899,  p.  425. 

4.  M.,  1901,  p.  300. 

5.  M.,  1901,  p.  307. 


L.   BRUNSCHVICG.— PHILOSOI'IIIE  NOUVELLE,  INTELLECTUALISME.    445 

comme  étant  une  dialectique  f(jndée  sur  une  distinction  et  une  hié- 
rarchie de  concepts  et  relevant  d'une  méthode  universelle  de  justifi- 
cation, on  s'expose  au  reproche  de  prendre  la  philosophie  nouvelle 
en  intellectualiste,  ce  qui  serait  un  siir  moyen  de  ne  pas  la  com- 
prendre. Dès  lors  il  n'y  a  plus  de  discussion  possible;  il  suffit  à  la 
philosophie  nouvelle  de  dissoudre  les  notions  communes  d'intelligi- 
bilité, de  raison  et  de  vérité,  pour  se  décerner  à  elle-même  les  hon- 
neurs du  triomphe,  et  pour  tourner  contre  ses  adversaires  les  accu- 
sations les  plus  inattendues,  comme  celles  de  limiter  et  de  restreindre 
la  science,  de  mutiler  les  droits  de  la  raison  et  de  méconnaître  la 
réalité  vivante  de  l'esprit  '.  A  cette  situation  fausse  où  place  natu- 
rellement son  contradicteur  toute  doctrine  qui,  conformément  à  la 
tradition  apologétique  de  Pascal,  veut  être  une  philosophie  contre  la 
philosophie,  il  n'y  a  qu'un  moyen  de  faire  face,  c'est  de  réserver 
expressément  la  part  de  ce  qui  est  transcendant  à  tout  langage  et 
à  toute  pensée  et  qui  échappe  ainsi  à  toute  discussion,  puis,  ces 
réserves  faites,  de  soumettre  à  l'examen  de  la  dialectique  les  thèses 
qui  sont  susceptibles  de  recevoir  une  forme  dialectique. 

Voici  le  passage  où  se  trouve  exposée  de  la  façon  la  plus  nette 
la  dialectique  propre  à  la  philosophie  nouvelle  :  «  Il  faut  séparer 
plusieurs  sens  du  mot  action.  Il  y  a  l'action  pralique,  l'action  discur- 
sice  et  l'action  profonde  qui  ne  sont  point  une  seule  et  même  chose. 
La  première  engendre  le  sens  commun;  la  seconde  règle  la  science, 
et  c'est  la  troisième  qui  doit  servir  de  critère  en  philosophie.  Je  ne 
vois  vraiment  en  cela  aucune  difficulté  sérieuse.  Se  dégager  des  illu- 
sions que  suscite  l'exercice  de  la  vie  corporelle,  s'affranchir  des 
entraves  que  met  à  la  vie  de  la  pensée  la  recherche  d'un  discours 
rigoureux,  tendre  en  fin  de  compte  à  faire  de  tout  un  objet  de  vie 
spirituelle  intégrale  :  n'est-ce  pas  parfaitement  clair  '?  »  Cette  dis- 
tinction des  trois  moments  de  l'action  semble  correspondre  à  celle 
de  Pascal  :  «  Il  y  a  trois  moyens  de  croire  :  la  raison,  la  coutume, 
l'inspiration  ».  La  vérité  religieuse  se  constitue  grâce  à  la  conver- 
gence de  ces  trois  puissances  qui  sont  sources  d'action  discursive, 
d'action  pratique,  d'action  profonde.  Or  ce  que  Pascal  met  dans  la 
lumière  éclatante  que  l'on  sait,  et  qui  est  le  fondement  de  son  apo- 
logie, c'est  la  transcendance  radicale  de  l'ordre  supérieur  par  rap- 


1.  Rec.  (le  met.,  mai  l'JOl,  et   parliculièrement,  p.  322. 

2.  Id.,  1901,  p.  32ti-7. 


446  KEVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

port  à  l'ordre  inférieur;  de  tous  les  corps  réunis  on  ne  saurait  tirer 
une  étincelle  d'esprit,  et  tous  les  esprits  réunis  ne  sauraient  réussir 
un  mouvement  de  charité.  La  religion  naturelle  est  aussi  opposée  au 
christianisme  et  aussi  détestable  que  l'athéisme,  parce  qu'entre 
Dieu  et  Thomme  elle  essaie  d'établir  un  lien  de  continuité.  Dans. 
l'Église  même,  celui-là  demeure  étranger  au  Christ  qui  n'a  pas 
compris  le  contraste  de  nature,  la  rupture  dans  l'histoire,  et  le  per- 
pétuel antagonisme  moral  entre  le  Créateur  et  la  Créature.  Ce  qui 
fait  l'originalité  de  la  philosophie  nouvelle,  c'est  que,  consacrant 
après  Pascal  l'entrée  définitive  de  l'esprit  chrétien  dans  la  philo- 
sophie ',  elle  prétend  en  même  temps  éliminer  de  la  nature  et  de 
l'esprit  la  discontinuité  qui  était  aux  yeux  de  Pascal  inséparable  de 
la  transcendance  et  du  primat  de  l'action,  qu'elle  emprunte  au  ratio- 
nalisme des  Spinoza,  des  Leibniz  et  des  Kant  la  notion  de  continuité 
pour  en  faire  la  marque  et  comme  la  définition  de  la  réalité  absolue. 
C'est  à  l'action  profonde  qu'il  appartient  d'atteindre  le  continu  : 
ce  ne  sera  donc  plus  le  continu  rationnel,  la  continuité  du  temps  ou 
de  l'espace  homogène,  la  continuité  mathématique,  que  M.  Le  Roy 
considère  comme  type  de  discontinuité  absolue;  ce  sera  la  continuité 
dans  l'hétérogène.  Or  comment  concilier  le  continu  et  l'hétérogène, 
sinon  en  se  plaçant  dans  une  période  antérieure  par  hypothèse  à 
toute  perception  de  différence,  à  toute  notion  d'hétérogénéité?  Le 
continu  sera  au  delà  de  toute  expérience,  de  toute  action  effective; 
ce  sera  une  virtualité  primordiale,  complexe,  indistincte-.  L'action 
profonde  est-elle  capable  de  nous  donner  l'intuition  du  donné  pri- 
mitif? C'est  ici  que  se  présente  à  M.  Le  Roy  une  première  difficulté. 
Non  que  la  tentation  ne  fût  grande  pour  lui  d'abjurer  «  les  timidités, 
classiques  >>  et  de  conférer  à  l'homme  la  connaissance  de  l'absolu. 
Mais  cet  absolu  que  l'action  profonde  a  le  privilège  d'atteindre  est  à 
la  fois  l'objet  pur  ou  matière  pure  et  le  sujet  pur  ou  esprit  pur^ 
puisque  la  philosophie  nouvelle  doit  nous  apprendre  et  à  vivre  la 
matière  et  à  vivre  la  pensée.  Dès  lors  quel  parti  prendre?  Sans 
doute,  à  l'état  d'indétermination  où  l'intuition  du  donné  primitif 
saisit  la  continuité  mouvante  et  hétérogène,  il  y  aurait  préjugé 
intellectualiste  à  demander  que  l'on  discernât  l'indistinction  com- 
plexe de  la  matière  et  l'indistinction  complexe  de  l'esprit;  seule- 


1.  Rcv.  de  met.,  1901,  p.  29o. 

2.  Id.,   1900,  p.  o9-63;  1901,  p.  323,  410  et  41: 


L.  BRUNSCHVICG.— piiii.osopiiiK  nolvki.i.i:,  imkllkctiai.ismk.  417 

nient  la  philosophie  nouvelle  mentirait  à  son  inspiration,  qui  est  le 
spiritualisme,  et  à  sa  méthode  qui  est  le  respect  des  faits  et  de  leur 
spécificité.  Il  lui  a  donc  fallu  se  résigner  à  s'appliquer  à  elle-même 
le  procédé  de  dissociatiou  dont  elle  avait  usé  [)0ur  méconnaître  et 
pour  condamner  l'intellectualisme  :  matière  et  esprit  purs  se  séparent 
l'une  de  l'autre  au  sein  de  l'action  profonde  qui  tendait  à  les  vivre 
et  vont  occuper  les  deux  extrémités  d'un  spectre  continu,  l'une  à 
la  base  en  deçà  de  l'action  pratique  qui  morcelle  la  réalité  de  la 
nature,  l'autre  au  sommet  au  delà  de  l'action  discursive  qui  mor- 
celle la  réalité  de  l'esprit. 

De  là  une  seconde  difficulté  pour  la  dialectique  de  M.  Le  Roy  :  ce 
spectre  continu  qui  est  constitué  par  ce  double  mouvement  vers 
l'inluilion  de  l'absolu,  contient-il  en  lui  ses  deux  extrémités? 
M.  Le  Roy  aurait  alors  le  droit  d'affirmer  que  la  matière  et  l'esprit 
sont  objets  de  continuité  vécue  et  qu'aucune  coupure  ne  sépare 
dans  le  spectre  les  franges  limites  des  franges  moyennes.  Mais  alors 
aussi,  par  la  vertu  de  la  continuité,  la  philosophie  nouvelle  se  serait 
transformée  en  son  contraire,  en  un  dogmatisme  de  l'immanence 
qui  ne  laisserait  plus  de  place  à  l'hétérogénéité  des  facultés  humaines 
et  érigerait  en  vérités  absolues  toutes  les  affirmations  de  la  raison. 
Cette  perspective  fait  réapparaître  ces  timidités  classiques  que 
M.  Le  Roy  venait  de  répudier  éloquemment.  En  vain  il  s'était  promis 
de  s'affranchir  du  relativisme  kantien;  il  écrit  «  qu'objet  pur  et 
sujet  pur  sont  deux  pôles  irréels  symbolisant  les  deux  extrémités 
d'une  continuité  intercalaire  seule  réelle  '  ».  Entre  l'inaccessible  et 
l'accessible,  entre  le.  symbolique  et  le  vécu,  la  continuité  sera  encore 
maintenue,  mais  par  une  affirmation  verbale  qui  traduit  seulement 
la  volonté  de  constituer  le  système  en  quelque  sorte  en  dépit  de 
lui-même. 

Enfin,  comment  concevoir  la  continuité  intercalaire  elle-même, 
une  fois  qu'on  a  exclu  comme  irréelles  la  continuité  de  la  matière 
pure  et  la  continuité  de  l'esprit  pur?  La  continuité  du  spectre  ne 
nous  serait  révélée  que  par  la  continuité  du  mouvement  qui  la 
parcourt  et  qui  la  remplit.  Or  il  se  trouve  justement  que  ce  mouve- 
ment est  double  et  divergent  :  il  est  tantôt  un  mouvement  de 
descente  vers  l'infra-rouge  —  la  matière  pure,  —  et  tantôt  un 
mouvement  d'ascension  vers  l'ultra-violet  —  l'esprit  pur  -.  De  plus,. 

1.  Rev.  'le  im-t.,   IDOl,   p.  324;  cf.  p.  iU. 

2.  Id.,   1901,  p.  324. 


448  REVUE    DE    MÉÏAPHYSIQUK    ET    DE    MORALE. 

et  comme  si  M.  Le  Roy  tenait  à  faire  évanouir  toute  trace  de 
continuité,  cette  divergence  se  détermine  à  partir  d'une  région 
centrale  qui  est  la  région  du  discontinu,  puisqu'elle  est  occupée  par 
l'action  pratique  et  par  l'action  discursive,  c'est-à-dire  par  le  sens 
commun  et  par  l'entendement.  De  ce  centre  de  perspective  iront,  se 
développant  en  sens  inverse,  attirées  vers  deux  pôles  irréels  et  trans- 
cendants, la  vie  de  la  matière  et  la  vie  de  la  pensée,  la  première  défai- 
sant Toeuvre  utilitaire  de  la  perception  pour  retrouver  par-dessous 
l'intuition  du  donné  primitif,  la  seconde  remontant  aux  sources  supra- 
logiques  du  discours  pour  saisir  le  dynamisme  de  l'esprit  créateur. 

Le  vrai  problème  qui  se  pose  entre  la  philosophie  nouvelle  et 
l'intellectualisme  est  donc  exactement  contraire  à  celui  qu'a  traité 
M.  Le  Roy.  Perpétuellement  M.  Le  Roy  nous  donne  à  choisir  entre  la 
discontinuité  de  l'intellectualisme  et  la  continuité  de  la  philosophie 
nouvelle;    et   il    se    trouve    que    perpétuellement    la    philosophie 
nouvelle  manque  la  continuité,  qui  demeure  pour  elle  fictive  et  ima- 
ginaire, et  se  heurte  à  la  discontinuité,  comme  à  la  seule  réalité 
qu'il  lui  soit  possible  de  saisir  effectivement.  Ce  fait  a  une  raison. 
S'il  y  a  disproportion  entre  l'intention  et  le  résultat  de  la  philo- 
sophie  nouvelle,  c'est  que   l'intellectualisme    est  le  vrai,  suivant 
lequel  il  y  a  des  relations  nécessaires  entre  les  catégories  philoso- 
phiques, et  il  n'est  pas  permis  d'y  faire  violence  par  des  transpositions 
de  concepts.  On  ne  prouve  pas  la  doctrine  de  Pascal  avec  la  méthode 
de  Spinoza.  Il  faut  choisir  :  accepter  franchement,  avec  la  thèse  de 
la  transcendance,  la  discontinuité  qui  en  est  la  condition,  çu  si  l'on 
veut  s'orienter  vers  la  continuité,  vers  le  progrès  intérieur  de  l'esprit, 
vers  la  lumière  et  vers  la  liberté,  il  faut  franchement  aussi  faire 
fond  sur  la  raison  parce  que  la  raison  est  le  principe  de  toute  unité 
et  de    toute   continuité.  Sans  elle,  les  relations  de  hiérarchie  sur 
laquelle  s'établit  la   dialectique  de   l'action   disparaissent  dans   la 
confusion  de  l'obscurité  primitive;  pour  leur  rendre  une  signification 
nous  devrons  les  expliciter  à  l'aide  des  principes  de  rintellectualisme 
que  la  philosophie  nouvelle  avait  rejetés  en  parole  et  qu'en  réalité 
elle  avait  utilisés  comme  une  armature  cachée  destinée  à  rejoindre 
les  pièces  éparses  du  système.  C'est  du  moins  ce  que  nous  allons 
nous   efforcer  d'établir  en  examinant  tour  à  tour  les  rapports  de 
l'action  pratique  et  de  l'action  discursive  à  l'action  profonde,  c'est- 
à-dire  les  rapports  de  la  perception  et  de  la  nature,  les  rapports  de 
la  science  et  de  l'esprit. 


L.    BRUNSCHVICG.— l'IIll.OSOPIllK  >OUVELLK,  IMKLI.KCTUALISMK,    449 


II 

Le  primat  de  l'aption  pratique  est  posé  par  la  philosophie  nou- 
velle, et  en  même  temps  il  est  dépassé,  comme  il  arrivera  pour  le  pri- 
mat de  l'action  discursive.  Il  correspond  au  plan  du  sens  commun, 
il  explique  la  perception  :  il  nous  interdit  aussi  de  nous  y  arrêter. 
C'était  la  prétention  de  l'ancien  positivisme  de  saisir  la  réalité  par 
les  sens  et  didentifier  la  vérité  avec  le  fait  observé,  avec  l'expérience 
humaine;  mais  ce  qu'il  recueillait  effectivement  était  le  produit  d'un 
morcelaiic  artificiel  ordonné  à  l'action;  aussi  ce  positivisme  est-il 
défini  par  M.  Le  Roy  comme  une  sorte  d'anthropomorphisme  maté- 
rialiste fondé  sur  le  primat  de  l'action  pratique  '. 

Il  appartient  à  la  philosophie  nouvelle  de  dénoncer  le  piège  où  le 
positivisme  se  laissait  prendre.  Si  la  connaissance  est  la  fonction  qui 
nous  met  en  possession  du  réel,  percevoir  n'est  pas  connaître,  c'est 
avoir  renoncé  à  connaître;  connaître,  ce  sera  renoncer  à  percevoir, 
se  libérer  de  l'action  pratique  en  dénouant  le  tissu  d'habitudes  dont 
nous  nous  étions  servis  pour  le  bien  du  corps,  et  substituer  à  la  dis- 
continuité perçue  la  continuité  vécue.  La  thèse  de  la  relativité  de  la 
connaissance,  qui  est  incontestablement  vraie  pour  la  perception  et 
pour  tout  ce  qui  en  est  issu,  n'a  plus  de  signification  pour  ce  qui 
précède  la  perception  et  dont  la  perception  dérive;  les  limites  que 
l'intellectualisme  kantien  prétendait  imposer  à  la  métaphysique  de 
la  matière  sont  définitivement  franchies-. 

Et  pourtant  nous  serions  bien  déçus  si  nous  prenions  M.  Le  Roy  au 
mot.  Vivre  la  matière,  c'est  l'atteindre  dans  sa  réalité  absolue  qui 
est  en  même  temps  sa  continuité  spécifique.  Il  faudra  donc  se  déga- 
ger de  la  rétlexiun  qui  est  le  caractère  de  l'esprit,  et  descendre  peu 
à  peu  les  degrés  par  lesquels  s'est  développée  l'activité  de  la  pensée  : 
au  delà  de  la  perception  sensible  qui  est  discontinue  et  par  cette 
discontinuité  même  a  permis  le  sentiment  de  la  difTérence  et  l'éveil 
de  la  conscience  distincte,  au  delà  de  ces  états  mobiles  et  fuyants 
qui  nous  éloigneraient  d'autant  plus  de  la  matière  qu'ils  forment  la 
trame  de  la  vie  intérieure,  on  peut  entrevoir  un  état  limite  oii  l'on 
vivrait  la  matière,  et  on  en  approche  effectivement  dans  la  cata- 
lepsie.  Puisqu'on  vit  la  matière  à  force  de  ne  plus  vivre  de  la  vie 

1.  Rev.  de  met.,  1001,  p.  141. 

2.  IcL,  1901,  p.  323. 

Kkv.  Mkta.  t.  IX.  —  1901.  31 


450  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

spirituelle,  de  la  vie  proprement  humaine,  c'est  le  cataleptique  qui 
est  le  mieux  en  sympathie  avec  le  réel;  et  ainsi  se  vérifie  la  concep- 
tion profonde  de  Leibnitz  que  nous  sommes  la  réalité  de  la  matière 
lorsque  nous  nous  «  enveloppons  »  au  point  de  redevenir  une  simple 
monade  :  '<  car  nous  expérimentons  en  nous-mêmes  un  état  où  nous 
ne  nous  souvenons  de  rien  et  n'avons  aucune  perception  distinguée; 
comme  lorsque  nous  tombons  en  défaillance,  ou  quand  nous  sommes 
accablés  d'un  profond  sommeil  sans  aucun  songe  '  ».  La  prétendpe 
action  par  laquelle  nous  vivrions  la  matière  consisterait  donc  à  nous 
abandonnera  la  passivité  pure,  jusqu'au  point  où  tout  devient  indis- 
tinct; «  la  continuité  vécue  »  se  résout  dans  la  discontinuité  réelle 
des  moments  qu'un  être  traverse  sans  rien  connaître  de  la  relation 
qui  rattache  son  existence  actuelle  aux  autres  moments  du  temps 
ou  son  corps  aux  autres  corps  de  l'espace.  S'il  y  a  connaissance  de  la 
matière,  c'est  que  l'homme  est  capable  de  se  relever  de  cet  évanouis- 
sement passager  pour  concevoir  un  rapport  intelligible  entre  ces 
moments  discontinus;  la  ma-tière  est  alors  ce  qu'elle  était  pour  Leib- 
nitz et  ce  qu'elle  est  pour  la  science,  la  détermination  intégrale  du 
présent  par  le  passé,  l'incapacité  de  contracter  des  habitudes  et  de 
faire  servir  le  présent  au  progrès  de  l'avenir,  l'inertie  en  un  mot 
telle  que  la  définit  la  mécanique. 

La  philosophie  nouvelle  a  donc  dû  renoncer  à  invoquer  une  intui- 
tion primitive  qui,  en  dehors  de  toute  opération  spirituelle,  nous 
apporterait  la  connaissance  absolue  de  la  réalité.  Au  sens  où  le  dog- 
matisme l'a  toujours  employé,  le  mot  d'intuition  implique  la  passi- 
vité du  sujet  en  présence  duquel  l'objet  apparaît  comme  indépendant 
de  lui,  comme  existant  en  soi.  L'intuition  décrite  par  M.  Le  Roy  est 
tout  au  contraire  le  terme  de  l'effort  philosophique  :  «  le  réel  pur  est 
l'objet  d'une  intuition  sui  generis  que  le  but  de  la  philosophie  est 
justement  d'éveiller  en  nous-  ».  L'intuition  est  l'unification  du  com- 
plexe^, c'est-à-dire  exactement  ce  que  Kant  considérait  comme  l'acte 
constitutif  de  l'entendement  et  ce  que  M.  Le  Roy  aurait  appelé  intel- 
ligence si  sa  définition  préconçue  de  l'intellectualisme  ne  l'en  avait 
empêché.  Dès  lors  l'intuition  ne  saurait  avoir  la  vertu  métaphysique 
que,  sur  la  foi  de  ce  terme  consacré,  on  était  tenté  de  lui  attribuer;  le 
relativisme  kantien  reparait  au  cœur  de  la  philosophie  nouvelle,  et 

d.  Monadologie.  ^,  20. 

2.  Reu.  <le  met.,  1900,  p.  53. 

3.  M.,  1901,  p.  314. 


L.    BRUNSCHVICG.— l'mi.OSOPIIIi:  .NOUVKLI.K,   I^rKLLr.CilALISMK.     ilil 

toute  la  Uléorie  de  la  matière  se  trouve  encadrée  dans  les  formides 
de  ridéalisme  critique  :  «  La  réalité  ne  s'exprime  qu'en  fonction 
d'éléments  psychiques'  »  et  plus  explicitement  encore  :  «  Contraire- 
ment au  sens  commun,  qui  en  fait  un  support  indispensable  et  pri- 
mordial, la  matière  ne  peut  être  définie  que  par  rapport  à  l'esprit, 
son  essence  exprimée  qu'en  termes  d'âme  et  sa  réalité  suspendue 
qu'à  la  vie  intérieure  et  à  l'action  morale-.  »  Que  signifiera  désor- 
mais cette  expression  que  nous  vivons  la  matière,  sinon  que  nous 
faisons  se  fondre  entre  eux  des  moments  «lui  n'existaient  pas  les 
uns  pour  les  autres,  bien  plus,  qui  s'excluaient  réciproquement  par 
le  fait  même  de  leur  succession  temporelle?  Le  sentiment  de  la  con- 
tinuité vécue  vient  de  ce  qu'au  lieu  de  nous  absorber  dans  l'objet  et 
de  participer  à  son  inertie  nous  lui  ajoutons  ce  qu'il  ne  comportait 
pas  dans  sa  réalité  intime  et  spontanée,  c'est-à-dire  la  conscience 
et  la  durée.  Nous  n'avons  pas  pris  garde  à  cette  addition,  faute 
de  réflexion,  et  nous  avons  substitué  à  l'intelligence  de  la  conti- 
nuité la  condensation  d'images  indistinctes  et  indivises,  nous  nous 
sommes  ainsi  donné  l'illusion  d'une  intuition  immédiate  et  d'une 
sympathie  profonde  avec  le  réeL  La  métaphysique  de  la  matière, 
telle  que  l'expose  la  philosophie  nouvelle,  est  issue  tout  entière  de 
cette  illusion. 

Il  est  facile  d'approfondir  la  nature  de  cette  illusion  et  d'en  expli- 
quer la  genèse,  car  c'est  cette  illusion  même  qui  est  le  principe  de  la 
vie  esthétique.  L'intuition  esthétique  est  exactement  l'intuition  invo- 
quée par  la  philosophie  nouvelle,  intuition  qu'il  faut  éveiller  par  un 
effort  spécifique  et  qui  une  fois  éveillée  apparaîtra  comme  primitive. 
Tout  en  comprenant  mieux  une  symphonie  à  mesure  que  nous  l'en- 
tendons davantage,  nous  ne  l'admirons  vraiment  qu'à  la  condition 
d'être  tout  entiers  à  nos  impressions  présentes,  de  l'écouler  chaque 
fois  comme  si  elle  était  nouvelle  pour  nous.  Rien  de  plus  artificiel 
qu-e  le  sentiment  de  la  nature,  rien  qui  se  perfectionne  plus  mani- 
festement par  l'éducation  du  goût,  et  rien  qui  ne  paraisse  plus  natu- 
rel; nous  ne  pourrions  l'éprouver  si  nous  ne  le  croyions  naturel.  De 
même  l'émotion  esthétique  semble  impliquer  l'insertion  dans  l'objet, 
la  sympathie  de  toute  l'âme  avec  le  réel;  et  pourtant  la  sympathie 
esthétique  est  autre  chose  que  l'identification  avec  le  réel.  Ce  qui 


1.  Rev.  de  met.,  VM)0,  p.  38. 

2.  Id  ,    899,  p.  389. 


4b2  P.EVLE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

rend  d'un  intérêt  si  tragique  le  drame  de  la  falalité,  c'est  que  nous 
avons  conscience  de  la  fatalité  qui  est  dans  les  victimes,  qui  malgré 
eux  les  conduit  à  la  souffrance  et  à  la  mort,  c'est  que  nous  avons 
conscience  de  leur  inconscience.  Le  paradoxe  de  cette  sympathie 
esthétique  qui  accompagne  d'une  émotion  agréable,  et  par  nous 
désirée,  la  douleur  de  l'angoisse  et  de  la  torture,  est  le  paradoxe 
même  de  la  philosophie  nouvelle  qui  prétend  connaître  la  matière 
dans  sa  réalité  absolue,  dans  sa  spécificité,  et  reconnaît  pourtant 
qu'on  ne  peut  la  définir  qu'en  termes  d'esprit,  la  vivre  qu'en  la 
suspendant  à  l'esprit. 

La  critique  de  la  philosophie  nouvelle  se  fondera  donc  sur  la  cri- 
tique de  la  vie  esthétique.  L'émotion  esthétique  naît  dès  que  nous 
nous  sentons  en  harmonie  avec  l'objet  sans  qu'il  y  ait  eu  efibrt  d'in- 
telligence ou  mouvement  de  volonté;  la  contemplation  esthétique 
est  synthèse  sans  analyse.  Faut-il  en  conclure  qu'antérieurement  au 
moment  de  la  contemplation,  pour  le  spectateur  ou  pour  l'artiste,  la 
synthèse  n'ait  demandé  aucune  analyse,  que  l'harmonie  se  soit  spon- 
tanément formée  ou  imposée?  L'attitude  esthétique  est  pour  le  psy- 
chologue inséparable  d'un  certain  raffinement;  elle  est  toujours  pos- 
térieure; l'art  joue  avec  le  contenu  de  la  vie.  Nous  épuisons  d'un 
regard  la  cathédrale  qui  a  coûté  des  siècles  de  travail,  nous  la  sup- 
posons sortie  du  sol,  comme  s'il  n'y  avait  jamais  eu  ni  fondations  ni 
échafaudages;  à  chaque  instant  nous  goûtons  l'unité  d'une  mélodie, 
comme  si  les  sons  n'avaient  pas  vibré  dans  lair  un  à  un  et  n'avaient 
pas  dû  être  recueillis  successivement.  De  même  nous  contemplons 
comme  continuité  primitivement  vécue  et  sentie  ce  que  nous  avons 
réussi  à  unifier  par  le  progrès  de  notre  intelligence.  Dans  cette  con- 
templation il  nous  arrivera  d'oublier  pour  un  instant  l'effort  intellec- 
tuel :  la  nature  semble  naître  à  la  vie  avec  cette  intuition  primitive, 
comme  au  théâtre  le  drame  commence  avec  le  lever  du  rideau.  Mais 
le  philosophe  serait  dupe  de  l'illusion  qu'il  s'est  plu  à  se  donner,  il 
se  mentirait  à  lui-même  s'il  confondait  ce  sentiment  acquis  et  raffiné 
de  la  continuité  vécue  avec  une  intuition  réellement  primitive  et  de 
portée  métaphysique.  La  synthèse  esthétique  de  l'univers  devien- 
drait inintelligible  si  elle  était  détachée  de  la  condition  qui  l'a  ren- 
due possible  et  qui  seule  lui  a  donné  sa  signification. 

Il  nous  reste  maintenant  à  rechercher  quelle  est  cette  condition, 
et  il  ne  nous  parait  pas  impossible  d'établir  qu'elle  est  le  progrès 
même  de  la  science.  Au  début,  la  science  s'est  tenue  tout  près  de  la 


L.  BRUNSCHVICG.  — PHii.osoPHiK  NOivKLi.u:,  iMr.iJ.t:(:TLAi.is.Mi:.   453 

perception  sensible;  il  y  a  une  a(3ouslique,  une  optique,  et  on  répèle 
avec  Aristole  comme  un  axiome  :  un  sens  de  moins,  une  science  de 
moins.  De  cette  discontinuité  la  science  contemporaine  nous  alfran- 
chit,  en  ramenant  à  l'unité  les  phénomènes  auditifs  et  les  phéno- 
mènes lumineux,  en  les  concevant  comme  des  mouvements  qui  ne 
sont  plus  caractérisés  par  les  particularités  d'un  sens  lumineux. 
Saunderson  aveugle  enseigne  l'optique  et  Lissajoux  fait  voir  l'acous- 
tique à  un  sourd.  Ce  n'est  pas  tout  :  si  nous  pouvons  concevoir  les 
limites  de  tel  sens  particulier  et  par  delà  ces  limites  rétablir  la  conti- 
nuité de  la  nature,  nest-ce  pas  au  raisonnement  scienlilique  que 
nous  le  devons?  les  rayons  infra-rouges  et  ultra-violels  (jui  entrent  si 
souvent  dans  les  métaphores  de  M.  Le  Roy,  n'en  sont-elles  pas  un 
irrécusable  témoignage?  et  si  nous  pouvons  enfin  franchir  la  région 
de  l'intuition  sensible  et  retrouver  tout  un  domaine  que  notre  orga- 
nisme mal  adapté  laissait  à  peu  prés  échapper,  tel  que  le  domaine 
de  l'électricité,  c'est  toujours  la  raison  qui  est  révélatrice.  La  seule 
histoire  du  progrès  scientifique  proclame  —  ce  qu'une  étude  vrai- 
ment critique  de  la  perception  viendrait  sans  doute  confirmer  —  la 
suprématie  de  l'intelligible  sur  le  sensible,  et  par  cette  suprématie 
même  justifie  le  retour  de  la  discontinuité  à  la  continuité. 

Nous  insisterions  davantage  sur  cette  démonstration  si  nous 
n'avions  pas  par  ailleurs  l'assentiment  de  M.  Le  Roy  :  «  11  est  visible 
que  la  science  moderne  est  orientée  vers  le  rétablissement  de  la  con- 
tinuité dans  l'univers  '  ».  «  La  démarche  extrême  de  la  pensée  scienti- 
fique nous  ramène  peu  à  peu  à  la  continuité  de  la  perception  primi- 
tive -  ».  Et  alors  cette  seule  question  se  pose  entre  la  philosophie 
nouvelle  et  l'intellectualisme  qui  tous  deux  se  flattent  de  faire  appel 
à  l'esprit  positif  :  sur  quelle  base  convient-il  d'établir  la  continuité 
de  la  matière?  Est-ce  sur  l'intuition  d'un  donné  primordial  qu'on 
imagine  par  delà  toute  perception  consciente  et  toute  expérience 
humaine?  list-ce  sur  le  progrès  intellectuel  qui  permet  à  la  science 
d'amener  la  continuité  à  la  lumière  de  la  réflexion  et  d'en  fonder  la 
vérité  par  une  méthode  rationnelle?  Pour  nous,  il  n'y  a  pas  à  choisir 
entre  l'intuition  d'ordre  esthétique  et  l'intelligence  claire  de  la 
science.  La  première  n'est  possible  que  par  la  seconde.  L'intuition 
confuse,  chronologiquement,  pourra  paraître  anticiper  sur  le  résultat 


1.  lifc.  (le  met..  iSOy,  p.  385. 
•2.  liL,  1891),  p.  380. 


454  UKVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

de  la  synthèse  intelligible,  mais  il  reste  que  l'intuition  postule  la 
synthèse.  Dans  l'histoire  de  la  pensée  humaine,  les  rapports  vérita- 
bles sont  restaurés.  La  dialectique  du  continu  chez  Spinoza  et  chez 
Leibniz  était  nécessaire  pour  que  le  philosophe  du  xx''  siècle  pût  se 
donner  comme  point  de  départ  et  comme  objet  de  sentiment  vécu 
cette  même  continuité  qui  leur  apparaissait  au  terme  du  progrès 
rationnel.  La  philosophie  nouvelle,  fille  de  l'intellectualisme,  alors 
même  qu'elle  se  retourne  contre  lui  et  qu'elle  croit  le  dépasser,  ne 
cesse  pas  de  le  sous-entendre  et  ne  cesse  pas  d'en  bénéficier  '. 

On  est  en  droit  toutefois  de  nous  rappeler  que  cette  conclusion 
néglige  une  thèse  essentielle  de  la  philosophie  nouvelle,  la  subordi- 
nation de  l'intelligence  à  l'action  pratique.  Le  rationnel  est  fonc- 
tion des  besoins  corporels,  et  ce  que  nous  croyons  intelligible  est 
simplement  adapté  à  nos  fins  utilitaires.  Étant  des  corps  solides, 
nous  posons  l'atome  comme  solide,  et  nous  concevons  tout  rapport 
mécanique  sous  la  forme  du  choc,  parce  que  le  choc  permet  à  nos 
mains  d'avoir  prise  sur  les  corps  extérieurs  -.  —  Mais  cette  argumen- 
tation, qui  est  familière  à  M.  Le  Roy  et  qui  lui  parait  décisive  contre 
l'inlellectualisme,  passe  à  côté  du  problème  qui  nous  intéresse.  La 
philosophie  nouvelle  fait  appel  à  des  considérations  anthropomor- 
phiques  pour  rendre  compte  des  premiers  symboles  grossiers  dont 
ont  usé  les  initiateurs  de  la  science  humaine;  seulement  ce  qu'il 
s'agit  d'expliquer,  ce  ne  sont  pas  les  erreurs  du  début,  c'est  tout  au 
contraire  le  progrès  qui  les  a  éliminées.  Le  primat  de  l'action  pra- 
tique nous  dirait  pourquoi  les  théorèmes  sur  la  pesanteur  de  l'air  et 
sur  l'équilibre  des  fluides  ont  été  si  longtemps  ignorés  et  ont  eu  tant 
de  peine  à  pénétrer  dans  l'esprit;  mais  si  la  question  est  de  me  faire 
comprendre  comment  ces  théorèmes  se  sont  pourtant  formés  et  se 

1.  Nous  aurions  aimé  à  ciler  ici  la  lettre  de  Spinoza  à  Louis  Meyer  sur  rinfini; 
bornons-nous  à  quelques  phrases  :  "  Si  tamen  qua^ras  cur  natur;e  impulsu  adeo 
propensi  simus  ad  dividendam  substantiam  extensam,  ad  id  respondeo  quod 
quanlilas  duobus  modis  a  nobis  concipiatur  :  abstracte  scilicet.  sive  superfi- 
lialiter,  prout  ope  sensum  eam  in  imaginatione  habemus  vel  ut  substantia,  quod 
non  nisi  a  solo  intellectn  sit...  Porro  ex  eo  quod  durationem  et  quantitatem  pro 
libitu  determinare  possumus,  ubi  scilicet  hanc  a  substantia  abstractam  conci- 
pimus  et  illani  a  modo  quo  a  rébus  œternis  fluit,  separamus,  oritur  tenipus  et 
mensura:  tempus  nempe  ad  durationem,  mensura  ad  quantitatem  tali  modo 
determinandam  est,  quoad  fieri  potest,  eos  facile  imaginemur...  Quod  ut  adhuc 
clarius  videas,  cape  hoc  exemplum  :  nempe,  ubi  quis  durationem  abstracte 
conceperit  eamque  cum  tempore  confundendo  in  partes  dividere  inceperit, 
numquam  poterit  intelligere  qua  ralione'hora  ex.  grat.  transire  possit.  »  Spinoza, 
Lettre  12  (autrefois  29). 

2.  Rev.  de  met.,  1899,  p.  38o. 


L.  BRUNSCHVICG.  — PiiiLOsopiiii:  >oivi.:i,LK,  imkm.kctualismi:.  455 

sont  imposés,  ce  n'est  plus  à  la  thèse  de  la  commodité  et  au  primat 
de  racLion  pratique  qu'on  va  se  référer,  à  moins  de  s'en  servir  à  la  fois 
dans  un  cas  et  dans  le  cas  contraire,  et  de  détruire  la  notion  que  l'on 
invoque  par  l'abus  qu'on  en  fait.  De  même  pour  l'action  à  distance  : 
les  lignes  de  forces  ont  paru  contradictoires  à  des  savants  qui  étaient 
tellement  habitués  à  l'imagination  du  choc  qu'ils  en  avaient  fait  une 
condition  de  l'intelligibilité  ;  pourtant  ces  notions  ont  au  jourd'hu  i  droit 
de  cité  dans  la  science,  parce  que  nous  n'éprouvons  plus  le  besoin  d'en 
demander  une  réalisation  sensible  et  que  ce  sont  pour  nous  les  sym- 
boles les  moins  éloignés  du  rapport  intelligible  qui  seul  importe  au 
savant.  Nous  accordons  à  la  philosophie  nouvelle  que  la  science  a 
son  origine  dans  les  exigences  de  la  pratique  et  dans  les  analogies 
matérialistes;  mais  il  nous  parait  impossible  de  soutenir  cette  thèse 
sans  en  apercevoir  la  conséquence  intellectualiste  :  la  science  se 
développe  en  s'éloignant  de  ses  origines,  en  s'orientant  vers  l'unité  et 
la  continuité  de  la  raison.  Il  est  facile  d'imaginer  que  le  soleil  tourne 
autour  de  la  terre,  puisque  limagination  nous  est  déjà  donnée  dans 
l'expérience  de  chaque  jour  et  que  nous  sommes  obligés  de  nous 
mouvoir  comme  si  la  terre  était  immobile;  mais  la  facilité  même  de 
cette  imagination  relève  par  contraste  la  liberté  de  l'intelligence  qui 
a  permis  de  réagir  contre  cet  anthropomorphisme,  qui  a  placé  le 
soleil  au  centre  du  système  planétaire;  bien  mieux,  elle  a,  de  ce 
centre  de  perspective,  expliqué  les  mouvements  apparents  du  soleil 
et  la  nécessité  inévitable  de  l'illusion  subjective  qui  rend  compte  à 
la  fois  des  données  du  sens  commun  et  des  premiers  essais  de  systé- 
matisation scientifique.  La  science,  en  même  temps  qu'elle  nous 
affranchit  de  l'action  pratique  et  de  la  commodité  organique,  justifie 
le  rôle  provisoire  qu'elles  ont  joué,  et  achève  de  démontrer  leur 
subordination  au  primat  de  l'intelligence.  A  moins  qu'on  ne  tienne 
à  se  donner  le  dernier  mot  en  faisant  de  l'intelligence  l'instrument 
le  plus  efficace  de  l'action  et  le  meilleur  moyen  de  tourner  la  nature 
à  notre  commodité  :  Menx  nihil  aliiid  sihi  utile  esse  jiidical  nisi  id 
qiiod  ad  Inldligendum  conducit  '. 

ni 

Nous  sommes  ainsi  amenés  à  étudier  en  elle-même  la  fonction  de 
l'intelligence  ;  la  philosophie  nouvelle,  qui  prétend  faire  sa  part  à  lin- 

1.  Spinoza,  Ethif/ue.  p.  iv,  th.  27. 


456  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

tellectualisme  reconnaît  qu'à  un  plan  de  connaissance,  à  la  science, 
correspond  le  primat  de  l'action  discursive.  L'importance  qu'elle 
attache  au  discours  a  même  conduit  un  critique  pénétrant  à  dénoncer 
en  elle  une  résurrection  du  nominalisme;  contre  quoi  M.  Le  Roy  a 
protesté^  :  c'est  Tintellectualisme  qui  s'oriente  vers  le  discours  au 
point  de  s'y  enfermer  ^  tandis  que  la  philosophie  nouvelle  ouvre 
par  delà  les  limites  étroites  du  discours  l'horizon  illimité  de  l'action 
et  de  la  vie.  La  question  se  trouve  ainsi  déplacée  sans  être  éclaircie. 
En  fait,  il  y  a  une  thèse  nominaliste,  suivant  laquelle  l'œuvre  intel- 
lectuelle qui  est  constitutive  de  la  science,  est  orientée  vers  la  forma- 
tion d'un  discours  cohérent  et  arbitraire.  Cette  thèse,  tout  en  se  réser- 
vant de  la  compléter,  la  philosophie  nouvelle  se  l'est  appropriée  et, 
comme  je  l'ai  montré  lorsque  j'ai  eu  à  en  retracer  les  origines,  elle 
en  a  fait  le  principe  de  sa  dialectique;  le  rationalisme,  au  contraire, 
l'a  toujours  réprouvée,  au  temps  de  Gondillac  comme  au  temps  d'An- 
tisthène,  parce  qu'elle  est  la  forme  extrême  de  l'empirisme.  Pour  la 
philosophie  nouvelle  la  pensée  discursive  existe,  et  elle  suffît  à 
rendre  compte  du  développement  scientifique;  pour  l'intellectua- 
lisme il  n'y  a  pas  de  pensée  discursive  :  ce  que  le  discours  laisse 
apercevoir  de  la  pensée,  c'est  ce  qui  peut  être  traduit  au  dehors,  les 
termes  extérieurs  les  uns  aux  autres,  matériellement  séparables, 
susceptibles  dune  analyse  élémentaire  analogue  à  l'analyse  chi- 
mique; mais  la  pensée  ne  se  laisse  pas  épuiser  dans  cet  aspect  exté- 
rieur, elle  est  spécifiquement  pensée  par  ce  que  le  discours  ne  traduit 
pas,  par  ce  que  le  perroquet  ne  comprend  pas,  c'est-à-dire  par  l'intel- 
ligence des  rapports  internes,  oix  l'analyse  —  analogue  cette  fois  à 
l'analyse  mathématique  —  discerne  la  condition  nécessaire  pour 
donner  une  signification  au  discours,  retrouvant  ainsi  l'unité 
synthétique,  forme  générale  de  la  pensée.  En  d'autres  termes,  la 
fonction  discursive  du  langage  implique  la  fonction  unifiante  de  la 
pensée;  la  première  n'existe  que  par  la  seconde.  Autant  il  était 
artificiel,  dans  l'étude  de  la  perception,  d'isoler  la  synthèse  de  l'ana- 
lyse, autant  il  est  artificiel,  dans  létude  de  la  connaissance  scien- 
tifique, d'isoler  l'analyse  de  la  synthèse.  C'est  ici  et  là  le  même 
procédé  de  dissociation,  ici  et  là  l'intellectualisme  le  condamne,  et 
c'est  pourquoi  il  repousse  la  doctrine  nominaliste,  soit  qu'elle 
nie  avec  Gondillac  la  fonction  de  l'esprit  qui  ne  se  ramènerait  pas 

1.  Rev.  de  met.,  1900,  p.  228. 

2.  Id.,  1901,  p.  300. 


L.  BRUNSCHVICG.— l'iULOSopiiu-:  nouvelle,  intkllkctu.vlismk.  457 

aux  éléments  du  discours,  soit  qu'avec  M.  Le  Roy,  elle  la  relègue  à 
un  plan  supérieur  de  la  vie  consciente,  comme  transcendante  au 
discours. 

11  est  vraisemblable  d'ailleurs  que  ce  terme  de  nominalisme  aurait 
moius  choiiué  M.  Le  Roy  s'il  avait  insisté  sur  le  caractère  qu'il  recon- 
naît implicitement  au  discours.  Il  cite  la  formide  qu'il  emprunte  à 
M.  Bergson  :  «  la  pensée  demeure  incommensurable  avec  le  langage  »  ; 
et  il  ajoute  :  «  mais  tout  cela,  si  exact  soit-il,  ne  doit  pas  faire  oublier 
que  cependant  rien  n'est  possible  sans  le  discours,  à  peu  prés 
comme  les  œuvres  sont  nécessaires  au  développement  de  la  vie  inté- 
rieure et  les  pratiques  à  l'épanouissement  de  la  vie  morale  '  ».  Le  rap- 
prochement est  significatif  :  le  discours  est  l'action  de  la  pensée. 
Même  restreint  à  un  certain  plan  de  la  connaissance  scientifique,  le 
nominalisme  n'est  concevable  que  si  on  admet  que  l'action  peut  être 
détachée  de  ses  conditions  d'intelligibilité  et  posée  comme  autonome, 
si  on  reconnaît  avec  la  philosophie  nouvelle  le  primat  ou  la  trans- 
cendance de  l'action.  Pour  l'intellectualisme,  au  contraire,  la  notion 
de  pensée  discursive  est  une  monstruosité,  parce  que  l'existence  du 
discours  suppose  l'immanence  d'une  pensée  qui  ne  peut  pas  être 
asservie  aux  lois  extérieures  du  discours,  qui  a  son  principe  dans  la 
puissance  illimitée  de  synthèse,  dans  la  raison.  Aussi  regrettons- 
nous  que  M.  Le  Roy  ait  enlevé  d'avance  toute  portée  à  sa  polémique 
contre  l'intellectualisme  en  le  défigurant  jusqu'à  le  montrer  orienté 
vers  l'atomisme  et  vers  le  matérialisme*.  Ce  n'est  pas  seulement 
l'histoire  de  la  philosophie  qui  est  ici  négligée  de  parti  pris;  c'est 
aussi  l'histoire  de  la  science,  c'est  la  lutte  incessante  du  rationalisme 
contre  les  empiristes  partisans  du  vide  et  des  atomes.  En  se  plaçant 
au  point  de  vue  nominaliste,  M.  Le  Roy  s'est  condamné  à  ignorer 
le  rationalisme,  ainsi  que  l'atteste  un  passage  comme  celui-ci.  «  En 
définitive,  c'est  la  continuité  qui  est  réelle.  Mais  il  faut  bien  schéma- 
tiser pour  comprendre  et  on  le  fait  spontanément.  Telle  est  l'origine 
pratique  et  le  sens  immédiat  des  notions  de  substance,  de  cause, 
de  rapport,  de  force,  de  sujet,  etc.  ^.  »  Ainsi  le  rapport  rationnel 
serait  un  schème  de  discontinuité,  un  atome  logique,  et  cela  est  vrai 
pour  le  nominalisme  puisque  le  rapport  se  traduit  dans  le  (fiscours 
par  un  mot,  fût-ce  le  mot  csl,  et  que  ce  mot   forme   un   troisième 

1.  Rev.  de  met.,  l'JOl,  p.  30'J. 

2.  Id.,  189y,  p.  000. 

3.  Id.,  1899,  p.  391. 


458  UKVLE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

terme  qui  s'ajoute  aux  précédents;  mais  pour  l'intellectualisme  le 
mot  est  n'a  pas  de  sens  en  tant  que  mot,  il  constate  du  dehors  ce 
qui  n'existe  que  du  dedans,  la  relation  qui  donne  leur  sens  aux  deux 
termes  et  dont  logiquement  ils  procèdent.  Ce  qui  vit  est  unité,  et  il 
n'y  a  d'unité  définie  que  par  des  rapports  définis.  Toute  activité 
vivante  se  développe,  comme  le  disait  Leibnitz,  par  l'efficacité  de  la 
loi  qui  lui  est  immanente,  et  la  caractéristique  de  la  vie  spirituelle, 
parmi  toutes  les  formes  de  l'activité  vivante,  c'est  de  dégager  sous 
forme  de  relation  consciente  la  loi  interne  qui  est  sa  raison  d'être. 

Après  avoir  posé  en  principe  l'identification  de  l'atome,  élément  du 
discours,  et  de  la  relation,  principe  de  la  pensée,  M.  Le  Roy  écrit  :  «  La 
raison  est  essentiellement  discontinue.  Poussant  à  l'extrême  le  besoin 
d'idées  séparées  et  juxtaposables,  elle  postule  inévitablement  un 
alomisme  logique.  On  a  un  curieux  témoignage  de  cette  invincible 
tendance  dans  la  conception  mathématique  du  continu,  ensemble 
connexe  et  parfait,  poussière  incohérente  et  infiniment  ténue,  ne 
présentant  ni  liens  intérieurs  ni  lacunes,  qui,  pour  les  philosophes, 
se  confondent  avec  la  discontinuité  absolue.  La  raison  est  donc 
nécessairement  «  spatiale  »  et  «  numérique  '  »  .  —  Nous  ne  chercherons 
point  à  nous  donner  le  ridicule  de  révéler  à  M.  Le  Roy  —  et  d'autant 
qu'il  invoque  par  surcroit  l'autorité  de  M.  Poincaré  —  la  nature  du 
continu  mathématique.  Nous  avons  seulement  à  résoudre  une  ques- 
tion de  psychologie  ou  de  logique  générale  :  pourquoi  l'ensemble 
connexe  et  parfait  apparaît-il  à  M.  Le  Roy  comme  le  type  de  la  dis- 
continuité, sinon  parce  qu'il  résout  cet  ensemble  dans  les  éléments 
entre  lesquels  il  peut  se  décomposer,  et  qu'il  néglige  systématique- 
ment la  loi  suivant  laquelle  cet  ensemble  se  forme,  le  rapport  qui 
permet  de  déterminer  chaque  élément  par  sa  place  dans  l'ensemble 
et  de  poursuivre  à  l'infini  la  détermination?  Pour  l'intellectualisme 
le  nombre  existe  par  la  numération;  le  continu  mathématique  est 
intelligible  par  la  continuité  de  l'activité  rationnelle  qui  poursuit 
son  travail  par  delà  toute  discontinuité  posée  et  constitue  en  vertu 
d'une  relation  définie  une  suite  indéfinie  de  termes.  La  continuité 
rationnelle  se  conçoit  par  opposition  à  la  discontinuité,  et  s'affirme 
par  le  pouvoir  qu'a  l'intelligence  de  dépasser  la  région  du  discon- 
tinu; la  philosophie  nouvelle  méconnaît  cette  continuité  parce 
qu'elle  se  place  au-dessus  de  toute  catégorie,  dans  l'hétérogène  et 

•1.  Rev..de  met.,  1S99,  p.  547. 


L.  BRUNSCHVICGr.  —  PHii.osoiMni;  >oi  vKij.i;.  imkllkcïualisme.  459 

dans  le  spécilique.  Mais  nous  croyons  avoir  démontré  (|ue  cette 
hétérogénéité  et  cette  spécificité  ne  sont  ramenées  à  la  continuité 
que  par  une  synthèse  esthéticiue,  transcendante  à  la  nature  intime 
du  réel;  un  spectateur  placé  au  dehors  prête  cette  continuité  à  une 
pliu-aiité  d'événements  qui  pris  en  eux-mêmes  s'excluent  par  le  fait 
même  de  leur  hétérogénéité  et  de  leur  spécificité.  La  continuité, 
telle  (|ue  la  conçoit  la  philosophie  nouvelle,  se  perd  dans  une  sorte  de 
nébuleuse,  dans  la  virtualité  primitive,  dans  l'indistinct  complexe. 
El  alors  conmient  ne  pas  en  appeler  à  M.  Le  floy?  «  En  toute  rigueur, 
écrit-il,  le  complexe  primordial  ne  peut  être  dit  ni  homogène  ni 
hétérogène;  ces  deux  termes  ultérieurs  —  qui  n'ont  qu'un  sens 
réciproque  —  sont  construits  à  partir  de  la  perception  originelle,  soit 
par  mélange  et  neutralisation,  soit  par  dislocation  et  morcelle- 
ment '.  »  En  toute  rigueur,  dirons-nous  à  notre  tour,  le  complexe 
primordial  ne  peut  être  dit  ni  continu  ni  discontinu,  il  est  la  virtua- 
lité qui  a  en  elle  la  puissance  des  contraires,  suivant  la  formule 
d'Arislote;  la  nature  sera  discontinue  pour  l'imagination,  qui  la 
saisit  partie  par  partie,  et  à  cause  de  cette  mutilation  y  introduit  la 
contingence;  elle  est  continue  pour  la  raison  qui  en  rétablit  l'unité 
grâce  à  la  nécessité  des  lois  qu'elle  démontre.  La  continuité  ne  prend 
de  signification  effective  que  dans  un  jugement  réfléchi,  après  que 
la  catégorie  de  discontinuité  a  été  traversée  et  lui  a  été  opposée; 
elle  est  intelligible  seulement  au  sommet  de  la  dialectique  et  grâce 
à  l'œuvre  de  la  science. 

?Sous  regrettons  que  M.  Le  Roy  n'ait  point  pris  garde  à  ces  rapports 
dialectiques  qui  nous  paraissent  dominer  toute  entreprise  philoso- 
phique ou  plutôt  que  la  philosophie  proprement  dite  a  pour  objet 
de  déterminer  ;  il  n'aurait  pas  couvert  du  pavillon  de  la  continuité  une 
di»ctrine  qui  est  en  son  fond  une  doctrine  du  discontinu  et  du  trans- 
cendant ;  il  n'aurait  pas  non  plus  présenté  comme  réfutation  de 
l'intellectualisme  une  simple  constatation  des  conditions  que  l'intel- 
lectualisme authentique  considère  comme  étant  les  conditions  du 
progrès  scientifique.  La  philosophie  nouvelle  prétend  se  fonder  sur 
une  nouvelle  conception  de  la  science,  et  en  effet  ce  serait  un  scan- 
dale pour  l'intellectualiste  que  tout  d'un  coup  une  révolution  vint 
bouleverser  le  système  de  lois  ou  il  avait  cherché  jusqu'ici  le  type  le 
mieux  établi  de  la  certitude  et  de  la  vérité.  Avec  la  science,  l'esprit 

i.  Rev.  de  met..  10i)0,  p.  32-53. 


460  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

humain  s'effondrerait,  et  entraînerait  dans  sa  chute  toute  possibilité 
de  communauté  spirituelle  au  sein  de  la  société.  Mais  il  ne  s'agit  de 
rien  de  tel  :  il  n'y  a  pas,  quoi  qu'en  dise  M.  Maurice  Daniel  dans 
l'article  pénétrant  où  il  expose  la  doctrine  de  M.  Le  Roy  ',  une 
«science  d'hier  »  et  une  «  science  d'aujourd'hui  »;  la  science  est 
demeurée  la  même  dans  sa  constitution  intrinsèque  et  dans  ses 
méthodes  positives;  jamais  les  savants  ne  se  sont  sentis  plus  rap- 
prochés les  uns  des  autres  dans  le  travail  collectif;  jamais  les  géné- 
rations n'ont  mieux  compris  la  solidarité  de  leurs  efforts  séculaires. 
La  science  est  hors  de  cause,  et  c'est  ce  qui  nous  donne  la  liberté  de 
ne  pas  nous  récuser  dans  le  débat;  nous  discutons  simplement  avec 
M.  Le  Roy  sur  l'interprétation  logique  de  la  science,  et  pas  même 
cela,  sur  l'interprétation  logique  des  études  critiques  que  M.  Le  Roy 
nous  a  données  à  propos  de  la  science.  Nous  ne  contestons  rien  de 
ces  études  solides  et  pénétrantes;  nous  croyons  seulement  qu'elles  ne 
sont  susceptibles  de  s'éclairer  et  de  se  justifier  qu'à  la  lumière  de 
l'intellectualisme. 

Suivant  M.  Le  Roy  la  science  se  développe  par  un  double  mouve- 
ment :  mouvement  d'approximation  et  mouvement  de  solidarité.  La 
loi  est  àla  fois  une  formule  qui  prétend  envelopper  dans  sa  généralité 
une  classe  de  faits  observés,  et  une  conséquence  de  principes  qui  ont 
été  posés  comme  des  décrets  ou  comme  des  dogmes.  D'où  la  philoso- 
phie nouvelle  conclut  que,  voulant  être  l'une  et  l'autre,  elle  n'est  ni 
l'une  ni  l'autre,  et  que  par  suite  elle  est  dépourvue  de  toute  valeur 
rationnelle  -.  Les  faits  scientifiques  sont  choisis  et  «  truqués  »  par 
les  savants  de  telle  façon  qu'ils  satisfassent  en  toute  circonstance  aux 
principes  définis;  si  les  lois  de  la  chute  des  corps  ne  sont  pas  con- 
firmées directement  par  l'expérience  le  savant  modifiera  en  quelque 
sorte  le  milieu  normal  de  la  chute,  et  àla  chute  dans  l'air  substituera 
ce  qu'il  lui  convient  d'appeler  la  chute  libre.  Inversement  les  prin- 
cipes seront  définis  de  telle  manière  qu'à  l'avance  ils  fournissent  un 
cadre  également  apte  à  recevoir  toute  expérience,  quelle  qu'elle  soit  ; 
le  principe  de  la  conservation  de  l'énergie  sera  toujours  en  har- 
monie avec  les  faits,  car  le  principe  même  entre  dans  la  constitution 
et  dans  la  détermination  des  faits.  11  est  donc  impossible  de  décou- 
vrir un  fait  primordial  ou  bien  un  principe  initial  qui  servirait  de 

1.  Annales  de  philosophie  chrétienne,  février  1901. 

■1.  Voir  dans  les  Mémoires  du  Congrès  La  Science  positive  et  la  Liberté  et  dans 
le  Bulletin  La  valeur  objective  des  lois  pliysiques. 


L.  BRUNSCHVICG.^  l'HiLOSOPiiii:  NoivDM.i:,  iMiiLi.Kcn  Ai.isMi:.  401 

base  à  la  démonstration  d'nne  loi;  l'esprit  va  dans  la  science  de 
n'importe  quel  fait  à  tous  les  faits,  et  à  tous  les  principes,  de  n'im- 
porte quel  principe  à  tous  les  principes,  et  à  tous  les  faits.  S'il  paraît 
se  faire  un  progrès  à  l'intcrieur  de  la  science  à  mesure  qu'il  y  a  plus 
d'approximation  du  côté  des  faits,  plus  de  solidarité  entre  les  prin- 
cipes, cette  apparen(;c  ne  doit  pas  nous  faire  illusion  sur  la  valeur  de 
la  science  :  elle  n'est  logiquement  qu'un  perpétuel  cercle  vicieux  où 
les  laits  nous  renvoient  aux  principes,  où  les  principes  nous  ren- 
voient aux  faits,  sans  jamais  nous  permettre  de  nous  arrêter  à  la 
loi,  comme  à  la  vérité  à  la  fois  indépendante  et  démontrée. 

Cette  conclusion  qui,  pour  M.  Le  Roy,  serait  l'assise  de  la  philo- 
sophie nouvelle,  en  est,  en  réalité,  la  conséquence.  Plaçons-nous 
dans  un  système  de  métaphysique  transcendante  où  le  réel  est  au 
delà  du  fait  observable  et  la  raison  au  delà  du  progrès  intellectuel, 
la  science  apparaîtra  comme  un  cercle  vicieux.  En  effet  nous  con- 
templons alors  la  science  du  dehors  et  nous  sommes  obligés  de 
chercher  par  quel  endroit  elle  est  pénétrable,  nous  réclamons  un 
commencement  fixe  à  partir  duquel  elle  se  développe  dans  un  ordre 
rectiligne.  Mais  si  nous  abandonnons  le  postulat  de  la  philosophie 
nouvelle,  la  dissociation  artificielle  qu'elle  opère  entre  l'intuition  de 
la  réalité  et  l'évidence  de  la  raison,  nous  serons  à  l'intérieur  de  la 
science,  et  il  nous  suffira  pour  en  fonder  la  valeur  de  la  rattacher  au 
développement  de  l'activité  intellectuelle.  Or  comment  concevoir  ce 
développement  sinon  comme  l'unification  synthétique  qui  trans- 
forme une  pluralité  discontinue  de  faits  en  un  réseau  continu  de 
relations?  Comment  en  mesurer  le  progrès  sinon  par  l'approxima- 
tion croissante  du  côté  des  faits,  par  la  solidarité  croissante  des 
relations  rationnelles?  Ce  qui  était  cercle  vicieux  du  point  de  vue  de 
la  transcendance  de  l'action,  devient  marque  de  vérité  du  point  de 
vue  de  l'immanence  de  la  pensée;  la  différence  des  thèses  ne  corres- 
pond nullement  à  une  divergence  dans  la  conception  de  la  science 
positive,  elle  traduit  seulement  l'opposition  de  la  philosophie  nou- 
velle et  de  l'intellectualisme. 

C'est  donc  à  l'intellectualisme  qu'il  appartient  de  redresser,  sur 
les  bases  mêmes  que  nous  offrent  les  études  de  M.  Le  Roy,  la  théorie 
de  la  connaissance  scientifique  et  de  nous  faire  comprendre  en  quelle 
mesure  la  science  est  maîtresse  de  vérité. 

La  science  procède  par  approximation,  et  toute  approximation 
serait,  d'après  M.  Le  Roy,  relative  à  l'action.  Une  loi  approchée,  par 


462  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

définition  même,  ne  peut  être  une  loi  vraie;  mais  le  savant  s'en  con- 
tente, parce  que  Terreur  est  à  peu  près  indifférente  dans  l'applica- 
tion, qu'elle  est  pratiquement  négligeable.  Mais  comment  ne  pas 
dénoncer  une  fois  de  plus  l'équivoque  qu'entraîne  l'intervention  de 
l'action?  On  veut  que  le  pratiquement  négligeable  soit  ce  que  nous 
avons  le  droit  de  négliger  comme  n'étant  d'aucune  utilité  pratique; 
n'est-ce  pas  plutôt  ce  que  nous  sommes  matériellement  obligés  de 
négliger,  pour  cette  bonne  raison  que  nous  ne  le  connaissons  pas 
encore,  auquel  cas  l'approximation  serait  relative  à  la  connais- 
sance? Et  la  preuve  en  est  simple;  carde  quel  droit  décider  qu'il  est 
légitime,  à  quelque  point  de  vue  que  ce  soit,  de  négliger  telle  ou  telle 
différence  de  résultats,  avant  de  savoir  quelle  en  est  la  conséquence, 
c'est-à-dire  avant  d'en  avoir  fait  la  théorie?  Un  médecin,  décrivant 
comme  il  le  voyait  l'état  de  la  gorge  dans  la  diphtérie,  ne  croyait-il 
pas  en  avoir  une  connaissance  pratiquement  suffisante,  jusqu'à  ce  que 
la  découverte  de  la  bactériologie  lui  eût  révélé  que  l'essentiel  lui 
échappait?  La  différence  entre  l'azote  industriel  et  l'azote  atmosphé- 
rique n'a-t-elle  pas  paru  pratiquement  négligeable,  jusqu'à  ce  que  les 
recherches  toutes  théoriques  de  Ramsay  et  de  Raleigh  aient  fait  de 
cette  différence  l'occasion  d'un  progrès  important  dans  l'analj^se?  En 
résumé  l'action  se  modèle  toujours  sur  la  connaissance;  seulement, 
tant  qu'il  y  a  une  lacune  dans  la  connaissance,  l'action,  qui  est 
urgente,  passe  forcément  par-dessus  les  réserves  théoriques  du 
savant.  Comment  conclure  de  là  que  ce  ne  soit  pas  à  l'intelligence 
de  constater  la  lacune,  et  ensuite  de  la  combler?  Toute  approxima- 
tion suppose  une  mesure,  et  elle  se  réfère  à  une  formule  ou  à  une 
limite  définie,  qui  permet  d'apprécier  l'écart.  En  sorte  que  le  pro- 
blème de  l'approximation  se  pose  à  nous  d'une  façon  précise  :  est-ce 
que  l'approximation,  liée  à  l'imperfection  de  nos  procédés  de  calcul 
ou  de  nos  instruments  d'observation,  va  toujours  diminuant,  de 
telle  façon  que  le  savant  enserre  le  fait  naturel  dans  des  limites  de 
plus  en  plus  précises,  que  la  vérité  apparaisse  comme  le  terme  de 
convergence  de  toutes  les  lois  approximatives  que  nous  formulons? 
Et,  nous  rappelant  la  discussion  qui  a  eu  lieu  à  cet  égard,  nous  nous 
apercevons  que  les  problèmes  sont  toujours  près  d'être  résolus  par 
l'accord  unanime,  dès  qu'une  analyse  un  peu  plus  claire  les  fait 
apparaître  dans  les  conditions  mêmes  où  le  savant  les  rencontre 
effectivement  dans  son  travail  quotidien  '. 
\ .  Bullelin,  I,  26. 


L.    BRUNSCHVICG.— PIIILOSOI'HIK  NOLVKI.Li:,   IM  lil.l.KCiUAI.ISMi:.    4G3 

Pour  le  savant  la  science  est  orientée  vers  le  réel  et  vers  les  faits; 
le  savant  a  conscience  de  ne  pas  faire  les  faits  scientifiques.  Et 
pourtant,  dit  M.  Le  Roy,  comment  contester  la  disproportion  entre  ce 
qui  est  la  part  de  l'observation  pure  et  ce  qu'y  ajoute  l'interpréta- 
tion scientifique?  Un  jeu  d'ombre  et  de  lumière  passe  devant  nos 
yeux,  et'nous  affirmons  qu'il  y  a  éclipse  de  soleil.  Dans  les  exemples 
intéressants  qu'accumule  le  mémoire  sur  la  Sricnci'  positive  et  la 
Liberté^  nous  reconnaissons  la  critique  rationaliste  de  l'empirisme 
anglais,  de  «  l'ancien  positivisme  ».  —  Mais  pour  avoir  supposé  que 
l'ancien  positivisme  était  professé  par  ceux  qui  n'étaient  pas  les 
«  tenants  de  la  philosophie  nouvelle  »,  M,  Le  Roy  s'abuse  sur  la  portée 
de  cette  critique,  et  en  sens  inverse  il  commet  la  même  confusion  que 
ceux  qu'il  réfute  :  il  confond  le  fait  et  le  rapport,  ou  plus  exacte- 
tement  les  deux  acceptions  que  comporte  la  détermination  d'un  fait. 
Car  ce  n'est  pas  du  tout  la  même  chose  de  déterminer  le  fait  comme 
fait,  ou  de  déterminer  le  contenu  du  fait,  d'affirmer  que  le  fait  est 
ou  d'affirmer  quel  fait  est.  Cette  distinction  élémentaire,  à  laquelle 
M.  Le  Roy  parait  consentir  lui-même  lorsqu'il  parle  de  cette  «  pous- 
sière incohérente  et  fugitive,  qui  n'est  rien  par  elle-même  et  que 
rien  néanmoins  ne  saurait  suppléer-  »,  suffit  pour  rectifier  son  argu- 
mentation et  rétablir  la  véritable  notion  du  fait  scientifique.  Plus 
votre  analyse  écartera  les  intermédiaires,  dus  à  l'intervention  de 
la  réflexion  scientifique,  les  classifications  de  phénomènes  et  les  ins- 
truments de  mesure,  les  définitions  traditionnelles  et  les  manuels 
opératoires,  plus  vous  mettrez  en  relief  ce  qui  reste  au  fond  du 
creuset,  ce  qui  résiste  à  toute  dissolution  mentale,  le  je  ne  sais  quoi 
d'irréductible  qui  est  le  fait  pur;  il  est  sans  doute  indéterminé,  à  un 
tel  degré  d'indétermination  qu'on  ne  peut  lui  faire  correspondre  aucun 
autre  jugement  que  la  simple  affirmation  de  l'être,  et  que  Cratyle,  le 
maître  de  Platon,  recommandait  de  se  borner  à  lever  le  doigt;  aussi 
n'y  aura-t-il  guère  d'autre  mot  pour  le  désigner  que  ce  moi  de  choc, 
déjà  employé  par  Fichte.  C'est  là,  dans  l'apparition  de  ce  choc,  que 
réside  l'objectivité  du  fait  scientifique  et  la  racine  de  toute  objecti- 
vité; l'esprit  le  constate  comme  une  limite  à  la  liberté  de  ses  concep- 
tions; c'est  la  part  de  ce  qu'il  ne  fait  pas  dans  ce  qu'il  fait,  et  c'est  là 
ce  qu'il  est  impossible  de  supprimer;  car  si  artifice  il  y  a,  c'est  là 


1.  Bibliothèque  du  Confjrès,  t.  I,  p.  329. 

2.  Rev.  de  met.,  1899,  p.  514. 


464  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

que  se  suspend  l'artifice,  et  c'est  parla  que  la  science  acquiert  cette 
efficacité  qui  est  au  moins  reconnue  comme  la  condition  minima  de 
sa  valeur.  Ou  il  y  a  une  équivoque  dans  le  raisonnement  qui  nous 
est  opposé,  et  de  ce  que  le  contenu  du  fait  serait  artificiellement 
déterminé,  il  est  illégitime  de  conclure  que  la  dénomination  et  la 
production  du  fait  en  un  temps  donné  seraient,  elles  aussi,  artificielles  ; 
ou  alors  ceci  emporte  cela,  et  la  science  n'est  plus  qu'une  fantasma- 
gorie, une  mystification  faudrait-il  dire,  du  jour  où  le  savant  en 
serait  conscient. 

Comprenons  mieux  l'attitude  du  savant  dans  l'expérience.  «  Com- 
bien d'intermédiaires  accumulés,  dit  M.  Le  Roy,  sous  lesquels  le  réel 
disparaît'!  »  Mais  imagine-t-on  que  le  savant  accumule  ainsi  les 
intermédiaires,  à  cette  seule  fin  de  faire  disparaître  le  réel?  Et  encore 
cela  seul  peut  disparaître  qui  est  apparu.  Ni  la  psychologie  positive 
ni  la  science  positive  ne  connaissent  cette  réalité  qui  aurait  la  pro- 
priété singulière  de  s'évanouir  ou  de  se  laisser  ensevelir  à  mesure 
que  l'investigateur  multiplie  le  nombre  ou  raffine  les  procédés  de 
ses  observations.  Le  réel,  le  fait  premier  est  effectivement  saisi 
comme  une  apparition,  comme  une  position  dans  le  temps;  et  si  la 
science  accumule  les  intermédiaires,  c'est  en  vue  de  faire  apparaître 
le  réel.  Une  expérience  suppose  une  longue  préparation,  des  théo- 
ries et  des  instruments;  mais  quel  est  le  but  de  cet  effort,  sinon  de 
poser  une  question  à  laquelle  la  nature  répondra?  Nous  accorderons 
à  M.  Le  Roy  que  la  lunette  astronomique  implique  une  multitude  d'hy- 
pothèses; mais  ces  hypothèses  ont  pour  but  une  constatation  qui 
n'est  plus  une  hypothèse.  Il  y  a  un  moment  où  le  savant  attend,  et 
où  il  ne  dépend  plus  de  lui  que  ce  qu'il  attend  arrive  ou  n'arrive 
pas.  Que  tout  le  langage  du  savant  soit  artificiel,  il  y  a  deux  mots 
qui  sont  naturels  :  oui  ou  non.  M.  Périer,  beau-frère  de  Pascal, 
monte  au  sommet  du  Puy  de  Dôme,  et  dans  le  tuyau  où  il  avait  mesuré, 
aux  Minimes  de  Clermont,  vingt-six  pouces  trois  lignes  et  demie  de 
vif-argent,  il  trouve  qu'il  ne  reste  plus  que  la  hauteur  de  vingt-trois 
pouces  deux  lignes.  Accordons  pour  le  moment  qu'il  ait  eu  tort  de 
rapporter  la  différence  de  niveau  à  la  diminution  de  la  pression 
atmosphérique,  qu'il  ait  pu  y  voir  l'effet  de  l'amour  du  vide  ou  de  la 
variété  de  la  végétation;  mais,  de  quelque  façon  que  l'on  qualifie 
celte  différence,  il  reste  que  c'est  un  changement,  et  à  qui  fera-t-on 

1.  BiblioUv^que,  I,  329. 


L.    BRUNSCHVICG.— PHII.OSOl'IIIK  NOl'VELLK,  IM  lai.IXTU.M.ISMK.    405 

croire  qu'il  est  étranger  au  cours  de  l'univers  qui  se  f/iit  indépen- 
damment de  nous,  qu'il  n'est  pas  un  phénomène  de  la  nature,  mais 
une  propriété  librement  attribuée  à  un  instrument  librement  fabriqué 
et  qu'à  se  donner  la  peine  de  gravir  la  montagne  on  ne  gagne  que 
l'illusion  de  rendre  de  plus  haut  un  décret?  Est-ce  à  M.  Périer,  est-ce 
à  Pascal,  est-ce  à  quelque  savant  qu'il  nous  plaise  d'imaginer?  Il  y 
a  donc  des  faits  que  le  savant  ne  fait  pas;  plus  exactement  il  y  a  des 
points  de  repère  qui  ne  se  déplacent  pas  il  notre  gré.  Et  si  nous 
ajoutons  que  ces  points  ne  sont  que  des  points,  (ju'ils  n'enferment 
en  eux  aucune  détermination  de  contenu,  aucune  image  de  la  réalité, 
nous  affirmons  une  des  thèses  essentielles  de  l'intelleclualisme,  à 
savoir  que  nous  ne  connaissons  rien  que  par  des  rapports  intelligi- 
bles et  que  l'œuvre  de  la  science  est  de  relier  les  points  discontinus 
qui  sont  saisis  comme  faits  en  les  comprenant  dans  un  réseau  con- 
tinu de  lois. 

Une  seconde  thèse  de  l'intellectualisme  consiste  à  expliquer  la 
formation  de  ce  réseau  par  l'activité  de  la  raison,  faculté  d'unité  et 
de  continuité.  Mais,  objecte  M.  Le  Roy,  comment  ne  pas  voir  que  les 
principes  de  la  science  sont  changeants,  et  par  suite  arbitraires?  La 
raison  se  donne  l'illusion  de  les  subir  comme  s'ils  étaient  néces- 
saires; elle  repousse  comme  contradictoire  et  inintelligible  tout  ce 
(jui  ne  rentrerait  pas  dans  le  cadre  de  ses  affirmations,  l'action  à 
distance  ou  l'ondulation  de  l'éther,  la  vitesse  de  la  lumière  ou  la 
transmission  instantanée  ;  puis  l'habitude  vient,  ce  qui  cesse  de  lui 
être  étranger  cesse  de  lui  paraître  absurde;  avec  de  nouvelles  con- 
ditions de  commodité,  elle  fait  de  nouveaux  cadres  d'intelligibilité, 
et  elle  s'élargit  à  l'intérieur  de  ces  cadres,  puisqu'ils  n'ont  jamais 
eu  qu'en  apparence  la  forme  rigide  ddla  nécessité;  ils  sont  souples 
et  extensibles  à  l'infini;  si  la  théorie  semble  en  défaut,  il  suffit 
d'imaginer  quelque  nouveau  phénomène,  d'inventer  quelque  nouvelle 
force  à  laquelle  on  assignera  exactement  les  propriétés  convenables 
pour  assurer  le  succès  de  la  raison.  La  raison  jouerait  bien  de 
malheur  si  avec  des  définitions  librement  choisies,  avec  des  dogmes 
qui  n'ont  d'existence  que  par  elles  et  pour  elles,  elle  ne  parvenait 
pas  à  refaire  un  discours  maniable  et  collèrent  '.  On  comprend  ainsi 
en  quel  sens  M.  Le  Roy  peut  invoquer  la  solidarité  des  lois  scienti- 
fiques pour  prouver  qu'elles   ont   une  signification    toute   verbale. 

1.  Revue  de  met.,   1901,  p.  145. 

Rev.   meta.  t.  IX.  —  1901.  32 


466  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

rs'importe  quelle  loi  particulière  est  créée  à  la  volonté  de  l'homme 
parce  qu'elle  pourrait   —  relativement  à  l'ordre   de    phénomènes 
qu'elle  paraît  régir  plus  directement  —  être   formulée  autrement, 
et  que  pour  lui  donner  un  complément  de  détermination  on  doit 
l'emprunter  à  son  rapport  avec  les  autres  lois  de  la  nature.  11  faudra 
donc   concevoir   la   raison   comme    une   faculté   arbitraire    planant 
au-dessus  des  principes  qu'elle  adopterait  ou  quitterait  avec  la  même 
facilité,  faisant  ou  défaisant  la  logique  au  gré  de  ses  dogmes  supra- 
logiques,  et  toujours  également  certaine  du  succès  puisqu'elle  n'a  en 
face  d'elle  qu'une  nature  infinie,  laissant  toujours,  en  vertu  de  son 
infinité,  apparaître   ou  fabriquer, les   faits  requis   pour  donner  au 
décret   du  discours  l'illusion  de  la  justification  '.   Bref  une   nature 
indéterminée  et  une  raison  indéterminée,  allant  à  la  rencontre  l'une 
de  l'autre,  suffiraient  pour  engendrer  cette  masse  énorme  de  rela- 
tions supposées  nécessaires  et  universelles  qui  constitue  la  science. 
Mais  comment  se  fait-il  que  l'impression  décrite  par  la  philosophie 
nouvelle  soit  si  exactement  contraire  à  celle  du  savant  qui  fait  son 
oeuvre?  Le  physicien  le  plus  averti  des  illusions  dénoncées  par  la 
critique  n'en  croit  pas  moins  que  la  science  est  —  ou,  si  l'on  insiste, 
peut  devenir  —  un  progrès  vers  la  détermination,  qu'elle  a  un  sens 
d'orientation.  Comme  l'esprit  humain  dont  elle  est  l'œuvre,  elle  va 
du  multiple  à  l'un,  du  discontinu  au  continu.  Au  début,  quelques 
faits  discontinus  qui  par  leur  discontinuité  sont  susceptibles  d'être 
reliés  par  une  série  de  courbes  différentes,  et  présentent  ainsi  une 
apparence  de  contingence  ;  puis,  à  mesure    que  les  faits  observés 
deviennent  plus  nombreux,  la  courbe  est  de  moins  en  moins  indéter- 
minée, en  même  temps  que  les  différentes  courbes,  correspondant 
aux  différentes  catégories  de  phénomènes,  sont  reliées  entre  elles, 
de  façon  à  former  un  réseau  de  plus  en  plus  vaste   et  de  plus  en 
plus  serré;  la  solidarité   des  lois  scientifiques  manifeste  ce  qui  ne  se 
sépare  pas  pour  le  savant,  l'unité  et  la  continuité  de  la  raison,  l'unité 
et  la  continuité  de  la  nature. 

Et  alors  la  question  qui  avait  été  soulevée  par  l'approximation  des 
faits  se  pose  pour  la  solidarité  des  principes.  L'interprétation  de  la 
science  que  donne  M.  Le  Roy  avec  tant  de  pénétration  et  de  sincérité 
n'est-elle  pas  viciée  à  sa  base  par  une  confusion  d'ordre  logique? 
Après  avoir  emprunté  au  positivisme  sa  conception  du  fait  scienti- 

1.  Bibliothèque,  i,  p.  320. 


L.    BRUNSCHVICG.—  PHII.OSOPIIIi:   NOUVKI.I.E,    l.NTELLKCTLALISMK.    401 

tique  identifié  au  réel,  M.  Le  lloy  s'appuie  sur  une  définition  des  prin- 
cipes scientifiques  qui  se  rapporte  à  une  forme  de  la  science  aujour- 
d'hui abolie,  à  ce  qu'Auguste  Comte  appelait  l'état  théologique;  à 
l'état  théologique  en  effet  il  n'y  avait  aucune  différence  à  faire  entre 
les  symboles  et  les  formules.  Symboles  et  formules  s'efîondreront 
éyalcmenl,  dès  qu'il  deviendra  évident  que  symboles  différents  et  for- 
mules différentes  se  sont  succédé  au  cours  de  l'histoire,  ou  qu'ils 
peuvent  coexister  sans  que  le  savant  se  sente  capable  ou  même  se 
soucie  de  décider  entre  eux.  Mais  l'intellectualisme  se  croit  capable 
de  dénoncer  ici  l'erreur  de  la  philosophie  nouvelle  :  la  mobilité  des 
symboles  et  la  mobilité  des  formules  n'ont  pas  la  même  signification, 
peut-êtr3  même  ont-elles  une  signification  contraire. 

Un  symbole  est  une  fjrme  de  représentation  qui  en  exclut  une 
autre;  l'élément  est  l'atome  ou  bien  il  est  la  force,  l'impulsion  vient 
du  choc  ou  bien  de  l'action  à  distance.  Or,  à  mesure  que  les  théories 
scientifiques  se  multiplient,  il  apparaît  que  ces  schèmes,  tout  incom- 
patibles qu'ils  sont,  ont  la  même  aptitude  à  figurer  les  relations  des 
phénomènes  naturels.  Ils  s'annulent  donc  l'un  l'autre,  et  pour  avoir 
de  la  nature  une  connaissance  réelle  il  faut  les  retrancher  égale- 
ment de  sa  pensée.  Que  conclurons-nous  de  là,  sinon  que  cette  cri- 
tique des  symboles  permet  de  réparer  et  de  rejeter  ce  qui  dans  la 
pensée  scientifique  se  mêlait  inconsciemment  d'imagination  à 
l'œuvre  de  la  raison?  Comme  l'a  dit  si  spirituellement  et  si  profon- 
dément aussi  M.  Poincaré,  les  théories  mécanistes  de  la  première 
moitié  du  xix''  siècle,  après  avoir  dénoncé  les  illusions  de  la  cons- 
cience vulgaire,  rêvent  de  rétablir  à  un  étage  supérieur  une  matière 
nouvelle  et,  par  une  contradiction  inconsciente,  elles  en  empruntent 
la  description  et  les  propriétés  aux  phénomènes  du  monde  sensible; 
elles  voudraient  les  expliquer  et  elles  les  remplacent.  L'élimination 
de  ces  symboles  Imaginatifs  est  à  la  fois  un  progrès  de  l'esprit  scien- 
tifique et  une  confirmation  de  l'intellectualisme. 

Et,  en  effet,  c'est  une  fois  écartés  les  symboles  mathématiques 
qu'apparaissent  dans  toute  leur  valeur  les  formules  intelligibles,  les 
expressions  mathématiques.  Mais,  nous  demande  M.  Le  Roy,  ne  sont- 
elles  pas  mobiles  aussi?  Est-ce  que  la  forme  de  la  relation  mathé- 
matique ne  dépend  pas  de  l'unité  choisie?  L'expérience  ne  livre 
qu'un  point  de  repère,  et  ce  point  recevra  sa  qualification  du  cadre 
dans  lequel  le  savant  l'aura  fait  entrer.  Soit  le  point  correspondant 
à  ce  qu'on  appelle  la  fusiim  du  phosphore;  il  dépend  de  nous  que  ce 


468  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

point  soit  constant  et  déterminé  à  44°  comme  il  Test  dans  nos  ther- 
momètres centigrades;  nous  pourrions  graduer  autrement  nos  ther- 
momètres, et  déjà  certaines  déterminations  de  la  formule  varie- 
raient, la  forme  en  resterait  la  même  cependant:  mais  il  est  facile 
de  faire  varier  la  formule,  en  choisissant  une  autre  substance  que  le 
mercure  ou  Talcool  :  on  dit  que  l'eau  a  une  anomalie  de  dilatation; 
mais  que  l'on  parte  d'un  thermomètie  à  eau,  c'est  le  phosphore  qui  a 
une  anomalie  de  dilatation;  —  et  que  l'on  prenne  enfin  comme  unité 
de  mesure  une  grandeur  variable  comme  la  distance  du  soleil  à  la 
terre,  toutes  les  quantités  fixes  auxquelles  nous  nous  repérons  vont 
devenir  des  quantités  variables,  et  tout  le  système  intelligible  de  la 
science  sera  renversé  '.  La  mobilité  des  formules  est  donc  liée  à  la 
mobilité  des  symboles;  il  sera  impossible  de  ne  pas  apercevoir  le 
scepticisme  imminent,  de  maintenir  l'adhésion  rationaliste  à  la 
valeur  des  principes  scientifiques,  à  moins  de  prétendre  que  ce  qui 
est  vrai  des  symboles  ne  l'est  plus  des  formules,  que,  les  uns  et  les 
autres  étant  également  susceptibles  d'être  changés  à  volonté,  les  uns 
sont  arbitraires  et  les  autres  ne  le  sont  pas.  —  Or  cette  prétention, 
que  d'avance  la  philosophie  nouvelle  juge  contradictoire,  est  celle  de 
l'intellectualisme.  Les  notions  de  l'imagination  s'excluent  mutuelle- 
ment, et  c'est  pourquoi  le  dogmatisme  métaphysique  se  plaît  à  les 
soumettre  au  principe  de  contradiction  afin  de  soutenir  ou  de  com- 
battre la  thèse  du  fini,  le  principe  de  l'alomisme,  etc.,  et  cela  malgré 
l'avertissement  de  Kant  qui  a  dénoncé  dans  la  doctrine  des  antinor 
mies  la  vanité  de  toute  tentative  pour  appliquer  des  principes 
absolus  à  des  représentations  purement  sensibles;  mais  il  est  pos- 
sible que  les  notions  intellectuelles  soient  diverses  dans  leurs  expres- 
sions et  qu'elles  s'harmonisent  pourtant  entre  elles;  car  précisément 
elles  se  distinguent  des  représentations  Imaginatives  en  ce  qu'elles 
ne  se  confondent  pas  avec  leur  symbole  extérieur  :  leur  multiplicité 
apparente  peut  exprimer  l'unité  réelle  de  la  pensée.  Deux  formules 
mathématiques  peuvent  n'avoir  aucun  élément  commun,  et  cepen- 
dant être  équivalentes;  il  suffit  qu'à  chaque  élément  de  l'un  corres- 
ponde un  élément  déterminé  de  l'autre,  qu'à  chaque  variation  dans 
le  rapport  des  éléments  corresponde  une  variation  déterminée  du 
rapport  entre  ces  seconds  éléments;  alors  deux  systèmes,  qui  sont 
tout  à  fait  dissemblables  pour  le   discours,  sont  pour  la  raison  un 

1.  Bulldin,  p.  23. 


L.  BRUNSCHVICG— Piiiiosoi'Hii:  nouvki.i.i:.  iNTi:i,i.K(yrL'.\i.is>ii:.    iC'J 

seul  et  même  système.  Autrement  dit  l'unité  de  la  raison  se  mani- 
feste par  le  principe  de  transformation  qui  permet  de  passer  d'une 
série  de  formules  à  une  autre  série,  tout  en  maintenant  l'identité 
des  rapports  qui  en  constituent  le  système,  ([ui  en  font  la  vérité. 
L'intellectualisme  est  donc  justifié  positivement  par  la  mobilité  des 
formules  mathématiques,  comme  il  Tétait  négativement  par  la  mobi- 
lité des  symboles  Imaginatifs. 

Dans  un  cas  seulement  la  philosophie  nouvelle  serait  autorisée  à 
soutenir  que  la  science  est  arbitraire,  ce  serait  le  cas  où  les  rap- 
ports mathématiques  pourraient  être  remplacés  indifféremment  par 
d'autres  rapports  lesquels  ne  seraient  reliés  aux  premiers  par  aucun 
principe   concevable    de   transformation,  où,  toutes  les   conditions 
égales  d'ailleui-s,  on  pourrait  à  volonté   supposer   dans  la  formule 
de  la  gravitation  le   rapport  inverse  ou  le  rapport  direct   des  dis- 
lances, le  rapport  simple  des  masses  ou  le  rapport  de  leur  carré,  où 
la  vitesse  de  la  lumière  pourrait  être  dans  notre  système  actuel  de 
mesures  d'un  million  de  kilomètres  par  seconde.  S'il   n'en  est  pas 
ainsi,  réserve    faite   des   limites  toujours   de   plus  en  plus  étroites 
entre  lesquelles  l'approximation  des  faits  permet  encore  la  variété 
des  formules,  alors  les  exemples  invoqués  par  M.  Le  Roy  pour  nous 
convaincre  que  la  science   est   arbitraire,  sont  réellement  décisifs 
pour  prouver  que  la  science  n'est  pas  arbitraire.  La  dilatation  de 
l'eau  et  la  dilatation  du  mercure  suivent  deux  courbes  qui  sont  dans 
un  rapport  défini,  de  telle  sorte  que  nous  pouvons  à  notre  gré  nous 
servir  de  la  première  pour  mesurer  la  seconde,  ou  inversement.  Si 
nous  adoptons  la  distance  du  soleil  à   la  terre  comme  base  d'un 
système  de  mesure,  la  hauteur  de  la  colonne  mercurielle  correspon- 
dant à  la  température  de  fusion  phosphorique  sera  encore  ration- 
nellement connue,  puisf[u'elle  variera  en  fonction  d'une  loi  qui  est 
donnée  à  l'avance.  De  même  la  théorie  de  l'émission  ou  la  théorie  de 
l'ondulation  ou  la  théorie  électro-magnétique  sont  équivalentes,  en 
tant  qu'elles  conduisent  à  des  formules  équivalentes,  apportant  le 
même  degré  de  certitude  et  de  précision  dans  la  détermination  des 
phénomènes.   La  géométrie   non-euclidienne   ne   contredit  pas  la 
géométrie  euclidienne,  quoique  le  même  énoncé  paraisse  vrai  dans 
l'une  et  faux  dans  l'autre;  les  géométries  non-euclidiennes  définis- 
sent les  condiliuns  de  l'espace  euclidien  et  contiennent  le  principe 
qui  permet  de  retrouver  à  l'aide  de  ces  conditions  l'enchaînement 
des  théorèmes  euclidiens.  Ce  ([ui  est  éliminé  parla  comparaison  des 


470  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  El  DE  MORALE. 

diverses  théories  laisse  un  résidu,  un  faisceau  de  rapports;  ces 
rapports  sont  transparents  pour  la  raison,  précisément  parce  qu'ils 
sont  supérieurs  à  tout  langage  particulier,  indépendants  de  tout 
schèine  Imaginatif;  pour  quiconque  pense  sans  confondre  ce  qu'il 
pense  avec  ce  qu'il  dit  ou  avec  ce  qu'il  se  figure,  ils  constituent  une 
même  unité  systématique,  ils  sont  vrais  de  la  même  vérité. 

En  définitive  une  doctrine  qui  respecte  scrupuleusement  la  spéci- 
ficité de  la  science  contemporaine  reconnaît  qu'à  travers  les  varia- 
lions  indéfinies  des  formules  littérales,  quelque  chose  demeure  iné- 
branlé, immuablement  vrai,  c'est  la  raison  intérieure  de  ces 
différentes  formules.  Quelle  que  soit  la  diversité  des  termes  auxquels 
nous  appliquons  en  arithmétique  la  règle  de  trois,  il  y  a  un  même 
rapport  intelligible  qui  fait  l'unité  de  l'acte  rationnel;  c'est, 
comme  le  disait  Spinoza,  l'intelligence  de  l'adéquate  proportionna- 
lité, et  ainsi  se  justifie  la  définition  leibnitzienne  que  rappelait  der- 
nièrement M.  Couturat  '  :  La  raison  est  faculté  d'analogie.  En  vertu 
d'une  hypothèse  à  priori,  M.  Le  Roy  a  méconnu  celte  unité  synthé- 
tique de  la  pensée  ;  faisant  allusion  à  la  distinction  du  schème 
imaginable  et  de  la  fonction  logique,  il  les  définit  aussitôt  :  «  l'un 
synthétique,  mais  contingent,  l'autre  nécessaire,  mais  analytique  ^  » 
Il  se  fait  prisonnier  de  cette  formule  abstraite,  et  de  là  les  contradic- 
tions où  s'engage  le  positivisme  nouveau.  C'est  contredire  l'unité  de 
la  connaissance  scientifique  que  de  dissocier  le  discours  et  la  pensée 
de  façon  à  restreindre  l'un  au  domaine  régi  par  le  principe  d'iden- 
tité, et  à  faire  de  l'autre  le  produit  mystérieux  d'un  dynamisme 
irrationnel.  C'est  contredire  le  progrès  continu  qui  se  fait  de  la  per- 
ception à  la  science  que  de  séparer  violemment  la  connaissance 
rationnelle  de  tout  contact  avec  la  réalité  :  «  il  y  a  toujours  deux 
marches  possibles,  à  partir  des  symboles  du  sens  commun,  soit  vers 
le  rationnel  pur,  soit  vers  le  donné  concret".  »  Nous  avons  cherché 
pour  notre  part  à  nous  affranchir  de  cette  formule,  et  nous  avons 
vu  apparaître  l'unité  et  la  continuité  d'une  activité  immanente  dont 
la  dialectique  intellectualiste  marque  les  étapes  et  définit  l'orienta- 
tion. La  perception  est  discontinue,  et  en  vertu  de  cette  disconti- 
nuité les  parties  de  l'univers  paraissent  exister  et  se  mouvoir  indé- 
pendamment  les    unes  des   autres;    la   contingence   est   liée   à   la 


1.  Bulletin,  p.  18. 

2.  Rev.  de  met.,  1900,  p. 

3.  M.,  1900,  p.  51. 


229. 


L.  BRUNSCHVICG.—  Miii.OsoPHiE  nuuvki.i.k,  imki.i.kctiai.ismi: .   471 

disconliiuiilé,  ainsi  que  le  manifeste  Thisloire  de  la  philosophie 
depuis  Kpicure  jusqu'à  M.  Rcnouvier.  Mais  l'intelligence  relie  ces 
phénomènes  dispersés  dans  l'espace  et  dans  le  temps  grâce  à  la 
notion  <ie  loi  nécessaire  :  pour  les  yeux  l'eau  s'évapore  et  s'anéantit, 
pour  les  oreilles  le  son  s'éteint  hrusquement,  il  appartient  à  la  science 
rationnelle  de  rétablir  la  continuité  entre  l'eau  et  la  vapeur,  entre 
les  vibrations  entendues  et  les  vibrations  insensibles,  jusqu'à  ce  que 
ces  lois  nécessaires  se  fondent  à  leur  tour  dans  une  raison  com- 
mune, et  qu'apparaisse  au  sommet  de  l'œuvre  syntliétique,  au  troi- 
sième genre  de  connaissance,  pour  parler  de  nouveau  avec  Spinoza, 
l'unité  de  la  nature  identique  sous  la  multiplicité  des  apparences, 
l'étendue  indivisible,  intelligible,  parallèle  à  l'unité  indivisible  de  la 
pensée.  Dès  lors  entre  l'action  pratique  et  l'action  discursive,  entre 
l'action  discursive  et  l'action  profonde  il  n'y  a  plus  d'opposition; 
aucune  transcendance  ne  rompt  le  progrés  intérieur,  à  chaque  degré 
analyse  et  synthèse  apparaissent  solidaires  l'une  de  l'autre  comme 
deux  moments  d'une  même  fonction.  L'esthétisme  est  incomplet,  en 
tant  qu'il  prétend  isoler  la  synthèse  de  l'analyse  dans  la  chimère 
d'une  intuition  primitive  ;  le  nominalisme  est  incomplet,  en  tant  qu'il 
prétend  isoler  l'analyse  de  la  synthèse  dans  la  formation  de  la 
science.  Réunissons  les  deux  aspects  que  l'artifice  de  la  philosophie 
nouvelle  avait  dissociés  :  nous  obtenons  enfin  la  philosophie  de 
l'esprit  concret  et  vivant,  l'intellectualisme. 

IV 

Ainsi  la  conclusion  de  ce  travail  serait  d'opposer  la  philosophie  de 
l'esprit  à  la  philosophie  nouvelle.  En  avons-nous  le  droit?  est-il  légi- 
time de  condamner  ainsi  une  métaphysique  qui  n'est  encore  qu'es- 
quissée et  qui  prétend  être  orientée  vers  le  spiritualisme?  Après  les 
discussions  qui  précèdent,  il  nous  sera  possible,  sinon  de  traiter 
intégralement  la  question  comme  si  nous  étions  en  présence  d'un 
système  achevé,  du  moins  d'indiquer  les  réserves  qui  s'imposent 
à  nous. 

La  doctrine  métaphysique  de  la  matière  vers  laquelle  tend  la  phi- 
losophie nouvelle,  pose  «  les  causes  finales  comme  les  vraies  causes 
efficaces  »  '.  «  Quelle  solution  plus spîritualiste pourrait-on  vouloir-?» 

1.  liev.  (le  met.,  1901,  p.  424. 

2.  /(/.,  1901,  p.  424. 


472  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

demande  M.  Le  Roy.  Et  en  effet  il  y  a  une  interprétation  spiritualiste 
de  la  finalité,  fondée  sur  une  théorie  de  l'habitude  ;  la  matière  appa- 
raît alors  telle  que  M.  Le  Roy  définit  la  matière  actuelle,  inertie, 
passivité,  tendance  à  la  répétition,  tandis  que  l'esprit  est  défini, 
comme  M.  Le  Roy  définit  la  matière  pure,  capacité  d'habitudes.  La 
réalité  primordiale  est  alors  l'effort  spirituel,  qui  est  constitutif  d'une 
habitude,  et  l'habitude  se  dégrade  jusqu'à  la  limite  de  l'automatisme 
inconscient  qui,  ne  laissant  plus  à  des  habitudes  nouvelles,  con- 
ditionne exactement  le  présent  par  le  passé.  Or,  ce  finalisme  spiritua- 
liste est  justifié  à  deux  conditions  :  il  faut  que  l'esprit  soit  orienté 
vers  un  système  intelligible  d'habitudes,  et  que  cette  orientation 
fonde  en  vérité  le  déterminisme  de  la  nature.  Ce  sont  ces  deux  con- 
ditions que  la  philosophie  nouvelle  exclut;  elle  enseigne  que  nous 
retrouvons  la  vérité  profonde  de  l'esprit  en  défaisant  au  dedans  de 
nous  l'œuvre  artificielle  des  catégories,  que  nous  retrouvons  la  réalité 
de  la  matière  en  dénouant  le  tissu  des  habitudes;  elle  nous  fait 
remonter  du  terrain  de  l'immanence,  où  peut  s'établir  un  spiritua- 
lisme positif,  au  rêve  de  la  transcendance,  c'est-à-dire  à  des  relations 
d'extériorité  qui  n'ont  de  signification  que  pour  l'imagination  maté- 
rialiste. Effectivement,  suivant  M.  Le  Roy,  c'est  au-delà  de  la  matière 
actuelle  et  de  la  nécessité  rationnelle  que  s'est  faite  la  rencontre  de 
la  matière  pure  et  de  l'esprit  pur.  La  part  du  déterminisme  qui 
permet  à  l'homme  de  créer  une  science  et  de  régulariser  son  action 
est  relative  à  la  contingence.  La  matière  est  contingence,  l'esprit  est 
contingence.  Quel  sens  dès  lors  peut  avoir  la  subordination  de  la 
matière  à  l'esprit,  et  en  quoi  différerait-elle  de  la  subordination 
inverse  que  le  matérialisme  affirme?  «  Si  primitivement  la  nature  et 
l'esprit  sont  tous  deux  amorphes,  comment  l'amorphe  en  vient-il 
à  saisir  et  à  ordonner  l'amorphe,  comment  et  pourquoi  '?  »  «  Qu'il 
me  soit  permis,  répond  M.  Le  Roy  à  la  question  qu'il  a  lui-même 
posée,  de  me  borner  à  un  mot.  La  philosophie  nouvelle  admet  une 
hiérarchie  où  l'action  morale  et  religieuse  occupe  le  sommet  et  se 
subordonne  l'action  pratique  et  l'action  discursive  comme  moyens. 
L'attraction  d'une  cause  finale,  voilà  l'explication  de  la  genèse  uni- 
verselle -.  »  Plus  haut  il  avait  écrit  :  «  Il  faut  sans  doute  rattacher  à 
quelque  transcendance  la  nécessité  qui  impose  la  matière  à  l'esprit. 
Ainsi   reparaîtrait  dans   la  philosophie   nouvelle  la  vieille  preuve 

1.  Rev.  di'  met.,  1901,  p.  427. 

2.  I(L,  1901,  p.  428. 


L.    BRUNSCHVICG.—  rillLOSOPHIE  NOIJVEI.I.K,   IMEI.l.Kr.TUAMSMK.    413 

cosmologique  de  l'existence  de  Dieu  '.  »  Plus  loin  il  ajoute  :  le  génie 
donne  à  l'homme  «  quelque  chose  d'analogue  au  pouvoir  de  miracle, 
c'est-à-dire  la  faculté  pour  un  individu  d'agir  avec  la  puissance  de 
l'esprit  universel  »  -.  A  la  philosophie  positive  de  l'esprit  qui  explique 
la  matière  par  une  action  semblahle  à  l'action  spirituelle  de  l'homme, 
fondant  le  déterminisme  sur  la  raison  et  trouvant  dans  ce  détermi- 
nisme un  point  d'appui  dans  le  passé,  une  règle  pour  l'avenir, 
s'oppose  une  doctrine  de  finalité  transcendante  qui  fait  du  détermi- 
nisme une -fonction  d'une  contingence  mystérieuse  et  inaccessible. 
M.  Le  Roy  a  bien  voulu  nous  prévenir  que  «  l'incessante  réaction 
mutuelle  de  la  contingence  et  de  la  nécessité  constitue  un  inextri- 
cable cercle  vicieux,  incompréhensible  aux  seuls  intellectualistes^  »  ; 
aurons-nous  la  témérité  d'accomplir  jusqu'au  bout,  et  malgré  cet 
avertissement,  notre  devoir  d'intellectualiste,  de  comprendre  au 
moins  pourquoi  cela  doit  nous  être  incompréhensible?  C'est  que  la 
philosophie  nouvelle,  en  même  temps  qu'elle  est  tournée  vers  une 
finalité  transcendante  qui  est  la  volonté  du  miracle,  s'est  appuyée 
sur  des  thèses  qui  convergent  toutes  vers  cette  conclusion  que  le 
miracle  est  impossible,  non  pas  seulement  à  justifier,  mais  même  à 
concevoir.  Comment  constater  le  miracle  comme  fait,  alors  que  tout 
fait  serait  artificiel,  relatif  aux  instruments  d'observation  et  aux 
décrets  du  discours  que  le  savant  s'est  également  fabriqués  pour  la 
commodité  de  son  action?  le  positivisme  d'Auguste  Comte,  pour 
avoir  identifié  le  fait  au  réel,  a  été  défini  par  M.  Le  Roy  «  une  sorte 
d'anthromorphisme  matérialiste  fondé  sur  le  primat  de  l'action 
pratique  S);  le  positivisme  nouveau,  s'il  invoquait  une  identification 
du  même  ordre,  se  condamnerait  lui-même  à  se  définir  une  théo- 
logie matérialiste  fondée  sur  le  primat  de  l'action  pratique.  Et 
encore  faut-il  aller  plus  loin  :  le  fait  que  les  lois  naturelles  ont  été 
modifiées  par  l'intervention  d'une  puissance  transcendante  suppose 
l'existence  de  ces  lois,  un  déterminisme  non  partiel  et  apparent, 
mais  profond  et  intelligible  ;  or  si  la  réalité  est  dans  son  origine 
métaphysique  contingence  et  non  nécessité,  n'importe  quoi  peut 
arriver  à  la  suite  de  n'importe  quoi,  suivant  la  formule  de  Hume; 
toute  possibilité  de  distinguer  le  surnaturel  et  Tordre  régulier  de  la 


1.  Rev.  de  met.,   1901,  p.  425. 

2.  Id.,   1901,  p.  430. 

3.  It/.,   1901,  p.  427. 

4.  Id.,  1901,  p.  141. 


474  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

nature  s'évanouit,  et  il  ne  reste  plus  de  miraculeux  que  la  croyance 
au  miracle. 

Mais  peut-être  la  doctrine  métaphysique  de  l'esprit  apportera- 
t-elle  à  la  philosophie  nouvelle  la  preuve  d'une  transcendance  positive. 
A  coup  sûr,  du  moment  que  l'esprit  est  une  activité  vivante,  le  type 
même  de  l'activité  vivante,  il  faut  admettre  que  par  son  progrès  elle 
se  dépasse  elle-même;  il  est  absurde  de  concevoir  la  pensée  se  pré- 
voyant en  quelque  sorte  et  décrivant  à  l'avance  les  étapes  de  son 
développement,  encore  que  M.  Le  Roy  soit  tout  disposé  à  prêter  cette 
absurdité  à  l'intellectualisme,  à  en  faire  une  doctrine  du  statique  et 
de  l'immobile'.  En  fait  c'est  l'intellectualisme  qui  avec  Spinoza  et 
Leibniz  a  introduit  dans  la  philosophie  la  notion  d'inconscient  et 
démontré  qu'elle  était  nécessaire  pour  expliquer  l'origine  du  progrès 
intérieur;  seulement  ce  que  l'intellectualisme  ne  saurait  admettre, 
c'est  que  par  le  fait  même  de  son  progrès  l'esprit  devienne  inintel- 
ligible à  lui-même,  que  la  propriété  originale  de  la  réllexion  sur  soi 
ne  serve  qu'à  dégrader  l'activité  interne,  de  telle  sorte  qu'il  y  aurait 
à  l'origine  de  l'intelligence  «  autre  chose  que  l'intelligence  -  »  et  que 
la  source  de  la  logique  serait  nécessairement  supra -logique".  Une 
telle  discontinuité  dans  la  vie  mentale  apparaît  à  l'intellectualisme 
comme  la  négation  de  l'esprit,  qui  est  synthèse  immanente,  unité. 
M.  Le  Roy  pense  avoir  établi  le  spiritualisme,  en  définissant  la  réalité 
comme  un  dynamisme  continu  et  irrationnel;  mais  en  quoi  ces  méta- 
phores empruntées  à  la  mécanique  —  et  que  nous  avons  eu  déjà  l'oc- 
casion de  relever  comme  caractéristiques  de  la  philosophie  nouvelle 
—  s'appliquent-elles  à  l'esprit?  et  pourquoi  ne  s'appliquoraient-elles 
pas  à  la  matière,  comme  le  pensaient  les  Stoïciens  qui  avaient  fondé 
une  doctrine  matérialiste  sur  la  tension  de  l'énergie,  sur  la  richesse 
et  l'harmonie  de  la  vie  et  de  l'action?  A  cet  égard,  M.  Le  Roy  a 
promis,  et  nulle  promesse  ne  pouvait  être  enregistrée  avec  plus  de 
reconnaissance,  une  théorie  de  l'invention  scientifique  qui  serait  de 
nature  à  résoudre  la  difficulté,  «  Qui  prendra  le  mieux  cette  atti- 
tude purement  dynamique,  de  celui  qui,  visant  surtout  au  discours 
parfait,  ne  cherche  dans  la  science  qu'un  enchaînement  rigoureux 
de  formules,  ou  de  celui  qui,  plus  vivant,  ne  saisit  chaque  résultat 


1.  Rev.  de  met.,  1901,  p.  300. 

2.  Bulletin,  p.  15.  Cf.  M.,  1901.  p.  327  :  «  Comprendre  n'est  pas  un  acte  pure- 
ment intellectuel  ». 

3.  Id.,  1901,  p.  301. 


L.  BRUNSCHVICG.—  l'Hii.osui'iiii-:  .nulvli.i.k,  i.mki.i.iîchai.ismk.   475 

que  pour  y  puiser  un  élan  nouveau  vers  de  nouveaux  résultats? 
C'est  la  différence  de  l'inventeur  au  critique,  et  nul  ne  contestera 
que  ce  soit  au  point  de  vue  du  premier  qu'il  faille  se  placer  pour 
bien  comprendre  la  science'.  »  Mais  je  ne  doute  pas  que,  si 
M.  Le  Roy  veut  entrer  dans  le  détail  de  la  question,  la  dissociation 
de  ces  points  de  vue  ne  lui  apparaisse  artificieller,  et  surtout  mal 
appropriée  à  la  spécilicitc  de  la  science.  Elle  peut  être  vraie  de 
l'art;  mais  elle  ne  l'est  plus  de  la  science,  en  tant  que  la  science  se 
distingue  de  l'art,  et  elle  s'en  distingue  parce  qu'elle  rencontre  le 
problème  du  discernement  entre  l'erreur  et  la  vérité,  problème  dont 
IM.  Le  Roy  signalait  lui-même  l'importance  en  ces  termes  :  «  Sans 
prétendre  aucunement  contester  le  succès  de  la  science,  il  faut 
néanmoins  tout  d'abord  le  ramener  à  sa  juste  mesure...  Les 
savants  ne  racontent  en  général  ni  leurs  échecs  ni  leurs  tentatives 
infructueuses-.  »  Ce  problème,  qui  ne  se  posait  pas  pour  l'artiste,  le 
savant  le  pose,  et  la  science  existe  parce  qu'il  l'a  résolu.  Or,  s'il  l'a 
résolu  c'est  qu'il  ne  se  borne  pas  comme  l'artiste  à  être  l'inventeur, 
c'est  qu'il  est  en  même  temps  le  critique.  Une  hypothèse  fausse  est- 
elle  moins  vécue  ou  vivifiée  qu'une  hypothèse  vraie?  manifeste- 
t-elle  moins  de  puissance  créatrice,  de  dynamisme  irrationnel?  L'at- 
tachement d'àme  aux  théories  de  la  science  a-t-il  été  moins  grand 
au  moyen  âge  que  de  nos  jours,  chez  les  alchimistes  que  chez  les 
chimistes?  Descartes  aurait  sacrifié  toute  son  œuvre  scientifique 
pour  qu'on  lui  accordât  la  transmission  instantanée  de  la  lumière. 
Pouchet  n'a  pas  été  vaincu  par  Pasteur  parce  qu'il  lui  manquait 
l'élan  inventif,  la  passion  qui  met  en  jeu  toutes  les  énergies  en 
dehors  même  de  l'intelligence.  C'est  donc  qu'en  réalité  on  n'a  pas 
tout  à  fait  expliqué  l'attitude  du  savant  par  l'effort  d'intériorisation, 
par  le  retour  à  la  vie  spirituelle  intégrale;  le  savant  est  tourné  vers 
les  faits,  vers  les  expériences  de  laboratoire  ou  les  raisonnements 
mathématiques  qui  s'établissent  indépendament  de  sa  volonté  et 
dont  il  attend  anxieusement  la  confirmation  de  ses  inventions;  la 
spécificité  de  la  science,  c'est  que  l'invention  s'y  fait  découverte,  et 
cela  grâce  à  un  procédé  intellectuel  de  vérification.  M.  Le  Roy  a  cru 
qu'il  avait  lieu  de  revendiquer  les  droits  de  l'esprit  contre  l'intel- 
lectualisme parce  qu'il  a  toujours  considéré  l'intellectualisme  à  tra- 
vers l'hypothèse  des  facultés,  que  l'intellectualisme  a  pour  objet 

i.  Uev.  de  ynét.,  1901,  p.  .32i. 

2.  fhdlelin,  p.  28;' cf.  Bibliothùque,  p.  336. 


476  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

d'exclure.  La  thèse  du  primat  de  l'action  suppose  la  discontinuité 
de  la  vie  intérieure  et  tout  un  jeu  de  composition  ou  de  décomposi- 
tion de  forces;  mais  la  thèse  du  primat  de  l'intelligence  signifie  que 
l'intelligence  n'est  pas  une  faculté  dont  se  distingueraient  le  senti- 
ment ou  la  volonté,  qu'elle  est  une  fonction,  qu'elle  est  l'esprit  tout 
entier  orienté  vers  la  vérité.  Tant  qu'on  a  considéré  avant  tout  dans 
l'esprit  la  puissance  de  tension  et  d'énergie,  la  force  inventive  et 
créatrice,  on  a  méconnu  la  propriété  caractéristique  et  l'origina- 
lité de  l'esprit  qui  est  de  se  prescrire  une  direction  et  d'en  prendre 
conscience.  C'est  avec  l'intellectualisme  que  la  réflexion  peut  de  la 
dynamique  indifférente  au  matériahsme  et  au  spiritualisme  s'élever 
à  la  dialectique,  qui  est  la  philosophie  spécifique  de  l'esprit. 

Est-il  besoin  d'invoquer  en  faveur  de  cette  philosophie  la  tradition 
authentique  de  l'histoire?  Le  fondement  du  spiritualisme  a  toujours 
été  cette  vérité  même  que  la  philosophie  nouvelle  s'efforce  d'ébranler, 
la  suprématie  de  l'intelligible  sur  le  sensible  dans  la  science  et  jusque 
dans  la  perception.  Mais  s'il  fallait  citer  des  noms,  nous  dirions  : 
Platon,  Spinoza,  Fichte.  Leurs  prédécesseurs,  après  les  déchirements 
de  la  révolution  qu'ils  avaient  opérée  dans  la  pensée  de  l'humanité, 
n'avaient  pas  eux-mêmes  rétabli  l'unité  de  l'esprit.  Leurs  successeurs 
ont  parfois  dépassé  le  but,  en  inaugurant  un  système  de  justifica- 
tion universelle  qui  devait  dégénérer  en  scolastique;  ce  n'est  pas 
tout  à  fait  la  faute  d'Aristole,  de  Leibnilz,  de  Hegel,  s'il  y  a  eu  une 
scolastique  artistotélienne,  une  scolastique  leibnilzienne,  une  scolas- 
tique hégélienne,  mais  ce  n'est  pas  non  plus  par  hasard.  Au  con- 
traire la  pensée  de  Platon,  ou  de  Spinoza,  ou  de  Fichte,  est  telle 
qu'on  ne  l'entend  qu'à  la  condition  de  rejeter  toute  formule,  de 
refaire  avec  eux  le  mouvement  dialectique  qui  les  emporte,  et  de 
voir  s'ouvrir  devant  soi  la  perspective  d'un  progrès  continu  et  illi- 
mité dont  chaque  étape  marque  une  conquête  de  la  liberté  inté- 
rieure. Cet  effort  tout  intellectuel,  tout  immanent  de  libération  ne 
pouvait  être  compris  par  ceux  qui  considéraient  l'esprit  du  dehors  : 
Platon  resta  suspect  comme  Socrate;  Spinoza  fut  appelé  l'Antéchrist, 
Fichte  fut  accusé  d'athéisme.  Pourtant  ils  ont  fondé  la  religion  de 
l'esprit;  ils  n'ont  point  cru  que  «  sans  les  rites  et  les  dogmes,  sans 
les  gestes  du  culte  la  conscience  religieuse  reste  stérile  et  enveloppée 
comme  un  vague  désir  qui  ne  se  traduit  point  en  actes  '  »  ;  tout  au 

1.  Rev.  de  met.,  1901,  p.  425. 


L.  BRUNSCHVICG.—  iMiiiosopHiK  nuivkm.k,  i.ntki.i.kchamsmk.   477 

contraire  ils  ont  eu  «  foi  dans  l'esprit  ».  L'art  vit  de  symboles;  la 
science  vil  de  formules;  mais  il  y  a  une  religion  distincte  de  l'art  et 
de  la  science,  en  tant  que  l'homme  est  capable  de  s'élever  à  une 
région  de  pureté  spirituelle  et  de  sincérité  absolue  où  symboles  et 
formules  disparaissent,  précisément -parce  qu'étant  symboles  et 
formules  ils  ne  peuvent  pas  être  la  vérité  elle-même,  où  l'esprit 
découvre  en  soi  le  principe  de  rinlelligibilité  et  de  Tamour  universels 
et  affirme  dans  ce  principe  la  volonté  de  la  communion  qui  par  la 
convergence  de  tous  nos  progrès  scientifiques,  esthétiques  et  moraux 
doit  s'établir  entre  tous  les  membres  pensants  de  l'humanité.  Et 
si  Jésus  a  dit  véritablement  :  Vous  laisserez  les  morts  ensevelir  les 
morts,  si  l'apôtre  a  écrit  :  La  lettre  tue  et  l'esprit  vivifie,  c'est  au 
spiritualisme  d'écarter  l'interprétation  sacrilège  de  la  parole  sacrée, 
de  ne  pas  se  laisser  se  rapprocher  dans  un  compromis  meurtrier  le 
mort  et  le  vivant,  la  lettre  et  l'esprit.  L'entrée  définitive  de  l'esprit 
chrétien  dans  la  philosophie  date  du  jour  où  un  penseur  de  la  race 
de  Jésus,  opposant  la  transcendance  matérielle  et  l'immanence  spiri- 
tuelle, a  dit  :  «  Moïse  a  vu  Dieu  face  à  face;  mais  le  Christ  a  compris 
Dieu,  esprit  à  esprit  '  ».  Par  là  enfin  la  philosophie  de  l'esprit  appa- 
raît comme  la  philosophie  véritable  de  l'action.  La  vie  avant  le  juge- 
ment est  le  préjugé;  l'action  qui  refuse  de  se  soumettre  à  la  pensée, 
est  faite  d'arrière-pensée;  la  première  condition  de  l'action  profonde, 
c'est  la  purification  dialectique  qui  nous  fait  remonter  aux  principes 
de  notre  raison  et  nous  met  en  possession  de  n(jtre  liberté.  Crain- 
drait-on que  l'action,  pour  être  comprise,  fût  moins  hardie  et  moins 
féconde?  Nous  rappellerons  d'un  mot  Platon  risquant  sa  vie  à  deux 
reprises  sur  l'espoir  de  réaliser  son  plan  pour  l'organisation  ration- 
nelle et  le  salut  moral  de  l'humanité;  Spinoza  revendiquant  au 
xvii''  siècle  la  liberté  religieuse  et  la  liberté  politique,  fondant  la  cité 
de  Dieu  d'où  est  exclue  toute  crainte,  toute  humiliation,  toute  haine, 
qui  csl  faite  tout  entière  d'amour  et  de  générosité  ;  Fichte  éclairant 
à  la  lumière  de  la  dialectique  les  deux  problèmes  qui  sont  les  pro- 
blèmes essentiels  de  l'action  à  l'heure  présente  :  l'elfort  du  patrio- 
tisme désintéressé  qui  sera  capable  de  relever  et  de  régénérer  une 
nation  pour  en  faire  un  centre  de  progrès  moral,   et  à   l'intérieur 


1.  '(  Quare  si  .Mosesciini  Deo  de  facie  ad  facieni.  iitvir  cum  socio  soIeKhoc  est 
niediantibus  duobus  corporibus)  lociiiebalur,  Chrisliis  quidein  de  menle  ad 
rnentem  cum  deo  coinmunicavil.  »  Spinoza,  Traité  l/téologique-jiolilirjue,  chap.  i; 
1m1.  V.  Viol.,  in-8,  t.  I,  p.  383. 


478  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

de  cet  État  la  volonté  de  justice  qui  assurera  à  tous  les  conditions 
matérielles  du  développement  humain,  qui  fera  de  la  participation  à 
la  liberté  une  réalité  effective.  Qu'est-il  besoin  d'ajouter  à  ces  sou- 
venirs? ils  sont  la  tradition  de  l'intellectualisme,  ils  ouvrent  la  voie 
royale  où  sont  appelés  à  se  concilier  et  à  collaborer  tous  ceux  qui 
cherchent  dans  une  doctrine  scientifique  de  la  science,  dans  une 
doctrine  religieuse  de  la  religion,  la  méthode  pour  vivre  toute  leur 
âme  en  esprit  et  en  vérité. 

Léon  Brunschvicg. 


REMARQUES 

SUR  LA  PHILOSOPHIE  NOUVELLE 


ET    STR 


SES  RAPPORTS  AVEC  L'INTELLECTUALISME 


Dans  un  récent  article,  M.  Le  Roy  s'efTorçait  d'établir  que  V'uUel- 
lectiialismc,  ruiné  par  la  philosophie  nouvelle,  se  trouvait  désormais 
dépassé  comme  un  stade  provisoire  du  développement  de  l'esprit. 

11  ne  nous  parait  pas  que  M.  Le  Roy  ait  exactement  défini  l'intel- 
lectualisme. 

Par  suite,  s'il  y  a  une  opposition  entre  l'intellectualisme  et  la  phi- 
losophie nouvelle,  il  ne  nous  semble  pas  que  ce  soit  celle  qu'a  indi- 
quée M.  Le  Roy. 

Et  alors  peut-être  rintellectualisme  n'a-l-il  rien  à  redouter  pour  son 
existence,  des  nouveautés  philosophiques  qu'on  lui  oppose;  peut-être 
même  a-t-il  le  droit  d'en  revendiquer  quelques-unes  comme  le  fruit 
légitime  d'une  méthode  qui  lui  appartient  en  propre. 


M.  Le  Roy  définit  l'intellectualisme  une  doctrine  selon  laquelle 
l'intelligence  est  considérée  comme  première  et  principale  dans 
l'homme,  de  telle  sorte  que  «  la  pensée  claire,  la  pensée  méthodique 
et  raisonnante,  la  pensée  impassible,  qui  est  lumière  sans  chaleur, 
suffit  pour  la  connaissance  »,  la  connaissance  étant  œuvre  de  «  dis- 
cours »,  et  le  «  discours  »  étant  autonome. 

Or  toutes  ces  expressions  sont  ambiguës.  Car  il  y  a  deux  points  de 


480  REVUE    DE    ^lÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

vue  distincts,  desquels  on  peut  considérer  l'origine  de  la  connaissance 
et  ces  deux  points  de  vue  semblent  ici  confondus. 

En  un  premier  sens,  la  pensée  claire  a  pour  condition  la  pensée 
obscure,  l'intelligence  suppose  l'instinct,  la  vie,  et  le  «  discours  n'est 
pas  autonome  »  ,  En  fait  la  pensée  obscure,  l'instinct,  la  vie  pré- 
cèdent la  pensée  claire, le  «  discours  »,  la  raison.  Ce /"ai^,  personne  ne 
le  nie,  pas  plus  les  intellectualistes  que  les  autres,  et  l'on  peut  con- 
sulter sur  ce  point  le  dernier  article  de  M.  E.  Chartier  relatif  aux  per- 
ceptions du  toucher.  Si  la  philosophie  de  l'esprit  ne  consiste  qu'à 
faire  l'histoire  de  notre  vie,  à  raconter  ingénieusement,  à  décrire 
minutieusement  la  succession  des  fails  qui  la  remplissent,  si  la  phi- 
losophie n'a  pas  d'autre  but  plus  élevé,  il  faut  dire  que  la  seule  rela- 
tion qui  se  manifeste  entre  la  pensée  obscure  et  la  pensée  claire,  c'est 
la  dépendance  chronologique  de  celle-ci  à  l'égard  de  celle-là. 

Mais  voici  où  apparaît  précisément  la  «  thèse  intellectualiste  ». 
Les  intellectualistes  soutiennent  que  ces  faits  que  nous  constatons 
sont  intelligibles;  que,  s'il  y  a  succession  entre  la  pensée  claire  et  la 
pensée  obscure,  il  y  a  aussi  une  raison  de  cette  succession;  qu'on 
peut  comprendre  pourquoi  telle  pensée  claire  a  pour  origine  telle 
pensée  obscure  et  en  dérive  nécessairement.  Et  comment  le  com- 
prendre, sinon  en  substituant  à  l'apparente  hétérogénéité  du  sen- 
sible et  de  l'intelligible,  la  réelle  analogie  du  subconscient  et  du  cons- 
cient? La  pensée  obscure  ne  serait  rien  d'autre  que  la  pensée  claire, 
moins  sa  clarté.  A  ce  second  point  de  vue,  qui  n'est  plus  celui  du  fait, 
mais  que  nous  pourrions  appeler  celui  du  droit  (car  les  rapports  que 
nous  affirmons  cette  fois,  nous  ne  les  roiixtato77s  plus,  mais  nous  les 
jugeons  nécessaires  à  l'unité,  à  l'harmonie  du  Tout),  c'est  la  pensée 
obscure  qui  dépend,  non  pas  de  la  pensée  claire  (cela  ne  voudrait 
rien  direj,  mais  de  la  pensée  tout  simplement.  Les  perceptions  con- 
fuses du  nouveau-né  n'ont  certainement  pas  pour  conditions  les  pen- 
sées claires  qu'il  ne  possède  pas  encore  ;  les  faits  présents  n'ont  pas 
leur  raison  d'être  dans  les  faits  futurs,  pas  plus  d'ailleurs  que  dans 
les  faits  passés,  sinon  en  apparence.  C'est  en  dehors  des  faits  qu'il  faut 
chercher  la  raison  des  faits.  Les  perceptions  confuses  du  nouveau-né 
ne  s'expliquent  que  par  la  nature  absolue  de  la  pensée.  La  pensée 
ne  peut  se  diviser  qu'en  apparence  et  elle  s'implique  elle-même  tout 
gntière  à  tous  les  degrés.  (C'est  sans  doute  ce  qu'a  voulu  exprimer 
Leibniz  par  son  système  des  monades,  aussi  bien  que  Spinoza  par  sa 
définition  de  la  substance.)  L'intellectualiste  refuse  de  voir  des  parties 


p.  LANDORMY.  —  ur.MAUQi  r.s  siu  i.v   I'HII.osophik  mkvki.i.i:.    481 

et  des  moments  dans  la  pensée,  il  renonce  à  la  composer  d'éléments 
réellement  distincts,  à  subordonner  quelque  chose  en  elle  à  autre 
chose,  mais  il  sait  que  tout  s'y  lient  et  y  forme  une  unité  que  le 
«  discours  »  seul  peut  briser  en  idées  abstraites.  Ce  qu'il  cherche 
dans  chaque  idée  concrète  ,  dans  chaque  sentiment,  dans  chaque 
volonté,  c'est  ce  qui  fait  que  cette  idée  est  concrète,  ce  sentiment 
profond,  cette  volonté  agissante.  Et  une  idée  est  concrète  parce 
qu'elle  n'est  pas  détachée  en  nous  de  toutes  les  autres  idées,  parce 
qu'elle  ne  se  suffit  pas  à  elle-même,  et  qu'elle  fait  corps  avec  toute 
notre  pensée.  Un  sentiment  nous  émeut,  une  volonté  agit  en  nous, 
parce  que  c'est  toute  notre  âme  qui  retentit  au  travers  de  ce  senti- 
ment ou  de  cette  volonté.  Chercher  la  vie,  c'est  chercher  le  tout  dans 
la  j)arlv\  —  non  pas  l'universel  dans  le  particulier,  —  mais  une 
diversité  infinie  d'unités  dans  l'illusoire  simplicité  d'une  apparente 
abstraction.  Et  c'est  la  vie,  c'est  le  réel,  c'est  le  concret,  c'est  le 
divers  que  poursuit  l'intellectualiste,  mais  à  sa  manière,  en  faisant 
autre  chose  que  de  vivre  la  vie,  de  produire  des  réalités,  de  perce- 
voir le  concret.  Il  ne  se  juge  philosophe  que  s'il  comprend  ce  que  les 
autres  sentent,  veulent,  «  vivent».  Et  s'il  fallait  enfin  définir  son  atti- 
tude par  une  formule,  ne  pourrait-on  pas  dire  que  l'intellectualiste 
est  celui  qui  croit  à  la  valeur  absolue  du  principe  d'intelligibilité  ou 
de  raison  suffisante,  et  qui  affirme  que  tout  a  sa  raison  d'être,  que 
tout  est  intelligible,  que  tout  peut  être  et  doit  être  pensé? 

Cette  définition  de  l'intellectualisme  que  nous  proposons  peut 
paraître  un  peu  large.  C'est  que  par  intellectualisme  on  entend  sou- 
vent beaucoup  moins  la  méthode  que  nous  venons  de  caractériser, 
que  le  système  qui  résulterait  de  l'achèvement  de  la  philosophie 
selon  cette  méthode.  Mais  la  philosophie  intellectualiste  est-elle 
achevée?  Le  sera-t-elle  jamais?  Évidemment  non;  et  s'il  y  a  des  phi- 
losophes qui  se  persuadent  qu'ils  possèdent  dès  maintenant  une  théo- 
rie définitive  de  l'esprit,  nous  nous  séparons  nettement  d'eux,  et  eu 
ce  sens  étroit  du  mot,  nous  n'admettons'  pas  l'intellectualisme.  Mais 
M.  Le  Roy  semble  aussi  comprendre  sous  le  nom  d'intellectualisme, 
toute  philosophie  qui  prétend  conduire  à  l'intuition  de  l'esprit  par  la 
voie  théorique  de  l'analyse,  et  en  ce  seas  large,  nous  sommes  intel- 
lectualiste. —  Si  l'on  tient  à  réserver  le  titre  d'intellectualistes  à  ces 
esprits  dogmatiques  qui  croient  embrasser  la  réalité  entière  dans  les 
limites  actuelles  de  leurs  conceptions  claires  et  distinctes,  appelons, 
si  l'on  veut  bien,  rationalistes  ou  même  spiritualistes  ces  philosophes 

Hev.  meta.   t.  IX.  —   1901.  33 


482  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

critiques  qui  n'admettent  aucune  explication  qu'à  titre  provisoire, 
bien  qu'ils  soient  convaincus  que  tout  est  explicable.  Nous  prévien- 
drons ainsi  toute  équivoque.  C'est  la  cause  de  ce  rationalisme,  ou  de 
ce  spiritualisme,  attaqué  plus  ou  moins  directement  p-xr  M.  Le  Roy 
sous  le  nom  d'intellectualisme,  que  nous  nous  bornons  ici  à  défendre. 
Il  est  d'autant  plus  important  de  fixer  nettement  notre  altitude,  que 
la  plupart  des  critiques  de  M.  Le  Roy  contre  l'intellectualisme  im- 
pliquent une  confusion  entre  la  méthode  intellectualiste  et  les  sys- 
tèmes dogmatiques  auxquels  elle  a  parfois  donné  naissance. 


De  notre  point  de  vue  rationaliste,  maintenant  bien  déterminé, 
examinons  la  valeur  des  objections  de  M.  Le  Roy. 

D'abord  il  est  évident  qu'aimer  les  idées  claires  ce  n'est  pas  nier  la 
pensée  obscure.  Quel  est  le  rationaliste  qui  pourrait  aujourd'hui 
avoir  l'illusion  d'enfermer  la  vie  dans  ses  formules?  L'infini  de  la  vie, 
de  l'inconscient,  du  concret  débordera  toujours  l'étroitesse  de  nos 
conceptions  humaines.  Est-ce  une  raison  pour  renoncer  à  rien 
savoir?  ou  bien  est-ce  savoir  quelque  chose  que  de  constater  qu'en 
dehors  de  notre  science,  il  y  a  du  mystère,  de  l'impénétrable,  de 
l'irréductible,  surtout  si  l'on  oublie  que  les  mystères  se  dévoilent 
parfois,  qu'on  pénètre  tous  les  jours  quelque  secret  de  la  nature,  et 
que  les  difficultés  ne  sont  jamais  que  provisoirement  irréductibles. 
La  philosophie  nouvelle  ne  nous  apprend  rien  en  nous  faisant 
remarquer  l'insuffisance  perpétuelle  des  raisons  que  nous  avons 
d'affirmer. 

Dès  lors,  pourquoi  M.  Le  Roy  reproche-t-il  aux  rationalistes  de 
considérer  l'esprit  comme  une  cJiose,  comme  le  contenant  d'un  con- 
tenu invariable,  et  de  nier  tout  progrès  réel  de  la  pensée,  chaque 
invention  n'étant  qu'un  résultat  nécessaire?  Le  rationaliste  ne  con- 
çoit pas  l'esprit  à  la  façon  d'un  magasin  d'idées  claires  ou  d'un 
recueil  de  discours  tout  faits.  Pour  lui,  la  pensée  concrète  seule  est 
donnée,  non  la  pensée  abstraite;  l'idée  claire  ne  se  dégage  pas  sans 
efTort  de  l'idée  obscure;  et  les  discours  ne  se  font  pas  tout  seuls.  Il 
y  a  un  progrès  de  l'esprit  qui  consiste  précisément  à  faire  passer  nos 
idées,  nos  sentiments,  nos  volontés,  de  l'état  inconscient  à  l'état 
conscient,  de  l'état  confus  à  l'état  distinct.  L'invention  n'est  pas  un 
résultai    nécessaire,  car   elle  suppose    une    réflexion  qui    n'est    pas 


p.  LANDORMY.  —  rilMARQUKS  suit   i.A  philosophie  >'OUVELI.e.    483 

donni'e.  Percevoir  sa  propre  image  dans  un  miroir  ou  comprendre 
tout  ce  qu'il  y  a  de  pensées  impliquées  dans  cette  perception,  voilà 
qui  est  bien  diflerent,  et  si  toute  l'analyse  de  la  perception  a  son  fon- 
dement dans  la  perception  même,  encore  faut-il  que  cette  analyse 
soit  faite.  L'action  de  l'esprit  consiste  à  effectuer  plus  ou  moins  par- 
faitement l'analyse  d'une  synthèse  donnée. 

Il  y  a  donc  un  progrès  de  la  pensée.  Ce  progrès  est  indéfini,  car 
il  n'a  pour  limite  que  l'achèvement  impossible  d'une  analyse  sans 
fin.  De  plus,  ce  progrès  ne  se  compose  pas  de  la  simple  accumulation 
de  progrès  partiels  :  les  vérités  ne  s'ajoutent  pas  les  unes  aux  autres 
pour  former  de  nouvelles  vérités.  Chaque  vérité  nouvelle  est  un 
point  de  vue  original  sur  la  nature,  qui  concilie  dans  une  plus  haute 
unité  les  unités  partielles  et  incohérentes  déjà  découvertes.  Une  idée 
ne  devient  mienne  que  si  je  la  pense  avec  toute  ma  pensée,  c'est-à- 
dire  avec  toutes  mes  idées;  et  elle  ne  peut  s'adapter  à  mon  système 
d'idées  qu'en  le  transformant;  car,  tel  qu'il  était  auparavant,  il  me 
satisfaisait,  et  je  ne  croyais  pouvoir  rien  y  ajouter,  rien  y  retrancher; 
je  ne  puis  donc  y  introduire  un  élément  étranger  qu'en  le  remaniant 
tout  entier.  Le  rationaliste  ne  considère  pas  la  vérité  comme  une 
chose  faite,  mais  comme  une  harmonie  qui  se  fait,  se  défait  et  se 
refait  tous  les  jours  entre  la  pensée  claire  et  la  pensée  obscure;  il 
affirme  le  caractère  provisoire  de  toute  affirmation;  il  prise  non  le 
résultat,  mais  la  méthode,  —  non  l'acquis,  mais  le  progrès  — ,  non 
le  fait  accompli,  mais  l'acte  vivant  de  production.  Pour  lui,  aucune 
connaissance  n'est  définitive,  tout  savoir  doit  être  perpétuellement 
remis  en  question;  et  il  déclare  morte  la  pensée  qui  s'arrête. 

Mais  pour  qu'il  y  ait  progrès  de  l'esprit,  encore  faut-il  que  le 
devenir  de  nos  pensées  ait  une  direction,  qu'il  snit  orienté  par  rap- 
port à  un  terme  fixe;  sans  quoi,  il  est  impossible  de  dire  oîi  nous 
allons,  ni  même  si  nous  allons.  Or  ce  terme  fixe,  selon  le  rationa- 
liste, c'est  la  loi  que  l'esprit  s'impose  à  lui-même  et  dont,  par  un  libre 
décret,  il  fait  la  forme  nécessaire  de  son  existence.  La  pensée  ne 
s'affirme  qu'en  affirmant  et  elle  ne  peut  affirmer  que  l'identité  de 
son  objet  avec  sa  propre  nature.  La  diversité  qu'elle  trouve  en  elle 
ne  deviendra  la  matière  de  ses  jugements  que  si  elle  pose  en  prin- 
cipe la  rêductibilité  du  divers  à  l'un,  et  si  elle  poursuit  par  voie  de 
tâtonnements  successifs  l'œuvre  sans  cesse  interrompue,  toujours 
recommencée,  de  l'unification  des  apparences  conti-adictoires. 

Si  l'on  ne  considère  cette  loi  elle-même  que  comme  l'expression 


484  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE     MORALE. 

d'une  volonté  arbitraire  de  l'esprit  (volonté  qui  changera  demain, 
au  gré  de  son  caprice,  ou  sous  la  pression  des  circonstances  ,  si  l'on 
croit  que  la  pensée  peut  renoncer  à  ce  principe  suprême,  en  le 
découvrant  incommode  à  l'usage,  alors  on  renonce  au  rationalisme; 
et  c'est  là,  croyons-nous,  la  limite  précise  qui  nous  sépare  des  philo- 
sophes nouveaux.  Ces  philosophes  tiennent  tant  à  sauvegarder  la 
liberté  de  l'esprit,  qu'ils  ne  veulent  même  pas  l'astreindre  à  être  ce 
quil  est,  plutôt  ceci  que  cela;  sa  nature  ne  se  définit  pas,  ou  plutôt 
l'esprit  lui-même  se  définit  à  tout  instant  comme  il  lui  plait,  et  sa 
grande  affaire  est  de  se  prêter  avec  souplesse  à  toutes  les  atti- 
tudes pour  mieux  agir. 

Mais  agir,  n'est-ce  pas  entrer  en  contact  avec  les  choses,  s'adapter 
à  elles?  Et  alors,  ne  croirons-nous  pas  que  la  nouvelle  philosophie 
n'est  qu'un  empirisme  déguisé,  puisqu'elle  se  donne  pour  lâche 
principale  de  montrer  que  l'action  seule  informe  l'esprit?  L'action, 
semble-t-il,  ne  pourra  nous  modifier  que  si  la  résistance  d'un  objet 
enferme  dans  certaines  limites  bien  déterminées  notre  puissance 
indéfinie  d'expansion.  La  nature  de  notre  esprit  ne  serait  qu'un 
reflet  de  la  nature  des  choses.  —  Mais  non!  car  il  n'y  a  pas  plus  de 
nature  des  choses  que  de  nature  de  l'esprit  pour  les  nouveaux  phi- 
losophes. Parler  de  nature  des  choses,  c'est  mettre  l'esprit  dans  la 
matière,  c'est  être  intellectualiste.  Les  empiristes  ne  sont  que  des 
intellectualistes  inconscients  :  ils  ne  font  sortir  la  pensée  claire  de 
la  pensée  confuse  que  parce  qu'ils  ont  mis,  sans  le  savoir,  la  pensée 
claire  dans  la  pensée  confuse.  La  philosophie  nouvelle  confond  dans 
une  même  liberté  la  matière  et  l'esprit,  de  sorte  qu'il  devient  bien 
difficile  de  dire  ce  qu'est  la  matière,  ce  qu'est  l'esprit,  ce  qu'ils 
peuvent  l'un  sur  l'autre,  et  même  s'ils  existent  véritablement. 


On  nous  répondra  que  nous  entendons  mal  la  philosophie  dont 
nous  parlons,  et  que,  dans  cette  philosophie,  la  réalité  n'est  conçue 
ni  comme  esprit,  ni  comme  matière,  mais  comme  action,  comme 
vie,  et  que  c'est  précisément  rester  le  jouet  d'une  illusion  intellec- 
tualiste, que  d'opposer  ces  deux  termes  abstraits,  ces  deux  choses, 
l'esprit  et  la  matière. 

Si  nous  insistons,  en  faisant  observer  que  l'action  ne  peut  se 
définir  que  par  l'opposition  de  la  matière   et  de  l'esprit,  on  nous 


p.  LANDORMY.  —  remarqufs  suu   i..\  piiiiosoi'iiiI':  nouvelle.    485 

répliiiuera  qu'il  convient  de  distinguer  rarlion  pnilu/ue,  hiclion 
discuriivi'  et  l'arhon  profonde,  et  que  cette  dernière  seule  nous  met 
en  contact  avec  la  réalité,  ou  pour  mieux  dire,  est  réalité.  L'action 
pratique  est  sujette  des  habitudes  physiques,  l'action  discursive  des 
habitudes  intellectuelles;  l'action  profonde  c'est  celle  qui,  se  déga- 
geant de  tous  les  liens  de  l'habitude,  crée  en  nous  une  attitude  tout 
à  fait  originale  (jui  ne  retient  plus  rien  des  préjugés  passés,  mais 
est  une  pure  réalité,  puisqu'elle  se  suffit  à  elle-même,  puisqu'elle 
réussit  à  soutenir  toute  seule  sa  propre  existence.  Pour  produire 
cette  action  profonde,  il  faut  dépouiller  son  âme  de  tout  le  revête- 
ment des  traditions  amassées,  et  retrouver  la  naïveté  de  l'intuition 
primitive.  Mais  il  ne  peut  s'agir  évidemment  de  revenir  en  même 
temps  à  l'état  d'inconscience  de  la  pensée  naissante.  Si  je  dois 
rechercher  la  pureté  des  impressions  premières,  c'est  pour  vivifier 
ma  pensée  réfléchie,  c'est  pour  la  baigner  de  réalité,  c'est  pour 
éprouver  mes  idées  au  contact  de  l'être.  Et  alors  voici  le  problème 
qui  se  pose  :  si  c'est  mon  action  profonde  qui  doit  orienter  mon 
progrès,  cette  action  est-elle  assujettie  à  quelque  condition  exté- 
rieure? Dans  ce  cas,  elle  me  permettrait  de  contrôler  mes  pensées 
par  leur  succès  dans  la  réalité  vécue,  mais  nous  retomberions  en 
même  temps  dans  la  dualisme  de  l'esprit  et  de  la  matière,  qu'on  a 
voulu  éviter.  Si  au  contraire  mon  action  est  tout  à  fait  spontanée, 
tout  à  fait  libre,  si  elle  crée  la  réalité,  je  pourrai  vérifier  toutes  mes 
attitudes  intellectuelles  par  une  action  corrélative,  mais,  en  somme, 
cette  vérification  ne  signifiera  plus  rien  du  tout  que  l'absolue  indif- 
férence de  l'être  à  devenir  quoi  que  ce  soit.  La  notion  de  progrès 
perdra  tout  sens  en  même  temps  que  celle  de  vérité  ou  de  réalité. 

L'action  ne  peut  être  conçue  sans  règle  et  sans  limite.  Agir,  n'est- 
ce  pas  réaliser  ce  qui  n'est  pas  réel,  et  ne  faut-il  pas  d'abord  qu'une 
réalité  manque  pour  qu'on  puisse  la  réaliser?  Agir,  n'est-ce  pas  aussi 
réaliser  plutôt  ceci  que  cela  et  la  règle  de  l'action  n'est-elle  pas 
impliquée  dans  l'action?  Agir,  n'est-ce  pas  enfin  s'arrêter  à  une 
certaine  action,  et  se  dispenser  des  autres?  Car,  sans  cela,  une  seule 
action  aurait  à  jamais  épuisé  l'être.  Et  ainsi  ne  voit-on  pas  que 
l'action  suppose  à  la  fois  l'esprit  et  la  matière,  l'initiative  de  l'un, 
l'empêchement  de  l'autre,  sans  qu'aucune  liberté  puisse  s'alTranchir 
de  semblables  conditions? 

Voilà  quelques-unes  des  réflexions  d'un  rationaliste  qui,  d'ailleurs, 
ne  voit  aucune  difficulté  à  reconnaître  que  l'action  fou  la  vie)  est  la 


486  REVLE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

vraie  réalité;  et  il  entend  par  là  que  l'intelligible  et  le  sensible  ne  se 
séparent  que  par  abstraction,  qu'en  vérité  ils  ne  font  qu'un  et  que 
s'ils  se  distinguent  pour  notre  imparfaite  conscience,  notre  progrès 
consiste  à  les  unir  de  plus  en  plus  harmonieusement  en  nous.  Penser 
sa  vie  et  vivre  sa  pensée,  voilà  le  double  principe  que  Socrate  avait 
déjà  posé  comme  fondement  d'un  intellectualisme  moral,  où  la  pré- 
occupation du  concret  ne  le  cédait  en  rien  à  celle  du  rationnel.  Les 
nouveaux  philosophes  prétendent  avoir  le  privilège  de  parler  de  la 
vie  et  de  l'action,  mais  ils  en  font  un  mj^stère  impénétrable,  et  c'est 
la  nouveauté  qu'ils  nous  apportent,  de  tout  fonder  sur  l'action  en  ne 
laissant  plus  à  Faction  aucun  fondement  réel.  Les  rationalistes  ne 
tombent  pas  dans  l'excès  opposé;  ils  ne  méconnaissent  pas  la  vie, 
mais  ils  veulent  l'éclairer,  et  se  font  fort  de  la  rendre  tous  les  jours 
de  plus  en  plus  intelligible.  S'il  s'agissait  d'ailleurs  de  donner  un 
exemple  qui  pût  faire  apprécier  toute  la  valeur  de  leur  méthode,  on 
citerait  volontiers  la  plupart  des  brillantes  analyses  de  M.  Bergson, 
le  fondateur  de  la  philosophie  nouvelle,  qui  emploie  un  talent  mer- 
veilleux à  dissimuler  son  incomparable  virtuosité  d'intellectualiste 
sous  la  contradictoire  prétention  d'expliquer  le  réel  sans  user  des 
idées. 

P.  Landorm^. 


ÉTUDES   CRITIQUES 


LE    PRINCIPE    DE    LA    VIE 

COMME    MOBILE    MORAL 


Selon   J  -M.    GUYAU. 

(Suite  et   fin  '.) 


III 

Solution  du  problèmi:.  —  Exami^n  du  mobili^;  moral  trouvé. 

Guyau  a  la  réponse  toute  prête  :  «  La  cause  universelle  de  nos 
actes  »,  dit-il,  et  à  fortiori  «  la  cause  qui  produit  toute  action 
inconsciente  »  (p.  87  i.  est  la  vie.  «  Depuis  le  premier  tressaillement 
de  l'embryon  dans  le  sein  maternel  jusqu'à  la  dernière  convulsion 
du  vieillard,  tout  mouvement  de  l'être  a  eu  pour  cause  la  vie  en  son 
évolution  »  (p.  87  i.j.  Cette  découverte  est  présentée  comme  le 
résultat  d'une  observation  rigoureusement  scientifique. 

Il  résume  en  cet  endroit  dans  les  termes  suivants  la  série  enchaînée 
de  raisonnements  et  de  faits  que  nous  avons  essayé  de  retracer  plus 
haut  :  «  le  hut  qui,  de  fait,  détermine  toute  action  consciente  est 
aussi  la  cause  qui  produit  toute  action  inconsciente  :  c'est  donc  lu 
vie  même,  la  vie  à  la  fois  la  plus  intense  et  la  plus  variée  dans  ses 
formes  »  (p.  87  i.).  Ce  qui  revient  à  dire,  en  forme  de  syllogisme  : 

La  vie  est  la  cause  qui  produit  toute  action  inconsciente; 

ï.  Voir  Revue  de  Métnpfi,>/si(jue  et  de  Morale,  numéro  du   l-'i  mai  1901. 


488  lŒVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Or,  la  cause  qui  produit  toute  action  inconsciente  est  aussi  le 
but  qui,  de  fait,  détermine  toute  action  consciente; 

Donc  le  but  qui  détermine  toute  action  consciente  est  la  vie. 

Guyau  définit  après  cela  de  la  manière  suivante  sa  morale  scienti- 
fique, c'est-à-dire  cette  partie  de  la  morale  qui  est  «  fondée  unique- 
ment et  systématiquement  sur  les  faits  positifs  »  :  —  «  la  science 
qui  a  pour  objet  tous  les  moyens  de  conserver  et  d'accroître  la  vie, 
matérielle  et  intellectuelle  »  (p.  88  i.). 

Notre  tâche  est  à  présent  d'apprécier  la  valeur  de  la  solution  pré- 
sentée aussi  bien  que  le  fondement  de  l'argumentation  si  touffue  et 
si  variée  qui  a  servi  à  l'amener.  Nous  pourrions,  pour  l'accomplir, 
mettre  en  œuvre  deux  procédés  de  discussion  très  différents  l'un  de 
l'autre.  Nous  pourrions,  par  exemple,  nous  en  prendre  exclusive- 
ment à  ce  syllogisme  cité  plus  haut,  qui  a  l'avantage  de  réduire  à 
des  formes  rigoureuses  l'argumentation  de  Guyau,  et  démontrer 
par  l'absurde  qu'il  est  faux  de  conclure  que  la  fin  de  toute  action 
consciente  est  la  vie.  Ce  procédé  serait  légitime  :  tout  moraliste 
fondant  un  système  ne  doit-il  pas  avoir  la  prétention  de  mettre  au 
moins  ses  principes  essentiels  à  l'abri  des  attaques  d'une  dialectique 
élémentaire?  Mais  il  a  peut-être  cet  inconvénient,  en  faisant  appel 
exclusivement  à  l'autorité  de  la  logique,  d'envisager  la  doctrine 
critiquée  sous  un  aspect  trop  extérieur  pour  ainsi  dire,  sans  péné- 
trer dans  son  vrai  fond  intime.  Nous  le  laissons  donc  de  cùté  ici^ 
Nous  constatons  d'ailleurs  que  si  notre  auteur  donne  à  sa  démons- 
tration l'apparence  d'un  raisonnement  logique,  lui-même  en  réalité 
n'a  pas  raisonné  dans  l'abstrait.  Aussi  recourons-nous  immédia- 
tement à  une  autre  méthode,  qui  étudiera  ses  idées  en  elles-mêmes 


1.  L'emploi  de  ce  procédé  logique  a  cependant  cette  utilité  appréciable  de 
mettre  en  opposition  des  déclarations  de  l'auteur  dont  on  ne  découvre  pas  à 
la  lecture  courante  le  caractère  d'absolue  contradiction.  Le  travail  de  décom- 
position et  d'analyse  abstraite,  un  peu  sec  sans  doute,  conduit  parfois  à  des 
découvertes  curieuses.  Ce  qui  parait  à  première  vue  chez  Guyau  une  marche  con- 
tinue et  rectiligne  est  en  réalité  une  suite  de  sauts  brusques  et  de  volte-face 
que  nous  avons  tenu  à  signaler  pour  mieux  faire  connaître  sa  manière  préci- 
pitée, aventureuse  et  déroutante. 

Le  syllogisme  à  examiner  est  le  suivant  : 
La  vie  est  la  cause  de  toute  action  inconsciente; 

Or  la  cause  de  toute  action  inconsciente  est  la  lin  de  toute  action  consciente; 
Donc  la  fin  de  toute  action  consciente  est  la  vie. 

N'ayant  pas  à  étudier  ici  la  portée  du  terme  de  cause  et  le  sens  du  mot  rie, 
nous  pouvons  accepter  la  majeure.  Traduite  comme  suit  en  langage  courant  : 
«  la  vie  est  ce  phénomène  distinct  produisant  et  déterminant  cet  autre  phéno- 
mène qu'est  toute  action  inconsciente  »,elle  revêt  une  signification  suffisamment 


en.   CHRiSTOPiii:.  —  Le  principe  de  la  vie.  489 

et  non  plus  leur  enchainemcnt,  qui  analysera  et  appréciera  les 
éléments  mêmes  qu'il  a  fait  entrer  dans  leur  formation,  qui  remon- 
tra ainsi  jusqu'aux  origines,  au  vrai  point  de  départ,  et  en  viendra 
facilement  alors  à  montrer  certaine  raison  de  fait  qui  a  dominé  et 
dirigé  dés  le  début  son  esprit.  Et,  pour  classer  les  observations 
multiples  que  nous  avons  à  présenter  en  nous  inspirant  de  cette 
méthode,  pour  les  ordonner  en  série  graduée,  un  fil  conducteur  s'est 
trouvé  très  facilement.  Nous  nous  sommes  attaché  à  l'idée  essen- 
tielle, l'idée  de  la  vie,  celle  que  l'on  nous  donne  comme  le  mobile 
moral  et  qui,  chose  singulière,  nous  est  présentée  dès  le  début  des 
pages  que  nous  étudions,  et  non  pas  uniquement  dans  leur  conclu- 
sion. C'est  d'ailleurs  l'idée  centrale,  autour  de  laquelle  la  pensée  de 
l'auteur  ne  fait  que  graviter.  A  la  lumière  de  chaque  notion  nouvelle 
qu'il  fait  intervenir,  il  lui  découvre  à  chaque  instant  des  aspects 
nouveaux,  si  bien  qu'en  nous  engageant  à  sa  suite,  comme  nous 
allons  le  faire,  dans  cette  voie  spéciale,  nous  n'aurons  qu'à  reprendre 
une  série  successive  de  réponses  à  celte  question  :  quel  est  le  sens 
vrai  et  complet  de  ce  principe  de  la  vie?  —  C'est  précisément  dans 
cette  question  que  réside  tout  Tinlérôt  de  ces  pages  et  c'est  elle  qu'il 
convient  donc  de  poser  au  début  d'une  critique  approfondie. 


§  l'*".  —  Le  pri)ic>pe  de  la  vie  envisagé  à  un  point 
de  vue  physiologique. 

Nous  ne  devons  nous  attendre  à  trouver  nulle  part  dans  l'œuvre 
de  Guyau  une  définition  expresse  de  la  vie.  Mais  il  donne  de  temps 


précise  pour  l'objet  que  nous  avons  en  vue.  Ce  qui  importe  à  présent  est  de 
recliercher  si  Guyau  a  pu  démontrer  logiquement  que  cette  cause  de  toute 
action  inconsciente  est  bien  la  fin  de  toute  action  consciente  :  proposition  qui 
constitue  le  centre  même,  la  partie  essentielle  de  son  raisonnement,  et  que 
nous  devons  examiner  soigneusement. 

Si,  comme  il  est  légitime  de  le  croire,  elle  est  le  résultat  d'un  travail  logique 
qui  s'est  opéré  dans  la  pensée  de  l'auteur,  elle  constitue  elle-même  bien  évi- 
demment la  conclusion  d'un  raisonnement  implicite,  également  réductible  à  la 
forme  syllogistique,  dont  les  parties  doivent  se  retrouver  parmi  les  considéra- 
tions si  diverses  se  succédant  dans  ces  pages.  Or,  plusieurs  déclarations,  se 
ramenant,  ainsi  que  nous  aurons  à  le  montrer,  à.  celle-ci  :  «  la  cause  des  actions 
inconscientes  est  aussi  la  cause  des  actions  conscientes  »,  sont  clairement 
présentées  par  l'auteur,  dans  leurs  termes  absolus  et  catégoriques,  comme 
l'un  des  fondements  sur  lesquels  il  se  base.  Nous  connaissons  ainsi  dès  mainte- 
nant l'une  des  prémisses  du  syllogisme  qu'il  s'agit  de  reconstituer.  Nous  en 
possédons  également  la  conclusion,  de  telle  sorte  que  nous  pouvons,  sans  plus 


490  •  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

en  temps  sur  cette  notion  des  notations  partielles  :  il  s'agit  pour 
nous  de  les  rassembler  et  de  les  classer. 

Une  chose  est  certaine  tout  d'abord,  c'est  qu'il  entend  expressé- 
ment ne  pas  envisager  la  vie  du  point  de  vue  d'une  philosophie 
toute  spéculative  mais  bien  exclusivement  du  point  de  vue  positif 
de  la  biologie,  puisqu'il  déclare  à  différentes  reprises  vouloir  trouver 
un  mobile  moral  dans  le  domaine  de  l'expérience  et  des  faits  enten- 


de recherches,  rétaljlir  l'antre  prémisse  el  dire  qu'en  somme  Guyau  n'a  pu  vrai- 
semblablement que  raisonner  comme  suit  : 

1).  La  cause  des  actions  inconscientes  est  aussi  la  cause  des  actions  cons- 
cientes; 

2).  Or  la  lin  des  actions  conscientes  est  aussi  la  cause  des  actions  cons- 
cientes; 

3).  Donc  la  cause  des  actions  inconscientes  est  aussi  la  fin  des  actions  cons- 
cieutes. 

Pour  juger  du  bien  fondé  de  la  conclusion,  étudions  l'une  après  l'autre  la 
majeure  et  la  mineure. 

1).  La  cause  des  actions  inconscientes  est  aussi  la  cause  des  actions  conscientes.  — 
Cette  assertion  toute  absolue  —  il  s'agit  en  effet  de  ioziie^  les  actions  inconscientes 
et  de  toutes  les  actions  conscientes  —  dont  l'énoncé  est  nôtre,  rend  exactement 
l'idée  qui  se  trouve  au  fond  des  propositions  suivantes  de  Guyau  :  ■■  le 
ressort  naturel  de  l'action,  avant  d'apparaître  dans  la  conscience,  devait  déjà 
agir  au-dessous  d'elle,  dans -la  région  obscure  des  instincts...;  tout  mouvement 
voulu  a  commencé  par  être  un  mouvement  spontané  e.xécutè  aveuglément, 
parce  qu'il  présentait  moins  de  résistance;  tout  désir  conscient  a  donc  été 
d'abord  un  instinct  ■>  (p.  87  s.)  ...  «  tout  mouvement  de  l'être  a  eu  pour  cause 
la  vie  en  son  évolution;  cette  cause  universelle  de  nos  actes...  »  etc.  (p.  87-88). 
—  Elle  les  résume  fidèlement,  disons-nous.  Et  il  importe  d'ajouter  qu'elle  doit 
être  comprise  dans  le  sens  purement  objectif  qui  est  exclusivement  celui  de  la 
théorie  naturaliste  de, Guyau.  La  cause  dont  il  s'agit  ici  c'est  le  phénomène  qui 
précède  et  détermine  mécaniquement  un  autre  phénomène.  Cette  cause  unique 
de  tous  nos  actes,  qui  leur  imprime  seule  leur  direction,  ce  «  principe  el  cette 
première  origine  ■■  (p.  86  i.)qui  se  retrouve  pour  les  mouvements  conscients 
comme  pour  les  mouvements  inconscients  dans  la  sphère  des  instincts  sourds, 
n'est  rien  qui  soit  supérieur  à  l'action,  n'a  rien  de  subjectif  :  elle  est  imma- 
nente à  l'action  même,  considérée  exclusivement  comme  mouvement  phy- 
sique. 

Une  observation  importante  s'impose  à  présent.  Des  propositions  citées 
jusqu'ici  il  résulte  évidemment  que  pour  Guyau  tout  mouvement  garde  sa 
direction  primitive  quand  bien  même  il  vient  à  un  certain  moment  à  être 
accompagné  de  conscience.  «  Pour  M.M.  Maudsley  et  Huxley,  avait-il  dit, 
la  conscience  n'est  dans  la  vie  qu'un  épiphénomène,  abstraction  faite  duquel 
tout  se  passerait  de  la  même  manière  •  (p.  86  i.).  Et  il  avait  déclaré  ne 
pas  vouloir,  quant  à  lui,  «  trancher  ni  même  soulever  cette  question  ■>  si 
controversée  (p.  86  i.).  Or  nous  venons  de  le  voir  au  contraire  adopter  bien 
nettement  dans  le  sens  même  de  ces  auteurs  la  théorie  de  l'automatisme 
animal  et  humain,  d'après  laquelle  la  conscience  n'est  pas  une  maille  essentielle 
dans  la  chaîne  des  événements  physiques  constituant  notre  vie  corporelle,  n'est 
en  somme  exigée  comme  principe  déterminant  d'aucun  des  mouvements  de  nos 
organes.  Nous  n'avons  pas  à  entreprendre  ici  la  discussion  de  cette  théorie, 
mais  nous  devons  signaler  ce  fait,  essentiel  au  point  de  vue  logique  :  c'est  que 
Guyau  se  charge  lui-même  de  la  modifier  indirectement  par  des  affirmations 


CH.   ciiitiSTOPiiK.  —  Le  principe  dr  la  vie.  491 

dus  dans  le  sens  iiaLuralisle,  c'est-à-dire  des  faits  matériels.  C'est 
comme  physiologiste  qu'il  dit,  par  exemple  :  «  les  lois  de  la  vie 
sont  les  mêmes  du  haut  en  bas  de  l'échelle  animale  ».  Toutefois, 
remarquons  qu'ici  pas  plus  qu'ailleurs  il  ne  cherche  la  précision 
détaillée  qu'exige  l'étude  scientifique  de  la  nature.  S'il  avait  voulu 
faire  ressortir  avec  force  l'identité  et  l'universalité  des  luis  de  la 
vie,  il  y  aurait  mieux  réussi  en  montrant  que  ces  lois  exercent  leur 


très  nettes  el  très  précises.  Par  celle-ci  en  Ire  autres,  faite  au  cours  de  son 
raisonnement  :  •■  même  les  actes  qui  s'achèvent  dans  la  |)leine  conscience  de 
soi  ont,  nn  ;/éncr/il,  leur  princijie  et  leur  première  origine  dans  des  instincts 
sourds  »  (p.  86  i.),  observation  (|uc  nous  pouvons  seule  considérer  comme  scien- 
titiquemcnt  fondée  (cf.  plus  haut  Section  II,  ;',  1",  lilt.  c).  Mais  il  avoue  par  le 
fait  môme  (ju'il  existe  des  actions  conscientes  qui  ne  sortent  pas  de  l'inconscient, 
ce  qu'il  oublie  de  suite,  emporté  sans  doute  par  le  mouvement  de  sa  phrase  et 
pressé  par  le  besoin  de  conclure.  'Ailleurs  il  dira  encore  :  ■<  l'action  sort  natu- 
rellement du  fonctionnement  de  la  vie,  en  (/randc  yj«?-<z>  inconscient  »  (p.'  92  s.), 
et  enfin,  plus  loin  :  «  l'action  peut  se  trouver  réfractée  dans  ce  milieu  nouveau 
(la  conscience),  souvent  même  suspendue;  par  exemple  quand  il  y  a  lutte 
entre  l'instinct  de  la  vie  et  telle  ou  telle  croyance  d'ordre  rationnel.  Dans  ce  cas 
la  sphère  delà  conscience  peut  fournir  une  so«?'ce  ?zoMî;e//e  d'actions  >>  (p. 93  m.). 
Ce  qui  revient  à  dire,  non  pas  «  la  cause  des  actions  inconscientes  est  aussi  la 
cause  des  actions  conscientes  »,  mais  seulement  :  la  cause  des  actions  incons- 
cientes est  aussi  celle  de  quelques  actions  conscientes. 

•2).  La  fin- des  actions  conscientes  est  aussi  la  cause  des  actions  conscientes.  — 
Voihà  une  assertion  que  Guyau  n'a  nulle  part  formulée  en  des  termes  aussi 
précis.  11  faut  reconnaître  cependant  que  cette  mineure  est  absolument  néces- 
saire pour  sauvegarder  la  rigueur  de  notre  syllogisme. 

Nous  n'en  sommes  d'ailleurs  venus  à  la  formuler  qu'en  suivant  notre  procédé 
de  réduction  à  l'absurde.  Elle  est  en  elTet  absurde  en  elle-même,  |)uisqu'elle 
assimile  deux  choses  que  l'on  se  représente  communément  comme  radicale- 
ment distinctes  :  la  fin,  c'est-à-dire  l'événement  futur  voulu  par  l'agent  el 
existant  à  l'état  d'idée,  et  d'autre  part  la  cause  mécanique.  La  fin  dont  nous 
parlons  est  toute  subjective,  tandis  que  cette  cause  est  toute  objective. 

Guyau  n'a  pas  énoncé  la  mineure  de  notre  syllogisme.  Nous  ne  voyons  pas  en 
ce  moment  pour  quelle  raison  il  aurait  été  jusqu'à  affirmer  l'identité  de  la  fin 
subjective  et  de  la  cause  objective.  11  a  déclaré  vouloir  se  maintenir  dans  la 
science,  et  nous  ne  sommes  pas  autorisé  à  croire  qu'il  ait  adopté  au  sujet  des 
fins  et  des  causes  une  conception  différente  de  celle  qui  est  habituellement  reçue 
en  matière  scientifique.  11  n'aurait  donc  pu  raisonnablement  que  faire  une 
déclaration  de  ce  genre-ci,  en  ce  sens  que  la  fin,  comme  idée,  est  aussi  une 
cause  déterminant  l'action  :  la  fin  des  actions  conscientes  est  aussi  leur  cause 
subjective. 

Rapprochons  à  présent  ces  deux  affirmations,  résumant  celles  qui,  dans  tout 
l'ensemble  des  pages  (|ui  nous  ont  occupé,  présentent  en  elles-mêmes  un  sens 
acceptable  : 

l).  La  cause  (objective)  des  actions  inconscientes  est  aussi  celle  de  (juelques 
actions  conscientes. 

2).  La  fin  des  actions  conscientes  est  aussi  leur  cause  subjective. 

De  prémisses  semblables  il  est  impossible  de  déduire  logi(|U(!ment  cette  con- 
clusion :  la  fin  des  actions  conscientes  est  aussi  la  cause  (objective)  des  actions 
inconscientes.  11  est  donc  démontré  (juc  Guyau  n'a  pu  soutenir  celle-ci  qu'en 
enfreignant  les  règles  de  tout  raisonnement  logique. 


492  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  UE  MORALE. 

action  chez  les  végétaux  par  exemple  aussi  bien  que  chez  les  ani- 
maux :  ce  sont  là  deux  groupes  parmi  les  êtres  vivants  qui  ne 
diffèrent  l'un  de  l'autre  que  par  des  caractères  morphologiques  et 
extérieurs,  et  qui  sont  physiologiquement  identiques.  Ailleurs  il 
avait  dit  :  «  la  vie  offre  partout  des  caractères  communs  et  im 
même  type  d'organisation  »  (p.  85  s.).  C'est  bien  encore  la  vie  pré- 
sentée sous  un  aspect  tout  physique.  C'est  ce  que  nous  tenons  à 
montrer.  Et  nous  trouvons  encore  exprimée  dans  cette  phrase  une 
vue  vague,  imprécise  et  inexacte  même  des  choses.  Elle  consiste  en 
effet  à  penser  que  l'identité  de  l'organisation  révèle  la  vie  et  que 
l'organisation  est  le  caractère  de  la  vie,  tandis  que  la  science 
démontre  que  des  phénomènes  de  vie  se  manifestent  même  chez 
les  êtres  inorganiques.  Les  physiologistes  contemporains  n'ad- 
mettent plus  de  différence  essentielle  entre  la  substance  organique 
et  la  substance  inorganique,  entre  la  matière  dite  brute  ou  inanimée 
et  la  matière  vivante,  et  sous  l'influence  de  la  théorie  mécaniste 
et  évolutionniste,  sont  unanimes  à  considérer  la  vie  comme  un 
mode  de  mouvement,  non  spontané,  toujours  provoqué,  répandu 
partout  dans  la  nature  '. 

Guyau,  qui  était  cependant  évolutionniste  sincère  et  qui  n'eût 
pas  répudié  cette  conception  évolutionniste  de  la  vie,  manque  donc 
de  rigueur  quand  il  se  contente  ici,  au  début  de  sa  recherche  du 
mobile  moral,  d'étudier  la  vie  au  sein  d'un  groupe  restreint  d'êtres. 
Mais  le  point  essentiel  que  nous  avons  voulu  établir  ici,  et  qui 
nous  parait  évidemment  acquis,  c'est  que  la  vie  est  pour  Guyau  un 
phénomène  relevant  de  la  science  des  faits  matériels,  de  la  science 
naturelle,  de  la  physiologie. 

§  2.  —  Le  principe  de  la  vie  envisagé  comme  cause  efficiente. 

Continuons  à  chercher  des  éléments  nous  permettant  de  préciser 
le  sens  que  pouvait  avoir  pour  Guyau  le  principe  de  la  vie.  Son 
long  raisonnement  servant  à  établir  le  mobile  moral  nous  fournira 
dans  ses    détails  de   nouvelles   indications.  Nous  en  trouvons  une 

i.  Voy.  par  exemple  A.  Sabatier,  Essai  sur  la  rie  et  la  mort  (Biblioth.  évo- 
lulionnisle).  Paris.  1892,  p.  10(5-107.  —  M.  Verwomi,  Lehrbuch  der  allgemeine 
Pfu/siolof/ie.  Ein  Gruiidriss  der  Lelire  vom  Leben,  léna,  1895,  p.  122-142.  —  Lan- 
dois,  Lehrbuch  der  Physiolof/ie  des  Menschen,  Vienne,  1891,  p.  1  i.  —  Voy.  aussi 
d'ailleurs  l'un  des  initiateurs  de  celte  théorie,  Claude  Bernard,  La  science  expé- 
rimentale, Paris,  18"8,  p.  182. 


CH.   r.HRiSTOPHi':.  —  Le  •principe  de  la  vie.  493 

très  importante  dans  cette  déclaration  souvent  citée  plus  haut  : 
<c  la  vie  est  la  cause  de  toute  action  plus  ou  moins  inconsciente... 
de  toute  activité  »  ...  On  peut  y  voir  à  la  rigueur  une  définition 
expresse  du  mot  vie  ou  bien  simplement  le  résultat  énoncé  d'une 
recherche  expérimentale  qui,  un  phénomène  étant  donné  comme 
effet,  a  éliminé  l'un  après  l'autre  les  pliénomènes  variés  n'ayant 
pas  de  liaison  avec  lui  pour  dégager  enfin  le  phénomène  cause. 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'intérêt  de  cette  affirmation  réside  tout  entier 
dans  le  mot  cause.  Cherchons  donc  le  sens  que  lui  attribue  Guyau 
pour  savoir  en  définitive  ce  qu'il  entend  par  la  vie. 


Guyau  a-t-il  adopté  cette  notion  de  la  cause  telle  qu'elle  est  usitée 
dans  les  sciences  expérimentales  et  inductives,  telle  que  Stuart-Mill 
par  exemple  l'a  formulée,  c'est-à-dire  «  l'antécédent  ou  groupe 
d'antécédents  invariable  »?  Il  est  permis  de  le  supposer,  puisqu'il  a 
déclaré  vouloir  s'en  tenir  à  l'observation  des  faits  «  positifs  »  et  que 
nous  savons  que  ces  faits  sont  de  l'ordre  matériel.  La  science 
expérimentale  commence,  ce  qui  est  de  toute  première  nécessité, 
par  diviser,  isoler  les  faits  et  les  délimiter  exactement,  puis  elle 
multiplie  des  expériences  pour  en  découvrir  les  rapports.  Le  vin 
trouble  la  marche,  tel  microbe  produit  la  fermentation  :  ce  sont  là 
des  liaisons  causales  dans  le  sens  qui  vient  d'être  indiqué.  Le 
monde  apparaît  à  ce  point  de  vue  comme  un  vaste  système  de  phé- 
nomènes liés  deux  par  deux,  dont  chacun  conserve  son  unité  propre 
et  sa  nature  distincte,  bien  qu'il  soit  tour  à  tour  effet  et  cause  et 
s'enchaîne  aux  autres  dans  une  série  indéfinie.  Mais  si  nous  tra- 
duisons à  présent  cette  affirmation  d'une  liaison  causale  «  la  vie  est 
la  cause  de  toute  activité  »  en  ces  autres  termes  :  «  la  vie  est  le  phé- 
nomène antécédent  ayant  pour  conséquent  invariable  toute  acti- 
vité »,  aurons-nous  défini  bien  nettement  le  sens  du  mot  vie?  11  faut 
bien  reconnaître  que  le  phénomène  de  la  vie  reste  pour  nous  aussi 
vague  qu'auparavant.  Un  rapport  de  causalité  établi  à  la  suite 
d'expériences  particulières  ne  présente  en  effet  de  portée  quel- 
conque dans  la  science  inductive  que  si  les  faits  unis  par  ce  rapport 
ont  été  tous  deux  isolés  et  définis  au  p n'a  bible.  Nous  devons  donc 
conclure  de  tout  ceci  que  Guyau  n'a  pu  vouloir  raisonnablement  nous 
faire  saisir  la  portée  précise  du  mot  vie  s'il  s'est  réellement  con- 


494  HKVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

tenté,  comme  nous  l'avons  supposé,  de  donner  au  terme  de  cause 
le  sens  d'«  un  antécédent  invariable  »  ou  d'«  un  groupe  d'antécé- 
dents invariable  ». 


Mais  il  est  facile  à  tout  le  monde  de  voir  qu'une  action  quelconque, 
donnée  comme  le  phénomène  conséquent  dont  on  cherche  la  cause, 
possède  en  fait  des  antécédents  dont  le  nombre  est  indéfini.  Je  lève 
le  bras  pour  saisir  un  objet.  Pour  que  cette  action  soit  possible,  le 
concours  de  tous  les  faits  suivants  est  indispensable  :  la  contraction 
des  muscles  et  d'une  manière  générale  la  mise  en  mouvement  de 
toutes  les  parties  du  bras,  la  coopération  du  corps  entier  qui  le 
soutient,  l'entretien  de  cette  partie  du  corps  par  la  circulation  du 
sang,  le  renouvellement  du  sang  par  la  nutrition  et  la  respiration^ 
puis  l'excitation  des  centres  et  des  nerfs  moteurs,  et  avant  cela 
l'excitation  des  nerfs  et  des  centres  sensitifs  par  l'influence  de 
l'objet  extérieur,  par  les  mouvements  de  la  chaleur  qui  Téchauffe, 
de  la  lumière  qui  l'éclairé,  etc.  Voilà  une  foule  d'antécédents  que 
l'on  peut  séparer  les  uns  des  autres  ou  réunir  en  plusieurs  groupes 
distincts,  et  ce  serait  le  rôle  des  diverses  méthodes  expérimentales 
d'essayer  de  mettre  à  part,  sous  le  nom  de  cause,  parmi  tous  ces 
antécédents,  tel  antécédent,  ou  tel  groupe  d'antécédents  déterminé. 
Or  rien  ne  nous  dit  que  Guyau  ait  songé  à  appliquer  ces  méthodes, 
à  entreprendre  ce  travail  de  séparation  et  de  délimitation;  nulle 
part  il  ne  marque  l'intention  de  qualifier  de  vie  tel  antécédent  ou 
tel  groupe  d'antécédents  plutôt  que  tel  autre.  Que  nous  reste-t-il 
donc  à  conclure,  si  nous  admettons  que  dans  cette  phrase  «  la  vie 
est  la  cause  de  toute  activité  »,  Guyau  a  voulu  donner  une  définition 
de  la  vie?  C'est  qu'il  en  est  venu  à  adopter  une  notion  de  la  cause 
différente  de  celle  que  nous  avons  d'abord  citée,  c'est  qu'il  enten- 
dait en  réalité  par  cause  de  toute  action  l'ensemble  des  antécédents 
invariables  qui  précèdent  cette  action.  Stuart  iMill  d'ailleurs  a 
montré  lui-même  par  voie  théorique  que  telle  devait  être  une 
conception  plus  rigoureuse  de  la  cause.  «  Quelque  nombreuses  que 
soient  les  conditions  d'un  phénomène,  il  n'en  est  pas  une,  dit-il, 
que  chacun  de  nous  ne  puisse,  selon  le  but  immédiat  de  ses 
discours,  appeler  la  vraie  cause  de  ce  phénomène.  »  Et  après  avoir 
analysé  les  conditions  de  quelques  phénomènes  familiers  il  aboutit 
à  ce  résultat  :   «  la  cause   est,  dit-il,  philosophiquement  parlant, 


cil.   r.iimsTOPHK.  —  Le  principe  de  la  vie.  49"> 

la  somme  des  conditions  positives  et  négatives  prises  ensemble,  le 
total  des  phénomènes  de  toute  nature  qui  seront  invariablement 
suivis  du  conséquent  si  elles  sont  réalisées'  ».  Or  la  causalité  ainsi 
comprise  prend  une  extension  indéfinie,  quand  on  s'efTorce  avec 
toute  la  rigueur  possible,  comme  a  dii  faire  Guyau,  de  se  repré- 
senter le  monde  tel  que  l'exige  le  principe  de  réaction  universelle. 
On  ne  peut  alors  concevoir  un  événement,  quelque  insignifiant 
qu'il  soit,  qui  n'ait  pour  cause,  c'est-à-dire  pour  «  la  somme  de  ses 
conditions  positives  et  négatives  »  à  la  fois  tous  les  événements 
concomitants  de  l'univers,  —  car  il  n'est  pas  un  atome  que  les  lois 
de  la  gravitation  ne  rattachent  à  tous  les  atomes  —  et  tous  les 
événements  antérieurs,  —  car  cet  enchaînement  des  atomes,  qui 
s'effectue  dans  un  mouvement  continu,  apparaît  mieux  encore  dans 
le  temps  que  dans  l'espace.  Que  signifie  donc,  «  philosophiquement 
parlant  »,  cette  proposition  toute  générale  :  «  la  vie  est  la  cause  de 
toute  action  »,  sinon  ceci  :  la  vie  est  la  somme  de  tous  les  phéno- 
mènes qui  ont  précédé  et  qui  accompagnent  toute  action? 

Pour  définir  la  vie  Guyau  aurait  donc  dépassé  le  point  de  vue  de 
la  science  purement  expérimentale  pour  en  adopter  un  plus  élevé, 
ijui  serait  toujours  du  domaine  de  la  science  en  général  puisqu'il 
aurait  agi  sous  l'influence  directe  du  grand  principe  scientifique  du 
mécanisme  universel.  Si  nous  avions  le  droit  de  garantir  dés  main- 
tenant que  cette  influence  a  été  réellement  prépondérante  et  persis- 
tante sur  son  esprit,  sur  sa  manière  de  se  représenter  les  choses,, 
nous  pourrions  arriver  à  mieux  préciser  encore  le  sens  de  sa  défi- 
nition. La  vie  est  un  ensemble  de  phénomènes.  Or,  qu'est-ce  qu'un 
phénomène?  Si  l'on  consulte  le  langage  courant,  c'est  en  somme 
quelque  chose  de  quelconque,  un  fait  ou  un  événement,  une  circons- 
tance, ou  une  chose  plus  vague  encore,  une  modification,  un  chan- 
gement; mais,  si  l'on  s'inspire  de  la  théorie  mécaniste,  c'est  toujours- 
un  mouvement,  une  activité,  c'est  l'élément  dernier  et  précis  auquel 
finit  par  se  réduire  toute  réalité  physique.  Si  vous  faites  donc, 
vous  plaçant  à  ce  dernier  point  de  vue,  la  déclaration  suivante  : 
((  l'ensemble  des  phénomènes  précédant  et  accompagnant  les 
diverses  actions  est  la  cause  de  ces  actions  »,  vous  mettez  en  rap- 
port deux  termes,  une  cause  et  un  effet,  dont  chacun  consiste  en 
un  groupe  de  phénomènes,  c'est-à-dire  d'actions,  de  mouvements;. 

1.  Sliiarl  Mill,  Loijique,  trad.  Pcisse,  1.  III,  cliap.  v,  ;^,  3. 


496 


RENTE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 


et  VOUS  pouvez  facilement  ramener  à  Tunité  les  éléments  de  chacun 
de  ces  groupes,  puisque  tous  constituent  au  même  titre  du  mouve- 
ment, en  faisant  celte  déclaration  parfaitement  adéquate  à  la  pre- 
mière :  l'activité  est  cause  de  Tactivité.  De  cette  formule  nouvelle 
de  la  loi  même  de  réaction  universelle  se  dégage  d'elle-même  cette 
définition  de  la  vie  :  la  vie,  cause  de  l'activité,  est  l'activité.  —  Ce 
résultat  est  inévitable,  quand  on  a  serré  un  peu  l'un  contre  l'autre 
la  notion  ordinaire  de  la  cause  et  le  principe  de  l'universelle  réac- 
tion, et  découvert,  entre  les  deux  termes  hétérogènes  de  toute  rela- 
tion causale,  la  loi  de  continuité  qui  les  fond  l'un  dans  l'autre  et  fait 
apparaître,  au  lieu  de  la  causalité  apparente,  l'identité  fondamen- 
tale '. 


Mais  nous  pouvons  supposer  que  Guyau  n'a  pas  songé  à  la  notion 
scientifique  de  la  causalité,  car  il  y  en  a  d'autres,  et  qu'il  n'a  donc 
point  aperçu  ou  voulu  apercevoir  sa  conciliation  nécessaire  avec  le 
système  du  mécanisme  universel  et  ses  conséquences  rigoureuses. 
La  vie,  disions-nous,  serait  l'activité,  pas  autre  chose;  ce  que  Guyau 
nous  donne  comme  le  mobile  moral  serait  donc  un  concept  pure- 
ment abstrait  et  tout  général,  comprenant  dans  son  extension  toutes 
les  activités  diverses,  toutes  les  tendances  divergentes.  Cette  solu- 
tion est  rigoureusement  logique,  mais  il  faut  reconnaître  aussi 
qu'elle  est  trop  étrange  et  trop  évidemment  inadmissible  dans  la 
science  morale,  cette  recherche  d'activités  déterminées,  pour  que 
nous  puissions  nous  y  arrêter  ici.  Ce  n'est  point  celle  que  contient 
implicitement  la  déclaration  :  «  la  viç  est  la  cause  des  actions...  »  Si 
réellement  Guyau  l'a  pressentie,  il  a  cherché  à  l'éviter.  Poursuivons 
donc  notre  examen  de  ce  terme  de  signification  si  ambiguë,  la 
cause,  qui  donne  à  cette  sorte  de  définition  toute  sa  portée. 

Rappelons-nous,  dans  le  développement  de  ses  considérations 
tendant  à  déterminer  le  mobile  moral,  le  brusque  détour  qu'a 
effectué  notre  auteur.  Au  lieu  de  se   contenter  de  nous  faire  voir 


1.  Voy.  A.  Lalanne,  Remarques  sur  le  principe  de  causalité,  Revue  philoso- 
phique, sept.  1890,  et  Naville,  Remarques  sur  l'induction  dans  les  sciences  phy- 
siques, i6;rf.,  janv.  ISOO.  Tous  deux  établissent  parfaitement,  en  s'appuyant  sur 
des  raisons  difTérentes,  ce  fait  que  la  science,  dans  ses  parties  les  plus  avancées, 
plus  elle  est  près  de  saisir  la  nature,  n'énonce  plus  des  formules  causales, 
mais  des  rapports  numériques  d'identité,  des  équations  mathématiques  entre 
des  quantités  abstraites. 


en.  cnuisTOPiiK.  —  Le  principe  de  la  vie.  497 

uniquement,  ainsi  qu'il  l'avait  annoncé  au  début,  «  la  direction 
naturelle  »  de  l'action,  il  a  voulu  à  un  certain  moment,  noté  dans 
notre  exposé,  nous  montrer  à  la  fois  et  celte  direction  et  en  outre 
le  «  ressort  naturel  »  de  l'action  :  le  ressort,  c'est-à-dire  un  principe 
actif,  une  force,  distincte  de  l'aclion,  dont  elle  détermine  la  direc- 
tion (voy.  plus  haut  section  II,  !<  2).  Se  basant  sur  certaine  obser- 
vation de  fait,  il  a  affirmé,  nous  l'avons  vu,  que  le  ressort  des 
actions  inconscientes  (et  par  suite  leur  direction)  devait  se  confondre 
avec  le  ressort  des  actions  conscientes,  proposition  qu'il  a  formulée 
immédiatement  en  des  termes  nouveaux  :  «  la  cause  des  actions 
inconscientes  doit  se  confondre  avec  la  lin  des  actions  conscientes  ». 
Pour  Guyau  cause  est  donc  synonyme  de  ressort,  Fidée  de  cause 
implique  nécessairement  celle  de  force  et  d'énergie.  La  vie  est  donc 
une  force,  source  de  mouvement,  et  non  plus  le  mouvement,  l'acti- 
vité même. 

Ce  résultat  définitif  est  tout  nouveau  et  de  la  plus  haute  impor- 
tance, car  nous  sommes  avec  lui  entraînés  en  plein  dynamisme, 
c'est-à-dire  rejetés  bien  loin  en  dehors  du  domaine  de  la  science  et 
de  la  conception  rigoureusement  positive  qu'elle  nous  donne  du 
mécanisme  du  monde.  Si,  comme  l'a  voulu  Guyau,  nous  considérons 
l'activité  des  êtres  et  la  nôtre  propre  du  point  de  vue  extérieur,  nous 
n'y  découvrons  en  dernière  analyse  que  du  mouvement,  seul  élé- 
ment de  la  réalité  physique  qui  soit  appréciable'.  Si  vous  ajoutez 
quelque  chose  au  mouvement,  ce  quelque  chose,  que  vous  appelez 
la  force,  reste  alors  pour  nous  inconnu  et  inconnaissable,  à  notre 
point  de  vue  objectif.  Et  cette  causalité  au  sens  dynamique,  cette 
causalité  efficiente  appliquée  au  monde  physique  —  et  qui  est  celle 
que  les  Écossais  et  les  Éclectiques  appliquaient  à  la  fois  au  monde 
physique  et  au  monde  mental  —  est  toute  exclusive  de  la  causalité 
conçue  comme  une  succession  constante  de  deux  phénomènes,  se 
ramenant  à  une  équivalence  de  mouvements.  Elle  implique  l'exis- 


î.  A  travers  la  série  des  phénomènes  de  mouvement,  le  savant  appliqué  à  l'élude 
objective  de  la  nature  remontera  de  proche  en  proche  à  un  mouvement  initial 
au  delà  duquel  son  esprit  sera  obligé  de  s'arrêter,  ne  trouvant  plus  le  mouve- 
ment antérieur  :  ce  sera,  par  exemple,  l'attraction.  Et  cette  attraction  n'est 
rien  autre  chose  pour  lui  qu'un  mouvement,  dont  il  connaît  les  lois,  l'intensité, 
la  direction.  S'il  lui  arrive  déparier  d'une  <<  force  attractive  ■•  dont  il  possède  la 
formule,  ce  sera  uniquement  pour  constater  la  réalité  d'un  mouvement,  et  non 
pour  désigner  quelque  chose  de  surajouté  au  mouvement.  Sinon  sa  pensée 
sortirait  du  monde  phénoménal,  après  avoir  abandonné  aussi  le  point  de  Vue 
objectif. 

Kev.  Méta.   t.  IX.  —  1901.  34 


498  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

tence  d'un  ordre  de  réalité  nouveau  à  côté  du  monde  des  phéno- 
mènes et  des  mouvements,  d'un  pouvoir  inconnu  et  mystérieux  qui 
provoque  spontanément  tout  mouvement  à  entrer  dans  la  sphère 
du  connaissable.  La  vie,  selon  Guyau,  est  la  puissance,  inconnue  et 
inconnaissable,  qui  produit  toute  activité. 


Ce  second  point  établi,  souvenons-nous  du  premier,  par  lequel 
nous  avons  démontré  que  la  vie  est  bien  considérée  par  Guyau 
comme  un  phénomène  physiologique.  Nous  ne  pouvons  en  ce 
moment  nous  empêcher  de  faire  un  rapprochement  entre  la  con- 
ception, telle  qu'elle  a  été  retracée  jusqu'ici,  que  Guyau  se  fait  de 
la  vie,  et  la  doctrine  célèbre  du  vitalisme.  Bichat,  l'un  de  ses  repré- 
sentants les  plus  connus,  considérait  la  vie,  appelée  <<  le  principe 
vital  »,  «  la  force  vitale  >>,  comme  un  principe  particulier  et  distinct, 
agissant  en  dehors  des  lois  de  la  physique,  de  la  chimie,  de  la 
mécanique,  leur  imposant  même  une  domination  temporaire  et 
établissant  entre  elles  au  sein  de  la  matière  un  certain  équilibre 
créant  les  organismes.  De  là  cette  distinction,  si  généralement 
reçue,  entre  les  corps  inorganiques,  dépourvus  d'individualité,  qui 
seraient  seuls  éternels,  et  les  corps  vivants,  qui  seraient  seuls  des 
touts  harmoniques  et  périssables  :  opposition  impossible  dans  le 
domaine  de  la  science  naturelle,  où  règne  l'unité  et  où  les  lois  de 
la  chimie,  de  la  physique  et  de  la  mécanique,  seules  souveraines, 
sont  communes  à  tous  les  êtres  de  la  nature  ^ 


§  3.  —  Le  principe  de  la  vie  présenté  comme  se  nnnenrinl 
à  rinstincl  de  la  conservation. 

Continuons  notre  revue  des  divers  aspects  si  différents  sous  les- 
quels on  voit  apparaître  Tidée  de  la  vie  chez  notre  auteur. 

Rappelons  encore  une  fois  qu'au  cours  de  son  raisonnement 
Guyau  a  constaté  d'une  manière  positive  que  quelques  acUons  con- 
scientes ont  leur  origine  dans  l'inconscient,  puis  il  en  est  venu  à 
affirmer  que  toutes  les  actions  conscientes  sortent  de  l'inconscient. 

1.  Voy.  Claude  Bernard,  La  science  expérimentale,  Paris,  18~8,  p.  1  i9-"213.  — 
Haeckel,  Le  règne  des  protistes.  Paris,  Reinwald,  1S19.  Préface  de  J.  Soury.  — 
W.  Preyer,  Éléments  de  phijsiolof/ie  (jénérale,  Paris,  Alcan,  1884,  p.  211-214. 


(.11.   r.iiitisToi'HK.  —  Le  principe  de  la  vie.  W9 

C'est  là  un  saut  logique  que  nous  n'avons  pu  comprendre  jusqu'ici. 
Or  il  est  aisé  de  voir  que  c'est  sous  l'influence  d'une  raison  de  fait 
dominant  et  dirigeant  son  esprit  dès  le  début  qu'il  passe  si  naturel- 
lement de  cette  proposition  «  quelques  actions  conscientes...  »  etc., 
à    cette    autre,  «■    toutes  les  actions  conscientes...    »   Quel  est  ce 
fait?  —  Souvenons-nous  qu'il  exprime  aussi  cette  idée,  «  toutes  les 
actions  conscientes...  »  en  ces  autres  termes  :  «  le  ressort   naturel 
de  l'action,  avant  d'apparaître  dans  la  conscience,  devait  déjà  agir 
au-dessous  d'elle,  dans  la  région  obscure  des  instincts  »  (p.  87  s.j. 
Pourquoi  toutes  les  actions  dolvenl-QWes,  sortir  de  l'inconscient?  Ce 
n'est  assurément  pas  parce  que  quelques  actions  conscientes  obser- 
vées en  fait  ont  leur  source  dans  l'inconscient  :  ce  ne  serait  alors 
qu'une  très   faible  présomption.   Mais   remarquons   soigneusement 
qu'il  répète  de  suite  la  même  idée  de  la  manière  suivante  :  «  lu  tin 
constante   de  l'action   île  ressort  naturel   des  actions  conscientes 
doit  avoir  été  primitivement  une  cause  constante  de  mouvements 
plus  ou  moins  inconscients.  »  Puis  il  généralise  en  ces  termes  :  «au 
fond  les  fins  ne  sont  que  des  causes  motrices  Iwh'iluellos  parvenues 
à    la  conscience  de   soi.   »  Ces   expressions    conslanle,  hafjituelles, 
nous  mettront  sur  la  voie;  ce  sont  des  restrictions  d'une  importance 
essentielle  au  terme    de  cause,    indiquant  clairement   que  ce  que 
Guyau  conçoit  comme  le  «  ressort  naturel  »  de  l'action,  ce  n'est  pas 
sa  «  cause  »  en  général,  mais  une  cause  permanente,  qui  se  main- 
tient, qui  se  conserve.  Celle  cause  habituelle,  ce  principe  constant, 
ce  sera  la  vie,  nous  le  savons,  mais  -par  quels  termes  notre  auteur 
le  désigne-t-il  exactement?  Non  pas  seulement  parce  mot  la  «  vie  », 
mais  par  ceux-ci,  plus  explicites  :  «  l'effort  instinclif  pour  maintenir 
et  accroître  la  vie  »  (p.  87  i.),  «   la  tendance  à  persévérer  dans  la 
vie  »  (p.  88  m.),  r«  instinct  de  la  vie  »  (p.  93  m.).  —  Le  fait  que 
nous  cherchions  est  en  définitive  Vinslinct  de  la  conservation,  que 
fournit  à  Guyau  l'observation  psychologique  et  dans  lequel  il  veut 
voir  l'essence  même  de  la  vie.  L'instinct  de  conservation,  synonyme 
de  vie,   est   pour  lui   ce  ressort  d'action   pouvant  «  mouvoir  tout 
ensemble  en  nous  l'automate   et  l'être  sensible   »     p.  9."{   m.).    Le 
mobile  moral  que  l'on  demandait   est   la  vie,   mais   la  vie  conçue 
comme  un  principe  d'action  ayant  pour  essence  de  se  conserver  et 
se  maintenir.  «  L'instinct  universel  de  la  vie,   tantôt  inconscient, 
tantôt  conscient,  fournit  à  la  science  morale  la  seule  fin  positive  » 
(p.  94  s.). 


500  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Notre  auteur  attribue  ce  résultat  de  ses  recherches  à  l'exactitude 
de  sa  psychologie.  Voyons  s'il  ne  s'est  pas  trompé. 


Il  s'agit  de  s'entendre  sur  la  signification  précise  de  cette  expres- 
sion si  courante,  Vinstinct  de  conservation.'  Pour  la  déterminer  nous 
allons  nous  engager  sur  un  terrain  nouveau,  où  le  lecteur  est  assez 
mal  guidé  par  les  indications  toutes  générales  de  Guyau,  parlant 
des  mouvements  des  êtres  vivants,  mouvements  conscients  ou  incon- 
scients^ des  instincts  de  ces  êtres,  entre  autres  l'instinct  de  la  conser- 
vation. Marquons  rapidement  la  nature  de  ce  terrain  psychologique 
en  citant  quelques  faits,  à  titre  d'illustration. 

Tel  être  vivant  quelconque,  animal  ou  homme,  éprouve  après  une 
marche  prolongée  certaines  sensations  indéfinies  dans  la  région  de 
l'estomac,  accompagnées  d'une  stimulation  des  muscles  de  la  masti- 
cation et  de  sécrétion  de  la  salive.  Sous  l'influence  motrice  de  ces 
sensations  d'abord  agréables,  bientôt  pénibles,  puis  intolérables, 
que  nous  appelons  d'un  seul  mot  l'instinct  de  la  faim,  l'animal  est 
poussé  à  rechercher  de  la  nourriture,  se  l'approprie  et  l'avale  : 
action  qui  est  suivie  alors  de  mouvements  nouveaux,  de  mastication 
et  de  salivation,  de  contractions  des  difi'érentes  parties  du  tube 
digestif,  d'excrétion  des  sucs  de  l'estomac  et  du  foie,  d'absorption 
des  vaisseaux  lactés  et  sanguins  de  l'intestin,  etc.,  mouvements  dont 
les  uns  sont  accompagnés  de  conscience  et  les  autres  s'accomplissent 
obscurément  dans  les  régions  presque  toujours  insensibles  de  l'or- 
ganisme. L'acte  de  manger,  précédé  et  suivi  de  cette  infinité  de 
mouvements  divers,  a  en  lui-même  une  tendance  bien  caractérisée, 
une  fin  objective  déterminée  :  assurer  l'exercice  de  la  fonction  la 
plus  importante  de  la  vie,  la  nutrition  '. 

A  côté  de  cette  tendance  à  forme  positive,  consistant  en  une 
attraction,  une  attaque  sur  le  monde  extérieur,  prenons  des  ten- 
dances à  forme  négative  consistant  en  une  aversion,  une  défense. 
L'être  vivant  peut  par  légèreté  introduire  dans  son  estomac  des 
matières  qui,  à  raison  de  leur  trop  grande  quantité  ou  de  leur  com- 
position chimique  spéciale  (poisons),  ne  parviennent  pas  à  être 
absorbées  :  par  suite  d'un  mouvement  purement  réflexe,  d'une  exci- 

1.  Cf.  Bain,  Les  sens  et  l'inlellif/ence,  V"  partie,  chap.  u,  ^C  3  et  6. 


en.  cmusioPHi:.  —  Le  principe  de  la  vie.  501 

talion  du  pneumogaslrique,  il  se  produit  une  contraction  des  mus- 
cles de  l'abdomen,  alors  a  lieu  le  vomissement,  acte  conscient 
accompagné  de  sensations  douloureuses.  Avant  l'ingestion  des  ali- 
ments une  tendance  de  même  nature  peut  se  manifester  :  par 
exemple  quand  ses  sens  lui  révèlent  la  présence  d'aromcs  amers, 
de  matières  putréfiées  rappelant  la  décomposition  cadavéri(iue, 
d'animaux  venimeux  ou  réputés  tels.  Il  se  produit  alors  des  mouve- 
ments irréguliers  des  muscles  du  pharynx,  accompagnés  d'une  sen- 
sation de  nausée,  ou  un  mouvement  de  répulsion  :  dans  tous  ces 
actes  il  y  a  un  fond  commun  de  défense,  de  désir  d'éloignement '. 
C'est  là  la  forme  primitive  du  dégoût,  que  Ton  peut  appeler  aussi 
un  sentiment  instinctif  de  protection,  puisque  les  mouvements  qui 
l'accompagnent  tendent  à  sauvegarder  la  nutrition. 

Prenons  un  autre  exemple  encore.  On  observe  chez  l'animal  ou 
l'homme  qui  se  trouve  en  présence  d'un  danger  réel  ou  imaginaire, 
les  marques  physiologiques,  le  plus  souvent  très  apparentes,  de 
cette  émotion  instinctive  spéciale  qu'on  appelle  la  peur  :  Ircmblement 
convulsif,  arrêt  de  la  sécrétion  salivaire,  sueur  froide,  hérissement 
des  poils,  resserrement  de  la  gorge,  etc.,  et,  en  même  temps  que 
tous  ces  mouvements  réflexes,  un  effort  violent  pour  échapper  au 
danger.  Il  y  a  donc  un  mécanisme  obscur  de  cette  peur  instinctive, 
faisant  partie  de  la  constitution  physique  de  l'animal  et  de  l'homme 
et  l'aidant  à  vivre  par  une  adaptation  défensive,  utile  dans  la  plupart 
des  cas^ 

Voilà,  constatée  en  fait  dans  l'être  vivant,  la  présence  d'un  certain 
nombre  de  besoins,  de  tendances  toutes  physiologiques,  avec  la 
conscience  en  plus,  c'est-à-dire  se  traduisant  dans  la  conscience  par 
des  sensations  agréables  ou  douloureuses,  faim,  dégoût,  peur.  C'est 
à  raison  du  caractère  irréductible  et  primitif  de  ces  sensations,  dis- 
tinctes dans  la  conscience,  que  nous  pouvons  dans  le  langage  dis- 
tinguer ces  tendances  diverses  et  les  appeler  instincts  de  la  faim,  du 
dégoût,  de  la  peur.  Nous  avons  vu  que  les  actes  de  manger,  de 
rejeter  ou  repousser,  de  fuir,  — qui  sont  ces  instincts  en  exercice,  — 
ne  sont  pas  simples,  mais  sont  constitués  en  réalité  par  une  foule 
de  mouvements,  le  plus  souvent  ignorés  de  la  conscience,  s'accom- 
plissant  dans  les  éléments  anatomiques,  dans  les  tissus  et  les 
organes.  Chacun  d'eux,  et  d'une  infinité  d'autres,  n'a  d'autre  but 

1.  Cf.  Biiin,  l/jid.,  g  6.  —  Cli.  Ricliet,  L'homme  et  l'inlellif/ence,  p.  41-84. 

2.  Cf.  Bain,  Émotions,  cliap.  viii. 


:i02  REVUE    DE    M  KTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

que  d'exercer  son  activité,  mais  il  se  fait  cependant  que  ce  que  l'on 
appelle  Vindividu  physiologique  n'est  rien  que  l'expression  harmo- 
nique de  ces  mouvements.  Nous  pouvons  alors  considérer  ceux-ci 
comme  des  tendances  ayant  un  point  de  convergence,  la  conserva- 
tion de  Tindividu,  ou,  pour  employer  l'expression  courante,  nous 
trouvons  en  eux  l'instinct  de  la  conservation  en  exercice.  L'instinct 
de  la  conservation  est  donc  une  formule  collective  qui  embrasse  la 
somme  de  toutes  les  tendances  particulières  des  divers  organes  en 
tant  qu'elles  réalisent  la  conservation  de  l'individu.  Le  psychologue 
rigoureusement  naturaliste,  qui  procède  par  constatation  et  observa- 
tion, ajoute  les  uns  aux  autres  les  mouvements  de  l'être  vivant  qui 
tendent  malgré  leur  variété  vers  cette  même  fin  objective,  et  les 
ramène  les  uns  après  les  autres  sous  cette  désignation  générale  et 
abstraite,  purement  abréviative,  l'instinct  de  conservation. 

Passons  maintenant  à  une  période  psychologique  plus  claire, 
celle  où  les  instincts  sont  parvenus  à  la  «  conscience  de  soi  »,  c'est- 
à-dire  de  leur  fin  jusqu'à  présent  confuse.  C'est  celle  de  la  réflexion, 
où  l'agent  voit  ou  du  moins  est  capable  de  voir  la  fin  de  chacun  de 
ses  mouvements.  Ces  fins  peuvent  être  très  différentes  pour  chaque 
action  prise  en  particulier;  mais  il  peut  arriver  que  l'agent  s'assigne 
comme  but  dans  son  esprit  précisément  la  conservation  de  lui- 
même,  l'intégrité  et  la  sauvegarde  de  son  existence  individuelle,  et 
ainsi,  en  l'éclairant  par  la  conscience,  transforme  en  fin  subjec- 
tive ce  qui  n'était  qu'un  simple  point  de  convergence  vers  lequel 
tendaient  en  fait  d'une  manière  constante  certaines  de  ses  actions. 
Reprenons  les  exemples  qui  précèdent.  11  peut  se  faire  qu'au 
moment  de  prendre  un  repas,  au  lieu  de  me  préparer  distraitement 
à  cette  opération  journalière  ou  bien  de  m'exciter  complaisam- 
ment  par  Tidée  de  la  jouissance  prochaine,  je  me  dise  que  je  vais 
assurer  ma  propre  conservation  :  par  suite  de  cette  réflexion 
l'acte  de  manger,  phénomène  concomitant  et  antécédent  d'une 
foule  d'autres  phénomènes  externes  et  internes  plus  ou  moins 
inconscients,  aura  nettement  sinon  pour  fin  jnique  au  moins  pour 
fin  dernière  la  conservation  de  la  vie.  Il  sera,  pour  parler  comme 
Guyau,  «  parvenu  à  la  conscience  de  soi  ».  —  Une  autre  fois,  alors 
que  je  me  suis  mis  à  table  avec  un  violent  appétit,  on  me  présente 
un  plat  dont  la  vue  et  l'odeur  provoquent  en  moi  une  sensation  de 
malaise.  Cédant  à  la  faim  je  me  fais  violence  et  m'apprête  à  me 
servir,  quand  je  me  souviens  que  cet  aliment  peut  amener  tels  et 


CH.   CHiiiSTOPHE.  —  Le  principe  de  la  vie.  503 

tels  troubles  dans  l'organisme.  Mon  malaise  redouble,  se  change 
même  en  nausée,  et  je  repousse  le  plat.  La  raison  consciente  est 
venue  ici  s'ajouter  à  l'instinct;  elle  a  suivi  une  tendance  déjà  mar- 
quée, mais  elle  a  fait  apparaître  clairement  le  but,  c'est-à-dire  la 
sauvegarde  de  la  santé.  —  Autre  exemple.  Un  coup  de  tonnerre, 
éclatant  au  milieu  de  la  campagne,  fait  fuir  animaux  et  gens.  Tous 
manifestent  les  mêmes  symptômes  spontanés  et  inconscients  de  la 
peur;  mais  chez  les  animaux  et  aussi  chez  les  enfants,  qui  ne  con- 
naissent pas  les  edets  de  la  foudre,  les  efforts  faits  pour  se  dérober 
au  danger  sont,  comme  l'émotion  qui  les  accompagne,  tout  instinc- 
tifs; il  en  est  de  même  chez  les  adultes,  sans  doute,  mais  il  peut  se 
faire  que  parmi  ceux-ci  quelques-uns  se  représentent  consciemment 
le  but  de  leur  fuite.  —  Voilà  tous  exemples  de  «  mouvements 
voulus  »  qui  peuvent  être  en  même  temps  chez  d'autres  individus 
ou  qui  ont  pu  être  d'abord  chez  l'agent  même  «  des  mouvements 
spontanés  exécutés  aveuglément  ».  Guyau  a  vraisemblablement 
appliqué  son  attention  à  des  actes  ou  mouvements  conscients 
analogues  à  ceux  que  nous  venons  de  passer  en  revue,  actions  de 
l'homme  qui  mange  pour  vivre,  qui  repousse  des  aliments  déjà 
éprouvés  comme  nuisibles,  qui  s'eft'orce  de  fuir  les  eft'ets  connus  de 
la  foudre.  Il  avait  à  la  rigueur  le  droit  de  leur  donner  les  quahficalifs 
de  «  causes  constantes  de  mouvements  plus  ou  moins  inconscients  » 
et  de  «  causes  motrices  habituelles  »,  et  aussi  d'appeler  l'ensemble 
de  ces  sortes  de  causes  «  l'effort  instinctif  pour  maintenir  la  vie  » 
ou  ritislincl  de  conservation.  Ce  terme  ne  peut  être,  au  point  de  vue 
scientifique,  nous  l'avons  dit,  qu'un  terme  collectif  englobant  les 
actions  diverses  ayant  pour  caractère  commun  de  poursuivre  une 
fin  identique,  mais  il  n'est  pas  interdit,  pour  rendre  brièvement  sa 
pensée,  de  la  présenter  comme  désignant  une  «  cause  constante  » 
unique  agissant  dans  un  même  sens.  En  outre,  —  puisque  ces  actions 
au  moment  où  elles  sont  exécutées  sont  parfois  accompagnées 
dans  l'esprit  de  l'agent  de  l'idée  très  nette  de  la  sauvegarde  de 
sa  vie,  qu'il  leur  assigne  comme  fin  dernière,  —  Guyau  pouvait 
déclarer  en  celte  forme  acceptable  que  cet  ensemble  de  causes 
motrices  habituelles,  cette  cause  constante  de  mouvements  plus  ou 
moins  inconscients  poursuit  parfois  consciemment  la  réalisation  de 
cette  fin,  la  conservation  de  l'individu;  il  pouvait  même  légitime- 
ment dire  que  dans  ces  cas  cette  cause,  cherchant  toujours  à  se 
maintenir,  ayant  pour  attribut  essentiel  détendre  constamment  vers 


504  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

la  même  direction,  peut  être  elle-même  fin  consciente,  en  d'autres 
termes  que  «  la  sphère  de  la  finalité  ».  coïncide  alors  en  elle  avec 
«  la  sphère  de  causalité  »  (p.  87  m.). 


Mais  les  conclusions  de  Guyau  sont  bien  plus  absolues  et  d'une 
portée  autrement  étendue.  Rappelons-nous  que  pour  lui  la  vie  tout 
entière,  et  dans  ses  manifestations  les  plus  variées  et  les  plus  diver- 
gentes, consiste  uniquement  dans  un  «  effort  instinctif  »  tendant  à 
persévérer  et  à  se  maintenir.  C'est  là  sa  conception  dominante,  qu'il 
traduit,  lorsqu'il  s'agit  de  dégager  et  de  formuler  le  mobile  moral, 
dans  cette  déclaration  déjà  citée  :  «la  cause  qui  produit  toute  action 
inconsciente  »  (c'est-à-dire  l'instinct  de  conversation  ou  la  vie 
même)  est  «  le  but  qui,  de  fait,  détermine  toute  action  consciente  » 
(p.  87  i.).  Séparons  l'une  de  l'autre  les  deux  idées  qu'il  exprime 
ainsi,  et  énonçons-les  comme  suit  : 

1°  Toutes  les  activités  observées  chez  un  être  vivant  ont  pour  fin 
objective  sa  conservation,  et 

2°  Toutes  les  actions  conscientes  d'un  être  vivant  n'ont  d'autre 
fin  subjective  que  sa  conservation. 

Or,  ces  propositions  sont  toutes  deux  psychologiquement  fausses. 
Ce  qu'on  pourrait  considérer  comme  établi  très  clairement  déjà, 
quoique  d'une  manière  indirecte,  par  l'exposé  qui  précède;  aussi  la 
preuve  directe  que  nous  voulons  en  donner  pourra-t-elle  être  fort 
brève. 

Il  importe  d'ailleurs  maintenant  de  le  prendre  directement  à 
partie.  Nous  n'avons  fait  jusqu'ici  qu'expliquer  sa  pensée,  et,  en 
adoptant  ses  expressions  mêmes,  nous  nous  sommes  etïorcé  simple- 
ment de  montrer  le  biais  spécial  d'après  lequel  il  a  envisagé  les 
faits. 


Nous  disons  d'abord  qu'il  est  impossible,  si  l'on  veut  s'en  tenir  aux 
faits,  de  soutenir  que  tous  les  actes  exécutés  par  un  animal  peu- 
vent être  ramenés  à  l'instinct  de  conservation  et  que,  par  suite,  la 
vie  est  essentiellement  une  activité  tendant  à  se  maintenir.  Repre- 


en.   CHRISTOPHE.   —  Le  principe  de  la  vie.  !>0o 

nons  nos  exemples  '.  L'animal  pressé  par  la  faim  qui  engloutit  un 
morceau  de  viande  empoisonnée  exécute  les  niouvements  plus  ou 
moins  inconscients  que  nous  avons  énumérés;  l'acte  de  manger, 
«  cause  »  de  ces  mouvements,  aura  pour  aboutissement  non  pas  la 
conservation  de  la  vie  cette  fois,  mais  la  mort.  Les  habitants  d'une 
ville  assiégée,  surmontant  leur  dégoût,  finissent  par  se  repaître  de 
choses  immondes  :  la  connaissance  raisonnée  doit  ici  lutter  contre 
une  tendance  instinctive  qui  joue  sans  doute  un  rôle  efficace  de  pro- 
tection, mais  seulement  en  général.  Une  personne  prise  d'une 
terreur  folle  à  la  vue  d'un  danger  soudain  fait  quelques  pas  pour 
fuir  :  elle  manifeste  tous  les  symptômes  ordinaires  de  la  peur,  trem- 
blement convulsif,  etc.,  mais  ils  sont  si  intenses  qu'elle  tombe, 
paralysée,  et  succombe  au  danger.  On  ne  peut  donc,  au  point  de 
vue  naturaliste  et  positif,  exagérer  le  caractère  léléologique  des 
actes  accompagnés  de  sensations  ou  émotions  de  la  faim,  du  dégoût 
ou  de  la  peur.  Ces  mouvements  sont,  peut-on  dire,  l'instinct  de  la 
conservation,  mais  jusqu'à  un  certain  degré  seulement;  ce  degré 
dépassé,  et  tout  en  poursuivant  la  même  direction,  en  suivant  le 
même  mécanisme,  ils  aboutissent  en  fait  à  la  mort. 

A  côté  de  ces  mouvements  qui  amènent  tantôt  le  salut,  tantôt  la 
mort,  il  en  existe  une  foule  d'autres  qui  tendent  constamment  à  la 
mort  :  c'est  la  catégorie  si  nombreuse  des  tendances  anormales  ou 
morbides.  Tout  le  monde  connaît  ces  cas  de  perversion  des  instincts 
relatifs  par  exemple  à  la  nutrition,  se  présentant  chez  ceux  qui 
mangent  de  la  terre,  de  la  paille,  chez  les  dipsomanes,  etc.  Remar- 
quons que  ces  troubles  profonds  survenant  dans  l'organisme  sont 
particuliers  à  l'espèce  humaine,  dont  les  membres  sont  considérés 
par  Guyau  comme  doués,  parmi  tous  les  êtres  vivants,  de  la  plus 
grande  somme  de  vie. 

Citons  après  cela  les  mouvements  qui  ne  révèlent  aucune  ten- 
dance, aucune  direction  uniforme  :  par  exemple  l'activité  impa- 
tiente et  désordonnée  des  enfants,  les  aboiements  et  hurlements  chez 
les  animaux,  et  chez  l'homme  les  cris,  les  flots  de  paroles,  le  chant 
même,  toutes  manifestations  d'énergie  vitale  qui  ne  répondent 
souvent  à  aucun  stimulant  extérieur  et  n'ont  elles-mêmes  aucune 
direction.  Guyau  dira  que  c'est  là  la  vie  même  en  action,  la  vie  qui 

1.  Nous  avons  mis  très  ulilement  à  profit,  pour  nous  aider  à  faire  ressortir 
la  conception  rigoureusement  naturaliste  de  l'instinct  de  conservation,  le  livre 
de  M.  Ribot,  La  psycholof/ie  des  sentiments.  Voy.  2»  partie,  chap.  i,  ii  et  m. 


506  HEVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

s'exerce  et  se  maintient  et  est  sa  fin  à  elle-même.  Ce  sera  vrai,  dans 
les  cas  où  il  aura  constaté  a  posteriori  qu'elle  se  maintient;  mais 
que  dira-t-il  de  cet  exemple  d'un  enfant  qui  s'est  surmené  follement 
en  jouant  et  est  mort  des  suites  de  son  épuisement?  Il  est  abusif  de 
dire  a  priori  que  tous  les  mouvements  quelconques  exécutés  par 
un  organisme  vivant  concourent  nécessairement  à  sa  conservation. 
Guyau  ne  fait  peut-être  qu'envisager  de  haut  la  tendance  de  la 
vie,  il  a  voulu  dire  simplement  que  les  mouvements  d'un  être  vivant 
ont,  dans  leur  ensemble,  pour  aboutissement  général  et  normal  sa 
conservation?  —  Ce  serait  encore  une  conception  scientifiquement 
fausse.  Guyau  considère  en  effet  la  vie  individuelle  seule,  sans  aper- 
cevoir au  delà  la  vie  répandue  dans  la  matière  inorganique,  déve- 
loppée au  sein  du  protoplasme  simple  et  amorphe  qui,  lui,  est 
éternel  et  assure  l'immortalité  réelle  de  la  vie'.  Guyau  ne  voit  la 
vie  se  manifester  que  dans  l'individu,  cela  ressort  de  la  nature  des 
faits  positifs  qu'il  donne  comme  le  résultat  de  son  observation  :  c'est- 
.à-dire  l'existence  de  mouvements  qui  peuvent  être  inconscients  ou 
conscients,  et  surtout  le  fait  de  V  «  organisation  »,  cette  solidarisation 
des  fonctions  physiologiques,  présentée  par  lui  comme  le  caractère 
fondamental  de  la  vie,  mais  qui  est  bien  plutôt  celui  de  l'individua- 
lité. Or,  son  attention  une  fois  réservée  aux  organismes  individuels, 
comment  le  physiologiste  rigoureux  conçoit-il  la  vie  particulière 
qui  s'y  manifeste?  Comme  une  sorte  de  mouvement  circulaire,  ou 
plutôt  renouvelé  sans  trêve,  comprenant  deux  grandes  opérations 
connexes  et  inséparables,  mais  bien  distinctes,  que  Claude  Bernard 
a  ainsi  désignées  :  «  synthèse  assimilatrice,  qui  régénère  les  tissus 
dans  les  organes  en  repos,  et  combustion  désassimilatrice,  qui  use 
la  matière  vivante  dans  les  organes  en  fonction  »-.  En  même  temps 
que  l'individu  cherche  à  réparer  ses  forces,  par  ces  actes  qu'on 
appelle  l'instinct  de  conservation,  en  même  temps  il  les  dépense 
nécessairement;  la  vie  se  soutient  sans  doute  par  cet  effort  sans 
cesse  renouvelé,  mais  elle  diminue  fatalement,  cet  équilibre  des 
fonctions  est  instable  et  transitoire  et  son  aboutissement  inéluctable 
est  la  mort.  L'individu  ne  vit  que  pour  mourir.  Considérez  la  vie 
individuelle  selon  la  catégorie  de  l'être,  vous  constaterez  qu'elle  est, 
à  tel  instant  donné,  et  à  tel  autre  instant,  qu'elle  est  encore,  enfin  à 

1.  Voy.   Prever,  op.  cit.,    p.   123,    1"2.    —  Sabatier,   op.    cit.,    p.    109,    sqq.. 
p.  267-268, 

2.  Op.  cit.,  p.  190. 


CH.   cHKiSTOPiii:.    '■ —  Le  principe  de  la  vie.  507 

un  troisième  momeiil,  qu'elle  n'est  plus.  Et  si  vous  la  considérez 
selon  la  catégorie  du  devenir,  de  la  finalité  objective,  c'est-à-dire  en 
tant  que  tendance,  vous  devrez  dire  que  précisément  elle  devient 
par  essence,  qu'elle  change,  et  (pfelle  tend,  non  à  se  conserver, 
mais  à  se  dissoudre. 


Nous  sommes  loin  à  présent  de  la  théorie  affirmant  que  toute 
l'activité  d'un  être  vivant  n'aurait  objeclivemcnt  d'autre  tendance 
que  sa  conservation,  que  celle-ci  se  réaliserait  nécessairement  par 
l'eflet  d'une  loi  de  la  nature.  Mais  il  faut  envisager  aussi  cette  activité 
sous  son  aspect  conscient,  c'est-à-dire  en  tant  (ju'elle  est  susceptible 
de  se  déterminer  en  vue  de  fins  subjectives.  Guyau  prétend  qu'elle 
persiste  à  se  diriger  tout  entière  vers  le  même  but,  la  conservation 
de  l'individu,  que  l'être  vivant  agissant  avec  conscience  songe  uni- 
quement à  réaliser  ce  qu'aurait  ordonné  pour  ainsi  dire  la  nature. 
Voyons  donc  si  la  conservation  de  soi  peut  être  une  fin  subjective, 
et,  dans  le  cas  où  elle  le  peut,  si  elle  est  vraiment  la  seule  que 
poursuive  l'être  vivant,  si  toutes  les  autres  fins  qu'il  peut  imaginer 
se  ramènent  à  elle. 

Qu'entend-on  par  une  fin  consciente?  C'est  tout  événement  futur 
désiré  par  l'agent  et  représenté  dans  son  esprit.  Il  faut  donc  tout 
d'abord  reconnaître  l'existence  d'une  finalité  instinctive.  L'oiseau 
construit  son  nid  d'après  un  type  qui  préexiste  dans  son  imagination 
et  qui,  grâce  à  certaines  sensations  se  produisant  à  une  époque 
déterminée,  dirige  en  lui  le  choix  des  moyens  :  tels  ou  tels  mouve- 
ments de  locomotion  associés  dans  sa  mémoire  à  tels  et  tels  objets 
de  la  nature.  Des  images  de  ce  gt^nre,  suivies  fatalement  de  l'action, 
sont  intercalées  dans  une  série  toute  mécanique  d'antécédents  et  de 
conséquents;  elles  sont  peu  nombreuses,  et  si  parfois  elles  sont 
compliquées,  elles  ont  un  caractère  très  net  de  fixité  :  elles  ne 
changent  guère  et  se  transmettent  sans  grandes  modifications  chez 
les  animaux  par  l'hérédité.  Mais  ce  sont  bien  certainement  des  fins 
subjectives  et  conscientes  dans  le  sens  que  nous  avons  indiqué.  — 
Or,  parmi  ces  fins  peut-on  ranger  la  conservation  de  soi?  Évidem- 
ment non.  La  bêle  féroce  qui  se  jette  sur  sa  proie  a  conscience  de  ce 
qu'elle  fait  et  do  ce  qu'elle  veut,  c'est-à-dire  engloutir  de  la  nour- 
riture.   Mais  l'image  de  cette   action  est  seule  ici  fin   subjective, 


508  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

ranimai  ne  voit  rien  au  delà  de  cette  image.  Cet  acte  instinctif  a 
pour  aboutissement  la  conservation  de  soi,  mais  cet  aboutissement 
n'est  qu'objectif,  parce  qu'il  reste  inconscient;  c'est  un  effet 
éloigné,  qui  ne  pourrait  être  saisi  que  par  une  intelligence  plus 
étendue.  —  Le  voyageur  arrivant  sans  s'en  douter  au  bord  d'un  pré- 
cipice, se  rejette  brusquement  en  arrière  :  l'image  du  précipice  s'est 
immédiatement  associée  à  celle  des  mouvements  propres  à  le  faire 
éviter,  l'acte  instinctif  de  recul  est  la  fin  subjective.  La  conservation, 
qui  en  est  la  conséquence,  ne  se  trouvait  pas  au  moment  de  l'action 
représentée  distinctement  dans  l'esprit  de  l'agent.  Elle  aurait  pu 
l'être,  sans  doute,  cette  idée  a  pu  passer  comme  un  éclair  dans  le 
champ  de  la  conscience.  Ce  phénomène  peut  en  effet  se  produire 
chez  l'homme,  parce  qu'il  n'y  a  pas  seulement  en  lui  la  conscience 
animale  et  instinctive,  mais  en  outre  la  conscience  réfléchie. 

Outre  la  finalité  instinctive  il  y  a  la  finalité  réfléchie.  Grâce  à  la 
réflexion  toute  idée  d'action  possible,  associée  à  des  représentations 
de  plaisirs  et  de  peines,  peut  être  détachée  de  son  antécédent  et  de 
son  conséquent  et  est  capable  ainsi  de  demeurer  un  temps  variable 
isolée  et  indépendante  dans  la  conscience,  avant  d'être  réalisée. 
Arrivé  à  ce  degré  de  développement  mental,  l'homme  n'a  pas 
seulement  la  représentation  de  son  individu  physique,  ensemble 
d'organes  fonctionnant  avec  équilibre,  il  a  aussi,  très  distincte  dans 
sa  conscience,  l'idée  de  maintenir  cet  équilibre  essentiel;  et  cette 
idée  dirige  et  provoque  chez  lui  une  foule  d'actions  et  de  mouve- 
ments précis.  C'est  ainsi  que,  sans  avoir  faim,  je  mange  cependant 
afin  de  vivre;  de  même  que  devant  un  danger  très  grave  je  puis, 
sans  manifesier  ni  éprouver  la  moindre  émotion  de  peur,  m'éloigner 
dans  le  but  de  sauver  ma  vie.  Dans  ces  exemples,  la  conservation 
de  soi  existe  à  l'état  d'idée  nette  et  distincte  dans  l'esprit;  elle  est 
une  fin  subjective,  celle  des  actions  de  manger  et  de  fuir. 

Mais  elle  n'est  pas  la  seule  fin  subjective.  La  foule  des  idées  d'ac- 
tions possibles,  à  côté  de  cette  idée  de  conserver  sa  vie,  est  infinie 
en  chacun  de  nous  dans  la  même  mesure  que  notre  activité  mentale 
et  notre  sensibilité.  Que  de  fins  même  sont  préférées  à  la  conserva- 
tion de  soi  :  par  exemple  chez  le  gourmet  mangeant  pour  le  plaisir 
de  manger  et  chez  l'ivrogne  invétéré,  qui  ont  souvent  parfaitement 
conscience  l'un  et  l'autre  de  l'issue  fatale  de  leur  conduite.  Le  champ 
des  fins  que  l'homme  peut  se  proposer  et  réaliser  est  immense.  Il 
est  à  peine  nécessaire  d'insister  sur  l'évidence  de  ce  fait,  quand  on 


eu.   cimiSToriiK.   —  Le  principe  de  la  vie.  509 

sait  ce  que  signifie  le  mot  //;(,  quand  on  conçoit  la  fin  Iclle  que  nous 
l'avons  définie. 


Mais  par  une  singularité  étonnante,  l'une  des  plus  frappantes  et 
des  plus  significatives  que  nous  ayons  à  signaler  dans  cette  étude, 
Guyau  n'adopte  pas  cette  notion  de  la  fin,  qui  est  la  notion  com- 
mune. Il  a  eu  soin  de  l'écarter  nettement  en  posant  une  définition  à 
lui,  destinée  à  justifier  sa  conclusion  sur  la  conservation  de  la  vie 
considérée  comme  la  fin  de  toutes  les  actions  conscientes. 

Une  fin,  avons-nous  dit,  c'est  tout  événement  futur  désiré  par 
l'agent  et  représenté  dans  son  esprit.  Dire  qu'il  est  désiré,  c'est 
indiquer  qu'il  consiste  dans  un  plaisir  ou  une  peine  ou  du  moins  est 
accompagné  de  plaisir  ou  de  peine  et  comme  tel  seul  capable  de 
mouvoir  la  volonté,  de  la  provoquer  à  l'action'.  Dire  d'autre  part 
que  cet  événement  futur  est  représenté  dans  l'esprit  de  l'agent,  c'est 
montrer  qu'il  n'existe  qu'à  l'état  d'idée  :  l'agent  possède  en  lui 
l'image  de  l'action  à  accomplir,  des  effets  qu'elle  produira  et  sou- 
vent aussi  de  la  sensation  agréable  ou  douloureuse  qu'il  éprouvera 
au  moment  de  l'action.  Toute  fin  a  donc  un  côté  émotionnel  et  un 
côté  représentatif,  elle  est  à  la  fois  sentiment  et  idée. 

Guyau  ne  méconnaît  nullement  le  rôle  indispensable  du  plaisir 
et  de  la  peine  dans  l'activité  volontaire.  «  Il  ne  saurait  y  avoir  con- 
science, dit-il,  sans  un  plaisir  ou  une  douleur  vague  »  (p.  91)  et 
puis  «toute  action  volontaire  s'imprègne  nécessairement  d'un  carac- 
tère agréable  ou  désagréable».  Mais  il  exclut  expressément  de  la  fin 
cet  élément  émotionnel  :  «  la  jouissance,  au  lieu  d'être  une  fin 
réfléchie  de  l'action,  n'en  est  souvent,  comme  la  conscience  même, 
qu'un  attribut  »  [ibid.).  Aussi  sa  définition  ne  tient-elle  compte  que 
de  l'élément  représentatif.  La  voici  telle  qu'il  l'énonce  en  la  souli- 
gnant, au  milieu  de  son  raisonnement  :  les  fins  ne  sont  que  des  causes 
)nolrices  ha/nlueUes  parvenues  à  la  conscience  de  soi  (p.  87). 

Que  penser  de  ce  principe,  dont  il  fait  découler  toute  sa  théorie  du 
mobile  moral?  —  Nous  admettons  que  toute  fin  consciente  soit 
considérée  comme  cause,  en  tant  qu'elle  détermine  la  volonté  par 
l'attrait  qu'elle  exerce  sur  elle  :  on  l'appelle  communément,  à  ce 
point  de  vue,  cause  finale.  Guyau  aurait-il  voulu  dire  que  la  fin  n'est 

i.  Voy.  sur  ce.  point  Rahier,  Leçons  de  philosophie,  I.  Psycholof/ie,  Paris, 
3"  édilion,  p.  486. 


blO  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

autre  chose  que  la  conscience  de  cet  allrail?  Ce  serait  évidemment 
faux,  mais  ce  n'est  pas  là  sa  pensée,  puisque  nous  savons  qu'il  ne 
veut  pas  s'arrêter  à  l'élément  affectif  de  la  fin,  celui  qui  lui  donne 
pourtant  son  efficacité.  Il  est  facile  de  voir  que  le  fond  de  sa  défini- 
tion réside  dans  ce  mot  «  habituelle  »  :  Guyau  n'entend  parler  que 
des  causes  motrices  hai^ituelles,  c'est-à-dire,  pour  employer  d'autres 
termes  qui  reviennent  sous  sa  plume,  la  «  cause  constante  »  de 
l'activité,  cette  cause  qui  s'exerce  essentiellement  pour  se  maintenir, 
ou  encore  la  «  vie  »  tout  simplement,  ou  mieux,  «  l'instinct  de  la 
vie  ».  En  somme,  selon  Guyau,  il  existe  une  cause  constante  produi- 
sant des  actes,  tous  ces  actes  ont  pour  fin  objective  la  conservation 
de  la  cause,  et  si  cette  fin  est  parfois  subjective,  sa  subjectivité  con- 
siste uniquement  dans  la  conscience  de  la  cause  et  de  la  tendance 
constante  de  ses  actes.  Les  fins  conscientes  ne  sont  que  Vinstinct  de  la 
conservation  parvenu  à  la  conscience  de  soi. 

Ce  n'est  donc  pas  en  réalité  une  définition  qu'il  nous  donne,  ce 
n'est  pas  une  prémisse,  fondée  par  elle-même,  pouvant  servir  à 
démontrer  régulièrement  cette  conclusion,  dont  nous  demandons  la 
raison  à  Guyau  :  toutes  les  actions  conscientes  d'un  être  vivant  n'ont 
d'autre  fin  subjective  que  sa  conservation.  C'est  cette  conclusion 
elle-même,  énoncée  sous  une  autre  forme.  Guyau  n'a  rien  démontré, 
il  n'est  pas  passé  d'une  proposition  à  une  autre,  il  se  contente  d'af- 
firmer et  de  répéter  en  des  formules  solennelles  et  absolues  que 
l'activité  consciente  n'a  d'autre  fin  que  la  conservation  de  la  vie. 


En  résumé  nous  avons  fait  voir  que  Guyau,  au  lieu  de  se  borner 
à  dire  que  tout  individu  a  une  tendance,  révélée  dans  certains  actes, 
à  sauvegarder  sa  vie,  s'est  mis  en  opposition  absolue  avec  l'esprit 
d'une  philosophie  vraiment  naturaliste  en  voulant  nous  faire  con- 
sidérer toutes  les  activités  de  l'individu  comme  se  ramenant  à  l'ins- 
tinct de  la  conservation.  L'individu,  agissant  consciemment  ou 
inconsciemment,  n'a  pas  seulement  pour  but  de  se  conserver. 

sj  4.  —  Le  principe  de  la  vie  présenlé  comme  une  activité 
tendant  à  s  accroître. 

Le  mobile  moral  que  Guyau  assigne  à  la  conduite  n'est  pas  seule- 
ment, tout  compte  fait,  la  conservation  de  la  vie  :  en  poursuivant  la 


cil.   c.iiiusTOPHK.   —  Le  pr'utcipe  de  la  vie.  SU 

même  direction  raclivité  des  rires  atteindra  également  l'accroisse- 
ment de  la  vie.  Sa  morale  «  exclusivement  positive  »  a  pour  objet 
«  tous  les  moyens  de  conserver  et  (ïacrro'/rc  la  vie  matérielle  et 
intellectuelle  »  (p.  88  i.).  «  Accroître  l'intensité  de  la  vie,  ditil,  c'est 
accroître  le  domaine  de  l'activité  sous  toutes  ses  formes  »...  «  L'idéal 
moral,  ajoute-l-il  encore,  sera  l'activité  dans  toute  la  variété  de  ses 
manifestations  »  (p.  89).  — 11  élargit  et  enrichit  ainsi  considérable- 
ment l'idéal  qui  nous  était  d'abord  présenté.  La  conduite  morale 
englobera,  outre  l'activité  monotone  des  «  êtres  inférif;urs  »  qui 
«  n'agissent  que  dans  une  certaine  direction  »  (p.  8!)  s.),  cette  variété 
d'action  qui  distingue  l'être  supérieur,  cette  vie  développée  à  son 
maximum  qui  est  la  pensée,  qui  est  l'amour. 

Guyau  arrive  à  ce  résultat  grâce  au  nouvel  aspect  qu'il  découvre 
au  principe  de  la  vie,  ce  principe  qui  se  trouve  être  le  mobile  moral 
parce  qu'il  répond  aux  conditions  préalablement  exigées,  c'est-à- 
dire  qu'il  est  commun  à  tous  les  êtres  et  qu'il  est  un  fait  d'expérience. 
11  a  constalé  celte  chose"  «  c'est  que  la  vie  tend  à  se  maintenir  et  à 
s'accroitre  chez  tous  les  êtres,  d'abord  inconsciemment,  puis  avec 
le  secours  de  la  conscience  spontanée  ou  réfléchie  »  (p.  94  m.).  11 
existe  chez  tous  ces  êtres  «  un  effort  instinctif  pour  maintenir  et 
accroitre  la  vie  »  (p.  87  i.).  • 

Démontre-t-il  du  point  de  vue  naturaliste  et  positif  cette  assertion 
toute  nouvelle  que  toutes  les  activités  des  êtres  se  ramènent  à  une 
tendance  à  l'accroissement?  11  ne  la  démontre  pas  précisément, 
mais  il  se  croit  autorisé  à  la  soutenir  à  raison  d'un  fait  scientifique 
auquel  il  attribue  une  portée  absolue,  de  même  que  pour  avoir 
constaté  chez  les  êtres  vivants  certains  actes  de  conservation,  il 
croit  pouvoir  soutenir  que  toute  leur  activité  tend  uniquement  au 
maintien  de  la  vie.  Ce  fait  est  celui-ci  :  si  d'une  part  l'être  vivant  se 
nourrit,  s'approprie  et  transforme  pour  soi  les  forces  de  la  nature, 
de  telle  manière  que  la  vie  apparaît  comme  «  une  sorte  de  gravita- 
tion sur  soi  »,  d'autre  part  il  a  toujours  besoin  d'accumuler  un 
surplus  de  force...  :  l'épargne  est  la  loi  même  de  la  nature  » 
(p.  95  m.).  Ainsi  s'accroit  et  s'enrichit  la  vie.  Guyau  n'expose  expres- 
sément ce  résultat  de  son  observation  scientifique  que  plus  tard, 
quand  il  veut  expliquer  au  moyen  du  principe  de  la  vie  la  possibi- 
lité du  désintéressement  [Esquisse  crime  niortile,  etc.,  livre  I'\ 
chap.  II).  Devant,  faute  d'espace,  écarter  de  la  présente  étude 
l'examen  de  sa  théorie  du  désintéressement,  nous  n'avons  pas  à  exa- 


512  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

miner  ici  longuement  la  portée  de  ce  fait  nouveau.  II  ne  s'agit  ici 
que  de  savoir  s'il  autorise  notre  auteur  à  dire  que  tous  les  mouve- 
ments des  êtres  vivants  ont  pour  tendance,  pour  fin  objective  l'ac- 
croissement de  la  vie.  Pour  résoudre  cette  question  il  nous  suffirait 
de  répéter  les  observations  qui  nous  ont  servi  à  montrer  que  les 
mouvements  d'un  organisme  vivant  ne  concourent  pas  tous  néces- 
sairement à  sa  conservation.  Nous  avons  fini  par  conclure  qu'au 
point  de  vue  naturaliste,  positif  et  objectif,  toute  l'activité  de  l'in- 
dividu aboutit  à  la  mort. 

D'autre  part  voyons-nous  que  notre  auteur  prouve  que  toutes  lès 
actions  ont  pour  fin  subjective  cet  accroissement  de  la  vie?  Nous  ne 
trouvons  même  pas  de  tentative  de  démonstration.  Nous  admettons 
que  l'on  dise  que  certaines  de  nos  actions  ont  pour  fin  l'accroissement 
de  l'activité,  quand  on  admet  que  la  fin  est  l'idée  d'un  événement 
futur.  Mais  Guyau  a  malheureusement  invoqué  un  principe  théo- 
rique qui  lui  interdit  de  concevoir  l'existence  d'autres  fins  que 
celles  qui  ont  pour  objet  la  conservation  d'une  chose  existante  :  les 
fins,  a-t-il  dit,  ne  sont  que  des  causes  motrices  habituelles  parvenues 
à  la  conscience  de  soi.  La  «  cause  constante  »,  ensemble  de  ces  causes 
motrices,  existe,  elle  a  pour  essence  de  se  conserver,  d'être  toujours 
la  même,  sans  s'accroître.  L'accroissement  d'une  cause  constante 
est  une  contradiction  fondamentale. 


§  5.  —  Le  principe  de  la  vie  présenté  dans  son  rapport 
avec  le  principe  du  p)laisir. 

Après  avoir  passé  en  revue  les  aspects  si  variés  du  principe  de  la 
vie,  nous  achèverons  de  comprendre  sa  vraie  nature  quand  Guyau 
nous  aura  fait  voir  la  position  qu'il  lui  attribue  vis-à-vis  du  principe 
du  plaisir. 

Nous  savons  déjà  pour  quelle  raison  Guyau  se  refuse  à  admettre  le 
plaisir  comme  le  vrai  mobile  moral  (v.  plus  haut,  section  IL  §  l'^').  Le 
plaisir  ne  marque  que  la  direction  des  actions  conscientes.  La  vie, 
elle,  selon  la  conception  de  Guyau,  est  l'ensemble  de  tous  les  mou- 
vements, quelque  variés  qu'ils  soient,  et  elle  est  en  même  temps 
l'aboutissement  fatal,  immuable  et  nécessaire  de  tous  ces  mouve- 
ments. Elle  est  le  vrai  mobile  moral,  parce  qu'elle  est  la  «  direc- 
tion naturelle  de  tout  acte  ». 


CH.   CHUisïoi'HK.  —  Le  principe  de  la  vie.  513 

Mais  la  théorie  de  l'hédonisme  étant  celle  des  défenseurs  de  l'évo- 
liitionnisme,  dont. procède  son  propre  système,  Guyau  ne  pouvait 
manquer  de  s'en  occuper  ici,  et  il  annonce  (}u'il  va  montrer  «  quelle 
part  il  convient  »  de  lui  faire  au  sein  de  sa  «  morale  de  la  vie  » 
(p.  89  i.).  —  11  lui  suffit  pour  cela  d'invoquer  cette  définition  du 
plaisir:  «  un  état  de  conscience  qui,  dit-il,  selon  les  psychologues  et 
les  physiologistes,  est  lié  à  un  accroissement  de  la  vie,  physique  ou 
intellectuelle  »  (p.  89-90).  F^our  Guyau  ces  ternies  détermineraient 
avec  précision  la  nature  intrinsèque  du  plaisir,  qui  consisterait  à 
être  essentiellement  la  conséquence,  le  produit  de  la  vie  :  quand  on 
accroît  sa  vie,  on  accroît  nécessairement  son  plaisir.  «  L'hédonisme 
peut  donc  subsister,  conclut-il,  mais  au  second  rang  et  plutôt 
comme  conséquence  que  comme  principe  »  (p.  90  s.j.  Il  l'avait  déjà 
déclaré  nettement  plus  haut  :  «  la  recherche  du  plaisir  n'est  (lue  la 
conséquence  même  de  l'effort  instinctif  pour  maintenir  et  accroître 
la  vie  »  (p.  87  i.). 


Cette  définition  du  plaisir  est  celle  de  Spencer  '.  Il  convient  de 
rechercher  tout  d'abord  la  valeur  qu'elle  a  en  elle-même. 

La  connexion,  la  liaison  du  plaisir  et  du  développement  de  la  vie, 
est  une  formule  couramment  admise  qui  est  vraie,  d'une  manière 
générale,  mais  sans  rigueur  scientifique.  Le  mot  vie  y  désigne  en 
effet  une  chose  imprécise;  outre  cela,  sans  insister  sur  ce  point,  il 
est  aisé  de  montrer  que  cette  règle  comporte  des  dérogations  fré- 
quentes, dont  les  unes  sont  plus  ou  moins  explicables,  et  dont  les 
autres  restent  irréductibles-.  —  Spencer  reconnaît  que  «  dans  l'état 
actuel  de  Thumanilé...  la  direction  donnée  par  les  peines  et  les 
plaisirs  immédiats  est  parfois  mauvaise  ».  Il  cite  de  nombreux  exem- 
ples d'interversion,  ceux  du  voleur,  du  joueur,  de  l'honnête  homme 
qui  peine  pour  payer  ses  dettes...,  mais  il  n'y  voit  (|ue  des  anoma- 
lies temporaires.  Elles  sont,  explique-t-il,  le  résultat  de  la  civilisa- 
tion :  aux  conditions  d'existence  naturelle  se  sont  superposées  les 
conditions  d'existence  sociale,  constituant  un  milieu  nouveau  et  exi- 


1.  Data  of  El/iics,  cliap.  vi. 

2.  Uibot,  oj).  cit.,  !"■  partie,  chap.  vi.  —  Sidgwick,  Melhods  ofEthics,  T  édit., 
p.  183-184.  —  H.  Spencer,  Principes  de  psychologie,  i.U,%  12."i  à  127. —  Hôffding, 
op.  cil.,  Yl,  D. 

Rev.  Mf.ta.  t.  IX.  —  1901.  35 


■il4  REVUK    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    UE    .MORALE. 

géant  des  formes  d'activité  qui  lui   soient   mieux   adaptées.   Et  il 
affirme  sa  confiance  dans  une  réadaptation  qui  se  fera  à  la  longue  '. 
Mais  c'est  là  une  pure  foi  nptimiste  et,  en  supposant  même  que  nous 
la    partagions,  du  moment   que    nous   constatons    dans    un  milieu 
donné  et  existant  des  plaisirs  nuisibles  et  des  peines  avantageuses, 
nous  devons  bien  dire  qu'en  fait  la  vérité  de  la  loi  générale  est  scien- 
tifiquement entamée.  —  D'autre  part,  à  côté  de  ces  exceptions  dues 
à  l'intercurrence  des  causes  sociales,  il  en  est  d'autres,  d'un  carac- 
tère individuel,  que  les  partisans  de  cette  loi  expliquent  d'une  autre 
manière.  Certains  poisons  sont  agréables  et  causent  la  mort;  une 
opération  chirurgicale  est  douloureuse,  mais   utile.  La  loi,   dit-on. 
reste  vraie,  car  dans  ces  cas  même  le  plaisir  ou  la  douleur  accompa- 
gnent  une  excitation  ou  un  affaiblissement  partiel  ou  momentané 
de  la  vie.  Nous  objectons  que  c'est  restreindre  ainsi  la  portée  essen- 
tielle de  la  loi,  qui  a  précisément  en  vue  la  vie  [ii' ne  raie  de  l'individu 
et  sa  vie  à  venir.  —  Enfin,  de  l'aveu  même  de  Spencer,  il  y   a  une 
restriction  importante  à  faire  à  celte  règle,  à  raison  du  conflit  qui 
se  produit  souvent   chez  l'individu,  quand  vient  l'âge  de  la  repro- 
duction,   entre   son  propre  bien  et  celui  de  sa  race.    «  Dans   la 
grande  classe  des   insectes,  dit-il.  la  plus  nombreuse   des  espèces 
animales,  le  mâle  ne  vit  quejusqu'à  ce  qu'il  ait  engendré,  la  femelle 
meurt  après  la  ponte-.  »  11  y  a  d'ailleurs  d'autres  cas,  que  Spencer 
ne  cite  point,  dont  la  réduction  à  la  loi  est  impossible.  «  Un  grain 
de  sable  dans  l'œil,  fait  observer  justement  M.  Ribot,  une  névralgie 
dentaire  causent  une  douleur  dont  la  disproportion  est  énorme  avec 
le  dommage  subi  par  l'organisme.  Par  contre  la  dissolution  de  cer- 
tains organes  essentiels  à  la  vie  est  souvent   presque  indolore.  Le 
cerveau   peut  être  coupé,  cautérisé,  presque  sans  souffrance;   une 
caverne  peut  se  former  dans  le  poumon,  un  cancer  dans  le  foie  sans 
que  rien  nous  avise  du  danger^.  » 

La  liaison  du  plaisir  et  de  l'accroissement  de  la  vie  et  d'autre 
part  de  la  douleur  et  de  la  diminution  de  la  vie  est  donc  bien  une 
formule  purement  empirique,  sans  portée  absolue.  Elle  ne  définit 
nullement  le  plaisir  et  la  douleur,  qui  sont  essentiellement  des  états 
de  conscience  relatifs  et  variables,    tout  subjectifs  et   individuels. 


1.  Data  of  Elhics,  loc.  cit. 

2.  Principes  de  pfi/cholof/ie.  l.  I,  §  127. 

3.  Op.  cit.,  loc.  cit. 


cil.    ciiiiismi'ili;.   —   l.i'  itrïnc'ipe  tic.   lit  vif,  !il5 

D'aillciiis  file  III'  (lit,  |i;is  non  |ilii-^  ce  (|ii(;  r'ol  (|iic  |,i  vi(i.  Quand 
niL  (tbsLTVo  les  laits,  ceux  par  cxcinplc  (pio  nous  vcuruis  de  citer, 
ou  coiislati!  (luo,  r.i'l  (Hat  iiidélinissabic!  qu'on  nomme  ia  vie,  consi- 
(ir-ré  soit  (|,iu>  l'individu,  soil  dans  la  race,  se  maintient  et  se  déve- 
loppe parl'dis  sans  |)laisir  f;t  avtîc  donlcur. 


Mais  de  cette  délinitiou  du  plaisir,  qui  leur  est  commune,  il 
importe  de  l'aire  v(jir  (pu:  Spencer  a  tiré  un  j)ai'ti  tout  autre  (jue 
Guyau  pour  ('•talillr  le  piincipi!  de  sa  morale.  Skii  point  ilc.  i|(''|).iit 
est  diirérent. 

C(.'tte  Cf»nce[>tina  de  la  concomitance  nécessaire  du  plaisir  et  de 
la  vie  implique  en  efTel  ces  deux  affirmations  distinctes  :  1"  la  vie 
est  la  condition  d'existence  du  |)laisir,  et  2"  le  plaisir  est  la  condi- 
tion d'existence  de  la  vie. 

Or  c'est  surtout  ce  second  aspect  di;  la  loi  (pie  SpiMiccr  a  lui  vue 
ipiarid  il  (liliiiil  Ir  plaisir.  Le  plaisir  conduit  à  la  vie  :  c'rsl  un  fnc- 
teio' prrciciix  de  /iiiid'iLfi.  La  marc-lie  j.;énérale  de  la  pensée  de  Spencer 
est  en  effet  la  suivante  :  si  l'on  considère  d'une  part  ce  qu'on  appelle 
la  conduite,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  actes  adaptés  à  des  fins,  et 
l'aboutissement  mécanique  aiupid  elle  ttmd  dans  sa  généralité, 
c'est-à-dire  l'accroissement  de  la  vie  soit  dans  l'individu,  soil  dans 
l'espèce,  et  que  d'autre  part  on  constate  que  la  recbercbe  des  sen- 
sations agréables  détermine  seule  «  l'être  à  p(!rsév('!rer  dans  l'être  >>, 
il  faut  conclure  que  le  plaisir  et  la  peine  sont  les  meilleurs  guides 
[)Our  s'assurer  que  l'activité  consciente  est  bien  dirigée  dans  ce  sens. 
De  cette  fin  objective,  le  mainticm  et  l'accroissement  de  la  vie, 
Spencer  distingue  donc  une  lin  immédiate  et  consciente,  le  plaisir, 
«  cet  élément  essentiel,  dit-il,  de  toute  conception  de  moralité  ».  Kt 
cette  lin,  à  laquelle  se  ramènent  toutes  les  autres,  et  (pii  marrpie 
une  direction  bien  nette,  bien  (i(Herniinable  au  sein  de  l'activité, 
est  le  but  unique  et  supi'ème  dt;  la  conduite.  Obéir  à  la  poussée  du 
plaisir,  conclut  en  somme  Spencer,  c'f.'st  se  conformei-  à  l'évolution 
mécanique  de  l'activité  vivante  de  la  seule  manière  qui  ^oit  obser- 
vable en  fait  pour  la  pensée  scientifique. 

Mais  tout  autre  est  la  positi(m  que  Guyau  a  ailo[>lée.  Tamlis  que 
Spencer  s'en  tient  à  ce  dernier  corollaire  de  la  tbéorie  de  la  linisnn 
du  plaisir   et  de  la  vie,    qui  n'est   vrai   comme   celloci   que   d'une 


516  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

vérité  relative,  Guyau  s'attache  exclusivement  au  premier  corol- 
laire, qui  est  en  lui-même  exact,  mais  il  lui  attribue  une  portée 
inacceptable. 

La  vie  est  antérieure  au  plaisir  et  à  la  douleur;  le  plaisir,  la  dou- 
leur n  est  pas  possible  sans  la  vie  :  sans  même  avoir  besoin  d'appro- 
fondir le  sens  du  mot  vie,  on  ne  saurait  contester  une  pareille  affir- 
mation, qui  est  courante.  Le  plaisir  et  la  douleur  n'ont  pas  d'exis- 
tence indépendante,  pour  eux-mêmes;  comme  états  de  conscience, 
ils  ont  évidemment  une  réalité  pour  l'observation  intérieure,  mais 
ils  sont  toujours  provoqués,  précédés  par  des  mouvements,  par  de 
l'activité.  Spencer  n'insiste  pas  sur  une  vérité  aussi  banale,  qui  ne 
peut  l'intéresser  évidemment  dans  sa  recherche  d'un  mobile  moral 
unique,  constant,  précis  et  déterminable.  Sans  doute  au  point  de 
vue  naturaliste,  mais  uniquement  psychologique  et  non  moral,  on 
peut  attribuer  une  portée  scientifique  au  fait  de  l'antériorité  de  la 
vie  sur  le  plaisir  et  la  douleur.  On  peut  entendre  alors  par  ce  fait 
que  les  manifestations  motrices  sont  essentielles  et  primordiales 
dans   les   phénomènes  affectifs,   la   vie    étant    conçue    comme   un 
ensemble   de  mouvements   variés   réductibles   à  des  lois   physico- 
chimiques; on  considère  les  mouvements  accompagnés  des  premières 
lueurs  de   conscience,  et   en  même  temps   de   plaisir  et  de  peine, 
comme  le  prolongement  de  tendances  antérieures  purement  physi- 
ques, et  le  plaisir  et  la  douleur  eux-mêmes  comme  acquis,  comme 
«  des  effets  qui  doivent  nous  guider  dans  la  recherche  des  causes, 
cachées  dans  la  région  obscure  des  instincts  »'.  —  Mais  ces  causes 
et  ces  tendances  sont  variées,  nous  avons  longuement  insisté  sur  ce 
fait  (ij  3).  S'il  est  permis  de  dire  qu'on   découvre  parfois  a  priori 
comme  point  de  convergence  de  quelques-unes  d'entre  elles  la  con- 
servation de  l'individu  physiologique,  il  est  également  vrai  qu'une 
foule  d'autres  tendances,  et  celles-là  mêmes  en  d'autres  moments 
provoquent  sa  dissolution.  Si  l'on  tient  à  déterminer  une  tendance 
générale,  on  peut  aussi  affirmer  d'autre  part  que  toute  l'activité  de 
l'individu  tend  à  la  mort.   La  psychologie  naturaliste  enfin  ne  fait 
aucune  difficulté  pour  reconnaître  que  la  conscience  une  fois  déve- 
loppée,, détermine  une  infinie  diversité  de  tendances   et  d'actions 
dont  la  direction  n'est  nullement  indiquée  par  la  structure  matérielle 
des  organes. 

1.  Ribot,  op.  cit.,  Inlroduclion. 


CH.   ciiuiSTOPiiE.   —  Le  i^rincipe  de  la  vie.  517 


Tandis  que  la  psychologie  naturaliste  conçoit  donc  la  vie  comme 
un  ensemble  de  mouvements  divergents,  Guyau  au  contraire  est 
convaincu  qu'elle  est  le  point  de  convergence  de  tous  ces  mouve- 
ments et  qu'elle  est,  à  l'exclusion  du  plaisir,  le  seul  et  le  vrai  mobile 
moral.  Mais  ne  baserait-il  cette  conviction  que  sur  ce  simple  fait 
de  l'antériorité  de  la  vie  sur  le  plaisir?  N'y  aurait-il  que  cela  dans 
les  deux  arguments  que  nous  allons  le  voir  opposer  maintenant  aux 
hédonistes?  11  sera  curieux  de  s'en  assurer. 

Spencer  et  les  philosophes  de  son  école  ont  borné  le  champ  de 
leurs  recherches  morales  à  ce  qu'ils  appellent  «  la  conduite  »,  c'est- 
à-dire  à  l'ensemble  des  actes  adaptés  à  des  fins  observables.  C'est 
l'activité  des  êtres  sensibles.  Ils  s'appuient  sur  ce  fait  psychologique 
que  la  sensibilité  ne  contribue  pas  seulement  à  créer  la  finalité, 
mais  qu'en  outre  elle  y  introduit  l'unité.  L'intelligence  produit  la 
diversité  des  fins,  il  y  a  autant  de  fins  que  d'idées,  mais  dans  toute 
fin  se  retrouve  cet  élément  commun,  une  modification  afTective. 
Quand  l'être  agit,  c'est  à  raison  de  tel  ou  tel  plaisir,  et  c'est  tou- 
jours à  raison  du  plaisir.  Tel  est  le  sens  de  ce  principe  des  mora- 
listes anglais,  que  Guyau  rapporte  lui-même  en  ces  termes  :  «  le 
plaisir  est  le  seul  levier  avec  lequel  on  puisse  mouvoir  l'être  »  (p. 90  s.), 
c'esl-à-dire  qu'il  marque  la  direction  unique  de  l'activité,  il  est  le 
vrai  mobile  moral. 

11  nous  semble  bien  que  le  plaisir  répond  aux  deux  conditions 
que  Guyau  voulait  trouver  dans  le  mobile  moral.  C'est  un  fait  positif 
reconnu  par  l'observation  psychologique,  qui  est  tout  aussi  scienti- 
fique que  l'observation  extérieure,  et  d'autre  part  il  est  commun  à  tous 
les  êtres,  du  moins  aux  êtres  sensibles.  (Quelle  raison  positive  pour- 
rait-on d'ailleurs  opposer  aux  hédonistes  pour  les  empêcher  d'écar- 
ter du  domaine  de  leurs  recherches  morales  les  êtres  inertes  et 
insensibles?)  Enfin  les  hédonistes  anglais  suivent  la  même  méthode 
que  Guyau,  celle  que  nous  avons  déclaré  vouloir  accepter  sans  dis- 
cussion :  ils  bornent  leur  examen  à  l'activité  telle  qu'elle  est,  non 
telle  qu'elle  devrait  être,  à  ce  qui  est  désiré,  à  l'exclusion  du  dési- 
rable. 

Mais  voici  le  premier  argument  de  Guyau. 


518  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 


Il  y  a,  dit-il  (p.  90),  deux  sortes  de  plaisir  :  le  plaisir  «  purement 
sensitif  »  qui  «  correspond  à  une  forme  particulière  et  superficielle 
de  l'activité  (plaisir  de  manger,  de  boire,  etc.)  »,  et  un  plaisir  «  plus 
profondément  vital  »,  qui  est  «  lié  au  fond  même  de  cette  activité 
(plaisir  de  vivre,  de  vouloir,  de  penser,  etc.)  »;  —  et  il  ajoute  :  «  les 
hédonistes  se  sont  trop  plu  à  considérer  la  première  espèce  de 
plaisir,  l'autre  a  une  importance  supérieure.  On  n'agit  pas  toujours 
en  vue  de  poursuivre  un  plaisir  purticuHer,  déterminé  et  extérieur 
à  l'action  même;  parfois  on  agit  pour  le  plaisir  d'agir,  on  vit  pour 
vivre,  on  pense  pour  penser.  »  —  L'argument  s'arrête  là,  en  réalité. 
Pouvons-nous  considérer  comme  démontré  maintenant  que  le  plaisir 
n'est  pas  le  seul  mobile  de  l'activité  ? 

Il  nous  est  tout  d'abord  impossible  d'admettre  que  Ton  puisse, 
quand  on  s'est  placé  au  point  de  vue  naturaliste,  établir  des  degrés 
d'importance  et  d'utilité  entre  les  diverses  formes  d'activité,  en  ce 
sens  que  l'acte  de  manger,  par  exemple,  serait  plus  «  superficiel  » 
que  l'acte  de  penser.  Manger  est  un  moyen  tout  aussi  propre,  sinon 
plus,  à  conserver  et  à  accroître  la  vie  que  penser;  il  entretient  la 
vie  inconsciente,  la  base  et  la  source  indispensable  de  la  vie  con- 
sciente. On  peut  ne  pas  penser  pour  vivre,  mais  on  ne  peut  pas  ne 
pas  manger.  Le  plaisir  de  manger  est  donc  un  plaisir  «  vital  »,  tout 
autant  que  le  plaisir  de  penser. 

D'autre  part,  à  quoi  sert-il  de  répéter  qu'on  «  vit  pour  vivre  », 
qu'on  «  pense  pour  penser  »,  quand  le  point  intéressant  est  ici  de 
savoir  s'il  serait  possible  de  penser  et  de  vivre  si  l'on  n'éprouvait 
pas  toujours  du  plaisir  et  de  la  douleur?  —  D'après  la  conception 
naturaliste  précisément  la  sensibilité  est  l'attribut  essentiel,  perma- 
nent, indispensable  de  la  vie.  C'est  la  pensée  de  Claude  Bernard, 
qui  entend  alors,  il  est  vrai,  par  sensibilité  la  propriété  toute  géné- 
rale de  recevoir  des  excitations  et  d'y  répondre,  qui  se  retrouve 
autant  dans  les  tissus  organiques  tout  élémentaires  que  dans  le 
système  nerveux;  fidèle  à  l'esprit  du  naturalisme,  il  ne  voit  dans  la 
réaction  consciente  qu'une  forme  plus*  élevée  de  la  réaction  pure- 
ment organique  '.  Or,  parlant  de  la  sensibilité   en  général,    dans 

1.  Insistons  encore  sur  ce  point,  que  le  naturalisme,  en  établissant  ainsi 
une  simple  dilTérence  de  degré  entre  l'activité  consciente  et  l'activité  purement 


{.H.   (.HiusTOPiiK.  —  Li'  principe  de  la  vie.  519 

laquelle  il  engUibe  ainsi  la  sensibilité  consciente  accompagnée  de 
plaisir  et  de  peine,  il  déclare  qirelle  est  en  quelque  sorte  le  point 
de  départ  de  la  vie...  le  grand  phénomène  initial  d'où  dérivent  tous 
les  autres,  aussi  bien  dans  l'ordre  physiologique  que  dans  l'ordre 
intellectuel  ou  moral'.  » —  Guyau  lui-même,  dans  sa  critique  du 
féminisme,  a  insisté  longuement  sur  le  «  plaisir  permanent  et 
spontané  de  vivre  »  (p.  32  s.),  et  montré  ainsi  l'intervention  eflective 
et  continue  de  la  sensibilité.  Il  a  été  jusqu'à  dire  que  la  vie,  pour 
subsister,  a  besoin  d'être  une  perpétuelle  victoire  «  du  plaisir  sur 
la  douleur  »  (p.  il  i.)  et  que  «  le  bonheur  rend  l'existenco  non 
seulement  désirable,  mais  possible  >>  (p.  44  i.).  Son  intention,  dans 
ces  dernières  déclarations,  n'a  évidemment  été  que  de  faire  ressor- 
tir, comme  a  fait  Spencer,  la  finalité  du  plaisir  et  son  antériorité 
comme  fin  subjective  et  immédiate  à  l'égard  de  la  vie  -;  mais  nous 
avons  le  droit  d'y  signaler  aussi  son  adhésion  implicite  à  la  pensée 
de  Claude  Bernard.  Celui-ci  ne  songe  pas  à  affirmer  un  rapport  entre 
le  plaisir  et  une  augmentation  de  la  vie,  entre  la  peine  et  une  dimi- 
nution de  la  vie  ;  il  se  contente  de  chercher  à  pénétrer  dans  son 
fond  intime  la  nature  de  la  vie  individuelle  et,  au  cours  de  cette 
recherche,  il  montre  que  celle-ci  n'existe  que  si  l'être  est  capable  de 
recevoir  des  excitations  et  de  réagir  soit  inconsciemment,  soit 
consciemment.  On  ne  vit  donc  que  parce  que  l'on  est  sensible. 

Par  cette  expression  «  on  pense  pour  penser  «  le  langage  courant 
veut  marquer,  —  de  même  que  par  cet  autre  par  exemple  :  «  on 
mange  pour  manger  »  (parce  qu'il  faut  mangerj,  —  qu'on  accomplit 
parfois  ces  actes  sans  prêter  une  attention  particulière  à  la  sensation 
qui  les  accompagne,  mais  il  n'entend  pas  dire  par  là  que  la  sensi- 
bilité cesse  d'être  affectée  et  déjouer  son  rôle  dans  l'exercice  de  ces 


physiologique,  peul  encore  admetlre  logiquement  la  possibiliLé  de  la  produc- 
tion de  formes  d'activité  entièrement  nouvelles  et  infiniment  variées.  Une 
substance  composée  peul  posséder  des  propriétés  que  ne  présente  aucun  de 
ses  éléments;  un  corps  reçoit  d'autres  propriétés  quand  on  modifie  sa  tempé- 
rature; de  même  l'activité  physiologique,  quand  la  conscience  vient  à  s'y 
ajouter.  Cf.  HôlFding,  op.  cil.,  III,  10. 

1.  Claude  Bernard,  o/j.  cil.,  [t.  218-236.  La  nensihllUc  dans  le  rè<jnc  animal  et 
dans  le  règne  végétal. 

2.  En  cet  endroit  de  son  œuvre  [Esquisse,  Inirod.,  chap.  i,  L'iiypothèse  jiessi- 
miste),  Guyau  présente  la  douleur  comme  un  <•  agent  de  désintégration  •■  (p.  40  a.)  : 
c'est-à-dire  que  selon  lui  elle  cause  la  diminution  et  que,  par  opposition,  le 
plaisir  cause  le  maintien  et  l'accroissement  de  la  vie.  —  Semblable  théorie  est 
encore  plus  absolue  que  celle  qui  affirme  une  corrélation  concomitante  entre 
le  plaisir  et  l'évolulimi  de  la  vie.  entre  la  douleur  et  sa  dissolution. 


520  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQLE    ET    DE    MORALE. 

actes.  Guj'au  a  cru  nécessaire  d'ajouter  cette  observation  bien 
inutile  :  «  11  y  a  en  nous  de  la  force  accumulée  qui  demande  à  se 
dépenser;  quand  la  dépense  en  est  entravée  par  quelque  obstacle, 
cette  force  devient  désir  ou  aversion;  quand  le  désir  est  satisfait  il 
y  a  plaisir;  quand  il  est  contrarié,  il  y  a  peine;  mais  il  n'en  résulte 
pas  que  l'activité  emmagasinée  se  déploie  uniquement  en  vue  d'un 
plaisir,  avec  un  plaisir  pour  motif  »  (p.  90  i,).  Évidemment,  en 
agissant  nous  perdons  parfois  de  vue  le  plaisir  pour  ne  songer 
qu'à  l'action  même;  mais  alors  le  plaisir,  cessant  d'être  le  motif, 
n'en  reste  pas  moins  le  mobile,  cet  autre  élément  indispensable  de 
toute  fin  *.  Il  y  a  le  plaisir  en  vue  et  le  plaisir  en  acte  :  on  y  trouve 
toujours,  en  tout  cas,  le  levier  de  l'action. 


Guyau  invoque  cette  seconde  raison  contre  ceux  qui  se  repré- 
sentent le  plaisir  comme  le  levier  de  l'activité  :  cela  reviendrait, 
selon  lui,  à  défendre  cette  théorie  d'après  laquelle  «  le  plaisir 
crée  la  fonction  »  qui  est  contraire  à  la  science  moderne  au  même 
titre  que  cette  autre,  «  l'organe  crée  la  fonction  ».  En  effet  «  à 
l'origine,  dit  Guyau,  l'être  ne  possédait  point  un  organe  tout  fait: 
de  même  il  n'avait  pas,  en  quelque  sorte,  un  plaisir  tout  fait;  lui- 
même,  en  agissant,  a  fait  son  organe  et  fait  son  plaisir.  Le  plaisir, 
comme  l'organe,  procède  de  la  fonction  »  (p.  91  s.). 

ISous  reconnaissons  parfaitement  que  l'organe  ne  crée  pas  la  vie. 
La  physiologie  atteste  que  la  spécialisation  progressive  des  tissus, 
des  appareils  et  des  organes  n'est  qu'une  différenciation  continue  du 
protoplasme  vivant,  qui  est  une  substance  amorphe,  sans  structure 
apparente.  La  vie,  à  son  degré  le  plus  simple,  n'est  liée  à  aucune 
forme  fixe  et  dépend  uniquement  d'un  certain  arrangement  molé- 
culaire, physico-chimique.  D'autre  part,  nous  savons  aussi  qu'au 
point  de  vue  de  sa  genèse  le  plaisir  est  postérieur  à  l'activité  et  à 
la  vie,  en  ce  sens  qu'une  foule  de  tendances  variées  se  manifestent 
chez  l'être  vivant  avant  l'éclosion  de  la  conscience.  Mais  Guyau  a 
tort  d'assimiler  à  cette  théorie  :  «  le  plaisir  crée  la  fonction  »,  ce 
principe  des  hédonistes,  «  le  plaisir  est  le  seul  levier  de  l'action  ». 

1.  Hôffding,  Op.  cit.,  VII,  B,  1,  a.  :  "Le  mobile  est  le  sentiment  provoqué  par 
l'idée  du  but,  mais  non  (du  moins  au  début  ni  toujours)  le  sentiment  provoqué 
par  l'idée  que  la  réalisation  du  but  sera  suivie  pour  nous  d'un  plaisir  ». 


CH.   r.iiHiSTOPHE.  —  Le  principe  de  la  vie.  521 

Le  plaisir  est  sans  doute  incapable  de  créer  l'activité,  mais  il  est 
l'élément  indispensable  des  différentes  fins  qui  déterminent  et  dif- 
férencient l'activité,  c'est-à-dire  qui  seules  la  rendent  appréciable. 
Et  parce  qu'il  se  retrouve  dans  chacune  de  ces  fins,  on  peut  dire 
qu'il  marque  une  direction  unique  au  sein  de  l'activité  si  diverse 
des  êtres  et  qu'il  est  lui-même  celte  direction.  C'est  dans  ce  sens 
qu'on  l'appelle  le  li'vii'v  de  l'action. 


Il  est  d'ailleurs  à  noter  que  Guyau  résume  et  conclut  chacun  des 
deux  arguments  que  nous  venons  d'analyser,  par  cette  déclaration 
que  la  vie  procède  le  plaisir.  '<  Il  faut  vivre  avant  tout,  jouir  ensuite  » 
(p.  90  i.).  «  Le  plaisir  n'est  pas  premier;  ce  qui  est  premier  et  der- 
nier, c'est  la  fonction,  c'est  la  vie  »  (p.  91  m.).  Cette  conception  de 
l'antériorité  de  la  vie,  de  signification  si  pauvre  et  si  restreinte  au 
point  de  vue  de  nos  recherches,  constitue  bien  à  elle  seule  en  réalité, 
ainsi  que  nous  le  prévoyions,  le  fond  de  sa  pensée  et  son  seul  véri- 
table argument. 

Mais  comment  s'expliquer  en  définitive  qu'elle  ait  pu  suffire  dans 
son  esprit  pour  l'amener  à  se  convaincre  que  la  vie  est  le  vrai 
«  mobile  moral  »,  c'est-à-dire  la  direction  unique,  bien  certaine  et 
bien  déterminée,  de  tous  les  actes?  —  Parce  que  Guyau  —  et  c'est 
la  raison  de  toute  son  attitude  dans  la  question  qui  nous  occupe 
—  parce  que  Guyau  considère  la  vie  comme  un  principe  distinct  et 
subsistant  par  lui-même,  ayant  précisément  pour  essence  d'être 
toujours  le  même  que  ce  qu'il  était  primitivement.  C'est  un  principe 
d'une  nature  intrinsèque  spéciale,  c'est  une  force  et  cette  force  pos- 
sède une  direction  immuable.  «  La  vie  se  déploie  et  s'exerce  parce 
qu'elle  est  la  vie  »,  dit-il  (p.  90  i.).  «  L'action  sort  naturellement  du 
fonctionnement  de  la  vie,  en  grande  partie  inconscient;  elle  entre 
aussitôt  dans  le  domaine  de  la  conscience  et  de  la  jouissance,  mais 
elle  n'en  vient  pas  »  (p.  92  s.).  La  vie  est  primitive,  mais,  outre  cela, 
elle  est  «  automotrice  et  autonome»  (p.  91  m.).  Elle  se  ramène  à  «  la 
tendance  de  l'être  à  persévérer  dans  l'être  »  (p.  92  s.).  Elle  «  devient 
désir  ou  crainte,  peine  ou  plaisir,  en  vertu  même  de  sa  force  acquise 
et  des  primitives  directions  où  l'évolution  l'a  lancée.  Une  fois  connue 
l'intensité  de  vie  chez  un  être  avec  les  diverses  issues  ouvertes  à 
son  activité,  on  peut  prrdirc  la  direction  que  cet  être  se  sentira  inté- 


522  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

rieuremeut  poussé  à  prendre.  C'est  comme  si  un  astronome  pouvait 
prédire  la  marche  d'un  astre  rien  que  par  la  connaissance  de  sa 
masse,  de  sa  vitesse  et  de  l'action  des  autres  astres  »  (p.  92  m.). 


î;  6.  —  Conclusion. 

La  vie,  ce  mobile  moral  que  Guyau  prétendait  avoir  dégagé  par 
l'observation  rigoureusement  positive  des  faits,  est  en  réalité  un 
principe  métaphysique.  Tel  est  le  résultat  définitif  de  notre  analyse, 
qui  tendait  tout  entière  à  l'établir. 

iSous  croyons  y  avoir  réussi  d'une  manière  décisive.  En  revoyant 
chacun  des  aspects  sous  lesquels  notre  auteur  a  envisagé  le  prin- 
cipe de  la  vie,  nous  en  sommes  arrivé  à  constater  chaque  fois  sa 
vraie  nature.  Au  point  de  vue  extérieur,  physiologique,  nous  avons 
découvert  que  la  vie  telle  qu'il  la  concevait  n'était  pas  autre  chose 
que  le  «  principe  vital  »  d'une  école  surannée,  s'opposant  comme 
tel  aux  propriétés  physiques  et  chimiques  des  corps  :  c'était  la 
cause  des  mouvements  des  êtres,  non  pas  dans  le  sens  scientifique 
de  cette  notion  de  cause  —  qui  se  ramène  à  celle  d'identité,  tout 
mouvement  n'ayant  scientifiquement  d'autre  cause  que  le  mouve- 
ment, —  mais  dans  son  sens  métaphysique  de  «  ressort  »,  d'  «  efficace  », 
de  puissance  inexpliquée,  soit  transcendante,  soit  immanente, 
capable  de  faire  sortir  d'elle-même  ou  d'envelopper  en  elle-même 
toute  réalité.  —  Au  point  de  vue  intérieur  et  psychologique,  d'autre 
part,  adopté  tacitement  par  Guyau,  nous  avons  vu  le  principe  de 
la  vie  identifié  par  lui  à  1'  «  instinct  de  conservation  »,  non  pas 
considéré  comme  une  simple  formule  collective  désignant  ceux 
des  mouvements  si  variés  des  êtres  qui  ont  pu  aboutir  à  la 
sauvegarde  de  leur  individualité,  mais  comme  une  entité  subsistant 
par  elle-même,  comme  un  «  ressort  »  intérieur  doué  de  propriétés 
spéciales.  —  Enfin,  recherchant  le  rapport  qu'a  établi  Guyau  entre 
le  principe  de  la  vie  et  le  principe  du  plaisir,  nous  avons  démontré 
qu'il  consiste  uniquement  dans  l'antériorité  qu'il  accorde  à  un  prin- 
cipe de  force,  agissant  d'une  manière  permanente  et  dans  une 
direction  immuable,  malgré  l'apparition  du  plaisir,  de  la  conscience, 
qui  n'en  est  plus  qu'un  accessoire,  un  attribut,  un  «  épiphéno- 
méne  ». 

Guyau  devait,  d'ailleurs,  de  toute  nécessité,  sortir  de  la  sphère 


CH.   cimiSTOPHii.   —  Le  principe  de  la  vie.  523 

des  faits  observables  pour  trouver  et  déterminer  son  mobile  moral, 
du  moment  qu'il  avait  résolu  au  préalable  de  lui  faire  réaliser  celte 
condition,  sur  laquelle  nous  avons  insisté  plus  liaut  :  éti-e  commun 
à  tous  les  êtres  de  la  nature.  Après  avoir  |)Osc  le  j)roblème  en  ces 
termes  :  «  Quelle  est  la  direction  naturelle  de  tout  acte?  »  il  ne  pou- 
vait se  contenter  de  la  seule  solution  que  pouvait  lui  donner  la 
science  en  se  tenant  rigoureusement  à  un  point  de  vue  extérieur  et 
objectif.  Envisageant  en  elîet  le  monde  physique  seul  —  où  toute 
réalité  se  réduit  au  mouvement,  où  tout  est  réglé  par  la  loi  de  con- 
tinuité du  mouvement,  où  tout  est  déterminé  par  sa  cause  —  elle 
devait  nécessairement  répondre  que  la  direction  naturelle  de  tout 
acte  ou  mouvement  c'est  le  mouvement.  Adopter  la  voie  ainsi  indi- 
quée, c'était  se  perdre  dans  ridentilîcation  et  dans  l'abstraction;  se 
restreindre  à  la  causalité  comme  moyen  de  discerner  les  uns  des 
autres  les  divers  mouvements,  c'était,  à  raison  de  la  nature  même 
qu'elle  possède,  se  condamner  en  définitive  à  laisser  le  mobile 
moral  dans  l'indétermination.  D'autre  part,  il  ne  pouvait  suivre 
exclusivement  cette  voie,  toute  opposée,  de  la  finalité,  à  laquelle  la 
science  ne  manque  pas  de  recourir  également,  voyant  dans  le 
mental,  qui  subsiste  comme  réalité  d'un  autre  ordre  à  côté  du  phy- 
sique, un  élément  décisif  de  détermination.  Les  hédonistes,  qui 
avaient  fait  de  la  recherche  du  mobile  moral  un  problème  de  fina- 
lité, déclaraient  que  toute  activité  susceptible  de  se  diriger  verîj  une 
fm  suivait  toujours  «  la  ligne  de  la  moindre  soufTrance  ».  C'était 
exclure  l'activité  inconsciente,  «  qui  s'accomplit  simplement  sui- 
vant la  ligne  de  la  moindre  résistance  »  (p.  86  m.),  et  Guyau  était 
obstinément  décidé  à  découvrir  une  direction  commune  à  toutes  les 
activités.  Dès  lors,  que  lui  restait-il  à  faire  pour  résoudre  ce  difficile 
problème,  sans  être  obligé  bien  entendu,  d'une  part,  de  rejeter  la 
loi  de  continuité  mécanique,  c'est-à-dire  le  principe  même  de  l'évo- 
lution, et  d'autre  part,  de  renoncer  pour  son  mobile  moral  à  ce 
caractère  de  netteté  précise  et  distincte  qui  est  le  propre  de  l'acti- 
vité consciente?  —  11  devait  nécessairement  en  arriver  à  fondre  l'un 
dans  l'autre  le  physique  et  le  mental,  le  mécanisme  et  le  dyna- 
misme, le  mouvement  et  la  conscience,  la  causalité  efficiente  et  la 
fin  subjective,  bien  que  la  science  pure,  sévèrement  exempte 
d'hypothèses,  les  con.sidère  comme  irréductibles  les  uns  aux  autres. 
Il  devait  imaginer  un  principe  qui  fût  à  la  fois  l'ensemble  de  l'acti- 
vité dans  son  évolution  mécanique,   et  quelque  chose  d'autre  que 


524  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  El  DE  MORALE. 

cette  activité,  un  aboutissement  distinct  d'elle-même,  clair  comme 
une  idée,  et  qui  la  dirige  tout  entière.  Son  esprit  en  est  ainsi  venu 
fatalement  à  concevoir  un  principe  de  force  et  à  la  fois  de  mouve- 
ment, qui  lui  apparaissait  avec  une  netteté  aussi  tranchée  qu'un 
astre  traversant  l'espace  devant  l'œil  de  l'astronome,  principe  englo- 
bant dans  son  unité  toute  réalité,  étant  la  source  et  en  même  temps 
le  point  de  convergence  de  tout  mouvement,  et,  outre  cela,  s'exer- 
çant  dans  une  direction  immuable.  Cette  notion  ne  correspond  plus, 
évidemment,  à  aucune  réalité  qui  puisse  être  observée  dans  le 
monde  physique  ou  dans  la  sphère  intérieure,  mais  uniquement  à 
une  entité  métaphysique. 

Quant  à  l'essence  propre  dont  Guyau  revêt  cette  notion,  elle  est, 
comme  tout  produit  du  travail  métaphysique  de  la  pensée,  emprun- 
tée de  toute  nécessité  soit  au  physique,  soit  au  mental.  Or  il  est  aisé 
de  se  représenter  la  genèse  du  principe  de  la  vie  dans  l'esprit  de 
notre  auteur,  et  l'on  voit  clairement  qu'il  est  d'origine  exclusive- 
ment psychologique.  Sans  doute  Guyau  ne  considère  comme  faits 
«  positifs  »  et  dignes  à  ce  titre  d'occuper  la  science,  que  les  phéno- 
mènes du  monde  mécanique,  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il 
n'a  été  mis  sur  la  voie  de  la  solution  qu'une  fois  son  attention 
attirée  sur  ces  pures  idées  qu'il  est  allé  prendre  dans  la  sphère  de  la 
conscience  :  l'idée  de  force,  et  sa  conception  particulière  de  ce  que 
les  psychologues  appellent  l'instinct  de  conservation.  L'idée  de  force 
est  commune  à  nous  tous,  et  provient,  chez  nous,  du  sentiment  de 
l'effort  dans  l'exercice  de  l'activité  volontaire.  Possédé  de  cette  idée, 
il  fait  de  l'instinct  de  conservation,  non  pas  une  simple  formule 
collective  désignant  certains  mouvements,  mais  une  force  intérieure 
qui  se  maintient  et  se  conserve.  Il  tire  alors  parti  de  l'analogie 
heureuse  qui  se  présente  naturellement  à  sa  pensée  entre  ce  prin- 
cipe de  force  et  le  mouvement  mécanique,  dont  le  caractère  fonda- 
mental est  aussi  la  continuité  :  ce  principe  dès  lors  n'est  plus  seule- 
ment force,  il  est  aussi  mouvement.  Et  il  devient  vite  la  force  et  le 
mouvement  même;  ce  saut  est  facile  pour  l'esprit  impatient  des 
entraves  scientifiques  et  empiriques.  Il  s'empresse  après  cela  de 
projeter  au  dehors  et  à  travers  l'univers  cette  entité  intérieure.  «  La 
tendance  à  persévérer  dans  la  vie,  s'écrie  en  effet  Guyau,  est  la  loi 
nécessaire  de  la  vie  non  seulement  chez  l'homme,  mais  chez  tous  les 
êtres  vivants,  peut-être  même  dans  le  dernier  atome  de  l'éther,  car 
la  force  n'est  probablement  qu'un  abstrait  de  la  vie  »  (p.  88  m.). 


CH.   CHRiSTOPHt:.   —  Le  principe  de  la  vie.  525 

Transporté  ainsi  en  dehors  des  faits  et  des  phénomènes,  il  a  atteint 
le  noumène;  et  sa  conclusion  que  voici  détermine  bien  l'essence 
particulière  qu'il  lui  attribue,  en  dévoilant  la  source  intérieure  à 
laquelle  il  est  allé  la  puiser  :  «  Cette  tendance  (à  persévérer  dans 
la  vie)  est  sans  doute,  déclare-t-il,  comme  le  résidu  de  la  conscience 
unicersellc  d'autant  plus  quelle  dépasse  et  enveloppe  la  conscience 
même.  Elle  est  donc  à  la  fois  la  plus  radicale  des  réalités  et  l'inévi- 
table idcal  »  (p.  88  m.).  —  Telle  est  la  solution  à  laquelle  il  aboutit 
après  avoir  annoncé  au  début  qu'il  n'allait  rien  demander  à  IV/ 
jjriori  et  à  la  métaphysique  pour  édifier  sa  théorie  du  mobile  moral. 

H  nous  resterait  à  montrer  dans  cette  théorie,  qui  est  le  point  de 
départ  du  système  de  Guyau,  la  trace  profonde  de  l'influence  de  son 
maître  et  ami  AI.  Alfred  Fouillée.  Elle  est  trop  aisée  à  reconnaître 
pour  que  nous  ayons  à  insister  beaucoup  sur  ce  point. 

On  sait  que  M.  Fouillée  n'a  pas  édifié  expressément  de  système  de 
morale,  construit  d'une  manière  régulière  et  méthodique,  qui  puisse 
porter  son  nom;  il  en  a  laissé  le  soin  à  son  disciple.  Il  n'a  fait 
qu'élaborer  un  projet  de  construction,  ou  plutôt  un  plan  de 
réformes.  Pénétré  d'une  foi  profonde,  acquise  par  une  fréquenta- 
tion prolongée  de  la  philosophie  platonicienne,  dans  le  rôle  prépon- 
dérant de  l'intelligence  opposée  à  la  nature,  et  dans  la  force  effec- 
tive des  idées,  mais,  d'autre  part,  resté  un  fervent  dévot  de  la 
science  moderne  et  de  sa  conception  mécaniste  et  déterministe  des 
choses,  il  avait  proposé  de  développer  —  non  de  modifier  radicale- 
ment —  la  doctrine  de  Spencer,  au  moyen  des  données  psycholo- 
giques et  cosmologiques  d'une  morale  idéaliste  bien  entendue'. 
Puis  il  avait  tenté  d'une  manière  plus  précise  de  concilier  le  natu- 
ralisme et  l'idéalisme  en  reprenant  et  élargissant  le  système  idéa- 
liste de  la  liberté  morale,  de  la  volonté  «  automotrice  et  autonome  » 
dont  Kant  a  jeté  les  premiers  fondements.  Il  avait  insisté  sur  les 
«ffets  que  produit,  selon  lui,  en  vertu  de  sa  force  propre,  sur  le 
mécanisme  de  nos  actes.  Vidée  de  liberté.  Il  voyait  en  elle  la  cause 
initiale  de  notre  activité  et  en  même  temps  sa  fin  directrice  :  la  fina- 
lité toute  immanente  et  se  développant  du  dedans  même,  sans 
rompre  le  mécanisme,  n'est  autre  chose,  disait-il,  que  «  la  sensibi- 
lité et  l'activité  rétléchies  sur  elles-mêmes  par  l'intermédiaire  de 

1.  Crilujue  des  sydèmes  de  morale  contenijioruins,  liv.  I". 


526  HEVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

rinlelligence  '  ».  Dès  lors  le  déterminisme  mécanique  et  matériel  ne 
lui  apparaissait  plus  déjà  que  comme  l'enveloppe  d'une  évolution 
ayant  un  principe  d'harmonie,  un  ressort  plus  intime.  Il  déclarait 
dès  lors  franchement  qu'une  question  métaphysique  devait  être 
résolue  et  qu'elle  se  concentrait  sur  ce  point  :  «  Est-ce  dans  le 
conscient  et  le  mental  qu'il  faut  placer  l'action  et  la  réalité,  dont  les 
forces  mécaniques  et  physiologiques  seraient  elles-mêmes  des  déri- 
vés et  des  manifestations  inférieures;  ou  faut-il  au  contraire  faire 
du  mental  un  reflet,  une  ombre  du  physique"!  Tout  change  évidem- 
ment selon  l'orientation  qu'on  donne  au  courant  des  phénomènes  et 
à  leur  déterminisme  :  les  uns  placent  l'origine  de  ce  courant  dans  le 
matériel  et  le  mécanique,  les  autres  la  placent  dans  le  mental  ^.  » 
M.  Fouillée  avait  proclamé  de  la  manière  la  plus  nette  et  la  plus 
décisive  que  dans  ce  problème  l'avantage  reste  selon  lui  au  mental. 
Il  avait  ainsi  assuré  à  sa  doctrine  l'unité  qu'il  cherchait;  il  avait  pu 
mettre  en  harmonie  l'univers  d'une  part  et  d'autre  part  notre  orga- 
nisme mental  au  moyen  d'un  même  principe  d'action  traversant  l'un 
et  l'autre.  «  C'est  après  tout  dans  le  monde  même,  avait-il  dit,  que 
doit  se  trouver  la  force  qui  rendra  le  progrés  possible.  Cette  force 
selon  nous  est  la  conscience.  Elle  prend  deux  formes  :  l'une  infé- 
rieure, la  sensation;  l'autre  supérieure,  l'idée.  La  nature  a  ainsi  en 
soi-même  son  ferment  ''...  » 

Il  est  curieux  de  remarquer  après  ces  citations  que  dans  la  con- 
clusion de  sa  Morale  anglaise  contemporaine,  où  il  annonce  les  pro- 
grès positifs  que  réalisera  son  Esquisse,  Guyau  fait  observer  que 
M.  Fouillée  n'a  pas  encore  interprété  convenablement  et  complète- 
ment ce  principe  de  la  liberté  et  que,  faute  d'avoir  utilisé  toutes  les 
ressources  qu'il  contient,  il  reste  exposé  à  l'objection  suivante  :  «  Si 
la  liberté  idéale  consiste  dans  la  nature  propre  à  chaque  être,  il  ne 
faut  pas  oublier,  dit-il,  que  selon  la  science  moderne  c'est  le  milieu 
qui  façonne  cette  nature;  de  là  diverses  formules  possibles  de  la 
nature  des  êtres.  L'idéal  varierait  ainsi  avec  les  espèces,  peut-être 
même  avec  les  individus;  en  somme,  il  ne  serait  pas  autre  chose 
pour  chaque  être  que  l'appropriation  parfaite  à  son  milieu,  fin 
toute  relative  et  vers  laquelle  nous  porte  la  nécessité  même  *.  »  Il 


1.  La  liberté  et  te  déterminisme,  2°  éd.,  p.  347. 

2.  Op.  cit.,  p.  352. 

3.  Crit.  des  sysl.  de  mor..  Conclusion. 

4.  La  morate  an<jlaise  contemporaine,  2"^  éd.,  p.  380. 


en.   cniusTOi'iii:.   —  Le  principe  de  la  vie.  527 

assure  ensuite  qu'  «  il  est  un  sens  plus  profttnd  cl  plus  exaet  dans 
lequel  on  peut  encore  prendre  celle  doctrine  «  de  la  liberté  idéale. 
Et  il  écrit  alors  ces  pages,  d'une  si  magnifique  éloquence,  qui 
débutent  ainsi  :  «  La  morale  de  l'idéal  peut  soutenir  et  soutient  en 
effet  qu'il  existe  un  idéal  de  liberté  commun  à  tous  les  êtres,  quels 
qu'ils  soient,  et  indépendant  des  conditions  diverses  où  ils  se 
trouvent  placés.  A  l'évolution  extérieure,  dont  les  formes  sont  si 
variables,  ne  correspondrait-il  pas  une  tendance,  une  aspiration  inté- 
rieure, éternellement  la  même  et  traraillanl  tous  les  êtres?  Tous 
n'auraient-ils  pas  ainsi  un  même  but,  une  même  fin?  '  »  La  science, 
continue-t-il,  veut  relier  la  race  humaine  aux  autres  races  vivantes, 
et  c'est  légitime;  mais  «  pourquoi  ne  pas  relier  aussi  à  l'esprit 
humain  cet  esprit  encore  ignorant  de  lui-même  qui  agite  intérieurement 
la  nature?-...  »  —  Mais  est-ce  là  vraiment  un  principe  nouveau? 
Celte  tendance  universelle  qui  emporte  depuis  toujours  l'humanité, 
l'homme  ignorant  des  premiers  âges  comme  l'homme  actuel,  qui 
anime  les  êtres  plongés  dans  l'inconscience  et  pénètre  le  monde 
même,  c'est-à-dire  en  un  mol  ce  principe  de  la  vie  et  ce  mobile 
moral,  est-ce  réellement  autre  chose  que  ce  que  M.  Fouillée  appelait 
la  conscience,  «  ferment  de  la  nature  »,  cette  force  «  se  projetant 
dans  les  êtres  et  dans  l'univers'  »?  Une  seule  divergence  sépare 
Guyau  de  son  maître,  mais  elle  est  essentielle,  car  elle  porte  sur  ce 
point-ci.  Dans  son  projet  de  reconstruction  et  d'achèvement  de  la 
morale  anglaise,  M.  Fouillée  a  fait  appel,  dès  l'abord  et  de  la  façon 
la  plus  expresse,  à  la  métaphysique;  ne  dit-il  pas  notamment 
qu'  <<  en  introduisant  l'intelligence  dans  la  question  morale...  on  se 
trouve  entraîné  à  des  considérations  de  plus  en  plus  universelles, 
qui  finissent  par  toucher  à  la  métaphysique*  »?  Guyau,  au  con- 
traire, commence  sa  théorie  du  mobile  moral  en  déclarant  qu'une 
méthode  rigoureuse  lui  «  impose  de  rechercher  d'abord  ce  que  peut 
être  une  morale  exclusivement  fondée  sur  les  faits  et  qui,  en  consé- 
quence, ne  part  ni  d'une  thèse  a  priori  ni  d'une  loi  "  priori,  qui 
serait  elle-même  une  thèse  métaphysique  »  (p.  83  i.).  Déclaration 
d'autant  plus  étonnante  aux  yeux  du  critique,  qu'elle  est  évidem- 
ment sincère  et  de  la  plus  entière  bonne  foi. 


1.  0/).  cil.,  ibid. 

2.  Op.  cit.,  p.  3So. 

3.  Critique  des  s'/st.  de  moi'.,  Préface. 

4.  Op.  cit.,  liv.  I". 


b28  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Nous  nous  résumerons  en  ces  termes.  Qu'est-ce  en  somme  que  ce 
mobile  moral  établi  par  Guyau  au  moyen  d'une  méthode  prétendu- 
ment scientifique  et  rigoureusement  observatrice  des  faits  positifs 
extérieurs,  cette  vie  présentée  ainsi  comme  un  principe  d'action 
ramenant  à  l'unité  l'activité  de  tous  les  êtres  et  même  de  l'univers 
entier?  —  Au  point  de  vue  objectif  la  vie  ne  peut  être  qu'une  notion 
abstraite  désignant  un  ensemble  d'activités  divergentes,  au  point  de 
vue  subjectif  c'est  un  principe  intérieur  d'énergie  qui  n'a  d'autre 
part  de  réalité  que  celle  que  veut  bien  lui  prêter  notre  conscience. 
Guyau,  ne  s'étant  posé  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  de  ces  points  de  vue  en 
observateur  patient,  attentif  et  pénétrant,  a  cru  pouvoir  les  con- 
fondre et  a,  par  suite,  envisagé  la  vie,  sans  s'en  douter,  comme  une 
pure  entité  métaphysique  et  nouménale. 

GuARLES  Christophe. 
Gand,  février  1901. 


Le  gérant  :  Maurice  Tardieu. 


Coulon-.miers.  —  Imp.  Paul  BRODARD. 


L'IDÉE    MODERNE    DE    LA    NATURE 

(DIFFÉRENCIATION,  HÉRÉDITÉ,   CONCURRENCÉ)  ' 


Les  progrès  des  sciences  naturelles  ont  été  si  frappants  dans  notre 
siècle  que  le  prestige  des  conceptions  naturalistes  en  a  été  décuplé. 
La  philosophie  de  l'histoire  proprement  dite  étant  discréditée,  c'est 
à  la  biologie  que  beaucoup  d'esprits  prétendent  aujourd'hui  emprun- 
ter leurs  normes.  C'est  au  nom  des  lois  naturelles  que  beaucoup 
apprécient,  louent  ou  blâment  tel  ou  tel  mouvement  historique;  et, 
en  donnant  un  sens  nouveau  à  la  formule  antique,  ils  rappellent  aux 
sociétés  qu'il  serait  vain  de  vouloir  vivre  contrairement  à  la  nature. 

Qu'est-ce  donc  que  cette  nature  au  nom  de  laquelle  on  pense 
aujourd'hui  diriger  l'humanité?  11  nous  a  semblé  qu'il  ne  serait  pas 
inutile  de  le  rechercher  en  remontant  aux  écrits  des  naturalistes  eux- 
mêmes. 

11  importe  en  effet  de  noter  l'ambition  «  scientifique  »  du  natura- 
lisme moderne.  Il  se  défend  de  loger,  si  l'on  peut  dire,  quelque 
nouveau  système  métaphysique  dans  le  corps  de  la  nature,  comme 
le  prêtre  antique  se  logeait  dans  le  corps  de  la  statue  pour  lui  faire 
rendre  des  oracles.  Il  veut  laisser  parler  les  faits,  s'abstenir,  par 
conséquent,  de  toute  projection  de  la  conscience,  éliminer  enfin 
tout  ce  qui  pourrait  rappeler  de  près  ou  de  loin  les  procédés  de 
l'anthropomorphisme. 

L'anthropomorphisme  est  la  tendance  qui  pousse  l'homme  à 
prêter  aux  êtres  autres  que  lui,  ou  même  aux  choses,  les  formes  qui 
lui  sont  propres.  Quand  on  se  représente  les  dieux  avec  un  large 


1.  Résumé  des  premières  leçons  d'un  cours   professé  à  l'Universilé  de  Tou- 
louse (1900-iyOl),  sur  les  Morales  Scie/difif/ues  et  l'Idéal  Égalilaire. 

Kkv.  meta.  t.  IX.  —  l'Jûl.  36 


530  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

front  OU  une  barbe  opulente,  on  cède  à  l'anthropomorphisme.  Mais 
ce  n'est  là  que  la  forme  la  plus  grossière  de  l'anthropomorphisme  ; 
c'est  l'anthropomorphisme  «  extérieur  ».  Il  y  a  aussi  un  anthropomor- 
phisme «  interne  »  qui  consiste  à  prêter  aux  êtres  ou  même  aux  choses 
non  plus  les  formes  extérieures,  mais  les  qualités  intérieures  propres 
à  l'homme,  non  plus  sa  taille  ou  sa  figure,  mais  sa  volonté,  sa  capa- 
cité de  poursuivre  des  fins.  Tel  est  le  ressort  de  toute  la  philosophie 
du  sauvage;  à  la  pierre  qui  le  fait  tomber,  à  l'arbre  qui  l'abrite,  à  la 
lune  qui  Téclaire,  il  prête  des  volontés,  malveillantes  ou  bienveil- 
lantes, analogues  à  la  sienne;  pour  se  les  expliquer  il  anime  les 
phénomènes.  Mais  ne  croyons  pas  que  la  seule  philosophie  du  sau- 
vage obéit  à  cette  tendance  ;  on  pourrait  la  retrouver  à  travers  toute 
l'histoire  de  la  philosophie  grecque.  Lorsque  les  stoïciens,  par 
exemple,  nous  conseillent  de  vivre  conformément  à  la  nature,  où 
ont-ils  pris  les  attributs  qu'ils  lui  prêtent?  N'installent- ils  pas  au 
cœur  des  choses  un  to'voç,  une  tension,  un  effort  dont  ils  n'ont  pu 
rencontrer  le  modèle  qu'au  cœur  de  l'homme?  Bien  plus  leur  feu, 
qui  produit  toutes  choses,  n'est-il  pas  un  feu  artiste,  zup  T£/vixôv, 
capable  de  modeler  les  êtres  suivant  leurs  types ,  leurs  Xo'yoi 
T-spaa-'.y.ot,  analogue  enfin  au  potier  qui  modèle  l'argile?  Ce  prétendu 
naturalisme  est  donc  tout  im.prégné  d'anthropomorphisme.  D'une 
manière  plus  générale,  on  peut  dire  que,  jusqu'à  l'aube  des  temps 
modernes,  l'anthropomorphisme  règne  sur  la  plupart  des  explications 
que  l'homme  s'est  données,  soit  du  monde  en  général,  soit  des  phé- 
nomènes particuliers.  Avant  le  xvii^  siècle  n'expliquait  on  pas  encore 
l'ascension  de  l'eau  dans  les  pompes  par  l'aversion  de  la  nature  pour 
le  vide?  ou  le  cercle  que  décrivaient  —  croyait-on  —  les  astres  dans 
le  ciel  par  l'amour  de  la  nature  pour  la  figure  géométrique  la  plus 
parfaite?  On  s'expose  ainsi  à  tomber  dans  l'anthropomorphisme 
toutes  les  fois  qu'on  prête  à  la  nature  des  amours  et  des  haines, 
des  fins  à  poursuivre  ou  à  éviter,  toutes  les  fois  qu'on  se  contente, 
en  un  mot,  d'explications  finalistes. 

On  peut  dire  que  le  progrès  des  sciences  dans  les  temps  modernes 
a  essentiellement  consisté  à  éliminer  de  tous  les  terrains  l'explica- 
tion finaliste  pour  la  remplacer,  autant  que  possible,  par  l'explica- 
tion mécaniste.  L'explication  finaliste  n'est-elle  pas  en  effet,  pour 
un  esprit  scientifique,  arbitraire  et  insuffisante?  Arbitraire,  parce 
que,  pour  expliquer  un  phénomène,  elle  lui  suppose  une  fin  qu'elle 
ne  peut  directement  constater;  insuffisante, parce  que,  une  fois  cette 


C.  BOUGLE.   —  l'idkk  modkknk  de  la  natliiu:.  5;n 

fin  posée,  il  reste  encore  à  conslalcr  comment,  sous  quelles  condi- 
tions, par  quelle  sorte  de  circonstances,  par  quel  mécanisme  enlin  le 
phénomène  en  question  s'est  produit.  Seule  une  explication  fondée 
sur  des  constatations  de  ce  genre,  sur  l'enregistrement  des  antécé- 
dents, et  non  plus  sur  la  conjoncture  des  tendances,  nous  livre  le 
secret  de  la  production  des  choses.  Pour  que  les  phénomènes  nous 
deviennent  enfin  intelligibles,  c'est-à-dire  nous  apparaissent  comme 
nécessaires,  11  ne  suffit  plus  de  projeter  devant  eux  quelque  fantôme 
qui  les  attire;  il  faut  ilécouvrir,  derrière  eux,  la  réalité  qui  les  pousse. 
Il  faut  substituer  en  un  mot,  à  la  divination  des  causes  finales, 
l'observation  des  causes  efficientes. 

Opérer  cette  substilulion  ,  non  plus  seulement  dans  le  monde 
inorganique,  mais  dans  le  monde  organique;  appliquer  à  la  nature 
vivante  elle-même  les  explications  mécanistes  qui  avaient  si  bien 
réussi  appliquées  aux  choses  matérielles;  retrouver  enfin  sous  la 
vie  le  mécanisme  universel,  tel  est  le  but  que  poursuit  la  biologie 
contemporaine,  dans  son  efi"ort  pour  se  débarrasser  à  son  tour 
de  toute  illusion  anthropomorphiste.  Le  spectacle  de  ses  efforts 
aura  sans  doute  de  quoi  attrister  nos  âmes,  si  elles  sont  soucieuses 
de  l'ancienne  poésie  ;  nous  allons  assister  à  une  sorte  de  dégra- 
dation de  la  nature  dans  laquelle  nous  lui  verrons  arracher  tous 
les  attributs  dont  notre  imagination  se  plaisait  à  la  parer  :  les 
attributs  de  haine  comme  les  attributs  d'amour,  l'arc  et  la  flèche 
aussi  bien  que  la  corne  d'abondance,  il  faudra  les  lui  ravir  tous, 
pour  ne  plus  lui  laisser  que  l'indifférence  absolue  des  choses.  Sous 
le  dur  regard  de  la  science  nous  verrons  les  yeux  de  la  nature 
perdre  toute  expression  et  en  quelque  sorte  se  vitrifier.  Et  nous 
n'aurons  plus  devant  nous  qu'une  muette  statue  de  pierre,  symbole 
d'une  nécessité  sans  finalité... 

C'est  cette  conception  mécaniste  de  la  nature  que  nous  allons  voir 
se  préciser,  en  étudiant  tour  à  tour  les  théories  de  la  différenciation, 
de  la  descendance  et  de  la  sélection  naturelle. 

Théorie  de  la  différenciation. 

Que  veut-on  dire  lorsqu'on  constate  que  la  différenciation  est  la 
loi  du  progrès  des  êtres? 

Pour  le  comprendre  adressons-nous  à  M.  Milne  Edwards,  qui 
semble  bien  avoir  été  le  premier  à  développer  nettement  celte  idée. 


532  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Au  premier  regard  jeté  sur  la  nature  on  est  frappé,  nous  dit  Milne 
Edwards,  non  seulement  de  la  diversité,  mais  de  l'inégalité  des 
êtres.  Ils  sont  inégaux,  c'est-à-dire  plus  ou  moins  parfaits.  Comment 
se  mesure  donc  leur  perfection?  Pour  nous  l'expliquer,  le  naturaliste 
emprunte  une  image  à  l'ordre  social.  Dans  une  société  primitive, 
chaque  individu  produit  lui-même  à  peu  près  tout  ce  dont  il  a 
besoin;  par  suite  la  quantité  de  ses  produits  ne  saurait  être  grande, 
ni  leur  qualité  raffinée;  la  vie  est  grossière  et  précaire.  Dans  une 
société  civilisée  au  contraire,  le  travail  est  divisé.  L'un  cultive  le  blé, 
l'autre  cuit  le  pain;  l'un  fabrique  des  chaussures,  l'autre  écrit  des 
livres.  D'oii  l'augmentation  de  la  qualité  des  produits;  d'où  l'élargis- 
sement et  le  raffinement  de  la  vie.  Milne  Edwards  ajoute,  — remarque 
que  le  sociologue  aura  peut-être  à  utiliser  —  :  ((La  division  du  tra- 
vail portée  à  la  limite  extrême  rend,  il  est  vrai,  bien  étroite  et  bien 
décolorée  la  sphère  d'activité  où  s'agitent  la  plupart  des  travailleurs, 
mais  chaque  ouvrier,  appelé  à  répéter  sans  cesse  les  mêmes  mouve- 
ments ou  à  méditer  un  même  ordre  de  faits  devient  par  cela  seul 
plus  habile  à  remplir  sa  tâche;  et,  par  la  coordination  judicieuse 
des  efforts  de  tous,  la  valeur  de  l'ensemble  des  produits  s'accroît  avec 
une  rapidité  dont  l'imagination  s'étonne.  »  Ainsi,  fût-ce  au  prix  d'une 
gêne  pour  les  individus,  la  prospérité  du  tout  ne  s'obtient  que  par  le 
progrès  de  la  division  du  travail. 

Il  en  est  des  organismes  comme  des  sociétés.  Chez  les  uns  ((  la 
puissance  vitale  ne  s'exerce  que  dans  une  sphère  étroite  et  elle 
s'éteint  promptement  »,  ((  les  actes  varient  peu  et  sont  d'une  simplicité 
extrême  »  ;  c'est  que  le  travail  y  est  peu  divisé  :  les  organismes  en 
question  ressemblent  à  ces  ateliers  mal  dirigés  où  les  ouvriers  font 
un  peu  de  tout.  Chez  d'autres,  au  contraire,  ((  la  vie  se  complique  et 
se  prolonge  ;  les  facultés  grandissent  et  le  jeu  de  l'organisme  s'effectue 
avec  non  moins  de  précision  que  de  puissance  »  ;  c'est  que  les  fonc- 
tions nécessaires  à  l'entretien  de  l'ensemble  se  sont  multipliées  et 
spécialisées. 

Comparons,  par  exemple,  aux  animaux  supérieurs  ces  animaux 
élémentaires  qui  tiennent  encore  du  végétal,  et  nous  verrons  saillir 
le  lien  étroit  qui  unit  à  la  supériorité  organique  la  spécialisation  des 
fonctions.  Chez  les  Polypes  de  Trembley,  on  voit  une  même  cellule 
s'acquitter  des  diverses  fonctions  nécessaires  à  la  conservation  de 
l'individu  et  de  l'espèce;  elle  se  meut,  elle  digère,  elle  engendre. 
Dans  les  Ilydractinies  déjà,  on  distinguera  les  Gonozoïdes  des  Gastro- 


C.  BOUGLÉ.   —  i.'inKK  modkum:   dk   i.a  nati'iu:.  533 

zoïdes  et  de  ceux-là  les  Dactylozoïdes.  On  peut  donc  se  figurer,  dit 
M.  Perrier,  une  colonie  d'Hydraclinies  «  comme  une  espèce  de  ville 
dans  laquelle  les  individus  se  sont  partagé  les  devoirs  sociaux  et 
les  accomplissent  ponctuellement.  Les  uns  sont  de  véritables  offi- 
ciers de  bouche;  ils  se  chargent  d'approvisionner  la  colonie,  ils 
chassent  et  mangent  pour  elle;  d'autres  la  protègent  ou  l'avertissent 
des  dangers  qu'elle  peut  courir  :  ce  sont  les  agents  de  police.  Sur 
les  autres  repose  la  prospérité  numérique  de  l'espèce  et  ils  sont  de 
trois  sortes,  à  savoir  :  les  individus  reproducteurs  chargés  de  pro- 
duire les  bourgeons  sexués,  les  individus  mâles  et  les  individus 
femelles.  Dans  la  ville,  le  nombre  des  «  corporations  »  n'est  pas 
inférieur  à  sept.  » 

Mais  si  de  ces  «  colonies  animales  »  nous  nous  élevions  graduelle- 
ment au  plus  haut  degré  de  l'échelle  des  organismes  —  des  poissons 
aux  amphibies,  des  amphibies  aux  reptiles,  des  reptiles  aux  oiseaux, 
des  oiseaux  aux  mammifères,  —  à  quelle  prodigieuse  subdivision 
des  fonctions  élémentaires  pourrions-nous  assister  !  Combien  d'acti- 
vités diverses,  —  vision,  audition,  odorat,  toucher,  —  supposent  nos 
seules  fonctions  de  relation!  Et  de  combien  d'opérations  variées  une 
seule  de  ces  activités,  la  vision  par  exemple,  est-elle  capable  de 
s'acquitter! 

Mais  en  vertu  des  rapports  étroits  qui  unissent  la  fonction  à 
l'organe,  cette  division  des  travaux  ne  saurait  aller  sans  une  multi- 
plication des  instruments.  Pour  remplir  un  office  nouveau,  un 
nouvel  organe  se  crée.  Et  c'est  ainsi  que  les  organismes  deviennent 
«  différenciés  ».  A  vrai  dire,  avant  de  consentir  en  quelque  sorte  à 
une  différenciation  définitive^  on  dirait  que  la  nature  hésite;  elle 
cherche  à  utiliser,  pour  les  travaux  nouveaux,  des  instruments 
anciens;  elle  procède  par  substitutions  ou  par  emprunts  physiolo- 
giques. C'est  ainsi  qu'elle  fera  servir  à  la  respiration  des  parties 
appendiculaires  du  corps  destinées  à  la  locomotion.  Mais,  pour  fré- 
quents que  soient  ces  procédés  économiques,  ces  cumuls  de  fonctions 
ou  ces  suppléances  d'organes,  ce  ne  sont  pas  moins  des  procédés 
provisoires.  Car  la  fonction  qui  n'a  pas  d'organe  spécial  à  sa  dispo- 
sition risque  d'être  mal  desservie.  Pour  être  aptes  à  la  locomotion 
il  faut  que  les  «  rames  «  soient  solides;  pour  être  aptes  à  la  respira- 
tion, il  faut  qu'elles  soient  perméables  :  les  deux  caractères  s'accor- 
dent mal.  C'est  pourquoi  les  «  pattes  branchiales  »  restent  des 
instruments  imparfaits.  Ce  n'est  que  dans  les  maisons  pauvres  qu'on 


534  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

rencontre  des  Maîtres  Jacques,  à  la  fois  cochers  et  cuisiniers.  Dans 
les  maisons  bien  tenues  il  y  aura  autant  de  serviteurs  que  de  ser- 
vices. «  L'adaptation  d'un  instrument  à  un  usage  nouveau  lorsque 
sa  destination  primitive  était  tout  autre,  ne  peut  d'ordinaire  donner 
que  des  résultats  incomplets  :  et,  quand  le  travail  physiologique 
doit  s'exécuter  avec  une  grande  perfection,  la  nature  a  presque 
toujours  recours  à  des  créations  spéciales.  » 

Mais  quelles  sont  donc,  pour  les  éléments  constitutifs  des  orga- 
nismes, pour  ces  cellules  ou  ces  plastides  auxquels  on  compare 
l'individu,  les  conséquences  de  ces  créations?  D'après  M.  Perrier  on 
pourrait  résumer  ces  conséquences  en  deux  mots,  qui  inquiéteront 
sans  doute  notre  sentiment  démocratique  :  c'est  la  perte  de  la 
liberté  et  de  l'égalité.  Et  en  effet,  on  peut  considérer  les  organismes 
comme  des  colonies  perfectionnées,  dans  lesquelles  les  plastides  ou 
les  mérides,  au  lieu  de  rester  juxtaposés  ou  distincts,  constituent  des 
organes  variés.  Mais  en  constituant  ces  organes,  plastides  ou  mérides 
perdent  leur  indépendance  primitive.  Si  nous  pouvions  suivre  par 
exemple  l'histoire  du  rein  des  vertébrés,  nous  verrions  qu'il  s'est 
formé  de  parties  de  même  nature  appartenant  tout  d'abord  à  des 
membres  différents  d'une  même  colonie;  ils  se  concentrent,  se  con- 
densent, et  finissent  par  former  un  organe  compact,  mais  dans 
lequel  chacun  d'eux,  pourrait-on  dire,  s'absorbe  et  s'évanouit.  «  Le 
développement  de  l'individualité  sociale,  ou,  si  l'on  veut,  le  perfec- 
tionnement de  l'organisme,  entraîne  nécessairement  la  disparition 
plus  ou  moins  complète  des  individualités  élémentaires.  »  Et,  en 
même  temps  qu'il  fait  disparaître  toute  leur  indépendance,  n'elface- 
t-il  pas  toute  trace  de  leur  égalité  primitive?  Au  lieu  de  se  suffire  à 
eux-mêmes,  et  de  jouer  tous  à  peu  près  les  mêmes  rôles,  ne  les 
voit-on  pas  se  river  à  des  fonctions  différentes,  et  «  déchoir  à  l'état 
d'organes  »?  Il  n'en  faut  pas  douter  :  «  La  division  du  travail,  indis- 
pensable à  la  force,  à  la  puissance,  à  l'autonomie  des  sociétés, 
entraîne  fatalement  avec  elle,  comme  une  nécessité  qu'on  n'a  pas 
le  droit  d'appeler  un  mal  parce  qu'elle  est  dans  l'essence  des  choses, 
l'inégalité  des  conditions  ». 

Si  la  théorie  de  la  différenciation  doit  vraiment  entraîner  ces  con- 
séquences, on  comprendra  que  nous  y  regardions  à  deux  fois  avant 
de  l'accepter  comme  démontrée,  et  que  nous  cherchions  à  couper  le 
lien  qu'elle  veut  établir  entre  la  perfection  des  organismes  et  la 
spécialisation  des  organes.  Ne  trouverons-nous  donc  pas  dans  les 


C.    BOUGLÉ.    —    l.'iniÎE    MODERNE    DE    LA    NATLUE.  535 

œuvres  des  naturalistes  des  objections,  des  restrictions,  des  excep- 
tions qui  nous  permettent  de  diminuer  l'autorité  de  cette  loi  qu'on 
nous  impose? 

Dans  son  Histoire  di:  la  création  natwelle,  Haeckei  nous  fait  juste- 
ment remarquer  que  tout  progrès  n'est  pas  une  différenciation.  Par 
exemple  la  réduction  numérique  des  parties  semblables  d'un  orga- 
nisme —  des  paires  de  pattes  chez  les  annelés,  des  étamines  chez 
les  fleurs,  des  vertèbres  chez  les  vertébrés,  —  constitue  assurément 
un  perfectionnement  :  ce  n'est  pas  cependant  une  différenciation. 

Mais  en  réalité  ces  deux  progrès  sont-ils  de  caractère  différent  et 
ne  vont-ils  pas  dans  le  même  sens?  Un  être  absolument  parfait  au 
point  de  vue  de  la  différenciation  serait  celui  qui  n'aurait,  pour 
chaque  fonction  distincte,  qu'un  seul  organe.  La  diminution  du 
nombre  de  leurs  organes  semblables  ne  rapproche-t-il  pas  les  êtres 
de  cet  état  idéal?  L'effacement  des  parties  homogènes  n'accroît-il 
pas  de  lui-même  l'hétérogénéité  totale?  Ces  deux  formes  de  perfec- 
tionnement se  tiennent  donc  étroitement. 

Une  autre  loi  de  perfectionnement,  indépendante  de  la  loi  de 
différenciation,  et  en  quelque  sorte  opposée,  est,  nous  ditHa?ckel,  la 
loi  de  centralisation.  Ainsi  le  système  sanguin  est  plus  parfait  là  où 
s'est  constitué  un  cœur  central,  le  système  nerveux  plus  parfait,  là 
où  s'est  constitué  un  cerveau.  Mais  entre  ces  deux  lois  y  a-t-il  vrai- 
ment opposition  ou  même  différence?  ou  du  moins  l'une  n'est-elle 
pas  liée  à  l'autre?  Tous  les  théoriciens  de  la  différenciation  nous  ont 
fait  remarquer  que  là  où  les  travaux  sont  divisés,  les  parties 
dépendent  intimement  les  unes  des  autres.  Par  cela  même  que  les 
activités  sont  spécialisées,  il  importe  pour  le  bien  de  Tensemble 
qu'elles  soient  coordonnées.  La  division  du  travail  tisse  en  un  mot, 
entre  les  organes  qu'elle  différencie,  une  étroite  solidarité,  et  tous 
les  apologistes  de  la  solidarité  le  savent  bien  qui,  depuis  Mene- 
nius  Agrippa  jusqu'à  M.  Bourgeois,  utilisent  adroitement  les  méta- 
phores biologiques.  «  Un  organisme  où  le  travail  est  bien  divisé  est, 
nous  dit  Milne  Edwards,  une  association  coopérative  »;  or,  pour  une 
bonne  coopération,  la  coordination  des  efforts  est  nécessaire  :  la 
centralisation  nous  apparaît  donc  comme  une  conséquence  de  la 
différenciation,  bien  loin  qu'elle  lui  soit  opposée. 

Les  partisans  de  la  différenciation  se  hâteront  d'ailleurs  d'ajouter 
que,  pour  que  cette  fonction  centralisatrice  soit  bien  remplie,  il  faut 
(ju'elle  se  constitue  à  son  tour  son  organe  propre.  Là  où  les  gan- 


536  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

glions  nerveux  restent  dispersés,  l'organisme  reste  imparfait.  Il 
faut  pour  la  bonne  direction  de  l'ensemble  une  spécialisation  de 
l'activité  directrice  et  ainsi,  dans  un  être  perfectionné,  la  centrali- 
sation ne  saurait  être  autre  chose  que  dilFérenciation  nouvelle. 

Une  autre  «  loi  »  pourrait  sembler  contredire  plus  directement  la 
théorie  de  la  différenciation  :  c'est  la  loi  désignée  par  Cope  sous  le 
nom  de  «  law  of  the  unspecialized  ».  Elle  enregistre  les  cas  où 
l'indifférenciation  des  êtres  semble  leur  avoir  constitué  un  avantage. 
Un  être  qui  a  moins  de  fonctions  variées  a  aussi  moins  de  besoins 
déterminés  et  par  suite  peut  plus  aisément  se  tirer  d'affaire  dans 
les  milieux  les  plus  différents.  On  a  remarqué  par  exemple  que  des 
plantes  rudimentaires  qui  n'avaient  pas  besoin  de  conditions  abso- 
lument déterminées  de  sol,  de  température,  d'humidité,  ont  plus 
facilement  survécu  que  les  autres  aux  perturbations  géologiques.  De 
même  les  animaux  omnivores  ont  pu  survivre  là  où  mouraient  ceux 
qui  avaient  besoin  d'une  nourriture  spéciale. 

Un  exemple  emprunté  au  règne  social  illustrera  ces  sortes  d'avan- 
tages. Un  coolie  chinois  n'est  guère  spécialisé  en  matière  d'ouvrages 
grossiers,  il  est  bon  à  tout  faire;  il  porte  les  bagages,  débarque  les 
planches,  remue  la  terre;  il  est  capable  en  ce  sens  de  s'adapter  à 
toutes  les  besognes  élémentaires  plus  ou  moins  nécessaires  à  toute 
vie  sociale;  comme  d'autre  part  il  vit  de  peu  et  mange  n'importe 
quoi,  il  est  probable  qu'il  pourra  survivre  dans  tous  les  milieux. 
Soit  au  contraire  un  ouvrier  anglais  «  qualifié  »,  ajusteur  ou  dessi- 
nateur; il  ne  trouvera  pas  partout  à  exercer  sa  fonction  spéciale;  il 
a  d'autre  part  des  besoins  très  déterminés  et  assez  raffinés  :  trans- 
porté dans  des  milieux  moins  civilisés,  il  pourra  donc  se  trouver 
«  distancé  »  par  le  coolie. 

Hésiterons-nous  cependant  à  classer  au-dessous  du  coolie  l'ouvrier 
qualifié?  La  qualité  des  choses  qu'il  peut  produire  est  incompara- 
blement, plus  fine.  Un  travail  cent  fois  plus  délicat  y  est  condensé. 
Un  être  capable  d'un  tel  travail  est  assurément,  pensons-nous,  un 
exemplaire  d'une  humanité  supérieure.  Un  sentiment  analogue 
paraît  s'imposer  aux  naturalistes.  Encore  qu'ils  reconnaissent  les 
avantages  personnels  que  certains  êtres  retirent,  dans  certaines 
circonstances,  de  leur  indifférenciation  même,  la  plupart  continuent 
à  classer  les  êtres  indifférenciés  parmi  les  êtres  inférieurs.  L'orga- 
nisme amorphe  survit  quelquefois  sans  doute  à  l'organisme  raffiné. 
Mais  sa  vie  est  mesquine.  Les  résultats  de  son  travail  physiologique 


C.  BOUGLE.   —  L  IDÉE  Moiti:itM',   dk  la  natuiîi:.  îj:n 

sont,  comme  dirait  Milne  Kdwards,  faibles,  obscurs  et  grossiers. 
Dans  l'ensemble  des  êtres,  l'indirtërenriation  reste  un  signe  rédhibi- 
toire  d'impcrf(?ction. 

Il  nous  faut  donc  revenir  à  la  conclusiitn  de  Darwin  :  «  Imi  somme 
(lors(fu'il  s'agit  de  mesurer  la  perfection  des  êtres),  c'est  la  norme 
adoptée  par  Von  Baer  qui  me  paraît  la  plus  généralement  la  plus 
applicable  et  la  meilleure.  Elle  consiste  à  évaluer  le  degré  de  supé- 
riorité d'un  être  organisé,  d'après  la  localisation  et  la  difTérenciation 
plus  ou  moins  parfaite  de  ses  organes  et  leur  adaptation  spéciale  à 
différentes  fonctions.  » 

A  vrai  dire  cette  conclusion  ne  nous  conduit  pas  encrire  à  cette 
conception  mécaniste  de  la  nature  (jne  nous  avions  anmincée.  La 
théorie  de  la  différenciation  n'implique  pas  nécessairement  une 
explication  mécaniste. 

Les  explications  finalistes  y  restent  au  contraire  aisément  adap- 
tées. Nous  n'en  voulons  pour  preuve  que  la  façon  dont  Milne 
Edwards  lui-même  parle  de  la  Nature.  Il  nous  la  montre  curieuse 
de  diversités,  mais  aussi  soucieuse  d'économies.  «  Elle  n'a  pas  mis 
en  usage  toutes  les  combinaisons  physiologiques  possibles  et  elle  se 
montre  d'autant  plus  avare  d'innovations  que  celles-ci  ont  plus  d'im- 
portance. 11  semble  aussi  qu'avant  d'avoir  recours  à  des  ressources 
nouvelles  pour  varier  ses  produits,  elle  ait  voulu  épuiser  en  quelque 
sorte  chacun  des  procédés  qu'elle  avait  mis  en  usage  pour  obtenir 
ces  dissemblances  :  et  autant  elle  se  montre  prodigue  de  variétés 
dans  les  œuvres  de  la  création,  autant  elle  paraît  économe  dans  les 
moyens  à  l'aide  desquels  s'obtient  cette  richesse  de  résultats.  »  La 
Nature  nous  apparaît  donc  ici  comme  une  artiste  raisonnable,  qui 
sait  dépenser,  mais  non  sans  compter;  qui  veut  produire  le  plus 
grand  nombre  de  statues,  mais  sans  gâcher  son  plâtre,  et  qui  cherche 
â  utiliser  ses  ébauches  antérieures  pour  réaliser  les  modèles  nou- 
veaux qu'elle  se  propose.  Inégalement  proches  de  la  perfection,  ces 
modèles  restent  nettement  séparés,  et  les  espèces  qui  les  repro- 
duisent peuvent  nous  être  présentées  encore,  suivant  l'expression 
d'Agassiz,  comme  autant  d'  «  incarnations  de  pensées  créatrices 
distinctes  ». 

La  théorie  de  la  descendance  essaiera  de  rendre  inutiles  ces  repré- 
sentations anthropomorphiques. 


538  uevue  dk  métaphysique  et  de  morale. 

Théorie  de  la  descendance. 

Celte  théorie  est  Toeuvre  de  Lamarck.  L'œuvre  de  Lamarck  est  de 
beaucoup  antérieure  à  celle  de  Milne  Edwards.  C'est  en  18i27,  dans 
un  article  du  Dictionuairp  classique  d'Bisloire  naturelle,  que  Milne 
Edwards  indiquait  les  idées  qu'il  devait  développer  dans  ses  Élé- 
ments de  zoologie  (1840)  et  dans  ses  Leçons  sur  la  physiologie  et 
Vanatomie  comparées  (i8o~).  ha.  Philosophie  Zoologique  où  Lamarck 
développe  les  idées  qu'il  avait  déjà  annoncées  en  1801,  parut  en  1809. 
Si  nous  résumons  cependant  les  idées  de  Lamarck  après  celles  de 
Milne  Edwards,  c'est  qu'elles  constituent  un  progrès  dans  le  sens 
mécaniste.  La  théorie  de  la  descendance  pourra  servir  à  expliquer 
la  théorie  de  la  différenciation  :  la  réciproque  n'est  pas  vraie.  Il  y  a 
là  un  phénomène  fréquent  dans  l'histoire  des  sciences  :  l'ordre 
chronologique  des  découvertes  n'y  correspond  pas  toujours  exacte- 
ment à  l'ordre  logique  des  théories. 

Où  l'on  ne  faisait  d'ordinaire  que  classer,  Lamarck  veut  en  effet 
expliquer.  Il  commence  par  constater  à  sa  façon  le  fait  que  précisera 
plus  tard  Milne  Edwards.  En  parcourant  d'une  extrémité  à  l'autre 
la  chaîne  animale,  des  animaux  les  plus  parfaits  aux  plus  impar- 
faits, on  observe,  nous  dit-il,  une  sorte  de  dégradation  et  de  simplifi- 
cation des  organismes  :  «  les  organes  spéciaux  (ou  spécialisés)  se 
simplifient  progressivement  et  perdent  leur  concentration  locale;  au 
plus  bas  degré  de  l'échelle,  chez  certaines  classes  d'infusoires,  on 
pourra  s'assurer  que  toute  trace  de  canal  intestinal  et  de  la  bouche 
a  entièrement  disparu,  il  n'y  a  plus  d'organe  particulier  quel- 
conque ». 

A  cette  considération  Lamarck  en  ajoute  aussitôt  une  autre  que 
développera  plus  tard  Darwin.  Entre  les  êtres,  plus  ou  moins  par- 
faits, il  n'y  a  pas  à  vrai  dire  de  solution  de  continuité.  Les  extré- 
mités de  la  série  nous  paraissent  n'avoir  plus  rien  de  commun,  mais 
le  progrès  de  nos  connaissances  nous  découvre,  entre  les  termes 
extrêmes,  une  multitude  inaperçue  d'intermédiaires.  De  là  l'em- 
barras croissant  des  naturalistes  lorsqu'il  s'agit  aujourd'hui  de 
délimiter  les  espèces.  «  Comment  étudier  maintenant,  ou  pouvoir 
déterminer  d'une  manière  solide  les  espèces,  parmi  cette  multitude 
de  polypes  de  tous  les  ordres,  de  radiaires,  de  vers  surtout,  d'in- 
sectes où  les  seuls  genres  papillons,  phalènes,  noctuelles,  teignes, 
mouche  ichneumon,  charançon,  capricorne,  scarabée,  cétoine,  offrent 


C.  BOUGLÉ.  —  l'iDKi:  modeum:  dk  i.a  natuiu-:.  539 

déjà  tant  d'espèces  qui  s'avoisinent,  et  se  confondent  presque  les 
unes  avec  les  autres?  »  Il  ne  faut  donc  pas  que  les  lignes  de  sépa- 
ration que  l'infirmité  de  notre  esprit  nous  force  à  dessiner  sur  la 
nature  nous  empêchent  de  voir  son  unité  :  il  ne  faut  pas  que  les 
«  parties  de  l'art  »  nous  voilent  les  «  rapports  des  organismes  ». 
Pour  qui  ne  ferme  pas  les  yeux,  à  cette  fusion  des  nuances,  il  appa- 
raît que  la  série  animale  ne  constitue  pas  une  échelle,  mais  bien 
plut(M  une  «  chaîne  ».  Il  y  a  dans  la  nature  de  la  continuité  en 
même  temps  que  de  la  hiérarchie.  Entre  ses  productions  la  grada- 
tion est  marquée,  mais  les  distinctions  ne  sont  pas  tranchées. 

Si  ces  deux  faits  sont  exacts  et  si  dans  la  chaîne  animale  les  orga- 
nismes, inégaux  en  complication,  se  touchent  de  si  près,  n'cst-on 
pas  naturellement  amené  à  supposer  que  les  supérieurs  sortent  en 
effet  des  inférieurs,  qu'ils  les  continuent  en  les  dépassant,  qu'ils 
n'en  sont  en  un  mot  que  la  transformation  et  le  perfectionnement? 
C'est  ce  pas  que  Lamarck  nous  fait  franchir. 

Mais,  dirons-nous,  avant  de  franchir  ce  pas,  encore  faut-il  que 
nous  ayons  constaté  qu'en  fait  les  organismes  se  transforment.  Jetez 
seulement  les  yeux  autour  de  vous,  répond  Lamarck,  employant  ici 
la  méthode  qui  deviendra  si  féconde  aux  mains  de  Darwin  :  vos 
animaux  domestiques,  vos  plantes  cultivées  vous  offrent  cent  exem- 
ples de  variations  individuelles.  Votre  froment,  vos  choux,  vos  lai- 
tues ne  sont-ils  pas  autant  de  créations  nouvelles?  Le  canard  domes- 
tique n'a-t-il  pas  perdu  le  haut  vol  de  son  frère  le  canard  sauvage? 
Rendez-vous  donc  compte  que  ce  qui  se  passe  autour  de  vous,  dans 
vos  basses-cours  et  vos  jardins,  se  passe  loin  de  vous  dans  les  mon- 
tagnes et  dans  les  plaines,  sur  toute  l'étendue  de  la  nature  sauvage. 
Là  vous  verrez,  sous  la  pression  des  milieux  différents,  les  êtres  se 
transformer,  et  leurs  transformations  engendrées  dans  l'individu 
par  l'habitude  se  fixer  dans  l'espèce  par  l'hérédité. 

«  Dans  tout  animal  qui  n'a  pas  dépassé  le  terme  de  ses  développe- 
ments, l'emploi  plus  fréquent  et  soutenu  d'un  organe  quelconque 
fortifie  peu  à  peu  cet  organe,  le  développe,  l'agrandit  et  lui  donne 
une  puissance  proportionnée  à  la  durée  de  cet  emploi  :  tandis  que 
le  défaut  constant  d'un  tel  organe  l'affaiblit  insensiblement,  le  dété- 
riore, diminue  progressivement  ses  facultés,  finit  par  le  faire  dispa- 
raître. »  Ainsi,  par  le  défaut  d'usage,  les  dents  ont  disparu  chez  les 
baleines  et  chez  les  oiseaux.  Inversement,  par  l'usage  constant,  les 
pattes  des  oiseaux  aquatiques  sont  devenues  palmées.   «  L'oiseau 


540  •        HEVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

que  le  besoin  attire  sur  l'eau  pour  chercher  sa  proie  s'écarte  les 
doigts  du  pied  lorsqu'il  veut  frapper  l'eau  et  se  mouvoir  à  sa  sur- 
face. La  peau  qui  unit  ces  doigts  à  leur  base  contracte  par  ces  é(îar- 
tements  sans  cesse  répétés  l'habitude  de  s'étendre  :  ainsi,  avec  le 
temps,  les  larges  membranes  qui  unissent  les  doigts  des  canards, 
oies,  etc.,  se  sont  formées  telles  que  nous  les  voyons.  »  De  même 
façon,  par  une  série  d'efforts  répétés  toujours  dans  le  même  sens, 
s'expliquerait  l'allongement  de  la  langue  du  pic,  le  déplacement  des 
yeux  des  poissons  aplatis,  l'extension  du  cou  de  la  girafe,  la  Forma- 
tion des  griffes  chez  certains  mammifères.  Chaque  être  se  modifie 
par  les  besoins  et  les  habitudes  que  son  milieu  lui  impose. 

Mais  croirons-nous  que  les  modifications  acquises  par  l'individu 
meurent  avec  lui  et  qu'ainsi  à  chaque  naissance  l'effort  d'adaptation 
est  à  recommencer?  Non,  répond  Lamarck.  «  Tout  ce  que  la  nature  a 
fait  acquérir  ou  perdre  aux  individus  par  l'influence  des  circons- 
tances où  leur  race  se  trouve  exposée  et  par  conséquent  par  l'in- 
fluence de  l'emploi  prédominant  d'un  tel  organe  ou  celle  d'un  défaut 
constant  d'usage  de  cette  partie,  elle  le  conserve  par  la  génération 
aux  nouveaux  individus  qui  en  proviennent,  pourvu  que  les  change- 
ments acquis  soient  communs  aux  deux  sexes  ou  à  ceux  qui  ont  pro- 
duit ces  nouveaux  individus.  »  L'hérédité  conservera  donc  ce  que 
l'habitude  aura  créé.  Par  ces  deux  lois,  la  fixation  comme  la  varia- 
tion des  formes  organiques  est  expliquée,  et  nous  comprenons  enfin 
comment  la  modification  des  individus  a  peu  à  peu  abouti  à  la  cons- 
titution des  espèces. 

Quel  progrès  cette  théorie  de  la  descendance  fait  subir  à  notre 
conception  de  la  nature,  on  le  mesure  aisément.  Nous  ne  nous  con- 
tentons plus  désormais  de  nous  représenter  un  Démiurge  qui  modèle 
les  êtres  du  dehors  et  leur  impose  certaines  formes  une  fois  déter- 
minées. Nous  voyons  ici  les  êtres  chercher  leur  forme,  et  se  modeler 
en  quelque  sorte  eux-mêmes,  sous  la  seule  pression  des  milieux. 
Nous  n'avons  plus  besoin,  par  conséquent,  de  personnifier  la  nature 
et  de  lui  prêter  des  volontés  arrêtées. 

«  La  nature,  dit  Lamarck,  ce  mot  si  souvent  prononcé  comme  s'il 
s'agissait  d'un  être  particulier,  ne  doit  être  à  nos  yeux  que  l'en- 
semble d'objets  qui  comprend  :  1"  tous  les  corps  physiques  qui  exis- 
tent; 2°  les  lois  générales  et  particulières  qui  régissent  les  change- 
ments d'état  et  de  situation  que  ces  corps  peuvent  éprouver;  3"  enfin 
le  mouvement   diversement   répandu  parmi  eux,  perpétuellement 


C.    BOUGLE.    1,  IDKK    MODEUN'K    DE    l.A    N.VTl  KK.  541 

entretenu  ou  renaissant  dans  sa  source,  infiniment  varié  dans 
ses  produits  et  d'où  résulte  l'ordre  admirable  des  choses  que  cet 
ensemble  nous  présente.  »  Kn  trois  mots,  de  la  matière,  du  iiuiuve- 
ment,  des  lois,  voilà  toute  la  nature,  et  l'ordre  admirable  de  l'en- 
semble n'est  que  le  résultat  du  mouvement  des  parties.  Cet  ordre 
nous  apparaît  comme  une  conséquence,  mais  non  plus  comme  une 
fin.  Il  n'explique  plus,  il  est  expliqué  au  contraire.  Nous  compre- 
nons par  quel  mécanisme  il  est  atteint  :  nous  n'avons  donc  plus 
besoin  de  croire  qu'une  volonté  l'a  visé.  La  théorie  de  la  descen- 
dance tend  donc  nettement  à  éliminer  le  finalisme  anthropomor- 
phique  (jue  la  théorie  do  la  difîéreuciation  laisse  subsister. 

Toutefois  les  explications  mêmes  de  Lamarck  ne  restent-elles  pas, 
elles  aussi,  sur  certains  points  arbitraires  et  insuffisantes?  Rendent- 
elles  compte  de  tous  les  faits  et  ne  s'appuient-elles  que  sur  des 
faits?  Si  la  finalité  est  chassée  du  système  par  la  grande  porte,  n'est- 
il  pas  vrai,  au  contraire,  qu'elle  y  rentre  par  toutes  les  fenêtres?  Si 
en  un  mot,  pour  expliquer  la  formation  des  espèces,  Lamarck  n'en 
appelle  plus  aux  décrets  d'un  être  unique,  ne  prôte-t-il  pas  trop  de 
«  volonté  »  encore  aux  êtres  particuliers? 

N'atli  ibue-t-il  pas  aux  besoins,  aux  tendances,  aux  efforts  une  effi- 
cacité qui  reste  mystérieuse?  «  La  faculté  que  les  animaux  possèdent 
de  mouvoir  une  partie  de  leurs  corps...  les  besoins  durent  la  leur 
procurer.  >>  «  De  nouveaux  besoins  ayant  rendu  telle  partie  nécessaire 
ont  réellement,  par  une  suite  d'elTorts,  fait  naître  celte  partie.  » 
L'animal  emploie  les  nouvelles  parties  que  les  besoins  font  naître 
insensiblement  en  lui  «  par  des  efforts  de  son  sentiment  intérieur  ». 
Ne  voilà-t-il  pas  pour  les  savants  modernes  un  langage  bien  fina- 
liste et  peu  instructif?  En  admettant  qu'il  soit  légitime  de  prêter 
ces  sortes  de  visées  aux  animaux,  il  reste  encore,  une  fois  l'effort  sup- 
posé, à  expliquer  comment,  par  quel  mécanisme  l'organe  s'est  trans- 
formé. D'ailleurs  dans  bien  des  cas  où  les  organes  se  modifient,  il 
semble  singulièrement  osé  d'attribuer  ces  modifications  aux  efforts 
d'un  sentiment  intérieur.  Les  plantes  se  transforment  :  leur  recon- 
naîtrez-vous  donc,  demande  Huxley,  une  sorte  de  volonté  réforma- 
trice? Le  gui  tire  sa  nourriture  de  certains  arbres,  ses  graines  doi- 
vent être  transportées  par  certains  oiseaux  :  ses  fleurs  ont  des  sexes 
séparés  nécessitant  l'intervention  de  certains  insectes  pour  porter 
le  pollen  d'une  fleur  à  l'autre  :  n  est-il  pas  excessif,  demande  Darwin, 
d'attribuer  la  structure  de  ce  parasite  à  des  changements  d'habitude 


542  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

imposés  par  les  milieux?  Dun  autre  côté,  dans  un  même  milieu, 
éprouvant  les  mêmes  besoins,  les  individus  d'une  même  espèce  sont 
loin  d'avoir  les  mêmes  destinées.  L'un  se  renforce,  l'autre  s'étiole  : 
l'un  survit  et  l'autre  meurt.  La  seule  loi  de  l'habitude  ne  suffit  pas 
à  expliquer  tous  ces  faits. 

Bien  plus,  nombre  de  faits  résistent  à  la  seconde  loi  de  Lamarck, 
la  loi  de  l'hérédité  des  caractères  acquis.  Que  le  père  transmette  au 
fils  les  qualités  qu'il  s'est  conquis  par  ses  habitudes,  cela  semble  être 
une  vérité  d'expérience.  Mais  ne  sait-on  pas  que  Weissmann  a  pu 
défier  qu'on  lui  citât  un  seul  fait  précis  de  ce  genre?  Combien  de 
mutilations,  mille  fois  répétées,  au  cours  de  l'histoire  d'une  race  et 
dont  pourtant  ses  descendants  n'apportent  nullement  la  trace  à  leur 
naissance!  Les  petites  Chinoises  naissent-elles  avec  le  pied  raccourci? 
les  petits  Toulousains  naissent-ils  avec  le  crâne  déformé?  L'homme 
parle  depuis  des  siècles  :  depuis  quand  a-t-on  entendu  un  enfant 
parler  tout  seul  sans  qu'on  ait  dû  lui  apprendre  sa  langue?  Bien  sou- 
vent donc  l'effort  de  l'individu  est  peine  perdue  pour  l'espèce.  Lhé- 
rédité  refuse  de  fixer  les  variations  de  l'habitude. 

Renoncerons-nous  donc  à  l'espoir  d'expliquer  par  des  transforma- 
lions  naturelles  la  lente  constitution  des  espèces  animales?  Ou  fau- 
dra-t-il  en  fin  de  compte  nous  contenter,  pour  comprendre  leur 
constitution,  d'imaginer  autant  de  décrets  d'un  créateur,  ce  qui 
revient,  pour  des  esprits  habitués  à  l'explication  scientifique,  à 
renoncer  à  toute  espèce  d'explication?  Une  troisième  théorie  se 
présente  heureusement  à  nous  qui,  gardant  ce  que  les  idées  de 
Lamarck  ont  de  vital  et  éliminant  ce  qu'elles  ont  de  caduc,  les 
rectifiant  en  les  complétant,  étaiera  la  théorie  de  la  descendance  : 
c'est  la  théorie  de  la  sélection  naturelle.  En  étudiant  les  véritables 
rapports  des  organismes,  c'est-à-dire  non  plus  seulement  leurs  res- 
semblances, mais  leurs  dépendances  mutuelles,  Darwin  nous  mon- 
trera comment  les  individus  varient,  pourquoi  certaines  variations  se 
perpétuent,  pourquoi  enfin  d'une  manière  générale  la  différenciation 
s'accroît.  Sa  théorie  viendra  s'ajouter  aux  théories  de  Milne  Edwards 
et  de  Lamarck  pour  les  justifier  sur  certains  points,  pour  les  recti- 
fier sur  d'autres. 

Théorie  de  la  sélection  naturelle. 

La  théorie  propre  à  Darwin  est  celle  de  la  sélection  naturelle. 
Pour  nous  faire  comprendre  quels  avantages  doivent  retirer  les 


C.  BOUGLE.  —  L  iDKi-:  modkkm:   de  i.a  nauuk.  543 

animaux  de  la  dilTérenciation  de  leurs  organes,  Milne  Edwards 
nous  rappelait  les  phénomènes  sociaux  :  il  comparait  un  organisme 
imparfait  à  un  atelier  mal  dirigé  où  tous  les  ouvriers  font  à  peu 
près  les  mêmes  besognes;  dans  un  organisme  parfait  au  contraire, 
comme  dans  un  atelier  bien  dirigé,  les  travaux  sont  spécialisés  bien 
nettement.  De  même  c'est  à  l'aide  d'un  phénomène  social  que 
Darwin  va  éclairer  les  lois  naturelles  :  c'est  en  analysant  les  procé- 
dés suivis  par  l'homme  dans  l'élevage  qu'il  découvrira  les  procédés 
employés  par  la  nature.  Jetons  en  effet  un  regard  sur  nos  espèces 
domestiques  :  pigeons,  canards, lapins,  chiens,  chevaux  et  moutons; 
nous  serons  frappés  par  la  diversité  des  variétés  qui  s'y  rencontrent. 
Dans  la  seule  espèce  du  pigeon,  voici  à  côté  des  messagers  anglais 
au  bec  long,  aux  narines  largement  ouvertes,  le  culbutant  au  bec 
raccourci;  à  cùlé  du  pigeon  grosse-gorge,  qui  gonfle  son  jabot,  le 
pigeon-paon,  qui  étale  les  trente  plumes  de  sa  queue;  à  côté  du 
pigeon  glouglou,  le  pigeon  tambour,  remarquables  par  leurs  rou- 
coulements bizarres,  etc.  Il  n'est  pas  d'année,  semble-t-il,  où  ne 
se  crée  ainsi,  dans  le  monde  des  pigeons,  quelque  variété  nouvelle. 
Et  pourtant  toutes  ces  variétés  sont  bien  tranchées.  Darwin  démontre 
qu'elles  descendent  d'un  même  type,  le  pigeon  de  roches  ou  biset. 
De  même,  suivant  Blyth,  toutes  les  races  volatiles  de  nos  basses-cours 
proviendraient  du  coq  d'Inde  commun  [Gallus  binikiva).  Nos  variétés 
de  lapins  et  de  canards  descendent  probablement  du  lapin  commun 
et  du  canard  sauvage.  Quant  à  nos  chiens  ils  descendent  sans  doute 
de  plusieurs  espèces  sauvages  de  caniches,  mais  entre  ces  quelques 
espèces  et  la  multiplicité  des  variétés  actuelles  —  du  lévrier  au  bou- 
ledogue et  du  limier  au  carlin  —  quel  chemin  parcouru!  Comment 
peut-on  s'expliquer  qu'une  espèce  ait  pu  donner  naissance  à  des 
variétés  si  tranchées  que  bien  des  naturalistes  —  l'incertitude  de 
leurs  classifications  ordinaires  en  fait  foi  —  les  tiendraient  sans 
doute  pour  des  espèces  distinctes?  Le  pouvoir  sélectif  de  l'homme 
nous  en  donne  la  raison  :  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  pour 
son  avantage  ou  son  caprice,  l'homme  possesseur  des  animaux 
préfère  certains  caractères  et  en  souhaite  le  développement  :  il 
aimera  avoir  par  exemple  des  pigeons  au  bec  très  long,  des  chiens 
de  taille  très  haute,  des  chevaux  au  poitrail  très  large  :  son  attention 
sera  donc  attirée  sur  ceux  de  ses  petits  pigeons  qui  se  trouvent  avoir 
le  bec  le  plus  long,  sur  les  chiens  de  taille  très  haute,  sur  les  pou- 
lains  au  poitrail  très  large.  Parmi  tous  ceux  que  la  nature  aura 


544  REVUE    DE    iMÉTAPHYSlQUE    ET    DE    MORALE. 

appelés  à  la  vie,  ceux-là  seront  élus  par  lui  pour  la  perpétuation  de 
Tespèce.  Lorsqu'ils  lui  auront  donné  des  petits,  il  élira  de  même  ceux 
qui  présentent  au  plus  haut  degré  le  caractère  recherché.  Et  ainsi, 
par  ces  sélections  poursuivies  de  génération  en  génération,  d'éton- 
nantes modifications  des  espèces  pourront  être  obtenues.  Un  éleveur 
ne  disait-il  pas  en  parlant  des  pigeons  qu'il  répondait  «  de  produire 
quelque  plumage  que  ce  fût  en  trois  ans,  mais  qu'il  en  fallait  six 
pour  obtenir  la  tète  et  le  bec  »?  Darwin  cite  encore  le  mot  de  Lord 
Somerville  à  propos  des  éleveurs  de  moutons.  «  Il  semble  qu'ils 
aient  esquissé  une  forme  parfaite  et  qu'ils  lui  aient  donné  l'exis- 
tence. »  Ce  pouvoir  sélectif  est  donc  vraiment  comme  la  baguette 
magique  qui  permet  à  l'homme  «  d'appeler  à  la  vie  quelque  forme  ou 
moule  qui  lui  plaise  ». 

Que  ce  pouvoir  soit  possédé  par  la  nature  aussi  bien  que  par 
l'homme,  qu'il  y  ait  à  côté  de  cette  sélection  artificielle  une  sélection 
naturelle,  c'est  ce  qu'il  nous  faut  maintenant  comprendre.  Mais 
comment,  dira-t-on,  pouvez-vous  prêter  à  la  nature  un  pouvoir 
pareil?  Dans  le  cas  de  la  sélection  artificielle  une  main  tient  la 
baguette  magique,  un  esprit  la  dirige.  Si  vous  ne  voulez  pas  de 
nouveau  personnifier  la  nature,  comment  pouvez-vous  dire  ainsi 
qu'elle  «  élit  »  les  êtres?  Pour  le  comprendre,  rendons-nous  compte 
d'abord  du  rùle  que  joue  la  nature  dans  la  sélection  artificielle  elle- 
même.  Lorsque  nous  disons  que  l'homme  semble  produire  et  créer  à 
volonté  telle  forme  qui  lui  plaît,  il  est  bien  clair  que  nos  formules 
sont  bien  trop  ambitieuses.  En  réalité  l'homme  ne  peut  que  diriger 
les  forces  que  la  nature  met  à  sa  disposition.  Pour  la  modification 
des  espèces  domestiques,  il  ne  faut  pas  dire  seulement  qu'elle  lui 
apporte  la  matière,  mais  encore  la  forme  ou  tout  au  moins  l'ébauche 
sans  laquelle  il  ne  pourra  rien  modeler.  Supposez  en  effet  que  les 
petits  chiens,  chevaux  ou  pigeons  que  possède  un  homme  naissent 
identiques  :  qu'aucun  ne  possède  des  pattes  plus  hautes,  un  bec 
plus  long  ou  un  poitrail  plus  large  que  les  autres,  l'homme  souhai- 
terait en  vain  le  développement  de  ces  caractères.  Si  les  individus 
ne  différaient  pas,  il  ne  saurait  modifier  l'espèce.  Le  pouvoir  sélectif 
de  l'homme  suppose  donc  certaines  variations  individuelles  données 
par  la  nature.  Or  ces  variations  que  la  nature  fournit  à  l'homme 
dans  les  espèces  domestiques,  il  est  clair  qu'elle  les  produit  aussi 
sans  l'homme,  dans  les  espèces  libres.  Vus  de  loin,  les  nombreux 
représentants  des  deux  espèces  animale  et  végétale  nous  paraissent 


C.    BOUGLÉ.    —    l'ihKE    MODERNE    DE    LA    NATURE.  545 

peut-être  semblables,  mais  regardez-y  de  plus  près,  l'originalité 
des  individus  ressortira.  Un  naturaliste  a  eu  la  patience  de  collec- 
tionner plusieurs  milliers  de  clovisses, pas  une  seule  de  ces  coquilles 
ne  se  laissait  confondre  avec  ses  congénères.  Et  si,  déjà  par  leurs 
caractères  apparents,  extérieurs  et  superficiels,  les  êtres  se  distin- 
guent, que  dirons-nous  de  leurs  caractères  cachés  et  profonds? 
«  Qui  aurait  supposé,  demande  Darwin,  que  les  ramifications  du 
nerf  principal  près  du  grand  ganglion  central  d'un  insecte  fussent 
variables  dans  une  même  espèce?  »  L'étude  approfondie  des  espèces 
non  domestiques  nous  fait  ainsi  apercevoir  cent  variations  cachées 
et  imperceptibles  pour  l'homme,  mais  non  sans  doute  insignifiantes 
pour  la  nature.  Il  faut  ajouter  que,  dans  les  espèces  libres,  on  a 
plus  de  chances  de  rencontrer  des  variations  tranchées  que  dans 
les  espèces  domestiques,  par  cela  seul  que  leurs  représentants  sont 
plus  nombreux.  Darwin  a  remarqué  en  effet  que  plus  les  échan- 
tillons d'une  espèce  sont  nombreux,  plus  aussi  il  y  a  de  chances  pour 
que  l'échantillonnage  soit  varié.  C'est  cela  même  qui  explique  pour- 
quoi les  grands  pépiniéristes  «  réussissent  »  mieux,  comme  on  dit, 
une  variété  nouvelle,  que  les  petits  jardiniers,  et  les  grands  éleveurs 
que  les  petits  propriétaires  de  troupeaux.  Gomment  donc  ne  jouirait- 
il  pas  d'un  pouvoir  mille  fois  plus  étendu,  ce  grand  pépiniériste  qui 
peut  disposer  de  toutes  les  forêts,  ce  grand  éleveur  qui  peut  choisir 
dans  tous  les  troupeaux  de  la  terre  et  qui  n'est  autre  que  la  Nature? 

Mais  ici  encore  prenons  garde  de  nous  payer  de  métaphores.  Nous 
pouvons  bien  comprendre,  sans  qu'il  soit  besoin  de  lui  prêter  un  but, 
comment  la  nature,  d'elle-même,  fait  varier  les  individus,  mais  com- 
ment, sans  lui  prêter  un  but,  pouvons-nous  comprendre  qu'elle  choi- 
sisse en  eff'et  entre  ces  individus  variés? 

C'est  encore  un  phénomène  social  qui  nous  éclaire  ici  :  Malthus 
avait  remarqué  que  l'espèce  humaine  croît  plus  vite  que  la  quantité 
de  substances  nécessaires  à  sa  vie.  Il  donnait  même  à  sa  remarque 
une  forme  mathématique  :  l'accroissement  des  hommes  suit  la  pro- 
gression géométrique,  l'accroissement  des  substances,  la  progression 
arithmétique.  Le  nombre  de  bouches  à  nourrir  augmente  en  tous 
cas  plus  vite  que  le  nombre  de  pains  à  fournir.  D'où  la  lutte  pour  le 
pain,  d'où  la  nécessité,  pour  l'espèce  humaine,  de  restreindre  son 
accroissement.  La  loi  de  Darwin  n'est,  comme  il  le  dit  lui-môme,  que 
la  loi  de  Malthus  universalisée,  «  appliquée  à  tout  le  règne  végétal  et 
animal  ».  Ce  n'est  pas  pour  les  hommes  seulement,  c'est  pour  tous 

Kkv.  Mkta.  t.   IX.   —    1901-  37 


846  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

les  animaux  et  tous  les  végétaux  que  le  monde  est  trop  petit.  Et  l'on 
s'en  rendra  compte  facilement  en  considérant  ce  que  deviendrait  le 
monde  si  seulement  une  espèce  quelconque  y  pouvait  proliférer 
en  liberté,  sans  qu'aucun  de  ses  rejetons  fût  anéanti.  On  connaît  les 
calculs  auxquels  se  sont  livrés  les  naturalistes  pour  mesurer  la 
fécondité  des  espèces.  Linné  remarquait  déjà  qu'à  supposer  qu'une 
plante  annuelle  ne  produisît  que  deux  grains  donnant  eux-mêmes 
deux  rejetons,  on  la  verrait,  en  vingt  ans  seulement,  engendrer 
un  million  d'individus .  Pour  les  oiseaux ,  Wallace  montre ,  en 
supposant  seulement  que  chaque  femelle  ait  seize  petits  (l'estimation 
est  beaucoup  en  dessous  de  la  vérité;,  que  la  postérité  d'un  seul  couple 
s'élèverait  en  quinze  ans  à  presque  dix  millions.  En  appliquant  un 
calcul  analogue  aux  animaux  les  moins  léconds,  les  éléphants, 
Darwin  remarque  que  la  descendance  d'un  seul  couple  monterait 
en  500  ans  à  quinze  millions.  Et  si  de  ces  gros  animaux  nous 
passions  aux  petits  organismes,  nous  obtiendrons  des  totaux  autre- 
ment frappants.  Un  petit  infusoire  d'eau  douce,  V Ichlhjophitirius 
riiultlfliius,  est  si  fécond  que,  dans  un  milieu  approprié,  il  pourrait 
fournir,  en  un  mois,  une  masse  de  substance  plastique  d'un  volume 
égal  à  celui  du  soleil.  Toutes  les  espèces  tendent  ainsi  de  leur 
côté  à  remplir  le  monde  de  leur  descendance,  et  la  conséquence 
fatale  de  cette  surproduction  universelle  c'est  la  nécessité  de  des- 
tructions partielles.  Si  Noé  était  re^té  longtemps  dans  l'arche  où  il 
avait  importé  des  couples  de  toutes  les  espèces  animales,  et  si  ces 
couples  avaient  pu  s'y  reproduire  librement,  l'arche  aurait  bientôt 
été  trop  petite.  Notre  univers  n'est  qu'une  arche  un  peu  plus  grande 
qui  vogue  un  peu  plus  longtemps  sur  une  mer  plus  large.  Pour 
qu'on  puisse  y  vivre,  il  faut  qu'on  y  meure.  Il  est  matériellement 
impossible  que  tous  les  êtres  qui  naissent  survivent.  Leur  multi- 
plication même  rend  une  élimination  nécessaire. 

Reste  à  savoir,  comme  dans  la  chanson,  «  qui  sera  mangé  »,  qui 
doit  survivre,  qui  doit  périr.  Mais  ne  le  savons-nous  pas  dès  mainte- 
nant? Nous  avons  établi  que  les  individus  naissent  variés,  différents 
par  la  disposition  de  leurs  organes.  Parmi  ces  dispositions  les  unes 
sont  utiles,  les  autres  nuisibles  :  certaines  afl'aiblissent,  d'autres  ren- 
forcent, le  sort  tombera  «  naturellement  sur  le  plus  faible  »  ;  soit  une 
troupe  de  louveteaux;  quelques-uns  sont  plus  agiles,  plus  aptes  à  la 
course  que  les  autres.  Vienne  une  disette  :  ce  sont  ceux-là  qui  ravi- 
ront les  premiers  les  proies  fugitives  et  les  autres  périront  d'inanition. 


C.    BOUGLÉ.    l/lDKE    M0DEI5NE    DK    LA    NATURE.  547 

Soit  encore  une  portée  de  tétras  écossais,  de  coqs  de  bruyère;  quel- 
ques-uns portent  des  couleurs  plus  voyantes  que  leurs  frères,  ils  se 
confondent  moins  aisément  avec  les  bruyères  entre  lesquelles  ils  se 
cachent,  ils  seront  les  plus  vite  aperçus  par  l'œil  perçant  du  faucon  : 
ils  sont  les  victimes  désiiiuées.  En  deux  mots,  d'une  part  la  multipli- 
cation des  êtres  entraine  leur  concurrence,  d'autre  part  la  variation 
des  êtres  entraîne  leur  inégalité.  Rapprochons  seulement  ces  deux 
phénomènes  :  faites  entrer  en  lutte  ces  êtres  inégaux  et  vous  devinez 
l'issue  fatale  du  combat,  vous  comprenez  le  processus  et  la  sélection 
naturelle.  Tant  pis  pour  ceux  qui  sont  mal  armés!  V;e  Vlctlsf  Pour 
le  plus  grand  bien  de  l'espèce  ce  sont  les  individus  les  plus  aptes  qui 
survivront  et  se  perpétueront  :  telle  est  la  loi  de  la  nature.  Ainsi  se 
vérifie  et  s'illustre  la  parole  du  Dante  :  «  nous  faisons  notre  vie  avec 
la  mort  des  autres  ». 

Le  soleil  ne  luit  pas  pour  tout  le  monde,  ce  n'est  pas  vrai.  Nous  ne 
conquérons  notre  place  au  soleil  qu'en  repoussant  les  autres  dans 
l'ombre  de  la  mort.  Tous  les  vivants  sont  des  survivants  :  car  toute  la 
vie  n'est  qu'une  guerre.  Le  fameux  char  du  progrès  est  donc  sem- 
blable au  char  de  .lagernauth  :  il  faut  qu'il  roule  sur  des  victimes  et 
que  ses  roues  soient  ensanglantées.  «  La  pensée  de  ce  combat  uni- 
versel est  triste,  dit  Darwin,  mais  pour  nous  consoler  nous  avons  la 
certitude  que  ce  sont  les  êtres  les  plus  vigoureux,  les  plus  sains  et 
les  plus  heureux  qui  survivent  et  se  multiplient.  »  «  C'est  ainsi, 
dit-il  encore,  que  de  la  guerre  naturelle,  de  la  famine  et  de  la  mort 
résulte  directement  le  fait  le  plus  admirable  que  nous  puissions  con- 
cevoir :  la  formation  lente  des  êtres  supérieurs.  »  Le  résultat  est  admi- 
rable sans  doute,  mais  combien  aussi  les  procédés  sont  cruels!  Le 
double  sentiment,  Darwin  le  connaît.  A  de  certains  moments  on  le 
voit  admirer  le  progrés  de  la  nature  :  d'autres  fois,  il  ne  peut  s'em- 
pêcher de  déplorer  ses  sacrifices.  Il  semble  alors  qu'on  sente  comme 
un  frisonnement  de  son  âme  tendre,  qui  s'étonne  et  s'effraye  devant 
ses  propres  découvertes.  Et  c'est  là,  sans  doute,  ce  qui  rend  ce  beau 
livre  de  rOrii/ine  des  espèces  si  attachant  et  parfois  si  poignant  :  «  Qui 
sait  si  la  vérité  n'est  pas  triste?  »  demandait  Renan.  Elle  serait 
triste  en  effet  à  en  croire  Darwin,  puisqu'il  nous  démontre  que  la 
guerre  universelle,  sans  trêve  et  sans  merci,  est  la  condition  sine 
(jua  non,  inéluctable,  irrémissible  du  progrès. 

Comment  cette  théorie  de  la  sélection  naturelle  perfectionne  les 
théories  de  la  descendance  et  de  la  différenciation,  on  le  mesure 


548  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DR    MORALE. 

aisément.  Restaient  inexpliqués,  disions-nous,  les  deux  faits  sur 
lesquels  Milne  Edwards  attirait  notre  attention  :  la  diversification  des 
organismes  —  le  fait  qu'il  y  a  des  poulpes  et  des  chiens,  des  pois- 
sons et  des  oiseaux,  —  et  la  difîérenciation  des  organes  —  le  fait 
qu'il  y  a  des  poumons  et  un  estomac,  des  yeux  et  des  oreilles.  De 
ces  deux  faits  la  théorie  de  Darwin  nous  offre  une  explication.  Et  en 
effet,  d'abord,  étant  donnée  la  concurrence  des  êtres,  il  est  aisé  de 
comprendre  qu'il  est  de  leur  intérêt,  peut-on  dire,  de  se  distinguer 
les  uns  des  autres.  Car  plus  ils  se  ressembleront  et  plus  âpre  entre 
eux  sera  la  concurrence.  Darwin  heurte  ici  une  affirmation  souvent 
répétée  par  les  philosophes  :  plus  on  se  ressemble,  dit-on  quelque- 
fois, plus  on  s'aime,  plus  aussi  on  se  rend  des  services  mutuels. 
Spinoza  ne  nous  dit-il  pas  que  l'homme  raisonnable  devrait  chercher 
à  convertir  à  la  raison  les  autres  hommes,  en  comprenant  que  pour 
un  être  raisonnable  il  n'y  a  rien  de  plus  utile  que  son  semblable? 
Cela  serait  vrai  pour  des  êtres  purement  raisonnables,  cela  ne  sau- 
rait l'être  en  tout  cas,  si  l'on  en  croit  Darwin,  pour  les  êtres  vivants. 
Par  cela  même  qu'ils  se  ressemblent,  ils  sont  soumis  aux  mêmes 
dangers,  ils  ont  besoin  des  mêmes  éléments,  ils  recherchent  la 
même  place  dans  la  nature,  ils  chassent  sur  les  mêmes  terres.  Ils 
sont  donc  fatalement  exposes  à  se  rencontrer  et  à  entrer  en  lutte. 
Les  phénomènes  sociaux  nous  font  encore  aisément  comprendre 
cette  situation.  Soit  un  homme  qui  dispose  d'un  petit  fonds  et  qui 
veut  monter  un  commerce  dans  un  certain  quartier;  s'il  y  a  déjà 
dans  ce  quartier  trois  boulangers,  quatre  épiciers,  cinq  chapeliers, 
notre  homme  ne  se  fera  sans  doute  ni  chapelier,  ni  épicier,  ni  bou- 
langer :  il  cherchera  quelque  spécialité  qui  ne  soit  pas  encore 
tenue,  sachant  bien  que  si  l'on  veut  vivre  plusieurs  sur  un  même 
terrain,  il  ne  faut  pas  vivre  des  mêmes  produits.  Il  en  est  de  même 
dans  la  nature.  Sur  un  seul  chêne,  on  peut  compter  parfois  jusqu'à 
200  espèces  d'insectes.  C'est  qu'ils  ne  se  nourrissent  pas  des  mêmes 
éléments  ni  par  les  mêmes  procédés.  De  même,  qu'au  lieu  de  ne 
semer  dans  une  certaine  étendue  du  sol  qu'une  seule  espèce  d'herbe, 
on  l'ensemence  d'espèces  d'herbes  distinctes;  on  constatera  qu'elle 
produit  alors  un  plus  grand  nombre  de  plantes  et  un  poids  plus 
considérable  de  foin.  Imaginons  encore  une  espèce  de  carnassiers 
qui  voit  diminuer  le  nombre  de  proies  qu'elle  prenait  à  la  course; 
s'il  se  forme  dans  cette  espèce  une  variété  de  grimpeurs  qui  ira 
chercher  sa  proie  sur  les  arbres,  ou  une  variété  d'amphibies  qui  ira 


C  BOUGLÉ.   —  l'idkk   MOOKnNE  dk   i.a   >ati  uk.  îi49 

la  chercher  dans  l'eau,  le  plus  grand  nomhre  d'individus  pourra 
subsister.  La  plus  grande  diversification  possible  d'organisation 
permet  donc  la  plus  grande  somme  de  vie  possible.  Il  est  donc 
naturel  que  la  sélection,  éliminant  comme  moins  favorisées  les 
variétés  intermédiaires  et  indéterminées,  pousse  les  espèces  à  se 
diversifier,  à  occuper  tous  les  postes  libres  dans  l'économie  de  la 
nature. 

Qu'elle  favorise  du  même  coup  la  différenciation  des  organes,  cela 
s'explique  de  la  même  façon,  a  Tous  les  physiologistes,  dit  Darwin, 
admettent  que  la  localisation  des  organes,  leur  permettant  de  mieux 
remplir  leurs  fonctions  spéciales,  est  avantageuse  à  chaque  être.  » 
Un  être  qui  a  des  poumons  proprement  dits  doit  respirer  mieux  que 
celui  qui  n'a  à  sa  disposition  pour  hi  respiration  que  des  pattes 
branchiales.  11  est  donc  naturel  que  la  sélection,  devant  sauver  les 
individus  chez  qui  se  montrent  les  variations  les  plus  avantageuses, 
fasse  triompher  ceux  chez  lesquels  le  travail  physiologique  est  le 
mieux  divisé.  La  théorie  de  Darwin  explique  les  faits  que  constatait 
la  théorie  de  Milne  Edwards. 

Mais  dans  quel  sens  perfectionne-t-elle  la  théorie  de  Lamarck? 
Elle  explique  d'abord  précisément  ce  que  celle-ci  laissait  inexpliqué, 
la  différence  des  destinées  individuelles.  En  appelant  notre  attention 
sur  les  variations  congénitales  des  représentants  de  chaque  espèce, 
en  nous  rappelant  que  les  petits  ne  naissent  jamais  abs(jlument 
identiques  à  leurs  parents,  ni  absolument  identiques  entre  eux,  et 
que  parmi  les  qualités  qui  font  l'originalité  de  chacun  d'eux,  les  unes 
sont  avantageuses  et  les  autres  nuisibles.  Darwin  nous  fait  comprendre 
que  les  mêmes  milieux  ne  réagissent  pas  sur  les  représentants  d'une 
même  espèce  de  la  môme  façon.  11  nous  montre  en  quelque  sorte  les 
êtres  marqués  dès  leur  naissance  d'une  croix  rouge  ou  noire,  pour  la 
survie  ou  pour  la  mort.  Le  développement  naturel  de  leurs  qualités 
innées  explique  la  différence  de  leurs  fortunes. 

La  théorie  de  Darwin  complète  donc  celle  de  Lamarck.  Est-ce  à 
dire  qu'elle  la  rend  inutile?  L'hypothèse  de  la  sélection  naturelle 
des  variations  innées  nous  permet-elle  d'abandonner  l'hypothèse  de 
la  transmission  héréditaire  des  variations  acquises? 

Un  exemple  classique  fera  bien  comprendre  l'opposition  des  deux 
thèses.  Soit  un  phénomène  à  expliquer  :  l'allongement  du  cou  de  la 
girafe.  Suivant  l'hypothèse  lamarckienne  cet  allongement  s'expli- 
querait par  le  fait  que,  pendant  des  générations,  les  girafes  ont  fait 


5b0  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

effort  pour  atteindre  les  feuilles  les  plus  hautes.  De  cette  habitude, 
il  résulte  une  modification  de  l'organe  enregistrée  par  l'hérédité. 
Suivant  l'hypothèse  darwinienne,  cet  allongement  s'expliquerait  par 
le  fait  que,  parmi  les  petits  d'une  girafe,  il  s'en  est  trouvé  plusieurs 
qui  avaient  le  cou  plus  long;  ceux-là  ont  pu  atteindre  les  feuilles 
que  les  autres  n'atteignaient  pas,  ils  ont  pu  survivre  là  où  les  autres 
périssaient.  La  sélection  a  sauvé  cette  variation  avantageuse.  En 
admettant  cette  action  favorable  de  la  sélection,  faut-il  dire  qu'elle 
nous  dispense  de  recourir,  pour  nous  expliquer  les  faits  de  ce  genre, 
à  l'action  de  l'hérédité?  Darwin  ne  le  pensait  pas  :  il  est  facile  de 
relever  dans  ses  livres,  ou  sa  correspondance,  nombre  de  textes  qui 
prouvent  qu'il  croyait  à  la  modification  des  organes  par  l'habitude 
et  à  l'enregistrement  héréditaire  de  ces  modifications;  mais  il  s'est 
trouvé  des  naturalistes  plus  darwiniens  que  Darwin  pour  contester 
jusqu'à  la  réalité  de  ces  enregistrements.  D'où  la  lutte  entre  néo- 
Darwiniens  et  néo-Lamarckiens.  Ceux-là,  pour  prouver  que  les 
variations  acquises  ne  se  transmettent  pas,  rappellent  les  mutila- 
tions bien  connues  qui  ne  laissent  aucune  trace  sur  la  race.  Ceux-ci 
relèvent  des  faits  contraires  inexplicables  sans  l'hypothèse  de  la 
transmission  héréditaire  des  variations  acquises  :  une  jument  pleine 
atteinte  d'une  violente  ophtalmie  qui  met  bas  un  poulain  ayant  l'œil 
avorté,  un  coq  de  combat,  grièvement  blessé  à  l'œil,  qui  engendre 
des  poulets  aux  yeux  mal  venus,  une  femme  enceinte  qui  a  les 
rotules  brisées  et  qui  met  au  monde  un  enfant  infirme  des  genoux. 
D'où  il  semblerait  résulter  que,  du  moins  quand  les  troubles  acci- 
dentels sont  graves  et  intéressent  tout  l'organisme  des  parents,  leur 
effet  se  répercute  sur  l'organisme  des  enfants  :  grammatici  certant. 
Résumant  ce  débat,  M.  Delage  conclut  :  «  il  n'est  pas  expérimentale- 
ment prouvé  que  les  variations  acquises  se  transmettent,  il  n'est 
pas  prouvé  non  plus  qu'elles  ne  soient  jamais  transmissibles  ».  Dans 
l'état  actuel  des  observations,  nous  ne  pouvons  donc  pas  affirmer 
que  la  théorie  de  Darwin  rende  inutile  celle  de  Lamarck.  Ce  que 
nous  pouvons  retenir  et  ce  qui  peut  avoir  un  intérêt  social,  c'est  que, 
à  côté  de  l'importance  de  l'hérédité,  il  ne  faut  pas  oublier  celle  de 
la  variation  individuelle  ;  c'est  que,  en  conséquence,  si  l'on  veut  per- 
fectionner les  organismes,  il  ne  sera  sans  doute  pas  inutile  de  passer 
en  revue  et  comme  d'appeler  au  concours  le  plus  grand  nombre  pos- 
sible d'individus,  afin  de  mettre  en  relief  les  variations  les  plus 
avantageuses.  La  théorie  de  la  descendance  complète  donc  et  jus- 


C.    BOUGLÉ.    l.'lDKK    MODKRNE    DE    LA    NATIKE.  551 

lifie,  bien  plutôt  qu'elle  ne  les  exclut,  les  théories  de  la  différencia- 
tion et  de  la  descendance. 

Qu'elle  marque  en  tout  cas  un  progrès  dans  rexplication  méca- 
niste,  nous  pouvons  dès  à  présent  nous  en  rendre  compte.  A  vrai 
dire,  il  importe  ici  de  n'être  pas  dupe  des  mots.  La  théorie  de 
Darwin  peut  être  exprimée  tout  entière  en  langage  finaliste.  «  On 
peut  dire  ([ue  la  sélection  naturelle  recherche  à  chaque  instant  et 
dans  le  monde  entier  les  variations  les  plus  légères;  elle  repousse 
celles  qui  sont  nuisibles,  elle  conserve  et  accumule  celles  qui  sont 
utiles;  elle  travaille  en  silence  insensiblement,  partout  et  toujours, 
pour  améliorer  tous  les  êtres  organisés.  »  Un  travail  ainsi  présenté 
n'est-il  pas  l'œuvre  d'une  personne?  Si  la  Nature  nous  apparaissait 
à  travers  la  théorie  de  Milne  Edwards  comme  une  sorte  d'artisle  à 
la  fois  peu  prodigue  et  économe,  ne  nous  apparaît-elle  pas  ici  sous 
les  traits  d'un  rude  éleveur,  qui  fait  lutter  des  êtres  pour  élire  plus 
sûrement  les  plus  aptes?  On  pouvait  donc  s'y  tromper  et  en  fait  on  s'y 
est  trompé.  On  sait  que  Flourens  n'a  vu  dans  le  darwinisme  que  de 
l'anthropomophisme.  «  Il  commence,  dit-il  en  parlant  de  Darwin, 
par  s'imaginer  une  élection  naturelle  et  imagine  ensuite  que  ce  pou- 
voir d'élire  qu'il  donne  à  la  nature  est  pareil  au  pouvoir  de  l'homme. 
Ces  deux  suppositions  admises,  il  joue  avec  la  nature  comme  il  lui 
plaît  et  lui  fait  faire  tout  ce  qu'il  veut  »,  mais,  ajoute  Flourens,  «  la 
nature  douée  d'élection?  Mais  la  nature  personnifiée?  Dernière 
erreur  du  dernier  siècle.  Le  xix"  siècle  ne  fait  plus  de  personnifica- 
tions. »  En  parlant  ainsi,  c'était  Flourens  qui  commettait  une  erreur 
lourde  et  qui  prouvait  qu'il  n'avait  pas  lu  son  auteur.  Car  Darwin 
avait  prévu  et  paré  l'objection.  «  On  peut  dire  que  la  sélection 
recherche  et  repousse,  conserve  et  accumule.  Mais  on  ne  peut  le 
dire,  s'empresse-t-il  d'ajouter,  que  par  métaphore.  On  parle  d'affi- 
nité en  chimie,  d'attraction  en  astronomie  sans  imaginer  pourtant 
que  l'acide  recherche  la  base  ou  que  le  soleil  aime  la  terre.  Ainsi 
faut-il  parler  de  la  sélection  sans  prêter  à  la  nature  des  choix  con- 
scients. «  Il  est  difficile,  ajoute  Darwin,  d'éviter  de  personnifier  le 
mot  nature,  mais,  par  nature,  j'entends  seulement  l'action  com- 
binée et  les  résultats  complexes  d'un  grand  nombre  de  lois  natu- 
relles, et  par  lois  la  série  des  faits  que  nous  avons  reconnus.  »  La 
nature  n'est  donc  pas  pour  Darwin  une  volonté  unique,  elle  n'est 
qu'un  complexus  de  lois  elles-mêmes  découvertes,  non  plus  par  la 
supposition  des  lins,  mais  par  la  constatation  des  faits. 


552  REVUE  DE  MÉTArHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Mais  s'il  est  vrai  que  Darwin  est  bien  loin  de  personnifier  la 
nature  et  de  lui  prêter  un  but,  n'attribue-t-il  pas  encore  aux  êtres 
particuliers  des  fins  propres,  une  volonté  tendue,  une  pensée 
obscure?  On  pourrait  relever  dans  ses  œuvres  bien  des  expressions 
qui  impliquent  encore  la  finalité.  N'écrit-il  pas  que  certaines  plantes 
sécrètent  une  liqueur  sucrée  «  apparemment  dans  le  but  d'éliminer 
de  leur  sève  quelques  substances  nuisibles  »?  D'une  manière  plus 
générale,  par  cela  même  qu'il  imagine  une  concurrence  universelle 
entre  les  êtres,  ne  nous  les  montre-t-il  pas  afi'rontant  leurs  volontés 
de  vivre  ou  s'ingéniant  en  quelque  sorte  pour  se  diversifier?  Et  on 
offre  souvent  en  effet  cette  interprétation  finaliste  de  la  théorie 
darwinienne.  Mais  il  faut  convenir  que  Darwin  a  fait  tout  ce  qu'il  a 
pu  pour  esquiver  cette  interprétation.  11  nous  avertit  qu'il  ne  faut 
prendre  le  terme  de  concurrence  qu'au  sens  large  et  métaphorique, 
comme  représentant  et  symbolisant  en  quelque  sorte  les  dépendances 
mutuelles  des  êtres.  Si  nous  disons  qu'une  plante  du  désert  doit 
lutter  contre  la  sécheresse,  cela  signifie  seulement  qu'elle  dépend 
de  l'humidité.  L'exemple  du  gui  est  encore  plus  concluant  :  «  Gomme 
le  gui  est  disséminé  par  les  oiseaux,  il  est  dans  leur  dépendance,  et 
on  peut  dire  par  métaphore  qu'il  lutte  avec  d'autres  plantes  en 
offrant  comme  elles  ses  fruits  à  l'appétit  des  oiseaux  pour  que  ceux-ci 
en  disséminent  les  graines  plutôt  que  celles  des  autres  espèces.  » 
Lorsqu'on  parle  ainsi  cependant,  on  n'imagine  pas  sans  doute  que  le 
gui  tend  éperdument  ses  fruits  vers  l'oiseau  qui  passe;  il  les  porte 
seulement  en  vertu  d'une  nécessité  naturelle.  La  lutte  ne  suppose 
ici  aucun  conflit  de  volontés.  Etant  données  d'une  part  des  circons- 
tances déterminées,  —  une  disette  de  proies,  une  sécheresse  du  sol,  un 
abaissement  brusque  de  la  température,  —  d'autre  part  des  varia- 
tions individuelles  —  des  pattes  plus  ou  moins  musclées,  des  racines 
plus  ou  moins  longues,  une  fourrure  plus  ou  moins  épaisse,  —  la 
sélection  des  plus  aptes  en  découle  naturellement,  automatique- 
ment. Ni  ces  circonstances,  ni  ces  variations  ne  sont  l'oeuvre  des 
volontés;  aucune  volonté  non  plus  n'est  nécessaire  pour  expliquer 
l'effet  qui  résulte  de  leur  rapport.  Heuley  avait  donc  raison  :  «  L'ori- 
ginalité du  darwinisme  est  de  montrer  comment  peuvent  s'expliquer 
sans  l'intervention  d'une  volonté  intelligente  des  harmonies  qui 
paraissaient  impliquer  avant  lui  l'action  d'une  intelligence  et  d'une 
volonté  ».  «  Selon  la  téléologie,  chaque  organisme  ressemble  à  un 
projectile  lancé  contre  une  cible;  selon  Darwin,  les  organismes  sont 


C.    BOUGLiE.    —    I,  IDÉE    MODEUNK    DE    I.A    NATLUE.  553 

comme  la  mitraille  dont  un  fragment  porte  coup,  et  tous  les  autres 
s'éparpillent  sans  action  ».  De  cette  manière  le  but  est  atteint  sans 
qu'on  puisse  dire  qu'il  ait  été  visé.  L'harmonie  finale  est  expliquée 
sans  finalité.  Et  certes  le  principe  de  finalité  aura  servi  à  la  consti- 
tution de  la  théorie.  Nous  avons  noté  combien  de  fois  les  phénomènes 
sociaux  nous  avaient  servi  à  éclairer  les  phénomènes  naturels. 
L'analyse  des  adaptations  humaines  nous  a  aidé  à  comprendre  les 
adaptations  naturelles.  Mais  l'esprit  moderne  n'était  satisfait  qu'au- 
tant qu'on  lui  avait  montré  comment  ces  harmonies,  analogues  à 
celles  qu'obtient  l'activité  humaine,  étaient  obtenues  par  la  nature 
sans  la  mise  en  œuvre  des  procédés  propres  à  l'homme.  Les  philo- 
sophes peuvent  voir  ici  un  bel  exemple  de  la  valeur  heuristique  du 
principe  de  finalité  ;  il  a  guidé  la  recherche,  mais  il  est  exclu  de  la 
théorie;  il  a  présidé  à  la  découverte,  mais  il  n'a  pas  de  place  dans 
l'explication. 

Que  cette  tendance  à  éliminer  toute  explication  finaliste  soit  bien 
définitivement  celle  de  la  biologie  contemporaine,  c'est  ce  que  nous 
verrions  avec  encore  plus  de  clarté  si  nous  pouvions  entrer  dans  le 
détail  des  théories  les  plus  récentes,  de  celles  qui  résultent  d'une 
part  de  l'élude  des  éléments  des  organismes,  d'autre  part  de  l'étude 
des  organismes  élémentaires  —  et  surtout  du  rapprochement  fécond 
de  ces  deux  études,  qui  nous  permet  de  considérer  les  éléments  des 
organismes  comme  autant  d'organismes  vivants,  et  par  suite  d'expli- 
quer les  transformations  des  êtres  compliqués  par  la  concurrence  et 
la  sélection  de  leurs  éléments.  Nous  verrions  alors  comment,  par  le 
seul  fait  que  les  cellules  enfermées  dans  le  milieu  limité  qui  est 
l'organisme  s'y  baignent  dans  différents  milieux  nutritifs  et  s'assi- 
milent des  aliments  dilTérents,  elles  se  différencient,  —  et  ainsi 
s'expliquerait  la  loi  de  la  difîérenciation  des  organes;  nous  verrions 
encore  comment,  du  seul  fait  que  les  cellules  qui  s'assimilent  en  fonc- 
tionnant doivent  fatalement  l'emporter  sur  les  autres,  dérive  l'ac- 
croissement des  organes  qui  fonctionnent  —  et  ainsi  s'expliquerait 
la  loi  de  l'habitude;  nous  verrions  enfin  comment,  les  cellules  étant 
enfermées  dans  un  même  milieu  limité  où  elles  assimilent  ou  désassi- 
lent  les  variations  profondes  des  unes  doivent  entraîner  certaine  s 
variations  des  autres;  comment  par  suite  la  modification  d'un  organe  , 
pour  peu  qu'elle  soit  grave,  peut  modifier  intérieurement  tout  l'or- 
ganisme et  jusqu'au  germe  qui  le  perpétuera  —  et  ainsi  s'explique- 
rait la  loi  de  l'hérédité.  En  un  mot  les  principes  de  Darwin,  si  on  les 


554  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

appliquait  aux  éléments  de  l'organisme,  si  on  en  tirait  une  théorie 
non  plus  de  la  sélection  externe  mais  de  la  sélection  interne,  pour- 
raient nous  offrir  des  principes  de  Milne  Edwards  et  de  Lamarck  une 
explication  nouvelle,  et  indubitablement  mécaniste.  Car  pour  s'expli- 
quer le  mouvement  de  ces  éléments,  leur  allongement  ou  leur  con- 
traction, leur  accroissement  ou  leur  division,  on  ne  songe  plus  sans 
doute  à  leur  prêter  des  volontés,  ni  même  des  tendances,  des  aver- 
sions ou  des  amours.  On  peut  encore,  il  est  vrai,  traduire  en  langage 
finaliste  tous  ces  phénomènes  élémentaires.  M.  Duclaux  en  a  donné 
cent  preuves  spirituelles.  Ne.  nous  montre-t-il  pas  que  les  phagocytes, 
qui  accourent  au  point  où  l'organisme  est  menacé,  sont  les  plus 
alertes  des  pompiers  et  les  plus  ardents  des  gardiens  de  la  paix, 
puisque,  non  contents  de  se  précipiter  sur  les  intrus,  ils  les  dévorent, 
ce  qui  est  le  meilleur  moyen  de  les  empêcher  de  vivre?  Mais  ce  sont 
là  jeux  de  prince,  amusement  de  grand  savant  qui  parle  au  grand 
public;  lorsque  les  savants  parlent  pour  eux  c'est  le  langage  méca- 
niste qu'ils  cherchent  à  conserver.  C'est  par  des  réactions  chimiques, 
dégageant  des  forces  centripètes  ou  centrifuges  qu'ils  prétendent 
expliquer  l'attraction  ou  la  répulsion,  l'amour  ou  l'aversion  des  orga- 
nismes élémentaires.  Qu'on  ne  rencontre  rien,  dit  M.  Le  Dantec,  au 
cours  de  l'observation  des  êtres  vivants  «  qui  soit  en  dehors  des  lois 
naturelles  établies  pour  les  corps  bruts  »,  voilà  ce  qu'on  veut  aujour- 
d'hui démontrer. 

On  se  rappelle  les  beaux  vers  d'Alfred  de  Vigny  dans  la  Maison  du 
Berger  lorsqu'il  fait  parler  la  nature  : 

Elle  me  dit  :  Je  suis  l'impassible  théâtre 
Que  ne  peut  remuer  le  pied  de  ses  acteurs. 

Le  poète  qui  a  exprimé  le  plus  d'idées  modernes,  nous  fait  bien 
comprendre  ici  la  transformation  du  concept  de  la  nature.  Ne  soyons 
pas  dupes  de  son  procédé  de  poète,  de  l'heureuse  inconséquence  par 
laquelle  il  prête  une  voix  à  celle  à  laquelle  il  retire  l'àme  s'il  fait 
parler  la  nature,  c'est  pour  nous  faire  comprendre  que  la  nature  ne 
parle  plus.  S'il  la  personnifie,  c'est  pour  nous  faire  comprendre 
qu'elle  n'est  plus  une  personne  :  elle  n'a  plus  ni  amour  ni  haine, 
rien  que  l'indifférence  des  choses.  La  science  Fa  dépouillée  de  tout 
attribut  humain.  La  nature  n'est  plus  une  volonté,  ce  n'est  plus 
qu'une  mécanique. 


C.    BOUGLÉ.    —    l.'lDKK    MODF.RNE    DK    L\    NATURE. 


D'une  nature  ainsi  conçue  quelle  peut  être  l'autorité  morale'' 
Dirons-nous  (jue  cette  autorité  est  d'autant  plus  grande  qu'on  a  plus 
strictement  éliminé,  en  construisant  cette  idée  moderne  de  la 
nature,  toute  préoccupation  humaine?  que  par  suite  les  prescrip- 
tions qui  découlent  des  lois  naturelles  ainsi  découvertes  possèdent 
la  valeur  impersonnelle  et  éternelle  des  formules  de  la  science  pure? 

A  ceux  qui  ne  veulent  pas  accepter  ces  conclusions,  deux 
méthodes  se  présentent.  Ou  hien  on  exercera  sur  cette  idée  de  la 
nature  une  criticjue  d'ordre  scientifique.  On  montrera  qu'elle  n'est 
à  vrai  dire  qu'un  idéal,  et  qu'en  fait  les  naturalistes  n'ont  pas  réussi 
à  purifier  leurs  explications  de  toute  conjecture  anthropomorphique 
et  finaliste  :  ils  ne  peuvent  rendre  compte  de  l'organisation  et  de 
l'évolution  propre  des  êtres  vivants  sans  leur  prêter  quelque  visée 
obscure.  La  morale  naturaliste  se  vanterait  donc  à  tort  de  reposer 
sur  une  pure  science  indemne  de  toute  projection  de  la  conscience. 
Elle  n'est  au  fond  qu'une  métaphysique  entre  les  métaphysiques. 

Ou  bien  on  reconnaîtra  que  l'idée  moderne  de  la  nature  se  cons- 
titue en  effet  en  dehors  de  tout  finalisme  et  de  tout  anthropomor- 
phisme. Mais  alors,  exerçant  sur  les  lois  naturelles  ainsi  obtenues 
une  critique  d'ordre  moral,  on  leur  déniera  aussitôt  toute  espèce 
de  valeur  prescriptive.  S'il  est  vrai,  dira-t-on,  que  votre  nature  n'a 
plus  de  but  et  n'est  qu'une  mécanique,  comment  prétendez-vous  au 
nom  de  cette  nature  commander  à  des  êtres  dont  l'originalité  est 
de  se  proposer  des  fins?  Si  tout  ce  qui  est  humain  lui  est  étranger, 
que  peut-elle  encore  conseiller  aux  hommes  :  «  d'une  réalité  qui 
n'a  plus  aucune  espèce  de  parenté  avec  l'intelligence  et  la  volonté, 
peut-on  encore,  demandait  M.  Boutroux,  extraire  de  la  morale?  » 

Pour  développer  ces  deux  systèmes  de  défenses,  pour  choisir  entre 
eux  rationnellement  et  décider  lequel,  du  monisme  idéaliste  ou  du 
dualisme  spiritualiste,  oppose  la  plus  solide  résistance  à  la  morale 
naturaliste,  ce  sont  sans  doute  les  principes  même  de  notre  philoso- 
phie qu'il  faudrait  remettre  en  question.  Nous  n'avons  pas  voulu 
entamer  ici  celle  discussion,  mais  seulement  rappeler,  pour  le 
moment  où  elle  s'engagera,  en  quels  termes  la  question  est  posée. 

C.  BouGLÉ. 


LA    MORALE    ANCIENNE 

ET 

LA    MORALE    MODERNE 


Dans  une  étude  récente  ',  M.  Brochard  demande  aux  philosophes 
de  laïciser  la  morale.  Nous  pensions  que  ce  fût  fait  et  depuis  long- 
temps. Mais  la  comparaison  des  doctrines  des  anciens  avec  celles 
des  modernes  donnerait,  selon  M.  Brochard,  la  preuve  du  contraire. 
Les  moralistes  modernes  mettent  au  premier  plan  de  leurs  spécu- 
lations les  notions  de  loi  morale,  de  devoir,  de  responsabilité, 
de  péché,  etc.  Or  c'est  un  fait  étrange  et  significatif  que  ces 
notions  soient  absentes  des  écrits  des  moralistes  anciens.  Ce  qu'il 
en  faut  conclure,  c'est  qu'il  y  a  dans  ces  idées  quelque  chose  de 
factice  :  elles  ne  peuvent  pas  être  de  ces  données  nécessaires  et 
primitives  où  toute  science  digne  de  ce  nom  doit  venir  prendre  son 
appui.  Si,  par  exemple,  «  la  notion  du  devoir  était  une  idée  essen- 
tielle de  la  raison,  une  catégorie,  un  concept  a  priori^  on  serait  dans 
la  nécessité  d'expliquer  comment  elle  ne  s'est  jamais  imposée  à 
l'esprit  dun  Platon,  d'un  Aristote,  d'un  Épictète  ».  On  est  donc 
conduit  à  s'interroger  sur  l'origine  de  ces  idées  adventices.  L'histoire 
aussi  bien  que  l'analyse  directe  de  ces  notions  semblent  établir 
qu'elles  sont  d'origine  théologique.  On  ne  s'avise  d'y  voir  les  prin- 
cipes de  la  morale  que  si,  au  lieu  de  considérer  la  personne  humaine 
avec  sa  constitution  et  ses  tendances  naturelles,  pour  y  trouver  la 
raison  d'être  et  la  solution  du  problème  moral,  on  se  place  d'abord 
plus  ou  moins  arbitrairement  dans  l'hypothèse  d'une  dépendance 
de  l'homme  à  l'égard  de  Dieu  pour  y  découvrir  la  formule  d'une 
moralité  qu'on  lui  impose  du  dehors,  sur  l'autorité  de  la  Révélation 

I.  Voir  la  Revue  Philosophique  du  1"  janvier. 


G.  CANTECOR.  —  la  MOUALt;  ancieiNmc  et  i.a  mouai.i:  .modeum:.   'Jb7 

ou  de  la  Métaphysique,  sans  savoir  si  sa  nature  la  réclame  ou  la 
comporte.  Ce  dernier  procédé  parait  à  M.  Brochard  bien  peu  rationnel, 
ou  tout  au  moins  bien  peu  scientifique,  puisqu'il  fait  dépendre 
rétablissement  d'une  doctrine  morale  ou  d'une  Révélatinii  ou,  au 
mieux  aller,  des  hypothèses  d'une  Métaphysique  aléatoire.  Aussi 
bien  remarque-t-il  que  ces  notions  irrationnelles  sont  absentes  des 
écrits  des  philosophes  modernes  antérieurs  à  Kant;  de  sorte  que 
c'est  à  ce  philosophe  que  reviendrait  la  responsabilité  de  cette 
déviation  de  la  spéculation  morale.  D'où  M.  Brochard  conclut  enfin 
que  si  l'on  veut  rétablir  la  raison  dans  ses  droits  et  constituer  une 
morale  solide  et  scientifiquement  définie,  il  est  de  toute  nécessité  de 
revenir  aux  anciens  et  de  rejeter  toutes  ces  notions  factices  de  loi, 
de  devoir,  de  conscience,  etc.,  dont  les  philosophes  grecs  se  sont  si 
bien  passés.  «  Si  les  Grecs  anciens  n'ont  peut-être  achevé  aucune 
science,  ils  ont  posé  du  moins  les  fondements  de  toutes.  Et  cela 
paraît  surtout  vrai  de  la  morale.  Peut-être  après  tout,  ce  que  les 
Elêmenls  (rEuclide  sont  à  la  géométrie  de  tous  les  temps,  ce  que 
YOrg/mon  d'Aristote  est  à  la  logique  immuable,  V Éthique  à  JXico- 
maque  l'est-elle  à  la  morale  éternelle.  » 

On  comprend  aisément  l'admiration  de  M.  Brochard  pour  l'œuvre 
morale  d'Aristote  et,  en  général,  pour  les  doctrines  éthiques  des 
philosophes  grecs.  Cette  admiration  ne  s'explique  pas  seulement 
par  la  longue  et  pénétrante  familiarité  où  M.  Brochard  a  vécu  avec 
les  penseurs  de  l'antiquité.  Il  faut  convenir  que  la  littérature  philo- 
sophique, si  riche  en  œuvres  métaphysiques  admirables,  est  étrange- 
ment pauvre  en  traités  pratiques  de  valeur  durable.  Or,  si  l'on  fait 
exception  des  IV''  et  Y''  livres  de  l'Éthique  de  Spinoza,  pour  la  doc- 
trine, et  de  la  Critique  de  la  l{aiso7i  pratique  pour  la  méthode,  les 
plus  belles  œuvres  morales  ou,  à  défaut  d'œuvres  intactes,  les  plus 
beaux  fragments  ou  souvenirs,  nous  viennent  des  anciens.  Cela  dit 
et  réserve  faite  de  l'autorité  des  hommes  et  de  la  valeur  des  écrits, 
—  toutes  choses  contingentes,  —  la  question  reste  entière  de  savoir 
si,  des  anciens  aux  modernes,  aucun  progrés  n'a  été  fait  dans 
l'ordre  des  spéculations  morales.  Or  il  semble  à  plus  d'un  que  ce 
progrès,  qui  est  réel,  consiste  précisément  dans  l'organisation  et  la 
mise  en  lumière  de  ces  notions  de  loi,  de  devoir,  etc.,  où  M.  Bro- 
chard se  plaît  k  voir  des  idées  factices  substituées  à  tort  aux  données 
naturelles  et  rationnelles  de  toute  doctrine  pratique.  C'est  un  point 
qui  vaut  sans  doute  la  peine  d'être  examiné  avec  quelque  attention. 


558  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

Si  les  notions  de  loi  morale  et  de  devoir  (dont  toutes  les  autres 
suivent)  sont  vraiment  absentes  des  spéculations  morales  des 
anciens,  c'est  une  question  de  fait  que  nous  n'avons  pas  l'intention 
de  discuter.  Nous  ne  ferons  pas  difficulté  d'avouer  que  nous  hésitons 
à  contredire  à  la  légère  l'érudition  si  étendue  et,  en  général,  si 
pénétrante  et  si  sûre  de  M.  Brochard.  Mais  on  nous  permettra  de 
remarquer  que  ce  point  de  fait  n'a  pas,  après  tout,  l'importance  qu'on 
lui  attribue.  A  supposer  que  Platon  ou  Aristote  n'aient  eu  aucun 
soupçon  d'une  loi  et  d'une  obligation,  qu'en  faudra-t-il  conclure? 
Que  ces  notions  ne  répondent  à  rien  de  réel,  ne  sont  pas  des  vérités? 
Mais  les  méthodes  de  la  géométrie  analytique  ou  les  notions  qui 
sont  à  la  base  du  calcul  intégral  ne  laissent  pas  d'être  intéressantes 
3t  sûres  pour  avoir  été  ignorées  d'Euclide  et  d'Archimède.  Se  con- 
tentera-t-on  de  dire  que  ce  ne  sont  pas  des  données  a  priori  de  la 
raison?  Mais,  outre  que  ce  ne  serait  pas  assez  pour  les  proscrire  de 
la  science  morale,  cette  conclusion  même  serait  singulièrement 
hasardeuse.  Ce  serait  supposer  que  la  raison  a  naturellement  et 
nécessairement  conscience  de  toutes  ses  exigences  et  de  toutes  ses 
ressources  et  qu'elle  les  formule  ou  les  organise  explicitement  et 
avec  réflexion  dès  ses  premières  démarches.  Or,  qui  le  soutiendra? 
N'est-il  pas  évident  que  l'usage  spontané  de  la  raison  précède  la 
connaissance  de  ses  lois?  Avant  qu'Aristote  eût  découvert  le  syllo- 
gisme, les  hommes  raisonnaient  syllogistiquement;  mais  ils  ne  le 
savaient  pas  et  ne  mettaient  pas  leurs  raisonnements  en  forme.  De 
même  avant  que  Kant  eût  dégagé  des  jugements  de  la  conscience 
commune  l'idée  et  la  formule  précise  de  la  loi  morale,  les  hommes 
agissaient  et  jugeaient  d'après  cette  idée;  c'est  encore  selon  cette 
notion  et  pour  en  déterminer  l'objet,  à  savoir  le  bien,  que  spéculaient 
les  moralistes;  mais  ni  le  vulgaire,  ni  les  philosophes  n'avaient  su 
la  reconnaître  et  la  mettre  à  sa  place,  qui  est  la  première,  dans  la 
théorie  de  la  pratique. 

La  discussion  de  ce  point  de  fait  ne  peut  donc  servir  en  rien  à 
résoudre  les  questions  essentielles  qui  font  vraiment  l'intérêt  des 
remarques  de  M.  Brochard  :  les  notions  de  Loi  et  de  Devoir  ne  sont- 
elles  pas  nécessaires  à  toute  spéculation  morale,  dans  la  mesure  où 
elle  procède  avec  méthode  et  s'établit  systématiquement?  Sont-elles, 
par  essence  ou  par  origine,  d'ordre  théologique,  de  sorte  qu'on  ne 
pourrait  songer  à  fonder  sur  elles  un  système  rationnel  de  la  pra- 
tique? A  son  tour  chacune  de  ces  questions  en  implique  une  autre. 


G.  CANTECOR.  —   LA   MUllALK  ANCIENNK   KT    i.A   MûKALK,   MODKUM:.    5oO 

Car,  si  ces  iKjlions  sont  nécessaires,  il  y  a  lieu  d"ex|)liquer  comment 
elles  ne  se  ti'ouvent  pas  ou  sonl  à  peine  indiquées  dans  les  écrits  des 
moralistes  anciens.  Si  elles  n'ont  rien  de  théologique,  d'où  vient 
qu'il  en  parait  autrement  et  ne  serait-ce  pas  en  particulier  parce 
qu'on  interprète  mal  la  doctrine  de  Kant  qui  le  premier  a  mis  en 
lumière  ces  notions  fondamentales?  Sur  tous  ces  points  dont  la  dis- 
cussion n'irait  pas  à  moins  qu'à  déterminer  les  conditions,  la 
méthode  et  les  principes  de  la  science  murale,  nous  voulons  simple- 
ment soumettre  quelques  observations  à  M.  Brochard  et  à  ses  lecteurs, 
sans  aucune  prétention  de  casser  de  notre  propre  autorité  le  juge- 
ment d'autrui  ni  de  rendre  nous-mème  des  arrêts. 

I 

Peut-être  eût-il  été  nécessaire,  avant  de  mettre  en  doute  la  vérité 
et  la  nécessité  des  idées  de  Loi  et  de  Devoir,  de  prendre  la  précaution 
de  les  définir.  Car  il  se  pourrait  qu'en  toute  cette  discussion  on  eût 
envisagé  moins  le  fond  même  de  ces  notions  —  qui  est  tout  ce  qui 
nous  importe,  —  que  la  formule  qu'en  ont  cru  pouvoir  donner 
certains  philosophes,  ou  encore  l'explication  qu'ils  en  ont  proposée 
conformément  à  leur  système.  Particulièrement  il  semble  bien  que 
ce  soit  Kant,  fondateur  responsable  de  la  morale  moderne,  qui  soit 
ici  spécialement  visé.  Mais,  si  persuadés  que  nous  soyons  — 
moyennant  les  restrictions  que  nous  ferons  sans  doute  tout  à  l'heure, 
—  de  la  vérité  de  la  morale  kantienne,  nous  ne  voudrions  pas 
cependant  que  les  idées  de  Loi  et  de  Devoir,  constitutives  selon 
nous  de  l'esprit  humain,  fussent  tenues  pour  solidaires  du  système 
de  Kant  et  liées  à  sa  fortune.  11  nous  semble  que  par  l'idée  de  la  loi 
morale  —  quelque  représentation  ou  explication  qu'il  nous  con-. 
vienne,  après  coup,  d'en  donner,  —  il  ne  faut  pas  entendre  autre 
chose  que  la  notion  d'une  nécessité  pratique  se  soumettant  la  volonté 
sans  la  contraindre,  comme  le  devoir  à  son  tour  n'est  rien  de  plus 
que  le  rapport  original  de  dépendance  de  la  volonté  à  l'autorité 
pratique  qui  la  soumet.  Croire  qu'il  y  a  une  loi  morale,  c'est  croire 
qu'il  y  a  pour  l'homme,  —  en  lui  ou  au-dessus  de  lui  —  une  autorité 
distincte  de  ses  désirs,  une  règle  qui  n'a  pas  son  principe  dans  ses 
besoins  et  qui  ne  tire  pas  sa  force  des  moyens  qu'elle  donne  ou 
qu'elle  indique  pour  les  satisfaire.  C'est  la  foi  en  une  telle  autorité, 
valable  par  elle-même  et  non  par  la  complicité  qu'elle  trouve  en  nos 


560  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

désirs  ou  nos  craintes,  qu'expriment  ces  mots  //  faut,  je  dois,  que 
les  philosophes  n'ont  pas,  que  je  sache,  inventés.  Ainsi  dégagées 
de  toute  interprétation  systématique,  il  apparaît  avec  évidence  que 
ces  notions  d'autorité  ou  règle  a  priori  et  de  contrainte  idéale  de 
la  volonté  se  trouvent  supposées  plus  ou  moins  explicitement, 
comme  les  données  nécessaires  ou  les  postulats  de  toute  science  de 
la  pratique,  dans  toute  doctrine  morale. 

S'il  est  une  idée  qui  soit  essentielle  à  la  théorie  de  la  pratique, 
c'est  assurément  l'idée  du  Bien.  Or  celle-ci  renferme  logiquement 
les  notions  du  devoir  et  de  la  loi.  Dés  qu'on  essaie  de  définir  et  de 
caractériser  la  première,  les  autres  en  sortent.  Que  peut-on,  en  effet, 
entendre  par  le  Bien  sinon  ce  qu';7  faut  vouloir,  par  opposition  à  ce 
que  l'on  peut  vouloir?  N'est-ce  pas  dès  lors  concevoir  le  Bien  comme 
une  loi  pour  la  volonté.  Sans  doute  primitivement  on  appelle  bien 
tout  ce  qui  répond,  en  quelque  façon,  à  notre  nature,  et  qui,  nous 
procurant  quelque  satisfaction,  sollicite  naturellement  nos  désirs. 
Mais  tant  qu'on  ne  donne  pas  à  ce  mot  d'autre  sens,  il  n'y  a  ni  pro- 
blème pratique,  ni  spéculation  morale.  Le  problème  moral  ne  se 
pose  que  si  l'on  entreprend  de  rechercher  parmi  les  biens  qui  solli- 
citent nos  désirs  et  entre  lesquels  la  volonté  reste  incertaine,  un 
bien  supérieur  qui  puisse  servir  de  critère  pour  apprécier  les  autres 
et  donner  à  la  pratique  une  orientation  définie  et  fixe.  Or  une  telle 
recherche  conduit  nécessairement  à  distinguer  ce  que  nous  désirons 
de  ce  que  nous  devrions  désirer;  car  ce  que  la  réflexion  juge  préfé- 
rable, il  n'est  pas  sûr  que  ce  soit,  en  toute  circonstance,  ce  que  nous 
souhaitons  spontanément.  C'est  dans  cette  distinction  que  le  mot 
bien  prend  son  sens  spécial  et  moral  :  ce  qui  doit  être  voulu,  pou- 
vant d'ailleurs  ne  pas  l'être  naturellement,  constamment,  nécessai- 
rement. Donc,  à  côté  de  ce  que  l'on  cherche  spontanément,  on  pose 
ce  qui  doit  être  cherché  et  qui  contient  en  soi  de  quoi  justifier,  en 
chaque  circonstance,  un  choix  que  nous  pouvons  bien  ne  pas  faire, 
mais  qui  satisferait  la  raison  et,  à  ce  titre,  ne  peut  pas  n'être  pas 
déclaré  souhaitable  ou  convenable.  C'est  l'intuition  de  cette  conve- 
nance rationnelle  qui  agit  sur  la  volonté  et  explique  qu'elle  se  sente 
liée,  en  quelque  façon,  engagée  et,  disons  le  mot,  obligée  à  l'égard 
d'un  objet  oi^i  peut-être  elle  ne  songeait  pas  d'elle-même  à  se  porter. 
Peu  importe  maintenant  que  cette  idée  de  nécessité  morale  reste 
enveloppée  dans  l'idée  du  Bien  et  que  l'on  s'applique  moins  à  com- 
prendre le  rapport  de  l'idéal  moral  à  la  volonté  qu'à  déterminer, 


G.  CANTECOR.  —   I.A   MOIÏ.VLH   ANCIKNNE   KT   I.A   MOKALF.    MODKllM:.     561 

comme  les  moralistes  anciens,  cet  idéal  lui-même.  On  conçoit  tou- 
jours, plus  ou  moins  confusément,  cet  idéal  comme  une  loi  et  cette 
intuition  confuse  se  manifeste  à  quelque  degré  dans  les  jugements 
que  l'on  porte  sur  la  conduite  des  hommes.  C'est  qu'au  fond  l'idée 
du  Bien  n'est  qu'un  élément  d'une  triple  et  indivisible  idée  qui  est 
la  notion  pratique  par  excellence  où  toute  spéculation  morale  vient 
priMidre  ses  principes.  Le  centre  en  est  l'obligation  ou  le  lien  de  la 
volonté  :  c'est  la  première  donnée  de  la  réflexion.  Or  l'obligation  ne 
va  pas  sans  un  objet,  ni  sans  un  principe.  Elle  suppose  quelque 
action  à  laquelle  on  est  obligé  et  quelque  autorité  qui  oblige.  L'auto- 
rité, c'est  la  Loi;  l'objet,  c'est  le  Bien;  l'obligation  elle-même  est  le 
Devoir.  Quelle  que  soit  celle  de  ces  données  où  la  réflexion  s'applique , 
on  y  renferme  toujours  plus  ou  moins  expressément  les  deux  autres  . 
Aussi  bien  toute  morale,  de  cela  seul  qu'elle  a  pour  but  d'établir 
des  préceptes,  n'implique-t-elle  pas  ce  postulat,  qu'il  doit  y  avoir 
des  règles  de  la  conduite,  que  toute  action  ne  peut  pas,  ne  doit  pas 
être  voulue?  Par  là  ne  suppose-t-on  pas,  au-dessus  des  désirs  nés  de 
l'expérience,  une  nécessité  morale,  une  convenance  supérieure,  dont 
on  pense  sans  doute  qu'elle  s'impose  à  un  titre  quelconque  à  la 
volonté  et  dont  loi  morale  et  devoir  sont  les  noms  précis.  Mainte- 
nant il  n'est  pas  douteux  que  ces  notions,  que  toute  morale  suppose, 
on  puisse  les  interpréter  de  diverses  façons  et  leur  assigner,  selon 
le  système  où  on  les  intègre,  avec  un  autre  sens,  un  rang  difl"érent. 
Mais  tout  système  les  suppose.  Faisons-en  la  preuve  sur  colle  des 
doctrines  morales  qui  semble  le  plus  apte  à  s'en  passer  :  l'empirisme 
utilitaire.  Le  moraliste  utilitaire  croit  constater  que  les  hommes 
désirent  naturellement  et  nécessairement  le  bonheur,  et  il  se  propose 
simplement  de  leur  indiquer  comment  ils  doivent  s'y  prendre  pour 
l'obtenir.  Les  régies  qu'il  donne  sont  donc  toutes  conditionnelles  et 
ne  tirent  leur  force  que  de  la  volonté  présupposée  de  l'agent  moral. 
Il  n'est  donc  pas  question  ici  de  loi  supérieure  à  la  volonté.  Remar- 
quons pourtant  que,  même  en  ce  cas,  on  aurait  l'équivalent  afl'aibli 
de  la  nécessité  morale.  Car,  dès  qu'il  y  a  des  règles,  —  même 
dérivées  d'un  désir  supposé  constant  et  profond,  —  il  y  a  donc  des 
actions  qui  doivent  être  voulues  encore  qu'elles  ne  soient  pas  par 
elles-mêmes  et  actuellement  un  objet  de  désir;  il  y  a  un  devoir- faire 
opposé  au  vouloir  spontané;  seulement  ce  devoir  est  dérivé,  à  l'aide 
de  l'axiome  :  qui  veut  la  fin,  veut  les  moyens,  d'une  nécessité  de  fait 
imposée  à  l'homme  par  la  nature.  Toutefois  ce  n'est  encore  là  qu'une 

Rev.  meta.  t.  IX.  —    1901.  38 


562  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

remarque  préalable.  Ce  que  l'on  retrouve  au  fond  de  l'Utilitarisme 
lui-même,  c'est  bien  la  nécessité  morale  absolue,  le  véritable  impé- 
ratif catégorique.  En  effet,  pourquoi  l'utilitaire  ne  laisse-t-il  pas 
chaque  homme  s'acheminer,  au  hasard  de  ses  connaissances  et  de 
ses  passions,  vers  sa  fin  naturelle?  N'est-ce  pas  parce  qu'il  pense 
qu'il  y  a  une  manière  de  vivre  déraisonnable  et  aveugle,  qui  est 
celle  de  l'homme  qui  ne  réfléchit  pas  et  s'abandonne  à  l'instinct,  et 
une  manière  de  vivre  éclairée  et  raisonnable  qui  est  celle  de  l'homme 
qui  se  rend  compte  de  sa  fin  naturelle  et  y  subordonne  les  détails 
de  sa  conduite?  Par  suite,  lorsqu'il  engage  ses  semblables  à  passer, 
en  suivant  ses  conseils,  de  la  première  manière  de  vivre  à  la  seconde, 
ne  postule-t-il  pas  qu'il  vaut  mieux  vivre  raisonnablement,  qu'il 
est  bon,  convenable,  nécessaire,  à  un  titre  quelconque,  de  savoir  ce 
que  l'on  fait  et  d'agir  avec  ordre?  Et  ainsi,  du  moment  qu'il  écrit,  le 
moraliste  utilitaire  affirme  implicitement,  comme  la  raison  d'être 
de  ses  spéculations  et  comme  la  juslificalion  de  ses  conseils,  une 
nécessité  idéale,  une  convenance  supérieure,  loi  pour  tout  être 
raisonnable,  la  nécessité  précisément  d'agir  selon  la  raison  et  de  lui 
soumettre  sa  nature;  —  ce  qui  est,  pour  le  remarquer  en  passant, 
en  même  temps  que  l'affirmation  de  la  loi  morale,  la  négation  de 
l'utilitarisme. 

On  ne  pourrait  échapper  à  cette  nécessité  d'affirmer,  à  l'origine 
de  toute  spéculation  morale,  une  loi  pratique  a  priori  —  ne  fût-ce 
que  celle-ci,  qu'il  faut  que  la  conduite  soit  soumise  à  des  lois,  — 
qu'en  renonçant  à  faire  de  la  morale  un  système  de  préceptes, 
c'est-à-dire  en  lui  ôtant  son  caractère  normatif.  On  l'a  parfois  tenté. 
Il  est  des  philosophes  qui  donnent  pour  but  à  la  science  morale  non 
de  déterminer  le  Bien  et  le  Mal,  —  rien  n'étant,  pris  en  soi  et  abso- 
lument, bon  ou  mauvais,  —  mais  d'expliquer  les  jugements  moraux 
et  les  lois  civiles  où  ces  jugements  s'expriment  en  ce  qu'ils  ont  de 
collectif  et  de  relativement  stable.  Ils  prennent  la  moralité  humaine 
comme  un  fait,  un  fait  essentiel  de  la  vie  sociale;  ils  le  décrivent, 
ils  l'expliquent,  ils  en  suivent  les  variations  et  en  déterminent  les 
lois,  comme  ils  feraient  la  théorie  ou  l'histoire  de  la  technologie, 
des  rites  religieux  ou  de  la  procédure.  La  morale  n'est  plus  alors 
que  la  physique  des  mœurs  —  à  qui  incomberait  pourtant  la  tâche 
difficile  d'expliquer,  si  la  notion  de  loi  ne  répond  à  rien  de  néces- 
saire dans  la  conslilulion  de  l'homme,  comment  toutes  les  sociétés 
ont  organisé  les  mœurs  et  les  coutumes  en  préceptes  et  réglé  toute 


G.  CANTECOR.  —  la  .Moit.vi.i-:  an(:ii:n>k  et  i.a  moiiai.i:  MODiMtM-:.   5363 

la  conduite  sociale  sous  la  iidlion  de  l(ti.  —  D'autres  philosophes, 
comme  Schopenhauer,  pensent  qu'il  appartient  bien  à  la  morale  de 
déterminer  la  signilication  et  la  valeur  des  actes,  mais  non  de  les 
prescrire.  Elle  juge,  mais  ne  commande  pas.  La  distinction  du  Rien  et 
du  Mal  est  une  vérité.  11  est  des  actions  qui  répondent  à  la  réalité,  et 
qui  sont  en  accord  avec  la  nature  métaphysique  des  choses;  d'autres 
ont  pour  principe  l'ignorance  et  l'illusion  et  ne  sont  adaptées  qu'aux 
apparences.  Il  y  a  donc,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  une  conduile 
vraie  et  une  conduite  fausse  :  c'est  ce  que  marquent  les  notions  de 
bien  et  de  mal.  On  peut  donc  juger  les  hommes  et  leurs  actes  et 
c'est  à  la  morale  de  déterminer  la  règle  des  jugements  moraux  légi- 
times. Mais  on  ne  peut  songer  à  transformer  ces  jugements  en  des 
préceptes.  Il  n'est  pas  d'autorité  à  qui  il  appartienne  de  les  établir  : 
car  le  sujet  moral,  à  le  prendre  en  son  fond,  est  une  sorte  d'absolu, 
qui  se  fait  ce  qu'il  est  par  un  choix  parfaitement  libre  où  l'on  ne 
voit  pas  quelle  restriction  pourrait  être  apportée.  Et  d'autre  part  les 
jugements  que  le  sujet  lui-même  porte  sur  ses  actes,  lorsqu'il  y 
réfléchit,  ne  peuvent  avoir  aucune  efficacité  sur  sa  conduite,  puisque, 
en  tant  que  l'homme  développe  sa  nature  dans  le  temps  et  coordonne 
ses  actions  à  des  motifs,  il  est  absolument  déterminé,  son  existence 
n'étant  que  l'expression  nécessaire,  dans  l'ordre  des  phénomènes, 
du  choix  qu'il  a  fait  de  son  caractère.  11  resterait  pourtant  à  savoir 
si  les  jugements  moraux  ne  se  transforment  pas  d'eux-mêmes  en 
lois,  l'homme  étant  ainsi  fait  qu'il  veut  vivre  selon  la  vérité  et  qu'il 
fuit  naturellement  des  jugements  de  sa  raison  des  règles  pour  sa 
volonté.  L'affirmation  du  déterminisme  absolu  peut  bien  nous  obliger 
à  nier  Teflicacilé  pratique  des  lois  ainsi  imposées  à  la  volonté  par 
la  raison,  mais  elle  ne  peut  nous  empêcher  de  reconnaître  (pic 
l'homme  s'impose  de  telles  lois,  dès  qu'il  réfléchit. 

Si  maintenant  on  demande  comment  des  notions  à  ce  point  néces- 
saires ont  pu  être  ignorées  ou  méconnues  des  philosophes  anciens, 
il  suffirait  peut-être  de  répondre  que  souvent  «  la  dernière  chose  que 
l'on  trouve  en  faisant  un  ouvrage  est  de  savoir  celle  qu'il  faut  mettre 
la  première  »,  ou,  en  d'autres  termes,  que  rarement  une  science  se 
rnet  dès  les  premiers  jours  en  possession  de  ses  véritables  principes. 
Mais  on  en  peut  trouver  aussi  une  raison  plus  précise  dans  l'inten- 
tion qui  a  présidé  à  la  constitution  de  la  morale  philosophique  chez 
les  Grecs  et  dans  la  manière  dont,  par  la  force  môme  des  choses,  ils 
ont  posé  le  problème  moral. 


1 


564  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE, 

Les  moralistes  grecs  se  sont  proposé  de   substituer  une  théorie 
rationnelle  de  la  conduite  aux  lois  imposées  à  la  pratique  par  la  tra- 
dition. Ils  ont  revendiqué  pour  la  raison  le  droit  de  demander  leurs 
titres  à  toutes  les  lois  extérieures,  sociales  ou  divines,  qui  étaient  en 
possession  de  gouverner  Thumanité.  Cette  œuvre  de  libération   a 
commencé  lorsque,  aux  lois  arbitraires  des  hommes,  inspirées  par  les 
passions  et  les  intérêts  d'une  classe  ou  d'une  cité,  les  poètes  et  les 
moralistes  ont  opposé  les  lois  divines,  les  lois  non  écrites,  univer- 
selles et  impérissables.  Mais  celles-ci,   à  leur  tour,  devaient  faire 
place  aux  jugements  tout  intérieurs  de  la  raison.  On  sait  comment 
les  Sophistes  à  toutes  les  lois  indistinctement  opposaient  la  nature, 
c'est-à-dire  le  plus  souvent  les  passions  en  ce  qu'elles  ont  de  consti- 
tutif et  d'universel.  Socrate,  de  son  côté,  bien   qu'avec   les  poètes 
il  célèbre  les  lois  divines  et  les  mette  au-dessus  des  lois  humaines, 
ne  demande-t-il  pas  expressément  que  l'on  ne  prenne  conseil,  en 
toute  circonstance,  que  de  sa  conscience  et  que  l'on  s'informe  auprès 
de  la  raison,  non  auprès  des  oracles,  de  ce  qu'il  convient  de  vouloir 
et  d'entreprendre?  Et  ainsi,  qu'il  y  ait  ou  non  des  lois  divines,  c'est  à. 
la  raison  seule  qu'il  appartient,  selon  ce  philosophe,  de  déterminer 
ce  qui  pourrait  en  être  la  matière.  La  raison  est  le  véritable  oracle 
et  ses  décisions  sont  conformes  à  la  loi  divine.  Mais  il  faut  juger  de 
la  loi  par  la  raison  et  non  de  la  raison  par  la  loi.  Ainsi  toute  autorité 
extérieure  est  écartée  dès  les  premières  réflexions  des  philosophes 
sur  la  vie  pratique,  et  c'est  bien  sur  l'idée  de  l'indépendance  de  la 
raison  et  de  son  droit  à  juger,  selon  ses  lumières,  du  vrai  bien  et 
du  vrai  mal,  que  s'établit  la  morale  grecque.  Aristote  en  formule 
l'axiome  quand  il  dit  admirablement,  sans  donner  d'ailleurs  à  cette 
asserti'on  toute  sa  portée,  que  l'honnête  homme  est  à  lui-même  sa 
loi.  On  pourrait  donc  soutenir  avec  assez  de  vraisemblance  que  toute 
la  morale  ancienne,  prise  surtout  dans  la  grande  tradition  qui  va  de 
Socrate  aux  Stoïciens,  évolue  vers  une  doctrine  assez  semblable  à 
celle  de  l'autonomie  de  la  raison  sous  cette  double  forme,  de  la 
raison  s'arrogeant  le  droit  de  déterminer  selon  ses  lumières  l'idéal 
moral  (Socrate,   Aristote),  et  de  la  raison  se   donnant   elle-même 
pour  l'idéal  moral  (Stoïciens).  Sans  doute,  en  avançant  dans  cette 
voie,  on  aurait  dû  arriver  à  comprendre  que  l'idéal  rationnel,  quel 
qu'il  soit,  n'en  est  pas  moins,  à  titre  d'idéal,  extérieur,  sinon  étranger, 
à  notre  nature  individuelle  et  que  la  raison,  qui  le  conçoit,  en  tant 
qu'elle  l'oppose  aux  désirs  qui  naissent  de  cette  nature  imparfaite, 


G.  CANTECOR.  —    \.\  y\o\\\\.E  ANCiKNNi^  ET  i.A  mouam:  MODRIîNE.   5tM 

se  présente  donc  nécessairement  comme  une  limite  ou  comme  une 
contrainte  pour  la  volonté.  On  eût  alors  reconnu  (jue,  dans  le  rap- 
port de  la  raison  à  la  volonté,  se  rétablissent  inévitablement  les 
relations  d'autorité  et  de  dépendance  dont  on  avait  cru  devoir  alfran- 
chir  l'homme  et  que  l'on  n'avait  pu  renier  la  loi  extérieure  des  Dieux 
ou  de  la  Cité  que  pour  en  venir  à  lui  substituer  la  loi  intérieure,  plus 
impérieuse  encore,  que  constitue  pour  chaque  homme  la  connais 
sance  rationnelle  de  la  nature  humaine  ou  les  exigences  purement 
formelles  de  la  raison.  Mais  fallait-il  s'attendre  à  ce  que  des  philo- 
sophes, préoccupes  d'alîranchir  la  volonté  de  toute  autorité  étrangère, 
eussent  hâte  de  rétablir,  fût-ce  avec  im  autre  sens,  cette  même  idée 
de  la  loi  à  laquelle  ils  opposaient  le  droit  de  la  conscience?  Ils  sont 
donc  restés  à  mi-chemin  entre  la  négation  de  la  loi  extérieure  et  la 
reconnaissance  de  la  loi  intérieure,  s'établissant  en  cette  idée  flottante 
et  incomplète  qu'il  y  a,  du  fait  même  de  la  raison  et  sans  l'interven- 
tion d'aucune  autorité  extérieure,  un  idéal  de  la  conduite. 

Il  est  d'ailleurs  un  autre  fait  qui,  indépendamment  de  toute  arrière- 
pensée  d'affranchissement,  expliquerait  à  lui  seul  que  les  moralistes 
anciens  aient  méconnu  la  loi  morale.  C'est  qu'ils  ont  ignoré  la 
méthode  de  la  science  morale  et  par  suite  la  multiplicité  et  l'enchaî- 
nement des  problèmes  qu'elle  comporte.  Ils  l'ont  réduite  tout  entière 
à  la  question  du  Bien  :  ils  ne  se  sont  préoccupés  que  de  définir 
l'idéal  moral.  Leur  attention  étant  ainsi  fixée  au  dehors,  sur  l'objet 
de  la  vie  morale,  et  comme  absorbée  en  lui,  comment  auraient-ils 
été  frappés  du  rapport  original  de  cet  idéal  à  la  volonté  et  des  senti- 
ments ou  des  notions  dont  ce  rapport  est  la  raison  d'être  et  dont 
Tensemble  mouvant  constitue  la  conscience  morale?Ils  n'ont  exprimé 
de  tout  cela  que  ce  qu'une  àme  vivante  et  sincèi*e  met  inconsciem- 
ment de  ses  pensées  obscures  et  intimes  dans  la  forme  et  l'accent 
du  discours.  Aussi  bien  est-ce  cette  vue  incomplète  de  l'étendue  et 
des  conditions  de  la  science  morale  qui  fait  l'insuffisance  de  leurs 
doctrines  et  leur  infériorité  à  l'égard  des  travaux  des  modernes.  Sans 
doute  la  définition  du  Bien  est  l'office  essentiel  de  la  morale.  Mais, 
pour  être  en  état  de  le  définir  avec  certitude,  il  est  indispensable  de 
se  demander  ce  que  l'on  cherche  sous  ce  nom,  et  ceci  même  exige 
que  l'on  examine  d'abord  d'où  vient  qu'il  y  a  pour  l'homme  un  idéal 
moral.  En  d'autres  termes,  si  la  connaissance  du  Bien  est  la  tin  de  la 
science  morale,  la  critique  de  la  nature  et  de  la  raison  d'être  de  la 
moralité    en   est  le  principe.  Voilà  ce  que   les   anciens   n'ont  pas 


560  UEVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

soupçonné.  Aussi,  faute  d'avoir  établi  au  préalable  la  signification 
formelle  et  la  fonction  de  l'idée  du  Bien,  ils  se  sont  trouvés  hors 
d'état  d'en  déterminer  le  contenu  d'une  manière  satisfaisante  et 
sûre.  S'ils  ont  parfois  rencontré  le  vrai,  c'est  sans  pouvoir  en  donner 
la  preuve.  Sans  doute,  au  cours  de  leurs  recherches,  ils  ont  distingué 
et  esquissé  avec  leur  physionomie  originale  la  plupart  des  concep- 
tions du  Bien  entre  lesquelles  nous  avons  à  choisir  encore  aujour- 
d'hui; les  polémiques  des  philosophes  ont  fini  par  mettre  en  lumière, 
sans  réussir  à  l'écarter  définitivement,  cette  équivoque  ou  cette 
antinomie  du  Bien  et  du  Bonheur  qui  est  la  croix  des  moralistes; 
l'exposition  dogmatique  des  doctrines  et  la  nécessité  de  les  adapter 
à  la  pratique  les  a  conduits  à  préciser  bien  des  notions  morales  impor- 
tantes, sinon  capitales,  telles  que  la  théorie  de  la  vertu  et  des  vertus; 
mais,  avec  tout  cela,  si  presque  tout  le  détail  de  la  spéculation 
morale  des  anciens  est  à  retenir,  ils  n'ont  pourtant  presque  rien 
établi  méthodiquement,  ils  n'ont  rien  fondé  sur  des  principes 
solides  :  l'incertitude,  la  confusion  et  le  préjugé  sont  au  cœur  de 
leurs  systèmes.  Hâtons-nous  d'ajouter  que  pour  n'être  pas  satisfait 
de  leurs  doctrines,  nous  n'admirons  pas  moins  le  génie  des  moralistes 
anciens.  Nous  savons  que  l'intelligence  humaine  est  soumise,  en  son 
développement,  à  des  lois  de  croissance  qui  ne  permettent  pas  au 
génie  même  de  devancer,  sinon  de  bien  peu  de  temps,  le  moment 
où  sont  possibles  certaines  inventions  ou  certaines  modes  de  pensée. 
Les  recherches  critiques  où  l'esprit  remonte  des  objets  qu'il  s'efforce 
de  connaître  ou  de  produire  aux  principes  ou  aux  nécessités  inté- 
rieures qui  en  rendent  possible  l'intelligence  ou  la  réalisation,  sont 
le  propre  des  époques  de  maturité  et  de  réflexion.  Elles  supposent 
un  long  usage  de  la  spéculation  et  l'expérience  de  bien  des  échecs. 
Longtemps  l'intelligence  humaine  s'absorbe  dans  ses  objets  avant 
qu'elle  s'avise  de  prendre  pour  matière  de  ses  recherches  les  notions 
formelles  qui  déterminent  son  activité  théorique  ou  pratique  et  de 
chercher  dans  cette  étude  le  moyen  d'accomplir  son  œuvre  avec 
méthode  et  sûreté. 

Même  les  modernes  ne  s'en  sont  pas  avisés  tout  de  suite  et  ce  n'est 
pas  aux  questions  morales  que  la  méthode  critique  a  été  d'abord 
appliquée,  mais  au  problême  de  la  connaissance.  Descartes  le  pre- 
mier et  beaucoup  d'autres  à  sa  suite,  au  lieu  de  chercher  comme  fai- 
saient les  anciens  ce  qui  est  la  vérité  relativement  à  tels  objets,  ont 
jugé  nécessaire  de  se  demander  d'abord  ce  qu'est  la  vérité  et  de 


G.  CANTECOR.  —  la  moralk  anciennk  et  la  mohali;  Moni:ii>t:.   b67 

ouels  moyens  l'homme  dispose  pour  ratleindre  ou  sur  (jui-lles 
garanties  il  peut  s'assurer  quand  il  croit  l'avoir  trouvée.  Une  théorie 
préalable  de  la  vérité  a  paru  la  préface  indispensable  de  toute 
recherche  philosophique  ou  scientifique.  De  là  cette  suite  d'études 
critiques,  ces  Rechercher  de  la  Vérité,  ces  Essais,  ou  Nouveaux  Essais 
sur  l'entendement  humain,  ces  Principesde  laconnaissance  humaine,  etc., 
qui  font  une  transition  naturelle  (le  problème  critique  se  précisant 
et  se  transformant  peu  à  peu)  de  Descartes  à  Kant. 

Il  était  inévitable  que  la  même  méthode  fût  un  jour  appliquée  aux 
idées  morales.  C'est  en  Angleterre  et  en  Ecosse  que   la  criti([ue  de  la 
moralité  a  été  inaugurée.  Shaftesbury  et  Hutcheson  ne  se  demandent 
plus  uniquement,  comme  les  anciens,  quel  est  le  Bien,  mais  d'abord 
comment  nous  en  jugeons  et  de  quels  moyens  nous  disposons  pour 
distinguer  entre  les  actes.  Outre  que,  par  elle-même,  cette  question 
était  neuve  et  importante,  elle  conduisait  à  cette  autre,   qu'on   en 
peut  bien  distinguer  logiquement  mais  qu'il  est  malaisé  de  discuter 
à  part  :  d'où  vient  qu'il  y  a  pour  l'homme  un  Bien  et  quelle  néces- 
sité de  sa  constitution  lui  assigne  un  idéal  pratique?  Les  deux  phi- 
losophes dont  nous  parlons  étaient  d'autant  plus  portés  à  confondre 
les  deux  problèmes  de  la  connaissance  et  de  la  raison  d'être  du  Bien, 
que,  avec  plus  ou  moins  de  décision  et  une  arrière-pensée  d'ailleurs 
différente,  ils  avouent  l'un  et  l'autre  l'intention  expresse  d'affranchir 
la  science  morale  de  tout  recours  à  la  révélation.  Ils  sont  les  pre- 
miers   qui  aient   eu  l'idée,   s'ils  n'ont  pas  employé  le  mot,  d'une 
morale  indépendante.   C'est  donc  dans    la    nature    humaine    qu'ils 
cherchent  avec  le  principe  du  jugement  moral,  la  raison  de  l'exis- 
tence d'un  tel  jugement  et  de  la  conception  d'un  idéal  pratique.  11  se 
peut  bien  —  ou  même  rien  n'est  plus  certain  —  que  leurs  explica- 
tions et  celles  de  leurs  disciples  soient  vagues  et  puériles;  mais  enfin 
ils  ont  eu  le  mérite  d'avoir  compris  les  premiers  la  nécessité  de 
chercher  le  sens  et  la  raison  d'être  de  la  moralité  humaine.  C'est  la 
même  école  à  qui   l'on  doit  la  constitution  de  la  psychologie  en 
science  distincte    sinon  positive),  h  qui  l'on  doit  également  la  pre- 
mière indication  de  la  vraie  méthode  de  la  science  morale.  Avec  une 
vue  plus  nette  des  conditions  du  problème,  Kant  n'a  pas  fait  autre 
chose  que  continuer  l'œuvre  des  Écossais.  Ne  se  demande-t-il  pas,  à 
leur  exemple,  sinon  avec  la  même  préoccupation   :  comment   des 
jugements  moraux  sont-ils  possibles?  On  connaît  sa  réponse  :  il  y  a 
des  conditions  a  j)riori  du  jugement   moral  comme  du  jugement 


568  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET   DE    MORALE. 

scientifique.  De  sorte  que,  en  même  temps  que  Kant  établit,  — 
ce  qui  paraît  avoir  été  d'abord  sa  préoccupation,  —  la  possibilité 
d'une  science  morale,  il  découvre  dans  la  constitution  de  l'homme, 
comme  être  raisonnable,  la  source  pure  et  la  raison  d'èlre  de  la 
moralité  humaine.  C'est  aussi  pourquoi,  placé,  comme  il  l'était,  au 
point  de  vue  de  la  réflexion,  il  n'a  pu  manquer  d'apercevoir  avec 
une  entière  évidence  la  loi  intérieure  avant  lui  ignorée  et  mécon- 
nue, ni  davantage  se  dispenser  de  reconnaître  en  elle  le  principe 
de  toute  spéculation  morale. 

II 

Mais  précisément  M.  Brochard  conteste  que  l'analyse  des  juge- 
ments moraux,  si  elle  eût  été  faite  sans  parti  pris,  eût  pu  conduire 
Kant  à  découvrir  en  nous  une  loi  absolue  comme  principe  de  la 
moralité.  Reprenant,  avec  plus  de  brièveté  et  de  modération,  la 
critique  dirigée  par  Schopenhauer  contre  la  morale  kantienne, 
M.  Brochard  croit  reconnaître,  avec  ce  philosophe ,  dans  la  loi 
morale  une  forme  déguisée  de  la  volonté  divine .  Ce  seraient 
donc  le  souvenir  et  les  fortes  impressions  de  son  éducation  chré- 
tienne qui  auraient  entraîné  Kant  à  fonder  sa  doctrine  morale  —  au 
prix  de  toutes  sortes  d'obscurités  —  sur  l'idée  d'un  commandement 
qui,  donné  comme  absolu,  ne  peut  être  que  divin.  Ce  n'est  en  effet 
que  dans  rhypothè?e  d'un  législateur  divin  que  la  loi  devient  intelli- 
gible :  il  est  vrai  qu'alors  on  s'établit  tout  de  suite  hors  du  domaine 
de  la  spéculation  purement  rationnelle.  Si  l'on  veut,  au  contraire, 
s'y  renfermer,  la  loi  reste  inexplicable;  elle  n'est  plus  qu'un  postulat 
arbitraire  sur  lequel  on  ne  peut  rien  fonder  de  certain  ou  même 
d'intelligible. 

Une  telle  critique  ne  méconnaît  pas  seulement,  à  notre  avis,  la 
nature  de  la  loi  morale  qui  n'a  rien  que  d'e  rationnel  et  ne  suppose, 
pour  être  comprise  et  admise,  aucune  hypothèse  transcendante  et 
moins  encore  une  révélation;  elle  méconnaît  aussi  de  la  plus  étrange 
façon  les  intentions  de  Kant  et  la  signification  de  la  morale  kantienne- 
Il  est  vrai  que,  si  elle  ne  vaut  pas  contre  la  vraie  doctrine  de  Kant, 
elle  vaut  au  moins  contre  quelques-unes  des  interprétations  qu'on  a 
coutume  d'en  donner. 

L'usage  s'est  établi  d'enseigner,  sous  le  nom  de  morale  kantienne, 
une  doctrine  aussi  contestable  que  dénuée  de  sens  où  se  retrouvent, 


G.  CANTECOR.  —  i..\  Mon.vi.K  ancienm-:  et  la  mokai.i-:  modkunk.   îiOg 

certes,  tous  les  mois  essentiels  du  kantisme,  raison  pratique,  impé- 
ratif catégorique,  autonomie  de  la  volonté,  etc.  :  il  n'y  manque  guère 
que  ce  qui  donne  à  ces  mots  leur  valeur,  c'est-à-dire  rinlelligcnce  de 
la  méthode  et  du  point  de  vue  original  de  Kant.  Dans  cette  doctrine, 
la  loi  morale  apparaît  comme  une  autorité  mystérieuse,  exigeant 
sans  preuves  l'obéissance,  ne  demandant  d'ailleurs  rien  de  plus  que 
cette  obéissance  même,  loi  vide  par  conséquent  autant  ([u'inintelli- 
gible,  d'autant  plus  sacrée  qu'on  espère  moins  la  comprendre,  sorte 
de  fantôme  à  étonner  les  gens,  objet  de  raillerie  facile  pour  les 
adversaires  du  kantisme,  objet  de  dévotion  superstitieuse  pour  les 
fidèles.  Ne  disons  rien  des  expositions  proprement  scolaires  dont 
quelques-unes  {pourtant  sont  étonnantes.  Adressons-nous  aux  vrais 
maîtres  et  ouvrons  Ijt  Morale  de  M.  Janet.  La  doctrine  de  Kant  y  est 
réfutée  et,  d'abord,  exposée.  «  Si  certaines  actions  sont  bonnes,  dit 
Kant,  c'est  parce  qu'elles  nous  sont  prescrites  par  une  loi  qui  est  la 
loi  du  devoir.  Pourquoi  celte  loi?  Nous  ne  le  savons  pas.  C'est  ce 
qu'il  appelle  le  fait  premier  de  la  raison  pratique.  Sic  volo,  sic  jubeo, 
dit-il  :  voilà  la  formule  de  la  loi  morale'.  »  En  nous  s'exercerait 
donc,  selon  l'interprétation  de  M.  Janet,  une  autorité  dont  la  nature 
et  le  droit  à  nous  commander  sont  impénétrables  à  notre  intelligence. 
Nous  ignorons  également  les  raisons  du  choix  qu'elle  fait  de  cer- 
tains actes  —  les  actes  susceptibles  d'être  prescrits  en  maximes 
universelles  —  pour  objets  exclusifs  de  la  bonne  volonté  morale. 
M.  Janet  se  refuse  à  reconnaître  une  autorité  si  arbitraire;  en  quoi  il 
nous  semble  avoir  parfaitement  raison;  mais  pourquoi  veut-il  que 
Kant  ait  enseigné  une  doctrine  si  déraisonnable? — 11  est  vrai  que 
les  disciples  parlent  le  même  langage  que  les  adversaires  et  se 
plaisent  à  porter  au  comble  le  mystère  —  ou  l'absurdité.  «  Sem- 
blable au  Deus  absconditus  de  Pascal,  la  loi  morale  ne  se  révèle  qu'à 
ses  adorateurs;  elle  veut  être  crue  sans  preuves,  non  pas  pour 
augmenter  par  le  sacrifice  de  notre  orgueil  intellectuel  le  mérite  de 
notre  croyance;  car,  dans  l'idée  d'une  Loi  morale,  le  sacrifice  et 
l'effort  ne  sont  compris  que  d'une  manière  contingente,  à  raison 
de  nos  faiblesses,  à  litre  humain,  pour  ainsi  dire;  mais  parce  que  sa 
nature  de  principe  suprême  le  comporte  ainsi.  Sa  réalité  objective, 
comme  la  réalité  transcendante  du  Dieu  des  Pensées,  est  l'objet  d'un 
pari  moral,  mais  cette  fois  exempt  de  toute  espérance  mercenaire  : 

1.  Janet,    La  Morale,  éà.  in-12,  p.  31. 


570  RKVUE    DE    51ÉTAPHYSIQIE    ET    UE    MORALE. 

elle  est,  parce  qu'elle  est,  ou  plutôt  parce  que  nous  voulons  qu'elle 
soit'.  »  En  d'autres  termes,  c'est,  ou  peu  s'en  faut,  le  Credo  quia 
absurdum  que  l'on  donne  pour  principe  à  la  morale. 

On  comprend  aisément  qu'une  doctrine  ainsi  présentée  séduise 
peu  les  esprits  amis  de  la  raison  et  de  la  clarté.  On  comprend  sur- 
tout qu'on  soit  tenté  d"y  voir  une  forme  atténuée  (ou  déguisée)  du 
dogmatisme  Ihéologique.  La  loi  morale  qu'on  nous  donne  comme 
inexplicable,  nous  nous  elTorçons,  malgré  tout,  de  nous  en  rendre 
compte,  et,  s'il  nous  parait  évident  que  seule  une  autorité  divine  jus- 
tifierait un  commandement  qui  dépasse  notre  raison  et  domine  notre 
volonté,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  supposer  que  c'est  la 
foi  plus  ou  moins  consciente  à-l'autorité  divine  qui  a  suscité  l'affir- 
mation de  la  loi  absolue.  Il  faut  d'ailleurs  reconnaître  que  Kant  est 
bien  à  quelques  égards  responsable  de  ces  interprétations  inexactes 
de  sa  pensée,  tant  par  la  confusion  de  son  exposition  que  par  l'ac- 
cent d'enthousiaste  vénération  avec  laquelle  il  parle  de  la  Loi  morale, 
lui  appliquant  en  toute  occasion  les  épithètes  de  sainte  et  de  majes- 
tueuse que  l'on  réserve  d'ordinaire  à  Dieu  et  aux  choses  divines.  Ce 
ne  sont  là  pourtant  que  des  détails  de  forme  ou  d'expression.  Il  n'y 
faut  voir  que  ce  qu'un  philosophe  mêle  inévitablement  des  sentiments 
et  du  langage  qu'il  a  reçus  de  la  tradition  à  ses  œuvres  les  plus  réflé- 
chies et  les  plus  libres  au  fond  de  tout  préjugé. 

Rien  n'est  plus  simple,  ni  surtout  plus  franchement  rationnel,  que 
le  principe  de  la  morale  kantienne,  si  l'on  veut  bien  le  dégager,  ne 
fût-ce  que  provisoirement,  de  l'appareil  critique  destiné  à  l'établir  et 
des  théories  systématiques  destinées  à  l'intégrer  dans  l'ensemble  de 
la  doctrine  eiiticiste. 

Parmi  les  motifs  qui  sollicitent  la  volonté  et  sont  aptes  à  la 
diriger,  il  s'en  trouve  un  d'ordre  rationnel,  donnée  de  la  raison  pure, 
qui  s'impose  avec  supériorité  et  d'une  façon  qui  n'est  qu'à  elle.  C'est 
l'idée  d'une  législation  universelle  à  réaliser  dans  la  pratique.  On 
est  séduit  par  le  plaisir  et  on  y  cède;  on  est  touché  par  la  sympa- 
thie ou  par  l'amour  et  on  s'y  abandonne;  maison  est  obligé  par  cette 
idée  d'un  ordre  universel  à  établir  dans  la  conduite.  L'idéal  d'une 
législation  universelle  est  une  loi  pour  la  volonté.  C'est  ce  que 
Kant  exprime  dans  celte  formule  où  vient  aboutir  l'analyse  des 
principes  de   la  raison  pratique  :  «  La  raison  pure  est  pratique  par 

1.  Vallier.  Linlention  morale,  p.  42. 


G.  CANTECOR.  —  i.A  Moiî.vir.  anc.ihnm-:  kt  i..v  mouai.k  modkiok.  b~l 

(■lie  seule  et  elle  donne  à  l'homme  une  loi  universelle  que  nous 
appelons  la  loi  morale.  »  Cela  ne  signifie  rien  de  plus,  sinon  qu'an- 
térieurement à  toute  connaissance,  indépendamment  de  tout  rap- 
port, donné  dans  rexpéiicnce,  de  l'homme  aux  objets  qui  l'entou- 
rent, la  raison  nous  impose  un  idéal,  d'ailleurs  tout  formel,  de  la 
pratique.  Evidemment  c'est  une  opinion  qui  peut  être  discutée;  mais 
qu'y  a-l-il  là  d'(»bscur  et  de  mystérieux,  ou  qui  suppose  de's  sous- 
entendus  théulogiques?  Kant  croit  constater  d'abord  la  présence 
dans  la  constitution  de  l'homme  d'une  idée  a  priori  relative  à  la  pra- 
tique, analogue,  autant  que  le  comporte  la  dilTérence  des  points  de 
vue,  aux  catégories  de  l'entendement,  la  substance  ou  la  causalité. 
Peut-être  se  trompe-t-il;  ce  n'est  pas,  en  ce  moment,  la  question; 
mais  il  n'affirme  rien  qui  implique  des  hypothèses  transcendantes; 
il  n'avance  rien  que  la  raison  ne  puisse  reconnaître  pour  sien  — 
après  l'avoir  examiné.  Kant  croit  constater  ensuite  que  cette  donnée 
a  priori  oblige  la  volonté  et  s'impose  incontestablement  comme  une 
loi,  c'est-à-dire  comme  un  motif  impérieux  et  absolu.  Sur  ce  point 
encore  il  peut  se  tromper;  on  peut  lui  demander  comrnent  la  chose 
est  possil)le  et,  en  tous  cas,  si  la  réflexion  consultée  la  reconnaît 
pour  vraie;  mais  une  telle  affirmation,  susceptible  d'être  soumise 
à  la  critique,  n'a  rien  en  soi  que  de  rationnel.  On  le  reconnaîtrait 
plus  aisément  encore  si,  nous  affranchissant  tout  à  fait  des  formules 
sinon  de  la  méthode  de  Kant,  nous  prenions  la  liberté  de  dégager 
la  vérité  extrêmement  simple  dont  tout  ce  qui  précède  n'est  que 
l'expression  encore  un  peu  confuse.  Agir  selon  des  principes  univer- 
sels, qu'est-ce  autre  chose  qu'agir  rationnellement?  Donc  affirmer  que 
la  raison  nous  impose  un  idéal,  qui  est  l'idée  d'une  législation  uni- 
verselle de  la  conduite,  c'est  dire  simplement  que  la  raison 
s'impose  comme  la  règle  même  de  l'action  avec  ses  caractères  intrin- 
sèques; ou,  si  la  chose  parait  plus  claire  en  ces  termes,  que  l'homme 
se  donne  naturellement  des  régies  de  conduite  ou  une  morale,  parce 
qu'il  est  raisonnable  et  pour  être  raisonnable.  La  moralité  est  une  suite 
nécessaire  de  la  nature  raisonnable  de  l'homme.  Telle  est  selon  nous 
la  vérité  à  la  fois  profonde  et  simple  qui  constitue  le  fond  durable 
de  la  morale  kantienne;  mais  l'attraction  du  reste  du  système  et 
particulièrement  le  souvenir  des  catégories  a  entraîné  Kant  à  pré- 
senter cette  vérité  sous  une  forme  qui  en  diminue  peut-être  la  force 
et  la  clarté. 

Peut-être  ne  suffit-il  pas,  pour  justifier  Kant,  d'avoir  rappelé  que 


572  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

la  loi  morale,  telle  qu'il  la  conçoit,  est  une  donnée  ou  un  acte  de  la 
raison  et  nullement  l'action  d'une  autorité  aussi  mystérieuse  en  son 
origine  qu'arbitraire  en  ses  exigences.  Car,  cette  loi,  on  assure  souvent 
que  Kant  s'est  contenté  de  l'affirmer  sans  rien  faire  pour  en  prouver 
le  droit  ou  même  l'existence.  Il  aurait  négligé  de  l'établir  et  de  la 
critiquer.  Il  l'aurait  donnée  comme  supérieure  à  toute  discussion  : 
c'est  ainsi  que  l'on  interprète  le  sic  volo,  sic  jubeo,  que  M.  Janet 
rappelle  pour  s'en  scandaliser. 

S'en  étonner  serait  déjà  excessif,  quoique  l'on  puisse  regretter  que 
Kant  ait  négligé  de  s'expliquer  assez  nettement  sur  la  méthode  qu'il 
entend  suivre  et  qu'il  ait  paru  parfois  postuler  à  titre  d'hypothèse 
ce  que  pourtant  il  établit  catégoriquement,  mais  de  la  seule  façon 
qui  convienne  à  un  principe.  Les  principes  se  constatent  et  ne  se 
démontrent  pas.  On  peut  montrer  que  certains  principes  sont  impli- 
qués dans  l'affirmation  de  toute  vérité;  et  comme  il  est  constant  que 
l'homme  juge  du  vrai  et  du  faux  et  qu'il  ne  peut  pas  ne  pas  en  juger, 
il  est  constant  aussi  qu'il  conçoit  et  affirme  nécessairement  les  prin- 
cipes qui  rendent  de  tels  jugements  possibles.  De  la  même  façon  on 
peut  montrer  que  les  jugements  moraux  impliquent  nécessaire- 
ment l'idée  d'une  loi  intérieure  et  que  celte  loi  ne  peut  être  que 
l'idée  d'une  législation  universelle  conçue  comme  la  forme  obliga- 
toire de  la  conduite.  En  procédant  à  cette  analyse  dans  la  pre- 
mière section  des  Fondements  de  la  Métaphysique  des  mœurs,  Kant 
prouve  par  là  même  que  cette  loi  est  une  donnée  nécessaire  de  la 
raison,  puisqu'il  est  constant  que  l'homme  juge  du  bien  et  du  mal  et 
qu'il  ne  peut  pas  ne  pas  en  juger,  ni  par  suite  se  dispenser  d'affirmer 
le  principe  qui  rend  seul  possibles  ces  jugements.  De  même  l'analyse 
des  principes  pratiquée  au  dél)ut  de  la  Critique  de  la  Baison  pratique 
aboutit  à  constater  une  donnée  pure  de  la  raison  ^  On  a  dit  souvent 
que  Kant  n'établit  la  nécessité  d'un  principe  moral  qu'en  acceptant 
le  fait  du  jugement  moral  comme  nécessaire  et  légitime,  sans  rien 
faire  pour  le  justifier.  Il  part,  dit-on,  de  la  moralité,  comme  ailleurs 
de  la  science,  sans  mettre  en  doute  que  de  telles  fonctions  soient 
possibles  :  il  se  préoccupe  uniquement  d'en  déterminer  les  conditions. 
Or,  postuler  ainsi  la  moralité  c'est  postuler  le  principe  moral.  La 
certitude  ou  l'incertitude  est  la  même,  du  droit  à  se  produire  de  la 


i.  Voir  particulièrement  le  scolie  (jui  commence  par  ces  mois:  "  Le  fait  que 
nous  venons  de  constater...  »  Barni,  p.  176. 


G.  CANTECOR.  —   l,.V   MOIt.VI.K   ANCIKNM':   El'   I..V    MÛKAl.i:   MODKUNK.    573 

moralité  liumaine  et  du  droit  à  s'énoncer  du  principe  moral  :  il  y  a 
pétition  de  principe  à  accepter  l'une  pour  y  fonder  l'autre.  Mais  quoi? 
Est-ce  donc  une  chose  douteuse  que  nous  nous  jugions  nous-mêmes 
et  les  autres  et  que  nous  distinguions  le  bien  du  mal?  Ou  serait-il  en 
notre  pouvoir,  par  un  miracle  de  scepticisme,  de  nous  en  abstenir? 
Sinon,  si  la  moralité  est  un  élément  nécessaire  de  notre  nature,  on 
peut  bien  dire,  l'usage  des  mots  étant  libre,  que  Kant  postule  le 
principe  moral  :  il  restera  que  ce  postulat  est  de  ceux  que  personne 
n'a  le  pouvoir  de  refuser  '.  Kant  n'affirme  donc  pas  arbitrairement  la 
loi  morale.  Il  la  prend  dans  la  nature  humaine  comme  le  principe 
constitutif  de  la  moralité  de  l'homme  et  de  ses  jugements  pratiques. 
La  méthode  par  la([uelle  il  la  détermine  est  strictement  scientifique  : 
l'application  en  peut  être  défectueuse;  les  résultats  en  sont  peut- 
être  contestables,  mais  l'intention  est  à  l'abri  de  tout  reproche  et 
quels  que  soient  les  sentiments  personnels  qui  ont  pu  suggérer  à 
Kant  certaines  de  ses  formules,  c'est  en  philosophe  qu'il  procède  et 
c'est  une  œuvre  purement  rationnelle  qu'il  a  voulu  faire  et  que,  en 
définitive,  il  a  faite. 

On  lui  reproche  souvent  de  n'avoir  pas  fait  la  critique  de  cette 
loi  qu'il  présente  comme  une  donnée  de  la  raison.  Mais  nous  nous 
demandons  ce  que  méconnaissent  le  plus  les  auteurs  de  ce  reproche, 
ou  l'œuvre  même  de  Kant,  ouïes  conditions  d'une  critique  des  prin- 
cipes. On  a  l'air  de  penser  que  critiquer  un  principe  ce  soit 
demander  le  droit  de  la  raison  à  l'énoncer.  Une  telle  question  serait 
insoluble,  si  même  elle  n'est  pas  dénuée  de  sens.  Il  n'y  a  rien  au- 
dessus  de  la  raison  qui  puisse  servir  à  la  juger  et  par  rapport  à  quoi 
elle  puisse  être  dite  vraie  ou  fausse,  légitime  ou  usurpatrice.  Elle  est 
parce  qu'elle  est  et  elle  est  ce  qu'elle  est  :  c'est  cette  autorité  absolue 
qu'exprime  exactement  et  légitimement  le  sic  volo,  sic  juheo.  Mais  si 
l'on  ne  peut  demander  de  quel  droit  la  raison  se  pose,  on  peut 
demander  à  quoi  elle  est  propre.  L'objet  de  la  critique  est  d'en  régler 
l'usage  et  non  d'en  déterminer  le  droit  absolu  ou  la  vérité  en  soi. 
Critiquer  la  raison  théorique  c'est  demander  si  les  principes  selon 
lescjuels  elle  s'exerce  conviennent  aux  objets  qui  lui  sont  proposés. 
11  ne  s"agit  pas  de  savoir  si  nous  avons  raison  d'entendre  le  vrai  et 
l'intelligible  comme  nous  faisons,  mais  si  les  objets  qui  sont  la 
matière  de  la  connaissance  peuvent  être  rendus  intelligibles  et  vrais. 

1.  Voir  le  scolie  :  «  La  géométrie  pure  a  des  poslulals...  ■>  Barni,  p.  174. 


574  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

La  critique  ne  porte  jamais  que  sur  le  rapport  de  la  forme  à  la 
matière  du  savoir.  Moins  encore  dans  l'ordre  de  la  pratique  peut-il 
être  question  de  s'interroger  sur  le  droit  de  la  raison,  puisqu'ici  les 
principes  n'énoncent  pas  une  condition  de  vérité,  une  connaissance, 
d'ailleurs  toute  formelle,  dont  on  pourrait  se  demander  à  quoi  elle 
répond  hors  de  la  pensée  qui  l'affirme  :  il  s'agit  d'un  acte,  d'une 
exigence  pratique  dont  on  ne  peut  évidemment  demander  si  elle  est 
conforme  à  un  objet.  Mais  d'autres  problèmes  s'imposent  qui 
donnent  lieu  à  une  critique  de  la  raison  j)ure  pratique.  C'est  qu'il  y 
a  une  matière  de  la  pratique  comme  de  la  connaissance  et  par  suite 
un  rapport  à  déterminer  de  la  raison  avec  ses  exigences  aux 
données  empiriques  de  l'action.  On  doit  se  demander  comment  une 
loi  de  la  raison  peut  être  réalisée  dans  l'ordre  des  faits,  comment 
un  système  rationnel  des  actions  peut  être  superposé  ou  substitué 
à  l'enchaînement  des  affections  et  des  désirs  :  c'est  là  le  problème  de 
la  liberté.  On  peut  se  demander  aussi  comment  une  donnée  de  la 
raison  peut  être  une  loi  pour  la  volonté,  ou,  en  d'autres  termes, 
comment  un  impératif  catégorique  est  possible.  Peut-être  d'ailleurs 
ces  deux  problèmes  n'en  font-ils  qu'un  et  trouvent-ils  leur  solution 
dans  la  même  doctrine.  Pour  les  résoudre  Kant  fait  appel  aux 
résultats  de  la  Critique  de  la  liaison  pure,  particulièrement  à  la  dis- 
tinction du  monde  sensible  et  du  monde  intelligible.  De  là  la  doc- 
trine de  l'autonomie  de  la  volonté,  cette  clef  de  voûte  de  la  superstruc- 
ture métaphysique  de  la  morale  de  Kant.  Par  là  le  principe  moral  se 
trouve  expliqué  autant  qu'il  doit  l'être  :  tout  mystère  et  tout  arbi- 
traire sont  éliminés  des  fondements  de  la  science  morale,  j'entends 
en  intention  et  pour  autant  qu'on  admet  la  vérité  du  kantisme. 
Comme  d'ailleurs  le  système  de  Kant  n'est  pas  évidemment  la  vérité 
absolue  et  définitive,  les  principes  féconds  qu'il  a  découverts  se  sont 
trouvés  participer  à  la  confusion  et  à  la  fragilité  de  la  doctrine 
entière.  Nous  n'avons  pas  à  dire  ici  ce  qu'il  en  faudrait  retenir. 
Notre  intention  élait  seulement  de  mettre  en  lumière  le  caractère 
rationnel  et,  pour  ainsi  dire,  positif  du  principe  et  de  la  méthode  que 
Kant  a  donnés  à  la  science  morale,  principe  et  méthode  qui  sont  le 
lond  de  la  morale  moderne,  et  dont  ia  valeur  nous  parait  indépen- 
dante du  système  total  de  la  philosophie  kantienne. 

D'ailleurs  nous  ne  prétendons  pas  que,  même  en  ce  qui  concerne 
exclusivement  le  principe  moral,  Kant  ait  présenté  la  vérité  dont 
nous  lui  sommes  redevables  de  la  manière  la  plus  propre  à  engen- 


G.  CANTECOR.    ~  la  muiî.vi.I':  ancienne  ht  i.a  muuai.i-;  MODKiiNi:.   575 

drer  la  cotiviction  et  sous  la  forme  la  plus  commode  pour  rétablis- 
sement d'un  système  de  la  pratique.  Particulièrement  nous  regret- 
tons qu'il  ait  couru  le  principe  moral  comme  une  donnée  absolue 
qui  se  suffit  à  elle-même  sans  avoir  besoin  d'être  raltacbùe  à  rien. 
Toutes  les  données  a  priori  ne  sont  pas  du  même  ordre.  Il  en  est 
qui,  tout  en  participant  de  la  valeur  absolue  ou  de  la  spuntanéité  de 
la  raison,  ne  sont  pourtant  que  l'expression  dérivée  de  ses  lois  les 
plus  profondes.  Celles-là  on  peut  et  on  doit  les  déduire.  Or  Kant  ne 
s'est  jamais  beaucoup  préoccupé  de  systématiser  les  principes.  Trop 
souvent  il  les  laisse  flotter,  épars,  de  sorte  qu'ils  font  moins  l'efTet  de 
nécessités  absolues  que  de  faits,  des  faits  de  la  raison,  soit,  mais  qui 
laissent  place  à  quelque  doute,  ne  ferment  pas  les  voies  à  toutes  les 
questions.  Ce  caractère  d'incertitude  au  moins  apparente  est  plus 
marqué  encore  pour  le  principe  moral  par  suite  de  la  séparation  si 
tranchée  que  Kant  prétend  établir  entre  la  raison  théorique  et  la 
raison  pratique.  C'est  sur  ce  point  particulièrement  que  la  méthode 
de  Kant  devrait  être  rectifiée.  De  sorte  que,  s'il  ne  nous  semble  pas 
que  la  morale  ait  besoin  d'être  laïcisée,  puisque  c'est  une  chose  déjà 
faite  et  à  laquelle  Kant  n'est  pas  tout  à  fait  étranger,  il  nous  parait 
tout  au  moins  qu'elle  a  besoin  d'être  affranchie  des  formules  à  quel- 
ques égards  inexactes  et  souvent  obscures  de  l'exposition  kantienne. 
Les  vrais  admirateurs  ou  disciples  de  Kant  ne  sont  pas  ceux  qui 
récitent  dévotement  les  formules  du  maître,  comme  ils  feraient  d'un 
rituel  magique,  mais  ceux  qui,  acceptant  sa  méthode  et  s'inspirant 
de  ses  intentions,  prennent  la  liberté  de  repenser  sa  doctrine  et  de 
l'adapter  aux  vues  et  aux  besoins  de  leur  temps.  On  n'attend  pas  de 
nous  que  nous  improvisions  ici  ce  remaniement  de  la  Critique  de  la 
liaisou  irriiiiquc.  Indiquons  seulement,  puisque  c'est  l'objet  de  tout 
ce  débat,  comment  il  nous  semble  que  devrait  être  formulée  et  établie 
l'idée  que  nous  considérons,  avec  Kant,  comme  le  principe  de  la 
science  morale,  l'idée  de  la  Loi  morale. 

Nous  convenons  avec  Kant  que  la  Loi  morale,  à  savoir  l'idée  d'une 
législation  universelle  conçue  comme  loi  de  la  volonté,  est  la  pre- 
mière donnée  où  la  réflexion  remonte  quand  elle  essaie  d'expli(|ucr 
les  jugements  moraux.  Mais  on  ne  peut  l'assimiler  aux  vérités  abso- 
lues dont  le  propre  est  de  s'engendrer  pour  ainsi  dire  elles-mêmes. 
Le  principe  moral  est  de  formation  secondaire.  Il  suppose  la  raison 
déjà  constituée  par  l'affirmation  des  vérités  nécessaires  et  d'un  cer- 
tain nombre  de  leurs  applications,  à  savoir  une  représentation  gêné- 


576  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

raie  du  monde,  la  connaissance  des  fins  multiples  de  l'action  et  le 
sentiment,  illusoire  ou  véridique,  d'un  choix  possible  entre  ces  fins. 
La  raison  théorique  se  pose  dans  l'absolu,  mais  la  raison  pratique 
ne  s'exerce  que  dans  le  monde  des  faits.  C'est  qu'elle  n'est  pas  autre 
chose  que  le  rapport  qui  s'établit  nécessairement  entre  la  raison 
théorique,  déjà  présente  à  elle-même  dans  la  réflexion,  et  l'activité 
d'un  sujet  empiriquement  déterminé  avec  son  caractère  et  sa  situa- 
tion. La  Loi  morale  est  l'expression  réfléchie  de  cette  relation,  elle 
n'est  donc  pas  une  vérité,  un  intelligible  ou  une  condition  d'intelli- 
gibilité. Entre  la  Loi  morale  et  les  catégories  il  n'y  a  que  de  trom- 
peuses analogies.  Elle  n'est  que  l'expression  d'un  fait,  mais  d'un  fait 
nécessaire  puisqu'il  découle  de  la  nature  et  de  la  fonction  de  la 
'  raison  qui  est  de  systématiser  toute  matière,  faits  ou  actions,  selon 
l'universel.  N'étant  donc  qu'une  formule  et  non  une  vérité,  elle  peut 
bien  être  l'axiome  régulateur  de  la  science  morale  —  puisqu'elle 
exprime  la  raison  d'être  de  la  moralité,  —  mais  elle  n'est  pas  un 
axiome  de  la  raison  et  il  faut  la  déduire. 

A  l'origine,  il  y  a  ce  fait  bien  simple  que  l'homme  est  un  être  rai- 
sonnable, en  quelque  sens  d'ailleurs  qu'on  l'entende.  Entendons-le 
d'abord  tout  exprès  au  sens  le  plus  humble.  L'homme  est  capable  de 
comprendre,  d'expliquer  les  faits  en  les  ordonnant  selon  des  principes 
absolument  ou  relativement  a  priori.  Voilà  sans  doute  un  fait  que 
même  un  empiriste  ne  contestera  pas.  C'en  est  un  autre  sans  doute  que 
l'homme  raisonnable  s'efforce  naturellement  de  se  servir  de  sa  raison. 
Gomme  l'homme  est  capable  de  connaître  et  d'agir,  aussi  s'efforce- 
t-il  d'user  de  sa  raison  dans  l'action  comme  dans  la  connaissance.  Il 
cherche  à  comprendre  ce  qu'il  fait  comme  ce  qu'il  voit.  Or,  comme 
on  ne  comprend  les  faits  qu'en  les  soumettant  à  des  lois,  ainsi  ne 
comprend-on  les  actes  qu'en  les  ordonnant  selon  des  formules  géné- 
rales qui,  posées  avant  ce  qui  se  produira  conformément  à  elles, 
sont  ce  que  tout  le  monde  nomme  des  règles,  des  préceptes  ou  encore 
des  lois,  au  sens  pratique  du  mot.  Ainsi  l'homme  soumet  naturelle- 
ment sa  conduite  à  des  règles,  ou  plutôt  il  conçoit  des  règles  de  la 
conduite,  de  cela  seul  qu'il  est  raisonnable.  Comment,  en  fait,  la 
raison  formule  spontanément  et  diversement  ses  préceptes  selon 
l'étendue  de  ses  connaissances  et  la  conscience  plus  ou  moins  claire 
de  son  propre  droit;  comment  elle  est  amenée,  pour  les  formuler, 
toute  action  réfléchie  supposant  des  fins,  à  déterminer  parmi  les  biens 
naturels  un  bien  suprême,  c'est  ce  qu'il  n'y  a  pas  lieu  d'expliquer  ici. 


G.  CANTECOR.  —    I.A   MOHAI.K   ANCIENNE    ET  LA    MOKAI.E   MODKUNE.    577 

Ces  règles,  dès  qu'elles  sont  conçues  (et  l'histoire  montre  que  l'hu- 
manité a  de  tout  temps  ordonné  la  pratique  selon  des  lois),  s'impo- 
sent comme  obligatoires.  Voici  encore  quelque  chose  de  très  simple 
et  qui  n'exige  aucun  recours  à  l'obscurité  d'un  jugement  synthétique 
a  priori.  L'homme  qui  juge  de  tout  droit  selon  sa  raison  ne  peut  pas 
juger  contre  elle.  Ce  qui  est  conçu  comme  raisonnable  s'impose  donc 
comme  une  autorité  à  laquelle  on  peut  désobéir  pratiquement,  mais 
qu'on  ne  peut  méconnaître.  Or  il  ne  nous  semble  pas  que  l'obliga- 
tion contienne  autre  chose  que  l'idée  d'une  autorité  dont  le  droit  ne 
peut  être  mis  en  ([uestion.  —  Cela  posé,  on  voit  que  les  diverses 
règles  morales  et  la  détermination  des  biens  particuliers  obliga- 
toires, précédent  toute  idée  réfléchie  et  générale  de  loi  morale.  N'est- 
il  pas  naturel  que  l'action  spontanée  de  la  raison  précède  toute 
réflexion  sur  la  nécessité  et  les  conditions  de  cette  action?  Mais 
enfin  la  réflexion  apparaît  et  avec  elle  l'idée  d'une  législation  de  la 
conduite  et  la  croyance  plus  ou  moins  raisonnée  qu'une  telle  législa- 
tion est  nécessaire  du  fait  même  de  la  raison.  C'est  de  cette  recon- 
naissance du  droit  pratique  de  la  raison,  formulée  dans  la  Loi  morale, 
que  Kant  a  fait  le  principe  suprême  de  la  science  des  mœurs  et  le 
critère  de  toute  législation  morale  systématique. 

Peut-être  dira-t-on  qu'à  expliquer  ainsi  les  lois  morales  et  le  prin- 
cipe suprême  d'oii  elles  ne  dérivent  pas,  mais  par  rapport  auquel 
elles  doivent  être  définies  et  systématisées,  pour  constituer  la  science 
morale,  nous  enlevons  à  la  moralité  toute  signification  transcendante 
et  aussi  toute  autorité.  Mais  c'est,  selon  nous,  l'avantage  de  cette 
théorie  qu'elle  ne  postule  aucune  métaphysique  et  est  apte  à  prendre 
place  dans  toutes,  pour  en  recevoir  sa  signification  définitive.  La 
critique  de  la  raison  pratique,  si  par  là  on  entend  d'une  part  l'ana- 
lyse qui  remonte  aux  principes  de  toute  spéculation  morale  et  d'autre 
part  la  déduction  qui  en  détermine  l'application,  doit  s'établir  anté- 
rieurement à  tout  parti  pris  théorique.  La  métaphysique  vient  après, 
qui,  en  déterminant  la  nature  de  la  raison,  principe  de  toute  légis- 
lation morale,  détermine  aussi  l'intime  signification  de  la  moralité. 
Etablir  correctement  le  système  des  lois  pratiques,  selon  la  seule 
idée  d'une  action  rationnelle  et  de  ses  conditions  nécessaires,  c'est  la 
première  tâche  et  la  fonction  propre  de  la  science  morale:  définir 
la  signification  absolue  de  l'action  pratique  de  la  raison  en  est  une 
autre,  tout  à  fait  distincte,  encore  que  nécessaire.  Une  morale  qui 
ne  s'achève  pas  en  métaphysique  est  indéterminée,  mais  une  morale 

Uev.  Meta.  T.  IX.  —  1901.  IVJ 


578 


REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 


qui  commence  par  la  métaphysique  n'est  que  parti  pris  et  confusion. 
Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs  de  ce  point  spécial,  ce  que  nous  vou 
drions  qui  résultât  de  cette  longue  étude,  c'est  que  la  notion  d'une 
loi  impérative  s'établit  naturellement  dans  la  raison  de  l'homme 
sans  qu'il  ait  à  connaître  aucune  autorité  transcendante  dont  il 
dépendrait;  c'est  ensuite  que  l'intuition  de  la  nécessité  d'une  telle 
loi  ou  d'une  législation  rationnelle  est  le  principe  inspirateur  et  régu- 
lateur, bien  que  souvent  sous-entendu,  de  toute  spéculation  morale; 
c'est  enfin  et  par  conséquent  qu'il  y  a  tout  avantage,  pour  l'établis- 
sement de  la  science  morale,  à  prendre  conscience  de  ce  principe 
qui  en  est  la  raison  d'être  et  à  déduire  de  la  nécessité  d'une  telle 
législation  les  objets  auxquels  elle  peut  s'appliquer.  Or  c'est  là  ce 
qu'entreprend,  à  l'exemple  et  à  la  suite  de  Kant,  la  morale  moderne 
dont  nous  aurions  voulu  légitimer  la  méthode  et  mettre  en  lumière 
la  supériorité. 

G.  Gantecor. 


L'ESPRIT  POSITIF 

(Sui(e  '.) 


II 

Les  faits. 


Les  principes  et  les  faits  sont  inséparables  en  physique.  On  peut 
(lire  que  les  faits  sont  les  éléments  du  principe  :  on  peut  dire  aussi 
que  les  principes  sont  les  éléments  du  fait.  Le  chapitre  des  prin- 
cipes et  le  chapitre  des  faits  ont  tous  les  deux  le  même  objet  :  le 
point  de  vue  seul  varie  de  l'un  à  l'autre.  Au  lieu  d'étendre  notre 
attention  sur  les  grandes  idées,  nous  allons  maintenant  la  concen- 
trer sur  leurs  menus  détails  :  au  lieu  d'admirer  le  travail  d'une  vie, 
nous  analyserons  le  travail  d'une  heure.  Et  nous  arriverons  à  la 
même  conclusion,  plus  nette  sans  doute  et  plus  riche. 

1°  Comme  dans  V article  précédent,  nous  commencerons  par  signaler 
quelques  esprits  qui  n'ont  pas  Vintuition  du  fait. 

1°  Nous  énumérerons  les  caractères  du  fait . 

3"  et  4°  No}is  en  déduirons  deux  règles  de  la  logique  inductive^  qui, 
à  leur  tour,  compléteront  ce  que  nous  aurons  déjà  dit  sur  la  nature 
du  fait. 

o°  Nous  pourrons  alors  donner  une  définilion  précise  de  l'esprit 
positif  :  mais  nous  la  ferons  précéder  d'une  critique  de  la  loi  des  trois 
états,  qui  nous  permettra  de  comparer  Vesprit  positif  à  Vesprit  méta- 
physique et  à  Vesprit  ihéologique. 

6°  Enfin,  dans  un  paragraphe  qui  résumera  les  deux  articles,  nous 
esquisserons  une  théorie  de  l'induction  :  malgré  tous  nos  efforts  pour 
nous  en  tenir  à  une  étude  psgcludogique,  c'est  en  pleine  métaphysique 
que  nous  nous  trouverons  entraînés;  et  nous  terminerons  cette  théorie 

1.  Voir  le  numéro  de  mars  de  la  Revue. 


1 


580  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

par  quelques  remarques  sur  la  nature  de  Vesprit  et  de  ses  objets  que 
semble  7ious  imposer  V évolution  de  la  physique  moderne. 

§  I.  —  Ceux  qui  nont  pas  Vintuition  du  fait. 

Tout  le  monde  aujourd'hui  a  le  respect  du  fait.  Il  n'y  a  plus,  en 
Europe,  de  «  théologiens  »  ni  de  «  métaphysiciens  )^,  et  personne  ne 
reproche  aux  positivistes  la  victoire  qu'ils  ont  remportée  sur  les 
philosophes  anciens.  Mais,  ayant  à  lutter  contre  des  idées  puissantes, 
les  positivistes  ont  dû  exagérer  et  simplifier  leurs  propres  arguments, 
et  l'épaisseur  de  leur  première  doctrine  rebute  encore  les  esprits 
fins;  c'est  un  vice  accidentel  :  il  y  a  des  rencontres  où  il  faut  tirer  à 
moellons  :  depuis  cinquante  ans,  les  positivistes  ont  nuancé,  aiguisé 
et  compliqué  leur  manière;  ils  l'ont  adaptée  à  tous  les  ordres  de 
recherches,  et  ils  triomphent  d'autant  plus  sûrement  qu'ils  existent 
moins  comme  secte.  Leur  évolution  nous  a  appris  qu'il  y  a  plusieurs 
espèces  de  faits  :  le  fait  de  sens  commun  n'est  pas  le  fait  de  science  ; 
le  fait  biologique  n'est  pas  le  fait  physique;  le  fait  physique  au 
xx«  siècle  est  autre  chose  qu'au  xYni'\  Beaucoup  de  positivistes 
n'ont  pas  le  sens  du  fait  tel  que  l'entend  la  physique  actuelle.  Il 
ne  faut  pas  s'en  étonner,  mais  il  est  bon  de  le  signaler.  Ce  sont 
d'abord  tous  ceux  qui  n'ont  pas  le  sens  des  principes  :  les  deux 
ignorances  sont  solidaires;  ceux-là,  nous  les  avons  déjà  cités  ^  Il 
nous  suffira  d'ajouter  deux  noms  à  cette  liste,  Auguste  Comte  et 
Stuart  Mill. 

Il  faut  juger  l'œuvre  de  Comte  en  bloc;  la  découper  est  une  injus- 
tice :  que  cette  remarque  atténue  nos  sévérités.  Les  leçons  consa- 
crées à  la  physique  ^  sont  une  des  parties  les  plus  faibles  du  Cours 
de  philosophie  positive.  A  travers  la  grande  intuition  qui  est  la  trame 
du  livre,  à  côté  de  quelques  remarques  profondes  écrites  avec  une 
timidité  laborieuse  ^  et  de  rares  erreurs  développées  avec  une  déci- 
sion  de   prophète  * ,    on    n'y   trouve   qu'une   longue    vulgarisation 


1.  Revue  de  mélaphysique  et  de  morale,  mars  1901,  pp.  162-169. 

2.  XXVIII  à  XXXV,  dans  le  deuxième  volume. 

3.  Par  exemple,  Comte  se  plaint  de  l'abus  des  mathématiques  en  physique 
(il  était  grand  à  son  époque)  et  demande  «  que  les  physiciens,  et  non  les 
géomètres,  se  chargent  enfin,  dans  ces  recherches,  de  diriger  l'instrument 
analytique  »  (p.  284). 

4.  Far  exemple  :  ■<  La  même  doctrine  générale  des  vibrations,  qui,  abusive- 
ment transportée  à  l'élude  des  phénomènes  lumineux,  par  exemple,  ne  peut  y 


J.  WILBOIS.   —  L  Ksi'itiT  posnir.  581 

médiocre  '  et  des  pensées  d'écolier  -.  Une  seule  leçon  est  au  cou- 
rant, la  XXXI";  elle  est  consacrée  à  l'œuvre  de  Fourier;  et  c'est 
une  œuvre  si  admirable  et  si  claire  que  Comte  ne  pouvait  s'em- 
pêcher (le  l'admirer  ni  de  la  comprendre.  11  rend  à  son  ami  un 
hommage  enthousiaste.  Mais  Fourier  n'est  pas  le  seul  physicien 
contemporain.  Comte  ignore  les  autres,  ou  les  méconnaît.  On  ne 
peut  lire  sans  stupeur  la  XXXIIl"  leçon  («  Considérations  géné- 
rales sur  l'optique  »).  Une  page  et  demie  "  est  consacrée  à 
l'optique  physique,  c'est-à-dire  à  la  diffraction,  aux  interférences, 
à  la  double  réfraction  et  à  la  polarisation.  On  nous  y  apprend  que 
Fresnel  a  complété  «  les  belles  recherches  du  docteur  Young  »  par 
des  travaux  «  non  moins  remarquables  »;  on  a  déjà  cité  Fresnel  à 
propos  des  phares  *;  son  nom  est  imprimé  trois  fois.  On  parle 
aussi  des  ondulations  et  de  l'émission  comme  si  elles  étaient  deux 
intuitions  de  même  nature;  leur  nom  est  le  même  relies  s'appellent 
hypothèses  :  cela  suffit  à  les  condamner  ensemble  ^  On  interdit 
aux  physiciens  les  essais  d'optique  mécanique  :  on  nie  d'avance 
Maxwell  et  Hertz  ^  Enfin  on  ne  veut  pas  reconnaître  de  périodicité 
dans  les  phénomènes  d'interférence  \  Ainsi,  la  première  parmi  les 
sciences  physiques  qui  s'est  affranchie  à  la  fois  de  la  fantaisie  des 

conduire  qu'à  des  conceptions  chimériques,  convient  parfaitement,  au  contraire, 
à  l'analyse  des  phénomènes  sonores,  où  elle  nous  olTre  l'expression  exacte  d'une 
évidente  réalité  »  (p.  410). 

1.  Par  exemple,  la  XXXIV  leçon  :  «  Considérations  générales  sur  l'électro- 
logie.  » 

2.  Par  exemple,  à  propos  des  fluides,  qu'il  assimile  aux  entités  scoiasliques. 
«  L'origine  est  toujours  la  même,  et  se  rattache  constamment  à  cette  enquête 
de  la  nature  intime  des  choses  qui  caractérise,  en  tout  genre,  l'enfance  de 
l'esprit  humain,  et  qui  inspira  primitivement  la  conception  des  dieux,  devenus 
ensuite  des  âmes,  et  finalement  transformés  en  fluides  imaginaires  »  (p.  30"). 

3.  PP.  462-46.S. 

4.  P.  457. 

5.  «  L'hypothèse  de  l'émission  n'a  pas  plus  inspiré  à  Newton  la  notion  de 
l'inégale  réfrangibilité  des  diverses  couleurs,  que  celle  de  l'ondulation  n'a 
réellement  contribué  à  dévoiler  à  Huygens  la  loi  de  la  double  réfraction  propre 
à  certaines  substances  »  (p.  4'i2). 

G.  «  Les  physiciens  vraiment  rationnels  devraient  donc  s'abstenir  désormais  de 
rattacher  par  aucune  liction  scientilique,  les  phénomènes  de  la  lumière  à  ceux 
du  mouvement,  vu  leur  hétérogénéité  radicale.  Tout  ce  que  l'optique,  dans  son 
élal  actuel,  peut  comporter  de  mathématique,  dépend,  en  réalité,  non  de  la 
mécanique,  mais  de  la  géométrie,  (jui  s'y  trouve  éminemment  applicable, 
attendu  la  nature  éminemment  géométrique  des  i)rincipales  lois  de  la  lumière  » 
(p.  446). 

".  «  Il  est  fort  regrettable  qu'un  principe  aussi  imjiortant  (les  interférences) 
n'ait  pas  été  encore  nettement  dégagé  des  conceptions  chimériques  sur  la 
nature  de  la  lumière,  qui  ont  presque  toujours  altéré  jusqu'ici  son  usage  » 
(p.  463). 


582  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

hypothèses  et  de  l'observation  servile,  la  première  qui  a  compris 
l'alliance  indissoluble  des  principes  et  des  faits,  et  qui  a  préparé 
ainsi  les  grandes  découvertes  de  la  fin  du  xix"  siècle,  se  développe 
à  l'époque  de  Comte  sans  qu'il  en  devine  la  méthode;  ses  ruses,  ses 
symboles,  ses  audaces,  tout  ce  qu'elle  a  de  fécond,  il  l'anathéma- 
tise  ;  il  défend  le  xvm'^  siècle  contre  le  moyen  âge;  si  son  livre  avait 
eu  la  moindre  influence  sur  la  science,  il  l'aurait  fait  reculer  de  cent 
ans.  Le  génie  de  Comte  est  ailleurs.  Nous  l'admirerons  plus  tard. 
Il  nous  faut  reconnaître  qu'en  physique  il  n'avait  pas  l'esprit  positif. 
Et  Stuart  Mill,  pas  davantage.  Stuart  Mill  a  donné,  dans  sa 
Logique,  quatre  règles  de  recherche  de  la  vérité  scientifique,  con- 
cordance ',  différence  '\  résidus  ^  et  variations  concontitantes^.  Comme 
ces  règles  impliquent  une  certaine  conception  du  fait,  c'est  elle  que 
nous  examinerons  en  les  critiquant.  Il  est  superflu  d'insister  sur 
cette  critique.  Elle  a  été  faite  bien  des  fois.  Une  remarque  générale 
suffira.  —  Dans  les  quatre  méthodes  de  Mill,  les  causes  et  les  eff"ets 
sont  des  individus;  c'est  une  balle  qui  provoque  la  mort  ^,  c'est  la 
mer  attirée  par  la  lune  ®,  ce  sont  des  corps  bien  définis  comme 
une  huile,  un  alcali  et  un  savon'';  on  a  le  droit  de  les  nommer 
A,  B,  C,...  a,  b,  c,...;  Mill  ne  songe  qu'à  une  physique  dont  les 
éléments  sont  ofi"erts  tout  découpés,  et,  lorsque  le  docteur  Whewell 
lui  objecte  l'enchevêtrement  du  donné,  il  ajoute  à  la  série  de  ses 
exemples  le  cas  de  chiens  qui  aboient  ^  comme  s'il  voulait  rappro- 


1.  <■  Si  deux  cas  ou  plus  du  phénomène,  objet  de  la  recherche,  ont  seulement 
une  circonstance  en  commun,  la  circonstance  dans  laquelle  seule  tous  les  cas 
concordent  est  la  cause  (ou  l'effet)  du  phénomène.  »  {Système  de  logique  dédiic- 
tive  et  inductive,  trad.  Louis  Peisse,  Paris,  Alcan,  1896.  Tome  l",  p.  429.) 

2.  «  Si  un  cas  dans  lequel  un  phénomène  se  présente  et  un  cas  ou  il  ne  se 
présente  pas  ont  toutes  leurs  circonstances  communes,  hors  une  seule,  celle-ci 
se  présentant  seulement  dans  le  premier  cas,  la  circonstance  par  laquelle  seule 
les  deux  cas  diffèrent  est  l'efTet,  ou  la  cause,  ou  partie  indispensable  de  la  cause, 
du  phénomène.  »  {Ibid.,  p.  430.) 

3.  ■•  Retranchez  d'un  phénomène  la  partie  qu'on  sait,  par  des  inductions  anté- 
rieures, être  l'effet  de  certains  antécédents,  et  le  résidu  du  phénomène  est 
l'effet  des  antécédents  restants.  ■>  {Ibid.,  p.  438.) 

4.  ■■  Un  phénomène  qui  varie  d'une  certaine  manière  toutes  les  fois  qu'un  autre 
phénomène  varie  de  la  même  manière,  est  ou  une  même  cause,  ou  un  effet  de 
ce  phénomène,  ou  y  est  lié  par  quelque  fait  de  causation.  »  {Ibid.,  p.  442.) 

5.  ]bid.,  p.  430. 

6.  Ibid.,  p.  441. 

7.  Ibid.,  p.  426. 

8.  «  Comme  spécimen  de  la  constatation  d'une  vérité  par  la  Méthode  de  Con- 
cordance j'aurais  pu  prendre  cette  proposition  »  les  chiens  aboient  ».  Ce  chien- 
ci,  ce  chien-là  et  cet  autre  correspondent  à  ADC,  ADE,  AFG  ;  la  circonstance 
d'être  chien  répond  à  A  et  celle  d'aboyer  à  a.  »  {Ibid.,  p.  480.) 


J.  "WILBOIS.  —  l'esimut  positif.  .  583 

cher  encore  plus  le  sens  commun  et  ce  qu'il  appelle  la  science.  Or 
la  science  diffère  du  sens  commun  précisément  par  un  autre  morce- 
lage,  et  le  premier  travail  du  savant  consiste  à  le  créer.  C'est  dans 
les  questions  d'examen  qu'on  manie  des  forces,  des  masses  et  des 
potentiels  entre  un  énoncé  toujours  clair  et  une  solution  que  l'exami- 
nateur a  posée  avant  l'énoncé;  la  réalité  est  bien  plus  plastique  et  il 
y  avait  une  excellente  leçon  dans  cet  exercice  qu'un  maître  de  con- 
férences proposait  à  l'École  normale  :  «Je  vous  donne  une  sphère  de 
cuivre  et  de  l'eau  chaude  :  vous  ferez  le  problème  ».  Dans  un  labora- 
toire d'enseignement,  où  les  manipulations  sont  truquées,  on  peut 
montrer  aux  élèves  que  la  force  électrique  varie  avec  l'éloignement 
de  la  charge;  l'une  est  cause,  l'autre  est  effet:  c'est  la  méthode  des 
variations  concomitantes;  on  l'applique  mécaniquement;  mais,  dans 
le  laboratoire  de  recherche,  on  a  dû  définir  d'abord  ces  deux  êtres  : 
la  force  et  la  charge  électriques.  Si  l'on  compare  l'action  du  soleil, 
de  Jupiter  et  de  Saturne  sur  Uranus,  on  trouve  entre  l'orbite  calculée 
et  l'orbite  véritable  une  différence  qu'on  ne  peut  expliquer  que  par 
une  planète  inconnue,  on  découvre  ainsi  Neptune;  c'est  la  méthode 
des  résidus.  Mais  Uranus,  Saturne  et  Jupiter  ne  sont  pas  des  petites 
boules  fixées  sans  ambiguïté  comme  celles  qui  tournent  sous  les 
vitrines  des  Arts-et-Métiers  :  ce  sont  des  taches  lumineuses  qui 
passent  dans  une  lunette;  on  les  observe  dans  des  conditions  spé- 
ciales; on  corrige  leur  position  de  plusieurs  infiuences  connues  et 
soupçonnées;  une  planète  est  la  dernière  équation  d'une  longue 
analyse  que  n'indique  aucune  de  nos  quatre  méthodes.  —  Il  faut 
donc  préparer  les  faits  à  recevoir  ces  méthodes;  ce  travail  ne  va 
pas  sans  ambiguïté  :  c'est  une  preuve  de  son  importance.  Un  fil  de 
cuivre  flotte  sur  deux  rigoles  parallèles  remplies  de  mercure,  et 
<iu'il  réunit  comme  un  pont;  on  y  fait  passer  un  courant  électrique; 
l'arche  s'éloigne  des  points  d'arrivée  du  courant.  J'applique  la 
méthode  de  concordance  et  la  méthode  de  différence.  Je  conclus 
que  les  éléments  du  courant  se  repoussent;  un  autre,  avec  les 
mêmes  méthodes,  trouve  que  le  fiux  d'induction  tend  vers  un  maxi- 
mum; ces  mêmes  règles  ont  donné  deux  résultats  différents.  C'est 
qu'on  ne  les  a  pas  appliquées  à  la  même  matière;  j'ai  vu  des  élé- 
ments de  courant  là  oij  un  autre  voyait  un  flux  d'induction;  élé- 
ments et  flux  sont  les  individus  que  nous  avons  créés  dans  la  variété 
de  notre  perception.  Quel  symbolisme  adopter?  la  science  a  fait  son 
choix,  et  d'une  telle  besogne  on  ne  nous  a  pas  donné  la  règle.  —  Il 


584  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

est  enfin  des  travaux  où  l'on  n'emploie  aucun  des  procédés  de 
Mill.  Les  marées,  formant  frein  h  la  surface  de  la  terre,  nous  condui- 
raient à  douter  du  principe  de  la  conservation  de  l'énergie,  ou 
plutôt,  conformément  à  la  méthode  des  résidus,  à  découvrir  quelque 
loi  qui  explique  l'anomalie  :  on  n'a  ni  désavoué  le  principe,  ni 
énoncé  une  loi  nouvelle;  on  a  simplement  décidé  de  changer  l'unité 
de  temps  :  c'est  à  un  canon  inconnu  qu'on  a  fait  appel  ici. 

Nous  n'insistons  pas  davantage,  car  nous  citerons  bientôt  des 
exemples  analogues  dans  un  contexte  moins  critique;  concluons 
simplement  que  les  méthodes  de  Stuart  Mill  sont  des  instruments 
de  découverte  dans  deux  cas  : 

1°  Dans  les  observations  du  sens  commun  '  ou  dans  les  débuts  des 
sciences  -,  alors  que  des  associations  toutes  faites  nous  dispensent 
de  créer  nous-mêmes  les  causes  et  les  effets  ; 

2"  En  physique,  mais  au  second  moment  de  la  recherche,  après 
que  ces  êtres  ont  été  constitués  à  l'aide  de  toute  autre  logique.  Cette 
logique  reste  à  faire, 

Auguste  Comte  et  Stuart  Mill  ont  donc  la  même  idée  de  l'esprit 
positif  :  ils  prennent  le  fait  pour  du  donné.  La  physique  actuelle 
les  dément.  C'est  cette  science  que  nous  allons  opposer  à  celle  qu'ils 
connaissaient.  Nous  suivrons  dans  notre  analyse  positive  le  même 
plan  que  dans  notre  esquisse  critique  :  on  ne  comprend  la  nature 
du  fait  qu'en  détaillant  ses  caractères  et  en  reconstituant  sa  genèse  : 
nous  essaierons  donc  successivement  cette  analyse  et  cette  logique. 

§  n.  —  Caractères  du  fait  physique. 

1"  Précision  numérique. 

Aujourd'hui  les  mesures  physiques  sont  plus  précises  qu'autre- 
fois. Mais  il  n'y  a  pas  là  un  simple  luxe  de  collectionneur  de  déci- 
males ^  Il  faut  de  la  précision  pour  trouver  des  lois  imprécises.  — 
D'anciens  observateurs  ont  fait  une  erreur  de  quelques  secondes  sur 
la  position  d'une  étoile  :  peu  m'importe,  l'étoile  est  de  huitième  gran- 

1.  En  justice,  dans  les  reconnaissances  militaires,  etc. 

2.  La  météorologie,  les  sciences  naturelles,  la  chimie  de  Lavoisier,  la  physique 
du  xvin*  siècle,  sont  les  exemples  de  ces  sciences  où  réussissent  les  méthodes 
de  Stuart  Mill. 

3.  Je  renvoie  sur  ce  point  à  une  page  de  mou  rapport  :  «  Sur  un  argument 
tiré  du  déterminisme  physique  en  faveur  de  la  liberté  humaine  »  {Bibliothèque 
du  Congrès  inlernational  de  philosophie  de  1900,  t.  III,  p.  665). 


J.  WILBOIS.  —  LKSPmT  rosniF.  b8r) 

deur;  cette  erreur  masquait  cependant  une  imperceptible  mobiliti';  : 
qu'importe  encore?  Mais  toutes  les  étoiles  ont  un  mouvement 
commun  :  toutes  décrivent,  en  un  an,  des  ellipses  dont  les  grands  axes 
sont  égaux  et  qui  sont  d'autant  plus  aplaties  qu'elles  sont  plus  voisines 
de  l'écliptique;  c'est  la  preuve  du  mouvement  réel  de  la  terre  :  et 
c'est  un  fait  capital.  Il  y  a  plus.  Quelques-unes,  parmi  ces  étoiles, 
marchent  en  ligne  droite,  inégalemejit,  il  est  vrai,  mais  toutes  vers 
le  même  point  de  la  constellation  d'Hercule  :  c'est  la  preuve  du 
mouvement  propre  du  système  solaire.  D'autres  étoiles  enlin  ont 
des  mouvements  originaux  où  nous  espérons  trouver  la  loi  d'attrac- 
tion universelle.  Mouvement  de  la  terre,  mouvement  du  soleil, 
mobilité  générale  des  astres,  voilà  les  grands  faits  qui  étaient 
cachés  sous  cette  erreur  d'une  seconde.  —  L'air  est  un  mélange  et 
non  une  combinaison  :  nous  le  savons  par  l'analyse  de  sa  dissolu- 
lion.  L'air  gazeux  est  formé  de  21  volumes  d'oxygène  et  de  70 
d'azote,  l'air  dissous  dans  l'eau  de  34  volumes  d'oxygène  et  de  66 
d'azote  ;  les  coefficients  de  solubilité  des  deux  gaz  sont  0,040  et  0,020  ; 
si  l'air  était  une  combinaison,  sa  composition  serait  la  même  dans 
l'eau  et  dans  l'atmosphère;  s'il  est  un  mélange,  les  proportions 
d'oxygène  et  d'azote  dissoutes  sont  21  X  0,040  et  79  X  0,020;  ces 
nombres  sont  proportionnels  à  34  et  à  66  :  l'air  est  donc  un  mélange. 
Mais  il  a  fallu  de  minutieuses  mesures  pour  arriver  à  ce  résultat 
purement  qualitatif.  —  La  science  ne  recherche  pas  seulement  la 
précision  numérique,  mais  une  sorte  d'acuité  générale  de  tous  ses 
procédés.  C'est  en  perfectionnant  les  spectroscopes  qu'on  a  trouvé 
les  raies  qui  nous  permettent  l'analyse  chimique  des  étoiles  et  nous 
indiquent  leurs  mouvements  le  long  du  rayon  visuel,  et,  plus  récem- 
ment, qu'on  a  pénétré  dans  la  constitution  même  de  ces  raies  pour 
y  trouver  des  modifications  sur  l'influence  d'un  champ  magnétique 
(phénomène  de  Zeeman).  C'est  en  réalisant  des  vides  extrêmes  dans 
des  tubes  de  Crookes  qu'on  a  pu  étudier  les  rayons  cathodiques. 
C'est  en  purifiant  longuement  des  composés  chimiques  qu'on  y  a 
trouvé  des  substances  nouvelles  (mine  de  platine,  terres  rares)  et 
c'est  en  distillant  à  des  températures  extrêmement  voisines  qu'on  a 
séparé  des  isomères  confondus. 

On  pensera  peut-être  que  c'est  là  le  procédé  des  petits  inven- 
teurs :  on  dira  que  le  génie  n'est  pas  si  myope  ni  si  patient  et 
qu'il  procède  par  illuminations  brusques.  On  regardera  comme  de 
grandes  découvertes  la  trouvaille  d'un  agent  nouveau,  l'électricité 


586  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

OU  les  rayons  uraniques,  et  l'intuition  d'un  grand  principe,  la  loi  de 
Newton  ou  les  ondes  enveloppes.  Sans  doute,  mais  qu'entend-on  par 
un  agent  nouveau  et  une  grande  intuition?  Thaïes,  dit-on,  a  le  premier 
frotté  de  l'ambre  jaune  sur  de  la  laine  ;  a-t-il  fondé  l'électricité?  l'at- 
traction de  l'ambre  est  restée  une  amusette  pendant  plus  de  vingt 
siècles  :  l'électricité  n'est  devenue  science  que  quand  on  en  a  trouvé 
les  lois  numériques,  loi  de  Coulomb  et  loi  d'Ampère;  ou  plutôt  elle 
a  été  fondée  peu  à  peu,  d'autant  plus  solidement  qu'on  en  a  connu 
plus  minutieusement  toutes  les  propriétés  :  la  principale  est  sa 
nature  mécanique  :  il  a  fallu,  pour  le  reconnaître,  mesurer  à  grande 
peine  sa  vitesse  de  propagation,  qui  est  la  même  que  celle  de  la 
lumière,  et  trouver  de  fins  résonnateurs  où  nous  voyons  un  lien 
entre  les  propriétés  optiques  et  les  propriétés  électriques.  Quant  aux 
grands  principes,  nous  avons  appris  qu'ils  ne  sortent  pas  tout  faits 
d'un  rêve  heureux  :  les  recherches  de  Tycho-Brahé  ont  précédé  la 
découverte  de  Newton;  les  expériences  de  Fresnel  ont  précisé  la 
notion  d'onde  enveloppe  :  les  unes  et  les  autres  étaient  de  délicates 
mesures,  et  c'est  lorsque  des  mesures  plus  délicates  encore  ont 
montré  la  fécondité  de  l'idée  primitive  qu'elle  a  été  sacrée  idée  de 
génie. 

La  science,  pour  progresser,  doit  donc  perfectionner  ses  mesures. 
Cest  siirtoHl  dans  les  petites  perturbations  qit  on  trouvera  désormais  les 
grandes  lois.  C'est  la  dernière  décimale  qui  sera  le  chiure  significatif. 
Du  monde  physique,  nous  avons  à  peu  près  fait  le  tour  :  il  nous  reste 
à  le  creuser;  on  ne  découvrira  plus  beaucoup  de  régions  nouvelles; 
mais  on  trouvera  des  mondes  nouveaux  en  repassant  par  les  lieux 
connus  avec  des  sens  plus  parfaits. 

Cet  accroissement  de  précision  a  des  conséquences  capitales  que 
nous  allons  tout  de  suite  signaler. 

2°  Complexité  des  conditions  d'expérience. 

Je  veux  mesurer  cette  règle  au  millième  de  millimètre  :J'ai  un 
instrument  assez  précis,  l'appareil  interférentiel  de  M.  Michelson  : 
mais,  ainsi  posé,  le  profilème  est  indéterminé  :  car  la  règle  se  termine 
par  deux  surfaces  rugueuses  dont  les  aspérités  ont  plus  d'un  mil- 
lième de  millimètre,  et  la  chaleur  de  ma  main  que  j'approche,  la  mobi- 
lité de  l'air  environnant,  la  manière  dont  la  règle  repose  sur  ses 
supports,  modifient  incessamment  sa  longueur.  Il  n'est  pas  plus  rai- 
sonnable de  vouloir  mesurer  au  millième  de  degré  la  température  de  ce 


J.    WILBOIS.    —    I.'kSPRIT    positif.  587 

bain  d'huile  :  je  posssède,  il  est  vrai,  un  lliermoniètre  assez  sensible: 
mais  dès  que  je  le  plonge  dans  le  liquide,  je  vois  son  niveau  monter 
et  descendre  sans  se  fixer  jamais;  la  température  du  bain  n'est  pas 
la  même  en  ses  différents  points,  et,  en  chaque  point,  elle  varie  à 
chaque  minute.  I  es  appareils  les  jj lus  délicats  sont  aussi  les  plus  capri- 
cieux; la  précision  ne  va  pas  sans  instabilité;  et  il  est  clair  que  plus 
la  précision  est  grande,  j)lus  grande  aussi  est  rinslahilité  qui  l'accum- 
pagne. 

Avant  de  faire  une  mesure,  il  l'aut  donc  aplanir  ces  inégalités  dans 
l'espace  et  fixer  ces  variations  dans  le  temps.  Il  faut  observer  les 
phénomènes  dans  des  conditions  minutieusement  déterminées.  La  diffi- 
culté ne  consiste  pas  à  mesurer  exactement  une  grandeur,  mais  à  la 
définir  à  cette  approximation.  M.  Duhem  et  M.  Milhaud,  dans  des  arti- 
cles que  nous  avons  cités  plusieurs  fois,  ont  appelé  l'attention  sur  cette 
difficulté.  Qu'on  relise  ces  pages,  et  qu'on  feuillette  aussi  quelques 
travaux  de  Regnault  ou  de  Stas,  ou  les  «  Procès  verbaux  »  et  les 
«  Mémoires  du  Bureau  international  des  poids  et  mesures  ».  Plus  les 
expériences  sont  précises,  plus  complexes  sont  les  conditions  qui 
les  entourent  :  il  faudrait  un  gros  volume  pour  décrire  une  pesée 
faite  au  Pavillon  de  Breteuil.  Et  il  ne  s'agit  pas  seulement  des  pré- 
cautions que  l'on  prend  au  moment  où  l'on  opère;  chaque  expé- 
rience est  précédée  d'une  longue  préparation  :  on  purifie  à  grand'- 
peine  les  corps  que  l'on  emploie;  on  étudie  pendant  des  mois  les 
étalons  métriques;  on  construit  d'une  façon  particulière  les  murs 
d'une  salle  de  balances  et  c'est  sur  un  sous-sol  spécial  qu'on  bàlit 
un  observatoire.  A  la  multiplicité  de  ces  conditions,  on  devine  l'ins- 
tabilité qu'elles  sont  destinées  à  fixer,  et  l'examen  des  procédés  du 
laboratoire  confirme  nos  premières  remarques. 

Enfin,  il  g  a  une  infinité  de  manières  de  rétablir  la  détermination 
détruite  :  chaque  précision  correspond  à  une  infinité  de  systèmes 
de  recettes,  entre  lesquels,  jusqu'ici,  notre  liberté  n'a  aucune  raison 
de  choisir. 

Il  y  a,  dans  l'usage  de  ces  recettes,  comme  un  mépris  du  sens 
commun.  Le  sens  commun  nous  offre  certaines  stabilités.  A  l'ap- 
proximation qu'exige  notre  vie  animale,  une  barre  de  fer  conserve 
toujours  la  même  longueur  :  il  y  a  un  accord  entre  les  conditions 
de  température  où  elle  se  trouve  et  l'acuité  de  nos  mesures  : 
mais  si  l'on  aiguise  celle-ci,  l'harmonie  est  rompue;  pour  la  rétablir, 
il  faudra  associer  autrement  les  influences  physiques   :   il  faudra 


588  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  Eï  DE  MORALE. 

créer  une  autre  stabilité  :  ce  sont  des  inondes  nouveaux  que  la 
science,  aux  diverses  époques  de  son  développement,  substitue  au 
monde  du  sens  commun.  —  Ainsi,  la  surface  libre  d'un  liquide 
est,  pour  la  pression  osmotique  d'un  sel  dissous,  une  paroi  aussi 
rigide  que  la  paroi  de  verre  de  Mariotte  pour  la  pression  d'un 
gaz.  Les  métaux  perméables  aux  hautes  températures  et  les  parois 
semi-perméables  qui  ne  laissent  passer  que  certains  liquides,  nous 
imposent  une  nouvelle  conception  du  vase  clos.  La  mécanique  a  été 
longtemps  le  type  de  l'explication  physique  :  l'inertie  était  le  prin- 
cipe premier,  la  matière  était  le  substrat  universel;  on  tend  aujour- 
d'hui à  abandonner  ces  premières  figures  :  l'inertie  est  un  cas  parti- 
culier de  principes  électriques,  la  matière  est  une  ligne  nodale  et 
comme  un  précipité  d'éther.  —  CVv/  dans  ce  sens  quon  prut  dire 
que  la  science  s'oppose  au  sens  commun. 

Si  l'on  a  peine  à  le  remarquer,  c'est  qu'entre  les  méthodes  de  la 
science  et  les  méthodes  du  sens  commun,  il  y  a  une  transition  qui 
peut  paraître  insensible.  Les  astronomes  vont  constituer  une  unité 
de  temps  avec  la  loi  de  Newton  et  le  principe  de  la  conservation 
de  l'énergie,  mais  les  premières  unités  de  temps  ont  été  des  unités 
naturelles,  le  jour,  le  battement  d'un  pendule,  le  battement  d'un 
pendule  compensateur  ,  et  ces  perfectionnements  successifs  nous 
ont  été  indiqués  par  le  sens  commun  lui-même  '.  L'unité  de  lon- 
gueur est  aujourd'hui  une  longueur  d'onde,  mais  on  a  employé 
autrefois  des  coudées,  puis  des  morceaux  de  bois,  puis  des  barres 
de  métal,  puis  un  métal  inaltérable  pris  à  la  température  fixe,  puis 
des  mètres  à  traits  au  lieu  des  mètres  à  bout,  enfin  des  étalons  à 
section  particulière  où  le  trait  plus  fin  est  tracé  dans  la  fibre  neutre  *. 
C'est  à  ses  débuts  que  la  science  est,  selon  le  mot  de  Comte,  un 
prolongement  de  la  raison  commune  :  ses  progrès  n'en  sont  d'abord 
que  le  raffinement;  il  arrive  un  jour  où  les  cadres  du  sens  commun 
ont  épuisé  leur  élasticité;  alors,  brusquement,  la  science  les  jette 
et  en  fabrique  de  nouveaux.  On  a  d'autres  raisons  encore  pour  con- 
fondre sens  commun  et  science.  Même  aujourd'hui,  il  reste  dans 
la  physique  quelque  chose  de  ses  anciens  expédients,  l'importance 


1.  Cf.  Revue  de  métaphysique  et  de  morale,  mars   1901,  pp.  187-189. 

2.  On  lira  avec  fruit  un  rapport  île  M.  Benoit,  directeur  du  Bureau  interna- 
tional des  poids  et  mesures,  De  la  précision  dans  la  détermination  des  longueurs 
en  métrologie  (Rapports  présentés  au  Congrès  international  de  physiipie  de 
1900).  Tome  I",  pp.  30-'7. 


J.   "WILBOIS.    L  ESPRIT    POSITIF.  589 

qu'on  donne  aux  sens  de  la  vue  et  du  toucher,  le  respect  des  corps 
solides,  le  morcelage  exagéré,  le  mépris  des  qualités,  la  recherche 
du  rationnel,  toute  une  attitude  générale  préformée  dans  la  vie  com- 
mune. Puis  les  catégories  de  la  science  et  celles  du  sens  commun 
coïncident  dans  l'expérience  journalière,  autant  qu'une  exactitude 
peut  coïncider  avec  l'a  peu  près  qui  l'estompe,  et  le  sens  commun 
n'a  plus  d'accès  dans  les  conditions  rares  que  la  science  crée  sans 
cesse,  si  bien  qu'alors  aucune  comparaison  n'est  possible;  science  et 
sens  commun  diflerent  en  droit  :  à  cause  de  cette  diflerence  même, 
ils  ne  peuvent  s'opposer  en  fait.  Enfin,  le  sens  commun  n'est  pas 
un  système  d'habitudes  définitives,  mais  il  varie  lentement,  en  pre- 
nant la  science  pour  modèle.  Malgré  quelques  apparences,  la  science 
a  donc  son  autonomie,  et  elle  l'accroît  de  jour  en  jour.  Entre  la 
méthode  expérimentale  que  décrit  Claude  Bernard,  et  la  niétliode 
de  la  physique  actuelle,  il  y  a  autant  de  différence  qu'entre  l'obser- 
vation et  l'expérimentation. 

La  croyance  à  l'objectivité  mécanique  des  lois  naturelles  est 
aujourd'hui  si  répandue  qu'on  ne  manquera  pas  de  tirer  des  analyses 
précédentes  une  conclusion  qu'elles  n'imposent  pas  et  qu'il  importe 
d'éviter.  Si  le  physicien  prend  tant  de  précautions,  c'est,  dira-t-on, 
pour  isoler  la  réalité  d'une  foule  d'influences  gênantes,  qui  la  recou- 
vrent conmie  une  écorce,  et  pour  toucher  ainsi  le  noyau  solide  des 
choses,  qui  attend  immuablement  sa  curiosité.  Ce  raisonnement  est 
peut-être  légitime  dans  le  domaine  du  sens  commun  :  l'objet  y 
préexiste  aux  sujets  connaissants  ;  il  est  le  substrat  inébranlable 
sur  lequel  nous  bâtissons  nos  désirs  et  nos  illusions,  et  c'est  en  les 
écartant  que  nous  arrivons  jusqu'à  lui.  Mais  c'est  justement  l'impré- 
cision de  la  vie  journalière  qui  a  créé  des  objets  fixes,  et  la  physique, 
en  augmentant  la  précision  de  nos  sens,  détruit  cette  stabilité  rela- 
tive. C'est  à  propos  de  la  définition  de  l'objet  que  la  physique  s'est 
séparée  du  sens  commun.  On  n'a  donc  pas  le  droit  de  parler  des 
objets  de  la  physique  comme  on  parle  de  ceux  du  sens  commun. 
C'est  un  préjugé  naturel,  mais  c'est  un  préjugé,  et  il  faut  regarder 
la  réalité  plus  na'i  vement.  Toute  l'histoire  de  la  science  nous  y 
invite.  Nous  avons  à  peu  près  fait  la  synthèse  de  la  lumière  :  l'élé- 
ment est  une  perturbation  électro-magnétique.  Une  lumière  est  un 
être  que  la  nature  fabrique  en  dehors  de  nous  et  nous  impose  tout 
fait  :  l'électricité  est  bien  plus  fragile  et  plus  sensible  aux  perturba- 
tions qui  fioltent  dans  nos  laboratoires.  Jm  science  ne  va  donc  pas 


590  REVUE    DR    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

vers  le  noyau  solide  des  choses  :  elle  commence  au  contraire  par  liqué- 
fier ce  qu'elle  touche.  Accroissement  de  précision,  choix  complexe 
des  conditions,  ne  sont  pas  deux  démarclies  convergentes  aboutis- 
sant à  la  réalité  éternelle;  ce  sont  deux  gestes  contraires  qui  se 
corrigent  l'un  Tautre;  la  précision  met  l'indétermination  dans  le 
donné  ;  les  conditions  que  nous  accumulons  alentour  sont  la  forme  qui 
figera  de  nouveau  ce  donné  devenu  fluide. 

3"  Inintelligibilité  de  ces  conditions. 

Tel  fait  —  l'eau  bout  à  100  degrés  —  se  produit  dans  certaines  con- 
ditions :  mais  il  ne  faut  pas  croire  que  ces  conditions  soient  des  faits 
exprimables  comme  lui,  et  dont  on  pourrait  le  séparer,  comme  un 
minerai  de  sa  gangue.  C'est  l'erreur  commune  ;  elle  se  fonde  sur 
l'intelligibilité  des  conditions  dans  certains  cas  :  ce  sont  les  cas  les 
moins  scientifiques  ;  ce  sont  donc  les  plus  connus.  On  sait  par 
exemple  qu'un  mètre  doit  être  préservé  de  la  chaleur,  une  balance 
des  courants  d'air,  un  baromètre  de  la  capillarité;  et  on  s'imagine 
qu'on  a  fait  de  même,  dans  le  reste  de  la  science,  l'étude  complète 
des  perturbations.  Mais  on  n'a  pu  prévoir  ici  les  précautions  qu'on 
devait  prendre  que  parce  que  le  sens  commun  indiquait  déjà  un 
mètre  non  dilaté,  un  baromètre  non  capillaire  et  une  balance 
immobile;  on  a  transformé  un  mauvais  instrument  en  un  bon,  et 
non  un  bon  en  un  meilleur;  et  le  bon  devait  exister  avant  l'autre 
pour  le  juger.  On  n'a  pas  dépassé  le  sens  commun.  Il  n'y  a  pas  eu 
de  progrés  véritable.  Mais  lorsque  le  savant,  par  des  mesures  plus 
précises,  entre  dans  un  univers  inconnu,  il  risque  une  foule  d'in- 
fluences perturbatrices  que  le  sens  commun  ignore,  parce  qu'elles 
sont  trop  faibles  pour  qu'on  en  ait  pu  sentir  les  efTets  avec  les  pre- 
mières mesures.  On  objectera  peut-être  que,  lorsque  Regnault  obser- 
vait les  densités  des  gaz,  il  savait  qu'on  électrise  un  ballon  en 
ressu5'ant,  et  qu'il  pouvait  ainsi  éviter  l'erreur  d'électrisation.  Ce 
n'était  pas  le  sens  commun  qui  le  renseignait,  c'était  la  science. 
Mais  qui  sait  si  son  ballon  n'était  pas  alourdi  par  quelque  magné- 
tisme que  nous  ignorons  encore?  L'électricilé  était  constituée  à  son 
époque  :  c'était  un  heureux  accident.  Mais  c'est  un  accident  rare. 
C'est  presque  toujours  plus  tard  qu'on  connaît  les  erreurs  d'une 
méthode.  Dans  ces  mêmes  recherches,  Regnault  a  vu  les  densités 
varier  capricieusement,  quand  il  desséchait  les  gaz  par  les  anciens 
procédés;  et  il  a  été  conduit  à  les  dessécher  autrement.  On  a  trouvé 


J.   "WILBOIS.    —    I.  KSPRIT    POSITIF.  591 

un  désaccord  entre  la  vitesse  de  la  luniiùre  donnée  par  la  méthode 
de  la  roue  dentée  et  la  vitesse  que  donnait  la  méthode  du  miroir 
tournant;  on  a  conclu  aux  perturbations  de  la  seconde.  On  avait 
beaucoup  de  peine  autrefois  à  mesurer  exactement  une  température 
par  le  thermomètre  à  mercure  :  on  connaît  aujourd'hui  d'excellentes 
recettes.  Mais  de  ces  recettes  on  ne  sait  pas  faire  la  théorie.  Le  des- 
sèchement d'un  gaz  par  la  méthode  de  Regnault  nous  invite  à  étudier 
les  lois  de  l'iiygrométrie,  la  double  valeur  de  la  vitesse  de  la  lumière, 
à  étudier  le  mécanisme  de  la  réflexion  sur  les  surfaces  en  mouve- 
ment, les  anomalies  des  thermomètres,  à  étudier  les  modifications 
moléculaires  du  verre.  Mais  il  n'est  pas  nécessaire  de  les  connaître 
pour  faire  une  bonne  mesure;  c'est  le  désaccord  des  résultats  qui  a 
conduit  à  l'examen  des  procédés;  mais  on  en  a  corrigé  les  défauts 
par  un  doigté  aveugle.  On  se  met  en  garde  contre  les  influences 
ignorées  à  l'aide  d'une  barricade  construite  pendant  la  nuit  ,  et 
qu'on  analysera  après,  si  l'on  a  le  temps.  Du  reste,  peut-on  espérer 
pousser  cette  analyse  jusqu'au  bout?  Chaque  accroissement  de  pré- 
cision nous  fait  saisir  de  plus  nombreuses  influences,  sans  que  nous 
puissions  nous  vanter  de  les  avoir  toutes  dominées  :  et  leur  multi- 
tude nous  montre  qu'elles  n'existent  pas  ainsi  séparées  dans  les 
choses,  et  que  c'est  pour  la  commodité  de  notre  discours  que  nous 
en  découpons,  au  fur  et  à  mesure,  le  déroulement  indéfini.  D'autre 
part,  pour  les  connaître  toutes,  il  faudrait  que  la  partie  de  la 
physique  où  on  les  étudie  lut  aussi  avancée  que  celle  qu'elles  vien- 
nent troubler;  or  la  science  ne  progresse  pas  en  bloc;  la  division 
(lu  travail  la  force  à  marcher  en  échelons;  on  va  en  avant  sans  avoir 
assuré  ses  derrières,  la  lumière  plus  vive  projetée  sur  le  point 
reconnu  s'entoure  fatalement  de  pénombre,  et  le  progrès  néces- 
saire est  toujours  ua  saut  dans  l'obscur. 

Qu'on  réfléchisse  enfin  à  ce  qu'on  nomme  en  physique  les  erreurs 
sijstématiques.  On  refroidit  une  paroi  de  métal  jusqu'à  ce  que  la 
vapeur  de  l'atmosphère  s'y  dépose  en  rosée  :  on  lit  alors  la  tempé- 
rature de  la  plaque;  mais  quand  le  dépôt  devient  visible,  le  point 
de  rosée  est  dépassé  déjà;  on  le  remarque  toujours  trop  tard  :  la 
température  qu'on  note  alors  est  toujours  inférieure  à  celle  qu'on 
veut  connaître  ;  c'est  l'erreur  systématique  de  la  méthode.  —  On  ne 
peut  jamais  éviter  de  telles  erreurs.  Elles  sont  d'autant  plus  à  craindre 
qu'on  opère  avec  une  routine  plus  régulière;  on  ne  les  supprimerait 
qu'en  changeant  de  méthode  et  en  prenant  la  moyenne  des  résultats 


592  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

différents  qu'on  obtiendrait  ainsi  ;  mais  il  faudrait  renoncer  alors  à 
une  haute  précision,  puisque,  par  la  variété  des  procédés,  on  renon- 
cerait à  la  stabilité  que  cette  précision  exige.  On  ne  peut  donc  éviter 
les  erreurs  systématiques.  On  ne  peut  pas  non  plus  les  connaître, 
dii  moins  tout  de  suite.  Car  rien  ne  les  distingue  des  autres  sortes 
de  conditions.  C'est  en  essayant  de  généraliser  la  loi  qu'elles  entou- 
rent qu'on  reconnaîtra  la  confiance  qu'elles  méritent.  Si  cette  loi 
s'étend  facilement,  on  appellera  objectives  les  conditions  de  la  pre- 
mière expérience;  sinon,  on  y  verra  des  erreurs  systématiques, 
sorte  de  subjectivisme  propre  à  chaque  méthode.  C'est  ainsi  qu'on 
s'est  aperçu  très  tard  que  l'erreur  systématique  dans  la  pesée  de 
l'azote  était  la  présence  de  l'argon  :  on  s'en  est  aperçu  à  la  confusion 
de  certaines  conséquences.  Il  y  a  donc  une  insensible  transition 
entre  les  erreurs  systématiques  et  les  conditions  légitimes,  puisqu'il 
y  a,  dans  la  généralité,  une  infinité  de  degrés.  Mais  les  erreurs 
systématiques,  comme  tout  ce  qui  est  subjectif,  sont  d'autant  moins 
discursifiables  qu'elles  nous  touchent  de  plus  près  ;  toutes  les  condi- 
tions participent  donc,  plus  ou  moins,  de  leur  inintelligibililé.  Et 
nous  arrivons  ainsi,  par  un  autre  chemin,  aux  conclusions  précé- 
dentes. 

Ainsi,  les  conditions  de  toute  mesure  sont  des  recettes  destinées  à 
obtenir  une  certaine  stabilité,  et  qu'on  aura  à  justifier  plus  tard  par  la 
facile  généralisation  des  lois  qu'elles  permettent  d'énoncer.  Plus 
tard  aussi^  on  pourra  ij  découper  des  faits,  mais  jamais,  lorsquons'en 
sert^  on  ne  les  connaît  comme  faits  distincts.  On  les  a  dans  les  doigts, 
non  dans  la  tête  :  elles  sont  des  trucs,  non  des  idées.  On  ne  peut 
pas  enfin  les  séparer  de  la  formule  qu  elles  accompagnent  :  sans  elles, 
elle  n'aurait  pas  de  sens  ;  le  doigté  obscur  soutient  l'idée  claire; 
on  ne  peut  la  voir  qu'après  avoir  trouvé  à  tâtons  le  bouton  qui 
donnera  la  lumière. 

4°  Indépendance  des  corrections  numériques  et  des  observations  anté- 
rieures. 

Il  y  a  donc  dans  un  fait  physique  deux  éléments  :  du  touché  et  du 
vu;  certaines  conditions  qui  entourent  l'instrument  de  mesure  et 
un  chiffre  qu'on  lit  sur  cet  instrument.  Nous  avons  vu  comment 
nous  étions  maîtres  de  ces  conditions;  nous  le  sommes  aussi  de  ce 
chiffre.  11  n'entrera  pas  tel  quel  dans  la  science,  nous  lui  ferons 
subir  certaines  corrections. 


J.  WILBOIS.  —  l'ksi'iut  POsiTir.  593 

Analysons,  par  exemple,  une  mesure  calorimétrique  faite  par  la 
méthode  des  mélanges  '. 

On  n'accepte  pas  la  température  finale  0  que  donne  le  thermo- 
mètre. On  suppose  que,  pendant  la  première  minute,  la  température 
du  calorimètre,  par  suite  de  [lerturbations  cachées,  s'est  abaissée 
de  AOj,  pendant  la  deuxième,  de  AO.,,  etc.,  si  bien  qu'on  introduira, 
dans  l'équation  fondamentale,  non  plus  le  nombre  0,  mais  la  somme 
O  +  AOj  +  AO^-tr 

Je  dis  qu'on  ne  peut  pas  détailler  ces  perturbations.  Supposons, 
en  effet,  que  cela  soit  possible,  et  que  la  seule  cause  perturbatrice 
soit  le  rayonnement  conforme  à  la  loi  de  Newton  :  «  La  chaleur 
perdue  par  un  corps  qui  rayonne  est  proportionnelle  à  l'excès  moyen 
de  sa  température  sur  celle  du  milieu  ambiant  ».  /„,  /j,  /,>  étant  les 
températures  du  calorimètre  au  commencement  de  chaque  minute, 
l' la  température  ambiante  qui  reste  à  peu  près  fixe  pendant  toute 
l'expérience,  on  écrira  : 

A6,  =  a('. +  '■-«-) 

A  étant  une  certaine  constante  qui  dépend  du  poids  du  calorimètre 
et  de  la  nature  des  corps  qu'il  contient. 
De  même  : 

Et  on  déterminera  A  par  une  expérience  à  blanc  -. 

1.  On  chauffe,  à  une  température  T,  une  masse  P  du  corps  dont  on  veut  déter- 
miner la  chaleur  spécifique  x.  Puis  on  le  plonge  dans  une  masse  M  d'eau 
refroidie  à  la  température  /,  et  dont  la  chaleur  spécifique  a  été  prise  pour  unité. 
Le  corps  se  refroidit,  l'eau  s'échaulîe,  et  le  système  atteint  bientôt  une  tempé- 
rature moyenne  9.  Le  principe  de  la  méthode  est  celui-ci  :  on  admet  que  la 
quantité  de  chaleur  gagnée  par  l'eau  qui  s'échaulTe  est  égale  à  la  quantité  perdue 
par  le  corps  qui  se  refroidit.  Ce  qu'on  exprime  par  la  formule  : 

P.r(T  — e)  =  M(9  — 0- 
Nous  avons,  dans  cet  exposé,  simplifié  un  peu  la  méthode.  En  réalité,  le  corps 
peut  être  placé  dans  une  nacelle  de  masse  p  et  de  chaleur  spécifique  c;  l'eau  est 
contenue  dans  un  récipient  de  masse  »?i  et  de  chaleur  spécifique  Cj  et  elle  ren- 
ferme un  thermomètre  et  un  agitateur  de  masses  Wj  et  m-^  et  de  chaleurs  spéci- 
fiques C2  et  C3;  il  faut  donc  remplacer  la  formule  précédente  par  celle-ci  : 
(P.r  -f  pc)  (T  -  6)  =  (M  +  ?n.iCi  -f-  m^c,  +  ^3^3)  (9  —  /) 

D'où  l'on  lire  x. 

2.  Avant  de  plonger  le  corps  dans  le  calorimètre,  on  observe  celui-ci  pendant 
dix  minutes;  sa  température  s'abaisse  de  <'g  à  f'^;  le  rayonnement  est  la  seu  le 
cause  du  refroidissement;  on  a  donc  : 

Tout  est  connu,  dans  celte  formule,  sauf  A  :  on  en  lire  A. 

Rev.  Mkta.  t.  IX.  —  1901.  iO 


594  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Plus  exactement,  supposons  qu'à  la  perte  de  chaleur  par  rayon- 
nement s'ajoute  une  perte  de  chaleur  par  évaporation  de  l'eau;  à 
cause  de  la  faible  variation  de  température  du  calorimètre,  cette 
perte  sera  à  peu  près  la  même  dans  chaque  minute;  on  la  repré- 
sentera par  une  constante  B;  au  lieu  des  équations  précédentes,  on 
écrira  : 


Et  on  déterminera  A  et  B  par  deux  expériences  à  blanc  *. 

Regnault  s'est  servi  de  ces  dernières  formules.  Mais  il  est  facile 
de  voir  qu'elles  n'ont  pas  le  sens  que  nous  leur  avons  prêté,  et  que 
notre  exposé  est  plus  fidèle  à  l'histoire  qu'à  la  réalité  des  choses. 
Le  terme  en  A  et  le  terme  en  B  ne  représentent  pas,  nettement 
séparées,  l'influence  du  rayonnement  et  l'influence  de  l'évaporation; 
pour  employer  le  langage  du  morcellement  physique,  le  calorimètre 
subit  bien  d'autres  influences  encore  :  conductibilité  des  supports, 
conductibilité  de  l'agitateur,  conductibilité  de  l'air,  convection  de 
l'air,  agitation  de  l'eau  qui  crée  de  la  chaleur,  évaporation  qui  en 
absorbe,  évaporation  qui  semble  en  dégager,  puisqu'elle  réduit  le 
volume  de  l'eau,  sans  parler  des  influences  ignorées.  Chacune  d'elles 
a  un  effet  89j  dont  on  pourra  développer  la  valeur  en  un  commen- 
cement de  série  ordonnée  suivant  les  puissances  croissantes  de  la 

difl'érence  -^ — -  —  t'  ;  on  aura  ainsi  : 
pour  le  rayonnement  : 

-:»,  =  6  +  a(H^'-.')+o(^'-,')'  +  ... 
pour  la  conductibilité  des  supports  : 

6-6,  =  i' +  «(^  -  r)+ c  (y^t  -  ry  + ... 

Et  A9j  est  la  somme  des  valeurs  06,,  o'6,,  etc.  Il  est  vrai  que,  à 
l'a  pproximation  dont  nous   nous  contentons,  certains  termes  sont 

1.  On  en  fera  une,  par  exemple,  avant  de  mettre  le  corps  dans  le  calorimètre, 
l'autre  après  avoir  observé  la  température  d'équilibre  0;  on  tirera  A  et  B  des 
deux  équations  : 


t',  -  l\  =  10  A  (^-^^  -  f  j  +  10  B 
t'„  —  r„  =  10  A  (  ^  "  +  ^""  _  i!')+  10  B 


J.  WILBOIS.   —   i;t:spiuT  PosniF.  595 

négligeables;  par  exemple,  dans  la  formule  du  rayonnement,  h  et  c, 
dans  la  conductibilité  des  supports,  a'  et  c';  mais  il  n'est  pas  moins 
vrai  que,  dans  la  formule  complète,  le  terme  en  A,  comme  le  terme  en 
B,  réunit  plusieurs  efl'ets  au  lieu  de  les  isoler;  la  formule  de  Regnault 
est  le  commencement  d'une  formule  plus  longue  qu'on  aurait  pu  poser 
d'abord,  sans  se  soucier  du  sens  de  chaque  terme.  Le  premier  repré- 
sente ce  qui  dépend  de  la  température,  le  second  ce  qui  n'en  dépend 
pas;  mais  ces  perturbations  varient  avec  la  nature  des  corps  et  la 
forme  des  appareils;  mesure-t-on  des  chaleurs  spécifiques  de  solides, 
les  perles  par  conductibilité  sont  insignifiantes  et  B  représente  sur- 
tout les  pertes  par  évaporation;  étudie-t-on  les  chaleurs  spéciliques 
des  gaz,  la  conductibilité  devient  la  perturbation  dominante  et  c'est 
elle  que  B  représente.  On  emploie  donc,  dans  les  mesures  calorimé- 
triques, une  formule  dont  on  ne  cherche  pas  à  pénétrer  le  sens. 

Il  en  est  ainsi  dans  toutes  les  corrections;  on  remplace  le  nombre 
observé  par  un  autre,  rattaché  au  premier  par  une  équation  dont 
on  aura  à  justifier  l'emploi  ,  mais  dont  les  termes  séparés  ne 
correspondent  pas  à  des  séparations  physiques.  Tout  à  Vhciirc  nous 
ne  pouvions  pas  morceler  nos  recettes  en  précautions  intelligibles  ; 
710US  ne  pouvons  pas  davantage  décomposer  les  corrections  numériques 
en  lois  distinctes. 

Résumé. 

L'analyse  précédente  n'est  pas  celle  des  observations  de  sens 
commun.  Elle  ne  concerne  que  les  expériences  de  frécision.  Ces  expé- 
riences se  multiplient  en  physique.  C'est  pourquoi  nous  leur  avons 
attribué  tant  d'importance. 

Les  caractères  des  faits  qu'elles  indiquent  sont  les  suivants  : 

1°  Ces  faits  ne  sont  vrais  que  dans  un  oisemble  de  conditions,  d'au- 
tant plus  complexe  que  la  mesure  est  plus  précise. 

2'^  Ces  conditions  sutit  des  recettes  qu'on  emploie  sans  pouvoir  les 
réduire  toutes  en  idées  claires. 

3°  Les  nombres  lus  sur  les  appareils  sont  remplacés  par  d'autres., 
et  les  formules  qui  les  lient  ne  sont  pas  imposées  par  une  observation 
physique. 

Le  fait  de  science  est  donc  notre  œuvre.  Il  l'est  doublement  :  par 
les  conditions  qui  le  fixent  et  par  ses  formules  de  correction  '.  Nous 

1.  Dans  certains  cas,  nous  respectons  les  conditions  que  la  nature  nous  olTre. 
1.1  n'y  a  alors  d'artificiel  que   Vinterprélalion  du  fait.  Par  exenipK'.  l'expérience 


596  REVUK   DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

aurions  pu  choisir  autrement  les  unes  et  les  autres.  Nous  ne  les 
avons  pas  reçues,  nous  nous  les  sommes  données. 

C'est  là  la  théorie  du  fait  isolé.  Ses  corrections  numériques  et  ses 
conditions-recettes  semblent  choisies  arbitrairement.  Mais  nous 
avons  vu,  dans  notre  premier  chapitre,  que  tout  fait  est  rattaché  à 
quelque  principe  plus  large.  Si  réaliste  qu'elle  soit,  notre  descrip- 
tion a  donc  quelque  chose  d'artificiel.  Nous  en  corrigerons  la  con- 
clusion par  l'étude  de  ce  lien  qui  unit  les  principes  et  les  faits. 

Cependant  la  division  du  travail  est  la  devise  de  tous  les  labora- 
toires; c'est  un  reste  des  illusions  de  Comte,  et  de  son  dédain  des 
théories;  mais  c'est  aussi  une  condition  de  succès  dans  une  science 
devenue  merveilleusement  multiple.  Il  ne  faut  donc  pas  dédaigner 
la  logique  du  fait  isolé.  Elle  est  incomplète,  mais  elle  est  nécessaire. 
Nous  allons  en  chercher  les  idées  directrices  et  nous  les  développe- 
rons jusqu'à  en  apercevoir  l'insuffisance.  Ce  sera  la  contre-partie 
de  nos  remarques  sur  la  logique  des  principes. 

Comme  les  conditions  et  les  corrections  d'une  expérience  n'iso- 
lent jamais  une  loi,  une  propriété,  une  cause,  un  effet,  la  logique 
induclive  ne  consiste  pas,  comme  nous  l'avions  déjà  pressenti,  à 
savoir  jongler  avec  ces  choses  comme  avec  des  objets  matériels;  elle 
consiste  à  les  fabriquer;  elle  est  industrie  et  non  gymnastique.  Nous 
ne  substituerons  donc  pas,  aux  règles  de  Stuart  Mill,  des  canons  qui 
auraient  la  même  infaillibilité  :  c'est  leur  sûreté  qui  est  leur  vice. 
S'il  est  vrai,  comme  nous  l'avons  déjà  soutenu  ',  et  comme  nous 
espérons  le  montrer  encore  mieux  tout  à  l'heure,  que  le  délermi- 


du  pendule  de  Foucault.  On  peut  l'interpréter  en  disant  que  la  terre  tourne,  ou 
en  disant  qu'une  sorte  d'induction  électrique  dévie  les  pendules  en  mouvement 
à  la  surface  de  la  terre  immobile.  Mais,  sous  ces  deux  expressions,  il  y  a  un 
donné  indépendant  de  nous,  ou  peu  s'en  faut;  c'est  le  même  texte,  que  nous 
traduisons  en  deux  langues,  mais  c'est  un  texte  que  nous  n'avons  pas  écrit. 
Quelques  personnes  s'imaginent  que  tous  les  faits  physiques  sont  aussi  déter- 
minés que  celui-là,  et  les  philosophes  qui  parient  d'artificiel  leur  semblent 
soulever  un  pur  problème  de  mots.  Elles  ont  raison.  Elles  auraient  du  moins 
raison  si  tous  les  faits  physiques  étaient  de  cette  espèce.  Or,  il  y  a  la  nature 
naturelle,  les  astres,  l'arc-en-ciel,  le  tonnerre,  et  la  nature  artificielle,  comme 
les  phénomènes  électriques  et  les  nouvelles  radiations.  La  première  est  à  peu 
près  donnée  (à  peu  près,  car,  si  l'on  remarque  qu'il  n'y  a  pas  de  longueur 
absolue,  il  faut  dire  que  la  distance  de  la  terre  à  la  lune  dépend  de  l'étalon 
métrique  que  nous  aurons  choisi,  et  on  sait  qu'une  barre  de  métal  peut  varier 
avec  les  années,  si  on  la  compare  à  une  longueur  d'onde  déterminée);  dans  la 
seconde  nature,  tout  est  artificiel,  l'interprétation  d'un  fait  comme  ses  condi- 
tions; et  cette  nature  tend  à  devenir  l'unique  objet  de  la  science. 

1.  <•  Sur  un  argument  tiré  du  déterminisme  physique  en  faveur  de  la  liberté 
humaine.  »  {Bibliothèque  du  Congres  international  de  philosopliie  de  1900,  t.  III.) 


J.  "WILBOIS.    —  L  i:spiuT  l'OsniF.  597 

nisme  physique  est  un  produit  de  la  liberté  humaine,  nous  devons 
condamner  toute  méthode  de  recherche  qui,  comme  celle  de  Mill, 
postule  le  déterminisme.  Nous  rédmrons  à  (/cu.r  les  rèijles  de  la  décou- 
verle  :  avoir  le  sens  esthétique,  et  avoir  le  sens  du  progrès.  Nous  ne 
prétendons  pas  ainsi  être  complet  :  nous  voulons  plutôt  indiquer 
l'esprit  de  notre  méthode.  Enfin  nous  ne  voulons  pas  enseigner  des 
règles  pratiques;  on  n'impose  pas  le  génie.  Celui  qui  nous  aura 
lu  ne  sera  pas  meilleur  physicien;  nous  ne  pouvons  que  répéter  ce 
que  nous  avons  déjà  dit  à  propos  des  principes  :  les  vraies  régies  de 
l'invention  sont  des  prescriptions  morales. 

§  III.  —  Première  règle  de  In   logique  inductive  :  le  sens  esthétique. 

Il  n'y  a  pas  de  vérité  sans  beauté.  Tout  le  monde  le  sait.  Les  pre- 
miers hommes  ont  sans  doute  connu  le  beau  avant  de  songer  au 
vrai,  et,  dans  la  physique  moderne,  il  est  des  approximations 
lourdes  et  des  exactitudes  laborieuses  où  l'on  refuse  de  recon- 
naître le  réel  profond  et  le  savoir  définitif. 

Un  fait  physique  est  beau  de  cent  manières  :  par  l'en-dehors  qui 
Tillustre  (méthode  stroboscopique,  flammes  de  Kœnig,  diapasons 
de  Lissajous,  expériences  de  Tesla,  expériences  de  cours  en  général); 
—  par  l'unité  de  sa  carcasse  mathématique- (travail  d'Ampère  sur 
les  attractions  des  courants  électriques,  notion  de  tension  superfi- 
■cielle  qui  simplifie  tous  les  problèmes  de  capillarité,  pression  osmo- 
lique  qui,  introduite  dans  la  loi  de  Mariotte,  résume  les  lois  de  la 
tonométrie,  de  la  cryoscopie  et  de  l'ébullioscopie);  —  par  la  sim- 
plicité du  calcul  (valences  et  stéréo-chimie,  ellipsoïde  des  élasticités 
de  Fresnel,  qui  ramène  un  problème  du  quatrième  degré  à  un  pro- 
i)lème  du  second,  surface  isochromatique  de  Bertin  et  spirale  de 
diffraction  de  M.  Cornu,  qui  résolvent  graphiquement  les  plus  longs 
calculs  de  l'optique);  —  par  la  simplicité  du  doigté  (expérience  de 
Clément  et  Desormes  où  le  ballon  laboratoire  est  son  propre  ther- 
momètre, mesure  de  l'ohm  par  la  méthode  de  M.  Lippmann  qui  se 
réduit  à  deux  lectures,  mesure,  dans  une  chambre,  de  la  vitesse  de 
lumière  par  la  méthode  de  Foucault,  travaux  de  M.  Cernez  sur  la 
surfusion,  détermination  optique  du  signe  d'un  cristal)  ;  —  par  la  ren- 
contre, dans  le  réel,  de  certaines  formes  mathématiques  qu'on  avait 
définies  d'avance  sans  aucun  parti  pris  pratique  (ligne  de  courbures 
qu'on  emploie  en  capillarité,  équation  de  Laplace  qui  sert  dans  les 


598  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

problèmes  d'attraction   newtonienne  ,   surfaces  des  ondes,  imagi- 
naires applicables  à  la  réflexion  totale,  formules  exponentielles  et 
sinusoïdales  qu'on  rencontre  à  peu  près  partout);  —  par  la  solution 
simple  de  problèmes  industriels  réputés  difficiles  (télégraphe,  galva- 
noplastie, photographie  des  couleurs,  lumière  électrique);  —  par 
une  utilité  plus  générale  (synthèses  organiques,  analyse  spectrale, 
pesée  d"une  planète)  ;  —  par  certaines  analogies  imprévues  icourbe 
de  M.  Van  der  Waals,  liquéfaction  des  gaz,  expériences  deDoppler- 
Fizeau    qui   assimilent  les    vibrations    lumineuses   aux   vibrations 
sonores  ;  —  par  un  imprévu  poussé  jusqu'au   paradoxe   (télégra- 
phie  sans  fil,   rayons  X,    interférences  lumineuses);  —  enfin  par  le 
mélange,  en  une  foule  de  synthèses  originales,  de  ces  divers  éléments. 
Si  nous  accumulons  cette  variété  de  types  et  cette  abondance 
d'exemples,  c'est  qu'on  méconnaît  tellement  le  rôle  de  la  beauté 
dans  la  science  qu'il  est  nécessaire  de  le  signaler  avec  exagération; 
c'est  d'ailleurs  une  beauté  de  son  ordre,  qui  étonnerait  un  homme 
du  monde  et  scandaliserait  un  artiste;  car  il  est  clair  que  la  couleur 
d'un  appareil  et  l'éloquence  d'un  mémoire  ridiculiseraient  une  loi 
au  lieu  de  l'enjoliver.  Peut-être,  en  groupant  ces  documents  épars, 
arriverions-nous  à  formuler  un   petit  nombre  de  règles;  nous  leur 
donnerions  pour  titre  :  l'esthétique  du  laboratoire;  elle  risquerait 
un  peu  de  laisser  échapper,  entre  ses  formules  rigides,  ce  qui  fait 
la  science  vraiment  belle;  la  besogne  n'en  serait  pas  moins  divertis- 
sante :  nous  ne  la  tenterons  pas;  c'est  de  logique  que  nous  nous 
occupons.  Nous  nous  contenterons  d'une  remarque  capitale.  A  celui 
qui  regarde  la  science  déjà  faite,  il  semble   qu'on  pourrait  effacer 
cette  beauté  sans  altérer  la  vérité  qu'elle  recouvre  :  la  vérité  paraît 
belle  par  surcroît;  vérité  est  le  substantif,  beau  n'est  que  l'adjectif. 
Mais  il  n'en  est  plus  de  même  lorsqu'on  observe  la  science  qui  se 
forme.  Les  faits  ne  sont  pas  encore  constitués.  Le  vrai  est  enfoui 
dans  la  complexité  de  perceptions  qualitatives  ;  aucune  règle  jyropre- 
ment  scientifique  n'a  de  prise  sur  lui  :  c'est  un  instrument  esthétique 
qui  le  dégagera;  entre  le  vrai  ei  le  beau,  il  y  a  des  rapports  de  matière 
à  forme.  La  recherche  de  la  beauté  est  donc  une  condition  de  la  science. 
L'esthétique  est  un  chapitre  de  la  logique. 
Nous  donnerons  deux  exemples  à  l'appui  de  cette  opinion. 
Rien  n'est  plus  compliqué  que  les  mouvements  des  liquides  chauf- 
fés. On  n'en  a  pas  trouvé  les  lois  définitives  :  les  intégrations  ne 
sont  pas  toujours  possibles  et  l'on  a  fait  peu  d'expériences.  D'ail- 


J.  WILBOIS.   —  l'esprit  positif.  599 

leurs  la  formule  de  l'appareil,  la  distribution  de  la  chaleur,  la 
viscosité  du  liquide,  la  durée  de  l'observation,  sont  autant  de  cir- 
constances qui  nous  offrent  des  lois  différentes.  La  confusion  semble 
inextricable.  Le  sens  esthétique  permet  de  le  débrouiller.  M.  Bénard, 
dans  son  très  élégant  travail  sur  «  Les  TuiirbUlons  cellulaires  dans 
une  nappe  liquide  propageant  de  la  chaleur  par  conduction,  en  régime 
permanent  »  %  a  montré  qu'une  mince  nappe  liquide,  dont  les  deux 
faces  sont  à  deux  températures  fixes,  se  divise  en  prismes  hexago- 
naux parfaitement  nets;  l' expérience  est  belle;  nous  n'hésilons  plus  : 
c'est  dans  ces  conditions  qu'il  fallait  opérer.  Si  plus  tard  la  formule 
mathématique  des  tourbillons  de  ces  cellules  nous  semble  longue 
et  disgracieuse,  nous  pourrons,  d'après  un  autre  idéal,  changer  les 
conditions  du  phénomène;  en  attendant,  cette  beauté  nous  suffit. 

C'est  de  la  beauté  visuelle;  mais  une  beauté  intellectuelle  peut 
nous  guider  aussi  bien  :  c  était  V enveloppe  du  fait  que  nous  cherchions 
à  rendre  belle;  nous  pouvons  chercher  au  contraire  à  rendre  belle  sa 
formule.  Nous  développerons  un  peu  plus  ce  second  exemple. 

On  connaît  la  mesure  de  Vintensité  g  de  la  pesunieur par  la  méthode 
du  colonel  De  (forges,  g  est  donné  par  la  formule  : 

al-  —  a'T^      Tz^  ,      .     . 

; — =z—  [a  -\-a) 

a  —  a  g  ^      '      ' 

OÙ  T  et  T'  représentent  les  durées  d'oscillation  d'un  pendule 
réversible  autour  de  ses  deux  couteaux,  a  et  a'  les  distances 
de  leurs  arêtes  au  centre  de  gravité,  et  -z  le  rapport  3,14159265..., 
de  la  circonférence  au  diamètre  ^.  Ou,  du  moins,  g  serait  donné 
par  cette  formule  si  les  arêtes  des  couteaux  étaient  infiniment  aiguës, 
si  l'on  opérait  dans  le  vide  et  si  le  support  n'était  pas  entraîné  par 

1.  Thèse,  Paris,  1901. 

2.  Cf.  Defforges,  Sur  t^intensité  absolue  de  la  pesanteur  {.Jouimal  de  ]>hi/.dque, 
1888,  pp.  239  et  suiv.,  347  et  suiv.,  455  et  suiv.). 

On  sait  que  la  durée  T  d'oscillation  d'un  pendule  composé  est  donnée  par  la 
formule  : 

0 
l  étant  la  longueur  du  pendule  simple  synchrone  (pendule  formé  d'un  point 
matériel  pesant  suspendu  par  un  fil  inextensible  et  sans  masse,  et  qui  oscillerait 
dans  le  même  temps  que  le  pendule  réel),  iesl  donné  à  son  tour  par  la  formule  : 

1=^  a-\ — 
'    a 

k-,  carré  du  rayon  de  gyration,  étant  une  constante  du  pendule.  Mais  A-2  n'est 
pas  facile  à  déterminer.  Pour  connaître  /,  on  fixe  deux  couteaux,  arêtes  en 
regard,  en  deux  points  situés  à  des  distances  difTérentes  a  et  a'  du  centre  de 


600  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

]es  mouvements  du  pendule.  Ce  sont  là  des  circonstances  qu'on  ne 
peut  ou  qu'on  ne  veut  pas  réaliser.  D'autre  part,  il  est  impossible 
de  dédaigner  les  imperfections  de  la  méthode  brute,  car  la  sixième 
décimale  de  g  nous  donne  de  précieux  renseignements  géologiques. 
Il  faut  donc  corriger  longuement  les  observations  pendulaires.  Il  y 
aura  trois  corrections  : 

1°  Corrections  des  couteaux; 

2*"  Corrections  de  Tair; 

3°  Correction  des  supports. 

1°  Correction  des  couteaux. 

Le  couteau  de  suspension  se  termine,  à  sa  partie  inférieure,  par 
une  surface  cylindrique  plus  ou  moins  régulière.  La  longueur  du  pen- 
dule simple  synchrone  n'est  plus  exactement  la  distance  des  cou- 
teaux (même  dans  le  cas  où  [/.  est  nul).  D'après  une  analyse  que 
nous  ne  reproduirons  pas  \  elle  est  à  peu  près  : 


gravité,  et  telles  que  l'oscillation  ait  la  même  durée,  quel  que  soit  le  couteau 
cjui  supporte  le  pendule.  La  distance  a  +  a'  est  facile  à  mesurer.  On  démontre 
qu'elle  est  égale  à  /. 
En  réalité,  on  n'a  jamais  rigoureusement  : 

l^  a  -\-  a 
c'est-à-dire  : 

A-2  =  aa 
mais  : 

k-  =  aa  +  V- 
[ji  étant  une  très  petite  quantité  positive  ou  négative. 
Donc,  dans  Toscillation  autour  du  premier  couteau 

l  =z  a-\ ^  a-\-  a  4-- 

dans  l'oscillation  autour  du  second  : 


l  =  a'  -] — j  ^  a  -\-  a'  -\-  -.. 
^  a  '         'a 


a  '         '   a 

Dans  les  deux  cas  on  a  deux  durées  d'oscillation  difTérentes: 

0  y  ^      "^    (  (1) 

T'2  =  —  J  a  -4-  fl'  -(-  -S  I     > 
g  \      '         '   a'f     ) 

(X  est  inconnu  et  impossible  à  mesurer;  nous  l'éliminerons;  multiplions  l'avant- 
dernière  équation  par  a,  la  dernière  par  a',  et  retrancbons-les  membre  à  mem- 
bre; elles  d(jnnent,  après  un  calcul  facile  : 

flT2  — a'T'2       t:^  ,      ,      ,,       ,,, 

; —  —  —   a-r  a')      (2) 

a  —  a  fl 

a  et  a'  sont  faciles  à  mesurer. 

1.  Journal  de  physique,  1888,  p.  243. 


J.    WILBOIS.    —    1.  ESPRIT    POSITIF.  601 

0  étant  le  rayon  de  courbure,  suppose  constant,  de  l'arête,  p  est 
très  petit.  Il  semble  ne  dépendre  que  du  couteau;  mais  il  dépend 
par  là  de  l'ampliludo  de  l'oscillation,  car  le  cylindre  n'étant  jamais 
circulaire^  p  représente  une  valeur  moyenne  ;  et  cette  moyenne 
varie  avec  les  courbures  extrêmes,  c'est-à-dire  avec  les  génératrices 
du  cylindre  qui,  au  commencement  et  à  la  fin  d'une  oscillation, 
sont  en  contact  avec  les  supports.  Abandonnons  le  pendule  autour 
de  ses  deux  couteaux,  en  notant  la  première  et  la  dernière  ampli- 
tude. Aux  équations  (1)  nous  substituerons  des  équations  plus 
exactes  : 
autour  du  premier  couteau  : 

autour  du  second  :  ^  (3) 

d'où,  comme  tout  à  l'heure  : 
ffT 


11^1^' =  Zi:  («  ^  «')  A  _  pj^;\ 
a  —  a  g        '         \         a  —  a  / 


en  supprimant,  dans  le  second  membre,  les  termes  qui  contiennent 
les  produits  y-o  ou  uip',  quantités  négligeables  à  côté  des  quantités 
petites  a,  p  et  p'.  Nous  éliminerons  rinHuence  des  courbures,  repré- 
sentée par  le  terme  inconnu  p  —  p',  en  échangeant  les  deux  cou- 
teaux. On  a,  en  faisant  osciller  le  pendule  autour  du  second  couteau 
enchâssé  dans  la  monture  du  premier,  et  cela  dans  les  mêmes  limites 
d'amplitude  que  la  première  fois  : 

T.'  =  f(«  +  «'  +  3)('=^)     ] 
et,  autour  du  premier  couteau  :  >  (5) 

d'où  : 

u  —  a  g  ^     '      '  \      '   a~a  J      ' 

Si  nous  ajoutons,  membre  à  membre,  les  équations  (4)  et  (6),  le  terme 
9  —  p' 


7  disparaît,  et  il  vient 


a 

«T,-  —  «'Ti'-  +  aT.,-  —  a'T.,'- 


=  2l-{a  +  a')     (7) 


a  —  a  y 

équation  où  tout  est  connu,   excepté  g,  et  qui  remplacera  l'équa- 
tion (2). 


602  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Jusqu'ici  toutes  les  corrections  ont  été  imaginées  avec  un  scru- 
pule mathématique.  Notons  cependant  que  les  conditions  de  l'expé- 
rience (réversion,  échange  des  couteaux,  limites  d'amplitude)  dépen- 
dent des  équations  qui  les  traduisent,  puisque  c'est  une  élimination 
algébrique  qui  nous  a  suggéré  la  méthode  d'élimination  physique. 
Si  donc  des  raisons  esthétiques  s'introduisaient,  tout  à  l'heure,  dans 
des  formules  semblables,  elles  s'introduiraient  par  elles  dans  les  cir- 
constances matérielles  de  la  mesure.  C'est  précisément  ce  qui  arriver  a. 

2°  Correction  de  l'air. 

L'air  agit  de  plusieurs  manières  sur  le  pendule  :  nous  en  connais- 
sons trois  : 

a.  Il  lui  fait  perdre  de  son  poids,  comme  il  arrive  à  tout  corps 
plongé  dans  un  fluide  (principe  d'Archimède). 

b.  Il  oppose  une  certaine  résistance  à  ses  mouvements. 

c.  Il  adhère  au  pendule  et  est  entraîné  avec  lui,  si  bien  que  la 
masse  du  pendule  doit  être  augmentée  de  la  masse,  constamment 
variable,  de  ce  gaz  plus  ou  moins  adhérent. 

Il  serait  très  difficile  et  tout  à  fait  illusoire  de  traiter  par  le  calcul 
l'effet  de  ces  influences  complexes.  On  l'a  tenté  ^  ;  mais,  pour  arriver 
à  des  équations  maniables,  il  faut  tellement  simplifier  les  données 
du  problème  que  cette  analyse  ressemble  plus  à  une  virtuosité  d'algé- 
briste  qu'à  une  description  du  réel.  Mais  nous  pouvons  penser  que 
la  présence  de  l'air  modifie  la  longueur  du  pendule  simple  synchrone 
et  essayer  une  formule  analogue  à  la  précédente.  Le  triple  etfet  de 

l'air  accroît  /  de  -  ,  comme  la  courbure  des  arêtes  l'avait  diminuée 
a  ' 

de£  .  Qu'on  ne  cherche  pas,  par  une  remarque  facile,  à  justifier  cette 

décision;  qu'on  ne  dise  pas  que  l'action  de  l'air  est  d'autant  plus 
petite  que  la  longueur  a  est  plus  grande,  puisque  la  force  principale, 
la  pesanteur,  agit,  en  quelque  sorte,  au  bout  d'un  bras  de  levier  plus 
long.  Rien  n'est  moins  évident  que  ces  raisonnements  simples,  et  la 
symétrie  du  calcul  est  le  vrai  motif  du  choix  de  cette  correction. 
Nous  remplacerons  donc  les  équations  (3)  par  : 


(8) 


1.  Journal  de  physique,  1888,  p.  247. 


J.  "WILBOIS.   —  L  t;si'un    rosniF.  6ua 

et  l'équalion  (4)  par  : 

a  — a  g  \  a  — a        )   ^  ' 

Nous  ne  connaissons  ni  s  ni  s';  il  dépend  de  la  forme  extérieure  du 
pendule  lorsqu'il  est  suspendu  par  le  premier  couteau  et  de  l'ampli- 
tude des  oscillations  dans  la  série  que  représente  la  première  des 
équations  (8).  Il  ne  dépend  de  rien  d'autre.  De  même  s'.  Mais  si  nous 
faisons  le  pendule  symétrique  dans  sa  forme  extérieure  (pendule  ayant 
même  forme  apparente,  qu'il  soit  suspendu  par  le  premier  ou  par  le 
second  couteau;  un  poids  intérieur  écartera  le  centre  de  gravité  du 
centre  de  ligure),  et,  si  les  deux  observations  précédentes  sont  faites 
dans  les  mêmes  limites  d'amplitude,  t  et  s'  sont  égaux,  l'équation  (9) 
sera  identique  à  l'équation  (4)  et  la  réversion  aura  éliminé  l'influence 
de  l'air.  iMais,  si  cette  influence  ne  peut  pas  être  représentée  par  le 

terme  -  ,  elle  ne  pourra  pas  être  corrigée  non  plus  par  la  méthode 

précédente  :  nous  observerons  un  fait,  c'est  entendu,  mais  un  fait 
qu'il  ne  pourra  peut-être  pas  généraliser.  La  réversion,  l'échange 
des  couteaux,  les  limites  d'amplitudes,  la  forme  du  pendule,  toutes 
les  circonstances  du  fait  dépendent  d'une  préoccupation  esthétique  : 
c'est  l'harmonie  des  calculs  qui  a  fixé  à  la  fois  les  conditions  de  la 
mesure  et  la  formule  qui  la  traduit. 

3"  Correction  du  support. 

La  même  harmonie  nous  guidera  dans  la  dernière  correction.  Une 
analyse,  qui  ne  peut  trouver  place  ici',  a  montré  que,  par  suite 
de  l'oscillation  du  support,  la  longueur  est  accrue  d'une  certaine 
quantité,  et  qu'on  dit  remplacer  l'équation  (9)  par  l'équation  : 

„T,2  _a'T/_^^u^  ,Vl  -i^lp;  +  A:^)  (10) 


a  —  a  ij  '\         a  —  a       a  -\-  a 

Mj  désignant  la  masse  du  pendule  et  tj  un  certain  coefficient  très 
petit,  caractéristique  du  support.  Cette  analyse,  il  est  vrai,  est  très 
incomplète  :  elle  néglige  la  masse  du  support  et  suppose  qu'il  n'y  a 
pas  de  différence  de  phase  entre  son  mouvement  et  celui  du  pen- 
dule; on  ne  peut  donc  en  accepter  les  résultats  comme  des  vérités 
intangibles.  Mais  la  correction  qu'ils  suggèrent  est  toute  pareille  à 
celles  que  nous  avons  déjà  employées  et  l'élégance  de  cette  analogie 
suffit  à  nous  les  imposer. 

1.  Journal  de  physique^   1888,  p.  355. 


604  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Pour  éliminer  le  terme  en  r,,  nous  nous  servirons  d'un  second 
pendule,  de  longueur  différente,  symétrique  extérieurement,  et  que 
nous  suspendons  au  même  couteau.  Nous  le  ferons  osciller  deux 
fois  et  nous  aurons  : 

iït|l:  =  'J(»  +  .,(,-»-^,+ A^L)  iu, 

(Mj  masse  du  second  pendule,  b  et  b'  distances  des  couteaux  à  son 
centre  de  gravité).  Retranchons,  membre  à  membre,  les  égalités  (10) 
et  (11),  il  vient  : 


a  —  a'  b  —  b' 


:  — [a  +  rt'  — (6  +  6' p  — p      — ■ — '  — i— S-7 


+  —  r,(M,  —  M.,) 

g 


Cette  soustraction  éliminera  ç,  ;'  et  v)  si  les  coefficients  de  ç  —  ;'  et  de  v) 
sont  nuls.  Le  premier  est  nul  si  : 

a  6 

a'       6' 
le  dernier  si  : 

M,  =  M, 

Nous  sommes  ainsi  conduits  au  dernier  perfectionnement.  Nous 
ferons  osciller  autour  des  mêmes  couteaux  deux  pendules  de  même 
poids,  de  longueurs  différentes,  symétriques  extérieurement  et  dont 
les  centres  de  gravité  sont  semblablement  placés  par  rapport  aux 
arêtes  des  couteaux.  La  formule  qui  donne  g  est  alors  : 

aJl  —  oTY^'       6T,2  — 6'T.;i       "' r      ,      '       /;    ,    ^m        ^•}^ 
a  —  a  b  —  6  9  \     i      /j        \     i 

C'est  la  formule  définitive.  Comme  tout  à  l'heure,  elle  détermine  les 
circonstances  qui  l'accompagnent,  au  lieu  de  se  mouler  sur  elles. 

Nous  venons  de  suivre  la  genèse  d'une  expérience  de  précision; 
cette  précision  nous  soumettait  à  plusieurs  perturbations  :  il  fallait 
les  éliminer  dans  nos  calculs  :  mais  il  fallait  d'abord  les  fixer  par 
nos  recettes;  la  simplicité  des  uns  a  imposé  le  choix  des  autres;  la 
beauté  a  informé  la  vérité. 

Ces  deux  exemples  nous  imposent  la  même  conclusion  :  le  sens  esthé- 
tique a  un  rôle  fondamental  dans  la  constitution  des  faits. 

On  nous  reprochera  peut-être  d'avoir  choisi  ces  exemples,  par 
amour  du  paradoxe,  parmi  de  singuliers  travaux  dont  les  auteurs 
n'ont  pas  l'esprit  scientifique.  J'admire  vraiment  ce  que  le  public 


J.  WILBOIS.   —  l'espiut  positif.  60:v 

appelle  «  esprit  scientifique  ».  Il  semble  qu'il  entende  par  là  un 
esprit  de  passivité  devant  une  défilade  de  schèmes.  Il  a  rencontré 
ridée  chez  un  commentateur  de  Bacon  :  il  la  respecte  parce  qu'il  la 
trouve  moderne;  il  y  tient  aussi  par  peur  de  Va  priori;  et,  au  nom 
de  cet  a  priori  d'un  autre  ordre,  il  se  donne  le  droit  déjuger  tous  les 
progrès  de  la  physique.  Mais  je  ne  vois  qu'une  définition  possible  de 
l'esprit  scientifique  :  c'est  l'esprit  des  savants.  Or  beaucoup  procè- 
dent comme  j'ai  dit.  Non  pas  tous;  et  c'est  pourquoi  l'esthétique 
n'est  pas  toute  la  logique;  mais  ils  sont  assez  pour  faire  corps. 
Qu'on  lise  dans  ses  détails  la  mesure  de  la  vitesse  de  la  lumière  ou 
de  la  densité  de  la  terre.  Je  sais  qu'on  me  citera  cent  faits  qui 
prouvent  le  contraire.  Mais  aura-t-on  compris  leur  développement 
total?  Sera-t-on  remonté  jusqu'à  la  sourde  inspiration  qui  en  a 
préparé  le  plan?  Ne  s'est-on  pas  contenté  de  voir  une  fin  d'expérience, 
alors  qu'une  esthétique  inaperçue  avait  depuis  longtemps  créé  cette 
vérité  qui  nous  semble  maintenant  s'imposer  comme  un  coup  de 
poing?  Du  reste,  l'esprit  scientifique,  tel  qu'on  l'entend,  ne  peut  s'ap- 
pliquer qu'au  déterminé.  Mais  nous  avons  vu  que  l'exactitude  dissout 
la  détermination.  Il  faut  donc  repréparer  les  choses  à  subir  l'esprit 
scientifique.  Il  ne  se  suffit  pas.  D'autres  tendances  doivent  le  pré- 
céder. L'art  s'offre  :  on  en  profite.  Trouvez  mieux. 

Une  autre  objection  semble  plus  solide.  La  voici.  On  nous  accorde 
qu'avant  de  constater  un  fait,  il  faut  le  constituer.  On  reconnaît  qu'il 
n'y  a  pas  de  critères  extérieurs.  Mais  on  trouve  que  notre  thèse  est 
un  peu  vague  et  que  le  mot  esthétique  est  impropre.  On  propose 
donc  deux  règles,  à  la  place  de  notre  intuition  du  heau  : 

1°  On  constitue  un  fait  par  analogie  avec  des  faits  connus. 

2"  On  constitue  un  fait  de  la  manière  la  plus  simple  possible. 

Ainsi  M.  Bénard  s'est  arrêté  à  ses  cellules  par  imitation  des  cel- 
lules animales,  et  le  colonel  Defforges  n'a  cherché  que  de  la  sim- 
plicité dans  ses  formules.  Bien  d'autres  faits,  dit-on,  confirment  ces 
deux  lois.  Dans  l'action  du  cyanogène  sur  l'eau,  on  a  dédaigné, 
comme  un  composé  accessoire,  l'oxalate  d'ammoniaque  formé,  et  on 
a  fixé  par  un  alcali,  sous  forme  de  cyanate,  un  corps  instable  qu'on 
trouvait  important.  Pourquoi?  Pour  rapprocher  le  cyanogène  du 
chlore.  Coulomb,  pour  étudier  l'attraction  électrique,  a  pris  de 
petites  boules,  opéré  très  vite  et  négligé  le  diélectrique.  Poiirquoi? 
Par  besoin  de  simplicité.  Le  raisonnement  par  analogie  est  un  abus 
de  la  première  règle,  et  la  seconde,  devenue  la  croyance  à  la  sim- 


606  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

plicité  de  la  nature,  a  été  la  féconde  erreur  des  contemporains  de 
Galilée.  Le  respect  de  l'analogie  et  le  respect  de  la  simplicité 
seraient  donc  les  vrais  mobiles  de  la  découverte,  et  le  sens  du 
beau  qui  les  résume  ne  leur  donnerait  qu'une  unité  factice.  Cette 
objection  n'est  du  reste  qu'une  demi-critique  et  elle  prétend  moins 
combattre  notre  thèse  que  la  compléter. 

Certes,  lorsqu'on  écrit  sur  l'invention,  on  a  grande  tendance  à 
prouver  qu'on  sait  inventer  soi-même  :  on  craint  d'être  pris  pour 
le  critique  qui  dogmatise  parce  qu'il  ne  peut  créer;  et  l'on  serait 
heureux  d'attacher  son  nom  à  des  règles  aussi  sûres  que  la  «  loi 
d'analogie  »  et  la  «  loi  de  simplicité  ».  —  Ces  lois  ne  sont  pas 
inexactes  :  on  pourrait  même  en  décréter  beaucoup  d'autres  sans 
épuiser  le  mobile  de  l'invention  et  sans  en  restituer  les  nuances. 
Mais  nous  soutenons  que  la  précision  qu'on  leur  prête  est  une 
précision  toute  didactique,  et  que,  loin  d'être  les  éléments  origi- 
naux dont  le  sens  esthétique  serait  l'artificielle  synthèse,  elles  ne 
sont  que  des  êtres  de  raison  découpés  dans  cet  instinct  du  beau 
qui  les  précède  et  les  vivifie.  Nous  allons  expliquer  ces  deux 
réponses. 

D'abord  ces  deux  régies  sont  moins  précises  qu'elles  ne  paraissent. 
Qu'est-ce  en  efTet  que  la  simplicité  et  l'analogie  dont  on  parle?  C'est 
par  analogie,  nous  dit-on,  que  nous  admirons  les  cellules  hydro- 
dynamiques. Moi,  je  les  admire  pour  la  simplicité  de  leur  réseau 
régulier.  On  ne  voit  que  de  la  simplicité  dans  la  mesure  de  g  : 
moi,  je  trouve  que  c'est  l'analogie  des  trois  formules  de  correction 
qui  est  le  nerf  de  la  méthode.  Reprenons  de  même  les  deux  autres 
exemples.  Nous  aurions  pu,  d'avance,  assimiler  le  cyanogène  aux 
nitriles;  l'oxalate  d'ammoniaque  aurait  été  le  produit  caractéristique 
de  la  réaction  de  l'eau,  et  l'expérience  aurait  confirmé  le  second 
rapprochement  comme  le  premier.  La  force  à  distance  était  une 
idée  simple  pour  Coulomb,  elle  ne  l'était  pas  pour  Faraday;  l'un 
expérimentait  avec  de  petits  conducteurs  dans  un  milieu  indifférent, 
l'autre  employait  une  diélectrique  variable  et  de  larges  condensa- 
teurs :  et  la  simplicilé  qu'ils  ont  tous  deux  suivie  les  a  menés  en 
des  chemins  différents.  Il  y  a  une  foule  de  manières  de  comprendre 
l'analogue  et  le  simple  :  il  faut  montrer  pourquoi  on  n'en  choisit 
qu'une  seule.  «  Analogie  »  et  «  simplicité  »  sont  des  idées  dont  le  con- 
tenu varie  avec  chaque  homme  et  qui  se  fondent  l'une  dans  l'autre. 
Elles  n'ont  de  net  que  leur  nom.  A  quoi  bon  dès  lors  les  nommer? 


J.  "WILBOIS.   —   i.i;spiur  l'osnii'.  607 

Mais  quelque  chose  les  domine,  et  pousse  tous  les  inventeurs  avec  le 
même  élan.  Je  dis  que  c'est  le  beau,  le  beau  sans  détails,  dans  ce 
qu'il  a  de  spécifiquement  beau.  Pour  remarquer  ce  caractère  commua 
à  toutes  les  recherches,  il  faudra  changer  notre  point  de  vue,  passer 
de  l'objet  au  sujet,  abandonner  la  diversité  des  faits  pour  l'unité 
des  attitudes,  suhsttlncr  à  la  critique  de  la  science  la  psychologie  du 
savant. 

Qu'on  songe  à  l'élaboration  d'une  recherche  physique.  Le  physi- 
cien a  trouvé  en  gros  son  sujet.  Il  a  construit  un  appareil.  Il  a  fait 
quelques  mesures.  L'appareil  ne  fuit  pas  et  les  nombres  sont  exacts. 
Cependant  il  n'est  pas  content.  Une  inexprimable  gène  le  sépare 
de  son  travail;  il  ne  le  trouve  pas  sympathique;  c'est  un  étranger; 
il  finit  par  le  prendre  en  grippe.  Il  vient  en  retard  au  laboratoire; 
il  travaille  à  contre-cœur;  il  cherche  des  distractions;  il  rêve.  Il  y  a 
une  roue  dont  le  grincement  l'agace;  il  y  a  un  gros  tube  qu'il  n'ose 
briser,  mais  qu'il  voudrait  bien  voir  se  casser  tout  seul.  Puis,  un  jour, 
il  abandonne  tout,  et  il  va  flâner  dans  les  laboratoires  voisins,  sans 
réfléchir,  cherchant  l'inspiration  au  milieu  de  la  verrerie,  des  étuves 
et  du  mercure.  Et,  tout  à  coup,  il  trouve;  il  ne  pourrait  dire  com- 
ment tous  ces  spectacles  mêlés  ont  travaillé  au  fond  de  son  souvenir  : 
de  leur  élaboration  imperceptible  et  continue  une  nouvelle  méthode 
est  sortie,  harmonieuse,  attendue,  définitive.  Il  court  à  son  labora- 
toire. En  deux  jours,  il  reconstruit  l'instrument  qu'autrefois  il  avait 
mis  plus  d'un  mois  à  assembler  pièce  à  pièce.  La  première  fièvre 
commence.  Combien  d'idées  passent  à  travers  ces  morceaux  de 
métal,  combien  que  l'expérience  rejette!  Sur  un  coin  de  papier,  sur 
un  revers  de  filtre,  voici  des  formules,  des  courbes,  des  chiffres,  des 
ébauches  de  lois,  des  commencements  de  théories,  des  hypothèses 
transformées  et  reprises,  toutes  hardies,  incomplètes,  hâtives,  ratu- 
rées, absurdes,  profondes  ou  cocasses,  toutes  belles  par  quelque 
côté.  Toutes  sont  démenties.  Une  retouche  les  corrigerait,  mais  elle 
les  alourdirait  aussi,  et  il  veut  que  le  résultat  soit  beau  comme  la 
méthode.  Mais  enfin,  ses  expériences  et  ses  projets  se  modifiant  les 
uns  les  autres,  il  s'attache  à  une  idée,  assez  vague  d'abord  pour 
n'être  pas  infirmée  par  les  observations  prochaines,  et  pour  porter 
en  même  temps  toutes  les  beautés  dans  son  mystère.  Il  la  développe. 
Il  colore  les  expériences  qui  l'établissent.  Ses  propriétés  disgra- 
cieuses, il  ne  les  vérifie  même  pas.  Peu  à  peu,  elle  devient  pour  lui 
la  totalité  du  monde.  Il  ne  dort  plus  pour  elle.  Il  a  des  yeux  un  peu 


608  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

fous.  11  marche  seul.  Un  ami  le  traite  d'esthète  :  il  prend  le  mot 
pour  une  insulte  :  «  Non,  je  ne  cherche  que  la  vérité  :  la  preuve, 
c'est  que  je  fais  des  fautes  de  français  ».  Cependant  il  rencontre  des 
ingénieurs,  des  linguistes,  des  statisticiens  et  des  juges  qui  cherchent 
la  vérité  aussi,  et  il  devine  vaguement  que  cette  vérité  a  un  autre 
costume  et  qu'eux  ne  sont  pas  de  la  même  race  que  lui.  Il  ne 
goûte  plus  les  tableaux,  ni  les  opéras  qui  lui  plaisaient  autrefois  :  son 
esthétique  a  changé  depuis  qu'il  voit  l'univers  à  travers  cette  obses- 
sion nouvelle.  Il  admire  mieux  les  savants,  mais  il  les  aime  moins 
qu'auparavant;  Newton  et  Carnot  étaient  pour  lui  de  beaux  génies  : 
il  ne  parle  plus  à  présent  que  de  génies  puissants,  gigantesques  et 
prodigieux  :  le  mot  beau  est  réservé.  Il  est  orgueilleux,  non  de  lui- 
même,  mais  de  son  œuvre  :  c'est  un  orgueil  d"amoureux.  11  est 
chaste;  et  pourtant  une  longue  abstinence  l'environne  de  désirs 
inaperçus,  à  la  fois  très  proches  et  très  lointains,  presque  irrésistibles 
et  tout  à  fait  indifférents,  comme  si,  par  une  étrange  conservation 
des  énergies,  la  sensualité  physique  s'était  transformée  en  sensua- 
lité spirituelle,  et  comme  si  la  découverte  était  un  assouvissement. 
Puis  l'œuvre  s'achève.  Il  en  parfait  les  derniers  détails.  Il  en  écrit 
les  dernières  pages.  Il  est  devant  les  mêmes  objets  et  dans  la  même 
solitude  où  il  a  vécu  des  heures  admirables.  Mais  tout  lui  parait 
changé.  Il  n'éprouve  pas  cependant  la  lassitude  d'une  fièvre  tombée. 
11  ne  sent  pas  la  monotonie  d'un  long  travail.  Il  ne  goûte  pas  la 
solennité  du  renom  qu'il  se  prépare.  Il  ne  remarque  pas  qu'il  a  bâti 
quelque  chose.  Il  sent  seulement  le  vide  de  quelque  disparition.  C'est 
l'exquise  tristesse  des  dernières  notes  d'une  belle  musique  et  des 
dernières  heures  passées  devant  un  paysage  cher.  Il  s'attarde  à  ces 
lignes  suprêmes  comme  on  s'attarde  à  des  adieux,  et  il  lui  semble 
qu'entre  les  formules  écrites  il  abandonne  pour  toujours  quelque 
chose  de  sa  jeunesse. 

Telle  est  l'histoire  de  toute  œuvre  scientifique.  Nous  ne  l'avons 
ni  inventée  ni  surchargée.  Elle  ressemble  beaucoup  à  Vhisloire  d'une 
œuvre  dart.  Les  romanciers  et  les  compositeurs  ont  des  souvenirs 
analogues  '.  En  tout  ordre  de  chose,  la  découverte  est  une  étreinte 
de  la  beauté.  Mais  nous  avons  vu,  en  analysant  le  fait  de  science 
dans  ce  qu'il  a  de  plus   objectif,  qu'il  contient  quelques  élément  s 


1.  On   en   trouvera  dans   le   livre  de  M.  Paulhan,  Psychologie  de  V invention, 
Paris,  Alcan,  1901. 


J.  WILBOIS.   —  i.'kspuit  positif.  609 

de  simplicité  ou  d'harmonie.  Éclairons  maintenant  la  nature  du 
fait  par  la  vie  de  l'auteur.  //  nous  faut  reconnallre  que  cest  le  même 
mobile  qui  s'épanouit  en  émotion  dans  une  âme  et  qui  se  précise,  dans 
les  choses,  en  harmonie  et  en  simplicité.  Il  ne  faut  donc  pas  chercher 
autre  chose  que  le  sens  du  beau  pour  expliquer  celte  première 
démarche  de  l'invention.  Mais  si  la  découverte  est  une  création, 
—  un  poème,  —  il  ne  faut  plus  y  distinguer  psychologie  et  science. 
Le  fait  ne  préexiste  pas  au  savant.  Le  but  n'est  pas  indépendant 
du  chemin.  Si  la  beauté  est  dans  Vinvenlion,  die  est  aussi  dans  la 
vérité;  et  nous  pouvons  répéter  ici,  dans  un  sens  un  peu  différent, 
celte  phrase  profonde  de  M.  Lachelier  :  «  Ne  craignons  pas  de 
dire  qu'une  vérité  qui  ne  serait  pas  belle  ne  serait  qu'un  jeu  logique 
de  notre  esprit  et  que  la  seule  vérité  solide  et  digne  de  ce  nom, 
c'est  la  beauté  '.  » 

Toutefois,  ce  sens  esthétique  ne  suflit  pas  à  l'achèvement  de  la  science. 
On  se  sert,  pour  fixer  le  donné,  d'une  multitude  d'autres  intuitions. 
11  n'est  pas  nécessaire  de  savoir  beaucoup  de  physique  pour  le 
reconnaître.  On  aurait  pu  du  reste  le  deviner.  Un  fait  est  beau  parce 
qu'il  est  parfait.  L'unité  des  détails,  la  singularité  du  problème 
résolu,  l'imprévu  de  l'expression,  en  font  une  pièce  unique,  qui 
porte,  en  chacune  de  ses  parties,  la  touche  originale  et  comme  le 
style  de  son  auteur  :  il  n'a  pas  besoin  de  la  signer  :  on  le  recon- 
naîtra. Celle  personnalité  de  l'œuvre  la  détache  du  reste  de  la 
science.  Elle  est  en  dehors  du  courant  des  grandes  lois.  Elle  e?t 
peut-être  pleine  d'erreurs  systématiques.  Ces  erreurs  sont  toujours 
le  prix  d'une  régularité  trop  cherchée.  On  le  saura  si  elle  se  géné- 
ralise mal.  On  peut  le  craindre  déjà  :  elle  se  tient  trop  bien  pour 
tenir  au  reste  de  la  physique  :  elle  doit  être  stérile  comme  tout 
égoïsme,  imprévoyante  comme  toute  coquetterie,  fragile  comme 
toute  beauté.  La  beauté  ne  peut  donc  fonder  qu'une  vérité  provi- 
soire. Jl  faut  ajouter  au  sens  esthétique  une  intuition  qui  permette  à 
un  fait  de  s'insérer  dans  la  vie  de  la  science  et  de  se  développer  avec 
elle.  C'est  ce  que  nous  nommerons  le  sens  du  progrès. 

§  IV.  —  Seconde  règle  de  la  logique  induclive  :  le  sens  du  progrès. 

La  science  a  une  histoire.  Tout  le  monde  en  est  convaincu.  Mais 
on  croit  que  c'est  Thisloire  d'une  conquête  où  l'on  ne  recule  jamais, 

1.  Du  fondement  de  l'induction,  3"  édition,  Paris,  Alcan,  1898.  p.  83. 
Hev.  meta.  t.  IX.  —  1901.  41 


610  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

et  Ton  regarde  comme  définitives  les  capitulations  des  choses.  C'est 
une  opinion  inexacte.  Aucun  fait  de  science  n'est  définitivement 
acquis.  Il  y  a  une  critique  scientifique  comme  il  y  a  une  critique  cVart. 
Seulement  ce  sont  les  savants  eux-mêmes  qui  s'en  chargent  K  Toute 
expérience  nouvelle  est  discutée  en  détail.  Pour  s'en  convaincre,  il 
suffît  de  lire  les  «  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  Sciences  » .  C'est 
souvent  une  longue  polémique.  On  en  retrouve  quelques  traces  dans 
les  manuels  de  physique  -.  L'histoire  des  mesures  de  l'intensité  de 
la  pesanteur,  de  la  vitesse  de  la  lumière,  de  la  valeur  absolue  de 
l'ohm,  en  est  la  preuve.  —  Un  premier  observateur  a  donné  un 
nombre.  On  analyse  de  nouveau  le  principe  de  sa  méthode;  on 
découvre  une  cause  d'erreur  dont  il  n'avait  pas  tenu  compte,  on  la 
calcule;  et  on  l'ajoute  à  son  résultat  :  correction  purement  algé- 
brique. Mais  bientôt  on  crilique  les  conditions  matérielles  qu'il  a 
choisies,  la  fabrication  d'un  corps,  l'isolement  d'un  fil,  la  statibilité 
d'un  support;  on  recherche,  dans  un  musée,  certaines  parties  de 
ses  appareils,  on  les  étudie  de  nouveau,  et  on  arrive  à  une  deuxième 
correction,  qui  serre  de  plus  près  la  réalité.  Cependant  on  ne  connaît 
pas  tous  les  éléments  de  la  première  mesure;  l'auteur  n'a  pas 
détaillé  toutes  ses  recettes;  il  n'a  pas  noté  les  variations  de  l'atmos- 
phère; la  précision  a  augmenté  depuis  son  époque;  on  ne  peut  plus 
corriger  à  distance.  On  refait  alors,  avec  une  nouvelle  méthode, 
toutes  les  observations  :  c'est  une  troisième  phase  de  la  critique. 
Et  l'on  recommencera,  à  propos  de  ces  dernières  mesures,  ce  que 
l'on  vient  de  faire  à  propos  des  anciennes.  —  H  y  a  donc,  en  phy- 
sique, un  remaniement  incessant  des  faits.  Mais  le  public  ne  le 
remarque  pas,  et  son  incompétence  forme  autour  de  cette  crilique 
une  sorte  de  secret  professionnel. 

Voilà  du  scepticisme,  diront  quelques  personnes.  —  Ce  serait  du 
scepticisme  s'il  s'agissait  des  faits  du  sens  commun.  Dans  l'ordre 
du  sens  commun,  les  faits  sont  le  premier  élément  de  la  connais- 
saïuje,  et,  si  l'on  ne  peut  s'y  tenir,  à  quoi  pourra-t-on  croire?  Mais 
on  n'a  pas  le  droit  de  raisonner  ainsi  en  physique.  Le  sens  commun 
est  stable,  la  science  progresse;  le  sens  commun  a  les  mêmes  habi- 

1.  Bien  entendu,  il  ne  s'agit  pas  de  la  Critique  des  Sciences,  entreprise,  depuis 
(juelques  années,  par  des  philosophes. 

2.  ConsuUer  aussi  les  Mémoires  publiés  pat  la  Société  française  de  physique 
(notamment  les  Mémoires  relatifs  au  Pendule)  et,  parmi  les  liapports  présentés 
au  Congrès  international  de  Physique  de  l'JO»,  ceux  de  MM.  Benoist,  Guillaume, 
Cornu,  Bovs. 


J.  WILBOIS.   —  l'esprit  positif.  6U 

tudes  et  la  même  acuité  depuis  cent  ans;  la  science  répond  à  des 
sens  et  à  des  besoins  qui  se  développent  chaque  année  :  les  faits  de 
sens  commun  sont  isolés  les  uns  des  autres  :  le  progrés  de  la  science 
est  au  contraire  une  sorte  de  trame  h  laquelle  on  peut  suspendre 
les  faits.  Mais  cette  trame  n'est  autre  chose  que  le  développement 
d'un  principe.  On  peut  donc,  en  physique,  douter  des  faits,  sans 
douter  de  tout.  C'est  aux  principes  que  s'attache  le  dogmatisme. 
Mais  on  ne  peut  croire  aux  principes  que  comme  on  croit  aux  mou- 
vements :  en  marchant.  Le  savant  ne  regarde  pas  le  progrès,  il  y 
participe.  Il  n'a  pas  la  connaissance  du  devenir,  il  en  a  le  sens. 
Ce  sens  du  devenir^  —  ou  sens  des  principes,  ou  sens  hislorif/uey  peu 
importe,  —  est  donc  enfin  le  principal  inslrumenl  des  découvertes  pkysi- 
([ues.  Nous  allons  expliquer  son  emploi. 

Nous  savons  qu'on  ne  peut  trouver  un  fait  sans  un  principe  pré- 
conçu. Sans  un  principe,  un  fait  n'est  qu'une  perception  informe. 
Mais  un  principe  n'est  jamais  universel  ni  infiniment  précis;  en 
1901,  il  est  limité  en  extension  et  en  exactitude;  et  sa  limite  laisse 
en  dehors  de  la  région  connue  le  fait  qu'il  est  destiné  à  mouler.  Le 
donné  et  le  principe  sont  donc,  à  la  veille  de  la  découverte,  deux 
indéterminés  dont  le  contact  doit  faire  surgir  une  détermination. 
Gomment  faire?  L'entreprise  semble  impossible.  Elle  le  serait  si  le 
principe  et  le  donné  étaient  deux  puissances  immobiles.  Mais  on 
peut  augmenter  l'activité  du  principe  en  voyant  en  lui,  non  une 
vérité  en  arrêt,  mais  une  pression  qui  tend  à  se  répandre,  en  étudiant 
moins  son  aspect  présent  que  la  direction  de  son  développement 
antérieur,  en  cherchant,  par  un  sens  spécial,  à  le  prolonger  dans 
l'avenir,  et  le  fait  se  précisera  à  l'appel  de  ce  progrès  comme  ces 
liquides  sursaturés  qui  cristallisent  au  contact  des  mouvements  qui 
les  traversent. 

Nous  avons  déjà  donné  quelques  exemples  de  celte  méthode.  Nous 
avons  vu  '  que  le  fait  de  la  chute  d'un  corps  et  le  fait  de  V accélération 
séculaire  de  la  lune  n'ont  pas,  par  eux-mêmes,  d'individualités: 
mouvements  sans  horloges,  phosphorescences  insaisissables,  chan- 
gements qualitatifs,  changements  universels,  il  fallait  au  moins  un 
principe,  le  principe  de  l'inertie,  pour  en  faire  des  faits  scientifiques. 
Pourtant  on  ne  s'est  pas  servi  du  principe  tel  qu'on  le  connaissait 
alors,  mais  tel  qu'on  voulait  qu'il  fût  demain;  ce  n'est  pas  son  état 

1.  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  mars  1901,  pp.  1S7-1S9. 


612  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

présent  qui  a  servi  d'emporte-pièce  pour  isoler  les  faits;  c'est  son 
état  futur  que  la  seconde  vue  de  l'inventeur  a  superposé  à  la  réalité, 
comme  un  canevas  tendu  à  V arrière-plan  de  l'avenir. 

Il  y  a  en  physique  une  loi  célèbre,  la  loi  de  Mariolte-Gaij- Lussac . 
On  l'écrit  : 

PV  =  RT. 

P   est  une  pression,  V  un  volume,  T  une  température  absolue, 
R  un  nombre.  Pour  certains  gaz,  dans  certaines  conditions,  comme 
l'air  ou  l'hydrogène  aux  environs  de  la  température  ordinaire  et  de 
la  pression  atmosphérique,  on  peut  trouver  facilement  une  défini- 
tion de  P,  de  V  et  de  T  qui  satisfasse  à  la  loi.  La  formule  est  trop 
commode  pour  qu'on  ne  cherche  pas  à  l'appliquer  à  d'autres  corps. 
D'autre  part,  les  lois  de  Raoult  nous   apprennent  à  mesurer  les 
poids  moléculaires  de  substances  dissoutes;  mais  les  poids  molé- 
culaires n'ont  été  définis  que  pour  les  substances  gazeuses  ;  voilà  donc 
une  analogie,  encore  vague,  entre  les  gaz  et  les  dissolutions.  Ainsi 
la  commodité  du  calcul  et  les  indications  de  la  nature,  ce  qu'il  y  a 
de  subjectif  et  d'objectif  dans  la  loi  de  Mariotte-Gay-Lussac,  nous 
invitent  à  la  fois  à  l'étendre  au   cas   des  solides  dissous.  Essayons. 
Voici  une  lampe,   un  vase,   de  l'eau   et  du  sucre.  Il  y  a  là  de  quoi 
faire  un  fait,  il  n'y  a  pas  un  fait  encore.  La  loi  m'aidera  à  le  con- 
stituer. Elle  me  poussera  à  définir  une  propriété  du  sucre  mesurée 
par  le  même  nombre  que  la  pression  d'un  gaz.  Pour  cela,  je  placerai 
la  dissolution  au  contact  d'une  certaine  paroi,  dite  paroi  semi-per- 
méable, je  n'emploierai  que  certains  dissolvants,  je  n'étudierai  que 
les  solutions  suffisamment  diluées,  enfin  je  prendrai  toutes  les  précau- 
tions nécessaires  pour  que  la  formule  des  gaz  parfaits  s'applique 
aux  «  pressions  osmotiques  ».  La  nature  favorise  nos  essais,  mais 
la  loi  a  sollicité  la  nature.   Cependant  ce  n'est  pas  la  loi,  en  tant 
que  régie  universelle,  que  j'ai  combinée  au  donné  puisque,  avant 
cette  expérience,  elle  ne  s'appliquait  qu'aux  gaz;  c'est  la  loi,  en  tant 
qu'inachevée  et  mobile;  c'est  moins  la   loi  elle-même  que  son  pro- 
grès '. 

1.  On  pourrait  donner  aussi,  comme  exemple  de  la  même  rëgle,  l'extension  de 

la  formule   de   Newton  f  =  k  -—r  aux   attractions   électriques.  La   formule   a 

attiré  autour  d'elle  les  circonstances  des  mesures  de  Coulomb.  Nous  avons 
déjà  cité  cet  exemple  dans  le  paragraphe  du  ••  sens  esthétique  •>.  On  voit  par  là 
la  plasticité  des  règles  de  notre  logique,  puisque  deux  d'entre  elles,  appliquées 
au  même  phénomène,  le  déterminent  de  la  môme  manière. 


J.  WILBOIS.   —  l'kspuit  positif.  613 

11  est  une  classe  de  travaux  où  ce  sens  du  progrès  est  particulière- 
ment fécond.  Cesl  le  choix  des  unih^s.  Nous  ne  pouvons  qu'indiquer, 
en  quelques  mots,  les  grandes  lignes  de  ce  sujet  qui  exigerait,  à 
lui  seul,  une  longue  étude.  —  Il  est  évident  qu'il  n'y  a  pas,  dans  la 
nature,  d'étalon  absolu,  ni  de  longueur,  ni  de  temps,  ni  d'électricité, 
ni  de  chaleur.  Sera  fixe,  dans  un  phénomène,  l'élément  que  nous 
déclarerons  fixe.  Décret  légitime,  parce  qu'il  est  nécessaire.  Nous 
pouvons  prendre,  comme  unité  de  longueur,  la  longueur  d'une  barre 
de  platine  ou  la  longueur  du  pendule  ([ui  bat  la  seconde  à  Paris; 
avec  le  temps,  les  deux  grandeurs  varieront  l'une  par  rapport  à 
l'autre;  mais  nous  ne  pouvons  pas  dire  (ju'aucune  des  deux  soit 
fixe  absolument.  —  La  construction  d'une  unité  est  une  besogne 
aussi  importante  que  l'observation  d'un  fait  :  les  étalons  sont  ce 
qui  tient  le  plus  de  place  dans  un  appareil,  et  leur  étude  est  ce  qui 
demande  le  plus  de  temps  dans  une  expérience.  —  Eh  bien,  ce 
qu'on  regarde  comme  fixe,  dans  la  constitution  d'une  unité,  c'est 
une  grande  loi.  Nous  avons  vu  que  la  constance  de  la  pesanteur, 
puis  la  loi  de  Newton,  ont  servi  à  déterminer  l'unité  de  temps  '.  On 
détermine  l'unité  de  longueur  parle  principe  des  ondes  *.  On  prend 
une  unité  d'intensité  électrique  qui  vérifie  la  loi  de  Laplace,  et  une 
unité  de  force  électromotrice  qui  satisfasse  à  la  loi  de  Ohm  ^  La 
mesure  des  températures,  par  le  thermomètre  à  gaz,  respecte  la 
loi  des  gaz  parfaits,  et  Lord  Kelvin  a  proposé  une  échelle  de  tempé- 
rature fondée  sur  le  principe  de  Carnot  *.  —  La  loi,  dans  ces  cir- 
constances, semble  moins  une  loi  qu'une  définition.  Mais  c'est  une 
apparence  incomplète.  La  formule  de  la  loi  est  seule  définitive.  La  loi 
tient  à  toute  la  science  :  elle  renferme  ainsi  une  foule  d'éléments 
inaperçus  :  sa  formule  n'a  pas  de  sens  sans  les  conditions  qui 
l'expliquent;  elle  n'a  pas  plus  de  sens  que  le  taux  d'une  rente  dont 
on  ignore  le  cours.  Mettre  au  contact  d'un  phénomène  l'étalon  con- 
struit au  moyen  de  celle  loi,  c'est  mettre  la  loi  qu'il  renferme  en 
présence  de  conditions  nouvelles  :  c'est  l'étendre  ,  quoiqu'on  soit 
sûr  du  succès  de  cette  extension,  et  quoique,  verbalement,  on  ne 
la  remarque  pas.  En  faisant  d'une  loi  l'élément  d'une  unité,  on  lui 


1.  Revue  de  Métaphysi/jun  et  de  Morale,  mars,  1901,  pp.  1ST-Ib9. 

2.  lùid.,  p.  165. 

3.  Bibliothèque  du   Congi'ês  international  de   philosophie  de    1.900.  Tome   III, 
pp.  6"o-676. 

l.  lôid..  p.  6o3  et  p.  074. 


614  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

donne  un  caractère  officiel  qui  la  place  au-dessus  des  vérifications; 
mais  elle  peut  s'enrichir  encore  à  travers  tous  les  faits  où  elle  entrera 
comme  juge.  C'est  donc  bien  le  désir  de  généraliser  certaines  lois  qui 
guide  les  savants  dans  le  choix  des  unités. 

Il  est  clair  que  le  sens  du  progrès  n'est  pas  le  facteur  de  toutes 
les  découvertes.  Il  a  son  heure  et  sa  matière,  comme  le  sens  esthé- 
tique a  les  siennes.  Malgré  ces  restrictions,  ceux  qui  n'ont  pas  pra- 
tiqué la  physique  auront  quelque  peine  à  refuser  l'autonomie  aux 
faits  et  surtout  à  les  subordonner  à  quelque  chose  d'aussi  fuyant 
qu'une  tendance  ou  qu'un  progrès.  On  nous  présentera  donc  quel- 
ques objections  dont  l'examen  nous  permettra  de  préciser  notre 
thèse  générale  et  d'en  fixer  les  limites. 

i°  Dans  une  foule  de  cas,  dira-t-on,  c'est  comme  vérités  éternelles 
que  l'on  emploie  les  principes.  Ainsi  on  ne  cherche  pas  à  développer 
les  principes  de  la  mécanique  quand  on  les  applique  aux  attractions 
électriques.  —  C'est  vrai,  mais  les  mesures  électriques  permettent 
d'étendre  d'autres  principes,  le  principe  de  la  conservation  de 
l'énergie,  par  exemple.  Dans  ces  observations,  les  deux  sortes  de 
principes  ne  jouent  pas  le  même  rôle  :  le  principe  de  la  conservation 
de  l'énergie  est,  pour  ainsi  dire,  un  être  adolescent  :  c'est  sur  son  déve- 
loppement que  se  concentre  toute  la  pensée  du  physicien;  les  prin- 
cipes de  la  mécanique  se  sont  desséchés  par  un  plus  long  usage,  et 
c'est  leur  squelette  qui  sert  d'ossature  aux  faits.  Mais  ils  ont  été 
vivants,  au  temps  de  Kepler  ou  de  Galilée.  —  Nous  ne  dirons  donc  pas 
que  les  principes  sont  toujours  fixes,  parce  que,  dans  quelques  cir- 
constances, on  s'en  sert  comme  tels  ;  nous  rechercherons  au  con- 
traire les  faits,  très  nombreux  aussi,  où  ils  interviennent  par  leur 
mobilité. 

2°  Quelques  faits,  dira-t-on  encore,  n'ont  aucun  prolongement 
dans  l'avenir.  Celui  qui  mesure  la  chaleur  de  formation  du  chlorure 
d'éthyle  ou  l'ascension  droite  de  Yega  n'a  aucun  souci  de  l'évolu- 
tion des  principes.  —  C'est  exact.  Aussi  ne  prétendons-nous  pas  que 
le  sens  du  progrès  soit  celui  de  tous  les  chercheurs.  On  ne  s'en  sert 
que  dans  les  grands  faits,  ceux  qui  sont  révélateurs  d'une  grande 
loi.  Les  petits  sont  des  conséquences  d'un  principe,  mais  ils  ne  réa- 
gissent pas  sur  lui;  il  les  laisse  tomber,  ils  ne  le  soutiennent  pas. 
Ces  faits  n'ajoutent  vraiment  rien  à  la  science;  ils  l'étaient  seule- 
ment. Les  grands  faits  ont  au  contraire  avec  le  principe  un  contact 
plus  prolongé.  Si  le  principe  est  une  courbe  et  si  les  faits  sont  des 


J.  WILBOIS.  —  j.'ksimut  positif.  615 

tangentes^  1rs  faits  significatifs  sont  des  tangentes  d'osculatinn .  Les 
premiers  faits  sont  des  instantanés;  les  seconds  durent  plus  long- 
temps ;  les  premiers  sont  parfois  brusquement  abandonnés,  à  chaque 
accroissement  de  précision  et  à  chaque  complication  des  procédés; 
les  seconds  survivent  à  la  variation  des  méthodes,  parce  qu'ils  les 
ont,  en  partie,  inspirées;  il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  qu'on  puisse 
découvrir  les  uns  sans  avoir  le  sens  du  progrés,  et  qu'il  l'aille,  au 
contraire,  pour  saisir  les  autres,  les  suivre  dans  leur  durée. 

3^  Enfin  on  allègue  l'opinion  des  savants.  Ils  croient  au  fait,  dit- 
on,  comme  le  vulgaire  à  un  objet;  et  c'est  naturel,  car,  s'ils  rédui- 
saient la  vérité  à  l'acte  de  la  rechercher,  ils  trouveraient  dans  ce 
subjectivisme  assez  de  découragement  pour  abandonner  leurs  recher- 
ches. —  Examinons  d'un  peu  plus  près  cette  psycliologie  :  ce  sera 
un  complément  aux  quelques  notes  que  nous  avons  prises  sur 
l'esthétique  du  physicien. 

On  commence  tout  travail  de  physique  par  une  étude  historique. 
On  apprend  «  ce  qui  a  été  fait  sur  la  question  ».  Non  pas  simple- 
ment pour  connaître  les  points  acquis  et  ne  pas  risquer  de  les 
découvrir  de  nouveau.  Plutôt  pour  voir  dans  quelle  direction  la 
science  est  orientée  par  ses  derniers  succès.  Toute  expérience  est 
incomplète.  Toute  loi  n'est  vérifiée  qu'à  peu  près.  Mais,  en  ouvrant 
ce  hiatus,  la  science  nous  indique  elle-même  le  moyen  de  le  combler. 
Le  rapport  des  unités  électriques  est  représenté  par  le  même  nombre 
que  la  vitesse  de  la  lumière  :  c'est  une  invitation  à  mesurer  la  vitesse 
de  l'électricité.  On  trouve,  comme  pour  la  lumière,  300. OOU  kilo- 
mètres par  seconde.  C'est  un  encouragement  à  chercher  de  nou- 
velles analogies.  Les  propriétés  des  surfaces  capillaires  varient  con- 
fusément au  contact  des  impuretés  ;  mais  il  y  a  un  lien  entre  les 
actions  de  contact  et  les  manifestations  électriques  :  on  est  ainsi 
amené  à  fonder  l'électro-capillarité.  Dans  tous  les  phénomènes  il  y 
a  des  courbes  dont  l'extrémité  s'infléchit  :  il  s'agit  d'en  prolonger 
la  courbure.  Le  passé  nous  renseigne  par  ce  qu'il  nous  annonce. 
Rien  ne  sert  au  physicien  d'en  enrouler  le  développement  en  une 
bobine  qu'il  puisse  tenir  en  main;  il  faut  au  contraire  le  laisser 
tendu  vers  l'avenir;  c'est  par  cette  connaissance  du  passé  qu'on  est 
vraiment  de  son  époque;  l'érudit  est  un  dictionnaire  sans  date;  on 
n'est  de  son  temps  que  si  on  cherche  à  le  précéder. 

Puis  il  faut  «  respirer  l'atmosphère  d'un  laboratoire  »,  il  faut 
«  être  d'une  école  »,  il  faut  «  entrer  dans  la  tradition  ».  Tout  le 


-616  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

monde  répète  ces  conseils,  sans  en  comprendre  loujoui's  la  valeur. 
Tous  trois  ne  sont  efficaces  que  parce  qu'ils  nous  placent  dans 
l'histoire.  —  Dans  tous  les  coins  d'un  laboratoire,  plusieurs  savants 
essaient  de  nouveaux  appareils  et  de  nouvelles  méthodes;  l'un  est 
électricien,  l'autre  opticien,  l'autre  chimiste;  chacun  raconte  les 
succès  de  ses  tentatives  et  chacun  applique  à  ses  propres  recherches 
des  procédés  qui  ont  réussi  près  de  lui;  le  résultat  des  uns  est  ten- 
dance pour  les  autres;  chaque  science  entraîne  la  science  voisine; 
mais  ce  n'est  possible  que  dans  un  laboratoire,  parce  que  là  seule- 
ment, on  a  pleinement  conscience  de  la  pénétration  mutuelle  de 
toutes  les  parties  du  savoir.  —  Une  école  n'est  pas  un  groupe 
d'élèves  ou  d'admirateurs  qui  apprennent  docilement  à  imiter  le 
coup  de  main  du  maître  ou  qui  complètent,  par  des  mesures  de 
détail,  une  doctrine  définitive;  on  n'est  vraiment  chef  d'école  que  si 
on  sait  remplacer  les  idées  rigides  par  des  directions  assez  imprécises 
pour  être  générales  et  fécondes;  et  Ton  n'est  vraiment  un  disciple 
que  quand  on  est  un  maître  en  détail.  Ce  n'est  pas  la  communauté 
des  croyances  qui  groupe  les  membres  d'une  même  école,  c'est  le 
parallélisme  des  recherches.  —  La  tradition  enfin  n'est  pas  une  col- 
lection de  recettes  transmises  avec  vénération,  comme,  à  l'Odéon, 
les  gambades  du  temps  de  Molière;  si  la  tradition  n'était  pas  autre 
chose,  il  vaudrait  mieux  l'écrire  ;  on  l'a  toujours  opposée  à  l'écriture  ; 
elle  n'est  fidèle  au  passé  que  si  elle  se  sent  capable  de  le  prolonger 
dans  l'avenir  :  tradition  veut  dire  transition. 

11  y  a  des  esprits  qui  sont  constamment  en  état  d'invention.  C'est 
une  espèce  d'enthousiasme  qui  les  emporte  toujours  au  delà  de  ce 
qu'ils  viennent  de  découvrir.  Ils  ne  peuvent, mettre  au  point  sur 
l'état  actuel  de  la  physique;  à  travers  les  formules  acquises  ils 
voient  s'illuminer  le  plan  de  recherches  nouvelles  ;  l'idée  claire  ne 
les  séduit  pas  par  sa  netteté,  mais  par  sa  transparence.  Ils  ne  voient 
pas  l'avenir  de  la  science,  mais  ils  y  marchent  avec  un  flair  infail- 
lible; ils  ont  moins  une  certitude  qu'une  sécurité.  Ils  vivent  dans  le 
lendemain  et  s'imaginent  leur  carrière  comme  un  progrès  perpétuel 
sans  autre  but  et  sans  autre  récompense  que  lui-même.  Ils  n'ont 
jamais  d'idées  arrêtées,  mais  ils  n'ont  jamais  d'idées  flottantes  :  ils 
ont  des  idées  tendues.  Il  y  a  dans  leur  esprit  une  fixité  que  la  plupart 
des  hommes  ne  connaissent  pas  :  la  fixité  de  la  direction.  Ils  sont 
incapables  de  faire  un  livre;  ils  ne  griffonnent  que  des  notes  et  par 
devoir,  pour  les  chercheurs  et  non  pour  le  public.  Ils  ne  reconnais- 


J.  WILBOIS.   —  1.  Esi'un    I'usitif.  617 

sent  plus  leur  pensée  en  corrigeant  les  épreuves.  Us  ne  condamnent 
qu'une  chose  dans  le  progrès,  l'imprimerie;  et  ils  ne  voient  dans 
le  travail  qu'ils  rédigent  (ju'un  enlrainement  pour  en  écrire  un 
autre. 

On  a  dit  (ju'il  faut  être  ignorant  pour  être  inventeur.  11  est  cer- 
tain (|u'un  homme  n'a  pas  le  temps  de  connaître  tous  les  faits  acquis. 
Mais  celte  connaissance  lui  serait  inutile.  Car  tous  les  faits  ne  sont 
pas  également  suggestifs.  Il  y  en  a  qui  vont  à  la  remorque  des 
autres;  il  y  en  a  qui  sont  isolés  et  immobiles;  il  y  en  a  •<  qui  ont  de 
l'avenir  ».  Ceux-là  seuls  instruisent.  Il  faut  savoir  ignorer  les  autres. 
L'ignorance  doit  être  un  discernement.  Mais,  de  ces  faits  privilégiés, 
il  faut  posséder  une  érudition  spéciale  :  il  faut  saisir,  dans  leurs 
plus  obscurs  détails,  les  germes  de  vie  qui  sont  en  eux;  c'est  une 
connaissance  qui  ne  s'étale  pas,  en  surface,  sur  la  science  d'aujour- 
d'hui, mais  qui  pénétre,  en  profondeur,  dans  la  durée  de  la  science 
passée;  c'est  une  connaissance  ramassée  et  pratiquée  jusqu'à  devenir 
un  sens. 

Ce  sens  historique  n'est  pas  d'ailleurs  celui  de  l'historien  propre- 
ment dit.  L'historien  recherche  de  préférence  les  périodes  stables 
pour  en  reconstituer  le  caractère  original  :  il  fait  le  tableau  du 
passé  après  l'avoir  immobilisé  :  il  se  place  entre  les  tournants  de 
l'histoire,  dans  les  routes  droites  où  l'humanité  fait  halte.  Le  savant, 
au  contraire,  recherche  ces  tournants  eux-mêmes,  les  suit  aussi 
longtemps  que  lui  permet  la  longueur  de  sa  vie,  et,  à  l'inclinaison 
qui  l'attire  vers  le  centre,  il  devine  le  rayon  de  la  trajectoire  et  la 
vitesse  qui  la  parcourt.  C'est  pourquoi  on  ne  peut  écrire  l'histoire 
des  sciences  comme  on  écrit  l'histoire  des  mœurs  :  une  grande 
époque  scientifique  ne  dépend  pas  seulement  de  son  passé  :  le  siècle 
de  Newton  n'a  pas  préparé  le  siècle  suivant,  il  l'a  contenu;  l'histoire 
de  la  science  n'est  pas  séparable  de  la  science  elle-même,  qui  est 
déjà  comme  une  histoire  ;  une  découverte  s'insère  dans  le  mouvement 
des  idées  comme  une  différentielle  s'insère  dans  sa  fonction ,  et 
l'histoire  de  la  science  d'autrefois  est  l'intégrale  de  la  science 
actuelle. 

Il  ne  faut  donc  pas  se  méprendre  en  entendant  les  physiciens 
parler  de  la  fixité  des  faits  :  ils  en  parlent  dans  une  langue  à  eux. 
Ils  ressemblent  aux  météorologistes  qui  ne  s'intéressent  pas  à  la 
hauteur  du  baromètre,  mais  à  son  mouvement  de  montée  ou  de 
descente  :  ils  ne  demandent  à  son  niveau  qu'une  fixité  provisoire  : 


618  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

juste  le  temps  de  faire  une  lecture.  Il  en  est  de  même  en  physique. 
//  faut  que  les  lois  semblent  fixes  pour  quon  ait  prise  sur  leur  évolu- 
tion. La  science,  pour  le  savant,  est  fixe  comme  Uaiguille  d'une  bous- 
sole, comme  un  ressort  bandé,  comme  un  animal  quon  lire  quand  il 
fuit  devant  la  balle,  comme  l'air  qui  se  durcit  un  instant  sous  le 
battement  d'ailes  d'un  oiseau. 

La  psychologie  de  l'invention  n'est  pas  seulement  intéressante  en 
elle-même;  elle  nous  renseigne  sur  la  nature  des  faits.  Nous  venons 
d'apprendre  que  la  découverte  n'est  pas  une  saisie  instantanée,  mais 
une  intuition  de  la  durée.  Nous  avons  appris  d'autre  part  qu'on  ne 
peut  constituer  le  fait  sans  y  mettre  de  la  finalité.  Expliquons  le 
résultat  par  sa  recherche.  L'illusion  du  sens  commun  et  les  néces- 
sités du  calcul  ont  défiguré  ce  qu'intérieurement  nous  saisissions  du 
fait.  11  nous  apparaissait  comme  un  passage  :  nous  en  avons  fait  un 
spectacle.  Mais,  en  l'écartant  du  courant  de  la  science,  nous  avons 
rompu  l'équilibre  qui  le  soutenait.  Pour  le  rétablir,  il  a  fallu  le 
rattacher  à  l'avenir  par  un  lien  un  peu  factice  :  c'est  cette  finalité 
qui  est  ainsi  ['image  spatiale  de  l'intuition  du  progrès. 

Résumons  tous  ces  caractères  du  fait.  —  Un  fait  physique  n'est 
pas  autonome.  Il  n'est  pas  autonome,  parce  que  son  énoncé  n'a  pas 
de  sens  si  on  le  détache  des  conditions  qui  le  vérifient.  Mais  ces 
conditions  sont,  pour  la  plupart,  des  recettes  inintelligibles  :  on  ne 
peut  les  exprimer  qu'en  citant  les  motifs  qui  les  ont  fait  choisir  : 
c'est  la  facile  généralisation  d'une  loi  qui  déborde  le  fait,  c'est  la  réu- 
nion prochaine  de  plusieurs  autres  lois  voisines,  c'est  tout  l'avenir 
de  la  science  qui  se  trouve  ainsi  enfermé  dans  cette  expérience  d'un 
instant.  —  Un  fait  n'est  pas  autonome,  parce  qu'il  n'existe  pas  si  un 
principe  ne  le  découpe;  c'est  ce  principe  le  véritable  individu;  mais 
c'est  un  individu  qui  vit,  et  le  fait  en  est  l'insaisissable  présent.  — 
Un  fait  n'est  pas  autonome;  au  lieu  de  l'étendre  dans  la  durée,  nous 
pouvons  essayer  de  le  lier  à  l'ensemble  de  la  science  actuelle,  dont  on 
ne  peut  pas  non  plus  le  séparer;  mais  cette  science  ne  se  suffit  pas 
davantage  :  si  on  oublie  la  psychologie  du  savant,  elle  n'est  plus 
qu'une  inexplicable  énigme,  un  cercle  vicieux  sans  origine  ni  point 
d'appui,  un  échafaudage  instable  penché  pour  tomber;  à  moins 
qu'on  ne  lui  donne  de  la  stabilité,  comme  à  un  homme  qui  marche, 
en  la  poussant  dans  l'avenir.  —  Un  fait  n'est  pas  autonome,  parce 
que  la  formule  mathématique  qui  l'exprime  n'est  qu'imparfaitement 
vérifiée  :  il  y  a  un  jeu  entre  elle  et  la  réalité  :  mais  la  réalité  nous 


J.  WILBOIS.   —  l'kspiut  positif.  ôl'J 

suggère  en  mémo  temps  la  manière  de  boucher  ce  vide;  elle  nous 
inspire  des  recherches  nouvelles  qui  préciseront  ce  qui  manque  aux 
premières;  le  fait  est  gros  de  faits  nouveaux;  il  est  Tnrigine  d'une 
découverte  :  il  est  un  relai  dans  la  démarche  continue  de  l'inven- 
tion. —  De  quelque  manière  que  fou  considère  le  fail,  on  ne  peut 
donc  le  détacher  de  la  durée.  Le  mot  fait  n'est  pas  un  participe  passé, 
c'est  un  participe  présent.  —  Un  enfant  fait,  avec  une  pierre  plate, 
des  ricochets  sur  un  bassin  :  le  frémissement  de  l'eau  et  la  vitesse 
de  la  pierre  se  consolident  l'un  l'autre  :  tel  est  le  rapport  des  faits  au 
progrès  de  la  science  ;  les  faits  sont  ces  points  où  l'idée  directrice  frôle 
la  réalité;  elle  en  reçoit  un  élan  nouveau;  mais  les  faits  ne  sont  par 
eux-mêmes  que  matière  insaisissable,  objet  fluide  et  soutien  fuyant. 

C'est  donc  une  erreur  de  quelques  positivistes  que  la  négation  de 
tout  ce  qui  n'est  pas  le  fait.  Des  faits,  oui;  rien  que  des  faits,  non. 
L'intuition  des  principes,  qui  nous  a  occupés  dans  notre  premier 
chapitre,  n'est  donc  pas  un  complément  superflu  des  recherches  de 
laboratoire  :  elle  en  esl  la  condition  même.  Et  si  quelques  expérimen- 
tateurs prétendent  s'en  tenir  à  une  observation  isolée,  c'est  qu'ils 
ne  remarquent  pas  le  principe  dont  le  développement  supporte  le 
fait  qui  leur  paraît  se  suffire  ;  ils  le  nient,  mais  ils  s'en  servent;  ils 
le  nient,  parce  que,  pour  eux,  il  est  devenu  routine:  et  ils  sont, 
après  tant  d'autres,  des  philosophes  sans  le  savoir. 

Au  sens  esthétique  et  au  sens  du  progrès,  les  physiciens  joignent 
plusieurs  autres  instruments  de  recherche.  Par  exemple  un  sens  du 
doigté,  utile  surtout  dans  le  choix  des  unités.  Il  ne  suffit  pas  de 
définir  une  unité  par  une  combinaison  de  lois  générales  que  nous 
puissions  facilement  calculer;  il  faut  encore  matérialiser  ces  unités 
idéales  en  étalons  qu'on  puisse  sans  peine  fabriquer,  manier,  trans- 
porter, régler,  acheter  et  copier.  Mais  les  limites  de  cette  étude  ne 
nous  permettent  pas  d'entrer  dans  ces  détails.  Nous  n'avons  pas 
voulu  donner  une  logique  complète,  mais  indiquer  l'esiu'it  d'une 
méthode. 

Nous  terminions  notre  premier  chapitre  par  cette  phrase  : 
«  L'esprit  positif  est  un  esprit  de  vie  ».  Nous  pourrions  la  répéter 
ici.  Mais  il  ne  suffit  pas  d'éclairer,  avec  une  insistance  un  peu  diffuse, 
un  des  côtés  de  l'esprit  positif.  Il  faut  hiérarchiser  tous  ces  sens  du 
mot  «  vie  »,  voisins,  mais  divers.  Il  faut  donner,  de  l'esprit  positif, 
une  définition  adéquate.  Mais,  pour  la  rendre  plus  précise  encore,  il 
n'est  pas  inutile  d'opposer  à  l'esprit  moderne  l'esprit  métaphysique 


620  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

et  l'esprit  théologique.  Nous  sommes  ainsi  amenés  à  étudier  la  loi 
célèbre  d'Auguste  Comte,  la  loi  des  trois  états. 


§  V.  —  La  loi  des  trois  états. 

Si  l'esprit  positif  est  vraiment  un  esprit  de  vie,  cette  vie  s'accroîtra 
d'époque  en  époque;  et,  si  l'histoire  de  la  physique  nous  montre 
l'homme  cherchant,  non  pas  un  spectacle  de  plus  en  plus  complet, 
mais  une  activité  de  plus  en  plus  profonde,  elle  fournira  à  toutes 
les  analyses  qui  précèdent  une  précieuse  confirmation. 

De  tous  les  essais  d'histoire  de  l'esprit  humain,  nous  ne  retien- 
drons que  celui  d'Auguste  Comte.  Il  l'a  résumé  dans  la  loi  des  trois 
étals  '  : 

En  tout  ordre  de  recherches,  l'esprit  humain  passe  par  trois  états 
successifs  :  Vétat  théologique  ou  fictif,  l'état  métaphysique  ou  abstrait, 
et  Vétat  positif. 

Comte  a  fait  de  cette  loi  le  fondement  de  la  sociologie^;  mais  ce 
n'est  pas  comme  telle  que  nous  avons  à  l'examiner  ici.  Nous  ne 
voulons  voir  en  elle  qu'un  récit  du  développement  de  la  science.  Nos 
lecteurs  sont  assez  accoutumés  aux  trois  termes  «  théologique  », 
«  métaphysique  »,  «  positif  »,  pour  que  nous  n'ayons  pas  besoin  de 
les  expliquer  autrement  que  par  quelques  exemples.  Les  physiciens 
avaient  l'esprit  théologique  quand  ils  voyaient  dans  le  tonnerre  la 
colère  d'un  dieu,  dans  la  marche  des  planètes  un  angélus  rector,  et 
dans  les  tables  tournantes  le  diable.  Ils  avaient  l'esprit  métaphy- 
sique quand  ils  parlaient  de  phlogistique,  de  vertu  dormitive  et  de 
fluide  magnétique  écrivant  dans  les  planchettes.  Ils  ont  eu  enfin 
l'esprit  positif  quand  ils  se  sont  contentés  de  chercher  les  lois  des 
phénomènes.  —  Laissons  de  côté  les  objections  de  détail  qu'on  a 
souvent  adressées  à  la  loi  des  trois  états  ^.  Il  est  clair  que  ce  ne  sont 
pas  des  états  nettement  distincts  et  Comte  n'a  jamais  eu  la  supersti- 
tion du  nombre  «  trois  ».  Il  y  a  des  exceptions  à  la  loi  et  des  régres- 

d.  La  loi  des  trois  états  a  été  formulée  avant  Comte,  mais  avec  une  documen- 
tation moins  abondante.  —  Elle  est  exposée  dans  la  première  leçon  du  Cours  de 
philosophie  positive,  mais  elle  est  surtout  dilTuse  dans  tout  l'ouvrage.  On  la  trouve 
aussi  dans  le  Catéchisme  positiviste. 

2.  Gin([uante  et  unième  leçon  du  Cours.  C'est  à  ce  litre  qu'elle  est  remar- 
quable. Loi  isolée,  est  fort  banale. 

3.  Est-il  nécessaire  de  faire  remarquer  que  «  Ihéologique  »  et  •■  métaphysique  » 
ont  été  détournés  de  leur  sens  habituel?  La  philosophie  et  la  religion  ont  eu 
leur  évolution,  comme  la  science.  Il  y  a  eu  un  esprit  positif  en  religion  et  en 


J.  WILBOIS.   —   l'ksi'IUT  I'usitif.  621 

sions  de  rélat  positif  à  l'état  théolugique.  Acceptons  ce  tableau  de 
l'histoire  comme  un  grossier  fusain. 

Il  reste  à  l'interpréter.  Or  il  semble  acquis  aujourd'hui,  contrai- 
rement à  l'opinion  de  quelques  disciples  de  Comte  : 

1°  Qu'il  n'y  a  pas  une  séparation  brusque  entre  l'esprit  tJiéoloijique  et 
l'esprit  positif,  mais  une  transition  insensible; 

2"  Que  l'état  positif  ne  clôt  pas  révolution  de  l'esprit. 

Nous  pouvons  réunir  ces  deux  propositions  en  une  seule,  qui  les 
résume  et  les  complète  : 

De  la  phase  théologique  à  la  phase  positive,  l'esprit  vit  de  plus  en 
plus  /es  choses,  et  la  dernière  phase  est  la  plus  riche  en  variations, 
bien  qu'elle  soit  ramassée  en  un  plus  petit  nombre  d'années  astrono- 
miques. Ainsi  l'évolution  commence  là  où  Comte  la  termine,  et  la  loi 
des  trois  étals  est  moins  de  l'histoire  que  de  la  préhistoire.  A  l'appui 
de  ces  assertions,  nous  allons,  très  brièvement,  et  en  les  rapportant 
à  l'action  humaine,  comparer  les  trois  étals. 

l-^  IJétat  théologique.  —  Ce  qui  caractérise  Tétat  théologique  c'est 
l'impossibilité  ou  le  refus  d'agir  sur  les  phénomènes,  de  quelque 
manière  que  ce  soit.  La  nature  appartient  au  caprice  divin  :  nous  ne 
pouvons  ni  la  dompter,  ni  la  pénétrer. 

2"  L'état  métaphi/sique.  —  Le  métaphysicien  croit  à  l'ordre  des 
choses,  mais  il  réserve  son  action  sur  elles.  Celte  réserve  rend 
compte  de  toute  sa  psychologie.  —  Toutes  ses  explications  ont  une 
marque  commune  :  elles  sont  globales;  l'horreur  du  vide  ne  lui 
permet  pas  de  construire  des  pompes  de  compression;  le  physicien 
analysera  les  faits,  non  par  mépris  de  la  synthèse,  mais  pour  rem- 
placer les  synthèses  naturelles  par  des  synthèses  qu'il  trouve 
fécondes.  —  Le  métaphysicien  ne  croit  pas  avoir  expliqué  un  fait 
s'il  ne  l'a  rattaché  à  une  cause  finale;  le  physicien  n'emploie  que 
les  causes  efficientes.  La  (inalilé  n'est  pas  cependant  une  erreur;  les 
causes  efficientes  ne  se  suffisent  pas;  des  motifs  libres  en  ont  ins- 
piré le  choix;  la  causalité  physique  est  subordonnée  à  une  finalité 
humaine.  Mais  l'efficience  et  la  finalité  ne  jouent  pas  le  même  rôle; 
seules  les  causes  efficientes  sont  en  contact  avec  les  choses;  les 
causes  finales    sont   à  Tarrière-plan;   l'efficience  est  la  raison  des 

philosophie.  On  peut  dire  que  Socrale  a  mis  le  premier  la  vie  intérieure  dans 
la  philosophie,  et  que  les  prophètes  d'Israël  ont  les  premiers  vécu  Taction  divine. 
Les  sciences  positives,  <pii  datent  de  Galilée  (a  l'exception  des  mathématiques), 
sont  donc  entrées  les  dernières  dans  la  phase  positive. 


622  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

phénomènes;  la  finalité  n'est  que  la  raison  de  l'efficience  :  nous  ne 
rejetons  pas  la  finalité  parce  qu'elle  est  cause  inutile;  nous  la  reje- 
tons parce  qu'elle  est  cause  lointaine.  —  Le  métaphysicien  croit 
à  l'expérience,  car  c'est  d'un  fait  que  partent  toutes  ses  déductions; 
il  y  croit  même  plus  que  le  physicien,  puisqu'il  ne  la  recommence 
jamais;  ce  qui  les  distingue,  c'est  la  revision  perpétuelle  que  le  phy- 
sicien impose  à  la  nature,  comme  si  elle  n'était  pas  fixe  et  comme 
si,  par  une  influence  continue,  il  pouvait  la  corriger.  Mais  ceux  qui 
croient  à  l'immutabilité  des  lois  sont  bien  prés  d'en  faire  des  subs- 
tances; ils  se  moquent  à  grand  bruit  du  «  fond  »,  et  de  la  «  nature  « 
des  choses;  mais,  en  dépit  des  mots,  ils  sont  aussi  des  métaphysi- 
ciens; et,  si  les  positivistes  ont  préféré  les  lois  aux  essences,  c'est 
qu'ils  entendaient  par  lois  des  essences  élémentaires  et  qu'ils  étaient 
maîtres  du  moins  de  leurs  combinaisons.  —  Ainsi  l'esprit  métaphy- 
sique ne  donnait  pas  à  l'homme  une  moins  grande  connaissance  de 
la  réalité,  mais  une  moins  grande  prise  sur  elle;  c'était  moins  un 
esprit  d'ignorance  que  de  paresse. 

3°  L'état  positif.  —  H  y  a  une  foule  de  degrés  dans  l'esprit  positif. 
C'est  d'abord  l'esprit  d'observation;  activité  un  peu  simple  de  joueur 
de  cache-cache.  Puis  viennent  les  débuts  de  l'expérimentation, 
sortes  de  pièges  respectueux  qu'on  tend  à  la  nature,  pour  la  capturer 
toute  vive.  C'est  enfin  la  création  de  machines  qui  triturent  les  choses 
jusqu'à  leur  donner  la  forme  de  notre  esprit.  Nous  avons  donné, 
sous  un  autre  titre,  un  aperçu  de  ce  développement  en  résumant 
l'histoire  de  la  chimie  au  xiv"  siècle  '.  Nous  y  ajouterons  ici  l'histoire 
de  l'électricité. 

On  a  commencé  par  des  observations  isolées  :  les  bas  de  soie  de 
Symmer,  le  cerf-volant  de  Franklin,  la  grenouille  de  Galvani.  On 
parlait  bien,  en  même  temps,  de  fluide  positif  et  de  fluide  négatif; 
mais  on  n'entendait  par  là,  ni  l'éther  des  métaphysiciens,  dont  le 
souci  aurait  compromis  les  recherches,  ni  l'éther  des  physiciens 
modernes,  qui  est  un  système  fécond  d'équations  différentielles;  les 
fluides  n'étaient  que  des  mots,  et  l'électricité  se  réduisait  à  un  amu- 
sant empirisme.  —  Bientôt  on  ne  se  contente  plus  des  faits  immé- 


1.  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morate,  mars  1901,  pp.  189-191.  Lire  aussi 
l'étude  liislorique  de  M.  Duliem  sur  la  Notion  de  7nixte  {lievue  de  pliilosophie, 
décembre  1900  et  n°'  suivants).  L'histoire  de  la  physique  du  xix'  siècle  n'a  pas 
encore  été  écrite  :  on  en  trouvera  d'intéressants  fragments  dans  les  notes  his- 
toriques qui  accompagnent  les  rapports  du  Congrès  de  physique  de  1900. 


J.  WILBOIS.   —  l'esimuï  posiïii',  623 

diats.  On  crée  des  êtres  nouveaux  qu'on  n'observe  que  dans  des 
circonstances  compliquées.  Coulomb  délinit  la  masse  électrique  et 
le  pille  magnétique.  Ohm  et  Pouillet  construisent  la  notion  de  courant 
et  les  notions  connexes.  Ampère  apprend  à  manier  des  éléments  de 
couffint.  On  ne  peut  découper  un  courant  comme  on  découpe  un  fd, 
et,  pour  appliquer  la  loi  des  attractions  électrostatiques,  il  faut 
négliger  le  principal  élément  du  phénomène,  le  diélectrique.  N'im- 
porte. Ces  notions  conduisent  à  des  formules  simples,  comme  la  for- 
mule de  l'inverse  carré.  Et  ces  formules  expriment  des  relations  plus 
générales.  La  loi  de  Coulomb  permet  de  calculer  la  plupart  des  faits 
d'électricité  statique,  la  loi  de  Ohm  résume  tous  les  phénomènes  de 
distribution  électrique,  de  la  formule  d'Ampère  on  déduit  tcjutes  les 
attractions  des  courants,  et  les  propriétés  des  solénoïdes  rattaclunit 
le  magnétisme  à  l'électricité.  Au  lieu  de  regarder  la  nature,  on  l'a 
ingénieusement  bousculée,  et  l'ordre  qu'on  y  a  apporté  ainsi  a  tracé 
quelques  chemins  entre  les  points  isolés  où  on  l'avait  touchée 
d'abord.  —  Nous  arrivons  enfin  à  la  grande  période  de  la  science,  la 
période  de  Helmholtz,  la  période  de  Maxwell  et  de  Hertz.  Maxwell  et 
Hertz  relient  l'électricité  et  la  lumière,  Helmholtz  ramène  les  lois 
des  piles  aux  principes  de  la  thermodynamique.  Les  tendances  de 
l'époque  précédente  s'accentuent.  Les  lois  sont  plus  générales,  les 
équations  se  calculent  mieux,  et  les  phénomènes  fondamentaux 
sont  encore  plus  artificiels,  puisque  Helmholtz  prend  pour  point  de 
départ  les  phénomènes  réversibles  du  principe  de  Carnot  qui,  par 
leur  nature  même,  sont  irréalisables.  Ainsi  on  ne  trouve  pas  dans 
les  choses  la  grande  unité  à  laquelle  on  aboutit  :  elle  vient  de 
notre  esprit;  c'est  du  dedans  que  nous  la  faisons  rayonner;  aussi 
n'éclaire-t-elle  pas  la  nature  tout  entière  :  les  principes  de  l'élec- 
tricité n'expliquent  pas  mieux  qu'à  l'époque  de  Franklin  l'orage  et 
l'aurore  boréale;  ils  expliquent  les  phénomènes  de  laboratoire  ou 
d'usine  créés  sous  leur  inspiration.  Du  reste,  il  y  a  plusieurs  centres 
dans  ces  groupements  de  phénomènes,  plusieurs  principes  que  nous 
ne  cherchons  plus  à  réduire  les  uns  des  autres,  mais  qui  tous  ont 
même  structure  et  même  rôle;  l'unité  ne  ressemble  guère  aujourd'hui 
à  celle  qu'on  rêvait  aux  temps  de  Newton  ou  de  Laplace,  l'explica- 
tion du  monde  entier  par  une  seule  loi;  elle  est  moins  dans  le  spec- 
tacle de  l'univers  que  dans  l'attitude  qui  le  façonne;  elle  est  moins 
matérielle  que  formelle;  et  nous  nous  unifions  en  unifiant  le  donné. 
Enfin  ces  centres  eux-mêmes  sont  mobiles.  Maxwell  n'a  pas  dit  le 


624  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

dernier  mot  de  la  science.  Il  a  fait  de  l'électricité  un  corollaire  de  la 
mécanique,  mais  de  récentes  découvertes  nous  invitent  à  voir  dans 
l'électricité  la  science  première  dont  la  mécanique  ne  serait  qu'un 
chapitre,  et  de  nouvelles  idées  se  développent  sans  qu'on  puisse  dire 
jusqu'où  elles  nous  pousseront  dans  notre  action  sur  la  réalité.  — 
C'est  donc  bien  la  même  vie  qui  caractérise  tous  les  degrés  de  l'état 
positif.  Mais  quel  progrès  depuis  cent  ans!  Il  y  a  peut-être  plus  de 
différence  entre  l'électricité  d'aujourd'hui  et  celle  du  xviii^  siècle 
qu'entre  les  débuts  de  la  science  positive  et  l'ancienne  métaphy- 
sique. Comte  ne  pouvait  le  savoir.  Il  a  cru  fermer  le  passé.  Mille 
circonstances  l'excusent.  Soyons-lui  reconnaissants  d'avoir  si  vigou- 
reusement ouvert  ce  xix^  siècle  qu'il  a  si  étrangement  méconnue 

On  pourrait  esquisser  de  même  l'histoire  des  sciences  voisines. 
Mais  nous  avons  fait  assez  d'histoire.  11  est  temps  de  résumer,  le 
plus  brièvement  possible,  les  caractères  de  cet  esprit  de  vie,  dans 
son  état  actuel. 

1°  Vivre  les  choses  veut  dire  d'abord  :  avoir  un  contact  permanent 
avec  elles;  mais  non  pas  avec  des  choses  dont  la  structure  serait 

1.  A  la  loi  des  trois  élats,  Auguste  Comte  a  rattaché  une  Classification  des 
Sciences.  Elle  occupe  la  deuxième  le(;on  du  Cours.  Les  Sciences  y  sont  placées 
dans  cet  ordre  :  analyse,  géométrie,  mécanique,  astronomie,  physique, 
chimie,  etc.  C'est  une  classification  rationnelle,  parce  que  chaque  science  est 
plus  abstraite  et  plus  générale  que  celles  qui  la  suivent.  Mais  c'est  aussi  une 
classification  historique,  parce  qu'elle  range  les  sciences  dans  l'ordre  de  leur 
arrivée  à  l'état  positif.  —  On  a  souvent  critiqué  cette  classification  et  on  en  a 
proposé  des  foules  d'autres.  Son  principal  défaut  lient  à  l'idée  que  Comte  se. 
fait  de  l'esprit  positif.  L'esprit  positif  est,  pour  lui.  un  et  définitif  :  une  science 
positive  lui  parait,  de  même,  définitivement  constituée.  Or  la  critique  a  montre 
qu'il  y  a  une  infinité  de  géométries  possibles,  une  infinité  de  mécaniques  pos- 
sibles. Quand  une  science  arrive  à  l'état  positif,  elle  y  arrive  d'une  certaine 
manière,  mais  elle  aurait  pu  y  arriver  autrement.  11  est  nécessaire  qu'elle  soit 
devenue  positive  pour  que  les  sciences  plus  concrètes  puissent  le  devenir  à 
leur  tour,  car  elles  empruntent  ses  lois  avant  d'y  ajouter  leurs  postulats  parti- 
culiers; mais  la  forme  qu'elle  a  prise  est  peut-être  la  moins  propre  à  fonder 
ces  sciences  nouvelles.  Alors  il  se  passe  un  fait  que  Comte  ne  connaissait  pas  : 
quand  la  dernière  science  commence  à  se  constituer,  on  retouche  les  principes 
de  la  première  jusqu'à  ce  qu'ils  s'appliquent  commodément  à  elle.  L'optique 
suppose  réleclricitc  dont  elle  n'est  qu'un  cas  particulier;  mais  ce  n'est  pas 
l'électricité  de  Coulomb,  science  positive  cependant,  c'est  l'électricité  de  l"'araday 
et  de  Maxwell;  l'optique  nous  fait  choisir  entre  les  deux  électricités.  La  ther- 
modynamique repose  sur  une  mécanique,  mais  sur  l'énergétique  et  non  sur  la 
mécanique  classique.  Enfin  on  adoptera  peut-être  une  troisième  mécanique, 
une  mécanique  de  l'éther,  qui  supposerait  l'électricité  avant  elle.  L'ordre 
indiqué  par  Comte  n'est  donc  pas  tout  à  fait  l'ordre  d'arrivée  des  sciences  à 
l'état  positif.  11  y  a  un  remaniement  incessant  des  vieilles  sciences  sous  la 
poussée  des  sciences  récentes,  ou  plutôt,  une  classification  des  sciences  ne 
peut  jamais  être  définitive,  car  les  sciences  sont  en  formation  incessante, 
comme  l'esprit  positif  lui-même. 


J.   WILBOIS.    L  KSPIUT    POSITIF.  625 

définitive  (à  quoi  bon  alors  y  revenir  sans  cesse?),  avec  des  choses 
que  l'expérience  nous  offre  partiellement  indéterminées,  et  qui  se 
détermineront  à  ce  contact  même. 

2°  Les  instruments  de  cette  possession  du  monde  sont  quelques 
'principes  mathématiques  maniables,  autour  desquels  se  groupent  les 
phénomènes.  Principes  de  la  mécanique,  principe  de  l'équivalence 
et  principe  de  Carnot,  attraction  universelle,  principe  des  ondes, 
principe  des  interférences,  principe  des  vibrations  transversales,  loi 
d'Ampère,  loi  de  la  conservation  de  la  masse,  loi  des  proportions 
définies,  sont  autant  d'intuitions  dont  la  traduction  algébrique  est 
infiniment  commode.  Et  c'est  une  vie  que  cette  transposition  du 
donné  en  langage  intelligible,  en  formules  dont  les  combinaisons 
ingénieuses  dessinent  le  plan  des  expériences  qui  serviront  à  les 
justifier. 

3"  A  cette  vie  mathématique  se  joignent  diverses  formes  acces- 
soires de  notre  activité;  par  exemple,  en  informant  les  phénomènes, 
nous  y  mettons  de  la  beauté;  mais  c'est  une  beauté  particulière  dont 
les  éléments  sont  des  nombres. 

4"  Au  moyen  de  ces  formules,  nous  unifions  les  phénomènes  :  unité 
qui  respecte  la  spécificité  des  diverses  branches  de  la  physique,  mais 
qui  applique  à  toutes  une  puissance  intellectuelle  analogue.  Les 
principes  physiques  unissent  les  choses  en  un  petit  nombre  de  grou- 
pements partiels,  mais  leurs  fonctions  semblables  donnent  à  leur 
faisceau,  au  dedans  de  nous,  une  unité  complète.  Grâce  à  cette  unité, 
le  monde  devient  plus  petit,  et  tient  tout  entier  en  notre  esprit. 

Unification  de  la  nature  par  la  vie  mathématique^  tel  est,  en  résumé, 
le  premier  dessein  du  savant  positif. 

Mais  vie  est  ici  synonyme  d'étreinte,  de  maîtrise,  de  création.  Or 
vie  veut  dire  aussi  variation  et  développement.  Les  deux  sens  sont 
différents.  Cependant  le  physicien  jjî'atique  ces  deux  vies  à  la  fois,  et 
il  est  nécessaire  qu'elles  coexistent  en  lui.  —  En  effet,  l'unification  du 
monde  se  poursuit  sans  limite,  puisque,  à  mesure  qu'on  groupe  des 
phénomènes  connus,  on  en  découvre  de  nouveaux  ;  les  corollaires 
mathématiques  sont  inépuisables,  et  on  cherche  à  imposer  au  donné 
les  dernières  intuitions  de  l'analyse;  enfin  la  forme  mathématique 
des  lois  nous  oblige  à  en  chercher  une  vérification  de  plus  en  plus 
rigoureuse.  C'est  dire  que  la  science  évolue.  La  première  vie  entraîne 
la  seconde.  —  Mais  inversement  la  seconde  suppose  la  première.  En 
effet  le  changement  des  méthodes  disloque  chaque  jour  les  objets  de 

Rev.  meta.  t.  IX.  —  1901.  42 


626  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

la  veille;  le  donné  fuit  devant  nos  variations;  pour  le  maintenir  dans 
la  science,  nous  devons  donc  le  serrer  plus  étroitement  que  les 
objets  du  sens  commun,  et  ainsi  l'évolution  plus  rapide  entraine  un 
contact  plus  intime. 

5**  Cette  évolution  est  plus  la  vie  de  la  science  que  la  vie  de 
chaque  savant.  Mais  chaque  savant  peut  y  participer.  Si  un  fait  est 
d'autant  plus  significatif  qu'il  occupe  une  plus  grande  durée  dans 
l'évolution  d'un  principe,  ceux  qui  découvrent  de  tels  faits  sont  comme 
des  personnifications  de  la  science  de  plusieurs  siècles.  Il  n'y  a  donc 
pas  de  différence  de  nature,  il  n'y  a  qu'une  différence  de  degré  entre 
l'esprit  positif  appliqué  aux  principes  et  l'esprit  positif  appliqué 
aux  faits.  Le  mot  vie  a  le  même  sens  quand  on  parle  d'un  principe 
qui  vit  ou  d'un  fait  qu'on  vit.  Les  nombreux  moments  de  l'histoire 
d'un  principe,  nous  pouvons,  dans  la  découverte  d'un  fait,  les 
condenser  en  un  état  d'âme  unique.  Vivre  un  fait,  c'est  avoir  la 
«  mémoire  »  d'un  principe. 

6"  Voir  dans  un  fait  le  passage  d'un  principe,  c'est  ce  qu'on 
nomme  l'état  de  découverte.  Inventer  est  la  seule  manière  de  se 
placer  dans  le  courant  de  la  science.  Jamais  l'exposition  didactique 
ne  donne  l'intuition  du  progrès.  L'esprit  positif  est  donc  enfin  un 
esprit  d'invention. 

Nous  donnerons  donc  cette  définition  de  l'esprit  positif,  en 
physique  : 

V esprit  positif,  en  physique,  est  un  esprit  d'invention  qui  saisit, 
dans  un  fait,  révolution  d'un  principe,  moyen  lui-même  de  posséder 
et  d'unifier  le  donné  sous  forme  mathématique  *. 

Une  dernière  question  se  pose,  et  non  la  moindre  :  «  Quelle  con- 
naissance des  choses  nous  donne  l'esprit  positif?  »  C'est  la  question 
de  la  valeur  de  l'induction.  Comme  on  définit  généralement  l'induc- 
tion le  passage  des  faits  à  leurs  lois,  et,  comme  nous  avons  soutenu 
qu'il  y  a  entre  les  lois  et  les  faits  un  lien  indissoluble,  on  peut  pré- 
voir, dès  maintenant,  de  quelle  façon  particulière  nous  poserons 
le  vieux  problème.  Mais  ce  n'est  pas  l'induction  seule  qui  nous 
occupera.  Comme  la  loi  des  trois  états  nous  a  permis  de  préciser 
quelques  caractères  de  l'esprit,  l'étude  de  l'induction  nous  amènera 
à  quelques  remarques  sur  la  nature  des  choses.  Cette  psycholo- 

1.  Rapprocher  celte  définition  des  vues  exposées  par  M.  Le  Roy  dans  son 
article  :  Sur  quelques  objections  adressées  à  la  nouvelle  philosophie,  Revue  de 
Métaphysique  et  de  Morale,  mai  1901. 


J.   "WILBÛIS.    L  ESPlUi    PUSITIF.  627 

gie  et  cette  métaphysique  sont  solidaires  et  se   complètent  l'une 
l'autre. 

^  VI.  —   IS induction  scientifique. 

Il  y  a  deux  sortes  d'induction,  l'induction  vulgaire,  celle  qu'on 
pratique  dans  la  vie  courante  et  dans  les  sciences  d'observation,  et 
l'induction  dont  on  se  sert  dans  la  physique  moderne,  et  à  la([uelle 
nous  réservons  le  nom  d'induction  scientifique.  C'est  cette  dernière 
seule  que  nous  étudierons.  C'est  celle  que  les  philosophes  ont  le  plus 
négligée.  Cependant  plusieurs  d'entre  eux  ont,  sans  le  remarquer, 
confondu  les  deux  inductions.  De  là,  nous  senible-t-il,  les  difficultés 
et  les  contradictions  de  leurs  études.  11  n'est  donc  pas  inutile, 
avant  d'examiner  l'induction  scientifique,  de  la  distinguer  nette- 
ment de  l'induction  vulgaire. 

Le  vulgaire  observe  journellement  des  faits  découpés  d'avance  et 
les  réunit  en  une  loi  qui  ne  prétend  ni  à  l'universalité,  ni  à  la  néces- 
sité. On  a  vu  cent  cygnes  blancs  :  tous  les  cygnes  seront  blancs, 
jusqu'à  la  première  surprise.  La  loi  n'est  qu'une  forme  de  langage  : 
on  s'en  sert,  plus  qu'on  n'y  croit;  et  l'empirisme  suffit  à  justifier  sa 
formation.  —  Le  vulgaire  s'imagine  que  l'induction  scientifique  est 
une  opération  du  même  genre,  que  les  faits  physiques  sont  aussi 
objectivement  séparés  que  les  faits  du  sens  commun,  et  que  les  lois 
physiques  sont  aussi  constituées  par  la  soudure  des  faits,  il  n'y  a 
qu'une  différence,  capitale,  il  est  vrai.  C'est  que  les  lois  physiques 
sont  des  lois  numériques.  Prenant  dès  lors  pour  le  fond  ce  qui  n'est 
peut-être  que  l'enveloppe,  on  est  persuadé  qu'elles  sont  nécessaires 
et  universelles,  comme  les  mathématiques  qui  les  traduisent;  la 
science  ne  va  donc  pas,  comme  le  sens  commun,  du  particulier  au 
plus  général,  du  contingent  au  moins  contingent;  elle  atteint  l'uni- 
versel et  le  nécessaire  ;  faits  et  lois  sont  ici  de  nature  différente  : 
un  abîme  les  sépare;  l'empirisme  est  impuissant  à  franchir  cet 
infini.  Il  faut  donc  faire  appel  à  un  principe  venu  de  dehors.  — 
Malheureusement,  l'induction  scientifique  ne  part  pas,  comme  on 
vient  de  le  supposer,  d'une  collection  de  faits,  pour  aboutir  à  une 
loi  de  nature  mathématique;  on  s'est  trompé  à  la  fois  sur  la  genèse 
et  sur  l'essence  des  lois;  l'obsession  du  sens  commun  et  l'obsession 
des  nombres  ont  provoqué  cette  double  erreur.  Dès  lors,  puisqu'on 
a  artificiellement  séparé  les  lois  et  les  faits,  c'est  un  principe  arti- 
ficiel qu'on  créera  pour  les  réunir.  La  recherche  du  principe  de  Vin^ 


628  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

duction  scientifique,  telle  qu  on  l'entreprend  le  plus  souvent,  n'est  donc 
qu'un  faux  problème. 

Puisque  la  loi  préexiste  aux  faits,  le  physicien  ne  passe  pas  des 
faits  aux  lois.  Puisque  le  fait  modifie  la  loi  à  son  tour,  la  physique 
n'est  pas  non  plus  une  science  déductive.  Puisque  la  loi,  au  contact 
des  faits  qui  l'enrichissent,  devient  de  plus  en  plus  générale,  et 
puisque  ces  faits  sont  observés  dans  des  conditions  de  plus  en  plus 
recherchées,  c'est-à-dire  de  plus  en  plus  particulières,  c'est  à  la  fois 
vers  le  particulier  et  vers  le  général  que  va  la  démarche  scientifique. 
Il  y  aurait  là  d'insolubles  antinomies  si  l'induction  était  en  dehors 
du  temps.  Et  c'est  précisément  pour  avoir  posé  la  question  dans 
l'éternel  qu'on  s'est  heurté  à  tant  de  difficultés.  La  loi  ne  domine 
pas,  elle  s'élève;  le  fait  n'est  pas,  il  passe.  Le  savant  n'est  pas  un 
homme,  il  est  l'humanité.  L'induction  n'est  pas  un  acte  instantané 
de  l'individu,  elle  est  un  acte  durable  de  la  race;  elle  ne  donne  pas 
le  général,  elle  est  la  généralisation  même;  elle  ne  peut  se  renou- 
veler à  volonté,  elle  n'est  jamais  achevée;  ce  n'est  pas  un  geste 
brusque  que  chacun  pourrait  refaire,  c'est  un  geste  collectif  qui  ne 
s'est  pas  encore  fixé.  Le  problème  du  fondement  de  iinduction  doit 
donc,  comme  beaucoup  d'autres,  être  transposé  de  l'espace  dans  la 
durée. 

Ainsi,  ce  qui  s'évanouit  dans  ce  problème,  c'est  l'illusion  d'un 
principe  immuable,  inutile  désormais  pour  soutenir  le  mouvement 
de  l'invention.  Il  est  vrai  que,  dans  ce  mouvement,  il  y  a  des  instants 
de  repos,  que  certains  faits  se  détachent,  tant  bien  que  mal,  de  la 
science  qui  les  entraîne,  et  que  la  besogne  du  physicien  est,  pour  un 
moment,  de  même  nature  que  les  opérations  de  sens  commun.  On 
doit  être  sûr,  par  exemple,  qu'une  expérience  faite  aujourd'hui  et  à 
Paris,  pourra  êtra  reproduite  à  Londres,  et  dans  dix  ans.  Il  faut  que 
l'espace  et  le  temps  soient  indifférents  aux  phénomènes  physiques. 
II  faut  qu'on  puisse  croire  au  principe  des  causes  efficientes  '.  Mais 
il  ne  s'agit  là,  comme  nous  le  montrerons  bientôt,  que  d'une  indif- 

1.  Le  principe  des  causes  efficientes  ne  suffit  pas  à  fonder  l'induction  vulgaire. 
Il  faut  y  ajouter  le  principe  des  causes  finales.  (Cf.  Lachelier.  Du  fondement  de 
l'indiiction,  p.  12.)  C'est  ce  principe  qui  assure  la  conservation  des  espèces  vivantes. 
Mais,  dans  les  sciences  physiques,  la  notion  d'espèce  n'existe  pas;  on  la  trouve 
en  chimie,  c'est  vrai,  mais  les  phénomènes  chimiques  sont  encore  assez  simples 
pour  pouvoir  être  expliqués  par  la  seule  loi  de  causalité,  entendue  d'une  cer- 
taine manière  (par  exemple  dans  l'hypothèse  atomique).  C'est  pourquoi,  dans 
notre  théorie  de  l'induction  scientifique,  nous  négligerons  le  principe  des  causes 
finales,  tel  qu'il  intervient  dans  l'induction  vulgaire. 


J.  WILBOIS.  —  l'ksprit  positif.  629 

féreace  relative  de  l'espace  et  du  temps,  et  l'empirisme  suffît  à  nous 
en  assurer.  Cependant  la  légitimité  de  ce  progrès  même  des  prin- 
cipes suppose  une  certaine  conception  de  la  nature,  non  plus,  il  est 
vrai,  définitive,  mais  évolutionniste.  C'est  cette  conception  qui  jus- 
tifiera pour  nous  l'induction  scientique.  Mais  avant  de  l'exposer, 
tious  critiquerons  les  diverses  métaphysiques  que  les  différents  aspects 
de  la  science  moderne  suggèrent  au  premier  coup  d'oeil.  Pour  abréger, 
nous  nous  bornerons  aux  deux  théories  extrêmes,  que  nous  nom- 
merons, l'une,  idéalisme  de  la  liberté,  l'autre,  réalisme  mécaniste . 

1°  L'idéalisme  de  la  liberté. 

L'idéalisme  de  la  liberté  se  fonde  sur  ces  deux  observations,  que 
la  critique  a  récemment  établies  : 

a.  Les  lois  physiques  sont  des  définitions  K  Les  lois  de  Galilée 
définissent  la  chute  libre.  Si  un  corps  n'y  obéit  pas,  on  dit  qu'il  ne 
tombe  pas  librement,  mais  on  ne  suspecte  pas  la  loi.  Une  loi  ne 
peut  donc  jamais  être  infirmée  par  l'expérience. 

b.  La  perfection  de  nos  instruments  de  mesure  rend  indéterminé 
le  donné  auquel  ils  s'appliquent  ^  C'est  par  des  conditions  que  nous 
choisissons  nous-mêmes  que  nous  y  établissons  la  détermination. 
Nous  pouvons  bien  les  choisir  telles  que  n'importe  quelle  loi  soit 
vérifiée. 

Ainsi,  d'après  la  première  remarque,  on  peut  constituer  une 
physique,  en  dehors  de  toute  expérience,  à  l'aide  d'un  système  de 
conventions.  D'après  la  seconde,  si  l'on  met  ces  conventions  à 
l'épreuve  du  laboratoire,  elles  y  résisteront  toujours,  pourvu  qu'elles 
ne  soient  que  les  résidus  des  lois  grossières  du  sens  commun 
(auxquelles  on  se  soumet,  malgré  tout)  et  qu'elle  exigent,  pour  être 
remarquées,  ces  observations  délicates  où  nous  mettons  tant  de  nous- 
mêmes;  nous  croyons  alors  trouver  dans  les  choses  ce  que  nous  y 
avions  placé  secrètement,  et  l'expérience  est  le  miroir  où  nous  nous 
laissons  duper  par  l'image  de  nos  propres  décrets.  La  création  de 
ces  formules  prouve  du  reste  la  puissance  de  notre  activité  inté- 
rieure ^.  C'est  pourquoi  l'on  peut  appeler  cette  doctrine  «  idéalisme 
de  la  liberté  ». 


1.  Cf.  par  exemple  :  E.  Le  Roy,  Un  positivisme  nouveau,  Revue  de  Métaphysique 
et  de  Morale,  mars  1901,  p.  143. 

2.  Voir  le  présent  article,  p.  584. 

3.  Sur  un  argument  tiré  du  détei'minisme  physique  en   faveur  de  la  liberté 
humaine,  Bibliothèque  du  Congrès  international  de  philosophie  de  1900. 


630  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

L'idéaliste  connaît  la  critique  des  sciences;  mais  il  l'interprète 
mal.  11  a  raison  en  toute  rigueur;  mais  la  rigueur  ne  suffit  pas  à 
expliquer  le  monde  physique.  Il  pousse  l'attitude  critique  à  l'extrême, 
en  oubliant  que  le  critique  conclut  contre  son  propre  point  de 
départ  '.  En  effet,  si  Tidéalisme  était  vrai,  les  corps  tomberaient 
n'importe  comment,  vite  aujourd'hui,  lentement  demain,  et  en 
cercle  sous  les  tropiques;  nous  observons  cependant  que  la  chute 
libre  est  la  chute  habituelle,  et  on  a  fait  du  mot  miracle  le  syno- 
nyme de  dérogation  aux  lois  de  la  nature.  De  plus,  d'après  l'idéa- 
lisme, l'expérience  ne  pourrait  vérifier  les  lois  que  grâce  à  des 
conditions  si  complexes  et  si  laborieuses  que  la  science  deviendrait 
impossible,  faute  de  temps;  et  nous  savons  qu'on  vérifie  certaines 
lois  plus  facilement  que  d'autres,  et  qu'elles  appellent,  pour  ainsi 
dire,  d'elles-mêmes,  leurs  conditions.  La  matière  a  donc  certaines 
habitudes,  les  lois  ont  certaine  réalité  :  habitudes  obscures,  peut- 
être,  réalité  inexprimable,  sans  doute;  mais  si  la  science  prévient 
la  nature,  elle  ne  la  violente  pas.  C'est  cela  que  n'explique  pas 
l'idéalisme.  S'il  triomphe,  c'est  par  coup  d'état.  Abandonnons  une 
doctrine  qui,  après  s'être  vantée  de  rendre  l'induction  infaillible,  ne 
peut  en  soutenir  la  plus  humble  démarche. 

2°  Le  réalisme  mécaniste. 

Le  raisonnement  qui  aboutit  au  réalisme  mécaniste  s'appuie  sur 
un  préjugé  invincible. 

a.  C'est  le  préjugé  du  sens  commun.  Le  sens  commun  est  instincti- 
vement réaliste.  Mais  d'un  réalisme  à  deux  degrés.  Il  croit  profon- 
dément aux  qualités  premières;  il  croit  moins  fermement  aux  qua- 
lités secondes.  Qu'on  lui  montre  le  succès  des  nombres  sur  la 
nature,  il  abandonnera  les  qualités  secondes  sans  regret,  et  telle 
est,  pour  lui,  l'importance  de  la  vue  et  du  toucher  qu'il  ne  doutera 
plus  que  le  monde  soit  constitué,  en  dernière  analyse,  par  de 
l'étendue  et  du  mouvement.  C'est  ce  sj^stème  qu'on  nomme  le  méca- 
nisme. 

b.  Un  raisonnement  confirmera  cette  croyance.  La  science  réussit. 
Donc  l'espace  et  le  temps  n'influent  pas  sur  les  phénomènes.  Le 
monde  physique  est  réglé  par  les  causes  efficientes,  et  tout  ce  qu'il 
contient  s'enchaîne  mécaniquement  -. 

1.  L'esprit  positif,  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  mars  1901,  p.  158. 

2.  Les  savants  ont  discuté,  comme  les  philosophes,  la  valeur  du  mécanisme. 
Plusieurs  ont  conclu  contre  lui.  Qu'il  nous  suffise  de  citer  une  note  de  M.  Poin- 


J.  WILBOIS.   —  l'espuit  positif.  631 

Cette  doctrine  rend  compte  du  succès  de  la  science,  tel  qu'on  peut 
l'observer  dans  une  vue  instantanée.  Mais  la  science  est  en  perpé- 
tuelle évolution.  Nous  allons  montrer  que  le  mécanisme  est  superflu 
pour  justifier  la  science  actuelle,  et  qu'il  est  insuffisant  pour  rendre 
compte  de  son  progrès.  Et  nous  nous  servirons,  contre  le  méca- 
nisme, de  ce  qu'il  y  a  de  solide  dans  les  arguments  des  idéalistes  de 
la  liberté. 

Le  mécanisme  est  inutile  pour  expliquer  la  science  actuelle. 
D'abord  il  ne  mérite  pas  la  confiance  qu'il  inspire.  Son  origine 
bâtarde  devrait  nous  écarter  de  lui.  La  physique  ne  peut  s'approcher 
de  la  forme  mathématique  sans  détruire  aussitôt  les  déterminations 
du  sens  commun.  La  physique  ne  va  donc  pas  vers  le  mécanisme 
extérieur,  puisqu'elle  ne  va  même  pas  vers  un  déterminisme  plus 
général.  Elle  tourne  le  dos  au  sens  commun.  Les  procédés  de  l'une 
ne  sont  pas  les  habitudes  de  l'autre.  —  Le  raisonnement  des  méca- 
nistes  n'est  pas  plus  décisif.  Il  est  inutile  au  physicien  que  l'espace 
et  le  temps  soient  absolument  indifl'érents  aux  phénomènes.  S'ils 
avaient  sur  eux  quelque  influence  [petite,  du  moins),  il  ne  s'en  aper- 
cevrait pas,  précisément  parce  que  les  lois  sont  des  définitions  sou- 
tenues par  un  doigté  inintelligible.  Que  ce  doigté  soit  plus  impor- 
tant que  cette  définition,  c'est  ce  que  nous  avons  soutenu  contre 
l'idéalisme;  mais  le  physicien  pourra,  en  faveur  de  la  formule, 
changer  quelque  détail  des  recettes,  sans  que  la  grossière  mémoire 
de  ses  muscles  le  lui  fasse  remarquer;  et,  dans  un  temps  et  un  espace 
plus  actifs  qu'il  ne  le  suppose,  il  aura  l'illusion  de  l'indifférence 
absolue  de  l'endroit  et  de  l'époque  '.  Il  y  a  plus.  On  a  vérifié,  il  y  a 
cent  ans,  la  loi  de  Newton.  J'essaie  de  la  connaître  mieux.  Mais 
j'arrive,  en  présence  de  la  nature,  avec  des  instruments  d'une  autre 
exactitude  ;  l'expérience  d'aujourd'hui  n'est  pas  une  redite  de  la 
première.  Si  les  habitudes  des  choses  ont  changé  depuis  cent  ans, 

caré  :  Sur  les  tentatives  d'explication  mécanique  des  principes  de  la  thermo- 
dynamique, Comptes  Rendus  de  V Académie  des  Sciences,  1889,  1''''  semestre,  p.  tiuO, 
un  article  qu'il  a  publié  dans  celte  [{".vue  :  Le  mécanisme  et  l'expérience,  1893, 
p.  534,  et,  tout  récemment,  quelques  pages  de  M.  Lippmann,  La  lliéorie  cinétique 
des  gaz  et  le  principe  de  Carnot,  Rapports  présentés  au  Congrès  international  de 
physique  de  1900,  tome  I",  p.  548.  Mais  le  mécanisme  des  physiciens  est  beau- 
coup plus  restreint  que  celui  des  philosophes.  Ce  qu'ils  condamment,  c'est  une 
forme  particulière  du  mécanisme.  Ce  qui  vaut  contre  elle  ne  vaut  pas  contre  le 
mécanisme  en  général. 

1.  Voilà  pourquoi  nous  avons  dit  que,  si  le  physicien  a  besoin  provisoirement 
du  principe  des  causes  efficientes,  c'est  sous  une  forme  grossière  que  l'empirisme 
suffit  à  donner. 


632  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

mon  regard  neuf  ne  le  saura  pas.  La  précision  de  la  science 
augmente  plus  vite  que  la  nature  ne  varie;  son  point  de  vue  est  plus 
mobile  que  le  déroulement  du  panorama;  dans  la  course  avec  les 
phénomènes,  elle  arrive  toujours  la  première.  Qu'on  n'objecte  pas 
qu'elle  pourrait  reprendre  les  mauvais  appareils  et  les  vieilles  théo- 
ries pour  s'assurer  de  la  fixité  objective  des  lois  de  l'univers  ;  d'abord 
les  physiciens  ont  eu  bien  rarement  cette  curiosité;  ensuite  cette 
fixité  serait  celle  d'une  connaissance  imparfaite  et  déjà  dépassée, 
et  c'est  de  la  connaissance  actuelle  que  nous  voulons  la  garantie  ; 
enfin  on  a  trouvé  dans  la  nature  des  traces  d'évolution,  et  qui  sait 
si,  avec  de  meilleurs  appareils  et  une  plus  longue  patience,  on  ne 
verrait  pas  évoluer  les  êtres  physiques  comme  les  espèces  vivantes? 
La  loi  d'efficience  n'a  donc  à  fonctionner  que  pendant  quelques 
années,  l'entr'acte  du  progrès  des  mesures;  dans  notre  lutte  avec 
les  habitudes  des  choses,  nous  ne  demandons  à  la  causalité  que  de 
tenir  jusqu'aux  renforts  *. 

Mais,  si  le  mécanisme  n'est  pas  imposé  par  l'étude  des  méthodes 
physiques,  n'est-il  pas  une  loi  de  l'esprit,  à  laquelle  les  phénomènes 
devront  à  leur  tour  se  soumettre  sous  peine  de  ne  pouvoir  entrer 
dans  notre  pensée?  Ne  devons-nous  pas  percevoir,  en  cette  diversité 
dans  le  temps  et  dans  l'espace  que  les  phénomènes  nous  présentent, 
une  unité  qui  serait  nécessairement  la  continuité  d'un  mouvement 
dans  un  espace  et  un  temps  homogènes?  Bien  que  nous  discutions  le 
réalisme,  ce  raisonnement  est  légitime,  car  l'idéalisme  critique  ne 
difî"ère  pas,  ici,  du  réalisme  le  plus  brutal.  —  Assurément,  celui 
qui  veut  penser  les  phénomènes  doit  les  saisir  sous  forme  méca- 
nique, et  tout,  dans  la  nature,  doit  s'expliquer  mécaniquement 
si  l'induction  est  simplement  un  acte  de  sa  pensée.  Mais  c'est  pré- 
cisément ce  que  nous  avons  contesté.  Dans  la  vue  d'un  prin- 
cipe physique,  il  y  a  une  intuition  de  la  durée  qui  déborde  et 
soutient  l'idée  claire,  et  qui  fait  de  l'induction  presque  un  acte  de 
volonté.  Puis  l'unité  d'une  science  séculaire  est  autre  chose  que 
l'unité  d'une  pensée  individuelle.  Cette  puissance  de  durée  que  nous 
avons  rencontrée  dans  les  faits  et  dans  les  lois,  caractère  transcen- 
dant au  temps  et  à  l'espace,  empêche  donc  le  mécanisme  d'être  une 
explication  complète  du  monde. 

Il  en  est,  pour  ainsi  dire,  une  explication  instantanée.  A  chaque 

1.  Même  remarque  que  dans  la  note  précédente. 


J.  WILBOIS.   —  L  Espiui  l'OsrriF.  633 

époque  correspond  un  mécanisme  relatif  à  la  puissance  des  instru- 
ments, aux  méthodes  en  vogue,  aux  hypothèses  à  la  mode  et  aux  lois 
connues.  Mais  ce  mécanisme  varie  à  chaque  époque.  Le  mécanisme 
du  choc  se  transforme  en  mécanisme  de  l'attraction,  au  mécanisme 
de  l'attraction  succède  un  mécanisme  énergétique.  Le  changement  est 
total,  et  ne  consiste  pas  seulement  dans  l'addition  d'une  décimale 
à  une  formule  dont  les  premiers  chiffres  seraient  acquis;  en  vou- 
lant perfectionner  une  loi ,  on  risque  de  bouleverser  toute  la 
science.  Le  monde  est  prêt  au  mécanisme  comme  une  balance 
folle  à  l'équilibre;  un  réglage  trop  précis  fait  basculer  le  fléau.  Du 
reste,  un  mécanisme  peut  sembler  fixe  parce  que  ses  équations 
sont  immuables,  et  varier,  parce  que  les  difîérents  termes  y  pren- 
nent des  significations  nouvelles  :  la  loi  de  Newton  exprime  tou- 
jours une  force  inversement  proportionnelle  au  carré  de  la  dis- 
tance; elle  change  de  sens  cependant  avec  les  variations  du 
mètre  et  de  l'horloge.  Le  mécanisme  recouvre  une  perpétuelle 
mobilité.  Il  est  maniable  à  toutes  les  époques;  il  n'est  vrai  à  aucune. 
Il  sert  plus  à  l'industrie  qu'à  la  science.  On  peut  le  regarder  comme 
une  coupe  momentanée  dans  le  développement  de  la  physique  : 
à  chaque  moment  ce  qu'elle  entraîne  d'utile  se  précipite  en  méca- 
nisme, comme,  dans  le  cours  d'un  fleuve,  la  partie  utilisable 
se  précipite  en  chute  d'eau;  mais,  de  même  qu'on  peut  multiplier 
les  barrages  d'un  fleuve  sans  rétablir  sa  fluidité,  de  même  on  peut 
changer  toutes  les  formes  du  mécanisme  sans  saisir  ce  qu'il  y  a 
d'original  dans  l'évolution  de  la  science.  Symbole  clair  et  symbole 
commode,  le  mécanisme  ne  peut  être  le  dernier  mot  d'une  philoso- 
phie de  la  matière. 

Bien  d'autres  métaphysiques  ont  été  proposées  :  celles  que  nous 
venons  d'examiner  sont  les  plus  tldèles  aux  méthodes  physiques;  ce 
n'est  pas  par  dédain  que  nous  écartons  les  autres.  La  plupart  ont  un 
caractère  que  nous  venons  de  critiquer  dans  le  réalisme  comme  dans 
l'idéalisme  :  elles  supposent  le  monde  et  l'homme  définitivement 
constitués.  A  toutes  nous  allons  opposer  une  théorie  de  la  matière 
—  une  théoi'ie  très  simplifiée,  —  que  nous  résumerons  en  deux 
traits. 

Dans  cette  théorie,  nous  n'entendrons  pas  par  matière  le  faisceau 
des  lois  du  sens  commun  (notre  critique  n'a  pas  compétence  pour 
l'expliquer),  mais  la  matière  à  laquelle  s'appliquent  les  instruments 
de  la  physique  moderne,  substrat  des  phénomènes  qui  ne  sont  pas 


634  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

accessibles  à  nos  sens  grossiers,  et  qui  apparaissent,  pour  ainsi  dire, 
comme  le  bord  flou  de  leurs  objets. 

1»  PolenùaliLé  de  la  matière. 

Il  y  a  dans  la  nature  de  la  régularité,  et  la  matière  n'est  pas  un  pur 
désordre.  Mais  sa  fixité  n'est  pas  antérieure  à  notre  action;  le  monde 
n'est  fixe  que  parce  qu'il  nous  subit.  Il  est  une  possibilité,  pour 
nous,  de  préciser  un  déterminisme.  Il  y  a  moins  des  lois  naturelles 
qu'une  garantie  de  nos  décrets.  Le  déterminisme  de  la  matière  ne  se 
suffit  pas  à  lui-même,  et  a  besoin  de  notre  action  pour  l'achever.  La 
matière  est,  dans  le  sens  aristotélicien,  une  pure  matière  à  laquelle 
notre  action  seule  donnera  une  forme.  On  ne  peut  donc  l'exprimer. 
C'est  pourquoi  l'on  a  pu  dire  que  le  déterminisme  physique  n'est  pas 
relatif  à  la  connaissance,  mais  à  l'action.  Nous  nous  servirons,  à 
l'appui  de  ces  propositions,  de  quelques  résultats  de  la  critique  des 
sciences. 

a.  On  ne  peut  parler  de  la  régularité  des  choses,  parce  que  la  for- 
mule de  toute  la  loi  physique  est  entourée  de  conditions  inintelli- 
gibles sans  lesquelles  elle  n'a  pas  de  sens;  on  a  beau  en  discursifier 
quelques-unes,  il  reste  toujours,  comme  une  ombre  sur  la  formule 
claire,  un  résidu  d'inintelligibilité  ^;  si  l'expérience  vérifie  une  loi, 
on  ne  peut  pas  dire  qu'elle  est,  il  faut  se  contenter  de  dire  qu'elle 
réussit;  mais  on  doit  ajouter  que  toute  loi  exprimable  comme  elle 
est,  comme  elle,  justifiée,  mais  non  vraie. 

b.  La  régularité  des  choses  n'est  qu'une  matière,  jyarce  que  nous 
reconnaissons  trop,  à  sa  forme,  quelle  est  moulée  par  notre  esprit.  La 
critique  est  très  explicite  sur  ce  point.  Nous  nous  contenterons  de 
rappeler  les  propositions  fondamentales  de  notre  mémoire  sur  le 
déterminisme  physique  et  la  liberté  humaine  ^.  Les  lois  physiques 
s'appliquent  à  un  donné  que  nous  morcelons,  pour  pouvoir  le 
parler,  malgré  la  continuité  que  la  nature  nous  révèle  ^.  Elles  sup- 
posent des  actions  de  contact  toutes  les  fois  qu'elles  sont  utiles  pour 
l'application  du  calcul  différentiel  *.  Elles  quantifient  la  qualité  d'au- 
tant plus  complètement  qu'il  s'agit  d'un  phénomène  plus  usuel  ^. 
Elles  sont  formulées  avant  d'être  reconnues  ^  Elles  sont  consacrées 


1.  Voir  cet  article,  p.  595. 

2.  Sur  un  argument  tiré  du  déterminisme  physique  en  faveur  de  la  liberté 
humaine,  Bibliollièque  du  Congrès  international  de  philosophie  de  1900,  pp.  633 
et  suiv. 

3.  P.  642.  —  4.  P.  648.  —  5.  P.  650.  —  6.  P.  656. 


J.  "WILBOIS,  —  l'espiut   I'Ositif.  635 

en  devenant  définitions  '.  Leur  formule  cliange  avec  leur  rôle*.  Leur 
simplicité  dépend  de  nos  habitudes  \  Elles  rendent  la  science  à  la 
fois  une  et  multiple,  dans  la  mesure  où  cette  unité  nous  permet  de 
la  posséder  rapidement,  et  où  l'autonomie  des  diverses  recherches 
multiplie  les  contacts  avec  la  réalité  *.  M.  Le  Roy  a  montré  depuis 
longtemps  quelle  antinomie  sépare  l'organisation  scientifique  et  la 
connaissance  vraie  ^.  On  peut  examiner  les  lois  sous  toutes  leurs 
faces,  on  ne  verra  jamais  en  elles  Timage  des  choses;  leur  premier 
aspect  contredit  leur  sens  profond;  il  ne  porte  que  l'empreinte  de 
notre  activité  ;  leur  succès  n'est  donc  que  celui  de  notre  puissance  dont 
elles  sont  les  instruments. 

c.  Mais  nous  pouvons  aller  plus  loin  et,  au  lieu  de  regarder  le 
simple  aspect  des  lois  physiques  actuelles.^  voir  à  travers  Vhistoire 
l'action  de  l'homme  créant  ce  déterminisme  dans  une  matière  indé- 
terminée qui  se  prête  à  cette  action.  A  chaque  progrès  de  l'acuité 
des  mesures,  la  détermination  des  phénomènes  décroît.  Nous  la  réta- 
blissons à  l'aide  de  conditions  que  nous  fixons  nous-mêmes.  En 
droit,  l'indétermination  est  proportionnelle  à  la  précision  des  appa- 
reils; et,  si  l'on  inventait  brusquement  des  balances  sensibles  au 
milliardième  de  milligramme,  il  y  aurait  dans  les  mesures  un  tel 
chaos  qu'il  faudrait  renoncer  à  la  chimie  pendant  longtemps.  Mais 
nous  ne  remarquons  pas  cette  indétermination,  parce  qu'elle  est 
progressive,  et  parce  que  nous  la  levons,  au  fur  et  à  mesure,  par  des 
conditions  qu'inspirait  déjà  l'élan  de  la  science  antérieure.  L'habi- 
tude ou  le  flair  des  procédés  favorables  à  la  vie  d'un  principe  fécond 
compense  spontanément  l'instabilité  qu'apporte  une  plus  grande 
exactitude.  Voilà  ce  qui  se  passe  à  une  époque  donnée,  chassé-croisé 
entre  le  déterminisme  et  l'indéterminisme,  celui-ci  apparu  immédia- 
tement dans  les  choses,  celui-là  apporté  par  un  grand  courant  dont 
on  ne  voit  que  le  passage,  sans  pouvoir  discerner  ce  qu'il  contient 
de  matériel  et  ce  qu'il  contient  d'humain.  Mais,  si  l'on  suivait  la 
durée  entière  d'un  principe  au  lieu  d'assister  à  l'unique  vibration 
d'un  fait,  on  trouverait  la  source  même  de  ce  déterminisme,  dans 
lequel  le  fait  est  enfermé,  mais  qui  est,  lui-même,  intérieur  au  prin- 
cipe; et  l'on  peut  dire  qu'un  savant  qui  vivrait  aussi  longtemps  que 
la  science  ne  serait  pas  soumis  aux  lois  de  la  nature;  un  savant  réel 


1.  P.  662.  —  2.  P.  665.  —  3.  P.  670.  —  4.  P.  676. 

5.  Science  et  pliilosopbie,  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  juillet   1899. 


636  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

peut  participer  de  cette  puissance  surliumaine  dans  la  mesure  où  il 
vit,  à  travers  un  fait,  un  principe  tout  entier,  dans  la  mesure  où  il 
est  grand  inventeur;  et  et  génie  »  est  ainsi  synonyme  de  «  liberté  ». 
Mais  le  savant  qui  concentre  son  activité  dans  l'espace  de  quelques 
années  voit  dans  les  lois  physiques  des  règles  inviolables;  c'est  qu'il 
les  voit  à  travers  les  idées,  les  instruments  et  les  recettes  qui  ont 
permis  aux  siècles  d'informer  peu  à  peu  la  matière;  avec  les  habi- 
tudes des  choses,  il  reçoit  les  habitudes  de  la  race  ;  mais  ce  qui  pèse 
sur  lui,  c'est  moins  le  déterminisme  du  monde  que  la  liberté  des 
ancêtres;  et  il  est  comme  celui  que  de  longs  actes  de  liberté  con- 
damnent à  ne  jamais  faillir. 

L'analyse  des  faits,  l'apparence  des  lois,  l'histoire  des  principes, 
nous  imposent  donc  la  même  conclusion.  Une  comparaison  l'éclai- 
rera.  Dans  la  mobilité  capricieuse  d'une  légère  brise,  un  train  passe 
à  toute  vitesse  :  il  est  accompagné  d'un  grand  vent  immobile  ;  la  fixité 
de  ce  souffle,  voilà  le  déterminisme  physique.  Le  réaliste  dirait  que  le 
vent  existait  avant  le  train,  qui,  par  hasard,  en  a  suivi  la  route  ;  l'idéa- 
liste affirmerait  que  ce  vent  n'est  qu'une  illusion  des  voyageurs, 
comme  la  course  des  poteaux  télégraphiques.  Nous  soutenons  au  con- 
traire qu'il  y  a  dans  le  désaccord  de  la  nature  une  puissance  qui  ne 
devient  déterminisme  qu'au  ralliement  de  notre  action.  Nous  ne  ren- 
controns pas  le  déterminisme,  nous  ne  Vinventons  pas,  nous  le  drainons. 

2°  Finalité  de  la  matière. 

a.  L'indétermination  des  choses  n'est  pas  absolue.  La  matière  nest 
pas  apte  à  prendre  7i'imporle  quelle  forme.  Notre  dernière  compa- 
raison n'est  pas  tout  à  fait  exacte.  Le  monde  n'est  pas,  avant  notre 
action,  un  fluide  qui  résisterait  également  dans  tous  les  sens  à  des 
pressions  égales.  11  a  une  structure  cristalline,  et  se  laisse  mieux 
pénétrer  dans  certaines  directions.  Des  mathématiciens  diraient 
que  la  matière  est  un  potentiel  vecteur.  En  effet,  nous  ne  pouvons 
pas  vérifier  indifféremment  n'importe  quelle  loi,  même  en  accumu- 
lant autour  d'elle  les  conditions  les  plus  nombreuses.  11  y  en  a  aux- 
quelles la  matière  était  prédisposée.  Ce  sont  les  grands  principes  de 
la  physique.  Mais  ces  principes  contiennent  deux  éléments  :  réels 
par  leur  base  obscure,  ils  sont  maniables  par  leur  clair  sommet.  Ils 
sont  à  la  fois  les  plus  vraies  et  les  plus  commodes  des  lois.  Nous 
l'avons  établi   longuement  '.  Nous  ne  nous  en  sommes  pas  encore 

1.  L'esprit  positif,  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  mars  1901,  pp.  169-173. 


J.  WILBOIS.   —  i.'esi'H[t  positif.  637 

étonnés.  Pourtant  il  y  a  là  (juelque  chose  d'extraordinaire.  Voici 
des  idées  pleines  d'incohérences  ou  de  contradictions,  l'idée  d'onde 
enveloppe,  l'idée  de  vibration  transversale,  l'idée  d'attraction  à  dis- 
tance, l'idée  d'élément  de  courant,  l'idée  de  phénomène  réversible; 
l'expérience  journalière  ne  les  suggère  pas,  des  mathématiciens  les 
ont  souvent  aperçues  les  premiers,  et  nous  avons  vu,  en  étudiant 
la  psychologie  de  leurs  auteurs,  combien,  pour  les  créer,  ils  ont  dû 
se  séparer  du  monde  et  se  renouveler  eux-mêmes  '.  Et  cependant, 
ces  formules  maniables  se  sont  trouvées,  plus  tard,  s'appliquer  au 
réel.  Toutes  humaines  d'abord,  elles  sont  devenues  ensuite  toutes 
physiques.  Il  faut  expliquer  l'harmonie  de  ces  contraires.  Il  n'y  a 
qu'un  moyen.  C'est  d'admettre  que  la  matière  a  une  cause  final'  qui 
ne  lui  permet  de  se  solidifier  en  déterminisme  que  dans  une  certaine 
direction  :  cette  cause  finale  est  Varlivité  du  savant;  comme  l'a  dit 
Ravaisson,  «  l'humanité  est  la  mesure  esthétique  comme  la  mesure 
scientifique  de  toutes  choses  -  ». 

h.  Ce  que  nous  enseigne  le  double  caractère  des  principes,  Vhis- 
toire  de  leur  évolution  le  confirme.  Nous  y  voyons  la  finalité  à 
l'œuvre.  Elle  réussit  à  constituer  tous  les  grands  faits.  La  formule 
de  l'inertie  est  cause  finale  du  fait  de  la  chute  du  corps  ',  la  formule 
de  Newton  du  fait  de  l'attraction  électrostatique  *,  la  formule  de 
Mariolte-Gay-Lussac  de  l'osmose  des  dissolutions  ^.  Ces  formules,  il 
est  vrai,  recouvrent  une  réalité,  mais  c'est  par  leur  commodité  sur- 
tout qu'elles  entrent  dans  ces  trois  expériences.  Cette  finalité  n'est 
pas  l'attraction  d'un  but  immobile  sur  un  objet  créé  d'un  coup.  Elle 
s'étale  dans  la  durée  ®.  Il  ne  faut  donc  pas  parler  d'une  matière  qui 
existerait  avant  le  temps.  Quelle  qu'elle  soit,  elle  n'est  pas,  elle 
devient.  L'intuition  de  la  durée,  dont  nous  ne  pouvons  pas  nous 
abstraire,  complique,  il  est  vrai,  la  question  d'origine,  mais  elle  pose 
plus  impérieusement  le  problème  de  la  fin.  Et  nous  tiendrons, 
malgré  toutes  les  obscurités,  à  celte  formule  que  Ravaisson  écrivait 
à  la  suite  de  la  précédente  :  «  Si  l'humanité  est  le  but  où  la 
nature  a  toujours  tendu,  il  en  résulte,  la  fin  manifestant  le  principe, 

i.  L'esprit  positif,  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  mars  1901,  pp.  173-180. 

2.  Testament  philosophique,  Reoue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  janvier 
1901,  p.  14. 

3.  L'esprit  positif,  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  mars  1901,  p.  188. 

4.  llnd.,  p.   184. 

5.  Ibid.,  p.  190. 

6.  Ibid.,  p.  193,  srpi. 


638  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

qu'en  réalité  c'est  par  l'humanité  que  tout  a  commencé  ' .  » 
c.  Oest  donc  une  explication  finaliste  qui  sera  la  dernière  explica- 
tion de  la  matière.  Jusqu'ici  nous  avons  vu  cette  finalité  dans  l'action 
scientifique,  sorte  de  vie  intérieure  intellectuelle  et  d'unification  un 
peu  sèche  de  notre  être,  que  nous  avons  longuement  décrite  sous  le 
nom  d'  «  esprit  positif*  ».  Mais  cette  activité  ne  suffît  pas  encore  à 
expliquer  le  monde.  Car  elle  ne  s'explique  pas  elle-même.  Tendance, 
elle  appelle  une  fin  à  son  tour.  Du  reste,  l'esprit  positif  est  en  pro- 
grès perpétuel^;  son  histoire  nous  fait  toucher  ce  que  son  analyse 
nous  montre.  Pouvons-nous  connaître  ce  but  vers  lequel  il  tend? 
Nous  ne  le  chercherons  pas  du  moins  par  un  raisonnement.  Nous 
pratiquerons  la  vie  positive,  et  nous  nous  laisserons  soulever  par  les 
énergies  qui  travaillent  en  elle.  Nous  verrons  ainsi  la  science  du 
nombre  se  soumettre  à  une  science  de  la  durée.  Nous  verrons,  dans 
les  vibrations  auxquelles  elle  a  réduit  l'éclat  des  couleurs  et  des 
sons,  le  premier  accord  et  l'accompagnement  de  «  la  mélodie  inin- 
terrompue de  la  vie  intérieure  ».  La  matière  est  ainsi  le  stand  où  la 
moralité  se  prépare.  Dans  l'acte  de  la  découverte  *,  l'intuition  du 
beau,  la  domination  du  temps,  les  devoirs  d'abstinence,  d'humilité 
ou  d'abnégation  auxquels  nous  sommes  forcés  de  nous  soumettre, 
et  qui  laissent  leur  empreinte  au  plus  profond  des  faits,  l'appel  de 
l'avenir  auquel  nous  nous  sentons  plus  soumis  qu'au  passé,  le  pou- 
voir créateur  que  nous  sentons  jaillir  de  nous,  et  qui  nous  élève  au- 
dessus  de  la  matière  pour  nous  introduire  dans  un  univers  nouveau, 
nous  font  vivre  des  minutes  uniques  que  nous  ne  retrouverons  plus 
désormais  qu'aux  heures  les  plus  pleines  de  notre  action  morale  ou 
religieuse.  La  vie  scientifique  est  donc  le  premier  pas  vers  une  sponta- 
néité plus  haute.  Dinvention  s'achève  en  vertu.  Et  le  monde  moral  est 
la  raison  suprême  à  laquelle  est  suspendu  le  monde  physique  tout  entier. 
En  résumé,  la  matière  du  physicien  moderne  est  une  puissance  indé- 
terminée que  notre  action  déterminera  sous  le  nom  de  lois  naturelles, 
mais  une  puissance  qui  n'existe  pas  en  dehors  du  devenir,  une  puissance 
qui  tend  perpétuellement  vers  la  forme  plus  commode  à  notre  activité, 
qui  en  est  ainsi  la  cause  finale  et  la  dernière  explication. 

1.  Teslament  philosophique,  Revue  de  Métapivjsique  et  de  Morale,  janvier  1901, 
p.  14. 
•1.  Dans  cet  article,  p.  622. 

3.  Ihid.,  p.  609. 

4.  L'esprit  positif,  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  mars  1901,  pp.  119-180, 
septembre  1901,  pp.  397  et  625. 


J.   WILBOIS.    1.  KSPIUT    POSITIF.  «39 

Il  existe,  sur  le  fondement  de  rinduclion,  un  petit  livre  célèbre. 
Nos  thèses  diffèrent  des  siennes.  C'est  que  nous  n'avons  pas  traité 
le  môme  problème.  Nous  nous  sommes  attaché  à  un  détail  de  l'in- 
duction, en  profitant  de  documents  que  la  science,  il  y  a  trente  ans, 
ne  nous  aurait  pas  fournis.  Du  moins  n'hésiterons-nous  pas  à  faire 
nôtre  la  conclusion  de  M.  Lachelier  :  «  Cette  seconde  philosophie  ' 
est,  comme  la  première,  indépendante  de  toute  religion  :  mais,  en 
subordonnant  le  mécanisme  à  la  linalité,  elle  nous  préparc  à  subor- 
donner la  finalité  elle-même  à  un  principe  supérieur  et  à  franchir 
par  un  acte  de  foi  morale  les  bornes  de  la  pensée  en  môme  temps 
que  celles  de  la  nature  *.  » 

L'exposé  de  notre  métaphysique  de  la  matière  contient  surtout 
des  faits  et  des  métaphores.  Les  «  parce  que  »  et  les  «  en  effet  »  qui 
les  unissent  sont  moins  des  carcasses  de  syllogismes  que  des  liens 
entre  des  souvenirs.  C'est  que  la  matière,  telle  que  nous  la  conrevuns, 
71  est  pas  objet  de  discours.  On  ne  peut  qu'en  avoir  Vinliiilion.  Il  nous 
reste  à  indiquer  la  manière  de  l'acquérir. 

La  principale  diftîculté  de  la  méthode,  c'est  qu'un  esprit  constitué 
ne  peut  saisir  qu'un  monde  constitué.  Pour  avoir  l'intuition  d'une 
matière  potentielle,  il  faut  se  transformer  soi-même  en  esprit  poten- 
tiel. Et,  en  fait,  quand  la  matière  était  indéterminée,  l'esprit  était 
indéterminé  comme  elle.  C'est  à  mesure  que  la  matière  se  règle  et 
se  discursifie  que  l'esprit  s'unifie  et  s'intériorise.  La  détermination 
de  l'une  est  la  raison  de  la  détermination  de  l'autre.  Certes,  à 
l'époque  des  débuts  de  la  physique  (au  xvi"  siècle,  pour  donner  une 
date),  il  y  avait  déjà  une  matière  et  un  esprit,  le  monde  journalier 
et  le  sens  commun.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  par  esprit,  nous 
entendons  l'esprit  positif,  qui  n'était  pas  plus  formé  que  la  loi  de 
Coulomb.  Donc  la  première  expérience  de  précision  a  placé  l'homme 
devant  une  variation  confuse  de  phénomènes;  lui-même  n'avait  pas 
le  sens  des  groupements  calculables  qu'il  allait  y  introduire;  son 
esprit  était  indécis,  comme  sa  perception;  il  coïncidait,  pour  ainsi 
dire,  avec  toutes  les  vicissitudes  de  ce  spectacle  capricieux;  il  était 
en  elles  et  non  en  lui-même.  Mais  il  a  senti,  en  mettant  une  pre- 
mière unité  dans  sa  pensée  scientifique,  s'objectiver  une  première 
loi,  comme  on  sentirait,  sous  la  pesée  des  besoins  matériels,  se 


1.  Un  réalisme  spiritualiste,  f|u'il  oppose  à  un  idéalisme  matérialiste. 

2.  Du  fondement  de  Vinduction,  p.  102. 


640  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

durcir  les  objets  de  sens  commun.  Tout  le  monde  peut  refaire  une 
expérience  analogue.  Nous  sommes,  il  est  vrai,  à  un  stade  plus 
avancé  de  l'histoire,  mais  il  reste  encore  de  l'indétermination  dans 
l'esprit  et  dans  la  matière.  Cette  expérience  achevée,  on  l'enrichira 
par  l'histoire  complète  de  la  science,  une  histoire  de  savant  et  non 
d'érudit,  une  histoire  qui  dédaigne  les  noms  et  les  dates,  pour  suivre, 
uniquement  la  formation  des  grands  principes.  On  verra  ainsi  cette 
puissance  qu'est  le  réel  dans  la  mesure  où  on  l'actualisera.  On  con- 
naîtra le  déterminisme  en  pratiquant  la  liberté.  On  vivra  à  la  fois  la 
théorie  de  l'esprit  positif  et  la  théorie  de  la  matière.  Point  n'est 
besoin,  pour  cela,  de  connaître  de  système  philosophique.  Critique 
de  la  science  ressemble,  quant  au  son  des  mots,  à  critique  de  la 
raison  pure;  mais  l'attitude  kantienne  ne  sert  de  rien  ici.  On  a  dit 
que  la  vérité  scientifique  est  symbolique;  mais  il  ne  faut  pas  cher- 
cher derrière  elle  de  noumène.  Il  faudrait  même  se  dégager  des 
habitudes  du  sens  commun,  si  la  pratique  du  laboratoire  ne  nous  en 
dégageait  spontanément  :  la  précision  des  mesures  dissout,  en  effet, 
le  morcelage  habituel,  et  l'illusion  du  temps-espace  disparaît  pen- 
dant l'invention  qui  nous  replace  dans  la  durée  pure.  Cette  théorie 
de  la  matière  est  donc  moins  une  théorie  qu'une  description.  Elle 
s'écarte  de  tout  système  préconçu.  C'est  parce  qu'ils  sont  des  sys- 
tèmes qu'elle  repousse  le  réalisme  commun  et  le  réalisme  mécaniste. 
Elle  reconnaît  que  les  choses  sont  telles  que  les  voit,  non  sans  doute 
le  vulgaire,  ni  le  philosophe,  ni  aucun  homme  isolé,  mais  un  savant 
qui  serait  aussi  vieux  que  la  science.  Et  c'est  pourquoi  elle  se  vante 
d'être  simplement  un  réalisme  naïf,  c'est-à-dire  sans  préjugés. 

Cette  philosophie  de  la  matière  ressemble  à  celle  qui  se  dégage  des 
travaux  de  M.  Bergson,  et  aussi  à  une  théorie  que  M.  Le  Roy  vient 
de  publier  dans  cette  Revue  '.  Mais  les  trois  doctrines  ne  s'appli- 
quent pas  au  même  donné.  M.  Bergson  étudie  l'activité  du  sens 
commun  et  prend  pour  potentiel  primitif  l'océan  d'images  dans 
lequel  un  enfant  se  trouverait  perdu  à  sa  naissance  (s'il  n'était  pas 
soumis  à  des  habitudes  héréditaires  et  si  l'on  pouvait  faire  abstrac- 
tion de  la  durée  vraie),  et  il  pousse  l'actualisation  du  donné  jusqu'à 
la  création  des  objets  du  sens  commun.  M.  Le  Roy  remonte  plus  haut 
que  l'humanité;  il  prend  l'esprit  au  moment  où  il  se  dégage  de  la 


i.  Sur  quelques  objections  adressées  à  la  nouvelle  philosophie  (2°  article),  n°  de 
juillet  19U1. 


J.  "WILBOIS.  —  l'esprit  positif.  641 

pure  matière  et  pousse  sa  formation  jusqu'à  la  constitution  du 
monde  préhistorique.  Ce  que  je  me  donne  pour  indéterminé  initial, 
c'est  l'univers  du  sens  commun  pulvérisé  par  la  précision  scien- 
tifique, et  je  conduis  sa  détermination  jusqu'à  l'achèvement  des 
lois  physiques.  Ces  trois  doctrines  concernent  donc  trois  moments 
difTcrents  de  l'évolution  de  la  matière  et  de  l'esprit,  les  débuts,  l'âge 
du  sens  commun  et  l'âge  scientifique  '.  C'est  la  même  conception  de 
l'esprit  et  de  la  matière  qu'elles  renferment  toutes  les  trois.  Comme 
il  s'agit  d'un  esprit  et  d'une  matière  continus,  on  a  le  droit,  jusqu'à 
un  certain  point,  d'étendre  à  chaque  époque  les  caractères  des 
autres,  et  l'identité  des  trois  conclusions  est  un  argument  sérieux 
en  faveur  de  leur  vérité. 

L'ère  scientifique  est  la  plus  courte  et  la  moins  instructive  des 
trois.  Ma  méthode  a  cependant,  sur  les  deux  autres,  un  avantage 
que  je  me  permets  de  signaler,  pour  le  plaisir  du  paradoxe,  et  parce 
que  les  vieux  positivistes  lui  attacheront,  sans  doute,  une  impor- 
tance particulière.  Il  est  impossible  à  un  de  nos  contemporains 
d'avoir  l'intuition  parfaite  de  l'océan  d'images  de  M.  Bergson  et,  à 
plus  forte  raison,  de  la  première  matière  de  M.  Le  Roy.  On  peut 
tendre  vers  elle,  mais  sans  y  arriver  jamais.  Elle  n'est  qu'une  limite. 
Il  n'en  est  pas  de  même  de  la  matière  que  travaille  le  savant,  et  qui 
est  faite  avec  les  débris  de  l'univers  du  sens  commun.  L'histoire  de 
la  science  nous  permet,  moyennant  certains  efforts,  de  voir  le 
développement  de  l'esprit  positif  dans  sa  totalité.  Nous  pouvons 
remonter  jusqu'à  l'indéterminé  initial,  puis  redescendre  jusqu'aux 
lois  actuelles,  oublier  nos  habitudes  de  physicien  et  en  retrouver  la 
tradition,  parcourir  enfin  dans  les  deux  sens  cette  chaîne  dont  nous 
tenons  les  deux  bouts  ^. 

Cette  intuition  de  la  matière  nous  permet  de  sortir  du  monde 
phénoménal;  elle  est  donc  une  niétnphy sirjne,  dRus  le  sens  comtien; 
cependant  elle  peut  être  intégralement  vécue;  elle  est  donc  aussi 
posUive.  Voilà  une  vraie  expérience  iranscendanlc  à  V cxpôrience 
habituelle.  Les  premiers  positivistes  avaient  donc  tort  de  vouloir 
nous  interdire  à  jamais  tout  autre  mode  de  connaissance  que  la 

1.  Age  est  ici  symbolique  et  il  faut  penser  à  la  durée  et  non  au  temps. 

2.  On  voit  que  la  méthode  régressive  et  la  méthode  progressive  donnent  ici 
les  mêmes  résultats.  Daub  un  premitir  aperçu  (Revue  de  Métaphysique  et  de 
Morale,  mars  1901)  nous  avons  indiqué  quelques  caractères  très  généraux  de 
celte  mclhode  :  c'était  comme  une  introduction  à  son  emploi;  on  voit  comment 
il  faut  compléter  ces  premières  remarques. 

Rev.  meta.  t.  IX.   —  1901.  43 


642  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

saisie  instantanée  des  lois.  Le  sens  de  la  durée  nous  conduit  en  un 
monde  nouveau  dont  ils  avaient  cru  fermer  la  route. 

Ce  raccordement  de  la  science  et  de  la  métaphysique  sera  le 
dernier  résultat  que  nous  aurons  cherché  dans  ces  deux  articles.  Il 
est  temps  de  terminer  cette  première  partie,  —  la  plus  importante, 
—  de  notre  étude. 

Avant  d'en  formuler  les  conclusions  dernières,  nous  en  résumerons 
les  points  principaux. 

§  VIL  —  Résumé. 

L'esprit  positif,  a-t-on  dit,  ne  respecte  que  les  faits.  Mais  un  fait 
physique  (il  ne  s'agit  ici  que  de  l'esprit  positif  en  physique)  n'est  pas 
quelque  chose  d'autonome,  comme  les  faits  de  la  vie  courante.  Il  ne 
devient  un  individu  que  si  un  principe  en  dessine  les  contours  à 
travers  la  fluidité  du  donné.  L'esprit  positif  s'applique  donc  à  saisir 
les  principes,  comme  les  faits.  D'où  deux  chapitres  dans  son 
histoire. 

Détailler  les  caractères  d'un  principe  et  d'un  fait,  —  noter  quelques 
traits  de  la  psychologie  du  savant  qui  les  découvre,  —  traduire  enfin 
cette  psychologie  en  logique  inductive,  —  voilà  les  trois  études  qui 
nous  renseigneront  sur  la  nature  de  l'esprit  positif. 

Analysons  d'abord  la  notion  de  principe.  Un  principe  contient 
deux  éléments  :  une  formule  maniable  (par  les  artifices  mathéma- 
tiques qu'elle  contient)  et  viable  (parce  qu'elle  est  d'abord  assez 
imprécise  pour  s'aiguiser  peu  à  peu  au  contact  des  choses),  —  et  une 
réalité  extérieure,  qu'on  ne  peut  toucher  qu'au  moyen  de  cette 
formule. 

Analysons  de  même  la  notion  de  fait.  La  grande  précision  des 
mesures  actuelles  met  dans  le  donné  une  indétermination  qu'il  faut 
lever.  On  y  arrive  en  n'expérimentant  que  dans  des  conditions  com- 
plexes que  l'on  peut  parfois  choisir  à  son  gré.  Ces  conditions,  on 
pourra  les  connaître  en  partie,  mais  elles  contiendront  toujours 
quelque  chose  d'inintelligible,  un  pur  doigté.  Le  fait  est  donc  une 
formule  claire  soutenue  par  une  recette  inexprimable. 

Les  principes  et  les  faits  ne  nous  sont  donc  pas  entièrement 
imposés  par  la  nature  et  renferment  quelque  chose  d'humain.  La 
psychologie  de  l'invention  n'est  pas  seulement  le  récit  des  démarches 
qui  permettent  d'atteindre  un  objet  immuable  :  c'est  le  récit  des 


J.  WILBOIS.  —  1,'ksprit  positif.  043 

gestes  qui  permettent  de  mouler  une  pâte  plastique.  Gestes  qui  sont 
à  l'objet  tout  autant  qu'au  sujet.  C'est  pourquoi  nous  avons  attribué 
tant  d'importance  à  cette  psychologie. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  irrégulier  que  la  création  d'un  principe  :  le 
génie  est  toujours  imprévu.  Il  y  a  cependant  un  effort  caractéristique 
qu'on  retrouve  chez  tous  les  grands  inventeurs,  chez  les  précurseurs 
qui  ont  écrit  la  formule  du  principe,  chez  les  précurseurs  qui  en  ont 
deviné  l'application  au  réel,  chez  les  créateurs  définitifs  qui  ont  fondu 
ensemble  ces  deux  intuitions  :  tous  ne  sont  arrivés  à  la  découverte 
que  par  un  renouvellement  d'eux-mêmes  précédé  d'une  longue  nuit 
obscure.  Et  les  faits  ne  se  donnent  qu'à  celui  qui  les  cherche  avec 
une  émotion  d'artiste  et  une  tension  de  tout  son  esprit  vers  l'avenir 
de  la  science. 

Des  mille  nuances  de  cette  psychologie,  nous  pouvons  tirer  les 
règles  d'une  logique  :  comme  le  donné  ne  nous  arrive  que  mêlé  à 
notre  activité,  ces  règles  ne  peuvent  être  infaillibles  comme  les 
canons  de  Stuart  Mill. 

La  logique  des  principes  contient  deux  lois  négatives  : 

i"  On  constitue  un  principe  en  cherchant  l'artificiel; 

2"  On  constitue  un  principe  en  cherchant  la  contradiction. 

La  logique  des  faits  contient  ces  deux  conseils  : 

1°  Pour  constituer  un  fait,  il  faut  se  laisser  guider  par  le  sens  dû 
beau; 

2"  Pour  constituer  un  fait,  il  faut  se  laisser  guider  par  le  sens  du 
progrès.  Et  ce  dernier  conseil  est  le  plus  important,  car  seul  il  rend 
un  fait  significatif  en  le  grossissant  de  l'avenir. 

Ce  n'est  pas  là  la  logique  complète,  mais  c'est  le  type  de  la  vraie 
logique. 

Un  principe  n'est  cependant  pas  achevé  dès  qu'on  en  a  réuni  les 
deux  éléments  :  il  varie  avec  les  découvertes  qui  l'enrichissent,  les 
instruments  qui  le  précisent,  les  unités  qu'on  modifie.  Il  y  a  une 
évolution  des  principes.  Le  sens  du  progrès,  dont  nous  venons  de 
parler  dans  la  logique  du  fait,  n'est  autre  que  le  sens  de  cette  évo- 
lution. Il  nous  permet  de  voir,  dans  le  fait,  passer  le  développement 
d'un  principe.  Il  nous  montre  aussi  de  quelle  nature  est  le  rapport 
des  principes  et  des  faits.  Ils  ne  se  distinguent  pas  comme  le  général 
se  distingue  du  particulier.  Si  le  principe  est  un  être  vivant,  le  fait 
est  un  moment  de  sa  vie. 

11  faut  dès  lors  transposer  le  problème  de  la  connaissance  scien- 


644  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

lifique.  La  vérité  physique  n'est  ni  certaine,  ni  probable,  ni  symbo- 
lique; on  ne  peut  l'écrire  dans  un  livre;  on  ne  la  connaît  que  dans 
la  mesure  où  on  la  pratique  :  la  vraie  connaissance,  c'est  l'inven- 
tion. 

Mais  il  y  a  une  infinité  de  degrés  dans  cette  vie  qui  caractérise 
l'esprit  positif.  Artifices  de  plus  en  plus  puissants  dans  l'observation, 
calculs  de  plus  en  plus  raffinés  dans  les  principes,  unité  de  plus  en 
plus  riche  dans  la  science,  telle  est,  en  trois  mots,  l'histoire  du 
XIX''  siècle,  dont  Auguste  Comte  faisait  la  dernière  époque  de  la  loi 
des  trois  états;  c'est  dans  la  phase  positive  que  l'esprit  a  le  plus 
varié,  et  il  se  vivifie  encore. 

Une  question  domine  toute  la  logique  :  le  problème  de  l'induction. 
L'induction  scientifique  n'est  pas,  comme  l'induction  vulgaire,  le 
passage  des  faits  à  la  loi,  puisque,  en  physique,  la  loi  précède  le 
fait  qui  la  précise  à  son  tour.  L'induction,  c'est  la  généralisation 
séculaire  et  toujours  inachevée  d'un  principe.  Elle  réussit.  Son 
succès  suppose  une  certaine  constitution  de  la  matière,  du  moins  de 
la  matière  qui  tombe  sous  les  sens  aigus  du  physicien. 

Ni  l'idéalisme  de  la  liberté  (les  lois  sont  des  décrets  arbitraires), 
ni  le  réalisme  mécaniste  (il  y  a  en  dehors  de  nous  un  déterminisme 
mathématique),  ne  peuvent  s'accorder  avec  les  remarques  qui  pré- 
cèdent. Nous  sommes  forcés  de  voir  dans  la  matière  non  un  désordre 
complet,  non  un  déterminisme  intelligible,  mais  une  puissance  indé- 
terminée qui  tend  au  déterminisme.  Nous  achèverons  de  la  régler, 
mais  pas  selon  notre  caprice.  Le  seul  déterminisme  que  la  nature 
supporte,  c'est  celui  qui  permet  à  notre  activité  intellectuelle  de 
s'exercer  avec  le  plus  de  puissance.  Notre  action  est  ainsi  la  cause 
finale  de  la  matière.  L'nistoire  confirme  notre  théorie.  Nous  y  voyons 
le  déterminisme  passer  graduellement  de  la  puissance  à  l'acte,  en 
même  temps  que  la  vie  de  l'esprit  s'intériorise  et  s'unifie.  La  matière 
est  prête  à  se  former  en  lois,  comme  la  limaille  de  fer  à  s'orienter 
en  lignes  :  il  suffit  de  la  présence  de  l'aimant;  de  l'aimant  et  non  du 
bâton  de  résine.  Mais  ce  n'est  là  que  métaphore.  Métaphores  aussi 
les  lignes  qui  précèdent.  On  ne  peut  pas  décrire  la  matière  du  phy- 
sicien, mais  la  vivre,    dans   le  laboratoire  et  dans  l'histoire  de  la 
science,   par   une    méthode  régressive  analogue   à  la  méthode  de 
M.  Bergson. 

Voici  enfin  nos  conclusions  : 

1°  L'esprit  positif,  en  physique,  c'est  Vespril  d'invention.  Il  nous 


J.  WILBOIS.   —  l'esprit  l'OSiriF.  645 

fait  voir,  dans  un  fait,  la  vie  d'un  principe,  et  7ious  replace  ainsi  dans 
la  durée; 

2°  Cette  intuition  de  la  durée  nous  permet  une  connaissance  trans- 
cendante à  celle  desphénomènes  et  de  leurs  lois.  Le  positivisme  s  achève 
donc  en  métaphysique  ; 

3"  La  matière  est  une  puissance  de  déterminisme  qu  actualise  la  vie 
de  Vespi'it,  et  l'ordre  physique  ne  s'explique  que  par  l'ordre  moral, 
comme  par  sa  cause  finale. 

Cette  conception  de  la  science  n'est  pas  la  conception  courante. 
C'est  autrement  qu'on  juge  le  savoir  positif  dans  les  manuels  élé- 
mentaires et  dans  les  propos  de  boulevard.  A  quel  point  trahit-on 
ainsi  la  science  réelle?  Et  comment  est-il  possible  de  donner  aux 
hommes  du  peuple  et  aux  hommes  du  monde  l'intuition  du  véritable 
positivisme?  C'est  à  cette  double  question  que  nous  essaierons  de 
répondre  dans  un  troisième  et  dernier  article. 

{A  suivre.)  Joseph  Wilbois. 


ENSEIGNEMENT 


LA    RÉFORME 


DE 


L'ÉDUCATION  UNIVERSITAIRE' 


I.  —  La  question  de  l'enseignement  secondaire. 

La  question  de  renseignement  secondaire  est  une  question  mal 
posée  parce  que  l'enseignement  secondaire  occupe  dans  l'État  une 
situation  mal  définie. 

L'enseignement  secondaire  s'appelle  enseignement  «  public  »,  mais 
il  n'a  de  public  que  le  nom. 

Un  service  public  est  ouvert  à  tous;  s'il  n'offre  pas  gratuitement 
ses  offices,  du  moins  ne  les  fait-il  pas  payer  :  il  se  contente  de  pré- 
lever une  taxe.  L'enseignement  primaire  est  un  service  public,  car 
tous  les  citoyens  sans  exception  ont  le  droit  d'envoyer  leurs  enfants 
à  l'école  gratuite.  L'enseignement  supérieur  est  un  service  public, 
bien  qu'il  ne  soit  pas  gratuit,  car  les  Facultés  sont  ouvertes  à  tous 
et  n'exigent  de  leurs  élèves  que  le  paiement  d'un  impôt.  La  poste 
est  un  service  public,  car  tous  les  citoyens  ont  le  droit  de  lui  confier 
leurs  lettres,  et  l'État  ne  leur  demande  pas  en  échange  le  montant 
des  frais  d'expédition  :  il  se  contente  de  percevoir  une  taxe  sur 
chaque  lettre  expédiée.  L'enseignement  secondaire  n'est  pas  un  ser- 
vice public,  car  tous  les  citoyens  ne  peuvent  pas  envoyer  leurs 
enfants  au  lycée;  l'État  n'accepte,  sauf  exceptions,  que  les  enfants 
des  riches;  ce  n'est  pas  un  impôt  qu'il  exige  des  parents,  c'est  le 

1.  Article  écrit,  sauf  quelques  détails,  en  novembre  1890.  Peut-être  cette  date 
expliquera-t-elle  certaines  lacunes  et  certaines  superfluilés. 


p.   LAPIE.   —    l.A    HliFOHME    I)K    L  KDUCATION    UMVlillSlTAHŒ.         647 

remboursement  des  frais  d'instruction  et  de  pension.  11  n'y  a,  dans 
les  administrations  françaises,  qu'un  organisme  assimilable  à  l'en- 
seignement secondaire,  c'est  l'administration  des  chemins  de  fer  de 
l'État.  Seule  cette  administration,  comme  celle  des  lycées,  connaît 
des  «  classes  »  de  citoyens;  seule  cette  administration,  comme  celle 
des  lycées,  exige  de  son  public  le  remboursement  de  ses  dépenses. 
Si  l'exploitation  du  réseau  de  l'État  était  confiée  à  une  Compagnie 
sous  le  contrôle  du  gouvernement,  la  révolution  ne  serait  pas  consi- 
dérable :  de  même,  si  l'on  remettait  l'enseignement  secondaire  aune 
société  privée  sous  le  contrôle  de  l'État,  le  caractère  de  l'institution 
ne  serait  pas  modifié. 

Un  service  public  ne  connaît  pas  de  concurrence.  Ce  n'est  pas  à 
dire  que  tout  service  public  soit  un  monopole;  mais  la  concurrence, 
c'est  la  lutte  des  individus  contre  les  individus,  et  l'Etat  ne  lutte  contre 
aucun  individu.  Les  citoyens  sont  libres,  pour  régler  leurs  litiges, 
de  recourir  à  des  juridictions  privées,  mais  aucun  tribunal,  en  ren- 
dant ses  arrêts,  ne  redoute  la  concurrence  des  juridictions  privées. 
Au  contraire,  la  crainte  de  la  concurrence  est  l'unique  souci  des 
chefs  et  des  patrons  de  l'enseignement  secondaire.  En  1887,  les 
lycées  et  collèges  comptaient  89.902  élèves;  au  31  décembre  1898, 
ils  n'en  avaient  plus  que  86.321  '.  Pourquoi  la  «  clientèle  »  nous 
échappe-t-elle?  pourquoi  la  maison  d'en  face  fait-elle  plus  d'affaires? 
comment  lutter  contre  elle  et  ramener  le  public?  tel  est,  dit-on,  le 
problème  de  l'enseignement  secondaire.  L'État  enseignant  raisonne 
comme  raisonnerait  le  directeur  du  Louvre  s'il  constatait  que  le 
chiffre  d'affaires  du  Bon  Marché  est  supérieur  au  sien  d'un  million. 
L'État  enseignant  n'agit  pas  en  État  mais  en  individu.  Que  fera-t-il, 
en  effet?  11  hésite  entre  plusieurs  tactiques,  mais  toutes  celles  aux- 
quelles il  songe  sont  destinées  à  lutter  contre  la  concurrence.  La 
clientèle  est  mécontente  :  flattons  la  clientèle.  Les  classes  riches 
demandent  des  contremaîtres  :  faisons  des  contremaîtres.  Quelques- 
uns  ajoutent  :  la  bourgeoisie  redevient  catholique,  soyons  catho- 
liques. La  commission  de  la  Chambre  lient  un  autre  langage  :  si  nos 
établissements  languissent,  c'est,  à  son  avis,  que  les  chefs  ne  sont 
pas  intéressés  à  leur  prospérité;  elle  érige  donc  en  principe  que  le 
«  pensionnat  »  futur  devra  se  suffire  à  lui-même  :  il  est  probable  que 


1.   Statistique  contenue   dans   le   tome  III  de  VEnquete  de   la   Cliambre   des 
députés. 


648  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

le  directeur  d'une  grande  maison  de  commerce  donne  des  instruc- 
tions analogues  aux  agents  qu'il  charge  d'organiser  des  succursales; 
mais  lorsqu'on  crée  un  bureau  de  poste  dans  un  hameau,  un  tri- 
bunal dans  un  chef-lieu  d'arrondissement,  on  ne  demande  pas  que 
ces  institutions  se  suffisent  à  elles-mêmes.  Quant  au  gouvernement, 
il  veut,  lui  aussi,  conserver  dans  les  lycées  la  clientèle  bourgeoise  : 
il  la  prend  par  son  faible  :  il  la  menace,  si  elle  ne  fréquente  pas  les 
établissements  de  l'État,  de  lui  enlever  les  fonctions  publiques  : 
n'est-il  pas  naturel  que  les  employés  du  Louvre  ne  se  fournissent 
pas  au  Bon  Marché?  Au  lieu  d'ouvrir  au  peuple  la  porte  des  lycées 
et  par  là  même  celle  des  administrations,  le  projet  de  loi  sur  le  stage 
scolaire  réserverait  à  la  bourgeoisie  l'accès  des  fonctions  publiques 
puisqu'il  lui  réserverait  l'entrée  des  lycées;  au  lieu  de  démocratiser 
les  administrations  on  conserverait  à  T'enseignement  secondaire  son 
caractère  aristocratique.  Les  réformateurs  ne  songent  pas  à  mettre 
le  lycée  à  la  disposition  du  peuple;  ils  cherchent  à  disputer  aux  mai- 
sons religieuses  la  clientèle  bourgeoise;  ils  n'ont  qu'un  but  :  triom- 
pher de  la  concurrence.  Si,  par  définition,  un  service  public  ne  peut 
avoir  de  concurrents,  autant  vaut  dire  que  nul,  parmi  ses  défen- 
seurs, ne  considère  l'enseignement  secondaire  comme  un  service 
public. 

La  vraie  question  de  l'enseignement  secondaire  n'est  pas  :  com- 
ment assurer  le  recrutement  des  lycées?  comment  lutter  contre  la 
concurrence  congréganiste?  Si  les  citoyens  prenaient  de  plus  en  plus 
l'habitude  de  régler  leurs  litiges  à  l'amiable  ou  de  les  soumettre  à 
des  arbitres  officieux,  le  nombre  des  affaires  jugées  parles  tribu- 
naux diminuerait  :  pourtant  l'État  n'aurait  pas  à  s'inquiéter  :  on  ne 
parlerait  pas  d'une  crise  de  la  justice.  Les  juges  seraient  moins 
occupés,  mais  la  fonction  de  l'État  n'en  serait  pas  moins  remplie,  si 
tout  plaideur  continuait  à  trouver  accès  dans  les  prétoires  publics 
et  si  les  magistrats  publics  continuaient  à  présenter  les  meilleures 
garanties  de  science  juridique  et  d'impartialité.  De  même  il  n'existe 
en  France  une  crise  de  l'enseignement  secondaire  que  si  tous  les 
enfants  doués  d'aptitudes  suffisantes  ne  trouvent  pas  accès  dans  les 
lycées  ou  si  les  professeurs  de  l'État  sont  incapables  de  leur  donner 
une  instruction  solide  et  une  bonne  éducation.  Il  ne  s'agit  pas 
d'arracher  leurs  élèves  aux  congrégations;  l'État  n'a  pas  à  lutter 
contre  une  industrie  privée.  Son  unique  devoir  est  de  donner  à  l'en- 
seignement secondaire  le  caractère  d'une  institution  publique. 


p.    LAPIE.   —    I.A    lŒFOUME    UE    l/ÉDlCATlON    UMVEUSH AIIŒ.  649 

Pour  y  réussir,  il  doit  résoudre  deux  problèmes,  l'un  fiscal,  l'autre 
pédagogique.  Comment  ouvrir  à  tous  la  porte  des  lycées  sans 
demander  aux  parents  le  remboursement  des  frais  d'études?  quelle 
taxe  instituer  pour  remplacer,  en  partie,  le  prix  de  pension?  voilà 
le  problème  fiscal.  Et  voici  le  problème  pédagogique  :  comment 
adapter  les  méthodes  d'enseignement  et  d'éducation  aux  progrès  de 
la  science  et  de  la  morale?  On  ne  pardonnerait  pas  à  l'administra- 
tion des  postes  d'ignorer  les  progrès  de  la  télégraphie  ou  de  la  loco- 
motion; on  ne  pardonnerait  pas  à  l'enseignement  pubhc  d'ignorer 
les  progrés  de  la  pédagogie. 

Le  problème  fiscal  échappe  à  notre  compétence  :  bornons-nous  à 
rappeler  les  conditions  que  la  solution  doit  remplir  :  la  taxe  d'in- 
ternat ne  saurait  dépasser  le  prix  de  l'entretien  d'un  enfant  dans 
une  famille  pauvre;  en  outre  une  caisse  des  lycées,  analogue  à  la 
caisse  des  écoles,  viendrait  en  aide  aux  plus  indigents.  —  Le  problème 
pédagogique  est  à  moitié  résolu  :  nul  ne  conteste  la  valeur  de  l'en- 
seignement universitaire.  Au  contraire,  l'éducation  donnée  dans  les 
lycées  fait  l'objet  de  nombreuses  critiques  :  voyons  si  elles  sont  jus- 
tifiées. 

IL  —  Éducation  religieuse,  éducation  laïque. 

L'éducation  universitaire  ne  vaut  pas  l'éducation  congréganiste  : 
voilà  une  proposition  qui,  pour  beaucoup  de  nos  concitoyens,  est 
aussi  vraie  qu'un  axiome.  A  les  entendre,  l'Etat  serait  bien  coupable  : 
il  nous  doit  une  éducation  perfectionnée,  et  sa  pédagogie  serait  infé- 
rieure à  l'antique  pédagogie  des  Jésuites.  Au  risque  d'émettre  un 
paradoxe,  nous  dirions  volontiers  qu'il  suffît,  pour  apprécier  l'édu- 
cation universitaire,  de  la  comparer  à  l'éducation  congréganiste. 

11  est  vrai  que  les  apparences  nous  sont  défavorables.  Nos  élèves, 
moins  bien  stylés,  paraissent  moins  bien  élevés.  Si  l'on  entend  par 
bonne  éducation  la  connaissance  exacte  des  règles  de  la  civilité,  il 
est  possible  que  nous  ne  soumettions  pas  les  enfants  à  tous  les  arti- 
cles de  ce  code  minutieux.  Dans  tel  établissement  religieux*,  le 
directeur  réunissait  chaque  soir  les  élèves  les  plus  âgés  pour  leur 
faire  des  conférences  de  savoir-vivre  :  il  faisait,  par  exemple,  servir 
un  poulet  et  enseignait  à  découper  :  bien  qu'on  ait  demandé  devant 
la  Commission  de  la  Chambre,  l'institution  d'une  «  classe  de  poli- 

i.  Saint-Charles  (Tunis). 


6b0  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

lesse  '  »,  il  est  douteux  qu'on  ait  voulu  métamorphoser  les  profes- 
seurs en  écuyers  tranchants  de  la  jeunesse  française.  Les  lois  de  la 
civilité  sont  de  deux  sortes  :  les  unes  règlent  les  mouvements  de 
l'automate  mondain,  les  autres  imposent  des  devoirs  sociaux;  les 
unes  enseignent  des  gestes  conventionnels,  les  autres  développent 
des  vertus  morales.  Si  nous  négligeons  les  premières,  nous  avons 
la  prétention  de  faire  pratiquer  les  secondes.  Par  malheur,  un  salut 
correct  est  plus  visible  qu'une  intention  bienveillante.  Et  le  public, 
jugeant  d'après  les  gestes  plutôt  que  d'après  les  sentiments,  est 
trompé  par  les  apparences. 

Il  est  encore  victime  des  apparences  quand  il  affirme  que  nos 
élèves,  moins  surveillés  que  ceux  de  nos  rivaux,  doivent  être  moins 
bien  élevés  :  il  croit  mieux  surveillés  les  enfants  dont  il  voit  mieux 
les  surveillants.  Quelqu'un  s'est  plaint,  devant  la  Commission,  de 
l'abandon  dans  lequel  on  laisse  les  lycéens  en  voyage  :  tandis  que 
des  religieux  conduisent  leurs  élèves  à  la  gare,  montent  en  wagon, 
les  déposent  dans  leurs  familles  où  ils  vont  ensuite  les  reprendre,  on 
ne  voit  personne  accompagner  les  lycéens.  Pourtant,  dans  beaucoup 
de  lycées,  sinon  dans  tous,  les  élèves  sont  conduits  à  la  gare  et 
accompagnés  dans  le  train  à  l'aller  et  au  retour;  mais  les  maîtres 
chargés  de  ce  service  ne  portent  aucun  signe  distinctif  :  la  robe  de 
l'abbé  est  une  réclame  pour  l'éducation  cléricale  :  devrons-nous 
donc,  pour  forcer  le  public  à  l'impartialité,  porter  dans  la  rue  la 
robe  universitaire? 

Ne  jugeons  pas  d'après  les  apparences;  pénétrons  dans  les  établis- 
sements, examinons  les  méthodes.  L'internat  est  adopté  par  les  reli- 
gieux comme  par  les  laïques.  Peut-être  même  trouve-t-il  moins  d'ad- 
versaires parmi  les  premiers  que  parmi  les  seconds  -.  En  tout  cas, 
on  fait  plus  d'efTorts  parmi  les  seconds  que  parmi  les  premiers  pour 
améliorer  l'internat.  Le  Père  Didon  laissait  à  ses  élèves  de  grandes 
libertés,  abattait  les  clôtures  de  son  établissement,  permettait  aux 
grands  de  sortir  seuls,  et  même  plus  de  fumer  ^,  mais  on  trouverait 
dans  l'Université  des  initiatives  analogues*.  En  revanche  il  est  rare 
que  des  prêtres  émettent  le  vœu,  fréquent  chez  les  laïques,  de  modi- 
fier profondément  l'internat  par  la  suppression  des  dortoirs.  Déjà, 

1.  Enquête,  t.  IV,  p.  H9. 

2.  Voir  cependant  Enquête,  t.  II,  p.  262  a,  263  a;  t.  IV,  p.  7  6,  157  a,  257  a. 

3.  T.  II,  p.  460  a,  466  b. 

4.  T.  II.  p.  18  b. 


p.  LAPIE.  —  LA  RiiFORMi:   DE  i.'lducation   LM\ EUSH AIRi:.        6î)l 

en  1890,  le  rapport  de  M.  Marion  exprimait  ce  désir  :  «  La  sous- 
commission  de  l'éducation  physique,  disait-il,  s'est  prononcée,  au 
point  de  vue  de  l'hygiène,  en  faveur  du  dortoir  divisé  en  cellules; 
nous  ne  pouvons  qu'appuyer  cet  avis  au  point  de  vue  des  conve- 
nances morales....  Nous  y  verrions...  une  condition  de  décence, 
d'ordre  personnel  et  d'intime  propreté'.  Devant  la  commission  de 
la  Chambre,  l'idée  est  reprise  par  des  proviseurs,  des  professeurs  et 
surtout  des  répétiteurs  -.  Au  contraire,  un  directeur  de  maison  reli- 
gieuse, interrogé  par  M.  Ribot,  répond  qu'il  «  préfère  le  système  du 
dortoir  parce  qu'il  permet  de  voir  tout  le  monde  d'un  coup  d'œil  '  ». 
Ainsi,  le  milieu  dans  lequel  s'exerce  l'action  éducatrice  est  le  même 
dans  les  deux  cas  :  c'est  l'internat;  mais  peut-être  cherche-t-on  chez 
nous  plus  qu'ailleurs  à  perfectionner  l'internat. 

L'un  des  ressorts  principaux  de  l'éducation  est  commun  aux  deux 
systèmes  :  c'est  l'émulation.  L'émulation  est  un  sentiment  qu'une 
nuance  à  peine  sépare  de  la  jalousie.  Aussi  tous  nos  efforts  tendent- 
ils  à  l'empêcher  de  croître  au-delà  des  limites  convenables.  Nous 
voudrions  que  les  sentiments  réciproques  de  nos  élèves  ne  fussent 
pas  toujours  des  sentiments  de  rivalité  :  au  lycée,  la  concurrence 
n'est  pas  la  loi  universelle,  et  la  lutte  pour  la  vie  scolaire  n'engendre 
pas  la  férocité.  C'est  ainsi  que,  dans  les  compositions,  nous  appe- 
lons l'attention  des  élèves  sur  les  notes  plus  que  sur  les  places*; 
nous  multiplions  les  ex-œquo  aussi  bi^n  pour  être  justes  (les  tra- 
vaux de  plusieurs  élèves  ayant  souvent  une  valeur  égale)  que  pour 
éviter  aux  premiers  l'orgueil  du  triomphe  et  aux  derniers  les  ran- 
cunes de  la  défaite.  On  a  même  proposé,  dans  l'Université,  de  sup- 
primer les  prix  et  les  compositions^  :  l'expérience  faite  à  l'Ecole 
Alsacienne  et  dans  des  établissements  secondaires  déjeunes  filles^, 
a  donné  de  bons  résultats.  Mais,  tandis  que  nous  nous  ingénions  à 
atténuer  les  mauvais  effets  de  l'émulation,  nos  rivaux  font  tout  pour 
l'exaspérer.  Et  ils  s'en  vantent  :  «  L'inspecteur  d'Académie  pourrait 
entrer  à  n'importe  quel  moment  dans  nos  classes,  dit  l'un  d'eux  à 
la  Commission  \  Il  serait  peut-être  surpris;  il  verrait  appliquer  des 

1.  Enseignement  secondaire,  instructions,  programmes  et  règlements,  p.  209. 
•2.  Enquête,  t.  II,  p.  9o  a,  350  a,  397  a,  409   /j,  410  a,  421  6;   t.  IV,    p.  220  a, 
221  b,  243  a. 

3.  T.  II,  p.  30  h. 

4.  Instructions  de  1890. 

5.  T.  II,  p.  209  h. 

6.  A  Pau,  par  exemple. 
1.  T.  II,  p.  282  6. 


652  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

méthodes  qu'il  n'aurait  sans  doute  pas  connues  dans  l'Université;  il 
verrait  cette  division  de  nos  classes  en  deux  camps,  chaque  élève 
ayant  dans  l'autre  un  émule,  une  sorte  d'ennemi,  si  bien  que,  lorsque 
le  professeur  appelle  un  élève  pour  réciter  sa  leçon,  l'élève  ne  se 
lève  pas  seul,  il  s'en  levé  immédiatement  un  autre  pour  le  reprendre 
toutes  les  fois  qu'il  bronche,  lui  lancer  le  mot  qu'il  oublie;  puis,  à 
son  tour,  il  est  repris,  relancé,  harcelé  par  son  émule  dans  toutes 
ses  fautes.  Tout  cela  met  dans  les  récitations  et  dans  les  explications 
beaucoup  de  vie  et  d'animation  :  la  classe  devient  un  jeu,  une  lutte....  » 
Si  amusant  que  soit  ce  combat  des  «  Romains  »  et  des  «  Carthagi- 
nois »,  l'Université  ne  songe  pas  à  l'instituer  dans  ses  classes  :  elle 
emploie  le  même  ressort  pédagogique  que  ses  adversaires,,  mais  elle 
croit  en  faire  un  meilleur  usage  en  le  faisant  jouer  plus  modérément  '. 
Peut-être  dira-t-on  que  les  maîtres  religieux  possèdent  un  secret 
pédagogique  qui  expliquerait  leur  prétendue  supériorité  :  par  la 
confession,  n'ont-ils  pas  sur  les  jeunes  âmes  une  influence  magique? 
ne  peuvent-ils  pas  diriger  à  leur  gré  les  consciences  et  les  volontés? 
Mais  on  peut  répondre  que  tous  n'usent  pas  de  ce  moyen  :  «  le  con- 
fesseur-aumônier reste  à  la  chapelle  »,  disait  le  P.  Didon '^  Les 
«  pédagogues  »  sont  «  des  prêtres  non  confesseurs  »....  «  Je  n'auto- 
riserai jamais  le  pédagogue  à  confesser  les  jeunes  gens  qu'il  forme 
et  éduque,  »  Le  P.  Didon  ajoutait,  il  est  vrai  :  «  Je  sais  que  notre 
pratique  n'est  pas  générale.  »  Mais  nous  tenons  d'anciens  sémina- 
ristes que  cette  pratique  n'est  pas  non  plus  spéciale  au  P.  Didon  et 
que  l'institution  d'Ârcueil  n'est  pas  le  seul  établissement  religieux 
où  le  «  pédagogue  »  soit  distingué  du  «  confesseur  ».  Et  même  si  la 
confession  était  l'instrument  essentiel  de  l'éducation  cléricale,  l'édu- 
cateur laïque  serait-il  moins  bien  outillé?  Qu'est-ce  que  la  confession 
au  point  de  vue  pédagogique?  Une  conversation  intime  dans  laquelle 
l'enfant  avoue  ses  fautes,  révèle  ses  sentiments  et  ses  pensées,  puis 
reçoit  des  remontrances  et  des  encouragements,  la  pénitence  et  l'ab- 
solution. Faites  abstraction  du  décor  dans  lequel  se  joue  la  scène, 
du  caractère  religieux  des  fautes  et  des  sanctions  et  vous  ne  verrez 
qu'un  maître  acquérant  une  connaissance  profonde  de  l'âme  de  son 
élève  et  appliquant  à  ses  maladies  morales  un  traitement  approprié. 

1.  De  même  on  a  conservé,  au  moins  dans  les  divisions  inférieures  de  certaines 
institutions  religieuses,  les  punitions  humiliantes  et  ridicules  :  bonnets  d'ânes,  etc. 
(Saint  Vincent,  Rennes). 

2.  T.  II,  p.  460  a. 


p.   LAPIE.   —    LA    UÉFOUML:    1)K    I,  éducation    LNlVEItSITAIKE.         653 

Mais  pourquoi  les  maîtres  laïques  n'auraient-ils  pas  avec  leurs 
élèves  de  semblables  entretiens?  pourquoi  ne  sauraient-ils  provo- 
quer les  aveux  pour  adresser  ensuite  des  paroles  de  reproche  ou  de 
pardon?  Ainsi  entendue,  la  confession  est  employée  par  les  éduca- 
teurs laïques,  et  les  éducateurs  religieux  n'en  tirent  pas  un  meilleur 
parti  pédagogique.  Ils  ne  possèdent  donc,  pour  élever  les  enfants, 
aucun  procédé  mystérieux.  Leurs  méthodes  ne  valent  pas  mieux 
que  les  nôtres. 

Leurs  maîtres  sont-ils  meilleurs?  Revêtus  d'un  caractère  sacré, 
n'inspirent-ils  pas  à  leurs  élèves  un  respect  plus  profond?  Soumis  à 
une  discipline  austère,  ne  sont-ils  pas  des  modèles  plus  dignes?  Les 
statistiques  font  défaut  pour  nous  renseigner  sur  le  premier  point  : 
les  maîtres  laïques  sont-ils  moins  respectés  que  leurs  collègues 
ecclésiastiques?  la  proportion  des  professeurs  «  coulés  »  est-elle 
plus  forte  dans  les  lycées  que  dans  les  établissements  rivaux?  nul 
ne  le  sait;  mais  il  suffit  d'avoir  observé  une  division  de  congréga- 
nistes  en  promenade  pour  savoir  que  les  maîtres  dépouillent  volon- 
tiers leur  caractère  surnaturel  et  se  conduisent  vis-à-vis  de  leurs 
élèves  comme  des  hommes  «  purement  hommes  ».  Quant  à  la  valeur 
morale,  il  faut  se  défier  des  généralisations  excessives.  Parmi  les 
maîtres  laïques,  les  plus  disqualifiés  sont  les  répétiteurs.  Devant  la 
Commission  de  la  Chambre,  leurs  chefs  les  ont  parfois  sévèrement 
jugés.  Mais  ils  ont  toujours  ajouté  que  le  répétiteur  moderne  a  plus 
de  tenue  que  l'ancien.  L'opinion  publique  ne  connaît  que  l'ancien; 
elle  ignore  les  profondes  modifications  que  le  corps  des  répétiteurs 
a  subies  depuis  vingt  ans.  De  ce  corps  elle  ne  connaît  que  les  mani- 
festations bruyantes  ou  les  récriminations  incorrectes;  tel  discours 
où  le  président  d'une  association  de  répétiteurs  rappelait  qu'il 
n'avait  prononcé  aucun  vœu  perpétuel  a  plus  vivement  attiré  l'atten- 
tion que  les  efforts  obscurs  d'un  millier  de  maîtres  pour  prendre  au 
sérieux  leur  tâche  pédagogique.  Pourtant  ces  eflbrts  ont  été  faits  : 
si  l'on  en  veut  la  preuve,  qu'on  lise  dans  le  Bulletin  de  YUnion  pour 
Vaction  7norale,  les  pages  ardentes  dans  lesquelles  un  jeune  répéti- 
teur, en  exposant  ses  déceptions,  révèle  l'idéal  élevé  qu'il  se  propo- 
sait d'atteindre.  A  plus  forte  raison  les  maîtres  dont  nul  n'a  soup- 
çonné la  dignité  sont-ils  capables  d'appliquer  les  principes  et  les 
méthodes  d'une  éducation  sérieuse.  L'ardeur  même  qu''ils  mettent  à 
faire  leur  examen  de  conscience,  les  scrupules  qu'ils  apportent  dans 
l'énuméralion  de  leurs  défauts  prouvent  (jue  leur  zèle  pédagogique  ne 


654  REVUE  DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE, 

se  borne  pas  à  confesser  leurs  péchés;  ils  cherchent  à  se  corriger. 
UFnquête  nous  révèle  combien  d'heureuses  initiatives  sont  prises 
pour  compléter  l'œuvre  éducatrice.  Ici  se  fonde  une  société  pour 
l'action  où  les  élèves  peuvent  mettre  en  pratique  les  règles  de  morale 
sociale  que  l'histoire  leur  a  dictées'.  Là  se  crée  une  «  société  de  bien- 
faisance )>  ;  ailleurs  des  «  mutualités  »  destinées  à  secourir  les  malades 
pauvres  des  écoles  primaires-.  Ailleurs,  on  donne  des  représenta- 
tions aux  malades  des  hôpitaux.  Ailleurs  encore,  un  proviseur  ne 
se  contente  pas  de  faire  passer  dans  les  classes  des  listes  de  sous- 
cription pour  les  pauvres,  il  associe  les  élèves  «  à  la  distribution  des 
secours  »,  leur  fait  voir  «  les  misères  qui  sont  secourues  ».  Et  il 
ajoute  :  «  Lorsque  je  revenais  d'une  visite  de  charité,  je  lisais  facile- 
ment sur  le  visage  des  élèves  qui  m'avaient  accompagné  les  senti- 
ments qu'avait  éveillés  cette  visite  et  je  m'en  réjouissais;  c'était 
en  général  les  plus  mauvais  élèves  que  je  choisissais  et  il  était  bien 
rare  que  les  jours  qui  suivaient  la  visite  aux  pauvres  ne  fussent  pas 
vierges  de  toute  punition^  ».  Sans  doute,  tous  les  universitaires  ne 
sont  pas  capables  de  prendre  ces  initiatives,  mais  elles  honorent 
singulièrement  la  corporation  où  elles  sont  possibles.  Que  l'inertie 
des  supérieurs,  l'envie  des  égaux,  n'étoufl'ent  pas  toute  bonne  volonté, 
c'est  un  résultat  très  appréciable;  l'Enquête  parlementaire  a  prouvé 
que  ce  résultat  est  acquis,  et  les  faits  qu'elle  révèle  ne  sont  pas  des 
faits  isolés.  Ce  n'est  pas  diffamer  les  professeurs  ecclésiastiques  que 
de  comparer  à  leur  dévouement  et  à  leur  caractère  le  dévouement  et 
le  caractère  des  professeurs  laïques. 

Peu  importe,  nous  dira-t-on,  la  méthode  et  même  la  personne  du 
maître  :  ce  qui  importe,  c'est  l'esprit  de  l'éducation.  A  cet  égard,  où 
est  l'avantage?  Chez  nous,  répondent  les  ecclésiastiques,  car  nous 
sommes  animés  de  l'esprit  religieux.  «  Nos  professeurs,  dit  Tarche- 
vêque  de  Toulouse,  cherchent  à  fonder  l'éducation  sur  la  religion, 
qu'ils  estiment  en  être  la  base  nécessaire*.  »  «  Ce  qui  est  estimé  supé- 
rieur (dans  les  écoles  libres),  dit  de  son  côté  le  recteur  de  l'Institut 
catholique  de  Paris,  c'est  l'éducation  morale  et  religieuse  que  les 
jeunes  gens  y  reçoivent.  »  Et  il  signale  au  contraire  comme  une  des 
causes  de  la  décroissance  du  nombre  des  élèves  dans  les  écoles  offi- 


1.  T.  II,  p.  203-6. 

2.  T.  II,  p.  522  a. 

3.  T.  II,  p.  349  b. 

4.  Enquête,  t.  II,  p.  244  a. 


p.   LAPIE.    —    LA    HKh-OIOII-:    DE    l'kdL CATION    UNIVERSITAIUE.         655 

cielles  «  la  diminution  progressive,  depuis  vingt  ans,  de  linlluenee 
accordée  à  la  religion  dans  l'éducation  de  la  jeunesse  scolaire'  ».  On 
regrette,  en  lisant  dans  V Enquête  les  dépositions  des  laïques,  de  ne 
pas  trouver  sur  leurs  lèvres  d'aussi  fiéres  professions  de  foi.  Est-il 
donc  impossible  de  fonder  l'éducation  sur  des  principes  rationnels? 
L'État,  s'il  n'ouvre  pas  à  toutes  les  bourses  la  porte  de  ses  lycées, 
l'ouvre  à  toutes  les  croyances  :  il  s'engage  à  demeurer  impartial 
entre  toutes  les  religions  :  se  condamne-t-il  parla  même  aune  sorte 
d'impuissance  pédagogique? 

Au  contraire,  devrait-on  répondre  :  cette  impartialité  est  l'une 
des  premières  vertus  pédagogiques.  Nous  avons  à  ce  sujet  le  témoi- 
gnage d'un  homme  qui  n'est  pas  suspect  d'anticléricalisme,  celui 
de  M.  Brunetière.  Ayant  à  défendre  devant  la  commission  la  cause 
des  études  classiques,  M.  Brunetière  leur  fait  un  mérite  de  n'être 
pas  «  confessionnelles  w^.  Ne  pouvons-nous  pas  étendre  ce  mérite  à 
l'éducation  laïque  tout  entière?  Certains  membres  de  l'enseignement 
religieux  se  félicitent  publiquement  de  leur  partialité.  Le  recteur  de 
l'Institut  catholique  de  Toulouse  dit  par  exemple  :  «  Le  proviseur 
n'a  pas  la  faculté...  d'interdire  sa  maison  par  exemple  à  des  enfants 
qui  n'appartiennent  pas  au  même  milieu  que  les  autres,  à  des  enfants 
dont  l'état  civil  est  irrégulier,  à  des  enfants  qui  ne  sont  pas  de  la 
même  race  que  nous.  Dans  nos  maisons  religieuses,  c'est,  je  crois, 
un  exemple  assez  topique,  on  n'aime  pas  à  recevoir  des  nègres, 
parce  que  la  présence  des  nègres  au  milieu  des  blancs  répugne  à 
beaucoup  de  familles  bourgeoises".  »  Entretenir  soigneusement  les 
préjugés,  les  répugnances  injustes  des  parents,  c'est  donner  aux 
enfants  un  exemple  déjà  fâcheux.  Séparer  soigneusement  les  classes, 
les  races,  à  plus  forte  raison  les  religions,  ce  n'est  guère  le  moyen 
d'enseigner  aux  enfants  l'amour  des  malheureux  qui  n'ont  pas  le  pri- 
vilège d'appartenir  à  la  vraie  religion,  à  la  race  supérieure,  au  milieu 
le  plus  confortable  et  à  l'état  civil  régulier.  Si  l'on  écarte  les  uns 
tandis  qu'on  accueille  les  autres,  c'est  donc  que  la  fraternité  n'est 
pas  la  loi  universelle  ou  du  moins  qu'elle  est  en  raison  inverse  de  la 
distance  qui  sépare  un  noir  d'un  blanc,  un  sémite  d'un  aryen,  un 
catholique  d'un  protestant,  un  riche  d'un  pauvre,  un  enfant  légitime 
d'un    bâtard.    Encore    si   les   privilégiés    entendaient    chanter    les 

1.  Enrjuète,   t.  II,  p.  248  b. 

2.  T.  I.  p.  181  a,  182  a. 

3.  T.  II,  p.  273  b. 


656  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

louanges  des  bannis.  Mais  nous  savons  qu'ils  ne  prennent  même  pas 
l'habitude  de  les  plaindre.  Au  contraire,  ils  les  accusent.  A  chaque 
session  du  baccalauréat,  on  nous  répète  que  l'Édit  de  Nantes  fut 
révoqué  parce  que  les  protestants  étaient  les  alliés  secrets  des  Hol- 
landais, ennemis  de  la  France,  ou  bien  on  nous  dit  sérieusement  que 
les  Jansénistes,  que  Luther,  que  Calvin  étaient  des  hommes  de  mau- 
vaise foi,  qui,  sûrs  de  la  vérité  du  dogme  catholique,  se  sont  par 
vanité  révoltés  contre  l'Église.  Sans  doute  les  maîtres  qui  donnent 
cet  enseignement  ne  se  doutent  pas  de  leur  erreur.  Une  foi  bien 
assise,  incapable  de  comprendre  l'hérésie,  ne  peut  l'expliquer  que 
par  la  malice  humaine  ou  satanique.  Mais  si  la  foi  est  d'autant  plus 
fanatique  qu'elle  est  mieux  assise,  comment  le  croyant  serait-il  un 
éducateur  parfait?  comment  un  homme  réduit  à  ne  trouver  en  dehors 
de  l'Église  que  crime  et  péché  serait-il  capable  d'enseigner  à  ses  élèves 
la  bienveillance  et  la  justice? 

Au  contraire,  l'impartialité  est  chez  nous  la  règle.  Non  seulement 
nous  préparons  la  paix  sociale  en  faisant  du  catholique  l'ami  du  pro- 
testant ou  du  juif,  mais  nous  respectons  toutes  les  opinions  raison- 
nables. A  ceux  qui  suspecteraient  notre  impartialité  historique  je 
recommande  cette  déposition  d'un  universitaire  :  «  —  J'ai  corrigé 
des  devoirs  sur  ce  sujet  :  Napoléon  est-il  le  soldat  de  la  Révolution? 
J'avais  des  copies  bonapartistes,  terroristes,  libérales,  etc.,  qu'ai-je 
fait?  Mon  travail  a  consisté  à  voir  si  les  faits  étaient  exacts,  puis  à 
prendre  les  principes  de  raisonnement  de  l'élève,  à  les  formuler  et  à 
lui  montrer  ainsi  comment  les  opinions  varient  suivant  les  croyances 
fondamentales.  Je  développe  ainsi  son  initiative  en  respectant  sa  per- 
sonnalité ou  les  croyances  qu'on  a  pu  lui  donner',  »  On  pourrait  être 
plus  hardi  sans  cesser  d'être  impartial  :  même  si  ce  professeur  dis- 
cutait les  «  croyances  fondamentales  »  ou  montrait  ses  préférences 
pour  l'une  d'elles,  il  n'imposerait  pas  son  opinion  et  respecterait 
celle  des  autres. 

Cette  impartialité,  ce  respect  de  la  pensée  ne  vient  pas  de  notre 
indifférence  mais  de  notre  amour  pour  la  vérité  :  et  c'est  la  seconde 
vertu  de  l'éducation  rationnelle.  Nos  adversaires  raillent  la  variété 
de  nos  doctrines  et  nous  accusent  de  scepticisme  :  «  Il  serait  bien 
désirable,  dit  le  recteur  de  l'Institut  catholique  de  Lille-,  qu'au  lieu 
d'exposer  et  de  raconter  les  doctrines  de  tous  ceux  qui  ont  philo- 

d.  T.  II,  p.  203  a. 

2.  Eiiqurte,  t.  II,  p.  259  a. 


p.   LAPIE.    —    LA    RÉFOIOIE    DE    1.  ÉDUCATION    UNIVERSITAIRE.         657 

sophé,  on  enseignât  une  doctrine.  Mais,  pour  enseigner  une  doctrine, 
il  faut  en  avoir  une....  »  Qui  nous  défend  d'avoir  une  doctrine?  Mais^ 
si  nous  avons  une  doctrine,  nous  ne  nous  bornons  pas  à  l'exposer 
pour  l'imposer;  nous  provoquons  les  discussions,  nous  ne  voulons 
pas  qu'on  nous  croie  sur  parole;  c'est  même  pour  cela  que  nous 
«  racontons»  les  doctrines  des  autres  afin  que  nos  élèves  connaissent 
d'autres  voix  que  la  nôtre  et  que  leurs  esprits  ne  soient  pas  asservis 
à  nos  formules.  Nous  ne  formons  pas  des  sceptiques  mais  des  esprits 
libres.  Nous  voulons  que  les  enfants  ne  se  laissent  pas  duper  par  les 
fausses  évidences;  nous  ne  voulons  pas  qu'ils  s'habituent  à  dépasser 
par  la  croyance  les  limites  de  la  certitude.  L'esprit  critique  n'est  pas 
seulement  une  qualité  d'érudit,  c'est  une  vertu.  Tous  les  péchés  que 
peut  commettre  une  langue  humaine  se  ramènent  à  l'affirmation  sans 
preuve,  depuis  le  jugement  téméraire  jusqu'au  faux  témoignage.  Se 
contraindre  à  croire  malgré  le  doute,  apprendre  à  se  mentir  à  soi- 
même,  voilà  la  source  de  l'injustice  en  même  temps  que  de  l'erreur. 
Fondée  sur  le  culte  de  la  vérité,  l'éducation  rationnelle  inspire  des 
vertus  solides. 

Dira-t-on  qu'en  séparant  l'éducation  morale  de  l'éducation  reli- 
gieuse on  prive  ses  préceptes  de  toute  autorité?  Nous  répondrons 
qu'au  contraire,  obligée  de  renoncera  l'autorité  de  la  révélation,  la 
pédagogie  rationnelle  doit  appuyer  ses  préceptes  sur  des  principes 
indiscutables.  Elle  fait  appel  à  des  lois  de  la  nature  ou  à  des  lois  de 
la  raison.  Elle  ne  dit  pas  à  l'enfant  :  «  Aime  ton  père  en  vertu  du  4« 
commandement.  »  Mais  elle  lui  dit  :  «  Aime  ton  père  pour  les  bienfaits 
dont  il  t'a  comblé  ».  L'idée  de  justice  s'impose  à  l'homme  indépen- 
damment de  toute  croyance  religieuse.  Elle  peut  fournir  à  la  morale 
et  à  l'éducation  laïques  un  fondement  inébranlable.  Détachées  de 
l'anneau  céleste  auquel  la  théologie  les  suspend,  les  tables  de  la  loi 
morale  ne  se  brisent  pas  dans  leur  chute. 

L'éducation  universitaire  n'est  pas  purement  négative;  l'attitude 
du  maître  n'est  pas  la  neutralité  mais  l'impartialité;  sa  morale 
repose  sur  les  idées  rationnelles  de  vérité  et  de  justice.  La  pédagogie 
officielle  n'est  pas  inférieure  à  la  pédagogie  des  Jésuites  :  héritière 
de  leurs  méthodes,  elle  s'efforce  de  les  perfectionner.  Mais  elle  n'a 
pas  hérité  de  leurs  principes  :  les  obligations  de  l'État  vis-à-vis  des 
consciences  individuelles  ont  forcé  l'Université  à  abandonner  la 
morale  théologique.  Heureuse  nécessité  ijuisqu'elle  donne  à  la 
morale  universitaire  la  solidité  de  la  science  ! 

Kev.   Meta.  T.   IX.  —    1901.  4i- 


658  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

III.  —  Le  Défaut  de  l'éducation  universitaire.  —  Le  régime  inté- 
rieur DES  lycées  :  insuffisance  des  réformes  accomplies  ou  pro- 
jetées. 

Comparée  à  la  pédagogie  congréganiste,  la  pédagogie  universi- 
taire ne  fait  pas  mauvaise  figure.  Est-ce  à  dire  que  tout  soit  pour  le 
mieux  dans  le  meilleur  des  mondes  scolaires?  Cet  optimisme  serait 
puéril.  Où  donc  est  le  mal?  Les  maîtres  connaissent  leur  devoir 
et  veulent  le  remplir  :  que  manque-t-il  à  leur  zèle  ?  Une  seule  chose  : 
l'occasion  de  s'exercer.  Ou  bien  leurs  relations  avec  leurs  élèves 
sont  trop  rares  pour  qu'ils  puissent  agir,  ou  bien  les  exigences  de 
l'enseignement  ne  leur  en  laissent  pas  le  loisir.  C'est  d'une  part  le 
régime  intérieur  des  lycées,  c'est  d'autre  part  le  plan  d'études  qu'il 
faut  modifier. 

Quelles  sont  les  relations  de  l'élève  et  de  ses  maîtres?  Suivons 
l'ordre  hiérarchique.  Le  maître  le  plus  modeste  est  le  répétiteur 
qui  surveille  l'enfant  à  l'étude,  dans  les  récréations  et  les  prome- 
nades, au  réfectoire  et  au  dortoir.  A  l'étude  le  silence  est  de  règle  : 
le  maître  ne  prend  la  parole  que  pour  réprimer  la  parole  de  l'élève  ; 
entre  eux  pas  d'autre  rapport  que  celui  du  juge  et  du  condamné.  Il 
est  vrai  que  le  maître  dispose  des  récompenses  comme  il  dispose  des 
punitions,  mais,  depuis  qu'elles  ne  servent  plus  à  «  payer  »  les 
retenues  supprimées  et  les  sorties  «  de  faveur  »  remplacées  par  des 
sorties  «  de  droit  »,  les  récompenses  sont  discréditées.  Reste  le 
tableau  d'honneur.  Mais  le  maître  intervient  dans  sa  confection  plus 
souvent  pour  effacer  que  pour  inscrire,  plus  souvent  pour  punir  que 
pour  récompenser.  Peut-être  pensera-t-on  cependant  que  le  répéti- 
teur doitjouer  un  autre  rôle  :  donner  des  conseils,  aider  l'enfant  dans 
son  travail.  Mais  comment  assurer  le  bon  ordre  dans  l'élude  tout 
en  examinant  le  travail  de  chacun?  Pendant  qu'il  s'occupe  de  l'un, 
il  donne  à  l'autre  l'occasion  de  bavarder  :  la  surveillance  et  la  direc- 
tion du  travail  sont  deux  fonctions  incompatibles  :  aussi  le  répétiteur 
se  borne-t-il  à  surveiller;  il  est  à  l'étude  aussi  muet  qu'au  dortoir; 
il  n'est  qu'un  «  professeur  de  silence  '  ». 

Sa  langue  se  délie-t-elle  au  réfectoire?  Mais  le  répétiteur  ne  s'as- 
sied pas  à  la  table  des  élèves;  il  craint  de  gêner  par  sa  présence  la 

l.  T.  II,  p.  394  a. 


p.    LAPIE.    —    LA    lŒFORME    DE    I.'ÉDLCATION    UNIVERSITAIKE.         659 

liberté  de  leurs  conversations  '.  Ce  scrupule  paraît  excessif  :  le  rôle 
du  maître  serait  de  diriger  les  conversations  au  risque  d'en  atténuer 
la  lilîerté.  Et  il  est  probable  qu'il  se  chargerait  de  ce  rôle  s'il  savait 
que  dire  à  ses  élèves.  Mais  quand  les  relations  normales  sont  silen- 
cieuses, on  ne  trouve  pas  le  moyen  de  sortir  du  silence.  C'est  pour 
une  raison  semblable  que  même  pendant  les  récréations  et  les  pro- 
menades, maîtres  et  élèves  se  tiennent  à  distance.  Sans  doute  les 
exceptions  deviennent  de  plus  en  plus  nombreuses:  certains  maîtres 
s'associent  aux  jeux  des  enfants.  Mais  en  général,  le  répétiteur  et 
l'élève  sont  isolés  l'un  de  l'autre  :  comment  l'un  peut-il  agir  sur 
l'autre?  «  L'éducation  ne  se  fait  pas  à  distance  -.  » 

Après  l'étude,  la  classe  ;  après  le  répétiteur,  le  professeur.  Le  pro- 
fesseur n'est  pas  muet  :  il  parle  et  fait  parler  :  des  relations  vont- 
elles  s'établir  entre  le  professeur  et  l'élève?  Sans  doute  par  son 
enseignement  le  premier  exerce  une  influence  sur  le  second  ;  sans 
doute  la  confiance,  l'afîection  peuvent  naître  dans  le  cœur  de  l'en- 
fant. Pourtant  le  lien  qui  unit  le  maître  et  l'élève  pourrait  être 
plus  solide.  Mais  les  programmes  sont  longs;  il  faut  travailler  sans 
perdre  haleine  :  le  professeur  parle  et  l'élève  écoute  ou  feint 
d'écouter;  accidentellement  c'est  l'inverse.  Dans  les  deux  attitudes, 
leur  relation  est  celle  d'un  conférencier  vis-à-vis  de  son  auditoire  : 
l'heure  sonne  et  le  lien  qui  s'était  formé  se  dénoue  :  le  règlement 
appelle  l'élève  à  l'étude,  et  ses  convenances  rappellent  le  professeur 
à  son  logis.  L'enfant,  même  lorsqu'il  subit  profondément  l'influence 
de  son  enseignement,  n'a  guère  plus  de  rapports  avec  lui  qu'avec  le 
répétiteur. 

Reste  un  troisième  personnage  :  le  proviseur.  Mais  l'enfant  le 
voit  moins  souvent  que  les  deux  autres.  Retenu  dans  son  cabinet 
par  des  travaux  administratifs,  le  proviseur  visite  rarement  les 
études  et  les  classes.  Le  samedi,  accompagné  du  censeur,  il  vient 
assister  à  la  lecture  des  notes.  A  l'appel  de  leur  nom,  les  élèves  se 
dressent  devant  lui  pendant  quelques  secondes  :  c'est  la  seule  occa- 
sion qu'il  ait  de  faire  connaissance  avec  leur  physionomie.  Aussi 
passe-t-il  souvent  des  mois,  surtout  s'il  est  myope,  avant  de  con- 
naître le  visage  de  ses  élèves  :  comment  voulez-vous  qu'il  connaisse 
leur  âme? 

Répétiteurs,  professeurs,  administrateurs,  tous  manquent  d'occ  a- 

1.  T.  II,  p.  417  a. 

2.  T.  I,  p.  421  fj. 


660  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

sions  pour  agir.  Encore  leur  action,  si  elle  était  coordonnée,  pour- 
rait-elle être  efficace  :  en  s'additionnant,  leurs  influences,  si  faibles 
qu'elles  soient,  seraient  sensibles.  Mais  elles  ne  s'additionnent  ni  se 
coordonnent.  Répétiteurs,  professeurs,  proviseurs  sont  séparés  les  uns 
des  autres  comme  ils  sont  séparés  des  élèves  :  le  proviseur  enregistre 
bien  tous  les  renseignements  que  lui  donnent  les  maîtres,  mais  celte 
statistique  n'a  rien  de  vivant.  Il  sait  que  l'élève  X  a  obtenu  un  10  de 
français,  un  4  de  mathématiques  et  un  2  de  conduite  :  c'est  tout  ce 
qu'il  pourra  dire  aux  parents.  De  môme  il  existe  entre  la  classe  et 
l'étude  une  «  correspondance  »,  mais  elle  se  borne  à  l'indication  des 
notes  et  des  punitions.  Au  début  et  à  la  fin  de  la  classe,  le  professeur 
et  le  répétiteur  se  croisent,  se  saluent,  parfois  se  serrent  la  main  :  à 
cela  se  borne  leur  collaboration. 

Le  défaut  de  l'éducation  universitaire,  c'est  donc  la  dispersion  des 
éducateurs.  Maîtres  et  élèves  s'observent  sans  se  pénétrer.  Et  les 
maîtres  eux-mêmes  demeurent  séparés  les  uns  des  autres.  Sans 
doute,  ces  formules  sont  excessives,  mais  il  ne  faut  pas  craindre  d'exa- 
gérer le  mal  qu'on  veut  guérir. 

Ce  mal  est  connu  :  déjà  plusieurs  remèdes  ont  été  appliqués.  Pour 
donner  aux  lycées  plus  d'unité,  on  a  voulu  associer  les  maîtres  à 
l'administration  de  la  maison  :  on  a  créé  des  assemblées  de  profes- 
seurs et  des  conseils  de  discipline.  Les  conseils  de  discipline  sont  com- 
posés de  professeurs  et  de  répétiteurs  élus  par  leurs  collègues  et 
présidés  par  le  proviseur.  Ils  sont  réunis  périodiquement  pour 
entendre  un  rapport  sur  l'état  moral  de  l'établissement;  ils  peuvent 
adresser  des  félicitations  aux  élèves  dont  la  conduite  est  remar- 
quable, ils  doivent  délibérer  quand  l'exclusion  d'un  mauvais  élève 
est  proposée  par  le  proviseur.  En  général,  ces  conseils  fonctionnent 
sans  difficulté.  Si  quelques  chefs  d'établissements  se  plaignent  des 
entraves  qu'ils  apportent  à  l'expédition  de  la  justice  scolaire,  la 
plupart  se  félicitent  au  contraire  de  leur  institution  :  leur  appui 
donne  au  proviseur  le  courage  de  prendre  des  résolutions  pénibles 
et  lui  permet  de  supporter  avec  fermeté  les  récriminations  des 
familles.  Mais  ils  ne  suffisent  pas  à  coordonner  les  etrorts  des  maî- 
tres :  quelques-uns  seulement  font  partie  du  Conseil  et  le  conseil 
n'a  pas  de  réunions  fréquentes. 

Est-ce  donc  l'assemblée  générale  des  professeurs  qui  produira  le 
résultat  désiré?  Mais  l'assemblée  des  professeurs  n'existe  plus  qu'en 
principe.  Ses  attributions  n'ont  jamais  été  bien  définies;  ses  délibé- 


p.  LAPIE.   —    I..V    Ulil-OlOII':    DK    L  ÉDUCATION    LMVKHSH  Aiiu:.        601 

rations  n'ont  jamais  eu  de  sanctions.  Elle  ne  se  réunit  plus  que  pour 
dresser  le  tableau  d'honneur  ou  pour  donner  sur  des  questions  admi- 
nistratives un  avis  qui  ne  sera  pas  toujours  écouté  :  comment  en  effet 
le  recteur  qui  demande  cet  avis  pourrait-il  satisfaire  à  la  fois  les  sept 
ou  huit  assemblées  de  son  ressort?  Quand  les  questions  sont  plus 
précises,  elles  n'intéressent  que  deux  ou  trois  maîtres  compétents  :  à 
quoi  bon  déranger  les  autres?  Enfin,  les  réunions  ne  sont  pas  périodi- 
ques; les  convocations  sont  souvent  tardives  et  l'ordre  du  jour  n'est 
pas  toujours  connu  d'avance  :  les  discussions  sont  confuses  et  les 
résolutions  improvisées  ne  sont  pas  toujours  raisonnables.  Aussi  les 
professeurs  s'abstiennent-ils  volontiers  de  paraître  à  ces  réunions. 
Quand  on  leur  apporte  une  convocation,  leur  premier  mouvement 
est  un  mouvement  de  mauvaise  humeur  :  à  l'heure  de  l'assemblée, 
l'un  doit  donner  une  répétition;  l'autre  a  pris  rendez- vous  avec  un 
ami,  et  tous  s'écrient  :  «  A  quoi  bon?  Pourquoi  tourner  une  mani- 
velle qui  ne  met  rien  en  mouvement?  »  Peut-être  l'intention  du 
ministère,  en  créant  ces  assemblées,  était-elle  excellente,  mais  en 
fait  elles  ne  servent  plus  —  si  jamais  elles  ont  servi  —  à  unir  étroi- 
tement les  professeurs;  l'échec  de  l'institution  est  presque  unaninje- 
ment  constaté  dans  l'Enquête'. 

Cet  échec  suggère  à  de  nombreux  déposants  des  remèdes  nou- 
veaux :  tantôt  on  veut  donner  aux  assemblées  des  attributions  plus 
intéressantes,  tantôt  on  veut  leur  remettre  l'administration  même  du 
lycée,  tantôt  on  veut,  au  contraire,  donner  l'unité  à  la  maison  en 
accordant  au  proviseur  une  sorte  de  pouvoir  absolu.  Les  plus 
modestes  seraient  satisfaits  si,  au  lieu  de  réunir  tous  les  mailres  d'un 
même  établissement,  on  créait  autant  d'assemblées  qu'il  y  a  de 
classes  ou  d'enseignements  similaires-  :  par  exemple,  tous  les  pro- 
fesseurs qui  font  des  cours  aux  élèves  de  rhétorique  se  réuniraient 
à  jour  fixe  pour  déterminer  la  quantité  de  travail  hebdomadaire  que 
chacun  peut  demander,  examiner  les  résultats,  proposer  les  sanc- 
tions; de  même  tous  les  professeurs  de  littérature  se  réuniraient 
pour  discuter  leurs  méthodes,  choisir  leurs  livres,  leurs  textes, 
leurs  sujets  de  devoirs.  Ces  réunions  auraient  un  but  précis; 
leurs  membres  auraient  la  compétence  nécessaire  pour  traiter  les 
questions  proposées  :  elles  pourraient  donc  intéresser  les  profesr- 

1.  T.  IV,  p.  7  i,  8  a,  9  6,  -20  a,  41  h,   etc.,  etc. 

2.  T.  II,  p.  51  a,  58  a,  344  a;  t.  IV,  p.  6  a,  8  6,  %  b,  103  «,  117  «,  2Ula,  21S  h, 
231  b.  242  «,268  b. 


662    .        REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

seurs,  elles  seraient  plus  vivantes  que  les  grandes  assemblées 
actuelles. 

Ces  assemblées  partielles  existeront  demain  :  l'évolution  naturelle 
des  assemblées  de  professeurs  exige  leur  institution.  Déjà  même  elles 
existent  dans  plusieurs  établissements;  et  le  nombre  des  déposants 
qui  réclament  leur  création  prouve  que  l'idée  est  mûre.  Mais,  sans 
contester  les  avantages  des  assemblées  partielles,  remarquons 
qu'elles  ne  répondent  pas  à  l'exigence  que  nous  cherchons  à  satis- 
faire :  elles  établissent  entre  quelques  professeurs  des  relations  plus 
fréquentes,  elles  forment  dans  le  lycée  de  petits  groupes  cohérents, 
mais  elles  laissent  dans  l'isolement  les  membres  des  groupes  divers. 
Il  est  vrai  que  chaque  professeur  appartiendra  à  deux  ou  trois 
groupes  :  un  professeur  de  physique  par  exemple  sera  inscrit  au 
groupe  de  la  classe  de  philosophie  et  au  groupe  des  maîtres  de 
sciences.  Néanmoins  l'unité  ne  sera  pas  encore  réalisée.  Aussi  serait- 
il  bon  de  conserver  l'assemblée  générale  des  professeurs,  sauf  à  la 
convoquer  moins  souvent,  et  de  lui  réserver  les  questions  de  péda- 
gogie générale.  C'est  sans  doute  le  but  que  voudrait  atteindre 
M.  Payot  '■  lorsqu'il  propose  aux  maîtres  de  l'enseignement  secon- 
daire d'imiter  les  conférences  pédagogiques  des  instituteurs.  Deux 
fois  par  an,  les  instituteurs  d'un  même  canton  se  réunissent  sous  la 
présidence  de  leur  inspecteur  pour  traiter  une  question  pédagogique 
préalablement  mise  à  l'ordre  du  jour.  Ces  réunions  les  obligent  à  se 
tenir  au  courant  des  travaux  pédagogiques,  à  réfléchir  sur  leurs 
méthodes,  à  noter  les  résultats  obtenus  par  tel  ou  tel  procédé;  les 
uns  et  les  autres  se  communiquent  les  fruits  de  leur  expérience. 
Rien  ne  serait  plus  utile  dans  les  lycées  :  les  professeurs  chargés  des 
enseignements  les  plus  divers  trouveraient  profit  à  échanger  leurs 
vues  sur  les  grands  problèmes  pédagogiques  :  les  assemblées  géné- 
rales en  fourniraient  l'occasion.  Mais  ces  assemblées  seraient  trop 
rares  pour  donner  une  profonde  unité  au  corps  des  éducateurs. 

De  plus  hardis  novateurs  feraient  de  l'Assemblée  des  professeurs 
le  Parlement  souverain  du  lycée.  Les  uns  demandent  simplement  le 
droit  de  présenter  au  choix  du  ministre  des  candidats  au  provisorat  ^ 
Les  autres  distinguent  le  proviseur  nommé  par  le  ministre  et  le  doyen 
élu  par  ses  collègues  :  le  premier  aurait  la  direction  économique  et 


1.  T.  II,  p.  639  6. 

2.  Enquête,  t.  IV,  p.  217  a. 


p.   LAPIE.    —    LA    UKFOUMK    OK    l'kDUCATION    U.MVEUSITAIKE.         663 

administralive,  le  second  la  direction  de  l'enseignement'.  Dans  un 
autre  système,  le  doyen  et  l'assemblée  des  professeurs  «  n'auraient 
aucun  droit  positif  »,  mais  ils  pourraient  «  attirer  l'attention  du  pro- 
viseur sur  certains  détails  d'administration  qui  lui  auraient  échappé, 
lui  soumettre  certaines  innovations  à  tenter,  au  besoin  certaines 
réclamations  des  fonctionnaires,  qui,  non  formulées  par  crainte  ou 
par  réserve,  amènent  souvent  des  rancœurs  très  nuisibles  à  l'entente 
unanime-  ».  Tandis  que,  dans  cette  théorie,  le  proviseur  ressemble- 
rait à  un  gouverneur  de  colonie  anglaise  dont  le  doyen  serait  le  pre- 
mier ministre,  une  autre  conception  supprime  purement  et  simple- 
ment le  proviseur  et  le  remplace  par  un  doyen  élu  :  le  lycée  devient 
une  république  autonome^.  Mais  on  a  proposé  des  constitutions 
encore  plus  démocratiques  :  un  proviseur  «  voudrait  que  les  lycées 
et  collèges  soient  administrés  par  des  syndicats  de  professeurs  qui 
se  partageraient  les  bénéfices  et  auraient  des  parts  entières  et  des 
douzièmes  de  part  comme  au  théâtre  Français.  Les  proviseurs  et 
principaux  seraient  nommés  par  le  recteur  sur  la  présentation  des 
professeurs  syndiqués*.  »  Si  ce  projet  était  adopté,  le  lycée  aurait 
conquis  son  unité,  l'assemblée  devrait  se  réunir  chaque  jour  pour 
s'occuper  des  intérêts  communs.  Par  malheur,  il  ne  semble  pas  que 
cet  idéal  séduise  beaucoup  de  monde.  On  fait  remarquer  que  le  doyen, 
soumis  à  de  fréquentes  réélections,  n'aurait  ni  sur  les  familles  ni  sur 
les  élèves  ni  sur  les  maîtres  une  autorité  suffisante.  On  craint  que 
les  querelles  électorales  ne  troublent  la  paix  du  lycée.  Un  dernier 
argument  me  paraît  plus  décisif.  Tant  que  les  maîtres  vivront  en 
dehors  du  lycée,  il  sera  difficile  de  les  réunir  quotidiennement  pour 
l'administration  des  affaires  communes  :  en  fait,  ils  délégueront  leurs 
pouvoirs  au  doyen  et  ils  n'auront  pas  plus  qu'aujourd'hui  l'occasion 
de  se  rencontrer. 

A  côté  des  projets  démocratiques  se  présentent  des  projets  tout 
opposés  :  le  meilleur  moyen  d'établir  l'unité  n'est-il  pas  de  restaurer 
la  monarchie?  L'action  pédagogique  sera  donc  concentrée  entre  les 
mains  du  proviseur.  Bien  que  de  nombreux  rapports —  soit  des  rec- 
teurs, soit  des  professeurs,  soit  des  proviseurs  eux-mêmes  —  esti- 
ment suffisante  l'autorité  des  chefs  d'établissements,  la  Commission 


1.  Enquête,  t.  IV,  p.  86  a. 

2.  T.  IV,  p.  219  b. 

3.  T.  II,  p.  149  />;  t.  IV,  p.  28  6,  54  6,  241  a,  2b7  6,  294  h. 

4.  T.  IV,  p.  «8  b. 


664  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

de  la  Chambre  propose  d'accroître  celte  autorité  (art.  5  des  conclu- 
sions!. Elle  a  dû,  en  effet,  être  surprise  d'apprendre  que  le  proviseur 
n'a  pas  même  le  droit  de  choisir  son  concierge  :  c'est  un  per- 
sonnage plus  considérable  que  le  proviseur,  plus  considérable 
que  l'inspecteur  d'Académie,  c'est  le  recteur  qui  nomme  ce  fonc- 
tionnaire. Voilà  une  bonne  occasion  de  décentraliser.  Mais  faut- 
il  augmenter  en  même  temps  l'autorité  du  proviseur  sur  le  per- 
sonnel enseignant?  faut-il  accorder  plus  d'importance  aux  notes 
qu'il  donne  à  ses  professeurs?  c'est  une  question  plus  discutée. 
A  notre  point  de  vue  spécial,  l'accroissement  de  pouvoir  du  pro- 
viseur aurait  pour  effet  d'éloigner  du  lycée  les  professeurs,  de 
faire  le  vide  autour  du  chef.  L'unité  que  nous  cherchons  à  éta- 
blir, c'est  la  réunion  de  tous  les  éducateurs;  l'unité  qu'on  obtien- 
drait en  faisant  du  proviseur  un  monarque  en  miniature,  entraî- 
nerait la  suppression  de  tous  les  éducateurs  sauf  un.  Ce  que  nous 
voulons,  c'est  la  collaboration  volontaire  et  constante  de  tous  les 
maîtres;  ce  qu'on  obtiendrait,  ce  serait  l'action  constante  d'un  seul 
maître,  car  la  collaboration  qu'il  pourrait  exiger  des  autres  n'au- 
rait qu'une  très  médiocre  valeur.  Ainsi,  non  seulement  les  insti- 
tutions actuelles  maïs  les  institutions  projetées  nous  paraissent 
impuissantes  à  réaliser  dans  les  lycées  l'intime  union  des  éduca- 
teurs. 

Les  institutions  existantes  ou  les  institutions  projetées  permettent- 
elles  d'établir  des  relations  étroites  entre  les  maîtres  et  les  élèves? 
Pour  obtenir  ce  résultat,  de  nombreuses  expériences  ont  été  tentées  : 
il  s'agit  seulement  de  savoir  si  le  moment  est  venu  de  les  généra- 
liser. On  a  pensé  que  pour  multiplier  les  rapports  des  maîtres  et  des 
élèves,  il  suffisait  de  multiplier  les  moments  pendant  lesquels  ils 
pourraient  être  en  contact.  On  a  donc  cherché  comment  le  professeur 
pourrait  rencontrer  ses  élèves  en  dehors  de  sa  classe  et  comment  le 
répétiteur  pourrait  les  rencontrer  en  dehors  de  l'étude.  Et  comme 
l'élève  est  en  classe  quand  il  n'est  pas  en  étude,  en  étude  quand  il 
n'est  pas  en  classe,  les  réformateurs  ont  été  obligés  soit  de  trans- 
former le  professeur  en  répétiteur,  soit  de  transformer  le  répétiteur 
en  professeur. 

Le  moyen  le  plus  sûr,  pour  étendre  au  delà  de  la  classe  l'action 
du  professeur  sur  un  enfant,  c'est  de  lui  confier  la  direction  complète 
de  l'éducation.  Ce  régime  est  appliqué  dans  plusieurs  pays  :  c'est  le 
«  régime  tutorial  ».  Un  assez  grand  nombre  de  déposants  le  préco- 


p.  LAPIE.  —  i.x  RKF01OI1-:  Dt:  i.'kdic.vtion  u.MVKnsir.viiu:.       665 

nisent  '  et  demandent  qu'on  ne  les  empêche  pas  de  le  pratiquer. 
Mais  d'autres  font  remarquer  que  ce  régime  est  très  coûteux  et  que 
par  suite  il  ne  peut  pas  être  généralisé.  D'ailleurs,  il  a  été  appliqué 
en  France,  à  Montbéliard,  et,  maigre  l'exemple  voisin  de  la  Suisse, 
cette  tentative  a  échoué*.  Le  tutoriat  n'est  donc  pas  conforme  à  nos 
mœurs.  Peut-on  du  moins  se  rapprocher  de  cet  idéal?  Quelques-uns 
l'estiment  et  proposent  par  exemple  que  les  boursiers  soient  placés 
par  l'État  dans  les  familles  des  professeurs^  :  l'exemple  serait  peut- 
être  suivi.  Mais  les  réformateurs  sont  en  général  plus  modestes.  Ils 
se  contentent  de  donner  aux  professeurs  —  ou  seulement  à  quelques 
uns  d'entre  eux  —  certaines  attributions  des  répétiteurs.  Les  pro- 
fesseurs visiteraient  les  études,  assisteraient  aux  récréations,  dirige- 
raient les  promenades  ^  Dans  les  classes  élémentaires,  tous  les 
devoirs  seraient  faits,  toutes  les  leçons  apprises  sous  la  direction  du 
professeur  ^.  Et  dans  toutes  les  classes,  les  professeurs  principaux 
seraient  érigés  en  directeurs  d'études,  c'est-à-dire  qu'ils  auraient  à 
suivre  leurs  élèves  dans  toutes  leurs  classes  et  à  surveiller  tous  leurs 
travaux.  Cette  institution  a  déjà  fait  ses  preuves  au  collège  Ghaptal  ; 
elle  est,  semble-t-il,  adoptée  dans  beaucoup  de  maisons  religieuses". 
Réciproquement,  on  donnerait  aux  répétiteurs  certaines  fonctions 
des  professeurs.  Outre  qu'on  relèverait  ainsi,  aux  yeux  des  élèves, 
l'autorité  du  répétiteur,  on  lui  donnerait  un  moyen  d'agir  sur  leur 
âme.  Aussi  la  plupart  des  répétiteurs  réclament-ils  le  droit  d'en- 
seigner^ :  ils  donneraient  surtout  leurs  soins  aux  élèves  faibles, 
répéteraient  pour  eux  le  cours  du  professeur,  feraient  réciter  toutes 
les  leçons.  On  a  proposé  d'envoyer  à  l'étranger  quelques  répétiteurs 
afin  de  les  associera  l'enseignement  pratique  des  langues  vivantes®. 
On  a  proposé  de  donner  à  chaque  étude  un  répétiteur  littéraire  et  un 
répétiteur  scientifique,  afin  de  leur  permettre  de  diriger  utilement 
les  travaux  de  toute  espèce.  Tous  ces  projets  ont  pour  but  de  multi- 
plier pour  les  éducateurs  les  occasions  d'éduquer  :  le  réseau  d'in- 
fluences dans  lequel  nous  enveloppons  les  enfants  paraissant  fragile, 

\.   T.  IV,  p.  7  b,  42  a,  86  h,  118  b.   192  6,  29r)  6,  t.  I,  p.  497  //. 

2.  T.  II,  p.  162  a. 

3.  T.  I,  p.  114  «;  cf.  p.  268  6. 

4.  T.  I,  p.  421  a;   t.  IV,  p.  8  a,   67  ô,   79  a,  82  6,  89  h,   lOi  a,   115  b,   117  ô,   118  a, 
119  fl,  146  6,  159  6,  168  6,  190  6,  232  a,  246  a,  270  a,  297  6;  t.  Il,  p.  467»,  651  a. 

5.  T.  IV,  p.  7  a,  247  6. 

6.  T.  IV,  p.  41  6,  p.  270  6;  t.  II,  p.  293  6,  294  a;  p.  310, a.  6;  p.  457  a,  6,  458  a. 
1.  T.  I,  p.  126  a,  243  a;  t.  II,  p.  394,  395,  396,424  h;  t.  IV,  passim. 

8.  T.  I,  p.  561  a. 


666  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

on  voudrait  en  doubler  les  mailles.  C'est  à  un  projet  analogue  que 
s'est  arrêtée  la  Commission  puisqu'elle  a  dédoublé  les  fonctions 
des  répétiteurs.  Deux  éducateurs  au  lieu  d'un,  voilà  ce  qu'on  ima- 
gine pour  donner  à  l'éducation  plus  de  puissance  (art.  6  et  7  des 
Conclusions  de  la  Commission). 

Ce  n'est  pas  sans  résistance  que  les  réformes  précédentes  seraient 
réalisées.  Certains  professeurs  estiment  qu'elles  seraient  vaines  : 
c'est  par  son  enseignement,  disent-ils,  qu'un  professeur  est  un  édu- 
cateur ;  il  est  inutile  de  le  mêler  plus  intimement  à  la  vie  de  l'élève  '. 
Mais  un  plus  grand  nombre  redoute  l'élévation  du  répétiteur  aux 
fonctions  professorales  :  on  craint  que  l'enseignement  donné  par  cet 
auxiliaire  ne  vienne  contrecarrer  celui  du  professeur  principal  -. 
Pour  nous,  ces  réformes,  quelle  que  soit  leur  valeur,  ont  le  tort 
d'être  superficielles.  Elles  multiplient  les  obligations  professionnelles 
des  divers  maîtres  sans  modifier  les  causes  profondes  de  leur  actuelle 
dispersion.  Elles  les  forcent  à  faire  plus  fréquemment  acte  de  pré- 
sence au  lycée,  mais  elles  ne  les  empêchent  pas  d'avoir  loin  du 
lycée  tout  ce  qui,  leur  classe  faite,  peut  les  préoccuper.  Aujourd'hui, 
les  répétiteurs  eux-mêmes,  du  moins  ceux  qui  sont  «  externes  »,  sont 
attirés  en  dehors  du  lycée  par  leurs  soucis  domestiques  ou  leurs  dis- 
tractions. Quant  aux  professeurs,  ce  n'est  pas  seulement  la  famille 
ou  le  plaisir,  ce  sont  les  devoirs  sociaux,  les  travaux  intellectuels  et 
même  les  occupations  professionnelles  qui  leur  font  fuir  le  lycée 
puisqu'ils  n'y  pourraient  pas  sans  difficulté  préparer  leurs  leçons  ou 
corriger  leurs  devoirs.  Tout  les  éloigne  du  collège,  rien  ne  les  y 
attire,  sauf  un  devoir  mal  défini.  Il  ne  suffit  pas  de  mieux  définir  ce 
devoir  et  de  lui  donner  des  sanctions  légales;  il  faut  encore  faire  de 
son  accomplissement  un  plaisir.  Et  il  ne  suffit  pas  non  plus  de  mul- 
tiplier le  nombre  des  relations  entre  élèves  et  maîtres  pour  rendre 
l'éducation  plus  efficace  ;  il  faut  surtout  modifier  la  nature  et  la  qua- 
lité de  ces  relations.  Ainsi  les  réformes  proposées  nous  paraissent 
insuffisantes  :  cherchons  à  faire  une  révolution  plus  radicale. 

(A  suivre.)  P.  Lapie. 


1.  T.  IV,  p.  104  a,   116  a,  146  b,  168  6,  190  b,  230  o,  245  6,  259  a. 
•2.   T.  IV,  p.  9  b,   15  b,  79  b,  119  6,  147  6,  192  a,  298  a. 


QUESTIONS    PRATIQUES 


UNE    RÉFORME    NÉCESSAIRE 

MOTIVER  LES   DÉCISIONS   JUDICIAIRES 


On  connaît  l'admirable  scène  qui  esl  le  nœud  de  liésurreclion  de 
Tolstoï  :  la  condamnation  de  Maslova  pour  un  crime  qu'elle  n'a  pas 
commis.  Le  roman  rejoint  une  réalité  trop  fréquente  :  l'erreur  judi- 
ciaire, le  cas  terrible  où  l'erreur  est  en  même  temps  injustice,  où 
s'aggravent  l'une  par  l'autre  les  deux  infirmités  humaines  de  la 
pensée  et  de  l'action.  L'humanité  devient  à  la  fois  de  plus  en  plus 
exigeante  en  matière  de  preuve,  et  de  plus  en  plus  sensible  à  l'in- 
justice :  ces  exigences  et  ces  souffrances-là  sont  les  signes  d'une 
croissance  morale.  Nous  n'admettrons  plus  cette  consolation  fata- 
liste, que  l'erreur  judiciaire  c'est  le  tant  pour  cent  à  payer,  comme 
celui  de  la  mortalité.  Nous  répondrons  qu'on  peut  les  resteindre 
toutes  deux  par  une  hygiène  appropriée.  Comment  cela? 

Précisément,  dans  le  puissant  roman  de  Tolstoï,  ce  qui  rend  le 
plus  tragique  la  condamnation  imméritée,  c'est  qu'elle  n'est  pas  le 
résultat  d'une  aberration  de  la  part  des  juges  trompés  par  les  cir- 
constances, l'éloquence  du  procureur,  la  maladresse  de  l'accusée, 
que  sais-je?  Non,  les  jurés  sont  de  braves  gens  (voyez  l'honnêteté 
et  le  sérieux,  un  peu  ridicule,  mais  touchant,  que  leur  donne  le 
vérace  interprète  de  l'écrivain,  l'illustrateur  Léonid  Pasternak,  dans 
l'édition  Halpérine-Kaminsky),  ils  font  de  leur  mieux  pour  démêler 
la  vérité  assez  embrouillée,  ils  la  pressentent,  veulent  la  faire 
triompher...  seulement  ils  rédigent  maladroitement  leur  réponse 
aux  questions  mal  posées,  et  leur  verdict,  qu'ils  croient  signifier 


668  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

l'acquittement,  signifie  les  travaux  forcés.  Les  juges,  à  leur  tour, 
pénétrant  l'intention  des  jurés,  tentent  de  sauver  la  victime  d'un 
libellé  entaché  de  l'imperfection  d'une  méthode  qui  forcément  pré- 
varique;  mais  ils  sont  légalement  contraints  à  la  stricte  interpréta- 
tion, selon  la  lettre,  d'une  réponse  qui  ne  concorde  nullement  avec 
les  convictions  qui  l'ont  dictée.  Et,  malgré  le  vice  de  fond,  la  forme 
du  jugement  est  impeccable,  et  nulle  Gourde  cassation  ne  peut  rec- 
tifier selon  l'esprit. 

Cette  situation  n'a  rien  d'exceptionnel  :  il  n'est  pas  de  semaine 
où  les  jurés  n'aient  de  surprises  de  ce  genre;  bien  souvent  on  les 
voit  signer  des  recours  en  grâce  contre  leur  propre  verdict.  11  y  a 
donc  ici  un  vice  auquel  il  faut  remédier;  ce  n'est  pas  le  seul  auquel 
répondrait  un  projet  de  loi  dû  à  l'initiative  privée  '  et  pour  lequel 
nous  espérons  provoquer  l'attention  et  la  sympathie  de  nos  lecteurs. 
11  s'agirait  d'étendre  ce  que  la  loi  exige  déjà  au  civil  —  c'est-à-dire 
pour  les  problèmes  les  moins  graves,  —  d'obliger  toutes  les  juridic- 
tions, chambres  criminelles,  cours  d'assises,  conseils  de  guerre,  à 
motiver  fortement  leurs  arrêts.  Les  juges  devraient  viser  dans  leur 
verdict  les  principaux  arguments  de  l'accusation  et  de  la  défense, 
présentés  et  résumés  sous  forme  de  conclusions;  autrement  dit,  non 
seulement  décider,  mais  prouver  et  publier  les  motifs  de  cette  déci- 
sion. 

On  voit  tout  de  suite  le  caractère  de  cette  réforme  :  c'est  une  loi 
libérale,  une  loi  de  garantie,  expansive  et  non  restrictive,  telle  que 
la  loi  Béranger  ou  la  loi  sur  l'instruction  criminelle.  Elle  vaut  donc 
d'être  examinée  de  près. 

Il  est  certain  que  cette  méthode  serait  bien  plus  scientifique.  Toute 
l'action  juridique  se  condensant  dans  le  verdict  brutal,  la  pensée 
des  juges  étant  uniquement  concentrée  sur  la  résultante  de  leurs 
affirmations,  il  se  fait  souvent,  au  moment  du  scrutin,  des  mar- 
chandages (en  enlevant  à  ce  mot  toute  signification  de  compromis 
intéressé);  les  réponses  correspondent  moins  aux  questions  et  aux 
alternatives  posées  qu'à  des  nécessités  savantes  d'équilibre,  pour 
n'obtenir  que  la  condamnation  voulue.  Faute  de  contraindre  à  une 
œuvre  de  raisonnement  et  de  logique,  les  procédés  actuels  font  se 
prolonger,  dans  la  salle  des  délibérations,  les  mouvements  de  sensi- 

1.  Voir  l'exposé  des  motifs  par  le  D'  Oyon,  son  promoteur,  dans  le  bulletin 
de  VUnion  pour  Vaction  morale  du  l""'  mars.  Nous  croyons  savoir  que  bientôt 
l'initialive  parlementaire  donnera  la  pleine  forme  légale  à  cette  proposition. 


M.    LEVKL.   —   11)10  réforme  nécessaire.  669 

bilité,  les  oscillations  démolions,  les  conflits  de  passions  suscités 
dans  la  salle  d'audience.  L'obligation  de  motiver,  au  contraire,  nous 
mettra  en  garde  contre  le  vague  des  premières  impressions,  nous 
fera  résister  à  l'influence  du  milieu,  à  l'entraînement,  au  vertige 
parfois,  qui  s'empare,  de  nous,  d'autant  plus  facilement  que  nous 
sommes  en  groupe;  on  escamotera  plus  difficilement  un  verdict  par 
des  déclarations  retentissantes,  d'adroits  mais  inconsistants  réquisi- 
toires, ou  des  plaidoiries  àefl'et,  —  des  draperies  sur  le  néant.  Le  juge 
aura  moins  de  facilité  à  se  duper  lui-même  par  des  inductions  trop 
hâtives;  il  sera  mieux  conduit  à  distinguer  la  preuve  de  la  présomp- 
tion, la  conviction  de  l'opinion,  et  la  réflexion  supplantera  l'instinct. 
Sans  doute,  toute  valeur  d'appoint  ne  sera  pas  retirée  au  pressenti- 
ment de  la  vérité,  à  l'influence  de  l'attitude  de  l'accusé  et  des 
témoins,  bref,  aux  raisons  du  cœur,  mais  seulement  dans  la  mesure 
oi^i  l'on  pourra  en  faire  état  explicitement,  ce  qui  éliminera  l'obscur 
et  le  fugace,  les  retours  de  solidarités  inavouées  et  mal  comprises, 
les  raisonnements  honteux  et  boiteux.  Les  préventions  s'évanoui- 
ront devant  la  nécessité  de  les  formuler  :  on  dit  telle  chose,  on  la 
vote  même...  on  ne  l'expose  pas  par  écrit.  La  persuasion,  au  con- 
traire, s'éprouve  en  indiquant  ce  minimum  de  conviction  communi- 
cable  où  elle  prend  son  assise.  Ainsi  il  faudra  se  légitimer  à  soi- 
même  son  verdict,  l'inculper  au  besoin  de  fragilité  et  d'inconsé- 
quence. Et.  quoi  qu'on  en  dise,  la  meilleure  façon  d'obliger  les  motifs 
à  exister,  c'est  encore  de  les  forcer  à  se  montrer. 

A  telle  explication  de  l'accusé,  souvent  le  président  déclare  :  «  le 
jury,  —  ou  bien  la  Cour  —  appréciera  »;  et  cela  fréquemment  dis- 
pense le  tribunal  d'apprécier.  Nous  ne  voulons  plus  qu'on  puisse 
dire  :  «  La  question  ne  sera  pas  posée  »,  ni  même  qu'on  puisse 
encore  penser  :  «  La  réponse  ne  sera  pas  donnée  ».  Par  l'obligation 
d'exposer  les  facteurs  de  sa  décision,  le  juge  devra  remonter  aux 
principes,  faire  au  grand  jour  son  œuvre  de  raisonnement,  de  droite 
et  précise  analyse.  La  foi  n'est  pas  scientifique,  comme  l'a  dit 
M.  Duclaux;  le  jugement  est  une  croyance  qui  devra  fournir  ses 
titres  à  être;  il  sera  toujours  une  scrupuleuse  consultation  de  la 
raison,  et  parfois,  par  un  appel  au  tribunalintérieur,  un  examen  de 
conscience  du  juge  par  lui-même  :  la  raison  n'est-elli!  pas  une 
volonté  de  justice  en  matière  intellectuelle,  et,  pour  atteindre  la 
vérité,  peut-on  allumer  trop  clairs  les  falots  de  la  conscience?  Sans 
doute  la  tâche,  déjà  rude,  le  devient  ainsi  davantage,  mais,  disons- 


670  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  Eï  DE  MORALE. 

le  nettement,  ce  n'est  pas  à  la  vapeur  qu'il  est  permis  de  distribuer 
la  justice,  de  s'en  acquitter,  — car  la  société  «  doit  »  la  justice;  — 
c'est  la  violer  que  de  la  rendre  au  petit  bonheur.  Grâce  aux  attendus 
qui  l'exprimeront  à  l'avance,  la  sentence  sera  comme  l'aboutisse- 
ment logique,  presque  superflu,  le  total  en  addition  et  en  soustrac- 
tion des  éléments  où  elle  sera  préformée,  au  lieu  d'être  une  surprise, 
comme  le  brusque  déclic  de  la  guillotine,  ayant  le  caractère  d'un 
décret  de  l'exécutif,  plutôt  que  d'une  œuvre  du  judiciaire.  La  jus- 
tice n'est  pas  un  vote,  l'automatisme  de  la  justice  n'est  pas  la  jus- 
tice, et  précisément  la  réforme  qu'on  nous  présente  aurait  pour  but 
d'empêcher  la  fonction  judiciaire  de  devenir  un  mécanisme,  machine 
à  moudre  des  condamnations  ou  des  acquittements,  et  de  refaire 
sans  cesse,  sous  la  lettre  qui  fige,  sourdre  l'esprit  qui  revivifie. 
Arrière  une  justice  veule,  une  justice  paresseuse,  que  rien  d'exté- 
rieur ne  vient  contraindre  à  la  rébellion  sérieuse  contre  le  vice  con- 
génital de  la  justice  humaine,  l'à-peu-près!  Atteignons  la  vraie 
justice,  celle  qui  a  le  sens  de  la  complexité  des  questions,  et  qui,  si 
elle  n'atteint  pas  la  vérité,  se  montre  du  moins  en  mouvement  vers 
elle!  Cette  vraie  justice  ne  s'engendre  que  dans  l'efTort. 

Elle  ne  s'engendre  aussi  que  dans  l'angoisse;  elle  doit  trembler 
devant  son  propre  pouvoir,  moins  droit  de  punir  que  devoir  de 
punir.  Et  cette  modestie  de  la  justice  devant  elle-même,  comment 
s'exprimerait-elle  dans  le  oui  ou  le  non  tout  sec  du  verdict,  quand 
rien  ne  précède  ce  déclanchement  d'une  affirmation  ou  d'une  néga- 
tion, suivi  du  déclanchement  du  châtiment,  de  l'acquittement  ou  du 
déshonneur?  Nous  oublions  que  tout  jugement  est  un  fait  de  haute 
gravité.  L'individu  en  question  n'est  rien,  mais  autour  de  lui  c'est 
le  pacte  civil  qui  est  enjeu  :  faire  de  la  justice,  c'est  rétablir  l'ordre 
moral  qui  a  été  violé,  c'est  renouer  le  lien  social  qui  a  été  dénoué. 
Faut-il,  inattentifs,  ratifier  à  nouveau  le  contrat  sans  l'avoir  à  nou- 
veau commenté,  au  point  de  la  brisure?  Faut-il  si  peu  profiter  de 
ce  que  la  justice  c'est  la  conscience  publique  en  travail,  dans  des 
conditions  de  responsabilité  et  de  désintéressement  qui  ne  se  retrou- 
vent nulle  part  ailleurs? 

Seuls,  les  considérants  permettront  d'avouer  les  tâtonnements, 
les  points  restés  dans  l'ombre;  d'échelonner  la  probabilité,  la 
croyance,  les  demi-sûretés,  de  graduer  la  certitude  dans  l'affirma- 
tion (verdict  sur  le  fait),  le  blâme  dans  l'appréciation  (verdict  sur 
les  circonstances   atténuantes).  Par  eux,  on  ira  plus  loin  que  la 


M.   LEVKL.   —   Une  réforme  nécessaire.  671 

matérialité  du  délit,  on  démêlera  les  intentions.  Dans  une  pesée 
méticuleuse,  on  pourra  tenir  compte  de  ce  que  tous  n'(mt  pas  la 
même  charge  sur  le  dos,  le  même  poids  d'atavisme,  d'éducation 
mauvaise...,  etc.;  bref,  s'adaptant  à  l'individu  en  cause,  au  lieu  de 
lui  appliquer  une  réglementation  générale  et  froide,  la  justice  se 
rapprochera  de  l'équité  vraie.  Ce  patient  travail  de  dosage  mettra 
au  point  le  verdict  proprement  dit  :  au  lieu  d'acquittements  scan- 
daleux et  de  condamnations  rigides,  le  blâme  ou  l'excuse,  l'exposé 
fidèle  (le  l'enquête  mentale,  aggravera  ou  adoucira  la  pénalité,  ou 
seul  rendra  réhabilitant  l'acquittement.  Enfin,  l'ensemble  du  juge- 
ment sera  nuancé  par  l'intervention  de  la  minorité  qui  ne  sera  plus 
annihilée  comme  à  présent. 

Mais  pourquoi  un  tel  labeur?  C'est  que  l'accusé  est  une  chose 
sacrée  :  l'obligation  de  motiver  l'arrêt  qui  l'atteint,  c'est  une  forme 
du  souci  religieux  de  l'humanité  en  tout  homme,  religieux  comme 
une  application  de  l'évangile  moderne  des  Droits  de  l'homme.  Si  ces 
termes  paraissent  trop  ambitieux,  disons  simplement  que  c'est,  au 
point  de  vue  moral,  une  loi  d'haheos  corpus.  L'obligation  d'expli- 
quer, c'est  aussi  celle  de  comprendre,  donc  de  pardonner  en  une 
large  mesure,  d'être  une  intelligence  sympathique  à  l'humaine 
défaillance,  de  poursuivre  plus  loin  l'hypothèse  fraternelle  que  tout 
homme  est  innocent.  Le  mal,  c'est  ce  que  l'on  ne  pénètre  pas.  La 
justice,  ainsi,  se  rapprochera  de  l'amour.  En  somme,  au  rebours  de 
ce  que  Ton  croit  d'ordinaire,  rien  n'est  plus  fécond  et  plus  généreux 
que  l'esprit  critique.  En  lui  donnant  satisfaction,  la  réforme  proposée 
assouplira  «  la  règle  de  plomb  des  Lesbiens  »,  l'outil  de  justice 
résolvant  l'antinomie  d'être  à  la  fois  exact  et  sans  raideur. 

L'effort  pour  parvenir  à  la  manifestation  du  vrai  ne  saurait  trop 
se  prendre  au  sérieux  :  de  là,  l'utilité  de  prescriptions  empêchant, 
plus  encore  que  la  méthode  courante,  le  juge  ou  le  juré  d'être  un 
impulsif,  le  contraignant  davantage  encore  à  l'intégrité  de  la 
recherelie,  à  la  lucidité  du  raisonnement,  à  la  patience  de  la  loyauté, 
au  calme,  à  la  sévérité,  à  la  pointilleuse  probité  de  la  logique.  La 
rectitude  du  jugement  renforce  la  rectitude  de  la  bonne  foi,  et,  pour 
obtenir  la  vérité,  il  faut  s'offrir  à  elle,  l'esprit  et  le  cœur  largement 
ouverts.  Par  les  exigences  nouvelles  que  nous  préconisons,  le  ver- 
dict sera,  comme  le  veut  son  nom,  affirmation  de  vérité,  parce  que 
l'ensemble  du  jugement  sera  un  acte  de  vérité. 


672  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE, 


Un  acte  de  vérité,  disons-nous,  c'est-à-dire  ayant  valeur  éducative. 
Valeur  éducative  pour  le  penseur  :  le  simple  prononcé  est  un  juge- 
ment sans  perspective,  purement  individuel  et  «d'espèce»;  au 
contraire,  voyez  comme  les  considérants  d'un  président  Magnaud 
suscitent  un  ébranlement  de  conscience,  ont  un  caractère  d'univer- 
salité. A  plus  forte  raison,  quand  ce  code  de  morale  sociale  sera 
élaboré,  non  plus  par  des  professionnels,  mais  par  des  hommes 
simples,  y  apportant  l'esprit  de  la  vie  pratique  au  milieu  de  laquelle 
ils  vivent,  et  leur  bon  sens  naturel  s'interrogeant  sincèrement.  Et 
peu  à  peu,  quels  admirables  documents  s'entasseront  ainsi,  sur 
l'évolution  véritable  des  idées  non  dans  la  cervelle  afflnée  des  lettrés 
ou  des  spécialistes,  mais  dans  l'âme  des  foules!  Que  de  matériaux 
pour  des  lois  désirables  et  viables,  parce  qu'au  lieu  de  tenter  au 
hasard  ou  a  priori  de  la  susciter,  elles  seront  appelées  et  formulées 
presque  par  chaque  délicatesse  nouvelle  de  la  conscience  collective! 

Valeur  éducative  pour  le  condamné  frappé  en  face,  non  derrière 
les  broussailles  d'une  jurisprudence  qu'on  ne  lui  explique  pas,  car 
une  condamnation  n'est  pas  un  commentaire  valable,  par  une  jus- 
tice qui  s'affirme  en  tant  que  force,  mais  aussi  en  tant  que  raison,  et 
qui  n'est  pas  un  outil  à  répression,  mais  à  amendement,  car  autre- 
ment c'est  de  la  police,  et  non  de  la  justice.  Les  «  parce  que  »  feront 
comprendre  au  délinquant  qu'il  a  heurté  quelque  chose  de  plus 
noble  que  la  vindicte  sociale,  et  que  ce  n'est  pas  à  tel  article  du 
Code  qu'il  a  contrevenu,  mais  à  telle  loi  de  la  CQnduite,  à  laquelle 
il  ne  peut  pas  ne  pas  souscrire.  En  certains  cas,  je  pense  même  qu'il 
serait  bon  que  les  considérants  soient  affichés  dans  la  cellule  péni- 
tentiaire. 

Valeur  éducative  pour  le  juge,  protégé  contre  toute  propension, 
même  involontaire,  à  léser  les  droits  de  la  défense.  La  légalité,  en 
effet,  n'est  entière  que  par  la  publicité  :  telle  affaire  eût  été  légale 
du  premier  jour,  si  elle  eût  été  publique.  Y  songez-vous?  dira-t-on, 
c'est  impossible  en  certains  cas!  —  D'abord,  répondrons-nous,  ces 
cas  de  huis-clos  nécessaire  sont  moins  nombreux  qu'on  n'imagine,  et 
même  alors,  la  réponse  aux  conclusions  de  la  défense  et  de  l'accusa- 
tion sera  faite  en  huis-clos,  devant  les  parties,  et  les  considérants 
lus  en  public  indiqueront  la  part  faite  dans  le  verdict  à  ces  argu- 


M.   LEVKL.   —  Une  réforme  nécessaire. 


013 


menls  qu'un  intérêt  supérieur  aura  enipéclié  de  divulguer,  mais  non 
de  débattre.  Mais  dans  la  grande  majorité  des  cas  le  contrôle  de  la 
réflexion  de  quelques-uns  par  celle  de  tous  est  possible,  donc  exi- 
gible. L'erreur,  comme  le  mensonge,  comme  les  microbes  pathogènes, 
craint  la  lumière.  C'est  encore  un  huis-clos  qu'un  jugement  où  la 
partie  la  moins  vraie  des  débats,  les  débats  extérieurs,  ont  seuls  été 
publics,  mais  où  le  débat  réel,  le  débat  intérieur,  la  tempête  sous 
les  crânes,  est  restée  voilée  :  c'est  encore  huis-clos  qu'un  jugement 
sans  considérants.  Nous  ne  voulons  plus  d'une  justice  anonyme  et 
mystérieuse,  montrant  la  «  main  de  justice»,  et  cachant  la  pensée 
qui  la  meut.  Nous  ne  voulons  plus  d'une  justice  de  nuit.  La  justice 
est  rendue  au  nom  du  peuple,  le  peuple  doit  pouvoir  la  vérifier. 
Nos  juges  n'ont  pas  absolument  carte  blanche  :  ils  ne  sont  que  nos 
fondés  de  pouvoir  dans  le  mutuel  contrat  social  de  confiance;  ils 
doivent,  par  leurs  exposés  des  motifs,  rendre  constamment  compte 
de  leur  mandai,  permettant  à  toute  conscience  de  se  constituer  en 
cour  de  cassation  jugeant  au  fond.  Cela  diminuera-t-il  le  respect  dû 
à  la  justice?  Nullement,  car  les  nouvelles  prescriptions  donneront 
enfin  au  jugement  une  valeur  éducative  pour  le  public.  La  publicité 
des  motifs  est  un  acte  de  foi,  qui  n'est  pas  sans  grandeur,  en  l'uni- 
versalité de  la  raison,  sous  la  souveraineté  de  qui  s'inclinent  et  les 
juges,  et  l'opinion,  ce  juge  des  juges,  dont  le  droit  d'appel  est 
imprescriptible.  Le  jugement,  ainsi,  devient  un  labeur  de  certitude 
collective,  rendu  plus  léger  par  l'espoir  que  tout  esprit  non  prévenu 
et  sain  repassera  par  les  mêmes  chemins  avant  d'aboutir  au  même 
point.  Ce  qui  assure  le  respect,  ce  n'est  pas  la  dédaigneuse  préten- 
tion à  l'infaillibilité,  que,  forcément, les  faits  démentent  et  ridiculisent 
tôt  ou  tard,  mais  l'effort  constant  et  soucieux  contre  la  faillibilité. 
Le  public,  aussi  bien  que  le  tribunal,  devra  discuter,  au  lieu  de  nier, 
démontrer,  au  lieu  de  croire.  Contre  une  iniquité,  au  lieu  de  la  dou- 
loureuse anxiété  des  consciences  qui  ne  comprennent  pas,  et  vou- 
draient pourtant  ne  pas  douter,  au  lieu  du  déchaînement  des 
passions,  nous  verrons  la  raison  s'armer,  —  s'armer  des  armes  que, 
loyal,  lui  présentera  le  jugement  lui-même,  La  crise  Dreyfus  nous  a 
suffisamment  instruits  qu'il  n'y  avait  souvent,  dans  le  système 
actuel,  que  les  moyens  révolutionnaires  pour  découvrir  la  vérité, 
pour  remettre  le  jugement  en  jugement;  elle  aura  été  le  bouleverse- 
ment anarchique  qui  précède  la  transformation  utile,  comme  ces 
fièvres  de  tout  l'être,  faute  de  la  fonction  organique  appropriée  à  la 

Rkv.  Meta.  T.  IX.  —  1901.  4;; 


674  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

réaction  nécessaire.  Et  quand  la  réforme  aura  été  accomplie  nous 
proclamerons  :  Respect  de  la  chose  jugée,  non;  respect  de  la  chose 
prouvée,  oui! 

Ce  n'est  donc  pas  uniquement  une  amélioration  judiciaire  que  nous 
proposons,  —  nous  ne  disons  pas  «  défendons  »  :  elle  se  défend 
d'elle-même.  C'est  une  réforme  morale,  une  nouvelle  conquête  des 
bonnes  habitudes  intellectuelles,  et  qui  aura  sa  répercussion  dans  la 
vie  courante  :un  préjugé  est-il  autre  chose  qu'un  verdict  qui  ne  s'est 
pas  motivé  à  lui-même?  C'est  une  réforme  civique  :  «  La  Révolution, 
dit  M.  Aulard,  a  été  faite  en  grande  partie  pour  préserver  la  France 
des  iniquités  judiciaires  ».  Son  symbole,  c'est  la  destruction  de  la 
Bastille,  c'est-à-dire,  comme  l'a  montré  M.  Lanson,  la  destruction  de 
la  geôle  pour  les  condamnations  impossibles  à  motiver.  La  vérité 
est  la  raison  de  vivre  de  la  démocratie  :  la  démocratie  gouverne  et  la 
justice  règne.  C'est  une  réforme  française;  la  France,  le  pays  de 
Descaries  et  des  idées  claires,  représente  deux  choses  qui  n'en  sont 
qu'une  :  la  haine  de  la  passivité  dans  la  pensée,  la  haine  de  l'arbi- 
traire dans  les  actes.  Là  encore,  nous  lui  souhaitons  de  faire,  pour 
tous  les  peuples,  l'expérience  d'une  approximation  plus  haute  de  la 
justice.  Enfin,  ce  sera  un  gain  sérieux  de  la  méthode  sociale  :  nous 
vivons  de  plus  eu  plus  à  ciel  découvert,  balayant  les  derniers  vestiges 
de  l'esprit  d'obéissance,  en  faveur  de  l'esprit  de  libre  adhésion.  Nous 
avons  anéanti  la  formule  «  car  tel  est  notre  bon  plaisir  »,  puis  le 
«  sic  volo,  sic  jubeo  »;  ce  n'est  pas  assez  du  «  car  tel  est  notre  juge- 
ment »  :  nous  arrivons  enfin  au  :  «  car  telles  sont  nos  raisons  ». 
Ce  qu'on  nous  offre,  c'est  donc  une  nouvelle  adaptation  au  progrès 
des  intelligences,  au  recul  de  l'esprit  d'autorité,  à  la  montée  de 
l'esprit  de  libre  examen.  Toutes  les  autorités  traditionnelles  tendent 
à  s'invalider;  il  n'en  restera  que  deux,  d'autant  plus  fortes  :  la  con- 
science et  la  preuve. 

Et  nous  ne  voyons  qu'une  objection  possible,  et  ce  n'est  pas  une 
objection  de  principe  :  le  temps  plus  long  des  délibérations,  leur 
difficulté  plus  grande  '.  Mais  ceux  qu'un  roulement  légal  —  trop 
timide  encore  —  appelle  un  jour  au  service  de  la  justice  ne  doivent 

1.  Celte  difficulté  n'existerait  pas  pour  les  chambres  criminelles.  Quant  au 
jury,  les  conclusions  des  avocats  et  procureurs,  faites  dans  un  esprit  de  sim- 
plification, guideraient  au  contraire  le  travail  souvent  confus,  parfois  errant, 
de  la  salle  des  délibérations.  Elles  viendraient  au  secours  précisément  des  plus 
inhabiles  à  formuler  l'objection  qui  les  trouble  intimement  sans  savoir  s'exté- 
rioriser. 


M.   LF.vi:i..   —   Une  réforme  nécessaire.  615 

pas  lui  ménuger  leur  peine.  Leurs  tâtonnements  mêmes  ne  sont  pas 
pour  nous  efl'rayer  :  la  compétence  a  souvent  pour  rançon  l'automa- 
tisme :  la  vérité  humaine  est  plus  haute  et  plus  coûteuse  que 
cette  infaillible  rigidité.  Si  la  loi  a  rafraîchi  son  personnel  de  spé- 
cialistes délinilivement  nommés,  par  le  contact  de  braves  gens  choisis 
pour  une  l'ois  par  le  sort,  et  n'ayant  d'autre  guide  que  l'intuition 
simple  et  droite  du  sens  commun,  c'est  pour  que  l'accusé  ait  devant 
lui  autre  chose  que  des  codes  revêtus  de  toges  :  des  hommes,  des 
hommes  chez  qui  la  fonction  ne  remplace  pas  l'homme.  C'est  l'im- 
pùl  de  la  réflexion,  sur  Jetpiel  il  serait  aussi  indigne  de  lésiner  que 
sur  riuip('it  du  sang.  Et  puisqu'il  s'agit  d'épeler  une  nouvelle  page 
du  droit  humain,  on  ne  doit  pas  marchander  son  devoir,  on  ne  doit 
pas  marchander  le  prix  d'un  progrès. 

Maurice  Level. 


Le  gérant  :  .Maurice  Tahdii^u. 


Coulommiers.  —  Imp.  Palu  BHODAKD. 


LES   DEUX   DIRECTIONS   POSSIBLES 

DANS  L'ENSEIGNEMENT  DE  LA  PHILOSOPHIE 
ET   DE   SON    HISTOIRE' 


Deux  directions  sont  actuellement  visibles,  entre  lesquelles  doit 
choisir  renseignement  de  la  philosophie.  La  première  est  le  monisme 
déterministe,  qui  admet  l'unité  radicale  de  l'action  et  de  l'être  avec 
la  raison,  au  sens  le  plus  large  de  ce  mot,  et  qui  poursuit  l'univer- 
selle rationalité  comme  base  de  la  science  et  de  la  morale.  La  seconde 
est  le  pluralisme  indéterministe,  qui  admet  une  pluralité  radicale  des 
êtres,  des  phénomènes,  des  volontés,  des  actes,  avec  de  réelles  indé- 
terminations et  de  réelles  contingeiices,  et  qui  fonde  la  morale,  la 
science  même  sur  des  rroi/ances  libres,  bases  de  la  foi  religieuse. 

La  direction  moniste  est,  par  essence,  synthétique  et  conciliatrice, 
puisqu'elle  croit  à  l'unité  foncière  de  l'être.  Il  n'en  est  pas  de  même 
de  l'autre.  Le  «  criticisme  »  français,  notamment,  nous  a  paru  essen- 
tiellement anticonciliateur.  Mais  il  faut  distinguer  ici  la  conception 
philosophique  d'avec  la  conception  scientifique.  Celle-ci  s'applique 
à  des  choses  particulières,  objectives,  le  plus  souvent  sensibles, 
ayant  forme  et  place  déterminé.e  dans  l'espace  et  le  temps,  ayant 
quantité  déterminée  et  mesurable,  etc.;  dès  lors,  le  savant  peut 
s'en  former  des  concepts  déterminés,  qui,  alors  même  qu'ils  n'épui- 
sent pas  l'objet  réel  tout  entier,  répondent  cependant  à  un  des 
aspects  sous  lesquels  telle  science  particulière,  par  abstraction, 
entreprend  d'étudier  tel  objet.  Il  y  a  dans  une  pierre  autre  chose 
que  la  pesanteur,  mais,  si  je  veux  y  constater  la  pesanteur  seule,  je 

1.  Ces  pages  forment  lu  conclusion  d'une  nouvelle  édilion  de  VHisloirc  de  la 
philosophie,  augmentée  d'un  chapitre  sur  la  philosophie  contemporaine  en 
France  dans  la  seconde  moitié  du  xix^  siècle,  et  (jui  doit  paraître  prochaine- 
ment à  la  librairie  Delagrave. 

Uev.  Mkta.  t.  IX.  —  1901.  4G 


6*8  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

n'ai  qu'à  mettre  la  pierre  dans  ime  balance.  C'est  pourquoi,  les  con- 
cepts scientifiques  étant  abstraits,  limités  et  nettement  définis,  il 
devient  possible  de  raisonner  sur  eux  en  évitant  toute  contradiction 
et  de  relever  chez  autrui  les  contradictions  d'un  faux  raisonnement. 
Mais  le  philosophe,  lui,  a  affaire  aux  réalités  en  elles-mêmes,  dans 
leurs  éléments  derniers  et  dans  leur  relation  au  grand  Tout.  Il  est 
sans  doute  obligé,  lui  aussi,  d'abstraire  provisoirement  et  de  se 
former  des  concepts,  mais  il  sait  que  ses  concepts  ne  sont  jamais 
adéquats.  Il  sait  de  plus  que  ces  concepts  expriment  des  vues  de 
l'esprit  et  sur  lui-même  et  sur  ses  objets.  Comment  donc  espérer 
que,  philosophe,  vous  allez  embrasser  tout  le  réel?  Vos  concepts  ne 
doivent  pas  se  contredire,  assurément;  mais  vous  pouvez  très  bien 
vous  trouver  obligé  de  former  des  concepts  contraires,  dont  vous  ne 
voyez  pas  encore  et  dont  vous  cherchez  le  lien,  sans  être  sûr  de  le 
découvrir.  Il  devient  vrai  de  dire  alors  que  votre  pensée  se  lassera 
de  concevoir  plutôt  que  la  réalité  de  fournir.  Zenon  ne  comprend 
pas,  par  des  concepts  logiques,  comment  la  réalité  peut  changer  et 
se  mouvoir;  elle  change  pourtant  :  e  pur  si  muove.  La  flèche  se 
meut,  et  Achille  rejoint  la  tortue.  Le  criticisme  croit  pouvoir  mesurer 
tout  avec  son  mètre,  qui  est  le  principe  de  contradiction;  il  ne 
mesure  que  ses  propres  conceptions,  et,  encore  un  coup,  il  a  raison 
de  ne  pas  vouloir  se  contredire,  mais,  si  ses  conceptions,  quelque 
non  contradictoires  qu'elles  soient,  ne  sont  pas  égales  à  toute  la  réa- 
lité, a-t-il  le  droit  de  nier  ce  qui  ne  rentre  pas  dans  ses  cadres  et 
dans  ses  formes?  Soyons  toujours  d'accord  avec  nous-mêmes,  mais 
ne  croyons  pas  que  nous  sommes  pour  cela  d'accord  avec  toute  la 
réalité.  La  philosophie  ne  roule  pas  sur  des  séries  de  concepts,  elle 
roule  sur  ce  qui  est,  et  ce  qui  est  est  toujours  plus  qu'elle  ne  peut 
penser. 

Une  autre  considération  qui  impose  une  méthode  synthétique  et 
conciliatrice,  c'est  que  la  réalité  est  elle-même  une  synthèse  où 
chaque  chose  est  solidaire  de  toutes  les  autres  et  inséparable  du 
tout.  Aussi,  quelque  nécessaire  que  soit  en  philosophie  comme  ail- 
leurs la  méthode  d'analyse,  qui  se  place  à  un  point  de  vue  extrait 
du  tout  et  conséquemment  abstrait,  cette  méthode  est  toujours  infi- 
dèle, parce  qu'elle  sépare  des  éléments  inséparables  dans  la  réalité, 
éléments  qui,  une  fois  séparés  par  nous,  risquent  de  ne  plus  pouvoir 
être  réunis.  Nous  devons  donc  toujours  nous  défier  de  tout  point  de 
vue  spécial  et  considérer  que  l'objet  de  la  philosophie,  qui  est  le 


A.   FOUILLEE.    la    l'IIlI.OSOPHlE    ET    SON    IIISTOIIU:.  6:9 

réel,  dépasse  nécessairement  un  tel  point  de  vue.  S'il  en  est  ainsi, 
plus  nous  ajouterons  de  points  de  vue  l'un  à  l'autre,  plus  nous 
aurons  chance  de  reconstituer  une  synthèse  moins  infidèle.  Aussi  le 
philosophe  ne  doit-il  dédaigner  aucune  méthode,  aucun  procédé, 
aucun  moyen  de  saisir  un  côté  quelconque  des  choses  :  observation 
extérieure  et  intérieure,  étude  des  documents  religieux,  littéraires, 
étude  des  formes  sociales,  inductions,  déductions,  hypothèses,  etc., 
tout  lui  est  bon,  pourvu  qu'il  réussisse  à  surprendre  un  fragment 
de  la  réalité.  Le  philosophe  aura  beau  faire,  il  sera  toujours  débordé. 
Méfîons-nous  donc  des  esprits  étroits  et  exclusifs  qui  ne  sous-enten- 
dent  pas  sans  cesse,  dans  leurs  propositions,  l'éternel  et  cetera 
imposé  aux  philosophes. 

Au  lieu  de  poursuivre  une  synthèse  et  conciliation  complète  de  la 
science  et  de  la  conscience,  le  criticisme  français  a  sacrifié  un  des 
principes  essentiels  qu'il  faudrait  accorder  avec  le  reste;  et  ce  prin- 
cipe n'est  rien  moins  que  celui  de  causalité.  Sans  doute  le  criticisme 
soutient  qu'il  conserve  ce  principe  à  un  degré  suffisant  pour  légi- 
timer la  science,  puisqu'il  lui  attribue  une  portée  générale  sauf  excep- 
tions; mais  une  seule  exception  à  la  causalité,  selon  nous,  la  ruine 
tout  entière,  aussi  bien  qu'une  seule  exception  au  principe  de  con- 
tradiction le  ferait  tomber  tout  entier  dans  le  néant. 

Pour  notre  part,  nous  avons  toujours  soutenu  et  nous  soutenons 
encore  qu'il  n'y  a  ni  science  ni  philosophie  si  on  n'admet  pas  simul- 
tanément et  indivisiblement  le  principe  formel  d'identité  et  le  prin- 
cipe réel  de  rausalitè  ou  de  raison  suffisante.  Je  ne  puis  plus  penser 
si  je  me  contredis,  je  ne  puis  plus  attribuer  une  valeur  hors  de 
moi  à  ma  pensée  s'il  n'y  a  pas  causalité  universelle,  raison  suffi- 
sante universelle.  Tuutes  les  grandes  philosophies  ont  d'ailleurs 
admis  ces  deux  principes,  avec  l'humanité  entière.  Il  s'agit  donc, 
dans  l'enseignement  de  la  philosophie,  d'accorder  ces  principes  entre 
eux,  de  les  concilier  avec  la  pratique  morale  comme  avec  la  théorie 
scientifique,  non  de  sacrifier  l'un  à  l'autre,  fût-ce  d'un  sacrifice  par- 
tiel; le  partiel  vaudrait  ici  le  total,  et  le  principe  de  causalité  comme 
celui  d'identité  veut  une  domination  universelle  ;  toutou  rien. 

La  philosophie  indéterministe,  au  contraire,  préoccupée  des  besoins 
pratiques  d'ordre  moral,  conséquemment  de  la  liberté  morale,  finit 
par  se  trouver  face  à  face  avec  l'universalité  des  lois  ou,  pour  mieux 
dire,  des  raisons  et  des  causes;  et,  au  lieu  de  chercher  une  idée  de 
liberté  morale  qui  n'exclue  pas  la  causalité  et  l'intelligibilité,  l'indé- 


680  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

terminisme  s'en  lient  à  la  notion  vulgaire  du  libre  arbitre,  comme 
possibilité  égale  de  deux  effets  contradictoires  au  même  moment,  ce 
qui  entraîne  à  faire  un  trou  dans  le  réseau  des  causes  et  à  introduire 
des  «  exceptions  aux  lois  », 

Selon  nous,  il  faut  se  faire  une  notion  de  l'intelligibilité  assez 
large  pour  qu'elle  s'accorde  à  la  fois  avec  la  théorie  et  avec  la  pra- 
tique. Il  faut  donc  rejeter  les  pseudo-idées  qui  cachent  la  négation 
sous  un  air  hypocrite  d'affirmation  :  telles  sont  les  idées  de  contin- 
gence, de  hasard,  de  libre  arbitre,  d'indifférence.  Admettre  la  con- 
tingence, c'est  7iier  la  causalité  et  l'intelligibilité  à  partir  d'un  certain 
point;  admettre  la  liberté  d'indifférence,  c'est  également  nier  la  cau- 
salité, c'est  nier  qu'il  y  ait  des  raisons  intelligibles  à  un  choix,  car 
le  choix  entre  deux  contraires  implique  une  raison  quelconque  pour 
laquelle  c'est  l'un,  non  pas  l'autre  qui  a  été  choisi.  Si,  par  impos- 
sible, il  n'y  avait  pas  de  raisons,  en  quoi  ce  coup  de  hasard  et  de 
déraison  serait-il  moral?  Les  «  criticistes  »  nous  disent  que  la 
volonté  se  fait  à  elle-même  une  raison  et  détermine  son  jugement 
avec  sa  décision;  mais,  encore  une  fois,  pourquoi  est-ce  que  je  juge 
telle  chose  plutôt  que  telle  autre?  Si,  là  encore,  la  raison  manque, 
mon  jugement  et  mon  raisonnement  est  déraisonnable,  ce  qui  ajoute 
la  contradiction  à  l'irrationalité.  Que  gagne-t-on  à  transporter  l'ar- 
bitraire dans  le  jugement  même  et  à  l'installer  en  pleine  intelli- 
gence? C'est  comme  si  on  installait  l'injustice  dans  un  palais  de 
justice. 

La  «  critique  »  dite  nouvelle  que  les  indéterministes  entrepren- 
nent prétend  ruiner  l'antique  idée  de  «  loi  nécessaire  ».  —  Mais  que 
nous  importe  l'idée  de  loi^  La  loi  n'est  qu'un  résultat,  un  ensemble 
d'effets,  une  moyenne,  tout  ce  que  l'on  voudra;  ce  qui  importe,  c'est 
que  tout  ait  une  raison.  Si,  par  hypothèse,  les  lois  de  la  matière 
sont  stables,  c'est  qu'il  y  a  une  raison  de  slabilité;  si  elles  ne  sont 
pas  stables,  c'est  qu'il  y  a  une  raiscn  d'instabilité.  Que  cette  raison 
soit  d'une  nature  ou  d'une  autre,  d'un  ordre  ou  d'un  autre,  toujours 
est-il  que  nous  voulons  qu'elle  soit. 

On  répond  que  les  résultats  les  plus  positifs  de  la  science  sont, 
dans  une  large  mesure,  fonction  de  l'homme  et  de  ses  attitudes;  — 
soit,  à  condition  d'ajouter  que  nos  attitudes  sont  elles-mêmes  fonc- 
tion des  causes  découvertes  par  la  science.  11  est  clair  qu'il  n'y  a  pas 
d'éclipsé  sans  la  position  du  soleil,  celle  de  la  lune,  celle  de  la  terre 
et  l'attitude  de  l'œil  de  l'astronome;  mais  cette  attitude  et  ce  beau 


à 


A.    FOUILLÉE.    I.A    PHILOSOPIlli'.    ET    SON    IIISTOIUK.  681 

geste  ne  font  pas  que  la  lune  ait  eu  la  complaisance  de  se  placer 
entre  l'œil  et  le  soleil. 

Quant  au  «  primai  de  l'activité  »,  c'est  une  formule  vague. 
Qu'est-ce  que  Vactivitr'?  Ce  mot  répond  aux  choses  les  moins  défi- 
nies :  il  désigne  des  résultantes  complexes  où  entrent  comme  condi- 
tions des  sentiments,  des  idées,  des  mouvements,  des  tendances  au 
mouvement  qui  sont  elles-mêmes  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  à  défi- 
nir. Et  c'est  cette  notion  confuse  d'activité,  qui  s'applique  à  tout  et 
à  rien,  c'est  cette  notion  bâtarde  qu'on  veut  ériger  en  primat\  Gela 
est  aussi  peu  scientifique  et  aussi  peu  philosophique  que  le  primat 
du  sentiment,  car  qu'est-ce  que  veut  dire  le  mot  de  sentiment?  11 
désigne,  lui  aussi,  un  ensemble  complexe  d'idées  mal  définies  et  de 
tendances  encore  plus  mal  définies,  avec  des  plaisirs  ou  des  peines 
concomitants  et  un  certain  état  de  cœnesthésie.  Le  primat  du  senti- 
ment, ou,  ce  qui  revient  au  même,  le  primat  de  l'activité,  c'est, 
qu'on  nous  passe  l'expression,  le  primat  de  l'a  peu  près  et  de  l'a  vue 
(Tceil,  le  primat  de  la  routine  et  de  l'ignorance. 

Aussi  aboutit-on  à  placer  la  contingence,  autre  pseudo-idée  sans 
définition  possible,  ou  même  à  placer  «  Varbilraire  à  la  base  du 
savoir  ».  L'arbitraire!  c'est  arbitraireinent  que  j'admets  que  deux  et 
deux  font  quatre,  que  deux  triangles  qui  ont  les  trois  côtés  égaux  sont 
égaux!  C'est  en  vertu  de  mon  arbitraire  que  Tannée  solaire  compte 
trois  cent  soixante-trois  jours  et  que  le  printemps  succède  à  l'hiver. 
C'est  en  vertu  de  mon  décret  que  je  mourrai  et  que  vous  mourrez! 

La  réalité  absolue,  dit-on,  est  inaccessible  à  la  pensée  abstraite, 
tandis  qu'il  est  possible  de  la  w  vivre  ».  —  Mais  ce  que  nous  vivons, 
ce  n'est  pas  la  réalité  absolue,  c'est  la  réalité  relative,  enveloppée 
dans  une  multitude  infinie  de  relations.  Comment  donc  prétendre 
que  toute  relativité  disparaîtra  graduellement  à  mesure  que,  reve- 
nant de  la  «  pensée  symbolique  »  à  la  «  pensée  intégralement  vécue  », 
l'esprit  se  dégagera  des  habitudes  superficielles  qu'il  avait  contrac- 
tées «  sous  les  suggestions  de  l'intérêt  pratique  »  ?  Plus,  au  contraire, 
nous  nous  rapprochons  de  la  vie  vécue,  plus  s'accroissent  et  s'enche- 
vêtrent les  relations;  plus  aussi  nous  tombons  sous  les  suggestions 
de  l'intérêt  pratique,  puisque  nous  sommes  en  pleine  vie  pratique. 
Confondre  dans  l'action  toutes  les  difficultés,  au  lieu  de  les  séparer 
par  la  pensée  pour  en  essayer  ensuite  la  synthèse  réfléchie,  c'est  le 
moyen  de  ne  pas  les  résoudre;  c'est  renverser  la  règle  la  plus  essen- 
tielle de  la  méthode. 


682  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Ce  qui  nous  semble  vrai  dans  la  doctrine  qui  s'appelle  elle-même 
philosophie  de  la  contingence,  ce  n'est  pas  l'idée  négative  de  con- 
tingence, laquelle,  à  elle  seule,  ne  veut  absolument  rien  dire  et  est 
un  déni  de  raison;  c'est  simplement,  comme  nous  croyons  l'avoir 
nous-même  démontré  depuis  longtemps,  cette  idée  qu'aucune  forme 
particulière  de  détermination  ou  de  déterminisme  n'égale  les  déter- 
minations réelles  :  que,  par  conséquent,  le  mécanisme  et  le  mathé- 
malisme,  avec  leurs  déterminations  purement  quantitatives,  n'épui- 
sent pas  le  réel  et  laissent  place...  à  quoi?  à  des  indéterminations?  — 
Pas  du  tout;  ici  gît  le  paralogisme;  —  mais  bien  à  d'autres  déter- 
minations, à  d'autres  raisons  et  causes  plus  profondes  et  plus 
intimes,  de  nature  psychique  et  morale. 

En  d'autres  termes,  le  côté  vrai  de  la  théorie  de  la  contingence, 
c'est  qu'il  y  a  dans  les  choses  plus  que  dans  nos  déterminations; 
mais  il  n'en  résulte  pas  qu'il  y  ait  de  l'indéterminé  en  soi.  Conclure 
de  notre  ignorance  au  hasard,  au  fortuit,  à  l'ambigu,  au  contingent, 
c'est  tomber  dans  l'illusion  que  Guyau  résumait  en  ce  vers  : 

Où  meurl  notre  horizon  semblent  mourir  les  cieux. 

L'idée  synthétique  qui  réunit  le  positif  de  l'idée  de  contingence 
et  le  positif  de  l'idée  de  nécessité,  c'est  l'idée  d'une  réalité  qui,  par 
rapport  aux  nécessités  mathématiques  et  mécaniques,  paraît  con- 
tingente, n'étant  pas  déterminée  en  son  fond  par  ces  nécessités, 
mais  qui,  vue  au  delà  de  la  contingence  apparente,  reparaît 
elle-même  comme  se  manifestant  en  raison  de  déterminations  plus 
profondes,  comme  ayant  des  raisons  à  ses  manières  d'agir  *. 

Philosophes  et  savants  s'étaient  fait  jadis,  sur  les  principes  des 
sciences,  des  idées  trop  simples;  on  avait  trop  voulu  réduire  tous  ces 
principes  à  des  nécessités  brutes  d'ordre  mécanique.  Aujourd'hui, 
on  croit  voir  que  les  principes  des  mathématiques  mêmes  n'ont  pas 
le  caractère  de  nécessité  à  priori  que  leur  attribuait  Kant;  on  croit 
entrevoir  la  possibilité  d'autres  géométries,  par  cela  même  d'autres 
mécaniques.  A  vrai  dire,  ce  qu'on  entrevoit  sous  les  formes  mathé- 

1.  On  dit  :  il  y  a  des  raisons,  mais  non  déterminantes.  —  Qu'est-ce  alors 
qu'une  raison  qui  ne  détermine  pas  pour  sa  part  le  résultat  auquel  elle  coopère? 
Quand  une  ou  plusieurs  raisons  ne  sont  pas  déterminantes,  cela  veut  dire 
qu'elles  ne  suffisent  pas,  à  elles  seules,  pour  la  détermination;  mais  joignez-y 
les  autres  raisons,  quelles  qu'elles  soient,  et  l'ensemble  complet  des  raisons  sera 
déterminant,  sinon  le  résultat  serait  sans  raison  et,  qui  pis  est,  contraire  à  ses 
raisons. 


A.    FOUILLÉE.    LA    PHH.OSOI'IIŒ    ET    SON    HISTOIIU:.  683 

maliques,  c'est  la  vie  et,  sous  la  vie  même,  c'est  l'appétition  et  la 
sensation,  c'est  la  force  du  mental.  De  là  à  croire  qu'il  y  a  vraie  con- 
tingence, c'est-à-dire  hasard,  il  y  a  loin.  L'extrême  complexité  des 
causes  n'est  pas  l'absence  de  causes,  tout  au  contraire  :  elle  est  la 
pri'senre  d'infinimoni  plus  de  causes  que  nous  »'en  pouvons  voir  et 
concevoir.  Reconnaître  que  nous  avons  tort  de  prétendre  cristalliser 
ou  figer  la  mobile  et  vivante  réalité,  ce  n'est  pas  reconnaître  que  les 
choses  sont  sans  lien  avec  la  pensée  et  peuvent  être  ou  contradic- 
toires en  elles-mêmes  ou  inintelligibles,  sans  causes  et  sans  raisons. 
Tout  ce  qu'on  fera  pour  reculer  les  bornes  et  assouplir  les  formes 
de  nos  explications  ne  sera  pas  une  preuve  de  l'intelligibilité  radi- 
cale, mais,  au  contraire,  de  la  radicale  intelligibilité.  Les  fluides 
comme  les  solides  ont  leurs  lois,  ou,  si  on  ne  veut  pas  de  lois,  leurs 
raisons.  Nous  devons  nous  défier  de  tous  les  modes  particuliers  de 
détermination  et  de  causation  conçus  par  nous,  parce  qu'aucun 
n'épuise  la  richesse  du  réel;  mais,  à  prétendre  que  le  réel  peut  pro- 
duire des  phénomènes  sans  cause,  nous  ne  gagnons  rien,  tout  en 
croyant  nous  enrichir;  nous  concevons  une  idée  négative  en  cro;yant 
en  concevoir  une  positive;  nous  introduisons  au  cœur  de  l'être  la 
déraison  avec  le  hasard.  Et  quelle  illusion  de  croire  que,  du  coup, 
nous  y  avons  restauré  la  moralité!  Si  la  réalité  est  conçue  comme 
folle,  elle  n'est  pas  pour  cela  conçue  comme  morale. 

Aussi,  pour  notre  part,  nous  n'avons  jamais  consenti,  dans  l'ensei- 
gnement philosophique,  à  abandonner  ni  le  principe  de  contradiction 
ni  le  principe  d'intelligibilité,  sous  quelque  forme  que  l'on  se  repré- 
sente ce  dernier  principe.  Nous  avons  toujours  pris  pour  point  de 
départ  que,  si  quelque  chose  apparaît,  change,  agit,  il  y  a  une  cause, 
une  action  d'un  ordre  quelconque,  que  ce  soit  une  poussée  physique, 
un  sentiment  intérieur,  une  pensée,  tout  ce  qu'on  voudra  imaginer 
et  plus  qu'on  ne  pourra  imaginer.  Mais  qu'une  chose  se  produise 
par  un  commencement  absolu  au  delà  duquel  il  n'y  a  plus  pour  la 
pensée  qu'un  grand  trou  noir,  c'est  ce  que  nous  avons  toujours 
refusé  d'admettre,  parce  que  c'est  l'abandon  simultané  delà  philoso- 
phie, de  la  science,  et  aussi,  quoi  qu'on  en  pense,  de  la  morale.  Jamais 
sur  l'arbitraire  ne  viendra  s'asseoir  la  moralité;  jamais  du  néant  ne 
sortira  la  bonne  volonté.  Que  l'on  fasse  donc  la  guerre  au  «  fatalisme 
paresseux  »,  sous  toutes  ses  formes,  au  fatalisme  paralysant  qui 
veut  nous  faire  croire  que,  pour  nous,  êtres  pensants  et  sentants,  la 
mécanique  ou  la  géométrie  vont  produire  toutes  seules  un  avenir 


684  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

auquel  nous  ne  pourrons  rien  changer.  N'avons-nous  pas  nous- 
même  poursuivi  ce  fatalisme  dans  tous  les  retranchements  où  nous- 
avons  cru  l'apercevoir?  Si  nous  ne  sommes  pas  allé  assez  loin,  qu'on 
aille  plus  loin  que  nous,  qu'on  rende  la  législation  universelle  de  la 
raison  encore  plus  libérale,  encore  plus  féconde,  encore  plus  intime^ 
encore  plus  éloignée  d'un  mécanisme  brut;  mais  que  l'on  ne  rêve 
pas  de  substituer  à  la  raison,  sous  quelque  nom  que  ce  soit,  la 
déraison  et  la  démence  radicale,  qui,  comme  Ta  prouvé  le  récent 
système  de  Nietzsche,  est  aussi  l'immoralisme  radical. 

Disciple  indépendant  de  Schopenhauer  et  de  Renan,  Nietzsche,, 
on  le  sait,  substitue  à  la  volonté  de  vivre  la  volonté  de  puissance,. 
supprime  le  monde  des  choses  en  soi,  soutient  que  le  seul  monde 
est  celui  des  phénomènes,  écoulement  sans  fin  qui  aboutit  ait 
«  retour  éternel  »  des  mêmes  actions,  comme  dans  la  grande  année 
des  Grecs,  si  bien  que  nous  recommencerons  une  infinité  de  fols  la 
même  vie  dans  les  mêmes  circonstances,  sans  nous  en  souvenir.  Au 
lieu  de  voir  dans  une  telle  loi  un  sujet  de  désespoir,  Nietzsche  sub- 
stitue l'optimisme  au  pessimisme  et  veut  que  le  sage  dise  à  la  vie  : 
Encore  une  fois,  recommençons!  recommençons  même  un  nombre 
infini  de  fois.  La  volonté  de  puissance  et  de  vie  doit  s'accepter  elle- 
même  avec  ses  destinées,  a7?îor/'a?i.' Cette  volonté  insatiable  de  puis- 
sance est  «  au  delà  du  bien  et  du  mal  »,  au  delà  de  la  morale.  L'hu- 
manité s'est  trompée  sur  les  «  valeurs  de  la  vie  »  :  il  faut  en  faire  la 
transmutation,  accepter  la  volupté,  l'égoisme,  l'esprit  de  domination,. 
forces  qui  travaillent  à  promouvoir  la  vie  et  qui  amèneront  un  jour 
le  triomphe  d'une  espèce  humaine  supérieure,  plus  forte  et  plus 
intelligente,  l'espèce  des  «  surhommes  »,  déjà  rêvée  par  Renan.  De 
là  r  <(  immoralisme  »  de  Nietzsche,  qui  revient  aux  théories  de  l'Al- 
lemand Max  Stirner,  du  vieux  Grec  Calliclès,  des  sophistes  et  des- 
cyniques, et  déclare  au  christianisme  une  guerre  sans  merci.  Nietzsche 
a  montré,  par  son  exemple,  où  aboutit  la  philosophie  irrationaliste.. 
Quand  on  met  au  fond  des  choses  un  principe  obscur,  aveugle  et 
muet,  dont  notre  pensée  ne  saurait  rien  saisir  de  certain,  il  peut 
sembler  d'abord  qu'on  favorise  la  croyance;  en  réalité,  on  pose  la 
base  des  pires  incroyances  et  du  scepticisme  le  plus  radical  en  pra- 
tique comme  en  théorie.  Nietzsche  considère  la  raison  comme 
«  superficielle  »,  et  Descartes  comme  «  le  plus  superficiel  des  philo- 
sophes ».  Il  n'admet  point  la  nécessité  de  nos  mathématiques,  ni  de 
toute  notre  logique  et  de  toute  notre  science.  Pour  lui,  le  devenir- 


A.   FOUILLÉE.    l.\    PHILOSOPHIE    ET    S0?<    HISTOIRE.  685 

échappe  à  toutes  les  catégories  de  notre  pensée.  Le  résultat  de  cette 
philosophie  d'absolu  phénoménisme,  c'est  la  négation  de  la  vérité  et 
de  la  moralité  :  <v  Rien  n'est  vrai,  tout  est  permis  ».  Voilà  le  triomphe 
de  la  philosophie  irrationaliste. 

Le  moment  est  venu,  sans  doute,  de  dépasser  le  kantisme,  mais  il 
n'est  pas  besoin,  pour  éviter  le  Charybde  du  nécessitarisme,  de  tomber 
dans  le  Scylla  de  l'indéterminisme.  Le  point  de  départ  de  Kant  était 
contestable  :  Kant  supposait  partout  des  apparences  dont  la  réalité 
nous  échappe,  comme  si  le  phénomène  se  promenait  d'un  côté,  tandis 
que  l'être  est  immobile  de  l'autre.  Or,  s'il  en  était  ainsi  partout,  il 
est  clair  que  jamais  aucun  procédé  ne  nous  permettrait  de  ressaisir 
l'être  nulle  part.  Nous  n'aurions  pas  même  l'idée  de  l'être  par  oppo- 
sition au  phénomène.  Mais  est-il  vrai  que  partout  nous  saisissions  de 
pures  apparences?  Dans  le  domaine  intérieur,  si  je  soufTre,  ma  souf- 
france est-elle  une  apparence?  Si  je  pense,  ma  pensée  est-elle  une 
apparence?  On  peut  contestera  Descartes  le  droit  de  passer  du  cogita 
à  un  sum  qui  désignerait  une  substance,  et  nous  le  lui  avons  contesté 
nous-même;  mais  il  demeure  vrai  que  la  pensée  se  saisit  comme 
une  réalité,  non  comme  un  fantôme.  La  théorie  de  l'apparence  n'est 
applicable  qu'aux  choses  extérieures,  qui  ne  peuvent  se  révéler 
directement  à  moi  dans  leur  être;  mais,  s'il  s'agit  de  moi-même,  de 
ma  vie  interne  la  plus  profonde,  de  celle  où  je  me  sens  exister,  où 
je  me  sens  sentir  et  faire  effort,  il  n'y  a  plus  d'un  côté  un  phéno- 
mène, de  l'autre  une  réalité  inconnaissable.  Par  la  conscience  pro- 
fonde et  intime,  nous  prenons  notre  être  sur  le  fait,  nous  sommes 
au  cœur  de  la  réalité,  au  punctum  salinns;  nous  coopérons,  pour 
notre  part,  à  constituer  la  réalité  même  et  ses  déterminations. 

En  morale,  Kant  a  également  besoin  d'être  dépassé.  11  a  fait  du 
devoir  une  sorte  de  loi  mystique,  un  ij/iyjr/v////' catégorique  purement 
formel  derrière  lequel  se  cache  le  noumêne.  Lui  qui  a  tant  critiqué 
la  raison  appliquée  aux  problèmes  métaphysiques,  il  s'est  un  peu 
trop  dispensé,  quoi  qu'on  en  dise,  de  la  critiquer  dans  son  usage 
pratique.  Il  a  trop  pris  Vimpèralif^  la  forme  de  la  législation  univer- 
selle, comme  un  factum  ralionis  qui  n'est  pas  à  discuter,  ni  à 
déduire.  Selon  nous,  il  faut  substituer  à  l'impératif  ce  que  nous 
avons  appelé  «  un  persuasif  suprême  »,  et  il  faut  construire  tout  le 
reste  de  la  morale  sur  des  bases  positives,  biologiques,  psycholo- 
giques et  surtout  sociologiques. 

Mais,  en  accomplissant  tous  ces  progrès,  ne  sacrifions  pas  les  droits 


68C  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

de  la  pensée,  qui  sont  aussi  ceux  de  l'action,  à  la  morale,  —  c'est-à- 
dire  à  une  certaine  espèce  de  morale  dont  nous  voulons  faire  la  seule 
possible,  alors  que,  précisément,  l'humanité  s'en  est  longtemps 
passée.  Où  voyez-vous,  chez  les  Grecs,  le  libre  arbitre  tel  que  l'enten- 
dent nos  indéterministes?  Où  voyez-vous,  chez  les  Grecs,  l'impératif 
catégorique  formel  de  Kant?Où  voyez-vous  l'idée  de  responsabilité 
absolue?  Où  l'idée  de  péché,  et  de  péché  contre  Dieu  même,  de  péché 
entraînant  pour  expiation  l'inexpiable,  c'est-à-dire  la  damnation 
éternelle  et  l'éternelle  privation  de  la  vue  de  Dieu?  Est-ce  que  toutes 
ces  idées,  dont  plusieurs  sont  si  étranges,  ont  été  indispensables  à 
la  morale  hellénique?  L'ont-elles  été  à  la  morale  bouddhiste?  Com- 
ment donc  faire  de  la  morale  de  saint  Augustin  et  de  Kant  la  mesure 
de  la  vérité  philosophique?  Au  fond,  on  veut  subordonner  la perennis 
philosophia  et  la  perennis  scientia  aux  besoins  d'une  certaine  pra- 
tique conçue  sous  l'influence  d'un  ordre  social  particulier  et  d'une 
croyance  religieuse  particulière.  Une  telle  méthode  nous  a  toujours 
semblé  l'abandon  de  la  philosophie  et  de  la  science;  elle  est  aussi 
l'abandon  de  la  vraie  pratique,  qui  ne  peut  être  immobilisée  dans 
un  système  et  qui  doit  être  aussi  progressive  que  la  théorie  elle- 
même. 

La  question  finale  n'est  pas  entre  la  contingence  et  le  détermi- 
nisme; elle  est  entre  le  déterminisme  mécaniste  et  le  déterminisme 
idéaliste.  Selon  les  partisans  du  mécanisme  exclusif,  l'action  à 
laquelle  toute  existence  se  ramène  est  soumise  à  des  lois  fatales,  et 
tout  idéal  est  chimérique  :  la  moralité  de  l'homme  s'absorbe  dans 
le  mécanisme  de  la  nature.  Au  contraire,  selon  les  partisans  de 
l'idéalisme,  c'est  la  nécessité  mécanique  qui  est  l'apparence,  la 
forme  du  développement  des  êtres,  la  série  des  moments  de  leurs 
progrès;  le  fond  intérieur  de  toutes  choses  est  une  volonté  toujours 
agissante,  intelligente  ou  capable  de  le  devenir,  qui  tend  à  l'indé- 
pendance et  à  la  liberté,  qui  s'en  rapproche  progressivement  à 
mesure  qu'elle  conçoit  mieux  cet  idéal  de  l'existence. 

Chaque  philosophe  en  France,  à  la  fin  du  dix-neuvième  siècle, 
y  compris  Renan  et  Taine,  a  fini  par  reconnaître  que  l'idéal  doit  être 
fondé,  au  sein  de  la  réalité  même,  sur  quelque  chose  qui  le  rende 
possible  et  qui  nous  rende  possible  de  l'atteindre.  Cette  condition 
réelle  de  la  possibilité  de  Vidral  est  pour  les  uns,  comme  Vacherot, 
Taine,  Renan  et  Guyau,  une  aspiration  immanente  au  monde  même, 


A.   FOUILLÉE.    —    LA    l'HlLOSOPIIlE    ET    SON    HISTOIRE.  687 

une  conscience  obscure  qui  tend  à  la  pleine  clarté;  pour  les  autres, 
comme  Ravaisson,  Lachelier,  Henouvier,  Secrétan,  Houlroux,  elle 
est  cela  et,  de  plus,  une  pensée  suprême  ou  un  suprême  amour  pré- 
sent au  monde  sans  s'y  épuiser.  Ces  deux  assertions,  en  elles-mêmes, 
n'ont  rien  d'inconciliable,  puisque  le  désir  immanent  au  monde  peut 
se  fonder  sur  quelque  réalité  supérieure  au  désir  même,  —  réalité 
dont  l'homme  ne  saurait,  évidemment,  se  faire  qu'une  conception 
inadéquate  et  plus  ou  moins  anthromorphique.  Mais,  quelque  opi- 
nion qu'on  adopte  sur  cette  question  réservée,  une  conciliation  du 
réel  et  de  l'idéal  demeure  possible  dans  le  monde  même,  par  une 
conception  de  la  réalité  qui,  sous  le  mouvement,  retrouve  l'appéti- 
tion  et,  dans  l'appétition,  l'idée  plus  ou  moins  consciente.  Il  faut 
donc  commencer,  si  nous  ne  nous  trompons,  par  introduire  partout 
le  moyen  terme  immanent  de  l'idée-force,  qui  laisse  libres  toutes 
les  spéculations  ultérieures,  relatives  au  transcendant.  Un  tel 
idéalisme  n'exclut  rien,  sauf  les  négations  systématiques:  il  est 
ouvert  de  toutes  parts,  il  s'accroît  de  tout  ce  qu'on  y  ajoute,  il  veut 
être  assez  large  pour  ne  rien  repousser;  imparfait  essai  de  synthèse, 
il  aspire  à  une  synthèse  toujours  plus  compréhensive  et  plus  com- 
plète. Philosophes,  ne  cessons  jamais  de  faire  la  guerre  à  la  guerre, 
d'exclure  les  exclusions,  de  nier  les  négations  pures,  de  rappeler 
combien  sont  étroits  les  cerveaux  individuels,  combien  les  «  monades  » 
ont  besoin  d'avoir  de  fenêtres  sur  le  dehors,  ou  plutôt  d'être  de 
toutes  parts  ouvertes  à  la  lumière  et  transparentes  pour  le  soleil 
intelligible.  De  toute  pensée  sincère  il  y  a  pour  le  philosophe  quelque 
chose  à  apprendre  et  à  retenir  ;  le  dogmatisme  personnel  est  l'orgueil 
de  la  pensée;  le  dilettantisme  en  est  TindifTérence;  l'esprit  de  conci- 
liation reste,  à  nos  yeux,  l'esprit  de  fraternité  et  de  liberté. 

Alfred  Fouillée, 

Membre  de  l'Institut. 


L'ETERNITE    DES    AMES 
DANS    LA    PHILOSOPHIE    DE    SPINOZA 


Les  historiens  ne  sont  pas  d'accord  sur  le  sens  et  la  portée  qu'il 
convient  d'attribuer  à  la  doctrine  de  l'éternité  des  âmes  exposée  dans 
la  seconde  moitié  de  la  cinquième  partie  de  VÉlhique.  Qu'il  ne 
s'agisse  pas  de  l'immortalité  au  sens  vulgaire  du  mot,  c'est  ce  qui 
est  attesté  expressément  dans  le  texte  même  de  la  proposition  21, 
où  la  mémoire  et  l'imagination  sont  considérées  comme  liées  à  la  vie 
présente.  D'ailleurs  il  est  indubitable  que  l'existence  de  l'âme  dans 
son  rapport  à  la  durée  cesse  avec  celle  du  corps.  L'éternité  de  l'âme 
affirmée  par  Spinoza  est  attribuée  uniquement  à  l'essence,  et,  dans 
toute  cette  dernière  partie  de  V  Éthique,  cest  uniquement  de  l'essence 
opposée  à  l'existence  qu'il  est  question.  Mais  cette  éternité  de  l'es- 
sence, comment  faut-il  l'entendre?  On  peut  être  à  première  vue  tenté 
de  croire  qu'il  s'agit  d'une  éternité  tout  impersonnelle,  plus  ou 
moins  analogue  à  celle  qu'Aristote  attribue  à  l'intellect  actif  qui  vient 
éclairer  quelque  temps  l'âme  humaine  sans  cesser  d'appartenir  à  la 
Divinité,  ou  encore  comme  l'étincelle  de  feu  divin  qui,  selon  les  stoï- 
ciens, éclaire  un  instant  l'âme  humaine,  et,  à  la  mort  du  corps,  se 
réunit  au  feu  universel.  On  peut  aussi  être  tenté  de  croire  que  cette 
essence  éternelle,  opposée  à  l'existence  dans  la  durée,  se  réduit  en 
fin  de  compte  à  une  pure  possibilité.  Cependant  un  examen  attentif 
montre  qu'on  aurait  tort  de  s'arrêter  à  ces  deux  interprétations. 
C'est  ce  que  nous  allons  essayer  de  montrer  rapidement,  avant  de 
chercher  quels  rapports  existent  entre  la  théorie  de  Spinoza  et  celle 
des  philosophes  anciens  qui  ont  affirmé  avant  lui  la  doctrine  de 
l'immortalité  ou  de  l'éternité  des  âmes. 

Tout  d'abord  la  composition  même  de  l'ouvrage  nous  indique  qu'il 
s'agit  bien,  dans  la  seconde  moitié  du  cinquième  livre,  d'une  éternité 


V.  BROCHARD.   —  i.'kti^kmtk  des  amks.  689 

individuelle  et  personnelle.  En  effet,  la  première  moitié,  jusqu'à  la 
proposition  20,  traite  du  bonheur  de  l'homme  dans  la  vie  présente, 
et  il  s'agit  bien  évidemment  alors  de  la  félicité  de  chaque  homme  en 
particulier.  La  seconde  moitié  traite  de  la  béatitude  dans  la  vie  éter- 
nelle. Comment  croire  qu'il  ne  s'agisse  pas  encore  du  sort  réservé  au 
même  être,  c'est-à-dire  à  l'individu  et  à  la  personne,  tels  qu'ils  appa- 
raissent dans  la  vie  présente?  Au  surplus,  des  expressions  comme 
celle  de  béaliludi^  et  plus  encore  celle  do  suhii^  ou  celle  de  gloire, 
empruntée  à  l'Ecriture  (prnp.  .'JO,  scholie)  ne  peuvent  évidemment 
s'appliquer  qu'à  un  mode  de  réalité  où  l'individu  subsiste,  et  conserve 
la  conscience  de  son  être.  Enfin  la  proposition  41,  l'avant-dernière 
de  l'Éthique  :  Alors  même  que  nous  ne  saurions  pas  que  noire  âme 
est  éternelle,  nous  ne  cesserions  pas  de  considérer  comme  1rs  premiers 
objets  de  la  vie  humaine  la  piété,  In  religion,  en  un  mol  tout  ce  qui  se 
r(ij)porti\  ainsi  qu'on  l'a  montré  dans  la  quatrième  partie,  à  l'intré- 
pidité et  à  la  générosité  de  l'àme,  se  rattache  évidemment  à  la  pre- 
mière moitié  qu'elle  rejoint  en  quelque  sorte  par-dessus  la  seconde, 
et  il  est  bien  clair  qu'ici,  comme  dans  la  proposition  42,  c'est  de  la 
perfection  et  de  la  béatitude  individuelle  qu'il  est  question. 

En  outre  la  célèbre  formule  employée  par  Spinoza  (prop.  23,  scho- 
lie) :  «  Sentimus  cxperimurque  nos  wternos  esse  »  n'atteste-t-elle 
pas  jusqu'à  l'évidence  que  l'éternité  dont  il  s'ayit  est  celle  d'un  moi, 
d'un  être  individuel  qui  constate  par  une  expérience  consciente  son 
éternité?  Le  rapprochement  établi  entre  ce  mode  de  connaissance  et 
l'expérience,  quoiqu'on  ne  doive  pas  le  confondre  avec  cette  der- 
nière, puisque,  dit  Spinoza,  ce  sont  les  démonstrations  qui  sont  les 
yeux  de  l'àme,  prouve  tout  au  moins  l'intention  de  l'auteur  de  mon- 
trer une  analogie  entre  cette  connaissance  et  l'intuition  empirique. 
Or,  dans  l'expérience,  la  connaissance  que  nous  avons  de  nous- 
méme  est  évidemment  celle  d'un  être  déterminé. 

C'est  ce  que  confirme  d'ailleurs  de  la  façon  la  plus  claire  le  fait 
que  la  connaissance  de  l'essence  éternelle  de  l'àme  est  du  troisième 
genre.  C'est  le  propre  de  cette  connaissance,  en  effet,  de  porter  tou- 
jours sur  des  objets  particuliers  et  individuels.  Elle  se  distingue 
précisément  par  là  de  la  connaissance  du  deuxième  genre  qui  n'a 
pour  objet  que  des  notions  communes  ou  universelles.  On  peut  s'en 
assurer  en  si;  reportant  à  la  définition  de  la  connaissance  du  troi- 
sième genre  qui  porte  toujours  sur  une  essence  particulière  alTir- 
mative  {Elhiqur,  H,  prop.  40,  scholie;,  et  surtout  à  ce  passage  du 


690  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

scholie  de  la  proposition  36,  partie  V  :  «  J'ai  pensé  qu'il  était  à 
propos  de  faire  ici  cette  remarque  afin  de  montrer  par  cet  exemple 
combien  la  connaissance  des  choses  particulières,  que  j'ai  appelée 
intuitive  ou  du  troisième  genre,  est  préférable  et  supérieure  à  la 
connaissance  des  choses  universelles  que  j'ai  appelée  du  deuxième 
genre;  car,  bien  que  j'aie  montré  dans  la  première  partie  d'une 
manière  générale  que  toutes  choses,  et  par  conséquent  aussi  l'âme 
humaine,  dépendent  de  Dieu  dans  leur  essence  et  dans  leur  exis- 
tence, cette  démonstration,  si  solide  et  si  parfaitement  certaine 
qu'elle  soit,  frappe  cependant  notre  àme  beaucoup  moins  qu'une 
preuve  tirée  de  l'essence  de  chaque  chose  particulière  et  abou- 
tissant pour  chacune  en  particulier  à  la  même  conclusion.  » 

S'il  en  est  ainsi,  il  faut  de  toute  nécessité  que  cette  essence  éter- 
nelle de  l'âme,  chacune  de  ces  idées  de  Dieu  qui  constituent  l'essence 
individuelle  de  chaque  âme,  soit  accompagnée  de  conscience;  et 
une  telle  conception  ne  laisse  pas  de  nous  paraître  assez  singulière. 
Elle  est  cependant  nettement  affirmée  par  Spinoza.  Ainsi,  dans  la 
prop.  30,  nous  trouvons  les  expressions  :  «  Mens  nostra,  quatenus 
se  et  corpus  sub  œternitatis  specie  cognoscit.  »  Et  l'on  ne  peut  sup- 
poser que  ce  soit  sans  intention  qu'il  ait  à  plusieurs  reprises, 
dans  cette  dernière  partie  de  VÉthique,  employé  le  mot  «  conscience 
de  soi  ».  Ainsi  :  «  Quo  igitur  unusquisque  hoc  cognitionis  génère 
plus  pollet,  eo  melius  sui  et  Dei  consciusest  »  (prop.  31,  scholie),  ou 
encore  <<  Si  ad  hominum  communem  opinionem  attendamus,  vide- 
bimus,  eos  sufe  Mentis  œternitatis  esse  quidem  conscios  »  (prop.  34, 
scholie).  Et  remarquons  en  passant  que  d'après  ce  dernier  texte 
l'éternité  ou  l'immortalité  n'est  pas,  selon  Spinoza,  le  privilège  d'une 
élite,  mais  appartient  en  commun  à  tous  (cf.  prop.  39,  scholie).  Il 
s'agit  donc  d'une  conscience  distincte  de  la  conscience  empirique, 
d'une  conscience  rationnelle  qui  n'a  pas  besoin  de  mémoire  ni  d'ima- 
gination parce  que  son  objet  lui  est  toujours  et  éternellement  pré- 
sent. Vraisemblablement  Spinoza  n'a  jamais  admis  qu'une  connais- 
sance pût  exister  à  quelque  degré  que  ce  soit  sans  être  accompagnée 
de  conscience.  Il  n'y  a  pas  pour  lui  d'intelligible  sans  intelHgence, 
et  c'est  ainsi  que  dans  la  proposition  7,  partie  II,  scholie,  il  loue 
quelques  Hébreux  d'avoir  entrevu  comme  à  travers  un  nuage  cette 
vérité  dont  nous  montrerons  bientôt  l'origine. 

S'il  en  est  ainsi,  si  chacune  des  idées  de  Dieu  qui  constituent  l'es- 
sence éternelle  de  chacune  de  nos  âmes  est  une  pensée  accompagnée 


V.  BROCHARD.   — •  i.'ktkumtk   dls  âmes.  691 

de  conscience  de  soi,  il  est  clair  que  l'essence  de  Tàme  ne  peut  se 
réduire  à  une  simple  possibilité.  Elle  est  réellement  active  et  vivante, 
éternellement  présente  à  elle-même.  II  est  d'ailleurs  inutile  d'insister 
sur  ce  point  puisque  nous  avons  l'affirmation  même  de  Spinoza  dans 
le  passage  si  curieux  du  scholie  de  la  proposition  29  '  :  «  Res  duobus 
modis  a  nobis  ut  acluales  concipiuntur  :  vel  quatenus  easdem  cum 
relatione  ad  certum  tempus  et  locum  existere,  vel  quatenus  ipsas  in 
Deo  contineri,  et  ex  naturaj  divina;  necessitate  consequi  concipimus. 
Quie  aulem  hoc  secundo  modo  ut  verœ  seu  reaies  concipiuntur,  eas 
sub  a'ternitatis  specie  concipimus.  »  II  y  a  ainsi  pour  Spinoza  deux 
mondes  distincts,  le  monde  des  essences  et  celui  des  existences,  et 
tous  deux  sont  aussi  vrais  ou  réels  l'un  que  l'autre,  quoique  d'une 
manière  différente,  l'un  procédant  immédiatement  des  attributs  de 
Dieu,  l'autre  soumis  à  la  loi  du  temps.  Nous  n'avons  pas  à  examiner 
ici  la  difficile  question  de  savoir  quels  rapports  existent  entre  ces 
deux  mondes  et  comment  l'un  participe  de  l'autre  -.  Il  suffit  à  notre 
objet  de  constater  qu'ils  sont  tous  deux  en  acte. 

Remarquons  seulement  que  dans  cette  sorte  de  monde  intelligible 
où  chaque  âme  est  considérée  dans  son  rapport  de  dépendance  avec 
Dieu,  elle  ne  cesse  pas  d'exprimer,  non  pas,  il  est  vrai,  l'existence, 
mais  l'essence  du  corps  auquel  elle  est  liée.  Exprimant  toujours  un 
corps  particulier,  elle  est  toujours  particulière.  C'est  ce  qui  nous  est 
dit  expressément  dans  la  proposition  '±'2.  :  «  In  Deo  necessario  datur 
idea,  quœ  hujus  et  illius  corporis  humani  essentiam  sub  ajternitatis 
specie  exprimit  ».  Il  ne  faut  pas  non  plus  que  cette  expression 
<(  idée  de  Dieu  »  par  laquelle  Spinoza  désigne  l'essence  éternelle  de 
chaque  àme  humaine  nous  fasse  illusion.  On  doit  sans  doute  étendre 
a  fortiori  aux  idées  de  Dieu  ce  que  Spinoza  dit  à  plusieurs 
reprises  des  idées  humaines,  qu'elles  ne  sont  pas  des  peintures 
muettes  sur  un  tableau.  Elles  sont  actives  et  vivantes,  et  l'intelli- 
gence est  toujours  accompagnée  de  volonté.  Elles  sont,  pourrait-on 
dire,  des  pensées  plutôt  encore  que  des  idées.  De  quelque  façon 
qu'on   les   désigne,   elles    sont   des   manières   d'être    éternelles  et, 


1.  Ce  texte  nous  parait  décisif  contre  rargumentation  assez  obscure  d'ailleurs 
que  Martineau  [Study  of  Spinoza,  London,  1882,  p.  291)  oppose  à  Camerer  (Die 
Lehre  Spinoza  s)  qui  défend  avec  beaucoup  de  force,  dans  la  deuxième  partie 
(chapitre  V,  p.  110  à  123),  la  même  interprétation  que  nous  proposons   ici. 

2.  Cf.  sur  ce  point  Busse,  Ueher  die.  liedentung  der  lief/ri/f'e  "  esseniia  ■■  iind 
«  existentia  »  bel  Spinoza  (Vierteljalirsschrift  fiir  wissenscliaftliche  Philosophie, 
Leipzig,  1886.) 


692  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

comme  le  dit  expressément  le  philosophe,  des  modes  éternels  :  «  II 
résulte  de  ces  principes  et  tout  ensemble  de  la  prop.  21,  partie  I,  et 
de  quelques  autres,  que  notre  âme,  en  tant  qu'elle  est  intelligente, 
est  un  mode  éternel  de  la  pensée,  lequel  est  déterminé  par  un  autre 
mode  éternel  de  la  pensée,  et  celui-ci  par  un  troisième  et  ainsi  à 
l'infini;  de  telle  façon  que  tous  ces  modes  pris  ensemble  constituent 
l'entendement  éternel  et  infini  de  Dieu  »  (prop.  40,  partie  V,  scholie). 

Telle  étant  la  docrine  de  Spinoza,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  se 
demander  si  elle  a  eu  des  antécédents,  et  surtout  quels  rapports  il  y 
a  entre  elle  et  les  théories  des  anciens  sur  l'immortalité  de  l'àme. 
Qu'il  y  ait  une  parenté  étroite  entre  la  formule  de  Spinoza  :  «  Nous 
sentons,  nous  éprouvons  que  nous  sommes  éternels  »,  et  le  passage 
d'Aristote  dans  V Éthique  à  Nicomaque,  X,  7,  1177  b,  31  :  ou  /sr,  ... 
àvOicoTTiva  cpçovîTv  àv9pco-ov  ovxa  oùos  bvr^-oi.  tôv  6v7;tov  àXÀ'  £'^  'osov  evoe/etx'. 
àOavxTÎilE'.v,  c'est  ce  que  personne  ne  pourra  contester  sérieusement  ;  et 
quel  que  soit  le  nombre  des  intermédiaires  qu'on  puisse  être  amené 
à  intercaler  entre  les  deux  philosophes,  on  ne  saurait  attribuer  une 
telle  rencontre  sur  un  point  de  cette  importance  à  un  simple  hasard. 
M.  Hamelin,  dans  la  très  belle  étude  «  Sur  une  des  origines  du  Spi- 
nozisme  »  {Année  philosophique,  1900),  a  très  justement  mis  en 
lumière  les  liens,  beaucoup  plus  étroits  qu'on  ne  le  suppose  d'ordi- 
naire, qui  rattachent  le  spinozisme  à  la  philosophie  grecque.  Il  éta- 
blit victorieusement  que  sur  nombre  de  questions,  et  notamment  sur 
celle  qui  nous  occupe,  Spinoza  a  subi  l'influence  du  péripatétisme 
alexandrin.  Sans  contester  en  aucune  façon  la  thèse  soutenue  par  le 
savant  historien  en  ce  qu'elle  a  d'essentiel,  je  ne  puis  m'empêcher  de 
remarquer  que  si  la  doctrine  de  Spinoza  présente  avec  celle  d'Aris- 
tote de  remarquables  ressemblances  il  y  a  aussi  des  différences  très 
importantes. 

II  est  parfaitement  vrai,  comme  M.  Hamelin  l'a  montré  le  premier, 
que  la  définition  de  l'âme  chez  Arislote  présente  une  certaine  ana- 
logie avec  celle  de  Spinoza.  Dire  avec  Arislote  que  l'àme  est  la  forme 
du  corps,  étant  donné  le  sens  du  mot  forme  dans  la  philosophie 
d'Aristote,  n'est  pas  très  éloigné  de  dire  que  l'àme  est  l'idée  du 
corps  au  sens  cartésien  et  spinoziste  du  mot.  «  L'àme  forme  du  corps, 
dit  justement  M.  Hamelin,  c'était  là  comme  un  moule  plus  qu'à  demi 
prêt  pour  y  couler,  après  l'avoir  refondue  dans  le  creuset  du  réa- 
lisme, la  notion  cartésienne  de  l'àme.  »  Il  est  encore  très  exact  de 


V.    BROCHARD.    —    I.'ÉTEUMTÉ    DES    AMES.  693 

dire  que  la  théorie  de  rintellect  a  passé  tout  entière  d'Aristote  à 
Spinoza  :  identité  de  l'intellect  avec  son  objet,  et  de  l'intellect  en 
Dieu  et  en  nous,  vie  intellective  ou  vie  en  Dieu.  Toutefois,  quand 
M.   Hamelin  ajoute  :  immortalité  impersonnelle  et  partielle,  il  y  a 
lieu  peut-être  de  faire  quelques  réserves,  si  d'ailleurs  l'iiitcrprélation 
que  nous  avons  donnée  tout  à  l'heure  du  spinozisme  est  exacte.  Il  en 
résulte  en  effet  que  l'immortalité  selon  Spinoza  est  partielle  sans 
doute,  quoique  en  un  sens  différent  de  celui  d'Aristote,  mais  non  pas 
impersonnelle.  Ce  qui  chez  Aristote  est  individuel  et  lié  à  l'existence 
des  corps,  c'est-à-dire  l'àme,  disparaît  avec  lui,  le  voù;  TrxOrj-.xoç  lui- 
même  est  'iOapTÔç.  Ce  qui  est  immortel  n'est  pas  l'àme,  ou  au  moins 
c'est  une  autre  espèce  d'àme,  qui,  elle,  n'a  rien  d'individuel  ou  de 
personnel  :  "Eo'.xs  'L'j/J^;  yiw:,  îztzov  sTvx'.  [De  anima,  II,  ii,  413  b,  25). 
Il  n'y  a  pas  à  proprement  parler  d'immortalité  de  l'àme  chez  Aris- 
tote. Chez  Spinoza,  au  contraire,  et  on  l'a  vu  ci-dessus,  c'est  vraiment 
l'àme  de  chacun  de  nous  en  tant  (ju'individuelle  qui  est  éternelle. 
C'est  un  point  que  M.  Victor  Delbos,  dans  le  chapitre  IX,  page  193  de 
son  excellent  ouvrage  sur  le  Problcme  moral  dans  la  philosophie  de 
Spinoza,  a  très  exactement  mis  en  lumière.  «  Il  apparaît,  dit-il,  que  la 
doctrine  de  Spinoza  aspire  avant  tout  à  affirmer  la  vie  éternelle  de 
l'individu,  et  qu'elle  transforme  ainsi  très  profondément  la  théorie 
aristotélicienne...  Nous  sommes  de  toute  éternité  des  Raisons  indi- 
viduelles. »  Il  y  a  donc  entre  Aristote  et  Spinoza  une  trop  grande 
distance  pour  qu'on  puisse  rattacher  directement  l'un  à  l'autre. 

On  peut  trouver  aussi,  et  c'est  encore  une  juste  remarque  de 
M.  Hamelin,  des  analogies  entre  Spinoza  et  Platon;  Platon  dis- 
tingue la  partie  immortelle  de  l'àme  de  la  partie  mortelle  to  Ovy;Tôv 
TT|Ç  'fu/jp.  Mais  surtout  il  paraît  difficile  de  contester  la  ressemblance 
ou,  pour  mieux  dire,  l'identité  du  monde  intelligible  de  Platon  et  de 
ce  monde  des  essences  qui,  selon  Spinoza,  est  éternellement  en 
acte  dans  l'entendement  divin.  Toutefois,  ici  encore,  nous  trouvons 
entre  les  deux  philosophes  des  divergences  trop  importantes  pour 
nous  permettre  de  dire  qu'une  des  doctrines  procède  directement 
de  l'autre.  Sans  parler  de  leur  nombre  qui  est  fini,  ainsi  que 
Platon  le  démontre,  les  âmes  ne  sont  pas  des  idées  de  Dieu,  et  ne 
sont  peut  être  même  pas  des  idées.  Elles  sont  seulement  de  même 
nature  que  les  idées  lu^fi^zU,  et  les  âmes  humaines  en  particulier, 
comme  on  peut  le  voir  par  le  Timée,  sont  très  loin  de  la  perfection 
divine.  Mais  surtout  il  y  a  entre  le  platonisme  et  le  spinozisme  deux 

Hev.  Meta.  T.  IX.  —    1901.  47 


«94  REVOE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

-différences  essentielles  :  d'abord  il  n'est  pas  prouvé  que  le  monde 
intelligible  chez  Platon  soit  contenu  dans  un  entendement  divin,  et 
c'est  même  probablement  le  contraire  qui  est  vrai.  En  outre,  pour 
Platon,  les  âmes,  au  lieu  d'être,  comme  pour  Aristote  et  Spinoza, 
liées  à  un  corps  et  individualisées  par  lui,  peuvent  indifféremment 
passer  dans  les  corps  les  plus  divers  et  les  animer  successivement. 
Si  donc  il  y  a  entre  Platon  et  Aristote  d'une  part  et  Spinoza  de 
l'autre  un  lien  de  filiation  que  nous  sommes  loin  de  contester,  il  y  a 
aussi  des  différences  trop  essentielles  pour  qu'il  n'y  ait  pas  lieu  de 
supposer  une  doctrine  intermédiaire.  Ce  moyen  terme  n'est  pas  très 
difficile  à  découvrir.  C'est,  croyons-nous,  dans  la  théorie  de  PloLin 
qu'on  le  trouve,  et  c'est  de  là  qu'il  a  probablement  passé  dans  les 
doctrines  de  Jamblique  et  de  Simplicius,  puis  dans  la  philosophie 
des  Syriens,  et  dans  cette  scolastique  arabe  dont  M.  Hamelin  a  mis 
en  lumière  le  rôle  important. 

C'est  en  effet  chez  Plotin  qu'on  trouve  pour  la  première  fois  cette 
doctrine  que  les  âmes,  avant  de  descendre  dans  les  corps  qu'elles  ont 
façonnés  et  choisis,  existent  individuelles  et  distinctes  dans  l'âme 
universelle.  Au  chapitre  Vil  de  la  cinquième  Ennéade,  Plotin  se  pose 
expressément  cette  question  ;  Y  a-t-il  des  Idées  des  individus?  et 
il  y  répond  affirmativement.  «  Il  est  impossible,  dit-il,  que  des  choses 
différentes  aient  une  même  raison.  Il  ne  suffit  pas  de  l'homme  en 
soi  pour  être  le  modèle  d'hommes  qui  différent  les  uns  des  autres 
non  seulement  par  la  matière,  mais  encore  par  des  différences  spéci- 
fiques, elSixatç  StacûocaTç.  Ils  ne  peuvent  être  comparés  aux  images  de 
Socrate  qui  reproduisent  leur  modèle  ap/éxuTrov.  La  production  des 
différences  individuelles  ne  peut  provenir  que  de  la  différence  des 
raisons.  »  Et  non  seulement  il  y  a  dans  l'âme  universelle,  sans 
que  d'ailleurs  son  unité  soit  rompue,  autant  d'âmes  distinctes  qu'il 
y  a  ici-bas  d'individus,  mais  de  même,  dans  l'Intelligence,  il  y  a 
autant  d'idées  distinctes  correspondant  à  toutes  ces  âmes,  l'idée  de 
Socrate,  l'idée  de  Pythagore.  Et  comme  chez  Plotin  l'identité  de  l'in- 
telligible et  de  l'intelligence  est  partout  proclamée,  ces  idées  sont 
appelées  des  intelligences  ou  des  esprits,  oî  vdeç.  C'est  ce  que  nous 
montre  le  passage  suivant  {Ennéades,  IV,  m,  o)  :  «  Mais,  demandera- 
t-on,  comment  l'Ame  universelle  peut-elle  être  à  la  fois  ton  âme, 
l'âme  de  celui-ci,  l'âme  de  celui-là?  Sera-t-elle  l'âme  de  celui-ci  par 
sa  partie  inférieure,  l'âme  de  celui-là  par  sa  partie  supérieure?  Pro- 
rfesser  une  pareille  doctrine,  ce  serait  admettre  que  l'âme  de  Socrate 


V.  BROCHA.RD.   —  l'kteu.mti::   des  amks.  695 

vivrait  tant  qu'elle  serait  dans  un  corps,  tandis  qu'elle  serait  anéantie 
en  allant  se  perdre  dans  le  sein  de  l'Ame  universelle  au  m(jment 
même  où,  par  suite  de  sa  séparation  d'avec  le  corps,  elle  se  trouverait 
dans  ce  qu'il  y  a  de  meilleur,  aTroAsTrai  ol,  orav  aaÀtirrx  Y£vr,Txt  èv  Tw 
àpiGTw.  Non,  nul  des  êtres  véritables  ne  périt.  Les  intelligences  elles- 
mêmes  ne  se  perdent  pas  là-haut  dans  l'Intelligence  divine  parce 
qu'elles  n'y  sont  pas  divisées  à  la  manière  des  corps,  et  qu'elles  y  sub- 
sistent chacune  avea  leur  caractère  propre,  joignant  à  leur  différence 
cette  identité  qui  constitue  l'être,  xàxet  oî  vdeç  oùx  àTroXoùvTat  Ôt-.  avi  slit 
Gwy.xT'.xw;  a£y.£p'.(7a£vo'.  (il;  £v),  àXXà  uÉvei  ExaTTOv  Iv  iTto6z-i]~i  â'/ov  tô 
otÙTo  0  £TT'.v  îtvat.  »  (Voirie  Commentaire  de  Marsile  Ficin.)La  doctrine 
de  Plotin  apparaît  ainsi  comme  une  conciliation  entre  la  théorie  des 
Idées  de  Platon  et  l'affirmation  si  souvent  répétée  par  Aristote  qu'aux 
individus  seuls  appartient  l'existence  réelle. 

Maintenant,  cette  transformation  de  la  doctrine  de  Platon  et  d'Aris- 
lote  n'a  été  possible  que  grâce  à  l'intervention  d'une  idée  nouvelle, 
complètement  étrangère  à  la  pensée  grecque  proprement  dite,  l'idée 
de  l'Infini.  Nous  voyons  en  efTet  Plotin,  dans  le  passage  même  qui 
vient  d'être  cité,  déclarer  qu'il  ne  faut  pas  craindre  l'infinité  dans  le 
monde  intelligible  [Enncades,  V,  vu,  1)  :  t->,v  Se  h  -rw  vo/-,tw  àTiE'.pt'av  où  oeT 
oîO'.svat.  A  plusieurs  reprises  il  parle  de  l'infinité  de  l'Un,  àTieipr/..  Sans 
doute  il  n'est  pas  sans  s'apercevoir  que  cette  notion  est  désormais 
prise  par  lui  dans  un  sens  tout  difTérent  de  celui  que  lui  avaient  donné 
Platon  et  Aristote.  Pour  ces  derniers,  en  effet,  l'infini,  aTreicov,  repré- 
sente le  degré  inférieur  de  l'existence,  ou  même  un  pur  non-être. 
Pour  Plotin,  au  contraire,  l'infini,  sans  cesser  d'avoir  la  même  signifi- 
cation que  chez  les  prédécesseurs  et  d'être  l'essence  de  la  matière, 
peut  prendre  en  même  temps  un  sens  tout  nouveau  et  devenir  un 
attribut  positif  de  l'Un,  de  l'Intelligence  suprême  et  de  l'Ame  uni- 
verselle. C'est  à  cette  différence  entre  la  conception  grecque  primi- 
tive de  l'infini  et  la  sienne  propre  que  Plotin  fait  allusion  lorsque, 
dans  VEnnéade,  II,  iv,  15,  il  distingue  l'infini  de  là-haut  et  celui  d'ici- 
bas  :  IIoS;  oOv  £X£~  y.y.1  IvxxuOoc  v]  oittÔv  xai  tô  aTceicov  xat  xi  otaccics'.  ;  o'k 
àp/£T'j7:ov  xxl  E'ocoXov.  Il  est  inutile  d'entrer  ici  dans  l'examen  des 
distinctions  très  subtiles  que  le  philosophe  alexandrin  établit  entre 
l'infini-archétype  et  l'infini-image.  11  suffit  de  constater  que  l'infini 
devient  pour  lui  un  allribuL  des  trois  hypostases,  et  c'est  à  celte  con- 
dition seule  qu'on  peut  concevoir  un  nombre  indéterminé  d'âmes  ou 
d'esprits  individuels  comme  contenus  distinctement  et  en  acte  dans 


696  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

l'Ame  ou  rintelligence  universelle.  Kx\  yàp  iv  ènz'.  /.-à  à'Tic'.pov  au  -/.xi 
Travxa  ôaoïï  xxi  éxaaTOv  ïyti  uta.xexpiu.evov  xai  au  où  oiaxotôèv  ytooi';  [Ennéa- 
des,  VI,  IV,  14).  Or  il  serait  superflu  d'insister  longuement  pour 
montrer  qu'on  ne  trouve  rien  de  pareil  dans  la  philosophie  anté- 
rieure. Le  dieu  des  Grecs  est  toujours  fini,  TTSTrEpairaévov,  qu'il  s'agisse,. 
chez  Platon,  de  l'idée  du  Bien  ou  de  Jupiter,  de  l'acte  pur  d'Arislote,. 
ou  même  du  Logos  stoïcien,  confondu,  il  est  vrai,  avec  le  monde, 
mais  avec  un  monde  fini  et  de  forme  sphérique. 

On  ne  saurait  contester,  croyons-nous,  l'importance  et  la  nouveauté 
de  l'élément  introduit  par  Plotindans  la  théologie  alexandrine.  Nous 
ne  nous  proposons  pas  de  chercher  ici  comment  cette  idée  nouvelle 
a  pénétré  dans  la  philosophie  de  Plotin.  Il  ne  serait  peut-être  pas 
très  difficile  de  retrouver  des  doctrines  intermédiaires  établissant  un 
lien  de  filiation  sous  ce  point  de  vue  entre  Plotin  et  Philon  le  Juif. 
La  conception  de  Dieu  comme  infini  et  comme  tout-puissant  est  une 
conception  orientale  ou  plutôt  une  conception  juive.  C'est  parce 
qu'il  en  a  subi  peut-être  plus  ou  moins  confusément  l'influence  que 
Plotin  n'a  pas  craint  d'attribuer  l'infinité  à  son  Dieu,  et  c'est  proba- 
blement par  la  même  raison  qu'il  a  été  amené  à  donner  au  mot 
puissance,  oùvay.-.;,  un  sens  positif  fort  diff'érent  de  la  simple  possibi- 
lité dont  parlait  Aristote. 

Si  ces  considérations  sont  exactes,  il  est  rigoureusement  vrai  de 
dire  que  Spinoza,  en  admettant  la  doctrine  de  l'éternité  individuelle 
des  âmes,  a,  selon  la  juste  expression  de  M.  Hamelin,  subi  l'influence 
du  péripatétisme  alexandrin.  Mais  il  n'est  peut-être  pas  sans  intérêt 
d'ajouter  que  la  doctrine  aristotélicienne,  pour  être  acceptée  de  Spi- 
noza et  devenir  en  quelque  sorte  assimilable  à  son  esprit,  devait 
avoir  subi  l'élaboration  que  lui  a  donnée  Plotin.  C'est  seulement  de 
la  combinaison  des  idées  d'origine  académique  avec  l'idée  orientale 
de  l'infini  que  devait  résulter  la  doctrine  du  philosophe  juif.  Mais 
alors  on  peut  dire  que  Spinoza,  en  retrouvant  sous  cette  forme  les- 
idées  aristotéliques  dans  la  philosophie  alexandrine  ou  la  scolas- 
tique  arabe  qui  en  provenait,  reprenait  en  quelque  sorte  son  véri- 
table bien,  qu'il  restait  fidèle  à  l'esprit  de  sa  race,  et  que,  même  en 
s'inspirant  des  Grecs,  il  restait  Juif. 

Au  reste  en  signalant  ce  que  Spinoza  a  pu  emprunter  aux  Grecs 
dans  la  doctrine  de  l'éternité  des  âmes,  il  ne  faudrait  pas  oublier 
les  diff'érences  profondes  qui  séparent  sa  doctrine  de  celle  des 
anciens,  et  tout  ce  qu'il  y  a  aussi  en  elle  d'origine  cartésienne.  On 


V.  BROCHARD.   —  l'éternitl  dks  ami:s,  697 

ne  trouve  chez  les  Grecs  ni  la  définition  du  corps  par  la  seule  étendue, 
et  moins  encore  l'affirmation  de  l'étendue  comme  substance  ou 
réalité  existant  par  elle-même  au  même  titre  que  Tàme.  Mais  surtout 
il  reste  entre  la  conception  grecque  de  l'àmc  et  celle  des  philosophes 
issus  de  Descartes  une  différence  qui  à  elle  seule  crée  entre  les  deux 
conceptions  une  véritable  opposition.  Chez  les  Grecs  l'âme  est  une 
cause  motrice,  qu'elle  soit  elle-même  mobile  ou  immobile;  c'est  elle 
qui  meut  directement  le  corps  et  a  l'initiative  du  mouvement.  Chez 
Descartes,  au  contraire,  et  surtout  chez  Spinoza,  l'âme  n'a  plus 
d'action  directe  sur  le  corps;  le  mouvement  a  une  tout  autre  ori- 
gine. L'âme  est  une  chose  dont  toute  la  nature  n'est  que  de  penser, 
et  le  chapitre  que  Spinoza  lui  consacre  est  intitulé  :  «  De  Mente 
hnmana  ».  Ge  n'est  pas  à  l'Ame  universelle  de  Plotin,  cause  motrice 
de  l'univers,  c'est  uniquement  à  l'intelligence,  à  la  seconde  hypo- 
stase  que  se  rattache  la  conception  spinoziste.  Par  suite,  il  n'est 
peut-être  pas  exagéré  de  dire  que  Spinoza  reste  par-dessus  tout 
fidèle  à  l'esprit  de  Descartes,  et  que  si  l'on  retrouve  chez  lui  des 
vestiges  de  la  pensée  grecque,  les  idées  qu'il  a  pu  emprunter  sont 
profondément  modifiées,  et  que,  tout  compte  fait,  il  est  encore  plus 
cartésien  que  péripatéticien  ou  alexandrin.  Il  y  a  dans  le  spinozisme 
des  éléments  de  provenances  très  diverses  réunis,  maintenus  et  syn- 
thétisés par  un  principe  commun  qui  en  fait  l'unité.  Si  l'on  ne  se 
défiait  de  la  rigidité  trompeuse  des  formules  et  de  leur  fausse  exac- 
titude, on  dirait  que  dans  cette  philosophie  les  modes  sont  aristo- 
téliciens, les  attributs  cartésiens,  la  substance  juive. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  nous  paraît  hors  de  doute  que  la  pensée  de 
Spinoza  n'a  pas  été  tout  à  fait  exactement  interprétée  par  les  histo- 
riens qui  n'ont  vu,  en  elle,  que  la  doctrine  de  Téternité  impersonnelle. 
Sans  doute  il  est  exact  de  dire  que  les  âmes  humaines,  selon 
V Ethique,  ne  sont  pas  des  substances  ou  des  êtres  indépendants  exis- 
tant par  eux-mêmes  de  toute  éternité.  Elles  ne  sont  que  des  modes 
éternels  de  la  substance.  Mais  ces  modes  sont  éternellement  dis- 
tincts. Ils  sont  conscients,  ils  sont  des  individus,  ils  ont  dans  la  vie 
éternelle  tout  autant  d'existence  consciente  et  personnelle  que  nous 
pouvons  en  avoir  dans  la  vie  présente.  Il  y  a  peut-être  là  de  quoi 
satisfaire  les  plus  exigeants.  En  un  sens  il  importe  peut-être  assez 
peu  que  nous  soyons  éternels  comme  substances  ou  comme  modes, 
pourvu  que  notre  conscience,  telle  qu'elle  apparaît  dans  la  vie  pré- 
sente au  moment  où  nos  facultés  s'exercent  de  la  façon   la  plus 


698  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

haute,  soit  éternelle.  C'est  donc  bien  la  doctrine  de  l'éternité  indivi- 
duelle et  personnelle  que  Spinoza  a  soutenue  à  sa  manière,  et  cette 
théorie  est  déjà  tout  entière  chez  Plotin. 

On  pourrait,  semble-t-il,  justifier  des  conclusions  analogues  en  ce 
qui  concerne  la  Divinité  elle-même.  C'est  peut-être  interpréter  trop 
étroitement  le  spinozisme  que  de  ne  voir  en  Dieu,  comme  on  l'a  fait 
quelquefois,  que  la  Substance  abstraite  et  impersonnelle.  Sans  doute 
le  Dieu  de  Spinoza  n'est  connu  de  nous  d'une  façon  claire  et  dis- 
tincte que  comme  possédant  les  deux  attributs  de  la  pensée  et  de 
l'étendue.  Mais  il  ne  faudrait  pas  oublier  qu'il  en  possède  une  infi- 
nité d'autres  qui  nous  échappent,  ou  que  nous  ne  connaissons  pas 
clairement  et  distinctement.  Ce  serait  forcer  la  pensée  de  Spinoza 
que  d'essayer  de  dire  quelque  chose  de  ces  autres  attributs.  Cepen- 
dant, si  différents  que  l'entendement  et  la  volonté  de  Dieu  soient  de 
notre  entendement  et  de  notre  volonté,  rien  ne  peut  faire  qu'ils  ne 
soient  entendement  et  volonté.  Et  comme,  ainsi  qu'on  l'a  vu  plus 
haut,  Spinoza  n'a  parlé  nulle  part  d'idées  qui  ne  soient  pas  accom- 
pagnées de  conscience,  d'intelligible  qui  ne  soit  pas  en  même  temps 
intelligence,  il  n'est  peut-être  pas  interdit  de  supposer  que  son  Dieu 
possède,  lui  aussi,  une  conscience  et  une  personnalité,  fort  diffé- 
rentes sans  doute  de  la  nôtre,  aussi  différentes  que  le  Chien,  cons- 
tellation céleste,  l'est  du  chien  animal  aboyant,  mais  cependant 
analogue  par  quelque  côté.  Dans  le  Tractalus  theologico-politicus 
qu'on  a  peut-être  trop  isolé  de  VEthique,  au  chapitre  IV,  Spinoza 
admet  comme  possible  que  Dieu  communique  avec  son  Fils  d'âme  à 
âme,  et  le  charge  d'apporter  aux  hommes  la  révélation.  Dans 
VEthique  même  il  nous  est  dit  que  Dieu  se  comprend  lui-même  «  se 
ipsum  intelligit  »  (partie  II,  prop.  3,  coroll.).  La  fin  du  scholie  de  la 
proposition  33,  partie  I,  donne  aussi  beaucoup  à  réfléchir.  On  y  voit 
que  Spinoza  préfère  décidément  la  doctrine  cartésienne  d'une  volonté 
antérieure  et  supérieure  à  Tintelligence,  à  la  conception  platoni- 
cienne et  aristotélicienne  d'un  modèle  idéal  que  la  volonté  divine 
s'efforcerait  d'imiter.  S'il  corrige  et  transforme  la  théorie  cartésienne 
il  prétend  bien  n'en  pas  abandonner  l'essentiel.  Sans  doute  il  iden- 
tifie à  cette  volonté  l'entendement  divin,  mais  on  voit  bien  que  Dieu 
lui  apparaît  surtout  comme  Volonté  et  comme  Puissance.  Au  fond  sa 
pensée  dominante  est  qu'il  faut  tout  expliquer  par  la  puissance 
divine.  Comme  philosophe  il  ne  voit  clairement  en  Dieu  que  la 
pensée  et  l'étendue  infinies;  mais  peut-être  ce  Dieu  qui  ne  se  laisse 


V.  BROCHARD.  —  l'Éternité  des  âmes. 


699 


découvrir  que  sous  ces  deux  idées  est-il  le  même  qui  ne  laissait 
apercevoir  à  Moïse  que  le  pan  de  sa  robe,  l'être  ineffable  et  terrible 
que  nul  être  humain  ne  saurait  contempler  sans  être  frappé  de 
mort.  Son  panthéisme  n'est  que  l'exagération  de  son  monothéisme, 
et  il  n'est  peut-être  pas  téméraire  de  dire  qu'en  dernière  analyse,  le 
Dieu  de  Spinoza  présente  quelque  ressemblance  avec  ce  lahveh 
qui  disait  :  «  Ego  sum  qui  suni  ». 

Victor  Brocuard, 

Membre  de  l'Institut. 


LES    PRINCIPES    MORAUX    DU    DROIT 


I 

Leibniz  a  défini  le  droit  une  puissance  morale,  par  opposition  au 
devoir,  qui  est  une  nécessité  morale  *.  Le  droit  donc,  suivant  Leibniz, 
est  un  pouvoir  idéal  d'agir,  une  possibilité  toute  morale,  qui  peut 
bien  ne  pas  s'accompagner  de  la  puissance  effective  d'accomplir  ce 
que  l'on  veut,  mais  que  tout  être  moral  doit  respecter,  sous  peine  de 
manquer  à  la  vérité  et  d'aller  contre  la  raison. 

Voilà,  en  effet,  le  droit  tel  que  le  conçoivent  d'un  commun  accord 
tous  les  philosophes,  et  l'on  peut  ajouter,  tous  les  hommes. 
Personne,  assurément,  ne  voudrait  prétendre  que  la  raison  est  un 
vain  mot;  or,  si  la  raison  est  quelque  chose  de  réel,  il  est  impossible 
de  ne  pas  reconnaître  qu'il  y  a  en  elle  une  norme  permettant  de 
juger  les  actions  humaines  indépendamment  du  fait  brutal  de  leur 
réalisation.  Donc  la  distinction  de  ce  qui  est  et  de  ce  qui  doit  être 
s'impose  à  toute  intelligence;  de  sorte  qu'une  définition  du  droit 
qui,  comme  celle  que  nous  venons  de  formuler,  ne  fait  qu'exprimer 
cette  distinction,  est  absolument  incontestable.  Mais,  quand  on  parle 
du  droit,  il  est  impossible  de  se  tenir  à  des  généralités  aussi  vagues 
que  la  simple  opposition  du  droit  et  du  fait.  On  veut  savoir  ce  que 
c'est  que  le  droit,  en  quoi  consiste  cette  vérité  idéale  que  la  raison 
oppose  à  la  réalité  brutale;  et,  quand  on  pose  ces  questions,  des 
divergences  ne  peuvent  manquer  de  se  produire,  parce  que,  si  les 
hommes  sont  d'accord  pour  reconnaître  l'existence  de  la  raison,  ils 
sont  loin  de  s'entendre  au  sujet  de  sa  nature,  et  que  des  conceptions 
différentes  sur  la  nature  de  la  raison  impliquent  nécessairement  des 
conceptions  différentes  sur  la  nature  du  droit.  Toutefois,  comme,  en 

1.  Préface  du  Code  diplomatique,  Dutens,  p.  285. 


CH.    DUNAN.    —    LES    PIUNCIPES    MORAUX    DU    DROIT.  701 

définitive,  toutes  les  théories  possibles  de  la  raison  se  réduisent  à 
deux,  l'empirisme  et  l'idéalisme,  on  peut  être  certain,  antérieure- 
ment à  tout  examen  de  la  question,  que  le  problème  du  droit 
comporte  également  deux  solutions  et  pas  davantage,  la  solution 
empirique  et  la  solution  idéaliste. 

Voyons  d'abord  la  solution  empirique.  Les  théories  qu'on  en  a 
données  difTèrent  sans  doute  dans  la  forme,  pour  le  fond  elles  sont  à 
peu  près  concordantes.  Ne  pouvant  les  examiner  toutes,  nous  nous 
contenterons  d'en  discuter  une,  celle  de  Hobbes,  qui  est  peut-être  la 
plus  fortement  construite,  et  qui  contient  en  substance  toutes  les 
autres. 

II 

Selon  Hobbes  l'homme  recherche  ce  qui  lui  est  agréable  et  évite 
ce  qui  lui  est  pénible  aussi  nécessairement  qu'une  pierre  abandonnée 
à  elle-même  tombe  suivant  la  verticale.  Cette  double  tendance,  parce 
qu'elle  est  nécessaire,  est  encore  rationnelle,  attendu  que  la  raison 
et  la  nécessité  ne  font  qu'un.  Étant  rationnelle,  elle  est  légitime, 
puisque  tout  ce  qui  est  conforme  à  la  raison  est  légitime  et  juste. 
Comme,  d'autre  part,  chaque  individu  est  seul  juge  de  ce  qui  lui 
convient  ou  ne  lui  convient  pas,  et  des  moyens  à  employer  par  lui 
pour  se  procurer  ce  qu'il  désire,  il  s'ensuit  que  tout  homme  a  le 
d7'oit  naturel  absolu  de  faire  pour  son  avantage  personnel  tout  ce 
qu'il  lui  plaît,  dans  les  limites  de  son  pouvoir. 

Que  va-t-il  résulter  de  là?  Que  tous  les  hommes  ayant  des  droits 
égaux  sur  toutes  choses,  et  les  mêmes  choses  ne  pouvant  appartenir 
à  tous  ni  être  mises  au  service  de  tous,  l'état  naturel  de  l'humanité 
c'est  la  guerre  de  tous  contre  tous.  Dans  ces  conditions  le  droit 
naturel  périt,  et  fait  place  à  son  contraire,  la  force.  Mais  la  force 
est  un  avantage  précaire,  car  nul  n'est  assez  fort  pour  être  assuré 
de  l'emporter  toujours  sur  les  autres.  De  plus,  même  pour  celui  qui 
triomphe,  l'état  de  guerre  est  désastreux,  parce  que  la  nécessité  de 
lutter  toujours  ne  lui  permet  pas  de  jouir  jamais.  Il  faut  donc  à  tout 
prix  trouver  l'état  de  paix.  Pour  cela  il  n'y  a  qu'un  moyen,  c'est  que 
l'individu  renonce  au  droit  absolu  qu'il  a  sur  toutes  choses,  puisque 
c'est  de  l'exercice  de  ce  droit  que  vient  la  guerre.  Toutefois,  pour 
qu'un  pareil  sacrifice  soit  possible,  il  faut  que  tous  le  fassent 
ensemble;  autrement,  ceux  qui  y  consentiraient  se  livreraient  sans 
■défense  aux  autres  qui  auraient  gardé  leur  liberté.  Mais  au  profit  de 


702  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

qui  se  fera  cette  renonciation?  Au  profit  du  souverain  ou  de  l'État. 
Le  souverain,  qu'il  soit  un  prince,  ou  une  assemblée,  ou  la  multitude 
elle-même,  possède  nécessairement  sur  les  sujets  un  pouvoir  absolu; 
attendu  que  seul  il  est  resté  dans  l'état  de  nature,  et  que  l'état  de 
nature  ne  comporte  aucune  limitation  au  droit  de  chacun  à  user  de 
toutes  choses  pour  son  avantage  personnel.  Ainsi,  du  moment  où 
l'État  est  constitué,  le  souverain  seul  ayant  gardé  les  droits  pri- 
mordiaux, les  droits  des  sujets  les  uns  à  l'égard  des  autres  et  à 
l'égard  de  l'État  ne  peuvent  être  que  des  droits  conventionnels,  ceux 
que  le  souverain  leur  accorde,  et  qu'il  leur  accorde,  naturellement, 
pour  son  avantage  à  lui,  et  non  pas  pour  le  leur. 

Cependant  les  droits  naturels,  même  après  la  constitution  de 
l'État,  n'ont  pas  entièrement  disparu,  parce  qu'il  en  est  que  l'indi- 
vidu ne  peut  aliéner.  Par  exemple,  l'individu  peut  bien  reconnaître 
à  l'État  le  pouvoir  de  lui  prescrire  ce  qu'il  doit  faire  et  ce  qu'il  doit 
éviter,  en  déterminant  ce  qui  est  juste  et  ce  qui  est  injuste;  il  peut 
bien  accepter  de  ne  rien  posséder  absolument,  et  de  ne  tenir  que  de 
la  volonté  du  souverain  les  objets  dont  il  a  la  jouissance.  Mais,  si  le 
souverain  lui  ordonne  de  se  tuer,  il  a  le  droit  de  ne  pas  obéir;  si  le 
souverain  ordonne  de  le  tuer,  il  a  le  droit  de  se  défendre.  Car  il  est 
clair  qu'ayant  constitué  la  souveraineté  en  vue  de  sa  conservation 
personnelle,  il  a  excepté  de  ce  qu'il  livrait  au  souverain  sa  propre 
vie.  A  plus  forte  raison  encore  a-t-il  le  droit  de  se  refuser  à  tout  ce 
qui  lui  paraîtrait  plus  dur  que  la  mort  même.  Et  le  droit  de  défense, 
est  le  même,  que  l'on  soit  coupable  ou  innocent;  car  la  loi  naturelle 
veut  que  chacun  défende  sa  vie  envers  et  contre  tous. 

Cette  théorie  est  originale,  assurément.  Il  n'est  pas  un  critique 
qui  n'en  ait  admiré  la  dialectique  puissante.  Mais  est-elle  vraie? 
Ceci  est  une  autre  question.  Nous  allons  montrer  d'abord  qu'elle 
pèche  par  la  base,  que  la  maxime  fondamentale  sur  laquelle  elle 
repose  est  inadmissible. 

Si  le  phénoménisme  était  la  vérité,  si  nous  n'avions  point  de  fond, 
étant  tout  en  surface,  il  est  certain  que  la  loi  d'existence  ferait  les 
hommes  irréductiblement  ennemis  les  uns  des  autres  et  ennemis  de 
tous  les  autres  êtres,  comme  le  veut  Hobbes;  car  c'est  la  caracté- 
ristique la  plus  essentielle  de  l'ordre  phénoménal  que  les  choses  s'y 
opposent  et  s'y  excluent  entre  elles;  et  l'on  sait  que  ce  qu'il  y  a  de 
plus  phénoménal  au  monde,  étant  le  plus  dépouillé  d'attributs  qua- 
litatifs, à  savoir  l'étendue  pure,  se  définit  précisément  par  l'oppo- 


CH.  DUNAN.  —  i.i;s  piuNCiPKs  mohaix  du   droit.  703 

silion  des  parties  et  l'impénétrabilité  radicale  :  partes  cxlra  partes. 
Mais,  du  moment  où  l'on  admet  que  nos  existences  ont  un  fond 
substantiel,  il  en  est  autrement;  car,  ce  fond  étant  nécessairement 
commun,  et  d'autant  plus  commun  ((u'il  est  plus  fond,  c'est-à-dire 
qu'il  est  plus  nous-mêmes,  la  multiplicité  des  êtres  devient  conci- 
liable  avec  l'unité  de  la  création,  et  l'antagonisme  de  nos  appétits 
avec  la  solidarité  de  nos  destinées. 

En  d'autres  termes,  Ilobbes,  cédant  au  penchant  matérialiste  de 
son  esprit,  à  ce  penchant  qui  fait  voir  à  tant  de  philosophes  dans  le 
corps  vivant  la  matière  brute  seule,  dans  la  matière  brute  l'étendue 
pure,  et  dans  l'étendue  et  ses  combinaisons  un  simple  terrain 
d'application  des  lois  les  plus  abstraites  de  la  logique,  Hobbes, 
disons-nous,  réduit  les  tendances  de  l'homme  à  une  tendance 
unique,  la  plus  élémentaire  de  toutes,  le  besoin  d'être  et  de  vivre, 
sans  rien  de  plus;  et  il  ne  prend  pas  garde  qu'à  dépouiller  ainsi 
l'être  et  la  vie  de  toute  forme,  de  toute  détermination  qualitative,  il 
en  fait  de  pures  abstractions  et  des  concepts  vides.  S'il  était  resté 
dans  le  concret;  s'il  avait  vu  que  vivre  n'est  rien,  qu'un  mot;  que 
l'essentiel  est  la  manière  dont  on  vit  et  le  degré  d'intensité  dont  la 
vie  est  susceptible,  il  n'eût  jamais  pensé  que  nous  ne  puissions  vivre 
qu'à  la  condition  de  nous  dévorer  les  uns  les  autres.  Il  est  très  vrai 
que  dans  l'ordre  des  fonctions  inférieures  c'est  la  lutte  qui  est  la  loi 
de  l'homme,  mais  dans  celui  des  fonctions  supérieures  c'est  l'har- 
monie et  c'est  l'amour.  Par  ce  qu'il  y  a  en  lui  d'animalité  l'homme 
est  naturellement  l'ennemi  de  l'homme,  de  même  que  les  animaux 
sont  naturellement  ennemis  les  uns  des  autres  :  honio  homini  lupus, 
selon  le  mot  de  Hobbes.  Et  comme  les  passions  animales  sont  celles 
de  l'homme  primitif;  comme,  au  point  où  en  est  arrivée  l'évolution 
de  notre  espèce,  la  vie  animale  est  encore  en  nous  la  vie  prédomi- 
nante, il  n'est  pas  surprenant  que  jusqu'à  présent  l'histoire  du 
genre  humain  ne  soit  guère  qu'un  long  tissu  de  luttes  farouches 
entre  des  égoïsmes  déchaînés  les  uns  contre  les  autres.  Mais  un  jour 
viendra  où  l'homme,  ayant  réalisé  plus  complètement  sa  nature 
idéale,  qui  est  aussi  sa  vraie  nature,  recherchera  moins  ce  qui  en 
lui  satisfait  la  bête,  et  davantage  ce  qui  satisfait  l'homme.  Alors 
son  amour  de  la  domination,  sans  disparaître,  aura  changé  d'objet 
et  de  forme.  Il  voudra  toujours  régner,  mais  régner  sur  ce  qu'il  y  a 
en  ses  semblables  de  plus  vraiment  humain,  l'intelligence  et  le  cœur. 
Or  l'intelligence  et  le  cœur  ne  se  conquièrent  point  par  la  violence  : 


704  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

ils  appartiennent  à  celui-là  seul  à  qui  ils  se  sont  librement  donnés. 
La  forme  la  plus  haute  de  la  suprématie  sur  les  hommes,  et  celle 
par  là-même  qui  nous  paraîtrait  la  plus  désirahle  si  nous  savions 
comprendre,  la  suprématie  de  la  vertu  et  du  génie,  est  donc  aussi  la 
moins  oppressive  de  toutes;  ou  plutôt  elle  est  tout  le  contraire  d'une 
oppression,  car,  pour  dominer  les  hommes  de  cette  manière-là,  il 
faut  travailler  à  les  rendre  de  plus  en  plus  capables  d'aimer  le  bien 
et  la  vérité,  et,  par  conséquent,  se  mettre  à  leur  service.  C'est 
pourquoi,  si  la  maxime  de  Hobbes  est  vraie  à  l'égard  de  l'homme 
animal,  elle  est  radicalement  fausse  à  l'égard  de  l'homme  vraiment 
homme.  Plus  nous  avons  placé  haut  notre  idéal  de  bonheur,  plus  il 
apparaît  clairement  à  notre  intelligence  que  nous  ne  pouvons  le 
réaliser  que  dans  et  par  le  bonheur  d'autrui. 

Du  reste,  ce  n'est  pas  seulement  la  raison  métaphysique,  c'est 
encore  l'expérience,  et  sous  sa  forme  la  plus  vulgaire,  qui  proclame 
la  solidarité  universelle.  Il  est  clair  que  nous  ne  pouvons  nous  élever 
qu'à  la  condition  de  nous  appuyer  sur  quelque  chose.  Mais,  si  pour 
être  nous-mêmes,  nous  avons  besoin  des  autres  êtres,  nous  avons 
besoin  également  qu-^  ces  autres  êtres  aient  une  existence  aussi 
pleine  et  parfaite  que  possible;  car  quelle  valeur  auront-ils  pour 
nous  s'ils  ne  sont  rien  et  ne  peuvent  rien?  L'égoïsme,  qui  ne  pense 
qu'à  soi,  et  qui  se  sacrifierait  volontiers  toute  la  nature,  est  donc 
une  sorte  de  contradiction  vivante,  puisque  son  triomphe  complet, 
s'il  était  possible,  serait  aussi  sa  ruine  complète.  L'orgueil,  qui  veut 
régner  quand  même,  fût-ce  sur  des  cadavres,  et  qui,  précisément, 
pour  mieux  assurer  sa  domination,  s'efforce  de  réduire  à  l'état  de 
cadavre  tout  ce  qui  l'entoure,  est  une  aberration,  parce  que  sur  des 
cadavres  on  ne  règne  pas.  Sans  doute  l'exercice  d'une  puissance 
sans  frein  donne  des  jouissances  intenses  à  l'orgueil  et  à  la  colère; 
mais  ces  victoires  à  la  Pyrrhus  ne  coûtent  plus  cher  à  personne  qu'à 
ceux  qui  les  remportent.  Dominer  n'est  pas  tout  dans  la  vie;  et  si 
le  mot  de  César  dans  les  Alpes  se  comprend  comme  affirmation 
hautaine  de  l'ambition  dont  César  était  dévoré,  en  soi  il  est  absurde. 
Il  vaut  mieux  être  simple  citoyen  d'un  État  civilisé  que  souverain 
d'une  peuplade  barbare.  Un  bourgeois  d'aujourd'hui  a  plus  de  sécu- 
rité pour  sa  vie  et  ses  biens,  plus  de  confort  dans  sa  maison,  plus 
de  jouissances  intellectuelles  et  artistiques,  une  existence  plus 
heureuse  enfin  qu'un  puissant  baron  du  moyen  âge.  Vivre  et  laisser 
vivre,  l'un  des  deux  implique  l'autre,  et  la  vie,  d'une  manière  gêné- 


CH.    DUNAN.    I.liS    l'IUM.lPKS    MOHALX    DU    DIUJIT,  705 

raie,  est  pour  nous  d'autant  meilleure  que  l'on  vit  mieux  autour  de 
nous. 

Ce  qui  est  vrai  des  individus  l'est  encore  des  nations.  Jalouser, 
opprimer,  mauvaise  politique.  Du  reste  il  est  des  circonstances  où 
l'on  peut  être  obligé  par  les  nécessités  de  la  défense  à  rendre  le 
mal  pour  le  mal.  Quand  vous  avez  afl'aire  à  des  voisins  dont  l'idéal 
est  encore  inférieur,  et  (pii,  pour  grossir  les  sources  où  s'alimente 
leur  vie  matérielle,  ne  songent  qu'à  tarir  celles  où  vous  puisez  la 
vôtre,  vous  êtes  bien  forcé  de  descendre  sur  le  terrain  où  ils  vous 
appellent  à  la  lutte,  et  de  les  combattre  avec  leurs  propres  armes. 
Car  la  vie  matérielle  passe  avant  la  vie  supérieure,  en  ce  sens  qu'elle 
est  la  condition  de  cette  dernière  :  primum  vivere.  Mais,  tant  que 
son  existence  ni  son  indépendance  ne  sont  menacées,  un  peuple  a 
intérêt  à  la  prospérité  de  ses  voisins,  et  nullement  à  leur  ruine. 
Dans  l'ordre  économique,  intellectuel,  moral,  est-ce  que  nous  serions 
ce  que  nous  sommes  si  nous  vivions  entourés  de  hordes  sauvages? 

Ainsi  la  solidarité  est  partout;  c'est  la  loi  fondamentale  de  toute 
existence.  Ma  destinée  ne  peut  s'accomplir  parfaitement  sans  que 
s'accomplisse  parfaitement  la  destinée,  non  seulement  de  tous  les 
hommes,  mais  encore  de  tous  les  autres  êtres.  Il  n'est  donc  pas  vrai 
que  l'état  de  guerre  soit  l'état  naturel  de  l'humanité.  Au  contraire,  la 
sagesse  nous  commande  de  désirer  le  plein  épanouissement  de  toutes 
puissances  de  la  personne  humaine  chez  nos  semblables  aussi  bien 
que  chez  nous-mêmes. 

Si  le  principe  de  Hobbes  est  faux,  il  est  à  croire  que  la  théorie 
édifiée  sur  ce  principe  manquera  de  solidité.  Nous  allons  voir  en 
effet  qu'ayant  pour  objet  d'expliquer  la  nature  du  droit  elle  n'aboutit 
qu'à  le  nier. 

Considérons  d'abord  l'état  de  nature.  A  l'état  de  nature  l'homme 
est,  selon  Hobbes,  une  brute  qui  ne  pense  pas,  qui  n'a  que  des 
appétits,  et  qui  les  satisfait  dans  la  mesure  de  sa  force.  Peut-on 
vraiment  appeler  droit  n/tlurel,  comme  le  fait  Hobbes,  l'absence  de 
contrainte  morale  avec  laquelle  l'homme,  dans  cet  état,  pourvoit  à 
ses  besoins  et  satisfait  ses  désirs  autant  que  le  lui  permettent  les 
lois  de  la  nature  et  sa  vigueur  physique  en  lutte  contre  celle  de  ses 
semblables?  Autant  vaudrait  dire  que  l'obus  lancé  par  le  canon  de 
marine  a  droit  à  parcourir  l'espace  avec  toute  la  vitesse  que  lui 
donne  la  force  propulsive  de  la  poudre,  diminuée  de  ce  que  lui  en 
ont  fait  perdre  la  pesanteur  et  la  résistance  de  l'air,  et  droit  aussi  à 


706  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

percer  la  plaque  de  blindage  si  celle-ci  n'offre  pas  une  résistance 
suffisante.  Dans  ce  que  Hobbes  appelle  l'état  de  nature  il  est  impos- 
sible de  voir  autre  chose  qu'un  conflit  de  forces  brutes,  où  les  plus 
puissantes  l'emportent  nécessairement  sur  les  plus  faibles,  en  vertu 
de  lois  qui  ne  sont  que  des  lois  mécaniques  ou  qui  se  réduisent  aux 
lois  mécaniques.  Il  n'y  a  rien  là,  évidemment,  qui  donne  lieu  à  l'in- 
tervention d'une  idée  morale  quelconque. 

En  réalité,  l'état  de  nature  ainsi  compris  n'est  qu'une  fiction. 
L'homme  est  homme,  et  non  pas  animal,  même  à  l'état  de  nature, 
et  Hobbes  ne  l'a  jamais  entendu  autrement.  Mais  peu  importe.  Nous 
transposons  ici  la  thèse  de  notre  auteur  pour  la  commodité  de  la 
discussion,  mais  sans  la  dénaturer  en  aucune  manière.  Voyons 
maintenant  si  le  droit,  qui  n'a  aucune  place  dans  les  relations 
humaines  à  l'état  de  nature,  va  en  prendre  une  à  l'état  social. 

L'homme,  même  primitif,  est  capable  de  penser  et  de  réfléchir, 
c'est  entendu.  Mais,  remarquons-le  bien,  dans  la  doctrine  de 
Hobbes,  la  pensée  et  la  réflexion  sont  toujours,  chez  lui,  au  service 
exclusif  des  appétits  et  des  passions.  Toutes  ses  volontés  particu- 
lières, sous  leur  diversité  apparente,  ont  un  objectif  immuable, 
se  conserver  et  jouir;  et  à  l'action  de  ce  motif  fondamental  il  est 
impossible  qu'aucun  motif  différent,  qui  serait  nécessairement  un 
motif  contraire,  vienne  jamais  mêler  la  sienne.  Voici  dès  lors  quel 
rùle  est  réservé  à  l'intelligence  dans  la  vie  humaine.  Au  lieu  d'aller 
droit  devant  lui,  comme  va  l'obus  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure, 
et  comme  aussi  va  l'animal,  l'homme,  afin  de  mieux  atteindre  son 
but,  prend  souvent  des  chemins  de  traverse.  H  sait  que  la  force  bru- 
tale n'est  rien  si  elle  n'est  dirigée,  et  qu'elle  peut  être  aisément 
vaincue  par  la  faiblesse  appuyée  sur  la  ruse.  H  ruse  donc  avec  la 
nature,  avec  ses  semblables,  avec  toutes  choses.  Et,  parmi  les  ruses 
dont  il  se  sert,  les  plus  savantes,  les  meilleures,  sont  les  contrats, 
d'une  manière  générale,  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  mieux  qu'un 
contrat  pour  s'assurer  sans  péril  et  sans  peine  un  maximum  de 
résultat  utile,  mais  surtout  ce  contrat  qui  dépasse  tous  les  autres  en 
étendue  et  en  efficacité,  et  qu'on  peut  considérer  comme  le  chef- 
d'œuvre  de  son  industrie,  le  contrat  par  lequel  il  constitue  l'État. 

Mais  si  l'État  n'est  ainsi,  en  définitive,  dans  la  pensée  de  Hobbes, 
qu'une  ruse,  la  plus  perfectionnée  des  ruses  qu'a  su  inventer  le  génie 
de  l'homme  pour  assurer  sa  sécurité  et  son  bonheur,  dans  quel 
esprit  vivrons-nous  la  vie  sociale?  Évidemment,  dans  un  esprit  de 


CH.  DUNAN.  —  Li£S  Piu>;cn'i:s  moh.vux  ul   duoh.  '01 

ruse  et  de  lutte,  non  plus  ouverte  mais  sournoise,  contre  tous  nos 
semblables.  Hobbes  ne  l'entend  pas  de  cette  façon.  11  veut,  et  c'est 
une  inconséquence  qui  étonne  chez  un  raisonneur  généralement  si 
exact,  que  nous  fassions  avec  nos  voisins  une  paix  non  pas  seule- 
ment apparente,  mais  réelle;  que  nous  respections  les  contrats,  non 
pas  seulement  quand  nous  y  sommes  contraints,  mais  toujours,  et 
avec  une  sincérité  entière.  Et  quelle  raison  allégue-t-il  pour  cela? 
C'est  que,  si  les  conventions  n'étaient  pas  respectées,  la  renonciation 
de  chacun  au  droit  naturel  qu'il  a  sur  toutes  choses  serait  vaine. 
Violer  une  convention  ce  serait  à  la  fois  vouloir  et  ne  vouloir  pas  la 
paix,  ce  qui  est  contradictoire.  L'injustice  n'est  au  fond  qu'une  absur- 
dité, mais  c'en  est  une.  C'est  donc  sur  la  logique  que  Hobbes  compte 
pour  nous  faire  passer  de  l'état  exclusivement  passionnel  à  l'état 
moral.  Peut-on  admettre  sérieusement  que  la  logique  ait  une  telle 
vertu?  11  faut  avouer  que  la  doctrine  de  Hobbes  est  ici  à  la  fois  bien 
incertaine  et  bien  extraordinaire.  Il  est  des  moments  où  il  semble 
qu'il  voie  dans  la  logique  un  frein  capable  de  contenir  les  appétits 
et  les  passions;  des  moments  où  cet  homme,  si  profondément  ennemi 
du  mysticisme  moral  des  doctrines  qui  nous  présentent  la  jus- 
tice et  le  droit  comme  des  absolus,  paraît  s'abandonner  lui-même 
à  un  mysticisme  logique  qui  lui  rend  sacré,  moralement  en  quelque 
sorte,  le  principe  de  contradiction  :  tant  il  est  vrai  qu'il  est  plus 
facile  de  nier  les  lois  fondamentales  de  la  pensée  et  de  la  vie  que 
d'y  échapper!  Mais  cette  manière  de  considérer  les  choses  est  en  soi 
tellement  insoutenable,  et  en  définitive,  tellement  opposée  au  génie 
propre  de  Hobbes,  qu'il  ne  s'y  arrête  pas  un  seul  instant,  et  que  de 
suite  il  revient  à  ses  principes,  lesquels  ne  lui  permettent  de  donner 
pour  mobile  à  la  volonté  que  l'intérêt  seul  ;  de  sorte  que  la  puissance 
de  la  logique  n'est  si  grande  en  l'espèce  que  parce  que  le  langage 
qu'elle  tient  est  celui  de  l'intérêt  même.  Sa  thèse,  par  là,  à  la  vérité, 
redevient  cohérente,  mais  aussi  l'objection  que  tout  à  l'heure  nous 
formulions  contre  elle  reprend  toute  sa  force  :  si  l'intérêt  et  la  néces- 
sité, —  nécessité  effectivement  contraignante,  ou  nécessité  purement 
morale  résultant  de  la  crainte  d'un  châtiment,  peu  importe  —  sont 
les  seuls  motifs  qui  puissent  décider  l'individu  à  respecter  les  con- 
trats, comment  comprendre  qu'un  régime  de  paix,  non  pas  seulement 
apparente  mais  réelle,  puisse  s'établir  parmi  les  hommes?  Là  où 
chacun  veut  avoir  tout  ce  dont  il  peut  s'emparer  soit  par  la  force 
soit  par  la  ruse,  et  le  veut  sans  autres  limites  à  ses  prétentions  que 


708  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

celles  de  sa  puissance,  sans  égard  à  d'autres  considérations  que 
celle  des  dommages  auxquels  il  s'expose  en  les  faisant  valoir,  est-ce 
l'état  de  paix  qui  règne,  ou  bien  est-ce  l'état  de  guerre? 

Mais,  dira  Hobbes,  s'il  est  vrai  que  la  crainte  ou  l'intérêt  seuls 
puissent  imposera  l'individu  le  respect  des  conventions  passées  par 
lui  avec  d'autres  individus,  il  n'en  est  pas  de  même  à  l'égard  du 
contrat  constitutif  de  l'État.  Cette  lutte  sourde,  qui  existe  entre  mes 
concitoyens  et  moi  au  sein  de  l'Etat,  ne  saurait  exister  entre  moi  et 
l'État  lui-même,  puisque  triompher  de  l'État  ce  serait  le  détruire,  et 
qu'avant  tout  j'ai  besoin  qu'il  subsiste.  Ce  raisonnement  serait  juste 
si  le  contrat  de  renonciation  qui  lie  tous  les  sujets  entre  eux,  et  sur 
lequel  repose  la  toute-puissance  du  souverain,  était  un  absolu, 
un  bloc  indivisible,  dont  il  fût  impossible  de  détacher  la  moindre 
partie  sans  l'anéantir  entièrement.  Mais  on  ne  peut  pas  faire  ainsi  de 
l'État  une  entité  métaphysique,  qui  est  ou  n'est  pas,  et  dont  la  con- 
sistance ne  comporte  pas  de  degrés.  C'est,  au  contraire,  une  chose 
humaine,  donc  relative  et  variable,  que  je  puis  vouloir  d'une  manière 
générale  sans  être  disposé  à  faire,  pour  ma  part,  tout  ce  qu'il  est 
nécessaire  que  nous  fassions,  mes  cocontractants  et  moi,  pour  lui 
donner  sa  perfection  idéale.  Et  si  je  n'y  suis  pas  disposé,  c'est  pour 
deux  raisons  faciles  à  comprendre.  La  première  c'est  que  je  vois 
avec  clarté  que,  dans  une  multitude  de  cas,  l'avantage  que  je  reti- 
rerai d'un  manquement  à  mes  engagements  compensera  largement 
l'inconvénient  d'une  atteinte  portée  à  l'ordre  social,  assez  solide 
d'ailleurs  pour  pouvoir  y  résister.  La  seconde  c'est  que,  si  je  gar- 
dais au  pacte  social  une  fidélité  absolue,  je  ferais  un  marché  de 
dupe,  parce  que  cette  fidélité  n'a  son  effet  qu'à  la  condition  d'être 
observée  par  tous,  et  je  sais  fort  bien  qu'elle  ne  l'est  pas  et  ne  le  sera 
jamais.  Donc  je  puis  sans  être  absurde,  —  et  même  c'est  à  agir 
auh"ement  qu'il  y  aurait  absurdité,  —  violer  à  tout  moment  le  con- 
trat social  aussi  bien  que  les  contrats  particuliers,  pourvu  que  je 
puisse  le  faire  impunément.  Si  je  m'y  soumets,  c'est  par  calcul.  La 
constitution  de  l'État  a  été  pour  moi  une  ruse,  l'obéissance  que  je 
lui  donne  est  une  ruse  encore,  l'un  des  moyens  dont  j'use  pour 
me  conserver,  et  pour  tirer  le  meilleur  parti  possible  de  ce  que  j'ai 
de  forces  physiques  et  intellectuelles.  Mais  c'est  un  moyen  qui, 
comme  tous  les  moyens,  ne  vaut  que  pour  les  résultats  qu'il  pro- 
cure, et  qu'à  tout  moment  je  dois  être  disposé  à  sacrifier  à  la  fin 
pour    laquelle   il    sert.    Ainsi,   sous   les    apparences  d'un    citoyen 


CH.  DUNAN.   —  i.Ks   piUNciPKs  Mur.Arx  du   mton.  TOt) 

soumis  aux  lois,  je  suis  un  révollé,  un  ennemi  des  lois  que  je  veux 
détruire,  non  pas  en  elles-mêmes,  mais  dans  leur  action  en  ce  qui  • 
me  concerne.  Je  suis  en  guerre  contre  TÉtat  tout  autant  et  de  la 
même  manière  que  contre  les  autres  hommes,  usant  contre  lui, 
aussi  bien  que  contre  eux,  de  toutes  les  ressources  dont  je  dis|)ose, 
et  ne  cédant  jamais  que  sous  la  pression  de  la  force  ou  sous  celle  de 
la  peur. 

On  le  voit,  c'est  en  vain  (jue  Holibes  oppose  l'un  à  l'autre  comme 
deux  contraires  l'état  de  nature  et  l'état  social.  De  ces  deux  états, 
à  les  entendre  comme  il  les  entend,  le  second  est  un  prolongement 
et  un  perfectionnement  du  premier;  il  n'en  est  pas  spécifiquement 
différent.  Comme  le  premier,  c'est  un  état  de  guerre  de  tous  contre 
tous,  guerre  sourde  qu'on  ne  voit  pas,  parce  qu'elle  est  surtout  une 
hostilité  latente,  mais  guerre  réelle,  comme  est  la  guerre  perma- 
nente que  se  font  les  nations,  alors  même  qu'elles  se  disent  et 
qu'elles  se  croient  en  paix;  guerre  des  citoyens  entre  eux,  que 
couvre  d'une  apparence  de  justice  et  de  concorde  l'intervention  de 
l'Etat;  guerre  des  sujets  contre  le  souverain  et  du  souverain  contre 
les  sujets,  qui  éclaterait  à  tout  instant  en  conflits  violents,  si  la  peur 
la  lassitude  de  la  lutte,  l'incertitude  de  l'avenir,  n'imposaient  d'un  côté 
la  soumission,  de  l'autre  la  modération.  Ainsi  l'homme  reste,  en 
dépit  des  dénégations  de  Hobbes,  à  l'étal  social  comme  à  l'état  de 
nature,  «  un  loup  pour  l'homme  »  ;  c'est-à-dire  que  la  loi  de  la  vie 
c'est  la  lutte  pour  la  satisfaction  des  appétits  personnels,  lutte  sans 
trêve,  que  ne  peuvent  tempérer  ni  la  pitié  pour  la  souffrance,  iii  le 
respect  pour  la  personnalité  d'autrui. 

Que  devient  le  droit  dans  ces  conditions?  Nous  l'avons  dit  déjà  : 
là  où  l'appétit  impose  et  règle  seul  les  actions  humaines,  là  où  la 
force  est  l'unique  arbitre  des  compétitions  que  la  passion  ou  le  besoin 
font  naître  entre  les  individus,  il  ne  peut  y  avoir  aucune  place  pour 
un  droit  naturel,  parce  que  la  notion  d'un  tel  droit  suppose  chez 
l'homme  qui  agit  l'idée  d'une  certaine  légitimité  morale  de  son 
action,  tout  à  fait  indépendante  du  motif  intéressé  qui  le  pousse 
à  l'accomplir.  Mais,  si  le  droit  naturel  disparait,  n'en  peut-il  pas 
exister  un  autre?  Hobbes,  sur  ce  point,  commet  encore  une  grave 
inconséquence.  11  prétend  garder  le  droit  naturel,  inhérent  selon  lui 
à  la  condition  de  l'homme  en  l'état  de  nature;  et  à  ce  droit  naturel 
il  juxtapose  un  droit  différent  propre  à  l'homme  social,  uniquement 
fondé  sur  la  convention  et  sur  la  loi,  et,  par  conséquent,  absolument 

Rev.  meta.  t.  IX.  —  1901.  48 


710  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

hétérogène  au  premier;  c'est-à-dire  qu'il  donne  îe  même  nom  à  deux 
•  choses  qui  n'ont  rien  de  commun  l'une  avec  l'autre,  comme  s'il 
voulait  créer  une  confusion  qu'au  contraire,  dans  l'intérêt  de  la 
clarté  et  de  la  logique,  il  importe  au  plus  haut  point  de  dissiper.  La 
vérité  est  que  le  droit  naturel  exclut  le  droit  légal,  en  tant  du  moins 
que  celui-ci  a  la  prétention  de  se  dégager  de  toutes  entraves  à 
l'égard  du  droit  naturel  pour  n'exprimer  que  la  seule  volonté  du 
législateur,  et  réciproquement.  Donc  entre  les  deux  il  faut  choisir. 
Hobbes  ne  choisit  pas;  il  prend  ;i  la  fois  le  droit  naturel  et  le  droit 
légal,  et,  sans  voir  qu'ils  sont  l'antithèse  l'un  de  l'autre  si  l'on  en 
fait  deux  absolus,  il  les  pose  comme  inconditionnellement  vrais  l'un 
en  face  de  l'autre.  C'est,  nous  l'avons  dit,  une  faute  de  logique  évi- 
dente; mais  passons  là-dessus.  On  vient  de  voir  que  le  droit  naturel 
entendu  comme  l'entend  Hobbes  est  une  fiction  à  laquelle  il  est 
impossible  de  prêter  la  moindre  réalité,  un  mot  auquel  il  est  impos- 
sible de  donner  aucun  sens.  Voyons  maintenant  si  la  thèse  du  droit 
légal  pur  est  une  thèse  qui  puisse  mieux  se  soutenir  '. 

A  cette  thèse  on  peut  objecter  d'abord  qu'elle  ne  donne  pas  satis- 
faction aux  exigences  de  la  conscience  humaine.  Si  l'homme  se  pas- 
sionne comme  il  le  fait  pour  l'idée  du  droit,  s'il  y  voit  un  idéal  dont 
il  faut  que  les  législations  positives  s'inspirent  et  qu'elles  doivent 
par-dessus  tout  s'efîorcer  de  faire  passer  dans  les  faits,  c'est,  évi- 
demment, qu'il  voit  dans  le  droit  autre  chose  que  l'expression  des 
volontés  du  législateur.  Hobbes,  Spinoza,  Proudhon,  tous  ceux  qui 
ne  croient  qu'au  droit  légal,  répondront-ils  qu'en  cela  l'homme  se 
trompe?  Hs  le  peuvent  sans  doute;  mais,  quoique  cette  réponse  soit 
difficile  à  réfuter  dialectiquement,  il  est  certain  qu'elle  paraîtra 
irrecevable  à  l'immense  majorité  des  hommes.  Et  c'est  là  contre  la 
thèse  une  présomption  dont  le  poids  est  énorme;  parce  que  l'expé- 


1.  L'idée  que  c'est  la  loi  seule  qui  fait  le  droit,  que  le  souverain  en  cette 
matière  peut  tout  se  permettre,  la  liberté  de  son  initiative  n'étant  limitée  que 
par  la  considération  de  son  intérêt,  est  une  idée  qui  n'appartient  pas  en  propre 
à  Hobbes,  ni  aux  empiristes  d'une  manière  générale;  on  la  retrouve  encore 
chez  de  purs  idéalistes  comme  Spinoza.  La  chose,  d'ailleurs,  n'a  pas  lieu  de 
surprendre.  Faire  du  droit  une  vérité  en  soi  c'est  faire  de  l'homme,  au  moins  à 
certains  égards,  un  être  inviolable  et  sacré,  intangible  pour  toute  créature 
raisonnable,  intangible  en  quelque  sorte  pour  Dieu  même,  en  un  mot  un  absolu, 
et  rien  n'est  plus  contraire  aux  principes  du  déterminisme  universel  que  pro- 
fesse Spinoza.  11  s'en  faut  d'ailleurs  que  ce  point  soit  toujours  bien  compris. 
Quantité  de  personnes  qui  tiennent  le  déterminisme  universel  pour  une  vérité 
incontestable,  comprennent  le  droit  comme  le  sens  commun,  et  pas  du  tout 
comme  Spinoza. 


CH.   DUNAN.    —    I.KS    1>RI>CI[>ES    MORAUX    DU    DROIT.  711 

rience  des  choses  de  la  pensée  que  nous  ont  apportée  les  siècles 
montre  qu'il  faut  avoir  plus  de  confiance  aux  instincts  profonds 
de  l'humanité  qu'aux  raisonnements  des  philosophes,  surtout 
lorsque,  comme  c'est  ici  le  cas,  ces  instincts  sont  des  sentiments 
que  le  progrès  de  la  civilisation  tend  à  fortifier  en  nous,  et  qu'il 
nous  rend  en  même  temps  de  plus  en  plus  chers.  Mais,  s'il  y  a  là  une 
présomption  très  forte,  il  parait  difficile  d'y  voir  une  raison  pro- 
prement démonstrative. 

Voici  qui  paraîtra  peut  être  plus  décisif.  Outre  la  considération  de 
son  intérêt  personnel  il  est  une  restriction  à  la  toute-puissance  du 
législateur  que  Hobbes  ne  saurait  méconnaître,  et  qu'en  effet  il  ne 
méconnaît  pas,  ce  sont  les  lois  de  la  nature  extérieure.  «  La  Chambre 
des  Communes  peut  tout,  excepté  changer  un  homme  en  femme  », 
disent  plaisamment  les  Anglais.  S'il  existe  des  nécessités  matérielles, 
pourquoi  n'existerait-il  pas  des  nécessités  morales  tout  aussi  inéluc- 
tables? Les  premières  se  voient  ou  plutôt  se  sentent,  parce  qu'elles 
sont  contraignantes,  les  autres,  non;  mais  celles-ci  sont  contrai- 
gnantes aussi  à  leur  manière,  pour  la  raison.  Hobbes  ne  voit  dans 
la  raison  que  la  fonction  logique,  l'aptitude  à  raisonner  juste  en 
demeurant  constamment  d'accord  avec  les  principes  que  l'on  a  posés, 
et  c'est  en  effet  la  seule  conception  de  la  raison  que  comporte  son 
matérialisme,  de  même  que  l'idéalisme  absolu  de  Descartes.  Mais  la 
raison  est  tout  autre  chose  que  la  faculté  abstraite  et  vide  de  suivre 
les  combinaisons  d'un  inerte  mécanisme  d'atomes  ou  d'idées.  La 
raison  est  concrète  et  vivante.  Aussi  appartient-elle  à  l'ordre,  non  de 
la  quantité,  mais  de  la  qualité,  c'est-à-dire  à  l'ordre  moral.  Dès  lors 
les  vraies  nécessités  pour  elle  sont  morales  également,  et  non  plus 
toutes  du  même  degré,  comme  les  nécessités  logiques,  mais  de 
degrés  différents,  et  formant  une  hiérarchie  dont  le  sommet  s'élève 
à  mesure  qu'elle  même  se  développe  et  réalise  de  plus  en  plus  son 
essence  :  nécessités  d'autant  plus  impératives  qu'elles  sont  plus 
hautes,  plus  vraiment  morales,  plus  éloignées,  par  conséquent,  de  la 
pure  nécessité  logique.  Sans  doute,  Hobbes,  partant  de  cette  idée  émi- 
nemment matérialiste  que  la  première  de  nos  tendances,  celle  d'où 
dérivent  toutes  les  autres,  c'est  la  tendance  à  la  conservation,  non 
pas  à  la  conservation  de  notre  nature  à  son  degré  le  plus  élevé  de 
richesse  et  de  complexité,  mais,  au  contraire,  à  son  degré  le  plus 
infime,  à  ce  degré  évanouissant  où,  comme  l'a  dit  Hegel,  l'être  tend  à 
se   confondre   avec  le   néant,  Hobbes,  disons-nous,  était   fondé    à 


712  '  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    EIDE    MORALE. 

refuser  à  l'idée  du  droit  tout  contenu  moral,  tout  caractère  d'absolu, 
pour  en  faire  un  simple  jeu  des  passions  humaines.  Mais  cette  con- 
ception du  droit  est,  nous  le  répétons,  liée  à  son  matérialisme,  et  doit 
disparaître  avec  lui. 

A  ces  objections  d'ordre  spéculatif  on   en  peut  ajouter  d'autres 
d'ordre  pratique. 

-  Nous  disions  tout  à  l'heure  que,  dans  la  doctrine  de  Hobbes, 
même  à  l'état  social  et  sous  le  régime  des  contrats,  l'homme  demeure 
l'ennemi  de  l'homme,  et  le  citoyen  l'ennemi  de  l'État,  que  cepen- 
dant il  a  fondé,  et  qu'il  prétend  vouloir  maintenir.  Mais,  dans  de 
telles  conditions,  la  vie  en  société  est-elle  encore  possible?  Si  le  seul 
frein  qui  puisse  empêcher  les  plus  forts  d'opprimer  les  plus  faibles 
est  la  crainte  de  l'État,  l'État  sera-t-il  capable,  malgré  l'énormité 
extravagante  de  son  autorité  et  de  sa  puissance,  de  contenir,  dans  la 
mesure  du  minimum  indispensable  d'ordre  et  de  paix  sociale,  les 
appétits  déchaînés  les  uns  contre  les  autres?  On  est  généralement 
d'accord  pour  penser  qu'une  société  ne  peut  subsister  à  moins  que 
l'immense  majorité  des  individus  qui  la  composent  ne  soit  formée 
de  gens  paisibles,  amis  de  l'ordre  et  se  soumettant  aux  lois  d'eux- 
mêmes,  sans  contrainte.  Mais  si,  en  vertu  de  la  loi  de  l'égoïsme 
universel  et  absolu,  les  perturbateurs  du  repos  public  deviennent,  en 
fait,  légion;  si  les  seuls  citoyens  qui  s'opposent  à  l'injustice  sont 
ceux  qui  craignent  d'en  pâtir,  comment  l'État  viendra-t-il  à  bout  de 
réprimer  toutes  les  tentatives  criminelles  par  lesquelles  son  exis- 
tence est  menacée?  A  cela,  il  est  vrai,  Hobbes  pourrait  répondre  que 
si,  comme  le  veut  notre  raisonnement,  l'individu  est  l'ennemi  de 
l'État  en  tant  que  l'État  fait  obstacle  à  son  injustice  personnelle,  il 
est  au  contraire  l'allié  de  l'État  en  tant  que  l'État  fait  obstacle  à 
l'injustice  d'autrui;  de  sorte  qu'à  l'injustice  de  chaque  sujet  l'État 
peut  opposer  la  force  que  lui  donnent  l'assentiment  et  le  concours 
de  tous  les  autres.  Mais  cette  réponse  est  plus  spécieuse  que 
solide,  attendu  qu'il  faudra  compter  avec  les  coalitions  d'intérêts 
privés,  toujours  fort  peu  soucieux  des  périls  qu'ils  peuvent  faire 
courir  à  l'État;  et  nous  voyons  assez,  dans  nos  sociétés  modernes, 
à  quel  degré  formidable  de  puissance  de  pareilles  coalitions  peuvent 
atteindre.  Ainsi  l'État  même  n'est  possible  qu'à  la  condition  que 
dans  la  conscience  de  l'individu  l'amour  naturel  de  soi  trouve  sa 
contre-partie  dans  le  respect  inné,  de  la  personne  d'autrui,  c'est-à- 
dire  qu'il  existe  une  autre  source  du  droit  que  la  loi  positive. 


CH.   DUNAN.    —    m:s    IMUNCIPKS    MORAUX    DU    DKOIT.  '13 


III 

Ainsi  la  philosophie  empirique  est  impuissante  à  nous  fournir  la 
solution  du  problème  du  droit;  et  il  n'y  a  rien  lÎKjui  puisse  étonner, 
car  cette  philosophie,  par  nature,  ne  connaît  que  les  faits;  or  il  est 
clair  que  des  faits,  c'est-à-dire  de  ce  qui  est,  on  ne  peut  pas  tirer  la 
notion  du  droit,  c'cst-à-dirc  de  ce  qui  doit  être.  C'est  donc  aux 
principes  de  la  philosophie  contraire,  ridéalismc,  que  nous  devons 
demander  cette  solution  :  ce  qui  veut  dire  ([uo  le  droit  ne  peut  être 
cju'nne  idée,  et  une  idée  nécessaire,  non  pas  de  cette  nécessité  con- 
ditionnelle, propre  aux  choses  de  l'expérience,  qui  fait  qu'un  phé- 
nomène apparaît  inévitablement  lorsque  toutes  les  conditions  des- 
quelles il  dépend  sont  données,  mais  d'une  nécessité  absolue, 
antérieure  à  l'expérience,  supérieure  à  Tordre  purement  mathéma- 
tique et  logique  auquel  se  ramènent  en  dernière  analyse  les  lois  de 
la  nature,  et  par  conséquent  morale. 

Cette  nécessité  supérieure  et  l'expérience  ne  peuvent  cependant 
pas  constituer  comme  deux  mondes  radicalement  étrangers  l'un  à 
l'autre.  II  faut  que  la  nécessité  morale  s'exprime  dans  les  îaits;  car 
que  serait-ce  qu'une  nécessité  qui,  demeurant  à  l'état  d'idée  pure, 
ne  nécessiterait  rien?  Et,  d'autre  part,  l'expérience  ne  se  conçoit  que 
soumise  à  une  vérité  d'ordre  transcendant;  autrement  il  faut  dire  que 
la  nature  se  suffît  à  elle-même,  qu'elle  est  tout,  qu'elle  est  l'absolu; 
ce  qui  est  absurde,  puisque  la  nécessité  conditionnelle,  la  seule  que 
la  nature  reconnaisse  dans  cette  hypothèse,  peut  bien  déterminer  en 
fonction  les  uns  des  autres  les  phénomènes  qui  la  composent,  mais 
ne  suffit  pas  à  la  poser  dans  son  ensemble.  Du  reste  il  est  impossible 
que  les  faits  expriment  jamais  intégralement  l'idée,  parce  que  la 
nature  entièrement  spiritualisée  ne  serait  plus  nature  mais  esprit.  Et 
ce  ne  serait  pas  la  nature  seule  qui  alors  disparaîtrait,  ce  serait 
encore  l'esprit  lui-même,  puisque,  encore  une  fois,  la  nécessité 
morale  a  besoin  de  trouver  dans  l'expérience  un  terrain  d'application. 
L'esprit  suppose  donc  la  nature  comme  la  nature  l'esprit.  En  défini- 
tive, l'esprit  et  la  nature  sont  deux  contraires,  irréductibles  l'un  à 
l'autre,  et  vivant  l'un  par  l'autre,  comme  tous  les  contraires;  avec 
cette  différence  pourtant  que  l'esprit,  étant  l'absolu,  subsiste  en  soi 
et  par  soi,  tandis  que  la  nature,  qui  n'est  pas  l'absolu,  quoiqu'elle 
veuille  l'être,  et  que  d'ailleurs  cette  prétention  la  constitue  à  l'état 


714  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

de  révolte  permanente  contre  l'esprit,  ne  subsiste  que  dans  et  par 
l'esprit. 

Le  droit  donc  est  une  idée,  mais  ce  n'est  pas  une  idée  pure,  puis- 
que c'est  une  idée  qui  veut  trouver  sa  réalisation  dans  les  faits.  Cette 
réalisation  n'est  possible,  évidemment,  qu'à  la  condition  que  l'idée 
du  droit  ait  action  sur  la  nature.  Toutefois  son  empire  ne  saurait 
s'étendre  à  la  nature  totale.  Comme  elle  est  une  idée,  le  point  d'ap- 
plication de  sa  force  est  nécessairement  une  conscience,  et  non  pas 
une  conscience  quelconque,  mais  une  conscience  parvenue  à  l'état 
rationnel.  Par  conséquent,  chez  tout  ce  qui  en  est  resté  à  la  vie 
sensitive,  chez  tout  ce  qui  est  nature  sans  être  esprit,  les  fins  de 
l'esprit  sont  non  avenues,  et  les  relations  s'établissent  uniquement 
selon  l'ordre  de  la  nature.  Et  même,  comme  ces  êtres  supérieurs 
auxquels  est  réservé  le  privilège  de  la  raison,  et  qu'on  appelle  des 
personnes,  ne  sont  raison  et  esprit  qu'au  sommet  de  leur  être,  à  ce 
point  culminant  par  où  se  fait  leur  union  avec  l'être  absolu,  et  d'ail- 
leurs plongent  les  racines  de  leur  existence  physique  jusque  dans 
les  couches  les  plus  profondes  de  l'infrastructure  universelle  aussi 
bien  que  les  créatures  les  plus  infimes,  ce  qu'il  y  a  en  eux  de  vie 
inférieure  les  met  en  rapports  avec  d'autres  êtres  arrêtés  au  même 
niveau,  et  ces  rapports  encore  sont  régis  exclusivement  par  la  loi  de 
nature;  de  sorte  que  l'homme  traite  les  animaux  comme  les  animaux 
se  traitent  entre  eux  et  comme  ils  le  traitent  lui-même,  les  dominant 
par  la  force,  et  se  servant  d'eux  pour  ses  besoins,  sans  avoir  égard 
aux  leurs,  sinon  dans  les  limites  où  son  intérêt  le  lui  commande. 
C'est  donc  seulement  dans  les  rapports  des  personnes  entre  elles  que 
l'idée  du  droit  intervient,  avec  une  puissance  d'autant  plus  grande 
que  les  personnes  ont  moins  de  vie  animale  et  plus  de  vie  raison- 
nable. 

Mais  comment  comprendre  le  triomphe  au  moins  partiel  que  l'es- 
prit remporte  ainsi  sur  la  nature,  si,  comme  nous  venons  de  le  dire, 
la  nature  est  réfractaire  par  essence?  C'est  que  la  nature  est  antino- 
mique en  elle-même,  étant  en  quelque  sorte  à  la  fois  elle-même  et 
son  contraire.  En  tant  que  s'opposant  à  l'esprit,  elle  apparaît  comme 
un  pur  principe  de  division  et  de  discorde.  Considérée  en  soi,  elle 
apparaît  comme  aspirant  à  l'unité  et  à  l'être  :  et,  de  fait,  il  faut  bien 
qu'elle  soit  être  et  unité  en  dépit  d'elle-même,  sous  peine  de  se 
réduire  au  néant.  Je  veux  être  l'absolu,  et  c'est  une  aberration, 
puisque  je  ne  puis   pas,  moi,   être  l'absolu;    mais  c'est   aussi  une 


CH.    DUNAN.    LES    PRINCIPES    MÛHALX    1)1;    DROIT.  7ir. 

vérité,  puisqu'en  cherchant  l'absolu  je  suis  évidemment  dans  l'ordre. 
C'est  parce  qu'il  y  a  dans  la  nature  de  vouloir  être  et  d'être  véritable 
que  l'esprit  a  prise  sur  elle.  Il  ne  s'agit  que  de  la  conduire  là  où  elle 
veut  aller,  à  la  perfection,  au  bonheur,  à  l'absolu,  mais  de  l'y  con- 
duire par  un  chemin  qu'elle  ignore,  dont  elle  se  détourne  avec  hor- 
reur, et  qui  pourtant  est  le  seul  véritable,  le  chemin  de  la  perfection 
en  Dieu  et  par  Dieu,  et  non  plus  en  soi  ni  par  soi.  Ainsi  l'assujettis- 
sement de  la  nature  à  l'esprit  est  possible,  et,  s'il  est  possible,  il  faut 
qu'il  soit. 

Considéré  du  point  de  vue  de  l'esprit,  le  droit  est  unité  et  iden- 
tité en  Dieu  de  tous  les  êtres  raisonnables;  considéré  du  p(jint  de  vue 
de  la  nature,  il  est  diversité,  mais  égalité  des  personnes  devant  la 
conscience  humaine.  Cette  base,  toute  métaphysique  et  morale,  de 
la  doctrine  d'égalité  est  bien  souvent  méconnue.  On  veut  aujour- 
d'hui, et  l'on  n'a  pas  tort,  faire  de  l'égalité  des  hommes  le  fonde- 
ment de  toute  la  science  sociale  ;  mais  plusieurs  croient  trouver  dans 
l'expérierce  et  dans  la  nature  seules  la  justification  du  principe 
d'égalité.  La  vérité  est,  au  contraire,  que,  pour  fonder  rationnelle- 
ment le  dogme  de  l'égalité,  il  est  nécessaire  de  s'élever  au-dessus  de 
la  nature  jusqu'à  la  sphère  supérieure  de  la  nécessité  selon  l'esprit. 
Pour  toute  doctrine  de  pur  naturalisme  il  n'est  qu'une  conception 
possible  des  rapports  primordiaux  des  hommes  entre  eux,  c'est  celle 
de  Hobbes;  et  l'homme,  dans  cette  conception,  n'est  pas  plus  l'égal 
de  l'homme  que  le  mouton  n'est  l'égal  du  loup. 

Quiconque  ne  veut  pas  sortir  de  l'ordre  naturel  est  condamné  par 
la  logique  à  nier  le  droit  en  niant  l'égalité  morale  des  personnes. 
C'est  ce  que  Renan  avait  bien  vu,  lorsqu'après  Aristote  donnant  au 
Grec  le  droit  d'asservir  le  Barbare  à  cause  de  l'infériorité  naturelle 
de  celui-ci,  il  soutenait  que  toute  l'humanité  n'est  faite  que  pour 
s'épanouir  en  quelques  personnes;  que  Tégalité  des  droits  primor- 
diaux attribuée  à  tous  les  hommes  est  «  l'antipode  des  voies  de  Dieu, 
Dieu  n'ayant  pas  voulu  que  tous  vécussent  au  même  degré  la  vie 
de  l'esprit  «;  que  «  la  nature  à  tous  les  degrés  a  pour  fin  unique 
d'obtenir  un  résultat  supérieur  par  le  sacrifice  d'individualités  infé- 
rieures »;  et  qu'enfin  «  le  grand  nombre  doit  penser  et  jouir  par 
procuration...  quelques-uns  vivant  pour  tous  :  si  l'on  veut  changer 
quelque  chose  à  cet  ordre  personne  ne  vivra  »  '.  Ces  théories  ont 

1.  Dialogues  philosop/ngites,  passim. 


7d6  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

soulevé  l'indignation  de  l'école  démocratique  :  elles  s'imposent  pour- 
tant du  moment  où  Ton  rejette  la  métaphysique  pour  s'en  tenir  à  la 
science,  la  raison  pour  s'en  tenir  à  l'intelligence.  Le  principe  aris- 
tocratique est  la  loi  universelle  de  la  nature;  il  faut  donc  qu'il  s'ap- 
plique à  l'homme  comme  à  tous  les  êtres,  à  moins  que  chez  l'homme 
l'application  n'en  soit  contrariée  et  limitée  par  un  principe  différent. 
Nous  avons  essayé  de  montrer  comment  la  raison,  en  effet,  rend 
toutes  les  personnes  parfaitement  égales  entre  elles  en  tant  que 
personnes.  Nos  explications  pourront  paraître  insuffisantes,  mais 
quiconque  comprendra  le  problème  reconnaîtra  que  la  voie  que 
nous  avons  suivie  pour  en  chercher  la  solution  était  la  seule  qui  pût 
conduire  au  but. 

IV 

Ainsi  le  droit  n'est  pas  une  chose,  c'est  une  idée.  Ne  le  cherchez 
pas  parmi  les  attributs  de  la  personne  humaine  comme  si  c'était  un 
fait  au  même  titre  que  le  langage  ou  le  raisonnement;  vous  le 
chercheriez  dans  la  nature  où  il  ne  peut  être.  Il  appartient  à  l'ordre 
moral,  et  rien  de  ce  qui  est  moral  ne  fait  partie  des  choses  qui  sont, 
au  sens  que  l'expérience  donne  à  ce  mot.  Le  droit  donc  n'est  pas, 
mais  il  veut  être;  c'est-à-dire  qu'il  veut  passer  dans  les  faits  en 
pliant  à  ses  lois  nos  volontés  rebelles.  Pour  cela  deux  conditions 
sont  nécessaires  :  d'abord  qu'il  se  précise  et  se  détermine  en  prenant 
pour  chaque  individu  un  contour  aussi  arrêté  que  possible;  car  c'est 
un  caractère  essentiel  de  l'expérience  que  les  choses  y  sont  exté- 
rieures les  unes  aux  autres,  et  par  conséquent  délimitées  les  unes 
par  les  autres;  ensuite,  qu'il  rencontre  dans  le  monde  des  faits  une 
force  doublée  d'intelligence  qui  veuille  bien  l'appuyer,  et  qui  ait  la 
puissance  suftîsante  pour  le  faire  triompher. 

Que  le  droit  prenne  corps  dans  l'expérience  de  sorte  que  telle 
personne  puisse  moralement  exiger  de  telle  autre  ou  lui  interdire 
telle  action  déterminée,  cela  suppose  une  législation,  A  l'image  du 
droit  premier  et  fondamental,  qu'on  appelle  ordinairement  droit 
naturel,  et  qu'il  vaudrait  mieux  peut-être  appeler  droit  idéal,  la 
législation  crée  donc  un  droit  immédiatement  applicable  aux  rela- 
tions de  la  vie  sociale,  et  qu'on  appelle  droit  positif.  Celui-ci  est 
encore  idéal  par  un  certain  côté,  parce  qu'il  est  un  devoir  être  en 
tant  qu'il  commande  à  nos  volontés  sans  les  contraindre;  mais  en 
soi,  et  considéré  à  part  des  applications  qui  en  sont  faites,  nous 


CH.    DUNAN.    —    l.LS    IMUNCll'LS    MOHALX    DU    DllOlT.  711 

voulons  dire  considéré  en  tant  que  prescription  d'un  législateur,  il 
est  un  fait  réel.  Or  le  réel  ne  saurait  être  adéquat  à  l'idéal.  Le  droit 
absolu  est  donc  à  la  fois  impossible  à  concevoir  et  impossible  à 
réaliser:  c'est  pourquoi  la  parfaite  justice  est  inaccessible.  Non  pas 
que  le  législateur  ne  puisse  formuler  des  maximes  d'ime  généralité 
et  d'une  vérité  absolues,  comme,  par  exemple,  qu'on  ne  peut  ni  voler 
ni  tuer,  sauf  le  cas  de  légitime  défense;  mais  ces  maximes,  juste- 
ment parce  qu'elles  sont  générales,  ne  représentent  qu'une  justice 
abstraite,  la  justice  selon  l'entendement,  laquelle  est  à  la  justice 
concrète,  la  vraie,  ce  que  sont  nos  concepts  généraux  aux  objets 
particuliers,  beaucoup  plus  réels  qu'eux,  et  seuls  vraiment  réels, 
quoiqu'en  aient  dit  certains  interprètes  infidèles  de  la  doctrine  de 
Platon. 

Du  reste,  au-desous  de  cette  justice  idéale  et  inaccessible  il  en  est 
une  autre,  qui  seule  est  obligatoire  pour  nous  :  c'est  celle  que  nous 
nous  donnons  à  nous-mêmes  en  formulant  les  lois  selon  les  lumières 
de  notre  raison  finie,  la  justice  positive.  Celle-ci  est  naturellement 
progressive  comme  la  conscience  morale  de  l'homme. 

Reste  à  savoir  d'où  vient  la  législation  et  comment  elle  s'établit. 
On  peut  dire,  car,  théoriquement  au  moins,  la  chose  est  vraie,  que 
la  première  législation  vient  de  la  conscience  individuelle.  C'est 
ainsi  que,  hors  de  l'État,  ou  même  dans  l'Ktat,  en  présence  de  quel- 
qu'un de  ces  cas  innombrables  que  le  code  n'a  pu  prévoir  ni  régler, 
nous  créons  la  législation  nous-mêmes,  et  faisons  le  départ  de  ce 
que  nous  devons  à  autrui  et  de  ce  qu'il  nous  doit.  Quelquefois  aussi 
le  droit  se  fonde  sur  des  contrats.  Nous  convenons  entre  nous  que 
vous  irez  jusqu'ici,  et  qu'au  delà  le  terrain  m'appartiendra;  cfUe 
vous  ferez  telle  chose,  et  que  je  vous  paierai  telle  somme,  etc.  La 
législation  est  alors  particulière  et  concrète  comme  dans  le  cas 
précédent,  et  les  principes  en  sont  les  mêmes,  avec  cette  seule  dif- 
férence qu'elle  est  créée  non  plus  par  une  seule,  mais  par  deux  ou 
plusieurs  volontés  individuelles  d'accord  entre  elles.  Cette  justice 
antérieure  à  la  loi  écrite  c'est  la  justice  de  l'Age  d'or  :  Aurea  prima 
sala  est  ;i'tas...  justice  parfaite,  en  ce  qu'elle  est  adéquate  à  la  con- 
science humaine,  et  que,  de  plus,  étant  d'une  absolue  souplesse,  elle 
est  essentiellement  équité,  justice  à  laquelle  il  faudrait  se  tenir  si 
les  passions  avaient  moins  d'empire  sur  l'homme.  Mais  l'expérience 
a  montré  qu'il  y  aurait  trop  de  dangers  à  laisser  l'homme  juge  en  sa 
propre  cause.  Quant  aux  contrats,  ils  sont  d'un  usage  restreint, 


718  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

parce  qu'il  n'y  a  pas  toujours  entente  entre  les  individus;  sans 
compter  que  la  fourberie,  l'intimidation,  mille  autres  causes  en  font 
souvent  tout  autre  chose  que  des  expressions  de  la  justice.  Du  reste 
il  ne  suffirait  pas  que  des  contrats  fussent  passés  si  rien  n'existait 
qui  pût  assurer  leur  exécution.  Il  est  donc  nécessaire  pour  que  le 
droit  soit  respecté  parmi  les  hommes,  du  moins  autant  qu'il  est 
nécessaire  à  la  conservation  de  la  vie  sociale,  qu'une  autorité  inter- 
vienne pour  fixer,  en  dehors  des  individus,  les  pouvoirs  et  les  obli- 
gations de  chacun,  c'est-à-dire  pour  formuler  des  lois;  et  il  faut  de 
plus  que  cette  autorité  soit  armée  d'une  puissance  matérielle  suffi- 
sante pour  pouvoir  imposer  à  tous  le  respect  de  ses  décisions. 

Cette  autorité  législative  c'est  d'abord  celle  de  la  société.  Le  fonc- 
tionnement social,  de  lui-même,  engendre  des  coutumes,  que  les 
particuliers  sont  forcés  de  respecter,  et  qui  par  là  prennent  le  carac- 
tère de  véritables  lois.  La  coutume  est  généralement  une  forme  de 
législation  très  bonne,  parce  qu'étant  née  spontanément  des  besoins 
d'une  société,  et  s'étant  établie  par  un  accord  tacite  des  volontés, 
elle  court  aussi  peu  risque  que  possible  d'être  oppressive  ou  injuste. 
Mais  elle  a  l'inconvénient  de  n'embrasser  qu'une  partie  restreinte 
des  relations  juridiques,  et  aussi  celui  d'être  locale,  par  conséquent 
de  varier  d'une  région  à  une  autre.  C'est  pourquoi,  dans  les  pays 
fortement  centralisés,  et  où  l'État  a  acquis  un  certain  degré  de  cohé- 
sion et  de  puissance,  on  ne  laisse  régir  par  la  coutume  que  ce  qui  se 
rapporte  à  des  usages  locaux  ;  mais  pour  tout  ce  qui  est  d'ordre  géné- 
ral, les  pouvoirs  publics  substituent  aux  coutumes  diverses  et  non 
écrites  un  ensemble  de  prescriptions  législatives  qui  devront  être 
appliquées  uniformément  dans  le  pays  tout  entier.  En  formulant 
ainsi  les  lois  l'État  substitue  à  l'équité  idéale  une  justice  stricte, 
moins  parfaite  en  soi,  mais  d'une  application  plus  sûre  et  plus  effi- 
cace. Cette  justice  stricte,  par  cela  seul  qu'elle  est  générale,  laisse 
forcément  dans  une  indétermination  au  moins  partielle  une  multi- 
tude de  cas  particuliers,  de  sorte  qu'elle  est  incapable  d'éteindre 
complètement  la  guerre  entre  les  hommes;  mais  ce  qu'elle  en  laisse 
subsister  n'est  plus  un  péril  grave  pour  l'ordre  social.  Quant  aux 
nations,  qui  n'ont  pas  au-dessus  d'elles,  comme  les  individus,  l'au- 
torité d'un  État  pour  les  contraindre  à  vivre  en  paix  et  à  respecter 
la  justice,  elles  en  sont  encore  au  régime  de  l'Age  d'or,  sauf  certaines 
conventions  internationales,  qui  d'ailleurs  ne  les  obligent  que  dans 
la  mesure  où  elles  veulent  bien  s'y  soumettre. 


CH.    DUNAN.    I.KS    l'HINCIPKS    MORAUX    DU    DROIT.  119 

L'intervention  de  l'État  dans  la  détermination  des  droits  des  indi- 
vidus, outre  qu'elle  est  nécessaire,  puisqu'on  dehors  des  individus 
il  est  la  seule  autorité  humaine  à  laquelle  il  soit  possible  de  faire 
appel,  ne  présente  que  des  avantages.  Cette  intervention  est  la  plus 
désintéressée,  et  par  suite  la  plus  juste  qui  puisse  exister,  puis- 
qu'elle ne  tend  qu'à  la  vie  sociale,  qui  est  pour  l'homme,  non  un 
accident  ni  un  caprice,  mais  une  exigence  de  la  raison,  et  que  si 
l'État  vient  à  prévariquer,  en  cherchant  autre  chose  que  la  justice, 
il  en  est  puni  par  sa  propre  dissolution.  Puis  l'État  peut  mettre  au 
service  du  droit  une  force  irrésistible,  ce  dont  nul  autre  pouvoir  ne 
serait  capable,  et  cela  encore  est  considérable.  11  n'est  pas  jusqu'à  la 
rigidité  même  de  ses  lois  qui  ne  trouve  son  correctif  dans  la  latitude 
laissée  aux  magistrats  de  juger  selon  leur  conscience,  en  comblant 
par  leurs  décisions  les  lacunes  de  la  loi. 

Ainsi  l'office  de  la  puissance  publique  consiste,  non  pas  à  créer  le 
droit  de  toutes  pièces,  en  le  tirant  pour  ainsi  dire  du  néant,  mais 
seulement  à  donner  une  forme,  la  forme  du  défini  et  du  délimité,  à 
la  matière  indécise  et  vague  que  lui  fournissent  à  la  fois  la  nature 
et  la  raison.  Du  reste  il  n'est  pas  inexact  de  dire  que  cet  acte  de 
délimitation  est  proprement  un  acte  de  création.  Tant  que  la  loi 
n'est  pas  intervenue  il  n'y  a  pas  de  droit,  parce  qu'un  droit  indéter- 
miné n'est  pas  un  droit,  de  même  qu'une  grandeur  indéterminée 
n'est  pas  une  grandeur,  et  que,  d'une  manière  générale,  une  chose 
indéterminée  n'est  pas  une  chose'.  H  existe  sans  doute  des  droits 
qui  paraissent,  et  qui  sont  en  effet,  antérieurs  et  supérieurs  à  toutes 
les  législations,  puisque  toutes  les  législations  les  consacrent;  mais 
ce  sont  des  droits  très  généraux,  et  par  eux-mêmes  très  indéterminés, 
comme  le  droit  de  défendre  en  cas  d'attaque  sa  vie,  son  bien,  son 
honneur.  Quant  aux  droits  particuliers  et  déterminés,  comme  ceux 
qui  règlent  les  successions,  les  rapports  entre  propriétaires  d'im- 
meubles, etc.,  ils  supposent  toujours  soit  une  décision  législative, 
soit  au  moins  un  usage  ayant  force  de  loi.  Et  l'exercice  même  des 
droits  les  plus  généraux  a  besoin  d'être  réglementé  par  le  seul  fait 
qu'il  entre  dans  la  pratique.  Par  exemple,  la  conscience  et  la  loi 
vous  reconnaissent  le  droit  de  tuer  s'il  est  nécessaire  pour  défendre 
votre  vie  :  mais  si  vous  ne  risquez  qu'une  blessure?  On  vous  recon- 

1.  Et  c'est  une  nouvelle  raison  à  l'appui  de  ce  que  nous  disions  plus  haut  que 
les  animaux  n'ont  pas  de  droits.  Les  animaux  n'ont  pas  de  droits  parce  qu'ils 
ne  font  pas  partie  de  l'État. 


720  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

naîtra  encore  ce  même  droit  pour  la  défense  de  votre  bien  :  mais  s'il 
ne  s'agit  que  de  vingt-cinq  centimes?  En  fait  la  loi  n'a  pas  établi  de 
prévisions  pour  ces  cas  très  particuliers;  mais  les  tribunaux  jugent 
après  coup,  et  apprécient  la  légitimité  de  l'acte  accompli,  ce  qui 
revient  au  même.  Ainsi  le  droit  peut  être  indépendant  de  la  loi  dans 
son  esprit,  dans  sa  teneur  générale;  mais  sitôt  qu'on  entre  dans  le 
domaine  des  faits,  il  faut  que  la  loi  intervienne.  La  loi  est  nécessaire 
pour  donner  au  droit  la  détermination  sans  laquelle  il  n'est  rien,  du 
moins  rien  de  pratique. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  invoqué  en  faveur  de  l'intervention  de 
l'Etat  dans  la  constitution  des  lois  que  des  raisons  d'utilité;  mais  des 
raisons  d'utilité  ne  sauraient  suffire,  parce  qu'il  est  nécessaire  que 
les  lois  portées  par  la  puissance  publique  obligent  en  conscience  le 
citoyen,  et  que  la  raison  d'utilité  ne  peut  obliger  personne  en  con- 
science. Quant  au  fait  que  cette  puissance  est  seule  capable  de  faire 
plier  toutes  les  résistances  individuelles,  il  y  faut  voir  en  effet  une 
condition  nécessaire  de  la  fonction  qu'elle  s'attribue,  mais  non  pas 
une  condition  suffisante  ;  car,  si  elle  commandait  uniquement  au  nom 
de  la  force,  c'est  par  la  force  seule  qu'elle  pourrait  imposer  ses 
décrets;  et  alors  on  reviendrait  à  la  doctrine  de  Hobbes.  Ainsi  la 
volonté  du  citoyen  ne  peut  être  contrainte  par  la  loi.  Mais,  si  la 
loi  ne  contraint  pas,  tout  en  restant  efficace,  c'est  donc  qu'elle  est 
acceptée.  Telle  est  effectivement  la  vérité.  Il  existe  chez  chacun  de 
nous  une  volonté  de  vivre  en  société,  antérieure  et  supérieure  à 
toutes  les  volontés  particulières,  laquelle  emporte,  naturellement, 
une  adhésion  du  même  ordre  à  tout  ce  sans  quoi  la  vie  sociale  est 
impossible,  et  spécialement  à  l'existence  de  lois  communes  régissant 
tous  les  citoyens.  Qu'après  cela  une  loi  portée  par  la  puissance 
publique  régulièrement  constituée  et  agissant  suivant  les  principes 
établis  déplaise  à  quelques-uns,  de  sorte  que  l'emploi  de  la  force 
devienne  nécessaire  pour  les  contraindre  à  l'obéissance,  on  peut  dire 
que  malgré  tout  cette  obéissance  est  volontaire,  puisque  voulant  la 
fin,  c'est-à-dire  la  vie  sociale,  et  cela  d'une  manière  inconditionnelle, 
ils  veulent  aussi  les  moyens,  c'est-à-dire  précisément  cette  obéis- 
sance qu'on  est  censé  leur  imposer.  Ainsi  se  réconcilient  l'autorité 
et  la  liberté. 

On  voit  en  même  temps  que  ce  qui  fonde  l'autorité  de  l'État,  et 
par  conséquent  celle  des  lois,  c'est  une  volonté  absolument  générale, 
et  qui  se  retrouve  identiquement  la  même  chez  tous  les  citoyens.  Il 


CH.    DUNAN.    LKS    l'ItlNClPlS    MOItAUX    DU     DllOli,  "21 

-est  vrai  (luaucune  loi  parliciilière  ne  recueille  jamais  pareille  una- 
nimité. Les  décisions,  en  fait,  ne  sont  jamais  prises  qu'a  la  maj(tritc 
des  sufl'rages:  mais  sous  cette  majorité  l'unanimité  se  retrouve, 
parce  que  tout  citoyen  veut  nécessairement  (ju'en  cas  de  divergence 
ce  soit  la  majorité  qui  décide.  C'est  pourquoi  la  souveraineté  réside 
non  seulement  dans  la  nation  comme  corps,  mais  encore,  et  tout 
aussi  intégralement,  dans  chacun  des  membres  qui  la  composent. 
La  souveraineté  de  la  nation  ne  peut  pas  plus  s'imposer  à  l'individu 
que  n'importe  quelle  autre  souveraineté.  Toute  son  autorité  lui  vient 
de  ce  qu'elle  se  confond  avec  la  souveraineté  de  l'individu  même.  Du 
reste,  pour  se  retrouver  tout  entière  dans  chaque  citoyen,  la  stmve- 
raineté  de  la  nation  ne  cesse  pas  d'être  une,  non  plus  que  la  loi 
morale  ne  cesse  d'être  une  par  h;  fait  (lu'elle  a  son  principe  dans  la 
volonté  de  chaque  homme;  car  la  volonté  qui  pose  ainsi  d'un  côté 
la  vie  sociale  avec  ses  exigences  pratic|ues,  de  l'autre  la  loi  morale, 
c'est-à-dire  la  nécessité  de  vivre  rationnellement,  est  une  volonté 
rationnelle,  pure,  et  par  là  même  identique  chez  tous  les  êtres 
raisonnables. 

Cela  étant,  on  comprend  encore  que  la  volonté  pure,  qui  pose  la 
vie  sociale  comme  une  nécessité  inconditionnelle,  et  l'obéissance  aux 
lois  comme  une  condition  de  la  vie  sociale,  comporte  pourtant  des 
limites  à  cette  obéissance;  car,  si  la  vie  sociale  est  rendue  impos- 
sible par  le  refus  de  soumission  des  citoyens  aux  lois,  elle  peut  ne 
l'être  pas  moins  par  les  lois  elles-mêmes;  de  sorte  que  le  citoyen  est 
appelé  à  juger,  et  à  juger  en  dernier  ressort,  du  parti  qu'il  doit 
prendre  pour  essayer  de  sauver  malgré  tout  l'institution  sociale.  De 
là  le  droit  d'insurrection.  Théoriquement  le  droit  d'insurrection  est 
incontestable.  En  fait  il  est  extrêmement  rare  qu'il  puisse  s'exercer 
légitimement,  parce  qu'il  est  Vullhna  niiio,  et  que  jamais  on  ne  peut 
dire  que  toutes  les  voies  pacifiques  ont  été  épuisées,  et  qu'il  ne  reste 
plus  d'espoir  d'obtenir  justice. 


Contenir  les  passions  humaines,  contraindre  les  hommes  au 
respect  de  la  justice  et  assurer  le  règne  du  droit,  voilà  la  raison 
d'être  et  la  fonction  de  l'État,  La  justice  imparfaite,  à  laquelle  seule 
il  est  permis  à  l'homme  de  prétendre,  ne  se  réalise  que  par  l'État, 
—  sauf  les  cas  où,  comme  nous  l'avons  dit,  la  conscience  individuelle 


"22  lltlVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

se  fait  elle-même  législatrice,  et  impose  à  la  volonté  ses  décisions  — 
et,  d'autre  part,  on  peut  dire  que  T'État  n'existe  que  pour  la  justice. 
C'est  pourquoi  la  doctrine  anarcliique,  qui  veut  la  dissolution  de 
l'Etat  par  l'anéantissement  de  toute  autorité,  ne  peut-être  considérée, 
quelle  que  soit  la  sincérité  de  certains  de  ses  partisans,  que  comme 
une  criminelle  folie.  Au  sein  de  l'État,  et  grâce  à  l'action  qu'il 
exerce,  la  paix  règne  parmi  les  hommes. 

La  paix  pourtant  n'est  pas  universelle,  parce  que  le  domaine  de 
l'État  ne  l'est  pas.  Deux  sortes  de  relations  demeurent  en  dehors  : 
d'abord  ces  relations  d'individu  à  individu  que  la  législation  n'a  pu 
prévoir,  ou  du  moins  qu'elle  ne  peut  régir,  et  ensuite,  d'une  manière 
générale,  les  relations  des  différentes  nations  entre  elles.  Alors  c'est 
la  guerre.  Ce  qui  constitue  la  guerre  ce  n'est  pas  la  violence  ouverte, 
c'est  le  fait  que  deux  individus  ou  deux  peuples  ont  sur  un  même 
objet  des  prétentions  contradictoires,  et  cherchent  à  les  faire  pré- 
valoir, sans  se  soucier  d'observer  la  justice,  et  sans  que  personne 
puisse  la  leur  imposer.  Ce  dernier  point  est  capital.  Ainsi  deux  indi- 
vidus qui  ont  une  contestation  devant  les  tribunaux  de  leur  pays, 
et  qui  emploient  l'un  contre  l'autre  des  moyens  même  déloyaux, 
vivent  cependant  à  l'état  de  paix,  parce  qu'il  y  a  au-dessus  d'eux 
une  autorité  pour  juger  leur  différend  et  les  contraindre  à  subir  ce 
qu'elle  déclare  être  la  justice;  tandis  que  deux  nations  en  lutte  l'une 
contre  l'autre  sont  en  état  de  guerre,  même  s'il  est  certain  qu'elles 
n'en  viendront  point  aux  mains,  parce  que  chacune  d'elles  n'a  pour 
modérateur  dans  la  lutte  que  la  considération  de  sa  force  ou  celle  de 
son  intérêt. 

Laisser,  de  parti  pris,  subsister  la  guerre  entre  les  individus 
paraîtrait  insensé;  Hegel  veut  la  laisser  subsister  entre  les  nations, 
sous  prétexte  que,  dans  la  guerre,  les  meilleurs  finissent  nécessai- 
rement par  l'emporter,  et  qu'ainsi  se  réalise  le  progrès  continu  de 
notre  espèce.  Cette  solution,  d'un  si  serein  optimisme,  pourrait  bien 
être  contredite  par  l'expérience.  Il  n'est  pas  du  tout  certain  que 
dans  les  luttes  entre  nations  les  qualités  physiques,  intellectuelles, 
morales  les  plus  excellentes  doivent  toujours  assurer  la  victoire.  Un 
petit  peuple  peut  avoir  beaucoup  plus  de  vertus  qu'un  grand  avec 
lequel  il  se  trouve  en  conflit,  et  néanmoins  périr  écrasé  sous  la 
masse  de  ce  dernier.  Mais  laissons  de  côté  la  question  de  fait,  et 
voyons  la  thèse  au  point  de  vue  purement  spéculatif. 

Les  qualités  qui  doivent  nécessairement  l'emporter  dans  la  guerre, 


CH.  DUNAN.  —  i.i:s  imuncipes  mukaux   dl    dmoit.  723 

suivant  Hegel,  sont  l'intelligence  et  les  qualités  morales  telles  que 
le  courage,  l'endurance,  la  discipline,  etc.  Considérons  d'abord 
l'intelligence.  Que  l'intelligence  soit  l'un  des  facteurs  les  plus  impor- 
tants du  gain  des  batailles,  nul  ne  le  contestera.  Il  est  clair  qu'à  la 
guerre  la  science  de  l'ingénieur  qui  a  créé  l'armement,  l'habileté  du 
stratégislo  qui  commande  les  mouvements  peuvent  beaucoup  pour 
le  succès.  Faisons  abstraction  du  reste,  et  admettons  pour  un 
moment  avec  Hegel  que  cette  science  et  cette  habileté,  là  où  elles 
sont  prééminentes,  assurent  la  victoire.  Ainsi  c'est  la  nation  la  plus 
intelligente  qui  triomphe.  Hegel  ajoute  :  et  cela  est  bon,  parce  que 
son  triomphe  est  celui  de  l'intelligence  même.  Voici  donc  l'intelli- 
gence, qui  d'abord  n'était  qu'un  moyen  pour  la  guerre,  devenue  une 
fin  dont  la  guerre  est  le  moyen  à  son  tour.  Les  rôles  sont  renversés, 
et  ce  renversement  est  un  cercle  vicieux,  à  moins  qu'on  ne  puisse 
prétendre  que  l'intelligence  dont  la  victoire  assure  le  triomphe  n'est 
pas  celle  qui  rend  les  peuples  puissants  à  la  guerre.  Mais  une 
pareille  proposition  est  insoutenable.  Un  mode  d'intelligence  autre 
que  celui  qui  fait  la  supériorité  politique  et  militaire,  s'il  en  existe 
de  tels,  pourra  se  rencontrer  aussi  bien  chez  des  peuples  qui  ne 
possèdent  pas  cette  supériorité  que  chez  des  peuples  qui  la  possèdent, 
et  dans  ce  cas  il  est  condamné  à  l'écrasement.  —  Il  ne  s'agit  pas, 
dira-t-on,  de  développer  un  mode  d'intelligence  différent  de  celui 
qui  fait  la  supériorité  politique  et  militaire,  mais  d'étendre  le 
domaine  de  l'intelhgence  en  général,  dont  l'intelligence  politique  et 
militaire  n'est  qu'une  partie.  L'intelligence  est  bonne  à  tout,  elle 
sert  à  tout,  non  pas  à  la  guerre  seulement;  et,  s'il  est  vrai  que  la 
guerre  assure  la  prééminence  des  nations  ou  des  races  les  plus 
intelligentes  sur  celles  ({ui  le  sont  moins,  c'est  tout  profit  pour 
l'humanité,  non  seulement  au  point  de  vue  de  l'art  de  la  guerre, 
mais  encore  au  point  de  vue  de  l'industrie,  du  commerce,  des  arts 
libéraux,  et  de  toutes  les  manifestations  de  la  pensée  humaine.  — 
Parler  ainsi  c'est  méconnaître  cette  vérité  essentielle  que  nous 
rappelions  tout  à  l'heure,  à  savoir  que  la  guerre  entre  nations  ne  se 
fait  pas  seulement  sur  les  champs  de  bataille,  mais  partout  et 
toujours,  même  en  ce  qu'on  appelle  /emps^/e/>a(.x-.  Les  combinaisons 
stratégiques  du  général  en  chef  pendant  la  campagne  ne  sont  que 
l'un  des  facteurs,  important  à  la  vérité,  du  résultat  final;  mais 
derrière  ce  facteur  il  en  est  une  multitude  d'autres  dont  le  concours 
n'est  pas  moins  nécessaire,  l'armement,  la  puissance  financière,  etc.; 


724  REVDE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

et  derrière  ceux-ci  il  y  en  a  d'autres  encore,  l'activité  industrielle, 
la  puissance  de  production,  le  génie  scientifique,  les  habitudes 
d'épargne;  de  sorte  qu'on  peut  dire  qu'en  l'état  de  guerre,  entendu 
au  sens  large  où  il  faut  l'entendre,  rien  de  bon  et  de  sage  ne  se  fait 
chez  un  peuple,  aussi  bien  dans  la  vie  privée  des  citoyens  que  dans 
la  vie  publique,  qui  ne  tende  à  la  guerre  directement,  bien  que,  le 
plus  souvent,  les  motifs  qu'ont  dans  l'esprit  les  individus,  et  qui  les 
font  agir,  soient  d'une  tout  autre  nature.  —  Mais  ce  sont  précisé- 
ment ces  motifs  qui  donnent  du  prix  à  l'intelhgence  en  dehors  de 
son  utilité  pour  la  guerre.  —  H  y  a  de  cela  en  efTet;  mais,  remar- 
quons-le bien,  si  la  guerre  peut  servir  au  progrès  de  l'intelligence 
humaine,  c'est  uniquement  en  tant  que  cette  intelligence  elle-même 
sert  à  la  guerre,  et  nullement  en  tant  qu'elle  sert  à  d'autres  fins; 
puisque,  manifestement,  la  thèse  de  Hegel  veut  que  la  victoire 
demeure  à  ceux  qui  auront  cherché  dans  l'intelligence,  d'une 
manière  exclusive,  des  éléments  de  puissance  dans  la  guerre.  Ainsi 
notre  proposition  subsiste.  L'intelligence  pour  la  guerre,  la  guerre 
pour  l'intelligence,  les  deux  termes  s'engendrant  dans  un  crescendo 
indéfini,  voilà  au  fond  la  thèse  de  Hegel.  Si  la  guerre  ne  sert  ainsi 
qu'à  faire  progresser  la  guerre,  comment  soutenir  que  la  guerre  est 
un  instrument  de  progrès? 

Ce  que  nous  venons  de  dire  de  l'intelligence  pourrait  se  répéter 
au  sujet  des  qualités  morales.  C'est  le  courage  qui  gagne  les 
batailles,  et  il  faut  s'applaudir  qu'il  en  soit  ainsi,  puisqu'il  est  dans 
l'intérêt  de  la  moralité  que  le  courage  l'emporte  sur  la  lâcheté.  — 
Fort  bien,  mais  qu'est-ce  qui  donne  du  prix  au  courage,  à  votre 
avis?  C'est  qu'il  est  utile  à  la  guerre  :  voilà  la  seule  raison  que  vous 
puissiez  alléguer;  car,  si  le  courage  vaut  pour  autre  chose  que  la 
guerre,  comme  ces  qualités  d'un  autre  ordre  n'ont  point  à  la  guerre 
leur  emploi,  la  guerre  peut  les  anéantir  tout  aussi  bien  que  les 
développer.  Votre  thèse  que  la  guerre  est  le  triomphe  du  courage 
implique  donc  que  par  le  mot  courage  vous  entendez  exclusivement 
l'énergie  qui  gagne  les  batailles,  en  tant  quelle  est  propre  à  les 
gagner;  ce  qui  vous  ramène  au  cercle  vicieux  que  nous  dénoncions 
tout  à  l'heure  au  sujet  de  riiitelligence. 

Considérons  encore  ceci.  Hegel  pose  en  principe  que  c'est  la  vertu 
qui  fait  le  droit  :  cela  revient  à  nier  le  droit  purement  et  simplement. 
La  chose  est  évidente  tant  qu'il  ne  s'agit  que  de  rapports  d'individu 
à  individu.  Voici  un  bien  qui  m'appartient  légitimement  :  parce  que 


CH.    DUNAN.    —    ].E^    PIUNCIPKS    MOKAIX    nu    DROIT.  TSS 

VOUS  êtes  plus  sage,  plus  généreux,  j)lus  tempérant  que  moi,  avez- 
vous  le  droit  de  vous  en  emparer?  Si,  lorsqu'il  s'agit  d'individus,  la 
supériorité,  même  morale,  ne  sufïit  pas  à  conférer  des  droits, 
pourquoi  en  serait-il  autrement  lorsqu'il  s'agit  de  nations?  En  quoi 
les  deux  cas  difTérent-ils  spécillqucment  l'un  de  l'autre? 

—  A  prendre  ainsi  les  choses,  dira-t-on,  vous  entravez  le  progrès, 
parce  que  vous  empêchez  l'élimination  des  moins  bons  sans  laquelle 
rien  n'est  possible.  —  Vous  l'entravez  bien  davantage,  répondrons- 
nous,  en  donnant  pleine  licence  de  tout  faire  aux  plus  forts,  sous 
prétexte  qu'ils  sont  les  plus  forts  par  la  vertu.  Quel  est  le  véritable 
et  seul  progrès  sinon  le  triomphe  de  la  justice?  Au  nombre  de  vos 
vertus  vous  mettez  votre  tempérance;  mais  qu'est-ce  qu'une  tempé- 
rance qui,  s'abstenant  d'alcool,  ne  s'abstient  pas  du  bien  d'autrui? 
L'appellerons-nous  autre  chose  qu'une  pure  hypocrisie? 

En  somme,  il  est  clair  que,  par  l'identification  qu'il  fait  de  la 
vertu  et  de  la  force,  au  moins  chez  les  nations,  Hegel  supprime  la 
vertu.  Sa  thèse  revient  à  celle  de  Hobbes  :  elle  s'y  réduit  sans  y 
rien  ajouter. 

Les  nations  ont  leurs  passions  comme  les  individus.  Ce  qui  con- 
tient les  individus  et  les  contraint  à  la  paix,  à  cette  paix  en  dehors 
de  laquelle  il  n'y  a  de  place  dans  le  monde  que  pour  la  force  brutale, 
c'est  l'Etat.  Pour  contenir  les  nations  il  faut  un  Etat  aussi,  ou  du 
moins  une  institution  qui  en  tienne  lieu,  et  cette  institution  ne 
peut  être  qu'une  entente  entre  les  nations  telle  que,  si  l'une  d'elles 
veut  en  opprimer  une  autre,  elle  trouve  devant  soi  l'opposition 
active  de  tout  le  genre  humain.  Si  nous  n'en  sommes  pas  là  encore, 
il  semble  que  nous  marchions  à  la  réalisation  de  cet  idéal.  Mais, 
pour  l'atteindre,  il  faut  souhaiter  qu'il  ne  se  constitue  pas  sur  la  terre 
de  trop  grands  empires,  assez  forts  pour  pouvoir  braver  l'opposition 
de  beaucoup  d'autres. 

La  guerre  a  du  bon,  disent  certaines  personnes.  —  Oui,  eu  un 
sens.  Il  est  certain,  en  effet,  que  la  guerre,  tout  en  engendrant  une 
multitude  de  maux  et  de  crimes,  développe  chez  les  hommes,  du 
moins  chez  ceux  qui  combattent  pour  une  cause  juste,  le  sentiment 
de  la  justice,  l'esprit  de  dévouement  et  de  sacrifice,  l'amour  de  la 
patrie,  et  tout  cela  est  excellent.  Mais  la  guerre,  en  tant  qu'elle  est 
ce  que  nous  avons  dit,  est  un  mal,  et  rien  qu'un  mal.  Le  maréchal 
de  Moltke  disait  :  «  Si  les  peuples  d'Europe  avaient  devant  eux 
cinquante  années  de  paix  assurée,  le  monde,  par  l'égoïsme  et  par 

Rev.  Meta.  T.  IX.  —   1901.  49 


726  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

tous  les  vices,  retournerait  à  la  barbarie.  »  Le  mot  peut  être  juste 
s'il  s'agit  d'une  paix  imposée  du  dehors,  non  conquise  par  l'effort 
et  sans  caractère  moral.  Mais  la  certitude  de  la  paix  fondée  sur  la 
volonté  qu'on  a  soi-même  de  respecter  la  justice  et  sur  la  connais- 
sance d'une  semblable  volonté  chez  les  autres,  n'a  pas  les  mêmes 
effets;  car,  loin  de  faire  obstacle  à  la  vertu,  elle  la  suppose.  Du 
reste,  la  guerre  n'est  pas  nécessaire  pour  établir  la  prééminence 
des  meilleurs,  il  suffit  de  la  concurrence.  Est-ce  que  le  marchand 
qui  fabrique  le  mieux  ne  vendra  pas  le  mieux  ses  produits?  Est-ce 
que  la  nation  la  plus  savante,  la  plus  morale,  la  plus  sérieuse  n'est 
pas  celle  qui  aura  le  plus  de  chances  de  faire  accepter  ses  idées  au 
dehors  et  d'y  répandre  son  influence?  Même  à  l'état  de  paix,  par 
conséquent,  il  y  a  entre  les  peuples,  comme  entre  les  individus,  une 
lutte  pour  la  vie  qui  oblige  à  agir  et  à  se  défendre;  mais  la  concur- 
rence n'y  prend  pas  le  caractère  de  la  guerre,  parce  que  les  facultés 
actives,  sans  cesser  d'être  hautement  encouragées,  y  sont  contenues 
dans  les  bornes  de  la  justice. 

Quant  à  l'état  de  guerre  existant  entre  les  individus  dans  le 
domaine  des  choses  qui  échappent  à  la  loi,  il  est  impossible  de  le 
faire  disparaître,  parce  qu'il  est  impossible  d'établir  une  législation 
dans  les  cadres  de  laquelle  rentre  toute  la  vie  sociale.  La  solution 
de  ce  problème  est  uniquement  dans  le  progrès  de  la  conscience 
personnelle,  disposant  les  hommes  à  traiter  leurs  semblables  avec 
plus  de  justice  et  de  bienveillance.  D'ailleurs  la  constitution  d'un 
état  de  paix  entre  les  nations  dépend  également  de  ce  même 
progrés.  Aucune  réforme  sérieuse  ne  peut  se  faire  sans  être  imposée 
par  la  conscience  humaine  de  plus  en  plus  éclairée  et  de  plus  en 
plus  exigeante  '. 

COARLES    DlXAN. 


1.  Cet  article  est  un  chapitre  détaché  de  la  troisième  et  dernière  partie  des 
Essais  de  philosophie  générale  qui  va  paraître  prochainement  à  la  librairie 
Delasrave. 


QUELQUES    RÉFLEXIONS 


SUR 


L'IDÉE    DE    JUSTICE     DISTRIBUTIVE' 


La  justice  distributive  peut  être  considérée  soit  comme  une  fonc- 
tion de  la  Société,  c'est-à-dire  de  la  collectivité  humaine  organisée, 
soit  comme  un  devoir  des  individus  :  c'est  ainsi  qu'il  sera  loisible  à 
la  Société  d'établir  entre  ses  membres,  par  l'institution  d'un  certain 
régime  de  la  propriété,  une  certaine  répartition  des  richesses  de 
préférence  à  telle  autre;  et  de  même  il  est  loisible  à  tout  homme  de 
distribuer  à  sa  guise  cette  portion  de  ses  biens  qu'il  ne  consomme 
pas  pour   son   usage  personnel,  ou  encore  d'adopter  telle  ou  telle 

1.  Ces  liéflexio7}s  peuvent  être  considérées  comme  une  sorte  d'appendice  h  notre 
élude  sur  IJutiliic  sociale  de  la  propriété  individuelle  (Paris,  Société  nouvelle  de 
librairie  et  d'édition,  1901).  Dans  cet  ouvrage,  après  avoir  essayé  de  démontrer 
■■  que  la  propriété  ind'ividuelle  porte  en  elle-même  une  cause  de  dommages  et  de 
maux  qui  n"a  pas  d'équivalent  dans  la  propriété  collective,  ([u'il  est  de  l'es- 
sence du  régime  individualiste  de  la  propriété  que  dans  ce  régime  certaines 
déperditions  de  richesse  se  produisent,  très  considérables  au  reste,  tandis  que 
rien  de  pareil  ne  saurait  être  dit  du  régime  collectiviste  »,  et  après  avoir 
indiqué  quelle  est,  du  point  de  vue  que  l'on  nomme  utilitaire,  la  règle  de 
répartition  la  meilleure,  nous  constations  que  les  résultats  de  notre  recherche 
ne  nous  autorisaient  pas  à  proclamer  le  régime  socialiste  préférable  au  régime 
présent  :  «  tout  d'abord,  disions-nous  (voir  p.  40S-409).  s'il  existe  des  déperdi- 
tions de  richesse  qui  sont  de  l'essence  de  l'organisation  sociale  actuelle,  tandis 
qu'il  n'en  est  pas  qui  soient  de  l'essence  de  l'organisation  collectiviste,  ces 
organisations  comportent  toutes  deux  des  déperditions  de  richesse  d'une  autre 
sorte;  et  il  se  pourrait  (]u'ici  l'organisation  individualiste  eût  la  supériorité...  — 
En  outre,  c'est  une  étude  purement  économi(]ue  que  celle  que  l'on  a  lue...  Mais 
à  côté  des  fins  purement  économiques,  il  y  a  pour  l'humanité  des  fins  esthé- 
tiques, intellectuelles,  morales...;  et  il  se  pourrait  que  le  régime  individualiste 
mieux  que  l'autre  permît  à  l'humanité  de  réaliser  ces  fins.  —  Et  puis...,  est-il 
bien  sûr  que  la  justice  ne  viendra  pas  opposer  son  veto  à  ce  que  l'utilité 
sociale  aura  ordonné:'  •■  -Les  quelques  pages  que  nous  publions  ici  aujour- 
d'hui répondent  à  la  dernière  de  ces  questions;  et  on  s'y  demande  en  outre  si  la 
considération  des  lins  extra-économiques  de  riiumanité  doit  intervenir  dans  la 
détermination  de  ce  que  veut  la  justice. 


728  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

règle,  relativement  aux  marques  d'estime  ou  de  déférence  qu'il 
accordera  à  ses  semblables.  Notre  intention  est  de  parler  ici  de  la 
justice  distributive  considérée  comme  une  fonction  de  la  Société. 
Nous  n'ignorons  pas,  au  reste,  qu'il  n'est  pas  universellement  admis 
que  cette  fonction,  la  Société  doive  la  remplir  :  bien  qu'ils  devien- 
nent chaque  jour  plus  rares,  il  est  encore  des  gens  pour  considérer 
un  régime  défini  de  la  propriété,  avec  les  phénomènes  économiques 
qui  s'y  manifestent,  comme  «  naturel»;  pour  eux,  le  rôle  de 
l'État  doit  se  réduire  à  assurer  le  libre  jeu  des  lois  économiques; 
l'État  doit  empêcher  qu'aucune  violence,  qu'aucune  fraude  vienne 
troubler  l'action  de  ces  lois,  et  il  s'interdira  de  fausser  par  une 
intervention  malencontreuse  les  faits  qu'elles  régissent;  bref, 
l'État  a  le  devoir  de  faire  régner  parmi  les  hommes  la  justice 
commutative;  quant  à  la  justice  distributive^  soit  qu'elle  se  ramène 
à  celle-là,  soit  qu'on  la  conçoive  comme  une  idée  distincte  de  la  pre- 
mière ',  il  n'aura  pas  à  s'en  préoccuper.  Nous  prendrons  pour  admis 
qu'il  en  va  autrement,  que  l'établissement  de  la  justice  distributive 
est  une  tâche  qui  incombe  à  l'Étal,  représentant  de  la  Société  :  et, 
faisant  cette  hypothèse,  nous  tâcherons  de  découvrir  par  quelle 
méthode  cette  notion  de  justice  distributive  peut  être  définie. 

A  vrai  dire  même,  le  sujet  que  nous  voulons  traiter  est  encore 
plus  restreint.  Les  biens,  en  effet,  qu'il  appartient  à  la  Société  de 
distribuer  entre  ses  membres,  et  que  cette  Société,  dès  lors,  devra 
se  préoccuper  de  distribuer  conformément  à  la  justice,  peuvent  être 
de  sortes  diverses.  La  Société  peut,  par  exemple,  avoir  à  distribuer 
ce  qu'on  appelle  des  honneurs,  c'est-à-dire  des  charges  ou  des  dis- 
tinctions rapportant  de  la  considération  à  ceux  qui  les  reçoivent; 
elle  distribue  d'autre  part  des  biens,  au  sens  économique  du  mot; 
c'est-à-dire  qu'elle  fait,  par  les  lois  qu'elle  établit  ou  qu'elle  con- 
serve, que  se  répartissent  d'une  certaine  manière  entre  les  hommes 
ces  choses  désirables  qui  sont  susceptibles  d'être  échangées.  Or  il 
n'apparaît  pas  que  la  règle  de  la  distribution  doive  être  nécessaire- 
ment la  même  pour  ces  différentes  sortes  de  biens.  Ici,  nous  ne 
considérerons  que  la  distribution  des  richesses  —  laquelle,  manifes- 

1.  On  rencontre  les  deux  opinions.  Certains,  en  elTet,  considèrent  que  l'éga- 
lité dans  les  échanges  —  laquelle  égalité  serait  assurée  du  moment  que  les 
échanges  sont  libres  —  fait  que  chacun  reçoit  ce  qu'il  est  juste  qu'il  reçoive. 
D'autres  admettent  qu'une  répartition  différente  des  richesses  serait  plus  juste; 
mais  ils  jiroclanient  que,  pour  des  raisons  impérieuses  d'intérêt  social,  l'État 
doit  se  borner  à  faire  régner  la  justice  commutative. 


A.   LANDRY.    —    l.  IDÉE    DE    JUSTICE    DISTRIBUTIYE.  729 

tement,  est  la  plus  importante  —  :  le  lecteur  distinguera  aisément, 
parmi  les  remarques  que  nous  aurons  lieu  de  faire  au  sujet  de  cette 
distribution  particulière,  celles  qu'il  convient  de  généraliser. 

I 

Qu'est-ce  donc  que  la  justice?  Si  l'on  recherche  quel  est  le  con- 
tenu de  cette  notion,  on  y  trouve  tout  d'abord  —  et  ce  sera  là  l'élé- 
ment le  plus  important,  l'élément  vraiment  essentiel  de  la  définition 
—  l'idée  d'une  régie  inflexible,  s'appliquant  à  tous  les  individus, 
sans  faire  entre  eux  de  distinction.  Un  acte  est  juste,  peut-on  dire 
en  rappelant  la  formule  kantienne  de  l'impératif  catégorique,  si  on 
peut  le  rattachera  une  règle  que  l'on  voudrait  voir  érigée  en  loi  uni- 
verselle; dans  l'ordre  d'idées  qui  nous  préoccupe  ici,  on  considé- 
rera comme  juste  la  rémunération  qui  sera  faite  du  travail  d'un 
homme,  si  cette  rémunération  est  une  application  particulière  d'une 
règle  qu'on  voudrait  voir  appliquée  à  tous  les  cas. 

Ces  assertions  doivent  être  bien  entendues.  La  règle  de  la 
justice  est  une  règle  inflexible  :  cela  veut  dire  qu'elle  n'admet 
pas  d'exceptions  arbitraires,  pareilles  à  ces  exceptions  que  les 
vieilles  grammaires  alignaient,  sans  en  rendre  compte,  après  chacune 
de  leurs  régies,  ou  semblables  encore  à  ces  miracles  qui  viendraient 
contrecarrer  l'action  des  lois  physiques;  mais  cela  ne  veut  pas  dire 
le  moins  du  monde  que  la  formule  de  la  justice  distributive  doive 
tenir  dans  une  seule  proposition  :  rien  n'empêche  de  concevoir 
qu'il  faille  distinguer  un  certain  nombre  de  cas,  et  faire  à  chacun 
de  ces  cas,  du  principe  général  sur  lequel  on  se  fonde,  une  appli- 
cation spéciale. 

Il  ne  doit  pas  être  fait  de  distinction  entre  les  individus,  avons- 
nous  dit  encore.  Cela  signifie  qu'on  ne  doit  pas  instituer  pour  un  ou 
plusieurs  individus,  pour  une  colleclivilé  ou  pour  une  classe,  un 
traitement  autre  que  celui  qu'on  réserve  à  leurs  semblables,  si  ce 
traitement  distinct  ne  sejiislifie  point  par  le  même  principe  d'où  le 
traitement  de  la  généralité  se  déduit;  en  d'autres  termes,  et  plus 
simplement,  il  ne  devra  être  fait  de  faveurs  à  personne,  il  ne 
devra  point  exister  de  frivilèges.  Avant  la  Révolution,  les  nobles 
jouissaient  de  certaines  prérogatives,  de  certaines  immunités;  ils 
étaient  notamment  exemptés  de  tout  impôt.  Et  de  quels  hommes  la 
classe  noble  était-elle  composée  ?  elle  comprenait  —  si  l'on  met  à 


730  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

part  le  petit  nombre  de  ceux  qui  avaient  été  anoblis  en  personne  — 
les  descendants  de  ceux  qui  jadis  avaient  pris  ou  reçu  certains  titres. 
Toute  la  question,  dès  lors,  était  de  savoir  si  l'on  pouvait  déduire 
d'une  manière  plus  ou  moins  immédiate  les  immunités  de  cette 
classe,  à  savoir  les  descendants  des  hommes  jadis  anoblis,  du  même 
principe  qui  faisait  accepter  les  dilîérences  de  condition  existant 
entre  les  autres  membres  de  la  nation.  Et  comme  il  ne  paraissait  pas 
que  cela  fût  possible,  on  estimait  qu'il  était  juste  d'abolir  les  préro- 
gatives de  la  noblesse.  Pareillement,  il  parut  juste  aux  hommes  de 
la  Révolution  de  supprimer  la  propriété  ecclésiastique,  parce  qu'ils 
trouvèrent  que,  la  propriété  se  légitimant  par  l'utilité  commune,  la 
possession  par  le  clergé  des  biens  qu'il  détenait  n'offrait  pas  à  la 
communauté  les  mêmes  avantages  que  la  possession  de  ces  mêmes 
biens  par  les  particuliers. 

Ainsi  donc,  ce  que  la  justice  veut,  c'est  que  tout  soit  ordonné 
par  rapport  à  une  fin  unique,  qu'aucune  autre  considération  que 
celle  de  cette  fin  n'intervienne  au  profit  de  tels,  au  détriment  de 
tels  autres.  J'ai  droit,  en  vertu  du  principe  directeur  adopté  pour  la 
répartition  des  biens,  à  un  certain  traitement;  tout  autre  aura  exac- 
tement le  même  traitement,  qui,  à  l'égard  du  principe  dont  nous 
parlions,  se  comportera  comme  moi;  peu  importera  sa  taille,  son 
intelligence,  si  cette  taille,  si  cette  intelligence  n'ont  rien  à  voir  avec 
notre  principe;  peu  importera  de  même  sa  naissance,  si  elle  est,  elle 
aussi,  sans  rapport  avec  lui. 

Il  suit  de  là  qu'on  a  tort  de  dire  :  la  justice  réclame  l'égalité  des 
hommes  devant  la  loi.  Cette  manière  de  parler  n'est  point  heureuse. 
Veut-elle  dire  que  la  loi  doit  être  appliquée  à  tous  ceux  pour  qui 
elle  est  faite,  que  lorsqu'un  homme  se  sera  placé  dans  un  cas  prévu 
par  la  loi,  il  ne  pourra  pas  être  soustrait  à  l'application  de  celle-ci? 
pareille  affirmation  serait  purement  inutile,  les  lois  n'étant  point 
faites  pour  rester  lettre  morte.  Que  si  maintenant  notre  formule 
signifie  qu'une  seule  proposition  doit  suffire  à  énoncer  la  règle  de  la 
justice,  non  point  dans  son  principe,  mais  avec  celte  précision  qu'elle 
doit  avoir  pour  être  exécutable,  il  devient  assez  apparent,  pour  une 
raison  qui  a  déjà  été  dite  plus  haut,  qu'elle  ne  peut  pas  être  acceptée. 
Le  législateur,  lorsqu'il  légiférera  sur  la  distribution  des  biens  et  ce 
qui  s'y  rapporte,  s'inspirera  d'un  principe  supérieur  :  de  ce  principe  il 
tirera  des  lois  générales;  puis  il  s'apercevra  que  ces  lois,  appliquées 
aux  cas  extrêmement  variés  qui  peuvent  se  présenter,  ne  répondent 


A.   LANDRY.    L  IDÉE    DK    JUSTICE    DISTIUBUTIVE.  "731 

pas  toujours,  par  leur  effets,  aux  vues  qui  les  ont  dictées;  et  alors 
d'autres  lois  interviendront,  générales  encore  (quoique  moins  géné- 
rales que  les  précédentes),  ou  même  particulières,  pour  limiter 
le  domaine  des  premières.  Il  pourra  ne  pas  être  juste  d'exempter 
d'impôts  les  descendants  de  ceux  qui  ont  rendu  à  la  collectivité  de 
certains  services,  et  cependant  il  sera  juste,  bien  que  tout  d'abord 
les  impôts  soient  établis  sur  tous  les  citoyens,  d'accorder  cette 
exemption  à  certaines  autres  catégories  de  citoyens,  à  ceux-là 
par  exemple  qui  auront  procréé  plus  de  trois,  ou  de  quatre, 
ou  de  sept  enfants  :  c'est  que,  en  allant  au  fond  des  clioses,  il 
apparaît  que  le  principe  directeur  qui  préside  à  la  confection  des 
lois  veut  l'établissement  de  celte  immunité-ci,  et  non  pas  de  la 
première. 

Ce  que  l'on  dit  si  souvent  des  droits  égaux  que  tous  les  individus 
possèdent  n'est  ni  plus  clair,  ni  plus  satisfaisant  que  ce  que  l'on 
dit  de  l'égalité  des  citoyens  devant  la  loi.  Affirmer  que  tous  nous 
avons  des  droits  égaux,  c'est  affirmer  que  chacun  de  nous,  s'il  se 
trouve  faire  partie  d'une  catégorie  à  laquelle  la  loi  assigne  un  cer- 
tain traitement,  pourra  prétendre  à  ce  traitement;  que  si  la  loi 
institue  des  prérogatives  au  bénéfice  de  ceux  qui  rempliront  de 
certaines  conditions,  chacun  pourra  aspirera  remplir  ces  conditions 
et  à  bénéficier  de  ces  prérogatives'.  Mais  qu'y  a-t-il  là-dedans  qui 
ait  besoin  d'être  dit?  Ce  qui  est  important,  c'est  de  savoir  comment 
seront  établies  les  catégories  dont  nous  avons  parlé,  comment  l'on 
déterminera  les  conditions  moyennant  lesquelles  on  obtiendra  un 
traitement  plus  avantageux,  et  quel  traitement  sera  donné  à  chacune 
des  catégories  distinguées.  Et  ce  qu'il  faut  affirmer  ici,  c'est  que, 
dans  la  détermination  et  des  catégories,  et  des  traitements  afférents 

1.  Dans  la  pensée  de  certains,  raffirmation  que  tous  ont  des  droits  égaux 
a  un  sens  plus  fort  :  elle  signifie  que  les  conditions  mises  à  l'obtention  des 
prérogatives  ne  doivent  pas  être  telles  que  ces  prérogatives  deviennent  inac- 
cessibles pour  certains.  Ainsi,  avant  la  Révolution,  certaines  charges  étaient 
réservées  aux  nobles;  aujourd'hui  les  charges  sont  ouvertes  à  tous.  —  Dans  cette 
manière  de  voir  il  y  a  une  erreur  qu'il  faut  signaler.  Sous  l'Ancien  Régime,  il 
n'était  pas  inconcevable  qu'un  roturier,  par  de  certaines  actions  d'éclat,  par  de 
certains  services  rendus,  pût  se  faire  anoblir;  et  de  nos  jours  il  est  absolument 
impossible  à  celui  qui  est  affligé  de  certaines  infirmités  de  devenir  officier,  à 
l'imbécile  de  devenir  professeur;  il  est  impossible  que  100  réussissent  là  où  il 
n'y  a  que  10  places.  On  ne  peut  pas  demander  que  toutes  les  charges  soient 
réellement  accessibles  à  tous.  Ce  qu'on  peut  demander,  c'est  que  les  obstacles 
mis  sur  le  chemin  de  certaines  charges,  obstacles  qui  seront  sans  doute  infran- 
chissafjles  pour  plus  d'un,  soient  établis  en  vertu  des  mêmes  raisons  pour  les- 
quelles les  charges  en  question  sont  faites  plus  lucratives  que  d'autres. 


732  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

à  ces  catégories,  on  devra  se  guider  toujours  sur  un  seul  et  même 
principe  supérieur. 

A  la  rigueur,  on  peut  admettre  que  la  notion  d'égalité  figure 
parmi  celles  qu'on  donne  à  tâche  à  l'État  de  réaliser,  on  peut  con- 
tinuer à  dire  que  la  justice  réclame  l'égalité  des  citoyens.  Ceci  afin 
d'affirmer  cette  vérité,  évidente  par  elle-même,  que  la  justice  est 
exclusive  de  toute  faveur.  Mais  on  devra  se  garder  de  croire  quel'éga- 
lité  suffise  à  définir  la  justice.  Et  ce  n'est  pas  tout  :  on  prendra  soin, 
en  outre,  de  ne  pas  céder  à  une  illusion  dont  beaucoup  sont  victimes, 
et  qui  consiste  à  s'imaginer  que  l'égalité  voulue  par  la  justice,  c'est 
l'égalité  matérielle.  L'égalité  dont  le  droit  public  doit  s'inspirer  n'est 
pas  l'égalité  réelle,  et  ceux  qui  de  piano  veulent  trouver  une  contra- 
diction entre  les  inscriptions  de  nos  monuments  publics  et  la  diver- 
sité très  grande  que  nous  notons  dans  les  conditions  des  citoyens, 
ceux-là  sont  dans  l'erreur.  L'analyse  du  concept  de  justice  nous  fait 
concevoir  une  règle,  compliquée  peut-être,  mais  procédant  en  tous  cas 
d'un  principe  unique  :  ce  n'est  que  par  une  amphibologie  grossière 
qu'on  peut  prétendre  trouver  dans  cette  analyse  l'idée  d'un  nivelle- 
ment général  des  conditions.  Non  certes  qu'il  soit  interdit  à  ceux 
qui  se  préservent  de  cette  amphibologie  de  trouver  l'égale  distribu- 
tion des  biens  plus  conforme  à  la  justice  que  toute  autre  ';  mais  il 
faudra  alors  fonder  cette  opinion  en  raison,  en  montrant  que  cette 
distribution  égale  est  propre  plus  que  toute  autre  à  réaliser  la  fin 
en  vue  de  laquelle  la  distribution  doit  être  ordonnée. 

De  tout  ceci,  cette  vérité  se  dégage  nettement,  que  la  notion  de 
justice  est  en  elle-même  une  notion  toute  formelle.  Mais  toute  forme 
est  inféconde  et  vide.  On  a  reproché  souvent  à  Kant  que  son  énoncé 
de  la  loi  morale  ne  peut  être  d'aucun  secours  pour  la  conduite  de  la 
vie  :  ((  Agis  toujours  de  telle  sorte,  nous  dit-il,  que  tu  puisses  vouloir 
que  la  maxime  de  ton  action  soit  érigée  en  loi  universelle  »  ; 
comment  tirer  de  là  des  préceptes  pour  la  conduite  ?  comment  juger 
la  valeur  morale  des  actes  sans  prendre  pour  critérium  quelque 
principe  étranger  à  la  doctrine  kantienne?  De  même  pour  l'organisa- 
tion sociale  :  la  notion  de  justice  —  ne  craignons  pas  de  le  répéter 
encore  une  fois  —  est  la  notion  d'une  règle;  mais  l'introspection  du 
concept  ne  nous  apprend  pas  ce  que  sera  l'énoncé  de  cette  règle, 
de  quel  principe  cette  règle  doit  découler,  de  quelle   fin  elle  doit 

1.  Voir  un  peu  plus  bas. 


A.    LANDRY.    —    l.'iDKE    DE    JUSTICE    DISTIUBUTIVE.  133 

assurer  la  réalisation.  Ce  principe,  cette  lin,  il  nous  faudra  cepen- 
dant la  découvrir,  si  nous  voulons  savoir  non  plus  seulement  ce 
qu'est,  drnis  son  fssence,  la  justice  distributivc,  mais  encore  ce  que 
cette  justice  commande. 

Avant  toutefois  d'entreprendre  cette  recherche  nouvelle,  il  con- 
vient de  formuler  une  condition  que  le  principe  à  découvrir  doit 
remplir,  un  desideratum  auquel  il  doit  repondre.  Ce  desideratum, 
c'est  que  notre  principe  soit,  si  possible,  rationnel,  non  senti- 
mental; il  ne  faut  pas  que  le  choix  en  soit  abandonné  au  caprice 
du  sentiment  :  car  rien  n'est  variable  comme  celui-ci,  soit 
que  Ion  prenne  un  individu  ù  différents  moments  de  son  existence, 
soit  que  l'on  compare  ensemble  plusieurs  individus.  Ou  plutôt 
nous  n'établissons  pas  entre  le  sentiment  et  la  raison,  entre  les 
mobiles  et  les  raisons  de  nos  déterminations  une  opposition 
absolue  :  nous  estimons  en  effet  qu'il  n'est  point  de  motif  de  choix 
qui  soit  purement  intellectuel,  et  vide  de  tout  contenu  sentimental; 
nous  pensons  que  l'intelligence,  faculté  de  coordination,  implique 
nécessairement  un  contenu,  dont  elle  ne  peut  être  détachée  que  par 
l'abstraction.  Mais  parmi  les  sentiments  —  si  l'on  veut  tout  ramener 
à  ceux-ci  —  il  est  des  sortes  diverses  :  certains  sqûI  plus  stables 
que  d'autres,  et  en  ce  sens  plus  fondamentaux,  certains  encore  sont 
de  nature  à  permettre  l'établissement  d'un  accord  entre  les  hommes, 
tandis  que  d'autres  tendent  à  diviser  ceux-ci.  Et  dès  lors  il  est  évi- 
dent que  le  sentiment  où  la  règle  de  justice  trouvera  son  appui  devra 
appartenir  à  la  catégorie  des  sentiments  durables,  et  être  de  ceux 
qui  peuvent  unir  les  hommes.  Ce  que  nous  voulions  dire  en  deman- 
dant que  le  principe  dont  la  règle  de  justice  sera  déduit  fût  rationnel, 
c'est  qu'il  serait  bon  que  ce  principe  se  fit  accepter,  comme  principe 
directeur  de  la  distribution,  de  tout  le  monde,  qu'il  s'imposât  à  tous 
les  esprits.  Si  l'accord  ne  devait  pas  se  faire  nécessairement,  entre 
tous  les  hommes,  sur  la  règle  commune  qu'ils  cherchent,  il  n'y 
aurait  pas  à  proprement  parler  de  justice  :  il  y  aurait  des  concep- 
tions sociales  diverses,  dont  l'une  peut-être  triompherait,  mais  ne 
triompherait  qu'en  fait'. 

1.  On  ne  se  préoccupe  pas  ici  des  difficullés  plus  ou  moins  grandes  qu'on 
aurait,  dans  la  pratique,  à  surmonter  pour  faire  triompher  la  justice,  selon  (ju'on 
l'aurait  fondée  sur  tel  principe  ou  sur  tel  autre,  et  de  l'intérêt  qu'il  y  aurait  à 
obtenir  le  plus  vite  possible  l'accord  des  esprits,  ou  à  obtenir  l'accord  du  plus  grand 
nombre  possible  d'esprits  sur  le  même  choix.  Nous  nous  plaçons,  dans  cette 
étude,  en  dehors  de  ces  contingences  (que  peut-être  cependant  il  y  aurait  lieu 


T34  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Enfin  il  ne  suffît  pas  que  sur  le  choix  du  principe  tout  le  monde 
s'accorde;  il  faudrait  encore  qu'il  n'y  eût  pas  deux  manières 
d'appliquer  ce  principe.  Les  hommes  —  comme  on  verra  tantôt  par 
des  exemples —  peuvent  s'entendre  pour  poursuivre  en  commun  une 
même  fin,  pour  s'inspirer  du  même  principe  dans  la  législation  qui 
régira  les  rapports  sociaux,  et  cependant  différer  d'avis,  faute  de 
pouvoir  mesurer  l'efficacité  des  moyens,  sur  la  façon  d'assurer  la 
réalisation  de  la  fin  choisie.  Il  serait  bon  que  pareille  chose  n'arrivât 
point  :  sans  quoi  la  justice  ne  régnerait  dans  la  société  que  d'une 
manière  imparfaite,  plus  satisfaisante  aux  yeux  de  ceux-ci  que  de 
ceux-là,  et  en  soi  seulement  approximative. 

Négligeons  pour  l'instant  cette  dernière  remarque;  nous  en  tenant 
alors  aux  deux  propositions  précédemment  établies,  à  savoir  que  la 
règle  de  justice  doit  procéder  d'un  principe  unique,  et  qu"e//e  doit 
procéder  d'un  principe  rationnel^  nous  sommes  en  droit  d'affirmer  à 
priori,  antérieurement  à  tout  essai  de  détermination  de  cette  règle, 
qu'une  régie  pratique  adéquate  à  cette  notion  formelle  qu'est  la 
justice  idéale  ne  saurait  être  trouvée,  et  que  nous  serons  dans  la 
nécessité  de  nous  contenter  d'un  à  peu  près. 

C'est  qu'en  effet  les  fins  de  l'activité  humaine,  et  en  particulier 
celles  que  les  hommes  poursuivent  en  société  (ce  sont  les  seules 
dont  nous  ayons  à  nous  occuper  ici)  peuvent  se  classer  par  genres 
et  par  espèces,  tout  comme  les  animaux  ou  les  plantes.  Pour  ces 
fins  que  nous  avons  à  considérer,  il  est  un  genre  suprême  où  toutes 
rentreront  :  on  dira  que  toute  l'organisation  sociale  doit  être  établie 
en  vue  du  bien  public'.  Mais  sous  cette  dénomination  commune, 
que  de  choses  diverses  peuvent  rentrer!  Ce  bien  public,  ce  peut  être 

de  ne  pas  négliger  :  nous  voulons  réserver  la  question),  et  nous  étudions  la 
justice  en  philosophe:  ce  ([ui  veut  dire  que  nous  nous  elTorçons  de  voir  ce 
qu'elle  est  pour  un  homme  raisonnable,  tous  les  hommes  étant  supposés  rai- 
sonnables. 

1.  Ainsi,  du  caractère  formel  de  la  notion  de  justice,  de  la  nécessité  de 
donner  un  contenu  à  cette  notion,  de  chercher,  pour  déterminer  la  règle  de 
justice,  une  fin  de  notre  activité,  résulte  immédiatement  Tidentité  de  la  justice — • 
considérée  dans  sa  détermination  pratique  —  et  de  l'utilité  sociale.  Cette  iden- 
tité peut  être  démontrée  d'une  autre  manière,  indirecte  celle-là.  Les  philosophes 
nous  ont  fait  voir  que  la  charité,  pour  être  vraiment  efficace,  pour  atteindre  le 
but  qu'elle  se  propose,  devait  être  éclairée,  et  que  cette  charité  dirigée  par  la 
raison  cessait  d'être  distincte  de  la  justice  :  justitia  est  caritas  sapientis.  Ils  ne 
se  sont  pas  aperçus  que  du  moment  que  les  deux  choses  se  confondaient,  il 
devait  être  possible  de  retourner  la  proposition,  et  dédire  que  vouloir  la  justice, 
c'est  vouloir  le  bien  des  hommes. 


A.  LANDRY.   —   i.'idki:  dk  jlstick  Disritiitcnvi;.  '735 

la  multiplication  des  denrées,  dés  valeurs;  ce  peut  être  encore  le 
progrès  des  connaissances,  l'épanouissement  de  Tari,  le  dévelop- 
pement de  la  moralité.  Et  à  ces  divisions,  des  subdivisions  peuvent 
s'ajouter. 

S'il  en  est  ainsi,  comment  s'y  prendra-t-on  pour  trouver  la  fin  qui 
doit  régler  la  distribution  des  biens?  11  faudrait,  avons-nous  dit,  un 
principe  unique.  Choisirons-nous  le  principe  le  plus  général,  celui 
du  bien  public?  Par  là,  semble-t-il,  la  difïiculté  S3  trouvera  résolue. 
Seulement,  de  ce  principe  du  bien  public  on  ne  peut  tirer  imrné- 
dialemeul  une  régie  pratique,  une  It'gislation.  Pour  légiférer,  il  est 
de  toute  nécessité  (ju'on  s'inspire  d'un  principe  plus  spécilié  :  ainsi, 
celui  qui  se  préoccupera  de  multiplier  les  richesses  autant  que  pos- 
sible saura  quel  régime  il  faut  instituer  pour  la  propriété,  il  pourra 
déterminer  les  lois  les  mieux  en  rapport  avec  le  but  qu'il  se  sera 
assigné.  Dès  lors,  qu'arrivera-t-il?  nous  nous  trouverons  en  présence 
de  plusieurs  fins  distinctes,  qui  demanderont  peut-être,  pour  être 
réalisées,  l'emploi  de  moyens  opposés,  et  entre  lesquelles  il  n'exis- 
tera peut-être  pas  de  commune  mesure.  Se  décider  pour  l'une,  et 
renoncer  aux  autres  complètement,  ce  serait  procéder  d'une  manière 
arbitraire,  c'est  volontairement  se  résigner  à  n'avoir  qu'une  orga- 
nisation et  qu'une  justice  imparfaites.  Adopter  un  compromis,  c'est 
encore  tomber  dans  l'arbitraire,  car  rien  ne  pourra  nous  permettre 
de  décider  des  conditions  de  ce  compromis;  c'est  donc  encore  se 
condamner  à  ne  point  atteindre  la  vraie  justice.  —  Et  en  même  temps, 
pour  la  même  raison,  on  sera  empêché  de  conformer  la  règle  de 
justice  à  la  deuxième  des  exigences  énoncées  plus  haut  :  la  multi- 
plicité des  fins  désirables,  et  l'absence  d'une  mesure  commune  à  ces 
fins,  empêchera  nécessairement  de  formuler  une  règle  qui  puisse 
s'imposer  à  tous  les  esprits. 

II 

Ainsi  prévenus  du  caractère  approximatif  de  toute  détermination 
pralif]ue  de  lajusticedistributive,  entreprenons  —  puisque  aussi  bien 
il  faut  qu'une  telle  détermination  soit  faite  —  de  chercher  quelle  est 
la  fin  que,  de  préférence  à  toute  autre,  on  doit  avoir  en  vue  dans  la 
distribution  des  biens.  Et  tout  d'abord,  pour  faciliter  notre  recherche, 
demandons-nous  quelle  est  la  fin  que  les  hommes  ont  en  vue  dans 
les  conceptions  diverses  qu'ils  se  font  de  lajusticedistributive;  plus 


736  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

exactement,  quel  est  le  principe  d'où  ces  conceptions  sont  déduites, 
que  ce  soit  ou  non  d'une  manière  consciente. 

Les  formules  par  lesquelles  on  a  coutume  d'exprimer  les  exigences 
de  la  justice  distributive  sont,  tout  compte  fait,  au  nombre  de  quatre. 
Tantôt  l'on  veut  que  chacun  soit  rémunéré  à  proportion  des  services 
qu'il  rend  à  la  communauté  dont  il  fait  partie  («  à  chacun  selon  ses 
œuvres  »)  *  ;  tantôt  on  veut  qu'il  soit  tenu  compte,  dans  la  répartition 
des  richesses,  de  la  quantité  de  travail  fournie  par  chaque  individu 
(«  à  chacun  selon  sa  peine  »)*;  parfois  encore  on  réclame  l'égalité 
complète  des  parts;  enfin  on  a  souvent  voulu  régler  la  distribution 
sur  les  besoins  des  particuliers  («  à  chacun  selon  ses  besoins  »).  — 
Ce  n'est  pas  que  chacun  s'en  tienne  à  l'une  ou  l'autre  de  ces  formules  : 
la  plupart  des  hommes,  faute  d'avoir  réfléchi  assez  sur  la  question 
de  la  justice,  flottent  continuellement  entre  ces  difl"érentes  con- 
ceptions. Ce  n'est  pas  non  plus  que,  sur  la  manière  d'appliquer  nos 
formules,  il  ne  puisse  y  avoir  de  graves  divergences  d'opinion.  Il 
n'en  reste  pas  moins  que  c'est  à  ces  formules  que  se  ramènent  les 
conceptions  que  les  hommes  se  font  de  la  justice  :  il  convient  donc 
que  nous  les  passions  en  revue. 

Pourquoi,  premièrement,  s'altache-t-on  souvent,  pour  régler  la 
distribution,  aux  services  rendus?  Dans  une  certaine  mesure  sans 
doute,  c'est  parce  que  l'égalité  ou  la  proportionnalité  '  de  la  rémuné- 
ration aux  biens  produits  est  une  idée  qui  par  elle-même  séduit  notre 
esprit,  épris  de  simplicité  et  aussi  de  symétrie.  C'est  aussi,  et  tout 
d'abord,  parce  que  dans  notre  esprit  une  association  étroite  s'établit 
naturellement  entre  l'idée  de  l'individu  qui  travaille  et  celle  du  pro- 
duit que  cet  individu  obtient  par  son  travail,  et  qu'ainsi  nous 
sommes  portés  à  attribuer  à  notre  individu  ce  produit,  ou  plutôt  — 


1.  C'est  à  cette  formule  que  se  rattache  la  conception  de  ceux  qui  veulent 
que  la  justice  distributive  règne,  dès  lors  que  la  liberté  des  échanges  est  assu- 
rée, de  ceux,  en  d'autres  ternies,  qui  ramènent  la  justice  distributive  à  la 
justice  commutative  :  pour  eux,  en  effet,  la  liberté  des  échanges  fait  que 
chacun  reçoit  exactement  l'équivalent  de  ce  qu'il  a  produit. 

2.  Ces  deux  formules  n'en  font  qu'une,  si  l'on  admet  la  théorie  d'après 
laquelle  la  valeur  des  biens  serait  constituée  et  mesurée  par  le  travail  qu'ils 
ont  coûté  à  produire. 

3.  Le  principe  du  droit  au  produit  intégral  du  travail  (on  devrait  dire  : 
du  droit  à  l'équivalent  du  produit  intégral  du  travail)  est  une  expression 
particulière  du  principe  :  à  chacun  selon  ses  œuvres.  Ceux  qui  parlent  de 
proportionnalité,  et  non  d'égalité,  tiennent  compte  de  la  nécessité  où  est  la 
collectivité  de  prélever  une  part  du  produit  créé  par  ses  membres,  afin  de  sub- 
venir aux  dépenses  publiques. 


A.  LANDRY.    —    L  IDIŒ    DK    JUSTICE    DISÏIUIJLTIVK.  737 

car  dans  notre  société  on  ne  produit  que  rarement  ou  qu'en  très 
petite  quantité  ces  objets  dont  on  a  besoin  soi-même  ;  l'échange  est 
une  nécessité  quasi-universelle  —  l'équivalent  de  ce  produit.  Ajou- 
tons qu'en  général  nous  sommes  des  producteurs  :  nous  tenons 
jalousement  à  conserver  les  biens  que  nous  avons  créés  nous- 
mêmes,  et,  par  sympathie,  nous  comprenons  que  les  autres  y  tien- 
nent aussi,  nous  sommes  conduits  à  respecter  leus  biens.  —  Toute- 
fois ce  ne  sont  pas  là  toutes  les  raisons  qui  expliquent  qu'on 
conçoive  la  justice  comme  nous  avons  dit.  Il  ne  paraîtra  pas  témé- 
raire d'avancer  que  le  sentiment  et  l'idée  de  la  propriété  fondée 
sur  le  travail  producteur,  s'ils  ont  dans  notre  nature  les  racines  qui 
viennent  d'être  indiquées,  ont  cependant  été  renforcés  par  d'autres 
causes.  La  différence  entre  l'attachement  que  nous  avons  pour  les 
biens  créés  par  nous  et  celui  que  nous  inspirent  les  biens  acquis 
autrement,  encore  que  sans  doute  elle  soit  sensible,  est  moins  sen- 
sible cependant  qu'on  ne  serait  porté  à  croire  si  l'on  raisonnait  sur 
ces  choses  à  priori;  et  de  même  nous  ne  distinguerions  pas  si  bien 
les  choses  produites  par  nous  de  celles  que  nos  voisins  ont  produites, 
si  quelque  raison  indépendante  de  celles  qu'on  a  vues  ne  venait 
pas  enfoncer  en  nous  cette  idée  que  nous  avons  des  droits  sur  les 
premières,  et  sur  les  premières  seulement.  En  réalité,  il  faut  faire 
intervenir  ici  un  autre  élément,  à  savoir  ce  sentiment  plus  ou  moins 
obscur  que  nous  avons  que  si  la  rémunération  ne  variait  pas  en 
raison  des  biens  produits,  ce  ne  serait  pas  la  peine  de  produire,  ou 
de  produire  beaucoup.  Chacun  cherche  à  s'assurer  la  condition  la 
meilleure  possible:  or,  dans  une  société  fondée  sur  la  division  du 
travail  et  l'échange,  chacun  a  intérêt  —  à  prendre  les  choses  en  gros 
—  à  ce  que  la  prospérité  générale  soit  portée  à  son  plus  haut  point  : 
pour  cela,  il  faudra  que  la  rémunération  des  individus  croisse  tou- 
jours quand  croîtra  leur  production;  et  c'est  quand  il  s'agira  de  fixer 
le  rapport  des  deux  grandeurs  qu'on  adoptera,  comme  plus  simple  et 
plus  esthétique,  la  règle  de  l'égalité  ou  de  la  proportionnalité  '. 

1.  Il  en  va  tout  de  même  pour  la  justice  pénale.  L'opinion  publique  réclame 
un  châtiment  pour  les  criminels,  d'une  part  parce  que  chacun  symi)alhise  avec 
les  victimes,  et  veut  pour  celles-ci  une  vengeance,  d'autre  part  parce  qu'on 
sent  qu'il  est  socialement  utile  ((ue  des  peines  soient  infligées  aux  criminels  ; 
puis  ensuite,  pour  déterminer  la  peine  à  infliger,  on  s'arrête  à  l'idée,  simple 
et  plaisante  à  l'esprit,  de  l'égalité  ou  de  la  proportionnalité  de  cette  peine  au 
crime,  à  l'idée  du  talion. 

— ■  Pour  corroborer  notre  assertion  que  c'est  le  souci  de  la  prospérité  géné- 
rale qui  fait  adopter  de  tant  de  gens  la  formule  :  à  chacun  selon   ses  œuvres, 


738  KEVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MOHALE. 

Les  mêmes  remarques  s'imposent  au  sujet  de  la  formule  :  à  chacun 
selon  sa  peine.  L'origine  de  cette  conception  est  dans  cette  pensée  — 
pensée  qui  se  présente  tout  naturellement  à  l'esprit  —  qu'il  convient 
que  les  hommes  soient  incités  à  travailler  beaucoup,  et  qu'il  est  néces- 
saire pour  cela  que  la  rémunération  soit  plus  forte  pour  une  quantité 
supérieure  de  labeur  fourni.  C'est  donc  à  la  même  fin  que  les  deux 
formules  se  rapportent  :  la  différence  est  dans  le  moyen  choisi  pour 
réaliser  cette  fin.  Et  si  l'on  clioisit  le  deuxième  moyen,  on  procé- 
dera, pour  le  déterminer,  à  peu  près  comme  tout  à  l'heure  :  on 
réclamera  la  proportionnalité  de  la  rémunération  au  labeur  dépensé 
pour  cette  double  raison  que  la  proportionnalité  est  volontiers 
acceptée  de  notre  esprit,  et  qu'en  fait  dans  notre  société  le  travail 
est  payé  —  la  qualité  restant  la  même  —  en  raison  directe  de  la 
quantité  qui  en  est  fournie. 

La  règle  de  légalité  parfaite  diffère  sensiblement,  à  première  vue, 
des  deux  précédentes.  A  vrai  dire  d'ailleurs,  elle  ne  compte  guère  de 
partisans  qui  l'affirment  et  la  soutiennent  résolument;  mais  c'est 
une  tendance  qui  existe  chez  beaucoup  de  gens,  de  considérer  l'éga- 
lité absolue  comme  seule  conforme  à  la  juslice  :  cette  tendance  se 
manifeste  assez  dans  les  protestations  qui  sans  cesse  s'élèvent  contre 
les  inégalités  sociales.  Pourquoi  donc  voudrait-on  que  toutes  les 
conditions  fussent  semblables?  C'est  tout  d'abord,  comme  il  a  été  vu 
plus  haut,  parce  qu'une  confusion  très  explicable  nous  fait  passer  de 
l'idée  de  ce  qu'on  nomme  l'égalité  des  droits  à  celle  de  l'égalilé 
matérielle.  C'est  ensuite  parce  que  l'unilormité,  par  elle-même,  nous 
plaît  plus  que  la  diversité.  C'est  parce  que,  parmi  ces  conditions 
diverses  qui  sont  le  lot  de  nos  semblables,  il  en  est  de  misérables,  qui 
excitent  notre  pitié;  c'est  parce  nous  portons  envie  à  ceux  qui  sont 
au-dessus  de  nous,  et  que  nous  désirerions  les  voir  abaissés,  dussions- 
nous  n'en  retirer  aucun  avantage  personnel,  dussions-nous  même 
en  soufTrir.  Mais  pour  expliquer  notre  amour  de  l'égalité  il  y  a  une 
autre  raison  encore;  nous  savons  en  effet,  ou  nous  sentons,  que,  à 
quantité  égale,  les  biens  ont  pour  nous  moins  de  prix  lorsque  nous 


notons  que  les  partisans  de  cette  formule  admettront  aisément  que  ceux-là  qui 
sont  incapables  de  travailler  ne  soient  pas  moins  bien  traités  que  les  autres  (il 
est  vrai  qu'ils  parleront  peut-être  ici  d'assistance  ou  de  solidarité,  non  plus  de 
justice;  mais  c'est  tout  un.  du  moment  que  l'assistance  ou  la  solidarité  sont 
tenues  pour  des  devoirs  de  la  Société).  D'une  manière  analogue,  l'opinion 
publique,  qui  réclame  des  châtiments  pour  les  criminels,  fait  une  exception 
en  faveur  des  aliénés,  parce  qu'il  ne  servirait  à  rien  de  les  punir. 


A.  LANDRY.   —  i.'iDKK   Di:  JLSiici:   distiiibutivi;.  730 

en  possédons  une  somme  plus  grande,  que  l'utilité  des  biens  décroît 
à  mesure  que  la  quantité  en  augmente;  nous  concevons  que  ce  qui 
sert  au  riche  à  satisfaire  de  vains  caprices  pourrait  servir  à  satis- 
faire les  besoins  les  plus  impérieux  du  pauvre,  que  par  conséquent 
le  bien-être  de  l'iiumanité  serait  accru  si  l'on  diminuait  le  luxe  des 
uns  pour  soulager  la  misère  des  autres  :  et  c'est  en  grande  partie 
pour  cette  raison,  plus  ou  moins  nettement  aperçue  de  nous,  que 
nous  nous  représentons  la  répartition  égale  des  biens  comme  celle 
qui  de  toutes  serait  la  meilleure. 

Reste  enfin  la  formule  :  à  chacun  selon  ses  besoins.  Elle  se  rap- 
proche très  sensiblement  de  la  précédente,  et  on  doit  la  regarder 
comme  une  expression  plus  correcte  —  d'une  certaine  manière  — 
des  mêmes  préoccupations  dont  celle-là  procède.  On  connaît  assez 
ce  fait  qu'à  de  certains  individus  il  faut,  pour  la  satisfaction  des 
nécessités  premières  de  l'être,  une  somme  de  biens  plus  considé- 
rable qu'à  d'autres;  et  c'est  une  opinion  reçue  de  tous  —  encore 
qu'il  n'existe  point  de  commune  mesure  permettant  de  comparer  les 
besoins  des  différents  individus  —  qu'à  de  certaines  gens  il  faut,  en 
raison  de  leur  sensibilité  plus  vive,  de  leur  culture  plus  raffinée, 
davantage  de  biens  qu'à  d'autres  pour  avoir  une  même  somme  de 
bien-être.  L'égalité  ne  régnera  pas  si  l'on  donne  à  tous  les  membres 
de  la  société  la  même  quantité  de  valeurs;  il  n'est  d'égalité  véritable 
que  s'il  est  tenu  compte  des  besoins  de  chacun;  et  les  raisons 
pour  lesquelles  on  veut  parfois  qu'il  soit  donné  à  chacun  selon  ses 
besoins  sont  en  définitive  les  mêmes  pour  lesquelles  d'autres  fois  on 
veut  que  tous  reçoivent  des  parts  égales  :  peut-être  même  qu'ici  la 
raison  utilitaire  joue  un  plus  grand  rôle  que  tout  à  l'heure. 

On  voit  les  conclusions  qui  se  dégagent  de  ce  rapide  examen  des 
formules  courantes  de  la  justice  distributive.  On  est  communément 
porté  à  croire  que  la  notion  de  justice  est  une  notion  se  suffisant  en 
quelque  sorte  à  elle-même,  que  la  régie  de  justice  s'impose  à  l'esprit 
d'une  manière  immédiate,  à  la  façon  des  axiomes  mathématiques, 
qu'à  la  question  :  pourquoi  ceci  est-il  Juste?  il  n'y  a  pas  d'autre 
réponse  à  faire  que  la  suivante  :  parce  qu'il  est  évident  que  c'est 
juste.  On  distingue  la  justice  de  l'utilité  sociale,  on  croit  souvent 
apercevoir  des  oppositions  entre  ces  deux  principes,  et  on  s'imagine 
être  dans  la  nécessité  de  choisir  entre  eux.  En  réalité,  à  la  notion 
par  elle-même  formelle  de  justice  on  est  obligé  de  donner  un  con- 
tenu matériel,  et  la  détermination  particulière  que  l'on  fait  de  la 


740  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

justice  implique  toujours,  nécessairement,  l'adoption  d'une  certaine 
fin,  elle  procède  toujours  de  la  considération  de  Futilité  sociale*, 
entendue  d'une  certaine  façon. 

Si  maintenant  l'on  regarde  les  fins  adoptées,  on  voit  que  la  fin 
morale  n'y  figure  pas,  ou  que  du  moins  elle  ne  joue  ici  qu'un  rôle 
tout  à  fait  effacé  *.  Lorsqu'on  cherche  à  se  représenter  quelle  est  la 
distribution  la  plus  juste,  on  ne  s'inquiète  pas  de  la  moralité  plus  ou 
moins  grande  des  individus.  Ce  qui  constitue  le  mérite  moral  d'un 
homme,  ce  sont  les  efforts  qu'il  fait  pour  conformer  sa  conduite  à 
l'idéal  moral;  c'est  à  proportion  de  ces  efforts  qu'on  le  louera  ou 
qu'on  le  blâmera.  Or,  des  différentes  formules  de  la  justice  distribu- 
tive,  celle  qui  se  rapproche  le  plus  de  la  formule  suivant  laquelle  on 
décerne  le  blâme  et  l'éloge  est  à  coup  sûr  la  formule  :  à  chacun 
selon  sa  peine;  et  cette  peine  n'est  pas  mesurée  par  l'effort  qu'elle 
suppose,  elle  est  mesurée  par  la  quantité,  c'est-à-dire  par  la  durée 
du  travail  fourni;  ceux  qui  veulent  qu'on  proportionne  la  rémuné- 
ration à  la  peine  n'entendent  point  par  là,  en  général,  que  le 
malingre,  pour  une  égale  quantité  d'heures  de  travail,  reçoive 
plus  que  l'homme  robuste.  Ainsi  le  mérite  économique,  si  l'on  peut 
employer  cette  expression,  est  quelque  chose  de  différent  du  mérite 
moral;  et  les  deux  choses  difTèrent  parce  qu'elles  correspondent  à  des 
préoccupations  d'ordres  divers^. 

1.  Ainsi,  quand  nous  disons  que  les  conceptions  qu'on  se  fait  de  la  justice 
distributive  sont  d'origine  utilitaire,  nous  voulons  dire  simplement  que  la 
notion  de  justice  est  une  notion  vide  par  elle-même,  et  qui  réclame  un  con- 
tenu; Tutililé  — ou  le  bien  —  est  pour  nous  l'idée  générale  qui  comprend  dans 
son  extension  toutes  les  fins  de  l'activité  humaine.  Et  à  ce  propos  nous  expri- 
merons le  regret  que  le  mot  utilité  ait  été  si  souvent  pris  dans  un  sens  parti- 
culier, et  qu'il  soit  entendu  en  des  sens  divers,  que  par  exemple  l'utilitarisme, 
pour  S.  Mill,  désigne  l'une  des  méthodes  servant  à  déterminer  la  conduite  la 
meilleure,  que  pour  d'autres  le  mot  utilitarisme  indique  les  doctrines  qui 
entendent  mal  l'utilité. 

2.  La  préférence  donnée  généralement  aux  formules  :  à  chacun  selon  ses 
œuvres,  et  :  à  chacun  selon  sa  peine,  s'explique  en  partie  par  l'attraction 
qu'exerce  l'idée  du  mérite  moral  sur  l'idée  de  ce  que  nous  nous  permettrons 
d'appeler  le  mérite  économique. 

3.  Si  l'on  voulait  expliquer  avec  précision  pourquoi  le  mérite  économique  et 
le  mérite  moral  ne  sont  pas  déterminés  de  la  même  façon,  il  faudrait  noter 
que  les  produits  de  notre  activité  économique  prennent  sur  le  marché  une 
valeur,  laquelle  est  mesurable,  et  coûtent  un  travail  d'une  certaine  durée;  que 
la  distribution  des  richesses  influe  par  elle-même  sur  le  bien-être  général, 
tandis  qu'il  n'en  est  pas  de  même  pour  la  distribution  des  éloges  et  des 
blâmes,  etc.  Nous  nous  réservons  de  revenir  un  jour  sur  cette  question. 

—  On  a  pris  ici  pour  accordé  que  la  règle  suivant  laquelle  on  décerne  le 
blâme  et  l'éloge,  suivant  laquelle,  en  d'autres  termes,  on  détermine  le  mérite 
moral   des  gens,    répond  à   des   préoccupations  pratiques.  Nous    n'entrepren- 


A.  LANDRY.   —  i.'idkk  de  justick   kistiubitivi:.  741 

Est-il  nécessaire  maintenant  de  noter  que  le  souci  des  fins  intel- 
lectuelles et  esthétiques  de  l'iuimanité  ne  perce  nullement  dans  les 
formules  de  la  justice  dislributive?  Sans  doute  l'applicalion  des 
deux  premières  de  ces  formules  aurait  pour  elï'et  d'encourager  les 
travaux  intellectuels  et  la  production  esthétique  :  mais  c'est  seule- 
ment parce  que  ces  travaux,  cette  production  peuvent  avoir  une 
valeur  économique,  et  dans  la  mesure  où  ils  en  ont  une;  c'est  parce 
que  les  fins  intellectuelles  et  eslliétiques  de  l'humanité  coïncident 
partiellement  avec  les  fins  économiques  de  celles-ci,  et  dans  la 
mesure  de  cette  coïncidence.  Le  peintre,  pour  prendre  un  exemple, 
qui  fait  un  tableau,  produit  une  œuvre  qui  a  une  valeur  mar- 
chande :  on  voudra  dès  lors  qu'il  soit  rémunéré  soit  en  raison  de  la 
valeur  de  son  tableau,  soit  en  raison  de  la  peine  (|ue  celui-ci  lui 
aura  coûté. 

En  définitive,  la  raison  qui  fait  adopter  telle  ou  telle  formule  pour 
la  justice  distributive,  c'est  presque  toujours  le  désir  plus  ou  moins 
conscient  d'accroître  le  bien-être  de  l'humanité;  et  l'on  peut  dire 
que  les  différentes  formules  de  la  justice  se  rapportent  à  une  même 
fin,  que  l'on  peut  appeler  la  fin  érouomifjio\  l'économique  étant 
définie  l'art  de  porter  an  maximum  ce  bien-être  que  procure  aux 
hommes  la  jouissance  des  biens  échangeables.  Seulement  deux  de 
ces  formules,  les  formules  :  à  chacun  selon  ses  œuvres,  et  :  à  chacun 
selon  sa  peine,  sont  inspirées  par  ce  qu'on  a  appelé  la  conception 
chrématistique  de  l'économique;  elles  tendent  à  provoquer  la  multi- 
plication des  richesses,  sans  qu'il  soit  fait  état  de  l'utilité  plus  ou 
moins  grande  que  prennent  ces  richesses  selon  qu'elles  viennent  à 
être  consommées  par  tel  individu,  ou  par  tel  autre;  on  règle  ici  la 
distribution  de  manière  à  faire  que  la  production  soit  le  plus  abon- 
dante possible,  sans  attacher  d'importance  à  la  distribution  consi- 
dérée pour  elle-même;  les  deux  autres  formules,  au  contraire  :  part 
égale  à  tous,  et  :  à  chacun  selon  ses  besoins,  impliquent  celle  idée 
que  l'humanité  sera  au  total  plus  ou  moins  heureuse,  toutes  choses 
égales  d'ailleurs,  selon  que  les  biens  produits  seront  répartis  d'une 
façon  ou  d'une  autre;  et,  prétendant  indiquer  la  répartition  en  elle- 

drons  pas  pour  l'instant  de  démontrer  la  chose.  Nous  signalerons  simplement 
ce  fait,  on  ne  peut  plus  patent  d'ailleurs,  que  la  règle  en  question  est  précisé- 
ment celle  dont  l'application  est  la  plus  propre  à  inciter  les  gens  à  se  bien 
conduire;  cette  constatation  rend  pour  le  moins  vraisemblable  la  supposition 
que  la  préoccupation  de  la  lin  ci-dessus  dite  a  amené  les  hommes,  d'une  manière 
plus  ou  moins  consciente  pour  eux,  à  adopter  cette  règle. 

Rev.  meta.  t.  IX.  —  1901.  ;)0 


742  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

même  la  meilleure,  elles  négligent  les  conséquences  que  cette  répar- 
tition aura  par  rapport  à  la  production. 

Pourquoi  les  conceptions  qu'on  se  fait  de  la  justice  distributive 
sont-elles  dominées  par  le  souci  de  faire  se  réaliser  au  mieux  la  tin 
économique  de  l'humanité?  La  raison  capitale,  c'est  que  cette  fin  est 
celle  à  laquelle  les  hommes  attachent  le  plus  d'importance,  celle  qui 
tient  la  place  la  plus  grande  dans  leurs  pensées,  dans  leur  vie.  La 
première  de  toutes  les  choses,  pour  les  hommes,  c'est  la  satisfaction 
des  besoins  de  leur  organisme;  avant  tout,  il  leur  faut  assouvir  leur 
faim,  leur  soif,  se  protéger  contre  les  intempéries  :  et  cela  ne  peut 
être  obtenu,  le  plus  souvent,  que  grâce  à  la  production  de  biens 
échangeables.  Même  après  que  ces  besoins  essentiels  ont  été  satis- 
faits, les  hommes,  pour  la  plupart,  n'ont  pas  de  désir  plus  ardent 
que  de  s'enrichir,  que  de  se  procurer  une  somme  plus  grande  de  bien- 
être  —  ce  mot  étant  entendu  au  sens  que  lui  donne  l'économique  — . 
Les  autres  fins  de  l'activité  humaine  cèdent  le  pas  devant  celle-là; 
quelques-unes  d'ailleurs,  d'une  certaine  manière  et  dans  une  certaine 
mesure,  s'y  laissent  ramener.  La  fin  morale  est  accessoire,  et  on  la 
tient  pour  secondaire.  Sans  doute  il  est  d'un  grand  intérêt  que  les 
hommes  conforment  leur  conduite  aux  règles  de  la  morale,  qu'ils 
s'abstiennent  de  nuire  à  leur  prochain,  qu'ils  s'efforcent  de  faire  du 
bien,  mais  c'est  parce  qu'ainsi  les  autres  fins  de  l'humanité  seront 
remplies,  et  bien  remplies  ;  c'est  que,  plus  il  y  aura  de  moralité,  plus 
nos  efforts  nous  donneront  de  ces  résultats  qui  nous  paraissent  avoir 
du  prix  par  eux-mêmes.  En  outre,  si  l'on  met  de  côté  certains  actes 
d'une  particulière  gravité,  l'élévation  de  la  moralité  générale  est,  aux 
yeux  des  hommes,  une  chose  moins  essentielle  que  le  degré  de  la 
prospérité  économique.  Pour  ce  qui  est  maintenant  des  fins  intellec- 
tuelle et  esthétique,  elles  ne  se  séparent  pas  complètement  de  la  fin 
économique  :  le  vrai  et  le  beau  sont  appréciés  des  hommes,  et  font 
ou  peuvent  faire  l'objet  d'échanges  tout  comme  les  denrées  d'ali- 
mentation '.  D'une  manière   analogue,    la  satisfaction  de  certains 

1.  En  quoi  les  fins  intellectuelle  et  esthétique  se  distinguent-elles  de  la  fin 
économique?  Le  vrai  et  le  beau  n'ont  d'utilité,  et  on  peut  dire  d'existence,  qu'en 
tant  qu'ils  sont  connus  ou  goûtés  :  qui  voudrait  renoncer  à  un  bien,  si  minime 
fût-il,  priver  ses  semblables  de  ce  bien,  pour  qu'une  vérité  insoupçonnée 
se  trouvât  consignée  dans  un  livre  dont  personne  n'aurait,  ni  ne  devrait  jamais 
avoir  connaissance?  En  outre,  on  peut  avancer  qu'il  n'est  point  d'œuvre  d'art 
ni  de  découverte  qui  ne  soit  susceptible  de  prendre  une  valeur  marchande,  de 
rapporter  de  l'argent  à  son  auteur  :  on  vend  ou  on  exhibe  l'oeuvre  d'art,  on 


A.    LANDRY.    —    l.'iDKl':    DK    JISTICK    DISTIlIlil  il  VK.  743 

besoins  de  notre  nature,  qui  au  premier  abord  semblent  n'avoir  rien 
de  commun  avec  la  fin  économique,  soit  par  exemple  le  désir  ([ue 
tant  de  gens  ressentent  de  fonder  une  famille,  se  rattachent  à  celle-ci  : 
la  nuptialité  et  la  natalité  ne  sont  pas  sans  entretenir  des  rapfiorls 
avec  la  richesse  '. 

La  fin  économique  étant  ainsi  tenue  par  les  hommes  pour  la  plus 
importante,  il  est  naturel  que  la  considération  de  cette  fin  ait  inspiré 
les  conceptions  que  l'on  se  fait  de  la  justice  di^tributive.  Les  uns 
s'attachent,  comme  on  a  vu,  au  rapport  qui  existe  entre  le  bien-être 
économique  et  la  distriluition  des  richesses  :  ceux-là  —  rien  n'est  plus 
évident  —  adopteront  cette  règle  de  distribution  qui  immédiatement, 
par  elle-même,  porte  le  bien-être  économique  à  son  maximum.  D'au- 
tres font  dépendre  ce  même  bien-être  de  l'abondance  de  la  produc- 
tion. Et  il  ne  serait  pas  inconcevable  que  ceux-là  se  servissent,  pour 
encourager  la  production,  d'un  moyen  autre  que  celui  que  la  distri- 
bution leur  fournit,  qu'ils  incitassent  par  exemple  les  gens  à  pro- 
duire beaucoup  en  les  louant  et  en  les  blâmant  à  proportion  de  ce 
qu'ils  produiraient.  Mais  on  comprendra  qu'il  n'en  soit  pas  ainsi,  et 
qu'on  veuille  plutôt  se  servir,  pour  pousser  à  la  production,  de  ce 
stimulant  qu'est  l'appât  du  gain.  C'est  qu'en  efTet  ce  stimulant  est 


imprime  on  on  enseigne  la  ilécouverle.  Ce  qu'on  peut  dire,  c'esl  que  très  sou- 
vent celte  valeur  marchande  ne  correspondra  pas  à  l'utilité  réelle  de  la  chose. 
El  cela  peut  tenir  à  deux  causes  :  lanlôt  c'esl  qu'on  ignore  la  valeur  marchande 
que  la  chose  en  question  prendra  un  jour,  valeur  (jui  sera  soit  plus  grande, 
soil  moins  grande  :  et  dans  ce  cas  on  se  trouve  en  présence  d'une  erreur 
d'ordre  économique;  tanlôl  on  ignore  l'estime  (ju'il  faut  faire  de  la  chose  :  et 
alors  on  est  en  présence  d'une  erreur  qu'on  peut  appeler  morale.  Lorsqu'on  dit 
d'une  certaine  organisation  sociale  qu'elle  nuit  à  la  réalisation  des  lins  intel- 
lecluelle  et  esthétique  de  l'humanité,  on  veut  dire  qu'elle  empêche  la  décou- 
verte de  vérités,  la  création  d'œuvres  d'art  que  les  hommes  seraient  très 
heureux  un  jour  de  posséder;  ou  bien  l'on  veut  dire  que  la  société  qui  a 
adopté  celle  organisation  ne  fait  pas  assez  cas  do  la  connaissance  du  vrai  et  de 
la  contemplation  du  beau,  qu'elle  n'ordonne  pas  ses  désirs  comme  il  faudrait; 
ou  bien  enfin  Ton  veut  dire  l'une  et  l'autre  chose  à  la  fois. 

1.  Kn  somme,  pour  parler  d'une  manière  tout  à  fait  correcte,  il  ne  faudrait 
point  faire  de  ce  que  nous  avons  nommé  la  lin  économique  une  lin  distincte. 
Cette  fin  économique,  avons-nous  dit,  c'est  l'accroissement  de  ce  bien-être  que 
donne  la  jouissance  des  biens  échangeables.  Mais  les  biens  désirés  des  hommes 
ne  sont  pas  désirés  parce  qu'échangeables;  du  moins  n'est-ce  pas  là  la  raison 
dernière  qui  les  fait  désirer:  ces  biens  sont  désirés,  en  définitive,  parce  qu'ils 
servent  à  satisfaire  des  besoins,  lesquels  peuvent  être  de  sortes  très  diverses, 
intellectuels,  esthéticiues,  etc.  Il  n'en  subsiste  pas  moins  des  motifs  très  sérieux 
lie  faire  des  biens  échangeables  une  catégorie  à  pari,  de  considérer  à  pari, 
dans  les  biens,  la  propriété  qu'ils  ont  d'être  échangeables;  et  on  nous  per- 
mettra —  sauf  à  bien  entendre  la  chose  —  de  parler  d'une  fin  économique  qui 
ne  s'identifierait  pas  avec  les  lins  intellectuelle,  esthétique  et  autres. 


744  REVUE    DE    METAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

beaucoup  plus  énergique  que  l'autre  :  si  les  gens  ne  devaient  être 
récompensés  de  leur  travail  productif  que  par  des  éloges,  s'ils  ne 
devaient  être  punis  de  leur  paresse  que  par  des  blâmes,  il  est  bien 
certain  que  la  plupart  ne  se  donneraient  aucun  mal,  que  ce  serait  la 
misère  partout,  et  bientôt  le  retour  à  la  barbarie  :  au  lieu  que  si  leurs 
efforts  sont  pour  eux  la  condition  de  l'acquisition  des  richesses,  la 
nécessité  les  contraindra  à  fournir  une  certaine  somme  d'efforts,  à 
produire  une  certaine  quantité  de  biens,  et  ils  auront  le  désir  d'en  pro- 
duire le  plus  possible.  Ajoutons  que,  cherchant  à  rendre  abondante 
la  production  des  richesses,  une  association  d'idées  toute  naturelle 
nous  fera  choisir,  pour  réaliser  cette  fin,  le  moyen  que  nous  fournit 
la  distribution  des  richesses,  plutôt  que  la  distribution  des  éloges  et 
des  blâmes. 

Si  l'importance  que  les  hommes  attribuent  au  développement  du 
bien-être  économique  est  la  raison  principale  pour  laquelle  ils  rap- 
portent à  cette  lin  la  règle  de  la  justice  distributive,  on  doit  cepen- 
dant à  cette  raison,  dans  certains  cas,  en  joindre  une  autre.  On  a 
vu  que  la  loi  de  justice  doit  être  telle  qu'elle  s'impose  à  tous  les 
esprits;  et  cette  nécessité  est  sentie  de  tous.  Il  faut  donc  autant  que 
possible  que  la  fin  dont  on  se  préoccupera  dans  la  détermination  de 
la  règle  cherchée  soit  ou  doive  être  conçue  de  la  même  manière  par 
tous  ceux  à  qui  cette  règle  s'appliquera;  il  faut  que  l'on  puisse 
reconnaître  objectivement  si  cette  lin  est  réalisée,  dans  quelle 
mesure  elle  l'est.  Or,  pour  beaucoup  de  gens,  le  bien-être  de  l'hu- 
manité dépend  seulement  de  l'abondance  de  la  production  :  et 
cette  conception  chrématistique  n'appartient  pas  seulement  à  des? 
gens  ignorants,  elle  s'exprime  et  se  développe  dans  les  livres  de 
quantité  d'économistes.  Mais  l'abondance  de  la  production  est  une 
chose  qui,  à  ce  que  l'on  croit,  se  mesure  objectivement  :  c'est  ainsi 
que  l'on  s'imagine  pouvoir  apprécier  la  richesse  d'une  nation,  son 
bien-être,  par  la  considération  de  la  quantité  qu'elle  produit  et  qu'elle 
consomme  de  chaque  denrée,  par  celle  de  son  commerce  extérieur,  et 
d'autres  données  du  même  genre  ^  Rien  de  pareil  pour  les  autres 


1.  Est-il  besoin  de  dire  que  la  conception  chrématistique  est  fausse?  La  dis- 
tribution des  biens,  en  supposant  que  la  production  reste  exactement  la  même, 
ne  saurait  être  tenue  pour  indifTérente.  Les  richesses  ne  méritent  ce  nom  qu'en 
tant  qu'elles  servent  à  satisfaire  les  besoins  des  hommes,  et  l'utilité  d'un  bien 
variera  selon  que  ce  bien  sera  attribué  à  tel,  ou  à  tel  autre.  —  Remarquons 
d'ailleurs  que  les  besoins  des  différents  individus  n'ont  pas  de  commune 
mesure.   Et  ainsi,  en  même  temps  qu'on  est  obligé  de  proclamer  que  la  distri- 


A.    LANDRY.    I.  IDKF,    DE    JLSTICK    DISTUIBL  ïlVi:.  745 

fins  de  l'activilé  humaine.  Les  tins  intellectuelle  et  esthétique,  par 
exemple,  ne  se  distinguent  de  la  fin  économique  qu'en  tant  que  les 
œuvres  ou  les  découvertes  qui  les  réalisent  sont  ohjets  d'apprécia- 
tions subjectives.  Et  semblablement  il  n'est  pas  de  mesure  de  la 
valeur  morale  des  individus  qui  s'impose,  ou  qui  paraisse  s'imposer  : 
fait  qui  n'a  pas  d'importance  du  moment  que  l'éloge  et  le  blâme 
servent  à  récompenser  ou  à  punir  la  moralité  ou  l'immoraliié  des 
actes,  et  sont  décernés  dès  lors  par  les  hommes  individuellement  — 
à  la  vérité  selon  une  règle  commune  — ,  non  par  la  Société  orga- 
nisée, mais  qui  semblerait  regrettable  si  la  Société,  chargée  de  dis- 
tribuer les  richesses,  devait,  dans  cette  distribution,  se  régler  sui-  la 
valeur  morale  de  ses  membres. 

Telles  sont  les  raisons  pour  lesquelles  on  s'inspire,  lorsqu'il  s'agit 
de  formuler  la  règle  de  la  justice  distribulive,  du  souci  du  bien-être 
économique  général.  Convient-il  d'adopter  Cette  manière  de  voir? 
Nous  estimons  que  oui;  nous  pensons,  puisque  aussi  bien  il  faut 
nécessairement  faire  ici  de  la  notion  tout  à  fait  générale  et  vague  du 
bien  public  une  détermination  particulière,  qu'on  ne  saurait  mieux 
faire  que  de  définir  le  bien  public  à  la  façon  des  économistes. 

A  l'appui  de  cette  opinion,  nous  nous  garderons  d'invoquer  la 
deuxième  des  raisons  que  nous  avons  dites,  parce  que  nous  savons 
que  le  bien-être  économique,  la  richesse  générale  —  entendue  comme 
il  faut  — ,  ne  sont  pas  susceptibles  d'une  mesure  objective.  En 
revanche  nous  n'hésiterons  pas  à  faire  nôtre  la  première  raison, 
à  tenir,  comme  la  plupart  des  hommes,  la  fin  économique  pour  la 
plus  importante  des  fins  que  nous  poursuivons.  C'est  tout  d'abord 
que  la  jouissance  d'un  certain  bien-être  est  pour  nous  la  condition 
indispensable  de  l'accomplissement  de  toute  fin,  quelle  qu'elle  soil. 
C'est  ensuite  que  le  bien-être  économique,  comme  il  a  été  vu,  est 
moins  une  fin  particulière  qu'une  dénomination  générale  qui 
embrasse,  considérés  il  est  vrai  d'un  certain  point  de  vue,  presque 


bulion  des  richesses,  en  elle-même,  n'est  pas  indilTérente,  on  est  obligé  de 
proclamer  qu'il  est  impossible  de  dire  quelle  dislribulion  est,  toujours  en 
elle-même,  la  meilleure.  Delà,  pour  celui  qui  veut  régler  la  distribution —  comme 
nous  croyons  qu'il  convient  de  faire  —  en  vue  de  l'accroissement  du  bien-être, 
une  diflicultô  qui  tout  d'abord  se  présente  comme  insurmontable.  Nous  avons 
e.xposé  cette  diflicnllé  dans  notre  livre  sur  Lulililé  sociale  de  la  propriété  indivi- 
duelle c^'^  269  et  suiv.);  et  nous  nous  sommes  risqués  (SC  273  et  suiv.)  à  en 
proposer  une  solution  pratique. 


746  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

tous  les  biens  désirés  des  hommes;  que  presque  toutes  les  lins,  dans 
une  certaine  mesure,  se  ramènent  à  celle-là.  Porter  le  bien-être 
économique  à  son  maximum,  c'est  assurer  les  progrès  de  la  science, 
c'est  permettre  à  l'art  de  fleurir,  c'est  donner  aux  hommes  la  possi- 
bilité de  satisfaire  le  besoin  qu'ils  sentent  d'affections  domestiques  ; 
et  si  Ton  trouve  que  le  maximum  de  bien-être  ne  coïncide  pas  avec 
la  floraison  artistique  la  plus  belle  ou  avec  le  progrès  le  plus  rapide 
des  sciences,  il  sera  possible  —  puisque  aussi  bien  nous  savons 
d'avance  qu'on  ne  saurait  faire  dépendre  la  justice  distributive  de 
ce  principe  unique  dont,  théoriquement,  il  faudrait  qu'elle  découlât 
—  d'apporter  à  la  règle  adoptée  quelques  corrections.  Quant  à  la 
fin  morale  ',  on  se  convaincra  aisément  qu'elle  ne  doit  pas  être 
préférée,  comme  norme  de  la  distribution  des  richesses,  à  la  fin 
économique.  Parmi  les  manquements  aux  préceptes  de  la  morale,  il 
en  est  qui  sont  si  graves  qu'il  est  nécessaire,  pour  les  prévenir 
autant  que  possible,  de  recourir  à  des  mesures  telles  que  l'insti- 
tution de  peines;  ceux-là  mis  à  part,  on  admettra,  comme  il  est  fait 
généralement,  que  l'observation  stricte  des  préceptes  de  la  morale 
importe  moins  à  la  Société  que  le  développement  du  bien-être  ^ 


m 

Nous  sommes  arrivé  à  celte  conclusion,  que  la  fin  à  laijuelle  la 
justice  distributive  doit  se  rapporter  est  la  même  à  laquelle  se  rap- 
portent les  conceptions  que  les  hommes  se  font  d'ordinaire  de  cette 
justice,  c'est-à-dire  la  fin  économique.  Resterait  maintenant  à  exa- 

d.  Nous  ne  prenons  pas  le  mot  dans  son  sens  philosophique.  Le  mérite 
moral  que  la  société  peut  avoir  intérêt  à  récompenser  est  mesuré  par  les 
efTorls  que  nous  accomplissons  pour  conformer  notre  conduite  aux  comman- 
dements de  la  morale;  peu  importe  à  la  Société  le  mobile  qui  nous  pousse  à 
accomplir  ces  efforts.  Au  sujet,  d'ailleurs,  de  la  moralité  entendue  au  sens  de 
certains  philosophes,  de  celte  moralité  qui  consiste  dans  l'amour  de  la  vertu 
pour  elle-même,  on  doil  remarquer  que  celte  moralilé  ne  saurait  être  accrue 
par  l'établissement  de  sanctions,  quelles  qu'elles  soient. 

2.  Nous  avons  passé  en  revue  les  prindyiales  des  lins  sur  lesquelles  on  peut 
être  tenté  de  régler  la  distribution  des  biens.  Nous  pensons  qu'on  peut  négliger 
les  autres.  Est-il  besoin,  par  exemple,  de  démontrer  que  la  lin  que  nous  avons 
choisie  est  préférable  à  celle  qui  consiste  dans  la  satisfaction  du  sentiment 
d'envie  que  les  hommes  éprouvent  souvent  à  l'égard  de  leurs  supérieurs? 
Les  idées  égalitaires  procèdent  parfois  de  ce  sentiment  d'envie.  Mais,  sans 
faire  intervenir  ici  de  ces  considérations  qu'on  appelle  morales,  il  suffira  de 
remarquer  que  le  sentiment  de  l'envie  n'est  pas  un  de  ces  sentiments  que  tous 
les  hommes  éprouvent,  et  éprouvent  d'une  manière  continue;  d'où  il  suit  que 
ce  sentiment  ne  peut  pas  servir  de  principe  à  la  justice. 


A.  LANDRY.   —  i.'ii)i;k  de  jusiici':  DisntiDHivi:,  747 

miner  ce  que  valent  les  formules  courantes,  et  pourquoi  des  formules 
sont  acceptées  qui  ne  répondent  que  d'une  nianirre  très  imparfaite 
à  l'idée  dont  elles  procèdent;  resterait  peut-être  aussi  à  chercher 
une  règle  nouvelle,  plus  propre  à  assurer  la  réalisation  de  notre  lin 
que  les  règles  que  l'on  propose  d'ordinaire.  Il  ne  rentre  pas  dans 
notre  dessein  d'aborder  ces  points  aujourd'hui';  les  laissant  donc 
tout  à  fait  de  côté,  nous  nous  bornerons  à  compléter  par  deux,  courtes 
remarques  les  développements  qui  précèdent. 

L'une  de  ces  remarques  a  trait  à  l'opposition  que  l'on  établit 
communément  entre  la  justice  et  l'utilité  sociale"-.  S'il  est  vrai, 
comme  nous  avons  tenté  de  le  prouver,  que  les  conceptions  que 
l'on  a  de  la  justice  soient  utilitaires,  non  seulement  dans  le  sens  tout 
à  fait  général  du  mot,  mais  dans  le  sens  plus  étroit  de  l'utilité  éco- 
nomique, comment  peut-on  admettre  la  possibilité  d'une  telle  oppo- 
sition? —  A  cela  il  faut  répondre  que  la  prétendue  opposition  de  la 
justice  et  de  l'intérêt  social  se  ramène  à  une  opposition  de  ce  que 
l'intérêt  social  veut,  les  conditions  d'application  de  la  règle  à 
déterminer  étant  ce  qu'elles  sont,  et  de  ce  que  ce  même  intérêt 
voudrait,  si  ces  conditions  étaient  autres,  et  si  elles  étaient  telles, 
qu'une  réalisation  plus  complète  de  la  fin  poursuivie  devînt  possible 
parla.  Ainsi  l'on  entend  dire  assez  souvent  ceci  :  la  justice  voudrait 
que  chacun  reçût  selon  ses  besoins,  mais  l'application  de  cette 
règle,  étant  donné  la  tendance  des  hommes  à  la  paresse  et  le  peu 
d'empire  qu'ont  sur  eux  les  sentiments  altruistes,  serait  désastreuse; 
il  convient  donc  de  rémunérer  les  gens  à  proportion  de  leurs 
œuvres.  Qu'est-ce  à  dire?  on  pense  que,  par  elle-même,  la  distribu- 
tion la  meilleure  est  celle  qui  tient  compte  des  besoins  des  individus; 
malheureusement,  dans  l'état  actuel  de  l'humanité,  il  faut  se  préoc- 
cuper des  répercussions  de  la  distribution  sur  la  production;  et  c'est 
le  pis-aller  dont  on  s'accommode  qu'on  rattache  à  l'intérêt  social, 


1.  On  trouvera  dans  le  livre  que  nous  avons  déjà  cité  la  criliquede  certaines 
des  formules  dont  nous  avons  parlé  (notamment  du  droit  au  produit  intégral 
du  travail,  ;;;',  326  et  suiv.);  nous  avons  tenté  également  d'y  déterminer  la  règle 
économiquement  la  meilleure  de  répartition  (voir  toute  la  deuxième  partie  du 
livre,  et  particulièrement  les  Cv 213-278,  324,  323,  330-333). 

2.  Combien  de  gens  qui  accordent  que  la  justice  ne  règne  pas  dans  la  société 
présente,  qui  reconnaissent  que  l'organisation  socialiste  serait  plus  juste  que 
celle  qui  existe  aujourd'hui,  mais  qui  cependant  s'opposent  à  ce  ([u'on  louche 
aux  principes  constitutifs  de  notre  société,  parce  qu'ils  estiment  que  pour  faire 
régner  la  justice  sur  la  terre,  il  faudrait  rendre  l'humanité  pins  malheureuse 
encore  qu'elle  n'est! 


748  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

l'autre  conception  étant  rattachée  à  l'idée  —  qu'on  tient  différente, 
et  plus  haute  —  de  la  justice  *. 

Notre  deuxième  remarque  —  laquelle,  comme  on  va  voir,  n'est 
pas  sans  se  rattacher  à  la  précédente  —  se  rapporte  à  la  distinction 
que  nous  avons  faite,  tout  au  début  de  ces  Réflexions,  entre  la  justice 
distributive,  fonction  de  la  Société,  et  la  justice  distributive,  devoir 
des  individus.  Ces  deux  justices  sont-elles  identiques  absolument, 
ou  bienpeuvent-elles,  dans  certains  cas,  se  distinguerl'une  de  l'autre? 
—  Pour  répondre  à  cette  question,  il  faut  considérer  que  le  législa- 
teur, chargé  par  la  Société  de  faire  régner  la  justice,  est  contraint 
de  parler  par  propositions  générales.  Mais  ces  propositions,  par  la 
nature  même  des  choses,  n'assureront  jamais  l'application  parfaite 
du  principe  dont  on  s'inspire  à  la  multitude  des  cas  particuliers  qui 
se  présenteront;  en  d'autres  termes,  elles  ne  feront  jamais  se  réa- 
liser complètement  la  fin  que  l'on  poursuit.  Imaginons  que  le  légis- 
lateur ait  adopté  comme  règle  de  justice  la  formule  :  à  chacun  selon 
ses  œuvres,  et  qu'il  ait  tâché,  par  le  détail  des  lois,  d'appliquer  au 
mieux  cette  règle.  11  restera  que  telle  loi  de  détail  entraînera  parfois 
des  conséquences  contraires  à  la  formule  choisie.  Il  restera  encore 
que  cette  formule  n'est  la  meilleure  que  parce  que  la  généralité 
des  hommes  ont  besoin  pour  travailler  d'être  stimulés  par  la 
nécessité,  par  l'appât  du  gain;  en  sorte  que  s'il  se  trouve  un 
homme  méritant  plus  par  ses  besoins  qu'il  ne  mérite  par  ses 
œuvres,  et  que  l'application  à  cet  homme  de  la  règle  :  à  chacun  selon 
ses  besoins  ne  doive  pas  le  faire  travailler  moins,  la  justice  d'un 
individu  pourra  faire  ce  que  ne  fait  pas  la  justice  sociale.  En  somme, 
entre  la  justice  sociale  et  la  justice  individuelle,  il  y  aui-a  cette  dis- 
tinction qu'on  établit  souvent  entre  la  justice  et  l'équité  :  l'équité 
est  une  justice  plus  souple,  s'adaptant  mieux  aux  circonstances; 
elle  procède  directement  de  l'idéal  conçu,  au  lieu  d'être  figée  en  des 
propositions  générales  qui,  en  raison  même  de  leur  généralité,  sont 
des  intermédiaires  imparfaits  entre  le  principe  normatif  adopté  et 
la  complexité  infiniment  diverse  des  faits. 

Adolphe  Landry. 


1.  Parfois  aussi  l'on  dit  que  la  justice  n'est  susceptible  que  de  réalisations 
approximatives,  et  l'on  distingue  plusieurs  formules  qui  l'exprinient,  mais 
d'une  manière  plus  ou  moins  adéquate. 


ÉTUDES   CRITIQUES 


LE  CHRISTIANISME  DE  TOLSTOÏ 


«  Je  crois  en  Dieu,  qui  est  pour  moi  l'Esprit,  l'Amour,  le  Principe 
de  toutes  choses.  Je  crois  qu'il  est  en  moi  comme  je  suis  en  lui.  Je 
crois  que  la  volonté  de  Dieu  n'a  jamais  été  plus  clairement,  plus 
nettement  exprimée  que  dans  la  doctrine  de  l'homme  Christ;  mais 
on  ne  peut  considérer  Christ  comme  Dieu  et  lui  adresser  des  prières, 
sans  commettre,  à  mon  avis,  le  plus  grand  des  sacrilèges.  Je  crois 
que  le  vrai  bonheur  de  l'homme  consiste  en  l'accomplissement  de 
la  volonté  de  Dieu;  je  crois  que  la  volonté  de  Dieu  est  que  tout 
homme  aime  ses  semblables  et  agisse  toujours  envers  les  autres 
comme  il  désire  qu'ils  agissent  envers  lui,  ce  qui  résume,  dit  l'Evan- 
gile, toute  la  loi  et  les  prophètes.  Je  crois  que  le  sens  de  la  vie, 
pour  chacun  de  nous,  est  seulement  d'accroître  l'amour  en  lui,  je 
crois  que  ce  développement  de  notre  puissance  d'aimer  nous  vau- 
dra, dans  cette  vie,  un  bonheur  qui  grandira  chaque  jour  et,  dans 
l'autre  monde,  une  félicité  d'autant  plus  parfaite  que  nous  aurons 
appris  à  aimer  davantage;  je  crois,  en  outre,  que  cet  accroissement 
de  l'amour  contribuera,  plus  que  toute  autre  force,  à  fonder  sur  la 
terre  le  royaume  de  Dieu,  c'est-à-dire  à  remplacer  une  organisation 
de  la  vie  oii  la  division,  le  mensonge  et  la  violence  sont  tout-puis- 
sants, par  un  ordre  nouveau  où  régneront  la  concorde,  la  vérité  et 
la  fraternité.  Je  crois  que  pour  progresser  dans  l'amour  nous  n'avons 
qu'un  moyen  :  la  prière.  Non  pas  la  prière  publique,  dans  les  tem- 
ples, que  le  Christ  a  formellement  réprouvée  (Matlh.,  VI,  5-13;.  Mais 
la  prière  dont  lui-même  nous  a  donné  l'exemple,  la  prière  solitaire, 
qui  consiste  à  rétablir,  à  raffermir  en  nous  la  conscience  du  sens  de 


750  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

noire  vie  et  le  sentiment  que  nous  dépendons  seulement  de  la 
volonté  de  Dieu  '.  »  Telle  est  la  foi  que  Tolstoï  affirme  dans  une 
admirable  lettre  au  saint  synode  et  quil  oppose  à  la  doctrine  tradi- 
tionnelle de  l'Église  constituée.  Le  monde  civilisé  a  été  ému  par 
cette  magnifique  profession;  elle  a  rendu  populaires  les  pensées 
philosophiques  de  Tolstoï.  Nous  nous  proposons  ici  de  retracer 
l'évolution  psychologique  dont  celles-ci  procèdent  :  nous  retrouve- 
rons ainsi  la  logique  intérieure  qui  les  pénètre,  les  relie  et  qui  leur 
donne  sinon  la  force  de  conviction,  du  moins  l'unité  de  système. 
Peut-être  cette  étude  conlribuera-l-elle  à  faire  comprendre  tout  le 
sens  de  la  doctrine  de  Tolstoï  et  à  mettre  en  lumière  les  raisons 
de  son  incompalibilité  avec  le  christianisme  officiel. 

I 

Vers  l'année  1874  le  comte  Tolstoï  avait  environ  quarante-cinq 
ans.  Riche,  jouissant  d'une  santé  excellente,  heureusement  marié, 
père  de  nombreux  enfants,  bref,  vivant  la  vie  que  rêvent  la  plupart 
des  hommes,  il  avait  en  plus  la  gloire.  Sa  réputation  d'écrivain 
franchissait  les  limites  de  la  Russie;  elle  était  européenne;  elle 
était  universelle;  et  cela  était  justice.  Car  Tolstoï  avait  écrit  des 
œuvres  comme  les  Souvenirs  du  siège  de  Sébastopol,  Mes  Mémoires,  La 
Guerre  el  la  Paix.  Dans  la  solitude  d'Iasnaïa  Poliana,  il  mettait  la 
dernière  main  à  Anna  Karénine.  Sa  vie  s'écoulait,  pacifique  et 
féconde,  entre  les  travaux  des  champs  et  les  travaux  de  la  plume. 

C'est  à  ce  moment,  il  nous  l'a  conté  ',  que  le  problème  philoso- 
phique s'imposa  brusquement  à  lui.  La  secousse  fut  vive,  elle  fut 
douloureuse  ;  elle  fut  terrible.  Que  faire?  à  quoi  bon  vivre?  quel  est 
le  sens  de  la  vie?  Ces  questions  se  présentèrent  à  son  esprit  et 
l'obsédèrent  impérieuses  et  cruelles.  A  tout  propos,  à  toute  heure, 
elles  renaissaient;  et  Tolstoï  ne  savait  qu'y  répondre,  et  il  voyait 
en  même  temps  que,  s'il  n'y  trouvait  pas  de  réponse,  il  ne  pourrait 
plus  vivre.  «  Je  sentis,  écrit-il  dans  sa  Confession,  que  ce  quelque 
chose  sur  quoi  la  vie  repose  se  brisait,  qu'il  n'y  avait  plus  rien 
où  je  pusse  me  retenir;  que  ce  dont  je  vivais  n'était  déjà  plus;  que, 
moralement,  je  ne  pouvais  plus  vivre.  Ma  vie  s'arrêta.  » 

Cette  crise  est  celle  par  laquelle  passe  un  jour  ou  l'autre  qui- 

1.  Le  Temps,  l"  mai  1901. 


ANDIŒ  CRESSON.  —  Le  clivistianisme  de  Tolstoï.  7.")1 

conque  est  destiné  à  réfléchir  philosophiquement.  Mais,  si  Ion 
en  croit  Tolstoï,  elle  fut  chez  lui  particulièrement  grave.  11  déclare 
avoir  éprouvé  à  celte  époque  un  besoin  violent  de  sortir  de  l'exis- 
tence. L'idée  du  suicide  le  hante.  Autant  il  désirait  naturellement 
vivre  avant  d'avoir  perdu  le  sens  de  la  vie,  autant  il  désire  sponta- 
nément mourir  depuis  que  ce  sens  lui  a  échappé.  «  Et  voilà  que 
moi,  homme  heureux,  je  me  cachais  la  corde  pour  ne  pas  me  pendre 
à  la  solive  entre  les  armoires  de  la  cliaml)re  où  chaque  soir  j'étais 
seul  en  me  couchant,  et  que  je  n'allais  plus  à  la  chasse  avec  mon 
fusil,  pour  ne  pas  être  tenté  par  ce  moyen  trop  facile  de  me  défaire 
de  la  vie  '.  »  Par  bonheur,  Tolstoï  sut  résister  à  la  tentation;  il  ne 
voulut  pas  fuir  la  vie  avant  d'avoir  examiné  si  elle  était  vraiment 
dénuée  de  toute  signification.  C'est  ainsi  que,  de  romancier,  il 
devint  philosophe. 


Pour  résoudre  le  problème  qui  le  troublait,  Tolstoï  se  tourna,  en 
effet,  d'abord,  vers  le  savoir  théorique  humain.  Mais  il  n'y  trouva 
que  leurre  et  déception.  Les  produits  de  la  réflexion  humaine  sont 
de  deux  espèces  :  les  sciences  positives,  la  métaphysique.  Les  pre- 
mières sont  «  les  mathématiques,  la  physique,  la  chimie,  la  physio- 
logie •  ».  Les  secondes  contiennent  des  hypothèses  plus  ou  moins 
hasardées  sur  l'origine  de  la  vie. 

Or  si  l'on  s'adresse  aux  sciences  positives  et  si  on  leur  demande 
comment  il  faut  vivre,  elles  répondent  qu'elles  n'en  savent  rien. 
Elles  ignorent  systématiquement  la  question  que  Tolstoï  leur  pose. 
«  Elles  disent  :  A  ce  que  tu  es  et  pourquoi  tu  vis,  nous  n'avons  pas 
de  réponses,  et  nous  ne  nous  en  occupons  pas.  Mais,  si  tu  as  besoin 
de  connaître  les  lois  de  la  lumière  et  des  compositions  chimiques, 
les  lois  du  développement  des  organism.es,  si  tu  as  besoin  de  con- 
naître les  lois  des  corps,  leur  forme  et  la  relation  des  chiffres  et  des 
grandeurs,  si  tu  as  besoin  de  connaître  les  lois  de  Ion  esprit,  alors, 
pour  tout  cela,  nous  avons  des  réponses  claires,  précises  et  incon- 
testables ^  »  Pour  elles,  l'homme  est  un  fragment  de  la  nature 
emporté  par  une  évolution  qui  se  continue  quoi  qu'il  fasse,  qu'il  la 
favorise  ou  qu'il  s'y  oppose.  A  quoi  bon,  par  conséquent,  se  deman- 
der comment  il  faut  vivre?  On  ne  peut  le  savoir;  et,  quand  on  le 

1.  Ma  confession. 

2.  I</. 


752  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

saurait,  rien  ne  serait  changé,  puisque  les  événements  resteraient, 
malgré  tout,  les  mêmes.  La  question  philosophique  et  morale 
proprement  dite  n'a  pas  de  raison  d'être.  Elle,  est  illusoire  et 
absurde. 

Si  l'on  s'adresse  aux  sciences  métaphysiques,  on  trouve,  au  con- 
traire, qu'elles  se  posent  effectivement  le  problème  qui  préoccupe 
Tolstoï.  Les  métaphysiciens  se  demandent  bien  :  Qu'est-ce  qui  est? 
D'où  vient  la  nature?  D'où  viens-je  moi-même?  Que  dois-je  faire? 
Mais  ces  questions,  ils  ne  les  résolvent  pas.  Tous  sont  d'accord  pour 
répondre  à  la  première  :  il  existe  quelque  chose,  un  être,  une 
essence,  des  idées,  suivant  les  mots  qu'ils  emploient,  et  mon  moi 
est  précisément  une  partie  de  ce  quelque  chose.  Mais  ceux  qui  sont 
sincères  s'arrêtent  là.  Devant  les  autres  questions,  ils  avouent  leur 
ignorance;  ils  répondent  :  «  Je  ne  sais  pas  ».  Pour  un  métaphysi- 
cien qui  ne  se  ment  pas  à  lui-même,  la  vie  est  l'incompréhensible  '. 
L'esprit  ne  peut  en  découvrir  ni  l'origine  ni  la  signification.  Il  ne 
peut  donc  dire  en  connaissance  de  cause  ce  qu'il  faut  en  faire.  La 
raison  spéculative  est  muette  devant  le  problème  de  la  vie.  Toute 
sa  réflexion  peut  et  doit  seulement  la  forcer  à  reconnaître  qu'elle 
doit  l'être.  Bref,  contrairement  à  ce  que  font  les  sciences  positives, 
la  métaphysique  pose  la  question  du  sens  de  la  vie.  Seulement  elle 
ne  peut  rien  que  de  la  poser  *;  elle  s'arrête  là. 

Tolstoï  sort  donc  de  la  réflexion  théorique  et  rationnelle,  l'esprit 
plus  déçu  et  plus  meurtri  qu'avant  d'y  entrer.  Dans  tout  l'appareil 
des  démonstrations  scientifiques  et  des  raisonnements  philosophi- 
ques, il  n'a  pu  découvrir  une  lueur  de  vérité  qui  l'éclairé.  Il  ferme 
ses  livres  de  science  et  de  métaphysique,  convaincu  plus  que  jamais 
que  la  vie  est  «  un  énorme  mal  ».  La  raison  spéculative  ne  peut 
savoir  ce  qu'il  faut  en  faire,  et  elle  ne  peut  éviter  de  se  le  demander. 
Le  plus  sage  est  donc  de  renoncer  à  vivre.  Cette  proposition  est  le 
dernier  mot  de  la  réflexion  spéculative  sur  la  destinée  humaine. 
C'est  celui  que  prononcent  également,  dans  l'ordre  pittoresque  où 
Tolstoï  les  range,  Socrate,  Schopenhauer,  Salomon  et  Bouddha. 

1.  iMa  confession. 

2.  kl. 

3.  M. 

4.  Id. 


ANDiu":  (:iii:sso>.  —  Le  cJiristianisme  de  Tolstoï.  753 


Cette  conclusion  est  désespérée.  Pourtant,  remarque  Tolstoï,  il  y 
a  autre  chose  que  la  spéculation  pure.  Autour  de  lui,  des  hommes 
vivent.  Quelques-uns  paraissent  heureux.  Ceux-là  doivent  posséder 
le  sons  de  la  vie.  Car  ils  vivent  et,  s'ils  l'ignoraient,  ils  ne  vivraient 
pas.  Tolstoï  ne  va-t-il  donc  pas  pouvoir  apprendre  d'eux  ce  qui  les 
sauve?  Cette  préoccupation  le  ramène,  de  la  spéculation  philoso- 
phique, à  l'observation  de  l'humanité. 

11  jette  d'abord  les  yeux  sur  les  hommes  du  monde  auquel  il 
appartient.  Or,  en  dehors  de  ceux  qui  sont  logiques  et  qui  se  déli- 
vrent de  la  vie  par  le  suicide,  il  n'en  aperçoit  que  trois  espèces. 
Ceux  qui  ignorent  le  problème  philosophique  et  qui  vivent  sans 
jamais  s'être  demandé  si  la  vie  avait  un  sens  et  quel  était  ce  sens; 
ceux  qui  connaissent  la  question  mais  qui  évitent  d'y  penser  et  pas- 
sent le  temps  à  s'étourdir  de  peur  de  voir  trop  clair  en  eux;  ceux 
qui  sont  faibles  et  qui,  tout  en  sachant  l'absurdité  de  la  vie,  tout  en 
étant  las  et  dégoûtés  d'eux-mêmes  et  de  toute  chose,  continuent 
cependant  de  vivre,  faute  d'avoir  le  courage  d'en  finir  une  bonne 
fois  avec  une  existence  qui  les  écœure.  Tolstoï  constate  (^l'aucune 
de  ces  trois  attitudes  n'est  possible  pour  lui.  Ignorer  le  problème  du 
sens  de  la  vie?  Ce  problème  s'impose  à  lui  et  il  ne  peut  l'éviter.  Se 
«  divertir  »  au  sens  que  Pascal  donnait  à  ce  mot?  Son  imagination 
est  trop  vive;  aucune  distraction  ne  le  soulage  ;  il  voit  à  toute  heure 
la  mort  au  bout  de  chacune  de  ses  actions.  Vivre  en  se  dégoûtant 
lui-même?  C'est  ce   qu'il  fait;  c'est   ce   qu'il   ne   veut   plus  faire  '. 

Mais  ce  qu'on  appelle  le  monde  n'est  pas  toute  l'humanité.  Ce 
n'en  est  que  la  plus  infime  partie.  Or  les  millions,  les  milliards 
d'hommes  qui  ont  vécu  et  vivent  du  travail  de  leurs  mains  ont 
supporté  ou  supportent  la  vie.  Ils  l'aiment  môme,  et  l'opinion  géné- 
rale est,  chez  eux,  que  le  suicide  est  un  mal  effroyable.  Quelle  est 
donc  la  force  qui  soutient  ainsi  les  simples  et  les  humbles,  et  qui 
leur  conserve  la  volonté  de  vivre?  Tolstoï  ne  va-t-11  pas  apprendre 
du  peuple  «  ce  qui  fait  vivre  les  hommes  »?  Cette  force  n'est  pas. 
l'ignorance  du  problème  du  sens  de  la  vie.  Les  travailleurs  russes 
se  posent  ce  problème  et  «  ils  y  répondent  avec  une  clarté  éton- 
nante^». Ce   n'est   pas  davantage  le  divertissement.    La   vie   des- 

1.  Ma  confession. 

2.  Id. 


754  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

pauvres  gens  est  faite  «  de  privations  et  de  souffrances  bien  plus 
que  de  jouissances  ».  Cette  force,  c'est  la  foi.  Tous  les  peuples  ont 
toujours  vécu  d'une  croyance  religieuse;  et  c'est  en  particulier  la 
croyance  chrétienne  qui  sauve  le  peuple  russe.  Cette  constatation 
achève  le  malheur  de  Tolstoï.  Ceux  des  hommes  qui  vivent,  vivent 
ou  de  l'ignorance  du  problème  philosophique,  ou  de  la  foi.  Or  Tolstoï 
ne  peut  ignorer  la  question  du  sens  de  la  vie,  et  la  foi  lui  apparaît 
comme  la  croyance  en  quelque  chose  d'absurde  et  de  contraire  à 
toute  raison.  «  Dieu  un  et  trois,  la  création  en  six  jours,  les  démons 
et  les  anges  et  tout  ce  que  je  ne  peux  pas  reconnaître  à  moins  que 
d'être  fou.  »  Le  voilà  donc  une  seconde  fois  tombé  dans  un  abîme! 


Que  faire?  Il  lui  semble  de  nouveau  qu'il  n'ait  plus  qu'à  mourir. 
Et  pourtant,  il  fait  encore  une  tentative  pour  continuer  à  vivre.  Il 
examine  si  toute  foi  est  désormais  impossible  pour  lui.  Il  veut  une 
croyance  et  il  la  cherche.  Cette  tentative  le  sauva.  Car  il  dut  à  cet 
effort  suprême  de  retrouver,  avec  une  conviction,  la  paix  de  l'âme 
qu'il  avait  perdue. 

Être  malheureux,  c'esi,  à  proprement  parler,  ne  pas  vivre.  Vivre 
vraiment,  c'est  donc  vivre  heureux.  Pour  mener  une  vie  qui  ait  un 
sens,  une  vie  qui  en  soit  une,  il  faut  donc  que  chaque  homme 
trouve  le  moyen  de  vivre  heureux.  Or  l'homme  est  un  individu.  Mais 
il  est,  en  même  temps,  doué  de  raison  et  d'amour.  Il  peut  donc 
chercher  à  être  heureux  de  deux  façons  différentes  :  en  prenant 
pour  but  de  son  activité  les  satisfactions  de  son  être  physique  et 
moral  individuel;  ou  bien  en  suivant  sa  raison  qui  lui  ordonne  de 
sacrifier  le  bien  de  son  individualité  au  bonheur  général  de  l'humanité 
et  son  amour  qui  l'y  porte.  Quelle  est  donc  celle  de  ces  deux  attitudes 
qui  mènera  l'homme  au  bonheur  et  qui,  par  conséquent,  le  fera 
vraiment  vivre  ^'^.  Tolstoï  n'hésite  pas  à  répondre  que  c'est  dans 
l'amour  seul  que  l'homme  trouvera  la  vie. 

Celui  qui  cherche  le  bonheur  dans  les  satisfactions  de  son  indivi- 
dualité est,  en  effet,  condamné  inévitablement  à  ne  pas  le  trouver, 
condamné  au  malheur.  Le  bonheur  de  l'être  individuel  suppose  la 
possession  de  certains  avantages  extérieurs,  la  fortune,  le  rang, 

1.  Ma  confession. 

2.  /(/. 


A>'DRÉ  CRESSON.   —  Le  christianisme  de  Tolstoi.  75? 

les  honneurs.  Or  tous  les  hommes  sont  en  lutte  pour  les  conquérir. 
Celui  qui  les  cherche  a  donc  toutes  chances  ou  de  ne  pas  les  obtenir, 
ou  de  ne  pas  pouvoir  les  j^arder,  ou  d'être,  tout  au  moins,  dans 
Tinquiélude  perpétuelle  de  les  perdre.  D'autre  part,  les  jouissances 
sont  d'une  nature  essentiellement  fuyante.  A  mesure  que  la  vie 
avance,  il  devient  plus  difficile  de  se  les  procurer;  et  elles  s'en  vont 
sans  cesse,  laissant  derrière  elles,  avec  l'ennui,  le  regret  amer  de 
les  avoir  perdues.  Il  est  donc  fort  difficile  à  chaque  individu  de 
conquérir  et  de  conserver  ce  qui  est  nécessaire  aux  satisfactions  de 
son  égoïsme.  Mais  à  supposer,  contre  toute  vraisemblance,  un 
homme  pourvu  de  ce  nécessaire,  il  sera  encore  malheureux.  Car  il 
sera  forcé  de  constater  à  toute  heure  que  son  individualité,  pour 
laquelle  il  fait  tout,  lui  échappe  sans  cesse  et  que,  quels  que  soient 
ses  efforts,  il  ne  peut  pas  la  conserver  '.  Chaque  seconde  rapproche 
chaque  homme  de  la  dissolution  finale.  Nous  sommes  suspendus  au- 
dessus  d'un  puits  au  fond  duquel  un  dragon  inexorable  ouvre  sa 
gueule  pour  nous  recevoir,  cramponnés  aux  branches  d'un  buisson 
dont  deux  souris,  l'une  blanche,  l'autre  noire,  ne  cessent  de  ronger 
les  attaches.  Et  nous  avons  beau,  pour  oublier  notre  situation,  sucer 
quelques  gouttes  de  miel  éparses  sur  les  feuilles  de  l'arbuste  qui 
nous  soutient,  nous  ne  pouvons  éviter  de  prévoir  l'issue  fatale  -. 
Comment,  dans  ces  conditions,  vivre  heureux  en  vivant  pour 
son  individualité?  Comment  ne  pas  être  en  proie  au  vertige  et  ne 
pas  sentir  qu'on  fait  en  vain  tout  ce  qu'on  fait  puisqu'on  le  fait  pour 
un  cadavre?  Comment  goûter  les  satisfactions  d'un  moi  qui  meurt 
au  moment  même  où  il  jouit?  On  ne  peut  vivre  pour  soi  et  être 
heureux.  Celui  qui  le  fait  est  un  sot.  Il  a  l'air  de  vivre  et  il  ne 
vit  pas. 

Si  un  homme,  au  contraire,  a  mis  une  fois  son  bonheur  dans  les 
satisfactions  de  la  vie  d'amour,  si,  ayant  renoncé  au  bien  de  son 
individualité  périssable,  il  ne  veut  plus  travailler  qu'au  bonheur 
des  autres  hommes,  il  est  sûr  d'être  parfaitement  heureux.  Rien  ne 
peut  plus  le  troubler.  Les  hommes  luttent  frénétiquement  autour 
des  biens  nécessaires  à  la  satisfaction  de  l'égoïsme;  j'en  serai  donc 
peut-être  privé.  Que  m'importe  si  j'ai  renoncé  à  mon  bien-être 
individuel  et  si  je  me  suis  retiré  de  la  lutte?  Les  jouissances  fuient 
comme  l'eau  coule  à  travers  les  doigts  ouverts:  la  vie  est  souffrance. 

1 .  De  la  vie. 

2.  Ma  confession. 


756  REVUE  DE  METAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

Que  m'importent  jouissances  et  souffrances,  si  j'ai  placé  mon  bon- 
heur dans  le  mépris  de  mes  satisfactions  individuelles?  La  mort 
me  menace  à  toute  seconde  et  ma  vie  n'est  qu'une  destruction  con- 
tinuelle. Quelle  mort,  quelle  vie?  Celle  de  mon  individualité?  Mais  je 
ne  m'inquiète  plus  de  ses  satisfactions.  11  m'est  donc  indifférent 
qu'elle  disparaisse  et  se  dissolve.  Quant  à  ma  vraie  vie,  elle  ne 
peut  s'anéantir.  Elle  consiste  dans  Tacte  par  lequel  j'ai  renoncé  à 
mon  égoïsme  pour  ne  plus  faire  qu'aimer  les  autres.  Moi  seul  je 
pourrais  donc  la  tuer  en  cessant  d'accomplir  cet  acte.  Si  donc  je  ne 
faiblis  jamais,  si,  jusqu'à  la  destruction  de  mon  individualité,  je 
continue  d'aimer  sans  me  renier  moi-même,  je  suis  éternel  jusque 
dans  la  mort;  dissous,  je  persiste  par  mon  acte  d'amour  et  par 
ses  effets.  Celui  qui  a  vécu  d'amour  pour  Thumanité  survit  en  elle 
à  jamais  puisque  le  bien  des  autres  est  son  bien.  Le  Christ  est,  à  la 
lettre,  toujours  vivant  dans  l'univers  dont  il  relie  les  éléments 
épars  ^  Pour  celui  qui  a  mis  sa  vie  dans  l'amour,  il  n'y  a  donc  plus 
de  mort  possible.  Le  spectre  de  l'anéantissement  dont  la  vue  cor- 
rompt toutes  les  joies  de  l'égoïste  s'évanouit  pour  lui.  Qu'est-ce  qui 
pourrait,  par  conséquent,  inquiéter  l'homme  qui  fait  sa  joie  du  renon- 
cement au  prétendu  bien  de  son  individualité?  Qu'est-ce  qui  pour- 
rait altérer  son  bonheur? 

Pour  vivre  heureux,  c'est-à-dire  pour  vivre  vraiment,  il  faut  donc, 
une  fois  pour  toutes,  cesser  de  s'occuper  de  soi  et  travailler  exclu- 
sivement au  bonheur  d'autrui.  Toute  vie  égoïste  est  le  résultat  d'un 
faux  calcul  et  c'est  l'opposé  d'une  vie.  Seule,  la  vie  d'amour  est  le 
résultat  d'un  calcul  juste  de  notre  intérêt  réel.  Elle  est  la  vie 
véritable. 

Comme  on  le  voit,  Tolstoï  ne  pense  pas  du  tout  qu'en  proposant  à 
l'homme  la  renonciation  au  bien  de  son  individualité,  il  lui  demande 
un  sacrifice  pénible.  11  pense  tout  le  contraire.  Est-ce  un  sacrifice 
pénible  pour  l'oiseau  que  d'apprendre  à  se  servir  de  ses  ailes  *  ? 
Non;  mais,  au  contraire,  c'est  par  là  qu'il  s'initie  à  la  vie  pour 
laquelle  il  est  né.  De  même,  l'homme  est  né  pour  la  raison  et  pour 
l'amour.  11  lui  est  aussi  naturel  de  vivre  de  raison  et  d'amour  qu'il 
est  naturel  à  l'oiseau  de  voler.  Seulement,  l'oiseau  commence  par 
ne  pas  savoir  voler.  L'homme  commence,  de  même,  par  ne  pas 
savoir  aimer.  Mais  qu'une  fois  l'oiseau  ait  pris  son  vol,  et  il  y  trou- 

1.  De  (a  vie. 

2.  /(/. 


ANDRÉ  CRKSSON.   —  Le  christianisme  de  Tolstoï.  TîjT 

vera  une  vie  supérieure  et  plus  heureuse.  Que,  de  même,  l'homme 
se  soit  envolé  dans  la  raison  et  dans  l'amour,  et  il  y  rencontrera 
son  bonheur.  Il  s'apercevra  alors  que  son  individualité  n'avait  pas 
son  but  en  elle-même,  qu'elle  n'est  qu'un  instrument  avec  lequel  il 
convient  qu'il  travaille  et  que  cet  instrument  est  fait  pour  n'être 
pas  plus  ménagé  par  lui  que  ne  l'est  par  un  ouvrier  sa  pelle  ou  sa 
pioche  '.  Il  faut  que  l'homme  renaisse  à  nouveau  par  l'amour  et 
alors  il  vivra.  Car  il  réalisera  sa  nature  et  il  sera  heureux.  Mais 
tant  qu'il  ne  sera  pas  né  à  l'amour  il  aura  beau  croire  vivre,  il  ne 
sera  qu'un  mort  sous  la  figure  d'un  vivant. 

Pour  vivre  vraiment,  il  faut  donc  vivre  d'amour.  Mais  qu'est-ce 
que  vivre  d'amour?  Il  y  a  de  faux  amours.  Il  ne  faut  donc  pas  s'y 
tromper.  Aimer  sa  femme,  ses  enfants,  son  clocher,  sa  patrie;,  un 
groupe  d'hommes  quelconque  à  l'exclusion  des  autres,  tout  cela 
est  faux  amour.  Celui  qui  aime  ainsi  n'aime,  en  réalité,  que  le  plaisir 
qu'il  éprouve  dans  son  individualité  à  sentir  heureux  les  uns  ou  les 
autres  ^  L'amour  véritable  est  tout  différent.  C'est  un  sentiment 
beaucoup  plus  général  et  beaucoup  plus  ample.  «  Quel  est  celui  des 
hommes  vivants  qui  ne  connaît  pas  ce  sentiment  de  félicité  pour 
l'avoir  éprouvé  au  moins  une  fois,  et  surtout  dans  sa  plus  tendre 
enfance,  alors  que  son  âme  n'était  pas  encore  obstruée  par  toutes 
les  doctrines  mensongères  qui  étouffent  en  nous  la  vie,  ce  sentiment 
de  bonheur  et  de  tendresse  qui  fait  que  l'on  voudrait  tout  aimer,  et 
ses  proches,  et  son  père,  et  sa  mère,  et  ses  frères,  et  les  méchants, 
et  les  ennemis,  et  le  chien,  et  le  cheval,  et  le  brin  d'herbe,  qui  fait 
que  l'on  n'éprouve  qu'un  désir,  c'est  que  tout  le  monde  soit  heureux 
et  content,  et  que  l'on  désire  encore  plus  ardemment  faire  en  sorte 
que  tous  soient  heureux,  que  l'on  désire  enfin  faire  le  sacrifice  de 
soi-même  et  de  toute  sa  vie  pour  que  tous  soient  toujours  heureux 
et  contents?  C'est  précisément  là  l'amour,  et  c'est  le  seul  en  qui 
réside  la  vie  de  l'homme  ^  »  Être  ainsi,  dans  un  état  de  bienveil- 
lance universelle,  c'est  «  ce  qui  fait  vivre  les  hommes  ».  Hors  de  cet 
état,  point  de  vie  humaine,  mais  seulement  l'apparence  d'une  vie. 
Dans  ce  sens  on  peut  dire  que  Dieu  fait  et  maintient  la  vie.  L'amour 
est,  en  effet,  ce  qui  assure  la  durée  de  l'humanité;  chaque  individu 
n'existe  qu'autant  qu'il  est  jusqu'à  un  certain  point  aimé  par  les 

1.  De  la  vie. 

2.  Id. 

3.  Id. 

Rev.  Meta.  T.  IX.   —  1901.  5! 


758  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

autres.  Or  «  ce  qui  est  en  l'amour  est  en  Dieu  et  Dieu  vit  en  lui. 
Car  Dieu  c'est  l'amour  '  ». 

Telles  sont  les  idées  philosophiques  que  Tolstoï  a  trouvées  dans 
sa  conscience  en  méditant  sur  la  foi.  Ce  sont  elles,  comme  il  le 
déclare  lui-même,  qui  l'ont  sauvé  du  suicide  *.  Car,  si  l'on  ne  peut 
pas  dire  qu'elles  l'ont  conduit  à  la  religion  chrétienne  puisqu'il  les 
a  découvertes  en  l'étudiant,  ce  sont  du  moins  elles  qui  l'ont  justi- 
fiée à  ses  yeux  et  ont  rendu  àson  cœur  troublé,  avec  la  confiance, 
la  force  et  la  volonté  de  vivre. 

ISul,  peut-être,  en  effet,  n'a  été  plus  méprisant  que  Tolstoï  pour 
les  preuves  admises  de  la  vérité  du  christianisme,  et  nul  n'a  certai- 
nement cru  plus  fermement  que  lui  à  la  vérité  de  la  doctrine  du 
Christ. 

On  tente  généralement  de  prouver  l'exactitude  de  la  morale  chré- 
tienne en  s'efforçant  de  démontrer  la  divinité  de  la  personne  du 
Christ.  On  invoque  pour  cela  ses  propres  ctssertions  rapportées  dans 
l'Évangile,  l'accomplissement  des  prophéties  bibliques,  les  miracles 
faits  par  Jésus.  Chaque  Église  ajoute  à  ces  preuves  l'affirmation  de 
sa  propre  autorité.  Chacune  fait  remarquer,  que,  parlant  au  nom  du 
Christ,  elle  n'a  pu  être  abandonnée  de  lui;  comment,  dans  ces  con- 
ditions, l'interprétation  qu'elle  donne  des  Évangiles  pourrait-elle  être 
inexacte?  —  Ces  raisons  n'ont  point  de  force  sur  l'esprit  de  Tolstoï. 
La  lecture  approfondie  qu'il  a  faite  des  Évangiles  lui  permet  de 
déclarer  que  pas  une  fois  le  Christ  ne  s'est  donné  lui-même  comme 
ayant  un  caractère  divin  '\  Le  Christ  ne  dit  pas  :  ma  doctrine  est 
divine  parce  que  c'est  moi  qui  la  formule.  Il  dit  :  ma  doctrine  est 
divine  parce  qu'elle  est  vraie.  Or  si  le  Christ  ne  s'est  pas  donné 
comme  Dieu,  quelle  raison  reste-t-il  de  croire  à  la  divinité  de  sa 
personne?  —  Les  prophéties?  Mais  elles  ne  prouveraient  quelque 
chose  que  si  l'on  pouvait  admettre  à  la  fois  le  caractère  divin  des 
deux  Testaments  :  l'ancien  et  le  nouveau.  Or  cela  est  impossible. 
Car  ils  sont  en  désaccord  absolu  *.  L'ancien  Testament  ne  proclame- 
l-il  pas  que  la  loi  de  la  justice  est  «  œil  pour  œil,  dent  pour  dent  », 
le  nouveau  que  la  loi  de  la  justice  est  :  «  ne  résistez  pas  au  méchant; 


1.  Ce  qui  fait  vivre  les  hommes. 

2.  Ma  confession. 

3.  Ma  religion. 

4.  Les  Évangiles. 


AM)ni':  ciŒsso.N.  —  Le  diristianisme  de  Tolstoï.  759 

si  l'on  vous  frappe  sur  la  joue  droite,  tendez  la  joue  gauche  et,  si 
l'on  vous  prend  votre  robe,  donnez  aussi  votre  manteau.  »  Comment 
pourraient-ils  donc  être  tous  deux  à  la  fois  des  révélations  du  même 
Dieu?  Entre  les  deux,  il  faut  choisir,  et  la  grande  erreur  des  Églises 
est  d'avoir  toujours  voulu  les  concilier.  —  Les  miracles?  Tolstoï  en 
parle  à  peine,  tant  l'idc-c  qu'il  y  en  ait  eu  lui  paraît  enfantine,  11 
commente  celui  de  la  multiplication  des  pains  dans  l'esprit  le  plus 
contraire  aux  tendances  ecclésiastiques  '.  Il  ne  voit  dans  la  tradi- 
tion qui  les  rapporte  qu'une  légende  sans  fondement.  —  Quanta  la 
prétention  de  chacune  des  Églises  à  être  spécialement  protégée  de 
Dieu  et,  par  suite,  à  posséder  seule  la  tradition  de  la  vérité,  non 
seulement  Tolstoï  la  rejette,  mais  encore  il  refuse  aux  Évangiles  dits 
authentiques  eux-mêmes  ce  privilège  qu'on  leur  accorde  générale- 
ment. Les  Évangiles  sont,  pour  lui,  des  livres  écrits  longtemps  après 
la  mort  du  Christ  -,  ayant  subi  toutes  les  vicissitudes  des  textes 
anciens,  réclamant  le  même  travail  de  critique  et  de  reconstitution 
dont  ils  ont  tous  besoin,  pleins  de  gloses  et  d'erreurs;  les  préten- 
dus apocryphes  ne  sont  pas  plus  indignes  de  foi  que  les  prétendus 
authentiques.  Tous  sont  des  sources  impures  d'où  l'historien  ne 
peut  qu'à  grand'peine  tirer  la  connaissance  de  la  doctrine  du  Christ. 
Rien  de  plus.  Il  faut  être  aveugle  pour  ne  pas  le  voir.  Sur  tous  ces 
points  Tolstoï  est  donc  d'accord  avec  les  plus  incroyants  parmi  les 
incroyants.  Aucune  des  raisons  qui  conduisent  la  plupart  des  chré- 
tiens au  christianisme  n'a  donc  eu  d'influence  sur  son  esprit  pour 
l'y  faire  venir  et  l'y  maintenir. 

Et  pourtant  Tolstoï  est  profondément  convaincu  du  caractère 
divin  de  la  doctrine  du  Christ.  Seulement  cette  doctrine  n'est  pas 
divine,  à  ses  yeux,  parce  qu'elle  a  été  apportée  aux  hommes  par  un 
Dieu,  elle  l'est  parce  qu'elle  est  la  vraie.  Elle  est,  en  effet,  la  seule 
«  qui  permette  de  vivre  »,  la  seule  «  qui  donne  un  sens  à  la  vie  »  '. 
Seule,  en  effet,  elle  est  d'accord  avec  la  raison  et  le  co.'ur  de 
l'homme,  de  sorte  qu'il  sufht  de  l'avoir  comprise  pour  y  croire; 
elle  s'impose  absolument  à  l'esprit'.  «  La  doctrine  de  Jésus-Christ  est 
la  doctrine  de  la  vérité.  C'est  pourquoi  la  foi  en  Christ  n'est  pas  la 
croyance  en  un  système  sur  la  personne  de  Jésus,  mais  la  cotmais- 
sance  de  la  vérité...  Quiconque  comprend  la  doctrine  du  Christ  aura 

1.  Ma  religion. 

2.  Les  Évangiles. 

3.  Id. 


760  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

foi  en  lui,  parce  que  cette  doctrine  est  la  vérité.  Et  quiconque  con- 
naît la  vérité  indispensable  à  son  bonheur  ne  peut  pas  ne  pas  y 
croire;  c'est  pourquoi  un  homme  qui  a  compris  qu'il  se  noie  ne  peut 
pas  ne  pas  saisir  la  corde  du  salut.  Aussi  la  question  :  Gomment 
faire  pour  croire?  est  une  question  qui  témoigne  qu'on  n'a  pas  com- 
pris la  doctrine  de  Jésus-Christ  ^  »  Voilà  ce  que  n'ont  pas  saisi  les 
exégètes  incroyants.  Ils  ont  à  expliquer  ce  fait  singulier  :  pendant 
des  siècles,  des  milliers  d'hommes  ont  déclaré  spontanément  que  le 
Christ  était  Dieu  ^  Ils  n'en  sauraient  rendre  compte  par  aucune  con- 
sidération relative  à  la  vie  de  Jésus,  et,  quand  ils  connaîtraient  cette 
vie  par  le  détail,  ils  n'en  seraient  pas  plus  avancés.  La  seule  chose 
qui  fasse  comprendre  un  si  prodigieux  succès,  c'est  l'accord  de  la 
doctrine  du  Christ  avec  l'âme  de  l'humanité.  Et  cet  accord  est  la 
preuve  même  de  la  vérité  de  cette  doctrine.  Bref,  ce  qui  démontre 
à  Tolstoï  le  caractère  divin  du  Christianisme,  c'est  qu'il  en  retrouve 
les  conclusions  lui-même  en  réfléchissant  sur  la  vie;  c'est  que  son 
cœur  et  sa  raison  les  lui  dictent  également. 
Qu'est-ce,  en  effet,  que  la  doctrine  du  Christ? 
Ce  n'est  pas  le  dogme  de  l'une  quelconque  des  églises  qui  se 
disent  chrétiennes,  avec  son  péché  originel,  sa  Trinité,  son  Immor- 
talité de  l'âme  et  ses  sacrements.  Ce  n'est  pas,  en  particulier,  celui 
de  l'église  orthodoxe  russe;  ce  dogme,  Tolstoï  le  déclare  «  risible  et 
funeste  ».  Il  en  fait,  dans  Ma   religion,  une  analyse  ironique  plus 
cruelle  qu'une  critique  et  il  la  termine  par  l'observation  suivante  : 
«  Que  l'on  rompe  avec  l'habitude  contractée  dès  l'enfance  de  croire 
à  tout  cela;  qu'on  essaye  d'envisager  cette  doctrine  en  face,  simple- 
ment; qu'on  essaye  de  s'identifier  par  la  pensée  à  un  homme  sans 
prévention  élevé  hors  d'elle,  et  l'on  se  demandera  si  cette  doctrine 
ne  doit  pas  paraître  à  cet  homme  comme  le  produit  d'une  complète 
démence.  »  En  particulier,  le  dogme  de  l'immortalité  de  l'âme  dont 
«  la  seule  preuve  est  le  silence  des  morts  qui  ne  reviennent  pas  pour 
le  démentir  »,  paraît  à  Tolstoï  une  superstition  tout  à  fait  absurde. 
«  La  croyance  à  une  vie  future  est  une  conception  très  basse  et  très 
grossière  fondée  sur  une  idée  confuse  de  la  ressemblance  du  som- 
meil et  de  la  mort,  idée  commune  à  tous  les  peuples  sauvages*.  » 

1.  Ma  religion. 

2.  Les  Évangiles. 

3.  Ma  religion. 

4.  Id. 


AN  DUE  CHiiSSON.  —  Le  christianisme  de  Tolstoï.  '61 

Ce  que  les  Ëglises  exposent  à  leurs  fidèles  sous  le  nom  de  la  doc- 
trine du  Christ  et  sous  le  couvert  de  la  croix  n'est  donc  pas  le  Chris- 
tianisme. Ce  n'en  est  même  pas  une  déformation.  C'en  est  la  néga- 
tion. Et  le  contre-sens  date  de  loin.  Il  a  été  commis  du  jour  où 
saint  Paul,  «  qui  n'a  jamais  compris  la  doctrine  du  Christ  '  »,  a  essayé 
de  concilier  l'ancien  et  le  nouveau  Testament,  qui  sont  inconciliables 
Il  a  été  consacré  du  jour  où,  au  nom  d'un  prétendu  Saiiit-Ksprit,  les 
Églises  ont  substitué,  de  leur  autorité,  leur  opinion  propre  à  la  doc- 
trine du  Christ  qui  est  toute  différente  -.  Les  Églises  devraient 
déclarer  qu'elles  professent  non  pas  la  doctrine  du  Christ-Dieu,  mais 
celle  du  Saint-Esprit,  dernier  et  suprême  révélateur.  N'est-ce  pas,  en 
effet,  en  se  disant  inspirés  de  lui  que  les  Pères  et  les  Conciles  ont 
altéré  l'Évangile  jusqu'au  fond? 

Que  nous  promet,  en  effet,  le  Christ?  De  nous  faire  comprendre 
la  vie:  de  nous  révéler  sa  signification,  et,  par  conséquent,  de  nous 
permettre  de  vivre.  Rien  de  plus.  Toute  sa  doctrine  a  pour  but  d'en- 
seigner aux  hommes  le  moyen  de  vivre  en  paix  et,  par  conséquent, 
d'être  heureux  ^.  Le  règne  de  Dieu  dont  il  parle  est  celui  de  la  paix 
et  du  bonheur  universels,  non  pas  dans  une  autre  vie  probléma- 
tique,  mais  dans   la  vie  très  réelle   que   nous   vivons.  La  fin  est 
enviable.  Que  faut-il  donc  faire  pour  l'atteindre?  Aimer,  répond  le 
Christ,  son  prochain  comme  soi-même,  amis  et  ennemis;  mener  une 
pure  vie  d'amour.  Cinq  commandements  résument  toute  la  sagesse  : 
«  1°  Il  ne  faut  faire  injure    à  personne  ni  éveiller  le  mal  en  per- 
sonne. Car  du  mal  ne  peut  résulter  que  le  mal.  2°  Il  ne  faut  pas 
entretenir  de  rapports  sensuels  avec  les  femmes  et  il  ne  faut  pas 
abandonner  la  femme  que  l'on  a  possédée.  3°  Il  ne  faut  jamais  rien 
jurer  attendu  qu'il  ,est  impossible  de  promettre  quoi  que  ce  soit 
l'homme  étant  tout  entier  dans  la  main  du  Père,  et  attendu  que 
les  serments  peuvent  être  employés  à  de  mauvais  usages.  A"  Il  ne 
faut  pas  résister  au  mal,  mais  au  contraire  supporter  toutes  les 
injures,  et  faire  davantage  encore  ce  qui  est  demandé.  Il  ne  faut  pas 
juger,  ni  engager  de  procès,  attendu  que  tout  homme  est  lui-même 
plein  de  fautes  et  n'a  pas  le  droit   d'en   remontrer  à   autrui.   En 
se  vengeant  on  apprend  seulement  aux  autres  à  se  venger,  ù"  Il  ne 


1.  Les  Évangiles. 

2.  Id. 

3.  Id. 

4.  Ma  religion.  Les  Évangiles. 


762  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

faut  faire  aucune  différence  entre  ses  compatriotes  et  les  étran- 
gers. Car  tous  les  hommes  sont  enfants  du  même  père.  »  Voilà 
loute  la  doctrine  du  Christ,  telle  qu'elle  ressort  de  la  comparaison 
méthodique  des  Évangiles,  pour  peu  qu'elle  soit  faite  sincèrement. 
Cette  doctrine  est  dominée  tout  entière  et  uniquement  par  l'idée 
d'assurer  le  bonheur  de  l'homme  sur  la  terre  '.  El,  en  effet,  si  elle 
était  pratiquée,  la  paix  absolue  régnerait  dans  le  monde,  et  avec 
elle  régnerait  l'entier  bonheur.  En  somme,  elle  affirme  que  la  vie 
heureuse  est  la  vie  de  pur  amour,  que  chaque  homme  doit  attendre 
son  propre  bonheur  des  autres  hommes  et  ne  travailler  au  sien 
qu'en  travaillant  au  leur^,  enfin  qu'en  dehors  de  l'amour  il  n'y  a 
pour  l'homme  aucun  espoir  possible  de  bonheur.  Sans  l'amour 
l'homme  ne  peut  vivre.  En  l'amour  il  trouve  son  salut. 

Tolstoï  aboutit  donc  à  la  conviction  qu'il  faut  vivre  en  chrétien 
non  pas  parce  que  le  Christ  est  le  Christ,  non  parce  qu'il  est  un  être 
surhumain,  mais  parce  qu'il  a  dit  le  premier  avec  toute  la  netteté 
possible,  ce  que  tout  homme  trouve  au  fond  de  lui-même  quand  il 
veut  bien  y  regarder.  Le  premier,  il  a  prononcé  les  paroles  du  pur 
amour  qui  sont  aussi  celles  du  pur  bonheur  terrestre.  Le  premier, 
il  a  révélé  à  l'humanité  les  préceptes  dont  l'observation  rigoureuse 
la  rendrait  heureuse  ici-bas.  C'est  pour  cela  «  qu'il  est  la  voie  ». 
Et,  sans  doute,  le  Christ  n'est  pas  Dieu,  et  ce  n'est  pas  comme  à  un 
Dieu  qu'il  faut  lui  obéir.  C'est  un  homme  :  mais  il  a  compris  la 
nature  humaine;  il  a  trouvé  l'amour  en  lui  et  il  a  dit  ce  que  dira  tout 
homme  qui  se  connaîtra  lui-même.  11  a  vu  la  route  du  bonheur.  Si 
nous  ne  l'apercevons  pas  dès  le  premier  coup  d'œil,  c'est  que  nous 
sommes  comme  la  vierge  qui  verrait  apparaître  sans  être  prévenue 
les  premiers  symptômes  de  sa  puberté.  «  Cette  vierge  considérerait 
cet  état  qui  la  convie  à  la  vie  de  famille,  aux  devoirs  et  aux  joies 
de  la  maternité,  comme  un  état  maladif  et  anormal  qui  la  rédui- 
rait au  désespoir".  »  De  même,  le  renoncement  au  bien  de  notre  vie 
individuelle  nous  paraît  contre  nature  et  nous  croyons  que  celui 
qui  nous  y  exhorte  nous  demande  un  sacrifice.  Or  sans  ce  renon- 
cement nous  ne  réaliserons  jamais  notre  vraie  nature;  nous  serons 
toujours  malheureux.  Le  Christ  l'a  compris  et  l'a  proclamé.  Voilà 
pourquoi  il  faut  le  croire  et  le  suivre. 

1.  Ma  religion. 

2.  Id. 

3.  De  la  vie. 


ANDîU-:  CKKSSON.   —  Lc  clivistianisme  de  Tolstoï.  7C:$ 

On  voit  combien  celle  façon  d"enlcndre  le  christianisme  esl  con- 
traire à  celle  dont  on  le  i)rofesse  et  dont  on  l'enseigne  généralement. 
Tolstoï  comprend  la  doctrine  du  Christ  comme  un  eudémonisme  et 
comme  une  sorte  de  naturalisme.  Le  Christ  ne  nous  invite  pas  à 
lutter  contre  noire  nature,  mais  à  satisfaire  ce  qui  est  en  elle  et  ce 
qui  en  fait  le  fond  :  l'amour.  Le  renoncement  à  l'égoïsme  qu'il 
nous  demande  n'est  que  de  l'intérêt  bien  entendu.  L'interprétation 
proposée  par  Tolstoï  a  d'ailleurs  des  bases  solides.  Elle  repose  sur 
un  travail  considérable.  Tolstoï  a  fait  une  étude  critique  des 
Évangiles  où  il  les  examine  phrase  par  phrase,  mot  par  mot.  Il  a 
entrepris  une  comparaison  générale  des  textes.  Comme  un  archéo- 
logue restitue  une  frise  de  briques  en  recueillant  de  ci,  de  là  ses 
fragments  épars  et  en  les  réunissant  de  façon  à  refaire  les  figures 
détruites,  il  a,  par  un  rapprochement  raisonné  de  tous  les  Évan- 
giles, reconstruit  le  texte  d'un  Évangile  unique  *;  ce  texte,  il  l'a 
publié  avec  un  commentaire  net,  précis,  et  d'une  admirable  simpli- 
cité. Bref,  les  convictions  de  Tolstoï  sont  le  fruit  d'un  double  travail 
philosophique  et  historique  dont  on  peut  contester  la  vérité,  mais 
dont  on  ne  peut  méconnaître  le  très  grand  intérêt. 

Il  n'en  fallait  certes  pas  davantage  pour  attirer  sur  Tolstoï  les 
anathèmes  de  l'Église  russe.  Cependant,  il  est  bien  vraisemblable  que 
s'il  s'était  contenté  de  pures  spéculations  théoriques,  l'Église  l'eût 
laissé  achever  sa  vie  en  paix.  Les  Églises,  aujourd'hui,  ne  sont  guère 
difficiles.  Elles  s'accommodent  volontiers  d'un  christianisme  porno- 
graphique comme  celui  de  M.  Huysmans  ou  d'un  christianisme  poli- 
tique comme  celui  de  M.  Brunetière.  Elles  sont  trop  heureuses 
qu'un  homme  simplement  connu  dise  :  il  faut  être  chrétien,  pour 
aller  regarder  de  très  près  dans  quel  sens  un  homme  sacré  grand 
déclare  qu'il  faut  l'être.  Ne  savent-elles  pas  que  la  plupart  des  gens 
en  font  autant?  Pour  beaucoup,  c'est  un  argument  péremptoire  pour 
rester  chrétien  qu'un  ToIsIdï  le  soit,  et  presque  tous  en  concluront 
qu'il  suffit,  pour  être  chrétien,  de  l'être  à  la  façon  de  l'Église,  au  lieu 
de  se  donner  la  peine  de  chercher  ce  que  Tolstoï  veut  dire  quand 
il  déclare  qu'il  faut  l'être.  En  ce  sens,  les  Eglises  ont  intérêt  à 
laisser  subsister  les  équivoques,  à  ne  pas  faire  d'éclat.  C'est  le  parti 
qu'elles  prennent;  elles  évitent  le  scandale  tant  qu'elles  peuvent, 

1.  Les  Èvanr/iles. 


■764  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

parce  qu'elles  profitent  de  rirréflexion  de  la  foule,  et  parce  qu'il 
est  toujours  dangereux  de  faire  savoir  au  monde  qu'un  grand  génie 
les  condamne.  Seulement,  il  vient  un  moment  où  cette  politique  ne 
peut  plus  durer.  C'est  ce  moment  qui  est  venu  pour  Tolstoï. 


Ce  moment  est  venu  parce  que  Tolstoï  n'est  point  de  ces  purs 
spéculatifs  qui  jouent  avec  les  idées  sans  jamais  chercher  à  en  tirer 
les  conséquences  pratiques.  Tolstoï  est  un  esprit  d'une  étonnante 
logique  et  d'une  admirable  sincérité. 

Pour  vivre  vraiment,  il  faut  vivre  en  chrétien,  il  faut  appliquer 
les  préceptes  du  Christ.  Mais  pour  appliquer  ces  préceptes,  com- 
ment convient-il  donc  d'agir? 

Dès  qu'il  a  réfléchi  à  ce  problème,  Tolstoï  a  constaté  avec  horreur 
que,  pour  se  conduire  en  chrétien,  il  faut  faire  à  peu  près  le  con- 
traire, non  seulement  de  ce  que  font  d'ordinaire  «  ceux  qui  se  disent 
chrétiens  '  »,  mais  encore  de  ce  que  prêchent  dans  leurs  églises  et 
de  ce  que  sanctionnent  de  leur  présence  les  ministres  du  culte. 
L'Église  exploite  la  croix,  en  vendant  sous  son  couvert,  ce  qui  est 
une  honte ,  une  marchandise  frelatée  ,  ce  qui  est  une  deuxième 
honte. 

On  ne  saurait,  d'abord,  à  la  fois,  être  chrétien  et  nourrir  en  soi 
des  sentiments  patriotiques.  ^4  fortiori  ne  saurait-on  l'être  et 
accepter,  en  même  temps,  de  collaborer  à  l'organisation  militaire  de 
la  vie  sociale. 

Le  sentiment  patriotique  «  n'est  autre  chose  que  la  préférence 
accordée  par  chacun  à  son  propre  pays,  comparé  à  tous  les  autres  -  ». 
Est-il  donc  un  sentiment  moins  chrétien?  Le  Christ  ordonne  à  chacun 
de  ne  pas  se  mettre  au-dessus  d'autrui  ;  il  veut  que  tout  homme 
considère  tous  les  hommes  comme  des  frères  et  les  aime  tous  égale- 
ment à  quelque  pays  et  à  quelque  race  qu'ils  appartiennent.  Le 
patriote  a  donc  des  sentiments  contraires  à  ceux  que  le  Christ 
approuve  et  recommande.  Il  est  l'opposé  d'un  chrétien.  Qu'on  ne 
prétende  pas,  d'ailleurs,  sous  prétexte  de  défendre  le  sentiment 
patriotique,  qu'il  est  respectable  parce  qu'il  est  naturel  à  l'homme'. 
Cela  est  faux.  Le  patriotisme  n'existe  chez  le  peuple  qu'autant  que 

1.  Ma  reUr/ion. 

2.  L'espril  chi'étien  et  le  patriotisme. 

3.  Id. 


ANDRÉ  CRESSOiN.  —  Le  cliristianisme  de  Tolstoï.  765 

les  classes  supérieures  le  lui  insufflent  et  le  réchaufl"enl  artificielle- 
ment chez  lui  pour  le  dominer  et  Tasservir.  Qu'une  nation,  quelle 
qu'elle  soit,  cesse  pendant  (|uelques  années  de  l'entretenir  chez  ses 
individus  par  des  moyens  l'actices,  il  n'en  restera  rien  qu'un  sou- 
venir. Qu'on  prétende  moins  encore  que  le  patriotisme  est  wn  sen- 
timent sublime  comme  se  plaisent  à  le  hurler  ceux  qui  s'en  font 
une  fortune.  C'est  un  sentiment  «  fort  bas,  inutile  et  funeste,  stu- 
pide  et  immoral  ».  —  «  Il  est  stupide  parce  que  si  chaque  État  se 
considère  comme  supérieur  aux  états  voisins,  aucun  d'eux  ne  se 
conformera  à  la  vérité;  il  est  immoral,  parce  qu"il  pousse  inévita- 
l^lement  chacun  de  ceux  qui  l'éprouvent  à  tâcher  d'acquérir  pour  son 
gouvernement  et  ses  concitoyens  toutes  sortes  d'avantages  au  détri- 
ment des  États  voisins;  or  cette  tendance  est  directement  contraire 
à  la  loi  morale  qui  dit  :  ne  fais  pas  à  autrui  ce  que  lu  ne  voudrais 
pas  qu'on  te  fit  '  ».  Le  patriotisme  pouvait  avoir  un  sens  dans  l'anti- 
quité, quand  la  lutte  contre  les  barbares  était,  pour  chaque  groupe 
social,  une  question  de  vie  et  de  mort.  Il  n'en  a  plus  aujourd'hui  que 
toutes  les  nations  sont  chrcHiennes.  Pour  être  vraiment  chrétien,  il 
faut  donc  tuer  dans  son  àme  tout  sentiment  patriotique. 

Il  faut  donc  aussi  ne  vouloir  faire  partie  d'aucune  organisation 
militaire.  Comment  justifier  l'existence  des  armées  du  point  de  vue 
chrétien?  Dira-t-on  qu'elles  sont  nécessaires  pour  l'attaque  et  la 
conquête?  Attaquer  les  autres  hommes  est,  de  la  part  du  chrétien, 
un  crime  monstrueux.  Car  son  devoir  est  de  les  aimer  comme  lui- 
même.  Dira-t-on  qu'elles  sont  indispensables  pour  garantir  les 
sociétés  contre  les  incursions  de  leurs  voisines?  Mais  le  Christ 
ordonne  de  ne  pas  résister  au  mal  par  le  mal,  de  tendre  la  joue 
gauche  à  qui  nous  frappe  la  joue  droite.  Il  défend  donc  à  toute 
société  chrétienne  d'avoir  une  armée,  fùt-elle  exclusivement  des- 
tinée à  la  défense  sociale.  Il  interdit  à  tout  individu  de  consentir  à 
en  faire  partie.  On  ne  peut  être,  à  la  fois,  chrétien  et  officier.  Quant 
aux  conscrits,  ils  doivent  refuser  nettement  le  service  militaire  *. 
La  résistance  en  coûte  cher  aujourd'hui  :  Les  réfractaires  com- 
mencent par  aller  de  bagne  en  bagne,  de  prison  en  prison;  il  est 
vrai  que  l'État  finit  par  leur  rendre  la  liberté,  car  il  ne  sait  qu'en 
faire  '.  Mais  ils  n'auraient  à  souffrir  aucun  martyre  sans  la  sottise- 
de  la  foule  moutonnière.  Nous  ressemblons,  dans  la  société  moderne, 

1.  L'esprit  chrétien  et  le  patriotisme, 

2.  Le  salut  est  e>i  vous. 


766  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

à  ces  paysans  qu'un  intendant  avait  décidés  à  se  fustiger  les  uns 
les  autres.  Ils  le  firent  quelques  instants.  Puis,  ils  s'aperçurent 
qu'ils  seraient  plus  sages  de  s'unir  tous  pour  fustiger  l'intendant  '. 
La  misère  des  vrais  chrétiens  qui  refusent  de  toucher  une  arme 
tient  utiiquement  à  la  stupidité  des  faux  chrétiens  qui  acceptent  de 
prêter  serment  et  de  manier  le  sabre  et  le  fusil.  Que  cette  vérité 
se  répande,  et  les  soldats  se  mettront  pacifiquement  en  grève  -.  Ce 
jour-là,  que  pourront  contre  eux  les  officiers  et  l'État? 

Voilà  ce  que  le  vrai  christianisme  dit  du  patriotisme  et  de  l'armée. 
Or  est-ce  l'idée  que  répand  l'Église?  Elle  se  fait  l'apôtre  de  la 
croyance  contraire.  C'est  elle  qui  fait  prêter  au  jeune  soldat  aussitôt 
après  le  conseil  de  revision,  le  serment  que  l'Évangile  lui  défend 
de  prêter;  c'est  elle  qui  catéchise  le  récalcitrant  quand,  au  nom  du 
Christ,  il  refuse  de  toucher  une  arme;  elle,  qui  lui  persuade,  contrai- 
rement à  l'Évangile,  que  le  Christ  fait  à  l'homme  un  devoir  d'ap- 
prendre à  tuer  les  autres  hommes.  C'est  elle  qui  bénit  les  drapeaux, 
elle  qui  chante  les  Te  Deum  aux  jours  de  victoire.  C'est  à  cause 
d'elle  que  l'armée  russe  porte  le  nom  d'armée  Christophile  ^  quand 
le  Christ  a  maudit  à  jamais  toutes  les  armées.  L'alliance  des  Églises 
avec  l'organisation  militariste  est  une  monstruosité,  un  crime 
abominable,  une  infamie  suprême;  et  Tolstoï  marque  d'un  fer 
rouge  le  front  du  pope  hypocrite  ou  imbécile  qui  prête  son  con- 
cours à  l'enrégimentation  du  conscrit.  «  Devant  une  table,  on  voit 
assis  aux  places  d'honneur  sous  le  portrait  en  pied  de  l'empereur, 
de  vieux  fonctionnaires,  tout  chamarrés  de  décorations,  s'entrete- 
nant  librement,  négligemment,  écrivant,  ordonnant,  appelant.  A 
leurs  côtés,  en  soutane  de  soie,  une  grande  croix  sur  la  poitrine,  les 
cheveux  blancs  tombant  sur  l'étole,  un  prêtre  vénérable  se  tient  près 
du  lutrin  sur  lequel  reposent  une  croix  d'or  et  un  évangile  aux  coins 
dorés.  On  appelle  Ivan  Petrov.  Un  adolescent  mal  vêtu,  sale,  effrayé 
s'avance,  le  visage  décomposé,  les  yeux  inquiets  et  fiévreux,  et 
d'une  voix  basse,  saccadée.  «  Je...  la  loi...  comme  chrétien...  je  ne 
puis  pas.  —  Que  dit-il  là?  demande  avec  impatience  le  prési- 
dent, clignant  des  yeux,  prêtant  l'oreille  et  levant  la  tête  de  son 
livre.  —  Parlez  plus  haut,  crie  le  colonel  dont  les  galons  brillent... 
—  Je...  je...  comme  chrétien.  »  Enfin  on  comprend  que  le  jeune 

1.  Le  salut  est  en  vous. 

2.  Ivan  l'imbécile.  «  < . 

3.  .Mn  religion^ 


ANDiu'  CKF.ssoN.   —  J,e  christianisme  de  Tolstoï.  TOI 

homme  refuse  le  service  militaire  parce  qu'il  est  chrétien.  <■  Ne  dis 
pas  de  bêtises.  Mets-toi  sous  la  toise.  Docteur,  veuillez  le  mesurer. 
Bon? —  Bon.  —  Mon  père,  faites-lui  prêter  serment.  »  Non  seule- 
ment personne  n'est  troublé,  mais  même  on  ne  fait  pas  attention  à 
ce  que  balbutie  le  piètre  adolescent  effrayé.  «  Ils  ont  tous  quelque 
chose  à  dire,  comme  si  nous  avions  le  temps  de  les  écouter.  »  Il  reste 
encore  tant  de  recrues  à  examiner!  Le  conscrit  semble  vouloir 
ajouter  quelque  chose.  «  C'est  contraire  à  la  loi  du  Christ.  —  .MIcz, 
on  n'a  pas  besoin  de  vous  pour  savoir  ce  qui  est  conforme  à  la  loi 
et  ce  qui  ne  Test  pas.  Allez!  Marchez!  Mon  père,  catéchisez-le.  .\u 
suivant.  Vassili  Nikitine.  »  Et  l'on  emmène  le  jeune  homme  tout 
tremblant.  Et  qui  se  doute,  des  gardes,  de  Vassili  Nikitine  qu'on 
vient  d'amener  et  de  tous  ceux  qui  ont  assisté  à  cette  scène,  que  ces 
quelques  mots  sans  suite,  prononcés  par  l'adolescent  et  étoufïes 
aussitôt,  contiennent  la  vérité,  tandis  que  les  discours  solennels  des 
fonctionnaires  et  du  prêtre,  calmes  et  assurés  ne  sont  que  men- 
songes et  tromperie?  '  » 

Même  constatation  quand  il  s'agit  de  ce  que  les  hommes  décorent 
du  nom  de  justice  et  de  ce  qui  n'est  rien  de  plus  qu'une  basse  ven- 
geance. 

En  interdisant  la  résistance  au  mal,  en  ordonnant  à  l'homme 
d'aimer  son  ennemi  comme  lui-même,  le  Christ  a  condamné  les 
tribunaux,  la  police,  les  prisons  et  le  bagne,  bref  tout  l'appareil 
de  défense  intérieure  sur  lequel  repose  l'axe  des  sociétés  modernes  -. 
L'homme  ne  peut  pas  être  juge,  puisque  tout  homme  est  lui-même 
un  coupable.  Pour  pouvoir  jeter  la  pierre  à  la  femme  adultère,  il  fau- 
drait être  soi-même  sans  péché.  Personne  ne  l'est;  personne  n'a 
donc  le  droit  de  s'ériger  en  magistrat.  Pour  être  chrétien,  il  faut 
pardonner  au  coupable  comme  à  un  frère,  et  lui  pardonner  non  pas 
une,  non  pas  dix  fois,  mais  lui  pardonner  cent  fois,  mais  lui  par- 
donner toujours  ^.  Il  faut  refuser  de  faire  partie  des  jurys,  s'inter- 
dire d'engager  aucun  procès,  et,  à  toute  attaque,  répondre  par  la 
douceur  et  par  l'amour.  Le  Christ  n'a-t-il  pas  donné  l'exemple,  et 
n'est-ce  pas  lui  que  le  chrétien  doit  imiter  dans  toutes  ses  actions? 

Mais  si  l'on  supprime  les  édifices  sociaux  qui  contiennent  le  mal, 

1.  Le  salut  est  en  vous. 

2.  Ma  relif/ion. 

3.  Résun-ection. 


768  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

le  crime  va  déborder  et  la  société  périr?  Cette  objection,  répond 
Tolstoï,  n'aurait  de  sens  que  s'il  était  démontré  que  le  châtiment 
diminue  la  criminalité  et  corrige  les  coupables.  «  Mais  la  preuve  du 
contraire  est  faite.  »  «  Il  y  a  des  siècles,  s'écrie  Tolstoï,  que  vous 
sévissez  contre  des  hommes  que  vous  prétendez  criminels!  Eh  bien! 
en  avez-vous  réduit  le  nombre?  Non  seulement  vous  ne  l'avez  pas 
diminué,  mais  vous  l'avez  augmenté,  tant  le  nombre  des  criminels 
que  les  châtiments  ont  pervertis,  que  de  ceux,  magistrats,  procu- 
reurs, geôliers,  qui  jugent  et  condamnent  les  hommes  ^  »  Et,  d'ail- 
leurs, quel  est  le  vrai  coupable  du  crime  de  celui  qu'on  appelle  le 
coupable?  Est-ce  bien  lui?  N'est-ce  pas  plutôt  l'humanité  et,  en  par- 
ticulier, le  groupe  social  dont  il  fait  partie?  S'est-on  occupé  de  lui 
avec  amour?  L'a-t-on  traité  comme  un  frère?  Ceux  qui  jouissent 
ont-ils  renoncé  à  leur  jouissance  pour  lui?  Se  sont-ils  souciés  de  son 
bonheur  plus  que  du  leur?  Ont-ils  pris  soin  de  son  éducation 
morale?  Se  sont-ils  arrangés  pour  qu'il  ne  manque  de  rien,  pour 
qu'il  ait  au  moins  à  manger,  à  boire,  de  quoi  satisfaire  tous  ses 
besoins?  Et,  s'il  avait  vécu  dans  une  société  composée  de  vrais  chré- 
tiens et  non  pas  de  coupables,  n'est-ce  pas  là  ce  qu'il  aurait  trouvé? 
Et  s'il  avait  trouvé  tout  cela,  serait-il  devenu  criminel  -?  La  faute 
d'un  homme  est  celle  de  l'humanité  tout  entière.  Chacun  de  nous 
sème  à  chaque  instant  la  haine  par  son  égoïsme  et  son  insouciance. 
Il  serait  étrange  qu'en  agissant  ainsi  nous  récoltions  l'amour.  Com- 
mençons avant  de  voir  la  paille  qui  est  dans  l'œil  de  notre  voisin  par 
voir  la  poutre  qui  est  dans  le  nôtre;  réformons  notre  manière  de 
vivre.  Vivons  en  chrétiens  et  le  crime  disparaîtra.  Mais  n'attendons 
pas  d'une  répression  assassine  le  remède  de  l'assassinat. 

Voilà  ce  que  le  Christ  a  proclamé.  Or  que  fait  l'Église  orthodoxe 
russe?  Elle  est  au  tribunal  comme  elle  est  au  conseil  de  revision. 
C'est  elle  qui  fait  prêter  aux  jurés  sur  l'Évangile  qui  défend  tout 
serment,  le  serment  de  juger  en  conscience  ^  C'est  elle  qui  installe 
dans  les  tribunaux  l'image  du  Christ  victime  des  tribunaux  et  qui 
interdit   tout  tribunal.  C'est  par  elle  qu'après  chaque  jugement  : 

Il  ne  reste  plus  rien  qu'un  Christ  pensif  et  pâle 
Levant  les  bras  au  ciel  dans  le  fond  de  la  salle  *. 

1.  Résia^rection, 

2.  /(/. 

3.  /(/. 

4.  V.  Hugo,  Les  Contemplations  :  Melakciiolia. 


ANDiiii  CUKSSON.   —  Le  christianisme  de  Tolstoï.  '09 

Ce  n'est  pas  tout.  La  société  moderne  est  disposée  tout  entière 
pour  l'exploitation  des  pauvres  par  les  riches,  de  ceux  qui  travail- 
lent de  leurs  mains  par  ceux  qui  ne  font  rien.  Le  propriétaire  russe 
se  promène  à  Moscou  avec  une  lourde  pelisse  de  fourrure;  il  va  au 
théâtre  ou  au  bal;  il  lui  faut  des  cigarettes,  du  vin,  de  la  viande,  de 
l'alcool;  il  s'entoure,  sous  prétexte  de  confortahli',  d'un  luxe  inu- 
tile; et  tout  ce  dont  il  jouit  ainsi  est  l'œuvre  de  milliers  de  travail- 
leurs mal  vêtus,  mal  nourris,  grelottants  et  hâves,  qui  grattent 
péniblement  la  terre,  non  pas  même  pour  y  faire  pousser  le  blé 
nécessaire  à  l'humanité  tout  entière,  mais  pour  en  extraire  le  plus 
souvent  des  matières  stériles  qui  ne  servent  qu'à  la  jouissance  des 
désœuvrés'.  Cette  organisation  funeste  a  tout  corrompu.  Elle  a 
gâté  jusqu'aux  choses  qui  auraient  pu  être  les  meilleures,  comme  la 
science  et  l'art.  Elle  a  détourné  les  savants  et  les  artistes  de  ce  qui 
aurait  dû  être  leur  voie.  Ceux-ci  n'ont-ils  pas,  en  effet,  perdu  toute 
préoccupation  du  peuple?  ?\i  les  uns  ni  les  autres  ne  travaillent 
pour  lui.  Toute  leur  œuvre  tend  à  augmenter,  aux  dépens  des  classes 
pauvres,  les  jouissances  des  classes  riches.  Elle  n'aurait  pourtant  du 
sens  et  de  la  valeur  que  si  elle  était  employée  tout  entière  à  l'amé- 
lioration du  sort  des  misérables.  «  Le  peuple  profitera  des  sciences 
et  des  arts  alors  seulement  que  les  gens  de  science  et  d'art,  vivant 
parmi  le  peuple  et  comme  le  peuple,  sans  revendiquer  aucun  droit, 
lui  offriront  leurs  services,  qu'il  dépendra  de  la  volonté  du  peuple 
de  rétribuer  ou  non  -.  »  Tant  que  cette  réforme  ne  sera  pas  faite, 
l'art  et  la  science  avec  le  souci  qu'ils  donnent  à  la  société  moderne 
resteront  funestes.  Car  ils  seront  des  occupations  inutiles  au  peuple 
mais  payées  par  lui.  L'artiste  et  le  savant  continueront  d'être  des 
serviteurs  des  classes  riches  entretenus  par  le  travail  des  classes 
pauvres.  Ils  seront,  comme  tous  ceux  qui  coûtent  à  la  masse  du 
peuple  sans  lui  servir,  des  parasites  sociaux. 

Mais,  va-t-on  dire,  la  charité  se  développe,  les  institutions  de  bien- 
fîiisance  se  multiplient  ^  Belle  charité  et  belle  bienfaisance  I  J'habite 
un  appartement  qui  me  coûte  deux  mille  roubles;  ces  deux  mille 
roubles,  si  je  suis  propriétaire  ou  rentier,  je  ne  les  possède  que  parce 
que  je  profite  du  labeur  d'une  armée  de  paysans  et  d'ouvriers, 
courbés  sur  le  travail  de  la  terre,  tombant  de  fatigue  et  de  misère 

1.  Que  faire? 

2.  Destination  de  la  science  et  de  l'art. 

3.  Que  faire'' 


710  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE, 

dans  les  mines,  sur  les  chemins  de  fer,  levés  à  cinq  heures  du  matin 
au  sifflet  de  Fusine,  pendant  que  je  repose  tranquillement  dans 
mon  lit.  Si  je  remplis  une  fonction  publique  ou  si  j'appartiens  à 
une  profession  libérale,  je  n'en  jouis  qu'autant  que  le  fisc  les  a 
arrachés  au  travailleur  pour  me  les  donner  ou  qu'autant  que  celui 
qui  me  paye  les  a  prélevés  sur  les  rentes  que  lui  vaut  le  labeur  du 
peuple.  Et  moi  qui  vis  ainsi  et  qui  me  dis  chrétien,  je  vais,  en  voi- 
ture, bien  vêtu,  bien  gras,  bien  parfumé,  porter  un  billet  de  cinq 
roubles  à  un  pauvre  !  Et  je  crois  qu'il  me  doit  quelque  reconnaissance  ! 
Comment  ne  verrait-il  pas  bien  plutôt  et  plus  justement  en  moi  un  des 
exploiteurs  qui  l'ont  dépouillé,  et  comment  ne  trouverait-il  pas  maigre 
le  peu  que  je  lui  restitue  de  ce  que  j'ai  volé  à  lui  et  aux  autres  malheu- 
reux. Est-ce  là  se  conduire  en  chrétien?  Ce  qu'on  appelle  charité 
consiste  à  prendre  à  certains  pauvres  cent  francs  et,  quand  on  les  leur 
a  pris,  à  rendre  cent  sous  à  d'autres  pauvres  avec  plus  ou  moins 
d'ostentation.  Le  Christ  ne  demande  rien  de  pareil.  Il  faut  donner 
son  supertlu;  mais  la  meilleure  façon  de  le  donner  est  de  ne  pas  cher- 
cher à  en  avoir.  La  première  des  charités  doit  consister  à  ne  pas  faire 
de  mal  aux  autres.  «  Nous  sommes  tous  frères,  et  cependant,  chaque 
matin,  ce  frère  ou  cette  sœur  va  vider  mon  vase  de  nuit.  Nous 
sommes  tous  frères,  et  cependant  il  me  faut  chaque  jour  un  cigare,  du 
sucre,  une  glace  et  d'autres  objets  à  la  fabrication  desquels  mes 
frères  et  mes  sœurs,  qui  sont  mes  égaux,  ont  sacrifié  et  sacrifient  leur 
santé;  et  moi  je  me  sers  de  ces  objets,  et  même  je  les  exige.  Nous 
sommes  tous  frères,  et  cependant  je  gagne  ma  vie  dans  une  banque, 
dans  une  maison  de  commerce,  dans  un  magasin,  qui  ont  pour 
résultat  de  rendre  plus  coûteuses  toutes  les  marchandises  nécessaires 
à  mes  frères.  Nous  sommes  tous  frères,  et  cependant,  je  vis  du 
traitement  qui  m'est  alloué  pour  interroger,  juger,  condamner  le 
voleur  ou  la  prostituée  dont  l'existence  résulte  de  toute  l'organisa- 
tion de  ma  vie  et  qu'on  ne  doit,  comme  je  le  sais,  ni  condamner  ni 
punir.  Nous  sommes  tous  frères,  et  je  vis  du  traitement  qui  m'est 
alloué  pour  percevoir  des  impôts  de  travailleurs  besoigneux  et  les 
employer  au  bien-être  des  oisifs  et  des  riches.  Nous  sommes  tous 
frères,  et  je  reçois  un  traitement  pour  prêcher  aux  hommes  une  pré- 
tendue foi  chrétienne  à  laquelle  je  ne  crois  pas  moi-même  et  qui  les 
empêche  de  connaître  la  véritable;  je  reçois  un  traitement  comme 
prêtre,  évêque,  pour  tromper  les  hommes  sur  la  question  la  plus 
essentielle  pour  eux.  Nous  sommes  frères,  mais  je  ne  fournis  aux 


ANDRK  CRESSON.   —  Le  christianhmc  de  Tolstoï.  "{ 

pauvres  que  pour  de  l'argent  mou  travail  de  pédagogue,  de  médecin, 
de  littérateur.  Nous  sommes  tous  frères,  et  je  reçois  un  traitement 
pour  me  préparer  à  l'assassinat;  j'apprends  à  assassiner,  je  fabrique 
des  armes,  de  la  poudre,  je  construis  des  forteresses'.  »  Et  je  m'ima- 
gine être  chrétien,  parce  que  je  pratique  un  culte  I 

Vivre  en  chrétien,  ce  serait  quitter  les  villes,  partir  à  la  campagne, 
travailler  de  ses  mains  et  faire  son  pain  soi-même-,  manger  simple- 
ment, shabiller  simplement,  renoncer  à  l'argent  qui  maintient  la 
funeste  division  du  travail  social  •'  et  avec  elle  la  tyrannie  du  riche 
sur  le  pauvre;  ce  serait  vivre  pour  les  malheureux  et  les  souf- 
frants au  lieu  de  vivre  de  façon  à  faire  des  souffrants  et  des  malheu- 
reux. 

Or  est-ce  là  ce  que  prêche  l'Église  orthodoxe  russe?  Comme  toutes 
les  Églises,  elle  est  l'alliée  des  classes  sociales  riches  contre  les 
classes  sociales  pauvres.  Elle  est  l'esclave  et  l'instrument  du  pou- 
voir. Elle  fait  tout  pour  maintenir  sa  domination.  Elle  sanctionne 
ses  actes,  quels  qu'ils  soient.  Elle  est  l'organe  par  lequel  les  for- 
tunés et  les  jouisseurs  maintiennent  les  travailleurs  sous  leurs 
griffes  sanglantes. 

En  somme,  l'Évangile  qui  contient  la  doctrine  de  la  raison  et  de 
la  vérité  condamne  toute  la  société  moderne,  fondée  sur  la  vio- 
lence, et  le  christianisme  officiel  est  l'allié  de  la  violence  contre 
l'Évangile.  Tout  ce  que  le  Christ  a  défendu,  l'Église  l'approuve  par 
sa  présence  et  l'encourage.  Elle  enseigne  aux  enfants  à  le  faire  et  à 
l'estimer^.  Tout  ce  que  le  Christ  a  ordonné,  l'Église  le  cache.  Elle 
fausse  la  doctrine  du  Christ;  elle  empêche  les  hommes  de  com- 
prendre que  le  salut  est  en  eux,  et  de  faire  ce  qu'il  serait  nécessaire 
qu'ils  fissent  tous  pour  être  heureux.  Elle  substitue  à  l'enseignement 
de  la  religion  de  l'amour  pur  comme  condition  du  bonheur  terrestre 
les  pratiques  incroyables  d'un  culte  ridicule  ^  des  génuflexions,  des 
purifications,  des  abstinences,  des  jeûnes,  des  sacrements,  des 
invocations  à  la  vierge,  aux  saints,  toute  une  idolâtrie  soi-disant 
nécessaire  au  bonheur  d'une  autre   vie   qui    n'existe   pas.  Elle  ne 


1.  Le  salut  est  en  vous. 

2.  Le  travail. 

3.  Largent  et  le  travail. 

4.  Ma  religion. 

0.  Le  salut  est  en  vous. 


772  REVUE  DK  MÉTAPHYSIQUK  ET  DE  MORALE. 

christianise  pas  Thumanité  ;  elle  la  déchristianise.  Chacun  de  ses 
actes  est  un  coup  de  lance  dans  la  poitrine  du  crucifié. 


Voilà  ce  que  Tolstoï  a  dit  et  répété  dans  vingt  ouvrages  depuis 
1874.  Lui-même,  quand  il  a  vu  clair  en  lui,  a  eu  horreur  de  sa  propre 
conduite.  Prêchant  l'exemple,  il  a  quitté  Moscou,  où  il  se  trouvait 
alors  et  où  chacun  de  ses  actes  lui  semblait  un  crime,  et  il  s'est  retiré 
à  lasnaïa  Poliana  pour  vivre  en  chrétien.  11  s'y  est  rendu  à  pied 
pour  ne  pas  user  du  travail  des  ouvriers  qui  peinent  sur  les  chemins 
de  fer.  Il  y  vit  depuis,  occupé  tantôt  au  labeur  de  la  terre,  tantôt 
à  celui  de  l'esprit.  Il  s'habille  en  paysan;  il  n'accepte  les  services 
d'aucun  domestique  gagé;  il  fabrique  des  chaussures;  il  aide  par 
son  travail  tous  ceux  qu'il  peut  secourir,  et  il  ne  manque'  aucune 
occasion  de  crier  à  l'Univers  ce  qu'est  le  vrai  christianisme  et 
comment  il  faut  vivre  pour  vivre  heureux.  Et  c'est  là,  dans  son 
glorieux  et  touchant  exil,  que  l'excommunication  de  l'Église  ortho- 
doxe russe  est  venue  récemment  le  frapper,  soulignant  d'une 
façon  brutale  l'opposition  du  chrétien  Tolstoï  et  du  christianisme 
officiel. 

L'événement  n'a  pas  étonné  le  comte  Tolstoï.  Dès  1890,  il  pré- 
voyait les  anathèmes  ecclésiastiques;  il  les  appelait  :  «  Et  s'il  ne 
veulent  pas  renoncer  à  leurs  mensonges,  il  ne  leur  reste  à  prendre 
qu'un  seul  parti,  qui  est  de  me  persécuter  :  c'est  à  quoi  je  m'attends 
en  publiant  ce  livre;  je  m'y  attends  avec  une  joie  profonde  où  se 
joint  seulement  une  peur  secrète  de  ma  faiblesse  d'homme'.  «  La 
persécution  n'est  pas  venue  tout  de  suite.  L'Église  s'est  contentée 
longtemps  de  faire  interdire  par  la  censure  les  livres  de  Tolstoï.  Puis 
elle  a  cru  devoir  frapper. 

Seulement  n'a-t-elle  pas  reçu  en  réalité  le  coup  qu'elle  a  cru 
porter?  Est-ce  l'Église  chrétienne  quia  excommunié  Tolstoï,  ou  n'est- 
ce  pas  Tolstoï  qui  a  excommunié  l'Église  en  prouvant  qu'elle  n'était 
pas  et  qu'elle  ne  pouvait  pas  être  chrétienne?  Dans  cette  affaire,  il 
y  a  deux  tribunaux  :  celui  de  Tolstoï  et  celui  de  l'Église  ;  et  il  y  a 
deux  condamnés;  l'Église  et  Tolstoï.  Lequel  l'est  justement?  Lequel 
n'est  pas  chrétien?  Les  hommes  de  bonne  volonté  ont  un  moyen  sûr 
de  le  savoir  et  de  savoir  en  même  temps  ce  qu'il  faut  faire  pour  être 

1.  Les  Évangiles. 


ANDHii;  CHKSSON.   —  Le  christianisme  de  Tolstoï.  '73 

vraiment  chrétien  si  l'on  croit  qu'il  faut  l'être  :  ouvrir  les  Évangiles 
elles  lire,  sans  prévention  et  en  toute  sincérité.  C'est  ce  que  les  Jésuites 
ne  voulurent  pas  que  l'on  fît  jadis,  lors  de  leur  querelle  avec  les 
Jansénistes.  C'est  cq  que  voudront  faire  aujourd'hui  tous  ceux  qui 
chercheront  de  bonne  foi  à  savoir  ce  qu'est  le  Christianisme.  Le 
recours  à  l'Évangile  décidera  si  ceux  qui  condamnent  Tolstoï, 
jugeant  solennellement  au  nom  de  Celui  qui  a  interdit  déjuger  ne 
sont  pas  condamnés  par  leur  jugement  même  :  «  Du  Christ  qui 
chassa  du  Temple  les  brebis  et  les  marchands,  ils  devraient  dire 
qu'il  fut  sacrilège.  S'il  y  revenait  aujourd'hui  et  qu'il  vît  ce  qui  est 
fait  en  son  nom  dans  leurs  églises  il  ne  manquerait  pas,  avec  une 
grande  et  plus  légitime  colère,  de  jeter  au  loin  corporaux,  ban- 
nières, croix,  ccuipes,  cierges  et  icônes,  tous  les  instruments  de  leurs 
sacrilèges,  tout  ce  qui  les  aide  ii  détourner  les  hommes  de  Dieu  et 
de  son  enseignement  ». 

André  Cresson. 


Rev.  meta.  t.  IX.  —  1901.  52 


ENSEIGNEMENT 


LA    REFORME 

DE 

L'ÉDUCATION  UNIVERSITAIRE 

{Suite  et   fin  i.) 


IV.  —  Ri-:forme  du  régime  intérieur  des  lycées. 
Cités  universitaires. 

Le  défaut  de  l'éducation  universitaire,  c'est  la  dispersion  des  édu- 
cateurs. Gomment  les  réunir? 

Il  n'y  a  qu'un  moyen,  dit  le  recteur  de  Gaen  :  «  le  céliliat  obliga- 
toire ^.  »  Nous  ne  proposons  pas  de  le  décréter.  Mais  le  célibataire 
possède-t-il,  par  nature,  une  vertu  pédagogique?  Nullement,  mais 
le  célibat  permet  aux  éducateurs  de  vivre  dans  la  maison  où  les 
appelle  leur  fonction.  N'existe-t-il  aucun  autre  moyen  de  parvenir 
au  même  résultat?  Dans  les  lycées,  les  proviseurs,  censeurs  et  éco- 
nomes, qui  ne  sont  pas  condamnés  au  célibat,  habitent  la  maison. 
Est-il  impossible  d'y  loger  tout  le  personnel?  Si  nous  pouvons  réunir 
dans  la  même  enceinte  tous  les  éducateurs  nous  aurons  résolu  notre 
problème  :  ce  ne  sera  plus  seulement  sa  fonction,  ce  sera  sa  famille, 
ce  seront  ses  occupations  extérieures  qui  retiendront  le  professeur 
au  lycée  :  c'est  en  créant  des  «  Cités  universitaires  »  où  chacun 
trouvera  son  logis  qu'on  fondera  l'unité  matérielle  de  l'établissement. 

Déjà  quelques  professeurs  soupçonnent  cette  vérité:  l'un  demande 
qu'on  réserve  «  autant  que  possible  à  ceux  des  professeurs  qui  le 
désireraient  —  aux  professeurs  célibataires  surtout,  plus  libres  de 

1.  Voir  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  numéro  du   13  septembre  1901. 

2.  Enquête,  t.  IV,  p.  68  «;  cf.  p.  297  a. 


p.    LAPIE.    —    I.A    lîKroinii:    DK    l.  K  du  cation    LMVKKSlTAIIlb:.         775 

temps  et  de  soucis  —  un  cabinet  de  travail  dans  l'établissement  '  »  ; 
l'autre  voudrait  «  loger  partout  où  les  locaux  le  permettent,  quel- 
ques [iroCesseurs  dans  l'établissement  ^.  »  Mais  ces  vœux  isolés  sont 
encore  timides  :  et  l'on  comprend  que  l'idée  d'introduire  une  tren- 
taine de  familles  dans  les  lycées  actuels  cifraie  les  plus  audacieux. 
iMais  on  peut  concevoir  trois  types  de  lycées  dans  lesquels  vivraient 
sans  se  gêner  mutuellement  les  familles  des  professeurs.  Deux  de 
ces  types  existent  :  le  premier,  c'est  le  lycée  trop  grand  pour  sa 
population.  Quand  deux  cents  élèves  occupent  un  lycée  bâti  pour 
mille,  no  pourrait-on  [las  aménager  pour  les  professeurs  (|uelques- 
unes  des  ailes  aujourd'hui  désertes?  11  ne  s'agit  pas  de  créer  dans 
ces  établissements  un  «  quartier»  des  professeurs  séparé  du  quartier 
des  ("lèves,  comme  la  «  communauté  ».  à  Arcueil,  est  séi)arée  du 
pensionnat;  le  voisinage  des  familles  offrirait  des  inconvénients  et 
les  maîtres  ne  seraient  guère  plus  qu'aujourd'hui  en  contact  avec 
leurs  élèves.  Il  s'agit,  au  contraire,  de  disperser  au  milieu  des  bâti- 
ments scolaires  les  appartements  des  professeurs  :  le  professeur  de 
rhétorique,  par  exemple,  serait  le  roi  d'un  petit  domaine  dont  son 
logis  formerait  le  centre,  sa  classe  l'aile  gauche  et  l'étude  de  ses 
inlei'nes  l'aile  droite;  il  vivrait  au  milieu  de  ses  élèves,  et  sa  demeure 
serait  assez  éloignée  de  celle  de  ses  collègues  pour  que  leur  vie 
privée  ne  soulfre  pas  de  leur  voisinage.  Parmi  les  lycées  actuels,  un 
second  groupe  se  prêterait  à  la  même  réforme  :  ce  sont  les  lycées 
(|ui  possèdent  un  parc  :  pourquoi  ne  bàtirait-on  pas  dans  ce  parc 
autant  de  maisons  qu'il  y  a  de  professeurs?  Aujourd'hui,  ces  parcs 
sont  inutiles;  à  Lakanal,  les  élèves  n'en  ont  pas  la  jouissance  :  ils 
en  ont  «  la  vue  »,  dit  gravement  le  proviseur^.  Mais  il  faudrait 
poster  un  surveillant  derrière  chaque  arbre  pour  leur  permettre  de 
s'y  promener.  Si  ce  parc  était  occupé  par  les  maisons  des  profes- 
seurs; si,  à  cliâijue  lournanl  d'allée  l'enl'ant  risquait  de  rencontrer 
un  de  ses  maîtres,  si  à  travers  les  arbres  il  apercevait  les  maisons 
d'où  l'on  peut  le  surveiller,  les  abus  de  la  liberté  seraient  moins 
redoutables  :  le  parc  ne  servirait  pas  seulement  aux  maîtres;  il 
jouerait  son  rôle  dans  l'éducation  dt>s  élèves.  D'autre  pari,  les  arbres 
isoleraient  les  maisons  de  manière  à  assurer  à  chaque  famille  le 
respect  de  son  individualité.  EnUn,  on  peut  concevoir  un  troisième 

1.  Enqiœte,  t.  IV,  p.  191  a. 

2.  kl.,  t.  IV,  p.  8'J  h. 

o.  T.  I,  p.  "JS.j  o;  cf.  p.  582  b. 


■776  REVUE  DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

modèle  de  collège  répondant  aux  mêmes  exigences.  Soit  un  vaste 
quadrilatère  à  l'intérieur  duquel  se  trouvent  les  cours  de  récréation 
séparées  parles  réfectoires,  les  dortoirs,  la  bibliothèque,  la  chapelle, 
le  gymnase;  sur  les  côtés  se  dresseraient  des  pavillons  d'habitation 
séparés  les  uns  des  autres  par  des  classes  ou  des  études;  chacun 
de  ces  pavillons  communiquerait  avec  l'intérieur  et  avec  l'extérieur, 
mais  aucun  ne  communiquerait  avec  le  pavillon  voisin  :  de  l'un  on 
ne  verrait,  on  n'entendrait  rien  de  ce  qui  se  passe  dans  l'autre. 
L'aspect  d'un  tel  lycée  serait  nouveau  :  il  ne  ressemblerait  ni  à  un 
couvent,  comme  les  plus  antiques  de  nos  collèges,  ni  à  un  hôtel  de 
ville,  comme  les  plus  modernes.  Il  n'aurait  ni  l'austérité  des  premiers 
ni  la  majesté  des  seconds.  Mais  peut-être  serait-il  mieux  adapté  à  sa 
fin.  Une  maison  d'éducation  n'est  pas  un  lieu  de  pénitence  :  inutile 
d'en  barricader  les  portes  ou  d'en  griller  les  fenêtres;  mais  ce  n'est 
pas  non  plus  un  monument  :  inutile  d'y  prodiguer  la  pierre  de  taille. 
Des  arbres  et  des  fleurs,  de  gaies  maisons  de  brique  hautes  d'un 
étage,  de  vraies  maisons  sans  barreaux  de  fer,  avec  des  rideaux  aux 
fenêtres,  voilà  ce  qu'on  apercevrait  dès  l'abord.  On  n'aurait  pas 
l'impression  que  derrière  cette  enceinte  les  énergies  sont  compri- 
mées par  une  règle  sévère  ou  par  une  besogne  mécanique;  on 
soupçonnerait  que  la  vie,  dans  cette  demeure,  ne  se  réduit  pas  à 
la  pratique  de  l'ascétisme  ou  à  l'accomplissement  d'une  fonction 
bureaucratique;  on  croirait  que  les  habitants  du  lycée  vivent  d'une 
vie  normale  :  pourquoi  l'éducateur  qui  prépare  l'enfant  à  la  vie 
commencerait-il  par  le  placer  dans  un  monde  sans  vie? 

L'aspect  extérieur  ne  serait  pas  seul  modifié  :  l'unité  matérielle 
serait  le  fondement  de  l'unité  morale.  Toutes  les  réformes  particu- 
lières dont  nous  avons  constaté  l'insuffisance  deviendraient  efficaces 
si  elles  étaient  subordonnées  à  cette  réforme  générale.  Les  assemblées 
de  professeurs  seraient  plus  fréquentées  du  jour  où  il  serait  plus 
facile  de  s'y  rendre,  du  jour  où  ses  intérêts  et  ses  convenances 
n'éloigneraient  plus  le  professeur  du  lycée.  Dans  l'intervalle  de  ces 
réunions,  les  maîtres  auraient  des  occasions  plus  fréquentes  de  se 
voir,  d'échanger  leurs  idées  sur  les  méthodes  et  leurs  impressions 
sur  les  élèves.  Ce  qui  manque  aux  lycées,  ce  n'est  pas  une  âme, 
c'est  un  corps;  ou  plutôt  l'âme  collective  n'y  naît  pas  parce  que  les 
conditions  matérielles  de  sa  naissance  ne  sont  pas  réunies.  Des  char- 
bons enflammés,  s'ils  sont  épars,  tendent  à  s'éteindre;  mis  en  con- 
tact, des  charbons  à  demi  éteints  s'embraseraient. 


p.    LAPIE.    —    LA    HKFOIOII';    l)K    I.  KDIC.VTION    IM VI.IISII Al ISK.         777 

La  chaleur  du  foyer  rayonnerait  au  dehors  :  devenus  h;s  voisins 
de  leurs  élèves,  les  maîtres  auraient  des  occasions  plus  IVéquentes 
de  connaître  et  de  diriger  leur  conduite.  Ils  auraient  avec  eux  plus 
d'entretiens  particuliers  et  pénclreraionl  mieux  dans  leur  âme  indi- 
viduelle. La  présence  permanente  du  professeur  au  lycée  permcllrait 
de  mulliplici'  les  interrogations  individuelles  et  de  leur  donner  un 
caractère  nouveau.  A  tour  de  rôle,  les  élèves  se  rendraient  dans  la 
maison  de  leur  maître  pour  réciter  leurs  leçons.  Cette  interrogation 
individuelle  pourrait  être  moins  rapide  que  l'internigalion  faiti'  en 
classe  :  le  professeur  se  rendrait  un  compte  plus  exact  du  travail  et 
de  l'intelligence  de  l'enfant;  il  pourrait  adapter  à  chaque  espi-it  la 
forme  de  son  enseignement:  il  pouri-ait  aussi  «  imlividualiser  »  les 
sanctions,  les  proportionner  à  leiîort,  tandis  qu'il  doit  en  classe 
les  mesurer  au  résultat.  Mais  surtout  l'interrogation  individuelle 
serait  pour  le  maître  une  occasion  de  «  confesser  »  l'enfant,  d'en- 
tendre le  récit  de  ses  efforts,  d'avoir  la  confidence  de  ses  déceptions 
ou  l'aveu  de  ses  fautes;  il  lui  adresserait  des  encouragements,  des 
conseils,  des  exhortations  que  les  railleries  des  camarades  ne  vien- 
draient pas  neutraliser.  De  tels  entretiens  sont  rares  dans  le  régime 
actuel.  Les  «  interrogations  »  individuelles  dans  les  classes  prépa- 
ratoires aux  grandes  écoles  sont  uniquement  consacrées  à  la  récita- 
tion des  leçons.  Et  dans  les  autres  classes  où  elles  n'existent  pas, 
c'est  seulement  à  la  fin  de  son  cours,  quand  l'heure  du  départ  a 
déjà  sonné,  que  le  professeur  peut  parfois  adresser  quelques  paroles 
à  l'un  de  ses  élèves.  Mais  l'élève  est  pressé  de  le  quitter  :  il  sera 
puni  s'il  arrive  trop  tard  en  étude;  le  maître  lui-même  est  attendu 
chez  lui  :  l'entretien  ne  dure  pas  une  minute.  C'est  seulement  si  le 
professeur  hahite  le  lycée  qu'il  pourra  connaître  intimement  le 
caractère  de  ses  élèves. 

L'interrogation  individuelle  ne  sera  pas  le  seul  moyen  d'ohtenir 
ce  résultat.  Un  professeur,  devant  la  Commission  de  la  Chambre,  a 
montré  combien  il  serait  utile  de  donner  aux  maîtres  un  cabinet  de 
travail  dans  l'intérieur  du  collège  :  «  Ce  cabinet,  que  l'on  devrait 
leur  rendre  agréable,  les  retiendrait  auprès  de  leurs  élèves  et  cela 
les  inviterait  à  vivre  un  peu  plus  parmi  eux.  Les  professeurs  s'ini- 
tieraient ainsi  insensiblement  et  sans  s'en  douter  à  la  vie  intérieure 
de  l'établissement.  Ils  s'y  intéresseraient  et  deviendraient  par  la 
force  des  choses,  et  les  circonstances  aidant,  les  collaborateurs  actifs 
des   administrateurs   dans  l'éducation  du   peuple   des  élèves.  Les 


778  HEVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

élèves  auraient  en  même  temps  un  grand  avantage  à  pouvoir  très 
fréquemment  recourir,  sans  dérangement  et  sans  perte  de  temps,  à 
leur  professeur  qui  leur  prodiguerait  les  renseignements,  les  conseils, 
les  avertissements  et  même  les  consolations  dont  ils  pourraient 
avoir  besoin  '  ».  Combien  tous  ces  avantages  seront  plus  réels  si  le 
professeur,  au  lieu  d'avoir  seulement  au  lycée  son  cabinet  de  travail, 
y  trouve  sa  maison  tout  entière!  C'est  à  toute  heure  qu'il  pourra 
visiter  l'élève  et  que  l'élève  pourra  le  consulter.  Les  internes  échap- 
peront parfois  à  la  cuisine  de  l'économe  et  viendront  s'asseoir  à  la 
table  de  leur  maître;  ils  regarderont  le  monde  extérieur  par  sa 
fenêtre;  ils  trouveront  une  image  de  leur  famille  dans  sa  famille. 
Les  relations  entre  eux  ne  seront  pas  seulement  plus  fréquentes, 
elles  seront  autres.  Toutes  les  fois  que  l'enfant  pourra  voir  son  pro- 
fesseur chez  lui,  ce  n'est  pas  le  maître  qu'il  rencontrera,  c'est 
l'homme.  Là,  pas  de  punitions  à  craindre  et  pas  de  mauvais  tour  à 
jouer  :  la  confiance  est  réciproque.  Cette  confiance  réciproque,  ni 
les  règlements  de  90,  ni  les  projets  actuels  ne  peuvent  la  créer  :  on 
ne  décrète  pas  l'amitié.  11  ne  suffit  pas  de  rendre  la  discipline  plus 
paternelle  :  il  faut  modeler  le  milieu  scolaire  à  l'image  de  la  famille 
si  l'on  veut  que  la  discipline  familiale  y  puisse  régner.  Or  on  ne 
peut  modeler  le  milieu  scolaire  à  l'image  de  la  famille  qu'en  intro- 
duisant la  famille  à  l'école.  Ce  n'est  pas  non  plus  en  multipliant 
les  visites  des  maîtres  dans  les  études  et  les  cours  qu'on  changera 
la  nature  de  leurs  relations  :  dans  la  cour  et  dans  l'étude  aussi  bien 
que  dans  la  classe  le  professeur  est  toujours  un  maître;  c'est  seule- 
ment à  son  foyer  qu'il  est  un  homme.  Il  ne  faut  donc  pas  s'arrêter 
aux  demi- mesures,  il  faut  installer  le  maître  au  lycée. 

Ce  projet  est  trop  différent  du  régime  actuel  pour  recevoir  un 
accueil  enthousiaste.  Les  uns  réclameront  au  nom  de  la  liberté,  les 
autres  railleront  ce  phalanstère.  Mais  la  liberté  des  professeurs  ne 
soiiflVirait  aucune  atteinte  :  celle  des  censeurs  et  des  économes,  qui 
vivent  sous  ce  régime,  est-elle  entravée?  Le  même  projet  ayant  été 
exposé  dans  \e  iourna.\  VEnseigneiitenI  secondaire^  un  censeur  écrivit 
à  l'auteur  pour  plaindre  d'avance  les  malheureux  qui  seraient  con- 
damnés à  «  gouverner  »  ces  petites  villes.  Mais  nul  n'aurait  à  les 
gouverner.  L'autorité  du  proviseur  s'arrêterait  à  la  porte  de  chaque 
appartement  comme  elle  s'arrête,  j'imagine,  à  la  porte  du  censeur  et 

1.  T.  IV,  p.  191. 


p.    LAPIE.  l.A    lll':i-(tllMi;    l)K    1.  KDUCATIO.N    LMVl.lîSIT.VIIii;.  7"0 

de  1  économe.  Nous  avons  indiqué  toutes  les  mesures  fini  seraient 
prises  pour  faire  respecter  l'intimité  de  la  vie  familiale.  Quant  aux 
plaisanteries,  il  serait  naïf  de  les  discuter.  Sans  doute  on  peut  pré- 
voir des  froissements,  des  querelles  peut-être  :  pour  que  les  membres 
d'un  même  corps  soient  divisés,  est-il  nécessaire  qu'ils  habitent  la 
même  maison?  Mais  le  remède  est  facile  à  trouver  :  il  sera  permis  à 
chacun  d'avoir  avec  la  famille  de  ses  collègues  telles  relations  (jui  lui 
conviendront.  Enlin  nul  ne  serait  forcé  de  subir  le  logement  admi- 
nistratif :  il  serait  gratuit,  mais  non  obligatoire.  Mais  les  traite- 
ments des  professeurs  sont  assez  modestes  pour  qu'un  logement 
gratuit  soit  un  avantage  appréciable  :  aussi  peut-on  penser  qu'en 
dépit  des  répugnances  et  des  railleries  l'ollre  de  l'État  serait 
acceptée. 

L'Ktat  est-il  disposé  à  consacrer  plusieurs  millions  à  celle  réforme? 
on  peut  en  douter.  Mais  on  ne  peut  douter  qu'elle  doive  frapper  l'o- 
pinion. Si  le  public  sait  que  les  professeurs,  au  lieu  de  s'enfuir  sitôt 
leur  classe  terminée,  ne  quittent  pas  rétablissement,  il  croira  les 
enfants  plus  soigneusement  élevés.  C'est  cette  croyance,  fondée  ou 
non,  qui  fait  la  force  des  maisons  religieuses  devant  l'oiiinion.  C'est 
la  cohésion  des  maîtres  qui  inspire  confiance  aux  familles.  Celte 
cohésion  nous  pouvons  l'obtenir  sans  recourir  au  célibat  obligatoire, 
il  suffît  d'organiser  les  lycées  de  manière  à  la  rendre  matériellement 
possible  et  nécessaire.  La  question  de  l'éducation  universitaire  est 
une  question  d'architecture. 

Y.  —  Réforme  du  régime  intérieur  (suile).  —  LÀ  bibliothèque. 
Rôle  nu  proviseur,  du  professeur,  du  répétiteur. 

Qu'on  loge  ou  non  le  professeur  au  lycée,  d'autres  réformes  sont 
nécessaires  pour  donner  aux  établissements  d'enseignement  secon- 
daire l'unité  matérielle  et  l'unité  morale. 

En  général,  le  lycée  actuel  ressemble  à  ces  organismes  rudimen- 
taires  dont  chaque  cellule  vit  de  sa  vie  propre  :  il  n'a  pas  d'organe 
central.  Un  cloître  a  sa  chapelle,  une  prison  son  prétoire.  Dans  un 
lycée,  au  contraire,  aucune  salle  ne  se  distingue  des  autres;  c'est  un 
chapelet  de  classes  et  d'études  qui  étaient  hier  des  cellules  de  moines 
et  pourraient  demain  servir  de  chambrées.  Quand  il  s'élève  d'un  degré 
dans  l'échelle  des  êtres  organisés,  le  lycée  possède  un  cœur;  il  a  une 
salle  commune,  mais  cette  salle  ne  répond  pas  aux  l)esoins  de  l'éta- 
blissement. L'unique  salle  où   toute  la  maison  puisse  s'assembler, 


780  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

c'est  souvent  la  chapelle  :  le  lycée  est-il  donc  une  institution  reli- 
gieuse? Ou  bien,  c'est  le  gymnase  :  mais  si  importante  que  soit  l'édu- 
cation physique  de  la  jeunesse,  la  salle  de  gymnastique  doit-elle 
être  le  cœur  du  lycée?  Ou  bien,  c'est  une  salle  des  Jetés  :  mais  un 
collège  n'est  pas  plus  un  lieu  de  réjouissance  qu'un  lieu  do  péni- 
tence, pas  plus  un  théâtre  qu'un  couvent.  L'organe  n'est  jamais 
adapté  à  la  fonction.  La  fonction  principale  du  lycée,  c'est  l'ensei- 
gnement :  l'organe  doit  donc  servir  à  l'enseignement  :  dans  un  éta- 
blissement d'instruction,  c'est  la  salle  des  livres  qui  doit  occuper  la 
place  d'honneur  :  c'est  autour  de  la  bibliothèque  que  la  vie  scolaire 
doit  graviter. 

Il  existe  bien,  dans  chaque  lycée,  une  bibliothèque,  mais  quelle 
bibliothèque!  Souvent  elle  est  reléguée  au  dernier  étage,  dans  l'en- 
droit le  plus  désert  de  la  maison.  Elle  ne  s'ouvre  chaque  jour  que 
pendant  quelques  minutes,  et  pour  avoir  le  moindre  livre  il  faut 
déranger  un  personnage  important  :  le  censeur.  Elle  est,  en  général, 
misérable  :  elle  ne  contient  que  de  vieilles  collections  dépareillées 
auxquelles  s'ajoutent,  à  de  rares  intervalles,  quelques  livres  dispa- 
rates. Enfin,  elle  reçoit  des  revues,  mais  les  professeurs  ne  peuvent 
pas  les  lire  :  elles  ne  sont  mises  à  leur  disposition  qu'après  avoir 
passé  par  les  mains  du  proviseur,  du  censeur,  de  l'économe,  parfois 
de  l'inspecteur  d'académie  :  on  conçoit  qu'au  retour  leurs  articles 
manquent  de  fraîcheur.  Supposez  que  dans  une  église  le  maître-autel 
soit  placé  près  des  cloches  :  les  fidèles  n'en  diraient  pas  moins  leurs 
prières  et  les  prêtres  leurs  messes,  mais  nous  aurions  une  étrange 
église.  De  même,  les  élèves  de  nos  lycées  font  leurs  devoirs  et  les 
professeurs  font  leurs  classes,  mais  la  bibliothèque  est  dans  les 
combles  et  nous  avons  d'étranges  lycées. 

Placée  au  cœur  de  l'établissement,  ouverte  en  permanence  et 
richement  pourvue,  la  bibliothèque  jouerait  dans  la  vie  du  lycée  le 
rôle  le  plus  important.  Elle  serait  le  lieu  de  réunion  des  maîtres  : 
ils  y  trouveraient  des  distractions  intellectuelles  et  des  instruments 
de  travail.  Sans  transformer  les  collèges,  comme  on  l'a  demandé,  en 
cafés  universitaires  \  on  peut  du  moins  faire  de  la  bibliothèque  le 
cercle  intellectuel  où  tous,  depuis  le  proviseur  jusqu'aux  répétiteurs, 
recueilleraient  et  échangeraient  des  idées.  En  outre,  la  bibliothèque 
de  chaque  lycée  pourrait  se  mettre  en  relation  avec  celle  de  l'Uni- 

1.  Arlicle  de  M.  de  Couberlin  dans  la  Revue  Bleue. 


p.    LAPIE.   —    lA    ItKKOliMK    DK    i/kOL CATION    UMVKKSITAIUE.  "81 

versité  voisine  pour  procurer  aux  professeurs  les  ouvrages  de  science 
ou  d'érudition  qu'elle  même  ne  posséderait  pas.  Tandis  que  le  pro- 
fesseur est  aujourd'hui  forcé  de  fuir  le  lycée  s'il  veut  écrire  une  thèse 
ou  même  lire  une  revue,  c'est  au  lycée  qu'il  réunirait  les  matériaux 
de  son  travail,  l^t  chacun  Irdiivanl  à  la  bibliothèque  la  satisfaction 
de  ses  besoins  intellectuels,  elle  serait  le  rendez-vous  natund  du  jier- 
sonnel  tout  entier'. 

Elle  serait  le  rendez-vous  naturel  des  maîtres  et  des  élèves.  A 
partir  de  la  troisième,  les  jeunes  gens  auraient  le  droit,  sous  cer- 
taines conditions,  de  venir  travailler  dans  cette  salle  :  ils  y  feraient 
les  lectures  nécessaires  ou  utiles  à  leurs  travaux;  leurs  devoirs  ter- 
minés, ils  pourraient  y  lire  les  revues  littéraires  ou  scientiliques.  Les 
plus  grands  s'intéresseraient  aux  principaux  faits  de  la  vie  puldique  ; 
commentée  par  leurs  processeurs,  la  lecture  des  revues  politiques  les 
initierait  mieux  qu'un  cours  spécial  à  leurs  devoirs  de  citoyens.  A 
c<~ité  de  la  bibliothè([ue,  on  installerait  un  modeste  laboratoire  où  les 
élèves  répéteraient  les  expériences  de  physique  ou  de  chimie  aux- 
quelles ils  auraient  assisté  pendant  la  classe.  Bibliothèque  et  labora- 
toire seraient  surveillés  par  le  proviseur,  le  censeur  et  leurs  secré- 
taires. En  outre  les  professeurs  attirés  à  la  bibliothèque  par  leurs 
travaux  ou  leurs  goûts  participeraient  à  cette  surveillance.  Tous 
ceux  qui  se  destineraient  aux  fonctions  administratives  seraient 
tenus  de  s'y  montrer.  Le  soir,  après  diner,  ils  pourraient  y  faire  ou  y 
diriger  des  lectures;  quelquefois,  la  lecture  serait  remplacée  par  une 
conférence.  Les  professeurs  des  lycées  sont  préoccupés  à  juste  titre 
des  lacunes  de  l'enseignement  populaire  et  ils  se  multiplient  pour 
faire  connaître  au  peuple  les  grandes  œuvres  des  poètes  et  les 
grandes  découvertes  des  savants  :  ne  pourraient-ils  pas  faire  profiter 
leurs  propres  élèves  des  lectures  et  des  causeries  qu'ils  font  dans  les 
écoles?  Au  lieu  de  commenter  abstraitement  Polyeucte  ou  Phèdre, 
pourquoi  ne  liraient-ils  pas  ces  pièces  à  leurs  élèves  comme  ils  les 
jouent  devant  les  ouvriers  des  faubourgs?  poun[uoi  ne  les  feraient- 
ils  pas  jouer  par  les  jeunes  gens?  Ils  s'assureraient  ainsi  qu'elles  ont 
été  lues.  Et  les  soirées  de  la  bibliothèque  laisseraient  dans  les  esprits 
des  impressions  plus  vives  que  les  lectures  silencieuses  et  solitaires 
de  l'étude. 

Un  autre  enseignement  trouverait  sa  place  dans  le  même  lieu  : 

1.  Cf.  Enquête,  t.  I,  p.  111/^,  j».  :>45  «,  535  «,  334  «,  411  «.  El  article  11  des 
conclusions  de  la  commission  parlementaire. 


782  UEVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

c'est  l'enseignement  de  la  morale.  Au  lieu  de  lui  consacrer  quelques 
semaines  rapides  dans  le  cours  de  philosophie,  on  réserverait  une 
soirée  de  chaque  semaine  à  des  conférences  de  morale  pratique  aux- 
quelles assisteraient  tous  les  élèves  de  la  division  supérieure.  Toute 
liberté  serait  donnée  au  professeur,  d'accord  avec  le  proviseur,  pour 
en  tracer  le  programme,  mais  il  aurait  surtout  le  devoir  de  bannir 
les  abstractions  et  les  banalités:  il  pourrait  tirer  la  moralité  des 
événements  contemporains,  énoncer  les  problèmes  moraux  qui  se 
posent  à  l'approche  de  la  maturité,  avertir  les  jeunes  gens  des 
devoirs  que  leur  imposera  la  société.  Ils  sont  à  l'âge  où  l'on  choisit 
sa  carrière  :  connaissent-ils  toutes  les  obligations  de  celle  qu'ils  vont 
embrasser?  Pour  les  leur  indiquer,  le  professeur  pourrait  faire  appel 
à  des  collaborateurs  étrangers  :  un  magistrat,  un  médecin,  un  offi- 
cier, un  ingénieur  viendraient  tour  à  tour  montrer  aux  lycéens 
l'étendue  de  leurs  responsabilités  professionnelles.  Quelle  que  soit 
sa  carrière,  le  jeune  homme  de  dix-huit  ans  sera  demain  soldat  et 
citoyen;  puis  il  fondera  une  famille.  En  tout  cas,  il  va  prendre  en 
main  sa  destinée  :  c'est  bien  le  moins  qu'il  réfléchisse  sur  les  prin- 
cipes de  sa  conduite.  Qu'on  formule  donc  devant  lui  les  problèmes 
de  la  morale  sociale  et  de  la  morale  privée,  qu'on  formule  devant  lui 
le  problème  religieux.  On  l'ennuierait  sans  doute  en  rééditant  à  son 
usage  les  aphorismes  de  la  sagesse  vulgaire;  on  ne  l'ennuiera  pas 
en  lui  montrant  l'actualité  des  problèmes  moraux  qu'il  doit  résoudre 
avant  de  prendre  la  direction  de  sa  vie.  A  la  fois  plus  vivant  et  plus 
imposant,  le  cours  de  morale  serait  plus  efficace. 

Non  seulement  la  bibliothèque  réorganisée  faciliterait  les  relations 
des  maîtres  et  des  élèves,  mais  elle  en  modifierait  la  nature.  Elle  serait 
le  temple  du  travail  libre  :  aucune  punition  n'y  serait  infligée,  mais 
à  la  moindre  incorrection  le  coupable  serait  renvoyé  à  l'étude  où 
sévirait  la  discipline.  L'étude  conserverait  son  aspect  actuel  :  le  tra- 
vail y  serait  rigoureusement  surveillé  et  les  infractions  au  règlement 
seraient  punies  avec  fermeté.  A  côté  de  l'étude  subsisterait,  au  moins 
pendant  certaines  promenades,  la  retenue,  c'est-à-dire  l'endroit  où 
s'accomplissent  les  tâches  supplémentaires;  au  régime  du  travail 
surveillé  se  substituerait,  en  cas  de  faute,  le  régime  du  travail  imposé. 
Mais,  en  revanche,  il  existerait  dans  chaque  lycée  une  salle  où  le 
maître  n'entrerait  jamais  sans  oublier  son  code  pénal,  où  l'élève 
entrerait  sans  avoir  à  craindre  un  "châtiment,  où  l'un  ne  chercherait 
pas  à  prendre  l'autre  en  faute,  où  le  second  ne  s'appliquerait  pas  à 


p.    LAPIE.   —    l.V    IIKIOIIMI^    DK    l'kDUCATION    UMVlIltSll Air.K .         183 

conimeltrc  des  fautes  sans  élre  pris,  oii  le  prnfesseiir  ne  serait  pas 
vis-à-vis  de  l'enfant  ce  qu'est  vis-a-vis  du  déliiKiuant  le  policier. 
L'idéal  pédagogique,  c'est  de  diminuer  le  rùle  de  la  peine  dans  l'édu- 
cation. Il  est  impossible  de  la  supprimer  :  il  faut  donc  faire  la  part 
du  feu,  conserver  un  domaine  où  elle  s'applique  et  créer  un  monde 
où  elle  ne  s'applique  pas.  Trois  régimes  sont  nécessaires  :  le  travail 
surveillé  à  l'étude,  le  travail  forcé  à  la  retenue,  le  travail  libre  à  la 
bibliothèque.  Une  terre,  un  purgatoire,  un  paradis,  voilà  les  éléments 
indispensables  d'un  bon  système  pédagogique.  Hors  de  la  terre,  l'an- 
cienne pédagogie  ne  connaissait  que  le  purgatoire,  la  nouvelle  a 
voulu  le  détruire;  ne  détruisons  rien,  mais  créons  un  ciel. 


Quel  serait,  dans  ce  système,  le  nde  de  chaque  éducateur?  Nous 
connaissons  celui  du  professeur  :  en  dehors  de  sa  classe,  il  viendrait 
lire  ou  travailler  à  la  bibliothèque,  donnerait  à  ses  élèves  l'exemple 
du  labeur,  aurait  l'occasion  de  diriger  leurs  lectures,  d'entendre  leurs 
réflexions.  De  même,  le  proviseur  ne  vivrait  plus,  comme  un  souve- 
rain oriental,  dans  la  solitude  de  son  cabinet  directorial;  il  ne  s'y 
rendrait  que  pour  recevoir  les  visiteurs  étrangers;  le  meilleur  de  son 
temps  —  même  celui  qu'il  consacre  à  la  rédaction  de  ses  rapports 
administratifs — ,  il  le  passerait  à  la  bibliothèque.  Assisté  du  censeur 
et  de  son  secrétaire,  ([ui  le  suppléeraient  à  l'occasion,  il  présiderait 
au  travail  dans  ce  sanctuaire  du  travail.  Il  serait  en  relations  per- 
manentes avec  les  maîtres  et  avec  les  élèves.  Il  vivrait  de  leur  vie.  Il 
les  connaîtrait  mieux  que  par  les  rapports  de  ses  subordonnés.  Il 
s'intéresserait  directement  au  travail  des  uns  et  des  autres.  Sans 
doute,  il  pourrait  quitter  la  salle  commune  pour  visiter  les  classes 
et  les  études.  Mais  sa  fonction  principale  serait  de  s'y  tenir.  Au  lieu 
d'être  un  administrateur,  il  serait  le  premier  des  éducateurs  :  pour- 
quoi son  amour-propre  en  serait-il  humilié? 

Quant  aux  répétiteurs,  leur  rùle  serait  peu  modifié.  Surveiller 
avec  bienveillance  la  conduite  des  privilégiés  admis  à  la  biblio- 
thèque; surveiller  avec  fermeté  le  travail  à  l'étude;  surveiller  sévè- 
rement, à  la  retenue,  l'exécution  des  tâches  supplémentaires  :  ce 
sont  des  fonctions  que  connaissent  déjà  ces  maîtres.  Seuls  deux 
traits  de  leur  physionomie  seraient  nouveaux.  Dans  les  divisions 
inférieures  ils  choisiraient  chaque  jour  et  feraient  chaque  soir  une 


■784  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

lecture.  Dans  toutes  les  divisions,  ils  dirigeraient  chaque  semaine 
des  promenades  éducatives'. 

Les  élèves  les  plus  jeunes  ne  seraient  pas  admis  à  la  bibliothèque. 
Mais  le  régime  de  la  bibliothèque  serait  chaque  soir  appliqué,  dans 
les  études  des  plus  jeunes  :  le  répétiteur  ferait  une  lecture.  La 
longue  étude  du  soir  est  fatigante  pour  des  enfants  de  dix  à  qua- 
torze ans  :  elle  serait  abrégée  par  la  lecture.  D'autre  part,  les  enfants 
lisent  peu;  dans  chaque  classe,  le  professeur  indique  aux  élèves  les 
livres  qu'ils  auront  à  lire,  mais  ces  lectures  ne  sont  pas  faites  ou  ne 
sont  pas  faites  par  tous.  Les  faire  à  haute  voix,  c'est  forcer  tout  le 
monde  à  les  entendre,  c'est  économiser  les  yeux  d'un  certain  nombre 
d'enfants,  c'est  appliquer  au  travail  intellectuel  le  principe  de  la 
coopération,  c'est  enfin  donner  l'habitude  de  la  parole  publique  et 
enseigner  l'art  de  la  diction.  A  ces  avantages  intellectuels  s'ajoute 
l'avantage  moral  qui  résultera  du  choix  des  lectures.  Les  morceaux 
les  plus  célèbres  des  principaux  moralistes,  depuis  la  Bible  jusqu'à 
nos  jours,  auront  leur  place  dans  ce  programme,  mais  les  maîtres 
pourraient  donner  plus  de  variété  à  leurs  petites  soirées  :  beaucoup 
d'oeuvres  littéraires  sans  prétention  morale  ont  une  valeur  éducative. 
En  choisissant  leurs  textes  les  répétiteurs  pourront  acquérir  des  con- 
naissances et  des  qualités  pédagogiques.  En  même  temps,  la  lecture 
préalable  des  auteurs  qui  est  la  condition  nécessaire  d'un  bon  choix 
sera  le  meilleur  emploi  de  leur  journée  :  il  leur  est  difficile  de  faire 
pendant  les  heures  d'études  des  travaux  écrits  :  ils  seraient  trop 
souvent  interrompus  par  les  nécessités  de  la  surveillance;  il  est  utile 
néanmoins  qu'ils  travaillent  s'ils  veulent  conquérir  l'estime  de  leurs 
élèves  :  qu'ils  lisent  donc,  qu'ils  choississent  pendant  le  jour  les 
textes  qui  serviront  à  la  lecture  du  soir.  Ainsi  l'enfant,  après  sa 
journée  de  travail,  comme  s'il  vivait  dans  une  famille  cultivée, 
entendra  une  lecture  assez  grave  pour  laisser  dans  son  esprit  de 
sérieuses  leçons,  assez  intéressante  pour  occuper  son  attention.  Voilà 
une  première  tâche  qui,  pour  être  difl'érente  de  celle  du  professeur, 
peut  séduire  nos  répétiteurs. 

Une  seconde  mission,  non  moins  séduisante,  serait  de  diriger  les 
promenades  de  manière  à  les  rendre  instructives  et  éducatives.  Les 
enfants  de  dix  à  quinze  ans  ont  les  sens  en  éveil;  leur  curiosité  n'a 
rien  perdu  de  sa  fraîcheur.  Il  faut  en  profiter,  les  habituer  à  per- 

1.  Ajouter  qu'au  réfectoire  ils  seraient  assis,  comme  jadis,  à  la  table  des  élèves 
et  qu"il  ne  leur  serait  pas  interdit  de  parler. 


p.    LAPIE.    —    L.V    UKF0UM1-:    Di:    1,  I.DLCATION    U.M  VKIiSlTAI  ISK.  "85 

cevoir  tous  les  sons  et  toutes  les  couleurs,  à  distinguer  les  formes  et 
à  mesurer  les  distances.  Le  maître  aurait  toute  liberté  pour  faire 
avec  ses  élèves  l'exploration  méthodique  du  pays  envircmnant; 
chaque  jeudi,  il  ne  se  contenterait  pas  de  les  promener  deux  lieures 
durant  sur  une  grande  roule,  il  les  ferait  sortir  depuis  midi  jusfju'à 
cinq  ou  six  heures  du  soir;  il  pourrait  même,  une  fois  par  mois, 
diriger  une  excursion  d'une  journée  entière  :  l'expérience,  faite  dans 
certaines  écoles  primaires  supérieures,  a  donné  d'excellents  résul- 
tats. Au  bout  de  quelques  années,  il  n'y  aura  plus,  à  deux  lieues  à 
la  ronde,  un  papillon  qu'on  n'ait  attrapé,  un  fossile  qu'on  n'ait 
déterré,  une  fleur  qu'on  n'ait  cueillie;  on  aura  admiré  tous  les 
horizons,  escaladé  tous  les  rochers  et  toutes  les  ruines  :  on  aura 
acquis  l'amour  de  la  nature  et  l'amour  du  beau  tout  en  c(dlection- 
nant  des  vérités  scientifiques.  Plus  tard,  on  visitera  les  usines  pour 
compléter  les  leçons  et  les  expériences  du  laboratoire;  on  visitera 
les  musées  pour  compléter  les  lectures  historiques  ou  littéraires. 
Directeur  de  ces  excursions,  le  répétiteur  cesserait  d'être  pour  les 
élèves  un  simple  «  professeur  de  silence  ». 

Chacun  aurait  sa  tâche  et  tous  agiraient  de  concert.  Chacun 
serait  libre  de  choisir,  dans  son  domaine,  les  méthodes  éducatives, 
mais  tous  auraient  l'occasion  de  discuter,  sans  réunions  solennelles, 
dans  des  conversations  répétées,  sur  l'emploi  de  ces  méthodes.  Au 
centre  de  chaque  lycée  se  dresserait  une  vaste  salle  où  maîtres  et 
élèves  trouveraient  leurs  instruments  de  travail,  où,  sans  troubler 
la  paix  nécessaire  au  labeur,  ils  pourraient  échanger  discrètement 
des  réflexions.  Les  maîtres,  sous  la  présidence  du  proviseur,  s'y  con- 
certeraient pour  coordonner  leurs  efforts;  les  élèves,  en  présence 
de  leurs  professeurs,  se  livreraient  aux  lectures,  aux  méditations, 
aux  expériences  qui  forment  le  jugement,  et  ils  acquerraient  le  goût 
de  la  liberté  et  l'habitude  du  travail,  qui  forment  la  volonté. 

VI.  — L'ÉDUCATION  PAR  L'INSTRUCTION.  —  DaNGKK  PKDAGOGIQUI:; 
DE  L'ENSEIGNlilMKNT  ACTUKL. 

En  réformant  le  régime  intérieur  du  lycée,  on  fournirait  aux  pro- 
fesseurs, en  dehors  de  leurs  classes,  des  occasions  plus  fréquentes 
d'agir  sur  leurs  élèves.  Mais,  dans  leur  classe  même,  leur  action  est- 
elle  efficace?  L'éducation  et  l'instruction  sont  solidaires  :  non  seu- 
lement chaque  article  du  programme  et  chaque  méthode  d'ensei- 
gnement ont  leur  valeur  éducative,  mais  c'est  à  propos  de  l'ensei- 


780  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

gnement  que  se  donne  l'éducation.  Dans  une  caserne,  c'est  le  manie- 
ment des  armes,  c'est  la  marche,  c'est  l'école  de  compagnie,  qui 
servent  à  former  les  volontés.  Dans  un  établissement  d  instruction, 
c'est  en  apprenant  des  leçons  et  en  écrivant  des  devoirs  que  l'enfant 
peut  prendre  l'habitude  de  vouloir,  de  choisir,  de  persévérer  et  de 
progresser.  L'enseignement  des  lycées  fait- il  prendre  aux  jeunes 
gens  cette  habitude? 

A  l'unanimité,  les  maîtres  de  l'enseignement  secondaire  ont 
déclaré,  devant  la  Commission  de  la  Chambre,  que  l'instruction  est 
le  meilleur  procédé  d'éducation  lorsqu'elle  réussit  à  exercer  non  les 
facultés  passives  mais  les  facultés  actives  de  l'enfant,  lorsqu'elle 
cultive  moins  la  mémoire  que  le  jugement.  L'influence  du  jugement 
sur  la  volonté  est  telle,  à  leur  avis,  qu'il  est  presque  suffisant  d'ap- 
prendre à  bien  juger  pour  apprendre  à  bien  faire.  Et  ce  ne  sont  pas 
seulement  les  laïques,  ce  sont  des  ecclésiastiques  qui  protestent 
contre  tout  ce  qui  donne  aux  élèves  «  des  opinions  toutes  faites  », 
tout  ce  qui  paraît  les  «  dispenser  de  se  former  eux-mêmes  leur  juge- 
ment^ ».  Mais,  à  l'unanimité,  les  maîtres  de  l'enseignement  iîecon- 
daire  regrettent  d'être  obligés  d'exercer  les  facultés  passives  plus 
que  les  facultés  actives  :  c'est  la  faute  des  programmes  encyclopé- 
diques et  de  l'examen  encyclopédique  :  c'est  la  faute  du  baccalau- 
réat! Comment  voulez- vous  qu'un  jeune  homme  de  dix-huit  ans 
puisse  savoir  à  la  fois  le  français,  le  latin,  le  grec  et  l'allemand, 
l'histoire  de  l'Europe  et  la  géographie  du  monde,  l'arithmétique, 
l'algèbre,  la  géométrie,  la  cosmographie,  la  philosophie,  la  phy- 
sique, la  chimie,  l'histoire  naturelle  et  l'hygiène,  quatre  littératures 
et  une  douzaine  de  sciences?  Il  n'a  pas  le  temps  de  consacrer  à  ces 
études  les  heures  nécessaires  pour  faire  des  expériences,  lire  des 
ouvrages  étendus,  ou  simplement  pour  réfléchir;  il  n'a  pas  même  le 
temps  de  lire  dans  le  texte  les  auteurs  inscrits  au  programme  litté- 
raire :  il  se  contente  d'apprendre  par  cœur  quelques  manuels.  Il 
perd  ainsi  le  goût  de  l'étude;  le  doyen  de  la  Faculté  de  médecine  de 
Paris  constate  que  les  étudiants  lui  arrivent  dépourvus  de  toute 
curiosité  scientifique-.  Et  l'on  comprend  en  efTet  qu'ils  manquent 
d'appétit  quand  depuis  tant  d'années  ils  digèrent  si  mal.  Des 
classes  où  l'on  se  borne  à  réciter  des  souvenirs  mal  assimilés  en 
vue  d'un   examen   où   cette   récitation    paraîtra  passable,  voilà  en 

1.  T.  Il,  p.  266  «. 

2.  T.  I,  p.  20'J  b. 


p.    LAPIE.    —    LA    ItKFOHMl-:    DK    I.  KDUCATldN     IMVKIlSlTAllii:.  181 

efl'et  des  circonstances  défav(jrables  pouf  !a  culture  du  jugeineut. 
Si  le  mal  réside  dans  rencombrement  des  programmes,  le  remède 
parait  simple  :  allégeons  les  programmes  '.  Pas  d'objection  tant 
qu'on  s'en  tient  à  cette  déclaration  de  principe.  Mais  dès  qu'on  veut 
pratiquer  quelque  coupe  dans  cette  forêt  toulVue,  on  s'aperçoit  que 
chaque  arbre  résiste,  et  l'on  jette  la  cognée.  Supprimons,  dit  l'un, 
les  leçons  de  choses  dans  les  classes  élémentaires,  l'histoire  natu- 
relle dans  les  classes  de  grammaire.  Mais  ce  sont  précisément, 
répond  lautre,  les  enseignements  les  plus  précieux  :  dans  toute  la 
série  des  études,  vous  n'en  trouverez  pas  de  moins  livresques  :  dans 
ces  classes,  l'enfant  est  mis  en  présence  des  objets  eux-mêmes  :  on 
lui  montre  des  pierres,  des  oiseaux,  des  insectes  et  des  Heurs,  et  les 
réflexions  qu'on  lui  suggère  reposent  toujours  sur  des  objets  con- 
crets; rien  n'est  plus  propre  à  discipliner  l'iniaginalion,  à  éveiller  la 
curiosité  et  à  former  le  jugement.  Soit.  Mais  quelle  est  la  valeur  édu- 
cative d'une  autre  science  récemment  introduite  dans  les  classes 
supérieures,  l'hygiène?  Supprimons  l'hygiène.  Mais  l'hygiène  est  la 
plus  précise  et  la  plus  efficace  des  sciences  éducatives  :  la  connais- 
sance des  règles  de  l'hygiène  est  une  vertu;  être  propre,  être  sain, 
c'est  rendre  service  à  la  société,  c'est  s'opposer  aux  contagions,  c'est 
épargner  à  autrui  la  souffrance  ou  la  mort.  Conservons  donc  l'hy- 
giène :  aussi  bien  n'entre-t-elle  que  pour  douze  heures  dans  les  huit 
années  d'enseignement.  Nous  pourrions,  en  revanche,  sup|jrimer 
l'histoire  des  littératures  et  l'histoire  de  l'art  :  là,  le  professeur  doit 
en  effet  se  contenter  d'affirmer  sans  preuves  et  de  charger  la  mémoire 
sans  profit  pour  le  jugement  :  qu'importe  de  retenir  la  liste  des 
tableaux  du  Poussin  ou  des  tragédies  de  Rotrou  si  l'enfant  ne  lit  pas 
les  tragédies  de  Rotrou,  ne  voit  pas  les  tableaux  du  Poussin?  Même 
si  l'on  énumére  les  qualités  de  ces  œuvres  et  les  caractères  de  leurs 
auteurs,  on  ne  lui  en  donne  pas  une  véritable  connaissance,  on  ne 
lui  apprend  que  des  mots.  Mais  ces  études  se  défendent  à  leur  tour  : 
ne  sont-elles  pas  des  parties  importantes  de  l'histoire  des  civilisa- 
tions? et  n'est-il  pas  utile  de  faire  comprendre  aux  enfants  les  causes 
qui  déterminent  l'évolution  des  sociétés?  L'histoire  de  la  littérature 
et  de  l'art  est  devenue  philosophique,  elle  fait  réfléchir  sur  l'enchaî- 
nement des  causes  et  des  effets  :  elle  forme  donc  le  jugement. — 
Elle  est  philosophique;  mais  la  philosophie  est-elle  à  sa  place  dans 

1.  T.  Il,  p.  2n  6.  Cf.  l.  IV,  p.  i-2  1),  21  /j,  210  6,  226  h,  27'J  a,  etc. 


788  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

l'enseignement  secondaire?  ses  abstractions  ne  sont-elles  pas  inin- 
telligibles pour  des  esprits  de  dix-huit  ans?  Et  elle  aussi  n'est-elle 
pas  réduite  à  n'enseigner  que  des  mots?  —  Non,  répondent  des  phi- 
losophes :  loin  de  supprimer  la  philosophie,  il  faut  l'introduire  dans 
le  programme  de  toutes  les  classes,  depuis  la  quatrième  inclusive- 
ment. Il  est  scandaleux  que  les  enfants  arrivent  à  Tàge  de  dix-huit 
ans  sans  avoir  appris  les  régies  du  raisonnement  et  les  lois  de  la 
morale.  Ainsi  quel  que  soit  l'article  du  programme  auquel  on  s'at- 
taque, on  éprouve  une  sérieuse  résistance.  A  la  vérité,  quelques-uns 
des  arguments  employés  pour  défendre  certains  chapitres,  quelle 
que  soit  leur  valeur  dans  l'organisation  actuelle  des  études,  la  per- 
draient dans  une  organisation  meilleure  :  si,  au  lieu  de  faire,  chaque 
jeudi,  le  long  des  routes  monotones,  une  promenade  oisive,  les  enfants 
prenaient  part  à  des  excursions  scientifiques  ou  artistiques,  on  pour- 
rait rayer  des  programmes  et  les  leçons  de  choses,  et  l'histoire  natu- 
relle, et  l'histoire  de  l'art  :  quelques  conférences  irrégulières,  à  la 
suite  d'une  série  d'excursions,  suffiraient  pour  coordonner  les  expli- 
cations fournies  pendant  les  promenades  et  les  visites  :  l'enseigne- 
ment concret  serait  donné  en  dehors  des  classes,  en  présence  des 
objets  mêmes  qui  en  fournissent  la  matière,  et  il  ne  resterait  qu'à 
synthétiser  ces  leçons  vivantes  dans  un  petit  nombre  de  classes  sup- 
plémentaires. De  même  si  d'amples  lectures  étaient  faites  dans  les 
études  ou  dans  les  soirées  de  la  bibliothèque,  on  pourrait  supprimer 
le  cours  d'histoire  littéraire;  il  suffirait  de  caractériser,  en  quelques 
conférences,  les  auteurs  dont  on  aurait  lu  les  ouvrages.  Mais  ces  res- 
trictions faites,  nous  devons  reconnaître  que  chaque  enseignement 
a  sa  valeur,  qu'il  n'est  pas  d'étude  inutile  au  développement  de  l'es- 
prit, que  toute  science  bien  enseignée  peut  former  le  jugement  : 
toute  exclusion  serait  arbitraire;  il  est  donc  difficile  d'alléger  le  pro- 
gramme de  l'enseignement  secondaire. 

Si  l'on  ne  peut  réduire  ce  programme  trop  lourd,  n'a-t-on  pas  la 
ressource  de  le  couper  en  morceaux?  Chaque  matière  demeure  ins- 
crite au  programme,  mais  tous  les  élèves  ne  l'étudieront  pas  :  les 
uns  s'occuperont  de  langues  mortes  et  les  autres  de  langues 
vivantes,  les  uns  de  sciences  et  les  autres  de  lettres,  les  uns  d'études 
désintéressées  et  les  autres  d'études  utilitaires.  Déjà  nous  distin- 
guons l'enseignement  classique  et  l'enseignement  moderne,  et,  dans 
chacun  d'eux,  l'enseignement  scientifique  et  l'enseignement  litté- 
raire; c'est  insuffisant  :  il  faut  séparer  plus  tôt  :  en  seconde,  disent 


p.    LA.PIE.    —    LA    RliKOUMK    DK    i/kDI  CATION    IM\  i:(tSITAllU;.         780 

les  uns,  dès  la  troisième,  disent  les  autres,  les  scientifiques  et  les  lit- 
téraires, et  il  faut  rétablir,  à  cùté  dé  l'enseignement  moderne,  l'en- 
seignement spécial  de  Duruy,  mieux  approprié  aux  besoins  indus- 
triels et  commerciaux  de  notre  époque  et  de  notre  pays  '.  A  quoi 
l'on  répond  que  toutes  ces  divisions  et  subdivisions  présentent  de 
graves  dangers  pédagogiques  et  de  graves  dangers  sociaux.  Des 
dangers  pédagogiques  :  en  eft'et,  les  études  scientifiques  et  les  études 
littéraires  sont,  pour  ainsi  dire,  «  complémentaires  »  ;  et,  de  même 
que  «  les  deux  branches  d'un  compas  sont  également  nécessaires 
pour  tracer  un  cercle  parfait*  »,  de  même  ces  deux  ordres  d'études 
sont  également  nécessaires  pour  former  un  homme  complet.  Un  bon 
mathématicien  déclarait  à  la  commission  parlementaire  que,  à  son 
avis,  «  pour  être  bon  mathématicien,  il  faut  avoir  fait  ses  études 
classiques"  »,  c'est-à-dire  littéraires;  combien  de  bons  littérateurs 
estimeraient  sans  doute  que  pour  écrire  avec  précision  et  raisonner 
avec  rigueur,  il  faut  avoir  fait  des  études  mathématiques?  L'esprit 
de  géométrie  et  l'esprit  de  finesse,  telles  sont  toujours  les  deux  qua- 
lités que  doit  développer  une  véritable  éducation.  La  bifurcation 
prématurée  a  en  outre  l'inconvénient  de  forcer  l'enfant  à  choisir 
entre  les  sciences  et  les  lettres  avant  de  savoir  quelles  sont  ses  véri- 
tables aptitudes  :  «  Tel  professeur  distingué  de  mathématiques,  dit 
M.  Boutroux  à  la  Commission,  m'a  confié  que,  déjà  avancé  dans  ses 
études,  il  ne  se  croyait,  pour  cette  science,  ni  goût  ni  aptitude.  Il  a 
persévéré  et  la  vocation  est  venue  \  »  L'enseignement  secondaire 
manquerait  donc  son  but  s'il  présentait  une  diversité  excessive. 

Cette  diversité  serait  un  danger  social.  «  Il  n'y  a  qu'un  lien  social 
réel  et  indissoluble,  dit  encore  M.  Boutroux;  c'est,  ainsi  que  nous 
l'ont  enseigné  les  anciens,  une  âme  et  une  pensée  communes.  »  La 
solidarité  n'est  possible  entre  les  hommes  que  s'ils  communiquent 
les  uns  avec  les  autres,  et  ils  ne  peuvent  avoir  de  relations  que  s'ils 
ont  des  soucis,  ou  des  connaissances,  ou  des  distractions  analogues. 
Mais  si  les  hommes  qui  ont  reçu  une  éducation  scientifique  ne  savent 
rien  des  sentiments  et  des  pensées  de  ceux  qui  ont  reçu  l'éducation 


1.  Cet  enseij,'nemenl  est  donné  dans  les  écoles  primaires  supérieures,  mais 
rien  n'empécliera  d'annexer  au  lycée  une  école  primaire  supérieure  comme  on 
lui  a  annexe  d'une  part  une  école  primaire  et  d'autre  pari  un  cours  préparatoire 
aux  fjrandes  écoles  de  l'Etat. 

2.  T.  II,  p.  530  M. 

3.  ï.  I,  p.  422  b. 

4.  T.  I,  p.  332  fl. 

Hev.  meta.    t.   IX.  —   1901.  53 


790  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

littéraire,  ils  formeront  dans  la  société  des  corporations  isolées,  et 
par  suite  hostiles.  Une  certaine  communauté  d'éducation  est  la  con- 
dition nécessaire  de  la  paix  sociale. 

Cette  théorie,  objectera-t-on,  est  contraire  à  la  loi  qui  préside  à 
l'évolution  des  sociétés,  la  loi  de  la  division  du  travail.  Cette  loi  ne 
veut-elle  pas  que,  dès  dix-huit  ans,  lesjeunes  gens  soient  spécialisés? 
Mais  la  loi  de  la  division  du  travail  n'empêche  par  le  travailleur 
spécialisé  d'être  un  homme  :  son  éducation  spéciale  n'exclut  donc 
pas  une  culture  générale.  En  outre,  il  n'est  pas  de  profession  si 
spécialisée  qu'elle  n'exige  des  connaissances  d'ordre  varié  :  un  ingé- 
nieur qui  serait  un  pur  savant  ne  serait-il  pas  embarrassé  pour 
diriger  ses  ouvriers,  pour  résoudre  les  problèmes  moraux  qui  se 
posent  à  propos  de  leur  salaire,  de  leurs  maladies,  de  leurs  droits 
et  de  leurs  devoirs?  Enfin,  la  division  du  travail  elle-même  interdit 
à  l'homme  de  se  spécialiser.  Par  cela  même  que  le  travail  est  plus 
divisé,  l'homme  qui  veut  s'assurer  contre  le  chômage  doit  connaître 
plusieurs  métiers  :  il  n'est  donc  pas  mauvais  qu'il  ait  reçu  une  cul- 
ture moins  spéciale  que  celle  qui  suffisait  à  sa  première  besogne. 
Pour  toutes  ces  raisons,  il  est  dangereux  d'établir  dans  l'enseigne- 
ment secondaire  des  cours  d'études  trop  spécialisés. 

Aucune  des  solutions  proposées  ou  acceptées  n'est  donc  satisfai- 
sante. 

VII.  —  L'ÉDUCATION  PAR  l"instruction  [suite). 

L,A    culture    «    ÉQUILIBRÉE.   » 

Si  nous  n'adoptons  ni  le  système  des  «  simplifications  »  ni  le 
système  des  «  bifurcations  »  ou  des  «  trifurcations  »,  comment 
résoudre  le  problème?  comment  donnera  l'enfant  le  temps  d'exercer 
son  jugement  et  le  mo3'en  de  cultiver  sa  volonté? 

Nous  trouvons  dans  plusieurs  dépositions  de  l'Enquête  parlemen- 
taire les  éléments  d'une  solution.  On  a  fait  remarquer,  en  effet, 
qu'une  culture  générale  n'est  pas  nécessairement  une  culture  ency- 
clopédique; il  ne  s'agit  pas  de  tout  enseigner  mais  de  développer 
toutes  les  facultés  de  l'enfant;  il  s'agit  de  donner,  selon  l'expression 
de  M.  Lippmann,  une  «  culture  équilibrée*  >>.  L'idéal  serait  donc 
d'offrir  aux  jeunes  gens  un  grand  nombre  de  cours  en  leur  permet- 
tant de  choisir  un  ensemble  d'études  équilibrées. 

Cet  idéal  étant  fixé,  comment  organiser  les  cours?  —  On  ne  change- 

1.  T.  II,  p.  36  6. 


p.  LAPIE.  —  LA  i;i:i'ni(>ii':   dk   i.  kducation   lninhushauœ.       lui 

mit  rien  aux  programmes  des  classes  élémentaires  :  puisqu'il  s'agit 
d'éléments,  on  a  le  temps  d'y  étudier  les  principales  sciences  et  la 
principale  littérature,  la  littérature  nationale. 

De  la  sixième  à  la  quatrième  se  déroulerait  un  second  cycle 
d'études.  Les  élèves  ne  seraient  plus  séparés  en  classi(|ues  et  en 
modernes.  Ils  suivraient  les  mêmes  cours  —  sauf  une  exception. 
Dés  maintenant,  il  sui'lit  d'ouvrir  un  plan  d'études  pour  voii-  que  — 
le  latin  mis  à  part  —  les  programmes  sont  presque  identiques.  Il  est 
vrai  que  les  «  modernes  »  étudient  en  un  an  l'histoire  de  l'Orient  et 
de  la  Grèce,  tandis  que  les  classiques  lui  consacrent  deux  années, 
mais  pourquoi  les  «  classiques  >>  passeraient-ils  plus  de  temps  que 
les  modernes  à  apprendre  l'histoire  de  Sémiramis  ou  de  Thésée? 
Kéciproquement,  les  modernes  donnent  aux  sciences  un  peu  i)lus 
de  temps  que  les  classiques,  mais  on  se  demande  pourcpiui  :  le 
programme  des  uns  est  la  copie  littérale  du  programme  des 
autres.  La  division  actuelle  du  moderne  et  du  classique,  dans  les 
classes  de  grammaire,  n'a  d'autre  effet  que  de  gaspiller  les  forces 
des  professeurs  en  les  obligeant  à  répéter  pour  les  uns  ce  qu'ils 
ont  dit  pour  les  autres  ou  de  gaspiller  les  finances  de  l'État  en 
l'obligeant  à  payer  deux  professeurs  pour  un  seul  enseignement. 
On  comprend  donc  que  l'idée  soit  souvent  venue  de  supprimer  cette 
distinction  des  classiques  et  des  modernes  et  de  rendre  communes  à 
tous  les  enfants  les  études  qui  se  font  de  onze  à  quatorze  ans.  Plu- 
sieurs universitaires  —  et  non  des  moins  expérimentés  — ,  des  ins- 
pecteurs généraux  comme  M.  Foncin,  M.  Ernest  Dupuy,  M.  Morel, 
demandent  que  le  latin  lui-même  soit  exclu  des  classes  de  gram- 
maire '  :  en  commençant  cette  étude  à  quatorze  ou  quinze  ans,  on 
arriverait,  disent-ils,  à  savoir,  vers  dix-huit  ans,  autant  et  plus  de 
latin  qu'aujourd'hui.  Malgré  l'autorité  de  ces  témoins,  il  serait  témé- 
raire de  tenter  l'expérience  :  elle  ne  serait  pas  du  goût  de  tous  ceux 
([ui  la  pratiqueraient  :  beaucoup  de  professeurs  ne  demandent-ils 
pas  qu'on  recule  jusqu'à  la  septième  l'initiation  au  latin,  sous  pré- 
texte que  la  mémoire  indispensable  pour  l'étude  des  langues  est 
d'autant  meilleure  que  l'âge  est  plus  tendre?  Il  serait  donc  prudent 
de  conserver  le  latin  en  sixième,  mais  cette  étude  ne  jouerait  plus, 
dans  cette  classe,  le  rôle  prépondérant  :  on  n'y  consacrerait  pas  dix, 
mais  cinq  heures;  en  outre,  le  latin  serait  facultatif.  Le  français 

1.  ï.  l,  p.  18s  rt;  t.  II,  p.  45  «,  109  rt,  1096,  224  «,  22i  b,    299 /j,  3326,  514  rt. 


792  REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE. 

l'histoire  de  France,  la  géographie,  les  éléments  des  sciences  mathé- 
matiques formeraient  l'enseignement  commun  et  obligatoire;  les 
heures  de  classe  qui  ne  seraient  pas  réservées  à  cet  enseignement 
seraient  consacrées  à  l'étude  de  deux  langues  choisies  par  l'enfant  : 
il  pourrait  opter  pour  le  latin  et  l'allemand,  pour  le  latin  et  l'anglais 
ou  pour  l'allemand  et  l'anglais,  mais  il  devrait  choisir  deux  langues. 
En  accordant  chaque  semaine  cinq  heures  à  chaque  langue,  une 
heure  à  l'histoire,  une  heure  à  la  géographie,  deux  heures  aux 
sciences  mathématiques  les  sciences  naturelles  s'étudiant  pendant 
les  promenades)  on  donnerait  à  chaque  matière  (sauf  au  latin)  un 
temps  égal  à  celui  qu'elle  obtient  aujourd'hui  dans  les  classes  les 
plus  favorisées.  L'anglais  et  l'allemand  réunis  n'obtiennent  que 
vingt-deux  heures  dans  ces  trois  classes  de  l'enseignement  moderne; 
ils  en  auraient  trente  dans  notre  système.  Le  total  des  heures  con- 
sacrées à  la  langue  française  "dans  la  division  de  grammaire  est  de 
huit  heures  pour  les  classiques  et  de  dix-sept  pour  les  modernes  :  il 
serait  de  quinze  dans  notre  projet.  Le  tableau  serait  dressé  de  telle 
sorte  qu'un  même  élève  pût,  à  la  rigueur,  suivre  tous  les  enseigne- 
ments :  il  n'aurait  ainsi  que  vingt-quatre  heures  de  classes  par 
semaine  ^  Mais  ce  régime  ne  serait  permis  qu'aux  élèves  exception- 
nels qui  voudraient  connaître,  outre  le  français,  deux  langues 
vivantes  et  une  langue  morte;  ceux  qui  se  contenteraient  des  deux 
langues  réglementaires  ne  seraient  assis  sur  les  bancs  d'une  classe 
que  pendant  vingt  heures  à  peine  chaque  semaine.  Dès  la  sixième, 
l'enfant  aurait  à  faire  un  choix,  mais  c'est  le  choix  qu'il  fait  aujour- 
d'hui quand  il  opte  entre  le  moderne  et  le  classique-.  Et  quel  que 
soit  son  choix,  il  trouverait  toujours  un  assez  grand  nombre  d'études 
communes  pour  n'avoir  pas  à  se  repentir  de  sa  spécialisation. 
En  sortant  de  la  classe  de  quatrième,  l'élève  aurait  une  plus 
grande  liberté  de  choix.  Le  seul  enseignement  commun  serait  le 
français;  peut-être  y  faudrait-il  joindre  l'histoire  et  la  géographie 
de  l'Europe;  en  outre,  la  classe  de  philosophie  tiendrait  lieu,  durant 
la  dernière  année,  de  classe  de  français.  Mais  tous  les  autres  ensei- 


1.  Il  faut  ajouter,  il  est  vrai,  les  heures  consacrées  à  des  enseignements 
comme  la  musique,  le  dessin,  qui  exigent  un  moindre  effort  d'attention.  En 
outre,  les  sciences  naturelles  seraient  enseignées  dans  quelques  conférences  à 
la  fin  de  chaque  année. 

2.  A  ce  choix  on  joindrait  une  option  moins  importante.  Pourquoi  tous  les 
élèves  sont-ils  tenus  de  dessiner  :  ne  pourraient-ils  choisir  entre  divers  arts  : 
a   musique  et  le  dessin  par  exemple  ? 


p.  LiAPIE.  —   LA  RKFoinii:  i>i-:  i.  i:i)i  c.vtkin   L.MVKitsriAiiti:.       703 

gnemenls  seraient  facultatifs,  à  la  condition  toutefois  que  l'élève 
choisisse  des  cours  destinés  à  lui  donner  une  culture  «  équilibrée  ». 
Il  ne  sera  pas  libre  de  se  livrer  exclusivement  à  son  goût  pour  les 
mathématiques  ou  à  sa  vocation  littéraire;  il  devra  même,  parmi 
les  sciences,  étudier  en  même  temps  des  sciences  déductives  et  des 
sciences  inductives;  mais  il  sera  libre,  ces  restrictions  faites,  de 
choisir  à  son  gré.  Il  pourra,  par  exemple,  combiner  les  éludes  sui- 
vantes :  latin,  allemand,  mécanique,  physiologie  animale  ;  ou  celles-ci  : 
latin,  grec,  algèbre,  géographie  générale;  ou  encore  :  allemand, 
anglais,  géométrie,  géologie,  ou  bien  :  latin,  anglais,  cosmographie, 
histoire  des  civilisations  (sociologie).  Même  en  suivant  les  règles 
que  nous  avons  iixées,  les  combinaisons  possibles  sont  innombra- 
bles '  :  le  choix,  de  l'élève  serait  donc  libre. 

Pour  que  cette  liberté  soit  complète,  il  faut  que,  dans  une  même 
classe,  un  seul  cours  soit  fait  à  chaque  heure  :  si  deux  cours  sont 
faits  en  même  temps,  on  limite  le  clioix  de  l'enfant,  on  empêche 
l'élève  studieux  de  suivre  tous  les  cours  qui  lui  plaisent.  Mais  est-il 
possible  de  réaliser  cette  condition?  Ne  faudrait-il  pas  arrêter  le 
soleil  pour  trouver  dans  la  journée  la  place  d'un  si  grand  nombre 
de  leçons?  Remarquons  d'abord  que  la  durée  des  classes  serait 
réduite.  Toutes  celles  pendant  lesquelles  la  correction  des  devoirs 
et  l'explication  des  auteurs  sont  rares,  toutes  celles  qui  ne  sont  con- 
sacrées qu'au  cours  du  professeur  seraient  d'une  heure  au  maximum  : 
l'attention  de  l'enfant,  disent  les  psychologues,  ne  se  prolonge  guère 
au  delà  de  cinquante  minutes  -.  Une  fois  par  mois,  le  professeur 
interromprait  son  cours  pour  interroger,  mais  les  interrogations  les 
plus  fréquentes  seraient  faites  en  dehors  de  la  classe  :  elles  seraient 
individuelles.  Ainsi  serait  abrégée  la  durée  des  classes  d'histoire  et 
de  sciences.  Mais  les  classes  de  littérature  elles-mêmes  seraient 
moins  longues  si  l'on  procédait  plus  rapidement  à  la  récitation  des 
leçons  et  à  la  dictée  des  textes.  Cette  réfcjrme  n'aurait  que  des  avan- 
tages :  l'utilité  de  la  récitation  est  contestée  ';  et  la  dictée  des  textes 

1.  D'aprrs  los  programmes  actuels,  on  étudie  dans  les  lycées  (la  langue,  la 
littérature  française,  l'histoire  et  la  géographie  de  l'Europe  exceptées)  quaire 
langues  :  l'allemand,  l'anglais,  le  latin,  le  grec,  (sans  compter  l'espagnol,  l'italien 
et  l'arabe);  sept  sciences  déductives  (arithmclicjue,  géométrie,  algèbre,  trigono- 
métrie, géométrie  descriptive,  cosmographie,  mécanique)  et  huit  sciences  induc- 
tives (physique,  chimie,  géologie,  physiologie  végétale,  physiologie  animale 
et  hygiène,  géographie  générale,  économie  politique,  histoire  des  civilisations). 

2.  Enquête,  t.  I,  p.  333  b. 

3.  T.  I,  p.  56  b. 


794  REVUE    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

pourrait  être  supprimée  si  les  élèves  étaient  autorisés  à  les  auto- 
copier  ou  même  à  les  imprimer  :  ce  genre  de  travail  manuel  ne 
serait-il  pas  à  sa  place  dans  un  établissement  d'éducation?  La  durée 
des  classes  étant  réduite,  on  satisferait  à  toutes  les  exigences  en 
ramenant  à  vingt-cinq  heures  par  semaine  le  maximum  du  temps 
consacré  à  l'enseignement  :  en  troisième,  en  seconde  et  en  rhétorique, 
quatre  heures  seraient  données  au  français,  quatre  au  latin,  quatre 
au  grec,  trois  à  l'allemand,  trois  à  l'anglais  (les  langues  vivantes 
n'en  ont  pas  plus  aujourd'hui  même  dans  les  classes  correspon- 
dantes de  l'enseignement  moderne  ,  une  à  l'histoire,  une  à  la  géo- 
graphie, trois  aux  mathématiques  et  deux  aux  sciences  physiques 
et  naturelles.  En  philosophie,  la  répartition  serait  un  peu  différente  : 
sept  heures  à  la  philosophie,  deux  à  l'histoire,  une  à  la  géographie 
générale,  quatre  aux  sciences  physiques,  deux  aux  sciences  natu- 
relles, huit  aux  mathématiques,  une   aux  langues  vivantes.  Avec 
cinq  heures  de  classe  par  jour,  on  réussirait  à  établir  un  horaire  tel 
que  deux  cours  ne  seraient  jamais  simultanés.  Mais  ce  n'est  pas  à 
dire  que  chaque  élève  devrait  chaque  semaine  passer  vingt-cinq 
heures   en   classe  :   plus    les   élèves  mûrissent,   plus    on    doit  leur 
réserver  de  temps  pour  leur  travail  personnel.  A  la  rigueur,  un  élève 
exceptionnellement  doué    pourrait  suivre  tous  les  cours;  mais  le 
plus  grand  nombre  choisirait  parmi  ces  enseignements  et  ne  serait 
pas  en  classe  plus  de  vingt  heures  par  semaine.  Ainsi,  au  lieu  de 
contraindre  l'élève    à  emmagasiner  un    savoir  encyclopédique,  le 
lycée  lui  offrirait  les  moyens  d'acquérir  une  «  culture  équilibrée  ». 
Une  réforme  du  baccalauréat  correspondrait  à  cette  réforme  de 
l'enseignement.  Le  candidat  choisirait  ses  épreuves  —  sauf  la  com- 
position française  — ,  comme  l'élève  aurait  choisi  ses  études  —  sauf 
l'élude    du   français.   Dans  chaque   académie,  à   la  fin  de   l'année 
scolaire,  on  désignerait  autant  de  juges  qu'il  y  aurait  de  matières 
dans  le  programme  des  lycées,  et  les  candidats  se  présenteraient 
non  pas  devant  un  tribunal,  mais  devant  une  série  de  tribunaux  à 
juge  unique,  li'examen  se  passerait  «  par  unités  »  '.  Chaque  exami- 
nateur aurait  le  droit  d'être  assez  sévère  puisque  l'élève  aurait  fixé 
lui-même  le  programme  de  son  examen.  Il  serait  donc  nécessaire 
d'avoir  une  note  suffisante  pour  toute  épreuve  et  l'on  n'aurait  pas  le 
scandale  de  voir  des  bacheliers  de  philosophie  ignorant  le  nom  de 

1.  T.  IL  p.  ["b. 


p.    LAPIE.    —     L.V    KKI'OIÎMK    UE    L  KDICATION    U.MVICItSl  lAI  KK.  795 

Socrate  ou  de  Kant.  Plusieurs  l'ont  remarqué  devant  la  Commis- 
sion :  avec  le  système  actuel,  dans  lequel  une  bonne  note  d'histoire 
«  compense  »  unii  mauvaise  note  de  sciences  —  ou  rL'cii)roquement 
—  <i  une  note  nulle  n'arrête  jamais  personne  »  '.  Au  contraire,  dans 
le  système  proposé,  les  notes  médiocres  elles-mêmes  seraient  élimi- 
natoires :  or  l'efTort  de  mémoire  ne  serait  récompensé  que  d'une 
note  médiocre  :  on  aurait  le  droit  d'exiger  du  candidat  un  efîort  de 
rétlexion,  et  l'on  aurxiit  le  temps  de  vérifier  la  réalité  de  cet  effort. 
L'examen  serait  donc  sérieux.  Quand  l'élève  aurait  subi  avec  succès 
un  niiiid)re  déterminé  d'épreuves,  il  serait  dipl(')mé  -.  C'est  ainsi  que 
sont  clioisis,  en  Angleterre,  les  jeunes  gens  qui  se  destinent  au  ser- 
vice des  colonies.  Ce  système  a  trouvé  devant  la  Commission  d'émi- 
nenls  délenseurs.  Voici  comment  le  décrit  M.  Groiset  :  «  11  y  a  trente- 
sept  matières  qui  sont  laissées  ad  li/jiluui  au  choix  du  candidat  :  on 
ne  demande  à  aucun  candidat  de  répondre  sur  les  trente-sept 
matières,  on  lui  demande  d'en  choisir  sept,  quelles  qu'elles  soient  : 
sanscrit,  hébreu,  grec,  vers  latins,  liltt-rature,  géographie,  histoire, 
mathématique,  physique,  chimie,  etc.  11  prend  les  sept  matières  qu'il 
veut,  et  on  lui  demande  seulement,  sur  ces  sept  matières,  d'avoir  une 
note  élevée,  de  prouver  par  consé(]ucnt  qu'il  est  un  homme  capable 
de  taire  un  grand  ctTort  d'esprit  et  avec  succès  ^  »  M.  Chailley-Bert, 
à  son  tour,  déclare  que  ce  système  est  «  une  merveille  »  \  et  M.  Léon 
Bourgeois  s'efforce  d'en  faire  passer  l'esprit  dans  nos  institutions*. 
Il  suffirait,  en  effet,  de  rendre  ce  concours  moins  difficile  lil  est,  en 
Angleterre,  réservé  à  une  élite  et  de  restreindre  la  liberté  des  can- 
didats de  manière  à  «  équilibrer  »  les  sciences  et  les  lettres,  et  dans 
les  sciences  les  connaissances  déductives  et  les  connaissances  expé- 
rimentales, pour  en  faire  le  modèle  idéal  du  baccalauréat  et  la 
sanction  naturelle  du  système  d'études  que  nous  avons  décrit. 
Dans  ce  système,  chaque  élève  pourrait  choisir,  vis-à-vis  de  tous 
les  professeurs  —  le  professeur  de  français  excepté  — ,  trois  atti- 
tudes :  s'abstenir  de  paraître  en  classe,  se  borner  au  rôle  d'auditeur 
passif,  prendre  une  part  effective  aux  travaux  de  la  classe.  Que 
ferait-on  des  abstentionnistes?  On  leur  laisserait  la  liberté  de   tra- 

1.  T.  I.  p.  303  «.  CI",  conire  le  svslùme   des   •<  conipensalions  >■   t.   I,  \).  21!)  «, 
t.  II,  p.  33  6. 

2.  Comparer  le  régime  actuel  de  la  licence  es  sciences. 

3.  T.  I,  p.  96  a. 

4.  T.  I,  p.  361  b. 

5.  T.  II,  p.  704  «. 


796  REVL'E    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MOIIALE. 

vailler  dans  la  bibliothèque,  ou  dans  leur  chambre  (si  l'internat  était 
modifié  de  manière  à  donner  à  chacun  sa  cellule);  on  leur  laisserait 
même  la  liberté  de  ne  rien  faire,  ou  de  consacrer  leur  temps  soit  à 
des  travaux  manuels,  soit  à  des  exercices  physiques  :  la  salle  de 
gymnastique,  comme  la  bibliothèque,  serait  ouverte  en  permanence. 
Un  inspecteur  général,  M.  Joubert,  a  développé  devant  la  Commis- 
sion une  théorie  analogue.  Après  avoir  distingué  des  enseignements 
obligatoires  et  des  enseignements  facultatifs,  il  ajoute  :  <(  Tel  pour- 
rait ne  suivre  qu'un  cours  (facultatif),  tel  autre  deux  ou  davantage; 
j'admettrais  même  que  certains  élèves  n'en  suivissent  aucun  et 
employassent  le  temps  des  cours  à  faire  des  exercices  physiques  ou  à 
j  ouer  au  tennis.  Je  crois  que  cette  organisation  ne  présenterait  pas  de 
difficultés^  ».  Or,  M.  Joubert  adopterait  ce  système  dans  la  division  de 
grammaire.  A  plus  forte  raison  le  trouverait-il  praticable  dans  la  divi- 
sion supérieure  où  les  élèves  doivent  apprendre  l'usage  de  la  liberté. 

Resteraient  dans  la  classe  deux  catégories  d'élèves,  les  auditeurs 
et  les  travailleurs.  Les  travailleurs  seraient  soumis  à  tous  les  exer- 
cices, mais  il  est  à  croire  qu'ils  s'y  soumettraient  volontiers  puis- 
qu'ils auraient  choisi  leur  sort.  Le  travail  libre  est  supérieur  au 
travail  forcé.  Les  sanctions  seraient  seulement  destinées  à  encou- 
rager leur  persévérance;  elles  apparaîtraient  comme  l'effet  de  leur 
décision  et  non  comme  l'effet  de  la  fatalité.  Afin  de  prévenir  les 
caprices,  il  serait  interdit  de  renoncer  à  un  cours  avant  la  fin  de 
l'année  pendant  laquelle  on  l'aurait  choisi.  En  outre,  l'obligation 
de  remplacer  un  cours  par  un  autre  et  de  recommencer  une  étude 
nouvelle  au  lieu  de  continuer  l'étude  commencée  suffirait  pour 
empêcher  les  jeunes  gens  de  changer  trop  légèrement  de  résolution. 
Les  seuls  changements  permis  seraient  ceux  qui  entraîneraient  un 
supplément  d'obligations  :  il  serait  permis  à  un  abstentionniste  de 
devenir  auditeur  et  à  un  auditeur  de  devenir  travailleur,  mais  la 
réciproque  n'aurait  pas  lieu.  L'élève  aurait  donc  de  nombreuses 
occasions  de  prendre  des  initiatives,  de  faire  des  choix,  mais,  le 
choix  fait,  il  serait  obligé  d'en  supporter  les  conséquences  :  les 
meilleures  conditions  requises  pour  l'éducation  de  la  volonté  se 
trouveraient  donc  réalisées. 

Mais  ne  seraient-elles  pas  réalisées  si  Ton  ne  distinguait  que  deux 
catégories  d'élèves  :  les  abstentionnistes  et  les  travailleurs?  Ce  sys- 

1.  T.  II,  p.  32  6 


p.   LAPIE.   —    I..V    HKFORME    DE    l'ÉDUCATION    UMVKIISH AIRE.         10" 

tème  plus  simple  aurait  ses  inconvénients.  Il  ne  laisserait  pas  aux 
indécis  le  moyen  de  faire  des  expériences  capables  de  dicter  leur 
résolution  :  un  enfant  hésitant  entre  la  mécanique  et  la  géométrie 
devrait  choisir  Tune  immédiatement  tandis  que  l'autre  conviendrait 
mieux  peut-être  à  sa  vocation.  C'est  en  lisant  Descartes  que  Male- 
branche  sent  naître  la  vocation  philosophique;  c'est  en  écoutant 
un  cours  de  géographie  qu'un  mathématicien  peut  connaître  sa 
vocation  de  géographe.  En  outre,  l'institution  des  auditeurs  permet- 
trait aux  jeunes  gens  de  suivre  des  cours  nombreux  sans  se  sur- 
mener. Peut-être  certains  de  ces  auditeurs  bénévoles  lireraienl-ils 
du  cours  un  profit  plus  considérable  que  les  «  travailleurs  ».  Leur 
présence  ne  saurait  être  une  gêne  pour  le  professeur,  car  il  serait 
bien  entendu  qu'à  la  moindre  incorrection  ils  seraient  expulsés. 
Libres  d'assister  au  cours  ou  d'aller  k  leurs  plaisirs,  ils  prendraient, 
par  le  fait  même  de  leur  présence,  l'engagement  de  se  bien  conduire. 
Le  professeur  n'aurait  donc  pas  à  se  préoccuper  de  l'ordre  à  main- 
tenir :  il  aurait  entre  les  mains  une  punition  sévère  :  l'expulsion. 
Actuellement,  cette  peine  n"a  aucune  valeur;  en  soustrayant  l'élève 
à  la  contrainte,  elle  lui  cause  un  plaisir  :  elle  comble  ses  désirs  quand 
elle  nestpas  accompagnée  d'une  autre  sanction,  puisqu'elle  le  prive 
de  la  leçon  qui  l'ennuie  et  de  la  surveillance  qui  le  gêne.  C'est  le  con- 
traire d'une  pénalité.  Au  contraire,  si  l'élève  choisit  ses  classes,  l'ex- 
clusion d'une  classe  le  prive  de  l'objet  de  son  désir  et  la  peine  sera 
d'autant  plus  forte  que  le  désir  était  plus  vif  :  l'exclusion  d'un  «  tra- 
vailleur» est  une  peine  plus  sévère  que  l'exclusion  d'un  «  auditeur  », 
puisque  le  premier  désire  plus  vivement  que  le  second  suivre  le  cours 
dont  on  l'exclut  et  puisque  le  programme  de  ce  cours  est  le  programme 
qu'il  a  choisi  pour  son  examen  final.  Ainsi,  l'établissement  des  cours 
facultatifs  modifierait  profondément  l'esprit  de  la  discipline  actuelle. 
Les  réformes  de  1890  étaient  excellentes  :  ceux  qui  les  attaquent 
sous  prétexte  qu'elles  ont  relâché  la  discipline  ne  nous  apportent 
pas  la  preuve  de  leurs  assertions  :  il  serait  pourtant  facile  de  dresser 
et  de  comparer  les  statistiques  des  professeurs  <i  coulés  »  en  1889  et 
en  1899.  Mais  quelle  que  soit  la  valeur  de  ces  réformes,  elles  sont 
insuffisantes,  parce  qu'elles  se  bornent  à  atténuer  la  rigueur  parfois 
absurde  de  l'ancienne  discipline  sans  changer  son  principe.  Ce  prin- 
cipe serait  modifié  si  l'on  supprimait  l'obligation  de  suivre  tous  les 
cours;  sous  un  régime  de  liberté,  toutes  les  pénalités  nécessaires 
pour  réprimer  les  violations  de  la  loi  deviendraient  inutiles.  C'est 


798  l'.EVUb:    DE    MÉTAPHYSIQUE    ET    DE    MORALE. 

alors  seulement  que  serait  inaugurée  la  discipline  libérale,  non  pas 
celle  qui  consiste  à  adoucir  les  peines  sans  diminuer  les  causes  des 
délits,  mais  celle  qui  supprime  des  causes  de  délits  en  supprimant 
les  contraintes  inutiles. 

Ce  n'est  pas  seulement  en  transformant  l'internat  mais  en  réor- 
ganisant l'enseignement  qu'on  peut  réformer  l'éducation  universi- 
taire. En  classe,  comme  à  l'étude,  les  relations  du  maître  et  de 
l'élève  doivent  être  différentes  do  ce  qu'elles  ont  été  jusquà  ce  jour; 
une  liberté  plus  grande  donnerait  à  l'élève  plus  de  temps  pour  réflé- 
chir, plus  de  goiit  pour  le  travail  et  plus  d'affection  pour  le  maître. 
Ainsi  se  ferait,  dans  de  meilleurs  conditions,  l'éducation  du  jugement 
et  de  la  volonté. 

Conclusion. 

L'État  doit  aux  élèves  qu'il  accueille  dans  ses  lycées  une  éducation 
conforme  aux  règles  de  la  pédagogie.  Celle  qu'il  leur  offre  aujour- 
d'hui ne  redoute  aucune  comparaison;  les  hommes  qui  ont  l'honneur 
de  la  donner  sont  guidés  par  les  principes  d'une  haute  morale  ration- 
nelle et  ils  s'efl'orcent  de  perfectionner  sans  cesse  leurs  méthodes. 
L'éducation  universitaire  n'est  inférieure  à  aucune  autre.  Est-ce  à 
dire  qu'elle  n'ait  aucun  progrès  à  réaliser?  Il  s'en  faut.  D'une  part, 
les  éducateurs  n'ont  pas  Toccasion  d'agir  :  ils  sont  dispersés  aux 
quatre  coins  dé  la  ville.  11  semble  qu'en  organisant  le  lycée,  on  ait 
voulu  copier  la  caserne  où  l'ofiicier  n'habite  pas.  Même  dans  la 
maison,  les  éducateurs  sont  isolés  puisque  le  lycée  n'a  pas  d'organe 
central  :  la  dispersion  des  éducateurs,  voilà  le  premier  défaut  de 
l'éducation  universitaire.  D'autre  part,  les  programmes  sont  trop 
longs  pour  que  les  professeurs  aient  le  temps  de  former  le  jugement 
et  la  volonté  :  ils  ne  peuvent  guère  exercer  que  la  mémoire  de  leurs 
élèves.  En  installant  les  éducateurs  au  lycée  par  la  création  de  cités 
universitaires,  en  donnant  à  l'organisme  un  cœur  par  la  réforme 
des  bibliothèques,  on  remédierait  au  premier  défaut.  Et  l'on  remé- 
dierait au  second  en  permettant  aux  élèves  de  choisir,  parmi  les 
cours,  un  programme  restreint  d'études  équilibrées.  L'éducation 
universitaire  serait  ainsi  plus  conforme  aux  exigences  de  la  péda- 
gogie, et  si  la  clientèle  bourgeoise  continuait  à  abandonner  ses 
lycées,  l'État  n'aurait  du  moins  aucun  reproche  à  encourir. 

Paul  Lapie. 


TAHLE  DES  AUTEURS 


Bouasse  (H.).  —  De  l'éducalion  scientifique  des  ■■  ithilnsophes  ■■ 32-52 

Bougie  (C).  —  L'idée  moderne  de  la  Nature .j:29-ooo 

Boutroux   (P.i.  —  Exposé   critique   de  la  itliilosophie    de  Leibniz   par 

B.  Uussell 328-342 

Brochard  (V.).  —  L'Éternité  des  âmes  dans  la  philosophie  de  Spinoza.  iiSS-699 

Brunschvicg  (L.i.  — Delà  -Mélhodedans  la  philosophie  de   l'esprit....  .53-69 

—  La  Philosophie  nouvelle  et  l'intelleclualisine i33-iT8 

Cantecor  [G.).  —  L'idée  commune  de  solidarité 363-384 

—  La  morale  ancienne  et  la  morale  moderne o.dG-oIS 

Chartier  (E.).  —  Le  culte  de  la  raison  comme  fondement  de  la  Hé|iu- 

blique l!i-M8 

—  Sur  les  perceptions  du  toucher ■ll'J-i'H 

Christophe  (Ch.i.  —  Le  principe  de  la  vie  comme  mobile   moral   selon 

.l.M.  Guvau 313-360 

—                                           —                           187-328 

Cresson  lA.).  —  Le  Christianisme  de  Tolstoï 749-""3 

Dunan  iCh.).  —  Les  principes  moraux  du  Droit ■;00-"26 

Espinas  (A.).  —  La  tristesse  et  la  joie  par  G.  Dumas •Jll)-223 

Fouillée  (A.).  —  Les  deux  directions  possibles  dans  rEnseigncmcnl  de 

la  [ihilosophie  et  de  son  histoire 077-687 

Lalande  (A.). —  Les  principes  universels  de  l'éducation  morale 237-249 

Landormy  (P.).  —  Remarques  sur  la  philosophie  nouvelle  et  sur  ses 

rapports  avec  l'inlellectualisme 479-48t) 

Landry.  —  Sur  l'idée  de  justice  distributive 727-748 

LapieiP.).  — La  réforme  de  l'éducation  universitaire 046-666 

—                         —                                       774-798 

Lechalas  (G.).  —  Un  paradoxe  géométrique 301-307 

Le  Roy  (E.).  —  Un  positivisme  nouveau 138-153 

—  Sur  quelques  objections  adressées  à  la  nouvelle  i)hilo- 

sophie. . .  ; ' 292-3-27 

—                               —                                   407-432 

Level  (M.).   —  Une   réforme   nécessaire   :   motiver   les   décisions  judi- 
ciaires   067-675 

Le  Verrier  (Ch.).  —  Friedrich  Nietzsche 70-99 

Milhaud  (G.).. —  L'idée  d'ordre  chez  Aug.  Comte 385-406 

Parodi  (D.l.    -  Le  rire,  par  II.  Bergson 224-236 

Ravaisson  (F.  .  —  Testament  philosophiipie 1-31 

Ruyssen    Th.)  —  Le  mysticisme  spéculatif  en  Allemagne  au  xrv"  siècle. .  100-110 

Sorel  iG.).  —  La  valeur  sociale  de   l'art 231-278 

Tarde  (G.).  -  L'action  des  faits  futurs 119-137 

Wilbois  (J.\  —  L'esprit  positif 154-209 

—                —                   579-645 


800  TABLE    DES    ARTICLES. 


TABLE  DES  ARTICLES 


Art  I  La  valeur  sociale  de  1'  — \  par  G.  Sorel 251-278 

Droit  (Les  principes  moraux  du  — ),  par  Ch.  Dunan 700-720 

Éducation  iL"  —  scientifique  des  «  philosophes  »),  par  H.  Douasse....  32-52 

Esprit  positif  (L'i,  par  J.  Wilbois 154-209 

—                  —                  379-645 

Éternité  (Sur  1'  —  des  âmes  dans  la  philosophie  de  Spinoza),  par  V.  Bro- 

chard 688-699 

Futur  (Laction  des  faits  futurs),  par  G.  Tarde 119-137 

Justice  (Sur  l'idée  de  —  distributive),  par  A.  Landry 727-748 

Méthode  (De  la  —  dans  la  philosophie  de  l'esprit),  par  L.  Brunschvicg.  53-69 

Morale  (La  —  ancienne  et  la  —  moderne),  par  G.  Cantecor 556-378 

Nature  (L'idée  moderne  de  la  — ),  par  G.  Bougie 529-535 

Ordre  (L'idée  d'  —  chez  Aug.  Comte),  par  G.   .Milhaud 383-406 

Philosophie  (Sur   quelques   objections  adressées  à  la  nouvelle  — \  par 

E.  Le  Roy 292-327 

—  —                               —                             407-432 

—  (La  — nouvelle  et  l'intellectualisme),  jiar  L.  Brunschvicg..  433-478 

—  (Remarques   sur  la   ■ —  nouvelle   et   sur    ses   rapports   avec 
rintellectualisme),  par  P.    Landorniy 479-486 

—  (Les  directions  de  la —  contemporaine),  par  A.  p'ouillée...  677-697 

Positivisme  (Un  —  nouveau),  par  E.  Le  Roy 138-153 

Testament  philosophique,  par   F.  Ravaisson 1-31 

Toucher  (Sur  les  perceptions  du  — ),  par  E.  Chartier 279-291 

DISCUSSIONS 

Paradoxe    Un  —  géométrique^  par  G.  Lechalas 361-367 

ÉTUDES  CRITIQUES 

Leibniz  (Exposé  critique  de  la  philosophie  de  — ,  par  B.  Russell).  P.  Boii- 

troux 328-342 

Mysticisme  iLe  —  spéculatif  en  Allemagne  au  XIV  siècle),  Th.  Ruyssen.  100-110 

Nietzsche    Friedrich),  Ch.  Le  Verrier 70-99 

Rire  (Essai  sur  le  — ,  par  H.  Bergson).  D.  Parodi 224-236 

Tristesse    La  —  et  la  joie,  par  G.  Dumas),  A.  Espinas 210-223 

Tolstoï  ;  Le  Christianisme  de  —  ,  A.  Cresson 749-773 

Vie  (Le  principe  de  la  —  comme  mobile  moral  selon  Guyau),  Christophe.  343-360 

—                  —                                   —                      —                    487-328 

QUESTIONS  PRATIQUES 

Éducation  (Les  principes  universels  de  1' —  morale),  par  A.  Lalande...  237-249 
Raison   (Le  culte  de  la   —   comme  fondement   de  la   République),    par 

E.  Chartier 111-118 

Réforme  (Une  —  nécessaire  :  motiver  les  décisions  judiciaires),  par  Level.  667-675 

Solidarité  (L'idée  commune  de  — ),  par  G.  Cantecor 368-384 

ENSEIGNEMENT 

Éducation  (La  Réforme  de  1'  —  universitaire),  par  P.  Lapie 646-666 

—                  —                                       —                               —        774-799 


TABI.i;    DES    SUPPLÉMENTS.  801 


TABLE  DES  SUPPLÉMEMS 


Livres  français  nonveanx. 

Adam  (Cli.)  et  Tann-ehy  (P.)-  —  Publication  des  OEu%-res  de  Descartes,  Correspondance  IV 
juillet  16i3-avnl  1617,  1   vol.  in-4.  708  p.,  Cerf.  —  Mai.  6.  II. 

Ahré.^t  (L.).  —  Dix  années  de  philosophie,  1  vol.  in-iS,  vi-181  p..  Alcan.  —  Mai.  3,  I,  H. 

Ball.vglwy.  Bol-glé.  Dahlu,  Lottin  et  Hayot.  —  Pour  la  liberté  de  conscience,  1  vol.  in-I2 
viii-215  p.,  Corncly.    -  Septembre,  7,  II. 

Bakzelotti  (G.).  Traduit  par  A.  Dietrich.  —  La  Philosophie  de  Taine,  1  vol.  in-8,  .\xvii-i48  p., 
.\lcan.  —  Mars,  3,  I. 

Bazaillas  (A.).  —  La  Crise  d<i  la  croyance  dans  la  philosophie  contemporaine,  1  vol.  in-12 
Porrin.  —  Mai,  3,  II. 

Bebr  (H.|.  —  Peut-on  refaire  l'unité  morale  de  la  France?!  vol.  liGp.,  A.  Colin.  —  .Novembre, 
i.  II. 

Bixet  I  A.\  —  La  Suggeslibilité.  1  vol.  in-8,  391  p.,  Schleicher.  —  Mars,  9,  II. 

BouRDEAU  (L.).  —  Le  Problème  de  lu  Vie,  1   vol.  in-8,  .xi-37-2  p.,  Alcan.  —  Juillet,  1,  II. 

Bos  (C).  —  Cathédrales  d'autrefois  et  usines  d'aujourd'hui,  de  Carlyle  (traduction  avec  préface 
d'izoulet,  1   vol.  in-S,  x.vxii-467  p.,  éditions  de  la  Revue  Blanche.  —  Juillet,  6,  I. 

BrissoN  (F.).  —  La  religion,  la  morale  et  la  science  :  leur  conflit  dans  l'éducation  contempo- 
raine, I  vol.  in-12.  vn-266  p.,  Fischbacher.  —  Janvier,   I,  II. 

Chartier  (E.).  —   Spinoza,   1  vol.  in- 18,  122  p.,   Delaplane.  Collection  des  «  Philosophes  ».  

Mai,  7.  II. 

Congrès.  —  Bibliothèque  du  —  international  de  Philosophie,  I.  Philosophie  générale  et  Méta- 
physique, 1  vol.  in-S.  xxii-468  p..  Colin.  —  Mai,  1.  I. 

—  II.  Logique  et  Histoire  des  Sciences,  1  vol.  iu-8,  de  688  p..  Colin.  —  Juillet.  1,  I. 

—  Congrès  international  de  psychologie  (IV'),  Compte  rendu  des  séances  publié  ])ar  le  D'' P.  Janet, 

1  vol.  gr.  in-8°,  iii-81i  p.,  Alcan.  —  Novembre,  6,  I. 
Coutcjrat    (L.).    —    La    Logique    de  Leibniz   d'après  des   documents   inédits,  1   vol.   gr.    in-8, 

xn-607  p.,  Alcan.  —  Septembre,  6,  II. 
Descartes.  —  Méditations  de  prima  philosophia,   éd.  Giittler,  1  vol.  in-S",   iv-2.50  p.,  Munich. 

—  Novembre,  5,  II. 

Durand  (de  Gros).  —  Variétés  philosophiques,  1  vol.  xxxii-333  p.,  Alcan.  —  Janvier,  'i,  II. 
Faguet  (E.).  —  Problèmes  politiques  du  temps  présent,  1  vol.,  330  p.,  Colin.  —  Mars,  2,  II. 
FoNSEGRivE  (G.).  —  La  Crise  sociale,  1  vol.  in-12,  .\iv-498  p.,  LecofTre.   —  Mai,  5,  II. 
Foucault  (M.).  —  La  Psycho-physique.  1  vol.,  in-8,  491  p.,  Alcan.  —  Novembre,  4,  I. 
Fouillée   (A.).   —  La  Réforme  de   l'Enseignement  par  la  Philosophie,  1    vol.  in-lS,  214    p., 

Colin.  — Septembre,  5,  I. 
GiRAUD  (V.).  —  Essai  sur  Taine.  1  vol.  in-8.  xxiv-322  p.,  Collectanea  Friburgensia.  Fribourg.  et 

Hachette,  Paris.  —  Mars.  3.  I. 
Gley  (E.).  —  Essai  de  philosophie  et  d'histoire  de  la  biologie,  1  vol.  in-8,  viii-3i3  p.,  Masson. 

—  Mai,  3.  I. 

GOBLOT  (E.)-  —  Le  Vocabulaire  philosophique,   1  vol.  in-18,  xiii-i89  p.,  Colin.  —  Janvier,  3,  II. 
IIatzkeld  (Ad.).  — Pascal,  1  vol.  in-8,  xii-291  p..  .\lcan.  collection  des  «  Grands  Philosophes  ». 

—  Septembre,  5,  II. 

Halévv  (E.).  —  La  Formation  du  radicalisme  philosophique,  t.  I.  La  Jeunesse  de  Benlham, 
xv-443:  t.  II,  L'Évolution  de  la  doctrine  utilitaire  de  1789  à  1815,  iv-385  p.,  Alcau.  — 
Septembre.  6,  I. 

Jaxrt  (P.^.  —  OEuvres  philosophiques  de  Leibniz,  2  vol.  in-8,  xxvin-820  et  604  p.,  Alcan.  — 
Janvier,  6,  I. 

JoLY  (H.).  —  Malebranche,  1  vol.  in-S,  xii-296  p.,  Alcan,  collection  des  «  Grands  Philosophes  ». 

—  Septembre,  5.  II. 

Lacombe  (P.).  —  La  Guerre  et  l'homme,   I   vol.  in-12,  411  p..  Société  nouvelle  de  libi-airie  et 

d'édition.  —  Janvier.  4,  II. 
Lair  (Ad.).  —  Th.  JouITroy.  Correspondance,  1  vol.  in-18,  436  p.,  Perrin.  —  Juillet,  2,  II. 
Landor.my.  —  Socrale,  1  vol.  in-18,  141  p..  Delaplane,  collection  «  Les  Philosophes  ».  —  Mars,  3,  I. 
Le  Chartier.  —  David  Hume,  1  vol.  in. -S,  de  275  p..  Alcan.  —  Janvier,  9,  II. 


802  TABLE    DES    SUPPLÉMEMS. 

Leclère  (A.). —  Essai  critique  sur  le  droit  d'affirmer,  1  vol.  in-8,  264  p.,  Alcan.  —  Mai,  1,  II. 
Mabtin   (J.).  —  Saint  Augustin,  1   vol.   in-8,  403  p.,  Alcan,  Collection  «  Les   Grands    Philoso- 
phes ».  —  Mai,  6.  II. 
Mauxiox    (M.).   —   L'Èducatioa  par    rinstruction   et    les   théories   pédagogiques    de    Herbarl, 

1  vol.  in-18,  vi-187  p.,  Alcan.  —  Mars,  4,  II. 
MiCHAUT  (G.).  —  Pensées  de  Marc-Aurèle,  1  vol.  in-12,  x.ki-258  p.,  Fontemoing.  —  Mai,  S,  I. 
Michel  (H.).  —  La  Doctrine  politique  de  la  démocratie,  1  br.  in-16,  64  p.  (Questions  du  temps 

présent);  Colin.  —  Mai,  5,  I. 
Paulhan  (F.).  —  Psychologie  de  l'invention,   1  vol.  in-lS,  185  p.,  Alcan.  —  Mai,  1,  l. 
PÉCHENARD.  —  Un  Siècle,  mouvement  du  monde  de  ISOO  à  1900,  public  sous  la  présidence  de  — 

1  vol.  in-8,  .\xvi-9i5  p.,  Oudin.  —  Janvier.  6,   I. 
Prat  (L.).  —  Le  Mystère  de.  Platon.  Aglaophamos,  1  vol.  in-8  de  215  p.,  Alcan.  —  Mars,  5,  I. 
R.\UH    (P.)    ET   Revault  d'Allonnes.  —  Psychologie  appliquée   à  la  morale  et  à  l'éducation, 

1  vol.  VIII...,  Hachette.  —  Janvier,  2,  II. 
Remacle  (G.).  —  Traduction   de  la  Metaphijsica  nova  de  S3.   Laurie,  1  vol.  in-1'2,  viii-328  p., 

6.  II. 
Renwult  (M.).  —   Platon.  1   vol.  in-18  de  117   p..  Collection  »  les  Philosophes  »,  Delaplane.  — 

Mars,  3,  I. 
Renouvier  (Ch.).  —  Les  dilemmes  de  la  Métaphysique  i)ure.  1  vol.  2S3p.,  Alcan.  —  Mars,  1,  I. 

—  Uchronie.    L'Utopie    dans    l'histoire,     2"    cdit.,    1    vol.    il2    p.,    Alcan.    — 

Mars,  1.  II. 

—  Histoire  et  solution  des  problèmes  métaphysiques,  1  vol.  477  p.,  Alcan.  — 

Septembre,  4,  II. 

RoBix  (G.).  —  (JKuvres  scientiQques  réunies  el  publiées  sous  les  auspices  du  ministère  de  l'Ins- 
truction publique  par  L.  RafTy,  t.  II,  fascicules  1,  II,  Gauthier-Villars.  —  .Novembre,  3,  11. 

Rodier.  —  Traité  de  l'Ame  d'Arislole,  2  vol.,  E.  Leroux.  —  Mars,  5,  I. 

Russell  B.).  —  Essai  sur  les  fondements  de  la  géométrie  Iradult  par  Cadenat,  1  vol.  in-8, 
x-274  p.,  Gauthier-Villars. 

S.v.xFORD  (Ed.  T.).  Cours  de  psychologie  expérimentale,  traduit  [jar  Bourdon  et  Scliinz.  (Biblio- 
thèque de  pédagogie  et  de  psychologie  publiée  sous  la  direction  de  Binet),  1  vol.  in-8  de 
vi-477  p.,  Schleicher.  —  Mars,  8,  IL 

Seignobos  (Ch.).  —  La  Méthode  historique  appliquée  aux  sciences  sociales.  1  vol.  in-8,  de  322  p., 
Alcan.  —  Novembre.  '2,  II. 


Livres  étranger.s  nouveaux. 

Bergm.vnx  (J.).  —  Untersuchungen  ûber  Hauptpiinktc  der  Philosophie,  I  vol.  vi-4S'>  p.,  Mar- 
burg.  —  Mars,  7.  II. 

Branisl.vs  Petrgnmevics.  —  Principien  der  Erkenntnisslehre,  1  vol.  vi-134p.,  Berlin.  —  Jan- 
vier. 6,  IL 

Erd.mann  (B.).  —  Kritik  der  reinen  Vernunft  von  I.  Kant,  I  vol.  vi-609  p.  Appendice  k  part, 
115  p.,  G.  Reimer.  — •  Mars,  6.  IL 

Ferrari  (M.).  —  Il  Liceo  Vittorio  Emmanuele  II  di  Napoli,  la  Cattedra  di  fdosoûa,  I  vol.  de 
CLXxxi.\-I45  p.,  V'eraldi.  —  Mai,  8,  IL 

Gextile  (G.).  —  L'Insegnamento  délia  filosofia  nei  Licei,  1  vol.  235  p.,  Saudon.  —  Mai,  9,  I. 

HoBSON  (J.  A.).  —  The  social  Problem,  1  vol.  in-8,  vii-295,  Nisbet.  —  Juillet,  3,  II. 

Joël  (K.).  —  Der  eclite  und  der  Xenophontische  Socrates,  1  vol.  de  x.xv-1145  p.,  Gaertner.  — 
.      Juillet,  3,  I. 

Kuht.manx  (A.).  —  Maine  de  Birax,  Ein  Beitrag  zur  Geschichle  der  Melaphysik  und  der  Psy- 
chologie des  Willens,  1  vol.  in-8.  viii-193  p.,  Brème.  —  Novembre,  5,  IL 

Leslie  Stephex.  —  The  English  Utilitarians,  3  vol.  in-8.  —  Janvier.  8,  I. 

Parise  (P.).  —  Manuele  di  Ortofrenia,  1  vol.  de  235  p..  Hœpli.  —  Mai,  9,  IL 

Petzoldt  (J.;.  —  Einfiihrung  in  die  Philosophie  der  reinen  Erfahrung,  1  vol.  de  viii-350  p., 
Leipzig.  —  Mars.  7,  L 

Raxd  (B.).  —  The  Life,  unpublished  lelters  and  philosophical  regimen  ûf  Anthony,  earl  of 
Shaftesbury.  Londres  et  New-York.  —  Juillet,  5,  I. 

Royce  (J.).  —  The  Conception  of  immortality.  1  vol.  in-16,  91  p.,  Houghlon.  —  Mars,  8,  1. 

R.\pp.\POBT  (S.).  —  Spinoza  und  Schopenhauer,  1  vol..  v-148  p.,  Berlin.  —  Janvier,  7,  I. 

Russell  (B.).  —  A  critical  Exposition  of  the  Philosophy  of  Leibniz.  —  Janvier,  9,  1. 

Sarlo  (F.  de).  —  Il  concetto  deir.\nima  nella  psichologia  conlemporanea,  I  br.  45  p.,  Duccii 
Florence.  —  Juillet,  6.  II. 

ScHWEiGER.  —  Soziologie,  Philosophie  der  Geschichle  und  Vùlker  Psychologie  in  ihren  gegen- 
seitigen  Berichtungen,  br.  de  80  p.  —  Janvier,  6.   IL 

Scott  (W.  R.).  —  Francis  Hutcheson,  1  vol.  in-8,  xx-296  p.,  Cambridge.  —  Mars,  9,  I. 

Trivero  (C).  —  ClassiQcazione  de'.le  Scienze,  1  vol.  292  p.,  Hœpli,  Milan.  — Mai,  8,  IL 


TABLK    DES    Sll'l'LKM I;M S.  803 


Uevues  fraiivaiscK  et  ctrangcrcs. 

Aiinaleii  (1er  .Xtitiirjihilosophie,  fondées  par  Oslwalil.  —  Novembre,  <i,   H. 

Année  pliilosophii/iti'  d«  F.  Pii.lon,   oiizii'inc   aiiiice.    1    vol.    in-S,    310  p.,   Alran    (Articles   de 

MM.  IJaiiriac.  Broi^liard.  Ilitnielin,  Hillon).  —  Septenibro,  S,  I. 
Année   iisycholof/ii/tif    de    Binkt,    sixième   niinée,    l     v^l.    iii-8.    ~~\    p.,    Schleii'her    Ueinwald 

(Arlicles  de  MM.  Claparède,  Largnier  des  Bancels,  Victor  Henri,   Marages,  Simon,  Warren, 

Zwardomaker.)  —  Mars,  9,   I. 
Année  sociolof/ique  de  Emile  Ul'hkhkim,  ipialrii'inc  année   (.\rlii'lcs  de  MM.   Bouglr,  Uurl<lieini, 

Charmonl.)  —  Septembre,  S,  11. 
Archives  de  psycholoi/ie  de  la  Suisse  rumaude.  publiées  par    Flournoy  et    Claparède,  Genève, 

EgS'ina""  :  Paris,  Alcan  ;  Leipzig,  Bartti.  —  Novembre,  7,  I. 
Archiv  l'iir  si/sleiiiatisclie  Philosophie,  t.  VI   (.Articles  de  MM.  ,\alorp,  Godl.  Bosanquet,  Lip|)s, 

Toniiies,  Millier,  Goldschmidt,  Bullaly,  Hartmaan,  Mally,  Freyla;^,  Kleinpelar,  Dossoir).  — 

Juillet,  7.   1. 
Interualinnal  Journal  of  Elhic.s  (Articles  de    MM.    Goodwen  Evcrett   MacUensie,  Davies,  Fru- 

niantle,  Miss  Marks.  Miss  Kitchie.  MM.  Adams.  Carter,  Morton,  Benn,  Bosanrpiet). 
Philoxophische  Studieii  (Articles  de  MM.  Seyford,  Kiesow,  Moirat,  Buch,  Cohn,  lladji  Denkow, 

W'undt.  Zeller,  Uiirr,  Ilelpeach  .AlechsiefTue.   Miss  Smith). 
Psycholof/ical   Uericic    (Arlicles   de    .\IM.    Cattell,    Woodevorlb,    Miss   Calkins,    M.M.    Bawden, 

Stralson,  Oodfe,  Thorndike,  Buohner,  ^^■a^ren,  Starbuik,  Jaslrow  Armand,  Pathon.  L'rban, 

Fife,  Patrick,  Lloyd,  Wenley,  Giddins,  etc.). 
Revue  philosophique  de    HinoT  (Arlicles  de  MM.  Evellin  et  Z.,  Borel,  P.  Tannery.  Dunan,  Bio- 

chard,  SertiUanges,  Bougie,  Novicow).  —  Mai,  9,  I. 
Revue  de  philosopliie  de  Peii.laube  (Articles  de  MM.  Diihem,  Bulliot).  —  Janvier,   10. 
Revue    de  synthèse  hislorii/ue  de    H.    Berr   (Arlicles    de    MM.  Boutroux.    Lanson.    Lacombe, 

Xénopol).  —  Janvier,  10. 

;\écrologie. 

Durand  de  Gros.  —  Janvier,  1,  I. 

Rcnseignenieuts  divers. 

Agrégation  de  Philosophie.  —  Septembre,  4,1. 

Délégation  pour  radoption  d'une  langue  auxiliaire  inteniatiuutile.  —  Mars,  lô.  I. 

La  philosophie  dans  les   Universités  (1901-1902).  France,  Belgique,  Suisse.  —  Septembre,  1.  1; 

Novembre,  1.  I. 
Société  française  de  Philosophie.  —  Mars,  16. 

Comptes  rendus  des  soiitenauces  de   thèses  du  Doetoral. 

Foucault.  —  I.  De  soéiiiiils  ohservationes  et  cogitationes.  —  II.  La  F'sychopliysique .  —  No- 
vembre, U5,  I. 

Halévy.  —  I.  De  concatenatione  quae  inter  affecliones  mentis  propter  similitudinem  fieri 
dlcitiir.  —  II.  La  formation  du  radicalisme  philosophique.  La  Révolution  et  le  p-'incipe 
de  l'utilité.  —  Mai.  11,  II. 

Landry. —  I.  De  responsabililate  sontium.  —  II.  L'utilité  sociale  de  la  propriété  individuelle.  — 
Juillet,  7,  II. 

Leclêre.  —  I.  De  facultate  verum  assequendi  secu.ndum  Rabnesium.  —  II.  Essai  critique  sur  le 
droit  d'affirmer.  —  Mars,  10,  I. 


Le  gérant  :  Mauiuoe  T.m<dieu. 


Couloramiers.  —  Inip.  Paul  BKODARD. 


REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE 

SUPPLÉMENT 

(Ce  supplément  ne  doit  pas  être  détaché  pour  la  reliure.) 
(X°     DE     JANVIEH     i90i) 


NECROLOGIE 

Durand  (de  Gros). 

C'est  une  belle  et  noble  vie  d'entier 
dévouement  à  la  science,  de  tenace  fidé- 
lité à  une  philosophie  très  neuve  et  très 
haute,  c'est  comme  un  long  acte  de  foi  à 
la  raison,  que  vient  de  terminer,  le  17  no- 
vembre dernier,  M.  Durand  (de  GrosK 
L'on  sait  coml)ien  ses  idées  ont  mis  de 
temps  à  vaincre  l'ignorance  et  la  routine, 
et  qu'encore  elles  n'ont  agi  le  plus  sou- 
vent et  ne  se  sont  fait  adopter  que  sous 
d'autres  noms  que  celui  de  leur  auteur, 
«  11  a  fallu,  disait-il  avec  mélancolie  dans 
la  préface  de  son  dernier  livre,  enterrer 
mes  contemporains  pour  trouver  dans  la 
jeune  génération  des  juges  moins  hostiles 
et  obtenir  une  réparation  relative  ».  En 
effet,  son  système  métaphysique,  fondé 
sur  des  données  scienlifiques  précises  et 
originales  et  qui  aboutissait,  avec  la 
grande  thèse  du  polyzoïsme  et  du  poly- 
psychisme,  à  une  sorte  de  leibnizianisme 
renouvelé,  avait  été,  dans  ces  dernières 
années,  étudié  avec  sympaihie  et  mis 
enlin  à  son  rang.  Il  avait  pu  assister  à 
une  renaissance  de  l'idéalisme  philoso- 
phique, et  à  ce  qui  avait  été  le  grand  but 
de  son  œuvre,  la  décadence  du  positi- 
visme et  l'intime  union  de  la  métaphy- 
sique et  de  la  science.  De  hautes  auto- 
rités, M.  Kdm.  Perrier,  .\L  Bontroux, 
avaient  rendu  hommage  à  son  teuvre 
féconde  de  précurseur,  et  en  biologie  et 
en  philosophie  pure.  Encouragé  par  cette 
justice  tardive,  et  comme  s'il  avait  senti 
que  le  temps  lui  était  compté,  .M.  Durand 
(de  Gros)  s'était  remis  à  la  tâche,  il  avait 
livré  au  public,  en  moins  de  deux  ans, 
trois  volumes,  dont  deux,  entièrement 
nouveaux,  semblaient  renouveler  les  ques- 
tions  les    plus   rebattues  et   y   découvrir 


comme  des  veines  inexplorées.  Un  juge 
compétent  pouvait  qualifier  ses  aperçus 
de  Tnrinomie  «  d'Ori/anian  de  la  taxino- 
mie »;  il  envoyait  encore  un  méhioire  au 
Congrès  de  Philosophie;  et  nous  rendons 
compte  ici  même  de  ses  Variétés  philoso- 
phiques. Au  sortir  de  cet  elîort  de  pro- 
duction, la  mort  l'a  pris  :  mais  son  œuvre 
était  accomplie;  il  a  pu  écarter  la  crainte 
qu'il  exprimait  naguère  :  «  J'ai  frémi  à  la 
pensée  que  mes  idées  seraient  ensevelies 
avec  moi  ».  11  restera  de  M.  Durand 
(De  Gros)  plus  et  mieux  qu'un  souvenir. 


LIVRES    NOUVEAUX 

La  religion,  la  morale  et  la  science  : 
leur  conflit  dans  léducation  contem- 
poraine. —  Quatre  conférences  faites  à 
VAula  de  l'Université  de  Genève  (avril  1900) 
par  Fekdinand  Buisson,  professeur  à  la 
Faculté  des  Lettres  de  l'Université  de 
Paris.  1  vol.  VU,  266  p.  in-12.  Paris,  Fisch- 
bacher  1900.  —  Ces  conférences,  que  l'au- 
teur n'avait  pas  d'abord  destinées  à  l'im- 
pression, ne  constituent  naturellement  pas 
une  étude  en  règle  de  tous  les  problèmes 
relatifs  à  la  religion,  à  la  morale,  à  la 
science;  elles  sont  une  profession  de  foi 
motivée,  une  confession  sincère  et  coura- 
geuse, qui  louchera,  au  plus  noble  et  au 
plus  itrofond  d'eux-mêmes,  tous  ceux  qui, 
cherchant  Dieu  »  en  esprit  et  en  vérité  », 
sauront  le  lire  sans  parti  pris  et  sans  pré- 
jugé. Le  conflit  apparent  de  la  religion  et 
de  la  science  nait  de"  ce  que,  la  science 
ayant  pour  mission  de  rendre  intelligi- 
bles à  l'homme  les  phénomènes  de  la 
nature,  la  religion  oppose  à  la  raison 
l'intervention  inexplicable  du  miracle,  le 
surnaturel;  la  science  résout  le  conflit  par 
l'histoire  en  démontrant  que,  dans  les 
conditions  où  les  hommes  primitifs  étaient 
placés,  le  recours  au  surnaturel  était  ué- 


2 


cessaire  pour  suppléer  aux  lacunes  de 
l'observation  et  à  l'insuffisance  de  la 
méthode  :  rien  de  plus  naturel,  dès  lors, 
que  l'imagination  du  surnaturel.  De  même, 
s'il  y  a  un  progrès  moral  pour  l'huma- 
nité, il  est  inévitable  que  ce  progrès  se 
traduise  par  des  crises  mettant  en  oppo- 
sition la  morale  de  la  tradition,  consacrée 
par  les  formules  magiques  des  cultes 
et  des  mythologies,  et  la  morale  de  la 
conscience  qui  s'ouvre  tous  les  jours  à 
une  forme  nouvelle  de  justice  et  de  fra- 
ternité; l'histoire  intelligente  et  tolérante 
justifie  à  la  fois  le  dogme  et  la  critique  du 
dogme,  en  les  rapportant  l'un  et  l'autre 
à  des  stades  différents  du  développement 
d'une  même  activité.  La  religion  est  donc 
condamnée  par  la  science  et  par  la  mo- 
rale, si  la  religion  se  définit  par  cette  sup- 
position que  l'esprit  humain  s'est  arrêté 
au  temps  de  Moïse  ou  d'Hercule,  de  Jésus 
ou  de  Mahomet,  et  qu'il  a  été  soudain 
frappé  de  stérilité.  Mais  la  vraie  religion 
est  l'affirmation  du  progrès  spirituel;  elle 
regarde  l'avenir  au  lieu  de  se  tourner 
vers  le  passé;  elle  est  au  delà  de  la  science 
et  de  la  morale,  non  en  deçà  :  elle  s'ap- 
puie sur  elle,  et  elles  les  défend  contre  la 
tendance  matérialiste  qui  referait  avec 
des  formules  scientifiques  une  orthodoxie 
despotique  et  avec  des  commandements 
moraux  une  église  d'obéissance  littérale; 
elle  prépare  la  rédemption  de  l'humanité 
par  l'homme,  la  cité  de  lumière  et  de 
justice  qui  sera  «  le  paradis  vivant  et 
actif  ».  Cette  foi  spirituelle  se  précise 
dans  les  notes  de  l'appendice,  si  vigou- 
reuses et  si  franches  d'allure,  oi^i  M.  Buis- 
son signale  l'inconsistance  des  formules 
d'accommodation  et  de  transition  propo- 
sées par  quelques  pasteurs  pour  concilier 
les  mots  anciens  et  les  idées  nouvelles, 
où  il  dénonce  la  perfidie  enfantine,  le 
caractère  anti-religieux  des  attaques  diri- 
gées contre  l'éducation  nationale  en  France 
par  la  Revue  cosmopolite  de  MM.  Brune- 
tière  et  Goyau  ;  elle  s'illustre  et  elle  prend 
corps  par  l'admirable  apologie  de  Félix 
Pécaut  qui  ouvre  la  quatrième  confé- 
rence. Peut-être  aurions-nous  voulu  (|ue 
M.  Buisson  indiquât  d'une  façon  plus 
nette  ce  qui  désormais  est  impossible 
pour  une  conscience  droite  et  sincère.  La 
troisième  conférence  s'achève  sur  une 
interrogation  :  «  Qui  parle  de  déclarer 
close  l'ère  des  élucubralions  théologiques, 
des  systèmes  métaphysiques,  des  hypo- 
thèses et  des  épopées,  des  investigations 
scientifiques  et  extra-scientifiques,  des 
voyages  dans  l'inconnu  et  des  appels  à 
l'idéal?  »  Mais  l'interrogation  est  suivie 
d'une  reserve  plus  conforme  au  spiritua- 
lisme scrupuleux  qui  inspire  M.  Buisson. 


«  La  religion  de  l'av.enir  trouvera  sans 
doute  qu'il  y  a  assez  de  vérité  et  assez 
de  poésie  dans  les  trésors  de  l'art  et  de 
la  science,  qui  sont  à  elle,  pour  n'avoir 
pas  besoin  d'en  chercher  ailleurs  par  les 
procédés  rudimentaires  d'autrefois  ». 

Psychologie  appliquée  à  la  morale 
et  à  l'éducation,  par  F.  Rauh,  maître  de 
conférences  à  l'école  Normale  supérieure, 
avec  la  collaboration  de  G.  Revault  d'Al- 
LONNES,  professeur  agrégé  de  philosophie 
au  lycée  d'Auch.  1  vol.  de  VIIl-00  p.  Paris, 
Hachette,  1901.  —  Ce  manuel  de  psycho- 
logie, écrit  pour  les  élèves  de  cinquième 
année  de  l'enseignement  secondaire  des 
jeunes  filles,  est  un  livre  original.  Il  a 
même  plusieurs  originalités  qui  ne  sont 
pas  toutes  également  heureuses.  La  pre- 
mière, que  nous  goûtons  fort  médiocre- 
ment, lui  a  été  en  quelque  sorte  imposée 
par  le  programme  officiel  :  elle  consiste, 
dans  le  but  d'adapter  la  psychologie  aux 
besoins  de  l'éducation,  à  lui  retirer  autant 
que  possible  son  objet  propre,  ou  du 
moins  à  envisager  cet  objet  sous  l'aspect 
qui  répond  le  mieux  aux  intérêts  réels  ou 
supposés  de  la  morale,  de  la  métaphy- 
sique ou  même  de  l'esthétique.  Ce  n'est 
pas  sans  quelque  surprise  qu'on  rencontre 
en  un  ouvrage  de  psychologie  une  théorie 
du  style,  d'ailleurs  complexe  et  fine,  et 
une  dissertation  sur  les  avantages  moraux 
des  sociétés  de  secours  mutuels. 

Heureusement  M.  Rauh  ne  respecte 
qu'à  moitié  un  programme  qui  n'accorde 
aucune  place  à  la  psychologie  proprement 
scientifiijue,  et  dans  plus  d'une  occasion, 
surtout  dans  l'étude  des  sens,  de  la  mé- 
moire, de  la  volonté,  il  met  largement  à 
profit  les  travaux  des  savants  contempo- 
rains. Par  ses  nombreux  emprunts  à 
MM.  Ribot,  William  James,  Pierre  Janet, 
Baldwin,  etc.,  il  enrichit  singulièrement 
le  bagage  de  psychologie  positive  que  les 
manuels  fournissaient  d'ordinaire  aux 
élèves  de  nos  lycées,  et  plusieurs  jugeront 
sans  doute  que  son  originalité  la  plus 
méritoire  est  de  vulgariser,  en  les  intro- 
duisant dans  l'enseignement  secondaire, 
bon  nombre  de  notions  et  de  vues  fami- 
lières depuis  quinze  ans  à  l'enseignement 
supérieur.  Pour  nous,  ce  livre  nous  plaît 
surtout  parce  qu'il  exprime  dans  des 
sujets  très  divers  une  même  pensée  maî- 
tresse, à  la  fois  très  belle  et  très  chimé 
rique,  et  que  voici  en  quelques  mots. 

La  critique  kantienne  a  démontré  que 
nous  ne  pouvons  par  la  raison  atteindre 
l'absolu;  il  nous  reste  donc  à  le  réaliser 
par  l'action,  et  plus  précisément  par  l'ac- 
tion morale,  la  seule  véritablement  créa- 
trice et  libre.  De  là  résulte  un  idéalisme 
d'espèce  particulière,  nullement  intellec- 


8  — 


tuel  et  spéculatif,  mais  actif,  militant  et 
tout  poiu'lré  d'une  ardente  passion  démo- 
cratique. L'action  a  iioiir  M.  Rauli  toutes 
les  vertus  :  elle  nous  purifie  et  nous 
instruit,  elle  nous  olilige  à  sortir  de  nous- 
mêmes  et  nous  découvre  tles  vérités 
neuves.  «  Les  militants,  dit-il,  à  quelque 
opinion  qu'ils  appartiennent,  voilà  les 
consciences  vivantes  »,  voilà  «  la  réserve 
saine  d'une  nation  ».  Lorsque  le  mysti- 
cisme nous  fait  un  crime  de  toute  alTec- 
tion  (|ui  s'attache  à  des  êtres  bornés  et 
mortels,  il  commet  le  pire  contre-sens; 
en  réalité  «  le  don  de  soi  à  des  êtres 
périssables  et  imparfaits  est  beau  et  légi- 
time, car  c'est  le  moyen  de  les  transfi- 
gurer ».  Là  où  réside  le  devoir  se  trouve 
aussi  le  bonheur  :  «  il  n'est  pas  besoin 
de  beaucoup  pour  être  heureux;  il  suffit 
d'un  art  à  la  portée  de  tous,  l'art  de  ne 
pas  mépriser  les  réalités  (|ui  noLis  envi- 
ronnent, de  donner  un  prix  aux  choses 
humbles,  de  transfigurer  notre  existence 
par  notre  bonne  grâce  et  par  une  action 
efficace  exercée  autour  de  nous  •>.  Quel- 
ques-unes de  nos  joies  les  meilleures 
nous  viennent  de  la  science;  mais  qu'est- 
ce  que  la  science,  sinon  une  poésie 
abstraite?  «  Il  ne  suffit  pas  d'isoler  les 
propriétés  des  choses  pour  les  com- 
prendre, il  faut  les  transfigurer  ».  De 
même  l'art  sous  toutes  ses  formes  est-il 
autre  chose  qu'une  «  transfiguration  » 
déguisée  ou  franche  du  monde  réel?  Ce 
parti-pris  idéaliste  est  si  fort  que  M.  Rauh 
l'applique  jiartout  et  de  la  façon  parfois 
la  plus  imprévue  :  c'est  ainsi  qu'il  se 
plait  à  imaginer  dans  la  bêtise  «  une 
admiration  candide  pour  des  vérités 
entrevues  et  inaccessibles  »,  et  qu'il 
découvre  dans  les  rapports  et  dénoncia- 
tions de  l'enfant  contre  ses  frères  ou  ses 
camarades  le  droit  que  l'enfant  s'attribue, 
selon  la  formule  kantienne,  <-  d'exiger 
l'obéissance  de  tous  à  la  loi  commune  ». 
Il  tient  si  peu  de  compte  de  la  concur- 
rence économique  qu'il  exclut  de  sa 
•pédagogie  tous  les  sentiments  par  les- 
quels elle  se  soutient  et  soutient  avec 
elle  la  prospérité  du  pays.  «  11  faut  éviter 
les  procédés  pédagogiijues  ipii  habituent 
l'enfant  à  chercher  à  devenir  supérieur, 
non  à  lui-même,  mais  à  ceux  qui  l'en- 
tourent :  il  en  vient  à  se  figurer  que  c'est 
là  le  but  de  la  vie  »,  et  rien  n'est  évidem- 
ment plus  erroné,  aux  yeux  de  -M.  Uauh, 
(piune  telle  conception. 

Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  mieux 
marquer  la  noblesse  et  le  charme  profond 
de  cette  philosoiihie,  ou  plutôt  de  ce  rêve 
volontaire  où  s'exprime  visiblement  une 
àme  d'élite.  Nous  souhaitons  que  ce  rêve 
soit   goûté    d'un    grand    nombre,,  et   en 


même  temps  nous  craignons  qu'il  ne 
paraisse  un  peu  léger  et  fragile  à  une 
démocratie  industrielle,  où  domine  l'es- 
prit scientifique  et  criticpie.  M.  Hauh 
abandonne  assez  clairement  —  et  nous 
ne  lui  en  faisons  pas  un  reproche  —  la 
croyance  en  un  Dieu  distinct  du  monde 
et  en  une  immortalité  personnelle;  mais 
il  ne  la  remplace  par  aucun  credo  saisis- 
sable  et  précis.  S'il  nous  vante  la  foi  au 
progrès,  il  nous  la  présente  presque  aus- 
sitôt comme  irrationnelle,  puisque  •  nous 
nous  ne  pouvons  estimer  exactement  les 
pertes  et  les  gains  de  l'humanité  ».  «  Le 
savant  croit  au  progrès  parce  (|u'il  y 
travaille  »,  non  i)Our  une  autre  raison. 
La  science  elle-même  n'est  pas  une  réalité 
très  solide,  puisque  les  grandes  hypo- 
thèses où  elle  cherche  l'explication  du 
monde  ne  sont  que  points  de  vue  que 
l'esprit  se  donne  et  «  ne  peuvent  pré- 
tendre à  être  des  vérités  ».  Un  seul  motif 
de  vivre  subsiste  :  l'accomplissement  de 
la  justice;  mais  .M.  lîauh  ne  nous  a-t-il 
pas  montré  dans  les  règles  de  la  justice 
'■  des  schèmes  qui  traduisent  seulement 
le  contour  »  de  la  vie  morale?  L'honnête 
homme  et  le  savant  «  ne  sont  pas  esclaves 
des  théories  dont  ils  se  servent  »,  c'est-à- 
dire  ne  les  prennent  pas  lourdement  au 
sérieux  :  de  sorte  que,  pour  parler  sans 
ambages,  les  objets  de  l'âme,  le  vrai  et 
le  bien,  se  dépouillent  de  toute  objecti- 
vité pour  devenir  des  illusions  dont  s'en- 
veloppe, en  sa  marche  obscure,  l'action 
généreuse.  Mais  l'action  ne  retombera-t- 
elle  pas  sur  elle-même,  découragée,  si  on 
la  persuade  qu'il  n'y  a  rien  de  rationnel 
et  d'objectif  dans  les  fins  qu'elle  poursuit? 
Le  vocabulaire  philosophique,  par 
LoMONf)  GoBLOT,  chargé  de  cours  à  l'Uni- 
versité de  Caen.  1  vol.  in-18  jésus,  de 
XlIl-489  p.  Paris,  Armand  Colin^  1001.  — 
Le  titre  de  cet  ouvrage  est  un  peu  équi- 
voque. Il  semble  annoncer  une  élude 
générale  sur  le  vocabulaire  philosophique, 
tandis  qu'il  s'agit  proprement  d'un  réper- 
toire par  ordre  alphabéti(]ue  des  termes 
en  usage  dans  la  philosophie.  Nous  avions 
déjà,  dans  ce  genre,  le  vieux  dictionnaire 
de  Franck,  bien  dépassé  par  le  développe- 
ment des  sciences  morales,  et  le  lexique 
de  philosophie  de  M.  Al.  Bertrand.  L'ou- 
vrage de  M.  Goblot  marque  un  progrès 
sensible  sur  ce  dernier.  Il  est  plus  exact 
et  surtout  plus  complet.  L'auteur  a  pro- 
fité des  travaux  récemment  accomplis  à 
l'étranger  dans  cette  branche  d'études  et 
notamment  de  la  collection  de  textes 
réunis,  un  peu  confusément,  mais  avec 
abondance,  dans  le  Wôrterintch  der  phi- 
losopJiischeJi  lie'jri/l'e  iind  Amdriicke  du 
D'  Eisler.  Il   y  a  là  un   effort  pour  pré- 


4  — 


server  la  philosophie  des  disputes  de 
mois,  par  une  critique  consciencieuse  des 
ternies  employés,  qui  ne  peut  manquer 
d'intéresser  au  plus  haut  point  tous  ceux 
qui  veulent  guérir  nos  études  du  mal 
littéraire  et  les  rapprocher  des  fermes 
méthodes  par  lesquelles  la  science  a 
su  conquérir  et  garder  le  respect  des 
hommes  (jui  pensent.  En  consultant  l'ou- 
vrage de  M.  Goblot,  les  philosophes  pour- 
ront à  la  fois  prendre  conscience  des 
nombreuses  Jposilions  sur  lesquelles  le 
développement  de  leurs  études  a  réalisé 
dès  aujourd'hui  un  accord  à  peu  près 
unanime,  et  des  points  plus  controversés 
sur  lesquels  ils  ont  entretenus  jusqu'à 
présent  plusieurs  types  d'opinions  irré- 
ductibles attendant  encore  une  synthèse 
plus  avancée. 

Mais  les  philosophes  ne  seront  pas  les 
seuls  obligés  de  l'auteur.  Il  nous  avertit 
lui-même  qu'il  a  eu  surtout  en  vue  le 
public  et  les  élèves,  pour  qui  les  spécula- 
tions les  plus  captivantes,  et  quelquefois 
même  les  plus  vitales,  demeurent  si  sou- 
vent lettre  morte  faute  d'une  initiation 
préliminaire.  Il  contribuera  sans  doute  à 
préserver  les  demi-savants  de  cette  igno- 
rance des  choses  faites,  qui  laisse  naître 
chaque  année  tant  d'œuvres,  respectables 
par  le  sentiment  profond  de  l'urgence  et 
de  l'intérêt  social  des  questions  philoso- 
phiques, mais  rendues  stériles  par  l'insuf- 
fisance des  données,  et  le  recommence- 
ment nécessaire  d'illusions  et  d'approxi- 
mations dix  fois  réfutées.  Ce  n'est  pas  à 
dire  que  cet  ouvrage  soit  définitif,  et  l'on 
pourrait  dès  à  présent  y  signaler  quelques 
points  contestables  et  quelques  omissions 
{énergie  spécifique^  correfijiondances,  disso- 
lution). Le  principe  d'insérer  et  de  définir 
les  termes  scientifiques  nécessaires  à  l'in- 
telligence de  la  philosophie  est  excellent, 
mais  l'application  en  est  inégale  et  les 
articles  laissent  quelquefois  à  désirer  : 
ainsi  dans  espace,  énergie,  fonctions.  On 
y  chercherait  vainement  enti^opie,  trans- 
fini, ihennodyjiamigue,  qui  sembleraient 
plus  utiles  q\x' amaurose ,  hypei-acousie, 
idiopathique  etc..  D'une  façon  générale, 
ces  indications  sont  bien  plus  exactes  et 
bien  plus  complètes  en  ce  qui  concerne 
les  sciences  naturelles  qu'en  ce  qui  touche 
à  la  physique  et  aux  mathématiques.  On 
pourrait  aussi  reprocher  à  l'auteur  d'avoir 
mêlé  aux  définitions,  sans  nécessité,  des 
vues  personnelles  indépendantes  de  la 
signification  des  mots  (par  exemple  dans 
occïdte,  services,  consentement  universel 
etc..)  Mais]  on  ne  saurait  trop  louer  le 
sens  pratique  [qui  se  fait  jour  dans  tout 
l'ouvrage;  il  se  marque  ])ar  des  indica- 
tions où  l'expérience  du  professeur  se  joint 


à  l'esprit  méthodique  du  savant  familier 
avec  les  sciences  d'observation.  Les  quel- 
ques imperfections  de  ce  travail  pourront 
être  aisément  éliminées  dans  une  seconde 
édition.  Les  qualités  resteront  et  sont  dès 
à  présent  de  nature  à  en  assurer  le  succès 
et  l'utilité. 

Variétés  philosophiques,  par  Dirano 
(DE  Gros),  1  vol.  de  xxxii-333  p.  Paris,  Alcan, 
1900.—  Les  diverses  études  réimprimées 
sous  ce  titre  avaient  été  publiées  en  ISTl 
sous  celui  d'Ontologie  et  psychologie  physio- 
logique :  pourtant,  et  les  questions  qu'elles 
agitent  et  les  doctrines  qu'elles  discutent 
et  l'attitude  philosophique  de  l'auteur 
semblent  toutes  contemporaines.  C'est  la 
thèse  delà  pluralité,  à  la  fois  biologique 
et  psychologique,  des  vertébrés  et  de 
l'homme  en  particulier,  qui  fait  l'unité 
de  ce  volume,  et  elle  entraîne  avec  elle 
l'exposé  des  plus  importantes  théories 
de  l'auteur  :  comment  il  faut  distinguer 
l'unité  substantielle  de  l'unité  formelle 
de  tout  être,  et  ce  qui  en  résulte  pour  le 
problème  de  la  vie  future;  les  relations 
du  corps  et  de  l'àme;  les  conclusions 
tout  idéalistes  de  la  science  contempo- 
raine bien  interprétée;  l'insuffisance  du 
positivisme  et  la  nécessité,  au-dessus  de 
toutes  les  sciences  spéciales,  d'une  logique 
et  d'une  ontologie  qui  déterminent  les 
conditions  absolues  et  de  la  vérité  et  de 
l'être.  La  première  phrase  de  l'œuvre  en 
exprime  bien  l'esprit  :  ■<  Le  positivisme  a 
beau  mettre  la  métaphysique  à  la  porte 
de  la  science,  elle  y  rentre  par  toutes  les 
fenêtres  ».  A  noter  les  préoccupations 
sociales  de  l'auteur,  qui  sont  bien  proches 
de  celles  de  la  génération  présente,  et,  en 
réimprimant  les  dernières  paroles  de  son 
livre  :  «  Hors  de  la  morale  et  de  la  reli- 
gion scientifiques,  pas  de  salut  »,  il  a  pu 
ajouter  hardiment  cette  note  :  «  On 
admetlja,  je  crois,  sans  peine  que  ces 
conclusions  formulées  pour  la  première 
fois  il  y  a  trente-huit  ans,  peuvent  être 
rééditées  en  -1900  sans  que  la  situation 
présente  leur  ôte  sensiblement  de  leur  à 
propos  ». 

La  guerre  et  l'homme,  par  Lacombk 
(I\),  1  vol.  in-12  de  41 1  p.,  Paris,  Société  nou- 
velle de  librairie  et  d'édition,  1900. —  Pour 
convaincre  des  Français,  plus  sensibles 
à  l'expression  des  sentiments  qu'à  celle 
des  idées,  il  fallait  les  émouvoir,  se  mon- 
trer soi-même  ému;  mais  l'auteur  voulait 
faire  œuvre  de  science.  11  a  pleinement 
réussi  à  concilier  ces  contraires.  Ce  livre 
de  logique  forte  et  de  lumineuse  raison, 
se  trouve  être  le  plus  poignant  des  réqui- 
sitoires. Parmi  les  racines  de  la  guerre, 
la  plus  profonde  est  l'amour-propre 
national,  masquant  l'orgueil  personnel,  le 


—  5 


mépris  anceslral  pour  l'étranger,  les  idées 
fausses  sur  le  patri  )lisme,  l'honneur,  le 
courage.  ■•  La  gasconnade  patriolique  est 
égale  à  rinfalualion  privée  la  plus  dégoû- 
tante »;  l'honneur  national  est  façonné 
sur  celui  du  duelliste;  le  courage  héroïi|ue 
•lue  le  «  bon  bourgeois  »  attribue  à  tous 
ceux  de  sa  nation,  donc  à  lui-même, 
n'existe  pas  dans  l'àme  des  combattants, 
accessible  à  toutes  les  craintes.  L'histoire 
nous  apprend  qu'une  armée  étonnée, 
surprise,  se  débande  toujours  d'elle- 
même.  L'auteur  énumère  les  panégyristes 
de  la  guerre  (ceux  qui  en  prolilcnl  ou 
n'y  vont  pas)  et  les  victimes  de  la  guerre 
(ceux  qui  la  font  et  ne  la  veulent  pas). 
La  guerre  disparailra-t-elle  ?  M.  Lacombe 
compte  sur  la  science,  les  conditions  éco- 
nomiques, le  socialisme,  le  féminisme, 
et,  pour  conclure,  propos»;  le  contrat 
])réventif  et  permament  d'arbitragi;  et 
l'application  aux  nations  de  ce  principe 
fondamental  qui  régie  les  conflits  indivi- 
duels: ■<  nul  ne  peut  être  juge  de  sa  propre 
cause  ".  Car  la  morale  des  nations  est  infé- 
rieure à  celle  des  individus,  et  sensible- 
ment analogue  à  celle  des  repris  de  jus- 
lice.  L'auteur  nous  expose  le  programme 
qu'il  remplirait,  s'il  était  chef  de  gouver- 
nement. En  attendant,  sachons-lui  gré 
d'avoir  mis  un  terme  à  l'absurde  légende 
des  bienfaits  de  la  guerre  ■<  nourricière 
des  mâles  verlusque  la  paix  éloulle  ■>. 

Un  siècle,  mouvement  du  monde  de  ISOO 
à  1900.  publié  par  les  soins  d'un  comité 
sous  la  présidence  de  Mgr.  Fkcuenard, 
1  vol.  xxvi-'Jlo  p.,  in-8,  Oudio,  Paris.  —  11 
nous  est  arrivé  plus  d'une  fois,  dans  notre 
ell'ort  pour  mesurer  à  leur  juste  valeur 
les  publications  contemporaines,  d'être 
accusés  de  dénigrement  systématique  par 
des  esprits  habitués  à  chercher  dans 
toute  pensée  une  arrière-pensée  :  c'est 
pourquoi  il  est  utile  de  montrer,  par  un 
exemple,  quelles  élucubrations,  signées  de 
noms  autorisés,  se  présentent  ingénu- 
ment à  la  critique.  On  nous  envoie  un 
recueil,  dont  l'excuse  était  d'avoir  paru 
d'abord  comme  «  édition  de  luxe  illustrée  ", 
et  qui  réunit  la  collaboration  des  repré- 
sentants les  plus  éminenls  de  la  pensée 
catholique.  Le  chapitre  sur  \a.  Philosophie 
est  dû  à  .M.  le  chanoine  Jules  DmiOT  ^Lille). 
Nous  en  donnons  ([uehiues  extraits  :  «  Si 
Fichte,  écrit-il  eu  parlant  de  Kant,  vou- 
lait le  proclamer  son  maître  en  athéisme, 
u'avait-il  pas  autorisé  ce  coup  d'éclat  en 
déposant  tant  de  germes  panthéistes  et 
matérialistes  au  fond  même  de  son  sub- 
jectivisme?....  Et  quand  oh  l'accuse 
(Fichle)  d'athéisme  et  d'idéalisme,  il 
répond,  avec  une  sérénité  sophistique 
vraiment  superbe,  qu'il  afiirme  aussi  caté- 


goriquement Dieu  (|ue  le  monde,  puisque 
tous  deux  sont  identiques  au  moi  absolu 
dont  la  réalilé  n'est  pas  contestable.  IJu 
subjeclivisme  de  Kant,  le  voilà  donc  tombé 
en  plein  panthéisme  de  Spinoza;  et  il  y 
prend  ce  vernis  de  religiosité  vague,  de 
résignation  pseudo-mystique,  de  moralité 
transcendante,  (|ui  facilitera  grandement 
la  propagation  de  son  système  dans  les 
régions  sentimenlalisles,  néo-gnosticpies, 
spirilistes  et  occultistes.  »  (pp.  3"8-3TJ). 
Les  pages  40G  et  407  sont  peul-étre  supé- 
rieures :  •<  Le  seul  phil()Soi)he  dont  le  posi- 
tivisme pourrait  aujourd'hui  se  réclamer 
avec  quelque  droit,  c'est  .\lfred  Fouillée  : 
mais  un  déterminisme  résolu,  un  impla- 
cable scei)licismc,  un  criticisme  inexo- 
rable, un  système  d'idées-forces  très  voi- 
sines de  l'idée  de  Hegel  et  de  la  volition 
de  Schopenhauer,  une  sorte  de  coquet- 
terie qui  accueille  et  dédaigne  tour  à  tour 
l'évolutionisme,  suflisent-ils  à  constituer 
un  positivisme  d'ancien  ou  de  nouveau 
genre?  N'y  a-t-il  pas  là  du  néo-kanlisme 
habile,  du  spino/.isme  mécontent  de  n'être 
pas  plus  rationnel  et  plus  moral?  N'est-ce 
pas  un  état  de  conscience  intermédiaire 
entre  le  scepticisme  stoïcien  et  le  spiritua- 
lisme chrétien?  Quoi  qu'il  en  soit,  les 
héritiers  de  Comte  semblent  réduits  à 
tourner  leurs  regards  et  leurs  espérances 
vers  des  hommes  politiques  très  modernes, 
vers  la  franc-maçonnerie  elle-même,  dont 
ils  peuvent  en  etiet  attendre  un  appui  (jue 
les  vrais  penseurs  n'accorderont  jamais 
volontiers  aux  négateurs  de  la  pensée. 

•<  L'ennemi  retloulable  pour  la  philoso- 
phie catholique  au  xx"  siècle  sera  donc 
toujours,  comme  au  xix%  le  kantisme...  Le 
paradoxe  insinuant  de  Kant  est  plus  efli- 
cace  que  le  fracas  du  Russe  Roberty,  de 
l'Allemand  Nietzsche,  des  Français  Ue- 
macle  et  Weber.  Modéré  de  forme  et  sou- 
vent même  de  fond,  le  néo-crilicisme  de 
Lachelier  et  Boutroux,  de  Rcnouvier  et 
Pillon,  de  Secretan,  Liard,  Dauriac, 
Bergson,  a  certainement  plus  de  chances 
de  succès  et  de  durée.  Sa  nouvelle  distri- 
bution des  catcfjories,  la  prédominance 
qu'il  attribue  à  la  liberté,  au  sentiment, 
au  caprice  dans  la  conception  du  vrai  et 
dans  la  réalisation  du  bien;  ses  préten- 
tions à  l'immanence  totale  par  la  «concen- 
tration de  toute  science  philosoi)hi(iue 
dans  l'élude  du  seul  moi,  dans  le  aolip- 
si.smc,  comme  on  dit  en  style  très  moderne, 
peuvent  exciter  de  vives  sympathies  au 
début  du  nouveau  siècle.  C'est  chose  si 
douce,  si  flatteuse  et  si  commode  que  de 
se  croire,  tant  soit  peu  sincèrement,  indé- 
pendant de  n'importe  qui  et  de  n'importe 
quoi;  de  se  proclamer  tout  et  rien,  Dieu 
et  néant,  capable  de  tout  progrès  et  irres- 


—  6 


pensable  de  toute  décadence  intellectuelle 
ou  morale;  de  répudier  les  inélégantes 
exagérations  du  pyrrhonisme,  du  spino- 
zisme,  de  l'idéalisme  et  du  posivitisme, 
en  bénéficiant  discrètement  de  leur  moelle 
la  plus  intime;  de  répondre  à  toutes  leurs 
objections  et  difficultés  par  les  grandioses 
formules  de  contingent,  de  relatif,  de 
perpétuel  devenir,  d'é  ternel  mouvement 
d'idées,  de  noumène  inconnaissable  et  de 
phénomènes  fugitifs;  de  se  persuader 
enfin,  autant  que  possible,  que  la  fatalité 
et  la  liberté  sont  identiques  en  cette  pro- 
digieuse évolution  dont  les  états  successifs 
se  manifestent  dans  nos  états  de  con- 
science! Moyennant  dépareilles  théories, 
l'on  garde  une  aisance  et  une  sérénité 
d'allures  qui  en  imposent  souvent  à  la 
multitude;  et  l'on  peut  même  espérer  de 
laisser  ici-bas  un  nom  que  l'avenir  ne 
répétera  pas  sans  admiration.  Mais  on  se 
trompe  en  ceci  :  car  nécessairement 
l'avenir  reviendra  au  bon  sens  et  à  la 
vraie  philosophie. 

«  Nous  n'oserions  dire  que  ce  retour 
inévitable  réjouira  Taube  du  xx«  siècle. 
Le  socialisme,  le  nihilisme,  l'anarchie,  les 
guerres  civiles  ou  étrangères,  lui  permet- 
tront-ils de  penser  et  de  raisonner  en 
paix"?  En  tout  cas,  ses  désastres  mêmes 
l'éciaireront  tôt  ou  tard,  après  l'avoir 
peut-être  exaspéré  d'abord.  Et  alors  ses 
philosophes  s'affranchiront  du  joug  écra- 
sant que  le  kantisme  a  fait  peser  sur 
nous.  Si  nous  avons  été  des  rationa- 
listes et  des  raisonneurs,  nos  succes- 
seurs seront  gens  de  raison,  aptes  à  tenir 
pour  vrais  les  principes  et  les  faits  dont 
l'antique  sagesse  a  vécu,  depuis  Socrale 
et  Arislote  jusqu'à  saint  Thomas  et 
Bossuet  ". 

Œuvres  philosophiques  de  Leibniz, 
avec  une  introduction  et  des  notes  par 
Paul  Janet,  membre  de  l'Institut,  profes- 
seur à  la  Faculté  des  lettres  de  l'Univer- 
sité de  Paris,  2  vol.  de  xxviii-820  et  604 
p.  in-S,  Paris  Alcan,  1900.  —  En  d866 
M.  Paul  Janet  publiait  quelques  cquvres 
de  Leibniz  «  en  attendant  l'achèvement 
des  grandes  éditions  complètes  de  Leibniz 
qui  s'élèvent  à  la  fois  en  France  et  en 
Allemagne  ».  En  France,  les  recherches 
de  Foucher  de  Careil  n'ont  pas  abouti  à 
l'u'uvre  qu'attendait  M.  Janet,  et  celle 
même  deGehrardtne  ferme  pas  la  voie  aux 
découvertes  heureuses,  comme  celle  qui 
va  permettre  à  M.  Couturat  de  publier  un 
volume  d'inédits  relatifs  à  la  constitu- 
tion d'une  «  spécieuse  ■•  universelle.  Le 
moment  est  donc  encore  bien  choisi  pour 
rééditer  l'essentiel  de  l'œuvre  philoso- 
phique de  Leibniz,  sans  avoir  d'autre 
prétention  (lue  de  le  rendre  accessible  au 


plus  grand  nombre  possible;  et  c'est  à 
quoi  travaillait  M.  Janet  au  moment  où  la 
mort  l'a  surpris,  mettant  seule  un  terme  à 
son  infatigable  dévouement  pour  toutes 
les  entreprises  utiles  à  la  cause  de  la  phi- 
losophie. M.  Boirac  s'est  chargé  de  revoir 
les  épreuves,  et  de  mettre  une  bibliogra- 
phie substantielle  en  tête  de  l'Introduction 
de  1806,  qui  est  une  bonne  étude  su  rie  dyna- 
misme de  Leibniz  comparé  au  mécanisme 
de  Descartes.  Quant  au  texte  de  Leibniz,  il 
est  augmenté,  dans  cette  seconde  édition, 
de  la  partie  philosophique  de  la  corres- 
pondance avec  le  P.  des  Bosses,  et  les 
œuvres  latines  que  M.  Janet  avait  fait  tra- 
duire en  français  pour  son  édition  de 
1866,  sont  publiées  cette  fois  dans  la 
langue  originale. 

Prinzipien  der  Erkenntnislehre. 
Proleyomena  zuv  aô^olule/t  Melajth'/sik,  par 
Brasislav  Petkonievics,  1  vol.  deVI-134pp., 
Berlin,  1900.  —  Essai  de  métaphysique 
absolue  fondée  sur  la  théorie  de  la  con- 
naissance. L'auteur  veut  édifier  une  méta- 
physique 1°  en  dehors  du  rationalisme 
(identité  absolue  de  la  pensée  et  de  l'être), 
2°  en  dehors  de  l'empirisme.  L'expérience 
est  la  seule  base  de  la  connaissance,  mais 
il  y  a  dans  l'expérience  des  faits  qui  sont 
le  principe  de  la  connaissance  transcen- 
dante, et  le  point  de  vue  de  l'expérience 
pure,  le  système  d'Avenarius,  lui  parait 
intenable.  Nous  trouverons  occasion  de 
parler  plus  longuement  de  ce  livre  dans 
un  prochain  numéro  de  la  Revue,  en  étu- 
diant d'ensemble  les  essais  métaphysiques 
de  la  i)hilosophie  allemande  contempo- 
raine, tels  que  les  recherches  de  Bergmann 
"  sur  certains  points  fondamentaux  de  la 
Philosophie  »,  et  1'  «  Introduction  à  la 
Philosophie  de  l'Expérience  Pure  >•,  de 
Petzoldï. 

Soziologie,  Philosophie  der  Ge- 
schichte  und  Volkerpsychologie,  in 
ihren  gegenseitigen  Berichtungen.par 
Lazarvs  Schweiger  (t.  XVIII  des  Berner 
Studien  zur  Philosophie  und  ihrer  Ge- 
schichte).  —  Cette  brochure  de  80  pages, 
dédiée  à  M.  le  professeur  Stein,  a  pour 
but  d'apporter  quelque,  clarté  dans  les 
distinctions  qu'on  fait  ordinairement 
parmi  les  sciences  sociales.  Il  importe, 
pour  le  progrès  de  ces  sciences,  qu'on 
n'en  confonde  pas  les  limites. 

La  sociologie  n'est  pas  l'étude  de  tout 
ce  qui  se  passe  dans  les  sociétés.  «  Elle 
doit  trouver  les  conditions  qui  rendent 
possibles  la  vie  et  l'action  en  commun 
d'individus  et  de  groupes  progressifs,  de 
façon  à  permettre  un  équilibre  satisfaisant 
pour  tous  les  membres  de  l'organisation 
sociale.  » 

La  Philosophie  de  l'Histoire  n'est  plus 


une  niélapliysique  vague,  phase  de  la 
science  qui  a  eu  son  temps;  elle  «  met  le 
centre  de  gravité  de  ses  considérations 
dans  le  passé,  mais  c'est  pour  y  trouver 
la  vérilicalion  des  lois  de  la  Sociologie  ». 

La  Psychologie  des  Peuples  doit  être 
mparliale  entre  «  l'ancienne  conception 
romaine  du  droit  de  l'individu,  et  la  con- 
ception récente,  d'origine  germanique,  du 
droit  de  la  communauté.  » 

Dans  un  chapitre  spécial,  l'auteur  résume 
et  critique  les  théories  de  Comte,  Bern- 
iieim,  Dilthey,  Hické.rt,  etc.  Les  sciences 
sociales  ne  sei'ont  fécondes  que  si  elles  se 
fondent  sur  une  psychologie  scientilique. 

Spinoza  und  Schopenhauer,  par 
Samiel  Rappapoht,  1  vol.  de  V-1 48  p. 
Berlin,  1899.  —  Cet  intéressant  travail  étu- 
die :  1°  la  position  de  Schopenhauer  par 
rapport  à  la  philosophie  de  Spinoza;  2"  l'in- 
fluence de  Spinoza  sur  Schopenhauer.  La 
1"  partie  relève  et  examine  les  jugements 
de  Schopenhauer  sur  le  système  de  Spi- 
noza, jugements  épars  à  travers  l'œuvre  de 
Schopenhauer:  leur  nombre  et  leur  impor- 
tance témoignent  de  la  valeur  qu'il  accorde 
à  la  philosophie  de  Spinoza.  Mais  cette 
critique  de  Schopenhauer  est  loin  de  suf- 
fire à  établir  qu'il  ait  subi  l'inlluence  de 
Spinoza  :  c'est  une  critique  de  système  à 
système.  11  faut  donc  rechercher  hislori- 
(juement,  par  l'étude  de  l'évolution  de 
Schopenhauer,  la  part  de  Spinoza  à  la 
formation  de  son  système.  Ce  petit  pro- 
blème d'histoire  est  traité  avec  beaucoup 
d'eprit  historique  par  l'auteur;  en  parti- 
culier il  a  eu  le  mérite  de  recourir  à  des 
sources  inédites,  à  des  manuscrits  de 
Schopenhauer contenant  ses  cahiers  d'étu- 
diant ou  ses  œuvres  de  jeunesse  (ces 
manuscrits  sont  à  la  bibliothèque  de 
Berlin). 

En  181U,  à  Gotlingen,  Schopenhauer  étu- 
diait la  philosophie  sous  la  direction  de 
G.  E.  Schulze  et  peut  être  aussi  de  Bou- 
terweck.  Schulze  lui  conseillait  l'étude 
approfondie  de  Platon  et  de  Kant  et  par 
son  cours  lui  faisait  connaître  les  idées 
essentielles  de  Spinoza,  et  aussi  celles  de 
Schelling  —  fortement  influencé  par  Spi- 
noza. En  1811-12  il  vint  à  Berlin  et  suivit 
les  leçons  de  Fichte  et  de  Schleiermacher 
sur  Spinoza;  du  reste  c'est  certainement 
vers  1812  au  plus  tard  que  Schopenhauer 
a  connu  l'original  de  l'Éthique,  car,  dans 
sa  dissertation  de  ISl."?  sur  la  Quadruple 
Racine  du  Principe  de  Raison,  il  étudie  la 
théorie  de  la  cause  chez  Spinoza  et  cite 
l'Éthique. 

De  1813  à  1818,  formation  du  système 
de  Schopenhauer  :  nous  sommes  rensei- 
gnés sur  l'évolution  de  son  esprit  par  de 
nombreuses  notes  —  en  partie  inédiles. 


Schopenhauer  se  détourne  d'abord  du 
[ihénoménalisme  sceptique  de  Schulze  et 
es=aie  une  combinaison  de  Platon  et  de 
Kant.  En  ISli,  l'idée  platonicienne  lui 
parait  identique  à  la  Chose  en  soi  de 
Kant,  libre  du  devenir,  iiuisqu'elle  échappe 
au  temps  et  à  l'espace:  et  il  veut  bàlir 
sur  cette  iilenlilé  une  philosophie  qui  soit 
à  la  fois  une  métaphysiciue  et  ane  éthique 
avec  la  pitié  comme  centre.  .Mais  la  pitié 
suppose  l'identité  des  individus  que  l'indi- 
vid nation  ou  la  dllférence  spécifique  dis- 
tingue; il  ne  saurait  y  avoir  une  pluralité 
de  genres  absolus,  de  choses  en  soi;  il 
n'y  a  qu'une  chose  en  soi,  une  réalité  (le 
monisme  de  Spinoza  intervient  ici)  et 
cette  chose  en  soi  est  la  Volonté  (Théorie 
kantienne  du  primat  de  la  Volonté).  A  ce 
degré  ITdée  n'est  plus  que  la  forme, 
l'objectivation  delà  Volonté. 

L'influence  de  Spinoza  est  établie  : 
i  "  par  les  textes  nombreux  de  cette  époque 
où  la  doctrine  de  Spinoza  est  commentée 
et  discutée;  2"  par  un  texte  formel  que 
nous  rapporterons  à  cause  de  sa  précision 
et  de  sa  brièveté  :  «  Man  vergleiche  doch 
die  hier  aufgcwiesene  Einheit  der  Welt 
als  Erscheinung  eines  Willens  mil  der 
subslantia  aelerna  des  Spinoza.  » 

Vers  la  même  époque  (1814)  Schopen- 
hauer étudie  la  philosophie  indoue  et 
aussi  Bruno;  l'influence  de  la  philosophie 
de  l'époque  et  surtout  de  Gœthe,  tout 
pénétré  du  panthéisme  de  Spinoza,  n'est 
pas  non  plus  à  méconnaître.  La  doctrine 
de  Spinoza  est  exposée  et  critiquée  par 
Schopenhauer  avec  une  précision  crois- 
sante: il  distingue  avec  beaucoup  de  pro- 
fondeur d'avec  le  cartésianisme  et  le 
leibnitianismece  qui  caractérise  vraiment 
spinozisme;  et  il  marque  en  de  brèves 
formules  le  rapport  de  sa  doctrine  à  celle 
de  Spinoza  :  «  Der  Wille  ist  die  natura 
naturans  und  die  Vorstellung  ist  die 
natura  naturata  ».  .Même  le  non-pessi- 
misme de  Spinoza  ne  lui  parait  pas  à 
cette  epof/iie  incompatible  avec  sa  propre 
doctrine  :  la  vraie  vie  peut  être  l'aflirina- 
tion  de  la  volonté  de  vivre,  l'énergie  qui 
accepte  avec  la  vie  la  souirrancc  et  la 
peine,  qui  triomphe  de  la  mort  parce 
qu'elle  prend  conscience  d'elle-même 
comme  éternelle  volonté  (ces  phrases 
curieuses  —  encore  inédites  —,  écrites 
en   181(3,  font  songer  à  Nietzsche). 

Dans  son  âge  mûr.  Schopenhauer  a  jugé 
moins  favorablement  Spinoza;  il  s'est 
enfermé  de  plus  en  plus  dans  son  propre 
système  et  s'est  plus  ()réoccupé  de  se  dis- 
tinguer des  autres  philosophes  que  de  s'en 
rapprocher.  Si  Schopenhauer  s'accorde 
avec  Spinoza  en  bien  des  points  de  la 
théorie  de  la  connaissance  —  notamment 


en  ce  qui  concerne  le  primat  de  la  con- 
naissance intuitive  sur  la  connaissance 
abstraite —  son  sévère  pessimisme  l'éloi- 
gné de  la  métaphysique  de  Spinoza  :  ii 
nie  le  caractère  positif  du  plaisir,  la  per- 
fection de  la  substance  éternelle.  Un  des 
défauts  essentiels  du  spinozisme  est, 
d'après  lui,  la  confusion  de  la  Volonté 
réelle  et  de  l'acte  purement  logique, 
la  théorie  de  la  Volonté  intellectuelle  : 
c'est  une  transformation  du  réel  en  idéal, 
une  confusion  de  la  représentation  et  de 
la  volonté;  le  mécanisme  spinoziste  est 
aussi  une  erreur  manifeste,  une  véritable 
ignorance  de  la  nature;  en  voulant  sup- 
primer la  fausse  théologie  des  physiciens, 
il  a,  du  même  coup,  anéanti  la  vraie 
conception  téléologique  de  l'organisation; 
le  vrai  sens  de  la  liberté  lui  échappe  aussi, 
la  morale  n'est  reliée  à  son  système  que 
par  des  sophismes. 

Nous  ne  pouvons  suivre  l'auteur  dans 
l'analyse  détaillée,  riche  de  citations  et 
d'aperçus,  de  ces  divergences.  Qu'il  nous 
suffise  de  dire  que  toutes  les  objections 
de  Schopenhauer  sont  présentées  selon 
leur  forme  originale  et  que  les  théories 
qu'il  attaque  sont  représentées  par  les 
textes  essentiels.  Cet  intéressant  travail 
donne  des  résultats  clairs  et  précis,  grâce 
à  l'exactitude  de  la  méthode  suivie. 

The  English  Utilitarians,  by  Leslie 
Stephk.n,  3  vol.  in-S;  vol.  1.  Jeremy  Ben- 
Iham,  1  vol.  de  vin-326  p.  ;  vol.  II, 
James  Mill,  1  vol.  de  vi.  382  p.;  vol.  III, 
John  Stuart  Mill,  1  vol.  de  vi.  52o  p.  — 
M.  Leslie  Stephen  nous  offre  ce  consi- 
dérable et  admirable  ouvrage,  en  dépit 
d'un  litre  spécial,  comme  une  suite  de 
son  grand  livre  sur  V Histoire  de  la  Pensée 
anglaise  au  XVlll«  siècle.  D'oii  certaines 
bizarreries  de  composition  dans  cette 
excellente  étude,  digne  des  autres  tra- 
vaux du  même  auteur.  Pourquoi  esl-il 
question  ici  de  Dugald  Stewart?  Parce  que, 
dans  le  premier  ouvrage,  Dugald  Stevs'art 
n'avait  pas  été  mentionné.  Pourquoi 
Paine  et  Godwin  sont-ils  omis,  qui  ont 
joué  un  rôle  si  important  dans  la  formation 
du  radicalisme  utilitaire:'  Parce  que  leur 
œuvre  avait  été  définie  dans  VHisloire  de 
la  Pensée  anglaise. 

Jerémie  Bentham,  nous  dit  M.  Leslie 
Stephen,  James  Mill  et  John  Stuart  Mill 
furent  successivement  les  chefs  des  utili- 
taires anglais.  D'où  la  division  de  l'ouvrage 
en  trois  volumes.  Correspond-elle  exacte- 
ment à  l'ordre  réel  des  événements  his- 
toriques"? L'influence  de  Bentham  ne  com- 
mence à  s'exercer,  principalement  en 
Angleterre,  qu'à  partir  du  moment  oii 
James  Mill  s'institue  son  disciple  et  se  met 
à   propager  ses  doctrines;  et  James  Mill 


meurt  quatre  ans  après  Bentham.  Dans 
l'histoire  des  idées,  Bentham  et  James  Mill, 
malgré  les  trente  années  d'âge  qui  les 
séparent,  sont  des  contemporains. 

Le  premier  volume  se  divise  en  deux 
parties,  à  peu  près  égales,  l'une  consacrée 
à  l'étude  de  l'esprit  public,  des  institu- 
tions et  des  mœurs  en  Angleterre  à  la 
lin  du  xviii'  siècle,  la  seconde  à  la  biogra- 
phie de  Bentham.  En  commençant  le  tableau 
de  l'Angleterre  au  xvm"  siècle,  M.  Leslie 
Stephen  s'excuse  de  répéter  des  faits  qui 
sont»  lamentablement  »  familiers  à  tout 
le  monde  :  mais  M.  Leslie  Stephen,  qui 
est  un  grand  biographe,  possède  l'art  de 
donner  l'impression  de  la  vie  collective 
par  l'accumulation  des  récits  biographi- 
ques. L'exposé  des  doctrines  de  Bentham, 
le  récit  de  sa  vie,  sont  très  exacts,  et  très 
complets.  —  Un  chapitre  intermédiaire, 
intitulé  Philosophy,  étonne.  John  Horne 
Tooke  et  Dugald  Stewart,  seront  assuré- 
ment les  maîtres  de  James  Mill  :  mais 
Hartley  et  Priestley  en  seront  d'autres, 
dont  il  n'est  pas  fait  mention  ici,  et  Du- 
gald Stewart  n'est  pas,  à  proprement 
parler,  un  utilitaire. 

Le  second  volume  est  consacré  à  Ja- 
mes Mill,  et  traite  de  la  période,  si  impor- 
tante dans  l'histoire  d'Angleterre,  qui, 
Bentham  vivant  encore,  précède  et  suit 
immédiatement  la  Réforme  de  1832.  Le 
caractère  de  James  Mill  est  bien  défini; 
le  \vhigisme,le  conservatisme  de  l'époque 
sont  étudiés  avec  beaucoup  de  détails 
intéressants,  sinon  nouveaux,  du  moins 
rendus  nouveaux  par  des  groupements 
heureux;  le  socialisme,  en  revanche,  est 
expédié  avec  une  insolence  un  peu  trop 
aristocratique.  La  majeure  partie  du  vo- 
lume est  consacrée  à  l'économie  politique, 
comme  il  convient  :  peu  de  chose  de  nou- 
veau sur  la  doctrine  même  de  Malthus, 
mais  en  revanche  un  récit  curieux,  et  qui 
joute  quelque  chose  au  livre  de  Bonar, 
sur  «  la  controverse  Malthusienne  ».  Le 
chapitre  sur  Ricardo  est  assez  confus. 
M.  Leslie  Stephen  ne  semble  pas  s'être  posé 
leproblèmede  savoir  par  quel  lien  logique 
la  théorie  classique  de  la  valeur  se  rattache 
à  la  philosophie  de  l'utilité.  Chez  Ricardo, 
selon  M.  Leslie  Stephen,  la  théorie  de  la 
valeur  est  la  conséquence  naturelle  de  la 
théorie  de  la  distribution  :  mais  la  théorie 
de  la  valeur  est  la  même,  sauf  rectifica- 
tions, chez  Ricardo  que  chez  Adam  Smith; 
et  l'on  ne  voit  pas  comment  une  théorie 
qui  fonde  la  valeur  sur  le  travail  résulte 
naturellement  d'une  théorie  qui  «  dis- 
tribue »  le  produit  du  travailleur  entre 
le  travailleur,  le  capitaliste  et  le  pro- 
priétaire foncier.  Un  chapitre  est  consacré 
aux    théories    politiques   de    James    Mill 


—  9  — 


(pourquoi  les  opuscules  de  G  rote  n'y  sont- 
ils  pas  nienliounés?);  un  chapitre,  très 
complet,  à  la  psycholof,'ie  de  James  Mill; 
un  chapitre  aux  opinions  religieuses  du 
groupe  et  au  traité  de  la  Relif/ion  Nalu- 
reUe,  rédigé  par  George  Grole,  sous  le 
pseudonyme  de  «  Philip  Beauchamp  ", 
d'après  les  manuscrits  de  Bentham. 

Le  troisième  volume  traite  de  John 
Stuart  Mill.  .M.  Leslie  Stephen  y  étudie 
des  mouvements  d'idées  dont  il  fut  le 
contemporain;  le  caractère,  plus  flottant 
et  plus  indécis,  des  doctrines  de  Stuart 
Mill,  lui  permet,  avec  moins  d'elTorls,  de 
faire  allusion  aux  opinions  courantes  de 
l'épociue  sans  iienlre  de  vue  son  héros. 
La  logique,  l'économie  politique  (si  peu 
cohérente),  la  politique  et  la  morale  de 
Stuart  -Mill  sont  successivement  étudiées. 
Puis  les  théories  historiques  d'Austin, 
Grote  et  lUicUle  sont  résumées.  Enhn  l'at- 
titude de  Stuart  Mill  en  matière  de  reli- 
gion est  délînie,  comparée  à  celle  des 
«  libéraux  »  (.Maurice  :  dans  le  même  cha- 
pitre, M.  Stephen  parle  de  Carlyle),  et  des 
«  dogmatiques  »  (Ward  et  Newman). 

Les  utilitaires  sont  des  «  individua- 
listes »;  M.  Stephen,  qui  est  un  utilitaire, 
se  donne  en  même  temps  pour  un  »  socio- 
logue »,  et  condamne,  comme  tel,  l'indi- 
vidualisme des  utilitaires  classiques.  Dans 
une  cinquantaine  d'années,  on  pourra 
comparer,  avec  quelque  impartialité,  le 
profit  net  que  retira  l'esprit  humain,  au 
xi.v''  siècle,  respectivement,  de  ces  deux 
mouvements  d'idées  :  l'économie  politique 
des  utilitaires  de  la  première  génération 
et  la  sociologie  des  utilitaires  de  la 
seconde.  On  verra  que  les  économistes 
ont  découvert  des  catégories  nouvelles  et 
applicables,  contribué  à  rendre,  en  matière 
économique,  la  pensée  humaine  plus  dis- 
tincte et  plus  claire;  que  les  sociologues, 
au  contraire,  ou  bien  se  sont  contentés 
d'affirmer  des  généralités  vagues,  ou  bien 
ont  été  répétant  que  la  réalité  des  choses 
est  complexe,  obscure,  irréductible  en 
idées  simples  :  on  conclura,  nous  n'en 
douions  pas,  pour  la  méthode  de  Kicardo 
contre   la  méthode  de  .M.   Leslie  Stephen. 

A  Critical  exposition  of  the  Philo- 
sophie of  Leibniz,  par  B.  Russlll,  Fel- 
low  of  Trinity  Collège,  Cambridge.  — 
M.  Russell  ne  se  propose  pas  de  faire,  en 
deux  cents  pages,  une  étude  historiquecom- 
plèle  de  la  philosophie  de  Leibniz.  Placé 
à  un  point  de  vue  dogmatique,  il  cherchée 
reconstituer  le  développement  logique  de 
la  doctrine,  afin  de  bien  voir  où  s'intro- 
duisent les  postulats  et  de  dégager  les 
propositions  dont  dépend  la  vérité  ou  la 
fausseté  du  système  tout  entier.  Ainsi  le 
livre    de  M.   Russell  dépasse  l'histoire  et 


soulève  des  cpiestions  d'un  intérêt  encore 
tout  actuel;  c'est  pourquoi  nous  nous  pro- 
posons d'en  faire  une  étude  plus  appro- 
fondie dans  un  des  prochains  numéros  de 
la  Revue. 

M.  Russell  ne  donne  pas  comme  point 
de  départ  à  la  philosophie  de  Leibniz  la 
doctrine  des  monades,  mais  bien  une 
théorie  logique  de  la  connaissance  repo- 
sant sur  les  principes  de  contradiction  et 
de  raison  suffisante.  Du  sujet  logique  il 
passe  à  la  substance,  des  deux  grands 
principes  il  déduit  l'identité  des  indiscer- 
nables, le  principe  de  conlinuilé  et  la 
définition  des  possibles.  Ces  préliminaires 
posés,  M.  Russell  analyse  avec  Leibniz 
les  notions  de  matière,  de  continu,  d'es- 
pace, et  il  résulte  de  cette  analyse  (ju'il 
n'existe  rieu  de  réel  en  dehors  d'une  mul- 
titude d'éléments  discrets,  doués  de  force 
et  représentant  chacun  à  son  point  de  vue 
tout  l'univers  (ce  point  de  vue  constituant 
ta  position  de  l'élément  dans  l'espace, 
lequel  est  purement  idéal).  Nous  sommes 
ainsi  conduits  à  la  théorie  des  monades 
qui  n'est  exposée  qu'au  chapitre  XL  Enfin 
M.  Russell  examine  brièvement  les  doc- 
trines de  l'àme  et  du  corps,  de  la  connais- 
sance, de  l'existence  de  Dieu,  puis  l'é- 
thique. Cette  exposition,  rigoureuse  et 
précise,  est  éclairée  par  une  série  d'ex- 
traits publiés  à  la  fin  du  volume. 

David  Hume,  moraliste  et  sociologue, 
par  G.  LECHAivriKn,  1  vol.  in-8  de  275  p. 
Paris,  Alcan,  l'JOU.  — Ouvrage  hàtif.  Après 
une  notice  succincte  sur  la  vie  de  Hume, 
un  résumé  assez  superficiel  de  l'histoire 
du  problème  moral  avant  Hume,  l'auteur 
étudie  successivement,  dans  la  morale  de 
Hume,  la  philosophie  théorique  :  les  pas- 
sions et  les  principes  de  la  morale,  et  la 
philosophie  pratique  :  la  morale  pratique, 
la  politique,  l'art,  et  la  religion.  Dans 
cette  étude,  des  discussions  assez  con- 
fuses se  mêlent,  en  proportions  mal  défi- 
nies, à  des  analyses  souvent  trop  litté- 
rales. L'auteur,  qui  semble,  à  deux  ou 
trois  reprises,  donner  le  point  de  vue 
'•  chrétien  »  pour  être  celui  auquel  il  se 
place,  se  réjouit  de  constater  que  Hume, 
en  morale  pratique,  est  un  conservateur, 
respectueux  des  usages  traditionnels; 
dans  le  chapitre  sur  la  religion,  il  se 
méprend,  croyons-nous,  lourdement,  et 
n'entend  rien  à  l'ironie  du  j)hilosophe 
qu'il  étudie.  Des  inexactitudes  de  détail  : 
on  ne  saurait,  par  exemple,  faire  dire  à 
Hume  que  ■■  le  gouvernement  a  pour  but 
d'assurer  l'exécution  des  termes  d'un 
contrat  implicite  »  (p.  156),  ni  traduire 
«  a  System  of  expediency  "  par  «  un  sys- 
tème d'expédients  ».  L'auteur,  qui  cite 
Burton,  Huxley  et  Gompayré,parait  ignorer 


—  10  — 


l'édition  Green  des  œuvres  philosophiques 
de  Hume,  et  la  forte  étude  critique  qui 
sert  d'introduction  à  cette  édition. 

REVUES     ET     PÉRIODIQUES 

Revue  de  synthèse  historique  ^Di- 
recteur  Henri  Berr).  —  Revue  de  phi- 
losophie (Directeur  E.  Peillalre).  —  Nous 
avons  le  très  agréable  devoir  de  souhaiter 
la  bienvenue  à  deux  organes  nouveaux  qui 
se  proposent  de  collaborer  au  développe- 
ment de  la  pensée  française.  Toutes  deux 
cherchent  l'unité  de  leur  inspiration  et  de 
leur  orientation  dans  une  méthode. 

La  première  annonce  cette  méthode 
dans  son  titre  même  :  il  s'agit,  dans  l'es- 
prit de  son  fondateur,  de  réagir  contre 
l'abus  de  l'analyse  et  le  détachement  des 
idées  générales  qui,  faisant  ignorer  aux 
historiens  de  profession  la  véritable  portée 
de  leurs  propres  recherches, laissaient  le 
champ  libre  aux  constructions  hâtives  et 
fragiles  de  certains  sociologues,  d'inter- 
caler entre  l'étude  du  fait  particulier  et  la 
déduction  systématique  des  lois  univer- 
selles, ce  qui  est  en  quelque  sorte  la 
trame  continue  de  l'histoire,  l'évolution 
des  idées  dans  des  esprits  individuels.  La 
psychologie  est  le  centre  de  synthèse, 
dans  ce  qu'elle  a  de  plus  concret  et  aussi 
de  plus  social,  faisant  profiter  l'histoire  de 
ce  qu'elle  ajoute  de  profondeur  aux  écrits 
du  penseur,  aux  actes  des  hommes  d'État, 
aux  institutions  des  peuples,  et  donnant 
aussi  à  la  philosophie  le  bénéfice  d'un  con- 
tact plus  direct  avec  la  réalité.  La  synthèse 
historique  ou  psychologique,  ainsi  en- 
tendue, n'est  pas  le  contraire  de  l'ana- 
lyse, elle  n'en  suppose  même  pas  l'achè- 
vement, elle  en  est  plutôt  la  condition, 
comme  l'indique  excellemment  M.  Bou- 
troux  :  "  il  n'y  a  d'analyse  inlelligente  et 
instructive,  que  celle  qui  est  dirigée  par 
une  vue  d'ensemble;  et  il  n'y  a  d'idée 
substantielle  et  féconde  que  celle  que 
l'esprit  a  tirée  des  entrailles  des  faits  ». 
Dans  la  pratique,  cette  méthode  de  syn- 
thèse est  susceptible  d'une  variété  indé- 
finie, que  les  deux  premiers  numéros  nous 
font  entrevoir  de  la  façon  la  plus  heureuse, 
depuis  l'inventaire  analytique  de  M.  Lan- 
son  jusqu'à  l'intéressante  controverse  so- 
ciologique de  MM.  Lacombe  et  Xénopol. 

La  Revue  de  philosophie  a  donné  son  pre- 


mier numéro  en  décembre  :  il  est  presque 
tout  entier  consacré  au  développement  de 
l'idée  essentielle  qui  est  ainsi  présentée 
dans  la  page  d'introduction  :  «  La  Revue 
de  p/nlosopliie  estime  que  les  sciences  spé- 
ciales sont  reliées  entre  elles  par  des 
caractères  communs  et  que  de  plus  elles 
sont  en  continuité  d'objet  avec  la  méta- 
physique. Aussi  bien  l'histoire  démontre 
que  la  pensée  ne  progresse  que  par  le 
rapprochement  des  divers  groupes  d'idées. 
La  géométrie  analytique  est  née  du  ma- 
riage de  l'étendue  avec  le  nombre;  la 
physique  moderne,  du  commerce  de  la 
mesure  avec  le  mouvement  et  du  mouve- 
ment avec  la  qualité...  Par  analogie,  nous 
devons  bien  augurer  des  rapports  des 
sciences  avec  la  philosophie,  des  sciences 
spéciales  avec  la  science  générale  ■>.  La 
Revue  réunit  donc  deux  groupes  de  col- 
laborateurs :  les  uns  sont  des  savants,  et 
comme  le  fait  ^I.  Duhem  dans  la  première 
partie  de  son  essai  historique  et  critique 
sur  la  ynatière  du  mixte,  ils  traitent  avec 
impartialité  des  questions  spéciales  sans 
se  préoccuper  de  l'avantage  qui  en  revient 
à  telle  ou  à  telle  école  philosophique;  les 
autres  sont  des  métaphysiciens,  comme 
le  P.  Bulliot,  qui  commence  une  étude 
historique  du  Problème  philosophique  et 
auxquels  on  ne  saurait  reprocher  d'ap- 
porter une  doctrine  déjà  faite.  Les  méta- 
physiciens n'auront  pas  de  peine  à  dé- 
montrer que  leurs  formules  favorites, 
empruntées  aux  commentateurs  scolasti- 
ques  d'Aristote,  ne  sont  pas  en  contradic- 
tion avec  les  conclusions  de  la  science 
contemporaine;  et  en  effet  un  système 
quelconque  de  philosophie,  matérialisme, 
positivisme,  idéalisme,  fournit  un  langage 
pour  traduire  les  résultats  généraux  de  la 
déduction  mathématique  ou  de  l'induc- 
tion. Les  savants,  de  leur  côté,  remonte- 
ront-ils des  sciences  spéciales  à  la  scolas- 
lique,  en  faisant  voir  que  l'esprit  de  la 
science  moderne  conduit  aux  doctrines 
particulières  de  Saint  Thomas,  à  l'exclu- 
sion de  toute  autre  conception  philoso- 
phique? C'est  cela  seul  qui  serait  décisif 
et  concluant.  En  tout  cas  le  dédain  avec 
lequel  M.  Duhem  parle  du  moyen  âge 
dans  son  historique  de  la  notion  mixte 
permet  de  mesurer  la  difficulté  de  la 
tâche,  si  jamais  elle  est  sérieusement 
entreprise. 


Coulominicrs.  —  Imp.  P.  lirodanl 


REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE 

SUPPLÉMENT 

(Ce  supplément  ne  doit  pas  être  détaché  pour  la  reliure. 
(n°    de    mars      1901) 


LIVRES    NOUVEAUX 

Les  Dilemmes  de  la  Métaphysique 
pure,  par  Cii.  Re.nolvier:  1  vol.,  2^'S  p., 
Alcan,  1900.  —  Dans  ce  nouveau  volume, 
M.  Renouvier  n'ajoute  rien  à  sa  doclrinu, 
mais  il  en  cherche  une  confirmation 
nouvelle  et  tout  à  fait  conforme  à  sa 
méthode,  dans  le  développement  logique 
des  problèmes  métaphysiques  et  la  ma- 
nière dont  ils  doivent  correctement  se 
poser.  Déjà,  dans  son  Esquisse  (rime  clas- 
sification des  systèmes  il  avait  tenté  un 
effort  analogue,  en  montrant  comment, 
sur  chaque  point,  les  penseurs  de  tous  les 
temps  s'étaient  partagés  en  deux  camps 
opposés,  et  comment  les  essais  de  conci- 
liation ou  de  juste  milieu  ne  s'étaient 
jamais  fondés  que  sur  des  équivoques, 
des  contradictions  ou  des  confusions. 
Moins  historique  cette  fois  et  plus  dialec- 
tique, son  livre  tend  à  dégager,  dans 
leur  plus  grande  netteté  abstraite,  la 
thèse  et  l'antithèse  qui.  pour  chaque  ques- 
tion essentielle,  s'opposent  inconciliable- 
ment  :  l'Inconditionné  et  le  Conditionné, 
la  Substance  et  la  Relation,  l'Infini  et  le 
Fini,  le  Déterminisme  et  la  Liberté,  la 
Chose  et  la  Personne.  Tous  les  problèmes 
aboutissent  bien,  en  effet,  à  une  alterna- 
tive, à  un  dilemme,  à  un  choix  nécessaire  : 
mais  si  la  logifjue  contraint  à  les  poser 
ainsi  sous  forme  d'un  parti  rationnel  à 
prendre,  elle  ne  saurait  fournir  de  motifs 
pour  se  décider  dans  l'un  ou  l'autre  sens. 
C'est  que  le  débat,  au  fond,  consiste  jus- 
tement à  savoir  quelle  valeur  il  faut 
accorder  à  la  logique  même,  quel  sens  il 
faut  donner  au  principe  de  contradiction; 
la  logique  ne  saurait  se  démontrer  elle- 
même;  il  reste  donc  qu'à  l'origine  de 
toute  doctrine  philosophique  il  y  a  un 
acte  de  croyance.  Aussi,  si  l'on  voulait 
ramener  encore  tout  ce  dilemme  à    une 


opposition  fondamentale,  dont  la  solution 
devrait  logiquement  entraîner  toutes  les 
autres,  on  trouverait  que  ce  dilemme  est 
celui  du  déterminisme  et  de  la  liberté. 
Ferons-nous  acte  de  foi  dans  le  détermi- 
nisme, il  deviendra  raisonnable  d'ad- 
mettre le  caractère  illusoire  de  la  per- 
sonne, le  procès  à  l'infini  des  causes,  la 
vanité  des  distinctions  phénoménales, 
l'unité  inconditionnelle  en  soi  de  la  sub- 
stance. Croirons-nous  au  contraire  à  la 
liberté,  nous  pourrons  admettre  l'indivi- 
dualité et  la  définition  réelle  des  per- 
sonnes, l'existence  de  causes  vraiment 
premières,  leur  nombre  fini,  et  leur 
nature  se  définira  par  un  ensemble  de 
relations  conditionnées  l'une  [»ar  l'autre. 
Sans  doute,  .M.  Renouvier  prétend  que 
l'une  des  deux  croyances  a  plus  d'avan- 
tages, soit  pratiques  et  moraux,  soit 
rationnels,  que  l'autre;  mais  il  maintient 
qu'elle  ne  saurait  devenir  logiquement 
nécessaire;  et  ainsi  il  croit  établir  une 
fois  de  plus  que  ■<  la  liberté,  principe  de 
sa  propre  affirmation,  se  révèle  réellement 
aussi  comme  le  principe  de  la  connais- 
sance, ainsi  que  l'a  dit,  le  premier,  Jules 
Lequier  ». 

Par  la  précision  de  la  pensée  et  la 
vigueur  systématique,  ce  livre  a  tout 
l'intérêt  de  ses  aines.  Il  explique  la  force 
de  propagande  d'une  doctrine  qui  seule 
peut-être,  dans  la  seconde  moitié  du 
xix"  siècle,  apparaît  comme  une  hypo- 
thèse vraiment  originale  et  organiquement 
rare.  11  vaut  donc  ce  que  vaut  le  système 
lui-même;  et  c'est  ce  que  peut-être  on 
essaiera  prochainement  de  se  demander 
dans  cette  Revue  même. 

Uchronie.  L'utopie  dans  l'histoire, 
par  Cil.  RK.NOLViEii,  2'  édit.  1  vol.  412  p. 
Alcan,  édit.  —  Rien  de  plus  curieux  e 
de  plus  original  (piécette  sorte  de  roman 
historico-philosophique,  où,  grâce  à  une 
érudition   profonde  et  à  un  art   discret. 


—  2 


la  fiction  se  mêle  si  habilement  à  la 
réalité  qu'il  est  souvent  impossible  au 
lecteur  non  prévenu  de  distinguer  l'une 
de  l'autre,  et  par  là  même  le  livre 
acquiert  une  singulière  portée  doctri- 
nale et  prend  comme  la  force  démons- 
trative d'une  forte  expérimentation  hypo- 
thétique. C'est  en  effet  la  thèse  du  libre 
arbitre  que  l'auteur  prétend  contrôler, 
en  retraçant  l'histoire  de  la  civilisation 
européenne  «  telle  qu'elle  n'a  pas  été, 
telle  qu'elle  aurait  pu  être  •  :  en  suppo- 
sant seulement  qu'aux  temps  de  Marc 
Aurèle  la  personnalité  même  des  Empe- 
reurs ait  été  autre,  ou  plutôt  qu'autres 
aient  été  leurs  résolutioijs,  M.  Renou- 
vier  nous  montre,  en  un  récit  d'une 
vraisemblance  séduisante,  les  invasions 
germaniques  conjurées,  l'empire  se  réfor- 
mant lui-même  et  retrouvant  une  vitalité 
nouvelle  par  de  sages  emprunts  à  la 
prédication  judéo-chrétienne,  le  catholi- 
cisme confiné  en  Orient  et  là  s'établissant 
une  sorte  de  féodalité  et  de  moyen  âge 
byzantin,  tandis  qu'en  Occident  rien  ne 
se  perd  de  la  civilisation  antique,  qu'elle 
poursuit  son  évolution  naturelle  vers  uu 
idéal  d'égalité  et  de  justice  de  plus  en 
plus  large,  et  que,  sans  heurts  et  sans 
cataclysmes,  elle  semble  rejoindre,  dès  le 
ix°  siècle,  l'état  intellectuel  et  moral  de 
notre  civilisation  moderne.  A  ee  tableau 
de  ce  qu'aurait  pu  être  l'histoire  de  cette 
période  s'oppose  son  histoire  véritable, 
mais  présentée  à  son  tour,  selon  l'ingé- 
nieuse logique  de  la  fiction,  comme  un 
simple  possible  :  et  toutes  les  ruines  et 
les  crimes  dont  elle  est  remplie  apparais- 
sent dès  lors  comme  contingents,  comme 
«  ayant  pu  être  ». 

Il  faut  souhaiter  un  public  plus  large  à 
cette  réédition  d'un  livre  trop  peu  connu, 
qui  nous  révèle  un  Renouvier  nouveau, 
écrivain  et  artiste,  conteur  ingénieux  et 
amateur  des  formes  de  pensée  et  de  lan-- 
gage  du  xvii"  siècle,  et  habile  à  soutenir 
et  à  varier  une  ficticTn  qui  ne  devient  pas 
fastidieuse  même  à  durer  400  pages. 
Quant  à  la  thèse,  lui-même  ne  se  fait 
sans  doute  aucune  illusion  sur  la  valeur 
de  la  démonstration  qui  en  est  ainsi  pré- 
sentée. C'est  tout  au  plus  contre  une 
philosophie  de  l'histoire  systématique  et 
simpliste,  conçue  comme  la  déduction 
régulière  d'un  principe  logique  à  la  manière 
de  Hegel,  qu'un  tel  essai  a  de  la  force,  s'il 
met  en  relief  la  multiplicité  hétérogène 
et  l'indépendance  mutuelle  des  facteurs 
qui  influent  sur  l'évolution  historique, 
ilais  contre  le  déterminisme  que  peut-il 
valoir?.M.  Renouvier  doit  bien  commencer 
par  attribuer  à  Marc  Aurèle  des  senti- 
ments, une  énergie,  un  caractère  qui  ne 


se  retrouvent  pas  dans  le  Marc  Aurèle 
historique  :  et  ne  reste-t-il  pas  toujours 
loisible  de  penser  que  notre  ignorance 
seule,  et  la  sienne  même,  permet  qu'il  la 
lui  attribue? 

Problèmes  politiques  du  temps  pré- 
sent, par  Em.  Fagdet.  1  vol.  330  p.  Colin, 
édit.  —  Dans  ce  livre,  qui  fait  suite  aux 
Questions  politiques, on  retrouve  la  mêmeet 
extrême  ingéniosité  des  aperçus,  une  égale 
franchise  de  pensée,  une  dialectique  aussi 
ferme  et  aussi  alerte,  un  peu   trop  habile 
peut-être.  Sur  toutes  les  questions   d'ail- 
leurs, —  sur  notre  régime  parlementaire, 
sur  Varmée  et  la  démocratie,  sur  la  Liberté 
de  l'Enseignement,  sur  le  Socialisîne  et  la 
Révolution    française,  sur    les  Églises    et 
l'État,  —  M.  Faguet  reste  disciple  de  Taine, 
et,  comme  il  le   déclare,  ne  demande  ses 
théories  qu'aux  faits  :  très  dédaigneux  de 
tout  système,  de   tout   idéal    abstrait  en 
matière  politique  et  sociale,  il  se  contente 
de    discerner    les     tendances     actuelles, 
d'essayer  d'en  prévoiries  conséquences  le 
plus  souvent  funestes  à  son  avis,  et  d'indi- 
quer les   remèdes,  remèdes  qui  ont  d'ail- 
leurs, de  son  propre  aveu,  et  en  vertu  de 
ces  tendances  mêmes,  peu  de  chance  d'être 
adoptées.  Ses  solutions,  presque  toujours 
conformes  au  vieux  libéralisme  classique, 
consistent  à   fortifier  le  pouvoir  exécutif 
par  un    mode  nouveau    d'élection    prési- 
dentielle, à  développer  le  patriotisme  et 
l'amour  de  l'armée,  à  maintenir  la  liberté 
de   l'enseignement,  à  séparer  les  Églises 
de  l'État  :  mais  ces  thèses  anciennes  sont 
renouvelées    par   la  fécondité   des   argu- 
ments, sérieux  ou  spécieux,  et  par  la  large 
loyauté  de  la  discussion.  Pourtant,  si  sa 
défiance    de     l'idéologie      permettait     à 
M.  Faguet   la  critique    des   idées    pures, 
dans     leur    définition     toute    théorique, 
peut-être  renoncerait-il  à  cette  opposition, 
qu'il  pose  en   axiome  et  sur   laquelle  se 
fondent  la  plupart  de  ses  raisonnements, 
entre  la  Liberté  et  l'Égalité  :  opposition  si 
conteslablèqu'onne  voit  pas  que  l'une  des 
deux  idées  puisse  même  se  définir  ou  se 
développer  sans  l'autre,  la  liberté  de  l'un 
ne  cessant  d'être  une  tyrannie  pour  l'autre 
que  si  elle  est  réellement  égale  à  la  liberté 
même    de  celui-ci.  De    même,    peut-être 
éviterait-il  de  parler  de  l'Étal  comme  d'un 
être    un    et    nécessairement    despotique, 
ayant    une   morale   et    un    enseignement 
propre,  et  n'y  opposerait-il  plus  la  spon- 
tanéité et   la    variété   de    l'enseignement 
libre,   comme   si   ce    n'était   pas   celui-ci 
justement    qui,    concentré  de    nos  jours 
dans  les  mains  de  l'Église  seule,  est  de 
beaucoup  le  moins  divers,  le  plus  artificiel 
et  le  plus  tyrannique. 
Les  philosophes.  Socrate,  par  P.\ul 


—  3 


Landormy,  1  vol.  in-lS  de  141  p.  — Platon, 
par  .Maucei,  Renault,!  vol.in-18  de  M"  p., 
Paris,  Dcla[)!ane.  —  A  l'élève  qui  lui 
deinaiulail  un  volume  oii  fût  contenu  un 
résume  de  la  doctrine  d'un  grand  pliilo- 
sojdie.  (|ue  pouvait  répondre  le  profes- 
seur? Les  auteurs  de  celle  nouvelle  série 
veulent  précisément  rendre  accessible, 
en  évitant  l'érudilion  pure,  la  connais- 
sance des  philosophes.  Ils  s'adressent, 
comme  le  dit  l'avant-propos  de  chaque 
volume,  «  au  grand  public  »,  à  la  jeunesse 
des  écoles  »,  «  aux  gens  du  monde  curieux 
de  'rhistoire  des  idées  ».  Ils  veulent 
••  mellre  en  valeur  dans  chaque  système 
ce  qui  en  demeure  vivant,  ce  qui  doit  en 
tlurer,  ce  qui  peut  orienter  toute  pensée 
en  travail  ■■. 

M.  Paul  Landormy,  entre  un  récit  de 
«  la  vie  de  Socrate  »  et  un  récit  de  ■>  la 
mort  de  Socrate  »  nous  donne,  avec  d'heu- 
reuses citations,  une  judicieuse  interpré- 
tation de  la  philosophie  de  Socrate  :  phi- 
losopliie  de  la  science  appliquée  à  l'action, 
de  la  spéculation  inséparable  de  la  vie. 
Peut-être,  trop  préoccupé  de  donner  à  la 
morale  de  Socrate  un  contenu  positif, 
fait-il  trop  peu  de  cas  du  passage  où 
Xénophon  nous  montre  Socrate  définis- 
sant la  justice  par  la  légalité;  et  peut- 
être  l'accomplissement  des  rites  religieux 
et  légaux  constituait-il,  |)lus  que  ne  le 
pense  .M.  Landormy,  le  contenu  de  la  piété 
socratique.  La  morale  de  Socrate  est  une 
morale  du  sage  plus  qu'une  morale  du 
citoijcii. 

M.  Renault  a  réuni,  dans  un  petit 
volume  de  cent  pages,  tout  l'essentiel  de 
la  philosophie  de  Platon.  Peut  être  n'a-t-il 
pas  insisté,  autant  qu'il  faudrait,  sur  le 
caractère  purement  mathématique  de  la 
théorie  des  idées.  II  marque  du  moins  le 
caractère  purement  dialectique  de  cette 
philosophie  platonicienne,  la  plus  raison- 
nable des  doctrines,  alors  qu'elle  passe  aux 
yeux  de  tant  de  gens  pour  le  délire  d'un 
grand  iioMe. 

Essai  sur  Taine,  san  œuvre  el  son  in- 
fluence, avec  une  reproduction  du  por- 
trait de  Bonnat,  des  extraits  de  soixante 
articles  non  recueillis  dans  ses  œuvres, 
des  appendices  bibliographiques,  etc., 
par  VicroH  Gnuio,  ancien  élève  de 
l'Hcole  -Normale  Supérieure,  professeur 
de  littérature  française  à  l'Université  de 
Fri bourg,  en  Suisse;  1  vol.  de  xxiv-322  p. 
gr.  in-S"  (CoUcctanea  Fribtirgensia),  à  Fri- 
bourg,  el  à  Paris,  chez  Hachette,  1901.  — 
La  philosophie  de  Taine.  jiar  Giaco.mo 
BAnzEi.oTri,  professeur  d'Histoire  de  la 
Philosophie  à  l'Université  de  Rome.  Tra- 
duit de  l'italien  par  Augustin  Dietrich, 
1  vol.  dexxvii-448p.in-8'',Alcan,  1900.  —  Ces 


^cvw  publications  se  complètent  de  la 
façon  la  plus  heureuse,  l'une  étant  une 
monographie  attentive  et  fouillée  que 
Taine  eût  qualiliée  de  «  psychologie 
ex|diquée  »,  el  l'autre  étant  une  élude 
d'ordre  plus  général  où  l'cruvre  de  Taine 
est  en  quelque  sorte  située  dans  son 
milieu,  rapportée  à  son  moment  hislo- 
lorique  et  au  caractère  général  de  l'esprit 
français.  Pour  un  littérateur,  Taine,  fjui 
introduit  dans  la  critique  et  dans  rhis- 
toire une  série  d'abstractions  philoso- 
phiques, apparaît  comme  un  créateur; 
c'est  un  centre  et  un  jioint  de  départ; 
voulant  déterminer  son  influence,  .M.  Gi- 
raud  fait  une  revue  de  tous  ceux  qui  en 
dehors  de  la  pensée  proprement  philoso- 
phique se  sont  fait  une  réputation 
d'écrivain,  tels  queM.M.  de  Vogiié,  Ilano- 
taux  ou  Harrès;  ce  qui  serait  singulière- 
ment inquiétant  pour  l'originalité  de  leur 
esprit.  Plus  exacte  à  notre  avis  est  VHls- 
toire  de  la  pensée  et  des  livres  qui  forme 
le  premier  chapitre,  el  dont  on  ne  saurait 
trop  louer  l'information  minutieuse, 
amoureusement  zélée  à  ne  rien  laisser 
perdre  de  ce  qui  peut  enrichir  et  complé- 
ter le  portrait.  A  vrai  dire  on  aurait  voulu 
que  M.  Giraud  consentit  à  concentrer  sur 
Taine  lui-même  la  lumière  de  son  érudi- 
dition;  il  ne  nous  fait  grâce  d'aucune 
référence,  d'aucun  conseil,  d'aucune 
digression;  il  nous  livre  tous  ses  juge- 
ments et  tous  ses  préjugés  sur  Kanl,  sur 
M.  Vacherol,  sur  M.  Caro,  sur  Napoléon, 
sur  l'Eglise  Romaine,  etc.,  quitte  dans  sa 
préface  à  s'excuser  de  son  extrême  ré- 
serve el  de  sa  volontaire  sobriété;  mais 
une  réplique  brève  et  non  motivée  n'en 
apparaît  que  plus  tranchaiile,  et  il  aurait 
convenu  que  M.  Giraud  choisît  jilus  fran- 
chement entre  la  critique  impartiale  et 
la  polémique.  Autrement  le  livre  risque 
de  demeurer  un  livre  à  tendances,  ce  qui 
est  le  genre  le  plus  fâcheux  qu'on  puisse 
imaginer;  comment  M.  Giraud  ne  s'est-il 
pas  aperçu  qu'en  forgeant  de  toutes 
pièces  l'hypothèse  d'une  crise  religieuse 
à  l'adolescence  de  Taine,  pour  le  plaisir 
d'une  épigramme  contre  Renan,  il  rend 
suspecte  sa  méthode  psychologique,  de 
même  que  sa  persistance  a  rapprocher 
Pascal  de  Taine  jette  une  ombre  de  doute 
sur  l'objectivité  de  sa  critii]ue? 

M.  Barzelotti  est  un  philosophe  qui  a 
vécu  tour  à  tour  avec  l,;s  dilTérenls 
maîtres  de  la  pensée  au  xv!"  siècle  :  fa- 
milier avec  Gœlho  et  Hegel,  avec  ^'hake- 
speare  el  Carlyle,  il  a  ilescendii  le  cours 
de  l'histoire,  et  il  a  rencontré  Taine  non 
plus  comme  une  source,  n)ais  comme  un 
conlluenl.  «  Conçue  à  une  époque  de 
transition,  comme   celle    qui    commence 


_  4  — 


pour  la  civilisalion  européenne  un  peu 
avant  la  seconde  moi  lié  de  ce  siècle,  la 
doctrine  de  Taine,  en  dépit  de  sa  forme 
systémaliciue,  ne  jaillit  pas  tout  entière 
d'un  seul  jet.  C'est  une  audacieuse  ten- 
tative de  médiation  entre  des  idées,  ou 
mieux  entre  des  états  et  des  habitudes 
intellectuelles,  entre  des  procédés  et  des 
modes  de  concevoir  produits  par  des 
moments  historiques  et  par  des  formes 
héréditaires  de  culture  très  diverses  et 
même  en  grande  partie  opposées  entre 
elles.  »  Après  avoir  étudié  avec  sympathie 
et  exactitude  "  la  philosophie  de  la  mé- 
thode et  de  l'histoire  »  que  Taine  a  essayé 
de  traduire  dans  ses  œuvres  de  critique 
littéraire  et  artistique,  M.  Barzellotti  mon- 
tre que  dans  Tesprit  de  l'écrivain  elles 
étaient  faites  pour  conduire  «  à  une  ana. 
lyse  supérieure,  à  une  métaphysique  »,  et 
que,  si  on  serre  de  près  cette  doctrine. 
«  elle  dépend  entièrement  de  l'idée  de 
cause,  pensée  à  la  manière  des  méta- 
physiciens allemands  et  en  même  temps 
réduite  à  l'idée  du  fait.  Elle  apparaît, 
telle  que  le  juge  aussi  Stuart  Mill,  un 
compromis  entre  les  principes  de  l'école 
positive  et  ceux  de  son  plus  grand  adver- 
saire, l'idéalisme  métaphysique.  »  Le 
compromis  n'a  pas  eu  de  succès,  parce 
que  les  doctrines  contraires  s'y  surajou- 
tent sans  se  fondre  :  «  l'unité  de  forme, 
de  symétrie  logique  extérieure,  qui  dis- 
cipline les  idées  et  les  meut  au  gré  de 
l'art  de  l'écrivain,  ne  saurait  se  confondre 
avec  l'organisme  intense  et  nouveau  de 
principes  et  de  déductions  sorti  d'un  jet 
de  la  faculté  spéculative  du  philosophe  ». 
Et  dans  la  conclusion  de  son  ouvrage, 
poursuivant  le  cours  de  sa  critique  péné- 
trante, -M.  Barzellotti  aperçoit  la  raison 
qui  rend  l'édifice,  d'apparence  si  riche 
et  si  harmonieuse,  «  vacillant  sur  sa 
base  ».  Faute  d'avoir  approfondi  la  théorie 
de  la  connaissance,  Taine  n'a  pas  dis- 
tingué entre  deux  méthodes  de  direction 
et  de  valeur  fort  différentes  qui  se  cou- 
vraient également  pour  lui  de  l'autorité 
de  la  science  :  l'une,  fondée  sur  le  calcul 
et  l'expérimentation,  conçoit  un  détermi- 
nisme de  causes  et  d'efTets  réels;  l'autre, 
résidu  de  la  scolastique  la  plus  creuse  et 
qui  avait  trouvé  refuge  auprès  des  natu- 
ralistes du  xix"  siècle,  procède  par  abs- 
traction jusqu'au  type  le  plus  général, 
jusqu'au  «  fait  dominant  »,  jusqu'à  «  la 
faculté  maîtresse  »  et  confère  à  celte 
entité  abstraite  un  pouvoir  mystérieux  de 
génération.  L'une  est  explicative  et  cons- 
titue un  progrès  pour  l'intelligence  du 
monde;  l'autre  permet  de  décrire  d'une 
façon  excellente  et  par  un  procédé  de 
simplification    verbale,    mais    elle   laisse 


échapper  la  riche  matière  de  la  réalité  à 
travers  les  formules  systématiques  et 
vaines.  A  l'aide  de  ces  considérations 
générales,  M.  Barzelotli  explique  et  juge 
les  différents  ouvrages  de  Taine,  jusqu'aux 
Orir/ines  de  la  France  comtemporaine  :  il 
marque  ici  sa  surprise  que  le  détermi- 
nisme, optimiste  ou  du  moins  indifférent, 
professé  par  le  philosophe,  soit  venu 
s'achever  dans  un  pessimisme  aussi 
yiolent,  et  il  y  aurait  lieu  de  s'étonner 
davantage  si  nous  étions  en  présence 
d'une  contradiction  purement  spécula- 
tive. Mais,  entre  les  premiers  ouvrages 
de  Taine  et  le  dernier,  il  y  a  l'année  1810  : 
si  le  souvenir  en  est  flalteur  pour  le  pa- 
triotisme italien,  les  Français  n'ont  pas 
de  peine  à  admettre  qu'elle  ail  suffi 
à  bouleverser  le  système  d'idées  dont 
vivait  le  penseur. 

L'Éducation  par  l'Instruction  et  les 
théories  pédagogiques  de  Herbart, 
par  Maucel  ]SL\uxio^,  ancien  élève  de 
l'Ecole  Normale  Supérieure,  professeur  de 
philosophie  à  la  Faculté  des  Lettres  de 
Poitiers.  1  vol.,  vi-18T  p.,  in-18,  Paris 
Alcan,  1901.  «Sans  l'espoir  avec  lequel  on 
contemple  la  jeunesse,  qui  donc  pourrait 
vaincre  cette  impression  glaciale  que  l'on 
éprouve  à  la  pensée  que  le  monde  restera 
toujours  en  définitive  tel  qu'il  est  aujour- 
d'hui? »  Celte  parole  de  Herbart  citée  par 
M.  Mauxion  nous  montre  dans  quel 
esprit  l'interprète  s'est  proposé  de  faire 
connaître  les  idées  pédagogiques  du  phi- 
losophe auquel  il  a  consacré  déjà  une 
belle  étude  critique.  Il  y  a  dans  Herbart 
une  orientation  pour  l'éducation,  et  qui 
est  l'orientation  philosophique,  dépassant 
l'entassement  des  faits  et  les  procédés 
d'habitude,  mais  ne  se  perdant  pas  dans 
les  abstractions  de  la  volonté  sans  ré- 
flexion et  de  l'action  sans  intelligence  : 
c'est  la  méthode  de  Socrale  que  M.  Mauxion 
retrouve  dans  la  pédagogie  de  Herbart, 
enrichie  de  tout  ce  que  la  culture  moderne 
et  l'expérience  psychologique  y  ont 
ajouté.  L'idée  est  le  point  d'appui,  le 
point  de  départ;  mais  il  ne  suffit  pas  de 
mettre  en  lumière  cette  idée,  il  faut  lui 
créer  une  âme,  en  organisant  autour  de 
cette  idée  comme  centre  un  système 
cohérent  de  représentations;  l'éducation, 
morale  n'est  autre  chose  que  la  formation 
du  caractère  par  l'homogénéité  et  la  pro- 
fondeur des  idées.  A  quelles  applications 
conduit  cette  théorie  si  séduisante  et  si 
solide?  C'est  peut-être  ce  qui  ne  ressort 
pas  avec  toute  la  précision  désirable  du 
livre  de  M.  Mauxion.  Soucieux  de  se 
renfermer  dans  un  cadre  restreint,  et  en 
même  temps  d'exposer  l'ensemble  des 
doctrines  philosophiques  qui  ont  conduit 


Herbarl  à  sa  conception  de  l'édiicalion 
par  rinslruction,  il  a  cru  devoir  se  coii- 
tenler  de  résumés  (jui  foiil  allusion  à  des 
développements  donnés  par  llerltarl  et 
fini  excitent  noire  curiosité  plutôt  (lu'ils 
ne  la  salislonl;  par  exemple,  pour  ce  qui 
concerne  Vcjposition  esllii'-liqiu;  du  inonde. 
En  pédagogie  plus  que  partout  ailleurs, 
c'est  la  généralité  (|ui  est  l'écùeil,  et 
l'obstacle  à  l'eflicacité. 

Le  Mystère  de  Platon.  Aglaopha- 
inos,  par  1,.  IMîat;  i  vol.  in-S  de  21  ;j  p., 
Alcan,  1901.  —  Le  dialogue  semble  une 
forme  d"ex|)osition  philosophique  si  favo- 
rable à  la  discussion  des  doctrines  et  à 
leur  développement  dialectique  (|u'à  toutes 
les  époques  il  a  tenté  les  penseurs.  Mais 
encore  faut-il  '  ([u'il  devienne  pour  eux 
comme  l'expression  directe  et  naturelle 
de  la  pensée,  et  que  la  préoccupation  lit- 
téraire n'y  prenne  pas  la  première  place, 
ni  le  plaisir  de  faire  réapparaître  les  per- 
sonnages, ou  le  décor,  ou  les  formes  du 
langage  consacrés  par  les  grands  souve- 
nirs platoniciens.  C'est  là  pourtant  le  jeu 
auquel  s'est  laissé  séduire  M.  i'rat;  et 
pour  ne  rien  dire  de  la  témérité  qu'il  y  a 
à  vouloir  faire  parler  Platon,  il  faut 
avouer  qu'un  pastiche  érudit  qui  se  pro- 
longe pendant  deux  cents  pages,  et  ne  se 
donne  encore  que  comme  le  préambule 
de  toute  une  série,  finit  bien  vite  par  ne 
plus  amuser  que  son  auteur.  —  Quant 
aux  idées  exposées,  elles  se  réduisent  à 
une  transcription  des  théories  du  Néo- 
Criticisine,  dans  leur  opposition  au  posi- 
tivisme d'une  part,  que  représente  le 
mathématicien  Eudoxe,  et  à  la  théologie 
catholiiiue  d'autre  part,  incarnée  dans  le 
prêtre  orphique  et  pythagoricien  Aglao- 
phamos.  Le  rôle  de  M.  Renouvier  est  tenu 
comme  il  convenait,  par  l'iaton  en  per- 
sonne, un  Platon  bien  changé,  devenu  le 
protagoniste  d'une  philosophie  de  la 
liberté  et  de  la  croyance  comme  œuvre 
de  la  volonté  pure. 

'Api-TOTÉÀo-j;  Tîsp'i  'Iz-j/r,;-  Traité  de 
l'âme.  Traduit  et  annote  par  G.  Hodieu; 
2  vol.,  Ernest  Leroux,  1900.  —  Cet  ou- 
vrage consiilérable,  qui  témoigne  d'une 
érudition  aussi  étendue  que  précise,  d'un 
sens  critique  supérieurement  exercé,  fera 
le  plus  grand  honneur  à  la  science  fran- 
çaise. Trop  rare  est,  dans  notre  pays,  le 
nombre  des  humanistes  philosophes  qui 
aujourd'hui  se  consacrent  à  établir  et  à 
interpréter  les  grands  textes  que  nous  a 
laissés  la  spéculation  gréco-latine  et,  quand 
l'occasion  s'offre  à  nous  de  les  étudier, 
c'est  le  plus  souvent  à  l'Allemagne  et, 
depuis  quelque  quarante  ans,  à  l'Angle- 
terre même  que  nous  devons  demander 
nos   secours.  Qu'il   n'en  ait  pas  toujours 


été  de  la  sorte  et  que  la  France  ait  connu 
des  épo(|ues  oii,  en  ces  travaux  aussi  de 
patience  et  de  pénétration,  elle  «  menait 
le  chd'ur  »,  le  grand  nom  de  Lambin  serait 
là  pour  nous  le  rappeler.  Si  cette  tradi- 
tion illustre  n'est  pas  reprise  par  nos  phi- 
losophes érudils,  la  faute  n'en  sera  sûre- 
ment i)oint  à  M.  Rodier.  Sa  thèse  latine 
sur  de  difficiles  questions  de  logiipie 
aristotélicienne,  sa  thèse  française  consa- 
crée à  ce  péripatéticien  infidèle  que  fut 
Slralon  de  Lampsaque,  le  désignèrent,  il 
y  a  quelques  années,  comme  un  des  futurs 
maîtres  de  la  philosophie  grecque  et,  en 
particulier,  de  l'aristotelisme,  au(iuel  il  a 
donné,  nous  le  savons,  le  meilleur  de  son 
enseignement  à  l'Université  de  bordeaux. 
Le  livre  que  M.  Rodier  nous  donne  con- 
tinue avec  éclat  ses  débuts. 

Entre  les  ouvrages  d'Arislote  et  si  l'on 
excepte  la  Mélaphijsigue,  il  n'en  est  peut- 
être  aucun  qui  soit  hérissé  de  plus  de  dif- 
ficultés (\ue  le  De  Anima,  en  même  tenifjs 
qu'il  n'eu  est  pas  qui  présente  à  ce  degré 
un  intérêt  éternel.  Les  vues  profondes  y 
sont  en  abondance,  i]u'un  regard  attentif 
reconHaitrail  présentes,  à  demi  visibles, 
dans  nombre  des  théories  psychologiques 
modernes  qui  se  tiennent  pour  radicale- 
ment novatrices.  Par  contre  aussi  l'on  s'y 
attarde  à  des  obscurités  déses[)érantes  (jui 
tiennent,  pour  une  grande  part  assuré- 
ment, à  l'inégale  préservation  du  texte 
originel,  mais  pour  une  part  aussi  sans 
doute  à  la  dil'liculté  où  nous  nous  trou- 
vons de  rétablir  intégralement  dans  nos 
esprits  les  concepts  que  se  proposa  l'es- 
prit du  maître  grec  et,  comme  dirait  un 
logicien,  d'attacher  aux  termes  dont  il  fit 
usage  la  même  connotation  que  lui.  Aussi, 
quand  M.  Rodier  s'abstient,  de  parti  pris, 
«  de  résoudre,  dans  un  sens  déterminé, 
des  problèmes  sur  lesquels  Aristote  lui- 
même  a  négligé,  à  dessein  peut-être,  de 
se  prononcer  d'une  façon  précise  et  défi- 
nitive »;  et,  a  forliori,  quand  il  écarte 
jusqu'à  la  tentation  d'ajouter  à  tant  de 
dissertations  déjà  faites  sur  la  psycho- 
logie aristotélicienne  une  dissertation  de 
plus,  n'aurons-nous  garde  de  le  blâmer. 
A  la  tache  aisée  il  a  préféré  la  tache  labo- 
rieuse, mais  par  là  même  la  plus  utile.  Il 
nous  adonné  une  édition,  c'est-à-dire  un 
texte,  doublement  éclairé  par  une  traduc- 
tion et  un  commentaire:  les  dissertations, 
après  cela  —  pour  ou  contre  Alexandre, 
pou'-  ou  contre  Averroés  —  auront  tout 
loisir  de  se  développer. 

Pour  savoir  dans  (|uel  esprit  M.  Rodier 
a  établi  le  texte  du  De  Anima,  on  n'a  qu'à 
lire  ce  passage  du  Cralijle  (411  d.)  qu'il  a 
mis  en  épigraphe  sur  la  première  page 
de    son    premier    volume  :    passage    où 


—  6 


Socrale  remarque,  avec  un  sourire,  que 
se  donner  le  droit  d'ajouter  ou  de  retran- 
cher à  un  langage  ce  que  bon  vous  sem- 
ble c'est  se  tirer  d'aflaire  à  bon  compte. 
C'est  dire  que  notre  édition  sera  conser- 
vatrice, par  conséquent  avare  de  ces 
«  modifications  conjecturales  que  les  mo- 
dernes ont  cru  nécessaire  d'apporter  au 
texte  du  De  Anima  pour  le  rendre  plus 
correct  et  plus  clair  ».  La  raison  dont 
M.  Rodier  se  couvre,  à  savoir  qu'il  y 
aurait  «  quelque  outrecuidance  à  préten- 
dre démontrer  que  les  Thémistius  et  les 
Alexandre  connaissaient  moins  bien  que 
nous  la  langue  ou  la  doctrine  d'Aristote 
et  que  des  passages  oii  ils  n'ont  trouvé 
aucune  difficulté  sont  incorrects  ou  dé- 
nués de  sens  >>,  cette  raison^  si  on  la  pre- 
nait en  rigueur,  demanderait  des  réser- 
ves. On  sait  les  conditions  fâcheuses 
qu'ont  subies  les  écrits  d'Aristote;  Fin- 
contestable  sagacité  d'un  Alexandre,  par 
exemple,  n"a  pas  été  soutenue  par  une 
habileté  philologique  suffisante  pour  lui 
permettre  d'apercevoir  des  leçons  ou  pro- 
bables ou  possibles  qui  auraient  singuliè- 
rement amélioré  les  textes  dont  il  a 
laissé  le  commentaire,  et  pour  finduire  à 
ne  point  parfois  se  satisfaire  à  trop  bon 
compte.  Certes,  le  danger  est  grand  de 
proposer,  au  lieu  d'une  proposition  d'Aris- 
tote, une  phrase  sortie  de  l'imagination 
d'un  éditeur  ingénieux.  El  cependant  un 
peu  d'audace  critique  a  pu  heureusement 
servir  notre  connaissance  d'un  grand 
ouvrage.  Les  témérités  mêmes  d'un 
Lachmann  ont  plus  amélioré  le  poème  de 
Lucrèce  que  n'eût  pu  faire  toute  la  pru- 
dence, toute  la  modération  d'un  Munro. 
—  Ajoutons  bien  vite  que  ces  réserves 
n'atténuent  en  rien  nos  éloges  pour  ce 
beau  travail  d'érudition.  M.  Rodier  a  lu 
toutes  les  éditions,  recensions,  discus- 
sions critiques  dont  le  De  Anima  a  été 
l'objet.  Aucune  correction  d'importance 
n'a  certainement  été  négligée  par  lui  et, 
partout  oîi  son  édition  est  conservatrice, 
c'est  en  connaissance  de  cause. 

L'édition  est  accompagnée  d'une  tra- 
duction, dont  il  ne  serait  pas  exact  de 
dire  qu'elle  est  littérale.  M.  Rodier  a 
adopté  un  dispositif  heureux  dans  sa 
simplicité.  Nous  donner  un  décalque  fran- 
çais de  l'original  grec  nous  aiderait 
médiocrement  pour  l'intelligence  de  l'ou- 
vrage. Aussi  à  tout  instant  le  traducteur 
comble-t-illes  ellipses  de  sa  version  litté- 
rale par  des  précisions,  des  additions 
explicatives  qu'il  place  entre  crochets  : 
parenthèses  précieuses  qui  ont  toute  la 
valeur  de  commentaires  en  raccourci. 
Quant  au  commentaire  proprement  dit, 
€jui  compose  à  lui  seul  les  deux  tiers  du 


livre  de  M.  Rodier,  il  représente  un 
labeur  énorme.  A  l'inverse  de  tant  d'ou- 
vrages célèbres  de  la  critique  allemande, 
dans  lesquels  il  semblerait  vraiment  que 
la  pensée  est  un  accessoire,  utile  seule- 
ment à  la  solution  des  problèmes  philolo- 
giques que  le  texte  soulève,  les  interpréta- 
tions et  discussions  de  M.  Rodier  ont 
pour  objet  immédiat  la  détermination  de 
l'idée  philosophique  ou  de  l'allusion  his- 
torique renfermées  dans  le  passage  qu'il 
considère.  Les  discussions  dépassent  sou- 
vent même  la  doctrine  d'Aristote  et  por- 
tent parfois  sur  d'autres  théories  que  cette 
doctrine  met  en  question  :  tel  est  le  cas 
pour  la  longue  et  substantielle  note  con- 
sacrée à  élucider  l'endroit  fameux  du 
Timée  où  Platon  donne  la  formule  de  la 
composition  de  l'âme,  endroit  évidem- 
ment visé  par  Aristote  (406.  b.  27  —  407. 
a.  2).  Cet  excîi/'Sîis,  dont  l'auteur  nous  fait 
modestement  connaître  qu'il  doit  beau- 
coup à  M.  Zeller,  constitue  une  contribu- 
tion de  prix  à  l'étude  du  Platonisme, 
même  après  les  admirables  et  déjà  loin- 
tains essais  de  Th.  Henri  Martin. 

Pour  nous  résumer,  l'ouvrage  de  M.  Ro- 
dier est  un  véritable  modèle  et  nous  sou- 
haitons qu'il  soit  non  seulement  étudié, 
mais  suivi. 

1.•^1AIA^UEL  Kant.  Kritik  der  reinenVer- 
nunft,  édité  par  Renno  Eiidmann  (cin- 
quième édition  entièrement  revue).  Berlin, 
Georges  Reimer,  1900,  1  vol.  vi-609  (Appen- 
dice édité  à  part,  115  p.).  .MK.  4.  —  Cette 
nouvelle  édition,  monument  d'érudition 
et  de  critique,  repose  sur  une  collation 
nouvelle  des  deux  premières  éditions  ori- 
ginales de  la  Critique,  sur  une  collation  de 
la  deuxième  édition  avec  la  troisième,  la 
quatrième  et  la  cinquième,  et  sur  une 
comparaison  de  la  deuxième  avec  la  troi- 
sième, la  quatrième  et  la  cinquième  à  tous 
les  passages  où  l'état  du  texte  des  éditions 
depuis  1838  rendait  nécessaire  d'établir  so- 
lidement le  texte  de  la  deuxième  édition. 

Ce  pénible  travail  était  indispensable, 
car  les  éditeurs  depuis  Rosenkranz  ont 
tous  plus  ou  moins  et  plus  ou  moins  arbi- 
trairement modernisé  le  texte  de  la  Cri- 
tique, et  tous  dans  la  critique  du  texte 
se  sont  plus  préoccupés  de  leurs  propres 
idées  sur  Kant  que  des  idées  de  Kant.  Enfin 
Rosenkranz,  Harbenstein  et  Kirchmann 
ont  intentionnellement  donné  pour  base 
à  la  deuxième  édition  le  texte  de  la  cin- 
quième, s'imaginant  à  tort  que  cette  édi- 
tion, la  dernière  parue  du  vivant  de  Kant, 
avait  une  importance  particulière  :  Adickes 
et  Vorlander  ont  plus  ou  moins  imité  ce 
procédé.  (Or  Kant  n'a  contnMé,  et  d'assez 
loin  du  reste,  que  le  texte  des  deux  pre- 
mières éditions.) 


Erdmann  suit  le  texte  de  la  deuxième 
édition  qui  lui  parait  la  rédaction  délinilivo 
de  Kanl;  il  lui  parait  inexact  d'aflirnier  à 
la  suite  de  Scliopcnhauer  qu'il  y  a  une 
différence  de  principes  entre  les  deux 
premières  éditions.  La  première  exprime 
la  pensée  de  Kant  telle  qu'elle  s'est  déve- 
loppée librement  depuis  l'apparition  du 
problème  critique;  la  seconde  corrige 
quebities  défauts  d'exposition  (|ue  le  phi- 
losophe a  sentis  de  lui-même  ou  à  l'occa- 
sion des  premières  critiipies  de  sa  doc- 
trine; si  la  disposition  de  l'ensemble  est 
quelque  peu  dilïérenle,  c'est  que  Kant  a 
cru  nécessaire  d'établir  critif|uement  cer- 
tains points  qui  auparavant  lui  apparais- 
saient comme  évidents. 

Une  histoire  du  texte  de  la  Critique, 
l'exposé  des  principes  qui  ont  guidé 
Erdmann  dans  la  revision  du  texte,  une 
table  des  matières  des  corrections  occu- 
pent un  Appendice  de  115  pages. 

La  pagination  de  l'édition  originale 
accompagne  celle  du  livre;  le  texte  de  la 
première  édition  est  donné  en  note, 
toutes  les  fois  qu'il  diffère  de  celui  de  la 
seconde. 

Einfùhrung  in  die  Philosophie  der 
reinen  Erfahrung,  par  Joseph  l'iiTzoLDT; 
l"  volume  de  vn-ooO  pp.  Leipzig,  1900.  — 
L'auteur  reprend  et  expose  en  cet  ouvrage 
la  doctrine  de  Richard  Avenarius,  con- 
tenue dans  la  «  Critique  de  la  pure  expé- 
rience ».  Avenarius  a  exposé  sa  pensée 
sous  une  forme  si  difOcile  qu'il  parait 
indispensable  à  Petzoldl  de  la  présenter 
plus  clairement.  11  se  propose  encore  de 
reprendre  et  de  compléter,  pour  son 
propre  compte,  en  un  prochain  volume, 
î'empiriocrilicisme. 

Il  établit  dans  une  première  division  la 
nécessité  d'admettre  le  parallélisme  psy- 
chophysique pour  l'intelligence  de  la  vie 
psychique;  dans  une  seconde  le  rapport 
des  faits  psychiijues  aux  faits  physiques. 
La  doctrine  d'Avenarius  fait  le  fond  de 
cette  exposition;  mais  elle  est  présentée 
sous  une  forme  très  attachante  et  très 
personnelle.  L'auteur  se  préoccupe  de  la 
défendre  contre  les  objections  que  lui 
adresse  Wundl,  dans  ses  «  Philosophische 
Studien  ». 

Cet  ouvrage  est  de  ceux  ijui  ne  se  lais- 
sent pas  résumer  en  quelques  lignes; 
n"est-il  pas  lui-même  le  résumé,  l'exposi- 
tion abrégée  et  méthodique  d'une  doc- 
trine systématique  et  complète?  Tout  le 
système  d'Avenarius  y  est  contenu  depuis 
les  hypothèses  empiriocritiques  jusqu'aux 
oscillations  et  aux  séries  vitales,  et  au  dé- 
veloiipcment  du  système  C.  Pour  donner 
une  idée  de  l'exposition  de  Petzoldt  il 
faudrait  suivre  tout  le    svstème.  D'autre 


part,  jiour  déterminer  les  points  sur  les- 
(|uels  INîIzoldt  complète  et  interprète  per- 
sonnellement Avenarius,  il  faudrait  une 
longue  confrontation  de  son  ouvrage  avec 
la  Critique  de  la  pure  expérience;  dans 
les  deux  cas  le  travail  dépasserait  de 
beaucoup  les  limites  du  présent  supplé- 
ment. Bornons-nous  à  signaler  en  passant 
la  grande  valeur  du  livre,  qui  est  une 
introduction  excellente  à  l'étude  de  l'em- 
piriocritisme  et  (jui,  plus  méthodique, 
plus  clair  et  plus  complet,  rend  plus  de 
services  encore  que  1'  «  Einfiihrung  in 
die  Kritik  der  reinen  Erfahrung  »  de 
Carstanjen.  Nous  le  retenons  pour  l'étu- 
dier de  près  quelque  jour  dans  une  étude 
sur  le  développement  de  l'Empiriocriti- 
cisine. 

Untersuchungen  iiber  Hauptpunkte 
derPhilosophie.parJuL.  Bekojiann,  1  vol. 
de  V1-4S3  p.Marburg,  1900.  —  Collection  de 
travaux  pour  la  plupart  déjà  parus  dans 
différentes  revues  {Kantstudien,  Zeitschrift 
fur  immanente  PInlosopIde,  etc.).  —  1°  Sur 
la  croyance  et  la  certitude.  La  certitude 
a  deux  sources  :  l'accord  de  l'esprit  avec 
lui-même  dans  les  propositions  d'identité, 
l'accord  de  l'esprit  avec  l'expérience.  Toute 
certitude  est  subjective  en  ce  sens  que 
ce  qui  paraît  certain  à  l'un  peut  paraître 
incertain  à  l'autre;  objective,  parce  que 
ce  qui  suffit  à  nous  assurer  de  la  vérité 
d'une  hypothèse  a  la  même  valeur  pour 
autrui.  La  certitude  est  un  acte  de  l'es- 
prit; l'entendement  perçoit  un  accord 
entre  ce  qu'il  croit  vrai  et  le  critérium  de 
la  vérité.  Mais  le  sentiment  peut  exercer 
une  influence  sur  l'Entendement.  En  par- 
tant de  ces  principes  Bergmann  établit 
l'inexactitude  des  postulats  kantiens.  On 
peut  croire  avec  Kant  à  la  loi  morale  et 
cette  croyance  peut  avoir  la  valeur  d'un 
fait;  mais  la  croyance  à  l'union  nécessaire 
de  la  vertu  et  du  bonheur  n'a  qu'une 
valeur  subjective. 

2"  Sur  les  Objets  de  la  perception  et  les 
Choses  en  soi.  —  Par  une  analyse  psycho- 
logique qui  part  des  perceptions  exté- 
rieures et  internes  et  par  une  discussion 
historique  de  l'hypothèse  kantienne,  l'au- 
teur arrive  à  la  conclusion  que  l'existence 
est  identique  k  la  conscience.  Chaque  chose 
en  soi  est  un  être  conscient. 

3"  Sur  l'Idée  d'existence  et  la  Conscience 
du  moi.  —  Nous  attribuons  l'existence  aux 
objets  dont  nous  croyons  qu'ils  sont  indé- 
pendants de  notre  pensée;  qu'ils  possè- 
dent par  eux-mêmes  certaines  qualités 
que  nous  ne  pouvons  leur  dénier;  qu'ils 
se  refusent  aux  qualités  que  nous  vou- 
drions leur  attribuer.  L'existence  est  la 
plus  générale  des  déterminations;  elle  est 
comprise  dans  la  totalité  des  détermina- 


lions  d'un  objet.  L'existence  n'est  donc 
pas  un  prédicat  des  choses  qui  existent, 
car  tout  prédicat  suppose  l'existence  de 
son  objet. 

L'existence  d'une  cliose  est  donc  son 
accord  avec  d'autres  choses,  le  fait  qu'elle 
est  comprise  dans  la  totalité  des  choses 
qui  existent,  le  monde.  Mais  nous  ne  pou- 
vons penser  les  choses  hors  de  nous  que  par 
rapport  avec  l'existence  perçue  en  nous. 

Études  sur  l'Ame  et  le  Corps:  la  théorie 
de  Kant  sur  les  principes  logiques;  la  théorie 
de  WolIT  sur  le  complementum  possibili- 
tatis.  sur  le  principe  de  raison  suffisante. 
The  conception  of  Immortality,  by 
JosiAH  Royce,  professor  of  tlie  hislory  of 
philosophy  at  Harvard  University  and 
IngersoU  lecturer  for  1891);  1  vol.  in-16 
de  91  pages,  Boston  et  New  York.  Hough- 
lon,  1900.  —  En  exécution  des  dernières 
volontés  de  M.  George  Goldthwait  Inger- 
soU, un  fonds  a  été  constitué  à  l'Univer- 
sité de  Harvard  pour  la  lecture  d'une 
conférence  annuelle  sur  «  l'Immortalité  de 
l'homme  ».  M.  Josiah  Royce  est,  cette 
année,  le  conférencier.  Voici  à  peu  près 
comment  raisonne  M.  Royce.  Il  peut  y 
avoir  permanence  d'une  loi,  d'une  rela- 
tion, d'un  type:  il  peut  y  avoir  permanence 
d'un  être  individuel,  d'une  particule  de 
matière,  de  l'univers  lui-même.  Mais 
qu'est-ce  que  l'individu  "?  Nous  avons  tous 
l'idée  de  difl'érence;  mais,  étant  donnée  la 
constitution  de  notre  entendement,  nous 
ne  pouvons  exprimer  les  différences  qu'en 
association  avec  des  ressemblances;  en 
outre,  lorsque  nous  avons  défini  le  carac- 
tère par  lequel  telle  chose  diffère  de  telle 
autre,  nous  ne  pouvons  jamais  affirmer  que 
ce  caractère  différencie  la  chose  consi- 
dérée d'avec  tous  les  objets  dans  l'univers. 
L'individuel,  nous  ne  pouvons  jamais  le 
connaître:  l'individuel,  c'est  ce  que  nous 
aimons,  ce  à  quoi  nous  aspirons.  Aspira- 
tion qui  n'est  pas  purement  sentimen- 
tale; la  science,  bien  qu'elle  soit  incapable 
de  décrire  ou  de  définir  l'individuel,  le 
singulier,  1'  «  unique  »,  en  postule  l'exis- 
tence comme  le  but  de  ses  recherches. 
«  L'individualité  que  nous  nous  efforçons 
loyalement  d'exprimer  en  cette  vie, 
obtient,  au  point  de  vue  de  l'absolu,  son 
expression  définitive  et  consciente  dans 
une  vie  qui,  comme  toute  vie  tenue  pour 
telle  par  l'Idéalisme,  est  consciente  •. 
Nous  sera-t-il  permis  d'opposer,  à  la 
thèse  de  M.  Royce,  quelques  objections? 
M.  Royce  distingue  entre  la  permanence 
d'une  loi  et  la  permanence  d'un  être  : 
nous  craignons  qu'il  n'y  ait  là  équivoque, 
et  que  la  permanence  d'un  être  ne  se 
réduise,  après  analyse,  à  la  permanence 
d'une  loi.  M.  Royce  assigne  comme  buta 


la  science,  quoique  celle-ci  aille  toujours 
d'abstraction  en  abstraction,  l'individuel, 
et  cet  individuel,  il  le  cherche  dans  la 
conscience  :  fort  bien,  mais  faut-il  donner 
alors,  à  cet  individuel,  le  caractère  de  la 
permanence?  Nous  ne  cherchons  pas  l'in- 
dividuel dans  l'espace,  parce  que  dans 
l'espace  tout  nous  apparaît  comme  relatif, 
rien  ne  nous  apparaît  comme  existant 
par  rapport  à  soi,  mais  par  rapport  à 
autre  chose  que  soi.  Nous  plaçons  dès 
lors  l'absolu,  avec  Leibnitz,  dans  des 
monades,  des  points  spirituels,  qui,  situés 
hors  de  l'espace,  se  développent  dans  le 
temps.  Mais,  dans  le  temps,  comme  dans 
l'espace,  tout  ne  nous  apparaît-il  pas 
comme  relatif?  et  l'idée  d'un  absolu,  qui 
est  censé  se  développer  dans  le  temps, 
aussi  absurde  que  celle  d'un  absolu  qui 
est  supposé  exister,  dans  l'espace?  Si 
l'objet  de  nos  aspirations,  la  fin  vers 
laquelle  tend  toute  science,  toute  philo- 
sophie, c'est  l'être  «  ineffable  »,  irréduc- 
tible en  relations,  alors  l'individuel  ne 
saurait  pas  plus  durer  qu'il  ne  saurait 
occuper  une  place;  l'individuel,  c'est 
l'instant  fugitif  et  insaisissable.  «  Aimez, 
disait  le  poêle,  révolté  contre  la  sérénité 
impassible  des  lois  de  la  nature,  ce  que 
jamais  on  ne  verra  deux  fois.  »  Mais  alors 
ce  pur  spiritualisme  fait  en  quelque  sorte 
antithèse  à  l'idéalisme,  qui  nous  apprend 
à  trouver  la  sérénité  dans  la  possession 
de  nous-mêmes,  dans  la  conscience  des 
contradictions  de  l'espace  et  du  temps, 
et  r  «  idée  »  de  l'immortalité  dans  l'éter- 
nité de  la  raison. 

Cours  de  Psychologie  expérimen- 
tale, par  Ed. -T.  Sa.nford,  Ph.-l).  Profes- 
seur-assistant de  Psychologie  à  l'Univer- 
sité Clark  (Worcester,  .Massachusetts), 
trad.  Schinz  et  Bourdon;  1  vol.  in-8,  de 
vi-477  p.,  Paris,  Schleicher  :  Bibliothèque 
de  Pédagogie  et  de  Psychologie,  publiée 
sous  la  direction  de  .M.  Binet,  1900.  — 
Précieux  instrument  de  travail.  Le 
«  Cours  »  est  en  réalité  incomplet  :  il 
n'est  traité  dans  ce  volume  que  des 
«  sens  »  :  sens  cutanés,  cinesthétiques, 
du  goût  et  de  l'odorat,  de  l'ouïe,  de  la 
vue.  Suivent  des  chapitres  sur  la  loi  de 
Weber,  sur  les  principaux  appareils  de 
psychologie  expérimentale  :  et  deux  appen- 
dices sur  des  problèmes  spéciaux  de  psy- 
chologie optique.  L'énoncé  de  chaque  loi, 
plus  ou  moins  hypothétique,  est  accom- 
pagné, sans  essai  d'interprétation,  par 
l'exposé  sommaire  des  expériences  qui  la 
justifient,  avec  indication  des  sources 
bibliographiques  :  chaque  chapitre  est 
suivi  d'une  bibliographie  d'ensemble.  Ce 
répertoire  semble  être  indispensable  non 
seulement  à  l'étudiant  qui  désire  s'initier 


—  9 


à  la  psychologie  positive,  mais  encore  au 
philosophe,  fini  se  propose  d'insliluer  la 
critique  des  inclhodes  el  des  résuilals  de 
cette  nouvelle  science  expérimentale. 

Francis  Hutcheson,  his  life,  leachin;/ 
and  position  in  tlic  histonj  of  p/iilosoplijj, 
by  William  {{obert  Scott,  assistant  to  the 
professer  of  moral  philosophy  and  lec- 
turer  in  polilical  economy  in  Ihe  Univer- 
sity  of  St  Andrews.  1  vol.  in-8  de  xs- 
296  pp.,  Cambridge,  University  l*ress.  19U0. 
—  M.  Scott  avait  d'abord  voulu,  purement 
et  simplement,  recueillir  îles  documents 
sur  la  i^ériode  irlandaise  de  la  vie  de 
Hutcheson.  Il  faut  se  réjouir  qu'il  ait 
élargi  le  cadre  de  son  sujet,  car  les  trois 
chapitres  où  nous  est  racontée  la  vie  de 
Hutcheson  depuis  sa  naissance  (1694) 
jusqu'à  sa  nomination  à  l'Université  de 
Glasgow  (1730)  sont  assurément  les  moins 
intéressants  :  la  profusion  des  détails 
dissimule  mal  l'absence  de  renseigne- 
ments instructifs.  La  suite  de  l'ouvrage 
est,  au  contraire,  très  instructive  malgré 
un  arrangement  vicieux  des  matières. 
Du  chapitre  iv  au  chapitre  vu,  la  vie 
de  Hutcheson  nous  est  racontée,  avec 
de  nombreuses  et  intéressantes  allusions 
au\  idées  philosophiques  de  Hutcheson 
et  de  ses  contemporains  (v.  par  exemple 
les  pp.  100-8,  sur  les  origines  de  l'arithmé- 
tiiiue  morale  avant  Benlhani).  Mais  ces 
allusions  restent  souvent  énigmaliques, 
car  l'exposition  méthodique  des  idées  de 
Hutcheson  ne  commence  pas  avant  le 
chapitre  viii.  Encore  le  chapitre  viit  (très 
curieux,  mais  qui  fait  hors-d'œuvre  dans 
une  monographie  sur  Hutcheson)  est-il, 
sous  le  titre  Hellenic  and  Philanthropie 
Ideah,  consacré  à  Shaftesbury  :  M.  Scott 
nous  montre  en  Shaftesbury  l'auteur 
d'une  réaction  contre  le  puritanisme  du 
xvii«  siècle,  au  nom  d'une  philosophie 
esthétique  el  hellénisante,  une  sorte  de 
Mallhcw  Arnold  ou  de  Ruskin  avant  la 
lettre.  Dans  le  développement  historique 
de  la  pensée  de  Hutcheson,  M.  Scott  dis- 
tingue quatre  formes:  Hutcheson  ayant 
successivement  modifié  sa  philosophie 
sous  l'influence  de  Shaftesbury  et  de 
Cicéron,  puis  de  Butler,  puis  d'Aristote, 
enfin  de  Marc-Aurôle  et  des  Stoïciens.  Le 
tort  de  la  méthode  historique  <ie  M.  Scott 
c'est  de  ne  pas  nous  aider  à  voir  chez 
Hutcheson,  sous  la  multiplicité  de  ces 
marques,  Thomme  qu'il  fut  en  réalité, 
dans  l'histoire  des  idées;  à  savoir  le  pré- 
curseur de  l'utilitarisme  :  M.  Scott  le 
reconnaît  dans  son  chapitre  xiv,  où,  cher- 
chant les  origines  de  la  formule  du  plus 
grand  bonheur  du  plus  grand  nombre, 
il  remonte  un  peu  loin  (jusqu'à  Cicéron 
et  aux  Stoïciens).  Ce  qui,  du  mouvement 


utilitaire,  reste  acquis  à  la  pensée  mo- 
derne, ce  sont  les  ratégories  de  l'éco- 
nomie politique  ;  et  .M.  Scott,  après  Cannan, 
dans  un  chapitre  minutieux  et  complet, 
nous  montre,  eu  Hutcheson,  le  premier 
maître  d'Aduni  Smith.  Le  chapitre  xiii  est 
intitulé  lUili/tcson'fi  Mènerai  Influence  upon 
the  «  Enlif/hteument  »:  jouant  un  peu  sur 
le  sens  d'une  expression  (Ihe  Neir  Li(/hl) 
empruntée  aux  querelles  théologiques  qui 
agitèrent  l'Ecosse  au  xvi"  siècle,  M.  Scott 
essaie  de  montrer  ipie  l'Ecosse  eut  alors, 
comme  l'Europe  entière,  sa  «  philosophie 
des  lumières  ",  et  (|ue  Hutcheson,  avec 
son  système  populaire  el  éclectique,  en 
est  le  principal  représentant.  En  somme 
livre  très  érudil  el  1res  utile. 


PERIODIQUES 

L'Année  psychologique,  publiée  par 
Alfued  Bl^^■.T,  direcleur  du  laboratoire  de 
Psychologie  physiologique  de  la  Sorbonne 
(Hautes-Etudes)  avec  la  collaboration  de 
MM.  Clapakéde,  Lakonier  des  Bancels, 
ViCTOH  Henri,  Marages,  Simon,  Warren, 
ZwARDKMAKER,  1  vol.  174  p.,  in-8",  Paris, 
Schleicher,  1900.  —  La  Suggestibilité, 
par  Alfred  Binet.  1  vol.  391  p.  in-S", 
Paris,  Schleicher.  —  Nous  pensons  que 
l'utilité  principale  d'un  recueil  périodique 
consiste  dans  les  Revues  rjénérales  qui, 
résumant  les  travaux  récents,  mettent  au 
point  les  résultats  obtenus  et  tracent  un 
plan  de  recherches;  aussi  sommes-nous 
reconnaissants  à  M.  Ed.  Claparède  du  soin 
qu'il  a  mis  à  nous  faire  voir,  dans  une 
Revue  générale  sur  VAgnosie,  comment  la 
multiplicité  même  des  observations  rend 
complexe  une  question  qu'on  avait  d'a- 
bord pensé  simple  et  fait  hésiter  le  psy- 
chologue au  moment  déformer  un  ordre 
de  recherches  par  une  conclusion  systé- 
matique. La  plupart  des  autres  articles 
sont  des  annexes  en  vue  de  la  constitu- 
tion de  ce  que  M.  Binet  appelle  la  psycho- 
logie individuelle,  el  qui  en  un  sens  est 
aussi  de  la  psychologie  collective;  avec 
l'ouverture  d'esprit  et  la  large  curiosité 
qui  lui  ont  fait  une  place  à  part  dans  le 
groupe  des  psychologues  contemporains. 
.M.  Binet  se  préoccupe  surtout  de  multi- 
plier les  tentatives  dans  des  directions 
dillerentes,  sans  idée  préconçue  sur  la 
fécondité  de  la  méthode  ou  sur  la  nature 
des  résultats.  Quelques  tentatives  seront 
peut-être  stériles,  il  n'est  pas  sûr  qu'il 
vaille  la  peine  de  transcrire  tous  les 
menus  d'une  école  normale  pendant  une 
année  en  notant  toutes  les  circonstances 
extérieures  el  toutes  les  occupations  des 
élèves,  si  on  ne  peut  rien  faire  ressortir 


10  — 


de  là,  sinon  qu'il  est  très  vraisemblable 
que  le  travail  intellectuel  de  préparation 
des  examens  diminue  la  consommation 
du  pain.  Quelques  aytres  tentatives  peu- 
vent être  d'une  grande  portée,  et  c'est  ce 
qu'on  aperçoit  en  rapprochant  les  recher- 
ches de  M.  Binet  [Attention  et  adaptation) 
et  de  M.  Simon  (Expériences  de  suggestion 
sur  les  débiles)  du  livre  que  M.  Binet  a  fait 
paraître  dans  la  Bibliothèque  de  Psijcho- 
logie  et  de  Pédagogie.  Le  titre  :  la  Suggesti- 
bilité  en  donne  difficilement  une  idée 
exacte,  car  c'est  d'une  étude  de  psycho- 
logie normale  qu'il  s'agit  ;  M.  Binet  oppose 
même  ses  expériences  aux  expériences 
de  l'hypnotisme,  parce  que  les  sciences 
ont  pour  résultat  de  diminuer  peu  à  peu 
la  docilité  et  de  redresser  le  sens  criti- 
que, au  contraire  de  la  pratique  de  l'hyp- 
nose. La  dilTérence  nous  semble  assez 
profonde  pour  justifier  le  choix'  ou  la 
création  d'une  autre  expérience.  Lorsque 
M.  Binet  étudie  l'idée  directrice,  il  étudie 
en  réalité  l'inertie  mentale,  l'habitude 
contractée  par  l'esprit  de  suivre  un  mou- 
vement uniforme  et  de  continuer  dans  la 
direction  prise,  et  il  nous  semble  qu'il  y 
a  là  un  processus  fort  naturel,  tenant 
plutôt  au  relâchement  de  l'attention  qu'à 
la  suggestion  d'une  idée  par  une  autre, 
qui  n'est  peut-être  qu'une  métaphore.  De 
même  faction  morale  du  maître  devant 
les  élèves  est-elle  liée  au  degré  de  sugges- 
tibilité  proprement  dite  ?  n'est-elle  pas  liée 
à  une  attitude  en  quelque  sorte  profes- 
sionnelle de  l'enfant,  qui  a  travaillé  de  façon 
à  satisfaire  le  maître  et  qui  ne  sépare 
pas  de  son  approbation  la  vérité?  M.  Binet 
a  beau  multiplier  les  mesures  précises  et 
les  statistiques  rigoureuses  ;  toute  sa 
méthode  présuppose  toute  une  psycho- 
logie de  l'Idée,  comme  on  le  voit  par 
les  fragments  d'interrogatoire  oii  l'enfant 
paraît  plus  content  d'avoir  achevé  sans 
réprimande  ses  réponses  que  d'apprécierle 
contenu  de  ses  réponses,  et  comme  M.  Binet 
s'en  est  aperçu  lui-même,  chemin  fai- 
sant, en  posant  une  série  de  problèmes  à 
résoudre,  ce  qui  ne  diminue  en  rien  l'in- 
térêt de  son  livre. 

THÈSES  DE    DOCTORAT 

Thèse  latine  :  De  facultate  veruin  asse- 
giiendi  secundum  Dalmesium. 

Thèse  française  :  Essai  critique  sur  le 
droit  d'affirmer. 

M.  Leclére  résume  sa  thèse  latine  : 

Ma  thèse  latine  et  ma  thèse  française 
procèdent  de  la  même  idée  :  il  doit  y 
avoir  une  métaphysique  normale  à  l'esprit 
humain,  comme  il  y  a  une  mathématique 
et  une  physique  normales  à   l'esprit   hu- 


main. Dans  ma  thèse  française,  j'ai 
essayé  de  dégager  la  théorie  du  connaître 
et  de  l'être  qui  doit  éclore  spontanément 
dans  un  esprit  vraiment  critique  et  sans 
préjugés  :  dans  ma  thèse  latine,  j'ai  étudié, 
à  propos  de  Balmès,  la  théorie  qui  doit 
éclore,  sur  ces  deux  points,  dans  l'esprit 
d'un  penseur  qui  veut  rester  fidèle  au 
sens  commun,  qui  formule,  en  définitive, 
la  théorie  naturelle  à  ceux  qui  ne  sont 
point  philosophes.  Trois  directions  philo- 
sophiques sont  possibles  :  la  première 
consiste  à  expliquer  par  l'action  de  l'objet 
ce  qui  se  passe  dans  le  sujet  en  envisa- 
geant celui-ci  comme  un  objet  parmi 
d'autres  objets  :  ainsi  firent  les  scolasti- 
ques;  la  troisième  consiste  à  partir  du 
sujet  ou.  tout  au  moins,  de  quelque  chose 
de  subjectif:  ainsi  font  les  modernes;  la 
seconde  consiste  à  faire  une  part  au  sujet 
et  une  part  à  l'objet  dès  le  début  :  ainsi 
fit,  entre  autres,  Balmès,  spécialement 
intéressant  à  étudier  pour  avoir  voulu 
être  à  la  fois  scolastique  et  moderne,  sans 
réussir  d'ailleurs  à  être  autre  chose  que 
le  père,  souvent  renié,  des  néoscolasti- 
ques.  Ce  qu'il  faut  avant  tout  louer  chez 
lui,  c'est  d'avoir  vu,  dans  la  question  de 
l'existence  ou  de  la  certitude,  le  problème 
fondamental  de  la  philosophie,  d'avoir 
tenté  de  réduire  la  question  du  droit  du 
dogmatisme  à  une  question  pychologique. 
à  l'étude  du  fait  du  dogmatisme;  c'est 
encore  d'avoir  essayé,  après  avoir,  non 
pas  démontré,  ce  qu'on,  ne  peut  sans 
paralogisme,  mais  montré  à  l'homme  qu'il 
est  invinciblement  dogmatique,  d'avoir 
essayé,  dis-je,  de  nombreuses  confirma- 
lions  rationnelles  du  dogmatisme.  Sans 
doute  il  a  tort  de  vouloir  proprement  des 
critères;  mais  les  trois  critères  qu'il 
invoque,  à  savoir  la  conscience,  l'évidence 
et  l'instinct  intellectuel,  il  les  réduit  au 
fond  à  n'être, que  des  formes  d'un  instinct 
dogmatique  essentiel  à  la  raison.  Pour- 
tant, au  rebours  des  scolastiques,  il  est 
explicitement  un  instinctiviste  et  implici- 
tement un  rationaliste.  C'est  dans  le 
sujet  qu'il  cherche,  bien  moderne  en 
ceci,  de  quoi  montrer  qu'il  y  a,  agissant 
sur  le  sujet,  quelque  chose  d'extérieur  à 
lui  :  c'est  dans  ce  sens  qu'il  traite  des 
facultés.  Innéiste  malgré  lui,  il  reconnaît 
deux  éléments  primordiaux  dans  la  connais- 
sance, l'idée  de  l'être  et  l'intuition  de 
l'étendue;  avec  les  scolastiques,  mécon- 
naissant en  ceci  l'activité  propre  de  l'es- 
prit qui  disparait  dans  la  mesure  où  on 
le  déclare  inutile  dans  le  jugement,  il  nie 
tous  les  jugements  synthétiques  à  priori; 
il  oublie  de  considérer  nos  idées  en  tant 
que  constructions  pychologiques,  pour 
les  considérer  en  elles-mêmes,  ou  en  Dieu 


—  11  — 


en  qui,  lui  senil)le-t-il,  toutes  doivent  être 
contenues  dans  une  seule  idée,  analyli- 
quement.  Voulant  que  notre  raison  soit 
une  réalité,  il  en  démontre  l'unité;  vou- 
lant qu'elle  soit  apte  à  atteindre  l'être,  il 
montre  que  toutesnos  idées  sont  dérivées 
de  l'idée  de  l'être,  mais  de  cette  idée  il 
sépare  celle  de  l'existence  (qu'il  en  rap- 
proche (|uelquef()is  cependant),  alTaiblis- 
sant  ainsi  et  dénaturant  la  raison  au 
profil  de  vagues  instincts  d'aflirmation 
qu'il  exalte  et  sur  la  foi  desquels  il 
accorde  à  toute  science  et  à  la  méta- 
physique une  égale  ])ortée.  Il  se  plaît  à 
nous  faire  voir  la  continuité  de  la  science 
et  de  la  métaphysique,  les  idées  de  phé- 
nomène et  d'être  impliquées  l'une  dans 
l'autre,  comme  d'ailleurs  tous  les  prin- 
cipes les  uns  dans  les  autres.  Enlin  il 
nous  montre,  dans  la  «  science  transcen- 
dantale  »  qui  nous  conduirait  infaillible- 
ment, nous  autres  hommes,  au  pan- 
théisme, à  l'idéalisme  absolu,  au  scepti- 
cisme, la  science  impossible  pour  nous, 
possible  seulement  pour  Dieu,  et  nous 
indique,  symétriquement,  dans  ce  qu'il 
appelle  la  «  connaissance  par  idéalité  » 
(la  seule  humainement  possible,  suivant 
lui)  la  science  vraiment  féconde  et  cer- 
taine. Intermédiaire  entre  l'objectivisme 
à  outrance  des  scolasliques  et  le  subjec- 
tivisme  ardu  des  modernes,  la  philosophie 
de  Balmès,  sage,  conservatrice,  subtile 
parfois,  mais  offrant  à  l'esprit  un  point 
de  vue  très  commode,  convient  éminem- 
ment au  sens  commun,  dont  elle  exprime 
en  quelque  sorte  assez  bien  la  philoso- 
phie. La  question  est  de  savoir  si  la 
logique  n'est  pas,  parfois,  plus  hostile  au 
sens  commun  qu'il  ne  le  pense. 

M.  Boutroux  félicite  M.  Leclère  de  l'agré- 
ment de  son  exposition,  qui  est,  dans  la 
partie  historique  du  moins,  très  nette  et 
très  intéressante.  Vous  avez  vu  dans  la 
philosophie  de  Balmès  un  des  exemples 
les  plus  remarquables  de  l'elîort  fait  pour 
concilier  la  scolastique  avec  les  besoins  de 
la  pensée  moderne.  Si  Balmès  a  échoué 
dans  cette  conciliation,  quelles  en  sont 
les  raisons,  et  devons-nous  renoncer  à  la 
tenter? 

Dans  l'examen  de  votre  thèse,  je  consi- 
dérerai successivement  les  trois  points 
suivants  :  1°  exposition  de  ses  idées; 
2"  comparaison  de  Balmès  avec  les  sco- 
lasliques; 3°  comparaison  de  Balmès  avec 
les  modernes. 

1"  Votre  exposition  se  confine  trop 
dans  les  détails  ;  il  y  a  trop  de  chapitres, 
encore  qu'il  y  en  ait  moins  que  dans 
Balmès.  Vous  auriez  dû  dégager  d'abord 
(peut-être  dans  une  introduction)  les  idées 
générales    de    Balmès.    Cela   vous  aurait 


aidé  à  négliger  l'accessoire,  et  peut-être 
même  à  éviter  ((uelques  inexactitudes. 
Ainsi,  vous  nous  diles  que  Balmès  ramène 
tous  les  critères  à  l'unité,  mais,  en  lisant 
<•  l'Art  d'arriver  au  vrai  »,  on  trouve  que 
c'est  l'idée  d'harmonie,  non  d'unité,  qui 
parait  essentielle  à  Balmès.  Il  veut  mettre 
l'harmonie  dans  Tàme,  sans  rien  sacrifier 
de  son  irréductible  diversité.  Les  trois 
critères  ne  peuvent  se  ramener  à  l'unité. 
D'autre  part,  ils  s'enveloppent  mutuelle- 
ment. Vous  voyez  sous  tout  cela  l'instinc- 
tivisme.  Mais  dans  le  sens  oii  vous  l'en- 
tendez, l'instinctif  ne  serait  plus  autre 
chose  que  le  naturel.  Vous  avez  altéré 
une  doctrine  originale  et  l'orlede  l'auteur. 

-M.  Leclrre,  tout  en  insistant  sur  la  pos- 
sibilité de  ramener  les  trois  critères  à  un 
seul,  a  mis  en  lumière  leurs  diiïérences 
et  montré  que  chacun  des  trois  suppose 
les  deux  autres. 

M.  Boulroiix.  —  2"  Vous  attribuez  à  tort 
une  pareille  théorie  à  la  scolastique.  Ni 
l'évidence  ni  l'instinct  ne  sont  considérés 
par  la  scolastique  comme  des  critères. 

M.  Leclère.  —  La  théorie  des  critères 
est  plutôt  implicite  qu'explicite  chez  les 
scolastiques.  Mais  on  trouverait  aujour- 
d'hui dans  certains  manuels.  i|ui  s'inspi- 
rent des  scolastiques,  une  théorie  des 
critères  que  ceux-ci  n'eussent  pas 
rejetée. 

M.  Boutroux.  —  Vous  avez  fait  un  trè»^ 
intéressant  effort  pour  dégager  ce  qui 
n'était  qu'implicite  chez  les  scolastiques. 
Mais  l'implicite  et  l'explicite  sont  un  peu 
mêlés  dans  voire  exposition,  et  il  en 
résulte  quelque  confusion. 

3°  Vous  voyez  dans  la  philosophie  mo- 
derne un  subjectivisme,  mais  c'est  là  une 
vue  à  priori.  On  trouve  bien  autre  chose 
chez  les  modernes.  Je  laisse  de  côté  Spi- 
noza et  Leibnitz,  à  qui  cette  définition  ne 
conviendrait  guère.  Mais  Descartes  lui- 
même,  en  dépit  du  Cogito  ergo  sum,  n'est 
pas  subjectiviste  ;  il  considère  les  essences 
comme  des  créatures  de  Dieu,  «creaturas  ». 
Elles  sont  en  nous  parce  que  Dieu  les  y  a 
déposées.  On  lit,  il  est  vrai,  dans  les 
Regulae  :  «  toutes  les  sciences  ne  sont  que 
la  sapientia  humana  »,  mais  cela  veut  dire 
que  toutes  les  sciences  se  tirent  de  prin- 
cipes innés,  non  pas  (ju'elles  ne  sont  que 
l'intelligence  humaine.  Même  chez  KanI, 
le  point  de  départ  n'est  pas  le  sujet,  c'est 
la  science  comme  fait  (Prolégomènes)  ou 
la  morale  comme  fait  (Fondement  de  la 
Métaphysique  des  Mn'urs).  Cette  idée, 
reçue  aujourd'hui  comme  un  axiome,  que 
la  philosophie  moderne  est  subjectiviste, 
est  donc  fort  exagérée.  Ce  qui  caractéri- 
serait plutôt,  à  mon  avis,  l'esprit  mo- 
derne, c'est  cette  opinion  qu'une  science 


—  1i  — 


peut  être  solide  sans  se  raltacher  à 
l'absolu,  que  la  connaissance  peut  se 
constituer  en  montant  vers  le  premier 
principe,  mais  sans  partir  de  lui.  C'est  par 
là  qu'il  s'oppose  à  l'esprit  antique. 

M.  Leclère  demande  qu'on  entende  le 
subjectivisme  dans  un  sens  large.  On  part 
moins  du  sujet  que  de  l'œuvre  du  sujet. 
Kant  part  du  sujet  de  la  science  ou  du 
fait  de  la  morale,  mais  c'est  parce  qu'il 
voit  là  des  créations  de  l'esprit. 

M.  Boutrour.  —  Pour  conclure,  vous 
deviez  vous  demander  ce  qu'est  la  néosco- 
lastique  et  ce  que  l'on  doit  en  attendre. 
L'échec  de  Balmès  est-il  définilif?  Vous 
n'êtes  pas  net  sur  ce  point. 

JM.  I.evy-Brûhl  félicite  M.  Leclère  d'avoir 
choisi  un  sujet  relativement  nouveau. 
Vous  avez  fait  un  choix  dans  l'œuvre  de 
Balmès,  et  votre  thèse  française  explique 
ce  choix.  Vous  avez  apporté  dans  votre 
étude  des  préoccupations  dogmatiques. 
Peut-être  eùt-il  mieux  valu  vous  en  tenir 
à  un  travail  historique.  J'examinerai  deux 
points  : 

1"  Quel  est  le  sens  exact  du  mot  critère 
chez  Balmès"?  On  trouve  chez  lui  d'autres 
critères  encore  que  les  trois  indiqués 
par  vous  :  le  sens,  l'autorité  divine,  l'au- 
torité humaine  (Cf.  Cursus  philosophiœ 
elemenlaris;.  Evidemment  ce  mot  critère 
n'a  pas  le  même  sens  pour  lui  que  pour 
nous. 

2"  Qu'est-ce  que  l'instinct  intellectuel? 
(Cf.  Protestantisme  comparé  au  Catholi- 
cisme.) Balmès  insiste  sur  l'instinct  de 
croyance.  C'est  qu'il  ne  s'est  pas  posé 
dans  toute  son  étendue  la  question  de  la 
portée  de  l'esprit  humain.  Elle  est  pour 
lui  résolue  d'avance.  S'il  n'est  pas  sûr, 
d'avance,  d'un  certain  nombre  d'idées 
métaphysiques,  l'esprit  est  dans  les  ténè- 
bres. Le  dogmatique  Balmès  est  au  fond 
un  sceptique.  Sans  une  révélation  surna- 
turelle, nous  ne  trouverions  pas  la  lumière. 
La  vérité  philosophique  est  pour  lui  dans 
le  catéchisme,  il  fallait  le  dire. 


M.  Leclère  résume  sa  thèse  française  : 
La  conscience  empirique  ou  pensée  con- 
crète est,  en  fait,  le  point  de  départ  de 
toute  philosophie  :  devant  cette  con- 
cience,  l'être  c'est  le  vrai,  et  le  vrai,  c'est 
l'affirmé;  en  chacune  de  nos  affirmations 
vraiment  nécessaires,  invincibles,  nor- 
males, il  y  a  une  affirmation  du  droit 
d'affirmer  :  la  légitimité  du  dogmatisme 
est,  en  fait,  posée  spontanément  par  l'es- 
prit. Mais  ce  qu'on  affirme  invincible- 
ment, c'est  ce  qui  semble  s'affirmer  en 
nous  indépendamment  de  nous,  «  s'affir- 
mer en  soi  »;  la  conscience  empirique  ne 


peut  donc  pas  ne  pas  se  reconnaître  jus- 
ticiable d'une  pensée  en  soi,  norme  souve- 
raine de  la  vérité.  Quand  on  est  remonté 
jusqu'à  ce  principe  de  tout.i  affirmation 
légitime,  on  a  trouvé  le  point  de  départ 
dialectique  de  la  véritable  philosophie, 
il  s'agit  dès  lors  de  trouver  ce  qui  «  abso- 
lument 11  s'affirme,  et  tout  d'abord  de 
chercher  ce  qui  se  nie.  Mais  par  là  même 
qu'on  s'est  franchement  placé  en  dehors 
et  au-dessus  de  la  pensée  concrète,  ainsi 
que  celle-ci  elle-même  l'exige,  on  est,  en 
fait  et  en  droit,  au-dessus  de  toute  objec- 
tion que  pourraient  faire  au  dogmatisme 
la  psychologie  positive  et  la  psycho-phy- 
siologie. 

«  Ce  qui  se  nie,  ou  se  nie  en  s'affirmant,ce 
qui  revient  au  m  ême,Parménide  l'a  dit,c'est 
le  phénomène  »,  et  jusqu'au  phénomène 
de  penser  ce  qui  est  ou  n'est  pas.  D'ail- 
leurs, que  l'on  étudie  le  phénomène  dans 
la  conscience  ou  par  rapport  à  la  réalité, 
qu'on  l'étudié  dans  ses  rapports  avec  l'es- 
pace, lelempsetle  nombre,  ou  dans  l'ac- 
tivité scientifique  qui  cherche  à  en  éta- 
blir la  théorie,  on  trouve  toujours  qu'il 
est  sa  propre  négation. 

Cette  vérité  apparaît  sous  une  forme 
tout  aussi  saisissante  si  l'on  considère 
l'activité  de  l'esprit  :  sous  toute  intui- 
tion, empirique  ou  à  priori,  il  y  a  une 
induction,  comme  d'ailleurs  sous  toute 
déduction;  partout  se  retrouve,  explicite 
ou  implicite,  le  <•  Principe  des  genres», 
qui  n'est  pas  un  principe  de  la  raison, 
mais  un  simple  vœu  de  l'entendement; et 
si  l'on  étudie  en  eux-mêmes  les  principes 
et  les  intuitions  sensibles,  partout  on 
découvre  une  hétérogénéité  foncière  dans 
les  éléments  de  la  connaissance,  hétéro- 
généité qui  rend  chimérique  l'unité  pour- 
suivie par  la  science. 

Enfin  la  science  elle-même  n'est  qu'un 
système  de  substitution.  Elle  est  tout 
entière  synthétique,  bien  que  son  idéal 
soit  d'être  tout  entière  analytique;  cha- 
cune des  sciences  et  même  des  métaphy- 
siques existantes  est  légitime  dans  son 
principe,  mais  il  y  a  une  hostilité  entre  la 
science  du  général  et  la  métaphysique, 
comme  entre  les  diverses  métaphysiques. 
Cependant  toute  science  et  toute  méta- 
physique devient  parfaitement  légitime  si 
l'on  en  nie  l'objectivité,  si  l'on  en  définit, 
en  conformité  avec  l'esprit  moderne,  la 
vérité  par  l'accord  entre  les  idées.  Celte 
dernière  condition  n'est  parfaitement 
remplie  que  si  en  face  d'une  métaphysique 
décidée  à  ignorer  la  science,  on  conçoit  la 
science  en  oubliant  cette  métaphysique, 
en  oubliant  surtout  le  préjugé,  métaphy- 
sique au  fond,  de  la  réalité  du  phénomène 
<•  de  l'être  qui  n'est  pas  ».  L'irréalité  du 


—  13 


monde    pliéiiumt'iuil  sauve,  et  seule   peut 
sauver  la  science. 

Si  maintenant  on  demande  cà  la  pensée 
en  soi  ce  qu'elle  allirmc,  ■•  on  trouve,  iden- 
tiquement,([u'ellc  afiirme  la  réalité,  l'iden- 
tité de  l'être;  puisque  l'être  est  pensée, 
qu'il  est  cause,  liberté,  amour,  person- 
nalité, que  Dieu  existe  et  que  tout  le 
reste,  s'il  y  a  (juclque  chose  de  réel  en 
dehors  de  lui,  est  «  en  Dieu  en  tant  que 
pensant,  en  soi-même  en  tant  que  posé  ». 
On  découvre  ainsi  que  l'action  ne  peut 
être  qu'indirecte  entre  les  êtres  non 
divins.  La  réalité  d'un  univers  et  du  moi 
ne  s'étaiilit  qu'en  faisant  appel  à  l'idée  du 
devoir;  il  y  a  un  devoir  être  du  perfec- 
tible, c'est-à-dire  de  l'imparfait,  du  non 
divin.  Et  sur  celte  base,  il  est  même  pos- 
sible de  construire  une  morale,  dont  l'idée 
doit  être  efficace  sur  les  consciences 
empiriques  dans  l'univers  apparent  dont 
nous  sommes  partis.  En  somme,  partis 
de  la  conscience  empirique,  nous  avons 
abouti  d'abord  à  la  pensée  en  soi,  d'où 
nous  avons  tiré  une  critique  du  non- 
être,  enfin  une  métaphysique  courte, 
mais  rigoureusement  logique  :  nous  avons 
rétabli  l'être,  défini  l'être  par  la  pensée, 
mais  par  une  pensée  celte  fois  réelle  et 
vivante.  Nous  avons  décrit  ce  qui  est  nor- 
malement engendré  par  la  pensée  quand 
"  elle  se  laisse  expliciter  les  virtualités 
qu'elle  porte  en  elle  •■,  quand  elle  veut 
être,  identiquement,  mais  clairement  et 
distinctement,  ce  qu'elle  est  essentielle- 
ment, mais  d'une  manière  implicite. 

M.  Brochard  cède  la  parole  à  M.  Egger 
qui  a  lu  la  thèse  en  manuscrit. 

M.  Eçjger  avoue  avoir  lu  la  thèse  en 
manuscrit.  Il  l'a  même  relue  imprimée, 
ce  qui  n'était  pas  inutile.  11  y  a  retrouvé 
son  élève  dont  il  a  jadis  corrigé  la  copie 
de  baccalauréat.  Cet  élève  n'est  pas  un 
disciple.  S'il  a  emprunté  à  M.  Egger  quel- 
ques argumenls  —  comme  il  le  déclare 
dans  son  livre.  —  il  ne  s'en  sert  que 
pour  réfuter  les  doctrines  que  M.  Egger 
lui  enseignait.  Cette  originalité  poussée 
jusqu'au  paradoxe  rend  sa  thèse  très 
intéressante. 

Votre  pensée  est  un  peu  irritante  par 
excès  de  paradoxe,  dans  le  fond  et  dans 
la  forme.  Vous  cherchez  un  degré  inédit 
de  subtilité  et  vous  le  trouvez.  De  force 
probante,  c'est  autre  chose. 

D'où  vous  vient  donc  cette  im]>itoyable 
ardeur  de  destruction?  C'est  que  vous 
êtes  très  dogmatique;  paradoxal  à  l'excès, 
point  du  tout  révolutionnaire.  Votre  but 
est  d'établir  la  métaphysiciue  éternelle 
sur  les  ruines  du  phénoménisme.  Le  phé- 
noménisme  est  criblé  de  vos  flèches  dialec- 
tiques, mais  les  traits  que  vous  lui  lancez  I 


partent  de  très  haut;  ce  sont,  si  j'ose 
dire,  des  flèches  d'.Vpollon.  Votre  état 
d'âme  est  celui  du  scepticisme  théolo- 
gique. D'avance,  vous  aviez  la  foi  en 
l'être;  elle  a  fait  de  vous  un  ennemi  du 
phénomène.  Mais  si  vous  attachiez  à  la 
théorie  de  l'Etre  le  genre  d'esprit  que 
vous  attachez  à  la  théorie  de  l'irréel,  il 
ne  resterait  rien  de  votre  métaphysique, 
ni  dans  ce  qu'elle  a  de  personnel,  ni  dans 
ce  qu'elle  a  de  traditionnel. 

Il  n'y  a  pas  de  page  dans  votre  thèse 
qui  ne  prêle  à  la  criticjue.  Je  n'ai  que 
l'embarras  du  choix. 

Le  litre  d'abord  :  Essai  critique  sur  le 
droit  d'affirmer.  D'aboi-d  votre  essai 
n'est  pas  toujours  critique.  Et  puis  ((uel 
sens  donnez-vous  au  mol  droit?  Est-ce 
la  permission?  Vous  l'employez  parfois 
dans  ce  sens.  Vous  concédez  à  la  science 
le  droit  d'être  ce  qu'elle  est,  c'est-à-dire 
l'ombre  d'une  ombre.  Mais  pour  vous  le 
droit  d'affirmer  est  encore  autre  chose. 
Quand  il  s'agit  de  l'Être,  le  droit  entraine 
la  nécessité  d'affirmer  :  nécessité  d'af- 
firmer l'être  et  de  nier  tout  le  reste. 

^L  Leclère  reconnaît  avoir  employé  le 
mot  dans  ces  deux  sens,  mais  il  n'en 
résulte  aucune   obscurité    pour  sa  thèse. 

.M.  Eggev.  —  Le  vrai,  dites-vous,  c'est  le 
réel.  Mais  une  telle  équation  n'est  pas 
exacte.  La  pensée  ne  pose  pas  l'être, 
mais  seulement  le  vrai.  M.  Ravaisson  a 
écrit  formellement  que  pour  Aristole  le 
vrai  n'égale  par  le  réel. 

M.  Leclère  voit  là  une  importante  dis- 
tinction, mais  qui  ne  change  rien  au 
fond  de  sa  thèse. 

M.  Egger.  —  Soit.  Mais  avec  le  principe 
d'identité  vous  voulez  retrouver  le  réel. 
Comment  entendez- vous  donc  le  principe 
d'identité? 

M.  Leclère.  —  Non  pas  dans  son  sens 
ordinaire.  Ou  plutôt,  je  ne  vois  dans 
l'usage  habituel  de  ce  principe  qu'un 
emploi  spécial  d'un  principe  plus  général. 
En  somme,  quand  je  cherche  à  établir  la 
marche  à  suivre  par  l'esprit,  je  le  consi- 
dère comme  une  pensée  qu'on  ne  déter- 
mine pas  du  dehors,  mais  qui  déroule 
spontanément  tous  les  attributs  de  l'être. 
Il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  principe  abstrait, 
mais  d'un  principe  vivant,  c'est  la  loi 
même  du  développement  spontané  de  la 
pensée. 

M.  Egger.  —  Vous  faites  du  principe 
d'identité  un  bien  singulier  usage.  L'être 
est  l'être,  «  ce  qui  est  »  est  identique  à 
«  ce  qui  est  »,  telle  est  pour  vous  la  for- 
mule de  ce  principe,  d'où  vous  concluez 
qu'il  n'est  applicable  qu'à  l'être. 

M.  Leclère.  — J'ai  remarqué  que  dans  les 
sciences  un  certain  accord  logique,  très 


—  14  — 


imparfait  sans  doute,  mais  incontestable, 
était   communément  regardé  comme   un 
signe    de    la    vérité,   ou,  du  moins,    de 
quelque  chose   comme  la  vérité.  Ceci  est 
difficilement  exprimable.  Le  langage  n'est 
pas  fait  pour  de  telles  idées. 
M.  Egger.  —  Est-ce  sa  faute? 
M.  Leclère.  —  Je  le  crois. 
M.  Ef/f^er.   —  Vous   vous  êtes   attaqué 
furieusement    au    phénomène.    Vous    lui 
avez  dit  ce  qu'il  était,  ou  plutôt  ce   qu'il 
n'était  pas,  mais  l'Être,  pourriez-vous  me 
dire  ce  qu'il  est? 

M.  Leclère  voit  dans  l'être  une  synthèse 
des  idées  d'essence  et  de  réalité,  toutes 
deux  indctinissables. 

M.Egrjer.  — Méfiez- vous!  Le  phénomène, 
contre  qui  vous  guerroyez  si  violemment, 
pourrait  bien  se  venger.  Supposez  qu'il 
ne  veuille  plus  se  laisser  faire,  qu'il 
relève  votre  défi,  et  que  reprenant  vos 
arguments,  il  fonde  à  son  tour  sur  l'être. 
Il  lui  dirait  :  «  Vous  non  plus,  mon  cher, 
vous  n'existez  pas.  Moi  du  moins,  je  ne 
suis  qu'un  pauvre  phénomène,  vous  me 
le  dites  avec  hauteur,  mais  je  le  sais 
bien;  je  n'ai  jamais  prétendu  exister 
comme  être.  Mais  vous,  avec  tout  votre 
orgueil,  qu'étes-vous  de  plus  que  moi?  » 
Que  répondrait  l'être? 

Mais  laissons  là  l'être,  nous  n'en  avons 
que  trop  parlé. 

Vous  faites  contre  la  conscience  une 
critique  des  plus  attachantes.  On  ne  peut, 
dites-vous,  saisir  la  conscience  que  dans 
l'idée  de  la  conscience,  IMdée  de  la  con- 
science que  dans  l'idée  de  l'idée  de  la 
conscience  et  ainsi  de  suite.  11  y  a  là  un 
progrès  à  l'infini.  Mais  celte  critique  ne 
parait  spécieuse  qu'à  cause  du  langage 
employé.  Supposez  qu'au  lieu  de  dire 
l'idée  de  a  l'idée  de  l'idée  »  vous  disiez 
le  genre  «  genre-genre  »,  le  sophisme 
paraîtrait.  Le  genre-genre,  c'est  le  genre 
qui  contient  tous  les  genres,  il  n'y  a  rien 
au-dessus.  Vous  ne  pouvez  pas  poser  le 
genre  «  genre-genre  »,  à  plus  forte  raison 
le  genre  «  genre-genre-genre  ». 

M.  Brochanl  loue  à  son  tour  M.  Leclère 
du  grand  eli'ort  qu'il  a  fait,  de  sa  subtilité, 
de  son  réel  talent,  mais  s'étonne  qu'il  ait 
fait  de  ses  qualités  un  si  singulier  usage 
et  se  soit  amusé  à  restaurer  la  philoso- 
phie de  Parménide.  Parménide  est  mort, 
croyez-moi,  et  voilà  déjà  quelque  temps. 
Laissons-le  donc  dormir  dans  la  paix  du 
tombeau.  Certes  il  présente  un  intérêt 
historique  considérable,  ce  n'est  pas  moi 
qui  le  nierai.  Il  a  soulevé  des  difficultés 
qui  (jnt  immobilisé  quelque  temps  l'esprit 
humain.  Mai:J,  après  lui,  d'autres  philoso- 
phes apparurent  qui  réfutèrent  l'éléa- 
tisme.  Tout  a  le  Sophiste  »  a  été  écrit  pour 


cela.  Platon  a  prouvé  contre  Parménide 
que  l'être  n'est  pas,  que  le  non-être  est. 
Vous  auriez  dû  vous  en  souvenir,  et 
hésiter  un  peu  plus  à  déclarer  que  «  la 
science  n'est  qu'un  geste  illusoire  de 
l'esprit  »,  que  le  monde  n'est  pas,  que  la 
conscience  n'est  pas,  que  rien  n'existe 
au  dehors  de  votre  métaphysique  à  vous. 
Vraiment,  monsieur,  c'est  un  peu  fort; 
je  regrette  que  vous  passiez  votre  temps 
à  établir  de  pareilles  propositions. 

Vous  avez  écrit  sur  Parménide  un 
chapitre  qui  est  un  hors-d'œuvre,  et  qui 
contient  des  assertions  contestables.  Par- 
ménide n'a  jamais  songé  à  faire  poser 
l'être  par  la  pensée  (c'est  un  point  de  vue 
moderne);  ni  à  confondre  l'être  et  la 
pensée;  pour  lui  l'être  est  corporel,  et 
non  pas  spirituel.  Vous  auriez  pu  voir 
cela  dans  les  notes  d'Ed.  Zeller. 
M.  Leclère  défend  son  interprétation. 
M.  Drocliard.  —  J'ai  lu  votre  chapitre  de 
démolition  qui  m'a  effrayé  et  votre  cha- 
.pitre  de  reconstruction,  qui  m'a  déçu. 
Vous  donnez  de  la  pensée  une  foule  de 
définitions  différentes.  Qu'appelez-volis 
donc  la  pensée? 

IVI.  Leclère  définit  la  pensée  par  la 
logique,  et  de  la  logique  il  tire  la  réalité. 
M.  Brochard.  —Vous  n'avez  pas  le  droit 
de  passer  ainsi  du  logique  au  réel.  Au 
surplus,  vous  ne  sauriez  attribuer  à  l'être 
aucune  qualification.  Avec  votre  méthode, 
vous  ne  pouvez  sortir  de  l'unité  pure, 
inconcevable. 

M.  Leclère  rappelle  le  sens  spécial  qu'il 
a  donné  au  principe  d'identité.  C'est  pour 
lui  un  principe  synthétique  et  non  pas 
analytique;  c'est  la  loi  vivante  de  l'esprit 
qui  pose  le  vrai.  Le  principe  d'identité, 
sous  sa  forme  abstraite  et  commune,  n'est 
qu'une  application,  une  dégradation  de 
celui-là.  Cette  distinction  s'éclaircirait 
si  l'on  pouvait  penser  d'une  part  l'identité 
pure,  de  l'autre,  la  réalité  pure. 

M.  Urochard.  —  Quel  rêve!...  Enfin,  vous 
avez  fait  appel  au  devoir  pour  légitimer 
vos  affirmations.  Je  n'y  comprends  rien 
du  tout.  La  pensée,  dites-vous,  pose 
l'être  non  par  une  nécessité  logique, 
mais  par  une  nécessité  morale.  Il  est  vrai 
que  pour  vous  l'être  n'est  pas  tiré .  du 
devoir,  ni  le  devoir  de  l'être.  Ils  sont 
posés  tous  deux  en  même  temps.  El 
voilà  pourquoi  votre  fille  est  muette... 

M.  Sêailles  déclare  que  la  thèse  de 
M.  Leclère  l'a  épouvanté.  Elle  fait  preuve 
d'un  grand  effort  dialectique;  mais  c'est 
un  effort  pour  démontrer  que  nous  ne 
connaissons  pas  ce  que  nous  connaissons, 
et  que  nous  connaissons  uniquement  ce 
que  nous  ne  pouvons  pas  connaître.  C'est 
hardi.  Croyez-vous,  vraiment,  que   votre 


15  — 


tliose    ail    mis    Dieu    en    bien     nieilleure 
posture? 

Vous  vous  êtes  placé  d'emblée  dans  la 
pensée.  Par  là,  vous  étiez  plus  prés  de 
S|iinoza  que  de  Parménide  ;  pourquoi 
avoir  cherché  votre  ancêtre  si  loin  1 

M.  Leclère  tenait  à  l'unité,  à  la  person- 
nalité. C'est  pour  cela  qu'il  a  préféré  Par- 
méuidc. 

M.  Sénillcs.  —  Le  principe  d'identité  est 
un  principe  logique,  et  non  pas  ootolo- 
gi(|ue.  M.  Renouvier,  par  la  restitution  du 
jirincipe  d'identité,  est  arrive  à  un  phé- 
noménisme.  Au  sens  où  vous  prenez  le 
principe  d'identité,  vous  pouviez  vous  dis- 
penser de  toute  votre  dialcctiiiue.  Tout 
est  changement  et  par  conséquent  rien 
n'existe.  D'autre  part,  vous  remplissez 
l'être  de  phénoménal.  Et  vous  arrivez  à 
une  preuve  de  Dieu  qui  se  crée  :  c'est 
énorme.  Chaque  être  qui  est  créé  con- 
tredit l'être  qui  crée. 

j\I.  Leclève  insiste  à  nouveau  sur  le  sens 
spécial  qu'il  donne  au  principe  d'identité. 

M.  Séailles.  —  C'est  le  contraire  de  ce 
qu'on  dit  d'ordinaire;  l'identique  pour 
vous,  c'est  le  nouveau. 

M.  Leclère  est  déclaré  digne  du  grade 
de  docteur. 


DELEGATION  POUR  L'ADOPTION 
D'UNE  LANGUE  AUXILIAIRE 
INTERNATIONALE. 

Au  mois  d'août  dernier,  dans  une  des 
séances  du  Congrès  International  de 
Philosophie,  .M.  Louis  Coutural  émettait 
l'avis  que,  ■■  si  l'on  veut  instituer  une 
terminologie  philosophique  et  scientifuiue 
vraiment  internationale,  il  faut  créer  une 
langue  universelle  et  artificielle  ■■.  M.  La- 
lande  faisait  connaître  qu'il  existait  déjà 
un  comité  en  voie  de  constitution,  formé 
par  les  délégués  des  Congrès  dans  le  but 
d'adopter  une  langue  universelle.  Sur  la 
proposition  de  M.  Lalande,  M.  Gouturat 
était  enlin  choisi  par  le  Congrès  Interna- 
tional de  Philosophie  pour  le  représenter 
dans  la  Délégation.  (Voir  Rcv.  de  Mcl.  et 
cleMor.,  vol.  VIII,  pp.  669,  670.)  Les  délé- 
gués nous  demandent  aujourd'hui  de 
communi(iuer  à  nos  lecteurs  une  déclara- 
lion  dans  laquelle  ils  définissent  leur  objet 
et  leur  méthode.  Ils  scandaliseront  les 
esthètes,  (|ui  aiment  les  bizarreries  locales 
des  langues  et  des  patois.  Ils  auront  In 
sympathie,  plus  ou  moins  active,  des 
savants  et  des  commerçants,  dont  les 
intérêts,  intellectuels  ou  matériels,  sont 
internationaux.  Aux  philosophes  de  jouer, 
entre  les  camps  adverses,  le  rôle  d'arbi- 


tres :  nous  reproduisons,  à  leur  adresse, 
le  manifeste  : 

Déclaration. 

Les  soussignés ,  délégués  par  divers 
Congrès  ou  Sociétés  pour  étudier  la  ques- 
tion d'une  Langue  auxiliaire  internatio- 
nale, sont  tombés  d'accord  sur  les  points 
suivants  : 

1°  Il  y  a  lieu  de  faire  le  choix  et  de 
répandre  l'usage  d'une  Langue  auxiliaire 
internationale,  destinée,  non  pas  à  rem- 
placer dans  la  vie  individuelle  de  chaque 
peuple  les  idiomes  nationaux,  mais  à 
servir  aux  relations  écrites  et  orales  entre 
personnes  de  langues  maternelles  difTé- 
rentes. 

2"  Une  Langue  auxiliaire  internationale 
doit,  pour  remplir  utilement  son  rôle, 
satisfaire  aux  conditions  suivantes  : 

1'"  Condition.  —  Ktre  capable  de  servir 
aux  relations  habituelles  de  la  vie  sociale, 
aux  échanges  commerciaux  et  aux  rap- 
ports scienlifiques  et  philosophiques. 

2«  Condition.  —  Être  d'une  ac(|uisition 
aisée  pour  toute  personne  d'instruction  élé- 
mentaire moyenne  et  spécialement  pour 
les  personnes  de  civilisation  européenne. 
3"  Condition.  —  Ne  pas  être  l'une  des 
langues  nationales. 

;{"  Il  convient  d'organiser  une  Déléga- 
tion générale  représentant  l'ensemble  des 
personnes  qui  comprennent  la  nécessité 
ainsi  que  la  possibililé  d'une  langue  auxi- 
liaire et  sont  intéressées  à  son  emploi. 
Cette  Délégation  nommera  un  Comité 
composé  de  membres  pouvant  être  réunis 
pendant  un  certain  laps  de  temps. 

Le  rôle  de  ce  Comité  est  fixé  aux  arti- 
cles suivants. 

4"  Le  choix  de  la  Langue  auxiliaire 
appartient  d'abord  à  l'Union  internationale 
des  Académies,  puis,  en  cas  d'insuccès, 
au  Comité  prévu  à  l'article  3. 

5"  En  conséquence,  le  Comité  aura  pour  • 
première  mission  de  faire  présenter,  dans 
les  formes  requises,  à  l'Union  internatio- 
nale des  Académies,  les  vouix  émis  par 
les  Sociétés  et  Congrès  adhérents,  et  de 
l'inviter  respectueusement  à  réaliser  le 
projet  d'une  Langue  auxiliaire. 

6°  Il  appartiendra  au  Comité  de  créer 
une  Société  de  propagande  destinée  à 
répandre  l'usage  de  la  Langue  auxiliaire 
qui  aura  été  choisie. 

■i"Les  soussignés,  actuellement  délégués 
par  divers  Congrès  et  Sociétés,  décident 
de  faire  des  démarches  auprès  de  toutes 
les  Sociétés  savantes,  commerciales  et  de 
touristes,  pour  obtenir  leur  adhésion  au 
présent  projet. 

8"  Seront  admis  à  faire  partie  de  la 
Délégation  les   représentants  de  Sociétés 


16 


régulièrement  constituées  qui  auront 
adliéré  à  la  présente  Déclaration. 

Commandant  CUGNIX  {Conqrès  de 
l'Association  française  pour  l'avan- 
cement des  Sciences). 

C.-A.  LAISANT,  docteur  es  sciences, 
répétiteur  à  l'École  polytechnique 
(même  Conf/rès). 

Charles  LIMOUSIN,  directeur  du 
«  Bulletin  des  Sommaires  »  {Con- 
grès  international   de  Sociologie). 

André  LALANDE.  docteur  es  lettres 
{Congri}s  de  VHistoire  des  Sciences). 

Louis  COUTURAT,  docteur  es  let- 
tres, chargé  de  cours  à  l'Université 
de  Toulouse  (Co«5r?-è5  international 
de  Philosophie). 

Léopold  LEAU,  docteur  es  sciences 
[Société  Philomathique  de  Paris). 

SOCIÉTÉ  DE  PHILOSOPHIE 

La  constitution  d'une  Société  de  philoso- 
phie, se  proposant  pour  objet  de  remédier 


à  la  dispersion  des  travaux  philosophiques 
en  créant  un  centre  de  communication  et 
d'information,  de  travailler  au  rapproche- 
ment et  à  la  collaboration  des  savants  et 
des  philosophes,  d'instituer,  entre  les 
penseurs,  des  discussions  pour  préciser 
le  sens  et  la  position  des  différents  pro- 
blèmes, de  déterminer,  par  la  critique, 
le  langage  philosophique,  de  s'occuper 
de  toutes  les  questions  relatives  à  l'ensei- 
gnement de  la  philosophie,  s'est  en  quelque 
sorte  imposée,  tel  avait  été  l'intérêt  des 
discussions  au  récent  Congrès  Interna- 
tional de  Philosophie.  Dans  une  première 
séance  (T  février)  les  membres  de  la  nou- 
velle société  ont  approuvé  les  statuts,  et 
élu  un  bureau,  composé  de  MM.  Xavier 
Léon,  administrateur,  André  Lalande, 
secrétaire  général,  Élie  Halévy,  trésorier- 
archiviste,  Belot,  Couturat,  Delbos  et 
Louis  Weber,  secrétaires.  Dans  une 
seconde  séance  (28  février),  elle  a  discuté 
une  communication  de  M.  Ed.  Le  Roy, 
docteur  es  sciences,  sur  «  le  Positivisme 
Nouveau  ». 


Coulninmicrs.  —  Imp.  P.  BrodarcI 


REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE 

SUPPLÉMENT 

(Ce  supplément  ne  doit  pas  être  détaché  pour  la  reliure.) 
(X"     DE    MAI      1901) 


LIVRES    NOUVEAUX 

Bibliothèque  du  congrès  interna- 
tional de  philosophie.  —  1.  Philoso- 
phie générale  et  métaphysique.  1  vol. 
in-S  de  xxii-46lS  p.  Paris,  Colin,  1901.  — 
Nous  appartient-il  de  recommander  au  lec- 
teur ce  recueil  que  des  amis  ont  édité, 
auquel  des  amis  ont  collaboré?  Il  nous 
semble  justifier  pleinement  l'eU'ort  des 
organisateurs  du  Congrès  de  l'JOO.  La  phi- 
losophie est  une  aspiration  constante  à 
l'unité.  Il  convient  que,  d'époque  en 
époque,  cette  aspiration  trouve  des  satis- 
factions provisoires  tantôt  dans  des  sys- 
tèmes issus  du  génie  despotique  de  pen- 
seurs isolés,  tantôt  dans  des  œuvres 
collectives,  où.  par  le  consentement  même 
des  travailleurs  à  mettre  en  commum 
leurs  elTorts,  s'atténuent  et  s'etTacent  les 
dissidences  individuelles. 

Psychologie  de  l'invention ,  par 
F.  Paulhan",  1  vol.  in-lS  de  183  p.  Paris, 
Alcan,  1901.  —  M.  Panllian  étudie  Tin- 
vention  comme  un  physiologiste  étudie 
une  fonction  de  l'organisme,  moins  avec 
le  souci  d'édifier  une  théorie  dans  l'abs- 
trait que  d'en  donner  une  description  qui 
ne  néglige  aucun  des  aspects  de  la  réalité 
et  qui,  par  sa  complexité  même,  nous 
ramène  à  la  vie,  c'est-à-dire  à  une  fina- 
lité de  plus  en  ]ilus  large  et  de  plus  en 
plus  systématique.  Dans  la  première 
partie  de  l'ouvrage  la  création  intellec- 
tuelle est  considérée  dans  son  rapport 
avec  l'individu  :  c'est  la  naissance  de 
i'a'uvre,  les  excitations  extérieures  qui 
en  favorisent  l'éclosion,  les  sentiments 
affectifs  dont  elle  s'accompagne,  et  l'har- 
monie des  éléments  psychiques  qu'elle 
met  enjeu;  tout  cela  raconté  dans  un 
style  agréable  et  clair,  les  anecdotes 
n'étant  que  des  occasions  pour  des  ana- 
lyses  qui    fournissent    d'utiles   contribu- 


tions à  la  psychologie  des  savants  ou  des 
artistes.  Dans  la  seconde  partie  l'inven- 
tion est  considérée  dans  son  développe- 
ment intrinsèque  :  que  devient  l'idée  ini- 
tiale au  cours  de  l'invention?  Tantôt  il 
y  a  évolution,  évolution  régulière  et  trop 
prévue,  dans  le  cas  de  Scribe  «  qui  ne 
sait  pas  se  fâcher  contre  lui-même  »,  ou 
évolution  féconde  en  richesses  imprévues, 
dans  le  cas  de  Wagner,  qui  d'un  drame 
sur  la  mort  de  Siegfried  aboutit  à  la 
Tétralogie;  tantôt  il  y  a  transformation, 
et  dans  l'œuvre  achevée  il  ne  reste  plus 
rien  de  la  scène  qui  avait  été  le  point  de 
départ  et  qui  avait  inspiré  l'entreprise; 
tantôt  enfin  il  y  a  déviation,  comme  le 
montre  en  particulier  l'exemple  de  M.  de 
Curel,  dont  M.  Paulhan  utilise  la  fort 
intéressante  étude  d'auto-psychologie.  De 
ces  considérations  M.  Paulhan  se  garde 
de  tirer  des  conclusions  métaphysiques 
qui  seraient  prématurées:  mais  il  montre 
au  moins  quels  problèmes  se  posent,  et 
de  quelle  importance,  si  l'invention  est 
bien,  comme  elle  lui  paraît,  ■■  la  seule 
raison  d'être  de  l'humanité,  la  seule  chose 
qui  puisse,  jusqu'à  un  certain  point  et 
dans  notre  ignorance  de  ce  qui  se  passe 
ailleurs  dans  le  monde,  justifier  sa  per- 
sistance à  vivre  ». 

Essai  critique  sur  le  droit  d'affirmer, 
par  .\lbert  Leclkhe,  professeur  de  philoso- 
phie au  collège  de  Blois.  docteur  es  let- 
tres.1  vol.in-S°de  264  p.  Paris,  Alcan,  1901. 
—  M.  Leclère  annonce  une  étude  du 
jugement,  et  en  elfet  il  a  bien  vu  que 
c'est  là  que  se  pose  pour  la  pensée 
moderne  le  problème  essentiel,  le  pro- 
blème de  la  vérité;  mais  il  serait  inexact 
de  dire  qu'il  ait  traité  le  problème  qu'il 
s'est  fixé,  du  moins  au  sens  où  la  cri- 
tique philosophique  exige  que  l'on  traite 
un  problème,  en  remontant  du  donné 
aux  conditions  qui  le  rendent  possible  et 
qui   le  font   intelligible.   Pour   M.  Leclère 


traiter  un  problème,  c'est  le  déplacer,  et 
ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  c'est  que 
ce  déplacement  se  fait  en  deux  sens  dif- 
férents, en  hauteur  et  en  largeur,  pour 
parler  métaphoriquement,  de  sorte  que 
l'on  aboutit  à  deux  philosophies,  légi 
limes  au  moins  dans  cette  mesure  qu'elles 
sont  fondées  sur  l'histoire  de  la  philoso- 
phie, et  dont  la  dualité  même  fait  l'ori- 
ginalité de  la  thèse  de  M.  Leclère.  Dans 
le  premier  chapitre  en  efTet  iM.  Leclère 
remonte  de  la  réalité  qui  est  affirmée  à 
la  vérité  de  l'affirmation,  conformément 
à  la  méthode  du  dogmatisme  métaphysi- 
que, et  il  est  ainsi  conduit  au  type  in- 
transigeant du  dogmatisme,  à  l'unité 
absolue  et  à  l'identité  absolue,  à  Parmé- 
nide  dont  la  doctrine  est  étudiée  au  se- 
cond chapitre,  comme  le  fondement  de 
toute  théorie  normale.  Dans  le  troisième 
et  le  quatrième  chapitre  le  déplacement 
se  fait  en  largeur,  conformément  aux 
procédés  qui  sont  ordinaires  au  scepti- 
cisme contemporain  :  "  le  jugement  est 
croyance,  el  la  croyance  est  sentiment  », 
et  le  jugement  est  aussi  acte  de  volonté, 
de  sorte  que  l'unité  de  la  pensée  et  de 
l'être  disparaît  dans  l'hétérogénéité  des 
facultés  qui  concourent  à  la  former  :  de 
même  la  conscience  empirique  est  une 
illusion,  puisque  la  réalité  n'en  pourrait 
être  fondée  que  sur  l'idée,  et  que  l'idée 
de  la  conscience  n'est  pas  homogène  à  la 
réalité  de  la  conscience,  de  sorte  qu'elle 
réclame  une  justification  qui  d'idée  en 
idée  nous  entraîne  à  Finfini.  L'irréel  se 
diversifie  à  nos  yeux  dans  la  suite  inin- 
terrompue des  phénomènes;  la  science 
de  l'irréel  se  déroule  suivant  un  progrès 
indéfini,  et  c'est  cette  multiplicité  même 
qui  est  le  signe  le  plus  manifeste  de  leur 
irréalité.  Au  chapitre  v  est  exposée  enfin 
la  vraie  métaphysique;  «  elle  parait  avoir 
une  existence  psychologique  dans  une 
conscience  empirique  »  ;  mais  c'est  là 
l'illusion  dont  il  faut  se  débarrasser  pour 
la  comprendre  ou,  ce  qui  est  tout  un, 
la  réaliser  dans  sa  vérité  primitive;  in- 
dépendamment de  l'auteur  et  du  lecteur, 
s'affirment  l'être  et  la  pensée.  Tout  en 
avouant  «  que  dans  la  mesure  où  l'on 
peut  encore  dire  que  notre  pensée  pense 
l'être,  elle  le  pense  comme  étant  en  soi 
l'impensable  >.,  M.  Leclère  ne  considère 
pas  comme  impossible  de  démontrer  que 
l'être  est  iileinement  défini  par  la  per- 
sonnalité, qu'il  est  le  faisceau  des  trois 
facultés  qui  coopèrent  chez  nous  à  l'illu- 
sion du  jugement  :  pensée,  liberté  et 
amour;  en  faisant  intervenir  la  considé- 
ration du  devoir,  il  va  jusqu'à  la  pluralité 
des  individus.  Au-dessous  de  cette  méta- 
physique il  y  a  place  pour  la  science;  car 


-  le  geste  illusoire  de  poser  le  monde  et 
de  se  penser  se  pensant  et  le  pensant  », 
doit  être  prolongé  comme  tout  geste 
naturel  à  l'homme;  mais  la  science  et  la 
métaphysique  sont  séparées  l'une  de 
l'autre  par  la  critique,  et  elles  n'ont  qu'à 
faire  leur  œuvre  en  s'ignorant.  De  même 
la  religion  se  constitue  en  faisant  pro- 
fession d'ignorer  la  science.  11  y  aurait 
lieu  de  se  demander  si,  de  tous  les  apo- 
logistes qui  ont  récemment  tenté  de  re- 
trouver la  pure  tradition  de  l'Église,  ce 
n'est  pas  .M.  Leclère  qui  aurait  le  plus 
approché  du  but.  En  tout  cas  la  conclu- 
sion de  sa  thèse  parait  bien  être  non  pas 
seulement  de  ressusciter  Parménide,  mais 
de  le  convertir  au  christianisme  ainsi 
qu'on  a  fait  déjà  pour  Aristote  et  pour 
Pyrrhon.  Un  pareil  ouvrage  commande 
l'estime  du  lecteur:  .M.  Leclère  a  un  ta- 
lent de  dialecticien  qu'aucun  obstacle 
n'arrête  dans  le  monde  des  concepts,  et  il 
vit  avec  une  sincérité  absolue  à  une  hau- 
teur d'abstraction  qui  donne  le  vertige 
au  lecteur  non  préparé  qui  s'elTorce,  à  la 
suite  de  .M.  Leclère,  de  se  placer  dans 
l'être  "  loin  de  cette  conscience  empi- 
rique qui  n'est  point  »;  mais  M.  Leclère 
ne  se -contentera  point  de  cela,  il  veut 
convaincre,  et  sur  ce  point  nous  devons 
nous  dérober;  rarement  livre  nous  a 
paru  moins  capable  d'obtenir  le  plus 
petit  commencement  d'adhésion;  dès  le 
début,  la  méthode  de  M.  Leclère  donne 
une  impression  d'étrangeté;  l'auteur  s'en 
rend  compte,  et  les  explications  qu'il 
fournit  ne  font  qu'accroître  l'allure  para- 
doxale. 11  fait  de  la  dialectique  comme 
au  beau  temps  de  la  philosophie  grecque, 
et  il  méconnaît  la  loi  fondamentale  de 
cette  dialectique  qui  est,  suivant  la  for- 
mule platonicienne,  d'aller  par  progrès  du 
multiple  à  l'un  et  de  l'un  au  multiple.  11 
pose  le  principe  d'identité  comme  la 
norme  unique  de  l'intelligibilité,  et  il 
semble  ignorer  quelle  philosophie  posi- 
tive et  féconde  un  African  Spir  a  tirée  de 
l'application  de  cette  norme  au  problème 
de  la  connaissan(;e  et  au  problème  de 
l'action.  Enfin,  pour  satisfaire  à  ses  aspi- 
rations dogmatiques,  il  restitue  à  l'être 
un  peu  de  cette  multiplicité  et  de  celte 
hétérogénéité  qui  lui  avaient  semblé, 
dans  l'illusion  de  la  conscience  et  du 
phénomène,  la  marque  du  contradictoire 
et  de  l'absurde,  et  il  le  fait  avec  uue  pru- 
dence, avec  des  réserves,  avec  des  regrets 
qui  sont  pour  mettre  le  comble  à  notre 
désarroi.  C'est  par  là  que  la  thèse  de 
M,  Leclère  peut  être  le  plus  utile;  elle 
est  le  produit  logique  des  deux  dévia- 
tions que  la  réflexion  philosophique  en 
France   a   subies    au    cours    du    dernier 


siècle,  el  elle  en  montre  la  portée  véri- 
table par  cela  seul  qu'elle  en  déroule  les 
conséijuences  extrêmes  :  nous  voulons 
parler  de  la  transformation  du  principe 
d'identité  qui  est  une  loi  ré^'ulalrice  du 
raisonnement,  un  principe  constitutif  de 
l'esprit,  et  de  l'abus  qu'on  a  fait  de  la 
théorie  éclectique  des  facultés  pour  rap- 
porter au  sentiment  ou  à  la  volonté  I'uhi- 
vre  intellectuelle.  L'ctonnement  éprouvé 
par  les  maîtres  de  la  Sorbonne  devant  la 
thèse  de  celui  qui  avait  été  l'un  de  leurs 
plus  brillants  élèves  est  d'un  enseigne- 
ment qui  devrait  ne  pas  être  perdu  pour 
tous  ceux  qui  de  près  ou  de  loin  ont 
quelque  part  de  responsabilité  dans  l'étal 
actuel  des  études  philosophiques. 

Essais  de  philosophie  et  d'histoire 
de  la  biologie,  par  H.  Gi.ev.  professeur 
agréfié  à  la  Faculté  de  médecine  de  Paris, 
assistant  près  la  chaire  de  physiologie 
générale  au  muséum  d'histoire  naturelle 
de  Paris,  1  vol.  in-S'  viii-3+3  p.  Masson, 
1900.  —  Dans  son  rapport  sur  les  travaux 
de  la  Société  de  Biologie  dans  les  cin- 
quante premières  années  de  son  existence. 
M.  rdcy  a  montré  comment  l'esprit  d'Au- 
guste Comte  en  avait  inspiré  la  fondation; 
mais  le  progrès  croissant  de  la  science  a 
fait  qu'une  science  fondamentale  n'est 
plus  elle-même  une  spécialité  :  à  l'inté- 
rieur de  la  biologie  il  faut  lutter  pour 
maintenir  l'esprit  de  généralité  à  tra- 
vers la  complexité  croissante  de?  pro- 
blèmes et  l'éclosion  presque  quotidienne 
de  sciences  nouvelles.  La  biologie  géné- 
rale réunit  les  travaux  de  milliers  de 
savants  spéciaux  qui  sont  menacés  par 
les  exigences  de  la  vie  contemporaine  de 
s'ignorer  mutuellement;  elle  est  déjà  un 
commencement  de  synthèse  philosophi- 
que. Telle  est,  on  peut  le  dire,  la  conclu- 
sion générale  des  études,  trop  résumées 
elles-mêmes  pour  que  nous  puissions 
songer  à  les  résumer,  que  M.  Gley  a  réunies 
dans  ce  volume  :  l'article  irrilabilité  du 
dictionnaire  des  sciences  médicales,  la 
leçon  sur  VévohUlon  de  la  physiologie  du 
système  nerveux,  le  rapport  magistral  sur 
Vévolulion  des  sciences  bioloyir/ues  en  France 
de  /8-'i9  à  1900,  sont,  par  leur  matière,  du 
plus  haut  intérêt  philosophique,  ils  le. 
sont  plus  encore  par  l'esprit  dans  lequel 
ils  sont  traités;  M.  Gley  s'élève  aux  ]iro- 
blèmes  les  plus  généraux  sans  parti  pris 
de  système,  montraut  exactement  létal 
où  est  parvenue  la  pensée  biologi<iue,  el 
manifestant  ses  préférences  pour  toute 
solution  qui  correspondrait  à  un  accrois- 
sement délini  du  savoir  positif. 

Dix  années  de  philosophie.  Éludes 
critiques  sur  les  principaux  travaux  pu- 
bliés de  1891  à  1900,  par  Llcikn  Arré.\t. 


Sociolof/ie,  jjsycholof/ie,  esthétique,  inorale 
et  relif/ion,  tes  doctrines;  1  vol.  in-18  de 
vi-181  p.  Paris,  Alcan,  1901.  —  C'est  une  idée 
ingénieuse,  (pie  de  relier  les  uns  aux 
autres  les  ditlerents  noms  d'auteurs  (jui 
se  sont  signalés  au  cours  de  ces  dix 
dernières  années,  de  caractériser  d'un 
mot  rapide  la  conclusion  à  laquelle  ils 
aboutissent  de  manière  à  faire  apparaître 
au  terme  la  faron  dont  se  posent  acluellc- 
ment  les  problèmes:  nul  ne  pouvait  exé- 
cuter l'idée  avec  plus  de  légèreté  et  d'agré- 
ment que  M.  Lucien  Arrcat.  Ses  préfé- 
rences vont  tout  naturellement  aux  éludes 
les  plus  concrètes,  sociologie,  psycho- 
logie des  senlimenls  esthétiques,  et  si 
nous  signalons  ici,  non  pour  en  blâmer 
iM.  Arréat,  qui  était  libre  de  son  plan  et 
qui  d'ailleurs  nous  en  prévient,  la  place 
plus  que  restreinte  laissée  à  la  logique  et 
à  la  théorie  de  la  connaiss.ince,  c'est  que 
de  notre  point  de  vue  la  perspective  de 
la  philosophie  contemporaine  apparaîtra 
assez  dilTérenle. 

La  crise  de  la  croyance  dans  la 
philosophie  contemporaine,  par  A. 
Bazaim.as.  1  vol.  in-l:2;  Pcrrin,  éditeur.  — 
Ce  volume  se  compose,  outre  l'avertisse- 
ment el  la  conclusion,  de  trois  études  : 
sur  Olé-Laprune,  Newman  et  Balfour. 
M.  Bazaillas  étudie  en  Ollé-Laprune  le 
philosophe  de  la  certitude  et  de  la  vie. 
Les  origines  de  celte  philosophie,  son 
caractère  intellectualiste,  les  doctrines  de 
la  certitude  et  de  la  vie  qui  en  forment 
la  substance  sont  présentées  au  lecteur 
dans  l'unité  d'inspiration  qui  les  relie.  La 
sympathie  qu'il  semble  que  .M.  Bazaillas 
ail  pour  les  idées  d'Ollé-Laprune  lui  a 
permis  de  les  pénétrer  profondément  et 
de  les  intcrprélei-  avec  une  éloquence 
tout  ensemble  souple  et  robuste  (jui  est 
d'ailleurs  le  mérite  général  de  l'ouvrage, 
mais  qui  charme  ici  particulièrement. 
Nous  ne  sommes  pourtant  pas  convaincu, 
malgré  les  séductions  dont  M.  Bazailles  a 
su  parer  la  thèse  de  son  auteur,  qu'on 
dise  rien  de  précis  lorsqu'on  parle  d'une 
façon  générale  de  l'union  de  l'intelligence 
et  du  cœur,  de  la  connaissance  et  de 
l'action.  Ce  (jui  n'est  pas  pour  augmenter 
notre  mince  confiance,  ce  sont  les  expres- 
sions mêmes  de  M.  Bazaillas.  H  souscrit 
pleinement  à  la  critique  qu'Ollé-Laprune 
dirige  contre  le  rationalisme  de  Jouffroy  et 
prononce  le  mol  de  «  condamnation  ».  Ce 
n'est  point  parce  qu'aux  idoles  de  la  reli- 
gion le  rationalisme  a  substitué  des 
idoles  abstraites,  que  M.  Bazaillas  con- 
damne celle  philosophie,  mais  parce  qu'ex- 
cluant le  ••  cimir  »  comme  moyen  de  con- 
naissance, elle  laisse  échapper  la  meilleure 
partie  du  réel.  C'est  vraiment  un  «  attendu  » 


_  4  — 


q\ie  .M.  Bazaillas  eût  pu  faire  figurer  daus 
son  jugement,  car  ce  motif  de  condamna- 
tion ne  ressort  nullement  du  passage 
d'Ollé-Laprune  qu'il  cite.  N'cst-il  pas 
permis,  en  outre,  de  se  demander  si  la 
condamnation  n'est  pas  ici  un  peu  vive- 
ment prononcée?  Avant  d'exécuter  le 
rationalisme,  n'y  aurait-il  pas  lieu  de  se 
demander  s'il  n'a  pas  vu  plus  net  et  plus 
loin  dans  l'objet  de  la  connaissance  en 
excluant  le  sentiment,  qu'il  n'aurait  pu 
faire  en  s'y  abandonnant?  Le  rationalisme 
parle  un  langaite  qu'on  ne  peut  s'empê- 
cher de  trouver  plus  défini  que  celui 
dont  use  M.  Bazaillas  lorsqu'il  écrit  par 
exemple  «  les  claires  intuitions  du  cœur  » 
(p.  43,  et  pansim). 

Newman  est  arrivé  à  formuler  une  loi 
de  développement  de  la  croyance  qui 
selon  lui  traverse  trois  phases  :  1°  la  phase 
naturelle  d'affirmation  et  d'organisation; 
2"  le  moment  théologique;  3"  le  moment 
dogmatique.  Ce  ne  sont  point  les  dogmes 
superficiels  où  se  figent  les  croyances  qui 
intéressent  Newman  et  M.  Bazaillas,  c'est 
leur  évolution  interne.  Les  croyances 
naissent  et  meurent,  elles  ne  sont  qu'un 
devenir.  Si  donc  on  peut  prendre  plaisir 
à  assister  à  la  vie  des  croyances  à  propos 
d'un  exemplaire  rare,  comme  est  Newman, 
ce  plaisir  est  d'ordre  presque  littéraire  et 
iJ  ne  faut  pas  nous  attendre  à  être  enfin 
plus  avancés  sur  la  question  de  savoir 
s'il  faut  admettre  ou  non  les  dogmes 
qui  expriment  slatiquement  le  devenir 
des  croyances.  La  pensée  de  M.  Bazaillas 
paraît  être  que  la  matière  de  la  croyance 
importe  assez  peu,  que  seule  l'cfltitude 
interne  de  l'àme  croyante  a  de  la  valeur, 
mais  des  ,élats  dame  très  différents 
quant  aux,  formules  qui  les  traduisent 
peuvent  être,  au  point  de  vue  du  cœur. 
également  féconds,  riches,  intéressants. 
Le  même,  sentiment  de  généreuse  pitié 
peut  s'exprimer  par  l'idée  de  justice  de 
certains  socialistes  ou  parcelle  de  charité 
chrétienne,  encore  que  ces  deux  formes 
de  croyance  s'excluent  le  plus  souvent 
l'une  1'au.tre.  M.  Bazaillas  attache  plus 
de  prix,  cjécidément,  à  la  qualité  des  âmes 
qu'au  contenu  de  leur  credo.  A-t-il  des 
absolutions  prêtes  et  complaisantes  pour 
toute  àme  rare ,  noble ,  intéressante  1 
Tout  le  fait  entendre.  Rien  n'autorise  à 
l'affirmer.  M.  Bazaillas  doit  bien  mépriser 
les  définitions  nettes,  pour  leur  offrir  si 
peu  de  prise. 

Selpa  M.  Balfour.  la  loi  de  développe- 
ment des  croyances  est  leur  tendance  à 
s'adjipter  à  la  réalité.  La  réalité  actionne 
la  croyance,  elle  est  créatrice  de  vérité  et 
de^nu'trice  d'erreur.  Mais  il  y  a  un 
oraa/iisme  humain   qui   produit  et  dirige 


les  croyances,  la  société.  M.  Balfour  assi- 
mile les  lois  de  développement  de  la 
croyance  aux  lois  du  développement 
social  et  du  mécanisme  historique. 

Dans  l'avertissement  placé  en  tète  du 
volume,  M.  Bazaillas  nous  avait  prévenu 
qu'il  ne  touchait  pas  •<  l'importune  ques- 
tion de  la  valeur  et  de  la  légitimité  des 
certitudes  ».  11  avait  exprimé  sa  foi  en  la 
valeur  philosophique  du  sentiment,  en  la 
supériorité  du  sentiment  sur  la  dialec- 
tique. Dans  la  conclusion  il  ne  considère 
pas  les  croyances  comme  des  vérités  dog- 
matiques et  cohérentes:  leur  valeur  se 
manifeste  par  leur  puissance  d'expansion, 
la  vérité  est  cependant  recelée  dans  la 
croyance-grâce  à  l'harmonie  qui  s'établit 
entre  la  matière  et  l'esprit.  La  logique 
abstraite  ne  fait  que  la  dégager.  A  l'état 
d'organisation  spontanée  ,  elle  est  vie 
morale  et  religieuse;  à  l'état  de  dévelop- 
pement réfléchi,  elle  se  soumet  aux  des- 
tinées de  la  preuve  et  se  traduit  en  for- 
mules. Bref,  la  raison  et  le  cœur  ont 
chacun  sa  manière  de  construire  la 
croyance  que  lui  -■  lègue  la  vie  ". 

M.  Bazaillas  voit  dans  la  philosophie 
contemporaine  des  symptômes  favorables 
à  cette  conception.  D'un  coté  des  pen- 
seurs comme  .M.M.  Remacle,  Weber,  Rauh, 
en  ont  fini  avec  l'idolâtrie  de  l'entende- 
ment et  le  fétichisme  de  la  certitude  for- 
melle. Ils  cherchent  à  introduire  plus 
de  souplesse  dans  la  poursuite  de  la 
vérité.  D'autre  part,  M.M.  Blondel,  Bou- 
troux,  Bergson,  W.  James,  retrouvent 
jusque  dans  la  connaissance  l'inspiration 
de  l'action  et  de  la  vie.  Les  Anglais  ont 
dégagé  le  pur  sentiment  du  croire  de  ses 
relations  avec  la  personne  et  avec  la  réa- 
lité dont  celle-ci  fait  partie.  M.  Bazaillas 
veut  que  la  croyance  soit  réaliste  en  ce 
sens  qu'elle  côtoie  le  réel  et  en  exprime 
l'image  mobile,  et  qu'elle  n'implique  pas 
l'exercice  réfléchi  de  l'intelligence.  Vivre 
et  recueillir,  fournir  des  qualités  et  des 
nuances  de  sa  personnalité,  c'est  le  con- 
seil qu'il  nous  donne.  Mais  qu'est-ce  enfin 
que  ce  réel,  et  l'artifice  n'est-il  pas  ici  de 
concentrer  tout  le  mystère  dans  un  mot 
qui  parait  intelligible?  Si  la  doctrine  per- 
sonnelle de  M.  Bazaillas  n'est  pas  un  esthé- 
tisme  et  n'aboutit  pas,  en  fin  de  compte, 
à  recommander  la  complaisante  «culture 
du  moi  »,  on  aimerait  qu'il  précisât  ce 
qu'il  entend  par  le  réel,  et  par  la  trans- 
position de  ce  réel  en  croyance,  enfin  par 
sa  fixation  en  dogmes. 

Si  ce  n'est  pas  une  témérité  trop 
grande  d'essayer  de  se  figurer  ce  que 
nous  répondraitM. Bazaillas, ilsemble  qu'il 
s'exprimerait  à  peu  près  en  ces  termes  : 
«  C'est  en    moraliste  et   en    psychologue 


—  5  — 


que  j'aborde  Télude  de  la  croyance  que 
d'autres  ont  disséquée  en  logicien,  ou 
criti(iuée  en  dialecticien.  J'y  vois  un 
état  souple  et  riche  dont  je  me  plais  à 
dévider  la  trame,  un  lUat  lyrique  de  l'àme 
qui  m'attire  par  son  exaltation  même  et 
jiar  l'étrange  intensité  morale  dont  il  est 
l'indice.  Vous  vous  méprenez  en  récla- 
mant une  justillcation  logique  ou  une 
démonstration  de  la  croyance.  Je  l'envi- 
sage comme  une  liljre  création  de  l'esprit, 
une  expérience  intérieure  en  laquelle  je 
me  plais  à  réintégrer  des  facultés  éle- 
vées, tout  un  mécanisme  intiniment 
flexible  et  délicat.  Mon  ouvrage  ne  pré- 
tend à  aucune  conclusion  formelle.  H  est 
une  contribution  à  la  psychologie  posi- 
tive de  la  croyance.  Aussi  les  doctrines 
qu'il  expose  ne  valent-elles  à  mes  yeux 
qu'en  tant  qu'expressions  intellectuelles 
incarnant  la  croyance  et  la  manil'ostant 
dans  sti  préparation,  dans  son  épanouis- 
sement et  dans  son  déclin  ■■. 

La  Doctrine  politique  de  la  démo- 
cratie, par  IIexhy  Michel  (Questions  du 
Temps  présent),  1  br.,  64  p,  in-16;  l-'aris, 
Armand  Colin,  1901,  C'est  la  caractéris- 
tique de  notre  temps  que  rien  n'y  est 
plus  rare  et  plus  utile  qu'une  exposition 
élémentaire  des  principes  :  c'est  aux  phi- 
losophes qu'il  faut  rappeler  que  la  science 
a  pour  but  la  vérité;  c'est  quelques-uns 
de  nos  penseurs  qui  se  sont  donnes  pour 
moralistes  —  M.'  de  Vogué  ou  M.  Le- 
niaitrc  ou  M.  Brunelièrc  —  qu'il  faut 
avertir  qu'on  n'est  point  honnête  homme 
sans  sincérité  et  sans  amour  de  la  jus- 
tice; c'est  aux  hommes  d'État  qui  se  di- 
sent ou  qui  ont  été  républicains  (|u"il  faut 
apprendre  —  et  c'est. le  service  que  leur 
rendra  M.  .Michel  dans  cette  brochure 
éminemment  opportune  —  quelle  est  la 
raison  d'être  de  la  société  démocratique. 
La  démocratie  n'est  pas  le  nivellement 
des  conditions  et  des  âmes;  elle  est  l'af- 
firmation de  la  liberté  pour  tous,  de  la 
liberté  de  la  conscience  qui  est  le  QjCntre, 
et  de  tout  ce  qui  assure  l'exercice  elfectif 
de  la  liberté;  elle  est  le  développement 
non  pas  de  l'individu,  mais  de  la  personne, 
«  ce  qui,  dans  Tindividu,  dépasse  l'iudi- 
vidu,  ce  qui  est  éminemment  commuui- 
cable  et  social  ».  La  première  condition 
de  ce  développement  est  rindépendauce 
économique,  et  c'est  par  là  que  la  doc- 
trine démocratique  rejoint  l'aspiration 
socialiste,  elle  en  laisse  tomber  l'appareil 
révolutionnaire,  la  façade  de  haine  et  de 
violence,  mais  elle  admet  une  transfor- 
mation des  modes  et  même  du  principe 
de  la  propriété,  comme  un  étage  du  pro- 
grès vers  la  justice  qui  est  l'essence  même 
de  la  démocratie. 


La  Crise  Sociale,  par  (iEoiuu-;  Fonse- 
nKivE,  1  vol.  in.  12  de  xiv-4ît8  p.  Paris. 
LecolFre,  1901.  —  C'est  ici  un  ouvrage 
non  de  philosophie  pure^  mais  de  polé- 
mi(pie  politiciue  et  sociale.  Nous  devons 
rai)|)récier  comme  tel,  et  nous  sommes 
tenus  de  signaler  d'abord  les  contradic- 
tions, inconscientes  ou  conscientes,  d'une 
attitude  tantôt  extrêmement  transigeante, 
tantôt  extrêmement  inti-ansigeanle  :  la 
facilité  <lu  style  de  M.  Fonsegrive  dissi- 
mule mal  ces  contradictions.  11  arrive  par- 
fois (ju'une  seule  phrase  soit  à  double 
entente,  et  nous  demandons  au  lecteur 
sincère  comment  il  faut  interpréter  des 
phrases  telles  que  celle-ci  :  «  les  catho- 
liques... ne  songent  nullement  à  deman- 
der la  proscription  des  juils,  des  protes- 
tants ou  des  libres  penseurs  ijour  cause 
d'irrclir/ion  ■•  (p.  18S),  ou  encore  celle-ci  : 
•<  il  faut  i|ue  les  catholiques  se  fassent 
entendre  au  peuple  :  qu'ils  aient  à  la 
fois  Vhabilelé  et  la  Justice  de  ne  pas 
lui  demander  d'abdiquer  d'abord  sa  puis- 
sance et  sa  liberté  civiciue  >■  ?  Ailleurs, 
dans  un  lai^gage  élevé,  .M.  Fonsegrive 
affirme  les  droits  absolus  de  la  criti- 
que sur  les  enseignements  et  les  récits 
des  livres  saints,  parce  que  »  tout  ce 
qui  est  démontré  vrai  ne  peut  qu'être 
vrai,  cl  Dieu  ne  saurait  se  contredire  - 
(p.  254);  mais  c'est  pour  se  poser,  à 
quelques  pages  de  là,  avec  une  auda- 
cieuse franchise,  en  avocat  du  Si/ltabus. 
Ou  bien  encore,  en  termes  excellents, 
M,  Fonsegrive  défend  le  principe  de  la, 
neutralité  scolaire  (p.  239);  nous  sommes 
donc  bien  déconcertés  lorsque,  deux 
cents  pages  plus  loin  (p.  419),  M.  Fonse- 
grive condamne  le  principe  de  la  laïcité 
scolaire  :  "  la  profession  avouée  par  le 
maître  et  manifestée  jusqu'en  son  genre 
de  vie  ou  en  son  costume  d'appartenir  à 
tel  ou  tel  culte  ne  saurait  en  quoi  que  ce 
soit  empêcher  l'imparlialilé  qui  s'impose, 
en  un  pays  divisé,  à  l'instituteur  d'Étal  >■, 
—  Les  catholiques,  affirme  M.  Fonsegrive 
(p.  19S),  ..  ont  accepté  la  Hépublique  et  la 
démocratie  ".  —  Mais  alors  pourquoi 
M.  Fonsegrive,  représentant  du  catholi- 
cisme moderne,  considère-t-il  de  Bonald 
et  Joseph  de  Maistre,  comme  ayant  été 
«  admirablement  servis  -  par  «  leur  haine 
pour  la  Kêvolulion  française  »,  lorsque 
<■  leur  sens  catholique  leur  a  clairement 
découvert  dans  la  Déclaration  des  droits 
ce  que  Joseph  de  .Maistre  appelait  le  sa- 
tanisme révolutionnaire  ■>  (p.  18)?  Ll  nous 
devenons  iilus  déliants  encore  lorsque 
M.  Fonsegrive  prétend  attirer  notre  alteu- 
lion  sur  les  merveilleuses  afiinilês  qui 
existent  entre  l'Eglise  et  la  République. 
Ce  qui  fait  le   régime   républicain,    c'est 


—  6  — 


que  ■■  les  fonctions  rectrices  de  l'État  ne 
sont  pas  héréditaires,  que  l'élection  et 
non  pas  la  naissance  en  désigne  les  titu- 
laires ••  (p.  394).  Or  le  chef  suprême  de  la 
hiérarchie  ecclésiastique  est  l'élu  d'un  col- 
lège de  soixante-dix  individus,  nommés 
par  ses  prédécesseurs.  «  L'Église  catho- 
lique est  ainsi  une  République  ■■  (p.  303). 
Sur  un  point  M.  Fonsegrive  semble  ouver- 
tement braver  les  préjugés  populaires.  11 
dénonce  le  libéralisme,  maltraite  même 
les  catholiques  libéraux  (p.  189).  «  Accep- 
tons la  loi  de  Dieu,  s'écrie-l-il,  aimons  la, 
servons-la,  ne  nous  insurgeons  pas  contre 
ce  qui  est  par  la  volonté  ou  la  permis- 
sion du  Maître,  et  consommons  ainsi,  en 
aimant  nous-mêmes  notre  temps  pour  y 
faire  notre  devoir  d'hommes,  de  citoyens, 
de  patrons,  de  travailleurs,  de  penseurs 
et  de  chrétien*,  la  juste  défaite  du  libé- 
ralisme »  (p.  45).  Mais  <•  l'individualisme 
politique  aboutit  au  libéralisme  écono- 
mique 1)  (p.  S);  or,  lorsqu'il  s'agit  de  réfuter 
le  socialisme,  M.  Fonsegrive  se  fonde  sur 
celle  même  notion  de  liberté,  entendue 
au  sens  le  plus  vague.  Le  coUeclivisme, 
s'il  était  possible,  ■•  procurerait  la  sécu- 
rité au  détriment  de  la  liberté  "(p.  348). 
«  Le  libre  arbitre  individuel  est  un 
dogme  du  catholicisme  et  de  ce  dogme 
dérive  le  droit  pour  chaque  homme  de 
travailler  par  lui-même  à  l'œuvre  de  sa 
destinée  «  (p.  383).  ••  Le  christianisme 
ouvre  le  champ  le  plus  vaste  à  la  liberté 
de  nos  aspirations  vers  les  perfections 
les  plus  hautes...  Le  collectivisme...  pour 
supprimer  tous  les  risques  supprime 
toutes  les  chances,  étoulTe  la  liberté  et 
condamne  le  travailleur  à  une  médio- 
crité constante  :  l'esprit  du  christianisme 
étoulTe  dans  ces  liens  étroits,  dans  cette 
atmosphère  terne,  tranquille  et  sans 
horizon  >>  (p.  384). 

Nous  reprochons  encore  à  M.  Fonse- 
grive la  manière  dont  il  veut  confisquer 
au  bénehce  d'un  dogmatisme  très  défini, 
les  lieux  communs  du  positivisme  comlisle 
et  de  la  sociologie  moderne.  Quoi  qu'en 
puissent  penser  MM.  Charles  Maurras  et 
Maurice  Barrés,  quoi  que  donne  à  entendre 
M.  Fonsegrive  (pp.  88,  24T  et  passim), 
Aug.  Comte,  en  dépit  de  son  autorita- 
risme scientifique,  n'a  pas  été  une  sorte 
de  demi-père  de  l'Eglise.  Parlons  net  :  la 
théologie  catholique,  prise  dans  son  en- 
semble, est  peut-être  aussi  plausible  que 
la  théologie  de  Leibnitz,  de  Schelling,  de 
Hegel,  qui  étaient  des  essais  de  libre 
interprétation  du-  dogme  chrétien.  EUe 
l'est  moins  sans  doute.  Elle  ne  l'est  cer- 
tainement pas  davantage.  Elle  est  seule- 
ment plus  forte,  parce  qu'elle  représente 
une  masse  énorme  de  traditions,  intellec- 


tuelles et  sentimentales  contre  laquelle 
l'énergie  de  la  pensée  individuelle  est 
faible.  Mais  est-il  certain  que  le  dogme 
catholique  doive  retenir  pendant  de  longs 
siècles  encore  ses  fidèles?  n'esl-il  pas  cer- 
tain qu'à  l'heure  actuelle,  l'Église  calho- 
lique  ne  représente  plus,  dans  l'Église 
chrétienne,  ni  l'unanimité,  ni  la  majorité, 
ni  la  prépondérance  de  la  force?  qu'elle 
est,  au  sein  du  christianisme,  une  église 
en  face  d'autres  églises,  obligée  de  cons- 
tater qu'elle  est  discutable,  que  des  mil- 
lions et  des  millions  d'hommes  civilisés 
vivent  et  acceptent  de  vivre  en  dehors 
d'elle?  Fidèle  à  l'esprit  de  rinslitution, 
elle  se  raidit  cependant,  accumule  sur  les 
dogmes  anciens  des  dogmes  nouveaux, 
excommunie  et  anathématise  quand  elle 
peut,  dans  la  mesure  oi^i  elle  peut.  Est-il 
désirable,  pour  les  peuples  catholiques, 
que  nul  écrivain  catholique  n'ose  avertir 
l'Église  des  dangers  qu'elle  fait  courir,  et 
aux  nations  qui  pratiquent  son  culte,  et 
à  elle-même?  Est-jl  convenable  qu'un 
philosophe,  au  lieu  de  travailler,  comme 
il  devrait,  à  interpréter  et  à  spiritnaliser 
le  dogme,  aille  mettre,  quinzaine  par 
quinzaine,  au  service  de  la  politique 
«  cléricale  ■■,  ses  talents  de  polémiste  fé- 
cond? 

Metaphysica  Nova  (Retour  au  Dua- 
lisme), par  S.  S.  Laurie,  LL.  D.  profes- 
seur io  the  department  of  philosophy  à 
l'Université  d'Edinbourg,  traduite  sur  la 
deuxième  édition  anglaise  par  Geokges 
Rejiaclk,  professeur  à  l'Athénée  royal  de 
Hasselt.  1  vol.  de  in-12,  viii-328  p.  Relaux, 
Paris,  1901.  —  Au  mois  de  septembre  1897 
M.  Remacle  consacrait  dans  la  Revue  de 
Métaplii/sique  un  article  remarquable  à  ce 
livre  <<  que  l'on  s'étonne,  disait-il,  de  ne 
voir  ni  connu,  ni  traduit,  hors  d'Angle- 
terre »,  et  aujourd'hui  il  s'en  fait  le  tra- 
ducteur; nous  ne  pouvons  mieux  faire 
que  de  renvoyer  nos  lecteurs  à  l'analyse 
approfondie  et  à  la  critique  pénétrante 
qu'il  a  donnée  de  ce  système  fondé  sur 
une  théorie  originale  de  la  perception, 
en  exprimant  ce  seul  regret  que  le  tra- 
ducteur ait  poussé  la  modestie  jusqu'à  ne 
pas  les  réimprimer  en  manière  d'intro- 
duction. 

Œuvres  de  Descartes,  publiées  par 
CuAiiLKS  AiiAM  et  Pali-  Ta.NiNery,  sous  les 
auspices  du  ministère  de  l'Instruction 
publique.  Correspondance,  IV,  juillet  1643- 
avril  1047.  1  vol.  in-4  de  708  pp.  Paris, 
Cerf,  1901. 

Quatrième  volume  de  l'édition,  édité  et 
publié  avec  le  môme  soin  que  les  volumes 
aniêrieurs. 

Saint  Augustin,  par  l'abbé  Jules  Mar- 
tin, 1  vol.  in-8°  de  403  p.  (Collection  des 


—  7 


Grands  Philosophes),  Paris.  Alcan,  lUOl. 
—  11  n'y  apeut-èlre  point  decrivain  dont 
il  suit  plus  difficile  d'exposer  les  idées. 
Saint  Augustin  a  été  un  homme  d'action, 
occupé  de  constituer  une  Kglise  homogène 
et  de  calmer  les  inquiétudes  intellectuelles 
et  morales  de  ses  contemporains,  autant 
et  plus  peut-èlre  qu'un  penseur  épris  de 
la  vérité.  Comme  penseur,  «l'autre  part, 
il  se  rattache  à  la  tradition  de  Platon  et 
des  Néo-Platoniciens,  et  c'est  i>ar  lui 
délinitivement  <iue  la  métaphysique  hel- 
lénique s'installe  au  co'ur  du  Judaïsme 
chrétien.  Enlin,  lorsque  r«u'th(ido.\ie 
catholicpie  s'est  décidément  orientée  vers 
le  li!)re  arbitre  entendu  au  sens  d'Kpicure 
et  de  Pelage,  saint  Augustin  a  été  l'auto- 
rité invoquée  par  ceux  qui  ont  tenté  de 
maintenir  au  sein  du  christianisme  ren- 
seignement religieux  de  saint  Paul.  On 
voit  de  que!  esprit  large  cl  désintéressé, 
purement  humain,  il  faudrait  être  animé 
pour  situer  un  tel  auteur  dans  le  temps, 
sans  rien  dissimuler  de  ce  qu'il  doit  au 
passé,  sans  être  arrêté  dans  son  interpré- 
tation par  les  conséquences  qui  seront 
tirées  plus  tard  de  sa  doctrine,  et  on  com- 
prendra que  nous  fassions  quelque  crédit 
à  l'abbé  .Jules  .Martin  pour  ne  pas  nous 
avoir  tout  à  fait  donné  ce  que  ses  péné- 
trantes études  sur  la  démons trut ion  philo- 
sophique nous  permettaient  d'attendre  de 
lui.  11  a  fait  un  cITorl  sincère  et  vigou- 
reux pour  saisir  dans  toute  leur  étendue 
•et  dans  toute  leur  compréhension  les 
conceptions  de  saint  Augustin,  sans 
s'éloigner  des  textes,  en  s'appuyant  sur 
des  références  précises;  mais  il  a  subi  le 
sort  commun  de  ceux  qui  se  sont  atta- 
chés au  Grand  Docteur,  il  l'a  trop  aimé, 
d'un  zèle  où  il  entre  quelque  jalousie  et 
-quelque  pointe  d'ombrage;  il  faut  que 
saint  Augustin  ait  été  à  chaque  moment 
et  sur  chaque  question  le  type  de  l'or- 
thodoxie qui  sera  établie  douze  siècles 
après  lui  et  que  chacune  de  ses  conclusions 
■contienne  uu  enseignement  utile  pour  les 
lecteurs  contemporains,  et  c'est  ce  qui 
conduit  i\I.  l'abbé  Martin  ii  essayer  d'at- 
ténuer, à  estomper  les  doctrines  les  plus 
originales  de  l'auteur  et  les  plus  carac- 
téristiques de  .son  temps.  L'eiïort  est  très 
touchant,  et  trop  visible,  |iar  exemple 
dans  l'interprétation  du  récit  de  la 
Genèse  :  les  sept  jours  sont  considérés 
par  saint  Augustin  comme  la  répétition 
du  même  acte  métaphysique  dans  l'éter- 
nité, suivant  la  parole  de  l'Ecclésiastique  : 
Deus  creavit  o)nniit  simul,  cl  il  s'agit  pour, 
M.  l'abbé  Martin  d'établir  que,  «  si  un 
jour  l'évolution  était  chose  bien  cons- 
tatée, l'enseignement  de  saint  Augustin 
'en  accommoderait  à  merveille  <>.  Ce  qui 


est  plus  grave,  c'est  que  la  doctrine  de 
la  prédestination  et  de  la  grâce  est 
traitée  du  même  point  de  vue,  et  subor- 
donnée à  l'aflirmalion  du  libre  arbitre 
.M.  l'abbé  Martin  cite  sans  doute  quelques- 
unes  des  plus  profondes  formules  où 
saint  Augustin  a  montré  l'action  de  Dieu 
précédant  et  [.réformant  la  volonté  de 
l'homme,  mais  il  n'a  poinfosé  les  prendre 
comme  centre  de  son  exposé,  et  c'est 
pourquoi  son  livre  contient  du  saint 
Augustin  plutôt  ijue  saint  Augustin  lui- 
même.  Notre  critique  se  précisera  par 
une  citation  que  nous  extrayons  du  pre- 
mier livre,  qui  n'est  pas  le  moins  riche 
et  le  moins  étudié,  le  livre  sur  la  con- 
naissance :  «  Saint  Augustin  disait,  et  il 
«  sera  toujours  bon  de  méditer  une  telle 
'<  parole  :  «  Pourquoi  celui-ci  croit-il,  et 
"  celui-là  ne  croil-il  pas?  Ils  ont  pourtant, 
«  l'un  et  l'autre,  entendu  la  même  parole, 
■■  et,  si  un  miracle  s'est  accompli  en  leur 
'■  présence,  ils  ont  vu  le  même  fait:  c'est 
■<  ici  la  profondeur  des  richesses  de  la 
«  sagesse  cl  de  la  science  de  Dieu  dont  les 
<■  jugements  sont  inscriitables  (Rom.,  XI, 
<■  'à'i\.  «  S'il  n'y  avait  à  combattre  que  la 
simple  incapacité  et  la  simple  inattention, 
il  serait  toujours  possible  de  les  vaincre, 
mais  l'orgueil  intellectuel  olTre  une  tout 
autre  résistance.  On  ne  peut  avoir  raison 
de  lui  qu'en  prenant  pour  règle,  au  sens 
même  où  saint  Augustin  les  prononce, 
les  |)aroles  suivantes  :  •■  Quelle  àme, 
■<  enfin,  avide  d'éternité,  et  touchée  par  la 
'<  brièveté  de  la  vie  présente,  lutterait 
«  contre  l'éclat  et  contre  la  sublimité  de 
«  l'autorité  divine?  »  Cette  belle  sentence 
adressée  à  Volusien,  un  philosophe,  est 
merveilleusement  complétée  par  celle-ci, 
qui  s'adresse  également  à  un  philosophe, 
Consentius  :  «^  Aimez  beaucoup  de  com- 
«  prendre  ",  Intellectum  valde  ama  (Ep. 
CX.\).  >'  Et  voici  ce  que  conclut  l'abbé 
Martin  de  l'amas  de  ces  textes  contradic- 
toires :  «  Pour  exercer  réellement  une 
activité  intellectuelle,  il  faut,  au  même 
degré,  se  défendre  contre  l'imagination 
et  avoir  le  sens  du  mystère.  »  Et  de  là 
vient  notre  de<'eption  i)erpéluelle  :  le 
développement  de  la  pensée  est  limité 
par  des  mots,  on  nous  annonce  un 
philosophe  et  même,  d'après  le  titre 
de  la  collection,  un  grand  philosophe, 
et  on  nous  montre  un  théologien  éclec- 
tique. 

Spinoza,  par  E.  Ciiaiitu:ii,  ancien  élève 
de  l'Ecole  Normale  Supérieure,  agrégé  de 
philosophie,  professeur  au  lycée  de  llouen, 
1  vol.  in-8  de  122  p.,  collection  des 
«  Philosophes  »,  Paris,  Delaplane,  ISOl.  — 
Ce  petit  volume  réalise  le  but  que 
s'étaient   proposé    les    éditeurs  de    cette 


—  8  — 


collection.  Après  un  très  court  préambule 
biographique,  l'auteur  expose  le  système 
«  au  point  vue  duquel  on  le  saisit  comme 
vrai  et  comme  complet  ».  Sur  ce  que 
M.  Chartier  appelle  chez  Spinoza  la  mé- 
thode réflexive,  sur  les  deux  attributs,  sur 
l'union  de  l'àme  et  du  corps,  sur  la  morale 
des  esclaves,  sur  d'autres  points,  ce 
qu'écrit  le  commentateur  est  profondé- 
ment médité,  et  exposé  cependant  avec 
une  absolue  simplicité^  J'ai  voulu,  nous 
dit-il,  «  faire  apercevoir  au  lecteur  en 
quel  sens  Spinoza  a  raison  ».  De  fait,  le 
commentaire  de  M.  Chartier  communique 
au  lecteur  une  impression  de  satisfaction 
inellectuelle  absolue.  Cette  impression, 
malgré  tout,  n'est-elle  pas  décevante? 
Pouvons-nous  concevoir  la  pensée  autre- 
ment que  comme  un  progrès  et  une  lutte? 
Pouvons-nous  concevoir  un  monde  où 
tout  soit  intelligible,  même  l'erreur?  <■  Il 
est  impossible,  écrit  .M.  Chartier,  com- 
mentant Spiûoza,  de  faire  comprendre  ce 
que  c'est  que  l'erreur  à  un  homme  qui 
ignore  la  vérité;  et  aussitôt  qu'un  homme 
connaît  la  vérité,  il  comprend  ce  que 
c'est  que  l'erreur.  »  Il  est  impossible, 
aurait  dit  Platon,  de  faire  comprendre  ce 
que  c'est  que  l'erreur  à  un  homme  qui 
ignore  la  vérité;  et  aussitôt  ([u'un  homme 
connaît  la  vérité,  il  ne  comprend  plus  ce 
que  c'est  que  l'erreur. 

Pensées  de  Marc-Aurèle,  traduction 
nouvelle  par  Gustave  Michalt,  professeur 
à  l'Université  de  Fribourg,  (Suisse),  1  vol. 
de  in-l2,  xxi-23N  p.  Paris,  Fontemoing, 
1901.  —  «  J"ai  voulu  voir  si  c'était  vrai, 
ce  qu'ils  disent,  ces  Stoïciens,  que  leur 
philosophie  est  une  philosophie  d'énergie 
et  de  force,  que  leurs  principes  défendent 
du  trouble,  du  chagrin,  de  l'abattement 
et  assurent  la  sérénité  de  l'àme,  que 
leurs  consolations  consolent.  »  Ce  n'est 
donc  point  en  philologue,  c'est  en  cher- 
cheur de  vérité  et  de  repos  moral  que 
M.  Michaut  s'est  mis  à  lire  de  très  près 
le  texte  des  Pensées  de  .Marc-Aurèle,  et 
le  ton  hautain  des  premières  lignes  de 
son  Avertissement  fait  assez  prévoir  que 
cette  lecture  l'a  dé<:u.  «  Je  n'ai  point 
trouvé  là  ce  qu'ils  m'avaient  promis.  » 
C'est  affaire  à  M.  .Michaut  de  savoir  s'il 
a  bien  cherché,  mais  comme,  au  surplus, 
il  est  bon  philologue,  il  a  voulu  du  moins 
que  son  travail  fût  utile  à  d'autres,  et  il 
publie  une  excellente  traduction  des  Pen- 
sées, exactement  moulée  sur  le  texte  dont 
elle  suit  tous  les  contours.  Cette  traduc- 
tion n'a,  de  propos  délibéré,  rien  de  lit- 
téraire, et  elle  a  le  mérite,  dans  sa 
sobriété  d'ailleurs  élégante,  de  rendre 
aussi  bien  que  possible  le  caractère  de 
notes     intimes    que     Marc-Aurèle     avait 


donné  à  ce  journal  de  sa  vie  morale.  Une 
simple  note  ■préliminaire  résume  avec  une 
suffisante  exactitude  ce  qu'il  est  indispen- 
sable de  savoir  du  stoïcisme  et  des  idées 
de  Marc-Aurèle  lui-même  pour  bien  lire 
les  Pensées.  Quelques  notes  au  bas  des 
pages  donnent  quelques  références  ou 
explicatiofis  historiques. 

On  ne  peut  laisser  passer  sans  étonne- 
ment  cette  affirmation  de  M.  Michaut  que 
Marc-Aurèle  a  dû  bien  plus  à  lui-même 
qu'à  sa  doctrine  la  'grandeur  de  son 
caractère.  jS'uI  sage  n'a  plus  expressément 
reconnu  l'influence  de  ses  maîtres,  de  ses 
modèles  stoïciens,  Ruslicus.  Apollonius, 
Sextus,  Maxime,  etc.  :  nous  renvoyons  sur 
ce  point  M.  Michaut  à  sa  propre  traduc- 
tion (pp.  3,  4,  0,  7,  8,  14,  etc.). 

Classificazione  délie  Scienze ,  par 
C.  Trivero,  1.  vol.  de  292  p.  Milan,  llœpli, 
1899.  —  Cet  exposé  abondant  d'une  clas- 
sification conciliatrice,  vaut  par  la  clarté 
et  le  bon  sens.  Prétendant  combiner  le 
point  de  vue  objectif  et  le  point  de  vue 
subjectif  (les  diverses  catégories  de  l'es- 
prit), et  accordant  aux  idées  de  temps 
et  d'espace  un  rôle  capital,  M.  Trivero 
veut  qu'on  distingue  dans  la  science,  au 
sens  le  plus  large  du  mol.  trois  formes 
primordiales  :  le  première  serait  celle  de 
l'histoire  et  de  la  géographie,  qu'il 
s'étonne  de  voir  oubliées  dans  la  plupart 
des  classifications;  la  seconde,  celle  de  la 
science  au  sens  restreint,  la  science 
abstraite  et  généralisatrice,  celle  qui 
recherche  des  types  ou  des  lois;  la  troi- 
sième enfin  serait  la  forme  philosophique 
ou  métaphysique.  —  Les  sept  grands 
groupes  d'objets  naturels,  les  astres,  la 
terre,  le  règne  minéral,  le  règne  végétal, 
le  règne  animal,  l'homme,  et  enfin  les 
produits  humains,  —  peuvent  tour  à  tour 
donner  lieu  à  des  études  de  trois  ordres  : 
le  «  monde  sidéral  »  par  exemple  peut 
être  considéré  dons  son  histoire  (telle 
l'histoire  du  système  solaire)  et  dans  sa 
géographie  (la  ••  carte  »  du  ciel);  puis 
dans  sa  nature  et  ses  lois  (astronomie, 
physique  astronomique),  enfin,  au  point 
•de  vue  philosophique,  il  soulève  tous 
les  problèmes  de  la  cosmologie  ration- 
nelle. —  En  dehors  de  la  science  restent 
les  arts  appliqués  et  les  techniques.  — 
On  peut  noter  l'analogie  de  ces  conclu- 
sions avec  celles  où  arrivait  récemment 
chez  nous  M.  G.  Goblot.  —  Les  subdi- 
visions des  diverses  sciences  sont  sui- 
vies jusque  dans  le  détail  avec  ordre  et 
netteté. 

Il  Liceo  "Vittorio  Emanuele  II  di 
Napoli,  la  Cattedra  di  filosofia.  par 
G.  M.  Ferrari.  1  vol.  de  clxxxix-14o  p. 
Naples,     Veraldi     edil.,    1900.    —    Cette 


monograpliio,  écrili',  |iûiir  rEx[)Osition  j 
universelle  de  19IJ0 ,  se  compose  de 
deux  parties  :  l'une  résume  l'histoire  de 
l'enseignement  philosoplii<|ue  dans  les 
lycées  de  l'Ktat  en  Italie,  de  1861  à  1899, 
puis  l'histoire  de  la  chaire  de  philoso- 
phie au  lycée  Victor- Emmanuel  de 
Napics,  et  des  professeurs  qui  l'occu- 
pèrent pendant  cette  période.  L'autre  est 
remplie  par  une  série  de  questions  ou 
de  devoirs,  proposés  aux  élèves  de  ce 
lycée  en  1898-1899,  et  par  les  copies 
mêmes  de  ces  élèves.  On  trouvera  donc 
là  des  documents  précieux  pour  une 
étude  de  pédagogie  comparée.  —  11  s'en 
dégage  d'ailleurs  cette  impression  que 
l'enseignement  philosophique  est  loin 
d'être  prospère  en  Italie  :  réglé  par  des 
programmes  sans  cesse  modidés  et 
refondus,  restreint  ou  élargi  tous  les 
trois  ou  quatre  ans,  distribué  d'ailleurs, 
au  cours  des  trois  dernières  années 
d'éludé,  par  petites  doses,  —  la  logique 
d'abord,  puis  la  morale,  et  enfin  la 
psychologie,  —  gêné  étrangement  par  la 
crainte  d'initier  les  élèves  aux  incerti- 
tudes ou  aux  luttes  de  doctrines,  il 
semble  n'avoir  guère  eu  d'action  sur  les 
esprits,  ni  de  résultats  très  fructueux  à 
opposer  aux  critiques  multiples  dont  il 
est  l'objet.  Une  récente  disposition  minis- 
térielle (16  nov.  1899)  prélude,  craint-on, 
d'une  suppression  complète,  vient  de  le 
mutiler  encore,  le  réduisant  aux  «  élé- 
ments de  la  psychologie,  de  la  logique  et 
de  la  morale  »,  donnés  en  quatre  heures 
par  semaine  pendant  la  dernière  année 
d'études  seulement. 

Aussi  bien,  à  lire  les  sujets  proposés 
aux  élèves  et  leurs  réponses,  on  ne  saurait 
beaucoup  s'étonner  de  cette  situation  :  à 
force  de  vouloir  être  positif  et  d'éviter 
les  chocs  des  doctrines,  il  semble  avoir 
pris  une  foï'me  toute  scolaslique  et  for- 
melle; les  exercices  portent  sur  des 
questions  de  psychologie  expérimentale, 
ou  surtout  do  logique  qui  y  semble  tenir 
une  place  démesurée;  et  tout  cela  parait 
peu  vivant, —  tant  il  est  vrai  que  la  phi- 
lophie  a  dans  la  libre  discussion  et  la 
recherche  individuelle  comme  son  atmos- 
phère naturelle  et  nécessaire. 

L'insegnamento  délia  filosofia  nei 
Licei,  par  G.  (iD.vriLE,  1  vol.  de  233  p. 
Milan,  Saiulon,  1900.  —  Plaidoyer  en 
faveur  de  l'enseignement  philosophique 
qui  aurait  gagné  à  être  réduit  aux  dimen- 
sions d'un  article;  il  a  été  inspiré  par 
les  mesures  récentes  qui  restreignent  la 
place  de  la  philosophie  dans  les  lycées 
italiens.  L'auteur  répond  aux  diverses 
attaques  dont  elle  est  l'objet,  et  montre 
comment  seule  elle  assure   le  développe- 


ment et  l'éducation  de  l'esprit.  L'exemple 
de  la  France,  les  dépositions  de  la  récente 
enquête  parlementaire,  et  le  succès, 
qu'elles  constatent,  de  nos  classes  de 
philosophie,  reviennent  souvent  dans  ces 
pages.  Il  faut  noter  ijue  M.  (îenlile  nous 
envie  surtout,  et  réclame  en  Italie,  des 
explications  d'auteurs  philosophiques  :  or, 
de  l'aveu  général,  peut-être  est-ce  là,  de 
tout  notre  enseignement,  la  partie  la 
moins  vivante  et  la  moins  productive. 
—  Avec  une  grande  analogie  de  situation, 
et  des  arguments  similaires  invoqués  de 
part  et  d'autre,  il  semble  qu'en  Italie  plus 
qu'en  France  on  ait,  pour  les  jeunes  gens, 
peur  des  idées,  peur  des  diflicultés  ou  des 
obscurités  des  problèmes  et  de  leur  libre 
discussion,  par. où,  chez  nous,  ils  sédui- 
sent et  retiennent  les  esprits  :  aussi,  à  lire 
leslivrescomme  ceux  de  M.  Gentile,  peut-il 
sembler  que,  maintenue  ou  supprimée, 
la  philosophie  n'en  peut  avoir  ni  plus  ni 
moins  d'action  dans  les  lycées  d'Italie,  si, 
proprement,  elle  n'y  existe  pas. 

Manuale  di  Ortofrenià,  par  P.  Parise, 
1  vol.  de  235  p.  Milan,  Hoepli,  1899.  Un 
bon  exposé,  qui  intéresse  indirectement 
la  psychologie,  des  méthodes  d'éducation 
applicables  aux  faibles  d'esprit,  idiots, 
crétins  ou  imbéciles.  M.  Parise  traite 
successivement,  avec  clarté  et  précision, 
des  divers  groupes  de  faibles  d'esprit,  des 
formes  diverses  d'aphasie  qu'ils  présen- 
tent, des  dilTérents  procédés  d'éducation 
des  sens  ou  d'éveil  des  facultés,  de 
l'éducation  morale,  enfin,  de  l'installation 
des  écoles  à  eux  destinées;  et  il  termine 
par  l'historique  de  la  (|ueslion. 

REVUES 

Revue  Philosophique.  —  La  richesse 
même  des  matières  contenues  dans  une 
année  delà  Revue  nous  oblige  à  choisi  r,  pour 
notre  compte  rendu  périodi(iue,  quelques- 
unes  des  questions  sur  lesquelles  l'atten- 
tion de  nos  lecteurs  doit  être  particu- 
lièrement attirée;  et  on  peut  dire  que  ces 
questions  s'offrent  naturellement  à  nous 
parles  discussions  qu'elles  ont  soulevées 
dans  la  lievue  elle-même  et  qui  témoi- 
gnent de  leur  intérêt  [)0ur  la  pensée  con- 
temporaine. 

Les  doctrines  de  M.  Canlor  ont  permis 
de  poser  sur  un  terrain  nouveau  la  thèse 
de  l'infini  mathématique,  et  elles  ont  donné 
aux  finitistes  l'occasion  de  la  soumettre 
à  une  critique  plus  minutieuse  et  [dus 
subtile.  Pour  MM.  Kvei.lin  et  Z.  la  notion 
de  l'infini  s'épuise  tout  entière  dans  cette 
remarque  qu'après  un  nombre  il  y  en  a 
toujours   un    autre,    de   façon    que    toute 


—  lu  — 


notion  elTeclive  demeure  dans  la  région 
du  dénombrable,  et  le  transfini  ne  fait 
pas  exception  à  cette  loi.  Les  remarques 
de  M.  BoREL  et  de  M.  Paul  Ta.nnery  sur 
l'infini  nouveau  laisseraient  encore  pen- 
dante la  question  de  savoir  si  le  transfini 
est  une  invention  particulière  et  acciden- 
telle qui  enrichit  la  spéculation  philoso- 
phique, ou  il  s'incorpore  à  la  science 
mathématique  pour  servir  de  point  de 
départ  à  un  développement  universelle- 
ment reçu.  C'est  sur  le  terrain  métaphy- 
sique que  se  continue. la  querelle  de  Tin- 
fini  et  du  fini,  et  là  nous  devons  signaler, 
simultanément  avec  le  remarquable  mé- 
moire de  M.  livellin  qui  a  été  lu  et  discuté 
dans  le  récent  Congrès  de  philosophie,  La 
ilialectique  des  Antinotnies,  Tarticle  de 
M.  DuxAN'  sur  «  La  première  Antinomie  de 
Kant  "  ;  la  doctrine  métaphysique  de  M. 
Dunan.  qui  est  connue  de  nos  lecteurs, 
permet  de  donner  un  sens  positif  à  la  thèse 
et  à  l'antithèse  :  car  à  considérer  le  monde 
comme  phénomène,  il  est  impossible  de 
dépasser  la  considération  du  fini,  et  il  est 
pourtant  vrai  que  le  monde  est  autre 
chose  qu'une  quantité  d'éléments  séparés, 
il  est  l'unité  du  continu,  et  par  suite  qua- 
litativement infini.  De  ce  point  de  vue 
M.  Dunan  peut  écarter  à  la  fois  le  dogma- 
tisme de  M.  Renouvier,  qui  pose  le  fini 
comme  un  absolu,  et  le  dogmatisme  con- 
traire qui  fait  de  l'infini  un  nombre,  et 
maintenir  les  termes  mêmes  où  Kant  avait 
présenté  l'antinomie,  quitte  à  en  inter- 
préter les  conséquences. 

Nous  viendrions  un  peu  tard  pour  ap- 
prendre à  nos  lecteurs  que  M.  Brochard  a 
écrit  un  article  sur  la  morale  ancienne  et 
la  morale  moilerne.  L'autorité  de  l'éminent 
professeur,  la  nouveauté  et  la  profondeur 
de  la  thèse,  la  concision  et  l'énergie  de  la 
démonstration  en  faisaient  prévoir  tout  le 
retentissement  :  la  morale  serait  l'eudé- 
monisme  d'Aristole  et  la  réflexion  philo- 
sophique ne  s'en  serait  écartée  que  sous 
l'influence  des  idéesjudéo-chrétiennes  qui 
nous  ont  conduit  à  déserter  la  terre  et 
l'humanité,  à  nous  détourner  de  notre  na- 
ture et  du  bonheur  de  nos  semblables, 
pour  suspendre  notre  destinée  au  caprice 
d'un  être  qui  nous  aurait  imposé  de  mys- 
térieuses obligations  et  qui  se  réserverait 
de  nous  distribuer  dans  une  autre  vie  des 
récompenses  et  des  châtiments.  Encore 
faut-il  dire  que  la  constitution  d'une 
morale  théologique  est  au  point  de  vue 
proprement  philosophique  une  innovation 
qui  remonte  à  Kant  et  qui  apparaît  aux 
yeux  de  M.  Brochard  comme  une  «  ga- 
geure ".  «  Le  dix-huitième  siècle  tout  en- 
tier s'inspire  de  la  morale  antique  »,  et 
Spinoza  avait  déjà  montré  comment  la  mo- 


rale théologique  était  un  degré  inférieur 
d'une  morale  rationnelle,  subordonné  à 
celle-ci  comme  la  croyance  populaire  et 
l'imagination  le  sont  nécessairement  à  la 
raison  et  à  la  science.  C'est  M.  Sertil- 
LANGES  qui  a  pris  l'initiative  de  répondre 
à  M.  Brochard  dans  quelques  pages  qui 
font  le  plus  grand  honneur  à  son  talent  de 
dialecticien.  Nous  ne  croyons  pas  qu'on 
ait  jamais  donné  une  explication  plus 
claire  de  la  conception  thomiste,  qu'on 
puisse  se  placer  plus  exactement  au  point 
de  vue  du  moyen  âge  pour  concilier  l'Ethi- 
que à  Nicomaqueet  l'Evangile.  Seulement, 
précisément  parce  que  M.  Sertillanges 
s'enferme  à  l'avance  dans  les  limites  tra- 
cées par  l'autorité  de  saint  Thomas,  il  ne 
saurait  guère  toucher  ceux  qui  savent 
regarder  au  delà.  M.  Sertillanges  inter- 
prète l'Ethique  à  Nicomaque  dans  le  sens 
de  l'ontologie  scolastique  et  distingue  du 
honheur-senliment  qui  a  sa  réalité  dans  la 
conscience  de  l'homme  le  bonlieur-état  qui 
est  en  soi  sa  valeur  et  sa  vertu;  mais  il 
a  tort  de  s'étonner  que  M.  Brochard  n'ait 
pas  tenu  compte  d'une  telle  distinction, 
puisque  M.  Brochard  a  cherché  Aristote 
dans  Aristote  et  que  seul  le  réalisme  sco- 
lastique permettait  à  son  commentateur 
d'élever  au-dessus  du  bonheur-joie  l'en- 
tité d'une  béatitude  essentielle.  De  même. 
M.  Sertillanges  semble  accepter  que  la 
raison  fournisse  la  règle  de  la  morale, 
mais  cette  raison  n'a  rien  d'humain  ;  elle 
est  immédiatement  une  loi  immuable  et 
éternelle,  une  nature  des  choses,  une 
■'  providence  telle  que  la  peut  concevoir 
un  philosophe  qui  prouve  Dieu  par  l'ordre 
de  l'univers  ■•.  Laïciser  la  morale,  c'est 
pour  lui  la  fonder  sur  la  religion  natu- 
relle, et  il  est  difficile  de  lire  M.  Sertil- 
langes sans  voir  reparaître  à  travers  les 
textes  de  saint  Thomas  le  déisme  de  Vol- 
taire. Et  l'on  comprend  qu'alors  le  tho- 
nisme  écarte  à  la  fois  Spinoza  et  Kant; 
ils  sont  ti'op  religieux  pour  lui,  de  cette 
religion  qui  ne  se  laisse  plus  diviser  en 
religion  naturelle  et  en  religion  révélée 
parce  qu'elle  n'est  rien  de  matériel  et  de 
décomposable,  parce  qu'elle  est  la  vérité 
absolue,  l'esprit.  Grâce  à  M.  Sertillanges 
nous  comprenons  bien  que  la  morale 
moderne,  en  tant  (Qu'elle  s'oppose  à  la 
morale  du  moyen  âge,  est  une  doctrine 
du  progrès  spirituel,  fondée  sur  l'autono- 
mie de  la  raison  humaine,  et  si  c'est  dans 
un  Fichte  que  cette  doctrine  a  trouvé 
jusqu'ici  son  expression  la  plus  profonde, 
si  certaines  équivoques  du  spinozisme  y 
sont  définitivement  levées,  n'est-il  pas  de 
toute  justice  historique  de  reconnaître 
ici  l'ojuyre  de  Kant,  à  quelques  interpré- 
tations que  puissent  donner  lieu  certaines 


—  41  — 


thèses  de  la  Critique  de  la  Raison  prati- 
que? 

Dans  un  arliclo  intitulé  la  Sociolof/ie 
biologique  et  le  réf/ivie  </c,s-  castes,  M.  BoutiLÉ 
poursuit  la  polémique  vigoureuse  qu'il  a 
entreprise  devant  nos  lecteurs  mêmes 
oontre  les  théories  qui,  au  mépris  de  l'es- 
prit positif,  tentent  de  ramener  les  phé- 
nomènes de  l'huinanité  à  leurs  conditions 
physiologiques:  il  s'agit  de  descendre  des 
])rin("ipes,  tellement  vagues  qu'ils  sont  à 
la  fois  impossibles  à  prouver  et  à  réfuter, 
à  des  applications  précises,  de  poser  à  la 
sociologie  biologique  des  questions  si 
nettes  qu'elle  ne  puisse  se  dérober.  Le 
principe  de  la  dilTéreuciation  des  fonc- 
tions physiologiques  enferme  les  cellules 
dans  un  organe  et  les  approprie  peu  à  peu 
à  leur  usage  spécial,  de  sorte  que  le  pro- 
grès consiste  dans  un  asservissement 
croissant  et  dans  une  séparation  radicale 
des  éléments;  au  contraire  le  progrès 
social  va  vers  la  liberté  et  l'égalité;  le 
chapelier  et  le  libraire,  une  fois  libérés 
de  l'occupation  professionnelle  qui  leur  a 
pris  quelques  heures,  doivent  se  retrouver 
semblables  et  égaux  pour  fréquenter  les 
musées  ou  les  théâtres,  pour  vivre  en 
famille,  pour  participer  à  l'administration 
de  la  commune  ou  de  l'État.  De  même  la 
sélection  dans  les  sociétés  se  fait  à  re- 
bours de  la  sélection  biologique,  car  s'il 
est  un  fait  incontestable  dans  l'histoire, 
c'est  que  la  formation  d'une  classe  supé- 
rieure au  sein  d'une  société  engendre 
l'égo'isme  de  classe  qui  détourne  et  stéri- 
lise le  progrès.  Ce  qui  rend  plus  intéres- 
sante et  plus  décisive  encore  l'argumenta- 
tion de  M.  Bougie,  c'est  la  réponse  de 
M.  Novicow.  Sans  doute  il  élargit  un  peu 
sa  conception,  en  cherchant  à  justifier 
par  des  comparaisons  biologiques  le  mou- 
vement des  individus  au  travers  de  la 
société:  mais  finalement  il  se  laisse  con. 
duire  »  au  jiied  du  mur  »  ;  il  aspire  au 
jour  où  la  justice  sociale  deviendra  une 
fonction  automatique  et  inconsciente  qui 
sera  dévolue  à  quelques  hommes  spécia- 
lisés, et  en  attendant  il  nous  propose 
comme  idéal  la  délimitation  rationnelle 
des  classes  telle  qu'elle  existe  dans  les 
armées  modernes.  «  Il  y  a  donc  dans 
Tarmèe  la  plus  grande  dose  d'inégalité 
hiérarchique  accompagnée  de  la  plus 
grande  dose  de  justice.  •  On  voit  comment 
le  brillant  écrivain  qu'est  M.  ^'ovico\vest 
conduit  par  sa  doctrine  à  une  rare  mé- 
connaissance de  la  réalité  sociale  et  com- 
ment il  justifierait  les  déflances  du  savant 
positif  (jui  voit  dans  la  sociologie  une 
terre  d'asile  pour  les  faiseurs  de  systèmes 
exclus  de  la  métaphysique  par  la  criti- 
que rigoureuse  des  rationalistes.  En  tout 


cas  il  faut  eonrlurc  que  cette  discussion 
n'a  pas  été  sans  fruit  :  le  procès  de  la 
Sociologie  biologique  n'est  plus  pendant. 

THÈSES  DE    DOCTORAT 

M.  Ki.iE  Hai,h;vv,  ancien  élève  de  l'Kcole 
Normale  Supérieure,  agrégéde  philosophie, 
a  soutenu  en  Sorbonne,  le  1"'  mars  l'.)01, 
les  deux  thèses  suivantes  : 

I.  he  concalcnalione  qu.v  inter  aff'ccliones 
mentis  projder  siinililudiiiem  fieri  diciliir. 

H.  La  furmalion  du  radicalisme  philoso- 
phique.  La  Révolulion  el  le  principe  de  Vuti- 
hté  (1789-1813). 

TllliSE    LATINE. 

iM.  E.  Halévii  résume  sa  thèse  latine. 

Dans  le  langage  kantien,  la  déduction 
d'un  principe,  c'est  la  démonstration  que 
ce  principe  est  la  condition  nécessaire  de 
funité  de  l'expérience.  .Mais  il  y  a  chez 
Kant  un  dualisme  entre  l'entendement  et 
la  nature;  même  en  l'absence  des  catégo- 
ries, la  sensation  pourrait  subsister 
comme  un  monde  autonome.  C'est  là  ce 
que  .M.  Halévy  conteste  :  il  prétend  qu'il  y 
a  des  principes  sans  lesquelles  ni  la 
science  ni  la  sensation  elle-même  ne  sont 
possibles.  Il  cherche  des  équivalents  des 
lois  rationnelles  dans  la  théorie  de  l'asso- 
ciation des  idées.  Il  discute  d'ailleurs, 
dans  fassociationisme  courant,  la  thèse 
de  l'atomisme  psychologique,  four  l'asso- 
ciationisme,  des  qualités  simples  sont 
données,  el  r'est  selon  les  propriétés  de 
ces  qualités  simples  que  s'opèrent  le  grou- 
pement et  l'union  des  états  de  conscience. 
Or  .M.  Halévy  nie  que  la  similitude  puisse 
être  dite  propriété  d'un  état  simple,  et 
soutient  que  le  principe  de  similitude 
conditionne  la  sensation. 

D'abord,  la  similitude  n'est  pas  une  pro- 
priété de  l'atome  |)sychique. 

En  effet,  similitude  suppose  identité  et 
différence;  on  ne  peut  donc  pas  dire 
d'états  de  conscience  absolument  simples 
qu'ils  soient  semblables.  Il  y  a  cependant 
un  procédé  permettant  de  concevoir  l'as- 
sociation par  similitude  entre  des  états 
simples.  Supposons  entre  ces  états  une 
association  par  contigu'ité,  et,  dans  le 
second  des  groupes  considérés,  certains 
termes  qui  soient  identiques  à  des  termes 
des  premiers  tandis  que  d'autres  sont  dif- 
férents. Si  l'on  fusionne  ces  deux  amas 
d'états  psychiques  simples,  ne  se  trouve- 
t-on  pas  en  présence  d'une  identité  par- 
tielle,en  d'autres  termes, d'une  similitude? 
Mais  M.  Halévy  nie  qu'il  puisse  y  avoir 
identité  entre  des  états  de  conscience 
simples. 

Soient    deux    individus    placés   l'un  en 


—  12 


face  de  Tautre,  chacun  ne  percevant  que 
deux  couleurs,  le  rouge  et  le  vert.  Suppo- 
sons maintenant  que,  par  une  brusque 
interversion,  ce  soit  le  rouge  qui  paraisse 
vert  à  l'un  des  individus  considérés.  Les 
deux  individus  ne  s'apercevraient  pas  du 
changement;  l'un  appellerait  vert  ce  que 
l'autre  appelle  rouge,  et  vice  versa.  Ainsi 
l'accord  se  fait  non  pas  sur  des  qualités 
simples  mais  sur  des  dilTérences  de  qua- 
lité. Ce  qu'on  affirme,  ce  n'est  pas  l'iden- 
tité d'un  terme  simple,  mais  d'un  rapport, 
d'une  différence. 

Si  donc  on  admet  l'hypothèse  initiale 
de  l'atomisme  psychologique,  on  ne  sau- 
rait attribuer  aux  atomes  supposés  ni  la 
similitude,  ni  l'identité;  les  états  psychi- 
ques simples  étant  absolument  incompa- 
rables, la  conscience  ne  forme  qu'un 
chaos  de  sensations  absolument  difTé- 
rentes  les  unes  des  autres. 

Comment  alors  l'homme  arrive-t-il  à 
affirmer  des  similitudes? 

M.  Halévy  rappelle  l'analyse  que 
M.  Bergson  a  donnée  de  la  notion  d'inten- 
sité, le  problème  étant  de  savoir  si  cette 
notion  est  donnée  immédiatement.  Soient 
les  sensations  de  chaleur  et  de  froid. 
ISous  croyons  avoir  affaire  à  deux  inten- 
sités différentes  de  la  même  qualité.  Or 
c'est  bien  deux  qualités  distinctes  qui  sont 
données,  et  notre  erreur  d'interprétation 
vient  d'une  confusion  que  nous  faisons 
entre  la  qualité  intensive  et  la  qualité 
extensive.  Mais  M.  Bergson  s'en  tient  à 
ces  similitudes  qualitatives,  et  il  n'explique 
pas  comment  les  sensations  de  la  vue, 
par  exemple,  et  de  l'ouïe,  nous  paraissent 
former  deux  classes  de  sensations  sem- 
blables. Il  faut  recourir  encore  cepen- 
dant, pour  cette  explication,  à  une  asso- 
ciation avec  des  éléments  extensifs,  en 
d'autres  termes  à  la  localisation  dans  les 
diverses  parties  du  corps.  C'est  la  con- 
naissance du  corps  qui  nous  permet  de 
classer  les  sensations  en  espèces  dis- 
tinctes. Mais,  si  nous  appelons  visuelles 
toutes  les  sensations  dont  nous  avons 
conscience  qu'elles  sont  perçues  par  l'œil, 
n'avons-nous  pas  une  démonstration  sous 
forme  axiomatique  du  principe  de 
l'énergie  spécifique  des  nerfs"?  M.  Halévy 
avait  cru,  dans  sa  thèse,  pouvoir  aller 
jusque-là;  il  fait  cependant,  après 
examen,  des  réserves  sur  cette  partie  de 
son  argumentation  :  il  reconnaît  avoir 
pris  trop  au  sérieux  le  principe  de 
l'énergie  spécifique  des  nerfs.  D'abord, 
en  effet,  ce  principe  n'est  pas  vrai  de  cer- 
taines sensations  comme  le  goût  ou 
l'odorat.  En  outre,  les  cas  même  qui 
paraissent  lui  être  le  plus  favorables  peu- 
vent s'expliquer  par  d'autres  hypothèses. 


II  croit  cependant  pouvoir  maintenir  cette 
thèse,  que,  sans  localisation  dans  le  corps, 
il  n'y  a  pas  de  classification  par  similitude 
possible. 

On  peut  en  effet  distinguer  deux  expli- 
cations de  la  classification  des  sensations  : 
1"  l'hypothèse  associationiste ,  en  addi- 
tionnant les  sensations,  prétend  cons- 
truire l'univers;  or  nous  avons  vu  que 
cela  est  inconcevable  si  vraiment  l'on  part 
de  sensations  simples.  D'oi^i  2''  la  néces- 
sité de  prendre  pour  point  de  départ  non 
des  faits  psychiques  simples,  mais  l'idée 
de  conscience  en  général.  Les  notions  de 
relation  de  contiguïté,  de  similitude  sont 
les  conditions  nécessaires  de  l'existence 
de  la  conscience  en  soi.  On  peut  démon- 
trer que  l'existence  même  de  la  conscience 
implique,  d'une  part,  la  distinction  des 
parties  dans  l'espace,  d'autre  part,  l'affir- 
mation qu'il  existe  dans  l'espace  des 
identités  de  rapport,  des  similitudes,  des 
systèmes.  Quant  aux  prétendus  états  de 
conscience  simples  de  l'empirisme,  on  ne 
parvient  à  en  former  l'idée  qu'en  dernier 
lieu,  après  s'être  attribue  dans  l'espace 
un  corps  distinct  des  autres  corps,  après 
avoir,  dans  ce  corps  lui-même,  distingué 
des  parties,  et  avoir  classé  les  sensations 
selon  ces  parties. 

M.  Croiset  rend  hommage  à  la  sincérité 
scientifique  et  à  l'habileté  dialectique  dont 
M.  Halévy  a  fait  preuve  dans  sa  thèse 
latine.  Il  avoue  cependant  qu'il  a  ressenti 
quelque  effroi  à  voir  simplifier  des  choses 
si  complexes  avec  tant  de  virtuosité.  La 
réalité  est-elle  bien  dans  ces  formules 
séduisantes  et  claires"? 

M.  Séailles,  qui  a  lu  la  thèse  en  manus- 
crit, complimente  M.  Halévy  sur  ce  tra- 
vail construit  avec  force  et  intelligence,  et 
où  les  idées  s'enchaînent  si  logiquement. 
Mais  il  y  a  entre  la  logique  et  les  faits  plus 
de  distance  que  n'en  met  M.  Halévy  dans 
son  intellectualisme  intransigeant.  L'in- 
telligence, selon  lui,  descendrait  dans  les 
derniers  éléments  de  la  connaissance. 
M.  Halévy  n'est  pas  d'accord  sur  ce  point 
avec  Kant  et  les  cartésiens  eux-mêmes 
pour  qui  la  sensation  est  quelque  chose 
d'original.  M.  Halévy  rèlute  l'empirisme 
pour  qui  tout  dans  la  connaissance  est 
d'ordre  affectif,  le  lien  des  phénomènes 
psychiques  étant  un  état  affectif,  un  sen- 
timent de  détermination  interne,  d'où 
vient  la  tendance  de  l'esprit  à  passer  d'un 
état  à  l'autre.  Or  .M.  Halévy  soutient  que, 
si  on  supprimait  l'intellect,  on  supprime- 
rait aussi  le  sens.  11  serait  logique,  dès 
lors,  d'en  revenir  à  l'automatisme  carté- 
sien. Il  n'y  a  pas  de  raison  de  laisser 
subsister  une  vie  affective  si  le  sens  est 
déjà  de  l'intellect. 


i:î 


M.  Uulérij  tToil  discerner  une  contra- 
diction dans  la  critique  que  lui  adres?e 
M.  Séailles.  Celui-ci  d'une  part  lui  reproche 
de  n'être  pas  d'accord  avec  les  (parlés iens, 
et  d'autre  part  trouve  mauvais  qu'il  doive 
être  conduit  à  se  déclarer  partisan  de 
•  l'automatisme  cartésien. 

M.  Séailles  désire  qu'on  lui  explique 
comment  la  sensation  peut  être  et  n'être 
pas  l'intelligence,  comment  elle  peut  être 
dite  représenter  le  corps. 

.M.  llaU'L'jj  estime  que  la  sensation  est 
l'intelligence  des  phénomènes  physiques 
conçus  comme  en  rapport  avec  l'orga- 
nisme. Ce  qu'on  appelle  un  phénomène 
naturel,  c'est  la  réfraction  d'un  phénomène 
par  un  organe  corporel.  La  sensation  est 
donc  hors  de  la  science'.  Mais,  si  l'on 
considère  par  exemple  la  sensation  de  la 
vue,  on  constate  qu'elle  est  une  représen- 
tation des  mouvements  ondulatoires  en 
rapport  avec  le  globe  oculaire  et  le  nerf 
optique.  Si  on  part  de  l'atomisme  psycho- 
logique, comment  réussira- t-on  à  appli- 
quer les  sensations  à  des  corps  extérieurs  ? 
comment  fera-t-on  la  transition  entre  les 
sensations  isolées  et  le  monde? 

.M.  .ieailles  fait  observer  qu'il  existe 
historiquement  des  solutions  de  ce  pro- 
blème :  par  exemple,  le  Kantisme.  La 
thèse  de  M.  Halévy  repose  sur  une  péti- 
tion de  principe.  11  veut  prouver  l'intel- 
lectualisme et  raisonne  ainsi  :  la  notion 
de  similitude  implique  celles  d'identité  et 
de  différence.  Or  il  est  absurde  qu'il  y  ail 
identité  et  dilTérence  dans  le  simple.  — 
Mais  c'est  la  ce  <iue  ne  lui  accorderaient 
pas  ses  adversaires.  Hume  lui  dirait  queles 
faits  ne  sont  pas  laits  pour  les  théories, 
et  qu'il  a  tort  de  nier  un  phénomène 
constant.  Nous  percevons  les  sensations 
comme  qualitatives,  c'est  un  fait.  L'empi- 
risme refuse  de  donner  la  raison  de  ce 
qu'il  considère  comme  un  fait  dernier  : 
Spencer  et  James  s'accordent  sur  ce  point. 
Il  y  a  une  l'onction  (.[ui  consiste  à  sentir 
des  différences  de  sensations,  et  de  même 
pour  la  ressemblance.  M.  Halévy  commet 
le  sophisme  du  psychologue  :  il  applique 
à  un  état  tout  ce  ([u'une  analyse  ultérieure 
lui  enseigne.  La  position  de  l'atomisme 
n'est  pas  maintenue  comme  nécessaire  par 
les  empiristes.  (^hez  James,  par  exemple, 
les   états  de   conscience  s'interpénétrent. 

M.  Halécij  remarque  que  tout  psycho- 
logue, la  psychologie  étant  une  science 
positive,  est  forcé  d'en  venir  à  un  ato- 
misme.  Mais  il  y  a  deux  sortes  de  psycho- 
logues. Les  uns,  se  plaçant  au  point  de 
vue  des  états  de  conscience  simples  et 
séparés,  se  contredisent  lorsqu'ils  traitent 
la  conscience  comme  la  conscience  d'un 
rapport.    Les    autres,    et    James    est    du 


nombre,  occupent  la  position  inverse.  Le 
primitif  pour  eux,  c'est  le  sentiment  de 
transition  :  quel  nom  donner  alors  aux 
états,  semblables  ou  dillerents,  entre  les- 
quels s'opère  le  passage?  Seront-ce  en- 
core des  sentiments?  Il  y  a  donc  cercle  : 
ou  bien  on  pose  des  atomes  et  on  affirme 
qu'il  y  a  sensation  d'un  rapport  entre 
eux,  —  ou  vice  versa.  En  réalité  la  posi- 
tion des  atomes  iisychiques  est  le  dernier 
terme  d'une  opération  de  l'esprit,  ana- 
logue à  celle  en  vertu  de  laipielle  procè- 
dent les  savants  lorsqu'ils  isolent  des  sys- 
tèmes indépendants  de  mouvements  dans 
l'univers. 

M.  Séailles  constate  que  M.  Halévy  lient 
à  ce  que  les  systèmes  de  sensations  ne 
soient  qualifiés  que  pour  une  raison 
spatiale.  Or,  non  seulement  les  sensations, 
mais  les  nuances  mêmes  de  ces  sensations 
sont  comme  séparées  par  l'infini,  puis- 
qu'elles sont  hétérogènes.  Comment  donc 
qualifions-nous?  Parce  que  nous  associons 
à  l'impression  des  relations  spatiales  qui 
ne  sont  pas  données  en  elle,  répond 
M.  Halévy.  Nous  savons,  par  exemple, 
que  la  cause  lie  la  coloration  d'un  liquide 
incolore  doit  être  intensifiée  pour  modifier 
la  nuance  de  ce  liquide.  Et  nous  ne 
croyons  sentir  diverses  nuances  que 
parce  que  nous  savons  qu'il  y  a  conti- 
nuité et  accroissement  dans  la  cause. 
Physiologiquement,  nous  relierions  ces 
nuances  diverses  à  un  plus  ou  moins 
grand  nombre  d'éléments  nerveux.  Mais 
nous  ne  connaissons  pas  le  plus  souvent 
les  éléments  nerveux  intéressés.  Alors  il 
faut  en  revenir  à  la  sensation  directe  et 
immédiate,  c'est-à-dire  à  la  théorie  que 
combat  M.  Halévy. 

M.  Halévy  déclare  qu'il  n'a  pas  déve- 
loppé ses  vues  sur  ce  point,  parce  qu'il  a 
adopté  l'argumentation  connue  de  M.Berg- 
son, sur  l'impossibilité  de  comprendre  ce 
qu'on  entend  par  dilTérence  d'intensité 
entre  deux  ([ualités,  sans  faire  intervenir 
l'idée  de  quantité  extonsive. 

M.  Séailles.  —  Mais  la  ressemblance 
repose-t-elle  nécessairement  sur  une  ana- 
lysé intellectuelle  ainsi  que  la  dillérence? 
En  fait,  nous  ignorons  les  vibrations  ner- 
veuses: ce  n'est  donc  pas  grâce  à  la  con- 
naissance de  ces  vibrations  que  nous 
sentons. 

.M.  Halévy.  —  Nuancer  n'est  pas  dis- 
tinguer, mais  assimiler.  La  question  est 
donc  :  entre  des  qualités  toutes  distinctes 
et  hétérogènes,  comment  pouvons-nous 
établir  des  assimilations? 

M.  Séailles  demande  si,  pour  qu'une 
sensation  consciente  se  produise,  M.  Ha- 
lévy exige  la  connaissance  des  éléments 
nerveux. 


—  14 


M.  Haléoy.  —  ]1  faiiL  accepter  celte  con- 
séquence de  l'hypothèse,  puisque  l'autre 
hypothèse  est  contradictoire  en  elle-même. 

M.  Se'ailles  maintient  qu'une  telle  exie 
gence  est  exagérée.  On  ne  peut  soutenir 
comme  le  fait  M.  Halévy,  qu'un  jugement 
d'utilité  soit  nécessaire  pour  justifier  la 
sensation  de  plaisir. 

M.  Halévy.  —  C'est  donc  f|ue  M.  Séailles 
■considère  que  tous  les  états  de  conscience 
ont  une  qualité  sensible,  plus  une  inten- 
sité, plus  un  degré  alTectif.  Or  cela  con- 
tredit la  prétendue  simplicité  des  atonies 
psychiques.  L'état  de  conscience  en  soi 
est,  par  hypothèse,  absolument  un  et  irré- 
ductible. 

M.  Séailles  afhrme  que  le  plaisir  n'im- 
plique pas  un  jugement  d'utilité. 

M.  HaléL'ij  croit  le  contraire.  Dans  le 
domaine  de  la  qualité  pure,  on  ne  peut 
parler  que  d'absolue  distinction.  Dès  qu'il 
y  a  assimilation,  il  faut  recourir  à  quelque 
chose  d'autre  que  les  ([ualités.  La  ten- 
dance de  l'individu  à  persévérer  dans 
l'être  a  fait  appeler  agréables  les  sen- 
sations qui  ont  favorisé  la  conservation 
de  l'espèce  actuellement  vivante. 

M.  Séailles.  — Alors  l'ivrogne  ne  devrait 
pas  s'abandonnera  son  plaisir  favori  sans 
les  plus  vives  soullrances?  M.  Halévy  a 
trop  peu  le  souci  des  faits.  Il  dit,  par 
exemple,  qu'un  aveugle-né  doit  avoir  les 
mêmes  impressions  que  nous,  voyants. 
Or  les  impressions  de  l'aveugle-né  se 
réduisent  à  la  céneslhésie  qu'il  n'a  aucune 
raison  ni  aucun  moyen  de  traduire  en 
couleurs. 

M.  tlalévy  avoue  que  le  principe  de 
l'énergie  spécifique  des  nerfs  est  sujet  à 
bien  des  réserves  qu'il  a  eu  le  tort  de  ne 
pas  faire. 

iM.  Broc/iard  loue  la  vigueur  du  travail 
de  M.  Halévy.  H  a,  lui-même,  un  faible 
pour  la  réduction  du  sensible  à  l'intelli- 
gible. Mais  il  ne  croit  pas  que  cette  réduc- 
tion ait  été  faite  par  M.  Halévy.  Et  d'abord 
qu'entend  celui-ci  parla  sensation?  Il  nie 
la  différence  spécifique  des  sensations 
«impies,  et  il  dit  que  sentir,  c'est  perce- 
voir des  dilférences.  Mais  qu'est-ce  donc 
que  percevoir  une  différence  sans  perce- 
voir en  même  temps  les  choses  dont  on 
dit  qu'elles  sont  dilférentes?  Et  que  sont 
ces  choses  elles-mêmes,  spécifiquement 
distinctes,  sinon  des  objets  de  sensation? 

M.  Halévy  dislingue  deux  parties  dans 
sa  thèse.  Une  première  partie,  négative, 
part  de  l'hypothèse  de  qualités  sensibles 
simples,  et  montre  que  cette  hypothèse 
est  soutenable.  Dans  une  seconde  partie, 
M.  Halévy  montre  (|ue,  si  on  ne  peut 
concevoir  l'accord  sur  une  qualité  sans 
l'accord  sur  une  dilTérence,  il  faut  chercher 


l'accord  dans  quelque  chose  d'objectif. 
C'est  pourquoi  il  en  revient  à  l'étendue 
cartésienne. 

M.  Brachard.  —  Mais  il  faudrait  que 
les  mouvements  fussent  connus,  et  c'est 
là  une  construction  a  priori.  Au  moment 
de  la  perception  d'une  sensation  —  gusta- 
tive,  par  exemple  —  il  n'y  a  aucune  per- 
ception de  différence  entre  deux  mouve- 
ments. 

.VI.  Haléry.  —  Si  vous  ne  vous  contentez 
pas  d'affirmer  vaguement  :  «  je  perçois 
quelque  chose  »,  il  y  a  dans  ce  jugement 
à  l'état  plus  ou  moins  distinct,  l'idée  de 
l'organe  gustatif  et  celle  d'un  aliment. 

M.  Brochard.  —  Cependant  l'enfant  per- 
çoit des  dilférences. 

•M.  Haléry.  —  Si  l'intelligence  se  cons- 
truisait par  des  associations  mécaniques, 
l'enfant  devrait  avoir  plus  de  sensations 
distinctes  que  l'homme.  Or  c'est  le  con- 
traire qui  parait  être  le  vrai.  Les  sensa- 
tions augmentent  en  nombre,  à  mesure 
que  nous  connaissons  mieux  nos  organes. 

M.  Brochard  garde  des  doutes  sur  ce 
point.  M.  Halévy  réduit  la  perception  de 
la  sensation  à  celle  de  la  différence.  S'il 
n'admet  point  de  similitude  entre  deux 
sensations  qualitativement  difTérenles,  il 
admet  au  moins  la  perception  d'une 
identilé  île  différence.  L'emploi  qui  est 
fait  ici  du  mot  similitude  consiste  à  l'ap- 
pliquer à  une  différence  qui  demeurerait 
au  deuxième  moment  aussi  dilTéreute  que 
dans  le  premier.  Il  y  a  donc  quelque 
impropriété  à  dire  que  nous  ne  percevons 
que  des  différences,  car  une  différence 
qui  demeure  la  même  à  deux  instants 
devient  une  ressemblance.  Comment  alors 
sauvegarder  le  principe  posé  d'abord, 
qu'on  ne  peut  affirmer  de  ressemblance 
que  si  on  perçoit  des  parties  semblables 
et  des  parties  différentes? 

M.  Halévy  a  pris  pour  son  point  de 
départ  une  définition  grossière  de  la 
similitude.  Mais  il  l'a  définie  autrement 
par  la  suite,  comme  une  identité  de  rap- 
ports, quelles  que  soient  les  variations 
des  termes  en  rapport. 

I\I.  Brochard.  —  Appliquons  donc  la 
nouvelle  définition  à  la  distinction  des 
sensations.  Si  une  dilTérence  demeure 
identique  à  elle-même,  pourquoi  une  sen- 
sation ne  le  demeurerait-elle  pas? 

.M.  Halévy  a  essayé  de  démontrer  l'im- 
possibilité de  cette  hypothèse.  On  ne  peut 
percevoir  une  sensation  que  si  elle 
change. 

.M.  Brochard  concède  qu'une  sensation 
doit  se  distinguer  d'une  autre.  .Mais  pour- 
quoi, dans  la  formule  «  identiquement 
différente  »,  ne  faire  attention  qu'à  la  dif- 
férence? 


15  — 


M.  Ualéo;/.  —  C'esl  nue  la  dilTércnce 
est  iiientique,  mais  non  pas  les  termes. 
Un  ne  saurait  concevoir  une  sensation 
simi>le  comme  idenlii|ue  à  ellc-nièmc. 

M.  Urocluird  constate  (|ue  celle  thèse 
repose  sur  l'impossibililc  de  concevoir  la 
ressemblance  sîns  distinguer  des  parties 
semblaliles  et  des  parties  dilïcrentes.  Or, 
c'esl  ce  qu'il  conteste.  i*i)is()u'un  rapport 
peut  demeurer  identique  à  lui-même, 
pourfpioi  n'en  serail-il  pas  ainsi  de  la 
sensation  "? 

.M.  Ihdéi'i/.  —  Parce  qu'il  y  aurait  alors 
identité  d'une  dilTérence. 

.M.  Ilrocluird.  —  C'esl  ce  qu'il  faut 
démontrer.  Quand  on  parle  d'élals  sim- 
ples, on  veut  dire  simples  au  point  de 
vue  qualitatif  :  celle  simplicité  n'exclut 
pas  l'idée  qu'on  pourra,  sans  la  rompre, 
placer  la  sensation  dans  le  temps  et  la 
durée.  L'inlervenlion  de  la  catégorie  du 
temps  n'allcre  pas  la  sensation,  puis- 
qu'elle ne  modifie  pas  la  nature  du  rap- 
port. 

.M.  llaléry.  —  Mais  c'est  l'idée  de  la 
simplicité  qualitative  elle-même  (|ui  est 
inconcevable. 

M.  lirochard.  —  Deu.K  éléments  simples 
peuvent  être  semblables  et  dilTérenls,  la 
dilTérence  de  leur  situation  dans  le  temps 
suffisant  à  les  distinguer. 

M.  Ilalévji  se  demande  ce  qu'on  peut 
entendre  par  l'identité  d'une  sensation 
conifiarée  avec  elle-même  à  deu.K  instants 
dilTérenls. 

M.  Biochanl.  —  Mais  quel  moyen  y 
a-l-il  de  ne  les  pas  comparer?  Il  y  a  peu 
de  sensations  qui  n'aient  une  durée. 

M.  lldlévy.  —  Comment  mesurer  la 
<luréc  d'une  sensation  minima?  Nous 
embrassons  par  la  pensée  des  laps  de 
durée;  uiais,  que  la  durée  soit  très  grande 
ou  très  petite,  l'acte  de  la  pensée  est  tou- 
jours le  même.  Le  tort  de  l'emiiirisme,  à 
la  recherche  d'un  élément  fixe,  est  de  le 
chercher  dans  l'objet,  alors  qu'il  est  dans 
l'acte  de  la  pensée. 

M.  lirochard  conleste  le  principe  même 
de  la  théorie  du  candidat.  Si  nous  pou- 
vons, sans  altérer  leur  simplicité,  placer 
les  sensations  dans  le  temps  et  l'espace, 
pourquoi  ne  pourrions-nous  pas  leur 
attribuer  l'idée  du  plus  ou  du  moins,  et 
obtenir  par  suite  des  sensations  qui,  ne 
dilTéranl  entre  elles  que  par  le  plus  ou  le 
moins,  seraient  qualilativemenl  sembla- 
bles? 

M.  Halév'j,  tout  prêt  à  admettre  l'insuf- 
fisance de  sa  thèse  dans  sa  partie  expéri- 
mentale, croit  avoir  démontré  précisé- 
ment l'impossibilité  d'attribuer  aux  sen- 
sations les  notions  du  plus  et  du  moins, 
sans  en  altérer  la  simplicité. 


M.  Lévy-Urûld  est  surpris  qu'à  propos 
d'un  sujet  de  psychologie  bien  défini 
M.  Halévy  ail,  dans  un  très  court  opuscule, 
posé  et  prétendu  résoudre  les  problèmes 
de  la  sensation, 'de  la  perception,  de  l'in- 
duction, de  la  science  et  de  la  nature.  Il 
faut  supposer  qu'on  accorde  d'abord 
à  l'auteur  l'idéalisme,  plus  certaines 
théories  de  M.  Hergson;  et  alors 
M.  Halévy  apporte  une  application  de  ces 
principes  à  l'idée  de  similitude.  Ou  ne 
saurait  poser  des  problèmes  de  psycho- 
logie |)osilive  sans  les  résoudre  par  la 
méthode  positive. 

M.  llaléry  a  déjà,  au  cours  de  la  dis- 
cussion, reconnu  le  bien  fondé  de  la 
seconde  observation.  Qu'il  ait,  dans  une 
thèse  trop  courte,  soulevé  trop  de  ques- 
tions, qu'il  ait  cédé  trop  aisément  â  la 
tentation  de  remonter  aux  premiers 
principes  et  de  descendre  aux  dernières 
conséquences,  il  le  reconnaît  :  il  espère 
pouvoir  reprendre  un  jour  la  tiueslion 
avec  plus  de  détails,  et  travailler  à  une 
crititiue  des  méthodes  psychologiques  du 
point  de  vue  de  l'intellectualisme. 

Thèse  français!-:. 

M.  Halévy  expose  le  sujet  de  sa  thèse 
française. 

La  lecture  de  l'd'uvre  de  Benlham  le 
lui  a  révélé  non  comme  un  moraliste  et 
un  philosophe  d'école,  mais  comme  un  ju- 
riste, un  théoricien  du  droit  pénal.  D'antre 
part,  eu  1832,  au  moment  où  l'Angleterre 
passe  du  régime  de  la  Sainte-Alliance  à 
un  régime  plus  moderne,  Uentham  est 
considéré  comme  le  chef  d'un  parti  phi- 
losophique, politique,  juridique  et  écono- 
mique. Comment  s'est  faite  la  formation 
de  celte  doctrine  intégrale?  Il  y  a  à  cette 
étude  des  difficultés  de  diverses  sortes. 
Difficultés  chronologiques  d'abord.  Ben- 
lham est  un  philosophe  du  xviir  siècle  : 
sa  philosophie  du  droit  est  fixée  en  1"8U. 
Or  ce  n'est  pas  avant  1802  qu'il  publie  son 
Traité  de  législation  civile  et  pénale  à 
Paris.  C'est  dix  années  après  seulement 
qu'on  commence  à  le  connaître  en  .Angle- 
terre. Il  meurt  en  1852.  Il  représente  la 
transition  des  idées  du  xYin^  siècle  à  celles 
du  xix".  —  D'autre  part,  s'il  est  original 
en  matière  de  jurisprudence  seulement,  il 
y  a  dans  son  parti  des  philosophes,  des 
éconamistes,  et  des  politi(|ues  radicaux  : 
comment  s'est  donc  faite  l'agrégation  de 
tant  de  doctrines  divei'ses  autour  de  Ben- 
lham? 

L'ouvrage  que  M.  Halévy  a  consacré  à 
celte  recherche  comprend  trois  volumes, 
et  c'est  le  second  de  ces  volumes  qu'il 
présente  au  jury.  Il  y  étudie  entre  1189 
et  1815  la  période  de  formation  du  radi- 


46  — 


calisme  philosophique.  La  pensée  de  Ben- 
th.im  étant  fixée  dès  avant  cette  époque 
en  matière  juridique,  c'est  un  double  pro- 
blème politique  et  économique  qui  reste 
à  élucider. 

Un  problème  politique  :  avant  l'789, 
Bentham  est  tory.  En  ISlo,  il  est  radical, 
théoricien  de  la  démocratie  représenta- 
tive et  du  suffrage  universel. 

Un  problème  économique.  En  1787, 
Bentham  défend  Tusure,  la  liberté  du 
prêt  et  les  idées  d'Adam  Smith.  En  dSlo 
l'économiste  du  tiroupe,  c'est  Ricardo, 
l'ami  de  James  Mill.  Or  la  différence 
entre  Smith  et  Ricardo  consiste  à  peu 
près  dans  les  théories  de  Malthus  sur  la 
population  et  la  rente  différentielle.  Com- 
ment s'est  opéré  le  passage  logique  des 
idées  d'Adam  Smith  aux  idées  de  Ri- 
cardo, telle  est  la  seconde  des  questions 
que  iM.Halévy  a  voulu  élucider,  en  tenant 
compte  du  milieu  et  des  accidents  indi- 
viduels, mais  surtout  pur  l'étude  des  doc- 
trines en  elles-mêmes. 

M.  //.  3//c/ie/qui  a  lu  la  thèse  en  manus- 
crit rappelle  que  ce  n'est  pas  ici  un  ou- 
vrage de  début,  mais  un  fruit  de  la  jeune 
maturité  de  M.  Halévy  qui  s'est  déjà  fait 
connaître  au  public  philosophique  par  un 
livre  remarqué  sur  Platon.  11  faut  compli- 
menter M.  Halévy  du  choix  de  son  sujet. 
Nous  manquons  de  renseignements  sur 
Bentham.  L'ouvrage  récent  de  M.  Leslie 
Stephen  est  surtout  biographique  et  par- 
fois anecdotique.  Le  travail  de  M.  Halévy 
ne  fait  donc  pas  double  emploi  avec  lui. 
M.  H.  .Michel  fait  à  M.  Halévy  quelques 
critiques  et  quelques  compliments  sur  la 
forme  de  son  ouvrage  et  sur  sa  langue. 
Pourquoi  par  exemple  avoir  créé  l'adjec- 
tif «  racial  »  alors  que  l'adjectif  «  ethni- 
que »  dit  la  même  chose?  11  lui  reproche 
le  renvoi  des  notes  à  la  lin  du  volume. 
Son  titre  même  est  critiquable,  il  laisse 
croire  qu'il  s'agit  de  la  Révolution  fran. 
çaise. 

.M.  Halévji  explique  les  difficultés  aux- 
quelles il  s'est  heurté  dans  le  choix  d'un 
titre.  Pour  l'ouvrage  en  général,  il  s'est 
arrêté  à  l'expression  technique  de  »  radi- 
calisme philosophique  »,  plus  comprèhen- 
sive  et  plus  conforme  à  l'objet  qu'il  se 
proposait,  que  l'expression  de  «  doctrine 
utilitaire  ».  Pour  le  volume  actuellement 
discuté,  il  eût  mieux  valu  dire  «  la  grande 
guerre  et  la  doctrine  de  l'utilité  »  ;  mais 
l'expression  «  la  grande  guerre  »  pour 
désigner  la  période  1792-1815,  a  un  sens 
en   Angleterre,  non  en  France. 

M.  Halécy  reconnaît  le  bien  fondé  d'une 
observation  de  M.  Seùpiobos  qui  suggère  : 
«  L'Evolution  de  la  Doctrine  de  l'Utilité 
de  1879  à  1815.  » 


M.  //.  Michel  félicite  M.  Halévy  d'avoir 
insisté  sur  l'influence  exercée  en  Angle- 
terre par  les  idées  de  la  Révolution 
française,  et  d'une  manière  plus  générale, 
par  les  idées  du  xvni"  siècle  français. 
Mais,  au  moment  où,  de  1789  à  ISl-ï,  le 
candidat  cherche  à  définir  comment  l'idée 
utilitaire  évolue  indépendamment  de  lui- 
même,  M.  H.  Michel  conteste  le  rappro- 
ment  établi  par  M.  Halévy  entre  les  idées 
de  Bentham  et  celles  de  Burke.  S'il  y  a 
chez  Burke  un  courant  d'utilitarisme, 
peut-être  l'utilitarisme  n'est-il  pas  cepen- 
dant l'essentiel  de  la  pensée  de  Burke. 
Les  Réflexions  sur  la  Révolution  fran- 
çaise ont  exercé  une  grande  influence. 
Joseph  de  Maistre  s'inspire  de  lui  :  en 
Allemagne,  en  France,  son  action  n'est 
pas  encore  épuisée  :  Taine,  consciemment 
ou  inconsciemment,  le  copie  dans  ses 
«  Origines  ».  Selon  Burke,  le  préjugé  est 
nne  forme  aveugle  de  la  raison  :  l'apo- 
logie mystique  des  institutions  tradition- 
nelles tient  plus  de  place  chez  lui  que  la 
préoccupation  utilitaire.  11  oppose  ce  qu'il 
appelle  le  «  grand  contrat  »  (entre  Dieu 
et  les  créatures)  au  contrat  social  :  l'état 
et  la  société  lui  paraissent  avoir  été  vou- 
lus par  Dieu.  S'il  parle  de  l'utilité,  c'est 
que  tout  le  monde  en  parle  en  Angleterre. 
Mais  il  n'y  a  pas  lien  de  le  faire  figurer 
dans  la  discussion  et  pendant  la  période 
qu'étudie  M.    Halévy. 

M.  Halévy  commencera  par  où  M.  H. 
Michel  termine.  Tout  le  monde  parlait  en 
Angleterre  le  langage  de  l'utilité.  Seulement 
on  peut  donner  au  mot  utilitaire  un  sens 
étroit  ou  un  sens  large.  Au  sens  étroit, 
comme  l'entendent  les  Benthamites  de 
1820,  on  n'est  utilitaire  que  si  l'on  est 
disciple  de  Ricardo  en  économie  poli- 
tique, et  partisan,  en  matière  politiiiue. 
du  programme  radical  du  suffrage  uni- 
versel. Pourquoi  donc  les  Benthamites 
sont-ils  devenus  radicaux?  Est-ce  parce 
qu'ils  étaient  utilitaires?  Mais,  en  177G, 
Cartwright,  le  premier  théoricien  anglais 
dn  suffrage  universel,  parle,  tout  comme 
Burke,  d'un  contrat  primitif,  conclu  entre 
Dieu  et  l'homme,  prototype  du  contrat 
originel;  et,  Burke,  au  contraire,  chaque 
fois  qu'il  se  propose  la  résolution  d'un 
problème  politique,  se  place  explicitement 
au  point  de  vue  de  rutililé.  Si  les  Bentha- 
mites sont  devenus  radicaux,  ce  n'est  pas 
comme  utilitaires,  c'est  comme  indivi- 
dualistes. Utilitarisme  et  individualisme 
ne  sont  pas  synonymes.  Cela  ressort 
d'une  curieuse  polémique  qui  s'engagea, 
en  1820,  entre  Bentham  et  .Mackintosh  sur 
la  question  du  sullrage  universel.  Tous 
deux  se  placent  au  point  de  vue  de  l'utilité; 
mais,  Mackintosh,   demandant   la   repré- 


—  17 


sent.itioii  de  tous  les  intérèls,  coiicliil  ii  ce 
qu'on  ap|tellerail  aujourd'hui  une  organi- 
sation du  sulTrage  universel,  une  repré- 
senlalion  de  classes,  et  juslitie  par  là  une 
sorte  de  régime  corporatif.  Beiilham  veut 
ail  contraire  que  tous  les  individus  soient 
représentés  en  tant  que  tels,  abstraction 
faite  des  groupements  d'intérêts  qui  les 
englobent.  Voilà  donc  le  même  jirincipe 
de  l'utilité  tiré  par  deux  penseurs  dis- 
tincts en  deux  sons  dill'érents. 

M.  //.  Michel.  —  Il  va  en  eiïet  un  sens 
large  et  un  sens  étroit  du  mol  utilita- 
risme. Mais  je  cherchais  dans  voire  tra- 
vail l'histoire  de  l'utilitarisme  au  sens 
ctroil.  et  j'y  trouve  un  peu  trop  celle  de 
l'utilitarisme  au  sens  large. 

.M.  Ilalrrij.  —  Je  fais  l'histoire  des  radi- 
caux philosophiques,  et  je  montre  com- 
ment toute  l'Angleterre  est  passée  avec 
eux  du  sens  large  au  sens  étroit. 

-M.  //.  Mic/iel  affirme  la  prédominance 
de  l'idée  de  droit  naturel  sur  l'idée  d'uti- 
lité, chez  Mackintosh,  et  même  chez  Paine. 

M.  llak'vy.  —  Cependant,  chez  Paine,  à 
côté  de  l'idée  de  droit  naturel,  il  y  a  place 
pour  l'idée  d'une  société  économique 
sans  gouvernement,  analogue  à  celle 
dont  parlera  plus  lard  Spencer. 

M.  H.  Michel.  —  Paine  parle  le  langage 
de  l'utilité  parce  que  tout  le  monde  le 
parle  autour  de  lui,  non  seulement  en 
Angleterre,  mais  en  France.  Vous  ne  trou- 
veriez pas  en  France  l'idée  du  droit  com- 
plètement séparée  de  celle  du  bonheur. 
Dans  la  constitution  de  1191,  par  exemple, 
ne  dit-on  pas  que  l'ignorance  est  une  des 
principales  causes  des  malheurs  des 
citoyens?  La  philosophie  des  droits  de 
l'homme  n'est  qu'un  instrument  pour 
réaliser  le  bonheur  de  tous.  De  même 
dans  la  constitution  de  93.  Le  but  de  la 
société,  c'est  le  bonheur  commun. 

M.  Halévy.  — Je  n'écrivais  pas  une  his- 
toire des  idées  politiques  en  France;  je 
constate  que  les  Anglais  avaient  celte 
impression,  à  la  fin  du  siècle  dernier, 
qu'ils  se  plaçaient  au  point  de  vue  de 
Tutilité,  par  opposition  aux  Français  qui 
parlent  de  droit.  En  France  même,  Con- 
dorcet,  dans  son  <■  Esquisse  »,  reproche, 
aux  Anglo-Américains  d'avoir  préféré  le 
principe  de  «  l'identité  des  intérêts  »  à 
celui  de  "  l'égalité  des  droils  ••.  Mais 
Bentham  et  les  démocrates  spiritualistes 
délestent  également  l'idée  d'organisme 
social.  Leur  individualisme  les  rapproche. 

M.  II.  Michel.  —  Ces  distinctions  ne  sont 
pas  nettes. 

M.  Halévy.  —  Elles  le  sont  pour  Biirke 
et  pour  Paine.  Pour  Burke,  les  nations 
sont  des  corporations.  H  s'exprime  comme 
s'exprimera  Aug.  Comte  sur  l'importance 


des  morts  dans  la  vie  présente  de  l'huma- 
nité. Paine  défend  contre  lui  l'individua- 
lisme. 

M.  //.  Michel.  —  Comment  expliquez- 
vous  le  passage  de  Bentham  du  torysme 
de  1789  au  radicalisme?  Je  ne  suis  pas 
entièrement  de  votre  avis.  Benlham, 
diles-vous,  est  tory  par  éducation;  il  l'est 
aussi  parce  qu'il  a  des  griefs  contre  la 
Révolution  qui  empêche  la  vente  de  ses 
ouvrages.  En  ISL'i  il  est  démocrate.  11  l'est 
d'abord  pour  des  causes  lointaines,  ses 
déceptions  de  philanthrope  ;  il  l'est  aussi 
pour  des  causes  prochaines,  ses  relations 
avec  les  futurs  cliefs  de  la  politique  radi- 
cale avancée,  et  en  particulier  avec  James 
Mill.  Enfin,  il  est  poussé  à  cette  évolution 
par  le  mouvement  général  de  la  pensée 
anglaise.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des 
causes  extérieures.  Vous  avez  montré  que 
Bentham  n'a  inventé  aucune  partie  de  son 
système.  Hume.  Helvélius,  ilobbes,  etc., 
lui  en  ont  fourni  tout  l'essentiel.  Vous  nous 
laissez  ainsi  l'image  d'un  homme  qui  a 
attaché  son  nom  à  une  école  sans  avoir 
rien  fait  pour  cela,  et  qui  de  plus  s'est 
contredit  pour  d'assez  minces  raisons.  Ae 
l'avez-vous  pas  un  peu  amoindri? 

M.  Halévy.  —  Vous  négligez  une  de  mes 
raisons,  et,  suivant  moi,  la  principale,  une 
raison  de  doctrine.  Benlham  est  tory  par 
hostilité  de  doctrinaire  contre  les  théories 
démocratiques,  qui  sont,  au  xvm'  siècle, 
celles  du  contrat  originel  et  des  droits  de 
l'homme  en  particulier.  Quanta  l'origina- 
lité de  Bentham,  je  crois  en  effet  qu'il  ne 
fut  pas  un  inventeur,  mais  un  arrangeur. 
Beccaria,  Helvélius.  les  premiers  maîtres 
de  Bentham  inventent.  Bentham  n'invente 
rien,  il  arrange  :  c'est  là  son  génie. 

M.  H.Michel.  —  C'est  incontestable. 
Mais  ne  croyez-vous  pas  qu'on  doive  atta- 
cher quelque  importance  à  ceci  que  Ben- 
tham était  un  théoricien  de  la  législation 
et  du  droit  quand  éclata  la  Révolution. 
Son  idée  maîtresse,  c'est  la  grande  impor- 
tance de  la  législation.  La  loi  crée  le 
droit.  Or  c'est  le  gouvernement  qui  crée 
ja  loi.  Benlham  reproche  donc  à  la  Révo- 
ution  d'avoir  fait  haïr  le  gouvernement. 
Si  l'on  supprime  le  gouvernement,  il  n'y 
a  plus  de  droit.  De  là  l'adoration  de  Ben- 
tham pour  le  gouvernement  quel  qu'il 
soit.  Le  gouvernement  est  source  de  la 
loi,  du  droit,  du  bonheur.  Voilà  sa  raison 
de  derrière  la  tète.  Dans  la  deuxième 
partie  de  sa  vie,  il  ne  se  contredit  pas.  \\ 
est  individualiste;  mais  il  trouve  naturel 
que  le  régime  démocratique  mette  au 
service  de  l'individu  le  pouvoir  du  gou- 
vernement. 

M.  Halévy.  —  J'ai  développé  moi-même 
ces   idées   dans    mon  Introduction.   Ben- 


—  18 


Iham  passe  du  lorysme  au  radicalisme 
sans  s'arrêter  au  libéralisme  whig.  Son 
disciple  James  Mill  lelicile  les  physiocrales 
d'avoir  rejeté  l'idée  des  limites  imposées 
par  la  constitution  au  gouvernement. 
Toute  sa  vie  Bentham  se  défie  des  pré- 
jugés qui  constituent  le  libéralisme 
anglais,  et  servent  à  justifier,  en  particu- 
lier, les  complications  de  la  procédure 
anglaise.  Le  libéralisme  consiste  à  sup- 
poser les  lois  mauvai!=es  et  à  tout  faire 
pour  qu'elles  soient  difficiles  à  appliquer. 
Benlham  est  un  réformateur,  qui  veut 
rendre  les  lois  bonnes,  et  les  rendre 
ensuite  d'une  application  aussi  facile  que 
possible. 

M.  Croiset  se  joint  à  M.  Michel  pour 
louer  le  talent,  Tcrudition  et  la  pénétra- 
tion du  candidat:  il  insistera  sur  une 
critique  de  caractère  littéraire.  'Vous 
parlez  de  beaucoup  de  gens,  vous  auriez 
pu  nous  les  présenter  d'une  façon  plus 
vivante.  Je  suis  frappé  de  voir  combien 
ils  ont  l'air  de  principes.  11  y  a  là  quelque 
chose  d'abstrail,  de  dogmatique,  de  peu 
historique. 

.M.  Halévi/.  —  Je  me  suis  proposé 
d'écrire  l'histoire  de  certaines  idées,  de 
certains  individus,  et  d'un  certain  milieu. 
Mais  j'ai  voulu  placer  au  premier  plan 
l'histoire  des  idées,  j'ai  voulu  que  les  indi- 
vidus restassent  au  second  plan  et  n'ap- 
parussent que  comme  les  véhicules  des 
idées. 

M.  Croiset.  —  Je  vous  reproche  un  peu 
de  n'en  avoir  fait  que  ces  véhicules. 

M.  Ilalei'j/.  —  Les  individus  que  j'ai 
étudiés  ont  justement  pour  caractère 
d'être  des  doctrines  vivantes.  James  .Mill, 
surtout,  n'est  qu'une  doctrine  faite 
homme.  J'en  dirais  presque  autant  de 
Bentham,  bien  qu'il  soit  un  peu  moins 
abstrait  :  voir  d'ailleurs,  à  ce  sujet,  les 
observations  d'ordre  psychologique  et 
biographique  présentées  dans  mon  der- 
nier chapitre. 

M.  Croiset.  —  Je  crois  que  l'idée  reçoit 
toujours  une  certaine  couleur  de  l'intel- 
ligence qu'elle  traverse,  et  que,  si  c'est 
là  quelque  chose  de  très  difficile  à  ana- 
lyser, c'est  très  intéressant  à  connaître. 
Vous  avez  un  peu  péché  par  goût  des 
pures  idées.  J'aurais  aimé  que  vous  me 
renseigniez  sur  la  nature  d'esprit  de  ces 
gens-là;  comment  naissent  et  se  dévelop- 
pent leurs  idées?  Nos  idées  s'e.xpliquent 
souvent  par  des  habitudes  de  pensée 
dont  nous  n'avons  pas  conscience.  Ainsi, 
chez  Burke,  il  y  a  du  mysticisme;  mais 
ce  mysticisme  précisément  lui  donne  un 
certain  sentiment  historique  qui  manque 
à  ses  advei'saires.  Il  y  a  là  des  dilTérences 
de  tempéraments  intellectuels.  C'est  une 


analyse  psychologique  que  je  vous 
demande,  et  non  pas  une  biographie. 

.M.  Espinas  remercie  M.  Halévy  de  la 
contribution  qu'il  apporte  à  l'histoire  de 
la  philosophie  anglaise.  Il  tient  pour  une 
idée  dominante  du  candidat,  que  les  rela- 
tions entre  les  applications  pratiques  des 
théories  et  les  théories  elles-mêmes  sont 
contingentes:  il  félicite  également  le  can- 
didat d'avoir  insisté  sur  l'importance  des 
causes  individuelles   dans  l'histoire. 

M.  Halévy  voudrait  que,  sur  ce  point, 
sa  pensée  fût  parfaitement  nette.  Il  a 
voulu  toujours  insister  sur  la  part  des 
accidents  particuliers  dans  la  formation  du 
groupe  benthamique;  mais  c'était  presque 
afin  de  montrer  que  ces  accidents  indi- 
viduels ne  sauraient  suffire  à  expliquer  le 
triomphe,  dans  l'opinion,  de  leur  système 
de  doctrines  :  il  y  a  des  causes  générales, 
qui  sont  les  causes  véritablement  agis- 
santes. Par  exemple  l'idée  de  la  rente  dif- 
férentielle nait  simultanément,  aux  appro- 
ches de  1813,  chez  trois  ou  quatre  pen- 
seurs isolés,  sous  la  pression  de  causes 
générales  :  activité  industrielle  et  baisse 
constante  de  la  valeur  des  produits, 
droits  prohibitifs  sur  les  blés  étrangers  et 
hausse  de  la  valeurdes  produits  agricoles  ; 
dans  l'expression  actuelle  de  <•  rente  éco- 
nomique »,  le  souvenir  du  sens  originel 
du  mot  rent  (fermage)  est  pour  ainsi 
dire  aboli,  avec  le  souvenir  de  l'accident 
général  qui  a  donné  naissance  à  la  thèse. 
Benlham  et  Mill  ont  exercé  une  action 
sur  leur  temps,  dans  la  mesure  oii  ils  ont 
su  conspirer  avec  leur  temps,  organiser 
le  mouvement  de  l'opinion  contempo- 
raine. 

M.  Espinas  constate  le  caractère  slric- 
temenl  historique  et  objectif  du  livre  de 
M.  Halévy  :  en  raison  de  quoi  sa  thèse 
ne  prête  qu'à  des  objections  de  détail. 
Pourquoi  par  exemple  passe-t-il  si  vite 
sur  Robert  Owen?  Ses  «  essais  »  ont  été 
composés  de  1813  à  1816.  Bentham  a  été 
avec  lui  en  relations  personnelles;  et 
M.  Espinas  rappelle  le  souvenir  de  leur 
entrevue  solennelle.  Il  y  a  près,  du  machi- 
nisme moral  d'Owen  à  celui  de  Bentham; 
l'un  et  l'autre,  en  fait,  ont  appliqué  les 
méthodes  pédagogiques   du  docteur  Bell. 

.M.  Haléi'ii  a  parlé  de  Robert  Owen,  à 
propos  de  Godwin,  pour  marquer  le  mo- 
ment oii  la  doctrine  d'Helvétius  sur  la 
formation  scientifique  du  caractère  moral 
bifurquait  en  quelque  sorte,  et  tendait  à 
un  communisme  anarchiste;  après  quoi  il 
n'y  avait  plus,  a-t-il  pensé,  qu'à  laisser 
Owen,  sous  peine  de  comprendre  dans 
son  livre  toute  l'histoire  des  idées  en 
Angleterre,  de  1789  à  1815. 

.M.  Espinas  vtQr&lie.  que,  dans  le  présent 


—  19  — 


volume,  les  lliéories  morales  et  juriilii^ues 
de  Bentliani  ne  li^'urenl  (|ue  par  prélcri- 
tion.  Il  regrelle  (|ue.  parlant  delà  »  Clircs- 
tomathie  ».  M.  Halévy  ait  passé  si  rapide- 
ment sur  l'intéressante  «  Classiricalion  des 
Sciences  et  des  Arts  »  proposée  par  Ben- 
tham. 

.M.  Ualcvi/  a  passé  rapidement  sur  cette 
Classification  présisément  parce  (ju'il  l'a 
jugée,  dans  le  détiil,  peu  intéressante. 
On  sait  que,  dans  tous  ses  ouvrages, 
Bentham  procède  par  voie  de  classifica- 
tion dichotomique.  Dans  son  premier  vo- 
lume, à  propos  do  la  classificalion  ben- 
thamique  des  délits,  M.  Halévy  a  essayé 
de  donner  une  idée  de  la  méthode  ;  il  .s'est 
ensuite  abstenu  de  reproduire  toutes  les 
dichotomies,  souvent  fastidieuses,  de  Ben- 
tham. 

.M.  Espina!i  reproche  à  M.  Halévy  d'avoir 
forcé  l'opposition  entre  le  spiritualisme 
français  et  lulililarisme  anglais.  En 
France,  chez  les  doctrinaires  les  plus 
spiritualistes,  il  y  a  des  éléments  d'eudé- 
monisme.  Parmi  les  théoriciens  de  la 
Révolution,  il  n'en  est  point  qui  ne  reven- 
dique des  améliorations  le  plus  souvent 
physiques  :  Babeuf  revendique  pour 
l'homme  le  moyen  de  se  nourrir  :  tous 
les  hommes  sont  égaux  parce  que  tous 
les  ventres  humains  ont  des  capacités 
égales. 

M.  llalévij  ne  nie  pas  qu'il  y  ait  eu  des 
utilitaires  en  France  :  la  preuve,  c'est 
qu'il  a  cherché  en  France,  dans  la  doc- 
trine d'Helvétius,  l'origine  de  la  philoso- 
phie de  Bentham.  H  ne  nie  pas  que  le 
radicalisme  anglais  ait  eu  ses  spiritua- 
listes :  tels  Price  et  Carlwright.  11  reste 
qu'en  1789  le  problème  se  pose  en  Angle- 
terre entre  le  spiritualisme  de  la  Déclara- 
tion française  des  droits  de  l'homme  et 
la  doctrine  de  l'utilité.  Comment  la  fusion 
s'opère-t-elle  entre  le  programme  égali- 
taire  et  la  doctrine  utililaire?  C'est  que 
les  spiritualistes  et  les  utilitaires  sont, 
les  uns  et  les  autres,  des  individualistes. 

M.  Esfjinas  maintient  que  le  prétendu 
spiritualisme  des  Français  dissimule  un 
utilitarisme  réel.  Rousseau,  par  exemple, 
qu'on  considère  comme  le  type  des  spiri- 
tualistes, commença  par  fonder  le  droit 
naturel  de  l'homme  sur  sa  sensibilité. 
Aussi  n'hésite-t-il  pas  à  accorder  de  tels 
droits  aux  animaux  même.  H  est,  à 
l'époque  du  «  Discours  sur  l'inégalité  », 
un  Benthamiste  radical.  L'ulilité  com- 
mune, dit-il,  est  le  fondement  de  la  jus- 
tice. Il  parle  de  l'intérêt  bien  entendu, 
dans  la  première  rédaction  du  Conlrul 
social.  11  est  vrai  qu'il  tient  un  autre  lan- 
gage dans  la  deuxième  rédaction.  Toute 
justice  viendrait  de  Dieu.. Mais  il  ne  renonce 


pas  pour  cela  au  pi-incipe  de  la  première 
rédaction.  H  fut  d'abord  partisan  de  la 
doctrine  des  Hébertistes,  suivant  qui  le 
droit  repose  sur  le  besoin  —  puis  spiri- 
tualistc.  .Vinsi,  selon  lui,  ces  tendances 
ne  s'opposent  pas  les  unes  aux  autres. 
De  telles  oppositions  sont  scolaires.  Le- 
xvni"  siècle  croyait  que  l'intérêt  bien 
entendu  peut  s'associer  avec  les  grands 
principes  de  l'àme.  L'utilité  serait  une 
expression  de  la  justice. 

.M.  Ilalév;/  est  heureux  de  constater  que 
CCS  remarques  confirment  les  vues  déve- 
loppées par  lui  sur  la  conciliation  de  l'uti- 
litarisme et  de  la  doctrine  des  droits  de 
l'homme. 

.M.  Seif/nofjos.  —  Votre  livre  est  d'une 
tenue  historiciue  irréprochable:  vous  avez 
tenu  compte  comme  il  convient  des 
influences  extérieures  dans  le  développe- 
ment des  doctrines.  Je  veux  vous  poser 
seulement  trois  ou  quatre  questions. 

Pour  toute  la  question  des  droits  de 
l'homme,  il  faudrait  remonter  au-delà 
de  1088,  jusqu'en  lG4';-48.  C'est  à  cette 
époque  que  se  sont  formées  ces  idées- 
là,  en  dehors  de  toute  influence  reli- 
gieuse. Avez-vous  à  dessein  négligé  l'in- 
fluence de  l'Amérique  sur  la  rédaction 
des  droits  de  l'homme?  La  déclaration 
française  n'est  pas  originale,  elle  s'ins- 
pire des  constitutions  d'Amérique,  et  en 
particulier  de  la  déclaration  des  droits  de 
Virginie. 

M.  Halév'j  renvoie  à  son  premier  volume 
où  il  a  consacré  tout  un  chapitre  à  traiter 
de  l'influence  de  la  révolution  d'Amérique 
sur  la  naissance  des  idées  démocratiques 
en  Angleterre. 

M.  Seignobos  signale  l'omission,  dans  le 
livre  du  candidat,  du  mouvement  écossais 
et  de  la  persécution  de  17'.j3-l"9o. 

M.  lialéuij  insiste  sur  la  nécessité  où 
il  était  de  limiter  un  livre  qui  se  donnait 
pour  un  livre  d'histoire  des  doctrines.  Il 
a  systématiquement  laissé  de  côté  la  con- 
vention d'Edimbourg,  les  procès  de  Frost, 
Hardy,  ïooke,  pour  traiter  uniquement 
de  la  polémique  pour  et  contre  la  Révo- 
lution Française  qui  commence  avec  le 
sermon  de  Price  et  le  livre  de  Burke 
pour  aboutir  au  livre  de  Mallhus. 

M.  Seir/nobos  demande  au  candidat  s'il 
ne  discerne  pas  une  influence  directe  des 
Jacobins  de  17'J3  sur  les  Benthamites 
de  1815,  et  à  ((uelle  cause  (par  exemple  à 
la  persécution  g(juvernementale)  il  attribue 
le  discrédit  des  idées  démocratiques  en 
Angleterre  après  1797. 

M.  //a/e'cya  signalé  l'influence  de  Horne 
TooUe  sur  Sir  Francis  Burdelt,  et  de 
Burdett  sur  Bentham  ;  quant  à  Cartwrighf, 
il  n'a  pas  joué  de  rôle  dans  les  événements 


-20  — 


de  1793-1795.  11  doute  qu'il  faille  attribuer 
aux  poursuites  gouvernementales  le  déclin 
des  opinions  démocratiques.  Il  croit 
plutôt  à  une  évolution  des  idées  :  les 
libéraux  deviennent  malthusiens. 

M.  Seignobos  conteste  la  filiation  établie 
par  M.  Halévy  entre  Godwin  et  Owen  : 
Owen  lui-même  déclare  avoir  été  le  dis- 
ciple de  Béliers.  Il  conteste  également  le 
témoignage  de  Dumont  sur  la  part  qu'il 
aurait  prise  à  la  rédaction  de  la  Décla- 
ration des  Droits  de  l'Homme.  Il  croit  que 
la  contradiction  établie  par  M.  Halévy 
entre  les  deux  principes  de  l'utilité  et  du 
droit  naturel  se  résolvait  pour  les  auteurs 
étudiés,    par  la   notion   de  Providence    : 


tous  les  penseurs  anglais  croient  à  la 
Providence. 

M.  //a/éi)/y  n'admettrait  pas  sans  réserve 
cette  thèse  que  tous  les  Anglais  du 
xviir  siècle  croient  à  la  Providence  :  est- 
ce  vrai  de  Hume?  Mais,  quelles  qu'aient 
été  les  croyances  personnelles  d'un  pen- 
seur comme  Paine,  par  exemple,  il  n'y  a 
pas  moins  contradiction,  chez  lui,  entre 
un  providentialisme  juridique  et  la  thèse 
de  l'harmonie  des  égoïsmes,  dont  il 
emprunte  à  Adam  Smith  une  démonstra- 
tion, ou  un  essai  de  démonstration  scien- 
tifique et  positive. 

M.  Halévy  est  admis  au  grade  de  doc- 
teur avec  mention  ti^ès  honorable. 


Ci)ul<iiiiiniers.  —  lin;!.  1'.  IJrodanl 


REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE 

SUPPLÉMENT 

(Ce  supplément  ne  doit  pas  être  détaché  pour  la  reliure.) 
(n**    de    juillet     1901) 


LIVRES    NOUVEAUX 

Bibliothèque  du  Congrès  Internatio- 
nalde  Philosophie.  IM.  Logique  et  His- 
toire des  Sciences,  I  vol.  in-8  de  088  p., 
Paris,  Colin,  l'.iOl.  —  Ce  volume,  égal,  par 
rimporlancc  «le  son  contenu,  au  volume  de 
Métaphysique,  se  divise  en  deux  parties. 
L'une,  historique,  comprend  les  études  de 
1\LM.  M.  Canlor  et  G.  Milhaud  sur  les  ori- 
gines du  calcul  infinitésimal;  de  M.  Giin- 
ther  sur  les  origines  de  la  loi  de  gravita- 
tion; de  M.  H.  Bouasse  sur  les  principes 
de  la  Tliermodynamique.  La  seconde 
partie,  théorique,  comprend  d'impor- 
tantes éludes  de  logique  symbolique,  plu- 
sieurs travaux  sur  la  logique  abstraite 
des  mathématiques,  plusieurs  travaux  aussi 
(dont  une  étude  de  .M.  Poincaré)  sur  les 
principes  de  la  Thermodynamique.  Sui- 
vent deux  études  relatives  à  la  chimie, 
et  un  travail  de  biologie.  Deux  articles 
d'un  caractère  plus  général  :  l'un  de 
M.  Vailali  sur  la  classification  des  scien- 
ces, l'autre  de  M.  J.  Wilbois  sur  le  déter- 
minisme physique  et  le  problème  du  libre 
arbitre  achèvent  le  recueil.  Essayons  de 
définir  en  deux  mots  l'importance  de  cette 
publication.  Elle  démontre  que  les  savants 
ont  cessé  de  considérer  le  mépris  de  la 
philosophie  comme  étant,  pour  eux,  en 
quelque  sorte,  "  de  style  ».  iMême  quand 
ils  sont,  par  leurs  tendances  instinctives, 
matérialistes,  ils  reconnaissent  que  le 
problème  de  la  constitution  de  la  matière 
n'est  pas  encore  résolu,  qu'ils  ne  savent 
pas  encore  ce  que  c'est  que  matière.  Même 
quand  ils  se  sentent  portés  au  positivisme, 
ils  ne  se  croient  pas  dispensés  de  criti- 
quer la  faculté  de  connaître  :  il  y  a  loin 
du  conventionnalisme  critique  de  M.  Poin- 
caré au  dogmatisme  arbitraire  d'Aug. 
Comte. 

Le  Problème    de    la  "Vie.    Essai  de 


sociolof/ie  rjénérale^  par  Louis  Bourdeau. 
I  vol.  in-8  de  xi-3"2  p.,  Paris,  Alcan,  l'.iOl. 
—  Dernier  ouvrage,  ouvrage  poslhume 
d'un  penseur  indépendant,  que  son  frère, 
iM.  Jean  Bourdeau,  nous  présente,  dans 
une  brève  introduction,  comme  ayant 
voulu  collaborer  à  la  formation  d'  ■<  une 
science  universelle,  o.'i  n'entrerait  aucune 
conception  métaphysique  ou  théologique  ••, 
travailler  à  <■  réformer  et  avancer  l'iruvre 
d'Auguste  Comte,  selon  l'esprit  de  Comte». 
Nous  sommes  donc  autorisés  à  classer 
M.Louis  Bourdeau  comme  un  positiviste, 
et,  par  suite,  à  nous  demander,  en  le  lisant, 
quelle  se  trouve  avoir  été,  après  un  demi- 
siècle  d'existence,  la  fortune  du  positi- 
visme. 

Chez  le  fondateur  de  la  doctrine,  chez  le 
seul  penseur  qui  peut-être  ait  été  pure- 
ment positiviste,  le  positivisme  est  une 
altitude  négative  de  la  pensée  :  refus,  en 
étudiant  les  phénomènes  et  leurs  lois,  de 
définir  ce  qu'il  faut  entendre  par  l'un  ou 
l'autre  de  ces  termes,  refus,  en  admettant 
la  possibilité  théorique  d'un  au-delà  du 
domaine  de  la  science,  de  chercher  à  con- 
naître cet  au-delà.  Cet  ■•  agnosticisme  » 
volontaire  a  pour  raison  cachée  un  utili- 
tarisme radical  :  il  ne  faut  point  perdre  de 
temps  à  vouloir  connaître  ce  qui  peut-être 
existe,  mais  ce  qu'il  est  socialement  inutile 
de  connaître  (car  les  conditions  d'existence 
de  l'individu  sont  essentiellement  socia- 
les), et  l'on  peut  dire,  sans  paradoxe,  qu'en 
ajoutant  une  sociologie  à  la  liste  des 
sciences  déjà  suffisamment  constituées, 
Aug.  Comte  ne  s'est  nullement  proposé 
d'élargir  le  domaine  scienlifi(|ue  :  il  semble 
plutôt  avoir  voulu  lui  imposer,  presque 
du  dehors,  des  bornes  désormais  infran- 
chissables, au  nom  d'un  futur  autorita- 
risme sociologique,  destiné  à  abolir  l'an- 
cien despotisme  théologi(jue. 

Or,  rencontrons-nous,  chez  .M.  Louis 
Bourdeau,  les  tracas   de  celte  absorption 


positiviste  du  concept  de  vérité  dans  le  con- 
cept d'utilité?  En  aucune  façon.  Si  M.  Louis 
Bourdeau  laisse  en  dehors  de  la  spécula- 
tion métaphysique  le  problème  de  l'au- 
delà,  c'est  parce  que,  pour  des  raisons 
d'ordre  métaphysique,  il  affirme  la  non- 
existence  de  l'au-delà,  et  non  pas  Timpos- 
sibilité  de  le  connaître.  Il  ne  renonce  pas 
davantage  à  comprendre  ce  qu'il  faut 
entendre  par  •<  phénomènes  »  et  par 
"  lois  »  ;  il  aune  philosophie  de  la  nature  : 
il  propose  une  manière  à  réduire  à  l'unité 
la  multiplicité  des  phénomènes  et  des  lois. 
En  cette  voie,  Spencer,  qui  déjà  est  un 
faux  positiviste,  l'avait  devancé;  mais, 
beaucoup  plus  que  la  philosophie  de 
Spencer,  la  philosophie  de  .M.  Bourdeau 
présente  le  caractère  d'un  dynamisme. 
Dans  la  première  partie  de  l'ouvrage  que 
nous  avons  sous  les  yeux.  1'  «  analyse  du 
somalisme  individuel  »  aboutit  à'  cette 
conclusion  «  qu'il  serait  difficile  de  com- 
prendre la  structure  du  corps  humain,  ses 
modes  de  fonctionnement  et  ses  phases 
d'évolution  sans  une  influence  autoplas- 
tique, autodirectrice,  qui  atteste  un  des- 
sein suivi,  un  plan  réalisé,  la  tendance  à 
coordonner  un  vaste  ensemble  de  phé- 
nomènes en  vue  d'un  résultat  général  '>. 
L'  "  analyse  du  psychisme  individuel  •• 
cherche  des  éléments  psychiques  au-delà 
du  protoplasme,  dans  les  formes  mêmes 
de  la  matière  qui  passent  pour  inanimées. 
Faire  la  synthèse  de  l'univers,  ce  sera 
donc  (livre  deuxième)  décrire  les  divers 
groupements,  syinhioses  ou  sijnthèses, 
d'êtres  vivants,  groupements  plus  ou 
moins  complexes,  plus  ou  moins  vastes, 
dont  l'ensemble  constitue  la  «  vie  collec- 
tive ■'.  Nous  voici  plus  proches  de  Leibniz 
que  de  Spencer. 

.Mais  le  «  problème  de  la  vie  •>  est,  fon- 
damentalement, pour  M.  Louis  Bourdeau, 
un  problème  moral,  et  M.  Bourdeau  pré- 
tend opposer  sa  solution  du  problème  du 
mal  non  seulement  aux  solutions  théolo- 
giques, mais  encore  aux  solutions  méta- 
physiques, également  impuissantes  selon 
lui.  «  Les  stoïciens  »,  par  exemple,  tenaient 
..  que  le  mal  est  l'envers  du  bien  et  qu'ils 
«  se  conditionnent  l'un  l'autre,  sans  qu'on 
"  les  puisse  séparer.  •■  Le  bien,  disait  Chy- 
"  sippe,  est  le  contraire  du  mal  :  il  est 
■•  nécessaire  qu'ils  existent  tous  les  deux, 

■  opposés  l'un  à  l'autre  et  comme  appuyés 
«  sur  leur  mutuel  contraste.  "  Mais  on  n'en 

■  voit  pas  la  raison,  et  l'on  souhaiterait  que 
«  le  bien  pût  se  soutenir  tout  seul,  sans 
'.  avoir  besoin  d'un  aussi  fâcheux  sup- 
"  port.  »  Or  on  voit  mal  par  où  la  philo- 
sophie morale  de  M.  Bourdeau  échappe  à 
cette  objection.  La  morale  consiste,  nous 
dit-il,  dans  la  connaissance  des. lois  de  la 


vie.  Or  ■■  la  loi  générale  des  êtres  finis  les 
fait  se  constituer  en  vertu  d'un  double 
principe  d'association  et  d'individuation... 
De  celte  double  loi  d'association  qui  unit 
les  êtres  et  d'individuation  qui  les  oppose. 
résultent  tous  les  biens  et  tous  les  maux  de 
la  vie  :  les  biens  lorsque  l'accord  s'établit 
entre  les  parties  et  le  tout...:  et  les  maux, 
quand  se  produisent  soit  entre  les  parties 
associées,  soit  entre  elles  et  le  tout,  des 
antagonismes  et  des  conflits  qui  entraî- 
nent des  désordres  et  des  diminutions  de 
vie...  La  vie  collective  est  une  harmonie  qui 
admet  beaucoup  de  dissonances.  Revumcon- 
cordia  discors,  disait  la  sagesse  antique.  » 
Si  Ton  convient  d'appeler  positivisme 
moral  toute  doctrine  qui,  renonçant  à 
expliquer  l'origine  du  mal,  se  borne  à 
définir  l'usage  des  choses  pour  la  raison, 
tous  les  moralistes  de  l'antiquité,  les  Stoï- 
ciens entre  tous,  ont  été  des  positivistes 
moraux;  et  M.  Louis  Bourdeau  lui-même 
est,  en  toorale,  un  Stoïcien. 

C'est  ainsi  qu'à  l'usé,  les  mots  perdent 
leur  valeur  première,  les  systèmes  s'émous- 
sent  aux  angles.  Le  positivisme  de  .M.  Louis 
Bourdeau  n'est  qu'une  philosophie  de  l'im- 
manence :  une  doctrine  stoïcienne  de  la 
vie  morale  fondée  sur  une  doctrine  leibni- 
tienne  de  la  nature. 

Th.  Jouffroy.    Correspondance,  pu- 
bliée avec  une  élude  par  Ad.  Lair,  1  vol., 
426  p.,  Perrin,  édil.,  1901.—  Très  intéres- 
sante en  elle-même,  cette  correspondance 
ne  touche  guère  à  la  philosophie  que  par 
le  nom  de  son  auteur.  Presque  tout  entière 
adressée  à  Damiron  et  à  Dubois,  le  fonda- 
teur du  Globe,  elle  part  de  1816,  moment 
où    JoulTroy,   maître  répétiteur  à  l'École 
Normale,  y  devint  peu  à  peu  le  collabora- 
teur et  le   «  second  »  de  Cousin;  moins 
suivie    à    partir    de    1820,    elle    contient 
encore  des  lettres  datées  de  1839.  Elle  est 
instructive  au  moins  négativement,  puis- 
qu'on y  voit  coml)ien,dans  ces  confidences 
d'un    jeune    philosophe,    la    philosophie 
lient  peu  de  place,  tandis  que  les  effusions 
lyriques  et  oratoires  viennent  au  premier 
plan.  Développant   une  lettre  comme  un 
■■  canevas  >>  scolaire,  avec  une  abondance 
parfois    fatigante,    plaisantant    non    sans 
quelque  lourdeur,  volontiers  caustique  et 
critique,  d'un  tour  d'esprit  où  des  norma- 
liens  plus    récents    trouveraient    encore 
comme   un   lien   de   parenté,  Jouffroy    y 
apparaît  surtout  mélancolique,  rêveur,  de 
volonté  incertaine.  »  romantique  »  en  un 
mol;  mais  sa  noblesse  morale  s'y  montre 
en  pleine  lumière,  ainsi  que   sa  sincérité 
philosophique  :  sur  Dieu,  sur  les  grands 
problèmes  métaphysiques,  il  a  ses  accès 
de  scepticisme;  mais  la  liberté,  la  person- 
nalité, le  devoir  sont  bien  pour  lui,  dans 


sa  correspondance  comme  dans  ses  écrits, 
des  "  faits  -,  dont  l'expérience  est  immé- 
diate et  certaine.  A  travers  ces  pages 
l'écleclisme  apjiarait  plus  sympathique  et 
plus  vivant  à  ses  débuts,  libéral  en  faee  du 
gouvernement  de  la  Heslauration  ijui  le 
liersécule,  et.  en  présence  de  la  restaura- 
tion catholique,  franchement  rationaliste. 
Quant  à  l'éditeur,  M.  Lair,  il  cède  un  peu 
trop  dans  son  étude  à  la  tendance  chari- 
table de  son  parti,  d'adopter,  pour  faire 
nombre,  leurs  anciens  adversaires,  et.  bon 
gré  mal^'ré,  de  les  convertir  a|irés  (;oup. 
Der  echte  und  der  Xenophontische 
Socrates,  von  D'  Kahi,  Jokl,  A.  O.  Pro- 
fessor  an  der  Universiliit  Basel,  11.  liand, 
1  vol.  (en  deu.v  parties)  de  xxv-H4.j  pp., 
Berlin,  Gaertner,  1901.  —  Dans  un  pre- 
mier volume,  auquel  nous  avons  con- 
sacré, dans  cette  Revue  (vol.  IV,  p.  80)  une 
élude  critique,  .M.  K.  Joël  avait  essayé  de 
délînir  «  le  vrai  Socrate  ».  Dans  ce 
second  volume,  M.  K.  Joël  étudie  le 
Socrate  de  Xénophon,  dans  la  mesure  où 
il  dillère  du  Socrate  authentique.  Le  pre- 
mier volume  avait  moins  de  six  cents 
pages.  Le  second  volume  en  compte  plus 
de  mille.  N'y  a-t-il  pas  là  une  disproportion 
évidente?  un  défaut  de  composition?  une 
déception  pour  le  lecteur  qui,  dans  le  pre- 
mier volume,  s'était  intéressé  à  la  Qgure 
héroïque  de  Socrate,  mais  ne  peut  atta- 
cher le  même  intérêt  soit  à  Xénophon, 
soit  aux  sources  non  socratiques,  plus  ou 
moins  hypothétiques,  de  la  pensée  de 
Xénophon?  Voici,  en  gros,  la  thèse  de 
M.  K.  Joél.  Socrate  était  un  homme  du 
\'  siècle,  et,  par  suite,  un  individualiste; 
sa  philosophie,  comme  Hegel  en  avait  eu 
l'intuition,  et  quoi  qu'ait  voulu  prétendre 
récemment  Doring,  est  un  subjectivisme, 
elle  revendique  pour  la  raison  de  l'indi- 
vidu le  droit  de  s'isoler  dans  la  cité.  Il 
était,  en  outre,  un  pur  Attique  :  et,  par 
suite,  sa  méthode  était  un  pur  intellectua- 
lisme. Le  cynique  Antisthène,  disciple  de 
Socrate, et, comme  lui, homme  du  V  siècle, 
était  un  pur  individualiste;  mais,  demi- 
Attique  seulement,  il  était  moins  intel- 
lectualiste que  Socrate  :  la  faculté  qu'il 
exalte,  c'est  moins  la  faculté  dialec- 
tique et  critique,  que  ce  n'est  la  faculté 
de  possession  de  soi,  de  domination  sur 
soi.  un  peu  la  bonne  volonté  à  la  manière 
kantienne.  Xénophon,  homme  du  iV  siècle 
et  demi-Spartiate,  a  cessé  d'être  un  indi- 
vidualiste :  le  bien,  c'est  pour  lui  la  sou- 
mission à  l'ordre  social,  à  la  loi;  il  est, 
d'ailleurs,  à  la  façon  d'Antisthène,  un 
moraliste,  chez  qui  l'élément  proprement 
dialectique  du  Socralisme  a  perdu  son 
importance  primitive.  Les  cyniques  sont 
les  maîtres  de  Xénophon;  l'élément  non 


socratique  de  la  morale  de  Xénophon  est 
d'origine  anlislhéni(|ue  :  voilà  la  thèse 
que  M.  Joël  n'est  pas  absolument  le  pre- 
mier à  soutenir,  mais  qu'il  soutient  avec 
une  intransigeance  et  aussi  une  abon- 
dance d'arguments  à  l'appui,  (|iii  sont 
noiwelles.  Quelle  est  d'ailleurs  la  valeur 
de  ces  arguments?  Nous  craignons  que  la 
méthode  adoptée  par  M.  Joid  ne  soit  pas 
absolument  sûre.  Les  mots  de  la  langue 
de  Xénophon  auxquels  M.  .locl  attribue 
une  valeur  techni(|uc  sont  bien  souvent 
des  mots  de  la  langue  courante  de  la 
morale,  que  Xénophon  emploie  sans  y 
penser,  précisément  parce  qu'il  est  un 
moraliste  extrêmement  banal.  Les  allu- 
sions que  ^I.  Joël  rencontre  à  Antisthène 
et  à  sa  doctrine  dans  les  écrits  du  v"  et  du 
iv° siècle  sont  bien  contestables  souvent  : 
ne  sera-t-il  pas  permis  au  cynégétique 
Xénophon  de  parler  de  ■<  chiens  ■■,  sans 
penser  aux  •■  cyniques  ■•?  et  le  chapitre  con- 
sacré à  démontrer  quWristophane.  dans  la 
deuxième  version  des  «  Nuées  »  en  veut 
au  socratisme  des  cyniques,  non  au  socra- 
lisme pur,  ne  semble-t-il  pas  étrangement 
hasardeux?  Le  r/«eV7''/e,  réfutant  Heraclite 
et  ses  disciples,  emploie  les  mêmes  expres- 
sions, pour  définir  ceux-ci,  qu'Aristophane 
avait  placées  dans  la  bouche  de  son 
"Aoixo;  Aôvo;  :  allusion  à  Antisthène  «  l'hé- 
raclitéen  ».  La  maison  de  Socrate  est 
livrée  à  l'incendie  dans  la  pièce  d'Aris- 
tophane, et  les  Pythagoriciens  de  Grande- 
Grèce  avaient  péri  de  même  :  allusion  à 
Antisthène  «  le  pythagoricien  »,  Delà  doc- 
trine d'Antisthène,  nous  ne  savons  rien 
d'ailleurs,  si  ce  n'est  par  des  fragments 
épars  et  des  documents  indirects  :  et 
nous  n'osons  pas  dire  que  la  thèse  de 
M,  Joël  ne  retire,  de  cette  obscurité, 
quelque  avantage.  Antisthène  devenant 
tour  à  tour,  suivant  les  besoins  de  la 
cause,  un  individualiste  pur.  et  un  théo- 
ricien de  la  famille,  un  moraliste  pur  et 
un  philosophe  de  la  nature.  Cette  seconde 
partie  de  l'ouvrage  de  M.  Joël  est  un 
répertoire  prodigieux  de  conjectures  auda- 
cieuses, d'associations  inattendues  entre 
des  mots  et  des  idées  :  après  M.  Joël,  sur 
Xénophon  et  les  cyniques,  il  n'y  a  plus 
rien  à  faire...  si  ce  n'est  de  revenir  à 
Edouard  Zeller. 

The  Social  Problem,  Life  and  Work, 
by  J.  A.  HoBsiiN,  1  vol.  de  vii-29d  p. 
in-S,  London,  Nisbet,  1901. —  M.  Hobson 
nous  avait  déjà  donné,  sur  "  Ruskin 
réformateur  social  »,  une  intéressante 
monographie;  dans  une  «  Psychologie 
du  jingoïsme  »,  il  avait  discuté  en  logi- 
cien les  sophismes  du  chauvinisme  con- 
temporain; enfin,  dans  une  courte  ■■  Lco- 
I   nomique    de   la    distribution   p.    il    avait 


_  4  — 


défini  certaines  théories  écoiionniiques.  où, 
sous  un  langage  très  scientifique  et  très 
précis,  on  reconnaissait  l'infiuence  pre- 
mière de  certaines  idées  de  Rusliin.  Le 
présent  ouvrage,  sous  une  forme  succincte 
et  nullement  prétentieuse,  constitue  un 
essai  de  philosophie  sociale  intégrale  :  il 
intéresse  à  ce  titre  notre  public. 

C'est  un  livre  de  principes  (jue  nous 
donne  M.  Hobson  :  il  se  propose  de  réagir 
contre  l'abus  de  la  spécialisation  scienti- 
fique, contre  ce  qu'il  appelle  le  scara- 
béisme  :  «  le  grand  œuvre  du  monde  a  été 
fait  par  de  grands  travailleurs,  non  par 
d'étroits  spécialistes,  même  au  xix''  siècle. 
Kant,  Gœthe,  Wordsworth  ,  Browning, 
JMili,  Darwin,  Spencer.  Ruskin,  la  gran- 
deur de  l'œuvre  de  ces  hommes  dépend 
de  la  qualité  d'universalité.  »  Il  prévient 
encore  le  lecteur  contre  le  danger  que 
présente  la  «  méthode  historique  »  trop 
exclusivement  employée.  Si  l'histoire  se 
présente  comme  une  science  organique, 
et  non  comme  une  narration  pure,  elle 
est  une  interprétation  des  faits  qui  déjà 
dépasse  l'histoire  :  même  alors,  étant  une 
connaissance  du  passé,  elle  ne  peut  suf- 
fire à  définir  l'utilité  sociale  :  «  la  con- 
duite a  toujours  affaire  à  l'inconnu  et 
implique  toujours  des  risques.  Le  réfor- 
mateur social  doit  courir  des  risques,  et 
ne  peut  même  savoir  quels  sont  les  ris- 
ques qu'il  court,  et  quelle  en  est  l'impor- 
tance ».  Le  principe  des  droits  de  l'homme, 
la  thèse  de  l'organisme  social,  voilà  les 
notions  dont  M.  Hobson  entreprend,  en 
philosophe,  la  revision  logique. 

Le  principe  des  droits  de  l'homme. 
Pourquoi  l'abandonner,  par  réaction  con- 
tre la  philosophie  démodée  qui  considérait 
ces  droits  comme  originels  et  inaliénables"? 
Tous  les  droits  individuels  ont  beau 
emprunter  leur  valeur  à  l'obligation  su- 
prême qu'il  y  a  pour  la  société  à  proléger 
et  développer  le  bien-être  social,  ce  n'en 
sont  pas  moins  des  droits.  «  Le  droit  à  la 
vie  »  est  une  phrase  utile.  Elle  implique 
que  c'est  le  devoir  suprême  pour  la  so- 
ciété d'assurer  la  vie  de  tous  les  membres 
utilisables,  et  que  la  vie  de  chaque  mem- 
bre sera  tenue  pour  utilisable  jusqu'à 
preuve  du  contraire.  Les  droits  définis 
dans  la  déclaration  des  Droits  de  l'Homme 
et  dans  la  déclaration  de  l'Indépendance 
peuvent  servir  de  fondement  à  une  théorie 
rationnelle  des  droits  de  l'homme  social. 
Les  quatre  »  droits  naturels  »  de  la  Décla- 
ration française  se  ramènent  au  premier, 
au  droit  de  propriété,  que  M.  Hobson 
définit  de  la  façon  suivante:  "  Toute  por- 
tion d'un  produit  qui  est  nécessaire  pour 
stimuler  un  individu  au  travail  est  sa 
propriété   légitime.  On   peut  dire    qu'elle 


consiste  en  deux  parties  :  1°  celle  qui  est 
nécessaire  pour  entretenir,  au  point  de 
vue  matériel  et  physique,  l'énergie  re- 
quise par  le  travail;  2"  celle  qui,  en  outre, 
peut  être  requise  pour  agir  sur  la  volonté 
de  l'individu.  La  première  est  une  quan- 
tité fixe.  La  seconde  varie,  en  premier 
lieu,  avec  la  satisfaction  que  l'individu 
retire  de  l'exercice  de  son  activité  labo- 
rieuse, et,  en  second  lieu,  avec  l'égoïsme 
de  l'individu.  » 

La  thèse  de  Torganisme  social.  Nous 
entendons  par  là  non  les  comparaisons 
trop  définies  de  telle  ou  telle  fonction 
sociale  avec  tel  ou  tel  tissu  de  l'organisme 
individuel,  mais  Taflirmation  de  la  soli- 
darité des  individus,  la  thèse  suivant 
laquelle  la  société  est  autre  chose  qu'une 
simple  somme  arithmétique  d'existences 
individuelles.  C'est  une  proposition  qui 
traine  dans  bien  des  manuels  de  philoso- 
phie, mais  qui  y  demeure  à  l'état  de 
vague  généralité.  M.  Hobson  lui  donne 
une  précision  nouvelle  en  l'appuyant  sur 
une  théorie  économique  de  la  valeur  :  c'est 
l'existence  de  la  société,  non  le  travail  03 
l'individu,  qui  crée  les  valeurs.  D'oii  le 
socialisme  spécial  à  Al.  Hobson,  et  dont 
il  définit,  avec  exactitude  et  probité,  les 
thèses  fondamentales,  conformément  à  sa 
formule  du  droit  de  propriété.  Socialisme 
limité  :  toutes  les  industries  ne  doivent 
pas  être  socialisées,  mais  celles-là  seules 
où  la  fabrication  se  fait  en  gros,  par  rou- 
tine, celles  aussi  où  s'applique,  selon 
M.  Hobson,  la  loi  des  revenus  croissants. 
Socialisme  opportuniste  :  il  faut  respecter 
les  institutions  économiques  existantes 
dans  la  mesure  où  il  est  prouvé,  par  l'ob- 
servation historique,  que  par  leur  action 
psychologique  sur  l'égoïsme  de  l'individu, 
elles  stimulent  la  production  (par  exemple 
la  propriété  paysanne). 

Ce  n'est  ici  le  lieu  ni  d'exposer  ni  de 
discuter  dans  le  détail  les  vues  sociales 
de  M.  Hobson.  D'une  façon  générale  elles 
semblent  mériter  notre  adhésion  :  elles 
méritent  certainement  l'attention  du  pu- 
blic français.  Enfin,  considéré  au  point 
de  vue  méthodologique,  l'ouvrage  con- 
tient une  utile  leçon  à  l'adresse  des  philo- 
sophes français  :  c'est  la  connaissance 
approfondie  de  l'économie  politique  qui 
permet  à  M.  Hobson  de  parler,  en  matière 
sociale,  un  langage  rigoureux,  d'échapper 
soit  au  formalisme  de  la  doctrine  kan- 
tienne du  droit,  soit  au  formalisme,  tantôt 
abstrait,  tantôt  métaphorique, de  la  socio- 
logie contemporaine,  et  enfin,  au  lieu  de 
réfuter  ou  de  défendre  la  théorie  abstraite 
des  droits  de  l'homme,  de  la  reviser,  de 
la  compléter,  de  la  remplir  en  quelque 
sorte. 


—  5 


The  life.  unpublished  letters  and 
philosophical  regimen  of  Anthony, 
earl  of  Shaftesbury,  l'diled  by  Benjamin 
RANDi^l.ondres  et  Nt-w-lorU,  1900).  —  Sliaf- 
lesbiiry  {'.i«  comlo  de)  n'est  phis,  en  France, 
ni  très  apprécié  ni  très  lu.  On  sait  vague- 
ment de  lui  qu'il  a  clé  un  intuitionisle 
en  morale  et  (|u'il  a  ouvert  la  voie  à- la 
future  philosophie  écossaise;  l'on  n'ignore 
pas  ipie  le  sentiment  que  notre  conscience 
nous  l'évèle  comme  seul  apte  à  diriger 
dans  le  sens  du  bien  et  du  Juste  la  con- 
duite humaine  est,  si  nous  l'en  croyons, 
celui  de  la  bienveillance,  et  (ju'en  cela 
également  il  fut  un  précurseur.  .Mais  on 
ne  tient  pas  à  en  savoir  beaucoup  i)lus. 
En  particulier,  si  l'on  désire  étudier  dans 
ses  principes,  suivre  dans  ses  analyses, 
cette  morale  de  l'altruisme  qu'il  a  le 
premier  peut-être  essayé  d'exposer  sous 
forme  systématitpie,  on  préférera  bien 
s'adresser  à  François  Hutcheson  ou.  mieux 
encore,  à  cet  admirable  Adam  Smith  dont 
la  Théorie  des  sentiments  moraux  déve- 
loppe avec  tant  de  délicatesse  et  de 
charme  la  morale  de  la  sympathie.  —  Kn 
Angleterre  la  renommée  de  l'auteur  des 
Caractéristiques  n"a  point  pcili.  Il  demeure, 
grâce  à  son  éloquence,  à  l'éclat  de  son 
style,  l'un  des  maîtres  ••  les  plus  fascina- 
teurs  •>  de  la  litlératnre  morale.  Aussi, 
chez  nos  voisins,  la  publication  que 
M.  Hand,  de  l'Universilô  de  Harvard, 
vient  de  l'aire  de  tout  un  ensemble  de 
compositions  et  de  lettres  inédites,  est- 
elle  assurée,  et  à  bon  droit,  de  recevoir  le 
plus  favorable  accueil.  Nous  ne  savons 
toutefois  si  elle  donnera  tout  ce  que 
M.  Fowler,  dans  son  livre  Sliaftesbtir;/  et 
Hutcheson,  s'en  était  promis. 

.M.  Rand,  en  tête  de  ces  écrits,  donne, 
mais  complète  et  avec  le  nom  de  son 
auteur,  la  biographie  de  notre  moraliste, 
composée  parle  llls  même  de  Shaftesbury 
et  dans  laquelle  le  Dictionnaire  général 
de  Bayle  avait  abondamment  puisé.  — 
Viennent  ensuite  trente-quatre  essais, 
auxquels  Shaftesbury  avait  donné  le 
titre  d'à7/.r,!J.ata,  mais  que  l'éditeur  pré- 
fère désigner  par  l'expression  plus  pom- 
peuse et  certainement  moins  claire  de 
l'hilosophiciil  lier/imen.  Leur  auteur  les 
avait  bien  nommés.  Oui,  ce  sont  des 
«  exercices  ■•  un  peu  philosophiques,  im 
peu  oratoires  aussi,  portant  sur  cet  ordre 
de  sujets  auxquels  tant  d'essayistes, 
depuis  Bacon,  se  sont  complus  :  l'alTeclion 
naturelle,  la  Providence,  les  affaires 
humaines,  le  moi,  le  corps,  le  caractère 
et  la  conduite,  l'imagination  et  le  juge- 
ment, la  vie,  etc.  Ou  encore  ce  sont  des 
méditations,  vivantes,  animées,  dont 
,'éditeur  n'a    pas   fait   ell'ort  pour  déter- 


miner les  dates  respectives  et  dont  iJ 
nous  dit  seulement  quelles  se  trouvent 
dans  des  cahiers  de  notes  rédigés  entre 
dliUSet  1"12.  —A  notre  avis,  et  d'après 
des  raisons  d'ordre  interne,  il  y  a  de 
grandes  probabilités  pour  qu'elles  aient 
été  composées  d'assez  bonne  heure  par 
Shaftesbury.  En  eflel,  si  l'on  s'arrête  sur- 
tout à  celles  qui  traitent  de  questions 
mettant  eu  cause  la  morale  théorique, 
on  est  frappé  de  voir  combien  les  idées 
i|ui  tievaient  conférer  à  Shaftesbury  une 
physionomie  originale  y  tiennent  peu  de 
place,  à  supposer  même  tpi'elles  s'y 
laissent  aucunement  entrevoir,  ce  qui 
n'est  rien  moins  qu'assuré.  Par  contre 
nous  rencontrons  en  abondance  les 
«  lieux  »  continuellement  repris  par  les 
écrivains  anciens  et,  notamment,  par  les 
maîtres  du  Portique.  Les  formules  fami- 
lières aux  moralistes  stoïciens  sont  fré- 
quemment redites  et  paraphrasées,  avec 
le  mouvement  et  la  verve  qui  distingue- 
ront les  Caractéristiques.  Écoutons,  à 
propos  de  «  l'alfection  naturelle  »,  notre 
philosophe  :  ■■  ...  C'est  ici  la  province  du 
sage  véritable,  qui  a  conscience  des  choses 
humaines  et  divines  :  apprendre  à  sou- 
mellre  toutes  ses  alTections  à  la  règle  et 
au  gouvernement  du  toul,  à  accompagner 
de  tout  son  esprit  ce  suprême  et  parfait 
esprit  et  cette  raison  de  l'univers.  C'est  là 
vivre  conformément  à  la  nature,  suivre  la 
nature,  obéir  à  la  Divinité.  Si  j'ai  des 
amis,  je  joue  le  rôle  d'ami  ;  si  je  suis  père, 
le  rôle  de  père.  Si  j'ai  une  cité  ou  une 
patrie,  j'étudie  son  bien  -et  son  intérêt; 
je  la  chéris  comme  je  dois;  je  m'expose 
et  je  fais  pour  elle  tout  ce  qui  dépend  de 
moi...  »  Voilà  le  ton  et  voilà  l'esprit  de 
ces  essais.  Visiblement,  quand  il  les 
achève,  il  est  encore  un  Stoïcien,  un 
Stoïcien  modéré,  qui  demande  à  la  nature 
humaine  ce  qu'elle  peut  fournir,  mais 
n'exige  pas  d'elle  l'imiiossible  :  se  con- 
former de  son  mieux  à  l'ordre  des 
choses  et,  pour  cela,  s'eiïorcer  de  le 
connaître,  voilà  loute  la  loi.  —  Il  serait 
instructif  de  rechercher  dans  quelle 
mesure  l'influence  du  Portique  a  pu  con- 
tribuer à  déterminer,  en  Shaftesbury, 
l'orientation  délinitive  de  sa  pensée  théo- 
rique; d'étudier  si  la  conception  stoï- 
cienne de  l'universelle  (jujATtâôesa  ne  l'a 
pas  conduit  à  la  notion  plus  restreinte, 
moins  ambitieuse,  et  par  là  même  plus 
susceptible  de  soutenir  le  système  de  la 
moralité,  d'une  harmonie  entre  les  âmes, 
assurée  par  l'universelle  pratique  de  la 
bienveillance.  Mais  le  témoignage,  direct 
de  notre  auteur  ne  nous  apporte  rien  à 
cet  égard  et  nous  ne  pouvons  ((ue 
hasarder  des  conjectures. 


—  6 


Après  les  à>jv.r,\i.!x-y.  se  succèdent  de 
nombreuses  letlres,  intéressantes  surtout 
pour  le  biographe  et  l'historien.  Elles 
confirment  ce  que  l'on  savait  de  la  géné- 
rosité de  cœur,  de  la  large  philanthropie 
de  lord  Shaftesbury.  Le  philosophe  aussi 
y  trouverait  à  glaner.  Nous  signalons  seu- 
lement l'une  des  plus  curieuses  de  ces 
letlres,  celle  qui  porte  la  date  du 
~  novembre  1709  et  qu'il  adresse  au 
général  Stanhope.  On  sait,  et,  si  on  l'avait 
oublié,  un  grand  nombre  de  ces  lettres 
seraient  pour  nous  rappeler  que  l'auteur 
des  Caractéristiques  avait  eu  Locke  pour 
maître.  Or,  à  Stanhope  Shaftesbury  se 
confesse,  comme  •-  du  plus  grand  secret 
qui  soit  au  monde  »,  de  son  désaveu  des 
doctrines  de  Locke.  Toute  la  polémique 
de  l'auteur  de  VËssai  contre  les  idées 
innées  lui  paraît  enfantine  et  gratuite,  car 
ces  attaques,  à  son  avis,  portent  contre 
des  fantômes.  Elles  révèlent  surtout  de  la 
part  de  celui  qui  les  a  dirigées  une  bien 
médiocre  connaissance  de  la  philosophie 
ancienne.  La  lettre  serait  à  analyser  tout 
entière  :  on  y  verrait  que  notre  auteur 
admet  un  certain  nativisme,  justifié  par 
des  raisons  de  téléologie  et  dont  Locke 
eût  été  bien  choqué.  Cette  fois  nous 
reconnaissons  la  moralité  des  Caractéris- 
tiques. 

Cathédrales  d'autrefois  et  usines 
d'aujourd'hui, rV«.ç(?  etPrésent,^^.?  Thom.^s 
Carlyle,  traduction  de  Camille  Bos,  intro- 
duction par  Jean  Izoclet,  professeur  de 
philosophie  sociale  au  Collège  de  France, 
sur  V Impérialisme  Anglais,  1  vol.  in-S» 
carré  de  xxxii-468  pp.,  Paris,  éditions  de 
la  Revue  Blanche.  —  11  faut  féliciter  M.  Ca- 
mille Bos  d'avoir  entrepris  la  traduction 
d'un  ouvrage  qui  nous  révèle,  par  delà  le 
Carlyle  romantique,  individualiste,  à  la 
fois  réaliste  et  mystique,  le  Carlyle  réfor- 
mateur et  philosophe  social.  Le  titre  de 
l'ouvrage  anglais  est  l'ast  and  Présent  :  le 
traducteur  a  préféré  un  titre  plus  expli- 
cite; mais  tantqu'à  changer  le  titre,  n'eùt-il 
pas  mieux  valu  dire  :  Monastères  cVautre- 
fois.  Saint  Edmundbury,  que  Carlyle  avait 
choisi  comme  type  d'une  société  orga- 
nique au  moyen  âge,  était  un  monastère; 
un  monastère  est  une  société,  ce  que  n'est 
pas  une  cathédrale.  A  l'historien  des  idées, 
le  présent  ouvrage  révèle,  aussi  nettement 
que  le  Sartor  fiesartus,  l'influence  des 
Saint-Simoniens  (théories  de  l'orgaTiisa- 
tion  du  travail,  de  l'aristocratie  indus- 
trielle); il  est  intéressant  d'y  relever  tant 
d'expressions  familières  aux  lecteurs  des 
écrits  fhbiens  de  l'Angleterre  contempo- 
raine (voir  en  particulier  le  Coopérative 
Movement,  de  Mrs  Webb,  oii  l'influence 
des    idées    sociales    de    Carlyle    est    pro- 


fonde). Réfutation  du   libéralisme  écono- 
mique, fondée  sur  une  théorie  du  salaire 
normal  (le  devoir  du   travail  implique  le 
droit  au  travail,  et  le  droit  au  travail  le 
droit  à  un  salaire  suffisant  pour  permettre 
au   salarié   de    travailler).   Réfutation  du 
libéralisme  politique  :  pas  de  travail  sans 
direction;  l'homme  est  né  pour  être  gou- 
verné,  et    certains    hommes   pour    gou- 
verner; à  l'aristocratie  terrienne,  qui  ne 
I  travaille  plus,  va  succéder,  dans  l'organi- 
sation de  la  société,  l'aristocratie  indus- 
trielle, qui  travaille.  Par  quelles  réformes 
définies  va,  d'ailleurs,  se  manifester  l'ère 
nouvelle?  Carlyle  est  sui*  ce  point  très  vague: 
infirmité  commune  à   tous   les   penseurs 
qui  cultivent  le  genre  prophétique.  Quelles 
que  soient  d'ailleurs,  en  ceci,  les  faiblesses 
de  Carlyle,  la  présente  publication  aidera 
à   mesurer  la  distance  qui   le  sépare   de 
son  disciple  et   introducteur,   .M.   Izoulet. 
Pourquoi  .M.  izoulet,  avec  l'admiration  qu'il 
nous  déclare  professer  pour  les  peuples 
réfléchis  et  silencieux,  donne-t-il  à  l'expres- 
sion de  sa  pensée  la  forme  d'un  manifeste 
électoral?  pourquoi  découvre-t-il  un  héros 
chezcelui  précisément,  de  tous  les  hommes 
d'État  de  l'Angleterre  d'aujourd'hui,  qui  a 
le  plus  parlé  et  le  moins  agi?  et  pourquoi, 
le   citant,   prétendant  le   connaître  et  le 
comprendre,  s'obstine-t-il,  six  pages  du- 
rant, à  orthographier  de  travers  le  nom 
de  Lord  Rosebery? 

Il  Concetto  delP Anima  nella  psi- 
cologia  contemporanea  (L'idée  de 
l'àme  dans  la  psychologie  contemporaine), 
par  Fr.  de  Sarlo,  1  broch.  45  p.  Ducci,  Flo- 
rence, 1900.  —  Leçon  d'ouverture  du  Cours 
de  •  Philosophie  théorique  »  à  l'Institut 
d'études  supérieures  de  Florence.  M.  de 
Sarlo  y  soutient,  avec  une  dialectique  sou- 
vent serrée  et  heureuse,  que  les  deux 
grandes  théories  en  honneur  dans  la  psy- 
chologie contemporaine,  la  théorie  intellec- 
tualiste et  la  théorie  volontariste  (Wundt), 
s'épuisent  en  efl'ortségalement  infructueux 
pour  se  passer  de  la  notion  d'àme,  c'est- 
à-dire  d'une  réalité  identique  et  perma- 
nente qui  .«erve  de  support  ou  d'origine 
aussi  bien  aux  états  qu'aux  actes  de  la  vie 
psychique.  Mais,  si  sa  démonstration  vaut 
pour  montrer  combien  il  est  logiquement 
nécessaire  de  rapporter  tous  les  phéno- 
mènes à  un  sujet  d'inhérence  et  com- 
bien naturel  de  croire  à  sa  réalité,  il  doit 
avouer  que  nous  ne  pouvons  ni  saisir  ce 
sujet  en  lui-même,  ni  rien  dire  de  sa 
nature,  en  dehors  de  ses  fonctions  ou  de 
ses  manières  d'être  :  et  que  devient  alors 
l'affirmation  que  son  existence  est  un 
.<  fait  »?M.  de  Sarlo  a  sans  doute  le  droit 
de  conclure  que  la  notion  de  l'àme  est 
impliquée  et  présupposée  par  la  science 


—  7 


psyclioloi,'ique  :  mais  il  restera  toujours  à 
savoir  si  la  nécessité  de  poser  ainsi  cette 
notion  est  autre  chose  et  plus  qu'une  »  loi  » 
(Je  la  pensée  elle-même. 


REVUES 

Archiv  fur  systematische  Philoso- 
phie, VI'  volume  (année  IftOO).  —  Dans  les 
(|iiatri.'  livraisons  de  celte  revue,  rien 
n'fgale  en  valeur  les  comptes  rendus  que 
donne  le  directeur,  Paul  Natorp,  des 
ouvrajics  allemands  sur  la  théorie  de  la 
connaissance,  parus  de  1896  à  189S.  L'au- 
teur pourtant  se  contente  de  résumer 
«es  ouvrages  exactement,  sans  intervenir 
autrement  que  par  des  notes  assez  courtes; 
«'est  assez  pour  qu'apparaisse  la  supério- 
rité de  son  point  de  vue  cnticiste  sur  les 
dilTé rentes  formes  de  réalisme  défen- 
diRs  par  Ed.  von  Hartmann,  Wundt,  Woll", 
Opitz,  Wernman,  etc.  (livraisons  I  et  II). 
Il  y  a  peu  à  prendre  dans  la  critique  faite 
par  Jour,  des  livres  sur  l'Ethique  publiés 
en  1895  et  1896  (1.  Il)  et  dans  l'étuile  de 
BosA.NQLET  SUT  la  philosophic  anglaise  en 
1S9U  (1.  IV):  la  revue  des  ouvrages  d'esthé- 
tique (1.  III)  est  plus  intéressante,  parce 
que  Lii'ps  ne  cesse  d'y  défendre  ses  pro- 
pres théories.  La  revue  des  ouvrages  socio- 
logiques est  à  peine  commencée  par  Tox- 
MES  (1.  IV). 

AnoLF  McLLER  cousacrc  trois  articles  très 
clairs  à  la  Métapliysique  de  Teic/imuller,  en 
commençant  par  l'analyse  des  divers  sens 
donnés  au  mot  être  pour  décrire  ensuite, 
du  point  de  vue  du  Moi,  seul  être  subs- 
tantiel, Vordre  perspectif  du  temps  et  de 
l'espace.  Dans  ce  système  néo-leibnizien, 
qui  se  donne  pour  la  vraie  philosophic 
chrétienne,  le  point  faible  parait  bien 
être  la  notion,  admise  comme  évidente  et 
simple,  des  trois  activUés  du  Moi  (I.  I,  Il 
et  III). 

L.  GoLDScii.MiDT  continue  son  étude  sur 
les  pages  de  Kant  intitulées  Ilefulatiun  de 
Vidéalisme  et  répond  spécialement  aux 
arguments  par  oii  Kuno  Fischer  préten- 
dait établir  une  contradiction  entre  la 
première  et  la  deuxième  édition  de  la 
Critique  delà  Raison  Pure.  L'interprétation 
de  Goldschmidt  parait  bien  être  la  mieux 
justiliée  (1.  I). 

Emil  Bullaty  veut  résoudre  le  Pro/jlème 
de  la  Conscience  (I.  I  et  II).  L'auteur  est  un 
Tchèque,  et  peut-être  son  article  a-t-il  été 
mal  traduit;  toujours  est-il  que  la  langue 
en  est  exécrable,  et  que  les  répétitions 
inutiles,  la  lenteur  du  développement,  le 
vague  des  conclusions,  exigent  du  lec- 
teur une  patience  qui  se  trouve  mal  récom- 
pensée. 


El).  V.  HAiirMA>.\  examine  à  nouveau  le 
Concept  de  l'Inconacient,  auquel  il  assigne 
dix-neuf  sens  possibles;  cette  classitica- 
lion  ne  sera'  pas  sans  utilité.  Surtout  il 
restera  bien  établi  désormais  que  l'in- 
conscient de  Hartmann  n'^'st  pas  une 
Injpotliése  jisi/cliolof/it/ue,  mais  un  principe 
métaphysique,  et  rien  que  cela  (1.  III). 

E.  Mallv,  sous  ce  titre  :  Ahstraclion  et 
connaissance  des  ressonhlances,  critique 
avec  beaucoup  de  pénétration  la  tentative 
faite  par  H.  Cornélius  pour  ramener  l'abs- 
traction à  lassociation  par  ressemblance; 
il  montre  qu'une  telle  tentative  échoue,  si 
l'on  n'admet  tout  d'abord  l'abstraction 
(1.  III). 

W.  Fhevtag  expose  là  Conception  de 
l'histoire  chez  Rant,e,  la  défend  contre  les 
objections  de  Lamprecht  d'une  part,  de 
Windelbrand  et  de  RicUert  d'autre  part; 
puis  élargit  la  (lueslion  en  cherchant  à 
définir  l'histoire  en  général.  Mais,  s'il  éta- 
blit solidement  le  rapport  de  l'histoire  à  la 
psychologie,  son  etTort  est  moins  heureux 
quand  il  écarte  la  sciologie  pour  attribuer 
à  l'histoire  seule  la  connaissance  de  tous 
les  faits  sociaux.  La  seule  raison  qu'il  en 
donne  est  contestable  :  toute  connaissance, 
croit-il,  doit  conduire  à  des  résultats  pra- 
tiques, ce  qui  ne  saurait  être  le  cas  d'une 
sociologie  abstraite.  Mais  l'Iiistoire  elle- 
même  se  défendrait-elle,  si  l'on  refusait 
d'admettre  aucune  science  désintéressée/ 
(1.  II  et  III). 

Haxs  KleiiNPEtei\  propose  nne  formule  du 
principe  de  l'inertie  qui  ne  suppose  plus, 
comme  celle  de  Newton,  la  notion  d'un 
mouvement  et  d'un  repos  absolu.  L'article 
mérite  d'être  lu  par  quiconque  s'occupe  de 
philosophie  des  sciences. 

Enfin  MaxDessoui  achève  la  série  de  ses 
contributions  àl'Esthétique  par  une  étude 
sur  la  Connaissance  île  l'âme  chez  le  poète 
où  se  retrouvent  sa  finesse  de  psycho- 
logue, et  son  charme  de  littérateur. 


THÈSES    DE    DOCTORAT 

.M.  Landry  a  soutenu,  en  Surbonne,  le 
31  mai  1901.  les  deux  thèses  suivantes  : 

Thèse  latine  :  De  res]ionsifjilitale  sontium. 

Thèse  française  :  L'utilité  sociale  de  la 
propriété  individuelle. 

M.  Landry-  résume  sa  thèse  latine. 

.M.  Croisel  cède  la  parole  à  .M.  Levy- 
Bruhl,  qui  a  lu  la  thèse  en  manuscrit. 

M. /-.erv-Br»/*/ examinera  successivement 
deux  points  :  r  la  méthode,  2"  les  résul- 
tats. 

["  Dans  votre  esprit,  la  méthode  que 
vous  employez  est  scientifique.  Mais  à 
quelle  condition  peut-on  espérer  des  résul- 


—  8  — 


tais  scientifiques  dans  une  question  de  ce 
genre"?  Si  l'on  renonce  à  partir  de  prin- 
cipes admis  d'avance,  il  ne  reste  qu'à 
observer  les  faits  par  une  méthode  ana- 
logue à  celle  des  sciences  de  la  nature. 
Mais  il  y  a  ici  un  élément  à  considérer  qui 
n'existe  pas  dans  les  sciences  de  la  nature, 
cet  élément,  c'est  l'histoire.  Une  méthode 
scientifique  doit  donc  se  demander  d'où 
vient  cette  idée  de  responsabilité,  quelles 
sont  ses  origines  historiques.  Il  faut  com- 
mencer par  une  élude  précise  et  objective 
de  ces  faits.  Une  genèse  de  l'idée  de  res- 
ponsabilité obtenue  par  un  elTort  dialec- 
tique ne  nous  donnera  jamais  la  même 
sécurité  que  celle  méthode  d'observation. 

M.  Landrij.  —  Dans  l'emploi  que  vous 
faites  ici  du  mot  <■  scientifique  »  ne  con- 
fondez-vous pas  la  science  spéculative, 
théorique,  et  la  science  pratique,  norma- 
tive? Autre  chose  est  étudier  les  fails,  les 
idées  des  hommes  et  chercher  ce  qu'en 
droit  il  convient  de  faire.  Ce  n'est  pas 
une  question  scientifique  que  j'ai  traitée, 
mais  une  question  pralique.  El  je  ne  vois 
pas  alors  à  quoi  m'aurait  servi  l'élude 
des  fails. 

M.  Levjj-Briilil.  —  Votre  étude  n'est  pas 
théorique,  dites-vous,  mais  pratique;  et 
vous  croyez  qu'on  peut  déterminer  ce 
que  devraient  être  les  idées  morales,  sans 
s'occuper  de  ce  qu'elles  sont.  Je  crois 
tout  au  contraire  que  c'est  d'une  élude 
objective  de  la  nature  sociale  que  pourra 
sortir  une  connaissance  à  peu  près  pré- 
cise des  lois  qui  la  régissent,  et  que 
seule  la  connaissance  de  ces  lois  nous 
permettra  de  déterminer  dans  une  cer- 
taine mesure  les  progrès  à  accomplir. 
Vous  renoncez  à  celle  étude  objective. 
Vous  parlez  d'une  certaine  idée  de  l'utilité 
sociale  et  d'une  certaine  idée  de  la  peine 
comme  de  principes  pour  votre  construc- 
tion dialectique.  Mais  ces  idées  sont  toutes 
relatives.  Je  crains  que  votre  effort,  si 
ingénieux,  ne  reste  sans  rapport  avec  la 
réalité  actuelle. 

M.  Landry.  —  Vous  paraissez  faire  de 
moi  un  pur  dialecticien,  qui  joue  avec  les 
concepts.  El  vous  revendiquez  pour  votre 
méthode,  que  vous  appelez  scientifique, 
l'avantage  d'être  soucieuse  de  la  réalité 
pralique.  Mais  c'est  peut-être  le  contraire 
qui  est  le  vrai.  C'est  parce  que  je  prends 
la  question  à  cœur  qu'il  me  faut  absolu- 
ment une  solution  pratique  immédiate. 
Vous  paraissez  au  contraire  vous  réfugier 
dans  une  sorte  d'indifférenlisme.  Vous 
dites  que  la  solution  pralique  ne  sera 
obtenue  qu"une  fois  achevé  le  travail  de 
recherches  positives  sur  ce  point.  Qu'en- 
tendez-vous par  là?  S'agil-il  des  éludes  de 
criminologie,  je  suis  tout  disposé  à  recon- 


naître rimportance  de  ces  études;  mais, 
s'il  ne  s'agit  que  d'études  historiques, 
j'avoue  qu'elles  me  paraissent  assez  inu- 
tiles pour  l'objet  qui  nous  occupe. 

M.  Croiset  tient  à  dire  un  mot  en  faveur 
de  l'histoire.  Le  meilleur  moyen  de  réfuter 
une  idée  fausse,  c'est  encore  d'en  fair^ 
l'histoire,  de  montrer  en  quelles  circons- 
tances elle  est  née.  Par  ce  pi'océdé  loul 
objectif  on  arrive  à  des  résultats  pratiques. 

M.  Landry.  —  De  toute  façon,  qu'il 
s'agisse  de  criminologie  ou  d'histoire  des 
idées  morales,  il  y  a  un  abîme  enlre  la 
théorie  et  la  pralique.  Je  ne  vois  pas 
comment  les  connaissances  théoriques 
peuvent  servir  à  résoudre  la  question  pra- 
lique. Il  faut  bien  se  résignera  poser  des 
principes  d'action.  J'en  vois  deux,  celui 
de  la  justice  et  celui  de  l'utilité. 

M.  L^evy-Bru/d. —  Mais  je  n'aperçois  pas 
cet  abîme  entre  la  théorie  et  la  pratique. 
Prenons  un  exemple.  L'idée  de  responsa- 
bilité basée  sur  la  liberté  morale  est  géné- 
ralement abandonnée;  pourquoi?  parce 
qu'on  a  vu  qu'elle  répondait  à  un  étal  de 
civilisation  très  différent  du  nôtre.  C'est 
l'étude  des  faits  qui  détermine  ici  le  pro- 
grès des  idées  morales.  Je  crois  donc  que 
la  théorie  peut  conduire  à  des  résultats 
pratiques.  Sans  doute,  la  science  ne  donne 
pas  des  solutions  sur  tous  les  points. 
Mais  ne  voyons-nous  pas  la  même  chose 
ailleurs,  en  médecine  par  exemple?  La 
médecine  scientifique  s'abslient  dans  bien 
des  cas  où  la  médecine  empirique  donne 
des  remèdes.  Renoncera- l-on  pour  cela  à 
la  médecine  scientifique? 

M.  Landry.  —  Vous  paraissez  disposé  à 
me  donner  raison  quant  au  fond  :  vous 
parlez  comme  un  utilitaire. 

M.  Levy-Bvuhl.  —  Je  l'accorde. 

M.  Landry.  —  Votre  choix  sur  les  prin- 
cipes est  fait.  Mais  vous  ne  voulez  pas  en 
tirer  toutes  les  conséquences;  et  la  raison 
de  derrière  la  tête,  me  semble-t-il,  c'est 
que  vous  vous  croyez  obligé  de  tenir 
compte  de  la  manière  de  penser  des 
autres. 

M.  Levy-Bnihl.  —  Il  y  a  cela,  mais  il 
n'y  a  pas  que  cela.  11  y  a  surtout  la  con- 
science de  n'être  pas  suffisamment  informé. 
Il  me  semble  que  je  n'ai  pas  le  droit  de 
donner  comme  des  principes  absolus  des 
idées  qui,  après  tout,  me  sont  person- 
nelles. 

2"  Mais  passons  au  deuxième  point,  à 
l'examen  des  résultats.  Vous  nous  dites  : 
je  pose  les  principes  généraux,  on  en 
tirera  les  conséquences.  Mais,  pour  éta- 
blir ces  conséquences,  il  faudra  posséder 
une  foule  de  connaissances  précises  que 
vous  réclamez  vous-même  (criminologie, 
détermination  des  groupes  sociaux  simi- 


9  — 


laires)  et  qui  nous  manquent.  Vous  voilà 
donc  réduit  à  cetle  abstention  dont  vous 
ne  voulez  pas. 

M.  Lnitdi'!/  montre  par  quelques  exemples 
qu'il  arrive  dès  à  présent  à  des  résultais 
pratiques. 

.M.  ].('vi/-HrultI.  —  Vous  voulez  que  l'on 
tienne  compte,  pour  déterminer  la  res- 
ponsabilité, du  groupe  social  auquel  appar- 
tient le  délinquant.  Vous  paraissez  atta- 
cher une  ini|iortan<'C  toute  spéciale  à 
l'exemple. 

M.  Lundvij.  —  Il  est  vrai.  Je  crois  qu'il 
faut  tenir  compte,  dans  l'application  de  la 
peine,  de  l'ulililé  sociale  surtout,  de 
l'exem|darité.  Et  je  reconnais  que,  pour 
déterminer  cette  utilité  sociale,  il  faudra 
tenir  compte,  d'une  foule  de  faits  et  de 
circonstances.  La  science  objective  rentre 
par  là  dans  ma  théorie. 

M.  Séciille.';  remercie  le  candidat  de  la 
science  dont  il  a  fait  preuve  dans  sa  thèse. 
Celte  thèse  Ta  instruit.  Il  le  loue  d'avoir 
repoussé  la  vieille  conception  tradition- 
nelle de  la  responsabilité,  cette  idée  vrai- 
ment odieuse,  qui  était  déjà  chez  Platon 
et  qui  établit  je  ne  sais  quel  rapport  entre 
la  vertu  morale  et  la  douleur  physique. 
Je  n'admets  pas  plus  que  vous  une  sem- 
blable justillcation  du  châtiment.  Mais  il 
me  semble  ijue  l'idée  de  justice  garde  un 
certain  sens  dans  votre  thèse.  Vous  n'ad- 
mettez pas  que  l'on  exécute  des  innocents 
(comme  cela  arrive  parfois  dans  les  co- 
lonies) pour  intimider  une  population. 
>J'étes-vous  pas  guidé  ici  par  une  certaine 
idée,  quoique  inexprimée,  de  la  justice? 

M.  Landry.  — ■  Dans  ma  thèse,  il  n'y  a 
aucun  compromis  de  ce  genre.  Je  suis 
rigoureusement  utilitaire.  S'il  était  plus 
utile  de  punir  l'innocent  que  le  coupable, 
j'y  acquiescerais. 

M.  Seaille.f.  —  J'aurais  quelque  peine  à 
vous  accorder  ce  point.  11  me  reste  des 
préjugés. 

M.  Landry.  —  Je  me  hâte  de  dire  qu'un 
pareil  cas  ne  se  présentera  jamais. 

M.  Séailles.  —  Passons  à  un  deuxième 
point.  La  lecture  de  votre  thèse  nous 
donne  d'abord  cette  impression  que  vous 
voulez  arriver  à  une  mesure  toute  objec- 
tive de  la  responsabilité.  Et  cela  nous 
parait  nouveau.  Les  déterministes  avaient 
plutôt  fait  elTort,  jusqu'à  ce  jour,  pour 
retrouver  l'équivalent  subjectif  de  l'an- 
cienne responsabilité.  Vous  paraissez  au 
contraire  renoncer  à  toute  considération 
psychologiciue.  Il  me  semble  pourtant  que 
l'idée  de  responsabilité  garde  dans  votre 
théorie  un  certain  sens.  C'est  la  peine, 
ilites-vous,  qui  crée  la  responsabilité,  mais 
la  peine  elle-même  doit  s'établir  en  vue 
de  l'exemplarité.  D'oii  votre  idée  d'établir 


des  groupes  d'individus  pour  qui  les  dif- 
férentes sortes  de  pénalité  seraient  faites. 
Mais  ce  que  vous  considérez  en  délinilive. 
ce  sont  les  caractères  psychologiques, 
c'est  Vindoles  de  ces  groupes  sociaux. 
Comme  vos  adversaires,  vous  en  venez 
à  dire  qu'il  y  a  dans  certains  cas  lutte 
entre  des  motifs  contraires,  et  le  but  de 
a  pénalité  est  de  renforcer  l'un  ou  l'autre 
de  ces  motifs.  De  la  sorte,  votre  définition 
de  la  peine  se  fonde  sur  des  caractères 
subjectifs  et  se  trouve  simplement  subor- 
donnée dans  rapplicalion  à  l'utilité  so- 
ciale. Bref,  votre  théorie  laisse  place  à  un 
certain  examen  des  caractères  psycholo- 
giques nécessaires  pour  qu'il  y  ait  res- 
ponsabilité. 

M.  Landry.  —  Je  l'accorde.  J'ai  dit  for- 
mellement (pie  l'utilité  sociale  de  la  peine 
ne  peut  être  déterminée  que  par  une 
étude  psychologique  du  degré  d'intimida- 
bilité  des  individus. 

M.  Séailles.  —  C'est  moins  une  critique 
que  je  vous  présente  qu'une  impression 
dont  je  vous  fais  part.  On  a  l'impression 
qu'on  va  vers  un  critère  tout  ol)jectif  de 
la  responsabilité,  et  finalement  on  s'aper- 
çoit qu'on  revient  à  un  critère  subjectif. 

Autre  chose  :  Vous  justifiez  la  peine 
uniquement  par  son  utilité  sociale.  Mais 
dans  tout  châtiment  il  laut  considérer 
deux  individus,  celui  qui  est  châtié  et  celui 
qui  châtie.  Considérons  ce  dernier.  N'y 
a-l-il  pas  lieu  de  craindre  que  l'on  crée 
toute  tine  classe  de  gens  qui  prendront 
peu  à  peu  plaisir  à  la  cruauté?  C'est  une 
nouvelle  classe  de  criminels  instituée  par 
la  société. 

M.  Landry.  —  Je  n'y  avais  pas  songé 
dans  ma  thèse.  .Mais  j'abonde  dans  votre 
sens.  Nous  ajouterons  ceci  aux  frais  d'ap- 
plication de  la  peine. 

M.  P.  Janet.  — •  Vous  nous  dites  que 
vous  appelez  des  éludes  nouvelles,  plutôt 
que  vous  ne  faites  vous-même  ces  études. 
Mais  pour  moi,  c'est  un.  défaut.  Il  fut  un 
temps  où  toutes  les  thèses  de  la  Sorbonne 
nous  oiïraient  des  méthodes  delà  psycho- 
logie. Qu'est-ce  que  la  psychologie  y  a 
gagné?  Je  me  méfie  des  faiseurs  de 
méthode.  Aussi  chcrcherais-je  le  principal 
mérite  de  votre  thèse  ailleurs  quû  ces 
messieurs.  Ils  vous  reprochent  d'avoir  fait 
trop  peu  d'histoire;  mais,  à  mon  avis,  vous 
en  avez  fait  trop.  Vous  nous  avez  donné 
la  critique  de  toutes  les  o[iinions  contem- 
poraines sur  la  responsabilité  pénale.  C'est 
bien  là  de  l'histoire.  Mais  est-ce  l'étude  de 
la  justice  pénale  comme  on  doit  la  faire? 
Je  ne  crois  pas.  Vous  auriez  dû  vous  placer 
au  point  de  vue  des  faits.  C'est  une  tout 
autre  méthode. 

J'aurais  pris  un  exemple  :  j'aurais  étudié 


—  lu  — 


l'utilité  de  la  peine  dans  un  groupe,  dans 
un  milieu  restreint.  Le  principal  défaut 
des  études  sociales,  c'est  qu'elles  s'éten- 
dent toujours  à  un  groupe  trop  large.  Pre- 
nons une  classe  d'école  primaire,  un  asile 
d'aliénés,  ce  que  vous  voudrez.  Une  disci- 
pline est  nécessaire,  par  quels  moyens 
peut-on  l'établir?  Après  avoir  étudié  beau- 
coup de  milieux  de  ce  genre,  on  pourra 
poser  des  conclusions  sur  les  meilleurs 
modes  de  pénalité. 

Or,  dans  un  asile  d'aliénés,  par  exemple, 
la  pénalité  qui  réussit  le  mieux  est-elle 
celle  que  vous  indiquez?  Aucunement.  Le 
coupable  ne  sert  jamais  aux  autres  de 
terme  de  comparaison  ;  jamais  ceux-ci  ne 
se  demandent  s'ils  lui  sont  semblables  ou 
non.  Ce  qui  joue  un  rôle  dans  le  respect 
de  la  discipline,  c'est  la  possibilité  plus 
ou  moins  grande  d'échapper  au  surveil- 
lant. Que  l'on  ressemble  ou  non  à  celui 
qui  fut  puni,  peu  importe.  Que  la  peine 
soit  sûre,  même  si  elle  est  légère,  et  on  la 
craindra.  Enfin,  quand  un  malade  commet 
des  bêtises,  savez-Yous  quelle  est  la  meil- 
leure manière  d'en  empêcher  le  retour? 
c'est  de  punir  l'infirmière.  Si  votre  thèse 
n'avait  pas  ce  caractère  historique,  si  vous 
aviez  cherché  à  connaître  les  faits,  vous 
auriez  utilisé  les  excellentes  remarques  de 
Féré  sur  ce  sujet.  Ce  ne  sont  pas  les 
malades  qu'il  faut  punir,  mais  les  gens 
bien  portants,  qui  peuvent  les  empêcher 
de  mal  faire.  Si  l'on  punissait  la  famille 
des  criminels,  leur  commune,  leurs  pro- 
fesseurs, je  vous  assure  que  les  crimes  se 
reproduiraient  moins  souvent.  Et  cela 
auraitencore  l'avantage  de  permettre  une 
réparation  du  dommage  causé. 

Bref,  les  discussions  sur  les  faits  sont 
plus  intéressantes  que  les  discussions  dia- 
lectiques ou  historiques. 

.M.  Landri/.  —  1"  Vous  dites  que  mon 
travail  est  un  travail  de  méthode,  et  vous 
en  contestez  l'uiilité.  Mais  ce  n'est  pas 
qu'un  travail  de  méthode;  j'ai  déjà  montré 
par  des  exemples  que  j'arrivais  à  des 
résultats  pratiques. 

2°  Vous  dites  que  c'est  un  travail  d'his- 
toire. Je  ne  puis  que  constater  sur  ce 
point  votre  entière  divergence  d'opinion 
avec  vos  collègues.  Et,  h  mon  avis,  ce 
sont  vos  collègues  qui  ont  raison.  Ce  tra- 
vail n'est  pas  historique,  mais  dialec- 
tique. 

3°  Vos  remarques  sur  les  moyens  de 
combattre  la  criminalité  sont  fort  intéres- 
santes. Et  je  serais  de  votre  avis  surplus 
d'un  point.  Mais  je  n'ai  fait  cette  élude 
qu'en  partie,  car  il  s'agit  ici  non  de  res- 
ponsabilité mais  de  prévention.  J'accorde- 
rais volontiers  que  le  meilleur  moyen  de 
prévenir  les  fautes  des  malades,  c'est  de 


punir    l'infirmière.    Mais   c'est    un    autre 
ordre  de  questions. 

M.  Janet  remercie  .M.  Landry  de  ses 
explications  et  souhaite  qu'il  continue  ses 
recherches  dans  le  sens  de  la  méthode 
expérimentale. 


^I.  Landry  expose  le  sujet  de  sa  thèse 
française. 

Elle  est  le  fruit  de  recherches  très  lon- 
gues. Un  progrès  décisif  de  ses  idées  a  été 
déterminé  par  la  lecture  du  livre  d'ElTertz, 
Arbeil  uncl  Boden,  que  M.  Andler,  son 
maitre,  lui  avait  indiqué.  Mais  il  y  avait 
déjà  longtemps  qu'il  cherchait  dans  cette 
direction-là. 

Le  titre  n'est  pas  tout  à  fait  complet.  Il 
faudrait  y  ajouter  le  mot  «  essentiel  »  : 
Vutililé  sociale  essentielle  de  la  propriété 
individuelle.  Il  n'a  voulu  étudier  que  les 
déperditions  de  la  richesse,  qui,  se  pro- 
duisant dans  le  régime  de  la  propriété 
individuelle,  sont  de  l'essence  jnéme  de  ce 
régime.  11  laisse  de  côté  les  déperditions 
accidentelles,  celles  qui  pourraient  dispa- 
raître de  ce  régime  dans  de  meilleures 
conditions. 

Sa  recherche  a  porté  sur  deux  points  : 
1°  la  production  de  la  richesse,  2°  la  dis- 
tribution de  la  richesse.  Ce  sont  les  deux 
parties  de  son  livre. 

{"Production  de  la  richesse.  —  M.  Landry, 
sans  entrer  dans  les  détails,  montre  seu- 
lement par  quelques  exemples,  l'opposi- 
tion des  deux  principes  de  la  productivité 
et  de  la  rentabilité.  Le  premier  tend  à 
rendre  la  production  des  richesses  la  plus 
intense  possible.  Mais  en  vertu  du  second, 
qui  est  spécial  à  la  société  capitaliste, 
les  propriétaires  organisent  l'exploitation, 
non  plus  pour  produire  le  plus  de  richesses 
possible,  mais  pour  obtenir  des  profits 
aussi  grands  que  possible.  Ce  n'est  pas  la 
même  chose.  Et  il  y  a  même  des  cas  oii 
cet  effort  pour  accroître  les  profits  aboutit 
à  une  véritable  destruction  de  richesses. 

2°  Distribution  de  la  richesse.  —  Cette 
deuxième  partie  s'imposait.  Elle  se  rat- 
tache étroitement  à  la  première.  En  elTet, 
selon  que  la  distribution  sera  telle  ou 
telle,  ce  ne  seront  pas  les  mêmes  besoins 
qui  seront  satisfaits,  et  par  suite  la 
somme  du  bien-être  général  variera.  Dans 
le  système  de  l'inégalité,  basé  sur  la  pro- 
priété individuelle,  les  riches  emploieront 
pour  satisfaire  leurs  désirs  de  luxe  des 
richesses  qui  auraient  été  plus  avanta- 
geusement employées  à  satisfaire  les 
besoins  indispensables  d'autres  individus. 

Conclusion.  —  Il  se  produit  dans  le 
régime   de   la   ju-opriété   individuelle  des 


—  11  — 


déperditions  de  riciiesses  essentielles.  Il 
en  serait  tout  autrement  dans  une  société 
socialiste.  Je  ne  prétends  pas  qu'il  faille 
substituer  l'une  des  deux  sociétés  à 
l'autre.  Il  y  a  d'autres  ordres  de  questions 
qu'il  faudrait  considérer  avant  de  se 
décider  sur  ce  point.  Il  faudrait  examiner 
en  particulier  les  déperditions  non  essen- 
tielles au  régime.  Ces  déperditions  existe- 
raient aussi  en  régime  collectiviste.  Pour 
conclure  d'une  façon  décisive,  il  faudrait 
doue  faire  la  comparaison  aussi  sur  ce 
point-là.  Enlin,  on  peut  faire  valoir  de 
part  et  d'autre  des  considérations  d'ordre 
moral,  esthétique.  J'ai  laissé  tout  cela  de 
côté.  Je  m'en  suis  tenu  exclusivement  k 
ce  qui  est  de  l'essence  des  deux  régimes. 

M.  Croiset.  —  Vous  venez  de  délimiter 
très  nettement  la  portée  exacte  de  vos 
conclusions.  Mais  il  n'est  pas  douteux, 
n'est-ce  pas?  que  vos  convictions  person- 
nelles dépassent  vos  conclusions  [iroprc- 
menl  rationnelles.  Vous  l'avez  montré 
clairement  dans  votre  livre.  Je  ne  vous  en 
blâme  pas.  Je  crois  en  effet  qu'il  n'y  a  pas 
de  doctrine  d'état,  de  doctrine  universi- 
taire, et  que  toutes  les  convictions,  pourvu 
((u'elles  soient  sincères  et  raisonnées, 
méritent  d'être  discutées  impartialement. 
Or,  que  les  vôtres  soient  dans  ce  cas,  ceux 
qui  vous  ont  lu    ne  sauraient   en  douter. 

Je  ne  veux  pas  entrer  dans  le  détail 
d'une  discussion  où  je  ue  suis  pas  com- 
pétent, je  ne  dirai  que  quelques  mots, 
pour  marquer  quelle  est  ma  position  sur 
ce  problème  en  face  dé  la  vôtre,  pour 
libérer  ma  conscience.  Quelles  que  soient 
les  qualités  de  science  et  de  conscience 
qui  éclatent  dans  ce  travail,  permettez- 
moi  de  vous  dire  que  j'y  trouve  un  peu 
d'illusion,  un  goût  trop  exclusif  pour  l'abs- 
traction, un  certain  mysticisme.  De  plus 
une  comparaison  comme  celle  que  vous 
instituez,  même  restreinte  comme  vous  la 
donnez,  me  parait  difficilement  probante, 
parce  qu'il  nous  manque  un  des  termes  de 
la  comparaison.  Nous  avons  d'un  côté  la 
réalité,  de  l'autre  un  pur  concept  :  je  me 
défie  des  concepts.  — Enfin,  dans  la  répar- 
tition des  richesses,  vous  laissez  le  prin- 
cipal rôle  à  l'Étal.  Je  vous  rappellerai  à  ce 
propos  un  mot  charmant  de  Musset,  f|ui, 
sous  son  apparence  badine,  m'a  toujours 
paru  profond.  Il  s'agit  d'un  Anglais  qui 
converse  avec  un  de  ses  amis,  et  qui 
cherche  à  délivrer  cet  ami  de  la  peur 
excessive  desjournaux  dont  il  est  affligé, 
u  Un  journal,  lui  dit-il,  c'est  une  jeune 
homme.  >■  Eh  bien,  j'ai  peur  que  l'État,  lui 
aussi,  ne  soit  •<  qu'une  jeune  homme  -,  et 
une  jeune  homme  dont  nous  paierions 
fort  cher  les  fantaisies.  Bref,  je  conserve 
mes  préjugés  individualistes. 


M.  Landr;/.  —  Il  est  vrai  que  mes  con- 
victions personnelles  dépassent  mes  con- 
clusions rationnelles.  Je  n'ai  pas  voulu 
qu'on  s'égare  sur  la  véritable  portée  scien- 
tifique de  mon  travail,  et  c'est  pour  cela 
que  j'ai  très  nettement  jiosé  les  limites  de 
mon  sujet.  Mais  je  n'aurais  pas  voulu  non 
plus  c|u'on  me  soup(;onnàl  d'atténuer  la 
portée  de  mes  conclusions  par  prudence 
de  candidat.  J'ai  mis  une  certaine  co(|uet- 
terie  à  affirmer  mes  convictions  socia- 
listes. Je  l'ai  fait  très  énergic|uenient  dans 
plusieurs  pages.  Quant  au  repro<;he  que 
vous  faites  à  ma  comparaison  d'être  peu 
probante  parce  que  l'un  des  deux  termes 
est  tout  idéal,  j'y  répondrai  en  insistant 
de  nouveau  sur  le  vrai  caractère  de  cette 
comparaison.il  ne  s'agit  pas  de  comparer 
les  deux  régimes  dans  leur  tout,  mais  seu- 
lement dans  leur  essence.  Je  considère 
l'essence  du  socialisme,  mais  je  considère 
aussi  l'essence  du  capitalisme,  l'état  capi- 
taliste idéal.  La  comparaison  portt-  donc 
en  réalité  sur  deux  concepts.  Dans  cette 
mesure,  elle  est  parfaitement  probante. 

M.  //.  Michel  présente  (juelques  brèves 
observations  au  sujet  du  titre  même 
de  l'ouvrage  :  VUtiUté  sociale  de  la  pro- 
priété individuelle.  Le  caractère  interro- 
gatif  et  ironique  de  ce  titre  ne  lui  paraît 
pas  suffisamment  marqué.  On  pourrait 
croire  qu'il  s'agit  de  démontrer  l'utilité 
sociale  de  la  propriété  individuelle.  Or 
c'est  tout  le  contraire  qu'a  voulu  faire 
M.  Landry.  Le  titre  primitif,  «  l'intérêt 
social  et  la  propriété  individuelle  >>,  que 
portait  la  thèse  en  manuscrit,  en  montrait 
mieux  peut-être  le  véritable  caractère. 

M.  Landrij  estime  qu'en  bon  français 
ce  titre  ne  peut  avoir  qu'un  caractère 
interrogatif.  De  plus,  il  a  remplacé  le 
terme  vague  d'inlérét  par  celui  d'utilité, 
dont  on  fait  un  usage  scientifique  en  éco- 
nomie politi(|ue. 

I\I.  //.  Michel  aime  dans  cette  thèse 
la  tendance  à  renoncer  aux  spéculations 
en  l'air  pour  s'occuper  des  réalités  pra- 
tiques; mais  il  a  éprouvé  quelque  décep- 
tion en  constatant  ipie,  si  le  sujet  révèle 
cette  tendance,  la  méthode  est  restée 
essentiellement  dialectique;  c'est  celle 
des  philosophes  des  purs  concepls.  La 
matière  seule  est  positive. 

M.  Landry.  —  Il  est  vrai,  j'ai  employé 
la  méthode  déductive;  vous  auriez  préféré 
la  méthode  inductive.  Toutes  deux  peu- 
vent s'employer  en  économie  politique. 
Mais  dans  un  sujet  comme  le  mien,  il  est 
clair  que  la  déduction  s'imposait.  D'ail- 
leurs, on  peut  constater  (|ue  tous  les  pro- 
grès accomplis  dans  ce  siècle  par  l'éco- 
nomie politique  furent  dus  à  des  esprits 
déductils,    depuis    .\.    Smith    et    Ricardo 


12 


jusqu'à  K.  Marx  et  Cournot.  De  nos  jours, 
on  a  vu  apparaître  une  école  historique; 
ses  membres  ont  déployé  une  activité 
énorme.  Mais  je  ne  vois  pas  bien  quels 
progrès  ils  ont  fait  faire  à  la  science.  Au 
contraire,  ceux  qui  ont  réalisé  des  pro- 
grès. Stanley  Jevons,  Walras.  etc.,  sont 
des  déductifs.  Il  y  a  sans  doute  des  cas 
où  la  méthode  inductive  peut  jouer  un 
grand  rôle;  mais  les  grands  principes  de 
l'économie  doivent  être  étudiés  déducti- 
vement. 

M.  H.  Michel.  —  Arrivons  au  livre  lui- 
même.  J'en  considérerai  successivement 
les  deux  parties,  d'abord  la  production 
des  richesses,  puis  leur  distribution. 

1°  La  première  partie  est  très  atta- 
chante. Vous  vous  êtes  rendu  maître  très 
vite  de  ces  questions  difficiles  auxquelles 
vos  études  ne  vous  avaient  pas  spéciale- 
ment préparé.  Vous  y  avez  apporté  une 
grande  précision  et  un  esprit  de  système 
très  intéressant  et  vraiment  nouveau.  La 
conception  même  du  sujet  est  empreinte 
de  cette  nouveauté.  Un  des  gros  griefs  des 
économistes  contre  le  collectivisme,  c'est 
que,  disent- ils,  dans  un  pareil  système. 
■  la  production  des  richesses  serait  consi- 
dérablement diminuée.  Ils  donnent  pour 
le  prouver  des  arguments  qui  ne  parais- 
sent pas  sans  valeur.  Il  s'agissait  donc 
pour  vous  de  montrer  :  1°  que  la  produc- 
tion des  richesses  dans  le  système  actuel 
lui-même  n'est  pas  ce  qu'elle  pourrait  être; 
—  2"  qu'il  y  a  une  production  maxima 
que  l'on  pourrait  atteindre  dans  un  autre 
genre  de  société.  Tel  est  l'objet  de  votre 
première  partie.  Je  le  répète,  cette  tenta- 
tive est  très  nouvelle. 

M.  Landrii  tient  à  laisser  l'honneur  de 
cette  nouveauté  à  EfVerlz,  qui  le  premier 
a  considéré  la  question  de  cette  manière. 

M.  //.  Michel.  —  C'est  juste,  mais  vous 
avez  ajouté  beaucoup  à  ElTertz.  J'ajoute 
que  votre  démonstration  sur  ce  point  est 
relativement  profonde.  J'ai  été  très  frappé, 
je  le  reconnais,  par  toutes  les  critiques 
que  vous  faites  de  la  société  économique 
actuelle.  Resterait  à  savoir  si  la  considé- 
ration des  caractères  que  vous  appelez 
accidentels  des  deux  sociétés,  ne  rendrait 
pas  l'avantage  à  la  société  actuelle.  La 
deuxième  partie  ne  m'a  pas  semblé  aussi 
convaincante. 

Je  n'entrerai  pas  dans  le  détail  de  la 
question.  Il  y  faudrait  une  précision 
technique  qui  rendrait  difficile  une  dis- 
cussion orale.  Je  ne  vous  présenterai  que 
quelques  observations  très  simples. 

Je  reprendrai  d'abord  pour  mon  compte 
la  remarque  de  M.  le  Doyen.  Vous  opposez 
une  société  existante  à  une  société  idéale. 
Ne  s'en  suit-il  pas  nécessairemct  un  désa- 


vantage pour  la  société  existante?  11  me 
semble  que  si,  dans  quelques  centaines 
d'années,  la  société  se  trouvait  constituée 
suivant  le  mode  collectiviste,  et  qu'un 
candidat  au  doctorat  ou  à  quelque  examen 
similaire  (car  les  examens  ne  disparaîtront 
pas  alors,  vous  nous  dites  même  dans 
une  note,  ce  qui  n'est  pas  rassurant,  que 
leur  nombre  pourrait  bien  augmenter),  si 
ce  candidat  entreprenait  de  comparer  la 
société  collectiviste  existante  avec  la 
société  capitaliste  idéale,  pourvu  qu'on 
ait  suffisamment  oublié  notre  société 
présente  pour  ne  plus  être  frappé  de  ses 
multiples  défauts,  il  n'aurait  pas  de  peine 
à  prouver  la  supériorité  de  cette  société 
capitaliste  sur  la  société  collectiviste.  Et 
cette  conviction  me  console  un  peu  de 
ne  pouvoir  entrer  dans  une  discussion 
détaillée. 

M.  Landry.  —  Je  crois  avoir  montré 
que  les  perles  qui  pourraient  se  produire 
sous  le  régime  de  la  production  collecti- 
viste ne  seraient  pas  essentielles  à  ce 
régime.  II  y  a  là  du  moins  une  supériorité 
incontestable.  Sans  doute,  il  se  produirait 
des  perles  non  essentielles.  EfTertz  lui- 
même  a  signalé  quelques-unes  des  causes 
qui  les  amèneraient,  la  paresse,  par 
exemple.  Il  est  d'ailleurs  facile  de  conce- 
voir celle  société  de  telle  sorte  que  les 
individus  soient  intéressés  à  travailler. 

-M.  //.  Michel  persiste  à  croire  qu'une 
comparaison  entre  la  réalité  et  une  idée 
pure  est  nécessairement  fâcheuse  pour  la 
réalité.  11  passe  ensuite  à  la  deuxième 
partie,  qui  lui  paraît  moins  convaincante. 
Vous  voulez  régler  la  répartition  des 
richesses  en  vue  de  l'intérêt  général;  et 
pour  définir  rintérèt  général,  vous  faites 
appel  à  chaque  instant  au  sens  commun. 
Mais  vous  ne  justifiez  pas  votre  appel  au 
sens  commun.  J'ai  quelque  défiance  à  son 
égard.  11  ne  me  parait  guère  nous  donner 
que  des  solutions  médiocres,  terre  à  terre. 
N'est-ce  pas  la  difficulté  de  trouver  un 
autre  critère  qui  vous  a  fait  choisir 
celui-là? 

Vous  admettez  ensuite  deux  postulats  : 

1°  Dans  la  répartition  des  richesses  le 
principe  de  l'égalité  s'impose; 

2°  Seraient  égales  les  parts  dont  les  prix 
seraient  égaux. 

Mais  ne  vous  semble-t-il  pas  que  nous 
posons  ici  des  principes  a  prioi-i,  indé- 
montrés, et  quelle  différence  trouvez-vous 
entre  une  théorie  de  ce  genre  et  les  uto- 
pies du  siècle  dernier?  Votre  principe  de 
l'égalité  n'est  pas  posé  d'une  autre  manière 
que  par  les  théoriciens  les  jilus  chiméri- 
ques du  xvni<=  siècle.  Nous  voilà  loin  de 
cette  méthode  strictement  scientifi(]ue. 
i  que  vous  prétendez  avoir  appliquée,  et  que 


—  13  — 


vous  avez  applitiiiée  en   ellel    dans   voire 
premiè-re  iiarlie. 

Enfin,  vos  postulats  ne  sont  jias  plus 
tôt  établis  (|ue  vous  vous  en  écartez.  Vous 
nous  dites  que  dans  la  société  collecti- 
viste les  parts  ne  seront  pas  absolument 
égales.  Mais  cette  concession  me  parait 
grave.  N'allons-nous  pas  voir  refleurir 
cette  jalousie  qui  divise  les  membres  de 
la  société  actuelle ?^ —  Vous  abandonnez  de 
morne  votre  deuxième  postulat  quand 
vous  nous  dites  que  les  prix  seront  déter- 
minés par  la  demande.  Ici  encore  il  y 
aura  des  favorisés.  Vous  en  faites  l'aveu 
dans  une  note.  Bref,  je  vois  l'inégalité 
s'introduire  par  deux  llssures  dans  ce  sys- 
tème que  vous  donnez  à  plusieurs  reprises 
comme  un  svslème  de  1'  ■■  absolue  éga- 
lité ... 

M.  l.andr]!  remercie  JI.  H.  Michel  d'avoir 
si  nettement  exposé  ses  idées  dans  leur 
marche  dialectique.  Le  problème  qu'il 
s'est  posé  est  un  problème  pratique.  Il  y 
a  une  répartition  des  richesses  supérieure 
aux  autres;  il  faut  donc  que  nous  la  cher- 
chions. S'il  a  fait  appel  pour  la  trouver  au 
sens  commun,  c'est  qu'il  n'a  pas  vu  d'autre 
moyen  de  sortir  de  la  difficulté.  Le  sens 
commun  proclame  la  supériorité  de  la 
répartition  égale  sur  la  répartition  très 
inégale.  Tout  le  monde  est  d'accord  sur 
ce  point. 

M.  II.  Mic/iel.  —  Le  croyez- vous"?  Ne 
trouverez-vous  pas  une  foule  de  gens  pour 
vous  dire  que  l'inégale  répartition  est 
nécessaire  au  développement  de  la  civili- 
sation? 

M.  Landry.  —  Ce  sont  là  des  considé- 
rations esthétiques,  morales;  j'ai  pris 
soin  de  dire  que  je  les  laissais  de  côté 
pour  ne  m'occuper  que  d'économie  poli- 
tique. Quant  à  la  deuxième  critique  que 
vous  m'adressez,  il  est  exact  qu'un 
deuxième  postulat  m'a  paru  nécessaire 
pour  déhnir  l'égalité.  L'égalité  des  parts 
se  détermine  par  l'égalité  des  prix;  mais 
les  prix  eux-mêmes  ne  peuvent  être  tarifés 
que  d'après  la  demande.  Je  n'adopte  pas 
la  théorie  marxiste,  qui  fonde  la  valeur 
sur  le  travail.  Enfin,  si  j'introduis  ici  des 
corrections  à  mes  postulats  fondamen- 
taux, ces  corrections  ne  les  contredisent 
pas  mais  les  confirment,  puisque  je  les 
introduis  pour  les  mêmes  raisons  qui 
m'ont  fait  poser  les  postulats  eux-mêmes. 

M.  11.  Michel.  —  Votre  collectivisme 
est  un  collectivisme  très  spécial.  Vous 
vous  séparez  sur  deux  points  importants 
de  ceux  que  vous  appelez  vous-mêmes  les 
collectivistes  purs  : 

1"  Vous  admettez  la  liberté  des  besoins; 

2"  Vous  admettez  l'action  de  la  demande 
sur  les  prix. 


Or  Sch.rfile  déclare  que  rien  ne  serait 
plus  consevratmcr  que  de  vouloir  reviser 
la  doctrine  colleclivisle  sur  ces  deux 
points.  Vous  admettez  encore  qu'il  faut 
faire  apj.el  à  l'égoïsme  individuel  pour 
activer  la  production.  Un  tel  appel  est-il 
bien  conforme  à  l'esprit  du  colliîctivismc? 
Enfin,  vous  vous  séparez  encore  des  col- 
lectivistes purs  dans  la  question  de  la 
population.  Après  avoir  condamné  le  mal- 
thusianisme de  la  société  bourgeoise,  où 
la  richesse  des  uns  empêche  les  autres  de 
naître,  vous  reconnaissez  qu'en  société 
collectiviste  l'avarice  produirait  peut-être 
des  efTels  analogues. 

De  plus,  vous  faites  dans  votre  dernière 
page  des  réserves  qui  me  satisfont  i)leine- 
ment.  Vous  y  marquez  très  bien  la  véri- 
table portée  de  votre  livre.  Mais  je  ne 
trouve  pas  la  même  prudence  dans  le 
reste  de  l'ouvrage.  Et  je  le  regrette  un 
peu.  Quoi  qu'il  en  soit,  votre  collectivisme 
est  assez  différent  du  collectivisme  pur. 
Il  n'a  rien  de  particulièrement  révolution- 
naire, ou  plutôt,  comme  vous  savez  qu'il 
y  a  aujourd'hui  des  révolutionnaires  qui 
sont  aussi  des  hommes  de  gouvernement, 
permettez-moi  de  vous  dire  que  vous 
m'apparaissez  vous-même  comme  un  ré- 
volutionnaire de  gouvernement. 

M.  Landi'!/.. —  Je  répondrai  tout  de  suite 
à  ce  reproche,  qui,  je  crois,  dans  votre 
pensée,  est  un  éloge.  On  est  collectiviste, 
quand  on  se  propose  de  remplacer  la  pro- 
priété individuelle  par  la  propriété  collec- 
tive. Mais  cela  est  indépendant  des  pro- 
cédés spéciaux  par  lesquels  les  parts 
seront  tarifées.  Quant  à  la  question  de  la 
population,  il  est  exact  que  celle-ci  pour- 
rait diminuer  dans  la  société  collectiviste. 
Je  n'en  sais  rien,  mais  c'est  possible.  Du 
moins,  rien  ne  serait  plus  aisé  que  de 
remédier  à  ce  danger.  Il  suffirait  de  faire 
des  avantages  spéciaux  aux  travailleurs 
qui  auraient  des  enfants.  Un  système  de 
primes,  plus  ou  moins  ingénieux,  per- 
mettrait de  régler  à  volonté  ces  mouve- 
ments de  la  population. 

M.  Croiset.  —  Nous  n'en  sommes  pas 
encore  à  régler  ces  menus  détails. 

M.  Bourguin  loue  grandement  M.  Landry 
de  sa  façon  tout  à  fait  originale  de  traiter 
l'économie  politique.  Vous  avez  senti 
(|u'on  n'avait  jamais  étudié  que  d'une 
faron  très  insuffisante  les  rapports  natu- 
rels qui  existent  dans  une  grande  société 
d'échange;  et  vous  avez  entrepris  une 
élude  qu'on  n'avait  guère  faite  que  pour 
les  sociétés  patriarcales.  Ce  que  vous 
voulez  démontrer,  c'est  l'antagonisme  de 
la  productivité  et  de  la  rentabilité;  et  cela 
vous  conduit  à  une  critique  de  la  propriété 
individuelle.  Ceci  encore  est  très  original. 


—  14 


On  n'avait  pas  encore  attaqué  la  société 
capitaliste  à  ce  point  de  vue.  Efîertz,  il 
est  vrai,  dites-vous,  vous  a  précédé  dans 
celte  voie,  mais  vous  avez  beaucoup 
ajouté  à  ElTertz.  En  tout  cas.  on  a  toujours 
fait  de  vives  critiques  sur  la  manière  dont 
se  fait  dans  la  société  actuelle  la  répartition 
des  richesses;  mais  on  considérait  cette 
société  comme  supérieure  au  point  de  vue 
de  la  production;  or  c"est  là-dessus  préci- 
sément que  porte  votre  critique. 

Maintenant,  je  crois  que  la  société  capi- 
taliste n'a  pas  les  inconvénients  que  vous 
signalez.  Je  me  résigne  donc  à  jouer  le 
rôle  ingrat  de  défenseur  de  l'ordre  de 
choses  existant. 

Nous  examinerons  d'abord  les  réduc- 
tions rentables  de  la  production.  Et  je 
vous  demanderai  de  considérer  d'abord 
le  cas  où  la  production  des  richesses  se 
fait  sans  frais,  ce  qui  compliquerait  le 
problème.  Nous  écarterons  aussi  l'hypo- 
thèse de  la  concurrence.  Dans  le  cas  de 
la  concurrence,  le  producteur  n'aurait  pas 
avantage  à  détruire  une  partie  de  son 
stock. 

M.  Landry. —  Non,  dans  la  concurrence 
idéale:  mais  dans  la  concurrence  réelle, 
le  producteur  est.  dans  une  certaine  me- 
sure, maître  de  ses  prix  et  peut  faire  de 
ces  réductions  rentables  de  la  produc- 
tion. 

M.  Boivf/uin.  — Dans  un  état  de  concur- 
rence parfaite  il  n'y  aurait  pas  d'intérêt  à 
cette  destruction;  il  en  serait  de  même,  à 
mon  avis,  dans  un  état  de  monopole  par- 
fait. En  fait,  il  n'y  a  pas  de  monopoleur 
qui  détruise  une  partie  de  son  stock. 

M.  Landry  croit  qu'il  ne  serait  pas  dif- 
ficile de  trouver  des  exemples  de  qiiasi- 
dardanavïa,  ce  qui  suffirait  à  sa  démons- 
tration. Une  compagnie  qui  a  le  monopole 
de  l'exploitation  d'une  source  d'eau  miné- 
rale peut  laisser  perdre  une  partie  de 
l'eau,  et  léser  ainsi  la  société,  plutôt  que 
de  réduire  ses  prix  par  une  augmentation 
de  production. 

M.  Bourf/uin.  —  Mais  je  crois  que  la 
compagnie  aurait  parfaitement  raison,  et 
que  loin  de  léser  la  société,  elle  agirait 
ainsi  conformément  à  l'inlérèl  social.  11 
faut  tenir  compte  en  effet  des  frais  de 
manipulation,  de  mise  en  bouteilles  et  en 
caisses,  d'envoi,  etc.  Si.  par  suite  de  ces 
frais  multiples,  le  profit  devient  inférieur 
au  taux  normal,  il  est  juste  que  le  travail 
et  les  capitaux  s'attachent  à  quelque 
autre  entreprise  plus  rémunératrice  et 
par  conséquent  plus  utile  à  la  société. 
Connaissez-vous  des  faits  de  quasi-darda- 
naria,  quand  il  s'agit  d'un  stock  de  mar- 
chandises accumulées  sans  frais?  Sinon, 
nous  arrivons    au   deuxième  cas  que   je 


voulais  considérer,  et  dans  lequel  rentre 
l'exemple  même  que  vous  venez  de  citer, 
celui  d'une  réduction  de  la  production  en 
vue  d'une  économie  de  frais.  En  quoi 
cette  économie  est-elle  dommageable  à  la 
société? 

M.  Landry  cite  l'exemple  du  proprié- 
taire d'un  vaste  domaine  d'Ecosse,  dont 
les  terres  nourrissaient  quinze  mille  fer- 
miers, et  qui,  pour  augmenter  ses  profits, 
remplaça  les  cultures  par  des  pâturages, 
de  sorte  que  quelques  dizaines  de  ber- 
gers suffirent  à  les  exploiter.  Ne  voit-on 
pas  là  un  accroissement  infime  du  profit 
du  propriétaire,  en  regard  d'une  énorme 
diminution  de  la  production  et  de  la 
population? 

M.  Bourrjuin  reconnaît  que  les  écono- 
mies de  frais  peuvent  être  parfois  dom- 
mageables dans  les  cas  de  monopole; 
mais,  dans  les  cas  de  concurrence,  les  pro- 
ducteurs se  conforment  à  l'intérêt  social 
comme  à  leur  intérêt  propre,  quand  ils 
s'arrêtent  au  point  où  un  accroissement 
de  produit  ferait  tomber  le  profit  au-des- 
sous du  taux  normal.  S'ils  agissaient 
autrement,  ils  détourneraient  les  capitaux 
et  la  main-d'œuvre  d'entreprises  plus  lu- 
cratives, et  par  conséquent  plus  utiles. 

M.  Landry.  —  Cette  manière  de  voir 
serait  acceptable  si  l'on  pouvait  considérer 
la  production  abstraction  faite  de  la  popu- 
lation. Mais,  s'il  est  vrai  que  les  capitaux 
se  porteront  vers  des  entreprises  plus 
lucratives,  peut-on  en  dire  autant  de  la 
main-d'ù'uvre?  L'ouvrier  sera-t-il  occupé 
ailleurs? 

M.Bourguin.  —  Vous  nous  donnez  comme 
une  certitude  qu'il  ne  pourra  pas  se  caser 
ailleurs.  Mais  pourquoi  ce  postulat?  Je 
soutiens  que  la  réduction  de  la  production 
par  économie  de  main-d'œuvre  peut  être 
utile,  si  l'entreprise  ne  fait  pas  ses  frais. 
Il  y  a  alors  un  défaut  d'équilibre  entre 
les  besoins  et  la  production.  Et  ce  défaut 
d'équilibre  doit  cesser.  Sans  doute  cela  ne 
se  fera  pas  sans  frottements.  Mais  il  y  a 
là,  malgré  tout,  un  bien.  Il  est  conforme 
à  l'utilité  sociale  que  les  ouvriers  se  casent 
ailleurs.  Vous  devez  me  l'accorder,  eu 
vertu  même  de  votre  principe.  .4ussi 
n'est-ce  pas  là  le  reproche  que  j'adresserais 
à  la  société  capitaliste.  Je  constaterais 
plutôt  qu'elle  permet  des  surproductions 
dans  certaines  branches,  des  gaspillages 
de  main-d'œuvre.  Quant  à  l'exemple  si 
souvent  cité  de  l'Ecosse  et  de  l'Angleterre, 
il  est  possible  que  ces  pays  aient  eu  tort, 
non  pas  sans  doute  dans  l'intérêt  général 
(l'intérêt  général  étant  ici  celui  du  monde 
économique  tout  entier),  mais  dans  leur 
intérêt  national,  de  transformer  leurs  terres 
à  blé  en   pâturages  :  mais  ici   encore  on 


—  15 


peut  constater  que  bon  nomlire  des  tra- 
vailleurs éliminés  de  ce  chef  ont  trouvé  du 
travail  aux  Élals-Uuis.  Bref,  je  crois  que  les 
antagonismes  que  nous  signalons  ne  se 
rencontreraient  (jne  dans  queUiues  hypo- 
thèses très  spéciales  de  monopoles. 

Si  nous  avions  le  temps  de  nous  arrêter 
sur  le  sujet  des  surproductions  rentales, 
je  vous  ferais  beaucoup  de  compliments. 
Vous  avez  cherché  comment  la  produc- 
tion dans  un  champ  A  peut  empêcher  la 
production  dans  un  champ  15  d'être  lucra- 
tive. Cela  me  parait  très  juste.  Mais  au 
point  de  vue  social,  cela  n'a  pas  grande 
importance. 

J'arrive  au  (piatriëme  point,  l'insuffi- 
sance de  la  capitalisation.  Ici,  je  ne  suis 
plus  de  votre  avis.  Je  vois  dans  notre 
société  des  raisons  très  fortes  pour  capi- 
taliser, le  désir  d'une  vie  plus  large,  et 
l'espoir  de  transmettre  un  héritage  à  ses 
descendants.  .Mais  en  société  socialiste,  ce 
serait  des  directeurs  élus,  qui,  sans  doute, 
seront  chargés  de  la  capitalisation.  Or 
nous  sommes  assez  habitués  à  voir  les 
élus  plus  soucieux  de  plaire  à  leurs  élec- 
teurs que  de  l'intérêt  public;  et  nous  ne 
pouvons  guère  croire  que  les  électeurs 
renonceront  à  des  jouissances  immédiates 
et  se  condamneront  à  l'abstinence  dans 
l'intérêt  d'une  abstraction  comme  l'uti- 
lité sociale,  que  dis-je?  comme  l'utilité  de 
la  société  future. 

M.Lonc/r//  croit  s'apercevoir  que  M.  Bour- 
guin  sort  du  cadre  dans  leipiel  on  avait 
enfermé  la  question. 

M.  Boiirguin. —  \)e  V essence,  c'est  juste. 
Vous  attachez  encore  une  certaine  impor- 
tance à  ce  fait  que  l'inégalité  des  richesses 
favorise  la  consommation  des  denrées  de 
luxe  aux  dépens  des  denrées  de  première 
nécessité.  .Mais  qu'est-ce  que  cela  fait  à  la 
production?  Vous  nous  dites  que  la  con- 
sommation des  denrées  de  luxe  empêche 
souvent  des  hommes  de  naître,  parce  que 
celles-ci  exigent  moins  de  main-d'o^uvre 
que  les.  denrées  de  première  nécessité. 
Mais  cela  n'est  pas  défendable.  Le  con- 
traire me  parait  évident  dans  le  plus 
grand  nombre  des  cas. 

Je  m'associerais  bien  volontiers  aux 
critiques  que  vous  faites  du  mode  actuel 
de  répartition.  Il  est  vrai  que  le  mal  vient 
de  l'inégalité  dans  la  distribution  des 
richesses.  Mais  nous  retombons  ici  dans 
la  vieille  critique  qu'on  a  toujours  adressée 
à  notre  société. 

Enfin,  monsieur,  vous  ave/  sonné  le  glas 
de  la  propriété  individuelle.  C'est  un  mode 
d'organisation  économique  qui  a  rendu 
des  services.  Vous  la  critiquez  comme  s'il 
s'agissait  d'une  pure  idée,  sans  rapport 
avec  les  faits.  A  cette  réalité  vivante,  vous 


opposez  une  conception  toute  idéale,  qui 
se  rc|)osc  sur  ce  postulat  indémontré  que 
l'égalité  c'est  la  justice.  .Mais  le  devoir  de 
l'écrivain,  en  matière  sociale,  c'est  de  se 
préoccuper  du  réel,  de  tâcher  de  suivre 
dans  les  faits  eux-mêmes  le  mouvement 
de  leur  évolution  ;  c'est  de  songer  à  la  réa- 
lisation possible  de  ses  idées  et  à  leurs 
conséquences  pratiques. 

Un  dernier  mot.  Votre  ouvrage  est 
un  véritable  travail  que  vous  nous  avez 
imposé.  J'avoue  même  qu'à  présent  encore 
il  y  a  quehiues  passages  que  je  n'ai  qu'à 
moitié  compris.  Mais  je  ne  regrette  pas 
cet  elTorl.  Votre  livre  fait  penser.  Il  ne  me 
semble  pas  cependant  que  vous  apportiez 
une  contribution  bien  importante  à  la 
science  économique. 

M.  Espinas  constate  que  l'heure  s'avance, 
et  passe  la  parole  à  .M.  Andicr;  car  il  a 
hâte  de  voir  l'un  en  face  de  l'autre  le  maître 
et  l'élève. 

•M.  Andler.  —  Il  faut  faire  l'éloge  de  l'éru- 
dition du  livre.  M.  Landry  connaît  les  der- 
niers économistes  américains  aussi  bien 
que  les  plus  récents  autrichiens,  que  les 
allemands  et  les  anglais  les  plus  nouveaux. 
Son  ouvrage,  nourri  de  cette  science,  toute 
contemporaine,  est  vraiment  un  livre  de 
notre  génération.  Des  erreurs  de  détail, 
cependant,  dont  quelques-unes  sont  graves, 
se  glissent  dans  cette  u'uvre  érudite  :  des 
erreurs  qui  touchent  les  théories  et  les 
faits.  Les  passages  qui  concernent  Marx 
semblent  être  hâtifs.  Quand  même  quel- 
qu'un (M.  Kautsky)  aurait  dil  «  que  la 
rente  foncière  n'a  pas  de  rapport  avec  la  . 
valeur  -•  telle  qu'elle  est  définie  par  Marx, 
c'est  une  erreur  élémentaire,  immense, 
sur  la  déduction  marxiste  que  de  s'en 
tenir  à  des  appréciations  de  cette  sorte. 
On  ne  dit  rien  d'intelligible  en  objectante 
la  théorie  marxiste  de  la  valeur  que  «  les 
biens  oii  il  entre  de  la  rente  sont  l'im- 
mense majorité  ». 

Il  y  aaussi  des  erreursde  fait.  La  méthode 
abstraite  de  M.  Landry  le  conduit  avec 
beaucoup  de  sûreté  à  construire  des  cas 
d'antagonisme  entre  la  rentabilité  et  la 
productivité,  des  cas  de  quasi-dardana- 
ria.  11  arrive  que,  par  ignorance  des  faits, 
il  objecte  que  ces  cas,  dont  il  aperçoit  la 
possibilité,  ne  lui  paraissent  pas  exister 
dans  le  monde  réel.  Ainsi,  p.  37  :  «  oii 
trouver...  un  homme,  qui,  en  laissant  des 
terres  en  friche,  accroisse  les  revenus  de 
ses  domaines;'  »  Le  cas  est  fréquent,  du 
moins  en  tant  que,  pour  ne  pas  diminuer 
le  revenu  de  leurs  domainc-s,  îles  pro- 
priétaires laissent  leurs  terres  en  friche. 
On  voit  que  M.  Landry  n'a  jamais  été  en 
Prusse.  11  aurait  vu  que  les  grands  pro- 
priélaii-es  fonciers  prussiens  —  et  ils  for- 


16  — 


ment  l'aristocralie  foncière  la  plus  com- 
pétente qui  soit  en  matière  de  gestion 
agraire  et  la  plus  soucieuse  de  ses  intérêts 
—  laissent  presque  partout  en  soulTrance 
les  parcellesextérieures  de  leursdomaines. 
La  jachère  est  conditionnée  par  la  dis- 
tance. Avec  des  ressources  données  en 
matériel  et  en  moyens  de  transport,  il  peut 
arriver  qu'à'  de  certaines  dislances  du 
centre  d'habitation  l'exploitation  ne  soit 
plus  rentable.  11  y  a  une  déperdition,  mais 
à  laquelle  les  agrariens  de  Prusse  se  rési- 
gnent, justement  parce  qu'ils  gèrent  bien 
leurs  intérêts  privés,  une  déperdition, 
toutefois,  nuisible  socialement. 

Enfin  votre  théorie  monétaire,  d'après 
laquelle  la  •■  quantité  de  monnaie  »  serait 
indifTérente,  la  monnaie  n'ayant  d'autre  uti- 
lité que  d'acheter,  outre  qu'elle  est  vieille 
de  cent  cinquante  ans,  est  purement  scan- 
daleuse, dans  l'étatdes  connaissances  finan- 
cières d'aujourd'hui. 

Passant  à  des  questions  de  méthode  et 
en  se  pla(;ant  au  point  de  vue  même  de 
Al.  Landry  qui  définit  la  productivité  par 
l'utilité  produite,  et,  dans  une  première 
phase  de  la  déduction,  a  pris  pour  mesure 
de  l'utilité  l'argent  que  l'on  ollrirait  en 
échange,  ne  serait-il  pas  juste  de  faire 
passer  avant  l'étude  des  problèmes  de 
productivité  une  étude  des  problèmes 
d'échange  ? 

Le  fuit  de  produire,  pour  le  marché, 
l'intervention  de  la  monnaie  est  cause, 
M.  Landry  a  raison  de  le  dire,  que  les 
biens  ne  sont  pas  consommés  par  ceux 
auxquels  ils  sont  le  plus  directement 
utiles; il  est  nécessaire  de  décrire  d'abord 
ce  marché,  de  dire  comment  se  fixe  la 
table  des  valeurs  sur  ce  marché,  de  faire 
cela  non  pas  par  hypothèse,  comme  dans 
les  fictions  déductives  de  M.  Landry,  mais 
dans  une  démonstration  de  fait.  11  y  a  des 
aperçus  de  ce  genre  chez  M.  Landry.  Il 
est  nécessaire  de  les  réunir,  de  les  coor- 
donner, et,  pour  la  correction  de  l'abs- 
traction, de  placer  une  théorie  raisonnée 
de  l'échange  avant  la  théorie  de  la  pro- 
ductivité. 

Le  besoin  social  auquel  il  est  fait  allu- 
sion dans  celte  première  partie  du  travail 
n'est  pas  le  besoin  social  profond  de  tous, 
mais  le  besoin  représenté  par  une  offre 
d'argent,  parle  sacrifice  d'une  parcelle  de 
propriété  répartie,  le  besoin  qui  peut 
payer.  L'échange  ainsi  pratiqué,  si  libre 
qu'on  le  suppose  formellement,  met  déjà 
en  présence  des  classes  sociales  différem- 
ment et  inégalement  armées  et  nanties; 
c'est  déjà  une  lutte  des  classes  que  ce 
libre-échange.  L'échange  est  infiuencé  par 
ce  fait  qu'il  n'y  a  pas,  en  face  les  uns  des 
autres,  des  hommes  pourvus  simplement 


de  leurs  bras  et  de  leurs  aptitudes,  mais 
des  hommes  munis  inégalement  de  par- 
celles de  propriété.  Il  y  a  des  antagonismes 
entre  la  propriété  individuelle  et  l'utilité 
sociale  non  seulement  dans  la  région  de 
la  productivité,  mais  dans  une  région 
très,  antérieure,  celle  de  l'échange.  Un 
problème  d'accaparement,  par  exemple, 
est  un  problème  d'échange. 

M.  Landry. —  En  somme,  vous  regrettez 
que  je  n'aie  pas  donné  une  théorie  de 
l'otfre  et  de  la  demande.  J'ai  abordé  ce 
problème  dans  le  début  de  ma  deuxième 
partie. 

.M.  Andler.  —  C'est  vrai;  mais  vous  ne 
donnez  que  des  idées  éparses. 

M.  Landry.  —  Vous  voudriez  me  faire  dire 
que  dans  l'échange  tel  qu'il  se  pratique, 
il  se  produit  déjà  des  rentes;  qu'il  résulte 
de  là  des  privilèges  au  profit  de  certains 
acheteurs  et  de  certains  vendeurs. 

M.  Andler.  —  Oui,  vous  auriez  dû  sé- 
parer ce  problème  du  problème  de  la  pro- 
duction. 

Dans  une  deuxième  phase  de  la  déduc- 
tion, le  prix  des  biens  est  défini  par  un 
certain  sacrifice  qu'ils  coûtent  et  qui  est 
très  ingénieusement  analysé.  Ce  prix  ne 
peut  descendre  ■<  au-dessous  du  coût  de 
production  ■>.  Quel  est  ce  coût,  puisque 
ce  n'est  plus  ici  le  coût  en  argent?  Le  sys- 
tème mengerien,  jevonsiste  de  M.  Landry 
exige  que  ce  soit  un  coût  en  utilité.  Le 
coût  de  chaque  produit,  c'est  Futilité  du 
produit  que  celui-là  remplace,  d'un  pro- 
duit qu'on  aurait  pu  se  procurer  si  l'on 
n'avait  fait  choix  du  premier,  d'un  pro- 
duit possible. 

M.  Landry.  —  Oui,  le  coût,  c'est  l'objet 
dont  nous  nous  privons  pour  avoir  l'objet 
que  nous  acquérons. 

M.  Andler.  —  La  totalité  des  produits 
réalisés  a  coûté  l'utilité  de  la  totalité  des 
produits  qu'ils  remplacent.  La  civilisation 
réelle  a  coûté  une  civilisation  possible  et 
meilleure;  la  civilisation  socialiste  coûte 
la  civilisation  socialiste.  Toutes  choses  se 
paient  en  possibles  abandonnés,  non  pas 
en  efforts  réels,  en  quantités  matérielles 
de  travail  ou  de  terre.  N'est-ce  pas  un 
aspect  bien  abstrait,  n'est-ce  pas  jouer  sur 
le  mot  coûter? 

On  en  arrive  là  quand  on  s'en  lient  à 
la  théorie  psychologique  de  l'utilité.  N'est- 
ce  pas  un  signe  qu'elle  est  exclusive?  Cela 
ne  devrait-il  pas  nous  avertir  qu'il  faut 
renouer  le  lien  avec  les  théories  objecti- 
vistes  de  la  valeur,  en  les  complétant?  Ne 
pourrait-on  pas  essayer  une  déduction 
dont  voici  le  schéma?  1°  l'utilité  déter- 
mine la  quantité  de  produits  qui  doit  être 
fournie;  2"  la  quantité  à  fournir  déter- 
mine le  sacrifice  qu'il  faut  faire  en  travail 


17  — 


"en  terre,  etc.,  pour  créer  celte  c|uanlité, 
le  coût  de  production  en  un  mot;  3°  le 
coût  de   produclion  détermine  la  valeur. 

Ce  qui  est  supérieur,  chez  M.  Landry, 
i'est  la  critique  qu'il  a  faite  du  système 
d'Ottou  KITcrlz.  C'est  un  progrès  notable 
que  .M.  Landry  a  fait  faire  ainsi  à  la 
science  économique.  Edertz  délinit  la  pro- 
ductivité comme  la  dill'érence  de  l'ulilité 
(W)  et  de  la  somme  des  coûts  matériels  en 
travail  (A)  et  en  terre  (B)  qu'il  en  a  coûté 
I)Our  produire  l'objel  utile.  Cette  équation 
qui  pose  la  productivité  comme  égale  à 
W  —  (A  +  B)  manque  d'homogénéité.  11 
est  certain  qu'elle  n'a  de  sens  que  si  l'on 
entend  ipie  les  A  et  B  ne  désignent  plus 
matériellement  du  sol  et  du  trnrail,  mais 
les  utilités  possibles  que  fournissent  le 
travail  et  le  sol.  Tout  l'algorithme  d'LU'ertz 
dont  l'équation  précitée  est  l'équation  ini- 
tiale, est  ainsi  ruiné  par  M.  Landry.  Lt  le 
système  d'Etlerlz,  dans  ce  qu'il  conserve 
de  solide,  est  traduit  par  M.  Landry  en  un 
langage  nouveau,  très  homogène,  mais 
subjectiviste,  celui  de  l'utilité. 

Mais  en  utilisant  ainsi  le  système  d'Ef- 
fertz,  M.  Landry  l'aljandonne  aussi.  Il  est 
sûr  que  ElTertz  a  fondé  un  système  objec- 
tiviste.  11  a  voulu  dire  réellement  que 
toute  denrée  coûte  du  travail  matériel  et 
une  parcelle  tnalerielle du  sol.  L'algorithme 
d'EITertz,  sans  doute,  n'est  pas  défendable  ; 
il  faut  le  transformer.  On  peut  regretter 
que  M.  Landry  ait  opté  pour  la  transfor- 
mation subjectiviste  et  n'ait  pas  songé  à 
une  autre  transformation  possible.  On 
peut  très  bien  admettre  que  chaque  mar- 
chandise soit  composée  de  certains  équi- 
valents calculables  de  travail  et  de  certains 
équivalents  de  terre,  à  peu  près  comme 
chaque  corps  chimiquement  composé  est 
réductible  à  des  équivalents  de  corps 
simples  difTérents,  sans  qu'il  y  ait  un  rap- 
port entre  ces  équivalents  de  substance 
dilîérente.  La  notation  qu'aurait  dû  adopter 
ElTertz  se  serait  rapprochée  de  la  notation 
chimique.  Il  aurait  ainsi  échap{)é  au  re- 
proche très  fondé  que  font  les  mathémati- 
ciens à  ses  équations.  Le  système  ainsi 
entendu  et  formulé  permettrait  des  déduc- 
tions précieuses,  socialement  très  instruc- 
tives, que  ne  permet  plus  le  système  de 
M.  Landry. 

1°  Qu'advient-il  lorsqu'une  société  règle 
ses  échanges  sans  égard  à  la  proportion 
exacte  des  équivalents  de  travail  et  de  sol 
contenus  dans  les  biens  fongibles,  lors- 
qu'on échange,  par  exemple,  avec  insou- 
ciance A^B-  contre  A-B-':'  Il  advient  (|ue 
les  uns  cèdent  plus  de  travail  qu'ils  n'en 
reçoivent  en  échange,  et  les  autres  plus 
de  terre.  Les  premiers  se  font  ex-pluiler 
davantage,  mais  les  seconds,  puisque  la 


terre  est  nourricière  de  l'homme,  et  qu'il 
en  faut  une  (-ertaine  surface  pour  produire 
les  aliments  qui  le  nourrissent,  se  font 
erlir/)er  lentement  du  sol. 

Le  régime  de  l'échange  i)réscnt  est  un 
régime  où  sont  laissés  à  l'arbitraire  d'un 
chacun  les  équivalents  de  travail  et  de 
sol  échangés.  La  société  présente  est  donc 
impuissante  à  contrôler  ce  qui  subsiste  en 
elle  d'iniquité  exploiteuse  et  extirpeuse 
d'homme.  Elle  est  une  société  qui  ojqH'ime 
et  qui  tue. 

2'  Que  faudrait-il  penser  d'un  régime 
qui  admettrait  pour  uni(|ue  mesure  de  la 
valeur  et  pour  règle  de  l'échange  les 
([uanlilés  de  travail  incorporées  dans  les 
denrées?  Manifestement,  on  échangerait 
comme  équivalentes  des  denrées  qui  coû- 
teraient des  quantités  très  inégales  de 
terre.  Les  habiles  ne  manqueraient  pas  de 
s'en  apercevoir.  Et  (piand  même  on  aurait 
fait  au  préalable  la  socialisation  du  sol, 
cet  inconvénient  se  i)roduirait.  Après  avoir 
empêché  l'accaparement  de  la  terre,  on 
n'en  amènerait  pas  moins  l'accaparement 
des  produits  de  la  terre.  Mais  c'est  le  cas 
qui  se  produirait  certainement  dans  un 
certain  nombre  de  cités  socialistes  futures. 
Pour  être  absolument  impartial,  il  faut 
dire  que  tous  ces  projets  ulopiques  socia- 
listes (bons  de  travail,  etc.)  tombent  en 
ruine  devant  la  théorie  elferlzienne  de  la 
valeur. 

3°  Que  faudrait-il  penser  d'une  société 
où  des  hommes,  pour  une  petite  somme  de 
monnaie  qui  leur  est  octroyée,  travaillent 
très  longuement?  C'est,  comme  on  sait, 
l'aspect  de  la  société  actuelle;  ces  hommes 
maigrement  salariés  courent  à  la  satis- 
faction des  besoins  immédiats,  au  manger, 
au  boire.  C'est-à-dire  qu'en  leur  octroyant 
un  salaire  médiocre,  nous  leur  donnons 
surtout  une  rémunération  en  terre,  les 
victuailles  étant  ces  denrées  qui  contien- 
nent beaucoup  de  terre  et  peu  de  travail. 
C'est-à-dire  qu'ils  nous  civilisent.  Les 
objets  utiles  à  la  civilisation  contiennent 
beaucoup  de  travail  et  peu  de  terre.  La 
(civilisation  immatérielle  est  donc  surtout 
l'o-uvre  des  travailleurs,  qu'en  revanche, 
nous  abandonnons  à  une  vie  toute  maté- 
rielle, que  nous  laissons  prendre  racine 
dans  la  terre,  sans  les  élever.  Ils  nous 
civilisent,  non  seulement  parce  qu'ils  four- 
nissent ce  travail  dont  est  fait  notre  con- 
fort et  notre  luxe,  mais  aussi  parce  (ju'en 
prenant  sur  leurs  épaules  le  fardeau  du 
labeur  grossier,  ils  nous  donnent  le  loisir 
qui  permet  le  travail  intellectuel,  les  joies 
délicates  de  l'art,  la  vie  morale. 

Ceci  fait  comprendre  |)our(juoi  Marx  a 
pu  dire  que  «  le  triomphe  de  la  journée 
de  dix  heures  est  le  triomphe  d'un  prin- 


—  48  — 


cipe  »;  pourquoi  la  lutte  syndicale  pour  le 
salaire  n'est  pas  seulement  une  lutte  pour 
une  amélioration  matérielle,  pourquoi  la 
question  sociale  n'est  pas  une  question  de 
ventre.  Ce  que  nous  voulons  en  haussant 
les  salaires  et  en  diminuant  la  journée  de 
travail,  c'est  donner  à  nos  travailleurs  la 
civilisation  que  nous  leur  refusons;  c'est 
supprimer  la  plus  odieuse  des  inégalités 
qui  soit,  celle  qui  tient  à  la  différence 
savamment  entretenue  des  conditions 
intellectuelles  et  morales.  Si  le  socialisme 
n'était  pas  cela,  une  régénération  complète 
de  tout  l'homme  et  de  tous  les  hommes, 
intellectuelle,  morale  et  esthétique,  il  ne 
vaudrait  pas  la  peine  de  se  dire  socialiste. 
C'est  pourquoi  on  peut  en  un  sens  regretter 


la  stricte  élimination  des  problèmes  es- 
thétiques, moraux  et  intellectuels,  que 
M.  Landry  a  maintenue  dans  son  livre.  11 
fallait  que  la  porte  nous  fût  montrée 
ouverte  par  le  socialisme  sur  tout  un 
avenir  de  civilisation  haute,  de  moralité 
et  d'intellectualité  supérieures. 

Mais  le  livre  de  .M.  Landry  a  des  qua- 
lités rares.  11  est  le  premier  livre  d'éco- 
nomique mathématique  qui  ait  paru  en 
France  depuis  Walras  l'aîné  et  Cournot. 
lia  recueilli  une  parcelle  précieuse,  qu'on 
aurait  crue  perdue,  de  la  tradition  ratio- 
naliste française. 

.M.  L.\NDRY  est  déclaré  digne  du  grade  de 
docteur,  avec  la  mention  très  honorable. 


Coulominiers.  —  Imp.  P.  Brodaril 


REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE 

SUPPLÉMENT 

(Ce  supplément  ne  doit  pas  être  détaché  pour  la  reliure.) 
(.\°     DE     SKPTEMHHK      190i) 


LA     PHILOSOPHIE 
DANS    LES    UNIVERSITÉS 

(1901-1902.) 

FRANCE 
Paris. 

Collège  de  France. 

Philosophie  ancienne  :  M.  H.  Bergson, 
professeur. 

Philosophie  moderne  :  M.  G.  Taude, 
professeur. 

Ps}'chologie  expérimentale:  N.  N.,  pro- 
fesseur. 

Utiiversilé  (Faculté  des  Lettres). 

Philosophie  :  M.  G.  Skailles,  profes- 
seur. 

Histoire  de  la  philosophie  ancienne  : 
M.  V.  Brochard,  professeur,  traitera  de  la 
Morale  d'Aristute.  le  mardi  à  3  heures. 
Le  jeudi  à  9  h.  1/2  et  10  h.  1/2,  il  dirigera 
des  exercices  pratiques  en  vue  de  l'Agré- 
galion. 

Philosophie  moderne  :  M.  E.  nocTHOux, 
professeur.  Im  ■philosophie  d'Auguste  Comte 
dans  ses  rapports  avec  la  méluphysiiiue. 

Science  de  l'éducalion  :  M.  F.  Buisson, 
professeur. 

Philosophie  :  M.  Victur  Ecger,  chargé 
d'un  cours  complémentaire.  —  Cours 
public  (le  mardi,  3  h.  14)  sur  Les  pro- 
hl'emes  de  la  métaphysique.  Conférences 
(lundi,  2  h.  1/2  et  3  h.  1/2)  :  Questions  de 
philosophie  dogmatique,  préparation  à  la 
licence  philosophique. 

Histoire  de  la  i^hilosophie  :  .M.  Lkvy. 
Bruhl  traitera,  le  mardi,  à  10  h.  1/2,  de 
{'Histoire  de  la  philosophie  ancienne.  Le 
jeudi,  à  3  heures,  il  dirigera  des  exercices 
pratiques  en  vue  de  la  licence;  à  i  heures, 


il  expliquera  un  des  auteurs  du  pro- 
gramme d'agrégation. 

Histoire  des  doctrines  politiques  : 
M.  Henry  Michel,  chargé  du  cours. 

Histoire  de  l'économie  sociale  (fondation 
Ghambrun)  :  M.  Cii.  Espinas,  maître  de 
conférences.  —  1°  Cours  public  (le  ven- 
dredi à  10  h.  1/2)  :  Cabel,  Proudhon.  2" 
Cours  fermé  ou  conférence  (le  lundi  à 
10  h.  3/4)  :  Principaux  problèmes  psycho- 
sociologiques;  l'Action;  lié/lexes  rt  ins- 
tincts. 

Psychologie  :  M.  P.  Janet,  mailre  de 
conférences.  Les  sentiments  intellectuels, 
senliments  d'effort,  d'attention,  de  croyance, 
de  liberté,  d'unité. 

Sentiments  d'automatisme,  de  doute,  du 
rêve,  de  tnulliplicité  psychologique,  etc. 

Laboratoire  de  psychologie  physiolo- 
gique à  la  Sorhonne  :  M.  A.  Binet,  direc- 
teur. Les  recherches  originales  de  cette 
année  auront  pour  objet  la  Mémoire  indi- 
viduelle. 

Aix-Marseille. 

Professeur  adjoint,  M.  Maurice  Blondel. 

—  Cours  publics  à  Aix  et  à  Marseille  : 
La  Vie.  —  Conférences  dogmatiques  :  Le- 
çons de  Logique  générale  :  les  origines 
morales  de  la  logique  formelle  ert  les 
sources  de  l'activité  dialecticjue  de  la  pen- 
sée. Discussions  et  leçons  d'étudiants.  — 
Conférences  historiques.  Les  éléments  ori- 
ginaux el  les  caractères  spécifiques  de  la 
Philosophie  critique.  Corrections  de  dis- 
sertations et  Exercices  pralicjues. 

Alger. 

Philosophie  cl  histoire  de  la  idiiloso- 
pliie  :  M.  Léon  (iAiTiiiKR,  chargé  du  cours. 

—  Cours  public,  le  jeudi  à  1  h.  3/4  :  La 
philosophie  d'Averroès  (suite).  —  Confé- 
rences, le  lundi  à  4  h.  1/2;  explication  du 
texte  arabe  de  Hagy  heu  Yaqdhdu.  i-oman 


2  — 


philosophique  d'Ibn  Thofaïl.  —  Le  jeudi 
à  3  heures  :  Questions  et  exercices  de 
logique  (La  logique  en  Europe  et  chez  les 
musulmans). 

Besançon. 

Philosophie  :  M.  En.  Colsenet,  profes- 
seur. 

Bordeaux. 

Philosophie  :  M.  0.  Hamelix,  chargé  du 
cours.  —  Le  samedi  à  10  heures  :  cours 
de  Logique  (suite).  Le  jeudi  et  le  samedi  à 
2  h.  1/2  :  explication  d'auteurs  pour  l'agré- 
gation. 

Sociologie  :  M.  Durkhei.m,  professeur. 
Histoire  des  doctrines  sociologiques.  Péda- 
gogie :  Psychologie  appliquée  à  l'éducation 
(suite). 

Philosophie  :  M.  G.  Rodier,  maître  de 
conférences. 

Caen. 

Philosophie  :  M.  E.  Goblot,  professeur. 

—  Histoire  de  la  morale  :  Les  moralistes 
grecs.  Socrate,  Platon,  Arisfote,  Aristippe 
et  les  Épicuriens.  Les  stoïciens.  Le  mys- 
ticisme alexandrin.  La  morale  chrétienne. 
La  morale  tliéologique.  Moyen  âge.  Renais- 
sance. —  La  morale  rationnelle  ;  ses  rapports 
avec  la  morale  théologique.  Descartes  et 
Spinoza.  Malebranche  et  Leibniz.  Origines 
de  la  morale  de  Kant.  L'utilitarisme  mo- 
derne et  les  écoles  contemporaines.  État 
présent  du  problème.  —  Le  cours  durera 
probablement  deux  ans. 

Clermont-Ferrand. 

Philosophie  :  M.  E.   Joyau,  professeur. 

—  Cours  public  :  La  connaissance  du 
inonde  matériel  par  les  sens.  Les  données 
de  la  perception  :  1°  phénomènes  physiques; 
2"  phénomènes  physiologiques.  La  psycho- 
physique. Les  opérations  intellectuelles  : 
intégration,  estimation,  interprétation  de  la 
perception.  La  croyance  à  la  réalité  du 
monde  extérieur.  L'idée  du  temps  et  l'idée 
de  l'espace.  Les  illusions.  —  Conférences  : 
Métaphysique.  Définition  du  matérialisme, 
du  spiritualisme,  du  ducdisme,  du  monisme. 
Des  idé'is  de  substance,  de  cause  et  de 
force.  Histoire  de  la  philosophie.  Epicu- 
riens. Stoïciens.  Alexandrins.  La  philoso- 
phie à  Rome. 

Dijon. 

Philosophie  :  M.  L.  Gérard-Varet,  pro- 
fesseur. —  Cours  public  :  Les  fondateurs 
modernes  de  la  Sociologie  {suite).  Condor- 
cet  et  A.  Comte.  Conférences  :  i"  les  Ori- 
gines  de   l'Intelligence  dans    la  série  ani- 


male; 2"  Le  problème   de  la  portée  de  In 
connaissance. 

Grenoble. 

Philosophie  :  M.  Georges  Dcmesml.  — 
Cours  public  :  Le  pessimisme  et  la  person- 
nalité. Conférences  :  Histoire  des  notions 
d'espace  et  de  temps.  Devoirs.  Questions  de 
philosophie.  Explication  de  textes  classi- 
ques.—  Semestre  d'été  1902.  Conférences  : 
Condillac.  L'idéologie.  Maine  de  Biran. 
Devoirs.  Questions  de  philosophie.  Explica- 
tion d'un  texte  classique. 

Lille. 

Philosophie  :  M.  Penjon,  professeur.  — 
Jeudi,  de  2  heures  à  4  heures  :  Préparation 
à  l'agrégation,  explication  des  auteurs, 
correction  des  dissertations,  exercices 
pratiques.  —  Vendredi,  de  3  heures  à 
4  heures  :  Préparation  à  la  licence  :  His- 
toire de  la  philosophie  (cours  biennal). 
Histoire  de  la  philosophie  ancienne. 

Philosophie  :  M.  G.  Lefèvre,  profes- 
seur, chargé  d'un  cours.  —  Le  jeudi  à 
10  h.  1/2  du  matin  :  Agrégation  :  Explica- 
tion de  textes  du  programme.  —  Le  ven- 
dredi à  4  h.  1/2  du  soir  :  Licence  :  Le 
problème  de  la  liberté. 

11.  Science  de  l'Éducation  :  .AL  G.  Lk- 
FKVRE,  professeur.  —  Le  jeudi  à  8  h.  1/2  du 
matin  :  Histoire  des  doctrines  de  l'Éduca- 
tion, Locke.  —  Le  jeudi  à  2  heures  de 
l'après-midi  :  Cours  de  psychologie  appli- 
quée à  l'Éducation.  —  Du  i"''  février  au 
1"'^  mai  :  Cours  public  :  L'éducation  des 
fdles. —  Durant  l'année  1901-1901,  comme 
en  1900-1901,  des  conférences  sur  les  mé- 
thodes seront  faites  par  des  professeurs 
des  dilfércnles  Facultés  de  l'Université 
de  Lille. 

Lyon. 

Philosophie  :  M.  Alexis  Bertrand,  pro- 
fesseur. 

Histoire  de  la  philosophie  et  des 
sciences  :  M.  Hannequix,  professeur.  Cours 
public  :  Critique  de  la  Raison  pure  : 
la  Dialectique  Iranscendentale .  —  Confé- 
rence commune  à  tous  les  étudiants  : 
Logique  des  sciences,  et  cours  de  métaphy- 
sique. — •  Conférence  de  licence  :  Philoso- 
pliies  anlésocratiques.  —  Conférence  d'agré- 
gation :  Arislote,  Physique,  livre  II;  Des- 
cartes, Regulae. 

Philosophie  :  M.  C.  Charot.  professeur 
adjoint. 

Cours  public  (T'  semestre)  :  Lapédagogie 
française  au  XIX''  siècle  (2'"  partie).  — 
Conférence  d'agrégation  (2"  semestre)  : 
Explication  d'un  des  auteurs  du  pro- 
gramme.   —    Conférence    commune    aux 


—  3  — 


otiuliaiilà  de  licence  cL  d'agrégation  :  l.a 
morale  pratique  de  Kant.  —  Conférence 
de  ])sychoiogie  appliquée  à  l'éducation  : 
L'éducation  du  caracti^re.  —  Conférence 
de  i)cdagogie  pré|)araloire  h  l'Inspection 
primaire  :  {'exercices  pratiques,  leçons, 
explications  île  textes.  —  Conférences  de 
pédagogie  ouvertes  a  tous  les  étudiants 
des  Facultés  des  Lettres  et  des  Sciences  : 
Pcdayof/ie  de  V enseignement  secondaire. 

Montpellier. 

Philosophie  :  M.  Miliiaud,  professeur  : 
Du  râle  de  ie.vpérience  dans  la  Science 
<irec(iue\  V œuvre  scientifique  d'Aristote. 

Pliilosophie  :  M.  H.  DiiLACuoix,  maître 
de  conférences.  —  Samedi  à  5  h.  1/2  : 
cours  public  :  Psychologie  de  l'Activité 
esl/iélique.  — Jeudi  et  vendredi  à  2  heures  : 
conférences  pour  la  licence  et  l'agrégation  : 
Explication  d'auteurs  et  travaux  pratiques. 

Nancy. 

Philosophie  :  M.  Souriau.  professeur. 

Poitiers. 

Piiilosophie  :  M.  Malxion.  professeur. 

Rennes. 

Philosophie  :  M.  B.  Bourdos,  professeur. 
1"  Les  si-ns  (cours  public). —  2°  La  percep- 
tion de  l'espace,  du  teynps  et  des  nombres 
(cours  fermé).  —  3°  Travaux  pratiques  de 
psychologie  expérimentale. 

Histoire  de  la  philosophie  :  M.  P.  Lapie, 
maître  de  conférences  :  Histoire  de  la  phi- 
losophie grecque. 

Toulouse. 

Philosophie  :  M.  Thouverez,  professeur. 

Philosophie  :  M.  C.  Bouclé,  chargé  de 
cours.  —  Cours  public  :  La  Spécialisation 
et  la  Concurrence  :  examen  de  leurs  con- 
séquences au  point  de-vue  moral  et  pédago- 
gi(fue.  —  Conférence  d'agrégation  :  Expli- 
cation des  auteurs.  —  Conférence  de 
licence  :  Analyse  du  sentiment  de  la 
libi'rté.  A  quels  principes  philosophiques  et 
à  quelles  conditions  sociales  on  peut  rat- 
tacher ses  différentes  forynes. 


BELGIQUE 

Bruxelles. 

Philosophie  :  M.  G.  Dwelshauvers  : 
['  l'syfhulogie,3  h.  par  semaine,  précédée 
d'une  Introduction  à  la  philosophie.  — 
2°  Philosophie  du  droit.  —  3°  Séminaire  de 


philosophie  :  études  et  discussions  pour 
les  questions  :  Qu'est-ce  qu'une  loi  natu- 
relle'.' que  pourrait  être  une  loi  en  psycho- 
logie? —  4°  Explication  des  fragments 
de  Jules  Lagneau. 

Histoire  de  la  philosophie  :  M.  Leclére, 
professeur.  1"  Histoire  de  la  philosophie 
aiicienne  (3  heures  par  semaine  pemlant 
le  semestre  d'hiver)  :  Socrale,  Platon, 
Aristote.  —  2"  Histoire  de  la  philosophie 
moderne  (3  heures  par  semaine  pendant 
le  semestre  d'été)  :  Descaries  et  le  carté- 
sianisme. 

Gand. 

Philosophie  :  M.  P.  Hofkmann,  profes- 
seur. 1»  Philosophie  morale,  2  heures  par 
semaine  pendant  toute  l'année.  —  2"  ///*■- 
toire  de  la  philosophie  ancienne,  3  heures 
par  semaine  pendant  le  premier  semestre. 

—  3°  Histoire  de  la  pédagogie  depuis  la 
Renaissance  jusqiûà  nos  jours,  3  heures 
par  semaine  pendant  le  second  semestre. 

—  4"  Exercices  pratiques  de  philosophie. 
Platon  :  le  PhiUbe,  2  heures  par  semaine 
pendant  toute  l'année. 

Liège. 

Philosophie  :  M.  0.  Merten,  professeur. 

—  1"''  semestre  :  1°  Histoire  de  la  pédago- 
gie et  méthodologie  ;  2"  Métaphysique  géné- 
rale et  spéciale;  3°  Encyclopédie  de  la  phi- 
losophie. —  2"  semestre  :  1"  Logique; 
2°  Examens  sur  des  questions  de  philoso- 
phie (cours  en  partage  :  petits  travaux 
écrits  sur  des  sujets  faciles);  3°  Analyse 
d'un  traité  philosophique  (Locke,  Essai 
sur  l'entendement  humain);  4"  Questions 
approfondies  de  psychologie,  de  logique  et 
de  morale  (cours  en  partage  :  La  logique 
de  l'hypothèse,  d'après  Ernest  Naville). 


SUISSE 

Fribourg. 

Philosophie  et  histoire  de  la  philoso- 
phie ancienne  :  Gall  Manskr. 

Philosophie  et  histoire  de  la  philoso- 
phie moderne  :  Leo  .MicnicL. 

Pédagogie  :  Haimiael  IIorner. 

Genève. 

M.  Goi'RD.  —  La  philosophie  anglaise  et 
la  philosophie  allemande.  —  Philosophie 
de  la  religion. 

M.  Adrien  Navili.e.  —  Théorie  de  la 
science.  —  Logique. 

M.  Tu.  Flournoy.  —  Psychologie  expé- 
rimentale. —  Discussions  psychologiques. 


—  4 


—  Exercices  pratiques  dans  le  laboratoire 
de  psychologie. 

M.  P.  DuPROix.  —  Principaux  systèmes 
modernes  de  pédagogie.  —  Méthodologie 
générale  et  spéciale  pour  les  différentes 
branches  de  l'enseignement.  —  Discussions 
pédagogiques. 

M.  WuARix.  —  Principes  et  résultats  de 
la  sociologie.  —  Conférences  sociologi- 
ques. 

M.  E.  DE  GiKABD.  —  Histoire  des  systèmes 
sociaux  jusqu'au  xix°  siècle. 

M.  WiNiARSKi.  —  Les  bases  économi- 
ques de  la  science  sociale. 

M.  Ed.  Claparède.  —  L'hérédité  phy- 
siologique, psychologique  et  pathologique. 

—  Répétitoire    pratique    de   psychologie 
expérimentale. 

.M.  LnvcHiTz.  —  Répétitions  d'histoire 
de  la  philosophie. 

M.  Platzhoff.  —  La  philosophie  de 
Richard  Wagner. 

Lausanne. 

Philosophie  :  .M.  M.  Millioud,  professeur. 

NeuchâteL 

Acadé)nie. 

Philosophie  :  M.  E.  Murisieh,  professeur. 
Histoire  de  la  philosophie  ynoderne  jusqu'à 
Kani,  3  heures.  —  L'automatisme  et  l'acti- 
vité volontaire,  2  heures.  —  Interprétation 
de  textes  et  conférences,  1  heure. 


AGREGATION     DE    PHILOSOPHIE 

Écrit.. 

1.  De  ridée  de  loi  en  physique  et  en 
morale. 

2.  Quels  sont  les  apports  respectifs  de 
la  vue,  du  tact  et  du  sens  musculaire  dans 
notre  connaissance  du  monde  extérieur? 

3.  La  théorie  de  la  liberté  de  Leibnitz. 

Oral. 

LEÇONS   DE  THÈSE 

Le  Mécanisme  dans  Descartes. 

Origine,  nature  et  fin  de  la  Cité  selon 
Aristote. 

Principe  de  l'universalisation  des  maxi- 
mes selon  Kant. 

Les  différentes  formes  de  gouvernement 
dans  le  Politique  et  la  République. 

Le  Mythe  du  Politique. 

Rapports  de  la  Science  et  de  la  Mora- 
lité chez  Comte. 

La  Contingence  et  l'analyse  de  Leibniz. 


Les  Idées  claires  et  distinctes  de  Leib- 
niz. 

Les  perceptions  insensibles. 

Valeur  de  l'observation  pathologique 
en  psychologie. 

Le  Temps,  la  Durée,  l'Éternité. 

L'abstraction  et  l'idée  abstraite. 

De  l'association  des  idées  par  ressem- 
blance. 

L'Intuition  en  morale. 

De  l'idée  de  contrat  social. 


LIVRES    NOUVEAUX 

Histoire  et  solution  des  problèmes 
métaphysiques,  parC».  Resolvier,  1  vol.. 
477  p.,  Alcan.  l'JÛl.  —  Depuis  que  le  plan 
qu'il  s'était  tracé  au  début  de  ses  Essais  de 
critique  ç/énérale  a  été  complètement  rem- 
pli, et  qu'il  l'a  complété  par  sa  Science  de 
la  'morale,  c'est  dans  l'étude  de  l'histoire 
de    la   philosophie   que    M.   Renouvier   a 
cherché  une   confirmation  de   ses  idées  : 
aussi    bien   le   fait    des   divergences    des 
philosophes  et  de  leur  irréductible  oppo- 
sition est  une  des  bases  de  sa   doctrine. 
—  Dans  VEsquisse  d'une  classification  des 
systèines,  il  interrogeait  les   plus   grands 
penseurs  sur  les  trois  ou  quatre  questions 
essentielles  de  sa  propre  philosophie,  et  il 
lui  semblait  les  voir  se   partager  sponta- 
nément   en    deux    camps,    les    solutions 
données  aux  unes  et  aux  autres  se  reliant 
comme  par  une  solidarité  logique.  —  Re- 
prenant   cette    étude   d'un   point    de  vue 
plus  dogmatique  et  dialectique   dans  ses 
Dilemmes,  il    voulait    récemment    établir 
a  priori    cette    solidarité,    et    réduire    la 
métaphysique  à  trois  ou  quatre,  sinon  à 
une  unique  alternative,  capable  de  déter- 
miner, selon  que   le  choix  se  porte  dans 
un  sens  ou  dans  l'autre,  toute  l'attitude 
philosophique  d'un  penseur. —  Le  présent 
volume  tend  à  confirmer  a  posteriori  cette 
démonstration  :  esquissant  à  grands  traits 
la  physionomie  de  chaque  système,  à  un 
point  de  vue  plus  strictement  historique 
cette  fois,  il  veut  en  dégager  le  principe, 
en  faire  apparaître  les  difficultés,  montrer 
de   quelle    thèse    primitivement   acceptée 
elles  dérivent,  et  vérifi^er  ainsi  la  néces- 
sité latente  des  dilemmes,  et  l'acte  d'op- 
tion inaperçu  qui   se  cache  à  la   base  du 
système.  Ce  choix  inévitable,  le  néo-crili- 
cisme  prétend  avoir  seul  le  mérite  de  le 
reconnaître  et  la  franchise  de  l'avouer,  le 
contraignant    ainsi    à   se   faire   an    grand 
jour,   et  par  là   même   à  se  fonder,    non 
plus  sur  l'inconscience  du  sentiment,  mais 
sur  des   motifs   rationuels    et   clairement 
appréciés.  Il  semble  par  là  que  l'ouvrage 
soit  inspiré  par  une  pensée  assez  analo- 


—  5  — 


giie  à  celle  de  Havaisson  dans  son  liapporl. 
et  soit  destiné  ii  montrer  que  le  néo-cri- 
ticisme  ou  résout,  ou  éclaircil  les  dini- 
cullés  où  se  débattent  les  autres  systèmes. 
Il  ne  s'agit  de  rien  moins,  d'ailleurs,  que 
de  les  concilier  :  M.  Henouvicr  reste  jus- 
qu'au bout  le  philosophe  de  la  liberté;  les 
idées  lui  apparaissent  toujours  par  cou- 
ples de  contradictoires,  tels  qu'admettre 
l'une,  c'est  radicalement  nier  l'autre. 

Il  est  inutile  de  rappeler  que  les  services 
rendus    par   M.  Renouvier  comme  histo- 
rien de  la  philosophie  sont  presque  égaux 
à  ceux  qu'il  a  reudus  comme  penseur  ori- 
ginal :  ce    serait   redire   ce    que    chacun 
sait  que  de  vanter  son  érudition  encyclo- 
pédique,   son    intelligence   profonde    des 
doctrines,   l'impartialité   avec  laquelle    il 
les  expose,  que  ne  trouble  pas  la  rigueur 
avec  laipielle  il  les  juge;  et  enfin  l'origina- 
lité de  plus  d'une  des  interprétations  qu'il 
en  donne.  Les  chapitres  sur  les  anlé-so- 
cratiques.   sur  l'ialon   et  Aristote,  sur  le 
néo-platonisme,  sur  Descartes  et  sur  Kant, 
sont    d'un   raccourci    lumineux    et   plein 
dont  un  grand   penseur  est  seul  capable. 
—  L'œuvre  se  termine  par  un  chapitre  sur 
le  néo-criticisme,  (jui  a  cet  intérêt  parti- 
culier de  faire  la  part,  telle  que  M.  Renou- 
vier lui-même   la  conçoit,  des  influences 
diverses  qu'il   a  subies   et   des   parentés 
intellectuelles  qu'il  se  reconnaît.  Son  ellort, 
d'ailleurs,  pour  se  métamorphoser  en  néo- 
cartésien   et    se    relier   plus    étroitement 
ainsi   à   la    tradition    nationale,    paraîtra' 
peut-être  plus  ingénieux   et  curieux  que 
probant,  au  moins  si  l'on  pense  aux  thèses 
mêmes  et  au  contenu  des  deux  philoso- 
phies.  Que  la  source  du  Renouviérisme  se 
trouve  avant  tout  dans  la  fusion  du  phé- 
noménisme  anglais  avec  le  kantisme  de  la 
Raison  pvat'u] lie,  c'est  ce  dont  on  se  doutait 
déjà,  mais  ce  que  fait  mieux  ressortir  ce 
dernier  volume. 

La  Réforme  de  l'Enseignement  par 
la  Philosophie,  par  Alfked  Fouillke, 
membre  de  l'Institut,  1  vol.  de  214  p.,  in-lS, 
Colin.  — M.  Fouillée  réunit  dans  ce  volume 
des  éludes  qui  ont  paru  dans  la  Revue 
politique  et  parlementaire;  elles  ont  vive- 
ment ému  les  historiens,  les  littérateurs 
et  les  hommes  de  science,  dont  elles  cons- 
tataient l'insuffisance  pédagogique,  et,  par 
cette  émotion  même,  elles  ont  démontré 
combien  ces  critiques  ont  été  fondées; 
all'ecter  de  voir  dans  M.  Fouillée  un  spé- 
cialiste qui  réclamait  pour  une  spécialité, 
c'est  avouer  qu'on  ne  comprend  rien  ni 
à  ce  qu'on  enseigne  ni  à  ce  que  doit  être 
l'enseignement.  L'éducation  est  la  forma- 
tion de  l'esprit;  elle  suppose  la  connais- 
sance de  cet  esprit,  l'étude  du  développe- 
ment   de    la    connaissance    humaine,    la 


rellexion  sur  l'unité  de  la  connaissance  et 
de  l'action;  c'est  pourquoi  il  n'y  a  pas 
d'autre  pédagogie  que  la  philosophie  elle- 
même.  Vax  montrant  que  toute  réforme  de 
l'enseignement  implique  des  principes 
philosophiques  et  exige  chez  les  élèves  et 
surtout  chez  les  maîtres  une  culture  phi- 
losophique. .M.  Fouillée  ne  cherche  à  dimi- 
nuer le  rôle  ni  de  l'histoire,  ni  de  la  science, 
ni  de  la  littérature;  tout  au  contraire  il  veut 
qu'elles  soient  en  étal  de  remplir  leur 
tâche  éducative,  de  contribuer  à  l'eflica- 
cilé  et  à  l'unité  de  renseignement  national. 
.Aussi  l'éminent  penseur  a-l-il  raison  de 
dire  que  c'est  rendre  le  service  essentiel 
à  la  France  et  à  la  Républi(jue  (]ue  de  lui 
rappeler  qu'il  faut  à  un  pays  une  conscience 
morale,  et  que  la  conscience  morale  est 
inséparable  de  la  conscience  intellectuelle. 
"  Une  nation  qui  donnerait  aux  autres 
nations  le  premier  grand  exemple  d'une 
éducation  vraiment  philosophique  rendrait 
service  à  l'humanité  en  même  temps  qu'à 
elle-même.  Et  quelle  nation  i)eul  mieux  le 
faire  que  la  patrie  de  Descartes?  ■• 

Malebranche,  par  Hemu  Joly,  1  vol., 
.\11-2'J6  p.  —  Pascal,  par  Ad.  Hatzfelo, 
XlI-291  p.  (Collection  :  Les  Grands  Philo- 
sophes, chez  Alcan.)^  Il  n'y  a  pas  grand 
chose  à  dire  du  .Malebranche  de  M.  Joly; 
la  préface,  oii  l'auteur  raconte  la  genèse 
de  l'ouvrage,  disposerait  à  la  sympathie 
et  à  l'indulgence,  s'il  ne  s'agissait  de 
Malebranche.  M.  Joly  a  lu  avec  beaucoup 
d'intérêt  les  œuvres  de  Malebranche;  il 
en  a  noté  certains  passages  qu'il  a  trans- 
crits dans  son  œuvre  et  qui  feraient  con- 
naître assez  agréablement  les  opinions  du 
philosophe.  Seulement  il  se  trouve  que 
.Malebranche  est  un  systématique,  et  que 
son  historien  n'a  rien  fait  encore  s'il  n'a 
retrouvé  la  méthode  dialectique  qui  cons- 
titue et  relie  entre  elles  les  dilTérentes 
thèses  doctrinales.  A  ce  soin  .M.  Joly  s'est 
dérobé  systématiquement:  ce  qu'il  y  a 
d'original  et  de  profond  dans  la  pensée  de 
Malebranche  le  gêne;  il  glisse  sur  la  vision 
en  Dieu  et  sur  les  causes  occasionnelles, 
sans  doute  parce  qu'il  lui  sera  plus  aisé  de 
les  abandonner  s'il  ne  les  a  pas  approfon- 
dies, et  il  en  arrive  à  écrire  dans  sa  con- 
clusion ;  «  Qu'on  néglige  pour  un  instant 
les  expressions  particulières  de  vision  en 
Dieu  et  de  causes  occasionnelles,  qu'on  en 
fasse,  suivant  le  mot  préféré  d'aujourd'hui, 
de  purs  symboles;  il  sera  difficile  d'allecler 
pour  le  fond  de  ces  théories  un  dédain 
superficiel.  » 

Le  Pascal  de  .M.  llatzfeld  est  l'œuvre 
posthume  d'un  homme  qui  avait  vécu  pen- 
dant cinquante  ans  dans  la  méditation  de 
Pascal,  ijui  peut-être  lui  avait  dû  en  partie 
la  transformation  de  ses  sentiments  et  de 


—  6  — 


ses  croyances,  et  c'est  dans  ce  rapport  à 
la  personnalité  de  l'auteur  qu'est  le  grand 
intérêt  de  l'ouvrage.  ?son  que  la  biographie 
psychologique  ne  soit  écrite  avec  une 
simplicité  pénétrante,  que  l'analyse  de  la 
méthode  de  Pascal  pour  «  la  conquête  de 
la  certitude  »  et  l'étude  de  <■  l'apologie  de 
la  religion  »  dont  les  Pensées  nous  ont 
conservé  les  fragments  ne  révèlent  dans 
leur  concision  la  probité  intellectuelle  et 
la  fermeté  de  pensée  qui  caractérisaient 
l'esprit  de  M.  llalzfeld;  encore  à  ces  trois 
chapitres  essentiels  faut-il  ajouter  une  cri- 
tique du  jansénisme  et  une  justification 
de  la  casuistique,  peut-être  partiales,  mais 
solides,  et  une  revue  attentive  des  tra- 
vaux scientifiques  (dus  à  la  collaboration 
de  M.  le  lieutenant  Perrier).  Mais  le  livre 
a  le  grave  défaut  de  ne  pas  avoir  paru  à 
la  date  oii  l'auteur  l'avait  pensé,  et  où  il 
avait  un  grand  mérite  à  le  penser.  Il  est 
une  réponse  directe  à  M.  Cousin  :  recons- 
tituer la  doctrine  de  Pascal,  c'est  détruire 
la  légende  du  Pascal  sceptique  et  roman- 
tique, et  c'est  à  quoi  M.  Hatzfeld  avait 
travaillé  par  son  enseignement,  à  quoi  il 
aurait  contribué  par  son  livre.  s"il  l'avait 
publié,  comme  il  eût  pu  le  faire  sans  grand 
changement,  vingt  ou  trente  ans  plus  tôt. 
Aujourd'hui  il  se  trouve  que  l'autorité  de 
M.  Cousin  n'est  plus  qu'un  souvenir  his 
torique,  et  les  discussions  de  M.  Hatzfeld 
semblent  bien  rétrospectives. 

La  formation  du  radicalisme  philo- 
sophique, par  Élie  Halévy,  docteur  es 
lettres,  professeur  à  l'École  libre  des 
Sciences  politiques.  Tome  I  :  la  Jeunesse 
de  Bentham,  XV-443  p.  —  Tome  II  :  l'Èvo- 
lulion  de  la  Doctrine  utilitaire  de  1789  à 
1815,  lV-385  p.  Paris,  Alcan,  1901.  —  11  a 
été  rendu  compte  dans  le  supplément  de 
mars  de  la  soutenance  des  thèses  que 
M.  Halévy  a  présentées  à  la  Sorbonne  :  la 
thèse  française,  qui  avait  un  titre  légère- 
ment dilTérent  :  la  Révolution  et  la  doc- 
trine de  l'Utilité  (17!S9  et  1815),  est  devenue 
le  second  volume  de  l'important  ouvrage 
que  nous  annonçons  aujourd'hui,  et  il 
sera  complété  par  un  troisième  volume 
qui  conduira  le  lecteur  jusqu'en  1832, 
moment  où  le  radicalisme  philosophique 
est  en  Angleterre  une  doctrine  constituée, 
officiellement  professée  par  un  certain 
nombre  de  penseurs  et  de  publicistes. 
Nous  n'avons  donc  pour  le  moment  qu'à 
en  signaler  l'apparition  au  public  philoso- 
phique, qui  y  est  doublement  intéressé, 
—  d'abord  par  le  contenu  :  M.  Halévy  a 
reconstitué  une  époque  de  la  pensée  an- 
glaise qui  était  mal  connue  des  historiens 
anglais,  poussant  ses  recherches  laborieu- 
ses jusque  dans  le  labyrinthe  des  manus- 
crits  de  Bentham  et  récompensé  par  des 


trouvailles  heureuses  qui  enrichissent 
de  précieux  inédits  son  premier  volume; 
ensuite  par  la  méthode  :  M.  Halévy  a 
étudié  a  doctrine  du  radicalisme  philoso- 
phique dans  toute  la  complexité  de  sa 
compréhension,  principes  psychologiques, 
applications  juridiques,  conséquences  éco- 
nomiques, théories  politiques,  et  on  pour- 
rait ajouter  dans  toute  la  complexité  de 
son  extension,  dans  la  pluralité  des  indi- 
vidus, dans  la  diversité  des  écrits  et  des 
événements,  s'attachant  à  mettre  en  lu- 
mière cette  vérité  que,  indépendamment 
et  au-dessus  de  ce  que  croient  être  ou  faire 
les  individus  en  tant  qu'individus, les  idées 
se  développent  en  vertu  de  leur  logique 
interne  et  se  groupent  par  une  loi  d'attrac- 
tion rationnelle. 

La  Logique  de  Leibniz,  d'après  des 
documents  inédits,  par  Lolis  Coutchat. 
chargé  de  cours  à  l'Université  de  Toulouse, 
1  vol.  de  XII-607  p.,  gr.  in-8",  Paris,  Alcan. 
—  M.  Louis  Couturat  a  conçu  le  projet  de 
faire  connaître  les  ditTérenls  travaux  qui, 
en  Allemagne,  en  Angleterre  et  en  Italie, 
ont  pour  but  d'édifier  une  science  géné- 
rale qui  soit  en  quelque  sorte  l'unité  de 
la  Logique  et  de  la  Mathématique:  il  a 
voulu  remonter  aux  précurseurs,  et  il  a 
rencontré  Leibniz;  c'est  ici,  devant  la 
richesse  des  idées,  devant  l'intérêt  et  la 
variété  des  tentatives,  que  son  projet  pri- 
mitif s'est  élargi;  le  chapitre  devenait  un 
livre,  et  le  livre  à  son  tour  s'enrichissait 
par  une  fortune  inattendue.  M.  Couturat. 
pour  être  sûr  de  ne  rien  laisser  échapper 
de  ce  qui  devait  servir  à  mettre  en 
lumière  la  pensée  de  Leibniz,  allait  exa- 
miner les  manuscrits  de  Hanovre,  et  là  il 
prenait  sur  le  fait  la  négligence  des  édi- 
teurs qui  l'avaient  précédé;  il  annonce  la 
publication  d'un  volume  d'opuscules  et  de 
fragments  qui  avaient  paru  négligeables 
à  Erdmann  ou  à  Gerhardt,  et  qui  sont 
devenus  précieux  depuis  que  l'interprète 
de  Leibniz  en  a  restitué  le  sens  et  la 
valeur;  de  sorte  que  l'ouvrage  de  -M.  Cou- 
turat est  une  introduction  à  la  fois  au 
traité  de  Logique  algorithmique  et  à  l'édi- 
tion des  inédits  de  Leibniz.  Cette  intro- 
duction est  un  monument  qui  fera  hon- 
neur à  l'érudition  française  :  .M.  Couturat 
a  suivi  pas  à  pas,  année  par  année,  toutes 
les  démarches  successives  d'un  esprit  qui 
n'a  jamais  abandonné  ses  rêves  de  jeu- 
nesse, et  qui  savait  se  découvrir  chaque 
jour  une  nouvelle  piste,  tracer  un  nouveau 
chemin,  sans  rien  sacrifier  pourtant  de 
l'unité  systématique.  Ce  sont  les  pre- 
mières réflexions  de  son  adolescence  qui 
conduisaient  Leibniz  à  dépasser  la  logique 
de  l'École,  à  esquisser  une  combinatoire 
qui,  à  son  tour,  supposait  une  caractéris- 


tique   universelle.    C'est    pour   arriver  à 
celte     logique    universelle     que    Leibniz 
demandait   aux    membres    de   l'humanité 
pensante  de  concentrer  tous  leurs  elTorts, 
de   former  des  Académies,  de  constituer 
une    langue   universelle  et  de   créer  une 
encyclopédie.   La  Logique  universelle   se 
précise   et   reijoit  un   commencement   de 
réalisation  comme  mathématique  univer- 
selle; les  idées  (]ue  Leibniz  sème  à  profu- 
sion, en  vue  de  son  calcul   logiiiue   et  de 
son  calcul   géométrique,  ne  sont  pas  des 
rêves,    mais    des    «    intuitions   prophéti- 
ques '■;  elles  ont  servi  de  fondement  aux 
dilTérentes     théories     que     les    logiciens 
modernes  ont  développées;  s'ignoranl  le 
plus  snuveni  les  uns  les  autres,  ils  relèvent 
pourtant  de  Leibniz  comme  de  la  monade 
qui  les  enveloppait  et  ((ui,  par  eux,  aurait 
déroulé  ses  replis.  En  même  temjts  d'ail- 
leurs qu'elle  rend  hommage  au  génie  de 
Leibniz,  la  logicpie   moderne  expli<iuerait 
pourquoi  de  tant  de  projets  il  n'est  rieu 
résulté   de    consistant  et   de    constitué   :. 
c'est  que  Leibniz  n'aurait  point   pris   en 
considération   la   portée  existentielle  des 
propositions   qui    ne  serait  pas  la  même 
dans  les  universelles  et  dans  les  particu- 
lières, et  qu'il  aurait  sacrifié  au  point  de 
vue  aristotélicien  de  la  compréhension  le 
point  de  vue  de  l'extension  qui   seul  per- 
met le  traitement  mathémathique  des  élé- 
ments logiques.  En   dehors  de  cette  con- 
clusion,   qui    méritera     d'être    examinée 
lorsque    aura    paru    l'exposé   complet   de 
la    logique    algorithmique,    l'ouvrage    de 
M.    Couturat  comporte   une   conséquence 
relative  à  la  métaphysique  de  Leibniz,  à 
savoir  que  cette  métaphysique  est  un  pan- 
logisme,  tout   raisonnement  se  réduisant 
à  l'analyse  et  toute  analyse  étant  fondée 
sur   le   principe   d'identité.  C'est   dans  le 
chapitre  central  de  son  livre,  intitulé  la 
Science  générale,   que   M.   Couturat  déve- 
loppe cette  interprétation  de  la  pensée  de 
Leibniz,  oij  il  se  rencontre  en  partie  avec 
M.   Russell.   Oserons-nous    dire   que,   tout 
en  étant  favorable  à  une  exégèse  qui,  par 
delà    l'enveloppe    théologique   qui    la   re- 
couvre diplomatiquement,  retrouve  dans 
le  système  de  Leibniz  l'àme  philosophique 
du  spinozisme,  nous  ne  sommes  pas  con- 
vaincus par    l'argumentation   de  M.  Cou- 
turat?   Si    la    métaphysique    semble    se 
réduire    aussi    facilement    à    la    logitiue, 
c'est  que  la  logique  à  son  tour  repose  sur 
la  métaphysique.  Que   toute  science   tire 
analytiquement  du  sujet  les  prédicats  qui 
y  sont  inclus,  soit   :  mais   le    sujet   n'est 
pas   le   sujet   logique,   c'est  la   substance 
métaphysique,    la     monade,     homme    ou 
Dieu,  en  qui  est  contenue  dès  le  principe 
une    infinité    qualitative,    et   comme   M. 


Pierre  Boutroux  le  faisait  remarquer  a 
M.  Russell  dans  une  remarquable  critique 
qui  a  paru  dans  cette  Revue  même,  la 
logique  suppose  les  sujets,  mais  elle  ne 
les  pose  pas.  Bref,  M.  Couturat  a  magis- 
tralement démontré  que,  pour  aller  à  la 
Monadologie,  on  peut  partir  de  la  Logique 
leibnizienne;  mais  il  semble  que  c'est 
encore  suivre  la  marche  qui  conduit  de 
la  circonférence  au  centre,  comme  si  l'on 
partait  des  problèmes  soulevés  au  temps 
de  Leibniz  par  la  mécani(|uc,  par  la  bio- 
logie, par  les  controverses  sur  l'origine 
des  idées. 

Pour  la  Liberté  de  Conscience, 
conférences  populaires  par  .MM.  Ballahiv, 
BouGLii,  Daiu.i  ,  LoTTi.x  et  Rayot,  \  vol. 
in-12,  de  VlIl-215  p.,  Paris,  Cornély.  — 
11  est  inutile  de  dire  que  l'inspiration  de 
ces  quatre  conférences  nous  est  pleine- 
ment sympathique;  iju'il  nous  soit  per- 
mis de  regretter  que  le  caractère  sacré  de 
la  liberté  de  conscience,  affirmé  avec 
énergie,  n'y  soit  pas  démontré  peut-être 
avec  la  rigueur  nécessaire.  D'une  part,  en 
effet,  les  quatre  conférenciers  sont  con- 
vaincus, certainement,  que  la  thèse  anar- 
chiste est  fausse,  suivant  laquelle  toute 
espèce  de  contrainte  légale  doit  être 
immédiatement  et  radicalement  abolie, 
qu'à  tout  le  monde  n'appartient  ni  le 
droit  de  tout  faire,  ni  même  le  droit  de 
tout  dire.  Or,  toute  loi  pénale  est  une 
infraction  à  la  liberté  de  conscience.  Sans 
doute  nous  tenons  pour  détestable  que 
deux  groupes  d'hommes  se  persécutent 
parce  que  l'un  tient  pour  la  communion 
sous  les  deux  espèces,  l'autre  ])our  la 
communion  sous  une  espèce;  mais  c'est 
que  nous  avons  une  opinion  faite  sur  ces 
deux  opinions  ;  nous  les  considérons 
comme  également  indifférentes  au  bien 
public.  Sans  doute  nous  laissons  le  fou 
libre  de  dire  et  d'imprimer  que  2  -f-  2  =  5; 
du  moins  l'enfermons-nous  dans  un  hos- 
pice d'aliénés  lorsqu'il  devient,  par  l'in- 
cohérence de  ses  affirmations  et  de  ses 
actes,  dangereux  pour  ses  semblables. 
D'autre  part,  il  est  incontestable  que  toute 
société  repose  sur  un  fond  spirituel,  est, 
tians  son  essence,  une  unanimilé\  mais 
ridée  d'une  vérité  imposée  est  une  idée 
contradictoire;  l'idée  de  la  liberté  de 
conscience  redevient  ainsi  partie  inté- 
grante (le  l'idée  sociale.  Mais  encore  ne 
suffit-il  pas  à  l'Etat  de  s'abstenir  dans  la 
société  actuelle,  pour  que  règne  la  liberté 
des  consciences  individuelles.  Une  série 
de  groupes  coexiste  avec  l'État,  préexiste 
à  l'Étal,  groupes  où  la  majorité  tyrannise 
la  minorité,  où  les  hommes  faits  tyran- 
nisent les  enfants.  La  question  ne  sau- 
rait  dès  lors  être  éludée  de    savoir    de 


—  8 


quel  côté  la  liberté  des  consciences  court 
le  plus  de  risques,  du  côté  des  groupes 
locaux  et  familiaux,  ou  du  côté  de  l'Élat. 
La  tutelle  de  l'État  est  nécessaire  au  pro- 
grès de  la  vérité:  l'État  est,  à  bien  des 
égards,  le  protecteur  des  intérêts  de  l'in- 
dividu contre  les  intérêts  du  groupe. 
Même  devant  un  auditoire  populaire,  la 
thèse  de  la  liberté  de  conscience  pouvait 
être  définie  avec  rigueur,  et  dans  les 
limites  qu'exige  la  logique. 


REVUES     ET     PERIODIQUES 

L'Année  philosophique  (onzième  an- 
née, 1900),  publiée  sous  la  direction  de 
F.  PiLLox,  ancien  rédacteur  de  la  Critique 
philosophique  (1  vol.,  316  p.,  in-S",  Alcan, 
1901).  —  L'Essai  sur  les  catégories  de 
M.  Dauriac  fait  suite  au  mémoire  sur  la 
doctrine  néo-criticiste  des  catégories  qui 
a  été  publié  dans  le  premier  volume  de 
la  Bibliothèque  ducorif/rès  international  de 
philosophie.  L'auteur  y  établit  que  les 
catégories,  telles  que  les  entend  M.  Renou- 
vier,  sont  contingentes  hors  la  catégorie 
de  nécessité  analytique;  mais,  dans  une 
seconde  partie,  il  se  demande  si  on  ne 
pourrait  pas  établir  entre  ces  catégories 
une  participation,  et  il  signale  aux  philo- 
sophes le  problème  platonicien  qui  s'im- 
pose à  eux,  et  que  déjà,  suivant  la  remarque 
ingénieuse  de  M.  Dauriac,  les  sciences 
résolvent  en  partie  par  la  mathématisation 
progressive  de  leurs  lois.  —  En  dehors  de 
cet  intéressant  Essai,  les  autres  articles 
de  l'Année  philosophique  sont  consacrés 
à  l'histoire  de  la  Philosophie,  et  on  ne  son- 
gera point  à  s'en  plaindre  si  on  considère 
les  sujets  traités  et  le  nom  de  ceux  qui 
les  traitent.  M.  Brochard  étudie  les  mytlies 
dans  la  pliilosophie  de  Platon;  tout  en  ren- 
dant justice  à  la  thèse  hardie  et  brillante 
de  M.  Couturat.  M.  Brochard  montre  qu'un 
procédé  de  critique  aussi  rigoureux  rédui- 
rait arbitrairement  le  contenu  du  plato- 
nisme; si  la  philosophie  de  Platon  est 
essentiellement  une  dialectique,  elle  doit 
justifier  en  les  subordonnant  les  formes 
inférieures  de  la  connaissance  en  les  rap- 
portant aux  formes  inférieures  de  l'être, 
et  c'est  à  quoi  est  éminemment  appro- 
priée la  vraisemblance  du  mythe.  — 
M.  Hamelin  met  en  lumière,  dans  son 
travail  sur  une  des  origines  du  spinozisrne. 
ce  que  la  philosophie  de  Spinoza  contient 
d'aristotélisme,et  il  montre  par  une  argu- 
mentation solide  et  forte  à  quels  inter- 
médiaires il  faut  recourir  pour  retrouver 
la  filiation  entre  deux  doctrines,  à  tant 
d'égards  si  éloignées  l'une  de  l'autre.  — 
Enfin  M.   Pillon  continue  les   études  qui 


ont  pour  titre  —  et  qui  devaient  à  l'ori- 
rigine  avoir  pour  sujet  :  VÊvolution  de 
ridéalisme  au  xvni"  siècle;  en  fait  il  s'est 
installé  dans  l'étude  de  Bayle,  comme  dans 
le  meilleur  observatoire  pour  examiner  le 
xvii"  siècle.  Cette  année  il  refait,  avec  Bayle, 
la  critique  du  spiritualisme  cartésien.  Il 
montre  d'une  façon  péremptoire  comment 
le  cartésianisme  a  ruiné  la  notion  aristoté- 
licienne de  la  substance,  et  comment  il 
avait  fait  apparaître  le  caractère  nettement 
matérialiste  de  la  scolastique  chrétienne: 
exposant  ensuite  comment,  de  la  critique 
de  la  substance  étendue,  Bayle  passait  à 
la  critique  de  la  substance  pensante  chez 
Descaries,  il  cherche  à  établir  que  cette 
critique  devait  logiquement  conduire  son 
auteur  non  au  scepticisme,  mais  au  phé- 
noménisme  idéaliste.  Seulement,  il  y  aurait 
à  se  poser  deux  questions,  que  nous  nous 
contenterons  d'énoncer  :  est-il  sûr  que 
Bayle  n'ait  pas  —  comme  il  le  fait  volon- 
tairement pour  Spinoza  —  attribué  à  Des- 
cartes la  définition  scolastique  de  la  sub- 
stance"? et  qu'en  revanche  le  cartésianisme 
ne  contienne  pas  déjà  la  notion  de  la  sub- 
stance, telle  que  M.  Pillon  la  réintégra 
dans  son  phénoménisme,  et  ne  définisse 
pas  Tame  comme  conscience  et  comme 
personne"? 

L'Année  sociologique,  publiée  sous 
la  direcLidU  de  Emile  Dl  rkheim,  quatrième 
année  (1899-1900).  —  Ce  recueil,  organisé 
dans  le  détail  d'une  façon  de  plus  en  plus 
dètinitive,  rend  cet  inappréciable  service, 
sous  la  direction  d'un  penseur  essentielle- 
ment rationaliste,  de  fixer  les  catégories 
dans  un  ordre  d'idées  où,  trop  générale- 
ment, on  se  croit  autorisé  à  penser  par 
images  vagues  et  à  écrire  par  métaphores. 
La  série  d'analyses  qui  constituent  la 
majeure  partie  de  l'ouvrage,  en  sont  aussi, 
sans  doute,  la  partie  la  plus  importante 
philosophiquement.  Trois  mémoires  origi- 
naux la  précèdent  :  l'un,  sur  le  régime  des 
castes,  par  M.  C.  Bouclé,  clair  et  bien 
documenté,  l'autre  sur  deux  lois  de  l'évo- 
lution pénale,  oii  M.  Durkheim  donne  une 
précision  nouvelle  à  des  idées  dont  son 
ouvrage  sur  la  division  du  travail  social 
ne  contenait  que  le  germe;  le  troisième 
sur  les  causes  d'extinction  de  la  propriété 
corporative,  par  M.  Charmoxt,  un  peu  trop 
succinct  et  dont  l'on  n'aperçoit  pas  net- 
tement l'intérêt  final.  —  Qu'il  nous  soit 
permis  de  signaler  une  note  (p.  69)  où  l'on 
voit  comment  une  certaine  scolastique 
verbale  encombre  la  sociologie  d'aujour- 
d'hui. M.  Durkheim,  dans  cette  note,  refuse 
«  de  classer  les  sociétés  d'après  leur  état 
de  civilisation  •>,  comme  Spencer  et  Stein- 
metz,  «  Car,  alors,  on  est  obligé  d'attri- 
buer une  seule  et  même  société  à  une  plu- 


ralité  d'espèces,  en  suivant  les  degrés  de 
civilisation  qu'elle  a  pruL'ressivement  par- 
courus. Que  dirait-on  d'un  zoologiste  qui 
fragmenterait  ainsi  un  animal  entre  plu- 
sieurs espèces?  ■■  .Mais,  demanderons-nous 
à  notre  tour,  à  quel  signe  le  zoologiste 
reconnait-il  l'existence  d'un  animal,  si  ce 
n'est  à  la  persistance  en  lui  de  certains 
caractères  spécifiques?  El  qu'est-ce  qui 
nous  i)ermeld'aflirmer  d'une  société  qu'elle 
reste  dans  le  lemps  une  seule  et  même 
société,  si  ce  n'est  que  certaines  formes 
politiques  y  persistent,  que  la  civilisation 
y  présente  constamment  un  certain  carac- 
tère défini?  <■  La  France  du  .wii"  siècle  et 
celle  duxix"  appartiennent  au  même  type. 


et  pourtant  l'organe  régulateur  suprême 
s'est  transformé.  »  Oui,  mais  une  certaine 
administration  centralisée  a  persisté.  Que 
dira-t-on  de  la  France  du  xiv»  siècle?  de 
la  France  sous  Cliarlemagne?  de  la  Gaule 
Romaine  ?  de  la  Gaule  préhistorique?  C'est 
ici  la  querelle  d'un  Aristotélicien,  suivant 
qui  l'être  en  lant(iu'être  est  le  fondement 
substantiel  des  qualités,  des  idées,  et  d'un 
Platonicien,  suivant  qui  l'être  appartient 
aux  idées  dont  la  matière  est  le  soutien. 
Un  doute  que  cette  querelle  puisse  recevoir 
une  solution  positive,  ni  contribuer  au 
jirogrès  de  la  sociologie,  entendue  comme 
une  science  positive. 


Couloinniiurs.  —  lin;i.  1'.  Ur()il:iril 


REVUE  DE  MÉTAPHYSIQUE  ET  DE  MORALE 

SUPPLÉMENT 

(Ce  supplément  ne  doit  pas  être  détaché  pour  la  reliure.; 
(X"     DE     NOVEMBRE      190l) 


LA     PHILOSOPHIE 
DANS    LES    UNIVERSITÉS 

FRANCE 

Paris. 

Université  (Faculté  des  lettres). 

Philosophie  :  M.  G.  Séailles,  professeur: 
L'Idéal  moral,  le  samedi  de  2  h.  1/2  à 
3  h.  1/2;  —  conférences  pratiques  en  vue 
de  l'agrégation,  le  jeudi  de  1  h.  1/2  à 
3  h.  1/2. 

Science  de  l'Éducation  :  M.  F.  Buisson, 
professeur  :  De  l'Éducation  du  sens  social, 
le  jeudi  à  4  h.;  —  exercices  de  pédagogie 
pratique  et  lectures  d'auteurs  pédagogi- 
ques, le  samedi  de  4  h.  à  6  h. 

Histoire  des  doctrines  politiques  : 
M.  Henry  Michel,  chargé  du  cours  étu- 
diera le  mardi  à  4  h.  1/2  le  développe- 
ment de  Vidée  démocratique  dans  l'œuvre 
d'Edqar  Quinet  et  dans  Vu-uvre  de  Michelet 
(cours  public).  Le  samedi  matin  il  diri- 
gera (à  9  heures)  des  travaux  relatifs  au 
cours,  et  il  expliquera  (a  10  heures)  un 
auteur  du  programme  de  l'agrégation  de 
philosophie  (cours  fermés). 

Besançon. 

Philosophie  :  .M.  Colse.net,  doyen  de  la 
Faculté  des  Lettres,  professeur  :  Confé- 
rence de  licence,  lundi  :  Morale  théorique. 
—  Mercredi  :  Histoire  de  la  philosophie 
moderne.  —  Cours,  vendredi  :  Descartes. 

Bordeaux. 

Philosophie  :  M.  ('•.  Iîodieh,  maître  de 
conférences  :  le  mercredi  à  '6  h.,  Histoire 


de  la  philosophie  grecque  (suite)  :  La 
période  philosophique  de  Philon  à  Proches: 

—  le  jeudi  à  8  h.  1/2  et  à  5  h.,  explica- 
tion des  auteurs  inscrits  au  programme 
de  l'agrégation. 

Poitiers. 

Philosophie  :  M.  Mauxion,  professeur. 
Cours  :  Le  problème  moral.  —  I.  Le  pro- 
blème moral  et  le  temps  présent.  —  II. 
La  Morale  du  spiritualisme;  le  Bien  absolu. 

—  III.  La  Morale  du  criticisme;  l'Impératif 
catégorique.  —  IV.  La  Morale  du  pessi- 
misme; la  Pitié.  —  V.  La  Morale  du  posi- 
tivisme; l'Altruisnic.  —  VI.  La  Morale 
(l'Herbert  Spencer;  l'Évolulioiinisme.  — 
Vil.  La  Morale  des  sociologues;  la  Socia- 
bilité et  le  Psychisme  social.  —  VIII. 
Résultat  de  la  critique  des  doctrines;  le 
Bien  est  un  idéal  en  voie  d'évolution; 
E.rplication  de  la  liberté,  de  l'obligation, 
du  remords.  —  IX.  Analyse  de  l'idéal 
moral:  l'élément  esthétique:  l'élément  ra- 
tionnel; l'élément  sympathique.  —  X. 
Évolution  de  l'élément  esthétique.  —  XI. 
Évolution  de  l'élément  rationnel.  —  XII. 
Évolution  de  l'élément  sympathique.  — 
XIII.  Synthèse;  la  Morale  de  l'avenir. 

Toulouse. 

Pliilosopliie  :  E.  Tiiouvekez,  professeur; 
le  mercredi  à  10  h.  1/4  (à  partir  du  15  fé- 
vrier), agrégation  et  licence  :  Étude  de 
philosophie  scientifique;  —  le  jeudi  à  10  h.  1/  i, 
agrégation  :  Les  auteurs  modernes  du  pro- 
gramme deVagrégation,  à  l'écrit, pour  1002  ; 

—  le  vendredi  à  10  h.  1/4,  licence  :  Cou7-s 
d'histoire  de  la  philosophie  moderne;  —  le 
samedi  à  5  h.  (du  1"  décembre  au  15  fé- 
vrier), cours  public  :  Introduction  à  la 
Métaphysique  spiritualisle. 


2 


SUISSK 

Lausanne . 

Faculté  des  lettres  (année  1901-1902). 

M.  MiLLiouD,  professeur.  —  I.  Philoso- 
phie ancienne.  Histoire  des  principaux  pro- 
blèmes :  3  heures.  —  11.  Moralistes,  psy- 
chologues et  sociologues  contemporains  : 
2  heures.  A.  La  morale  dans  les  princi- 
pales confessions  chrétiennes  :  méthode; 
principes;  la  vie  morale;  lacunes.  B.  La 
morale  dans  les  principales  écoles  philoso- 
phiques; méthode;  principes;  influence; 
lacunes.  C.  Tentatives  récentes  :  1°  Essais 
de  réforme  de  Véchelle  des  valeurs  en 
morale.  2"  Essais  tendant  à  fonder  la 
morale  sur  les  données  des  sciences  posi- 
tives :  les  biologistes;  les  sociologues  ;  ques- 
tions pendantes.  —  III.  Conférences  de 
philosophie  :  2  heures;  Explication  de 
textes;  travau.x  d'élèves;  discussions. 

BELGIQUE 
Louvain. 

Programme  des  cours  de  l'Universitiî 

(année  académique   1901-1902.) 

Institut   supérieur  de  philosophie   (école 

Saint-Thomas   d'Aquin).   —  Président  : 

D.  Mercier.  —  Secrétaire  :  S.  Deploige. 

1'"  Année  :  Baccalauréat,  Cours  géné- 
raux. —  D.  Mercier,  Prof,  ord.,  et  M.  De 
WuLF,  Prof.  ord.  de  la  Faculté  de  Philo- 
sophie et  Lettres.  La  Logique,  mardi  de 
16  h.  1/2  à  18  h.,  mercredi  et  jeudi  de 
16  h.  à  17  h.  1/2.  vendredi  de  15  h.  à  16  h. 
1/2  pendant  le  I"  semestre.  —  M.  De  Wulf, 
Prof.  ord.  de  la  Faculté  de  Philosophie  et 
Lettres.  L'Ontologie,  mardi  de  16  h.  1/2  à 
18  h.,  mercredi  de  16  h.  à  17  h.  1/2,  jeudi 
de  11  h.  à  12  h.  1/2,  vendredi  de  8  h.  à 
9  h.  1/2,  pendant  le  II''  semestre.  —  UHis- 
toire  de  la  philosophie  du  moyen  dge,  mer- 
credi à  8  h.,  pendant  le  I"  semestre.  — 
A.  Thiéry,  Prof.  ord.  de  la  Faculté  de 
Médecine.  La  Psychophysiologie,  lundi  de 
8  h.  à  10  h.,  pendant  le  H'  semestre.  — 
La  Physique,  lundi  de  8  h.  à  10  h.,  samedi 
de  11  h.  à  13  h.,  pendant  le  l"  semestre. 

Deuxième  Année  :  Licence,  Cours  géné- 
raux. —  A.  TmÉRY,  Prof.  ord.  de  la  Fa- 
culté de  Médecine.  La  Psychologie,  mardi 
et  mercredi  de  10  h.  à  11  h.  1/2,  pendant 
le  I"  semestre:  mercredi  à  10  h.,  pendant 
le  II"  semestre.  —  La  Psychophysiologie, 
lundi  de  S  h.  à  10  h.,  pendant  le  second 
semestre.  —  Laboratoire  de  psychophy- 
sioiogie,  vendredi  à  15  h.,  pendant 
I"'  semestre.  —  J.  Forget,  Prof.  ord.  de  la 
Faculté  de  Théologie.  La  Philosophie  ino- 
rale, jeudi  et  vendredi  de  9  h.  à  10  h.  1/2, 
pendant  le  II'  semestre.  —  M.  De  Wulf, 


Pruf.  ord.  de  la  Faculté  de  Philosophie  et 
Lettres.  Histoire  de  la  philosophie  du  moyen 
âge,  mercredi  à  8  h.,  pendant  le  P'  se- 
mestre. —  Histoire  de  la  philosophie,  mer- 
credi à  11  h.  et  jeudi  à  16  h.,  pendant  le 
ir'  semestre. 

Troisième  Année  :  Doctorat.  —  D,  Mer- 
cier, Prof.  ord.  de  la  Faculté  de  Philoso- 
phie et  Lettres,  et  A.  Thiéry,  Prof.  ord.  de 
la  Faculté  de  Médecine.  La  l'sychologie, 
jeudi  à  10  h.  1/2,  vendredi  à  9  h.,  pendant 
le  I"  semestre:  jeudi  et  vendredi  à  S  h., 
pendant  le  IL'  semestre.  —  A.  Thiéry, 
Prof.  ord.  de  la  Faculté  de  Médecine.  La 
Psychophysiologie,  lundi  de  8  h.  à  10  h., 
pendant  le  II''  semestre.  —  Laboratoire  de 
Psychophysiologie,  vendredi  à  15  h.,  pen- 
dant le  P'  semestre.  —  S.  Deploige,  Prof, 
ord.  de  la  Faculté  de  Droit.  Le  Droit  natu- 
rel et  le  Droit  social,  mardi  et  jeudi  de 
11  h.  1/2  à  13  h.,  mercredi  et  samedi  de 
8  h.  à  9  h.  1/2  pendant  le  1"  semestre.  — 
D.  Mercier,  Prof.  ord.  de  la  Faculté  de 
Philosophie  et  Lettres.  La  Théodicée,  jeudi 
et  vendredi  à  S  h.,  pendant  le  I"  semestre. 
—  M.  De  WiLF,  Prof.  ord.  de  la  Faculté 
de  Philosophie  et  Lettres.  Histoire  de  la 
philosophie,  mercredi  à  11  h.  et  jeudi  à 
16  h.,  pendant  le  11'  semicstre.  —  L.  Becker, 
Prof,  extraord.  de  la  Faculté  de  Théologie. 
La  Théodicée,  mardi  et  jeudi  de  9  h.  à 
10  h.  1/2,  pendant  toute  l'année. 

Conférences.  —  J.  Forget,  Prof.  ord.  de 
la  Faculté  de  Théologie.  Exposé  scientifique 
du  dogme  catholique. —  L.  De  Lantsheere, 
Prof.  ord.  de  la  Faculté  de  Droit.  La  Phi- 
losophie moderne.  —  La  Philosophie  de 
l'histoire.  —  E.-L.-J.  Pasquier,  Prof.  ord. 
de  la  Faculté  des  Sciences.  Les  Hypothèses 
cosmogoniques.  —  C.  Van  Overbergh.  Le 
Socialisme  contemporain.  —  G.  Legrand. 
Les  Origines  de  la  littérature  réaliste  en 
France  au  xix"  siècle. 

Cours  pratiques.  —  Laboratoire  de  psy- 
chophysiologie, sous  la  direction  de  M.  A. 
Thiéry,  le  vendredi  à  15  h.  —  Laboratoire 
de  chimie,  sous  la  direction  de  M.  D.  Nys, 
le  vendredi  à  15  h.  —  Conférences  de 
philosophie  sociale,  sous  la  direction  de 
M. Deploige,  le  mercredi  à  18  h.  —  Sémi- 
naire d'histoire  de  la  philosophie  du  moyen 
âge,  sous  la  direction  de  M.  M.  De  Wulf, 
le  jeudi  à  18  h. 

LIVRES    FRANÇAIS    NOUVEAUX 

La  méthode  historique  appliquée 
aux  sciences  sociales,  par  Cii.  Sei- 
GNOROS.  1  vol.  in-S°,de  322  p.  Alcan,  1901.— 
«  Il  serait  chimérique  de  se  proposer  un 
plan  que  les  matériaux  ne  se  prêteraient  pas 
à  réaliser:  on  ne  construira  pas  une  Tour 
Eiffel  avec  des  moellons.  C'est  là  une  néces- 


—  3  — 


silé  praliiiuc  im'ouhlienl  les  |)liilo.sonhes 
quand  ils  veulent  construire  une  science 
sociale  avec  une  métliode  métaphysique  ou 
en  imitant  le  plan  des  sciences  biolo^çiques 
sans  tenir  compte  de  la  dilTerence  des 
matériaux  »(p.'Ji).«  Toulsystèmequi  pour 
expliquer  la  solidarité  entre  les  diverses 
espèces  de  iiliénomènes  sociaux  commence 
par  admettre  l'unité  de  la  vie  sociale 
repose  sur  un  besoin  métaphysique  d'unité 
contraire  aux  conditions  de  la  méthode 
scientilique.On  n'a  pas  le  droit  d'admettre 
«  priori  l'unité  des  phénomènes  pas  plus 
en  science  sociale  qu'en  chimie.  Si  l'on 
doit  arriver  à  constater  un  jour  une  unité 
cachée,  ce  ne  sera  qu'après  avoir  passé 
par  une  étude  empirique  qui  aura  tenu 
compte  de  la  diversité  évidente  de  faits 
constatés  par  l'expérience  »  (p.  269).  Ces 
maximes  devraient  être  méditées  par  nos 
métaphysiciens  et  nos  moralistes  d'École, 
par  les  dialecticiens  de  Tévolutionisme, 
de  la  psycholo,ij;ie  physiologique,  par  tous 
les  scolasticjues.  Les  généralisa  lions  pseudo- 
scientihques  sont  actuellement  les  plus 
dangereuses.  M.  Seignobos  les  vise  par- 
ticulièrement. On  lira  avec  fruit  sa  cri- 
tique des  conceptions  biologiques,  et 
transformistes  (p.  lIJO-l  43,  228  et  sqq.).  des 
conceptions  (|ue  nous  appellerons,  pour 
abréger,  matérialistes  de  l'histoire,  inter- 
prétation économique,  et  marxiste  réfutée 
peut-être  d'une  façon  quelque  peu  exté- 
rieure (p.  261  et  sqq.),  mathématique 
(p.  127),  anthropogéographique,  anthropo- 
logique (p.  273  sqq.),  des  conceptions  psy- 
chologiques abstraites  (celle  par  exemple 
de  l'économie  politique  orthodoxe,  p.  132). 
L'erreur  commune  à  toutes  ces  théories 
est  de  prétendre  à  une  unité,  à  une  pré- 
cision généralement  illusoires.  Ne  con- 
fondons pas  précis  et  exact  (p.  34).  La 
science  des  faits  (statistiques,  recense- 
ments, etc.  lest  la  moins  avancée  en  histoire, 
celle  des  croyances  est  la  plus  facile,  la 
plus  sûre.  H  n'y  a  par  suite  pas  d'histoire 
sans  psychologie.  La  méthode  historique 
est  exclusivement  une  méthode  d'interpré- 
tation psychologique  par  analogie  (p.  25; 
cf.  p.  112",  118,  176  et  sqq.). 

Le  livre  donne  l'impression  directe  d'un 
esprit  scientifique,  à  la  fois  rigoureux  et 
souple,  qui  s'elTorce  de  s'adapter  parfaite- 
ment au  réel,  à  tout  le  réel,  d'une  pro- 
bité absolue,  condition  première  et  non 
toujours  réalisée  de  la  recherche.  11  faut 
avant  d'entreprendre  aucun  travail  de 
critique  résoudre  pour  soi-même  celte 
(piestion  préjudicielle  :  «  Veut-on  tra- 
vailler en  savant?...  Veut-on  opérer...  pour 
arriver  à  l'Institut?  (p.  31).  ■■  Visiblement 
M.  Seignobos  n'y  songe  guère.  Nous  ne 
reprocherons  à  l'auteur  que  de  pécher  par 


trop  de  scrupules.  Les  règles  et  les  pro- 
cédés de  la  méthode  sont  analysés  avec 
une  minutie  parfois  fatiganlequi  rappelle 
la  manière  des  Anglais.  De  longues  pages 
de  conseils,  parfois  sans  un  exemple, 
sont  quelque  peu  fastidieuses.  Peut-être  se- 
rait-il mieux  de  dégager  la  méthode  d'un 
exemple,  d'un  cas  bien  analysé. 

Œuvres    scientifiques    de    Gustave 
Robin,  réunies   et  publiées,  sous  les  aus- 
[lices    du    Ministère    de    l'Instruction    pu- 
blique, par  Louis  Rafiv.  Tome  11,  fasc.  1  : 
P/ii/si(/i<e  mathi')iuiliipie\  fasc.  2:  Thermo- 
dj/namif/iie   f/énérale.  Paris,  flaulhier-Vil- 
lars,  IS'JO-l'JOl.  —  Les  o-uvres  posthumes 
de  Gustave  flobin,  enlevé  prématurément 
à   la  science   et  à    l'enseignement  (il  fut 
chargé  du   cours  de   Chimie   physique   à 
la  Faculté  des  sciences  de  Paris  de  1896  à 
sa  mort,  1 898)  doivent  former  trois  volumes  : 
un  de   Mathématiques,  un  de  Physi(|ue  et 
un  de  Chimie.  Celui  dont  nous  annonçons 
l'apparition    est   le   second;    la    partie   la 
plus  originale  en  est  un  cours  de  Thermo- 
dynamique oii  l'auteur  a  essayé  de  fonder 
la   Statique    et   la    Dynamique    générales 
(c'est-à-dire  en  somme  la  Pliysi(]ue  et  la 
Chimie  tout  entières)  sur  des  bases  pure- 
ment expérimentales.   Substituer  partout 
la  méthode  inductive  à  la  méthode  déduc- 
live,  qu'il  réduit  d'ailleurs  à  la  première 
(•<  raisonner,  c'est  faire  une  série  d'expé- 
riences  internes   •>);   partir   toujours   des 
faits     pour    revenir    aux     faits;    consti- 
tuer  la    science  avec  des  images    sensi- 
bles, copies  exactes  ou  tout  au  plus  sim- 
plifiées de  la  réalité,  et  non  avec  des  hypo- 
thèses  mathématiques  invérifiables  (tou- 
chant l'invisible  et  les  infiniment  petits); 
n'admettre   pour    lois   physiques    que    le 
résultat  immédiat  et  vérifiable  des  induc- 
tions, et  n'ériger  en  pri/icipcs  iiue  le  résumé 
d'un  grand  nombre  d'expériences  ;  se  laisser 
guider  par  la  nature  au  lieu  de  prétendre 
la  deviner,  la  décrire  plutôt  que  la  recons- 
truire, telles  sont  les  idées  directrices  de 
la  pensée  de  G.  Robin.  Son   œuvre  cons- 
titue, au  point  de  vue  philosophique,  le 
plus  puissant  elTort  qui   ail  été  fait  pour 
édifier  la   Physique  (et  même  les  Mathé- 
matiques) par    une   méthode   rigoureuse- 
ment empiriste  et  positiviste.  Cela  suffit  à 
en  faire  entrevoir  la  profonde  originalité. 
Elle  n'est  pas  moins  originale  au  point  de 
vue  scientifique  :  l'auteur  a  fondé  la  Sta- 
tique générale,  non  plus  sur  le   principe 
de   Carnot,   mais  sur  (feux   principes   de 
Carnot  (pi'il    a   le   pren)ier    distingués  et 
formulés;  et   la  Dynamique  générale  sur 
le  principe  de  l'équivalence  généralisé.  En 
somme,  c'est  une  tentative  hardie  et  pres- 
que héroïque  pour  refondre  les  sciences 
expérimentales  suivant  des  idées  systéma- 


_  4  — 


tiques,  en  dehors  de  tuile  tradition  et  de 
toute  convention,  et  pour  obtenir  une  con- 
ception absolument  réaliste  de  la  nature. 
La  Psychophysique,  par  Marcel  Fou- 
cault, professeur  agrégé  de  philosophie, 
docteur  es  lettres.  1  vol.,  491  p.  in-8"; 
Paris,  Alcan,  1901.  —  Cette  thèse  pour  le 
doctorat,  soutenue  devant  la  Faculté  des 
lettres  de  l'Université  de  Paris,  est  un 
travail  historique  et  scientitique  de  la 
plus  haute  valeur.  M.  Foucault  s'est  atta- 
qué à  un  sujet  difficile  entre  tous,  sédui- 
sant pour  les  non-mathématiciens  qui  se 
laissent  prendre  à  l'artifice  des  méthodes 
et  s'amusent  à  réduire  en  formules  des 
phénomènes  réfractaires,  mais,  autant 
qu'il  a  séduit  d'abord,  décevant  et  ingrat 
pour  les  chercheurs  probes  qui  voudraient 
quelque  certitude  dans  les  résultats; 
sans  renoncer  à  l'ambition  d'avoir  travaillé 
pour  sa  part  à  l'avènement,  prochain  ou 
lointain,  d'une  psychologie  positive,  il  a 
fait  preuve  d'une  rare  pénétration  critique. 
Dans  l'exposé  de  l'o:'uvre  de  Fechner  qui 
forme  la  première  partie  de  son  ouvrage, 
il  démêle  avec  soin  les  données  que  lui 
fournissaient  ses  prédécesseurs,  les  maté- 
riaux empruntés  à  l'expérience,  et  d'autre 
part  les  postulats  d'ordre  mathématique 
et  d'ordre  psychologique  qui  ont  abouti 
dédiictivement  à  la  formule  logarithmique. 
Ces  postulats  ont  fait  l'objet  de  critiques 
fameuses,  dont  M.  Foucault  ne  conteste 
nullement  l'évidence;  aussi  n'accepte-t-il 
aucune  des  corrections  ingénieuses  qui 
ont  été  proposées  par  Helmholtz,  par 
Delbœuf,  par  Wundt,  entre  autres;  seule- 
ment il  n'admet  pas  qu'il  ne  reste  rien 
de  l'édifice  construit  par  Fechner  :  il  ne 
reposait  pas  sur  une  base  solide,  parce 
que  l'intensité  n'est  pas  un  caractère 
directement  applicable  à  la  sensation 
prise  dans  sa  totalité,  mais  il  est  possible 
qu'il  doive  être  reconstruit  sur  une  autre 
base;  en  effet  la  sensation  qui  est  l'objet 
de  la  psychophysique  est  non  pas  la  sen- 
sation brute,  mais  la  sensation  perçue, 
c'est-à-dire  l'achèvement  d'un  processus 
mental  assez  complexe  et  qui  peut  se 
prêter  à  la  mesure  par  l'un  ou  par  plusieurs 
de  ses  aspects.  A  la  suite  de  Stumpf — et 
déjà  Wundt  avait  eu  le  pressentiment  de 
cette  distinction.  —  M.  Foucault  distingue 
delà  perception  la  sûreté  du  jugement  de 
perception  ou,  ainsi  qu'il  s'exprime  après 
avoir  rappelé  comme  l'inspiration  centrale 
de  son  livre  les  définitions  de  Descartes 
et  de  Leibnitz,  la  clarté.  Et  alors  un 
double  problème  se  présente  :  rechercher 
si  les  méthodes  psychophysiques,  ajctuel- 
lemenl  employées,  n'ont  pas  porté  en  fait, 
et  à  l'insu  de  leurs  auteurs,  sur  la  mesure 
d9    la  clarté   comme    sur    l'élément   pro- 


prement quantitatif  des  sensations,  et, 
d'autre  part ,  rechercher  comment ,  la 
mesure  de  la  clarté  étant  désormais  le 
but  de  la  psychophysique,  les  méthodes 
et  les  formules  y  doivent  être  adap- 
tées :  discussion  de  la  loi  de  Gauss, 
laquelle  ne  peut  plus  avoir  le  même  sens 
en  psychologie  où  il  s'agit  de  cons- 
tater les  erreurs  de  l'observation,  qu'en 
astronomie  où  il  s'agit"  de  les  éliminer; 
critique  et  correction  des  méthodes  con- 
nues de  Fechner  et  des  méthodes  nou- 
velles. C'est  lu  partie  la  plus  originale  du 
livre  et  c'était  la  partie  la  plus  délicate  : 
M.  Foucault  avait  à  lutter  contre  l'impres- 
sion qu'il  avait  créée  en  exposant  les  demi- 
échecs  des  tentatives  antérieures,  par  la 
simplicité,  la  netteté  sincère  de  sa  dis- 
cussion. .M .  Foucault  a  réussi,  sinon  à  jus- 
tifier sa  conception,  ce  qui  serait  préma- 
turé, du  moins  à  montrer  qu'elle  posait 
une  question  intéressante  à  laquelle  l'ave- 
nir répondra,  et  c'était,  je  pense,  son 
unique  ambition.  Pour  nous,  nous  retien- 
drons du  livre  de  M.  Foucault  que  l'évo- 
lution de  la  psychophysique  s'est  faite  de 
plus  en  plus  vers  la  psychologie  pure  :  il 
s'agit  moins  de  mettre  en  relation  directe 
l'excitation  et  la  sensation,  que  de  se 
servir  du  rapport  connu  entre  les  excita- 
tions pour  apprécier,  avec  une  exactitude 
•croissante,  non  pas  le  rapport  des  sensa- 
tions, mais  notre  jugement  sur  le  rapport 
des  sensations.  La  psychophysique  repren- 
drait en  sous-œuvre,  en  partant  des 
formes  inférieures  de  la  pensée  et  en  fai- 
sant appel  aux  méthodes  expérimentales, 
la  critique  du  jugement. 

Peut-on  refaire  l'unité  morale  de  la 
France?  par  Henri  Berr,  1  vol.  de  146  p. 
Armand  Colin,  éditeur.  —  Il  est  vrai  de  dire 
avec  M.  Berr  qu'il  n'y  a  pas  de  nation  sans 
unité  morale,  et  que  cette  unité  la  science 
peut  et  doit  la  faire.  Mais  M.  Berr  entend 
par  la  science  une  certaine  philosophie 
moniste  que  l'on  en  peut  dégager,  et  il 
croit  que  sur  une  telle  philosophie  les 
hommes  s'entendront.  Nous  pensons  que 
la  science  doit  se  définir  non  par  telle  ou 
telle  conclusion,  tel  ou  tel  système  tou- 
jours douteux  et  fragile  que  l'on  peut 
construire  en  partant  de  données  posi- 
tives, mais  par  un  certain  esprit,  une  cer- 
taine attitude  à  l'égard  des  choses. 
L'unité  qui  résulte  de  la  science  esl  une 
unité  formelle,  de  direction,  de  méthode. 
En  prenant  cette  attitude,  les  hommes 
aboutiront,  dans  l'ordre  moral  qui  nous 
intéresse  ici,  à  un  accord  non  pas  sur  une 
philosophie  de  la  vie  et  de  la  nature, 
mais  sur  des  ^oiulions  très  limitées,  qui 
les  touchent  directement  :  répartition  de 
la  propriété    éducation  nationale,  etc.  Il 


ne    s'agit  donc    poinl   tl'enseit-'ner  ou  de 
répandre  telle  ou  telle  philosophie,   mais 
d'hal)itucr  l'homme  et  l'entanl  à  prendre 
sur  chaiiue  problème  l'atlilude  i|ue  pren- 
drait   un    savant    étudiant    un    problème 
pliysi(|ue.     Un     savant     ne     délinit     pas 
l'énerifie    en    général    pour   résoudre    un 
problème  d'électricité,  mais  il  étudie  les 
phénomènes   électritpies,   et   si   la  notion 
générale    d'énergie     se     dégage    de     ses 
études  comme  de  celles  du  physicien  qui 
étudie   la  chaleur,  c'est  par  une  sorte  de 
raccord    qui    se    fait    après    coup,   ou    si 
même  l'analogie  permet  de   passer  d'une 
étude  à  l'autre  (ainsi  Maxwell  découvrant 
la  propriété  des  courants  de  déplacement 
par  le  sentiment   d'une  analogie,    incom- 
plète d'ailleurs,  entre  ces  courants  et  les 
courants   électriques    ordinaires),  jamais 
cette  analogie    ne  se   suffit  à  elle-même; 
elle    a    besoin    d'être    contrôlée    dans    le 
domaine     spécial     auquel     elle     s'étend. 
Ainsi  ce  n'est   pas  sur  une  certaine  con- 
clusion   générale   de  la   science   et   de   la 
philosophie   qu'il   faut   tenter  de  rappro- 
cher les  hommes.  .Mais  faites-leur  prendre 
sur  telle   question   sociale  qui   les  divise 
l'altitude  du   savant,  et  vous   obtiendrez 
sans  doute  un  accord  inattendu.  Telle  doit 
être    la    fin    de    l'éducation    publique    et 
aussi  des  institutions  :  habituer  l'enfant 
à  ne  traiter  que  des  problèmes  limités  et 
précis,   même   dans   l'ordre   de   l'idéal,  à 
dégager  par  exemple   son   devoir  sur   tel 
point,  habituer  l'homme  par  la  décentra- 
lisation de  la  vie  politique  et  économique 
à  traiter  des  problèmes  qu'il  peut  résoudre. 
Le  but  de  M.  Berr  nous  parait  le  vrai,  sa 
méthode  nous  paraît  contestable.  Le  livre 
reste   utile   et    parce   que   l'aspiration   en 
est  bonne,  et  aussi  parce  que  la  méthode 
imparfaite  en  elle-même  nous  parait  pra- 
tiquement appropriée  à  un  certain  public 
et   au    temps   que    nous   traversons.    Les 
généralités   trop   abstraites    et   construc- 
lives  sont  peut-être  nécessaires  en  atten- 
dant   ces    généralités    substantielles    qui 
résultent  de  l'accord  spontané  des  esprits 
positifs.  Elles  correspondent  à  la  période 
non  encore  achevée  du   théisme  abstrait 
qui  précède  la  période  vraiment  positive. 
Avant  d'en  arriver  à  ce  moment  oii  il  se 
contente  de   la   monnaie   de   l'universelle 
idée  qu'il  croyait  jadis  saisir  en  une  fois, 
l'homme     remplace     le    Dieu     vivant    et 
un,   l'Idée   transcendante   et    une   par  un 
schème.  Au   lieu  de  jaillir  des  choses  la 
vérité     semble    alors    encore    venir    d'en 
haut,  sous  forme  de  développement  d'une 
vérité    abstraite.    11    n'est    pas    mauvais 
qu'avant   qu'entrent    en    scène    les    purs 
savants,    et    pour    ne   pas    brusquer    les 
consciences,  parlent  encore  les  déductifs, 


les  prêtres  laïques  au   nom   d'une   vérité 
prétendue  totale. 


LIVRES    ETRANGERS    NOUVEAUX 

René  Descartes.  Medilaliimesde  prima 
}ihili>sophiii.  Suc  II  lier  Pariser  original  nus- 
f/ahe  und  der  ersieii  franzosischen  Lehersel- 
ziinç).  Nouvelle  édition  avec  remarques 
de  G.  Girni.EH,  prof.  exir.  à  l'Université  de 
Munich.  1  vol.  iv-SoO  p.  in-S";  Munich,  1901. 
Nous  n'avons  pas  l'hal.iitude  d'éditer  les 
penseiirs  allemands  dans  le  texte  origi- 
nal; nous  devons  d'autant  plus  remercier 
M.  Gûttler  de  l'hommage  qu'il  a  rendu  à 
Descartes  dans  cette  très  simple  et  très 
commode  édition.  Le  texte  latin  et  la  tra- 
dition française  ont  été  revisés  avec  le  plus 
grand  soin;  les  notes  expliquent  seule- 
ment les  difficultés  de  langage;  les  discus- 
sions sont  résumées  h  la  lin  de  chaque 
méditation:  déplus  .M.Giittler  a  eu  l'excel- 
lente idée  d'emprunter  à  la  Réponse  aux 
deuxièmes  objections  l'esquisse  du  sys- 
tème sous  forme  géométrique. 

Maine  de  Biran.  Ein  Jiritrao  zur  Ge- 
schiclileder  Metapinjsil;  nml  der  Ps>/chologie 
des  Willens,  par  Alfhed  KiiHTMANN.  1  vol., 
vni-195  p.  in-S";  Brème,  1901.  —  Dans  un 
jugement  fortement  motivé  sur  l'œuvre  de 
Maine  de  Biran,  M.  Renouvier  s'exprimait 
ainsi  :  «  Les  théories  de  .Maine  de  Biran 
n'ont  pas  pris  place  dans  une  série  histo- 
rique de  développements  de  la  méthode  ana- 
Ivtiiiue.  »  (Philosophie  analytique  de  Chis- 
t'oire,  IV,  55.)  C'est  à  en  appeler  d'un  tel 
jugement  que  .M.  Kiihtmann  a  consacré 
son  consciencieux  et  substantiel  travail. 
Sans  le  regarder  comme  un  penseur  de 
premier  rang,  il  estime  que  Maine  de 
Biran  est  moins  connu  en  Allemagne 
qu'il  ne  le  mérite,  et  que  l'extension  prise 
par  la  philosophie  de  la  volonté  fait  de 
.Maine  de  Biran  un  précurseur  qu'il  est 
juste  de  remettre  en  lumière.  .M.  Kiiht- 
mann s'est  placé  au  poinl  de  vue  histo- 
rique; il  relève  les  jugements  de  .Maine 
de  Biran  sur  ses  prédécesseurs  depuis 
Descartes,  insistant  surtout  sur  Condillac 
et  l'idéologie  qui  en  est  issue;  il  résume 
d'autre  part  la  littérature  française  sur 
Maine  de  Biran  et  traite  de  ses  rapports 
avec  Spencer  et  Bain,  avec  Schopenhauer 
et  Wundt.  L'ouvrage  est  ainsi  un  réper- 
toire complet  pour  l'histoire  de  la  philoso- 
phie de  Maine  de  Biran;  on  regrette  que 
l'auteur  ne  se  soit  pas  attaché  avec  autant 
de  soin  à  cette  philosophie  elle-même;  il 
étudie  dans  un  chapitre  central  la  biogra- 
phie de  Maine  de  Biran,  il  dégage  avec 
clarté  dès  le  début  de  l'ouvrage  la  notion 


fondamentale  del'elTort  voidu,etil  montre 
avec  beaiicoiip  de  perspicacité  comment 
elle  ofîre  à  Maine  de  Biran  une  solution 
du  problème  philosophique,  en  fournissant 
à  la  fois  et  la  réalité  absolue  du  sujet 
et  de  l'objet  et  la  perception  immédiate 
de  leur  rapport.  Mais  il  y  avait  à  appro- 
fondir pour  elle-même  cette  idée  de  la 
volonté,  à  suivre  de  plus  près  la  pensée  de 
Maine  de  Biran,  passant,  à  l'intérieur  en 
quelque  sorte  de  la  volonté,  de  l'empirisme 
tout  proche  du  matérialisme  à  un  stoïcisme 
qui  n'est  pas  exempt  de  mysticisme. 

Essai  sur  les  fondements  de  la  géo- 
métrie, par  Bertrand  BussELL,fello\v  ofTri- 
nity  Collège,  Cambridge,  trad.  par  J.  Cade- 
naf.  x-274  p.  in-S".  Paris,  Gaulhier-Villars, 
1901.  —  Ce  volume  n'est  pas  simplement 
une  traduction  de  l'ouvrage  anglais  paru 
en  1897  :  c'en  est  une  seconde  édition. 
L'auteur  y  a  fait  un  grand  nombre  de 
corrections  et  d'additions,  dont  les  princi- 
pales ont  été  suggérées  par  des  critiques 
de  MM.  Lechalas  et  Couturat.  De  plus,  il 
y  a  ajouté  (juelques  Notes  mathématiques 
(sur  la  collinéalion,  la  conr/riience,  la  cons- 
tante spatiale,  la.  courbure),  et  M.  Couturat 
y  a  joint  un  petit  Lexique  philosophique 
contenant  l'explication  des  termes  techni- 
ques les  plus  fréquemment  employés  par 
l'auteur.  Nous  n'avons  pas  à  apprécier  ici 
cet  ouvrage;  nos  lecteurs  se  rappellent 
qu'il  a  eu  l'honneur  de  faire  l'objet  d'une 
discussion  approfondie  de  M.  Poincaré 
dans  cette  Revue.  Quelle  que  soit  la  valeur 
définitive  des  conclusions  du  livre,  il  est 
désormais  indispensable  à  tous  ceux  qui 
étudient  la  philosophie  des  sciences,  et  il 
faut  remercier  l'auteur,  le  traducteur  et 
l'éditeur  de  l'avoir  rendu  plus  accessible 
au  public  français. 

IV''  Congrès  international  de  psy- 
chologie, tenu  à  Paris  du  20  au  26  août  1900, 
sous  la  présidence  de  Tu.  Ribot,  de  l'Ins- 
titut, professeur  au  Collège  de  France.  — 
Compte  rendu  des  séances  et  texte  des 
mémoires  publiés  par  les  soins  du 
D"'  Pierre  Janet,  secrétaire  général  du  con- 
grès. 1  vol.,  m-814  pages  gr.  in-8";  Paris, 
Alcan,  1900.  —  Le  compte  rendu  détaillé 
que  M.  Vaschide  a  consacré  dans  la  Revue 
de  métaphijsiq ue (nov .  1901)  au  IVCongrès 
de  psychologie,  fait  pressentir  à  nos  lec- 
teurs l'intérêt  et  l'importance  de  cette 
publication.  Elle  contient  à  peu  près  toutes 
les  communications  qui  ont  été  présentées 
au  Congrès,  soit  in  extenso,  soit  en  résumé, 
avec  une  table  analytique  et  une  table 
d'auteurs  qui  en  facilitent  l'usage:  de 
plus  elle  conserve  dans  des  résumés 
clairs  et  substantiels  le  souvenir  des  dis- 
cussions qui  doublent,  et  un  peu  plus  par- 
fois,  l'intérêt  des  mémoires.  Quant  aux 


mémoires  qui  manquent,  les  plus  nom- 
breux ont  été  annoncés,  mais  n'ont  pu 
être  envoyés  au  Congrès  (comme  ceux  de 
Flechsig  indiqués  sous  le  tiitre  :  Physiolo- 
gie du  cerveau  et  psychophi/sique;  Ueberdie 
psychologisch  richtigen  Unterschiede  im 
Hirnbau  des  Menschen  und  der  hôheren 
Thiere)  ;  les  autres  avaient  déjà  paru  dans 
des  revues  spéciales.  A  cet  égard  on  aurait 
pu  sans  dommage  pour  la  science  faire  le 
sacrifice  de  quelques  communications  spi- 
rites;  mais  peut-être  a-t-on  estimé  que,  si 
les  spirites  étaient  fort  gênants  dans  un 
congrès  où  on  veut  avoir  le  temps  de 
travailler,  ils  étaient  inoffensifs  dans  un 
livre  et  que  sans  eux  on  apprécierait  moins 
la  saveur  et  la  portée  de  l'admirable  dis- 
cours de  Flournoy,  qui  a  eu  tant  d'efTet 
au  congrès,  mais  qui  a  été  un  peu  trop 
habillé  pour  l'impression. 

PÉRIODIQUES   ÉTRANGERS 

Annalen  der  Naturphilosophie.  —  On 

annonce     la     prochaine      apparition     du 
l""'  numéro  d'une  nouvelle  revue  de  philo- 
sophie, fondée  et  dirigée  par  le  professeur 
W.    OsTWALD,   l'illustre    physico-chimiste 
de  Leipzig,   dont  on   connaît  déjà  le  zèle 
pour  la   philosophie  des   sciences.    >•    La 
philosophie  actuelle  est  unanime  à  recon- 
naître qu'elle  doit  emprunter  son  contenu 
aux  sciences  spéciales,  et  que  son   office 
consiste  à  unir  leurs  résultats  en  une  con- 
ception   d'ensemble    du    monde   qui    soit 
conséquenteetexempte  decontradiction.  •■ 
Jusqu'ici,  les  philosophes  s'efTorçaienl  de 
se  tenir  au  courant  des  résultats  généraux 
des  sciences:  mais  cette  lâche  devient  de 
plus  en  plus  difficile;  il  en  résulte  que  la 
philosophie  est  en  retard  sur  les  sciences, 
et  ne   se   pénètre  pas    suffisamment   des 
idées   directrices  qui  président  au  déve- 
loppement de    la  science  contemporaine. 
D'autre  part,  tous  les  grands  savants  ont 
émis  à  l'occasion  leurs  pensées  originales 
sur  la  philosophie  des  sciences,  mais  ces 
pensées,  souvent  éparses,  restent  ignorées 
des  philosophes  et  manquent  de  systéma- 
tisation. Il  convient  que  les  savants  puis- 
sent mettre  en  commun  le  fruit  de  leurs 
réflexions,   et  le    mettre   à   la   portée   du 
public    philosophique.    C'est  à   ce  besoin 
que  répond  la  création  d'un  «  organe  spé- 
cial,   où    seront    traitées     les     questions 
générales  delà  théorie  de  la  connaissance 
et  de   la   méthodologie  scientifique  ».  Tel 
est  le  programme  de  la  nouvelle  Revue, 
dont    le    cadre    comprendra    toutes    les 
sciences  positives,  «  de  la  mathématique 
à  la  psychologie  »,  et  qui   compte  parmi 
ses     collaborateurs    .MM.    Mach    (Wien) 


HiHschli  (Heidelbers),  Halzel  (Leipzig) , 
J.  Liieh  (Chicago),  lielbriick  (Jena),  Volk- 
mcDin  (K(>nigsbergK  Biicher  (Leip/ig). 

Le  biil  des  A)inalen  det'  Naliir]ihili)so- 
p/iie  esl  trop  conforme  à  l'esprit  el  au 
prograiniiie  de  la  Revue  de  Métdjiliysique 
pour  que  celle-ci  ne  salue  pas  avec  sym- 
pathie la  naissance  du  nouveau  périodique 
et  ne  lui  souhaite  pas  un  jilein  succès. 
dans  l'intérêt  de  la  vraie  et  solide  philo- 
sophie. 

Archives     de     psychologie    de     la 
Suisse  romande,  publiées  par  .M.  Flolr- 
NOY,  prof,  extr.,  et  Lu.  Ci.ai'auéde,  privat- 
docenlà  la  Faculté  des  Sciences  de  l'L'ni- 
versité  de  Genève.  Genève,Eggimann;  Paris, 
Alcan  ;   Leipzig,   Barlh.  —  Nous  recevons 
le  1'''  fascicule  de  cette  intéressante  Revue; 
elle  doit  paraître  sans  périodicité  déter- 
minée, de    telle  façon  qu'on  s'abonne  au 
volume,  et  non  à  l'année.   Nous   n'avons 
pas  besoin  de  dire  ipiel  foyer  Genève  est 
devenue  depuis  quelques  années  pour  les 
études   psychologiques,   et  ce    qu'il    faut 
attendre    de    travaux    publiés   sous    une 
direction    qui  unit   à  l'amour    des    expé- 
riences minutieuses  et  précises  l'esprit  de 
critique  le  plus  vivant  et  le  plus  s[)irituel. 
Dans  ses  recherches  sur  la  vitesse  du  sou- 
lèvement des  poids  Claparède  arrive  à  éli- 
miner à  peu  près  complètement  le  sens  de 
Vinnervullon,  et  à  expliquer  l'illusion  du 
poids  par  la  considération  du  volume,  et 
le  jugement  de    vitesse  par  l'obstination 
de  l'instinct  qui   y  proportionne  la  force 
d'impulsion,    en    dépit    des    expériences 
contraires.  M.  Bouvier,  de  l'Université  de 
Genève,  étudie  les  Jeux  pendant  la  classe, 
et  montre  qu'il  y  a  là  un  problème  sérieux 
pour    la  psychologie    pédagogique.   Deux 
monographies  ouvrent  le  volume  :   l'une 
consacrée,  par  M.  Lemaitre,  du  collège  de 
Genève,  à  deux  cas  de  personnification  des 
lettres  ou  des  mots:  l'autre,  par  M.  Flour- 
noy.   au    cas,   que  nous  rapporte  Charles 
Bonnet,    d'hallucinations    visuelles    chez 
son  grand-père  qui  fut  opéré  de  la  cata- 
racte; M  .  Flournoy  publie  le  récit  inédit 
des  »  visions  de  Monsieur  l'ancien  syndic 
LuUin,  seigneur  de  Confignon  ».  «  Et  au 
bout  du  compte,  conclul-il,  avec  tout  ce 
que  le    microscope   ou   la   clinique   nous 
ont  appris   depuis  lors  sur   les  neurones 
et   le   dynamisme  cérébral,  sommes-nous 
beaucoup  plus  avancés,  pour  l'explication 
p/iysiolof/iqiie  des  phénomènes  psijchiques, 
que   ne    l'était    Charles    Bonnet    avec    sa 
conception  de  ••  l'ébranlement   »   plus  ou 
moins  fort  de  ■■  certaines  fibres  «1 

Psychological  Review.  juillet  1000. 
—  M.  J.  .McKeex  Catteli.  montre  par  des 
expériences  savantes  comment  les  excita- 
tions  rétiniennes  successives  et  les  mou- 


j  vemenls  oculaires  qui  y  correspondent  se 
traduisent  en  perceptions  dés  objets, 
comment  en  un  mol  noire  conscience  Ira- 
duil  le  temps  discunllnu  en  espace  continu. 
La  conclusion  de  celte  étuile  est  que  nos 
perceptions  ne  sont  pas  les  «  copies  » 
d'un  monde  pliysiiiue  ou  la  ••  face  interne  ■> 
d'un  processus  physiologitpie  s[)écial,  mais 
pour  une  grande  part,  le  résultat  d'une 
expérience  complexe,  variable  selon  l'in- 
térêt de  l'espèce,  variable  même  selon 
la  nature  de  chaque  individu;  car  les 
résultats  de  l'expérience  sont  différents 
selon  les  sujets.  M.  .1.  McKeen  Gattell  abou- 
tit ainsi  à  une  conclusion  que  déjà  lielm- 
holtz,  Mach  et  d'autres  avaient  mise  en 
lumière.  La  physiologie  de  l'œil  doit 
s'aider  de  la  psychologie  au  moins  autant 
que  de  la  physique  ou  de  la  chimie.  Nous 
aurons  occasion  de  revenir  plus  loin  sur 
quelques  points  de  cette  étude. 

Les  résultats  obtenus  par  les  premiers 
psycho-physiciens  comme  i)ar  les  premiers 
psycho-physiologistes  se  compliquent  cha- 
que jour  davantage.  Les  expériences  de 
MiM.R.  S.  \VooiU)\v(jRTn  et  Edward  Tuobx- 
DiKE  infirment  une  fois  de  plus  la  loi  de 
Weber.  Déjà  ALM.  FuUerton  et  Catteli 
avaient  fait  voir  que  cette  loi  ne  s'appli- 
quait pas  dans  le  cas  des  jugements  directs 
de  comparaison.  M.M.  Woordworth  et 
Thoradike  montrent  (|u'elle  ne  s'applique 
pas  davantage  lorsque  les  sujets  estiment 
les  poids  ou  les  longueurs  d'après  un  éta- 
lon préalable,  en  mètres  ou  en  grammes. 
D'ailleurs  —  conclusion  constante  —  les 
expériences  varient  extrêmement  d'un 
sujet  à  l'autre  :  ce  qui  donne  lieu  de  croire 
que  le  jugement  des  sujets  est  influencé 
par  bien  d'autres  considérations  (lue  celle 
de  la  grandeur  de  l'objet. 

C'est  une  élude  suggestive  que  celle  de 
.Miss  Mauv  Wiiiton  Cai.kins  sur  les  Éléments 
des  complexus  de  conscience.  Miss  Mary 
Whiton  Calkins  distingue  deux  points  de 
vue  en  physiologie  :  celui  de  Baldwin  par 
exemple  qui  étudie  les  fonctions,  de  Mïms- 
terberg  qui  étudie  les  éléments  de  la  con- 
science, points  de  vue  également  légitimes 
pourvu  qu'on  ne  les  confonde  pas,'comme 
Wundt  ou  James.  Étudiant  pour  son 
compte  les  éléments  de  conscience,  Miss 
Calkins  distingue  comme  tels,  les  sensa- 
tions, les  affections,  et  —  avec  W.  James 
—  les  éléments  transitifs  (sentiment  du 
tout,  de  la  familiarité,  de  la  généralité). 
Cette  classification,  au  moins  dans  ses 
ignés  générales,  nous  parait  solide.  .Mais 
est-il  vrai  de  désigner  comme  seuls  sub- 
stantiels (substantive)  parce  qu'ils  seraient 
toujours  présents  les  éléments  sensilifs, 
com.me  sentiments  prédicables  (attribu- 
tive), parce  tpj'ils  i>cuvont  être  asenls,les 


éléments  aftectifs?  On  admeltra  plutôt 
l'opinion  inverse,  si  l'on  songe  qu'il  y  a 
d'autres  éléments  afTectifs  que  le  plaisir 
et  la  peine,  et  que  lors  même  que  Von  ne 
pense  à  rien  le  courant  de  conscience  sub- 
jective ne  cesse  pas.  Il  est  vrai  que  dans 
les  consciences  élémentaires  le  hors  de 
soi  (la  sensation)  et  le  soi  (la  conscience 
affective)  sont  à  peine  distincts.  On  vou- 
drait aussi  plus  d'explications  sur  la  rela- 
tion des  éléments  transitifs  avec  la  pensée 
proprement  dite  (jugement,  raisonne- 
ment). L'énumération  qu'en  donne  .Miss 
Calkins  est  d'ailleurs  assez  arbitraire. 

Nous  signalerons  seulement  l'étude,  trop 
spéciale  pour  être  analysée  ici,  où  M.  A. 
H.  PiERCE  explique  d'une  faron  nouvelle 
des  mouvements  illusoires  perçus  par 
Helmholtz  sur  le  diagramme  de  ZôUner. 

Après  MM.  Angell  et  \V.  Moore,  après 
M.  Dewey  et  bien  d'autres,  M.  H.  Healh 
Bawden  indique  avec  précision  les  con- 
fusions qui  sont  résultées  dans  les  théories 
sur  l'aphasie  ou  l'arc  réflexe  de  la  distinc- 
tion entre  les  phénomènes  sensitifs  et 
moteurs.  Non  seulement  ces  phénomènes 
sont  toujours  associés,  mais  il  y  a  lieu 
de  les  considérer  comme  étant  en  relation 
non  mécanique  mais  fonctionnelle.  Quand, 
à  l'audition  d'un  son,  la  main  réagit  d'une 
manière  d'avance  convenue,  le  son  ne 
constitue  pas  à  lui  seul  le  stimulus  non 
plus  que  le  mouvement  de  la  main  ne 
constitue  à  lui  seul  la  réaction.  Le  sti- 
mulus et  le  phénomène  de  réaction  se 
distinguent  non  par  leur  contenu  mais 
par  leur  fonction,  et  le  stimulus  n'est  pas 
uniquement  sensible  — •  car  la  sensation 
est  déjà  motrice  —  et  la  réaction  n'est 
pas  uniquement  motrice,  car  elle  est  pré- 
cédée et  accompagnée  d'images  de  toute 
sorte. 

On  trouve  dans  la  courte  étude  de 
M.  Charles  K.  Wead  sur  les  «  éléments 
d'une  théorie  psychologique  de  la  musi- 
que »  de  bonnes  indications  bibliographi- 
que et  critiques  sur  l'état  actuel  du  pro- 
blème. 

Parmi  les  notices  bibliographiques 
toutes  consciencieuses  et  substantielles 
nous  recommandons  particulièrement  celle 
de  Joseph  Jastrow  sur  le  livre  de  Flour- 
noy  :  des  Indes  à  la  planète  Mars,  d'Ar- 
thur Alun  sur  la  réédition  du  livre  de 
Karl  Biiecher,  Rythme  et  travail,  et  les 
analyses  de  divers  ouvrages  de  psycholo- 
gie comparée  par  Edward  Thorndike. 

Septembre  1900.  —  Traraux  du  labora- 
toire de  psycholofjie  de  V Université  de  Cali- 
fornie. 

George  M.  Stratton  étudie  la  limite  de 
la  vision  et  la  trouve  bien  inférieure  à 
celle  que  pensait   Helmholtz.   Les  sujets 


mis  par  lui  en  expérience  distinguent  en 
moyenne  un  déplacement  de  41  mm.  ou 
de  42  mm.,  ce  qui  donne,  si  nous  prenons 
1  mm.  comme  l'équivalent  approximatif 
de  dix-sept  secondes  d'arc  pour  un  rayon 
de  120  m.,  une  fraction  de  sept  secondes 
comme  le  seuil  de  la  distinction  spatiale, 
dans  les  conditions  de  l'expérience.  Cela 
prouve  d'abord  que  l'on  ne  peut  attribuer 
la  sensation  de  profondeur  stéréoscopique 
minimum  au  conflit  de  deux  images 
mises  côte  à  côte,  mais  tout  au  plus  au 
conflit'  rétinien  de  deux  bouts  d'images. 
Cela  prouve  ensuite  qu'il  faut  admettre 
une  complication  extrême  des  signes  lo- 
caux et  que  leurs  relations  ne  sont  pas 
seulement  locales,  mais  d'une  autre 
nature. 

C'est  une  curieuse  contribution  à  l'étude 
des  phénomènes  mentaux  inconscients 
que  l'expérience  de  M.  Kmgiit  Dcxlop  sur 
l'elfet  des  ombres  imperceptibles  sur  le 
jugement  de  distance.  Les  mêmes  illusions 
optiques  que  produisent  les  ombres  per- 
çues sont  produites  lorsque  ces  ombres 
sont  diminuées  au  point  de  devenir  imper- 
ceptibles. 

Le  professeur  Raymond  Dodge  soutient 
que  la  perception  distincte  peut  se  faire 
seulement  quand  l'u-il  est  immobile.  Il  y  a 
fusion  des  sensations  toutes  les  fois  que 
l'œil  est  en  mouvement.  Le  professeur 
Cattell,  considérant  que  l'œil  dans  la  vie 
normale  est  toujours  en  mouvement  —  ce 
que  M.  Dodge  conteste  —  prétendait  que 
si  cependant  nous  percevons  les  objets 
en  mouvement  comme  distincts  c'est  que 
les  réactions  motrices  de  l'œil  correspon- 
dant aux  excitations  rétiniennes  sont 
plus  nombreuses  quand  l'œil  se  meut  que 
quand  les  objets  sont  en  mouvement.  La 
raison  de  cette  plus  grande  fréquence  des 
réactions  motrices  de  l'œil  dans  le  pre- 
mier cas  lui  semblait  être  l'intérêt  qu'il  y 
a  pour  l'œil  à  répondre  par  des  mouve- 
ments à  toutes  les  excitations  rétiniennes. 
Dans  le  cas  où  les  objets  se  meuvent  la 
continuité  n'est  pas  utile  à  briser;  le  sau- 
vage n'a  pas  intérêt  à  décomposer  les 
mouvements  de  la  panthère  qui  s'élance 
(argument  qui  pourrait  aisément  se  retour- 
ner). M.  Cattell  explique  donc  la  perception 
distincte  par  une  différence  dans  la  fré- 
quence des  mouvements  oculaires  et 
M.  Dodge  par  la  fixité  de  l'œil.  11  nous 
parait  que  .M.  Dodge  a  fourni,  en  faveur 
de  l'immobilité  de  l'œil  pendant  la  percep- 
tion distincte,  des  preuves  précises  tirées 
de  l'observation  et  de  l'expérience.  .M.  Cat- 
tell nous  semble  avoir  inféré,  mais  non 
observé,  la  mobilité  constante  de  l'œil. 
D'ailleurs,  comme  il  le  remarque  lui-même 
dans  une  note   parue    dans    ce    numéro 


—  9  — 


même,  p.  o07,  l'essentiel  de  sa  conclusion 
subsiste  :  à  savoir  que  des  inouvenionls 
successifs  sont  traduits  en  une  sensation 
d'espace  continu.  Et  surtout  l'on  aper(;oit 
dans  les  deux  études  —  ce  qui  est  la  con- 
clusion même  de  .M.  Cattell  —  que  les  per- 
ceptions dépendent  de  l'utilité  et  de 
l'expérience  plus  que  des  excitants  phy- 
siques. 

-M.  TuoHNDiKE  commence  une  série  dé- 
tudes  expérimentales  sur  la  fatigue  men- 
tale, qui  montrent  la  nécessité  de  définir 
précisément  ce  terme  complexe  et  la  rela- 
tion très  variable  de  la  fatigue  réelle  et 
du  sentiment  de  fatigue. 

M.  Edward-Franklin  Blcu.neu,  reven- 
dique pour  la  volilion  le  droit  d'être 
traitée  comme  un  fait  psychologique  irré- 
ductible, en  relation  d'ailleurs  avec  les 
autres  faits  de  conscience.  Si  on  l'élimine 
comme  telle  de  la  psychologie  c'est  par 
suite  du  préjugé  «  scientifique  -  qui  l'ait 
de  la  psychologie  la  serviie  imitatrice  des 
autres  sciences. 

.Nous  signalons  seulement  l'élude  de 
M.  A.  H.  P[ERCE  sur  rexi)lication  par  le 
professeur  Judd  d'une  illusion  d'optique 
et  la  description  par  M.  John  A.  Bkhg- 
STKOM  d'un  type  de  pendule  chronoscope. 
Sauf  une  notice  de  James  H.  Lecb.v  con- 
sacrée à  l'ouvrage  curieux  du  professeur 
Starburk  sur  une  étude  statistique  de 
psychologie  religieuse  (l'étude  des  con- 
versions) et  celle  de  M.  Samuel  T.  Dctton 
sur  l'ouvrage  de  Marc  Cunn  sur  la  forma- 
tion du  caractère,  les  autres  notices  ana- 
lysent de  très  intéressants  travaux  de 
pathologie,  de  psychologie  pathologique 
ou  expérimentale,  sur  la  mémoire,  la 
vision  des  couleurs  (observation  d'un  cas 
de  cécité  absolue  des  couleurs),  l'action  de 
la  fatigue  sur  la  structure  des  cellules 
nerveuses,  etc. 

Novembre  1900.  —  M.  Howard  C.  Wah- 
HEN  fait  précéder  son  compte  rendu  du 
IV"  Congrès  international  de  psychologie 
de  (|uelques  observations  judicieuses  dont 
les  organisateurs  des  Congrès  futurs  feront 
bien  de  profiter.  M.  Couturat  noterait  avec 
plai^;ir  que  M.  H.  C.  AVarren  déplore  la 
gène  causée  dans  ces  réunions  internatio- 
nales par  la  multiplicité  des  langues. 

.M.  Thoumuke  conclut  (voir  le  n"  de  juil- 
let 1900)  de  ses  expériences  sur  la  fatigue 
que  le  travail  des  écoliers  n'est  pas  plus 
jnauvais  quand  il  se  prolonge.  La  fatigue 
est  peut-être  réelle,  mais  elle  provient 
de  causes  morales  et  non  physiques.  Il 
s'agit  moins  de  restreindre  que  de  varier 
le  travail,  de  le  rendre  plus  attrayant.  On 
ne  constate  pas  davantage  qu'à  la  fatigue 
mentale  corresponde  toujours  une  dimi- 
nution dans  la  force  physique. 


Miss  Mary  Whiton  Calkixs,  —  avec  la 
collaboration  de  Miss  Helen  Buttbick  et 
de  Miss  Mabel  M.  Young  —  tente  une 
étude  expérimentale  de  la  psychologie  de 
l'esthétique.  Elle  recherche  les  objets  et 
les  motifs  les  plus  fré(iuenls  d'admiration 
esthétique  selon  les  ûges  et  les  sexes,  en 
présentant  aux  sujets  des  uuivres  d'art  de 
caractères  divers.  L'observation  la  plus 
intéressante  est  que  l'enfant  est  sans  doute 
frappé  par  le  détail,  mais  non  pas  néces- 
sairement par  le  détail  physiquement  le 
plus  saillant,  la  couleur,  par  exemple. 
L'objet  d'art  lui  suggère  des  réflexions  — 
d'un  caractère  religieux  surtout  (tendance 
qui  diminue  avec  l'âge).  Ce  <pii  le  distingue 
de  l'adulte  c'est  son  incapacité  de  saisir 
les  ensembles. 

On  lira  avec  fruit  l'étude  —  qu'il  serait 
trop  long  d'analyser  ici  —  du  D'  C.  P. 
Seashohe  et  de  Mabel  C.  Willia.ms  sur  une 
illusion  dans  la  perception  de  la  longueur. 
On  noiera  particulièrement  reirorlfail  par 
les  auteurs  pour  distinguer  les  illusions 
d'un  caractère  physiologique  que  le  déve- 
loppement mental  n'entame  [las  (l'illusion 
de  la  verticale,  celle  de  Miiller-Lyer,  etc.) 
et  les  illusions  intellectuelles  qui  varient 
énormément  avec  le  développement  men- 
tal. 

M  .  Starbirck  analyse  le  livre  de 
.M.  Georges  Coe  sur  la  vie  spirituelle, 
élude  empirique  comme  celles  entreprises 
par  M.  Starburk  lui-même  sur  le  méca- 
nisme des  transformations  religieuses 
brusques,  qui  semble  être  identique  à 
celui  des  processus  mentaux  automatiques 
et  se  rencontre  chez  les  individus  sujets 
à  l'aulomalisme. 

Presque  toutes  les  autres  analyses  con- 
cernent des  ouvrages  ou  des  articles  de 
psychologie  expérimentale  ou  patholo- 
gique, de  physiologie,  etc. 

Janvier  1901.  —Le  professeur  Jastrow, 
tout  en  se  félicitant  de  ce  que  les  psycho- 
logues américains  aient  renoncé  aux  dis- 
cussions scolasliques  sur  la  valeur  respec- 
tive de  la  psychologie  expérimentale  et 
introspective  pour  les  utiliser  l'une  et 
l'autre,  les  prévient  cependant  contre  le 
danger  des  éludes  trop  spéciales  faites  à 
l'ombre  du  laboratoire,  loin  du  grand  jour 
de  la  vie.  Il  les  prémunit  aussi  contre 
certaines  modes,  telles  que  celle  des  re- 
cherches «  psychiques  ».  En  même  temps 
qu'il  les  avertit  des  dangers  il  leur  désigne 
les  grandes  direclions  suivies  et  a  suivre 
actuellement  par  la  psychologie  :  l'étude 
des  fondions  substituée  à  celle  des  éléments 
psychiques;  —  l'étude  du  déveùippement 
mental  —  celle  de  la  psychologie  comparée 
—  de  la  psychologie  morbide. 

Le  Professeur  Or.mo.nd   accepte   la  con- 


10  — 


ception  sociale  de  l'individu,  aujourd'hui 
si  fortement  développée  par  Baldwin, 
Tarde  et  d'autres,  mais  il  observe  que 
l'individu  ne  peut  se  représenter  l'attitude 
mentale  d'autrui  que  par  un  raisonnement 
analogique  qui  attribue  à  autrui  ses  pro- 
pres sentiments.  L'enfant  imite  les  mou- 
vements de  son  père  et  il  lui  attribue  les 
sentiments  qu'il  éprouve  lui-même  à  l'oc- 
casion de  ces  mouvements  imités.  Le 
Professeur  Ormond  saisit  donc  —  comme 
M.  Baldwin  d'ailleurs  —  l'individualité 
agissant  dans  l'imitation  même. 

M.  J.  E.  DowNEY  expose  de  curieuses 
expériences  sur  les  images  consécutives 
d'une  image  mentale. 

M.  Ravmond  Dodge,  à  propos  de  l'article 
de  Julius  Zeitler  {Phil.  Stud.  Ed.  16,  Heft  3, 
p.  380-4C3)  qui  prétend  établir  expérimen- 
talement que  l'aperception  d'un  mot  con- 
siste dans  une  appréhension  successive 
de  ses  éléments,  distinguejustement  entre 
un  mot  et  un  complexiis  de  lettres,  le  pre- 
mier constituant  un  ensemble  familier  et 
significatif  susceptible  de  conjecture  syn- 
thétique, le  second  susceptible  plutôt 
d'analyse  mécanique. 

M.  George  S.  Patton  analyse  un  certain 
nombre  d'ouvrages  de  morale  qui  nous 
paraissent  inspirés  d'un  spiritualisme 
protestant  quelque  peu  vieilli.  On  notera 
cette  observation  judicieuse  de  M.  Patton 
que  l'histoire  de  l'éthique  nous  oriente 
vers  une  attitude  intermédiaire  entre  la 
morale  naturaliste  de  l'évolution  et  un 
kantisme  atténué. 

On  lira  avec  fruit  l'analyse  de  Vhnagina- 
tion  créatrice  de  M.  Ribol  par  M.  W. 
M.  Urban,  analyse  que  complètent  les 
études  de  M.  Urban  parues  dans  cette 
Revue  même  sur  la  logique  émotionnelle. 

Mars  1901.  —  Qu'est-ce  à  l'origine  qu'un 
juron?  Un  moyen  d'effrayer  l'adversaire, 
dit  M.  Patrick,  analogue  au  grognement 
de  l'animal.  Mais  l'homme  choisit  pour 
cet  objet  les  formules  les  plus  terrifiantes, 
celles  en  particulier  qui  menacent  de  l'in- 
tervention d'une  puissance  supérieure  (la 
loi  lévitique  punissait  le  juron  de  mort)- 
Le  juron  —  signe  de  force  brutale  — 
l'est  aussi  de  vulgarité  :  d'oij  son  usage 
par  le  peuple.  Mais  il  est,  à  cause  de  cela 
aussi,  comme  le  port  de  l'épée  ou  la 
moustache  —  adopté  par  l'aristocratie  de 
certaines  époques  (par  exemple  en  Angle- 
terre après  la  Réforme).  Le  juron  n'est 
pas  seulement  le  signe  de  la  force.  Il  sou- 
lage notre  colère  quand  elle  ne  peut  s'ex- 
primer autrement.  Il  finit  ainsi  par  ex- 
primer une  déconvenue  quelconque. 

M.  Warner  Fite  renouvelle  de  façon 
originale  la  théorie  esthétique  de  Kant. 
Tout  désir  est  beau  tant  qu'il  n'est  pas 


un  besoin.  Le  luxe  est  beau  tant  que  nous 
ne  nous  en  sommes  pas  fait  une  nécessité. 
Un  objet  est  beau  lorsque  nous  ne  pou- 
vons l'analyser  pleinement  et  qu'ainsi  il 
apparaît  plus  riche  que  l'objet  analysable 
par  la  science.  Ainsi  le  sentiment  esthé- 
tique est  relativement  désintéressé  et 
libre,  n'étant  lié  ni  par  des  besoins  pra- 
tiques ni  par  des  besoins  scientifiques 
absolument  stricts. 

MM.  Erdmann  et  Dodge  ont  pour  la  pre- 
mière fois  montré  (Wundt  conteste  la 
découverte  non  la  mise  en  lumière  du  fait) 
que  les  mouvements  de  l'œil  sont  sans 
cesse  interrompus  dans  la  lecture  et 
l'écriture  par  des  pauses  qui  sont  d'après 
eux  les  moments  de  la  perception  dis- 
tincte. On  comprend  à  ce  point  de  vue 
l'importance  des  études  expérimentales  de 
MM  R.  DoDOE  et  T.  S.  Cline  sur  la 
vitesse  angulaire  des  mouvements  ocu- 
laires. Il  ressort  de  ces  expériences  que  les 
deux  yeux  ne  commencent  ni  ne  finissent 
leurs  mouvements  en  même  temps. 

Nous  ne  pouvons  analyser  ici  les  comptes 
rendus  de  communications  faites  à  la 
société  américaine  de  psychologie.  Un 
grand  nombre  de  ces  études  ont  été  ou 
seront  publiées. 

Les  analyses  d'articles  ou  d'études  sur 
la  psychologie  expérimentale  ou  la  psycho- 
physique sont  à  signaler  particulièrement 
dans  ce  numéro. 

Mai  1901. —  Sur  la  logique  des  émotions 
et  la  mémoire  aiïective  M.  Urban  com- 
mence une  étude  qu'il  achève  dans  le 
numéro  suivant  de  la  Revue  (Juillet  1901, 
p.  360),  élude  pénétrante,  qui  témoigne 
d'un  sens  psychologique  très  affiné. 
,M.  Urban  croit  comme  M.  Ribot  à  l'exis- 
tence d'une  mémoire,  d'une  faculté  de 
reconnaissance,  d'une  faculté  de  généra- 
lisation alTectives.  Il  pense  comme 
M.  Ribot  que  l'exemple  des  littérateurs 
impressionistes,  symbolistes,  confirment 
la  théorie  de  l'émotion  fire.  correspondant 
à  Vidée  fixe.  Cette  couleur  alfeclive  com- 
mune a  pour  cause,  d'après  M.  Urban,  l'i- 
dentité des  relations  organiques  des  objets 
avec  le  sujet,  une  constante  dynamique 
que  l'on  retrouve  en  tous.  Hypothèse  bien 
douteuse;  il  y  a,  semble-t-il,  dans  tout 
sentiment  unélément  irréductible  soit  aux 
idées,  soit  aux  mouvements.  M.  U.  donne 
un  complément  de  ses  idées  —  comme  il 
en  avait  déjà  donné  un  avant-goùt  dans  la 
critique  du  livre  de  M.  Ribot  —  dans  l'ana- 
lyse de  l'ouvrage  de  Yrjô  Hirn  :  The  oriffins 
of  Art  :  a  psi/cholor/ical  and  sociolof/ical  in- 
quiry.  (Cf.  sur  la  même  question  l'analyse 
par  M.  Urban  de  l'article  de  Stephan 
Witasek  {Zeitsch.  fiir  Ps.  inul  Phys.  d. 
Sinnesorgane.  Bd.  2f  ),  P'.  Rev.,i\x\^-  1901, 


—  11 


p.  432,  et  l'analyse  par  A.  H.  Pierce  (/'.«t. 
Rev.,  Mai  lOOli,  de  l'article  de  Elsenliaus  : 
Uber  Verallgemeincrung  der  Gefiilile 
{Zeitschf.  f.  Ps//clt.,  XXII.  p.  194-217). 

Les  expériences  de  MM.  E.  L.  Tiiohnoikk 
et  R.  S.  WooDNvoKïii  confiriiiciil  iiciireu- 
sement  cette  observation  courante  qu'il  ne 
faut  pas  compter  pour  former  une  cer- 
taine altitude  sur  l'éducation  de  l'apti- 
tude voisine,  si  semblable  qu'elle  puisse 
paraître.  L'habitude  acquise  de  mesurer 
des  rectangles  vous  sert  à  peine  pour 
mesurer  des  triangles.  Il  y  faut  une  édu- 
cation nouvelle.  (Cf.  le  numéro  suivant, 
July  lf)01,  p.  .384.) 

De  leurs  expériences  sur  des  sujets 
sourds  d'une  oreille,  M.M.  James  R.  .\.\r.ELL 
et  Wahneii  Fitk  concluent  —  en  ce  qui 
concerne  du  moins  les  sujets  observés  — 
que  l'usage  des  deux  oreilles  intensifie  la 
faculté  de  localisation  auditive,  sans  en 
modifier  le  processus.  Ils  en  concluent 
encore  —  ce  qui  correspond  au  témoi- 
gnage de  la  conscience  —  que  la  locali- 
sation résulte  d'une  dlfTérenciation  qua- 
litative des  sons,  correspondant  aux 
différentes  directions,  peut-être  même 
aux  dilTérentes  distances. 

M.  Alfred  H.  Lloyd  critique  avec  pro- 
fondeur le  {"  volume  des  Grundzilge  der 
Ps'jcholoffie  de  Hugo  Miinsterberg.  On  sait 
que  Mûnsterberg  distingue  radicalement 
à  la  fagon  kantienne  la  psychologie  — 
science  physique  de  l'ànie  purement  phé- 
noménale —  de  la  morale  —  théorie  de 
l'action  ou  de  la  volonté,  seule  réelle. 

On  trouvera  dans  l'article  de  R.  M.  Wex- 
LEv  sur  le  livre  de  .M.  James  Ward, 
Xalwalism  and  Agnosticism,  de  bonnes 
indications  sur  l'histoire  de  la  pensée 
philosophique  en  Angleterre  et  en  Amé- 
rique au  commencement  de  ce  siècle. 

M.  Wesley  Mills  et  .M.  W.  H.  Davis 
étudient  l'un  le  livre  classique  de  C.  Lloyd 
.Morgan  sur  la  conduite  animale,  et  l'autre 
diverses  publications  de  psychologie 
comparée. 

Juillet  1901.  —  La  tentative  de  .M.  Fran- 
klin H.  Gn)i)L\s  pour  distribuer  la  popu- 
lation des  Etats-Unis  en  classes  psycho- 
logiques est,  comme  il  le  dit  lui-même, 
provisoire.  Les  différences  psychologiques 
sur  lesquelles  Giddins  fonde  sa  classifi- 
cation sont  intéressantes,  sinon  fonda- 
mentales ou  les  seules  fondamentales  : 
tempérament  (idéo- moteur,  idéo-émo- 
tionnel,  etc.).  .Mais  comment  M.  Giddins 
établit-il  la  proportion  de  ces  dilTérents 
éléments  dans  les  dilTérentes  classes.  C'est 
ce  qu'il  ne  dit  en  aucune  façon.  Il  observe, 
il  est  vrai,  que  son  tableau  statistique  est 
confirmé  par  l'Annuaire  de  lUiruirie  qui 
fait  une  statistique  comparative  des  livres 


les  plus  lus  dans  les  Etats-Unis.  Et  .M.  Gid- 
dins conclut  que  le  tempérament  du  peuple 
américain  va  de  Vidéo-émotionnel  au  dof/- 
madque  émo/ionnell 

La  force  d'un  mouvement  et  la  con- 
science de  ce  mouvement  sont-ils  —  tout 
au  moins  dans  le  cas  d'un  coup  asséné  — 
proportionnels  à  l'étendue  réelle  ou  perçue 
de  ce  mouvement?  Les  expériences  de 
M.  R.  S.  WooDwonTK  semblent  prouver 
(|ue  la  force  comme  la  conscience  de  la 
force  sont  l'une  et  l'autre  des  fonctions 
indépendantes.  En  ce  rpii  concerne  la 
conscience  de  la  force  du  mouvement, 
c'est  d'après  la  perception  du  coup  pré- 
cédent que  l'on  juge  de  la  force  du  coup 
présent. 

A  propos  du  problème  des  quatre  cou- 
leurs fondamentales  Mrs  Christine  Ladd 
FuANKLix  dislingue  heureusement  après 
llelmhollzet  Hering  le  problème  psycholo- 
logique  et  le  problème  physique  des  cou- 
leurs. Les  coideurs  fondamentales  sont  dis- 
tinguées par  les  Esquimaux,  parles  enfants 
(observation  faite  par  Mrs  Christine 
Ladd  F.), elles  semblent  bien  fjour  la  con- 
science les  couleurs  fondamentales.  11  n'en 
faut  pas  douter  sous  prétexte  que  le 
mélange  physique  —  tel  que  le  fait  le 
peintre  sur  sa  palette  —  ne  correspond 
pas  au  mélange  de  la  conscience.  Le  vert 
résulte  — physiquement  —  du  jaune  et  du 
bleu;  il  n'en  est  pas  moins  pour  la  con- 
science une  couleur  fondamentale,  ein 
Wendepunkt  de  l'échelle  colorée. 

.MM.  Seashore  et  J.  G.  Hmiir.N  donnent 
de  solides  analyses,  le  premier  de  l'Expé- 
rimental Psycholorjtj  de  Titchener,  l'autre 
du  livre  de  Leslie  Stephen  :  The  Emjlish 
Utilitarians. 

On  trouvera  p.  418  une  analyse  biblio- 
graphique des  plus  récents  travaux  sur 
la  localisation  des  fonctions  cérébrales 
par  M.  Shepherd  Ivory  Franz.  Les  pro- 
grès ont  été  lents  dans  ces  dernières 
années.  L'auteur  souhaite  que  l'on  fouille 
le  champ  encore  presque  inexploré  des 
trois  régions  d'associations,  et  des  zones 
corticales  sensorielles. 

M.  Arthur  .\llin  signale  comme  un  bon 
manuel  sur  la  mémoire  le  livre  de  F. 
\V.  Colegrove,  avec  introduction  par 
G.  S.  Hall. 

•M.  V.  O'SiiEA  étudie  la  genèse  de  la 
notion  de  nombre  chez  l'enfant  et  montre 
comme  elle  se  précise  à  mesure  qu'il 
l^rend  plus  conscience  de  ses  intérêts  : 
théorie  qui  rejoint  celle  de  .M.M.  Lennan 
et  Dewey  dans  leur  l'sj/cholof/y  of  Sumher. 
L'Index  psycholor/if/ue  —  toujours  aussi 
I)récieux  —  a  paru  en  mars  1901. 

Philosophische  Studien.  —  Les  Phi- 
losophisrhe   Sti'dirn    ont    entre    les  dilTé- 


42 


rentes  revues  philosophiques  un  caractère 
qui  leur  est  propre.  On  y  sent  une  direc- 
tion. Telle  étude  de  laboratoire  vérifie 
une  idée  de  Wundt.  Cela  est  à  noter  en  un 
temps  où  il  y  a  si  peu  d'Écoles.  Aussi, 
malgré  le  caractère  technique  de  la  plu- 
part des  articles,  contiennent-ils  presque 
toujours  quelques  vues  de  philosophie  ou 
de  psychologie  générale.  Nous  essaierons 
de  les  extraire. 

Bd.  xiv,  H.  2.  Richard  Seyfert  montre  la 
part  prépondérante  des  mouvements  ocu- 
laires dans  la  perception  des  formes  spa- 
tiales simples. 

F.  KiEsow  signale  une  région  de  la 
cavité  buccale  (région  des  joues)  tout  h 
fait  insensible  à  la  douleur,  résultat  con- 
firmé par  Frey,  nouvelle  preuve  à  Tappui 
de  cette  idée  que  la  douleur  peut  être 
traitée  dans  certain  cas  comme  une  sen- 
sation, un  fait  spécial. 

Des  recherches  de  M.  Kiesosv  sur  les 
façons  diverses  dont  certaines  papilles  de 
la  langue  réagissent  aux  excitations 
sapides  tendent  à  établir  de  même  la 
spécifité  des  phénomènes  plaisir-peine. 

Des  expériences  de  M.  Eduard  Moffat 
Weyer  sur  le  seuil  du  temps  de  percep- 
tion d'impressions  sensibles  semblables 
ou  différentes  nous  retiendrons  ce  résultat, 
que  Tattention  portée  sur  une  impres- 
sion postérieure  d'un  court  intervalle  à 
une  autre,  la  fait  apparaître  comme  anté- 
rieure. Aux  environs  du  point  d'indilTé- 
rence  où  les  deux  impressions  ne  sont 
pas  très  distinctes  ou  se  confondent  la 
différenciation  se  fait  aussi  souvent  dans 
le  sens  de  l'une  que  de  l'autre  impression 
(Bd.  XIV,  H.  2  et  Bd.  xv,  H.  1). 

Bd.  XV,  H.  1.  On  trouvera  dans  l'étude 
de  Ejuar  Blxh  sur  la  fusion  des  sensa- 
tions et  en  particulier  des  sensations 
auditives  d'intéressantes  et  minutieuses 
distinctions  entre  des  opérations  élémen- 
taires différenciées  par  Wundt  :  la.  fusion 
[Verschmelzungl  (synthèse  des  deux  sen- 
sations en  un  tout  ,  Vassimilation  (fusion 
avec  des  phénomènes  antérieurs),  la  com- 
plication (association  entre  les  sensations 
de  différents  sens).  De  très  bonnes  ana- 
lyses aussi  de  Vattention  élémentaire,  et 
de  V Auffassunfi  (jugement  élémentaire  de 
comparaison  ou  de  différenciation);  une 
excellente  critique  des  théories  générale- 
ment admises  sur  l'anticipation  des  sen- 
sations, de  celles  de  James  en  particulier, 
d'après  lequel  on  ne  peut  distinguer  dans 
une  impression  totale  que  les  éléments 
que  l'on  a  déjà  dans  l'esprit.  Or  l'on  peut 
très  bien  découvrir  une  combinaison  de 
tons  dans  deux  sons  donnés  au  hasard 
sans  l'ombre  d'idées  préconçues.  Sur  les 
conditions  de  la  Verschmelzung,  les  con- 


clusions de  l'auteur  sont  à  peu  près  celles^ 
de  Stumpf  (Bd.  xv,  H.  1   et  H.  2). 

Bd.  XV,  H.  2.  M.  Jonas  Cohn  conclut 
d'expériences  de  laboratoire  que  dans  la 
plupart  des  cas  les  sujets  préfèrent  les 
couleurs  les  plus  saturées.  Mais  certaines 
personnes  portent  sur  les  couleurs  un- 
jugement  absolument  opposé. 

C'est  une  tendance  générale  parmi  les 
psychologues  contemporains  de  réagir 
contre  la  théorie  intellectualiste  des  sen- 
timents, et  d'admettre  entre  les  senti- 
ments des  distinctions  originales,  qui  ne 
soient  pas  tirées  de  leur  contenu  repré- 
sentatif. M.  Wc^'DT  maintient  en  ce 
sens  contre  les  critiques  de  Titchener 
l'existence,  outre  le  plaisir  et  la  peine, 
d'autres  éléments  affectifs  qui  sont  l'ex- 
citation et  la  dépression  (Erregung  und 
Hemmung).  de  la  contraction  et  de  l'ex- 
pansion (Spannung  und  Lôsung).  Il  se 
fonde,  pour  admettre  ces  distinctions,  et 
sur  l'analyse  intérieure,  et  sur  les  conclu- 
clusions  des  expériences  de  .Alertz  et  de 
Lehmann  sur  les  phénomènes  vaso- 
moteurs  qui  accompagnent  les  phéno- 
mènes affectifs.  Ces  expérimentateurs 
ont  en  effet  noté,  sous  le  nom  de  dépres- 
sion, de  concentration  de  l'attention  etc., 
toutes  sortes  d'étals  de  conscience  mal 
définis  qui  suivent  les  différentes  excita- 
tions. Or  ces  phénomènes  mal  classés  par 
eux  sont  en  réalité  des  phénomènes 
affectifs. 

Bd.  XV.  H.  3.  Les  recherches  de  de 
Zwetan  Radoslawow  H.\dji-Dexko\v  sur 
la  mémoire  visuelle  des  dislances  spa- 
tiales le  conduisent  à  cette  conclusion 
que  l'acuité  de  la  mémoire  varie  non 
comme  le  temps  mais  comme  le  loga- 
rithme du  temps,  cette  courbe  étant 
d'ailleurs  modifiée  par  l'exercice,  l'ouver- 
ture de  l'œil,  etc.  L'auteur  admet  avec 
AYundt  que  la  reconnaissance  ne  se  fait  pas 
toujours  par  le  rapprochement  de  repré- 
sentations, mais  de  sentiments  intellec- 
tuels, par  un  sentiment  de  familiarité. 

M.  WiSDT  critique  les  conditions  dans 
lesquelles  certains  expérimentateurs, 
MM.  Erdmann  et  Dodge  en  particulier, 
font  leurs  recherches  tachistoscopiques- 
(recherches  sur  le  temps  nécessaire  pour 
identifier  une  suite  de  lettres  ou  de  mots). 
Il  précise  les  conditions  essentielles  de 
l'expérience  dont  la  principale  est  que 
l'exposition  des  lettres  doit  être  assez 
rapide  pour  ne  pas  laisser  place  aux  oscil- 
lations de  l'attention.  Il  montre,  contrai- 
rement à  Erdmann  et  Dodge,  qui  sem- 
blaient se  poser  comme  les  premiers  à 
avoir  découvert  des  pauses  dans  les 
mouvements  oculaires,  que  ces  pauses 
ont   été    connues   des  physiologistes,  de 


—  i;^  — 


Hering  on  parliciilier.  Mais  Erdnianu  et 
Dodgc,  tout  en  ayant  avec  raison  appelé 
l'attention  sur  ces  pauses,  se  sont  trompés, 
par  suite  des  conditions  imparfaites  de 
l'expérience,  sur  leur  durée  (Bd.  xv.  lleft  3 
et  Bd.  XVI,  llefl  i). 

Les  expériences  de.M.Julius  Zf.illeh  (re- 
cherches tachistoscopiques  sur  la  lecture), 
puiiliées  dans  le  xvi"  volume,  3'  cahier, 
oomplèlent  la  critique  de  M.  Wundt,  et 
illustrent  quelques-unes  de  ses  vues 
psychologiques.  .M.  J.  Z.  monire  qu'il  y  a 
lieu  de  limiter  la  portée  donnée  —  par 
réaction  contre  les  théories  analytiques 
et  mécanisles  —  aux  tendances  synthé- 
tiques de  l'esprit.  Si  on  invite  le  sujet  à 
éliminer  autant  que  possible  toutes  les 
associations  et  à  se  borner  à  lire,  on 
s'aper(;,oil  qu'il  procède  bien  par  analyse 
et  saisit  les  lettres  successivement,  à 
partir  de  certaines  lettres  dominantes. 
Si  on  veut  faire  lire  un  mot  nouveau 
mais  analogue  à  un  mot  déjà  lu  il  faut 
mettre  en  vedette  la  lettre  cluin//ëe  : 
preuve  que  l'homme  épelle  pour  lire 
(v.  les  autres  preuves  402-403).  De  même 
ce  n'est  pas  toujours  par  sa  physionomie 
générale  que  l'on  saisit  un  mol,  comme 
le  prouvent  les  erreurs  d'un  des  sujets 
de  M.  Z.  qui  lit,  au  lieu  de  Phalanstère, 
Phantasie  oder,  et  qui,  par  conséquent, 
est  mis  par  l'analyse  sur  la  piste  d'une 
synthèse.  La  perception  en  apparence 
simultanée  est  seulement  très  rapide  ou 
ne  devient  simultanée  que  par  l'exercice. 
Le  rôle  de  l'intelligence  consiste  moins, 
semble-t-il,  d'après  M.  Zeiller,  à  saisir 
immédiatement  des  ensembles  que  des 
éléments  dominateurs.  C'est  ainsi  que 
nous  pouvons  saisir  en  même  temps 
d'autant  plus  de  lettres  que  les  mots 
nous  sont  plus  familiers  et  que  nous 
faisons  notre  possible  pour  grouper 
d'une  façon  intelligible  ou  conforme  à 
l'usage  les  lettres  sans  signification  et 
sans  lien.  De  ivn  dtemtz  un  sujet  fera 
ividenmtz.  Le  nombre  et  la  durée  des 
présentations  des  lettres  ont  peu  d'in- 
fluence sur  la  perception  d'un  mot.  S'il 
s'agit  d'un  mot  connu  il  faut  saisir  une 
lettre  ou  un  complexus  de  lettres  domi- 
nant qui  vous  mette  sur  la  voie.  C'est 
affaire  d'attention.  Le  temps  de  la  pré- 
sentation ne  vous  aidera  pas  nécessaire- 
rement.  Le  temps  physiologiquement 
nécessaire  à  la  perception  varie  avec 
chaque  sujet,  mais,  pour  le  même,  est  à 
peu  près  constant  et  se  meut  dans  des 
limites  très  étroites  (au  plus  500).  Si  ces 
résultats  ne  concordent  pas  toujours  avec 
ceux  de  Cattell  et  surtout  d'Erdmann  et 
Dodge,  c'est  que  ces  expérimentateurs  ont 
fait  durer  trop  longtemps  la  présentation, 


de  sorte  que  leurs  recherches  portent 
plutôt  sur  l'opération  complexe  de  la  lec- 
ture que  sur  la  lecture  proprement  et 
strictement  dite. 

Bd.  XV,  H.  4.  M.  Ernst  Diirr  vérifie 
expérimentalement  les  conclusions  de 
Marbe  et  de  Brûcke  sur  les  phénomènes 
slroboscopiques  I  fusion  d'images  succes- 
j  sives  donnant  l'apparence  d'un  objet  con 
tinu).  Notons  en  particulier  cette  conclu- 
sion que  dans  la  succession  de  ces  images 
celle  qui  attire  sur  elle  l'attention  le  plus 
fortement  est  aussi  celle  qui  a  le  plus 
d'iutluence  sur  la  clarté  apparente  de 
l'image  totale. 

M.  Willy  HELi'ACii  conclut  de  recher- 
ches sur  la  perception  des  couleurs  dans 
la  vision  indirecte  à  l'insuflisance  de 
la  théorie  de  Hering,  et  à  la  nécessité 
de  pénétrer  plus  avant,  comme  le  veut 
Wundt,  dans  l'étude  des  phénomènes  chi- 
miques de  la  substance  visuelle  et  de  leur 
relation  avec  les  phénomènes  lumineux, 
avant  d'établir  une  théorie  de  la  vision 
des  couleurs. 

Bd.  xvi,  H.  l.  Les  expériences  de 
M.  Nicolas  Alechsifi-k  sur  le  temps  de 
réaction  dans  les  observations  de  passages 
(Durchgangsbeobachtungen)  ne  sont  pas 
seulement  utiles  aux  astronomes,  mais 
elles  permettent  de  mieux  déterminer  les 
inlUiencesdes  dilTérents  sens  et  des  dilTé- 
rents  mouvements  sur  le  temps  de  réac- 
tion. 

Mlle  Marguerite  Keiver  Smith  étudie 
l'influence  du  rythme  sur  le  travail 
(Bd.  XVI,  H.  1  et  2)  et  conclut  à  la  néces- 
sité et  au  caractère  instinctif  du  rythme  : 
chacun  se  donne  un  certain  rythme  quand 
il  travaille.  Le  rythme  augmente  l'inten- 
sité mais  il  semble  qu'il  soit  plutôt  nui- 
sible à  la  qualité  du  travail.  On  cesse  de 
chanter  quand  on  s'applique.  De  là 
l'usage  du  rythme  chez  les  peuples  pri- 
mitifs et  modernes  pour  activer  les 
besognes  automatiques  et  les  marches 
guerrières.  Le  rythme  n'est  pas  un  moyen 
d'épargner  mais  de  stimuler  l'énergie 
physique.  Le  plaisir  du  rythme  semble 
correspondre  à  une  attente.  Il  cesse  à 
cause  de  cela  dès  que  le  rythme  acquiert 
une  trop  grande  rapitlité  :  l'homme  alors 
est  étourdi,  comme  dans  les  danses  de 
derviches.  Il  semble  que  le  rythme  soit  un 
besoin  de  la  nature  organique.  Une 
bonne  bibliographie  termine  l'article. 

Nous  nous  excusons  de  signaler  seule- 
ment les  articles  savants,  mais  trop  tech- 
niques pour  être  analysés  ici,  de  Félix 
Kkleger  sur  les  consonances  et  disso- 
nances (Bd.  XVI,  3  et  4)  et  sur  la  théorie 
générale  des  combinaisons  de  tons 
(Bd.  XVII,  1). 


14 


On  trouvera  dans  l'article  d'apparence 
technique  de  Robert  Miiller  sur  l'ergo- 
graphe  de  Mosso  dans  ses  applications 
physiologiques  et  psychologiques  d'utiles 
distinctions  sur  les  différentes  formes  de 
fatigue  et  de  sensation  de  fatigue 
(Bd.  xvn,  H.  1.) 

On  retiendra  des  recherches  expéri- 
mentales de  CoRfjES  sur  les  associations 
cette  idée  qu'on  a  exagéré  la  fonction 
synthétique  de  l'esprit  ou  du  moins  qu'on 
en  a  donné  une  description  trop  exclu- 
sive d'autres  points  de  vue  (cf.  plus  haut 
l'article  de  Zeiller  ;Bd.  xvi,  H.  3,  p.  380]). 
Les  mots  présentés  n'éveillent  pas  tou- 
jours ridée  de  leur  sens,  mais  occupent 
de  leur  image  toute  la  conscience  du 
sujet.  Les  associations  provoquées  —  s'il 
y  en  a  —  peuvent  être  par  exemple  une 
tendance  à  prononcer  le  mot.  L'auteur 
étudie  d'ailleurs  minutieusement  tous  les 
types  d'associations  oi^i  il  y  a  évocation 
d'un  objet.  Notons  une  explication  inté- 
ressante de  l'association  médiate  comme 
d'une  association  directe  entre  un  phéno- 
mène A  et  un  phénomène  B,  dont  une 
partie  seulement  émerge  dans  la  con- 
science. 

International  Journal  of  Ethics.  — 
Le  mélange  est  curieux  dans  cette  Revue 
des  articles  très  laïques,  très  positifs, 
témoignant  d'une  vision  directe  de  la  réa- 
lité et  de  la  conscience  modernes,  et  des 
études  imprégnées  de  ce  spiritualisme 
théiste  qui  se  nourrit  de  pieuses  généra- 
lités. 

Juillet  1900.  —  M.  Walter  Goodnow 
EvERETT  pense  qu'il  faut  aller  de  la  morale 
à  la  religion,  mais  que  la  religion  seule 
satisfait  au  besoin  d'infini  de  Thomme. 
Elle  doit  seulement  se  borner  à  fournir 
l'homme  de  rêves  et  d'espérances. 

M.  Mackensie  ne  s'effraie  pas  de  l'impé- 
rialisme envahissant.  Il  y  voit  la  forme 
grossière  d'un  nouvel  idéal  :  celui  d'un 
devoir  envers  le  monde.  Nous  sommes 
citoyens  du  monde.  Pour  M.  Mackensie, 
comme  pour  les  stoïciens  romains,  le 
patriotisme  et  le  cosmopolitisme  tendent 
à  se  confondre  dans  l'impérialisme.  Il  est 
vrai  que  la  nouvelle  religion  se  présente 
sous  une  forme  assez  déplaisante.  N'est-ce 
pas  le  cas  de  bien  d'autres  religions?  N'a- 
t-il  pas  fallu  un  Owen,  un  Carlyle,  un 
Ruskin  pour  extraire  ce  qu'il  y  avait 
d'idéal  en  germe  dans  les  relations  écono- 
miques de  nos  sociétés  modernes?  Notre 
morale  a  cet  avantage  qu'elle  est  concrète, 
née  de  la  vie.  Elle  est  rationnelle  —  en 
cela  nous  revenons  au  paganisme  —  mais 
notre  raison  morale  se  forme  au  contact 
de  l'expérience.  Et  ainsi  elle  s'éloigne 
également  du  little  englandism  qui  mécon- 


naît la  grandeur  de  nos  obligations  et  du 
jiiirjoïsm  qui  méconnaît  que  la  seule  gran- 
deur est  celle  du  devoir.  Cela  est  fort  et 
vrai.  Quel  dommage  que  M.  Mackensie 
prêche  au  lieu  de  prouver!  Les  philo- 
sophes devraient  bien  renoncer  à  cette 
façon  ecclésiastique  de  planer  au-dessus 
des  problèmes,  comme  pour  en  éviter  les 
aspérités.  Il  est  vrai  que  l'article  en  ques- 
tion est  la  reproduction  d'une  conférence 
faite  devant  la  société  Éthique  de  Bris- 
tol. 

Pourquoi  M.  Henry  Davies  ne  dit-il  pas 
plus  nettement  à  qui  il  en  veut?  M.  Davies 
reconnaît  les  mérites  de  la  nouvelle  péda- 
gogie dont  il  résume  fort  bien  les  fins 
principales  :  étudier  l'enfant,  former  sa  per- 
sonnalité par  l'imitation,  l'intéresser  plus 
que  le  gouverner,  se  fier  pour  l'éducation 
morale  à  la  pratique  même  des  devoirs 
dans  l'École,  etc.  Tout  cela,  M.  Davies 
l'approuve.  Mais  on  a  fait  de  la  pédagogie 
purement  empirique,  sans  système;  on 
méconnaît  la  nature  morale  et  religieuse 
de  l'enfant.  On  compte  trop  sur  le  méca- 
nisme des  conditions  pour  former  l'esprit, 
pas  assez  sur  l'intluence  personnelle  du 
maître.  Reproches  qu'on  aimerait  à  voir 
présenter  sous  une  forme  moins  indirecte, 
et  appuyer  sur  des  faits  précis. 

Une  note  de  la  Direction  nous  apprend 
que  l'espace  a  manqué  à  M.  H.  E.  S.  Free- 
MANTLE  [Soulh  Africcui  Collège,  Capetoicn), 
pour  appliquer  les  conclusions  de  son 
article  aux  problèmes  soulevés  par  la 
guerre  sud-africaine.  Nous  le  regrettons 
vivement.  Car  un  exemple  eût  éclairé  les 
théories  un  peu  vagues  de  M.  Freemantle 
sur  les  relations  de  la  liberté  et  du  gou- 
vernement, et  surtout  sur  les  relations 
internationales  qu'il  déduit  de  ses  prin- 
cipes généraux.  Rien  de  trop  est  une 
maxime  excellente,  si  l'on  indique  où  est 
le  trop. 

Voici  au  moins  un  article  net,  direct. 
Miss  Mary  M.  Marks  qualilie  comme  il 
convient  ces  procédés  de  la  politique  an- 
glaise dans  les  Indes,  qui  consistent  à  ren- 
dre sous  forme  de  charités  à  des  popula- 
tions afTamées,  quelques  miettes  des  biens 
dont  on  les  a  d'abord  dépouillées  légale- 
ment, sous  forme  d'impôts.  Miss  Mary  M. 
Marks  se  doute,  nous  en  sommes  con- 
vaincus, que  ces  procédés  ne  sont  pas 
exclusivement  anglais,  ni  employés  seu- 
lement à  l'égard  des  Indiens. 

Signalons  les  analyses  par  J.  S.  Chap- 
MAN,  du  livre  de  William  Swart  sur  la 
répartition  des  richesses,  ou  plutôt,  selon 
l'expression  anglaise,  plus  juste,  des  reve- 
nus, de  Sidney  Ball  sur  le  livre  de  Graham  : 
la  philosophie  politique  anglaise  de  Hobbes 
à  Maine,  de  Walter  L.  Sheldox  sur  les  Ëlé- 


—  15  — 


menls  de  sociolofj'n-  praHijuc  de  Carroll 
D.  Wright. 

Octobre  1900.  —  Miss  Eliza  Ritciiie  a 
raison  de  penser  et  de  dire  qu'il  faut  cher- 
cher à  voir  clair  en  nialiére  religieuse 
comme  en  toute  autre  matière  et  que  voir 
clair  n"a  jamais  fait  mal  agir,  ni  même 
ôté  l'admiration  des  illusions  perdues. 

L'étude  de  .M.  .Maurice  Ada.ms  sur  Tol- 
stoï et  Nietzsche  (pi'il  met  en  parallèle 
comme  les  théoriciens  intransigeants  de  | 
la  mort  et  de  la  vie,  est  précise,  un  peu 
menue.  Était-il  nécessaire  de  leur  opposer 
en  (iuel(]ues  lignes  une  vague  philosophie 
humanitaire  et  sociale? 

C'est  un  cri  de  colère  et  en  même  temps 
de  foi  vaillante  en  l'idéal  que  l'article  de 
M.  Gilbert  Mlrray.  Ajoutons  que  le  style  en 
est  d'une  àpretc  ironique  qui  passionne. 
Il  y  a  sous  l'idéal  conscient  qui  se  traduit 
en  phrases  un  idéal  inconscient  qui  se 
traduit  en  actes  et  mène  les  hommes  : 
idéal  égoïste  et  brutal  aujourd'hui  comme 
aux  temps  primilils.  Il  y  a  un  idéal  con- 
scient :  l'idéal  prétendu  libéral.  Mais  en 
quoi  se  distingue-t-il  de  l'idéal  conser- 
vateur ou  radical,  au  milieu  des  compro- 
missions politiques?  11  y  a  un  idéal  de 
philanthropie  :  mais  il  est  défendu  par 
ceux  dont  il  favorise  les  intérêts  ou  la 
vanité,  comme  la  liberté  des  céréales  par 
les  grands  industriels  du  temps,  et  dans 
la  mesure  où  les  capitalistes  qui  détiennent 
les  journaux  le  permettent.  Entre  ces  bru- 
talités et  ces  hypocrisies  une  poignée 
d'hommes  veut  le  bien,  la  liberté,  et 
recueillent,  à  les  vouloir,  les  injures  et  les 
outrages.  Utopistes  qu'on  oppose  parfois 
aux  esprits  pratiques,  .M.  Murray  montre 

—  en  retraçant  la  carrière  de  Robert  Peel 

—  en  quoi  consiste  l'esprit  pratique  des 
prétendus  grands  politiques  :  à  flairer 
l'opinion  de  la  majorité.  Qu'est-ce  qui  sou- 
tient ces  naïfs  isolés  perdus  dans  l'orage? 
La  foi  que  la  contradiction  est  mauvaise 
marque  de  vérité  et  qu'ils  ont  plus  de 
chance  — ■  étant  rapprochés  comme  les 
savants  et  les  penseurs  par  delà  les  fron- 
tières —  d'être  les  interprètes  de  la  vérité, 
ou  les  porte-voix  de  l'humanité  civilisée, 
que  les  représentants  d'une  classe  ou 
d'une  patrie  fermée. 

L'étude  de  R.  Brudexkll  Cartek,  mé- 
decin oculiste  à  l'hôpital  Saint-Georges  à 
Londres,  sur  la  morale  médicale,  est  tout 
à  fait  intéressante,  et  instructive  particu- 
lièrement, pour  nous  Français.  Nous  y 
apprenons  comment  on  résout  chez  nos 
voisins,  les  problèmes  de  casuistique  pro- 
fessionnelle auxquels  M.  Brouardel  s'est 
attaqué  en  France.  Nous  apprenons  com- 
ment la  législation  anglaise  a  essayé  de 
les  résoudre,  toujours  à  sa  manière,  variée 


et  com|diquée  selon  les  lieux  et  les  insti- 
tutions. Nous  y  apprenons  même  comment 
est  organisé  aujourd'hui  en  Angleterre 
l'enseignement  médical,  qui  tend  à  y 
devenir  tcchni(|ue  et  scolaire  comme  chez 
nous,  tandis  qu'il  était  autrefois  plus  pra- 
tique :  l'étudiant  se  formant  d'abord  au 
métier  comme  assistant  d'un  médecin  en 
exercice.  .M.  Brudenell  Carter  ne  semble 
pas  aimer  beaucoup  les  nouveautés.  Le 
mouvement  trade-unioniste  —  àprement 
égoïste,  «l'après  lui  —  lui  répugne.  Il  craint 
que  le  médecin  n'y  entre,  lui  aussi,  et  qu'il 
ne  consente  un  prix  syndical  —  ce  qui 
empêcherait  les  générosités  de  médecins 
à  l'égard  des  clients  pauvres.  Si  le  tableau 
de  .M.  Carter  est  vcridique,  il  ne  parait 
pas  que  l'excès  dans  ce  sens  soit  à  crain- 
dre. La  moralité  professionnelle  du  corps 
médical  parait  être  assez  bas  en  Angle- 
terre comme  elle  l'est  en  France,  quoique 
M.  Carter  nous  attribue  le  record  sur  ce 
point  —  ce  qui  est  bien  anglais.  L'esprit 
syndical  ne  serait  pas  pour  l'abaisser. 

Voici  encore  un  article  très  représenta- 
tif. M.  I.  \V.  MoRTo.N,  qui  a  été  trente  ans 
dans  les  alTaires,  répond  à  un  clergyman 
qui  lui  demande  —  entre  autres  ques- 
tions —  si  les  moeurs  du  commerce  actuel 
sont  en  harmonie  avec  le  précepte  du 
Christ  :  peut-on  réussir  en  faisant  aux 
autres  ce  qu'on  voudrait  qui  vous  fût  fait 
à  vous-même?  M.  Morton  en  est  convaincu. 
Le  commerce  en  agrandissant  sa  sphère 
d'action  a  aussi  élevé  sa  morale  profes- 
sionnelle. On  ne  réussit  que  par  une  stricte 
probité.  On  s'imagine  que  dans  la  concur- 
rence actuelle,  le  capitaliste  est  obligé  de 
mettre  les  salaires  au  plus  bas.  Erreur  : 
ils  n'ont  guère  changé  depuis  trente  ans. 
Il  est  vrai  qu'on  aurait  pu  les  augmenter. 
M.  Morton  se  pose  l'objection.  Mais  il  ré- 
pond aisément  que  si  on  généralisait  la 
mesure,  le  profit  pour  chacun  serait  peu 
de  chose!  Au  reste  chacun  est  à  sa  place  : 
les  employés  ne  peuvent  être  autre  chose. 
Ils  ne  réussissent  que  dans  ces  fonctions. 
En  somme,  la  rèçile  d'or  est  respectée  dans 
le  commerce.  On  ne  demande  à  un  failli 
honnête,  que  ce  qu'il  peut  donner.  .M.  Mor- 
ton est  un  brave  homme,  un  spécimen 
de  ces  braves  gens  qui  vivent,  en  pleine 
tranquillité  de  conscience,  dans  l'injus- 
tice sociale,  et  le  clergyman  qui  lui  écri- 
vait était  sans  doute  aussi  un  brave  cler- 
gyman. 

M.  Alfred  W.  Benn  dit  sur  les  relations 
de  l'éthique  avec  la  théorie  de  l'évolution 
des  vérités  très  fortes.  Quelle  que  soit  la 
morale  de  l'évolution  —  et  il  y  a  bien  des 
contradictions  sur  ce  point  (d'ailleurs 
l'évolution  n'est  pas  la  seule  loi  du  monde, 
elle  recouvre  des  lois  statiques)  —  nous 


—  16  — 


ne  devons  pas  nécessairement  nous  incli- 
ner devant  elle,  pas  plus  que  la  conscience 
ne  devrait  s'incliner  devant  un  prétendu 
ordre  divin  dont  l'évolution  n'est  que  la 
traduction  prétendue  scientifique.  La  con- 
science humaine  garde  ses  droits.  Cela 
est  vrai.  ]Mais  M.  Benn  semble  croire  que 
la  conscience  ne  varie  pas,  et  qu'elle  n'est 
pas  entamée  par  le  spectacle  des  choses 
et  de  la  nature.  Cela  est  faux.  La  con- 
science morale  n'a  pas  à  s'incliner  devant 
le  fait.  Mais  elle  doit  le  prendre  en  consi- 
dération. Il  ne  s'apit  de  nier  ni  la  science, 
ni  la  morale,  mais  de  constater  ce  qui 
reste  de  nos  formules  morales  au  contact 
de  la  science.  L'idéal  n'est  donné  ni  du 
dedans,  ni  du  dehors;  c'est  le  résidu  qui 
reste  au  creuset  d'une  âme  sincère,  qui 
s'est  éprouvée  au  contact  des  choses. 

Miss  Helen  Bosanqlet  analyse  de  façon 
suggestive  le  livre  de  Jettro  Brown  sur 
la  nouvelle  démocratie,  qui  pose  le  pro- 
blème de  savoir  comment  peut  s'exprimer 
l'opinion  populaire.  On  tirera  grand  profit 
de  l'étude  par  \Villiam  M.  Salter,  du  livre 
de  Franklin  Henry  Giddins  sur  la  Démo- 
cratie et  V empire,  etc.  On  verra  dans  ce 
livre  un  exemplaire  d'impérialisme  uni- 
versitaire. A  lire  aussi  l'analyse,  par 
S.  J.  Chapman,  du  vol.  III  du  Dictionnaire 
d'Économie  politique  de  Inglis  Palgrave,  et 
du  livre  de  Francis  Warner:  The  nervous 
s>/stem  of  a  child,  elc.  par  W.  J.  Greenstreet. 
Nous  avons  eu  occasion  de  rendre  compte, 
ici  même,  des  idées  hardies  et  en  grande 
partie  vraies  du  Rev.  Ihe  Hon.-E.  Lyttleton, 
sur  les  moyens  d'instruire  les  enfants  des 
lois  sexuelles.  M.  Lyttleton  étudie  la  même 
question  dans  un  volume  intitulé  :  Trai- 
ning  of  the  yoinig  in  t/ie  luirs  of  sex. 
•M.  W.  H.  Fairbrolher  en  fait  une  critique 
judicieuse.  Il  craint  que  les  révélations 
discrètes  des  parents  ne  soient  complétées, 
dans  un  autre  but,  par  la  domesticité  ou 
l'entourage  des  enfants.  Le  danger  — 
dirons-nous  —  est  réel.  Le  seul  moyen  d'y 
parer  pour  les  parents  est  d'inspirer  à 
l'enfant  une  absolue  confiance. 


THESES    DE    DOCTORAT 

M.  Foucault,  professeur  agrégé  de  phi- 
losophie a  soutenu,  en  Sorbonne,  les  thèses 
suivantes  le  28  juin  1901. 

I.  Thèse  latine  :  De  somniis,  Observa- 
tiones  et  cogitationes. 

II.  Thèse  française  :  la  Psychophysique. 
M.  Foucault  résume  sa  thèse  latine  : 
Le  rêve  est  une  construction  de  repré- 
sentations   illusoires    ou    hallucinatoires 
qui  se  forme  pendant  la  période  du  réveil. 
Trois  sortes  de  matériaux  peuvent  concou- 


rir à  cette  formation  :  l'une  ou  plusieurs 
sensations  répondant  à  des  excitations 
sensorielles  physiques  ou  physiologiques 
qui  ont  agi  au  début  du  réveil;  2°  des 
images  qui  existaient  à  la  fin  du  sommeil, 
mais  inaperçues  ;  3"  des  images  supplé- 
mentaires apparaissant  pendant  la  période 
du  réveil  et  destinées  à  relier  d'une  façon 
plus  ou  moins  parfaite  les  tableaux  du 
rêve. 

M.  Foucault  cherche  àjustifierson  hypo- 
thèse f»ar  la  comparaison  des  rêves  com- 
plexes coordonnés  avec  les  rêves  com- 
plexes non  coordonnés.  Il  use  de  deux  pro- 
cédés d'observation  :  la  notation  immé- 
diate et  la  notation  retardée.  Dans  la  no- 
tation immédiate,  c'est-à-dire  faite  aussitôt 
après  un  réveil  brusque,  l'observation 
saisit  des  tableaux  non  liés.  Au  contraire, 
les  rêves  dont  la  notation  a  été  difîérée 
apparaissent  bien  plus  cohérents.  Tout  se 
passe  donc  comme  si  l'esprit  possédait 
au  moment  du  réveil  les  matériaux  du 
rêve  et  les  organisait  pendant  la  période 
du  réveil. 

L'étude  des  rêves  simples  confirme 
cette  hypothèse.  Le  rêve  Imaginatif 
simple,  par  exemple,  semble  constitué 
par  l'aperceplion  au  moment  du  réveil 
d'un  tableau  Imaginatif  que  l'esprit  som- 
meillant contenait  sans  doute,  mais  à 
son  insu.  Le  rêve  perceptif,  c'est-à-dire 
le  rêve  par  interprétation  inexacte  de 
l'excitation  qui  a  déterminé  le  réveil 
semble  aussi  résulter  d'un  travail  de 
construction  mentale,  de  combinaison 
d'une  sensation  avec  des  images,  qui  se 
fait  pendant  la  période  du  réveil. 

Ce  travail  de  construction  qui  fait  le 
rêve  est  dirigé  par  le  besoin  logique  de 
l'esprit  qui  cherche  à  s'expliquer  les 
représentations  qu'il  trouve  en  lui.  Les 
sentiments  n'y  jouent  pas  d'ailleurs  un 
nMe  négligeable  et  c'est  même  en  partie 
à  leur  influence  que  ce  travail  doit  d'être 
ordinairement  si  imparfait.  La  restitution 
d'une  vie  logique  imparfaite  de  l'esprit 
dans  la  construction  du  rêve  est  ce  qu'il 
y  a  de  plus  conforme  à  ce  .que  nous 
savons  de  l'opposition  entre  le  sommeil 
et  la  veille.  Les  fonctions  logiques  ne 
peuvent  guère  exister  pendant  le  som- 
meil; elles  atteignent  leur  forme  la  plus 
parfaite  pendant  la  veille;  elles  existent 
d'une  manière  incomplète  et  imparfaite 
pendant  la  période  du  réveil. 

M.  Egger,  qui  a  lu  la  thèse  en  manus- 
crit, approuve  la  méthode  d'observation 
de  M.  Foucault,  mais  estime  qu'il  n'en  a 
pas  tiré  tout  le  parti  possible. 

Il  faut  s'habituer  à  regarder  les  faits 
psychologiques  non  point  systématique- 
ment   mais    par    curiosité.    Il    faut   des 


—  17  — 


observalions  régulières,  faites  avec  une 
paisiijle  insistance.  Les  observations  de 
M.  Foucault  sont  peu  nombreuses  et  pa- 
raissent avoir  été  faites  à  de  longs  inter- 
valles. Elles  sont  de  date  assez  récente. 
Ont-elles  même  été  impartiales  et  faites 
sans  préoccupation  étrancrère?  La  théo- 
rie qu'il  présente  demanderait  à  être 
autrement  appuyée,  .\ucune  ()ar()le  n'a  été 
notée.  Chose  grave,  aucun  phénomène 
hypnagogique  n'est  mentionné.  M.  Fou- 
cault parle  uniquement  de  faits  de  réveil 
et  non  d'assoupissement.  Mais  le  sommeil 
a  deux  bords,  et  il  conviendrai!  de  les 
étudier  tous  deux.  Il  ne  faut  pas  répondre 
que  les  phénomènes  hypnagogiiiues  sont 
individuels:  ce  qui  est  individuel,  c'est 
de  ne  pas  les  observer.  Un  intervalle 
entre  du  sommeil  et  du  sommeil  ne 
peut-il  s'appeler  état  hypnagogique  aussi 
bien  qu'état  de  réveil? 

M.  Foucaull  admet  cette  analogie,  mais 
objecte  que  le  passage  entre  l'insomnie 
et  le  sommeil  profond  étant  chez  lui  très 
rapide,  il  ne  peut  avoir  éprouvé  de 
phénomènes  hypnagogiques  bien  nets, 
dont  il  se  fait  cependant  une  idée  par 
les  hallucinations  visuelles  de  l'état 
fiévreux. 

M.  Ecjger.  Idée  forcément  inexacte  , 
puisque  ces  liallucinatious  ne  peuvent 
être  dites  hypnagogiques,  ne  menant  pas 
au  sommeil. 

M.  Foucault  voit  cette  différence  entre 
l'état  hypnagogique  et  le  réveil  que  dans 
le^  premier,  les  fonctions  logiques  sont 
en  train  de  s'affaiblir.  Dans  le  sommeil, 
on  ne  s'aperçoit  plus  de  ses  propres 
représentations,  il  y  a  comme  un 
minimum  de  vie  intellectuelle.  Dans  le 
réveil,  nous  retrouvons  nos  facultés 
logi(jues.  l'activité  logique  se  ranime. 
Nous  faisons  elTort  pour  coordonner  nos 
représentations. 

.M.  Ei)f/er  demande  s'il  y  a  un  hiatus 
entre  la  perception  et  l'aperceplion  ou 
simplement  une  différence  dans  le  degré 
d'intensité.  Pourquoi  parler  du  sommeil 
central  après  l'avoir  déclaré  inobser- 
vable? 

M.  Foucault  pense  qu'on  peut,  par  un 
réveil  brusque,  retrouver  la  trace  des 
images  du  sommeil  central. 

M.  Eyrjer  fait  remarquer  au  candidat 
que.  sa  théorie  étant  qu'on  ne  saisit  que 
le  réveil,  on  ne  saurait  donc  saisir  le 
sommeil  autrement  que  par  hypothèse. 

.M.  Foucault  met  la  caractéristique 
de  l'aperception  dans  ce  fait  qu'elle  est 
rapportée  au  moi. 

M.  Eqr/er.  Comme  dans  les  rêves  que 
nous  observons,  nous  constatons  la  pré- 
sence du  moi,  cela  mène  à  introduire  de 


l'aperception    jusipie    dans     le     sommeil 
central. 

•M.  Foucaull  n'admet  pas  qu'il  y  ait  de 
rêve  dans  le  sommeil  central  :  il  y  a 
seulement  les  matériaux  du  rêve.  Selon 
M.  Egger  le  sommeil  serait  assimilable, 
au  point  de  vue  logi(|iie,  à  la  veille. 

M.  Ff/f/f'f  sait  bien  ipi'il  y  a  dans  le  rêve 
des  synthèses  absurdes,  et  i|ue  la  faculté 
d'observation  en  est  souvent  absente. 
Il  fait  un  grief  à  .M.  Fom^ault  de  n'avoir 
pas  noté  de  paroles.  L'observation  des 
images  visuelles  et  des  sentiments  se  fait 
par  la  description,  c'est-à-dire  par  la 
transcription  en  paroles.  Au  contraire, 
quand  on  note  les  paroles  mêmes,  on  les 
note  exactement,  ou  bien  on  sait  qu'elles 
sont  inexactes  et  en  quoi  cette  critique 
porte  aussi  sur  la  valeur  de  la  notation 
immédiate  et  de  la  notation  retardée.  La 
notation  immédiate  est  exposée  à  des 
erreurs  qui  viennent  de  ce  qu'on  ne 
trouve  pas  le  mot. 

La  théorie  de  M.  Foucault  est  que  le  rêve 
en  tant  que  drame  est  l'ieuvre  de  la  pensée 
raisonnante  qui,  au  réveil,  crée  les  rêves. 
Cette  théorie  repose  sur  la  dislinction  du 
tableau  et  du  drame,  les  tableaux  étant 
les  produits  de  l'activité  psychique  qui 
sommeille,  et  les  drames  étant  faits  par 
l'activité  raisonnante  du  réveil.  .Mais  il  se 
trouve  déjà  des  traces  de  synthèse  raison- 
nable dans  les  tableaux  simples.  La 
liaison  des  tableaux  est  déterminée  par 
le  moi  du  rêveur  qui  agit,  qi'.i  est  présent. 
Elle  n'est  donc  point  opérée  par  l'activité 
psychique,  après  coup.  Il  y  a  même  liaison 
et  même  incohérence  dans  les  tableaux 
que  dans  les  drames.  Selon  M.  Foucaull 
les  éléments  du  rêve  seraient  simultanés 
eu  tant  que  perceptions,  et  l'activité  rai- 
sonnante les  construit  en  ordre.  Voilà  qui 
est  faux.  M.  Egger  cite  comme  exemple 
à  l'appui  de  sa  critique  la  formule  : 
"  G  fo's  sur  4  »,  qui  est  manifestement 
absurde  et  qui  cependant  lui  a  été  donnée 
toute  faite  par  l'activité  du  sommeil. 

M.  Foucaull  reconnaît  qu'en  ce  qui 
concerne  la  dislinction  du  tableau  et  du 
drame,  il  y  a  des  cas  douteux.  Ainsi  deux 
tableaux  élémentaires  peuvent  être  reliés 
spontanément  par  l'esprit  logique.  (Hiant 
à  la  formule  absurde  que  cite  M.  Egger, 
c'est  un  simple  lapsus,  comme  il  y  en  a 
dans  l'état  de  veille,  ce  n'est  point  un 
rêve  complexe  qui  résulte  de  la  coordina- 
tion de  tableaux  élémentaires  existant 
antérieurement. 

M.  Séailles  reproche  à  M.  Foucaull. 
étant  donnée  la  difficulté  et  la  complexité 
du  problème,  d"avoirétudié  un  fait  particu- 
lier et  de  vouloir  en  tirer  une  théorie  du 
sommeil.  11  regrette  que  M.  Foucault  ne  se 


—  18  -^ 


soit  pas  occupé  des  phénomènes  hypnago- 
giques  que  lui,  M.  Séailles,  connaît  par 
expérience  :  c'est  en  effet  pour  lui  un 
moyen  de  s'endormir  de  rêver  en  images 
précises  volontairement  évoquées.  Mais 
l'erreur  fondamentale  de  M.  Foucault  est 
de  croire  qu'il  n'y  a  qu'une  unité  dans  l'es- 
prit, et  que  cette  unité  est  logique.  Il  faut 
étudier  les  images  et  leur  vie  propre. 
Une  image  n'apparaît  jamais  seule,  mais 
suivant  l'orientation  de  l'esprit. 

M.  Foucault  a  tort  de  raisonner  sur  le 
sommeil  sans  tenir  compte  de  l'hypno- 
tisme. Dans  l'état  d'hypnotisme,  les  images 
tendent  à  se  grouper  en  tableaux. 

M.  Séailles  réclame  encore  en  faveur 
de  l'esthétique  du  rêve  qui  lui  paraît  jouer 
un  grand  rôle.  II  y  a  dans  le  rêve  un 
travail  spontané  des  images. 

M.  Foucault  admet  l'activité  spontanée 
des  images.  Mais  l'activité  organisatrice 
n'en  peut  pas  moins  être  attribuée  à 
l'esprit  logique.  Certes,  il  faut  faire,  dans 
la  construction  du  rêve,  une  part  à  l'acti- 
vité spontanée  des  images.  Puis  s'opère 
un  travail  de  critique.  La  critique  est 
faible,  l'imagination  abondante,  dirigée 
par  les  sentiments. 

M.  Séailles  se  demande  alors  pourquoi 
M.  Foucault  réduit  tout  à  la  théorie  du  réveil. 

M.  Lévij-Bruhl  fait  observer  que,  s'il  y 
a  effectivement  des  rêves  qui  se  cons- 
truisent au  réveil,  cela  n'est  pas  une 
raison  suffisante  pour  conclure  à  la  géné- 
ralité de  ce  procédé  de  construction. 
M.Foucault  n'étudie  le  rêve  que  tel  que  la 
conscience  nous  permet  de  le  saisir  :  Le 
rêve  est  inséparable  du  sommeil.  Or  le 
sommeil  est  un  état  physiologique  aussi 
bien  que  psychologique.  Il  faudrait  donc 
en  noter  les  circonstances  physiologiques. 
M.  Foucault  se  sert  du  sommeil  comme 
d'une  idée  simple.  Mais  il  y  a  plus  d'une 
forme  de  sommeil. 

M.Foi<c«w//reconnaîtqu'en  effet  il  y  a  des 
sommeils  particuliers.  Mais  pouvait-il  tirer 
parti  du  sommeil  tel  qu'il  a  été  étudié 
par  la  physiologie"?  A  vrai  dire,  nous 
ne  connaissons  directement  que  le  rêve. 


M.  Boulroux,  en  invitant  le  candidat  à 
résumer  sa  thèse  française,  loue  l'u  tilitéel  le 
mérite  de  ce  travail  qui  rassemble,  analyse 
et  compare  les  théories  de  psycho-physique. 

M.  Foucault  a  voulu  établir  ce  qui  est 
acquis  dans  la  psycho-physique.  Fechner 
a  cru  fonder  une  science  nouvelle  en  éta- 
blissant une  relation  exacte  entre  les  faits 
psychologiques  et  les  phénomènes  corpo- 
rels. Fechner  a  tenté  de  mesurer  les  sen- 
sations, dans  lesquelles  il  distinguait  deux 
caractères  :  la  qualité  ou  nature  représen- 


tative, et  l'intensité,  répondant  à  l'inten- 
sité de  l'excitation.  Deux  lois  ont  été 
établies  :  la  loi  du  seuil,  selon  laquelle 
une  sensation  ne  commence  à  exister  que 
lorsque  l'excitation  correspondante  a  déjà 
une  certaine  valeur;  et  la  loi  de  Weber, 
suivant  laquelle,  si  l'on  peut  distinguer 
entre  deux  poids  la  plus  faible  différence, 
on  ne  pourra  retrouver  la  possibilité  de 
refaire  la  distinction  que  si  la  différence 
atteint  pour  le  moins  la  même  valeur 
relative.  Donc  il  existe  un  fait  psycholo- 
gique engagé  dans  la  relation  signalée  par 
Weber,  c'est  l'intensité.  La  différence  d'in- 
tensité de  deux  sensations  est  constante 
quand  le  rapport  des  excitations  est  cons- 
tant. L'intensité  de  la  sensation  est  égale 
au  logarithme  de  l'excitation. 

Mais  on  ne  peut  mesurer  l'intensité  des 
sensations.  Ce  qui  change,  c'est  la  qualité 
même  de  la  représentation.  Fechner  a  eu 
tort  de  concevoir  la  sensation  sur  le  type 
de  l'excitation  La  notion  de  l'intensité 
psychologique  est  confuse,  mais  la  raison 
en  est  qu'il  y  a  dans  les  perceptions  une 
pluralité  de  caractères  quantitatifs.  Le 
plus  important  est  la  clarté,  caractère  en 
vertu  duquel  la  représentation  correspond 
à  son  objet.  La  clarté  est  quelque  chose 
d'homogène,  elle  est  un  caractère  quanti- 
tatif mesurable.  La  mesure  s'en  effectue 
en  s'appuyant  sur  un  principe  qui  résulte 
de  la  définition  même  :  la  clarté  des  repré- 
sentations est  inversement  proportionnelle 
à  l'erreur  de  reconnaissance.  D'où  ces  deux 
propositions,  1°  deux  clartés  sont  égales 
quand  elles  répondent  à  des  erreurs  de 
reconnaissance  égales;  12°  une  clarté  est 
d'autant  plus  grande  qu'elle  correspond  à 
une  erreur  plus  petite. 

Ainsi,  ce  qui  reste  de  la  psycho-phy- 
sique, c'est  l'introduction  de  la  mesure  en 
psychologie. 

M.  Boutroux  fait  à  M.  Foucault  une  cri- 
tique de  style  :  la  langue  de  M.  Foucault 
contient  plus  d'un  germanisme,  ce  qui 
prouve  d'ailleurs  à  quel  point  il  s'est  péné- 
tré des  ouvrages  allemands  qu'il  étudiait. 

M.  P.  Janet  loue  la  conscience  de  ce 
travail  qui  est,  entre  autres  mérites,  une 
compilation  de  première  main.  Ce  qui  res- 
tera de  la  thèse  de  M.  Foucault,  c'est  une 
histoire  de  la  psycho-physique.  Mais  si  les 
débuts  de  cette  école  ont  été  bien  étudiés, 
la  fin  l'a  moins  bien  été. 

11  ne  faut  pas  faire  de  Fechner  le  fon- 
dateur de  la  psychologie  expérimentale. 
L'interprétation  du  moral  par  le  physiolo- 
gique ne  date  pas  de  lui.  La  question 
qu'on  peut  se  poser  à  son  propos  est  de 
savoir  si  une  psychologie  mathématique 
continue  d'exister  ou  si  elle  est  remplacée 
par  une  psychologie  physiologique. 


19  — 


M.  Foucault  convient  qu'il  n'existe  pas 
de  loi  malliémali(|iie  L'X|n-inianl  une  rela- 
tion de  (|uaiiUté  entre  le  psychique  et  le 
physiologique.  Mais  il  reste  des  elTorls  de 
Feohner  une  invention  et  une  mise  en 
(L'uvre  de  méthodes.  Maintenant  peut-il  y 
avoir  une  psycholoj.'ie  mathématique  ! 
M.  Foucault  penche  pour  la  négative,  il 
croit  que  le  rùle  de  la  mesure  doit  de- 
meurer empirique. 

M.  Jrtne^.  Ainsi  la  psycho-physique  a  été 
un  épisode  dans  l'histoire  de  la  psycho- 
logie-physiologique, et  il  faut  y  donner  une 
plus  grande  place  aux  physiologistes  de 
l'école  de  Cabanis. 

M.  Janet  objecte  encore  au  candidat  que 
si,  dans  un  phénomène  psycholou'ique  il 
y  a  tant  deléments  mesurables,  on  ne 
voit  pas  trop  comment  on  pourra  s'y 
prendre  pour  mesurer  lun  plutôt  que 
l'autre.  La  mesure  ne  précise  pas  les  faits 
j)sychiques.  On  se  trouve  obliifé.  en  fin 
de  compte,  d'interpréter  les  chiirres  par 
l'observation  psychologique.  Ainsi  M.  Janet 
ayant  eu  à  mesurer  l'attention  par  les 
temps  de  réactions  et  n'arrivant  pas  à  des 
résultats  satisfaisants,  fut  conduit  à  sup- 
poser que  la  cause  d'erreur  devait  être 
l'intervention  du  mouvementautomalique. 
L'appareil  imaginé  pour  mesurer  l'atten- 
tion fonctionnait  mieu.x  par  l'inattention. 

M.  Foucault  ne  croit  pas  à  la  mesure 
précise  d'un  fait  psychologique.  Mais 
grâce  au  nombre  des  mesures  et  à  la 
longue  éducation  du  sujet,  on  pourra 
arriver  à  des  concordances,  en  employant 
des  moyennes. 

M.  Janet.  Avec  des  sujets  dressés,  on 
arrive  à  la  complaisance,  à  la  réalisation 
involontaire  de  la  loi  qu'il  s'agirait  de 
vérifier. 

La  psycho-physique  est  prématurée.  La 
mesure  ne  devant  s'appliquer  qu'à  des 
éléments  psychiques,  le  véritable  avenir 
de  la  psychologie,  c'est  l'analyse. 

M.  Foucault.  Cependant  la  mesure  révèle 
des  types  psychiques. 

M.  Janet.  Ce  n'est  là  que  de  la  psycho- 
logie descriptive  et  classiticatrice. 

M.  Foucault.  Mais  la  mesure  des  faits 
donne  une  précision  plus  grande  à  cette 
psychologie  et  permet  de  reconnaître  de 
petits  phénomènes  qu'on  eût  laissé 
échapper  sans  elle. 

M.  ./.  Tunnevy  rappelle  que  sa  présence 
dans  le  jury  est  motivée  par  des  articles 
qu'il  a  écrits  sur  la  psycho-physique  au 
commencement  de  sa  carrière.  11  déclare 
approuver  sans  réserve,  dans  le  travail  de 
M.  Foucault,  tout  ce  qui  concerne  la  théorie 
de  la  mesure  de  la  clarté.  Toutefois  il  y 
a  dans  toute  mesure  quelque  chose  d'ar- 
bitraire, et  non  seulement  dans  le  choix 


des  unités,  mais  dans  les  propositions 
fondamentales  relatives  à  l'égalité  et  à 
l'addition.  Cet  arbitraire  se  rencontre 
même  dans  la  mesure  des  longueurs  :  il 
se  trouve  à  plus  forte  raison  dans  les 
mesures  physiques  et  psychologiques.  On 
choisit  les  conventions  les  plus  commodes 
pour  faire  l'application  du  nombre  à  des 
grandeurs  ([ui  l'admettent  plus  ou  moins 
facilement.  ^  Au  sujet  de  la  loi  de 
W'eber,  il  doit  être  possible  de  trouver 
une  formule  qui  tienne  compte  de  ce 
qu'il  existe  un  maximum  de  sensibilité 
correspondant  aux  excitations  moyennes  : 
on  graduerait  les  excitations  en  posant  le 
zéro  là  où  la  sensibilité  est  maxima.Mais 
il  faudrait  faire  des  calculs  jiour  déter- 
miner cette  formule  et  voir  comment  elle 
peut  exprimer  les  faits. 

M.  Foucault  s'estime  très  heureux 
d'avoir  obtenu  uue  approbation  aussi  i)ré- 
cieuse  qiie  celle  de  M.  Tannery  au  sujet 
de  la  mesure  de  la  clarté,  et  il  se  trouve 
très  satisfait  si  la  mesure  de  la  clarté  est 
fondée  aussi  solidement  que  les  mesures 
physiques.  Il  admet  la  possibilité  de 
trouver  pour  la  loi  de  Weber  une  formule 
meilleure  au  point  de  vue  mathématique. 

M.  lioulvoux  reproche  à  .M.  Foucault  de 
n'avoir  pas  essayé  de  démontrer  qu'il  n'y 
avait  pas  d'intensité  de  sensation.  Il  eût 
été  d'une  importance  capitale  de  dénoncer 
l'illusion  des  psycho-physiciens  à  ce  sujet. 

M.  Foucault  considère  comme  une 
raison  l'interprétation  du  jugement  psycho- 
physique, qu'il  obtient  par  la  conscience, 

M.  Boutrour.  Mais  notre  impression  na- 
turelle, c'est  qu'il  y  a  intensité  dans  la 
sensation.  On  regrette  l'absence  d'une 
analyse  plus  profonde  de  l'idée  d'inten- 
sité et  de  degré. 

Eu  quoi  consiste  la  clarté  des  sensa- 
tions? La  clarté  n'est  pas  la  correspon- 
dance à  une  réalité  physique,  mais  bien 
une  qualité  intrinsèque.  Ce  que  M.  Fou- 
cault donne  comme  définition  de  la  clarté, 
c'est  simplement  tout  le  système  méta- 
physique de  Descartes,  qui  déduit  la  cor- 
respondance à  une  réalité  physique  d'un 
principe  métaphysique. 

Enfin  l'étude  de  .M.  Foucault  est  comme 
préliminaire.  Quelle  est  la  portée  de  sa 
recherche?  Entre  la  quantité  physique 
et  mon  jugement,  il  y  a  place  pour  une 
multitude  d'intermédiaires  physiques  et 
physiologiques.  L'étude  psychologique 
commence  avec  l'étude  des  conditions  de 
l'écart  entre  notre  connaissance  et  la 
réalité  physique.  La  question  que  pose 
M.  Foucault  est  antérieure  au  commence- 
ment des  études  psychologiques.  Son  livre 
nous  fait  reculer. 

M.  Foucault.  L'erreur  de  reconnaissance 


20 


est  quelque  chose  qui  manifeste  un  fait 
psychologique. 

M.  Boutroux.  Mais  si  je  dis  que  les 
causes  de  l'écart  sont  psychologiques 
aussi  bien  que  physiques? 

M.  Foucault  :  de  ce  qu'il  a  formulé  un 
jugement  qui  est  une  opération  psycho- 
logique enveloppant  des  représentations, 
croit  pouvoir  induire  que  la  représenta- 
tion doit  avoir  en  elle  de  quoi  expliquer 
l'erreur. 

M.  Boutroux  conclut  que  la  mesure  des 
jugements  sensoriels  ne  saisit  pas  quelque 
chose  de  purement  psychologique.  11  y  a 


des  intermédiaires  de  plusieurs  genres  : 
il  faudrait  faire  la  part  du  physique,  la 
part  du  physiologique  et  atteindre  enfin 
le  psychique  comme  reste.  La  loi  de 
Weber  n'est  pas  une  loi  psychique,  elle 
est  psycho-physique.  La  question  subsiste 
de  savoir  si  l'on  peut  établir  des  lois 
reliant  ensemble  des  termes  purement 
psychiques.  Votre  livre  n'est  pas  encore 
de  la  psychologie,  mais  il  en  est  du 
moins  la  préface. 

La  Faculté  déclare  M.  Foucault  digne 
du  grade  de  docteur  avec  la  mention  très 
honorable. 


Couloimniers.  —  Imp.  P.  Brodard 


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