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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 

DE  PARIS. 


REVUE 

DE  PARIS, 


EDITION    ADGHENTEE 


DES  PRINCIPAUX  ARTICLES 
DE    LA   REVUE  DU  XIX'  SIÈCLE. 


TOME  DIXIEME. 


OCTOBRE  1839. 


SOCIÉTÉ    TYPOGRAPHIQUE   RELGE, 

AD.   WAHLEN  ET   COMPAGNIE. 
1839 


LE  PIANO. 


CINQUIÈME   ARTICLE  (1). 


Le  talent  des  virtuoses  a  toujours  suivi  dans  ses  progrès  ta 
marche  ascendante,  l'état  de  perfectionnement  des  macliines 
sonores  qu'ils  devaient  mettre  enjeu.  Ouel  parti  pouvait-on 
tirer  du  clavier  de  l'épinette  ?  Quels  effets  produire  avec  une 
corde  pincée  par  un  bec  de  plume  ?  Comment  arriver  à  des 
nuances  de  forte,  de  piano,  si  le  son  dur,  court,  sec,  de  l'in- 
strument présentait  sans  cesse  la  même  uniformité  ?  L'attaque 
de  la  touche  exigeait  toujours  de  l'énergie,  parce  qu'il  fallait 
vaincre  une  résistance  pour  produire  le  son.  Le  talent  parfait  de 
l'artiste  dépend  du  mécanisme  du  toucher,  lequel  est  une  consé- 
quence naturelle  de  la  mécanique  plus  ou  moins  perfectionnée 
de  l'instrument.  Les  marteaux  du  piano,  les  leviers  qui  les  pous- 
sent obéissent  avec  une  prestesse,  une  soudaineté  merveilleuse, 
aux  doigts  de  l'exécutant.  Ils  attaquent  la  corde  avec  force  ou  la 

(1)  Voyez  toril.  V,  pag.  60. 

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6  REVUE  DE  PARIS. 

caressent  l'Oui  modérer  l'éclat  de  ses  vibrations.  Aucun  obsta- 
cle nes'opi)Ose  plus  à  la  marche  des  doigts;  courant,  volant  sur 
le  clavier,  ils  font  parler  chaque  touche  qu'ils  interiofijent,  et 
lui  impriment  le  degré  de  sonorité  nécessaire  à  TefFel  de  tel  ou 
tel  passage,  d'une  mélodie  suave  ou  d'un  trait  plein  d'énergie  et 
de  vivacité.  Les  nuances  des  sentiments  peuvent  être  ex|)rimées 
du  moment  (jue  l'instrument  a  reçu  l'inappréciable  faculté  de 
modifier  les  sons.  Le  jeu  du  clavecin  était  d'une  fatigante  mo- 
notonie ,  le  langage  du  pianiste  nous  charme  par  la  variété  de 
ses  accents  et  de  son  expression. 

La  musi(iue  destinée  au  clavicorde,  A  l'épinette,  au  clavecin, 
au  piano,  a  suivi  la  même  progression  que  l'instrument  sur 
lequel  on  devait  l'exécuter.  Les  compositeurs  l'ont  écrite  de 
manière  à  employer  toujours  ses  moyens  de  la  manière  la  plus 
avantageuse.  Ses  combinaisons  sont  devenus  plus  hardies  à  me- 
sure que  les  virtuoses  ont  acquis  plus  d'habileté.  Dans  les  dé- 
tails historiques  suivants,  je  profiterai  des  recherches  faites  par 
M.  Félis. 

Si  l'on  examine  attentivement  la  musique  écrite  par  les  plus 
anciens  maîtres  pour  les  instruments  à  clavier,  on  y  remarque 
une  analogie  três-sensible  entre  la  multitude  d'ornements  dont 
elle  est  chargée  et  la  nature  du  clavicorde.  Les  sons  filés  n'étant 
point  exécutables  sur  cet  instrument,  on  dût  les  remplacer  par 
des  trilles  simples  et  doubles,  des  flattés,  des  ports  de  voix  et 
mille  autres  choses  dont  les  œuvres  de  Diruta,  d'Antonio  d'egli 
Organî,  de  Gabrieli,  de  Bernard  Schmidt,  de  Claude  Mcrulo,  de 
Frescobaldi ,  sont  remplies.  L'art  de  jouer  du  clavicorde  con- 
sistait à  lever  les  doigts  avec  promptitude,  à  eCfleurer  la 
corde  plutôt  qu'à  l'attaquer  avec  force.  La  musique  composée 
pour  cet  instrument  par  Francesco  d'egli  Organi ,  Nicolo 
del  Proposto  et  Jacopo  di  Bologna  n'étant  point  parvenue 
jusqu'à  nous,  il  est  impossible  de  se  faire  une  idée  juste  de  ce 
qu'elle  était,  autrement  que  par  analogie  avec  celle  de  leurs 
successeurs. 

Parmi  ceux-ci,  le  plus  ancien  et  l'un  des  plus  célèbres  fut  An- 
toine Squarcialupi  (Déchire-loups),  surnommé  Jntonio  d'egli 
Organi,  qui  fut  organiste  de  la  cathédrale  de  Florence,  et  qui 
vécut  sous  le  règne  de  L.iuient  le  Magnifi(jue,  vers  1450.  Ses 
pièces  n'ont  point  été  imprimées;  mais  A.  F.  Doni  affirme  avoir 


REVUE  DE  PARIS.  7 

possédé  plus  de  dix  volumes  de  lablature  d'orgue,  de  clavicorde 
et  de  luth  composés  par  Antonio  di  Bologna  (Squarcialupi), 
Jules  de  Modéue,  François  de  Milan  et  Jacques  de  Dasu.  La  ré- 
putation de  Squarcialupi  fut  telle  qu'à  sa  mort  on  lui  éleva  un 
buste  dans  la  cathédrale  de  Florence,  avec  une  inscription  qui 
célébrait  son  mérite. 

André  Gabrieli,  organiste  remarquable,  fut  un  des  composi- 
teurs les  plus  renommés  du  xvie  siècle.  Il  élait  organiste  de 
Saint-Marc  à  Venise.  C'est  dans  ses  œuvres  que  l'on  trouve 
les  plus  anciennes  variations  d'un  motif  en  traits  rapides  et  bril- 
lants Les  variations  étaient  alors  appelées  diminutions. 

Gabriel  Faltorini,  Claude  Merulo,  organiste  de  la  cathédrale 
de  Venise  et  du  duc  de  Ferrare  ;  François  Corteccia  et  Alexan- 
dre Slriggio,  doivent  être  classés  parmi  les  clavicordistes  les 
plus  habiles  du  xvie  siècle.  Leurs  ouvrages,  comme  ceux  des 
organistes  qui  viennent  d'être  cités,  consistent  en  ricercari  sur 
des  thèmes  de  madrigaux  ou  de  motets  célèbres,  en  variations 
sur  des  chansons  françaises  et  italiennes,  en  airs  de  danse  plus 
ou  moins  ornés.  Quelques  recueils  de  ces  compositions  sont  par- 
venus jusqu'à  nous,  et  confirment  l'observation  que  j'ai  faite 
sur  les  rapports  du  style  alors  en  usage  avec  la  nature  de  l'in- 
strument. 

Le  nombre  des  autres  organistes  et  clavicordistes  qui  se  sont 
distingués  dans  ce  siècle,  est  très-considérable.  Parmi  les  plus 
habiles,  on  cite  Paul  Hoffhaimer,  né  à  Rastadt,  dans  la  Styrie, 
l'empereur  Maximilien  le  fit  chevalier  5  Jean  Buschner,  de  Con- 
stance ;  Jean  Kotter  de  Berne;  Conrard  ,  à  Spire  ;  Schachinger, 
organiste  à  Padoue;  Jean  de  Cologne,  en  Saxe;  Melchior 
Neysidler,  Valenlin  Greffe,  Henri  Rodesca  de  Foggia,  à  Turin  ; 
Bindella,  de  Trévise;  Vittorio,  à  Bologne  ;  Jules-César  Barbetla, 
à  Padoue;  Claude  de  Correggio,  André  de  Canareggio,  Paul  de 
Castello  et  Alexandre  Milleville. 

Quoique  le  clavicorde  ait  été  introduit  en  France,  l'histoire  de 
la  musique  ne  mentionne  aucun  clavicordiste  français  pendant 
le  XVI"  siècle. 

Les  améliorations  introduites  dans  le  système  des  instruments 
à  cordes  et  à  clavier,  excitèrent  l'émulation  des  exécutants  et 
produisirent  sur  leur  talent  une  heureuse  influence.  La  première 
instruction  méthodique  publiée  sur  l'art  de  jouer  de  ces  instru- 


8  REVUE  DE  PARIS. 

menls  date  du  commenceinont  du  xvii«  siècle.  Nous  la  devons 
à  Jérôme  Diruta.  frère  mineur,  ué  à  Pèrouse,  vers  1580,  lequel 
futor^jaiiisle  de  l'église  principale  de  Chioggia.  Sou  livre  a  pour 
litre  :  //  Transilvatio,  dialogo  sopra  il  veto  modo  di  suonar 
organi  e  stromenti  da  penna.  Parte  prima,  Fenezia,  1615, 
in-folio.  Cel  ouvrage  est  dédié  à  un  prince  de  Transylvanie, 
qui  était  élève  de  l'auteur  ;  le  titre  se  rapporte  à  cette  circon- 
stance: L&Transxlvain,  dialogue  sur  la  vraie  manière  de 
jouer  des  orgues  et  des  instruments  à  plumes. 

Outre  la  partie  didactique  traitant  du  doigté  des  instruments 
à  clavier,  et  contenant  une  série  d'exercices  qui  présentent  beau- 
coup d'analogie  avec  ceux  de  nos  méthodes  de  piano ,  on  y 
trouve  des  toccales  et  des  pièces  de  Diruta,  de  Claude  Merulo, 
d'André  Gabrieli  ,  de  LuzascJii ,  de  Paul  Quagliati,  de  Joseph 
Guami  et  d'autres  compositeurs  célèbres.  La  seconde  partie  du 
Transilvano  a  été  jjubliée  à  Venise  en  1622.  Elle  est  divisée  en 
quatre  livres.  La  première  traite  de  la  tablature,  ou  de  l'art  d'é- 
crire la  musique  pour  les  instruments  à  clavier,  à  une  époque 
où  l'imperfection  de  l'imprimerie  et  de  la  gravure  obligeait  à  se 
servir  de  signes  particuliers  pour  représenter  les  notes  et  leurs 
valeurs.  Le  second  est  relatif  aux  principes  de  la  composition  ; 
le  troisième,  aux  tons  de  l'Église  et  à  leur  transposition,  elle 
quatrième  au  mélange  des  registres  de  l'orgue.  Un  pareil  ou- 
vrage est  fort  important  pour  l'histoire  de  l'art,  en  ce  qu'il  est 
le  résumé  des  connaissances  des  artistes  à  une  époque  déjà  fort 
éloignée  de  nous.  Il  est  fâcheux  que  les  exemplaires  du  Transil- 
vatio soient  devenus  si  rares. 

J"ai  dit  que  les  progrès  de  l'art  de  toucher  les  instruments  à 
clavier  furent  en  raison  des  perfectionnements  apportés  à  ces 
mêmes  instruments:  rien  ne  prouve  mieux  cette  heureuse  coïn- 
cidence que  l'impulsion  donnée  à  la  musique  d'orgue  et  de  cla- 
vier au  commencement  du  xviP  siècle,  par  Jérôme  Frescobaldi, 
organiste  de  l'église  de  Saint-Pierre  à  Rome  ,  né  à  Ferrare  eu 
1591.  Son  nom  fut  célèbre  dans  toute  l'Europe,  et  ses  ouvrages, 
toujours  admirés,  ont  survécu  à  la  perle  d'une  infinité  d'autres 
j)roduction3  du  même  temps.  Ce  grand  artiste  peut  être  consi- 
déré comme  le  fondateur  de  l'école  des  clavecinistes;  car,  jus- 
(|u'à  lui,  il  n'y  eut  guère  d'autre  musique  pour  le  clavicorde, 
l'épinelte  et  le  clavecin,  que  celle  que  l'on  écrivait  pour  l'orgue. 


REVUE  DE  PARIS.  9 

Le  premier,  il  composn  dos  pièces  s|>écialemenl  dcslinées  au 
clavecin,  et  les  publia  sous  ce  litre:  Toccate  d' intavollura  di 
Cemhalo,  Rome  1015,  in-t'oiio. 

Observez  que  ce  mot  toccata  fut  à  peu  près  le  seul  qui  fut 
employé  dans  la  première  moitié  du  xviie  siècle  pour  désigiu;r 
les  pièces  de  musique  destinées  aux  instruments  à  clavier.  Ou  ne 
se  servait  du  mot  de  sonata  que  pour  la  musique  de  viole  et  de 
violon.  Plus  tard  la  sonate,  régularisée  et  formée  de  plusieurs 
morceaux  de  différents  caractères,  fît  oublier  la  toccate,  qui  ne 
se  composait  que  d'un  seul  mouvement.  Divers  recueils  de  piè- 
ces du  même  genre  furent  publiés  par  Frescobaldi,  en  1627, 
en  1637,  et  mirent  le  comble  à  sa  répulation.  Le  genre  ex- 
pressif se  remarque  daiis  plusieurs  compositions  de  cet  homme 
célèbre,  particulièrement  dans  une  clianson  variée,  la  Bo- 
manesca.  La  mélancolie  qui  règne  en  ce  morceau  me  paraît 
le  premier  exemple  que  l'on  rencontre,  dans  les  monuments  de 
l'art,  d'un  slyle  d'expression  appliqué  aux  instruments.  Du  reste, 
la  musique  de  Frescobaldi  est  chargée  d'ornements  et  de  traits 
qui  ne  seraient  pas  sans  diflîcultés  pour  nos  pianistes  les  plus 
habiles. 

Frescobaldi  a  formé  quelques  élèves  qui  ont  porté  en  diverses 
parties  de  l'Europe  les  résultats  de  son  excellente  manière  de 
loucher  le  clavecin,  et  qui  ont  puissamment  contribué  aux  pro- 
grès rapides  de  cet  instrument.  Froberger  brille  au  premier 
rang  parmi  ces  disciples.  Jusqu'à  lui,  dans  l'école  allemande,  les 
instruments  à  clavier  avaient  été  assimilés  à  l'orgue,  sous  le 
rapport  de  la  musique  écrite  j  Froberger  traita  chacun  de  ces 
instruments  dans  le  style  qui  leur  était  propre.  Né  à  Halle,  en 
Saxe,  vers  10-51 ,  il  fut  envoyé  à  Rome  par  l'empereur  Ferdi- 
nand III,  et  confié  auxsoins  de  Frescobaldi.  Après  avoir  terminé 
son  éducation  musicale  sous  cet  habile  maître,  il  voyagea  dans 
toute  l'Europe,  eut  des  aventures  romanesques,  courut  de  grands 
dangers,  se  fît  admirer  partout,  et  finit  par  jouir  d'un  sort  heu- 
reux à  la  cour  de  l'empereur  d'Autriche.  Sou  influence  fut  aussi 
grande  sur  les  progrès  du  clavecin  en  Allemagne,  que  celle  de 
son  compalriole  et  contemporain  Jacques  de  Kerl  le  fut  pour 
l'orgue.  Deux  de  ses  ouvrages  resteront  comme  des  monuments 
d'un  art  déjà  parvenu,  en  de  certaines  parties,  à  un  degré  de 
perfection  très-éminenl  ;  le  premier  est  intitulé  : 


10  REVUE  DE  PARIS. 

Ditersecuriosee  rarissime  partite  di  Toccatc,  Ricercale, 
Capricie,  Fantasie,  etc.,per  qli  amatori  di  cimbali,  organi 
e  instrumenti.  Munich,  1C95,  in-folio. 

Le  second  a  pour  titre  : 

Diverse  incjeniosissime ,  rarissime  e  non  mai  più  viste 
curiose partite  di  Toccate,  Canzone,  Ricervate,  Allemande, 
Correnti,  Sarabande  e  Gigue  di  cembali,  organi  e  instru- 
menti. Munich,  1714,  in-folio. 

Ces  ouvrages  ont  été  imprimés  longtemps  après  sa  mort  ;  les 
litres  pompeux  qu'on  leur  a  donnés  piouvent  la  haute  estime 
(ju'on  en  faisait. 

Le  séjour  que  Froberger  fit  à  Paris  eut  beaucoup  d'influence 
sur  les  progrès  des  clavecinistes  français,  vers  le  milieu  du 
xviie  siècle.  Le  plus  célèbre  alors  était  Jacques  Champion,  fils 
d'Antoine  Champion,  organiste  de  Henri  IV,  et  père  d'André 
Champion  de  Chambonnières,  qui  surpassa  de  beaucoup  en  ha- 
bileté les  autres  clavecinistes  français  de  son  époque.  Chambon- 
nières commençait  à  se  distinguer  quand  il  eut  occasion  d'en- 
tendre Froberger;  le  talent  de  ce  maître  fit  sur  lui  la  plus  vive 
impression.  Dès  lors,  il  changea  son  style  mesquin,  et  prit  la 
grande  manière  italienne  que  son  modèle  possédait  parfaite- 
ment. Les  six  livres  de  pièces  de  clavecin  que  Chambonnières  a 
fait  graver  à  Paris,  au  commencement  du  règne  de  Louis  XIV, 
attestent  son  habileté  ;  ce  sont,  comme  tous  les  recueils  de  ce 
temps  des  suites  d'allemandes,  de  gigues  et  d'autres  mouvements 
de  danses,  d'une  harmonie  assez  pure,  et  d'une  mélodie  élégante 
et  facile. 

La  principale  difficulté  de  la  musique  de  clavecin  consistait 
alors  dans  robligation  de  jouer  à  quatre  parties  distinctes.  Peu 
de  gammes  ou  de  traits,  beaucoup  de  trilles,  de  marlellés  et 
d'autres  ornements,  voilà  de  quoi  se  compose  la  partie  brillante 
de  la  musique  de  Chambonnières.  Le  premier  desCouperin  (Louis) 
fut  introduit  à  la  cour  par  cet  artiste,  vers  16G5.  Hardelle,  Ri- 
chard, Labarre,  et  i)lus  tard  d  Anglebert,  Gautier,  Buret  etFran- 
çois  Couperin  (l'ancien),  se  formèrent  à  l'école  de  Chambon- 
nières. Ils  eurent  aussi  de  la  répulalion,  François  Couperin  se 
distingua  surtout  par  une  manière  large  et  brillante,  et  par 
l'exécution  de  difficultés  supérieures  à  tout  ce  que  l'on  avait  fait 
Jusciu'à  lui. 


REVUE  DE  PARIS.  II 

Je  louche  à  une  époque  intéressante  <le  Part;  c'est  celle  où 
l'on  commence  à  donner  à  l'exécution  une  teinte  d'expression , 
au  lieu  de  la  surcharger  d'ornements  superflus  comme  on  l'a- 
vait fait  jusqu'alors.  Mais,  quelle  que  fût  l'habileté  des  facteurs, 
les  clavecinistes  ne  pouvaient  réussir  à  vaincre  la  sécheresse  de 
l'instrument  dont  ils  se  servaient.  Le  besoin  d'améliorations 
dans  la  qualité  des  sons  du  clavecin ,  laquelle  avait  toujours 
paru  désagréable  et  criarde  aux  oreilles  délicates,  fit  faire  des 
recherches  pour  dissimuler  au  moins  ce  défaut  par  des  moyens 
artificiels. 

Après  ces  perfectionnements ,  qui  ne  donnaient  cependant 
pas  au  clavecin  les  véritables  nuances  du  piano  et  du  forte,  le 
clavier  devint  plus  facile ,  grâce  aux  combinaisons  nouvelles 
que  Godefroi  Silbermann  de  Frib^rg  et  Blanchet  de  Paris  lui 
donnèrent.  Les  louches  présentèrent  une  légèreté  qui  n'existait 
point  dans  les  anciens  instruments.  Dès  lors,  vers  le  milieu  du 
siècle  dernier,  la  musique  de  clavecin  devint  plus  brillante. 
François  Couperin  (le  jeune),  surnommé  le  Grand  Couperin, 
avait  commencé  la  réforme  parmi  les  clavecinistes  français  ; 
mais  de  plus  grands  progrès  furent  faits  en  Italie  par  Domi- 
nique Scarlatti,  dont  le  style  savant  et  brillant  à  la  fois  fit  ou- 
blier les  lourdes  compositions  de  ses  devanciers. 

En  Allemagne  ,  Jean-Sébastien  Bach  ,  réunissant  en  lui  seul 
les  qualités  de  plusieurs  grands  artistes,  imagina  une  nouvelle 
méthode  de  doigté  d'une  combinaison  simple  et  bien  raisonnée, 
qui  lui  fit  porter  l'exécution  au  plus  haut  point  de  perfection  , 
sous  le  rapport  de  la  diflSculté  vaincue.  Ses  préludes,  ses  fu- 
gues, ses  fantaisies  agrandirent  le  domaine  du  clavecin,  qui, 
jusqu'alors,  avait  été  presque  toujours  borné  à  l'exécution  de 
petites  pièces,  telles  que  les  courantes,  les  allemandes,  les  gi- 
gues, les  sarabandes,  les  menuets,  les  branles,  et  autres  choses 
semblables.  Plus  tard,  Mulhel  et  Wagenseil  commencèrent  à 
écrire  des  sonates  qui  firent  oublier  le  genre  de  la  toccate  ,  el 
perfectionnèrent  les  détails  du  goût ,  dont  Jean-Sébastien  Bach 
ne  s'était  point  occupé. 

En  France,  Rameau  traitait  le  clavecin  avec  plus  de  force  et 
d'harmonie  que  ne  l'avaient  fait  les  Couperin,  Marchand  et  leurs 
élèves  5  Rameau  donnait  à  sa  musique  plus  d'élégance  et  de  bril- 
lant. Ce  grand  musicien  éciivit  le  premier  concerto  de  clavecin 


12  REVUE  DE  PARIS. 

qui  ait  été  entendu  à  Paris.  Dans  le  même  temps ,  Jean-Sébas- 
tien Bach  faisait  la  même  chose  en  Allemagne,  Handel  suivait 
son  exemple  en  Angleterre.  L'impulsion  était  donnée,  et  l'art 
faisait  d'immenses  progrès  en  peu  de  temps. 

Un  auteur  qui  ne  jouit  plus  aujourd'hui  de  la  réputation  qu'il 
mérite,  Scliobert,  homme  de  génie  et  de  goût,  dont  la  musique 
plaisait  infiniment  à  Mozart,  qui  la  jouait  souvent,  Schobert  fit 
faire  un  pas  immense  à  l'art  de  jouer  du  clavecin,  au  style  élé- 
gant et  gracieux  de  la  musique  propre  à  cet  instrument.  Le 
doigté  de  ses  pièces  est  facile  ,  et  l'on  y  voit  que  Schobert  avait 
bien  compris  l'utilité  des  gammes  et  des  exercices.  Je  regrette 
(pie  l'empire  de  la  mode  ait  fait  oublier  les  ouvrages  de  ces  an- 
ciens maîtres,  qui  brillent  parles  qualités  devenues  lro,p  rares 
.uijourd'liui.  De  beaux  chants,  une  liarraonie  forte  et  nourrie, 
de  la  pureté  de  style,  une  certaine  candeur  dans  les  idées  qui 
laisse  jouir  sans  commotions  violentes,  ne  sont  pas  les  parties 
les  plus  faciles  de  l'art.  Dans  la  musique  de  ces  clavecinistes  se 
trouve  toujours  une  pensée  dont  la  pièce  entière  n'est  que  le  dé- 
veloppement. Pourrait-on  en  dire  autant  de  la  plupart  des  mor- 
ceaux que  l'on  écrit  aujourd'hui  ? 

Dès  1740,  Silbermann  et  Spath  avaient  déjà  construit  un  cer- 
tain nombre  de  pianos  qu'ils  répandirent  en  Allemagne.  Les  cla  - 
vecinistes  se  hâtèrent  d'adopter  l'instrument  nouveau,  qui  leur 
fournissait  les  moyens  de  donner  à  leur  exécution  plus  de  légè- 
leté,  de  délicatesse,  et  surtout  plus  d'expression  que  le  clavecin. 
Jean-Sébastien  Bach  fut  un  des  premiers  artistes  qui  jouèrent 
du  piano,  et  qui  le  mirent  en  vogue  ;  mais  ce  fut  son  fils, 
Charles-Philippe-Emmanuel,  qui  contribua  le  plus  au  succès  de 
cet  instrument  par  s(ui  jeu  élégant  et  gracieux  ,  et  par  ses  char- 
mantes compositions.  Les  sonates,  les  concertos  et  les  fantaisies 
que  ce  maître  a  publiés  .  ne  sont  point  chargés  de  difficultés  ex- 
cessives; la  plupart  de  nos  pianistes  regarderaient  aujourd'hui 
comme  des  enfantillages  les  traits  répandus  dans  cette  mu- 
sique ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  lobjet  essentiel  de  l'art 
y  est  mieux  senti  que  dans  le  déluge  de  notes  dont  la  musique 
de  piano  est  maintenant  inondée.  Au  reste,  on  conçoit  que  la 
première  école  de  jjiano  n'ait  pas  dû  considérer  la  difficulté 
vaincue  comme  le  but  de  la  musique,  et  que  la  m:iiche  ascen- 
dante des  tours  de  force  d'exécution  soit  le  résultat  du  besoin  de 


REVUE  DE  PARIS.  15 

se  distinguer  que  les  artistes  éprouvaient  à  mesure  que  l'habi- 
leté devenait  plus  grande. 

Charles-Philippe-Emmanuel  Bach  eut  pour  imitateurs,  dans 
l'école  allemande.  Binder,  Hanger,  Kleinknecht,  Falkenhagen, 
Seifferlh,  Schraffrach,  Zach ,  Schwanenberg,  Hoffmann  et 
Kirtsen.  Ces  noms  sont  oubliés  maintenant  comme  ceux  des  imi- 
tateurs en  tout  genre  ;  les  travaux  de  ces  artistes  n'ont  cepen- 
dant pas  été  inutiles  pour  répandre  le  goût  de  la  musique  de 
piano,  pour  avancer  les  progrès  de  cet  instrument.  Le  plus  ha- 
bile de  tous  ces  pianistes,  après  Bach,  chef  de  l'école,  fut  Klein- 
knecht; son  talent  d'exécution  passait,  vers  1760  ,  pour  très- 
remarquable.  Haydn  et  Mozart  vinrent  ensuite  donner  une  nou- 
velle impulsion  à  la  musique  instrumentale,  et  particulièrement 
au  piano.  Le  premier  ne  se  fit  jamais  distinguer  par  une  grande 
habileté  de  mécanisme  ;  mais  sa  musique  eut  la  plus  heureuse 
influence  sur  les  progrès  de  l'art.  Toutes  les  sonates  de  ce  maî- 
tre étaient  d'un  genre  neuf,  léger,  élégant  et  gracieux.  En  mul- 
tipliant ces  ouvrages,  les  éditeurs  allemands,  français,  anglais, 
épurèrent  le  goût,  qui  avait  encore  quelque  lourdeur  en  Alle- 
magne :  en  France,  il  était  niais.  Dans  cette  musique,  on  aper- 
çut pour  la  première  fois  une  idée  principale  développée  dans 
tout  le  cours  d'un  morceau  sans  pédantisme  scolaslique,  et  sans 
nuire  au  charme  des  détails.  Mozart,  qui  fut  au  rang  des  pia- 
nistes les  plus  habiles  de  son  temps,  fit  pour  la  musique  de  piano 
ce  qu'il  a  fait  poin-  toutes  les  parties  de  son  art  ;  c'est  dire  assez 
qu'il  hâta  prodigieusement  sa  marche,  et  (lu'il  atteignit  même, 
en  quelques  parties,  une  perfection  qui  ne  saurait  être  surpas- 
sée. Son  doigté  n'est  point  correct.  On  voit  que  le  sentiment 
harmonique  l'entraîne,  et  lui  fait  négliger  la  régularité  du  mé- 
canisme ;  mais  ses  traits  sont  neufs  comme  ses  mélodies,  ils  ont 
un  cachet  ])ien  précieux  d'individualité. 

De  tous  les  maîtres  qui  ont  contribué  à  perfectionner  l'art  de 
jouer  du  piano,  Clementi  est  celui  qui  a  eu  le  plus  d'influence 
sur  ses  progrès.  Doué  du  génie  le  plus  heureux,  d'une  agilité 
remarquable  dans  les  doigts,  et  d'un  esprit  méthodique  et  réflé- 
chi, ce  grand  artiste  comprit  la  nécessité  de  ramener  à  des  rè- 
gles fixes  et  invariables  le  mécanisme  du  doiglé  et  l'art  de  tirer 
le  sonde  l'instrument.  Sans  nuire  à  sa  brillante  imagination, 
ces  deux  parties  importantes  devinrent  l'objet  de  ses  éludes  : 
10  2 


14  REVUE  DE  PARIS 

l'organisation  la  plus  parfaite  de  l'articulation  des  doigts  en  fui 
le  résultat.  L'école  de  Clementi  est  considérée  par  les  maîtres 
comme  la  meilleure  de  toutes.  Quelles  que  soient  les  métamor- 
phoses réservées  à  la  musique  de  pinno,  quelles  que  puissent  être 
les  fantaisies  de  la  mode  pour  le  choix  des  traits  et  des  difficul- 
tés, il  faudra  toujours  apprendre  à  tirer  d'un  instrument  le  son 
le  meilleur  qu'il  puisse  produire,  à  lui  donner  delà  force  sans  du- 
reté, du  moelleux  sans  mollesse,  de  l'éclat  sans  sécheresse  ;  il 
faudra  que  tous  les  doigts,  également  aptes  à  se  mouvoir  avec 
rapidité,  aient  à  la  fois  de  la  force  et  de  la  souplesse  ;  que  le 
poignet  et  Tavant-bras  restent  dans  l'inertie ,  au  lieu  de  prêter 
aux  doigts  le  dangereux  secours  d'une  énergie  factice  ;  enfin,  il 
sera  nécessaire  de  combiner  le  doigté  de  telle  sorte  que  le  pas- 
sage du  pouce  sous  les  autres  doigts,  ce  grand  écueil  d'une  exé- 
cution égale  et  libre,  se  fasse  le  moins  souvent  possible.  Or 
tout  cela  a  été  prévu ,  réglé  par  Clementi  5  tout  cela  a  été  mis 
en  pratique  par  ce  maître  et  ses  élèves.  Tels  sont  les  avantages 
de  sa  méthode  qu'à  l'âge  de  quatre-vingts  ans,  ce  grand  artiste 
excitait  encore  l'admiration  des  plus  habiles. 

Les  compositions  de  Clementi  n'ont  pas  eu  moins  d'influence 
sur  la  direction  que  la  musique  de  piano  a  prise  depuis  1770  , 
principalement  en  France,  en  Italie,  en  Angleterre.  Plus  spiri- 
tuelles que  passionnées,  plus  pures  que  savantes,  plus  élégantes 
que  fortes,  ses  sonates  ont  servi  de  type  au  genre  brillant  et  sage 
des  œuvres  de  Dussek,  de  Cramer,  de  Hullmandel,  sauf  les  mo- 
difications que  le  génie  de  ces  artistes  y  a  introduites.  Depuis 
Clementi,  la  musique  de  piano  s'est  partagée,  comme  l'art  de 
jouer  de  cet  instrument,  en  deux  grandes  écoles  distinctes  ;  la 
première  est  celle  de  Bach  ,  où  domine  un  caractère  mélanco- 
lique et  passionné,  un  besoin  d'harmonie  pleine,  peu  compatible 
avec  la  régularité  du  doigté  ;  l'autre,  dont  Clementi  est  le  chef, 
se  distingue  par  sa  tendance  vers  la  mélodie,  par  des  traits 
brillants  destinés  à  mettre  en  évidence  l'habileté  des  exécutants, 
et  parle  mécanisme  le  plus  propre  à  atteindre  ce  but.  Les  écoles 
de  Mozart  et  de  Beethoven  ne  sont  que  des  moditîcations  de  celle 
de  Bach,  comme  les  styles  de  Dussek  et  de  Cramer  sont  des  ana- 
logues de  celui  de  Clementi. 

Gardez-vous  d'en  conclure  que  Dussek  et  Cramer  furent  des 
imitateurs.  Tous  deux  curent  leur  génie  j  mais,  comme  lesar- 


REVUE  DE  PARIS.  15 

tisles  les  mieux  organisés,  ils  ressentirent  l'influence  de  leur 
époque,  de  leur  éducation  musicale,  des  impressions  de  leur 
jeunesse.  Naturellement  porté  vers  les  pensées  élevées,  livré  do 
bonne  heure  aux  séductions,  aux  plaisirs  du  grand  monde,  Dus- 
sck  a  mis  dans  sa  musique  une  certaine  noblesse  qui  dénote  son 
caractère,  un  charme  qui  reflète  les  penchants  du  cœur.  Son 
harmonie  n'est  point  irréprochable,  mais  elle  a  toujours  de  l'ef- 
fet ;  sa  manière  est  moins  spirituelle  que  celle  de  Clementi  ;  mais 
elle  est  plus  pénétrante.  L'analogie  de  son  jeu  avec  le  caractère 
de  ses  compositions  était  frappante.  Dans  son  exécution ,  tout 
était  séduisant  j  tout  indiquait  à  la  fois  le  musicien  né,  l'homme 
de  bonne  compagnie. 

Avec  un  peu  moins  d'enthousiasme,  Cramer  avait  dans  sa 
jeunesse  plus  de  pureté,  une  élégance  remarquable,  et  des  mélo- 
dies heureuses.  On  remarque  dans  toutes  ses  compositions  un 
plan  sage  et  bien  conduit,  et  les  difficultés  s'y  lient  en  général 
d'un  manière  heureuse  avec  le  caractère  de  la  mélodie.  Le  jeu  le 
plus  délicat,  le  plus  correct  et  le  plus  gracieux  se  faisait  remar- 
quer dans  son  exécution. 

Un  homme  qui  n'a  point  eu  de  maître  et  n'a  point  formé  d'é- 
lèves, qui  s'est  placé  en  dehors  de  toutes  les  écoles  par  le  carac- 
tère de  ses  compositions  comme  par  la  nature  de  son  jeu,  s'est 
fait  une  réputation  brillante  et  méritée,  vers  la  fin  du  dernier 
siècle:  cet  homme  fut  Steibelt.  Chez  lui,  l'organisation  du  com- 
positeur eut  beaucoup  d'influence  sur  l'éducation  du  pianiste. 
Cette  organisation  le  portait  à  des  expansions  fougueuses  qui 
s'accordaient  mal  avec  les  combinaisons  régulières  du  doigté. 
Le  besoin  de  satisfaire  ses  inspirations  l'emportait  sur  le  soin 
de  la  correction  de  son  jeu;  son  adresse  merveilleuse  parvenait 
d'ailleurs  à  vaincre  des  difficultés  dont  il  n'aurait  pu  démontrer 
rigoureusement  la  possibilité  d'exécution. 

Parmi  ces  auteurs ,  Steilbelt  seul  est  amèrement  critiqué 
par  les  pianistes  de  notre  époque  ;  plusieurs  affectent  même  de 
le  dédaigner.  Steibelt  n'est  pas  sans  défauts  ,  j'en  conviens  ;  son 
style  est  souvent  diffus,  peu  correct.  La  plupart  de  ses  composi- 
tions passent  toutes  les  bornes  assignées  à  l'étendue  d'un  mor- 
ceau de  musique  de  chambre.  11  a  quelquefois  abusé  des  effets 
obtenus  par  les  jeux  de  pédales  ;  il  s'est  répété,  pillé  ;  il  nous  a 
donné  deux  fois  la  même  sonate,  le  même  rondeau,  en  se  con  - 


16  REVUE  DE  PARIS. 

tenlant  de  défjuiser  les  formes  du  motif  principal.  On  peiit  en 
faire  la  leniarqiie  en  comparant  l'ailmirable  rondeau  de  la  so- 
nate en  fa  mineur.  deToeuvre  dédié  à  M"'^Beaumarcliais,  avec 
le  londeau  de  l'Amante  disperato,  sonate  en  sol  mmeur, 
pleine  de  verve  et  brûlante  de  passion.  Ce  rondeau  a  été  placé 
par  Méhul  dans  le  ballet  d'Andromède.  La  première  version  de 
ce  rondeau  est  la  meilleure,  Méhul  l'a  choisie  avec  raison.  Ber- 
lon  a  de  même  enrichi  le  ballet  des  Sabines  du  joli  rondeau  de 
la  première  des  sonates  dédiées  à  la  reine  de  Prusse.  L'effet 
dramatique  produit  à  la  scène  par  ces  fragments  de  sonates 
livrés  aux  puissances  de  l'orchestre  témoigne  du  génie  de  Stei- 
belt,  de  la  force,  de  la  vie  que  l'on  admirait  dans  ses  produc- 
tions musicales. 

Steibelt  est  le  Rossini  du  piano  ;  si  ses  nombreuses  composi- 
tions donnent  prise  à  la  critique  sous  le  rai)port  de  la  conduite 
et  du  style,  on  doit  convenir  que  cet  auteur  a  versé  les  mélodies 
avec  une  heureuse  fécondité  ,  des  mélodies  touchantes,  gra- 
cieuses et  de  très-bon  goût  ;  que  son  style  original  et  tout  indi- 
viduel est  bien  sa  propriété,  et  qu'il  a  possédé  au  suprême  degré 
le  don  de  plaire  et  de  séduire.  Ce  n'était  pas  toujours  sans  pres- 
tige et  même  sans  charlatanisme,  il  est  vrai.  Son  habileté  sur- 
montait les  obstacles  qu'une  manière  de  doigter  incorrecte  lui 
opposait,  la  même  chaleur  entraînante  se  faisait  remarquer 
dans  sa  musique  et  dans  son  exécution.  Il  joignait  à  ces  qua- 
lités un  charme  d'expression  irrésistible.  Steibelt  produisait  de 
magiques  effets  par  l'emploi  du  trémolo,  prolongeant  les  sons 
au  moyen  des  pédale  combinées  avec  artifice.  Pour  obtenir  un 
silence  parfait,  pour  retenir  ses  auditeurs  dans  le  recueillement 
qui  devait  les  conduire  à  l'extase  sans  les  exposer  à  de  frivoles 
distractions,  ce  maître  arrêtait  les  pendules,  fermait  les  portes 
à  clef,  faisait  éteindre  les  lumières.  Il  fallait  obéir  à  ses  caprices, 
ou  se  priver  du  plaisir  de  l'entendre.  Steibelt  était  le  pianiste  ù 
la  mode.  C'est  lui  qui  a  mis  en  crédit  le  pot-pourri  que  Her- 
mann  avait  ébauché  déjà  d'une  main  maladroite;  c'est  lui  qui  a 
inventé  la  fantaisie,  celle  du  moins  qui  se  produit  dans  nos  con- 
certs. Il  faut  bien  se  garder  de  la  confondre  avec  la  fantaisie 
sortie  des  mains  de  l'illustre  Jean-Sébastien  Bach.  Steibelt  nous 
a  légué  te  caprice,  dont  on  a  tant  abusé  depuis  lors.  Vous  voyez 
q  ue  je  dis  toute  la  vérité.  Cet  homme  que  j'ai  loué,  parce  qu'il 


REVUE  DE  PARIS.  17 

méri(e  de  l'être,  je  ne  crains  pas  de  l'accuser  ensuite  de  nous 
avoir  jeté  le  caprice,  la  fantaisie,  le  pot-pourri,  vérilabies  plaies 
dont  l'art  musical  ne  pourra  se  guérir  de  longtemps.  La  fantai- 
sie de  Sleibelt,  en  sol  mineur,  sur  les  airs  de /a  Flûte  enchan- 
tée, eut  un  succès  qui  tient  du  prodige. 

Sleibell  a  écrit  des  quintettes  pour  piano,  deux  violons,  viole 
et  violoncelle.  Ce  n'est  pas  ce  qu'il  a  fait  de  mieux.  Clementi,qui 
pendant  un  demi-siècle  a  composé  pour  le  clavecin  ou  le  piano, 
s'est  toujours  gardé  de  l'associer  à  aucun  autre  instrument.  Ce 
judicieux  auteur  pensait,  sans  doute,  qu'il  fallait  se  méfier 
d'un  perfide  auxiliaire,  et  se  préserver  d'nn  voisinage  dange- 
reux. 

démenti,  Onslow  nous  ont  donné  des  toccates  pour  le  piano. 
Ces  maîtres  ont  fait  une  brève  excursion  dans  un  genre  ancien 
que  la  sonate  avait  fait  abandonner.  La  toccate  de  Clementi  en 
si  bémol  est  une  excellente  étude  pour  s'exercer  aux  jeux  en 
double  corde.  Les  traits  en  sixtes,  en  tierces,  abondent  en  ce 
morceau. 

Le  troisième  concerto  de  Steibelt ,  dont  le  rondeau  se  com- 
pose d'un  air  de  danse  villageois  et  de  l'imitation  musicale  d'un 
orage  ,  ses  oeuvres  4,9,  les  six  sonates  dédiées  à  la  reine  de 
Prusse  ,  et  beaucouj)  d'autres ,  se  distinguent  par  des  traits  bril- 
lants et  gracieux  ,  par  l'abondance  des  mélodies;  leur  succès  a 
été  universel,  et  dure  encore.  L'auteur  de  Roméo  et  Juliette  a 
partagé  sa  vie  entre  l'insouciance  et  la  dissipation  :  on  peut  lui 
appliquer  le  mot  de  Buffon  :  le  style  est  l'homme  même.  Sa 
musique  marche  quelquefois  au  hasard,  mais  elle  n'est  jamais 
dépourvue  des  étincelles  du  génie  ;  phira  nitent. 

Je  consacre  deux  pages  à  Steibelt ,  et  ne  vous  ai  presque  rien 
dit  de  la  uiusiquedepianoécriteparMozartet  ses  dignes  émules. 
Je  vais  me  justifier  en  citant  un  vers  de  Delille  : 

On  relit  tout  Racine,  on  choisit  dans  Voltaire. 

Steibelt  profila  des  ressources  du  nouvel  instrument  et  con- 
tribua aux  améliorations  introduites  dans  le  piano  par  les  célè- 
bres facteurs  Érard  frères.  Les  progrès  toujours  croissants  de 
l'instrument ,  la  perfection  des  méthodes  ,  surtout  l'apparition 


18  REVUE  DE  PARIS. 

du  géant  Beethoven ,  firent  faire  de  nouveaux  pas  à  l'art  du 
pianiste.  L'originalité  des  idées  de  ce  maître  ,  les  coupes  nou- 
velles de  ses  morceaux  ,  le  grandiose  de  sa  pensée,  l'éléganoe 
de  sou  style  pittoresque  ,  donnèrent  une  grande  importance, 
une  immense  extension  à  la  musique  de  piano.  Humrael  qui  lui 
succéda .  Hummel  que  l'on  peut  regarder  comme  le  chef  de 
l'école  des  clavecinistes  de  notre  époque,  a  moins  inventé  que  son 
illustre  prédécesseur  ,  mais  sa  musique  a  plus  de  spécialité  pour 
le  piano  ;  elle  est  mieux  doigtée  et  renferme  des  traits  plus  hril- 
lants  et  d'un  mécanisme  ingénieux.  Les  œuvres  de  Hummel  les 
plus  recherchés  sont  :  les  concertos  en  la  mineur ,  en  si  mi- 
neur :  le  septuor  ,  œuvre  44  ;  trios  ;  œuvres  12  ,  73  ,  93 .  9G  ; 
sonates  ,  13  ;  rondeaux  brillants  ,  56  ,  98.  Nous  avons  une  con- 
certante de  Hummel  pour  piano  et  violon.  Beethoven  en  a  écrit 
une  pour  les  mêmes  instruments;  nous  lui  devons  aussi  une 
fantaisie  pour  piano  avec  accompagnement  de  chœurs,  exécutée 
au  concert  spirituel  par  M.  Moschelès. 

Weber  ,  le  premier  compositeur  de  notre  époque  ,  tient  une 
place  éminente  parmi  les  auteurs  qui  ont  travaillé  pour  le 
piano.  La  collection  de  ses  œuvres  atteste  sa  fécondité,  son  ta- 
lent de  pianiste.  L'ouvrage  qu'il  intitule  Morceau  de  concert 
est  d'une  grande  beauté  :  ses  concertantes  pour  piano  et  clari- 
nette sont  le  trésor  des  clarinettistes  ,  pour  lesquels  on  n'avait 
pas  écrit  encore  d'aussi  belle  musique.  Ses  fantaisies  ,  ses  ca- 
prices ,  ses  sonates  surtout ,  sont  dignes  de  l'auteur  de  Frejr- 
schiitz ,  d'Eurianthe ,  à'Obéron.  Je  n'ai  pas  besoin  de  si- 
gnaler aux  amateurs  l' Invitation  à  la  valse ,  pièce  charmante 
de  ce  même  Weber. 

Hermann  ,  Cramer ,  Field  ,  Ries ,  Czerny  ,  Pixis  ,  Moschelès  , 
Listz,  Chopin,  Thalberg,  Mendelson,  H.  Field,  Hiller ,  Kler- 
gel ,  Dohler,  Meyerbeer ,  HUnten  ,  Rosenheim  ,  Heulett .  Heller, 
Guthman,  Schunke,  Wetz ,  Benedict ,  Kessler.  M'ie»  Bohrer, 
Clara  Wieck,  brillent  à  côté  de  Hummel,  de  Weber,  de  Mo- 
zart, de  Beethoven  ,  et  soutiennent  avec  eux  l'honneur  de  l'é- 
cole allemande,  Field  a  écrit  plusieurs  concertos  qui  ne  sont  pas 
sans  reproche  sous  le  rapport  de  la  contexture  ,  mais  dont  les 
traits  se  distinguent  par  une  nouveauté,  une  grâce  parfaites. 
Nulle  musique  n'est  mieux  doigtée  pour  le  piano.  Cramer,  dont 
l'âge  ne  refroidit  pas  la  verve,  travaille  toujours  ;  ses  derniers 


REVUE  DE  PARIS.  19 

ouvrages  sont  dignes  de  faire  suite  aux  belles  productions  qui 
les  ont  précédés.  Je  signalerai  particulièrement  les  sixième  et 
septième  concertos ,  les  œuvres  de  sonates  57 ,  58 ,  59  ,  C2  ,  63. 

Les  compositeurs  et  virtuoses  français  occupent  également 
une  place  éminente  parmi  les  pianistes.  On  distingue  parmi  eux 
Méhul ,  Boïeldieu  ,  Hérold  ,  Kalkbrenner  ,  Onslow  ,  Henri  Herz  , 
Jacques  Herz  ,  Zimmermann  ,  Bt^rtini ,  Pradher  ,  Mansui,  Petit, 
Camille  Pleyel,  Woëtz  ,  Méréaux  ,  Rhein  ,  3Iontforl,  Slamaty  , 
Mortier  de  Fontaine,  Halle,  Boëly  ,  Boch  ,  Osborne,  Rigel , 
Chanlieu  ,  Lambert,  A.  Adam,  Désormery,  Péna  de  Marseille. 
Je  me  garderai  bien  d'oublier  M.  Adam  ,  le  patriarche  des  pia- 
nistes ,  à  qui  nous  devons  la  méthode  de  piano  dont  on  s'est  servi 
à  peu  près  exclusivement  pendant  vingt-cinq  ans,  M.  Adam, 
qoi  a  formé  tant  d'élèves  placés  aujourd'hui  parmi  les  maî- 
tres. 

Je  dois  encore  nommer  Chopin  ,  afin  de  le  mettre  en  tête  des 
pianistes  polonais  avec  Kontzky  ,  Sowinsky  ,  Gzapeck ,  Kro- 
gôlsky,  M™<=  Szymanowska. 

Je  ferai  le  tour  de  l'Europe  musicale  et  signalerai  Weise , 
Hartmann  à  Copenhague  ;  Pollini  à  Milan  ;  Charles  Mayet,  Jerké 
en  Russie  j  Essoin,  Masarnau  en  Espagne;  Potter  Phipps , 
M™e  Anderson  et  M"<^  Loveday  en  Angleterre. 

La  loi  salique  ne  s'oppose  point  à  ce  que  les  femmes  portent 
le  sceptre  de  la  musique  j  nos  Françaises  ont  usé  largement  de 
celte  licence  pour  briller  à  leur  tour  et  travailler  à  l'illustration 
de  notre  école.  Je  citerai  donc  parmi  ces  pianistes  M°"=»  de 
Montgeroult,  Bigot,  dont  l'art  déplore  la  perte  depuis  long- 
temps j  M^es  Pleyel ,  Oury  de  Belleville  ,  Vial^Segiiers  ,  Far- 
renc,  Wartel ,  Coche  ,  Saint- Phal  ;  iMi'es  Honorine  Lambert , 
Mazel,  Porte;  M'"es  de  Dietz  ,  Poimnrtin  ;  Marchand,  Anna- 
Molinos ,  Loltin,  Avignon  ,  Giiénée  ,  Mi'e  Joséphine  Martin  ;  ces 
cinq  dernières  sont  élèves  de  M.  Zimmermann.  Je  vous  ferai 
connaître  M"e  Maglioni  de  Marseille,  que  le  Conservatoire  n'a 
point  voulu  admettre  dans  ses  classes  ,  parce  qu'elle  était  trop 
habile.  Cet  honorable  refus  a  été  constaté  par  un  acte  adminis- 
tratif alfirmant  que  la  postulante  ,  étant  digne  du  premier  prix, 
ne  devait  point  enlever  à  d'autres  disciples  l'instruction  dont 
elle  n'avait  pas  besoin. 

Parmi  les  amateuis ,  brillent  au  premier  rang  M°":s.du verger, 


20  REVUE  DE  PARIS. 

la  princesse  Belgiojoso ,  de  Peruzzi ,  la  comlesse  d'Alberlas  de 
Laroche-Jacquelein. 

Je  n'ai  pas  tout  dit  encore.  Si  je  sépare  des  autres  pianistes 
français  l'escadron  plein  de  jeunesse  et  de  bravoure  dont  je  vais 
faire  l'appel ,  c'est  qu'il  est  sorti  en  entier  de  l'école  de  Zimmer- 
niann  ,  le  capitaine  instrucleur  par  excellence;  pour  marcher  à 
la  queue  ils  n'en  sont  pas  moins  vaillants.  Ces  virtuoses  sont  : 
Alkan,  Prudent,  Ravina,  Chollel,  Lacombe,  Billet,  Déjazet 
frères,  Fessy ,  Franck  ,  Goria,  Lefébure. 

Le  répertoire  des  pianistes  est  très-riche  en  études,  pièces 
écrites  pour  former  la  main  à  toutes  les  difficultés  qu'elle  ren- 
contrera ensuite  dans  les  morceaux  d'exécution.  Clemenli,  âgé 
de  quatre-vingt-un  ans,  publia  vers  1820  le  troisième  volume 
de  son  Gradus  ad  ParnassiDii ,  et  ce  complément  est  égal 
en  mérite  aux  deux  premiers.  Cramer  ajouta  un  troisième  re- 
cueil d'exercices  du  même  genre  à  ses  deux  admirables  livres 
dont  le  succès  avait  été  européen.  Quelques  ])ersonnes  en  ont 
trouvé  les  dénominaiions  singulières,  et  même  puériles;  l'un 
se  nomme  l'ÉcIielle ,  l'autre  a  pour  titre  le  Hochet  doré ,  etc. 
Steibelt  usait  souvent  de  ce  charlatanisme  ;  on  se  souvient  en- 
core de  son  Ince?idie  île  Moscou  .  qu'il  appelait  fantaisie.  Je 
dois  citer  encore  les  études  de  Steibelt.  Kessler,  Hummel  , 
Moschelès,  Zimmermann,  Chopin.  Thalberg  .  Heulett ,  Konl- 
zky,  Ravina  ,  et  surtout  celles  de  Bertini  ;  ses  caprices  à  quatre 
mains  ,  compositions  extrêmement  remarquables  sous  le  raj»- 
port  du  mécanisme  des  passages,  du  charme  de  la  mélodie  qu'il 
a  su  jeter  dans  des  morceaux  qui  pour  l'ordinaiie  en  sont  dé- 
pourvus ,  et  qui,  grâce  à  son  talent,  présentent  souvent  une 
couleur  dramatique,  un  sentiment  passionné  du  plus  haut  in- 
térêt. 

J'ai  parlé  des  litres  bizarres  donnés  par  Cramer ,  par  Steibelt , 
à  certaines  compositions  destinées  au  piano.  Plusieurs  de  leurs 
successeurs  ont  enchéri  sur  eux.  N'avons-nous  pas  la  Mine  de 
Beavjonc ,  pièce  de  piano  dans  laquelle  on  trouve  les  annota- 
lions  suivantes ,  qui  expliquent  ce  que  l'auteur,  J.  Couperin, 
avait  voulu  exprimer  avec  des  gammes  ,  des  fusées,  ou  des  har- 
|)éj;es  :  L'eau  bouche  les  passages  :  on  donne  à  manger  aux 
ouvriers  au  moyen  de  la  sonde.  Ce  compositeur,  si  minutieux 
dans  ses  images  ,  a  fait  pourtant  une  gaucherie  en  écrivant  en 


REVUE  DE  PARIS.  2l 

majeur  la  mélodie  qui  sert  à  peindre  l'acUon  des  niiiieurs.  Le 
rébus  et  le  calembour  se  tiennent  par  la  main;  on  doit  néces- 
sairement les  faire  marcher  ensemble  ,  c'est  un  accompagne- 
ment obligé. 

Dans  ce  genre  burlesque,  la  palme  reviendrait  à  l'auteur  de 
Clio ,  fantaisie  dont  le  début  est  intitulé:  Discours  sur  les 
beautés  de  l'histoire ,  si  Carulli  ne  s'était  point  avisé  de  publier 

un  orage pour  la  guitare  !  Dans  ce  rébus  musical ,  le  plin, 

plan ,  pion ,  de  la  guitare .  si  plaisamment  imité  par  le  polichi- 
nelle de  Molière  ,  est  employé  tour  à  tour  pour  rendre  avec  fidé- 
lité le  sifflement  des  vents  ,  le  fracas  du  tonnerre ,  le  bruit  de  la 
pluie  et  de  la  grêle,  l'arrivée  et  les  rugissements  d'un  monstre 
terrestre  ou  marin  ,  amphibie  |)eut-être  :  l'auteur  ne  s'est  pas 
expliqué  sur  ce  point  essentiel.  La  guitare  doit  peindre  encore  , 
avec  les  moyens  d'expression  que  vous  lui  connaissez  ,  l'éva- 
nouissement d'une  bergère  à  la  vue  du  monstre  horrible  men- 
tionné ci-dessus  ,  et  les  tendres  soins  que  lui  donne  son  berger. 

Clio ,  pièce  de  piano ,  sonate  pittoresque  et  philosophique 
d'un  musicien  de  bonne  foi ,  mérite  d'être  signalée.  Cette  œuvre 
originale  publiée  à  Paris,  porte  ce  nota  bene  consigné  sur 
l'une  de  ses  pages.  Attention,  s'il  vous  plaît,  au  nota  bene! 
a  Pour  l'intelligence  de  ce  morceau  ,  lire  l'Iliade  d'Homère , 
traduction  de  M.  Bitaubé.  »  Inviter  les  pianistes  à  lire  Homère 
est  une  fort  bonne  chose.  Quand  ils  auront  dévoré  les  vingt- 
quatre  chants  de  V Iliade ,  ces  virtuoses  joueront  avec  plus  de 
bravoure  les  traits,  les  arpèges,  les  batteries,  les  gammes  en 
octaves  brisées  ,  les  passages  éminemment  historiques  de  Clio. 
Le  grand  Alexandre  s'inspirait  des  beautés  de  l'Iliade ,  il  réci- 
tait les  vers  mélodieux ,  bien  sonnants  ,  d'Homère  ,  avant  d'aller 
à  rencontre  de  Darius ,  de  Porus  ou  de  Thalestris  ;  mais 
Alexandre  nepouvaitlireHomèrequedansl'original.  Les  pianistes 
qui  veulent  se  conformer  aux  prescriptions  de  l'auteur  de  Clio , 
doivent  nécessairement  avoir  recours  à  la  traduction  de  M.  Bi- 
taubé. Toute  autre  version  ne  saurait  convenir  à  cette  œuvre 
singulière ,  élaborée  pour  le  piano  devenu  professeur  d'histoire 
ancienne  et  moderne. 

De  pareilles  extravagances  nous  amènent  à  considérer  les  ba- 
tailles de  Prague,  de  Jemmapes ,  de  Marengo,  d'Austerlit 
écrites  pour  le  i»iano ,  arrangées  ensuite  pour  deux  violons , 
10  5 


2-2  RKVLK  DK  l'AfUS. 

lieux  Ailles  ,  ou  deux  tlageolets  comme  des  oeuvres  à  peu  près 
raisonnables.  La  même  indulfîence  pourrait  être  accordée  à  la 
Prise  de  la  Bastille,  à  la  Révolution  du  10  août,  disposées 
pour  le  clavier  par  le  baron  Lemierre  de  Corvey.  doiil  les  mous- 
taches ont  laissé  pins  de  souvenir  que  de  talent.  Dans  l'exécution 
de  ces  batailles  on  croyait  imiter  les  couj)»  de  canon  en  frappant 
à  la  fois  vingt  touches  à  la  gauche  du  clavier.  Ce  résultat  dis- 
cordant et  bizarre  montrait  cependant  Tintenlion  de  produire  un 
effet,  et  d'imiter  (luelque  chose  de  bruyant.  Mais  que  dire  de 
celui  qui  s'escrime  à  imiter  le  tonnerre  et  le  canon,  la  grêle  et 
la  fusillade  avec  une  guitare,  avec  un  flageolet  ;  qui  s'imagine 
rendre  avec  fidélité  l'explosion  d'une  mine,  les  cris  des  soldats  , 
les  plaintes  des  blessés,  le  cliquetis  des  armes,  les  charges  de 
cavalerie  et  d'infanterie,  les  appels  des  trompettes,  les  tam- 
bours, et  s'efîorce  de  faire  comprendre  à  ses  auditeurs  la  tra- 
duction en  musi(|ue  des  burlesques  commentaires  dont  l'auteur 
a  curieusement  annoté  sa  composition  ! 

.le  suis  tenté  de  ne  point  frapper  de  ridicule  une  symphonie  de 
Raimondi  qui  reproduit  en  sons  mélodieux  les  ulventures  de 
Télétnaque  ,  fïls  d'Ulysse.  Toutes  les  pages  de  Fénelon  y  sont 
traduites  en  notation  musicale.  J'ai  trouvé  dans  cette  facétie , 
que  l'auteur  a  prise  au  sérieux,  une  chose  qui  a  (juelque  appa- 
rence de  sens  commun  ;  on  ne  saurait  l'examier  pourtant  sans 
pouffer  de  rire.  11  s'agit  de  déclarer  la  guerre  aux  Daunieus  ;  le 
conseil  s'assemble  ;  les  vieux  généraux  discourent  en  rondes  ; 
d'autres,  moins  vieux  et  moins  circonspects  ,  se  permettent  les 
noires  j  les  jeunes  héros,  pleins  d'ardeur  et  d'outrecuidance  , 
babillent  en  triples  croches,  et  témoignent  hautement,  avec  la 
;ilus  grande  vivacité,  le  désir  qu'ils  ont  d'en  venir  aux  mains  , 
r.u  moyen  de  plusieurs  gammes  s'élevaut  en  fusées  chromati- 
tjues.  Vous  voyez  qu'on  ne  saurait  être  plus  concluant,  et  que 
<2  conseil  de  guerre  le  plus  pacifique  doit  nécessairement  suivre 
5es  fusées,  et  se  laisser  entraîner  par  cette  péroraison  victo- 
■  ieuse,  étrange,  et  dont  les  orateurs  les  plus  célèbres  n'ont  ja- 
'.lais  fait  usage. 

Benserade  a  traduit  les  Métamorphoses  d'Ovide  en  rondeaux 
.(,auIois,  rimes;  quinze  symphonies  de  Dittersdorf ,  publiées  en 
Allemagne,  présentent  une  version  musicale  complète  du  même 
poëme  latin. 


RlCVll'.   ItK  PAIUS.  as 

Nous  tlevoiis  ï\  l'linl)ile  pianiste  Maiisui  un  royage  pitto- 
resque de  France  en  Italie,  en  passant  par  la  Suisse.  Ce  jiè- 
lerinage  s'exécute  sur  le  clavier. 

Ces  misères,  ces  niaiseries,  bonnes  tout  au  plus  pour  le  pre- 
mier âge  de  l'enfance,  paraissent  indignes  de  la  critique;  j'en 
conviens.  Le  succès  proil?gieux  des  batailles  de  Prague,  de 
Jemmapes,  de  Marengo,  prouve  cependant  que  Je  peuple  des 
musiciens  a  ses  imbéciles,  qu'ils  sont  nombreux  ,  et  que  l'on 
est  certain  qu'ils  répondront  à  rai)pel  toutes  les  fois  qu'on  vou- 
dra ies  mystifier.  N'a-t-on  pas  publié  le  f'oyage  de  la  Gitaffe , 
pour  le  piano  ! 

Laissons  ces  drôleries;  elles  me  rappellent  pourtant  un  mot 
qui  peut  trouver  ici  sa  place.  L  n  professeur,  après  avoir  montré 
plusieurs  fois  à  M"«  Berlin  la  manière  dont  elle  devait  attaquer 
le  clavier  pour  en  obtenir  un  effet  mélancolique,  finit  par  lui 
dire  ,  avec  une  expression  effrayante  de  ton  et  de  physionomie  : 
«  Figurez- vous  que  madame  votre  mère  est  morte;  elle  est  morte  ! 
morte,  vousdis-je,  et  l'on  va  l'enterrer.  » 

Je  ne  condamne  pas  sans  appel  les  effets  d'imitation  pitto- 
resque exécutés  sur  le  clavier  lorsque  les  résultats  peuvent  pro- 
duire une  illusion  plus  ou  moins  parfaite.  Ainsi  Vogel ,  faisant 
tonner  l'orgue  de  Saint-Sulpice  pour  imiter  le  bruit  du  canon  , 
de  la  fusillade,  les  cris  des  combattants,  les  plaintes  des  blessés; 
le  chant  guerrier  de  la  Marseillaise  surgissait  au  milieu  de  ce 
désordre  épouvantable,  soutenu  par  un  jeu  de  hautbois  pendant 
que  l'orage  révolutionnaire  mugissait  avec  fracas,  était  un  ta- 
bleau musical  du  plus  haut  intérêt,  et  qui  m'a  laissé  de  grands 
souvenirs  du  talent  d'organiste  et  d'improvisateur  de  l'auteur  de 
Démophon. 

«  Sonate,  que  me  veux-tu?  »  Ce  mot  de  Fontenelle que  tant 
de  gens  répètent  sans  raison,  et  souvent  même  sans  savoir  ce 
qu'ils  disent  ou  veulent  dire,  n'affirme  rien  contre  ce  genre  de 
composition.  11  prouve  seulement  que  la  sonate,  objet  de  la 
mauvaise  humeur  de  Fontenelle,  était  détestable,  ou  que  ce  lit- 
térateur était ,  comme  tant  d'autres,  un  barbare  en  musique. 
Si  je  reproduis  cette  boutade  ,  c'est  pour  vous  montrer  la  ma- 
nière dont  J  Couperin  a  parodié  le  mol  de  Fontenelle,  en  le 
plaçant  en  tète  d'une  pièce  de  piano,  dont  il  est  devenu  le  titre  , 
l'épigraphe  et  la  dédicace. 


2i  REVUE  DE  PARIS. 


SONATE  ,  QUE  ME  VEIX-TU  ? 

—  Être  jouée  par  les  doigts  de  rose  de  mademoiselle  Laure 
Beanchamps. 

C'est  charmant ,  gentil ,  anacréôntique  ,  homérique  même  , 
l)';en  plus  que  la  fantaisie  de  Clio,  bien  plus  encore  que  la  tra- 
duction de  l'Iliade  du  bonhomme  Bitaubé. 

Castil  Blaze. 


LE  CAMP 

DE  FONTAINEBLEAU, 


A   H.  L£   DIRECTEUR   DE  LA   REVUE   DE   PARIS. 

II  est  bien  convenu  que  le  camp  de  Fontainebleau  est  mal 
nommé.  Il  est  à  trois  lieues  de  cette  ville,  encore  si  vous  prenez 
le  chemin  le  plus  direct  par  les  allées  de  traverse  de  la  forél,  en 
vous  dirigeant  au  nord-ouest,  par  une  déviation  plus  prononcée 
vers  l'ouest  que  vers  le  nord.  En  langage  de  marin,  je  pourrais 
dire  que  le  camp  est  à  trois  lieues  ouest-nord-ouest  de  Fontaine- 
bleau. Ce  chemin  ,  on  peut  l'indiquer  à  ceux  qui  seront  assez 
heureux  pour  louer  un  bon  cheval  de  selle,  comme  il  s'en  trouve 
quelques-uns  à  la  ville,  chez  un  honnête  sellier  de  la  rue  de 
France,  ou  bien  aux  piétons  intrépides  qui  ne  craignent  pas  de 
s'enfoncer  dans  les  sables  jusqu'aux  genoux.  Les  voilures  ne  pas- 
sent point  par  là  ;  elles  ont  un  long  détour  à  faire  pour  suivre  des 
voies  praticables,  et  comme  c'est  le  mode  de  transport  employé 
par  la  plupart  des  visiteurs  que  la  curiosité  amène  au  camp ,  il 
est  exact  de  dire  que  ce  camp  de  Fontainebleau  est  à  quatie 
lieues  de  la  ville  dont  il  a  emprunté  le  nom.  11  y  a  mieux  :  si 
c'est  de  Paris  que  vous  êtes  venu  descendre  à  la  porte  du  ma- 
gnifique palais  de  François  I^r,  avec  l'espérance  de  voir  bientôt 
les  soldats  de  notre  armée  derrière  leur  front  de  bandière  et 


26  REVUE  DE  PARIS. 

leurs  faisceaux  d'arraesélincelanl  au  soleil,  vous  aurez  le  plaisir, 
en  remontant  eu  voiliu-e,  de  retourner  sur  vos  pas  dans  la  direc- 
tion de  la  grande  route  qui  conduit  à  Chailly  et  à  Paris.  Vous 
supposeriez  volontiers  que  ,  pour  vous  montrer  ce  que  vous 
cherchez  ,  on  vous  ramène  au  Champ  de  Mars  et  à  la  cour  du 
Carrousel.  Mais  que  voulez-vous  ?  On  a  caché  le  camp  le  mieux 
qu'on  a  pu  ,  et  on  lui  a  donné  une  fausse  étiquette  pour  aider  h 
ne  point  le  reconnaître.  Un  écrivain  ,  qui  conn;iît  la  cour,  nous 
a  déclaré,  il  y  a  quelques  jours,  que,  quand  on  prend  lapeinc 
de  réunir  dix  mille  hommes  pour  leur  faire  passer  deux 
mois  sous  la  tente,  il  faut  au  moins  leur  donner  une  belle 
enseigne  ,  dût-elle  les  tromper. 

Aussi  ne  croyez  pas  ,  comme  on  vous  le  dit,  que  des  nuées  de 
visiteurs  viennent  chaque  jour  s'ahattre  sur  le  camp,  et  croyez 
encore  moins  ce  qu'on  ajoute,  qu'un  giand  nombre  d'entre  eux 
vient  de  Paris.  Il  peut  se  faire  qu'à  l'état-major  général  on  voie 
arriver  successivement  quelques  visages  parisiens,  de  ce  monde 
moitié  dandy,  moitié  militaire,  qui  est  de  toutes  les  fêtes  ,  mili- 
taires ou  autres  ;  mais  le  vrai  public  de  Paris,  celui  dont  nous 
sommes,  nous  tous  ,  humbles  bourgeois,  qui  jugeons  librement 
toutes  les  fantaisies  que  nous  payons  par  notre  travail,  ce 
public,  avec  lequel  il  faut  pourtant  compter,  est  bien  rare  parmi 
les  curieux  du  camp,  je  vous  l'affirme.  En  revanche,  il  y  a  , 
dans  les  grands  jours  d'exercice  à  feu  ,  de  manœuvres  de  cava- 
lerie et  de  petite  guerre ,  une  assez  nombreuse  affluence  de 
paysans,  de  propriétaires  voisins,  demi-bourgeois  et  demi-cam- 
pagnards ,  et  de  citadins  partis  de  Melun  ou  d'un  rayon  équi- 
valent. J'ai  même  rencontré  une  fois  et  reconnu  une  joyeuse 
bande  de  fermiers  qui  venaient  de  seize  ou  dix-huit  lieues  de  là, 
de  Coulommiers,  de  Rozoy  et  de  tous  ces  charmants  environs  du 
patriarcal  manoir  des  Lafayette.  Mais  ceux-ci  devaient  se  rabat- 
tre sur  Paris  ,  pour  voir  les  courses  du  Champ  de  Mars;  ils  ne 
peuvent  compter  parmi  les  visiteurs  ordinaires  du  camp  :  il  est 
clair  qu'ils  étaient  partis  pour  faire  le  tour  du  monde.  Dans  les 
jours  où  rien  d'extraordinaire  n'est  annoncé ,  le  camp,  avec  ses 
sables  tourbillonnants  et  sa  vaste  plaine  toute  pelée  et  d'une 
désolante  solitude ,  devient  une  véritable  Thébaïde  militaire, 
peuplée  de  dix  mille  cénobites  en  uniforme,  s'ennuyant  A  mourir 
dans  leurs  cellules  de  toile. 


REVUE  DE  PARIS.  27 

Il  est  sûr  qu'oïl  a  voulu  qu'il  en  fût  ainsi  :  remplacement 
choisi  pour  le  campement  de  l'infanterie  ine  le  prouve,  et  ce  qui 
le  (léraonlre  encore  plus  ,  c'est  la  difficulté  qu'il  y  a  d'obtenir, 
à  l'é lai- major  général  ,  une  permission  d'entrer  dans  le  camp 
poui'  plus  d'un  jour.  En  ce  qui  me  touche  ,  je  devrais  dire  qu'il 
y  a  impossibilité.  A  Compiègne ,  il  y  a  deux  ans ,  l'excellent 
colonel  Aupick,  aujourd'hui  maréchal  de  camp,  et  qui  entendait 
aussi  bien  que  personne  son  métier  de  chef  d'élat-major  ,  n'y 
mettait  pas  tant  de  f;içons  pour  permetlre  à  des  amis  d'enfance, 
à  des  parents  longtemi)s  séparés  par  des  carrières  différentes  , 
de  se  revoir  pendant  une  semaine,  tous  les  jours  ,  à  toutes  les 
heures  de  loisir  que  laisse  à  un  oflacier  celle  agitation  factice 
des  camps  de  plaisance.  11  ne  croyait  point  voir  dans  le  premier 
venu  qui  lui  demandait  une  entrée  de  quinze  jours,  un  émeutier 
d'avril ,  de  mai  ou  de  juin  ,  que  sais-je  ?  un  émissaire  peut-être 
de  cet  ennemi  chimérique  contre  lequel  on  devait  brûler  tant 
de  cartouches,  sans  balle,  le  lendemain,   dans  les  plaines 
giboyeuses  du  voisinage.  Aujourd'hui,  au  quartier  général  de 
Fleury  ,  on  ne  veut  rien  entendre  ,  on  ne  sait  pas  qui  vous  êtes, 
on  ne  prend  pas  le  soin  de  s'en  informer  ,  et  aussi  poliment  que 
possible ,  on  vous  signifie  qu'il  y  a  des  instructions  supérieures 
<jui  défendent  d'entrer  au  camp  deux  jours  de  suite  sans  faire 
viser  son  passe-port  j  on  esl  terriblement  rigoureux  sur  la  disci- 
pline j  il  est  convenu  qu'on  est  en  campagne.  Le  duc  d'Orléans 
ne  se  serait  pas  avisé  de  donner  une  pareille  consigne  à  Compiè- 
gne, où  l'affluence  des  curieux  l'eût  pourtant  légitimée  jusqu'à 
un  certain  point  ;  il  sait  sans  doule  que  la  fusion  de  l'ordre  civil 
et  de  l'ordre  militaire  est  désormais  un  fait  inévitable  ;  nous 
ajouterons,  quoique  tout  le  monde  ne  soit  pas  encore  de  cet  avis, 
que  c'est  une  chose  heureuse. 

Grâce  à  Dieu,  en  frappant  à  une  autre  porte,  plus  humble  et 
plus  détournée  que  celle  du  quartier  général,  on  peut  quelque- 
fois entrer,  et  j'y  ai  réussi.  Après  celle  journée  laborieuse,  j'allai 
me  coucher  à  Macherin  ,  où  j'avais  établi  mon  canlonnement 
pour  huit  jours  dans  une  maison  de  paysans. 

Macherin  est  un  des  quatre  ou  cinq  villages  ou  hameaux  qui 
sont  en  vue  du  camp  :  c'est  le  premier  que  l'on  rencontre  en 
arrivant  par  cette  route  de  sable  que  je  vous  ai  désignée  j  il  est 
placé  à  la  lisière  de  la  forêt,  et,  dès  qu'on  a  atteint  ses  dernières 


28  REVUE  DE  PARIS. 

maisons,  on  est  dans  la  plaine  des  manœuvres  ordinaires  de 
l'infanterie  et  de  l'artillerie,  une  plaine  qui  a  bien  trois  lieues  de 
tour,  et  qui  est  bornée  au  sud  par  le  joli  hameau  d'Arbonne, 
avec  son  admirable  couronne  de  bois  et  de  rochers  ;  au  nord, 
par  trois  petits  villages  contigus,  et  que  distinguent  seulement 
leurs  noms  distincts.  Forges,  Saint-Martin  et  Fleury.  De  Ma- 
eherln,  qui  est  à  peu  près  à  l'est  dans  le  même  axe  que  Fontai- 
nebleau, on  aperçoit  en  face  de  soi,  vers  l'ouest,  toute  la  ligne 
des  tentes  de  l'infanterie,  qui  s'étend  du  nord  au  sud,  de  Saint- 
Wartin  jusqu'à  une  certaine  distance  d'Arbonne,  sur  une  lon- 
gueur de  plus  d'une  demi-lieue.  C'est  un  beau  coup  d'œil.  Pour 
jouir  complètement  de  ce  panorama  et  l'embrasser  d'un  seul  re- 
gard, il  faut  arriver  par  Macherin,  à  cheval,  en  suivant  la  route 
de  sable. 

A  droite  de  Macherin,  on  découvre  d'autres  champs  dépouillés 
de  leur  récolte,  qui  forment  un  prolongement  irrégulier  à  la 
grande  plaine  régulière  dont  j'ai  parlé.  C'est  dans  ces  guérets 
que  s'exerce  habituellement  la  cavalerie,  quand  elle  manœuvre 
isolée  des  autres  armes.  Là ,  on  croirait  d'abord  qu'on  va  se 
heurter  enfin  à  la  limite  de  ces  champs  d'exercice  qui  s'ajoutent 
les  uns  aux  autres;  car,  en  tournant  le  dos  à  Macherin  et  en 
faisant  face  au  nord,  on  voit  devant  soi  s'élever  un  petit  bois 
mêlé  de  blocs  de  grès;  c'est  ce  qu'on  nomme  les  Barbizonniè- 
res.  Mais  la  cavalerie,  se  formant  en  pelotons  au  commandement 
de  ses  chefs,  le  lieutenant  général  Faudoas  ,  les  maréchaux  de 
camp  Vidal  de  Léry  et  d'Astorg,  trouve  un  large  passage  entre 
les  Barbizonnières  et  le  village  de  Barbizon  à  dr(»ite,  et  envahit 
une  autre  plaine  toujours  plus  au  nord,  qui  n'a  plus  de  bornes, 
puisque  la  cavalerie  ne  connaît  pas  de  barrières.  Nous  l'avons 
vue  un  matin,  nous  l'avons  suivie  au  delà  de  ce  passage  des 
Barbizonnières,  et  il  a  fallu  l'admirer  lorsque,  se  développant  de 
jiouveau  en  ligne  de  bataille,  sur  deux  cavaliers  de  profondeur, 
et  six  régiments  de  front,  le  5«  et  le  4«=  lanciers  ,  le  6*  et  le 
8«  dragons,  le  ô"  et  le  4^  cuirassiers,  eile  a  pris  le  galop  ainsi 
pour  ne  s'arrêter  qu'au  delà  d'une  roule,  je  ne  sais  laquelle, 
jiordée  d'arbres  et  de  fossés,  tout  cela  franchi  et  hardiment  éludé 
sans  déranger  presque  l'alignement  des  escadrons.  Dans  ce 
galop,  le  sabre  en  main,  galop  modéré  pourtant,  et  qui  n'était 
que  celui  qui  précède  d'ordinaire  le  galop  forcené  delà  charge, 


REVUE  DE  PARIS.  29 

lin  nuage  de  poussière  blanchâtre,  s'élevant  de  ces  terres  si 
légères  où  le  grès  est  réduit  en  atomes  ,  eut  bientôt  enveloppé 
hommes  et  chevaux,  et  alors  lanciers,  dragons,  cuirassiers, 
tous  offrirent  de  loin  une  masse  indistincte,  une  sorte  d'armée 
fantastique ,  perdue  dans  une  épaisse  vapeur.  Rien  ne  peut 
donner  une  idée  de  ce  spectacle,  si  ce  n'est  la  belle  lithographie 
de  Raffet,  le  chef-d'œuvre  des  lithographies,  qui  a  si  bien  repro- 
duit les  formes  vagues  des  escadrons  impériaux  passant  une 
revue  des  morts  devant  l'ombre  de  l'empereur,  d'après  cette 
ballade  allemande  : 


C'est  la  grande  revue 
Qu'aux  Champs  Elyséens, 
A  l'heure  de  minuit , 
Tient  César  décédé. 


Seulement ,  dans  ce  que  nous  avons  vu  derrière  les  buissons 
des  Barbizonnières,  nulle  part  n'apparaissait  même  le  souvenir 
du  moderne  César  :  c'était  un  peu  plus  de  poussière  que  partout 
ailleurs,  et  voilà  tout. 

Notre  cavalerie  ne  pratique  pas  tous  les  jours  un  métier  si 
rude,  métier  d'autant  plus  pénible,  qu'il  lui  faut  faire  plusieurs 
lieues  pour  venir  au  champ  de  manœuvres  et  pour  s'en  retour- 
ner :  elle  est  cantonnée,  en  effet,  à  Milly,  à  Chailly  et  à  Fon- 
tainebleau même,  je  crois.  On  ne  peut  l'appeler  que  trois  fois 
par  semaine  de  ces  cantonnements  éloignés. 

L'infanterie,  qui  n'a  qu'à  sortir  de  ses  lentes  pour  entrer  dans 
la  plaine  qu'on  lui  a  réservée,  est  mise  en  mouvement  tous  les 
jour--.  Tantôt  ce  sont  les  évolutions  de  ligne,  tantôt  l'exercice  à 
feu;  un  autre  jour,  c'est  le  tir  à  la  cible,  pour  lequel  on  va 
toutefois  un  peu  au  delà  du  champ  habituel  des  manœuvres, 
jusqu'au  mur  naturel  que  forment,  d'un  côté  et  d'un  autre,  les 
énormes  rochers  de  grès  derrière  Arbonne  ou  derrière  Mache- 
rin.  L'âpre  nature  de  ces  lieux  vaut  mieux  qu'un  polygone 
préparé  de  main  d'homme,  et  leurs  échos  donnent  au  bruit  de  la 
fusillade  un  retentissement  lointain,  qui  ajoute  quelque  intérêt 
à  cet  exercice  de  la  cible  ,  assez  vulgaire  en  lui-même.  Le  di- 
manche n'est  pas  un  jour  de  repos  pour  l'infanterie,  c'est  le 


.-()  r.EVl'E  DK  PARIS. 

jour  choisi  pour  la  revue  (générale  et  le  défilé  de  toute  la  divi- 
sion en  prrseiice  du  lieutenant  général  Cnbièrcsou  du  comman- 
dant supérieur.  Pendant  que  chaque  hrigadc  défile,  la  mu8i(|uc 
des  trois  corps  qui  la  composent ,  rassemblée  à  la  gauche  du 
lieutenant  général  et  de  son  état-major,  joue  une  marche 
apprise  de  concert  entre  les  trois  musiques  ,  et  cela  forme  un 
volume  de  sons  qui  ne  manrjue  pas  d'éclat  et  de  solennité.  Cet 
ensemble  était  nécessaire,  et  il  eût  été  difficile  de  se  contenter 
d'un  corps  unique  de  musiciens  ,  jouant  chacun  à  son  tour ,  au 
défilé  de  cha(iue  régiment,  dans  celte  immense  plaine  où  de 
grandes  masses  d'accord  peuvent  seules  produire  quelque  effet, 
et  où  l'infanterie,  trop  peu  nombreuse  pour  la  carrière  qui  lui 
est  livrée,  apparaît  elle-même  comme  un  point  dans  l'espace; 
car  il  faut  bien  qu'on  sache  qu'il  n'y  a  que  onze  bataillons  dans 
ce  camp  de  Fontainebleau  ,  dont  on  fait  tant  de  bruit  :  le  batail- 
lon des  chasseurs  à  pied  tirailleurs ,  et  deux  bataillons  pour 
chacun  des  cinq  régiments  qui  vieimcnt  ensuite  ,  le  A«  et  le 
10=  légers,  le  18^,  le  27e  elle  28"  de  ligne.  Remarquons-le  en 
passant ,  le  hasard  ,  ou  (pielque  autre  raison  plus  intelligenle 
que  le  hasard,  veut  qu'en  ce  moment  même  le  camp  de  Boro- 
dino  réunisse  sous  la  tente  près  de  42.000  hommes  de  troupes 
russes  qui  font  aussi  le  simulacre  de  la  guerre  sous  les  yeu.\  dj 
leur  empereur  et  d'un  prince,  hélas  !  trop  oublieuxde  son  oiigiiie 
et  du  nom  français.  Peut-être,  chez  les  Cosaques,  on  rit  un  {)uu 
de  nous,  et  de  nos  camps  en  miniature,  i^  peine  visibles  dans  îes 
plaines  sans  fin  qui  leur  servent  de  cadre  démesuré.  On  devrait 
faire  en  soite  que  nous  ne  prêtions  pas  à  rire,  même  aux  Cosa- 
ques, et  même  dans  une  circonstance  où  des  quolibets  à  la  Sou- 
warow  ne  prouveraient  rieu;  car  enfin  il  est  de  notoriété  que 
noire  force  n'est  i)as  concentrée  .  grâce  à  Dieu  ,  entre  Arbonne 
et  Macherin.  Mais  nous  avons  entendu  des  hommes  d'e«pril  et 
de  bon  sens,  de  vrais  amis  du  gouvernement  et  qu'il  ne  renierait 
pas  s'il  savait  leurs  noms  ,  émettre  le  vœu  qu'à  l'avenir  on 
ajourne,  s'il  le  faut,  pendant  deux  ans,  toute  formation  de 
camp,  pour  réunir,  à  la  tioisième  année,  tiente  ou  quarante 
mille  hommes ,  soldant  ainsi  tout  l'arriéré  en  une  seule  fois. 
Je  recommande  cet  avis  ,  sans  dissimuler  les  obstacles  ,  à  ceux 
que  les  camps  amusent  et  qui  ne  demanderaient  pas  mieux , 
j'imagine,  que  d'en  faire  une  institution  plus  sérieuse.  Si  le 


l'.KVUli  DE  PARIS.  31 

niélier  de  la  yiierro  s'apprend  ailleurs  qu'à  la  guerre  ,  ce  doit 
êlre  à  la  tête  d'un  corps  d'année  vraiment  digne  de  ce  nom. 

Revenons  à  l'emploi  des  journées  dans  le  diminutif  de  camp 
que  nous  connaissons.  Parfois  on  fait  trêve  aux  manœuvres  iso- 
lées de  l'infanterie  et  on  l'envoie,  soutenue  par  rartillerie  et  par 
la  cavalerie  sur  ses  ailes,  simuler  ne  attaque  en  avant  sur  le 
pauvre  village  de  Barbizon,  qui  ne  sait  ce  qu'on  lui  veut,  lui  qui 
nourrit,  loge  et  rançonne,  à  l'heure  qu'il  est,  vingt-cinq  pacifi- 
ques artistes,  occupés  à  saisir  sur  la  toile  les  beaux  points  de 
vue  de  la  foret  voisine.  Après  l'attaque  ,  et  à  une  heure  fixée 
d'avance,  on  commence  un  mouvement  en  arrière  ,  et  toules  les 
armes  ,  selon  le  rôle  qui  leur  est  assigné,  s'aident  mutuellement 
à  opérer  leur  retraite  jusqu'aux  abords  du  camp.  C'est  ce  que 
les  badauds  nomment  la  petite  guerre.  Il  y  a  eu  dernièrement 
une  démonstration  militaire  de  ce  genre  que  fous  les  journaux 
ont  décrite.  Un  officier  distingué,  et  assez  difficile  à  satisfaire, 
nous  écrit  du  camp  qu'elle  a  été  fort  bien  exécutée.  Les  dragons 
du  fie  régiment,  disséminés  par  petits  pelotons  dans  les  diverses 
positions  à  enlever,  figuraient  l'ennemi,  avec  leurs  fanions 
rouges.  Us  étaient,  les  uns  à  cheval ,  les  autres  à  pied  ,  comme 
de  vrais  dragons  :  en  général,  on  ne  fait  pas  faire  assez  souvent 
à  cette  arme  mixte  l'exercice  à  pied  et  on  l'habitue  trop  à  se 
croire  purement  et  simplement  une  arme  de  cavalerie. 

D'autres  fois  on  met  l'infanterie  en  marche,  sans  artillerie  ni 
cavalerie  ,  pour  une  promenade  militaire.  Il  s'agit  de  reconnaî- 
tre, par  exemple,  si  l'ennemi  ne  se  dirige  pas  vers  le  camp  par 
quelque  point  de  la  rivière  d'ÉcoUe,  qu'on  lui  suppose  l'inten- 
tion de  traverser  ;  car  le  commandant  supérieur  a  ses  éclaireurs, 
comme  vous  pouvez  croire  ,  qui  lui  apportent  de  temps  en  temps 
des  nouvelles  fort  inquiétantes.  J'ai  suivi  une  opération  sembla- 
ble, ayant  pour  but  de  déjouer  les  desseins  de  l'ennemi,  qui, 
celte  fois,  n'était  pas  même  représenté  par  le  6"  dragons  :  nos 
régiments  sont  patriotes  et  répugnent  à  faire  l'ennemi;  c'est 
une  vilaine  corvée.  Voici  comment  on  a  fait  promener  l'infan- 
terie ce  jour-là.  Il  est  bon  de  vous  dire  que  la  rivière  d'ÉcoUe  , 
vers  laquelle  on  craignait  une  surprise,  prend  sa  source  au  midi 
du  camp,  au  village  de  Yaudoué ,  et  coule  à  l'ouest  du  camp 
par  Noisy  ,  Oney ,  Milly  ,  Courance ,  où  l'on  remarque  le  joli  parc 
de  M.  de  Nicolaïj  puis  par  Danemois,  Saint-Germain-sur-ÉcolIe , 


32  REVUE  DE  PARIS. 

Monfgermont,  Pringy,  pour  déboucher  dans  la  Seine  ,  en  face 
du  beau  domaine  de  Sainte-Assise.  Eh  bien!  c'est  cette  inoffen- 
sive rivière  d  ÉcoIIe  qui  empêchait  nos  généraux  de  dormir. 
Un  malin ,  la  deuxième  brigade ,  ayant  à  sa  tête  M,  de 
Lasbordes,  jeune  maréchal  de  camp  qui  commande  déjà  comme 
un  des  plus  anciens ,  reçut  l'ordre  de  s'y  porter  par  Fleury  et 
Saint-Germain,  et  d'en  remonter  le  cours  par  Danemois  jusqu'à 
Courance,  où  la  première  brigade  devait  la  rejoindre  par 
Arbonne  et  Miiiy  ,  en  descendant  la  rivière.  Tout  cela  s'exécuta 
sans  rencontrer  l'ennemi  et  sans  brûler  une  amorce,  sous  un 
soleil  ardent,  et  toujours  dans  cette  même  poussière  de  grès 
presque  impalpable,  par  une  des  plus  chaudes  journées  qu'on 
ait  vues  au  mois  de  septembre.  Plusieurs  soldats  tombèrent  en 
chemin,  et  il  fallut  une  main  amie  pour  les  relever  j  ce  «jui 
faisait  dire  à  des  officiers  qui  savent  les  conditions  du  mé(ier 
qu'on  soutiendrait  difficilement  une  campagne  laborieuse  avec 
des  soldats  si  jeunes,  et  dont  le  tempérament  nVst  pas  encore 
assez  développé  pour  les  fatigues  de  la  véritable  guerre.  Vous 
savez  qu'on  les  prend  à  vingt  ans,  et  qu'une  bonne  partie  de  la 
population  la  plus  valide  échappe  au  recrutement,  parce  qu'é- 
tant aussi  la  plus  intelligente  et  la  plus  aisée,  elle  a  intérêt  à  se 
faire  remplacer,  et  sait  bien  en  trouver  le  moyen.  Les  conscrits 
qui  restent  à  l'État  ne  sont  contraints  au  service  que  jusqu'à 
vingt-sept  ans,  et  encore,  au  bout  de  cinq  ans,  on  délivre  ordi- 
nairement à  beaucoup  d'entre  eux  des  congés  limités;  si  bien 
que  les  soldats  qui  approchent  le  plus  de  l'âge  de  virilité  et  de 
force  n'ont  que  vingt-cinq  ans,  tant  que  le  régime  de  ces  congés 
éventuels  n'est  pas  suspendu  par  une  fausse  alerte  de  guerre, 
comme  il  y  en  a  eu  quelquefois  depuis  1850,  au  nord,  à  l'orient, 
ou  au  midi.  Pour  se  battre,  un  jour  ou  deux,  dans  une  rencon- 
tre passagère,  on  est  bon  à  tout  âge  ;  mais  pour  faire  une  rude 
campagne,  vingt-cinq  ans,  c'est  la  limite  inférieure  où  l'on  com- 
mence à  valoir  et  à  compter. 

Il  est  vrai  que,  si  nos  soldats  n'ont  pas  toute  la  vigueur  qu'on 
désirerait,  les  officiers,  en  revanche,  peuvent  être  montrés  avec 
orgueil  aux  amis  et  aux  ennemis  de  la  France.  Ou  ne  regrette 
pas  d'être  allé  chercher  le  camp  dans  le  désert  où  il  se  dissimule, 
lorsqu'on  a  pu  voir  quels  tempéraments  éprouvés,  quelles  éner^ 
giques  natures  physiques  fortifient  Téchette  moyenne  des  grades 


HEVUE  DE  PARIS.  3S 

militaires.  Ce  sont,  la  plupart,  des  hommes  d'élite,  que  l'empire, 
dans  sa  meilleure  phase,  eût  admirés;  et  quelques-uns,  sords 
de  cette  terrible  épreuve,  foudroyés,  mais  debout,  sont  toujours 
prêts  à  bien  faire.  Rassurons-nous  donc,  le  cadre  d'officiers  est 
un  point  de  ralliement  inébranlable  autour  duquel  les  soldais 
de  vingt-cinq  ans,  au  premier  coup  de  canon  sérieusement  tiré, 
voudraient  vieillir,  et  ceux  qui  sont  partis  reviendraient  en 
foule. 

La  première  brigade,  que  j'accompagnais  dans  cette  prome- 
nade militaire,  faisait  éclairer  sa  marche,  en  tête  de  la  colonne 
et  sur  les  flancs,par  des  voltigeurs  du  4^  et  du  lO*"  légers,  et  sur- 
tout par  les  chasseurs  à  pied  tirailleurs,  que  la  voix  publique  a 
baptisés  inslinctivement  du  nom  de  chasseurs  d'/ifrique,psvcfi 
qu'en  effet  leur  place  serait  là.  Ce  sont  des  soldats  de  choix, 
alertes,  inlelligents,  infatigables  et  disciplinés  ;  une  armée  ainsi 
composée  serait  sans  rivale  dans  le  monde.  Ils  coureni,  sautent 
les  fossés,  se  couchent  à  plat  ventre  et  chargent  leur  fusil  dans 
cette  posture  ;  ils  se  séparent  pour  tirailler,  sans  éparpiilement, 
toujours  assujettis  à  un  certain  ordre  dans  ce  désordre  apparent 
du  service  de  voltigeurs,  et  se  ralliant  an  premier  son  du  clai- 
ron avec  une  précision  merveilleuse.  S'ils  marchent,  car  ils  dai- 
gnent marcher,  d'uii  bon  pas  fjéoviétrtqiie,  comme  leur  crie 
l'officier,  on  peut  leur  dire,  croyez-moi  : 

Vous  marchez  d'un  tel  pas  qu'on  a  peine  à  vous  suivre. 

Au  reste,  ils  sentent  qu'ils  sont  des  hommes  de  choix,  et  leurs 
chefs  le  savent  encore  mieux  :  cela  excite  les  uns  et  les  autres  à 
conquérir  les  suffrages  du  reste  de  l'infanterie  qui  n'a  de  re- 
gards que  pour  eux,  pour  leur  sombre  uniforme  vert  et  leur 
équipement  d'un  modèle  nouveau,  aussi  sombre  que  leur  habi(. 
Vous  connaissez  tous  à  Paris  cet  uniforme  des  chasseurs  d'Afri- 
que,  ce  corps  a  été  formé  à  Vincennes,  sous  vos  yeux.  Tout  le 
monde  n'a  pas  remarqué  peut-être  que  ces  chasseui's  ne  portent 
pas,  comme  les  autres  fantassins,  cette  double  buffleterie  croisée 
sur  la  poitrine  et  tendue  par  le  poids  du  sabre  et  de  la  giberne, 
qui  gêne  la  respiration  et  détermine  souvent,  de  l'aveu  de  tous 
les  chirurgiens  militaires,  un  commencement  de  phthisie  chez  les 
10  4 


TA  REVLK  DE  l'AlUS. 

soldats  faiblement  conslilués.  Pourquoi  ne  feiait-on  pas  profi- 
ter sur-le-champ  toute  l'infanterie  des  bénéfices  d'une  innova- 
tion si  simple  ? 

Ce  n'est  pas  d'ailleurs  la  seule  amélioration  que  l'armée  at- 
tende de  rheureuse  expérience  qui  s'achève  sur  le  bataillon  des 
ch.isseurs  à  pied  tirailleurs  ;  elle  espère  qu'ils  seront  le  germe 
et  le  type  d'une  véritable  infanterie  légèie  qui  nous  manque. 
Nous  n'avons  une  infanterie  légère  que  de  nom,  qui  se  distingue 
de  celle  de  ligne  par  des  collets  jaunes  et  des  épaulettes  d'ar- 
gent, rien  déplus.  11  est  temps  de  finir  cet  enfantillage.  On  peut 
objecter  que,  dans  la  disposition  actuelle  des  esprits,  on  ne 
réunirait  pas  des  soldais  d'élile  comme  ceux  de  ce  bataillon 
modèle,  en  assez  grand  nombre  pour  renouveler  en  entier  nos 
vingt  régiments  légers;  mais  il  suffirait  de  vingt  bataillons,  ré« 
partis  à  chacun  de  ces  corps,  pour  justifier  enfin  le  titre  qu'on 
leur  donne,  et  ce  n'est  pas  demander  l'impossible. 

En  attendant,  les  chasseurs  à  pied  tirailleurs  sont  au  nombre 
de  500  :  quatre  compagnies  de  120  hommes  environ.  Qu'on  les 
envoie  au  plus  vite  en  Afrique  recevoir  leur  consécration,  et 
(jii'on  en  forme  d'autres.  A  Alger,  soldats  et  officiers,  tous 
feront  envie  au  colonel  Lamoricière  lui-même,  à  la  tète  de  ses 
Zouaves.  Mais  on  souffre  en  les  sachant  occupés  à  battre  les 
buissons  inanimés  d'entre  Milly  et  Courance,  et  à  explorer,  pour 
rire,  les  abords  de  la  rivière  d'Écolle.  Un  paysan,  qui  voyait  un 
peloton  se  diriger  vers  rÉcolle,s'écriait  devant  moi  :  «Où  vont- 
ils  donc  ?  l'eau  de  la  rivière  n'est  pas  bonne;  il  y  en  a  de  bien 
meilleure  à  une  source  derrière  les  grands  ormes  que  vous  aper- 
cevez là-bas,  à  gauche.  «—Le  digne  homme,  vu  l'excessive  cha- 
leur, croyait  sérieusement  qu'on  les  menait  boire. 

Les  chasseurs  à  pied  tirailleurs  sont  armés  de  fusils  à  percus- 
sion, ainsi  que  deux  régiments  du  camp,  le  4«  léger  et,  si  je  ne 
me  (rompe,  le  27e  de  ligne.  C'est  encore  une  épreuve  nouvelle, 
et  qui  est  déjà  satisfaisante.  Il  paraît  que  les  fusils  à  percussion 
ne  ratent  qu'une  fois  sur  cinq  cents  coups,  tandis  que  cela  ar- 
rive une  fois,  dit-on,  sur  vingt,  aux  fusils  à  pierre,  dont  l'infan- 
terie est  encore  généralement  armée.  Tout  le  monde,  à  vrai 
dire,  n'admet  pas  celle  infériorité  prodigieuse  de  l'ancien  arme- 
ment. Ce  qu'il  y  a  de  certain  à  l'égard  des  nouvelles  armes,  c'est 
qu'elles  attendent  un  perfectionnement  nécessaire  dans  le  mode 


REVUE  MF,  l'ARIS.  35 

(rélablisseineiil  des  cailouches  et  de  la  capsule.  On  nous  éciil 
de  la  plaine  d'Arboiine  (iirunc  commission,  choisie  i»armi  les 
officiers  d'infanterie  des  régiments  du  camp,  el  à  laquelle  a  été 
adjoint  un  capitaine  d'artillerie,  vient  d'être  chargée  d'exami- 
ner un  nouveau  système  de  cartouches  proposé  pour  les  fusils  à 
percussion  par  un  capitaine  des  chasseurs  à  pied.  On  ajoute  que 
le  comité  d'artillerie,  toujours  exclusif,  prétendait  mcltre  obsta- 
cle aux  essais,  mais  qu'en  dépit  de  ses  efforts  le  ministre  de  la 
guerre  a  ordonné  la  confection  de  vinyt  mille  deccii  cartouches. 
L'infanterie  se  réjouit  de  ce  triomphe  auquel  on  ne  l'a  pas  ac- 
coutumée ;  et  pourquoi,  en  effet,  lui  inlerdirail-oii  d'avoir  un 
avis  sur  les  conditions  de  succès  d'une  arme  qui  lui  appai- 
tient  ? 

Dieu  nous  garde,  cependant,  de  nous  mêler  à  ce  grave  débat  ! 
Disons  plutôt  un  mot  de  la  vie  qu'on  mène  au  camp  dans  les  in- 
stants de  loisir  que  laissent  les  manœuvres  petites  ou  grandes.— 
Le  samedi  serait  un  jour  de  repos  complet,  jour  de  sabbat,  s'il 
n'était  consacré  à  ce  qu'on  nomme  militairement  les  soins  de 
propreté  :  ce  qui  veut  dire  que  les  soldais  lavent  leurs  guêtres, 
brossent  leurs  habits,  prodiguent  le  bhsnc  d'Es|)agne  el  sont 
conduits  par  pelotons  à  une  source  au  delà  d'un  petit  bois  (jni 
couvre  le  camp  à  l'ouest,  pour  s'y  retroHper  api  es  les  fatigues 
de  la  semaine.  Ce  jour-là,  les  officiers  s'ennuient  plus  que  de 
coutume,  si  la  chose  est  possible.  Il  y  a  pourtant  chasse  à  courie 
dans  la  forêt;  mais  invitez  donc  des  officiers  d'infanterie  à  une 
chasse  à  courre  :  or  ils  sont  là  près  de  trois  cents,  tous  privés 
nécessairement  de  ce  moyen  laborieux  de  tuer  le  temps,  sinon 
le  cerf.  Au  reste,  deux  samedis  de  suite,  j'ai  pu  constater  les 
chétives  prouesses  de  ceux  qui  chassaient.  La  première  fois , 
point  de  cerf,  ni  cerf  à  sa  seconde  tète,  ni  cerf  dix-cors  ,  au- 
quel on  pût  attacher  ses  efforts,  comme  dilDoiante  le  fâcheux. 
La  seconde  fois,  un  cerf,  à  la  nuit  tombante,  vint  se  réfugier 
et  disparaître  vers  la  Mare  aux  Évées,  mais  sans  se  noyer, 
heureusement,  le  pauvre  animal.  Un  vieux  garde  me  disait  que 
ce  ne  pouvait  être  le  cerf  de  meute  qui  eût  ainsi  couru  seul  de 
sept  heures  du  matin  à  huit  heures  du  soir  ;  qu'évidemment  il 
s'était  fait  accompagner,  et  que  les  chiens  avaient  pris  le  change. 
Le  vieux  garde  haussait  un  peu  les  épaules,  il  se  souvenait  des 
beaux  temps  de  Charles  X.  Mais  le  temps  des  rois  et  des  princes 


ne  REVUE  DE  PARIS. 

grands  chasseurs  est  passé  pour  toujours,  quel  malheur  !  Le  si- 
mulacre de  ce  divertissement,  jadis  royal,  durera  ce  qu'il  pourra, 
comme  toutes  les  imitations  maladroites. 

La  troupe  des  Variétés  donnait,  il  y  a  quelque  temps,  deux 
représentations  par  semaine,  dont  le  commandant  supérieur  fai- 
saitles  frais,  pour  l'amusementdu  camp.  Officiers,  sous-officiers 
et  soldats  y  étaient  admis,  à  lourde  rôle,  avec  des  billets  d'in- 
vitation. Je  ne  sais  si  la  réouverlure  de  la  jolie  salle  du  boule- 
vard des  Panoramas  n'aura  pas  troublé  uu  peu  la  régularité  de 
ce  plaisir;  mais,  dans  tous  les  cas,  c'est  un  triste  plaisir,  au  moins 
pour  les  officiers,  qui  l'acceptent,  faute  de  mieux,  et  dont  <iuel- 
ques-uns  s'y  refusent  absolument.  Imaginez  qu'ils  sont  privés 
de  la  moitié  du  plaisir  qu'on  goîile  au  théâtre  !  je  veux  dire  la 
vue  des  loges  et  des  spectateurs  eux-mêmes.  Il  n'y  a  point  de 
loges,  mais  une  série  de  gradins  comme  pour  une  distribution 
de  prix,  de  sorte  que  chacun  ne  voit  devant  lui  que  des  dos,  des 
nuques,  des  collets  jaunes  ou  rouges,  des  épaulettes  blanches 
ou  jaunes.  Pas  un  visage  de  femme,  pas  deux  étrangers  en 
habit  de  ville,  si  ce  n'est  parfois  quelques  laquais  introduits  au- 
près des  simples  soldats,  au  paradis.  Sachez  aussique  le  mérite 
des  acteurs  n'est  pas  une  suffisante  compensation  à  la  mono- 
tonie de  cet  aspect  de  la  salle.  Les  officiers  ont  vu  toutes  les 
pièces  qu'on  leur  offre  représentées  dans  leurs  villes  de  garni- 
son, et  chacun  d'eux  garde  le  souvenir  de  tel  acteur  ou  de  tel 
actrice  qui,  ù  leurs  yeux  ne  le  cèdent  en  rien  à  Vernet,  à  Odry, 
:">  Mlle  Flore. 

On  vous  a  parlé  d'une  bibliothèque  qui  existe  au  camp  :  oui, 
pour  ceux  qui  veulent  lire  des  ouvrages  de  longue  haleine,  Po- 
lybe,  VHistoire  Militaire  de  Jomini,  les  Mémoires  de  Napo- 
léon. Mais  on  n'y  trouve  pas  un  journal,  et  c'est  par  ce  fait  que 
se  trahit  le  plus  hardiment  la  pensée  d'isolement  qui  a  présidé 
à  la  formation  du  camp  de  Saint-Martin.  Les  officiers  sont 
léduits  à  lire  les  feuilles  du  quatrième  jour  dans  les  baraques 
où  ils  ont  choisi  leur  pension.  Il  y  a  là,  derrière  les  tentes,  une 
suite  de  baraques ,  tenant  lieu  de  restaurants  ou  de  cabarets, 
et  qui  se  prolonge  sur  une  ligne  presque  égale  à  celle  du  camp. 

L'isolement  dont  tout  le  monde  se  plaint  n'a  pas  seulement 
l)orté  atteinte  aux  plaisirs  et  aux  distractions  qu'on  peut  se 
donner,  même  en  campagne  ;  il  nuit  aussi  beaucoup  au  bien- 


REVUE  DE  PARIS.  37 

êlre  (les  officiers  et  des  soldats.  Les  uns  se  plaignent  d'è!re  mal 
et  chèrement ,  dans  leurs  pensions  improvisées  loin  de  tout 
marché  de  consommation.  Les  autres  payent  parfois  neuf  sous 
la  livre  de  viande  qu'ils  auraient  pour  sept  sous,  dans  certaines 
garnisons.  Ils  touchent,  dira-l-on  ,  l'indemnité  allouée  aux 
troupes  sur  le  pied  de  rassemblement.  Parlons  de  cela  !  Huit 
centimes  par  jour  au  soldat ,  dix  centimes  au  sous-officier,  et 
quinze  à  l'adjudant-sous-officier.  Achetez  donc  maintenant  des 
légumes  pour  la  soupe,  quand  le  paysan  exige  du  pauvre  soldat 
vingt-cinq  et  trente  centimes  pour  un  chou,  dont  on  ne  donne- 
rait pas  cinq  centimes  à  Fontainebleau.  Disons,  sans  excuser  le 
paysan  spéculateur,  que  les  approvisionnements  de  ce  genre 
sont  achetés  généralement  au  marché  même  de  Fontainebleau, 
et  revendus  au  camp  de  la  seconde  ou  de  la  troisième  main. 

On  nous  repond  :  Prenez  la  carte  de  Cassini,  vous  verrez 
qu'il  n'y  avait  pas  pour  le  camp  d'autre  emplacement  possible. 
—  Nous  n'avions  pas  attendu  ce  conseil  et  nous  avions  pris, 
non-seulement  la  carte  de  Cassini,  qui  est  une  carte  générale 
de  France,  c'est-à-dire  faite  sur  une  trop  petite  échelle  pour 
servir  d'autorité  en  celte  occasion,  mais  encore  un  plan  général 
de  la  forêt  et  de  ses  environs  dressé,  un  peu  avant  89,  pour  les 
chasses  du  roi.  Sans  être  un  grand  maréchal  des  logis  ou  un 
profond  stratégiste,  il  nous  semble  qu'on  pouvait  s'établir  du 
côté  de  Chailly,  où  il  y  a  encore  des  plaines,  au  moins  à  quelque 
distance  ,  tout  ce  qu'il  en  faut  pour  onze  mille  hommes.  On  se 
rapprochait  un  peu  de  Fontainebleau,  et  surtout  on  aurait  eu  à 
sa  portée  le  marché  public  de  la  ville,  où  l'on  pouvait  se  rendj-e 
par  une  route  excellente ,  et  à  l'aide  d'un  service  spécial  pour 
les  soldats  chargés  de  l'approvisionnement.  Mais  on  a  voulu 
essayer  sur  l'armée  le  régime  de  l'isolement  pénitentiaire. 

Je  regrette,  monsieur,  que  le  cam|)  de  Fontainebleau  m'ait 
pris  toute  la  place  dont  vous  disposez  en  ma  faveur.  J'aurais 
voulu  vous  parler  de  la  singulière  vie  de  ces  carriers  qui 
exploitent  le  grès  dans  la  forêt.  Us  font  là  un  métier  dont  ils 
meurent  à  quarante  ans,  plus  jeunes  encore,  et  ils  le  savent,  et 
ils  y  persévèrent.  Est-ce  la  misère?  Est-ce  l'insouciance?  L'une 
et  l'autre  sans  doute  :  l'insouciance,  compagne  fidèle  de  la 
misère,  et  sa  meilleure  consolatrice.  Un  jeune  carrier,  qui  ne 
tirera  à  la  conscription  que  dans  un  an,  me  disait  :  «  Il  n'y  a 

4. 


r.8  P>FVUK  DE  PARIS. 

pas  de  vieux  carriers  !  »  El  il  s'en  letoiimail  aux  carrières , 
comme  Dion,  avec  une  philosophie  probablement  plus  sincère. 
J'en  ai  vu  un  autre,  de  seize  ans,  qui  soulevait  avec  peine, 
mais  avec  l'ardeur  de  son  âge,  pendant  toute  une  journée  ,  la 
maille  de  quarante  livres  dont  on  se  sert  pour  fendre  d'énormes 
blocs  de  grès.  C'est  commencer  de  bonne  heure  à  creuser  sa 
tombe.  Quand  un  carrier  est  atteint  de  phlhisie,  on  dit  :  «11  est 
pris  par  le  grès!  »  et  un  enfant  se  présente  pour  le  remplacer 
aux  carrières.  Il  faut  vous  dire  le  mot  del'éniguie  :  c'est  qu'un 
bon  ouvrier  peut  gagner,  en  avalant  la  poussière  de  grès  qui  le 
tue,  jusqu'à  5  fr.  et  3  fr.  50  cent,  par  journée  ! 


C-- 


LOUIS  APJOSTE. 

(1474  —  1553.) 

QUATRIÈME  £T  CIIKQUIÈIIE  iiATIREli  (1). 


Pendant  le  pontificat  de  Léon  X,  que  l'éclat  de  la  littérature 
et  des  arts  a  environné  d'une  auréole  si  brillante,  l'Italie  était 
loin  de  goûter  la  paix  et  le  bonlieur.  Les  plus  puissants  États  de 
celte  contrée,  tels  que  ceux  du  pape,  les  républiques  de  Venise 
et  de  Florence,  étaient  engagés  dans  des  guerres  renouvelées 
sans  cesse  par  le  séjour  des  forces  militaires  que  les  rois  de 
France  y  entretenaient  pour  soutenir  les  droits  qu'ils  préten- 
daient avoir  sur  le  duché  de  Milan  et  le  royaume  de  Naples. 

Rome  et  Venise  avaient  encore  une  constitution  assez  robuste 
pour  supporter,  non  sans  souffrir  beaucoup,  il  est  vrai,  les  vi- 
cissitudes de  la  guerre  ;  mais  ces  petits  princes  d'Italie,  les  ducs 
ou  seigneurs  d'Orvietto,  d'Urbin,  de  Manloue,  de  Bologne  ou  de 
Ferrare,  sans  cesse  exposés  à  devenir,  ainsi  que  leurs  États,  la 

(1)  Voyez  tom.  IX,  pag.  5. 


40  REVUE  DE  PARIS. 

proie  d'une  des  cinq  ou  six  puissances  qui  réunissaient  leurs 
troupes  pour  se  faire  la  guen  e  ,  tous  ces  petits  jjrinces  et  leurs 
pays  vivaient  dans  des  transes  et  des  calamités  continuelles. 

La  mésintelligence  entre  la  cour  de  Rome  et  <;elle  de  Ferrare 
avait  commencé,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  depuis  le  pontificat  de  l'obs- 
tiné Jules  II.  Non  content,  après  la  fameuse  ligue  de  Cambrai, 
conclue  en  1308,  d'avoir  chassé  les  Vénitiens  de  la  Romagne,  le 
pontife  prétendit  encore  enlever  aux  Français  toute  espèce  de 
souveraineté  en  Italie,  .\lphonse  d'Esle  ,  le  protecteur  de  notre 
poëte,  qui,  en  sa  qualité  de  duc  de  Ferrare,  était  feudataire  de 
l'Église  ,  n'ayant  pas  voulu  ,  en  cette  occasion ,  se  détacher  de 
l'alliance  qu'il  avait  contractée  avec  le  roi  de  France  Louis  XII, 
encourut,  en  1310,  la  colère  du  pape,  qui,  après  l'avoir  déclaré 
excommunié  et  indigne  de  gouverner  ses  États,  lui  ravit  par  la 
force  des  armes  les  villes  de  Modène  et  de  Reggio,  toutes  deux 
comprises  au  nombre  des  liefs  impériaux.  Jules  II  et  son  suc- 
cesseur Léon  X  parurent  bien,  par  la  suite,  moins  irrités  contre 
Alphonse  d'Esté  ;  ils  le  leurrèrent  de  promesses  de  restitution  et 
lui  envoyèrent  des  absolutions  j  mais  ce  pauvre  prince,  loin  de 
rentrer  dans  la  possession  de  ses  deux  villes,  se  vit  encore,  au 
contraire,  en  danger  de  perdre  Ferrare.  Aussi,  à  peine  Léon  X 
fut-il  mort,  qu'Alphonse  s'unit  à  la  cause  de  Charles-Quint, 
avec  les  secours  duquel  il  récupéra  Reggio  en  1523,  et  Modène 
en  1527. 

Parmi  les  vexations  particulières  que  la  haine  de  Léon  X  fit 
peser  sur  le  duc  de  Ferrare,  il  faut  compter  la  prise  d'une  por- 
tion du  duché  appelée  la  Garafarjnana.  Cette  petite  contrée, 
gouvernée  en  pays  conquis  jusqu'à  la  mort  du  pontife  (1521  , 
décembre),  fut  reprise  quelque  temps  après  par  son  légitime 
possesseur. 

On  conçoit  qu'au  milieu  de  pareilles  préoccupations,  privé  du 
revenu  de  deux  villes  et  accablé  par  les  dépenses  excessives  que 
durent  occasionner  de  si  longues  guerres,  le  duc  de  Ferrare 
était  bien  embarrassé  pour  payer  exactement  celte  petite  armée 
de  savants,  de  po6les  et  d'artistes  serviteurs  qu'il  entretenait  ù 
sa  cour.  Arioste,  comme  on  le  verra  bientôt,  ne  savait  plus  com- 
ment vivre.  A  l'ouverture  de  la  guerre,  la  pension  que  lui  fai- 
sait le  duc  avait  été  supprimée,  et,  pour  comble  de  disgrâce,  la 
rente  qui  lui  venait  ordinairement  de  la  chancellerie  de  Milan 


REVUE  DE  PARIS.  41 

était  suspendue,  ainsi  que  toutes  les  affaires  du  notaire  Consta- 
bili,à  cause  des  troubles  continuels  et  de  la  guerre  qui  régnaient 
dans  cette  dernière  ville.  La  position  du  i)oëte  devint  si  fâcheuse, 
qu'il  se  vit  forcé  de  prier  le  duc  ou  de  pourvoir  à  ses  besoins , 
ou  de  lui  permettre  de  quitter  son  service  pour  aller  chercher 
fortune  ailleurs. 

L'attachement  sincère  que  portait  le  duc  à  l'Ariosle,  et  la  dif- 
ficulté où  il  se  trouvait  de  lui  fournir  dans  le  moment  ce  dont 
il  avait  besoin,  firent  prendre  au  prince  la  plus  étrange  résolu- 
tion ;  ce  fut  de  nommer  son  poêle  gouverneur  du  pays  de  la 
Garafagnana,  qui  venait  de  lui  èlre  rendu  depuis  la  mort  de 
Léon  X;  pays  sauvage,  agité  de  troubles,  divisé  par  des  factions 
et  infesté  de  brigands. 

Le  poêle,  peu  curieux  de  faire  des  voyages,  comme  on  sait,  et 
qui  d'ailleurs  avait  tant  et  de  si  bonnes  raisons  pour  se  plaire  à 
Ferrare,  fut  condamné  à  passer  trois  ans  dans  ce  lieu  d'exil , 
d'où,  après  un  silence  d'un  an,  il  écrivit  enfin  la  satire  suivante 
à  son  parent  : 

SATIRE  IV. 

A  H.  SISMOSDO  MALEGDCCIO. 

Il  y  a  aujourd'hui,  20  février  lo2ô ,  un  an,  qu'en  descendant 
des  montagnes  qui  envoient  aux  Toscans  le  vent  du  nord ,  je 
m'établis  dans  ce  lieu,  où  la  Turrita  et  le  Serchio  mêlent,  avec 
un  bruit  éternel,  leurs  eaux  entre  deux  ponts.  J'y  vins  pour  gou- 
verner, ainsi  qu'il  plut  à  mon  seigneur,  le  troupeau  de  Gara- 
fagnana qui  eut  recours  à  lui,  sitôt  qu'à  Rome  eut  cessé  de  vivre 
le  lion  (Léon  X)  qui  venait  de  l'épouvanler,  de  le  mordre ,  de  le 
mettre  en  fuite,  tellement  qu'il  l'eût  sans  doule  exterminé  sans 
le  juste  secours  venu  tout  à  coup  du  ciel;  et  c'est  pour  la  pre- 
mière fois  que  depuis  si  longtemps  je  m'adresse  aux  divinités 
qui  cultivent  la  plante  dont  les  feuilles  m'étaient  jadis  si  chères. 

La  singularité  du  lieu  que  j'habile  est  si  grande,  que  j'ai  fait 
comme  les  oiseaux  qui  changent  de  cage,  et  demeurent  bien  des 
jours  sans  chanter.  0  mon  cher  cousin  Maleguccio,  ne  félonne 
pas  de  mon  silence  en  me  voyant  séparé  par  plus  de  cent  milles, 


4'i  P.KVUE  DE  PARIS. 

par  les  iieises,  les  monts  et  les  rivières,  de  Celle  qui  seul  règle 
ma  destinée.  J'ai  soin  de  donner  à  mes  autres  amis  d'autres  ex- 
cuses p!::s  sérieuses  en  apparence;  mais  avec  loi  j'avoue  libre- 
ment ma  faiblesse.  Si  j'étais  aussi  franc  avec  d'autres ,  ils  me 
regarderaient  de  travers  en  se  pinçant  les  lèvres,  et  penseraient 
que  je  suis  un  homme  sans  cervelle.  «  Digne  homme  .'  diraient- 
ils,  à  qui  on  confie  le  gouvernement  de  toute  une  population,  et 
qui,  tout  près  d'avoir  cinquante  ans,  se  berce  Timaginalion  avec 
les  idées  d'un  adolescent  !  «  Et  ils  diraient  vrai  comme  l'Évan- 
gile de  saint  Jean,  car  je  ne  suis  pas  si  peu  clairvoyant  que  je  ne 
m'aperçoive  de  mon  erreur,  et  même  que  je  ne  la  condamne. 
Mais  qu'importe  que  je  la  connaisse  et  que  je  condamne  mes 
fautes ,  si  je  ne  puis  les  réparer,  si  ne  je  sais  trouver  aucun  re- 
mède à  ce  poison  ? 

Que  tu  es  sage  et  fort,  toi  qui  détournes  à  ton  gré  de  ton  cœur 
ces  passions  que  la  nature  a  rivées  en  nous  dès  l'enfance  avec 
des  clous  si  durs!  Elle  riva  celle  que  je  porte  en  moi ,  mais  nou 
pas  peut-être  aussi  profondément  que  dans  le  cœur  de  certaines 
personnes  qui  prennent  à  moi  tant  d'intérêt  qu'elles  ne  peuvent 
tolérer  mon  impuissance  à  me  corriger.  Ces  personnes  font 
comme  plus  d'un  que  je  connais,  qui  disent  et  jurent  même  que 
tel  ou  tel  est  trompé  j)ar  sa  femme  ,  et  qui  ne  mesurent  pas  le 
cimier  qu'ils  portent  en  tête.  Quant  à  moi,  je  ne  pique,  je  ne 
frappe  ni  ne  tue  personne  ;  je  ne  cause  de  chagrin  à  qui  que  ce 
soit  :  je  me  plains  seulement  de  vivre  loin  de  Celle  qui  ne  quitte 
pas  ma  pensée.  Je  ne  prétends  donc  pas  soutenir  parla  que  je 
ne  commets  pas  une  faute  ;  mais  je  dis  seulement  qu'il  y  en  a  de 
plus  grandes  que  le  monde  pardonne.  Bien  plus,  non-seulement 
ce  monde  i)asse  l'éponge  sur  des  taches  plus  grandes,  mais  il 
érige  encore  certains  vices  en  vertus.  Vois  plutôt  :  Ermilien 
aussi  passionné  pour  l'argent  que  Gianfa  pour  le  nouvel  Alexis, 
lui  qui  désire  l'argent  à  toute  heure,  en  tous  lieux  et  de  tout  le 
monde,  lui  qui  n'aime  ni  son  ami,  ni  son  frère  ni  lui-même  ; 
Ermilien  est  cité  comme  un  homme  habile,  comme  un  esprit  re- 
marquable, comme  un  modèle  de  conduite  et  de  vertu. 

Rinieri  est  tout  goutté  dans  sa  peau.  Il  dédaigne  son  rang,  il 
se  croit  ce  qu'il  n'est  pas,  il  vise  plus  haut  qu'il  ne  peut  frap- 
per j  il  veut  que  personne  ne  rivalise  avec  lui  par  le  luxe  des 
habits.  Il  lui  faut  «m  intendant,  un  maître  d'hôtel ,  un  faucon- 


REVUE  DE  HAKIS.  41 

nier,  un  cuisinier.  11  ne  saurait  se  passer  de  queUiu'un  qui  le 
chausse  ,  qui  lui  tranche  la  viande  à  table.  Aujourd'hui  il  vend 
un  bien ,  demain  un  autre  ,  et  ce  que  ses  pères  ont  mis  tant  de 
temps  à  amasser,  il  le  disperse  tout  à  coup  et  à  pleines  mains. 
Cependant  il  n'est  personne  qui  le  morde  ou  qui  aboie  même 
contre  lui  ;  au  contraire,  les  juges  vulgaires  lui  prodiguent  les 
litres  de  libéral  et  de  magnanime. 

Silonnio  est  chargé  d'une  si  grande  quantité  d'affaires  que  le 
plus  vigoureux  des  ânes  qui  vont  à  Rome  (1)  en  serait  déjà  mort. 
En  un  clin  d'œil  on  le  voit  aux  Banchi  (quartier  de  Rome),  à  la 
douane,  au  port ,  à  la  chamlire  apostolique,  au  château  ,  sur  un 
pont  ou  sur  l'autre.  Nuit  et  jour  il  s'épuise  la  cervelle  à  faire 
trouver  des  revenus  au  pape  par  des  amendes  et  des  impôts  nou- 
veaux. Il  se  plaît  à  faire  savoir  à  Sa  Sainteté  que  pour  son  ser- 
vice il  essuie  les  reproches  de  tout  le  monde  ,  et  qu'on  le  dit  si 
dévoué  aux  intérêts  de  son  maître,  qu'il  ne  connaît  ni  parents, 
ni  amis.  Au  fond  ,  le  peuple  le  hait  avec  juste  raison,  car  c'est 
lui  qui  est  la  première  cause  de  tous  ses  maux  ;  et  cependant  il 
n'est  ni  petit  ni  grand  qui  lui  adresse  la  parole  sans  découvrir 
sa  tête  ;  on  le  nomme  même  grand  et  magnifique. 

Laurin,  mettant  ses  intérêts  privés  à  la  place  de  ceux  de  l'État, 
s'est  fait  chef  de  son  pays.  Il  a  commencé  en  renard  et  tout  à 
coup  s'est  montré  lion,  après  avoir  séduit  le  peuple  par  des  es- 
pérances et  quelques  dons.  Puis,  en  élevant  les  méchants  et  en 
luimiliant  les  bons,  malgrés  ses  vols,  ses  attentats  et  ses  homi- 
cides, il  a  acquis  le  nom  de  sage.  C'est  ainsi  que  le  jugement 
des  aveugles  rend  honneur  à  celui  qui  mériterait  le  blâme,  con- 
fondant une  faute  avec  une  autre,  et  appelant  cigne  un  corbeau 
et  corbeau  un  cigne.  Celui  qui  viendrait  à  apprendre  que  j'aime, 
ferait  la  grimace  comme  s'il  mordait  dans  un  cormier.  Que  cha- 
cun dise  comme  il  veut  et  garde  son  opinion  :  eu  somme,  je 
l'avoue,  daus  le  lieu  où  je  suis,  j'ai  perdu  le  chant,  la  gaieté  et 
le  rire. 

Voilà  pour  le  premier  point.  Mais  je  pourrais  te  faire  con- 
naître bien  d'autres  raisons  qui  m'ont  écarté  du  Parnasse  et  des 


(1)  Les  ânes  de  la  campagne  de  Rome  sont  renommés  pour  leur 
force. 


5i  REVUE  DE  PARIS. 

belles  déesses.  Autrefois  c'élait  l'aspect  des  beaux  lieux  qui  m'in- 
spirait des  vers;  ces  lieux  surtout  dont  s'embellit  notre  Reggio, 
la  terre  ofi  je  suis  né.  Je  rêve  toujours  à  la  campagne  le  Mauri- 
tien  (1),  à  celle  agréable  demeure,  au  Rodano  ombragé  si  chéri 
des  naïades,  qui  coule  auprès.  Je  pense  à  ce  vivier  limpide  au- 
tour duquel  s'étend  le  jardin  ,  au  ruisseau  pur  qui  serpente  sur 
l'herbe,  et  au  moulin  ([u'il  fait  tourner;  je  ne  puis  arracher  de 
ma  mémoire  le  souvenir  des  vignes  et  des  champs  féconds  de 
Bacchus,  delà  vallée,  de  la  colline,  de  la  tour  qui  produit  un  si 
bel  effet.  Me  promenant  tantôt  dans  un  lieu,  tantôt  dans  un  au- 
tre, j'arrosais  des  eaux  de  l'Hypocrène  -des  langues  diverses  et 
des  styles  différents  (2).  Alors  ,  dans  le  printemps  de  l'âge  ,  je 
n'avais  pas  atteint  septembre  comme  aujourd'hui.  Toutefois, 
lorsque  le  cœur  n'est  pas  gai,  on  ne  saurait  trouver  des  vers 
heureux,  fût-on  transporté  dans  la  vallée  d'Ascra  ou  de  Libre- 
tro  (en  Grèce). 

Mais  quel  lieu  pourrait-on  rencontrer,  qui  fût  moins  con- 
venable aux  travaux  sacrés  des  muses  et  plus  privé  d'agrément 
ou  plus  horrible  même,  que  celui  où  je  me  trouve?  Enlre  l'o- 
rient et  le  midi  est  le  Mont-Pania  .  sec  et  nu  ;  de  l'autre  côlé  je 
suis  en  face  d'une  aulre  montagne  devenue  célèbre  par  un  saint 
qui  l'a  habitée.  Quant  <tii  lieu  même  où  je  demeure,  c'est  un 
trou  profond  dont  je  ne  puis  sortir  sans  avoir  à  monter  les 
remparts  de  l'Apennin  couvert  d'arbres.  Si  je  reste  dans  le  châ- 
teau ou  si  je  mets  le  pied  dehors,  je  n'entends  parler  que  de 
disputes,  d'accusations,  de  vols,  d'homicides  et  de  fureurs 
horribles ,  en  sorte  que,  toujours  préoccupé,  il  me  faut  prier 
l'un,  menacer  l'autre  ,  condamner  celui-ci ,  absoudre  celui-lù. 
Chaque  jour  ,  il  faut  bai  bouiller  du  papier  ,  écrire  des  dépêches 


(1)  Mauriticii ,  maison  de  campagne  des  marquis  Maleguzzi ,  située 
près  de  la  petite  rivière  Rodano,  entre  Regfjio  et  Modcne ,  près  de 
l'église  Saint-Maurice. — Ariostc  a  compose  une  bonne  partie  de  ses 
poésies  dans  cette  tranquille  retraite. 

(2)  Ce  passage  ,  conservé  dans  son  intégrité,  est  peut-être  reclicrclié 
et  obscur.  Je  pense  que  le  poète  a  voulu  dire  que,  dans  ses  promenades 
et  tout  en  composant  des  vers  ,  il  lisait  des  écrits  en  diverses  langues  , 
dont  il  s'appropriait  certains  passages ,  en  les  arrosant  des  eaux  de 
i  II  ijpocrcife . 


REVUE  DE  PARIS.  45 

au  duc,  tantôt  pour  lui  demander  des  conseils ,  tantôt  pour  ré- 
clamer des  forces  afin  de  donner  la  chasse  aux  voleurs  dont 
nous  sommes  entourés.  Tu  dois  savoir  quelle  licence  effrénée 
règne  maintenant  en  ce  pays,  depuis  que  la  panihère  et  ensuite 
le  lion  (1)  l'ont  eu  entre  leurs  griffes.  Les  troupes  d'assassins 
sont  si  nombreuses  que  les  troupes  militaires  que  l'on  met  à 
leur  poursuite,  n'osent  pas  tirer  leur  bannière  du  sac.  Sage  est 
celui  qui  ne  s'écarte  pas  du  château.  J'ai  beau  écrire  à  ceux  que 
cela  regarde  ,  je  n'en  reçois  janiais  de  réponse  comme  je  le  dé- 
sirerais. Chaque  district  lève  les  cornes  à  part,  il  y  en  a  quatre- 
vingts  tout  déchirés  par  la  sédition  qui  y  règne.  Imagine  main- 
tenant,  quand  j'appelle  Apollon,  s'il  est  d'humeur  à  laisser 
Delphes  et  Cynthe  pour  venir  au  milieu  des  rochers  entendre 
des  disputes  continuelles.  Tu  me  demanderas  sans  doute  qui  a 
pu  me  faire  quitter  mes  études  favorites  ,  pour  me  jeter  dans 
cet  horrible  labyrinthe?  Tu  dois  savoir  que  dans  mes  souhaits 
l'avarice  n'est  jamais  entrée  pour  rien  et  que  je  me  contentais 
du  revenu  dont  je  jouissais  à  Ferrare;  mais  ce  que  tu  ignores 
sans  doute,  c'est  avec  quelle  lenteur  il  me  revint  lorsque  la 
guerre  fut  déclarée,  et  comment  enfin  le  duc  en  cessa  tout  à  fait 
le  payement.  Tant  que  la  guerre  a  duré,  je  ne  me  suis  pas 
plaint.  Mais  quand  je  vis  toute  crainte  dissipée  ,  je  fus  fâché  de 
voir  la  main  du  duc  ne  pas  s'ouvrir,  et  je  m'en  plaignis  d'au- 
tant plus  que,  la  justice  étant  suspendue  à  Milan  pendant  la 
guerre  ,  je  ne  pouvais  réclamer  mes  émoluments.  J'eus  recours 
au  duc  :  «  0  vous  ,  seigneur ,  lui  dis-je  ,  vous  devez  m'assisler 
dans  mes  besoins  ,  ou  vous  ne  trouverez  pas  mauvais  que  j'aille 
chercher  fortune  ailleurs.  » 

Or,  en  ce  temps,  la  révolution  de  Garafagnana  venant  d'être 
accomplie  ,  et  le  lion  de  Florence  ayant  été  chassé,  pour  aller 
chercher  ailleurs  sa  pâture  ,  les  citoyens  envoyaient  ambassade 
sur  ambassade,  et  lettre  sur  lettre,  pour  prier  le  duc  de 
nommer  leurs  chefs,  et  de  leur  rendre  leurs  anciens  privilèges. 
On  m'élut  donc  tout  à  coup,  à  l'improviste,  peut-être  parce 
qu'on  n'avait  pas  le  temps  de  se  consulter  pour  faire  un  meilleur 
choix,  ou  bien  parce  qu'aux  yeux  de  mon  maître  mon  avantage 

(1)  \jA panthère ,  c"e-st  la  république  de  Lucques  ;  le  lion.  Léon  \,  . 
10  5 


46  REVUE  DE  PARIS. 

l'emporta  sur  celui  de  ses  sujets ,  ce  dont  je  lui  ai  autant  d'o- 
bligation que  je  lui  en  dois.  Je  lui  suis  obligé  de  sa  bonne  vo- 
lonté plus  que  du  don  en  lui-même,  qui  est  grand  en  effet,  mais 
peu  conforme  aux  souhaits  que  j'avais  formés. 

Maintenant ,  si  l'on  s'informe  de  moi  auprès  de  cette  popula- 
tion ,  elle  pourra  dire  qu'il  fallait  plutôt  de  la  dureté  que  de  la 
clémence  pour  réprimer  les  crimes  qui  se  commettaient  en  ce 
pays.  Au  fond ,  mes  gouvernés  ne  sont  peut-être  pas  plus  sa- 
tisfaits que  moi-même,  et  je  suis  à  leur  égard  comme  ce  coq  qui 
trouva  une  pierre  précieuse  dont  il  se  soucia  fort  peu. 

Je  suis  encore  comme  ce  patron  vénitien  à  qui  le  roi  de  Por- 
tugal avait  fait  don  d'un  excellent  cheval  de  Mauritanie  ;  le 
Vénitien  ,  voulant  faire  honneur  au  cadeau  royal ,  mais  igno- 
rant la  différence  qu'il  y  a  entre  manier  le  timon  d'un  navire  et 
tenir  une  bride  ,  sauta  sur  le  cheval ,  se  tint  à  la  selle  ,  et  com- 
mença à  piquer  les  fïancs  de  l'animal,  en  se  disant  en  lui-même  : 
»  Je  ne  veux  pas  que  tu  me  jettes  par  terre,  n  A  mesure  que  le 
coursier  piqué  se  lançait  avec  plus  d'impétuosité  ,  le  pilote 
serrait  davantage  la  bride  et  l'éperon,  tant  enfin  qu'après  avoir 
ensanglanté  la  bouche  et  les  flancs  de  l'animal ,  celui-ci ,  ne 
sachant  à  quoi  obéir  ,  tourna ,  se  cabra  ,  se  débarrassa  de  son 
cavalier  qu'il  jeta  à  terre  et  foula  aux  pieds.  Pâle  de  terreur 
et  couvert  de  poussière ,  l'homme  se  releva  enfin ,  assez  mal 
satisfait  du  roi,  et  se  plaignant  de  ses  douleurs,  dont  il  se  plaint 
encore. 

Nous  eussions  mieux  fait  de  dire,  le  pilote,  pour  le  bien  de 
son  cheval  ;  moi,  pour  celui  de  mon  peuple  :  «  0  roi  !  ô  seigneur  ! 
je  ne  suis  pas  apte  à  ce  que  vous  me  faites  faire  j  conservez  un 
tel  don  pour  un  autre.  » 


Il  est  dlfiBcile  d'avouer  avec  plus  de  sincérité  qu'Arioste  ne  le 
fait,  le  peu  de  goût  et  d'aptitude  qu'il  se  sentait  à  gouverner  ses 
semblables.  Cependant ,  plusieurs  circonstances  qui  se  ratta- 
chent au  temps  de  cette  petite  vice  royauté  ,  semblent  prouver 
qu'il  régit  avec  prudence  et  justice  la  province  qui  lui  avait  été 
confiée.  D'abord  il  y  est  resté  trois  ans  ,  jusqu'à  ce  qu'elle  fût 


REVUE  DE  PARIS.  47 

pacifiée;  d'où  on  doit  conclure  qu'il  administrait  les  choses  dans 
un  sens  favorable  à  son  sei^n'^ur;  puis  enfin  c'est  à  cette  époque 
d(;  sa  vie  qu'il  faut  rapporter  l'anecdote  du  brigand  Philippe 
Pacchione,  par  qui  il  fui  attaqué  en  faisant  une  tournée  dans 
ses  États.  Or  on  sait  que  ce  malfaiteur,  dès  que  le  poète  se  fut 
nommé  ,  loin  de  profiter  de  l'avantage  que  lui  donnait  le  lieu 
sauvage  où  il  avait  arrêté  l'illustre  voyageur,  lui  prodigua  au 
contraire  des  témoignages  de  respect ,  et  lui  olfrit  même 
ses  services  ,  à  ce  que  disent  les  biographes.  Celte  anecdote  , 
comme  toutes  celles  de  ce  genre,  a  sans  doute  été  exagérée 
dans  ses  détails;  cependant  elle  cesse  d'être  invraisemblable, 
lorsque  l'on  sait ,  par  expérience  ,  combien  la  poésie  a  toujours 
été  populaire  en  Italie,  et  avec  quel  plaisir  et  quelle  avidité  les 
gens  des  plus  basses  classes  de  cette  contrée,  entendent  encore 
aujourd'hui  réciter  les  vers  de  l'Ariosle  et  du  Tasse.  Quoi  qu'il 
en  soit,  cette  historiette  semble  fournir  une  preuve  qu'Arioste  , 
dont  le  caractère  était  droit  et  bon  ,  a  gouverné  la  Garafagnana 
avec  justice,  et  même  avec  clémence. 

La  plupart  des  écrivains  qui  ont  parlé  de  cette  commission 
donnée  à  l'Arioste,  par  le  duc  Alphonse  ont  taxé  tout  à  la  fois 
ce  prince  de  bizarrerie  et  d'ingratitude,  parce  qu'il  avait  désigné 
son  poète  pour  remplir  une  place  contraire  à  ses  goûts ,  à  ses 
habitudes  et  h  ses  talents.  Le  commissariat  de  la  Garafagnana 
convenait  peu ,  je  l'avoue  ,  à  l'Ariosle ,  et  certes  on  serait  tout 
à  fait  en  droit  de  blâmer  le  duc  de  Ferrare  ,  s'il  eût  donné  une 
pareille  commission  à  l'auteur  du  Roland  Furieux,  dans  un 
temps  prospère  ,  et  lors(iue  ses  coffres  étaient  bien  remplis. 
Mais,  sans  affirmer  positivement  qu'il  n'aurait  pas  pu  garder 
Arioste  près  de  lui  à  Ferrare,  il  me  semble  que  les  guerres  mal- 
heureuses et  injustes  qui  furent  entreprises  contre  ce  prince  par 
les  papes  Jules  II  et  Léon  X,  ainsi  que  les  dépenses  énormes  oc- 
casionnées par  l'entretien  de  ses  troupes  ,  sont  des  motifs  suffi- 
sants pour  ne  pas  charger  Alphonse  de  bizarrerie  et  d'injustice. 
A  la  mort  de  Léon  X  ,  en  1521 ,  lorsque  Alphonse  rentra  dans 
quelques-unes  de  ses  possessions,  et  entre  autres  de  la  Garafa- 
gnana ,  ses  ressources  pécuniaires  étaient  épuisées.  C'est  à  ce 
moment  qu'Arioste  lui  dit  :  «  0  vous  seigneur ,  vous  devez 
in'assister  dans  mes  besoins ,  ou  vous  ue  trouverez  pas  mauvais 
que  j'aille  chercher  fortune  ailleurs.  »  Combien  de  princes  de 


48  REVUE  DE  PARIS. 

celle  époque  ou  d'autres  n'auraient-ils  pas  tourné  le  dos  au  pol-le 

serviteur  en  entendant  ces  paroles!  Au  contraire  ,  plutôt  (|uede 
se  séparer  d'un  homme  qu'il  estime  et  qu'il  aime  ,  Alphonse  sur- 
monte tous  les  ohstacles  ,  et  donne  une  commission  dangereuse 
et  pénible  sans  doute,  mais  honorable  et  lucrative,  à  son  gen- 
tilhomme qu'il  ne  pouvait  fournir  d'argent. 

Les  bouderies  et  la  mauvaise  humeur  de  notre  satirique  sont 
sans  doute  fort  amusantes  ,  mais  il  ne  faut  pas  leur  donner  plus 
d'importance  qu'elles  n'en  ont  réellement  ,  car  on  s'exposerait 
à  porter  des  jugements  peu  équitables.  De  cet  effroyable  trou 
de  la  Garafagnana ,  si  propre  à  lui  faire  broyer  du  noir  ,  Arioste 
a  encore  écrit  une  satire  adressée  à  M.  Bonaventure  Pislofilo  , 
secrétaire  d'État  du  duc  Alphonse.  Cet  homme,  lié  d'amitié 
avec  le  poêle  ,  fut  chargé  par  le  prince  de  lui  proposer  le  titre 
d'ambassadeur  résident  auprès  du  nouveau  pape  qui  venait 
d'être  élu  au  mois  de  novembre  1523,  Clément  YII.  C'était  la 
récompense  due  aux  services  du  poète ,  et  un  avancement  dont 
Pislofilo  ne  manqua  pas  de  lui  exposer  tous  les  avantages  pro- 
bables. La  lettre  du  secrétaire  d'État  n'a  pas  été  conservée  ,  mais 
on  en  restituera  facilement  le  contenu  ,  quand  on  aura  lu  la 
réponse  en  vers  que  le  poëte  envoya  de  la  Garafagnana  à  son 
ami  de  Ferrare.  La  voici,  sous  la  forme  de  satire  que  le  potite 
lui  a  donnée  : 


SATIRE  y. 

A  BONAYEMURA  PISTOFILO,  SECRÉTAIRE  DU  DCC  ALPHONSE. 

^  Pislofilo  ,  tu  écris  que  ,  si  je  désire  être  nommé  pour  un  an 
ou  deux  ambassadeur  auprès  du  pape  Clément  VU,  je  te  le 
fasse  savoir,  afin  que  tu  aplanisses  celte  affaire.  Tu  vas  même 
jusqu'à  faire  valoir  quelques  raisons  (jui  pourraient  m'engager 
à  prendre  ce  parti  :  par  exemple,  mon  ancienne  amitié  et  mes 
relations  habituelles  avec  les  Médicis ,  soit  pendant  leur  bannis- 
sement ,  soit  lorsqu'ils  furent  réintégrés  ,  ou  quand  enfin  Léon 
l)Ut  avoir  des  croix  d'or  sur  ses  souliers  rouges.  Tu  prétends 
ensuite  qu'outre  l'avantage  qu'en  pourrait  tirer  le  duc  il  m'en 


REVUE  DE  PARIS.  49 

reviendrait  à  moi-même  beaucoup  d'honneur  elde  profit;  car, 
en  péchant  dans  un  grand  fleuve ,  je  courrai  la  chance  d'at- 
traper plus  de  poissons  que  si  je  vais  chercher  fortune  près  d'un 
petit  ruisseau. 

Maintenant ,  fais-moi  la  grâce  d'écouler  ma  réponse.  Avant 
tout ,  je  te  remercie  du  vif  désir  que  tu  as  de  contribuer  à  mon 
élévation,  et  de  ce  que  de  bœuf  que  je  suis  tu  veux  me  faire 
cheval  barbe.  De  plus  je  te  dirai  que  ,  pour  le  service  du 
duc ,  tu  peux  m'envoyer  ,  je  ne  dis  pas  à  Rome ,  mais  en 
France  ,  en  Espagne  ,  dans  les  Indes,  à  travers  le  feu  et  les  ba- 
tailles ;  mais  pour  me  persuader  que  l'on  gagne  du  bien  et  de 
la  considération  à  faire  ce  métier  ,  oh!  alors,  cherche  d'autres 
appeaux,  si  tu  veux  faire  tomber  l'oiseau  dans  le  filet.  Car, 
pour  de  l'honneur  ,  j'en  ai  tout  autant  que  j'en  désire  ,  et  il  y  a 
beaucoup  plus  de  six  qui  s'empressent  de  me  tirer  leur  chapeau 
quand  je  passe  ,  parce  qu'ils  savent  fort  bien  qu'assis  à  la  table 
du  duc  ,  je  puis  obtenir  quelques  grâces  ,  si  je  lui  en  demande 
pour  moi  ou  pour  mes  amis. 

Si  j'étais  aussi  riche  de  biens  que  je  suis  rassasié  d'honneurs . 
mes  souhaits,  qui  s'étendent,  en  ce  moment,  s'arrêteraient  au 
contraire.  Je  voudrais  posséder  assez  pour  n'avoir  plus  à  de- 
mander aux  autres  et  vivre  en  liberté  ,  chose  qu'à  l'heure  qu'il 
est  je  suis  loin  d'espérer  ,  puisque  tant  de  mes  amis  auraient  pu 
me  la  faire  obtenir  ,  et  que  cependant  je  suis  toujours  demeuré 
dans  la  servitude  et  la  pauvreté.  Mais  ne  pensons  pas  à  cela  , 
parce  que  je  ne  veux  plus  que  celle  qui  fut  si  lente  à  sortir  d'i 
vase  de  l'imprudent  Épimélhée  me  traîne  encore  par  le  nez  , 
comme  un  buffle. 

Je  suis  effrayé  de  celte  roue  que  chaque  fabricant  de  cartes 
peint  de  la  même  manière,  accord  qui  me  fait  penser  qu'ils  ne 
mentent  pas.  On  voit  au  sommet  de  cette  rotieun  âne  dont  tout 
le  monde  peut  deviner  l'énigme  sans  avoir  recours  au  sphinx, 
puis  ensuite  le  visage  de  ceux  qui  montent  se  changer  en  celui 
de  la  bêle  ,  tandis  que  leurs  membres  inférieurs  conservent  les 
formes  humaines  (1). 


(1)  La  roue  de  la  Fortune  est  peinte  ainsi  dans  les  jeux  de  cartes  de 
tarrots. 

5, 


50  KRVUF.  DE  PARIS 

TaiU  que  je  me  souviendrai  de  l'esj)éra!ice  ijni  vint  en  moi 
avec  les  fleurs  et  les  feuilles  prinlanièies  et  me  délaissa  même 
sans  attendre  le  mois  de  septembre  (espérance  qui  me  vint  le 
jour  oil  l'on  donna  l'Église  pour  épouse  à  Léon  X  ,  et  où  je  vis 
à  la  noce  tant  de  mes  amis  revêtus  de  la  pourpre  ;  espérance 
qui  naquit  aux  calendes  et  disparut  avant  les  ides,  tant,  dis-je, 
que  je  m'en  souviendrai,  il  ne  m'arrivera  jamais  de  me  fier 
aux  promesses  de  qui  que  ce  soit.  Ce  jour-là,  lorsque  le  saint 
pasteur  me  serra  la  main  et  me  baisa  les  joues,  ma  sotte  espé- 
rance s'éleva  au  ciel  dans  les  espaces  inconnus.  Mais  peu  de 
temps  après,  ayant  fait  l'essai  de  tout  ce  qu'elle  pouvait  ob- 
tenir, elle  descendit  d'autant  plus  bas  qu'elle  s'était  élevée  plus 
haut. 

Il  y  avait  un  citrouiller  qui  crut  et  s'éleva  tant  en  quelques 
jours  qu'il  couvrit  toute  la  cime  d'un  poirier.  Le  poirier,  qui 
s'était  laissé  aller  à  un  long  sommeil ,  se  réveilla  tout  à  coup 
un  beau  matin,  et  s'aperçut  des  nouveaux  fruits  qui  couvraient 
sa  tête.  —  Qui  es-tu?  d'où  viens-tu?  où  étais-tu,  il  y  a  peu  de 
temps,  dit  le  poirier  au  citrouiller,  quand,  fatigué,  je  me 
suis  endormi?  Comment  es-tu  monté  jusque-là?  —  L'autre  lui 
dit  son  nom ,  lui  montra  à  ses  pieds  la  place  où  on  l'avait 
planté  ,  et  lui  expliqua  comment ,  en  trois  mois ,  il  s'était  hâté 
de  monter  jusque-là.  —  Comment,  dit  l'arbre,  moi  qui,  depuis 
trente  ans ,  lutte  contre  le  froid  ,  le  chaud  et  les  vents  ,  à  peine 
si  je  suis  parvenu  à  cette  hauteur,  tandis  que  toi  tu  arrives  en 
un  clin  d'œil  jusqu'au  ciel?  Ah  !  sois  certain  que  ta  tige  faillira 
en  moins  de  temps  qu'elle  n'en  a  mis  à  s'élever  ! 

Tel  est  le  langage  qu'auraient  pu  tenir  à  mon  espérance ,  qui 
m'avait  emporté  à  Rome  en  poste  ,  ceux  qui  ont  été  frappés  de 
la  hache  pour  Médicis,  qui  l'ont  assisté  en  exil,  l'ont  aidé  à 
rentrer  dans  sa  patrie ,  ou  à  devenir  lion  (Léon)  d'humble  agneau 
qu'il  était. 

Mais  quelqu'un  qui  eût  possédé  l'instinct  divinatoire  de  Charles 
Soseuna,  aurait  pu  dire  aussi  à  Laurent,  quand  on  l'entendait 
nommer  duc  ,  au  duc  de  Nemours  ,  aux  deux  cardinaux ,  à  Rossi , 
puis  à  Bibiena ,  qui  aurait  mieux  fait  de  rester  en  France  (1) ,  à 

(1)  Bernard  Povizio  île  Bibiena  fut  créé  cardinal  en  1513  ,  à  son 
retour  de  France,  où  il  avait  été  prêcher  une  croisade.  Ambitionnant 


BEVUE  DE  PARIS.  51 

Conicssina  cl  it  Miululcine,  à  la  bru ,  à  la  belIc-mère  et  enfin  à 
toute  celle  familli;  iMédicis)  comblée  de  tant  de  joie  :  «  Celle 
coni;)araisou  s'applique  paifailement  à  vous,  car  votre  heureuse 
foilune,  si  promptemeiit  élevée,  sera  bientôt  détruite;  vous 
mourrez  tous,  et  il  est  arrêté  là  haut  que  Léon  mourra  avant 
que  le  soleil  ait  repassé  huit  fois  par  le  même  signe  !  » 

Bref,  toutes  mes  espérances  d'ambition  ont  toujours  élé  rui- 
nées. Si  Léon  n'a  rien  fait  pour  moi,  qu'aurais-je  à  attendre 
des  siens  ?  Ainsi ,  mon  cher  Pistofilo ,  si  tu  veux  me  prendre  , 
cherche  donc  un  autre  appât  pour  garnir  ton  hameçon.  Que  si 
lu  penses  que  je  doive  aller,  je  partirai ,  mais  nullement  dans 
l'idée  de  trouver  des  honneurs  et  des  richesses.  J'ai  renoncé 
aux  unes,  et  je  ne  désire  plus  les  autres.  Fais-moi  valoir  plutôt 
le  bonheur  de  quitter  lâprelé  de  ces  rochers  et  des  gens  gros- 
siers qui  leur  ressemblent;  dis-moi  que  je  n'aurai  plus  de  con- 
damnations à  prononcer ,  de  menaces  à  faire ,  ni  à  regretter 
que  la  force  insulte  toujours  à  la  raison.  Oh?  assure-moi  que 
j'aurai  le  loisir  de  revoir  les  muses ,  et  qu'en  faisant  des  vers 
je  pourrai  me  couvrir  le  front  de  leurs  sacrés  feuillages;  assure- 
moi  que,  chaque  jour,  je  pourrai  m'entretenir  tantôt  avec 
Bembo ,  Sadolello ,  le  savant  Jove ,  Cavallo ,  Blosio ,  Molza ,  Vida 
ou  Tibaldeo  ;  qu'ils  me  diront  lour  à  tour ,  le  livre  du  voyageur 
à  la  main  (i)  :  Là  était  le  cirque,  ici  le  Forum  romain;  ici  était 
Suburra;  vois  la  pente  sacrée  et  les  temples  de  Vesta  et  de  Ja- 


la  papauté,  il  mourut  jeune,  empoisonné  à  ce  que  l'on  croit.  Celait 
uii  homme  fort  spirituel,  dont  les  mœurs  n'étaient  guère  plus  chastes 
que  ses  écrits.  Il  est  l'auleur  de  la  Calandria ,  comédie  jouée  à  la  cour 
de  Léon  X.  Bibiena  avait  fiancé  sa  nièce  au  grand  peintre  Raphaël 
d'Urbiii ,  qui  mourut  quelques  semaines  avant  le  jour  fixé  pour  son 
mariage.  La  jeune  demoiselle  ne  survécut  que  peu  de  temps  à  son 
fiancé  ,  et  fut  enterrée  à  côté  du  grand  artiste.  Il  y  a  quelques  années, 
lorsque  l'on  a  découvert  les  restes  de  Raphaël ,  sous  l'autel  de  la  cha- 
pelle de  la  Vierge,  dans  l'église  de  la  Rotonde  à  Rome,  on  a  trouvé  une 
inscription  qui  constate  cette  triste  aventure. 

(1)  Les  livres  pour  guider  les  voyageurs  à  Rome  étaient  déjà  en 
usage.  Une  vieille  édition  des  satires  de  l'Arioste  ,  que  j'ai  entre  les 
mains,  est  précédée  des  Antichità  di  Roma  ,  guide  attribué  à  Andréa 
Palladio.  Ce  livre  a  été  imprimé  à  Venise,  en  1555. 


52  REVUE  DE  PARIS. 

nus.  Dis-moi  donc  que  je  trouverai  toujours  un  conseil ,  si  je  le 
désire,  soit  d'un  savant  lalin  ,  soit  d'un  Toscan  ou  d'un  Grec 
barbu  (1)  ;  que  j'aurai  ù  ma  disposition  un  immense  trésor  de  li- 
vres recueillis  de  toutes  les  contrées  de  la  terre  et  réunis  pour 
l'usage  de  tout  le  monde  par  Sixte  (2).  Si  lu  me  fais  de  telles  of- 
fres et  que  je  refuse  de  t'écouter,  lu  diras,  je  m'y  attends  bien, 
que  la  mauvaise  humeur  a  dérangé  ma  raison.  Alors  je  te  ré- 
pondrai comme  Paul  Emile  en  te  montrant  mon  pied  et  en  te  di- 
sant :  «  Tu  ne  sais  pas  où  ma  chaussure  me  blesse  (3).  » 

Sacheque  qui  m'éloigne  de  mon  pays  m'éloigne  de  moi-même; 
que,  hors  de  ma  patrie  ,  je  ne  serais  pas  content  même  dans  le 
palais  de  Jupiter,  et  que,  sur  cinq  ou  six  mois,  si  je  ne  pou- 
vais disposer  au  moins  d'un  pour  faire  ma  promenade  depuis  la 
cathédrale  jusqu'aux  statues  de  nos  deux  marquis  (4) ,  fatigué 
par  une  absence  si  douloureuse,  j'en  serais  déjà  mort  ou  au 
moins  plus  amaigri  que  ceux  qui  soupiient  au  purgatoire  après 
la  pomme  (5).  Cependant,  s'il  faut  que  je  sorte  de  mon  pays,  il 
est  certain  que  j'aime  encore  mieux  me  trouver  là  où  est  le 
Champ  de  Mars  que  dans  l'affreux  trou  que  j'habite.  Mais  si  le 
duc  veut  me  faire  une  faveur  complète  ,  qu'il  me  rappelle  près 
de  lui.  et  qu'à  l'avenir  il  ne  m'envoie  jamais  au  delà  du  château 
d'Argenta  ou  en  deçà  de  celui  de  Bondeno. 

Si  tu  me  demandes  pourquoi  j'aime  tant  le  nid  natal ,  je  ne  te 
le  dirai  guère  plus  volontiers  que  je  ne  confesse  mes  plus  grands 
péchés  à  un  frère.  Tu  ne  manquerais  pas  de  l'écrier  :  Voilà  les 
belles  pensées  d'un  homme  qui ,  depuis  avant-hier,  a  laissé  der- 
rière lui  quarante-neuf  années  bien  lourdes  et  bien  mûres.  Je 
trouve  donc,  en  me  cachant  dans  cette  vallée,  cet  avantage 
(jue  ion  oeil  ne  peut  percer  jusqu'ici  pour  s'assurer  si  ma  face 

(1)  Le  poète  fait  entendre  par  là  que  les  savants  en  ces  trois  langues 
étaient  nombreux  à  Rome. 

(2)  Le  pape  Sixte  IV  accrut  les  bâtiments  de  la  bibliothèque  du 
Vatican,  qu'il  rendit  publique  vers  1480. 

(3)  C'est  la  réponse  que  P.  Emile  fît  à  ceux  qui  lui  reprochaient 
d'avoir  répudié  sa  ftmme  Papiria. 

(•4)  La  place  de  Ferrare  ,  où  sont  les  statues  des  marquis  Kiccolô  et 
Borso  d'Esté. 
(5)  Dante,  Piirgalorlo.  c.  XXVII ,  vers  115  et  suiv. 


P.FVIJF  DE  PARIS,  53 

esl  jaune  ou  vermeille.  Autrement ,  ma  figure  te  semblerait  plus 
rouge  que  celles  de  M""'  Ambra  et  de  sa  fille,  ou  plus  animée 
encore  que  celle  de  ce  bon  chanoine  qui ,  après  avoir  bu  deux 
bouteilles  à  un  moine ,  laissa  tomber  au  milieu  de  la  place  la 
troisième  ([u'il  lui  avait  volée. 

Si  j'étais  près  de  toi ,  peut-être  prendrais-tu  ta  canne  pour 
me  bàtonner  en  m'enlendant  alléguer  la  folle  raison  qui  ne  me 
permet  pas  de  vivre  loin  de  vous. 


Des  précédentes  satires  ainsi  que  de  cette  dernière ,  on  doit  en 
tirer  celte  conclusion  qu'Arioste ,  ce  grand  poète  ,  a  été  tour- 
menté pendant  une  bonne  partie  de  sa  vie  de  deux  désirs  in- 
compatibles :  l'un,  d'être  élevé  au  rang  de  cardinal  ;  l'autre,  de 
passer  doucement  sa  vie  à  Ferrare ,  près  de  sa  maîtresse  ,  à  lire 
ses  auteurs  favoris  et  à  faire  des  vers. 

L'inimitié  politique  que  Léon  X  portait  au  duc  de  Ferrare 
a  sans  doute  puissamment  contribué  à  empêcher  ce  pape  de 
tenir,  envers  le  poète  son  ancien  ami,  les  brillantes  promesses 
qu'il  avait  faites  quand  il  était  plus  jeune  et  moins  heureux. 
Cependant  on  peut  croire  aussi  que  l'incertitude  de  l'Ariosle  dans 
ses  démarches  près  du  saint-siége  ,  incertitude  entretenue  dans 
son  cœur  par  l'amour,  sans  être  contre-balancée  par  une  soif 
véritable  de  grandeur,  est  entrée  pour  beaucoup  dans  le  peu  de 
succès  qu'il  obtint  à  la  cour  de  Rome. 

D'ailleurs ,  à  Ferrare  et  à  Rome  ,  personne  alors  n'ignorait  le 
genre  de  vie  que  menait  l'Ariosle  ;  et  bien  que  les  grands  de  ce 
siècle  fussent  peu  rigides  sur  les  mœurs  ,  il  y  avait  cependant 
des  convenances  qu'il  fallait  observer.  A  ce  sujet,  les  satires 
mêmes  de  l'Ariosle  ne  laissent  aucun  doute ,  et  l'on  a  vu  qu'il 
fait  bien  entendre  que ,  si  on  lui  eût  donné  un  chapeau  d'évêque 
ou  de  cardinal ,  il  aurait  été  obligé  de  vivre  ostensiblement  avec 
une  réserve  qui  s'accommodait  aussi  peu  avec  l'indépendance  de 
son  caractère  qu'avec  le  tendre  sentiment  que  lui  inspirait  sa 
maîtresse.  Rien  ne  s'explique  donc  plus  naturellement  que 
l'embarras  oîi  dut  se  trouver  à  son  égard  Léon  X,  qui  ne  pou- 
vait lui  conférer  qu'une  dignité  ecclésiastique,  lorsque  de  son 


54  REVUE  DE  PARIS. 

côtéArioste,  ne  changeant  rien  à  ses  habitudes  mondaines, 
donnait  nécessairement  à  croire  que  la  pourpre  ne  lui  faisait 
réellement  pas  grande  envie.  Sur  ce  point ,  j'avoue  ,  malgré  les 
reproches  d'ingratitude  qu'Ariosle  adresse  à  Léon  X ,  que  les 
torts  ne  me  paraissent  pas  être  seulement  du  côlé  du  pontife. 

Peut-être  dira-t-on  qu'il  aurait  pu  lui  donner  un  emploi  lu- 
cratif, ou  saisir  une  occasion  de  lui  faire  un  large  cadeau 
Quant  à  la  générosité  de  ce  pape  envers  le  poète  ,  elle  ne  fut  pas 
grande  si  l'on  doit  s'en  fier  strictement  à  l'Arioste  lui-même.  II 
lui  donna  un  baiser  sur  l'une  et  l'autre  joue  ,  à  son  couionne- 
ment ,  et  en  1316 ,  lors  de  la  publication  de  VOrlando  furioso , 
il  lui  accorda  une  bulle  avec  privilège  et  garantie  ;  mais  le  pofile 
paya  la  moitié  des  frais  de  chancellerie.  Un  écrivain  satirique 
de  ce  temps,  Gabriel  Simeoni ,  prétend  bien  qu'à  cette  bulle 
Léon  X  ajouta  quelques  centaines  d'écus  pour  les  frais  d'impres- 
sion du  poëme  ;  mais  quand  même  ce  fait  serait  avéré ,  un  tel 
cadeau  ne  serait  nullement  proportionné  aux  services  que  le 
poète  prétend  avoir  rendus  et  aux  promesses  que  le  pontife 
avait  faites. 

Quant  à  l'autre  souverain  dont  Arioste  croit  avoir  eu  à  se 
plaindre  ,  son  seigneur  ,  le  duc  de  Ferrare  ,  le  tableau  que  j'ai 
fait  de  sa  position  politique  et  financière  ,  me  paraît  être  une 
excuse  d'autant  plus  suffisante  pour  lui  qu'après  avoir  nommé 
son  poète  gouverneur  de  la  Garafagnana  ,  il  lui  fît  offrir  d'être 
son  ambassadeur  résident  à  Rome ,  poste  qu'Arioste  ne  voulut 
pas  accepter,  pour  ne  pas  s'éloigner  de  Ferrare  et  delà  personne 
qui  l'y  retenait. 

En  admettant  même  que  ces  deux  souverains  n'aient  pas  été 
exempts  de  forts  envers  le  grand  poète,  ce  qui  reste  positive- 
ment démontré  ,  c'est  qu'Arioste  préférait  son  indépendance  et 
sa  maîtresse  au  titre  d'ambassadeur  ,  même  au  chapeau  de  car- 
dinal ,  et  cela  n'est  peut-être  pas  si  déraisonnable  qu'on  pour- 
rait le  croire. 

Delégluze. 


PROCES  ET  MORT 


DE 


THÉOBALD  WOLFE-TONE. 


Le  speclacle  donné  à  l'Europe  par  la  révolution  française  ,  ne 
pouvait  nulle  part  trouver  de  sympathie  plus  vive  et  plus  com- 
plète qu'en  Irlande.  Ce  peuple  vaincu  ,  mais  frémissant ,  con- 
servait avec  d'autant  plus  d'ardeur  le  sentiment  de  sa  nationa- 
lité ,  que  ce  sentiment  était  lié  chez  le  plus  grand  nombre  de  ses 
enfants  avec  celui  de  la  liberté  de  conscience.  Il  s'agissait,  en 
effet ,  pour  les  Irlandais  ,  de  retrouver  une  patrie  et  de  conser- 
ver leur  religion. 

Parmi  les  noms  des  défenseurs  de  la  liberté ,  il  n'en  est  pas 
de  plus  pur  que  celui  de  Théobald  Wolfe-Tone.  Irlandais  ,  mais 
prolestant ,  et  par  cela  même  membre  de  la  faible  minorité  au 
profit  de  laquelle  s'exerçaient  la  tyrannie  et  l'oppression  de  l'Ir- 
lande ,  il  aurait  été  excusable  de  participer  aux  préjugés  insé- 
parables des  passions  religieuses  au  milieu  desquelles  il  vécut. 
Heureusement  le  sentiment  national,  l'amour  ardent  de  la  li- 


Sfi  REVUE  DE  PARIS. 

berfé  et  l'invincible  désir  de  délivrer  son  pays  du  joug  de  fer 
qui  l'écrasait ,  remplirent  et  éclairèrent  son  âme. 

Ce  fut  en  1792  que  Wolfe-Tone,  dont  l'influence  politique 
était  déjà  considérable  et  que  plusieurs  écrits  et  pamphlets 
avaient  rendu  célèbre,  fonda  ,  avec  quelques  amis  politiques  , 
celte  société  des  Irlandais-Unis,  destinée  h  exercer  sur  le  sort 
de  l'Irlande  une  si  puissante  influence ,  et  qui  appelait  tous  les 
ciloj'ens  à  s'unir  sans  distinction  de  croyances  religieuses  dans 
l'intérêt  de  la  liberté  du  pays.  Tone  fut  choisi  la  même  année 
par  les  catholiques  pour  agent  et  secrétaire  de  leur  comité. 

Il  faut  lire  dans  les  Mémoires  de  Wolfe-Tone,  publiés  et  com- 
plétés par  son  fils  ,  le  récit  journalier  de  ses  efforts  et  de  son 
dévouement  à  la  noble  cause  qu'il  servait.  Ces  mémoires  ,  où 
l'âme  sincère  et  courageuse  ,  l'esprit  ferme  et  serein  de  Tone  se 
montrent  sans  voile  ,  et  auxquels  des  affections  de  famille  pas- 
sionnées ajoutent  un  charme  extrême  ,  ont  été  cités  avec  bon- 
heur par  un  homme  digne  de  sentir  et  de  faire  admirer  tous  les 
nobles  sentiments.  M.  Gustave  de  Beaumont ,  dans  son  beau 
livre  sur  l'Irlande  ,  a  parlé  plusieurs  fois  de  Wolfe-Tone  ,  et  ce 
sont  les  fragments  de  mémoires  qu'il  a  cités  dans  les  notes  de 
son  ouvrage  qui  nous  ont  inspiré  un  vif  intérêt  pour  ce  martyr 
de  la  cause  irlandaise.  Ces  mémoires,  tout  à  fait  inconnus  en 
France,  ne  sont  point  traduits,  et  cependant  ils  |)ourraient 
être  considérés  comme  un  document  de  notre  histoire.  Wolfe- 
Tone,  obligé  de  fuir  son  pays  où  il  était  en  butte  à  toutes  les 
persécutions  du  pouvoir ,  vint  en  France  avec  la  mission  de  sol- 
liciter du  gouvernement  une  invasion  en  Irlande.  Il  lit  partie 
des  trois  expéditions  successives  que  la  France  envoya  pour 
délivrer  ce  pays;  fait  prisonnier  dans  la  dernière  de  ces  campa- 
gnes ,  il  mourut  à  trente-cinq  ans  avec  Théroïsme  et  la  simpli- 
cité qu'on  admire  dans  sa  vie. 

Nous  extrayons  la  relation  du  procès  et  la  mort  de  Wolfe- 
Tone  de  l'appendice  ajouté  par  son  fils  à^ses  mémoires.  Mais  il 
est  bon  de  faire  précéder  ce  fragment  d'un  rapide  aperçu  sur  la 
situation  de  l'Irlande  à  l'époque  où  eut  lieu  rexi)édilion  qui 
provoqua  cet  héroïque  dévouement. 

Deux  expéditions  avaient  déjà  été  tentées  dans  le  but  de  dé- 
livrer l'Irlande.  La  première  avait  manqué  par  la  mauvaise 
conduite  de  la  flotte  et  par  l'indécision  d'un  des  chefs  :  la  se-. 


REVUE  DE  PARIS.  57 

conde  par  la  seule  faute  des  éléments.  La  mort  du  général  Ho- 
che, qui  avait  encouragé  vivement  les  généreuses  tentatives 
inspirées  par  les  souffrances  de  l'Irlande  ,  fil  peser  sur  ce  pays 
un  nouveau  et  irréparable  malheur.  Napoléon  éprouvait  une 
secrète  répugnance  pour  ces  expéditions,  projet  favori  de  Ho- 
che. L'armée  d'Angleterre  fut  privée  de  ses  meilleures  troupes 
que  Napoléon  emmena  en  Lgypte.  Les  débris  désorganisés  de 
cette  armée  furent  placés  sous  le  commandement  du  général 
Kilmaine,  incapable,  par  sa  santé,  de  conduire  une  entre- 
prise active.  Cependant ,  de  nouvelles  secousses  ayant  ébranlé 
l'Irlande,  une  troisième  expédition  fut  résolue.  L'extrait  sui- 
vant des  mémoires  du  fils  de  Wolfe-Tone  ,  nous  offre ,  avec  la 
relation  de  la  mort  de  son  père ,  le  récit  de  celte  dernière  et 
loalheureuse  tentative  : 

«  Le  gouvernement  irlandais  avait  réussi  dans  son  infernal 
dessein  de  pousser  le  peuple  à  une  insurrection  prématurée.  Les 
chefs  des  Irlandais-Unis  avaient  organisé  le  plan  d'un  soulève- 
ment général  ;  mais  des  traîtres  se  trouvèrent  dans  leurs  rangs, 
on  les  arrêta  tous;  le  brave  lord  Edouard  Filz-Gerald  fut  tué  et 
la  capitale  mise  à  l'abri.  Néanmoins  ,  les  paysans  de  Kildau  , 
de  Carlow  et  de  quelques  districts  du  Nord,  se  levèrent,  et 
prirent  les  armes  ,  exaspérés  par  les  excès  insupportables  de  la 
soldatesque  cantonnée  chez  eux.  Mais  ces  insurreclions  partiel- 
les d'une  multitude  déguenillée,  sans  armes  et  sans  chefs, 
manquant  d'union  et  de  concert ,  contre  lesquelles  mon  père 
s'était  si  souvent  élevé,  ne  pouvaient  avoir  aucun  résultat j 
elles  furent  successivement  écrasées  par  les  forces  considérables 
qu'on  envoya  i)Our  les  combattre,  et  le  règne  de  la  terreur  fut 
établi  partout  sans  bornes  et  sans  mesure.  La  France  ,  dans  les 
plus  mauvais  jours  de  Robespierre  ,  ne  tomba  jamais  plus  bas , 
et  jamais  son  gouvernement  ne  poursuivit  d'une  main  moins 
avare  ses  sanguinaires  mesures.  La  population  tout  entière  fut 
abandonnée  à  la  merci  d'une  milice  furieuse  et  indisciplinée. 
Les  moindres  agents  de  l'autorité  exerçaient  un  pouvoir  sans 
contrôle  ;  on  fouetta  ,  on  tortura  ,  sans  jugement,  des  indivi- 
dus ,  afin  de  leur  arracher  des  aveux  ,  et  cela  dans  la  capitale 
même ,  dans  les  cours  du  château  et  sous  le  toit  du  vice-roi.  Les 
camiiagiies  s'éclairèrent  d'incendies  nocturnes  ,  et  retenUreut 
10  6 


58  KKVL't  DE   l'AKIS  . 

des  cris  des  tortures  ;  ni  le  sexe  ni  l'âge  ne  furent  épargnés ,  et 
les  baïonnettes  des  soldats  chassèrent  dans  les  marais,  pour 
qu'ils  y  mourussent  de  faim  ,  des  hommes  ,  des  femmes  ,  des 
enfants  nus  et  sans  asile.  Ceux  qui  se  fièrent  aux  capitulations 
furent  entourL's  et  é{jorgés  par  des  dragons  au  moment  même 
où  ils  rendaient  leurs  armes,  et  pas  un  citoyen  ,  quelque  inno- 
cent et  inoffensif  qu'il  fût ,  ne  put  se  mettre  à  l'aijri  des  infor- 
mations et  des  poursuites. 

»  La  noble  résistance  du  petit  comté  de  Wexford  mérite  d'ê- 
tre particulièrement  rappelée.  Elle  fut  telle  ,  qu'elle  alarma  un 
moment  le  gouvernement  irlandais  sur  le  succès  de  ses  mesu- 
res. Ce  petit  district  ,  qui  comprend  à  peu  près  cent  cinquante 
mille  âmes  ,  entouré  par  la  mer  et  les  montagnes  .  et  séparé  du 
reste  de  l'Irlande,  avait  pris  une  faible  part  au  mouvement  ré- 
volutionnaire ;  car  sa  population  avait  peu  de  communications 
avec  le  dehors  ,  et  était  remarquablement  paisible  et  heureuse. 
Il  a  été  établi  par  M.  Edouard  Hay  qu'avant  l'insurrection  ce 
district  ne  comptai!  pas  plus  de  deux  cents  Irlandais-Unis.  Il 
aurait  peut-être  été  permis  de  supposer  d'après  ces  circonstan- 
ces ,  que.  si  une  insurrection  éclatait  dans  ce  canto.n  ,  ses  habi- 
tants ,  moins  organisés  et  moins  préparés  que  ceux  des  districts 
du  Nord,  auraient  été  soumis  plus  aisément ,  et  auraient  donné 
avec  moins  de  risfjue  un  éclatant  exemple  au  reste  de  l'Irlande. 
Les  soldats  ,  livrés  à  eux-mêmes,  commirent  pendant  quelque 
temps  tous  les  excès  possibles  chez  ces  innocents  paysans.  Uo 
noblelord  ,  qui  commandait  un  régiment  de  milice,  se  distingua 
par  l'invention  du  bonnet  de  i)Oix  ;  un  autre  oflQcier  ,  digne  de 
servir  sous  ses  ordres,  se  faisait  appeler  le  gibet  ambulant. 
Mais  pourquoi  rappeler  ces  faits  gravés  dans  les  cœurs  et  la 
mémoire  de  tout  Irlandais?  A  la  tin,  poussés  à  bout,  les  habi- 
tants du  Wexford.  au  nombre  de  vingt  ou  trente  mille ,  se  levè- 
rent, et  armés  de  piques,  de  faux,  de  bâtons,  en  deux  ou  trois 
combats,  ils  s'emparèrent  des  villes  principales  et  chassèrent 
tous  les  soldats  du  comté.  Leur  mod.-ration  envers  leurs  persé- 
cuteurs ,  au  moment  de  la  victoire,  fui  aussi  remarquable 
que  leur  courage  dans  la  bataille.  Leur  douceur,  et  on  peut  dire 
leur  délicate  et  chevaleresque  générosité  envers  les  femmes  et 
les  enfants  de  l'aristocratie  qui  tombèrent  en  leurs  mains  ,  fu- 
rent encore  plus  admirables.  Le  noble  lord  dont  J'ai  parlé  plus 


HKVL'f'   Uh  fAUlS.  59 

haut  fut  pi  is  et  préservé  par  leurs  chefs  du  bomiel  de  poix,  qu'il 
méritait  si  bien.  En  reconnaissance  de  celte  conduite  généreuse, 
il  s'engagea,  à  la  fin  de  l'insurrection,  à  obtenir  en  faveur  de 
ceux-ci  une  capitulation ,  s'ils  consentaient  à  le  mettre  en  liberté, 
et  prit  ensuite  place  dans  la  cour  martiale  qui  les  condamna  à  être 
pendus.  Tous  les  efforts  du  gouvernement  furent  employés  pour 
soumettre  ce  petit  district;  un  moment  les  agents  du  i)ouvoir 
tremblèrent  derrière  les  murs  de  Dublin  de  la  crainte  que  les 
Wexfordicns  ne  pénétrassent  jusijue-là.  Plusieurs  combals  fu- 
rent livrés  avec  des  succès  divers,  et  ce  ne  fut  que  lorsijue  les 
forces  royales  les  environnèrent  de  toutes  parts,  que,  rompant 
leurs  rang.s.  les  révoltés  se  jetèrent  dans  les  montagnes  de 
Wicklow,  où  leurs  chefs  capitulèrent  successivement.  Provoqué 
et  irrité  comme  il  le  fut,  il  est  à  remarquer  que  ce  pauvre  peu- 
ple ne  doniia,  pendant  toute  l'insurrection,  que  deux  exemples 
de  cruauté,  le  massacre  des  prisonniers  à  Scullabogueet  au  pont 
de  Wexford,  et  l'un  et  l'autre  eurent  lieu  pendant  la  fuite  du 
gros  de  l'armée  ,  tandis  que  le  reste  combattait  encore. 

»  L'indignation  des  malheureux  Irlandais  fut  aussi  vive  que 
légitime  contre  le  gouvernement  français  qui  tant  de  fois  leur 
avait  promis  son  appui ,  et  semblait  maintenant  les  abandonner 
dans  celte  horrible  extrémité.  Quand  lord  Corn wallis  .envoyé 
peu  de  temps  après  pour  mettre  un  terme  au  système  de  terreur 
qui  désolait  le  pays,  fut  nommé  vice-roi,  deux  mille  volontaires 
de  ce  même  comté  de  AVexford  s'offrirent  jjour  combattre  les 
Français,  et  formèrent  la  fleur  de  l'armée  anglaise  qui  envahit 
l'Egypte  sous  les  ordres  du  général  Abercrombie.  Leur  péti- 
tion, modèle  de  simplicité,  d'énergie  et  d'indignation  ,  est  rap- 
portée dans  l'appendice  daV Histoire  de  l' Instnictionde  ÏVex- 
ford,  par  Hay. 

))  Quelque  faibles  et  impiévoyants  que  fussent  les  membres  du 
Direcloire,  il  faut  pourtant  les  absoudre  du  crime  d'avoir  trahi 
leurs  alliés.  Le  fait  est  que  leur  trésor  et  leurs  arsenaux  étaient 
vides,  que  Télite  de  leurs  troupes  et  de  leui s  vaisseaux  était 
partie  pour  l'Egypte,  que  le  reste  était  comi)iéteraent  désorga- 
nisé, et  que  ,  quand  l'insurrection  éclata  en  Irl,inde,ils  n'étaient 
nullement  préparésà  la  soutenir.  Les  sentiments  de  mon  père  dans 
cette  occasion  peuvent  être  plus  aisément  devinés  qu'exprimés. 
Le  20  mai,  Bonaparte  s'était  embarqué  à  Toulon  ;  le  23  du  même 


60  REVUE  DE  PAr.IS. 

mois,  rinsurreclion  éclata.  A  chaque  nouvelle  relative  à  une  ar- 
res(ation,à  un  engagement,  qui  parveiiail  en  France,  mon  père 
conjurait  les  généraux  et  le  gouver.-.emenl  de  porter  secours  à 
ses  concitoyens  dans  leur  lutte  héroïque  et  désespérée,  et  insis- 
tait auprès  d'eux  sur  la  nécessité  de  i)r(ifiler  pour  eux-mêmes  de 
l'occasion  favorahle  qui  allait  leur  écliapper  si  rapidement.  On 
commença  les;  préparatifs  sans  délai  ;  mais  l'argent,  les  armes, 
le  munitions,  les  vaisseaux,  tout  manquait.  A  la  fin  de  juin,  l'in- 
surrection était  presque  étouffée ,  et  ce  ne  fut  que  vers  le  com- 
mencement de  juillet  que  mon  père  fut  appelé  à  Paris  pour  se 
concerter  avec  les  ministres  et  de  la  guerre  de  la  marine  sur 
l'organisation  de  la  nouvelle  expédition. 

»  A  celte  époque,  son  journal  cesse,  et  les  papiers  publics,  les 
souvenirs  de  ma  mère  et  quelques  lettres  particulières  sont  les 
seuls  documents  que  je  possède  sur  les  événements  qui  sui- 
virent. 

»  Le  plan  de  la  nouvelle  expédition  fut  de  débarquer  dans 
plusieurs  ports  d'Irlande  de  petits  détachements,  dans  l'espoir 
d'entretenir  l'insurrection  et  de  distraire  l'attention  de  l'en- 
nemi, jusqu'A  ce  qu'une  occasion  favorable  permît  de  faire 
prendre  terre  au  principal  corps  d'armée,  commandé  par  le 
général  Kilmaine.  Dans  ce  but,  le  général  Humbert,  avec  envi- 
ron mille  hommes  ,  prit  ses  quartiers  à  La  Rochelle  ,  le  général 
Hardy,  avec  trois  mille  hommes,  à  Brest,  et  le  général  Kil- 
maine, avec  neuf  mille  hommes,  forma  la  réserve.  Conçu  à 
temps  ,  ce  plan  eût  été  judicieux  ;  mais ,  longtemps  avant  que  la 
première  de  ces  expéditions  partielles  fût  prête  à  mettre  à  la 
voile  ,  l'insurrection  était  entièrement  vaincue  sur  tous  les 
points;  le  peuple  était  écrasé,  désarmé,  découragé  et  dégoûté 
de  ses  alliés,  elle  gouvernement  irlandais ,  ayant  réuni  tous 
ses  moyens  ,  était  parfaitement  préparé  au  combat.  Des  fugitifs 
de  tous  rangs  et  de  toutes  sortes  arrivaient  en  foule  de  ce  mal- 
heureux pays,  exaspérés  par  de  récentes  soulTrances  et  parleurs 
récents  combats.  Quand  ils  virent  la  lenteur  des  préparatifs  de 
la  France  ,  ils  s'écrièrent  qu'ils  ne  demandaient  que  des  armes  , 
et  que,  si  le  gouvernement  voulait  seulement  les  mettre  à  terre 
sur  la  côte,  le  peuple  irlandais  lui-même,  sans  aucune  aide, 
suffirait  pour  reconquérir  sa  liberté.  Ce  parti,  plus  brave  que 
sage,  avait  pour  chef  principal  une  ancienne  victime  de  celte 


REVUE  DE  PARIS.  61 

cause,  James  Napper  Tandy.  Sou  zèle  fut  souvent  indiscret  et 
peu  éclairé,  et  il  fit  plus  de  mal  que  de  bien.  Napper  Tandy  se 
vantail  que  trenle  mille  hommes  prendraient  les  armes  à  son 
apparition,  et  le  Directoire  fut  ébloui  par  ces  déclaralions  ,  que 
conlredisaienl  les  assertions  constantes  de  Tone.  Mon  père 
croyait  que  dix  ou  quinze  mille  hommes  de  troupes  fran- 
çaises étaient  absolument  nécessaires  pour  commencer  les  opé- 
rations. 

«  La  ruine  de  l'expédition  fut  encore  avancée  par  la  précipi- 
tation et  l'indiscrétion  d'un  brave,  mais  imprudent  et  ignorant 
officier.  Ce  fait,  peu  connu,  est  un  exemple  frappant  du 
désordre,  de  l'indiscipline  et  delà  désorganisation  qui  com- 
mençaient à  prévaloir  dans  l'armée  française.  Humbert,  brave 
officier  de  fortune ,  dont  le  cœur  était  meilleur  que  la  tête  ,  im- 
patient des  délais  du  gouvernement ,  et  enHamnié  par  les  récits 
des  réfugiés  irlandais  ,  prit  la  résolution  de  commencer  l'entre- 
prise sous  sa  propre  responsabilité,  et  d'obliger  ainsi  le  Direc- 
toire à  le  seconder  ou  à  l'abandonner.  Vers  le  milieu  d'août,  il 
assembla  les  marchands  et  les  magistrats  de  la  Rochelle,  les 
força  de  lui  avancer  une  faible  somme  d'argent ,  et  tout  ce  dont 
il  avait  besoin,  comme  réquisition  militaue;  puis,  montant  à 
bord  de  quelques  frégates  el  vaisseaux  de  transport,  avec  raille 
hommes,  mille  mousquets,  mille  louis  et  quelques  pièces  d'ar- 
lillerie,  il  ordonna  aux  capitaines  de  mettre  à  la  voile  pour 
l'entreprise  la  plus  désespérée  peut-être  dont  l'histoire  fasse 
mention.  Trois  Irlandais  l'accompagnaient ,  mon  on(;le  Mathieu 
Tone,  Barthélémy  Teeling  de  Lisburn  ,  et  Sullivan,  neveu  de 
Madgett,  dont  le  nom  se  trouve  souvent  dans  ces  Mémoires. 
Le  2:2  août,  ils  prirent  terre  sur  la  côte  de  Connaught,  dans 
la  baie  de  Killala  j  immédiatement  ils  assiégèrent  celte  petite  ville 
et  s'en  emparèrent. 

"Cette  tentative,  tout  étrange  et  toute  désespérée  qu'elle 
fût,  aurait  pu  réussir  si  elle  avait  été  conduite  avec  la  vigueur 
et  la  promptitude  qui  en  avaient  marqué  le  commencement  ; 
Humbert,  soldat  obscur  et  sans  éducation ,  eût  alors  pu  faire 
une  révolution ,  et  couvrir  son  nom  d'une  gloire  immortelle. 
L'insurrection  était  à  peine  étouffée,  et  ses  cendres  eussent  pu 
aisément  être  ranimées  j  mais  Humbert  débarqua  sur  un  coin 
isolé ,  sauvage  et  écarté  de  l'Ile.  Au  lieu  de  se  porter  avec  rapi- 

0. 


C2  REVUE  DE  PARIS. 

dilé,  comme  on  l'y  engageait  foitemenl,  ilans  les  montagnps 
de  rrister,  centre  de  l'organisation  des  Irlandais-Unis,  el 
d'appeler  le  peuple  aux  armes ,  il  s'amusa  ,  pendant  une  quin- 
zaine de  jours ,  à  commander  l'exercice  aux  paysans  qui  se 
joign;iienl  ù  son  drapeau,  el  à  jouir  de  riiospitalilé  de  l'évêque 
d'e  Killala.  Ce  prélat  rendit  un  service  signalé  au  gouvernement 
d'Irlande,  en  arrêtant  ainsi  le  général  français.  Xu  combat  ilv. 
Casllebar,  Hunibert  défit  un  corps  nombreux  (pii  avait,  en 
toute  iiàte,  été  dirigé  contre  lui,  sous  les  ordres  du  général 
Lake.  J'ai  entendu  raconter ,  sans  pouvoir  cependant  répondre 
de  l'autbenlicité  de  l'anecdote,  que,  dans  cette  occasion,  aus- 
sitôt que  les  auxiliaires  irlandais  eurent  fait  feu,  ils  jetèrent 
leurs  fusils  comme  inutiles,  et  coururent  à  la  charge  avec  leurs 
piques.  A  la  suite  de  ce  combat,  il  régna,  pendant  queli[ues 
jours  ,  une  terreur  panique  ;  mais  le  vice-roi ,  lord  Cornwaliis , 
marcha  en  personne;  toutes  les  forces  du  royaume  furent  mises 
en  mouvement,  etHumbert,  piomptement  entouré,  fut  confiné 
derrière  le  Shannon ,  par  des  troupes  vingt  fois  supérieures 
aux  siennes.  A  la  fin,  il  s'aperçut  du  piège  dans  lequel  il  était 
tombé  ,  et  essaya,  ce  qu'il  aurait  dû  faire  d'abord,  de  s'ouvrir 
un  chemin  au  delà  de  cette  rivière,  el  de  se  jeter  dans  les  mon- 
tagnes du  Nord.  Environnée  à  Ballinamure,  le  8  septembre, 
par  une  armée  entière,  sa  petite  bande,  après  une  vigoureuse 
résistance,  fut  obligée  de  mettre  bas  les  armes.  Les  Français 
furent  reçus  à  composition  ,  et  échangés  peu  de  temps  après; 
mais  les  Irlandais  furent  égorgés  sans  pitié,  et  les  cruautés 
exercées  sur  des  paysans  sans  défense  dévouèrent  pour  des  siè- 
cles à  la  haine  des  districts  du  Connaught  la  mémoire  du  géné- 
rai Lake. 

»  Des  Irlandais  qui  accompagnaient  Humbert,  Sullivan  par- 
vint seul  à  s'échapper,  sous  le  déguisement  d'un  Français.  Ma- 
thieu Toiie  et  Toeling  furent  amenés  chargés  de  fers  à  Dublin  , 
jugés  et  exécutés. 

»  La  nouvelle  de  la  tentative  de  Humbert,  comme  on  l'ima- 
gine .  jeta  le  Directoire  dans  la  plus  grande  perplexité.  Pourtant, 
il  se  détermina  aussitôt  à  presser  les  préparatifs,  et  à  envoyer 
au  moins  la  division  du  général  Hardy,  pour  seconder  Hum- 
beit  dans  le  plus  court  délai  possible.  Le  rapport  des  premieis 
avantages  de  Humbert ,  qui  parvint  en  France  peu  de  temps 


RbVUK  l)K  PAKIS.  63 

ctpi es,  augmenta  l'ardeur  du  gouveriieineul  français,  el  accé- 
léra ses  mouvements.  Mais  tel  était  l'état  de  la  flotte  française 
et  des  arsenaux,  que  ce  ne  fut  pas  avant  le  20  septembre  que 
cette  petite  expédition ,  consistant  en  un  vaisseau  de  ligne  et 
huit  frégates,  sous  les  ordres  de  l'amiral  Borapart,  et  trois 
mille  hommes  de  débarquement,  sous  les  ordres  du  général 
Hardy ,  fut  prête  à  mettre  à  la  voile.  La  nouvelle  de  la  dé- 
faite de  Iluu.berl  n'était  pas  alors  parvenue  encore  en  France. 

»  Paris  était  en  ce  moment  rempli  d'émigrés  irlandais ,  avides 
de  combats.  Je  lis  dans  les  journaux  du  temps ,  et  dans  des  pro- 
ductions plus  récentes ,  que  non  moins  de  vingt-quatre  chefs  des 
Irlandais-Unis  s'embarquèrent  avec  l'expédition  du  général 
Hardy  ,  et  Lewines,  agent  des  Irlandais-Unis,  à  Paris,  est  no- 
minativement mentionné.  Celte  assertion  est  fausse.  La  masse 
des  Irlandais-Unis  s'embarqua  dans  un  petit  navire,  sous  les 
ordres  de  Napper  Tandy.  Us  arrivèrent  le  16  septembre  à  l'île 
de  Raghlin  ,  sur  la  côte  nord-ouest  de  l'Irlande ,  où  ils  apprirent 
le  désastre  de  Humbert;  ils  se  bornèrent  à  répandre  quelques 
proclamations,  et  s'enfuirent  î»  Norway.  Trois  Irlandais  seule- 
ment accompagnèrent  mon  père  sur  la  flottille  de  Hardy;  seul 
il  fut  embarqué  sur  le  vaisseau  amiral  le  Boche,  el  les  autres 
Irlandais  furenl  mis  à  bord  des  frégates.  Voici  leurs  noms  : 
MM.  T.  Corbetl  el  Mac-Guire,  deux  braves  officiers  qui  sont 
morts  depuis  au  service  de  la  France ,  et  un  troisième  gentil- 
homme, allié  de  Russel,  qui  est  encore  vivant ,  et  dont  il  ne 
convient  pas,  à  cause  de  cela  ,  de  citer  le  nom. 

«  Dans  la  vie  de  Curran,  écrite  par  son  fils ,  je  trouve  consi- 
gnée l'anecdote  suivante  qu'il  a  dii  tenir  de  son  père.  Il  raconte 
que  dans  la  nuit  qui  précéda  le  départ  de  l'expédition,  on 
agita  ,  parmi  les  Irlandais-Unis  qui  en  faisaient  partie  ,  la  ques- 
tion de  savoir  si,  dans  le  cas  oîi  ils  tomberaient  aux  mains  de 
leurs  ennemis,  ils  devraient  se  laisser  mettre  à  mort,  selon  la 
sentence  de  la  loi ,  ou  prévenir  leur  sort  par  une  mort  volon- 
taire. M.  Tone  soutint  avec  son  éloquence  et  son  animation 
ordinaire,  que,  sous  quelque  point  de  vue  qu'il  considérât  le 
suicide,  il  ne  le  trouvait  jamais  justifiable.  Une  personne  de  la 
compagnie  ajouta  que,  sous  le  lapport  des  considérations  poli- 
tiques ,  il  vaudrait  mieux  ne  pas  enlever,  par  une  mort  volon- 
taire, au  gouvernement  irlandais,  le  discrédit  dont  le  couvri- 


64  REVUE  DE  PARIS. 

raient  de  nombreuses  exécutions ,  et  que  cetle  idée  fut  haute- 
ment approuvée  par  M.  Tone.  Le  fond  de  celle  anecdote 
est  vrai,  mais  on  n'a  pas  compris  le  sens  des  paroles  de  mon 
père. 

»  A  l'époque  de  cetle  expédition,  il  n'en  espérait  nullement 
le  succès ,  el  ne  considérait  qu'avec  le  plus  profond  désespoir 
l'avenir  des  affaires  en  Irlande.  Telle  était  la  malheureuse 
indiscrétion  du  gouvernenienl ,  qu'avant  son  départ ,  il  lut  lui- 
même  dans  le  Bien  Informé,  journal  de  Paris  ,  un  récit  dé- 
taillé de  tout  rarmcmentdans  lequ-el  son  propre  nomélail  inséré 
en  toutes  lettres  ,  avec  la  circonstance  de  son  embarquement  à 
I)ord  du  Hoche.  11  n'y  avait ,  par  conséquent,  aucun  espoir  de 
secret.  Depuis  longtemps  mon  père  demandait  avec  instance 
qu'on  renonçât  à  l'idée  de  pareilles  entreprises  sur  une  petite 
échelle  ;  mais  il  avait  aussi  déclaré  à  plusieurs  reprises  que,  si 
le  gouvernement  envoyait  seulement  un  caporal  et  six  soldats, 
il  trouverait  de  son  devoir  de  les  accompagner.  Mon  père  ne 
voyait  aucune  chance  pour  que  la  grande  expédition  de  Kil- 
maine  fût  jamais  prête,  et,  par  conséquent,  il  se  décida  à 
partir  avec  Hardy.  Sa  résolution  était  mûri-ment  et  intlexible- 
ment  prise  :  dans  le  cas  oil  il  tomberait  aux  mains  des  ennemis, 
il  était  décidé  à  ne  point  souffrir  l'indignité  d'une  exécution 
publique.  Il  ne  considérait  point  cela  comme  un  projet  de  sui- 
cide ,  —  acte  que,  dans  toutes  les  circonstances  ordinaires ,  il 
taxait  de  faiblesse  ou  de  frénésie  ,  —  mais  comme  le  simple 
choix  du  genre  de  sa  mort.  El,  en  effet,  l'excessive  sensibilité 
nerveuse  de  sa  constitution,  à  la  plus  légère  idée  d'un  outrage 
ù  sa  personne,  aurait  suffi  pour  le  déterminer  à  ne  jamais  sup- 
porter l'attouchement  d'un  bourreau.  Ce  fut  à  dîner  ,  dans 
notre  propre  maison  et  en  présence  de  ma  mère  ,  peu  de  temps 
avant  son  départ  de  Paris  ,  que  le  gentilhomme  dont  il  a  déjà 
été  question  proposa  que  les  Irlandais  laissassent  au  gouverne- 
ment toute  la  honte  et  l'odieux  de  leur  exéculion.  L'idée  frappa 
mon  père  comme  burlesque ,  et  il  y  applaudit  hautement. 
«Mon  cher  ami,  dit-il,  n'ajoutez  rien  de  plus,  vous  n'avez 
jamais  mieux  parlé  en  votre  vie.  »  El  après  le  départ  de  l'inter- 
locuteur, il  rit  de  bon  cœur  de  l'idée  de  déshonorer  le  gouver- 
nement irlandais,  en  lui  permettant  de  le  pendre.  Mon  père 
ajouta  qu'il  ne  comprenait  point  comment  des  gens  pouvaient 


REVUE  DE  PARIS.  65 

discuter  s'ils  devaient  ou  ne  devaient  point  choisir  leur  propre 
mort ,  et  consultaient  dans  une  telle  occasion;  qu'il  ne  donne- 
rait jamais  de  conseils  à  personne  ,  seulement  que  ,  «  s'il  plai- 
sait à  Dieu,  il  ne  leur  laisserait  pas  ses  pauvres  os  à  ron- 
ger. »  Celte  conversation  a  pu  se  renouveler  à  Brest,  mais 
tels  étaient  certainement  les  sentiments  de  mon  père  sur  ce 
sujet. 

»  Le  20  septembre  1798,  la  fatale  expédition  mit  entîn  à  la 
voile  de  la  baie  de  Camaret;  elle  consistait  en  un  vaisseau  de 
li{;ne,  le  Hoche,  de  74  canons;  la  Loire ,  la  Résolue ,  la  Bel- 
lone ,  la  Coquille ,  V Embuscade,  U Immortalité,  la  Romaine 
et  la  Sémillante,  frégates;  la  Biche,  schooner-aviso.  Pour 
éviter  la  flotte  anglaise,  Bompart,  excellent  marin,  prit  un 
large  détour  à  l'ouest,  puis  au  nord-est,  dans  le  but  de  venir 
aborder  sur  les  côtes  septentrionales  de  l'Irlande,  où  les  forces 
de  la  France  devaient  être  moins  attendues.  Il  rencontra  ce|ten- 
dant  des  vents  contraires ,  et  il  paraît  que  sa  flottille  fut  disper- 
sée ,  car  le  20  octobre ,  après  vingt  jours  de  croisière ,  il  arriva 
à  l'entrée  de  Loch-Swilly  ,  avec  le  Hoche,  la  Loire ,  la  Résolue 
vi  la  Biche.  Il  fut  aussitôt  signalé,  et  au  point  du  jour,  le  matin 
suivant,  11  octobre,  avant  qu'il  ptil  entrer  dans  la  baie  ou  dé- 
barquer ses  troupes,  il  apeiçul  la  flotte  désir  John  Barlase 
Warren.  consistant  en  six  vaisseaux  de  ligne,  un  vaisseau  rasé 
de  soixante  canons  et  deux  frégates,  qui  arrivaient  sur  lui.  11 
n'y  avait  aucune  chance  d'échapper  pour  le  grand  et  pesant 
bâtiment  de  guerre.  Bompart  donna  sur-le-champ  aux  frégates 
et  au  schooner  le  signal  de  la  retraite  à  travers  les  basses 
eaux,  et  se  prépara  seul  à  honorer  le  drapeau  de  son  pays  et 
de  la  liberté,  par  une  défense  désespérée.  Dans  ce  moment,  un 
canot  de  la  Biche  vint  prendre  ses  derniers  ordres.  Ce  |)elit  bâ- 
timent avait  les  meilleures  chances  d'échapper;  tous  les  officiers 
fiançais  suppliaient  mon  père  de  monter  à  son  bord.  «  Notre 
combat  est  sans  espoir ,  lui  disaient-ils ,  nous  serons  prisonniers 
de  guerre,  mais  vous,  que  deviendrez-vous  ?  —  Sera-t-il  dit 
que  j'aie  fui,  tandis  que  les  Français  livraient  la  bataille  pour 
mon  pays?  «  telle  fut  sa  réponse.  Il  refusa  leurs  offres ,  et  se 
décida  à  rester  et  à  tomber  avec  le  vaisseau.  La  Biche  parvint  à 
échapper  ,  et  je  vois  mentionné  dans  des  publications  récentes 
que  d'autres  irlandais  profitèrent  de  cette  occasion  de  salut.  Le 


06  REVUE  DE  PARIS. 

l'ail  est  faux,  aiiomi  d'eux  n'eût  agi  ainsi,  et,  d'ailleurs,  mon 
\)(-re  lUait  le  sou!  Irlandais  à  l)oi'd  il»  vaisseau  le  Hoche.  L'ami- 
ral aufïlais  dépêcha  deux  bâtiments  ,  le  vaisseau  rasé  et  une  fré- 
gate, à  la  poursuite  de  la  Loire  et  de  la  Résolue ,  et  le  Hoclie , 
aussitôt  entouré  par  qunire  vaisseaux  de  ligne  et  une  frégate, 
commença  à  soutenir  un  des  engagements  les  plus  obstinés  et 
les  plus  désespérés  dont  l'Océan  ait  jamais  été  le  théâtre.  Du- 
rant six  heures,  il  soutint  le  feu  de  toute  une  flotte,  et  ce  ne 
fut  que  lorsque  ses  mâts  et  .-îes  agrès  furent  enlevés  ,  lorsque 
ses  bordages  ruisselèrent  de  sang,  que  ses  voiles  et  ses  cordages 
pendirent  en  lambeaux,  (|ue  les  blessés  remplirent  le  pont,  que 
la  cai  casse  du  bâtiment  s'ouvrit  à  cha(|ue  nouveau  coup ,  et  fit 
cinq  pieds  d'eau,  que  son  gouvernail  fut  emporté,  que  ce  beau 
vaisseau  enfin  flotta  sur  les  eaux  semblable  à  nn  débris  déman- 
telé, et  (|ue  de  ses  batteries  démontées  il  ne  put  plus  répondre 
un  seul  coup  de  canon  au  feu  incessant  de  l'ennemi ,  ce  fut  alors 
seulement  qu'il  amena. 

»  La  Résolue  et  la  Loire  furent  bientôt  atteintes  par  les 
bâtiments  anglais.  La  dernière  était  près  de  couler  bas  ;  elle  fit 
pourtant  une  défense  honorable.  La  Loire  soutint  trois  attaques 
et  repoussa  les  frégates  anglaises;  elle  avait  presque  assuré  ."-a 
fuite,  mais  assaillie  par  l'Anson,  vaisseau  rasé  de  soixante 
canons,  elle  se  rendit  après  un  combat  de  trois  heures,  entière- 
ment démâtée.  Les  autres  frégates,  i)oursuivies  dans  foutes  les 
directions,  la  Bellone,  l'Immortalité,  la  Coquille  et  l'Ernbris- 
caile  furent  prises;  la  Romaine  et  la  Sémillante,  à  travers 
mille  dangers,  alteignirent  séparées  des  ports  de  France. 

«  Mon  père  commandait  une  des  batteries  pendant  l'action  ;  au 
rapport  de  tous  les  officiers  qui  revinrent  en  France,  il  combattit 
en  désespéré,  et  comme  s'il  eût  cherché  la  moi  t.  Quand  le  vais- 
seau amena,  confondu  avec  les  autres  officiers,  il  fut  quelque 
temps  sans  être  reconnu,  car  il  avait  acquis  tous  les  dehors  et 
le  langage  d'un  Français.  Les  deux  flottes  furent  dispersées 
dans  toutes  les  directions,  et  ce  ne  fut  (jue  quelques  jours  plus 
tard  que  le  Hoche  hxi  amené  dans  le  lac  Swilly,  et  que  les  |)ri- 
sonniers  mis  â  terre  furent  dirigés  sur  Letlerkenny.  Cependant 
des  bruits  avaient  dû  circuler  sur  la  présence  de  mon  père  à 
bord  du  Hoche,  car  le  fait  était  connu  publiquement  à  Paris  ; 
mais  on  pensait  qu'il  avait  été  tué  dans  le  combat,  et  je  crois 


REVUE  DE   PARIS.  (u 

volontiers  que  les  oflicieis  anglais,  lespeclanL  la  valeur  d'un 
ennemi  vaincu,  ne  firent  point  de  recherches  pour  vérifier  ce 
biuit.  Ce  fut  un  gentilhomme,  l)ien  connu  dans  le  comté  de 
Derry  comme  un  meneur  du  parti  orangisle,  magistrat  dans  ce 
comté,  sir  George  Hill,  qui  se  chargea  de  le  découvrir;  ayant 
été  le  compagnon  d'études  de  mon  père  au  collège  de  la  Trinité, 
il  connaissait  bien  sa  personne  et  sa  figure.  En  Espagne,  les 
grands  et  les  nobles  de  première  classe  se  glorifient  de  servir 
de  familiers  et  d'espions  à  la  sainte  inquisition  ;  il  était  réservé 
à  rirlande  d'offrir  un  exemple  semblable.  Les  officiers  français 
furent  invités  à  déjeuner  avec  le  comte  de  Cavan,  qui  comman- 
dait le  district  ;  mon  père  était  assis  confondu  parmi  eux,  quand 
sir  George  Hill  entra  dans  la  chambre  ,  suivi  des  agents  de 
l)o!ice.  Regardant  attentivement  toute  la  compagnie,  il  distingua 
bientôt  la  personne,  objet  de  sa  recherche,  et  s'arrétant  devant 
elle,  dit  :  <■  Monsieur  Tone,  je  suis  très-heureii.v  de  vous  voir.  » 
Mon  père,  se  levant  aussitôt  avec  le  plus  grand  sang-froid,  et 
dédaignant  toute  tentative  pour  se  cacher,  répondit  :  «  Sir 
George,  je  suis  heureux  de  vous  voir;  comment  se  porte  lady 
Hill  et  votre  famille?  »  Conduit  dans  la  pièce  voisine  par  les 
agents  de  police,  une  injure  imprévue  l'y  attendait.  Cette  cham- 
bre était  pleine  de  militaires,  et  l'un  d'eux,  le  général  Lavau, 
qui  les  commandait,  ordonna  que  mon  père  fût  mis  aux  fers  j 
il  déclara  qu'en  quittant  l'Irlande  pour  entrer  au  service  de 
France,  mon  père  n'avait  point  renoncé  à  son  serment  d'allé- 
geance, et  que,  resté  sujet  anglais,  il  devait  être  puni  comme  un 
traître.  Saisi  d'une  violente  mais  courte  indignation,  en  se 
voyant  l'objet  d'un  traitement  si  indigne  et  si  lâchement  cruel 
envers  un  prisonnier  de  guerre ,  mon  père  arracha  son  uni- 
forme ,  et  s'étria  :  «  Ces  fers  ne  souilleront  point  les  insignes 
de  la  nation  libre  que  j'ai  servie.  «  Reprenant  alors  son  calme 
ordinaire,  il  offrit  ses  membres  aux  chaînes;  et  quand  elles 
furent  fixées,  il  dit  :  «  Je  suis  plus  fier  de  porter  ces  cliaînes 
pour  la  cause  que  j'ai  embrassée  que  je  ne  léserais  d'être  décoré 
de  l'étoile  et  de  la  jarretière  d'Angleterre.  »  Les  amis  de  lord 
Cavan  ont  aflSrnié  que  cette  extrême,  et  j'ajouterai  cette  inhu- 
maine sévérité,  avait  eu  pour  cause  les  paroles  outrageantes 
prononcées  par  mon  père,  quand  il  avait  vu  qu'il  ne  jouirait  pas 
des  privilèges  d'un  prisonnier  de  guerre.  Cette  supposition  est 


C8  REVUE  DE  PAPxIS. 

non-seulement  contredite  par  toutes  les  liabiludes  de  son  carac- 
tère et  toute  sa  conduite,  mais  aucun  témoin  n'en  a  jamais 
parlé,  et  on  n'a  cité  que  ses  nobles  réponses  aux  railleries  du 
général  Lavau. 

»  Quant  à  ce  dernier,  je  ne  sais  de  lui  que  cette  anecdote  con- 
signée dans  les  journaux  du  temps.  Si,  comme  son  nom  semble 
l'indiquer,  il  était  Français  et  émigré,  cette  coïncidence  serait 
curieuse,  et  sa  conduite  moins  excusable  encore. 

»  Une  autre  version  de  cette  histoire,  que  j'ai  vue  pour  la 
première  fois  dans  le  Lonilon  New-Monthly  Magazine,  établit 
que  M.  Tone  fut  reconnu,  ou,  selon  un  autre  récit,  qu'il  aurait 
eu  l'imprudence  de  se  faire  reconnaîlre  à  une  de  ses  vieilles 
connaissances,  à  la  table  de  lord  Cavan,  et  que  celle  personne 
informa  en  toute  hâle  sa  seigneuiie  de  l'hôle  qu'il  possédait.  Le 
récit  qui  nous  parvint  en  France  était  conforme  à  la  première 
version  que  j'ai  donnée;  mais  à  mes  yeux  les  différences  entre 
ces  deux  récits  sont  de  peu  d'importance,  et  ne  consistent  ([ue 
dans  la  manière  employée  par  lord  Hill  pour  donner  avis  de  sa 
reconnaissance. 

»  De  Letlerkenny,  mon  père  fut  sans  délai  transféré  à  Dublin. 
Dans  le  recueil  que  j'ai  déjà  cité,  je  lis  que,  selon  l'usage,  il  fit 
toute  la  route  à  cheval,  enchaîné,  sous  une  escorte  de  dragons. 
C'est  la  première  fois  que  j'entends  raconter  celte  dernière 
indignité.  Pendant  son  voyage,  l'inaltérable  sérénité  de  sa  con- 
tenance, au  milieu  de  cette  rude  soldatesque  et  sous  les  regards 
craintifs  de  ses  conciloyens  frappés  de  stupeur,  excita  l'admira- 
tion universelle.  Reconnaissant  dans  un  groupe  de  femmes  pres- 
sées aux  fenêtres  ime  jeune  dame  de  sa  connaissance  :  «  Voilà, 
dit-il,  mon  ancienne  amie,  miss  Beresford;  combien  elle  est 
jolie  !  »  A  son  arrivée  à  Dublin,  il  fut  enfermé  dans  la  prison  du 
prévôt,  aux  baraciues  de  Dublin,  sous  la  garde  du  major 
Sandys,  homme  dont  l'insolence,  la  rapacité  et  la  cruauté,  ont 
laissé  un  long  souvenir  dans  celte  ville  et  sa  banlieue,  où  il 
exerçait,  en  digne  instrument  de  la  faction  qui  l'employait,  une 
autorité  despoticpie. 

»  Quoique  le  règne  de  la  terreur  tirât  à  sa  fin,  et  que  lord 
Cornwallis  eût  rétabli  quelque  apparence  d'ordre  légal  et  d'ad- 
ministration régulière  dans  le  royaume,  pour  un  prisonnier 
aussi  important  aux  yeux  du  parti  protestant  que  le  fondateur 


REVUE  DE  PAlilS.  69 

elle  chef  de  la  société  des  Irlandais-Unis,  eL  le  plus  formidable 
de  leurs  adversaires,  on  ne  pouvait  s'en  remettre  aux  délais  et 
aux  formes  ordinaires  de  la  justice.  Bien  que  la  Cour  du  bnnc- 
du-roi  lînt  alors  ses  assises,  on  fil  des  préparatifs  pnirapts  pour 
traduire  sommairement  mon  père  devant  une  cour  martiale. 

»  Mais,  avant  que  je  ne  fasse  le  récit  de  S(tn  jugement  et  l'ex- 
posé de  sa  défense,  il  sera  nécessaire  d'effacer  quelques  impres- 
sions erronées  sur  ce  sujet,  que  j'ai  trouvées  consacrées  et  dans 
la  vie  de  Curran  par  son  fils,  et  dans  les  nobles  et  libres  com- 
mentaires du  Londoii  New-Monthly  Marjazine.  Dans  ces 
deux  ouvrages  on  veut  faire  prévaloir  l'idée  que  mon  père,  <|ui 
avait  eu  de  bonne  beure  le  dégoût  de  l'élude  du  droit,  et  qui 
n'avait  qu'une  imparfaite  connaissance  des  lois  anglaises,  con- 
sidéra sa  commission  française  comme  une  proleclion,  et  voulut 
s'en  servir  en  ce  sens  pour  se  défendre.  Il  est  impossible  de  lire 
le  discours  qu'il  prononça  dans  son  procès  et  de  conserver  celle 
opinion.  Quoiqu'il  se  mo({uàt  souvent  de  son  peu  de  connais- 
sance dans  la  science  du  droit,  mon  père  savait  parfaitement  que 
le  parti  qu'il  avait  pris  l'exposait  à  toute  la  rigueur  des  lois 
anglaises.  Il  n'ignorait  pas  non  plus  que ,  selon  la  coutume  du 
pays  et  par  la  teneur  même  de  ses  lois,  son  procès,  tel  qu'il  fut 
conduit,  n'était  pas  régulier.  Il  ne  fut  point  légalement  con- 
damni*;  car,  quoique  sujet  de  la  couronne  (non  d'Angleterre, 
mais  d'Irlande),  il  n'avait  prèle  aucun  serment  militaire,  et 
par  conséquent  la  cour  martiale  qui  le  jugea  n'avait  aucun 
pouvoir  pour  prononcer  sur  son  sort,  qui  appartenait  aux  tri- 
bunaux criminels  ordinaires.  Mais  le  cœur  de  mon  père  était 
brisé  de  la  perte  de  toutes  ses  espérances,  et  il  ne  souhaitait  pas 
leur  survivre.  Mourir  avec  honneur  était  son  seul  désir,  et  sa 
seule  requête,  d'être  fusillé  comme  un  soldat.  Dans  ce  but,  il 
préféra  être  jugé  par  une  cour  martiale  ,  et  montra  les  brevets 
de  ses  commissions  françaises,  non  point  pour  défendre  sa  vie, 
mais  comme  preuve  de  son  rang  dans  l'armée,  ainsi  qu'il  l'établit 
lui-même  dans  le  procès. 

»  S'il  était  nécessaire  de  montrer  par  de  nouvelles  preuves 
que  mon  père  était  parfaitement  préparé  au  sort  que  lui  réser- 
vaient les  lois  anglaises,  son  journal,  écrit  pendant  l'expédition 
de  Banlry-Bay  ,  m'en  offrirait  une  inconleslable.  «  Si  nous 
sommes  pris,  écrit-il  le  26  décembre  1790,  mon  sort  ne  sera 
10  7 


70  KEVLË  Ut  l'ARI6. 

pas  doux;  ce  que  je  puis  espérer  de  mieux  esl  d'être  fusillé 
comme  émigré  rentré,  à  moins  que  je  n'aie  la  bonne  fortune 
d'être  tué  dans  le  combat  ;  car,  assurément,  si  l'ennemi  veut 
nous  prendre  ,  il  devra  combattre  pour  nous  avoir.  Peut-être 
serai-je  réservé  à  un  jugement ,  dans  le  but  de  frapper  les 
autres  de  terreur,  et  dans  ce  cas  je  serai  pendu  comme  un  traître 
et  éventré,  etc.  Quant  à  élre  évenlré  .je  vi'eii  fiche.  Si  jamais 
ils  me  pendent,  ils  peuvent  bien  m'éventrer  s'il  leur  plaît.  Quelles 
agréables  i)erspectives  !  Rien  au  monde  ne  peut  me  soutenir  à 
présent  que  la  conviction  intime  que  je  suis  engagé  dans  une 
cause  juste  et  sainte.  » 

«  Mais  mon  ])ère  savait  aussi  que  des  considérations  politiques 
remportent  souvent  sur  la  lettre  de  la  loi.  La  seule  chance  sur 
laquelle  il  comptât  était  que  le  gouvernement  français  inter- 
viendrait et  le  réclamerait  de  tout  son  pouvoir.  Il  savait  que  le 
cabinet  anglais  pourrait  céder  à  cette  intervention  et  aux  mena- 
ces de  sévères  représailles ,  ainsi  qu'il  le  fit  un  an  après  dans 
l'affaire  de  Napper  Tandy.  Un  fait  curieux  ,  et  qui  n'est  peul- 
étrepas  connu  du  brave  militaire  lui-même  qui  en  était  l'objet, 
c'est  que  sir  Sidney  Smith  était  détenu  au  Temple  par  Carnet 
dans  ce  but,  plutôt  comme  un  prisonnier  d'Étal  que  comme  un 
prisonnier  de  guerre. 

«  Le  jugement  de  mon  père  fut  différé  de  quelques  jours, 
parce  que  les  officiers  désignés  pour  composer  la  cour  martiale 
avaient  reçu  ordre  de  marcher,  h.  la  fin,  le  samedi  10  novem- 
bre 1798,  une  nouvelle  cour  fut  formée;  elle  se  composait  du 
général  Loftus  .  qui  remplissait  les  fonctions  de  président  ;  des 
colonels  Vandeleur ,  Daly  et  Wolfe  ,  du  major  Armstrong  et  du 
capitaine  Curran;  M.  Palterson  remplissait  les  fonctions  d'avo- 
cat général. 

»  Dès  le  matin,  de  t'-ès-bonne  heure,  les  approches  de  la  pri- 
son vreint  se  former  une  affluence  de  spectateurs  empressés  et 
pleins  d'anxiété.  Aussitôt  que  les  portes  s'ouvrirent ,  ils  se  pré- 
cipitèrent dans  la  salle  et  en  remplirent  jusqu'au  moindre  cola. 
Tone  parut  avec  l'uniforme  de  chef  de  brigade  (colonel);  la 
fermeté,  le  calme  et  la  sérénité  de  toute  sa  contenance  donna  à 
l'assemblée,  frappée  de  stupeur,  la  mesure  de  son  ûme.  Ses  plus 
ardents  ennemis ,  quoi  qu'ils  pensassent  de  ses  principes  politi- 
ques et  de  la  nécessité  d'un  grand  exemple,  ne  purent  lui  refuser 


REVUE  ME  J>\R1S.  71 

les  louanges  que  nn-ritaient  sa  lésolulion  et  sa  maRnaniniité. 

«  Les  membres  de  la  coup  ay.iiil  j)rèté  le  serment  ordinaire. 
le  procureur  général  informa  le  prisonnier  que  la  cour  martiale 
devant  laquelle  il  paraissait,  était  instituée  par  le  lord  lieulenant 
du  royaume,  ponr  juger  s'il  avait  ou  n'avait  |)as  agi  traîtreuse- 
ment et  hostilement  contre  Sa  Majesté  ,  à  laquelle,  comme  sujet 
naturel ,  il  devait  obéissance  .  par  le  fait  même  de  sa  naissanci^ 
dans  le  royaume  :  et ,  conformément  à  l'usage  ,  il  lui  demanda 
s'il  s'avouait  ou  non  coupable. 

Tone.  —  Je  ne  veux  point  donner  à  la  cour  une  peine  inutilf>, 
et  désire  lui  épargner  la  tâche  frivole  d'interrogei-  les  témoins. 
J'admets  tous  les  faits  allé;;ués,  et  demande  seulement  l'autoi  i- 
sation  de  lire  un  discours  que  j'ai  préparé  à  ce'te  occasion. 

Col.  Daly.  —  Je  dois  avertir  le  prisonnier,  qu'en  admettant  ces 
faits,  il  admet  à  son  préjudice  qu'il  a  agi  traîtreusement  envers 
Sa  Majesté.  Est-ce  là  son  intention  ? 

Tone.  —  En  dépouillant  l'accusation  de  ses  termes  techni- 
ques, elle  entend,  je  présume,  par  le  mot  traîtreusement;  dire 
que  j'ai  été  pris  les  armes  à  la  main  contre  les  troupes  du  roi, 
dans  mon  pays  natal.  J'admets  cette  accusation  dans  son  sens 
le  plus  étendu,  et  demande  de  nouveau  à  exposer  à  la  cour  les 
motifs  et  les  raisons  de  ma  conduite.  « 

»  La  cour,  alors,  répliqua  qu'on  entendrait  son  discouis 
pourvu  que  Tone  se  renfermât  dans  les  bornes  de  la  modéra- 
tion. Il  se  leva  et  commença  en  ces  mots  : 

«  Monsieur  le  président  et  messieurs  de  la  cour  martiale  .  je 
ne  prétends  point  vous  donner  la  peine  d'apporter  des  jireuves 
juridiques  pour  me  convaincre  légalement  d'avoir  agi  avec  hos- 
tilité à  l'égard  du  gouvernement  de  Sa  Majesté  Drilannique  en 
Irlande.  J'admets  le  fait.  Dejuiis  ma  plus  tendre  jeunesse  j'ai 
regardé  le  lien  qui  joint  l'Irlande  à  la  Grande-Bretagne  comme 
la  honte  s't  la  malédiction  du  peujde  irlandais,  et  j'ai  toujours 
été  convaincu  que  ,  tant  que  ce  lien  durerait ,  ce  pays  ne  serait 
jamais  ni  libre  ni  heureux.  Mon  esprit  a  été  conlirmé  dans  cefle 
opinion  par  l'expérience  de  chacune  des  années  qui  se  sont  suc- 
cédées ,  et  par  les  conclusions  que  j'ai  tirées  de  chacun  des 
faits  accomplis  sous  mes  yeux.  En  conséquence .  ji  me  déter- 
minai à  employer  tous  les  moyens  dont  mes  efforts  individuels 
pouvaient  disposer,  dans  le  but  de  séparer  ces  deux  pays. 


72  REVUE  DE  PARIS. 

i>  Je  savais  que  Tlrlande  n'était  pas  tn  état  de  briser  seule  le 
joug  ;  je  dus  donc  chercher  du  secours  partout  où  l'on  pouvait 
eu  trouver.  Mon  honoraI)le  pauvreté  rejeta  des  offres  qui  eus- 
sent pu  paraître  extrêmement  avantaj^euses  à  tout  homme  dans 
ni;i  position;  je  restai  fidèle  à  ce  que  je  considérais  comme  la 
cause  de  ma  patrie,  et  ciierchai  dans  la  république  française  un 
allié  pour  sauver  trois  millions  de  mes  concitoyens  de...  » 

»  Ici  le  pré.sident  interrompit  le  prisonnier,  et  lui  fil  observer 
que  ce  langage  n'était  point  de  nature  à  diminuer  les  charges 
élevées  contre  lui ,  et  qu'il  ne  pouvait  d'ailleurs  être  tenu  dans 
un  tribunal  public.  Un  membre  dit  que  ce  langage  paraissait 
u.'iiquemenl  calculé  pour  enflammer  les  espiits  dune  certaine 
classe  de  personnes  (les  Irlandais-Unis)  dont  plusieurs  étaient 
probablement  i»résents ,  et  que  par  conséquent  la  cour  ne  devait 
l)as  le  souffrir.  Le  procureur  général  ajouta  que,  si  M.  Tone, 
en  mettant  ce  papier  sous  les  yeux  de  la  cour ,  avait  eu  l'espoir 
d'atténuer  les  charges  de  l'accusation,  il  s'était  trompé,  et  que 
l'effet  serait  tout  à  fait  contraire  à  son  intention,  si  ou  le  lais- 
sait continuer  plus  longtemps. 

Tone.  —  Je  ne  m'étendrai  pas  plus  longtemps  sur  ce  point, 
puisqu'il  paraît  désagréable  à  la  cour,  mais  je  continuerai  de 
lire  le  peu  de  mots  qui  restent. 

Le  général  Loflus.  —  Si  le  reste  de  votre  discours  ,  monsieur 
Tone,  est  dans  le  même  sens  que  ce  que  vous  avez  déjà  lu, 
n'hésiterez-vous  pas  à  continuer ,  connaissant  l'opinion  de  la 
cour  ? 

Tone.  —  Je  crois  qu'il  n'y  a  rien  dans  ce  qui  me  reste  à  dire, 
qui  puisse  l'offenser.  Je  désire  exprimer  mes  sentiments  et  ma 
leconnaissance  pour  les  catholiques  ,  dans  la  cause  desquels  je 
suis  engagé. 

Le  général  Loftus.  —  Ceci  ne  me  semble  avoir  aucun  rapport 
aux  charges  qui  pèsent  contre  vous,  et  que  vous  devez  seules 
discuter.  Si  vous  avez  quelque  chose  à  fournir  pour  votre  dé- 
fense ou  l'atténuation  des  charges,  la  cour  vous  entendra;  mais 
e;ie  vous  prie  de  vous  renfermer  dans  ce  sujet, 

Tone.  —  Je  me  renfermerai  donc  dans  l'exposition  de  quel- 
ques points  relatifs  ù  mes  rap|)0its  avec  l'armée  française. 
Etranger  à  tous  les  partis  dans  la  république  française  ,  sans  in- 
térêt ,  sans  argent ,  sans  intrigues  ,  la  franchise  et  rinlégrilé  de 


REVUE  DE  PARIS.  73 

mes  vues  m'éleva  h  un  rang  élevé  dans  ses  yrmées.  J'ai  obtenu 
la  confiance  du  Directoire  exécutif,  l'appiobalion  de  mes  chefs, 
et  j'ose  ajouter  l'esiime  et  l'affection  de  mes  braves  camarades. 
Quand  je  repasse  ces  circonstances  de  ma  vie,  j'éprouve  une 
secrète  et  intime  consolation  qu'aucun  revers  de  fortune,  aucune 
sentence  infligée  par  cette  cour,  ne  pourrait  m'ôter  ni  affaiblir. 
Je  me  suis  engagé  dans  l'origine  sous  le  drapeau  de  la  républi- 
que française ,  avec  l'espoir  de  sauver  et  de  délivrer  ma  patrie  ; 
dans  ce  but ,  j'ai  affronté  parmi  les  étrangers  les  chances  de  la 
guerre;  dans  ce  but  j'ai  plus  d'une  fois  bravé  les  périls  de  l'O- 
céan, que  je  savais  couvert  des  Hottes  tiiomphantes  de  la  puis- 
sance à  laquelle  il  était  de  mon  devoir  et  de  ma  gloire  de  ni'op- 
poser;  j'ai  sacrifié  tout  Tavenir  de  ma  vie,  j'ai  courtisé  la 
pauvreté,  j'ai  laissé  une  femme  bien  aimée  sans  protecteur,  et 
des  enfants  que  j'adorais  ,  sans  père.  A|)rès  de  tels  sacrifices , 
pour  une  cause  que  j'ai  toujours  consciencieusement  regardée 
comme  la  cause  de  la  justice  et  de  la  liberté,  ce  n'est  pas  un 
grand  effort,  aujourd'hui,  d'y  ajouter  le  sacrifice  de  ma  vie. 

')  Mais  j'entends  dire  que  ce  malheureux  pays  a  été  la  proie 
de  toutes  sortes  d'horreurs.  Je  m'en  afflige  sincèrement.  Je  prie 
qu'on  se  rappelle  que  j'ai  été  quatre  ans  absent  d'Irlande  ,  et 
que  ces  souffrances  ne  peuvent  m'étre  attribuées.  J'ai  voulu  , 
par  une  noble  et  loyale  guerre  ,  amener  la  séparation  des  deux 
pays.  J'étais  préparé  à  une  guerre  franche  ;  mais  si ,  au  lieu  de 
cela  ,  un  système  d'assassinats  privés  a  été  employé  ,  je  le  ré- 
pète, je  le  déplore,  il  ne  serait  donc  pas  juste  de  m'en  accuser. 
Ces  atrocités,  à  ce  qu'il  parait,  ont  été  commises  des  deux  côtés. 
Je  ne  les  déplore  pas  moins;  je  les  déteste  de  tout  mon  cœur,  et 
j'en  appelle  avec  confiance  à  tous  ceux  qui  connaissent  mon  ca- 
ractère et  mes  sentiments  pour  confirmer  cette  assertion.  Avec 
eux,  je  n'ai  besoin  d'aucune  justification. 

"  Dans  une  cause  comme  celle-ci,  le  succès  est  tout.  Le  suc- 
cès ,  aux  yeux  du  vulgaire,  fait  le  mérite.  Washington  réussit , 
et  Tenlrcprise  de  Kosciusko  manijua. 

»  Après  un  combat  noblement  soutenu,  combat  qui  aurait 
excité  le  respect  et  la  sympathie  d'un  ennemi  généreux  ,  le  sort 
fit  de  moi  un  prisonnier.  Je  fus  amené  ici  chargé  de  fers  comme 
un  criminel.  Je  mentionne  cette  circonstance  par  égard  pour 
les  autres;  quant  à  moi  J'y  suis  indifférent;  je  suis  préparé  au 

7. 


74  r.KVUK  DE  PARIS. 

sort  ([iii  m'atlem! .  ol  je  mT^piise  également  la  plainte  ou  la 
prière. 

»  Quant  à  l'union  de  ce  pays  et  de  la  Grande-Bretagne ,  je  le 
répète ,  tout  ce  qui  a  pu  m'èlre  imputé,  paroles ,  écrits,  actions, 
je  l'avoue  ici  de  propos  délibéré.  J'ai  parlé  et  agi  avec  réflexion, 
dirigé  par  mes  principes,  el  suis  prêt  à  en  subir  les  conséquen- 
ces. Ouelle  que  soit  la  sentence  de  cette  cour  ,  j'y  suis  préparé. 
Les  membres  qui  la  composent  accompliront  certainement  leur 
devoir;  j'aurai  soin  de  ne  point  manquer  au  mien.  » 

»  Ces  paroles  furent  prononcées  d'un  ton  si  magnanime ,  si 
plein  d'une  noble  et  calme  sérénité,  qu'elles  parurent  affecter 
profondément  et  visiblement  tous  les  auditeurs,  sans  en  excep- 
ter les  membres  de  la  cour.  Il  se  fit  alors  une  pause,  et  le  silence 
régna  dans  la  salle  jusqu'à  ce  que  Tone  lui-même  le  rompit, 
pour  demander  s'il  n'était  pas  d'usage  d'assigner  un  délai  entre 
la  sentence  el  l'exécution.  Le  procureur  général  répondit  que 
les  voix  seraient  prises  sans  délai ,  et  que  le  résultat  en  serait 
transmis  aussitôt  au  vice-roi.  Si  donc  le  prisonnier  avait  quel- 
ques observations  de  plus  à  faire  ,  c'était  le  moment. 

Tone.  —  Je  désire  ajouter  quelques  mots  relatifs  à  un  seul 
point,  au  mode  de  punition.  En  France  ,  nos  émigrés ,  qui  se 
trouvent  à  peu  près  dans  la  situation  où  je  suppose  que  je  suis 
devant  vous ,  sont  condamnés  à  être  fusillés.  Je  demande  que  la 
cour  m'accorde  la  mort  d'un  soldat,  et  me  laisse  fusiller  par  un 
peloton  de  grenadiers.  Je  sollicite  cette  indulgence  plutôt  par 
égard  pour  l'uniforme  que  je  porte  ,  l'uniforme  de  chef  de  bri- 
gade dans  l'armée  française,  que  par  aucune  considération  per- 
sonnelle. Pour  appuyer  ma  prétention  à  cette  faveur ,  je  prie  la 
cour  de  vouloir  bien  prendre  la  peine  de  parcourir  mes  brevets 
et  lettres  de  service  dans  l'armée  française.  On  verra  par  ces 
papiers  que  je  ne  les  ai  pas  reçus  comme  un  masque  pour  me 
cacher  ,  mais  que  j'ai  été  longtemps  et  de  bonne  foi  officier  au 
service  de  France. 

Le  procureur  général.  —  Vous  devez  sentir  que  les  papiers 
auxquels  vous  en  appelez  seront  contre  vous  des  preuves  irré- 
cusables. 

Tone.  —  Oh  !  je  le  sais  bien.  J'ai  déjà  admis  tous  les  faits,  et 
maintenant  je  produis  les  papiers  comme  preuves  d'entière  con- 
viction. 


RRVUF.  DE  PARIS.  7S 

»  Les  papiers  furent  alors  examinés;  ils  coiisislaient  en  un 
brevet  de  chef  de  l)ri{îade  du  Directoire  ,  signé  par  le  ministre 
de  la  guerre  ;  une  lettre  de  service  qui  accordait  à  Tone  le  rang 
d'adjudant  général,  et  un  passe-port. 

Le  général  Loftus.  —  Dans  ces  papiers  ,  vous  êtes  désigné 
comme  servant  dans  l'armée  d'Angleterre. 

Tone.  —  j'ai  servi  dans  celte  armée  quand  elle  était  com- 
mandée par  Bonaparte,  par  Desaix  et  par  Kilmaine,  qui,  comme 
moi ,  est  Irlandais.  Mais  j  ai  aussi  servi  ailleurs. 

»  Comme  on  lui  demanda  s'il  n'avait  rien  de  plus  à  répondre, 
il  dit  que  rien  de  plus  ne  lui  importait,  et  qu'il  s'estimerait 
d'autant  plus  heureux  que  Son  Excellence  accorderait  dans  un 
moins  long  délai  son  approbation  à  la  sentence.  II  considérerait 
comme  une  faveur  que  cette  confirmation  fût  donnée  dans  une 
heure. 

»  Le  général  Loftus  dit  alors  que  sans  aucun  doute  la  cour 
soumettrait  au  vice-roi  le  discours  qui  lui  avait  été  lu,  et  lui 
ferait  connaître  en  même  temi)s  l'objet  de  la  dernière  demande 
du  prisonnier. 

»  En  transmettant  ce  discours,  cependant,  le  général  prit  soin 
d'en  effacer  toute  la  partie  qu'il  n'avait  point  permis  au  prison- 
nier de  lire  ,  et  qui  contenait  les  dernières  et  suprêmes  paroles 
du  premier  ajjôlre  de  l'union  irlandaise  ,  du  mariyr  de  la  liberté 
d'Irlande,  à  ses  concitoyens.  Lord  Cornwallis  refusa  la  dernière 
demande  de  mon  père  ,  et  il  fut  condamné  à  mourir  de  la  mort 
des  traîtres,  dans  les  quarante-huit  heures,  le  12  novembre. 
Mon  père  avait  prévu  cette  cruauté  ;  car  l'Angleterre,  depuis  les 
temps  de  Lewellyn  de  Galles,  de  Wallace  d'Ecosse,  jusqu'à  ceux 
de  Tone  et  de  Napoléon ,  n'a  jamais  montré  ni  merci  ni  géné- 
rosité à  un  ennemi  tombé. 

»  Alors,  mon  père  ,  dans  la  parfaite  et  froide  possession  de 
lui-même ,  résolut  d'exécuter  son  dessein  et  de  prévenir  la  sen- 
tence. 

n  Le  jour  qui  suivit  se  passa  dans  une  espèce  de  consterna- 
tion ;  un  nuage  de  terrible  stupeur  semblait  peser  sur  la  ville  de 
Dublin.  L'appareil  d'une  autorité  militaire  eldespotique  fut  partout 
déployé  ;  pas  un  honiiiie  n'osait  se  fier  à  son  plus  prochevoisin  , 
pas  un  de  ces  pâles  citoyens  ne  trahissait  par  un  regard  ses  sen- 
timents ou  sa  sympathie.  La  terreur  qui  régnait  à  Paris  sous  le 


76  RI-VUE  DE  PARIS. 

régime  des  jacobins ,  ou  ù  Rome,  durant  les  proscriptions  do 
Marins  et  de  Sylla  ,  ne  fut  jamais  plus  profonde  ou  plus  univer- 
selle que  celle  de  l'Irlande  à  cette  fatale  et  honteuse  époque.  En 
un  mot,  ce  fut  ce  sentiment  de  terreur  qui,  pen  de  temps  après, 
fit  acquiescer  passivement  le  peuple  irlandais  à  l'union  et  à  la 
perle  de  son  nom  comme  nation.  Des  nombreux  amis  de  mon 
l>ére,  et  de  ceux  qui  avaient  partagé  ses  principes  et  sa  carrière 
politique,  plusieuis  avaient  péri  sur  l'échafaud,  d  autres  végé- 
taient dans  les  donjons,  et  le  reste  tremblait  déire  enveloppé 
dans  son  sort  i)ar  suite  de  la  manifestation  la  plus  légère.  Une 
noble  excei)tioii  mérite  d'être  signalée. 

»  Jean  Pbilpot  Curran  ,  le  célèbre  orateur  et  patriote ,  s'était , 
dans  sa  carrière  politique,  attaché  au  parti  whig;  mais  ses 
principes  théoriques  allaient  plus  loin  que  ce  parti,  et  lorsque 
la  marche  de  l'administration  vers  le  despotisme  se  prononça, 
(juand  b's  persécutions  commencèrent,  dans  les  années  1794  et 
179o,  et  particulièrement  celte  dernière  année,  aux  assises  de 
Drogheda,  à  l'occasion  du  procès  de  Bird  et  d'Haraill ,  dans  le- 
quel ils  fui'enl  l'un  et  l'autre  appelés  comme  conseils,  Curran 
ouvrit  son  cœur  à  mon  père;  et  sur  ce  point  principal,  la  né- 
cessité de  rompre  toute  connexion  entre  l'Irlande  et  l'Angle- 
terre, ils  furent  tout  à  fait  d'accord.  Curran  se  renferma  pru- 
demment dans  l'exercice  de  ses  fonctions  au  barreau,  où  ses 
talents  furent  si  éminemment  utiles  et  où  il  éleva  un  impérissa- 
ble monument  à  sa  i)ropre  gloire  et  à  celle  de  son  pays.  Il  fal- 
lait bien  qu'il  restât  un  lieu  et  une  voix  par  lesquels  la  vérité 
pût  quelquefois  se  faire  entendre.  11  évita  de  se  mêler  aux  as- 
semblées des  Irlandais-Unis;  mais  si  le  projet  de  délivrer  l'Ir- 
lande eût  réussi ,  il  aurait  été  des  premiers  à  saluer  son  indé- 
jiendance  et  à  s'y  rallier.  Dans  cette  occasion,  joignant  ses  efforts 
à  ceux  de  M.  Pierre  Bunowes ,  il  mil  noblement  tout  en  œuvre 
pour  sauver  son  ami. 

»  La  sentence  de  mon  père  était  évidemment  illégale.  Curran 
savait  cependant  très-bien  qu'en  en  remettant  le  jugement  au 
tribunal  légitime  ,  le  résultat  serait  définitivement  le  même  et 
(]ue  mon  père  ne  pouvait  être  acquitté.  Mais ,  dans  celle  hypo- 
thèse ,  les  délais  de  la  justice  pouvaient  être  mis  en  jeu ,  et  le 
I)oint  important,  celui  de  gagner  du  temps,  était  atteint;  le 
gouvernement  français  ne  pouvait,  pour  son  [tropre  honneur. 


REVUE  DE  PAFUS,  77 

manquer  d'iiilei'venii',  el  raffaiie  de  purement  légale  serait  de- 
venue un  objet  de  réclamations  di|)loniati(iues. 

u  Mon  père  avait  beaucoup  d'adversaires  politiques  ,  mais  peu 
d'ennemis  personnels  ;  il  était  généralement  aimé  et  respecté 
pour  sa  vie  publique  el  privée.  Sa  modération  aussi  était  connue 
et  appréciée  de  ceux  qui  craignaient  une  révolution,  et  qui 
comptaient  sur  lui  comme  sur  un  médiateur  dans  le  cas  ofl  un 
semblable  événement  serait  arrivé.  Eu  un  mot,  il  ne  semblait 
pas  impossible  de  parvenir  à  le  sauver  par  quelque  arrangement 
avec  le  gouvernement.  Déterminé  à  soulever  un  obstacle  en  fa- 
veur du  prévenu  ,  et  à  porter  son  jugement  devant  la  cour  du 
B:inc-du-roi  ,  qui  tenait  alors  ses  assises  sous  la  présidence  de 
lord  Kilwardeu  ,  homme  de  la  vertu  la  plus  pure  et  la  plus  in- 
dulgente ,  et  qui  tempéra  toujours  la  justice  par  la  compassion  , 
Curran  s'efforça  pendant  toute  la  journée  du  11  d'organiser  une 
souscription  dans  ce  but.  Mais  la  terreur  avait  fermé  toutes  les 
portes  ,  et  je  tiens  de  Curran  lui-même  que  ,  même  parmi  les 
meneurs  catholiques,  dont  plusieurs  étaient  fort  riches  ,  pas  un 
n'osa  souscrire.  Curran  ,  alors  ,  se  décida  à  agir  seul.  On  n'at- 
tend ,  sur  ces  circonstances  ,  aucun  commentaire  de  la  part  du 
fils  de  Théobald  Wolfe-Tone.  Ces  mêmes  hommes  avaient  agi 
noblement  vis-à-vis  de  mon  père  ,  dans  des  temps  antérieurs ,  et 
dans  des  circonstances  presque  aussi  périlleuses  ;  la  crainte  uni- 
verselle alors  doit  leur  servir  d'excuse. 

»  Le  jour  suivant ,  12  novembie  (jour  fixé  pour  l'exécution), 
la  scène  qui  se  passa  à  la  cour  du  Banc-du-roi  fut  solennelle  et 
terrible  au  plus  haut  degré.  A  l'ouverture  de  la  séance,  Curran 
s'avança,  conduisant  le  vieux  père  de  Tone  ,  qui  affirma  que 
son  fils  avait  été  traduit  devant  une  réunion  d'officiers  lesquels 
s'intitulaient  eux  mêmes  cour  martiale,  et  par  eux  condamné 
à  mort  !  Je  ne  prétends  point ,  dit  Curran  ,  que  M.  Tone  ne  soit 
pas  coupable  du  crime  dont  il  est  accusé.  Je  présume  que  les  of- 
ficiers étaient  gens  d'honneur.  Mais  il  est  établi  par  les  débats  , 
comme  un  fait  incontestable  ,  que  M.  Tone  n'avait  aucune  com- 
mission militaire  au  service  de  Sa  Majesté,  et  que  ,  par  consé- 
quent ,  aucune  coiU'  martiale  ne  i)ouvait  connaître  d'aucun 
crime  à  lui  imputé  ,  tant  que  la  cour  du  Banc-du-roi  tenait  ses 
assises  en  qualité  de  grande  cour  criminelle  du  royaume.  Dans 
(les  temps  où  la  guerre  sévit  avec  fureur,  quand  les  hommes 


78  KEVUE  DE  PARIS. 

sont  opposés  aux  hommes  dans  les  champs  de  halaille  .  on  peut 
supporter  les  cours  martiales  ;  mais  toute  l'autorité  des  lois  est 
pour  moi  .  quand  je  soutiens  ce  princii)e  sacré  et  immuable  de 
la  constitution  ,  que  la  loi  militaire  et  la  loi  civile  sont  incom- 
patibles ,  et  que  la  première  cesse  par  l'existence  même  de  la 
dernière.  Ce  n'est  point  toutefois  le  moment  d'argumenter  sur 
celle  importante  (|uestion.  Il  faut  que  mon  client  paraisse  devant 
cette  cour.  Il  doit  être  mené  à  la  mort  aujourd'hui  même,  il  est 
peut-être  conduit  au  su|iplice  tandis  que  je  vous  parle.  Je  re- 
([uiers  la  cour  de  maintenir  la  loi ,  et  d'ordonner  qu'un  décret 
iVhabeas  corpus  soit  ex|)édié  au  grand  prévôt  des  prisons  de 
Dublin  et  au  major  Sandys  .  avec  l'ordre  d'amener  Wolfe-Toiie. 

Le  chief-JHstice.  —  Qu'un  ordre  soit  à  l'instant  préparé. 

Curran.  —  Mon  client  peut  mourir  ,  tandis  que  l'ordre  se  pré- 
pare. 

Le  chief-justice.  —  Monsieur  le  shériff,  rendez  vous  aux 
prisons  ,  annoncez  au  grand  prévôt  qu'un  ordre  se  prépare,  de 
suspendre  l'exécution  de  M.  Tone  ;  et  veillez  à  ce  que  l'exécution 
n'ait  pas  lieu. 

n  La  cour  attendit ,  dans  l'agitation  et  l'anxiété  la  plus  vive, 
le  retour  du  shériff.  Il  re[»arut  promptement  et  dit  :  «  Milord  . 
j'ai  été  aux  jirisons  conformément  à  vos  ordres.  Le  grand  prévôt 
dit  qu'il  doit  obéir  au  major.  Le  major  Sandys  qu'il  doit  obéira 
lord  Cornwallis.  »  M.  Curran  annonça  en  même  temps  que 
M.  Tone  père  venait  de  revenir  ,  après  avoir  produit  l'acte 
à'haheas  corpus  auquel  le  général  Craig  ne  voulait  point  obéir. 
Le  chef  de  justice  s'écria  :  •<  Monsieur  le  shériff ,  assurez-vous 
de  Wolfe-Tone  ,  arrêtez  le  grand  prévôt  et  le  major  Sandys  ,  et 
montrez  au  général  Craig  l'ordre  de  la  cour.  « 

«  L'impression  générale  fut  alors  que  le  prisonnier  serait  con- 
iluil  au  sui)plice  malgré  l'ordre  de  la  cour.  Cette  appréhension 
pouvait  se  lire  sur  le  visage  de  lord  Kilwarden  ,  homme  qui , 
dans  les  plus  mauvais  temps,  conserva  un  religieux  respect 
l)0ur  les  lois .  <|ui  d'ailleurs  sentait,  je  puis  le  dire,  pour  le 
jirisonnier  tous  les  sentiments  de  pitié  et  de  resjjcct ,  et  qui  avait 
déjù  dans  une  occasion  pres([ue  aussi  périlleuse  contribué  à  le 
sauver  de  la  vengeance  du  gouvernement.  L'expression  de  sa 
figure  en  ce  moment  était  magnilique,  selon  le  mol  d'un  témoin 
oculaire. 


REVUE  UE  PARIS,  79 

»  Le  sliérifF  revint  enfin  avec  les  fatales  iiduveiles.  On  avait 
refusé  de  l'admettre  dans  les  prisons  ;  mais  il  avait  été  informé 
que  M.  Tone,qui  s'était  blessé  lui-même  dangereusement  la 
nuit  d'auparavant ,  n'était  pas  en  élat  d'être  transporté.  Un  chi- 
rurgien français  émigré  ,  <[ui  avait  fermé  la  blessure ,  fui  ap- 
pelé et  déclara  qu'avant  quatre  jours  il  ne  lui  était  pas  possible 
de  dire  si  le  coup  serait  mortel.  La  tête  du  prisonnier  devait 
èlre  maintenue  dans  une  certaine  position,  et  une  sentinelle  fut 
placée  auprès  de  lui  pour  l'empêcher  de  parler ,  car  le  plus  petit 
mouvement  l'aurait  tué  aussitôt.  Le  chief-juslice  ordonna  qu'on 
rédigeât  un  ordre  de  suspendre  l'exécution. 

»  Il  faut  que  je  rassemble  mes  forces  pour  écrire  les  détails 
qui  restent  à  donner  sur  la  fin  de  la  vie  de  mon  père.  Les  se- 
crets d'une  prison  d'État ,  et  d'une  prison  semblable  à  celles  de 
Dublin  à  cette  époque  ,  sont  rarement  pénétrés  ,  les  rapports  qui 
nous  parvinrent  furent  peu  nombreux  et  concis. 

»  Aussitôt  que  mon  père  apprit  le  refus  de  sa  dernière  re- 
quête, sa  résolution  fut  prise  avec  la  même  fermeté  et  le  même 
sang-froid  qu'il  avait  montrés  dans  tout  le  cours  de  cette  affaire. 
Pour  épargner  la  sensibilité  de  ses  parents  et  de  ses  amis,  il 
refusa  de  voir  qui  que  ce  fjit ,  et  ne  sollicita  que  la  permission 
d'écrire.  Pendant  les  journées  du  10  et  du  J 1  novembre  ,  il  s'a- 
dressa au  Directoire  ,  au  ministre  de  la  marine  ,  au  général  Kil- 
maine  et  à  M.  Shee ,  en  France  ,  et  à  plusieurs  amis  en  Irlande  , 
pour  recommander  sa  famile  à  leurs  soins.  J'insère  ici  sa  lettre 
au  Directoire  ,  la  seule  dont  nous  ayons  obtenu  copie. 

De  la  prison  du  prévôt,  Dublin ,  ce  20  brumaire  an  va  delà  république 

(10  novembre  1798). 

«  L'adjudant  général  Théobald  Wolfe-Tone  (dit  Smith)  au 
Directoire  exécutif  de  la  république  française.  » 


a  Citoyens  directetirs  , 

»  Le  gouvernement  anglais ,  déterminé  à  ne  pas  respecter  mes 
droits  de  citoyen  et  d'officier  français ,  m'ayant  traduit  devant 


8i»  KKNUE  DH  l>Ar>IS. 

une  cour  marliale,  j'ai  été  condamné  à  mort.  Dans  ces  circon- 
slances  ,  je  vous  prie  de  recevoir  mes  remercîments  pour  la 
confiance  dont  vous  m'avez  honoré  ,  et  que  .  dans  un  moment 
semblaljle,  j'ose  dire  avoir  bien  méritée.  J'ai  servi  la  république 
fidèlement ,  et  ma  mort .  aussi  bien  que  celle  de  mon  frère,  vic- 
time comme  moi  et  condamné  de  la  même  façon  il  y  a  à  peut 
près  un  mois  ,  le  prouveront  suffisamment.  J'espère  que  les  cir- 
constances dans  les(|uelles  je  me  trouve  m'autoriseront ,  ci- 
toyens directeurs  ,  à  vous  sujiplier  de  prendre  en  considération 
le  sort  d'une  femme  vertueuse  et  de  trois  enfants  en  bas  âge  , 
qui  n'ont  point  d'autre  ressource  et  qui,  en  me  perdant,  seront 
réduits  à  ime  exlrème  misère.  J'ose,  dans  une  telle  occasion  , 
l'appeler  î»  votre  souvenir  que  j'ai  été  expulsé  de  mon  propre 
pays  en  conséquence  de  mes  efforts  pour  servir  la  république  5 
que  ,  sur  l'invitation  du  gouvernement  français ,  je  vins  eu 
France  ;  que ,  depuis  que  j'ai  eu  l'honneur  d'entrer  au  service  de 
France  ,  j'ai  toujours  fidèlement,  et  avec  ra|)probation  de  tous 
mes  chefs  .  rempli  mon  devoir;  enfin  ,  que  j'ai  sacrifié  à  la  ré- 
publiiiue  tout  ce  qu'un  homme  a  de  i)!us  cher  :  —  ma  femme  , 
mes  enfants,  ma  liberté  ,  ma  vie.  Dans  ces  circonstances  ,  j'en 
appelle  avec  confiance  à  votre  justice  et  à  votre  humanité  en 
faveur  de  ma  famille,  bien  sûr  que  vous  ne  les  abandon- 
nerez pas.  C'est  la  plus  grande  consolation  qui  me  reste  en 
mourant. 

i>  Salut  et  respect. 

»  T.  W.  To5E(dit  Smith), 

»  .Vdjudant  général.  » 


Alors ,  d'un  cœur  et  d'une  main  fermes,  il  écrivit  à  ma  mère 
les  deux  lettres  suivantes  : 


REVUE  DE  l'AKlS.  81 


De  la  prison  du  prévôt ,  baraques  de  Dublin. 

Le  20  brumaire  an  vu  (10  novembre  1798.) 


«  MO.-N  TRÈS-CHER  AMOIR  , 

>■  L'heure  est  venue  où  nous  devons  nous  séparer.  Comme  au- 
cune parole  ne  pourrait  exprimer  ce  que  je  sens  pour  vous  et  pour 
nos  enfants,  je  ne  l'essayerai  point  j  la  plainte  serait  au-dessous 
de  voire  courage  et  du  mien;  soyez  si!n'e  que  je  mourrai  comme 
j'ai  vécu  ,  et  que  vous  n'aurez  aucun  sujet  de  rougir  de  moi. 

n  J'ai  écrit  en  votre  faveur  au  gouvernement  français,  au 
ministre  de  la  marine,  au  général  Kilmaine  et  à  M.  Shee.  .le 
désire  que  vous  consultiez  particulièrement  ce  dernier.  J'ai  écrit 
en  Irlande  à  votre  frère  Henry,  et  à  ceux  de  nos  amis  qui  doivent 
aller  en  exil  ,  et  qui  ,  j'en  suis  sûr ,  ne  vous  abandonneront  pas . 

n  Adieu  ,  très-cher  amoiu-  ;  il  me  semble  impossible  de  finir 
cette  lettre.  Donnez  mon  amour  à  Marie  ,  et,  sur  toutes  choses, 
rappelez-vous  que  vous  êtes  à  présentie  seul  parent  de  nos  chers 
enfants,  el  que  la  meilleure  preuve  que  vous  me  puissiez  donner 
de  votre  afFection  sera  de  vous  conserver  pour  les  élever.  Que 
le  Dieu  tout-puissant  vous  bénisse  tous. 

»  A  vous  pour  toujours  , 

»  T.  W.  ToNE.  " 

«  P.  S.  Je  crois  que  vous  avez  en  Wilson  un  ami  qui  ne  vous 
manquera  pas.  » 

»  Cet  homme  pur  et  vertueux  ne  manqua  pas  en  effet  à  ma 
mère  ,  et  seul  de  tous  ceux  sur  lesquels  comptait  mon  père  .  il 
remplit  l'allenle  de  son  ami.  Il  fut  pour  ma  mère  un  frère ,  un 
protecteur  ,  un  conseiller  pendant  tout  le  cours  de  nos  mn!- 
heurs  ;  et  quand  au  bout  de  dix-huit  ans  nous  fûmes  ruinés  une 
seconde  fois  par  la  chute  de  Napoléon,  il  quitta  son  propre  pays 
pour  offrir  à  ma  mère  sa  main  et  sa  fortune,  et  pour  partager 
notre  sort  en  Amérique. 

10  8 


82  REVUE  DE  l'AKiS. 

Voici  la  seconde  lettre  : 

«  Très-cher  amoir  , 

«  Je  ne  vous  écris  qu'une  ligne ,  pour  vous  apprendre  que  j'ai 
reçu  de  votre  frère  Edouard  l'assurance  de  sa  déîenninalion  de 
vous  prêter  tout  le  secours  et  la  proteciioi;  qui  seront  en  son 
pouvoir,  et  je  lui  ai  écrit  pour  l'en  remercier  bien  sincèrement. 
Votre  sœur  m'a  fait  aussi  donner  des  assurances  de  la  même 
nature  ,  et  exprimer  le  désir  de  me  voir ,  ce  que  j'ai  refusé , 
étant  décidé  à  ne  parler  à  aucun  de  mes  amis  ,  pas  même  à  mon 
père,  par  humr.nité  pour  eus  et  pour  moi.  C'est  une  grande 
consolation  pour  moi  que  votre  famille  se  soit  décidée  à  vous 
secourir.  Quant  au  mode  de  cette  assistance  ,  je  laisse  à  leur 
affection  pour  vous  et  à  votre  propre  et  excellent  sens  de  déter- 
miner de  quelle  manière  il  sera  plus  honorable  pour  toutes  les 
parties. 

»  Adieu,  très-cher  amour;  conservez  votre  courage  comme 
j'ai  gardé  le  mien.  Mon  esprit  est  aussi  tranquille  en  ce  moment 
qu'à  aucune  époque  de  ma  vie.  Chérissez  ma  mémoire  ,  et  sin-- 
toul  conservez  votre  santé  et  vos  forces  pour  le  salut  de  nos  si 
chers  enfants. 

»  Votre  affectionné  pour  toujours. 

»  T.  W.  TONE.  0 
11  novembre  1798. 

»  On  a  dit  que  le  soir  de  ce  jour  mon  père  put  voir  et  en- 
tendre les  soldats  élevant  devant  ses  fenêtres  le  gibet  qui  lui 
était  destiné.  Cette  même  nuit ,  d'après  le  rapport  de  ses  geô- 
liers ,  il  se  fît  une  profonde  blessure  au  cou  avec  un  canif  qu'il 
était  parvenu  à  cacher.  La  sentinelle  s'en  aperçut  bientôt ,  et 
un  chirurgien  fut  appelé  à  quatre  heures  du  matin,  qui  arrêta 
le  sang  et  ferma  la  plaie.  Il  annonça  que  le  prisonnier,  ayant 
manqué  l'artère  carotide ,  pouvait  survivre ,  mais  qu'il  était 
dans  le  plus  extrême  danger.  On  a  dit  que  Tone  murmura  pour 


KEVUE  DE  PARIS.  85 

toute  réponse  :  «  .le  regrette  d'avoir  été  si  mauvais  aiialo- 
inisle.  »  Qu'il  me  soit  permis  de  jeter  un  voile  sur  le  reste  de 
cette  scène. 

»  Étendu  dans  un  donjon,  sur  son  grabat  sanglant,  le  pre- 
mier apôtre  de  l'union  irlandaise,  le  plus  illustre  martyr  de 
l'indépendance  de  l'Irlande,  compta  chacune  des  lentes  heures 
des  sept  derniers  jours  et  des  sept  dernières  nuits  de  sa  silen- 
cieuse et  lente  agonie.  11  ne  fut  permis  à  personne  de  l'appro- 
cher. Éloigné  d'une  famille  adorée  et  de  tous  les  amis  qu'il 
aimait  si  tendrement,  les  seules  formes  qu'il  vit  glisser  autour 
de  lui  furent  celles  du  geôlier  et  des  grossiers  gardiens  de  la 
prison  ;  les  seuls  sons  qui  frappèrent  son  oreille  mourante  furent 
les  pas  pesants  de  la  sentinelle.  I!  conserva  cependant  jusqu'au 
bout  le  calme  de  son  âme  et  la  pleine  possession  de  ses  facultés. 
La  conscience  ,  le  sentiment  intime  de  mourir  pour  sa  patrie  et 
i)Our  la  cause  de  la  justice  et  de  la  liberté  ,  éclaira  comme  une 
brillante  aurore  ses  derniers  moments  et  soutint  constamment 
sa  force.  Il  n'y  a  point  de  situation  que  ces  sentiments  ne  fassent 
supporter  à  l'âme  d'un  patriote. 

»  Vers  le  matin  du  19  novembre,  mon  père  fut  saisi  des 
spasmes  qui  précèdent  la  mort  ;  on  dit  que  le  médecin  qui  le 
veillait  chucholta  auprès  de  lui  à  voi.x  basse  que  ,  s'il  faisait  la 
moindre  tentative  de  mouvement,  ou  prononçait  la  moindre 
parole,  il  expirerait  à  l'instant;  Payant  entendu  ,  et  faisant  un 
léger  mouvement ,  mon  père  répliqua  :  «  Je  trouverai  encore 
des  paroles  pour  vous  remercier,  monsieur;  c'étiut  la  nouvelle 
la  mieux  venue  que  vous  pussiez  me  donner;  car  pourquoi 
voudrais-je  vivre  encore?  »  Et  retombant  en  disant  ces  mots  , 
il  expira  sans  autre  effort. 

»  En  terminant  ce  douloureux  et  effroyable  récit,  je  dois 
parler  d'une  opinion  partie  de  source  respectable  ,  et  d'après 
laquelle  la  fin  de  mon  père  aurait  été  avancée  par  ses  geôliers, 
fait  qu'on  expli(iue  par  les  effoi  Is  de  la  cour  pour  arracher  Tone 
à  la  juridiction  militaire  ;  les  geôliers,  pour  cacher  leur  crime, 
auraient  répandu  le  bruit  de  sa  mort  volontaire.  Ce  n'est  certes 
pas  un  devoir  pour  moi  de  les  disculper;  mais  la  détermination 
de  mon  père,  antérieure  même  â  son  départ  de  France,  et  qui 
était  connue  de  nous  ,  ainsi  que  les  termes  de  sa  dernière  lettre, 
me  portent  à  croire  que  sa  fin  fut  volontaire.  Il  n'est  pas  non 


84  REVUE  DE  PARIS. 

plus  vraisemblable  que  le  major  Sandys  el  ses  salolliles  exercés 
eussent  accompli  un  meurtre  avec  assez  de  maladresse  pour  que 
l.'ur  victime  survécût  huit  jours  à  leur  attentat.  S'il  en  fut  ainsi, 
on  ne  doit  pas  considérer  celte  mort  comme  un  suicide  ;  ce  fut 
seulement  la  résolution  d'une  âme  ferme  de  déjouer  par  un  acte 
volontaire  la  brutale  férocité  de  ses  ennemis,  el  d'éviter  la 
honte  de  leur  contact. 

»  Mais ,  d'un  autre  côté,  on  ne  peut  pas  nier  que  le  caractère  , 
de  ces  hommes  n'autorise  la  pire  conclusion.  Les  détails  de  la 
mort  de  mon  père  et  ses  dernières  paroles  ne  i)arvinrenl  au 
public  (|u'à  travers  leurs  rapports  ;  personne  n'eut  la  permis- 
sion de  l'approcher  après  sa  blessure;  aucun  médecin  ne  put 
venir  auprès  de  lui ,  excepté  le  chirurgien  de  la  prison,  étranger 
et  émigré  français.  Pourquoi  l'enquête  du  coroner  ne  fut-elle 
pas  faite  sur  son  corps ,  comme  elle  fut  faite  sur  le  corps  de 
Jackson ,  dans  la  cour  même  où  il  mourut  ?  La  résistance 
opposée  par  l'autorité  militaire  à  l'ordre  du  président  de  la 
cour,  fut  indécente  el  violente  à  l'excès; ce  fut  même  seulement 
contraints  par  la  fermeté  de  lord  Kilwarden  ,  que  les  agents  du 
jfouvernement  firent  connaître  la  blessure  du  i)risonnier,  quoi- 
que ,  suivant  leur  propre  rapport ,  le  coup  eût  été  |)orlé  la  nuit 
précédente.  Serail-il  possible  que,  craignant  l'inlervention  des 
tribunaux  civils  ,  ceux  qui  gardaient  mon  père  prisonnier 
eussent  hâté  sa  fin  ?  ou  ,  ce  qui  serait  plus  atroce  encore  ,  en 
admettant  le  fait  qu'il  se  fût  fiappé  lui-même,  auraient-ils  eu 
l'intention  de  cacher  cette  blessure  ,  de  satisfaire  leur  basse  et 
féroce  vengeance  ,  et  d'insulter  l'ennemî  mourant,  qui  s'était 
flatté  de  leur  échapper,  en  le  traînant  hors  de  la  prison  en  cet 
état,  et  en  l'exécutant  de  leurs  propres  mains?  Il  est  certain 
que  les  préparatifs  du  sup|)lice  continuèrent  jusqu'au  moment 
où  une  autorité  supérieure  intervint  ;  que  le  coup  dont  le  pri- 
sonnier s'était  frappé  fut  caché  avec  le  plus  grand  soin  ,  aussi 
longtemps  que  cela  fut  possible  ,  et  que  pas  une  âme  ne  fut  au- 
torisée à  approcher  du  prisonnier  et  à  lui  parler  durant  sa 
longue  agonie.  Le  lecteur  décidera  entre  ces  horribles  soupçons. 
Ouant  à  ce  qui  se  passa  dans  la  prison  du  jirévôt,  le  secret  en 
restera  pour  jamais  enseveli  parmi  les  sanglants  el  coupables 
mystères  de  ce  pandémonium. 

»  Si  des  accusations  si  noires  et  m  sanglantes  peuvent  s'élever 


REVUE  DE  PARIS.  85 

avec  quelque  apparence  de  probabililé  contre  les  agents  du  gou- 
vernement de  l'Irlande  ,  la  violence  ,  la  cruauté ,  riliégalilé  des 
mesures  qu'il  toléra  par  une  coraplèle  impunité  dans  ses  em- 
ployés, non-seulement  les  autorise,  mais  leur  donne  une  trop 
effroyable  vraisemblance.  Quant  à  moi,  j'ai  simplement  re- 
cueilli ,  ainsi  que  je  l'ai  fait  pour  tout  le  cours  de  cet  ouvrage, 
de  la  façon  la  plus  complète  et  la  plus  sincère  ,  les  faits  qui  me 
sont  parvenus ,  sans  y  ajouter  ui  commentaire,  ni  opinion.  » 


LES  AMOURS 


DU 


CHEVALIER  DE  PLÉNOCHES 


ET 


DE  llADE;]iaOl!SELL.!E  QUATRE'SOUS. 


fie  que  c'était  que  Plénoches.  —  Première  aventure  périlleuse, 
mais  qui  finit  gentiment. 

Dans  le  temps  que  la  fronderie  était  oubliée,  et  que  la  cour  se 
remellait  de  ses  traverses  par  les  ballets  et  les  divertissemenls,  il 
y  avait  dans  une  cliétive  cam|)agne,  auprès  de  Corbeil,  un  pau- 
vre gentilhomme  nommé  chevalier  de  Plénoches.  On  s'intéres- 
sait à  lui  dans  sa  province,  parce  (ju'il  avait  l'humeur  douce  et 
mélancolique  ,  et  qu'il  manquait  d'argent,  ce  qui  est  une  triste 


r.EVUK  DE  PARIS.  87 

«liosi-  |ioiii  1111  liouiiiip  !)ieii  né.  Les  vieillies  iVmnics  raimnionl  à 
cause  (le  sa  conij>iaisanceà  nelespoinl  contredire  ;  mais,  comme 
il  n'en  n'était  pas  [dus  lithe,  il  s'ennuya  de  sa  ville  natale  et  se 
résolut  à  voyager. 

H  n'eût  tenu  (lu'à  monsieur  son  père  de  lui  laisser  du  bien  , 
car  le  boiiliomme  en  avait  honnêtement  deux  mois  avant  sa 
mort,  lorsqu'il  s'avisa  de  se  ruiner  en  un  tourne-main.  Des 
gens  qui  revenaient  de  Paris  lui  dirent  que  le  bœuf  salé  y  était 
à  un  prix  fou  j  or  M.  de  Plénoches  avait  sa  fortune  en  bestiaux. 
Au  lieu  d'envoyer  à  Paris  ses  bœufs  tout  en  vie  pour  les  saler 
après,  comme  le  bon  sens  le  voulait,  il  les  tua  d'abord,  les  fit  sa- 
ler et  les  expédia.  C'était  au  mois  d'août.  La  corruption 
s'y  mit  en  route,  et  il  fallut  jeter  la  marcbanuise  aux  ordures 
avant  qu'elle  fût  au  marché;  notre  ho.nine  en  mourut  de 
chagrin. 

Plénoches  le  fils  ne  se  lamenta  point  de  son  malheur.  Il  pei- 
gna ses  cheveux  avec  autant  de  soin  que  d'ordinaire,  continua 
de  se  mettre  proprement  et  de  bien  récurer  sa  rapière  et  ses 
pistolets,  car  il  montrait  beaucoup  d'ordre  dans  les  petites 
choses.  Il  était  grand  et  de  belle  taille;  il  avait  la  parole  un  peu 
lente  quoiqu'il  ne  manquât  point  d'esprit,  et  vous  l'eussiez  cru 
volontiers  sage  et  ménager,  ce  qui  est  rare  parmi  les  garçons 
de  vingt-cinq  ans. 

Tout  ce  qui  lui  restait  vendu,  notre  chevalier  ne  se  trouvait  à 
la  tète  que  d'une  somme  d'argent  insuffisaiite  pour  entreprendre 
d'aller  à  Paris.  Il  fit  donc  des  visites  en  matière  d'adieux  à  tous 
ses  amis  de  Corbeil,  et  leur  emprunta  dix  pistoles  à  chacun  ; 
c'était  trop  peu  de  chose  pour  qu'on  osât  les  refuser.  Une  seule 
personne  lui  répondit  par  une  échappatoire;  c'était  un  vieux 
rusé  d'usurier  qui  disait  partout  que  Plénoches,  ayant  eu  un 
grand-père  mort  en  état  de  démence,  sa  folie  éclaterait  quelque 
beau  jour.  Quoi  qu'il  en  fût,  le  chevalier  trouva  les  cent  pistoles 
dont  il  avait  besoin  pour  son  voyage.  Il  monta  en  selle 
et  parfit  pour  la  capitale,  suivi  de  son  unique  valet  nommé 
Champignon. 

En  arrivant  au  bourg  de  Villeneuve,  Plénoches  s'arrêta  dans 
une  hôtellerie  où  venait  de  descendre  le  duc  de  Longueville,  qui 
s'en  allait  à  son  château  de  Coulommiers  où  il  menait  sa  fille. 
M""*  de  Longueville  él«it  déjà  morte  alors  ;  comme  Plénoches  se 


88  REVUE  DE  PARIS, 

tenait  à  Técarl  par  respect,  le  prince,  ayant  remarqué  qu'il  était 
bien  à  cheval  et  qu'il  saluait  de  fort  bonne  G'âce,  le  lit  prier  ;"> 
dîner  par  un  de  ses  pages. 

On  allait  se  mettre  ù  table,  quand  des  gens  de  la  campagne 
vinrent  se  jeter  .lux  genoux  de  M.  deLongueviileen  le  suppliant 
de  les  délivrer  d'un  homme  du  pays  qui  faisait  un  peu  le  brigan- 
deau.  Cet  homme  avait  une  maison  fortifiée  avec  fossés  et  poter- 
nes quoiqu'il  ne  fût  point  noble,  et  tous  les  jours,  il  commettait 
quelque  violence  nouvelle  tant  sur  les  biens  que  sur  les  per- 
sonnes. Le  duc  s'informa  si  les  tyrannies  de  ce  quidam  méri- 
taient qu'on  le  fit  arrêter,  et,  comme  on  lui  répondit  que  ce  se- 
rait un  grand  service  rendu  au  canton,  il  voulut  y  envoyer 
vingt-cinq  de  ses  gentilshommes. 

—  Le  moyen  n'est  pas  bon,  ce  me  semble,  dit  Plénoches; 
c'est  exposer  la  vie  de  gens  qui  valent  mieux  que  ce  bandit , 
car  il  ne  se  rendra  point  sans  une  bataille.  Si  vous  voulez  me 
laisser  faire,  je  vous  l'amènerai  ici  sans  qu'il  en  coûte  une  goutte 
de  sang. 

—  Mais  vous  allez  risquer  d'être  tué,  dit  M'i«  de  Longueville. 

—  Je  n'aurai  point  ce  bonheur-lù ,  répondit  Plénoches  en 
chargeant  ses  armes.  11  suffit  que  je  ne  me  soucie  guère  de 
mourir  pour  que  la  vie  tienne  à  moi  comme  le  diable  après  sa 
proie. 

—  Voyons  un  peu  comment  vous  allez  vous  y  prendre ,  disait 
le  prince  avec  curiosité. 

—  Je  n'en  sais  trop  rien;  mais  je  trouverai  le  moyen  sur  la 
route.  Plénoches  s'informa  où  demeurait  cet  homme  et  comment 
il  s'ajtpellait.  On  lui  montra  de  loin  la  maison,  et  on  lui  apprit 
(jue  le  bandit  se  nommait  Pardillan. 

—  Fort  bien,  dit-il;  dans  un  quart-d'heure  je  serai  revenu. 

Notre  aventurier  monta  sur  son  cheval  le  plus  tranquille- 
ment du  monde,  et  gagna  la  plaine  comme  un  chevalier  errant. 
Chemin  faisant ,  il  appela  son  écuyer  Champignon  auprès  de  lui 
atîn  de  bien  préparer  ses  batteries,  et  voilà  comme  ils  exécu- 
ièrent  leur  manœuvre  : 

En  arrivant  en  face  du  chàtelet,  le  chevalier  s'arrêta  tandis 
que  l'écuyer  poussait  jusqu'à  la  porte.  Celui-ci  fit  sonner  réso- 
lument la  clochette.  Vn  des  écumeurs  de  grande  route  mit  le 
nez  au  guichet  pour  demander  ce  que  c'était  : 


REVUE  DR  PARIS.  8f» 

—  Annoncez,  je  vous  prie,  à  M.  Pardillan  que  le  clievalier  de 
Plénoclies,  mon  maîlre,  veut  lui  souhaiter  le  bonjour  et  lui  don- 
ner, en  passant  un  avis  quilui  importe  fort. 

Il  n'y  avait  point  à  vingt  lieues  à  la  ronde  un  air  plus  simple 
et  plus  niais  que  la  mine  du  valet  Champignon,  et  cet  air  ser- 
vait admirablement  sa  grosse  finesse  naturelle.  On  ne  se  défia  de 
ses  paroles  en  aucune  façon;  au  bout  de  cinq  minutes  Pardillan 
lui-même  vint  au  guichet. 

—  Monsieur,  lui  cria  le  chevalier ,  je  suis  aise  de  voir  un 
I)!'ave  comme  vous.  Il  paraît  que  vous  avez  joué  quelque  tour  à 
des  paysans  de  Villeneuve;  ces  manants  ont  adressé  des  plaintes 
au  duc  de  Longueville.  Tenez-vous  en  garde  ,  car  j'ai  ouï  dire 
qu'on  veut  envoyer  contre  vous.  Ne  bougez  de  votre  maison  ;  je 
vous  en  donne  avis. 

—  Grand  merci  !  monsieur,  répondit  Pardillan  ;  à  qui  dois-je 
ce  signalé  service  ? 

—  Je  suis  le  chevalier  de  Piénoches.  Je  vais  cherchant  fortune 
dans  le  mince  équipage  que  vous  voyez. 

—  Vous  plairait-il  faire  avec  nous  le  coup  de  pistolet  contre 
ceux  qui  viendront  pour  nous  attaquer?  ^ous  aurez  votre  part 
de  notre  gâteau. 

—  Ce  serait  avec  grand  plaisir,  si  parmi  les  gens  de  M.  de 
Longueville,  il  ne  s'en  trouvait  que  je  ne  voudrais  pas  tuer  ; 
mais  si  vous  m'offrez  de  l'avoine  pour  mon  cheval  et  une  bou- 
teille de  vin,  je  les  accepterai. 

—  Soyez  le  bien-venu,  je  vais  vous  faire  ouvrir, 
Pardillan  s'avança  sur  le  seuil  par  politesse,  pour  singer  les 

gens  de  qualité  qui  se  donnent  la  droite  de  la  porte.  Piénoches 
lui  mit  tout  à  coup  une  main  sur  le  collet,  et  de  l'autre  il  lui 
posa  le  canon  de  son  pistolet  sur  l'estomac. 

—  Vous  êtes  à  moi,  notre  maître  Pardillan  ,  lui  dit-il.  Si  vous 
bougez  vous  êtes  mort,  car  je  me  soucie  peu  d'être  tué  aprèscela 
par  vos  domestiques. 

Chamjjignon  lira  aussitôt  de  sa  pochette  un  grand  bout  de 
corde  et  lia  les  bras  du  bandit.  En  moins  d'une  minute  il  le 
chargea  sur  son  cheval;  les  gens  de  Pardillan  accoururent  afin 
de  le  dégager ,  mais  le  chevalier  les  assura  si  fermement  qu'il 
lui  allait  faire  sauter  la  cervelle,  que  personne  n'osa  plus  souf- 
fler mot,  M.  de  Piénoches  et  son  laquais  retournèrent  à  Ville- 


90  REVUE  DE  PARIS. 

iieiivp  plus  vi(o  qu'ils  iiVlnient  vfniis.  le  prince  el  spsgcntils- 
lioinmes  furent  bi(Mi  surpris  en  voyant  le  brigandeaii  garrotté; 
ils  l)a(taient  des  mains  et  entouraient  le  chevalier  en  Taccablant 
de  questions. 

—  Voilà  le  coupe-jarret  que  je  vous  avais  promis  ,  monsieur 
le  due.  dit  Plénoclies  avec  son  flegme  liabiluel. 

Pardillan  ccumail  de  rage. 

—  Vous  avez  fait  le  sol.  lui  disait  le  chevalier.  Je  vous  aver- 
tis qu'il  faut  vous  tenir  enfermé  si  vous  ne  voulez  être  pris  !  el 
vous  m'allez  ouvrir  la  porte  dans  l'instant  même! 

Le  duc  s'écriait  cpie  le  tour  était  galamment  el  hardiment  mené 
à  sa  fin.  M"e  de  Longueville,  qui  était  alors  dans  sa  petite  jeu- 
nesse, admira  le  courage  et  le  sang-froid  de  Plénoches,  et  pria 
son  père  de  l'avoir  h  son  service. 

—  Mettons-nous  à  table  premièrement,  dit  le  prince,  car 
nous  vous  avons  attendu  pour  dîner,  monsieur  le  cheva- 
lier. 

Le  repas  fut  animé  de  la  plus  belle  gaieté  du  monde.  Pléno- 
ches conla  son  expédition  en  peu  de  mois  sans  rodomontade,  el  le 
récit  n'en  fut  que  plus  divertissant.  On  lui  donna  beaucoup  d'é- 
loges, et  on  but  en  son  honneur. 

—  D'ofi  vient,  monsieur  Plénoches,  disait  le  prince,  que  vous 
lieriez  jamais? 

—  C'est,  monseigneur,  que  pour  rire,  il  faut  avoir  du  rose 
dans  l'espril,  un  <^hemin  uni  et  frayé  devant  le  pas  de  son  che- 
val, et  sur  la  tête  un  ciel  clair. 

—  Oui-dà  !  votre  avenir  a  donc  du  sombre?  Est-ce  qu'un 
garçon  décidé  comme  vous  l'êtes  peut  sentir  des  inquiétudes  et 
du  souci? 

—  Monseigneur,  j'ai  déjà  reçu  quelques  averses  de  bonne  pluie 
sur  les  épaules  et  j'en  attends  d'autres  encore,  ne  sachant  ni 
que  faire  ni  oii  je  vais  ;  j'ai  un  peu  de  philosophie  pour  toul  man- 
teau de  voyage,  et  bon  cœur  contre  mauvaise  fortune. 

—  Vous  plairail-il  vous  attacher  à  moi?  Je  vous  servirai  de 
guide  el  tâcherai  de  vous  raccommoder  avec  le  sort. 

—  J'accepte  avec  recoumissance .  si  votre  altesse  veut 
bien  se  contenter  d'un  gentilhomme  qui  n'a  rien  que  sa  bonne 
volonté. 

—  Vous  êtes  à  moi,  et  je  vous  donne  à  ma  fille.  C'est  elle  qui 


REVUE  DE  PAKIS.  91 

désire  que  je  vous  prenne.  Son  oncle,  M.  le  prince  (1),  lui  avait 
promis  un  écuyer;  mais  je  vous  choisis  de  préférence.  Vous  vous 
connaissez  en  chevaux  et  vous  avez  l'air  prudent  autant  que 
résolu  ;  c'est  vous  qui  conduirez  ma  fille  à  la  promenade. 

—  Je  vois,  dit  Plénoches,  que  mon  étoile  n'est  point  trop  mé- 
chante, monseigneur  ,  puisqu'elle  m'a  jeté  sur  votre  passage  et 
que  me  voici,  par  un  coup  inespéré  du  hasard,  au  service  d'une 
aimable  princesse. 

—  Ceci  vous  rendra  donc  la  belle  humeur? 

—  Je  ne  promets  point  à  raademoislle  de  la  divertir  beaucoup. 
L'enjouement  n'est  guère  dans  ma  nature. 

—  Ne  vous  en  embarrassez  pas  ,  dit  la  petite  princesse.  C'est 
particulièrement  votre  sérieux  qui  m'amuse. 

—  Tout  est  pour  le  mieux  alors. 

—  Le  plus  sûr  moyen,  reprit  le  duc,  et  le  plus  prompt  pour 
remettre  en  bon  point  un  beau  garçon  auquel  il  ne  manque  autre 
chose  que  du  bien,  c'est  de  le  marier.  Kous  vous  trouverons  une 
femme  qui  vous  fera  riche. 

—  C'est  cela,  disait  M"e  de  Lougueville  en  riant  j  il  nous  faut 
marier  M.  Plénoches. 

Le  repas  achevé,  notre  chevalier  entra  aussitôt  dans  ses  fonc- 
tions nouvelles  en  homme  qui'  s'y  entend.  Il  offrit  son  genou  au 
pied  mignon  de  la  petite  princesse  pour  la  faire  sauter 
à  cheval  et  veilla  sur  elle  pendant  le  voyage.  Lorsqu'elle 
monta  en  carosse,  il  se  tint  près  de  la  portière  et  lui  conta 
des  histoires.  Il  fit  ainsi  sa  cour  le  long  du  chemin,  comme  s'il 
eût  toujours  vécu  dans  le  beau  monde.  Eu  arrivant  à  Coulom- 
raiers.  on  lui  donna  une  chambretle  fort  jolie  avec  un  lit  moel- 
leux. Devant  que  le  sommeil  lui  fût  venu,  le  chevalier  admira 
comme  le  ciel  mène  à  sa  guise  nos  destins,  et  il  remercia 
Dieu  de  cette  heureuse  journée,  ainsi  que  le  doit  un  honnête 
giutilhomme. 

II. 

Comment  Plénoches  fit  amitié  avec  la  priucesse. — Deuxième  aventure, 
moins  périlleuse  que  Tautre. 

M"ede  Longueville  n'avait,  en  ce  leraps-Ià,que  seize  ans; 
(1)  Le  grand  Condé. 


92  KEVUE  DE  PAHIS. 

elle  n'en  paraissait  pas  davantage,  était  fort  mignonne  de  tous 
ses  membres,  avec  des  cheveux  blonds  ,  des  traits  enfantins  et 
le  plus  petit  pied  du  monde;  mais  ses  prunelles  noires  et  les  jeux 
de  son  visage  annonçaient  un  esprit  au-dessus  de  cet  âge  inno- 
cent, et  ils  tenaient  parole.  Elle  avait  une  intelligence  prompte 
qui  devinait  la  pensée  avant  qu'on  l'eût  dite  et  qui  saisissait  éga- 
lement toutes  choses;  aussit  donnait-elle  souvent  son  mot  sur  la 
politique,  tout  en  badinant,  et  avec  tant  de  sens  que  des  têtes 
blanches  en  étaient  émerveillées.  Les  sots  prennent  volontiers 
resi)rit  pour  de  la  malice  ;  ils  craignaient  donc  un  peu  la  petite 
princesse,  mais  sans  raison,  car  il  n'y  avait  -pas  de  meilleure 
âme  sous  le  ciel.  M"e  de  Longueville  avait  de  la  gaieté  sans  mal- 
veillance. Elle  trouvait  souvent  sujet  de  rire,  là  où  les  autres  ne 
voyaient  d'abord  rien  de  divertissant .  jusqu'à  ce  qu'elle  eut  mis 
le  doigt  sur  la  drôlerie  qu'on  n'aurait  point  aperçue  sans  elle. 
Le  comique  dans  le  caractère  l'amusait  plus  que  dans  les  circon- 
stances, et  voilà  i)Ourquoi  elle  aimait  fort  les  originaux.  Elle  leur 
lirêtait  souvent  plus  de  plaisant  qu'ils  n'en  avaient  et  les  jugeait 
d'une  manière  qui  tenait  à  sa  propre  originalité.  Pour  celle 
raison,  elle  fut  accusée  de  s'engouer  des  gens  à  la  légère;  mais 
comme  on  la  vit  plustai'd  conserver  ses  amis,  on  sut  que  ce  re- 
proche n'était  point  fondé.  Pour  la  faire  assez  connaître,  il  ne 
faut  pas  omettre  un  dernier  trait  ;  c'est  qu'avec  son  goût  pour  le 
lire,  elle  savait  admirer  les  belles  choses  et  louer  les  grandes 
actions;  elle  tenait  même  de  la  princesse,  sa  mère,  plus  de 
romanesque  et  de  sensibilité  que  son  humeur  ne  l'aurait  fait 
croire. 

On  a  vu  au  précédent  chapitre  comment  notre  chevalier  avait 
eu  le  bonheur  de  plaire  tout  d'abord  à  M"e  de  Longueville.  Ce 
premier  penchant  drviiit  une  bonne  et  gentille  amitié.  Au  gré 
de  la  petite  princesse,  la  conversation  n'avait  pas  tous  ses  agré- 
raenls  lorsque  Plénoches  n'était  pas  là.  Il  est  vrai  que  le  cheva- 
lier avait  des  façons  à  lui  de  dire  et  de  penser  qui  n'étaient 
celles  de  personne.  Comme  il  arrive  le  plus  ordinairement  qu'on 
demeure  pendant  des  années  auprès  des  gens  sans  qu'ils  vous 
connaissent,  tout  le  monde  tenait  noire  giMililhomme  |)Our  une 
tète  calme;  mais  le  lecteur  saura  bientôt  qu'il  était  capable  des 
folies  de  la  pire  espèce,  qui  sont  celles  dont  on  s'acquitte  tran- 
quillement après  cri  avoir  bien  délibéré.  Le  duc  .s'y  trompait 


REVUE  DE   PARIS.  93 

comme  les  aiilres.  Il  se  louait  fort  d'avoir  placé  u\i  garçon  sûr 
et  prudent  auprès  de  sa  fille,  qui  jouait  trop  souvent  avec  ses 
chevaux  à  risquer  de  se  rompre  le  cou  ;  mais  plus  d'une  fois  il 
arrivait  que  la  demoiselle  entraînait  son  écuyer  à  sauter  les 
fossés,  et  c'était  pour  elle  une  ample  matière  à  rire,  car  elle 
avait  trop  de  pénétration  pour  ne  point  deviner  ce  que  cachait 
la  première  écorce  de  Plénoches.  Une  chose  contribuait  surtout 
à  entretenir  les  gens  dans  la  fausse  opinion  qu'ils  avaient  du 
chevalier,  c'est  qu'il  était  bon  à  consulter  et  qu'il  voyait  plus 
sainement  dans  les  affaires  d'autrui  que  dans  les  siennes.  li  ne 
fallait  qu'une  passion,  ou  simplement  une  fantaisie,  pour  le 
mener  à  des  extravagances  qu'il  n'eût  conseillées  à  personne. 
Ce  qui  est  étrange,  c'est  qu'on  ne  voulut  jamais  le  reconnaître 
pour  ce  qu'il  était  et  que,  dans  ses  plus  beaux  moments  de  folie, 
on  se  borna  toujours  à  dire  : 

—  Est-il  possible  qu'un  garçon  si  sage  fasse  comme  un 
insensé  ! 

Tant  les  esprits  vulgaires  ont  de  peine  à  outrepasser  les  î)re- 
mières  apparences  ! 

Lorsque  M"«  de  Longueville  s'en  revenait  d'une  promenade 
avec  ses  robes  gâtées  pour  avoir  traversé  des  mares  ou  des  buis- 
sons, elle  apaisait  son  père  par  ce  seul  mot  : 

—  M.  Plénoches  m'accompagnait. 

—  En  ce  cas,  il  n'y  avait  point  de  danger,  répondait  le  duc. 
Il  est  vrai  que  le  chevalier  veillait  en  effet  sur  le  trésor  confié 

à  sa  garde,  et  qu'il  savait  éviter  les  accidents.  Quant  à  ceux  qui 
voyaient  de  leurs  yeux  les  tours  de  la  jeune  altesse ,  ils  s'é- 
criaient : 

—  Combien  la  princesse  est  imprudente,  puisque  M.  Pléno- 
ches lui-même  ne  peut  venir  à  bout  de  ia  retenir  ! 

Un  jour  que  M"e  de  Longueville  courait  dans  la  campagne 
avec  son  gardien,  ils  arrivèrent  au  bord  d'une  rivière  qui  for- 
mait une  belle  cascade  ayant  bien  deux  toises  de  hauteur.  Le 
site  était  agréable,  et  ils  mirent  pied  à  terre.  La  princesse, 
apercevant  une  barque  attachée  au  rivage,  y  sauta  légèrement, 
et  pria  le  chevalier  de  la  promener  sur  l'eau.  A  peine  eurent-ils 
quitté  le  bord  que  la  demoiselle  eut  un  étrange  caprice. 

—  Monsieur  Plénoches,  dit-elle,  je  suis  prise  d'un  furieux 
désir  que  vous  me  permettrez  de  satisfaire,  si  vous  avez  vrai- 

10  9 


«4  REVUE  DE  PARIS. 

ment  de  ramitié  pour  moi  ;  c'est  de  laisser  le  bateau  suivrf  le 
cours  de  la  rivière  jusqu'à  ce  que  nous  tombions  du  haut  de  In 
cascade. 

—  Je  ne  puis  permettre  cela,  répondit  Plénoches.  Je  ne  suis 
pas  aussi  habile  pour  naviguer  que  pour  mener  les  chevaux  ;  il 
vous  pourrait  arriver  de  tomber  avec  moi  dans  la  rivière. 

—  Eh  bien  !  nous  en  serons  quittes  pour  nous  mouiller  un 
peu,  car  vous  savez  nager, 

—  11  ne  suffit  pas  que  je  sache  nager;  nous  sommes  éloignés 
du  château  ;  vous  ne  pourriez  pas  changer  d'habits,  et  vous 
gagneriez  du  mal. 

—  Voici  là-bas  une  maison  de  plaisance  oîi  nous  irons 
demander  l'hospitalité  pour  sécher  nos  babils,  si  nous  venons  à 
nous  mouiller.  Ce  sera  une  petite  aventure  qui  nous  divertira. 
Je  brûle  de  l'envie  de  savoir  ce  qui  arrive  lorsqu'on  tombe  dans 
une  cascade. 

—  Ne  s'agit-il  que  de  le  savoir?  je  veux  bien  vous  en  donner 
le  spectacle,  en  m'y  laissant  choir  tout  seul.  Vous  verrez  cela 
du  rivage, 

—  Ce  n'est  pas  la  même  chose  que  d'être  dans  le  bateau.  Je 
veux  faire  le  saut  périlleux  moi-même.  Ne  me  refusez  pas  ce 
plaisir. 

Notre  gentilhomme  résista  longtemps  aux  prières  de  son 
altesse  ;  mais  elle  prit  ses  manières  les  plus  gracieuses,  en  l'ap- 
pelant d'un  air  charmant  son  cher  chevalier,  son  bon  ami 
monsieur  Plénoches,  en  sorte  qu'il  lui  fallut  bien  céder.  La 
barque  fut  abandonnée  au  cours  de  la  rivière.  Ce  n'était  pas 
une  grosse  malice  que  de  prévoir  ce  qui  en  devait  arriver  :  ils 
tombèrent  à  l'eau  de  compagnie.  Plénoches  porta  la  princesse 
en  nageant  jusqu'au  rivage. 

Elle  était  ravie  de  cet  accident ,  et  riait  de  la  plaisante  mine 
qu'ils  avaient  tous  deux  en  sortant  de  la  rivière.  Ce  qui  la  ré- 
jouissait davantage  était  d'avoir  entraîné  son  gardien  à  cette 
belle  expédition. 

—  Monsieur  Plénoches,  disait-elle  ,  je  suis  le  jeune  Grec 
Achille,  et  vous  êtes  le  centaure  Chiron.son  gouverneur.  Je  de- 
viendrai un  paladin  accompli  sous  votre  direction.  Çà!  mainte- 
nant, trouvez  un  moyen  de  nous  sécher,  vous  qui  avez  la  pru- 
dence d'un  serpent. 


REVUE  DE  PARIS.  95 

Plénoches  fit  partir  à  toutes  brides  son  valet  Champignon, 
pour  annoncer  au  peli^'  chàleau  qu'on  voyait  au  loin,  la  visite  de 
M"8  de  Longueville.  H  commanda  qu'on  préparât  des  lits  et 
qu'on  allumât  du  feu  pour  sécher  les  bardes. 

—  Pourvu,  disait  la  princesse,  que  nous  ne  trouvions  pas 
dans  ce  manoir  quelque  géant  peu  courtois  ou  quelque  méchant 
enchanteur,  comme  dans  les  Amadis! 

Afin  de  suivre  le  fil  de  cette  histoire  ,  nous  devons  dire  au 
lecteur  ce  qu'était  ce  château,  et  quelles  gens  l'habitaient.  On 
3i)pelait  ce  séjour  Montanglos.  Le  logis  était  assez  beau,  et  les 
terres  en  donnaient  un  gros  revenu,  il  appartenait  à  une  famille 
qui  portait  un  nom  connu  dans  la  robe.  Pendant  deux  siècles, 
les  Ouatre-Sous  avaient  été  du  parlement.  M™^  Quatre-Sous  et 
sa  fille  demeuraient  seules  à  la  campagne  pour  l'instant, 
M.  Quatre-Sous,  auditeur  des  comptes,  et  son  fils  Montanglos 
étant  retenus  à  Paris  par  leurs  emplois. 

Lorsque  M"e  de  Longueville  arriva  au  château ,  elle  trouva 
sur  la  porte  les  deux  dames  qui  la  reçurent  comme  elles  le 
devaient,  c'est-à-dire  du  mieux  qui  leur  fut  possible.  Toutes 
choses  étaient  préparées  d'avance,  les  lits  chauffés  au  charbon, 
les  cheminées  garnies  de  bons  fagots,  et  les  cuisines  en  grande 
agitation.  M"e  Ouatre-Sous  eût  mis  avec  empressement  sa 
garde-robe  entière  au  service  de  la  princesse  ;  mais  elle  avait  la 
taille  trop  grande  pour  une  si  mignonne  personne,  et  il  fallut 
recourir  au  lit  de  la  châtelaine.  Plénoches  fut  assez  heureux 
pour  rencontrer  un  habit  de  chasse  de  M.  Montanglos,  qui  lui 
allait  parfaitement ,  et  il  n'eut  pas  besoin  de  se  coucher.  Malgré 
tous  les  feux  du  monde,  les  jupons  ne  purent  sécher  avant  une 
grande  heure.  M"°  de  Longueville  reçut  les  soins  de  ses  deux 
hôtesses  avec  cette  grâce,  qui  lui  gagnait  les  cœurs,  mais  à 
travers  laquelle  on  sentait  toujours  la  princesse.  Une  collation 
avait  été  préparée  à  la  hâte  ;  elle  y  fit  honneur,  et  donna  un 
fibre  cours  à  sa  gaieté.  Au  moment  du  départ  elle  voulut  embras- 
ser M>ie  Quatre-Sous ,  et  lui  mit  une  chaîne  d'or  au  cou  en  la 
priant  de  la  garder  en  souvenir  de  cette  aventure.  On  se  promit 
de  se  revoir,  et  il  fut  convenu  que  les  deux  dames  viendraient 
passer  quelques  jours  à  Coulommiers. 

Dans  le  trajet  du  retour,  la  princesse  frappa  de  sa  baguette 
sur  l'épaule  de  Plénoches,  en  lui  disant  : 


96  REVUE  DE  PARIS. 

—  Je  gage  que  je  devine  à  quoi  rêve  mon  vénérable  gouver- 
neur avec  cette  mine  grave  et  ce  front  penché.  On  croirait  à  le 
voir  qu'il  médite  sur  quelque  point  de  philosophie;  mais  je 
sais  bien  qu'il  a  en  tète  une  folie.  Vous  songez  à  M"o  Qualre- 
Sous ,  chevalier.  Dites-moi  ce  que  vous  pensez  de  cette  jeune 
fille. 

—  Elle  est  fort  jolie,  et  je  songeais  à  ses  grands  yeux  bleus 
qui  ont  de  la  douceur  et  à  ses  mains  qui  sont  d'une  blancheur 
parfaite, 

—  C'est  cela.  Elle  vous  a  donné  dans  la  vue.  Je  la  crois  digne 
de  vous.  Elle  a  du  bien  ;  il  faut  que  M.  le  duc  vous  marie  avec 
elle. 

—  Il  n'est  pas  certain  du  tout  que  M.  Qualre-Sous  voulût  un 
gendre  avec  un  aussi  petit  bagage  que  le  mien  ;  et  quoique  la 
jeune  fille  soit  charmante,  ce  n'est  point  d'une  femme  comme 
elle  que  j'avais  fait  la  rêverie. 

—  Et  comment  donc  la  voudriez-vous  ? 

—  Je  l'aimerais  mieux  de  votre  humeur,  avec  votre  esprit  et 
tous  vos  agréments  ;  mais  je  sais  bien  que  parmi  les  personnes 
de  ma  condition,  je  ne  trouverais  jamais  la  pareille  de  votre 
altesse. 

—  Monsieur  mon  gouverneur,  je  vous  défends  les  propos 
galants  avec  moi.  M""  Quatre-Sous  vous  convient.  Elle  aura  de 
la  gaieté  quand  elle  vous  connaîtra  comme  moi,  et  pour  de 
l'esprit,  cela  ne  lui  manquera  point  si  elle  vous  aime.  Je  veux 
que  vous  l'épousiez. 

—  Il  ne  m'appartient  pas  de  faire  le  difficile-  Je  prendrais  bien 
volontiers  M"»  Ouatre-Sous  pour  ma  femme. 

—  Laissez-moi  le  soin  de  conduire  cette  affaire. 

M.  de  Longueville  ,  qui  adorait  sa  fille  et  ne  lui  savait  rien 
refuser,  écouta  complaisamment  l'histoire  que  lui  fit  la  prin- 
cesse de  sa  visite  à  Montanglos.  Elle  tourna  son  récit  en  chapi- 
tre de  roman,  et  après  avoir  bien  amusé  le  duc  avec  cette  aven- 
ture, elle  lui  confia  son  envie  de  donner  M"8  Quatre-Sous  à  son 
protégé. 

—  Mais,  dit  le  prince,  M.  Quatre-Sous  est  le  plus  riche  des 
auditeurs  des  comptes.  II  a  de  la  morgue  ;  on  le  dit  mal  com- 
mode à  mener,  sans  compter  qu'il  regarde  de  près  à  ses  écus. 

—  Eh  bien  !  s'il  aime  l'argent,  le  moyen  de  le  gagner  est 


REVUE  DE  PARIS.  97 

simple.  I!  faut  donner   une   grosse  somme  à  M.  Plénoches. 

—  Nous  venons  cela,  mademoiselle,  nous  verrons  cela. 

—  Par  grâce  !  ne  traînons  pas  en  longueur  ;  si  le  mariage  ne 
se  fait  point  tout  prochainement,  je  n'y  prendrai  plus  aucun 
plaisir. 

Le  duc  riait  de  cette  passion  que  mettait  sa  fille  à  une  fantai- 
sie ;  mais  il  s'inquiéta  pour  elle  en  voyant  que  tout  le  reste  du 
jour  elle  ne  faisait  que  soupirer  en  répétant  : 

—  Ah  !  que  je  voudrais  donc  marier  Plénoches  avec  M"«  Qua- 
(re-Sous  !  Que  je  vais  souffrir  jusqu'à  ce  que  j'y  aie  réussi  !  Et 
M.  le  duc  qui  ne  veut  point  m'y  aider!  Je  ne  dormirai  pas  de 
celte  nuit  s'il  ne  me  promet  de  me  secourir.  Je  n'ai  déjà  plus 
d'appétit,  et  demain  je  vais  avoir  le  visage  tout  pâle. 

—  Le  méchant  enfant  que  vous  êtes  !  s'écria  le  prince  en 
asseyant  sa  fille  sur  ses  genoux.  Ne  vous  agitez  pas  ainsi.  Je 
ferai  ce  qui  vous  plaira.  Nous  marierons  votre  Plénoches.  Nous 
donnerons  ce  que  voudra  M.  Quatre-Sous.  J'enverrai  demain 
prier  ces  dames  de  venir  à  Coulommiers.  Ètes-vous  satisfaite  ? 

— Je  savais  que  vous  m'aimiez  trop  pour  me  refuser  une  chose 
qui  me  tient  si  fort  au  cœur. 

—  Vous  dormirez  cette  nuit? 

—  Si  je  ne  dormais  pas,  ce  serait  donc  de  joie  en  pensant 
combien  vous  êtes  un  tendre  père,  et  demain  j'en  aurais  meil- 
leur visage.  Envoyez  aujourd'hui  même  un  page  à  Montanglos, 
et  ne  parlons  à  personne  de  notre  dessein. 

Le  prince  de  Condé,  beau-frère  de  M.  de  Longueville,  venait 
d'arriver,  en  sorte  que  la  compagnie  était  fort  nombreuse  ; 
mais  on  avait  logé  beaucoup  de  monde  dans  les  maisons  de  la 
ville  qui  étaient  proches  du  château.  La  petite  princesse  fit 
retenir  un  bel  appartement  pour  les  dames  de  Montanglos,  et 
le  soir  elle  se  mit  au  lit  transportée  d'aise,  en  répétant  cent  fois  : 

—  La  bonne  journée  que  nous  aurons  demain  !  Je  vais  donc 
faire  la  fortune  de  notre  ami  le  chevalier  de  Plénoches  ! 

Quand  on  a  seize  ans  et  qu'on  est  princesse,  on  ne  saurait 
soupçonner  les  obstacles  sans  nombre  que  l'homme  rencontre 
en  ses  moindres  projets.  Le  lecteur  verra  bientôt  que  le  sort  ne 
prend  nul  souci  des  volontés  d'une  petite  altesse,  et  comment 
M"«  de  Longueville  avait  devant  elle  une  juste  montagne  de 
difficultés. 

9. 


98  REVUE  DE  PARIS. 

m. 

Plénoches  devient  amoureux  et  s'en  trouve  bien. 

Midi  n'était  pas  encore  sonné  quand  M°>e  Quatre-Sous  et  sa 
fille  débarquèrent  à  Coulommiers  du  fond  d'un  vieux  carrosse 
de  campagne.  La  princesse  les  mit  tout  d'abord  sur  un  lion  jùed 
dans  le  château  en  leur  faisant  un  tendre  accueil  à  rendre 
jalouses  les  dames  de  la  cour.  Elle  les  mena  elle-même  par  la 
main  au  moment  de  leur  révérence  au  duc  et  à  M.  le  prince, 
puis  elle  déclara  du  ton  le  plus  agréable  qu'elle  ne  les  voulait 
plus  quitter  de  la  journée.  M^'e  Quatre-Sous,  qui  était  de  fran- 
che roture,  ne  s'était  jamais  vue  en  pareille  passe.  Elle  ne  se 
pouvait  tenir  de  montrer  sa  joie  et  ne  savait  plus  ce  qu'elle 
faisait.  En  d'autres  circonstances  on  aurait  pu  rire  de  ses  airs 
bourgeois;  mais  la  princesse  ne  voulut  point  souffrir  qu'on  se 
moquât  d'elle.  Ouant  à  sa  fille,  étant  jeune  et  belle,  on  lui 
trouva  plus  de  monde  qu'elle  n'en  avait  5  les  hommes  la  virent 
de  fort  bon  œil ,  et  les  dames  n'en  dirent  point  trop  de  mal,  à 
cause  de  sa  noblesse  de  robe  qui  n'en  faisait  pas  une  rivale. 

Tout  occupée  de  ses  beaux  plans  de  mariage,  la  petite  prin- 
cesse avait  inventé  dans  sa  tête  un  moyen  de  prévenir  M"e  Qua- 
Ire-Sous  en  faveur  de  Plénoches. 

—  Mademoiselle  ,  lui  dit-elle  à  l'oreille  en  riant ,  n'avez-vous 
pts  regardé  l'autre  jour  la  figure  de, ce  gentilhomme  qui  m'ac- 
compagnait ? 

—  Je  n'y  ai  pas  fait  grande  attention ,  princesse. 

—  C'est  que  je  trouve  qu'il  vous  ressemble  comme  s'il  était 
votre  frère. 

—  Il  n'est  pas  possible. 

—  Ce  n'est  point  pour  vous  faire  un  mauvais  compliment  au 
moins  que  je  le  dis,  car  ce  gentilhomme  est  d'un  fort  agréable 
visage;  mais  je  veux  savoir  si  quelqu'un  voit  la  chose  comme 
moi.  —  rse  vous  semble-t-il  pas,  madame  la  marquise,  ajouta-t- 
elle  en  s'adressant  à  une  dame  qui  se  trouvait  là,  que  made- 
moiselle a  de  la  ressemblance  avec  M.  le  chevalier  de  Pléno- 
ches ? 


REVUE  DE  PARIS.  99 

—  Assurément,  répondit  la  marquise;  cela  m'a  frappée  comme 
vous.  \ 

La  prince.Jse  savait  à  l'avance  que  celte  dame  n'aurait  garde 
de  la  contredire. 

—  Du  reste,  poursuivit-elle,  mademoiselle  en  jugera  tout  à 
l'heure.  Le  chevalier  va  venir  et  il  ne  manquera  pas  de  lui  faire 
ses  civilités.  Tenez  :  je  l'aperçois  là-has  qui  cause  avec  le  duc 
mon  père.  Ne  trouvez-vous  pas  que  ce  sont  des  traits  tout 
semblables? 

—  Absolument  semblables,  dit  la  marquise. 

—  Le  chevalier  n'a  point  les  cheveux  comme  mademoiselle, 
puisqu'il  est  brun  ;  ses  yeux  ne  sont  pas  bleus,  et  sa  bouche  est 
d'une  autre  forme  ;  mais,  sauf  ces  légères  différences,  il  a  beau- 
coup de  M""  Qualre-Sous.  Qu'en  pensez-vous,  madame  ? 

—  Je  pense  comme  votre  altesse. 

—  Leurs  deux  fronts ,  surtout,  sont  bien  pareils ,  n'est-ce  pas 
vrai,  madame? 

—  Tout  à  fait  pareils  ,  dit  la  marquise  par  complaisance. 

—  M.  le  chevalier  est,  du  reste,  un  fort  joli  cavalier,  un  de 
ceux  qui  plaisent  généralement. 

—  Je  n'en  ai  jamais  ouï  mal  parler. 

—  Croiriez-vous  ,  mademoiselle ,  qu'on  ne  lui  connaît  pas 
encore  une  maîtresse  ? 

—  C'est  un  original ,  dit  la  marquise. 

—  Le  <luc,  mon  père,  l'aime  avec  passion.  Le  voici  qui  vient 
à  nous. 

Plénoches  rendit  ses  devoirs  à  ]M"«  Quatre-Sous  avec  des 
tournures  de  discours  qui  lui  étaient  propres ,  quoiqu'il  fallût 
bien  dire  environ  les  mêmes  choses  que  tout  le  monde. 

La  ruse  de  la  petite  princesse  n'était  point  maladroite  j 
M'ie  Quatre-Sous  ne  faisait  que  suivre  des  yeux  le  chevalier  à  la 
dérobée.  Sans  doute ,  elle  ne  lui  eût  point  accordé  sans  cela  tant 
d'attention.  C'eût  été  pour  elle  un  grand  déplaisir  qu'une  tigure 
à  son  image  n'eût  pas  d'agréments.  Après  nous-mêmes ,  ce 
qui  a  le  plus  de  raisons  d'être  beau ,  c'est  ce  qui  nous  res- 
semble. 

Le  contre-coup  de  cette  manœuvre  porta  tout  droit  dans  le 
cœur  de  Plénoches.  Il  finit  par  s'apercevoir  que  la  demoiselle  le 
regardait  beaucoup,  et  il  en  lira  simplement  cette  conclusion. 


103  REVUE  DE  PARIS. 

qu'elle  n'nvail  point  de  peine  îi  le  voir;  c'est  un  puissant  motif 
(l'aimer  une  femme  que  de  croire  qu'on  lui  plaîl.  Le  soupçon 
qu'il  n'était  pas  indifférent  donna  plus  d'assurance  à  Pléno- 
ches  ,  el  plus  d'envie  de  paraître  aimable.  Il  avait  assez  bonne 
grâce  naturellement  et  de  la  douceur  dans  l'abord  ;  M"e  Qua- 
tre-Sous  le  distingua.  La  princesse,  qui  avait  impatience  de 
savoir  ce  qu'elle  pensait ,  lui  fit  avouer  que  c'était  le  cavalier  qui 
fût  le  plus  à  son  gorttiiarmi  les  habitants  deCoulommiers.  Quant 
à  Pîénoches,  il  trouva  la  jeune  lille  charmante ,  et  il  fit  bien,  car 
elle  l'était.  Je  donne  donc  le  moyen  imaginé  par  M"e  de  Longue- 
ville  ,  comme  efficace  toutes  les  fois  qu'on  voudra  rendre  amou- 
reuses l'ime  de  l'autre  deux  pcisonnes  qui  se  rencontrent  pour 
la  première  fois. 

La  princesse  ne  pensait  qu'à  fournir  au  chevalier  des  occasions 
de  causer  avec  sa  belle.  Il  n'y  avait  pas  à  dire  non  à  une  altesse, 
quand  elle  voulait  une  promenade  ou  courir  en  nacelle  sur  les 
pièces  d'eau. 

—  Monsieur  Pîénoches ,  disait-elle ,  faites  donc  voir  à 
M""  Quatre-Sous  une  telle  chose  qui  me  vient  d'Angleterre,  tel 
tableau  qui  est  d'un  grand  peintre,  ou  tel  endroit  du  jardin  où 
l'on  a  une  vue  admirable. 

11  semblait  ainsi  que  ce  fût  pour  obéir  à  la  princesse  ,  que  le 
chevalier  ne  bougeait  d'auprès  de  la  jeune  fille. 

Notre  chevalier  n'était  pourtant  pas  le  seul  admirateur  des 
mérites  de  M"e  Quatre-Sous.  On  sait  que  la  suite  du  prince  de 
Condé,  qui  formait  la  cabale  des  petits-maîtres,  était  l'élite 
des  plus  jeunes  et  des  plus  galants  gentilshommes.  Il  y  en 
avait  là  de  fort  raffinés ,  avec  les  poings  sur  les  hanches  ,  des 
manteaux  en  étalage  ,  et  tant  de  plumes  aux  chapeaux  ,  qu'on 
ne  leur  voyait  plus  les  yeux.  Les  uns  parlaient  phébus  comme 
des  dieux ,  et  les  autres  savaient  admirablement  grasseyer  à 
demi-voix  ;  mais  ils  semblaient  tous  trop  présumer  d'eux- 
mêmes  ,  comme  si  nulle  vertu  n'eût  été  de  taille  à  leur  résister. 
Ces  airs-là  ne  plaisent  pas  à  bien  des  femmes.  M"«  Quatre-Sous, 
en  particulier,  s'estimait,  à  bon  droit,  valoir  autant  qu'une 
duchesse  du  côté  de  la  beauté  :  c'est  pourquoi  elle  fut  choquée 
de  ces  allures  de  conquérants,  Pîénoches,  étant  plus  modeste, 
lui  fut  plus  agréable.  Elle  reçut  les  petits-maîtres,  qui  la  réga- 
lèrent de  leurs  phrases  de  comédies ,  avec  une  civilité  froide  qui 


REVUE  DE  PARIS.  101 

les  éloigna  bieulùt,  tandis  que  notre  chevalier  gagna  tout  dou- 
cement quelques  pieds  dans  ses  affections. 

Le  lecteur  ne  sera  pas  fâché  sans  doute  d'apprendre  que 
]Vl"e  Quatre-Sous  avait  de  ces  beautés  qui  font  des  impressions 
profondes  à  ceux  qui  en  sentent  bien  le  charme.  Son  regard 
était  à  l'ordinaire  comme  distrait  et  rêveur ,  mais  d'une  rêverie 
pure  qui  ressemblait  à  celle  d'un  ange.  Ses  traits  avaient  de  la 
fierté,  mais  on  la  devinait  cependant  prompte  à  s'émouvoir.  Sa 
taille  de  roseau  ,  quoiqu'elle  n'eût  point  de  maigreur ,  et  les  airs 
de  sa  tête  ,  qu'elle  penchait  souvent  de  côté  ,  lui  donnaient  une 
apparence  d'héroïne  de  roman.  Hors  ses  épaules  ,  qui  étaient  un 
peu  étroites,  il  n'y  avait  rien  à  redire  à  toute  sa  personne  ,  et  ce 
défaut  même  était  comme  nécessaire  pour  bien  aller  avec  le 
reste.  Pour  son  esprit ,  plutôt  que  d'avoir  du  brillant ,  c'était  une 
intelligence  parfaite  ,  capable  de  comprendre  celui  des  autres, 
de  l'aimer ,  et  d'exprimer  le  plaisir  qu'elle  prenait  à  une  conver- 
sation au-dessus  du  commun. 

11  n'y  avait  pas  en  ce  temps-là,  comme  aujourd'hui ,  mille 
nécessités  de  convenance  pour  embarrasser  les  gens.  Les  rap- 
ports entre  les  personnes  étaient  plus  faciles  et  plus  libres  ;  on 
ne  s'informait  pas  si  tel  cavalier  parlait  plus  souvent  à  telle 
dame  qu'aux  autres,  ou  bien,  si  ou  le  remarquait,  ce  n'était 
point  pour  en  rien  dire  de  mal.  A  la  cour  surtout,  chacun  son- 
geait à  ses  affaires  et  n'avait  pas  le  loisir  d'examiner  ses  voi- 
sins. M'oe  Quatre-Sous,  qui  était  chargée  d'embonpoint,  ne 
ne  pouvait  pas  courir  à  la  suite^de  sa  fille  et  de  la  princesse, 
qui  avaient  les  pieds  trop  lestes  pour  elle.  M"^  de  Longue- 
ville  ,  en  témoignant  tant  d'amitié  à  la  simple  fille  d'un  audi- 
teur des  comptes,  faisait  un  acte  de  grande  condescendance; 
M™e  Quatre-Sous  en  avait  la  cervelle  tout  à  l'envers,  et  se  voyait 
déjà,  dans  l'avenir,  aux  soupers  du  roi  parmi  les  dames  debout. 

On  sait  que  Plénoches  accompagnait  par  devoir  la  princesse , 
et  comme  M"8  Quatre-Sous  ne  la  quittait  guère,  on  rencontrait 
partout  ce  trio  devisant  et  folâtrant  selon  qu'il  est  permis  au 
bel  âge  de  la  jeunesse.  Il  y  avait  cependant  les  dames  d'honneur 
qui  ne  perdaient  pas  la  trace  ainsi  que  des  limiers  ;  mais  elles 
suivaient  de  trop  loin  pour  gêner  en  rien  les  conversations. 
Quand  Plénoches  n'était  point  présent,  M"»  de  LongueviUe 
disait  de  lui  tout  le  bien  imaginable  à  sa  nouvelle  amie.  Elle  lui 


102  REVUE  DE  PARIS. 

apprenait  à  voir  ce  qu'elle  trouvait  de  plaisant  et  d'aimable 
dans  l'esprit  et  le  caractère  du  chevalier  ,  en  sorte  que  la  jeune 
personne  en  eut  bientôt  l'imagination  loule  pleine.  Un  matin  que 
ces  trois  inséparables  se  promenaient  sous  de  grands  arbres  ,  la 
princesse ,  ayant  chuchoté  à  l'oreille  de  M"e  Quatre-Sous  ,  s'a- 
dressa tout  à  coup  à  Plénoches  : 

—  Monsieur  le  chevalier  ,  quel  âge  avez-vous  ! 

—  Vingt-six  ans  ,  princesse. 

—  Et  vous  n'avez  encore  d'amour  pour  aucune  belle  de 
céans!  Vous  ne  portez  les  couleurs  de  personne!  11  est  temps 
que  cela  finisse.  îVous  allons  nous  établir  en  manière  de  tribunal, 
mademoiselle  et  moi ,  afin  de  décider  pour  quelle  dame  vous  au- 
rez à  soupirer  désormais. 

—  Je  supplie  votre  altesse  de  ne  pas  se  donner  cette  peine , 
car  mon  choix  est  fait  ;  et  si  je  n'en  dis  rien  encore ,  c'est  par 
discrétion  et  par  crainte. 

—  Vous  avez  choisi  sans  me  consulter  !  ce  n'est  pas  bien  j  mais 
je  soupçonne  de  quel  coté  vos  yeux  se  sont  tournés  ;  je  gage  que 
c'est  sur  l'un  des  juges  du  tribunal  ? 

—  Votre  altesse  connaît  mes  plus  secrètes  pensées. 

—  INous  nous  en  doutions  bien  toutes  deux.  11  est  amoureux 
de  vous  ,  mademoiselle ,  et  j'ai  dessein  de  vous  faire  marier  en- 
semble par  le  duc  mon  père ,  si  vous  n'avez  pas  de  répugnance 
pour  M.  Plénoches. 

—  Princesse,  dit  la  demoiselle  en  rougissant,  attendez  au 
moins  que  M.  le  chevalier  se  soit  expliqué  entièrement. 

—  Il  est  vrai  que  je  vous  aime  ,  mademoiselle ,  reprit  Pléno- 
ches. Je  ne  croyais  pas ,  avant  de  vous  voir  ,  que  je  pusse  avoir 
un  sentiment  plus  fort  que  mon  dévouement  et  mou  amitié  pour 
son  altesse ,  et  de  là  venait  que  je  n'avais  encore  soupiré  pour 
aucune  femme;  mais  il  en  est  autrement  aujourd'hui.  Je  me  dé- 
c'are  l'admirateur  de  vos  charmes  avec  une  double  ardeur  ,  à 
présent  que  j'ai  l'agrément  de  la  princesse.  Je  me  mets  à  vos 
pieds ,  et  j'attends  un  mot  de  votre  bouche  pour  être  le  plus 
heureux  des  hommes  ou  le  plus  à  plaindre. 

Il  mit  un  genou  en  terre  devant  M"»  Quatre-Sous.  Plénoches 
avait  parfois  un  regard  qui  pénétrait  fort  profondément  ;  ce 
regard  lui  fit  deviner  que  la  réponse  serait  favorable  ;  mais  la 
demoiselle  en  était  assez  troublée. 


REVUE  DE  PARIS.  103 

—  Chevalier ,  dit  la  princesse  en  riant ,  ce  que  vous  de- 
mandez là  est  un  mot  qui  coule  beaucoup  aux  lèvres  d'une 
femme. 

—  Eh  bien!  priez  mademoiselle  de  vous  le  dire  tout  bas,  et 
votre  altesse  me  le  répétera. 

Les  deux  jeunes  filles  se  parlèrent  encore  à  Toreille.  M'ie  Oua- 
tre-Sous  lendit  sa  main  à  Plénoches ,  et  pendant  que  le  chevalier 
l'embrassait  avec  transport,  la  princesse  lui  dit  : 

—  Voici  ses  propres  paroles  :  «  Je  suis  aise  qu'il  m'aime  et , 
de  mon  côlé,  je  pensais  à  lui.  » 

Ils  furent  interrompus  par  l'arrivée  d'un  personnage  qui  parut 
subitement;  c'était  M.  l'avocat  Patru,  qui  demeurait  à  sa  terre 
de  Pommeuse,  et  avait  ses  entrées  à  Coulommiers  comme  voisin 
el  comme  bel  esprit. 

—  Ne  suis-je  pas  de  trop?  dit-il  en  s' arrêtant  au  détour  d'une 
allée. 

—  Venez ,  monsieur ,  reprit  la  princesse.  Vous  êtes  témoin  que 
mademoiselle  accepte  le  chevalier  pour  son  galant.  Ce  sera  un 
mariage  bientôt  conclu. 

M.  Patru  secoua  la  tète  : 

—  Le  père  Quatre-Sous  n'est  pas  un  homme  qu'on  mène 
comme  on  veut. 

—  M.  le  duc  et  moi  nous  saurons  bien  l'attendrir. 

—  Ce  ne  sont  pas  des  caresses  qu'il  faudra,  mais  de  bons  écus 
sonnants. 

—  On  lui  en  donnera. 

—  En  ce  cas  tout  ira  sur  des  roulettes. 

M.  de  Longuevilie  arrivait  avec  sa  suite.  Après  avoir  em- 
brassé sa  fille,  il  s'approcha  de  M"'=  Quatre-Sous,  et  comme 
Patru  s'était  retiré  en  arrière  par  discrétion ,  le  duc  dit  en  sou- 
riant : 

—  M.  Patru  serait-il  votre  serviteur,  mademoiselle? 

—  Non ,  monsieur  le  duc ,  répondit-elle  ,  je  n'ai  pas  eu  de  ser- 
viteur jusqu'à  ce  jour. 

—  En  ce  cas ,  je  vous  en  veux  choisir  un  moi-même. 

—  C'est  une  chose  faite  ,  dit  la  petite  princesse.  En  disant 
qu'elle  n'en  avait  point  jusqu'à  ce  jour,  M""  Ouatre-Soiis  en- 
tendait qu'elle  venait  d'en  prendre  un  tout  à  l'heure,  et  de  ma 
main. 


lOf  REVUE  DE  PARIS. 

—  Vous  allez  vileen  besogne,  petite  fille,  reprit  le  duc  en  riant. 
Vous  accepterez  donc  pour  mari  notre  ami  Plénoches,  mademoi- 
selle ? 

—  Si  mes  parents  y  consentent ,  ce  sera  bien  volontiers. 

—  Nous  ferons  en  sorte  qu'ils  trouvent  le  parti  à  leur 
goût;  et  d'abord  j'en  parlerai  ce  malin  à  madame  votre  mère. 

Ce  fut  un  coup  de  foudre  pour  M™"  Quatre-Sous ,  quand  un 
page  lui  vint  annoncer  qu'elle  recevrait,  dans  une  heure,  la  vi- 
site de  M.  le  duc  à  son  appartement.  Elle  tira  de  ses  caisses  la 
plus  belle  robe  qu'elle  eût  et  se  mit  beaucoup  de  poudre  à  la 
tête,  quoique  la  mode  en  fût  passés  pour  la  seconde  fois  ,  parce 
qu'elle  se  souvint  d'avoir  eu  des  triomphes  aux  bals  de  la  ré- 
gence. La  bonne  dame  avait  été  très-jolie,  il  y  avait  longtemps. 
Elle  consulta  sa  fille  pour  savoir  ce  que  le  prince  pouvait  lui 
vouloir  dire  ;  on  pense  bien  que  la  demoiselle  feignit  de  n'en  rien 
soupçonner.  M.  de  Longueville  se  présenta  bientôt ,  tenant  par  la 
main  la  princesse.  On  se  fit  bien  des  salutations  et  on  prit  des 
sièges. 

—  Madame  ,  dit  le  duc  ,  je  vous  viens  adresser  une  requête 
au  nom  de  ma  fille.  M"8  Quatre  Sous  est  une  aimable  personne 
que  nous  voudrions  avoir  souvent  auprès  de  nous. 

—  Que  d'honneur  vous  me  faites  ,  monsieur  le  duc  !  s'écria  la 
bonne  dame  en  multipliant  les  révérences. 

—  Afin  donc  de  fixer  mademoiselle  auprès  de  ma  fille , 
je  vous  demande  sa  main  pour  un  de  mes  gentilshommes, 
dont  je  veux  faire  la  fortune  ,  cl  qui  d'ailleurs  a  de  l'amour  pour 
elle. 

—  Je  ne  suis  pas  pour  vous  rien  refuser  ,  monseigneur.  Mon 
consentement  vous  est  donné  ;  mais  je  ne  cache  pas  à  votre  al- 
tesse que  celui  de  mon  mari  est  nécessaire. 

—  Cela  n'est  i)as  douteux.  Kous  lâcherons  de  l'obtenir. 
Le  vôtre  est  tout  ce  qui  nous  occupe  pour  aujourd'hui.  Nous 
vous  prierons  ensuite  de  nous  aider  à  gagner  monsieur  l'audi- 
teur. 

—  De  tout  mon  cœur,  monsieur  le  duc ,  de  tout  mon  cœur. 
Je  dirai  à  mon  mari  :  Quatre-Sous  ,  sou  altesse  est  venue  en 
personne  me  voir.  Entendez-vous ,  Quatre-Sous  ?  en  personne  ! 
Son  altesse  m'a  hébergée  ,  nourrie,  choyée,  toute  une  semaine, 
avec  notre  fille,  à  Gouloramiers ,  sans  qu'il  m'en  coûtât  rien. 


REVUE  DE  PARIS.  105 

Elle  m'a  comblée  de  politesses.  Ce  n'est  pas  uu  petit  honneur 
pour  nous  que  de  nous  frotter  à  du  monde  de  cette  qualité. 
Quatre-Sous  comprendra  cela  ,  monsieur  le  duc.  II  sera  flatté  de 
voir  votre  altesse  et  de  lui  parler  ;  quoiqu'il  ait  une  tête  de  bois, 
monsieur  le  duc,  une  vraie  tête  de  bois.  Il  faut  la  croix  et  la  ban- 
nière pour  lui  arracher  un  :  comme  vous  voudrez.  Je  ferai  tout 
mon  possible,  monsieur  le  duc. 

—  Je  vous  remercie  pour  moi  et  pour  ma  fille. 

—  Cette  chère  belle  enfant!  pardon,  altesse!  Elle  aime  donc 
bien  ma  fillette? 

^  Madame,  s'écria  la  princesse ,  je  ne  puis  me  passer  de  sa 
compagnie. 

—  Cela  charmera  mon  mari.  N'est-ce  point  trop  de  curiosité 
que  de  vous  demander  qui  est  le  gentilhomme  ? 

—  On  le  nomme  M.  le  chevalier  de  Pîénoches. 

—  Je  l'ai  vu ,  je  l'ai  vu  ;  un  beau  garçon ,  et  bien  civil ,  qui 
m'a  dit  -.  «  J'ai  plus  d'envie  de  vous  être  agréable  que  vous  ne 
sauriez  le  croire,  madame  Quatre-Sous.  »  Je  comprenda  à 
présent  commentil  entendait  !a  chose.  C'est  galant  à  lui,  d'avoir 
fait  politesse  à  la  mère  devant  que  d'en  conter  à  la  fille.  II  est 
fort  bien  vêtu,  ma  foi!  Et  vous  dites  qu'il  n'a  pas  grand  argent? 

—  Il  ne  possède  que  mon  amitié  ;  mais  elle  vaut  quelque  chose. 
Je  lui  donnerai  ce  que  M.  Quatre-Sous  voudra. 

—  L'amitié  de  votre  altesse  vaut  de  l'or.  Je  ne  me  sens  pas 
d'aise,  monsieur  le  duc.  Il  faudrait  que  Quatre-Sous  perdît  la 
raison  pour  ne  point  vouloir  se  rendre. 

—  Vous  me  faites  un  sensible  plaisir,  dit  la  princesse.  Souffrez 
que  je  vous  baise  la  joue,  madame  Quatre-Sous.  Je  vais  envoyer 
M.  de  Pîénoches  pour  qu'il  vous  adresse  lui-même  sa  demande, 
ainsi  que  son  devoir  l'ordonne. 

—  Voilà  qui  est  dit.  Je  le  recevrai  comme  il  le  mérite. 

A  partir  de  ce  moment ,  Pîénoches  ,  ayant  l'approbation  de 
la  mère,  fit  ouvertement  sa  cour  à  la  demoiselle.  On  le  pisça 
près  d'elle  à  table.  Le  duc  ne  passait  plus  auprès  de  M""  Quatre- 
Sous  sans  lui  faire  un  bout  de  conversation ,  ni  la  petite  altesse 
sans  lui  tenir  mille  propos  gracieux  comme  elle  les  savait  si 
bien  tourner. 

_  Je  tremble  que  M.  Quatre-Sous  ne  refuse  sou  consente- 
ment, disait  un  soir  la  princesse. 

10  10 


106  RtVUE  DE  PARIS. 

—  i\e  craignez  rien ,  répondit  la  bonne  dame ,  je  réponds 
de  lui. 

—  C'est  que  cela  me  donnerait  le  plus  cruel  chagrin  de  ma 
vie. 

—  Je  m'y  ferais  hacher  plutôt  que  de  céder  à  mon  mari. 

—  On  n'est  sûr  des  choses  que  quand  elles  sont  finies  ,  dit 
Plénoches.  Je  gage  que  j'aurai  raille  traverses. 

—  J'ai  écrit  à  Quatre-Sous  et ,  dans  trois  jours,  nous  aurons 
sa  réponse. 

—  Si  vous  donniez  à  M.  le  chevalier  une  promesse  de  mariage 
signée  de  vous  et  de  voire  fille?  reprit  la  princesse.  Vous  pour- 
riez, après  cela,  faire  entendre  à  M.  l'auditeur  que  vous  êtes 
engagée. 

Monsieur  le  duc ,  ajouta-t-elle  en  appelant  son  père ,  la  pro- 
messe serait  déposée  entre  nos  mains.  Vous  ne  la  rendrez  que 
s'il  n'y  a  vraiment  pas  moyen  de  toucher  M.  Quatre-Sous. 

—  Je  m'intéresse  trop  à  Plénoches  pour  accepter  un  dépôt  de 
celte  sorte.  Il  m'arriverait  peut-élre  de  le  lui  donner  par  fai- 
blesse. Mais  voici  le  père  gardien  des  capucins  qui  me  vient 
parler  d'affaires  ;  nous  pouvons  meltre  une  promesse  de  mariage 
entre  ses  mains. 

La  promesse  fut  écrite  et  signée  de  M™^  Quatre-Sous  et  de  sa 
fiUe.  Le  père  gardien,  témoin  de  cet  engagement,  serra  capu- 
cinalemenlle  papier  dans  sa  robe. 

On  en  était  là  quand  un  courrier,  tout  plein  de  poussière  , 
entra  dans  les  cours  du  château.  On  appela  M™e  Quatre-Sous 
pour  lui  donner  une  lettre  que  cet  homme  apporlail  de  Paris. 
C'était  un  écrit  de  M.  l'auditeur  Quatre-Sous.  On  en  verra  le 
contenu  dans  le  suivant  chapitre. 


IV. 


Comment  M.  Quatre-Sous  et  son  fils  Montanglos  s'en  vinrent  troubler 
la  fête  et  rabattre  les  joies  de  nos  amoureux. 

Dans  le  temps  où  le  cœur  de  notre  héroïne  prenait  de  tendres 
sentiments  pour  riionnète  Plénoches,  M.  Quatre-Sous  le  père, 
ne  sachant  rien  de  ce  qui  se  passait  à  Coulommiers ,  songeait  à 


REVUE  DE  PARIS.  107 

marier  sa  fille.  C'était  un  Iiomme  bien  avisé  que  M.  l'auditeur, 
qui  cherchait  à  voir  les  choses  de  loin.  Au  milieu  des  travaux 
du  semestre,  il  lui  vint  à  l'esprit  qu'il  pouvait  former  une  alliance 
de  sorte  que  sa  fille  fût  heureuse  et  qu'il  y  trouvât  tout  ensem- 
ble des  avantages  pour  lui  et  pour  Montanglos.  Depuis  long- 
temps il  avait  dessein  d'acheter  une  charge  de  conseiller  et  de 
céder  à  son  fils  sa  place  d'auditeur  (1).  Il  ne  lui  manquerait  donc 
plus  ,  après  cela  ,  que  de  choisir  son  gendre  dans  la  cour  des 
comptes ,  afin  d'y  établir  solidement  son  crédit. 

La  charge  de  conseiller  coiitait  de  60  à  80,000  livres,  et  c'é- 
tait pour  économiser  cette  grosse  somme  que  M.  l'auditeur  re- 
gardait de  près  à  ses  dépenses.  Les  émoluments  n'étaient  pas 
forts  :  ils  s'élevaient  à  100  écus.  Ajoutez  à  cela  le  plat  de  pois- 
sons que  les  gens  de  la  halle  donnaient  à  chaque  conseiller  le 
premier  jour  de  carême ,  et  puis  la  brioche  de  Pâques  fournie 
par  la  corporation  des  pâtissiers  ,  et  qui  valait  un  louis  d'or,  et 
vous  comprendrez  que  l'intérêt  du  principal  était  bien  mince  ; 
mais  on  avait  des  travaux  qui  se  payaient  séparément;  on  pou- 
vait faire  la  besogne  des  confrères  les  plus  paresseux  ou  les  plus 
riches  ,  en  sorte  qu'il  était  aisé  à  un  homme  laborieux  de  gagner 
5,000  livres  par  an. 

Après  avoir  ruminé  tout  cela  dans  sa  cervelle,  M.  Quatre-Sous 
jeta  les  yeux  sur  un  conseiller  de  la  cour,  nommé  M.  Vertamont, 
qui  était  jeune  encore  et  qui  avait  de  nombreux  amis,  des  pro- 
lecteurs et  du  bien.  Ce  Vertamont  était  un  grand  ladre,  avec 
une  face  jaunie  par  le  travail,  qui  n'avait  eu  de  sa  vie  le  mot 
pour  rire  ,  et  qu'on  appelait  par  dérision  plume  d'oie  ;  mais 
les  raisons  qui  l'eussent  rendu  peu  agréable  à  noire  héroïne 
étaient  celles  justement  par  oîi  il  plaisait  au  père.  On  lui  fit  en 
dessous  main  des  ouvertures.  Quand  il  ouït  parler  de  100,000 
livres  que  M.  Quatre-Sous  donnait  à  sa  fille,  il  dressa  les  oreilles 
et  courut  demander  la  jeune  personne  en  mariage.  Ils  s'accor- 
dèrent nettement  dès  la  première  entrevue ,  se  donnèrent  les 
mains  et  leur  foi  de  gentilshommes  gratte-papiers  qu'ils  seraient 
bientôt  gendre  et  beau-père. 

Ce  bel  arrangement  conclu  en  parole,  M.  Quatre-Sous  reçut 


(1)  L'emploi  d'auditeur  répondait  à  celui  de  référendaire. 


108  REVUE  DE  PARIS. 

la  Mire  de  son  épouse  qui  l'informail  des  choses  faites  à  Cou- 
lommiers  elde  la  démarche  de  M.  de  Longueville.  Noire  audi- 
teur faillit  tomher  à  la  renverse ,  tant  il  fut  surpris  et  en  co- 
lère. S'il  n'eût  été  au  plus  avant  de  ses  occupations,  il  eût  pris 
le  chemin  de  la  Brie  sur  l'heure  ;  mais ,  ne  pouvant  quitter 
Paris  ce  jour-là,  il  écrivit  à  sa  femme  la  réponse  dont  voici  la 
teneur  : 

u  Vous  êtes  une  grande  folle ,  madame  Quatre-Sous,  N'avez- 
vous  point  de  honte  de  ne  savoir  pas  ,  à  votre  âge,  garder  votre 
fille!  Vous  nous  en  donneriez  de  belles,  si  je  vous  laissais  la 
bride  sur  le  cou!...  Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  voire  M.  Piéno- 
ches  et  n'en  veux  rien  apprendre  davantage.  Tirez ,  s'il  vous 
plaît,  voire  révérence  à  M.  le  duc  de  Longueville,  et  faites  en 
sorte  de  déguerpir  au  reçu  de  la  présente.  Allez  coucher  le  soir 
même  à  Montanglos,  si  vous  ne  voulez  que  j'aille  en  personne 
mettre  fin  à  vos  sottises.  Quand  vous  aurez  pris  congé  avec  po- 
litesse de  M.  le  duc  et  de  la  princesse,  je  vous  avertirai  de  mes 
desseins  sur  notre  fille  et  des  engagements  que  j'ai  pris  d'un 
autre  côté. 

»  Je  vous  fais  mes  baise-mains,  et  suis ,  en  attendant  l'assu- 
rance que  vous  m'avez  obéi, 

»  Votre  affectionné  mari, 

»  QCATRE-SOUS, 
»  Auditeur  à  la  cour  des  comptes.  » 

M.  l'auditeur  eût  mieux  réussi  dans  ses  volontés,  s'il  eût  pris 
un  Ion  plus  doux  ;  mais  la  bonne  dame  eût  éprouvé  de  la  honle 
à  montrer  ce  poulet  à  Plénoches  et  à  la  princesse.  Ce  n'était 
pas  une  femme  comme  elle  qu'on  pouvait  appeler  folle,  lorsque 
des  personnes  de  haute  qualité  lui  témoignaient  de  l'estime.  Elle 
déchira  la  lettre  sans  la  faire  voir  à  M"e  de  Longueville  ,  et  dé- 
clara que  son  mari  avait  perdu  le  sens.  Cependant ,  après  cet 
acte  de  hardiesse  ,  M'""  Quatre-Sous  conta  le  soir  à  sa  fille  ce 
que  lui  avait  écrit  son  mari ,  et  toutes  deux  délibérèrent  pour 
savoir  s'il  fallait  ou  non  obéir.  La  jeune  demoiselle  se  prit  à 
pleurer  en  déclarant  qu'elle  mourrait  si  on  la  voulait  marier  à 


REVUE  DE  PARIS.  109 

un  autre  que  M.  Plénoches.  Elle  se  plaignit  amèrement  de  ce  que 
M.  son  père  s'engageait  avec  des  gens  qu'elle  ne  connaissait  pas 
et  sans  consulter  ses  inclinations.  Finalement,  comme  elle  avait 
du  sang  des  Qiiatre-Sous  dans  les  veines,  elle  releva  fièrement 
sa  tête  blonde  en  disant  qu'on  apprendrait  si  elle  était  une  ma- 
rionnette qu'on  pût  faire  aller  avec  un  fil ,  et  que  M.  l'auditeur 
n'était  pas  au  bout,  s'il  la  voulait  tyranniser.  M™"  Qiiatre-Sous, 
la  voyant  toute  hors  d'elle-mêrae,  la  caress-i  en  lui  promettant 
qu'elle  ne  serait  point  forcée  dans  ses  inclinations.  Il  fut  résolu 
qu'on  resterait  à  Coulommiers  sans  s'inquiéter  des  lettres  et  des 
colères  paternelles. 

Le  premier  soin  de  notre  héroïne  fut  d'avertir  M"8  de  Lon- 
gueviïle  et  Plénoches  de  ce  qu'avait  écrit  M.  Qualre-Sous.  Un 
autre  conseil  secret  fut  tenu  par  là,  où  la  raison  n'eut  pas  grande 
part.  Plénoches  ne  voulait  point  chercher  quatre  chemins  ;  il 
proposa  un  enlèvement  et  de  s'aller  marier  au  prochain  village. 
La  demoiselle  y  eût  consenti ,  si  la  princesse ,  qui  était  la  plus 
sage  des  trois ,  n'eût  assuré  que  cette  ressource  était  bonne  à 
garder  pour  la  dernière.  Rien  n'était  encore  perdu  tant  que 
M.  de  Longueville  n'aurait  pas  parlé  lui-même  au  père.  Nos 
amants  eurent  du  moins  la  consolation  de  trouver  ,  dans  leur 
désespoir,  un  beau  prétexte  pour  se  faire  des  serments  de  s'ai- 
raer  toujours  et  pour  s'embrasser  tendrement.  Ils  échangèrent 
leurs  rubans  et  leurs  mouchoirs  en  gage  de  leur  amour,  et,  ne 
voyant  pas  que  ce  fût  de  sitôt  l'heure  d'une  séparation  ,  ils  se 
sentirent  tout  consolés. 

M.  de  Longueville  fut  mis  au  courant  par  sa  fille  de  ce  qui 
était  arrivé.  Il  adressa  un  sourire  à  M"e  Ouatre-Sous  et  à  Pléno- 
ches, et  les  appela  ses  enfants,  en  leur  commandant  d'avoir 
bon  courage  et  confiance  dans  son  désir  de  les  obliger.  Le  soir, 
au  moment  où  Plénoches  prenait  congé  du  prince  ,  il  en  reçut 
celte  aimable  parole  : 

—  Vos  affaires  n'étaient  pas  en  bon  charroi  ce  malin  ,  cheva- 
lier; mais,  à  cette  heure,  elles  vont  mieux.  Je  travaille  pour 
vous  être  utile,  et  vous  en  aurez  bientôt  la  surprise. 

Cependant,  M™e  Quatre-Sous  avait  fait  réponse  à  son  mari 
par  l'exprès  qui  avait  apporté  la  lettre,  qu'elle  savait  garder  sa 
fille  et  que  M.  l'auditeur  eût  à  dormir  tranquille.  Le  père ,  mé- 
diocrement satisfait  de  ce  message  ,  murmurait  incessamment 

10. 


110  REVUE  DE   PARIS. 

dans  sa  large  mâclioire  ,  f  l  cherchait  ce  qu'il  devait  résoudre. 
M.  l'avocat  Patru,  dans  un  voyage  qu'il  fit  à  Paris,  le  rencon- 
tra au  palais,  et  lui  frappant  sur  l'épaule,  il  lui  dit  à  brûle- 
pourpoint  : 

—  Père  Quatre-Sous,  tandis  que  vous  fouillez  des  papiers  ici, 
on  vous  cajole  votre  fille  sous  les  ombrages  de  la  Brie. 

—  Pardieu  !  mon  cher  monsieur  Patru ,  vous  me  tombez  à 
propos.  Dites-moi,  je  vous  prie,  ce  qu'on  fait  de  ma  fille  à  Coii- 
lommiers. 

L'avocat  raconta  ce  qu'il  avait  vu  ,  et  comment  il  croyait  les 
choses  fort  avancées. 

—  Corbleu  !  s'écria  M.  Qualre-Sous,  il  n'y  a  pas  une  minute  à 
perdre.  Il  faut  partir  aujourd'hui  même.  Ah  !  je  vous  mettrai  ce 
monde-là  dans  la  droite  route,  je  vous  en  réponds.  Je  me  mo- 
que de  tous  les  ducs,  princes  et  chevaliers ,  moi.  Je  suis  noble 
aussi  par  ma  charge. 

M.  l'auditeur  courut  chez  son  présidente!  obtint  une  permis- 
sion de  s'absenter  pour  huit  jours.  Il  en  était  à  ses  préparatifs 
de  départ  et  fermait  ses  porte-manteaux ,  en  faisant  à  son  fils 
Montanglos  une  leçon  de  ce  qu'il  faudrait  dire  à  M,  de  Longue- 
ville  ,  lorsqu'un  page  du  prince  le  vint  interrompre  : 

—  Monsieur,  dit  le  gentilhomme,  je  vous  suis  envoyé  par 
M.  le  duc  de  Longuevilie.  Son  altesse  a  le  désir  de  vous  voir. 

—  Son  altesse  me  verra  bientôt,  monsieur,  car  je  pars  au- 
jourd'hui avec  l'ordinaire  de  la  Brie. 

—  Vous  seriez  trop  longtemps  en  route,  monsieur  Quatre- 
Soiis.  J'ai  en  bas  un  des  carrosses  de  son  altesse  qui  nous  mè- 
nera grand  train  ;  mes  gens  vont  descendre  vos  bagages.  Ètes- 
vous  accompagné  ? 

—  J'ai  avec  moi  mon  fils  Montanglos ,  que  voici. 

—  Je  suis  charmé  de  connaître  M.  de  Montanglos.  Nous  fe- 
rons amitié  dans  le  chemin,  monsieur.  Son  altesse  a  conçu  de 
l'estime  pour  vous  ,  et  brûle  d'impatience  de  vous  le  dire. 

—  Ne  vous  pressez  pas  trop  de  nous  adorer ,  monsieur ,  de 
peur  que  son  altesse,  ne  venant  à  perdre  sa  tendresse  pour 
nous  ,  vous  ne  soyez  obligé  de  ne  plus  nous  aimer  du  tout. 

—  Ah  !  ce  n'est  pas  bien  ,  monsieur  Quatre-Sous  ,  de  répon- 
dre à  mes  civilités  par  de  la  brusquerie.  Si  l'on  vous  aime ,  on 
pourrait  néanmoins  vivre  sans  cela,  cher  monsieur  Quatre- 


REVUE  DE  PARIS.  111 

Sous,  et  c'est  pour  vous  faire  honneur;  mais  ne  nous  fâchons 
pas.  Vous  êtes  pressés ,  messieurs,  et  moi  de  même.  Vos  lits 
sont  commandés  à  Coulommiers  pour  ce  soir  ;  il  faut  arriver 
avant  minuit. 

—  Nous  sommes  à  vos  ordres  ,  monsieur. 

Des  laquais  vinrent  enlever  les  bagages  ,  et  on  partit  au  grand 
trot  dans  un  magnifique  carrosse  à  six  chevaux.  A  travers  leur 
mauvaise  humeur ,  M.  Quatre-Sous  et  son  fils  Montanglos  ne 
laissèrent  pas  de  remarquer  avec  plaisir  qu'on  leur  ôtail  partout 
le  chapeau  sur  la  route,  et  qu'on  leur  témoignait  un  profond 
respect  dans  les  auberges ,  à  cause  des  armoiries  du  prince  qui 
étaient  sur  le  carrosse.  Le  page  de  son  altesse  régala  ses  hôtes 
en  grand  seigneur ,  et  leur  montra  tant  de  déférence  avec  des 
manières  de  vrai  gentilhomme  ,  que  leur  aigreur  était  bien  di- 
minuée avant  qu'ils  eussent  fait  six  lieues.  Ils  n'arrivèrent  à 
Coulommiers  qu'à  une  heure  après  minuit ,  en  sorte  que  tout 
le  monde  était  couché.  On  conduisit  M,  Quatre-Sous  et  son  fils 
Montanglos  à  l'appartement  qu'on  avait  loué  en  ville  pour  eux. 
Un  valet  de  chambre  du  château  les  servit,  et  le  gentilhomme 
les  quitta  fort  amicalement  en  leur  souhaitant  un  bon  sommeil. 
Les  lits  étaient  doux,  la  maison  tranquille  ,  les  meubles  riches, 
les  rideaux  en  belles  soies  d'Avignon.  Nos  deux  robins  ,  de  fu- 
rieux qu'ils  étaient  d'abord  ,  devinrent  plus  traitables  et  s'en- 
dormirent tout  enchantés  du  grand  luxe  de  cour  où  ils  se 
voyaient  plongés. 

Le  lendemain  au  réveil,  M.  l'auditeur,  à  force  de  rechercher 
en  lui-même ,  finit  par  retrouver  un  peu  de  sa  colère  de  la  veille. 
II  remonta  son  fils  Montanglos  qui  était  fort  apaisé  ;  c'était 
une  maladresse  que  d'avoir  accepté  le  carrosse  et  le  logement, 
II  n'y  avait  plus  moyen  ,  après  cela ,  de  ne  point  écouter  M.  de 
Longueville. 

—  Mais ,  malgré  tout ,  disait  M,  Quatre-Sous ,  cela  nous 
oblige  seulement  à  de  la  politesse  ,  nullement  à  céder  sur  nos 
résolutions. 

Pour  se  bien  mettre  en  train  de  gronder  et  d'être  méchant , 
notre  homme  s'en  alla ,  dès  le  grand  matin  ,  au  logis  de  sa 
femme  et  lui  lava,  comme  on  dit,  son  bonnet.  Ils  étaient  entre 
quatre  yeux  ,  et  se  régalèrent  de  se  bien  quereller  comme  de 
bons  époux.  M™»  Quatre-Sous  haussait   les  épaules  à  tout  ce 


112  REVUE  DE  PARl&i 

que  débitait  M.  l'auditeur  ;  elle  l'appela  pauvre  sot,  quand  il 
lui  voulut  apprendre  ce  qu'elle  aurait  dû  faire.  Pendant  cela 
Rlontanglos  gourinandail  sa  sœur,  qui  ne  leva  pas  seulement 
les  yeux  de  son  aijjuille  et  linit  par  déclarer  qu'il  l'ennuyait  et 
qu'elle  aurait  assez  d'écoutei' M.  son  père,  sans  que  d'autres 
lui  vinssent  rompre  les  oreilles.  On  gagna  ainsi  tout  doucement 
dix  heures  du  matin.  Le  page  de  service  annonça  que  les 
deux  nouveaux  venus  pouvaient  faire  leur  entrée  au  château. 

]V1"<=  de  Longueville  avait  voulu  que  nos  deux  voyageurs  fus- 
sent reçus  avec  une  solennité  à  les  étourdir.  Elle  s'était  vêtue 
d'une  robe  à  queue;  ses  femmes  l'entouraient.  M.  de  Longue- 
ville  avait  derrière  lui  quarante  de  ses  gentilshommes.  Le  prince 
de  Condé  brillait  au  milieu  des  petits-maîtres.  On  faisait  belle 
contenance  comme  s'il  se  fiit  agi  de  recevoH-  un  ambassadeur. 
Il  y  avait  de  la  broderie  et  des  pierres  sur  tous  les  habits  j  la 
princesse  avait  prié  les  jeunes  gens  de  tenir  leur  sérieux  et  de 
parler  avec  politesse  à  ses  hôtes.  Cette  comédie  était  bien  pré- 
parée, on  introduisit  M.  Quatre-Sous  et  son  fils  Montanglos  par 
les  grandes  portes.  Le  lecteur  se  fera  volontiers  une  idée  do 
l'embarras  où  furent  nos  deux  robins  au  milieu  des  épines  de 
l'étiquette.  M.  l'auditeur  débuta  par  saluer  jusqu'à  terre  ua 
officier  de  bouche  qui  traversait  les  antichambres.  Il  perdit  la 
tramontane  en  mettant  le  pied  dans  le  salon,  et  promena  son 
pourpoint  noir  et  son  gros  ventre  vers  les  différents  groupes  , 
sans  pouvoir  trouver  M.  de  Longueville.  Le  maître  des  céré- 
monies le  saisit  heureusement  par  le  coude  au  moment  où  il 
faisait  ses  compliments  à  un  étranger.  Le  digne  homme  était 
tout  essoufiQé  de  sa  gaucherie,  et  secouait  sa  large  perruque 
grise  comme  une  crinière.  Quant  au  fils  Montanglos ,  il  trottait 
derrière  son  père,  les  coudes  au  corps,  et  semblait  un  petit 
scribe  de  notaire  venant  de  dresser  un  contrat.  Cependant  le 
duc  et  sa  fille  parlèrent  si  obligeamment  à  M.  Quatre-Sous, 
qu'un  auditeur  moins  infatué  que  lui  en  aurait  eu  le  cœur  ga- 
gné du  coup.  M.  de  Longueville  le  mita  l'aise  en  l'interrogeant 
sur  les  choses  de  son  emploi  j  i)uis ,  son  altesse  mena  notre 
homme  jjrès  d'une  fenêtre  en  lui  disant  : 

—  Nous  avons  à  causer  d'affaires  ensemble,  monsieur  l'au- 
diteur. 

—  Je  sais  ,  monseigneur  ,  ce  que  vous  m'allez  dire,  répondit 


REVUE  DE  PARIS.  113 

le  père  Qualre-Sous  en  reprenant  toute  sa  morgue.  11  m'en  coû- 
tera beaiicoiip  de  contrarier  votre  altesse;  mais  la  raain  de  ma 
fille  est  promise. 

—  Elle  l'est  donc  par  deux  côtés  à  la  fois,  monsieur,  car  le 
chevalier  de  Plénoclies  a  reçu  promesse  de  mariage  signée  de 
votre  femme  et  de  la  jeune  demoiselle. 

—  Par  la  cordieux  !  ma  femme  est  une  carogne  et  ma  fille  une 
folle. 

—  Avant  de  se  fâcher,  dit  la  princesse;  il  faut  apprendre  à 
monsieur  l'auditeur  combien  nous  aimons  sa  fille;  que  je  la 
veux  avoir  pour  ma  compagne  ;  que  nous  la  mènerons  à  Saint- 
Germain  ;'_  que  toute  la  cour  est  ravie  de  la  connaître,  et  que  son 
esprit  et  ses  charmes  lui  font  un  devoir  de  rester  parmi  nous. 
Monsieur  Qualre-Sous  s'adoucira  en  pensant  qu'il  aura  en  nous 
des  amis  aussi  francs  et  d'aussi  bonne  compagnie  que  MM.  les 
conseillers.  Il  serait  injuste  et  de  mauvais  goût,  monsieur  de 
nous  traiter  mal ,  et  d'être  fier  parce  que  nous  sommes  de  qua- 
lité. Les  princes  ne  sont  pas  plus  méchants  ni  plus  à  dédaigner 
que  les  gentilshommes  de  robe. 

—  Je  n'ai  garde,  princesse,  de  vouloir  être  fier  avec  vous  qui 
valez  plus  que  moi. 

—  Eh  bien  !  parlons-nous  sans  aigreur.  Monsieur  le  duc  veut 
mettre  votre  fille  en  meilleur  lieu  que  vous  ne  pourriez  le  faire. 
Nous  n'avons  à  vous  proposer  que  des  marchés  où  vous  ne  sau- 
riez perdre,  et  d'ailleurs  la  chère  demoiselle  a  donné  son  cœur  à 
notre  protégé,  de  sorte  que  vous  l'allez  rendre  malheureuse  si 
vous  ne  nous  cédez. 

—  Vous  me  jetez  dans  une  terrible  incertitude,  princesse. 

—  Bon  cela,  monsieur  Quatre-Sous ,  j'aime  ce  langage,  il  est 
d'un  pèie  tendre  et  d'un  homme  aimable.  Noire  procès  est  ga- 
gné ,  car  vous  ne  voudrez  pas  faire  de  la  peine  à  tant  de 
monde. 

—  Ponr  aller  droit  au  but  et  rendre  l'accommodement  facile, 
dit  le  duc,  sachez,  monsieur,  que  je  donnerai  au  chevalier  de 
Plénoches  ce  qui  sera  nécessaire. 

—  Monsieur  le  duc,  je  suis  riche  pour  un  homme  de  robe,  plus 
riche  que  bien  des  habits  à  galons  d'or. 

—  Tant  mieux,  monsieur  Quatre-Sous  ;  mais  je  ne  suis  pas 
pauvre  non  plus. 


114  REVUE  DE  PARIS. 

—  Ce  n'est  pas  douteux ,  altesse  ;  je  veux  dire  qu'il  me  suffi- 
rait que  mon  gendre  eût  autant  que  ma  fille. 

—  Il  aura  autant  qu'elle,  monsieur.  Qu'avez-vous  dessein 
d'accorder  en  mariage  à  mademoiselle  Quatre-Sous? 

—  Deux  cent  mille  livres. 

—  Eh  bien  !  je  donne  deux  cent  mille  livres  au  chevalier. 

M.  Qualre-Sous,  qui  n'en  voulait  donner  que  cent  mille, 
croyait  se  tirer  d'affaire  par  cette  bravade  ;  mais  dans  sa  vanité 
de  robin,  il  ne  savait  point  ce  que  c'était  qu'un  grand  seigneur, 
et  il  se  trouva  pris  au  trébuchet. 

—  Quoi  !  vraiment  !  monsieur  le  duc  ,  dit-il  en  balbutiant; 
votre  altesse  irait  se  saigner  d'une  si  grosse  somme  pour  un 
petit  gentihomme  qui  ne  lui  est  point  parent  ! 

—  Ce  sont  paroles  échangées,  monsieur.  Il  ne  tiendra  qu'à 
vous  de  donner  cent  mille  livres  de  plus  pour  enrichir  votre  fille 
du  double. 

—  Diable  !  c'est  assez  comme  cela  pour  ma  bourse. 

—  La  chose  est  convenue,  je  signerai  au  contrat. 

—  Un  moment,  monseigneur  !  laissez-moi  le  temps  de  réflé- 
chir. Rien  n'est  arrêté  tant  qu'il  n'y  a  pas  d'écrit. 

—  Ma  parole  vaut  un  papier,  monsieur.  Nous  donnons  cha- 
cun deux  cent  mille  livres.  J'aime  Plénoches  ;  son  beau-père 
sera  toujours  le  bienvenu  chez  moi.  Ce  m'est  un  grand  plaisir 
de  vous  avoir  trouvé  si  bon  et  si  raisonnable.  Comment  avez- 
vous  été  logé  ici?  Ètes-vous  satisfait?  Resterez-vous  parmi  nous 
à  vous  délasser  des  travaux  du  semestre? 

M.  Quatre-Sous,  circonvenu  par  tous  les  côtés,  essaya  vai- 
nement de  ramener  sur  le  tapis  l'affaire  du  mariage.  Son  altesse 
ne  lui  en  parla  plus  que  comme  d'une  chose  bien  et  dûment 
conclue. 

—  Que  la  peste  étrangle  les  grands  seigneurs,  les  gens  de 
cour,  les  princes  et  leurs  valets?  dit-il  tout  eu  fureur  quand  il 
se  trouva  seul. 

M.  l'auditeur  soulagea  son  humeur  en  grondant  sa  femme, 
et  en  envoyant  à  tous  les  diables  le  fîls  Moutanglos  quand  il  lui 
voulut  donner  son  avis.  Plénoches  le  vint  saluer  : 

—  Vous  voilà  donc,  s'écria  le  bonhomme  ,  beau  séducteur  de 
filles,  qui  savez  arracher  des  promesses  de  mariage  ! 

—  Ah!  monsieur  Ouatre-Sous ,  répondit  Plénoches,  parlez 


REVUE  DE  PARIS.  115 

plus  doucement.  Il  me  serait  pénible  d'avoir  un  beau-père  sans 
oreilles,  et  je  me  verrai  obliger  de  vous  couper  les  vôtres  si  vous 
me  dites  des  injures. 

—  Avec  ou  sans  oreilles  ,  monsieur ,  vous  ne  me  tenez  pas 
encore  pour  votre  beau-père, 

—  Je  sens  déjà  que  vous  le  serez,  monsieur,  au  respect  que 
vous  m'inspirez  et  à  l'amour  que  j'ai  pour  votre  aimable  fille. 

—  C'est  bon  ;  nous  verrons  qui  l'emportera.  Tout  n'est  pas  en 
core  achevé. 

M.  Quatre-Sous  et  son  fils  Montanglos  ,  furieux  de  leur  mau- 
vais succès ,  et  honteux  au  fond  d'avoir  mal  réussi  à  cause  de 
leur  sottise,  conspirèrent  ensemble  pour  rétablir  leurs  affaires. 
Plénoches,  qui  les  regardait  de  près  et  avait  des  amis  partout, 
fut  averti  en  dessous-main  que  M.  l'auditeur  devait  enlever  sa 
fille  dans  la  soirée  pour  la  mener  à  Paris  sans  prendre  congé  de 
personne.  Notre  chevalier  courut  en  informer  M.  de  Longue- 
ville,  qui  donna  ordre  de  fermer  à  la  nuit  les  portes  de  la  ville. 
La  surprise  et  le  dépit  de  M.  Quatre-Sous  furent  grands,  lorsqu'il 
trouva  des  gardes  aux  murailles  de  Coulommiers  et  les  portes 
closes.  Il  rentra  tout  écumant  dans  le  château,  et  s'en  alla  chez 
son  altesse;  mais  au  moment  d'éclater  en  reproches,  il  se  vit 
apostrophé  lui-même  d'un  ton  fort  sévère  : 

—  Monsieur,  lui  dit  le  prince,  j'allais  envoyer  à  votre  recher- 
che. Il  paraîtque  vous  vous  considérez  ici  comme  violenté.  Si  vous 
ne  savez  pas  comment  on  se  doit  conduire  chez  les  gens  de  ma 
sorte,  je  vais  vous  l'apprendre.  On  ne  s'enfuit  point  en  larron 
d'une  maison  où  l'on  vous  a  fait  honnêteté.  C'est  moi  qui  ai  voulu 
qu'on  fermât  les  portes,  afin  de  vous  donner  cette  leçon  avant 
votre  départ.  Je  ne  prétends  retenir  personne  par  force ,  encore 
moins  un  homme  de  peu  comme  vous.  II  fera  jour  demain 
matin  ,  monsieur;  si  vous  n'êtes  ni  plus  civil,  ni  mieux  con- 
seillé que  ce  soir ,  vous  pourrez  aller  où  il  vous  plaira,  Je  vous 
donne  congé  ;  aussi  bien,  puisqu'un  robin  n'a  pas  compris  l'hon- 
neur que  je  lui  faisais,  je  serai  aise  qu'il  nous  vide  le  plancher. 
Soyez  averti,  monsieur,  que  je  laisse  carte  blanche  à  BI.  Pléno- 
ches pour  vous  jouer  tous  les  tours  qu  il  pourra,  et  faire  valoir 
sa  promesse  de  mariage. 

Notre  homme  essaya  de  prendre  la  parole  ;  mais  le  duc  lui 
tourna  les  talons  en  disant  : 


116  RKVUE  DE  FARIS. 

—  Je  suis  votre  serviteur,  monsieur  Qualre-Sous. 
On  verra  tout  à  l'heure  comment  Plénoches  prétendit  user  de 
la  carte  blanche  donnée  par  son  altesse. 


V. 


Plénoches  commence  à  se  bien  faire  connaître  pour  ce  qu'il  est.   — 
Aventures  de  grand  chemin. 


Le  lendemain  notre  auditeur,  se  croyant  dégagé  de  toute  obli- 
gation envers  M.  de  Longueville,  à  cause  des  paroles  un  peu 
dures  qu'on  lui  avait  dites,  voulut  traiter  de  puissance  à  puissance 
avec  son  altesse;  il  députa  son  fils  pour  demander  si  on  lui  per- 
mettrait enfin  de  quitter  Coulomraiers,  Le  prince  répondit  que 
tous  les  Ouatre-Sous  étaient  libre  de  se  retirer.  On  s'embarqua 
pour  Montanglos,  dans  le  vieux  carrosse  qui  avait  amené  les 
dames.  Notre  héroïne  mit  la  tête  à  la  portière  en  passant  devant 
les  fenêtres  de  Plénoches  ;  tous  deux  se  tirent  des  signes  d'adieux 
en  agitant  leurs  mouchoirs.  La  demoiselle  versa  de  ses  yeux 
bleus  les  plus  jolies  larmes  du  monde,  et  le  chevalier  prit  le 
ciel  à  témoin  de  son  désespoir,  selon  la  coutume  des  amants 
malheureux. 

Ce  n'était  point  un  esprit  à  rêver  creux  longtemps  que 
W.  Plénoches,  Après  avoir  bien  fait  sonner  ses  éperons  sur  le 
plancher  de  sa  chambre  et  soulagé  son  cœur  par  quelques  petites 
imprécations,  il  se  promit  tout  bas  de  servir  bientôt  à  M.  Quatre- 
Sousunplat  de  son  métier.  Après  !a  tête  d'un  fou,  ce  qui  engen- 
dre les  plus  belles  extravagances,  c'est  bien  celle  d'un  amou- 
reux en  peine,  et  notre  chevalier  réunissait  les  deux  qualités 
ensemble.  Mais,  avant  de  rien  entreprendre,  il  s'en  alla  recevoir 
les  consolations  elles  avis  delà  princesse. 

—  Je  cherchais  justement  les  moyens  de  vous  rapprocher  de 
votre  amie,  lui  dit  M"e  de  Longueville,  Un  enlèvement  me  pa- 
raît aujourd'hui  la  seule  ressource  que  nous  ayons  ,•  mais  si  vous 
avez  quelque  chose  à  démêler  avec  Injustice,  M.  le  duc  n'osera 
point  se  déclarer  pour  vous.  Il  faut  que  je  vous  assure  d'abord 
son  appui. 


REVUE  DE  PARIS.  117 

La  petite  allesse  déploya  ses  grâces  enfanliiies  pour  solliciter 
(lu  prince  rautorisalion  d'exécuter  un  rapt.  M.  de  Longueville 
fronça  les  sourcils  et  tit  sa  mine  grise  : 

—  Je  ne  puis  donner  les  mains  à  cela,  répondit-il,  vous  me 
feriez  une  méchante  affaire.  Montanglos  est  sur  les  terres  de  mon 
gouvernement  ;  que  dirait-on  si  je  favorisais  des  actes  que  j'ai 
mission  d'empêcher?  Lorsque  j'ai  menacé  M.  Quatre-Sous  de 
laisser  carte  blanche  à  Plénoches.je  n'entendais  pas  que  le  cheva- 
lier dût  sortir  des  voies  légales.  Il  aura  sa  promesse  de  mariage, 
c'est  à  lui  de  s'en  servir;  qu'il  cherche  à  voir  sa  maîtresse,  à 
s'introduire  dans  la  maison  du  père,  s'il  est  possible;  entin  qu'il 
se  comporte  en  amoureux  de  comédie  ;  cela  n'est  point  défendu  ; 
mais  un  enlèvement  est  chose  grave,  dont  le  parlement  pourrait 
s'émouvoir. 

Outre  l'amitié  que  la  princesse  avait  pour  Plénoches,  elle  se 
promettait  un  grand  plaisir  à  voir  comment  le  chevalier  s'y  pron^ 
drait  pour  enlever  sa  belle,  et  quelles  drôleries  sortiraient  de 
cette  cervelle  timbrée,  car  elle  aimait  l'extraordinaire  et  les 
gens  qui  avaient  du  bizarre.  Elle  prit  si  fort  à  cœur  les  intérêts 
de  son  chevalier,  qu'elle  parlait  des  affaires  et  des  amours  de 
Plénoches  comme  si  c'eût  été  les  siennes.  On  les  voyait  tous  deux 
ensemble  se  concertant  du  matin  au  soir,  et  quand  on  demandait 
à  la  princesse  comme  elle  se  portait  : 

—  Je  ne  suis  pas  bien,  répondait-elle.  Nous  avons  du  chagrin  ; 
nos  amours  nous  tourmentent  beaucoup, 

Cn  jour  qu'elle  n'avait  point  d'appétit,  le  duc  s'informa  si  elle 
était  incommodée. 

—  Assurément,  dit-elle,  et  votre  altesse  en  sait  bien  la  lai- 
son.  Vous  ne  voulez  pas  que  nous  enlevions  M"e  Quatre  Sous  ; 
cela  me  rend  triste  comme  vous  voyez. 

—  Petite  fille,  reprit  son  allesse  en  riant,  je  vous  permettrai 
d'enlever  cette  demoiselle  quand  elle  ne  sera  plus  dans  nion 
gouvenerment.  Faites  votre  coup  de  main  à  Paris  ,  et  amenez  la 
belle  chez  moi  ;  je  vous  donnerai  refuge. 

Tout  le  monde,  aimait  Plénoches  à  Coulommiers,  en  sorte 
que  noire  amoureux  eût  trouvé,  parmi  les  jeunes  gens,  de 
bonnes  tête  chaudes  et  des  bi'as  vigoureux  prêts  à  l'aider.  Apr^s 
trois  grandes  journées  d'ennui,  notre  héros  prit  son  cheval  un 
matin,  et  s'en  alla  droit  à  Montanglcs.  On  y  éiait  à  dîner  lors- 
10  11 


118  REVUE  DE  PARIS. 

qu'il  enlra  dans  le  réfectoire,  le  pistolet  au  poing.  11  salua  les 
dames  et,  s'adressant  à  M.  Quatre-Sous  : 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  quoique  vous  m'ayez  montré  bien  de 
la  rigueur,  la  religion  vous  ordonne  de  ne  point  souhaiter  la 
mort  de  votre  prochain  ;  or  je  m'en  allais  mourir  de  douleur  si 
je  n'eusse  revu  mademoiselle  votre  fille  ;  c'est  pourquoi  me  voici. 
Dieu  seul  sait  l'avenir  et  si  je  serai  ou  non  votre  gendre  j  mais 
en  attendant,  vous  voyez  en  moi  un  gentilhomme  fort  à  plain- 
dre, dont  vous  devez  avoir  pitié.  Souffrez  que,  pour  me  rendre 
un  peu  le  cœur  à  la  vie,  j'entretienne  un  instant  mademoiselle 
en  votre  présence,  sans  manquer  au  respect  dont  je  fais  profes- 
sion pour  vous. 

—  Est-ce  que  vous  perdez  la  raison,  monsieur?  s'écria  le 
père.  On  ne  fait  pas  ainsi  ;  on  ne  s'introduit  pas  dans  les  maisons 
sans  l'agrément  des  gens. 

—  Cher  monsieur  Quatre-Sous,  je  n'ai  qu'une  folie,  c'est  mon 
amour  pour  mademoiselle.  Les  autres  font  à  leur  idée  ;  pour 
moi,  voilà  comme  je  fais,  et  c'est  justement  votre  agrément  que 
je  vous  demande. 

—  Eh  bien  !  corbleu!  je  vous  le  refuse. 

—  Cela  m'afHige,  car  il  faudra  donc  que  je  m'en  passe.  .le 
pourrais  brûler  la  moustache  avec  ce  pistolet  au  premier  qui  me 
voudrait  gêner,  ainsi  ne  me  poussez  pas  à  cette  extrémité.  Ne 
nous  fâchons  point,  si  vous  m'en  croyez.  Je  n'en  ai  que  pour 
une  minute. 

Plénoches  donna  l'ordre  aux  laquais  de  lui  présenter  un  siège , 
et  s'assit  à  côté  de  sa  maîtresse. 

—  Mademoiselle,  lui  dit-il,  j'espère  que  vous  m'excuserez.  Je 
n'ai  pu  vivre  plus  de  trois  jours  sans  vous  voir;  les  chimères  les 
plus  cruelles  me  venaient  assiéger.  Il  me  semblait  que,  loin  de 
moi,  vous  m'alliez  oublier.  Je  veux  savoir  si  vous  m'aimez  en- 
core. Mon  bonheur  dépend  de  vous,  car  je  ne  doute  pas  que  le 
ciel  ne  finisse  par  nous  sourire,  si  vous  avez  de  la  persévérance 
autant  que  moi.  Puisque  nous  ne  pouvons  nous  parler  sans  té- 
moins, dites-moi  tout  haut  ce  que  vous  pensez,  et  si  je  me  dois 
livrer  au  plaisir  ou  au  désespoir. 

—  Monsieur  le  chevalier,  répondit  la  demoiselle  avec  émotion, 
mon  père  peut  m'empècher  d'être  à  vous,  mais  non  de  vous 
aimer.  Je  ne  suis  pas  libre  de  vous  donner  ma  main  ni  de  vous 


REVUE  DE  PARIS.  119 

retirer  mon  cœur  ;  l'un  m'est  aussi  impossible  que  l'autre. 

—  Vous  êtes  une  impertinente,  ma  sœur,  interrompit  Mon- 
tanglosqui  voulait  faire  le  genlilliorame;  et  vous,  monsieur,  je 
vous  engage  à  vous  retirer. 

—  Ma  chère  âme,  reprit  Plénoches,  vous  m'avez  rendu  le  cou- 
rage et  les  forces.  Prenons  patience.  J'ai  des  raisons  de  croire 
qu'il  nous  viendra  bientôt  d'heureux  jours. 

Le  chevalier  baisa  tendrement  la  main  de  sa  belle. 

—  A  présent,  monsieur  Montanglos,  ajouta-t-il,  me  voici  à 
vos  ordres.  Je  serai  charmé  de  me  couper  la  gorge  avec  vous 
galamment;  cela  vaudra  mieux  que  de  vous  donner  des  coups 
de  bâton,  car  j'aurais  fini  par  là. 

—  Je  ne  me  battrai  pas  avec  un  fou,  répondit  Montanglos. 

—  Alors  il  faudra  que  j'en  revienne  aux  coups  de  bâton.  Vous 
les  aurez  la  première  fois  que  vous  donnerez  à  mademoiselle  des 
noms  injurieux  5  tenez-vous  cela  pour  dit,  et  soyez  plus  doux.  II 
sied  mal  à  un  petit  garçon  comme  vous  de  faire  le  tyranneau. 
Monsieur  l'auditeur,  je  vous  présente  mes  civilités.  Madame 
Quatre-Sous,  tenez-moi  pour  l'homme  qui  vous  aime  et  vous 
estime  le  plus.  Au  revoir,  monsieur  Montanglos. 

Plénoches  remonta  sur  son  cheval ,  et  revint  à  Coulommiers 
l'esprit  un  peu  soulagé ,  avec  une  histoire  à  conter  à  M"e  de 
Longueville,  dont  cette  aimable  princesse  s'amusa  deux  jours, 
et  qui  fit  dire  à  toute  la  cour  : 

—  Voyez  combien  l'amour  nous  jette  hors  de  nous-mêmes  , 
puisque  le  bon  et  le  sage  Plénoches  s'est  vu  poussé  à  faire  une 
pareille  bizarrerie! 

Au  fond,  le  chevalier  avait  raisonné  sur  son  étrange  visite  à 
Montanglos.  11  voulait  obliger  le  père  de  sa  belle  à  quitter  ce 
château  ,  et  le  moyen  était  bon  ,  car  de  peur  d'une  nouvelle  al- 
garade ,  M.  l'auditeur  résolut  d'emmener  sa  famille  à  Paris. 
Comme  les  sots  ont  coutume  de  tout  faire  sottement,  M.  Quatre- 
Sous,  au  lieu  de  partir  sans  bruit ,  transforma  ses  laquais  en 
gens  de  guerre,  et  se  mit  en  campagne  avec  une  escorte  de  dix 
hommes.  Il  y  avait  jusqu'aux  garçons  de  charrue  qui  portaient 
mousquet  et  gardaient  le  carrosse  de  voyage.  Plénoches  en  eut 
avis  ,  et  se  proposa  ,  comme  une  simple  partie  de  plaisir ,  d'in- 
quiéter un  peu  nos  robins  pendant  leur  route.  Trois  gentils- 
hommes de  ses  amis  s'offrirent  à  lui  ;  en  y  ajoutant  le  valet 


120  REVUE  DE  PARIS. 

Champignon ,  la  Ironpe  fut  ainsi  composée  de  cinq  personnes 
qui  valaient  bien  les  dix  eslafiers  dj  campagne  de  M.  Ouatre- 
Sous. 

Au  petit  train  dont  allait  le  coche  de  M.  l'auditeur,  on  pensa 
qu'il  n'arriverait  pas  avant  la  nuit  au  bourg  Guérard  ,  situé  à 
quelques  lieues  de  Coulommiers,  et  nos  jeunes  fous  le  voulu- 
rent rejoindre  en  cet  endroit.  La  troupe  partit  au  galop,  encou- 
ragée par  les  rires  de  la  princesse  et  après  avoir  promis  à  M.  de 
Longueville  qu'on  ne  commettrait  aucune  violence.  Pour  ne 
point  prendre  le  convoi  par  les  derrières ,  on  se  jeta  dans  les 
traverses;  au  bout  d'une  heure  de  marche,  on  aperçut,  du  haut 
de  la  colline  ,  le  carrosse  entouré  de  son  monde  ,  qui  cheminait 
sur  la  grande  roule. 

—  Il  les  faut  avertir  de  notre  présence,  dit  un  gentilhomme  ; 
approchons-nous  à  travers  les  bois  et  tirons  nos  pistolets  en 
l'air. 

Pendant  l'espace  d'une  lieue,  M.  Quatre-Sous,  entendant  des 
explosions  autour  de  lui,  pensa  mourir  d'effroi,  et  crut  qu'il 
allait  avoir  affaire  à  des  ennemis  innombrables.  Son  fils  Mon- 
langios  et  lui  commençaient  à  se  repentir  de  leur  rodomontade  el 
regrettaient  leur  maison.  Cependant ,  Plénoches  ayant  pris  les 
devants,  le  vacarme  cessa,  et  l'armée  des  robins  se  remit  de  ses 
frayeurs.  11  était  nuit  close  lorsqu'on  vit  les  maisons  du  bourg 
Guérard.  Trois  hommes  que  M.  Quatre-Sous  envoyait  en  éclai- 
reurs ,  s'arrêtèrent  tout  à  coup,  disant  qu'on  ne  pouvait  plus 
avancer.  Deux  grosses'charrettes  sans  attelage  fermaient  le  che- 
min. Dans  ce  moment  Plénoches  et  ses  amis  sortirent  des  bois 
et  se  montrèrent.  Ils  attaquèrent  la  troupe  avec  tant  d'impétuo- 
sité ,  que  les  laquais  transformés  n'eurent  pas  le  temps  de  cou- 
cher leurs  mousquets  en  joue  ;  les  uns  ,  ayant  le  pistolet  sur  la 
gorge  .  se  laissèrent  désarmer ,  et  les  autres  prirent  la  fuite.  Il 
y  eut  plusieurs  coups  de  feu  tirés,  mais  heureusement  personne 
n'en  fut  atteint.  Notre  chevalier  ouvrit  la  portière  du  carrosse 
et  reçut  dans  ses  bras  sa  maîtresse  éperdue.  Le  danger  et  l'ob- 
scurité diminuent  bien  la  pruderie  des  femmes:  aussi  Plénoches 
reçut  de  sa  belle  des  étreintes  charmantes  et  des  mots  pleins  de 
tendresse  qui  lui  semblèrent  délicieux,  quoi(iue  la  peur  y  fût 
|)0ur  une  bonne  moitié.  Nos  amants  eurent  donc  encore  un  in- 
stant d'adoncisseraent  h  leurs  peines.  La  demoiselle  ne  s'étonna 


REVUE  DE  PARIS.  121 

point  quand  le  chevalier  assura  qu'il  avait  livré  ce  combat  et 
couru  les  bois  pour  la  revoir  et  lui  jurer  une  dernière  fois  de 
lui  être  fidèle  j  laut  l'amour  fait  excuser  de  clioses  ! 

Madame  Quatre-Sous,  au  milieu  du  désordre,  ne  cessait  de 
répéter  à  son  mari  : 

—  Voilà  ce  que  c'est  que  de  se  brouiller  avec  les  gens  de  cour! 
Montanglos  avait  fui  à  travers  champs.  M.  l'auditeur,  tout 

replié  sur  lui-même  dans  le  fond  du  carrosse ,  demeurait  im- 
mobile : 

—  Seriez- vous  blessé?  lui  demanda  sa  femme. 

—  0  ciel!  s'écria  Plénoches,  M.  Quatre-Sous  est-il  blessé? 
M.  Quatre-Sous,  le  menton  sur  la  poitrine  et  les  bras  étendus, 

ne  voulait  plus  remuer.  On  l'entraina  par  les  jambes  hors  de  son 
coche  : 

—  Vous  mériteriez  que  je  fusse  mort!  dit-il  enfin  avec  colère, 
car  vous  avez  tiré  sur  moi.  Qui  vous  dit  que  je  ne  suis  pas  blessé, 
puisque  vous  avez  tiré  sur  moi  ?  Est-ce  en  tirant  sur  un  père 
qu'on  travaille  à  devenir  son  gendre? 

On  sait  que  Plénoches  n'était  pas  rieur  ;  il  ne  put  néanmoins 
regarder  la  figure  de  M.  l'auditeur  sans  lui  rire  au  nez,  tant  la 
crainte  et  l'indignation  mêlées  ensemble  rendaient  cette  figure 
plaisante  à  voir. 

—  Eh!  monsieur  Quatre-Sous  ,  dit-il ,  ce  sont  vos  gens  qui 
ont  tiré  en  se  sauvant ,  et  non  pas  moi. 

—  Allez  !  allez  !  criait  le  père,  vous  êtes  un  tueur,  un  brigand. 
Vous  n'aurez  jamais  ma  fille,  homme  sanguinaire. 

—  Vieillard  méchant  !  reprit  Plénoches ,  si  vous  n'étiez  point 
ici  sur  les  terres  que  M.  de  Longueville  gouverne  ,  je  vous  ôte- 
terais  votre  fille.  Vous  n'êtes  pas  digne  d'avoir  un  tel  trésor  en 
votre  possession;  mais  tenez-vous  pour  averti  :  vous  voyez  ce 
que  je  sais  faire.  Je  vous  enlèverai  votre  enfant,  comme  il  est 
vrai  que  vous  êtes  un  poltron.  Avant  une  semaine  ,  vous  aurez 
de  mes  nouvelles  à  Paris. 

Les  voyageurs  remontèrent  en  carrosse.  On  détourna  les 
charrettes,  et  le  coche  partit  privé  de  son  escorte.  M.  Quatre- 
Sous  arriva  enfin  au  bourg  Guérard ,  où  le  souper  et  un  bon  lit 
le  rétablirent  de  ses  traverses.  Montanglos  le  vint  rejoindre  vers 
minuit.  Plénoches  et  ses  amis  regagnèrent  Coulommiers  avant 
le  coucher  de  la  princesse  ,  et  M""  de  Longueville  prit  tant  de 

11. 


122  REVUE  DE  PARIS. 

plaisir  à  écouter  le  récit  de  cette  aventure  de  la  bouche  du  che- 
valier, qu'elle  ne  rentra  dans  ses  appartements  qu'à  trois  heures 
du  malin. 

Notre  héros  avait  pourtant  commis  une  faute  en  irritant  à  ce 
point  M.  Quatre-Sous  contre  lui.  Le  bonhomme  garda  toujours 
sur  le  cœur  les  coups  de  pistolet  qui  l'avaient  effrayé.  Dans  la 
suite  des  temps ,  chaque  fois  qu'on  lui  reprocha  de  n'avoir  pas 
voulu  donner  sa  tille  au  chevalier ,  il  répéta  : 

—  Il  serait  plaisant  vraiment  que  j'eusse  accepté  pour  gen- 
dre mon  propre  meurtrier  ! 


VI. 


Malheur  et  désespoir  de  Plénoches.  —  Comment  le  valet  Champignon 
le  détourne  de  se  titer. — Tout  n'est  jamais  perdu  pour  un  amoureux. 

En  arrivant  à  Paris  ,  M.  Quatre-Sous  fit  appeler  Vertamont, 
et  le  présenta  sur-le-champ  à  sa  fille,  en  disant  que  c'était  là  le 
mari  qu'elle  aurait ,  à  moins  qu'elle  ne  préférât  vivre  et  mourir 
vierge.  La  demoiselle  fit  une  moue  dédaigneuse  en  regardant  le 
prétendu  des  pieds  à  la  tête,  et  lui  demanda  si  ce  n'était  point 
lui  qu'on  nommait,  par  sobriquet,  Phinie-d'Oie. 

—  Il  est  vrai,  répondit  le  galant,  ce  surnom  m'a  été  donné 
parce  que  je  fais  plus  de  besogne,  à  moi  seul ,  que  tous  mes 
confrères  ensemble.  Je  m'en  ris  et  n'en  gagne  pas  moins  mes 
dix  mille  livres ,  bon  an  mal  an, 

—  Et  moi,  monsieur,  je  me  ris  de  vos  dix  mille  livres  ;  je  vous 
déclare  que  j'ai  donné  mon  cœur  à  un  autre. 

—  Ce  sont  propos  de  fillette  en  colère  ,  interrompit  M.  l'au- 
diteur. N'y  prenez  pas  garde,  monsieur  Vertamont,  et  ne  laissez 
pas  de  faire  votre  cour  ;  la  mignonne  s'adoucira ,  elle  rendra 
justice  à  vos  bonnes  qualités ,  et  son  cœur  vous  reviendra  tout 
naturellement ,  lorsqu'elle  ne  verra  plus  ce  muguet  farci  de  ru- 
bans ,  qui  l'a  ensorcelée. 

—  Mademoiselle  a  vécu  parmi  les  petits-maîtres  de  M.  le 
prince,  reprit  Vertamont  en  ricanant;  nous  ne  savons  pas  tour- 
ner ,  comme  eux,  les  fadaises  de  romans,  ni  jeter  les  hauts  cris 
pour  un  madrigal  ;  nous  ne  savons  pas  mettre  l'épée  au  poing 


REVUE  DE  PARIS.  123 

pour  lin  oui  ou  pour  un  non,  et  singer  les  héros  d'Amatlis  ;  mais 
nous  ne  vendons  point  nos  châteaux  pour  les  convertir  en  ha- 
bits brodés  j  nous  n'avons  pas  le  luxe  sur  les  épaules  ,  et  la  mi- 
sère au  logis.  Nous  tenons  de  bons  morceaux  sonnant  dans  nos 
buffets  ,  et  ne  craignons  point  l'avenir.  Nous  laissons  à  nos  en- 
fants une  profession  avec  de  l'argent ,  et  non  pas  une  rapière 
pour  tout  bien ,  avec  leur  chemin  à  faire.  Vous  avez  donc  envie 
d'être  duchesse ,  mademoiselle? 

—  Mon  dieu  .'  s'écria  la  pucelle  qui  perdait  patience ,  je  sais 
bien  que  le  tabouret  n'est  pas  fait  pour  moi  ;  mais  est-ce  donc 
une  si  grande  ambition ,  que  de  ne  pas  vouloir  un  mari  aussi 
mal  bâti  que  vous  l'êtes  ?  11  faut,  monsieur,  pour  être  une  hon- 
nête femme ,  qu'on  ait  de  l'estime  pour  son  époux  ;  or  je  ne 
doute  pas  que  vous  ne  demandiez  ma  main  à  cause  du  bien  que 
possède  mon  père,  puisque  j'en  aime  un  autre  que  vous.  D'ail- 
leurs ,  votre  personne  et  votre  esprit  me  sont  déplaisants  ;  si 
vous  continuez  à  me  vouloir  épouser  malgré  ce  que  je  vous  dis- 
là  ,  j'en  aurai  plus  mauvaise  opinion  de  vous.  Je  suis  votre  ser- 
vante, monsieur ,  et  je  vous  déclare  que  je  vous  verrai  le  moins 
qu'il  me  sera  possible. 

lU"e  Quatre-Sous  rentra  dans  sa  chambre  sans  écouler  les  or- 
dres de  son  père ,  qui  la  voulait  retenir. 

—  Nous  n'avons  pas  trop  bien  réussi  pour  le  premier  jour, 
dit  M.  l'auditeur  ;  mais  les  choses  iront  mieux  demain.  Revenez 
dîner  avec  nous,  et  tenez  ferme;  il  serait  étrange,  qu'avec  mon 
agrément  et  tout  le  loisir  désirable  d'entretenir  ma  fille  ;  vous 
ne  vinssiez  point  à  bout  de  lui  plaire. 

Vertamonl  revint  assidûment  dans  la  maison  ,  et  continua  son 
jeu  maladroit,  de  tourner  en  dérision  la  jeunesse  de  Coulom- 
miers,  en  sorte  qu'il  n'était  guère  plus  avancé  dans  les  bonnes 
grâces  de  sa  prétendue,  le  quatrième  jour  que  le  premier. 

Au  bout  de  ce  temps,  on  eut  avis  que  Plénoches  était  ar- 
rivé à  Paris.  Le  chevalier ,  avec  sa  sagesse  accoutumée ,  vou- 
lait tout  d'abord  couper  la  gorge  à  Vertamont,  battre  Montan- 
gios  et  forcer  le  logis  de  M.  Quatre-Sous  ;  mais  on  lui  repré- 
senta que  ce  n'était  point  le  moyen  d'obtenir  une  fille  que  d'as- 
sommer ses  parents. 

M.  de  Longueville  avait  fait  donner  à  Plénoches  sa  promesse 
de  mariage  par  le  père  gardien  des  capucins.  Des  gens  de  chi- 


124  REVUE  DE  PARIS. 

cane  ,  qu'il  s'en  alla  visiter  ,  lui  pioniiront  de  tirer  bon  parli  de 
ccïtto  pièce  La  tlomoiseile  n'étant  pas  encore  majeure,  sa  si- 
gnature n'avait  pas  grand  poids;  mais  celle  de  la  mère  était 
chose  de  conséquence.  On  fit  une  oi)position  en  bonne  forme 
au  mariage  avec  I\I.  Vertamont,  et  puis  les  parties  convinrent 
entre  elles  de  choisir  des  arbitres  qui  jugeraient  le  cas  sans 
qu'on  pût  revenir  sur  l'arrêt. 

Pendant  huit  jours  que  durèrent  les  délibérations  ,  M""  de 
Longueville  lit  écrire  par  le  duc  ,  son  père,  à  tous  les  arbitres, 
pour  leur  recommander  les  intérêts  de  sojj  protégé.  C'étaient 
des  gens  de  robe,  mais  jaloux  de  M.  l'auditeur  à  cause  de  sa 
morgue.  Leur  arrêt  condamna  le  père  à  payer  au  chevalier  de 
Plénoches  la  somme  de  quatre  raille  livres  ,  à  moins  qu'il  ne  lui 
voulût  donner  sa  fille. 

—  Vertudieu  !  s'écria  notre  auditeur ,  quatre  mille  livres 
pour  avoir  la  permission  de  marier  ma  fille  à  qui  bon  me  sem- 
ble !  je  ne  donnerai  pas  seulement  un  quart  d'écu  ;  j'aime  mieux 
qu'elle  reste  vierge  jusqu'à  sa  mort. 

Cependant  M""  de  Longueville  ,  qui  ne  voyait  le  plus  ordi- 
nairement,  en  toutes  choses,  que  des  matières  à  se  divertir, 
écrivit  une  lettre  de  félicitation  à  Plénoches,  en  le  priant  de 
faire  instances  pour  qu'on  lui  donnât  ses  quatre  mille  livres  ,  ou 
la  demoiselle  promise,  afin  ,  disait-elle  ,  de  tâcher  que  le  dépit 
rendît  encore  plus  comique  la  figure  du  vieux  robin.  Le  cheva- 
lier trouva  un  sergent  qui  dressa  une  sommation  en  bonne 
forme.  La  princesse  eût  bien  ri ,  si  elle  eût  pu  voir  la  mine  de 
M.  Quatre-Sous  au  moment  où  il  lut  celte  sommation  ;  mais  une 
méchante  idée  prit  aussitôt  naissance  sous  la  perruque  de 
M.  l'auditeur,  et,  du  coup  ,  les  espérances  de  notre  héros  en 
furent  terriblement  endommagées. 

Le  père  Quatre-Sous  s'en  alla  montrer  cette  pièce  à  sa 
fille. 

—  Voilà  un  bel  amour  que  vous  avez  inspiré  ,  ma  chère  en- 
fant !  lui  dit-il  ;  votre  chevalier  demande  ses  quatre  mille  li- 
vres,  et  renonce  à  votre  main  pour  ce  prix-là.  11  préfère  en- 
core, à  votre  personne  accompagnée  d'une  dot ,  cette  somme 
ronde  sans  mariage.  Tous  ces  hommes  ne  songent  qu'à  l'argent. 
Avec  une  douzaine  de  filles  ainsi  séduites ,  le  cavalier  se  fera 
bientôt  une  fortune.  Vertamont  est  plus  généreux  que  lui ,  car 


REVUE  DE  PARIS.  125 

il  payera  volontiers ,  pour  votis  épouser  ,  ce  que  voire  amou- 
reux réclame. 

M.  l'audileur,  ayant  mis  sous  les  yeux  de  sa  fille  la  somma- 
lion  de  Plénoches  ,  vint  à  bout  sans  peine  de  lui  faire  envisager 
la  chose  de  ce  vilain  côlé.  L'ignorance  dje  notre  Iiéroïne,  en 
matière  de  chicane  ,  rendait  cette  supercherie  facile  à  un  vieux 
retors  comme  il  l'était.  La  pauvre  petite  en  devint  toute  pâle  , 
et  se  mit  à  pleurer. 

—  Ne  te  désole  point ,  ma  mie,  lui  dit  M.  Quafi-e-Sous.  Tu 
sauras  ,  par  l'expérience ,  que  l'amour  de  l'argent  est  au  fond 
de  tous  les  cœurs ,  et  qu'il  ne  se  faut  point  fier  aux  tendres  dis- 
cours des  jeunes  gens  ;  la  vie  est  pleine  de  ces  tromperies.  Je 
le  donnerai  un  honnête  mari ,  qui  t'aimera  pour  toi  et  non 
pour  tes  écus  ;  si  ce  n'est  Vertamont ,  ce  sera  un  autre  pour 
qui  tu  n'auras  point  de  répugnance ,  et  que  nous  choisirons 
ensemble. 

—  Si  M.  Plénoches  est  indigne  de  moi ,  répondit  la  demoi- 
selle en  redoublant  ses  pleurs  ,  il  m'importe  peu  d'avoir  M.  Ver- 
tamont ou  tout  autre  pour  mari. 

N'omettons  pas  de  dire ,  en  passant ,  que  cette  réponse 
prouve  la  grande  innocence  de  M'ie  Oualre-Sous.  Les  jeunes 
filles  ne  parleraient  pas  de  la  sorte  si  on  leur  apprenait  bien 
quelle  chose  est  le  mariage,  quels  sont  les  droits  de  l'époux, 
et  jusqu'à  quel  point  elles  donnent  leur  personne  et  leur  liberté; 
mais  la  plupart ,  ne  le  sachant  que  le  lendemain  des  noces , 
reconnaissent  trop  tard  qu'elles  ont  agi  à  l'aveugle. 

M.  Quatre-Sous,  se  croyant  en  veine  de  réussir,  courut  chez 
Vertamont  et  lui  conta  ses  malices. 

—  A  présent ,  lui  dit-il ,  pour  achever  de  gagner  l'estime  de 
ma  fille  ,  il  vous  faut  payer  noblement  les  quatre  mille  livres. 

—  Ouais  !  dit  Vertamont  en  devenant  jaune  comme  un  louis 
d'or  ;  ce  n'est  point  ma  faute  si  votre  femme  a  fait  la  sottise 
de  signer  une  promesse.  C'est  à  vous  de  payer. 

—  Est-ce  que  vous  n'épouseriez  pas  bien  ma  fille  pour  qua- 
tre mille  livres  de  moins?  reprit  le  père. 

Vertamont  resta  coi  devant  cet  argument  ;  mais  ,  en  retrou- 
vant le  fil  de  ses  idées  ,   il  riposta  par  un  argument  aussi  beau. 

—  J'épouserais ,  en  effet ,  votre  fille  si  elle  avait  quatre  raille 
livres  de  moins  ;  mais ,  comme  vous  ne  la  pouvez  marier  à  per- 


i26  REVUE  DE  PARIS.  ' 

sonne  sans  donner  ce(te  somme  à  M.  Plénoches ,  en  supposant 
que  nous  ne  puissions  pas  nous  accorder  ,  vous  seriez  de  même 
obligé;  de  payer  pour  prendre  un  autre  gendre.  C'est  donc  bien 
à  vous  qu'il  appartient  de  làcber  l'argent. 

—  Fort  bien  !  répliqua  le  père  ;  mais  je  ferais  de  même  à  un 
autre  gendre  la  condition  de  payer  pour  avoir  ma  fille  ;  ainsi , 
votre  excuse  ne  vaut  rien. 

—  Mais,  je  n'ai  pas  d'argent. 

—  Je  vous  en  ferai  prêter. 

—  Au  diable  !  cela  me  coûtera  des  intérêts. 

—  Vous  êtes  un  vilain  ,  monsieur  Vertamont. 

—  Et  vous  un  avaricieux  ,  monsieur  QuatreSous. 

Après  d'autres  propos  galants  de  gendre  à  beau-|rère,  ils  tom- 
bèrent entîn  d'accord.  M.  l'auditeur  promit  de  donner  un  pré- 
sent de  six  cents  livres  au  premier  enfant  qu'aurait  sa  fille,  el 
Vertamont  consentit  à  payer  les  dommages-intérêts.  Il  en  alla' 
parler  à  sa  prétendue  en  homme  sans  délicatesse  ;  mais  notre 
héroïne ,  plus  touchée  de  son  malheur  que  de  tout  le  reste  ,  n'y 
prit  pas  garde  et  consentit  à  signer  le  contrat. 

Plénoches  était,  un  matin,  enfermé  chez  lui  ;  il  s'ennuyait 
de  ne  pouvoir  pénétrer  auprès  de  sa  maîtresse  ,  et  de  n'en  avoir 
aucune  nouvelle.  Un  projet  d'enlèvement  commençait  à  Inl 
bien  mfirir  dans  l'esprit ,  lorsqu'il  reçut  la  visite  d'un  laquais 
noir  qui  lui  apportait  quatre  mille  livres. 

—  Qu'est  ceci  ?  dit-il  en  changeant  de  visage. 

—  C'est  l'argent  que  vous  avez  demandé,  monsieur  le  che- 
valier. Mon  maître ,  le  conseiller  Vertamont ,  vous  l'envoie  et 
vous  prie  d'en  donner  quittance. 

—  Quittance  !  quatre  mille  livres  !  reprit  Plénoches  effrayé, 
ïl  va  donc  épouser  M""  Quatre-Sous  ? 

—  La  chose  est  faite ,  monsieur.  On  a  célébré  le  mariage  ce 
malin,  à  Saint-Germain-des-Prés. 

A  ces  mots  ,  Plénoches  prit  ses  armes  ,  enfonça  son  chapeau 
sur  ses  yeux,  et  sortit  sans  écouter  le  laquais  de  Vertamont , 
ni  les  cris  de  son  valet  Champignon  ,  qui  voyait  bien  le  dés- 
espoir où  il  était. 

Dans  son  premier  transport ,  notre  héros  voulait  courir  au- 
près de  son  infidèle ,  pour  l'accabler  de  reproches  ;  c'est  le 
besoin  le  plus  pressant  d'un  amant  abandonné  ;  mais  il  parait 


REVUE  DE  PARIS.  127 

que  ses  idées  se  brouillèrent  eu  chemin  ,  car  il  se  trouva,  au 
bout  d'une  heure ,  dans  la  campagne,  au  bord  delà  rivière, 
sans  savoir  comme  il  y  était  venu. 

—  Puisque  le  ciel  m'a  conduit  là ,  dit-il ,  c'est  une  preuve 
qu'il  faut  que  je  finisse  mes  jours  dans  cette  eau.  Je  me  vais 
faire  sauter  la  cervelle  avec  uu  pistolet,  en  me  jetant  dans 
la  rivière. 

Heureusement,  il  y  avait  en  cet  endroit  quelques  roseaux  ,  et 
notre  chevalier,  qui  voulait  rendre  le  dernier  soupir  en  un  lieu 
net  et  propre,  tira  sa  rapière  pour  abattre  les  herbes.  Pen- 
dant cette  opération  ,  son  valet  Champignon  accourut  bien  à 
propos. 

—  Que  faites-vous  donc  là  ,  monsieur  le  chevalier  ?  dit-il. 

-~  Je  vais  me  tuer,  répondit  Plénoches  en  continuant  de 
faucher. 

—  Vous  tuer  !  monsieur  le  chevalier  ,  et  pourquoi ,  je  vous 
prie  ?  de  quelle  utilité  sera-ce  pour  vos  amours  ? 

—  Pour  mes  amours  ,  il  n'y  a  plus  rien  à  faire  ;  je  me  veux 
donc  détruire  ,  n'ayant  à  espérer  que  des  soucis  en  ce  monde. 

Le  valet  Champignon  employa  les  meilleurs  raisonnements 
pour  détourner  son  maître  de  ce  dessein  ;  mais  ,  voyant  qu'il 
ne  réussissait  point ,  il  s'avisa  de  lui  donner  une  raison  de  fou  , 
qui  ébranla  Plénoches  sur-le-champ  : 

—  Ce  n'est  point  vous-même  qu'il  faut  tuer  ,  mais  bien  plutôt 
votre  rival ,  monsieur  le  chevalier.  Quand  vous  lui  aurez  donné 
de  votre  épée  dans  le  ventre ,  votre  maîtresse  sera  veuve. 

Notre  héros  cessa  tout  aussitôt  de  faucher  en  écoutant  cela. 

—  Elle  sera  veuve,  poursuivit  Champignon,  et  parlant  libre 
de  vous  épouser.  D'ailleurs ,  il  n'est  point  douteux  qu'on  n'ait 
employé  des  supercheries,  ou  peut-être  la  violence,  pour  la 
marier  à  ce  pince-maille  de  conseiller.  Il  sera  toujours  assez  tôt 
pour  vous  faire  enterrer  ,  quand  vous  aurez  éclairci  la  chose  , 
et  j'ai  peine  à  comprendre  qu'un  gentilhomme  de  votre  mérite 
cède  ainsi  la  place  à  un  ladre  robin ,  sans  lui  rompre  seule- 
ment une  côte  ou  deux. 

—  Tu  as  ,  pardieu  !  raison  ,  répondit  le  chevalier.  Je  veux 
soulager  ma  douleur  en  cassant  les  épaules  à  ce  Vertamont. 
Retournons  à  Paris ,  et  faisons  résistance  contre  le  malheur. 
J'étais  un  grand  ingrat  de  me  vouloir  tuer ,  car  il  me  reste  en- 


128  REVUE  DE  PARIS. 

core  des  ressources  et  l'amitié  de  M''^  de  Loiigueville  ,  qui  au- 
rait eu  du  chagrin  de  ma  mort. 

Avant  de  rentrer  dans  la  ville,  Piénoches  exhala  quelques 
plaintes  qui  eussent  fait  honneur  au  berger  extravagant  ; 
j)uis  il  reprit  son  humeur  naturelle,  et  songea  aux  moyens  de 
s'expliquer  avec  son  infidèle.  On  ne  doit  point  s'étonner  que, 
dans  sa  cruelle  situation  ,  il  lui  soit  passé  des  chimères  par  l'es- 
prit ;  mais,  du  moins,  il  fît  trêve  aux  gémissements,  et  se 
prépara  mûrement  et  en  homme  de  bon  sens  à  commettre  des 
folies. 

—  Il  me  vient  une  excellente  idée,  dit-il  à  son  valet.  Non- 
seulement  je  puis  assommer  Vertamont,  mais  n'ai-je  pas  encore 
l'espoir  de  lui  planter  des  cornes  comme  il  le  mérite?  J'avais 
dessein  d'enlever  ma  maîtresse  ,  rien  ne  m'oblige  à  y  renoncer. 
Je  la  retirerai  à  son  mari ,  et  nous  irons  vivre  ensemble  chez  les 
Allemands. 

—  Prenez  garde,  monsieur  ,  dit  le  valet  ;  c'est  un  cas  à  être 
pendu  que  de  voler  la  femme  d'un  autre. 

—  Eh  !  puisque  je  m'allais  faire  sauter  la  cervelle ,  je  n'ai  rien 
de  pis  à  craindre. 

Le  premier  soin  de  Piénoches  fut  d'envoyer  Champignon  jaser 
avec  les  gens  de  M  Vertamont,  pour  reconnaître  les  habitudes 
de  la  maison  ,  et  recueillir  les  bruits  publics  sur  la  façon  dont 
le  mariage  s'était  fait.  Son  dépit  fut  extrême  lorsqu'il  apprit  la 
ruse  de  M.  Ouatre-Sous  ,  et  la  méchante  idée  qu'on  avait  donnée 
de  lui  à  sa  belle. 

Il  n'est  pas  de  persévérance  comparable  à  celle  d'un  amanl 
qui  s'est  mis  en  tête  un  projet.  Piénoches  se  posa,  un  matin, 
en  faction  devant  le  logis  de  Vertamont,  résolu  à  n'en  bouger 
de  tout  le  jour.  Le  conseiller  sortit  sur  le  raidi  pour  aller  à  ses 
affaires  : 

—  Monsieur  ,  lui  dit  notre  héros  en  l'abordant  avec  civilité  , 
vous  m'avez  noirci  dans  l'opinion  de  votre  femme  d'une  ma- 
nière lâche  et  honteuse.  Il  se  peut  que  vous  fussiez  aussi  amou- 
reux d'elle  que  je  le  suis ,  et  (jue  toutes  les  voies  vous  soient 
bonnes  pour  arriver  à  vos  fins  ;  mais  ,  à  présent  «[ue  vous  avez 
gagné  la  paitie  contre  moi  ,  je  prétends  faire  savoir  à  votre 
femme  que  je  ne  méritais  jjoint  de  perdre  son  estime.  C'est  assez 
pour  moi  de  la  voir  mariée  à  uu  autre  ,  sans  qu'elle  me  méprise 


REVUE  DE  PARIS.  120 

encore.  Veuillez  donc  m'apprendra  â  quel  moment  il  voua  plaira 
de  me  donner  accès  auprès  de  M™^  Vertaraont. 

—  Ma  femme  n'est  point  de  la  cour  ,  monsieur  ;  elle  ne  veut 
voir  que  les  personnes  de  sa  condition.  Nous  ne  sommes  pas 
dignes  de  recevoir  des  gentilshommes  de  votre  qualité. 

—  Ne  raillons  pas ,  monsieur  ,  je  vous  prie.  Vous  m'avez  en- 
tendu :  quand  faut-il  que  je  me  présente  chez  vous? 

—  A  la  Chandeleur,  monsieur  le  chevalier,  à  la  Chandeleur 
ou  aux  vendanges. 

—  J'aurais  désiré,  monsieur,  m'expliquer  avec  M™"  Verla- 
mont,  avant  que  de  démêler  mes  comptes  avec  vous  ;  mais , 
puisque  vous  me  refusez  ce  plaisir ,  je  commencerai  donc  par  ce 
qui  vous  regarde.  Nous  aurons ,  s'il  vous  plaît ,  à  nous  couper  la 
gorge  au  soleil  de  demain. 

—  Au  diable  ?  je  n'ai  point  envie  de  me  faire  couper  la 
gorge. 

—  Je  m'en  doutais  ,  que  vous  étiez  tout  ensemble  un  traître  , 
un  menteur  et  un  poltron  ,  monsieur  Verlamont;  mais  je  saurai 
bien  vous  contraindre  à  tirer  l'épée.  Faites  provision  de  patience, 
car  je  vous  en  ferai  souffrir  de  toutes  les  façons. 

—  Je  me  battrai  avec  mes  armes ,  monsieur  Plénoclies , 
c'est-à-dire  la  plume  en  main ,  avec  les  procureurs  pour  se- 
conds. 

—  Ah  !  vous  ne  riez  plus ,  lorsqu'il  s'agit  de  votre  peau  , 
monsieur  le  plaisant  ;  c'est  pourtant  bien  de  l'honneur  que  je  vous 
fais,  de  vouloir  croiser  le  fer  avec  un  pied-plat  comme  vous, 
monsieur  de  l'écriloire. 

—  Tant  d'honneur  ne  m'est  point  nécessaire ,  monsieur  de  la 
bourse  vide. 

—  Je  vous  aurais  déjà  donné  des  coups  de  bâton ,  si  je  ne 
respectais  le  nom  que  porte  votre  femme,  monsieur  de  l'écu 
rogné. 

—  Un  bon  procès  vous  mettrait  à  la  raison ,  monsieur  de  la 
poche  percée. 

—  Je  me  moque  de  la  chicane ,  monsieur  du  parchemin. 

—  Et  moi,  des  voies  de  fait,  monsieur  de  l'expédient. 

—  Ne  vous  en  prenez  qu'à  vous-même ,  de  ce  qui  vous  arri- 
vera ,  monsieur  de  la  main  crochue. 

—  Ma  femme  sera  bien  gardée  ,  monsieur  du  crédit  perdu. 

10  12 


loO  REVUE  DE  PARIS. 

—  Pas  assez  bien  que  je  ne  vous  fasse  une  paire  de  cornes . 
monsieur  de  la  pelite  semaine. 

—  C'est  ce  qu'on  verra  ,  monsieur  de  l'industrie. 

—  Au  revoir  donc,  monsieur  de  l'usure. 

—  Serviteur ,  monsieur  de  la  dette  criarde. 

Il  n'est  tel,  comme  on  sait ,  qu'un  avare  qui  se  met  en  frais 
pour  ouvrir  largement  sa  bourse;  M.  Verlaraont ,  averti  des 
intentions  du  chevalier,  assembla  ses  valets  et  leur  tît  une  belle 
distribution  d'argent  pour  les  exhorter  à  bien  garder  la  mai- 
son, Plénoches  leur  fut  signalé  afin  qu'on  lui  montrât  visage 
de  bois  s'il  venait  à  paraître;  mais  les  domestiques  de  tous 
temps  ont  eu  l'intelligence  épaisse,  comme  disait  M™"  de  Ram- 
bouillet. 

Le  soir  même  du  jour  où  il  s'était  querellé  avec  notre  héros  , 
au  milieu  de  la  rue  ,  M.  Vertamont  conduisit  sa  femme  à  la  co- 
médie. En  arrivant  à  l'hôtel  de  Bourgogne  ,  le  mari  descendit  le 
premier  de  son  carrosse  de  louage  ;  Plénoches  ,  qui  se  trouvait 
là ,  mit  aussitôt  la  tète  à  l'autre  portière  : 

—  Madame,  dit-il,  c'est  un  grande  sujet  de  désespoir  pour 
moi  que  votre  infidélité.  J'aurais  déjà  mis  fin  à  ma  triste  vie  ,  si 
je  ne  savais  qu'on  m'a  dépeint  à  vos  yeux  sous  de  vilaines  cou- 
leurs. Une  fois  que  j'aurai  pu  vous  parler  pendant  une  heure 
et  vous  prouver  combien  on  m'a  calomnié,  je  mourrai  satis- 
fait. 

—  Venez  donc,  ma  chère ,  cria  Vertamont.  Ne  voyez-vous  pas 
que  je  vous  attends  ? 

—  Hélas  !  répondit  la  dame  au  chevalier  ,  j'ai  déjà  mille  rai- 
sons de  regretter  ce  que  j'ai  fait.  Je  suis  coupable  envers  vous, 
mais  le  ciel  m'en  punit  sévèrement.  Vous  êtes  bien  vengé  du  mal 
que  je  vous  ai  causé. 

—  Holà  !  madame  la  conseillère ,  cria  le  mari ,  est-ce  que 
vous  dormez? 

—  Je  vous  aime  encore  trop  à  cette  heure  ,  reprit  Plénoches  , 
pour  souhaiter  de  me  venger.  Puissiez-vous  être  heureuse  loin 
de  moi! 

—  Voyez  un  peu  si  elle  bougera  de  place  !  dit  Vertamont. 

—  Heureuse  !  reprit  la  dame  ;  cela  n'est  pas  possible,  cheva- 
lier. 

—  A  qui  donc  parlez-vous?  demanda  le  mari. 


REVUE  DE  l^ARIS.  131 

—  Ah  !  reprit  Plénoches,  ma  peine  serait  moins  araère  si 
je  savais  du  moins  que  vous  n'avez  pas  donné  votre  cœur  à  un 
autre. 

—  Corbleu  !  s'écria  Vertamont,  êtes- vous  folle  de  me  laisser 
ainsi  les  pieds  dans  la  houe? 

—  Mon  cœur  ne  sera  jamais  à  personne. 

Le  mari  perdit  patience.  Il  remonta  dans  le  carrosse ,  et 
mettant  le  nez  à  l'autre  portii^re,  il  se  trouva  en  face  de  Pléno- 
ches. 

—  C'est  donc  pour  causer  avec  ce  galant  que  vous  me  faites 
faire  le  pied  de  grue?  dit-il  en  colère.  Eh  bien  ,  vous  ne  verrez 
point  la  comédie,  madame. 

Vertamont  donna  l'ordre  à  ses  gens  de  retourner  à  son  logis. 
Au  moment  où  le  carrosse  partait ,  Plénoches,  mettant  un  louis 
dans  la  main  du  valet ,  monta  derrière.  11  entra  ainsi  jusque  dans 
la  cour  de  M.  le  conseiller.  Le  mari  allait  descendre ,  lorsqu'il 
aperçut  encore  le  visage  du  chevalier  à  la  portière. 

—  Mais  c'est  donc  un  diable  rouge  !  s'écria-t-il. 

—  Je  n'ai  pas  fini ,  madame  ,  dit  Plénoches,  Sachez  que ,  mal- 
gré votre  manque  de  foi ,  malgré  tous  les  maris  du  monde  et  les 
sujets  que  je  devrais  avoir  de  vous  haïr ,  je  ne  renoncerai  jamais 
au  bonheur  de  vous  plaire  et  de  vous  posséder. 

Tandis  que  Vertamont  s'élançait  au  dehors  pour  obliger  Plé- 
noches à  sortir ,  notre  héros  saisit  la  main  de  M™°  la  conseillère 
et  la  couvrit  de  baisers ,  puis  il  se  retira  ,  plus  heureux  dans  son 
cœur  qu'il  ne  l'avait  été  depuis  longtemps.  Vertamont  le  rejoi- 
gnit comme  il  allait  passer  le  seuil  de  la  porte  cochère. 

—  Chevalier  vaurien  ,  dit-il  en  fureur ,  je  te  veux  étrangler  de 
mes  mains. 

11  allait  peut-être  sauter  à  la  gorge  de  son  ennemi ,  si  Pléno- 
ches ,  reculant  d'un  pas ,  n'eût  levé  sa  canne  en  l'air  sans  mon- 
trer d'émotion.  Notre  chevalier  sortit  fièrement  et  laissa  tomber 
de  sa  bouche  ce  mot  terrible  qui  glaça  le  robin  jusqu'au  fond  de 
l'âme  ; 

—  Vertamont,  j'ai  l'assurance  qu'avant  huit  jours  tu  se- 
ras c...  ! 


152  REVUE  DE  PARIS. 


VII. 


Comment  nos  amants  perdent  le  boire  et  le  manger.  —  Pléuoches 
revient  à  lui-même  par  une  belle  extravagance. 


Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  comédies  de  ce  temps  qu'on 
voyait  les  amoureux  se  servir  de  déguisements  pour  tromper  les 
jaloux.  La  pratique  en  était  commune  ailleurs  que  sur  le  théâ- 
tre. M.  Vertamont  n'était  pas  encore  rétabli  du  coup  que  lui 
avait  porté  le  pronostic  cornu  du  chevalier;  il  s'en  allait  rôdant, 
la  tête  penchée  sous  le  poids  de  l'inquiétude .  lorsque  Plénoches , 
ayant  graissé  la  patte  au  suisse  de  la  maison,  s'introduisit 
chez  sa  belle  sous  les  babils  d'un  marchand  de  rubans.  Avec  ce 
coup  d'œil  habile  qu'ont  les  femmes ,  M""  la  conseillère  reconnut 
son  amoureux.  Elle  l'emmena  dans  sa  chambre ,  sous  couleur  de 
choisir  à  son  aise  les  rubans  dont  elle  avait  besoin ,  et  renvoya 
ses  domestiques. 

—  Chevalier ,  dit-elle  aussitôt  qu'ils  furent  seuls  ,  vous  n'aviez 
donc  point  demandé  vos  quatre  mille  livres  en  disant  qu'à  ce  prix 
vous  renonceriez  volontiers  à  ma  main? 

—  Ah  !  madame ,  me  connaissiez-vous  si  peu  que  de  me  faire 
cette  injure?  Devrais-je  avoir  besoin  de  me  justifier? 

—  Pourquoi  donc  avez- vous  envoyé  des  sommations  à  mon 
père  ,  en  réclamant  le  payement  de  cette  somme? 

—  Parce  que  je  savais  l'avarice  de  M.  Quatre-Souset  cellede 
votre  prétendu.  J'espérais  ainsi  les  détourner  tous  deux  dt;  faire 
ce  mariage;  on  s'est  servi  de  mon  ardeur  à  vous  désirer  pour  me 
perdre  dans  votre  estime  ;  mais  pouvais-je  penser  que  leurs  arti- 
fices vous  trouveraient  aussi  crédule?  Leur  ruse  était  grossière, 
et  d'ailleurs  il  est  malaisé  à  un  amant  de  prévoir  qu'on  le  puisse 
accuser  d'une  basse  cupidité. 

—  Hélas!  que  de  malheurs  ,  faute  d'un  mot  d'explication  ! 

—  N'est-ce  pas  plutôt  vous, ingrate,  qui  avez  feint  de  me  croire 
coupable  pour  manquer  à  vos  serments  ? 

—  Ne  m'accusez  point,  chevalier;  Je  suis  assez  malheureuse 
sans  que  vous  acheviez  de  m'accabler  par  vos  rei>roches. 


REVUE  DE  PARIS.  133 

—  Mais  ne  me  direz-voiis  pas  au  moins  «iiie  vous  me  rendez 
voire  estime  ? 

—  Ai-je  besoin  de  vous  le  dire  ?  Ne  voyez-vous  pas  mes  regrets 
et  mes  larmes  ? 

Plénoclies  se  jeta  aux  genoux  de  M">e  Vertamont, 

—  Ce  n'est  point  assez ,  dit-il  en  lui  prenant  les  mains.  II 
faut  encore  me  rendre  votre  amour ,  si  vous  ne  voulez  que  je 
meure. 

—  Hélas  !  chevalier,  je  le  pensais  bien  que  vous  en  viendriez 
à  me  faire  celle  demande;  mais  ne  devons-nous  pas  songer  à  ma 
réputation? 

—  Eh  !  madame ,  qui  donc  aurait  le  courage  de  mal  parler  de 
vous  sachant  de  quelle  perfidie  on  a  usé  pour  vous  marier  ?  Ce 
serait  plutôt  si  vous  m'étiez  cruelle  qu'on  vous  blâmerait.  Tout 
le  monde  nous  donne  l'absolution  d'avance.  Ce  Verlamont  est 
haï  et  méprisé.  Quiconque  a  l'âme  tendre  s'intéresse  à  notre  in- 
fortune. 

—  Les  hommes  sont  méchants;  au  lieu  de  me  chercher  des 
excuses  ,  ils  feindraient  de  me  trouver  criminelle.  Une  fois  ma- 
riée, je  n'ai  plus  qu'à  pleurer  le  reste  de  mes  jours. 

—  Je  suis  perdu  si  vous  vous  attachez  avec  celle  complaisance 
à  votre  douleur. 

—  Chevalier,  consolez-vous  en  pensant  que  jamais  je  n'ai- 
merai un  autre  que  vous ,  et  moi  je  prendrai  patience  jusqu'à  ce 
qu'il  plaise  au  ciel  de  finir  mes  chagrins  par  la  mort. 

—  Ah  !  je  comprends  que  vous  ne  m'avez  jamais  aimé  ,  s'é- 
cria Plénoches  au  désespoir.  Vous  n'osez  point  m'avouer  en 
face  que  vous  m'avez  manqué  de  foi  volontairement.  Ce  Verla- 
mont est  plus  riche  que  moi ,  c'est  la  seule  raison  de  votre  in- 
fidélité. 

La  jeune  dame  ne  put  endurer  ce  reproche.  Elle  tomba  dans 
les  bras  de  son  ami  en  l'appelant  ingrat  de  l'air  le  i)lus  doux  du 
monde.  Plénoches  ne  douta  plus  qu'on  ne  l'aimât  aussi  tendre- 
ment que  jamais.  Ce  moment  l'eût  payé  de  tous  ses  ennuis  s'il 
eût  élé  de  plus  longue  durée;  mais  M.  Vertamont  parut  et, 
trouvant  sa  femme  et  le  porte-balle  qui  s'embrassaient ,  poussa 
un  cri  de  surprise.  11  reconnut  incontinent  Plénoches ,  car  noire 
héros  ,  voyant  son  bonheur  s'enfuir  et  l'occasion  perdue  ,  don- 
nait de  bonne  foi  l'importun  à  tous  les  diables.  Le  conseiller 

12. 


134  REVUE  DE  PARIS. 

n'était  pas  brave,  comme  on  l'a  pu  remarquer;  mais  son  en- 
nemi n'avait  point  d'épée  ni  de  bâton  ,  à  cause  du  déguisement. 
L'instant  était  favoiable  pour  l'attaquer  avec  avanlajïe.  Verta- 
niont  saisit  une  courte  rapière  et  vint  à  lui,  le  bras  liaul,  pour 
lui  percer  la  poitrine.  Plénoches  esquiva  le  coup  en  reculant. 
Ils  se  mirent  alors  à  tourner  à  l'entour  des  meubles ,  l'un  se 
sauvant  et  l'autre  écumant  de  rage ,  ce  qui  eût  fait  une  scène 
divertissante  pour  M"'®  la  conseillère  ,  s'il  ne  se  fût  agi  des 
jours  de  son  amant.  Par  bonheur,  Plénoches  était  leste  et  adroit. 
Il  détourna  d'une  main  l'épée  de  son  adversaire ,  et  lui  appliqua 
de  l'autre  un  si  rude  coup  à  poing  fermé  qu'il  l'envoya  tomber 
assis  dans  une  vaste  corbeille  à  mettre  les  vieux  papiers.  Il  gagna 
ensuite  les  dehors  avant  que  les  cris  de  Vertamonl  eussent  as- 
semblé les  valets ,  et  cette  aventure  lui  fournit  matière  à  une 
lettre  dont  M""  de  Longueville  et  toute  la  compagnie  de  Coulom- 
raiers  s'amusèrent  fort. 

Cependant  le  mari  savait  à  n'en  pouvoir  douter  qu'à  la  pre- 
mière rencontre  il  serait  fait  quelque  entaille  à  son  contrat  de 
mariage.  Il  redoubla  de  soins  à  garder  sa  femme  et  ne  la  perdit 
plus  de  vue  un  seul  instant.  II  n'alla  plus  à  ses  affaires  et  ne 
quittait  pas  le  logis.  Le  pouvoir  d'un  mari  n'est  point  peu  de 
chose  quand  une  fois  il  en  vient  ù  ces  moyens  extrêmes.  Le 
di  oit  de  ne  s'éloigner  jamais  d'une  semelle  et  de  partager  jus- 
qu'au lit  d'une  femme  est  une  formidable  puissance.  Vertamonl 
en  usa  dans  la  plus  grande  rigueur.  11  ne  laissait  pas  même  à 
M^ie  la  conseillère  le  loisir  de  songer  à  ses  ennuis  ou  de  se  re- 
cueillir dans  son  oratoire.  La  jeune  dame  amassait  une  furieuse 
haine  contre  son  jaloux,  au  milieu  de  ces  tyrannies;  mais  le 
robin  ne  s'en  inquiétait  pas  ,  ayant  plus  de  souci  de  son  front 
que  du  cœur  de  sa  femme.  Il  pensait  d'ailleurs  que,  de  ce  côté, 
ses  affaires  étaient  gâtées  sans  remède  ,  et  sans  doute  il  n'avait 
pas  tort.  W^c  la  conseillère  était  fort  à  plaindre.  Le  chagrin  et 
les  vexations  de  toutes  sortes  lui  firent  perdre  l'appélit  et  la 
santé.  Cette  fleur  de  jeunesse  qui  épanouissait  ses  joues,  mena- 
çait de  se  flétrir.  C'était  un  spectacle  affligeant  que  de  voir 
des   traits    si  beaux  n'exprimer  que  la  tristesse.  Les  bonnes 

gens  du  quartier ,  voyant  passer  M"'"  Vertamonl  au  bras  de 
son  mari ,  murmuraient  en  disant  que  le  conseiller  donnait 

du  poison  à  sa  femme,  et  que  c'était  une  grande  pitié  qu'on 


REVUE  DE  PARiS.  135 

ne  l'en  empêchât  i)oinl.  Notre  héros  ne  renconlrait  plus  sa 
maîtresse  que  le  dimanche  à  la  messe,  et  tous  deux  se  regar- 
daient avec  langueur  en  poussant  des  soupirs  à  lendre  le»  co- 
lonnes. M.  Palru,  qui  eu  fut  témoin  un  jour,  eu  eut  le  cœur 
louché  : 

—  Ces  soupirs-là ,  disait-il ,  appartiennent  à  une  douleur  bien 
véritable  ,  et  je  m'étonnerais  s'ils  n'annonçaient  pas  un  orage 
tout  prêt  à  éclater. 

En  effet ,  la  cervelle  de  Plénoches  fermentait  horriblement, 
sans  qu'il  y  parût  beaucoup  à  sa  figure  et  à  ses  manières.  Trois 
gentilshommes  ,  qui  arrivaient  de  Coulomniers,  lui  apportèrent 
un  jour  une  lettre  de  M"e  de  Longueville  : 

>i  Mon  pauvre  chevalier  ,  lui  écrivait  la  princesse ,  que  me 
vient-on  d'apprendre  ?  Vous  vous  en  allez  dépérissant  d'ennui 
et  d'amour  !  C'est  un  granl  souci  pour  moi  ,  qui  vous  aime  et 
vous  estime  fort.  Je  n'oserais  vous  excitera  sortir  de  l'inaction 
si  l'on  ne  m'eût  appris  ,  en  même  temps,  que  notre  chère  de- 
moiselle Quatre-Sous  était  aussi  malheureuse  et  fâchée  de  son 
sort ,  que  vous  l'êtes  du  vôtre.  J'y  ai  songé  toute  une  nuit ,  et 
voici  ce  que  je  crois  vous  devoir  conseiller  :  Il  faut  que  vous 
preniez  un  parti ,  soit  en  renonçant  à  votre  maîtresse,  soit  en 
ayant  recours  à  tous  les  moyens  en  votre  pouvoir  pour  l'enlever. 
Le  premier  parti  est  le  plus  sage  et ,  par  celte  raison  ,  je  doute 
qu'il  soit  de  votre  goût;  cependant,  je  vous  en  ferai  comprendre 
le  bon  côté.  Vous  nous  reviendrez  à  Coulommiers.  L'amitié  du 
duc ,  mon  père  ,  et  celle  que  je  vous  porte ,  vous  tireront  de 
peine  avec  l'aide  du  temps,  ce  sûr  consolateur  des  amants  in- 
fortunés. Kous  vous  trouverons  une  femme  digne  de  vous.  Je 
sais  bien  que  la  seule  pensée  de  donner  votre  cœur  à  une  autre 
que  votre  maîtresse  ,  vous  révoltera  d'abord  ;  mais  des  exem- 
ples sans  nombre  ont  prouvé  que  la  chose  n'était  pas  impossible. 
Le  second  parti  que  je  vous  propose  vous  plaira  davantage,  et 
je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  les  agréments  que  vous  y  trou- 
verez. Quel  que  soit  votre  penchant ,  décidez-vous  au  moins 
avec  promptitude  ,  et  ne  vous  laissez  point  mourir  dans  la  con- 
somption. Si  je  ne  vous  connaissais  à  fond  ,  et  si  je  m'étais  ar- 
rêtée ,  comme  la  plupart  de  vos  amis  ,  à  cette  écorce  trompeuse , 
qui  vous  a  valu  la  réputation  d'un  homme  grave  ,  je  vous  ap- 


156  REVUE  DE  PARIS. 

prouverais  de  rester  courageusement  dans  les  souffrances  ; 
mais  ,  entre  nous,  la  vie  ([ue  vous  menez  est  contre  votre  na- 
turel. Revenez  à  vous  ,  si  vous  ne  voulez  que  nous  pleurions 
bientôt  votre  mort.  Ce  serait  une  grande  sottise  au  chevalier  de 
Plénoches  ,  que  d'être  sage  avec  obstination  dans  l'affaire  qui 
lui  tient  le  plus  au  cœur ,  lorsque  la  folie  le  doit  tirer  de  peine. 
Soyez  donc  tout  à  fait  sage,  comme  un  philosophe  de  l'anti- 
quité ,  ou  bien  ,  reprenez  vos  allures  d'habitude ,  et  faites-vous 
fou  comme  je  vous  ai  connu.  En  deux  mots ,  ou  renoncez  à 
votre  maîtresse  ,  ou  servez  à  M.  Vertamont  un  plat  de  votre  in- 
vention. 

»  Vous  trouverez  ,  dans  les  deux  cas  ,  l'appui  que  vous  peu- 
vent donner  mon  crédit  et  mon  amitié.  Je  ne  veux  point  que  la 
semaine  s'achève  sans  (jue  nous  vous  ayons  à  Coulomraiers.  Je 
vous  donne  ma  main  à  baiser  ,  et  suis 

»  Votre  affectionnée , 

»  ClÉLIE  (1)  DE  LONGUEVILLE.  » 


—  Eh  bien!  chevalier,  dirent  les  jeunes  gens  qui  avaient  ap- 
porté cette  lettre  ;  qu'ailez-vous  résoudre? 

—  C'est  à  présent  ,  répondit  Plénoches  ,  que  je  suis  un  fou 
de  vivre ,  comme  je  le  fais ,  dans  les  soupirs.  Mes  yeux  s'ouvrent 
enfin  ,  messieurs  ;  la  princesse  m'a  rendu  un  signalé  service, 
en  me  rappelant  à  moi-même.  Vous  plairait  il  de  me  prêter  les 
mains  ,  pour  mener  à  bien  une  petite  aventure  ? 

—  Nous  sommes  à  vous ,  chevalier  ;  nous  connaissons  votre 
prudence  et  votre  courage.  Commandez  et  nous  obéirons.  Que 
voulez-vous  entreprendre  ? 

—  Un  enlèvement ,  messieurs. 

—  Cela  nous  convient.  Quel  jour  choisissez-vous  pour  le  coup 
de  main  ? 

—  Celui  qui  nous  éclaire  et  l'heure  présente. 


(1)  La  princesse  prenait  ce  surnom  à  cause  de  son  goût  pour  l'exer- 
cice du  cheval.  Son  véritable  nom  était  Geneviève. 


REVUE  DE  PARIS.  137 

—  Bon  cela  !  il  ne  faut  pas  remettre  au  lendemain  ;  et  com- 
ment allons-nous  faire? 

—  Pardieu  !  marcher  tout  droit  au  logis  de  Verlamont ,  mettre 
sa  femme  dans  un  carrosse ,  et  partir. 

—  C'est  admirable  ! 

Il  n'y  avait  pas  deux  heures  d'écoulées ,  quand  un  carrosse 
gris,  comme  étaient  tous  ceux  de  louage,  s'arrêta  devant  la 
maison  de  Vertamont.  Plénoches  et  les  trois  gentilshommes  en 
descendirent  et  traversèrent ,  d'un  pas  mesuré ,  les  cours  et  les 
vestibules.  M.  le  conseiller  les  vint  recevoir  en  haut  des  de- 
grés : 

—  Que  demandez-vous  ,  messieurs?  dit-il  en  avisant  son  en- 
nemi. Je  n'accepterai  point  de  duel  et  ne  connais  que  les  voies 
processives. 

—  II  ne  s'agit  pas  d'un  duel ,  monsieur  ,  répondit  le  cheva- 
lier. Je  viens  entretenir  un  instant  JI™"  Verlamont  en  votre  pré- 
sence j  il  faut  bien  que  je  vous  fasse  ma  visite  et  mes  compli- 
ments de  noce. 

—  Je  vous  en  dispense ,  monsieur. 

—  Et  oii  serait  la  civilité,  monsieur  Vertamont?  Votre  femme 
est  une  ancienne  connaissance  à  moi  j  je  lui  viens  faire  mon 
présent  de  mariage. 

—  Elle  n'en  a  que  faire. 

—  Pardonnez-moi ,  monsieur  ;  je  crois  qu'elle  l'acceptera  de 
bonne  grâce. 

Tout  en  parlant,  Plénoches  et  ses  amis  entrèrent  dans  un  sa- 
lon. Notre  héros  prit  la  clochette  et  appela  un  laquais  : 

—  Avertissez  M^^  Verlamont ,  dit-il ,  que  le  chevalier  de  Plé- 
noches l'altend  ici  avec  de  la  compagnie.  —  Ne  vous  effrayez 
point ,  monsieur  le  conseiller,  poursuivit-il,  ce  sont  peut-être 
des  adieux  éternels  que  je  vais  faire  à  votre  femme. 

—  Plaise  au  ciel  que  vous  disiez  vrai  !  mais  tout  ceci  res- 
semble furieusement  à  un  mauvais  tour. 

—  Eh  !  n'avez-vous  pas  les  voies  processives  de  voire  côté? 

—  Je  m'y  jetterai  à  tête  perdue,  si  vous  commettez  des  vio- 
lences ici  ;  je  vous  en  préviens. 

—  Ce  sera  parfaitement  fait,  monsieur  Vertamont. 

La  jeune  dame  entra  bienîôt.  Elle  était  pâle  de  visage ,  et  fort 
émue,  mais  aussi  belle  que  jamais. 


158  REVUE  DE  PARIS. 

—  Madame  ,  lui  dit  Pléiioches  ,  ayant  senti  qu'il  m'était  im- 
possible de  vivre  plus  longtemps  loin  de  vous  ,  je  viens  mettre 
ma  vie  en  vos  mains.  Je  vais  me  tuer  eu  sortant  d'ici ,  et  j'ai 
voulu  vous  dire  adieu  pour  la  dernière  fois  ,  avant  que  de  rendre 
l'âme.  J'ai  amené  trois  gentilshommes  de  mes  amis  pour  qu'ils 
entendent  mes  paroles  et  me  déclarent ,  par  toute  la  terre  ,  un 
imposteur  et  un  poltron  si  je  n'ai  accompli  mon  dessein  au  jour 
de  demain. 

—  Eh  quoi  !  s'écria  la  jeune  dame ,  voulez-vous  donc  empoi- 
sonner tout  le  reste  de  ma  vie  ?  Ne  savez-vous  pas  combien  je 
suis  à  plaindre  déjà,  sans  me  donner  encore  ce  dernier  coup  , 
plus  cruel  que  les  autres?  Si  vous  aviez  autant  d'amour  pour 
moi  ,  que  vous  l'assurez,  vous  craindriez  d'augmenter  mes  cha- 
grins. Monsieur  Plénoches ,  c'est  bien  mal  à  vous  de  m'eufoncer 
ainsi  le  poignard  dans  le  cœur. 

jjine  Vertamont  posa  les  mains  sur  son  visage  ,  pour  cacher 
des  pleurs,  dont  l'excès  dérange  toujours  les  plus  beaux  traits 
du  monde 5  mais  elle  n'en  pleurait  pas  moins  tout  de  bon,  car 
elle  aimait  tendrement  notre  héros. 

—  Il  n'y  a  plus  à  marchander,  madame,  reprit  Plénoches. 
Je  préfère  mille  fois  la  mort  à  l'état  où  je  suis.  Si  je  ne  dois 
plus  espérer  de  vous  posséder  ,  il  faut  que  je  mette  fin  à  mes 
supplices. 

—  Hélas  !  que  je  suis  malheureuse  !  dit  la  jeune  dame  avec 
des  sanglots. 

Vei  tamont  seul  ne  se  voulait  pas  attendrir  : 

—  Chevalier ,  dit-il ,  que  ne  vous  mettez-vous  au  couvent?  ce 
serait  bien  plus  sage. 

—  Il  est  vrai  que  vous  seriez  aussi  sûrement  débarrassé  de 
moi ,  mais  ce  n'est  pas  mon  compte.  Mes  ennuis  et  mon  déses- 
poir finiront  aujourd'hui  d'une  façon  ou  d'une  autre  j  c'est  un 
point  résolu. 

—  Le  méchant  !  l'ingrat!  disait  la  dame  j  l'ingrat ,  qui  me 
veut  abandonner  ! 

—  Il  n'est  plus  qu'un  moyen  de  ra'arrêter  ,  reprit  Plénoches  j 
vous  pouvez  encore  me  rendre  à  la  vie. 

—  Parlez,  chevalier  ;  je  donnerais  mes  jours  pour  sauver  les 
vôtres. 

—  Il  faut  partir   avec   moi.  Monsieur  le  conseiller ,  je 


REVUE  DE  PARIS.  139 

suis  mort  si  M"e  Vertamont  ne  vous  quitte  pour  me  suivre. 

—  Que  la  peste  soit  de  votre  moyen ,  chevalier  !  crevez  plutôt 
dix  raille  fois. 

—  Je  le  ferai,  si  madame  est  aussi  inflexible  que  vous. 

—  Ce  que  vous  demandez  est-il  possible?  dit  la  dame. 

—  Rien  n'est  plus  aisé.  J'ai  un  carrosse  en  bas  ;  donnez-moi 
votre  bras  et  partons,  laissez  cet  homme  que  vous  n'aimez 
point ,  et  qui  vous  rend  malheureuse ,  pour  venir  avec  un  amant 
qui  vous  adore.  La  chose  est  simple  et  naturelle. 

—  Vous  n'êtes  pas  dans  votre  bon  sens,  dit  la  dame. 

—  Allons,  mes  amis  ,  reprit  Plénoches ,  je  vois  bien  qu'il  me 
faut  mourir  à  l'instant  ;  ce  sera  fait  dans  une  minute. 

II  se  tourna  vers  la  porte. 

—  Arrêtez!  ditM^e  Vertamont;  n'est-il  donc  plus  possible  de 
vous  rendre  la  raison  ?  écoutez-moi  encore, 

—  Je  n'écoute  plus  rien. 

La  jeune  dame  témoigna  ,  par  tous  les  signes  de  la  douleur  , 
les  combats  qu'elle  éprouvait  en  son  âme  ;  mais ,  voyant  que  son 
amant  allait  périr  infailliblement ,  elle  courut  au  chevalier  et  , 
lui  prenant  le  bras  ,  elle  s'écria  : 

— -  Puisque  vous  voulez  que  je  me  perde  pour  vous  conserver  , 
soyez  satisfait  :  je  vous  suis. 

Ayant  ainsi  annoncé,  par  cette  belle  antithèse  ,  que  la  passion 
l'emportait  sur  les  scrupules  ,  M™«  Vertamont  disparut  avec 
notre  héros.  Le  mari  voulut  se  jeter  au-devant  d'elle  ,  mais  les 
trois  gentilshommes  se  placèrent  contre  la  porte,  et  le  retinrent 
par  force. 

Au  bout  d'une  heure,  la  carrosse  était  déjà  loin  sur  le  chemin 
de  Coulommiers  ,  accompagné  par  les  amis  de  Plénoches  qui 
l'avaient  rejoint  à  cheval. 


VIII. 


Tribulations  de  M.  Vertamont.  —  Le  bruit  arrive  aux  oreilles  d'un 
grand  roi.  —  Désespoir  amoureux. 

Les  infortunes  de  notre  héros  et  les  airs  languissants  de  M'""  la 
conseillère  étaient  assez  connus  dans  la  bourgeoisie.  Tout  le 


liO  REVUE  DE  PARIS, 

monde  s'intéressait  i^  ces  jeunes  gens  qui  s'en  allaient  mourant 
d'amour  l'un  pour  l'autre.  Après  la  fuite  de  sa  femme  ,  notre 
mari  courut  dans  la  ville  comme  un  insensé ,  demandant  jus- 
tice à  ceux  qu'il  rencontrait  et  poussant  les  hauts  cris.  M.  Palru 
fut  le  premier  qu'il  trouva  sur  son  chemin. 

—  Ne  vous  affligez  pas  trop  pour  une  simple  paire  de  cornes  , 
lui  dit  l'avocat  :  ce  n'est  point  un  sujet  à  se  tourner  le  sang.  Je 
connais  des  époux  qui  en  portent  de  plus  longues  que  les  vôtres 
et  qui  n'en  vivent  que  mieux.  Si  vous  faites  du  bruit ,  ou  saura 
votre  accident  et  on  en  rira. 

—  Je  me  moque  des  rires  ,  s'écriait  Vertamont.  11  me  faut  jus- 
lice  et  qu'on  me  pende  mon  ravisseur  ,  ou  je  crierai  par-dessus 
les  toits, 

La  seconde  personne  que  le  conseiller  rencontra  était  une 
bonne  dame  qui  lisait  fort  son  Scudéry  et  qui  avait  du 
roman. 

—  Ces  pauvres  enfants  !  dit-elle  en  écoutant  les  discours  du 
mari  ;  les  voilA  donc  unis  ,  après  bien  des  douleurs  !  Laissez-les 
en  paix ,  monsieur  ,  et  ne  leur  allez  point  faire  de  mal. 

Vertamont ,  furieux  de  ne  trouver  pas  dans  les  autres  plus 
de  sympathie  pour  ses  infortunes  ,  marcha  tout  droit  chez  son 
beau-père. 

—  Vous  m'avez  donné  une  belle  pécore  de  femme  !  lui  dil-il 
ne  s'est-elle  pas  enfuie  de  chez  moi  ce  malin? 

—  Enfuie?  répondit  M.  Quatre-Sous,  La  chose  est  grave.  Il 
faut  que  vous  l'ayez  maltraitée. 

—  Point  !  c'est  pour  aller  avec  son  chevalier  Plénoches. 

—  On  l'aura  enlevée  malgré  elle. 

—  Je  vous  dis  qu'elle  est  partie  avec  le  pendard  volontaire- 
ment sous  mes  yeux. 

—  C'est  impossible  !  vous  l'auriez  retenue. 

—  Oui ,  si  trois  vauriens  de  gentilshommes  ne  m'eussent  ar- 
rêté. 

—  C'est  donc  contre  son  gré  qu'elle  est  partie? 

—  Volontairement,  vous  dis-je  ;  en  plein  jour,  à  midi ,  en  car- 
rosse de  louage,  à  ma  barbe  ,  au  vu  de  mes  gens  et  de  tout  le 
quartier. 

--  Un  enlèvement  ne  s'est  jamais  fait  ainsi  ,  monsieur  Verta- 
mont. 


REVUE  DE  PARIS,  111 

—  C'est  la  première  fois  ,  j'en  demeure  d'accord  j  mais  enfin 
cela  esl  comme  je  vous  le  dis. 

—  Votre  histoire  n'a  pas  d'apparence  ,  mon  gendre;  je  ne 
saurais  y  croire. 

—  Que  la  fièvre  vous  étrangle  !  je  m'amuserais  donc  à  in- 
venter que  je  suis  trompé  ,  joué  sous  la  jambe  et  traité  comme 
George  Dandin  ?  Si  vous  ne  me  croyez  point ,  venez  à  mon  lo- 
gis et  trouvez-y  votre  fille  ;  je  vous  en  défie.  , 

—  Elle  doit  y  être,  mon  gendre.  Elle  n'en  serait  point  partie 
sans  me  demander  avis. 

—  Parle  diable  !  ceci  passe  les  mesures.  Vous  êtes  un  vieux  fou. 

—  Holà  !  n'est-ce  pas  vous  plutôt  qui  avez  la  tète  dérangée  ? 
Allez  vous  êtes  un  sot.  Vous  ne  méritiez  point  d'épouser  une 
femme  comme  la  vôtre  ,  et  si  elle  vient  à  vous  tromper  ,  ce  sera 
bien  fait. 

—  Ah  !  que  ne  puis-je  vous  la  rendre ,  la  vilaine  ! 

—  Oui-da  !  et  la  dot  avec  ,  je  pense  ? 

A  ces  mots ,  Vertamont  reprit  le  sens  et  devint  plus  tranquille. 
L'idée  des  cent  mille  livres  qu'il  avait  reçues  lui  donna  au  moins 
du  souriant  à  l'imagination  au  milieu  de  ses  traverses.  Une 
femme  coûte  de  l'argent  par  les  nippes  qu'il  lui  faut  donner  et 
le  train  de  maison  dont  elle  a  besoin.  Notre  avare  se  sentit  un 
peu  remis  de  son  trouble  en  songeant  que  l'économie  venait  eu 
balance  avec  son  veuvage.  Cependant ,  son  humeur  étant  colé- 
rique ,  il  souhaitait  fort  la  vengeance  et  ce  penchant  combattit 
en  son  âme  avec  l'avarice. 

M.  Quatre- Sous  finit  par  comprendre  que  sa  fille  avait  bel  et 
bien  abandonné  Vertamont;  son  orgueil  de  gentilhomme  bour- 
geois jeta  feu  et  flammes.  Il  assembla  ses  parents  et  ses  amis  du 
parlement  et  de  la  cour  des  comptes  ;  il  leur  exposa  le  dommage 
fait  à  son  nom  ,  et  que  l'insulte  devait  rejaillir  sur  le  corps  de 
la  magistrature.  De  son  côté  ,  Vertamont  poussait  tant  de  cla- 
meurs qu'on  l'écoutait  par  force.  Ces  deux  passions  s'enlr'aidant 
l'une  Paulre ,  toutes  les  robes  de  Paris  commencèrent  à  s'émou- 
voir. Une  réunion  de  mines  austères  eut  lieu  chez  le  président 
Lenoir ,  de  la  cour  des  aides.  On  y  résolut  qu'il  y  aurait  une 
plainte  et  un  procès  instruit ,  et  qu'on  irait  jusqu'au  pied  du 
trône ,  s'il  le  fallait ,  pour  obtenir  que  le  ravisseur  fût  mis  aux 
mains  de  la  justice. 

10  13 


142  REVUE  I»E  PARIS. 

Tandis  que  l'orage  s'amassait  ainsi,  M.  de  Longueville  ,  en 
voyant  arriver  chez  lui  nos  am;ints  tout  palpitants  de  joie  et  de 
craintes,  tomba  dans  un  véritable  embarras.  Ce  prince,  qui  d'ail- 
leurs aimait  Plénoches,  avait  ri  des  amours  du  chevalit'r  à  cause 
du  plaisir  qu'y  prenait  sa  fille  ,  mais  il  était  loin  de  croire  que 
notre  héros  fût  capable  d'enlever  une  femme  par  violence  et  de 
l'amener  à  Couloramiers.  Il  trouva  la  chose  étrange  et  Pléno- 
ches indiscret. 

—  Comment,  disait-il  à  la  princesse,  ce  garçon  a-t-il  pu  faire 
une  pareille  folie?  Il  me  met  dans  une  alternative  fâcheuse, 
ou  de  le  livrer  à  ses  juges,  ou  de  me  compromettre  pour  le 
sauver. 

Peut-être  le  chevalier  eût-il  perdu  cette  puissante  protection 
sans  Mi'e  de  Longueville,  qui  mil  tout  en  œuvre  pour  remonter 
son  altesse.  Il  fut  décidé  que  Plénoches  se  cacherait  dans  une 
maisonnette  ,  en  attendant  qu'on  essayât  d'apaiser  ses  ennemis  j 
mais  le  prince  déclara  que  si  M.  Vertamont  redemandait  sa 
femme,  il  fallait  qu'on  la  lui  rendit. 

—  Du  moins,  disait  la  princesse,  nos  amants  auront  quelques 
semaines  à  vivre  ensemble  le  plus  doucement  du  monde. 

On  reçut  bientôt  l'avis  à  Coulommiers  du  grand  bruit  que 
menaient  les  Oualre-Sous  à  Paris.  La  saison  tournait  au  froid 
elles  feuilles  commençaient  à  tomber  des  arbres,  lorsque  le 
duc  revint  à  la  cour  en  laissant  Plénoches  dans  sa  relr.iite. 

Le  roi  était  alors  à  Saint-Germain  et  au  plus  avant  de  sa 
liaison  avec  M"e  de  La  Vallière.  Selon  la  mode  des  personnes  qui 
logent  l'amour  en  leur  cœur  ,  le  jeune  monarque  avait  de  l'in- 
dulgence pour  les  faiblesses  pareilles  à  la  sienne  ;  mais  la 
reine  mère  et  sa  bru  ,  qui  étaient  dévotes  et  qui  murmuraient 
sur  les  dérangements  de  Sa  Majesté,  formaient  un  parti  dans 
lequel  étaient  les  vieux  conseillers ,  les  prélats  et  les  gens  de 
l'ancienne  cour. 

Louis  XIV  ne  voyait  sa  favorite  que  chez  elle,  dans  le  secret, 
en  compagnie  de  quelques  amis  intimes  et  des  beaux  esprits  ; 
mais  comme  les  rois  ont  le  malheur  de  ne  pouvoir  cacher  rien 
de  leurs  actions,  tout  le  monde  savait  bien  qu'il  y  avait  une 
passion  sous  ce  jeu.  La  cabale  des  deux  reines  prenait  des  airs 
plus  affligés  à  mesure  que  l'amour  du  roi  s'en  allait  croissant. 
Le  moyen  était  maladroit  pour  détourner  ce  prince  de  la  favo- 


REVUE  DE  PARIS.  143 

rite,  car  Louis  XIV  craignait  l'ennui  et  ne  pouvait  souffrir  les 
mines  maussades. 

Un  beau  jour,  qu'on  reçut  à  Saint-Germain  des  gens  de  robe, 
l'affaire  de  Pléuoches  y  fut  contée.  M.  de  Longueville,  en  arri- 
vant au  petit  jeu  de  la  reine,  reçut  ce  mauvais  compliment  : 

—  Il  paraît,  mon  cousin,  (jue  votre  château  de  Coulommiers 
est  devenu  maison  de  femmes  débauchées  ? 

—  Comment  l'entend  Votre  Majesté  ?  demanda  le  duc. 

—  On  m'a  dit  qu'un  de  vos  gentilshommes  s'y  est  réfugié  avec 
une  personne  qu'il  a  enlevée.  Je  ferai  compliment  au  roi  du  bel 
exemple  que  donne  la  noblesse  française.  En  Espagne,  le  coupa- 
ble d'un  tel  crime  eût  été  déjà  mis  en  jugement,  et  les  grands 
ne  lui  eussent  point  donné  asile. 

—  Ici,  madame,  répondit  le  duc  en  rougissant,  on  secourt 
les  malheureux  et  on  a  pitié  des  imprudents.  On  ne  livre  point  à 
la  justice  un  pauvre  diable  que  la  passion  a  égaré.  C'est  le 
métier  des  recors  et  de  la  police  d'arrêter  les  coupables  ;  le 
nôtre  est  de  ne  refuser  à  personne  assistance  et  hospitalité. 
Reste  à  connaître  lequel  vaut  mieux,  d'un  Espagnol  ou  d'un 
Français. 

—  Les  imprudents  et  les  coupables  ne  le  seraient  point  si  les 
princes  ne  les  encourageaient  à  le  devenir  ;  mais  je  sais,  mon 
cousin,  que  vous  êtes  le  champion  des  ravisseurs  de  femmes. 

En  eiTet,  M.  de  Longueville  avait  eu  déjà  dans  sa  maison  un 
homme  accusé  de  rapt.  La  rencontre  était  malheureuse,  et 
quand  le  duc  rentra  chez  lui,  mademoiselle  sa  fille  le  vit  fort 
troublé  par  l'apostrophe  de  la  reine.  D'un  autre  côté,  le  roi  fut 
informé  du  scandale  qui  se  menait  parmi  les  gens  de  robe  ,  et 
de  l'agitation  oii  ils  étaient.  Louis  XIV,  au  milieu  de  ses  fai- 
blesses, avait  en  vénération  la  justice  et  les  bonnes  mœurs.  Il 
fut  affligé  du  bruit  causé  par  cette  histoire,  car  il  eût  désiré  que 
la  cour  fût  plus  sage  que  lui-même.  Heureusement  il  apprit  la 
chose  dans  les  conversations  avec  ses  amis  et  de  la  bouche  de 
M.  de  Lauzun,  qu'il  aimait  fort  alors.  Le  favori  conta  plaisam- 
ment comment  Plénoches  avait  exécuté  le  coup;  il  peignil 
Vertamont  avec  les  couleurs  du  ridicule  qu'il  maniait  admirable- 
ment. Sa  Majesté  ne  put  se  défendre  de  rire  dans  le  particulier  ; 
mais  c'eût  été  différent  en  public,  si  M.  de  Longueville  n'eût  eu 
le  bon  esprit  d'arriver  le  premier  au  lever  du  lendemain. 


144  REVUE  DE  PARIS. 

Le  duc  se  vil  accueilli  avec  froideur.  M.  de  Lauzun,  qui  était 
présent,  lui  vint  présenter  ses  respects,  comme  s'il  n'eût  pas  été 
menacé  d'une  querelle,  et  lui  dit  à  l'oreille  de  tâcher  à  tourner  la 
conversation  au  badinage.  Le  roi  était  embarrassé ,  parce  que 
M.  de  Longueville  ayant  rang  de  prince  du  sang  par  alliance,  et 
Monsieur  étant  alors  ù  Saint-Cloud,  c'était  à  lui  de  présenter  la 
chemise.  On  a  mauvaise  grâce  à  gronder  une  personne  qui  vous 
rend  ses  services  d'aussi  près.  Sa  Majesté  voulut  attendre  pour 
entrer  en  colère,  qu'elle  fût  habillée  entièrement. 

11  ne  restait  plus  à  mettre  que  l'épée;  le  gentilhomme  de  la 
chambre  l'allait  offrir,  quand  M.  de  Lauzuii,  poussant  le  duc 
par  le  coude,  lui  fit  signe  d'en  regarder  le  nœud.  M.  de  Longue- 
ville  reconnut  sur  ce  nœud  un  bouquet  d'éméraudes  que  la  maî- 
tresse du  roi  avait  porté  la  veille. 

—  Voilà,  dit-il  en  saisissant  l'à-propos,  un  nœud  d'épée  d'un 
goût  incomparable.  Ce  n'est  point,  je  gage,  un  marchand  qui  a 
fait  cela,  mais  quelque  fée  avec  des  doigts  mignons. 

—  Moi,  je  gage  que  vous  vous  trompez,  dit  Lauzun  en  sou- 
riant avec  Sa  Majesté  d'un  air  un.  Il  n'j'  a  ,  au  contraire  qu'ua 
marchand  habitué  au  métier  qui  puisse  atteindre  à  la  perfection. 
Je  tiens  la  gageure.  De  combien  la  voulez-vous  faire? 

—  De  cent  louis. 

—  J'y  consens ,  si  toutefois  Sa  Majesté  permet  qu'on  lui 
adresse  une  question. 

—  Je  le  permets,  dit  le  roi.  Vous  avez  perdu,  Lauzun  ;  ce 
nœud  n'est  pas  l'ouvrage  d'un  marchand. 

Lauzun  se  mit  à  rire  en  homme  qui  savait  d'avance  comment 
finirait  la  gageure,  et  qu'il  n'y  pouvait  que  gagner. 

—  Vous  croyez  peut-être  ,  reprit  le  roi,  que  vous  me  divertis- 
sez avec  vos  rires?  Sachez,  au  contraire,  que  vous  êtes  un 
fâcheux  dans  cet  instant,  car  j'avais  envie  de  quereller  M.  de 
Longueville. 

—  Ce  sont  des  baladins,  répondit  Lauzun  hardiment,  ceux  qui 
rient  quand  ils  n'en  ont  point  envie  ;  pour  moi,  cela  ne  m'arrive 
jamais. 

—  Mon  cousin,  ajouta  le  roi,  vous  avez  une  méchante  affaire 
sur  les  bras. 

—  C'est  vrai ,  sire .  répondit  le  duc.  Je  donne  asile  à  un  pauvre 
et  bon  gentilhomme  qui  a  commis  une  faute  par  excès  d'amour. 


REVUE  DE  PARIS.  145 

—  Oler  une  femme  à  son  mari  et  à  sa  famille,  c'est  un  crime 
à  punir  sévèrement.  Il  faut  que  justice  se  fasse. 

—  Si  Votre  Majesté  connaissait  ce  roman  aussi  bien  que  moi, 
elle  serait  peut-être  disposée  à  l'indulgence.  Les  deux  amants 
sont  pleins  d'aimables  qualités. 

—  Ce  n'est  point  une  raison  pour  donner  de  mauvais  exem- 
ples. Quoi  !  monsieur,  lorsque  des  rois  en  sont  réduits  à  prendre 
mille  précautions  pour  caclier  une  intrigue  amoureuse ,  de 
petits  gentilshommes  s'en  iraient  braver  les  lois,  le  front  haut? 

—  Les  rois  sont  heureux  dans  leurs  amours,  sire,  tandis  que 
le  pauvre  gentilhomme  allait  mourir  de  douleur,  s'il  n'eût  cédé 
à  sa  folie. 

—  Votre  histoire  a  donc  bien  de  l'extraordinaire? 

M.  de  Longueville,  voyant  la  curiosité  du  roi,  lui  raconta 
brièvement  les  traverses  de  Plénoches,  la  morgue  de  M.  Quatre- 
Sous,  la  cupidité  de  Vertamont  et  les  supercheries  qui  avaient 
amené  le  mariage.  Sa  Majesté  prit  goût  au  récit,  et  demanda 
plus  de  détails.  Finalement,  sa  colère  tomba,  et,  au  lieu  de  vou- 
loir la  punition  de  Plénoches,  le  roi  témoigna  le  désir  que  les 
choses  fussent  accommodées  à  l'amiable. 

—  Il  faut  avouer,  dit-il,  que  la  promesse  de  mariage  et  les 
dommages-intérêts  accordés  à  ce  jeune  homme  établissent 
l'ancienneté  de  sa  passion  et  l'imprudence  des  parents.  Cepen- 
dant, comme  les  droits  d'un  mari  sont  sacrés  (1),  je  veux  qu'on 
arrange  ainsi  l'affaire  :  ce  Vertamont  reprendra  sa  femme,  et 
renoncera  au  procès,  pourvu  que  le  jeune  homme  lui  rende  les 
quatre  raille  livres  données  par  les  arbitres.  J'en  ferai  parler  aux 
Quatre-Sous  par  M.  le  premier  président. 

Lorsqu'il  porta  celle  heureuse  nouvelle  à  sa  fille,  M.  de  Lon- 
gueville fut  étonné  de  voir  qu'elle  n'en  avait  pas  une  grande 
joie. 

—  Songez-donc,  lui  disait-il,  que  Plénoches  échappe  ainsi  à 
une  ruine  complète,  sinon  à  la  morl. 

—  Vous  avez  raison,  répondait-elle;  mais  une  nouvelle  sépa- 
ration nous  fera  tous  mourir  de  chagrin.  Ce  que  je  vois  de  bon 


(1)  Sa  Majesté  u' avait  pas  encore  eu  ses  querelles  avec  M.  de  Mon- 
tespan. 

13. 


146  REVUE  DE  PARIS. 

à  cet  accomniodemenl,  c'(  si  que  nos  amants  ont  encore  du  répit 
pour  vivre  ensemble  le  i)ius  doucement  du  monde. 

Les  lenteurs  des  affaires,  si  déplorables  communément,  pro- 
curèrent cette  fois  à  Plénoches  les  plus  beaux  moments  de  sa 
vie.  Les  intérêts  de  notre  héros  furent  défendus  avec  chaleur 
par  M.  de  Longueville  qui  était  ferme  de  caractère,  et  qui  eût 
regardé  comme  une  lâcheté  d'abandonner  un  ami  dans  l'infor- 
tune. Ce  prince  n'avait  de  faiblesses  que  pour  sa  tille,  et  c'était 
elle  qui  l'engageait,  sous  main,  à  élever  des  chicanes,  afin  de 
prolonger  le  séjour  de  son  favori  à  Coulommiers.  Deux  mois 
s'écoulèrent  en  visites  et  en  discours,  pendant  lesquels,  comme 
le  disait  cette  charmante  princesse,  nos  amants  vécurent  le  plus 
doucement  du  monde;  mais,  toutes  choses  ayant  une  ûa,  l'ac- 
commodement s'acheva  selon  les  désirs  du  roi. 

Plénoches ,  retiré  avec  sa  maîtresse  dans  une  maisonnette, 
avait  le  bon  esprit  de  goiiler  les  délices  de  chaque  jour,  comme 
si  son  bonheur  eiit  dû  être  éternel.  Quand  des  amoureux  reçoi- 
vent de  ces  grandes  faveurs  du  ciel ,  ils  l'en  remercient  volon- 
tiers, en  s'imaginant  que  désormais  la  céleste  protection  les 
tient  à  l'abri  de  toute  peine.  Cette  confiance  démontre  assez  que 
les  heureux  ont  l'âme  bonne,  elles  dieux  sont  bien  cruels  de 
n'en  point  tenir  plus  de  compte  qu'ils  ne  le  font. 

Un  soir ,  nos  amants  étaient  assis  auprès  d'une  fenêtre. 
M"e  Qualre-Sous  regardait  le  soleil  d'automne  qui  s'en  allait 
expirant  dans  le  fond  des  bois,  et  Plénoches,  la  tête  posée  sur  le 
giron  de  sa  maîtresse,  pensait  à  part  lui  qu'il  n'était  rien  d'aussi 
beau  que  les  yeux  où  il  se  mirait  dans  cet  instant.  Ils  tressailli- 
rent tous  deux  à  la  fois,  lorsqu'ils  entendirent  un  grand  bruit 
de  chevaux  qui  galopaient  sur  les  feuilles,  et  troublaient  le 
silence  de  la  forêt.  Un  carrosse,  bien  escorté,  s'arrêta  devant  la 
maisonnette. 

—  JNous  sommes  perdus  !  s'écria  M™^  Vertamont  j  voici  qu'on 
me  vient  chercher. 

—  Ne  dites  point  cela,  répondit  Plénoches  ;  il  faudra  qu'on  me 
lue  avant  que  je  vous  laisse  aller. 

Le  chevalier  courut  à  ses  armes. 

—  Je  savais  bien  ,  dit  M.  de  Longueville  en  entrant,  que  je 
faisais  prudemment  de  venir  ici  en  personne.  Laissez  vos  pistolets, 
mon  pauvre  Plénoches  ;  ma  parole  est  donnée  que  je  ramènerai 


REVUE  DE  PARIS.  147 

madame  à  Paris.  Vous  ne  voudrez  pas,  après  ce  que  j'ai  fait, 
me  mellre  eu  mauvaise  posilion.  Tenez-vous  pour  heureux  de 
n'avoir  point  à  payer  plus  chèrement  votre  algarade. 

Plénoches  laissa  choir  ses  armes,  et  l'excès  de  la  douleur  lui 
ôtant  la  paiole,  il  tendit  ses  hras  à  sa  maîtresse  ,  où  M'"''  Verta- 
mont  se  jeta  toute  en  pleurs. 

—  Hélas!  monsieur  le  duc,  dit  la  jeune  dame,  vous  n'avez 
point  songé  à  une  chose  qui  rendra  les  arrangements  superflus. 

—  Quelle  chose  ?  demanda  le  prince. 

—  C'est  que  je  n'ai  pas  six  mois  à  vivre,  une  fois  que  je  serai 
rentrée  chez  mon  mari. 

—  On  ne  meurt  point  ainsi ,  madame.  Reprenez  courage  et 
mettons-nous  en  chemin. 

Nos  amants  s'embrassèrent  encore  et  montèrent  dans  le  car- 
rosse de  son  altesse.  Le  prince  était  si  touché  de  leur  chagrin 
qu'il  leur  eiit  de  grand  cœur  donné  la  volée  ,  comme  à  des 
oiseaux^  s'il  n'eût  été  lié  d'honneur.  Plénoches,  étourdi  par  ce 
coup  du  sort ,  comme  s'il  ne  l'eût  point  prévu ,  ne  sentit  (ont 
son  mal  qu'en  voyant  les  murs  de  la  ville.  Une  fois  persuadé 
qu'il  n'était  plus  en  son  pouvoir  aucun  moyen  de  résister  à  son 
malheur,  il  fit  ce  qui  arrive  souvent  aux  tempéraments  mélan- 
coliques, il  baissa  la  tète  et  demeura  écrasé  par  son  désespoir. 


IX. 


Conclusion  des  amours.  —  Mort  de  Mlle  Quatre-Sous  et  de  la  princesse. 
—  Fin  bizarre  de  notre  héros. 


M.  de  Longueville,  pensant  que  la  séparation  dernière  de  nos 
amants  ne  pouvait  manquer  de  leur  déchirer  le  cœur,  éloigna 
Plénoches  sous  un  prétexte,  et  partit  avec  la  jeune  dame  pour  le 
logis  de  Verlamont. 

—  Monsieur,  dit-il  au  mari,  cet  accommodement  s'étant  fait 
par  ordre  du  roi ,  c'est  au  nom  de  Sa  Majesté,  qu'en  vous  ren- 
dant votre  femme ,  je  vous  conjure  de  la  bien  traiter.  Si  elle 
vous  a  manqué ,  vous  n'êtes  pas  non  plus  exempt  de  tout  re- 
proche. Que  SCS  fautes  et  les  vôtres  soient  donc  oubliées ,  et 


148  REVUE  DE  PARIS. 

vivez  avec  elle  en  honnête  mari  comme  s'il  n'était  rien  arrivé. 

Vertamont  assura  qu'il  pardonnait  les  injures  qu'il  avait 
reçues  :  les  larmes  de  la  jeune  dame  furent  mises  sur  le  compte 
de  son  repentir;  mais  le  duc  assura,  au  retour  de  cette  visite, 
que  le  mari  avait  fait  une  méchante  grimace  qui  ne  présageait 
rien  de  hon. 

Personne  n'a  jamais  su  comment  les  choses  s'étaient  passées 
entre  les  époux  dans  leur  tète-à-tète  après  la  sortie  du  prince. 
Le  troisième  jour  de  l'accommodement ,  un  voisin  ,  qui  était  allé 
voir  notre  héroïne,  revint  en  disant  que  la  pauvre  dame  avait 
déclaré  ne  pouvoir  supporter  sa  triste  position.  Vers  le  midi,  en 
quittant  la  table  ,  M™°  la  conseillère  fut  prise  de  douleurs  à 
l'estomac  qui  la  faisaient  beaucoup  souffrir.  On  appela  un 
médecin  qui  reconnut  les  effets  du  poison.  En  moins  de  six 
heures,  le  mal  résistant  à  tous  les  remèdes,  cette  infortunée 
personne  rendit  l'âme  sans  avoir  rien  dit  que  ces  paroles  sinis- 
tres : 

—  Je  vais  donc  cesser  d'être  malheureuse  ! 

Les  commères  du  quartier  ne  manquèrent  pas  de  faire  une 
rumeur,  et  de  crier  que  M.  le  conseiller  avait  empoisonné  sa 
femme  ;  mais  il  fut  prouvé  par  le  témoignage  des  valets  que 
jlmc  Vertamont  s'était  donné  la  mort.  On  l'avait  vue  tirer  de  sa 
pochette  une  poudre  blanche  qu'elle  avait  mangée  en  guise  de 
sel  et  qu'on  présuma  être  du  sublimé. 

C'en  était  fait  de  Plénoches  si  par  bonheur  M"e  de  Longue- 
ville  ne  se  fût  trouvée  à  Paris  quand  arriva  cet  événement.  La 
princesse  devina  que  notre  héros  ne  voudrait  point  survivre  à 
sa  maîtresse.  Elle  l'envoya  aussitôt  prier  de  venir  chez  elle, 
avant  que  de  rien  résoudre, 

—  Chevalier,  lui  dit  -elle,  je  vais  connaître,  dans  cette  grande 
occasion,  jusqu'où  peut  aller  votre  amitié  pour  moi  et  combien 
elle  a  de  vivacité.  Je  ne  doute  point  que  vous  n'ayez  dessein  de 
vous  tuer.  Si  vous  ne  craignez  pas  de  me  causer  un  chagrin 
qui  me  fera  beaucoup  de  mal ,  et  dont  il  me  faudra  bien  du 
temps  pour  me  remettre,  accomplissez  votre  projet,  je  ne  vous 
arrêterai  plus.  Si,  au  contraire  ,  vous  avez  partagé  l'amitié  que 
je  vous  accoide,  vous  serez  retenu  par  la  crainte  de  me  faire  une 
peine  qui  serait  peut-être  la  plus  grande  de  ma  vie.  C'est  moi 
qui  ai  tout  mis  en  oeuvre  pour  amener  cet  amour  entre  vous  et 


REVUE  DE  PARIS.  149 

votre  maîtresse,  et  je  ne  m'en  consolerai  jamais  s'il  faut  que  je 
vous  aie  donné  la  mort  à  tous  deux.  Vous  sentez-vous  assez  de 
courage  ,  et  m'aimez-vous  assez  pour  vivre  encore  après  tant 
de  maux?  Je  vous  en  aurai  de  la  reconnaissance.  Vous  aviez  eu 
raison  de  compter  que  l'amour  vous  devait  rendre  heureux, 
puisque  c'est,  dit-on,  ce  qu'il  y  a  de  plus  doux  au  monde  ;  mais 
puisqu'il  ne  vous  est  plus  possible  d'espérer  rien  de  cette  pas- 
sion, l'amitié  vous  peut  encore  procurer  des  jours  d'un  bonheur 
sans  agitation.  La  mienne  s'augmentera  par  le  besoin  que  vous 
en  aurez,  et  je  vous  l'accorderai  égale  à  celle  d'une  sœur,  au- 
tant que  le  permettra  l'espace  que  la  naissance  a  mis  entre 
nous.  Lorsque  je  serai  mariée,  je  vous  prendrai  pour  mon  che- 
valier d'honneur;  vous  ne  me  quitterez  plus,  et  nous  vieillirons 
auprès  l'un  de  l'autre  en  parlant  souvent  ensemble  de  vos  cha- 
grins et  du  beau  temps  de  vos  amours. 

Pour  une  personne  aussi  jeune  qu'elle  l'était,  la  princesse 
montrait  la  connaissance  qu'elle  avait  du  cœur  de  l'homme  en 
disant  à  Plénoches  qu'il  ne  pouvait  plus  songer  à  être  heureux 
par  l'amour.  Notre  héros  se  fût  indigné  d'un  langage  différent, 
et  n'eût  pas  manqué  de  tenir  ferme  dans  ses  mauvais  desseins 
pour  prouver  qu'on  ne  savait  pas  l'étendue  de  sa  douleur.  La 
pensée  d'être  fidèle  à  la  mémoire  de  M''»  Quatre-Sous  et  de 
n'aimer  jamais  d'autre  femme  lui  parut  agréable.  11  lui  sembla 
doux  d'être  un  exemple  de  constance  et  de  n'avoir  plus  en  son 
cœur  d'autres  sentiments  qu'une  douleur  sans  remède  et  une 
pure  amitié  pour  la  princesse.  Il  promit  à  M"o  de  Longueville  de 
vivre  pour  la  servir  et  ne  la  plus  quitter.  11  tint  parole;  mais  un 
homme  est  fort  à  plaindre  quand  il  a  éprouvé  de  grands  maux 
en  sa  jeunesse  ,  car  il  n'est  pas  de  raison  pour  que  cela  lui 
épargne  les  traverses  des  autres  âges.  Notre  héros  n'était  pas  au 
bout  de  ses  malheurs. 

Comme  Plénoches  atteignit  trente  ans  pendant  les  aventures 
dont  nous  avons  parlé,  M.  de  Longueville,  qui  l'aimait  davan- 
tage à  mesure  qu'il  le  connaissait  mieux,  lui  offrit  de  le  marier 
à  quelque  riche  personne  de  la  cour.  Le  chevalier  n'y  voulut 
rien  entendre;  et  quand  son  altesse  le  grondait  obligeamment 
de  son  obstination,  il  répondait  : 

—  Que  voulez-vous,  monseigneur?  je  ne  puis  plus  ressentir 
d'amour.  Il  y  a  en  moi  quelque  chose  de  ce  côté  qui  a  perdu  la  vie. 


150         .  REVUE  DE  PARIS. 

Je  ne  suis  plus  bon  que  pour  servir  votre  altesse  et  ses  enfants. 

Et  en  vérité  il  ne  quittait  la  petite  princesse  non  plus  que  s'il 
eût  été  son  ombre.  Le  lecteur  se  doit  rappeler  quelle  part  ex- 
trême M"e  de  Longuevilie  avait  prise  aux  amours  de  Plénoehes, 
jusque-là  que  sa  joie  ou  sa  tristesse  étaient  selon  que  ces  amours 
allaient  bien  ou  mal.  Notre  héros  lui  rendit  la  pareille  quand 
lui  vinrent  les  premiers  troubles  de  son  jeune  cœur.  Tout  ex- 
cellent qu'était  le  duc,  il  avait  sur  le  mariage  des  idées  de  père, 
et  c'est  chose  commune  que  celles  des  enfants  soient  différentes. 
Bien  que  la  princesse  ne  fût  point  encore  en  état  de  prendre  un 
mari,  à  cause  de  sa  santé  qui  était  fort  chancelante,  plusieurs 
grands  seigneurs  demandèrent  sa  main  à  l'avance.  La  petite  al- 
tesse avait  sans  doute  une  inclination  qu'elle  tenait  secrète,  car 
elle  ne  trouvait  personne  à  son  goût.  11  en  arriva  des  querelles 
entre  elle  et  son  père,  dont  Plénoehes  eut  du  souci.  Deux  an- 
nées s'écoulèrent  au  milieu  de  ces  débats.  Enfin  tout  semblait 
près  de  s'accommoder  à  la  satisfaction  de  chacun  ,  lorsqu'une 
fièvre  ardente  enleva  M"e  de  Longuevilie  à  tant  de  gens  qui  l'a- 
vaient en  adoration.  Ce  fut  une  douleur  générale  à  la  cour  et 
une  blessure  profonde  au  cœur  de  Plénoehes.  La  princesse  l'avait 
fait  venir  auprès  de  son  lit  avant  que  de  prendre  les  sacrements, 
pour  lui  dire  ces  mots  : 

—  Chevalier,  vous  allez  avoir  dans  un  autre  monde  les  deux 
personnes  qui  vous  étaient  le  plus  chères,  votre  maîtresse  et 
votre  meilleure  amie.  Prenez  patience  en  attendant  que  vous 
veniez  à  nous.  Je  rendrai  bon  compte  à  M'i"?  Quatre-Sous  de  la 
fr.çon  dont  vous  avez  gardé  son  souvenir.  Afin  que  vous  songiez 
aussi  à  moi,  et  que  vous  ayez  pour  cela  toute  liberté,  je  vous 
laissa'  cent  mille  écus  sur  les  biens  de  ma  mère. 

Depuis  ce  jour  malheureux  ,  on  ne  vit  jamais  sourire  Pléno- 
ehes. M.  de  Longuevilie  avait  encore  un  fils,  dernier  héritier  de 
son  nom  et  de  ses  grands  biens.  Notre  héros  s'étant  donné  à  lui 
le  vit  périr  au  passage  du  Rhin,  en  1C72.  Le  jeune  prince  fut  tué 
sous  les  yeux  de  son  oncle  de  Condé,  qui  commandait  l'armée. 
Les  mémoires  de  ce  temps  et  les  lettres  de  M™"  de  Sévigné  en 
ont  fort  retenti. 

N'ayant  plus  rien  qui  le  retînt  à  la  cour,  Plénoehes  rentra 
dans  sa  province  et  retrouva  sa  maison  de  Corbeil  comme  il  l'a- 
vait laissée.  11  y  vécut  quelques  années  en  homme  farouche,  ne 


REVUE  DE  PARIS.  151 

voyant  point  ses  voisins,  car  ses  malheurs  lui  avaient  donné  de 
l'hypocondrie.  Le  valet  Champignon  était  la  seule  personne  dont 
il  eût  l'abord  pour  agréable. 

Son  humeur  bizarre  n'ayant  fait  qu'accroître  dans  l'isolement, 
il  se  mit  un  jour  en  tête  de  redresser  les  torts  à  la  ronde.  Lors- 
qu'il apprenait  qu'un  gentilhomme  avait  commis  des  lyrannins. 
ou  qu'il  rendait  la  vie  dure  à  ses  gens  ou  à  sa  famille,  Pléno- 
ches  le  sommait  de  se  conduire  plus  doucement  ou  de  se  battre 
avec  lui.  Plusieurs  de  ses  cartels  furent  relevés,  et  il  eut  le  bon- 
heur d'en  sortir  sans  recevoir  de  grosses  blessures.  Le  premier 
défi  qu'il  envoya  ainsi  fut  à  un  père  qui  voulait  contraindre  sa 
fille  unique  à  entrer  en  religion,  afin  de  lui  garder  le  bien  qu'elle 
avait.  Notre  chevalier  donna  de  son  épée  dans  la  poitrine  de  cet 
homme,  et  l'obligea  de  marier  la  demoiselle  comme  elle  le  sou- 
haitait. Une  autre  fois,  ayant  su  qu'un  gentilhomme  du  pays  ne 
respectait  point  les  clôtures  des  champs  et  ravageait  les  terres 
d'autrui  en  courant  le  gibier,  Plénoches  acheta  trente  chiens 
pour  le  plaisir  de  les  mettre  sur  un  lièvre  dans  les  bois  de  ce 
gentilhomme.  Une  querelle  s'ensuivit  avec  un  duel.  Notre  héros 
blessa  encore  son  adversaire  et  lui  fit  payer  rançon  à  ceux  dont 
il  avait  gâté  les  blés. 

La  cervelle  de  notre  héros  se  monta  sans  doute  par  ce  succès 
jusqu'à  un  degré  proche  de  la  folie.  On  parlait  fort  en  ce  temps- 
là  des  méchancetés  d'un  ceitain  Monlsoreau,  qui  venait  de  l'as- 
sassin de  Bussy-d'Amboise.  Celait  un  homme  féroce  qui  |icn- 
dait  ses  paysans  à  des  branches,  détroussait  les  passants,  levait 
des  impôts  forcés  et  fabriquait  encore  de  la  fausse  monnaie.  Un 
jour  que  Plénoches  s'ennuyait,  il  lui  prit  Tenvie  d'aller  chei  cher 
ce  Montsoreau  jusqu'au  fond  de  la  Bretagne  ;  il  courut  un  pays 
fort  sauvage  pendant  un  grand  mois  avant  de  le  joindre.  Il  le 
trouva  enfin  par  hasard  dans  une  hôtellerie  où  ce  brigand  bat- 
tait le  pauvre  monde  et  volait  l'argent  au  lieu  de  payer  sa  dé- 
pense. Plénoches  entra  dans  l'auberge  comme  Montsoreau  se 
mettait  à  table,  et  jeta  par  terre  d'un  revers  de  sa  cainie  les 
pots  et  les  bouteilles.  Il  sauta  ensuite  à  la  gorge  de  son  adver- 
saire, et  lui  mettant  la  pointe  de  l'épée  sur  l'estomac,  l'obligea 
de  crier  merci.  Montsoreau  promit  tout  ce  qu'on  voulut  ;  mais, 
lorsqu'il  se  vit  relâché,  il  prit  vilainement  un  pistolet  dont  il  tua 
notre  héros  par  derrière  à  bout  portant. 


152  REVUE  DE  PARIS. 

Ainsi  finit  le  chevalier  de  Plénoclies,  comme  il  avait  vécu, 
c'est-à-dire  singulièrement.  Il  était  environ  dans  sa  quaran- 
tième année.  Le  valet  Champignon  le  fit  mettre  en  terre  au  ci- 
metière d'un  petit  village  sur  les  côtes  du  Morbihan.  Comme  il 
ne  laissait  aucun  héritier,  son  bien  retourna  au  roi,  qui  en  fit 
présent  à  M""  de  Blois,  fille  naturelle  de  M^e  de  Montespan  et 
de  Sa  Majesté.  Depuis  lui,  personne  n'a  porté  ce  nom  de  Pléno- 
ches,  qui  avait  de  l'étrange  comme  le  personnage  et  que  lui  seul 
a  fait  un  peu  connaître. 

Quant  aux  Quatre-Sous,  ils  demeurèrent  fameux  dans  la  robe. 
Pendant  bien  des  années,  on  a  dit  en  manière  de  proverbe  :  «  Il 
n'y  a  point  de  chambre  des  comptes  sans  Quatre-Sous.  »  Ils  ne 
donnèrent  pas  de  démenti  à  leur  sang  et  se  montrèrent  de  père 
en  fils  aussi  avares  qu'orgueilleux. 

Pacl  de  Musset. 


LES 


BATEAUX  A  VAPEUR 


EM   OBIGl^'T. 


Dans  le  port  de  Stamboul  ,  en  face  de  la  douane  turque  et 
assez  près  du  Vieux-Sérail,  mouillent  ordinairement  les  paque- 
bots à  vapeur  français,  russes,  autrichiens  et  turcs;  car  la 
Turquie  a,  elle  aussi,  une  compagnie  qui  exploite  ce  genre  de 
navigation.  Les  paquebots  français,  ne  parcourant  qu'une  seule 
ligne,  n'y  apparaissent  que  tous  les  dix  jours;  les  paquebots 
russes,  allant  à  Odessa,  parlent  et  arrivent  deux  fois  par  mois  ; 
mais  les  paquebots  autrichiens,  qui  semblent  vouloir  s'emparer 
de  toute  la  navigation  du  Levant,  la  mer  Noire  comprise ,  y  sont 
en  permanence. 

Voici  comme  on  s'y  est  pris  à  Constantinople  pour  que  le  pa- 
villon ottoman  flottât  à  bord  de  quelques  steamboats. 

Un  ministre,  dont  la  perspicacité  avait  fini  par  découvrir 
qu'un  bateau  à  vapeur  est  le  meilleur  moyen  d'établir  des  com- 
munications rapides  entre  les  provinces  si  éloignées  les  unes 
des  autres  qui  composent  l'empire  turc,  ne  voulut  cependant 
pas  entraîner  son  maître  ,  feu  le  sultan  3Iahnioud  ,  en  de  trop 
10  14 


154  REVUE  DE  PARIS. 

grandes  dépenses  ;  il  fit  donc  venir  un  jour ,  à  sou  divan  ,  enlre 
onze  heures  et  midi ,  les  plus  considérables  d'entre  les  sarrafs 
(banquiers)  arméniens. 

Après  les  salutations  d'usage,  les  pauvres  sarrafs,  dans  une 
anxiété  difficile  à  peindre,  attendaient  humblement  qu'il  plût 
au  visir  de  leur  apprendre  ce  que  le  gouvernement  de  Sa  Hau- 
tesse  réclamait  de  leur  fidélité ,  de  leur  parfaite  soumission. 
Bientôt  le  ministre  leur  parla  de  l'inléré!,  on  ne  peut  plus  réel, 
on  ne  peut  plus  vif,  que  le  prince  porlait  à  tous  ses  sujets  rayas 
et  autres  ;  il  leur  dit  que  le  cœur  de  Mahmoud  saignait  chaciue 
jour,  en  voyant  de  son  palais  de  Béchik-Tach  les  bateaux  à 
vapeur  étrangers  s'emparer,  pour  ainsi  dire,  du  commerce  de 
l'empire.  —  Pour  remédier  à  un  tel  état  de  choses,  continua-t-il, 
le  sultan  (que  l'Éternel  le  couvre  de  sa  bénédiction  !  )  a  |)ensé 
que  les  sarrafs  ne  pouvaient  mieux  employer  une  partie  imper- 
ceptible des  trésors  qu'ils  ont  entassés  sous  son  règne  bienfai- 
sant, qu'à  faire  construire  quelques-uns  de  ces  bateaux. 

—  Dieu  est  miséricordieux  !  répondirent  les  sarrafs  ,  il  per- 
met que  nous  puissions  témoigner  au  prince  notre  dévouement 
le  plus  absolu;  nous  ferons  donc  construire  ces  navires  avec 
solidité  et  avec  le  plus  grand  luxe  ;  mais  nous  prierons  Sa  Hau- 
tesse  de  ne  pas  trouver  mauvais  que  notre  orgueil  s'élève  jusqu'à 
les  lui  offrir. 

—  Non,  non,  dit  en  les  interrompant  le  visir;  jamais  le  sultan 
(  que  l'ombre  du  Très-Haut  protège  son  trône  !)ne  consentirait 
à  un  pareil  sacrifice.  Les  temps  sont  changés  ;  aujourd'hui,  la 
violence  et  la  fourberie  ont  fait  place  à  la  justice  et  à  l'équité. 
Le  sultan  ,  non-seulement  n'accepterait  pas  votre  offre,  mais  il 
s'en  offenserait,  et  vous  pourriez  vous  repentir  de  l'avoir  faite. 
Occupez-vous  donc  de  la  construction  de  ces  navires  en  toute 
sûreté,  en  tout  repos  d'esprit  ;  faites  une  concurrence  fructueuse 
pour  vous  à  ces  pavillons  étrangers  qui  viennent  s'enrichir  à  nos 
dépens.  Établissez  d'abord  une  ligne  de  Stamboul  à  Smyrne, 
et  puis  une  autre  de  Stamboul  à  Trébisonde;  ce  sont  les  deux 
meilleures  lignes  à  exploiter.  Sa  Hautesse  le  pense  avec  raison. 
Tout  ce  qu'elle  vous  demande,  pour  prix  de  l'idée  qu'elle  vous 
donne,  c'est,  lorsqu'elle  aura  des  troupes  à  faire  transporter, 
soit  à  Samsouz,  soit  à  Sinop,  soit  à  Trébisonde,  soit  à  Smyrne, 
de  vous  charger  du  transport  de  ces  troupes  graluileraent. 


REVUE  DE  PARIS.  155 

—  Sur  notre  tête  et  sur  nos  yeux  !  dirent  en  s'inclinant  profon- 
dément les  sarrafs,  le  sultan  sera  obéi. 

Les  paquebots  furent  construits  à  grands  frais,  ils  arrivèrent 
successivement  à  grand  appareil  et  à  grand  bruit  d'artillerie  dans 
le  port  de  Stamboul  ;  mais  le  bénéfice  le  plus  réel  des  entrepre- 
neurs a  été  de  prendre  gratuitement  à  bord  de  ces  navires  les 
bataillons  du  sultan  ;  car  les  voyageurs  donnent  et  donneront 
bien  longtemps  encore  la  préférence  aux  paquebots  français  et 
autricbiens,  mieux  commandés  et  mieux  tenus.  Quant  au  visir  , 
il  a  d'autant  plus  à  s'applaudir  d'avoir  été  l'intermédiaire  entre 
le  souverain  et  les  banquiers,  que  son  maître  a  disposé,  comme 
s'ils  étaient  à  lui ,  de  navires  qui  ne  lui  avaient  rien  coûté  d'a- 
chat ,  qui  ne  lui  coûtaient  rien  d'entretien  ,  et  qui  naviguaient 
précisément  sur  les  seules  lignes  où  il  y  eût  des  soldats  à  trans- 
porter. 

C'est  toujours  une  chose  curieuse  à  visiter  qu'un  paquebot  à 
vapeur  partant  de  Constanlinople.  Sur  l'avant  du  navire  se 
groupent  des  Grecs  ,  des  Syriens,  des  Persans,  des  Turcs,  des 
Albanais,  des  Maugrebins.  Les  uns  déjà  installés  fument  gra- 
vement ;  les  autres  causent  avec  volubilité  et  à  grand  renfort  de 
gestes  ;  ceux-ci  prennent  leur  repas  ;  ceux-là  étendent  le  tapis 
sur  lequel  ils  vont  s'accroupir.  11  en  est  même  qui ,  dès  les  pre- 
miers moments  ,  oubliant  le  prophète  ,  sans  doute  parce  qu'ils 
naviguent  sous  pavillon  chrétien  ,  se  font  servir  des  liqueurs  et 
principalement  du  rhum  j  mais  ne  croyez  pas  qu'ils  se  conten- 
tent d'une  petite  dose.  Ils  boivent  le  rhum,  comme  les  ivrognes 
de  France  boivent  le  vin.  Voilà  comment  les  Turcs  entrent  dans 
la  civilisation  !  C'est  l'orgie  qui  les  prend  par  la  main  et  qui,  en 
les  initiant  à  son  culte,  semble  vouloir  leur  prouver  qu'il  y  a, 
loin  du  Coran  et  du  paradis  que  le  prophète  annonce,  des  félicités 
qu'il  ne  faut  pas  dédaigner. 

Du  reste,  ce  n'est  pas  seulement  en  Turquie  que  le  rhum  et  le 
vin  feront  damner  plus  d'un  croyant.  En  Afrique,  j'ai  vu  nombre 
de  musulmans  ,  hommes  et  femmes,  s'en  revenir  à  la  ville,  en 
décrivant ,  sur  la  route,  des  circonvolutions  qui  attestaient  peu 
de  solidité  dans  les  jambes  ,  et  un  affaiblissement  de  l'autorité 
que  le  moral  doit  toujours  exercer  sur  le  physique.  Un  jour, 
à  Alger,  je  m'approchai  d'un  homme  venu  des  confins  du  dé- 
sert; je  lui  demandai  :  —Combien  gagnes-tu  par  jour?  — 


156  REVUE  DE  PARIS. 

Trente  sous,  me  dit-il,  —  Et  du  temps  du  dey,  que  gaffnais-lu? 
—  Six  sous.  —  Alors  lu  es  bien  plus  riche  (|u'aulrefois?  —  Non, 
car  tout  a  augmenlé  de  valeur  ;  et  puis,  il  y  a  le  vin.  —  Com- 
ment,  malheureux!  lu  bois  du  vin?  Et  Mahomet!  —  Et  toi, 
répliqua-t-il,  ne  manges-tu  pas  de  la  viande  le  vendredi?  et 
Jésus-Christ  !  —  Vous  comprenez  que  cette  conversation  me 
guérit  de  l'envie  de  faire  le  moraliste,  et  que  depuis  lors  je  me 
gardai  bien  d'aller  prêcher  à  des  Turcs. 

Parmi  ceux  qui  ne  boivent  pas,  à  bord  des  paquebots,  vous 
remarquerez  toujours  les  juifs.  Le  juif  est  marchand  ,  en  tous 
temps,  à  toute  heure,  en  tous  lieux  :  il  a,  dès  lors,  toujours 
l)esoin  de  toute  sa  raison.  Il  ferait  volontiers  boire  les  autres  au 
risque  de  les  damner;  car  ce  n'est  pas  pour  le  paradis  qu'il  se 
prive  de  boire;  c'est  pour  gagner.  Toutefois,  s'il  y  a  des  passa- 
gers musulmans  qui  oublient  la  loi  religieuse,  il  en  est  d'autres 
qui  s'en  souviennent  pour  eux  ,  et  qui  cherchent  même  à  la  leur 
rappeler.  Un  soir,  j'étais  près  du  timonier;  un  personnage 
marchant  avec  gravité  s'approche  de  nous,  et  nous  demande  de 
quel  côté  est  la  Mecque.  Je  consulte  la  boussole,  et  je  lui  donne 
le  renseignement  dont  il  avait  besoin.  Alors  il  se  dirige  vers  les 
tambours  qui  couvrent  et  protègent  les  roues  du  bateau;  il  y 
monte  ;  puis,  le  visage  tourné  vers  la  ville  sainte  ,  il  appelle  les 
vrais  croyants  à  la  prière.  Aussitôt  chacun  se  réveille  ,  chacun 
regarde  de  quel  côté  est  tourné  l'iman,  et  voilà  les  prières  qui 
commencent  sans  que  rien  puisse  distraire  les  tidèles. 

A  voir  l'empressement  avec  lequel  aujourd'hui  les  musulmans 
et  les  giaours  montent  à  bord  des  paquebots  à  vapeur,  on  serait 
tenté  de  croire  qu'ils  ont  adopté  ce  genre  de  transport ,  tout  de 
suite  et  sans  nulle  hésitation;  il  n'en  est  rien  cependant.  Les 
paquebots  à  vapeur  soulevèrent  des  questions  très-délicates 
parmi  les  musulmans,  et  peu  s'en  est  fallu  qu'on  n'écrivît,  pour 
et  contre,  des  consultations  dogmatiques  très-profondes,  comme 
on  en  a  écrit  pour  et  contre  le  café  à  une  autre  époque.  Il  s'a- 
gissait, pour  les  gens  essentiellement  religieux,  de  savoir  s'il 
était  permis  de  s'embarquer  sur  des  navires  qui  vont  contre  le 
veut;  car  aller  contre  le  vent ,  disait-on,  n'est-ce  pas  aller  contre  la 
volonté  de  Dieu  ?  Je  n'ai  assurément  pas  la  prétention  de  trancher 
une  question  si  délicate;  mais,  si  j'avais  été  uléma  ou  rauphti, 
j'aurais  dit,  de  prime  abord,  ce  qu'on  a  dit  après  réflexion  : 


REVUE  DE  PARIS.  1S7 

que,  puisque  Dieu  avait  créé  un  moyen  d'aller  contre  le  vent,  ce 
n'était  pas  aller  contrela  volonté  de  Dieu  que  d'user  de  ce  moyen. 

Les  juifs  virent  dans  cette  voie  de  transport  un  autre  incon- 
vénient :  les  paquebots  partant  à  des  époques  fixes ,  il  arrive 
quelquefois  que  ces  époques  se  trouvent  correspondre  avec  le 
jour  du  sabbat  ;  or  Dieu  a  défendu  aux  juifs  de  se  mettre  en 
voyage  à  pareil  jour.  11  fallait  donc,  ou  ne  pas  profiter  d'une 
occasion  qui  ne  se  présente  que  deux  ou  trois  fois  par  mois ,  et 
peut-être  manquer  une  affaire  lucrative,  ou  bien  trouver  un 
moyen  de  tourner  la  difficulté,  tout  en  respectant  le  principe 
sacré  de  l'observation  du  samedi.  Avec  des  esprits  ingénieux 
comme  ceux  des  juifs,  surtout  quand  il  s'agit  d'argent,  le 
moyen  ne  devait  pas  tarder  à  être  découvert;  on  a  trouvé,  en 
effet,  qu'il  suffit,  pour  rester  dans  les  prescriptions  de  la  loi, 
d'aller  coucher  à  bord  le  vendredi ,  et  l'on  a  l'âme  en  repos  le 
jour  suivant. 

L'embarras  était  plus  grand  pour  les  juifs  qui  s'embarquent 
aux  Dardanelles,  où  le  bateau  ne  fait  que  passer.  Il  n'y  avait 
pas  moyen,  là,  de  se  rendre  à  bord  dès  la  veille;  mais,  que  ne 
peut  l'intelligence  de  l'homme  !  Le  juif  des  Dardanelles  va  cou- 
cher le  vendredi  soir  sur  un  canot  attaché  au  rivage,  et  le  len- 
demain matin ,  quand  arrive  le  paquebot ,  il  saute  à  bord , 
l'esprit  content,  la  conscience  calme;  car,  cela  encore  ne  s'ap- 
pelle pas  entreprendre  un  voyage  le  jour  du  sabbat. 

De  tous  les  bateaux  à  vapeur  qui  partent  de  Constantinople,  le 
plus  intéressant  à  visiter,  sous  le  rapport  des  voyageurs,  est, 
sans  contredit,  celui  qui  dessert  la  ligne  de  Trébisonde. 

Je  devais  aller  à  Thérapia  rendre  visite  à  l'ambassadeur  de 
France,  l'honorable  amiral  Roussin  :  il  y  a  quatre  lieues  de 
Constantinople  à  Thérapia,  et,  comme  le  vent  du  nord  régnait 
depuis  plusieurs  jours,  la  direction  des  paquebots  autrichiens 
me  fît  l'honneur  de  m'offrir,  pour  m'épargner  le  désagrément 
d'une  course  à  cheval  par  la  pluie  et  la  neige,  de  profiter  du 
départ  du  paquebot  de  Trébisonde.  J'acceptai  avec  empresse- 
ment cette  offre  d'autant  plus  agréable  que  le  directeur  des  pa- 
quebots venait  lui-même  à  Thérapia. 

Au  moment  de  monter  dans  le  canot  qui  devait  nous  porter  à 
bord  du  bateau  h  vapeur,  un  Turc  arrive  en  grande  hâte  et  d'un 
air  tout  effaré  :  «  Monsieur  !  monsieur  !  criait-il,  daignez  m'en- 

li. 


158  REVUE  DE  PARIS. 

tendre  :  un  de  mes  esclaves,  fugitif  depuis  dimanche  (nous étions 
au  jeudi),  est  à  bord  du  paquebot;  je  l'ai  vu  et  je  viens  le 
réclamer  ;  il  m'a  coûté  4,000  piastres  !  Vous  ne  voudriez  pas  me 
faire  perdre  tout  cet  argent?  «  Nous  nous  arrêtâmes  pour  écou- 
ter ce  Turc  et  pour  lui  demander  quelles  preuves  il  pourrait 
donner  à  l'appui  de  son  assertion.  «  Comment,  quelles  preuves  ! 
répondit-il,  j'ai  trois  témoins  à  bord,  et,  de  plus,  un  soldat  de 
police  qui  veille  sur  lui,  parce  que,  l'ayant  retrouvé,  je  ne  veux 
pas  qu'il  m'échappe  derechef.  » 

Bien  que  je  ne  sois  pas  de  l'association  pour  l'affranchisse- 
ment des  noirs,  j'éprouvai  du  regret  de  ce  que  le  fugitif  avait  été 
découvert  par  son  maître. 

On  donna  passage  au  Turc  dans  notre  embarcation ,  et  cha- 
cun de  nous  protîta  de  la  circonstance  pour  intervenir  en  faveur 
d'un  pauvre  diable  qui  ne  nous  paraissait  pas  coupable  le  moins 
du  monde.  Nous  engagions  le  maître  à  se  montrer  humain,  à  ne 
pas  frapper  son  esclave;  nous  lui  faisions  observer  que  la  dou- 
ceur devait  être  plus  efficace,  pour  le  retenir,  que  la  colère  ;  et 
lui,  d'un  air  patelin,  nous  répondait  :  «  Soyez  tranquille,  je  ne 
suis  pas  méchant;  d'ailleurs,  s'il  tombait  malade,  est-ce  que  je 
n'y  perdrais  pas?  Je  serai  très-bon,  très-indulgent,  très-affec- 
tueux même.  Tenez,  quand  on  me  l'aura  remis,  en  revenant  de 
bord,  nous  le  placerons  là,  sur  ce  banc;  nous  le  tiendrons  par 
son  vêtement  pour  qu'il  ne  s'échappe  pas  et  pour  que  je  puisse 
user  d'indulgence  ;  car,  s'il  s'échappait  encore,  vous  sentez  qu'il 
me  serait  absolument  impossible  de  ne  pas  lui  faire  donner 
cent,  deux  cents  coups  de  bâton.  »  En  disant  cela,  notre  homme 
cherchait  à  lire  dans  nos  yeux  s'il  finirait  par  nous  intéresser 
assez  à  la  perte  de  son  esclave,  pour  que  nous  consentissions  à 
faire  l'office  de  gendarmes. 

Ce  brave  Turc  était  content  d'avoir  retrouvé  ses  4,000  pias- 
tres ;  mais  il  y  avait  sur  son  visage,  mêlée  à  toutes  les  marques 
de  la  joie  la  plus  vive,  une  sorte  de  préoccupation.  Était-ce  un 
reste  du  chagrin  qu'il  avait  éprouvé?  Était-ce  un  pressenti- 
ment? 

Le  dialogue  que  je  viens  de  reproduire  finissait  à  peine,  que 
déjà  nous  arrivions  à  bord.  Le  Turc,  sans  autres  formalités  , 
monte  le  premier,  ce  qui  n'était  pas  trop  conforme  aux  règles  de 
la  politesse  ;  mais  ce  qui  pouvait  paraître  excusable  pour  deux 


REVUE  DE  PARIS.  159 

raisons  :  d'abord  il  était  Turc  j  puis,  il  avait  grande  envie  de 
voir,  par  ses  propres  yeux,  si  son  homme  n'était  pas  parvenu  à 
se  soustraire  à  la  surveillance  de  ses  gardiens  : 

—  Où  est-il,  votre  esclave?  demandâmes-nous  au  Turc, 

—  Le  voilà,  monsieur. 

Aussitôt  un  grand  garçon,  qu'à  la  coupe  de  son  visage  on 
reconnaissait  pour  être  né  dans  la  Circassie,  quitta  la  natte  sur 
laquelle  il  était  assis,  fumant  un  narguilé  tout  neuf. 

—  Cet  homme  est-il  ton  maître?  luidemanda-t-on. 

—  Lui  !  je  ne  le  connais  seulement  pas. 

—  Ah  !  tu  ne  me  connais  pas,  Sélim  !  Eh  bien  !  en  voici  qui  te 
reconnaîtront. 

—  Faites-les  parler  si  vous  le  voulez,  vous  en  avez  le  droit , 
car  vous  les  avez  payés  pour  cela. 

Les  témoins,  interrogés,  déclarèrent  unanimement  qu'ils 
reconnaissaient  parfaitement  Sélim  et  qu'il  était  l'esclave  du 
Turc. 

Je  gémissais  du  sort  qui  attendait  le  malheureux  Circassien, 
bien  que  sa  position  ne  parût  pas  beaucoup  l'inquiéter  j  enfin  le 
capitaine  du  paquebot,  convaincu  que  le  Turc  avait  raison,  con- 
viction que,  du  reste,  tout  le  monde  partageait  à  bord,  donna 
l'ordre  de  livrer  Sélim  ;  mais  celui-ci ,  tirant  un  papier  de  sa 
poche,  s'écria  :  «  Ces  hommes  sont  des  imposteurs  j  je  n'ai  jamais 
été  esclave  5  je  suis  libre  et  sujet  russe  :  voici  mon  passe- 
port. » 

Au  même  instant ,  un  employé  de  la  chancellerie  russe ,  que 
le  hasard  paraissait  avoir  amené  dans  le  port,  et  qui,  probable- 
ment par  hasard  aussi,  avait  eu  envie  de  visiter  le  paquebot,  se 
trouva  sur  le  pont.  On  soumît  le  passe-poi  t  à  sa  vérification,  et 
il  fut  trouvé  très-valable. 

Jamais  je  n'ai  vu  figure  pareille  à  celle  du  maître  de  Sélim  ; 
il  était,  en  un  moment,  de  rose  et  réjoui  devenu  jaune  et  crispé. 
L'infortuné  voulut  se  permettre  quelques  observations  ,  on  lui 
dit  de  s'adresser  à  l'ambassade  russe,  et  on  le  pria  de  quitter  le 
navire  5  mais  comme  il  ne  se  pressait  pas  de  se  conformer  à  cette 
injonction ,  et  que  l'heure  du  départ  venait  de  sonner ,  on 
se  servit  du  propre  soldat  de  police  dont  il  s'était  fait  accom- 
pagner pour  l'obliger  à  descendre  dans  le  canot.  Le  paquebot 
commençait  déjà  à  marcher,  que  nous  entendions  encore  au  loin 


160  REVUE  DE  PARIS. 

une  voix  crier  :  «  Russe  !  11  n'est  pas  Russe  !  il  est  mon  esclave , 
et  je  l'ai  payé  4,000  piastres.  » 

Ouant  au  Circassien,  il  s'était  trauiiuillenient  remis  ù  fumer 
son  narguilé  ,  et  roulait  dans  sa  main  plusieurs  pièces  de  mon- 
naie, à  l'aide  desquelles  il  devait  pouvoir  aller  plus  loin  que 
Trébisonde.  Peut-être  avait-il  payé  son  passe-poi  t,  sa  bourse  et 
son  narguilé,  de  la  promesse  de  tenir  le  gouvernemenl  mosco- 
vite au  courant  des  choses  qui  se  passeraient  dans  son  pays; 
peut-être  aussi  le  gouvernement  russe  a-t-il  cru  trouver,  en  ai- 
dant les  Circassiens  à  secouer  l'esclavage,  un  moyen  d'envoyei' 
des  gens  qui  lui  fussent  dévoués,  dans  un  pays  où  il  trouve  une 
grave  résistance. 

Si  quelquefois  le  paquebot  de  Trébisonde  emporte ,  comme 
dans  cette  circonstance,  des  esclaves  qui  ont  conquis  leur  liberté, 
c'est  par  ce  paquebot  aussi  qu'arrivent  à  Conslanlinople  les 
Circassiennes  destinées  à  peupler  les  harems.  Ce  sont  de  jeunes 
filles  vendues  par  leurs  parents  à  des  marchands  ,  qui  les  con- 
duisent à  travers  les  croisières  russes,  à  Trébisonde  d'abord,  et 
à  Conslantinople  ensuite.  ?se  vous  tigurez  pas  que  ces  femmes 
soient  tristes  ,  qu'elles  regrettent  leur  famille,  leur  pays.  Elles 
quittent  leur  père  et  leur  mère  comme  ceux-ci  se  séparent  d'elles. 
Pourquoi  pleurerait-on  au  moment  du  départ?  Les  parents  ont 
reçu  pour  prix  de  leur  fille  de  l'argent  qui  doit  les  aider  à  vivre 
dans  leurs  vieux  jours,  et  la  tille  va  changer  toutes  les  fatigues 
de  la  vie  des  champs  contre  la  douceur  de  la  vie  du  harem.  Il 
est  triste  d'avoir  à  le  dire;  mais  n'y  a-t-il  pas  quehjuefois  des 
faits  analogues  dans  notre  état  social?  Déjà,  ù  bord  du  paque- 
bot, commence  pour  les  Circassiennes  une  ère  nouvelle  ;  le  mar-    i 
chand  qui  les  a  achetées  peut  bien,  par  économie,  coucher  sur    j; 
le  pont  et  rester  exposé  pendant  la  traversée  aux  intempéries  de    } 
l'atmosphère  ;  mais  il  a  soin  de  louer  le  grand  salon  pour  ses  es-    k 
claves,  et  les  voilà  dès  lors  dans  une  chambre  élégante,  dansant,    ,j 
se  balançant  devant  lesglaces,  y  ad  mirant  leurs  charmes,  estimant    li 
ce  qu'elles  valent  de  piastres  ,  faisant  des  rêves  d'avenir.  L'une    bI 
se  voitsuUane, l'autre  se  contenterait  d'être  achetée  par  un  pacha;    |{ 
elles  se  promettent  réciproquement  leur  protection.  Mais  ces    ;6l 
beaux  succès  ne  iieuvent  pas  èlre  obtenus  aussi  vile  qu'elles  le    il 
désireraient  :  il  faut,  en  jjremier  lieu,  qu'on  les  ait  guéries  d'un    ni 
mal  qui  les  atteints  presque  en  naissant.  Le  dirai-je?  pas  une  de    ! 


REVUE  DE  PARIS.  161 

ces  houris  n'en  est  exemple;  toutes  sentent  s'agiter  sous  l'épi- 
démie l'insecte  qui  produit  la  gale.  Il  faut,  apvds  leur  guérison, 
qu'elles  reçoivent  une  certaine  éducation,  qu'elles  apprennent 
le  turc,  qu'elles  apprennent  à  jouer  d'un  instrument.  Tout  cela 
fait  elles  sont  conduites  dans  des  lieux  où  on  les  expose  en  vente, 
et  quelquefois  les  marchands  en  obtiennent  jusqu'à  60,000  pias- 
tres (15,000  francs). 

J'ai  parlé,  au  commencement  de  cette  lettre,  des  paquebots  à 
vapeur  français  qui  apparaissent  tous  les  dix  jours  dans  le  port 
de  Stamboul.  C'est  une  idée  heureuse  que  la  création  de  cette 
marine  postale  à  vapeur  que  la  France  a  répandue  sur  la  Médi- 
terranée; elle  initie  nos  trop  casaniers  compatriotes  à  tous  les 
mystères  de  la  vie  levantine.  Elle  nous  met  à  même,  par  le  bon 
marché  des  transports  et  par  la  rapidité  des  traversées,  de  con- 
naître dans  tous  ses  détails  de  production,  de  consommation  et 
de  mœurs,  une  partie  du  monde  où  l'on  prenait  du  café  depuis 
cent  ans,  lorsqu'on  s'est  imaginé  d'en  boire  en  France.  Peut-être 
en  viendra-l-on  un  jour  à  développer  cette  belle  création  que 
quelques  ports  de  mer  ont  vue  avec  des  yeux  de  jalousie,  sans 
se  douter  d'abord  que  la  route  d'Alexandrie  n'est  pas  seulement 
la  route  postale  d'Egypte,  mais  qu'elle  est  aussi  celle  de  l'Inde. 
Ce  qu'il  est  bon  de  remarquer  à  ce  propos,  c'est  que  Bordeaux 
reçoit  par  les  paquebots  du  Levant  presque  autant  de  lettres 
que  Marseille. 

Je  traiterai  une  autre  fois  la  question  des  bateaux  à  vapeur 
en  Orient,  considérée  au  point  de  vue  du  commerce  et  de  la  po- 
litique. 

De  Ségdr-Dupeyron. 


M.  INGRES 


ET 


L'ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 


Dans  la  séance  que  l'Académie  des  beaux-arts  a  tenue  derniè- 
rement pour  faire  son  rapport  sur  les  envois  de  l'école  de  Rome, 
et  pour  décerner  les  grands  prix  aux  élèves  qui  ont  mérité  d'être 
admis  au  nombre  des  pensionnaires  de  la  Villa-Médicis  ,  il  y  a 
eu,  «îomme  en  bien  des  choses  ,  deux  parts  :  celle  d'un  amuse- 
ment frivole  ou  d'un  ennui  passager  pour  le  public ,  celle  d'un 
débat  sérieux  pour  les  personnes  qui  s'intéressent  véritablement 
ù  l'avenir  de  l'art.  Nous  laisserons  de  côté  la  première  part  qui 
a  absorbé  le  peu  d'attention  dont  la  presse  est  encore  capable , 
pour  nous  occuper  de  la  seconde  qui,  il  faut  avoir  le  courage  de 
le  dire,  dépasse  la  mesure  ordinaire  de  son  intelligence.  Si  c'é- 
tait M.  Nanteuil  qui  occupait  le  fauteuil  du  président ,  si  c'était 
M.  Huyotqui  était  assis  à  côté  de  lui ,  combien  de  verres  d'eau 
sucrée  M.  ilaoul-Rochelte  a  bus  durant  la  succession  de  ses  dis- 
cours, voilà  sans  doute  des  ipicstions  dignes  de  la  sagacité  de 


REVUE  DE  PARIS.  163 

la  criliiue;  elles  onl  été  traitées  d'une  manière  si  profonde,  si 
nouvelle,  si  péremptoire,  que  nous  nous  garderons  bien  d'y  re- 
venir. Posons-nous  d'autres  problèmes  ,  par  exemple ,  celui  de 
savoir  quel  était  le  sens  des  paroles  que  nous  avons  entendu 
prononcer  dans  cette  séance. 

M.  Raoul-Rochette  a  rempli,  à  lui  seul ,  toute  cette  solennité 
académique  j  en  qualité  de  secrétaire  perpétuel  de  la  classe  des 
beaux-arts,  il  a  lu  le  rapport  des  différentes  sections  sur  les 
travaux  des  élèves  de  Rome  ;  c'est  au  même  titre  qu'il  a  pro- 
clamé les  noms  des  nouveaux  lauréats,  et  qu'il  a  fait  l'éloge  de 
Lesueur,  l'auteur  des  opéras  de  la  Caverne  et  des  Bardes,  dé  ^ 
cédé  depuis  quelques  mois.  Ouvrir  la  carrière  aux  jeunes  gens, 
juger  ceux  qui  y  sont  entrés,  fermer  le  tombeau  d'un  artiste  qui 
l'a  parcourue,  c'est  une  tâche  grave,  et  bien  faite  pour  un  esprit 
élevé.  En  l'accomplissant ,  le  secrétaire  de  l'Académie  des 
beaux-arts  nous  a-t-il  montré  que  le  corps  dont  il  était  l'inter- 
prète comprît  convenablement  l'autorité  que  sou  institution  a 
voulu  lui  donner  sur  le  développement  de  nos  arts? 

A  Dieu  ne  plaise  que  nous  voulions  rendre  M.  Raoul-Rochette 
responsable  des  idées  et  des  leçons  dont  il  s'est  fait  l'organe  I 
nous  avons  nous-même  considéré  sa  nomination  aux  fouctious 
de  secrétaire  perpétuel  de  la  quatrième  classe  de  l'Institut  comme 
un  gage  donné  aux  progrès  du  siècle,  et  au  raisonnable  mouve- 
ment des  choses ,  par  une  compagnie  que  son  aversion  pour 
tout  ce  qui  est  jeune  et  vivant  avait  trop  longtemjjs  compromise 
aux  yeux  de  l'opinion  publique.  Ce  qu'elle  avait  accordé  sur  ce 
point  et  sur  quelques  autres,  l'Académie  des  beaux-arts  semi)le 
avoir  eu  hâte  de  le  retirer,  en  faisant  passer  par  la  bouche  de 
son  secrétaire  des  sentiments  et  des  principes  que  les  jalousies 
intérieures  des  diverses  sections  peuvent  bien  enfanter,  mais 
qui  ue  sauraient  convenir  à  un  homme  placé  par  son  savoir,  par 
son  goût,  par  son  impartialité,  au-dessus  des  rivalités  mesquines 
des  coteries. 

Pour  dire  le  mot, que  personne  n'a  prononcé,  et  qui  se  trouvait 
au  fond  de  toutes  les  phrases  et  de  tous  les  esprits,  une  accusation 
en  forme  contre  M.  Ingres,  tel  est  le  résumé  de  cette  séance.  Un 
blâme  sévère ,  adressé  en  termes  exprès  au  directeur  de  l'école 
de  Rome  ,  a  été  l'unique  préambule  du  rapport  de  l'Académie  ; 
puis  à  mesure  qu'il  passait  à  l'examen  des  divers  envois  de  pein- 


161  REVUE  DE  PARIS. 

lure,  de  sculpture  et  d'arcliitecture,  le  rapporteur  ajoutait  adroi- 
tement à  la  mercuriale  ,  ici  des  remontrances  vives  et  précises, 
là  des  insinuations  qui,  si  elles  n'attaquaient  pas  l'homme  même, 
s'acharnaient  peut-être,  hélas!  sans  le  savoir,  contre  les  ten- 
dances qui  font ,  à  notre  gré .  sa  grandeur  et  la  gloire  de  noire 
patrie.  Entiii  il  n'est  point  jusqu'à  l'éloge  de  feu  Lesueur,  qui, 
malgré  la  différence  des  deux  talents,  n'ait  été  jusqu'à  un  cer- 
tain point  transformé  en  satire;  car  en  faisant  remarquer  que 
le  professeur  de  musique  n'imposait  point  à  ses  élèves  un  sys- 
tème arrêté  .  le  secrétaire  perpétuel  semblait  critiquer  les  prin- 
cipes fixes,  la  manière  tranchée,  l'enseignement  austère  du  pro- 
fesseur de  peinture. 

Je  ne  saurais,  pour  ma  part,  accorder,  avec  les  règles  strictes 
de  la  convenance,  ces  taquineries  contre  un  absent,  contre  un 
artiste  qui  emploie  à  relever  la  Villa-Médicis  de  l'état  de  délais- 
sement oi^i  elle  était  tombée,  un  temps  que  la  postérité  regret- 
tera. Mais  c'est  à  un  code  plus  grave  que  celui  de  la  civilité  qu'il 
appartient  de  décider  ce  débat.  Dernièrement  M.  Pierre  de  Cor- 
nélius, revenant  à  Munich,  après  avoir  visité  la  France  ,  disait 
à  ses  compatriotes  qu'il  n'avait  vu  à  Paris  qu'une  chose,  le  pla- 
fond de  l'Apothéose  d'Homère .  par  M.Ingres.  Quel  absurde 
plaisir  peut-on  prendre  à  rabaisser  un  homme  ,  en  qui  seul  les 
nations  étrangères  reconnaissent  encore  la  suprématie  de  l'école 
française?  Que  le  vulgaire  ignore  des  beautés  qui  sont  au-dessus 
des  forces  actuelles  de  son  entendement,  et  aille  offrir  son  culte 
à  des  talents  qui  flattent  les  penchants  inférieurs  de  la  nature, 
on  ne  saurait  s'en  étonner  dans  un  temps  oîi,  plus  encore  que  la 
peinture,  les  lettres  et  la  musique,  ces  arts  privilégiés  de  Tin- 
telligence,  se  sont  vouées  à  un  matérialisme  déshonorant.  Mais 
qu'une  compagnie,  fondée  pour  résister  aux  entraînements  fâ- 
cheux, et  pour  guider  la  multitude,  se  plaise  dans  les  erreurs 
qu'elle  devrait  corriger,  c'est  ce  qu'il  est  plus  difficile  de  com- 
prendre et  d'excuser. 

Les  reproches  les  plus  graves,  adressés  au  directeur  de  l'école 
de  Rome,  se  réduisent  à  deux  points  principaux.  L'Académie 
croit  d'abord  (|u'il  est  de  S(ui  devoir  de  l'avertir  de  conduire  les 
pensionnaires  à  une  égale  distance  des  deux  écueils  de  l'innova- > 
tion.  Il  paraîtra  à  tout  esprit  sérieux  que  la  marche  d'un  sagejf 
professeur  devrait  être  toute  contraire,  et  que  jeter  lesélèvesf 


REVUE  DE  PARIS.  165 

sur  une  terre  où  ils  pourraient  rencontrer  à  la  fois  l'innovation 
et  l'imitalion  ,  ce  serait  leur  rendre  le  plus  yrand  de  tous  les 
services.  Dans  l'art ,  comme  dans  toutes  les  autres  choses  hu- 
maines, il  y  a  deux  conditions  indispensables  à  remplir  :  résu- 
mer en  soi  la  tradition  de  ses  devanciers,  la  transformer  ensuite 
en  vertu  du  principe  de  vie  et  d'originalité  que  chacun  porto 
en  soi.  Voilà  donc  que  Timitation  et  l'innovation,  qui  sont  for- 
mellement condamnées  par  l'Académie  ,  se  trouvent  être  les 
deux  pôles  nécessaires  de  toute  bonne  doctrine. 

En  second  lieu  ,  l'Académie,  assez  maladroite  à  définir  ce 
qu'elle  repousse  dans  M.  Ingres,  et  cherchant  du  moins  à  ar- 
borer un  drapeau  sur  lequel  on  puisse  lire  un  signe  de  ralliement 
clair  et  fécond,  a  exprimé,  par  l'organe  de  son  secrétaire,  qu'il 
n'y  avait  qu'un  système  ((ui  méritât  les  suffrages  des  artistes, 
et  que  ce  système  était  celui  de  la  nature  et  de  la  vérité.  Les 
personnes  qui  ont  éludié  consciencieusement  l'histoire  et  la 
théorie  de  l'art,  aperçoivent  sous  ces  deux  mois,  qui  semblent 
les  plus  simples  et  les  plus  nets  dont  on  puisse  se  servir,  la  plus 
incroyable  confusion  d'idées  ,  de  vues  et  d'objets ,  dont  les  an  - 
nales  des  opinions  humaines  aient  peut-être  offert  l'excaîjtle. 
Demandez  aux  élèves  de  M.  Ingres  quel  est  le  système  que  leur 
maître  leur  enseigne  :  celui  de  la  nature  et  de  la  vérité,  vous 
diront-ils.  Et  cependant  c'est  avec  ces  deux  mêmes  mots  que 
l'Académie  pense  foudroyer  M.  Injres  et  ses  élèves  !  Ceci,  à  tout 
prendre  ,  ne  nous  paraît  tourner  ni  à  l'avantage  de  ii.  Ingres, 
ni  à  celui  de  l'Académie  ;  et  j'ai  grand  peur  que  la  méprise  ne 
soit  un  peu  des  deux  côtés. 

M.  Ingres  n'a  déposé  nulle  part  la  théorie  de  son  enseigne- 
ment, et  personne  ne  saurait  lui  en  faire  un  devoir,  ni  le  juger 
d'après  des  idées  qu'il  n'a  jamais  formulées  ;  mais  on  n'en  pour- 
rait dire  autant  de  l'Académie  :  par  la  loi  même  de  sa  fonda- 
tion ,  elle  est  forcée  à  avoir  une  doctrine  publique,  transmise 
régulièrement  et  conservée  en  dépôt  dans  ses  ouvrages.  Or  je 
lie  sais  par  quelle  fatalité  de  notre  esprit  et  de  notre  goût,  il  s'est 
trouvé  qu'incapable  jusqu'à  ce  jour  d'éditiei'  par  elle  même  une 
philosophie  des  beaux-arts,  la  France  a  généralement  admis  et 
imposé  à  ses  corps  savants  celle  d'un  critique  étranger,  de 
Winckelmann,  devant  le  génie  duquel  nous  ôouimes  tout  disposé 
à  incliner  notre  faible  laison.  Mais  qu"ai-je  lu  dans  Winckcl- 
10  lo 


166  REVUE  DE  PARIS. 

mann,  qui  a  passé  jusqu'ici  pour  l'oracle  de  nos  académies? 
Y  ai-je  trouvé  cède  vaine  formule  de  la  nature  et  de  la  vérité, 
ce  prétexte  banal  de  mille  discussions  interminables  où  le  se- 
crétaire delà  quatrième  classe  de  l'institut  a  replongé  la  science, 
prête  à  s'affranchir  de  ses  vieilles  entraves  et  à  prendre  un 
essor  nouveau?  Non;  Winckelmann  ne  soutient  pas  la  doctrine 
du  naturalisme,  il  a  professé  celle  de  l'idéal  avec  un  enthou- 
siasme puisé  aux  sources  divines  où  il  voulait  retremper  l'art. 
Sans  doute  l'idéal  est  aussi  un  mot,  et  nous  pourrions  bien  de- 
mander qu'on  modifiât  la  définition  que  Winckelmann  en  a 
donnée.  Mais  aujourd'hui ,  que  devient  même  ce  mot  en  pré- 
sence des  attractions  insurmontables  qui  poussent  la  section  de 
peinture  vers  le  matérialisme  décoré  des  titres  de  la  nature  et 
de  la  vérité?  C'en  est-il  fait?  Après  avoir  refoulé  ,  au  nom  de 
Winckelmann  .  des  tentatives  généreuses  qui  avaient  pour  but 
de  dépasser  l'ancien  exemplaire  de  l'idéal  sans  cesse  grandissant 
aux  yeux  de  l'homme,  l'Académie  va-t-elle  briser  elle-même  le 
cercle  dans  lequel  elle  était  restée  abritée  ?  Après  avoir  défendu 
l'entrée  du  temple  à  la  fougue  peut-être  inconsidérée  d'une  géné- 
ration nouvelle  ,  va-t-elle  elle-même  en  démolir  les  murs ,  et  se 
suicider  dans  son  sanctuaire,  à  la  face  de  la  multitude? 

En  réalité,  toute  la  question  se  réduit  à  ceci  :  L'Académie  en  est 
venue  h  avoir  peur  d'elle-même.  Car  le  principe  qu'elle  redoute 
et  qu'elle  combat  dans  toutes  les  direclions,  n'est  pas  autre  que 
celui  qui  a  présidé  à  sa  fondation  ,  et  auquel  elle  a  dû  autrefois 
son  éclat.  Les  premières  années  de  ce  siècle  (pour  ne  point  re- 
monter au  delà)  ont  vu  une  sorte  de  rénovation  s'accomplir 
dans  le  développement  des  arts,  sous  l'influence  d'une  étude 
plus  sévère  de  l'antique.  Tandis  que  Canova  était  frappé  par 
tous  ces  profils  fins  et  gracieux,  découverts  chaque  jour  sur  les 
murs  de  Pompeï,  et  qu'il  s'efforçait  d'en  reproduire  le  sourire 
délicat  sur  le  marbre,  deux  Français.  Louis  David  et  M.  Perrier, 
remplissaient  chez  nous  une  mission  analogue  et  ramenaient  la 
peinture  et  l'archileclure,  de  l'imitation  des  artistes  du  xvi^  siècle 
à  celle  des  grandes  pratiques  de  la  Grèce  et  de  Rome.  En  se 
plaçant  même  au  point  de  vue  borné  de  leur  époque,  on  peut 
parfaitement  justifier  leur  entreprise;  car,  en  admettant  qu'on 
n'ait  affaire  qu'à  une  nation  d'imitateurs,  il  vaul  mipux  sans 
doute  lui  conseiller  de  remonter  à  la  véritable  source  des  tradi- 


REVUE  DE  PARIS.  167 

lions  du  beau ,  que  de  l'engager  à  copier  une  époque  qui  n'est 
elle-même  que  le  reflet  d'une  autre.  Mais  pour  qui  considère  les 
choses  de  plus  haut,  le  grand  mouvement  qui  a  prosterné  Ca- 
nova,  David  et  Percier  aux  pieds  des  monuments  antiques,  a  une 
raison  plus  sérieuse  et  plus  profonde.  D'un  côté  ,  la  société  mo- 
derne tend  de  plus  en  plus  à  se  rapprocher  de  certaines  faces 
de  la  société  antique,  avec  lesquelles  l'art  est  dans  des  rapports 
intimes  ;  par  la  liberté,  par  la  philosophie,  par  le  culte  peut-être 
exagéré  de  l'homme  qui  est  le  résultat  de  ces  deux  tendances, 
nous  rejoignons  le  siècle  de  Socrate  et  celui  de  Cicéron  que  les 
grandes  époques  antérieures  à  la  nôtre  n'ont  guère  rappelés  que 
par  le  génie  et  par  la  politesse.  Pendant  que  nous  entrons  ainsi 
dans  une  communication  plus  étroite  avec  le  fond  même  de 
l'antiquité,  d'un  autre  côté  la  réflexion,  qui  prend  presque  par- 
tout la  place  de  l'imagination  et  de  la  foi,  achève  de  nous  rendre 
impropres  à  l'invention  véritable  ,  et  nous  assujettit  par  là  aux 
formes  et  aux  règles  de  l'art  ancien.  En  effet,  le  sentiment  es- 
thétique ne  saurait  périr  en  nous  qu'avec  la  viej  et  s  il  ne  peut 
être  satisfait  par  l'inspiration  ,  il  demande  à  l'intelligence  des 
plaisirs  et  une  issue  qu'elle  est  en  état  de  lui  accorder.  Toute- 
fois l'intelligence  ne  pouvant  se  donner  à  elle-même  le  vête- 
ment qui  constitue,  à  proprement  parler,  l'apparence  visible  du 
beau,  il  s'en  suit  naturellement  qu'elle  est  obligée  de  le  deman- 
der aux  temps  qui  ont  joui  des  dons  précieux  de  l'imaginatioa 
et  de  la  spontanéité.  Ainsi  nous  sommes,  pour  notre  part,  tout 
à  fait  d'accord  avec  les  doctrines  académiques  en  ce  point  que 
les  artistes    actuels   ne  sauraient  trop   étudier  l'histoire  de 
l'art,  et  que,  dans  cette  histoire  ,  ils  ne  sauraient  accorder  une 
trop  grande  considération  à  l'art  des  anciens.  Mais  voici  l'en- 
droit où  l'Académie  nous  paraît  reculer  devant  son  principe,  et 
se  poser  à  elle-même,  sans  y  prendre  garde,  une  question  de  vie 
ou  de  mort. 

Canova  a  modelé  ses  statues  sur  les  peintures  de  Pompéïj 
David  a  composé  ses  peintures  d'après  les  statues  de  la  dernière 
époque  de  l'art  j  Percier  a  établi  ses  principes  d'architecture 
d'après  les  édifices  de  la  renaissance  grecque,  qui  éclata  à  Rome 
sous  les  règnes  de  Trajan  et  d'Adrien.  Je  le  demande,  est-ce 
dans  sa  décadence  que  nous  devons  imiter  l'antiquité  ?  Devons- 
nous  l'étudier  dans  une  période  où  le  principe  de  son  art  est 


1«8  REVUE  DE  PARIS. 

étouffé  sous  le  luxe  des  détails ,  ou  corrompu  par  le  mauvais 
goût?  Oui  ne  voit,  au  contraire  ,  que  ce  qu'il  importe  de  con- 
naître, de  i)énélrer,  de  s'approprier,  c'est  le  principe  même 
dans  sa  pureté,  dégagé  do  toutes  les  enveloppes  et  de  toutes  les 
altérations?  Mais  si  nous  voulons  arriver  jusqu'à  lui,  si  nous 
voulons  posséder  ce  germe  que  notre  réflexion  doit  féconder 
encore,  renonçons  au  culte  des  époques  secondaires  et  à  l'idolâ- 
trie des  formes  dégénérées;  remontons,  à  travers  les  temps  et 
en  dépit  des  admirations  vulgaires  ,  jusqu'aux  époques  primor- 
diales dans  le  flanc  desquelles  ce  divin  embryon  a  tressailli  pour 
la  première  fois.  N'est-ce  point  là  ce  que  M.  Quatremère  de 
Quincy  lui-même  a  enseigné  dans  tous  ses  ouvrages?  N'est-ce 
point  sur  ce  fondement  que  M.  Huyot  élablit  sa  renommée, 
lorsque,  revenant  de  l'Egypte  et  de  la  Grèce,  il  déconcerta,  par 
ses  puissantes  restaurations  des  monuments  primitifs  de  la  ville 
des  Pharaons  et  de  celle  de  Minerve,  l'école  de  M.  Percier,  qui 
ne  voyait  rien  au  delà  des  étroits  liorizons  de  la  renaissance 
romaine? 

Les  plus  grands  travaux  de  l'art  et  de  la  théorie  de  notre  épo- 
que s'accomplissent  dans  cette  direction  ;  et  ce  sont  précisément 
ceux-là  que  l'Académie  condamne,  et  en  haine  desquels  elle  a 
dicté  le  rapport  que  nous  avons  entendu  dans  la  dernière  séance. 
Sous  peu  de  jours,  doit  arriver  à  Paris  ce  tableau  de  Stratonice, 
auquel  M.  Ingres  a  consacré  tous  les  loisirs  de  son  séjour  à 
Rome  ;  on  pourra  se  convaincre,  en  voyant  ce  chef-d'œuvre,  si 
parmi  les  académiciens  qui  ont  blâmé  le  directeur  de  notre 
école,  il  en  est  un  qui  soit  capable,  je  ne  dis  pas  de  rendre, 
mais  de  comprendre  seulement  l'antique  comme  il  l'a  fait. 
Qu'est-il  besoin  de  preuves  nouvelles?  Ne  possédons-nous  pas 
cette  apothéose  d'Homère  qui  eût  arraché  des  larmes  d'enthou- 
siasme à  Winckelmanu ,  et  qui,  croyons-en  l'admiration  des 
étrangers,  sera  un  jour  considérée  comme  l'une  des  plus  envia- 
bles merveilles  de  ce  Paris  qui  en  renferme  de  si  grandes  et 
de  si  rares?  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  nous  associons  ainsi  le 
nom  de  M.  Ingres  et  celui  de  Winckelmanu.  Lorsque  l'esprit, 
affranchi  de  toutes  les  préventions  et  de  tous  les  étonnements 
ordinaires,  s'efforce  de  classer  le  plafond  du  Louvre,  il  est 
aussitôt  conduit  à  rappeler  la  classification  de  Vllistoire  de 
l'art .  L'auteur  de  ce  beau  livre  a  résumé  toutes  ses  études  et 


REVUE  DE  PARIS.  169 

tous  les  résultats  de  sa  noble  intelligence  dans  un  lyblean  digne 
à  la  fois  des  plus  grands  penseurs  et  des  pins  grands  poëtes.  Les 
Grâces ,  que  les  Grecs  tirent  sœurs,  mais  non  point  égales  ,  de- 
viennent pour  lui  la  personnification  et,  pour  ainsi  dire,  le 
vivant  symbole  de  son  système.  Semblable  à  la  Vénus  céleste, 
la  première  Grâce  se  suffit  à  elle-même,  veut  être  recherchée 
et  ne  fait  point  d'avances  ;  elle  est  trop  élevée  pour  se  manifes- 
ter beaucoup  aux  sens,  et  ne  veut  parler  qu'à  l'esprit .  La  seconde 
Grâce,  ainsi  que  la  Vénus  terrestre,  tient  plus  de  la  matière; 
elle  n'est  que  la  compagne  de  la  première ,  et  elle  l'annonce  à 
ceux  qui  ne  sont  pas  initiés  dans  le  secret  de  goûter  la  Grâce 
céleste.  La  première  correspond  à  l'idée  de  l'art  dorien ,  la 
seconde  à  celle  de  l'art  ionien.  Mais ,  après  la  grâce  du  sublime 
et  la  grâce  du  beau,  vient  la  grâce  souriante,  celle  des  faunes 
antiques,  aux  lèvres  relevées  par  les  coins,  celle  que  Corrége  a 
poussée  à  une  haute  perfection  ,  et  qui ,  avant  et  après  lui ,  a 
toujours  été  la  plus  connue  des  modernes.  Un  seul,  oui,  un  seul 
d'entre  eux  a  réalisé  parmi  nous  une  image  de  la  grâce  sublime 
qui  se  voila  de  bonne  heure  même  pour  les  Grecs  ;  et  cet  artiste 
en  qui  Winckelmann  eût  salué  le  digne  élève  de  Polygnole  et 
de  Scopas,  nous  l'abreuverons  d'amertume  et  de  dégoût  jusqu'à 
ce  que  nous  le  proclamions  sans  rival  sur  sa  tombe  ! 

11  y  a  encore  des  académiciens  qui  prennent  ce  qu'on  appelle 
la  manière  de  M.  Ingres,  pour  l'effet  isolé  d'une  organisation 
particulière,  pour  l'aberration  solitaire  d'un  talent  qu'on  vou- 
drait bien  pouvoir  nier,  ne  pouvant  le  comprendre.  Il  suffirait 
cependant  d'ouvrir  les  yeux  pour  voir  qu'il  n'en  est  rien. 
M.  Ingres  s'est  placé  sous  le  patronage  de  Raphaël ,  et  l'accom- 
pagnant dans  ses  deux  sentiers  ,  il  a  poursuivi  chez  les  artistes 
chrétiens,  plus  haut  que  Pérugin,  et  chez  les  artistes  grecs, 
plus  haut  que  Phidias,  la  double  série  d'études  que  son  guide 
avait  bornées  à  ces  deux  maîtres.  Il  nous  a  donc  véritablement 
remis  en  possession  du  principe  même  des  deux  arts  qu'une 
époque  plus  heureuse  transfigurera  sans  doute  dans  une  der- 
nière fusion.  Mais  il  n'aura  point  seul  contribué  à  ce  résultat 
important.  Dernièrement,  à  propos  des  marbres  d'Égine,  nous 
exposions  comment  la  découverte  de  ces  beaux  morceaux  avait 
renouvelé  la  théorie  esthétique  de  l'antiquité ,  en  dégageant 
l'élément  dorien  de  l'idée  jusqu'alors  compacte  et  confuse  de 

15. 


170  REVUE  DE  PARIS. 

l'art  hellénique.  Ce  que  nous  avons  dit,  en  celle  circonstance, 
de  la  sculpture  grecque,  est  vrai  non-seulement  pour  tout  l'art 
des  Grecs,  mais  encore  pour  celui  de  tous  les  peuples  civilisés. 
Dans  tous  les  arts  il  y  a  un  élément  dorien  ;  et  ce  n'est  pas  un 
des  moindres  devoirs  de  notre  siècle  que  de  retrouver  partout  et 
de  définir  cet  élément  primordial.  Nous  avons  sous  les  yeux  des 
preuves  nombreuses  qui  nous  forcent  à  croire  que  cette  lâche  sera 
dignement  remplie. 

L'architecture  avait  pris  les  devants,  la  voix  des  théoriciens 
s'était  fait  entendre;  mais  lorsqu'elle  a  été  recueillie  par  les 
artistes,  chose  singulière!  leur  fidélité  à  suivre  ses  leçons,  et 
peut-être  leur  zèle  à  les  compléter,  n'ont  trouvé  dans  l'Aca- 
démie que  des  froideurs  et  des  répulsions  inexplicables.  Tout  en 
reconnaissant  que  les  jeunes  architectes  de  l'école  de  Rome  se 
distinguaient  par  un  empressement  louable ,  le  rapport  du 
secrétaire  perpétuel  déguisait  avec  peine  certaines  préventions 
conire  l'objet  et  la  tendance  de  leurs  travaux.  En  effet,  les 
quatre  restaurations  envoyées  par  les  pensionnaires  de  Rome 
représentaient  des  monuments  qui  embrassaient  les  siècles  de 
la  république  romaine  ,  et  qui  ne  dépassaient  pas  celui  d'Au- 
guste; voilà  donc  l'époque  dorienne  de  l'art  romain  devenue  à 
son  tour  le  principal  sujet  des  études  de  l'architecture!  Vouloir 
étudier  Rome  dans  son  principe,  faire  pour  son  caractère  monu- 
mental ,  ce  que  Nieburh  a  fait  pour  son  histoire  ethnographi- 
que et  polili(iue,  ce  doit  être  évidemment  un  crime  iriémissible 
pour  des  hommes  qui  n'ont  vu  l'art  romain  que  dans  le  règne 
d'Adrien,  et  l'histoire  romaine  que  dans  Tile  Live.  Plus  les 
beaux  ouvrages  de  ces  élèves  qui  rendent  déjà  leurs  maîtres 
jaloux  approchent  de  la  perfection  .  plus  on  entoure  de  restric- 
tions les  élo;;es  qu'on  ne  peut  leur  refuser.  M.  Clerget,  qui  a 
fait  une  restauration  des  ruines  du  mont  Palatin,  et  qui  a  dé- 
ployé dans  cet  admirable  travail  des  trésors  d  imagination  et  de 
vrai  savoir,  a  été  écorché,  comme  en  passant,  par  les  trails  de 
la  satire  académique,  afin  qu'il  n'ignorât  point  qu'on  redoute 
en  lui  un  auxiliaire  de  plus  pour  cette  phalange  de  studieux  et 
brillants  esprits  qui  attendent  ici  que  le  temps  ait  forcé  pour 
eux  les  portes  du  sanctuaire. 

Si  nous  avons  un  reproche  à  faire  aux  sculpteurs  de  l'école 
de  Rome,  c'est  de  nous  avoir  envoyé  des  ouvrages  qui  montrent 


REVUE  DE  PARIS.  171 

qu'ils  n'ont  pas  su  s'associera  celle  tendance  sévère  et  inlelli- 
geuleiles  éludes.  Mais  au  Salon,  M.  .louffioy,  l'un  des  derniers 
pensionnaires  qui  soient  sortis  de  la  Villa-Médicis,  avait  exposé 
mie  composition  vraiment  antique,  dans  le  nouveau  sens  qu'il 
faut  s'habituer  à  donner  à  ce  uiotj  nous  avons  admiré  ce  mor- 
ceau charmant,  et  en  le  retrouvant  au  Luxembourg,  mêlé  à  des 
statues  mignardes  sans  grâce,  nous  avons  été  plus  frappé  encore 
des  analogies  qu  il  offrait  avec  le  grand  mouvement  de  l'art 
contemporain  vers  l'anliquité  sérieusement  comprise.  Quant  à 
la  peinture,  il  est  bien  évident,  quoi  qu'on  ait  dit,  que  M.  Infjres 
n'a  pu  l'enseigner  à  ses  élèves  que  selon  les  facultés  de  chacun 
d'eux.  Lorsqu'il  a  renc{mtré  un  talent  profondément   réfléchi 
comme  celui  de  M.  Flandrm,  il  lui  a  communiqué  ce  qu'il  avait 
de  style  austère  et  indifférent  aux  séductions  sensuelles  j  mais 
trouvant,  par  exemple,  dans  M.  Roger  un  esprit  plus  disposé  à 
sentir  la  convenance  extérieure  des  formes  que  leur  principe 
interne,  il  serait  extraordinaire  qu'il  eût  pu  développer  en  lui 
ce  que  la  nature  n'y  avait  pas  mis.  Cependant  faudrait-il  lui 
faire  un  reproche  d'avoir  convié  à  des  beautés  plus  élevées  un 
artiste  né  peul-ètre  pour  celles  qui  ne  sont  que  du  domaine  de 
l'élégance  ?  Je  ne  le  pense  pas.  Si  dans  le  tableau  que  M.  Roger 
a  envoyé  de  Rome  cette  année ,  les  tètes  des  hommes  et  des 
femmes  qui  écoutent  la  prédication  de  saint  Jean  portent  l'em- 
preinte d'une  vie  qui  n'arrive  point  à  se  traduire  vivement  à 
travers  l'épiderme,  il  y  aurait  de  rinjustice  à  accuser  M.  Ingres 
d'un  défaut  qui  résuite  évidemment  d'une  propension  marquée 
de  l'auleur  pour  la  manière  de  M.  Delaroche;  mais  quant  à  la 
figure  même  du  saint  Jean,  dont  le  geste  appelle  éloquemment 
le  ciel,  comme  faisait  aussi  celui  du  Saint  Syinphorien,  il  est 
assez  probable  que  la  belle  inspiration  qui  en  a  dicté  les  lignes 
à  M.  Roger  l'aurait  moins  heureusement  éclairé ,  si  l'école  de 
Rome  avait  eu  un  tout  autre  directeur.  En  comparant  l'espèce 
de  vignette  à  laquelle  M.  Papety  a  dû  son  prix  ,  et  l'élude  qu'il 
a  exécutée  dans  la  seconde  année  de  son  séjour  en  Italie,  on 
peut  également  se  convaincre  du  salutaire  effet  que  l'influence 
de  M.  Ingres  a  produit  sur  ce  jeune  artiste. 

Il  reste  encore  un  grief  capital ,  auquel  nous  n'avons  point 
touché ,  et  dont  nous  ne  pouvons  néanmoins  rendre  raison 
qu'en  quelques  paroles.  On  accuse  M.  Ingres  de  manquer  de 


1T2  r.KVLK  DE  PARIS. 

couleur  et  d'eu  proFesspi'  le  méjjiis.  Co.'iimenl  répondre  à  ce  re- 
proche ?  Par  riiisloire  tout  entière  de  l'art.  Si  le  Titien  avait  eu 
le  dessin  de  Raphaël,  ou  si  Raphaël  avait  eu  la  couleur  de  Paul 
Véronèse,  il  y  aurait  probablement  bon  nombre  de  critiques  qui 
seraient  ravis  des  libéralités  de  la  Providence;  pour  nous,  il 
nous  semblerait  que  cette  magnificence  de  dons  accumulés  sur 
une  seule  tête  n'ajonter:iit  quelque  chose  à  la  perfection  de  l'art 
qu'en  enlevant  beaucoup  au  caracièie  des  artistes.  Comme  les 
coloristes  ont  un  dessin  qui  ne  ressemble  en  rien  à  celui  des 
dessinateurs,  de  même  les  dessinateurs  ont  une  couleur  qui  ne 
ressemble  pas  à  celle  des  coloristes.  C'est  là  sans  doute  uu  des 
plus  profonds,  mais  aussi  un  des  |ihis  irrécusables  mystères  de 
l'art.  La  véiitable  question  est  donc  de  savoir  si  on  préfère  la 
couleur  ou  le  dessin,  c'est-à-dire  Pimaîïe  des  choses  ou  bien 
leur  esprit  et  leur  âme;  car,  par  la  raison  que  le  choix  est  le 
principe  même  de  l'art,  selon  tju'on  partira  de  l'un  ou  de  l'autre 
de  ces  deux  termes  ,  on  sera  forcé  d'attacher  au  terme  corres- 
pondant un  i)rix  et  un  sens  tout  différents.  Je  n'ignore  pas  que 
la  couleur  a  aujourd'hui  des  adeptes  fervents  qui  ne  jurent  que 
par  Tintoret  et  par  Vélas(|uez  :  mais  je  sais  aussi  que  nous  avons 
des  poètes  qui  ont  voulu  rétablir  le  culte  de  Ronsard  et  de  Saint- 
Amant,  et  que  l'espiit  public  a  solennellement  protesté  contre 
ce  retour  du  matérialisme.  Ce  sont  donc  des  remercîmeuls 
qu'il  faut  adresser  à  l'éminenl  artiste  qui,  s'assctciant  aux  plus 
hauts  instincts  du  génie  français,  dans  un  temps  où  tout  semble 
faillir  et  déchoii'  autour  de  nous,  a  puisé  dans  l'illustre  excep- 
tion de  sa  nature  la  force  de  maintenir  et  d'accroître  infiniment 
cette  tradition  spiritualiste  du  dessin  qui  a  toujours  été  la  gloire 
particulière  de  notre  école. 

Mais  tandis  que  l'Académie  est  si  peu  ménagère  du  blâme 
pour  qui  mérite  tant  d'admiration,  il  s'est  rencontré  dans  notre 
pays  un  homme  digne  d'apprécier  le  génie  et  capable  de  le 
venger.  M.  le  duc  de  Luynes,  dont  l'esprit  libéral  et  le  goût 
éclairé  sont  parmi  les  i)lus  fermes  appuis  sur  lesquels  l'art 
doive  aujourd'hui  comjiter,  avait  depuis  quelques  mois  chargé 
M.  Duban  de  restaurer  le  beau  château  de  Dampierre.  L'archi- 
tecte de  l'école  des  Beaux-Arts  trouva  dans  cette  habitation  une 
galerie  qui  présentait  deux  vastes  parois  propres  à  recevoir  une 
tlécoralion  parliculièie  ;  il  laissa  entrevoir  au  maître  du  château 


REVUE  DE  PARIS.  173 

que  la  peinture  pourrait  seule  orner  convenablement  cet  endroit. 
A  peine  en  eut-il  manifesté  l'idée  ,  qu'on  lui  demanda  les  noms 
des  artistes  qui  pourraient ,  selon  lui,  s'acquitter  de  cette  tâche 
sans  altérer  l'harmonie  de  l'ornementation  générale.  Fidèle  à 
ses  amitiés  et  à  ses  admirations  fout  ensemble ,  M.  Duban  nomma 
MM.  Paul  Deiaroche,  Horace  Vernet  et  Ingres.  M.  de  Luynes  ré- 
pondit par  un  mot  qui  peint  d'un  trait  et  la  distinction  de  son  es- 
prit et  la  nature  des  talents  qu'on  venait  de  lui  citer  :  «J'achèterais, 
dit-il,  un  tableau  de  M.  Deiaroche  et  de  M.  Vernet  ;  mais  je  n'en 
commanderais  qu'à  M.  Ingres.  »  Puis  il  ajouta  qu'il  consacrait 
à  M.  Ingres  80,000  francs,  et  qu'il  lui  laissait  toute  latitude  pour 
choisir  et  pour  composer  ses  sujets,  bien  persuadé  que  le  peintre 
de  V Apothéose  d'Homère  ne  s'abaisserait  pas  à  retracer  de  ces 
événements  qui  passent  sans  laisser  de  lumière  après  eux,  et 
qu'il  voudrait,  au  contraire,  frapper  les  regards  par  l'image  de 
quelque  grande  pensée.  M.  Duban  se  chargea  de  transmettre, 
en  son  propre  nom,  les  offres  de  M.  de  Luynes  au  directeur  de 
l'école  de  Rome;  et,  pour  mieux  ménager  encore  ce  noble 
caractère,  éprouvé  par  de  si  illustres  et  de  si  douloureuses  lut- 
tes, ce  fut  à  M"'e  Ingres  qu'il  les  adressa.  M.  Ingres  lui-même 
s'est  hâté  de  répondre  :  sa  lettre ,  tout  empreinte  des  plus 
beaux  sentiments,  trahit  avec  effusion  le  bonheur  qu'il  a  ressenti 
en  se  voyant  si  bien  compris.  Remords  de  sa  trop  longue  inac- 
tion, fierté  d'un  cœur  haut  placé,  plaisir  enthousiaste  de  ren- 
contrer au  milieu  d'une  carrière  solitaire,  un  appui  dont  il  peut 
être  glorieux  ,  désir  d'attacher  dans  un  même  monument  son 
nom  et  celui  de  M.  Duban,  que  l'avenir  associera,  nous  le  croyons, 
dans  un  même  culte  ;  l'artiste  a  tout  exprimé  avec  un  élan  naïf 
et  sublime  qui  communique  toute  son  âme.  Ainsi,  pendant  que 
M.  Deiaroche  peindra  les  fresques  du  palais  des  Beaux-Arts  et 
sa  grande  salie  de  Versailles,  M.  Ingres  achèvera,  avec  les 
formes  austères  de  son  génie,  de  consacrer  chez  nous  la  pein- 
ture monumentale,  en  qui  repose  entièrement  l'avenir  de  notre 
école.  Les  voyageurs  qui  arrivent  à  Londres  ne  manquent  jamais 
de  visiter  à  Hampton-Court  les  carions  de  Rapliae!,  et  à  Blen- 
heim  les  tapisseries  de  Titien.  Un  jour,  ceux  qui  viendront  s'in- 
former des  grandeurs  de  noire  civilisation,  feront  de  même  un 
pèlerinage  àDampierre;  ils  trouveront  là,  dans  une  solitude 
propice  ,  loin  des  vaines  et  passagères  rumeurs,  deux  pages  de 


174  REVUE  DE  PARIS. 

peinture  qui,  avec  V^épothéose  d'Homère,  compléteront  le 
type  le  plus  élevé  de  l'art  de  noire  siècle  ;  ils  y  lirout  aussi , 
dans  un  cadre  précieux,  celte  lettre,  fidèle  témoignage  de  la 
fraternité  de  deux  grands  artistes  et  de  l'intelligente  générosité 
de  leur  Mécène. 

H.  FORTOCL. 


VOYAGE 


DE 


il  A  corar™' 


La  plupart  des  voyageurs  qui  vont  de  Smyrne  à  Constantiiio- 
ple,  suivent  la  route  de  Pergame  et  les  rivages  de  la  mer  Egée  ; 
nous  nous  mîmes  en  chemin  pour  la  capitale  ottomane,  avec 
l'intention  de  passer  par  Magnésie ,  Kutayeh ,  Brousse  et  Nicée. 
Nous  quittâmes  Smyrne  le  24  février  à  onze  lieures  du  malin. 
Nous  prîmes  des  chevaux  de  louage  qui  devaient  être  à  noire 
disposition  jusqu'à  Kutayeh  ;  là ,  nous  devions  prendre  des  che- 
vaux de  poste.  Toutes  les  villes  de  l'Anatoiie  et  les  villages  situés 
sur  les  roules  les  plus  fréquentées  ont  des  chevaux  uniquement 
destinés  au  service  du  gouvernement  et  à  celui  des  voyageurs. 
On  paye  le  cheval  une  piastre  par  lieue,  environ  vingt-cinq  cen- 
times de  notre  monnaie. 

Magnésie ,  ou  Magnissa ,  est  située  à  huit  lieues  au  nord-est 
de  Smyrne,  au  midi  d'une  belle  plaine  fécondée  par  les  eaux  de 
l'Hermus  ,  au  pied  de  la  gigantesque  chaîne  du  Sipyle,  dont  les 
flancs  nus  et  déchirés  ont  un  aspect  grandiose  et  une  sauvage 


176  REVUE  DE  PARIS. 

beaufé.  La  pliysionomie  extérieure  de  Magnésie  est  variée  et  pit- 
toresque; une  grande  colline  à  pic,  couronnée  des  débris  d'une 
antique  citadelle  ,  s'élùve  au-dessus  des  coupoles  de  plomb  ,  des 
minarets  et  des  cyprès  du  Champ  des  Morts  qui  se  trouve  au  mi- 
lieu de  la  ville.  Magnésie  est  une  des  plus  grandes  cités  de  l'Asie 
Mineure;  sa  population  est  de  soixante-dix  mille  Turcs  ,  mille 
Grecs, autant  d'Arméniens,  et  quatre  cents  familles  juives.  Ma- 
gnésie fait  un  très-grand  commerce  de  coton ,  de  grains  et  de 
tabac.  De  même  que  le  tabac  de  Latakié  est  le  meilleur  de  la  Sy- 
rie ,  le  tabac  de  Magnésie  est  le  plus  eslimé  de  l'Anatolie. 

Le  gouverneur  de  Magnésie  se  nomme  Iladji-Yeuk-Oglou  ;  il 
appartient  à  cette  famille  de  Kara-Osman-Oglou,  si  puissante  au 
temps  de  la  féodalité  turque.  On  connaît  l'origine  des  dèré-bcy& 
ou  seigneurs  de  la  vallée:  Les  premiers  conquérants  turcs  don- 
nèrent aux  chefs  de  leurs  troupes  des  timars  (petils  lîdfs  )  et  des 
tintarets  (grands  fiefs),  dans  le  double  but  de  pourvoir  à  la  dé- 
fense de  l'empire  et  de  récompenser  des  services  militaires. 
D'après  un  règlement  d'Amurat  ou  Mourad  ,  le  fondateur  des 
janissaires ,  l'hérédité  des  fiefs  se  perpétuait  de  mâle  en  mâle,  et 
ne  reven;iil  à  l'État  qu'après  l'extinction  de  la  famille.  De  sim- 
ples propriétaires  qu'ils  étaient ,  les  déré-beys  devinrent  de  plus 
en  plus  indépendants;  ils  étendirent  leur  pouvoir  et  le  consoli- 
dèrent surtout  sous  le  règne  orageux  de  Mourad  III. 

La  famille  de  Tschapan-Oglou  ,  à  Yousgat,  en  Cappadoce , 
et  celle  de  Kara-Osman-Oglou ,  à  Magnésie  ,  étaient  devenues  , 
par  la  faiblesse  des  sultans  ,  souveraines  de  l'Asie  Mineure. 
Une  union  parfaite  régnait  eulre  ces  deux  familles;  leurs  mœurs, 
leurs  lois  ,  leuis  intérêts  étaient  les  mêmes  ;  elles  payaient  exac- 
tement leur  redevance  â  la  Sublime  Porte,  fournissaient  chaque 
année  les  conligcnts  exigés ,  et  prévenaient  avec  soin  tout  sujet 
de  plainte.  Des  préser.ts  distribués  avec  intelligence  leur  assu- 
raient des  protecteurs  au  divan  et  parmi  les  janissaires.  Si  quel- 
que demande  de  la  Porte  leur  i)aiaissait  trop  onéreuse,  les 
déré-beys  se  mettaient  vite  en  mesure  pour  se  détendre,  car, 
indépendamment  des  soldats  qu'ils  étaient  obligés  de  fouinir 
chaque  année  au  sultan,  ils  pouvaient  mettre  en  campagne  plus 
de  cent  cmquante  mille  hommes  armés.  Leur  cavalerie  était 
surtout  remarquable  par  la  richesse  des  éqiiipements  et  par  la 
beauté  des  chevaux. 


REVUE  DE  PARIS.  177 

Ismaël-Bey  et  le  fameux  AU  étaient  dans  la  Turquie  d'Europe 
ce  que  les  Tschapan-Oi^lou  et  les  Kara-Osman-Oglou  étaient 
dans  l'Asie  Mineure., La  famille  du  pacha  de  Yanina  est  éteinte; 
il  reste  encore  un  membre  de  la  famille  d'Ismaël-Bey ,  c'est  ce 
Youssouf-Pacha  qui,  pour  sauver  sa  lête,  livra  Varna  aux  Rus- 
ses. Youssouf  n'est  pas  étranger  aux  mœurs  ,  aux  langues  de 
l'Europe;  il  parle  parfaitement  le  français  et  l'italien.  Le  fils 
d'Israaël-Bey  de  Macédoine  vit  aujourd'hui  à  Stamboul  dans  un 
état  de  fortune  très-médiocre. 

D'après  le  Koran  ,  la  (erre  appartient  à  Dieu  ,  qui  la  donne  à 
qui  lui  plaît;  de  sorte  que  toute  propriété  dérivant  du  maître 
des  mondes  appartient  à  l'iman  suprême  (le  sultan),  qui  est 
son  ombre  sur  la  terre.  Mahmoud  II,  s'appuyant  sur  ce  pré- 
cepte du  livre  saint ,  et  jaloux  aussi  de  reconquérir  pleinement 
l'autorité  impériale,  entreprit,  en  1811  ,  l'anéantissement  des 
déré-beys.  Il  commença  d'abord  par  semer  la  division  parmi 
eux,  en  faisant  accepter  aux  plus  jeunes  membres  des  familles 
féodales  le  titre  de  pacha,  et  en  donnant  à  de  nouveaux  pachas 
le  gouvernement  des  provinces  qu'achetaient  auparavant  les 
déré-beys.  Tschapan-Oglou  et  Ismaël-Bey  refusèrent  d'obéir  aux 
volontés  de  la  Porte,  mais  ils  payèrent  de  leur  vie  leur  opiniâtre 
résistance.  Il  n'est  resté  qu'un  petit-fils  de  Tschapan-Oglou;  il 
vit  aujourd'hui  oublié  à  Constantinople.  Les  Kara-Osman-Oglou 
se  soumirent  sans  combattre  aux  ordres  du  souverain  ottoman. 
Cette  famille  perdit  dans  l'Analolie  son  antique  indépendance; 
mais  elle  fut  toujours  aimée  et  respectée  par  le  peuple  comme 
au  temps  de  sa  puissance.  Une  sorte  de  vénération  pour  la  race 
des  Kara-Osman-Oglou  empêcherait  le  sultan  de  placer  à  Ma- 
gnésie ou  à  Guzel-Hissar  des  gouverneurs  qui  ne  fussent  pas  de 
cette  famille.  Les  voyageurs  qui  ont  parcouru  l'Asie  Mineure  il 
y  a  trenle  ans  louent  beaucoup  les  Tschapan-Oglou  et  les  Kara- 
Osman-Oglou  ;  ceux-ci  gouvernaient  paternellement  les  pays  qui 
s'étendaient  depuis  les  portes  de  Smyrne  jusqu'à  Tokat ,  en  Ar- 
ménie. Les  Turcs  et  les  rayas  étaient  également  heureux.  Les 
déré-beys  favorisaient  l'agriculture  et  le  commerce  ,  sources  de 
leurs  grandes  richesses. 

On  n'a  pas  craint  de  comparer  en  Europe  Mahmoud  II  à  Louis 
le  Gros,  à  Louis  XI ,  à  Richelieu ,  pour  avoir  détruit  l'hérédité 
des  familles  féodales  de  la  Turquie;  on  a  même  dit  qu'une  ère 
10  16 


178  REVUE  DE  PARIS. 

de  prospérité  dans  l'empire  ottoman  était  née  de  ces  cliange- 
ments  ;  c'est  là  une  grave  erreur.  Un  rapide  passage  en  Asie 
Mineure  suffit  pour  montrer  que  les  populations  n'ont  rien  ga- 
gné à  ces  révolutions  accomplies  par  Mahmoud  II ,  d'immenses 
plaines  sans  culture  et  sans  habitants  prouvent  assez  la  déca- 
dence de  l'Analolie  sous  les  nouveaux  gouverneurs.  Les  Turcs 
et  les  rayas  regrettent  la  domination  paternelle  de  Tschapan- 
Oglou  et  de  Kara-Osman-Oglou.  Au  lieu  de  travailler  à  rendre 
au  pays  un  sort  meilleur ,  les  pachas  aujourd'hui  ne  songent 
qu'à  profiter  de  leur  emploi  de  peu  de  durée  pour  s'enrichir  aux 
dépens  du  peuple. 

Revenons  à  Magnésie.  Celle  ville .  qui  fut  dans  le  commence- 
ment du  xve  siècle  la  résidence  de  quelques  souverains  otto- 
mans, conserve  des  édifices  dignes  d'une  grande  cité  turque. 
On  y  voit  des  établissements  de  bains .  de  vastes  karavanseraïs. 
Entre  autres  belles  mosquées ,  on  remarque  celle  qui  fut  con- 
struite par  Amurat  ou  Mourad  II.  Cette  mosquée,  appelée 
Mourad-Djamissi ,  possède  des  richesses  considéraliles ,  que 
lui  avait  léguées  son  auguste  fondateur.  Une  partie  des  revenus 
de  Mourad-Djamissi  sert  à  l'entretien  de  deux  hôpitaux,  de  deux 
imarets  (cuisines  publiques  ) ,  et  d'un  médressé  (collège)  ouvert 
à  tous  les  enfants  musulmans  de  la  cité.  Le  souvenir  de  Mou- 
rad II  est  resté  au  milieu  du  peuple  turc  de  Magnésie  comme 
un  brillant  modèle  de  la  vaillance  unie  à  la  piété.  «  Aj)rès  une 
conquêle,  disent  lesOsmanlis  de  Magnissa,  sultan  Mourad  (que 
Dieu  bénisse!)  s'occupait  à  construire  des  mosquées,  des  khans, 
des  hôpitaux,  des  imarets  et  des  médressés.  Le  magnifique  em- 
pereur donnait  tous  les  ans  mille  pièces  d'or  aux  descendants 
mâles  du  prophète;  il  en  envoyait  deux  mille  aux  croyants  des 
saintes  villes  de  la  Mecque ,  de  Médine  et  de  Jérusalem.  «  J  ai 
vu  .  à  une  demi-heure  au  nord  de  Magnésie,  une  grande  tour  à 
moitié  démolie,  couverte  de  lierre  et  de  mousse.  C'est  la  tour 
que  Mourad  II  s'était  choisie  pour  retraite  après  la  trêve  de  dix 
ans  conclue  avec  les  Hongrois.  Fatigué  du  bruit  des  camps,  des 
agitations  de  la  vie,  ne  pensant  plus  qu'à  échanger  les  soucis  du 
trône  contre  les  douceurs  d'une  tranquille  existence ,  Mourad 
disait  à  son  visir  Khalil-Pacha  : 

»  Depuis  longtemps ,  le  pied  sans  cesse  dans  l'élrier  ,  l'épée 
toujours  hors  du  fourreau  ,  je  n'ai  cessé  d'agir  pour  le  bien  de 


REVUE  DE  PARIS.  179 

la  religion;  il  est  temps  que  je  quitte  l'empire,  et  que  j'aille 
dans  la  retraite  m'enlretenir  avec  le  Tout-Puissant.  Oui,  je  suis 
résolu  à  consacrer  au  repentir  les  instants  qui  me  restent,  et  à 
poser  mon  pied  sur  le  coussin  du  repos.  Qu'ai-je  à  faire  de  la 
couronne  et  de  mes  armes  ?  Je  ne  veux  plus  songer  qu'à  laver 
mes  fautes  dans  les  larmes  de  la  componction;  je  veux  aller 
finir  ma  vie  au  sein  de  la  tranquillilé.  Là  ,  je  lirai  sans  cesse  le 
Koran  ;  là  ,  sans  cesse  je  louerai  l'Éternel.  Je  veux  éloigner  de 
ma  main  ce  royaume  périssable,  et  semer  dans  les  champs  de 
mon  cœur  les  grains  de  l'amour  de  Dieu.  Que  mon  auguste  tils , 
Mahomet ,  prenne  ma  place,  que  son  règne  soit  glorieux  et  for- 
tuné; que  pendant  sa  durée  il  n'y  ait  point  de  malheureux,  que 
l'on  n'entende  aucun  soupir  (1)  !  » 

Voltaire  a  mis  Mourad  II  au  rang  des  philosophes,  parce  que 
ce  prince  avait  voulu  renoncer  aux  grandeurs  de  ce  monde;  il 
est  probable  que  Voltaire  eût  parlé  autrement  d'un  empereur 
chrétien  qui  se  serait  fait  moine. 

M.  Michaud  a  raconté ,  dans  son  Histoire  des  Croisades, 
comment  Mourad  II ,  à  la  tète  de  soixante  mille  soldats,  quitta 
son  ermitage  pour  voler  contre  les  Hongrois  qui  venaient  de 
violer  le  traité  dont  l'exécution  avait  été  jurée  d'un  côté  sur 
l'Évangile,  de  l'autre  sur  le  Koran.  «Bientôt  la  victoire,  dit 
Kodja-EfFendi ,  semblable  à  une  jeune  fiancée  ,  écarta  son  voile 
importun ,  et  se  montra  radieuse  aux  regards  empressés  du 
triomphant  monarque.  »  Après  la  bataille  de  Varna  ,  le  sultan 
victorieux  revint  dans  sa  retraite  de  Magnésie ,  et  reprit  la  robe 
de  derviche.  La  révolution  d'Andrinople  l'obligea  à  remonter 
une  troisième  fois  sur  le  trône.  Mourad  fit  alors  conduire  son 
fils  à  Magnésie,  et  lui  dit  d'attendre  que  les  années  l'eussent 
mûri  avant  de  régner.  Le  vainqueur  de  Ladislas  garda  le  pou- 
voir jusqu'à  sa  mort. 

Après  une  journée  de  repos  à  Magnésie,  nous  reprîmes  notre 
route  à  l'orient.  Nous  avions  à  droite  la  chaîne  du  Sipyle ,  à 
gauche  la  plaine  arrosée  par  l'Hermus ,  où  Antiochus ,  roi  de 
Syrie ,  fut  vaincu  par  Scipion  l'Asiatique.  Les  Turcs  appellent 
l'Hermus  Ghidés,  nom  d'une  ville  de  la  Phrygie-Épiclète ,  non 


(1)  Bibliothèque  des  Croisades,  troisième  partie. 


180  REVUE  DE  PARIS. 

loin  de  laquelle  le  fleuve  prend  sa  source.  Le  cours  de  l'Hermus 
est  de  soixante-dix  lieues  j  ce  fleuve  .  qui  se  jette  dans  le  golfe 
de  Smyrne,  entre  Phocée  ,  berceau  de  Marseille,  et  Kara-Bour- 
nou  ,  l'ancien  cap  Malana ,  reçoit  dans  son  sein  le  Pactole  et 
l'Hyllus.  L'Hermus  est  large  et  profond  lorsqu'il  roule  ses  eaux 
bourbeuses  à  travers  la  plaine  de  Magnésie.  Au  bout  d'une  heure 
de  marche ,  nous  passâmes  le  fleuve  sur  une  grande  barque  de 
forme  triangulaire ,  appartenant  à  deux  vieux  Osmanlis  à  barbe 
blanche. 

Cinq  heures  de  marche  conduisent  de  Magnésie  à  Papasleh 
(village  des  papas).  Ce  bourg  se  compose  de  cent  maisons, 
toutes  grecques;  ces  Grecs,  qui  ne  sont  pas  propriétaires  des 
terres  qu"ils  cultivent,  pajent  d'abord  par  extrêma  (1)  une  taxe 
foncière  de  5  piastres  (  1  franc  ).  Ensuite  le  gouverneur  de  Ma- 
gnésie fait  prélever  la  dîme  sur  toutes  les  récoltes  j  tous  les  vil- 
lages du  pachalik  d'Hadji-Yeuk-Oglou  ,  sont  administrés  de  la 
même  manière.  Le  Grec  qui  m'a  donné  ces  détails  me  disait  aussi 
que  non-Seulement  les  papas  des  villages  de  l'Asie  Mineure 
achetaient  leur  ordination  ,  mais  qu'ils  sont  encore  obligés  de 
payer  ,  chaque  année,  605  piastres  à  l'évèque  de  Philadelphie  , 
pour  la  place  qu'ils  occupent.  Le  papa  est  de  plus  responsable 
des  actes  des  rayas  envers  le  gouvernement  turc.  Le  prêtre  grec 
exerce  sur  ses  ouailles  une  double  autorité  civile  et  religieuse. 
Dans  le  bourg  de  Papasleh  habite  un  seul  Turc  chargé  de  la  le- 
vée des  impôts. 

Le  trajet  de  Papasleh  à  l'extrémité  orientale  du  mont  Sipyle 
est  de  quatre  heures.  On  dépasse  successivement  les  villages 
turcs  de  Daliléli ,  de  Bellen  ;  puis  à  droite ,  dans  une  vaste  plaine 
sans  arbres  ,  s'offre  aux  regards  la  nécropole  des  familles 
royales  de  la  Lydie.  Vous  apercevez  une  infinité  de  tumulus  en 
terre  ,  terminés  en  cône.  Parmi  ces  antiques  sépulcres,  il  en  est 
lin  qui  s'élève  au-dessus  de  tous  les  autres  :  c'est  celui  d'Aiyat- 
tes  ,  fils  de  Gygès  et  père  de  Crésus.  Ce  tertre  colossal  a  deux 
cents  pieds  d'élévation  ,  et  six  stades  de  circonférence  ;  sa  base 
est  formée  d'énormes  pierres  de  taille.  Hérodote  regardait  le 
tombeau  d'Aiyattes  comme  le  plus  grand  de  la  Lydie ,  et  comme 


(1)  L'extrèma  équivaut  à  qnarante-cinq  pas  carrés  environ. 


REVUE  DE  PARIS.  181 

inférieur  seulement  aux  pyramides  d'Egypte  et  aux  monuments 
de  Babylone.  Le  père  de  l'histoire  nous  apprend  que  ce  sépulcre 
extraordinaire  .  qui  a  l'apparence  d'une  colline  ,  fut  construit 
par  trois  classes  du  peuple  ,  dont  l'une  se  composait  des  filles 
de  joie.  L'historien  grec  avait  vu  ,  au  sommet  de  la  funèbre  de- 
meure de  l'empereur  lydien ,  cinq  blocs  de  marbre  sur  lesquels 
étaient  gravés  ,  en  caractères  helléniques  ,  ce  que  chacune  des 
trois  classes  avait  fait  :  la  plus  grande  partie  du  monument  était 
l'œuvre  des  prostituées.  Vous  savez  qu'il  était  permis  aux  jeunes 
filles  de  la  Lydie  de  se  prostituer  pour  se  former  une  dot  qui 
leur  donnait  le  droit  de  se  choisir  un  mari.  De  pareils  désordres 
dans  les  mœurs  étaient  loin  de  révolter  l'esprit  des  anciens  ,  car 
l'olympe  mythologique  avait  des  autels  pour  la  prostitution. 

Le  lac  Gygéen  ,  appelé  Coloé  par  Strabon  ,  à  cause  d'un  tem- 
ple de  Diane  coloénne  qui  s'élevait  sur  ses  bords ,  est  à  peu  de 
dislance  au  nord  de  la  nécropole  lydienne.  Le  lac,  dont  la  cir- 
conférence peut-être  parcourue  environ  en  deux  heures ,  est 
borné  à  l'ouest  et  au  septentrion  par  des  montagnes  bleuâtres  et 
légèrement  boisées.  11  est  très-poissonneux.  On  aperçoit  des  ca- 
banes de  pêcheurs  sur  le  côté  oriental  et  quelques  barques  at- 
tachées au  rivage.  Des  cygnes  et  d'autres  oiseaux  aquatiques 
voltigeaient  par  milliers  sur  la  surface  des  eaux.  Ce  lac  fut  creusé 
sous  le  règne  de  Gygès  pour  recevoir  les  débordements  de 
l'Hermus  et  du  Pactole.  Il  est  probable  que  la  terre  qui  servit  à 
la  construction  des  Inmulus  lydiens  a  été  tirée  de  la  vallée  où 
s'étendent  maintenant  les  flots  tranquilles  du  lac  Gygéen. 

Nous  passâmes  la  nuit  du  27  février  au  village  de  Bergamah  , 
situé  à  deux  lieues  au  nord-est  de  Sardes.  Nous  remontâmes  à 
cheval  le  lendemain  à  la  pointe  du  jour  ,  et,  nous  dirigeant  vers 
le  nord  à  travers  une  plaine  marécageuse  ,  nous  arrivâmes  au 
bourg  d'Adala  ,  composé  de  cent  maisons  musulmanes.  F,n  sor- 
tant d'Adala  on  passe  l'Hermus  à  gué.  Depuis  ce  village  jusqu'à 
Koulah  ,  l'ancienne  Clamyda  ,  on  chemim;  pendant  cinq  heures 
sur  des  collines  basses  tristes  et  dépouillées.  Celte  contrée  est 
remplie  de  traces  d'éruptions  volcaniques;  les  anciens  l'avaient 
appelée  avec  raison  Katakélcauméné  {  pays  brûlé  ),  «  Des 
flammes  sortent  souvent  de  celte  terre ,  dit  Slrabon ,  et  les  vignes 
croissent  dans  un  sol  tout  composé  de  cendres.  »  Sous  le  règne 
de  Tibère  un  violent  tremblement  de  terre  renversa  en  un  seul 

16. 


182  REVUE  DE  PARIS. 

jour  treize   cités  qui  sVIevaient  dans   celte   région  désolée. 

Koulah  est  située  au  milieu  d'une  grande  vallée  de  forme 
ronde.  La  cité  présente  un  sombre  aspect  ;  elle  est  tristement 
groupée  au  pied  d'un  rocher  mis  en  morceaux  par  le  feu  des 
volcans.  Toutes  les  maisons  sont  construites  en  pierres  de  laves. 
La  pojnilation  de  Koulah  est  de  six  mille  Turcs  et  quinze  cents 
Grecs.  Il  y  a  cinq  ans  que  Koulah  lirait  encore  de  grands  revenus 
du  commerce  de  l'opium  ;  ce  commerce  est  tombé  depuis  que  le 
gouvernement  s'en  est  réservé  le  monopole.  Le  gouvernement 
vend  200  piastres  l'oke  (deux  livres  et  demie)  ce  qui  lui  coûte 
80  piastres.  La  principale  ressource  des  habitants  de  Koulah  se 
réduit  maintenant  à  la  fabrication  des  tapis  qu'on  expédie  à 
Stamboul  et  à  Smyrne.  C'est  des  manufactures  de  Koulah  que 
sortent  les  plus  beaux  tapis  de  l'Asie  Mineure. 

L'honorable  M.  Van-Lenep  ,  consul  de  Hollande  à  Smyrne  , 
nous  avait  recommandés  à  un  Grec  de  Koulah  ,  appelé  Kodja 
Michaëli.  Ce  Grec  nous  a  donné ,  pendant  trois  jours  ,  une  bonne 
et  douce  hospitalité  dont  je  garderai  toujours  le  souvenir.  Mi- 
chaëli est  aimé  et  respecté  de  tout  le  monde  ;  il  est  barataiie , 
et  ce  titre  ,  qui  lui  donne  tous  les  privilèges  des  Turcs  ,  achève 
de  faire  de  lui  un  personnage  importanl  dans  la  cité.  Micbaéli 
est  en  rapport  d'amitié  avec  les  notables  osmanlis  de  Koulah  ;  il 
voulut  nous  conduire  chez  un  Turc  de  ses  amis  qui  appartient 
au  corps  des  ulémas  :  nous  fûmes  charmés  de  noire  visite  ;  riea 
dans  ce  pays  nest  plus  intéressant  pour  un  voyageur  européen 
que  d'entrer  en  conversation  avec  un  savant  osmanlis. 

L'uléma  se  nommait  Mohamed-EfFendi.  Aous  le  trouvâmes  ac- 
croupi au  coin  d'un  divan  et  fumant  son  long  chibouk.  Devant 
lui  était  une  table  vermoulue  sur  laquelle  on  voyait  quelques 
livres  turcs.  Le  savant  était  enlouré  d'une  quinzaine  d'enfants  à 
qui  il  enseignait  le  Koran.  Muhanied-Effendi  nous  pria  de  nous 
asseoir  en  face  de  lui  sur  des  lapis  et  des  coussins.  Je  n'avais  ja- 
mais vu  une  plus  belle  figure  de  vieillard  ;  son  large  front  cou- 
vert de  rides  ,  ses  yeux  bleus ,  vifs  et  doux ,  sa  longue  barbe 
bianche ,  son  lurban  vert  (signe  distinctif  des  descendants  du 
]irophète  ou  des  musulmans  qui  ont  fait  le  pèlerinage  de  la 
Mecque  ) .  donnaient  à  sa  noble  physionomie  un  caractère  qui 
commandait  le  respect  et  la  vénération. 

Mohamed-Effendi  nous  demanda  si  nous  étions  Français  ou 


REVUE  DE  PARIS.  185 

Moscovites.  Au  seul  nom  de  Français  ,  il  inclina  doucement  la 
tête  ;  puis  il  dit  :  a  Péki .  pélci  (  c'est  bien  ,  c'est  bien)  ,  tout 
Français  est  savant ,  et  tout  savant  est  Français.  » 

L'uléma  de  Koulah  avait  parfois  cherché  à  connaître  quel  est 
le  paradis  des  chrétiens  ;  il  regardait  notre  passage  dans  sa  de- 
meure comme  une  bonne  occasion  de  s'instruire  des  joies  de  la 
vie  à  venir  promise  aux  fidèles  enfants  de  l'Évangile.  Mohamed- 
Effendi  voulut  le  premier  nous  parler  du  séjour  céleste  dont  le 
prophète  d'Arabie  a  fait  espérer  la  jouissance  aux  vrais  croyants. 
«  Les  élus  de  Dieu  ,  dit  l'uléma  ,  iront  vivre  éternellement  dans 
un  monde  où  se  trouvent  trois  iieuves  ,  le  premier  coule  du 
miel  .  le  second  du  lait ,  et  le  troisième  un  vin  exquis.  Les  élus 
se  promèneront  sous  l'ombrage  des  bananiers ,  des  palmiers ,  et 
sous  l'ombrage  d'une  intinité  d'autres  arbres  disposés  dans  un 
ordre  admirable  ;  ils  jouiront  de  leurs  épais  feuillages  aux  bords 
des  enux  qui  jaillissent  de  toutes  parts.  Là  ,  une  multitude  de 
fruits  divers  s'offriront  à  la  main  qui  voudra  les  cueillir.  Les 
élus  reposeront  sur  des  lits  enrichis  d'or  et  de  pierres  précieu- 
ses j  ils  se  regarderont  avec  bienveillance  ,  ils  sero.Tt  servis  par 
des  enfants  d'une  éternelle  jeunesse  qui  leur  présenteront ,  dans 
des  coupes  de  différentes  formes  ,  des  vins  dont  la  vapeur  ne 
leur  montera  point  à  la  tête  et  n'obscurcira  point  leur  raison. 
Près  d'eux  seront  les  houris  aux  beaux  yeux  noirs,  ces  houris 
dont  la  blancheur  égale  l'éclat  des  perles.  » 

Après  avoir  terminé  son  récit ,  luléma  nous  pressa  de  ques- 
tions sur  le  paradis  des  chrétiens.  Il  demandait  là  de  bien 
grandes  choses  ,  car  il  est  toujours  plus  facile  de  peindre  les 
douleurs  que  les  joies ,  et  l'éloquence  chrétienne  a  toujours 
mieux  réussi  à  décrire  les  tortures  de  l'enfer  éternel  que  les  féli- 
cités réservées  aux  amis  de  Dieu.  Je  n'entrepris  point  de  donner 
à  notre  interlocuteur  une  idée  des  joies  spirituelles  du  païadis 
chrétien  ;  comment  aurais-je  pu  lui  retracer  l'infini  bonheur  qui 
suivra  la  possession  de  Dieu  ?  L'homme  est  arrivé  sur  la  terre 
avec  un  ardent  besoin  d'aimer  et  de  comprendre  ;  l'amour  et  la 
science  sont  les  deux  sources  d'où  découlent  les  plus  nobles 
joies  d'ici-bas ,  et  le  ciel  des  chrétiens  sera  la  réalisation  de  tous 
les  vœux  de  l'àme  ,  l'accomplissement  de  tous  les  désirs  de  l'es- 
prit ,  la  connaissance  profonde  du  beau  ,  du  grand  ,  du  vrai. 
Comment  faire  comprendre  de  telles  félicités  aux  musulmans , 


184  REVUE  DE  PARIS. 

qui  ne  s'arrêtent  qu'aux  choses  visibles  ,  qu'aux  espérances 
charnelles  i*  Voulant  donc  opposer  des  images  aux  images  du 
paradis  du  Mahomet,  je  me  ressouvins  de  celte  Jérusalem  cé- 
leste qui  avait  apparu  au  sublime  solitaire  de  Palhmos.  Je  lui 
montrai  la  cité  de  Dieu  telle  que  Jean  la  contemplait  dans  ses 
rêves. 

—  Un  de  nos  prophètes,  nommé  Jean  ,  dis-je  à  l'uléma,  fut 
transporté  en  esiiril  sur  une  hante  montagne,  et  il  vit  une  cité 
resplendissante  qui  descendait  d'auprès  de  Dieu.  Celte  ville  du 
ciel  avait  une  muraille  grande  et  haute,  construite  en  or,  en 
diamant  et  de  pierres  précieuses.  La  ville  a  douze  portes  ,  dont 
chacune  est  gardée  par  douze  anges  ,  et  douze  noms  qui  étaient 
ceux  des  douze  tribus  d'Israël.  Trois  de  ces  portes  paraissent  à 
l'orient ,  trois  au  midi,  trois  à  l'occident  et  trois  au  septentrion. 
Ces  portes  ne  se  ferment  point  chaque  soir  ,  car  là  il  n'y  a  plus 
de  nuit.  La  sainte  cité  n'a  besoin  ni  de  soleil,  ni  de  lune  pour 
l'éclairer  ,  car  la  gloire  de  Dieu  l'éclairé  et  Jésus-Christ  en  est 
le  flambeau.  Les  nations  marcheront  vers  celte  lumière ,  et  les 
rois  de  la  terre  lui  apporteront  leur  gloire.  Un  grand  fleuve 
jaillit  du  trône  de  Dieu  et  se  promène  au  milieu  de  la  ville.  Sur 
un  des  rivages  du  fleuve,  dont  les  ondes  sont  transparentes 
comme  le  cristal  ,  est  l'arbre  de  vie;  les  feuilles  de  cet  arbre 
servent  à  guérir  les  nations.  Dans  cette  ville  du  ciel  il  n'y  aura 
plus  de  malédictions  ,  Dieu  essuiera  les  larmes  des  élus  ,  et  la 
mort  ne  sera  plus  ,  ni  le  deuil  ni  la  douleur. 

L'uléma  prêta  à  ces  paroles  une  oreille  attentive  ,  puis  il  dit  : 
Dieu  est  grand  !  il  est  notre  père  à  tous.  Soyons  justes,  bons,  et 
nous  trouverons  grâce  devant  sa  divine  miséricorde. 

Nous  partîmes  de  Koulah  le  3  mars  à  neuf  heures  du  matin. 
IVotre  route  se  poursuivit  au  nord  ,  ù  travers  un  pays  nu  ,  aride 
et  bouleversé  par  d'anciens  tremblements  de  terre.  Après  une 
heure  et  demie  de  chemin  ,  nous  repassâmes  l'Hermus  sur  un 
vieux  pont  de  pierres.  Nous  nous  retrouvâmes  bientôt  dans  une 
étroite  vallée  sans  arbres  et  couverte  de  ruines  antiques.  Ce 
sont  de  grands  pans  de  murs  en  grosses  pierres  de  taille,  des 
colonnes  brisées  ,  des  arceaux  à  demi  enfoncés  dans  la  terre, 
et  un  théâtre  dont  l'enceinte  à  demi  comblée  laisse  voir  encore 
quelques  gradins  de  marbre  bîanc.  Trois  niches  de  cinq  pieds 
de  haut  apparaissent  sur  le  flanc  d'un  rocher  voisin ,  au  sommet 


REVUE  DE  PARIS.  185 

duquel  s'élevait  jadis  une  citadelle.  Ces  niches  sont  placées  les 
unes  à  côté  des  autres  ;  une  d'elles  garde  la  statue  d'un  homme , 
aux  pieds  duquel  un  chien  est  couché  ;  on  voit  dans  la  niche  du 
milieu  deux  femmes  agenouillées  autour  d'un  cerceuil.  Ce 
groupe  ,  qui  n'a  rien  de  remarquable  ,  est  taillé  dans  le  roc  vif. 
Deux  sources  d'eau  minérale  ,  séparées  seulement  par  un  espace 
de  quinze  pouces,  jaillissent  du  milieu  de  l'emplacement  de  la 
cité.  L'une  des  sources  est  brûlante  .  l'autre  est  glacée  ;  toutes 
deux  ont  cependant  un  goût  de  soufre  très-marqué.  Ces  eaux, 
comme  celles  d'Hiérapolis  ,  sont  excellentes  pour  les  maladies 
de  la  peau  et  pour  les  douleurs  rhumatismales.  Des  lambeaux 
d'étoffe  blanche  sont  suspendus  en  manière  d'ex-voto  aux  touiîes 
de  joncs  qui  croissent  autour  des  deux  sources.  Les  eaux  ser- 
pentent à  travers  l'emplacement  de  la  cité  ,  puis  elles  se  réunis- 
sent et  forment  un  grand  bassin  où  tout  le  monde  peut  se  bai- 
gner. Les  murs  qui  entourent  le  bassin  ont  été  construits  aux 
frais  des  habitants  de  Koulah.  J'ai  cherché  en  vain  dans  les  au- 
teurs anciens  le  nom  de  la  ville  dont  nous  avions  vu  les  derniers 
vestiges.  Les  gens  du  pays  lui  donnent  le  nom  d'Émir-Amman 
(bains  du  prince  ).  A  un  quart-d'heure  au  nord  de  la  vallée  est 
un  petit  bourg  nommé  Scheï'.ik-Oglou. 

D'Émir- Ammam  à  Takmak,  il  y  a  dix  heures  de  marche  ;  le 
seul  village  qu'on  rencontre  dans  ce  trajet  est  celui  de  Zéré- 
lech,  situé  sur  la  rive  gauche  de  l'Hermus.  Takmak  se  compose 
de  cent  maisons  turques  ;  c'est  le  chef-lieu  d'un  district  qui  a 
neuf  villages  sous  sa  dépendance.  Le  gouverneur  de  Takmac  est 
un  Circassien  dont  le  nom  a  retenti  dans  l'histoire  ottomane  de 
ces  derniers  temps.  C'est  ce  fameux  Akmet-Nourri  qui  était 
seliktar  (porte-glaive)  de  Kourschid-Pacha  ,  général  en  chef  de 
l'armée  turque  en  1822.  Cet  Akmet-Nourri,  à  la  tète  de  vingt 
hommes ,  entra  dans  le  kiosque  du  terrible  pacha  de  Yanina 
pour  l'attaquer.  Après  avoir  pris  part  au  meurtre  du  satrape 
d'Albanie,  il  apporta  lui-même  la  tête  du  visir  à  Stamboul,  et 
la  présenta  au  sultan  Mahmoud,  qui,  en  récompense  de  cette 
action,  lui  donna  une  pelisse  d'honneur  qu'il  porte  encore. 
Akmet-Nourri  nous  raconta  la  fin  tragique  d'Ali-Pacha.  Je  ne 
rapporterai  point  son  récit.  Il  est  conforme  à  celui  de  M.  de 
Pouqueville  et  de  R.  Walshj  ce  dernier  avait  vu  ,  dans  la  cour 
du  sérail ,  sur  un  bassin  d'argent ,  au  haut  d'un  pilier  en  mar- 


186  REVUE  DE  PARIS. 

bre,  la  tèle  sanglante  de  Tépélélenli,  qui  ressemblait,  dit  le 
voyageur  anglais ,  à  la  tête  de  saint  Jean-Baptiste. 

Le  4  mars,  à  l'aube  naissante,  nous  prîmes  congé  de  Tan- 
cien  séliktai-  de  Kourschid-Pacha  ;  cinq  heures  de  marche  dans 
la  direction  nord-est  nous  conduisirent  de  Takmak  au  village 
de  Hineh,  composé  de  cent  familles  turques.  Nous  fûmes 
accueillis,  dans  ce  bourg,  delà  manière  la  plus  aimable,  la 
plus  empressée,  par  un  beau  jeune  homme  de  vingt-sept  ans 
qui  en  est  le  gouverneur.  Ce  jeune  aga  passa  la  soirée  avec 
nous  dans  le  maison  qu'il  avait  mise  à  notre  dispo  ition;  il  nous 
intéressa  vivement  en  nous  racontant  lui-même  son  histoire.  La 
voici  : 

w  Je  naquis  à  Chio  ,  nous  dit-il,  Chio  qui  fut  Jadis  une  des 
|)!us  riches,  des  plus  florissantes  lies  de  l'Archipel.  Mon  père, 
appelé  Pétraki ,  était  un  des  principaux  propriétaires  de  Chio. 
iUa  mère ,  dont  la  belle  et  douce  image  est  restée  au  fond  de 
mon  cœur,  portait  le  nom  d'Élenco  (Hélène);  elle  était  très- 
habile  dans  la  broderie  des  étoffes  en  soie  si  recherchées  aux 
époques  prospères  de  mon  pays  natal.  J'avais  une  sœur  appelée 
Andronica.  On  me  donna,  en  venant  au  monde,  le  nom  de 
George.  A  neuf  milles  au  nord  de  la  capitale  de  Chio,  non  loin 
d'un  lieu  élevé  d'où  le  regard  embrasse  la  vaste  étendue  de  la 
mer,  est  une  grotte  où  se  trouvent  un  autel  de  pierre  et  des 
gradins  taillés  au  ciseau  autour  du  roc.  Cette  grotte  est  appe- 
lée École  d'Homère.  Mon  grand-père  disait  qu  on  se  rassem- 
blait jadis  tous  les  jours  dans  celte  grotte  pour  réciter  les 
ouvrages  d'un  poète  nommé  Homère.  Chio  se  glorifie  d'avoir 
donné  naissance  à  ce  grand  homme  qui  fut  dieu  de  son  vivant, 
car ,  ajoutait  mon  aïeul ,  l'autel  de  la  grotte  avait  été  élevé  en 
son  honneur. 

«  En  face  de  VÉcole  d'Homère  se  déployaient  autrefois 
d'immenses  jardins  plantés  d'oliviers,  de  vignes  ,  de  mûriers, 
de  figuiers ,  d'orangers  ,  et  surtout  de  lentisques  ,  arbrisseaux 
d'où  l'on  tirait  une  résine  parfumée  qui  embaumait  la  bouche 
des  femmes.  La  maison  de  mon  père  était  située  dans  un  de  ces 
charmants  jardins.  Là  notre  vie  s'écoulait  heureuse;  là,  chaque 
dimanche  ,  de  jeunes  hommes  et  de  jeunes  filles  se  réunissaient 
pour  danser  la  romaïka ,  gracieuse  danse  dont  l'origine  re- 
monte, dit-on,  aux  anciens  âges  de  la  Grèce.  Une  jolie  barque. 


REVUE  DE  PARIS.  187 

ornée  de  peintures,  nous  servait  pour  nous  promener  dans  le 
port,  le  soir,  quand  la  mer  était  calme  et  que  les  étoiles  bril- 
laient au  ciel.  Cette  douce  existence  fut,  hélas  !  bientôt  brisée, 
anéantie.  En  1822,  épouvanlable  époque  du  massacre  de  nos 
compatriotes  ,  mon  père,  ma  mère  et  mon  grand-père  furent 
au  nombre  des  victimes  tombées  sous  le  glaive  des  Ottomans. 
On  pilla,  on  incendia  notre  maison,  et  nos  parents  disparurent 
au  milieu  des  flammes  qui  consumèrent  la  demeure  paternelle. 
Je  venais  d'atteindre  ma  quatorzième  année,  ma  sœur  avait 
alors  douze  ans.  Nous  devînmes  tous  les  deux  esclaves  d'un 
marin  turc  qui  nous  emmena  à  Smyrne  et  nous  vendit  à  un 
marchand  de  tabac  maliométan.  Je  restai  un  mois  avec  ma 
sœur  dans  la  même  maison;  nous  pouvions  nous  voir,  nous 
parler  chaque  jour,  et  c'était  pour  nous  une  source  de  grandes 
consolations;  mais,  un  jour,  on  me  prit  mou  Andronica , 
on  m'enleva  celte  compagne  si  chère,  qui  fut  vendue  à  je  ne 
sais  quel  musulman.  La  main  du  malheur  pesa  alors  de  tout 
son  poids  sur  ma  tète.  Ma  sœur  était  le  seul  être  qui  me  restait 
en  ce  monde ,  le  seul  être  que  je  pusse  aimer  encore.  Dans  mes 
eniretiens  avec  elle  ,  j'oubliais  quelquefois  que  je  n'avais  i)!iis 
de  patrie,  de  liberté,  plus  de  père  ni  de  mère.  Mon  affection 
pour  ma  sœur  était  si  grande,  si  profonde!  Ah!  comme  je 
pleurai  ma  pauvre  Andronica  !  Avec  elle  avait  disparu  mon  der- 
nier bonheur,  ma  dernière  joie  ,  mon  dernier  espoir;  j'ignorais 
son  destin ,  j'avais  perdu  sa  (race  sur  la  teire,  et  la  vie  était  dy- 
venue  pour  moi  une  effroyable  solitude.  Je  priai  Dieu  qu'il 
m'ouvrît  le  tombeau  ,  si  je  ne  devais  plus  retrouver  ici-bas  ma 
sœur  bien-aimée. 

»  Peu  de  jours  après  celte  horrible  séparation,  le  marchand 
de  tabac,  qui  se  nommait  Séiim,  me  vendit  à  Kara-Osman- 
Oglou ,  pacha  de  Magnésie.  Alors  commença  pour  moi  une  vie 
toute  pleine  d'amertume  et  d'affreux  tourments.  Je  me  voyais 
esclave  d'un  Turc,  d'un  ennemi  de  ma  nation,  moi,  le  fils  de 
Pélraki  et  d'Elenco,  moi ,  jadis  si  heureux  ,  si  libre  à  Chio  ,  au 
sein  de  ma  famille  qui  me  chérissait  !  Combien  furent  cruelles 
mes  souffrances  d'esprit  pendant  les  deux  longues  années  que 
Je  passai  dans  le  palais  de  Kara-Osman  en  qualité  de  domesti- 
que !  11  n'aurait  tenu  qu'à  moi  de  mettre  un  à  mou  dur  escla- 
vage en  abjurant  la  religion  du  Christ  pour  celle  de  Mahomet. 


188  REVUE  DE  PARIS. 

Les  gens  de  la  maison  du  gouverneiir  de  Magnésie,  et  Kara- 
Osman  lui-même ,  m'engageaient  fréquemment  à  me  faire 
Turc.  Je  résistai  à  leurs  vives  sollicitations.  Dans  mes  songes, 
la  nuit ,  il  me  semblait  entendre  la  voix  de  ma  mère  me  crier 
du  haut  des  cieux  de  ne  pas  abandonner  la  foi  chrétienne ,  la 
foi  de  mes  pères.  Mon  obstination  à  rester  chrétien  m'attirait 
chaque  jour  de  nouvelles  insultes  ;  cette  tidélilé  religieuse  ,  dont 
je  me  glorifiais  dans  ma  conscience ,  m'avait  fait  tomber  au 
dernier  rang  des  esclaves. 

»  Akmet-Nourri-Séliktar  ,  alors  chef  du  district  de  Takmak  , 
comme  il  l'est  encore  en  ce  moment,  passant  un  jour  à  Magné- 
sie, Kara-Osman-Oglou  me  donna  à  lui  comme  il  lui  aurait 
donné  un  cheval  ou  un  fusil  de  prix.  Une  len(ire  sympalhie 
s'établit  tout  de  suite  entre  Akraet-Nourri  et  moi.  Il  m'enseigna 
à  lire  le  turc  et  à  écrire  dans  cette  langue  :  j'étais  devenu  à  la 
fois  son  ami,  son  saraf  (caissier)  et  son  kiaïa  (  secrétaiie.  ) 
Akmet-Nourri  m'entretenait  quelquefois  de  la  beauté  de  sa  reli- 
gion; il  me  faisait  lire  le  Koran  ,  et  m'engageait  à  apprendre 
par  cœur  des  passages  de  ce  livre.  Akmet  me  disait  quel  bonheur 
ce  serait  pour  lui  si ,  étant  déjà  unis  par  l'amitié ,  nous  pouvions 
l'être  par  nos  sentiments  religieux. 

«  En  1828,  la  Russie,  profitant  de  l'affaiblissement  de  la 
Turquie  ,  qui  venait  de  perdre  sa  flotte  à  Navarin  et  qui  comp- 
tait à  peine  trente  mille  hommes  encore  peu  instruits  dans  la 
tactique  européenne ,  la  Russie  déclara  la  guerre  à  la  Porte  Ot- 
tomane. Akmet-Nourri  .  qui  est  Circassien  ,  et  qui  a  sucé  avec 
le  lait  la  haine  des  Moscovites  ,  tressaillit  de  joie  en  a|)prenant 
cette  nouvelle,  et  se  prépara  pour  aller  combattre  les  éternels 
ennemis  de  son  pays.  Quelques  jours  avant  s(»n  départ,  Akmet- 
Nourri  vint  dans  ma  chambre  pendant  la  nuit.  Je  dormais  ,  il 
me  réveilla  ,  s'assit  sur  la  natte  où  j'étais  couché,  et  me  dit  : 
«  George,  tu  sais  combien  je  t'aime  ,  tu  sais  combien  ta  vie  est 
nécessaire  à  ma  vie;  je  vais  partir  pour  l'armée,  et  la  pensée 
de  me  séparer  de  toi  ne  peut  entrer  dans  mon  esprit.  Il  faut 
que  tu  me  suives,  George!  Il  faut  que  tu  sois  à  côté  de  moi  par- 
tout ,  dans  tous  les  temps  et  dans  toutes  les  circonstances.  Je 
veux  maintenant  que  tu  sois  mon  égal  en  toutes  choses;  jeté 
donnerai  de  belles  armes,  je  te  donnerai  mon  plus  beau  cheval 
de  bataille ,  et  tu  gagneras  de  la  gloire  en  combattant  à  côté  de 


REVUE  DE  PARIS.  189 

moi.  Mais  tu  le  sais,  George,  lorsque  tu  seras  dans  les  rangs 
de  l'armée  de  notre  magnifique  empereur,  je  ne  puis  te  pré- 
senter aux  Osmanlis  comme  un  esclave,  comme  un  djiaour  :  il 
faut  que  je  te  présente  comme  mon  frère  en  religion  et  en 
amitié.  » 

»  Ces  paroles,  prononcées  par  Akmet  en  me  serrant  la  main 
et  d'une  voix  émue,  ces  paroles  jetèrent  le  trouble  dans  ma  têle 
et  dans  mon  cœur.  Ma  profonde  amitié  pour  Akmet-Nourri , 
l'impossibilité  de  me  séparer  de  lui,  l'amour  de  la  liberté  et  je 
ne  sais  quel  brûlant  désir  de  me  signaler  dans  les  combats  , 
tout,  en  un  mot ,  ô  bey zadés-f rancis ,  (gentilshommes  fran- 
çais )  m'enleva  la  force  de  résister.  Je  jurai  à  Akmet-Nourri  de 
le  suivre  dans  les  périls  des  batailles  ,  dans  ses  pratiques  reli- 
gieuses et  (que  Dieu  me  pardonne  !)  je  reçus  le  nom  d'Ismaël 

L'entraînement  irrésistible  de  l'amitié  me  fît  oublier  un  jour  la 
foi  de  mes  aïeux  ;  mais  à  présent  je  suis  devenu  plus  calme, 
je  me  retrouve  chrétien  au  fond  de  mon  âme  et,  pour  me  dé- 
livrer d'un  remords  de  toutes  les  heures  ,  j'aspire  à  reprendre 
ce  nom  de  George  que  mon  père  et  ma  mère  m'avaient  donné. 

j)  Akmet-Nourri  se  couvrit  de  gloire  dans  cette  guerre  de  1 828 
qui  ensevelit  cent  mille  Russes  dans  les  plaines  de  l'Albanie. 
Après  le  traité  d'Andrinople  du  6  juillet ,  ce  traité  qui  ouvrit  à 
la  Russie  toutes  les  portes  de  l'empire  ottoman ,  je  revins  à 
Takmak  avec  Akmel-Nourri.  Mon  bienfaitaur  m'a  donné  une 
grande  preuve  d'affection  en  me  nommant  gouverneur  de  Hineh 
et  de  quatre  autres  villages  non  loin  d'ici. 

n  L'an  dernier,  par  une  belle  matinée  du  mois  d'avril,  j'étais 
seul  assis  au  pied  du  saule  qui  s'élève  sur  le  bord  du  ruisseau 
que  vous  avez  pu  voir  en  arrivant  à  Hineh.  Une  brise  légère 
agitait  les  branches  du  saule;  l'eau  du  ruisseau  s'en  allait  en 
murmurant  à  travers  la  prairie;  les  oiseaux  chantaient ,  leurs 
mélodieux  concerts  se  mêlaient  aux  mille  bruits  de  la  nature, 
mon  âme  était  doucement  émue  ,  et  j'étais  plongé  dans  une  dé- 
licieuse rêverie.  De  riantes  pensées  naissaient  dans  mon  esprit,  et 
je  ne  sais  quel  secret  pressentiment  de  bonheur  remplissait  mon 
cœur  lorsqu'on  vint  m'annoncer  qu'une  femme  voilée  ,  accom- 
pagnée par  quatre  zeïbéis  (gardes  musulmans  ) ,  m'attendait  à 
la  porte  de  mon  konak  (logement.)  Akmet-Nourri-Seiiktar  m'a- 
vait promis  une  de  ses  esclaves;  cette  promesse  venait  de  s'ac- 
10  17 


190  REVUE  DE  PARIS. 

complir.  J'allai  vers  cette  femme  et  je  la  piis  par  la  main  pour 
la  conduire  dans  ma  demeure.  En  raarcliant  à  côté  d'elle  ,  mon 
cœur  battait  avec  violence,  et  mes  genoux  tremblaient  telle- 
ment que  je  tombai  sur  une  des  marches  de  l'escalier  de  ma 
maison.  L'inconnue  me  lendit  la  main  pour  me  relever.  Une 
fois  dans  l'appartement ,  elle  ôta  son  voile,  et  je  sentis  mes 
entrailles  s'émouvoir  à  la  vue  de  cette  belle  figure  qui  me  rap- 
pelait ma  mère.  J'attachais  mes  regards  sur  elle  ;  ma  bouche 
était  muette.  Cette  femme  me  regardait  aussi  avec  agitation.  Ma 
langue  se  délia  enfin  :  «  Est-ce  que  tu  n'es  pas  Andronica  .  ma 
sœur  chérie?  m'écriai-je...  »  C'était  bien  elle;  c'était  ma  sœur! 
Je  me  précipitai  dans  ses  bras,  je  la  couvris  de  mes  baisers, 
nous  pleurions  ensemble  de  joie  et  de  bonheur ,  nous  nous  fai- 
sions mille  questions  à  la  fois.  Ma  bonne  Andronica  me  dit 
qu'elle  avait  toujours  vécu  dans  le  harem  d'Akmet-Nourri  de- 
puis qu'on  nous  avait  séparés  à  Smyrne.  Nous  partîmes  tout  de 
suite  pour  Takmak.  Lorsqu'Akmet-Nourri  eut  appris  notre 
merveilleuse  rencontre,  il  me  dit  :  «  Une  sainte  amitié  me  lie 
à  toi,  Ismael;  si  tu  le  veux  et  si  ta  sœur  le  veut  aussi,  nous 
serons  doublement  unis  ;  Andronica  sera  mon  épouse  légitime.  « 
Mais,  ponr  qu'Andronica  devînt  épouse  légitime  d'Akmet- 
Nourri,  il  aurait  fallu  qu'elle  abjurât  la  foi  chrétienne.  La 
sœur  de  George  résolut  de  refuser  la  brillante  vie  que  lui  pro- 
mettait le  titre  d'épouse  légitime  d'Akmet-Noui  ri ,  plutôt  que 
de  renoncer  à  cette  religion  du  Christ  qui  aurait  dû  toujours 
être  la  mienne.  Maintenant  mes  jours  s'écoulent  avec  ceux 
d'Andronica.  Notre  généreux  ami  vient  souvent  visiter  le  frère  et 
la  sœur  que  la  Providence  a  réunis.  » 

Ismael ,  aga  de  Hineh ,  dont  je  viens  de  rapporter  l'intéres- 
sante histoire,  nous  indiqua  les  ruines  d'une  ancienne  ville  que 
les  Turcs  appellent  Soleïmanleh ,  situées  à  une  heure  au  sud 
de  son  village.  Un  voyageur  anglais,  qui  a  récemment  passé 
dans  cette  contrée,  avait  dit  à  Ismaël  que  les  ruines  de  Soleï- 
manleh étaient  celles  de  l'antique  Blondum.  Je  ne  trouve  dans 
Slrabon  qu'une  seule  ville  de  ce  nom  ,  et  cette  ville  est  placée, 
par  le  géograpiie  d'Amasie,  au  delà  du  montCadmus,  en  Carie. 
Or  Soleïmanleh  se  trouve  dans  la  Phrygie-Brûlée.  Je  n'ai  pu  dé- 
couvrir dans  les  vieux  livres  le  véritable  nom  de  la  cité  dont  je 
vais  décrire  rapidement  les  débris. 


REVUE  DE  PARIS.  191 

Ce  qui  frappe ,  eu  arrivant ,  c'est  la  position  de  Soleïmanleh. 
Vous  voyez  un  plateau  dune  lieue  d'étendue,  qui  présente  la 
forme  d'une  mandoline;  si  l'on  excepte  le  point  septentrional, 
le  plateau  est  environné,  de  tous  côtés,  de  précipices  d'une 
grande  profondeur ,  au  fond  desquels  serpentent  de  clairs  ruis- 
seaux ombragés  par  des  peupliers  et  des  platanes;  ces  préci- 
pices tenaient  lieu  de  remparts.  La  cité  n'avait  qu'une  seule 
entrée,  qui  se  voit  encore  vers  le  nord;  c'est  une  porle  formée 
de  deux  arceaux  auxquels  se  joignent,  de  cha(iue  côlé,  deux 
ferles  murailles  en  pierres  de  taille.  Non  loin  de  là,  parmi  des 
chênes  et  de  hautes  broussailles,  apparaissent  quelques  arcades 
d'un  aqueduc,  et  un  monceau  de  débris  d'architecture  qui  mar- 
quent l'emplacement  d'un  temple  païen.  A  l'orient  de  la  porte, 
au  penchant  delà  colline,  nous  vîmes  un  théâtre  d'une  grande 
dmiension,  et  les  vestiges  d'un  stade;  les  ruines  répandues  sur 
le  plateau  ne  méritent  pas  dêlre  mentionnées.  Un  rocher  d'un 
mille  de  longueur  se  montre  à  l'est  du  théâtre;  ce  rocher  est 
percé,  d'un  bout  à  l'autre  ,  de  grottes  sépulcrales;  c'était  la  né- 
cropole de  la  cité.  La  façade  de  chaque  grotte  présente  une  ar- 
cade taillée  au  ciseau  ;  l'intérieur  offre  deux  ou  trois  cercueils 
pratiqués  dans  le  flanc  du  rocher.  Ces  chambres  funéraires  ser- 
vent ,  maintenant ,  de  retraite  aux  troupeaux  des  Yourouks  no- 
mades, dont  on  aperçoit  les  tentes  de  poils  de  chèvres  ou 
d'étoffe  noire ,  au  fond  des  précipices  de  Soleïmanleh. 

Nous  avons  mis  six  heures  de  chemin  à  nous  rendre  de  Soleï- 
manleh à  Houschak,  l'antique  Pelta  ,  mentionnée  par  les  au- 
teurs anciens ,  dans  leur  récit  de  la  marche  de  Cyrus  le  jeune. 

Babtistin  Pocjoulat. 


L'ITALIE 

TELLE  QU'ELLE  EST. 


I. 
lia  Société  Italienne. 


Il  y  a  peu  de  voyageuis  qui  n'apportent  avec  eux  en  Italie  un 
bagage  de  préventions  plus  ou  moins  lourdes ,  et  qui  ne  s'é- 
tonnent bientôt  en  leur  âme  et  conscience  de  trouver  tant  de 
différence  entre  les  mœurs  qu'ils  avaient  imaginées  et  celles 
qu'ils  sont  à  même  d'observer  par  leurs  propres  yeux.  Ainsi , 
quiconque  se  sent  encore  quelque  jeunesse  au  cœur  et  ne  se 
voit  pas  trop  de  cheveux  blancs  sur  la  tète  ,  arrivera  en  Italie 
tout  infatué  des  conquêtes  faciles  qu'il  doit  faire  dans  ce  pays 
des  belles  femmes  et  des  grandes  passions  ;  mais  notre  homme 
en  sera  probablement  pour  ses  frais  de  préméditation  galante, 


REVUE  DE  PARIS.  193 

et  jurera  peut-être,  à  son  retour,  que  l'Italie  est  devenue  la 
terre  classique  de  la  vertu  et  de  la  froideur.  Voilà  les  dames  ita- 
liennes réhabilitées  en  saintes  ou  en  tigresses,  parce  que  le 
chercheur  d'aventures  ,  Anglais ,  Russe  ou  Français  ,  n'a  pas 
rencontré  sur  son  chemin  une  seule  intrigue  pour  ses  menus 
plaisirs. 

On  lui  avait  pourtant  dit  que  l'Amour ,  le  plus  païen  des 
dieux,  était  toujours  l'idole  chérie  de  l'Italie  chrétienne;  on 
lui  avait  dit  que  cet  Amour  ne  se  gênait  pas  le  moins  du  monde 
dans  un  si  charmant  asile,  et  que  ,  tout  enfant  qu'il  fût  aujour- 
d'hui comme  autrefois,  il  avait  là  les  cent  bras  de  Briarée  et 
les  bottes  de  sept  lieues  du  Petit  Poucet ,  avec  lesquelles  il  ne 
restait  jamais  en  roule.  L'amour  est,  de  toutes  les  illusions, 
celle  qu'on  perd  la  dernière ,  et  Ion  s'y  cramponne  souvent , 
quand  les  autres  nous  ont  abandonnés  sans  pitié.  C'est  donc  l'a- 
mour ,  ou  si  l'on  ne  veut  pas  profaner  un  mot  qui  sera  éternel- 
lement consacré  ,  c'est  la  galanterie  qui  sert  de  mobile  secret  à 
tout  voyage  d'Italie  entrepris  par  un  homme  seul ,  sous  pré- 
texte de  santé,  d'étude  ou  d'instruction.  Cet  homme  setil  par- 
tira un  jour,  avec  un  délicieux  plan  de  roman  erotique,  mé- 
dité et  arrangé  dans  sa  tète  :  il  ne  rêve  que  tendres  entretiens, 
mystérieux  rendez-vous,  billets  doux  anonymes ,  escaliers  dé- 
robés, masques,  voiles  et  poignards  ;  il  espère  que  les  fibres 
naguère  insensibles  de  son  cœur  vont  se  ranimer  et  recevoir 
une  harmonieuse  vibration  au  passage  rapide  de  sentiments  aussi 
suaves,  aussi  légers,  aussi  variés  que  les  parfums  des  fleurs;  il  se 
représente  les  Italiennes  semblables  à  des  roses  qui  ne  demandent 
qu'à  être  cueillies  plutôt  que  de  se  flétrir  sur  leur  tige.  Inno- 
cence nulle,  femmes  complaisantes,  maris  trompés  et  insou- 
ciants de  l'être,  tels  sont  les  renseignements  qu'il  a  empruntés 
à  la  tradition  orale  et  à  l'opinion  écrite;  telles  sont  les  notions 
préliminaires  qu'il  a  prises  de  toutes  mains ,  relativement  à  la 
moralité  italienne  en  général  :  l'imagination  s'est  faite  la  com- 
plice empressée  des  mensonges  débités  et  imprimés  sur  ce  thème 
favori;  l'imagination,  trop  aveugle  compagne  de  l'homme  ,  et 
surtout  de  l'homme  qui  voyage  seul ,  l'introduit  dans  un  palais 
enchanté ,  le  pousse  de  déception  en  déception  ,  et  le  laisse 
enfin  stupéfait  vis-à-vis  de  la  réalité  ,  réduite  à  des  proportions 
chétives  et  communes. 

17. 


IM  REVUE  DE  PARIS. 

Car  on  ne  lui  avait  pas  dil  que  sa  qualité  d'étranger  oppose- 
rait d'insurmontables  difficultés  à  ses  projets  d'amoureux  triom- 
phateur ;  on  ne  lui  avait  pas  dit  que  cette  qualité  lui  fermerait 
les  portes  des  cœurs  ,  en  lui  ouvrant  celles  des  salons ,  et  qu'on 
refuserait  de  l'admettre  dans  l'intime  confidence  des  secrets  du 
logis  j  on  ne  lui  avait  pas  dit  que  les  Ilaliens ,  naturellement 
ombrageux  et  dissimulés ,  ne  s'efïrayent  guère  de  l'invasion 
permanente  du  forestier ,  comme  ils  appellent  l'étranger  de 
tous  les  pays  ,  mais  ne  lui  permettent  pas  de  pénétrer  dans  l'in- 
térieur des  familles;  on  ne  lui  avait  pas  dit  ([ue  les  femmes, 
élevées  dans  les  mêmes  préoccupations  de  défiance ,  sinon  de 
haine,  à  l'égard  des  étrangers  ,  ont  peine  à  vaincre  cette  es- 
pèce de  répugnance  qui  les  éloigne  d'eux  ,  et  ne  leur  accordent 
pas  plus  le  rôle  de  confident  que  celui  d'amant;  on  ne  lui  avait 
pas  dit ,  que  pour  obtenir  ses  entrées  dans  une  société  vraiment 
italienne  ,  il  serait  d'abord  obligé  de  se  naturaliser  pour  ainsi 
dire  Italien  .  en  reniant  son  caractère  naturel  et  ces  habitudes 
de  monde  élégant  qu'il  avait  si  laborieusement  acquises  ;  de  se 
donner  les  allures  du  lieu  ,  si  maussades  et  si  grossières  qu'el- 
les lui  paraissent ,  et  de  se  prêter  corps  et  âme  au  genre  sans 
gêne  qui  contraste  d'ordinaire  avec  son  éducation  et  ses  goûts; 
on  ne  lui  avait  pas  dit  que,  pour  achever  cette  pénible  et  longue 
initiation  qui  est  motivée  par  la  crainte  de  se  livrera  un  espion 
malveillant  ou  moqueur,  il  devrait  renoncer  à  importer  au-  ! 
cune  innovation  dans  les  idées  qu'il  trouverait  établies,  tant  | 
l'esprit  italien  se  complaît  avec  une  indolence  instinctive  au  j 
milieu  de  ses  routines  les  plus  impardonnables.  Voilà  pourquoi  i| 
la  plupart  des  voyageurs  parviennent  à  connaître  l'Italie,  mais  1 
l)eu  ou  point  les  Italiens. 

Le  malheureux  touriste  ,  qui  n'a  fait  que  traverser  la  société  | 
italienne  sans  y  obtenir,  à  force  de  persévérance  et  d'adresse ,  la  i 
confiance  qu'on  n'accorde  jamais  à  un  nouveau  venu  ,  retour-  ' 
liera  chez  lui  complètement  désappointé,  et  il  écrira  sur  son  i 
journal  de  voyage  quelifue  malédiction  formulée  de  la  sorte  ou  I 
à  peu  près  :  //  n'y  a  pas  de  société  en  Italie  !  il  n'y  a  pas  < 
d'esprit  de  conversation  ,  pas  de  distractions  dti  cœur.  ' 
pas  d'occupations  des  sens.  Les  femmes  ne  sarent  point  ai-  i 
fner ,  et  les  hommes  ne  se  soucient  pas  qu'on  les  aime.  Ce  i^ 
voyageur,  ne  fût-il   pas  avantageux  (et  tous  le  sont  plus  ou   i 


REVUE  DE  PARIS.  195 

moins) ,  a  trouvé  le  contraire  de  ce  qu'on  lui  annonçait  et  de 
ce  qu'il  s'était  promis.  Au  lieu  d'une  sociélé  originale  ,  carac- 
térisée, particulière  enfin  à  rilalie  ,  il  n'a  trouvé  qu'une  mau- 
vaise et  pâle  copie  des  usages  de  France  et  d'Angleterre  ;  au 
lieu  de  ces  entretiens  familiers  ,  piquants  ,  animés ,  pleins  de 
verve  et  d'entraînement ,  qu'il  espérait  depuis  son  départ  de 
Londres  ou  de  Paris  ,  il  n'a  trouvé  que  des  conversations  bana- 
les ,  décousues  ,  languissantes ,  sans  éclat  et  sans  charmes  ; 
enfin,  au  lieu  de  celte  langue  si  expressive  et  si  mélodieuse, 
si  abondante  et  si  pittoresque,  prononcée  avec  de  douces  voix 
et  accompagnée  de  ce  regard  velouté  qui  appartient  aux  yeux 
méridionaux ,  il  n'a  trouvé  qu'une  désagréable  contrefaçon  de 
sa  propre  langue  estropiée  ,  déguisée  ,  méconnaissable.  Le  tou- 
riste soupire ,  prend  ses  tablettes  et  y  dépose  celte  profonde 
observation  :  L'Italie  ne  se  souvient  plus  même  de  la  langue 
Pétrarque  et  du  Dante ,  elle  apprend  à  écorcher  l'anglais 
et  le  français  !  Italie ,  où  es-tu,  ? 

Or  dans  la  bonne  compagnie  d'Italie,  il  faut  distinguer  les 
personnes  qui  recherchent  les  étrangers  de  celles  qui  les  évitent 
et  les  tiennent  à  distance.  C'est  avec  les  premières  seulement 
que  le  voyageur  fait  aussitôt  connaissance ,  dès  qu'il  entre  dans 
le  monde ,  c'est-à-dire  dès  qu'il  est  présenté  aux  membres  du 
corps  diplomatique  accrédités  dans  les  principales  villes,  et  ce 
sont  ces  llaliens-là  qui  s'efforcent  à  perdre  leur  individualité 
nationale  ,  à  parler  d'autres  langues  que  la  leur  ,  à  copier  des 
mœurs  et  des  modes  exotiques,  sans  doute  ,  dans  le  but  d'at- 
tirer les  étrangers ,  de  les  engager  à  la  résidence  et  de  donner 
ainsi  a  la  société  italienne  le  mouvement,  l'animation  et  la  vie 
qui  lui  manquent.  Ces  Italiens,  quoique  agissant  d'après  des 
vues  larges  et  élevées ,  semblent  pourtant  s'accorder  avec  leurs 
compatriotes  des  classes  inférieures ,  qui  appellent  mauvaise 
année  celle  où  des  milliers  de  voyageurs  riches  et  désœuvrés 
ne  sont  pas  venus  fondre  de  tous  les  points  du  globe  sur  l'Italie, 
non  i)our  la  dévorer  comme  ferait  une  armée  de  sauterelles , 
mais  pour  y  laisser  leurs  plumes  ,  comme  des  oiseaux  de  pas- 
sage. Le  peuple  italien  accueille  avec  joie  ces  hôtes  toujours 
nouveaux  qui  sont  pour  lui  une  moisson  annuelie  qu'il  n'a  pas 
la  peine  de  semer  et  qui  lui  tient  lieu  d'industrie  en  même  temps 
que  de  commerce  ;  mais  il  ne  calcule  pas  qu'une  pareille  res- 


196  REVUE  DE  PARIS. 

source  esl ,  à  beaucoup  d'égards,  factice  et  même  dangereuse, 
puisque  le  hien-êlre  momentané  qu'elle  lui  procure  est  payé 
trop  clier  en  échange  de  ce  qu'cUelui  enlève  d'originalité  native  ; 
car  le  contact  journalier  des  étrangers  de  tous  les  pays  modifie 
et  détruit  irréparablement  l'ancien  type  de  la  société  italienne. 

Cette  société  se  ressent  d'ailleurs  du  défaut  d'union  qui  a 
toujours    existé  entre   les  différents   gouvernements  d'Italie. 
Avec  l'union  ,  la  force  et  la  consistance  lui  ont  manqué;  fai- 
ble, divisée,  elle  est  devenue  plus  aisément  accessible  aux 
influences  qui  tendent  à  sa  destruction  entière.  Parmi  ces  in- 
fluences, on  doit  compter  surtout  celle  de  l'occupation  autri- 
chienne dans  la  Lombardie,  occupation  peu  envahissante ,  il  est    | 
vrai ,  mais  profondément  enracinée  par  la  politique.  Malgré    | 
l'antipathie  constante  que  le  peuple  de  cette  province  garde    j 
contre  les  Autrichiens ,  malgré  l'éloignement  froid  et  dédai-    i 
gueux  que  leur  témoigne  la  noblesse ,  particulièrement  à  Mi-    » 
lan   en  leur  fermant  volontiers  les  portes  de  ses  palais  et  de    > 
ses  loges  au  théâtre,  il  est  malheureusement  certain  qu'une  oc-   : 
cupation  étrangère,  de  quelque  nature  qu'elle  soit ,  finit  tôt  ou    ( 
lard  par  influer  sur  la  condition  morale  d'un  pays  et  amène   j 
insensiblement  une  fusion  définitive.  Cette  fusion  serait  faite  à   | 
présent  en   Lombardie ,  si  l'occupation  était  française  plutôt   f 
qu'autrichienne  ;    car    les  Français ,    moins    réservés ,  moins   )i 
flegmatiques,  moins  défiants  que  les  Autrichiens  ,  trouveraient  It 
aussi  plus  de  sympathie  ,  plus  d'accueil  et  plus  de  confiance,   t 
Mais  les  effets  de  l'occupation  ,  pour  être  plus  lents  et  plus  oc-  ]: 
cultes  ,  n'en  sont  pas  moins  inévitables ,  et  la  fusion ,  qui  com-  if 
menée  dans  quelques  localités  voisines  de  Venise  ,  gagnera  du  \\ 
terrain  et  parcourra  successivement  toutes  les  classes  de  la  so-  |u 
ciété.  Ce  sera  ,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  une  perse-  6 
véranle  et  silencieuse   infiltration  autrichienne ,  tandis  que  |i 
c'eût  été  une  rapide  et  turbulente  invasion  française. 

Il  n'y  a  qu'un  petit  nombre  de  salons  ouverts  en  Italie  ,  et  la  il 
plupart  appartiennent  aux  personnages  du  corps  diplomatique  ii 
ou  bien  à  de  riches  étrangers  qui  vieiment  s'établir  pour  (pielque  i 
temps  dans  une  ville  de  leur  choix.  Ces  salons  se  ressemblent  |: 
tous  et  n'ont  pas  une  physionomie  qui  leur  soit  propre.  Fré-  ' 
quentés  presque  exclusivement  par  des  étrangers  de  passage  ,  ■ 
ils  sont .  dans  dos  proportions  plus  restreintes,  calqués  sur  ceux 


REVUE  DE  PARIS.  197 

des  grandes  capitales  de  l'Europe.  Ce  sont  les  salons  de  Paris 
avec  moins  d'entrain,  moins  de  mouvement,  moi  us  de  cliquetis 
d'idées  et  de  |)aroles  ;  ce  sont  les  salons  de  Vienne  ou  de  Berlin, 
avec  moins  d'étiquette  et  d'uniformité  ;  ce  sont  les  salons  de 
Londres ,  avec  moins  de  cohue  et  d'ennui. 

On  conçoit  aisément  qu'il  ne  faille  pas  chercher,  dans  de 
semblables  réunions  cosmopolites,  à  étudier  la  société  italienne 
qui  se  réfugie  maintenant  dans  l'intérieur  des  familles  pour  y 
défendre  les  vieilles  traditions  contre  les  dangers  de  l'imitation 
étrangère.  Les  Italiens,  en  général,  préfèrent  l'intimité  au  grand 
monde.  Par  celte  raison  ,  ils  ne  reçoivent  presque  jamais  chez 
eux,  et  comme  les  grands  seigneurs  sont  ordinairement  portés  à 
la  sauvagerie,  tout  en  aimant  à  se  mettre  à  leur  aise  ,  ils  s'en- 
tourent seulement  de  gens  subalternes  qui  prennent  le  rôle  de 
complaisants  et  qui  n'entraînent  dans  aucun  frais  de  réception 
leurs  fiers  et  avares  patrons. 

Ces  gens  subalternes,  qui  n'ont  souvent  ni  emploi  spécial,  ni 
profession  déterminée,  et  qui  ne  font  point  partie  de  la  mauvaise 
compagnie  ,  quoiqu'ils  ne  soient  précisément  pas  de  la  bonne , 
se  rattachent  à  celle-ci  par  leur  naissance  et  à  l'autre  par  leurs 
relations.  Ces  parasites  bénévoles  des  familles  riches  ou  puis- 
santes ne  se  rencontrent  peut-être  plus  qu'en  Italie.  Il  est  ira- 
possible  de  ne  pas  reconnaître  dans  cette  classe  à  part  les  clients 
qui,  chez  les  anciens,  faisaient  foule  autour  de  chaque  citoyen 
riche  ou  puissant,  se  dévouaient  à  sa  fortune,  et  vivaient  à  ses 
dépens,  en  étalant  avec  un  orgueilleux  cynisme  leur  esclavage 
doré.  Les  nouveaux  clients,  dans  la  moderne  Italie,  forment  la 
cour  des  nobles  et  même  des  parvenus.  On  voit,  parmi  eux, 
tantôt  des  prêtres  qui  possèdent  des  bénétices  ecclésiastiques 
dépendant  de  la  famille  même ,  tantôt  des  abbés  en  petit  collet 
qui  ont  été  ou  sont  encore  chargés  de  diriger  l'éducation  des 
enfants  de  la  maison,  tantôt  des  médecins  de  second  ordre  qui 
n'ont  pas  de  malades ,  tantôt  des  avocats  qui  n'ont  pas  de 
causes,  puis  des  régisseurs  ,  des  hommes  d'affaires  ,  et  parfois, 
mais  plus  rarement,  des  artistes,  peintres .  statuaires  ou  archi- 
tectes, qui  attendent  qu'on  ait  besoin  de  leurs  services.  Tels  sont 
les  éléments  fondamentaux  qui  composent  la  coterie  intime 
d'une  maison  italienne. 

Un  pareil  entourage,  trivial  ou  vulgaire,  plaît  aux  maîtres  de 


198  REVUE  DE  PARIS. 

maison,  qu'i!  n'entraîne  dans  aucune  dépense  extraordinaire,  et 
favorise  naturellement  l'indolence  de  ceux-ci  :  confinés  dans 
un  petit  monde  qui  est  à  eux  et  qui  ne  communique  pas  avec  le 
dehors,  ils  évitent  donc  d'en  sortir,  et  ils  échappent  ainsi  aux 
regrets  ou  aux  dépits  de  la  comparaison.  Dans  quelques  villes 
cependant,  à  Florence,  par  exemjjle,  et  surtout  à  Naples,  les 
personnes  distinguées  du  pays  ne  dédaignent  pas  les  assemblées 
des  étrangers  de  distinction  ,  et  savent  goûter  une  conversation 
étendue  et  variée,  qui  ne  ressemble  guère  à  celle  de  leurs  com- 
patriotes dans  leurs  cercles  purement  italiens.  A  Florence  et  à 
Naples,  on  se  lasse  de  ces  réunions  domestiques  où  régnent  à  la 
fois  la  monotonie  et  le  sans-gêne,  pauvres  et  vides  d'entretiens, 
entrecoupées  de  silences  et  de  bâillements,  tout  à  fait  ignorantes 
de  ce  qui  constitue  le  bon  ton  et  les  belles  manières.  C'est  tout 
le  contraire  à  Rome  :  les  préjugés  les  plus  mesquins  et  les  plus  | 
sévères  en  même  temps  s'opposent  à  ce  que  les  habitants  se  ^ 
mêlent  avec  les  étrangers  qui  viennent  tous  les  ans  peupler  les  i 
hôtels  déserts  de  la  ville  éternelle ,  et  l'on  peut  dire  que,  dans  p 
les  salons  qui  s'ouvrent  à  Noël  et  se  ferment  à  Pâques ,  ce  qu'on 
rencontre  le  moins,  ce  sont  des  Romains. 

Les  Romains  mènent  une  vie  très-retirée;  ils  ont  l'air  de  se 
cacher  dans  leurs  vastes  palais  dégradés  ,  où  portes  et  fenêtres 
sont  si  mal  closes  que  l'air  y  pénètre  de  tous  côtés,  où  l'on  ne  i\ 
trouve  de  tapis  que  sur  les  murailles,  où  l'on  ne  sait  ce  que  c'est  f 
qu'une  cheminée,  où  les  pendules  ne  marquent  jamais  l'heure,  f\ 
où  l'on  est  privé  de  tous  les  agréments  et  même  de  toutes  les  II 
commodités  que  la  civilisation  actuelle  a  mis  à  la  portée  desli 
plus  médiocres  existences.  Ces  tristes  descendants  des  Lucullusii 
et  des  Pompée  de  Rome  antique  végètent  obscurément  dans  uneli 
arrière  chambre  mal  meublée,  bien  sale  et  nullement  chauffée, l|| 
tandis  que  leurs  appartements  de  cérémonie  exposent  tableauxpj 
et  toiles  d'araignée  aux  malins  commentaires  de  quiconqueèl 
paye  en  sortant  le  droit  de  rire  de  l'avarice  des  propriétaires  ;|| 
car  ceux-ci  ne  rougissent  pas  de  mettre  à  contribution ,  parij 
l'entremise  de  leurs  valets  en  livrée ,  la  curiosité  de  l'amateurlj 
qui  visite  leurs  tableaux  et  l'industrie  du  peintre  qui  les  copie.Mi 
C'est  ainsi  que  certain  prince  romain  lève  un  tribut  sordide  surMi 
les  études  des  jeunes  artistes  qui  travaillent  dans  sa  galerie.        t 

En  revanche,  on  peut  citer  une  maison  romaine  qui,  par  sesf  II- 


HEVUE  DE  PARIS.  199 

bienfaits  sans  nombre,  quoique  marqués  au  coin  derosleiitalion, 
par  les  commandes  qu'elle  fait  sans  cesse  aux  artistes ,  quoique 
sans  goût  et  sans  discernement,  et  enfin  par  l'emploi  assez  large 
d'une  forlune  colossale  ,  pourvoit  à  la  subsistance  des  malheu- 
reux, encourage  les  arts  et  fait  à  elle  seule  les  honneurs  du 
pays,  en  appelant  à  des  fêtes  brillantes  et  multipliées  les  étran- 
gers de  toutes  les  nations  et  de  tous  les  rangs  que  chaque  hiver 
attire  à  Rome  avec  des  lettres  de  crédits  considérables  de  leur 
banquier  respectif.  C'est  une  espèce  de  dédommagement  qui'  le 
duc  Torlonia  croit  devoir  accorder  le  plus  poliment  possible 
aux  voyageurs  qui  se  plaignent  d'être  trop  rançonnés  par  le 
noble  banquier,  ou  plutôt  la  réception  opulente,  qui  attend  le 
soir  tout  individu  auquel  on  a  vendu  le  malin  l'argent  au  poids 
de  l'or,  se  trouve  comprise  dans  l'énorme  droit  de  commission, 
de  courtage  et  de  change.  La  charité  du  duc  Torlonia  ne  di- 
minue pas  la  lèpre  de  mendiants  qui  dévore  Rome;  sa  magnifi- 
cence n'a  pas  encore  fait  naître  un  génie  ou  même  un  chef- 
d'œuvre  ;  sa  facile  et  pompeuse  hospitalité  ne  compose  pas  un 
salon  élégant  ni  agréable;  mais,  du  moins,  son  exemple  ne  de- 
vrait pas  être  perdu  pour  des  maisons  d'une  illustration  plus 
ancienne  et  d'une  fortune  presque  égale,  que  l'on  croirait  étein- 
tes ,  si  l'on  ne  remarquait  encore  leurs  écussons  surmontés  de 
chapeaux  rouges  et  de  mitres  papales  au  frontispice  de  leurs  pa- 
lais, et  quelquefois,  dans  le  Corso,  leurs  cari  osses  pesants  à  do- 
rure noircie ,  attelés  de  chevaux  faméliques  et  encombrés  de 
gothique  livrée. 

Le  salon  du  banquier-duc  est  présidé  par  la  vieille  duchesse, 
sa  mère,  qui  a  plus  de  quatre-vingts  ans  ,  et  qui  conserve  un  si- 
mulacre de  jeunesse  qu'elle  emprunte  peut-être  à  l'or  potable. 
La  taille  encore  droite  et  élevée,  le  port  majestueux,  elle  reçoit 
avec  politesse  et  dignité  tous  les  étrangers  des  deux  sexes, 
même  les  plus  ridicules  de  tournure  et  de  toilette,  que  l'aveugle 
déesse  de  la  banque  envoie  exprès  pour  remplir  les  salons  du 
duc  Torlonia ,  qu'on  a  surnommé  mal  à  propos  le  Rotschild  de 
Rome  ,  comme  s'il  avait  la  prépondérance  politique  ,  le  génie 
financier,  les  vues  hautes  et  vraiment  libérales  de  M.  le  baron 
Rotschild  de  Paris  !  Lorsiiue  la  duchesse  Torlonia  est  l'àme  des 
grandes  fêtes  que  sou  lils  donne  au  palais  du  Borgo ,  près  de 
Saint-Pierre,  on  lui  trouve  un  si  bel  air,  malgré  ses  rides  et  son 


200  REVUE  DE  PARIS. 

fard  ,  malgré  son  âge  avancé  qui  n'a  pas  altéré  Téclat  do  se« 
cheveux  noirs,  il  y  a  tant  de  noblesse  dans  son  maintien  ,  tant 
de  majesté  dans  sa  démarche ,  qu'on  croit  voir  une  ancienne 
matrone  romaine,  une  Cornélie  environnée  de  ses  enfants ,  et 
<pie  ce  monument  vivant  de  l'amour  maternel  semble  être  en 
harmonie  avec  le  Colysée  et  les  Thermes  de  Caracalla  ,  les  plus 
imposantes  ruines  de  l'antiquité,  à  cette  différence  près  que 
les  ruines  de  la  duchesse  Torlonia  portent ,  au  lieu  d'herbes  et 
de  lichen,  plusieurs  millions  en  diamants  et  en  perles  fines. 

Les  fêtes  du  Borgo  sont  plus  bruyantes  que  divertissantes  ;  la 
foule  y  est  considérable  ,  mais  si  mélangée  ,  si  bigarrée,  qu'on 
se  coudoie  en  même  temps  avec  un  marchand  de  la  Cité  de 
Lo?idres  et  avec  un  grand-maréchal  de  Russie ,  avec  un  commis 
voyageur  et  avec  un  peintre  célèbre.  Tout  individu  qui  prend 
chez  le  banquier  un  sac  de  1000  fr.  à  escompte  6  pour  100  sur 
billet  à  vue,  reçoit  avec  son  bordereau  une  carte  d'invitation. 
Là,  on  admire  une  collection  d'Anglaises  grotesques  qui  surpas- 
sent la  caricature  de  Potier  dans  les  Anglaises  pour  rire  :  les 
unes  sont  affublées  de  plumes ,  d'aigrettes,  de  rubans  et  de 
brimborions,  comme  l'attelage  d'un  cardinal  ;  les  autres  ont  pour 
coiffure  leur  bonnet  de  nuit  ou  leur  chapeau  de  voyage.  La 
plupart  de  ces  figures  édentées,  desséchées,  tannées,  momifiées, 
ne  font  pas  oublier  la  mesquinerie  et  le  mauvais  goût  du  décor 
de  la  salle  de  danse  grossièrement  peinte  en  draperies  bleues  et 
blanches,  à  l'instar  des  bastringues  de  la  barrière  du  Maine  à 
Paris.  Les  princes  étrangers  qui  traversent  Rome  ou  qui  y  sé- 
journent sont  ordinairement  les  dieux  de  ces  bals,  concerts  ou 
raoufs ,  dans  lesquels ,  il  faut  l'avouer,  les  maîtres  de  maison 
n'affichent  aucune  fatuité  d'argent  et  se  piquent  d'être  gracieux 
à  l'égard  de  tout  le  monde.  Aussi  la  satisfaction  des  invités 
se  manifeste  dès  le  lendemain  par  de  nouvelles  demandes  de 
fonds  à  Son  Excellence  ;  car  si  le  banquier  est  duc  dans  ses  sa- 
lons, le  duc  est  horriblement  banquier  dans  ses  bureaux  ;  c'est 
une  sainte  alliance  de  grandeur  et  de  petitesse,  de  magnificence 
et  d'usure. 

Le  salon  du  prince  Borghèse  était  un  des  plus  agréables  de 
l'Italie,  avant  que  la  mort  prématurée  de  sa  chaimanle  fille,  la 
duchesse  de  Mortemar,  et  sa  maladie  de  langueur  causée  par  le 
chagrin  de  cette  grande  perte,  eussent  suspendu  ces  réunions 


REVUE  DE  PARIS.  201 

moins  nombreuses,  plus  choisies  et  mieux  ordonnées  que  celles 
du  banquier  romain.  On  était  sûr  de  trouver  dans  cette  maison 
la  meilleure  compagnie  et  le  meilleur  accueil.  Cette  société 
n'existe  plus  aujourd'hui  que  dans  les  souvenirs  des  personnes 
qui  l'ont  vue  en  toute  sa  gloire  nobiliaire,  spirituelle  et  artis- 
tique. Le  prince  Borghèse  n'a  pas  survécu  longtemps  à  sa  fille 
que  pleurent  encore  les  salons  de  notre  faubourg  Saint-Ger- 
main. 

Le  duc  de  B....  s'imagine  avoir  aussi  un  salon,  parce  qu'à 
jours  fixes  il  fait  allumer  les  bougies,  et  ouvrir  à  deux  battants 
les  portes  de  son  palais.  Non-seulement  il  invite  peu  d'étrangers, 
mais  encore  les  Romains,  qu'on  rencontre  dans  cette  maison  , 
sont  des  figures  qu'on  n'a  pas  rencontrées  ailleurs.  Le  duc  et  la 
duchesse  deB....  ont,  en  effet,  au  plus  haut  degré  la  mauie  ita- 
lienne de  s'entourer  de  subalternes;  ils  ne  se  bornent  pas  à  rassem- 
bler des  clients  de  la  plus  basse  espèce,  ils  se  font  même  des 
clientes,  moins  attrayantes,  il  est  vrai,  que  celles  de  l'empereur 
Néron  :  ils  possèdent  chez  eux,  à  leurs  concerts  du  vendredi, 
fort  convenables  du  reste  pour  l'ordonnance  et  le  service,  un 
rare  médailler  de  vieilles  têtes  de  femmes  vraiment  curieuses  par 
leur  toilette,  leurs  manières  et  leur  jargon  pitoyables.  Ce  sont 
les  merveilles  du  ridicule  à  Rouie. 

Les  ambassadeurs  et  ministres  étrangers,  résidant  à  Rome,  se 
partagent  entre  eux  les  soirées  de  la  semaine  pendant  le  carême  ; 
quand  un  deuil  diplomatique  ne  vient  pas  payer  les  violons  pour 
se  taire,  on  danse  aux  ambassades  en  plein  carnaval.  Les  ré- 
ceptions de  l'ambassadeur  de  France,  qui  ont  lieu  tous  les  mar- 
dis, et  celles  de  l'ambassadeur  dWulriche,  tous  les  lundis,  suiit 
les  plus  solennelles  et  pourtant  les  moins  gaies.  L'.4utriclie  et  la 
France  font  assaut  d'exquise  politesse  et  de  bonne  mine  vis-à-vis 
de  leur  société  hebdomadaire.  M.  le  comte  de  Lalour-Maubourg 
est  un  des  derniers  repiésentanls  de  notre  ancienne  cour,  et  il 
se  renferme  dans  les  limites  rigoureuses  d'une  urbanité  toujours 
avenante,  quoique  froide  et  digne  :  il  montre  aux  Romains  mal 
élevés,  criards  et  incultes,  de  la  papauté  moderne,  ce  qu'était 
un  gentilhomme  français  à  l'époque  où  nous  avions  encore  des 
gentilshommes,  une  cour  éclairée  et  polie,  une  société  aristo- 
cratique. M"'"  de  Latour-Maubourg,  de  son  côté,  fait  de  grands 
frais  d'accueil  avec  une  grâce  et  une  gentillesse  essenliellemeiil 
10  18 


202  REVUE  DE  PARIS. 

françaises.  Néanmoins,  une  atmosphère  de  glace  et  d'ennui  pèse 
sur  les  grandes  assemblées  de  l'ambassade,  toutes  resplendis- 
santes d'ailleurs  d'habits  brodés,  de  croix,  de  pierreries,  de 
fraîches  parures  et  de  jolies  femmes.  Cet  ennui  provient  du  cé- 
rémonial établi  dans  la  forme  des  réceptions  ainsi  que  de  !a 
distribution  des  appartements.  Le  nom  des  arrivants  est  répété 
par  trois  fois  avec  fracas  ,  d'abord  dans  l'antichambre  des  va- 
lets de  pied,  ensuite  dans  celle  des  valets  de  chambre,  et  en  der- 
nier lieu  dans  le  salon  qui  précède  celui  où  se  tiennent  l'ambas- 
sadeur et  l'ambassadrice  :  là,  un  huissier  qu'on  apelle  à  Rome  il 
gentiluomo  d'onore,  espèce  de  monsieur  en  habit  noir,  en  cu- 
lotte et  en  bas,  avec  boucles  d'or  aux  souliers,  s'avance  vers 
vous  le  chapeau  à  la  main,  vous  fait  un  profond  salut,  et  s'en  va 
redire  tout  bas  à  l'oreille  du  maître  de  la  maison  votre  nom  déjà 
plus  ou  moins  écorché  en  passant  par  trois  bouches  différentes. 
On  ne  sent  jamais  mieux  ce  qui  manque  de  sonorité  et  de 
noblesse  à  un  nom,  que  dans  cette  éclatante  épreuve  que  subis- 
sent mal  la  plupart  des  noms  sortis  de  la  révolution  de  juillet. 
Ce  n'est  pas  la  seule  cause  de  la  gène  qu'on  éprouve,  et  de  la  froi- 
deur qui  règne  toujours  dans  ces  représentations  oflBcielles  de 
l'étiquette  diplomatique.  Les  appartements,  composés  d'une  en- 
filade de  longues  galeries  et  d'immenses  pièces  mal  éclairées  et 
à  peine  meublées,  s'opposent  à  la  création  de  ces  groupes  de 
quatre  ou  cinq  personnes  réunies  pour  causer  ensemble  en  pre- 
nant le  thé,  petits  établissements  précieux  où  chacun  peut  se 
choisir  une  société  de  prédilection  au  milieu  de  la  société  géné- 
rale, où  se  conserve  la  liberté  des  entretiens  particuliers  à  la  fa- 
veur dn  bruit  et  du  mouvement  qui  la  protègent  au  lieu  de  la 
troubler,  asiles  d'une  riante  et  simpleintimité  sous  la  sauvegarde 
des  indifférents,  oasis  dans  le  désert. 

Mais,  sans  doute,  ce  qui  contribue  le  plus  à  donner  aux  soi- 
rées des  ambassades  à  Rome  une  teinte  inévitable  de  solennité  et 
de  morne  apparat,  c'est  la  promiscuité  des  calottes  rouges  et 
noires  qui  font  tache  parmi  les  brillantes  toilettes  des  femmes; 
car,  à  Rome,  les  prêtres,  leswio«s?gf?ionet  même  les  cardinaux, 
sont  furieusement  mondains.  Ces  derniers  arrivent  de  bonne 
heure  et  se  retirent  fort  tard  ;  ils  sont  traités  avec  les  honneurs 
et  les  déférences  qu'on  n'accorde  qu'aux  princes  de  sang  royal  : 
on  se  lève  à  leur  passage,  on  s'incline  devant  eux,  on  leur  fait 


RliVUE  DE  PARIS.  20ô 

place;  les  femmes  quillent  les  sièges  qu'elles  occupent  pour  les 
leur  offrir;  la  maîtresse  de  la  maison  va  s'asseoir  à  leurs  côtés  , 
leur  témoigne  des  égards  et  des  empressements  exclusifs,  et  ne 
les  abandonne  pas  avant  de  les  avoir  établis  à  une  table  de  jeu  , 
car  les  cardinaux  jouent  au  whist  ou  aux  échecs  comme  de 
simple  mortels.  Si  c'est  un  bal  auquel  ils  sont  invités,  ils  se  re- 
tirent d'ordinaire  dans  le  salon  du  jeu  avant  que  les  quadrilles 
se  forment  dans  le  salon  de  la  danse,  et  ils  écoutent  volontiers, 
de  loin ,  des  airs  profanes  qu'ils  reconnaissent  pour  les  avoir 
déjà  entendus  dans  les  cérémonies  de  l'Église.  Quant  aux  monsi- 
gnori  ou  prélats,  qui  ne  sont  pas  tenus  à  la  même  observance  de 
gravité  que  les  cardinaux,  quoiqu'ils  aient  aussi  des  bas  rouges 
ou  violets,  ilsse  promènent  autour  des  contredanses,  lorgnent  les 
femmes,  vont  de  l'une  à  l'autre  avec  des  sourires  et  des  propos 
galants,  s'emparent  d'un  bouquet  ou  d'un  éventail,  et  font  les 
l)kis  jolis  péchés  du  monde  sans  le  moindre  remords.  Les  étran- 
gers, même  les  prolestants,  ont  de  la  peine  à  s'accoutumer  à  voir 
les  ministres  de  la  religion  se  mêler  de  la  sorte  à  des  plaisirs  in- 
compatibles avec  leur  habit  et  leur  caractère;  les  femmes  sur- 
tout qui  ne  sont  Romaines  ni  par  l'éducation,  ni  parla  nais- 
sance, ne  savent  pas  être  gaies  et  aimables  sous  les  yeux  de  gens 
qui  seraient  des  confesseurs  au  besoin  ;  la  présence  de  ces 
prêtres  mondains  jette  donc,  dans  les  grandes  assemblées, 
beaucoup  de  froideur  et  de  contrainte. 

Les  dames  romaines,  qui  ne  s'effaroucheraient  pas  en  rece- 
vant les  hommages  d'un  jeune  prélat  aux  regards  entreprenants, 
paraissent  rarement  aux  ambassades  et  dans  les  réunions  d'éti- 
quette; elles  mènent  presque  toute  une  vie  cachée  et  qu'on  se- 
rait tenté  de  supposer  ennuyeuse  et  monotone,  si  elles  semblaient 
plus  empressées  de  la  changer.  On  se  demande,  en  effet,  à  quoi 
elles  passent  leurlemps  dans  leur  intérieur;  que  peut  faire  de  son 
imagination  une  femme  qui  ne  la  distrait  pas  dans  le  tourbillon 
du  monde,  qui  ne  l'asservit  pas  sous  l'occupation  sérieuse  d'une 
élude  suivie,  qui  ne  Téleint  pas,  peu  à  peu,  dans  les  prosaïques 
détails  du  ménage  ?  Or  ces  différents  moyens  de  mater  le  cœur 
par  l'esprit,  ne  sont  guère  du  ressort  des  Italiennes  et  encore 
moins,  des  Romaines  qui  n'aiment  pas  la  société  où  elles  ignorent 
l'art  de  briller,  qui  n'ont  jamais  senti  le  goût  de  s'instruire  ni  de 
s'appliquer  à  un  travail  intellectuel,  et  qui  se  trouvent  placées, 


204  REVUE  DE  PARIS. 

par  le  mariage  même,  en  dehors  de  ces  soins  domestiques 
d'épouse  et  de  mère  qui,  dans  d'autre  pays,  appartiennent  essen- 
tiellement à  la  condition  des  femmes. 

Les  dames  romaines,  qui  ont  des  maris  comme  les  françaises 
et  des  enfants  en  plus  grand  nombre  que  nous  n'en  avons,  Dieu 
merci  !  sont  néanmoins  toutes,  plus  ou  moins,  embarrassés  de 
l'emploi  de  leur  temps.  Quelques-unes  d'enire  elles,  il  est  juste 
de  le  proclamer,  se  vouent,  dès  leur  jeunesse,  aux  pratiques 
austères  d'une  haute  piété,  fréquentent  les  églises  où  il  y  a  des 
indulgences  h  gagner,  s'y  prosternent  à  deux  genoux  sur  le 
pavé  poudreux  ,  côte  à  côte  avec  des  lépreux  et  des  mendiants, 
l)aisent  et  mouillent  de  larmes  les  crucifix,  les  madones  et  les 
reliquaires  en  odeur  de  miracles,  se  voilent  et  s'embéguinent 
ainsi  que  des  religieusee,  vont  panser  de  hideuses  plaies  dans 
les  hôpitaux,  visitent  les  asiles  ouverts  aux  orphelins  et  aux  vieil- 
lards, suivent  des  neuvaines.  se  nourrissent  de  sermons  et  font 
leur  salut  au  lieu  de  faire  l'amour.  Entre  ces  saintes  femmes, 
la  princesse  de  S....  se  dislingue  autant  par  sa  beauté  que  par 
ses  vertus  célestes.  Vous  la  verrez,  avec  une  patience  angélique, 
peigner  les  cheveux  de  quelques  vieilles  atteintes  de  ces  horri- 
bles maux  qui  naissent  de  la  malpropreté  et  d'un  sang  corrompu  ; 
vous  la  verrez  encore  la  noble  et  charitable  créature,  vêtue  de 
l'humble  costume  de  sœur  pénitentiaire  des  pèlerins,  le  soir  du 
vendredi-saint,  lavant  les  pieds  de  pauvres  femmes  qui  viennent 
de  loin  pour  recevoir ,  au  jour  de  Pâques,  la  bénédiction  du 
pape.  Vous  la  verrez  partout  où  il  y  a  du  bien  à  faire,  des 
exemples  à  donner,  et  des  devoirs  de  dévotion  à  remplir  j  elle 
prie  pour  ses  enfants .  pour  ses  malades,  car  elle  n'a  |)asà  im- 
plorer pour  elle-même  le  pardon  d'erreurs  qui  n'ont  jamais  trou- 
blé l'innocence  de  sa  vie.  Peut-être,  quand  elle  se  livre  à  une 
douce  extase  qui  lui  vient  delà  religion,  éprouve-t-elle  les  trans- 
ports intimes,  le  saint  enthousiasme  de  cet  amour  divin,  qui 
suffit  à  remplir  son  cœur  et  à  satisfaire  son  imagination,  en  lui 
tenant  lieu  d'un  autre  amour. 

On  citerait  plus  d'une  dame  romaine  digne  d'être  comparéeà  la 
princesse  de  S....,  sous  le  rapport  de  la  vie  édifiante  qu'ellesont 
choisie  en  s'éclipsant  du  monde.  Tous  les  habitants  de  Rome  con- 
naissent le  nom  de  la  princesse  de  C...  qui,  jeunel  encore  et  si 
gracieuse,  s'est  consacrée  aussi  à  cefleexistence  ascétique,  comme 


REVUE  DE  PARIS.  205 

pour  se  conformer  aux  intentions  de  son  illustre  mère,  laquelle, 
peu  de  temps  avant  sa  mort,  organisa  un  service  de  dames  no- 
bles, appelées  à  exercer  à  tour  de  rôle,  dans  les  hô|)ilaux,  les 
pénibles  et  répugnantes  fonctions  de  gardes-malades.  Mais 
enfin,  cet  héroïque  exemple  n'est  imité  que  par  le  petit  nombre 
des  femmes  de  Rome  ;  elles  ont  toutefois  chacune  leur  confes- 
seur, et  se  croiraient  damnées  sans  remède  si  elles  manquaient  à 
la  messe  du  dimanche.  Ces  dames,  n'ayant  pas  d'hôpitaux  à  des- 
servir le  jour,  ni  de  conférences  pieuses  à  entendre  le  soir,  ne 
se  montrent  jamais  dans  les  salons  et  rarement  dans  les  prome- 
nades, demeurent  constamment  au  logis  où  elle  ne  lisent  pas, 
ne  travaillent  pas  à  l'aiguille,  ne  s'occupent  pas  de  leur  maison 
ni  de  leurs  enfants,  ni,  à  plus  forte  raison,  de  leurs  maris.  En 
été,  elles  dorment  la  moitié  du  jour  et  même  le  jour  entier  ;  mais, 
en  hiver,  elles  ne  dorment  que  la  nuit,  et  la  journée  se  compose 
de  douze  ou  quinze  heures,  en  Italie  comme  ailleurs.  Ces  douze 
ou  quinze  heures  doivent  paraître  éternelles  à  ces  belles  désœu- 
vrées qui  restent  étendues  sur  des  coussins ,  sans  user  des  res- 
sources du  miroir  et  de  la  toilette  pour  dévorer  le  temps.  Que 
font-elles  cependant?  à  quoi  pensent-elles,  si  elles  pensent?  un 
Italien  vous  répondra,  tout  étonné  de  votre  étonnement  : 
Che  fare  di  vieglio  che  fare  famore  ! 

Les  sociétés  littéraires ,  musicales  et  artistiques  ,  n'existent 
nulle  part  à  Rome  ,  qui  ne  produit  plus  d'artistes  ni  de  littéra- 
teurs ,  mais  qui  en  reçoit  de  toutes  les  parties  de  l'Europe. 
Ceux-ci  se  trouvent,  il  est  vrai ,  un  peu  dépaysés  au  milieu  des 
Romains  modernes  ,  qui  personnifient  l'indifférence  apathique  en 
matière  d'art.  Ces  Romains  ,  peu  dignes  de  leur  nom  ,  connais- 
sent à  peine  leurs  monuments  ,  leurs  chefs-d'œuvre  ,  l'histoire 
de  leurs  grands  hommes;  ils  sont  dénués  de  la  plus  légère  in- 
struction ,  et  ils  n'en  sentent  jamais  le  besoin  ;  ils  savent  seule- 
ment que  leur  ville  éternelle  est  la  patrie  du  beau  dans  tous  les 
genres  ,et  qu'on  viendra  toujours  y  étudier  ce  beau  comme  dans 
un  livre  ouvert  ;  ils  savent  aussi  combien  d'écus  sont  rais  en  cir- 
culation chez  eux  par  le  séjour  des  étrangers  ,  et  n'en  deman- 
dent pas  davantage.  L'hiver  ,  ils  se  retirent,  au  coucher  du  so- 
leil ,  dans  leurs  appartements  malpropres  ,  froids  et  démeublés  ; 
ils  jouent  aux  échecs ,  bâillent  et  se  couchent.  L'été ,  ils  dorment 
le  jour  et  se  promènent  le  soir  par  groupes  silencieux,  en  regar- 

18. 


206  REVUE  DE  PARIS. 

diint  la  lune  qui  fait  d'admirables  tableaux  de  chaque  perspec- 
tive ;  tout  à  COU]) ,  ils  semblent  se  réveiller  et  prendre  une  vie 
factice  ,  qui  se  dépense  en  éclats  de  voix  chromatiques  ,en  mou- 
vements extraordinaires  des  muscles  du  visage  ,  et  en  gestes  qui 
ne  rappellent  pas  mal  ceux  de  leurs  marionnettes. 

On  rencontre  çà  et  là,  dans  les  salons  des  ambassadeurs  ou 
des  étrangers  qui  ont  une  maison  oîi  l'on  dine,  quelque  impro- 
visateur qui  n'improvise  pas,  et  deux  où  trois  archéologues  qui  se 
renferment  dans  leur  science,  parce  que  leur  science  ne  se  délivre 
pas  gratis.  Ils  se  louent  à  l'heure  dans  la  journée  pour  conduire  les 
voyageurs  en  tournée  dans  Rome  et  aux  environs  ;  ils  décrivent  à 
merveille  les  édifices,  dont  il  ne  reste  pas  pierre  sur  pierre  ,  et  ils 
font  à  perte  de  vue  d'hypothétiques  dissertations  qui  reviennent 
plus  cher  qu'un  arpent  du  terrain  même  où  étaient  jadis  les  belles 
choses  qu'ils  ont  vues  dans  leur  imagination.  Hors  de  leur  service 
de  cicérone  ,  ces  antiquaires  ,  membres  de  toutes  les  académies 
italiennes  ,  sont  très-avares  de  leurs  paroles  ,  et  ils  nouvrent  la 
bouche  qu'à  table.  On  ne  coudoiedes  poètes  que  dans  les  corridors 
des  théâtres  où  circulent  les  faiseurs  et  vendeurs  de  sonnets  en 
l'honneur  de  la  prima  donna  ou  du  ténor  en  vogue.  On  n'entend 
pas  même  parler  littérature  dans  les  séances  académiques  qui  se 
nourrisent  d'ennui  et  de  lourds  mémoires  sur  les  antiquités  lo- 
cales. Il  y  a  aussi ,  dans  quelques  couvents ,  d'obscures  réu- 
nions de  savants  hérissés  de  grec,  d'hébreu  et  de  chinois.  Ces  sa- 
vantissimes  ne  sont  malheureusement  pas  d'un  commerce  aussi 
agréable  que  M.  Drack,  bibliothécaire  de  la  Propagande  ,  un  des 
hommes  les  plus  aimables  et  les  plus  distingués  qui  sachent 
quinze  langues  ,  à  l'instar  du  cardinal  Mezzofanli.  11  faut  aussi 
remarquer  que  M.  Drack  est  Français.  Quant  aux  femmes  ,  elles 
ne  lisent  rien,  elles  n'ont  pas  même  une  teintuiede  gazette; elles 
n"ont  retenu  par  cœur  que  des  centons  d'Alfieri ,  ramassés  aux 
représentations  d'Aryentine  ou  iWlliberti ,  et  peut-être  un  ou 
deux  sonnets  inspirés  par  elles-mêmes  à  leurs  adorateurs.  C'est 
là  toute  la  littérature  des  sociétés  romaines. 

Quant  à  la  musique  ,  on  ne  s'en  occupe  qu'au  théâtre  ,  où  les 
chanteurs  qui  crient  le  plus  ont  la  palme.  Dans  les  salons  ,  il  est 
rare  que  des  concerts  s'improvisent,  quoique  la  plupart  des 
femmes  aient  la  prétention  de  chanter  ce  qu'on  nomme  des 
moyens  :  c'est  un  prélextepour  crier  sans  pitié  ni  merci.  On  as- 


BEVUE  I>E  PARIS.  207 

sure  que  l'on  chantail  encore  à  Rome  il  y  a  quinze  à  vingt  ans. 
Sorit-i!e  les  voix  ou  les  oreilles  qui  changent?  Il  y  a  pourtantdans 
la  sociélé  certains  talents  d'amiiteurs  plus  ou  moins  contesta- 
bles ;  mais  ces  talents  ne  se  réunissent  ordinairement  que  trois 
ou  quatre  à  la  fois  et  s'exercent  à  huis  clos ,  jusqu'à  ce  qu'eu- 
rouement  s'ensuive.  Au  reste,  on  ne  cultive  que  le  chant,  en 
fait  de  musique ,  et  l'on  a  un  profond  dédain  pour  les  instru- 
ments qui  exigent  de  l'élude  et  un  sens  musical  plus  développé. 
On  ne  cite  dans  Rome  que  la  basse  de  M.  Ingres  qui  ait  le  privi- 
lège de  se  faire  entendre  dans  les  salons  de  l'académie  de  France, 
et  lorsque  le  roi  du  piano ,  Litz  ,  ce  génie  émané  de  Mozart  et  de 
Beethoven  ,  a  voulu  donner  un  concert  public  ,  il  a  été  obligé 
de  le  composer  à  lui  seul ,  faute  de  pouvoir  découvrir  à  Rome 
un  instrumentiste  capable  de  le  seconder.  C'était  sans  doute  une 
nouveauté  bizarre ,  que  celte  soirée  musicale  dont  un  piano 
faisait  tous  les  frais,  mais  ce  piano,  enchanté  sous  les 
doigt  de  Lilz ,  valait  un  orchestre  entier  et  dix  orchestres  ita- 
liens. 

Les  arts  ont  encore  moins  d'accès  que  la  musique  dans  la  so- 
ciété de  Rome;  ce  n'est  pas  que  les  peintres  ,  les  naturalistes  , 
les  graveurs  manquent  :  ils  pullulent  au  contraire,  et  ils  forment 
le  quart  de  la  population;  mais  ils  laissent  à  la  porte  des 
salons  leur  caractère  et  leurs  goiits  d'artistes  ;  ils  ne  se  distin- 
guent que  par  leurs  cheveux  ras  et  leurs  colliers  de  barbe  que 
les  attachés  à  l'ambassade  copient  maintenant.  Ils  ne  causent 
qu'entre  eux  de  leurs  travaux  et  de  leurs  observations ,  et 
pour  causer  plus  à  leur  aise  ,  ils  se  rassemblent  de  préférence 
dans  les  cafés  de  la  place  d'Espagne  ,  autour  d'un  bol  de 
punch.  L'académie  de  France  offre  peut-être  le  seul  salon  où  les 
artistes  ne  cessent  pas  d'être  artistes  :  M.  Ingres,  directeur  ac- 
tuel de  cette  école  qu'il  s'efforce  de  ressusciter  avec  l'àme  de 
Raphaël ,  est  peut-être  la  seule  voix  imposante  qui  s'élève  en  fa- 
veur de  l'art  qu'on  dédaigne  et  qu'on  outrage  à  Rome.  Quand 
son  éloquence  de  conviclion  s'échauffe  et  se  répand  en  élans 
d'enthousiasme  pour  le  maitre  i)ar  excellence,  on  l'entoure  avec 
respect,  on  l'écoute  avec  émotion  ,  et  l'on  comprend  que  celle 
sainte  admiration  d'un  grand  peintre  à  l'égard  du  dieu  de  la 
peinture  ne  peut  naître,  éclater  et  se  répéter  sans  cesse  que  sous 
l'influence  immédiate  des  fresques  du  Vatican,  vis-à-vis  de  l'in- 


208  REVUE  DE  PARIS. 

comparal)le  panorama  tlo  Rome  éclairée  par  ce  soleil  qui  a  fait 
la  Transfiguration . 

Dans  les  petites  villes  de  rÉtal  romain,  ou  trouve  plus  qu'à 
Rome  le  sentiment  des  arts  et  des  lettres  :  à  Bologne  ,  cette  ville 
d'université  et  d'académie  ,  les  esprits  ne  s'isolent  pas  du  rayon- 
nement intellectuel  qui  part  de  toutes  les  capitales  de  l'Europe. 
On  y  trouve  des  femmes  qui  ont  de  la  lecture  ,  des  hommes  qui 
ne  se  piquent  i)as  d'ignorance  ;  on  y  reçoit  les  ouvrages  nou- 
veaux qui  réussissent  à  passer  entre  les  mailles  du  filet  de  la 
censure  ;  on  y  lient  des  conversations  sérieuses  ,  suivies,  inté- 
ressantes, plus  volontiers  tournées  vers  la  philosophie  que  vers 
la  poésie.  Un  grand  re])roche  qu'on  peut  faire  à  la  société  bolo- 
naise ,  c'est  de  tomber  quelquefois  dans  la  pédanterie  ,  résultat 
inévitable  des  mœurs  universitaires.  A  Ferrare  ,  la  société  est 
moins  pédante,  moins  sévère  ,  mais  aussi  polie,  aussi  causeuse, 
aussi  active  :  on  dirait  une  Iradilion  de  la  cour  d'Esté  au  xvie 
siècle  .  lorsque  la  duchesse  Renée  de  France  attirait  à  elle  tout 
ce  qu'elle  savait  enlever  de  dames  spirituelles  et  d'hommes  in- 
struits à  la  France.  Les  habitants  de  Ferrare  n'ont  ni  défiance,  ni 
préjugés  contre  les  étrangers,  qu  ils  accueillent  avec  un  gra- 
cieux empressement  et  qu'ils  rendent  plus  difficiles  ,  plus  exi- 
geants en  affaires  d'hospitalité  pour  le  reste  du  voyage.  On  juge 
mieux  là  qu'ailleurs  ce  que  devait  être  l'ancienne  société  ita- 
lienne, et  l'on  se  prend  à  la  regretter,  surtout  à  mesure  qu'on 
avance  vers  Naples. 

Naples  n'a  pas  de  société  ;  c'est  une  ville  unique  où  l'on  vit 
plutôt  en  plein  air  que  dans  l'intérieur  des  maisons ,  qui  ne  sont 
pas  même  préparées  pour  recevoir  du  monde.  Les  appartements 
sont  exigus  et  presque  dégarnis  de  meubles.  On  n'a  ,  poiir  les 
éclairer  ,  que  des  chandelles  puantes  ,  ou  des  bougies  peu  lumi- 
neuses, ou  des  lampes  inférieures  à  nos  quinquets  de  primitive 
invention.  La  vivacité  napolitaine  ne  s'accommoderait  pas  d'un 
entretien  posé  ,  alternatif,  mesuré  ,  retenant  ses  auditeurs  et  ses 
acteurs  en  un  cercle  immobile  qui  se  déploie  ou  qui  se  resserre 
sans  se  briser.  Dans  les  soirées  d'hiver  ,  où  le  théâtre  de  Saint- 
Charles  ne  joue  pas ,  on  a  des  bals  dans  lesquels  on  ne  pense 
qu'à  danser  pour  tout  de  bon  ;  dans  les  soirées  d'été ,  moins  lon- 
gues et  vraiment  délicieuses  ,  on  se  promène  au  bord  de  la  mer 
à  pied  ou  en  voiture,  ou  bien  l'on  prend  des  glaces  et  des  sor- 


REVUE  DE  PARIS.  209 

bets  devant  les  cafés  de  la  rue  de  Tolède  ,  qui  exhale  d'horribles 
odeurs  animales  rehaussées  de  celle  du   fromage  ,    plus  insup- 
portable pour  un  odorat  français.  Cette  odeur  de  fromage  par- 
mesan semble  être  l'atmosphère  habituelle  de  Naples  :  tout  en 
est  imprégné,  les   haleines,  les  habits,  les  maisons,  les  rues. 
Lazzarone  et  grand  seigneur  participent  à  la  même  incommo- 
dité ,  et  en  quelque  lieu  qu'on  se  trouve ,  même  dans  le  palais  du 
roi,  on  a  le  cœur  soulevé  par  ces  réminiscences  de  macaroni. 
Dans  un  salon  rempli  de  ces  insatiables  mangeurs  et  mangeuses 
de  macaroni ,  on  est  poursuivi  à  chaque  pas  par  l'odeur  du  fro- 
mage,   sans  que  les  femmes  ,  qui  s'évanouiraient  à  la  moindre 
senteur  de  musc,  paraissent  s'apercevoir  de  cet  odieux  parfum. 
Les  ambassades  de  Naples  se  mettent  rarement  en  frais  de 
fêles  et  de  réceptions  ,  excepté  à  l'occasion  du  carnaval ,  qui  a 
conservé  tous  ses  droits  dans  cette  bienheureuse  patrie  de  Poli- 
chitielle  ;  dans  les  bals  qui  ont  lieu  à  cette  époque  ,  la  société  ne 
s'augmente  que  d'un  fort  petit  nombre  d'étrangers  ,  ceux-ci  ré- 
sidant à  Rome  jusqu'à  Pâques,  selon  les  itinéraires  les  plus  usi- 
tés. Ce  n'est  qu'au  printemps  que  les  étrangers  viennent  en  foule 
voir  à  Naples  la  pousse  des  premières  feuilles ,  et  les  ambassades 
ne  se  chargent  pas  de  faire  rivalité  au  printemps  :  les  prome- 
nades au  mont  Pausilippe,  par  la  route  de  Chiaia  qui  suit  le 
littoral  de  la  mer  .remplacent  alors  toutes  les  réunions  aux  lu- 
mières, et  l'on  renonce  à  s'infecter  mutuellement  de  macaroni. 
Ou  ne  citerait  guère  qu'une  maison  de  Naples  où  le  macaroni  ne 
sort  jamais  des  limites  de  la  salle  à  manger;  c'est  la  maison  de 
M.  Rotschild  ,  ce  banquier ,  fils  et  frère  de  banquiers  ,  qui  a  dans 
ses  coffres  la  destinée  du  royaume  des  Deux-Siciles ,  et  qui  mar- 
che l'égal  des  princes  du  sang  dans  tous  les  pays  où  l'argent  est 
roi.  M.  Rotschild  de  Naples  soutient  avec  splendeur  ,  par  le  luxe 
et  le  confortable  de   ses  réceptions  presque   diplomatiques ,  le 
nom  européen  de  sa  famille  devant  laquelle  le  pape  lui-même 
se  prosterne  dans  Tintérét  de  ses  finances  catholiques.  Un  autre 
banquier  ,  d'origine  genevoise  et  d'un  ordre  fort  inférieur  dans 
la  sphère  de  la  banque  ,  M.  Meuricofre  ,  jouit  à  Naples  des  droits 
superbes  que  le  duc   Torlonia  exerce  à  Rome  sur  les  étrangers 
qui  sont  à  la  fois  rançonnés  et  fêtés.  M.  Meuricofre  n'affiche  pas 
tant  de  grandeur,  de  générosité,  de  prodigalité,  que  son  con- 
frère romain  :  il  ne  commande  ni  statues ,  ni  tableaux  .  ni  cha- 


210  REVUE  DE  PARIS. 

pelles  ;  il  ne  plante  pas ,  ne  bàlit  pas;  il  n'éblouit  personne  par 
son  faste  ,  mais  il  accapare  tout  le  monde  par  sa  bonhomie  vraie 
ou  feinte.  11  a  un  salon  toujours  ouvert ,  sans  cesse  renouvelé , 
où  règne  un  air  de  liberté  et  de  sans  façon  qui  fait  plaisir  en 
comparaison  de  la  gène  et  de  réti(iuellequ'imi)osent  la  plupart 
des  salons  d'Italie.  M.  Meuricofre  tire  cinq  ou  six  pour  cent  des 
sommes  qu'on  puise  dans  sa  caisse  contre  un  billet  à  vue  sur 
Londres ,  Paris  ou  Saint-Pétersbourg,  ce  qui  n'élève  guère  l'in- 
térêt annuel  qu'à  cinquante  ou  soixante  pour  cent  ;  mais  il  invite 
à  diner  ses  correspondants,  il  les  mène  au  spectacle  dans  sa  loge, 
il  les  traite  à  sa  maison  de  campagne  ,  il  est  affable  ,  cordial, 
tout  rond;  chez  lui,  on  danse,  on  chante,  on  cause,  on  s'a- 
muse plus  familièrement ,  plus  bourgeoisement  que  dans  aucun 
salon  de  Naples  ;  là  ,  on  n'est  ni  prétentieux  ,  ni  fier ,  ni  ridi- 
cule ,  parce  que  chacun  est  à  son  aise ,  et  nul  ne  regrette  son 
argent. 

La  société  de  Venise  est  moins  gaie  et  moins  libre  que  celle 
du  salon  de  K.  Meuricofre;  elle  participe  de  la  discrétion  ,  de 
l'uniformité  e  du  mystère  qui  caractérisent  cette  ville  sans 
pareille,  que  '  imagination  se  représente,  sans  beaucoup  d'ef- 
forts, telle  qu'elle  était  dans  ses  beaux  jours  et  surtout  dans  ses 
belles  nuits.  La  société  s'y  est  morcelée  et  amoindrie  avec  les 
fortunes  ,  mais  ce  qui  en  reste  encore,  à  l'ombre  de  ces  palais 
silencieux  au  dehors  ,  suffit  pour  évoquer  le  charmant  fantôme 
des  mœurs  vénitiennes  que  ronge  incessamment  le  système  po- 
litique autrichien.  Sur  ces  balcons  moresques ,  qui  dominent 
les  lagunes  ,  on  se  rassemble  le  soir  pour  respirer  le  frais  des 
eaux ,  pour  regarder  glisser  les  gondoles  sombres ,  et  pour 
échanger  les  confidences  amoureuses.  La  société  tient  ses 
séances,  demi-muettes  au  clair  delà  lune,  pendant  l'été,  et 
dans  les  bals,  l'hiver,  avec  tous  les  emportements  de  la 
bruyante  gaieté  du  carnaval ,  qui  est  endémique  à  Venise.  Dans 
cette  cité  déchue ,  que  les  âmes  mélancoliques  ne  se  lassent 
pas  d'admirer,  on  voit  encore  se  chercher  et  se  réunir  les  der- 
niers tronçons  d'une  société  vive,  tendre,  galante  qui  avait 
lixé  l'inconstante  humeur  de  lord  Byron ,  et  qui  perpétue 
Venise  au  milieu  de  ses  déplorables  ruines.  Quand  cette  société 
sera  tout  à  fait  éteinte,  Venise  n'existera  plus,  de  même  que 
le  corps  devient  cadavre  aussitôt  que  le  cœur  a  cessé  de  battre. 


REVUE  DE  PARIS.  211 

Florence,  du  moins,  s'est  préservée  de  la  contagion  des 
mœurs  autrichiennes  qui  pénètrent  lentement ,  mais  inévitable- 
ment ,  dans  la  société  de  Venise  ,  de  Padoue  ,  de  Vérone  et  de 
Milan.  Les  Florentins,  ayant  une  grande  jovialité  dans  le  carac- 
tère, et  aimant  de  passion  tout  ce  qui  est  plaisir,  ne  sont  pas  , 
comme  la  plupart  des  Italiens,  roides  ,  sauvages  et  réservés  : 
ils  ont  au  contraire  l'abord  prévenant  et  cordial  dans  le  monde. 
A  la  vérité  ,  ils  ne  reçoivent  pas  chez  eux ,  par  économie  ;  mais 
ils  vont  chez  les  autres  ,  dès  qu'on  les  en  prie.  Ils  se  rendent  à 
l'envi  aux  magnifiques  fêtes  que  donne  le  grand-duc  ,  et  qui  rap- 
pellent l'époque  brillante  des  Médicis;  ils  affluent  dans  les 
réceptions  diplomatiques  et  dans  les  salons  qui  font  appel  à  la 
haute  société  de  Florence,  société  aimable,  facile,  spirituelle  , 
pleine  d'attraits  et  de  séductions  pour  les  étrangers.  Entre  les 
maisons  appartenant  à  la  diplomatie,  celle  du  consul  d'Angle- 
terre est  une  des  plus  agréables  et  des  plus  fréquentées.  Lady 
Augusta  F....,  Anglaise  de  naissance,  mais  élevée  en  Italie  avec 
tous  les  soins  d'une  éducation  solide  et  variée,  offre  dans  ses 
talents  et  dans  son  caractère  un  assemblage  piquant  de  la 
femme  du  Nord  et  de  la  femme  du  Midi ,  en  ce  que  chacune 
d'elles  a  de  plus  attrayant  ;  elle  est  la  reine  de  son  salon  qu'elle 
tient  sous  le  charme  de  ses  qualités  personnelles.  Le  consul  de 
France,  M.  Belloc  ,  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  faire  aimer  son 
pays,  et  l'accueil  obligeant  qu'on  est  sûr  de  trouver  chez  lui, 
sans  morgue  et  sans  apparat ,  amène  dans  ses  salons  la  société 
la  plus  distinguée  de  la  Toscane.  On  compte  à  Florence  quel- 
ques réunions  oii  les  lettres  et  les  arts  ont  de  dignes  représen- 
tants ,  même  parmi  les  femmes  ,  qui  sont  au  courant  de  la  litté- 
rature française ,  et  qui  conçurent ,  dit-on ,  l'idée  singulière  de 
se  former  en  cour  d'amour ,  il  y  a  deux  ans ,  pour  recevoir 
M.  de  Balzac. 

Tous  les  hivers,  des  familles  étrangères  de  distinction  vien- 
nent s'installer  dans  celte  jolie  ville  ,  et  y  augmentent  le  nombre 
des  bals  ,  des  concerts ,  des  improvisations  et  des  raouts  qui  lui 
donnent  une  physionomie  si  animée ,  si  mouvante  et  si  fran- 
çaise. Ce  train  de  vie  est  bien  préférable  à  celui  qu'on  mène  à 
Milan  où  la  récréation  par  excellence  des  gens  à  voilure  est  la 
promenade  du  soir  ou  de  midi ,  suivant  la  saison,  le  long  des 
remparts  où  circulent  deux  ou  trois  tiles  d'équipages  que  font 


212  REVUE  DE  PARIS. 

ranger  des  gendarmes  galopant,  le  sabre  nu  ,  pour  maintenir 
Tordre  et  la  police.  A  Florence,  ractlvité  sociale  qui  résulte  du 
renouvellement  des  étrangers  résidants  ,  la  bonne  ihine  que  les 
indigènes  font  à  leurs  hôtes  ,  la  facilité  avec  laquelle  ils  établis- 
sent des  relations  ensemble,  l'indépendance  que  chacun  apporte 
dans  ses  habitudes  de  vie  et  de  société,  tous  ces  avantages,  et 
beaucoup  d'autres  qui  s'y  rattachent ,  ne  peuvent  trop  séduire  le 
voyageur,  pourvu  qu'il  se  tienne  éloigné  de  certaines  petites  in- 
trigues ,  et  qu'il  évite  de  marcher  sur  les  brisées  des  cavaliers 
servants  :  c'est  à  ce  prix  que  Florence  lui  promet  les  délices  du 
paradis  de  l'Italie. 

Gènes  mérite  aussi  d'êlre  placée  sur  la  même  ligne  que  Flo- 
rence, pour  les  agréments  de  société  qu'elle  renferme.  On  n'y 
sent  point  la  présence  du  ver  rongeur  autrichien.  Gênes,  ainsi 
que  Venise,  garde  religieusement  les  traditions  de  son  ancienne 
société,  qui  s'est  un  peu  concentrée  pour  ne  pas  se  perdre  ,  à 
mesure  que  l'occupation  étrangère  gagne  du  terrain  dans  les 
mœurs  publiques.  Mais,  par  un  raffinement  politique  qui  fait 
l'éloge  du  gouverneur  de  Gênes,  le  comte  Paoluci,  un  des 
hommes  les  plus  érainents  que  le  roi  de  Sardaigne  puisse  faire 
servir  à  ses  desseins  ,  c'est  par  l'entremise  de  la  société  même 
que  l'occupation  se  fortifie  et  s'enracine  sur  le  sol  de  celte  fière 
république.  Le  comte  Paoluci,  dont  l'esprit  est  orné  et  cultivé 
comme  celui  d'un  Français ,  lin  et  adroit  comme  celui  d'un 
Italien  ,  a  compris  que  le  plus  prompt  et  le  plus  infaillible 
moyen  d'arriver  à  la  fusion  génoise  et  piémonlaise  était  de  met- 
tre en  fréquent  l'apport  de  pliiisirs  les  esclaves  et  les  maîtres, 
et  pour  cela  il  donne  des  fêtes  splendides,  où  la  noblesse  la 
plus  jalouse  ne  dédaigne  pas  de  paraître  et  s'accoutume  ainsi 
par  degrés  à  une  domination  de  bon  vouloir  et  de  bons  procé- 
dés. Aujourd'hui  on  ne  conspire  plus  dans  les  bals ,  et  le  son 
des  violons  élouffe  bien  des  rancunes  nationales,  11  n'y  a  plus  de 
Génois  assez  héroïques  pour  refuser  une  invitation  de  l'aimable 
comte  Paoluci,  surtout  s'il  la  fait  lui-même,  avec  celte  galan- 
terie qui  serait  française  ,  et  des  meilleurs  temps  de  notre  société 
polie. 

Le  consul  général  de  France,  M.  Tellier  de  Blanriez  ,  est  là 
pour  soutenir  cette  renommée  de  bon  goût,  de  tact  exquis  et 
de  conversation  ingénieuse  ,  que  nous  avons  conservée  partout 


REVUE  DE  PAKIS.  213 

à  l'étranger.  M.  Tellier  de  Blanriez  s'est  formé  à  l'école  de 
M.  de  Talleyrand ,  qui,  par  son  esprit,  son  ton  et  ses  ma- 
nières ,  appartenait  essentiellement  à  la  société  antérieure  à  nos 
révolutions  ;  M.  de  Blanriez  doit  à  la  distinction  de  son  carac- 
tère la  considération  dont  il  jouit,  et  qu'il  rapporte  toute, 
avec  trop  de  libéralité  peut-être  ,  à  son  gouvernement ,  qui , 
ffrâce  à  lui ,  a  toujours  été  représenté  dignement  dans  les 
Étals  de  Gênes.  Son  salon  rassemble  une  société  choisie,  parmi 
laquelle  on  remarquait ,  l'année  dernière  ,  une  des  femmes  les 
plus  brillantes  de  l'Italie,  M™e  la  ducliesse  de  Galliéra  ,  fille  du 
marquis  de  Brignole,  ambassadeur  de  Sardaigne  en  France. 
Cette  dame  ,  égale  à  la  plupart  des  supériorités. féminines  que 
la  France  est  lière  démontrer  à  l'Europe,  donnerait  un  dé- 
menti à  tous  les  reproches  qu'on  peut  adresser  à  l'éducation 
négligée  des  Italiennes  ,  si  la  sienne ,  aussi  étendue  que  celle 
d'un  professeur  de  l'école  normale ,  n'était  pas  l'ouvrage  de 
notre  pays,  où  elle  a  été  élevée  depuis  son  enfance.  On  se  sou- 
vient, en  la  voyant  et  en  l'écoulant  parler  ,  de  celle  Anna  Bri- 
gnole ,  qui  était  de  sa  famille ,  et  qui ,  par  les  agréments  de  son 
esprit  autant  que  par  ceux  de  sa  ligure  ,  faillit  rendre  fidèle  le 
maréchal  duc  de  Richelieu.  La  duchesse  de  Galliéra  ,  plus  Fran- 
çaise que  Génoise,  serait ,  dans  tous  les  salons  qui  la  posséde- 
raient ,  l'idéal  parfait  de  la  haute  société. 

On  désignerait  encore  à  Gênes  plusieurs  femmes  de  la  pre- 
mière noblesse  ,  qui  tiennent  dans  le  monde  le  rang  dû  à  leur 
mérite  aussi  bien  qu'à  leur  naissance.  La  marquise  Durazzo. 
la  comtesse  de  Serra  ,  la  duchesse  Spinola  et  d'aulres  que  leur 
beauté  met  hors  ligne,  rappellent  les  séduisantes  Génoises  qui , 
lors  de  la  conquête  de  Gènes  par  Louis  XII ,  subjuguèrent  tous 
ses  capitaines  et  donnèrent  même  une  maîtresse  au  rigide  époux 
de  la  reine  Anne  de  Bretagne.  Ces  grandes  dames  sont  les  plus 
beaux  ornements  des  réunions  littéraires  et  artistiques  qui  ont 
lieu  à  la  villa  ÎVegroni ,  chaiiue  fois  qu'un  étranger  célèbre, 
poëte ,  peintre  ou  musicien  ,  est  arrêté  dans  son  passage  à  Gênes 
par  l'impatiente  hospitalité  du  marquis  Jean-Charles  di  Negro  , 
amateur  passionné  des  beaux-arts.  Le  marquis  ,  dans  son  palais 
remarquable  par  sept  étages  de  jardins  ou  plutôt  de  terrasses 
chargées  de  plantes  exotiques  .  a  reçu  des  jiapes,  des  empe- 
reurs,  des  rois ,  lord  Byrun  et  iWeyerbeer.  Eu  résumé,  la  so- 
10  19 


214  REVUE  DE  PARIS. 

ciété  génoise ,  moins  guindée  et  moins  froide  que  celle  de 
Turin,  appartient  à  la  France  par  l'urbanité  de  la  forme ,  à 
rilalie  par  la  galanterie  du  fond. 

PaIJI   L.   JA.COB. 
(Bibliophile.) 

{La  suite  à  un  numéro  prochain). 


AU  PIED  DES  ALPES. 


J'irai  boire  l'eau  vierge  aux  sources  des  grands  fleuves. 
Mes  pieds  se  poseront  sur  l'azur  du  glacier, 
Je  veux  baigner  mon  corps  aux  flots  des  brises  neuves , 
L'élher  le  trempera  comme  l'onde  l'acier. 

Dormons  sur  une  cime  avec  effort  gravie  , 
Dans  la  neige  éternelle  il  faut  laver  nos  mains. 
L'air  fait  mouvoir  là  haut  des  principes  de  vie, 
Allons  l'y  respirer  pur  des  souffles  humains. 

J'emprunterai  ma  force  aux  forces  maternelles  j 
Nature,  ouvre  tes  bras  à  ton  fils  épuisé. 
Laisse  ma  bouche  atteindre  à  tes  fortes  mamelles, 
Jamais  Thomme  à  ton  sein  n'a  vainement  puisé. 

Je  veux  monter  si  haut,  sur  les  Alpes  sublimes  , 
Que  rien  ne  vienne  à  moi  des  miasmes  d'en  bas, 
Un  nuage  à  mes  pieds  couvrira  les  abîmes  j 
Si  II'  monde  rugit ,  je  ne  l'entendrai  pas  ! 

Votre  regard  s'arrête  au  flanc  noir  de  la  nue  , 
Moi,  j'en  verrai  d'en  haut  le  côté  lumineux. 
J'embrasserai  de  l'âme  une  sphère  inconnue , 
Je  toucherai  des  mains  ce  qui  fuit  à  vos  yeux. 


216  REVUE  DE  PARIS. 

Montons  ;  le  vent  se  meurt  aux  pieds  du  roc  immense , 
Le  doute  ne  saurait  flotter  sur  ce  haut  lieu  , 
Montons  enveloppé  de  calme  et  de  silence , 
Sur  ces  larges  trépieds  j'entendrai  parler  Dieu. 

L'air  aspiré  là-haut  vivra  dans  ma  poitrine, 
Dans  l'ombre  de  la  plaine  un  rayon  me  suivra. 
Ceux  qui  m'ont  vu  gravir  pesamment  la  colline 
Ne  reconnaîtront  plus  l'homme  qui  descendra. 

Ainsi  je  me  parlais,  plein  d'un  espoir  insigne. 
J'ai  suivi  sans  larder  ce  guide  intérieur  ; 
Du  faîte  de  leurs  tours  les  Alpes  m'ont  fait  signe , 
Et  sur  leurs  blancs  degrés  j'ai  versé  ma  sueur. 

Plus  haut  que  le  sapin  ,  plus  haut  que  le  mélèse  , 
Sur  la  neige  sans  tache,  au  soleil ,  j'ai  marché; 
Dans  l'élher  créateur  je  me  baigne  à  mon  aise  ; 
Le  monde  où  j'aspirais,  mes  deux  pieds  l'ont  touché. 

J'ai  dormi  sur  les  fleurs  qui  viennent  sans  culture  , 
Dans  les  rhododendrons  j'ai  fait  mon  sentier  vert, 
J'ai  vécu  seul  à  seul  avec  vous ,  ô  nature  , 
Je  me  suis  enivré  des  senteurs  du  désert; 

Je  me  suis  garanti  de  toute  voix  humaine 
Pour  écouler  l'eau  sourdre  et  la  brise  voler; 
J'ai  fait  taire  mon  coeur  et  gardé  mon  haleine 
Pour  recevoir  l'esprit  qui  devait  me  parler  ; 

Et  voilà  qu'entouré  de  cimes  argentées. 
Cueillant  le  noir  myrlil ,  buvant  un  flot  sacré  , 
Goûtant  sous  les  sapins  les  ombres  souhaitées  , 
Libre  dans  mes  déserts,  voilà  que  j'ai  pleuré! 

Le  soleil  dore  en  vain  les  Alpes  jusqu'au  faîte  ; 
Si  je  plonge  en  mon  cœur,  toujours  de  l'ombre  au  fond  ; 
J'ai  rencontré  le  sphynx  en  cherchant  le  prophète  , 
L'avide  immensKé  ni"a!)sorl)p  et  me  confond. 


REVUE  DE  PARIS.  217 

Est-ce  donc  par  orgueil  que  ton  front  nous  attire , 
Est-ce  pour  éblouir  que  ton  œil  resplendit, 
0  nature  !  et  n'as-lu  rien  de  plus  à  me  dire 
Que  ces  mots  :  Je  suis  grande  et  vous  êtes  petit? 

Est-ce  pour  mieux  sentir  ma  défaillance  intime 
Que  je  suis  venu  seul  et  si  loin  Timplorer? 
Oh  !,je  n'ai  pas  besoin  d'un  oracle  sublime 
Pour  me  trouver  débile  et  pour  savoir  pleurer! 

Pourquoi  de  tes  enfants  tromper  la  soif,  6  mère? 
Il  faut  à  leur  poitrine  un  lait  puissant  et  pur  ; 
Si  tu  ne  fais  jaillir  qu'une  boisson  amère 
Pourquoi  leur  tendre  encor  tes  mamelles  d'azur? 

Pourquoi  devant  mes  yeux  ta  paupière  abaissée  ? 
Tout  langage  entre  nous  s'est-il  déjà  perdu  ? 
Je  viens  chercher  en  toi  quelque  sainte  pensée; 
Pourquoi,  d'un  signe  au  moins  ,  n'as-tu  pas  répondu? 

Mais  ,  sans  doute  ,  mon  âme  était  mal  préparée  , 
Les  souvenirs  d'en  bas  voilaient  mon  œil  obscur; 
Pour  l'huile  de  lumière  et  la  manne  sacrée 
Le  vase  n'était  pas  d'un  métal  assez  pur. 

Peut-être  l'eau  terrestre  a  flétri  ma  poitrine, 

J'ai  bu  ces  vins  trompeurs  dont  tant  d'hommes  sont  morts  , 

Je  frapperais  en  vain  à  la  roche  divine, 

Je  ne  puis  plus  porter  le  breuvage  des  forts. 

Serait-ce  qu'une  force  invisible  et  jalouse 
Entre  nos  saints  baisers  élève  un  mur  d'effroi  ; 
Comme  sur  les  beautés  secrètes  d'une  épouse 
Dieu  veut  jeter  peut-être  un  voile  épais  sur  toi  ? 

Il  veut  choisir  lui-même  et  compter  ses  prophètes  , 
Tout  homme  n'a  pas  droit  au  sacré  rameau  d'or. 
Dieu  place  à  tes  côtés  d'ausières  interprètes  , 
L'anathème  sur  toi  plane  et  menace  entor. 

19. 


318  REVUE  DE  PARIS. 

Le  colloque  de  l'homiTie  et  de  la  solilude 

Te  fait-il  craindre ,  ô  Dieu ,  Ion  nom  mis  en  oubli? 

Tu  veux  le  surveiller  avec  inquiétude  , 

Et  tes  prêtres  ont  dit  quelque  part  :  Fœ  soU  ! 

Si  comme  l'univers  l'àme  est  la  créature  , 
Pourquoi  jeter  entre  eux  cet  abime  profond? 
Laisse  s'entrelacer  mon  cœur  et  la  nature  : 
Pourquoi  tant  de  secret,  si  le  bien  est  au  fond? 

Un  esprit  de  terreur  habite  dans  l'espace  , 
Vole  à  travers  les  bois  sur  les  eaux  et  dans  l'air  ; 
Quand  l'àme  et  le  désert  se  trouvent  face  à  face  , 
L'homme  sent  le  frisson  roidir  toute  sa  chair. 

La  nature  sourit  comme  une  amante  reine  , 
Elle  ouvre  un  sein  vermeil ,  l'homme  va  s'y  jeter, 
Et  quand  son  bras  s'enlace  au  cou  de  la  syrène. 
Un  bras  plus  fort  se  dresse  entre  eux  pour  l'arrêter; 

Dans  la  source  d'eau  bleue  où  pour  boire  on  se  penche 
Il  met  la  salamandre,  il  cache  un  sel  amer, 
Sur  l'ombre  oîi  Ton  s'endort  il  suspend  l'avalanche  , 
Sous  la  barque  où  l'on  chante  il  fait  gronder  la  mer. 

Une  secrète  horreur  qui  trouble  les  plus  braves 
Entre  le  monde  et  nous  s'étend  pour  le  voiler  ; 
Noire  âme  et  l'univers  sont-ils  donc  deux  esclaves 
A  qui  leur  dieu  tremblant  défend  de  se  parler  ? 

Je  voulais  ,  ô  nature  ,  avoir  un  lit  de  mousse , 
Y  dormir  avec  loi  couvert  par  la  forêt; 
Mais  ton  oeil  tour  à  tour  m'attire  et  me  repousse  : 
De  ma  tristesse  immense  est-ce  là  le  secret  ? 

Un  air  qui  me  supporte  ,  où  donc  le  trouverai- je  ? 
Je  n'ai  pu  m'enlever  sur  l'aile  d'aucun  vent. 
J'ai  respiré  l'ennui  dans  les  fleurs  ,  sur  la  neige  , 
Les  chênes  n'ont  pour  moi  qu'un  ombrage  énervant. 


REVUE  DE  PARIS.  219 

Serait-ce  qu'à  mon  cœur  la  solitude  pèse  ? 

Ne  l'ai-je  enfin  trouvée  après  tant  de  chemin , 

Que  pour  dire  aussi ,  moi ,  qu'elle  est  chose  mauvaise, 

Et  pour  y  regretter  le  tourbillon  humain? 

Peut-être  en  maudissant  les  prisons  où  nous  sommes 
J'aurai  trop  présumé  des  vertus  du  désert  ; 
Plus  que  je  ne  l'ai  cru  l'homme  a  besoin  des  hommes  , 
La  terre  ne  dit  rien  s'ils  cessent  leur  concert. 

Mais  ne  blasphémons  pas  la  nature  éternelle , 
Son  lait  pur  coulera  pour  nous  au  jour  marqué; 
Pour  vivre  de  sa  vie  et  tout  comprendre  en  elle 
Je  sens  bien  ,  ô  mon  cœur,  ce  qui  vous  a  manqué. 

Oui ,  la  nature  est  morne  autour  du  solitaire 

La  fleur  qu'il  cueille  est  pâle  et  ses  jours  sont  moins  bleus  , 

Mais  la  terre  sourit  et  parle  sans  mystère 

Quand  sur  sa  verte  robe  on  vient  dormir  à  deux. 

Elle  livre  par  mille  aux  amants  ,  aux  poètes , 
Les  trésors  qu'elle  cache  au  sombre  analyseur, 
Et  convie  aux  secrets  de  ses  mystiques  fêtes 
L'homme  ardent  et  serein  qui  pense  avec  le  cœur. 

Secoue ,  ô  mon  esprit ,  toutes  tes  peurs  sans  causes , 
Soutiens  vers  l'infini  ton  essor  filial , 
Aspire  aux  vieux  sommets,  vois  les  sources  des  choses, 
Vois  poindre  sur  les  monts  le  soleil  idéal. 

Poursuis  dans  les  déserts  la  grande  âme  du  monde, 
Fouille  dans  cette  mer  où  chacun  peut  plonger, 
Chante  ,  invoque  ,  bénis  ,  pour  qu'elle  te  réponde; 
C'est  à  force  d'amour  qu'il  faut  l'interroger. 

Oui,  l'homme  malgré  tout ,  s'il  aspire  et  s'il  aime, 
Au  fond  de  l'univers  voit  un  dieu  qui  sourit. 
0  nature ,  le  mal  n'est  pas  ton  mot  suprême, 
L'ouragan  fauche  moins  que  le  sol  ne  fleurit. 


220  REVUE  DE  PARIS. 

Oui ,  dans  l'éclat  divin  dont  ta  face  est  empreinte 
C'est  mieux  que  la  grandeur  que  l'iiomme  adore  en  toi  ; 
Quoique  ton  front  chenu  répande  au  loin  la  crainte, 
Le  nœud  qui  nous  unit  n'est  pas  un  nœud  d'effroi. 

Car,  même  à  travers  l'ombre  et  le  bruit  des  tempêtes  , 
Sur  les  rochers  déserts  où  triste  je  révais. 
Même  au  bas  des  glaciers  qui  craquaient  sur  nos  têtes, 
Dans  tes  jours  de  colère  et  dans  mes  jours  mauvais, 

Sous  les  sourcils  froncés  perçaient  des  yeux  de  mère; 
Toujours  près  de  l'absyiithe  une  ruche  de  miel, 
Toujours  cent  épis  d'or  pour  une  ivraie  amère. 
Et  partout  l'espérance  et  partout  l'arc-en-ciel  ! 

Partout ,  des  eaux  ,  de  l'air,  des  arbres  ,  de  la  mousse  , 
De  la  neige,  des  fleurs  ,  des  ténèbres  ,  du  jour, 
Des  antres  et  des  nids  ,  sortait  une  voix  douce 
Qui  remplissait  l'espace  ,  et  qui  disait  :  Amour  ! 

Victor  de  Laprade. 


Critique  Citteraiit. 


L.E!i   TOUREL.IiE^, 

PAR     a.    LtO>    COZLAX. 


C'est  surtout  à  propos  de  certains  noms  et  de  certaines  tou- 
ches modernes  qu'il  convient  de  rappeler  que,  dans  aucun  temps, 
la  langue  française  n'a  été  ce  que  nous  la  supposons  quelquefois 
dans  nos  accès  de  pnrisme  et  d'imaginaire  orthodoxie  :  une 
source  lustrale  ,  parfaitement  nette  et  limpide  ,  roulant  majes- 
tueusement ses  flots  sur  un  sable  d'or  et  sans  que  la  présence 
d'aucun  objet  impur,  un  mélange  de  limon  ou  de  gravier,  ait 
jamais  altéré  son  cours  ni  terni  sa  surface.  Même  aux  plus  belles 
années  de  la  langue  de  Louis  XIV  ,  on  aurait  quelque  peine  à 
rencontrer ,  sur  un  champ  bien  étendu  et  ailleurs  que  dans 
quelques  lits  i)rivilégiés  et  restreints,  cette  diction  irréprochable 
que  la  postérité  a  dû  consacrer  peut-être  autant  comme  simula- 
cre et  symbole  que  comme  une  réalité  transmissible,  un  instiu- 
ment  usuel  et  applicable  aux  généralités  littéraires.  D'ailleurs, 
ces  formules  nouvelles,  ces  éclats  de  mots,  ces  abus  d'orne- 
ments et  de  figures  dont  nous  nous  plaignons  maintenant,  ont 


222  REVUE  DE  PARIS. 

existé  de  tous  les  temps ,  et  peut-être  même ,  au  lieu  de  les  con- 
sidérer comme  des  taches  de  goût,  de  funestes  indispositions  de 
la  langue  et  du  style  ,  serait-il  plus  juste  de  n'y  voir  que  le  fait 
et  le  témoignage  des  diverses  modifications  subies  par  une  lan- 
gue essentiellement  variable  et  changeante. 

En  effet,  comment  supposer  une  diction  homogène  et  station- 
naire  chez  un  peuple  dont  l'état  politique  n'a  jam^iis  été  qu'une 
luîte,  une  fluctuation,  une  divergence  continue  des  classes,  des 
régimes  et  des  systèmes  ?  Dès  le  x°  siècle  ,  époque  où  la  langue 
franque  commence  à  se  dégager  enfin  de  l'élément  romain,  on 
trouve,  au  milieu  de  ces  premières  tentatives  d'affranchissement 
littéraire,  les  symptômes  distincts  des  premières  fermentations 
de  l'élément  démocratique.  Bientôt  surgira  l'époque  de  l'affran- 
chissement des  communes  ,  des  assemblées  délibératives  ,  des 
libertés  municipales,  les  principaux  caractères  d'une  fédération 
libre.  Si  l'on  joint  à  ces  germes  éternels  de  divisions,  de  haines 
et  de  controverses  sociales,  la  résistance  du  clergé ,  la  domina- 
tion des  grands  vassaux  qui  se  manifeste  déjà  sensiblement  à 
l'issue  des  croisades,  puis  le  mélange  des  conquêtes  et  par  suite 
des  races  ,  l'influence  des  schismes  ,  les  vicissitudes  de  telle  ou 
telle  province  tour  à  tour  étrangère  et  française  ,  les  traces,  les 
conséquences  des  diverses  dominations,  enfin,  tout  ce  qui  a  fait 
de  la  France  le  pays  le  i)lus  mixte  ,  le  plus  complexe  ,  le  plus 
nuancé  des  États  modernes,  on  comprendra  sans  doute  que  ces 
divisions  de  principes,  de  castes  et  de  peuplades,  aient  dû  se 
reproduire  également  dans  la  langue  et  l'idiome.  De  là ,  ces  si- 
gnes indélébiles  du  dialecte  originaire,  du  patois  primitif  qui  se 
manifestent  aujourd'hui  même  au  sein  de  la  civilisation  litté- 
raire la  plus  avancée  ;  de  là  ,  ces  diverses  accentuations  de  ma- 
nièies ,  ces  schismes  de  style,  ces  diverses  écoles  de  locutions 
ou  de  tournures  ,  que  nous  devons  admettre  à  la  fois  au  nom  de 
noire  unité  sociale  et  de  la  diversité  de  nos  origines. 

Du  reste ,  à  l'époque  même  où  ,  suivant  l'opinion  commune  , 
la  langue  française  offre  ce  caractère  de  correction  et  de  pu- 
risme absolu  ,  c'est-à-dire  dans  la  première  moitié  du  règne  de 
Louis  XIV  ,  on  chercherait  vainement  l'application  réelle  de  ces 
principes  de  goût  et  de  style  qui  furent  posés  sur  des  bases  im- 
muables par  les  écrivains  de  Port-Royal ,  puis  fanatiquement 
appliqués  par  les  Vaugelas ,  les  Ménage,  les  d'Aubignac,  les 


REVUE  DE  PARIS.  223 

Bouhours.  N'oublions  pas  qu'en  regard  de  Port-Royai  florissait 
l'hôtel  de  Rambouillel,  le  pays  des  ruelles  et  du  tendre,  et  dont 
on  ne  peut  nier  cependant  l'influence  sur  le  goût ,  les  progrès 
de  l'esprit ,  tout  ce  qui  constitue  le  perfectionnement  littéraire. 
N'oublions  pas  aussi  que  M'^e  je  Sévigné  était  une  précieuse , 
et  qu'on  trouve  en  elle,  classique  souveraine,  certains  penchants 
pour  Sarazin  ,  Voiture  et  autres  beaux  esprits  du  temps,  qu'il 
serait  fort  difiBcile  de  s'expliquer  autrement  que  par  cette  passion 
pour  l'indiscipliné,  le  hasard,  l'immodéré  en  fait  de  choses  dites, 
conversées  ou  écrites ,  passion  qu'il  faudrait  bien  se  garder  de 
détruire;  car  elle  forme  un  des  traits  les  plus  saillants  peut-être 
de  notre  physionomie  intellectuelle. 

Dans  l'époque  suivante,  ces  excursions  hors  du  domaine  aca- 
démique ,  ou  pour  mieux  dire  hors  des  majestueuses  allées  de 
Port-Royal,  deviennent  plus  fréquentes,  et  cependant  ces  styles 
aventureux  d'encyclopédistes  ,  de  philosophes  ou  de  dramatur- 
ges ,  rejetons  divergents  en  apparence  ,  ou  littérairement  exoti- 
ques ,  ne  se  rattachent  pas  moins ,  par  des  liens  de  famille  irré- 
cusables, au  type  originaire  du  style  ou  plutô  du  naturel  français. 
Ainsi,  Voltaire,  si  scrupuleux,  plus  méticuleux  peut-être  que 
d'Olivet ,  dès  qu'il  s'agit  de  vers ,  s'est  toujoure  montré  ,  en  fait 
de  prose  ,  d'une  tolérance  extrême.  Jamais  il  n'a  songé  à  cha- 
pitrer Diderot ,  Beaumarchais  ,  Marivaux,  et  tant  d'autres  ,  sur 
des  licences,  des  innovations,  des  dévergondages  réels  de  plume, 
qui  allaient  bientôt  nécessiter  le  Dictionnaire  Néologique  de 
Mercier.  C'est  que  Voltaire  dans  ses  vers,  et  particulièrement 
dans  ses  vers  tragiques ,  est  surtout  l'homme  de  la  génération 
écoulée,  le  disciple  de  Racine ,  l'archiviste  et  le  généalogiste  de 
la  langue  et  de  la  poésie  ;  dans  sa  prose  ,  au  contraire ,  il  pro- 
cède surtout  de  lui-même.  Il  écrivait  en  prose  comme  on  parle, 
et  devait  comprendre  que  vouloir  modifier  ou  corriger  l'accent 
de  certains  écrivains,  c'est  attenter  peut-être  à  leurs  procédés, 
leur  ôter  l'expression  libre  et  franche  de  leurs  opinions,  de  leurs 
sentiments  et  de  leurs  instincts,  toutes  choses  qui  s'épanchent, 
tombent  à  la  fois  de  la  plume,  du  cerveau  et  du  cœur,  mais  ne 
se  calculent  guère. 

C'était  d'ailleurs  au  sein  même  de  ce  siècle ,  et  presque  dans 
le  sens  le  plus  direct  des  antipathies  de  Voltaire ,  que  devait 
naître  une  école  destinée  à  prendre  un  développement  rapide  , 


224  REVrE  DE  PARIS, 

un  langage  à  part,  qui  ne  devait  rien  ou  piesijiie  rien  emprun- 
ter aux  devanciers  ,  style  imprévu  ,  hardi,  qui  allait  renouveler 
entièrement ,  sinon  le  fond  ,  du  moins  la  surface  de  la  pensée 
française.  Cette  école ,  essentiellement  tiguralive  et  descriptive , 
devait  avoir  pour  fondateur  Jean-Jacques  ;  elle  s'est  continuée 
avec  un  éclat  plus  discret ,  mais  avec  une  grâce  et  une  douceur 
extrême,  à  travers  les  paysages  enchanteurs  et  les  suaves  des- 
criptions de  Bernardin  de  Saint-Pierre.  Enfin  elle  a  enfanté  dans 
notre  époque  de  nouveaux  créateurs  essentiellement  marqués 
aux  débuts  du  sceau  de  l'innovation,  mais  bientôt  illustres  et 
populaires;  en  premier  ordre,  MM.  de  Châleaubriand  et  de  La- 
martine, puis,  dans  d'autres  lignes  et  des  directions  particuliè- 
res ,  M'""  de  Staël ,  MM.  Victor  Hugo,  de  Séuancourl,  etc.  Rien 
de  plus  aisé  assurément  que  de  convaincre  ces  écrivains  des  plus 
graves  infractions  auxrègles  et  aux  conventions  de  la  langue,  si 
on  voulait  leur  appliquer  la  lettre  matérielle  d'un  certain  côté 
du  style  du  xviie  siècle.  Mais  on  ne  saurait  trop  redire  que  ces 
modifications  de  style,  qu'on  a  prises  pour  des  irrégularités  ou 
des  décadences  d'époque  ,  n'ont  jamais  été  (|ue  des  particulari- 
tés, des  inclinations  ,  et  pour  ainsi  dire  des  idiolisines  d'indi- 
vidus. Enfin ,  pour  trancher  d'un  mot  la  question  (pii  serait 
tentée  de  s'élever  désormais  entre  la  langue  stationnaire  et  la 
\ansue.  individuelle ,  constatons  seulement  que  MM.  de  Cha- 
teaubriand et  de  Lamartine  demeureraient  impossibles  dans  le 
moule  pur  et  littéral  de  Racine  et  de  Fénelon. 

Ces  considérations,  ou  pour  mieux  diie  ces  fugitives  réminis- 
cences qui  flottent  depuis  longtemps  dans  la  pensée  de  tout  le 
monde  ,  nous  ont  semblé  devoir  précéder  l'examen  du  nouvel 
ouvrage  que  M.  Léon  Gozian  vient  de  publier  sous  ce  litre  :  les 
Tourelles ,  et  qu'il  'ût  été  mieux  ,  je  crois  ,  de  conserver  sous 
son  titre  ancien  et  légitime  :  les  Châteaux  de  France.  Le  talent 
de  M.  Léon  Gozian  ,  avéré,  incontestable,  i)uisqu'il  est  popu- 
laire, est  cependant,  il  faut  l'avouer,  et  sera  sans  doute  long- 
temps encore  sujet  à  certaines  restrictions  et  même  à  des  con- 
troverses réelles  qu'il  est  bon  de  sexpliquer.  Vouloir  établir 
entre  ce  talent  et  le  passé  des  affiliations  et  des  analogies  direc- 
tes ,  ce  serait  peine  superflue.  En  effet,  la  (lueslion  des  lempé- 
laments  littéraires  se  pose  ici  plus  nettement  (jue  partout  ail- 
leurs. On  chercherait  en  vain  dans  les  artères  de  ce  style  bouillant, 


REVUE  DE  PARIS.  225 

SOUS  répiderme  de  ces  pages  méridionales  et  bronzées ,  ce  sang 
docle  et  paisible  qui  circula  dans  les  cervelles  académiques  de 
nos  auteurs  des  siècles  derniers.  Ce  sont  là  des  castes  de  style, 
des  générations  de  langues  que  l'on  dirait  écloses  dans  des  climats 
opposés ,  et  qui  n'ont  presque  plus  rien  de  commua  entre  elles 
que  l'embouchure.  Mais  ,  aussi ,  songeons  qu'un  siècle  entier  a 
passé  entre  ces  idiomes  ,  le  siècle  des  révolutions,  des  guerres, 
des  migrations  de  toute  espèce;  la  France  ,  c'est-à-dire  la  lan- 
gue ,  s'est  élancée  du  fond  de  la  vieille  Espagne  jusqu'aux  con- 
tins du  nouveau  monde.  Songeons  aussi  qu'il  y  a  trois  cents  ans 
il  nous  a  suflB  d'un  contact  de  deux  règnes  avec  l'Italie  pour  re- 
nouveler et  restaurer  entièrement  la  face  d'un  art  qui  semblerait 
devoir  être  le  plus  immobile  et  le  plus  invariable  de  tous,  l'ar- 
chitecture. Et  nous  pourrions  penser  que  la  langue,  cette  image 
de  tout  un  peuple,  pourrait  se  défendre  des  diverses  impressions 
subies  par  l'état,  le  régime  de  ce  peuple  lui-même  :  croisades 
politiques  ,  transactions  industrielles  .  commerciales  et  scienti- 
fiques ,  migrations,  colonisations  et  conquêtes? 

Si  la  plupart  des  comparaisons  n'étaient  pas  en  elles-mêmes 
infidèles  ou  déplacées,  nous  aimerions  à  pouvoir  comparer  le 
talent  et  la  manière  de  M.  Léon  Gozlan  à  ces  peintres  et  à  ces 
ciseleurs  du  moyen  âge  ,  qui  portèrent  à  un  degré  exquis  le 
goût  et  l'exécution  de  l'arabesque,  Tenjolivement  des  détails  et 
de  la  dentelure,  le  caprice  de  l'invention  ;  Italiens  par  la  tinesse, 
Français  par  la  giâce,  Orientaux  par  les  soins  et  la  subliliié 
de  la  main-d'œuvre.  Mais  bientôt  cependant ,  le  parallèle  se 
trouverait  insufiisant  et  inapplicable,  car  il  ne  saurait  s'adapler 
qu'à  une  certaine  face  du  talent  et  des  œuvres  de  récrivain, 
aux  esquisses,  aux  récits,  aux  compositions  de  genre  qu'il  a  fait 
paraître  sous  le  titre  de  Méandres.  Piécédés  du  Notaire  de 
Chantilly,  et  suivis  du  Médecin  du  Pecq,  les  Méandres  |)urent 
donner  une  idée  complète  de  la  manière  de  M.  Léon  Gozlan  : 
on  y  découvrit  un  narrateur  plein  de  verve  et  de  fougue,  tou- 
jours hardi,  saisissant,  péchant  quelquefois  par  la  vérité  des 
détails,  la  simplicité  des  sentiments,  sacrifiant  dans  certains 
cas  le  personnage  au  trait,  la  situation  à  l'accessoire,  l'ensem- 
ble du  livre  à  l'effet  du  paragraphe.  Mais,  à  part  ces  reproches 
que  le  mérite  de  l'exécution  ne  ))0uvait  manquer  de  racheter, 
ces  œuvres  diverses  avaient  pénétré  ptofondément  dans  la  par- 
10  20 


2â6  REVUE  DE  PARIS. 

tie  expansive  et  sympalliique  de  ce  public  qui  ne  saurait  souvent 
déterminer  son  choix  ni  analyser  sa  sensibilité ,  mais  dont  te 
suffrage  s'appuie  au  fond  sur  des  bases  aussi  fixes  ,  aussi  vraies 
que  les  arguments  et  les  impressions  des  plus  fins  analystes 
littéraires. 

Cependant,  au  milieu  des  travaux  divers  auquels  M.  Gozlan 
consacrait  aîternativement  sa  plume  ,  il  se  trouvait  une  œuvre 
plus  coraplaisamment  accomplie  que  toutes  les  autres,  une  de 
ces  lâches  volontaires  et  propices  que  Técrlvain  ne  poursuit 
qu'à  ses  heures  d'inspiration  et  de  fantaisie,  un  de  ces  creux 
de  chêne,  un  de  ces  buissons  de  fleurs  où  il  s'est  plu  à  déposer 
comme  l'abeille  son  rayon  de  miel  le  plus  suave  et  le  plus  doux. 
Cette  œuvre  la  plus  chère  ,  la  plus  calme,  et  disons-le  aussi,  la 
plus  précieuse  de  toutes  celles  de  M.  Gozlan.  s'est  appelée  les 
Châteaux  de  France,  et  les  divers  rejetons  de  cette  pensée  con- 
sciencieuse et  poétique  se  trouvent  aujourd'hui  réunis  en  fais- 
ceau. Est-il  besoin  de  rappeler  que  ces  travaux  ont  déjà  subi 
l'épreuve  d'une  publicité  antérieure?  Les  lecteurs  de  la  Revue 
de  Paris  n'ont  pu  manquer  d'en  conserver  la  mémoire  fraîche 
et  complète.  II  est  bon  cependant  de  constater  que  ces  morceaux 
donnés  par  fragments  ont  dû  toujours  se  rapporter  à  un  centre 
fixe,  indivisible,  et  constituer,  après  la  publicité  de  détail,  une 
publicité  d'ensemble  que  l'auteur  n'a  voulu  aborder  qu'après 
cinq  années  de  méditations  et  de  perfectionnements  successifs. 

On  ne  peut  nier  que  la  pensée  de  chercher  l'histoire  de  France 
dans  les  châteaux  et  les  résidences  seigneuriales  n'ait  en  soi 
quelque  chose  de  neuf  et  de  poétique  qui  attire,  frappe  et  saisit, 
à  part  même  les  questions  de  forme  et  d'accomplissement. 
Assurément  une  pareille  entreprise  ne  serait  point  venue  à  la 
pensée  d'un  historien  pris  dans  le  sens  littéral  du  mot  5  je  ne 
parle  pas  seulement  d'un  annaliste  de  l'école  désormais  effacée, 
des  Anquelil  et  des  Vély  ;  j'entends  même  un  chroniqueur  actuel, 
imbu  des  préceptes  des  Guizot  et  des  Thierry,  un  jugement  dis- 
cipliné par  les  études  ,  les  recherches  et  les  considérations  qui 
ont  placé  depuis  vingt  ans  les  travaux  historiques  sur  leur  ligne 
véritable.  En  effet,  on  comprend  l'exécution  d'un  travail  histo- 
rique oi^i  viennent  rayonner  et  se  combiner  les  grandes  théories 
d'ordre  social,  les  questions  de  gouvernement  et  d'économie 
politique.  Des  livres  d'un  mérite  aussi  grave  et  aussi  érainent 


REVUE  DE  PARIS.  227 

que  les  Lettres  sur  r histoire  de  France ,  par  M.  Augustin 
Thierry,  ou  V Histoire  de  la  civilisation  en  Europe,  par 
M.  Guizot ,  ont  eu  l'avantage  d'obéir  à  un  programme  fixe  et 
limité,  et  nul  doute  que  le  choix  judicieux  du  point  de  vue  ne 
soit  venu  en  aide  à  l'exécution  logique  et  à  l'accomplissement 
supérieur  de  la  tâche. 

Mais  est-il  est  un  sujet  plus  vague  ,  plus  indécis,  et  partant 
plus  délicat  à  traiter  que  celui  de  VHistoire  des  Châteaux  de 
France  ?  Des  faits  ,  des  traditions  ,  des  oui-dire  ou  plutôt  des 
images,  de  purs  simulacres,  qui  ne  tiennent  à  l'histoire  que  par 
la  chaîne  capricieuse  et  souvent  fictive  de  la  légende  ou  de  la 
vanité  ,  telle  est  la  base  première  ,  le  fond  incertain  et  presque 
insaisissable  sur  lequel  l'historien  doit  agir.  En  effet,  quoi  de 
plus  fortuit  et  de  plus  imprévu  que  la  construction  d'un  châ- 
teau ?  Ce  n'est  plus  là  l'édifice  spécial  et  déterminé,  dans  le 
genre  des  tottrs  du  beffroi  du  moyen  âge  ,  ces  monuments  pri- 
mitifs des  franchises  populaires  et  des  libertés  municipales.  Le 
château  n'est ,  le  plus  souvent,  que  le  jet  d'une  circonstance 
presque  impossible  à  démêler  dans  les  ténèbres  et  les  hasards 
du  passé  ;  une  volonté  particulière  l'a  fait  naître ,  une  autre 
volonté  non  moins  arbitraire  Ta  défiguré  ou  aboli.  Nul  lien, 
nul  connexion  apparente  entre  ces  édifices  de  luxe  et  de  gran- 
deur qui  sont  à  l'aristocratie  ancienne  ce  que  les  cloîtres  et  les 
monastères  sont  au  clergé  ,  c'est-à-dire  l'un  des  témoignages, 
ou  plutôt  le  symbole,  le  mystérieux  refuge  de  l'un  des  membres 
de  la  grande  trinité  politique,  la  noblesse.  L'histoire  est  donc  là 
tout  entière,  mais  l'histoire  compliquée  d'architecture,  mêlée 
de  fictions,  d'anecdote^,  de  traditions,  enfin  de  tout  ce  qui  fait 
de  la  plupart  des  châteaux  de  véritables  héros  de  romans,  sou- 
vent même  des  personnages  fantasques  et  bigarrés,  pareils  à  ce 
bouffon  que  Walter  Scott  nous  représente  archer  par  la  tête, 
majordome  par  la  ceinture  et  coureur  par  l(?s  pieds. 

On  concevra  que  pour  traiter  un  pareil  sujet,  pour  oser  même 
l'aborder,  une  touche  d'une  espèce  particulière,  un  esprit  doté 
de  (jualités  complexes  ,  et  si  j'ose  même  dire  ,  de  certaines  im- 
perfections organiques,  était  presque  nécessaire.  Un  esprit  à 
base  simple  et  à  direction  fixe  eût  été  rebuté  par  la  perspective 
seule  de  la  tâche  ;  il  eût  entrevu  la  difficulté  de  passer  presque 
à  chaque  page,  au  milieu  de  ces  récits  épars  et  diffus,  de  !a  des- 


228  REVUE  DE  PARIS. 

cription  ;")  la  légende,  de  la  réalité  à  rexliiimalion,  de  la  fiction 
à  raiilhenticité.  Telles  sont,  en  effet,  les  difficultés,  infranchis- 
sables peut-être,  qui  hérissent  les  abords  de  cette  étranjw  et 
mystérieuse  nomenclature.  Pénétrer  des  enceintes,  percer  des 
murailles  demeurées  impénétrables,  même  pour  les  investiga- 
tions contemporaines,  faire  parler  ces  forêts  silencieuses,  inter- 
roger ces  voûtes  et  ces  portiques,  transporter  le  centre  du  récit 
du  Nord  au  Midi ,  du  moyen  âge  à  Louis  XV,  des  croisades  à 
Louis  XA'I,  de  la  féodalité  aux  dernières  et  splendides  construc- 
tions de  la  lînance  moderne  :  il  y  avait  dans  ce  cadre  à  remplir 
à  la  fois  la  tâche  du  journaliste,  celle  du  pamphlétaire,  celle  du 
romancier,  celle  de  l'historiographe.  Or  nous  devons  dire  que, 
par  sa  complication  même,  ce  programme  revenait  de  droit  à 
M.  Léon  Gozlan,  qui,  par  la  direction  de  ses  travaux  et  surtout 
le  mouvement  particulier  de  son  esprit,  était  peut-être  plus  pro- 
pre qu'aucun  autre  à  se  frayer  une  route  brillante  et  sûre  an 
milieu  de  ce  labyrinthe  de  faits,  de  dates  et  de  personnages,  où 
rien  ne  le  guidait,  rien  ne  l'éclairait,  où  l'unité  surtout  lui 
manquait,  l'unité,  ce  grand  mobile  de  toute  composition  histo- 
rique. 

Déclarons  donc  à  l'avance  que  l'auteur  des  Châteaux  de 
France  a  surmonté  les  plus  grandes  difficultés  de  son  sujet, 
qu'il  s'en  faut  cependant  qu'il  les  ail  toutes  vaincues,  mais  qu'il 
est  permis  de  se  demander  peut-être  si  celles  qui  lui  ont  résisté 
ne  demeuraient  pas  insurmontables. 

Le  livre  a  pour  introduction  un  morceau  inédit  où  l'auteur, 
après  avoir  flétri  en  termes  énergiques  les  démolisseurs,  l'in- 
corrigible vandalisme  qui  anéantit  chaque  jour  quelque  page 
mémorable  de  noire  architecture  nationale,  passe  à  un  som- 
maire, nne  sorte  de  coup  d'œil  général  jeté  sur  l'ensemble  des 
châteaux  qui  décorent  la  surface  de  la  I-'rance.  11  voltige  à  l'aide 
d'une  description  rapide  qu'il  appelle  ingénieusement  une  bio- 
graphie lapidaire ,  du  donjon  de  Saint-Germain  aux  frontons 
de  Fontainebleau,  de  la  tour  de  Wontliiéry  aux  ruines  de  la 
Roche-Guyon  II  propose  un  cours  d'architecture  et  d'histoire  à 
l'aide  des  châteaux  que  le  gouvernement  achèterait  ù  titre  de 
renseignements  publics.  Pourquoi  les  châteaux  ne  formeraient-ils 
pas  une  sorte  de  musée  chronologique  où  l'on  retrouverait  les 
vtodèles  des  anciens  temps,  comme  les  modèles  de  vaisseaux 


REVUE  DE  PARIS.  229 

dans  les  arsenaux  et  musées  de  marine  ?  Tous  les  châteaux  ou 
donjons  de  France  sont  passés  en  revue  dans  cette  introduction 
écrite  avec  autant  de  soin  que  d'éclat  ;  on  y  voit  se  grouper  et 
s'amonceler,  comme  dans  un  horizon  magique,  les  dômes,  les 
coupoles,  les  trèfles,  les  ogives  et  les  oritlammes  des  anciens 
édifices.  Peut-être  aurions-nous  désiré,  cependant,  que  la  pein- 
ture y  tînt  moins  de  place ,  et  que  le  but  du  livre  y  fût  plus 
nettement  indiqué  :  la  marche,  la  déduction  du  morceau  y  eût 
gagné;  avec  un  style  moins  chargé  de  traits  et  d'accessoires, 
l'ouvrage  se  fût  ouvert  d'une  manière  plus  digne  et  plus  solen- 
nelle. M.  Léon  Gozlan  est  du  petit  nombre  d'écrivains  auxquels 
on  peut  demander  sans  scrupule  le  sacrifice  de  quelques  festons, 
le  retranchement  de  certaines  fleurs  parasites. 

Chantilly  forme  le  premier  tableau  de  la  galerie,  et  n'est  pas 
la  pièce  la  moins  riche  de  la  collection.  Nous  devons  renoncer  à 
suivre  l'auteur  à  travers  les  ombrages  de  la  forêt,  dans  les 
cours,  portiques  et  salons  de  la  résidence  des  Condé,  où  l'entraî- 
nent ses  inspirations  et  ses  recherches.  Aucun  détail  relatif  à 
cette  poétique  demeure  n'a  été  omis;  tout  est  retracé  :  les  fêtes 
empruntées  à  un  ouvrage  inconnu  et  curieux,  les  meutes,  les 
étangs,  les  cerfs,  les  écuries  gigantesques  où  le  prince  de  Condé 
traita  le  prince  du  Nord  ;  puis  le  boudoir  de  Watteau,  les  chasses 
aux  flambeaux,  les  ombres  de  Santeuil,  de  Prévost  et  de  Lesage, 
qui  se  mêlent  à  la  narration  et  la  diversifient  sans  la  raleniir. 
Bornons-nous  à  constater  que  tout  ce  qui  pouvait  rendre  la  vie, 
la  voix,  l'âme,  à  ce  séjour  le  plus  grandiose  et  le  plus  magnifique 
de  France,  peut-être  après  Versailles,  l'auteur  l'a  recueilli,  coor- 
donné avec  la  sagacité  de  l'artiste  et  l'amoureuse  application  de 
l'antiquaire. 

k'^vès  Chantillx  yi&ni  Écouen.  On  trouve,  au  début  de  ce 
morceau,  le  portrait  si  fin  et  si  vrai  de  M™"  Dutocq,  l'aubergiste. 
Ce  n'est  pas  un  des  moindres  mérites  de  M.  Léon  Gozlan  d'a- 
voir su  entremêler  son  récit  de  peintures  familières,  propres  à 
reposer  l'attention,  à  initier  progressivement  l'esprit  à  des  con- 
fidences plus  sérieuses  et  plus  graves.  Moins  solennelle,  moins 
brillante  peut-être  que  Chantilly,  la  peinture  d'Écouen  attache 
plus  profondément  et  offre  plus  de  charme  et  d'intérêt.  Toutes 
les  pages  consacrées  à  M'"<'  Campan  respirent  ce  sentiment  de 
douce  tristesse  et  d'attendrissement  paisible  qui  convenait  bien 

20. 


830  REVUE  DE  PARIS. 

an  portrait  de  la  directrice  du  célèbre  pensionnai  d'Écouen. 
On  se  figure  parfois  lire  un  roman,  et  cependant  on  se  sent  atta- 
ché par  l'accent  de  certains  détails  qui  ne  peuvent  être  emprun- 
tés qu'à  la  vérité  des  confidences  et  aux  impressions  des  sou- 
venirs. En  somme  ,  bien  qu'on  ne  retrouve  pas  dans  Écouen 
les  qualités  d'éclat  et  de  trait  qui  distinguent  les  autres  tableaux, 
nous  n'hésitons  pas  à  placer  ce  morceau  aux  premiers  rangs 
du  recueil  ;  car  nous  sommes  de  ceux  qui  donneraient  volon- 
tiers tous  les  joyaux  de  la  diction ,  les  plus  riches  agréments 
du  style,  pour  une  seule  larme  venue  du  cœur  et  répandue  à 
propos. 

Nous  ne  parlerons  du  Marquis  de  Brunoy  que  pour  rappeler 
qu'il  a  été  popularisé  par  l'emprunt  dramatique  ,  et  qu'on  y  re- 
trouve tout  l'intérêt  et  l'entraînement  d'un  roman.  La  fantasque 
et  mélancolique  figure  du  marquis  est  dessinée  avec  une  grande 
habileté;  ce  morceau  nous  a  paru  pourtant  être  le  moins  impor- 
tant et  le  moins  relevé  de  l'ouvrage,  peut-être  parce  que  l'auteur 
s'y  efiFace  entièrement,  et  qu'on  est  surpris  de  n'y  trouver  que  le 
mérite  d'une  chronique  purement  narrative ,  dénuée  des  aper- 
çus et  des  considérations  qui  rehaussent  et  soutiennent  les  autres 
études. 

Faux,  Filleroi,  Foisenon  et  Petit-Bourg  composent  le 
second  volume  des  Tourelles.  Ces  quatre  morceaux,  également 
travaillés,  également  sentis,  présentent  les  mêmes  qualités  de 
style,  d'exécution  et  de  couleur,  que  nous  avons  signalées  dans 
le  premier  volume,  ^ous  devons ,  du  reste  ,  nous  en  rapporter 
aux  souvenirs  des  lecteurs  pour  l'appréciation  de  ces  divers 
tableaux  ;  car  l'analyse  exigerait  à  l'appui  des  éloges  le  concours 
des  citations  ;  or  les  citations  offrent  un  certain  embarras, 
lorsqu'il  s'agit  de  pages  qui  accusent  un  sentiment  continuel 
de  coquetterie  et  de  séduction,  où  rien  n'est  négligé,  aban- 
donnée au  hasard,  où  l'on  ne  rencontre  pas  un  paragraphe  qui 
n'ait  sa  physionomie ,  et ,  pour  ainsi  dire ,  sa  toilette  partic|i- 
lière. 

Mais  ceci  nous  conduit  par  une  pente  irrésistible  vers  une 
critique  que  nous  nous  reprocherions  de  ne  pas  adresser  à  une 
œuvre  qui  se  distingue  par  de  rares  et  brillantes  qualités.  Nous 
devons  donc  reprocher  à  M.  Léon  Gozlan  de  s'être  permis  dans 
le  cours  de  son  livre ,  livre  d'hj^loire  après  tout  et  de  reuseigue- 


REVUE  DE  PARIS,  231 

inenls  précis ,  autant  que  de  fantaisies  arl)ilraires  ,  certains 
traits,  ou  plutôt  certains  concetti  que  l'on  pourrait  signaler 
comme  des  faiblesses  d'écrivain  ,  une  condescendance  exces- 
sive aux  détails  et  aux  accessoires  de  la  phrase  ,  ou  même  ,  pour 
parler  plus  nettement,  des  traces  réelles  et  notoires  de  mauvais 
goût.  Nous  citerons  à  l'appui  de  notre  jugement  ce  passage  de 
riiitroduction  : 

«  Quand  les  châteaux  furent  désignés  au  marteau  ,  on  crut 
moins  abattre  des  pierres  que  frapper  un  monstre ,  un  géant , 
un  démon  de  dix  siècles,  ayant  corps  de  rocher,  bras  de  fer 
noués  en  chaînes,  tourelles  percées  pour  yeux ,  pont  rouge 
pour  langue,  créneaux  pour  dents ,  fossés  pour  ceinture.  Je 
n'exagère  en  rien.  On  ne  renversa  pas  les  châteaux ,  non  !  Le 
mot  est  impropre,  on  les  tua.  » 

Nous  n'hésitons  pas  à  déclarer  que  ce  passage  ,  conçu  dans 
un  goût  qui ,  fort  heureusement,  ne  se  reproduit  presque  dans 
aucune  autre  partie  de  l'ouvrage  ,  est  à  rayer  entièrement  dans 
la  prochaine  édition.  On  ne  saurait  admettre,  en  effet,  dans 
aucun  cas,  ces  châteaux  ayant  tourelles  percées  pour  yeux, 
pont  rouge  pour  langue ,  créneaux  pour  dents ,  etc.  Ces 
images  nous  ont  rappelé  le  style  et  les  comparaisons  bouffon- 
nes de  Cyrano  de  Bergerac  qui  a  écrit  que  la  lune  est  un  œil 
du  ciel,  et  qu'ww  cyprès  est  un  grand  clou  dont  la  nature 
attache  l'empire  des  vivants  à  celui  des  morts.  S'il  est  vrai 
que  les  hardiesses ,  les  formules  individuelles  de  style  soient 
de  tous  les  temps  et  de  toutes  les  écoles;  on  doit  reconnaître 
en  même  temps  que  les  images  forcées  ,  les  figures  disparates 
et  les  comparaisons  sans  justesse  ne  sont  et  ne  doivent  être 
d'aucune  époque. 

Remarquons  aussi ,  pour  achever  la  liste  des  reproches  que 
certaines  personnes  seraient  en  droit  d'adresser  aux  Châteaux 
de  France  ,  qu'il  eût  été  à  désirer  peut-être  qu'il  régnât  en- 
tre chaque  morceau,  c'est-à-dire  entre  chaque  château  ,  je  ne 
sais  quel  lien  ,  quel  enchaînement  qui  établit  une  sorte  de  dé- 
duction d'une  description  à  une  autre.  Le  livre  eût  sans  doute 
été  plus  logique  et  plus  complet  si  la  succession  chrono- 
logique eût  été  mieux  établie ,  si  telle  résidence  eût  pu  for- 
mer la  dépendance,  le  corollaire  de  telle  autre ,  la  remplacer 
en  quelque  sorte  par  voie  héréditaire  et  présomptive  ,  de  façon 


232  REVUE  DE  PARIS. 

que  le  lecteur  pût  retrouver  la  filiation  des  dates  ,  l'échelonne- 
ment  des  faits,  dans  riiistoire  des  domaines  et  la  description 
des  édifices.  Mais  à  cela,  l'auleui'  répondra  peut-être:  «  Indi- 
quez-moi la  chaîne  aulhenlique  et  avérée  qui  unit  les  ciiâteaux 
entre  eux  ;  expliquez-moi  Texistence  de  tel  domaine  sur  ce 
point-ci  plutôt  que  sur  celui-là  ;  en  un  mot ,  introduisez  au  mi- 
lieu des  constructions  historiques  dontjemesuis  fait  l'annaliste, 
libres  produits  pour  la  plupart  des  caprices  et  des  privilèges 
seigneuriaux,  ce  nœud,  ce  lien  fixe  et  déterminé  ,  et  vous  se- 
rez en  droit  peut-être  d  exiger  une  connexion  précise  entre  des 
monuments  généralement  indépendants  et  individuels  ,  dont  le 
rôle,  dans  les  événements  contemporains ,  n'a  presque  jamais 
été  qu'arbitraire  et  fortuit.  » 

Il  est  très-vrai  que  le  simple  fait  de  retracer  l'histoire  des 
châteaux  de  France  entraînait  avec  soi  quelque  chose  d'aventu- 
reux ou  même  de  décousu  ,  dont  on  ne  saurait  attribuer  tous 
les  torts  à  l'historien.  Je  ne  sais,  en  effet,  si  plus  d'exacli- 
lude  ou  de  régularité  apparente  ,  dans  lexposé  des  faits  ,  n'eiU 
pas  produit  la  sécheresse  et  la  monotonie  ;  on  y  eût  gagné  peut- 
être  un  peu  de  cet  enseignement  méthodique  et  littéral  que 
peuvent  offrir  la  plupart  des  traités  et  des  collections  histori- 
ques ;  mais  on  ne  peut  nier  aussi  qu'on  n'y  eût  perdu  le  coin 
descriptif,  les  horizons,  les  aspects,  les  sites ,  les  perspecti- 
ves et  points  de  vue,  qui  tenaient  aussi  essentiellement  au  su- 
jet. Sous  ce  rapport ,  on  peut  dire  que  l'ouvrage  eût  été  man- 
qué; car  peindre  les  châteaux  sans  leur  encadrement  de  parcs, 
de  jardins,  de  forêts  et  de  charmilles,  sans  leurs  accessoires, 
sans  leurs  sombres  et  splendides  dépendances  ,  c'eût  été  rem- 
placer l'image  par  la  démonstration  ,  une  riche  collection  par 
un  triste  et  stérile  inventaire  ,  enfin  une  fresque  ,  un  tableau , 
par  un  plan  d'architecture. 

Mais ,  après  avoir  cherché  à  exprimer  les  diverses  impres- 
sions produites  en  nous  par  la  lecture  des  Châteaux  de  France, 
tout  en  reconnaissant  l'impossibilité  de  concentrer  dans  quel- 
ques pages  les  réflexions  que  peut  faire  naître  le  talent  de  M.  Léon 
Gozlan,  nous  sera-t  il  permis  de  laisser  cette  pioduction  nou- 
velle prendre  elle-même  son  rang  et  son  équilibre  ,  se  rallier 
par  sa  propre  tendance  au  genre  de  style  ,  de  composition  et  de 
procédé  dont  elle  dépend?  .\  quoi  bon,  eu  effet,  s'empresser 


REVUE  DE  PARIS.  23Ô 

d'assigner  une  dénomination  souvent  inexacte  on  insuffisante  à 
des  productions  qui  naissent;  le  plus  souvent  par  cas  imprévu  ? 
Qu'importe  la  classification  ,  la  distinction  des  modes  et  des 
genres,  à  une  époque  oiî  la  plupart  des  genres  littéraires  ne 
sont  plus  que  de  vaines  démarcations  tombées  eu  désuétude  , 
des  lignes  effacées  qui  n'ont  plus  qu'une  imparfaite  corrélation 
avec  le  goût  et  le  discernement  du  lecteur,  où  l'intelligence 
sait,  par  un  progrès  inestimable,  ne  plus  chercher  qu'en  elle 
la  raison  de  ses  cultes ,  et  ne  plus  voir  dans  les  dieux  que  la 
Divinité  même,  sans  les  solennités  des  rites  et  des  croyances? 

Laissons  donc  au  public  lui-même  le  soin  de  décider  si  les 
Châteaux  de  France  sont  du  ressort  de  la  fiction  ou  de  la 
réalité  ,  s'ils  doivent  être  compris  dans  le  genre  roman  ou  dans 
le  genre  histoire.  Bornons-nous  à  constater  la  venue  d'un  livre 
où  parmi  de  réelles  imperfections  éclatent  de  bien  précieuses 
qualités.  Rappelons  aussi  que  l'auteur  est  encore  dans  cette 
première  saison  littéraire,  qui  n'était  autrefois  que  la  jeunesse, 
et  que  Ton  prendrait  aujourd'hui  volontiers  pour  la  maturité 
du  talent ,  tant  l'époque  des  débuts  se  trouve  rapprochée  de  la 
saison  des  triomphes.  Avant  l'âge  où  Molière  n'avait  pas  encore 
donné  l'Étourdi,  M.  Léon  Gozlan  a  déjà  pu  conquérir  plus 
d'une  branche  de  celaurier  populaire  qui  n'ombrageait  jadis  que 
les  fronts  refroidis  par  l'âge  ,  et  n'était  même  souvent  que  l'a- 
panage des  mausolées.  Sera-ce  faire  injure  à  cette  réputation 
précoce,  sera-ce  prendre  au  nom  de  l'auteur  un  engagement 
indiscret  ou  téméraire  que  d'avancer  qu'il  y  a  dans  ses  inspi- 
rations produites  peut-être  plus  de  promesses  pour  l'avenir  que 
d'illusions  pour  le  passé,  qu'il  appartient  à  cette  classe  d'es- 
prits progressifs,  opiniâtres  et  laborieux  qui  voient  dans  la 
conquête  des  suffrages,  bien  moins  une  possession  directe  et 
stalionnaire  qu'une  irrésistible  impulsion,  un  noble  stimulant 
vers  de  continuelles  améliorations  et  de  nouveaux  perfection- 
nements ? 

Non,  n'hésitons  pas  à  prouver  notre  confiance  sympathique 
et  convaincue  dans  le  talent  de  M.  Léon  Gozlan,  en  assurant , 
même  après  avoir  lu  son  œuvre  nouvelle,  que  la  carrière  à 
parcourir  doit  l'emporter  dans  sa  pensée  sur  la  carrière  par- 
courue. Que  d'autres  mieux  éclairés  ,  ou  moins  touchés  peut- 
être  des  vrais  intérêts  de  la  pensée  répandent  indifféremment 


234  REVUE  DE  PARIS. 

sur  le  stade  poétique  ces  palmes  indiscrètes ,  qui  trop  souvent 
entravent  ou  ralentissent  les  coureurs.  Quant  à  nous,  ne  cher- 
chons pas  à  dissimuler  aux  triomphateurs  futurs  les  épreuves 
qu'il  leur  reste  à  surmonter  ,  l'intervalle  qui  les  sépare  encore 
de  la  toison  d'or  littéraire.  Puisse  ce  sentiment  émané  d'une 
vive  et  sincère  espérance,  protéger  ce  peu  de  pages  consa- 
crées à  un  talent  que  nous  estimons  trop  pour  célébrer  aveuglé- 
ment les  fi'uits  de  sa  récolte  présente ,  quand  nous  croyons 
pouvoir  réserver  toutes  nos  louanges  pour  la  richesse  et  l'a- 
i)ondance  de  sa  moisson  à  venir. 

Arnovlu  Fremy. 


liES  D'URFÉ, 

PAR  91.  BERNARD. 

M.  Bernard,  jeune  et  laborieux  explorateur  des  vieux  écrits , 
a  cantonné  son  érudition  dans  le  Forez ,  son  pays  natal. 
En  1855,  il  a  publié  à  Montbrison  une  histoire  de  cette  pro- 
vince, plus  connue  aujourd'hui  des  gens  qui  font  le  commerce 
de  fer  ou  de  rubans ,  que  de  ceux  qui  ont  commerce  avec  les 
livres.  Ce  petit  coin  de  terre ,  qui  se  blottit  dans  un  pli  de  la 
carte  de  France  oit  il  passerait  inaperçu  ,  n'était  le  bruit  de  ses 
marteaux,  eût  pu  facilement  oublier  qu'il  avait  une  histoire, 
tant  il  a  affaire  d'autres  choses,  et  tant  il  est  oublié  de  ceux  qui 
auraient  affaire  de  la  lui  rappeler  ,  si  l'un  de  ses  enfants  n'avait 
détourné  ,  vers  les  trésors  enfouis  dans  le  passé  ,  cette  ardeur 
native  qui  porte  les  cyclopes,  dont  il  est  frère,  à  fouiller  sans 
rel<àche  dans  les  entrailles  de  la  terre  qui  leur  a  donné  le  jour. 
Et  !)0urtant  ce  passé  ,  si  bien  obscurci ,  a  eu  .ses  jours  de  splen- 
deur. Si  vous  regardez  son  histoire,  le  Forez  avait  ses  fiers 
barons  qui  ne  le  cédaient  à  pas  un  ,  ses  vieux  châteaux  qui  re- 
montent aux  croisades,  ses  villes  plus  anciennes  que  César  ; 
mais  une  illustration  plus  singulière  lui  était  réservée.  L'anti- 


REVUE  DE  PARIS.  235 

que  Tempe  ,  celte  vallée  consacrée  par  la  poésie  ,  avait  à  peine 
pris  dans  rimagination  des  hommes  une  place  égale  à  celle 
qu'occupa  un  instant,  au-dessus  de  tous  les  lieux  décrits  et  il- 
lustrés par  les  muses  modernes,  cette  élroite  vallée  qui,  sous 
le  nom  de  Forez,  se  presse  entre  la  double  chaîne  des  monta- 
gnes de  l'Auvergne  et  du  prolongement  oriental  des  Cévennes. 
Pendant  près  d'un  siècle ,  toutes  les  imaginations  tendres  et 
chevaleresques  de  rEuroi)e  ont  erié  le  long  des  bords  du  doux 
coulant  Lignon  ,  répété  les  devis  amoureux  de  ses  galants  ber- 
gers, multiplié  dans  leur  entourage  les  noms  et  les  images  qui 
leur  rappelaient  les  mœurs  et  les  habitants  dont  ces  contrées 
féeriques  étaient  le  séjour.  L'oisiveté  des  châteaux  ,  venant  en 
aide  à  l'engouement  littéraire,  fit  éclore  en  maint  endroit  de 
petits  mondes  à  l'image  de  ce  monde  pastoral  qui  n'avait  existé 
nulle  part.  Là  ,  chacun  dépouillant  son  nom  et  son  caractère, 
revêtit  le  nom  et  le  caractère  d'un  de  ces  beaux  héros  du 
Lignon.  Les  vieilles  salles  féodales,  peu  faites  à  ces  bruits 
étranges,  ne  retentissaient  plus  que  des  disputes  métaphysiques 
du  constant  Sylvandre  et  du  volage  Hyîas  ,  et  de  vingt  autres 
encore,  docteurs  sulifils  qui  raffinaient  sur  l'amour.  Les  créa- 
tions idéales  de  D'Urfé  avaient  pris  forme  humaine ,  ses  pages 
vivaient ,  marchaient,  parlaient  ;  le  roman  prenait  pied  dans  la 
réalité  ,  la  réalité  se  faisait  roman.  On  a  encore  une  lettre 
adressée  à  D"Urfé ,  par  vingt-neuf  princes  ou  princesses ,  et  dix- 
neuf  grands  seigneurs  ou  dames  d'Allemagne  ,  qui  avaient  ainsi 
organisé  un  roman  vivant ,  sous  le  nom  d'Académie  des  vrais 
Amants.  Chacun  des  membres  de  cette  académie  représentait  un 
des  personnages  de  l'ylstrée,  et  agissait  et  parlait,  dans  l'aca- 
démie, selon  l'esprit  de  ce  personnage.  Le  seul  Céladon,  type, 
prototype  et  archétype  de  l'esprit  qui  s'était  incarné  dans  celte 
petite  église  amoureuse,  était  resté  ù  l'état  de  verbe,  et  n'avait 
pas  été  fait  chair,  toute  chair  étant  jugée  trop  grossière  pour  ne 
pas  corrompre,  en  la  traduisant  aux  yeux  sous  des  images 
sensibles,  cette  souveraine  beauté  qui  ne  pouvait  être  digne- 
ment honorée  que  par  un  culte  mystique.  Néanmoins,  l'Acadé- 
mie des  vrais  Amants  crut  devoir  à  celui  par  qui  Céladon  nous 
avait  été  révélé  ,  de  faire  en  sa  faveur  une  exception  toute  spé- 
ciale ,  et  de  lui  conférer ,  du  moins  à  titre  honorifique ,  le  pri- 
vilège exclusif  d'une  dignité  qu'aucun  homme  n'était  digne  de 


236  REVUE  DE  PARIS. 

remplir.  L'auteur  de  l'Astrée  reçut  donc  dans  le  Piémont,  où  il 
s'était  retiré  ,  une  lettre  datée  du  Carrefour  dw  Mercure ,  el 
scellée  de  quarante-luiit  sceaux ,  plus  connus  dans  le  blason 
d'Allemagne  que  le  carrefour  de  Mercure  dans  ses  cartes.  Cette 
lettre  avait  pour  objet  de  sup|)lier  D'Urfé  de  ne  pas  tarder 
davantage  à  publier  la  suite  de  l'œuvre  immortelle  dont  il 
n'avait  livré  que  les  trois  premières  parties ,  et  de  daigner  pren- 
dre pour  lui  un  titre  qui  ne  pouvait ,  sans  profanation ,  être 
porté  par  un  autre  que  lui.  Grâce  à^cette  investiture,  l'Académie 
des  vrais  Amants  ,  mise  au  grand  complet ,  posséda  ,  dans  la 
personne  de  messire  Honoré  D'Urfé,  gentilhomme  ordinaire  de 
la  chambre  du  roi,  capitaine  de  cinquante  hommes  d'armes  de 
ses  ordonnances,  marquis  de  Vairomey ,  baron  de  Virieu-le- 
Grand,  comte  de  Chasteau-Neuf ,  baron  de  Chasteau-Mo- 
rand  ,  etc.,  un  Céladon  honoraire.  Ne  riez  pas  :  l'Europe  compte 
par  centaines  les  provinces  qui  ont  été  illustrées  par  les  dévas- 
tations et  la  guerre  ,  elle  n'en  compte  qu'une  qui  ait  obtenu  les 
honneurs  du  nom  proverbial  dont  le  lustre  impérissable  a  consa- 
cré ,  d'une  manière  si  poétique  et  si  particulièrement  expressive, 
les  bords  pacitiques  du  Lignon. 

On  ne  saurait  croire,  au  reste,  combien  ces  visées  romanes- 
ques s'étalent  emparées  des  esprits,  ni  jusqu'à  quel  point  cet 
essor  des  âmes  vers  un  dégagement  spirituel ,  qui  réduisait 
l'être  vivant  à  quelques  attributs  p/urement  abstraits ,  avait 
faussé  les  jugements  et  les  existences.  Celte  épidémie  dura 
longtemps  ,  et  prit  diverses  formes;  elle  en  était  au  pédantisme, 
lorsque  Molière  en  tit  justice  dans  les  Précieuses  Ridicules , 
et  dans  les  Femnœs  Savantes.  Mais  nous  n'avons  à  la  consi- 
dérer que  dans  sa  période  pastorale.  Les  eifets  n'en  furent  pas 
moins  marqués  en  Fiance  qu'en  Allemagne.  On  trouve,  à  la 
suite  des  mémoires  de  Mi'«  de  Monfpensier  ,  une  correspondance 
avec  M"<:  de  Molteville ,  oii  ces  deux  dames  dissertent  sur  les 
bases  d'une  association  du  genre  de  celle  qui  vient  d'être  citée. 
Cette  correspondance,  à  en  juger  par  un  mot  de  Mademoiselle, 
dans  ses  mémoires,  dut  être  assez  volumineuse;  on  n'en  re- 
trouve,  dans  ses  œuvres,  qu'une  très-mince  partie.  Le  lieu 
choisi  devait  êlie  un  désert  sur  les  bords  de  la  Loire  ou  de  la 
Seine;  les  héros,  des  personnages  qui  se  sciaient  lassés  du 
monde   et  de  la  cour,  mais  sans  en  être  rebuiés.  La  maison, 


REVUE  DE  PARIS.  237 

propre  el  commode,  mais  sans  magnificence,  devait  être  cachée 
dans  des  bois  si  épais,  que  l'on  y  arrivât  par  de  grandes 
routes  où  le  soleil  se  ferait  voir  à  peine  en  plein  midi.  Cha- 
cun ,  au  reste,  l)àlirait  sa  maison  à  sa  fantaisie;  on  se  visiterait 
à  cheval ,  en  calèche  ou  avec  des  chaises  roulantes,  quelquefois 
à  pied,  quelquefois  en  carrosse.  Il  y  aurait  des  lectures,  de  la 
musique ,  jeu  de  mail ,  etc.  On  irait  garder  les  troupeaux  de 
moutons  ,  on  aurait  des  houlettes  et  des  capelines ,  on  imiterait, 
en  un  mot ,  ce  qu'on  a  lu,  dans  l'Astrée ,  sans  toutefois  faire 
l'amour ,  «  car  ,  ajoute  l'auteur  ,  cela  ne  me  plaît  point  sous 
quelque  habit  que  ce  soit.  Lorsqu'on  serait  revêtu  de  celui  de 
berger,  je  ne  désapprouverais  pas ,  continue-t-elle,  qu'on  tirât 
les  vaches ,  ni  qu'on  fit  des  fromages  et  des  gâteaux,  puisqu'il 
faut  man;^er,  et  que  je  ne  prétends  pas  que  le  plan  de  notre  vie 
soit  fabuleux  comme  il  est  en  ces  romans,  où  l'on  observe  un 
jeûne  perpétuel  et  une  si  sévère  abstinence.  Je  voudrais,  au 
contraire  ,  qu'on  pût  n'avoir  rien  de  mortel  que  le  manger.  » 
Ces  deux  dames  sont  parfaitement  d'accord  sur  tous  les  points  , 
hors  un  qui  les  divise;  c'est  cette  exclusion  prononcée  par  Ma- 
demoiselle, contre  l'amour.  «  Je  le  hais  comme  vous ,  belle 
Araelinte,  répond  M™"  de  Motteville ,  mais  tout  le  monde  ne 
nous  ressemble  pas ,  et  je  ne  voudrais  répondre,  corps  pour 
corps  ,  de  vos  veufs  et  de  vos  célibataires.  —  J'étendrai  ma 
bonté,  réplique  Mademoiselle  ,  jusqu'à  permettre  que  ceux  qui 
auraient  envie  de  se  marier  nous  quittent ,  plutôt  que  de  ren- 
dre notre  solitude  une  habitation  de  gens  sujets  aux  infir- 
mités de  la  nature.  —  Wais,  au  moins,  la  galanterie!  s'écrie 
Mine  de  Motteville.  —  Eh!  eh  !  semble  répondre  Mademoiselle; 
je  voudrais  que  les  hommes  eussent  pour  les  dames  ces  défé- 
rences, etc....  Je  ne  voudrais  pas  aussi  qu'ils  en  usassent  tout 
à  fait  comme  les  galants  qui  sont  décrits  dans  ces  rotnuns, 
mais  j'en  voudrais  quelque  chose.  —  Permettez  donc  aussi  le 
mariage,  reprend  M™<=  de  Motteville,  car  si  vous  ne  le  faites , 
il  arrivera  indubitablement  que  vos  bergers  abuseront  de  la 
permission  que  vous  leur  donnez;  de  l'esprit  galant  ils  iront  à 
la  galanterie,  et  sans  y  penser,  vous  bannirez  l'amour  légitime 
pour  introduire  parmi  eux  le  criminel ,  car  il  est  difficile  qu'ils 
aient  toute  cette  innocente  galanterie  sans  objet ,  <iue  vous 
leur  ordonnez  el  que  je  leur  souhaite.  • 

10  21 


238  REVUE  DE  PARIS. 

On  voitiusqu'où  allait  renlichement  et  l'extravagance. 

Si  le  roman  de  D'Urfé  a  exercé  sur  le  mouvement  des  mœurs 
de  son  temps  une  action  sensible,  il  leur  avait  aussi  beaucoup 
emprunté.  Il  était  dans  leurs  données  ;  il  était  issu  de  traditions 
dont  ces  mœurs  étaient  en  partie  formées.  L'auteur  n'eut  qu'à 
les  trier  ,  qu'à  les  dégager  de  l'entourage  pour  y  recueillir  tous 
les  traits  épars  d'une  figure  idéale  et  pour  en  former  un  corps 
animé  d'une  vie  poéticpie.  L'esprit  qui  a  produit  VJstrée  est  le 
même  qui  avait  donné  à  l'Italie  le  Pasfor  fido ,  l'Atm'nte;  les 
grands  poëmes  de  l'Arioste  et  du  Tasse ,  et  bien  d'autres  ;  à  la 
Provence  ses  tensons .  ses  cours  d'amour  ;  à  toute  l'Europe  ses 
mille'romans  chevaleresques  et  pastoraux.  Le  xvie  siècle  fut 
plus  érudit  que  sensible ,  plus  subtil  que  passionné.  Il  regar- 
dait peu  la  nature,  il  l'aimait  peu  et  ne  la  peignait  pas  du  tout. 
Non  pas  qu'il  n'y  ait  fait  effort  de  temps  en  temps,  mais  la 
nature  qu'il  copiait  n'était  pas  celle  qu'il  avait  sous  les  yeux.  Le 
sentiment  original  et  vrai  lui  manque,  non-seulement  il  était 
réduit  au  pastiche  et  au  convenu,  mais  encore  poussé  à  sur- 
passer ses  modèles  et  ne  sachant ,  faute  de  sens  objectif  ,  ni 
choisir  ni  se  restreindre  ,  il  ne  s'appliqua  qu'à  renchérir  sans 
mesure  par  l'esprit  sur  ce  qui  avait  été  fait,  et  le  convenu, 
cette  fois  plus  que  toujours,  fut  le  faux.  Aussi,  jamais  l'amour 
et  jamais  la  vie  champêtre  ,  si  souvent  traités  dans  la  poésie  du 
xvie  siècle,  ne  furent  plus  mal  traités.  Si  cette  manie  d'expri- 
mer ce  qu'on  n'éprouve  pas ,  de  peindre  ce  qu'on  ne  connaît 
pas,  a  respecté  deux  ou  trois  poëtes  d'inspiration  sincère  et 
naïve  ,  comme  Marot ,  comme  Régnier,  voyez  si  vous  retrouve- 
rez en  eux  l'ombre  d'un  sentiment  sérieux  et  enthousiaste. 
L'amour  ,  chez  eux  ,  n'est  qu'un  badinage  souvent  licencieux  ou 
une  fougue  sensuelle  qui  n'a  rien  de  langoureux  ni  d'alambiqué. 
Régnier,  par  exemple,  pour  ne  point  parler  de  ses  odes  cyni- 
ques, a  fait  cinq  élégies.  Voyez,  dans  la  première  et  la  der- 
nière ,  comme  il  aime  ;  dans  la  deuxième  et  la  troisième  .  quelles 
femmes  il  aime;  et  dans  la  quatrième,  de  quelles  étranges 
mésaventures  il  se  plaint.  Montaigne  appelle  cela  une  liaison 
d'éguillctte  :  assurément  rien  n'est  moins  élégiaque,  mais  aussi 
rien  ne  fait  plus  disparate  que  les  formes  nettes ,  pleines  et 
fermes  de  cette  poésie  avec  le  ton  convenu  du  langage  amou- 
reux de  l'époque.  Et   cependant ,  sans  sortir  de  sa  famille , 


REVUE  DE  PARIS.  239 

Régnier  trouvait  un  des  plus  sensés,  des  plus  purs  et  des  plus 
séduisants  modèles  de  ce  langage  dans  les  Élégies,  les  Amours, 
les  Bergeries  et  autres  poésies  de  son  oncle  Desportes.  Quant  à 
Marot ,  qui  fut  amoureux  aussi ,  on  peut  dire  qu'en  somme  il  n'a 
trouvé  dans  l'amour  qu'un  enjouement  aimable  ou  des  facéties 
plus  que  grivoises.  Malherbe,  ce  roideet  sec  et  exact  caractère 
normand,  était  précisément  à  l'antipode  d'une  complexion 
amoureuse.  Aussi  ne  s'est-il  avisé  qu'une  fois  de  remplir  une 
page  de  stances  amoureuses ,  sans  doute  pour  laisser  un 
témoignage  irréprochable  du  bon  sens  dont  il  faisait  preuve  en 
ne  s'en  mêlant  pas  davantage.  Reste  donc  Ronsard  et  son  école. 
Mais  c'est  là  surtout  que  l'amour  a  été  quintessencié  ,  faussé 
par  le  bel  esprit,  l'emphase,  l'afféterie,  le  phébus  de  toute 
espèce.  C'est  là  qu'à  force  d'imagination  guindée  vers  je  ne  sais 
quel  superlatif  purement  abstrait,  les  sentiments  et  les  êtres 
perdent  toute  réalité.  De  toutes  les  formes  que  l'amour  peut 
prendre  dans  l'âme  humaine,  celle  dont  le  xvi^  siècle  s'est  le 
plus  inspiré  est  donc  celle  qui  lui  était  la  plus  étrangère.  En 
d'autres  termes,  il  n'a  point  ressenti,  pour  son  propre  compte  , 
l'amour  tel  qu'il  l'a  dépeint ,  c'est-à-dire ,  l'amour  à  l'état 
de  grande  passion  ,  car  rien  n'est  moins  passionné  et  n'exclut 
même  plus  formellement  toute  passion  que  les  traits  dont  il  a 
coutume  de  le  peindre,  tant  le  naturel  y  a  peu  de  part.  Cette 
passion  n'était ,  pour  le  xvi^  siècle  ,  qu'un  thème  traditionnel 
sur  lequel  il  débitait  une  leçon  apprise  dont  il  s'évertuait  à  ou- 
trer le  sens;  mais,  par  cela  même  ,  il  témoignait  de  la  persis- 
tance vivace  de  cette  tradition,  et  il  s'en  montrait  gardien 
maladroit,  mais  zélé. 

Tous  les  éléments  dont  se  compose  XAsirée,  l'auteur  les 
trouve  donc  ,  non-seulement  aux  sources  que  nous  avons  indi- 
quées, mais  encore  le  courant  des  idées  de  son  siècle  les  apporte 
jusqu'à  lui.  Toutes  les  circonstances  concourent  d'ailleurs 
comme  à  plaisir  à  le  rapprocher  de  ces  sources.  Au  moment  où 
D'Urfé  vient  au  monde  (1568),  la  France  possède  encore  ,  dans 
tous  les  hommes  qui  ont  atteint  soixante  ans  ,  la  génération  qui 
a  fait  les  guerres  d'Italie  sous  François  !<='' ,  et,  dans  les  hommes 
qui  ont  passé  quatre-vingts  ,  les  débris  de  celle  qui  avait  fourni 
à  Louis  Xil  ces  vieilles  bandes  que  commandaient  les  Trivulce , 
les  La  Trémouille  et  les  Bavard.  Elle  a  vu  de  grands  artistes 


240  REVUE  DE    PARIS. 

d'Ilalie,  Léonard  de  Vinci ,  le  Primatice,  apporter  chez  elle  et 
lui  confier  par  adoption  leur  gloire  et  leur  génie.  Elle  possède 
encore  une  reine  italienne,  Catherine  de  Médicis.  Sous  ces  in- 
fluences comhinées  et  continues  ,  la  France  devient  à  demi  ita- 
lienne. La  langue,  les  habitudes,  les  goûts  s'en  ressentent ,  à 
tel  point,  que  3Iontaigne,  l'homme  du  monde  qui  eût  le  moins 
à  voir  dans  un  pays  comme  l'Italie,  telle  que  la  tin  du  xvc  siècle 
et  les  deux  tiers  du  xvi"  venaient  de  la  montrer  au  monde  ,  et 
qui  n'y  voit  rien  en  effet ,  Montaigne,  dis-je,  malgré  ses  cin- 
quante ans  qui  approchent,  malgré  des  infirmités  qui  n'ont  pas 
attendu  l'âge  (1),  malgré  les  fatigues  d'un  pareil  voyage,  cède 
comme  un  jeune  homme  à  la  contagion  du  goût  qui  a  misl'Ita- 
talie  à  la  mode,  et  va  promener  une  curiosité  déjà  bien  émous- 
sée  à  travers  ce  pays  ,  où  l'on  ne  le  voit  guère  occupé  d'aucun 
soin  plus  que  de  celui  d'établir  sur  son  journal  le  compte  de  ses 
coliques  et  des  pierres  ou  des  grains  de  sable  dont  se  débarrasse 
sa  vessie,  Toyez  donc  quel  est  en  ce  moment  l'ascendant  que 
l'Italie  exerce  sur  la  France,  .^jouiez  à  cela  que  D'Drfé  naît  dans 
un  pays  qui  n'est  qu'à  deux  pas  de  l'Italie  par  le  Piémont ,  et  à 
deux  pas  de  la  Piovence  ,  et  que  sa  jeunesse  n'est  pas  encore 
finie  lorsqu'il  passe  à  Turin  et  s'y  établit.  Le  voilà  donc  nourri 
dans  la  langue  du  Guarini,  de  r.\rioste,  de  Pétrarque  et  du 
Dante.  Voyez-vous  maintenant  où  le  Lignon  prend  sa  source, 
où  ses  eaux  se  forment  et  se  grossissent? 

La  métaphysique  et  les  .subtilités  de  la  controverse  amou- 
reuse venues  en  ligne  droite  des  cours  d'amour;  l'esprit  cheva- 
leresque pris  dans  le  sol  même,  mais  mis  en  œuvre  tout  récem- 
ment par  l'Italie  sous  ses  plus  belles  formes  et  avec  son  plus 
grand  éclat  poétique;  les  réminiscences  de  la  mythologie  païenne 
empruntées  à  l'érudition  du  siècle  et  entées  sur  une  prétendue 
religion  druidique,  pêle-mêle  avec  la  morale  chrétienne;  sur 
tout  cela ,  enfin,  le  costume  pastoral  dérobé  à  l'Italie ,  voilà 
XAstrée  tout  entière  quant  au  fond.  Arrivée  sur  le  seuil  d'une 


(1)  Il  partit  de  Montaigne,  en  PérigorJ,  le  22  juin  1580.  Il  avait 
alors  quarante-sept  ans.  Son  retour  à  Montaigne  eut  lieu  le  31  no- 
vembre de  l'année  suivante.  Mort  en  1592  ,  le  13  septembre,  âgé  de 
cinquante-neuf  ans  et  six  mois. 


REVUE  DE  PARIS.  241 

ère  nouvelle,  où  toiiles  ces  belles  choses  du  temps  passé  vont 
disparaître  peu  à  peu  sans  retour,  elle  les  rassemble  en  un 
dernier  faisceau.  Plus  de  chevaliers  ,  voici  les  courtisans  qui 
viennent;  plus  de  cours  d'amour,  voici  les  mœurs  des  petits 
appartements  qui  viennent  ;  plus  de  bergers  ,  voici  la  tragédie 
et  la  comédie  ,  les  passions  et  les  personnages  pris  dans  la  réa- 
lité qui  viennent.  L'âme  poétique  des  vieux  âges  va  quitter  ce 
corps  qu'elle  a  animé,  et  qui  déjà  se  décompose.  Le  Grand 
.Siècle  s'ouvre  pour  lui  servir  de  tombeau;  son  dernier  souffle 
s'épanche  dans  YAstrée ,  qui  devient  en  quelque  sorte  son  testa- 
ment. 

Mais  si  elle  tient  au  passé  par  le  fond  ,  par  la  forme  elle  est 
elle-même  une  nouveauté.  L'^s^rée  c'est  déjà  la  nouvelle  lan- 
gue qui  vient.  Qu'on  la  compare,  je  ne  dirai  pas  à  la  prose  de 
Rabelais  qui  est  mort  il  y  a  cinquante  ans  (1553),  mais  à  ce  qui 
la  précède  immédiatement,  à  la  prose  de  Montaigne,  qui  vient 
de  mourir,  à  celle  de  Charron,  son  ami,  voire  à  celle  de  la  sa- 
tyre Ménippée  qui  en  a  de  plus  d'une  espèce,  et  qui  est  tout  à 
fait  contemporaine.  Ce  n'est  déjà  plus  cette  langue  sortant  de 
sa  source  latine,  toute  trouble,  toute  chargée  de  mots,  de 
tours  qui  ne  lui  appartiennent  pas  et  qu'elle  doit  bientôt  dépo- 
ser. Ce  n'est  plus  une  langue  qui  bégaye  avec  la  grâce  et  la  naï- 
veté d'un  enfant,  mais  enfin  qui  bégaye;  une  langue  pleine  de 
témérités  heureuses,  mais  aussi  d'efforts  pénibles  et  impuissants; 
une  phrase  qui  s'enchevêtre  et  trébuche  au  moindre  accident 
de  la  période.  C'est  déjà  une  langue  plus  sûre  d'elle-même , 
moins  embarrassée  d'inversions  et  d'incises;  une  allure  un  peu 
timide  et  monotone  peut-être  ,  mais  plus  régulière  ;  une  phrase 
dont  les  joints  et  les  articulations  sont  fixés  enfin  dans  un  sys- 
tème méthodiquement  combiné,  et  dont  les  membres  mieux  at- 
tachés se  meuvent  avec  plus  d'ordre,  d'ensemble  et  de  clarté. 
Sans  doute  la  souplesse  et  la  vivacité  manquent  encore.  Les 
mouvements  sont  lourds,  traînants  ,  pleins  d'hésitations,  mais 
du  moins  la  confusion  n'y  est  plus,  et,  si  l'appareil  du  méca- 
nisme est  neuf ,  chaque  pièce  est  à  sa  place.  C'est ,  au  point  de 
vue  purement  grammatical ,  la  phrase  telle  que  la  construira 
Pascal  quarante  ans  plus  tard.  C'est,  à  tous  égards  ,  la  langue 
que  parlera  l'Académie  française,  —  l'Académ.ie  française,  en- 
lendez-le  bien ,  —le  jour  où  elle  naîtra  d'une  parole  de  son  tout- 

21. 


342  REVUE  DE  PARIS. 

puissant  fondateur.  C'est ,  en  un  mot ,  quant  à  la  charpente  ,  la 
véritable  langue  française  ,  telle  qui-  le  xvii«  siècle  l'a  laissée  , 
et  telle  que  nous  la  parlons  aujourd'hui.  Si  l'on  considère 
l'influence  que  l'immense  succès  de  D  Urfé  a  dû  lui  donner 
sur  cet  avènement  de  la  langue  à  son  point  de  fixilé  structurale, 
on  ne  peut  lui  contester  la  gloire  d'avoir  été  l'un  des  premiers 
fondateurs  de  celle  langue  qui  est  devenue  celle  de  toute  l'Eu- 
roi)e  éclairée.  Sans  doute ,  en  vertu  du  progrès  naturel  des 
choses  et  du  concours  mutuel  qu'elles  se  prélent ,  il  s'opérait 
dans  la  langue  ,  autour  de  lui  et  sans  lui ,  jiar  les  mœurs ,  par 
le  mouvement  des  relations  sociales,  par  la  tendance  des  es- 
prits, par  les  besoins  de  chaque  jour,  un  travail  obscur  et  en 
quelque  sorte  organique ,  dont  il  n'est  pas  plus  possible  de  nier 
l'action  que  d'en  constater  les  effets.  Ce  travail  étant  celui  de 
tous,  force  est  bien,  si  l'on  en  veut  faire  un  compte  à  part,  de 
ne  l'altribuer  à  personne  ;  mais  il  vient  se  résumer  et  se  régula- 
riser dans  des  monuments  qui  subsistent,  qui  ont  un  nom 
propre  et  une  part  décisive  d'influence,  et  c'est  à  ces  monu- 
ments qui  seuls  peuvent  offrir  des  points  de  comparaison, 
à  ces  noms  propres  qui  seuls  portent  témoignage  d'une  partici- 
1)3 lion  appréciable  et  notoire,  qu'il  faut  bien  s'en  tenir  pour  re- 
trouver les  éléments  saisissables  de  l'histoire,  et  pour  grouper 
sous  des  chefs  distincts  eî  précis  des  faits  dont  on  ne  peut  suivre 
autrement  les  traces. 

D'Urfé  est  un  de  ces  noms  heureux  qui,  dans  un  ordre  de  fails 
déterminé,  absorbent  en  quelque  sorte  la  substance  d'une 
époque,  qui  se  l'approprient  du  moins  aux  yeux  des  générations 
futures,  parce  qu'ils  sont  comme  des  vases  où  s'est  conservé 
tout  ce  qui  a  pu  en  être  transmis  au  creuset  de  la  postérité. 
C'est  en  eux  seulement  que  l'analyse  historique  peut  retrouver 
les  éléments  du  passé  qui  sont  entrés  dans  la  préparation  du 
présent.  C'est  en  eux  que  se  personnifie  tout  ce  qui  a  été  con- 
servé par  eux.  Or  la  transformation  que  la  langue  subit  dès  le 
début  du  xvii^  siècle  n'est  nulle  part  mieux  mar<juée,  ni  plus 
décidément  accomplie  que  dans  les  écrits  de  l'auteur  de  VAstrée. 
Cette  transformation,  comme  l'on  sait ,  n'atteint  pas  seulement 
quelques  formes  extérieures  et  transitoires  livrées  successive- 
ment à  la  merci  des  caprices  du  goût  général  ou  de  l'audace  in- 
dividuelle, elle  va  au  cœur.  Du  moment  où  elle  est  accomplie, 


RKVUE  UE  PAhlS.  243 

le  génie  de  la  langue  est  changé;  le  vieil  idiome  devient  une 
langue  morle;  unu  ère  nouvelle  s'ouvre.  Mais  puisque  la  langue 
française  est  celle  que  le  xviie  sièc  e  a  faite  et  fixée  ,  puisque 
la  langue  de  D'L  rfé ,  qui  appartient  au  commeneeiuent  du 
îviie  siècle  par  la  date  où  on  la  voit  se  produire,  lui  appai  tient 
aussi  par  sa  construction  ,  on  doit  à  l'importance  volumineuse 
des  ouvrages  de  cet  écrivain  ,  à  l'éclat  qu'ils  ont  jeté,  à  lauto- 
rité  qu'ils  ont  longtemps  exercée ,  de  compter  leur  auteur 
comme  étant  l'un  des  pères  de  la  langue  ,  et,  peut-être,  dans 
l'ordre  chronologique  ,  le  premier  des  piosaleurs  français.  Il 
aurait  fait  pour  la  prose,  avec  plus  de  retentissement  et  de 
succès  momentané,  mais  avec  des  mérites  moins  solides  et  plus 
vulnérables  ,  ce  que  Malherbe  a  fait  pour  la  poésie.  Si  Ton 
songe  qu'il  a  été  dit  de  Balzac  que  la  langue  française  lui 
devait  ses  plus  grandes  richesses,  ce  ne  sera  sans  doute  pas 
élever  en  faveur  de  D'Urfé  des  prétentions  exagérées  que  de 
demander  qu'il  soit  admis  à  prendre  rang  parmi  nos  prosa- 
teurs, et  de  lui  assigner  parmi  eux  une  place  si  modeste,  si 
reléguée ,  si  peu  propre  à  faire  envie  :  la  première  par  ordre  de 
date  ! 

A  ces  titres ,  D'Urfé  valait  bien  que  l'attention  de  la  postérité 
fît  un  retour  vers  lui,  et  qu'après  cent  cinquante  ans  d'oubli 
profond  entassés  sur  près  d'un  siècle  de  renommée  bruyante  ; 
on  s'occupât  de  retrouver  et  de  réunir  tout  ce  que  le  temps  n'a 
pas  rongé  de  souvenirs  et  de  témoignages  sur  cette  existence 
qui  a  bien  sa  physionomie  et  son  importance  dans  notre  histoire 
littéraire.  M.  Bernard,  à  qui  les  études  qu'il  a  dû  faire  pour  sou 
Histoire  du  Forez,  avaient  déjà  mis  de  nombreux  matériaux 
dans  les  mains,  s'est  consciencieusement  et  je  dirai  presque 
amoureusement  acquitté  de  cette  nouvelle  tâche.  11  a  recherché 
avec  une  constance  infatigable ,  il  a  rapproché  et  discuté  avec  un 
intérêt  passionné  tous  les  textes,  tous  les  lambeaux  où  s'est  con- 
servé quelque  document  concernant  D'Urfé.  Peut-être  même 
s'est-il  trop  enseveli  dans  cette  recherche  exclusive.  S'il  y  a 
quelque  chose  à  reprendre  dans  sou  travail,  c'est  d'être  trop 
étroitement  resserré  dans  les  détails  purement  biographiques  et 
bibliogr.iphiques.  Le  côlélittéraire  du  sujet  n'occupe  pas  l'espace 
qui  lui  convient.  Que  ce  soit  modestie  ou  culte  de  bibliophile 
pour  les  textes  originaux,  M.  Bernard  aime  mieux  laisser  parler 


244  REVUE  DF.  TARIS. 

ces  texles  que  de  parler  iiii-mênie.  A  vrai  dire ,  il  en  resle  si 
peu  !  ils  sont  si  exigus,  si  disséminés  !  ils  coulent  tant  A  décou- 
vrir! Aussi,  toutes  les  fois  que,  dans  le  cours  de  son  récit, 
M.  Bernard  arrive  à  quelqu'un  de  ces  textes  bien-aimés  ,  on  le 
sent  d'avance  ù  je  ne  sais  quel  frémissement  précurseur  dont  il 
n'est  pas  le  maître.  Dans  ces  rencontres  il  paraît  comme  agité 
d'un  tressaillement  analogue  à  celui  de  la  baguette  sympathique 
de  coudrier  quand  on  l'approche  du  trésor  enfoui.  C'est  un 
cœur  d'amant  qui  bat  dans  une  bonne  fortune  de  bibliophile. 
Aussi  ne  lui  vient-il  pas  en  esprit  qu'on  puisse  lui  demander 
autre  chose  que  ce  qui  émeut  en  lui  tant  de  joie,  et  qu'il  y  ait 
des  exigences  auxquelles  sa  conquête  ne  suffise  point. 

Son  ouvrage  se  compose  de  plusieurs  parties  fort  distinctes 
et  qui  peuvent  être  isolées.  La  première  est  une  généalogie  de  la 
maison  D'tJrfé  ,  par  de  la  Mure,  publiée  aujourd'hui  pour  la 
première  fois  d'après  les  manuscrits  originaux.  Le  choix  de  cette 
pièce  insérée  comme  préambule ,  fait  pressentir  l'esprit  dans 
lequel  a  été  conçu  l'ouvrage,  et  vous  voyez  déjà  poindre  la  mo- 
nographie historique  plutôt  que  l'étude  et  le  tableau  littéraire. 
Le  titre,  au  reste,  empreint  d'une  grande  modestie,  n'a  pas 
annoncé  autre  chose,  et  si  nous  sommes  tenté  de  faire  un  re- 
proche à  l'auteur,  c'est  d'avoir  apporté  dans  la  conception  et 
dans  l'exécution  de  son  projet  cette  modestie  que  nous  retrou- 
vons sur  son  titre  ;  c'est  de  ne  s'être  proposé  pour  fin  que  de 
remplir  le  cadre  étroit  d'une  restauration  biographique ,  à 
propos  d'un  homme  qui,  indépendamment  des  quelques  ren- 
seignements que  l'on  peut  recueillir  sur  sa  personne,  et  en  sup- 
posant même  tous  les  documents  de  cet  ordre  anéantis,  offre 
encore  par  ses  ouvrages  ,  par  les  traces  qu'ils  ont  laissées  dans 
leur  siècle,  par  toutes  les  conséquences  publiques  de  son 
existence,  dont  nous  supposons  les  circonstances  particulières 
entièrement  inconnues,  une  belle  thèse  à  la  critique  historique, 
et  une  large  prise  à  l'intérêt.  C'était  là  le  côté  le  plus  séduisant, 
même  pour  des  esprits  moins  approvisionnés  que  ne  l'est 
M.  Bernard  du  fonds  d'études  nécessaires  pour  en  apercevoir  les 
richesses  et  pour  en  tirer  parti.  C'est  pourtant  là  le  côté  le  plus 
négligé.  L'auteur  s'est  renfermé  dans  un  cercle  qui  a  moins 
d'ampleur,  mais  où.  il  faut  le  dire,  chacune  de  ses  paroles  s'ap- 
puie sur  un  fondement  positif,  et  où  il  ne  marche  que  la  juslifi- 


REVUE  DE  PARIS.  245 

cation  à  la  main.  Ce  caractère  de  retenue  dans  les  procédés  de 
l'esprit  annonce  une  grande  solidité  de  jugement  et  donne  une 
autorité  puissante  aux  résultats  qu'il  a  acceptés  et  qu'il  coàvre 
de  sa  sanction.  Outre  que  l'ouvrage  y  puise  une  valeur  inalté- 
rable ,  ce  n'est  pas  un  des  moindres  agréments  qui  en  soutien- 
nent la  lecture  que  cette  sécurité  avec  laquelle  on  se  laisse  con- 
duire, et  cette  pleine  satisfaction  dans  laquelle  viennent  se 
résoudre  tous  les  doutes  de  l'esprit  sur  les  questions  qui  se  pré- 
sentent dans  les  limites  où  l'auteur  a  voulu  se  circonscrire. 
C'est  bien  là  une  compensation  notable  au  défaut  que  nous 
avons  signalé.  Mais  enfin ,  par  la  préférence  accordée  à  un 
certain  ordre  de  questions  sur  d'autres,  le  caractère  de  l'ouvrage 
est  radicalement  modifié ,  et  c'est  ce  que  nous  avons  dû 
constater. 

Nous  n'avons  nommé  jusqu'ici  qu'un  seul  D'Urfé  :  l'auteur  de 
VÀstrée.  Il  eut  plusieurs  frères,  dont  deux  ont  écrit.  M.  Bernard 
a  consacré  à  chacun  de  ces  trois  héros  de  son  livre  une  notice 
séparée.  Anne,  l'aîné,  quoique  ses  vers  aient  été  estimés  de  Ron- 
sard «  qui  en  prisait  grandement  la  façon  et  l'ouvrier,  »  n'a  rien 
laissé  qui  le  distingue  de  la  foule  des  poëtes  de  son  temps.  Il 
naquit  en  looo  ,  la  même  année  que  Malherbe.  Son  talent  fut 
très-précoce ,  et  ses  œuvres ,  qui  n'ont  été  qu'en  partie  impri- 
mées, formeraient  un  recueil  assez  volumineux.  Le  seul  rap- 
prochement des  titres  forme  un  amalgame  étrange  et  qui  peint 
bien  l'époque.  L'amour  y  occupe  une  grande  place  et  s'y  mêle 
avec  la  dévotion,  avec  la  politique,  avec  la  morale.  Poète,  noble, 
chrétien,  catholique,  guerrier,  ligueur  actif  puis  royaliste  rallié, 
l'inspiraliou  vient  à  Anne  d'Urfé  de  tant  de  sources  hétérogènes, 
tant  d'éléments  disparates  viennent  s'associer  bon  gré  mal  gré- 
dans  le  ciment  de  sa  vie,  que  ses  idées,  pétries  comme  sa  vie  de 
tout  cela  ,  accouplent  bien  des  choses  qui  ne  sont  guère  faites 
pour  aller  de  compagnie. 

Il  faut  avouer  aussi  que  celte  vie  d'Anne  D'Urfé  est  bien  une 
vie  du  xvi"  siècle,  c'est-à-dire  féconde  en  contrastes,  en  essais 
et  en  avortements  de  toute  espèce  ,  en  brusques  interruptions  , 
en  dénoûments  inattendus.  Il  y  avait  de  tout  dans  ce  siècle 
singulier  où  les  contraires  vivaient  côte  à  côte  cherchant  à  se 
lier,  à  se  fondre  ensemble,  et  ne  réussissant  qu'à  se  contrecarrer 
et  à  se  traverser  réciproquement  ;  siècle  étrange  qui  ,  assailli  à 


246  REVUE  DE  PARIS. 

l'improvisle  par  une  irruption  de  nouvcaulôs  .  rimprimorie,  la 
poudre,  le  nouveau-monde,  la  réforme,  hérilajïe  imprévu  du 
siècle  précédent,  se  trouva  subitement  avoir  tout  à  refaire ,  la 
philosophie,  la  guerre,  la  politique,  la  religion,  et ,  étourdi  par 
celte  confusion  qui  le  prenait  au  dépourvu,  donna  bravement 
tête  baissée  tout  au  travers  ,  se  mit  avec  sa  plume  et  avec  son 
épée  à  tailler  en  plein  drap  dans  les  idées  et  dans  la  société; 
dans  celle-ci  comme  dans  celle-là,  brisant  les  vieilles  affinités, 
appariant  brusquement  les  extrêmes ,  l'athéisme  et  la  dévotion , 
le  mysticisme  et  le  libertinage,  le  sarcasme  sans  frein  et  les  ha- 
bitudes invétérées  de  respect,  la  révolte  et  le  féal  hommage, 
tout  cela  mêlé,  brouillé  à  chaque  instant  non-seulement  dans  un 
même  siècle,  mais  encore  dans  un  même  homme  et  aboutissant 
à  ces  étranges  dislocations  qui  font  que,  dans  un  même  tout,  les 
diverses  parties  n'ont  rien  de  commun  que  l'étonnement  de  se 
trouver  ensemble.  Anne  D'Urfé  en  est  là.  Comme  homme,  sa 
naissance  le  fait  grand  seigneur  et  le  voue  à  une  existence  sei- 
gneuriale, ses  goûts  le  font  poète.  Dès  son  enfance  il  conçoit 
une  passion  qu'il  prétend  avoir  duré  vingt-sept  ans  ,  et  qu'il  cé- 
lèbre sous  l'invocation  du  nom  de  Carite.  A  dix-sept  ans  l'amou- 
reux précoce  de  Carite  devient  le  mari  impuissant  (1)  de  Diane 
de  Châteaumorand.  Vous  le  quittez  marié,  homme  d'armes  et 
ligueur,  vous  le  retrouvez  divorcé,  homme  d'Église  et  royaliste. 
Quant  à  ses  écrits  il  est  à  la  fois  poêle  erotique  et  ascétique.  Il 
agence  pêle-mêle  un  Sonnet  à  Carite ,  et  un  sonnet  sur  les 
Mistères  du  sainct  rosaire  de  la  bienheureuse  Vierge  Marie, 
l'hymne  du  jeûne  et  l'hymne  de  l'honneste  amour,  l'hymne  de 
sainte  Catherine  ou  du  saint  sacrement ,  et  les  vers  sur  le  tom- 
beau de  Carite,  car  il  aima  Carite  jusqu'au  bout.  Cette  Carite 
était ,  à  ce  qu'il  parait,  une  Marguerite  Gaste,  dame  de  Luppé. 
i\I.  Bernard  reconnaît  dans  le  nom  que  D'Urfé  lui  donne  un  di- 
minutif de  Marguerite,  prénom  de  la  dame.  Je  crois  qu'il  vaut 
mieux  s'en  tenir  à  l'observation  qu'il  donne  lui-même  en  note. 
Carite  vient  du  grec  charis  qui  veut  dire  grâce ,  et  que  nous 


(1)  La  bulle  du  pape  pour  la  dissolution  du  mariage,  porte  :  Ob  im- 
potentiam  et  /riyidiCatcm  ipsius  Annœ ,  niinqttam  carnaliter  cognita 
fuit. 


REVUE  DE  PARIS.  247 

retrouvons  dans  eucharistie  ,  dans  Eucharis ,  dans  le  nom  ridi- 
cule de  Carilidès ,  etc.  Ce  nom  ou  ses  dérivés  étaient  fort  à  la 
mode  à  celte  époque.  Nous  trouvons  dans  Malherbe  une  ode  oîi 
Henriette  de  France  ,  depuis  reine  d'Angleterre  et  célébrée  par 
Bossuet,  dont  le  mariage  avec  le  comte  de  Soissons  venait  d'être 
rompu  ,  est  désignée  sous  le  nom  de  Charigène.  Dans  le  même 
auteur  il  y  a  une  pièce  intitulée  Consolations  à  Caritée ,  sur  le 
patron  de  laquelle  J.-B.  Rousseau  a  composé  son  Ode  à  une 
reuve.  Le  nom  de  Carile  (igure  aussi  dans  VAstrée  d'Honoré 
d'Urfé.  Enfin  il  a  partagé  avec  celui  de  Diane,  qui  fut  mis  en 
honneur  par  Marot  amoureux  de  Diane  de  Poitiers,  le  patronage 
de  presque  toutes  les  amours  poétiques  du  temps. 

Anne  d'Urfé  ne  s'est  pas  borné  aux  poésies  erotiques  ou  mo- 
rales, aux  sonnets  profanes  ou  spirituels  ;  il  a  essayé  des  poëmes 
plus  étendus,  et  qui  se  rapprochent  du  genre  épique.  Dans  la 
Hiéronyme,  dont  il  ne  reste  rien  ou  peu  de  chose,  il  aborda  le 
sujet  du  Tasse.  M.  Bernard  veut  reconnaître  le  germe  du  poëme 
deMilton,  dans  l'Hymne  des  Anges,  et  dans  les  Discours  de 
la  Judic.  M.  Bernard  prend  bien  soin  de  mettre  à  sa  pensée 
toutes  les  restrictions  convenables.  Malgré  ces  précautions ,  ce 
qui  résulte  surtout ,  de  celte  hypothèse,  c'est  qu'il  y  a  des  noms 
qu'il  est  toujours  mieux  de  ne  pas  mettre  à  côté  l'un  de  l'autre. 
Anne  D'Urfé  écrivit  aussi  divers  opuscules  en  prose,  et  entre 
autres  la  description  du  pays  de  Forez,  publiée  par  M.  Bernard. 
Il  fut  successivement  ligueur  ,  comme  nous  l'avons  dit ,  lieute- 
nant pour  le  roi,  en  Forez  ;  disgracié,  et  par  suite  gentilhomme 
champaistre, 

Chassant  et  bâtissant ,  et  composant  des  vers  ; 

et  enfin,  grâce  à  son  divorce,  aumônier  du  roi.  Il  mourut 
en  1621.  Nous  sommes  loin  d'avoir  énuméré  tous  ses  ouvrages  ; 
ils  peuvent  être  classés  sous  les  quatre  ou  cinq  chefs  suivants  , 
qui  sont  le  programme  qu'avait  à  remplir  tout  poète  un  peu 
complet  de  son  temps  :  Amours,  bergeries  ou  poésies  pastorales 
et  champêtres,  psaumes  ou  hymnes,  sonnets,  épitaphes , 
complaintes,  poésies  diverses. 

Honoré  D'Urfé  signala  aussi  son  aptitude  poétique  par  une 


248  REVUE  DE  PARIS. 

supériorité  précoce.  Dès  l'ûge  de  quinze  ans  (1585),  les  supé- 
rieurs du  collège  des  jésuiles  de  Tournon  le  jugèrent  digne 
d'être  choisi  comme  rédacteur  de  la  notice  destinée  à  perpétuer 
le  souvenir  des  réjouissances  qui  eurent  lieu  dans  cet  établisse- 
ment, à  l'occasion  du  mariage  de  Magdeleine  de  Larochefoucauld 
avec  le  baron  de  Tournon.  Il  eut  part  îi  la  composition  et  à  la 
représentation  scénique  d'une  Moresque,  et  d'autres  jjièces  qui 
entrèrent  dans  le  programme  de  ces  fêtes,  comme  épithalames, 
<iialognes, odes, oiaisons, églogues, hymnes, emblèmes,  énigmes, 
épigrammes,  anagrammes,  faicts  en  œufs,  en  tours,  en 
balance,  en  coutelas,  en  hallebardes,  lances,  œsles  (ailes)  et 
en  autres  gentils  inventions,  en  plusieurs  langues,  princi- 
palement en  latin  et  en  grec  ;  prose,  vers  lyriqites,  héroï- 
ques, élégiaques  et  autres,  en  une  infinité  de  sortes  ;  le  tout 
sur  les  louanges  de  ceste  alliance. 

A  peine  sorti  du  collège  ,  Honoré  fut  saisi  par  le  torrent  de  la 
ligue  dans  lequel  il  disparaît  pendant  quelques  années,  pour  ne 
reparaître  que  vers  I«  moment  où  il  fut  fait  prisonnier,  par 
trahison,  à  Feurs,  1595.  On  lui  assigna  pour  prison  le  château 
d'Usson  en  Auvergne,  où  il  trouva,  à  ce  qu'il  paraît,  une  seconde 
et  plus  douce  captivité  dans  l'amour  de  Marguerite  de  Valois, 
femme  de  Henri  IV  ,  et  l'une  des  saintes  du  légendaire  de  Bran- 
tôme. Ces  royales  amours  qui  aimaient  à  déroger  avaient  déjà 
honoré  le  poëte  Pibrac,  s'il  faut  en  croire  Bayle  et  un  chroni- 
queur toulousain  (Lafaille,  Annales  de  Zbw/oî/se),  contredits 
par  dom  Vaisset.  Rendu  à  la  liberté.  Honoré  ne  voulut  pas  faire 
sa  soumission  au  roi  vainqueur  de  la  ligue,  et  il  se  retira  auprès 
du  duc  de  Savoie  son  parent.  Ce  qui  ne  l'empêcha  pas  plus  lard 
de  recevoir  des  faveurs,  titres,  honneurs  et  dignités  du  roi. 
Ouand  nous  aurons  ajouté  qu'il  épousa  ,  malgré  ses  vœux  de 
chevalier  de  Malte,  dont  il  fut  relevé,  mais  surtout  malgré  une 
différence  d'âge  de  six  à  sept  ans  qu'elle  avait  de  plus  que  lui , 
Diane  de  Chàleaumorand  ,  répudiée  par  son  frère  aîné ,  et  avec 
laquelle  il  ne  i)ut  guère  mieux  s'entendre  que  ne  l'avait  fait 
celui-ci,  nous  aurons  relevé  à  peu  près  tout  ce  qui  est  resté,  ou 
du  moins  tout  ce  qu'il  y  a  de  notable  dans  sa  biographie. 

Ses  principaux  ouvrages  sont  :  un  recueil  iVÉpilrcs  morales, 
où  il  louche  assez  volonlieis  la  i)olilique  de  son  temps.  Elles 
sont  adressées  à  un  ami  fictif,  Agalhon,  et  supposées  écrites  de 


REVUE  DE  PARIS.  249 

sa  prison.  11  les  réimprima  en  1619,  sous  le  titre  assez  bizarre 
d'Épitrea  morales  et  amoureuses;  mais  cette  addition  n'ayant 
pas  réussi,  les  épîtres  détachées  de  VJsfrés  furent  supprimées 
dans  les  éditions  suivantes.  A  ces  épîtres  succéda  le  Sireine, 
poëme  pastoral,  dont  M.  Bernard  possède  le  brouillon  original. 
C'est  sur  le  vu  de  ce  premier  essai  poétique  de  l'auteur,  ou  du 
moins  de  quelques  fragments,  que  Malherbe,  alors  établi  en 
Provence,  lui  conseilla,  avec  sa  rudesse  ordinaire,  de  ne  plus 
se  mêler  d'écrire,  attendu  qu'il  n'y  réussirait  jamais,  et  qu'un 
bon  gentilhomme  comme  lui  ne  devait  point  s'exposer  à  l'affront 
de  passer  pour  un  mauvais  poëte.  En  dépit  de  la  prophétie  de 
Malherbe,  cet  ouvrage  eut  un  grand  succès,  attesté  par  un 
grand  nombre  d'éditions  successives.  Mais  cela  ne  compromet 
que  la  prédiction  et  non  le  goût  de  Malherbe. 

De  même  que  VAstrée,  ce  poëme  a  été  pris  pour  une  allégorie 
où  l'auteur  retraçait  ses  pro^îBS  aventures.  Le  départ  du  berger 
Sireine,  et  son  exil  sur  les  bords  du  Pô,  loin  de  Diane,  sa  bien- 
aimée,  qu'on  marie,  durant  son  absence,  à  un  rival  riche,  mais 
vieux  et  laid,  c'est  le  voyage  d'Honoré  à  Malte,  dont  on  le  fit 
recevoir  chevalier,  et  le  mariage  de  Diane  de  Chàteaumorand, 
qu'il  aimait,  avec  son  frère  aîné.  On  avait  dit  également  que  ce 
dernier  avait  voulu  désigner  la  même  personne  dans  son  poëme 
de  Diane.  C'est  une  pure  hypothèse.  Quant  à  ce  qui  legarde 
Honoré,  l'hypothèse  est  de  plus  une  absurdité,  car  à  l'époque 
du  mariage  de  son  frère  (1576,  selon  les  uns,  1574,  selon 
M.  Bernard),  Honoré  n'avait  que  de  six  ù  huit  ans.  Il  faut  donc, 
jusqu'à  découverte  nouvelle  et  plus  vraisemblable  ,  admettre  le 
Sireine  comme  étant  bel  et  bien  un  sujet  d'invention.  Ce  poëme 
est  le  premier  jet  de  l'idée  qui  s'épanouit  plus  tard  dans  VJstrée. 
C'est  ce  même  idéal  d'amour  que  pourchassait  obstinément  la 
poésie  de  cette  époque,  quand  mieux  elle  n'aimait  s'en  tenir  aux 
réalités  les  plus  proches  et  les  plus  Pantagruéliques  ,  comme 
nous  en  avons  déjà  fait  la  remarque. 

Il  n'y  a  rien  à  dire  de  la  Savoysiade ,  poëme  inachevé  et 
inédit;  l'auteur  l'abandonna  pour  s'occuper  de  VAstrée ,  son 
principal,  j'allais  dire  son  unique  ouvrage.  C'est  par  là,  en  effet, 
et  par  là  uniquement  qu'il  vit  dans  la  postérité.  L'imaginaLion 
des  peuples  n'a  pu  oublier  ce  livre  ,  qui  depuis  cent  cinquante 
ans ,  n'a  plus  de  lecteurs.  A  travers  oiuq  ou  six  générations 
10  22 


250  REVUE  OE  FARIS. 

interposées,  nous  le  voyons  (oujonrs  subsistant  dans  la  mémoire 
des  générations  nouvelles  qui,  non  plus  que  leurs  devancières, 
ne  l'ont  point  lu  et  ne  le  liront  point,  mais  transmettront  fidèle- 
ment à  leurs  héritières  le  legs  d'un  impérissable  souvenir.  La 
langue  elle-même  s'en  est  emparée,  et  l'a  gravé  dans  son  voca- 
bulaire, gloire  bien  rare,  qui  a  été  un  instant  promise  au  Cid, 
qui  est  restée  au  Tartufe,  et  qu'on  s'étonne  de  voir,  à  côté  de 
tant  de  chefs-d'œuvre  durables,  sur  lesquels  elle  n'a  pu  se  fixer, 
fidèlement  attachée  à  un  livre  qui  n'a  pas  su  se  défendre  contre 
l'oubli.  Singulier  caprice,  si  ce  n'était  qu'un  caprice!  Sans 
doute,  une  bonne  partie  de  Corneille,  sans  doute,  tout  Molière, 
tout  la  Fontaine  ,  tout  Racine  et  quelques  autres  encore  ,  sont 
des  écrivains  que  nous  lisons  avec  passion,  sans  nous  lasser  et 
jusqu'à  les  savoir  par  coeur.  Sans  doute  encore,  VAstrée  est  un 
livre  dont  on  ne  peut,  au  delà  de  vingt  pages,  soutenir  la  lec- 
ture qu'à  l'aide  d'une  volonté  persévérante  et  d'un  courage 
puissamment  cuirassé  contre  l'ennui.  Mais  à  travers  le  fatras 
du  détail  percent  la  netteté,  la  simplicité,  l'unité  de  la  concep- 
tion ;  sous  l'inextricable  fourré  des  paroles,  il  y  a  les  grands 
traits  du  dessin  qui  frappent  parce  qu'ils  sont  grands,  qui  restent 
parce  qu'ils  sont  vrais.  Et  puis  l'on  y  sent  profondément 
empreints  l'ordre,  le  calme  de  l'esprit,  qualités  qui  ne  suffisent 
pas  pour  produire  de  ces  œuvres  qui  franchissent  impunément 
et  le  temps  et  l'espace,  mais  sans  lesquelles  on  ne  fait  point  un 
livre  universel.  L'instinct  de  la  raison  publique  a  donc  fait, 
avec  une  justesse  admirable  de  précision,  le  triage  de  la  partie 
périssable  et  de  la  partie  qui  a  reçu  l'étincelle  de  vie  dans  l'œu- 
vre de  D'Urfé.  Pour  avoir  rejeté  tout  l'attirail  que  la  conception 
de  D'Urfé  traîne  après  elle,  il  n'a  pas  voulu  répudier  cette  con- 
ception elle-même  ;  et  pour  avoir  consacré  celle-ci  par  son  adop- 
tion, il  n'a  pas  voulu  s'imposer  tout  l'entourage  qu'on  y  avait 
attaché.  Il  a  oublié  le  livre,  il  a  retenu  les  images  qui  s'y  dessi- 
nent, et  justice  a  été  faite. 

Camus ,  évêque  de  Belley  et  auteur  de  l'Esprit  de  saint 
François  de  Sales ,  raconte  qu'ayant  un  jour  à  dîner  ce  bien- 
heureux évêque  de  Genève  et  l'auteur  de  l'Astrée,  celui-ci  entre 
autres  propos  symposiaques  ,  parlant  de  l'amitié  qui  l'unissait 
depuis  longtemps  à  saint  François  et  au  président  Faure,  ajouta: 
«  Chacun  de  nous  trois  a  peint  pour  l'éternité  et  fait  un  livre 


REVUE  DE  PARIS.  251 

singulier  et  qui  ne  périra  point  :  notre  iiienheureux,  la  Philo- 
thée,  qui  est  le  livre  de  tous  les  clé'vols  ;  M.  Faure,  le  Code  Fa- 
brian,  qui  est  le  livre  de  tous  les  barreaux  ;  et  moi ,  l'Astrée  , 
qui  est  le  bréviaire  de  tous  les  courtisans.  » 

Patru  qui ,  dans  sa  jeunesse  se  lia  assez  intimement  avec 
D'Urfé,  en  passant  par  Turin  pour  aller  en  Italie,  l'année  même 
qui  précéda  celle  de  la  mort  du  poëte,  a  consacré  aux  souvenirs 
de  cette  courte  liaison  une  note  qu'on  trouve  dans  le  second  vo- 
lume de  ses  œuvres.  Cette  note ,  dont  M.  Bernard  a  eu  connais- 
sance ,  donne  la  plus  noble  idée  du  caractère  de  D'Urfé  et  aussi 
du  cœur  de  Patru.  contre  lequel  on  dit  cependant  qu'est  dirigée 
l'épigramme  de  Boileau  qui  finit  par  ce  vers  : 

0  la  rare  recoDDaissance  \ 


On  sait  que  Boileau  lui  avait  acheté  sa  bibliothèque  dans  un 
moment  difficile  et  qu'il  avait  refusé  d'en  prendre  possession 
après  l'avoir  payée.  Certes  ,  Patru  ne  se  montra  pas  ingrat  en- 
vers D'Urfé,  cet  homme  divin  qui  atirait  dû  vivre  toiijours... 
qui  l'aimait  comme  un  père  aime  son  fils...  qui  lui  témoigna 
tant  de  tendresse  et  de  bonté  qu'il  serait  un  ingrat  s'il  n'en 
gardait  éternellement  la  mémoire.  Mais  peut-être  Boileau 
s'entendait-il  moins  que  D'Urfé  à  rendre  la  reconnaissance  facile. 
On  ne  voit  pas  d'ailleurs  qu'il  ait  à  reprocher  au  malheureux 
Patru  un  acte  d'ingratitude  bien  marquée  ,  puisqu'il  n'a  d'autre 
grief  à  articuler  contre  lui  que  celui-ci  :  Sans  peine  il  souffrait  ma 
présence.  Boutade  de  satyrique.  Danscette  note,  Patru  déchire  en 
partie  le  voile  emblématique  de  VAstrée.  11  nomme  les  personnes 
et  explique  les  aventures  qui  y  sont  figurées  \  il  explique  aussi  les 
inventions  symboliques  telles  que  la  fontaine  de  vérité  d'amour. 
Cependant  il  avoue  qu'il  a  réussi  à  tirer  peu  de  choses  de  D'Urfé 
et  que  la  mort  l'a  empêché  de  recevoir  les  confidences  explicites 
qui  lui  avaient  été  promises  pour  l'époque  de  son  retour.  D'Urfé 
dit  formellement  dans  sa  préface  en  forme  d'épître  adressée  à 
sa  bergère  Astrée  :  «  Si  tu  te  trouves  parmi  ceux  qui  font  pro- 
fession d'interpréter  les  songes  et  découvrir  les  pensées  les  plus 
secrètes  d'autruy,  et  qu'ils  asseurent  que  Céladon  est  un  tel 
homme  et  Astrée  une  telle  femme ,  ne  leurs  responds  rien  ,  car 


252  REVUE  DE  PARIS. 

ils  sçavenl  assez  qu'ils  ne  sçavenl  pas  ce  qu'ils  disent...  elc.  »  Il 
ne  faut  pas  trop  conclure  de  ces  protestations  qui  se  répètent 
souvent  en  cas  semblable,  mais  il  ne  faut  pas  se  hâter  non  plus 
d'accepter  des  interprétations  souvent  hasardées.  Patru  ,  qui 
savait  son  Astrée,  n'en  rapporte  pas  moins  l'histoire  de  Céladon 
à  celle  de  D'Urfé.  Le  voyage  de  Malte  revient  encore  ici  à  propos 
du  désespoir  de  Céladon  ,  qui  se  précipite  dans  le  Lignon.  Heu- 
reusement, Patru  a  eu  la  bonne  loi  de  nous  prévenir  que  l'au- 
teur s'était  refusé  à  toutes  ses  ouvertures.  Au  reste,  il  traduit 
aussi  ce  même  saut  dans  le  Lignon  par  la  captivité  dans  le  châ- 
teau d'Usson.  Il  devrait  tâcher  d'être  conséquent  avec  lui-même 
et  ne  pas  oublier  si  vite  ce  qu'il  vient  de  dire. 

D'Urfé  n'a  achevé  et  publié  lui-même  que  les  trois  premières 
parties  de  V Astrée.  Une  quatrième  a  été  éditée  de  son  vivant  par 
sa  nièce,  mais  fort  tronquée,  fort  imparfaite,  et  suivant  une 
distribution  qui  n'est  pas  celle  des  précédentes.  Elle  fut  refaite, 
d'après  les  notes  et  ébauches  de  l'auteur ,  par  Caro,  son  secré- 
taire ,  et  parut  deux  ans  après  sa  mort ,  qui  eut  lieu  â  Villefran- 
che,  en  Piémont,  le  l^^juin  1623.  Cette  mort  fut  la  suite  d'une 
chute  de  cheval ,  qui  força  D'Urfé  à  abandonner  le  siège  de  la 
Piève,  ville  de  l'Ktat  de  Gênes,  soulevé  alors  par  l'Espagne. 

Il  serait  trop  long  de  parler  de  son  Sylvanire,  fable  bocagère 
en  cinq  actes  et  en  vers  blancs.  Nous  avons  voulu  lire  aussi  cette 
pièce  ,  et  nous  aurions  bien  tenu  à  citer  quelques  vers  que  nous 
avons  mis  à  part;  mais  il  faut  bien  en  tinir.  Nous  glisserons 
donc  aussi  sur  ses  opuscules ,  les  Juristes  amours  de  Floridon, 
les  Fortunées  anioitrs  de  Poliastre,  les  Paraphrases^  et  nous 
passerons  à  son  frère  Antoine,  évêque  de  Saint-Flour,  abbé  de 
la  Chaise-Dieu,  auteur  de  quelques  dialogues  subtils ,  duquel 
nous  nous  bornerons  à  citer  ,  comme  échantillon  de  son  sa- 
voir-faire ,  cette  anagramme  mise  en  tête  d'un  quatrain  qu'il 
avait  composé  au  collège  pour  les  réjouissances  dont  il  a  été 
parlé  : 


Magdaleine  de  La  Rochefocaud. 
Dol  n'a  déceu  la  grâce  de  ma  foi. 

Un  quatrième  frère,   Christophe,  fut  évêque  ds  Limoges,  où 


REVUE  DE  PARIS,  253 

il  a  laissé  de  bons  souvenirs.  Un  cinquième ,  Claude ,  mourut 
jeune. 

Pour  faire  mieux  connaître  les  personnages  en  reprodui- 
sant le  milieu  où  ils  ont  éié  placés,  M.  Bernard  a  ajouté  aux 
trois  notices  biographiques  un  récit  à  part  des  événements  de 
la  ligue  dans  !e  Forez,  une  correspondance  d'Anne  D'Uifé  avec 
les  échevins  ligueurs  de  Lyon,  et  une  description  du  pays  de 
Forez ,  par  le  même.  Cet  ensemble  de  morceaux  comprend  tout 
son  volume,  ouvrage  d'un  bon  travail,  plein  de  recherches 
patientes ,  nourri  de  faits  et  de  documents  positifs  autant  que 
curieux.  Il  donnera  à  M.  Bernard  une  place  honorable  parmi 
nos  bibliographes,  et  le  pouvoir  lui  a  déjà  décerné  une  récom- 
pense intelligente  et  méritée ,  en  lui  accordant  les  honneurs  de 
l'imprimerie  royale. 

ACGUSTE  BUSSIÈRE. 


22. 


VIE  ET  AVENTURES 

DE  JOHN  DAVYS. 


CINQUIÈME    ARTICLE    (1). 


XXV. 

La  maison  de  Constantin  s'élevait ,  comme  nous  l'avons  dit , 
solitaire,  au  milieu  d'un  petit  bois  d'oliviers,  de  mûriers  et  de 
citronniers  ,  sur  le  versant  nord-ouest  de  la  montagne  de  Sainl- 
Éiio.  De  la  plate-forme  où  elle  était  placée,  elle  dominait, 
non-seulement  le  port  et  le  village  qui  s'étendent  en  cercle , 
mais  encore  loute  la  mer  du  golfe  d'Égine  à  Négrepont.  Devant 
sa  façade  septentrionale  et  à  la  distance  de  huit  ou  dix  lieues  à 
peu  près,  venait  mourir,  à  la  pointe  du  promontoire  de 
Sunium  ,  la  chaîne  du  Parnasse  ,  derrière  laquelle  se  cache 
Athènes.  On  arrivait  à  la  porte  par  un  sentier  facile  à  défendre 
et  qui,  se  continuant  au  delà  de  son  enceinte,  s'escarpait, 
après  l'avoir  traversée,  jusqu'au  sommet  de  la  montagne.  Là 

(1)  Voyez  tom.  IX,  pag.  7ô. 


REVUE  DE  PARIS.  255 

s'élevait,  pareille  à  une  aire  d'alf^le,  un  petite  forteresse  im- 
prenable, où  l'on  pouvait  se  retirer  en  cas  d'alarme,  et  desti- 
née, en  attendant,  à  loger  une  sentinelle,  qui,  de  ce  point 
élevé ,  découvre  à  vingt  lieues  en  mer  la  moindre  barque  qui 
s'approche  de  l'ile.  Comme  toutes  les  maisons  qui  appartiennent 
à  la  classe  aisée ,  elle  avait  une  avant-cour  entourée  de  hautes 
murailles ,  un  rez-de-chaussée,  et,  au-dessus,  un  balcon  qui 
faisait  tout  le  tour  du  premier  étage  ;  puis  une  seconde  cour 
intérieure  où  nul  ne  pouvait  pénétrer  que  par  un  escalier 
dont  le  maître  seul  avait  la  clef,  lequel  conduisait  à  un  pavillon 
isolé  dont  toutes  les  fenêtres  étaient  grillées  à  la  manière  des 
maisons  turques  avec  des  jalousies  de  roseaux.  Ces  jalousies,  en 
vieillissant ,  avaient  pris  une  couleur  rosée  qui  s'harmoniait 
admirablement  avec  le  blanc  éclatant  de  la  pierre.  Enfin  ,  der- 
rière ce  pavillon  mystérieux  s'étendait  un  grand  et  beau  jardin 
entouré  de  remparts  ,  de  sorte  que  ses  habitants  ,  même  en  se 
livrant  au  plaisir  de  la  promenade,  se  trouvaient  à  l'abri  de 
tous  les  yeux. 

Le  rez-de-chaussée,  qui  n'était,  à  proprement  parler,  qu'un 
immense  portique,  était  occupé  parles  serviteurs  de  Constan- 
tin ,  dont  le  costume  était  celui  des  klephtes  du  Magne.  Cette 
partie  de  la  maison  était  leur  domaine  et  ils  y  étaient  établis 
comme  dans  un  camp ,  y  jouant  le  jour ,  y  couchant  la  nuit.  Les 
murailles  et  les  piliers  ,  qui  soutenaient  la  voûte  ,  étaient  cou- 
verts d'yatagans  ciselés,  de  pistolets  aux  crosses  d'argent ,  et 
de  long  fusils  incrustés  de  nacre  et  de  corail.  Au  reste ,  cette 
antichambre  guerrière  donnait  à  la  puissance  de  Constantin  une 
grandeur  sauvage  qui  rappelait  la  pompe  féodale  des  barons  du 
xve  siècle.  Nous  traversâmes  toute  cette  troupe,  qui  accueillit 
son  chef  bien  plus  comme  des  soldats  reçoivent  un  officier  que 
comme  des  valets  reçoivent  un  maître,  car  on  sentait  dans  l'o- 
béissance de  ces  hommes  quelque  chose  de  volontaire  et  d'indé- 
pendant qui  agrandissait  à  la  fois  celui  qui  commandait  et  ceux 
qui  recevaient  les  ordres  ;  c'était  du  dévouement,  et  non  de  la 
servitude. 

Constantin  adressa  à  chacun  d'eux  quelques  mots  affectueux  , 
les  nomma  par  leur  nom  et,  autant  que  j'en  pus  juger,  s'in- 
forma de  leurs  pères ,  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants  ;  puis, 
ayant  eu  soin  que  chacun  prît  sa  part  dans  les  paroles  du  retour, 


•256  REVUE  DE  PARIS. 

il  nio  présenta  à  eux  comme  étant  celui  qui  avait  sauvé  Fortu- 
nalo.  L'un  d'eux  s'approcha  alors  de  moi  et  me  baisa  la  main , 
non  point  comme  un  lionieslique  saluant  un  maître,  mais  avec 
la  fierté  d'un  roi  qui  fait  hommage  à  un  empereur.  Alors,  comme 
Fortunato  marchait  encore  avec  peine,  quatre  hommes  le  pri- 
rent dans  leuis  bras  et  le  porlèient  au  premier  étage  par  un 
escalier  extérieur  aboutissant  au  balcon  qui  faisait  le  tour  de  la 
maison. 

Ce  premier  étage  offrait,  avec  le  rez-de-chaussée,  un  con- 
traste complet.  Il  se  composait  de  trois  chambres  entourées  de 
divans  el;  pleines  de  fraîcheur  et  de  silence.  La  seule  décora- 
lion  qui  rappelât  celle  du  rez-de-chaussée,  était  les  armes 
magnifiques ,  les  pipes  d'ambre  et  les  chapelets  de  corail  sus- 
pendus aux  parois.  A  peine  fûmes-nous  entrés  dans  la  pièce 
principale,  celle  du  milieu,  que  deux  beaux  enfants,  aux 
vestes  et  aux  bottines  de  velours  brodées  d'or ,  vinrent  nous  ap- 
porter le  café  et  les  pipes.  ÎS'ous  prîmes  quelques  tasses  de 
café,  nous  fumâmes  quelques  pipes .  puis  Constanlin  me  con- 
duisit dans  ma  chambre ,  qui  formait  l'angle  oriental  de  la  mai- 
son, et  après  m'avoir  fait  remarquer  un  escalier  qui  descendait 
au  rez-de-chaussée ,  et  me  donnait  la  liberté  de  sortir  directe- 
ment ,  il  rentra  dans  son  appartement  dont  il  ferma  soigneuse- 
ment la  porte. 

Je  restai  seul  et  je  pus  méditer  à  loisir  sur  la  nouveauté  de 
ma  situation.  Tant  d'événements  s'étaient  écoulés  pour  moi  dans 
l'espace  de  quelques  mois,  qu'il  me  semblait  parfois  être  sous 
l'empire  d'un  rêve,  dont  au  premier  moment  je  devais  me  ré- 
veiller. En  effet,  élevé  sous  la  surveillance  pleine  de  sollicitude 
d'un  père  et  d'une  mère  qui  me  chérissaient,  et  n'étant  sorti  de 
l'esclavage  du  collège  que  pour  me  soumettre  à  la  discipline 
d'un  vaisseau ,  je  me  trouvais  tout  à  coup  libre,  d'une  telle 
liberté  que  je  n'en  savais  que  faire,  et  que  je  m'étais  arrêté  au 
premier  endroit  où  je  m'étais  posé,  comme  un  oiseau  qui  se  sent 
l'aile  faible  pour  un  trop  grand  espace.  Maintenant,  où  étais-je? 
Dans  un  repaire  de  pirates  qui  jusqu'à  présent  me  rappelait  assez 
la  caverne  du  capitaine  Rolando  de  GiL  Blas.  Et  cependant  où 
irais-je  en  le  (luillant?  Je  n'en  savais  rien;  toutes  les  portes 
du  monde  m'étaient  ouvertes,  il  est  vrai;  mais  une  devait  me 
rester  fermée  à  toujours  ;  et  celle-l;'> ,  c'était  celle  de  ma  patrie. 


REVUE  DE  PARIS.  2ô7 

Je  ne  sais  combien  de  temps  je  demeurai,  ni  surtoiU  combien 
de  temps  je  serais  demeuré  jjlongé  dans  mes  rêveries,  si  un 
rayon  du  soleil,  eu  glissant  à  travers  ma  jalousie  de  roseaux,  ne 
fût  venu  me  chercher  sur  le  divan  où  j'étais  couché.  Je  me  levai 
pour  échappera  cette  visite  incommode  ;  mais,  enm'approchant 
de  la  fenêtre,  j'oubliai  pourquoi  j'y  étais  venu.  Deux  femmes, 
dont  on  ne  pouvait  distinguer  aucune  forme,  tant  elles  étaient 
cachées  dans  leurs  capes,  mais  qu'à  leur  démarche  sûre  et  lé- 
gère, on  reconnaissait  pour  jeunes,  traversaient  la  cour,  se  ren- 
dant de  notre  corps  de  logis  au  pavillon,  à  l'une  des  fenêtres 
duquel  j'avais  vu,  en  entrant  dans  le  port,  s'agiter  un  mou- 
choir. Quelles  étaient  ces  femmes,  dont  jamais,  ni  Constantin, 
ni  Forlunato  ,  ne  m'avaient  parlé?  Des  tilles  de  Constantin  , 
des  sœurs  de  Forlunato  sans  doute,  car  Fortunato  était  trop 
jeune  pour  être  marié,  et  Constantin  ne  l'était  plus  assez  pour 
avoir  une  femme  de  l'âge  dont  devaient  être  les  deux  inconnues, 
derrière  lesquelles  les  portes  du  pavillon  venaient  de  se  refermer. 

Je  restai  debout  à  ma  fenêtre,  et,  au  lieu  de  fermer  l'ouver- 
ture incommode  par  laquelle  filtrait  le  soleil,  je  cherchai  à 
l'agrandir,  atindevoir,  et  peut-être  un  peu  pour  être  vu;  mais  je 
réfléchis  qu'au  moindre  soupçon  d'une  pareille  tentative,  Con- 
stantin, pour  peu  qu'il  fût  soumis  aux  coutumes  de  l'Orient, 
pourrait  bien  me  faire  fixer  mon  domicile  dans  une  contre-partie 
de  la  maison.  Je  demeurai  donc  immobile  derrière  mon  châssis, 
espérant  apercevoir  Tune  ou  l'autre  de  mes  voisines.  Au  bout 
d'un  instant,  deux  tourterelles  apprivoisées  étant  venues  se 
poser  sur  le  bord  de  la  fenêtre,  le  châssis  se  souleva,  et  je  vis 
passer  une  petite  main  blanche  et  rose,  qui,  s'étendant  vers  les 
oiseaux  de  Vénus ,  les  fît  rentrer  l'un  après  l'autre  dans  l'intérieur 
de  l'appartement. 

0  fille  et  femme  d'Adam,  Eve,  notre  mère  commune ,  péche- 
resse à  qui  tes  enfants  pardonnent  si  facilement  ce  péché  auquel 
ils  doivent  la  mort,  combien  est  puissante  la  curiosité  que  tu  as 
léguée  au  monde,  puisqu'après  tant  de  générations  écoulées, 
elle  fit  à  l'instant  même  oublier  à  l'un  de  tes  fils  patrie  et  fa- 
mille !  Tout  cela  disparut  en  voyant  cette  petite  main,  comme 
dans  un  théâtre  disparaît,  au  sifflet  du  machiniste,  une  sombre  fo- 
rêt ou  une  caverne  terrible,  pour  faire  place  à  un  palais  de  fées. 
Cette  petite  main  avait  tiré  le  voile  qui  me  cachait  le  véritable 


258  REVUE  DE  PARIS. 

horizon  ;  Zéa  n'était  plus  un  misérable  écueil  jeté  au  milieu  de 
la  mer  ;  Constantin  n'était  j)lus  un  capitaine  de  pirates  en  hos- 
tilité avec  les  lois  de  toutes  les  nations;  je  n'étais  plus  moi- 
même  un  pauvre  midshipman  sans  patrie  et  sans  avenir.  Zéa 
était  Céos,  l'île  au  doux  nom,  où  Nestor  bâtit  un  temple  à 
Atiiéna  Néduséa  ;  Constantin  était  un  roi,  fondant  comme  Ido- 
ménée  quelque  Salente  nouvelle,  el  moi  j'étais  un  proscrit,  cher- 
chant, comme  le  fîls  d'Anchise,  quelque  amoureuse  Didon  ou 
quelque  chaste  Lavinie. 

J'étais  plongé  au  plus  doré  de  ces  rêves  lorsque  ma  porte 
s'ouvrit,  et  que  l'on  m'annonça  que  Constantin  m'attendait  pour 
diiier.  Je  me  félicitai  de  ce  qu'il  ne  s'était  pas  acquitté  de  ce 
message  lui-même,  car  mon  hôte  m'eîit  trouvé  devant  ma  fe- 
nêtre, immobile  comme  une  statue,  et  eût  facilement  pu  jugera 
mon  trouble  de  que  ce  quej'y  attendais.  Par  bonheur  c'était  tout 
simplement  un  de  ses  pages,  qui,  ne  pouvant  pas  m'expliquer 
autrement  qu'en  romaïque  la  cause  de  son  message ,  fut  réduit 
à  me  la  faire  comprendre  par  gestes  ;  or,  comme  le  geste  qui 
correspond  à  la  pensée  qu'il  exprimait  est  un  des  plus  simples  du 
vocabulaire  mimique,  je  le  compris  à  l'instant  même,  et  m'em- 
pressai de  suivre  mon  introducteur,  espérant  que  la  petite  main 
aux  colombes  serait  du  dîner. 

Je  me  trompais.  Constantin  et  Fortunato  m'attendaient  seuls 
auprès  d'un  repas  asiatique  par  sa  composition,  mais  européen 
par  son  service.  Au  moment  où  nous  nous  assîmes  devant  la  table, 
elle  était  couverte  pour  entrée  d'un  monticule  de  riz  formant  une 
île  conique  au  milieu  d'un  immense  plat  de  lait  caillé,  et  autour 
duquel  s'élevaient  deux  plats  d'oeufs  frits  dans  l'huile,  et  deux 
plats  de  légumes  cuits  à  l'eau.  Ce  premier  service  disparut  pour 
liiire  place  à  une  volaille  bouillie,  assaisonnée  avec  une  espèce 
de  i)âte,  qui,  par  sa  fermeté,  ressemblait  à  notre  plumpudding, 
à  un  rôti  de  veau  et  à  un  plat  d'entrailles  de  saumon  et  de  sè- 
che assaisonnées  avec  de  l'ail  et  de  la  cannelle,  mets  très-re- 
cherché dans  le  pays,  et  que  je  commençai  par  trouver  détes- 
l.ible,  mais  au(juel  au  bout  de  quelques  jours  j'avais  fini  par 
m'habiluer.  Puis  vint  le  dessert,  composé  d'oranges  ,  de  ligues, 
de  dattes  et  de  grenades,  les  plus  belles  à  l'œil  et  les  plus  déli- 
cieuses au  goût  qui  se  puissent  trouver.  Les  pipes  et  le  café  ter- 
minèrent le  repas. 


REVUE  DE  PARIS.  259 

Pendant  tout  le  diner ,  nous  causâmes  de  choses  différentes 
sans  qu'une  seule  fois  Constantin  et  Fortunato  fissent  le  moins 
dn  monde  allusion  à  la  seule  chose  qui  me  préoccupât.  Puis , 
après  que  nous  eûmes  fumé  notre  troisième  ou  quatrième  pipe. 
Constantin  me  rendit  ma  liberté,  me  disant  que  j'en  pouvais 
user,  soit  pour  chasser  dans  l'île,  qui  est  très-giboyeuse  en 
cailles  et  en  lièvres,  soit  pour  visiter  les  antiquités.  Je  préférai 
ce  dernier  plaisir;  il  ordonna  aussitôt  que  l'on  me  sellât  un 
cheval  et  que  l'on  me  donnât  une  escorte  et  un  guide. 

Cet  ordre  de  seller  un  cheval  me  paraissait  assez  étrange  dans 
une  île  qui  a  à  peine  six  ou  huit  lieues  de  tour.  Je  trouvais 
bizarre  que  des  hommes  aussi  robustes  et  aussi  habitués  à  la 
fatigue  que  me  paraissaient  l'être  Constantin  et  Fortunato  eus- 
sent besoin  de  chevaux  pour  se  transporter  d'un  point  à  l'autre 
de  leurs  domaines.  Je  n'en  acceptai  pas  moins  l'offre  ,  et  je  des- 
cendis dans  la  première  cour  avec  Constantin,  Fortunato  étant 
encore  trop  souffrant  pour  quitter  facilement  la  chambre.  Kous 
étions  à  peine  dans  la  cour  depuis  quelques  minutes,  lorsqu'on 
amena  le  cheval  demandé.  C'était  un  de  ces  charmants  coursiers 
de  l'Élide,  dont  la  race  vantée  par  Homère  s'est  perpétuée  jus- 
qu'à nos  jours;  seulement  le  palefrenier  avait,  en  le  harnachant, 
commis  une  légère  erreur  :  ne  sachant  pas  pour  qui  était  le 
cheval,  il  lui  avait  mis  sur  le  dos  une  selle  de  femme,  de  velonrs 
rouge,  toute  brodée  d'or.  De  ce  moment  tout  me  fut  expliqué, 
les  chevaux  servaient  de  monture  à  mes  mystérieuses  voisines. 
lorsque  l'envie  leur  prenait  de  sortir  de  leur  pavillon  ;  et  comme 
Constantin,  en  ordonnant  de  harnacher  l'un  d'eux,  n'avait  pas 
donné  d'autres  explications,  le  palefrenier  l'avait  amené  dans 
son  équipage  habituel.  Constantin  lui  dit  quelques  mots  en  lo- 
maïque,  et  un  instant  après  le  cheval  reparut  avec  un  harnais  de 
palikare. 

Il  était  deux  heures  de  l'après-midi  :  par  conséquent  je  n'avais 
pas  le  temps  de  faire  le  tour  de  l'île  et  il  me  fallait  choisir  entre 
les  ruines  de  quatre  puissantes  villes  ,  Carthée,  Pœesse,  Corésus 
et  Youli,  qui  s'élevaient  autrefois  sur  son  rivage.  Je  me  décidai 
pour  Carthée  d'après  ce  qu'en  dit  Tournefort,  —  que  pour  voir 
quelque  chose  de  superbe,  il  faut  en  prendre  la  route,  ajoutant 
que  les  gens  du  pays  endésignentles  ruines  par  le  nom  de  PoliSy 
—  c'esl-à-dire  la  ville. 


260  REVUE  DE  PARIS. 

Tout  le  long  de  la  route,  je  vis  de  jeunes  Zéotes  faisant  la 
récolte  des  feuilles  de  mûrier,  car  sans  avoir  la  célébrité  dont 
jouissait  autrefois  la  soie  de  Céos,  qui,  au  dire  de  Varron,  fai- 
sait des  habits  d'un  tissu  si  fin  et  si  délié,  qu'on  pouvait  distin- 
guer toutes  les  parties  du  corps  au  travers,  la  soie  de  Zéa  est 
encore  en  réputation  d'un  bout  à  l'autre  de  la  Grèce;  l'ile  en- 
tière d'ailleurs  était  parfaitement  cultivée,  et  je  trouvai  toutes 
les  pentes  méridionales  couvertes  de  vignes  et  d'arbres  fruitiers. 
Aussi  peut-être  à  cause  de  celte  fertilité  même,  les  habitants 
sont-ils  les  plus  casaniers  de  tout  l'Archipel.  Au  reste,  les  Zéo- 
les  tiennent  de  leurs  ancêtres  celte  antipathie  de  la  locomotion , 
antipathie  qui  avait  augmenté  la  population  ,  au  point  qu'il  y 
avait  une  loi  qui  ordonnait  de  faire  mourir  tous  les  vieillards 
au-dessus  de  soixante  ans.  Il  est  vrai  que  ceux-ci  étaient  libres 
de  quitter  l'île  s'ils  voulaient  se  soustraire  à  cet  arrêt  ;  mais  leur 
dégoût  du  mouvement  était  tel,  qu'ils  préféraient  ordinairement, 
lorsqu'ils  étaient  arrivés  à  l'âge  falal ,  s'inviter  à  un  festin,  et 
là.  couronnés  de  fleurs,  au  son  des  instruments  joyeux,  la  coupe 
pleine  de  ciguë  à  la  main  ,  ils  faisaient  aux  dieux  un  sacritîce 
dont  ils  étaient  les  prêtres  et  les  victimes. 

Les  Zéotes,  au  reste,  n'étaient  pas  beaucoup  plus  tendres 
pour  ceux  qui  tenaient  le  jour  d'eux,  que  pour  ceux  dont  ils  l'a- 
vaient reçu.  Assiégés  par  les  Athéniens,  qui  les  pressaient  vigou- 
reusement, ils  proposèrent  de  massacrerions  les  enfants  qui, 
par  les  soins  qu'ils  exigeaient,  détournaient  les  parents  des  tra- 
vaux de  la  défense.  Heureusement  pour  les  objets  de  celle  déli- 
bération que  les  Athéniens  ,  l'ayant  appris  aimèrent  mieux 
abandonner  le  siège  de  la  ville,  que  d'être  cause  et  témoins 
d'une  pareille  aclion. 

Carthée  était,  comme  nous  l'avons  dit,  la  patrie  du  poêle  Si- 
monide  ,  qui  mérita  le  surnom  d'aimé  des  dieux  ;  le  sobriquet , 
au  reste  ,  n'était  pas  usurpé,  car  voici  la  circonstance  à  laquelle 
il  le  dut. 

Scophas,  vainqueur  au  pugilat,  avait  fait  marché  avec  le 
poêle  pour  un  chant  en  l'honneur  de  sa  victoire.  Celui-ci ,  après 
avoir  loué  de  son  mieux  l'athlète ,  s'était  étendu  sur  les  mérites 
de  Castor  et  de  Pollux  ,  les  deux  divins  patrons  des  lutteurs  ,  ce 
que  voyant  Scophas  ,  il  paya  à  Simonide  le  liers  de  la  somme , 
el  le  renvoya  pour  les  deux  autres  tiers  aux  enfans  de  Tyndare 


REVUE  DE  PARIS.  261 

qu'il  avait  si  bien  chantés ,  invitant  au  res(e  lepoëte  au  festin 
qu'il  donnait  le  lendemain.  Les  poêles  de  celle  époque  ,  comme 
ceux  de  la  nôtre  ,  étaient  habitués,  à  ce  qu'il  paraît ,  à  ne  pas 
être  payés  très-exactement,  car  Simonide  prit  le  tiers  et  ac- 
cepta l'invitation.  Au  milieu  du  repas  .[un  serviteur  vint  dire  à 
Simonide  que  deux  hommes  couverts  de  poussière  et  qui  sem- 
blaient avoir  fait  une  longue  course,  l'aHendaient  à  la  porti;. 
Simonide  se  leva  et  suivit  l'esclave.  En  effet ,  hors  du  portique  , 
il  aperçut  deux  beaux  jeunes  gens  appuyés  l'un  sur  l'autre  ;  il 
s'avança  vers  eux  ,  mais  à  peine  eût-il  le  pied  hors  du  seuil , 
qu'il  se  retourna  au  bruit  qu'il  entendit  derrière  lui  :  la  maison 
de  Scophas  s'était  écroulée  ,  écrasant  le  lutteur  et  les  convives. 
Simonide  jeta  alors  les  yeux  du  côté  des  deux  jeunes  gens, 
mais  ils  avaient  disparu.  Ces  deux  jeunes  gens  étaient  Castor  et 
Pollux,  qui  avaient  accepté  la  lettre  de  change  tirée  sur  eux  par 
Scophas  ,  et  qui  venaient  de  payer  leur  dette  au  poëte. 

Il  est  inutile  de  dire  que  toutes  ces  traditions ,  vivantes  chez 
nous ,  sont  mortes  et  ou])liées  sur  les  lieux  mêmes  ;  à  peine  si  , 
par  toute  la  Grèce  ,  cinq  ou  six  mémoires  saintes,  comme  celle 
d'Apostoli,  gardent  religieusement  le  trésor  des  souvenirs  anti- 
ques. Quelques  faits  historiques,  tels  que  la  mort  de  Socrate,  le 
passage  des  Thermopyles,  ou  la  bataille  de  Marathon,  sont  bien 
demeurés  dans  la  mémoire  des  Spartiates  et  df-s  Athéniens  ; 
mais  ils  ne  savent  pointa  quelle  époque  et  sous  quels  dieux  ces 
événements  se  sont  passés;  ce  qu'ils  vous  en  disent  ,  ils  l'ont 
appris  de  leurs  pères,  leurs  pères  de  leurs  aïeux  ,  et  leurs  aïeux 
de  leurs  ancêtres.  Aussi,  toutes  les  questions  que  je  fis,  relati- 
vement à  Carthée,  furent-elles  parfaitement  inutiles.  Il  est  vrai 
de  dire  que  j'interrogeais  en  italien  ,  et  que  mou  guide  me  ré- 
pondait en  romaïque;  aussi ,  ne  pus-je  pas  tirer  de  lui  autre 
chose  ,  quelques  débris  que  je  lui  indiquasse,  que  le  mot  polis. 
Vers  les  six  heures,  je  quittai  la  ville  morte  pour  reprendre  le 
chemin  de  la  ville  vivante.  La  soirée  était  délicieuse,  et  les 
derniers  rayons  du  soleil  donnant  à  l'atmosphère  cette  limpidité 
qui  précède  le  crépuscule  ,  j'apercevais  jusqu'aux  moindres  dé- 
tails du  rocher  de  Gyaros  et  de  l'ile  d'Andros ,  tandis  que,  de- 
vant moi,  le  mont  Sainl-Élie  ,  formait  un  immense  rideau  de 
verdure  et  de  roches  qui  se  détachait,  en  vigueur  et  au  premier 
plan  ,  sur  deux  lointains  magniiiques  ,  Négrepont  avec  ses 
10  23 


262  REVUE  DE  PARIS. 

niouts  violâtres,  et  le  golfe  Saronicjue  avec  ses  eaux  bleues. 
Enfin,  je  tournai  la  base  du  mont,  et  j'arrivai  à  temps  pour 
voir  le  soleil  se  coucher  derrière  la  chaîne  du  Parnasse. 

Constantin  et  Fortunalo  m'attendaient  pour  souper.  En 
voyant  ce  dont  se  composait  le  repas,  et  en  sondant  l'appélit 
que  ma  course  m'avait  donné,  je  regrettai  jusqu'aux  entrailles 
de  saumon  ,  et  jusqu'aux  sèches  à  l'ail  que  j'avais  dédaignées  le 
malin  ;  les  castaneœ  molles,  du  berger  de  Virgile,  en  faisaient 
le  plat  le  plus  substantiel  ;  le  reste  du  service  se  composait  de 
lait  caillé  et  de  fruits.  Heureusement  que  mes  deux  convives; 
sobres  comme  des  Orientaux  ,  mangèrent  fort  peu  ,  ce  qui  me 
permit  de  me  venger  de  la  qualité  sur  la  quantité.  Après  ce  rei)as 
fout  bucolique  nous  prîmes  une  tasse  de  café  et  fumâmes  quel- 
ques pipes  ;  puis  ,  Constantin  se  levant  me  laissa  maitre  de  me 
retirer  chez  moi. 

Je  profitai  de  la  permission  ;  j'avais  hâte  de  voir  si  rien  n'é- 
tait changé  aux  jalousies  de  mes  voisines  ,  et  la  lune  était  si 
belle,  que  l'examen  n'était  guère  plus  difficile  qu'en  plein  jour; 
mais  j'eus  beau  regarder  ,  je  les  vis  parfaitement  closes.  Alors, 
je  résolus  de  faire  le  tour  des  murailles ,  pour  m'assurer  s'il  n'y 
avait  pas  quelque  autre  entrée,  et  je  descendis  dans  la  première 
cour.  J'eus  un  instant  la  crainte  que  nous  ne  fussions  soumis  à  la 
discipline  des  villes  de  guerre ,  et  que .  passé  huit  heures ,  nos 
portes  ne  se  fermassent;  je  me  trompais,  le  passage  était  libre 
toute  la  nuit  ;  j'en  profitais  pour  mettre  mou  projet  à  exécution. 

Cependant,  si  pressé  que  je  fusse  de  procéder  à  mon  investi- 
galion,  je  ne  pusm'empêcher  de  m'arrêter  un  instant  devant  le 
paysage  ravissant  que  j'avais  sous  les  yeux,  et  auquel  la  nuit 
donnait  un  caractère  de  grandeur  plus  merveilleux  encore.  Au- 
dessous  de  moi ,  était  la  ville  et  le  port  ;  puis ,  une  mer  si  calme 
qu'elle  semblait  un  immense  rideau  d'azur  étendu  et  tiré  de  ma- 
nière à  ce  qu'il  ne  fît  pas  un  pli  ;  toutes  les  étoiles  du  ciel  s'y  ré- 
fléchissaient scintillantes  comme  des  flammes  ,  et ,  de  l'autre 
côté  de  cette  nappe,  sur  une  pente  sombre,  qui  semblait  un 
nuage  et  qui  n'était  rien  autre  chose  que  les  côtes  de  l'Attique, 
brûlait  un  feu  immense,  quelque  forêt ,  sans  doute  ,  à  laquelle 
un  pâtre  avait  mis  le  feu  en  préparant  son  souper. 

Je  restai  un  iustant  immobile  devant  cette  étendue,  plus  pro- 
fonde et  plus  mystérieuse  encore ,  grâce  à  la  nuit ,  puis  jecom- 


REVUE  DE  PARIS.  263 

inençai  ma  promenade  autour  du  domaine  de  Constantin  ,  cher- 
chant inutilement  une  porte,  une  ouverture,  une  meurtrière 
qui  pût  servir  de  communication  à  Tceil  ou  à  la  voix ,  entre  l'ex- 
térieur et  l'intérieur  ;  mais  tout  était  hermétiquement  fermé  par 
des  murailles  de  quinze  pieds  de  hauteur.  Je  m'élançai  alors 
sur  la  montagne  ,  pour  voir  si  je  pourrais  découvrir  le  jardin  ; 
mais  la  maison  était  bâtie  de  manière  à  se  trouver  toujours  en- 
tre les  points  dominants  et  le  but  où  les  regards  voulaient  arri- 
ver. Je  rentrai  tristement  dans  ma  chambre,  réduit,  pour  l'a- 
venir ,  à  ce  que  je  pourrais  surprendre  à  travers  les  jalousies 
où  j'avais  déjà  surpris  la  petite  main. 

J'étais  sur  le  point  de  me  jeter  sur  mon  divan  ,  et  d'appeler 
le  sommeil  à  mon  secours  ,  espérant  quun  rêve  me  montrerait 
ce  que  je  ne  pouvais  voir  en  réalité ,  lorsque  des  sons,  que  je 
reconnus  pour  ceux  d'une  guzla ,  parvirent  jusqu'à  moi ,  mais 
si  sourds  et  si  étouffés,  qu'il  me  fut  impossible,  d'abord  ,  de  de- 
viner de  quel  point  ils  s'élevaient.  J'ouvris  successivement  la 
porte  de  mon  escalier ,  les  fenêtres  qui  donnaient  sur  le  port  et 
celles  qui  plongeaient  sur  la  cour  ,  sans  que  les  sons  parussent 
se  rapprocher  j  enfin  ,  en  m'avançant  vers  la  porte  qui  commu- 
niquait de  mon  appartement  à  celui  de  Constantin, il  me  sembla 
que  les  vibrations  des  cordes  devenaient  plus  sonores.  Je  m'ar- 
rêtai écoutant  :  bientôt,  je  n'eus  plus  de  doute,  les  sons  étaient 
trop  éloignées  pour  venir  de  la  chambre  voisine  ,  mais ,  certai- 
nement,  ils  venaient  delà  pièce  précédente,  c'est-à-dire  de 
chez  Fortunato.  Maintenant,  était-ce  le  jeune  homme  qui  chan- 
tait,  était-ce  une  des  deux  femmes  que  j'avais  vues?  c'est  ce 
que  je  ne  pouvais  dire ,  les  sons  de  l'instrument  arrivant  seuls 
jusqu'à  moi.  J'essayai  alors  d'ouvrir  la  porte  ,  dont  l'épaisseur 
amortissait  le  bruit ,  mais  la  chose  me  fut  impossible ,  elle  était 
fermée  du  côté  de  l'appartement  de  Constantin 

Je  n'en  restai  pas  moins  immobile  ,  retenant  ma  respiration  , 
et  bientôt,  ma  patience  ,  ou  plutôt  ma  curiosité,  fut  récompen- 
sée ;  la  porte  qui  conduisait  de  chez  Fortunato  chezConstantin,  et 
qui  était  parallèle  à  la  mienne,  s'ouvrit  un  instant, et  les  sons  ar- 
rivèrent alors  jusqu'à  moi,  plus  clairs  et  plus  distincts,  accompa- 
gnés, d'une  voix,  qu'à  sa  douceur,  on  nepouvait  méconnaître  pour 
celle  d'une  femme.  J'eusse  pu  comprendre  les  paroles  ,  tant  elles 
me  semblaient  bien  accentuées  ,  si  elles  n'eussent  appartenu  à  la 


264  REVUE  DE  PARIS. 

langue  roma'ùiue  ,  il  me  parut,  au  reste  ,  que  ce  devait  être  une 
(le  CCS  Icijentles  populaires  dans  lesquelles  la  Grèce  moderne 
cherchait  la  consolation  par  le  souvenir  et  l'espérance,  car  ce 
n'était  j>as  la  première  fois  que  j'entendais  ce  chaut.  Souvent, 
nos  lameurs  avaient  laissé  tomber  ,  jtendant  la  nuit ,  quelques- 
unes  des  notes  plaintives  que  je  reconnaissais  alors ,  comme  on 
reconnaît  au  Vatican  ou  au  palais  Pitti  une  belle  tête  de  Raphaël 
ou  du  Guide,  dont  on  a  vu  une  mauvaise  gravure  clouée  au 
mur  de  quelque  cabaret. 

Au  reste ,  l'audition  ne  fut  pas  longue ,  la  porte  qui  avait 
laissé  entrer  la  sauvage  et  plaintive  harmonie  de  l'instrument 
dalmate,  se  referma  ,  et  je  n'entendis  plus  que  ces  notes  sour- 
des et  étouffées  qui  m'avaient  frappé  d'abord  et  qui,  bientôt, 
s'éteignirent  tout  à  fait.  J'en  conclus  que  la  chanteuse,  qui 
était  venue  chez  Fortunato  pendant  mon  excursion  autour  des 
murailles,  allait  rentrer  chez  elle.  Je  quittai  donc  ma  porte 
pour  ma  fenêtre  ,  et ,  un  instant  après  je  vis  ,  effectivement , 
passer  deux  femmes  blanches  et  voilées  comme  des  ombres 
derrière  lesquelles  se  referma  la  porte  du  pavillon. 

XXVI. 

Le  lendemain  je  trouvai  ma  porte  de  communication  ouverte, 
et  à  l'heure  du  déjeuner,  je  passai  sans  obstacle  de  chez  Con- 
stantin chez  Fortunato.  La  première  chose  qui  me  frappa 
comme  ornement  nouveau  fut ,  au  milieu  des  yatagans  et  des 
pistolets,  la  guzla  dont  la  veille  j'avais  entendu  les  sons.  Je 
demandai  alors  à  Fortunato  ,  d'un  air  indifférent,  si  c'était  lui 
qui  jouait  de  cet  instrument ,  et  il  me  répondit  que  la  guzla 
était  aux  Grecs  ce  que  la  guitare  est  aux  Espagnols  ,  c'est-à-dire 
que ,  plus  ou  moins  fort ,  chacun  en  savait  assez  pour  s'accom- 
pagner. Comme  j'étais  bon  musicien  et  que  le  doigté  de  la  guzla 
est  à  peu  près  celui  de  la  viole  et  de  la  mandoline ,  je  la  détachai 
de  la  mui  aille,  et  à  mon  tour  j'en  lirai  quelques  accords.  Fana- 
tiques de  la  musique  ,  comme  tous  les  peuples  primitifs  ou  qui 
ont  retrempé  leur  civilisation  dans  une  barbarie  nouvelle, 
Constantin  et  Fortunato  m'écoutaient  avec  délices;  moi-même 
je  trouvais  un  i)laisir  étrange  et  infini  à  faire  parler  îi  mon  tour 


REVUE  DE  PARIS.  265 

celle  giizla  qui,  la  veille ,  m'avait  envoyé  des  sons  si  doux.  lime 
semblait  qu'il  était  demeuré  en  elle  un  reste  de  mélodie  de  la 
veille  ,  et  que  c'était  cette  mélodie  que  je  réveillais  ;  ma  main 
touchait  les  mêmes  cordes  que  j'avais  entendues  vibrer  si  douce- 
ment sous  une  autre  main,  et  il  fut  un  moment  où  ,  après  quel- 
ques mesures  d'étude  ,  l'air  entier  qui  m'avait  frappé  la  veille  , 
me  revint  si  complètement,  que  j'aurais  pu,  moins  les  paroles, 
l'exécuter  à  mon  tour.  Mais  c'eût  été  me  dénoncer  moi-même, 
et  au  lieu  de  cet  air  ,  que  je  renvoyai  dormir  au  fond  de  mon 
cœur ,  je  chantai  le  Pria  che  spimti,  de  Cimarosa  ,  qui  me  re- 
vint à  la  mémoire. 

Soit  que  je  chantasse  avec  une  méthode  inconnue  de  mes  naïfs 
admirateurs,  soit  que,  grâce  à  la  disposition  exaltée  où  se  trou- 
vait mon  esprit,  ma  voix  eût  effectivement  pris  de  l'âme,  mon 
succès  fut  complet,  et  je  crus  même  m'apercevoir  qu'il  ne  se 
bornait  pas  à  mes  auditeurs  visibles  ,  mais  s'étendait  jusqu'aux 
habitantes  du  pavillon,  dont  il  me  sembla  voir  remuer  les 
jalousies.  Aussi,  après  le  déjeuner,  demandai-je  à  Constantin  la 
permission  d'emporter  l'instrument  dans  ma  chambre,  ce  qui 
me  fut  accordé  sans  difficulté  aucune.  Cependant  je  me  gardai 
de  m'en  servir  à  l'instant  même  ;  ce  que  je  craignais  avant  tout, 
c'était  d'éveiller  les  soupçons  de  mes  hôtes,  qui  pouvaient,  sous 
un  prétexte  quelconque,  ou  même  sans  prétexte,  me  faire  chan- 
ger d'appartement.  Je  me  serais  vu  privé  ainsi  de  la  seule  chance 
que  j'eusse  de  satisfaire  un  désir  que  je  ne  pouvais  regarder 
encore  que  comme  de  la  curiosité  ;  et  qui,  cependant,  je  ne 
savais  pourquoi,  éveillait  déjà  en  moi  toute  la  préoccupation 
d'un  sentiment  plus  tendre.  Je  me  décidai  donc  à  faire,  comme 
la  veille  ,  une  nouvelle  course  dans  l'île  ;  et  comme  ,  sous  ce 
rapport,  Constantin  m'avait  donné  liberté  entière,  je  descendis 
et  demandai  un  cheval. 

On  m'en  amena  un  autre  que  celui  de  la  veille ,  plus  léger  et 
plus  fin  à  ce  qu'il  me  parut.  Du  moment  où  je  le  vis,  je  fus  con- 
vaincu, je  ne  sais  pourquoi,  que  c'était  celui  de  la  petite  main. 
Ne  sachant  pas  son  nom  ,  c'était  sous  celui-là  que  je  désignais 
dans  mon  esprit  la  jeune  fille  aux  tourterelles  ;  car  c'était  sur 
elle  que  s'arrêtait  toujours  ma  pensée,  je  ne  songeais  pas  même 
à  la  seconde  femme  qui  l'accompagnait.  Ce  sentiment  fit  que  je 
voulus  d'abord  avoir  pour  la  charmante  petite  bête  que  l'on 

23. 


266  REVUE  DE  PARIS. 

m'amenait,  tous  les  égards  que  je  crus  devoir  ù  la  monture  de 
celle  qui  ne  m'était  apparue  qu'un  instant,  et  qui  ,  comme  la 
mère  d'Éiiée,  m'avait,  par  sa  seule  démarche,  révélé  sa  divinité. 
Mais  je  m'aperçus  bientôt  qu'insensible  à  ces  égards,  elle  pre- 
nait ma  délicatesse  pour  de  l'inexpérience,  de  sorte  qu'il  me 
fallut  recourir  au  fouet  et  aux  éperons,  comme  j'aurais  fait 
pour  un  cheval  de  manège,  afin  de  lui  faire  comprendre  qu'elle 
se  trompait  grossièrement.  Au  reste,  elle  n'avait  pas  fait  trois 
fois  le  lour  de  la  cour  qu'elle  était  complètement  revenue  de 
son  erreur,  ce  dont  elle  me  donna  la  preuve  par  une  docilité  qui 
ne  pouvait  émaner  que  d'une  profonde  conviction. 

Celte  fois,  je  ne  pris  ni  guide  ni  escorte.  Je  sortis  de  la  mai- 
son, et  je  laissai  Pretly  (c'est  le  nom  que  j'avais  donné  à  ma 
monture  )  suivre  le  chemin  qu'elle  voulait ,  convaincu  qu'elle 
me  conduirait  dans  quelque  site  charmant,  où  sa  maîtresse  avait 
l'habitude  d'aller.  Je  ne  me  trompais  pas  :  elle  prit  dans  la 
montagne  un  petit  sentier ,  qui  déboucha  bientôt  dans  une  val- 
lée délicieuse,  au  fond  de  laquelle  roulait  un  torrent,  tout 
ombragé  de  grenadiers  et  de  lauriers  roses.  Les  deux  versants 
étaient  couverts  de  mûriers,  d'orangers  et  de  vignes  sauvages, 
el  les  chemins,  bordés  d'une  délicieuse  plante  à  fleurs  purpuri- 
nes ,  nommée  alhagi  par  les  anciens  botanistes,  et  dont  je 
croyais  la  Perse  la  seule  pairie.  Quant  aiix  rochers  qui,  de  temps 
en  temps,  perçaient  de  leur  front  nu  ce  riche  tapis  de  verdure, 
ils  appartenaient  tous  aux  plus  riches  variétés  de  la  géologie  : 
c'étaient  du  mica  nacré ,  du  feldspath  blanc  ou  rose,  de  l'am- 
phihole  vert,  ou  de  magnifiques  échantillons  d'euphotide.  Au 
milieu  de  tout  cela  serpentaient  des  filons  de  fer,  probablement 
pareil  à  celui  que  les  anciens  exploitaient  à  Syros  et  à  Ghyoura. 
Cette  route  conduisait  à  une  grotte,  naturellement  taillée  dans 
la  montagne,  el  toute  tapissée  d'herbes  et  de  mousse.  Je  pensai 
que  c'était  le  terme  habituel  de  la  course,  car  Pretly  s'arrêta 
toute  seule.  Je  descendis  et  voulus  l'attacher  à  un  arbre;  mais 
je  m'aperçus  bientôt ,  à  la  magnifi(iue  défense  qu'elle  faisait, 
qu'elle  était  habituée  à  paître  en  liberté.  Je  lui  ôtai  son  frein, 
et  j'entrai  dans  la  grotte.  Un  livre  y  avait  été  oublié  ;  je  l'ou- 
vris :  c'était  les  Sépulcres  d'Ugo  Foscolo. 

Je  ne  puis  exprimer  le  plaisir  que  me  fil  celte  trouvaille.  Ce 
livre,  qui  venait  de  paraître  il  y  avait  (pielque  temps  à  Venise, 


REVUE  DE  PARIS.  2G7 

appartenait  sans  doute  à  ma  voisine;  donc  elle  savait  l'Italien, 
et  quand  je  pourrais  la  voir,  si  je  la  voyais  jamais,  nous  aurions 
une  langue  commune  dans  laquelle  nous  pourrions  nous  enten- 
dre. Au  reste,  /  Sepolcri  était  un  livre  national  pour  tout 
Grec,  l'auteur  étant  de  Corfou,  et  les  regrets  que  sa  muse  fait 
entendre  sur  les  monuments  pouvaient  aussi  bien  s'appliquer  à 
l'abaissement  grec  qu'à  la  décadence  italienne. 

Je  restai  une  heure  dans  la  grotte,  tantôt  lisant  quelques 
lignes  de  celte  poésie  passionnée,  tantôt  fixant  les  yeux  sur  une 
échappée  par  laquelle  on  distinguait  la  mer ,  pareille  à  un  lac 
d'azur  tout  pointillé  de  voiles  blanches  ,  tantôt  enfin  jetant  les 
regards  sur  un  pâtre  qui,  appuyé  sur  un  bâton  recourbé,  et 
drapé  comme  un  berger  antique ,  faisait  paître  son  troupeau 
sur  le  versant  de  la  colline  opposée.  Mais  quelque  idée  qui  vou- 
lût fixer  mon  esprit,  ou  quelque  objet  qui  attirât  mes  yeux  ,  il 
y  avait  toujours  au  fond  de  ma  pensée,  ou  au  delà  de  l'horizon, 
quelque  chose  de  vague  et  d'indéfini  qui  ramenait  ma  rêverie 
vers  cette  petite  main  que  j'avais  vue  passer  sous  la  jalousie. 

Enfin,  je  cachai  le  livre  dans  ma  poitrine,  et  je  rappelai  Pretly 
d'un  coup  de  siflElet,  ainsi  que  j'avais  vu  faire  à  son  palefrenier. 
Reconnaissante  sans  doute  de  la  confiance  que  je  lui  avais  mon- 
trée, elle  revint  aussitôt  tendre  sa  bouche  à  la  bride;  deux 
heures  après  elle  était  réinstallée  à  l'écurie,  et  moi,  je  me  trou- 
vais debout  devant  ma  fenêtre  oîi,  à  part  le  temps  du  dîner  qui 
me  parut  liorriblemeut  long,  je  restai  jusqu'au  soir,  sans  qu'au- 
cun signe  direct  ou  indirect  m'annonçât  le  moins  du  monde  la 
présence  de  ma  voisine. 

Le  soir,  j'entendis  dans  la  chambre  de  Fortunato  les  mêmes 
accords  que  la  veille.  J'avais,  dans  mon  impatience,  quitté  un 
instant  ma  fenêtre  pour  essayer  de  lire  quelques  vers ,  et  sans 
doute  en  ce  moment  mes  deux  voisines  avaient  traversé  la  cour. 
Je  retournai  à  mon  poste,  me  promettant  de  ne  plus  le  quitter. 
En  effet,  à  la  même  heure  que  la  veille,  je  les  vis  sortir  de  nou- 
veau, toujours  voilées  et  mystérieuses  ;  cependant  il  me  sembla 
que  1  une  d'elles,  la  plus  petite,  avait  deux  fois  tourné  la  tête  de 
mon  côté. 

Le  lendemain  ,  je  descendis  au  village,  que  je  ne  connaissais 
que  pour  l'avoir  traversé  le  jour  de  mon  arrivée.  J'entrai  chez 
un  marchand,  et,  pour  lier  conversation  avec  lui,  j'achetai  une 


268  REVUE  DE  PARIS. 

pièce  de  soie.  Comme  il  pai-lail  la  langui;  Iraiiqiie,  (jin  est  une 
«spôce  de  i)alois  italien,  j'en  profilai  pour  lui  demander  quelles 
étaient  les  femmes  qui  habitaient  le  pavillon  isolé  de  la  maison 
de  Constantin.  11  me  dit  que  c'étaient  ses  deux  lilles.  Je  deman- 
dai leurs  noms  :  l'aînée  s'appelait  Stéphana  ,  et  la  cadette 
Fatinilza  ;  l'ainée  était  la  plus  grande,  et  la  cadette  la  plus 
petite.  Ainsi,  c'était  Fatinitza  qui  s'était  retournée  deux  fois 
pour  me  regarder.  J'en  fus  bien  aise  ;  il  y  avait  quelque  cbose 
d'étrangement  doux  dans  ce  nom,  et  qui  me  faisait  plaisir  îi 
répéter. 

Le  marchand  ajouta  que  l'une  des  deux  sœurs  allait  se  marier. 
Je  lui  demandai  avec  anxiété  laquelle;  mais  là  s'arrêtaient  les 
renseignements  qu'il  pouvait  me  donner;  tout  ce  qu'il  avait  à 
me  dire,  c'est  que  le  futur  était  le  fils  d'un  riche  marchand  de 
soie,  son  confrère,  et  s'appelait  Christo  Panayoti.  Celle  des  deux 
sœurs  qu'il  devait  épouser,  il  ne  le  savait  pas,  et  il  était  proba- 
ble que  le  fiancé  ne  le  savait  pas  plus  que  lui-même.  Je  lui  de- 
mandai l'explication  de  cette  ignorance  qui  me  semblait  au 
moins  bizarre  de  la  part  de  celui  qui  me  paraissait  si  fort  inté- 
ressé dans  l'affaire,  et  le  marchand  m'apprit  alors  que  rarement 
un  Turc  ou  un  Grec  a  vu,  avant  le  jour  de  ses  noces,  la  femme 
qu'il  doit  épouser.  Il  s'en  rapporte  ordinairement,  pour  cela  ,  à 
des  matrones  qui ,  ayant  connu  la  jeune  fille  chez  ses  parents 
ou  au  bain,  lui  répondent  de  sa  beauté  et  de  sa  sagesse.  Or 
Christo  Panayoti  s'était  conformé  à  l'usage,  et,  sachant  que 
Constantin  avait  deux  filles,  jeunes,  sages  et  belles,  il  avait 
demandé  l'une  de  ces  jeunes  filles ,  laissant  aux  parents  le  soin 
de  désigner  laquelle,  la  chose  lui  étant  parfaitement  égale ,  à 
lui  qui  ne  connaissait  ni  l'une  ni  l'autre. 

Cette  explication  n'était  point  de  nature  à  me  rassurer,  car 
Constantin  pouvait  aussi  bien  accordera  Christo  sa  fille  cadette 
que  sa  fille  aînée,  les  droits  de  l'âge  n'étant  aucunement  recon- 
nus en  Orient  ;  et  je  sentais,  chose  bizarre,  que,  si  Fatinitza  se 
mariait,  j'en  serais  inconsolable.  Cela  pourra  sembler  absurde; 
car,  moi  non  plus,  je  n'avais  pas  vu  son  visage,  et  elle,  de  son 
côté,  ignorait  même  peut-être  que  j'existasse.  Mais  cela  était 
ainsi  :  j'étais  jaloux  comme  si  j'eusse  été  amoureux. 

Je  n'avais  pas  autre  chose  à  demander  au  marchand  ;  je  payai 
donc  et  sortis.  Une  jolie  petite  fille  ,  de  douze  A  quatorze  ans , 


REVUE  DE  PARIS.  269 

qui  avait  rcgaiùé  d'un  œil  d'envie  Ions  les  IrésoiS  du  magasin, 
me  suivit,  les  yeux  fixés,  avec  un  désir  sauvage  ci  une  curiosité 
naïve,  sur  la  pièce  de  soie  que  j'emportais,  répétant,  dans  !a 
langue  franque  qu'elle  m'avait  eiiteniiu  parler,  bella,  balla , 
bellissinia.  11  me  vint  l'envie  de  rendre  celte  enfant  bien  heu- 
reuse. Je  ne  savais  que  faire  de  mou  ballot  ;  je  lui  demandai  si 
elle  le  voulait.  Elle  sourit  avec  un  air  de  doute,  en  secouant  la 
tète,  et  en  me  montrant  deux  rangées  de  perles.  Je  lui  mis  l'é- 
toffe sur  les  bras,  et  je  remontai  à  la  maison  de  Constantin,  la 
laissant  immobile  et  muette,  ne  sachant  si  c'était  un  rêve  ou  une 
réalité. 

Ce  soir-là  je  n'entendis  point  la  guzla  ;  Fortunato  s'était  senti 
assez  bien  pour  descendre,  et  ce  ne  furent  pas  Sléphana  et 
Fatinilza  qui  vinrent  chez  leur  frère,  mais  Constantin  et  Fortu- 
nato qui  allèrent  chez  elles.  Je  les  vis  traverser  la  cour,  et  je 
compris  qu'à  compter  de  ce  soir-là  le  dernier  bonheur  qui  me 
restait,  c'est-à-dire  de  voir  passer  mes  deux  voisines  ,  m'était 
enlevé.  11  était  évident  que  contre  les  habitudes  des  femmes 
grecques  elles  n'étaient  sorties  de  leur  gynécée  que  parce  que 
Fortunato  ne  pouvait  pas  les  y  aller  visiter,  mais  que,  du  mo- 
ment oii  il  était  guéri,  il  n'y  avait  plus  de  nécessité  qu'elles  com- 
missent une  pareille  infraction  aux  usages  reçus,  tant  qu'il  y 
aurait  un  étranger  dans  leur  maison. 

Le  lendemain  se  passa  sans  amener  rien  de  nouveau.  Je  de- 
meurai une  partie  de  la  journée  à  ma  jalousie  sans  voir  autre 
chose  que  les  colombes  qui  voltigeaient  dans  la  cour.  Je  semai 
du  blé,  et  j'émietlai  du  pain  sur  le  rebord  de  ma  fenêtre.  Voyant 
ma  bonne  intention  pour  elles,  elles  vinrent  s'y  reposer;  mais, 
au  premier  mouvement  que  je  fis  pour  les  prendre  ,  elles  s'en- 
volèrent, et  de  la  journée  ne  s'en  approchèrent  plus. 

Les  jours  suivants  s'écoulèrent  vides  de  tout  événement. 
Constantin  et  Fortunato  me  traitaient  l'un  comme  un  tîls,  l'au- 
tre comme  un  frère  ,  mais  ils  ne  me  parlaient  aucunement  du 
reste  de  leur  famille.  Un  beau  jeune  homme,  vêtu  d'un  su- 
perbe costume ,  était  venu  les  voir  deux  ou  trois  fois;  je  de- 
mandai son  nom,  et  j'appris  que  c'était  Christo  Panayoli. 

J'avais  épuisé  tous  les  moyens  pour  entrevoir  même  le  bout 
du  voile  de  Fatinitza  ,  et  aucun  ne  m'avait  réussi  ;  j'étais  re- 
descendu au  village  pour  interroger  mon  marchand  ,  il  ne  sa- 


270  REVUE  DE  PARIS. 

vait  lien  de  nouveau.  J'avais  rencontré  ma  jeune  Grecque  ,  qui 
se  promenait  ori<îueilleusement  dans  les  rues  de  Zéa  ,  vêtue  de 
la  robe  dont  je  lui  avais  fait  cadeau;  je  changeai  une  guinée 
contre  des  sequins  de  Venise ,  et  lui  en  donnai  deux  pour  com- 
pléter sa  parure.  Elle  y  perça  aussitôt  un  petit  trou  ,  et  les  at- 
tacha ,  de  chaque  côté  de  ses  tempes ,  aux  cheveux  qui  tom- 
baient en  nattes  sur  ses  épaules.  Puis ,  enfin ,  j'étais  revenu 
comme  toujours  à  ma  fenêtre  ,  et  comme  toujours  celle  de  ma 
voisine  était  restée  hermétiquement  fermée. 

Je  désespérais,  lorsqu'un  sou*  Constantin  entra  dans  ma 
chambre,  et  me  dit,  sans  autre  préparation,  qu'une  de  ses 
filles  étant  malade,  il  me  conduirait  auprès  d'elle  le  lendemain. 
Heureusement  nous  étions  sans  lumière ,  et  je  pus  lui  cacher 
ce  qui  se  passa  en  moi  lorsqu'il  m'annonça  cette  nouvelle  ines- 
pérée. Je  fis  un  effort  sur  moi-même  afin  de  maîtriser  ma  voix, 
et  je  lui  répondis  ,  d'un  ton  où  il  était  difficile  de  démêler  autre 
chose  que  l'intérêt ,  que  j'étais  à  ses  ordres  pour  l'heure  qui 
lui  conviendrait.  Je  lui  demandai  s'il  pensait  la  maladie  dan- 
gereuse ,  mais  il  me  répondit  qu'il  y  voyait  seulement  une  in- 
disposition. 

Je  ne  fermai  pas  l'œil  de  la  nuit;  vingt  fois  j'allai  de  mon 
divan  à  ma  fenêtre  pourvoir  si  le  jour  paraissait ,  et  vingt  fois 
je  revins  de  ma  fenêtre  à  mon  divan  ,  cherchant  vainement  le 
sommeil ,  qu'écartait  toujours  mon  agitation.  Enfin  les  pre- 
miers rayons  du  soleil  glissèrent  à  travers  les  roseaux  de  ma 
jalousie  ;  ce  jour  bienheureux  était  venu. 

Je  me  mis  à  ma  toilette;  elle  était  toujours  simple  et  ordi- 
nairement rapide  :  elle  se  bornait  aux  deux  habits  que  m'avait 
vendus  Jacob.  Je  tirai  le  plus  beau  ,  qui  était  un  costume  alba- 
nais ,  de  drap  violet  avec  des  broderies  d'argent  ;  un  instant 
j'hésitai  entre  le  turban  de  mousseline  blanche  qui  encadre  la 
figure  en  passant  sous  le  menton,  et  la  calotte  rouge  au  long 
gland  de  soie  pendant  ;  mais  comme  j'avais  d'assez  beaux  che- 
veux blonds  qui  ondulaient  naturellement ,  je  me  décidai  pour 
la  cilotte  rouge.  Cependant,  il  faut  l'avouer,  ce  ne  fut  qu'après 
une  délibération  intérieure  qui  eût  fait  honneur  à  une  coquette. 
A  huit  heures,  Constantin  vint  me  prendre.  Il  y  en  avait  trois 
que  je  l'attendais. 

Je  le  suivis  le  visage  calme  ,  mais  le  cœur  bondissant.  Nous 


REVUE  DE  PARIS.  271 

descendîmes  par  l'escalier  du  maître  ,  et  nous  traversâmes  cette 
cour  où  tant  de  fois  mes  regards  avaient  si  avidement  plongé. 
En  entrant  sous  la  porte  du  pavillon ,  je  sentis  les  jambes  qui 
me  manquaient.  En  ce  moment  Constantin  se  retourna  de  mou 
côté;  la  crainte  qu'il  ne  s'aperçût  de  mon  trouble  me  rendit 
tout  mon  empire  sur  moi-même,  et  je  montai  derrière  lui  un 
escalier  couvert  de  tapis  de  Turquie  dans  lesquels  les  pieds  en- 
traient comme  dans  de  la  mousse ,  et  qui  était  déjà  tout  par- 
fumé d'une  tiède  odeur  de  rose  et  de  benjoin. 

Nous  entrâmes  dans  une  première  chambre  où  Constantin 
me  laissa  seul  un  instant.  Elle  était  entièrement  meublée  à  la 
turque,  avec  un  plafond  ciselé  et  peint  de  couleurs  vives,  re- 
présentant des  dessins  dans  le  goût  bysantin.  Tout  le  long  du 
mur  ,  peint  en  blanc  ,  s'enroulaient  de  capricieuses  arabesques 
représentant  des  fleurs ,  des  poissons ,  des  kiosques  ,  des  oi- 
seaux ,  des  papillons  ,  des  fruits  ,  le  tout  entrelacé  avec  un  goût 
et  une  fantaisie  admirables.  Un  divan  de  satin  lilas ,  à  fleurs 
d'argent,  régnait  tout  autour  de  la  salle,  interrompu  seule- 
ment par  les  portes,  et  des  cousins  de  la  même  étoffe  étaient 
empilés  aux  angles  ou  jetés  çà  et  là.  Au  milieu  de  la  chambre 
se  découpait  circulairement  un  petit  bassin  ,  où  reluisaient , 
sous  un  jet  d'eau  plein  de  fraîcheur  et  de  murmure ,  des  pois- 
sons de  l'Inde  et  de  la  Chine  ,  aux  écailles  d'or  et  d'azur ,  et  où 
venaient  boire  en  roucoulant  deux  petites  colombes  d'un  gris- 
rose  si  tendre  et  si  nacré  ,  que  Vénus  n'en  eut  jamais  de  pa- 
reilles dans  son  île  de  Paphos  ou  de  Gythère.  Dans  un  coin  , 
brûlaient,  sur  un  trépied  de  forme  antique  ,  du  bois  d'aloèset  de 
l'essence  de  jasmin  ,  dont  la  vapeur  la  plus  lourde  s'échappait 
par  la  fenêtre  ouverte ,  tandis  que  la  chambre  n'en  gardait  que 
l'arôme  le  plus  fin.  Je  m'approchai  de  la  jalousie,  elle  donnait 
juste  devant  ma  fenêtre,  et  c'était  par  celle-là  même  que  j'a- 
vais vu  passer  cette  petite  main  qui  depuis  ce  jour  m'avait  rendu 
fou. 

En  ce  moment  Constantin  rentra  ,  me  demandant  pardon  de 
m'avoir  fait  attendre,  et  rejetant  celasur  l'esprit  capricieux  des 
femmes.  Fatinitza  ,  qui  avait  la  veille  ,  et  après  trois  jours  de 
souffrance ,  consenti  à  me  voir  ,  avait  fait  au  moment  même 
mille  difficultés  pour  me  laisser  entrer;  enfin  elle  y  consentait. 
Je  prutitai  de  la  permission .  et  de  peur  qu'elle  ne  aie  fût  retirée , 


272  BEVUE  DE  PARIS. 

je  priai  Constantin  de  me  montrer  le  chemin  j  il  me  précéda  ,  je 
le  suivis. 

Je  ne  ferai  pas  la  descripfion  de  cette  seconde  chambre  ,  un 
seul  objet  fixa  mes  j'eux  :  c'était  la  jeune  malade  que  je  venais 
visiter  et  que  je  reconnus  à  l'instant  même  pour  Fatinilza.  Elle 
était  couchée  sur  des  coussins  de  soie  ,  renversant  sa  tête 
contre  le  divan  placé  derrière  elle  ,  comme  si  elle  n'eût  pas  eu 
la  force  de  la  porter  ;  je  restai  debout  à  la  porte  ,  et  son  père 
s'approcha  encore  une  fois  d'elle  pour  lui  dire  quelques  mots  en 
romaïque  ,  de  sorte  que  pendant  ce  temps  j'eus  tout  le  loisir  de 
l'examiner. 

Elle  avait,  comme  les  femmes  turques,  le  visage  entièrement 
couvert  d'un  petit  voile  de  soie  taillé  en  pointe ,  comme  une 
barbe  de  masque ,  et  tout  brodé ,  par  le  bas,  de  rubis  ;  sa  tête 
était  couverte  d'une  calotte  à  fond  d'or ,  brodée  de  fleurs  de 
couleur  naturelle  ,  d'où  pendait ,  au  lieu  de  la  houppe  de  soie  , 
un  gland  composé  de  mille  perles.  Deux  touffes  de  cheveux  , 
frisées  à  la  manière  de  nos  dames  anglaises ,  descendaient  le 
long  de  ses  joues,  tandis  que  les  cheveux  de  derrière,  tressés 
en  nattes ,  et  recouverts  de  petites  pièces  d'or  superposées  les 
unes  aux  autres  ,  comme  des  écailles  de  poisson  ,  ruisselaient  le 
long  de  ses  épaules  ,  et  tombaient  jusque  sur  ses  genoux.  Son 
cou  était  orné  d'un  collier  de  sequins  de  Venise  ,  réunis  les  uns 
aux  autres  par  de  petits  anneaux  ,  et  au-dessous  du  collier  ,  qui 
ne  descendait  pas  sur  la  poitrine,  mais  serrait  le  cou,  un 
corset  de  soie  dessinait  si  fidèlement  la  forme  des  épaules  et  du 
sein  ,  qu'il  n'en  dérobait  aucun  contour  et  n'en  voilait  aucune 
grâce.  Les  manches  de  ce  corset  étaient  ouvertes ,  au-dessous  du 
coude,  avec  des  attaches  en  fils  d'or,  d'un  côté,  et  des  boutons 
de  perles  ,  de  l'autre;  ces  manches  laissaient ,  par  leur  ouver- 
ture, voir  un  bras  blanc  et  rond  ,  tout  chargé  de  bracelets  ,  et 
terminé  par  cette  merveilleuse  petite  main,  dont  les  ongles 
étaient  peints  d'une  couleur  cerise  ,  et  qui  tenait  nonchalam- 
ment le  tuyau  d'ambre  d'un  narguilleh.  Une  riche  ceinture  de 
cachemire  ,  plus  haute  derrière  que  devant ,  venait  s'attacher  au 
bas  de  la  poitrine  avec  une  agrafe  de  pierreries,  laissât)!  pa- 
raître, au  creux  de  l'eslomac,  les  plis  transparents  d'une  che- 
mise de  gaze  ,  h  travers  laquelle  on  voyait  le  rose  tendre  de  la 
peau.  Au-dessous  de  l'écharpe  commençait  un  caleçon  de  mous- 


REVUE  DE  PARIS.  275 

seline  des  Indes ,  parsemé  de  petits  bouquets  de  fleurs  d'or , 
flottant  à  grands  plis ,  descendant] usqu'à  la  cheville ,  et  laissant 
sortir ,  comme  d'un  nuage  brodé  ,  deux  petits  pieds  nus  ,  aux 
ongles  peints  en  rouge,  ainsi  que  ceux  des  mains,  et  qu'elle 
ramenait  sous  elle,  comme  déjeunes  cygnes  effrayés  qui  se  ca- 
chent sous  les  ailes  de  leur  mère. 

Je  venais  de  finir  cet  examen  ,  qui  m'avait  prouvé  qu'elle  aussi 
avait  calculé  sa  toilette  pour  laisser  voir  tout  ce  qu'il  ne  lui 
était  pas  défendu  de  cacher,  lorsque  Constantin  me  fit  signe  de 
venir.  En  me  voyant  approcher,  Fatinitza  fit,  pour  se  reculer  , 
un  mouvement  qui  ressemblait  au  frémissement  d'une  gazelle  , 
et  ses  yeux,  la  seule  partie  de  son  visage  que  je  pusse  voir  à 
travers  son  voile  ,  prirent  une  expression  d'inquiète  curiosité  ,  à 
laquelle  la  peinture  noire  de  ses  paupières  donnait  quelque 
chose  de  sauvage.  Je  n'en  approchai  pas  moins,  mais  pas  à 
pas,  et  presqu'en  suppliant. 

—  Qu'avez-vous  donc  ?  lui  demandai-je  en  italien ,  et  où  souf- 
frez-vous? 

—  Je  n'ai  plus  rien  ,  répondit-elle  vivement ,  et  je  ne  souffre 
pas. 

—  Folle  ,  dit  Constantin  ,  voilà  huit  jours  que  tu  te  plains , 
voilà  huit  jours  que  tu  n'es  plus  la  même  ,  que  tout  t'ennuie  , 
tes  colombes  ,  ta  guzla  ,  et  jusqu'à  fa  toilette.  Voyons,  sois  rai- 
sonnable ,  enfant  ;  tu  avais  le  front  lourd. 

—  Oh  !  oui ,  répondit  Fatinitza  comme  rappelée  à  sa  souf- 
france, et  laissant  retomber  sa  tête  sur  le  divan. 

—  Voulez-vous  me  donner  votre  main  ?  lui  deraandai-je. 

—  Ma  main  ?  pourquoi  faire  ? 

—  Pour  que  je  juge  de  votre  maladie. 

—  Jamais,  dit  Fatinitza  retirant  sa  main  à  elle. 

Je  me  retournai  vers  Constantin,  comme  pour  l'appeler  à 
mon  aide. 

—  Ne  vous  étonnez  pas  de  cela,  me  dit-il ,  comme  s'il  eût 
craint  que  les  difficultés  que  faisait  la  malade  ne  me  blessassent  ; 
jamais  une  de  nos  filles  ne  reçoit  chez  elle  un  autre  homme  que 
son  père  et  ses  frères  ;  quand  elle  sort ,  à  pied  ou  à  cheval , 
c'est  toujours  escortée  et  voilée  ,  et  elle  a  l'habitude  de  voir  tous 
ceux  qu'elle  rencontre  détourner  la  tête  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 
passée. 

10  21 


274  REVUE  DE  PARIS. 

~  Mais  moi ,  lui  dis-je  ,  je  ne  suis  pas  entré  ici  comme  un 
homme,  je  suis  enlré  ici  comme  médecin.  Une  fois  guérie,  je 
ne  vous  reverrai  jamais  ,  et  il  faut  vous  guérir  vite. 

—  Et  pourquoi  cela?  demanda-t-elle. 

—  Ne  devez-vous  pas  vous  marier  ? 

—  Ce  n'est  pas  moi ,  c'est  ma  sœur,  dit  vivement  Falinitza. 
Je  respirai  ,  et  une  grande  joie  me  fit  bondir  le  cœur. 

—  N'importe  ,  alors ,  lui  répondis-je  ;  il  faut  vous  guérir  pour 
aller  à  la  noce  de  votre  sœur. 

—  Mais  je  ne  demande  pas  mieux  que  de  me  guérir  ,  dit-elle 
en  soupirant  ;  mais  pourquoi  faut-il  que  je  vous  donne  la 
main? 

^  Pour  que  je  tâte  votre  pouls. 

—  Ne  pouvez-vous  le  tàter  par-dessus  ma  manche  ? 

—  Non  ,  la  soie  assourdirait  trop  les  pulsations- 

—  Cela  ne  fait  rien  ,  dit  Fatinitza  ,  car  il  bat  très-fort. 
Je  souris. 

—  Eh  bien,  dit  Constantin,  voyons  adoptons  un  terme  moyen. 

—  Lequel  ?  demandai-je  ;  je  suis  prêt  à  faire  tout  ce  qui  vous 
conviendra. 

—  Pouvez-vous  à  travers  une  gaze  ? 

—  Parfaitement. 

—  Eh  bien  !  à  travers  une  gaze  ,  alors. 

Et  Constantin  me  présenta  un  voile  de  cette  étoffe  ,  qui  était 
jeté  sur  le  divan  avec  mille  autres  objets  de  toilette.  Je  le  tendis 
à  Fatinitza,  qui  s'en  enveloppa  la  main  ,  et  qui ,  après  quelques 
difiBcullés  ,  me  la  laissa  prendre. 

Nos  deux  mains,  en  se  touchant,  se  communiquèrent  un 
frémissement  étrange  ;  de  sorte  qu'il  eût  été  difficile  de  se  dire 
laquelle  était  la  plus  fiévreuse.  Le  pouls  de  Fatinitza  était  inler- 
raittent  et  agité  ;  mais  ce  pouvait  aussi  bien  être  l'effet  da  l'é- 
motion que  de  la  maladie.  Je  lui  demandai  ce  qu'elle  éprou- 
vait. 

—  Mon  père  vous  l'a  dit ,  me  répondit-elle  ;  j'ai  mal  à  la  tê(e  , 
et  je  ne  dors  plus. 

C'était  absolument  la  maladie  que  j'éprouvais  moi-même  de- 
puis quelques  jours  ,  et  dont ,  maintenant ,  plus  que  jamais  , 
j'étais  décidé  à  ne  pas  guérir.  Je  me  retournai  vers  Constantin. 

—  Eh  bien  !  me  dit-il ,  qu'a-t-elle  ? 


REVUE  DE  PARIS.  275 

—  A  Londres  ou  à  Paris  ,  répondis-je  en  souriant ,  je  répon- 
drais qu'elle  a  des  vapeurs  ,  et  je  traiterais  la  malade  par  l'O- 
péra ,  et  les  eaux  \  à  Céos  ,  où  la  civilisation  est  moins  avancée , 
je  vous  dirai  tout  simplement  que  je  crois  ce  mal  de  tête  causé 
par  le  besoin  d'air  et  de  distraction.  Pourquoi  mademoiselle  ne 
monterait-elle  pas  à  cheval?  Il  y  a  aulour  du  mont  Saint-Élie 
des  vallées  charmantes,  une ,  entre  autres  ,  arrosée  par  un  petit 
ruisseau  ,  et  terminée  par  une  grotte  délicieuse  pour  la  rêverie 
ou  la  lecture.  —  La  connaissez-vous  ?  demandai-je  à  Fati- 
nilza. 

—  Oui ,  c'était  ma  promenade  favorite. 

—  Eh  bien  !  pourquoi  n'y  allez-vous  plus? 

—  Parce  que ,  depuis  mon  retour  ,  dit  Constantin ,  elle  n'a 
pas  voulu  sortir  ,  et  se  tient  constamment  renfermée  ici. 

—  Eh  bien  !  dis-je,  dès  demain  il  faut  sortir. — Alors,  comme 
c'eût  été  donner  une  trop  médiocre  idée  de  la  médecine  que  de 
réduire  l'ordonnance  à  un  traitement  si  simple  ,  j'ordonnai , 
pour  le  soir  ,  un  bain  de  pieds  aussi  brûlant  que  possible.  Puis 
je  me  levai ,  quelque  envie  que  j'eusse  de  rester  encore  ,  et  crai- 
gnant qu'une  plus  longue  visite  ne  parût  suspecte  ,  je  laissai  la 
malade  seule  en  lui  recommandant  l'air  et  la  distraction. 
Comme  je  fermais  la  porte  ,  je  vis  se  soulever  la  tapisserie  en 
face  ;  c'était  Stéphana  ,  qui ,  n'ayant  probablement  point  osé 
assister  à  la  consultation ,  accourait  savoir  comment  elle  s'était 
passée.  Mais  peu  m'importait  Stéphana  ?  toute  ma  curiosité  , 
tout  mon  désir  ,  tout  mon  amour  étaient  pour  sa  sœur. 

Constantin  me  reconduisit  jusque  dans  ma  chambre  pour 
excuser  Fatinitza  ;  Dieu  sait  cependant  si  elle  avait  besoin  d'ex- 
cuse. Celte  crainte  si  inconnue  de  nos  femmes  d'Occident,  au 
lieu  d'être  un  défaut  à  mes  yeux  ,  était  pour  mon  imagination 
un  nouveau  charme.  Cela  avait  donné  à  notre  première  entrevue 
quelque  chose  de  si  étrange  ,  qu'il  me  semblait  que  ,  quelque 
temps  qui  s'écoulât ,  aucun  détail  n'en  sortirait  de  ma  mémoire. 
En  effet ,  aujourd'hui  même  que  plus  de  vingt-cinq  ans  ont 
passé  entre  l'heure  où  j'entrai  dans  cette  chambre  et  celle  où 
j'écris  ,  je  n'ai  qu'a  fermer  les  yeux ,  et  je  la  revois  encore  telle 
qu'elle  était,  couchée  sur  ses  coussins,  avec  son  bonnet  d'or, 
ses  longs  cheveux  écaillés  de  besants  ,  son  collier  de  sequins  , 
son  corset  de  soie,  sa  ceinture  de  cachemire,  ses  pantalons 


276  REVUE  DE  PARIS. 

brodés  ,  puis  ses  mains  si  petites ,  ses  pieds  roses  si  mignons ,  et 
il  me  semble  que  je  n'ai  qu'à  étendre  les  bras  et  que  je  vais  la 
loucher! 

Hélas  !  mon  Dieu  !  le  souvenir  est  quelquefois  un  don  de  votre 
miséricorde ,  mais  plus  souvent  encore  c'est  le  ministre  de  votre 
vengeance  ! 

XXVII. 


II  me  serait  difficile  de  dire  ce  qui  se  passa  en  moi  pendant 
toute  celte  journée.  A  peine  étais-je  rentré  que  les  deux  petites 
colombes  se  glissèrent  sous  leur  jalousie  et  vinrent  voltiger  sur 
ma  fenêtre.  Tout  est  mystérieusement  significatif  dans  un  amour 
naissant;  je  les  regardai  comme  des  messagères  de  Fatinitza, 
et  j'eus  le  cœur  plein  de  joie. 

Après  le  dîner  je  pris  le  poërae  d'Ugo  Foscolo.  Je  descendis  à 
l'écurie  et  sellai  Pretly  moi-même  ;  puis  .  lui  laissant  suivre  le 
sentier  accoutumé  ,  je  m'acheminai  vers  la  grotte  où  Fatinitza 
devait  venir  le  lendemain. 

J'y  restai  une  heure  dans  une  rêverie  délicieuse,  baisant  les 
unes  après  les  autres  les  pages  du  livre  que  ses  doigts  avaient 
touché,  que  ses  yeux  avaient  lu;  il  me  semblait  que,  lorsqu'elle 
le  rouvrirait,  elle  y  retrouverait  la  trace  de  mes  baisers.  Puis  je 
le  laissai  au  même  endroit  où  je  l'avais  trouvé,  marquant  la 
place  où  je  m'étais  arrêté  avec  une  fleur  de  genêt. 

Je  rentrai  vers  le  soir  ,  mais  je  ne  pouvais  rester  enfermé  ; 
j'avais  trop  grand  besoin  d'air.  Je  lis  le  tour  des  murailles  du 
jardin.  Elles  ne  me  parurent  plus  si  hautes  que  la  première 
fois,  et  il  me  sembla  qu'avec  une  échelle  de  corde  il  me  serait 
bien  facile  de  les  franchir.  Je  passai  la  nuit  sans  dormir;  depuis 
(iuelque  temps  c'était  mon  habitude.  Au  reste ,  il  y  a  des  songes 
éveillés  qui  reposent  mieux  que  le  meilleur  sommeil. 

A  huit  heures  Constantin  vint  me  chercher,  comme  la  veille, 
pour  faire  à  Fatinitza  notre  seconde  visite.  Comme  la  veille  il 
me  trouva  prêt  ;  car  je  l'espérais ,  si  je  ne  l'attendais  pas.  Je  le 
suivis  donc  sans  relard,  et  nous  nous  rendîmes  dans  le  pa- 
villon. 

En  ouvrant  la  porte  de  la  chambre  de  Fatinitza ,  je  restai  un 


REVUE  DE  PARIS.  277 

momenl  indécis.  Sa  sœur  Sléphana  était  près  d'elle  ,  et  toutes 
deux  avaient  un  costume  exactement  pareil.  Toutes  deux  étaient 
à  côté  l'une  de  l'autre  ,  sur  des  coussins  ;  et ,  comme  dans  cette 
position  on  ne  pouvait  pas  voir  la  différence  de  la  taille  ,  et  que 
leurs  visages  étaient  voilés  ,  Constantin  lui-même  demeura  in- 
certain. Quant  à  moi ,  j'avais  ,  par  l'ouverture  même  du  masque, 
reconnu  les  yeux  de  Fatinitza  ,  et  j'allai  droit  à  elle  : 

—  Comment  allez-vous  aujourd'hui?  lui  demandai-je. 

—  Mieux ,  me  dit-elle, 

—  Voulez-vous  me  donner  votre  main? 

Elle  me  la  tendit  sans  faire  de  difficulté ,  et  sans  exiger  ni  soie 
ni  gaze.  Je  vis  que  Constantin  s'était  plaint ,  et  que  ses  plaintes 
avaient  produit  un  bon  effet.  Je  ne  trouvai  aucun  changement  ; 
la  main  était  toujours  aussi  frémissante  et  le  pouls  aussi 
actif. 

—  Vous  vous  trouvez  mieux ,  lui  dis-je  ,  et  moi  je  vous  crois 
plus  mal.  J'ordonne  donc  positivement  une  promenade,  une 
course  à  cheval  ;  l'air  de  la  montagne  et  la  fraîcheur  du  bois 
vous  feront  du  bien. 

—  Je  ferai  ce  que  vous  voulez ,  me  répondit-elle  ;  car  mon 
père  m'a  dit  qu'il  vous  avait  transmis  toute  sa  puissance  sur  moi 
tant  que  je  serais  malade. 

—  Et  voilà  pourquoi  vous  essayiez  de  me  tromper  tout  à 
l'heure  en  me  disant  que  vous  vous  trouviez  mieux. 

—  Je  ne  vous  trompais  pas  ;  je  vous  rendais  compte  de  ce  que 
j'éprouvais.  Je  me  sens  mieux  aujourd'hui ,  ma  douleur  de  tête 
s'est  dissipée  ;  je  respire  librement  et  à  pleine  poitrine. 

C'était  justement  ce  que  je  ressentais  moi-même  ,  et  je  com- 
mençais à  croire  que  nos  deux  maladies  avaient  une  grande  res- 
semblance. 

—  Eh  bien  !  lui  dis-je ,  si  vous  vous  trouvez  mieux  ,  il  faut 
continuer  le  même  traitement  jusqu'à  entière  guérison.  En  at- 
tendant ,  repris-je  en  me  retournant  vers  Constantin  avec  un 
air  de  tristesse  qui  contrastait  avec  la  bonne  nouvelle  que  je  lui 
donnais ,  je  crois  pouvoir  vous  répondre  que  la  maladie  n'est  pas 
dangereuse  et  ne  sera  pas  longue. 

Fatinitza  poussa  un  soupir. 
Je  me  levai  pour  me  retirer. 

—  Restez  donc  un  instant  encore  me  dit  Constantin  ;  j'ai  dit  5 

24. 


278  REVUE  DE  PARIS. 

Falinitza  que  vous  étiez  maître  sur  la  guzla  ,  et  elle  désire  vous 
entendre. 

Je  ne  me  le  fis  pas  dire  deux  fois.  Que  m'importait  le  pré- 
texte ;  l'important  pour  moi  était  de  rester  le  plus  longtemps 
possible  près  de  Falinitza.  Je  pris  la  guzla  ,  incrustée  de  nacre 
et  d'or ,  qui  était  pendue  à  la  muraille  ,  et  après  quelques  ac- 
cords pour  me  remettre  en  mémoire  ,  je  me  rappelai  une  chan- 
son sicilienne  que  j'avais  entendu  chanter  par  nos  matelots  de 
la  Belle  Levantine,  et  dont  j'avais  copié  les  paroles  et  noté 
1  air  doux  et  triste.  La  voici ,  mais  traduite  ,  el  ayant  perdu  tout 
son  parfum  original  : 


Le  moment  arrive 
De  quitter  la  rive  ; 
Le  vaisseau  dérive 
Et  fuit  loin  du  bord; 
Mais  la  voile  grise. 
Qui  tombe  indécise. 
Cherche  en  vain  la  brise , 
La  brise  s'endort. 

La  vague  s'efface , 
Aucun  air  ne  passe, 
Ridant  la  surface 
De  l'immense  lac  , 
Et  tandis  qu'à  peine 
La  rame  nous  traîne  , 
Notre  capitaine 
Dort  dans  son  hamac. 

L'équipage'  chante 
Une  chanson  lente 
Dont  ma  voix  tremblante 
Cherche  en  vain  l'accord. 
Car  celle  que  j'aime 
D'un  amour  suprême, 
En  ce  moment  même, 
Est  au  lit  de  mort. 


J'ai  pris  sur  la  plage 


REVUE  DE  PARIS.  279 

Une  fleur  sauvage  ; 
Comme  son  visage  , 
Je  la  vois  pâlir. 
Cest  (jue  loute  plante 
De  sa  lige  absente  , 
Fanée  et  soufiFrante, 
Doit  bientôt  mourir. 

Ainsi  mourra  celle 
Dont  l'amour  fidèle 
Vainement  m'appelle 
La  nuit  et  le  jour. 
Pauvre  fleur  de  grève 
Plus  pâle  qu'un  rêve. 
Qui  n'avait  pour  sève 
Que  mon  seul  amour  ! 

L'émotion  que  j'éprouvais  avait  donné  une  telle  expression  à 
ma  voix ,  qu'au  dernier  couplet ,  Fatinitza  souleva  son  voile 
pour  essuyer  une  larme  ,  et  me  laissa  voir  un  bas  de  visage  rond 
et  velouté  comme  une  pèciie  ;  je  me  levai  alors  pour  me  retirer , 
mais,  au  mouvi::ment  que  je  as  : 

—  Je  le  veux  !  dit  Fatinitza. 

—  Quoi  ?  lui  demandai-je. 

—  Cet  air. 

—  Je  vous  le  noterai. 

—  Les  paroles  aussi. 

—  Je  vous  les  copierai. 

—  Vous  avez  raison  ,  je  crois  que  je  suis  mieux  ,  et  je  suis 
prêle  à  monter  à  cheval. 

Je  m'inclinai  et  nous  sortîmes  ,  Constantin  et  moi. 

—  C'est  une  enfant  capricieuse  et  gâtée ,  me  dit-il ,  qui 
boude  ,  ou  qui  dit  :  je  veux;  sa  pauvre  mère  Ta  gâtée,  et  moi  j'ai 
continué  l'œuvre  de  sa  pauvre  mèrej  vous  voyez  ,  continua-t-il , 
que  je  suis  un  singulier  pirate. 

—  J'avoue,  lui  répondis-je  ,  que  j'avais,  parfois ,  entendu 
parler  de  ces  anomalies  qui  n'existent  que  chez  les  peuples  es- 
claves ,  où  ce  sont  les  caractères  les  plus  puissants  et  les  plus 
généreux  qui  se  mettent  en  dehors  des  lois  ;  mais  je  vous  avoue 
que  je  n'y  croyais  pas. 


280  REVUE  UE  PAKIS. 

—  Oli  !  iî  ne  faiidiail  pas  juger  tous  mes  confrères  d'après 
moi ,  reprit  en  riant  Constantin  j  moi ,  je  n'ai  juré  haine  et  ex- 
termination qu'aux  Turcs.  J'attaque  bien  ,  de  temps  en  temps  , 
quelque  pauvre  bâtiment  qui  me  tombe  sous  la  main  ,  comme 
j'ai  fait  pour  la  Belle  Levantine  ;  mais  c'est  quand  la  campagne 
a  été  mauvaise,  et  que  je  ne  veux  pas  rentrer  les  mains  vides , 
de  peur  que  l'équipage  ne  murmure.  Aussi,  vous  le  voyez  ,  je 
suis  roi  dans  cette  île  ,  et ,  quand  le  jour  marqué  |)ar  ia  pro- 
phétie arrivera  .  il  n'y  a  pas  un  homme  qui  ne  me  suive  oïl  je 
voudrai  le  mener  ,  car  ,  avec  l'aide  de  la  Vierge  ,  les  femmes 
suffiront  pour  garder  la  forteresse, 

—  Et  sans  doute  .  en  ce  cas ,  répondis-je  en  riant ,  vous  leur 
laisserez  pour  généraux  Fatinitza  et  Stéphana. 

—  Ne  riez  pas  ,  me  dit  Constantin  ,  mais  Stéphana  est  une 
Minerve  qui  ,  dans  l'occasion  .  pourrait  bien  revêtir  l'armure  et 
le  casque  de  Pailas.  Quanta  Fatinitza  ,  j'en  ferais  plutôt  le  ca- 
pricieux capitaine  de  quelque  petit  brigantin. 

—  Vous  êtes  un  heureux  père. 

—  Oui ,  me  dit-il  ;  dans  mon  malheur ,  Dieu  m'a  béni.  Aussi, 
quand  je  suis  près  d'elles  et  de  Forfunato  ,  j'oublie  tout ,  et  le 
métier  que  j'exerce  ,  et  les  Turcs  qui  nous  oppriment,  et  l'a- 
venir piomis  et  qui  ne  vient  pas. 

—  Mais  vous  allez  vous  séparer  de  l'une  d'elles  ? 

—  Non  ,  car  Christo  Panayoti  habile  Zéa. 

—  Et  peut-on  ,  sans  indiscrétion  ,  vous  demander  quand  se 
fait  la  noce  ? 

—  Mais ,  dans  huit  ou  dix  jours  ,  je  crois  ;  ce  sera  une  chose 
curieuse  pour  vous  qu'une  noce  grecque. 

—  Y  assisterai-je  donc  ? 

—  N'ètes-vous  pas  de  la  famille? 

—  J'y  suis  entré  par  une  blessure. 

—  Que  vous  avez  refermée  de  la  même  main  qui  l'avait 
faite. 

—  Mais ,  comment  les  femmes  peuvent-elles  assister  au  repas, 
voilées  ? 

—  Oh  !  dans  les  grandes  circonstances  ,  elles  découvrent  leur 
visage  ;  d'ailleurs,  c'est  moins  la  jalousie  (jue  l'habitude  qui  leur 
fait  conserver  ce  voile  :  la  coquetterie  y  trouve  son  compte.  Le 
voile  cache  la  figure  des  laides  ,  (.t  les  jolies  savent  bien,  malgré 


REVUE  DE  PARIS.  281 

lui ,  raonirer  la  leur  quand  elles  le  veulent,  vreiulrez-vous  ù  la 
promenade  avec  nous? 

—  Merci ,  dis-je  ;  n'ai-je  pas  une  commande  ?  Du  caractère 
dont  vous  m'avez  représenté  Falinitza  ,  si  je  ne  lui  copiais  pas  sa 
chanson  à  l'instant  même  ,  elle  m'en  voudrait  à  la  mort,  et  je 
tiens  ,  en  vous  quittant ,  à  ne  pas  laisser  de  sentiments  aussi 
mauvais  dans  votre  famille. 

—  Les  sentiments  que  vous  laisserez  ,  comme  ceux  que  vous 
emporterez ,  seront ,  je  l'espère,  d'excellents  souvenirs  qui  vous 
ramèneront  un  jour ,  peut-être,  dans  notre  pauvre  pays,  s'il 
jette  enfin  son  cri  de  liberté.  La  Grèce  est  un  peu  l'aïeule  de 
toutes  les  nations  ,  et  tous  ceux  qui  ont  un  cœur  filial  doivent 
venir  à  son  aide.  En  attendant,  je  vous  laisse  et  vais  vous  faire 
porter,  de  chez  Fortunalo ,  tout  ce  qu'il  vous  faut  pour  écrire. 
Vous  savez  qu'en  mon  absence  la  maison  est  à  vous. 

Je  saluai  Constantin  et  il  me  laissa  seul. 

Je  courus  aussitôt  à  la  fenêtre,  car  Stéphana  et  Fatinitza  al- 
laient sortir.  J'y  étais  à  peine  depuis  quelques  minutes  ,  que  la 
porte  du  pavillon  s'ouvrit ,  et  que  les  deux  sœurs  traversèrent 
la  cour  ;  ni  l'une  ,  ni  l'autre  ,  ne  leva  la  tête;  Fatinitza  ,  comme 
moi ,  craignait  donc  de  donner  des  soupçons. 

La  merveilleuse  chose  qu'un  amour  qui  naît ,  et  comme  il  a 
des  interprétations  joyeuses  pour  le  même  geste,  qui  désespé- 
rerait un  ancien  amour  !  Fatinitza  n'était  point  malade ,  elle 
avait  employé  ce  moyen  pour  me  voir;  si  je  ne  lui  eusse  inspiré 
que  de  la  curiosité  ,  le  lendemain  elle  eût  été  guérie.  Au  con- 
traire ,  le  lendemain  elle  n'éprouvait  qu'un  mieux  qui  nécessi- 
tait une  troisième  visite;  ainsi,  je  pouvais  espérer  la  revoir 
encore  une  ou  deux  fois  ;  ensuite  viendrait  la  noce  de  Stéphana  ; 
puis ,  après  la  noce  ,  tout  serait  fini.  Mais  il  y  avait  neuf  jours 
jusqu'au  mariage  de  Stéphana,  et,  en  amour,  on  ne  calcule  que 
pour  vingt-quatre  heures. 

On  m'apporta  l'encre,  le  papier  et  les  plumes  ,  et  je  me  mis  à 
copier  la  romance;  pendant  que  je  la  copiais,  je  vis,  devant 
ma  fenêtre  ,  l'ombre  des  ailes  d'une  des  colombes  ;  je  soulevai 
la  jalousie  ,  je  la  maintins  écartée  avec  la  règle  que  l'on  m'avait 
envoyée  pour  tirer  les  lignes  de  mon  papier.  J'attachai  à  la 
règle  un  petit  cordonnet  dont  je  mis  l'autre  bout  à  ma  portée  ; 
puis,  je  semai  du  blé  sur  ma  fenêtre  ;  un  instant  après,  la  co- 


282  REVUE  DE  PARIS. 

lorabe  y  était  ;  je  tirai  le  cordonnet ,  la  règle  le  suivit,  la  ja- 
lousie se  referma  ,  et  la  colombe  se  trouva  prisonnière. 

Ce  fut ,  pour  moi ,  une  grande  joie  ;  je  l'avais  vue  sur  les  ge- 
noux ,  je  l'avais  vue  entre  les  mains  de  Fatinilza  ;  elle  m'ap- 
portait un  parfum  de  ses  lèvres ,  qui  l'avaient  si  souvent  tou- 
chée ;  ce  n'était  plus  comme  un  livre  ,  muet  et  sans  vie  ,  qui 
parle  d'autre  chose  que  de  ce  qu'on  lui  a  confié.  C'était  un  être 
frémissant,  emblème  de  l'amour  et  plein  d'amour  lui-même, 
qui  me  rendait,  en  quelque  sorte,  les  baisers  que  je  lui  donnais 
et  qu'il  avait  reçus  ;  je  gardai  longtemps  la  colombe,  et  ne  la 
lâchai  que  lorsque  j'entendis  rentrer  la  cavalcade.  Mais  ,  au  lieu 
de  s'envoler  ,  elle  demeura  sur  ma  fenêtre  comme  déjà  accou- 
tumée ;  puis,  lorsque  Fatinitza  passa  dans  la  cour  ,  elle  s'envola 
sur  son  épaule  comme  pour  lui  porter  ,  sans  retard  ,  les  mille 
paroles  d'amour  qu'elle  m'avait  entendu  dire. 

Une  heure  après  ,  on  vint  s'informer  si  la  chanson  était  co- 
piée. 

Le  soir ,  comme  je  faisais  le  tour  des  murailles ,  j'entendis  , 
dans  le  jardin  ,  le  son  de  la  guzla  :  Fatinitza  étudiait  la  chanson 
que  je  lui  avais  donnée,  et ,  pour  que  je  ne  pusse  pas  savoir 
qu'elle  s'occupait  de  moi ,  elle  était  venue  l'étudier  à  un  endroit 
où  elle  croyait  que  je  ne  pouvais  pas  l'entendre. 

Le  lendemain  ,  l'heure  à  laquelle  Constantin  me  venait  cher- 
cher se  passa  sans  que  je  le  visse.  Je  m'informai  de  lui  ;  il  était 
sorti ,  dès  le  matin  ,  pour  régler  avec  le  père  deChristo  Panayoli 
les  apprêts  du  mariage.  Je  crus  que  je  ne  verrais  pas  Fatinitza 
de  la  journée  ,  et  j'étais  déjà  au  désespoir  ,  lorsque  Fortunato 
entra  dans  ma  chambre.  Il  venait  me  chercher  à  la  place  de 
son  père. 

Au  reste  ,  cette  visite  était  une  visite  de  remercîments.  Fati- 
nitza était  guérie  ;  la  promenade  de  la  veille  lui  avait  fait  grand 
bien;  elle  avait  suivi  mon  ordonnance  jusqu'au  bout,  et  avait 
visité  la  grotte,  car  je  trouvai  près  d'elle  le  volume  d  Ugo  Fos- 
colo.  Je  cherchai  des  yeux  la  branche  de  genêt,  mais  je  ne  la 
vis  pas. 

Elle  me  remercia  de  la  chanson  sicilienne.  Je  lui  demandai  si 
elle  l'avait  étudiée,  et,  sans  lui  donner  le  temps  de  répondre, 
Fortunato  me  dit  que  la  veille  au  soir  elle  l'avait  chantée  à  lui 
et  à  son  père.  Je  la  priai  de  vouloir  bien  me  la  faire  entendre , 


REVUE  DE  PARIS.  283 

convaincu  que  j'étais  que  ,  dans  sa  bouche  ,  elle  prendrait  un 
nouveau  charme.  Elle  s'en  défendit  un  instant  avec  autani  de 
coquetterie  qu'aurait  pu  le  faire  une  virtuose  de  Londres  ou  de 
Paris;  mais  je  lui  dis  que  je  l'exigeais  comme  prix  de  ma  con- 
sultation, et  elle  chanta. 

Sa  voix  était  un  mezzo  soprano  très-étendu ,  avec  des  trilles 
inattendus  d'une  hardiesse  sauvage,  qu'une  méthode  plus  ac- 
complie aurait  peut-être  supprimés,  mais  qui  cependant  don- 
naient à  son  chant,  triste  et  doux  dans  le  médium ,  quelque 
chose  de  déchirant  dans  les  notes  élevées.  Au  reste,  pour  chanter, 
elle  avait  été  forcée  de  soulever  le  bas  de  son  voile  ,  de  sorte 
que  je  pouvais  voir  ses  lèvres  pareilles  à  des  cerises ,  et  ses 
dents  fines  et  blanches  comme  des  perles. 

Pendant  ce  temps ,  une  des  colombes  s'était  posée  sur  les 
genoux  de  Fatinilza  et  l'autre  sur  son  épaule.  Cette  dernière 
était  la  privilégiée,  celle-là  même  que  j'avais  apprivoisée  la 
veille.  En  sa  qualité  de  favorite ,  elle  descendit  de  l'épauie  sur 
la  poitrine,  de  sorte  qu'au  moment  où  Fatinitza  ,  ayant  fini  de 
chanter,  écartait  le  bras  pour  reposer  la  guzla  ,  elle  plongea  sa 
tête  dans  l'ouverture  du  corset ,  et  en  tira  non  pas  le  rameau 
d'olivier,  que  sa  compagne  de  l'arche  apportait  en  signe  de 
paix  ,  mais  la  branche  de  genêt  fanée  que  j'avais  en  vain  cher- 
chée des  yeux  dans  le  livre. 

Je  fus  prêt  à  jeter  un  cri.  Fatinitza  abaissa  vivement  la  poin(e 
de  son  voile ,  car  une  rougeur  si  vive  se  répandit  sur  son  visage 
que,  quoiqu'il  fût  aux  trois  quarts  voilé  ,  je  la  vis  se  répandre 
sur  le  bas  de  ses  joues  comme  le  reflet  d'une  flamme.  Stéphana 
et  Fortunato,  qui  ne  savaient  rien  de  tout  cela ,  ne  s'aperçurent 
ni  de  l'émotion  de  Fatinilza  ni  de  la  mienne.  Quant  à  Fatinilza, 
comme  si  elle  eût  voulu  me  punir  d'avoir  surpris  son  secret , 
elle  se  leva  vivement  et,  s'appuyant  sur  le  bras  de  Stéphana  , 
elle  me  dit  adieu.  Puis,  se  repentant  de  ce  mot,  si  dur  quand 
il  ne  laisse  pas  Tespérance  : 

—  C'est-à-dire  au  revoir,  ajouta-t-elle,  car  je  me  rappelle 
que  mon  père  m'a  dit  que  vous  veniez  dans  huit  jours  à  la  noce 
de  ma  sœur. 

A  ces  mots  ,  elle  entra  dans  la  chambre  de  Stéphana  ,  et  nous 
sortîmes  ,  par  la  porte  opposée ,  moi  et  Fortunato. 
Ces  huit  jours  furent  étrangement  longs,  mais  cependant 


281  REVUE  DE  PARIS. 

pleins  de  douceur,  car  ils  étaient  pleins  d'espérance.  Tous  les 
matins  j'étais  visité  par  la  colombe  dénonciatrice  ,  que  je  ché- 
rissais encore  davantage  depuis  le  moment  où  elle  avait  en- 
couru la  drsgràce  apparente  de  sa  maîtresse.  Au  reste  ,  j'étais 
parvenu  à  faire,  autant  que  cela  était  possible,  un  portrait 
parfaitement  ressemblant  de  Fatinitza  ,  au  moment  où,  jouant 
de  la  guzia,  on  voyait  ses  yeux  par  l'ouverture  du  voile  et  le 
bas  de  sa  tigure  par  le  soulèvement  de  la  pointe.  Souvent,  grâce 
à  ces  yeux  et  à  ce  bas  de  visage  ,  j'avais  eu  envie  de  compléter 
un  portrait,  en  devinant  les  traits  qui  m'étaient  restés  cachés  ; 
mais,  chaque  fois ,  je  m'étais  arrêté  comme  si  inventer  autre 
chose  que  ce  qui  était,  eût  été  commettre  une  profanation. 

Enfin  ces  huit  jours ,  qui  me  semblaient  ne  devoir  jamais 
finir,  s'écoulèrent,  et  le  neuvième  jour,  qui  était  celui  de  la 
noce,  arriva. 

Alex.Dcmas. 
(  La  suite  à  un  prochain  numéro.  ) 


ÉCRlVÂiS  CONTElPORim 


III. 
M.  DE  BALZAC, 

CNE  FILLE  d'Eve. 


Il  y  a  de  cela  cinq  ou  six  ans ,  M.  de  Balzac  imagina  un  sin- 
gulier moyen  de  se  soustraire  à  la  juridiction  souveraine  de  la 
critique;  il  déclara  hautement,  avec  un  sang-froid  impertur- 
bable, que  ses  romans  ne  pouvaient  être  jugés  en  dernier 
ressort,  ni  même  d'aucune  façon ,  par  la  critique  existante, 
attendu  que  ces  romans  n'étaient  point  des  œuvres  distinctes 
les  unes  des  autres  ,  rivales  ,  pour  ainsi  dire  ,  procédant  cha- 
cune d'une  inspiration  particulière  et  arrivant  à  des  conclusions 
essentiellement  diverses,  mais  bien  autant  de  fragments  d'un 
monument  gigantesque,  autant  de  pierres  indispensables  d'un 
colossal  palais  littéraire  où  il  voulait  loger  son  pays.  Médiocre- 
ment irritée  de  cet  arrêt  d'incompétence  dont  on  la  frappait,  la 
critique  se  conlenla  de  hausser  doucement  les  épaules  en  signe 
10  25 


286  REVUE  DE  PARIS. 

de  pitié  indulgente;  puis,  pour  montrer  qu'elle  était  sans 
rancune ,  elle  ne  se  hasarda  qu'avec  des  ménagements  incroya- 
bles à  examiner  la  valeur  absolue  des  pierres  taillées  par  M.  de 
Balzac ,  se  réservant  d'en  discuter  la  valeur  relative  ,  en  même 
temps  que  le  mérite  d'ensemble ,  dès  que  le  palais  serait  achevé. 
Malheureusement ,  il  semble  en  être  du  palais  littéraire  de 
M.  de  Balzac  comme  de  ces  monuments  publics  qui ,  commencés 
sous  un  règne,  continués  avec  lenteur  sous  un  autre  règne , 
demeurent  à  l'état  imparfait  durant  tant  de  lustres  ,  que  les 
générations  survenantes,  prenant  pour  des  ruines  ces  charpentes 
vermoulues  et  disjointes,  les  livrent  sans  regret  à  la  rouille  du 
temps  et  de  l'oubli.  M.  de  Balzac  n'avoue  pas  l'abandon  de  ses 
magnifiques  projets ,  certes  !  Au  contraire ,  chaque  fois  qu'il 
roule  sur  la  place  publique  une  pierre  de  son  édifice  ,  c'est  5  son 
de  trompe ,  à  grand  bruit  de  préface ,  et  en  ayant  un  soin  tout 
spécial  d'annoncer  que  ,  si  le  temple  n'est  point  terminé  encore , 
cela  tient  uniquement  à  l'immensité  du  plan  conçu.  Un  an , 
deux  ans  tout  au  plus ,  et  la  foule  pourra  prendre  enfin  posses- 
sion définitive  de  la  demeure  que  lui  bâtit  M.  de  Balzac.  Cha- 
que année  ,  cependant ,  le  terme  fixé  recule  ;  si  bien  qu'à  celte 
heure,  M.  de  Balzac  ne  paraissant  pas  savoir  lui-même  au  juste 
combien  d'années  nouvelles  lui  sont  nécessaires,  en  raison  des 
agrandissements  et  embellissements  nouveaux  qu'il  projette, 
la  critique ,  perdant  enfin  patience  ,  prend  la  liberté  d'interro- 
ger l'architecte  pour  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  l'édifice  en 
question. 

Laissant  ici  le  style  métaphorique  ,  et  abordant  le  sujet  fran- 
chement ,  nous  avouerons  naïvement  à  M.  de  Balzac  que  nous 
ne  croyons  pas  à  la  sincérité  de  ses  ambitieuses  promesses  ; 
car,  après  quelques  minutes  de  réflexion  ,  nous  sommes  arrivé 
à  soupçonner  que  le  chimérique  espoir  dont  il  nous  berce  pour- 
rait bien  n'être  qu'un  ingénieux  stratagème  pour  distraire  notre 
attention  de  son  impuissance  et  de  ses  défauts.  En  effet,  pen- 
dant que  de  pauvres  lecteurs  naïfs  tâchent ,  à  chaque  œuvre 
uouvelle ,  de  pénétrer  l'idée  générale  de  M.  de  Balzac  ,  M.  de 
Balzac ,  riant  sous  cape  ,  se  dispense  de  donner  une  conclusion 
à  ses  livres,  sous  le  spécieux  prétexte  que  la  conclusion 
arrivera  plus  tard,  ailleurs.  Or,  comme  ce  qu'il  y  a  de  plus 
difBicile,  en  littérature  de    même   qu'en   politique,  c'est  de 


REVUE  DE  PARIS.  287 

conclure;  comme  le  dénoùment  d'une  invention  dramatique 
est  précisément  ce  qui  nécessite  le  plus  d'efforts,  ce  qui 
exige  le  plus  d'art  et  de  mérite,  par  l'excellente  raison  que 
toutes  les  parties  qui  précèdent  le  dénoîiment  d'une  œuvre 
sont  simplement  les  degrés  successifs  de  l'émotion  atten- 
due et  promise,  il  arrive  que  M.  de  Balzac ,  tout  en  prenant 
les  airs  d'un  Atlas  sur  les  épaules  duquel  pèse  un  monde  , 
ne  porte  en  réalité  que  les  trois  quarts  au  plus  du  simple  far- 
deau qu'il  devrait  porter  ;  il  arrive  que  M.  de  Balzac  ,  tout  en  se 
posant  en  homme  à  conceptions  formidables  ,  emploie  son 
temps  à  des  préparatifs  éternels  qui  n'aboutissent  jamais  à 
rien.  Un  autre  avantage  réel  et  incontestable  que  présente  à 
M.  de  Balzac  son  innocente  ruse  de  guerre,  c'est  de  lui  fournir, 
pour  chacune  de  ces  compositions  diverses ,  des  personnages 
tout  trouvés,  qu'il  n'a  plus,  par  conséquent,  la  difficulté  de 
présenter  au  public ,  ni  la  peine  de  peindre.  Il  est  vrai  que  le 
lecteur,  n'étant  pas  obligé  d'avoir  lu  toutes  les  productions  de 
M.  de  Balzac,  peut  se  trouver  souvent  très-embarrassé,  au 
milieu  de  personnages  qu'on  lui  donne  comme  d'anciennes  con- 
naissances, et  dont  il  ignorait  jusqu'au  nom  la  veille;  mais  ici 
M.  de  Balzac  triomphe  encore  et  s'applaudit  sans  doute  du  suc- 
cès de  son  ingénieux  stratagème .  puiscju'en  pareille  occurrence, 
pense-t-il ,  on  sera  nécessairement  obligé  de  lire  ses  précédents 
ouvrages  ,  ce  qui  servira  du  même  coup  tous  ses  intérêts  ,  spi- 
rituels et  temporels,  moraux  et  matériels,  ses  intérêts  de  vanité 
et  ses  intérêts  pécuniaires.  Arrivé  à  ces  conséquences, l'artifice 
de  M.  de  Balzac  change  de  nom;  l'adresse  ,  jusqu'à  un  certain 
point  excusable  ,  du  romancier  qui  veut  dissimuler  sa  faiblesse, 
devient  charlatanisme  de  spéculateur. 

A  ceux  qui  conserveraient  encore  quelque  illusion  sur  les  pro- 
messes de  M.  de  Balzac,  nous  présenterons  une  observation  à 
laquelle  nous  ne  croyons  pas  qu'il  y  ail  réponse.  Nous  leur  de- 
manderons s'ils  croient  à  la  possibilité  d'un  monument,  litté- 
raire ou  autre  ,  dont  les  parties  se  déplacent  incessamment,  se 
substituent  les  unes  aux  autres  sans  raison  évidente,  dont 
l'équilibre  et  l'économie,  en  un  mot,  sont  perpétuellement 
remis  en  question.  Nous  leur  demanderons  si ,  la  main  sur  la 
conscience,  ils  peuvent  avoir  grande  confiance  en  un  architecte 
qui  change  hebdomadairement  la  distribution  de  son  œuvre , 


288  REVUE  DE  l^ARIS. 

qui  bouleverse  chnque  semaine  ce  qu'il  a  fait  et  donné  comme 
définitif  la  semaine  précédente,  dont  la  volonté,  livrée  sans 
cesse  à  des  projets  qui  se  heurtent ,  sans  cesse  en  travail  de 
combinaisons  qui  se  contredisent,  transforme  une  façade  phi- 
losophique en  un  parquet  parisien  ou  en  un  plafond  intime ,  du 
soir  au  lendemain.  Personne,  assurément,  parmi  les  admira- 
teurs les  plus  aveugles  de  M.  de  Balzac ,  n'hésiterait  à  dire 
avec  nous  ,  le  cas  échéant,  que  la  confusion  des  idées  est  le  plus 
triste  des  augures ,  et  qu'il  n'y  a  aucun  fond  solide  à  faire  sur 
la  versatilité  de  l'esprit.  Notre  opinion  serait  partagée  avec 
d'autant  moins  de  réserves  par  les  admirateurs  de  M.  de  Balzac, 
que  M.  de  Balzac  lui-même  deviendrait  leur  chef  de  file  en 
celte  occasion  ,  lui  qui  n'a  pas  écrit  un  seul  livre  sans  une  pré- 
face où  il  explique  à  satiété  de  quelle  importance  il  est,  pour 
l'intelligence  de  son  œuvre,  de  ne  pas  confondre  les  divers 
fragments  dont  l'œuvre  est  composée.  Le  monument  qu'il 
édifie,  s'écrie-t-ilsans  relâche,  a  quatre  côtés  importants;  qu'on 
y  i)renne  garde  !  Les  Scènes  de  la  Fie  parisienne,  les  Scènes  de 
la  Fie  de  Province,  les  Scènes  de  la  f^ie  privée  et  les  Scènes 
de  la  Vie  de  Campagne ,  sont  tout  simplement  les  quatre  mu- 
railles fondamentales  du  temple  appelé  ^^MJes(/e3/œMr5;  voilà 
ce  qu'il  ne  faut  jamais  oublier,  si  1  on  veut  saisir  le  fil  de  ses  idées 
et  les  entrevoir  d'avance.  A  merveille  !  Mais  alors  M.  de  Balzac 
nous  confiera-t-il  le  motif  secret  qui  le  pousse  à  donner  d'inces- 
sants et  grossiers  démentis  à  ses  théojies  et  à  ses  programmes? 
nous  dira-t-il  parquelle  série  d'idées  contradictoires  il  arrive,  lui 
qui  professe  les  vrais  principes  de  Tarchitecture  littéraire ,  à  se 
rendre  précisément  coupable  des  fautes  qu'il  proclame  impardon- 
nables, les  fautes  de  transposition  et  de  confusion?  M.  de  Balzac 
nous  accusera  vainement  ici  de  mauvaise  foi  et  d'injustice. 
Trouvant  fout  simple  qu'avec  des  préoccupations  pullulantes, 
au  milieu  de  mille  projets  en  germe  ou  en  ruine ,  un  écrivain 
ne  puisse ,  du  premier  coup  ,  se  rappeler  dans  leurs  moindres 
détails  tels  ou  tels  de  ses  actes  ,  nous  lui  pardonnerons  volon- 
tiers sa  mauvaise  humeur.  Après  quoi ,  remuant  avec  lui  les 
cendres  de  tant  de  résolutions  avortées ,  venant  au  secours 
d'une  mémoire  malade  de  fatigue ,  nous  lui  rappellerons  que 
les  Choîians  et  César  Birotteau,  donnés  comme  parties  des 
Contes  philosophiques ,  à  l'époque  où  fui  écrite  la  préface  de 


REVUE  DE  PARIS.  289 

la  seconde  édition  du  Père  Goriot,  ont  pris  rang,  depuis, 
d'après  un  devis  publié  ,  en  manière  d'ordre  du  jour  ,  dans  une 
autre  préface  :  César  Birolteau,  parmi  les  Scènes  de  la  Vie 
privée,  les  Chouans,  parmi  les  Scènes  de  la  Vie  mili- 
taire, provisoirement  encore,  sans  dou(e ,  et  en  attendant 
mieux.  Nous  lui  rappellerons  que  la  Femme  à  deux  Maris, 
autrement  dit  le  Colonel  Chabert,  n'a  pas  cessé  de  figurer 
dans  les  Scènes  de  la  Vie  privée,  malgré  la  nécessité  qu'il 
y  aurait,  par  respect  pour  le  bon  sens  et  la  logique  ,  ù  l'intro- 
duire dans  les  Scènes  de  la  Vie  militaire;  que  madame  Fir- 
miani ,  personnification  de  la  conscience,  au  dire  de  l'au- 
teur ,  repoussée  du  sein  de  la  bruyante  foule  parisienne ,  où 
elle  languit  et  souffre ,  est  réclamée  par  les  héroïnes  des 
Contes  philosophiques ,  à  côté  desquelles  elle  eut  déjà  place 
autrefois  ,  si  nous  nous  souvenons  bien.  Nous  lui  rappellerons 
enfin,  pour  ne  pas  insister  davantage  sur  ce  ridicule  jeu 
de  muscades  littéraires,  que  la  Feintne  vertueuse,  qui  remplit 
un  rôle  officiel ,  aujourd'hui ,  dans  les  Scènes  de  la  Vie  pari- 
sienne, a  passé  huit  années  entières  dans  le  calme  profond  de  la 
vie  privée.  Ce  recensement  sommaire  une  fois  livré  aux  médi- 
tations des  admirateurs  les  plus  enthousiastes  de  M.  de  Balzac, 
uous  écouterons  d'une  oreille  indifférente  M.  de  Balzac  vanter  à 
outrance  les  merveilles  architectoniques  dont  il  rêve.  Qui  pour- 
rait songer  sans  rire,  désormais,  à  la  future  cathédrale  de 
M.  de  Balzac? 

Et  ce  qui  nous  confirme  encore  dans  la  conviction  où  nous 
ont  conduit  les  tours  de  passe-passe  pratiqués  par  M.  de  Balzac, 
c'est  la  frappante  uniformité  de  ses  compositions.  Comment,  en 
effet,  ne  pas  s'apercevoir  du  peu  d'importance  réelle  des  caté- 
gories désignées  par  l'auteur,  et  douter  qu'il  en  ait  lui-même 
conscience,  quand  on  retrouve  dans  tous  ses  romans  ,  en  quel- 
que lieu  que  se  passe  la  scène  ,  soit  en  province ,  soit  à  Paris , 
soit  à  la  campagne ,  les  mêmes  personnages  reproduits  avec  une 
exactitude  rigoureuse  et  des  accidents  scrupuleusement  pareils? 
M.  de  Balzac  nous  accordera  bien  que  ,  s'il  exige  de  nous  une 
admiration  toute  particulière  pour  chacun  des  quatre  côtés  de 
la  vie  qu'il  veut  peindre  ,  nous  avons  droit  d'exiger  de  lui,  en 
échange  ,  une  quadruple  variété  ;  car,  enfin,  le  cadre  n'est  pas 
tout,  en  cette  affaire.  Il  ne  suffit  pas  de  placer  tour  à  tour  ses 


290  REVUE  f»E  PARIS. 

personnages  clans  une  chambre  ridiculement  meublée ,  ou  au 
fond  d'une  vallée  verdoyante  ,  au  milieu  d'un  salon  du  grand 
monde ,  ou  derrière  un  paravent ,  pour  revendiquer  la  gloire 
d'avoir  pénétré  les  secrets  de  la  vie  provinciale  et  de  la  vie  cam- 
pagnarde ,  de  la  vie  parisienne  et  de  la  vie  privée  ,  pour  se  pré- 
tendre quatre  fois  moraliste  et  quatre  fois  historien.  Une  ambi- 
tion si  haute  ,  pour  échapper  au  ridicule ,  a  besoin  d'être  élayée 
solidement  et  assise  sur  une  base  quadrangulaire ,  et  c'est  ce  qui 
n'a  pas  lieu  dans  le  cas  présent.  Si  M.  de  Balzac  veut  prendre  la 
peine  de  jeter  avec  nous  un  simple  et  rapide  coup  d'oeil  sur  ses 
livres  ,  il  reconnaîtra  combien  nous  lui  adressons  un  reproche 
juste ,  quand  nous  l'accusons  de  se  contrefaire  lui-même  avec 
une  rare  obstination.  Il  verra  si  la  provinciale  M^^e  de  Barge- 
ton  ,  des  Illusions  perdues ,  et  la  campagnarde  M^^  de  Mort- 
sauf  ,  du  Lys  dans  la  Fallée ,  la  parisienne  M™«  de  Nucingen, 
ûu  Père  Goriot,  etVintime  M™»  de  Vandenesse  ,  d'une  Fille 
d'Eve,  ne  forment  pas  un  seul  et  même  type,  une  seule  et 
même  femme  ,  chez  qui  l'amour  et  le  dévouement  sont  le  fonds 
du  caractère  ;  tout  comme  Lucien  et  Félix,  Rastignac  et  Raoul- 
Nathan,  les  amants  de  ces  dames ,  représentent  un  seul  et  même 
jeune  homme,  ardemment  et  mélancoliquement  ambitieux.  Oui, 
eu  quelque  coin  du  monde  que  M.  de  Balzac  s'arrête,  on  est  sûr 
de  rencontrer  une  femme  éprise  et  un  génie  refoulé,  en  pré- 
sence ;  couple  fatalement  condamné ,  par  le  romancier  impi- 
toyable ,  à  recommencer  sans  paix  ni  trêve  une  même  histoire 
amoureuse  qui  rappelle  le  supplice  d'Ixion. 

On  serait  mal  venu  à  nous  opposer  Eugénie  Grandet ,  ou 
la  Recherche  de  l'Absolu ,  comme  preuves  de  la  fausseté  de 
notre  assertion,  car,  outre  que  deux  objections  isolées  ne  suf- 
fisent point  à  détruire  un  raisonnement,  quand  les  faits  parti- 
culiers sur  lesquels  ce  raisonnement  s'appuie  n'en  demeurent 
pas  moins  souverainement  vrais  et  irrécusables;  outre  que 
l'exception  ,  si  spécieuse  qu'elle  soit,  ne  saurait  jamais  prévaloir 
contre  la  règle,  nous  tenons  encore  l'objection,  considérée  en 
elle-même,  pour  pitoyable  de  tout  point.  Dans  Eugénie  Gran- 
det, scène  de  la  vie  de  province  ,  n'avons-nous  pas ,  en  effet , 
le  père  Grandet ,  grand  homme  en  son  genre ,  poussant  l'art  de 
l'avarice  jusqu'au  sublime  ,  selon  l'auteur?  et  en  face  de  cette 
sombre  figure  ,  comme  pendant  inévitable ,  n'avons-nous  pas  la 


REVUE  DE  PARIS.  291 

tendre  et  rayonnante  figure  d'Eugénie?  Balthazar  Claes,  dans 
la  Recherche  de  l'Absolu  ,  scène  de  la  vie  privée ,  n'est-ce  pas 
un  autre  grand  homme,  pour  continuer  à  nous  servir  de  i'épi- 
thète  que  l'auteur  prodigue  à  tous  ses  héros  avec  une  si  infati- 
gable complaisance?  n'est-ce  pas  un  génie  aux  prises  avec 
l'Impossible,  protégé  dans  la  lutte  par  le  dévouement  inalté- 
rable de  sa  femme,  de  sa  fille  Marguerite?  Quelle  distance  si 
considérable  y  a-t-il  donc  entre  ces  deux  situations  identiques 
et  les  situations  énumérées  tout  à  l'heure?  aucune;  pas  plus 
qu'entre  Eugénie  Grandet  et  V Histoire  des  Treize,  scène  de 
la  vie  parisienne,  où  Ferragus ,  galérien  de  génie ,  a  M™«  Jules , 
sa  fille ,  pour  ange  consolateur.  Ce  qui  distingue  parfois  entre 
eux  quelques-uns  des  personnages  de  M.  de  Balzac ,  ce  n'est  donc 
pas ,  comme  le  donneraient  d'abord  à  croire  certaines  appa- 
rences trompeuses,  la  différence  radicale  des  caractères  pris  à 
leur  source,  mais  l'âge,  avec  les  modifications  ordinaires  qu'il 
apporte  tout  simplement.  Et  une  remarque  très-importante  à 
faire  ,  à  ce  propos ,  c'est  que  tous  les  héros  de  M.  de  Balzac 
sont  invariablement  fous ,  toutes  ses  héroïnes  invariablement 
méchantes  et  vicieuses ,  aux  environs  de  la  cinquantaine.  Bal- 
thazar Claes  dans  la  vie  privée  ,  le  père  Grandet  en  province  , 
M.  de  Mortsauf  à  la  campagne ,  sont  atteints  de  l'aliénation 
mentale  la  plus  prononcée  ;  tout  comme  M^^s  d'E8pard,Dudley, 
de  Grand-Lieu  ,  et  autres  ,  chacune  dans  sa  résidence  respec- 
tive ,  sont  gonflées  de  haine  contre  tout  ce  qui  est  jeunesse  et 
amour.  Cela  n'est  sans  doute  pas  surprenant ,  si  l'on  songe  aux 
désenchantements  terribles ,  et  de  toute  nature ,  que  M.  de 
Balzac  procure  à  ses  héros  et  à  ses  héroïnes  par  la  débauche 
intellectuelle  et  morale  où  il  les  retient  durant  leur  jeunesse; 
mais  cela  ne  saurait  prouver  ,  cependant ,  que  nous  ne  disions 
pas  juste.  Au  contraire  !  La  désespérante  ressemblance  de  ces 
agonies  romanesques ,  et  leur  rapport  forcé  avec  le  début  des 
existences  qu'elles  terminent,  n'est-ce  pas  la  logique  naturelle 
s'aliiant  au  fait  pour  montrer  ,  jusqu'au  bout ,  l'imagination  de 
M.  de  Balzac  en  flagrant  délit  d'uniformité  ? 

En  remontant  avec  patience  le  torrent  des  productions  de 

M.  de  Balzac ,  on  arrive  directement  à  deux  figures  mères  ,  pour 

ainsi  dire  ;  on  découvre  à  leur  origine  les  deux  caractères  dont 

l'auteur  nous  a  donné  tant  de  copies  plus  ou  moins  heureuses, 


29-2  REVUE  DE  PARIS. 

l'homme  de  génie  impuissant  et  la  femme  vouée  à  tous  les  sa- 
crifices; on  trouve  Louis  Lambert  et  BI^o  de  Vieumesnil.  Les 
Souffrances  ititellechielles  de  Louis  Lambert  et  la  Femme 
de  trente  ans ,  ces  deux  charmantes  nouvelles  qui  méritèrent  à 
l'auteur  tout  le  succès  auquel  il  pouvait  prétendre ,  sont  de 
beaucoup  supérieures,  et  sans  aucune  espèce  de  comparaison  , 
à  tous  les  gros  volumes  qu'elles  défrayent  depuis  plusieurs  an- 
nées sans  profit.  Il  y  a  dans  ces  quelques  pages  une  vérité  de 
sentiments,  une  naïveté  d'impressions,  un  charme  que  ,  plus 
tard,  l'abus  et  la  prolixité  entamèrent,  et  qui  finirent  par  dis- 
paraître complètement  :  ainsi  s'effacent  peu  à  peu  les  lignes  et 
les  teintes  d'un  dessin  dont,  après  un  tirage  raisonnable  ,  les 
exemplaires  se  multiplient.  Louis  Lambert  et  M™e  de  Vieu- 
mesnil, pour  continuer  une  comparaison  très-juste,  sont  des 
épreuves  avant  la  lettre  des  deux  seuls  portraits  qu'ait  gravés 
M.  de  Balzac.  Malheureusement  pour  M.  de  Balzac  ,  l'invention 
de  ces  deux  portraits  lui  est  tout  à  fait  étrangère  ;  il  n'a  que  le 
mérite  de  reproducteur  habile ,  en  cette  occasion.  Comme  le 
graveur  imprimant  sur  la  planche  de  bois  ou  d'acier  l'idée  du 
peintre ,  ou  comme  l'élève  dirigeant  un  crayon  timide  sur  les 
traces  qu'a  laissées  le  pinceau  du  maître  ,  il  a  imité  des  images 
créées  par  d'autres  cerveaux  que  le  sien. 

Vainement  M.  de  Balzac ,  au  moyen  de  toutes  sortes  de  dégui- 
sements et  de  ruses,  a  tenté  de  légitimer  sa  paternité  menson- 
gère ;  sous  les  noms  et  les  vêlements  d'emprunt  qu'ils  portent , 
les  deux  personnages  adoptés  de  vive  force  par  lui  trahissent  le 
secret  de  leur  naissance ,  et  c'est  à  la  fois  devoir  et  justice  de  les 
rendre  à  leurs  foyers.  Ce  jeune  homme ,  baptisé  Louis  Lambert , 
et  affublé  d'un  lourd  manteau  de  philosophe ,  nous  ne  saurions 
un  seul  instant  le  méconnaître;  car,  il  y  a  quelques  années  à 
peine  ,  tandis  que  nous  prêtions  une  oreille  émue  et  charmé  à 
ses  premiers  accents  poétiques  ,  le  son  de  sa  voix  et  les  traits  de 
son  visage  prirent  une  place,  désormais  inaliénable,  dans  notre 
souvenir.  A  ce  désordre  d'idées  oii  Ta  jeté  une  mélancolie  trop 
exclusive  et  trop  ardente ,  à  ces  rides  précoces  de  son  front 
pâle  ,  nous  reconnaissons  bien  le  jeune  rêveur  malade  qui  s'en 
allait ,  nuit  et  jour  ,  le  long  des  bois  et  des  étangs  solitaires, 
méditant  sur  les  incertitudes  et  les  désabusements  de  la  vie  hu- 
maine. C'est  Joseph  Delorme  ;  qui  s'y  tromperait  ! 


REVUE  DE  PARIS,  295 

Cet(e  Femme  blanche  et  frêle,  dont  le  lojig  regard,  doux  et 
triste,  relève  une  exislence  froissée  en  sa  lleiir ,  une  destinée  a 
jamais  douloureuse,  nous  l'avons  rencontrée  jadis  ailleurs,  en 
Allemagne  ,  dans  le  froid  et  sombre  château  de  R...  sitten,  du 
Majorât.  Plus  jeune  alors ,  mais  déjà  martyre  de  la  foi  conju- 
gale, elle  avait  soif  de  ces  jouissances  mystiques  aussi  néces- 
saires aux  âmes  tendres  ,  que  les  brises  parfumées  de  l'Italie  aux 
poitrines  menacées.  La  jeunesse  déclinante  et  la  sécheresse  du 
sol  où  elle  est  transplantée  n'ont  rien  pu  contre  l'ardeur  inépui- 
sable de  ses  espérances.  Aujourd'hui ,  comme  alors,  ses  illusions 
sont  saintes,  quoique  déflorées  légèrement  par  le  contact  inévi- 
table de  certaines  réalités.  Mais  ce  qu'elle  a  conservé  surtout, 
dans  l'exil  oii  nous  la  revoyons  plus  que  jamais  languissante , 
c'est  ce  beau  voile  de  mélancolie  qui ,  l'enveloppant  tout  en- 
tière ,  lui  donne  les  apparences  d'une  créature  surnaturelle , 
d'une  vaporeuse  apparition.  On  a  eu  beau  resserrer  le  voile 
autour  de  cette  taille  divine,  le  coller  presque  sur  des  formes 
qui  ne  perdaient  rien  au  mystère  ,  notre  vue  n'a  point  été  trou- 
blée ,  ni  abusée.  Le  premier  jour  où  le  ravisseur  nous  présenta 
sa  conquête  sous  le  pseudonyme  de  M°>o  de  Vieumesnil,  nous  la 
nommâmes  tout  bas  de  son  doux  nom  de  Séraphine  ;  car  ,  sur 
les  belles  épaules  nues  de  la  femme  française ,  nous  avions 
aperçu  tout  de  suite  les  deux  blanches  ailes  de  l'ange  allemand. 

M.  de  Balzac,  toutefois,  n'a  pas  été  aussi  soigneux  de  dissi- 
muler ses  larcins ,  quand  ,  au  lieu  de  caractères  principaux,  il 
s'est  agi  de  personnages  secondaires  et  de  détails.  Pour  ue  le 
combattre  que  sur  un  terrain  qui  lui  soit  favorable,  nous  cite- 
rons ,  à  l'appui  de  notre  assertion ,  ses  deux  livres  les  plus  po- 
pulaires, Eugénie  Grandet  et  le  Lys  dans  la  Vallée  :  le 
premier ,  où  l'Avare  et  Melmoth ,  un  peu  grimaçants  et  con- 
trariés, il  est  vrai,  posent  constamment  devant  l'auteur,  à 
tour  de  rôle  ;  le  second ,  qui ,  comme  dispositions  générales  et 
comme  effets  de  scène,  est  fabriqué  avec  les  rognures  de 
Volupté.  Molière!  Maturin  !  Hoffmann!  Sainte-Beuve!  11  faut 
être  juste ,  M.  de  Balzac  n'y  va  pas  de  main  morte;  et  ce  n'est 
pas  aux  pauvres  qu'il  s'adresse,  lorsqu'il  éprouve  le  besoin  de 
dévaliser  quelqu'un.  Mais  cependant ,  tout  ce  qui  précède  por- 
tant uniquement  sur  l'ensemble  des  écrits  de  M.  de  Balzac ,  il 
convient   d'examiner  particulièrement  un   de  ses  ouvrages, 


294  REVUE  DE  PARIS. 

puisqu'un  peintre,  après  lout,  quoique  incapable  de  décorer  un 
édifice,  pourrait  être  capable  de  produire  un  tableau  excellent. 
Le  meilleur  moyen  de  mettre  tout  à  fait  notre  impartialité  à 
couvert,  c'est,  ce  nous  semble ,  de  choisir  le  dernier  roman 
qu'ait  publié  l'auteur  :  Une  Fille  d'Eve.  Nous  courons  le  ris- 
que, évidemment,  de  voir  notre  échafaudage  critique  renversé 
de  fond  en  comble,  si  M.  de  Balzac,  ce  qui  est  dans  l'ordre  des 
choses  possibles  ,  a  fait  des  pas  de  géant  sur  le  chemin  du  pro- 
grès; ce  parti,  néanmoins  ,  étant  le  plus  loyal  et  le  plus  sage, 
nous  nous  y  arrêtons  volontiers. 

Les  deux  acteurs  principaux  d'une  Fille  d'Eve  sont,  ainsi 
que  nous  l'avons  déjà  laissé  pressentir,  le  même  homme  de 
génie  et  la  même  femme  passionnée,  acolytes  inséparables, 
dont  M.  de  Balzac  a  fait  jusqu'à  ce  jour  les  monotones  échos 
de  sa  pensée.  Raoul-Nathan  et  la  comtesse  Marie-Angélique  de 
Vandenesse  se  livrent,  dans  ce  nouvel  ouvrage,  aux  amoureux 
exercices  que  nous  connaissons  pour  en  avoir  été  si  souvent  les 
ennuyés  témoins. 

Raoul-Nalhan  est  un  homme  de  premier  ordre ,  capable  des 
plus  merveilleux  exploits  en  tout  genre.  Général  d'armée,  il 
battrait  certainement,  avec  une  poignée  de  soldats,  toute 
l'Europe  coalisée ,  et  laisserait  bien  loin  les  lauriers  usés  de 
Bonaparte;  homme  politique,  il  transformerait  avant  peu  la 
tribune  en  trône  héréditaire ,  au  moyen  de  ([uelques  phrases 
magiques  au  fond  desquelles  la  société  haletante  trouverait  son 
salut.  Malheureusement ,  Raoul-Nalhan,  malgré  la  meilleure 
volonté  du  monde  ,  est  dans  l'impossibilité  de  réaliser  tant  de 
merveilles  ,  par  cette  unique  raison  qu'un  levier  vulgaire  lui 
mnnque:  il  n'a  pas  d'argent.  En  attendant  qu'un  héritage  de 
quelque  oncle  d'Amérique,  unique  chance  qui  lui  reste  depuis 
l'abolition  de  la  loterie  ,  le  mette  à  même  de  donner  une  forme 
à  ses  rêves ,  il  prend  le  parti  d'écrire ,  dans  le  but,  bien  mes- 
quin pour  un  homme  de  sa  trempe  ,  de  faire  ressemeler  ses 
bottes  et  de  payer  son  loyer.  Remarquons  en  passant  que  les 
héros  de  M.  de  Balzac  n'ont  jamais  cent  sous  dans  la  poche  ,  et 
que  cette  misère  est  l'éternel  prétexte  de  leur  impuissance,  ou 
de  leurs  vices  ,  ou  de  leur  inaction.  Qui  est  moins  excusable 
qu'un  homme  de  génie  ,  cependant ,  si  la  pauvreté  lui  est  un 
obstacle  ,  puisque  la  Providence  l'a  doué  de  facultés  propres  au 


REVUE  DE  PARIS.  295 

succès  ?  Nous  ignorons  Topinion  de  Fauteur  sur  cette  idée  très- 
simple;  mais  le  fait  est  qu'il  n'y  a  pas  complètement  de  la  faute 
de  Raoul-Nalhan  si  son  gousset  reste  vide  ,  car  les  romans  qu'il 
improvise  ne  se  vendent  guère  ,  et  les  vaudevilles  qu'il  fait  re- 
cevoir avec  peine  sont  siffles  et  tombent  à  plat.  Que  prouvent 
de  pareilles  chutes?  se  dit-il  en  lui-même.  Le  volume  et  le 
théâtre  sont  des  cadres  sufiSsants ,  sans  doute  ,  pour  l'exposilion 
d'idées  médiocres  ,  mais  où  le  génie  se  hasarde  en  pure  peite  , 
obligé  qu'il  est  de  se  couper  bras  et  jambes  pour  entrer.  Donc, 
Raoul-Nathan  se  console  ,  non  sans  garder  rancune  à  l'ingrate 
société,  d'une  disette  d'argent  et  de  gloire  dont  l'immensité  de 
son  mérite  est  la  seule  cause.  Riche  d'orgueil  et  d'espérances, 
en  échange ,  il  attend  les  sourires  de  la  fortune  au  milieu  du 
monde  aristocratique  ,  auquel  il  donne  le  divertissant  spectacle 
d'une  vanité  affamée  et  fiévreuse  ,  et  entre  les  bras  d'une  fille 
de  théâtre ,  qui  partage  charitablement  son  pain  avec  lui. 

La  comtesse  Marie-Angélique  de  Vandenesse  est  une  femme 
jeune ,  belle ,  riche ,  jouissant  de  ces  mille  privilèges  qui  con- 
stituent le  bonheur  aux  yeux  de  la  foule,  triste  et  malheureuse 
néanmoins.  Le  comte  de  Vandenesse,  son  mari /  est  un  excel- 
lent homme ,  jeune  encore,  affable ,  de  très-bon  goût ,  de  très- 
bonnes  manières,  plein  d'exquises  prévenances  et  de  délicates 
attentions  ,  mais  dont  le  tort  ,  évidemment  impardonnable ,  est 
d'être  le  mari  de  sa  femme.  Aussi  la  comtesse  qui,  à  l'exemple 
de  toutes  les  autres  héroïnes  de  M.  de  Balzac ,  a  lu  de  bonne 
heure  et  médité  la  Physiologie  du  Mariage ,  sent-elle  un  be- 
soin irrésistible  d'être  appréciée  et  comprise ,  en  dehors  du 
cercle  étouffant  oii  la  loi  l'enferme ,  par  un  homme  d'élite  , 
souffrant  comme  elle ,  plus  malheureux  même ,  et  dont  le  front 
en  feu,  qu'on  nous  pardonne  cette  métaphore  de  circonstance, 
implore  la  rosée  rafraîchissante  d'une  affection  exclusive  et 
dévouée. 

La  Providence  ,  par  l'intermédiaii  e  de  M.  de  Balzac  ,  ne  tarde 
pas  à  mettre  en  face  l'un  de  l'autre  ces  deux  membres  de  la 
société  parisienne,  martyrs  de  la  vie  privée.  Un  soir ,  dans 
une  réunion  où  figure  le  monde  le  plus  élégant  et  le  mieux  né  , 
Raoul-Nathan  ,  chez  qui  on  était  peut  être  venu  au  rembourse- 
ment, ce  jour-là,  pour  un  effet  de  librairie,  ou  qui  avait 
éprouvé  au  théâtre  un  récent  échec ,  s'emporte  en  déclamations 


296  REVUE  DE  PARIS. 

furibondes  et  risibles  contre  les  injustices  de  l'opinion  ;  il  s'in- 
digne en  style  de  préface,  il  bondit,  il  gesticule;  et  quand  il  a 
fini  sa  harangue  ,  il  se  trouve  avoir  gagné,  sans  y  songer,  le 
cœur  d'une  charmante  jeune  femme  qui  l'écoutait.  M^o  Félix 
deVandenesse,  mal  disposée  par  le  trouble  personnel  de  ses  idées 
î»  distinguer  la  fausse  éloquence  de  l'éloquence  véritable,  s'est  lais- 
sé prendre  à  cette  indignation  emphatique  derrière  laquelle 
elle  a  cru  voir  une  haute  intelligence  froissée  et  méconnue.  Si  la 
pomme  où  mordit  notre  première  mère  n'était  i)as  plus  enga- 
geante que  la  prose  qui  tenta  l'Ève  parisienne .  il  faudrait  pro- 
clamer que  les  femmes  ne  sont  vraiment  pas  difficiles  à  séduire, 
et  que  le  serpent  de  la  Bible  ne  mérite  pas  sa  réputation.  Mais 
disons  bien  vite,  pour  excuser  cette  pauvre  i\l"'=  de  Vandenesse, 
que  sa  chute  était  dès  longtemps  inévitable;  grâce  aux  manœu- 
vres habiles  de  quelques  femmes  sur  le  retour,  anciennes  maî- 
tresses de  son  mari ,  qui ,  heureuses  à  l'idée  de  troubler  dans 
son  ménage  le  perfide  échappé  à  leurs  chaînes,  ne  cessaient  de 
tendre  sur  le  chemin  de  la  jeune  femme  des  pièges  sous  forme 
de  bienveillants  conseils.  Pour  ces  femmes  ,  tout  moyen  était 
bon,  tout  homme  aussi ,  qui  réaliserait  leur  projet  de  donner 
un  amant  à  M™^  de  Vandenesse.  Leur  vengeance  devait  même 
trouver  mieux  son  compte  à  ce  que  l'amant  fiit  quelque  peu 
ridicule  ;  ce  qui  explique  l'appui  qu'elles  prêtent  d'un  commun 
accord  à  Raoul-Nathan. 

Aimé  et  amoureux,  Raoul-Nathan  songe  h  se  créer  d'impor- 
tantes ressources  pécuniaires,  voulant  faire  figure  dans  le 
monde,  et  suivre  l'équipage  de  sa  maîtresse  autrement  qu'à 
pied.  Raoul-Nathan,  s'il  avait  le  sentiment  de  sa  dignité  et  des 
convenances,  accepterait  et  avouerait  franchement  une  position 
sociale  honorablement  inférieure  ;  dévoré  par  une  vanité  mes- 
quine, il  ambitionne  de  paraître  riche  aux  yeux  de  M™^  de  Van- 
denesse, ne  s'apercevant  même  pas,  dans  son  délire,  que  ce 
mensonge  devient  une  grossière  injure  pour  la  femme  qui  en 
est  le  sujet.  Est-ce  donc  à  dire  que  M^Je  de  Vandenesse  n'aime- 
rait pas  Raoul ,  si ,  à  défaut  de  tilbury ,  Raoul  arrivait  jiar 
Vomnibus  aux  rendez-vous  du  bois  de  Boulogne?  Raoul ,  ce- 
pendant, ne  s'est  procuré  des  chevaux  et  tous  les  accessoires 
d'une  opulence  factice,  que  par  la  création  d'un  journal  politi- 
que ;  la  direction  de  ce  journal  venant  un  beau  jour  à  lui 


REVUE  DE  PARIS.  297 

échapper,  il  retombe  dans  les  embarras  d'où  Ufl  crédit  provi- 
soire l'avait  tiré  la  veille ,  et  il  y  retombe  chargé  de  dettes 
énormes  qu'il  ne  peut  payer.  Il  se  résout  alors  à  s'asphyxier 
vulgairement,  lui  homme  de  génie  ,  comme  un  garçon  coiffeur 
le  pourrait  faire.  Seulement,  avant  d'exécuter  son  suicide  ridi- 
cule, il  a  soin  de  prévenir  JI""»  de  Vandenesse  par  une  lettre 
lamentable:  d'où  il  résulte  que  &!""<=  de  Vandenesse,  survenue 
assez  à  temps  pour  empêcher  son  amant  de  rendre  l'âme ,  se 
met  en  devoir  d'emprunter  cinquante  ou  soixante  mille  francs 
dont  l'ex-journaliste  politique  a  besoin.  Mais,  dans  l'intervalle 
datons  ces  événements,  M  de  Vandenesse,  ayant  appris  le 
danger  qu'il  court,  instruit  adroitement  sa  femme  de  la  liaison 
secrète  de  Raoul  avec  une  fille  de  théâtre.  Justement  indignée 
alors,  et,  d'un  autre  côté  ,  reconnaissante  de  l'indulgence  ma- 
gnanime dont  son  mari  fait  preuve,  la  jeune  femme  s'arrête 
tout  à  coup  sur  le  bord  de  l'abîme  où  elle  n'a  pas  roulé  encore, 
et  applique  sur  les  blessures  de  son  cœur,  comme  un  fer  rouge, 
le  mépris. 

Et  maintenant,  à  quelle  résolution  décisive  vont  s'arrêter  les 
divers  acteurs  d'une  Fille  d'Eve  ?  demandera-t-on  sans  doute. 
Raoul  entreprendra-t-il  de  se  justifier  auprès  de  la  comtesse? 
Les  vieilles  protectrices  du  jeune  homme  lui  viendront-elles  en 
aide  et  achèveront-elles  leur  ouvrage?  M™e  de  Vandenesse  ,  si 
naturellement  indulgente  et  afîeclueuse  ,  se  laissera-t-elle  flé- 
chir ?  Comment ,  enfin ,  se  terminera  cette  intrigue  ?  11  est  abso- 
lument impossible  que  les  choses  en  restent  là  ,  puisqu'à  pré- 
sent, à  présent  seulement,  l'action  vient  de  s'engager  d'une 
manière  sérieuse.  Reprendre  son  empire  sur  M™^  de  Vande- 
nesse ,  ou  se  faire  sauter  une  bonne  fois  la  cervelle ,  ou  se  vouer 
à  la  haine  et  à  la  vengeance ,  tels  sont  les  trois  seuls  partis  en- 
tre lesquels  Raoul-Nathan  ait  à  choisir.  Quel  que  soit  celui  des 
trois  auquel  il  s'arrête,  il  importe  qu'on  nous  en  instruise. 
Nous  voulons  assister  aux  derniers  actes  de  ce  drame,  dont  nous 
avons  si  patiemment  écouté  le  languissant  prologue.  L'autetir 
n'a  pas  le  droit  de  nous  laisser  en  chemin. 

Réclamations  inutiles  !  clameurs  vaines  !  L'auteur  trouve  son 

roman  très-bien  terminé  de  In  sorte ,  et  il  n'y  ajoutera  pas  une 

seule  ligne;  il  faut  que  nous  nous  contentions  de  ce  qu'il  nous 

adonné.  Eh  bien!  soit;  n'insistons  pas  lâ-dcssus  davantage, 

10  26 


298  REVUE  DE  PARIS. 

par  égard  pour  les  habitudes  de  M.  de  Balzac  en  matière  de  dé- 
noûment.  Réflexions  faites  ,  nous  ne  tenons  pas  du  tout  à  im- 
poser à  M .  de  Balzac  une  tâche  qu'il  ne  remplirait  qu'avec  dégoût, 
persuadé  quenous  serions  la  première  dupe  de  notre  exigence  , 
à  en  juger  par  le  plaisir  que  nous  procurent  les  travaux  aux- 
quels M.  de  Balzac  se  livre  de  son  plein  gré  !  Toutefois,  pour 
reconnaître  comme  il  convient  cette  complaisance  excessive , 
M.  de  Balzac  ne  se  refusera  certainement  pas  à  nous  édifier  sur 
plusieurs  points  de  sou  livre  qui  nous  paraissent  obscurs.  Et  par 
exemple  ,  nous  serions  curieux  de  savoir  si  Raoul-r^alhan  aime 
ou  n'aime  pas  M™«  de  Vandenesse.  Nous  avons  vainement  in- 
terrogé lehéros  à  plusieurs  reprises;  rien  dans  sa  conduite  ,  non 
plus  que  dans  ses  paroles  ,  n'a  éclairé  nos  doutes  à  ce  sujet .  Il 
aime,  car  il  est  circonspect,  peu  entreprenant  et  timide;  il 
n'aime  pas ,  car  il  conserve  des  relations  avec  Rosine  la  comé- 
dienne. 11  aime,  car,  pour  se  rapprocher  plus  aisément  de 
Mme  (je  Vandenesse,  il  engage  sans  réflexion  son  présent  et  son 
avenir  ;  il  n'aime  pas ,  car ,  lorsqu'il  veut  mourir ,  il  n'est 
poussé  au  suicide  que  par  un  motif  égoïste.  Avant  de  continuer, 
adressons  ;'^  M.  de  Balzac  une  petite  question  incidente  :  Com- 
ment fait  Raoul ,  dès  que  la  fantaisie  lui  en  prend ,  pour  avoir 
des  chevaux,  un  tilbury,  un  groom  et  un  banquier  à  ses  or- 
dres? Fonder  un  journal  politique  n'est  pas  ,  que  nous  sachions, 
une  recette  infaillible  pour  se  procurer  des  douceurs  pareilles  , 
puisque  tant  de  gens,  capables  ou  habiles,  en  sont  encore  à  se 
coudoyer  sur  le  pavé.  Il  faut  que  Raoul-Nathan  ait  fait  usage  de 
quelque  sortilège  que  l'auteur  ne  dit  pas.  Singulier  moyen  de 
simplifier  l'art  de  la  composition  ,  cependant,  que  d'avoir  re- 
cours à  une  sorte  de  baguette  enchantée  et  invisible,  pour  sur- 
monter ou  créer  à  volonté  les  obstacles  ,  pour  résoudre  ou  ap- 
peler les  diflacultés  !  que  M.  de  Balzac  daigne  nous  en  croire  j 
s'il  veut ,  ainsi  qu'il  l'affirme  d'un  ton  très-sérieux  dans  la  pré- 
face d'Une  Fille  d'Eve  ,  que  les  Éhides  de  J/œî</-s  laissent 
\i\&n\o'\n  les  Mille  et  une  Nuits,  il  fera  bien  de  ne  plus  em- 
prunter au  roman  arabe,  où  ils  sont  légitimes  ,  pour  en  faire 
usage  dans  la  peinture  de  la  vie  ordinaire  ,  où  ils  sont  faux  et 
intolérables,  des  procédés  fantastiques  dont  ne  saurait,  sous 
aucun  prétexte  s'accommoder  la  réalité.  Autre  question  plus  sé- 
rieuse :  Quel  est  ,  dans  les  circonstances  diverses  où  l'auteur  le 


REVUE  DE  PARIS,  299 

place,  le  but  précis  que  poursuit  Raoul-Nathan?  A  de  certains 
moments ,  Raoul  laisse  percer  le  désir  de  jouer  un  grand  rôle 
littéraire  j  un  instant  après,  son  ambition  tourne  à  la  politique; 
deux  chapitres  plus  loin ,  il  oublie  complètement  la  politique 
et  la  littérature  pour  l'amour.  Veut-il  cumuler?  qu'il  le  dise! 
veut-il  être  à  la  fois  Shakespeare  ,  Richelieu  et  Werther  ?  qu'il 
confesse  cette  volonté  à  voix  haute  !  Mieux  vaudrait  encore  pour 
lui,  après  tout ,  inspirer  tout  de  suite  la  compassion  ou  la  co- 
lère ,  en  prenant  effrontément  les  allures  folles,  mais  franches, 
d'un  génie  multiforme  ,  que  de  se  rendre  ridicule  en  détail  par 
des  prétentions  contradictoires  qui  avortent  successivement. 
Malheureusement ,  pour  dire  ce  qu'il  veut,  il  faudrait  d'abord 
que  Raoul-Nathan  le  sût  lui-même,  et  son  embarras  n'est  pas 
moins  grand  que  le  nôtre  sur  ce  point. 

Tous  les  personnages  à' Une  Fille  d'Eve ,  chacun  dans  sa 
sphère,  procédant  avec  la  même  hésitation  et  la  même  incerti- 
tude que  Raoul ,  nous  comprenons  maintenant ,  sans  que  M.  de 
Balzac  prenne  la  peine  de  nous  répondre,  pourquoi  l'auteur  se 
fatigue  d'eux  dès  les  premiers  pas.  Le  moyen ,  en  effet ,  de  sui- 
vre jusqu'au  bout  de  leur  carrière  des  gens  qui  ne  savent  ni  ce 
qu'ils  sont  ni  ce  qu'ils  veulent,  dont  le  caractère  et  la  conduite 
séparément  entachés  de  faiblesse  et  d'irrésolution  ,  malgré  l'em- 
phase qui  les  environne,  offrent  encore  le  spectacle  du  plus 
profond  désaccord  !  Le  même  fait  explique  également  à  mer- 
veille, selon  nous  ,  un  autre  défaut  habituel  à  M.  de  Balzac,  et 
plus  frappant  que  jamais  dans  le  nouveau  livre  ;  nous  voulons 
parler  de  l'absence  de  proportions  qui  règne  entre  les  diverses 
parties  à'Une  Fille  d'Ère,  de  la  confusion  des  scènes  ,  des  ti- 
raillements en  sens  contraire  auxquels  l'action  est  soumise  pres- 
que à  chaque  page  ,  du  manque  de  composition  en  un  mot.  C'est 
ainsi  que  le  roman  s'ouvre  par  une  interminable  conversation 
entre  deux  jeunes  femmes,  sur  un  sujet  qui  servira  tant  bien 
que  mal  de  dénoùment  tout  à  l'heure;  après  quoi  vient  un  long 
chapitre  sur  l'enfance  et  l'éducation  première  des  deux  jeunes 
femmes  ,  le  tout  en  matière  de  préparations.  Puis  commence 
enfin  la  préparation  réelle  ,  dont  nous  avons  essayé  la  difficile 
analyse,  à  des  événements  qui  ne  nous  seront  pas  racontés. 
Dans  l'intervalle  des  soubresauts  en  avant  ou  en  arrière  aux- 
quels se  livrent  les  principaux  acteurs  du  drame  -  l'autetu'  nous 


300  REVUE  DE  PARIS- 

peint  des  pieds  à  la  tête  ,  physiquement  et  moralement ,  des  per- 
sonnages qui,  cliargés  de  rôles  tout  à  f;.it  secondaires,  ne  jus- 
tifient pas  le  sinjïulier  intérêt  qu'il  prend  ù  eux.  C'est  d'abord  la 
comédienne  Rosine,  maîtresse  en  titie  de  Raoul,  il  est  vrai, 
mais  maîtresse  condamnée  parle  sujet  même  à  rester  dans  l'om- 
bre ,  et ,  conséquemment ,  ne  pouvant  prétendre  à  partager  éga- 
lement avec  M"""  de  Vandenesse  l'attention  du  lecteur  ;  ce  à  quoi 
elle  réussit  cependant.  Après  Rosine,  c'est  le  tour  de  M.  de  Van- 
denesse et  de  quelques  autres,  parmi  lesquels  un  malheureux 
musicien  allemand  nommé  Schmuke  ,  déniché  dans  une  man- 
sarde par  M.  de  Balzac,  veut-on  savoir  à  quelle  intention  ?  d'ob- 
tenir qu'il  endosse  le  billet  de  60,000  francs  souscrit  par  M™e  de 
Vandenesse  et  destiné  à  sauver  Raoul.  Vraiment,  si  M.  deBal- 
zac  ne  nous  paraissait  pas  avoir  cédé  ici  au  désir  de  peindre 
minutieusement  un  vieux  musicien  et  l'intérieur  d'une  man- 
sarde, nous  ne  lui  pardonnerions  pas ,  à  lui  qui  a  retrouvé  pour 
les  menus  plaisirs  de  ses  héros  les  sources  du  Pactole  ,  de  faire 
monter  un  sixième  étage  à  M™«  de  Vandenesse,  et  de  troubler 
le  repos  d'un  pauvre  homme,  pour  une  bagatelle  comme 
00,000  francs.  Tant  est-il  ,  au  demeurant ,  que  le  rôle  du  musi- 
cien Schmuke  se  borne  à  donner  une  signature.  Encore  une 
fois,  nous  comprenons  que  M.  de  Balzac  arrive  promptement 
à  la  confusion  la  plus  déplorable  ,  qu'il  perde  la  tête  et  fasse 
halte  avant  terme,  quand  les  chefs  de  sa  phalange  romanesque 
donnent  eux-mêmes  l'exemple  de  la  débandade  ;  mais  à  qui  la 
faute  s'il  en  est  ainsi ,  à  qui  la  faute  ?  sinon  à  l'auteur,  qui  ne 
sait  pas  façonner  d'avance  ses  personnages  au  joug  nécessaire 
d'une  discipline  sévère  et  intelligente,  A  qui  la  faute  ?  sinon  à 
M.  de  Balzac  ,  qui ,  manquant  de  tact  et  de  prévoyance ,  trop 
conlîantdans  la  soudaineté  de  ses  inspirations  ,  se  faisant  illu- 
sion sur  ses  forces  ,  dédaigne  toute  règle ,  toute  méthode,  toute 
mesure,  et  se  complaît  dans  une  ignorance  absolue  des  lois  et 
des  avantages  delà  concentration. 

Il  reste  donc  démontré,  jusqu'à  l'évidence,  qu'Une  Fille 
d'Eve  est  une  œuvre  sans  valeur  au  point  de  vue  de  l'inven- 
tion ,  puisque  c'est  simplement  une  reproduction  nouvelle  des 
caractères  et  des  événements  que  M.  de  Balzac  a  depuis  si  long- 
temps à  son  service.  Au  point  de  vue  de  la  composition ,  ce 
livre  ne  mérite  pas  une  condamnation  moins  rigoureuse ,  puis- 


REVUE  DE  PARIS.  301 

qu'il  est  la  négation  même  de  l'esprit  d'ordonnance  et  du  sens 
commun.  De  quelijiie  façon  qu'on  l'examine  ,  pièce  ù  pièce  ,  ou 
dans  son  chiniéiique  ensemble,  le  monument  littéraire  deM.de 
Balzac  oflFre  les  mêmes  vices  arrivant  au  même  résultat  déplo- 
rable. La  définition  du  talent  de  M.  de  Balzac  se  réduit  donc 
inflexiblement  à  celte  formule  :  union  de  l'indécision  et  de  l'in- 
conséquence produisant  la  nullité. 

Si  le  style  doit  être  compté  pour  quelque  chose,  comme  nous 
ne  balançons  pas  à  le  croire  ,  dans  une  question  de  littérature  , 
nous  pourrions  nous  donner  beau  jeu  encore  contre  M.  de 
Balzac  j  car  M.  de  Balzac  ne  se  doute  littéralement  pas  de 
ce  que  c'est  qu'écrire.  Sans  parler  des  néologismes  innombra- 
bles et  absurdes  ,  pour  ne  pas  dire  barbarismes,  que  l'auteur 
des  Contes  drolatiques  et  des  Contes  philosophiques  entasse 
dans  ses  livres  avec  une  négligence  si  prétentieuse,  nous  pour- 
rions prendre  M.  de  Balzac ,  vingt  fois  au  moins  par  page  qu'il 
écrit,  en  faute  irrémissible  d'ignorance  grammaticale.  M.  de 
Balzac  est  parfaitement  étranger  aux  notions  les  plus  vulgaires 
de  la  syntaxe;  il  n'y  a  pas,  dans  l'art  d'écrire,  de  principe  si 
élémentaire  dont  il  paraisse  avoir  même  une  vague  idée.  Selon 
son  bon  plaisir ,  il  met  au  régime  de  l'activité  les  verbes  de  la 
nature  la  plus  passive,  et  réciproquement;  ou  bien,  il  range 
dans  la  catégorie  des  irréguliers  ou  des  absolus  des  verbes  dont 
la  condition  est  de  rester  neutres.  Presque  tous  les  mots  sont 
forcés,  sous  sa  plume  ,  à  des  associations  impossibles.  Avec  une 
audace  et  une  assurance  véritablement  fabuleuses,  il  établit 
violemment,  entre  des  substantifs  dont  il  ne  connaît  ni  la  si- 
gnification précise  ,  ni  l'origine,  et  des  adjectifs  dont  il  ignore 
les  obligations  particulières,  des  alliances  que  réprouvent  tout 
à  la  fois  la  tradition,  le  vocabulaire  et  le  goût.  Quant  aux  pro- 
noms, relatifs  ou  possessifs  ,  et  aux  adverbes  ,  le  romancier 
s'en  sert  comme  de  ces  détachements  de  cavalerie  légère  qu'on 
lâche  au  milieu  dune  armée  en  déroute ,  pour  accroître  le  dés- 
ordre et  le  carnage;  c'est  son  corps  de  réserve,  destiné,  aux 
heures  décisives  ,  à  rendre  le  massacre  de  la  langue  plus  com- 
plet. iVI.  de  Balzac  parait,  au  reste,  avoir  le  sentiment  secret 
de  son  néant  en  fait  de  style.  Dans  sa  nouvelle  préface,  où  il 
dresse  une  liste  détaillée  des  félicitations  qu'il  recueille  cha- 
que jour  sur  la  variété  et  la  profondeur  de  ses  connaissances , 

26, 


302  REVUE  DE   PARIS. 

nous  avons  vainement  clierché,  parmi  qninze  on  vingt  témoi- 
gnages anonymes  d'une  admiration  diverse  ,  un  éloge  qui  s'a- 
dressât directement  à  l'écrivain.  Le  médecin ,  le  philosophe, 
l'homme  politique,  le  naturaliste  et  autres  individus  spéciaux, 
figurent  sur  cet  étrange  catalogue  ;  seul ,  le  grammairien  n'y 
paraît  pas.  M.  de  Balzac  convenant  implicitement  par  là,  lui- 
même  ,  qu'il  n'a  rien  à  démêler  avec  la  science  des  lois  du  lan- 
gage ,  nous  jugeons  inutile  d'insister  davantage  sur  ce  point. 

Mais  une  prétention  de  M.  de  Balzac  pour  laquelle  nous  serons 
imi)itoyable,  c'est  celle  que  révèle  hautement  le  titre  général  de 
ses  œuvres,  de  connaître  à  fond  les  mœurs  du  siècle  et  de  les 
peindre  avec  une  rigoureuse  vérité.  Quelles  sont  donc  les  mœurs 
que  peint  M.  de  Balzac?  des  mœurs  ignobles  et  dégoûtantes, 
ayant  pour  seul  mobile  un  intérêt  sordide  ou  crapuleux.  S'il 
faut  en  croire  le  prétendu  historien  philosophe,  l'argent  et  le 
vice  sont  le  moyen  et  le  but  unique  pour  tous  les  hommes 
d'aujourd'hui  ;  les  passions  perverses,  les  goûts  dépravés,  les 
penchants  infâmes  animent  exclusivement  la  France  du  xix»  siè- 
cle, cette  tille  de  Jean-Jacques  et  de  Napoléon.  Nul  sentiment 
honorable,  nulle  idée  honnête  ,  de  quelque  côté  que  se  tourne 
le  regard.  La  France,  car  c'est  le  portrait  de  la  France  que  l'au- 
teur se  propose,  est  peuplée  de  goujats  galonnés ,  de  bandits 
plus  ou  moins  déguisés  par  un  masque,  de  femmes  arrivées  aux 
dernières  limites  de  la  corruption,  ou  en  train  de  se  corrompre  : 
nouvelle  Sodome  dont  les  iniquités  appellent  le  feu  du  ciel. 
C'est-à-dire  que  les  cachots,  les  lupanars  et  les  bagnes  seraient 
des  asiles  de  vertu,  de  probité,  d'innocence,  comparés  aux  cités 
civilisées  de  M.  de  Balzac.  Descendez  dans  cet  abîme,  prenez 
l'un  ai)rès  l'autre  ceux  qui  l'habitent,  et  jugez  !  Le  banquier  est 
un  homme  enrichi  par  le  vol  secret  et  par  l'usure  ;  l'homme 
d'État  est  un  intrigant  qui  doit  son  élévation  au  mépris  de  tous 
les  principes  et  au  nombre  de  ses  perfidies;  l'industriel  est  un 
escroc  prudent  et  habile,  qui  roule  carrosse  quand  il  devrait 
traîner  le  boulet  ;  l'homme  de  plume  est  un  misérable  sans 
âme,  occupé  à  ourdir  trahisons  sur  trahisons,  toujours  en  mar- 
ché de  ses  opinions  et  de  sa  conscience;  et  ainsi  de  suite,  sans 
exceptions,  depuis  le  haut  de  l'échelle  jusqu'au  bas.  Les  salons 
les  mieux  famés  sont  des  lieux  perdus,  où  les  prostituées  elles- 
mêmes,  si  elles  comprenaient  la  métaphysique  immorale  qu'y 


REVUE  DE  PARIS.  3(J3 

débitent  les  belles  dames,  se  boucheraient  les  oreilles  par  pudeur. 
Le  monde,  tel  que  nous  le  représente  M.  de  Balzac,  est,  en  un 
mot,  un  coupe-gorge  et  un  bourbier.  Après  la  lecture  d'un  de 
ces  livres  que  M.  de  Balzac  donne  comme  autant  de  miroirs 
fidèles  de  son  époque,  on  a  l'esprit  plein  d'idées  échauffées  et 
malsaines,  la  tète  embarrassée  et  lourde,  comme  si  l'on  sortait 
d'une  caverne  où,  autour  de  deux  figures  étrangères  et  de  plus 
en  plus  pâlissantes,  tourbillonnerait  en  désordre  une  ronde 
infâme  de  princesses  de  contrebande,  de  grands  seigneurs  bâ- 
tards et  de  laquais  parvenus. 

Eh  oui!  sans  doute,  il  y  a  dans  la  société  contemporaine  des 
infamies  et  des  hontes,  des  fortunes  dont  la  source  est  inavoua- 
ble, des  positions  usurpées,  des  métiers  exercés  bassement,  des 
industries  déshonorantes,  des  égoïsmes  poussés  jusqu'à  la  lâcheté 
et  à  la  scélératesse,  des  turpitudes  sans  nom  !  Mais  dire  qu'il  n'y 
a  que  cela,  voilà  l'impardonnable  mensonge  !  Mais  se  plaire 
dans  la  mise  en  œuvre  de  pareils  éléments,  les  grandir,  les 
portiser,  les  caresser,  en  composer  un  éternel  spectacle  pour  la 
foule,  en  vouloir  faire  des  sujets  d'admiration  et  d'enthousiasme, 
voilà  le  tort  criminel  !  Heureusement,  il  y  a,  aujourd'hui  plus 
que  jamais,  dans  le  cœur  d'une  certaine  jeunesse  dont  M.  de 
Balzac  ne  soupçonne  pas  l'existence  ,  des  instincts  désintéressés 
et  nobles  ,  des  passions  généreuses,  des  convictions  sincères  et 
ardentes,  que  ne  terniront  ni  ne  déracineront  les  mauvais 
exemples,  non  plus  que  les  pernicieuses  leçons.  Sous  ce  fumier 
que  M.  de  Balzac  remue  de  deux  mains  amoureuses,  au  sein 
d'une  terre  vierge  et  féconde,  se  développent  en  silence,  à  cette 
heure  même,  des  germes  précieux  j  moisson  future  de  fruits 
savoureux  et  de  fleurs  odorantes,  quoi  que  disent  et  fassent  les 
aveugles  et  les  malveillants.  Mais  à  qui  parlons-nous  ?  et  l'auteur 
de  la  Fille  aux  yeux  d'or  pourrait-il  nous  comprendre  ?  Tout 
ce  que  nous  devons  dire  à  M.  de  Balzac,  c'est  qu'il  n'a  rien  de 
plus  à  démêler  avec  l'esprit  philosophique  de  son  siècle  qu'avec  la 
littérature  sérieuse.  S'il  peint  la  société  d'après  ses  souvenirs, 
nous  ne  saurions  lui  faire  compliment  sur  le  goût  particulier 
qui  le  dirige  dans  le  choix  de  ses  modèles;  s'il  invente,  nous  ne 
saurions  le  féliciter  ni  de  l'élégance,  ni  de  la  noblesse  de  son 
imagination.  Quoi  qu'il  en  soit,  M.  de  Balzac  n'évitera  pas  le  sort 
réservé  à  tous  les  talents  faux  et  nuisibles,  l'oubli  et  le  mépris. 


304  REVUE  DE  PARIS. 

Placé,  de  son  vivant  même,  entre  M"e  de  Scudery  ,  dont  il  a  la 
fécondilé  maladive,  et  le  marquis  de  Sade,  qu'il  continue,  dans 
un  autre  ordre  d'idées,  avec  un  bonheur  rase  .  il  pourra  voir 
avant  peu,  de  ses  fenêtres,  le  cadavre  de  sa  réputation  traîné 
aux  Gémonies. 

Nous  aurions,  volontiers,  assisté  en  témoin  aussi  impassible 
que  peu  curieux  à  la  décadence  de  M.  de  Balzac,  faux  météore 
prêt  à  replonger  silencieusement  dans  la  mare  d'in-octavos 
sinitres  d'où  il  est  sorti,  si  M.  de  Balzac,  à  mesure  qu'il  décline, 
ne  prenait  à  tâche  de  lasser  la  patience  publique  par  l'excès  de 
sa  personnalité.  M.  de  Balzac,  à  force  de  se  trouver  semblable, 
sinon  supérieur,  à  tous  les  plus  grands  personnages  anciens  et 
modernes,  en  est  arrivé  à  se  placer  si  haut  dans  sa  propre  estime, 
qu'il  ferait  preuve  d'une  modestie  incroyable,  s'il  se  mettait, 
comme  on  l'assure ,  sur  les  rangs  pour  l'Académie.  Consentir 
ainsi  à  partager  l'empire  des  lettres  avec  trente-neuf  rivaux, 
vouloir  troquer  un  trône  contre  un  fauteuil,  serait,  nous  en 
convenons,  une  abdication  véritable,  à  propos  de  laquelle,  du 
reste,  comme  dédommagement,  l'auteur  des  Contes  drolatiques 
ne  manquerait  probablement  pas  de  se  comparer  à  Charles- 
Quint.  Peu  flattés  du  rôle  de  capucins  que  M.  de  Balzac  leur 
réserve,  MM.  de  l'Institut  ne  donneront  pas  lieu,  nous  l'espé- 
rons, à  l'une  de  ces  bouffonneries  dont  le  public  est  las.  Que 
M.  de  Balzac  se  proclame,  par  la  voie  des  annonces,  un  auteur 
incomparable,  le  plus  excellent  des  romanciers  modernes,  le 
premier  fabricant  de  chefs-d'œuvre  en  gros  ou  en  détail,  c'est 
un  ridicule,  sans  doute ,  qui  rappelle  la  grenouille  de  la  Fon- 
taine, mais  que  les  libraires,  à  tout  prendre,  ont  le  droit  de 
donner  à  l'auteur  pour  leur  argent.  Que  M.  de  Balzac  se  pose, 
dans  une  préface,  en  écrivain  près  de  qui  Richardson,  Walter 
Scott  et  autres  sont  une  petite  monnaie  vulgaire,  cela,  est  jus- 
qu'à un  certain  point,  tolérable,  comme  sujet  précieux  d'hila- 
rité ;  mais  que  M.  de  Balzac,  non  content  d'imposer  son  nom 
au  public,  au  moyen  de  la  préface  et  de  la  réclame  payante, 
saisisse  toutes  les  occasions  de  se  prodiguer  l'encens  ù  hii- 
mêrae,  et  fasse  naître  ces  occasions,  au  besoin  ;  que,  sous  pré- 
texte, aujourd'hui,  d'éclaircir  une  question  de  droit  littéraire  j 
demain,  de  signaler  le  tort  fait  à  la  libraiiie  française  par  la 
contrefaçon  belge;  après-demain,  de  réfuter  une  opinion  émise 


REVUE  DE  PARIS.  305 

sur  lui,  dans  un  ailicie  ciili(!iie;  un  autre  jour,  de  proposer 
une  modification  du  Code  civil  ou  du  Code  {:éiial,  M.  de  Calzac, 
incessamment  préoccupé  de  son  importance  individuelle,  expli- 
que le  double  rôle  de  maréchal  de  France  et  d'empereur  qu'il 
joue  tour  à  tour  dans  la  société  sans  que  la  société  s'en  doute  ; 
qu'à  propos  de  la  moindre  chose,  ou  à  propos  de  rien,  M.  de 
Balzac,  citant  avec  éloge  la  raagniticence  de  François  I"',  qui 
envoyait  à  Raphaël  cent  mille  écus  sur  un  plat  d'or,  offre  la 
propriété  de  ses  œuvres  complètes  au  gouvernement,  pour  la 
modique  somme  de  deux  millions,  en  lui  garantissant  des  béné- 
fices; que  M.  de  Balzac,  se  donnant  pour  l'héritier  légitime  de 
Corneille,  demande  indirectement  un  bouillon  aux  chambres, 
au  nom  de  son  aïeul  !  voilà  qui  n'est  plus  tolérable,  voilà  qui 
n'est  plus  risible  ;  car  ceci  est  de  l'orgueil  poussé  jusqu'à  la 
folie.  Opposer  l'exiguïté  du  mérite  à  l'extravagance  de  l'arabi- 
lion  était,  en  pareil  cas,  un  devoir  dont  la  critique  moraliste  ne 
pouvait  se  dispenser;  l'étal  inquiétant  de  la  littérature,  ravagée 
de  plus  en  plus  par  la  fièvre  contagieuse  de  l'orgueil,  nous  fai- 
sait même  de  la  sévérité  une  loi  impérieuse.  Dans  le  paroxisrae 
violent,  où  se  trouvent,  à  l'heure  présente,  certains  malades, 
nous  croyons,  malgré  l'avis  de  M.  de  Balzac,  l'eau  fraîche  plus 
salutaire  que  le  bouillon. 

J.  Chaudes-âigces. 


LE 


Ceux  qui  sont  amoureux  d'anecdotes  héraldiques  ,  se  trans- 
mettent le  récit  d'une  petite  aventure  qui  fît  quelque  bruit  à 
Versailles,  un  peu  avant  le  mariage  de  Louis  XVI. 

Il  s'agissait ,  chose  grave  dans  la  cour  la  plus  cérémonieuse 
de  l'Europe  ,  après  la  cour  de  Madrid  ,  de  régler  le  nombre  et 
le  rang  des  personnes  qui  monteraient  dans  les  carrosses  du 
roi.  Après  des  conférences  aussi  longues  et  aussi  orageuses  que 
celles  qui  avaient  eu  lieu  ,  un  peu  moins  d'un  siècle  auparavant, 
entre  le  duc  de  Médina  Sidonia  et  le  comte  de  Marchin  ,  pour 
savoir  si  le  repas  de  noces  du  roi  d'Espagne,  Philippe  V ,  et  de 
Marie  de  Savoie ,  serait  fait  par  des  cuisiniers  espagnols  ou 
par  des  cuisiniers  français  ,  on  s'arrêta  lâchement  à  un  moyen 
dilatoire,  qui  écartait  la  difficulté  des  désignations  personnel- 
les ,  et  l'on  rédigea  un  projet  d'ordonnance  portant  qu'on  ne 
serait  admis  dans  les  carrosses  du  roi ,  que  sur  l'exhibition  de 
titres  établissant  clairement  trois  cents  ans  de  noblesse. 

Les  gentilshommes  de  la  cour  furent  fort  satisfait  d'un  pro- 
jet de  décision  qui  les  mettait ,  dans  leur  idée,  en  possession 
incontestée  d'un  i)rivi!ége  fort  beau  un  jour  de  noces  royales  ; 


KEVUE  DE  PARIS.  307 

et  l'avis  de  l'ordonnance  future  circula ,  par  l'intermédiaire  des 
gouverneurs  des  provinces  ,  du  château  de  Versailles  à  la  der- 
nière bicoque  du  royaume  en  possession  du  droit  de  girouette 
et  du  droit  de  mare  empoissonnée.  Or  ,  vingt-cinq  ou  trente 
jours  après  l'avis  ,  juste  le  temps  qu'il  fallait ,  en  ce  temps-là, 
pour  franchir  les  boues  qui  séparaient  la  ville  de  Paris  des 
montagnes  du  Dauphiné  ou  des  bruyères  de  la  Bretagne ,  il 
arriva  de  tous  les  côtés  ,  à  Versailles  ,  une  nuée  de  gentilshom- 
mes campagnards  ,  crottés  et  inconnus  ,  vêtus  la  plupart  à  la 
vieille  mode,  et  portant  d'énormes  havresacs  remplis  de  par- 
chemins enfumés  ,  lesquels  établissaient  des  généalogies  clai- 
res et  triomphantes  de  quatre ,  de  cinq  ,  de  six  siècles  révolus  ; 
si  bien  que  les  carrosses  du  roi  n'auraient  même  pas  suflB  à  con- 
tenir cette  noblesse  sortie  de  terre  ,  offrant  deux  ou  trois  siè- 
cles de  luxe,  par  delà  les  quartiers  exigés  par  le  projet  d'or- 
donnance. 

Il  n'y  avait  plus ,  dans  le  nouvel  état  de  la  question  ,  dix  gen- 
tilshommes de  la  cour  qui  pussent  monter  dans  les  carrosses. 
On  lenvoya  les  hôtes  malencontreux  qu'on  s'était  attirés  de  si 
loin  ,  et  Ton  abandonna  l'ordonnance. 

Cette  population  étrange,  évoquée  ainsi  tout  à  coup  par  lui 
débat  d'étiquette  ,  et  effrayant  Versailles  par  une  invasion  de 
parchemins;  ces  mines  sérieuses  et  roides,  empanachées  de 
vieux  titres  ,  comme  un  orme  de  lierres  grimpants  ;  ces  hommes 
qui  traînent  a[irès  eux  un  long  passé  de  gloire  modeste ,  qui 
ont  assisté  ,  par  quelqu'un  de  leurs  ancêtres ,  à  toutes  les  ba- 
tailles de  l'Occident ,  depuis  Bouvines ,  se  contentant  d'hono- 
rer la  France  et  de  mourir  inconnus,  comme  ces  artistes  sans 
nom  qui  ont  ciselé  les  clochetons  des  cathédrales  ;  cette  race 
dont  la  raillerie  moderne  gourmande  les  fières  allures ,  comme 
les  mignons  de  Louis  XIII  faisaient  du  pourpoint  de  Suily,  n'est 
pas  encore  disparu  du  sol  que  ses  ancêtres  ont  conquis  par  la 
lance  ,  gouverné  par  la  seigneurie  ,  civilisé  par  la  loi.  Elle  af- 
fectionne toujours  une  demeure  en  pleine  campagne ,  comme 
ces  nobles  de  l'Attique  que  Thèses  attira  sur  l'Acropolis  ;  elle 
vit  toujours  isolée ,  à  la  manière  des  grandes  espèces  de  la 
création  ,  tour  à  tour  aigle  sur  son  rocher  ,  lion  dans  ses  bois. 

Il  faut  même  dire  que  ce  qui  a  distingué  extérieurement ,  en 
tout  temps  et  en  tout  \)ays  i  '«^  gentilhomme  du  bourgeois,  c'est 


SOS  REVUE  DE  PARIS. 

que  le  gentilhomme  vit  seul,  et  que  le  bourgeois  vit  par  trou- 
pes. Celle  différence  radicale  dans  les  mœurs  s'est  reproduite 
jusque  dans  les  institutions  et  jusque  dans  les  monuments.  Au 
mo\'en  âge  .  la  justice  noble  des  villages  était  rendue  par  un 
seigneur  ;  la  justice  bourgeoise  des  villes  était  rendue  par  un 
jury.  A  toute  époque  ,  les  gentilshommes  ont  bâti  des  châteaux 
séparés,  et  les  bourgeois  des  maisons  réunies  par  un  mur  mi- 
toyen. L'un  s'isole  ,  l'autre  s'associe  ;  l'un  croît  espacé  :  comme 
le  chêne ,  l'autre  croît  dru  comme  le  roseau. 

Le  trait  caractéristique  des  gentilshommes ,  c'est  donc  d'habi- 
ter la  campagne.  La  présence  des  gentilshommes  dans  les  villes 
est  un  fait  anormal ,  qui  tient  à  des  révolutions  dans  la  constitu- 
tion historique  des  sociétés  ,  comme  la  présence  de  coquillages 
sur  le  sommet  des  montagnes  lient  à  des  révolutions  dans  la 
constitution  physique  du  globe. 

Il  faut  bien  comprendre  ,  en  effet ,  qiie  le  gentilhomme  cam- 
pagnard est  le  type  primordial  de  la  noblesse,  et  que  le  gentil- 
homme des  villes  est  une  dégénérescence  et  un  abâtardisse- 
ment. Si  l'on  veut  suivre  à  la  trace,  rien  que  dans  Paris,  les 
établissements  qu'y  a  faits  la  noblesse  ,  on  verra  qu'elle  y  a 
accompagné  la  royauté,  entraînée  sur  la  courbe  de  son  orbite 
comme  les  planètes  par  le  soleil.  Sous  la  première  et  sous  la 
seconde  race  ,  quand  les  rois  habitaient  le  Palais  ,  la  noblesse 
s'installa  dans  la  Cité  ;  aussi  Victor  Hugo ,  ce  merveilleux  his- 
torien des  choses  bàlies ,  sculptées ,  parlées  et  pensées  au 
moyen  âge .  met-il  encore  ,  sous  Louis  XI,  en  un  coin  du  par- 
vis Kotre-Dame .  le  logis  blasonné  par  la  fenêtre  duquel  Fleur- 
de-Lys  de  Gondelaurier  volt  la  Esméralda  danser  et  mimer  avec 
sa  chèvre.  Sous  la  troisième  race  ,  lorsque  les  Valois  habitent 
la  Bastille  ou  le  palais  des  Tournelles  ,  la  noblesse  s'installe 
dans  le  quartier  du  Marais,  depuis  le  Temple  jusqu'à  l'orme 
Saint-Gervais.  Enfin,  lorsque  les  Bourbons  habitent  le  Lou- 
vre, la  noblesse  s'éparpille  autour  de  Saint-Germain-l'Auxer- 
rois ,  et ,  de  l'autre  côlé  de  l'eau  ,  eu  face  du  Louvre,  depuis  l'ab- 
baye de  Sainl-Germain-des-Prés  jusqu'à  la  tour  de  Nesle. 

Du  reste,  celle  noblesse  qui  s'attachait  servilement  à  la 
royauté  ,  qui  acceptait  à  la  cour  toutes  les  charges  de  chambel- 
lan ,  de  pannelier.  de  veneur,  de  grand-queux,  inventées  par 
Constantin  pour  consoler  la  noblesse  romaine  abattue  ,  venait 


REVUE  DE  PARIS.  309 

à  Paris  de  ious  les  côtés  de  la  France.  Los  Noailles  étaient  du 
Quercy ,  les  Cessé  de  la  Provence,  les  d'Uzès  du  Roussillon , 
les  La  Trémoille  du  Poitou ,  les  Eohan  de  la  Bretagne.  Ils 
avaient  tous  quitté  la  vieille  demeure  de  leurs  ancêtres ,  les 
populations  qu'ils  avaient  toujours  protégées  et  qui  les  avaient 
toujours  aimés;  si  bien  ,  qu'au  bout  de  quelques  siècles,  ces 
familles  expatriées  n'eurent  plus  ni  amis  ,  ni  défenseurs.  Paris 
ne  les  connaissait  que  par  leur  faste,  la  province  que  par  leurs 
besoins;  ici,  c'étaient  des  fournisseurs  qu'on  ne  payait  pas, 
là-bas,  c'étaient  des  fermiers  qu'on  pressurait  ;  et  lorsque  se 
leva  la  tempête  populaire,  le  tourbillon  les  emporta  sans 
effort,  car  elles  étaient  à  Paris  sur  un  sol  étranger,  plantées  en 
terre  comme  les  pieux  d'une  tente ,  au  lieu  d'être  enracinées 
comme  les  arbres  d'une  forêt. 

Dans  les  autres  villes  du  royaume  ,  la  noblesse  avait  été  pa- 
reillement attirée  par  des  motifs  divers.  A  Toulouse  ,  à  Aix  ,  à 
Rennes,  à  Dijon,  elle  s'était  pressée  autour  des  parlements, 
séduites  par  des  sièges  de  conseillers  ou  par  des  mortiers  de 
président;  ailleurs,  c'étaient  les  coniiétablies  des  maréchaux  , 
ailleurs  les  simples  sénéchaussées  ,  ailleurs  même  les  généra- 
lités des  finances;  car  la  noblesse  française,  si  grande  et  si 
belle  sous  le  chêne  seigneurial ,  s'était  débandée  à  la  longue  ,  A 
la  poursuite  de  conditions  étrangères  à  sa  nature  ,  et  qui  ne  lui 
ont  pas  profité. 

Un  jour,  la  royauté,  les  parlements,  les  connétablies ,  les 
sénéchaussées,  les  généralités,  tous  ces  faits,  toutes  ces  insli- 
tutions,  tous  ces  leurres,  qui  avaient  attiré  la  noblesse  dans  les 
villes ,  disparurent  à  la  fois  ;  les  flots  de  la  vieille  monarchie  qui 
l'avaient  portée  çà  et  là,  loin  de  ses  aïeux  morts,  la  laissèrent  à 
sec  en  se  retirant  sur  la  place  publique  des  cités  ;  et  elle  y  est 
encore,  se  débattant  dans  une  atmosphère  d'idées  qui  la  tuent , 
comme  ces  phoques  éperdus  et  essoufflés ,  que  l'océan  des  équi- 
noxes  oublie  au  loin  sur  les  grèves. 

Vous  seuls,  simples  gentilshommes  des  campagnes ,  vous 
êtes  restés  jusqu'au  bout  fidèles  à  votre  carrière  sociale  ;  vous 
seuls  ,  vous  avez  conservé  et  labouré  le  domaine  qui  échut  au- 
trefois à  vos  aïeux.  Vous  avez  bien  ,  comme  les  autres  ,  laissé 
les  cadavres  de  vos  enfants  sur  tous  les  champs  de  bataille  ,  à 
Bouvines ,  à  la  Massoure ,  à  Crécy ,  à  Marignan  ;  mais  vos 
10  27 


310  REVUE  DE  PARIS. 

rudes  épaules,  habituées  à  porter  leur  charge  d'acier  ciselé, 
n'ont  jamais  pu  se  faire  à  porter  des  casaques  brodées  ;  votre 
main,  dressée  au  maniement  des  masses  d'armes  et  des  lourdes 
épées ,  ne  s'est  pas  efféminée  à  diriger  la  sarbacane  des  mi- 
gnons. Saint-Germain  et  Versailles  ne  connaissent  peut-être 
pas  vos  noms  et  vos  titres  ;  mais  vos  noms  sont  bien  connus  des 
populations  qui  ont  vécu  et  grandi  avec  vous ,  depuis  des  siè- 
cles j  et  vos  titres,  qui  sont  fort  simples  et  fort  courts,  comme 
tous  les  beaux  titres  ,  qui  ne  leposent  ni  sur  des  concessions  de 
cour,  ni  sur  des  lettres  de  chancellerie,  comme  tous  les  vrais 
titres  .  se  retrouvent  aux  cartulaires  des  antiques  prieurés  et 
des  primitives  abbayes  ;  et  si  quelque  miracle  faisait  sortir  du 
tombeau ,  comme  Lazare ,  la  royauté  des  carrousels  et  des  tètes 
que  l'histoire  y  a  couchée  depuis  longtemps,  si  vous  pouviez 
jamais  être  conviés  encore  à  monter  dans  les  carrosses  au  ma- 
riage d'un  dauphin  ,  vous  reviendriez  de  toutes  parts,  en  nuées, 
portant  chacun  votre  histoire  domestique,  remontant  d'ancêtre 
en  ancêtre  jusqu'au  temps  de  cette  monarchie  pauvre,  auslère 
et  forte ,  qui  savait,  comme  Charlemagne,  le  compte  des  poules 
de  ses  métairies ,  et  qui  s'habillait  de  la  laine  de  ses  brebis  ,  lilée 
et  lissée  l'hiver  par  la  main  de  ses  filles  ,  comme  César  Auguste, 
premier  empereur  des  Romains. 

Si  l'on  nous  permet  de  choisir  la  province  où  nous  étudierons 
plus  à  l'aise  les  mœurs  du  gentilhomme  campagnard  ,  nous 
prendrons  l'ancien  Armagnac.  D'abord  nous  choisissons  une 
province  éloignée  de  l'ancien  duché  de  France  ,  parce  que  la 
royauté,  qui  y  avait  son  siège  ,  associait  à  ses  querelles  et  à  sa 
fortune  toute  la  gentilhommerie  environnante  qu'elle  avait 
sous  la  main  ,  et  la  dénaturait  ainsi  peu  à  peu,  lui  ôtant  le  goût 
de  la  vie  seigneuriale  et  lui  donnant  le  goût  de  la  vie  de  cour  j 
ensuite  nous  choisissons  une  province  ayant  une  frontière  fer- 
mée, et  ne  se  trouvant  pas  ,  comme  l'Artois  ou  la  Lorraine ,  sur 
le  grand  chemin  des  guerres  perpétuelles,  afin  que  le  gentil- 
homme ,  libre  dans  tous  ses  intérêts  ,  ne  se  tienne  pas  claquemuré 
dans  sa  tour,  comme  un  vautour  dans  son  aire,  et  vive,  mêlé 
aux  populations ,  de  toute  la  vie  des  campagnes  ,  à  la  fois  pas- 
torale et  guerrière. 

Il  n'y  a  guère  de  paroisse  en  Armagnac  qui  n'ait  sa  maison 
seigneuriale,  maison  grave  et  magistrale  dans  son  attitude  ,  et 


REVUE  DE  PARIS.  511 

ii'corée  du  nom  de  château.  Les  autres  maisons  se  tiennent  tou- 
jours autour  d'elle  à  une  distance  respectueuse  ,  plus  modestes 
dans  leur  mainlie»  ,  plus  simples  dans  leur  parure,  et  silen- 
cieusement rangées  le  lon^j  des  chemins  qui  se  dirigent,  de 
divers  côtés,  vers  la  demeure  du  gentilhomme.  Il  y  a  en  effet 
celte  première  différence,  extérieurement  visible,  entre  la 
maison  seigneuriale  d'une  paroisse  et  les  autres  maisons  ordi- 
naires ,  que  les  chemins  se  dirigent  vers  l'une  ,  et  ne  font  que 
passer  devant  les  autres.  Du  reste ,  il  est  à  observer  que  quel- 
que chose  d'indéfinissable  et  de  frappant  trahit  toujours  les 
abords  de  la  maison  seigneuriale j  les  routes  y  sont  meil- 
leures, les  maisons  plus  propres,  les  populations  plus  intelli- 
gentes; on  sent,  en  avançant,  qu'on  s'approche  de  quelque 
piincipe  de  vie  ,  dont  les  rayonnements  réchauffent  et  transfor- 
ment tout  autour  d'eux  les  faits  et  les  idées  ,  les  hommes  et  les 
choses. 

Quoique  ferme  et  assurée  dans  sa  pose  ,  comme  il  convient  à 
ceux  qui  ont  l'habitude  de  la  domination,  la  maison  du  gentil- 
homme a  pourtant  ses  aspects  dérobés  et  rêveurs.  Le  paysan, 
qui  ne  comprend  et  qui  ne  pratique  que  le  travail  du  corps,  ne 
ménage  jamais,  autour  de  sa  demeure  ,  de  ces  sables  dorés  ou 
de  ces  commodes  pelouses  ,  qui  invitent  aux  méditations  péri- 
patéliques  ;  il  passe  du  champ  à  la  table,  et  de  la  table  au  lit , 
sans  intermédiaire.  La  maison  du  gentilhommea  toujours,  autour 
d'elle  ,  quelque  recoin  silencieux  où  le  maître  se  promène  et  rêve, 
car  le  promeneur  fait  le  rêveur. 

On  arrive  d'ordinaire ,  à  la  maison  du  gentilhomme ,  par 
quelque  sombre  allée  de  chênes ,  d'ormes  ou  de  châtaigniers. 
La  cour,  ceinte  d'étables  et  de  vacheries,  s'ouvre  sur  l'avenue 
pr  r  un  haut  portail  à  plein  ceintre  ,  pratiqué  dans  une  tour  qui 
sert  de  pigeonnier.  Un  perron  à  larges  dalles,  se  rétrécissant 
de  marche  en  marche,  comme  un  autel ,  conduit  au  pied  d'une 
j)orte  massive,  à  panneaux  en  bois  d'orme  et  de  noyer,  la- 
quelle s'ouvre  avec  un  retentissement  sonore  ,  sur  un  long  cor- 
ridor qui  sé|)are,  à  droite  et  à  gauche,  ce  qu'on  appelle,  en 
province  ,  les  appaitements.  Derrière  la  maison  ,  A  l'ouest , 
se  déploie  une  haute  futaie  séculaire,  entrecoupée  d'allées 
sinueuses  et  garnies  de  bancs;  au  midi,  s'étend  le  jardin, 
miniature  charmante  de  la  culture  complète ,  où  la  bordure  de 


312  REVUE  DE  PARIS. 

lavande  encadre  le  carreau  de  fraises  ,  où  la  rose  ombrage  le 
chou,  où  le  muscat  grimpe,  par-dessus  les  jasmins,  aux  plus 
Jiaules  branches  du  pêcher,  éployées  et  appliquées  contre  les 
murailles  ;  entre  le  bois  et  le  jardin  ,  un  petit  sentier  dérobé  , 
descendant  jusqu'à  mi-côte,  s'arrête  à  un  massif  de  saules, 
d'hièbles  et  de  glayeuls ,  cachette  ombreuse  et  fraîche  où  s'abri- 
tent le  lavoir  et  la  fontaine.  Là,  quand  le  jour  baisse,  une 
belle  fille  du  Béarn  ou  du  pays  Basque  ,  sa  svelte  et  fine  jambe 
dans  un  bas  bleu  ,  son  pied  mignon  et  arqué  dans  un  sabot  h 
talon  de  fer  et  à  pointe  recourbée,  descend  en  chantant  .une 
ballade  de  Despourrlns ,  le  bras  passé  dans  le  goulot  de  sa  cru- 
che; et  puis,  dans  l'attitude  de  Kébecca  écoutant  jes  paroles 
d'Éliézer  auprès  du  puits  de  Balhuel,  elle  roule  en  bourrelet  la 
serviette  qu'elle  portait  en  sautoir ,  élève  et  pose  sans  efforts 
sa  large  cruche  sur  sa  tète ,  et  s'en  revient  à  pas  comptés ,  tandis 
que  les  ombres  descendent  d^ns  les  vallées,  qu'une  sorte  de 
fumée  s'élève  du  fond  des  prés  humides  ,  et  que  la  bergère  gour- 
mande, de  sa  petite  voix  courroucée  ,  la  génisse  indiscrète  qui  a 
glissé  son  museau  dans  la  haie  de  buis  du  jardin. 

C'est  donc  l'heure  où  la  famUle  des  champs  rentre  après  les 
fatigues  de  la  journée.  Le  gentilhomme  ,  qui  est  laboureur  aux 
époques  où  il  n'est  pas  soldat ,  descend  dans  la  cour  ,  se  mêle 
aux  ouvriers  qui  rentrent ,  interroge  celui-ci  sur  l'essai  de  sou 
attelage  ,  celui-là  sur  la  nature  du  terrain  mis  à  nu  dans  une 
friche,  tandis  que  la  châtelaine,  familière  comme  Pénélope 
avec  les  oies  de  ses  viviers  ,  fait  verser  l'orge  dans  les  auges,  et 
que  l'aïeule  retient  et  gronde  les  petits  enfants ,  conjurés 
après  les  poules  blanches  et  les  pintades  tachetées  qui  mon- 
tent, avec  un  petit  gémissement  plaintif ,  dans  les  ruches  du 
perchoir. 

Quand  tout  ce  bruit  s'est  fait  silence,  quand  toute  cette  agi- 
tation s'est  faite  repos,  les  serviteurs  se  réunissent  dans  la 
grande  salle,  et  là,  comme  dans  la  tente  des  vieux  patriarches 
ou  comme  dans  le  palais  du  roi  AlcinoUs,  le  même  brasier  ré- 
chauffe le  paysan  et  le  gentilhomme,  d'autant  plus  rapprochés 
par  cette  douce  et  noble  familiarité  du  foyer,  qu'ils  ont  l'un  et 
l'autre  toujours  présent  à  l'esprit  le  sentiment  de  leur  dignité 
respective. 

Celte  pièce  du  château  de  province  .  qu'on  nommerait  ici  la 


REVUE  DE  PARIS.  313 

cvisiite,  se  dislingue  toujours  par  son  étendue.  Une  des  faces , 
presque  tout  entière,  est  occupée  par  l'âtre  ,  si  spacieux  et  si 
large,  que  deux  grands  sièges  fixes  en  occupent  les  coins, 
place  des  paresseux,  c'est-à-dire  place  chaude  et  douce  , surtout 
durant  les  longues  soirées  de  décembre ,  avec  un  tronc  de 
charme  mis  en  travers  du  foyer.  Vis-à-vis  du  foyer  est  une  lon- 
gue et  massive  table  de  chêne,  autour  de  laquelle  les  serviteurs 
sont  rangés  ,  et  quelquefois ,  aux  jours  d'intimité  et  d'expansion 
joviale ,  le  gentilhomme  soupe  lui-même  à  l'un  des  bouts  ;  repro- 
duisant, avec  assez  d'exactitude,  cette  belle  gravure  d'après 
Rubens  ,  où  le  roi  Ilérode  Antipas  ,  fourré  de  martres  comme  un 
bourgmestre  de  Flandre,  tient  le  haut  bout  de  sa  table  monu- 
mentale, tandis  qu'une  belle  esclave,  au  torse  cambré  et  vain- 
queur, sert ,  dans  un  plat  d'argent,  la  tète  de  saint  Jean-Bap- 
tiste à  la  jeune  princesse  Salomé. 

Celte  digne  familiarité  des  maîtres  et  des  serviteurs  est  en- 
core un  des  caractères  de  la  vie  domestique  dans  les  grandes  et 
vieilles  maisons  de  province  ;  les  parvenus  des  villes  ,  qui  ne 
sont  messieurs  que  de  la  veille  ,  et  qui  ont  toujours  peur  qu'on 
se  souvienne  de  les  avoir  vus  garçons  de  café  ou  marchands  de 
cirage,  affectent,  pour  les  gens  de  service,  un  hauteur  roide 
et  dédaigneuse  qui  se  complique,  chez  mesdames  leurs  épouses, 
de  toutes  sortes  d'exigences  tyranniques  ,  souvenirs  survivants 
de  leurs  primitives  habitudes.  11  faut  dire  aussi  que  les  servi- 
teurs des  villes ,  avenluriers  ramassés  de  toutes  parts ,  sans  sym- 
pathie possible  pour  le  maîlre ,  espions  envieux  des  familles 
où  ils  entrent,  inconnus  admis  par  nécessité  à  l'initiation  des 
mystères  du  ménage,  ne  sont  jamais  tenus  trop  loin.  En  pro- 
vince et  dans  les  vieilles  familles,  les  serviteurs  sont  presque 
toujours  nés  et  meurent  presque  toujours  dans  la  maison.  Les 
anciens  étaient  compagnons  d'enfance  de  l'aïeule,  et  portèrent 
le  maître  dans  leurs  bras  ,  en  ses  jeunes  années.  Ce  sont  donc 
moins  des  serviteurs  qu'on  paye  que  des  amis  que  l'on  soutient; 
ils  savent  votre  vie  et  vous  savez  la  leur  ,  double  motif  d'indul- 
gence ,  d'affection  et  de  dévouement.  Ce  sont  de  ces  servantes  et 
de  ces  valets  que  l'on  trouve  dans  les  comédies  de  Molière,  où 
ils  se  mêlent  toujours  du  mariages  des  filles ,  et  procurent  quel- 
ques écus  au  fils  du  maître  delà  maison.  La  race  s'en  est  depuis 
longtemps  perdue  dans  les  villes ,  et  elle  n'a  survécu  qur-  là  où 


314  REVUE  DE  PARÎS. 

ont  survécu  les  familles  patriarcales,  c'est-à-dire  au  milieu  des 
landes  e(  au  fond  des  bois. 

Ce  n'est  pas  néanmoins  que  la  genlilliommière  de  province 
n'ait  aussi  ses  appartements  de  cérémonie.  Lorsque  le  curé  et 
le  chirurgien  ,  deux  dignitaires  de  la  paroisse,  font  résonnerie 
soir  le  lourd  marteau  du  corridor,  le  gentilhomme,  qui  n'ou- 
blie jamais  les  choses  cérémonieuses  en  pra(i(|uant  les  choses 
familières,  va  les  recevoir  dans  son  salon.  C'est  une  grande 
pièce  ,  au  foyer  haut  et  large  ,  couverte  de  quelque  vieille  tapis- 
sei'ie  des  Amours  de  Gombaud  et  de  Macé ,  comme  en  vendait 
maître  Simon.  Un  bahut  en  bois  de  noyer,  sculpté  du  temps 
d'Henri  IV  ,  avec  quelque  frise  bien  hardiment  fouillée  ,  où  des 
chiens  fantastiques  poursuivent,  à  travers  des  bois  fabuleux  , 
\\n  gibier  imaginaire  ,  et  des  fauteuils  appartenant  aux  diverses 
époques  du  xviiie  siècle,  sont  rangés  le  long  des  murs  ;  et  çà  et 
Ift  pendent,  accrochés  aux  panneaux  entre  les  fenêtres,  des  por- 
traits d'aïeules  entremêlés  de  toiles  guerrières  ,  sur  lesquelles 
quelque  compagnon  de  Montluc  aux  guerres  à'oultre  monts , 
présente  sa  face  cicatrisée  par  l'ouverture  de  sa  salade. 

C'est  dans  cette  salle  que  sont  conviés  à  s'asseoir  les  hôtes 
qu'un  hasard  quelconque  égare,  le  soir,  aux  environs  de  la 
demeure  du  gentilhomme  ,  et  auxquels,  ainsi  que  dans  Homère, 
on  ne  demande  leur  nom  que  lors(iu'ils  se  sont  réchauffés  et 
repus.  Mais  le  moment  est  venu  ,  moment  hàtif  ù  la  campagne  , 
oïl  les  heures  de  veillée  sont  courtes,  parce  que  les  heures  de 
travail  y  sont  longues,  de  s'aller  refaire  des  fatigues  du  jour. 
Déjà  la  soirée  d'automne  s'avance  ;  l'œil  du  taureau  flamboie , 
poursuivant  sans  jamais  l'atteindre  ,  dans  sa  courbe  du  Zodia- 
que, le  guerrier  Orion  ,  à  la  ceinture  d'étoiles;  la  nuit  est  fraî- 
che, et  la  chasse  sera  bonne  demain. 

La  chasse  de  province  n'a  plus  aujourd'hui  le  côté  chevale- 
resque ou  épique  qu'elle  avait  avant  la  révolution.  L'abolition  des 
(troits  seigneuriaux  ,  et  l'établissement  général  du  droit  de  port 
d'armes,  ont  peuplé  les  campagnes  de  Méléagres  de  pacotille, 
«rrant  çà  et  là ,  en  toutes  les  saisons  et  à  toutes  les  heures  , 
atteignant  la  nuit  ce  qu'ils  manquent  le  jour  ,  et  enveloppant  du 
filet  ce  qu'épargne  le  plomb.  La  grosse  bête  a  donc  été  généra- 
lement détruite.  Les  vallées  profondes  du  3Iidi ,  autrefois  peu- 
plées de  sangliers ,  nourrissent  à  peine  la  caille  passagère ,  la 


REVUE  DE  PARIS.  315 

bécassine  hyperboréenne  et  le  paisible  lapin.  Les  meules  rogues 
el  hurlantes  ont  aussi  disparu  peu  à  peu,  et  l'aristocratie  ca- 
nine a  cédé  le  pas  à  la  bourgeoisie  du  basset. 

Il  y  a  trois  chasses  favorites  du  gentilhomme  campagnard  , 
pour  lesquelles  il  ne  cesse  jamais  d'avoir  vingt  ans;  ce  sont  la 
chasse  du  perdreau  et  du  ramier  au  mois  d'octobre  ;  la  chasse 
du  lièvre  au  mois  de  décembre  ,  et  la  chasse  de  la  caille  verte  et 
de  la  tourterelle  au  mois  Je  mai. 

Quiconque  a  brûlé  une  amorce  en  pleine  campagne  sait  que  le 
perdreau  quitte  son  nom  et  prend  celui  de  perdrix  ,  à  la  Saint- 
Martin.  Donc  ,  passé  le  11  novembre,  le  perdreau  a  l'aile  liès- 
forle  ,  part  à  de  grandes  distances  et  ne  se  chasse  plus.  Depuis 
son  éclosion,  au  mois  de  mai ,  jusqu'au  mois  de  septembre,  i! 
se  tient  dans  les  vignes  et  dans  les  maïs  ,  creusant  sur  le  sa!)Ie 
des  sillons  toutes  sortes  de  petits  nids  où  il  vautre  ses  plumes  ; 
heureux  quand  le  braconnier  ,  couché  sur  le  talus  des  conlre- 
allées  ,  ne  le  foudroie  pas  lâchement  dans  ses  ébats  enfantins. 
Au  mois  de  septembre  ,  chassé  un  instant  des  maïs  et  des  vignes 
pendant  la  récolte,  il  se  réfugie  dans  les  prés  ,  choisissant  avec 
goût  ceux  qui  sont  couverts  d'un  regain  plantureux  et  verdoyant. 
Les  vendages  faites  ,  il  regagne  les  vignes  ,  pour  y  vendanger  à 
son  tour  les  verjus  et  les  labrusques  pendues  au  bout  des  sas- 
menls ,  el  faire  sa  récolte  des  plantains  et  autres  herbes  à  graines 
succulentes,  qui  mîirissent  après  le  raisin.  C'est  alors  que  com- 
mence véritablement  la  chasse  au  perdreau. 

Le  gentilhomme  part  à  huit  heures  ,  après  déjeuner,  car  le 
chasseur  ne  sort  jamais  sans  cette  précaution.  Au  moment  où  il 
entre  dans  les  vignes  ,  le  soleil ,  déjà  élevé  sur  l'horizon  ,  com- 
mence à  pomper  la  rosée  ;  à  neuf  heures ,  tout  est  sec.  Le  chas- 
seur n'a  alors  qu'une  idée  ,  c'est  de  placer  les  perdreaux  entre 
une  lande  el  lui,  de  manière  à  les  jeter  dans  l'ajonc.  Son  épa- 
gneul  à  longues  soies  traque  à  vingt  pas  devant  lui ,  se  retour- 
nant de  minute  en  minute  ,  et  obéissant  au  doigt  du  maître , 
qui  le  porte  successivement  à  droite  et  à  gauche ,  à  bonne 
portée  de  fusil.  Cette  sorte  de  chiens  ,  à  fourrure  épaisse ,  les 
seuls  qui  aillent  bien  au  fourré  pour  la  bécasse ,  et  à  l'eau  pour 
les  canards  ,  chassent  ordinairement  le  nez  au  vent ,  et  sans  ja- 
mais poser  le  museau  à  terre.  Quand  la  vivacité  et  la  pétulance 
du  chien  signalent  le  voisinage  de  la  compagnie ,  le  chasseur 


316  REVUE  DE  PARIS. 

l'appelle  du  fîesle  ,  et  le  lient  derrière  lui.  A  quelques  pas  de 
lA  ,  les  perdreaux  parlent  tous  à  la  fois  comme  un  tonnerre  .  et 
le  chasseur  tire  d'ordinaire  ,  même  à  longue  dislance  ,  pour  les 
séparer.  Il  suit  de  l'œil  les  remises ,  et  il  y  court  droit  et  vite, 
en  tenant  toujours  son  chien  à  ses  côtés. 

Le  perdreau,  isolé  et  jeté  dans  de  hautes  bruyères,  fait  ferme 
d'ordinaire  et  part  à  petite  portée.  Le  massacre,  commencé  au 
départ ,  se  poursuit  ainsi  sur  la  lande ,  s'entremélant  de  quelques 
loutterelles  de  passage  en  octobre,  et  de  crapauds-volants,  ou 
gorgibus ,  qui  se  tiennent  sur  les  lisières  sombres  et  boisées  ,  et 
sont  fort  gras  en  celte  saison.  La  chasse  du  perdreau  finit  à 
midi  ;  à  cette  heure  le  gibier  part  très-loin  et  le  flair  du  chien 
s'émousse.  Elle  recommence  quelquefois  à  qualre  heures  ;  mais 
le  chasseur  de  perdreaux  moissonne  le  matin  et  giane  le  soir. 

C'est  au  contraire  à  qualre  heures  que  commence  la  chasse 
de  la  palombe  et  du  ramier.  Les  forêts  du  Midi  se  couvrent  en 
cette  saison  de  myriades  de  pigeons  sauvages.  Quand  ils  s'a- 
battent sur  les  chênes,  ou  quand  ils  s'élèvent ,  on  dirait  d'une 
formidable  artillerie  foudroyant  quelque  bastion.  Ils  partent  le 
malin  ,  voyageant  toujours  du  nord  au  sud  ,  et  se  dirigeant  vers 
les  Pyrénées.  Quelques  instants  avant  le  coucher  du  soleil,  ils 
s'abattent ,  par  grandes  volées ,  sur  la  faîne  des  hêtres  ou  la 
glandée  des  yeuses ,  et  la  fusillade  les  fait  alors  rebondir  d'un 
l)Out  h  l'autre  de  la  forêt.  Le  gentilhomme  ne  trempe  d'ailleurs 
jamais  dans  aucune  perfidie  de  filet  ou  de  trappe  ,  et  autres  in- 
slrumenls  de  bourgeois  paralytique  ;  il  chasse  pour  tuer  et  non 
l)nur  manger. 

L'automne  lout  entière  se  passe  ainsi  à  poursuivre  le  per- 
dreau, le  ramier  et  la  tourlerelle  errante.  Pendant  ce  temps  ,  le 
levreau  grandit ,  devient  lièvre  ,  et  se  jelle  dans  les  bois  et  dans 
les  landes  ,  quand  les  givres  de  la  Saint-André  ont  abattu  la 
feuille  des  vignes.  La  chasse  du  lièvre  ,  en  décembre  ,  est  encore 
le  i)!us  noble  exercice  du  gentilhomme  campagnai'd.  M.  de  S)- 
t"nville  le  savait  bien,  lui  qui  invitait  l'amant  de  Mn'c  George 
D;uidin  à  courre  un  lièvre  sur  ses  terres. 

Le  gentilhomme  qui  chasse  le  lièvre  ,  en  décembre  ,  se  lève 
à  cinq  heures  et  déjeune  avant  le  jour.  Comme,  à  celle  heure  , 
toute  la  maison  est  sur  pied  ,  et  que  les  domestiques  mangent 
leur  soujte  avant  l'aube  ,  le  maître  prend  sa  part  de  choux 


RKVUE  DE  PARIS.  -17 

verts  ,  et  les  arrose  de  ce  vin  blanc  nouveau  du  terroir  ,  qui  est 
le  neclar  du  propriétaire  de  vignobles.  Il  part  alors,  faisant 
craquer  sous  ses  pieds  les  pailles  gelées ,  et  le  petit  jour  le 
trouve  déjà  au  bord  de  la  lande  qu'il  veut  battre  ou  du  bas  fond 
boisé  qu'il  veut  explorer.  Autant  la  chasse  du  perdreau  est  vive 
et  pétulante ,  autant  celle  du  lièvre  ,  en  hiver  ,  est  pleine  de 
calme  et  de  gravité;  elle  est  à  la  première  ce  que  le  menuet  est 
au  boléro. 

Quand  le  basset,  balayant  la  mousse  de  ses  longues  oreilles, 
fait  entendre  des  reniflements  rapides,  et  grommelé  doucement 
avec  un  petit  son  craintif,  comme  s'il  voulait  bien  s'assurer  de 
son  fait  avant  de  pousser  son  hurlement  vainqueur,  le  chasseur 
attend,  l'arme  élevée.  Si  l'air  est  calme  et  la  matinée  sèche,  le 
lièvre  se  laisse  ordinairement  lancer  dans  son  gîte,  regardant 
quelquefois  fixement  le  chien  qui  ébranle  en  passant  la  ronce 
sous  laquelle  il  est  abrité.  Une  fois  parti,  il  remonte  toujours  les 
côtes  de  préférence,  et  si  le  chasseur  le  manque  ou  ne  l'aperçoit 
pas,  il  fait  vivement  une  pointe  d'une  lieue,  et  se  couche  en 
attendant  les  chiens.  A  mesure  que  la  musique  formidable  des 
trois  ou  quatre  noies  aiguës  et  graves  delà  meute  s'approche, 
le  lièvre  médite  son  plan  de  retour.  C'est  ce  retour  qui  lui  est 
toujours  funeste,  car  il  s'exécute  d'après  une  route  parallèle  à 
la  première  ;  et  le  gentilhomme  tacticien,  campé  dans  quelques 
thermopyles  redoutables,  ébranle  tout  à  coup  l'écho  des  ravins 
d'une  triomphante  explosion,  suivie  du  hallali  qui  rappelle  la 
meute  attardée.  Le  gentilhomme  bien  appris  n'est  d'ailleurs 
jamais  dupe  de  certains  lièvres  cosmopolites,  chevaliers  errants 
qui  cherchent  les  aventures,  comme  le  roi  Joconde,  et  qui,  uns 
fois  troublés  dans  leurs  poursuites  galantes,  et  lancés  au  i)oint 
du  jour  par  les  chiens,  trouvent  prudent  de  faire  trente  lieufs 
d'un  trait,  pour  retourner  dans  leur  pays.  Ces  lièvres,  expatriés 
par  le  désordre  de  leurs  mœurs,  sont  faciles  à  reconnaître  aux 
rotions  géométriques  dont  ils  se  montrent  remplis,  au  sujet  du 
plus  court  chemin  opéré  par  la  ligne  droite.  Le  lièvre  sédentaire 
et  rangé  décrit  toujours  une  ligne  courbe  en  fuyant,  tournant 
avec  amour  autour  du  serpolet  qui  a  nourri  son  enfance,  et 
plus  sage  en  cela  que  Scipion  l'Africain,  qui  disait  en  mourant  à 
Linterne,  auprès  de  ses  laitues  :  «Ingrate  patrie,  lu  n'auras  pas 
mes  os  !  » 

10  28 


518  REVUE  UE  PARIS- 

Resle  la  chasse  du  mois  de  mai,  chasse  toute  fleurie,  sui'  la 
lisière  des  seigles  et  dans  les  sentiers  des  bois.  C'est,  en  réalité, 
moins  une  chasse  qu'une  promenade;  on  y  tue  moins  qu'on  n'y 
rêve,  et  l'àme  s'y  dépouille  de  tous  ses  instincts  destructeurs, 
sous  l'inUuence  des  tièdes  zéphyrs  qui  dispersent  dans  l'air 
l'arôme  des  prairies. 

Quand  les  rayons  obliques  du  soleil  ont  soulevé  le  manteau 
brumeux  que  la  nuit  a  étendu  sur  les  herbes,  le  gentilhomme, 
désœuvré  en  une  saison  oii  les  grands  travaux  de  l'agriculture 
sont  finis,  à  égale  distance  des  semailles  et  de  la  moisson,  sort 
nonchalamment,  l'àrae  pleine  de  ces  vagues  envies  qui  viennent 
au  printemps.  11  prend  son  fusil ,  par  celte  habitude  incarnée 
des  races  guerrières,  qui  fait  dormir  l'Indien  sur  son  tomahawk, 
et  qui  entoure  l'Arabe  d'une  ceinture  éternelle  de  pistolets  et  de 
cimeterres.  Où  ira-t-il  ?  il  l'ignore  ;  mais  comme  les  prés  sont 
verts,  et  que  les  marguerites  émaillent  le  sentier,  il  descend 
vers  les  prés.  Alors,  il  lui  vient  une  idée  de  chasse.  Il  entend 
pépier  dans  la  plaine  ces  cailles  du  mois  de  mai,  que  les  chas- 
seurs ont  nommées  cailles  vertes,  à  cause  de  la  verdure  générale 
des  champs  et  des  bois  ;  et  il  en  lue  par-ci  par-là  quelques-unes, 
regagnant  peu  à  peu  les  hauteurs,  et  visitant  les  bords  de  ses 
blés,  dont  les  tuyaux  amples  et  pléthoriques  laissent  poindre 
déjà  la  barbe  soyeuse  des  épis. 

La  lisière  des  bois  est  peu|)lée  en  celte  saison  de  tourterelles 
amoureuses  qui  se  voient  de  très-loin,  perchées,  comme  les 
merles  siffleurs  du  mois  de  mars  ,  sur  les  branches  sèches  des 
yeuses,  et  qui  roucoulent  avec  une  douceur  infinie,  au  milieu 
du  gazouillement  général  des  champs  qui  s'éveillent.  De  temps 
en  temps,  après  une  stauce  tendrement  chantée  sur  le  mode 
ionique  ,  ces  Saphos  emplumées  vont  s'abattre  sur  la  pointe  des 
seigles,  et  se  laissent  couler  jusqu'à  terre  le  long  des  tiges 
qu'elles  ploient,  à  la  recherche  des  graines  hâtives  et  des  larves 
déjà  écloses  aux  premières  ardeurs  de  la  saison.  L'infatigable 
épagneul  ,  qui  furette  incessamment  parmi  les  herbes  ,  les 
relance  tout  à  coup  avec  un  grand  bruit  d'ailes,  et  le  chasseur 
averti  les  abat  d'un  coup  de  son  tonnerre ,  au  grand  épouvan- 
teraent  des  bergeronnettes,  en  promenade  matinale  dans  les 
sillons. 

Quelquefois,  et  surtout  vers  raidi,  après  l'heure  de  la  picoréc, 


REVUE  DE  PARIS.  319 

les  tourterelles,  montées  au  i)lus  haut  des  chênes ,  se  répondent 
d'un  bois  à  l'autre,  comme  les  bergers  de  Virgile,  Damétas  et 
Wénalque,  jugés  par  Palémon.  C'est  au  plus  entraînant  mor- 
ceau de  celte  idylle  sicilienne  ,  c'est  lorsque  l'âme  de  l'oiseau 
s'épanche  en  fugues  plaimives,  que  le  chasseur  s'avance  sous 
les  branches,  protégé  dans  sa  marche  par  le  bruit  de  la  chanson, 
et-tju'il  vise  la  pauvre  tourterelle  à  cette  belle  gorge  mordorée, 
toute  palpitante  de  notes  harmonieuses.  L'oiseau  tombe,  enve- 
loppé d'un  léger  nuage  de  feuilles  brisées,  et  les  gouttelettes  de 
son  sang,  échappées  de  ses  narines  roses,  vont  rougir  les 
fleurs  radiées  des  fraisiers  sauvages,  éparses  dans  les  clairiè- 
res ,  et  qu'on  prendrait  pour  des  marguerites,  ces  belles  reines 
des  prairies,  qui  portent  d'or  sur  champ  d'argent,  comme  les 
rois  de  Jérusalem. 

Hélas!  hélas  !  le  gentilhomme  désœuvré,  cruel  par  noncha- 
lance et  destructeur  par  ennui,  a  beau  poursuivre  et  tuer  tout 
ce  qui  chante  et  tout  ce  qui  aime;  le  temps  est  aussi  venu 
pour  lui  d'aimer.  Le  soleil  du  printemps  se  lève  pour  tout  le 
U7onde,  et  l'ardeur  qu'il  allume  n'épargne  pas  le  cœur  de 
l'homme,  après  avoir  ravagé  le  cœur  de  l'oiseau.  Pendant  qu'il 
lançait  son  plomb  à  la  cime  des  chênes,  l'amour,  qui  est  un 
habile  archer  ,  lui  lançait  aussi  sa  flèche  barbelée  ,  et  il  était 
tout  à  la  fois  vainqueur  et  vaincu.  Pour  une  tourterelle  qui  ne 
chante  plus  au  bois ,  il  y  a  dix  bergères  qui  chantent  sur  le 
coteau;  et  quoique  leur  chanson,  inconnue  des  muses,  soit 
agreste  et  grossière  ,  comme  celles  qu'Apollon  ,  esclave  dans  sa 
jeunesse,  adressait  aux  bœufs  du  roi  Admète,  elle  a  ce  qu'ont 
les  voix  des  jeunes  femmes  ,  au  mois  de  mai ,  dans  les  landes 
du  Béarn  ;  elle  a  ce  qu'ont  les  vers  de  Lucrèce  et  de  Tliéo- 
crite  ,  ce  que  chacun  a  senti  au  moins  une  fois,  et  regrettera 
toujours. 

Peut-être  nous  reprochera-t-on  de  faire  tomber  notre  gen- 
tilhomme en  ces  faiblesses.  Que  voulez-vous?  l'historien  ra- 
conte tout.  Dieu  ,  qui  a  fait  le  jour  ,  a  fait  la  nuit  ;  il  n'y  a  pas 
de  lumière  qui  n'ait  sa  pénombre  ,  et  l'homme  le  plus  grand 
par  l'idée  touche  toujours  à  terre  par  le  corps.  Après  tout ,  la 
pire  condition  ici-bas  n'est  pas  de  trouver  belles,  un  jour  de 
printemps ,  les  charmantes  filles  des  Pyrénées  ,  tout  ce  qui  nous 
reste  aujourd'hui  des  antiques  races  pastorales,  qui   disaient 


320  REVUE  DE  J'ARIS. 

aux  clièvres  el  aux  génisses  les  vers  de  Bioa  et  de  Moscluis. 

Allez ,  noble  liérilier  des  ohàtelains  du  moyen  âge  ,  vous 
dont  les  pères  avaient  de  belles  vassales  qui  peuplaient  leur 
seisneuiie  ,  nul  ne  vous  blâmera  d'avoir  trouvé  que  les  hautes 
fougères  du  mois  de  mai  couvrent  la  lande  d'un  tapis  «har- 
maiit ,  moucheté  çà  et  lu  de  bouquets  de  genêts  sauvages  ;  que 
l'heure  de  raidi ,  avec  le  doux  miroitement  du  soleil  sur  le  satin 
lustré  des  herbes  ,  avec  le  silence  des  oiseaux  qui  s'endorment 
dans  les  bois,  avec  les  premiers  accords  de  la  cigale  perchée 
sur  les  nerpruns  des  baies,  et  cirant  les  crins  de  son  archet,  est 
une  heure  admirable ,  sous  l'ombre  des  yeuses  ,  pour  dire  à  une 
femme  qu'on  l'aime,  et  que,  malgré  les  vers  de  Virgile,  les 
zé|)hyrs  sont  des  confidents  fort  discrets. 

Demain,  vous  recommencerez  vos  courses,  vos  chasses  ,  vos 
amours  ,  peut-être;  demain,  vous  veillerez  ,  comme  toujours, 
sur  cette  terre ,  débris  modeste  des  possessions  immenses  de 
vos  {)ères,  que  leurs  mains  avaient  conquise,  et  que  les  vôtres 
ont  fertilisée;  demain,  vous  serez  encore  laborieux,  simple, 
hospitalier;  et  après  une  vie  passée  dans  vos  calmes  retraites, 
comme  la  royauté  ne;  vous  appelle  plus  pour  aller  mourir  sur 
quelque  lointain  champ  de  bataille,  vous  mourrez  à  l'ombre 
de  vos  chênes  séculaires,  et  vous  reposerez,  sans  marbre  et 
sans  inscription  ,  dans  le  petit  cimetière  de  campagne,  au  ga- 
zon si  frais  et  aux  haies  d'aubépine  si  fleuries  que  les  rossi- 
gnols trom])és  y  font  leurs  niJs  et  y  chantent  ,  comme  dans 
les  jardins  i!u  Delta. 

A,  Gracier  de  Cassagivac. 


Les  causeries  de  salon  ,  les  entretiens  du  monde  n'ont  guère , 
en  attendant  naieux,  d'autre  aiimenl  que  la  politique  et  la  litté- 
rature. —  A  peine  si  les  dernières  vacances  sont  finies  ;  le  dis- 
cours de  rentrée  n'a  pas  cessé  de  nous  poursuivre  ;  Saint-Martin 
a  ramené  quelque  tiédeur  dans  l'atmosphère  et  (juelque  séréniié 
dans  le  ciel  :  aussi  la  belle  saison  parisienne  n'est-elle  pas  en- 
■  core  définitivement  constituée.  Dans  ce  moment  critique  ,  qui 
n'est  plus  l'été  depuis  longtemps  et  qui  n'est  pas  encore  l'hiver, 
les  plus  petits  événements  obtiennent,  sinon  une  grande  impor- 
tance, du  moins  un  assez  grand  retentissement.  Nous  ne  devons 
donc  pas  nous  étonner  si  la  dernière  promotion  à  la  pairie  a 
produit  une  espèce  de  sensation,  et  si  le  fauteuil  vacant  par  la 
mort  de  M.  Michaud  préoccupe  les  esprits ,  même  en  dehors  du 
monde  littéraire. 

Un  spirituel  causeur  nous  a  dernièrement  raconté  dans  un 
journal  des  mots  charmants  et  de  piquantes  anecdotes  sur  Mi- 
chaud.  Nous  ne  sommes  pas  aussi  bien  en  fonds  que  notre  con- 
frèie  sur  ce  chapitre  ;  voici  cependant  une  petite  histoire  que  le 
futur  quarantième  immortel  pourra  ,  si  bon  lui  semble  ,  placer 
dans  l'éloge  de  son  prédécesseur. 

M.  Michaud  a  beaucoup  écrit  sur  l'Orient ,  et  contre  l'usage 
de  la  plupart  de  ses  confrères,  les  voyageurs  de  l'Institut,  il  a 
daigné  visiter  les  lieux  qu'il  voulait  décrire.  Au  retour  d'une 

:28. 


322  REVUE  DE  PARIS. 

promenade  à  Jérusalem  ,  racadémicien  venait  de  débarquer  à 
Marseille,  lorsqu'une  «laine  en  {jrand  deuil  se  présenta  chez  lui 
de  bon  malin  et  lui  dit  : 

Cl  J'ai  appris  hier  que  le  célèbre  Michaud  était  arrivé  dans 
notre  ville ,  et  aussitôt  je  suis  venue  avec  confiance  vous  de- 
mander un  service. 

—  Parlez ,  madame. 

—  Je  suis  une  femme  bien  ihalh,eureuse,  monsieur.  J'ai  perdu 
le  mois  dernier  mon  mari ,  le  seul  soutien  de  notie  famille.  Il 
m'a  laissée  pauvre  avec  trois  enfants.  » 

M.  Michaud,  dont  la  bienfaisance  n'était  jamais  implorée  en 
vain  ,  s'approcha  de  son  secrétaire  et  ouvrit  un  tiroir.  La  solli- 
citeuse devinant  son  intention,  reprit  vivement  : 

«  Je  suis  plus  indiscrète  que  vous  ne  le  pensez ,  monsieur  j 
ce  n'est  pas  à  votre  bourse  que  je  m'adresse,  c'est  à  votre 
talent. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas.  Peut-être  voulez-vous  que  je 
rédige  une  pétition  en  votre  faveur,  une  demande  de  secours  ? 

—  Mieux  que  cela,  monsieur. 

—  Expliquez-vous. 

—  Mon  mari  était  attaché  au  Grand-Théâtre  de  Marseille. 
Pendant  vingt-deux  ans  il  a  rempli  avec  succès  l'emploi  de  père- 
noble.  En  mémoire  de  ses  bons  services,  l'administration  m'a 
accordé  une  représentation  à  bénéfice  qui  doit  avoir  lieu  après- 
demain.  J'ai  pensé  que  vous  voudriez  bien  être  utile  à  la  veuve 
d'un  de  vos  confrères  et  consentir  à  jouer  dans  celte  représenta- 
tion le  rôle  du  capitaine  Kopp  ,  de  la  Jeunesse  de  Henri  V,  ou 
de  voire  homonyme  le  meunier  Michau  de  la  Partie  de  chasse 
d'Henri  I(^ .  Votre  nom  et  votre  talent  m'assureront  une  recelte 
magnifique  !...  » 

Après  avoir  ri  de  ce  quiproquo  ,  l'historien  des  Croisades  (it 
entendre  à  la  solliciteuse  qu'il  était  Michaud,  de  l'Académie ,  et 
non  pas  Michot,  de  la  Comédie  ,  et  une  généreuse  offrande  dé- 
dommagea de  ce  mécompte  la  veuve  du  père-noble. 

On  assure  aujourd'hui  que  M.  Berryer  accepte  sa  candidature. 
Les  gens  de  lettres  s'affligent  d'être  ainsi  évincés  de  leur  do- 
maine et  de  voir  l'espril  politique  régner  à  l'Instilut.  Les  j)arti- 
tisans  delà  candidature  favorisée  continuent  à  soutenir  que  l'élo- 
quence doit  avoir  accès  à  TAcadémie  ,  et  à  ce  propos ,  voulant 


REVUE  DE  PARIS.  323 

invoquer  des  antécédents,  ils  citent  fort  lé^jèrement  Palru,  Mas- 
sillon,  Flécliier. 

Palru,  nous  l'avons  dit ,  faisait  profession  d'appartenir  à  la 
littérature.  De  plus  grands  avocats  que  lui,  mais  purement  avo- 
cats, tels  que  Cochiu  et  Gerbier,  n'ont  jamais  eu  le  fauteuil. 
Quant  à  Massillon  ,  il  avait  été  professeur  de  belles-lettres  ;  Vol- 
taire l'appelait  le  Racine  de  la  chaire  ,  et  il  ne  fut  reçu  à  l'Aca- 
démie qu'après  avoir  pdblié  son  Petit-Carême.  D'ailleurs  cet 
orateur  a  écrit  une  vingtaine  de  volumes.  Fléchier,  Fénelon  et 
Bossuet  ont  de  même  été  élus  académiciens  pour  leurs  titres 
littéraires.  Les  amis  de  M.  Berryer  font  sonner  bien  haut  ses  dis- 
cours à  la  chambre  des  députés  5  mais  en  cette  occasion  l'élo- 
quence de  la  tribune  ne  peut  soutenir  le  parallèle  avec  l'élo- 
quence de  la  chaire. 

L'orateur  sacré  parle  sur  un  texte  divin ,  il  développe  des  vé- 
rités éternelles  ,  des  pensées  inaltérables;  sa  parole  longuement 
élaborée  a  de  la  valeur  dans  tous  les  temps.  L'orateur  politique 
exploite  la  circonstance  ;  ses  discours  empruntent  leur  retentis- 
sement aux  passions  qu'ils  agitent;  ce  ne  sont  que  des  premiers- 
Paris  rapidement  improvisés  ou  récités  couramment.  Aussi, 
qu'en  resle-t-il?  Lisez  un  de  ces  discours  dans  le  Moniteur  et 
comparez-le  à  un  sermon  de  Massillon  ou  à  une  oraison  funè- 
bre de  Bossuet,  et  puis  vous  nous  direz  où  est  la  véritable  élo- 
quence. 

Que  chacun  reste  donc  à  sa  place  et  marche  dans  sa  voie  ;  que 
les  beaux  diseurs  de  la  tribune  entrent  à  rinstitut,mais  ne  se  trom- 
pent pas  de  porte,  et  qu'ils  aillent  s'asseoir  dans  la  section  des 
sciences  morales  et  politiques ,  qui  a  été  créée  pour  eux ,  qu'ils 
composent  seuls,  et  où  jamais  la  place  ne  leur  a  été  disputée  par 
les  poètes,  les  romanciers  et  les  auteurs  dramatiques.  L'Acadé- 
mie n'a  pas  besoin  d'un  député  de  plus  ;  l'éloquence  française 
est  représentée  chez  elle  par  ses  organes  les  plus  éclatants  et  les 
plus  littéraires  ;  elle  possède  M.  de  Chateaubriand,  M.  Villemain, 
M.  Frayssinous,  M.  Thiers,  M.  de  Lamartine,  les  plus  puissantes 
paroles  de  ce  temps-ci.  Que  voulez-vous  de  plus,  puisque  l'Aca- 
démie a  déjà  intronisé  sur  ses  fauteuils  tous  les  genres  d'élo- 
quence ,  tous,  jusqu'au  silence  éloquent,  représenté  par 
MM.  ***  et  ****,  immortels  véhémentement  soupçonnés  de  n'avoir 
jamais  rien  écrit  ni  rien  dit. 


52 i  r^EVUR  DE  PARIS. 

Les  écrivains  ont  l)esoin  <le  s'appuyer  et  de  S(  outeiiir  cfttie 
eux,  et  ici  les  nouveaux  font  un  appel  à  la  fiaternu'é  et  aux  bons 
sentiments  des  anciens.  Déjà  l'association  porte  de  bons  fruits; 
la  Société  des  gens  de  Lettres  consolide  ses  bases  et  obtient  des 
résultats  bonorables  et  précieux.  Deux  membres  de  la  commis- 
sion ,  MM.  Gozlan  et  Alphonse  Royer,  ont  été  délégués  derniè- 
rement chez  le  ministre  ,  au  nom  de  la  Société  ,  dans  l'intérêt 
de  M'""  Blardelle  ,  veuve  d'un  homme  de  lettres  ;  l'objet  de  la 
démarche  a  été  accordé  immédiatement.  La  Société  des  Auteurs 
dramatiques  a  le  projet  de  faire  une  démarche  semblable  en  fa- 
veur de  la  mère  de  Fontan. 

La  semaine  dernière,  la  commission  des  auteurs  s'est  officiel- 
lement prononcée  contre  un  abus  révoltant.  On  a  demandé  au 
ministre  <|ue  par  une  clause  formelle  de  leur  privilège,  les  di- 
recteurs de  théâtres  fussent  désormais  tenus  de  ne  point  faire 
de  pièces  pour  le  théâtre  qu'ils  dirigent.  L'avidité  de  certaines 
exploitations,  le  scandale  des  coliaborations  imposées,  des  ré- 
pertoires accaparés;  des  chutes  effrontément  soutenues  sur  l'af- 
fiche ,  des  bons  auteurs  éloignés  [wur  céder  la  place  entière  à  la 
médiocrité  régnante  ,  avaient  rendu  cette  démarche  nécessaire. 
L'hilérêt  des  auteurs  et  des  théâtres ,  des  actionnaires  et  des 
spectateurs  réclamait  une  mesure  protectrice. 

A  ce  sujet  il  serait  assez  plaisant  d'entendre  les  directeurs- 
auteurs  revenir  à  invoquer  l'exemple  de  Molière! 

«  Ainsi,  si  Molière  vivait,  vous  lui  interdiriez  la  faculté  de 
faire  des  pièces? 

—  Non  ,  messieurs ,  si  Molière  vivait,  nous  le  prierions  de  ne 
plus  être  directeur  de  théâtre.  Il  n'hésiterait  pas  sans  doute  à 
choisir  entre  deux  emplois  dont  le  cumul  serait  défendu  par  le 
vœu  unanime  de  ses  confrères.  Nous  y  gagnerions  quelques  co- 
médies de  plus  du  grand  écrivain  débarrassé  des  tracas  de  l'ad- 
ministration. Comprenez-vous  bien  cela  ?  à  chacun  selon  ses 
œuvres  :  à  Molière  nous  demanderions  à  se  borner  â  être  au- 
teur, et  nous  vous  demandons  à  vous  de  n'être  que  directeurs.  >' 

Le  ministère  a  pris  en  considéralion  la  requête  des  écrivains 
dramatiques,  et  la  presse  leur  doit  en  cette  occasion  un  concours 
unanime. 

Le  monde  civilisé  a  été  doté  depuis  peu  d'une  nouvelle  indus- 
trie :  nous  avons  aujourd'hui  les  (toviptcnrs ,  qui  remplacent 


REVUE  DE  PAIUS.  525 

fort  agré.ildemcnt  les  raaffiiéfiseurs.  Taiidià  que  Van  Ainburgii 
Taisait  frissonner  nos  parisiennes  nerviiuses,  Carter,  ijui  bientôt 
se  montrera  an  Cirque,  aiguillonnait  le  sang-froid  I)ritannique. 
Tel  a  été  le  succès  de  Carter  qu'il  s'est  formé  à  Londres  un  club 
pour  V  améliorât  ion  de  la  race  des  bêtes  féroces ,  de  même 
qu'il  y  eu  avait  déjà  pour  l'amélioration  de  la  race  chevalin;;. 
Nous  ne  doutons  pas  (|ue  nos  dandys  parisiens  ne  s'empressent 
d'imiter  cette  innovation  a;iglaise. 

On  raconte  qu'après  la  mort  du  beau  lion  noir  qui  a  procuré 
tant  d'émotions  au  public  de  la  Porte-Saint-Marliu,  M.  Harel 
voulant  remplacer  cet  acteur,  pria  les  administrateurs  de  la 
ménagerie  royale  de  lui  'prêter  le  grand  lion  d'Afrique  ,  que 
M.  Van  Amburgh  se  chargeait  de  dompter  en  trois  jours.  L'ad- 
ministration du  jardin  des  plantes  refusa,  sous  prétexte  que  le 
lion  demandé,  appartenant  à  l'État,  était  fonctionnaire  public, 
ei  ne  pouvait,  par  dignité,  paraître  sur  un  théâtre  et  se  montrer 
pour  de  l'argent. 

«  Du  reste,  ajoulail-on  à  la  suite  de  ce  refus,  nous  ne  dou- 
tons pas  que  M.  Van  Amburgh  ne  fût  parvenu  aisément  à  domp- 
ter notre  lion  et  à  jouer  avec  lui,  car  ses  gardiens  et  une  dou- 
zaine de  personnes  entrent  habituellement  dans  sa  loge,  le  jour 
et  la  nuit,  lui  donnent  à  manger,  le  caressent  et  le  châtient  sans 
le  moindre  inconvénient.  On  en  use  de  même  avec  toutes  les 
autres  bétes  féroces  de  la  ménagerie.  » 

Si  ce  document  est  exact  (et  nous  le  tenons  d'une  personne 
ordinairement  bien  informée),  \;oilà  MM.  Van  Amburgii  et 
Carter  quelque  peu  compromis;  voilà  V Histoire  romaine  et  la 
Morale  en  action  passablement  discréditées.  La  fascination  ex- 
plique l'anecdote  d'Androclès  et  du  lion  de  Florence.  C'est  ainsi 
que  les  découvertes  de  la  science  tournent  toujours  au  détriment 
des  cbroniques  inventées  pour  les  esprits  faibles  qui  ont  besoin 
d'être  saisis  par  le  drame  et  par  le  prodige. 

Après  avoir  tiré  profit  de  la  curiosité  et  de  l'étonnement  pu- 
blics ,  Van  Amburgh  et  Carter  finiront  par  donner  des  leçons  de 
leur  art  et  se  feront  professeurs  de  fascination.  Nous  aimons  à 
penser  que  le  gouvernement  n'hésitera  pas  à  acheter  leur  secret, 
qui  vaut  bien  pour  le  moins  celui  de  MM.  Niepce  fils  et  Daguerre. 
—  Fasciner  un  lion  est  une  chose  tout  aussi  extraordinaire,  tout 
aussi  profitable  que  le  daguerréotypage.  11  est  (ont  aussi  bon  de 


326  REVUE  DE  PARIS. 

ne  pas  être  dévoré  par  une  bête  féroce  que  de  dessiner  un  mo- 
niiment  par  un  procédé  mécanique. 

Dès  que  le  secret  des  dompteurs  sera  vulgarisé,  les  animaux 
les  plus  redoutés  aujourd'hui  deviendront  des  animaux  domes- 
tiques. On  verra  des  léopards  porter  des  fardeaux,  des  loups 
garder  des  moutons,  des  fiacres  traînés  par  des  panthères  comme 
le  char  de  Bacchus  ,  le  chat  tigre  remplacera  la  race  éteinte  des 
carlins,  et  l'on  regardera  en  pitié  ces  temps  d'ignorance  et  de 
barbarie  où  les  hommes  étaient  assez  simples  et  assez  bornés 
pour  se  laisser  dévorer  par  des  ours,  des  lions  et  des  hyènes. 

Du  reste  ,  le  club  pour  l'amélioration  des  races  de  bêtes  féro- 
ces ne  peut  manquer  d'avoir  du  succès  à  une  époque  où  les  au- 
tres cercles  sont  menacés  dans  leur  élément.  Un  arrêt  de  la 
cour  royale,  chambre  des  appels  correctionnels,  vient  de  se  dé- 
clarer contre  la  bouillotte  et  l'écarté  joués  dans  des  établisse- 
ments publics. 

La  littérature  n'a  rien  produit  de  remarquable  depuis  Babel, 
dont  le  premier  volume  a  été  promptement  enlevé.  Le  théâtre, 
qui  depuis  longtemps  s'abstient  de  chefs-d'œuvre  nouveaux , 
nous  promet  merveille  pour  cet  hiver,  surtout  le  Théàlre-Fran- 
çais  ,  qui  ressuscitera  M"e  Rachel  avec  plusieurs  tragédies  iné- 
dites. M'io  Doze,  qui  a  débulé  dans  la  comédie,  a  reçu  un  gra- 
cieux et  brillant  accueil.  Le  feuilleton  a  même  dépassé  à  son 
égard  les  bornes  de  la  galanterie  et  de  l'admiration.  Au  milieu 
de  tous  ces  feuilletons  ,  M"«  Doze  ressemblait  à  Suzanne  envi- 
ronnée d'une  douzaine  de  vieillards. 

Du  reste,  malgré  ses  succès  passés  et  ses  succès  futurs,  le 
Théâtre-Français  est  toujours  en  proie  à  la  discorde.  Vingt 
partis  s'agitent  dans  son  sein.  Il  est  question  de  nommer  un  nou- 
veau directeur  et  les  opinions  se  partagent  et  luttent  avec  achar- 
•nement.  Chaque  jour  donne  l'avantagea  un  nouveau  candidat; 
celui  qui  a  le  plus  de  chances  aujourd'hui  est  M.  Planard,  un 
de  nos  bons  auteurs  d'opéras-comiques. 

Pierre  Durand. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Pages. 

Le  Piano  ,  5c  arlicle  ;  par  M.  Castil  Blaze 5 

Le  cam|)  de  Fontainebleau  ;  par  M.  C.-r 25 

Louis  Ariosle,  4^  et  5^  satires;  par  M.  Deléciuze.    ...  39 

Procès  et  mort  de  Théohald  Wolf-Tone 55 

Les  amours  du  chevalier  de  Plénoclies  et  de  M'^^  Ouatre- 

Sous;  par  M.  Paul  de  Musset 85 

Les  bateaux  à  vapeur  ,  en  Orient  ;  par  M.  Baplistin  Pou- 

joulat 155 

L'Italie  telle  qu'elle  est  ;  par  M.  P.  L.  Jacob  ,  bibliophile.  192 

Au  pied  des  Alpes;  par  M.  Victor  de  Laprade 215 

Critique  littéraire.  —  Les  Tourelles,  par  M.  Léon  Gozlan; 

par  M.  Arnouid  Frémy 221 

—  Les  D'Urfé,  par  M.  Bernard;  par  M.  Auguste  Bussière.  254 
Vie  et  aventures  de  John  Davys  ,  5^  article  ;  par  M.  Alex. 

Dumas 254 

Ecrivains  contemporains.  —  IIL  M.  de  Balzac. —Une  fille 

d'Eve  ;  —  par  M.  Chaudes-Aiguës 285 

Le  Gentilhomme  campagnard  ;  par  M.  A  Granier  de  Cassa- 

gnac ôOG 

Chronique;  par  M.  Pierre  Durand 321 


FIN    DE   LA.   TABLE. 


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