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REVUE
DE PARIS.
XVIII.
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REVUE
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^(ûouvef/c 'JeWe. — ey^mtee -z^.?^.
TOME DIX-NEUYIEME.
PARIS-
AU BUREAU DE LA REVUE DE PARIS,
RUE DES FILLES SAlNT-TIIOM.VS , s" 17.
A, ÉVERÂT, IMPRIMEUR,
rue du Cadran, n° 16.
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LA HOLLANDE.
PHYSIONOMIE
PRÎNCIP/VLES VILLES.
AMSTERDAM. — LA HAÏE. — BREDA. — SAARDAM. — HARLEM.
BROEK, ETC.
Il existe un pays que la porcelaine , plus encore que la tradi-
tion, a mis a la portée de tout le monde, que les confiseurs mou-
lent en sucre , et que l'Opéra-Comique vient de refondre en cou-
plets ; un pays grotesque et sérieux a la fois , où les maisons ,
quand le vent souffle, forment a elles seules un harmonica de
clocheltes, où la pantoufle d'une femme est un supplice, et la per-
spective, en fait de dessin, une superfluité. L'a toutes les lignes
sont en effet confondues, brouillées follement et comme à plaisir;
les toits vous saluent, les balcons dansent, les ponts eux-mêmes
grimpent en fusées sur les rivières et les monts de laque bleue. Ce
6^ REVUE DE PARIS.
pays , OÙ je ne sache pas que beaucoup voyagent , se trouve par-
tout, tant il a voyagé lui-même, comme une molle oa§is détachée
de ses rives , depuis les missionnaires qui nous l'ont apporté les
premiers, dans un pan de leur robe noire, jusqu'à M™^ Je Pom-
padour qui lui a donné asile dans tous les boudoirs de Versailles.
Les marchands de thé nous le transmettent plus cher et plus verni
que jamais. Le père Alexandre, de Rhodes , jésuite, au sommaire
de ses quatre Voyages en Orient , nous raconte de ce pays les plus
belles conversions et les plus belles choses. Les mandarins y sont
lettrés et les empereurs polis. Tout ce qu'un peuple enfant peut
avoir de grâce et de badinage dans l'idée, de parfum naïf et d'in-
dolence spirituelle, compose le génie de ce peuple. Ce peuple, on le
voit par les seules Lettres édifiantes j n'en était pas moins destiné
a recevoir un jour la parole sainte au bord du fleuve Jaune, comme
une belle tribu d'Arabes, assise sur les grands sables. Il pouvait
aussi se lever, au besoin, comme un seul homme pour la guerre,
devenir grand au milieu de sa nature naine, apprendre de lui-
même le secret de sa force et rester son maître , au milieu de ses
futilités et de ses pagodes, pareil a ce Persan prêt à combattre et
lisant encore le livre des Roses du poète Saadi.
Pourquoi donc n'est -il demeuré pour nous qu'un peuple de
jouets et de chats bleus , un petit monstre mignon , digne au plus ,
juesdames , de vous faire du thé dans ses petites tasses , ou d'é-
tendre sur vous son ombrelle de feuilles peintes? Pourquoi ne
lui avoir pas tenu compte de sa constante immobilité , de sa no-
blesse de castes, de son imprimerie et de son commerce? Beau-
<:oup savent-ils le nom de l'impérial ouvrier qui , trois cent trois ans
avant Jésus-Christ , éleva cette fameuse muraille passée et repassée
tour a tour par les fils de Genghiz-Khan et les Tartares? Orgueil-
leux et blasés que nous sommes, h peine consentons -nous h nous
occuper des autres ! L'aspect bariolé de ce grand royaume de
Chine l'a calomnié de siècle en siècle; on a comparé son manteau
Impérial a un long carnet d'étoffes; ses petits chevaux , ses vers à
soie et ses mandarins ont fût rire. Un peuple dont on rit, n'est-ce
pas un peuple jugé?
BEVUE DE PARIS. 7
A ceux qui ne consultent que la première impression du site ,
la Hollande 7 il faut l'avouer, offre un parallèle inévitable avec la
Chine. Dussions -nous être irrévérens envers Grotius et le grand
pensionnaire deWith, nous proclamons cette vérité. Les fréqiientes
relations des Hollandais avec la Chine, leur besoin d'échanges,
leur sympathie même de commerce et d'habitudes, tout, jusqu'à
leur sol 'a fleur d'eau, dont la figure se rapproche de ces jardins
flottans de Nankin, construits avec des radeaux de bambous, de-
vaient influer nécessairement sur l'aspect extérieur de cette con-
trée. Imaginez seulement entre ces deux peuples une imraense
distinction d'études. Le premier s'est arrêté à l'épiderme de sa n;i-
ture, et n'a vu, pour ainsi dire, que son écorce; il a jeté impru-
denmient au dehors toutes ses richesses , il a doré ses robes d'em-
pereurs et les portes hautes de ses villes ; il a tendu de soie ses
marchés et mis des grelots de perles "a ses boutiques : sa vie folle,
extérieure, avait besoin de soleil. La fée arabe, celle des Mille et
une 3Wf5j prodigue d'amulettes, d'ananas et de colliers, a dirigé
l'élan de ce peuple; elle a jeté dans son tablier d'enfant les balles
sonnantes, les pipes d'opium, les lanternes et les miroirs. Ce
peuple, on le voit, a donc laissé couler sa vie au grand jour, mol-
lement couché dans sa jonque , aux brises de ses beaux fleuves ,
laissant a ses femmes le soin du chanvre et du mûrier , et se ren-
fermant lui-même avec complaisance dans sa lente et magnitîqucî
industrie. Admirable par l'éclat de ses couleurs, il n'a jamais eu
de vrais peintres ; ses doigts de sybarite tracent encore de pe-
tites fleurs sur la gaze. C'est un peuple vieux, par cela seul qu'il
s'est arrêté lui-même dans sa croissance, un acteur grotesque et
puéril qui se serre le pied depuis mille ans pour être joli. L'autre
peuple, après avoir triomphé lui-même courageusement de son
terrain , s'est mis h le peindre aussi , counne le premier. A son.
exemple, il a bariolé ses fabriques, ses digues et ses rames. Or,
amour de l'or et de la soie qui perdit Tyr, il l'a ressenti connue le
premier; mais, plus intérieur ou plus avare, il s'est renfermé avec
ses richesses, comme l'alchimiste de Rembrandt; h peine l'a-t-on
vu de teujps a autre émaillor la pon]tc de ses flottes et se répandit'
8 REVUE DE PARIS.
en prodigalités de princes ; car une fois engagé dans cette lutte du
sol contre l'Océan, il a compris qu'il fallait amasser pour vaincre,
réserver pour soutenir. A force d'habileté et de patience, il en est
venu a se faire un très -opulent et très -redouté seigneur, fort de
grandes possessions coloniales, d'un honneur sévère et incontesté.
C'est Ta son seul point de contact avec la Chine, que d'avoir été
parfois et d'être encore curieux du coquet et au. joli ^ tant les na-
tures les plus robustes ont besoin du contraste des petites choses -
Au milieu de cette âpreté de lignes dont s'enveloppe sa brumeuse
physionomie , on est donc en droit de s'étonner qu'il ait du fard ;
a voir ses hommes musculeux, on ne peut croire a ce grand amour
de maisonnettes peintes et de joujoux. Ce point de contact avec le
royaume de Canton vous paraît encore plus saillant lorsque vous
quittez la Flandre. La Flandre , cette belle reine a la chape go-
thique, vous jette un long regard de tristesse, comme pour vous
reprocher votre abandon. Qu'allez-vous faire, bon Dieu! dans ce
pays de collections japonaises, où tous les moulins ressemblent à
ceux du signor délia Manca, où les namaquas et les majors chi-
nois de Batavia sont sous des cloches de verre? Ce marquisat d'An-
vers, qui s'étend majestueux a votre droite, semble vous crier :
(c Arrêtez ! » Adieu les monumens de la vieille foi catholique
et espagnole! adieu les églises, les portiques et les chapelles!
adieu ces prodiges anciens de Gand la superbe, dont les catafal-
ques pompeux sentent l'Espagne! Adieu Ypres et Louvain, ma-
riant leurs fleurs de pierre; Bruxelles grise et sombre, avec ses
deux tours de Sainte -Gudule! Tout cela va faire place a ce culte
aride et froid, ce culte vide et nu qu'on appelle la Réforme. Plus
de ces clochetons d'ardoise, aux flèches moscovites; plus de ces
cathédrales en marbre noir et blanc, aux confessionnaux de bois,
ornés de statues d'apôtres. Vainement , hélas ! et partout vous
chercherez ces grandes nefs, ces pieux débris , ces archanges. Que
'Dieu vous protège, pèlerins ingrats qui nous quittez!
Au premier coup d'œil que vous jetez sur la Hollande, vous
êtes forcé vous-même de convenir que ces envieux qui vous crient :
Racal pourraient bien avoir raison. Vous faites dix lieues mor '
REVUE DE PARIS. g
telles par les bruyères, sans trouver autre chose que de che'tifs ha-
meaux, des cabarets grisâtres et d'exécrables pataches, décorées
du nom de calèches. La nature du pays, jusqu'à Breda, se ressent
encore du territoire brabançon : seulement aux lignes veloutées du
paysage, aux couches fauves des sables, a cette lumière onduleuse
et molle des fonds, vous pressentez les prairies de la Hollande.
L'alignem.ent exact des maisons de Breda et leur couleur d'un
rouge de brique donnent a cette ville l'aspect d'un vieux plan
sale, froissé dans la poche d'un lansquenet. Depuis Groot-Zundert
vous voila déjh fait aux passeports et aux tambours. Au lieu d'une
lourde avant -garde néerlandaise, on est tout surpris de trouver
des figures blondes et jeunes a ces douaniers militaires d'un nou-
veau genre, inspecteurs alertes, qui vous demandent le permis du
prince d'Orange, en vous offrant des cigares. Ces élégans Bataves
sont loin d'avoir conservé la tradition des bottes a chaudron, du
tricorne et des épaisses moustaches qui distinguaient leurs aïeux,
aux victoires d'Eekeren, près Anvers; d'Hachstel et de Gibraltar.
Un visa de M. Lehon suffirait pour vous compromettre h leurs
yeux, la Belgique n'ayant aucun droit et aucun pouvoir, 'a partir
de ces limites. Quant au soldat hollandais, proprement dit , il m'a
semblé créé avec prédilection par la nature pour toutes les tribu-
lations du port d'armes. J'en ai vu sur l'esplanade de La Haye ,
jambe levée pendant cinq secondes, immobiles et résignés ; la sueur
perlait le front de ces patiens conscrits !
Nous avons fait d'avance nos adieux aux grands monumens ;
hâtons -nous de dire que le seul et le plus beau fleuron gothique
de la Hollande est "a Breda. Dans la chapelle de la Vierge , autre-
ment nommée le chœur des seigneurs de Breda, vous découvrez ce
vénérable et saint monument des Nassau : c'est le mausolée en
marbre blanc d'Engelbrecht H et de sa femme, Limburge de Ba-
den. Henri, comte de Nassau et neveu du mort, fit ériger ce tom-
beau que la tradition, on ne sait pourquoi, attribue a Michel-Ange.
Sans vouloir établir une controverse facile, au sujet de ce grand
tailleur de pierre, nous devons dire que l'élégance et la finesse
du ciseau combattent aisément celte supposition. Ce chef-d'œuvre
lO REVUE DE PARIS.
serait plutôt de l'école de Jean de Bologne. C'est, nous le répé-
tons , le seul monument gothique de ce grand royaume des prairies
et des canaux. II projette l'ombre colossale de ses statues sur un pavé
proteslant, tout poudreux de craie et d'ordures. Il n'existe pas, k
notre sens, en Italie, un mausolée plus noble et plus beau. Cette
mort vaniteuse et castillane s'est entourée elle-même de ses hochets
et de ses armures; sonhaume, ses gantelets, son épée, figurent
pièce a pièce et taillés en marbre sur une table longue , que sou-
tiennent quatre Atlas. Si le travail de cette armure est d'un in-
croyable fini, les quatre figures agenouillées da genou droict sont
a elles seules des chefs-d'œuvre. Il n'y a pas, au reste, de parole
humaine qui puisse dire la tristesse de cette église de Breda (on la
nomme ia vieille église). Le culte protestant l'a bourgeoisement
entourée, du côté du chœur, d'une grille de cuivre doré, lui-
sante et polie comme la plaque d'un tajlor de Londres. Son aban-
don misérable et sa profanation réelle font saigner le cœur. C'est une
église blanche et nue , mal pavée par des tombes dont les armoiries
sont en relief, et dont on a d'ailleurs fort souvent retourné les pierres.
Les charmantes sculptures des chapelles qui entourent la nef ont
beaucoup souffert; la plupart de ces Nassau priant sur leurs cous-
sins de plâtre et leur large épée traînant a terre , sont sans bras ni
tète; les femmes, au grand voile de bandelettes blanches, ont été
plus respectées. Les arabesques du chœur se ressentent encore de
l'incurie habituelle aux protestans, fermiers profanes de ce temple;
elles ne sont jamais lavées ou passées a l'éponge , ce qui est a coup
sur un grand oubli en liollandc. Ce sont, pour la plupart, des figu-
rines moqueuses et satiriques , impudentes de naïveté et ressem-
blant a ce RIanneken si dévergondé et si connu de Bruxelles. Des
anges, des acanthes et des figures d'animaux , pareils a ceux de l'A-
pocalypse, font de ces stalles d'abbés un délicieux pendant a celles
de Westminster.
A partir de la et à passer le seuil de ce temple , vous ne trou-
verez plus de statuettes ni de chapelles; c'est ce qui explique le
profond mépris des antiquaires pour les édifices et monumens <ie
la Hollande. Le plus souvent, en effet, vous reacontrez, k l'en-
REVUE DE PARIS. j i
trée des villes, une tour de forme carrée , munie d'une horloc-e a
quatre cadrans, et coiffée, comme Sanclio, d'un bonnet de ma-
gicien; cela va toujours ainsi, et en augmentant, jusqu'au fond
delà AVest-Frise. La façade de ces tours est ordinairement décorée
des anciennes armes de la ville; les lions de Hollande y sont neints
ou sculptés de la manière la plus grotesque du monde, et toujours
avec la devise : Je maintiendrai.
Presque toutes ces constructions portent le chiffre -1663. Ces
barrières et ces portes manquent ordinairement d'aplomb ; elles ont
des carillons mélancoliques beaucoup moins enchanteurs que ceux
d'Amsterdam, qui exécutent journellement les plus belles sonates
de Léo et de Durante. Les églises de Hollande n'ont guère plus de
style et de relief que les portes des villes ; leur voùle consiste en
charpentes grossières et lourdes ; les pierres sont grises et sans nul
effet; les clochers seuls ont quelque chose de sveltc et d'étrange,
vus à distance avec leurs couronnes de fer et leurs bourrelets h
jour sur un ciel pesant et grisâtre. En général, cette architecture
hollandaise aux ordres mêlés, aux couleurs sales ou tranchantes,
fatigue l'œil sans aucun profit pour l'ensemble ; elle est disgra-
cieuse et uniforme. Il semble, en vérité, que l'architecture de ce
pays consiste en moulins , a voir leur inépuisable variété î Par les
villes, par les canaux, le casque pointu de ces singuliers géants, se
fait jour, tantôt luisant et plat comme Farmet de Don Quichotte;
et corsés d'un chaume aussi fin qu'une cotte de mailles; d'autrefois,
vous les voyez dorés a l'axe comme des navires, ornés de roseaux,
peints en vert, avec des colonnes, des péristyles et des arabesques.
II y a des moulins royaux, des moulins d'enfans, des mouliiis de
stathoudcr , des moulins de meuniers et des moulins de bourgue-
niestres. Ces grandes ailes tournantes au milieu de plaines vertes ou
d'eaux blanchâtres, réveillent a elles seules, de leru- sifflement aigu,
ce vaste silence à peine troublé par le froissement de la barcrue
contre les saules ou le mugissement des bœufs. La Hollande a re-
vêtu sa robe nouvelle; l'herbe, qui depuis l'automne s'était ca.-héc
sous la glace , commciice a lever ses têtes pointues au-dessus de
l'eau: cette plaine, qui était jadis un lac, déroule ses bords velus
12 REVUE DE PARIS.
et recouvre sa couleur. La schujt (') glisse molleraent sur l'eau ,
charmaute et légère, avec son dôme semé d'ccaillcs de moules,
tiède encore de son atmosphère de tabac, et suivant le trot du het
jagertjen qui fait lever pour elle le pont d'Harlingen, en détachant
îa corne de bœuf suspendue a son épaule. Après les pêcheurs de
Dordrecht, aux culottes de laine blanche , voici déjà venir les Fri-
sones h fine dentelle, aux longues boucles d'oreilles, luisantes comme
des reliquaires; leurs visages éclatent de Tincarnat hollandais de
Mieris. Ce paysage aux terrains de cendre , ces saules, ces fré-
missemens légers de l'eau, vous bercent malgré vous d'une indi-
cible rêverie. Seul et couché, pour quelques sluyi>ers de plus dans
l'intérieur de la barque , vous admirez ce long tableau de genre,
souvent trop parflùt et trop fini, toujours vaporeux et suave dans
ses reflets. C'est surtout au soir, et a la clarté tremblante de la
lune, que cette nature, doucement voilée, épand autour de vous
son prestige de mystérieuse fraîcheur. Aux premiers rayons de
l'astre limpide , les brouillards eux-mêmes se fendent comme un
blanc réseau ; îa ligne de ces chemins plats encadre la plaine aux
huttes qui s'allument: ses lointains sont mobiles et tachés d'ocre
comme dans les fonds de Vanderneer; la lune pèse encore sur sa
couche dénuées. Peu h peu, 1 harmonieuse tristesse de ce tableau
s'est accrue , la lumière argenté lentement ces grandes eaux , ces
pavillons d'ardoises, ces voiles et ces beaux cygnes qui voyagent
deux h deux sur la rivière de l'Yssel. Pour interrompre la mono-
tonie du rêve, la route va crier au loin sous le poids de petites voi-
tures rechampies d'or et d'argent comme les curatelle de Naples ;
peut-être encore un enfant conduisant ses trois chiens au galop,
troublera, de ses coups de fouet, votre solitude. Je ne puis dire si
cette solitude est du bonheur ; mais c'est, a coup siu- , l'anéantisse-
ment de toute pensée.
La première maison hollandaise ou chinoise que nous aper-
çûmes était a Dordrecht, nous venions de passer ce fleuve sale et
triste du Mocrdeick , aux flots moutonnans , si bien reproduits
(') Barque avec laquelle on fait environ par licure un raille d'Allemagne.
REVUE DE PARIS. l3
dans les tableaux de Backhiiysen. En vérité , jusque-là, vous au-
riez trouvé, comme nous, le pays bien plus anglais que chinois ,
à voir ces petites briques sur lesquelles on roule comme sur les
chemins makadémisés de Londres ; les jolis terrains verts , peuplés
de vaches et de chevaux ; les barrières, les enseignes peintes. L'en-
trée de Dordrecht même, ce port animé et commerçant, avec ses
jalousies et ses femmes cachées parles pots de fleurs de leurs fe-
nêtres , nous avaient plutôt rappelé Plymouth aux frais prospects,
au sable fin et doré. Nous venions de constater, au Lion-d'or, un
vin détestable et une superbe horloge en carton, puis encore un
tableau représentant la trop célèbre inondation de \ 421 , qui dé-
tacha cette ville du Brabant, en submergeant soixante-douze vil-
lages.
Les trois fenêtres de l'auberge donnaient sur la Meuse -, une je-
tée raide, avançant en forme d'estacade sur le fleuve, conduisait
'a cet horizon , ou plutôt a cette draperie de maisons originales.
Entre toutes les autres, je distinguai, sur la gauche, celle dont je
veux vous parler. Elle était flanquée d'un pavillon a écailles grises,
orné, sur sa devanture, de soleils a rayons d'or; les volets,
étaient semés d'oiseaux du dessin le plus baroque et le plus tour-
menté. Pour la maison, sa façade était d'une couleur approchant
assez de la lie de vin ; les fenêtres de marbre noir , le perron de gra-
nit vert; en guise de girouette, elle portait quatre figures a cheval,
que je présumai devoir être les quatre fils Aymon. Ainsi posée, et res-
serrée par la lisière du canal, elle n'en possédait pas moins un petit
jardin d'abbé, avec des arbres peints en rouge et en blanc jusqu'à la
hauteur des premières branches ; de petites allées et de petits dessins
faits au râteau. Au milieu de compartimens d'un sable rouge et
noir, l'œil distinguait d'énormes coquillages apposés en forme de
roches, ou bien encore de grosses perles de verre de toutes couleurs,
annexées comme des oranges, a l'aide d'un fil d'archal. Un yacht,
oblong en forme de coco, yacht luisant et vermillonné, était amarré
entre les roseaux du bord. Le silence du lieu était profond, je me
croyais vraiment sur le canal impérial de la Chine ; tout ce que
les contes de fées ont de petit , les/estons et les astragales de Boi-
1.4 REVUE DE PARIS.
leau n'étaicnï rien près de cela... Les ifs, taillés en éteignoir ,
nous regardaient; les bergers de plâtre peint, et les chiens, aux
yeux d'émail, avaient l'air de nous narguer. Au lieu du mandarin
que nous attendions , apparut bientôt une longue femme , raide ,
sèche et gothique, dont je ne pus voir que le visage et le bout des
doigts -, elle était vêtue d'une belle étoffe a fleurs éclatantes ; sa coiffe
consistait dans un madras empesé, monté sur vm moule a cornes ,
dans le genre de ceux du temps de Charles VI; elle avait en main
un instrument singulier, une grosse seringue. Quelqu'un me dit
que son costume était celui des femmes de Molqueren ; dans ce
costume, elle n'avait ni hanches ni gorge, et ressemblait , a s'y
méprendre, aux fées gi'otesques des contes de Perrault. Ayant mis
bientôt sa seringue enjeu, elle lava le toit aux tuiles vernissées,
concurremment avec une pluie très-fine qui semblait l'aider dans
cette fonction. L'arc-en-ciel qui parut alors , — un arc-en-ciel est
chose rare en Hollande ! — diaprait de tons étranges cette grande
figure de mascarade, la dame agitait son balai peint en lilas
avec des guirlandes, après avoir déposé sa seringue contre la sa-
bottée de la maison. Je ne saurais peindre l'étonnement naïf dans
lequel m'avait jeté cette contemplation curieuse. Rien au monde
ne me parut jamais plus extravagant que cette femme si simple, et
plus inouï que cette maison ! Chaque trekschujten qui glissait
sur l'eau avec sa hutte allongée et sa proue a filets jaunes, le son
du cornet de poste annonçant le conducteur , le bruit des moulins
et les clapemens de l'eau arrivant aux pilotis de la jetée, me dis-
trayaient a grand'peine de ce spectacle ; je n'étais plus a Dordrecht,
mais a Ho-Nan.
Cet aspect bâtard et contrefait des maisons s'efface bientôt de -
vaut la physionomie des villes. Entre toutes les autres, nous pré-
<âserons Amsterdam et La Haye , quittes a placer Rotterdam dans
la demi- teinte. Amsterdam, a cette heure, est, sans nul doute,
le plus beau centre du commerce et de l'opulence batave. La fa-
meuse allégorie de Weynings sur la mort de .1. de Wilh repré-
sente merveilleusement Amsterdam. C'est le combat d'un cygne
défendant contre un chien sept œufs , sur lesquels sont écrits les
W.:^
REVUE DE PARIS. l|>
noms des Provinces-Unies. Depuis Weynings , le diien belge a
renversé impunément cette corbeille d'œufs ; mais le C3 gne étend
toujours sur Amsterdam ses ailes blessées et saignantes. Il couive
ce qu'elle a encore d'industrie , de patriotisme et de souvenirs.
Etrange ville que celle-ci, agitée par tant de secousses, hospita-
lière a tant de religions et de cultes, obscurément illustre, mal-
gré ses hommes de génie , ses grands peintres et ses poètes , tout
émue encore et toute froissée de ses dernières luttes, même après
les victoires théâtrales de Louis XIV ! Ville immense, voilée, in-
connue, a l'égal d'une ville indienne, où tout ce qui marche a
son but d'argent caché à tous, son projet et sa pensée! Ville où
se sout réfugiées et les habitudes et la bourgeoisie de la Hol-
lande, la foi chrétienne chancelante et le judaïsme h côté de la
réforme! Ville paisible, heureuse et dormant à l'ancre aujour-
d'hui comme son vaisseau, demain révoltée, la parole haute! Tu-
multueuse autant que Venise est triste, auslère comme Rome et
riche comme Londres, dont l'artillerie a tonné partout, jusque
sur les mers du Nouveau-Monde, et a qui le nom de première
bourgeoise de l'univers demeurera toujours concédé, a défaut de
celui de république !
Composée de tant d'élémens divers, protestante, chrétienne et
juive, même a cette époque d'apathie religieuse, comment Ams-
terdam ne serait-elle pas une ville luiique, une expression spéciale
et grande de l'histoire et de la société hollandaise? Même avant
-1806 et son roi Louis Napoléon, quelles vicissitudes n'a-t-elle
point subies, quels n'ont point été ses ressentimcns et ses colères!
Arrogante envers Louis XIV, le plus irascible des rois, elle pu-
blie de satiriques pamphlets contre ce prince , avec la folle témé-
rité d'un mousquetaire écrivant contre l'état. Au milieu de ses dé-
faites, elle trouve moyen de s'envelopper d'une mer nouvelle,
ainsi que Leydc et ses alentours ; elle amasse digues sur digues ,
navires sur navires; Ruyter, ce Turennc des armées navales de
Hollande , s'illustre bien avant Russel en nous brûlant des vais-
seaux. Ce temps de demi-lunes et de contrescarpes, où les histo-
riographes eux-mêmes sont obligés de monter a cheval au grand
l6 REVUE DE PARIS.
soleil, et Fagon de suivre son maître à petites journées , est la
plus belle période d'Amsterdam ; car Louis XIV rebrousse che-
min à ses portes. Pendant que Boileau célèbre en vers durs la
prise des villes de Flandre, le prince d'Orange, âgé de vingt-
deux ans, jeune et enflammé comme un de ces héros des apo-
théoses de Jordaéns , venge de leurs défaites Utrecht et Gueldres ;
Amsterdam se trouve affranchie de la conquête. Elle reprend ses
peintres, ses ouvriers, ses poètes. Rujsdaël et Berghem retracent
ses jetées, ses bois épais et ses fleuves. Le vieux Rembrandt avait
peint sa garde de nuit; Vanderhelst esquisse magnifiquement ses
banquets de capitaines et de compagnies bourgeoises. Dans cette
ville, et a cette époque, tout est pompeux, tout, jusqu'aux car-
rosses , de forme espagnole , dont le poids broie le pavé , et des-
quels ressortent de volumineuses perruques de baillis, celle entre
autres de Grootenhuys , qui , par amitié pour le poète Vondel,
veut bien ne le condamner qu'a une amende de 500 florins pour
sa tragédie politique de Palamède. Ces grands bassins , a l'instar
des docks anglais, vastes hangars de toutes les richesses du globe,
regorgent de tous les trésors du Japon; la chambre des bourg-
mestres fait sculpter elle-même, avec beaucoup d'art, et h prix
d'argent, les panneaux de son sénat et les manteaux de ses che-
minées. A voir le yacht de la ville ^ aux rames dorées, aux rideaux
de pourpre brodés aux anues d'Orange, encombré le soir de finan-
ciers, de peintres, de gens de guerre et de savans, vous diriez du
buccentaure en raccourci, tant ce monde doré, étincelant, se re-
flète avec grâce dans les fraîches eaux de l'Amstel, tant il y a de ri-
chesse et d'élégance dans ces Hollandais qui tiennent k prouver au
roi de France qu'ils sont grands! Le nom de Louvois et l'édit de
Nantes rembrunissent ces jours tranquilles ; la Hollande se voit
couverte d'exilés qui se partagent son sol avec l'Allemagne et
l'Angleterre. Dès que ces protestans fugitifs ont battu retraite en
Hollande, la physionomie d'Amsterdam devient ridée, la ville est
morose et triste. Croyez bien qu'elle conservera long-temps cette
allure de quaker et de réformé, la ville autrefois joyeuse, la
ville de Rembrandt Van Ryn ! Elle donne dans les discussions
REVUE DE PARIS. IJ
jansénistes, les controverses et les schismes ; ce n'est pas assez
pour elle d'avoir des synagogues au lieu de théâtres, de s'être faite
ennuyeuse et prude , elle a recours encore a la petite église de ce
jbon M. d'Utrecht! Amsterdam, en un clin d'œil, fourmille de dia-
cres et d'églises. Les temples grecs, jansénistes, luthériens, ana-
taptistes , juifs et catholiques, forment les couleurs bigarrées de
sonécusson; les franciscains, les auguslins et les carmélites pro-
mènent leur soutanelle dans cette ville palpitante au seul nom de
la bulle Uiiigenîtus !
Il faut convenir que l'influence de ces grandes révolutions reli-
gieuses imprime aujourd'hui même a Amsterdam un caractère
d'aridité et de tristesse ; on n'y compte que par rues et par églises.
Or, je ne sache rien au monde de plus déplorable et de plus lu-
gubre que ces monumens du culte réformé. Les parois en sont
humides et d'une viduité complète, et si la langue hollandaise pa-
raît presque ridicule au théâtre par la redondance et la bouffissure
que lui donnent les comédiens, elle l'est bien plus dans la bouche
des domines, ou ministres du culte. Ces messieurs ne parlent pas,
mais sifflent "a la lettre leurs sermons sur un ton chantant qui
reste le même d'un bout 'a l'autre; le plus souvent, l'assemblée
écoute ces prédicateurs d'un sommeil unanime. Une grande chaire
de bois sculpté, avec force lumières et petits triangles de bougies,
compose tout l'appareil des grandes fêtes ; les dames et demoi-
selles, protégées ou cachées par de lourdes grilles de cuivre, ont
l'air de véritables béguines. Le ministre est ordinairement un
homme de trente a quarante ans , vêtu de noir comme un huis-
sier, portant de la poudre, une bague d'évêque et des manchettes.
Quand nous arrivâmes a Amsterdam (c'était le troisième jour de
la semaine sainte), les carrosses et les voitures sans roues, nom-
mées slee, ornées presque toutes de longs bidets maigres , a plu-
met rouge, formaient une file majestueuse devant l'église neuve,
voisine du Dam, ancienne église paroissiale de Notre-Dame, et
Sainte-Catherine, que la fureur des iconoclastes dépouilla d'une
façon si désastreuse en 1578. L'entrée du Voorburgwal était ob-
struée de voiles, de mantelcts et de guimpes. La magnifique
^8 REVUE DE PARIS.
cliaire de ce temple, chef-d'œuvre de sculpture du célèbre Viu-
keubrlnck, rayonnait au feu des lustres ; ses bas-reliefs de bois, et
son dais orne d'acanthe, la faisaient ressembler a ces monumens
d'ivoire que les Dieppois évident encore avec tant de patience.
La balustrade de cet escalier seule, entrelacée de pampres, me
parut bien plus curieuse que le tombeau de l'amiral Ruyter, couché
dans ses lourds habits de marin, tout au bout de celte église, dont,
en raison de la semaine sainte, on faisait jouer alors les grandes
€t les petites orgues. Cette cérémonie, ou plutôt ce rit sans céré-
monie, m'avait paru le plus triste delà terre. Le pasteur, ou pré-
dicateur hollandais , prêchait en français ce soir-îa. Il avait pris
sans doute d'une gouvernante picarde ou genevoise les locutions
les plus contraires à la langue; il disait n'oser pas, pour iw
pas pouvoir , et attendre pour sortir; il promenait aussi ses con-
sonnes finales a la manière des Suisses ; tout cela d'un petit air
bénin, mielleux et pincé qui n'excluait pas certaines préten-
tions a l'éloquence de la cliaire ! Les femmes écoutaient ce dis-
cours d'un air ennuyé, beaucoup ne le comprenaient pas , les An-
glaises surtout , adorables miss en chapeau de paille , it rubans
démesurés. Le costume bleu et rouge des orphelines d'Amsterdam,
et les belles robes bariolées de quelques paysannes de la Frise,
tranchaient seuls ce grand conclave d'habits noirs; encore les or-
phelines et les paysannes se tenaient-elles modestement, ainsi que
nous, à l'entour des grilles. Intérieurement, nous comparions
cette foule triste a cette autre foule de Naples, si folle d'encens et
d'd.r voto a pareille heure, si étourdissante et si recueillie "a la fois
devant les rubans et les châsses de la Madone de l'Arc. La, du
moins, les femmes n'avaient pas l'air gauche et bénin , elles ne se
suivaient pas deux "a deux comme des pensionnaires ; c'étaient de
brunes vendangeuses d'Ischia , la corbeille de pampre sur la tête,
avec leurs beaux velours dignes de Schnetz , leurs grands yeux
noirs et leur tambour de basque dans la main droite. Ici, au con-
traire, nous avions l'air d'assister a quelque enterrement de juifs
ou de frères moraves. Toutes ces pénitentes , Irlandaises ou Hol-
landaises , étaient droites , épinglées et raides comme lady Wes-
I\E\UE DE PARIS. jq
tern de Toin Jones / Les plus jeunes ne laissaient passer de leurs
cheveux que deux mèches, soyeuses et légères, il est vrai mais
retombant impitoyablement en tirebouchons le long des joues
grâce a la gomme arabique qui les y retient collées. Malgré cet
ah' d'apprêt, quelques-unes étaient véritablement divines, un
paquet de lis et de roses, comme disait Carmontelle. Les ma-
mans et vieilles femmes nous parurent coller de la même façon ,
contre leurs tempes, non pas des cheveux , mais des mèches de fiî
blanc qui leur donnaient un vrai visage de sorcières. Je n'ai ja-
mais vu ni pratiqué le ramadan, mais je puis dire que cette en-
trée a Amsterdam dans la semaine sainte me parut des plus
rigides.
La promenade du Plantage n'est pas plus gaie. Au mois de
septembre, il existe h peine quelque vestige du mot d.e kermesse
dans ce qu'on appelle la grande foire. Nous parcourûmes en
calèche plusieurs quartiers, avant d'arriver a celui des Juifs. Le
Keysersgragt, le Princesgragt et le Heermgragt, trois quais plantés
de beaux ormes et bordés de maisons silencieuses, étonneraient a
coup siir un habitant de nos boulevarts. Os quais sont déserts,
on n'y voit personne aux fenêtres , quelques conducteurs de siee
et des enterremens vous y barrent seuls le pas. Les maisons qui
bordent ces trois quais offrent toute la perfection extérieure et in-
térieure des belles maisons de Hollande; les arbres et le mouve-
ment des canaux se reflètent dans leurs grandes vitres de glaces ,
kurs boutons de cuivre luisans et dorés appellent le gant blanc
du gentleman. Les portes et traverses des fenêtres bronzées comme
à Londres , sont ordinairement surmontées de longs réverbères à
filets d'or; la lumière du gaz ruisselé au soir sur ces portes aussi
polies que du laque. Les quais conservent encore , a heures dites,
quelques-unes de ces traditions vivantes en chair et en os, incrus-
tées dans notre mémoire depuis les divines comédies de Molière.
Ce sont, par exemple sur les quatre heures, des négocians de 1660
avec la perruque a marteau , la canne d'ivoire et l'habit a boutons .
d'acier, Gérontes vénérables que ('ourtisent les neveux hollandais
a bottes pointues d'après les gravures de mode en 1 850. La na-
20 REVUE DE PARIS.
ûow juive a adopté pour costume ordinaire a Amsterdam , la
barbe classique d'un papa grec et de petits mollets d'usurier sous
une immense redingote. Un type plus étrange c'est le prieur
d'enterremens ( aanspreker) , homme noir avec un crêpe au cha-
peau, tombant plus bas qu'une plume de reitre sous Louis XIII.
Ce personnage entièrement funèbre, depuis le tricorne jusqu'aux
boucles d'acier, parcourt a toute heure la ville. Il a un rabat
blanc et de longs papiers de même couleur; ces papiers sont
ses tablettes de mort sur lesquelles il couche les plus opulens
comme les plus pauvres. Prenez-y garde! cet homme que vous
coudoyez, indifférent aujourdhui, vous ne le verrez pas de-
main sans terreur ouvrir votre porte et vous apporter la carte
de M. un tel..., carte de dernière visite, semée de reqiiiescat
et d'os ! Cet aanspreker assiste à tout , l'été son ombre noire se
projette aux prés d'Harlem, il glisse près des fleurs et des jar-
dins, les jeunes filles tremblent de le rencontrer entre les ro-
seaux du lac. Dans le temps des glaces, il traverse l'Y, et le
Zuyderzée lui-même, avec ses patins rougis aux forges de Bel-
zebuth !
Un autre costume plus attristant a mon gré que celui de l'homme
des enterremens est l'uniforme des enfans trouvés qu'Amsterdam
élève a ses frais. Il consiste dans une petite veste noire avec un
numéro imprimé sur toile blanche. Quant aux orphelins ,
ils sont mi-partie noir et rouge. Je laisse aux philanthropes
le soin de réclamer contre le numéro insultant dont la ville a tim-
bré ces pauvres enfans d'Amsterdam, presque tous sérieux et
graves comme de petits grooms anglais desquels ils se rapprochent
par la coupe de leur veste. Il faut les voir un beau dimanche se
promener lentement au Prinsengracht , les mains dans les poches
et plus proprement brossés que de coutume, avec leur nœud d'épaule
rouge, blanc et noir qui les relève et ferait d'eux de petits princes
hollandais du temps de Louis XIV , n'était ce maudit numéro !
Leur hôpital a, du reste, sa boulangerie et sa pharmacie. Les
filles au petit bonnet blanc semé d'épingles , aux longues mitaines
aunes et au tablier de simple toile , ont un air de simplicité heu-
REVUE DE PARIS. 21
relise qui vous enchante : j'en vis une belle et grande qui faisait
des vers latins aussi bien que Jean Secundus. Elles sortent dotées
de cette maison, mais cette dot est bien mince; la plupart se font
servantes, ce qui, en Hollande, est la plus terrible des conditions,
car ce sont les femmes qui remplacent les hommes pour le gros
ouvrage. D'autres fois vous les rencontrerez deux a deux le long
de l'Amstel, se dirigeant par la porte d'Utrecht pour voir les yachts
de plaisance au beau pont des Amoureux. Ce pont des Amou-
reux est en effet une promenade bien adaptée a ce long fracas
d'Amsterdam, et au retentissement confus de son pavé; il repose
et il enchante. La nuit venue, les deux bords de l'Amstel éten-
dent leurs bras d'ombre comme deux grandes dignes trouées d'é-
toiles scintillantes. Les vitres qui s'allument reflètent leurs gran-
des gerbes dans les canaux; les mâts se détachent encore sur le
fond bleuâtre du ciel avec la finesse soyeuse de leurs cordages:
c'est le seul endroit de la ville tumultueuse où devait se traîner,
vers le soir , un homme au teint plombé , vieillard morose et
pauvre, avec un habit râpé de commis, une nièce pour bâton,
et pour compagnie un vieux livre. La nuit, et lorsque pleuraient
tous les carillons d'Amsterdam, le chantre de Lucifer et des f^ier-
geSj Vondel le catholique allait écouter ces derniers bruits et ces
murmures ; Vondel ne voyait pas une flamme de vaisseau venu
des Grandes-Lides qui ne lui rappelât son fils ingrat et perdu , ce
fds pour lequel il A'endit tout , jusqu'à sa gloire, et qui le laissa
mourir lentement dans sa pauvreté, pour qu'il ne fut pas dit que
même en Hollande les poètes mourraient ailleurs qu'a l'hôpital.
VIR PHŒBO ET MUSIS GRATUS VONDELIUS HIC ESTC)!
La quantité des hospices égale celle des églises; il est impos-
sible de voir plus de fondations pieuses et belles. Amsterdam a
l'hospice des vieilles femmes et celui des vieilles gens, l'hospice
anglais, l'hospice luthérien, la cour aux Roses (Rozengrachl),
(') Épitaphe de Vondel.
22 REVUE DE PARIS.
l'hospice des veuves indigentes , l'hospice de Saint-Lazare , celui
de Saint-Pierre et celui des fous. Toute cette ville mystique, k
part au milieu de la véritable ville , a ses lois et ses mœurs
privées; les fondations particulières ne sont pas en moins grand
nombre. L'imagination la plus distraite se sent donc captivée a la
seule vue d'Amsterdam ; Amsterdam est la ville des bouleverse-
mens politiques et des églises. Ce que la Hollande a de monumen-
tal et de curieux, sa bigarrure de cultes et ses couches diverses
d'anciennes mœurs , tout cela est enfoui dans les murailles d'Ams-
terdam. Ces maisons d'Amsterdam ont servi parfois de retraite aux
catholiques, ainsi que les antiques catacombes. Depuis la réforme
de i 578 , les catholiques se sont vus contraints d'y célébrer la messe
dans leurs chambres et de chanter les matines à voix basse ; de la
vient sans doute la bizavierie de noms qui les distingue. Celle-ci a
pour nom le cor de Postillon (post hoorn), cette autre le Perroquet
(papegaai). Si vous passez un matin devant le Fluweelen Burg-
wal , montez dans une maison d'assez commune apparence , vous
trouverez au troisième étage une petite chapelle ornée d'un cru-
cifiement. C'est l'église du CerfÇixel hert), n» 12o, et l'on y dit
la messe a dix heures et demie! Quelques-unes s'appellent encore
l'Arbrisseau, la Colombe, le Polonais. L'évêque de Haarlem offi-
cie souvent en habits pontificaux a la Cigogne ( de Ooijevaar ) ,
pauvre église qui n'a qu'un tableau peint par Coët, Sime'on
présentant Jésus au temple. Si la nudité du culte protestant vous
a paru singulière, en revanche, cet abandon et cette misère du
culte catholique sont inexplicables. La première fois que je
vis ces chambres qu'on nomme églises , je me crus dans ce cime-
tière de Paris qui ressemble a la vallée de Josaphat. Les églises
grecques et russes , l'église arménienne et l'église polonaise sont
étouffées et pressées dans le même quartier 5 elles sont tellement
pauvres que l'évêque Châtel n'en voudrait point ! Chez les Ar-
méniens (au Boorasloot), vous trouvez au moins quelque appa-
rence de richesse, de nobles et vrais efforts. Au-dessus d'un
Jgnus Dei envcv^xhMQ blanc, on peut lire cette inscription en
langue arménienne :
REVUE DE PARIS. ^3
Moij Arachîel^ natif de la ville d'Amasîe^ fils de Paul
Aracheleuz j, natif d' Jspahan ^ f ai fait raccommoder cette porte,
agrandir ce vestibule ^ incruster de marbre le lambris et le pat^é,
et orner la voilte en stuc _, en mémoire de feu mon père Paul et de
ma mère encore vitrante j l'an de grâce \ 749.
La gi-ande S3^lagoglle juive a Amsterdam est certainement; avec
celle de Livourne, la plus curieuse que puisse voir un artiste.
L'établissement des Juifs dans cette ville de commerce date, selon
le calendrier judaïque, de l'année 1595. C'est chose merveilleuse
que ces marchands devenus presque rois d'une ville marchande ;
partout ailleurs ils ont l'air de n'être pas chez eux : Florence et
Rome les renferment dans les grilles de leur Ghetto , ici vous les
trouvez à la Bourse et dans les boutiques ainsi que leur maître et
modèle, le Juif errant. Vous souvient-il de la synagogue de Li-
vourne? avez-vous frappé un samedi a une petite porte de la
stradaBalhiana, porte huileuse et lourde qui s'ouvre d'elle-même
sur ses gonds comme le panneau d'un conte de fées? Étes-vous entré
dans ce temple où les assistans ont leur chapeau sur le front, dont
la voîïte bourdonne , et qui ressemble, au premier abord, a notre
parquet de la Bourse? La salle est carrée, vaste et haute; elle est
ornée de moulures a la Louis XV, de chiffres hébraïques, de ver-
sets de psaumes et de robinets. Le jour d'Italie arrive a flots à
ses vitres ; il est a peine amorti par la soie de grands rideaux
rouges. C'est un glapissement de voix étranges et confuses , des
enfans, des Hébreux, des robes de Turc, des vieillards en veste,
et des Arméniens de vingt ans couchés sur des tapis rouges. Au
milieu de cette Italie de marbre qui a des saints de vermeil , des
cathédi-ales semées de fresques , des bannières et des archanges
aux ailes d'or , que vient faire ce culte qui s'en va pâle et bran-
lant? Que veut cette religion de banque et de misère, parlant
haut, agiotant et chantant depuis Shylok ? Est-ce pour le vieil
André d'Orgagna ou Mnrillo que posent ces hommes, la plupart
rongés de faim et de vermine, dont les dents affainés mordent les
bâtons de leur chaise? Un rabbin vêtu de noir fait la quête dans
24 REVUE DE PARIS.
son grand sac de velours. Mon Dieu, qu'en Italie Timprcssion d'un
tel spectacle est saisissante ! Voila un culte placé entre une malé-
diction divine et une éternité de vie , un temple païen sur un sol
pétri d'églises, des gens qui vivent comme une exception morale
sous le ciel florentin , honnis parmi les Italiens , et contraints de
payer les brises qui leur viennent du golfe de Naples !
Presque tous , je vous l'avoue , avaient l'air morne et souffrant.
Ce type juif, idéal de grâce et de beauté chez la femme, est pour
l'homme un type de dépression et de souffrance. Peut-être l'ange
chargé de punir a-t-il eu pitié des femmes !
Eh bien ! ces mêmes hommes, si dépaysés en Italie, si chétifs, si
méprisés , je les ai revus opulens et forts dans Amsterdam , ayant
leurs ponts-levis , leur commerce, leurs droits politiques et leurs
maisons respectées à l'égal des forteresses. C'est que dans Amsterdam
un juif n'est pas moins qu'un catholique, que cette ville est morte à
toute idée belliqueuse de ligue et de foi. Et d'ailleurs, le juif
hollanda s est riche, il trafique de ces mille brorantages obscurs
qui font la joie de ce peuple enfant; le juif italien n'a que ses
étoffes rongées de mites, ses livres d'hébreu et sa misère. J'ai vu
à Amsterdam une assemblée des parnassins, vous eussiez dit un
sénat de bourgmestres. Leur saleté était riche, leurs cachets de
montre fort beaux , plusieurs avaient des onyx h leur jabot taché
de tabac. Près de la grande entrée de la synagogue, vous aperce-
vez une tribune où siège le chacham ou grand rabbin, les parnas-
sins sont plus bas. Les bancs sont garnis de petites armoires où ils
gardent sous clef leurs voiles et leurs bibles. Outre les lustres qui
éclairent le soir la synagogue , il pend au plafond une lampe de
verre allumée dans tous les temps , et qu'ils appellent la lumière
perpétuelle. C'est dans la partie de l'orient que se fait l'office, elle
est séparée du reste de l'enceinte par une balustrade de bois d'aca-
jou. Dans une grande armoire ornée de cinq cases, est placé le
Pentateuque. Les Juifs ne s'approchent de ces livres sacrés de
Moïse que le front découvert et les souliers ôtés ! Ainsi qu'a Li-
vourne , les deux côtés supportent un rang de tribunes grillées
pour les femmes. Au travers de ces grilles vous distinguez les voiles
REVUE DE PARIS. l5
blancs , les mains effilées et le nez grec , signe distinctif des femmes
juives. Les échelles de corde se déploient rarement pour ces Jes-
sica de second ordre; rarement un baron hollandais épris du même
amour que le marchand de Venise j, les enlève du Muiderstraat.
H y a encore de bonnes âmes et des conseillers auliques de
La Haje qui croient que les Juifs lavent leurs morts dans du
vinaigre. Pourquoi ne pas ajouter, comme un vieux livre de
Voyages en Italie , qu'ils l'emploient ensuite a confire des cor-
nichons pour les chrétiens?
Vous avez parcouru Amsterdam, la ville des cultes, la ville
sombre et théologienne , frappez maintenant aux portes peintes
de La Haye, la ville de l'étiquette. La Haye, résidence royale,
a tout l'air d'une capitale anglaise. Quand vous avez passé Delft,
jolie ville, propre et cailloutée, ville de canaux, traversée par les
diligences sans nombre qui lui viennent de Rotterdam, vous aper-
cevez une foule de belles maisons au grand panache de tilleuls ;
ces tilleuls ont été célébrés quelque part en grande prose par
Bernardin de Saint-Pierre. C'est ici que les équipages foison-
nent , que les brouettes crient , que les chambellans criblés de
croix passent et repassent. La Haye , c'est une vénérable douai-
rière qui vous dira les us et coutumes , qui vous expliquera mieux
que Saint-Simon les règles du dais au théâtre, eldeVestrapontin
dans les carrosses; son Bois a été le théâtre de toutes les querelles
pour \epas , qui divisèrent autrefois les ambassadeurs de France
et d'Espagne. Le comte d'Estrades, ambassadeur de Louis XIV, y
prit le pas sur le stathouder lui-même ! Allez voir la grande salle
où figurent tous les portraits des Nassau, gigantesques portraits
d'Hercules et d'Amours bataves , peints en poudre avec les armes
des Sept-Provinces , les uns mythologiquement pourvus d'ailes,
d'autres appuyés sur la massue! La duchesse de Berry qui, du
temps de Saint-Simon, usurpait tous les honneurs de reine, et
marchait dans Paris avec des timbales sonnantes , aurait eu , je
vous jure, grand tort de faire cette équipée dans La Haye. Tous
les conseillers que l'on y rencontre encore aujourd'hui sont de vrais
conseillers d'Hoffmann, ils savent par cœur tous les échevius d'autre-
~1l6 REVUE DE PARIS.
fois et les grands baillis ! Si vous avez des lettres de recommandation
pour La Haye, jetez-les bien vite dans un canal , elles vous feront
à coup sûr plus de proût. L'examen d'une lettre de recommanda-
tion passe à un grand conseil de famille où cbacun opine du bonnet.
Au bout de quatre jours on vous met une carte, au bout de sept
visites , vous êtes invité ! Cela tombe juste a l'beure de votre de'-
part , tant les llollaiidais mettent de temps a se décider !
Le Bois de La Haye est une ravissante promenade. Si les hôtels
de celte ville aux briques peintes, aux tapis de Perse, aux glaces
de cbeminces étroites et longues, vous paraissent un décalque des
maisons de Londres, la promenade du Bois sera pour vous celle
d'Hyde-Park. Des faons et des cerfs , couchés dans le pré , y pro-
jettent, sur un vert tendre, l'ombre de leurs ramures; ces gazons
divins ont l'air d'appeler Fielding. Sans le chapeau de paille, a
larges bords , des femmes de Schevenîng , vous crieriez au co-
cher : « Picadilly! » Le fameux salon de la Maison du Bois, sa-
lon japonais, où tant d'or se relèi'e en hosse, est un magnifique
cadeau du dernier empereur de Chine au feu stathouder; il est
royal de proportions et de tentures. Les oiseaux de sa tapisserie y
sont en plumes , les terrasses en mousse et en grameu. Le salon
iV Orange j salon de magnifiques apothéoses peintes par Jordaens,
a l'air d'une salle du Vatican. Par une bizarrerie, très-philosophique
d'ailleurs, la veuve de ce prince Frédéric -Henri (elle s'appelait,
je crois, Amélie de Solms) a fait placer son portrait, habit et
voiles noirs, au-dessus de ce salon éclatant. Elle tient en m.ain
une affreuse tête de mort!
Selon nous , le temps curieux de La Haye a été celui des petits
scandales imprimés in- 12, le temps des éditions apocryphes qui
voulaient échapper a la censure. Les petits marquis , le talon en
l'air, après avoir commis ^ sous Louis XV, quelque pamphlet ou
quelque roman , s'en allaient prendre l'air de S'Graven Ha-
gen, et revenaient en poste, jouir ensuite de leur triomphe. La
plupart du temps, ce titre de La Haye, imprimé sur les livres,
ctait une véritable fiction. Cette ville paisible serait bien coupable
^i nous lui devions tous les romans de mousquetaire et toutes les
REVUE DE PARIS. 2^
fadeurs, éciiles sur les sofas du dix-huitième siècle. Elle a fait beau-
coup mieux en nous donnant Ruysch et Huygens.
A l'heure qu'il est , les clubs et les cafés sont l'ame de cette
ville. Un café de La Haye (tapery) compromettrait pourtant un
étranger aux yeux du puritanisme hollandais, plus encore que les
folles maisons de nuit d'Amsterdam. Tout s'y passe cependant
dans l'ordre le plus méthodique et le plus triste. Les murs de ces
tabagies conservent d'ordinaire de grands bras de flambeaux à la
Louis XIV, une forte odeur de tabac et de genièvre, d'énormes
pipes que l'on vous présente en entrant, le portrait du prince d'O-
lange a cheval et un perroquet reufiogné au comptoir, dans une
grande cage. Ce pauvre oiseau, indignement enfumé par la pipe,
a l'air de regretter les mystiques pralines de Vert-Vert.
Malgré son apparence confortable de richesse et d'élégance, La
Haye ressemble beaucoup h la Petite / ille de feu Picard ; chacun
y sait par cœur le dîner et la maîtresse de son voisin. Barricadée
chez elle , tirant chaque jour le verrou sur ses mœurs et ses habi-
tudes, la vie hollandaise n'a qu'une joie, celle d'épier les travers
des étrangers devenus ses hôtes. Tous ces petits miroirs pendus aux:
fenêtres des maisons (miroirs nommés spiegel, en raison de leur
office) rapportent fidèlement et au jour le jour a leurs maîtres les
baisers pris et rendus, les raccommodemens et les querelles. Voila
une pâture quotidienne d'anecdotes et de cancans. La probité batavc,
tant de fois vantée dans les affaires , sa simplicité heureuse
et sa grande économie, n'aboutissent souvent qu'à l'asservissement
le plus complet de l'avarice. Le marquis de Ros , avec quatre
mille arpens de terre , n'a pas de domestique en voyage et boucle
lui-même ses malles. On se montrait dans la rue un gentleman de
Leyde, qui avait un cheval de i,I500 francs! L'alliance récente
avec la Pv.ussie a donné ici quelque relief a la cour , qui sans cela
aurait l'air d'une bonne et lourde préfecture. H y a tous les joiu's
un couvert de douze officiers chez le roi , dont habituellement deux:
grands-officiers. La table royale est fort bien servie, et le roi d'une
l'acilité d'accueil devenue proverbiale a La Haye. Un jeune comte
russe, établi a La liriye depuis deux ans, nous disait avoir rea-
28 REVUE DE PARIS.
contré dans les cercles un petit homme noir, a jabot, aux mains
aussi blanches que sa cravate , excellent pianiste , auquel les dames
disaient d'une voix tendre : Monsignor! C'était l'intcrnonce du
pape, rien que cela! On se l'arrachait dans le pavs comme une
porcelaine du Japon.
Quant aux Anglais , ils sont peu cboj^és dans cette résidence.
Le chargé d'affaires et son seul secrétaire représentent la nation.
Ceci vous frappe d'autant plus que La Haye, je le répète, est une
véritable ville anglaise ; les hôtels sont tous dans le style de ceux
de Clarendon.
Je hais de tout cœur les choucroutes et les promenades a Sche-
vening. Les gens de La Haye ne manqueront pas de vous dire que
Schevening est fort beau. De ce plateau nu, vous pouvez a votre
aise jouir de la mer du Nord, beaucoup moins belle que la lame
de Dieppe et de Boulogne. L'établissement de bains dont s'enor-
gueillit Schevening est beaucoup trop grand pour l'endroit ; il laisse
a cent lieues de lui les Néotherme de Paris. A propos de bains, vous
saurez qu'il est d'usage a La Haye de se faire inscrire pour en
prendre un, dans la seule baignoire de la ville, Hôtel du maré-
chal de Turenne. Après trois jours d'attente , un domestique en
livrée vous conduit parles cuisines a une chaudière large et ronde,
digne des frères Machabées. Vous y bouillez le temps qu'il vous con-
vient dans une eau verte et bourbeuse , quitte a vous laver après
ce bain, d'après le mot railleur de Diogène.
La littérature limitrophe n'est pas certainement ce qui préoccupe
le plus les Hollandais. Ils en étaient, en avril -1855, au premier
volume de la Marquise de Créquy, aux Soirées de Waher Scott
et a Bugjargaî. Les cabinets de lecture, ainsi que les journaux
de France sont, ailleurs qu'au club, une véritable rareté. M^^e la
comtesse Rossi ayant bien voulu , en chantant chez le prince d'O-
range, rappeler a ses amis qu'elle était encore M'^c Sontag, il y
eut, je crois, un M. Box, secrétaire de M. VanMan, ministre
de la justice, qui consentit "a publier sur elle un feuilleton. Heu-
reuse ville , qui peut vivre ainsi sans journaux !
Au reste, c'est 'a La Haye que le bourgeois est encore une vé-
REVUE DK PARIS. 20
rite. Les oncles au coquin de neueu et les tuteurs à brandebourgs
de M. Alexandre Duval sembleraient s'être réfugiés dans cette
ville. Quelquefois , au soir , a l'appui d'une fenêtre basse qui donne
sur le canal , vous voyez un honnête Batavc , voûté comme Jean-
Jacques et balançant, comme lui, entre ses doigts sa pervenche
favorite; sa pipe et son feu de pipe reposent a ses côtés; son nez,
recourbé en serre d'oiseau, est pincé par les classiques lunettes
rondes; il lit a coap sûr V Histoire des pêches, découvertes et éta-
blissemens des Hollandais dans les mers du Nord, par M. Ber-
nard de Reste !
On s'est égayé beaucoup sur la facilité de mœurs des Hollan-
daises. Quant a. moi , si je ne les ai pas trouvées moins roses eï
moins fraîches que dans les tableaux de Gérard Dow , je ne les
crois pas non plus aussi oublieuses que daus ceux de Jean Steen.
Elles ne montrent guère leurs visages qu'à travers les persiennes
ouïes grilles de leurs églises. Les femmes de Hollande, surveil-
lées parfois comme les fennnes turques , brisent les entraves du
harem ; mais , en général , il n'y a pas ici de fracas de commerce
et de relazioncy comme en Italie ; tout cela s'arrange et se conduit
piano j comme le premier chœur d'Almaviva.
Les intérieurs de famille sont autre chose ; il faut vaincre d'as-
saut les antipathies et les terreurs hollandaises pour y entrer. A
peine sur le seuil , et dès que le miroir à double verre , suspendu
au dehors, a présenté votre figure de visiteur a votre hôte, la
grand'tante fait cacher les demoiselles. Les demoiselles de Hol-
lande sont, comme les fleurs de Haarlem, toujours sous verre jus-
qu'au grand jour de l'exposition, celui de l'hymen. L'excentricité
anglaise , pour sa rigueur, n'approche pas de celle-ci. Si c'est le soir,
et que vous soyez réservé a ce qu'on appelle un thé, je vous recom-
mande le tableau suivant. Dans un salon de moyenne hauteur,
orné de chinoiseries de toute nature, figure une table luisante,
sur laquelle s'élève un obélisque de tasses amoncelées, une co-
lonne trajane de porcelaines. La dame do la maison remue ces
tasses avec une grande agilité, elle les nettoie, les rince et les
remplit ensuite elle-même. Nul vestige de domcsliciié apparente^
3o REVUE DE PARIS.
la livrée, pendant ce temps, bâille ou dort sous le péristyle
vitré; cependant le tiré circule, on s'aventure a parler des grandes
€t des petites orgues d'Haarlem. Le fils de la maison, innocent
jeune homme, qui traduit Heinsius, joue timidement avec deux
griffons anglais assoupis dans de grands paniers d'osier. Quelque-
fois un professeur intervient et raconte comme nouveauté Ihis-
toirë d'Hugo de Groot, plus connu cliez nous, lui et son coffre,
sous le nom de Grotius. Le graud catalogue des plus belles
oignons et pâtes à fleurs hollandaises, imprimé par Arie Cor-
neille, etc., sur le Wagcweg, fut un jour compulsé devant nous
par de si furieux amateurs de jacinthes, qu'a minuit sonnant, on
parlait encore de la Duchesse de Raguse bleu-porcelaine , esti-
mée k 200 francs. La tulipomanie est le grand type des conversa-
tions hollandaises. Parlez- vous beaux-arts, peinture, poésie ou
même politique, on vous répond jacinthes et amaryllis. La ville
de Haarlem est le centre de cette fureur. Le jour de l'exposi-
tion des fleurs a Haarlem, l'orgue de la cathédrale a des chants,
chaque serre et chaque porte son parfum. Les villa hollan-
daises qui bordent la route sont sablées de la veille ; la statue de
Laurent Coster, cet inventeur apocryphe ouvrai de l'imprimerie,
rayonne elle-même d'anémones, de gladiolys et de roses. Lmo-
ceut peuple et innocente ville ! Il y a des bourgeois qui font
quinze lieues pour flairer de leur narine attendrie h Prince hé-
réditaire d Orange, la Marquise de Anspach, la Ville d^ Amster-
dam ou M. Pittl On sait que le Louis XFl coûta jusqu'à
600 francs !
Ces singularités d'un peuple créé pour la miniature ne sau-
raient mieux se résumer que par l'extravagant aspect du fameux
village de Broëk. La Nord'Hollande est en effet l'arsenal le plus
curieux de toutes ces vieilles coutumes , coutumes de propreté et
de chinoiserie sérieuse. A peu de distance de Buiksloot, vous
trouverez beaucoup de paysans et de fourneaux de terre dans les
campagnes; ce sont des gens de Broëk qui font leur cuisine,
pour ne pas salir leurs maisons. Ce sable fin et propret, sur le-
quel sont balayes artistcracnt des paysages et des figures, gar-
REVUE DE PARIS. ÔT
Jez-voiisde le gâter, ce sont les dessins des gens de Broëk! Vite,
il vous faut mettre des chaussons de lisière pour visiter tout cela.
Le grand Frédéric de Prusse, qui l'avait vu avant vous , quand il
' voyageait incognito dans la West-Frise, s'en fâcha sérieusement.
— Mais savez-vous, leur dit M. de Lameltrie, que c'est Frédéric
de Prusse? — Et quand ce serait le bourgmestre d'Amsterdam!
répondirent les gens de Broèk. Heureusement que le roi Frédéric
et Lamettrie étaient philosophes '
Ce qu'il y a de sûr, c'est que ce village envoya un jour une
forte somme a un colonel prussien dont le régiment devait traver-
ser l'une de ses ruesj justement c'était la plus grande. L'impôt
fut voté et l'argent envoyé bien vite par eux, afin que ce damné
Prussien épargnât aux femmes de Broëk la peine de refaire
leurs paysages de sable. Tout cela n'est-il pas digne du peuple
chinois?
Si l'on dit que l'empereur Joseph II n'éprouva pas moins de dif-
ficulté h être reçu dans une maison de Broëk, nous devons nous
trouver heureux d'avoir pu du moins voir ses remises. Cette par-
tie de Broëk est a coup sûr ce qu'il y a de plus curieux. Trou-
vant sans doute que ce n'était pas assez d'avoir dans leurs étables
attaché la queue aux vaches, crainte d'ordures, les naturels de
Broëk ont encore mieux logé leurs carioles ; les harnois en sont
garnis de petites coquilles de Guinée, et suspendus sous verre
dans une grande armoire d'acajou, surmontée d'un vase en ove,
d'où retombent galamment deux guirlandes à fleurs dorées. Au
milieu de la remise ^ il y a un lustre; elle est planchéiée et frottée j
les volets des fenêtres sont aussi charges d'or que les colonnes
d'avant-scène ii l'Opéra.
Après ceci, que vous dire, et me ferez-vous grâce au moins de
Saardam? Saardam , ou plutôt Saandam, offre la même ironie
champêtre-, le vert des maisons y est aussi tendre que Iherbe des
prés; les jardins y sont en grande toilette dès sept heures du ma-
tin-, les lanternes de gaz y pendent aux tilleuls; les fenunes sont
brossées, épiuglées, charmantes et luisantes, avec leurs mantilles
de soie noire. Vous pensez bien qu'a Saardam, il y a pour touir-
32 ^W}^^ ^^ PARIS.
les pèlerins pieux une visite que n'indiquent point les livres de
voyage , visite plus intéressante mille fois que celle de la cabane
du czar Pierre, ce curieux saiivage dont parle tant Saint-Simon.
La cabane du czar Pierre peut-elle valoir, après tout, sa seule
promenade à Saint-Cyr? «Il y fut reçu comme le roi. Il voulut
» voir aussi M™<î de Maiutenon, qui , dans l'apparence de cette
y> curiosité , s'était mise au lit , ses rideaux fermés , bors un qui
)) ne l'était qu'a demi. Le czar entra dans sa chambre, alla ou-
» vrir les rideaux des fenêtres en arrivant, puis tout de suite
» ceux du lit ; // regarda bien madame Maintenon tout à son aise^
» ne lui dit pas un mot, et, sans lui faire aucune sorte de révé-
» rence, s'en alla! «
Saint-Simon dit encore qu'il buvait et mangeait en deux repas
réglés d'une façon inconcevable, prenant a la fin du repas des
eaux-de-ane préparées j chopine et quelquefois pinte. Le défrai
de ce prince coûtait 600 écus par jour Q).
Vous ferez donc mieux de lire le czar Pierre dans les Mémoires,
que d'aller voir sa baraque. Elle consiste en quatre planches,
sur lesquelles tous les sots du monde ont écrit des vers et leurs
noms La visite dont je veux vous parler est celle du bourgmestre
de Saardam. Depuis la pièce et l'acteur, on ne saurait passer sans
rire a Saardam, et tout d'abord nous prîmes soin de nous faire
conduire chez ce digne magistrat. Il nous tardait singulièrement
de le comparer a son double, de l'étudier et de le sonder relatii>e~
ment à l'Angleterre. Quelque danger que courût notre sérieux
dans cette entrevue , j'ose dire que nous nous en tirâmes avec bon-
heur. En longeant les barrières et les moulins de ce village, le-
quel n'a pas moins de dix raille âmes, nous arrivâmes avec notre
guide a la demeure de M. Van der Staat. Ce nom, qui n'a rien de
fictif, était écrit en belles lettres de cuivre sur une porte ombra-
gée par deux lauriers-roses. La petite maison était peinte en noir,
avec des tuiles vernies ; le revêtement du mur était de briques
jaunes. Il y avait dans notre démarche une grande étourderie;
('} <H7, Mémoires,
REVUE DE PARIS. 33
mais le cœur nous battait, nous allions voir un homme de tra-
dition, immortel sans qu il le sût peut-être! un bourgmestre en
chair et en os ! Au tintement officiel de la petite sonnette du jar-
din, le magistrat dut penser d'abord que nous ne venions que
pour affaire.
— Dépêchez, messieurs, nous dit en français le digne M. Vau
der Staat.
Il avait encore sa serviette a la bouche et tenait sa casquette à
garde-vue vert dans sa main droite. A la suite de notre guide , nous
avions l'air de deux plaignans , ou plutôt de deux maraudeurs
conduits par un garde. Le bourgmestre nous fit passer dans un
petit salon voisin de la salle a manger et ferma sur lui une grille
treillissée de fils de cuivre, h travers laquelle il. reprit avec plus
d'assurance le cours de ses interrogations. Il parlait français et
bon français. Il nous avoua ne pas connaître Potier, a moins,
reprit-il, que ce ne soit le jurisconsulte. Pendant que l'un de nous
le faisait causer, l'autre osait prendre assez irrévérencieusement
le croquis de sa personne. Assurément elle ne manquait pas d'une
certaine grâce : il était fort droit, haut en couleur, portant une
perruque brune, toute ronde; les deux côtés de son col de toile
avançaient avec la raideur pointue des chevaux de frise. Ce qui
nous parut original, ce fut une pièce d'argent de cinq florins,
qu'il portait collée au milieu du front. Le guide nous déclara qu'il
n'usait de cette pièce que pour conjurer un mal de tête habituel
chez lui, a cause du bruit des moulins. Les moulins de Saar-
dam font en effet le plus continu des vacarmes. Ne voulant
pas faire refroidir plus long-temps le dîner du bourgmestre
nous prîmes congé de lui avec force salutations. Il ne pouvait
pas concevoir qu'on eût mis sur la scène un bourgmestre pour
rire !
Ce ne fut qu'alors et a travers les grandes vitres de la salle à
manger que nous aperçûmes sa famille, assez inquiète, a ce qu'il
nous parut, de son absence. Ses deux filles, autant que nous en
pûmes juger, étaient de fort belles personnes; elles étaient ornées
du diadème palmirien des femmes d'Alkmaar et de Iloorn , dont
TOME XIX. JUILLET. 2
54 REVUE DE PARIS.
le cercle d'or massif, posé a plat, encadrait merveilleusement
leurs blonds cheveux.
I.e surlendemain, nous parcowrions Rotterdam et Leyde. Je
nvà que deux choses a en dire , c'est que la première de ces deux
villes, sans la statue noire d'Erasme et sa Bourse , aurait l'air de
quelque quartier populeux d'Amsterdam , et que la seconde de-
vrait plutôt se nommer Lucas de Levde, en reconnaissance et en
souvenir de son peintre.
Nous pourrions encore vous parler d'Utrecht, la ville patri-
cienne par excellence; Utrccht aussi vieille et aussi poudreuse
que le velours de ses fabriques, le centre des familles nobles, et
qui pourrait s'appeler a bon droit le faubourg Saint -Germain de
la Hollande. La galerie de tableaux du professeur Blumland, re-
marquable entre toutes celles d'Utrecht, vous y semblera plus cu-
rieuse que la plume du château de Loo , plume devenue histo-
rique depuis qu'elle signa la paix. D'Utrecht a Ouden-Aerd, le
pays, que vous parcourez en yacht, est plein de fraîcheur; il vous
fera presque oublier les frères Moraves , leurs robes blanches et
leur cor de chasse. On a trop parlé de cette communauté, mas-
carade luthérienne, où le rose tendre, pour les bonnets, rem-
place, poiu" les femmes, la <:o«/(?i/r 7VMje, jusqu'à l'heure du ma-
riage, époque h laquelle les statuts leur font prendre le hleu ce'-
leste. Cette secte, nous devons le dire, a pourtant encore des par-
tisans en Allemagne et en Prusse.
Loin de nous la prétention d'avoir, dans ces aperçus, résiuné
la physionomie complète de la Hollande. Après le sol, doivent ve-
nir les ouvriers. Les uns, comme les peintres, se sont bornés a
refléter sur leurs toiles cette belle et fraîche nature; les autres,
comme les poètes, les amiraux et les hommes d'état, en ont
agrandi le champ et reculé les limites.
Il resterait un beau livre a faire sur ce peuple, qui du moins ne
nous vole pas nos industries comme la Belgique , qui s'est fait lui-
mèmc et se maintient opulent sans avoir la morgue insolente des
parvenus; industrieux comme s'il était encore pauvre, superficiel
en fait d'omemf^us et de joujoux, il est vrai, mais peut-être
REVUE DE PARIS, 35
plus riche eiicoie que uous en hommes vériiablement instruits ; si
despote dans son commerce , que sou roi a compris qu'il ne de-
vait être que son premier procureur, peuple étrange, dont la soif
de fortune est telle que le moindre chiffre de ses ballots l'occupe
plus que son histoire, et que c'est a nous, gens de passage, a re-
muer péniblement sa vieille cendre pour y reconstruire , avec les
dates, la vie de ses grands hommes, ^souvent oubliés!
RooEii UE Beauvoik*
\;ii n.3minoD aijon lua înloq îigcn Jib'T s/jp tnobi /r'; .«*» î>
vi^aali'jivijonsi iup 'DWliilsi^M ioi iiU .ônupims'I oh r
i':fT'7'!:§iiji 30 xnKiom ^a^ll aal ^^l/b•I^xo J3o ol^ «:■
rf,-r, hfv-!^(T 'xrtffToo f n^ld eb ikeo') oI nnl.>3 'w
MOUVEMENT.nIiN.TELLECTUEL
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EXWXXÉMIRE
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.? ç 9Îilqo>ioUd['i i;& gat:
SOUS LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT.
INFLUENCE EÉCIPROQUE DE LA SOCIÉTÉ SUR LE THÉÂTRE, ET
DU THÉÂTRE SUR LA SOCIÉTÉ.
H n'y a aucune espèce de comparaison possible a établir entre le
théâtre des anciens et celui des modernes, sous le rapport de leur
action morale. L'effet produit par la représentation des Euménîdes
et par celle de Y Andromède a besoin du témoignage de l'histoire
pour ne pas être relégué au nombre des hyperboles les plus men-
songères. Cette différence énorme de perceptions n'établit pas
seulement un fait particulier de temps et de lieu; on serait volon-
tiers porté a croire qu'elle constitue un fait physiologique. Ne
serait-il pas remarquable, tandis que les générations se précipitent
avec une impatience toujours trojiq)ée vers le terme du progrès et
REVUE DE PARIS. 37
l'âge du perfectionnement, que Tespèce humaine eût déjà réelle-
ment perdu un sens?
Il est évident que l'art n'agit point sur nous comme il agissait
sur les peuples de rantiquité. Un roi législateur qui renouvellerait
les réglemens de Thésée sur les j jjwivemens de la danse, pour
serrer, par le moyen de cet exercice , les liens moraux et religieux
de la société; un roi selon le cœur de Dieu, comme David, qui
jouerait de la harpe a la procession et qui danserait devant le
reposoir, paraîtraient atijourâ'hur ipius tidieules qu'ils n'ont ja-
mais été solennels, et la garde qui veille aux barrières du Louvre
ne les défendrait pas des sifflets. Il faut tout le respect que nous
imposent encore les noms de Pythagorc et de Platon pour nous
défendre d'un sentiment d^'dérision ou du moins de pitié , quand
nous réfléchissons sur l'étrange importance que le premier accorde
a la musique dans sa Philosophie , et le second dans sa Politique.
Le bon homme Marcel, qui avait le bonheur de voir tant de
choses dans un menuet, n'y aurait certainement pas vu cellcs-la.
Cependant ce rapprochement était très-sensible, et comme on
dit maintenant, très-rationnel pour Platon et pour Pythagore,
parce qu'il était déduit d'un ordre de sensations que nous n'é-
prouvons plus de la même manière.
On n'a pas assez réfléchi sur l'effet moral que durent produire
les arts, h linstant où ils se manifestèrent aux sens de riiomme
comme la plus haute expression imaginable de son intelligence et
de sa spiritualité. Les langues en ont cependant conservé une
espèce de témoignage dans cette exclamation vulgaire : cela est
dwin , qui nous échappe encore a la perception dune? œuvre de
génie : ce cri d'élan était an acte de foi ; c'était l'aveu de l'auie
qui reconnaissait dans les créations sublimes de la pensée une
puissance d'inspiration bien supérieure aux forces de notre nature,
et qui remontait spontanément de l'admiration du beau à la
Divinité qui en est la source. Alors, tout ce qui était grand révé-
lait Dieu; la religion de l'humanité se composait de toutes les
émolions qui relèvent au-dessus de la matière organisée et agis-
sante, pour ]a mclUc en possession des domaines immenses de-
Ob UEVli£ Ufc PARIS.
J'espiit et du senlimeut^ l'art, pour ain&i dire, préexistant comme
i'iiumortel foyer dout il semblait émané, n'avait i-ien des vils
métiers dans lesquels il s est transformé, sous l'ignoble patronage
des pédans. L'art était uïï culte , le culte naturel du monde re-
connaissant, et Texercice de l'art était un pontificat.
Ce magnifique sacerdoce du poète, par exemple, n'est nulle
part plus évident pour moi que dans le théâtre des Grecs. L'ob-
jet apparent du drame d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, est
Ja peinture des passions, l'histoire des crimes traditionnels et
presque mythologiques dont l'ensemble formait , depuis Homère,
la partie la plus positive des fables nationales , et il est tellement
d'usage de le considérer sous cet aspect exclusif, qu'on s'accou-
tumera peut-être difficilement a y chercher de véritables solenni-
tés liturgiques. Quand on observe cependant que ces faits, plus
ou moins avérés, selon les croyances communes, se lient partout
au système des mythes religieux comme il était enseigné par les
prêtres , que les moindres détails y ramènent continuellement le
spectateur 'a l'idée de l'éternelle justice et de l'infaillibilité des ré-
munérations et des vengeances célestes, que toutes les impressions
qui eu résultent enfin , aboutissent a inspirer l'horreur du crime
et le respect des dieux , on arrive peu a peu a trouver cette con-
jecture moins hasardée. Tels seraient, en effet, autant que dépa-
reilles choses peuvent se comparer , les livres historiques de la
Bible j si leur divin auteur les avait assujétis a la forme du drame
comme le Cantùjue des Cantiques de Salomou , au lieu de leur
donner celle des chroniques.
Il est aisé d'imaginer , d'après cela , quel genre d'influence pou-
vaient exercer sur les anciens ces représentations théâtrales où la
population affluait tout entière dans un espace propre k la conte-
nir. S'il est démontré, comme je le pense, que les mythes et les
lois moiales du paganisme n'auraient pas suffi seuls au maintien
de l'ordre et â la conservation de la forme sociale, si on est obligé
de recourir a des institutions auxiliaires pour expliquer la longé-
vité phénoménale de certaines constitutions politiques antérieures
à l'Evangile, je crois fermen ent qu'il faudra demander â la poésie,
aE^ViUi: HE PARIS. 3q
ot surtout au diamo, la solution die ce mystère. La promiscuité
(le ces multitudes presque homogènes , si favorable "a l'effet des
sympathies de la parole , présentait quelque chose de semblable
au concours des fidèles dans nos temples. Les scènes qui occu-
paient leur esprit étaient fécondes aussi en grandes et imposantes
leçons , et les résultats de l'enseignement se rapprochaient de ceux
qu'il nous est ordonné de recueillir dans les instructions chré-
tiennes, autant qu'une fictiou utile et consentie par la crovance
publique peut se rapprocher de la vérité. Quoique ceci paraisse
déjk toucher a des questions délicates, et dont l'examen est juste-
ment interdit a la critique littéraire, je ne saurais me défendre
d'aller plus loin. J'ai peur que ce moyen artificiel d'initier les
hommes aux saines doctrines de la société n'ait agi plus effica-
cement sur des générations énergiques et sensibles , que ne le fera
désormais la prédication du vrai Dieu sur l'indifférentisme scep-
tique des chrétiens dégénérés : car une créance mal fondée, mais
fervente et sincère, est encore a préférer poiu- le bonheur tempo-
rel des nations à une foi raisonnable, mais tiède, incertaine et
chancelante. Il y a plus de piété réelle dans le musulman qui.
adopte aveuglément les mensonges de son prophète, que dans le
catholique romain qui soumet insolemment les révélations du
Christ aux analyses d'une vaine et présomptueuse raison. C'est
probablement "a une pareille différence dans les convictions que
les classes inférieures ont uii , i!ans les républiques grecques ,
cette moralité populaire qu'elles ont irréparablement ])erdue
chez nous. On accuse une école moderne d'exploiter le crime ii
plaisir, et ce reproche est mallieurenseraent justifié par trop
d'exemples; mais ce n'est pas h une école de poêles quil faut s'a-
dresser, c'est au siècle qui les enfante et à l'audituire qui les ap-
plaudit. Si le drame moral revenait 'a surgir sur un théâtre de
Paris , et je l'en défie hautement , il serait, avant quinze jours,
aussi délaissé que le prône. A cette plèbe effrénée qui a sur les
mains le sang de tous les partis, il faut le spectacle du crime té-
méraire et du criuu- impuni , parce que le crime est eu derniei-
iieu le secret de tous sespeuchans. Il lui faut les voluptés cfiié-
:5o jj^^yjyE ,|)Ei p^HIS.
^iji^ç^^etles tdoniphest^aQiilégç^;^ç l'çnfçr, parce que Teufer est
son lieu de rallieiuen,t, Êja patrie d'atlpptioii , sa terre promise.
,. , '.Les Grecs croyaie^t^a leiir drajrae ; et comment ii'y auraient-ils
l^a^pru, puisqu'ils y f]gj^^:aient, comme acteurs? Ils croyaient a
.Jp^r morale j.e,t (^m^enta\u'aiqnt-ils répudié des leçons dont ils
étaient les premiers organes ? Le cliœur de la tragédie grecque , le
p^œur qu'un scoliastq appelle spiiituellement 1 honnête homme
;^jî.,toutesj les pièces y c'était, Je peuple. La pensée qu'il énonçait en
beaux vers, c'était la pensée naïve que ; la situation des person-
nages éveillait dans toutes les âmes. Si le poète tragique avait mé-
connu cette impression, s'il s'était refusé à la traduire ou exposé
!i\\à dénaturer, il aurait manqué a la première condition de son
art, il aurait menti a la conscience universelle, et la foule indi-
gnée se serait hâtée de le repousser du théâtre. Nous n'eu sommes
plus a cette heureuse période des jeunes civilisations. Nous sommes
à l'époque du perfectionnement , à l'époque du progrès , enten-
dez-vous, et j'en ai dit les conséquences.
Je sais bien quil y a une objection très-spécieuse a faire valoir
contre la moralité du théâtre des Grecs , contre sa religiosité sur-
tout, et qu'il est facile de la tirer des pièces d'Aristophane, oiî
les dieux ne sont guère plus ménagés que les hommes. Je n'aurai
cependant pas beaucoup de peine "a eu venir à bout.
La comédie, qui est née d'un simple divertissement satirique,
ne peut d'abord être comparée en aucune manière a la tragédie ,
qui doit son origine a un sacrifice. La comédie d'Athènes exerçait
une action morale, sans doute; mais cette action n'avait rien de
religieux. Si on veut lui découvrir quelque analogie avec une de
nos institutions exactement actuelles , il faut s'arrêter a la presse
quotidienne, qui en rappelle assez bien l'insolent franc -parler et
la brutale acrimonie, a celte différence près toutefois, elles Grecs
eu soient loués, que la vieille comédie avait pour but de réprimer
les folles passions du peuple , et que la presse quotidienne met sa
gloire a les stimuler et "a les aigrir. La comédie était un frein, la
presse est un aiguillon. Aristophane châtiait la beHua démago-
gique avec un fouet déchirant ; nos Aristophanes de cafés la ca-
ressent et lui désignent' d'è^ vfèt&*iëà-/'e'êtîïi¥%^<ibtë' d'une haute
vertu civile et d'un généreuk' doiïi'àgiè;, tjue d'àttàqlier dans Sa po-
pularité effrontée un misériè^le ' tioitïiîie'^ 0166*1 ,' que de mettre a
découvert ses turpitudes, ses 'ConèiiâfetôTis ',' sfeâ Tachetés , et que de
saper h coups de sarcasmes le troue du tyran sanguinaire qui avait
ordonné le massacre de Mitylène/'Voilf'éë^tjile firÀristophariél Si
un Cléon se présentait aujourd'hui , et gdrdèz-vous de douter qu'il
s'en présente, la presse lui sè'cait iplbs'doace : elle a des articles
tout stéréotypés a sa gloirelP a^^'^'t ssiAisq aiimli) )
""Quant aux traits obscènes oii'^î^y5?(?5^'ljiii fourmillent dans les
comédies d'Aristophane, il paraîtra peut-être singulier de dire
qu'ils n'avaient rien de contraire alors a la tendance morale et reli-
gieuse du poème. Il suffit cependant d'iiti peu de critique pour en
être convaincu. L'ohscénité n'était point immorale chez les an-
ciens; les Grecs et les Latins hrai'aient l'honnêteté dans les mots,
parce qu'ils ignoraient presque la pudeur. L'alliance indispen-
sable et pour ainsi dire solidaire de la pureté des sens avec la sain-
teté de l'ame éta't réservée a lUie autre doctrine, que Socrate et
Platon avaient pressentie, mais qui ne devait recevoir ses déve-
loppemens définitifs que de l'enseignement évangéîique. La chas-
teté de l'image et du langage n'est devenue une loi littéraire que
sous l'empire des muses chrétiennes. Dans la société raodeine seu-
lement, cette bienséance, qui est l'expression d'une vertu isolée,
plutôt que celle d'une croyance, s'est pourtant identifiée avec l'i-
dée religieuse , au point d'en être inséparable ; et cela est si vrai ,
que nous avons design'' par le même mot, sous le nom de liber-
tinage ^ la licence des mœurs et le mépris de la foi.
Les dérisions qu'Aristophane se permet h l'égard des dieux ne
s'expliquent pas moins nettement pour quiconque a une notion
suffisante du systèiue religieux des Grecs. Ils reconnaissaient deux
théogonies fort distinctes; l'une morale, qui était roi)jrt du culte
et qui ne souffrait point de controverse; l'antre arbitraire, rapri-
cieuse, inventive, qui était l'objet de la poésie et qui se modifiait
au gré de l'écrivain. Celle-ci avait le privilège de notre drame
historique, où nous attribuons sans scrupule h des personnages
4a RE^^Jr')^<,D^. P^ftiS.
tE^^réels un I ms^8^ i^^JiM . i>'jOnt pas , tenp ,e;t , des actions qu'ils
lïj'piit.pASj feitǧf»a)iï}ft5f^W?^îr!>qi'«^-^ Jaugoge et, ces actions
se ra^pportent plus ou raoiu^ a l'idée qu'on se forme générale-
inent de leur caractère convenu , et quelquefois même , au grand
scandale de la scèO(Ç,,,.§au? .y, p^çendrp tant de précautions. Il y
avait la sans doute profanation de la foi populaire, comme il y a
chez nous violation: des vérités de l'histoire; mais chez les Grecs,
non plus que chez nous , ces indécentes fictions ne tiraient pas a
cpnséquepçe, a,ip.oius, qu'elles ne s'introduisissent audacieuseraent
dans les solennités qui faisaient partie du culte, comme la repré-
?enLition de la tragédie. Aussi Platon a.- 1- il repris î^schyle avec
amertume pour avoir eniployé dans !^e .Po/t/^' ou la Balance des
âmes une fable indigne ,d^ la, justice ,et de, la majesté des dieux,
et l'on sait que cette impiété avait souievé au plus haut degré l'in-
dignation du peuple., puisque Eschyle, ne dut la vie qu'aux sup-
plications de son frère, giierrier hott<|>ré des ; Athéniens, qui avait
été mutilé a Salamine. Cependant Platon ne lisait aucun auteur
avec plus de piaisir qu'Avistophan^, qui charma jusqu'aux heures
de son agonie, et dont on trouva les comédies dans son lit de
mort. C'est que la théogonie du poète tiagique était essentielle-
ment liturgique, ainsi que j'ai osé l'avancer, et que celle du poète
comique était purement fabideuse. Les bouffonneries de l'histrion
n'avaient rien d'offensant pour le dieu ; elles ne s'adressaient qu'au
mythologue, et peut-être même elles cachaient une vue d'utilité
fort bien entendue, cette malicieuse polémique de tous les jours,
qui dégageait incessamment la partie la plus rationnelle des croyan-
ces de toutes les ridicules superstitions de la populace. Les jansé-
nistes seuls, a Paris, ont pu taxer d'irréligion ces ingénieuses
parades où un jésuite facétieux vouait au mépris des chrétiens
éclairés l'importance pédantesque des femmes docteurs , l'absurde
inysticité des nout^eaux quakers, et les hideuses folies des convul-
sionnaires. Pascal est tout aussi plaisant qu'Aristophane , et Pascal
n'est pas impie. Connue Aristophane sans doute, il aurait trouvé
grâce devant Platon. L'opinion que je viens de développer sur ce
sujet peu approfondi jusqu'à nous , ne m'est d'ailleurs pas telle-
ment particulière que je risf|ae d'en sii^^parter toute la responsa-
bilité. Elle est exprimée fort explicitement dans un passage de
l'excellent traité de Plutarque sur la manière de lire les
poètes. "'r ''-' ■ "'' ''^•■" • •' • ■" "■-'
Il est bon de rappeler, jjtrréi^è', en î-évenatïf-aia question dont
je me suis proposé l'examen dans ce clitipitre, que le drame des
modernes n'a jamais été composé en vue de l'éducation et de la
moralité du peuple; le système de nos représentations théâtrales
ne l'aurait pas permis. Des salles éti'oites et fermées, où l'on ne
pénètre qu'a force d'argent et qui ne peuvent admettre dans leur
enceinte incommode et malsaine qu'une fraction extrêmement
faible de la population intelligente, seraient trop mal appropriées
h ce louable projet, si la prévoyance de nos polices dédaigneuses
s'était par basard occupée du peuple. On peut être sûr qu'elle
n'en a rien fait, ou si elle a été forcée d'y penser quelquefois
par la nécessité de l'étourdir sur sa misère , dans des jours de
s^ala royal , c'est avec un tel défaut de discernement qu'il au-
rait mieux valu cent fois le laisser plongé dans l'oubli hérédi-
taire auquel notre civilisation l'a dévolu. On croirait volontiers
que l'administration a pris a triche, une fois pour toutes, de com-
poser les représentations gratuites où elle convoque la multitude
a une certaine époque de l'année, de manière a exalter ses pas-
sions, a fausser son jugement et h corrompre sou goût. Il est vrai
qu'en cherchant bien dans notre théâtre, on ne trouverait guère
moyen de les composer autrement; car il n'est ni national, ni in-
structif, ni moral, ni religieux, ni rien de ce qu'il était chez les
anciens. C'est pour nous im jeu frivole, quand il n'est pas perni-
cieux : c'était pour eux une institution.
Or ce loisir dispendieux des classes élevées ne descendait pas
au-dessous des classes intermédiaires ; ce qui restait a la dernière
de toutes, c'étaient les farces ignobles du boulevart, les parades
licencieuses de la foire et les exécutions sanglantes de la justice.
Soni grand acteur comique, c'était Angoulevent, Bruscambilîe,
Tabarin, Gnillot Gorju , le singe dcNicolct; son tragiqu-e, c'était
h? bourreau. Avec de tels élémeus d'éducation di-amatique, on fe-
'}4 . mBYUE(i DKUFJeRlS .
rait d'une nation )formée(^qur»fes! doueefc mœufs de T'âgb'd'ôi' tme
y(,|)opulace de caBn>tl3alea;('{) îo ooridoil oh Jnq?,9'i
11 résulta de cet état dfe choses oéqni'devait en icsiilter néces-
sairement, c'est-à-dire une révolution (et il n'est pas inutile de
dire, en passant, que sijfe regarde. tonte révolution comme fatale,
je ne méconnais ni ne répudie pourtant les acquisitions immenses
ei infaillibles dont ces grandes catastrophes sociales enrichissent
par anlicipalion le genre humain , en le précipitant vers l'avenir).
Cette révolution prit naissance a l'endroit, où les germes en avaient
été jetés, dans les rangs supérieurs et dans les rangs moyens de la
hicrarchie politique; et quand les hommes qui l'avaient conçue
n'eurent plus besoin que d'un peuple pour la faire, ils le trouvè-
rent où il était, devant les tréteaux des baladins et les échafauds
de la Grève. .:^; L. :! • ■
La révolution n'a pas exercé plus 'd'influence au théâtre qu'ail-
leurs sur le mouvement intellectuel , "a moins qu'on ne veuille lui
tenir compte, comme d'un progrès, de cette influence délétère
qu'elle a exercée partout sur le langage et sur les mœurs. Sans la
révolution , comme avec elle , Ducis aurait soutenu, dans des imi-
tations timides, mais heureuses et assez bonnes, du reste, pour un
public qui ne voyait en Shakspeare qu'un barbare, sa réputation
de poète sensible et d'écrivain élégant-, Chénier se serait relevé
plus d'une fois de l'échec mérité à'-Jzémire; M. Lemercier aurait
produit des tragédies pleines de talent, parmi lesquelles il y a un
chef-d'œuvre digne de l'antiquité ; Arnault fût fait J/rt/7Mi'. Sans la
révolution, comme avec elle, M. Duval aurait enrichi la scène de
comédies parfaitement conçues, habilement nouées et naturellement
écrites; Picard l'aurait égayée par des tableaux de mœurs bril-
lans de verve et frappans de vérité; Audrieux , distrait par la po-
litique, qui le préoccupa sans le corrompre, aurait ajouté des
scènes multipliées au succès des Etourdis; M. Roger compterait
ï Avocat din nombre de ses titres, et il en compterait davantage. Le
mouvement révolutionnaire a si peu favorisé le mouvement intel-
lectuel au théâtre, qu'on peut assurer, au contraire, sans craindre
de se tromper, qu'il n'existe pas une époque dans l'histoire de
REVUE, i DEiJ FiJBIS. 45
l'art dramalique où il soit res^lé ipîiJS'mertement sîalionnaire ,
plus éloigne de l'esprit de licence et d'innovation, plus fidèle aux
règles et a l'exemple des (classiques. PooiT^ytrouver quelque em-
preinte des idées du temps, il faut exhumer du juste oubli qui les
dévore des turpitudes qui soulèvent le cœur. Picard lui - même ,
dont le tact est presque toujours si jiidicieux, faillit e>pier d'une
partie de sa gloire les sacrifices trop frcquens qu'il a faits, malgré
lui, a la frénésie commune. Ses pièces républicaines ont été re-
poussées par le goût, bien plus que par l'opinion, du recueil de
ses ouvrages, et il n'en est certainement pas une dont on puisse
aujourd'hui soutenir la leclure. i fic(jp J^ ;9iipiii!o<{ yu!) urijux .
Ainsi Je théâtre influa sensibîcmeiit sur la révolution, qui n'in-
flua pas sur lui. Deux ouvrages dramatiques, en particulier, eu-
rent l'honneur de cette formidable initiative.
Le premier, c'est Fioaro'Aiv --yyià >.'.j -iiiq ù i
I, .1 ,-.fï.^f,•; i,,.<r-..
Dans cette conception capricieuse, inégale, im'égulière, mais
immense d'intention et de portée, oli se dévoilent toutes les
ressources d'un esprit aussi ingénieux que pervers, la grande
crise morale de notre civilisation est prise sur le fait avec une
incomparable puissance; et il faut convenir que si jamais la
comédie n'avait eu h peindre de tableaux aussi repoussans,
elle n'avait jamais employé "a les rendre de couleurs plus vraies
et plus énergiques. La corruption des grands, fardée de son
hypocrite élégance; la ruse et l'intrigue, venues dans les petits
au secours de la faiblesse, pour relâcher et dissoudre peu a peu
le nœud social; le mépris de toutes les convenances, poussé jus-
qu'au mépris de toutes les institutions; le pouvoir avili, non-seu-
lement dans la fiction des rangs, mais dans tout ce qui le manifeste
aux yeux des hommes, dans l'action de la politique et de la justice;
le mariage livré a la dérision , comme un marché sans valeur; l'a-
dultère étudié complaisannnent, embelli, presque honoré; l'inno-
cence et la pudeur souillées dans le cœur même des enfans, rien
ne manque a ce cours insigne d(; dépravation, rien absolument,
si ce n'est une leçon morale. Ce fut la révolution qui la donna;
4/) RE?V tîE * r»E PJWVPS .
mais le jour où Von ix^ésmimv'Ffgarû'foiXf'i» ^première fois, la
pévolution était faite; -«''-'J -'^J9^ Jxia'iua rjo-nfibo jnefn/ufifirirr- aoo
L'autre, c'est Robert, chef de brigands , et on ne saurait trop
remarquer que ce double type d'astuce et de férocité , Figaro et
Robert, est devenu l'exacte expression des deux classes de per-
sonnages qui, suivant l'expression d'un grand orateur révolution-
naire, se disputaient quelques années après les lambeaux de la
monarchie. Jusqu'au jour où vint l'empire imposer son joug de fer
aux factions, et relever l'édifice ruineux de la civilisation sur des
bases solides en espérance, la scène orageuse de la politique est
occupée tour a tour par Robert ou par Figaro, le peuple est sou-
mis alternativement par la forme brutale du bandit ou parles in-
sidieuses déceptions de l'intrigant. On a dit qu'on ferait l'histoire
d'une autre époque avec des chansons; celle des huit dernières an-
nées du dernier siècle est tout entière dans cette farce et ce mélo-
drame; il serait superflu de la chercher ailleurs; c'est la dilogie
i\e la république, et les curieux peuvent se tenir pour avertis
qu'ils en verront autant a la seconde représentation.
Le théâtre fut peu fréquenté pendant le paroxisme de i 795
et des deux années qui le suivirent. La tragédie était dans la rue,
bien plus échevelée, bien plus pathétique, bien plus saignante
que derrière la rampe des quinquets. On n'avait pas besoin d'é-
changer un assignat contre une carte pour aller contempler dans
dé froides imitations les malheurs des grands de la terre, quand
ils étaient égorgés gratis et par centaines au milieu des places pu-
bliques. Le tribunal redoutable de M. Lamartellière était un
pauvre tribunal auprès de celui dont on exécutait les arrêts en
fece du Pont-Tournant ou a la barrière du Trône ; auprès de cet
autre tribunal d'assassins amateurs qui les exécutaient de leurs
propres mains sur le préau des cachnts, et qui se délassaient des
fatigues du massacre en mangeant de la chair humaine et en Bu-
vant du sang humain. Quant au plaisir de siffler de médians ac-
teurs et d'en applaudir de plus habiles, on s'en dédommageait
avec usure en applaudissant les meurtriers et en sifflant les mar-
tyrs. Cela était plus neuf.
Il arriva un moineatoù ces «llvertisseiûens (quotidiens d'une na-
tion éininemmeut éclairée eurent leur terme , où la guillotine fit
relâche comme une actrice indisposfîe , où le gouvernement de la
terreur tomba comme une pièce usée dont personne ne veut plus ,
et qui a besoin de dormir long-temps dans les cartons avant d'être
reprise; mais la nécessité des spectacles émouvans et des émotions
viqlentes se faisait sentir encore. Un gouvernement plus probe et
plus intelligent que le Directoire aurait compris la possibilité de
rendre cet instinct profitable à l'éducation populaire, en secondant
la tendance morale des esprits vers les idées de justice et d'huma-
nité si long-temps mises en oubli , par une organisation bien enten»
due des théâtres du troisième ordre, seuls accessibles a la multitude.
11 ne pouvait en être question ni au Grand-Opéra, ni à l'Opéra-Gc»
miqae, ni aux Français, établissemens inamovibles de leur na-
ture, où l'on fera perpétuellement ce que l'on a toujours fait,
parce qu'on ne s'y demandera jamais si le spectacle peut avoir
d'autre objet que de remplir les heures des oi^jifs et que de faire
briller la parure des coquettes. Piicnny fut changé que l'auditoire
des loges qui sortait de prison, et qui avait laissé ses habits de
deuil h riiôtel pour venir se divertir à la comédie. Quant à la
scène, c'étaient toujours les lamentables rois des bicoques du Pé-
loponèse, les scmillans marquis de FOEil-de-Bœuf, et ce fripon de
Lafieur, comparses éternels du drame classique, un tant soit peu
dépaysés daus une société mutilée et sans forme, où il n'y avait
plus de valets et plus de maîtres, plus de marquis et plus de rois.
C'était toujours Biaise ou Colin , chargé de fleurs artificielles et
chamarré de rubans, qui soupirait mollement les ariettes douce-
reuses de Dalayrac et les couplets sucrés de Duraoustier, sous ces
voûtes si récemment frappées d'imprécaliojis et de chants de mort.
Partout ailleurs ce contraste sacrilège aurait effrayé la pensée et
brisé le cœur. A Paris, il ne fit pas même réfléchir; ce n'était
gu'un trait de caractère.
Mais, je le répète, le théâtre du peuple n'était pas la; il était
au boulevart; il avait repris ses droits h mesure que la politique
perdait ses émotions; Il était redevenu un besoiu plus im))crieux
48 REVdlEAUEJPARlBV:;'/'
que jamais pour cette cohue :clesou\'>CH'ﻫiis'jdétrônes, réveillés des
vaines illusions et las des fiuxîurs iiuuîl^, mais que les agitations
d'une démocratie turbulente dvaieMt exercés pendant trois ans a
des idées graves et tragiques. Le théâtre qu'il fallait au peuple de-
vait être grave et tragique aussi , condescendre a ses goi'its belli-
queux qu'il prenait pour de l'héi^ïsme, s'aocoutumer a la phraséo-
logie de ses tribuns qu'il prenait pour de l'éloquence, et fournir
desalimens ménagés avec prudence a l'aciivité de ses sympathies.
Il y avait certainement moyen , même en se prêtant sans réserve
aux concessions nécessaires, de faire servir les jeux scéniques à la
réhabilitation morale des classes inféiieures, et de les ramener peu
à peu à subir patiemment la rigoureuse destinée que notre mau-
vaise civilisation leur impose, eu attendant que les sages leur en
aient préparé une autre, ou qu'elle soit sortie toute faite des tré-
sors de la Providence, car aucun peuple ne peut se faire sa desti-
née de lui-même. J'ai déjh dit que le Directoire n'y songea pas. Il
était alors trop occupé à réaliser le produit net de la spoliation de
cinq cent mille fortunes et de la proscription de cent mille têtes j il
prenait possession d'hoirie et réglait sou inventaire.
Ce que le Directoire ne s'était pas avisé d'essayer, le hasard, ou
peut-être Iheureux instinct d'un auteur inventif, en vint à bout.
Jusque-la, informe, abortif et monstrueux , le mélodrame se dé-
veloppa, ou plutôt il prit naissance ; le mélodrame, orageux comme
une émeute , mystérieux comme une conspiration , bruyaut et
meurtrier comme une bataille; le mélodrame, tour 'a tour impo-
sant et trivial, sentencieux et naïf, solennel et bouffon, étourdissant
de terreur, d'extravagance et de gaieté; le mélodrame, avec son
cortège obligé de crimes et de vertus , de tyrans et d'opprimés ,
de traîtres et de niais , avec ses tours , ses cavernes et ses cachots,
ses bals rustiques et ses fêtes pastorales, avec ses chalumeaux et
ses poignards, ses fleurs et ses poisons, ses illuminations et ses
incendies; le mélodrame, où les danses précèdent les combats,
qu'elles remplaceront encore, où les joies oublieuses et insouciantes
sont toujours près de se changer en douleurs, où le plaisir s'épa-
nouit dans l'imprévoyance du malheur qui va le troubler, ou
nEV<JB ©E )(gABOS/a> /|9
l'heure de la sécui itc appelle et préciiîiteieelle «le la mort ; le mé-
lodrame, il faut le uiie, tableau véritable du monde que la so-
ciété nous a fait, et véritable drame du peuple, nt ^rn^rornî^i
Je ne suis pas bien sûr de 1 aveu dés hauts et puissans critiques
sous les yeux desquels ces pages pourront tomber, ou plutôt j'ai
tant de raisons d'en douter, que cette considération suffirait pour
arrêter incontinent ma plume , si leur aveu n'était par hasard de
toutes les choses possibles celle dont je me soucie le moins; mais
j'aime mieux payer im tribut légitime à la vérité, que de me con-
cilier, par de lâches complaisances pour nos routines dramatiques,
des suffrages intéressés dont je n'ai d'ailleurs que faire. Je crois
donc fermement, comme je l'ai dit, et je ne saurais trop le redire,
qu'un mélodrame sagement conçu, qui, au but général des com-
positions tragiques , celui d'exciter la crainte et la pitié, joignait
avec succès celui d'éclairer la raison, de montrer le crime dans
ses laideurs, et de ftiire aimer la vertu, était la seule tragédie po-
pulaire qui convînt a notre époque. J'ajoute avec conviction qu'a-
près l'enseignement religieux, il n'y eu a point qui ait rendu des
services plus éminens a la morale publique, et qui soit plus ca-
pable de lui en rendre encore.
Le mélodrame n'a cependaul jamais été mis a sa place; il y a
trois raisons principales pour cela : la première, c'est que la plu-
part des gens de lettres qui flagornent si bassement le peuple, mé-
prisent profondément le peuple, et qu'un genre de spectacle fait
pour lui, comme ils devraient l'être tous, répugne à leur co-
quetterie poétique et humilie leur vanité ; la seconde, c'est qu'il
est juste de convenir ([ue ce genre a été souvent faussé par des
écrivains sans talent, et, ce qui est plus déplorable encore, par
des écrivains sans principes; la troisième, c'est que le siyle n'en
est pas toujours conforme aux lois du bon langage, et qu'il man-
que surtout de ce naturel qui fait le plus grand charme du dia-
logue. J'ai déjà répondu incidennneut a cette objection, qui, en
dernière analyse , ne prouverait rien contre le genre. Quand on
parle a la multitude, il fuit, sous peine de n'en être pas compris,
lui parler la langue qu'elle comprend, toîit en la préparant pro-
5o ^^>W ^^. t^^ï^-^
gressivement a rintelU^^iî,c^,ç|^,J,V3£^)e,|i'-i,iae langue meilleure. La
démocratie avait jeté,, iJa^^ l^[Ç|i^'f|u^atiQ^a 4i; haut de^es ceutinille
tribunes, cette innoJoibi'able quairtité de phrases toutes faites qui
sont devenues, pour le vulgaire, des modèles d'atticisme , et que
riiabitude d'entendre et de répéter .a inculquées plus imperturba-
blemei^t dans sa mémoire .q)U.e Jie Xç^fure^it jamais les proverbes
de nos aïeux. Cette empbase de mauvais goût, qui est la seule
acquisition réelle dont nous soyons redevables aux assemblées lé-
gislatives et aux jacoltinières (df ;|a rép^itiîiqwej était proprement
nationale quand elle passa des clubs ,et,dçs conseils au théâtre, et
Dieu garde de mal les sévères censeurs qui admirent encore dans
les orateurs de la Convention ce qu'ils reprochent au mélodrame.
Au reste, les auteurs dramatique les. pli^s populaires qui aient
jamais existé , ne se piquaient pas d'un purisme si méticuleux
dans leurs pièces populaires. On se. tromperait fort si on imagi-
nait que Plante eût pris a tâche d'écrire comme Térence écrivit
plus tard sous la dictée de Scipion ; Molière comme Racine et
Boilcauj Goldoni comme Gelli et Fireuzuola. Quand ils écrivaient
pour le peuple, ils écrivaient comme parle le peuple, et c'était la
seule manière de s'en faire entendre. 11 est A^aitquCfle jargon ora-
toire de la révolution est cent fois plus insolite et plus sauvage
que le patois des femmes de Pourceaugnac et les Carthaginois du
Pavzu/«5,- mais c'était un fait de langue avéré, et la révolution
n'est pas non plus un événement ordinaire.
Quant ailix indécentes et honteuses productions qui ont quel-
quefois pollué le théâtre sous le nom de mélodrame, ce n'est cer-
tainement pas moi qui en prendrai la défense; mais le dégoût
qu'elles m'inspirent et le blâme qu'elles ont mérité ne ferment
point mes yeux au mérite des mélodrames bien faits qui ont ra-
cheté l'opprobre de ces hideux caprices dune imagination ma-
lade.
C'est par exem[)le un talent injustement méconnu que celui de
M. de Pixéricourt, dont l'ingénieuse abondance a doté la scène de
tant d'ouvrages intéressans, remarquables par la clarté des expo-
sitions , par l'habileté de la conduite , par l'entente merveilleuse
des effets, par fentîiaînemetii^^î j^ro.^'ës^gî'f 'et sT bien ménagé des
évtîneraens, parla nouveauté si' hardie et cependant si vraisem-
blable des moyens, parlaproprî(?té'iiieïiïediV style général que sa
forme solennelle et apophtliegmatiqne rérid plus propre , q^uand
elle est nécessaire, a laisser de profondes traces dans l'esprit, mais
qui offre partout ailleurs assez de colTection , de naturel et de
grâce, pour faire honneur a des di'araés' d'im ordre plus relevé.
Je lui sais moins de gré, pourtant, de ces brillantes qualités dra-
matiques dont les distributetirs en titre de gloire littéraire auraient
dû lui tenir compte avant moi , que du sentiment profond de bien-
veillance et de moralité qui se manifeste dans toutes ses composi-
tions. C'est que je les ai vues, dans l'absence du culte, suppléer
aux instructions de la chaire nuiette, et porter, sous une forme
attrayante qui ne manquait jamais son effet, des leçons graves et
profitables dans l'ame des spectateurs; c'est que la représentation
de ces ouvrages vraiment classiques j, dans l'acception élémentaire
dn mot, dans celle qui se rapporte aux influences morales de l'art,
n'inspirait que des idées de justice et d'humanité, ne faisait
naîti'e que des émulations vertueuses, n'éveillait que de tendres et
généreuses sympathies , et qu'on en sortait rarement sans se trou-
ver meilleur; c'est q[u'a cette époque difficile où le peuple ne pou -
vait recommencer son éducation religieuse et sociale qu'au théâtre,
il y avait dans l'application du mélodrame au développement de
principes fondamentaux de toute civilisation, une espèce de vue
providentielle. Cette puissante action de la comédie populaire qui
était sans exemple depuis les anciens , avait commencé h se révéler
sous le consulat. Elle se prolongea pendant toute In durée de l'em-
pire, et en aucun temps la classe qui la subissait immédiatement
n'a été plus régulière dans ses mœurs, jamais les crimes n'ont été
pllis rares. Les méchans n'auraient osé se présenter dans un lieu
de divertissement où tout les entretenait de remords déchirans et
de chàtimens inévitables. Un trouble inviucii)le les aurait trahis.
.Ile ne sais quel rang la postérité réserve "a M. de Pixéiicourt parmi
les écrivains de son siècle, mais il y a bien des années que l'Aca-
démie française lui doit le prix Monlhyoïi, ,Te n'ai point d'objec-
tiou coulre , les, pu^ ; iiyiJefir de litatisfciqiife ..ci^^'<?5//M^ , d'àml ilieuse
l?létaphJsiqu^8)(!çt^j4e^ (gHIantliropietiiastueiise , dont rapparilioa
concourut avec celle daiiîéludrarae naissant; je crois même sincè-
reimept aux immense^ avantages que le genre humain a retirés de
leur lecture, quand il les a lusj, sbit pour son amélioration maté-
rielle , soit pour son bonheur; inafe il test une 'créance dont j'au-
rais bien plus de peine h me départir : c'est que si une mission
morale a été donnée de nos jours a un homme de lettres, c'est
M. de Pixérïcôurt qûî l'avait reçue.
Il ne serait plus possible maintenant de rendre au théâtre cet
empire salutaire, et j'en laisserai chercher la raison a ceux qui ne
se contentent pas delà voir éclater avec toute la lucidité de l'ex-
périence et de rhistoire, dans la fatalité irrésistible qui pousse
tour a tour les nations trop civilisées vers leur dissolution et leur
ruine. On n'ira plus demander au poète dramatique des leçons qui
n'exciteraient désormais que la dérision et le dégoût, mais des
émotions irritantes, capables de distraire l'ame "a force de la bou-
leverser, et qui animent du moins son vide et son néant de quel-
ques préoccupations infernales. C'est même peu si le crime se con-
tente d'intéresser et de plaire ; il faudra qu'il divertisse , et que la
muse burlesque, habillée de haillons sanglans, se joue avec l'as-
sassin des convulsions de la victime. On trouvera le côté plaisant
du meurtre, de l'empoisonnement, de l'incendie, et le moine hi-
deux qui a déjà rêvé tout cela dans sa perversité prématurée,
viendra nonirir des exemples -de la scène son émulation fé-
roce.
Ne dites pas que ce soit la l'effrayant cauchemar d'une imagina-
tion mélancolique, habituée a peupler l'avenir des fantômes
que sa misanthropie a créés. Ce tableau n'est déjà plus celui de
l'avenir, c'est celui du présent. C'est l'anal} se de la dernière
pièce nouvelle, c'est le compte-rendu de la représentation qu'on
a donnée hier ou de la représentation qu'on donnera ce soir.
Et puis, serait-il vrai, grand Dieu! que la littérature fût,
comme on l'a dit, l'expression de la société? Oui, messieurs, n'en
doutez pas : La littérature est l expression de la société.
REV'IfE -CE ipARIg. 53
Ecrivez donc, si vons l'osez , flans vos journaux , dans vos li-
vres, et au front de vos monumens, 'ces grands mots de Progrès
et de PEnFECTiBiLiTÉfdoBij !Uïi©icabaïe fcypocrîle amuse en persi-
flant l'agonie des vieilles nations. Mais ne les écrivez point, par
grâce, a la porte des llicàtres du peuple. L'imposture serait gros-
sière, ou l'ironie de mauvais ton.
il'tnqôb om f<
Cu. Nodier.
oà2ifiYiî> ftfyi:
ïi vij liai ijtf-.iii' 1 :iu;«-1it3ij u'i. ,:
ni'jluodbl ;»b la 8j»,f)lo?. ab affjci >
A UN AMI DE LA PROVINCE
SUR QUELQUES LIVRES NOUVEAUX.
Il Y a quelques nuits , ne pouvant dormir , à cause de la chaleur peut-
être ou de toute autre cause aussi peu poétique , je me levai et apportai
sur mon lit une pile de livres nouveaux , qui depuis trois semaines gisaient
pêle-mêle , entr'ouverts , sur ma table , attendant la fin du mois , comme
les morts le jugement dernier dans la valle'e de Josaphat. J'en feuilletai
un certain nombre sans en trouver aucun qui pût ou me rendormir ou me
re'veiller complètement. Enfin , las de cet état de demi - sommeil , j'allai
prendre , sur les quatre planches qui me tiennent lieu de bibliothèque ,
l'HiSTOiRE UNIVERSELLE dc Bossuct , et , l'ayant ouverte à l'endroit des Ro-
mains, j'allai de la sorte jusqu'au jour, entremêlant ma lecture de pauses
-et d'interjections admiratives. C'est un bien beau livre que cette Histoire î
Pourquoi les faiseurs de bulletins littéraires , comme moi , n'ont -ils pas
quelquefois à vous annoncer , à vous autres gens de la province , la mise
en vente de quelque publication de ce genre ? Ce serait pour notre métier
un singulier ennoblissement. Bossuet, digne historien de l'humanité tout
REV'UE DE PARfô. Of&
entière, est par- dessus tout peut- être l'historien de Rome. Ces mœurs
fortes , énergiques j ce peuple de soldats et de laboureurs , cette ambition
persévérante , cette volonté de vaincre , inflexible dans les revers , conve-
naient singulièrement au génie mâle , impérieux et dogmatique du dernier
des pères de l'Église. iNullepart;soa|toirfdd;tctê. allier et sa rusticité su-
perbe ne sont d'un effet plus sâr-et plus inlpdsant'. Peut-être qu'à examiner
d'un certain côté le mouvement qui s'est fait dans la langue depuis Bos-
suet, il n'y a pas lieu de penser que notre idiome ait dépéri. Peut-êtir
pourrait-on dire que l'instrument même du langage s'est enrichi d'une foule
de nouveautés lieiiretises;, lips vocal^larrc^ ipéciajpx , ^ainsi que le faisait
judicieusement remarquer dernicremenf un de nos collaborateurs, se sont
introduits dans la langue commune et y ont versé leurs richesses comme
en un vaste réservoir. Grâce à cet accroissement , l'écrivain a aujourd'hui
sous la main des ressources infinies pour l'expression des nuances. 11 peut,
comme l'organiste attablé devant un jeu d'orgue complet, choisir le re-
gistre dans lequel il veut moduler et faire passer successivement son thème
favori à travers des jeux divers de timl)re et de sonorité , depuis les mu-
gissemens de la ronflante ophicléide jusqu'aux sons moelleux et veloutés
de la flûte. -=s^j.«-
Je ne sais , mon cher ami , si dans votre coin vous lisez quelquefois nos
revues j mais si vous les lisez, vous conviendrez certainement avec moi
que parmi beaucoup de morceaux d'un mérite contestable , il s'en ren-
contre néanmoins quelques-uns, et plus fréquemment qu'on ne pourrait le
croire, qui sont écrits avec uu savoir, une habileté, un maniement des
ressources de la langue tout-à-fait remarquables. Ce n'est pas là ce qui
vous touche , vous autres : une nouvelle attachante , un récit dramatique
écrit avec une plume mal taillée , vous captivera dix fois plus qu'un beau
morceau de critique dont les idées parfaitement logiques , dont les mots
ajustés d'une manière irréprochable, glissent sur le papier sans jamais ac-
crocher. Il y a pourtant dans telle dissertation que vous lisez avec le pouce
et du coin de l'œil des trésors de grammaire et de construction philolo-
gique , des adjectifs adorables , des allusions pleines de délicatesse et des
insinuations devant lesquelles on serait tenté de se prosterner. Je ne parle
pas des métaphores : il faudrait faire un livre. Quelle est, dites-moi, l'espèce
animée ou inanimée, la science , la profession qui n'ait été mise à contri-
bution par la métaphore ? Vous vous envolez dans les cieux : la méta-
phore vous y suitj si vous posez le pied sur la terre, vous marcliez sur la
56 R£Vt^ D£^ P^A.tïlS/1
métaphore j elle se baigne aVec vous dans l'ocëaYi ; et, ccfirthiè ia'ïniîh dé
Dieu , d.ins l'Écriture , quand vous fuyez dans le désert , c'est elle qui vous
y a conduit. Jamais la langue'n'ia été' souple , ductile , abondante, comme
aujourd'hui. Le savant s'y reconnaît , lè fat s'y mire. De quelque région
spirituelle , de quelque contrée géographique que vous soyez parti, la langue
vous sera toujours accessible par quelque côté, et vous tiendrez tout entier
dans quelque petit angle inaperçu de ce vaste édifice en construction.
Il s'est rencontré des époques où la langue , tombant , informe encoi'e ,
dans la main d'un homme de génie , se façonnait sous ses doigts et se mo-
delait , comme le métal en fusion , sur le moule de sa pensée. L'homme
alors était plus fort que la langue. Bossuet , dont je vous parlais tout à
l'heure, avait affaire à un instrument déjà formé; l'ouvrier et l'outille
valaient. C'est de cet heureux équilibre que naissent les œuvres durables.
Ce qui est remarquable dans cet admirable écriA'ain , c'est la charpente et
l'architecture de son discours ; tout y est solide, majestueux, puissant; sa
forte pensée est égale à la langue sur laquelle elle s'appuie. Jamais la
langue ne plie sous la pensée; jamais elle ne la déborde; elle suffit et ne
surabonde pas : pas d'oripeaux , de paillettes , de clinquant ; pas de faste
ni d'étalage ; ce qu'il faut , rien que ce qu'il faut. Bossuet va droit devant
lui; sa parure, c'est sa force, et sa force est si bien empreinte sur son vi-
sage , dans son geste , dans son allure , que pour l'attester il n'a pas besoin
de raidir et de tendre ses muscles nus , pas plus qu'il n'a besoin de rem-
bourrer ses vêtemens et de cacher sa maigreur sous les plis d'une toge flot-
tante.
Quelque grand que Bossuet puisse être par lui-même , il faut cependant
bien convenir que son siècle fut pour beaucoup dans cette supériorité ma-
jestueuse qui le distingue. Sous Louis XIV, l'intelligence, fécondée par
les vigoureuses étreintes de l'esprit réformateur du siècle précédent , nour-
rissait , dans le calme de la monarchie absolue , le germe des révolutions
qui devaient éclater un siècle plus tard. Le dix-septième siècle fut comme
une sorte de halte entre deux tempêtes , une dernière contemplation , un
dernier coup d'oeil adressé à l'harmonieux ensemble d'une société déjà
condamnée. N'est-il pas singulier que ces époques brillantes de la littéra-
ture et des arts , que Périclès , Auguste, Louis XIV, ont baptisées de leur
nom , ne soient toutes trois que le dernier épanouissement d'un tronc social
épuisé, promis à la hache pour le lendemain ? 11 semble que la littérature, que
les arts , historiens avant tout du drame social, aient besoin d'attendre, pour
se mettre à l'oeuvre , le dernie'* mot de la' civilisation qui les à ^geWdre's*
A peine ce mot est-il prononce (^u'il^ se iretoterufint et jettent en âfrièi-e un
vaste coup d'œil sur l'espace parcouru; ilsle résument en quelques lignes
foites et brillantes : on dirait que la société s'arrête pour se regarder avant
de finirai et iqu'eUe.me^tdanej^cejfiurqie^regarditDute^sa force ^t tout son
■amour.r;.^{ v^.I. --r^ ï^ov Jo î)'6;'> OHpbup ir^q '>idi;'?'i-Ofi ?.ino[v(>= -.
Aujourd'hui , voyez-vous, nous ne pouvons guère espe'rcr des enfante-
mens de cette taille; la parole n'est pas à la littcVature; avant d'écrire
l'histoire, il s'agit de la faire. On a demandé quelquefois comment l'em-
pire, si glorieux par les armes, avait été si pauvre de productions litté-
raires. Eh, mon Dieu! c'est que toute la poésie s'était donné rendez-vous
sur les champs de bataille. Bonaparte est certainement le plus grand poète
des temps modernes. C'est aveq le sang de plusieurs millions d'hommes
qu'il écrit ses poèmes d'Egypte, d'Italie, de Russie, de Waterloo; il ne
rêve , ni ne raconte, il joue aux applaudisscmens du monde un drame co-
lossal dont le moindre verset a suffi à faire vibrer depuis vingt ans les meil-
leures cordes de nos poètes. Je crois pour moi que notre siècle , ce siècle à
peine commencé, et dont 1850 peut être considéré comme l'origine, n'est pas
moins grand que celui qui l'a précédé ; le travail qui se fait à l'heure pré-
sente , est universel, incalculable , mais encore latent et soutcn-ain ; toutes
les relations nationales , politiques , morales , sont soumises dans ce
moment à un double travail de décomposition et de recomposition plus
£:icilc à sentir qu'à décrire, dont tout le monde a conscience, dont personne
n'a le dernier mot. Vous avez sans doute remarqué comme moi l'ennui
profond, le découragement, le malaise vague dont toute notre génération
est tourmentée. Cette disposition est universelle dans tout ce qui pense.
D'où vient cela. C'est que nous faisons peau neuve, c'est une crise rude,
mortelle pour quelques-uns, salutaire pour l'espèce, terrible aux indi-
vidus. Je crois que sur ce point nous sommes à peu près d'accord. Eh
bien! que voulez-vous que fasse la littérature pendant ce temps? Ovide
a chanté les métamorphoses des dieux, des nymphes et des simples mor-
lelsi; on fera peut-être un jour quelque beau poème sur les métamorphoses
sociales qui s'opèrent en ce moment. Quand la chenille est devenue chry-
salide, ou que la chrysalide s'envole sur les ailes du papillon , le poète
peut chanter et décrire , il a sous les yeux quelque chose qui a une forme
et un nom dans la langue. Mais aujourd'hui ne trouvez-vous pas que
nous sommes je ne sais quoi d'informe, nioitiéj)apillon , moitié chenille,
58 IlEV^^t DE PARIS.
tirant beaucoup plus suc la elicnille, saasito.utefQJ& qu'aucune qualiiicatiûn
nous puisse légilimement apparJenk>3;j ah; Jûa 'jÎô< .OiJuii :,■■>'■. .Kt^i..
Ainsi, mon cher ami, n'attendez pas que je vous signale à l'iiorizon
quelque étoile nouvelle, et soyez indulgent pour des nébuleuses auxquelles
nous devons les seules clarte's. de, no^re triste firmament.
Il y a dans i'Iiistoire une époque qui m'a toujours beaucoup frappe , cL
que j'avais eu le projet d' étudier à fond , projet qui en a e'ie rejoindre
beaucoup d'autres : c'est l'e'poquc qui suit l'invasion des barbares en Oc-
cident. 11 n'est personne qui n'ait vingt fois envoyé' à tous les diables la
généalogie embrouillée et les démêlés féroces des Childebert et des Gliil-
pe'ric. L'iiistoire officielle, l'histoire apparente, n'est rien qu'une accumu-
lation monotone de crimes , relevée seulement de temps à autre par quelo
que férocité vraiment remarquable. On va de la sorte depuis Glovis jusqu'à
Charlemagne; et puis, arrivé à Charlemagne, on s'aperçoit tout à coup
que la société a changé de face, les formes romaines ont disparu; les évê-
ques^ dont on ne parlait pas d'abord, se trouvent alors par le fait à la
tête de la société ; la constitution de la propriété a changé , en un mot la
physionomie des Gaules n'est plus reconnaissable. Et pourtant ce n'est pas
à Childebert ni à Chilpéric que nous pouvons , en conscience , faire hon-
neur de cette immense révolution. A qui donc ? Ma foi, à tout le monde.
Eh bien ! l'esprit de Dieu est encore une fois porté sur les eaux et va
donner la forme à la matière. Ce n'est pas à Childebert qu'il faut au-
jourd'hui demander compte de la valeur historique de notre époque,
îfous autres journalistes, voyez-vous bien, nous n'y faisons pas grand' chose,
les dénutés encore moins , et ainsi de suite jusqu'en haut. Tous ceux qui
crient bien furt , qui croient mener quelque chose , ceux-là sont de droit
Lors de cause; ceux qui vous disent qu'ils vont changer le monde ne sou-
lèveront pas seulement un fétu. Vous me demanderez où se fait le mouve-
ment : mon Dieu , descendez , si vous voulez , dans la loge de votre por-
tier, auprès du piano de mademoiselle sa fille ; allez-vous-en plutôt aux
bals de Musard; obtenez la faveur d'être introduit dans les mansardes,
peut-être s'y passe-l-il des choses dignes d'attention. Voyez en bas , car en
haut il n'y a rien. Si , transformant le vœu de la philosophie ancienne ,
notre siècle produisait un philosophe clerc d'avoué , ou un clerc d'avoué
philosophe , je ne doute pas qu'il ne découvrît au milieu des rôles, des
exploits, des contrats et des liasses abominables doutées antres-là sont
pewple's, des choses pleines d'intérêt et d'avenir. Quant à nous autres les
REVEE I>E PARIS.; So
beaux parleurs , soyez bien convaincu (pie nous n'y pouvons et que nous
n'y faisons rien ; notie rôle est de procurer quelque distractiom aux ou-
vriers laborieux comme vous , qui vont droit devant eux sans de'tourner la
lête. Aussi bien je m'aperçois que , pour ne point faillir à mon mandat il
est temps que je termine mon exorde pour arriver à l'objet réel de cette
e'pître, et vous donner enfin quelques nouvelles de nos publications re'-
revAes.
M. Lerminicr vient de faire paraître un livre : Au-delà dv Rhin C*).
Le jeune professeur du collège de France a fait , Tan dernier, un voyage
en Allemagne , d'où il nous a rapporte' les raate'riaiix de ces deux volumes.
Vous devez connaître Lcrminier : c'est un de nos professeurs le plus en
jguej je crois même que nous avons assiste ensemble, l'an passe', à
une de ses leçons , où , deibutant par nous entretenir de la doctrine
secrète des prêtres de Mempliis, il nous conduisit droit à la loi sur ou
contre les associations , qui e'tait alors en pleine discussion à la chambre
des députés. Le fait est que les législations comparées sont à peu près
la seule cbose dont il ne soit pas question au cours de législation com-
parée de Lerminicr. Cela lui a même valu parfois, dans les journaux,
d'assez rudes critiques. Pour moi , je ne saurais lui en vouloir : je n'ai ja-
inais entendu faire de cours sur les législations comparées ; mais j'ai fo:
que si le programme était "conforme au titre , ce serait quelque chose d'im-
mensément savant et de fort peu récréatif, et que les dames n'iraient pas ,
comme elles le font , aux cours de Lcrminier. Aussi la chaire une fois éta-
blie , Lcrminier a-t-il pris bravement son parti : il parle à ses auditeurs
d'histoire , de philosophie , de choses vivantes et contemporaines , et leur
fait un cours presque toujours intelligible, toujours intéressant et animé.
Les sympathies de Lerminicr sont toutes libérales , et il rend à la cause de
véritables sci'vices par l'ardeur qu'il inspire aux jeunes gens, dont il s'est
fait le prédicateur assidu. Sa diction est spirituelle , pompeuse , allant quel-
quefois jusqu'à rcniphasc; il est instruit, et, sous ce rapport, il pourrait
peut-être avec avantage diminuer l'éclat et ajouter à la solidité de ses le-
çons; mais il est artiste, et la verve l'emporlc toujours. Lcrminier parle
beaucoup de la puissance des idées, du règne des idées, de l'avenir des
idées. Entre nous , si vous voulez que je vous le dise , je ne crois pas que
les siennes soient positivement arrêtées. Je ne sais pas s'il a pris son parti
(')Féli.\ Bonnaire. cJitenr, rue desB(aux-\rl5, n" 10.
6o r\ RE V4JE i DE PARIS.
sur beaucoup de questions qu'il a.tropid'csfu-it pour ne pas connaître et
sur lesquelles il a pcut-ètte trop de prudence pour se prononcer à l'a-
vance. Il tire d'ailleurs un excellent [>arli de sa position , et l'espèce d'in-
de'cision que je crois avoir aperçue, dans le fond prête à sa manière quelque
chose de large et d'impartial dont il Dcne'glige pas de se prévaloir. II sait
se faire écouter, se faire applaudir, échauffer l'esprit des jeunes gens, les
encourager , et les soutenir dans des voies assez progressives par l'attente
prolongée d'un dernier mot qui ne viendra pas. Cela est habile, et, vu l'é-
poque , bien imagine'. Aujourd hui , en effet, il n'y a , pour se faire bien,
venir de la jeunesse , qu'un seul moyen : c'est de lui promettre du grand;
car elle en est affamée. Mais pour en promettre il faudrait en avoir, me
direz-vous. Pourquoi? Nous sommes toujours à peu près sûrs que le chaos
finira par se débrouiller, et en, attendant,, jaouSiaurons vécu d'espoir : c'est
autant de gagné. \, ",hr ,• ? .iff^viio? >fiï'; TÎ'i <<y- no .
Quoi qu'il en soit , licrminier vient de publier un livre sur l'Alle-
magne; vous ferez bien de le lire , il vous intéressera. C'est ce qui a été
publié de plus complet sur l'Allemagne dans ces dernières années. Lermi-
nier, en tiaversant l'Allemagne , l'a étudiée dans toute l'étendue de sa sur-
face. La constitution politique et intellectuelle de l'Allemagne, le caractère
de sa civilisation, les tendances et les ambitions de la Prusse, l'esprit pater-
nel et stationnaire de l'Autriche, l'effervescence démocratique des petits
e'tats qui «voisinent le Rhin , les universités et les restrictions apportées
récemment par la diète à leur indépendance , l'état de la littérature et de
l'enseignement, sont successivement passés en revue par l'auteur, qui nous
pai'aît sur ces diverses matières avoir approfondi son sujet autant qu'il est
possible de le faire quand on parle de choses contemporaines qui se
passent au moment même où l'on éciit, qui s'agitent sous l'œil de l'obser-
vateur et n'ont pas encore acquis ce degré d'immobilité propice à la des-
cription et à l'histoire. Dans tout ce qui touche à l'histoire politique de
l'Allemagne , Lerminier s'appuie sur les pièces mêmes des traités, et il
fait parfaitement sentir toute la [valeur du bouleversement radical de l'Al-
lemagne par Napoléon , du brisement des anciennes circonscriptions , de
tout ce travail enfin qui l'a si laborieusement préparée à l'unité , cette
espérance favorite de ses enfans et de ses amis.
Avez-vous lu le livre que jM. Saint-Marc Girardin a publié cet hiver
sur l'Allemagne? Vous verriez avec intérêt deux esprits extrêmement dif-
fércns et placés à un point de vue tout opposé, se rencontrer souvent sur
RE VUE t' DEÙpXiim -i " 6 1
le terrain neutre des observations et dtîs faits ■ sauf à en faire dériver des
inductions différentes. Ainsi le profes5ei{irdeJ«'Soi*bonne croit que rAlIe-'"
magne a besoin j pour airiver à Ihitiitéj ité'-'ï'iï^iïcfeiliott du despotisme ;W''
professeur du Collège de France pense ^ 'aÛ' çOiilï'aire , que l'unité' allè'^^^'
mande sera le fruit naturel du d<iyelopp(?nlolrt'de'la ^yhilosopliic et de lâ^ '-^
liberté'. Croyez qui vous voudrez j'poiif^miJiy'jë'Moliisdiràis'bien ce que je
preféi'erais. Quant à ce quijdoit-ârrivéf ,-iq'uaild' j'yiëaM'e'té voir, je voiis
en dirai mon avis. ■ " ^ ■'>■(' ■■!')ii'>i / ua u>p h<m -:'.\iu^/- :'<;; {
Encore un livre sur l'Allemagne. Serdement icrce n'est pas d'histoire
ni de politique qu'il s'agit, mais tout simplement de littérature. Dans ses
Études sur Goetue ('), M. Marmier a concentre tous ses effoi-ts sur une
seule tête de poète, et en dépit de tout ce qui a «'te' e'crit sur Goethe, il est
parvenu, à force de soin, d'étude, de conscience, à faire un livre comme îl '
serait à désirer qu'on en fît plus souvent. La vie de Goclhe , son ge'nie ,
son caractère, ses ouvrages, ont donné lieu en Allemagne à une polé-
mique qui, commencée du vivant même du grand poète, n'est point en-
core achevée à l'heure qu'il est. De ce côté du Rhin, nous avions été beau-
coup plus sobres, et, sauf quelques feuilletons peut-être , Goethe, lu,
admiré de notre public littéraire, n'avait point encore trouvé en France
son commentateur. C'est là le rôle qu'a voulu remplir M. Marmier. Son
intention a été bien moins de faire une critique complète des différens ou-
vrages du poète allemand, que de rechercher dans les chroniques an-
ciennes le germe et l'idée première dont il s'est inspiré. Ce travail , qui se
prête fort peu à la déclamation et aux recherches du bel esprit , offre un
intérêt véritable , en ce qu'il montre ce que peut sur la matière première
la mise en œuvre du génie. On nous a tant entretenus dans ces derniei-s
temps de la toute-puissante fécondité du génie, de sa force créatrice
qu'on eût pu croire vraiment que l'homme de génie n'avait nul besoin,
pour faire jaillir la pensée de son cerveau , de s'inspirer de l'histoire ni
de la tradition , et que, libre et souverain , il suffisait d'un Jîat exprès de
sa A'olonté pour tirer le monde du néant. Très-malheureusement pour
celte glorieuse poétique , il se trouve que tous les inventeurs , sans excep-
tion , depuis Sliakspearc et Racine, jusqu'à Molière et Goethe, n'ont
guère fait autre chose que de puiser à pleines mains dans le fonds commun
des traditions populaires et des souvenirs liistoriques , s'accommodant de
(') Levraull, rue di; 1.2 IIarj)e . n* 81 .
6a REVUE DE PARIS.
tout ce qui leur convenait, luais» s'appropriant les sujets les plus vulgaires,
les ennoblissant par le; travail, de Ja forme, et faisant respecter la signature
qu'ils s'anx)geaient , entre tous, le choit d'apposer au bas de leur œuvre.
Vous trouverez dans le travail de M. Marmier des pièces à l'appui de cette
Tègle invariable ; et quand vous anrezlulage'nëalogie du Faust populaire soi-
gneusement établie par M. Marmier , les citations curieuses des Mémoires
de Gœtz de Bcrlichingcn, vous reconnaîtrez que Goethe n'a guère fait, en
s'emparant de ce sujet, que ce que font aujourd'hui les vaudevillistes, qui
taillent vaudevilles et mélodrames en plein dans les romans de M. de Bal-
zac- la source et la mise en œuvre diffèrent: voilà tout; et si nos vaude-
villistes ne sont pas des Goethes, c'est que, comme dit le proverbe: «Tant
vaut l'homme , tant vaut la chose ! »
Je vous recommande le livre de M. Marmier , il respire d'un bout à
l'autre ce parfum de probité littéraire qui donne du prix à tout. Il est
écrit avec charme , plein de recherches curieuses; il est visible que l'au-
tour a aime' son livre; je crois que vous ferez comme lui.
Je vous fais faire bien du chemin pour une fois; mais patience, nous
touchons au port.
Aimez-vous les utopies? les rêves audacieux de re'ge'ne'ration sociale?
Pour moi, vous savez , mon cher ami , que j'ai ete' un intrépide rêveur;
je dois même vous avouer que je me vante encore quelquefois tout bas de
n'avoir pas renoncé à toutes mes illusions et de conserver un grand faible
pour tout ce qui touche par quelque point à ces généreuses et lointaines en-
treprises dont l'attente peut seule aujourd'hui maintenir quelque foi et quel-
que sympathie élevée au milieu de toutes les déconfitures de l'ordre soi-
disant positif. Au nombre des utopies les plus brillantes de ces dernières
années, il faut compter le phalanstère, l'utopie de Charles Fourier. Sans
entendre , comme ses disciples le font , les principaux problèmes de
l'ordre social et industriel, j'avoue que j'ai toujours été vivement frappé
des idées ingénieuses , utiles, et, dans une certaine limite, incontestables ,
développées par Fourier et par son école; ses idées sur la division du
travail , sur l'organisation agricole, sont empreintes d'un double caractère
de rectitude et de poésie qui fait travailler l'imagination et la porte à se
représenter, à côté du tableau sale et misérable que présentent nos manu-
factures et nos villages , le spectacle réjouissant d'un ordre où l'associa-
tion aurait introduit le bien-être , l'aisance et le plaisir. Vous autres ,
gens de la province, ^pus entendez bien mieux ces sortes de considérations
REVUE DE PAlilS. 63^
que les Parisiens. Essayez un peu de laisser entendre au Parisien que Pa-
ris n'est pas le nec plus ulirà de ce que l'imagination peut concevoir en
fait de résidence humaine , il vôiis^ègardeca d'rtn air d'incre'dulite' rail-
leuse j tout ce que vous pourrez gagner en lui de'crivant les clienils infects
du faubourg Saint-Marceau , qu'il n'a jamais vus , ce sera de le faire sou-
scrire aux aumônes de son arrondiSsettiént- mais ne lui parlez pas d'amé-
lioration, de changement, de progrès, il vous prendrait pour un charla-
tan , et rien qu'en vous écrivant sur ce ton , je ne doute pas que je ne me
fasse ])eaucoup de tort dans l'esprit de ceux qui savent que je suis de ce
monde. En province , on est moins blasé sur les idées , on a moins abusé
de sjfstèmes et de théories; aussi j'espère que vous n'aurez pas pour moi.
trop de mépris si je vous dis quelque bien d'une petite brochure que vient
de publier M. Victor Considérant, sous le titre de Cotvsidéf.ations sociales
SUR L'ARcniTECTONiQUK. C'cst Une exposition nette, sinon complète,
des idées de Fouricr sur l'importance sociale de l'ai^chitccture , et sur le
rapport qui lie intimement les formes architecturales au mouvement des
idées , et qui permet de lire dans les monumcns d'une époque l'expression
de toute une civilisation. Je ne vous ferai pas l'analyse détaillée de ce
livre, parce que j'ai les analyses en horreur; mais vous pouvez juger sur
l'énoncé du sujet que la matière n'a pas dû faire défaut à l'auteur.
Quant à la Laîipe de fer de Michel Masson(') , oeuvre posthum.e de votre
ami Daniel le Lapidaire , je vais seulement essayer de vous donner une
idée de la moralité du conte principal , intitulé la vors du sang. Ceci est
important à lire pour tous les enf^ms adultérins qui peuvent devenir in-
volontairement parricides. Ecoutez donc :
\oici à quels signes vous pourrez vous reconnaîti'e pour fruit adultérin,
rar enfin c'est le premier fait à constater. \ous aurez une mère, qui , bien
que d'une constitution vivace, sera toujours maladive , une mère dont les
cheveux auront blanchi tout à coup avant l'âge et qui balbutiera toujours
des mots à double entente: vous aurez une mère qu'un meurtre inexplica-
bk rendra veuve : vous poursuivrez le meuitricr de votre ])cre légal en
France, en Angleterre, en im mot partout où il n'est pas; mais vous
vous garderez bien de le cherclier en Italie, à Gênes surtout, ou il est.
Jusqu'ici par conséquent rien de découvert. Vous vous croyez et vous pou-
vez vous croire e \ ci'!(t\ légit me porteur di rom d'Eugène-Auguste Raim-
('} I.ibjairif do V ei tlt'î , rue '!c Seine, o" 4>.
64 REVUE DE PArtiS.
baiiltou (le tout autre nom qui vous aura ete impose par la grâce du Code
civil. Mais faites bien attention à ceci : si un beau jour, un ancien ami de
la famille , dont vous n'avez jamais entendu prononcer le nom dans la
famille , vient s'e'tablir près de chez vous et tout d'aliord vous accable d'a-
initie's ; s'il vous tutoie dès le second jour et veut vous contraindre à en
faire autant, enfin s'il en vient, après furce hésitations et circonvolutions, à
Jaisser transpirer devant vous ses projets de mariage avec votre mère , ob !
alors il n'y a plus à vous en dédire , vous êtes un enfaut adultérin. De
plus cet homme est le meurtrier de votre pèi e putatif. Mais ne vous hâtez
pas de le tuer et laissez à votre mère le temps de s'e'crier : il est aussi ton
père naturel.
Maintenant, pour avoir complète la théorie d'une existence adultérine ,
voulez-vous savoir comment procède l'adultère avant de la mettre au
monde? rien que quelques notions préliminaires. Vous savez ce que l'on
appelle vertu dans le sexe. Eh bien ! supposez un cœur de femme plein de
Ja vertu la plus épurée. Fermez hermétiquement ce vase délicat et fragile,
jnettcz-le en lieu sûr, garantissez-le de tout contact étranger, abritez-le
.contre les ardeurs du jour et les trente-deux vents de la boussole : voici
venir bientôt les jours de la jeunesse; c'est l'époque de la fermentation et
des orages. Redoublez alors de vigilance et de soins , car si dans le réduit
où sera renfermé l'objet de votre sollicitude, vous entendez gronder l'orage
des passions , toutes vos peines sont perdues , périt lahor irritus anni.
L'oraf^e fait tourner la vertu comme le lait. Mais aussi cette période criti-
que une fois passée sans encombre, vous avez une vertu de premier choix,
ime vertu à toute épreuve. Trouvez-moi maintenant une dot et un mari
pour celte vertu , et c'est précisément là-dessus que l'adultère va opérer.
.L'adultère est un joli vaurien qui, sous la figure d'un aimable célibataire,
s'introduit habituellement dans les maisons où il a flairé une fille vertueuse
et nubile. 11 ne demande pas de dot parce qu'il aime; c'est juste. Il est aimé
parce qu'il n'a rien, rien que son amabilité; c'est très juste : pour cette
raison aussi il est évincé par les parens ; rien de plus juste , et je crois fort
qu'il y comptait. Certes , la séparation est bien déchirante , mais la
jeune personne est bien vertueuse, et quelques mois après elle épouse, pour
se conformer à la volonté de ses parens , un monsieur je ne sais qui , venu
on ne sait d'où , et tout est dit. L'adultère fait semblant de se tenir pour
battu; il voyage, il intrigue, que sais-je! Enfin il reste à l'écart pendant
cinq ans, on le croit bien loin, si loin qu'on l'ouldic presque; puis un
REVIK LIE PARIS. (>^
beau jour l'époux disparaît, le beau jeune homme apparaît. Cinq minutes
après , la femme vertueuse a sur le front des cheveux blancs , et le mari...
et cinq minutes après , vous êtes inscrit sur le livre de vie , ô fils adul-
térin I
Après cela , bons parens , donnez donc de la vertu à vos filles I Des ver-
tus , c'est justement ce que l'adultère demande. L'adultère fait litière de
vertus; il ne prend que sur des vertus. Dieu garde les maris de femmes
vertueuses I
Ce qu'il y a de pis pour le lecteur , c'est que le conte prend les choses
ab oi'o; il va du petit- fils à l'aïeul et nous fait passer de 1827 à 1804 ,
puis de 180-4 à 1815, de 1815 à 1809, de 1809 à 1828, etc. Au mi-
lieu de ces mouvemens saccades , le fil de l'intrigue et de l'intérêt drama-
tique s'embrouille et se rompt quelquefois. L'auteur de la Voix du satsg
aurait pu songer à cela en nous déroulant les tribulations successives de
Pierre Raimbault, de Jacques Raimbault, son fils, et d'Eugène- Auguste
Raimbault, son petit-fils ou soi-disant tel.
Au milieu d'une demi-douzain,e d'historiettes insignifiantes qui accom-
pagnent LA Voix du sang_, il faut cependant distinguer les deux Coupa-
bles, petit conte bien bâti et pas trop mal conté. Quant au reste ma
foi , lisez j car pour moi , dégoûté de tout en général et du conte en parti-
culier, je ne puis que m' écrier : « Conte, conte, pourquoi me persécutes-tu? «
Je vous envoie, pour terminer, une pièce de vers de M. Eugène Faure,
extraite d'un livre qu'il vient de publier ('). Ses vers m'ont paru remar-
quables par la grâce de la pensée et par une facture à la fois simple et
exercée. Vous en jugerez]; les voici :
UNE FILLE DU CIEL.
Au milieu de la foule et des bruits de la terre ,
Hélas! elle a passé, rapide et solitaire
Gomme le ruisseau clair et pur
Qui , sous les peupliers de sa rive isolée ,
Murmure et court sans nom , à travers la vallée ,
Se perdre au sein d'un lac d'azur.
(') Songes d'une Nuit n'iii\ eu. Delaunay , l'alais-Royal.
'l'OMi' XIX. scppi.KMrivT.
GC) r.F.VUE DE PARIS.
En Tain elle voulut parmi la foule immoiule
S'asseoir inaperçue au banquet de ce monde ,
Sous les plis d'un voile discret ;
Pareille àThumble fleur qui ne peut, sous sa feuille,
Se soustraire à la main qui la cherche et l'effeuille ,
Son parfum trahit son secret.
Belle de cette grâce où le ciel se révèle ,
Semant partout l'amour et l'espoir autour d'elle,
Séchant les larmes sur ses pas ,
Aux yeus des malheureux elle était apparue
Comme une déité favorable accourue
Pour les secourir ici-bas.
Mais loin du sol natal pauvre fleur exilée ,
Tran.splantée en ce monde , infertile vallée
Où tout, hélas! vient se flétrir,
Loin d'un ciel qui , jaloux de l'éclat de ses charmes ,
Aimait h lui verser ses rayons et ses larmes,
Comment eût-elle pu fleurir ?
Bientôt des aquilons sans relâche battue ,
Frêle plante , on la vit , sous leurs coups abattue ,
Languir : le regret dévorant,
Comme le ver caclié sous un bouton de rose ,
Flétrit et dessécha son visage si rose ,
Et sa lèvre au souffle odorant .
Sa vie alors ne fut qu'une souffrance lente ,
Que le cri douloureux d'une ame impatiente
Qui , d'une aile captive encor ,
Bat ses chaînes , voyant l'aube céleste éclore ,
Et vers ces champs lointains qu'un jour si pur colore,
Cherche en vain à prendre l'e-'^sor.
Aussi quand du départ l'heure fut arrivée ,
\ovant enlin sa tàciie ici-bas achevée,
La joie éclata dans ses )eux;
Pour la première fois son pâle et doux visage
Rayonna dun sourire, et ce fut le présage
De .son prochain retour aux cienx.
REVUE DE PARIS. 6']
Puis , s'armant de constance ainsi que d'une armure ,
Des mains de la douleur elle prit sans murmure
Sa coupe , et la vida d'un trait ;
Puis de son voile blanc , comme pour une fête ,
A l'aspect de la mort elle couvrit sa tête ,
Et lui dit : — Parlons , tout est prêt.
Ce fut le dernier mot que murmura sa bouche ■
Son front appesanti retomba sur sa couclie,
Ses yeux se fermèrent au jour,
îleuiciisc qui , long-temps avant le soir, commo elle
S'endort pour s'éveiller avec l'aube éternelle ,
Au sein du céleste séjour.
Pourcpioi le ciel jaloux qui nous l'avait montrée ,
Pourquoi Ta-t-il si tôt d'entre nous retirée .''
C'est que le souflle et le fracas
D'un monde impur auraient souillé son ame d'ange ;
Ah ! c'est que pour nos champs d'épines et de fange
Ses pieds étaient trop délicats.
A défaut de choses neuves ou fortes , on aime dans cette pièce une faci-
lite' harmonieuse et naturelle. Mais j'ai dit que je terminais , je tiens pa-
iolc. A une autre fois.
Ad. (iuÉROULT.
CHRONIQUE.
Le télégraphe se repose; la mort de Zumala-Carreguy, cette nouvelle
grave et importante , a cassé bras et jambes à la pauvre machine. Il lui reste
tout au plus assez de force dans les articulations pour annoncer que Bilbao
tient encore ! Bilbao tient encore ! Voilà une dépêche qui va durer tout
l'été ! Ce qui signifie que les deux partis s'endorment au soleil , à la fumée
du cigare ; car on n'a pas d'idée dans ce pays-ci des façons guerrières de la
Péninsule. Nous autres septentrionaux croyons que l'armée assiégeante
suit jour par jour , le plan à la main , par tous les temps , la marche de ses
opérations; il n'en est rien. Le siège de Bilbao , comme tous les sièges de
cette espèce , se fait par bonds , par caprices , selon l'humeur journalièie
de la troupe et la digestion du chef. La science des sièges , comme l'en-
tendent les peuples militaires , est tellement positive , tellement basée sur
des certitudes mathématiques, que la reddition d'une place est calculée
comme la force d'une machine à vapeur. Dans l'évaluation des forces
mises en présence , on fait entrer en ligne de compte le nombre des pièces,
la quantité de munitions , le courage et la discipline des soldats à un égal
degré, tandis qu'aucune évaluation pareille ne peut être essayée sur ces
bandes d'hommes, dont les uns sont devant un mur, les autres derrière ce
mur; les uns n'essayant pas de sortir, les autres goûtant peu l'idée d'en-
trer, il peut arriver vers la rai -septembre que Bilbao tienne encore;
c'est-à-dire que les carlistes , débandés un à un , ne laisseront plus que
deux cents pillards devant la ville , et que les christinos continueront à
dormir sur leurs remparts. A ce compte , Bilbao est imprenable I
Quant à Valdès , le général-ministre , qu'y a-t-il de vrai , sa destitution
ou sa démission? Qu'importe? le voilà remplacé par le général Lahera,
qui finira peut-être par opérer sa jonction avec les assiégés. Valdès n'a pas
grands frais de costume à faire pour rentrer dans le civil. Nous croyons
Avoir dit qu'il commandait ses troupes en habit botirgpois , en chapeau
UKVUE UE PARIS. 6\)
rond, un jonc à la main. II faut convenir que Mina et Valdcs ont piteu-
sement figuré dans ces événemens. Voilà des épreuves qui doivent éclairer
l'Espagne. Elle aussi doit savoir qu'il n'y a que mollesse , fanfaronnade ,
caducité , dans son vieux libéralisme.
Quand même les lenteurs de cette guerre , qui promet de dégénérer en
"■uerre de Troie , ne fatigueraient pas nos esprits vifs , impatiens , avides de
faits et de résultats , le drame qui agite la société , et la magistrature, et le
barreau de Paris , absorberait à lui seul toutes les préoccupations. Le pro-
cès La Roncière domine tout , même le procès d'avril , qui aurait pu re-
vivre des incidens nouveaux survenus cette semaine.
Cette cause est assurément une des plus retentissantes qui se soient plai-
dées dans une enceinte de cour d'assises. Deux familles sont là en pré-
sence ; un père qui demande si son fils va passer du banc des accusés au
banc des forçats; puis un père qui demande si sa fille, ange de pureté et
d'innocence, sortira flétrie de tant d'épreuves douloureuses. M. Odilon
Barrot , talent calme et pénétrant , a caractérisé ce procès , en disant
que la sécurité des familles était là mise en question ; que la société tout
entière va prendre acte de l'arrêt qui sera rendu pour savoir si désormais
l'honneur des jeunes filles est encore un bien sacré que personne n'a le
droit de souiller, ou si c'est simplement un préjugé qui doit aller re-
joindre dans roubll de la désuétude tous ceux qu'a déjà démolis notre
siècle novateur. Ce n'est donc pas une vindicte inutile , quoique juste , que
poursuit la famille de Morell, mais une mission grave et noble, qui brave
les cruelles conséquences de la publicité , les horreurs d'un débat long et
tout hérissé de souvenirs poignans. Un crime a été commis , crime affreux
et désolant. La décision des jurés dira si M. de La Roncière est coupable
bu innocent.
Aucun élément dramatique n'a manqué aux développemens de ce
procès ; les deux familles sont là représentées par leurs chefs, militaires
tous deux , éprouves par le sort des batailles; une mère , des oncles inté-
ressans par leurs qualités personnelles et leurs alliances , des cousins héri-
tiers d'un beau nom , ont aussi leurs places marquées aux pieds de la
cour, dans cet hémicycle où ont retenti tant de plaintes , tant de témoi-
gnages. A deux pas de ces parens éplorés est assis l'accusé; c'est un jeune
homme de vingt-neuf ans. Quelques journaux se sont récriés à tort sur
l'élégance de sa tenue. Son costume , assez négligé, annonce, au contraire,
nn oubli fort naturel de tout soin et de toute recherche au milieu des
préoccupations dont il est rempli. Un pantalon de toile grise , à plis et à
grandes poches , un gilet de soie marron, un habit de même couleur, avec
un collet de velours, composent son costume. La figure de La Roncière est
remarquable par la projection aiguë de son nez et le |)incemcnt de sa
70 HEVUE DE PARIS.
hoiiclie, que siirmonto une petite moustache , comte et séparée; son œil.
grand et à fleur de tête , roule avec volubilité' dans son orbite, et de'couvrc
une prunelle bleue et froide. La Ronci ère passe souvent deux doigts dans ses
cheveux , appuie sa tête sur sa main avec un air tantôt insouciant , tantôt
impatient; accompagne par des hochemens dirige's en bas les dc'posi"
lions qui lui sont favorables , et par des liochemens en sens contraire
celles qui le chargent. Ses réponses se composent de peu de mots ; car son
système consiste à s'en rapporter au défenseur pour la discussion des faits
déposes.
Rien ne peut rendre la solennité de l'audience de nuit où a comparu
M"'' de Morell. Cette catalepsie qui la prive de toute faculté pendant qua-
torze lieures, laisse à sa raison des intervalles d'une incroyable lucidité. On
l'a vue entrer à petits pas soutenue par deux dames amies de sa famille ,
s'approcher de la cour , et déposer avec une fermeté pleine d'innocence.
Les femmes seules et les enfans trouvent dans leur propre faiblesse ce cou-
rage de tout dire. La grandeur de cette scène , l'appareil de ce tribunal ,
ce silence ténébreux d'un nombreux auditoire , cette nuit , cette heure, ces
observations graves du président, rien n'a ému la jeune fille, devenue
forte par ses dangers , responsable à seize ans de l'honneur d'un père et
d'une mère.
La francbise des officiers appelés en témoignage , leur ton de bonhomie
spirituelle, sont venus jeter dans le débat quelques impressions conso-
lantes. La tolérance du capitaine Jacquemin , exprimée en termes gais et
loyaux, a provoqué plus d'un sourire , et la déposition de M. Anibert es^
un chef-d'œuvre d'intelligence et de sagacité. M. Ambert est athée en ma-
tière d'expertise d'écriture. M. Ambert nie la religion de l'expertise , et
ne craint pas d'engager la lutte avec ses grands-prêtres. On l'a entendu
soutenir sur les p , les 5 , les d , une discussion qui a tourné complètement
à son honneur; et, comme l'a dit M. Barrot, nous avons vu les experts
])attus par un capitaine de cavalerie. Il ne nous appartient pas à l'avance
de prononcer que MM. Oudart , Miette , Saint-Omer, Durnerin , ont eu
lort , et que ce sont de ridicules prud'hommes : mais il faut dire que l'ex-
pertise est un art dérisoire que les tribunaux ont pris l'habitude de respec-
ter assez peu. M. Barrot a cité plusieurs exemples d'experts mis en défaut,
notamment le père Oudait. M. Barrot ignore sans doute que ce même père
Oudart, appelé dans un procès, fut invité à déclarer de qui émanait une
page d'écriture qu'un des accusés venait de tracer à l'instant. C^est ce-
lui-là! s'écria-t-il. Non, c'est celui-ci! reprit l'auteur de la page en se
montrant. Rire général. Le père Oudart prit précipitamment son parapluie,
ses lunettes , son chapeau , et s'enfuit en disant : L'expertise est morte !
l'expertise est morte !
REVUE DE PARIS. 7I
La déposition de M. Oudart fils, à l'audience de mercredi, dépasse en
comique toutes les inventions d'Henri Monnier. Après un préambule sur
sa loyauté et sa conscience , l'expert prend les premiers grains d'un chape-
let interminable. Il procède par trois substantifs, trois adjectifs et trois
adverbes, et cela invariablement. Un conseiller veut l'interrompre. M. Ou-
dart retrouve son troisième substantif coupé en deux par la question du
conseiller et n'y répond pas. Qui a entendu un maître d'équitation , un
maître nageur , un prévôt d'armes commencer son tlième fait, transmis de
main en main et inintelligible pour lui même , a entendu M. Oudart :
<i Nous reconnaissons trois manières de contrefaire ^ de simuler , de de-
»> guiser les écritures : la manière , la méthode , le système, naturel,
» artificiel , fictif . » M. Oudart ne sort pas de là. Demandez-lui : «Cette
lettre est-elle de La Roncière ou de M"" de Morell? » M. Oudart ré-
pondra : Nous reconnaissons trois manières..., etc. Arrêtez-le si vous
pouvez. — Monsieur Oudart, allez vous asseoir. — Nous reconnaissons
trois manières
Les plaidoiries ont été belles , dignes des deux grands noms dont s'ho-
nore le barreau. MM. Berryer et Odilon Barrot ont arraché des sanglots
à leur auditoire; eux-mêmes maîtrisaient à peine l'émotion que répandait
leur parole.
Si l'arrêt n'a pas été rendu dans la soirée d'hier , on suppose qu'il doit
l'être aujourd'hui dimanche. L'impatience est grande dans le public. Ja-
mais cause n'a soulevé un intérêt plus grand.
— Un autre procès s'était entamé , qui promettait quelques-unes de ces
révélations domestiques dont la malignité publique aime tant à se repaître.
M'"*' de Ghâteauvillars avait intenté une action en séparation contre son mari.
Déjà l'enquête sur les faits se préparait , quand M. de Ghâteauvillars a
enlevé sa femme aux juges , aux avoués , à elle-même. L'Allemagne at-
tend ce couple que les hommes de loi avaient séparé et qu'une chaise de
poste a réuni.
— THEATRE DE l'amcigu-comique. — ANGO , drame en cinq actes , en
six tableaux, avec épilogue, par MM. Pyat et Luchet. — François V
est un des plus brillans noms de notre vieille France; c'était le plus noble
chevalier de son noble royaume, le plus valeureux dans les combats , un
preux qu'on trouvait toujours dans les batailles aux prises avec des rêtres,
hachant de son estoc des rangs entiers d'ennemis ; grand cœur, amc chaude
et généreuse, ses malheurs sont plus glorieux encore que ses hauts faits.
Voyez à Pavie le roi de France , cette belle image de la bravoure , entouré
de soldats qui tiennent tous à honneur d'cftleurer d'un coup de pointe son
hoqiieton fleurdelisé! voyez dans sa main ce tronçon d'épée dont la laniv
'J-y. REVUE DE PARIS.
s'est brisée en vingt éclats sur vingt poitrines ennemies , c'est encore une
arme terrible que cette poignée, car François!" est un homme de six pieds,
aux larges e'paules, au bras puissant I Malheur à ceux qu'il atteint ! Mais
le roi de France n'est pas invulnérable , et son noble sang s'échappe par
trente blessures. — Sire, rendez-vous! — luicrie-t-on. Et François, de
son œil éteint, cherche dans cette foule s'il est quelqu'un digne de rece-
voir ce tronçon d'arme rougi et haché. — Approchez, monsieur le comte
de Mongoval , voilà mon épée , elle a répandu bien du sang I — Sire ,
voilà la mienne ! Un gentilhomme comme vous ne doit pas rester sans
épée. Et puis l'on sait que Bayard l'avait armé chevalier j que , dans les
combats, il était toujours lepreraieràla rescousse, le dernier dans la mêlée ;
qu'il était le point de mire de toutes les arquebuses , de toutes les arba-
lètes , et qu'un rêtre ayant juré sa mort avait chargé son arme d'une balle
d'or qu'il voulait lui loger dans la poitrine. De ces grands faits d'armes
de l'homme de guerre , rapprochez la vie galante et amoureuse de Fran-
çois \" ^ et dites qui réunit de plus belles qualités de courage et d'élé-
gance? Ses fautes sont celles de son époque et de la politique ; ses vertus
sont de tous les temps et n'appartiennent qu'à lui ; et ce serait une détes-
table entreprise que de salir un à un tous les grands noms de notre his-
toire , de s'attacher de préférence aux plus glorieux pour les livrer aux
ignorantes railleries d'un parterre , sous le prétexte seul que ce sont des
noms de rois.
Occupons-nous d'Ango. Jean Ango naquit à Dieppe vers l'an 14^80;
fils d'un armateur riche , il augmenta son héritage par les spéculations
les plus hardies. C'était un homme d'affaires très-intelligent, qui réunis-
sait dans sa main plusieurs industries : c'est ainsi qu'il prenait à forfait
les recettes d'un duché, d'une province; ilfitde cessortes de marchés pour
le duché de Longueville, les abbayes de Fécamp et de Saint-Wandrille.
Ses richesses devinrent immenses et son luxe royal. La maison de bois
sculpte qu'il fit construire pojir lui à Dieppe renfermait des trésors pré-
cieux , des meubles d'un grand prix et d'un grand goût , des tableaux
des premiers maîtres , une vaisselle merveilleuse ciselée par les artistes
italiens. Cette maison , incendiée pendant le bombardement de Dieppe,
existait encore en partie du temps du cardinal Barberini, qui disait en 1 G4^T :
Nunquam vidi domum ligneam pulchriorem. Gonflé par tant de suc-
cès , orgueilleux de ses richesses , Ango devint ambitieux et se livra à
tous les rêves de gloriole d'un marchand parvenu. II voulut recevoir dans
son manoir de Varengeville le roi de France , et François 1" vint en effet
le visiter. La réception fut somptueuse et digne de l'hôte ; une promenade
en mer fut proposée au roij dix barques dorées, pavoisées de banderolles
de soie brochée, reçurent sa majesté et sa suite ; au retour de la promenade,
HE NUE I>K l'A lus. '~A
François r*^ cinei veillé de celte pompe, et reconnaissant d'un accueil si
délicat, nomma vicomte le marchand Ango.
A partir de ce moment , la fortune et le pouvoir d'Ango n'eurent plus
de bornes. Nommé gouverneur de Dieppe, il avait une garde à lui , et
bientôt se montra dur et rogue pour ses concitoyens. Son industrie d'ar-
mateur souffrait de ses préoccupations d'homme de pouvoir • son luxe ab-
sorbait ses bénéfices ; son humeur Gère rendait difficiles ses rapports avec
ses confrères du port , et enfin plusieui-s procès qu'il perdit contre eux , à
l'occasion de prises dont il n'avait pas rendu compte , le ruinèrent complè-
tement. Ses biens furent décrétés , et en 1 551 , il mourut triste et isolé. Il
lui fut élevé un tombeau dans l'église de Saint -Jacques. Sur la ]iicrre
on grava son emblème , un globe surmonté d'une croix , avec sa devise :
Spes mea Deus à jiwentute ined. Ango était un homme de petite taille,
de constitution délicate, d'un caractère doux et gai , d'un jugement vif et
sûr j il avait la barbe et les cheveux blonds , les joues pleines et vermeilles,
le nez aquilin , le front large , la tête grosse. Au temps d'Ango , la marine
de Dieppe était puissante et redoutée des autres peuples maritimes. Cette
marine , composée de vaisseaux mal construits et de matelots indompta-
bles , courait les mers de l'Inde et rapportait d'immenses richesses. Un
bâtiment de la maison Ango , de Dieppe , fut un jour capturé par les Por-
tugais, qui le coulèrent; l'équipage fut massacré. Sans demander la per-
mission à son roi , Ango résolut de venger l'injure faite à son pavillon de
marchand. 11 arma une flotille , enrôla huit cents volontaires qui allèrent
forcer l'embouchure du Tagc , brûlèrent tous les villages de la côte et ré-
pandirent l'effroi dans Lisbonne. Le roi de Portugal envoya demander à
François F"" ce que cela signifiait, en pleine paix , sans provocation. Fran-
çois Y^ adressa les deux envoyés portugais à Ango , en leur disant que ce
n'était pas son affaire , mais bien celle de son sujet de Dieppe. Ango reçut
chez lui les envoyés, et les reçut avec politesse et magnificence , selon les
uns, avec hauteur et dureté, selon les autres. Du reste, il obtint satis-
faction.
Les restes du manoir de Varengeville , transformés aujourd'hui en ferme
et en étable , attestent encore , par l'élégance de leur construction et la ri-
chesse des sculptures , la magnificence de cette demeure , que François V
lui-même trouva royale.
François F' et Ango étaient donc conlomporains. Veut-on savoir à pré-
sent comment on a réuni ces deux personnages dans une action drama-
tique , dans quels rapports extra-historiques on les a placés , quel parti on
a pu tirer de ce fait du blocus de Lisbonne cl de la visite du roi à Varen-
geville? ^'oyons le drame de MM. Pyal et Luchel.
Ango vient à Paiis, avec sa femme, (Icniaiidci- audience à sa majesté le
7-4 UKVUE DE PARIS.
roi François et lui communiquer son projet de bloquer Lisbonne. Débar-
que' dans une auberge , il y est arrêté par ordre supérieur , parce qu'il
mange un aloyau le vendredi , à la face de tous , en dc'pit d'une ordon-
nance nouvelle. Jeté en prison , il est conduit devant le tribunal du saint-
office , que préside le roi en personne , avec une douzaine d'hérétiques ,
arrêtés comme lui et pour le même délit. Les accusés font grand tapage j
quelques-uns refusent de répondre , d'autres protestent ; le ministère pu-
blic prend la parole. C'est une parodie du procès d'avril. Ango , content
de reconnaître le roi, même là, dans ce tribunal, avec un capuchon de pé-
nitent , expose sa requête , sa plainte contre les Portugais. Le roi le traite
de fou et le renvoie à Dieppe.
Pendant ce temps, M""^ Ango, séparée de son mari, a été livrée en
pâture aux passions désordonnées de François F'^. Ango est revenu à
Dieppe, traité de fou, et sans femme. Il arme sa flotte et l'envoie dans les
eaux du Tage. François F"", un peu revenu sur le compte de l'armateur ,
quand il apprend le résultat de son expédition, ému dans sa ville de Paris
par le bruit que fait le luxe d'Ango et la magnificence de Varengeville ,
veut visiter cette résidence^ bien plus , il envoie à son hôte l'ambassadeur
de Portugal lui faire des excuses. Ango se conduit avec le plus mauvais
goût. — Découvrez-vous , monsieur l'ambassadeur I — L'ambassadeur se
découvre. — \ otre épée ! — Le Portugais rend son épée. — A genoux I
t>t l'envoyé du roi Jean , moitié bonne grâce , moitié forcé par un maie-
lot , plie le genou. Cela n'est d'aucun temps , d'aucune histoire, et il faut
que le plaisir d'humilier un grand nom , de traîner dans la poussière un
IjcI habit de satin broché devant une cabale de prolétaires , soit bien
grand , pour que des gens de talent s'amusent à ces mesquines immolations.
MM. Luchet et Pyat sont deux hommes d'esprit qui peuvent vivre d'es-
prit et se passer des allusions qui ont fait applaudir quelques parties de
leur drame j ces déclamations politiques, ces apologues mal déguisés,
écrits dans le style de notre presse d'aujourd'hui , dans les idées de notre
temps , sont appliqués comme des pièces de rapport sur un tableau du
temps passé, et jurent dans cette action du seizième siècle , comme le por-
tail grec de Saint-Eustache devant cet édifice de la renaissance. Quand un
accusé répondra devant le saint-office : La presse est un jlamheau qui
lirule la main qui veut l'éteindre , il prononcera un axiome du Consti-
tutionnel , et se fera ajiplaudir , parce qu'on applaudit au théâtre tout ce
qui est commun , trivial et constitutionnel ; mais il ne dira rien de local ,
d historique cl de i ,u-,onnable. Ce n'vsl |.as ]v langage du siècle rc-
piéscnlé.
Cette prcoccupalioii constante a donc égaré MM. Pyat et Luchet j la dé-
juocralie ronlc .'i plein Imid dans leur nuviagej c'est un pamphlet conti'C
REVLli; IJi: PAKIS. -5
la i-oyaute, non pas seulement la royauté Je François I''', mais la royauté
quelconque , la royauté' de tous les temps , passée , présente future de-
puis Salomon. C'est Jun roi , donc un infâme , un séducteur , un lâche. Un
lâche , François l" ! C'est un ambassadeur , donc un plat valet qui se met
à genoux ! un grand de Portugal à genoux, un de ces Portugais d'alors qui
trouvaient des mondes, qui montaient des flottes mal équipées , le sabre
aux dents , le courage dans le cœur !
Revenons au di-ame. François F'", reçu par Ango , dans son manoir,
se met à fouiller partout , les escaliers , les cabinets , les armoires , pour
trouver un gibier de son goût j il finit par rencontrer M™*' Ango, qui re-
venue à son mari souillée des caresses royales , tâche de faire oublier sa
faute. La vue de son amant détruit sa résolution , elle lui donne un ren-
dez-vous dans sa chambre à minuit. Ango surprend cet entretien et en fiil
son profit. A minuit , à l'aide d'une échelle de corde, François V"' monte
dans la chambre et heurte un mari , un mari furieux et désespéré^ qui
d'une main, lui montre une femme morte couchée sur un lit , et de l'autre
main lui présente une épée et le provoque. Qui peut le croire? A la
vue de cette épée , à l'idée de ce combat contre un seul homme , Fran-
çois , le roi de France , le géant des batailles , qui ne se rend que sur des
débris de cadavres, le héros de Marignan, le rival de Charles-Quint,
a peur* bien plus, il tremble; bien plus, il demande merci; bien plus, ii
chancelle et tombe raide, oui , presque mort. — François F'' est un lâche I
A la voix d'Ango , toute la maison se lève , ^des flambeaux éclairent cette
scène; Ango disparaît par la fenêtre et va se précipiter dans la mer.
Cet outrage à la mémoire d'un homme brave a été patiemment écoulé
dans un pays qui se croit fort et novateur, parce qu'il nie tout, son pro])rc
passé; dans un pays qui, l'an prochain peut-être, laissera injurier sa der-
nière idole, Napoléon. La spéculation est bonne, elle réussira. Et pour-
tant, disons-le, c'est grand dommage (jue les qualités de ce drame soient
dominées par ce sentiment injuste. Litéressant par lui-même , fortement
attaché, puissant dans ses effets, spirituel quant au dialogue, il devait
laisser aux écrivains sans ressource , aux coureurs de bravos , ce misérable
moyen des allusions , ces trivialités politiques qui font hurler le parterre
sans l'amuser.
Bocage a obtenu le plus grand succès. Le rôle d'Ango est à sa taille •
brusque, fort , trivial et noble. Toutes les variétés du talent de Bocage se
révèlent dans ces nuances qu'il a étudiées avec courage et rendues avec
bonheur. Bourgeois rude et confiant au premier acte, il devient l)icnlôt
l'armateur dicppois riche et respecté , puis le mari tendre et désolé i)uis
l'homme qui ressent et venge un outrage. Si l'on veut bien voir que Bo-
cage est toiijoiu-s en scène, toujours sin- la ])ièchc , qu'il lui faut traduire
■jG UKVUt: DE PAKLS.
une succession fatigante de sentimens divers , on pourra dire que peu d'ac-
teurs eussent été de force à lutter contre une telle difficulté'. Ce rôle a mis
à jour toutes les ressources de ce talent , ëlevë dans les situations nobles ,
touchant et vrai dans les situations simples.
De grands frais de décorations ont e'të faits pour Ango.
THEATRE DE l'opéra- COMIQUE. MICHELINE OU l'hEURE DE l'eS-
PRiT , opéra-comique en un acte , paroles de MM. Masson et Saint-Hilaire ,
musique de M. Adam. — En Bretagne , au temps des croisades, Micheline
allait épouser un certain Maclou , paysan imbécile et avare , qu'elle n'ai-
mait pas. Les filles du pays recevaient pour dot vingt écus d'or , qui sor-
taient magiquement du piédestal d'une statue du château, à la condition
que les fiancées passeraient une heure avec la statue. Cette statue, fort
bonne personne pendant l'absence du seigneur , devient assez dangereuse
quand le sire Kermandoc revient delà Palestine. Un page est à sa suite,
qui se charge de la conversation avec Micheline ; il lui donne un baiser et
lui prend sa couronne de fiancée. Maclou l'avare , qui a exposé IMiche-
line pour si peu de chose , n'en veut plus quand elle revient sans fleurs nup-
tiales. Avec cette légende d'invention on a brodé un petit acte fort agréable,
qui a donné à M. Adam le prétexte d'une musique légère, gracieuse et fa-
cile. Les couplets de Féréol , la ballade de M"" Pradher , un air de Cou-
derc et le duo que tous deux chantent ensuite , sont remarquables par la
fraîcheur des motifs et les développemens spirituels de l'orchestre. L'O-
péra-Comique a besoin de ces ouvrages de courte haleine pour égaj^er son
répertoire , et personne mieux que M. Adam ne peut lui donner de cette
monnaie courante. M. Adam est le roi des petits actes.
GYMNASE DRAMATIQUE. LE VIOLON DE l' OPERA. Il n'y a de
sonore dans ce violon que les intonations de Bouffé , d'intelligible que
Bouffé , d'amusant que Bouffé , Bouffé et toujours Bouffé , dont la vue
seule fait rire , pleurer. Ah ! j'oubliais : il y avait encore autre chose de
comique dans cette représentation , c'est la solitude de la salle , la rareté
des spectateurs , le sommeil du souffleur et l'engourdissement de l'orches-
tre. M. Delestre-Poirson se fait vieux , les routines de l'affiche ne lui ser-
vent plus. Le bénéfice de la caisse des auteurs est un stimulant fort usé
qui n'agit plus sur l'économie du public j donc, tous les spectateurs jouis-
saient de vingt pieds carrés d'espace, et la caisse des auteurs n'a pas gagné
20 francs à l'action philanthropique de M. Poirson.
Un début intéressant avait lieu dans cette représentation. M"^ Jenny
Masson-Thénard possède une figure très-agréable; ce ne serait qu'une jo-
lie personne , si de plus elle n'avait une voix bien timbrée , une bonne te-
nue de comédie , et des dispositions très-heureuses. Dans peu de temps ,
iM"'' Masson doit dovonir une actrice rlistinguéc.
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SOUVENIRS DE 1815.
LE TOURNEUR DE CHAISES.
ï. — UN ECHAPPE DE COLLEGE.
C'était le 1 5 août, jour de la fête de la Vierge , heure de midi.
Le soleil dardait d'aplorah sur Toulousej brises à la pointe des cailloux
aigus et tranchans dont la ville est pavée , ses rayons rebondissaient comme
un corps élastique, pour se condenser en chaude et scintillante vapeur-
on eût dit les exhalaisons d'une fournaise qui bouillonnait au-dessous.
Dans la rue des Pollinaires, étroite et tortueuse pourtant, on n'eût pu
trouver un pouce d'ombre sous les toits en saillie, pas même au pied de
la tour carrée de l'église de la Dalbade , — loiud et massif clocher qui
semble clore cette rue à son exlrcraite occidentale, et être place là comme
un géant de brique et de granit , pour l'abriter des autans et du soleil du
midi .
Aussi est-ce pour cette rue l'heure où , ainsi que dans les villes espa-
gnoles, même les jours de IraA'ail , vous ne verriez pas aux fenêtres une
jalousie levée, pas une porte ou une boutique grande ouverte, pas une de
ces sémillantes griscltes à la coiffe de batiste brodée, relevée au sommet
TOME XIX. ;oiLLET. 4
^8 REVUE DE PARIS.
en cimier de casque romain , qui, assises et se balançant sur le seuil de
leur poite au mouvemcnl de la mesure, allornent, d'une maison à l'autre,
avec quelque fille du voisinage, les couplets d'une chanson ; — ainsi qiiesur
le Riallo les mariniers, frappant la mer en cadence , se renvoyaient les vers
du Tasse.
Non , pas une oreille aux c'coutes, pas un œil aux aguets, pas une voix
causeuse sous le soleil ; amour, travail, gaieté', repos, souffrance, toute la
vie s'est repliée à l'intérieur devant la chaleur de midi , de même que le
sang reflue au cœur quand le froid gagne les cxlre'milcs. La rue est dé-
serte et muette , et l'heure de midi est pour elle ce que l'heure de minuit
est pour les villes du Nord : l'heure des rendez-vous d'amour.
Le jour oîi se passèrent les e'venemens que l'on va raconter, la rue des
Pollinaires e'tait encore plus déserte , encore moins indiscrète que de cou-
tume , nor que le soleil mordit davantage la pointe de ces petits cailloux ,
mais c'était un grand jour de fête. Les cloches, lance'es à la v olee dans la tour
de la Dalbade , annonçaient que les vêpres, à cause de la procession du vœu
de Louis XIII , qui devait les suivre , seraient cliantces plus tôt qu'à l'or-
dinaire; aussi , la toilette des dimanches et fêtes rc'clamait-elle trop d'ac-
tivité'dans l'intérieur des maisons, pour que, par indiscre'tion ou passe-
temps , les curieux ou les badauds pussent songer à s'inquiéter des mys-
tères du dehors.
Cependant, vers le milieu de la rue , au deuxième étage d'une maison
appartenant au menuisier Gatimel , un bon et digne artisan , il y avait un
enfant de quinze ans, un véritable échappe de collège, bien ignorant,
mais bien instinctif de la vie, et qui , à chaque instant, pour l'apprendre
ou l'essayer loin de l'œil maternel , se soulevait sur ses pieds comme un
oiseau qui sent ses ailes.
Gabriel, depuis trois jours, cherchait, avec une persistante avidité', à
de'broudler dans sa petite tête une intrigue qui se nouait au premier
étage. Sa pénétration lui en avait fait saisir les premiers fils, mais son
inexpérience les avait rompus en vingt endroits. Il allait, il venait, il mon-
tait, il descendait; c'était une activité, une préoccupation incessante, qu'un
intérêt de curiosité seul ne suffisait déjà plus à expliquer , mais dont sa fa-
mille, sa mère surtout, se refusait à s'avouer la cause trop véritable ce-
pendant.
Mon Dieu oui, le pauvre Gabriel e'tait jaloux , et il s'en cachait peu
quoiqu'il ne sîït point au juste s'il e'tait amoureux.
REVUE DE PARIS.
79^
Mais Hélène le rencontrait si souvent, et presque à lieure dite sur l'es-
calier; mais le voyant si prompt et si réfléchi , si rose, et tout à coup si
pâle, clic avait attache sur lui des regards si longs et si doux, et où se
laissait lire tout un long rêve; sa bouche était si humide cpiand elle lui
souriait, et ses doigts s'étaient tant de fois et si nonchalamment oublic'sdans
les cheveux de Gabriel , quand elle le baisait au front; mais ses mains
e'taient si douces et si parfume'es quand elle lui caressait les joues, et ses
petits pieds enfermes dans de tout petits souliers de satin s'ajustaient si gra-
cieusement, sous une lobe courte, à unejamlic dont le fil d'Ecosse arron-
dissait si mollement les contours; mais Hélène était si habile à trouver des
prétextes pour l'appeler auprès d'elle à certaines heures , et alors ses in-
times causeries x'é vêlaient au pauvi'c Gabriel un monde d'idées si nou-
veau ; quand venait le soir, quand la brise fraîchissait , elle se plai-
sait tant à errer avec lui sous les larges feuilles des platanes qui longent
le canal du Languedoc , entre le pont des Demoiselles et le pont Guil-
lemery; puis, au retour, quand la ville dormait, plus pensifs tous deux,
penchés l'un vers l'autre , debout comme un groupe de cariathides , ils
laissaient si langoureusement aller leurs pensées aux vibrantes harmonies
de ces chœurs ambulans qui , dans les nuits étoilées de l'été , font de Tou-
louse la ville aux mille concerts qu'à se voir ainsi l'objet d'une préfé-
rence qu'on lui eût enviée , et , malgré la différence des âges , Gabriel pou-
vait bien éprouver un petit mouvement d'orgueil et de joie, et, redressant la.
tête , dire à ceux qui le voyaient passer :
« Je ne suis plus un enfant! »
Mais à d'autres heures, Hélène interrompait avec une si désespérante
régularité les folles et tendres causeries; mais avec ce mot : « Va- t'en î
va-t'en! » jeté brusquement deux fois , avec du trouble dans les yeux et
dans la voix, elle avait tant de fois rappelé sur terre les enivrantes extases
où l'enfant s'égarait; mais il était si affligé, lorsqu'éconduit de la sorte il
retournait lentement chez lui, d'entendre le bruit des pas qui montaient
le premier étage; s'arrêtant alors, et penché sur la rampe, retenant son
haleine pour écouler, espérant vaguement qu'on dépasserait la porte regret-
tée, il avait vu si souvent un homme , toujours le même , entrer dans la
chambre de la belle fdle; mais dans ses lointaines et rêveuses promenades,
au clair de lune, le hasard tant de fois amonait si obstinément ce mcoïc
homme auprès d'Hélène, et alors les sourires , les regards, les propos
tendres ou rieurs étaient si ouvertement arrangés pour le nouveau- venu...
80 REVUE DE PARIS.
que Gabriel boudeur, et souriant avec amertume , se disait aussi : « L'on
me traite en enfant I »
Enfant , en ve'rite , qui , sans en savoir le nom , subissait tour à tour les
illusions et les de'senchantemens du cœur, et qui , s'e'tiolant si vite, s'expo-
sait, lorsque ces noms lui seraient re'vélës, à ne plus e'prouver, pour les
mettre au-dessus, les sensations qu'ils expriment. Véritable enfant de ce
misérable siècle avec lequel il était né ! pauvre petit chez qui le cœur avait
e'té plus vite que l'intelligence, et dont les sens étaient plus avancés que
la langue et la grammaire !
Mais sa mère? Sa mère s'en inquiétait peu! C'est que bonne et pieuse
femme, ne sachant des orages et des passions du monde que le bruit qui
lui en revenait dans les médisantes causeries, sous le porche, en sortant de
l'église, ou dans les confréries de la Vierge et du Rosaire , elle avait foi
dans cette enfance de quatorze ans , qui aurait dû précisément exciter ses
défiances; foi surtout dans la raison présumée des vingt-deux ans d'Hé-
lène. A pareille distance dans la vie , l'intimité de ces deux âges ne lui pa-
raissait ni sérieuse ni alarmante. Bonne mère !
Toutefois, Gabriel ne savait ce qu'il devait espérer ou croire, place'
qu'il était, tour à tour et selon les heures , entre les témoignages d'une vive
affection qui élevaient très-haut en lui l'idée de son petit mérite , et les
airs lestes et dégagés d'une inattention qui, des hauteurs de sa fatuité d'en-
fant, le ramenaient si cavalièiement à la réalité de sa mince importance.
Or, depuis trois jours, Hélène ne prodiguait à Gabriel que le sans-fa-
çon de ces témoignages d'inattention ; Gabriel était reçu plus rarement , les
va-t'en! va-t' en l éi3.\cx\i plus souvent répétés, à des heures non usi-
tées et avec toute la vivacité de l'impatience. Que de fois alors il était
venu , le corps en avant , sur la pointe des pieds , assourdissant ses pas ,
e'couter à la porte d'Hélène ! et que de fois il avait, avec stupeur , entendu
la voix qui n'était pas la voix accoutumée ! alors, l'impatience excitant
sou audace, bien souvent il avait frappé; la voix se taisait, mais la porte
ne s'ouvrait pas pour lui.
Pareille chose venait de lui arriver le 1 5 août , et il remonta chez lui ,
le dépit danslecœur,maisbien décidé à ne pas demeurer plus long-temps sans
savoir à quoi s'en tenir sur le personnage qui , depuis trois jours , était
venu déranger ainsi sa vie, et, en doublant ses heures d'exil, embrouiller
davantage le réseau de ses incertitudes.
11 s'était mis à la fenêtre pour le voir sortir et pour le suivre ensuite,
REVUE DE PARIS. 8l
pensant bien que l'heure à laquelle il était conge'die' lui-même autrefois
serait aussi celle du renvoi de ce nouveau visiteur, pour laisser le champ
libre à celui qui avait , sur les deux derniers venus , la priorité des droits.
Vainement par sollicitude , et plus encore peut-être par la crainte d'ar-
river tard aux saints offices où elle voulait l'emmener , la mère de Gabriel
ne cessait de gourmander son fils de ce qu'il demeurait ainsi , tête nue, les
jalousies levées , sous un soleil de trente dcgre'sj et elle ajoutait, mais
im peu plus bas, que le premier coup de vèpies était déjà sonne'. Gabriel
avait d'abord répondu avec assez de douceur 5 il avait amicalement couru
vers sa mère , et même l'avait embrassée , mais il e'tait retourne' à la fe-
nêtre. Harcelé bientôt plus vivement, il avait , en se retournant, jeté à la
hâte quelques réponses brusques, mais il ne s'était pas retiré d'un pasj en-
suite , frappant du pied , il n'avait pas seulement tourné la tête , et avait,
entre les dents, murmuré quelque grosse interjection ; enfin , il ne fit pas
plus attention aux paroles de sa mère que si elles s'adressaient à un autre...
Il ne les entendait peut-être plus; car il était cramponné à la fenêtre,
l'œil fixe , le cou tendu , le corps penché en avant dans la rue, comme s'il
allait se précipiter : c'est que le bruit de la porte de la maison que l'on ou-
vrait avec précaution venait de monter jusqu'à lui. Gabriel alors se rejeta
en arrière, et, toui-nant sur lui-même, il traversa l'appartement au pas de
course , glissa comme une ombre devant sa mère ébahie, et, se jetant dans
l'escalier, eu descendit les degrés quatre à quatre.
II. MAITRE PIERRE.
Du seuil de la porte ainsi ouverte avec précaution, un homme ve-
nait de s'élancer d'un bond tellement précipité, que si , à ce bruit, quelques
curieux avaient été attirés à la fenêtre , ils eussent été fort empêchés de
désigner la maison d'où était sorti cet homme qui apparaissait tout à coup
au milieu de la rue , seul , sans la moindre altération au visage , sans le
plus léger signe de préoccupation.
Toutefois, si la curiosité ne s'était point bornée à ce premier examen,
elle eût bientôt trouvé de quoi se satisfaire j car , à une fenêtre du premier
étage de la maison Gatimel , une petite main blanche et potelée écai ta , en
les soulevant, les lattes d'une jalousie. Une tête blonde et mélancolique,
s'éleyant au-dessus des rosiers cldcs héliotropes, doullcs tiges reposaient sur
82 REVUE DE PARIS.
l'cntabloincnt qui couronnait la porte d'cntrcc et montaient jusqu'à la fenêtre,
se dessina vaguement dcrricre les verts interstices des aljat-jour. Deux
yenx d'un bleu pâle attaclièrent avec sollicitude leurs regards sur l'iiorame
qui s'éloignait. Apres quelcpies pas, celui-ci, ne voyant personne , ni
aux fenêtres ni dans la rue, s'arrêta, et, se retournant à demi, sourit à la
blonde tête et aux yeux bleus , qui lui souriaient. Tous deux , pour se don-
ner mutuellement du courage , semblaient se renvoyer les signes d'une es-
pérance qu'ils n'avaient pas dans le cœur.
Mais ce sourire commence' ne s'aclieva point : un petit cri , semblable à
celui d'un passereau qu'on étouffe , retentit derrière la jalousie , qui re-
tomba brusquement , et la vision disparut.
La cause en e'tait-elle dans l'apparition subite de Gabriel , qui venait de
s'e'lancer à son tour dans la rue? On eût pu le croire, à voir le regard, non
de courroux , mais de reproche , que l'homme laissa de loin tomber sur
Gabriel , comme s'il l'accusait d'avoir , à l'étourdie , souffle sur un de ses
rêves. On l'eût pu croire , même à l'air triomphant de Gabriel si , comme
lui, au-delà de l'espace où se jouait cette scène muette, on n'avait porte' ses
regards à l'extre'mile de la rue des PoUinaires , qui débouche sur la place
des Grands - Carmes. Là, pâle , la main droite fortement appuye'e sur la
poitrine, comme pour en comprimer les bonds , les lèvres scrre'cs et mor-
dues jusqu'au sang , et les yeux fixe's avec la puissance fascinatrice du
serpent sur l'homme qui marchait dans la rue, on aurait vu s'aixêter tout
à coup un autre homme de trente-cinq ans environ.
Celui-ci était vêtu de l'uniforme vert des bandes enfantées par le bour-
bonisme réactionnaire de 1 81 5 , mauvaise queue de cette insurrection
royaliste qui , pendant les échauffourées de la chouannerie bretonne et
vendéenne , s'était formée et perdue en trois jours , dans les broussailles des
plaines de la Giraone et de l'Ile-Jourdain ; — troupe d'égorgeurs et de pil-
lards à cocarde blanche , que , pour servir leurs haines , des fils de bonne
maison tenaient à leur solde , et qui servait les siennes propi'es par-dessus le
marché : celles-ci protégées par celles-là, — bandits d'essence royale, qu'on
avait enrégimentés à l'encontre des gardes nationales , d'essence révolu-
tionnaire , et qui empruntèrent leur nom de véniels à la couleur de leur
uniforme.
Cet homme était le plus redouté entre ces hommes si redoutés. Le cou-
rage brutal dont il avait donné des preuves qui , en passant par les crédules
«xagérations de la foule, étaient devenues des prodiges j les mystères qui
REVUE DE PARIS. ^3
enveloppaient les premiers ;*igcs de s.t vie; la diversité d'origines qne se
plaisait à lui donner la populace; d'un côte, le misérable métier qu'il
■exerçait, et de l'antre, les nobles amitiés dont il élail environné; ses al-
lures dlicmnic du peuple, et parfois une certaine élégance de manières,
qui se faisait jour à son insu ; q .eliiues actes d'une lérucité exaltée par de
vieux ressentimens dont on ne savait qu'imparfaitement la cause , ou d'une
générosité fantasque, qui , pour arrivera ses fins, s'appuvait sur les pas-
sions même les plus opposées; une taciturnité qui ressemblait souvent
à de l'idiotisme, et souvent aussi les éclats d'une éloquence tribunitienne
qui ressemblait à du génie ; sa force musculaire, ses clieveux noirs et flot-
tans , au milieu de toute une popidation coiffée à la Titus; un visage ba-
sané, où l'on eût dit que la bile refluait du cœur; un œil qui étinceLiit
à travers des cils épais, comme la lame d'un poignard dans un buisson,
ou qui se baissait, terne et voilé, comme l'œil de la stupidité résignée;
tout , jusqu'au sobriquet attaclié à son nom et qui rappelait une grande
infortune, selon les uns, un cluUimcnt, selon les autres, mais infortune
et châtiment sans date et sans détails précis ; tout enfin avait rendu cet
homme la terreur , la haine ou l'idole de la foule, toujours passionnée
pour ce qu'elle ne peut comprendre.
Aussi les fils de nobles maisons avaient-ils délivré à maître Pierre , sur-
nommé , en idiome patois , Lou Pingeat ( le pendu ) le brevet et les épau-
lettes d'une compagnie d'élite; et l'on sait ce que le mot élite signifie dans
les bandes de cette espèce. Dans toutes les excursions difficiles où il fallait
faire montre de sang- froid, de ruse ou d'audace, contre les bonapartistes
et les fédérés de 1815 , ou pour être historiens fidèles , contre les mal-
heureux qu'il plaisait aux inimitiés particulières de stigmatiser de ce nom,
c'était toujours maître Pierre , le tourneur de chaises, maître Pierre lou
pingeat , que l'on meltait en campagne. Le parti royaliste lui était re-
devable de plus d'une capture importante, opérée, non pas s'il vous
plaît pour les intérêts du gouvernement et la dynastie des Bourbons ,
mais pour la plus grande satisfiction des rancunes de localités , toujours si
orgueilleusement enflées de l'idée que le pays a les yeux fixés sur elles,
et qu'à leurs mescpiineselliargneuses passions est attaché le destin del'ctat.
Il s'était cependant opéré depuis quelques jours dans cet homme et dans
sa famille des changemens tels qu'on voyait le moment où le jour allait
se lever sur les ténèbres qui enveloppaient sa vie.
Lorsque dans les premiers jours de l'hiver de 1800. il était venu se
84 REVUE DE PARIS.
fixer à Toulouse, où il ne se fit connaître que sous le sobriquet ajoute' à
son prénom , il e'tait arrivé suivi d'une femme et d'une toute petite fille.
Maître Pierre ctait-il marié? celte femme était-elle la sienne? cette petite
fille était-elle son enfant?
A ne voir que l'intimité apparente qui régnait entre lui et Martlie, et la
sollicitude affectueuse qu'il portait à la jeune fille, on eût pu dire au pre-
mier abord d'un père et d'un mari.
Mais, en y regardant de près, en voyant combien peu dans cette inti-
mité il y avait de la familiarité conjugale, et combien peu, quelque af-
fectueuse qu'elle fût, celte sollicitude sans caresses vives ou empressées res-
semblait à l'amour paternel j en voyant Marthe et sa fille retirées d'or-
dinaire dans une chambre meublée, non avec luxe, mais avec goût, où
reluisaient le noyer et le chêne polis, et dont maître Pierre n'approchait
qu'avec une tendresse respectueuse qui ne s'était jamais démentie , tandis
que lui-même n'occupait, à l'arrière-boutique, qu'un méchant petit cabi-
net dont se fût contenté à peine le plus novice ouvrier ; en voyant l'air de
profond chagrin empreint sur le visage de cette femme et en même temps
les cordiales prévenances dont elle entourait maître Pierre , ce qui prouvait
bien que l'air chagrin n'était point le fait de maître Pierre j en voyant
aussi avec quelle absence totale de jalousie inquiète Marthe laissait maître
Pierre auprès des femmes et des jeunes filles , dans les bals , dans le lête-
à-tête des promenades de l'été, ou , l'hiver, dans les rieuses causeries du
coin du feu, on pouvait bien se dire que dans tout cela il n'y avait riea
des habitudes conjugales. Maître Pierre allait où il voulait , agissait à sa
guise, et jamais, en rentrant chez lui , il ne trouvait froideur ou repro-
ches. Pins d'une fois ses compagnons de fêtes et de plaisirs , enviant cette
liberté, le citaient pour exemple à leurs ménagères^ qui se contentaient de
hocher la tête, comme femmes qui , n'ignorent pas qu'il y avait une ré-
ponse à faire , mais qui, ne sachant au juste laquelle, ne peuvent s'empê-
cher d'exprimer par gestes ou par attitude, une pensée que la langue, si elle
osait, traduirait par ces mots : Patience , tout ceci s'expliquera.
C'est que la curiosité des commères du quartier avait fini par se fati-
guer à courir après ces trois questions restées insolubles : Maître Pierre
est-il marié? Marthe est-elle sa femme? la fil'.e de Marthe est-elle aussi la
sienne? Mais, assoupie depuis long -temps, cette curiosité fut réveillée
tout à coup dans les premiers jours du mois de mai.
REVUE DE PARIS. 85
III. — LES FEDERES.
Formée par le grand chenal de la Garonne qu'elle domine en am-
pliltlieatre , et par le canal de fuite du trop-plein des eaux qui, venues
du moulin du cliâtcau , alimentent des usines de teinturiers sans nombre,
l'île de Tounis est réunie à la ville de Toulouse par un pont bordé de
maisons comme au moyen âge. Elle était habitée, en 1815, par une
population qui avait conservé un tel amour pour Napoléon, que les Tou-
lousains l'appelaient l'île d'Elbe.
Mais l'empereur, en petit chapeau et en capote grise, vint bientôt
reprendre , aux Tuileries , le lit encore cliatid que Louis XVIII avait dé-
serté le matin en pantoufles et en robe de chambre. Alors les habitans de
Tounis furent un des nombreux et vivaces rameaux de celte immense fé-
dération qui , tout en nourrissant dans les grandes villes de France la haine
des Bourbons et de l'étranger, vint se poser fièrement" en face de l'empe-
reur, dans les solennités du Champ-de-Mars, et donner à entendre au
grand gagneur de br.taillcs que désormais la liberté devait, dans les pré-
occupations de sa pensée et dans l'avenir de la France, tenir plus de
place que la gloire.
Toutefois , la fédération , dans les provinces , fut jetée hors des voies
larges et de l'esprit élevé que lui avaient faits les meneurs de Paris;
elle se nivela , comme toute grande chose , à l'étroitcsse des passions de la
province. Ainsi une partie des habilans de Toulouse ne se jeta dans la fé-
dération que par opposition à l'autre, qui s'était jetée dans les sociétés
secrètes du royalisme. — Fédération et royalisme, deux factions qui do-
minèrent tour à tour et chez lesquelles les haines de l'esprit de parti,
assez vivaces par elles-mêmes, s'agrandirent de tout ce que peuvent en-
fanter les taquineries, les jalousies et les colères épigrammatiques de l'es-
prit de localité. Les femmes surtout y portèrent jusqu'à une brutalité plus
raffinée que je n'ose dire la satisfaction de leurs dépits et de leurs vengean-
ces de cœur , de médisances, de calomnies, d'intrigues amoureuses et de
toilettes. Si le courage ou la force leur faisait défaut , les maris , les
amans , les cousins qui avaient à obtenir une faveur ou un paidon , repre-
naient en sous-œuvre ces exécutions de flai^ellaris. Ainsi, les Ccnt-Jours,
la fédération fut , — moins le sang I — une réaction du peuple contre
8S!>( REVUE DE PARIS.
\si jeunesse dorée , qui, sous le directoire , avait , surtout dans le Midi ,
livre' la France républicaine aux poignards. Apres les Ccnt-Jours , la
jeunesse dorée reprit sa revanclie conirc le peuple j et, fidèle à ses anté-
cc'dens, elle se servit encore du poignard. Mais cette fuis elle le mit aux mains
desverdets-, se bornant , elle , à l'aiguiser. En un mot, les fédères flagel-
lèrent et ne tuèrent pas; les verdcts flagellèrent et tuèrent : il y eut
progrès. Donc , tout compte fait , les fédérés en ce temps valurent mieux.
C'était surtout le soir que les fédérés , bommes , femmes et enfans, se
livraient, en troupe, à tous les caprices exigcans émis par le premier
d'entre eux. Ils parcouraient les rues , précédés et flanqués de torcbes en
poix-résine, cliantant des refrains patriotiques autour du buste de Napo-
léon porté par les forts de la bande et pavoisé de drapeaux tricolores.
Malheur à la fenêtre qui demeurait fermée sur leur passage, et malheur
à celle d'où, grande ouverte, il ne tombait pas un sourire d'approbation ou
un coup d'œil de sympathie ! Les apostrophes, — et quelles apostrophes ! —
montaient, en feu continu avec les pierres , aux carreaux de vitres, où
elles se lieurlaienl. Malheur aux passans qui n'étaient pas respectueuse-
ment leurs chapeaux ! Les chapeaux , lancés à la volée , passaient de mains
en mains et arrivaient dans le ruisseau, bossues, meui'tris, sans fond et
sans ailes. Malheur à la femme ou à la jeune fille qui sur le cliemin de
celte tourbe hurlant son enthousiasme , passait avec un ruban blanc à la
ceinture, sur une coiffe ou sur un chapeau! femme ou jeune fille e'tait
accueillie sur toute la ligne par les luiécs les plus moqueuses et les gestes
les plus effrontés, sans compter les gracieuses épithètes que lançait la
voix glapissante des femmes et des enfans , qui dominait l'orchestre en
faux-bourdon de toutes ces basses-tailles d'hommes. Malheur alors à la
faible créature qui , ne pouvant se contenir , laissait échapper , même
du. bout des lèvres , même en n'en murmurant que la moitié , une réponse
ferme et digne, ou qui , sans répondre, lançait de côté un regard dédai-
gneux! Les voix glapissantes, renforçant l'aigre faucet d'un chorus géne'-
ral , faisaient entendre ce cri terrible : Le fouet ! le fouet ! — Dieu et Ics'
passans ont su avec quelle prestesse s'accomplissait l'œuvre de cette justice
distributive des partis.
Ce fut durant une des belles soirées du mois de mai qu'Hélène, au
carrefour de la Dalbadc, formé par la rue Sainte-Claire, le Pont de Tou-
nisj la rue du Cimetière et celle des Couteliers, rencontra la fédération
qui promenait ses refrains provocateurs. Je ne sais quoi de t»quet et d'c-
REVUE DE PARIS. 87
le'gant en elle attira les quoliliets envieux des femmes, auxquels se mêlè-
rent les propos assez lestes des hommes. Je ne sais aussi quelle fatale préoc-
. cupation mit de la colère h ses regards et de l'amertume à ses p.irolcs.
.Toujours est-il qu'après l'ecliaiige de quelques mots un peu vifs, le for-
midable cri retentit, et qu'en un clin d'œil , sans le nioiiulre respect pour
■la fraîcheur de sa toilette , les mains lourdes et calleuses des femmes du
, peuple se mirent en devoir de lui infliger la correction accoutumée.
Voilà que maître Pierre s'élance de sa boutique, où , les bras croises, il
regardait avec assez d'indifférence dcTiler le cortège patriotique de l'ile
î de Tounis. Sans crier gare , il se rue au milieu de la foule, dont les flots
,. s'ouvrent devant ses deux bras, qui lui servaient d'avirons. Plus d'une
. coiffe s'envola sous les coups rapides qu'il distribuait de droite et de
gauche 5 plus d'une main levée retomba engourdie sous le poids de la
,-sienne , et plus d'une parole injurieuse et menaçante se changea subite-
; ment en un cri de douleur et d'effroi. Hélène était déjà arrachée aux on-
gles des bourreaux en casaquin , que la stupeur régnait encore dans leurs
: rangs.
Mais aux cris de honte et de rage pousse's par les femmes , les hommes
accoururent. En un instant , la boutique de maître Pierre fut assaillie de
coups et d'injures, et en deux tours de main le vitrage et la boiserie cra-
^quèrent et tombèrent brises.
Il y eut un moment alors où même les plus audacieux s'arrêtèrent, et
on se consulta du regard avant de pc'nètier dans les te'nèbrcs de la bou-
. tique j il se fit un long silence. Puis , par trois houras bien distincts , la
.foule réclama sa proie. Mais nulle re'ponsc n'ayant suivi les ordres de cette
isouveraine en jupons et en chemise , l'atelier de maître Pierre fut envahi ,
.bouleverse', pillèj cela fait, le flot populaire arriva au seuil d'une petite
chambre, où priaient, agenouillées, ine femme et une jeime fille. La tête
de l'émeute s'arrêta , saisie d'un respect involontaire. La re'flexion
commença à venir aux plus fous , et l'idée qu'on e'tait chez maître Pierre,
chez le fameux tourneur de cliaiscs , si renomme' pour sa force et jiour son
courage, commença à glacer plus d'un farouche aboyeur; l'un des me-
•neurs même, ôtant son bonnet de laine , et sans une parole trop brusque,
Jjalbutia aux deux femmes les motifs et les excuses de cette visite noc-
turne.
— Maître Pierre doit être loin, dit la jeune fille en se levant et allant
droit à l'orateur de la bande.
88 REVUE DE PARIS.
— Nous le rattraperons, dit d'une voix sourde un boucher aux bras
nus , au visage en feu.
— II a trop d'avance sur vous , maître Cantcgril , et avant que vos
dogues soient seulement sur sa trace, il vous faut travailler une bonne
heure.
Ici le bouclier fit un geste de doute et d'ironie, et s'achemina , à l'autre
bout de la chambre , vers la porte massive qui donnait passage sur les jar-
dins, situc's dans cette partie de Toulouse, entre la rue des Couteliers et le
petit bras de la Garonne.
— C'est inutile I dit la jeune fille en se plaçant toute droite devant le
boucher. Celte porte est fermée, et elle ne céderait pas , même à la bari'C
de fer qui vous sert à assommer vos bœufs , et qu'un jour, maître , vous
avez IcA'e'e sur la tète de votre père.
Ces paroles écrasèrent le boucher comme une male'diction. La jeune
fille les eût payées cher, si les femmes , qu'un mouvement d'horreur avait
saisies à ce reproche trop fondé et si connu d'impiété filiale , ne se fussent
placées entre l'anathème et le bras maudit qu'elles repoussèrent, pour qu'il
allât cacher sa honte dans les rangs épais des fédérés.
— Oui, c'est inutile, reprit la jeune fille- écoutez I...
L'on prêta l'oreille.
— Entendez-vous ce bruit de gaffe et d'aviron ? C'est la barque qui em-
porte maître Pierre à l'autre bord.
— Et la belle dame? dirent les femmes.
— Pardine! dit Cassagne , uu honnête teinturier, au demeurant, et
qui n'était là que pour ne point se singulariser en ne faisant pas comme
tous les habitans de l'île; pardine ! vous êtes bien de votre pays. La belle
dame s'en est allée avec maître Pierrej il est, ma foi, assez joli garçon
pour cela.
Et comme un homme qui croit avoir visé juste à l'endroit où un cœur
se blesse , il regarda en ricanant Marthe et la jeune fille.
Marthe deuieura impassible.
La jeune fille ne comprit pas.
Cassagne ne se tint point pour battu. Ne voulant pas que sa malice
fut perdue , il se tourna vers une égrillarde grisettc que les commérages
du quartier donnaient comme fort éprise de maître Pierre , qui ne le lui
rendait pas.
— N'est-ce pas^ Mariannou , lui dit le teinturier, que maître Pierre...
REVUE DE PARIS. ' 89
Mais il n'acheva pas. Mariannou lui lança une bourrade dans la poitrine ,
et à la face un :
— Vous êtes un insolent , maître Cassagne ! et maître Pierre n'est pas
encore du bois dont se cliauffent les belles dames à chapeaux.
Cassagne fut pique au vif.
— Cela se peut, Mariannou , reprit-il; mais on dirait, à te voir si
fàclie'e, qu'il est aussi d'un ])ois auquel les griscttes n'ont pas toutes le ta-
lent de faire prendre feu.
Heureusement pour Cassagne , les rieurs , les rieuses surtout , se mirent
de son côte' ; c'est que le naturel de la femme reprit le dessus. Trouvant là sous
leurs mains et sous leur langue , pour ainsi dire , une compagne à chagri-
ner, ces dames ne voulurent pas négliger une aussi bonne occasion • elles
se mirent à rire aux dépens de Mariannou , et elles perdirent de vue l'ob-
jet premier de leur ressentiment.
— Allons, allons, continua Cassagne tout enorgueilli de son succès,
maître Pierre est un brave garçon qui a fait ce que tout brave garçon , ici
pre'sent, eût fait à sa place. Et vous autres , les femmes, vous devez être
enchante'cs de trouver des hommes qui mettent, sans dist'nctiou , les cotil-
lons à l'abri des reviremens de la politique et de la curiosité'. Qui diable
sait? un jour peut-être maître Pierre rendra le même service à quelqu'une
d'entre vous; cheira ! eheiui ! tout ceci peut changer; le monde est si drôle!
Cette éloquence goguenarde, qui se re'sumait en la perspective de la loi
du talion , fit un effet magique. Les plus mutines secouèrent les oreilles ,
en baissant la tête. Avec cela que le matin il avait couru sur le compte de
l'arme'e et de l'empereur des nouvelles assez peu rassurantes.
IV.
UN AMOUn.
Maître Pierre demeura absent pendant près de huit jours. On ne put ni
préciser le lien oii il s'c'tait réfugie', ni dire si Hélène avait partage' sa re-
traite; mais on remarqua que durant le même espace de temps, les ja-
lousies du premier e'tage de la maison Gatimel ne s'étaient pas levées une
seule fois pour livrer passage à la blonde tête d'Hélène, qui, le soir, d'or-
dinaire, y apparaissait si volontiers , au grand plaisir des passans.
Lorsque maître Pierre fut de retour , on remarqua aussi qu'Hélène ve-
nait le visiter souvent , et qu'elle faisait deux parts de son temps dans ses
t^ REVUE DE PARIS.
visites : l'une pour la chambre de ]\Iai tlie et de sa fille, et ce n'était pas la
plus longue 3 l'autre pour l'atelier de maître Pierre. Elle y demeurait
volontiers jusqu'à la nuit, un livre ou un ouvrage de broderie à la main.
Mais bien des fois on s'aperçut que les feuillets du livre ne se tournaient
jamais ou que bien lenlenientj l'aiguille aussi restait paresseuse ou
iDa4;tive entre ses doigts : en revanche , ses regards rêveurs e'iaient longue-
ment attaches au mâle et expressif visage de maître Pierre. Puis, quand
la nuit venue suspendait le travail de l'atelier , on ne les avait pas vus
sans e'tonr.eraent , tous deux , bras-dessus bras-dessous, elle, sémillante,
coquette et parce, lui, en costume d'ouvrier, mais un peu recherché,
là tète haute , souliers luisans , drap neuf, linge blanc et fin castor, s'a-
cheminer vers les belles promenades , où , au grand enchantement du
pauvre Gabriel , il se faisait attendre depuis.
C'est que depuis il avait cesse d'être le simple ouvrier, le laborieux
tourneur de chaises; il avait sinon quitté, du moins négligé sa boutique,
pour hanter les salons des gros bonnets du parti royaliste, pour aller pér-
orer, non plus au cabaret du prolétaire, mais dans les cafés de la bour-
geoisie et de la noblesse. En un mot , il était devenu un membre actif et
influent du comité royaliste qui, durant les Cent-Jours, organisa les dé-
partemcns du midi en compagnies secrètes. On comprend, en effet , qu'un
homme du peuple, entouré de tant de mystère , et qui se jetait bravement ,
pour payer de sa personne , au milieu de la masse compacte des forcenés
d'un parti, dût attirer l'attention et les avances de ces hommes qui ont
toujours mis l'argent et l'habileté au service de leurs opinions dans le
conseil , mais rarement dans l'action leur courage personnel. Gens ha-
biles et couards qui ont volontiers recours au bras de l'homme du peuple
pour faire une besogne dont ils profitent seuls, ou qu'ils renient le
lendemain , suivant la défaite ou le triomphe.
Hélène servit merveilleusement à rapprocher les Bertrand et le Ratoa
(du parti royaliste. Elle était de ces femmes qui , n'étant ni mariées ni
veuves, jouissent néanmoins des avantages de ces deux conditions. On
avait bien à part soi des doutes sur la régularité virginale de ses mœurs,
mais on eût été si embarrassé de citer un fait irrcfiagable I mais parmi
tous ces hommes qui l'entouraient de leurs hommages empressés, si peu
d'indiscrétions avaient été commises par les jactances de la fatuité ou
par les empurlcmcns du dépit! et puis, tous ceux qu'on lui donnait pour
amans lui étaient, même après que l'amour s'était enfui, des amis si sûrs.
REVUE DE PARIS. QI
si dévoues, si peu jaloux du bonheur de celui que le monde ou Hélène
leur donnait pour remplaçant, que les langues les pins âpres ou les plus,
le'gères n'osaient trop faire d'elle une Ninon du paj^s. Aussi les collets mon-
tés elles Arsinoë de Toulouse, dans les salons où elle était admise pour
sa beauté', la noblesse de sa famille et la vivacité de son esprit, ne détour-
naient point trop dédaignciisement la tctc qnand elle s'approchait souriante,
et causeuse.
Une jctmc et jolie femme qui se tenait ainsi en dehors des habitudes et
des pruderies de la province devait jouir d'nne certaine célébrité. Les
Lommes durent porter leur affection et leurs sympathies à une femme
qui, pour se faire homme, avait dépouille les défauts de son sexe dont
elle n'avait gardé que les- qualités. Aussi sa maison était-elle le rendez-
vous de ce que'Toulonsc, sans distinction de Giec ni de Troïen , ren-
fermait de jeunes gens élégans et riches, de galans surannés, d'hommes
enfin qui, loin des monotones exigences du coin du feu, cherchent, pour
leurs dix années de mariage , des distractions que leurs folles moitiés cher-
chent aussi de leur côté , loin du leurs garçons au collège et de leurs filles
au couvent.
Les deux partis politiques du temps en avaient fait un terrain neuti'C,
où , en se serrant la main , ils se ressouvenaient qu'ils étaient les enfans
d'une iiiême ville , d'un même pays; mais les chances fâcheuses courues
par Hélène dans la rue des Cuuteliers finirent p.ir faire de ce lieu d'asile
où se réfugiaient les scntimens du bon voisinage et de la cité , la conquête,
d'un parti au détriment de l'autre. Les bonapartistes, depuis ce jour,
éprouvèrent quelque vergogne à se trouver face à face avec une femme
que les hommes de leur parti avaient insultée si grossièrement , et ils ren-
dirent moins fréquentes des visites qui avaient tous les jours des excuses
poiu- début. Les royalistes , de leur côté, ne se firent point faute d'exage'-
rer et de trouver irrémissibles les torts de leurs adversaires. Or ils ser-
vaient trop bien en ceci les ressentimcns d'une femme outragée pour que Ton
pût croire sincères l'indulgence et la générosité dont Hélène accompagnait
les expressions d'un ton aigre-doux et d'un sourire forcé. Aussi arriva-t-il
que le parti bonapartiste, un peu confus, ayant fini par se retirer tout-à-
fait, et le parti royaliste venant seul et plus nombreux, les absens eu-
rent tort, et, malgré elle , Hélène perdit peu à peu cette neutralité dont
elle avait jusque-là f.iit parade, pour épouser les haines et les affections du
parti qui lui était demeure fidèle. Ce fut donc au milieu des royalistes que
92
REVUE DE PARIS.
maître Pierre fut introduit comme un libérateur. Ceux-ci, pour plaire à
Hélène, d'abord lui firent fête. Ils ne furent pas fâchés ensuite de mon-
trer au peuple , par les égards dont ils entouraient un homme du peuple ,
que la conformité d'opinions abaissait les barrières du rang , de la nais-
sance et de la fortune. D'ailleurs , et par-dessus tout , ils ne tardèrent pas à
reconnaître quels services pouvait rendre à un parti politique un homme
de la trempe de maître Pierre, si cet homme , par conviction ou intérêt,
— que leur importait? — se dévouait franchement à un parti politique.
Si l'on s'étonne du haut prix dont Hélène paya le courage de maître
Pierre; si l'on a peine à concevoir, en dehors de toute idée de bassesse ou
de coquetterie effrontée , qu'une femme ainsi placée par sa naissance et les
fréquentations du monde au milieu d'une société élégante et choisie, ait pu
quitter les riches ou nobles adorateurs qui l'entouraient, pour aller, sans
rougir et en dehors de ses habitudes , en chercher ou en accepter un dans
cette classe ouvrière, tenue en si mince estime par les gens comme il faut;
si l'on ne voulait point faire à Hélène une excuse de cette puissante na-
ture d'homme qui faisait de maître Pierre l'être merveilleux et fascina-
teur que je vous ai dit: une excuse surtout de l'amour mêlé d'admiration
qui dut se glisser au cœur d'une jeune femme élégante et bien élevée pour
l'homme qui l'arrachait au dernier des outrages ; si l'on ne veut pas enfin
s'avouer qu'une femme fort peu collet monté, et même si l'on veut , facile en
amour , ait pu donner pour récompense au courage , au dévouement et à la
beauté des formes , les faveurs qu'elle accordait au visage coquet d'un
adolescent, aux importunités d'un céladon à cheveux gris , ou aux fadeurs
amoureuses d'un muscadin de province;... pour exj)liquer cette liaison d'une
jeune et noble dame avec le simple tourneur de chaises , sans que le beau
monde en ce temps y trouvât trop à redire , nous serons réduits à croire
qu'elle fut le seul moyen conseillé par le parti royaliste, en désespoir de cause,
pour conquérir un homme dont il avait besoin. Ce n'est pas la première fois
que l'amour d'une femme a opéré des conversions , et hâté des événeraens
politiques. Les nœuds de ruban de M""" de Longueville attirèrent bien le
poète Bcnscrade au parti de la Fronde. Pour arriver à faire assassiner
Henri HI , la duchesse de Montpensier , si l'on en croit Pierre de l'Etoile,
fit bien galanterie avec Jacques Clément, le moine sale et libertin I....
Pourquoi n'en aurait-il pas été ainsi d'Hélène? Avec cela qu'Hélène n'é-
tait pas une duchesse ayant à sauver la fierté du sang royal , et qu'il ne
s'agissait pas de tuer un roi bigot ou de dominer un roi enfant. Et puis, si
REVUE DE PARIS. ■ gS
maître Pierre n'était pas de bonne maison comme Benserade, il n'était du
moins ni laid , ni repoussant comme le moine Jacques.
Maître Pierre , de son côté , avait trop peu de la trempe de ces hommes
qui mettcni Lu..'v:i">ir anie en dehors , ou vivent leur vie de mollesse et de
sensibilité , pour s'être laissé prendre par amour et fascination seulement
aux yeux bleus et à la tête blonde d'Hc'lcne. On pouvait donc fort bien
penser que si la liaison de maître Pierre et d'Hélène avait eu pour com-
mencement une reconnaissance exaltée d'un côté, et de l'autre une vive
satisfaction de l'orgueil et des sens, elle n'était plus devenue peut-être de
part et d'autre que l'exécution d'un marché;.... mais quelles en étaient
les conditions?....
V. — UN VISAGE CONNU.
Ce ne fut donc aucun sentiment puéril de jalousie qui fit refluer le sang
au cœur, et jeta la pcâleur au front de maître Pierre, lorsque maître
Pierre vit venir à lui , dans la rue des Pi Uinaircs , l'homme qui souriait
vers la fenêtre d'où Hélcne s'était retirée en poussant un cri. Il n'y avait
point dans l'expression de son visage la rage muette de la déception ; il y
avait bien plutôt la joie farouche d'une vieille haine qui trouve enfin à se
satisfaire. A voir avec quelle profondeur, et quelle fixité ses regards em-
brassaient cet homme dans tout son être, on devinait aussi qu'il y avait
en lui moins le bonheur de connaître le visage d'un ennemi , que le bon-
heur de retrouver ce visage bien connu , mais perdu de vue depuis long-
temps. Tout le jeu de sa physionomie annonçait le travail que f.isait sa
mémoire; on le voyait se parler mentalement à lui-même, se poser et lever
des doutes. Bientôt, comme lassé de cette lutte de souvenirs , il se prit à sou-
rire; car en reportant ses yeux vers la maison d'Hélène, il lui vint l'idée
qu'avant peu il saurait dans cette maison à quoi s'en tenir sur ses soup-
çons et la fidélité haineuse de sa mémoiie touchant cet homme.
Il fallait que de son côté cet homme fût sous l'influence d'une préoccu-
pation singulière, ou que la nécessité le soumît aux lois d'une étrange pru-
dence dont la moindre déviation pouvait le compromettre, poiu- se rési-
gner à subir ainsi les regards scrutateurs de maître Pierre. On eût pu
croire en vérité qu'il reconnaissait à son tour un visage devant lequel sa
conscience for^'ait le sien à se baisser, s'il n'y avait eu, sur ses traits , plus
92
REVUE DE PARIS.
maître Pierre fut introduit comme un libérateur. Ceux-ci, pour plaire à
Hélène, d'abord lui firent fête. Ils ne furent pas fâches ensuite de mon-
trer au peuple , par les égards dont ils entouraient un homme du peuple,
que la conformité d'opinions abaissait les barrières du rang , de la nais-
sance et de la fortune. D'ailleurs , et par-dessus tout , ils ne tardèrent pas à
reconnaître quels services pouvait rendre à un parti politique un homme
de la trempe de maître Pierre, si cet homme , par conviction ou intérêt,
— que leur importait? — se dévouait franchement à un parti politique.
Si l'on s'étonne du haut prix dont Hélène paya le courage de maître
Pierre; si l'on a peine à concevoir, en dehors de toute idée de bassesse ou
de coquetterie effrontée , qu'une femme ainsi placée par sa naissance et les
fréquentations du monde au milieu d'une société élégante et choisie, ait, pu
quitter les riches ou nobles adorateurs qui l'entouraient, pour aller, sans
rougir et en dehors de ses habitudes , en chercher ou en accepter un dans
cette classe ouvrière, tenue en si mince estime par les gens comme il faut;
si l'on ne voulait point faire à Hélène une excuse de cette puissante na-
ture d'homme qui faisait de maître Pierre l'être merveilleux et fascina-
teur que je vous ai dit: une excuse surtout de l'amour mêlé d'admiration
qui dut se glisser au cœur d'une jeune femme élégante et bien élevée pour
l'homme qui l'arrachait au dernier des outrages ; si l'on ne veut pas enfin
s'avouer qu'une femme fort peu collet monté, et même si l'on veut , facile en
amour , ait pu donner pour récompense au courage , au dévouement et à la
beauté des formes , les faveurs qu'elle accordait au visage coquet d'un
adolescent, aux importunités d'un céladon à cheveux gris , ou aux fadeurs
amoureuses d'un muscadin de province;... pour expliquer cette liaison d'une
jeune et noble dame avec le simple tourneur de chaises , sans que le beau
inonde en ce temps y trouvât trop à i edire , nous serons réduits à croire
qu'elle fut le seul moyen conseillé par le parti royaliste, en désespoir de cause,
pour conquérir un homme dont il avait besoin. Ce n'est pas la première fois
que l'amour d'une femme a opéré des conversions , et hâté des événemens
politiques. Les nœuds de ruban de M""^ de Longueville attirèrent bien le
poète Benscrade au parti de la Fi'onde. Pour airiver à faire assassiner
Henri III , la duchesse de Montpensier , si l'on en croit Pierre de l'Étoile,
fit bien galanterie avec Jacques Clément, le moine sale et libertin!....
Pourquoi n'en aurait-il pas été ainsi d'Hélène? Avec cela qu'Hélène n'é-
tait pas une duchesse ayant à sauver la fierté du sang royal , et qu'il ne
s'agissait pas de tuer un roi bigot ou de dominer un roi enfant. Et puis, si
REVUE DE PARIS. ' ' qS
maître Pierre n'e'tait pas de bonne maison comme Benserade, il n'e'tait du
moins ni laid , ni repoussant comme le moine Jacques.
Maître Pierre , de son côte , avait trop peu de la trempe de ces hommes
qui mettent toute leur ame en dehors , ou vivent leur vie de mollesse et de
sensibilité' , pour s'être laisse' prendre par amour et fascination seulement
aux yeux bleus et à la tcte blonde d'Hélène. On pouvait donc fort bien
penser que si la liaison de maître Pierre et d'Hélène avait eu pour com-
mencement une reconnaissance exaltée d'un côlc', et de l'autre une vive
satisfaction de l'orgueil et des sens, elle n'était plus devenue peut-être de
part et d'autre que l'exe'cution d'un marché ;.... mais quelles en e'taienl
les conditions?....
Y. — UN VISAGE CONNU.
Ce ne fut donc aucun sentiment pue'ril de jalousie qui fit refluer le sang
au cœur, et jeta la pâleur au front de maître Pierre, lorsque maître
Pierre vit venir à lui , dans la rue des Pdlinaires , l'homme qui souriait
vers la feuêtred'où He'lène s'e'tait retire'e en poussant un cri. H n'y avait
point dans l'expression de son visage la rage muette de la déception ; il y
avait bien plutôt la joie farouche d'une vieille haine qui trouve enfin à se
satisfaire. A voir avec quelle profondeur, et quelle fixité' ses regards em-
brassaient cet homme dans tout son être, on devinait aussi qu'il y avait
en lui moins le bonheur de connaîlre le visage d'un ennemi , que le bon-
heur de retrouver ce visage bien connu , mais perdu de vue depuis long-
temps. Tout le jeu de sa physionomie annonçait le travail que f ,isait sa
me'moirej on le voyait se parler mentalement à lui-même, se poser et lever
des doutes. Bientôt, comme lasse de cette lutte de souvenirs , il se prit à sou-
rirej car en reportant ses yeux vers la maison d'Hc'lcne , il lui vint l'idée
qu'avant peu il saurait dans cette maison à quoi s'en tenir sur ses soup-
çons et la fidélité' haineuse de sa rac'moire touchant cet homme.
H fallait que de son côte cet homme fut sous l'influence d'une préoccu-
pation singulière, ou que la nécessite le soumît aux lois d'une étrange pru-
dence dont la moindre déviation pouvait le conqiromcttre , pour se rési-
gner à subir ainsi les regards scrutateurs de maître Pierre. On eût pu
croire en vérité qu'il reconnaissait à son tour un visage devant lequel sa
conscience formait le sien à se baisser, s'il n'y avait eu, sur ses traits , plus
<)4 REVUE DE PARIS,
le rouge de la colère qui se contient, que la pâleur du trouble et de lîi cofir
fusion qui se cachent.
Quand il arriva près de maître Pierre, un œil un peu exercé eût. re-
connu les efforts visibles qu'il faisait pour dompter toute susceptibilité, et
n'avoir pas l'air de prei.die garde à l'csamcn tenace dont il était l'objet. II
fallait cependant que dans l'attitude provocatrice de maître Pierre, et dans
la dc'marclie résigne'e de cet homme , il y eût quelque chose de ce calme
trompeur qui précède l'orage et la colère du lion , car , le jeune Gabriel se:
montrait cloué à la même place oii il s'était arrêté , comme s'il eût voulu,
se tenir à dislance du lieu où ces deux hommes allaient se heurter : or
il avait compris que le moment du choc serait infailliblement celui où leurs
regards se rencontreraient. Mais, résigné jusqu'au bout , cet homme eut le
courage de passer devant maître Pierre sans lever les yeux , sans le moin-
dre froncement de sourcil , sans le plus léger mouvement de lèvres , sans
le plus petit signe d'impatience.
A peine l'eut-il dépassé de quelques enjambées , qu'il secoua fière-
înent sa tête qu'il avait tenue si long-temps baissée; il redressa de toute sa
Lauteur son coips qu'il avait en quelque sorte fait petit. Sa poitrine se di-
lata; il poussa un long soupir , et leva les yeux au ciel comme pour lui
demander pardon d'avoir pu se contraindre à retenir son courage. C'est
qu'en effet , à le voir , on devinait aisément que celte allure humble et in-
souciante n'était pas d'habitude celle de cet homme, en face d'un visage
insoknt ou ennemi. Tl avait sur la joue gauche une entaille que sans doute
avait faite le tranchant effilé du sabre. Au-dessus de sa lèvre supérieure
s'étendait une large ligne blanchâtre annonçant que le rasoir a récem-
ment fait tomber l'épaisse moustache qui a long-temps tenu cette pai'tie
de la figure à l'abri duhâlcel du contact de l'air. En y regardant de près, on
€Ût vuaux talons de ses bottes l'empreinte des éperons arrachés depuis peuj,,
SCS cheveux coupés ras comme les poils d'une brosse rude, et je ne sais,
quoi d'inhabile dans ses mouvcmens, annonçaient qu'il avait plus l'habi-
tude de porter un casque qu'un chapeau rond , et un habit de soldat qu'un
Labit de bourgeois. Mais c'était l'époque honteuse pour la France, où les
derniers et braves défenseurs de l'intégrité du territoire , licenciés sur les,
bords de la Loire, étaient traités de brigands par les niais et les traîtres,
qui avaient salué de leurs ignobles acclamations la victoire des étrangers..
C'était le moment où, rapportés de Coblcntz et de Gand, attachés à la queue
«d'uix-clieval de cosaque, les lis cl le drapeau blanc poussaient des bru.-
REVUE DE PAUIS.
9^
leurs enthousiastes contre le drapeau tricolore et l'aigie qui avaient conquis
le monde, et où l'on traquait un uniforme de la grande armée comme s'i!
•avait {iallu courir sus à une IjcIc fauve. C'étaient là des choses dont cet
.3)omme avait chèrement acheté l'expérience j ainsi , avec ses compagnons
.^'•armes, pliant sous l'orage pour n'être point brise, en s' ajustant au cos-
lurae inoffensif et aux mœurs égoïstes de la vie bourgeoise , il cherchait à
faire oublier on pardonner sa vie de soldat et son dévouement à la patrie.
Maître Pierre le suivit à distance, le couvrant toujours du regard. IMais
.lui, sans se retouner, sans s'inquiéter des pas qui le suivaient, me-
sures sur les siens, traversa en plein soleil la grantle place des Carmes.
A l'extre'mile' me'ridionale , il entra dnns la maison qu'liabitait le gênerai
Bamel. La sentinelle, sans mot dire, le laissa passer comme une personne
de la maison.
Le jeune Gabriel suivit de l'œil , mais de loin , les mouvemens de
maître Pierre et du soldat de'gnisc. Apres avoir vu la direction que celui-
xi avait prise, il se félicita , puisque le résultat e'tait le même, de n'avoir
point tente le passage de la grande place. Il demeura quelque temps encore
•à examiner la conduite de maître Pierre, et ce ne fut que lorsque celui-ci
•€ut pris, à droite de la place, la petite rue des Capclas qui , donnant dans
/la rue Saint-Jean , ramène dans la rue des Couteliers par celle de Sainte-
'Glaire , que Gabriel prit sa course pour rentier chez lui. Il e'tait quelque
peu confus de s'être donne tant de mal , car il avait la conscience de n'en
savoir pas plus qu'auparavant. Aussi , n'ayant pas le sucrés pour s'excuser
^Ou pour s'e'toiudii-, se mit-il à rt-fle'chir qu'à tout prendre il avait fait là
un assez vilain me'tier; et de celte pensée, remontant à la cause, il en
Toulut presque à Hélène de l'avoir ainsi pousse à descendie à la ruse et à
«ne sorte d'espionnage.
VI. — LES AVEUX.
Gabriel en était au plus fort de la tirade qu'il se débitait à part soi ^ iî
n'épargnait ni la sotte jalousie des hommes , ni la cruelle coquetterie des
.femmes, lorsque arrive au premier e'tage de la maison , à travers la porte
-.enlr' ouverte, une voix bien connue l'appela par son nom. 11 se trouble^
Lc'site , murmure des sons inarticulés et ne sait à quoi se résoudre. Sa
ibcllc colère s'en est allc'e, il ne le sent que trop , mais il a honte de ne la
g6 REVUE DE PARIS.
plus avoir. Le cœur est vaincu , mais la vanité combat encore. Pour en-
tendre cette voix aimée, ce signal attendu, il eût naguère donne son sang :
maintenant que la voix parle , que le signal est donné , Gabriel fait le sot ,
il boude, et, en véritable poltron, pour ne point succomber au danger, il le
fuit. C'est ici que la spirituelle distinction établie entre Ydme et la be'te
par le comte Xavier de Maistre se montre dans tout son jour : l'amc
veut une cliose , la bête en fait une autre. L'arae de Gabriel lui dit :
— Allons, arrête-toi et va trouver Hélène! Mais la bête, c'est-à-dire
les jambes , le corps , sont en train de marcher , et les jambes et le corps
continuent leurs fonctions locomotives; Vame reste au premier étage, et la
bêle grimpe au deuxième.
Hélène le comprit et en eut pitié. Or , comme ce n'était pas le moment
pour elle de faire de la dignité, et qu'elle avait peu le temps d'attendre
qu'entre l'ame et la bête de Gabriel la lutte fût décidée, elle se jeta dans
la bagarre. D'un ton de reproche et de supériorité qui lui allait à ravir,
elle appela de nouveau le boudeur fugitif : — Fi , monsieur , voulez-vous
bien venir ! lui dit-elle; voilà qui fut pour l'ame. Voici qui fut pour la
bête : les jolies mains d'Hélène saisirent le bras de Gabriel, et la bête s'ar-
rêta comme si on avait touché le bouton d'un ressort. La bête fit un
demi -tour sur elle-même; mais elle ne fut pas plus tôt en face des yeux
qui la regardaient, qu'elle se sentit vaincue, et d'un bond Gabriel fut au
milieu de l'appartement d'Hélène.
Ce furent d'abord des récriminations , de tendres excuses , puis des
soupirs, puis des larmes, puis des caresses; et, pour la première fois
peut-être, Hélène put comprendre quels ravages elle avait étendus
dans cette ame d'enfant. Mais le mal était fait; d'ailleurs, préoccupée de
bien plus graves intérêts , Hélène , peut-être, n'y fit pas grande attention,
ou, si elle y prit garde, ce ne fut que pour en tirer parti. Les forces n'é-
tant pas égales, elle eut tout ce qu'elle souhaita. Trop heureux, lui , le
pauvre Gabriel , d'être interrogé par celle qu'il aimait , et de pouvoir faire
des réponses catégoriques à des demandes qui , grâce à une excessive habi-
leté , ne semblaient être que le résultat fort simple d'une curiosité sans
intérêt.
Mais bientôt le naturel l'emporta. Ce qu'Hélène avait au cœur se fit
jour malgré elle. Ses questions devinrent plus pressantes ; et , bien que
Gabriel fût subitement rejeté dans toute la réalité des craintes jalouses
qui s'étaient dissipées depuis quelques instans, il ne put se défendre
REVUE DE PARIS. ,> 97
d'un mouvement syrapatliique pour l'émotion et les terreurs d'Hélène.
■■ Et tu dis, Gabriel , que maître Pierre, quand cet homme est entre',
" a long-temps interrogé le factionnaire?
— Oui , Hélène, bien long-temps.
— Que se disaient-ils? ,
— J'étais trop éloigne'.
— Olil tu ne fais les choses qu'à demi; il fallait... il fallait... Mais
enfin as-tu pu comprendre?
— Ohl pour cela, oui. Bien certainement le factionnaire devait ré-
'' pondre à maître Pierre qu'il ne savait pas ce dont on lui parlait, et il a
' dû ajouter qu'il ne connaissait pas l'homme qui venait d'entrer.
— Oh , le brave militaire î Et c'est tout ce que tu as vu?
— Attendez. Maître Pierre est allé et venu pendant long-temps; il sem-
• blait attendre que cet honmie sortît de nouveau. Enfin il a vu venir à lui
' deux venlets, il les a appelés , et leur a montré la maison du général; j'ai
' compris qu'il leur dépeignait une personne qu'ils auraient à observer et à
suivre; et cette personne...
— Oui , oui , c'est lui. Assez , Gabriel. Maintenant m'airacs-tu ?
Gabriel ne répondit pas , mais ces paroles firent sur lui l'effet d'une
commotion électrique. H se mit à pleurer, comme s'il ne concevait pas ,
lui si naïf, qu'on piil lui faire cette question ! comme s'il était malheureux
du doute qu'elle exprimait!
— Eh bien I oui , reprit Hélène , je le vois , tu m'aimes. Je t'aime bien
' aussi , moi , entends-tu?.. Oui , monsieur, je vous aime , et quand je vous
• le dis , je ne veux pas que vous fassiez la moue et que vous haussiez les
épaules. Qui donc me forcerait à vous le dire si ce n'était pas vrai? Est-ce
que si je ne t'aimais pas, méchant?... Et alors elle défila un interminable
chapelet de faits et de circons^tances les plus minimes, les plus oubliées,
' et qui, suivant elle, étaient des preuves irrécusables. Gabriel, tout ébahi,
■ s'en voulait de n'y avoir pas vu plus tôt toutes les belles choses qu'on lui
" faisait voir. La conclusion d'Hélène , après tout ce feu d'artifices de pa-
■" rôles , de soupirs et d'innocentes caresses fut celle-ci : — Tu vois bien que
• je t'aime. A quoi Gabriel fasciné ne sut que balbutier en réponse un ti-
mide : C'est vrai !
Mais quelque peu osé qu'il fût , Hélène s'en empara en femme qui sait
toute la distance qu'il y a entre la coupe et les lèvres.
— Ah! lui dit-cllc,tufaisbiendclcdire, c'est vrai ! Que ne fcrais-je pas
q8 revue de paris.
pour toi ? pour te rcrdie Lenrcux? Vois-tu, nous allons avoir des fêtes magni-
fiques, des illuminations à faire croire que les e'toiles du firmament sont
descendues sur Toulouse avec leurs harmonies ce'lestes et les chœurs. de
lenrs anges; eh bien ! ce sera toi qui rae conduiras partout; je te demanderai
à ta mère, je te ferai inviter au bal du Capitule, au bal du général, au
bal de la préfecture : tu seras mon chevalier servant , je ne danserai qu'a-
•yec toi ' Tu me ramèneras ici, seuls le soir. Oh I Gabriel, Gabriel , à ton
tour que feras-tu pour moi ?
Et l'enfant ne savait plus s'il touchait encore la terre; sa jeune ame
s'envolait dans l'espace au milieu des désirs confus, — Ce que je ferai pour
toi, Hélène I Dispose, commande, j'obe'is. Tiens, veux tu que je te de'-
barrasse de maître Pierre, je le provoquerai , je le tuerai.
— Non , enfant, non , point de d.ingers : ta vie m'est trop pre'cieuse.
Écoute : cet homme que tu as vu sortir d'ici... Oh I ne pâlis pas , Gabriel,
ecoute-moi I Cet homme, je l'aime , mais non comme je t'aime , toi , non
d'amour; sa vie est en danger, car maître Pierre l'a suivi et veut savoir ce
qu'il deviendra. Il a trouve asile chez le ge'ne'ral ; tant qu'il y restera , il
n'a rien à craindre, le genei'al peut le protéger; mais s'il sort, il est perdu,
jmaître Pierre le fera tuer. Veux-tu le sauver, Gabriel?
— Oui... Mais tu ne l'aimes pas au moins?
— C'est pour moi un frère , rien de plus.
— Que faul-il faire?
— Lui porter une lettre qui lui de'fende de sortir , et l'avertisse des
dangers qu'il court à Toulouse. Tiens aussi — elle ouvrit un tiroir —
remets-lui cette vingtaine de louis. Qu'il parte cette nuit ! Je vais écrire.
Tu ne remettras la lettre qu'à lui.
— Écrivez , Hélène , il sera fait ainsi que vous le voulez.
Hélène disposa tout pour écrire, mais tout à coup Gabriel , qui, enten-
dant des pas précipités , avait regardé dans la rue à travers la jalousie, volt
maître Pierre qui entrait dans la maison. Il n'a que le temps d'avertir
Hélène, et de se mettre en mesure de sortir. Mais Pierre avait monté l'es-
calier au pas de course , et on l'entendit sur le palier avant que la porte
delà chambre fût ouverte. Gabriel voulait payer d'audace, mais Hélène
le poussa dans un petit cabinet voisin , en lui disant d'une voix étouffée :
— Malheureux, il te tuerait! Reste là , tu descendras dans un moment
par l'escalier de service , je te reverrai dans la soirée.
La porte se jrcferma. U était temps : maître Pierre entrait chez Hélène.
REVUE DE PARIS. Q^
Vir. — LES DEUX LETTRES.'
L'uiïotraiilrc^ au premier coup d'œil, se lurent jiisqu'aufôndderàract
Ils comprirent qu'ils allaient jouer au plus fin , car ayant , ou à peu près ,
le secret l'un de l'autre, sachant quels motifs de îrouble ils avaient l'un et
l'autre, ils se trouvèrent néanmoins un visage calme et presque riant.
Maître Pierre , avec sa haine à satisfaire ; Hélène , avec la certitude que la
vie ou la mort d'un homme all.iit dépendre de ses paroles , de son regard,
de son attitude. Des deux côtes la partie était belle à jouer. La bienvenue
une fois souhaitée, il y avait à savoir qui d'Hélène ou de maître Pierre
entrerait le premier en jeu. Le premier, il est vrai, avait l'avantage
d'établir le terrain de la discussion; mais à l'autre il restait l'espoir de
voir le premier se livrer.
Ils s'attendirent ainsi long-temps, se mesurant de l'œil pour ainsi dire,
et cherchant , pour arriver au ve'ritaldc , le plus indiffèrent motif de con-
versation en apparence. Hélène crut l'avoir trouve'.
— Mon Dieu, mon ami , dit-elle en riant, quand je vous ai vu entrer
ne disant mot, grave et solennel comme un de nos anciens capitouls, et
portant sous le bras ce joli coffre incruste d'e'bcne et de nacre , que vous
avez en soupirant placé sur cette table , je me suis imaginé que vous aviez
à me faire la confidence d'un mystère terrible dent le secret était déposé là
depuis au moins un siècle.
— Non, Hélène, pas depuis un siècle; depuis vingt années seule-
ment. Ce n'est pas vieux , vous voyez.
— Ahî fit Hélène un peu déconcertée d'avoir deviné si juste, il y a
donc un secret là-dedans,
— Mais oui , celui de ma famille, de ma misère , de mes souffrances ,
de ma honte , de ma gloire : mon secret , toute ma vie , Hélène I
— Et le saurai-je?
— Oui, bientôt: il y a long-temps que je vous l'ai promis. L'heure
est venue , si je ne me trompe. Et Pierre rt^arda Hélène entre les deux
yeux.
— Comment, mon ami, vous n'en êtes pas bien sûr? dit Hélcheeir
riant pour n'avoir pas l'air de comprendre l'intent'on avec laquelle Pierre
l'avait regardée et avait prononce ces. dernières |ïarolcs.:
100 REVUE DE PARIS.
— Du reste , dit Pierre en s'approchant d'Hélène qu'il prit à la taille
et jouant avec ses mains qu'il couvrit lentement de baisers comme s'il les
nombrait, du reste c'est sur vous que je compte pour achever de me don-
ner la certitude qui me manque.
— Sur moi ! Ceci fut dit bien bas , bien bas , car Hélène perdait son
aplomb sous le regard de cet homme, qui, toujours maître de lui , sur d'ar-
river à ses fins , jouait avec le trouble de la jeune femme , comme un chat
avec une pelote.
— Oui , sur vous , mon amie , vous dont le cœur , comme vous me l'a-
ve?, dit bien souvent , ne m'a point été octroyé par vain caprice de femme,
mais par reconnaissance ; vous chez qui la reconnaissance s'est élevée jus-
qu'à l'extase de l'amour, et qui ne comprenez pas l'amour sans l'abnéga-
tion de la personne qui aime , et le dévouement à la personne aimée j oui ,
Hélène, c'est sur vous que j'ai compté : et déjà même vous avez commencé...
— Moi , Pierre ! que dites-vous? Je vous jure...
— Doucement, Hélène; n'allez point au-delà de ce que j'ai voulu vous
dire : toute chose viendra en son lieu. Dans ce moment je me borne à
vous déclarer que vous m'avez aidé. Voyons ; n'est-ce pas que , sur ma
prière , vous avez , dimanche dernier , demandé au général d'où lui venait
ce beau diamant monté un peu à l'antique , et qui scintille à son petit
doigt?
— H est vrai, Pierre, j'ai fait cette demande. Après?
— Le général , qu'a-t-il répondu ?
— RIon Dieu , rien : une de ces galanteries banales que les bommes se
croient obligés d'adresser aux femmes.
— ■ En vérité? Mais ce n'était pas répondre à votre question.
— Aussi ai -je insisté, et le général s'est mépris sur ma demande.
— Non , il a feint de se méprendre.
' — Comme vous voudrez , Pierre. H a ôté son diamant et me l'a offert en
me disant qu'il avait oublié d'où il lui venait, mais que si je voulais...
Mon Dieu , Pierre , vous allez vous emporter.
— Non , non , j'ai peu le temps d'être jaloux. Eh bien ?
— Eh bien ! que si je voulais , il n'oublierait jamais où il irait.
— Et vous avez refusé?... Le général a été un sot d'offrir, et vous une...
bégueule de ne pas accepter, ma mie !
— Mais , Pierre , y pensez- vous ? un diamant de ce prix ! Ah ! qu'aurait-
on dit, et savez- vous à quoi cela m'engageait ?
REVUE DE PARIS. lOt
— Et vrai Dieu , que m'importe ? J'aurais su d'où il venait ce diamant,
si je l'avais eu seulement une minute entre les mains ; et alors j'aurais vu
s'il fallait le renvoyer avant qu'on en vînt chercher le prix chez vous , ou
bien si c'était moi qui avais à le porter. Maintenant c'est à refaire. Tou-
jours du retard ! I !
— Mais , mon ami , quel inte'rêt si grand avcz-vous à savoir d'où le
géne'ral a tire' ce diamant? Il l'a peut être acheté à quelque juif... dans
quelque vente. Que sait-on? C'est peut-être un souvenir de famille.
— Quel intérêt , quel intérêt j'ai ? Et maître Pierre se promena à grands
pas, le sang se porta à ses yeux , ses lèvres pâlirent et tremblèrent. Hé-
lène eut peur d'avoir réveillé un orage passé à peine , et tout bas se félici-
tait cependant à l'idée que la colère était indiscrète.
— Quel intérêt? reprit-il en se plaçant en face d'Hélène, mais déjà
maître de lui. Tu le sauras, Hélène. Mais , vois-tu, ce diamant, le géné-
ral ne l'a pas acheté , parce qu'il ne le porterait pas ainsi monté à la
vieille mode , il l'aurait fait an'anger. Ce n'est pas un souvenir de famille,
parce qu'il ne te l'aurait point proposé. Ces choses-là se transmettent dans
les laces , et ne se donnent point à des maîtresses.
— Alors que veux-tu que ce soit?
— Ce que c'est, Hélène? Un diamant volé.
— Ah! un général?...
— Non volé dans une poche ou dans un écrin , comme eût fait le fameux
San Salvador, que tu as vu au pilori sur la Place-Pvoyale j mais pris au
doigt d'une femme qui se mourait, livrée par des soldats à de brutales
caresses. Oh! ce n'est pas le fruit, ce n'est pas la pièce de conviction
d'un crime qui mène aux bagnes ! non , les lois ne touchent point à ceci :
car c'est la preuve d'une victoire, c'est le laurier d'une couronne , c'est
un trophée aux yeux du monde. Qu'importe après cela que la jeune femme
ait traîné sa vie dans la honte et la misère? Un beau jour le vainqueur
se défait de tous ces souvenirs importuns, en passant au doigt d'une
femme qui se donne, l'anneau arraché au doigt de la femme qu'il a violée.
Ah I malédiction sur lui , s'il tient cet anneau de première main !
— Comment le sauras-tu , Pierre?
— Mets-toi là , Hélène, et écris. Voyons, écris. Tu refuses?
— Non, mon ami : à qui faut-il que j'écrive?
— Tu le sauras en mettant l'adresse. Ecris :
« Mon ami , ce soir à huit heures , à la chute du jour, je vous attends.
lOa REVUE DE PARIS.
La galanterie VOUS fait un devoir de venir, lors même qiie je n'attendrais
point un service de vous. »
Signe. A merveille I Tu vois que je prends. soin de ta réputation,
Hélène , et tu n'es nullement engagée à un rendez-vous d'amour. Mainte-
nant e'cris l'adresse.
— Quand je la saurai.
— A monsieur... Voyons : son nom?
— Mais , mon ami...
— Ali! toute cette contrainte me fatigue; cet homme qui sort d'ici, et
<|ui depuis cinq jours est toujours avec toi , comment l'appclles-tu? C'est à
lui que tu e'cris , c'est lui qui doit venir ici , c'est lui que je veux interro-
ger, c'est lui qui me dira ce que le général n'a pas voulu ou n'a pas pu te
dire. Allons... son nom?
— Son nom? Pour que tu en fasses un proscrit , n'est-ce pas? pour que
lu le livres aux baïonnettes de tes verdets? Tu ne le saui-as pas. Et cette
lettre. . .
— Et cette lettre tu ne la déchireras pas , dit maître Pierre en la lui
arrach.int des mains , car ce serait comme si tu ordonnais sa mort , et j'ai
encore besoin de sa vie. Il a des chances d'être sauvé, s'il parle j mais s'il
se tait , il mourra j et je tuerai peut-êlre un innocent. Que diable ! pour
l'acquit de ma conscience , sinon par intérêt pour lui , laisse-le vivre.
Hélène était j;àle et mourante , elle aurait voulu faire un pas , que ses
jambes se seraient dérobées sous elle j cette théorie d'exécuteur de hautes-
iCeuvres la clouait à sa place.
— Allons, Hélène, reprit maître Pierre avec une voix douce et péné-
trée , soyez raisonnable; il faut que je voie cet homme , il faut que je lui
parle, mon amie. Je n'ai que la moitié de mon secret , il a l'autre moi-
tié... Qu'il me la livre, et s'il a jamais besoin de maître Pierre, maître
Pierre lui sera tout dévoué. Tenez, Hélène, vous avez peur que je ne
sache son nom ; quoique vous m'ayez traité là comme si je ressemblais aux
misérables qui m'ont enrôlé dans leur bande , ou que je commande, je ne
veux pas savoir son nom. Écrivez-le , mettez l'adresse sous enveloppe, et
je vais l'emcttre le tout à votre femme de chambre , avec injonction de ne
déchirer l'enveloppe qu'au moment où elle sera hors de ma portée. Ainsi
je ne saurai pas le nom. Acceptez-vous? Oui , n'est-ce pas, pour peu que
TOUS l'aimiez. Ah ! de quelque façon que ce soit , il y va de sa vie !
Je ne sais quelle vague espérance s'offrit à Hélène , ou si elle obéit ma-
REVUE DE PARIS. Io3
cliinalcmcnt ; toujours est-il qu'elle e'crivit le nom au dos de la lettre. Elle
la remit à Pierre, qui, sans la regarder, se dirigea vers la porte , en ap-
pelant la femme de cliambre. Voyant qu'elle ne i-npondait pas , il descen-
dit dans la coiu-, sur laquelle donnait l'office.
Hélène, se sentant seule, se prit à pleurer amèrement; mais derrière
elle une petite porte s'ouvrit, clGibricI se montra... Ilo'lcne fit un bond
sur son siège, et se jeta au cou de Gabriel.
— Ange sauveur! quoi , c'est toi ! lui dit-elle; oli ! ma vie est à toi^
pour ne t'en cire point aile'.
— Ah! j'étais là, vois-tu; s'il t'avait battue , je l'aurais tue. Écris
vite. Cette nouvelle lettre va être le correctif de l'autre; sois tranquille , il
ne quittera pas la maison du gênerai.
— Que Dieu t'entende! Oui , qu'il demeure enferme' jusqu'à ce soir;
nous ii'ons cette nuit le chercher ensemble, n'est-ce pas, Gabriel? dit
Hélène e'crivant à la hâte. Ah! j'ai fini! Tiens, et embrasse-moi... non
pas sur la joue; là, là, sur mes lèvres qui brûlent! Assez! assez! Oh!
je suis folle! Va-t"en! A un autre jour ton bonheur! aujourd'hui le
mien I
Lorsqu'il remonta , maître Pierre remarqua le changement survenu dans
l'attitude et dans la physionomie d'Hélène ; il s'attendait à la trouver dans
les larmes, ou tout au moins avec le calme apparent de la résignation , et
il lui vit un visage anime et les yeux brillans de bonheur. Maître Pierre
n'y comprenait rien ; il eut peu de temj)s pour y songer, il est.vrai^ mais.
il l!aiirait eu qu'il n'eût sans, doute pas compris davantage.
Cl Feuillide.
{La suite au numéro prochain. )
••f ♦•«••»«*«»*^«'^»*** ****** ^****^«***«*t'<X***«'»'******^* ********* ********
DES NIELLES
L'ORFÈVRERIE MODERNE.
L'existence de l'art des nielles remonte , en Europe , au septième siècle.
On ne possède , il est vrai , aucun monument de cet art auquel on puisse
raisonnablement prêter une date aussi éloignée^ mais on trouve dans les
cliartriers de ce temps des inventaires de couvens ou de trousseaux de jeunes
filles, où sont mentionne'es des pièces nielle'es. Ce mode de décoration fut
importe', selon toute apparence, d'Orient en Italie. On l'employait parti-
culièrement à orner les vases sacre's et les armures des chevaliers. Le mu-
se'e d'artillerie de Paris possède plusieurs armes nielle'es, d'une magnifi-
cence et d'une perfection extraordinaires.
M. DucLesne aîné' , qui a fait les recherches les plus étendues et les plus
sagaces sur l'art des nielles (^) , a constaté qu'il avait été plusieurs fois
abandonné et repris j abandon qu'il faut expliquer sans doute par les
grandes difficultés de son exécution , comme les reprises , par la beauté de
ses résultats. Mais avant de passer outre, disons le plus clairement pos-
sible ce que c'est qu'un nielle, en prenant pour guide l'excellent ouvrage de
(') Essai sur les nielîts , gravures des orfèvres florentins, <826.
REVUE DE PARIS. ' ''' l o5
M. Duchesne. Toute la partie historique de notre travail est due à ce sa-
vant. Il n'a, sous ce rapport, rien laisse à faire à personne. — Le nielle
est une substance métallique réduite en poudre , un mélange chimique
d'une couleur noire, ayant une affinité parfaite avec l'argent. Benvenuto
Cellini , qui |s'est beaucoup occupé de nielles , a fourni , dans son Traité
d'orfèvrerie, des noîes très-claircs sur les quantités de ce mélange et les
procédés de sa fabrication. Il suffira pour nous de dire qu'il est compose'
d'ai-gent, de cuivre, de plomb , de soufre et de borax (').
(') Toutefois comme il peut paraître intéressant à quelques lecteurs de connaître
la manière d'employer celte compo^ition , voici les explications que donne le grand
artiste florentin à cet égard :
« Maintenant nous parlerons de l'art de nieller, c'est-à-dire de la manière d'em-
ployer le nielle sur les gravures d'or {*) ou d'argent, n'y ayant pas d'aulre métal
meilleur pour cet objet. Après que la planche sera bien propre , il faudra la fixer sur
un instrument de fer assez long pour pouvoir la diriger au feu. La longueur doit être
de trois palmes (environ un pied), plus ou moins, su vant le besoin ou la dimension
de la gravure. II est bon d'avertir que la plaque sur laquelle est attachée la planche
ne doit être ni trop mince ni trop épaisse , mais telle que, quand on se met à niel-
ler, la gravure et le fer soient échauffés également, parce que si l'un des deux s'é-
chauffait plus facilement que l'autre, on ne ferait pas un bon ouvrage. D'après cela
on doit pren Ire ses précautions. Prenez ensuite une petite spatule de laiton ou de
cuivre, puis étendez sur la gravure du nielle de l'épaisseur d'une lame de couteau
ordinaire j en outre jetez dessus un peu de borax bien pilé, mais il n'en faut pas
trop mettre; après cela mêliez de petits éclats de bois sur un peu de charbon al-
lumé au fourneau; quand la flamme sera convenable, appiochez doucement l'ou-
vrage du feu en donnant d'a")oid une chaleur modérée , jusqu'à ce que vous voyiez
le nielle commencer à se fondre , parce que si on donnait trop de chaleur en com-
mençant, l'ouvrage deviendrait rouge ; et lorsqu'il est trop échauffé il perd sa qua-
lité , il devient mou : de sorte que le nielle , qui e^t en grande partie composé de
plomb, détruirait la gravure, quelle qu'elle soit, et il arriverait qu'on aurait perdu
sa pc'nc. Pour m revenir à ce que nous disions, quand la planche sera sur la flaumie
on se procurera un CI de fer dont on amincira le bout , ou le mettra au feu et lors-
que le nielle commencera à fondre , on passera le Cl de fer chaud sur la gravure
parce que l'un et l'aulre étant chauds, le nielle , devenu comme de la cire fondue
pourra ainsi mieux s'étendre et s'unir sur la planche gravée.
"Sitôt que l'ouvrage sera fro'd, on commencera à limer le nielle, d'abord avec une
lime douce; et quaud on en aura enlevé une certaine quantité , sans que cependant
(') Cdlmi s'est trompé, ou ne peut nieller sur l'or.
106 REVUE DE PA.RIS.
Pour préparer une plaque d'argent destinée à recevoir du nielle, on Hn-
cisait à peu près comme nos graveurs actuels travaillent la plaque de
cuivre ou d'acier qu'ils veulent faire imprimer. Cela nous conduit à rap-
peler que c'est à l'art de nieller que l'on duit celui de la gravure en taiilc-
douce. S'il faut même s'en rapporter à une petite histoire racontée par Va'^
sari, dans sa P'ie des peintres, c'est le hasard, auteur de tant d'autreS
morvcilleuses inventions , qui fit découvrir comment on pouvait tirer des
épreuves d'une planche gravée au burin. — Maso Finiguerra , orfèvre du
quinzième siècle et nicllcur de la plus haute distinction , avait, selon ce
qu'il rapporte , sur une table de son atelier une planche encore un peu
sale qu'il venait de terminer. Une femme, en entrant chez lui , posa par
inattention sur cette planche un paquet de chiffon mouille qu'elle tenait à
la main , et quand elle le reprit , on vit avec étonnement tout le dessin de
la gravure imprimé sur le linge. De ce point de départ au fait de tirer
des épreuves sur papier par le moyen d'une presse , on conçoit qu'il n'y a
plus qu'un pas pour l'esprit de comparaison des hommes.
Quoi qu'il faille penser de la vérité de l'anecdote , toujours est -il que
Maso Finiguerra , orfèvre, qui avait son atelier à Florence, en 1452, doit
être regardé comme l'inventeur de l'impression des gravures sur métal ,
comme le créateur de ce que nous appelons la gravure en taille-douce , c'est-
à-dire que la pièce de ce genre la plus ancienne et en même temps la plus
authentique que l'on possède est une épreuve conservée à notre grande Bi-
Lliothéque d'un de ses plus beaux nielles. Ce précieux monument, d'une
composition et d'une exécution admirables , est une paix (^) représentant
la planche soit découverte, mais seulemenl as-ez pour qu'on aperçoive la gravure ,
on niftlra la pbnclie sur la cendre, ou plutôt sur un peu de braise allumée; puis,
lorsqu'elle sera a-sez chaude pour que la main ne puisse pa> supporter celte chaleur ,
on prendra un brunissoir d'acier, avec un peu d'huile , et on le brunira en appuyant
îa main autant que l'exige ce travail. Ce brunissage est fait seulement pour reboucher
quelques trous qui se forment en n'ellant. On réparera Tacitement ces défauts parla
pratique et avec un peu de patience; mais, pour terminer le travail , un ouvrier in-
tell'gent doit reprendre réi^)arboir, et finir de découvrir la gravure (") , avoir ensuite
du trlpoli et du charbon pilé; et avec un roseau aminci du côté de la moelle, met-
tant la planche gravée dans Teau, la frotter jusqu'avec que^soa ouvrage devienne bien
uni et bien brillant. »
{*) C'est-à-dire découvrir dans la gravure les parties claires où le métal doit paraître à nu.
(')Voici une explication satisfaisante que nous prenons dans un excellent article du
HE VUE DE PARIS. IO7
l'Assomption de la Vierge, faite pom- la catbedrale de Florence où, je
crois, elle existe encore. — Il est nc'ccssaire de rcA'enir explicitement sur ce
que nous venons d'avancci'. Nous ne voulons pas dire que Maso Finigucrra
inventa l'art de graver sur rac'tdl , lequel existe de temps irauie'mcrial ,
mais bien celui d'imprimer des estampes prises sur des planches gravées.
M. DucLesne fait observer avec beaucoup de raison qu'il faut se garder de
confondre la gravure sur métal avec l'impression des estampes ; et comme
malheureusement on se sert des mêmes termes pour exprimer les deux
choses, peut-être nous saura-t-on gre d'établir avec lui la différence. On a
grave ou , pour parler plus exactement , on a ciselé' le mc'tal , aussi bien
que la pierre , dans les temps les plus recules. Le grand -prêtre des He'-
breux portait à la ceinture une plaque d'or ou de cuivre sur laquelle était
écrit le nom de Dieu; mais il y a loin de là à l'action d'inciser le métal ^
de façon à pouvoir tirer , au moyen de l'impression sur papier, autant d'i-
mages que l'on veut de la figure tracée. Quand ce procède fut connu, les
orfèvres se contentèrent d'abord de tirer quelques épreuves des pièces
qu'ils niellaient ; mais bientôt ils trouvèrent plus avantageux pour leur
gloire et pour leur bourse de vendre leur travail sous forme d'exemplaires
multiplies, que l'on recherchait beaucoup. La gravure en taille-douce prit
de rapides de'veloppemens , se repandit en Allemagne et en Flandre , et la
niellure fut tout-à-fait abandonnée , jusqu'à ce que Benvenuto s'occupa de
la ranimer, vers 1 550. Ce grand orfèvre sentait vivement le besoin d'or-
ner les parties unies de ses productions j il voulut leur appliquer ce sys-
tème de dccor, qui servait bien les richesses de son imagination et qui lais-
sait toute leur valeur aux reliefs, sans changer la pureté des contours;
mais nous voyons dans l'histoire même de sa vie que les grandes difficultés
qu'il rencontra le rebutèrent, 11 se laissa décourager par les accideiis dont
Temps sur l'usage de ces paix. Quand on a dit ce que nous voulons dire, nousine
trouvons rien du mieux à fai; e que de copier. « Alors , comme il est arrivé ficqnem-
nienl dans les arts, ce qui n'était qu'une décoration accirssoire devint le principal
objet que Tarlisan se proposa d^ns son œuvre. Au lieu de graver les parlies planes-
des bijoux, on lit de petites planches d'argent destinées;» recevoir le dissin qu'une-
main habile se chargea de tracer, el les églises lirrnl ainsi nieller les difierens acles-
de la -rie de Jésus-Christ sur des placiues d'argent que le prêtre donnait à baiser aux
assislans pendant 1 ofliee divin , en disant à chacun : Pax tecuni! Cet usage rappe-
lait le baiser de paix que les fidèles se donnaient aux premiers temps du chriitia.—
jiismc. El de lii la planclie niellée que tenait le prêtre fut aj)pelce une paix. ■»■
;14J0 REVUE DE PAIllS.
«aphal à vaincre dans l'emploi de la niollnre, était le prix de la maio-
d'œuvrc qui deviendrait e'norine s'il fallait tonjoiu's créer de nouvelles
«oniposilions de sujets et d'orneracnt , et si , comme autrefois à Florence,
comme aujourd'hui encore en raissie,on e'tait oblige de graver à la main
toutes les pièces sur lesquelles il convient d'appliquer des nielles. MM . Men-
tion et Wagner ont stnli combien cela avait de gravité, et il sont mis à profit
Jcs perfeclionncmens inouïs de la mécanique moderne pour imprimer sur
ai-gent la gravure qu'ils veulent nieller, pour reproduire par ce moyen, au-
tant qu'il leur plaîl , le même décor, la même composition , et par consé-
quent réduire considérablement le prix. Par le temps où nous sommes
arrives, l'art ne doit pas servir uniquement aux jouissances délicates d'un
petit nombre de privilégiés : pour è'se véritablement utile, il doit, sans
toutefois descendre , se mettre à la portée de tous les hommes d'inleili-
•gencc, et se prêter à la médiocrité de nos fortunes divisées j il faut donc
beaucoup féliciter MM. Mention et Wagner de cette amélioration. — Ils ont
commencé d'abord par faire les pièces que nous fournissait l'étranger, et
leur supériorité a bientôt banni de France les tabatières russes. Dès leurs
premiers pas, les Russes ont cessé de pouvoir lutter avec eux. Puis ils se sont
Fite attachés à établir deux ou trois pièces artistiques qui pussent donner une
idée exacte de toute la valeur de l'art qu'ils liraient de la poussière. Une
coupe et un coffret de mariage ont été achevés avec bonheur , et ces mor-
ceaux , d'une conception plus forte , et exécutés sur une échelle plus éten-
due , ont recueilli à l'exposition l'approbation générale. Dans la coupe
était gravée une suite de sujets dessinés par I\I. Triquelti , représentant
les phases principales de la douloureuse et belle existence de Bernard
Palissy. La forme du coffret était architecturale; le cartel du milieu ^re-
présentait deux jeunes époux lisant dans le même livre , comme Françoiseet
Paolo ; les côtés étaient ornés de portraits des femmes célèbres du quinzième
siècle, et le couronnement se trouvait soutenu aux quatre angles pnr des ca-
riatides ronde bosse en or, dans le style de Jean Goujon. Quelque sympa-
thie que nous ayons toujours pour d'aussi belles tentatives, notre critique
fut obligée de reconnaître que ces pièces, et le coffret surtout, n'étaient
pas d'une composition iriéprochable; mais nous ne les avons pas moins
admirés de tout notre cœur , paice que , depuis les maîtres , on n'a rien
fait en orfèvrerie qui leur soit même comparable sous le rapport du goût ,
de la richesse bien entendue , et du sentiment parfait d'art apporté dans
leur exécution. Après avoir examiné ces audacieux débuts de MM. Men-
REVUE DE PARIS. tlt
tion et Wagner, on ne craint pas de se compromettre, en disant que lè
sort de la niclliire est décidé chez nous; qu'elle est à jamais tirée de 1*00-
bli où on la laissait depuis trois siècles, et qu'il n'y aura plus pour elle
que des progrt^s à constater.
Nous ne faisons ]:oint ici une annonce commerciale sans d ignitc ni bonne foi •
MM. Mention et Wagner sont à nos yeux, de véritables artistes, iiscberclunt,
ils inventent; on voit qu'ils ont de la peincàsc satisfaire, ils ont juge qu'oa
pouvait avec justice reprocher à la nicllure une certaine teinte plombée, et
ils l'ont rehaussée de damasquinures en or; ils relèvent encore l'effet ge'*
néralde leurs compositions en y incrustant des pierres fines comme leurs
frères du moyen âge ou de la renaissance; en un mot nous avons vu dans
leure ouvrages des inspirations qui i-appellent les maîtres , et nous louons
tout ce que nous avons vu comme nous louerions un tableau de Dccamp ,
une figure de Moine, un groupe de Barye; nous avons trouve' de l'art dans
une boutique et nous le signalons comme s'il était expose' au Louvre, voiîà
tout. Au reste quand la niellurc ne servirait qu'à e'veiller l'c'miilation des
orfèvres, qu'à les exciter à faire mieux qu'ils ne font, et à chercher de
nouvelles combinaisons de ciseluiTS, clic mériterait pour cela seul de grands
cncouragcraens.
Ces principes d'e'tude se'riense introduits dans une de nos plus belles in-
dustries seront-ils appre'cie's par ceux qui doivent les apprécier? Les beaux
exemples offerts par les deux nouveaux orfe'vres seront-ils suivis comme
ils ont eux-mêmes suivi ceux que leur offrait la renaissance? Souliaitons-
Ic. Notre orfèvrerie , comme toutes les branches de commerce où l'art est
pour quelque chose, se trouve dans le dernier degré' d'abaissement ; l'em-
pire lui a impose ses formes raidcs et sèches, ses niaises et fausses imita-
tions du grec et du romain. Depuis peu, depuis que la peinture a secoue
le joug impérial, l'orfèvrerie a bien été frappc'e de la révolution qui s'o-
pérait dans les idées; mais, comme elle ne possède pas un seul homme
digne du nom d'artiste , elle n'a pas su profiter , elle ne s'est rien appro-
prié de bon ; elle a renoncé, il est vrai, à ses froides et arides traditions, mais
elle s'est fourvoyée dans une route plus mauvaise encore , elle s'est mise
tout bonnement à copier les formes bizarres et malheureuses que les An-
glais nous renvoyaient après les avoir volées à notre rococo ; formes dont
elle a trouvé moyen d'exagérer les vices comme font toujours les imitateurs.
-—Il nous est très-difficile de dire avec modération combien s'éloignent de
plîas en plus du beau, selon nous, k'S ouvrages de nos oifcvrcs. Pour alla-
I 12 JIEVUE DE PAUIS.
cîicr notre critique à un point fixe, rappelons-nous ceux que l'on a vus à la
dernière exposition, ou bien, pour parler d'une pièce connue du plus
grand nombie , cette monstrueuse théière de la loterie de l'Opcra qui
est le type du beau actuel. Tout cela n'est pas seulement d'un goût
détestable, n'est pas seulement prive' des moindres notions linéaires,
ne choque pas seulement les yeux comme une chose incompréhensible j
tout cela, il faut bien l'avouer, blesse le bon sens, c'est-à-dire que la forme
jure constamment avec l'usage. Lorsqu'on regarde ces étrangetés, on dirait
que le dessinateur aux abois , abandonnant toute espèce de règles et ne se
rendant plus aucun compte, a composé ses modèles sans autre but que de
faire autrement qu'il Défaisait , jetant ses idées à tort et à travers comme un
peintre fou qui mettrait dans ses figures, les jambes à la place des bras ou
la tête au milieu de la poitrine , et l'on se sent pris de trislesse quand on
rient à léfléchir qu'il ne s'est peut-être livré à ce dévergondage que pour
dénaturer le modèle qu'il pillait , ainsi qu'un voleur retournerait un habit
dérobé. — Mais n'est-ce point déjà une idée un peu entachée d'aberration
que d'aller copier l'art des Anglais? La plaisante tournure que nous donne
notre costume ne nous punit-cllc pas assez chaque jour d'avoir été prendre
leur frac, leur chapeau rond et les pointes des cols de chemise. Après avoir
rendu justice à leur instinct de bien-être qui du reste dégénère souvent
chez eux presque en tyrannie, trouverons-nous beaucoup de contradicteurs
si nous disons que le sentiment artiste , et par conséquent la création des
bellesformes, est ce que les Anglais possèdent le moins de tous les peuples
de haute circulation. ISos orfèvres , à qui l'on reproche de les copier , se
retranchent derrière cette banale raison, que le public semble préférer les
modèles anglais. Est-ce là une réponse qui ait de la dignité ? Jusqu'à quand
faudra-t-il donc répéter que l'art n'est pas fait pour se traîner à la suite
du public; que les artistes doivent, il est vrai, s'inspirer du guût des ac-
quéreurs, mais pour l'épurer et l'ennoblir I jusqu'à quand faudra-t-il
ajouter ([ue celte direction est d'autant plus facile à donner qu'elle se rap-
proche davantage du beau, c'est-à-dire du simple et du vrai, auquel ne
résistent pas même les intelligences vulgaires?
J'ai peine à me rendre compte de l'éloigncment que montre notre in-
dustrie pour la chasteté de conception que nous recommandons , et ce n'est
pas aujourd'hui la première fois que je m'étonne de ce qu'il y a de bi-
zarre dans notre sympathie pour los affectations nouvelles, ^""cst-il pa
singulier en effet que les ustensiles de nos ménages et les meubles de nQ.5
r.EVUE DE PARIS. î l"^
appartetnens deviennent chaque jour plus compliques , à mesure que nos
mœurs tendent davantage à l'unile et au mépris d'une vainc étiquette?
Ainsi , pour ne pas sortir de la spécialité qui nous occupe , on voit que le
luxe des valets a pa^se, que les plus grandes maisons ont cesse d'avoir un
argentier avec trois ou quatre liommessous ses ordres pour nettoyé rd'a-
bondanles et profondes ciselures. Eîi bien I notre aigenterie se simplifie
moins que jamais , au lieu de se mettre en rapport par sa netteté avec le
petit nombre de nos domestiques, elle se couvre au contraire d'innombra-
bles ornemens. De quelle manière expliquer ces anomalies perpétuelles qu;
s'étendent sur toutes choses? Est-ce que l'impéritie des chefs politiques,
aurait jeté l'anarchie dans le goût comme dans la morale? Est-ce que
l'esprit de confusion dont nos gouvernans semblent frappés, comme jiarune
puissance vengeresse, serait retombé sur les gouvernés? jMais ce n'est pas-
ici le lieu de rechercher ce qu'il peut y avoir de philosophiquement vrai
dans un pareil doute , reprenons la suite de nos premières observations.
— Après avoir torturé ce que l'on appelle les formes anglaises , on a A'oulu
remonter plus haut , on s'est mis à copier du Louis XIV, et les co-
pistes , selon leur habitude, ont manqué le but. Ils n'ont pas compris ce
qu'il y a de moelleux et de riche dans ces contours assez largement enrou-
lés de la décadence de l'art français; ils les oiit fait tout petits , ils les ont
tortillés, et Dieu sait ce que cela a produit! D'autres, plus épuisés par ces
beaux efforts d'imagination , le cerveau plus appauvri encore , se sont
avisés de vouloir imiter purement et simplement la nature : IM. Odiot a ex-
posé pour milieu de table un grand berceau branlant de ceps de vigne aux
feuilles estampillées , avec des écailles pour compotiers, des coquelicots
pour salières et des coquillages pour i-afraîcliissoirs , le tout en argent
mat. Pouvez-vous concevoir que la plus grande illustration parmi ks or-
fèvres français en soit arrivé là? Le pauvre métal précieux éiait bien triste
je vous assure, de se voir ainsi employé à copier strictement les plus déli-
cates productions de la terre; il a^ail honte de cacher leurs vives couleurs,
sous ses tons uniforiucs. — Il est inutile d'étendre plus loin cette critique
ce serait abuser de notre position; le lecteur poursuivra notre [lenséc
nous voulons nous épargner tout jugement de tlétail pyur faire ressortir
l'impropriété finale de ces olijels à former des ustensiles qui aient au moins-
Ic mérite de pouvoir servir. On voudra peut-être s'appuyer du passé pour
justifier ces me.s({uines imitations. Nos |)ères nous ont légué, je ne l'i-
gnore pas, quelques puérilité:; senjblablosj il y a dans le i'amcux sayicv
llf^ REVUE DE PARIS.
<fe faïence dit de Français I" , des soupières en luire de sanglier. Mais,
mon Dieu , sont-ce des pièces d'un ordre inférieur qu'il est Ijon de se pro-
poser pour eltidc? et d'ailleurs , leur extrême rareté no dit-elle pas qu'il
fie leur faut donner aucune valeur , parce que c'était des fantaisies , des
jeux d'esprit sans conséquence ?
Pourquoi donc dédaigner l'expérience du temps? pourquoi donc oublier
si insoucieusement les grands modèles? Bien qu'il soit fort étrange de
ifetre comparaître les Grecs et les Romains à propos de tbe'icres et de com-
potiers , nous ne pouvons nous refuser l'avantage de donner à notre avis le
relief des exemples laisses par eux. Ne sait-on pas le soin extrême qu'ils
prenaient d'appliquer à leurs travaux la matière qui leur était propre :
c'est en cire colorée que les Grecs auraient fait un cep de vigne; aussi,
(jnasîd les Romains qui , comme artistes , furent toujours leurs esclaves ,
osèrent employer l'argent pour imiter des fruits, ils avaient perdu les
bonnes traditions , la décadence marchait à grands pas ; et ce fut sous les
derniers Césars que les matrones portèrent les premièies couronnes de
fleurs en or, pareilles à celles de nos bijoutiers du Palais-Royal. Avant
cette époque , la délicatesse des idées ne permettait pas de donner à Tor
la valeur brutale que nous lui donnons; il ne s^était pas introduit une telle
grossièreté' dans le goiit; qu'une cbosc fût belle , par cela seul qu'elle coû-
tait beaucoup, et l'on aimait mieux la charmante fraîcheur, la douce va-
riété'des fleurs naturelles que la lourde richesse d'une tulipe ou d'une rose
<ie me'tal.
Ici la tàcbe qui est venue se prc'senter à nous , en finissant notre article
mv les nielles, devient assez difficile. Nous avons signale ce que nous
îroHVons mal ; les inteVesse's vont nous demander de dire ce que n us trou-
Tenons mieux, comme si la critique avait autre chose à faire qu'à formu-
ler son blâme, comme s'il lui c'iait donne de pouvoir autre chose que de
crier : « Vous ne faites pas bien; faites autrement. » Ce n'est pas notre af-
faire devons expliquer quel sera le bon autrement : chcichrz! Eh! si j'e'-
tats artiste, je n'écrirais pas de la critique; je prendrais un pinceau,
un burin, un ciselet, et, laissant l'essor au génie que Dieu m'aurait
donné, j'enfanterais une œuvre inspirée pour étouffer vos œuvres scr-
viies. Ce que je puis dire , c'est qu'il faut qvic notre orfèvrerie se fasse
.'edépendantc. 11 importe surtout qu'un bomme de mérite sente qu'il n'y a
pas à déroger en s'y appliquant , pour lui donner un caractère à elle ,
-comme autrefois les Finigucrra et les Ccllini s'appliquèrent à celle de leur
REVUE DE PARIS. î i5f
temps. Alors les orfèvres c'taiciit des artistes, de grands artistes, qtii jfei-
saieiit eiix-mcuies leurs modèles. Cclliiii n'était qu'un orfèvre, ce qad^e
l'cmpêcLail, lui pas plus que 1rs autres, d'être dessinateur, sculpteur et
graveur. Il faisait des bagues et des agrafes de manteau , et il faisait aussi
des luc'dai lies et des statues. En lisant ses rae'rnoires , on voit qu'il étaiî
squvent en querelle avec d'autres orfèvres dont la rivalité indique assez:
qu'ils exerçaient les mêmes talens que lui. Eenvenuto n'est point une -ex-
ception , et les magnifiques pièces d'orfcvi'erie qui sont parvenues jusqu'à
nous et dont les auteurs sont ignore's suffiraient pour ne laisser aucun
doute à cet égard. Ces hommes n'avaient recours h personne poxu- tracer
leurs compositions et les cxe'cuter. Loin de là , nos orfèvres sont des naar-
cliands qui se vouent à leur e'tat sans vocation , sans e'tude pre'lim inaire,
parce qu'il faut avoir un e'tat ; ils se font orfèvres comme ils se feraient
de'bitans de tabac ou officiers de troupe; ils cxei'cent un luc'tier , ils don-
nent de la matière d'or ou d'argent à des ouvriers qui copient ce que Cf;-
piaient leurs pères ; puis ils calculent la valeur du métal , le temps du
manœuvre, qu'ils paient le moins possible, et ils vendent le re'sultat Je
plus cher qu'ils peuvent. Ce sont des industriels , ne se doutant mêm*
pas qu'ils professent un art. Si d'un autre côte' , on remarque dans la bi-
jouterie quelques progrès , on est force' de convenir que cela est à peiae
sensible et se distingue bien plus par une incontestable perfection de tra-
vail matc'riel que par une invention quelconque. Les mains sont meiipeil-
Icuscment habiles; mais de tête pour les diriger , d'amc pour les inspirer,
il n'y en a pas. Voyez, par exemple, les chevaux ronde-bosse qu'ils ap-
pliquent depuis quelque temps sur des bracelets; ils ne sont pas pkt!i
grands que les chiens qui les accompagnent , et ils ont le ])oil long coœmt
un ours ne l'aurait pas. En ve'iite', il n'y a tout au plus de louable daits
ces choses que l'intention.
Malheureusement ceux que nous blâmons ont une excuse assez nalurellt
à pre'scnter. « (^uoi que nous fassions , diront-ils , les femmes nous ackc-
lent tout. » Celte le'ponse ne saurait les justifier complclcmcnt , clic té-
moigne seulement cont-e la mauvaise éducation artistique des femmes.
Puisque les Françaises , maigre leur prétention au bon goût , veulent res-
ter dans celte ignorance qui rend parfois si ridicule leur toilette cl k«r
ameublement , il est jiecessaire de les diriger. Nous avons de bonnes i-ai-
500S pour savoir qu'un marchand se ruinerait à leur faire des choses troj)
>4;Àcusçmcut belles , mais nous sommes sûrs aussi , depuis que noiis ar&Ofi.-
Il6 REVUE DE PARIS.
visite les ateliers de MINT. Mention et Wagner, que l'on peut, avec de l'iiabi-
leté, trouver son intc'rêt à sortir du laid pour s'acliemincr versle beau. Si le
Salon qui vient de se fermer n'a encore éle' cette anne'e pour les femmes qu'un
motif de futile promenade, au lieu d'être une occasion d'c'tude, si elles ne
veulent point avoir l'honneur de !a reforme du goût, que ce soit donc les
marchands qui s'en chargent. L'orfëvre de notre temps doit s'attacher à
faire des choses élégantes et conmiodes , à mettre toujours la forme et le de'-
cor en rapport avec l'usage. Lcsprcmici's modèles ne leur manqueront pas.
Ily a dans Paris quaire ou cinq cabinets de curiosité dont la fréquentation
donnerait à leur talent les meilleures inspirations. M. Dusommerard, entre
autres , a rassemble' chez lui les plus précieux déljris de la renaissance,
les plus divines choses du monde, qu'il livrerait généreusement à leurs
études. Tous les fai.veurs de collection ne cachent pas leur cabinet ainsi
qu'un avare cacherait son trésor. L'égoïsme , tombeau de toutes les sortes
de vertus , ne les pousse jias tous à vouloir garder pour leur grosse jouis-
sance personnelle ce qu'une bonne passion ou une grande fortime les a mis
à même de posséder; il est de ces hommes que la propriété n'a pas cor-
rompus et qui , saintement épris de l'amour de l'art , éprouveraient des
joies pai'faiîes à voir les reliques qu'ils vénèrent seuls depuis de longues
années, se i-épandre , se populariser, rayonner au grand jour, et porter la
foi du beau jusqu'aux derniers rangs de la société.
Nous insistons sur ce point, il est indispensable que les orfèvres se
livrent à des études artistiques , et cessent d'êîre des ouvriers stupides
travail lani sans raisonner. Nous ne demandons pas seulement que l'art soit
appliqué aux choses usneîles, nous voulons aussi que les objets fabriqués
le soient uvec intelligence; plus de ces longues cafetières portées sur trois
filets d'argent qui semblent leur faire jouer une partie d'équilibre; plus de
ces anses dont les ciselures anguleuses vous entrent dans la main comme
des épingles; plus de moulures mates sur les bords d'une tasse que l'on
doit porter chaque matin à ses lèvres. Le premier mérite d'une cafetière ,
c'est d'avoir une base solide; le premier mérite d'une anse , c'est d'être
facile à prendre et douce à tenir; le premier mérite d'une tasse, c'est de
ne point embarrasser la bouche. Le second mérite de ces objets d'un usage
continuel et journalier, c'est d'être très-aisés à nettoyer. Tout ornement qui
ne renferme pas ces deux indispensables qualités est mauvais. Pourquoi faut-
il que l'on soit obligé de ramener nos artistes industriels à de pareilles
•notions? Elles sont tellement nat a-clles qu'il serait puéril de les rappeler.
REVUE DE PARIS. 1 \n
SI l'on n'avait des faits à corrigrr. Les anciens sont encore pour cela de
divins maîtres à e'tudier; leur ingc'niosite' pour trouver les ide'es analogues
est admirable. S'ils ont h motiver une tête d'épingle de coiffure, c'est
une femme se peignant les cheveux qu'ils modèlent; s'ils ont à embellir
ime patère , c'est une Venus voguant sur une conque qu'ils jettent au
fond : si bien que chaque fois que l'on fait une libation , la déesse paraît
sortir des vagues. La magnifique galerie d'antiquités que M. Pourtales a
formée avec des dépenses vraiment royales , et dont il ouvre les tre'sors
aux curieux avec la courtoisie d'un vieux gcntilliomrae , nous fournirait
bien d'antres exemples encore; mais ce serait allonger inutilement notre
article que d'en citer davantage , ceux-là suffiront pour les lecteurs aux-
quels nous nous adressons. Un orfc'vre qui voudra mériter le beau titre
d'artiste marchera dans celte ligne et s'écartera de la pauvicte mesquine
de l'empire comme de la surcharge de broderies des dernières années; il
se mettia surtout en garde contre ce dévergondage de goût , sans point
de départ et sans but, dont aucun esprit ne peut se rendre compte.
Il ne s'agit pas de frapper les yeux pir une forme étrange, il faut capti-
ver par des conceptions siuqdcs, dont l'effet, toujours harmonieux, rende
leur image facile à fixer dans l'esprit. Au risque d être accuse de viser
au paradoxe ou à la sentence, je diiai en finissant : Un morceau d'art,
pour remplir toutes les conditions du beau ou du bien, car c'est même
chose , doit être tel dans son ensemble que celui qui l'a vu le puisse de'-
crire aisément.
V. ScUOELCHER.
..X— »«t#;«jetaiaa«>aa»a»«»ao»»»ir«»»»»»«»»»a»ata»«f «a«*f »• »•«•«»»» »««*»o»
ROBERT MACAIRE.
Le scandaTeux succès de cette pièce s'e:xpîiqne par l'absence
<ie toute comédie snr nos théâtres, qui ne letiaccnt, depuis que
le drame les a envahis, ni les u^œurs, ni le ton, ni le vi.^age hu-
iTraîa de la société. Comme la société, belle ou corrompue, reli-
gieuse ou alliic, monarchique ou républicaine, a besoin, ainsi
qu'une fenune, de se voir quand elle se lève et quand elle se
couche, elle a couru an premier cndroiL oi!i on lui a inLlic|ué une
glace. Depuis long-temps elle ne jouissait que des tristes leflels
■de ses passions mauvaises. On ne prétend pas exclure les passions ,
mais la vie est autrement mêlée qu'on ne nous l'a faite au théâtre.
Tout en aduiirant les audacieuses peintures du moyen âge, les
sqèaes volcaniques de l'adultère, écloses de grandes imaginations,
on. se demande si, a trente-cinq ans ou a. quarante ans, on est
«ncore eu rapport avec ces luxuiieuses exaltations; s'il n'est pas
des conditions sociales totalement indifférentes a ces tableaux;
s'il n'existe pas des milliers de tempéranicns qui n'ont pas com-
pris par défaut d'assimilation le premier mot de ces drames? Or,
yn art qui oublie qu'il y a des filles lymphatiques, des bourgeois
paisibles, des ouvriers, un peuple, et un peuple peu nerveux,
peu dévoué a des loisirs de cœur; un art qui ignore que, passe
certain âge, on s'assied, on raisonne, on cause, on vit pour
yivre, cet art nous semble ou aveugle ou sourd. Ceci a été ou-
REVUE DE PARIS. 1 i*^
hlié par îc drame inocîeinc; il a réduit la \ie a quelques annéts.
Avant et après la jeunesse, il n'a rieu soupçonne. Le drame œo-
derne a vingt ans.
Parti de ce point , le drame n'a pu êlre ni raisonnable , a vingï
ans ou aime ; ni spirituel , a vingt ans on aime; ni railleur, h vingt.
ans on aime, uîais il a été sanglant : et c'est monotone, car lowî
Je monde ne tue pas ; car au thécàtre on ne prend d'intérêt q®'à
ce qu'on ferait soi-même. Il est a parier qu'il n'y a pas dix An-
lony par population. Qu'olfrircz-vous au reste?
Quel autre drame, celui qui, sous une main habile, et je la
sens venir, ne se composera pas de murs épais seulement, de
vieilles portes de bronze, ni de boudoirs de laque; mais qai
éclairera doucement la rampe , qui vous annoncera au salon , qui
TOUS fera asseoir ])rès de la maîtresse de la maison , qui causera ,
rira un peu , nous met ira face a face avec nous-mêmes, beaux on
laids que nous sommes ! 11 y a huit ans qu'on n'a vu un honnêtfr
liomme en scène ; qu'on n'y a remarqué un salon où l'on oserait
rester deux heures en tête a tète avec quelqu'un , ni une chambre
où l'on se hasarderait a pa.'^ser la nuit. Si l'on aime tant Molière^
c'est que ses personnages sont nos amis, nos voisins , nos parens^
nos locataires. Qui ne voudrait avoir un appartement dans la mai-
son où se passe le Dépit amoureux ?
i?o/'6'/f i1/rtcrw-(? n'est pas une comédie, pas plus qu'un singo
n'est un homme, et qu'une prostituée n'est une femme; maiscetic;
monstruosité met sur la voie. L'art recommence : et ce n'est pas
pljus laid après tout que le tombereau de Thespis.
L'immodéré besoin de comédie est flagrant dans l'avidité àw
public "a se porter au thiàtre où Robert Maca ire a été leprésenié,
aux Folies Dramatiques, dont les murs dé:oiguent, dont les loges
sont rances, théâtre qui sent son incendie d'une lieue a la ronde..
Eh bien ! vous avez vu ce que la société de Paris a de i)lus mus-
qué, l'Opéra tout entier venir aux Folies-Dramatiques a quatre
chevaux , et prenant ses pans d'iiabils , ses robes de soie et son
courage a deux mains, se bourrer dans cette salle que les porti«cs-
et les giiseltes ne connaissaient pas la veille.
î 20 REVUE DE PAIUS.
Avant le lever du rideau, — je crois qu'il y a un rideau aux
Folies-Dramatiques, — j'ai vu les spectateurs, impatiens du plai-
sir qui leur était promis, s'identifier par une certaine prépai'ation
naïve d'esprit a la solennité attendue. Ce sentiment tout enfant,
mais si vrai, que le peuple, sobre de spectacle, éprouve au plus
haut degré et qui consiste en une disposition arrêtée de vendre
son anie, pour ainsi dire, au démon de la soirée, je l'ai remarqué
tiux représentations àe Robert Macaire, chez ceux qui depuis long-
temps l'avaient perdu par un long abus du drame a passion. Le
drame moderne, si on l'a remarqué, ne souffre et ne demande
pas nne attention continuelle. Ce peut être un bon fruit, et je le
crois, mais avant d'arriver a la pensée qui en est ordinairement
la substance, il faut arracher les feuilles et les écorcesdont il s'en-
îonre. Le premier acte, communément, est une canserie , le second
im voyage, le troisième nn bal ou une discussion philosophique 5
îe quatrième seul est intéressant ; tout est sacrifié "a la royauté du
•quatrième acte, et les acteurs le savent si bien qu'ils se soucient
peu de paraître médiocres dans les actes qui précèdent. Tous re-
fuseraient de jouer dans une pièce dont les cinq actes seraient re-
marquables, si le cinquième n'était plus remarquable encore. La
■prétention est mortelle ; elle coiid;unne le public h subir quatre
heures d'ennui pour obtenir un quart d'heure d'émotion , et elle
le réduit a l'état des derviches tourneurs de lOrient, qui évo-
luent pendant huit heures sur leurs talons , afin d'arriver a la cé-
leste béatitude d'être iv^res- morts au bout de leurs pirouettes.
Peu comprennent mieux que nous la séduction du paradoxe.
Nous n'aurions demandé que quelque vraisemblance , por.r nous
y rattacher, 'a l'opinion hardie qui a dit, après la représentation
de Robert Macaire : — Enfin la comédie est ressuscitée , la vé-
ritable comédie , celle qui retrace les mœurs et les corrige, en
mettant les bonnes et les mauvaises en présence. Pour trouver
légitime ce cri de triomphe que nous repoussons, nous n'aurions
pas exigé le retour d'un Molière ni le mérite suprême de ses
pièces; loin de lii : nous aurions même décemment glissé sur
le talent d'exécution littéraire et les qualités de style, toutes
\
REVUE DE PARIS. 12 1
perfections si peu goiîtécs d'ailleurs au iliéàtie , magnifiques
inutilités qui n'ont pas fait vivre Racine et sans lesquelles quel-
quefois Molière a su se perpétuer jusqu'à nous. Mais nos bonnes
volontés n'ont pas trouvé où se prendre, et le paradoxe est resté
sur les dents. Par-ci , par- la, quelques estafiers de la littérature
haute en goût, ont bien crié, le poignet sur la hanche et la faute
de français a la bouche : — \ oila comment Shakspeare créait ses
tragédies, — sans le savoir, sortant de la taverne ou du sermon, ivre
ou humble de pensées , jetant au basard le peu de science latine
et d'histoire qu'il possédait dans l'océan de son imagination ,
où tout ensuite se combinait, se fondait, se colorait et grondait en
tempête. D'abord je crois, en tbèse générale, que lorsqu'on a
beaucoup bu on est ivre , et qu'en conséquence on est peu porté a
suivre le fil d'une idée propre h devenir un drame; je crois qu'il
y a dans le miracle laborieux d'une œuvre dramatique une luci-
dité tenace d'esprit qui ne résulte que du parfait équilibre des
sens; je crois, en un mot, que riusj)iration, c'est la patience et
la clarté, élevées ensemble k la plus baute énergie de leurs ef-
forts commiuis, et que le plus beau travail du génie s'opère dans
un corps froid et une tète chaude, dans une débauche a jeiui.
Non, ne croyons pas que les événemens du passé, que les
choses du présent, ceux-là procédant d'immuables causes, celles-
ci soumises "a Tinfluence des mœurs, des lois , des baintudes; les
ims constituant Ibistoire, les autres la vie, puissent être saisis
d'autorité, élaborés dans la spontanéité de l'ivresse, dans les dé-
règlemens du corps. Les prophètes éiaient des saints.
Nous nions donc que Sbahspeare ait puisé dans l'ivresse, qu'il
ait dû a la prostitution de son ame les colossales créations de son
génie. Autant vaudrait ériger en poétique la corruption, et juger
les poètes d'après la profondeur de leurs caves.
Ce préauibide ne nous force point a conclure que les auteurs
de Hubert jVacaire ont justifié le moins du monde la métbode
dont on veut que Shakspeare leur ait fourni l'exemple. Nous ne
les exceptons point, au contraire, de la classe honoiable de ces
talens actifs, qui, sans prétention, sans despotisme, alimentent
IS2 REVUE DE PARIS.
les iKéâfres des boiilevarts au pvix de leurs veilles; qui ont un
public dont ils sont la joie, et une renommée qui ne les empêche
pas de dormir.
Quel puissant intérêt a donc remué ces masses depuis trois ans
indifférentes a tous les appâts tendus parles autres théâtres? Est-
ce Taclcur Frédéric, lui qui , malgré son immense talent, a tra-
versé sans la repeupler la Thébaïde delaPorte-Saînt-Martin? Est-
ce la merveille d"uu ouvrage réunissant en lui tout ce que ces deux
écoles recommandent "a leurs adeptes? Mais il n'y a ni genre, ni
école , ni forme , ni stj le dans Robert Macaire; il n'y a que des
hommes déguenillés , des scènes qu'on ne pourrait jamais imprimer,
et qui n'ont pas été imprimées non plus; un dialogue uniquement
composé de hoquets , de coups de pieds , de cris de tabatières.,
d'éclats de rire gutturaux , de grimaces ; il n'y a pas de décors ; oa
y voit des bottes qui lî ont plus de nom dans aucune langue; des
chapeaux décrochés de la Morgue, et des habits qui n'ont même
jamais été vieux! Eh bien! ceux qui ont admiré les villes d'or de
l'Opéra, les hommes ruisselans de pierreries de la Juwe ^ les che-
vaux de brocart du roi Sigismond, ont donné les villes d'or pour
les bottes de M. Frédéric , et les chevaux du roi Sigismond pour
le baron de Wormspire. Quel marché!
Voila un problème difficile en apparence : il ne l'est pas. Vous avez
trop spéculé sur les passions, au théâtre, aux dépens des mœurs. Il
en est advenu que celles-là se sont épuisées, que celles-ci se sont
faitdésirercommel'eau dans un désert. Ou est accouru à une pièce où
l'on promettait des bourgeois en chair et en os comme nous , des
agens d'affaires , une assemblée d'actionnaires, un commissaire de
police, un père de famille, un enfant, un baron de l'empire. La
soif de curiosité a été si grande que, même après avoir éprouvé
que ces bourgeois étaient des niais, ces agens d'affaires des vo-
leurs, cette assemblée d'actionnaires des dupes et des escrocs, ce
commissaire de police une stupéfiante caricature de l'autorité, ce
père de famille un galérien, ce baron un soufflet à l'armée impé =
riale ; la soif de curiosité a été si vive, disons-nous, qu'on a en-
core osé s'écrier : — Voila enfin la société! la grande comédie!
REVUE DE PARIS. fOi^
Ah! vous vous reconnaissez donc! car on ne suppose pas que
ces infamies, si elles étaient de pure imagination, fussent dignes,
du sacrifice de vos soirées et de vos soirées pendant l'hiver, qnandi
elles sont si douces; pendant Tété, lorsqu'elles sont si fraîches h
la campagne.
Qu'est-ce donc qui est vrai? Serait-ce le monologue de la pre-
mière scène , quand Robert Macaire, Fœil sanglant, puant la guil-
lotine, s'écrie : « Mort! bien mort! très-moi t! Je m'en moque paa
» mal! — La tombe! Qu'est-ce que la tombe? La tond:)c est un?
M asile sûr, où l'espérauce tombe, ou pour réternité on se croise
» les deux bras. »
Si CCS paroles sont de celles qu'il convient de publier au théâtre
pour que leur effet moral s'étende au-dehors , je ne comprends.
pas pourquoi vous pleurez amèrement sur le sin'cidc, râlant sous
vos croisées ou dans la chambre voisine; on se tue toujours en
vertu d'une maxime, et la vogue de Bohert Macaire est assez
claire pour être proverbiale. Fonlez toutes les lois régulatrices,
n'acceptez la charge d'aucun des devoirs de la vie, courez, au
contraire, au-tlevant de toutes les violations, pourvu cprelles
vous procurent une volupté; et puis, quand le juge frapjiera au
carreau de la vitre, répondez-lui en vous biûlant la cervelle; car
la. tombe est un lieu oiipour l éternité ou se croise les hrus !
En tout autre temps, on aurait salué notre dernier paragraphe
par une spirituelle ironie; on l'aurait trouvé bien ampoulé. Hier,
il y a eu deux suicides dans Paris.
Qu'est-ce donc qui eft vrai? Ceci : a Mon fds, j'ai des re-
» proches a vous adresser au sujet de vos gens, qui n'ont pas
» pour moi tout le respect qui est dû a ma qualité de père et à
» mes malheurs! Enfin, croirais-tu, mon garçon, qu'a l'heure
ji qu'il est, je n'ai pas encore fait mon second déjeuner et que je
M n'ai pas lu mon journal? Ah ça, et ton mariage? — Oh! cte
M bégueule! c'est donnnage, tu aurais eu des enfans, je me serais
M chargé de leur éducation. Au fait, vends ton auberge, confie-
»• moi les fonds , je les ferai valoir, et tu m'en diras des nouvelles.
» Mon lils, vous oubliez le respect dû a ujcs cheveux blancs! «
1^4 nRVUE DE PARIS.
Après la religion, voici la paternité baffoiiée; applaudissez
donc des deux mains aux outrages que vous recevez. Mais en ren-
trant au logis , essayez de don)iner la rébellion filiale , vous, père,
au nom de la paternité souffletée sur vos joues. Attestez vos che-
veux blancs, et vos fils s'approcheront pour voir si vous n'avez
pas une perruque carotte. De quel droit exigerez-vous que vos fils
honorent en vous des expressions et des images dont vous avez
encouragé la flétrissure? Ils se feront un jeu de ce dont vous vous
serez fait un jeu. Plus vous serez sérieux, et plus ils vous félici-
teront d'avoir si bien profité des leçons de l'acteur; vous crierez
et vous désespérerez; ils diront : — Bien ! c'est cela , mon père. —
Vous les maudirez; ils s'assiéront et vous répondront : — Quel
gaillard! comme il maudit bien! — Vous vous écrierez comme
Job : — Seigneur! Seigneur! ayezpilié de moi! et vos fils vous
tourneront le dos en disant : Mon père! «C'est ainsi que s'ex-
w prime Robert Macaiie quand il s'enfuit de l'auberge en einpor-
M tant un sac déçus! Vous plaisantez, je crois, avec votre
» malédiction et votre Seigneur ! » — Comment parviendrez-vous a
persuader a vos fils que ce qui était un amusement hier est devenu
le lendemain un droit pour vous, un devoir pour eux? Avili, le
langage sacré de la famille avilira les sentimens qu'il exprime.
Vous ne débiterez plus qu'un rôle de tréteau, avec vos maximes
décriées, et décriées par vous ; et si l'inspiration de la colère vous
fournit quelque amère parole contre tant d'irrévérence, votre ou-
vrage, votre fils vous renverra k la tirade de la pièce, et vous
fera observer que cela n'est pas dans le rôle.
Robert Macaire est donc une école où l'on enseigne 'a se mo-
quer des pères , en les représentant abrutis par le vin. Chez les an^
ciens, du moins, on n'employait ce moyen d'abjection que pour
dégoûter de l'ivresse. Nous sommes en progrès : on veut nous dé-
goûter des pères.
J'admets que l'ancienne comédie ne soit pas exempte de ces ta-
bleaux qui , avec la prétention inouïe d'épurer les mœurs, en re-
tracent les plus sales déréglemens ; j'admets que Dorante du Bour-
geois gentilhomme j que les marquis de Le Sage soient de fieffés
REVUE DE PARIS. 125
bandits; mais n'oubliez pas qne INIolière n'a jamais exposé le vice
qu'avec une mesure infinie, el jamais sans manquer de lui oppo-
ser le contraste de Thonnête li inme qui l'emporte, et queLeSage,
dans les comédies où il a sacrifié a nn scepticisme odieux, n'écri-
vait pas en vue du peuple, doublement éloigné du théâtre par sa
pauvreté matérielle et par sa médiocrité intellectuelle. Rien qu'au
style, on sent le peu de danger de ces comédies. Il y a de la fi-
nesse dans le trait, delà réflexion dans le fond, de la philosophie
sons l'expression la plus franchement ironique en apparence; mais
ici , mais dans Pwhert Jilacaire , c'est l'argot et ses turpides images ;
c'est un vol a main armée fait an style de la Gazette des Tribu-
naux ; c'est la linguistique de Cartouche, revue par une académie
d'escrocs.
Chn"r et effilé comme un poignard, ce langage se fidie partout
dans la chair du peiqile. II en rit dabord , puis il l'adopte,
puis il le parle; demain il répétera dans râtelier la scène de la
fameuse entrevue de Robert IMacaire et de Bertrand.
Bertrand nous donne la mesure qui nous sépare de ranliqiuté,
la on nous l'avons inu'tée. Oresie et Pylade personnifia eut admi-
rablement la sainte amitié dans tous ses dévouemens et ses beaux
saeriliees. Nos Orestes et nos Pyladcs sont Bertrand et Robert
Maca're-: Bertrand est Pelade, jMacaire est Oreste. Quel chemin
ils ont fait! Pylade ne va plus a la suite d'Oreste que pour re-
cueillir des coups de pied dans les parties chainnes. Le premier
signe d'effusion qu'ils se donnent après une absence assez longue
n'est pas de s'écrier : Oui , puisque je retroui-e un ami si fidèle;
l'un dit a l'antre : La bourse ou la ^ne! Pylade répond : J'allais
vous en dire autant. Voila ])ourquoi ils ont traversé les siècles ,
ces deux symboles d'amitié sublime. Et l'art en souffrira éternel-
lement de cet affiont fait ii la face de l'antiquité. Essayez désor-
mais de présenter deux amis en scène : ils ne diront pas un mot
simple, bon, humain, cordial, qne le même mot n'ait été sali et
mâché par Robert Macaire et Bertrand, La synonymie rappellera
involontairement une sitna'.ion semblable ou analogue; — elle sera
dans Robert Nacaire. Et ce masque hideux s'appliquera 'a tout
llG REVUE DE PARTS.
beau vîsnge, h tout beau sentiment. Cet ignoble chef-d'œuvre;
ctouffera bien des chcfs-Jœuvre.
Antre erreur, d imaginer que le peuple est moins sensible anx;
modifications sociales qu'aux modifications politiqncs, parce qu'il
prend à ces dernières une part visiblement plus large. En vou-
lez-vous une preuve d'hier? Deux procès se sont trouves, uiu
instant parallèles : l'un politique et pris tout entier dans leSi
entrailles malades du peuple ; l'autre domestique et n'éveillant
que des sympathies dhonneur, de respect, de pudeur; touchant
le cœur, il est vrai , mais le touchant par le contact de la publicité
des journaux , moyen artificiel ; et par Téioquence des avocats ^
moyen encore plus factice. Eh bien! ne l'avez-vous pas remarqué?.
Le procès social a fait laire le procès politique tout d'un coup; il
lui a crié : Silence! et il s'est tu. Le Palais-de-Justice a caché le
Luxembourg pendant deux semaines; il n'y a plus eu pendant
deux semaines ni pairs de France, ni prévenus, ni co:nplot. Une
jeune fille outragée a obtenu ce que la prudence de l'état désirait
depuis si long-temps et sans succès. On a oublié pour elle une
ville mitraillée , des prisons, des cris, des assassinats. La cata-
leptique de Saumur a jeté sur la France entière l'épouvantable
silence de son anie.
Dites maintenant que le peuple n'est pas vulnérable au âanc
social , qu il n'est intelligent que pour ses intérêts politiques! Ceci
est son pbis bel éloge ; ceci prouve que le citoyen se retire encore
devant la miijesté de l'hoinme; que le citoyen n'est qu'au second
rang aux yeux de l'humanité. Et tant mieux!
Kous avons vu la rencontre touchante de Bertrand, échappé de
la guillotine, et de sou noble ami Macaire, au milieu d'une forêt,
lieu merveilleusement propre à un tel rapprochement. « Cette '
» voix !.. ces traits. .. Beitrand ! Macaire ! .. — Viens dans mes brasi
3x — Eh! tu m'éiouffes , imbécile! — Où en es-tu de tes afTairesî
» liens ! huit mille balles sous ce buisson? — A qui donc? à toi.?
» Eh, non ! a monsieur le curé, » Voilii leur premièie entrevue
a accomplie : ils vont la sceller par une bonne action. »
« Bertrand, des chevaux qui prennent le mors aux dents, des
REVUE DE PARIS. 11J
» voyngeurs qui vont périr il f;iui les sauver Qu'est-ce
» que cela te fait, Macaiie? — Ah, BcrtiauJ ! »
.. .Moquerie atroce Je Ihospilalité! de riiumanité ! Qii esUce que
cela te fait ? Voyez- vous! snycz eu danger de périr par l'eau ou
parle feu, les BertrauJs élevés h l'éco'e de Robert Macaire diront:
Qu'est-ce que cela me fait! Admirable pays, celui où l'on fiappe
des méda lies d'argent, où l'on distribue des prix eu pleine aca-
démie en faveur de ceux qui sauvent les hommes au péril de leur
vie, et où il y a un théâtre trop petit pour les applaudisscmens,
quand Bertrand , témoin d'un malheur qu'il peut empêcher, Ber-
trand dit : Qu est-ce que cela méfait?
Ajoutons vite, pour garantir notic impartialité , dont notre sou-
venir seul lépond , car nous citons de mémoire, que 1 lionnnc en
péril est le baron de Wormspire , baron allemand , naturalisé sous
le grand homme.
Jusqu'ici respectée, la gloire de l'empire n'avait reçu aucune
souillure : elle ne fut jamais coupable des héroïques pleurniche-
ries dont la ridiculisa le vaudeville de la restauration. Personni-
fiée dans Wormspire, elle filoute maintenant des filous , elle s'al-
lie au sang de Robert Macaire, par Eloa la fille de Wormspire.
Par une mauvaise destinée de nos grands noms militaires, aucun
n'a été jeté en bronze sur la scène , ni Murât , le cavalier numide,
ni Kléber, Sésostris pour les Egyptiens; ni iMoreau , ce traître su-
blime , ni Napoléon lui-mèuie ! Le bronze, le marbre, oui fuit
leur devoir ; la littérature , rien. Je parle de la litléiature diama-
tique. Erreur. J'oubliais la création toute militaire, tout impériale
de Wormspire !
Il serait trop léger d'insister sur le profond mépris avec lequel
est traité l'amour dans Robert Macaire. Eloa n'a \\\\ nom d'ange
que par antiphrase. Elle est pour son époux, le prétexte ingénieux
de toutes les phrases qu'il débile pour, sur et contre l'adultère.
Après le coup de poignard aux mœius, c'est le coup de stylet au
langage des passions ; enfant du drauie effréné, Macaire se révolte
.contre la phraséologie ellrénéc ; c'est un assassinat de plus que
commet le bon Macaire au sein de sa propre famille : — « J'arrive
128 REVUE DE PARIS.
» a toi pour venir le dire , je t'aime! — L'univers tout entier se
» serait trouve Ih, que je l'aurais broyé , pulvérisé , pour venir te
M dire : je t'aime! Eloa , si ton père m'eût refusé ta main , oh ! que
)) d'épouvantables catastro[)hes il en serait résidtc ! « Eloa ré-
pond : a Moi j'aurais voulu que mon père t'eût refusé ma main;
» que dis-jp? j'aurais voulu que mon mari vécût encore ; et alors ,
» fille dénaturée , épouse criminelle et adultère, je serais venue a
» toi comme l'ange déchu ! » Et Robert gémit : v Oh! oli! oh!
» oh! c'aurait été charmant! »
Il est difficile de concentrer avec plus de naïveté et d'esprit,
car il y a jusqu'à de l'esprit drms cette malheureuse bouffonnerie ,
les propos galans de nos pièces adultères a tous les degrés.
Si nous avions le courage de louer d'autres scènes, nous n'o
mettrions pas celle, si neuve, si gaie, si originale, où le beau-fils
et le gendre s'escroquent en famille, à la table de jeu. Depuis Mo-
lière, u notre avis, du moins, on n'a rien imaginé de plus co-
mique.
Ce serait mal défendre 1 immoralité de cet ouvrage que de dis-
cuter le point de vue où nous nous sommes placés pour le juger ,
que de soutenir, par exemple, que l'on corrige les vices-en les re-
traçant avec fidélité dans toute leur laideur. Vous voudriez, n'est-
ce pas, avoir le mérite de l'œuvre et nous laisser la charge de la
redresser? x\vec ce système rien ne serait exclus du théâtre; vous
compteriez en tout temps sur les âmes honnêtes; mais c'est a vous
de les rendre honnêtes d'abord.
Ainsi, par exemple, la scène des actionnaires pipés o.lieusement
par Robert Macaire apprendrait "a se méfier de ceux qui font des
entreprises. Vous vous trompez en cela. La leçon profite a ceux
qui trompent et non a ceux qui sont trompés, par la raison que
c'est chez vous l'escroc qui triomphe ; que c'est l'escroc qui a de l'es-
prit, de la grâce, et toute la supériorité. On s'y prend autrement
pour arriver au but contraire. Le sot public dit comme Bertrand :
Comme ce gai'.lard-là a la langue bien pendue!
Non, ce n'est pas là la société, vous valez mieux. Vous ne vo-
lez pas, vous n'assassinez pas, vous ne riez pas de Dieu, des lois.
REVUE DE PARIS. 120
du langage, de tout ce que les siècles nous ont légné de beau et
de pur. L'entraînement vous a gagné , et vous avez pris ce qui a
réussi pour ce qui était bon , ce qui était une morsure pour une
caresse : c'est parce que vous êtes un peuple llicile, lionnèle , avide
d'émotions, comme tout peuple spirituel, que vous vous êtes
laissé peindre d'une manière si noire.
Je ne crois pas au danger de cette opinion qui nous calomnie,
je crois a uu danger plus imminent. Chez nous, il y a une fatuité
de vice pire que le vice même. Malheur ! si le vent est a la ligue,
nous serons ligueurs-, s'il est a la fronde, nous serons frondeurs;
s'il est aux révolutions, nous serons révolutionnaires. Et puis
nous faisons si facilement ce qu'on nous fait faire en riant. Ro-
bert Macaire vole et rit; les Macaircs n'ont qu'à rire pour nous
voler sans crime, comme sans remords. Et beaucoup rient en ce
moment. Je sais des négocians, des agens d'affaires , des entrepre-
neurs, des avoués d'une gaieté folle; deux choses les soutiennent :
l'abolition de la marque et le rire de Robert Macaire.
'-•• Simple raisonnement :
Ou la comédie influe sur les mœurs, ou elle n'exerce aucune
influence sur elles.
Elle exerce une influence.
Tout Paris a vu au moins deux fois Txohert Macaire.
On a censuré Ango! Quelle plate dérision!
Léon Gozlak.
LES ÉDITEURS
n y a dans ce monde de singuliers et inexplicables hasards qui jettent
îTiumanite' dans une \T3ic , et qui l'y maintiennent pendant des siècles. 11
y a aussi des pre'fe'rences e'iranqes et sans raison , des oublis absurdes et
imme'rite's , des antipathies dont je donnerais mille louis pour connaître le
point de départ. Ainsi, si jetais ministre de l'instruction publique, au
lieu de donner G, 000 francs à celui-ci pour monter toute la journée sur
une e'chelle double de la Biljliolheqne , sous pre'texte de faire des r^icher-
ches sur l'histoire de France; au lieu de payer le voyage de tel autre à
Nîmes pour qu'il se chauffe les reins au soleil dans le but de de'crire quel'
que chose , je proposerais 1 00,000 francs à celui qui déterminerait d'une
manière pre'cise le moment où l'âne, dans le règne animal, et l'cpicier ,
dans le règne social , sont devenus l'objet de la moquerie publique et du
ridicule. Ce serait à la fois une belle e'tude psycologique et historique à la-
quelle pourrait se rattacher une foule de questions accessoires parmi les-
quelles il nous semble qu'on pourrait mettre en première ligne celle-ci :
« D'où vient qu'on a choisi l'àne et l'cpicier de pre'ference au veau et
au libraire?» N'est-ce pas là en ve'rite' une question pleine de nouveauté
et susceptible , dans son ensemble et dans ses détails, des considérations
les plus larges, et des aperçus les plus délicats? Et qu'il nous soit per-
mis, sans vouloir l'embrasser entièrement , de faire apercevoir dans quel
esprit elle pourrait cire traitée.
L'cpicier est un être borne', uniforme. Nous n'entendons pas par borné
qu'il est bêle, et par uniforme qu'il est de la garde nationale; nous enten-
REVUE DE PARIS. l3t
dons par borne qu'il se meut dans une spliërc de relations très-re'tre'de; nous
entendons par uniforme que tout c'picicr est taille' sur le même patron que
son voisin. De cette uniformité' qui est le propre de l'cpicier, combien il y
loin à la diversité de l'espèce libi-aire !
Le libraire est un être varie', infini , qui touclie à toutes les positions
sociales, qui s'y mt-le , y jiorte son action et y fait faillite ou fortune. Si
Bons voulions remplir la lâclieque nous demandons qu'on impose aux au-
tres, nous e'tablirions d'abord la grande division du libraire - commis-
sionnaire et du libraire-e'ditenr.
Le libiaire- commissionnaire est un nc'gociant en livres qui aclicte a
terme, vend à cre'dit; un liorame qui a des commis- voyageurs dans
les quatre parties du monde pour dire, à l'heure qu^il est, à une fille
du Canada ou à un Tarfare Manlcliou : « Vouiez- vous que je vous en-
voie le Père Goriot? excellent, trcs-dcmande' , papier siipirOn , satine'. »
Ceci est vrai , ou du moins c'était vrai, il y a quelques annc'es , avant
que la librairie ne fût tuml)e'c dans l'clat de torpeur où elle gît maintenant.
Mais comme nous voulons resserrer la question de plus en plus, en la
subdivisant, nous laisserons de côte le libraire commissionnaire et ses
mille varieïc's , et nous nous renfermerons dans l'espèce libraire e'Jiteiir.
Subdivisons encore , et nous aurons i'e'cbteur qui fait le classique et les-
morts , et re'Jiteiir qui fiit la nouveauté et les vivans, etc. , etc. L'éditeur
qui fait le classique est une espèce forte , bien logée, bien liabillcc, bien
décorée , bien mariée ; elle vit d;ms le faubourg Saint-Germain , elle a de
la morgue comme tout bomme qui sait le lalin , et elle ne le sait pas ; elle
vit d'une foule d'écoliers dont elle extrait des traductions , jusqu'à ce qu'ils
en deviennent professeurs éliqnes et pairs de France. Dans son style , l'é-
diteur classique élève des monumcns à la gloire des grands hommes et se
fait bâtir près Paris de jielils villages suisses, où les uns disent qu'une
main de fée restaure les aiL'ptcs , d'autres qu'elle les achève. Gelai - là GSt
propriétaire suzerain , de temps immémorial , de sa maison de campagne;
il l'a eue le même jour que sa femme , et la maison commence à se lézar-
der. Tout Paris n'en enferme qu'un très-petit nombre.
A côté de celui-ci, que nous pourrions appeler le classique noble, vous
am.1 le classique vulgaire, et plus bas encore le classique bourgeois; ccIhI
qui publie 1rs lloraces annotés pour les collèges, et celui qiti publie la
Cuisinière hour^enise. pour les ménages. Personne n'ignore r|u'un dcsmeil—
lenrs ouvrages de la librairie y c'est la Cuisinière boi^r^coise..
l32 REVUE DE PARIS.
f Nous avons en opposition l'cJitcur (pii fait la nouvcautc , et nous voilà
enfin arrive's à notre but. Mais au moment où nous y touclions , nous de'-
couvrons de plus en plus la vanité de notre entreprise : jamais il ne nous
sera possible de peindre seulement cette petite portion de l'être libraire, .
s'il faut embrasser dans une même description le grave et sérieux e'ditcur
qui publie les livres scientifiques , l'bistoire, le droit , la me'décine , et
celui qui met son nom aux cbansons de M. Cliarrin et aux romans de
M. Ricard. Divisons encore une fois , et cre'ons une espèce dans laquelle
nous allons nous tenir enferme's et que nous appellerons Tediteur litte'- .
raire. Ce nom une fois adopte' , nous allons procéder.
L'éditeur littéraire est quelquefois un gros bomme rajeuni qui se tape
sur le ventre, et qui dit : mes auteurs, mes gens de lettres I qui rit grasse-
ment, roule au fond d'un cabriolet qui le mène à un cbâteau q-i'il possède
à quelques lieues de Paris, où il fait bombance. Quelquefois c'est un
homme maigre à ventre rentrant, qui mange des cerises à son second dé-
jeuner , boit de l'eau à tous les repas et grignotte des croûtes de pain dans
ses insomnies ; du reste , pour l'un et pour l'autre , il y a une égale et
prodigieuse rapacité; le gros répond à l'bomme de lettres qui a besoin de
quelques écus pour vivre : Je viens d'acbcter un cliàteau 1 50,000 francs ,
je ne puis vous donner les cent écus que vous me demandez; l'autre vous
répond : Vous dépensez trop d'argent, il faut savoir vivre avec cinq sous
par jour quand on a du talent ; je ne peux rien faire pour vous.
L'éditeur littéraire a cela encore de remarquable, qu'il s'en trouve qui
ne savent pas lire. Nous en connaissons une sorte qui n'a jamais lu une
ligne des auteurs qu'il a publiés. Cet éditeur a une jauge à part pour les
affaires; il toise un bomme du regard, compte combien il a d'exemplaires
dans le corps, et le paie en conséquence. Celui-ci se vend à 1,200,
cl 5,000 francs; celui-là 750, ci 2,000; cet autre 500, ci 1,000..
Quant à ce que renferme le manuscrit qu'on lui livre, il ne s'en occupe
mie, ni avant, ni pendar.t, ni après. Ceci est une preuve d'esprit, car
h sait pertinemment , et mieux que personne , qu'il le lirait qu'il n'y
comprendrait rien.
Quant aux manuscrits qui ne se peuvent signer d'un nom connu , ja-
mais escjuif poursuivi par la colère de Junon ne fut plus ballotté, plus
promené , plus repoussé qu'ils ne le sont. Partout des côtes inliospitahères,
d'horribes Polyplièmes , des Cbarybdesetdes Seyllas,qui font fuir au loin
l'auteur monté sur son premier manuscrit; il erre des mois , des années
REVUE DE PAR[S. l 33
entières, jusqu'à ce qu'il aborde enfin l'éditeur frippier , le Latium de îa
littérature. Celui-ci , à l'heure qu'il est, est descendu à sa plus misérable
infimité; il prend le manuscrit que vous lui apportez, mais il ne le paie
pas en argent, l'argent est chose inconnue dans ces parages; il donne à
l'auteur une paire de bottes , une redingote noire , un pantalon , un cha-
peau de soie , et un abonnement pour dîner pendant deux mois chez Ta-
bar, à 25 sous par tête. Quant au linge et aux chaussettes , ils sorit in-
connus comme l'argent. Un des ex-vice-pre'sidcns de la chambre des
députés, homme de lettres joconde , a long-temps subi ce genre de com-
merce et de privations. Cette espèce d'éditeurs frippiers qui paient en na-
ture, n'est toutefois qu'une dégénérescence de l'éditeur Mécène; c'est ce-
lui qui logeait, hébergeait, habillait, engraissait ses auteurs. Presque
tous les mémoires historiques sortent de cette fabrique; un des beaustraits
de cette alliance est celui-ci :
Un éditeur de cette espèce et un auteur analogue vivaient sous le même
toit. L'éditeur ambitionnait la croix d'honneur, c'était sous le ministère
Martignac; et l'auteur, mangeant à deux râteliers, mettait en mémoires les
anecdotes qu'il écoutait aux portes des salons ministériels. L'éditeur avait
donc deux intérêts pour ménager son auteur , celui des mémoires et celui
de la croix. Enfin , l'auteur dit un jour <"i l'éditeur : — Tu veux que je te
■fasse donner la croix; mais pour cela il faudrait qne je puisse voir les amis
du ministre dans ces momens d'épanchemens où l'on peut tout dire et tout
demander, les choses les plus sottes et les plus extravagantes; à table, par
"exemple. Eh bien I ces messieurs dînent tous les jours au café de Paris.
Il faut que j'y aille pour les voir, et je n'ai pas la fortune nécessaire
pour... Tu comprends? — Je comprends! et je l'alloue 40 francs par
■jour pour dîner au café de Paris, jusqu'à ce que j'aie la croix. - J'ai
peur que ce ne soit long! répll([ua l'auteur. — Nous verrons! dit l'édi-
teur.
Ce fut long en effet. La sollicitation dura trois mois, qui, à 40 franCg
par jour, produisirent dans la caisse de l'éditeur un déficit de 5,600 livres
tournois, sans compter les autres. Enfin, la patience se lassant et la bourse
se vidant, l'éditeur, après mainte querelle , exige une solution. — Au-
jourd'hui même , à cinq heures, dit l'auteur , je dîne chez le ministre, et
■je l'expédie ton affaire.
L'éditeur attend l'heure fatale, rien ne vient; six heures sonnent, rien;
sept , rien ; enfin , à sept heures trois minutes , un gendarme à cheval ,
l3/|. REVUE DE PARIS.
,une ordonnance, entre dans la cour de l'hôtel,. — M ««- C'est ici.,...
,-_lîJne lettre du ministère pour lui. — Un coraïuis la monte à ....j
c'est bien à son adresse. A M , libraire-o'dilcur. Une joie inci^ble
Je £ait trcmbler; il ouvre la Iclti'e et lit :
« IMonsienr,
» Ignorant l'adresse de M. (c'e'tait le nom de l'auteur), je vous prie
» de lui faire passer la lettre ci -jointe, qui renferme son brevet de cUe-
» valicr de la Lc'gion-d' Honneur. »
Rage î mort I enfer I
Je vous laisse à deviner le reste.
Si l'c'diteur e'tait un borarae d'esprit, ce serait un cire prodigieux AU
bout de quelques anne'es d'exercice. C'est le confesseur de tous les besoins
littéraires j il sait par où sont passées les idées qui, plus tard, ont icmtté
la société j il a vu le moment suprême où celui-ci a tourné à gauclie , cet
autre à droite , déterminé par la misère derrière et un billet de 500 frajaes
devant. L'éditeur pourrait vous dire pourquoi tel homme est critique , au
lieu d'être romanciei-; pourquoi celui-ci pair de France, au lieu d'écri-
vain philosophe; pourquoi cet autre commis insolent, au lieu de merce-
naire à la feuille. L'éditeur fournit des discours à la chambre des pairs et
^es députés par commission. L'éditeur a plus d'une fois procuré à tel
mandataire du peuple les applaudissemens de son arrondissement, moyen-
nant cent écus , dont il donnait dix au faiseur de discours. L'éditeur,
lorsqu'il publiait des livres sur l'histoire contenqioraine , a vu venir chez
lui les habits brodés de tous rangs, et les illustres après les plus pures
réputations, priant, sollicitant, menaçant, boursillant, pour qu'il sup-
primât une phrase ou un fait. L'éditeur connaît l'homme qui a fait les
mots heureux et les mots sublimes de presque toutes les gloires contempo-
raines; le mot de La Fayette mourant : Vous verrez la terre promise! a
e'té fiit par un carliste entre deux verres de Champagne; l'éditeur a connu
M. Thiers embrochant lui-même son gigot pour le faire cuire au feu de
sa chamhie à coucher; l'éditeur sait que le savant M.,, fait des fautes
d'orthographe; l'éditeur sait comment on commande nn livre né de l'inspi-
ration , et qui Ja'cst que le cri d'un cœur honnête. Que ne sait pas l'ëdi-
leur!
REVUE DE PARIS. 1 35
Il sait comment on fait un raarclic avec un auteur, de manière à lui
aclictcr sa vie et à la lui payer 100 francs par mois; il sait comment il a
fait marche pour imprimer mille exemplaires d'un livre, comment on tire
deux mille, et comment on dit n'en avoir pas vendu cinq cents; il sait en-
core par quels moyens on dégoûte un liomme de lettres de s'occuper de ses
livres, et comment on les lui aclièle pour dix , douze, quinze ans. Et alors il
faut voir, quand le livre est sa propriété, ce que l'éditeur en fait, com-
mentée terrain slorile devient fécond , publie' en collections , en livraisons ,
grand et petit format, avec ou sans gravures, e'dition de luxe, édition
populaire, e'dition de poclie , e'dition compacte; son auteur, dont quelque
temps auparavant il parlait du bout dos lèvres , son auteur, c'est un ge'-
nie, c'est le seul génie de l'cpoque. L'annonce, la re'clame, le prospectus,
volent , courent , retentissent , et l'éditeur , au bout de dix ans , rend
à l'homme de lettres sa propric'tc' use'c , sucée, e'puise'c, puis il va s'en-
graisser dans une douce oisiveté , tandis que l'écrivain maigrit encore au
travail.
Et cependant toute cette science de l'c'diteur s'efface devant la science
d'un seul homme, devant la science de M. Lebigrc, l'e'diteur des édi-
teurs. M. Lcbigre ne connaît pas les hommes de lettres , il ne connaît
que les e'ditcurs. Véritable Mclmoth , il les attend aux fins de mois; alors
S leur apparaît avec ses e'cus sonnans à la main ; alors , pour éviter un
protêt, les volumes sortent de chez l'e'diteur a 20 sous l'exemplaire in-8'*,
pour aller s'enfouir dans les vastes magasins de la rue de la Harpe. Que
dis-je? 20 sous? 20 sous, quand l'éditeur est debout; mais quand l'édi-
teur chancelle, c'est 10 sous; quand il est tombé sur la place du Chàtclct,
5 sous. Oui , 5 sous I Vous y avez passé tous , littérature fringante et pit-
toresque de l'époque, à 5 sous tant qu'on en veut , et il en reste encore.
Littérature haute et forte de l'école, vous n'y êtes point passée; vos
œuvres ont été mises au pilon : on ne pouvait pas même vendre le papier.
Et maintenant , pour en revenir au point de départ de ces observations,
je puis dire que je comprends la préférence accordée à l'épicier sur le li-
braire, c'est que M. Lebigre , ce libraire des libraires, cet c'diteur àes
ailleurs , M. Lcbigre , est épicier. S.
CHRONIQUE.
La re'genle d'Espagne commence à rapiécer le manteau royal de sa fille,
mîs en lambeaux par Zuraala-C.irregiiy. Le siège de Biibao était le fait le
plus décisif de la guerre , la seule occasion sérieuse de mettre aux prises
les paysans de Carlos et les soldats d'Isabelle : et A'oilà que le prétendant
lâche pied , se remet à courir à travers les broussailles , poursuivi par
Cordova. C'est une nouvelle partie de bancs cpii s'engage, jusqu'à l'arri-
ve'e des secours e'trangers. Les Anglais sont partis depuis long-temps de
Vile des Chiens , et notre le'gion africaine est embarque'e. Don Carlos fait
tout ce qu'il peut, en face de si grands pe'rils , pjur remonter le moral de
ses bandes. Il vient de faire arrêter les médecins qui ont pratique l'extrac-
tion de la balle dont Zamala-Carreguy a e'te atteint. Ces pauvres praticiens
ont, à ce qu'd parait, administre au gene'ral carliste une si forte dose d'o-
pium pour lui faire endurer la douleur de l'opération, qu'il est mort ,
non de l'ope'ration elle-même, mais de la dose d'opium. Ils ont fait comme
ces gens qui vous enlèvent la douleur des cors en vous e'crasant le pied.
C'est de la médecine basque.
La légitimité s'agite à présent et demande si don Carlos va périr ainsi,
lui et sa cause, sans soutiens , sans auxiliaires. Parmi les suj. positions les
plus burlesques, il faut noter l'intervention du duc d'Angoulême, quj
viendrait jeter son fleuret du Trocadero dans la babnnce des destinées espa-
gnoles. Des préoccupations i)lus sérieuses le retiendront à Prague, s'il est
vrai , comme la Bourse s'obstine à le croire, que Henri V est très-malade,
et mort peut-être. Aucune nouvelle positive n'est arrivée. D'un autre côte,
les journaux légitimistes supposent un déluge de lettres qui représentent
Heiui V en pleine santé' , et prêt à faire une descente dans le Morbihan.
Partant ne rien croire est le plus sage.
RE VIE DE PAIUS. l^"]
— Les derniers retentissemcns du procès La Roncicre ne sont pas en-
core étouffes. On a d'abord juge' comme œuvres oratoires les plaidoiries
des trois avocats. MM. Cairot et Berryer sont sortis glorieux de cette lutte,
dans laquelle M. Cliaix d'Est- Ange s'est montre faible et malhabile. Per-
sonne ne s'est explique le silence obstine de La Roncière , dont le mutisme
ne s'est pas démenti , même au moment de sa condamnation. On ne com-
prend pas qu'un accuse qui se prétend innocent à la face de Dieu et des
Lommcs ne trouve pas dans son innocence quelque accent de vérité. La
Roncière vient d'appeler devant la cour de cassation de l'arrêt qui le con-
damne à dix ans de re'clusion. On annonce du reste que l'état de M^^^ de
Morell ne présente aucune amélioration.
— Nos mœurs d'été tournent au caractère italien; une ceinture de villas
aux treilles flenrics , aux bas-reliefs étrusques, aux terrasses plates, en-
toure nos faubourgs, serpente au sommet des monticules voisins , dore de
ses pampres et de ses statues vernies à l'encaustique les coteaux du Cal-
vaire, de Montmartre et de ^leudon. Quel est donc le pacte passé avec le
soleil , qui permet ces maisons livrées à tous les vents , sans défense contre
la pluie; ces portiques ouverts, toutes ces réminiscences de la canijiagne
de Rome et de Naples , ces plagiats de Tivoli? Oîi sont donc les trente de-
grés de chaleur qui rendent si pesantes les coiffures de feutre et de soie et
nécessaires ces larges chapeaux de paille tressée, ces espèces de paniers à
salade sous lesquels la jeune France abrite ses longs cheveux , ses mous-
taches pleiu'ardes et son cigare fulgurant? Pour quelques rayons échappés
par mégarde de la chevelure du blond Pliél)us , voilà toute une population
qui joue au lazzaronisine , s'étend sur ses dilles, ôte sa rravate , se noie
dans l'eau glacée, fiit la sieste, renonce aux spectacles et prend le frais
jusqu'à trois heures du matin. J'ai vu un temps, mais alurs nous étions
moins Italiens, où la troupe de Favart continuait ses représentations pen-
dant la tolérablc canicule qui est di'pai tic à notre climat; on allait l'écou-
ler. Viennent à pré.^ent Lablaehe, Tamburini , Uubini , Malibran elle-
même , ils chanter.iient dans le désert , comme saint Jean y prêchait. Nous
sommes trop énervés par les feux du ciel , trop Italiens, Romains, Napo-
litains, Tivoliens, Calabrais, trop Palermitains pour traîner dans l'étouf-
fante atmosphère d'une salle de spectacle nos corps torréfiés. Dans sa plai-
doirie contre La Roncière , IVL Barrot attribuait à la lecture des livres
nouveaux certains égaremens qui affligent la société. Il ne sait pas , l'hon-
nête avocat , que les romans espagnols , siciliens, albanais, tur^-s , n'ont
pas moins changé notre constitution que nos mœurs , pas moins échauffe
notre sang que notre tête, et que ces livres, où l'on a toujours chaud,
toujours soir d'eau et de meurtre , toujours bcspia d'air et de coups de
î38 REVUE DE PARIS.
|Toij^nTcl , ont fnit monter notre thrrmoinplrc , en }:frossissant h liste des
crimes. Nous sommes devenus inc'ridion<iii\ par l'e'cliellc de corde et Ift
dmpenti de pnille : tont cela parce que saint Me'dard nous a oublie's cette
fois et nous a e'par£;ne' ses quarante jours de manva^ise linmeur; Une bonne
pluie! et les villas de plâtre ronleront dans la plaine avec lenrs vases à
ge'raniiim , leurs statuettes fondues , leiu's ç;iillaf;es crevés et leiii-s terrasses
de mastic. Une bonne averse I et les parapluies, trop lonç;-tcmps méprisés,
dri'sseront avec joie leurs balemes rouillces; les gouttières traverseront
comme des tamis les imprudens chapeaux de paille, et ce bruit parisien
de claques , de SDcques articules , retentira sur la pierre des trottoiis , de-
venus trop étroits dans ces jours néfastes. Alors plus d'Italiens ; vous ver-
rez des Groënlandnis frileux , boutonnes jusqu'au menton , ficelés dans
leurs manteaux, le nez mouille' , les pieds trempes j tout un peuple vivant
sous une calotte de parapluies.
Les tlieatiTs attendent avec une anxie!tc piteuse ce revirement de tem-
pcrature qui doit ramener leurs spectateurs vagabonds et campagnards,
l'un d'eux, mieux avise' que les autres , a transporté ses pénates , sesdd-
coi's, sa troupe en plein champ, dresse une tente sur quatre poteaux,
dans un massif d'arbres, connue fout les habitans d'une ville secouée par
un tremblement de terre. A cent pas du Concert-DIasson , au milieu du
carré Marigny , s'arrondit un cirque tracé dans le sable , entouré d'un am--
pliithéàire dont les gradins peuvent recevoir deux mille personnes : l'as--
pect extérieur de ce monument de toile peinte est aussi modeste que l'in-
scTÏption dont il est couronné est concise et puissante, un seul nom U
compose : FRANCONT. Rien de plus , et c'est assez. Franconi! cela veut
dire grosse caisse et cymbales , chevaux blancs , chevaux savans , voltige?^
tremplins, tours de force, et l'on sait si le public de Paris aime le trem-
plin , la cvmbale et les chevaux blancs; ainsi , pendant que la troupe hu-
maine du Cirque-Olvmpique continue paisiblement sa Traite des Noirs
sur le boulcvart du Temple , la catégorie chevaline , y compris les. écuyers,
exploite les pr. meneurs des Champs Elysées.
Le tapage et la fraîcheur de ces représentations sont dignes d'éloges. La
musique militaire qui esécutcà plein ophicle^ide les morceaux de la Juive,
le hoff! des écuycrs, le sifflement de la chambrière, le hourra furieux et
circulaire du Grec qui travaille sur un cheval mi, enchantent les spccta*
teurs dont la tête est rafraîchie par la brise qui descend du cintre : les rois
n'ont plus de fous, mais le ptiblic a ses clowns , ses grotesques, qu'il
aime comme François V"^ adorait Triboulet. Qu'Auriol paraisse, on ritj
qu'il crie, on rit; qu'il saute, qu'il s'asseic, qu'il reste, qu'il s'en aille,
on rit. Immobile, frétillant comme une tanche, muet, parlant, il fait
rire : il peut se casser les reins , on rira. La spirituelle gymnastique d'Au'-
REVUE DE PARIS. 1 JO
jcioî nVst pas le seul atlrait du cirf|iie en plein vent : on y A-oil caracoler ,
-ae dresser sur les jambes de derrière conjure des singes , mpporlcr un mou-
■jchoir à l'instar des caniches, ces clievanx savaiis , e'rndits , bien clevës'*
.CCS chevaux baclieliers ès-Iettres qui font la gloire de la laniillc Franconi;
Jj'on y voit aussi deux jeunes personnes , amazones svelles à la jamltc de
<cerf, au poitrail de biche , qui |ioi tciit un vrai nom de cirque IM'" Joli-
Jiois. 11 y a une vocation de voltige dans ce nomdeJulibois; doncM"'* Jo-
libois montent des chevaux blancs , en robe blanche , avec une selle blanche
avec des guides blanches , sautent par-dessus des guirlandes, à travers des
lonneaiix, et (ont mille de ces gentillesses qui n'ont pas le sens commun, qui
ji'onlriendc dillicde et qui amusent^ car ces petites e'cuyères sont vraiment
■passables ; je vous recommande de nouveau le Grec ci-dessus. Cet homme est
Ircs-hardi , et quand il tombe , il se relève avec une contenance t! ès-ficre et
■digne d'un Spartiate. Dans la partie furieuse de son travail , dans ce mou-
vement final que je puis appeler Vallegjv , la stretta , il grince des dents,
fléciime comme un vrai Grec exalte' par le galop du cheval et l'amour de
(la patrie.
La vogue de ce cirque forain se soutient depuis le jour de son ouverture.
Le meilleur monde s'y donne rendez-vous, et quelques personnes s'y po-
"Sent déjà comme habitués. Ceux qui se sont distingue's par leur constance
ont obtenu déjà certains privdeges. Stationnes devant la barrière qui ouvre
■la lice, iis ont l'honneur de toucher les clievaux qui passent, de lorgner
de près M"" Jolibois. Quelquefois Auriol saute par-dessus leur tête , et
dans les entr'actes la coulisse leur est ouverte , où toute espèce de plaisirs
΀S attend : voir manger les chevaux , assister au pansage , à la pose des
couvertures , au harnachement. Les chevaux font les honneurs de leurs
coulisses avec la meilleure grâce.
Puisqu'il n'y a ])lns jiour nous de belles fêtes sans verdure, de sjwcta-
cles possibles qu'en [)lein champ , les théâtres déviaient être fermes pendant
trois mois au moins, et ne plus nous offrir l'aftligeant tableau de cette
solitude qui les ruine. L'autorité leur donnerait connue dèdommagcmenl
la concession d'une entreprise de polichinelle, de marionnettes ou de puces
.aavantcs à exploiter dans les Ghamps-Klyse'cs. Pendant ce temps nos ac-
teurs courraient la province , (pii s'en réjouirait fort , et les journaux de
Paris resteraient .sans feuilleton. On a souvent réalisé des pnjels moins
utiles.
— 'rnKATr.r.s. — pai,ais-«oval. — est-ce un nf.vE I bonnet de polire en
deux actes , p.jr M. de Rougeniont. — M. de Uougemont a depuis Irès-Iong-
tcraps l'entreprise du vaudeville militaire; personne mieux (pie lui ne fait
jurer un caporal , roucouler un lieutenant^ personne n'ajuste ûiicui dcSi^
l4o RE VIE Df'; PAIUS.
galons de sergent et une épaulette de capitaine. Le monopole de M. de Rou-
gemont est consacre'; sa littcVatnre garance s'est imposée à tons nos tliea-
trcs, l'exploitation des grognards et des conscrits lui est assurée sa vie
durant. Ce titre, Est-ce un revu? titre nébuleux et somnambulicpie ,
n'annonçait pas la moindre moustache; il nous préparait au contraire à
des émotions pastorales, quand nousapparut un gros uniforme vert à revers
cramoisis, sous lequel s'abritait un gros dragon gonfle d'affection pour sa
sœur et pour son colonel. Le colonel aime beaucoup le gros dragon, ce
qui est bien; mais il a aime la sxur du gros dragon , ce qui est mal : car
aimer à la manière des officiers de M. Rougemont, c'est faire l'amour
entre deux vins, séduire ou enlever des fdles de province , et leur laisser
de cet amour un gage vivant, plein d'appelit , \i.sant ses culottes aux ge-
noux , et se mouchant sur sa manche. Le colonel a beau sauver le gage de
Louise au moment où il se noyait, il a beau prouictlrc de faire du bien à
la mère , le dragon Jean-Louis n'entend pas raison , renonce au service ,
coupe ses moustaches, et, devenu bourgeois , demande sat!sf;iction à son
ex-colonel. Cette suppression de moustaches de Jeau-Louis lui inspire un
couplet âge de vingt ans, compose jadis sur les calicots; il se terminait ainsi :
Des moustaches en temps ds paix , des lunettes en temps de guêtre.
ISous avons constate le succès nouveiu et immense de ce couplet , enchan-
te'sque nous sommes de voir le public applaudir à coup surtout ce qui est
commun, trivial, et vieux surtout. La colère de Jean-Louis louche moins
le colonel que l'artifice ingénieux au moyen dufjuel Louise le ramène aux
impressions de leur premier amour. 11 épouse Louise, dont l'éducation,
quoique tardive, ne laisse rien à désirer. Derva! est venu annoncer ainsi
le nom de l'auteur : « Messieurs, la pièce est de M. Rougemont. » Nous
n'y voyons rien à reprendre, pourvu qu'un de ces quatre soirs un acteur
malappris ne vienne pas nous dire : « Messieurs , la pièce que nous vous
avons fait l'honneur de repièsenler est de M. »
C'était grande fête ce jour-là au Palais-Royal. Après le bonnet de po-
lice de M. Rougemont, qui a obtenu un succès réel , nous avons vu la
perruque de Campanone tombée de la tête de Labiarhc sur celle d'Achard.
Cette Prova d'un Opéra séria est une imitation de celle des Bouffes avec
im maestro assez divertissant , une prima donna assez capricieuse , et un
poète fort laid qui s'en va faire des grimaces dans les cintres. MM. Theau-
lon et Théodore Nezel se sont cliargcs de cette petite monstruosité , et
M. Pilali l'a mise en musique.
VARIETES. LES MARSISTES ET LES DORVALISTES , par M. Dumcrsan.
— Comme M. Rougemont est chargé pour les théâtres de la fourniture
générale des bonncls de police , M. Duiucisan a pris pour lui l'entreprise
REVUE DE PARIS. l4l
des revues dramatiques , des vaudevilles littéraires ayant trait à des e've'-
nemens de théâtre ou de littérature; M. Dumersan a déjà pris corps à
corps les romantiques et leur a laisse' sur la face l'empreinte de ses dix
ongles de conservateur des médailles. C'est une espèce d'art poétique
par vaudevilles successifs que publie M. Dumersan , comme d'autres se
font imprimer par livraisons séparées. Au moindre prétexte, M. Dumer-
san exécute une charge à fond sur les questions littéraires , et vient bran-
dir son couplet au milieu des écoles dissidentes. La passion aveugle parfois
M. Dumersan , et lui fait voir des étoiles en plein midi , des chats dans la
lune , des Marsistes et des Dorvalistes dans notre société , si indifférente à
des querelles de théâtre, à des préséances d'actrices. M. Dumers.m , qui a
vu les Georgistes et les Duchesnistes, ne doute pas un instant qu'il existe
des Marsistes et des Dorvalistes rangés en deux camps , depuis Angelo ,
qui a réuni ces deux talens. 11 nous a décoché une bordée de couplets
conciliateurs en faveur de l'une et l'autre école : théories littéraires, con-
sidérations sur l'art dramatique , rien ne manque à celte œuvre du La
Harpe des Variétés. Nous avons été touches jusqu'aux larmes d'un cou-
plet oîi respire un louable désir de pacification, et qui aboutit à ce trait
d'esprit :
Une pièce est toujours bonne
Avec ces talens-là. [bis.)
On voit que M. Dumersan sait embellir le précepte. S'il existait réelle-
ment des Marsistes et des Dorvalistes , si je savais un duel survenu à ce
propos, un duel dans lequel un Marsiste , l'épéc sur la gorge, aurait reçu
le coup de miséricorde plutôt que de crier : Vive Dorval ! si je savais des
familles divisées ])ar celte querelle, des royaumes en guerre, la Bavière
pour Dorval , poiu- Mars le Wurtemberg , je n'imaginerais pas de plus
louable action que le vaudeville de M. Dumersan. Ce vaudeville est i'em-
plâtre qui calmerait toutes ces irritations.
— Henri Monnier a trop long-temps amusé la province avec les ridi-
cules qu'il avait saisis dans notre vie parisienne. Henri Monnier va se mon-
trer bientôt au théâtre des Variétés. Ne serait-il pas juste qu'il nous di-
vertît à notre tour avec les types provinciaux qu'il a dû observer? Au
reste, quoi qu'il fasse, il est sûr de nous donner de fous rires ; et quand
il nous rendrait seulement son inépuisable prud'homme , ce prud'homme
dont la cour d'assises voyait naguère une recrudescence, nous serions trop
disposés à féliciter M. Dartois d'avoir si bien deviné l'intérêt do son
théâtre.
TOME XIX. SUPPLÉMENT. 6
l4'l REVUK DE PARIS.
THEATRE ROYAL DE l'oPERA -COMIQUE. ALDA , Opëra - COlXliqUC OU
un acte, paroles de MM. Bayard et Paul Duport, musique de M. Tliys.
— Dans notre extrême jeunesse , nous avons vu tous les Allemands de
théâtre porteurs d'une grande queue. Ces Allemands disaient sans cesse :
Moi hafre pien soifff. Ce langage , mis en musique , amenait des effets
d'une sauvagerie ravissante. Ce qui nous frappait surtout, maigre' notre
âge tendre , c'est que ces Allemands parlaient ce mauvais français chez eux
et disaient , à Dresde ou à Munich : moi hafre pien soifff, au lieu de le
dire en langue maternelle. C'était le privilège du personnage ridicule de
la pièce, tandis que l'amoureux et l'amoureuse se servaient d'un idiome
aussi pur, aussi éle'gant que pouvaient le leur faire MM. Etienne, Justin
Gensoul et Pixe'ricourt. De nos jours , on a coupe' aux majors allemands
cette queue immense , tresse'e avec des rubans noirs ; on les fait parler
français aussi bien qu'on peut, et on les orne d'une perruque rouge , mais
d'un rouge terrible , d'un rouge de carotte; de plus, ils sont amoureux.
TSous avons donc des majors allemands amoureux et à cheveux rouges pour
un avenir de dix ans au moins, parce que l'art épuise' ne peut pas boule-
verser tous les six mois la théorie des majors.
Ainsi conditionné à la moderne , un major bavarois est logé chez une
veuve tyrolienne. C'était à l'époque des guerres de l'empire, alors que la
France contractait de ces alliances fragiles avec les petits états d'Alle-
magne. Français et Bavarois sont amis , combattent sous le même drapeau ,
boivent dans le même verre , couchent sous la même tente et font la chasse
aux Tyroliens , dont le patriotisme , exalté par le courage de leur chef, le
célèbre Hofer , inquiétait beaucoup la Bavière.
Beauchamp, colonel français, est aussi logé chez la veuve tyrolienne,
et, comme le droit de chasse que les alliés exercent à l'égard des Tyroliens
mâles paraît s'étendre jusqu'aux Tyroliennes , tous deux , major bavarois
et colonel français , lutinèrent horriblement la jeune comtesse, usant, l'un
de l'influence de ses cheveux rouges , l'autre du prestige de son pantalon
collant. Les Français , en Allemagne , ont mangé tant de choucroute , ex-
terminé tant de vertus , que le succès de Beauchamp ne serait pas dou-
teux^ si la veuve tyrolienne n'était une veuve pour rire. Elle est mariée
à un Tyrolien qu'elle aime , Tyrolien proscrit , chef des Tyroliens qu'on
harcelle, qui vient souvent la nuit chanter avec elle des tyroliennes , avec
un chapeau tyrolien à plumes, une redingote tyrolienne à brandebourgs ,
et un fausset tyrolien. Les obsessions des deux vainqueurs sont telles,
leurs pas s'attachent si bien aux pas de la jeune veuve, qu'enfm| Max
Hofer , car c'est lui , est arrêté dans une des visites nocturnes qu'il fait à
sa femme. Un peloton de dix hommes aurait bien vite réglé son compte ,
si l'on en croyait le major bavarois , dont les crins rouges se hérissent de
HEVUE IJE PARIS. I /|,'i
fureur ; mais Beauchamp , qui reconnaît dans Hofcr un Tyrolien qui lui
a sauve la vie, et s'appuyant de la promesse d'une récompense à son clioix
que lui a faite le roi de Bavière, sauve son libérateur de la fusillade qui
l'attend.
M. Thys , jeune laurc'at que ses e'tudes et ses essais inédits recomman-
daient à plusieurs titres , a disposé dans ce cadre vme jolie musique de
petite dimension. L'avenir de M. Thys ne se révèle pas dans cet essai de
courte haleine. La pensée resserrée dans les bornes d'un acte ne peut sail-
lir que par bonds comprimés. Dès-lors il faut procéder par de modeste»,
effets , par petites romances , par petits airs ; faire du boléro si l'action est
espagnole , des ballades si elle est écossaise , des barcaroles si elle est ita-
lienne , une tyrolienne si l'action se passe en Tyrol. M. Thys a donc placé
une tyrolienne dans son Alda. Ce morceau est charmant , oi'iginal ^ malgré
la banalité du genre, il deviendra populaire au dernier degré , populaire
jusqu'à l'orgue de Barbarie. Le duo chanté par M. Couderc et M"*^ Rifaut
est très-bien écrit et développé avec talent; les couplets d'Alda se distin-
guent par une fraîcheur suave et un excellent guût. 11 est malheureux
qu'une des deux parties de la tyrolienne soit chantée par M"" Anchuz,
petite jeune personne qui a la voix et les yeux voilés. L'ouverture d'ALOA
dénote une certaine hardiesse dans le maniement des masses d'orchestre.
Les commencemeus de la carrière musicale sont hérissés de tant d'horribles
difficultés , de déboires si désolans , qu'on ne saurait trop encourager le
début des jeunes compositeurs qui se présentent , comme M. Thys, avec de
bons antécédens d'école et des promesses toutes réalisées.
— Le libraire Ambroise Dupont vient de mettre en vente un nouveau
roman de M. Frédéric Soulié , le Conseiller d'iÎtat. Ce livre , qui est
tout-à-fait un livre de mœurs contemporaines et de passions intimes, est
assurément une des études les plus sincères et les plus fortes du cœur hu-
main en combat avec les lois sociales. jCe qui fait de cet ouvrage une
œuvre supérieure, c'est que nulle part la moralité n'étouffe le drame et
que nulle part le drame n'efface la moralité. L'intérêt commence dès la
première page , continue et grandit jusqu'à la dernière par le développe-
ment seul des passions. Rien de heurté , rien d'incomplet ; point de ces
surprises romanesques qui frappent , mais qui font douter de la réalité des
choses racontées. On dirait que le livre de M. Soulié est une page arra-
chée de la vie usuelle. Quant au style de ce roman , il est, comme le sujet
du livre, de cette haute et pure simplicité qui .idmet la puissance et non
la frénésie. Le succès de ce livre sera immense ; nous osons le garantir . et
l/|4 REVUE DE PAULS.
nous en rendrons un compte détaillé et complet. Dès aujourd'hui , nous
osons assurer que de tous les ouvrages de M. Soulie, c'est le meilleur , le
plus dramatique et le plus complet.
— Le libraire Arthus Bertrand , rue Hautefeuille , vient de publier un
ouvrage d'un puissant inte'rct scientifique ; c'est le Voyage du Luxor en
Egypte , par M. de Verninac-Saint-Maur.
— Le Voyage du capitaine Ross aux Régions arctiques a paru
aussi à la librairie Bellisard , rue de Verneuil. On sait qu'après plus de
trois ans de captivité dans les glaces de la mer Polaire , le capitaine Ross
a réussi à découvrir une quantité de côtes inconnues jusqu'ici , sans cepen-
dant atteindre le but de son expédition. La relation de son voyage a produit
une grande sensation en Angleterre , où elle a réuni plus de huit mille
souscripteurs.
— Le Plutarque français est une de nos bonnes fortunes littéraires
de cette année. Cette histoire politique, militaire, religieuse, philoso-
phique et littéraire , continue , grâce aux soins de son éditeur , avec une
merveilleuse activité. C'est toute la France qui palpite dans ces beaux
textes et ces belles gravures , la France de Louis IX et de Louis XIV, la
belle , la noble France qui n'a pas eu de taches à son écu , ni de forfaiture
à sa lance. Tout ce qu'il y a de noms célèbres dans les arts s'est noble-
ment consacré à cette belle œuvre. Parmi les dessinateurs , ce sont
MM. Delaroche , Johannot , Isabey, Hesse , Chasselat , de Triqueti,
L. de Mirbel, baron Gros, Gérard, Dupont- parmi les graveurs, Lau-
rent , Lefebvre , Migneret , Allais , Girard , et d'autres. La littérature a
rempli d'avance les colonnes de cette grande biographie : Jules Janin a
fait la vie de Molière , Mérimée celle de Henri de Guise, M™*' de Bawr
a noté celle de Grétry; M. Roger de Beauvoir s'occupe en ce moment
de Turenne.
Trente-six livraisons du Plutarque français étaient déjà enleve'es
le 31 mars 1855. Complément obligé de tout ce qui a été écrit, panorama
de généraux, de littérateurs, de grands hommes , le Plutarque français
ira prendre place auprès de la Biographie universelle de Michaud.
— 1 ■«■■■«»— «a««i««a«««»ii »—»—«— «»a»»«».».».:^^j,^,,,,,,j,,,,^,j,^,^^j
LE THÉÂTRE-FRANÇAIS
MX
LE DRAME MODERNE
Tout le monde est frappé de la fausse situation du The'âtre-
Français , lequel est fier de son vieux répertoire comme un étu-
diant espagnol de ses guenilles, et s'en va néanmoins quêter hum-
blement a la porte du drame pour faire recette et pour couvrir ses
banquettes nues , squelette de sa vieille splendeur. Nous croyons
qu'il y a surtout deux causes à cette fausse position ; un malheur
qui est étrauger au théâtre même, et une erreur qui lui est propre.
Ce malheur, c'est sa dépendance du ministère de l'intérieur.
Il nous semble que la Comédie-Française tient dejj)lus près à l'in-
struction publique qu'a la police, et qu'elle est une affaire de lit-
térature avant d'être une affaire d'administration. Or, le ministère
de l'intérieur est fort peu littéraire de sa nature. M. Thiers, qui
l'occupe aujourd'hui, a sur ce point quelque peu d'avantage vis-
à-vis (le ses prédécesseurs ; mais la forme de notre gouvernement
-a transformé les ministères en autant de tentes d'Arabes , et
M. Thiers a déjà plié deux fois la sienne depuis six mois. D'un
TO.ME XIX. JUILLET, 7
l46 REVUE DE PARIS.
moment a l'autre des hommes très-parlemenf aires, mais peu versés
dans la littérature, sont exposés a prendre le timon de la Comédie-
Française et a soumettre Corneille et Molière au joug de leurs cuirs
administratifs. On peut être fort grand ministre et fort médiocre
écrivain ; et il ne suffit pas d'avoir la majorité a la chambre pour
l'avoir au parterre. C'est donc un fort grand hasard si le Théâtre-
Français, constitué comme il l'est, dépend d'un homme littéraire,
et nous trouvons qu'il n'est pas décent que la littérature drama-
tique dépende du hasard. En outre, comme le ministre qui est
parvenu au ministère de l'intérieur, et qui se trouve avoir quel-
ques notions d'art, n'y a point été porté comme lettré, mais quoi-
que lettré 5 et qu'il n'a nul intérêt a justifier sa compétence dra-
matique, laquelle lui est parfaitement personnelle et de luxe, il
s'occupe de son objet principal , il déjoue les conspirations et di-
rige les préfectures , et il laisse à un commis le soin de la tragédie
et de la comédie.
C'est ici que ce malheur devient surtout affligeant. Que l'art
théâtral, que la partie de la littératiu'e la plus vivante, la plus
étendue , la plus grande , soit soumise a un ministre dont le prin-
cipal caractère est d'avoir la majorité au Palais-Bourbon , quel
qu'il soit d'ailleurs par son éducation et par ses habitudes, avocat,
capitaliste, maître de forges, banquier, ingénieur, c'est beau-
coup, c'est trop même; les gouvernemens intelligens doivent
plus de respecta l'intelligence, et ceux qui renient les idées s'ex-
posent a être reniés par elles "a leur tour ; mais de savoir que ce
ministre ne traite encore qu'accessoirement les théâtres, que les né-
cessités de son œuvre, que le penchant de ses préoccupations
joiunalières l'entraînent inévitablement ailleurs , qu'il ]i'y peut
songer qu'un instant, par surprise, entre deux affaires , et que
l'art dramatique appartient en France a des commis ; voila qui
est triste , voilh qui est étrange. Ainsi, c'est un premier hasard
si le ministre qui dirige les théâtres est un homme littéraire ; et
comme le ministre ne peut pas sérieusement leur donner son at-
tention , c'est un second hasard si le commis auquel il les livre a
•jamais lu et compris Corneille et Molière.
REVUE DE PARIS. l/lj
La subvention que le Théâtre-Français reçoit du gouverne-
ment le retient donc , sinon sous sa direction , du moins sous sa
dépendance. Delà, crainte des auteurs, crainte des acteurs.
Crainte des auteurs, parce que leurs pièces peuvent être suspen-
dues ; crainte des acteurs , parce que leur subvention peut être
supprimée ou amoindrie. En définitive, incertitude, hésitation,
délaut de but , perte de temps , chute de l'art. Voila pour le mal-
heur du Théâtre-Français ; voici pour son tort.
On sait que Texploitation du Théâtre -Français appartient a un
certain nombre de comédiens, constitués sous le nom de sociétaires.
Ces comédiens sont a la fois propriétaires , acteurs et directeurs.
M. Jouslin Delasalle, qui porte le titre de directeur, n'est pas,
que nous sachions, autre chose qu'un fonctionnaire éventuel,
sans aucune influence supérieure et absolue. Or, nous demandons
ce qui a pu faire penser aux sociétaires du Théâtre-Français qu'ils
étaient capables d'avoir une opinion de quelque poids en matière
de littérature dramatique. C'est bien assez pour eux d'apprendre
à jouer, sans prétendre encore k juger. Ajoutons qu'ils se trou-
vent dans une situation tout-h-fait défavorable pour avoir une
opinion littéraire véritablement libre, s'ils pouvaient avoir une
opinion littéraire. Ils sont presque tous âgés. Ils ont été élevés a
dire un certain nombre de pièces de ce qu'on nomme l'ancien ré-
pertoire, imbroglio ridicule, ensemble sans principes, où la belle
Fermière coudoie Cinna , oii l' AmatJt bourru marche a côté du
Misanthrope , la guenille a côté du drap d'or. Ils savent ces pièces
et ne savent qu'elles. Ils les savent, ils les aiment; ils leur doi-
vent leur succès , leur carrière. Ils les ont vues réussir , ils les ont
entendu vanter, ils les croient bonnes. Leur vieux répertoire est
leur religion ; ils le prisent comme acteurs, ils le maintiennent
comme sociétaires. Le Théâtre-Français est donc a l'heure pré-
sente plus qu'un théâtre, c'est une académie. On n'y défend pas
seulement la recette , mais l'opinion ; on fait plus que d'y jouex>
ou y proteste.
Or, tant que les sociétaires du Théâtre-Français voudront être
autre chose que ce qu'ils sont, tant qu'ils voudront êue juges de»
l48 REVUE DE PARIS.
questions dramatiques , tant qu'ils feront de leur foyer une suc-
cursale de l'Institut , tant qu'ils s'imagineront que la gloire de
Corneille et de Molière tomberait s'ils ne la soutenaient pas , tant
qu'ils protesteront contre ce qu'on appelle la jeune littérature,
leur théâtre cahotera, plein aujourd'hui, vide demain; riche un
jour, pauvre un autre. On protestera comme ils protestent; ils
lèveront leur rideau sur la tragédie et sur la comédie , en procla-
mant que ce sont la les seuls chefs-d'œuvre possibles dans l'art
dramatique , et personne , pas même ceux qui vénèrent la comé-
die et la tragédie, n'ira voir leurs chefs-d'œuvre, pour ne pas
sanctionner par sa présence l'opinion d'un aréopage incompétent.
Voulez-vous, au contraire, ramener, sinon la foule, du moins
tout le public intelligent aux belles pièces de l'ancien répertoire,
jouez-les, non pas comme protestation , mais comme étude. Chan-
gez votre théâtre en musée, où vous développerez, époque par
époque, depuis les 3Ijstères ']i\sc[u a. Angeîo el a Chattertoiij, toutes
les formes de la littérature dramatique. Dès-lors, tout le monde ac-
courra. Dès que vous renoncerez a imposer Molière comme dernier
mot de l'art, on viendral'étudier comme l'un de ses plus magnifiques
modèles. Il n'y aura pas d'homme littéraire qui ne veuille voir se
dérouler devant lui toute la curieuse série des auteurs dramati-
ques, et étudier, dans ce spectacîepleind'enseignemens, comment
les formes des arts se succèdent et se modifient. Vous vous don-
nerez la vogue, et la vogue vous donnera l'argent. Vous relèverez
votre théâtre et vous relèverez l'art.
Vous ne serez pas seulement dans le bon, vous serez encore
dans le vrai. En montrant comment, de siècle en siècle, les
règles de l'art dramatique ont varié, vous ferez de cet art la
théorie la plus juste. Vous prouverez a ceux qui ne le savent pas,
vous vous prouverez a vous-mêmes, qu'il n'y a pas de forme qui
soit seulement et exclusivement belle ; qu'un grand homme né n'em-
pêche jamais un grand homme de naître ; que Corneille n'a pas
empêché Pvacinc , que Racine n'a pas empêché Voltaire ; que Vol-
taire n'a pas empêché M.Victor Hugo ; que M. Victor_Hugo n'em-
pêchera pas ses successeurs ou ses émules ; que le génie hu-
REVUE DE PARIS. 1 /jU
main a plusieurs faces, toutes diverses, qu'il ne montre que
l'une après l'autre , et que c'est une folie a nous de ne pas nous
réjouir de la venue des grands esprits que la Providence nous en-
voie, sous prétexte qu'ils ne sont pas tous organisés de la même
façon.
Eh, mon Dieu ! il faut même que vous soyez bien préoccupés ou
Lieu aveugles pour ne pas voir que ce qui vous choque dans la litté-
rature , vous l'admettez de tout cœur dans les autres arts ! Est-ce que
l'architecture n'a pas pris successivement en Europe plusieurs
formes toutes magnifiques , quoique diverses? Vous admirez les dé-
Lris des constructions romaines; mais les constructions saxonnes qui
leur succèdent vous semblent pareillement d'une exquise beauté.
Et puis , quand vous venez a rencontrer l'architecture gothique,
qui a peuplé notre sol d'une armée de châteaux et de cathédrales,
vous la placez au même degré de splendeur que ses deux rivales ;
et puis enfin, quand surgit le style de la renaissance, vous ne lui
refusez ni son tour gracieux, ni son luxe sévère, ni sa noble
coquetterie, sous prétexte que le style gothique avait avant lui de
la grâce, le st^le saxon de la noblesse, le style romain de la
sévérité.
Vous acceptez encore le même enseignement de la part de la
peinture ; vous la suivez avec amour h toutes ses grandes et di-
verses périodes, et vous n'êtes choqués d'aucune des nombreuses
métamorphoses qu'elle subit en son chemin ; vous admirez la ma-
nière encore un peu raide et étriquée de Cimabué, de Giotto et
d'Orgagna , en faveur de ce qu'elle a de poignant et d'inspiré
dans leurs fresques religieuses ; puis l'école de Raphaël et de
Jules Romain, la pureté de son dessin, la suavité de ses lignes,
jusqu'à la singularité de ses tons, vous semblent constituer l'une
des plus belles pliases de l'art ; puis enfin le groupe des coloristes
de Venise, Titien, Tintoret, Paul Véronèse, avec leur peinture
ferme , chaude , éclatante , trouvent encore une place dans votre
admiration, après votre enthousiasme pour les chefs-d'œuvre
du Cariipo-Sa/ilo , après votre enthousiasme pour les magnili-
cçnccs des loges du Vatican,
l5o REVUE DE PARIS.
Et la langue française elle-même vous trouve tout prêts a ad-
mettre ses variations historiques : vous la reconnaissez conteuse
et charmante au treizième siècle , lorsqu'elle servait aux histoires
de Joinville et aux stances amoureuses du roi Thibault ; au qua-
torzième, vous confessez qu'elle est grave et poétique dans la
chronique de Froissart et dans les mémoires sur duGuesclin; au
quinzième , vous vous demandez d"où lui sont venues cette grâce
en même temps et cette sérénité qu'elle déploie dans Comines et
dans les mémoires de Boucicaut ; au seizième , vous restez con-
fondus devant la couleur qu'elle revêt dans Brantôme et la naïveté
spirituelle qu'elle déploie dans la chronique de Bayard; au dix-
septième , sou ampleur dans Mathieu , son tour aisé dans Balzac ,
sa marche savante dans Racine, sa sévère majesté dans Bossuet;
enfin, ce sont, du treizième siècle jusqu'à nos jours, des variations
nombreuses , complètes , radicales , qui vous paraissent néanmoins
simples et naturelles, et qui s'expliquent en effet suffisamment
par les altérations que le temps apporte en tout, dans l'idée et
dans la forme, dans l'homme et dans la chose.
Le théâtre, qui est nn art, subit la loi commune des aits ; il se
modifie dans sa forme. Il n'y a pas décadence, mais transforma-
tion ; a une beauté d'un certain ordre succède ime beauté d'un
ordre nouveau ; a la colonne corinthienne , le pilier saxon ; a Ra-
phaël, Paul Véronèse ; a Joinville, Mathieu. Ainsi, a Eschyle,
Corneille. Une faut pas s'étonner de ces révolutions, puisqu'elles
sont inhérentes aux arts : il ne faut pas non plus s'en effrayer ,
puisqu'elles leur sont communes. La peinture n'est pas morte
avec Raphaël, ni la littérature avec Bossuet, ni la musique avec
Mozart. L'art dramatique ne périra pas avec la tragédie. Le génie
humain est comme ce feu qui bout au centre de la terre , et qui
respire par les volcans : de siècle en siècle, il y a des cratères qui
se ferment, mais il y en a d'autres qui s'ouvrent. La tragédie
s'est fermée ; le drame s'est ouvert.
R n'en faut donc vouloir a personne de la transformation ac-
tuelle du théâtre ; c'est une conséquence après un principe. On
ji'a pas tué lu Uagédie, elle était morte j on ne l'a pas déplacée.
REVUE DE PARIS. l5l
elle était absente. Il est même singulier cp'on ne s'en soit pas aperçu
plus tôt. Le grand ennemi, le bourreau de la tragédie, ce n'est pas
nous , ce sont nos pères : ce n'est pas le dix-neuvième siècle , mais
le dix-huitième. Voltaire, que force gens appellent classique sans
dire pourquoi , est celui de tous qui a attaqué les modèles avec le
plus de violence et d'injustice dans les paroles , et qui les a rui-
nés avec le plus d'efUcacilé dans les faits. Comme il déchire Cor-
neille, comme il l'outrage, comme il le raille! comme il lui ap-
prend son art et sa langue ! et quand il en a Uni avec le tragédien,
voyez-le comme il traite la tragédie! les cinq actes le gênent; il
n'en fait que trois. Et il n'est pas le seul de cette époque qui brise
ainsi les traditions dramatiques; Lamothe soutient les tragédies en
prose; Diderot chasse de la scène les rois et les reines qui y pleu-
raient depuis Jocaste et depuis OEdipe; Beaumarchais pousse au
théâtre les pièces en quatre actes, si bien qu'à la lin du dix-hui-
tième siècle il n'y avait pas une seule règle de la tragédie qui
n'eût été sciemment violée , moquée , foulée aux pieds par Vol-
taire, par Lamothe, par Diderot, par Beaumarchais. >
Les comédiens du Théâtre-Français se sont donc déclarés sans
raison les défenseurs de Corneille, de Molière et de Racine, que
personne, n'attaque , personne de sensé et de vraiment littéraire.
■ L'école moderne n'a pas d'admiration plus vraie que celle que lui
inspire le dix-septième siècle; mais tout en l'admirant, elle s'é-
carte de ses voies , parce que l'art le veut. Philibert Dclorme ad-
mirait Saint-Germain-l'Auxerrois , mais il bâtissait les Tuileries.
La tragédie, vue dans son temps, dans son milieu, dans ses cau-
ses, estime fonne très-belle , très-pure, très-digne. Il était impos-
sible que des esprits aussi grands que Corneille et que Racine ne
communiquassent pas quelque chose de leur grandeur au vêtement
dont ils drapaient leur pensée ; mais conmie une foule d'autres for-
mes magnifiques, la tragédie appartient au passé : les sympathies
actuelles se sont retirées d'elle ; les poètes l'ont délaissée comme
littérature, le pidjiic comme spectacle. Elle est comme ces vieux
meubles delà renaissance, si adun'rableiucut sculptés, si riches ,
si splendidcs ; on les expose a la vue, mais on ne s'en sert pas.
l5'2 REVUE DE PARIS.
Pour la recette, la tragédie et la comédie ne valent plus rien ;
pour l'étude de la langue et des procédés des grands maîtres , elles
sontetseronttoujoursd'ungrand prix. C'estainsi, a notre sens, qu'el-
les devraient être comprises et jouées. Alors, nous en sommes con-
vaincu, tous les hommes d'élite accourraient au Théâtre-Français.
Si l'on savait qu'a des jours fixes' les comédiens donneraient
comme objet d'étude une pièce de Rotrou , de Corneille , de Pra-
don, de Racine, deDufrény, de Carapistron, de Regnard, de
Pyron, de Voltaire, de Crébillon, de Diderot, de Beaumarchais,
toute la littérature serait la. On voudrait voir quelles ont été les vicis-
situdes, les hésitations, les chutes, les triomphes de l'art dramatique
en France. Les intelligences sérieuses iraient étudier toutes ces écoles
si diverses de style et de procédés scéniques ; il ne serait pas per-
mis de produire désormais une œuvre grave au théâtre , sans avoir
fait son stage a la Comédie-Française, pas plus que les jeunes pein-
tres n'exposent de tableaux au Louvre, sans avoir long-temps
médité sur les modèles qui y sont rassemblés. Mais il faudrait que
ce grand musée de la tragédie et de la comédie française fût
complet; les comédiens français font des choix dans Corneille et
dans Molière , et ils ont tort, parce qu'on attend d'eux qu'ils jouent,
et non pas qu'ils jugent. Il faudrait donner les grands maîtres en.
entier. Il y a des scènes dans les comédies les plus ignorées de Cor-
neille qui valent tout le théâtre de Picard ; et puis, quand on al'E^
tourdiàe Molière, on laisse aux vers les Etourdis de M. Andrieux.
Les grands écrivains sont quelquefois comme les grands peintres,
ils ont deux ou trois manières différentes dans leur vie , qu'il est
très-curieux de suivre dans leur succession; or une étude pareille
exige l'ensemble de leurs œuvres.
La Comédie-Française aurait donc un nouvel et magnifique
répertoire a se faire, avec les notables ouvrages qui s'échelonnent
depuis Rotrou jusqu'à nos jours : et il faudrait avoir en cela moins
d'égard aux auteurs qu'aux écoles. Il ne serait pas indispensable
de donner tous les écrivains, mais il faudrait donner tous les styles.
Ce serait encore une occasion d'écbcniller le théâtre, et d'en faire
disparaître les rapsodies qui l'encombrent. Deux ou trois pièces
REVUE DE PARIS. l53
suffiraient pour ce qu'on appelle la littérature de l'empire. Cette
littérature est un pastiche sans intelligence, un placage sans goût.
Née de la réaction grecque et romaine qui se fit au commencement
de la révolution, de la peinture de David et des tragédies démo-
cratiques de Voltaire que les ouvriers jouaient dans des greniers en
-J 794- , elle est toujours restée ce qu'elle fut a son origine , un
mélange de jacobinisme, de fausse érudition et de mauvais fran-
çais. Les auteurs de l'empire sont parvenus assez adroitement a
ime espèce de gloire contemporaine, en se faisant passer pour
classiques auprès d'une générationqui n'avait pas Iules classiques.
La vérité est que si Corneille a des antipodes, ce doit être M. de
Jouy. M. Etienne se vante peut-être de s'amuser aux pièces
de Molière ; ne l'eu croj^ez pas : s'il s'amusait aux pièces de
Molière , il s'ennuierait aux tiennes. Rien n'est antipathique aux
grands styles du dix-septième siècle comme les styles de l'empire;
et la preuve d'ailleurs que les littérateurs de 1810 ne compren-
'nent rien "a la tragédie de Corneille ni a la comédie de Molière, et
qu'ils s'y ennuient cordialement, c'est qu'ils n'y vont pas. Qui
voyez-vous à Cinna^ a Nicomède, a ^Imphitrjon , h VAt^arej aux
Foiwheries de Scapin, si ce n'est la jeune littérature? Pondant ce
temps, M. de Jouy est au Gymnase a genoux devant M. Scribe,
et M. Etienne a l'Opéra-Comique, a genoux devant lui-même.
Singulière admiration que celle qui les fait fuir!
A côté des œuvres des grands maîtres , exposées comme les ta-
bleaux du Louvre, par catégories, par écoles, viendraient se pla-
cer les œuvres nouvelles, le jeune théâtre a l'ombre de l'ancien.
Mais cette fois il n'y aurait pas lutte; il y aurait alliance. Ce serait
d'une moitié de répertoire a l'autre moitié une perpétuelle criti-
que et une perpétuelle émulation. Nous sommes convaincu que ce
parallèle ferait tomber bien des idées reçues , adoucirait bien des
partis pris, dissiperait bien des illusions. Toujours est-il certain
qu'il ne serait fatal qu'aux mauvaises choses, a la déclamation ,
aux lieux communs, a la périphrase, au pathos, au mauvais style,
et que l'art ne saurait manquer d'y trouver son compte.
Ce serait un singulier étonnement pour le public de remarquer
I;d4 revue de paris.
que sur la plupart des points, et sur les plus importaus, la jeune
école n'est au fond que l'aucienne école, et que les préjugés lit-
téraires prennent leur source dans un défaut de comparaison ; que
les singularités de style qui blessent dans M. Victor Hugo sont
des nouveautés du dix-septième siècle, et que les familiarités qu'on y
remarque, Corneille les a mises dans la bouche de ses rois, et Mo-
lière dans la conversation de ses héroïnes titrées ; que c'est une
façon peu juste et peu digne de tourmenter les expressions les plus
chastes de Gatarina et de Tisbé, quand on va s'épanouir le lendemain
au jus de réglisse de Tartufe et aux gravelures à' Amphitrjon j que
Molière est fort heureux d'être venu avant la critique actuelle ,
et que si avec les habitudes et les opinions littéraires que le vaude-
ville nous a faites, la meilleure de ses comédies subissait aujoiu:-
d'iiui une première représentation , le public quitterait la salle au
premier acte, et redemanderait son argent pour aller voir un
opéra de Î\I. Etienne , ou un cheval de M. Franconi.
Que si l'on devenait curieux de pousser plus loin l'expérience,
et de regarder jusqu'au fond des questions , on ne manquerait pas
de reconnaître qu'on s'est considérablement exagéré les innova-
tions introduites parle drame; et que, sauf quelques propriétés de
forme qui le constituent, il est assis sur le fonds général d'idées et
de faits mis au théâtre depuis Eschyle. On cesserait de lui repro-
cher de n'avoir pas toujours cinq actes , en se rappelant que cette
division est l'œuvre des Latins du siècle de Scipion ; de ne pas
observer la distinction des genres en genre tragique et genre co-
mique , en se rappelant que c'est une innovation des Français du
siècle de Louis XIN*^ ; et que Sophocle et Euripide sont des autorités
qui peuvent au moins balancer Térence et Racine. Peut-être encore
serait- on moins dédaigneux envers la prose dont le drame use
quelquefois, en considérant que les Grecs et les Latins n'ont jamais
employé au théâtre le vers hexamètre , le vers du poème ; ce qui
semblerait prouver que ces deux peuples , si grands artistes , con-
sidéraient la poésie dramatique comme une poésie a part, exigeant
pour la liberté du dialogue une forme plus maîtresse d'elle-même,
plus courte, plus facile à la main, plus brisée. Du reste, le drame
REVUE DE PARIS. l55
s'accommode du vers comme de la prose : Hernani ne porte envie
a rien.
Mais ce ne sont encore la que des choses accessoires, des
formes qui ne font rien au fond, des accidens variables qui ne
constituent pas l'essence de l'art. Le drame met a la scène l'his-
toire et les passions humaines , comme toute espèce de tragédie ;
comme la tragédie d'Eschyle , qui n'est pas celle de Sophocle ;
comme la tragédie de Sophocle, qui n'est pas celle d'Euripide;
comme la tragédie d'Euripide, qui n'est pas celle de Sénèque;
comme la tragédie de Sénèque , qui n'est pas celle de Corneille ;
comme la tragédie de Corneille, qui n'est pas celle de Racine.
Le genre historique, que la critique de notre temps attribue h
Walter Scott, et puis au drame, date ainsi d'Homère, d'Eschyle
et des romanciers de l' Asie-Mineure. Qu'est-ce, en effet, que
Y Iliade, Y Odyssée, les Perses, les restes des Syharitides , si ce
n'est du genre historique le plus pur et le plus beau? Au lieu
d'OEdipe et de Ménélas, le drame prend le moyen âge, parce que
le moyen âge est pour nous ce qu'était pour les Grecs du temps
de Socrate l'époque de Tlièbes et de Troie, c'est-h- dire l'ère
des origines nationales. A cette époque, en effet, les principaux
élémens de la société actuelle commencent a poindre , "a briller, a
éclater : les grandes villes se murent, les petites se fondent, les
bourgeoisies se constituent, les universités se créent, la royauté
s'affermit; les trois plus fécondes découvertes de l'esprit moderne
font leur apparition a la fois : la boussole, la poudre, l'imprime-
rie. Tous nos souvenirs de famille, de religion et de patrie se re-
tournent donc vers le moyen âge, comme les souvenirs de la
Grèce et de l'Italie se rctoui-naient vers le temps de la dispersion
des chefs : Amphitryon devant Tlièbes , c'est Godefroi de Bouillon
devant Jérusalem; Agamemnon devantTroie, c'est Baudouin devant
Constantinople. Il y avait même une tradition encore répandue en
Europe au quinzième siècle, qui faisait descendre les Fianes d'un
fds de Priam ; et d'après cette croyance, dont les chroniques sont
pleines, le comte Baudouin, chassant les Grecs de Byzance,
accomplissait une seconde fois la vieille prophétie de Virgile , qui
l56 REVUE DE PAniS.
promettait le tiône dWrgos a la maison d'Assaracus. ^ictis domi-
nahiliir Argis.
Le drame s'attache donc naturellement aux débris des croi-
sades, comme la tragédie grecque s'était attachée aux débris de
Troie. Il obéit ainsi au précepte d'Horace : Celehrare domestica
fada. Du reste, ce qu'il fait. Corneille l'avait fait lui-même, et Ra-
cine après lui : le Cid^ Bajazet et Hernanî y sont trois chapitres
de l'histoire moderne. Seulement , comme les études historiques
sont maintenant mieux conçues et plus avancées , le drame y ap-
porte plus de soin et plus de rigueur, et il cherche "a éviter des
fautes que la tragédie ne soupçonnait pas, ou dont elle se mon-
trait peu inquiète. 11 est certain que si un poète de la jeune école
faisait aujourd'hui BrilannicuSj Junie ne se retirerait pas chez les
Vestales, comme dans la tragédie de Racine, qui avait imité lare-
traite de W^^ de Lavallière aux Carmélites ; parce que le collège
des Vestales n'était pas un couvent , mais une réunion de six filles
de race patricienne, consacrées par leurs familles avant l'âge de
dix ans.
L'exactitude historique est devenue ainsi désormais, non-seule-
ment une intention, mais un devoir du drame. Il faut dire néan-
moins qu'il y a aujourd'hui deux manières différentes de mettre
l'histoire au théâtre, lesquelles ont toutes deux leurs partisans.
La première, la plus ancienne, la plus usitée, la manière de
Shakspeare, consiste h réduire en trois ou en cinq actes un évé-
nement connu, comme le siège de Calais, la mort des templiers
ou les vêpres siciliennes. Mais le talent se noie où le génie se
sauve. Quoique la chronique rimée n'ait pas été un obstacle poiu'
Shakspeare, nous la croyons fatale a tout autre. Elle a l'inconvé-
nient de circonscrire le poète dans une enceinte déterminée,
d'ôter toute nouveauté à son œuvre et toute curiosité au public;
et puis les grands événemens étant connus dans leurs détails , le
poète ne peut ni les supprimer, ni les amplifier. Si quelqu'un
voulait mettre au théâtre l'assassinat du duc de Guise "a Blois, il
faudrait qu'en se rendant chez le roi, le Lorrain sortît tout pâle
du lit de la marquise de Noirmoutiers, et qu'il reçût neuf billets
REVUE DE PARIS. iS'J
en route. Cette nécessité de s'astreindre a l'histoire gêne l'inven-
tion et tue la péripétie ; tout étant prévu et forcé, on s'apprivoise
aux catastrophes et l'on se refuse aux faux espoirs. M. Casimir
Delavigne a eu beau cacher un assassin dans la chambre de
Louis XI, on savait bien que le roi ne mourrait pas du poignard.
La seconde manière de mettre l'histoire au théâtre est plus
neuve, plus riche, plus commode aux effets du drame , quoique
plus difficile pour le poète et pour le public. Elle consiste à
prendre des personnages réels , a leur attribuer beaucoup moins des
actes qu'ils aient faits, que des actes qu'ils aient pu faire, et à em-
ployer ainsi moins de l'histoire positive que de l'histoire probable.
Les chroniques, par exemple, ne se sont pas tellement attachées à
Lucrèce Borgia qu'elles n'aient laissé dans sa vie deux jours
sans les noter ; eh bien ! le poète prend ces deux jours , et il
les remplit avec une aventure imaginée, ayant soin qu'elle ne
soit en opposition ni avec le temps oii elle se passe, ni avec le lieu
où elle est placée, ni avec les acteurs qui y sont emplovés. Il est
certain que pour le drame lui-même , ce procédé est plus fécond et
plus grand. Rien n'y ^h\e l'invention et n'y rapetisse l'idée. Le
poète y est maître de ses personnages , et il les crée une seconde
fois après Dieu. Il s'y élève et s'y abaisse aussi haut et aussi bas
que va le possible, et il va toujours plus loin que le réel. Rien
de connu, rien de nécessaire; toutes les larmes y émeuvent, toutes
les joies y égaient , toutes les catastrophes y saisissent.
Mais pour le poète, ce procédé est encombré de difficultés
inouïes. Il lui faut inventer des détails de la vie publique et inté-
rienre qui soient dans tontes les conditions de la réalité à une
époque reculée , c'est-a-dire qu'il lui faut faire revivre par le
menu divers ordres de faits dont personne encore n'a écrit l'his-
toire. 11 n'est pas, certes, que nous manquions d'historiens; les
auteurs qui portent ce titre ne se comptent plus depuis long-temps;
cependant les matières plus particulièrement nécessaires a la créa-
tion d'un drame, comme les détails qui ont trait a la vie domes-
tique des diverses classes du moyen âge, les prérogatives des
corps, les privilèges des rangs, les préséances des familles, les
l58 REVUE DE PARIS.
lois somptnaires , les céréraoniespiibliques, la langue du blason, la
disposition architecturale des maisons de toute sorte, la condition
des domestiques chez tous les maîtres, toutes ces choses qui en-
trent dans le tissu d'une pièce, sont aujourd'hui fort peu connues;
il n'existe pas d'ouvrage méthodique qui en traite, et il faut aller
les chercher une a une dans les innombrables écrits spéciaux ^
comptes , lettres, mémoires , qui gisent ignorés dans les grandes bi-
bliothèques; de telle sorte que la difficulté n'est pas tant de pres-
sentir la nécessité des renseignemens, que de savoir où sont les
livres qui les renferment.
C'est surtout pour la critique ordinaire que cette façon de
mettre l'histoire au théâtre est incommode et gênante, et nous ne
doutons pas qu'il ne faille lui attribuer une partie de la rancune
qu'elle garde si bien a M. Victor Hugo, Qu'on annonce une pièce
de tout autre auteur, par exemple, Don Juan cV Autriche ^ de
M. Casimir Delavigne, la critique ne manque pas de lire huit
jours a l'avance la Biographie de M. Michaud, ou Moréri, ou
Bayle; et quand elle a appris dans une heure son Philippe II et son
don Carlos, sa bataille deLépante et sa bataille de Gembîours, elle
se fait son drame à ele, et attend l'autre de pied ferme. Avec
M. Hugo, au contraire, M. Michaud , Bayle et Moréri, deviennent
tOut-a-fait stériles , et si la critique a fait son drame , elle en est pour
ses frais. En effet, M. Victor Hugo n'empruntant jamais h un per-
sonnage que son nom propre et son caractère, la fable dans laquelle
il le produit est toujours et toute de son invention. Dans son
drame , l'histoire n'est donc pas la où la critique la cherche, c'est-
à-dire dans l'aventure elle-même ; elle est Ta où elle ne la cherche
pas, Ta où elle ne la voit pas, dans les idées, dans les détails,
dans les incidens, dans les mœurs , dans le langage, dans les cos-
tumes, dans les meubles, dans les conversations, dans les fêtes.
C'est de l'histoire éparpillée, semée a pleines mains; de l'his-
toire sentie, rétablie, restaurée, reconstituée, refaite. Or, pour
juger de la valeur historique d'une œuvre ainsi conçue et fcAg-
cutée, il faut une instruction spéciale que la critique n'a pas
généralement.
REVUE DE PARIS. iSèf
Il est certes loin de notre pensée de vouloir blesser personne
parmi ceux qui ont reçu ou qui se sont donné mission de répé-
ter, a chaque pièce de M. Victor Hugo, qu'elle est en dehors
de la vérité historique; mais, parmi eux, combien en est -il
qui aient, dans le public, qnelque autorité en matière d'his-
toire , et qui aient produit qnoi que ce soit qui puisse donner le
moindre poids a leur opinion? Il y a plus : "a lire ce qu'ils disent
a ce sujet, il ne paraît même pas qu'ils aient nne idée bien juste
de la dilïicnllé, et qu'ils se trompent en connaissance de cause.
Nous avons lu des articles où l'on reproche "a M. Victor Hugo
d'aller chercher son histoire dans des livres inconnus , au lieu
de la prendre dans les ouvrages oii tout le monde puise. En
vérité , lin reproche semblable est si insensé qu'il nous en coûte
d'y répondre. Cependant les critiques devraient considérer que,
puisque eux-mêmes ils n'ont pas trouvé dans les histoires géné-
rales les détails de la vie des familles du moyen âge , c'est qu'il
faut sans doute les aller chercher ailleurs. Les livres où ces détails
se trouvent peuvent bien être inconnus d'eux; mais il ne suit pas
de la qu ils le soient de tout le monde. Il est certain, en outre,
qu'indépendanunent des ouvrages spéciaux sur les choses de la
vie privée, lesquels sont en nombre infini, il existe encore une
masse elfroyaljle de renseignemens inédits , qui attendent qu'on les
mette en œuvre. La seule Bibliothèque du Roi contient sur ces ma-
tières un million de pièces manuscrites que pas un homme vivant
ne connaît. jM. Guizot a nommé douze personnes pour en faire le
dépouillement , et l'on compte qu'il leur faudra dix ans pour les
lire. Les Archives du royaume doivent contenir trois ou quatre
millions de pièces pareillement inconnues, sans compter les neuf
quintaux de parchemin qu'un concierge infidèle a vendus il y a
quelques années. Celui qui écrit ceci étant chargé par M. le ministre
de l'instruction publique de diriger, sous la surveillance d'un co-
mité historique, les recherches que des correspondans nombreux
poursuivent dans les départemens, peut affirmerque les documens les
plus curieux arrivent en foule, comprenant les matières les plus di-
verses, depuis des bulles originales du pape Agapet qui vivait eu
l60 REVUE DE PARIS.
535, sous Justinien, et des lettres de Charlemagne , écrites siir
écorce, jusqu'à des révélations tout-h-fait inouïes sur les convul-
sionnaires. La préfecture de Rouen possède les archives des ducs de
Bretagne; la préfecture de Lille possède celles des comtes de Flan-
dre. Le cardinal Perrenot de Granvelle, premier ministre de Charles-
Quint, avait dans ses papiers la correspondance secrète et officielle
de toutes les cours de l'Europe au seizième siècle. Ces papiers
forment quatre-vingt-cinq volumes in-folio, et sont déposés a la
bibliothèque de Besançon , où le dépouillement s'en opère par ordre
de M. Guizot.
L'histoire de l'Europe moderne est donc en grande partie encore
gisante dans des portefeuilles et dans des cartons. Les livres géné-
raux sont presque tous comme s'ils n'étaient pas, a cause des dé-
mentis fréquens que les découvertes journalières leur donnent. Ce
qu'il y a de véritablement sûr en histoire, ce sont les lettres , les mé-
moires , les titres des familles , les registres des différentes cours ,
des ordres, des municipalités, des corporations, cest-k-dire les
livres inconnus dans lesquels on reproche a M. Victor Hugo
d'aller prendre ses renscigneraens. ^Quand on songe au soin in-
fini qu'il met a fouiller et a éclaircir les questions historiques né-
cessaires a ses drames , on ne peut que sourire en voyant quelques
critiques, tout fiers de] leur Anquetil ou de leur Lingard, qu'ils
s'imaginent sans doute avoir été les seuls a lire, crier effronté-
ment, et comme s'ils savaient pourquoi, a l'ouMi et a la violation
de l'histoire.
Si le poète avait le temps de se retourner un peu, comme
lord Byron, et de clouer quelques noms propres dans un ar-
ticle, le public verrait bien vite de quel côté est l'érudition,
le savoir, l'intelligence, et il sentirait ce que les hommes d'art
sentent déjh, qu'il est peu décent qu'une critique anonyme, qui
ne se montre ni par les personnes ni par les ouvrages , qui n'a ni
un nom a mettre a des livres, ni des raisons a mettre à des arti-
cles, s'attaque de ce ton cavalier aux grands écrivains qui travail-
lent de conscience pour l'honneur de leur temps et de leur pays.
Que l'on conteste, mais qu'on discute j qu'on attaque l'incorrec-
REVUE DE PARIS. iGl
tion (lu Style, mais qu'on la prouve; qu'on affirme les erreurs
d'histoire, mais qu'on les montre. Qui aura tort cédera.
Il faut bien que la critique se persuade que si le poète voulait
répondre, il ne lui faudrait pas souffler deux fois sur ces accusa-
tions les plus graves et les plus spécieuses, pour les faii-e évanouir,
et qu'il n'y a pas d'homme intelligent et véritablement littéraire
qui n'en ait fait justice, a la première vue, comme il convient.
Toutefois , pour que le public ait un exemple de ceci , et pour
qu'il se prémunisse contre la contagion des jugemens irréfléchis,
nous lui demandons de revenir un peu sur le passé , de prendre
avec nous, parmi les pièces de M. Victor Hugo, Marie l\ulor,
celle dont la valeur historique a été le plus contestée , et de choisir
dans cet ouvrage les trois points qui ont trouvé la critique le plus
inexorable , a savoir le noud^re des amans de ^larie , l'éclat qu'elle
fait devant toute sa cour et sa conversation avec le bourreau. Il
nous semble que nous n'éludons pas et que nous allons droit a la
difficulté.
On se souvient, en effet , de la levée de feuilletons qu'il y eut
en faveur de la vertu de Marie Tudor , laquelle aurait été un
prodige de chasteté , au dire de Tévèque Burnet , qui fut cité
dans la cause. Or, puisque nous y sommes, comptons ensemble
combien d'amans une reine d'Angleterre peut avoir, sans cesser
d'être chaste, selon le vénérable évêque de Salisbury.
Nous mettrons en première ligne, s'il vous plaît, le cardinal
Polus, son parent. Marie avait eu une passion si violente pour lui,
qu'elle avait usé de tout son amour, de toute son autorité pour
lui faire quitter les ordres et l'épouser. Le cardinal résista et
quitta l'Angleterre. Plus tard, en l.o54, un peu avant l'époque
du mariage de la reine avec l'infant d'Espagne, le cardinal ayant
été nommé par le pape son légat a Londres , l'ancien amour de
Marie se réveilla avec tant de force et de témoigages de satisfaction
extérieure que Charles-Quint, craignant que l'arrivée du légat ne
fût un obstacle invincible au mariage de son fils, écrivit au pape
pour le prier de retenir quelques mois le cardinal. Quand Jules III
reçut cette lettre, le légat était déjà parti. Un courrier qui lui fut
162 REVUE DE PARIS.
expédié; Tayant atteint a Bruxelles, il s'y arrêta jusqu'à la fin de
juillet. Le mariage avait eu lieu, par procuration, le 23. Voila
pour un.
Nous mettrons en seconde ligne Nicolas Trogmorton. Pour ce-
lui-ci, nous ne comprenons guère comment la critique l'a nié,
puisqu'il avait une sorte d'état légal , officiel , acquis par une con-
statation judiciaire. L'auteur avait eu soin, d'ailleurs, d'indiquer
ses titres dans la pièce même. Nicolas Trogmorton était donc l'a-
mant de la reine , et l'amant heureux , comme on dit. A telles
enseignes que, l'ayant fait suivre un soir, et ayant su qu'il pas-
sait quelquefois la nuit chez une dame de la cour , Marie voulant
le faire punir, et n'osant pas arguer ce seul fait, qui n'aurait pas
suffi aux yeux d'un tribunal, le chargea d'une accusation de haute
trahison. Les juges démêlèrent le crime réel du crime supposé, et
Trogmorton fut absous. Du reste, Marie punit les juges. Et de deux.
Le troisième dont nous ayons a parler , est le lord de Courte-
nai. Il est même nécessaire de se prémunir ici contre l'exubé-
rance des chroniqueurs , lesquels donnent encore pour amans a
la reine le marquis d'Exeter et le comte de Devonshire. Or, ces
deux favoris nouveaux ne sont autres que le lord Henri de Cour-
tenai lui-même , de la maison de France ; car les lords de Courte-
nai étaient comtes de Devonshire depuis -1 5i i , et marquis d'Exeter
depuis 1 525. Le lord Henri était tenu en pleine cour de Windsor
pour l'amant de Marie. M. deNoailles, ambassadeur de Henri III
à Londres , en parle tout au long dans ses lettres , et comme
d'une chose si publique, que la reine se plaignait, dit-il, de ce
(jue son amant allait chez lesjilles. Et de trois.
Le quatrième que nous mettrons dans ce catalogue, est le comte
de Rivadavia, de la suite de Philippe II. Quoiqu'il eût épousé la
reine en \ 554- , lorsqu'il n'était encore qu'infant , Philippe devenu
roi ne passa en Angleterre qu'en -i 557. Marie, qui n'était déjà plus
jeune et qui avait pris des habitudes dissolues , ne se contenta pas
du maître, elle voulut encore avoir le sei'viteur. Elle l'eut. Le roi
ne fut pas sans s'apercevoir des mœurs de sa femme; il resta a
peine quelques mois en Angleterre, et il ne la revit pkisj car
REVUE DE PARIS. l63
elle mourut en 1558. Et de quatre (^). Voila la reine aux mœurs
très-chastes, regina castissimis morihus j de l'évèque Burnet et de
messieurs les critiques. Après quatre amans prouvés, M. Victor
Hugo en a supposé un cinquième. Il est resté probablement fort
au-dessous du nombre réel.
Passons maintenant a cette belle scène du second acte , où la
reine dévoile devant toute la cour sa passion pour Fabiano , et
que la presse a unanimement regardée comme blessant toute vrai-
semblance et toute dignité. Quelle apparence, a-t-on dit, qu'une
reine qui se respecte aille mettre ainsi toute sa cour dans la con-
fidence d'une aussi étrange faiblesse? D'abord , nous trouvons
qu'une reine qui se respecte n'a pas quatre amans connus ; en-
suite il nous semble que la critique a eu le tort de confondre les
(') Ceux de nos lecteurs qui voudraient voir de plus près ces détails , et les véri-
fier par eux-mêmes, pourraient consulter à la Bibliothèque royale les sources sui-
vantes :
— Pour ce qui touche le cardinal Polus • Collsclion historique de plusieurs
graines écrii'ains prolcstans concernant le changement de religion et Ve'trangc
confusion qui s' ensuivit , sous Henri VIII -, Edouard VI , Marie et Elisa-
leth. Londres. Nicol. Hills. 1686 , in-12.
— Pour ce qui touche Nicolas Trogmorton : Diverses pièces pour l'histoire
d'Angleterre sous Henri VIII , Edouard VI et Slarie j en anglais, in-4° en un
paquet.
Item : Opuscula varia de rébus anglicis tempore Henrici VIII, Edwardi VI
et Mariœ reginœ In-8", uno fasciculo.
Eclaircissemens de la biographie et des mœurs de l'Angleterre sous Hen-
ri VIII , Edouard VI, Marie , Elisabeth et Jacques I" ,• extraits des papiers
originaux trouves dans les manuscrits des nobles Ja mil les de Howard, Talbot
et Cecil , par Edmond Lodge, Esq. Londres. G. Nicol. 171)1 . 3 vol. in-l" ornés de
portraits.
Pour ce qui touche le lord Courtcnay : Recueil exact et complet des dépêches
de M, de JYoailles , ambassadeur de France en Angleterre sous Edouard VI et
une partie du règne de Marie,
— Pour ce qui touche le conite de Rivadavia : Kl Viage de dan Felipe II ,
desde Espana , etc. , par Juan Chrisloval Calvetc de Estrella. Anvers, lo()2 , in-
folio.
Item : Ilclacioncs de Antonio Perez, secretario de cstado de Felipe II , en
sus carias apanolas y lalinas. Paris, 1621, in-'l".
l64 REVUE DE PARIS.
temps, et de porter nos idées actuelles dans lu société du seizième
siècle, oii elles n'étaient pas. Dans les pays et aux époques de pou-
voir absolu , l'opinion publique et ce qu'on appelle le qu'en dira-
t-on n'existent pas vis-'a-vis des rois et des puissans. La censure
de l'opinion est une cliose qui veut pour s'établir l'égalité dans
les citoyens et la liberté dans les gouvernemens. L'empereur Né-
ron était certainement un aussi grand personnage que la reine Ma-
rie; la maison des Claudiens, dont il était, valait beaucoup mieux
quelamaisondeTudor ; et ses courtisans, lesPomponii,lesPinarii,
les Calphurnii, les Mamerci, qui avaient rang de priuce, et sept
cents ans de noblesse prouvée, auraient fait grand honneur aux
Percy, aux Howard , aux Chandos et aux Clinton de marcher avec
eux de pair a confrère; le respect que Néron devait a son rang,
a sa cour et k sa race, ne l'empêcha pas néanmoins d'épouser un
homme en plein jour , et de le caresser publiquement en litière de
drap d'or. On dira que Néron était un monstre; nous répondrons
que INIarie n'était pas un ange.
Du reste , ne vouliit-on pas accepter la parité de Néron et de
Marie , voici un fait de l'histoire d'Ecosse , un fait contemporain,
qui se passait a Edimbourg douze ans après le fait que M. Hugo
suppose s'être passé a Londres. C'est une explication qui eut lieu,
le 9 mars i 566 , dans le palais d'Holyrood , entre Marie Stuart ,
une autre reine très-chaste, et son infortuné mari , le lord Henri
Darnley. Marie Stuart s'y montra d'autant plus en dehors de toute
dignité de reine et de femme, que, surprise véritablement en fla-
grant délit d'adultère, elle se vante de son crime a la face de son
mari. Il y avait Ta toute la cour d'Ecosse, le lord de Ruthwen, le
comte d' Angus , le lord George Douglas , le lord Lindsay comte
de Baléares, la comtesse d'Argyll et deux pages de la maison de
Marr. La critique ne dira pas que cette scène, que nous n'osons
pas raconter dans toute la crudité de ses détails , n'est pas dans les
inœnrs du temps ; elle est tout au long dans une lettre adressée
d'Edimbourg, seize jours après le fait, par le comte de Bedford et
sir Thomas Randolf aux lords du conseil privé d'Angleterre.
Enfin, venons k une autre invraisemblance monstrueuse, l'en-
REVUE DE PARIS. l65
treviie de la reine et du bourreau. Il est certain qu'aujourd'hui,
les rois comuie les siuiples particuliers fraient peu avec le bour-
reau. C'est un fonctionnaire que nos mœurs compatissantes et po-
lies nous rendent peu gracieux. Mais nous ne devrions pas ou-
blier que nous ne sommes ni des rois du seizième siècle, ni
des barons du quinzième. Nous n'exerçons individuellement ni
haute, ni basse justice; nous n'avons ni procès a juger, ni crimi-
nel à pilorier ; parlant, nous n'avons nul besoin d'un coupe-tête.
Mais si nous étions , comme d'autres le furent , ou rois ou hauts
barons, si nous avions une juridiction , il la faudrait complète; et
toute juridiction complète commence par un huissier, et fmit par
un bourreau. A^oila pourquoi il y a seulement cent ans, dans cette
ville de Paris , si bonne et si douce , le prévôt du roi avait son bour-
reau, le prévôt des marchands son bourreau , l'archevêque son bour-
reau, l'abbé de Sainte-Geneviève son bourreau, l'abbé de Saint-
Germain- des-Prés son bourreau , l'abbé de Saint-Martin-des-Charaps
son bourreau. Il y en avait tant, et ils avaient été, jusqu'au sei-
zième siècle, une pièce si nécessaire de la société féodale qu'on y
était accoutumé. Un boxu'reau était même presque toujours plus
qu'un homme vulgaire : c'était ordinairement un confident, quel-
quefois un ami. Dans les mémoires de Duguesclin , on lit qu'en
plusieurs circonstances Bertrand faisait pendre lui-même, sous ses
yeux et par son bourreau , des espions de l'ennemi. Tristan , bour-
reau de Louis XI, vivait familièrement avec lui. Henri VIII, père
de Marie Tudor, dînait avec le sien. Le cardinal de Richelieu ne
sortait pas sans être accompagné de son coupe-tête. Si la critique
ne sait pas ces choses-fa, il n'est pas juste que le drame porte la
peine de cette ignorance.
Il y a une considération que la critique, non plus que le public ,
ne devrait jamais perdre de vue, c'est qu'il est bien téméraire d'al-
ler dire a un écrivain qu'il se trompe, sans tenir son erreur dans la
main, surtout quand cet écrivain a déjà fait ses preuves d'homme
intelligent et laborieux. Le poète est au moins tout aussi intéressé
qu'un autre au mérite de son œuvre , et il faut toujours présumer
qu'il y a mis ce qu'il pouvait dépenser de réflexion, de fatigue et de
l66 REVUE DE PARIS.
soins. Soyez bien sûrs que celui qui est capable de faire une grande
chose est aussi capable de la juger, et que s'il y a laissé des détails qui
vous choquent, c'est qu'il les avait pesés lui-même et maintenus,
pour des raisons qu'il pourrait vous dire. En général , le public
oublie trop ce qu'il est, c'est-a-dire une réunion d'hommes parmi
lesquels les petits neutralisent les grands. Il s'établit inévitable-
ment dans toute assemblée im terme moyen entre les intelligences,
et les plus lumineuses y perdent toujours de leur éclat. Ensuite,
on a tort de s'imaginer que parce qu'on a été régulièrement
élevé, parce qu'on a suivi tous les degrés des études de l'école
et des études du monde , on soit apte pour cela à parler pertinem-
ment des objets d'art; de même qu'après cette éducation géné-
rale , ceux qui veulent devenir peintres , sculpteurs ou poètes ,
consacrent le reste de leur vie a méditer sur des tableaux, sur des
reliefs ou sur des poèmes, de même il est indispensable d'étudier
spécialement les productions d'un art quelconque , pour en porter
une opinion de poids; et comme il arrive souvent qu'un homme
manie vingt ans l'ébauchoir sans faire une bonne statue , il arrive
plus souvent encore que d'autres s'occupent toute leur vie de litté-
rature, sans parvenir h la comprendre et a la juger sainement.
Que penser alors de ces aristarques impromptus qui quittent
leur salon, leur comptoir ou leur étude, pour venir juger l'œuvre
des poètes après dîner, et qui font la chasse , en digérant,
aux erreurs d'histoire, aux invraisemblances scéniques et aux
iautes de français? Comme ces messieurs paraissent croire très-
naïvement a leur ériidition , a leur goût et a leur purisme , il est
assez ordinaire qu'ils associent l'oreille de leurs voisins "a leurs
soliloques littéraires. Nous avons joui, comme bien d'autres,
de ces précieux a parte ^ et nous déclarons qu'il doit y avoir peu
de lieux habités où il se dise plus d'inepties, et oii Vaugelas soit
plus outrageusement torturé qu'au balcon du théâtre de la rue Ri-
chelieu. Comment ne vient-il pas h l'idée de ces jugeurs d'occa-
sion, qui font de l'art, de l'histoire, du style, par cas fortuit et
par luxe, qu'au milieu de leurs critiques absurdes et de leurs cuirs
affreux^ M. Beauvalet, qui est un homme de talent et qui va droit
REVUE DE PARIS. l6j
au but de son rôle, pourrait s'avancer, au nom du poète , et leur
dire : ce Messieurs, vous ne savez probablement pas que M. Vic-
tor Hugo, dont nous avons l'honneur de jouer la pièce , n'est pas
un vaudevilliste d'hier, comme certains d'entre vous; qu'il étu-
die depuis quinze ans les questions littéraires , et qu'ayant une iu'
telligence au moins égale 'a la vôtre , il doit les savoir aussi bien
que vous ; que les faits qui sont mis en œuvre dans son drame et
que vous trouvez invraisemblables , il les a péniblement cherchés
et soigneusement vérifiés, et qu'il pourrait vous dire au besoin à
quelle source vous les trouverez , si par hasard il vous venait l'en-
vie de vous instruire; que ces formes de style que vous appelez
des négligences, ont été mûrement examinées par un homme qui a
l'habitude d'écrire a un plus haut degré que vous ; que les tour-
nures qui vous paraissent effroyablement communes, sont une intel-
ligente protestation contre le pathos mythologique et boutiquier
dont vous avez bâté la langue; et que vous tous qui n'avez ni ex-
périence littéraire, ni nom, ni talent, vous devriez être plus ré-
servés et plus décemment jaloux , en face d'un homme qui s'est
mis quinze ans a la peine pour acquérir ces tiois choses. J'ai dit. «
En engageant le Théâtre-Français "a jouer toutes les œuvres des
maîtres et toutes les pièces notables , depuis Rotrou , comme étude
de l'art et de la langue Irançaise et comme introduction a la litté-
rature dramatique d'aujourd'hui, nous avons rapporté le drame
moderne a M. Victor Hugo , parce qu'il en est , non pas le seul ,
mais le principal soutien. Ce n'est pas nous qui voudrions ôter ni
a M. Dumas, ni a M. de Vigny la part de gloire qui leur revient;
mais M. de Vigny n'ayant fliit que deux pièces, et M. Dumas s'é-
tant donné des collaborateurs dans la plupart des siennes, a part
même toute préférence littéraire et toute question d'école , M. Victor
Hugo se trouve être celui des trois qui a le plus longuement et le
plus sérieusement travaillé. Le drame actuel repose donc sur lui
plus que sur tout autre. Nous n'avons pas voulu celer d'ailleurs
que toutes nos sympathies sont pour M. Hugo, nos sympathies
pour ses ouvrages, notre amitié pour sa personne. Nous ne
croyons pas (ju'il soit nécessaire de haïr quelqu'un pour lui rendre
l68 REVUE DE PARIS.
justice. Les amis de M. Victor Hugo, car la critique s'en préoc-
cupe fort , ne sont pas gens pour cacher leurs affections ou leurs
idées : leurs affections , parce qu'elles sont désintéressées ; leurs
idées, parce qu'elles sont sincères, pures et réfléchies. Il y a
d'ailleurs assez de périls littéraires h cette amitié pour qu'elle soit
de bon goût , et assez d'injures pour qu'elle soit sacrée. Il peut
y avoir des personnes pour qui les opinions accréditées sont les
meilleures, les causes gagnées les plus justes, les affections com-
modes les plus saintes ; pour nous , nous regardons autre chose
que notre intérêt et que nos aises en ce que nous pensons , en ce
que nous disons , en ce que nous faisons; h l'encontre de Sosie,
nous trouvons que l'amphitryon où Ton dîne n'est pas toujours
le véritable amphitryon.
Du reste, ainsi que nous l'avons dit, on n'a jamais exigé d'un
critique qu'il eût la haine au cœur pour avoir la sincérité aux
lèvres. Pour défendre Phèdre contre la critique du temps , Boi-
leau ne se fit pas l'ennemi de Racine. D'ailleurs, si nous sommes
suspects pour aimer, il nous semble que vous devez être suspects
pour haïr. En tout ceci, pour être raisonnable, pour être juste, il
ne devrait être question ni d'amitié, ni de haine, mais de raisons.
Le public, qui est juge entre vous et nous, ne peut pas se déci-
der sur des blâmes ou sur des éloges , mais sur des idées. Ouvrez
une bonne fois votre main, que vous dites toute pleine de vérités
si fécondes ; montrez-nous le soleil que vous cachez dans vos lan-
ternes, afin que nous soyons éclairés et que nous voyions. Nous
ne demandons pas mieux que d'être instruits et redressés, et vous
n'aurez pas de plus fidèles disciples que nous, si vous voulez
être nos maîtres.
A. Granier de Cassagnac.
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SOUVENIRS DE 1815.
LE TOURNEUR DE CHAISES.
VIII. — LES VERDETS (*).
Maître Pierre avait e'të suivi de près par deux officiers supe'rieurs
des compagnies secrètes ; en quelques minutes , le nombre fut aug-
mente'par l'arrivc'e de trois ou quatre capitaines, et de quelques simples
gardes dont le dévouement et le fanatisme aveugles, toujours prêts à obe'ir,
étaient tenus en très-haute estime par leurs chefs.
Hélène les reçut gracieusement , comme des gens qu'elle attendait.
IMcme, à voir certaines de ses prévenances , on eût compi-is que l'un des
officiers, le plus e'icvé en grade, lui avait fait une promesse dont l'accom-
plissement dc'pcndait néanmoins du bon vouloir des autres membres
du conseil; car c'était un véritable conseil qui s'allait tenir là. L'heure
e'tait venue pour les vcrdets d'aviser à leur existence en corps régulier.
Sans trop en paraître inquiet , et sans se distraire de ses conversations
avec ses camarades, maître Pierre ne perdait ni un mouvement, ni une pa-
role, ni une inflexion de voix , ni un regard d'IIclène. Certes, où il devinait
(') Voir la livraison prccc'Jenle.
170 REVUE DE PARIS.
ce qu'elle avait sollicite, ou bien, comme cela se pratique, l'officier su-
j:)cneur lui avait, la veille, par pure formalité, glissé quelques-uns de ces
mots qu'une inclination de tête et un assentiment suivent d'ordinaire. Mais
les cvenemcns de la journée avaient change les dispositions faciles de
maître Pierre , et il voulait , quelque abandon qu'il en eût semblé faire la
veille , user de son droit d'examen et de refus.
Pendant que l'on disposait au milieu du salon la table ronde , recou-
verte d'un tapis vert , table classique de toute réunion délibérante ,
l'officier supérieur s'approclia d'Hélène, et, lui remettant un papier plié,
lui dit courtoisement , eu baisant ses mains :
— Tenez, Hélène, faites une gracieuse révérence à ces messieurs pour
les remercier^ ils vous accordent le sauf-conduit que vous m'avez de-
mandé.
Certainement il fallait y être vivement intéressé, et faire preuve d'une
bien bonne volonté, pour entendre ces paroles, car si elles furent dites
assez haut pour montrer que celui qui les proférait n'avait aucune envie
d'en faire un mystère , elles ne le furent point assez pour dominer les con-
versations particulièi'es qui s'étaient établies en attendant l'ouverture de la
séance. Personne, en effet, n'y avait pris garde ^ mais Pierre les en-
tendit, lui, ou mieux il les devina au mouvement des lèvres. Comme il
e'tait loin d'avoir, ainsi que l'officier, à mettre d'accord ce qu'exigeait sa
position avec la natui-e de l'affaire qu'il traitait , il releva la conversation
avec assez de nonchalance pour montrer qu'il ne mettait dans sa demande
qu'un intérêt de causerie ou d'acquit de conscience ; mais , en même temps,
d'une voix assez claire pour attii'er l'attention de ses camarades , des sim-
ples gardes surtout, ses âmes damnées, il dit :
— Pour qui donc ce sauf-conduit , colonel ?
— Ma foi , mon ami , demandez à Hélène ; c'est son secret.
— Oh! colonel, puisque vous avez écrit le nom, c'est aussi le vôtre,
reprit maître Pierre , comme s'il n'avait pris garde qu'au dernier mot.
— J'ai eu dans Hélène une confiance aveugle... J'ai donné un sauf-
conduit en blanc... et personne ici , je pense , n'y peut trouver à redire.
— Pardon, colonel ! ce que vous dites là est on ne peut plus galant j
mais ce que vous avez fait est fort peu politique.
— Mon Dieu I Pierre, est-ce que vous êtes malade, mon ami?
— Comme Basile , n'est-ce pas , mon colonel ? Je ne le suis point assez
pour ne point voir qui l'on trompe ici.
REVUE DE PARIS. inj
— Voyons , parlez, Pierre , me prenez-vous pour un tuteur de come'die?
— Oh I non , pas moi , colonel ! ! ! Mais , ou tous ignorez ce qui se
passe et les bruits qui courent dans la ville, et alors ne trouvez point mau-
vaises mes observations ; ou bien vous en avez connaissance, et alors je ne
sais ce que nos amis et le gouvernement du roi penseront de votre facilite'
à donner ainsi des laissez-passer.
— Et lequel des deux croyez- vous , maître PieiTC ?
— Colonel , j'aime mieux croire à l'ignorance qu'à la trahison.
— Soit! Mon devoir est de vous entcndi-e. Pardon , Hélène, pardon:
mais il n'a pas tenu à moi que vous ne pussiez profiter à l'instant même
d'une faveur , que , je l'espère , mes collègues s'empresseront de vous
accorder un peu plus tard.
— Mais , colonel , il est facile à Hélène de ne pas attendre la fin de nos
délibérations. Qu'elle nomme la personne à qui elle destine le sauf-con-
duit, et nous remplirons le blanc-seing , n'est-ce pas, messieurs , si l'in-
térêt du service ne s'y oppose point ? Voyons , Hélène , vous ne pouvez
avoir voulu tromper la confiance du colonel , en sauvant un ennemi du
roi; vous n'avez donc aucun motif raisonnal)le pour taire le nom de votre
protégé.
— C'est juste, dirent quelques officiers. Le colonel lui-même eut
l'air de ti-ouver toute 'naturelle la question ainsi posée.
Hélène sentit qu'elle avait perdu tous ses avantages ; le dépit s'en mêla ,
et elle répondit en souriant avec amertume :
— Je renonce à lutter avec vous , Pierre , car vous avez la force et le
courage du lion , unis à la ruse et à la puissance fascinatrice du serpent.
Ensuite clic ajouta d'un ton pénétre : — Colonel , je vous remercie, et
vous tiens compte de votre bon vouloir. C'était mieux que de la galante-
rie, messieurs; c'était l'acte d'une ame généreuse qui avait noblement
fermé les yeux sur une bonne œuvre, que les scrupules de l'esprit de parti
peuvent désavouer , mais dont un honnête homme se réjouit et s'honore
toujours.
Elle s'arrêta \m moment, et reprit, non sans un dédain marqué :
— Quant à vous , messieurs , vous ne vous êtes point aperçus que
maître Pierre flattait votre importance politique pour servir ses desseins
secrets; lui seul ici, je vous le jure, a quelque intérêt à savoir ce nom
que vous demandez avec lui. Ce nom, je ne vous le dirai pas. Un seul
ici le saura entre tous; car je tiens à lui prouver que je n'abusais point
l']2.
hevue de paris.
lie mon empire : ce sera vous , colonel , mais plus tard , quand je n'aurai
plus besoin de vous , parce que j'aurai sauve par un autre moyen celui
que maître Pierre appelle mon protège'. Sur ce , messieurs , permettez-
moi de passer dans ma chambre; je le vois , désormais je serais de trop
parmi vous.
— Hélène , vous ne sortirez pas^ je ne veux pas que vous sortiez î s'e'-
cria Pierre en bondissant sur son siège , et se dressant de toute sa hau-
teur j puis , comme s'il se repentait d'avoir ete* si loin , il ajouta d'un air
pe'ne'tre' : Il va se dire ici des choses que vous devez entendre, Hélène,
vous le savez ; restez ! Et entre vous et moi ensuite , je ne veux que vous
pour juge. Colonel , mon camarade Daussonne vient de me donner des
renseignemens que vous devez connaître.
On prit place autour de la table ; He'lène , n'osa point se retirer.
Peut-être un vif sentiment de curiosité la fit - il se résigner sans trop
de peine. Elle avait jeté de nouveau les yeux sur la cassette d'ébène que
Pierre venait de placer devant lui sur la table du conseil. Or, Pierre ne
lui avait-il pas dit peu d'instans auparavant : « Là est le secret de ma
vie 1 1 ! » Peut-être aussi une pensée toute d'abnégation la cloua-t-elle sur
son fauteuil , où un de ses bras accoudé soutenait son front penché dans
sa main gauche, comme pour cacher quelques larmes silencieuses qui tom-
baient , malgré elle , jusqu'à son écharpe de gaze , dont sa main droite
roulait et déroulait la frange sur ses genoux. Elle comprit sans doute qu'elle
n'était plus là pour elle seule , et qu'elle ne devait sacrifier ses projets ,
ni aux emportemens de la colère , ni aux misérables susceptibilités de la
vanité blessée.
— Messieurs , dit maître Pierre qui , pour se donner le temps de combi-
ner son plan d'attaque , formula en trois mots toute sa pensée à laquelle
il savait bien qu'allaient se prendre les passions de haine et d'égoïsme
dont 11 se voyait entouré ; messieurs , le général Ramel est un traître !
Pierre avait bien jugé son monde. — C'est vi'ai ! crièrent ses camarades
tout d'une voix.
— AA-ant de prendre un parti , dit le colonel , il serait bien d'avoir par
devers nous quelques faits positifs.
— Jour de Dieu ! colonel, dit Daussonne sans plus de cérémonie , voilà
comme vous êtes depuis quelques jours : est-ce que vous n'êtes plus des
bons , à présent? si on vous écoutait, il nous faudrait procéder comme des.
REVUE DE PARIS. I-jS
juges d'instruction. Je vous préviens que les verdets sont fatigués de tout
ce que le gouvei-nement laisse dire et faire contre eux.
— Mais encore, reprit imperturbablement le colonel, que dit-on et
que fait-on ?
L'éloquence de Daussonne était à bout; il lâcha un juron e'nergique-
ment accentue , et frappa la table du poing, il sourit d'un air fort dédai-
gneux pour le colonel , et balança sa tcte de droite et de gauclie comme
pour faire un appel à l'éloquence de ses amis.
— Ce que l'on dit , ce que l'on fait , monsieur? dit le capitaine Savy-
Gardeilh , 'un élégant Ijlondin , fort estimé des grandes dames de la rue des
Nobles et de la place Mage. Ah çà I mais il me semble d'abord que di-
manche dernier , à la bénédiction des drapeaux remis à la légion du Can-
tal, on nous a placés à la gauche et à la queue des troupes de la garnison et
de la garde nationale. Croyez-vous que ce soit très-flatteur pour vous et
pour nous , colonel?
— J'en conviens , monsieur , dit le pauvre colonel qui recevait au vi-
sage cet argument ad homviem.
— Et puis, 'avec qui le général s'est-il entretenu , s'il vous plaît, du-
rant toute la cérémonie? continua l'inexorable logicien, sinon avec le
marquis de Castellane; et M. de Castellane est le colonel de la garde
nationale.
— Ce n'est que trop vrai. Oui 1 un joli marquis que ce Castellane , qui
alla offrir sa voiture , ses chevaux , et une garde d'honneur à Bonaparte
quand l'usurpateur passa à Toulouse; et on a fait de cela un colonel I
Quelle honte pour Toulouse !
— Très-bien , colonel , vous voilà comme je vous aime, repartit le capi-
taine Gondrin , continuant la nomenclature qu'abandonnait son blond ca-
marade , essoufflé d'en avoir tant dit. Or , puisque vous voilà en si bon
chemin , vous souvenez-vous , je vous prie , des j)arolcs qui furent lancées
à haute et intelligible voix, lorsqu'au défilé des troupes, la première
compagnie des verdets arriva en face du général?...
— Si je m'en souviens , mon ami ! à telles enseignes que je toisai du
haut en bas ce Castellane , que ces paroles rendaient tout fier, et qui croyait
déjà tenir mes épaulettcs ; mais le marquis n'eut garde d'accepter le défi
de mes regards.
— Que voulez- vous dire , colonel? à votre défi il répondit par un ou-
^7^^ REVUE DE PARIS.
trage qui nous atteignit tous. Tant que dura notre dénie, se mettant Lee
a bec avec Ramel , il tourna vers nous la queue de son clieval.
— Sacredié, c'est si vrai que, sans le capitaine Commère que voilà, et qui
me retint , dit Daussonne , j'allais, pour lui apprendx-e à ne pas nous bi-û-
ler la politesse une autre fois , faire de la croupe de sa monture un four-
reau pour ma baïonnette. Ah ! oui , on lui en donnera à ce gredin de bo-
Mpartisle, dans sa garde nationale de malheur, des compagnies comme les
nôtres. C'est ça des hommes de choix , des hommes forts et bien pensans '
cest ça des hommes qui vous ont des cinq pieds huit pouces, et non
pas ces gardes nationaux tout ratatinés qui , avec lems bonnets à poil ne
nous arrivent qu'à l'épaule, etserangent toujours du côté de l'ordre, sans
distinguer le roi de l'empereur.
Et il a^^ait raison , Daussonne , au moins pour son compte ; encore était-
il modeste en ne se donnant que cinq pieds huit pouces; le gaillard avait
bien SIX pieds et demi. Mais il se vantait en se donnant pour robuste: son
grand corps fringallait sur deux jambes grêles et deux genoux cagneux.
Au demeurant , il se rendait justice en se donnant pour bien pensant à
cette époque, il dépassait de beaucoup la permission, qu'a tout homme de
parti , d'être quelque peu fanatique.
— Eh bien: ajouta le capitaine Commère à l'interpellation de Daus-
sonne en lui frappant amicalement sur l'épaule, qu'en dites-vous, colo-
nel? ne ferons-nous rien pour empêcher qu'on désorganise un corps où se
trouvent par centaines des hommes comme celui-ci? sans combattre
nous laisserons-nous enlever l'honneur de commander à des gens si dé-
voués au roi ? n'alderons-nous pas ces braves qui ne demandent qu'un si-
gnal pour culbuter , dans un coup de main , tous ces traîtres, tous ces hy-
pocrites qui, après avoir eu toutes les bonnes places sous Vautre, ne
veulent pas nous les céder sous celui-ci ?
~ Voyons , voyons , messieurs , la colère conseille mal , dit le colonel
qui ne se sentait pas le courage de résister long-temps à ces rudes coups
de boutoir de l'éloquence de parti. Étes-vous bien sûrs que l'intention
de dissoudre les verdets soit une intention sérieuse, autre chose qu'une
flatterie d'un convive à son amphitryon ? un moyen trouvé par le général
peut-être de se moquer du marquis dont il connaît la fatuité, et de lui
payer le dîner qu'il allait en recevoir ?
- Ah çà : plaisantez-vous , colonel ? dit Daussonne , je tiens de ma cou.
REVUE DE PARIS. l^J
sine, Vous savez, capitaine Savy - Gardeilh , celle que vous trouvez si jo-
lie , et qui est fort liée avec la cuisinière du marquis ?
Le capitaine interpelle' se serait, devant Hélène surtout , fort bien
passe de l'apostrophe : — C'est bon , c'est bon , continuez , dit-il.
— Donc, reprit Daussonne, je tiens de ma jolie cousine, qui le tient
delà cuisinière à qui le valet de cîiarabrc l'a affirme', qu'il n'avait cle
question que de cela pendant le dîner. Au dessert même, on a bu à notn;
dissolution procliaine , que le gc'ne'ral Ramel a promise sur son honneur.
— Qu'ils nous cassent , les morceaux en seront bons !
— Du tout, du tout , colonel, je ne donnerais pas deux liards d'un bâ-
ton rompu. Les morceaux ne sont bons qu'à être jetés au feu , dit le capi-
taine Commère.
— Bah ! bah! forfanterie de buveurs. Les hommes à jeun se mordent
souvent la langue pour la punir des sottises qu'elle a débitées à table.
— Oui , et souvent aussi l'on se ressent à jciin du courage qu'on s'est
donné en se mettant le feu au ventre. En voici la preuve, messieurs,
ajouta le capilaine Commère en jetant sur la table une feuille de papier
dont il défit les plis nombreux en les écrasant du plat de sa main. Ceci
continua-t-il , est la copie du rapport concerté avant-hier, à la préfecture,
entre le marquis de Castellane , le préfet et le général j il sera probaljle-
ment signé demain , et envoyé ensuite en triple expédition au roi , au mi-
nistre de la guerre et au ministre de l'intérieur. Je vais vous en donner
lecture, pour peu que vous teniez à vous entendre traiter, vous, colonel ,
d'imbécile , qui n'êtes qu'une machine à arrestation et à pillage entre nos
mainsj nous tous , messieurs , d'intrigans et d'amljitieux, et vous tous,
braves verdets , Daussonne et maître Pierre, de gens prêts à vendre et à
jendre père et mère pour un écu.
— Assez, mille dieux! assez! cria Daussonne en se levant de toute sa
hauteur, je m'en vas trouver ce coquin de Castellane. Je vais lui faire
Toir que lorsqu'on a dans sa f;iinille un compagnon des folies du marquis de
Gavarret le faussaire ;, on ne doit pas traiter de la sorte le pauvre monde
qui ne doit rien à personne Il m'en rendra raison, ou, sapristie I je
lui
— Tu lui tu lui rien, dit Commère en l'arrêtant, ou d'un re-
vers de main, tout au plus, tu feras voler à dix pas sa perruque rousse j
car tu n'auras pas le cœur de lui faire autre chose j or, te figures-tu que sa
tcte pelée soit belle à voir? Allons, assicds-tui. Ce ncsl pas a lui c|irji
l^G REVUE DE PARIS.
faut s'en prendre : il fait son métier , cet homme ; mais le géne'ral ne fait
pas le sien , et c'est lui qu'il faut remettre au pas.
— Messieurs, dit le colonel, il faut aller nous plaindre au maréchal
Péri gnon.
— Pour moi , messieurs , dit le blond Savy-Gardeilh , je ferai remettre
à madame la duchesse d'Angoulême , quand elle viendra à Toulouse , une
pe'tition apostille'e par toutes les nobles dames de la ville.
— Je vais en écrire au duc d'Angoulême, moi , dit le capitaine Gondrin ;
je suis au mieux avec lui ; car , à son dernier passage , il m'a complimenté
sur ma musique. S'il ne nous rend pas justice, eh bien! il n'aura pas de
sérénade j car je n'exécuterai plus mes solos de clarinette.
— Maréchal! duel duchesse! vous ne savez ce que vous dites, s'écria
enfin maître Pierre , qui avait , par des gestes assez significatifs , té-
moigné le mépris que lui inspirait ce bavardage de gens qui tournaient
toujours sur eux-mêmes. Non, et je le maintiens , vous ne savez ce que
vous dites.
— Pourquoi ne parles -tu pas, toi? riposta Daussonne, se rejetant en
arrière sur son siège et regardant Pierre d'un air niais.
— Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire, et je le répète : le gé-
néral est un traître. Au lieu de prendre un parti, qu'avez- vous fait? Le
colonel a demandé des preuves : vous lui en avez donné, et assez, Dieu
me pardonne I pour faire mettre des cartouches dans nos fusils et crier :
Feu!
Au lieu de cela , vous voulez écrire au maréchal Pérignon , au duc
d'Angoulême, à la duchesse d'Angoulême , à qui plus encore ? Voyons • n'a-
vez-vous pas encore quelque marmiton en cour qui vous protège ? Il est beau ,
votre vieux maréchal ! Est-ce que vous ne vous souvenez pas qu'il s'est
laissé prendre au saut du lit et emmener à son château par deux gendarmes,
après le 20 mars? Il est gentil et puissant votre duc d'Angoulême! il n'a
pas osé seulement prendre sur lui , l'autre jour , de faire une réponse à
l'Académie des jeux floraux , qui était venue le féliciter et lui offrir le re-
cueil de ses œuvres. Je le dirai à mon oncle fut tout ce qu'on en put ti-
rer. 11 ira aussi le dire à son oncle quand vous demanderez j ustice , et
du diable si vous l'obtiendrez; car c'est un roi fort peu royaliste que son
oncle. Vous espérez en la duchesse d'Angoulême?... Oh ! oui , celle-là , à
la bonne heure, voilà im homme! Malheureusement il porte des jupes,
REVUE DE PARIS.
177
et en France les jupes et les quenouilles ne sont ni des nichées ni des
griffes à ordonnances royales.
— Alors que voulez-vous que nous fassions?
— Attendez , colonel , je vous le dirai quand , par des faits , puisqu'il
vous en faut, je vous aurai prouve que le général est un traître.
IX. — l'accusation.
Après le licenciement de notre armce sur la Loire , l'escadron incomplet
d'un régiment de lanciers fut dirigé sur Montauljan. Le dépit et la con-
sternation , empreints sur le visage des derniers défenseurs de la France,
contrastaient trop visiblement avec la joie furibonde des royalistes du Tarn
pour que chez les uns il n'y eût pas un mépris que les autres rendaient en
injures et en provocations. Il s'en suivit des querelles qui , partielles d'a-
bord , devinrent bientôt générales. Toute une population n'eut pas honte
de se ruer sur quelques soldats]affail)lis par la marche et les blessures, et
plus démoralisés encore peut-être par l'affreuse conviction qu'ils erraient
sans toit hospitalier sur le sol d'une patrie à laquelle ils avaient donné leur
sang. Ils furent assaillis , et une charrette chargée de bois à brûler fournit
des bûches pour les frapper. On pilla leurs pauvres petits bagages , et ceux
qui ne demeurèrent pas étendus meurtris ou raides morts sur la place fu-
rent , à travers champs , poursuivis , traqués et chassés. Heureusement la
population des campagnes, à cette époque, avait plus que la population
des villes le véritable sentiment de l'honneur nationaL
C'est que déjà 1814^ avait renvoyé au labourage beaucoup de vieux sol-
<lats qui avaient fait leur part du sillon de gloire que l'empire avait creuse'
à travers l'Europe. Aussi , en 181 5 , pour les débris de l'armée , nos pay-
sans furent-ils , en grand nombre , d'anciens compagnons d'armes. Les vic-
times de la réaction royaliste des rives du Tnrn trouvèrent donc des asiles
dans l'intérieur des terres. Il s'établit de chaumière h chaumière des relais
de bons secours , avec des guides pour la nuit, et pour le jour , des vivres
et un gîte. Ce fut ainsi que, dormant le jour, marchant la nuit , quelques
lanciers arrivèrent, un à un , à Toulouse , qui , Dieu merci, avait alors
des portes sans grilles ni verrous , sans mouchards ni sentinelles.
Le général llamel était certes fort loin d'avoir jamais passé pour un
homme d'un dévouement éprouvé à la cause de Napoléon. H était rede-
TOME XIX. juii.r.ET. «
178
REVUE DE PARIS.
vable au roi Louis XYllI de son grade de maréchal -de -camp. Ce fut là
sans doute la re'compense de son initiation aux antiques desseins de Moreau
et de Piclicgru , dont on avait voulu faire les Monk de la monarcliic bour-
bounienne. Quoique , après l'évasion de l'île d'Elbe , Napoléon l'eût continué
dans son grade, le ge'ne'ral Ramel se montra foi't empresse' de rendre au roi
Louis XVIII la ville de Toulouse , dont Napoléon lui avait confié le com-
mandement. Il avait donc accepte la restauration , non - seulement comme
un fait accompli, mais comme la satisfaction de vieilles sympathies. Ce-
pendant le vieux soldat parfois faisait taire en lui l'homme de parti. Il offrit
aux lanciers pour asile, jusqu'à des temps meilleurs, sa maison, que
la preuve re'centc de la confiance royale avait jusque-là tenue à l'abri de
l'espionnage tracassier des royalistes de la ville. Sans doute , en face de
ses compagnons d'armes , il trouva en lui quelques regrets péniblement
comprimes , quelques larmes silencieuses pour les infortunes de Napoléon,
les désastres de nos arme'es et l'humiliation de la France , envahie deux
fois. IMais le gros du public l'ignorait 5 il ne savait et ne voyait du ge'ne'ral
que le visage officiel, dont celui-ci arrangeait l'enthousiasme d'apparat, en
revêtant son uniforme et en plaçant la cocarde blanche à son chapeau.
Du jour 011 les verdets s'aperçurent que le ge'ne'ral , non-seulement se
passionnait fort peu" pour leur royalisme fanatique , mais qu'il avisait aux
moyens de le réduire à l'impuissance , ils cherchèrent de leur côté à parer
ou à rendi'c le coup dont ils étaient menacés. De leur existence en corps ré-
gulier, qui n'était qu'une question de localité et de fractionnement de
parti , ils firent une question de gouvernement et de principe. Avant et de-
puis Boilcau , cela a toujours été , et cela sera toujours ainsi : Qui naime
-point Colin n estime point son roi : donc , ne point aimer les verdets , c'é-
tait n'être point royaliste; et en ce teinps-là, ne point être royaliste comme
l'étaient les verdets, c'était être jacobin ou bonapartiste — deux catégories
qui formèrent la matière à exil , à visites domiciliaires , à Incendies et à
egorgemens de l'époque. La haine que les verdets portaient d'ha])itude à
ces deux classes d'hommes fut renforcée , en ce qui touchait le général , de
toute la haine que leur inspiraient l'intérêt et l'esprit de corps. Le général
fut donc l'objet d'une haine bien franche et bien cordiale. Or rien au
monde n'est clairvoyant comme la haine ; cc-qu'elle ne voit point, elle le
devine; et ce qu'elle ne devine pas, elle l'invente avec toutes les circon-
stances qui font que l'invention ressemble à la vérité.
Les vcrdcls se mirent à épier le général , à torturer ses paroles , à com-
REVUE DE PARIS. IJf^
aaenter ses regards et à trouver un sens à ses moindi-es gestes , à ses jJus
insig-nlûantes actions. jVIalheureusement pour lui, sa noble conduite en-
vers ses compagnons d'armes ouvrit un vaste champ aux commentaires
•empoisonneurs de l'esprit de parti, qui comprend peu les nobles senti-
mens en dehors de ses affections. On s'étonna d'abord de voir errer dans
la ville quelques nouveaux visages; on se demanda bientôt ce que pouvaient
être des hommes fort peu à l'aise dans des habits d'emprunt qui dessi-
naient mal leur allure ordinaire • on suivit leurs pas , on fît grand bruit
d'aboi'd de leurs visites fréquentes, et ensuite de leur séjour dans la maison
du général. Alors arrivèrent , avec force amplifications, les récits de la lutte
qui avait eu lieu à Montauban entre la population et les lanciers. En pas-
sant par les mille voix de la foule, cette lutte devint une bataille rangée;
ce n'étaient plus seulement quelques hommes mutilés qui avaient fait usage
de leurs armes : c'était tout un escadron ; ce ne fut bientôt plus un esca-
dron : ce fut un régiment au grand complet. Ce fut donc ce régiment tout
entier qui s'était réfugié à Toulouse et que le général y tenait en réserve,
abrité dans sa maison, sous sa main, pour ainsi dire. — Pourquoi cela?
dit alors la foule.
C'est la question que les verdets attendaient. Ils se chargèrent de la ré-
ponse, Les armes déposées par les dix ou douze lanciers que le général
avait recueillis, et qui avaient été vues on ne sait par qui, devinrent,
grâce à eux, un arsenal pour une révolte j les flammes des lances furent des
di-apcaux tricolores préparés pour un appel aux armes, et les réfugiés... des
rebelles qui allaient tenter un coup de main pour le compte des bonapar-
tistes.
Tels étaient les bruits que les verdets semaient habilement depuis quel-
ques jours dans la population royaliste de Toulouse, qui les avait elle-
même grossis, et s'en montrait fort émue. Maître Pierre en fit la base de son
accusation contrôle général Ramel. Il groupa si merveilleusement les faits
même les plus éloignés et les moins connus; il en déduisit avec une logique
si inflexible des conséquences si naturelles, si évidentes , que ces hommes,
qui, en toute autre occasion, n'auraient pu , comme les augures de Rome,
se regarder sans rire, finirent par se prendre au sérieux avec leurs feintes
terreurs , et par avoir foi dans des jiaroles qu'ils savaient bien pourtant
n'être que l'exagération des médians bruits qu'ils avaient eux-mêmes re'-
pandus, et dont leur conscience — si en ce qui les touche les partis avaient
une conscience — leur pouvait reprocher l'indigne fausseté.
l8o REVUE DE PARIS.
L'accusation une fois lancée , le verdict de ce jury de fanatique espèce
ne tarda pas à être rendu. Le ge'neral Ramel fut dc'clarc' traître tout d'une
Toix. 11 ne fut plus question que de lui appliquer les peines non écrites du
Code, que de toute éternité les partis formulent à leur usage.
Eux aussi ont un large clioix et se peuvent élever progressivement d'un
minimum qui renferme l'injure, la menace , les flétrissures , le pillage cj
l'exil , à un maximum dont le dernier mot est la mort.
Eux aussi , quand leur tribunal secret a prononcé , ont à leurs ordres le
bourreau qui exécute leur sentence. Des milliers de voix la proclament;
des milliers de bras lui font sortir son plein et entier effet ; et tout cela
pourtant ne forme qu'une seule voix , qu'un seul homme, aveugle, inin-
telligent , sans industrie , sans arae , sans convictions , passant avec le même
enthousiasme de l'échafaud d'un roi aux gémonies d'un tribun; de la croix
d'un Dieu aux auto-da-fés d'un sectaire , et ce formidable exécuteur des
hautes œuvres que les factions traînent à leur suite , qui n'est ni chré-
tien , ni juif, ni catholique, ni protestant, ni de la foi de Mahomet, ni de
celle des Indousj pas plus Anglais que Russe, pas plus Français qu'Es-
pagnol , pas plus républicain que monarchiste , sans nationalité et sans
croyances , toujours le même , en tout temps , en tous lieux , sous tous les
climats , au nord comme au midi , à l'orient comme au couchant , à l'en-
fance des sociétés comme à l'apogée de leur civilisation et à la décadence
de leur décrépitude... ce bourreau tuant aujourd'hui pour le compte de
celui qu'il tuera demain , tuant pour tuer , tuant toujours , sans pitié , sans
remords, se nomme populace.
Or les verdcts avaient, en plus d'une occasion grave, essayé leur in-
fluence sur la populace toulousaine et appris tout ce qu'ils en pouvaient
attendre. Aussi, en vue de l'avenir et à tout événement, ne manquaient-ils
pas chaque soir de la réimir et de la lancer par petites bandes dans des
excès qui ne passaient ni les injures, ni le bris des vitres, ou tout au plus la
flagellation. Ces messieurs appelaient cela la tenir en haleine , lui faire
la main , et peloter en attendant partie.
Il ne s'agissait donc plus que de savoir jusqu'où devait aller la besogne
de l'exécuteur.
Les timides, ceux qu'on nomme les modérés dans les partis , gens sans
énergie pour le bien comme pour le mal , furent consultés et parlèrent les
premiers. C'est la tactique que, dans les factions qui délibèrent, suivent
toujours les plus audacieux , les meneurs ! Ils ne laissent point ainsi der-
REVUE DE PARIS. i8f
rière eux tout le bagage [des circonlocutions , des doutes et des mënage-
mens qui se ferait lourd à leur bras , ou se jetterait à travers leur
marche pour les faire trelniclier; ils le combattent et le forcent à se re-
plier à mesure qu'il se redresse, et quand il n'élève plus la icle ni la voix,
quand il se tient coi, comme Sosie quia souffle sa lantei-ne, alors les forts et
les habiles courent en liberté à travers champs , serrent leur dialectique ,
chauffent l'enthousiasme , et entraînent vers leur but, dans le soleil tour-
nant de leurs paroles et de leurs dilemmes, les bonnes gens qui n'ont plus
dans l'esprit une pensée, ou sur les lèvres une parole dont les calculs ar-
rangés de l'indignation et du dédain n'aient fait justice.
— Si on lui faisait donner un charivari à grand orchestre avec batte-
ries de cuisine, et accompagnement de chansons pour la circonstance , dit
le colonel. ~
— En vérité, repritmaître Pierre I vous neletraitci-ez donc pas autrement
que le vieillard qui épouse en secondes noces une jeune fille, ou la vieille
femme qui fait d'un jeune garçon son troisième mari? Il vous rira au nez.
D'ailleurs , le prenez-vous pour un essaim d'abeilles que vous pensiez le
faire fuir au bruit des chaudi'ons. Allez, messieurs, le général vaut bien
les frais d'une autre sérénade.
— Nous y voici, dit le capitaine Commère, nous mettrons tous les petits
polissons de la ville à ses trousses.
— C'est aux vôtres qu'il faudrait les mettre , reprit encore l'inflcxil^Ie
Pierre. Oui, pardicu , aux vôtres , messieurs , qui faites à Ramel l'honneur
de le prendie pour fou. C'est bon cela pour ce pauvre jM. Caseaux qui
dans son habit de camelot noir, ou de soie vert-pomme sur lesquels se re-
trousse sa petite queue poudrée, s'en va dans les promenades publiques
débitant des aphorismes et des vers de Virgile ou d'Horace aux cnf ins et
aux jeunes hommes qui le suivent et qui se disent ses disciples , croyant le
railler, tandis que lui se fait fctc de ce titre. C'est bon encore pour cet
imbécile deMontgascon , [qui se croit ambassadeur du grand Turc et distri-
bue des flots de rubans aux enfans qui le suivent et qu'il ajipellc des cour-
tisans à sa suite. Mais le général , messieurs, n'est pas un fou^ c'est ua
méchant et un traître 5 traitez-le donc comme tel.
— Allons, je me dévoue, dit le grand Daussonne, je demanderai seu-
lement si M. de Savy Garde ilh père fera aussi la sourde oreille.
— Je réponds de lui , dit le capitaine fils de ce commissaire central de
police. -
iSa r.EVUE DE PARIS.
— En ce cas , répliqua Daussonne , je mènerai au général Ramci , sur
la place des Carmes , les rudes symphonistes qui dans la rue du Cheval
Blanc ont forcé M. de Malarct à déguerpir de la ville , déguisé en femme-
— La belle avance ! riposta maître Pierre , quand vous aurez fait la be-
sogne et obtenu le résultat de chats qui miaulent sur les toits. D'aillem-s,
messieurs , vous vous répétez ; il faut faire mieux ou ne pas s'en mêler.
Au demeurant , M. de Malaret était un bon homme , fort inoffensif et qui
s'est toujours bien trouvé de plier sous tous les orages , quitte à se relever
après. Mais le général, c'est autre chose I Je doute d'abord que les cotillons
de femme , qu'a pris pour fuir l'ancien maire de Toulouse , s'arrangent sur
l'épée que porte le général; et, en supposant que cela soit pour une nuit,
croyez que, les portes de la ville passées, il jettera son accoutrement aux or-
ties , et que pour nous le brosser sur le dos il reviendra le lendemain à la
tête de quelque bon régiment de cavalerie : celui qui est à Narbonne , par
exemple.
— Ah, damel cela se pourrait bien, c'est une mauvaise chance. Il faut
y parer , dit le colonel.
— Le moyen est simple : que le général ne sorte pas de Toulouse.
— Qu'en ferons-nous donc?
— Comment ! vous ne comprenez pas ? Faut-il appeler brutalement les
choses par leur nom? Quelqu'un vous gêne , vous voulez vous en débar-
rasser, et cependant vous ne vous souciez pas qu'il prenne la fuite. .. Je n'y
yois qu'un moyen.
— Quel est-il? dirent-ils tous ensemble.
— Je vous préviens, messieux's, qu'il a l'avantage de réunir à lui seul
les trois moyens proposés. D'abord il y aura tous les instrumens de cuivre
recommandés par l'humeur charivarisante de notre cher colonel.
— Bravo I dit celui-ci en riant benoîtement.
— Après celte ouverture à grand orchestre , nous prierons le capitaine
Commère d'aller avec les petits polissons de la ville attendi-e le général à la
porte de la maison de la fille Diozi oîi il dînera ce soir ; il faut au général
une escorte qui le mette tellement hors de lui que , lorsqu'il arrivera du
côté où Daussonnc sera posté avec ses symphonistes de la rue du Cheval-
Blanc , le pauvre homme fasse quelque bonne équipée qui nous force pour
.noti:p honneur ou notre sauté à arrêter le jeu de ses bras ou de sa langue.
•— Diable 1 diable l disait le colonel, en passant [ses doigts derrière
REVUE DE PARIS. l83
l'oreille. 11 ne voyait pas trop où on le menait , l'imbecile , mais il sen-
tait qu'on le menait plus loin que son courage ne pouvait aller.
— Dans ce que dit maître Pierre , reprit le capitaine Savy-Gardeilli fai-
sant le bel esprit, je vois une façon de drame; le charivai-i pour ouvertui-e-
les polissons et le capitaine Commère pour le premier acte , pour le second
Daussonne et les symphonistes de M. de Malaret , dont certes plus que
personne j'honore le savoir-faire. Mais ouest le troisième acte? Je vois
bien la péripétie, mais où est le de'noùment? Je vois bien les moyens , je
ne vois pas un résultat. Après les polissons et les symphonistes, y a-t-il
d'autres personnages pour le dénoùment, ou bien ceux qui ont commencé
l'action seront-ils charges de la mener à fin ?
— Non, messieurs , dit Pierre, j'ai à moi ma réserve, celle qui aurait
donné dans la rue du Cheval-Blanc , si M. de Malaret avait voulu tenir bon
au lieu d'escalader , pour fuir, les murs de son jardin ; ou si , pour parler
plus franchement, nous n'avions pas eu affaire à des gens qui se croient
débarrassés d'un ennemi quand ils lui ont fait quitter la place. Pour moi,
messieurs , j'estime qu'on n'est jamais plus maître du champ de bataille
que lorsque l'ennemi y est étendu totit de son long.
— Tu aurais plus tôt fyit cent fois de nous dire tout bonnement : il faut
tuer le général , ajouta Daussonne.
— Eh bien! c'est toi qui t'es chargé de dire le mot dont j'ai donné la
paraphrase.
— Mais... mais... pas possible, balbutia plus bêtement encore le pau-
vre colonel.
— Eh ! laissez donc , messieurs , dit avec un ton marqué de raillerie le
blondinSavy-Gardailh^Iaitrc Pierre, pour parler de la sorte, s'imagine que
la haute tour carrée qui flanque les remparts de la ville du côté delà porte
Arnaud-Bcrnad a perdu son Ircs-respcctable et très-antique locataire (').
— Pardieu, capitaine, et quand cela serait? Vous vous êtes bien ima-
giné, TOUS , en ruant Daussonne contre la porte de M. de Malaret, qu'jl
n'y availplus,conti'eles émeutes et le tapage nocturne, déjuges au Grand-
Sénéchal; je peux, bien m' être mis en tête, moi, pour tuerie général, que
puisqu'il n'y avait pas déjuges , il n'y aurait pas de bourreau; trouvez-
vous que ce soit logique, monsieur le capitaine? Or, votre père, qui a
fait l'aveugle et le sourd pour n'avoir pas à vous accuser devant les uns,
(') C'est le logement de rcxécnlcur des hautes-œuvres. On l'appelle la tour da
iourreau.
l84 REVUE PE PARIS.
pourra bien , ce me semble , me rendre le même service pour ne point
me livrer à l'autre ; qu'en dites-vous , liein ?
— Sans doute , mon ami , sans doute , et nous aviserons à ce qu'il en
soit ainsi , reprit le capitaine un peu démonté par cet argument à brûle-
pourpoint. Mais avant d'en venir à cette violence contre un ge'ne'ral nommé
par le roi, ces messieurs auraient peut-être besoin d'êlre un peu plus con-
vaincus de l'impossibilité où nous sommes d'obtenir justice ou vengeance
par des moyens moins extrêmes... A moins, maître Pierre, que a'ous ne
soyez poussé par quelques motifs de haine personnelle... Mais entre
vous... et le général... je ne vois pas...
— Ah ! capitaine , trêve de ces petits grands airs avec moi , reprit
maître Pierre en bondissant sur sa chaise, et tout grand debout il frappa du
poing sur la table, à la briser. Vous ne voyez pas , vous ne voyez pas,
vous!... Et qu'avez-vous besoin de voir, sil vous plaît? Lorsque vous m'a-
vez dit , vous , colonel : • — Maître Pierre , il faut que Boyer-Fonfrcde soit
chassé de la ville par la populace , et au nom du roi ! vous ai-je demandé,
moi , si vous ne vous vengiez pas un peu de ce que , dans ces pamphlets ,
dont , à la suite de sa banqueroute , il a inondé Toulouse , Boyer-Fonfrède
prouvait trop clairement, qu'attelés à la même entreprise, vos deux for-
tunes avaient joué à la bascule; que vous, qui n'aviez pas le sou , étiez
devenu riche , et que lui , qui était riche , était descendu au-dessous de
zéro ?
Et vous , capitaine Commère , quand vous avez fait traquer par ma
compagnie l'avocat Romiguicre, vous ai-je demandé si ce n'était point
parce que^ durant les Cent-ôours, tandis qu'il était commissaire-général de
police il avait voulu réveiller avec plus ample instruction certaine affaire
assez vilaine, dont, quand il était avocat, il avait été chargé contre vous?
Et vous, monsieur Savy-Gardeilh, pour chasser de Toulouse M. de Ma-
îaret, au moment même où il venait d'être nommé par le roi président du
collège électotal , vous ai-je demandé si vous ne vous vengiez pas du refus que
l'ancien maire de Toulouse vous a fait de la main et de la fortune de sa
fille; ou si vous ne le punissiez pas de ce qu'il avait emporté cette prési-
dence que vous aviez assez fatuitement rêvée pour votre père, le commis-
saire de police?
Et toi , Daussonne , quand , sous prétexte de rechercher le brave capi-
taine Arthaud , tu as fait tout briser dans le magasin de son père , t'ai-je
demandé si tu ne lui gardais pas rancune de ce qti'il t'avait, par huissier,
REVUE DE PARIS. l8c>'
fait demander le prix des six couverls d'argent qu'il t'avait vendus , et
que tu avais oublié de payer après la mort de ta sœur et l'ordination de ton
frère l'abbe' ?
Et je n'en finirais pas, messieurs, si je passais en revue tous les véri-
tables motifs qui , pour fouiller la ville de fond en comble , se sont cachés
derrière votre zèle pour le service du roi. Je les connaissais tous. Eli
bien î pourtant , à pas un d'entre vous je n'ai fait d'observations. Vous me
disiez : Il faut aller là , maître Pierre ! j'y allais. Il faut faire cela , et c'é-
tait fait. Que m'importaient à moi vos raisons? Vous me demandiez un ser-
vice, je vous le rendais. Je ne vous en ai jamais demandé , moi I non , je ne
vous ai jamais recommandé ni celui-ci , ni celui-là , j'ai toujours frappé
pour votre compte... Et aujourd'hui que je vous prie de me donner un pe-
tit coup de main , il vous vient des scrupules I... A charge de revanche ,
messieurs, car je pense bien que vous avez encore besoin de maître
Pierre. Oui , oui , mes bons messieurs , le zèle de la maison de Bourbon
TOUS dévore, et jusqu'à ce qu'il soit éteint , vous avez bien des rancunes
à satisfaire, bien des humiliations à venger, bien des maisons riches à
dévaliser, en commençant par la cave , et à flageller ou à couvrir de bouc
beaucoup de braves gens qui vous font rougir. Eh bien I messieurs , je
vous souhaite de pouvoir alors vous passer de moi , comme je saurai me
passer de vous aujourd'hui.
Cette menace était loin de faire les affaires de la bande royaliste , qui ne
se sentait pas de taille à exécuter sans maître Pierre les belles tyrannies
dont elle avait si bonne envie.
— Voyons, voyons, dit le colonel, tout peut s'arranger. Diable d'iiomme
va I on ne peut pas raisonner avec lui le moins du monde.
— Mon Dieu I reprit le capitaine Commère , on ne demande pas mieux
que de vous être agréable , maître Pierre. Ce qu'on vous disait était par
manière d'acquit, pour savoir à quoi s'en tenir; une de ces petites justifi-
cations qui rassurent les consciences.
— Et puisque vous avez dos motifs particuliers , maître Pierre , ajou-
tait Saint-Gardailli , nous somaics gens à les servir, sans même nous in-
quiéter de ce qu'ils peuvent être.
— Si , si , messieurs , il faut s'en inquiéter , moi , du moins , sinoi>
vousj sinon pour vous, au moins pour moi; pour la justification de la
conscience, comme vous dites , quand on en a une. Tout aussi bien de-
vez-vous savoir et qui je suis, et ce qui m'a fait ce que je suis.
l8G REVUE DE PARIS.
X.—
REVELATIONS.
Messieurs, continua maître Pierre, je n'ai pas toujours tordu la paille
ou tourne' le hêtre et l'acajou. En recompense des services rendus par mon
père , une noble et ancienne famille du Quercy m'accueillit pauvre et or-
plielin. Pvetire's dans leur cliâteau de Castelnau, à quelques lieues de Cahors,
les frères de Belloc , deux braves gardes-du -corps du roi Louis XVI,
avaient porte' sur moi leurs affections, que je partageais avec la fille de la
marquise de S leur sœur, égorgée à Saint-Domingue. L'éducation de
leur nièce et la mienne faisaient toute leur sollicitude comme nos jeux fai-
saient tous leurs dëlassemens; et peut-être sur cette amitié d'enfant avaient-
ib fondé d'autres projets. Un jour, fortune, cliâteau, Hatcs et maîtres,
joies et bienfaiteurs, tout disparut. J'avais quinze ans.
C'était en 1791 ; le 1 5 août, jour de la fête de la Vierge, comme au-
jourd'hui j comme aujourd'hui, la terre brûlait sous un ciel de feu. —
Jours de crimes ou de gloire pour les hommes, car les têtes mordues par un
soleil des tropiques s'exaltent et s'échauffent aux énergiques et fai-ouches
passions qui fcrmenteat au désert.
La commune de Castelnau fut envahie par un bataillon de gardes natio-
nales venu de Cahors pour installer au presbytère un curé constitutionnel.
Une vive opposition se manifesta parmi les habitans de cette petite com-
mune. Une lutte s'engagea , et le château des messieurs de Belloc , connus
par leurs opinions royalistes, fut toute la journée l'un de ces mille champs
de bataille où , sur tous les points de la France , se ruaient à toute heure ,
pour un combat à mort , les deux principes qui depuis les guerres de la
Jacquerie s'étaient toujours tenus armés : l'aristocratie , d'un côté; la dé-
mocratie de l'autre.
Je combattis à coté de mes bienfaiteurs ; mais le courage ne pouA-ait rien
contre le nombre. Les deux frères furent outiageusement frappés, lâchement
égorgés, le plus jeune surtout, au moment où, après avoir parlementé, il
venait d'ouvrir les portes de sa chambre , où, en se battant toujours, il s'e'-
tait réfugié. Il fut atteint au côté gauche d'un coup de feu que le capitaine du
bataillon , un jeune homme , lui tira à bout portant I J'allais me jeter sur
l'assassin quand l'irruption du bataillon entier me sépara de ce misérable.
Bientôt, dans l'intérieur des appartemcns , des cris de femme se firent en-
REVUE DE PARIS. 1 87
tendre. Je compris alors qu'avant de venger les morts , j'avais à sauver la
vie à ce qui restait de la famille de mes bienfaiteurs... Hélas I n'échappant
aux rires insolens et aux propos grossiers des uns que pour tomber dans
les bras libertins ou sous les lèvres vineuses des autres , la dernière hé-
ritière des Belloc, éclievelée, en désordre, les yeux baignés de pleurs ,
mourante de honte et de lassitude , était poursuivie de chambre en
chambre, d'étage en étage. Je m'armai d'une hache , et je lui lis un rem-
part de mon corps. On m'aurait tué, si, s'élançant sur l'entablemen^
d'une fenêtre , la jeune fille n'eût menacé de se précipiter sur les baïon-
nettes dans la cour, au premier mouvement qui serait fait pour s'emparer
d'elle.
Le commandant du bataillon arriva; sa vue ranima ma rage, et je m'é-
lançai vers lui la hache haute ; un coup de baïonnette dans les reins m'ar-
rêta , et me fît tomber en arrière. — Qu'on ne lui fasse point de mal , dit
le commandant, c'est un fou 1 Liez-lui les pieds et les mains , nous irons
l'attacher à un arbre du parc. Il a une fièvre chaude , dit-il en ri-
canant, la rosée de la nuit lui fera du bien. Allons, que tout le monde
sorte. Et vous , mademoiselle, dit-il à la jeune fille qui , en me voyant
frappe' à mort, avait oublié ses dangers pour courir à moi , ne nous faites
plus de ces sortes de frayeurs , que diable ! et il accompagna cela de re-
gards, de serremcns de mains et de propos tels qu'un misérable comme
lui, couvert de sang, un peu pris de vin, en pouvait adresser à une pauvre
fille, qui aA'ait épuisé en mille luttes sa dernière énergie, qui ne voyait
plus, n'entendait plus, et, qui se sachant presque nue sous tant de regards^
en était à espérer que Dieu lui enlèverait le sentiment et la vie avant que
son corps ne fvft liATé à la souillure.
Pour moi , je fus traité comme Je commandant l'avait ordonné. On me
lia les pieds et les mains. Je fus attaché à un arbre au moyen d'un cable
qui me serrait la ceinture; et comme, par suite de l'affaiblissement que
me faisait éprouver la perte du sang qui coulait de ma blessure , la partie
supérieure de mon corps retombait toujours en avant , on trouva plaisant
de me passer au cou une corde, qui, en me fixant à Tabre, me for-
çait à me tenir droit. . .
Ainsi je passai la nuit. J'entendais les chants de victoire-, les clameurs
farouches de l'orgie à laquelle se livrèrent les gardes nationales de Gahors.
Puis , quand le marteau eut démoli tout ce qu'il pouvait démolir, quand
les pillards curent ravagé et pris tout ce qui se pouvait déphicer et empor-
lB8 REVUE DE PARIS.
1er , quand les serruriers , les menuisiers , les plombiers , les merciers du
pays eurent enlevé le fer des grilles et des portes , les plombs des con-
•duits et des terrasses , les beaux meubles , les riches tentures , tout le linge
qu'ils trouvèrent à leur convenance , une ronde infernale commença. Les
étoiles qui scintillaient au ciel disparurent dans des nuages de fume'e, et le
vent m'apporta au visage la chaleur et les e'tincelles du feu qui consumait
le château.
Le jour parut; les voix rauques ne hurlaient plus leurs chants de vic-
toire; l'orgie trébuchante s'éloigna au son du tambour, et les dernières
lueurs de l'incendie luttèrent et pâlirent devant les premiers rayons du so-
leil. Mais je n'avais déjà plus le sentiment de l'existence : le bruit, la lu-
mière et les ombres n'arrivaient que confusément à moi ; car ma tête s'é-
tait inclinée , et , entraînée par son poids , avait fortement comprimé mon
cou contre la corde qui le serrait; alors le froid du matin , qui avait raidi
•mes membres et engourdi mon sang , m'amena cette torpeur que suit le
sommeil funeste qui , en peu d'heures , s'il se prolonge , devient la mort.
Mais Dieu me prit en pitié Le sang , qui déjà se retirait vers le cœur
devant le froid qui venait des extrémités , refoula le froid , à son tour ,
sous la chaleur qui parcourait mes chairs. Il me semblait qu'à mes côtés
une voix amie prononçait mon nom et que des larmes tombaient tièdes sur
mes joues. L'air arrivait plus vif à mes poumons , et celui qui les avait
îong-temps comprimés se put exhaler en liberté. Je sentis le besoin d'agir
et je pus étendre mes bras , où je ne ressentais plus que la douleur sourde
qu'a provoquée une longue gêne; ma tête ne battait plus sur mes épaules,
comme celle d'un pavot qui tient encore à sa tige brisée. Je vivais, et
pourtant j'hésitais à ouvrir les yeux , tant je craignais que le bonheur de
me sentir vivre , si doux , si intime , ne vînt se briser à ce dernier essai
des facultés de l'existence. Que vous dirai-je enfin?... Auprès de moi était
la nièce de MM. de Belloc. C'est elle qui avait coupé les cordes de mon
supplice ; c'est elle qui m'avait traîné au soleil , en plein soleil du mois
d'août , dans les champs , et la vie m'était revenue sous les âpres ardeurs de
ses rayons; c'est sa voix que j'avais entendue; c'est son souffle que j'avais
senti à mon front; c'est sur ses genoux que ma tête était posée; et quand
j'ouvris enfin les yeux , ce fut sur les siens que mes regards se reposè-
rent... Mais, ô mon Dieu I à la voir ce qu'elle était , je vous aurais blas-
phémé de m' avoir rappelé à la vie , si l'idée ne m'était venue que vous
m'aviez réservé pour être l'instrument aveugle de votre vengeance. Et je
REVUE DE PARIS. I go
le serai , messieurs; car Dieu n'a pu vouloir qu'une innocente et jeune fille
de seize ans ait ëtë, toute une nuit , jctëe , sans vengeance , ici-bas aux
passions brutales d'une tourbe d'cgorgeurs et de pillards, et livre'e aux
caresses d'un chef qui l'a violée sur des décombres , à la lueur de l'incen-
die. Dieu n'a pu vouloir que depuis , et toujours sans vengeance , elle ait
traîne jusqu'ici , dans la misère et l'humiliation , une vie déshonorée , avec
un enfant sur les bras ou à son chevet, pour lui rappeler et à toute heure
son martyre et sa honte... Non , messieurs , Dieu ne l'a pu vouloir; car
Dieu est juste : aussi Dieu ne le veut point ! Aussi , après trente ans
l'heure de sa justice a sonne , et il m'a choisi pour l'exécuteur de ses
œuvres , moi qui depuis celte nuit maudite ai fait serment de ne pas
abandonner la nièce de mes bienfaiteurs , de la protéger , de lui donner du
pam et de la venger. Dieu n'a plus à me demander compte que de la der-
nière partie de mon serment; car, pour l'héritière des Belloc, j'ai mendié
j'ai subi toutes les peines d'une vie pauvre et délaissée; pour elle je tra-
vaille encore , et tous vous pouvez dire si tout ce qu'un ouvrier laborieux
peut donner d'aisance et de bonheur dans sa boutique a jamais manqué à
Marguerite et à sa fille.
— Marguerite! crièrent-ils tous à la fois.
— Oui , messieurs , Marguerite est la nièce des frères Belloc , et Marie,
5a fille, est l'enfant engendré dans cette nuit d'orgie, de pillage et de
meurtre; de même que voici , dit maître Pierre en ouvrant le coffre placé
devant lui et en jetant avec violence sur la table les effets qu'il contenait ,
de même que voici les cordes qui ont garrotté mes mains et serré mon cou
comme aussi voilà les vctemens déchirés que portait la victime de tant d'i-
gnobles débauches. A présent , vous savez qui je suis , et d'où me vient le
surnom de Pingeat Acco\é à mon nom.
Tous ces hommes , l'œil en feu , les poings fermés , bondirent à la fois
sur leurs sièges comme si une même commotion électrique les eût soulevés.
— Et à présent , continua maître Pierre , croyez-vous , messieurs , que
■tout cela vaille bien la mort d'un homme?
— Oui , la mort ! crièrent-ils tout d'une voix.
— Son nom et sa demeure , dit Daussonnc , et je veux que mon sabre
lui fouille les entrailles et les mette au soleil.
— Je l'ai long -temps cherché, reprit maître Picn-e d'une voix qui
était devenue triste et grave. Après être bien des années resté caché dans
les ruines du château des Castelnau, où la charité nous nourrissait ; quand
190 REVUE DE PARIS.
je pus , sans coniprometlrc , par ma mort , l'avenir de Marguerite et de sa
fille, me montrer déguise dans la ville de Cahors , j'appris que la plupart
des gardes nationaux qui avaient incendie' le domaine des Belloc c'taient
partis dans un bataillon de volontaires à la nouvelle des dangers dont la
coalition mal formée de l'Europe menaçait la France. Quand je voulus sa-
voir au moins le nom du chef qui avait eu ce jour-là le commandement des
gardes nationales, il y eut incertitude et variations; trois ou quatre noms
furent prononces, et toute identité me parut douteuse.
— Ah , diable ! dit le commandant en renouvelant le geste favori de sa
stupidité. Mais alors , je ne vois pas ce que tout cela peut avoir de com-
mun avec le gênerai Ramel.
— Le voiri. De tous ces hommes qui ont pris part au sac et à l'incen-
die du château des Belloc , il n'en est qu'un dont le visage soit reste' dans
ma mémoire , car celui-là , tant qu'il exe'cutait son œuvre de bourreau , je
l'ai vu face à {ace; j'ai senti son souffle sur mon front' qui brûlait, ses
mains sur mes mains et ses genoux sur ma poitrine; j'ai entendu sa voix
quand il m'accablait d'outrages et de railleries. C'est lui qui a garrotté
mes mains et attache à mon cou la corde qui me clouait à l'arbre. Eli
bien ! celui-là , après trente ans , existe encore,
— Et qui l'a vu? dirent-ils tous.
— Moi.
— Tu l'as ])ien reconnu?
— Oh ! oui , bien reconnu.
— Où ?
— A Toulouse.
— Quand?
— Aujourd'hui même.
— Quel est-il ?
— Un officier de lanciers. Il demeure chez le gênerai.
— Et d'un ! dit Daussonnc. Et l'autre?
— Avec celui-ci , je saurai si je ne me suis pas trompé , reprit maître
Pierre; car Dieu , je crois , m'a fait la grâce de prolonger aussi la vie de
l'autre jusqu'à ce jour.
— A la bonne heure, dit Daussonnc, d'une pierre deux coups !
— Attendez , attendez , dit le colonel ; il faut savoir si les soupçons sont
fondes.
— C'est mon affaire, messieurs. Voici toujours sur quoi ils reposent.
REVUE DE PARIS.
191
M. de Belloc , celui qui fut si lâclicmcnt assassiné à mes côtés, portait au
doigt un fort beau diamant d'un très-grand prix , et monté à l'antique.
Durant l'oi'gie des vainqueurs de Castclnau, un garde national le fît voir
à ses camarades en disant que pour s'en emparer il avait été obligé de cou-
per d'un coup de sabre le doigt de M. de Belloc. Le commandant du ba-
taillon , jouant la colère, l'arracha des mains de son camai-ade , et, devant
la bande joyeuse, le passa au doigt de Marguerite, comme si c'eût été'
son présent de noces ; et Dieu seul sait quelles humiliantes plaisanteries
accueillirent cette boutade galante et sentimentale du libertin possesseur
de Marguerite.
Mais après le départ du bataillon , quand , délaissée , mourante et flé-
trie , Marguerite revint à la vie et au sentiment de sa déplorable destinée,
elle ne l'ctrouva plus le diamant à sa main. Eh bien! après trente ans
Dieu m'a fait retrouver cette bague comme il m'a fait retrouver mon
bourreau .
— Aux mains de qui? dit le commandant.
— De Ramel , répondit Pierre.
— C'est dit; mort à Ramel ! cria Daussonne.
— Oui , mort à Ramel , répliqua maître Pierre , si Ramel a été le chef
du bataillon qui a brûlé Castclnau; car il ne peut donner ni un époux k
Marguerite, ni un père à Marie.
— Pierre , dit le colonel , vous avez pour ce soir le commandement de
nos compagnies : voici des ordres en blanc. Capitaine Angiadet , vous
prendrez sur les fonds que je vous ai remis ce qui sera nécessaire pour
d'amples libaiions à l'auberge de Gaubert.
— Les cœurs les plus timides sont après boire des cœurs de lion , dit le
capitaine Commère.
— Et les bras sont de fer, et le corps d'un ennemi sert d'enclume ,
ajouta Daussonne.
Tout fut dit, et le conseil se sépara après (juelques menues dispositions
pour mettre à fin la besogne qui devait se faire dans la soirée.
— Hélène, dit maître Pierre, resté seul avec cette jeune femme , je vous
ai livré mon secret; mais, dans les terreurs qui vous ont assaillie durant
mon récit , j'ai surpris le vôtre. Avant même tout ceci vous aviez , je l'ai
bien vu , connaissance de ce qui s'est fait à Castclnau. Vous ignoriez quelle
était la victime, mais vous saviez quel était le bourreau , ou du moins le
complice du bourreau. Je vous défends de sortir de votre chambre, vous
192
KEVUE DE PARIS.
VOUS pei'diiez sans le sauver j car sa vie ou sa mort ne dépendent plus
de lui. Il ne peut changer le passe , et par ce qu'a été pour lui la nuit du
^5 août 1791 , nous verrons ce que sera la soirée du 15 août 1815. Dieu
fera justice, je ne suis plus que l'exécuteur aveugle des desseins de la Pro-
vidence.
Après ces menaces pour adieu , Pierre sortit. Hélène n'eut la force ni
de le supplier, ni de le maudire ; il lui semblait qu'après trente années
tous ces hommes arrivaient au but marqué par le doigt de Dieu I
XI.—
LA FARANDOLE.
La nuit était venue, belle et étoiléc.
Une bande de vingt-cinq à trente verdets déboucha tout à coup de la
porte Arnaud- Bcrnad. Ils sortaient de la taverne de Gaubert, oii depuis
quatre heures, suivant les instructions de maître Pierre, le capitaine An-
gladet chauffait , à table , l'enthousiasme de ces septembriseurs à cocarde
blanche. La voix rauque, et chancelant sur leurs jambes, ils brandissaient
des sabres et des bâtons et hurlaient les chansons royalistes du temps, que
terminait toujours une menace de mort. Cette bande s'était grossie en che-
min de tous ces enfansqui , la tête et les pieds nus, — de toutes ces femmes
qui , les cheveux en désordre, les vêtemens délabrés et le visage enluminé,
précèdent et flanquent , darrs les grandes villes , la marche des tambours et
de la musique des régimens ou des troupes équestres , celle des condamnés
à mort, et les promenades des saltimbanques en paillettes et des chiens ha-
billés; — population de lazzaroni , hâve et paresseuse , qui, à la moindre
rumeur , s'élance de tous les carrefours , se montre à tous les coins de rue,
et se groupe avec une si effroyable promptitude dans les lieux mêmes
où on la doit attendre le moins , qu'elle semble , comme une fourmilière
sortir de dessous les pavés.
Lorsque cette foule turbulente et avinée fut arrivée sur la place Royale,,
elle forma une chaîne pour pour danser la farandole , danse tumultueuse
et rapide , dont la ronde du sabbat , avec ces enlacemens frénétiques , ses
poses effrontées et son tournoiement convulsif et rapide , peut à peine don-
ner l'idée.
La farandole , telle que celui qui écrit ces lignes l'a vue, aux mauvais
jours de la réaction de 1 81 5 , la farandole était la mise en branle de toutes
hevue de paris. iq3^
les passions mauvaises et ridicules. Il y avait des ambitieux qui , en pre'-
cipitant le mouvement de la mesure et en élevant au diapason le plus haut
la voix qui l'accompagnait , étaient sûrs de l'emporter , pour un emploi ,
sur le fonctionnaire en exercice , dont les jambes étaient plus lourdes
dont la voix était plus grêle. Il y avait des coquins de neveux qui se ven-
geaient, comme Henri IV se vengeait de Mayenne , du gros et gras parent
qui faisait attendre long-temps sa succession. Il y avait des haines qui
pour se satisfaire, au moment où la danse était emportée dans son plus ra-
pide mouvement , lâchaient tout à coup la main qui , ainsi qu'un anneau
à une chaîne, liait à la ronde un ennemi j et celui-ci alors lancé comme
une roue détachée d'un char au galop , s'allait heurter violemment contre
les maisons et le pavé, d'où on le relevait sanglant et foulé aux pieds ,
quand l'inexorable ronde était passée. Et le libertinage , donc ! et le vol î
comme, ensemble ou séparément, ils se jouaient des poches et des gous-
sets , des riches étoffes , des bijoux et des dentelles ! ! Et cependant la ville
entière se ruait dans l'ignoble farandole , ceux-ci par enthousiasme , ceux-
là par calcul , les autres par peur I
Les enfans d'une même rue la commençaient en dansant autour d'un
feu de joie. D'autres feux s'allumaient dans des quartiers prochains , et la
ronde, agrandie , roulait vers la place voisine, autour de nouveaux feux.
Comme un torrent qui entraîne dans son lit tout ce qui se trouve sur ses
nyes, elle attirait à elle tout ce qu'elle rencontrait sur son passage. Bien-
tôt l'enthousiasme gagnait de proche en proche, montait d'étage en étage,
et , entraîné par une puissance fascinalrice et irrésistible , descendait dans
la rue , pour se jeter dans le tournoiement rapide de cette chaîne , dont on
voyait incessamment se multiplier les anneaux. On eût dit cette danse
fantastique du moyen âge , emblème du grand niveau passé sur toute la
société , et où la mort , menant le branle , entraînait dans le même quadrille
le pape et l'humble moine, le simple soldat et l'empereur , la princesse et
la chaml)rière. La farandole roulait pèle et mêle les habitans de quartiers
divers; l'artisan d'Arnaud-Bcrnad donnait la main à la grande dame de
la rue des Nobles; le batelier du port Garau pressait de ses bras vigou-
reux la fine taille de la sémillante modiste du quartier Saint-Rome ou de
la rue Groix-Baragnon; les fils de bonne maison de la rue Tolozane et de
la place Mage coquetaient auprès des filles des gros marchands de la
Pierre. Pas de style, pas de pinceau d'artiste qui puissent poindre la laran-
dole, lorsque, ainsi lancée et agrandie, elle se roule comme une ceinture
1()4 REVUE DE PARIS.
<(ui tourne , tourne toujours aux flancs de la ville tout illumine'e , dont les
maisons seules sont muettes et de'sertes.
Je ne sais , en vérité' , quelles images assez anime'es , quelles teintes
assez chaudes , pourraient surtout donner une idée de celle qui , dans la
miit du 1 5 août , partie de la place Royale , aux burlemens des verdets ,
arrive's ivres d'Arnaud - Bernad , s'en vint, toujours hurlant , toujours
gonflée dans sa course , en suivant les rues Saint-Rome , des Changes et
des Filatiers , de'rouler ses interminables replis sur la place des Carmes,
lia , après s'être tordue sur elle-même , devant la maison du gc'ne'ral Ra-
mel , elle se lança dans la rue Pharaon , la place des Salins , la grande rue
des Nobles; se tordant de nouveau sur la place de la Cathédrale, et,
courant dans les rues Boulbonne et de la Pomme , elle revint sur la place
Royale, oii ceux qui menaient ce galop satanique vinrent donner la main
à ceux qui en formaient les derniers chaînons. C'e'tait l'image du serpent
qui mord sa queue. La ville , e'touffe'e dans les e'treintes de cette effroyable
ceinture , e'tait eT^ranlée dans ses fondemens par les bonds précipites de la
ronde immense qui roulait en grondant comme un tonnerre sur le pavé
qui brîile.
La voilà , l'immense farandole I la voilà arri^^ée à toute l'exaltation de
l'ivresse et de la folie ; elle charité , elle hurle , elle jure , elle rit , elle est
furieuse, elle est débauchée, insolente et provocatrice; elle se précipite,
elle tombe , elle se tord , couverte d'écume et de poussière , haletante , dé-
braillée , les vêtcmens déchirés , les bas sur les talons , les pieds meurtris,
les seins nus et les cheveux au vent. Allons , allons , c'est l'heure I la fa-
randole a épuisé, en aveugle , les plus convulsives joies de l'orgie épilep-
tlque; une seule , la dernière , lui reste , qu'elle n'a point goûtée , celle qui
par les exhalaisons de chaudes vapeurs peut seule raviver l'horrible sab-
bat. C'est l'heure , c'est l'heure : donnez du sang à la farandole.
Maître Pierre le savait bien.
Lorsque la l'onde infernale tourna sur la place des Carmes, Pierre
poussa un cri , auquel d'autres cris répondirent bientôt de la chaîne qui
se résoudait à l'instant; à mesure qu'elle passait devant le tourneur de
chaises , qui dominait la foule de toute la tête , on vit se détacher un à un
les hideux commensaux de la taverne de Gaubert.
— Eh bien! maître, dit Angladet, le majordome et le sommelier de
cette bande d'ivrognes, il paraît que c'est pour ce soir?
— Oui, capitaine, pour ce soir, à moins que Dieu ou diable ne s'en
mêle à présent.
REVUE DE PARIS. igS
— Pour le diable , cela se pourrait bien , maître ; quaut à Dieu , Dieu
nous laissera faire , il n'aime pas les bonapartistes... D'ailleurs, j'ai là
mes vingt-cinq , qui sont en e'tat de se moquer de l'un comme de l'autre.
Tu n'auras qu'à parler. •'.
— Je le sais , capitaine ; quoiqu'à vrai dire j'eusse autant aime' n'a-
voir pas à tirer les paroles du gosier du gênerai... ou de l'autre avec la
ïame d'un couteau. Mais ils l'ont voulu, les malheureux! Que Dieu le
leur pardonne! dit-il d'une voix sombre, et à Hélène aussi ! ajouta-t-il
d'une voix moins e'ievëe et avec un profond soupir.
C'est que maître Pierre avait attendu vainement l'officier de lanciers
au rendez-vous qu'il lui avait fait donner par Hélène. A mesure que l'heure
lixe'e s'éloignait, et qu'il sentait approcher celle où il devait prendre un
parti, Pierre avait senti croître son impatience. Ne pouvant plus rester en
place, et comme si, en allant sur la route que devait parcourir celui qu'il
attendait , il le pouvait faire arriver plus vite, maître Pierre allait et ve-
nait de la maison Gatimel à la maison du gênerai. Enfin , et lorsqu'il en-
tendit de loin les hurîemens de la farandole qui s'avançait, il monta une
dernière fois à la chambre d'Hélène; mais Hélène n'y était plus. Et lors-
que, surpris et alarmé de cette brusque sortie, il interrogea les voisins, il
lui fut répondu qu'on n'avait vu sortir de la maison Gatimel que deux
jeunes gens portant l'uniforme du lycée.
Sans trop s'arrêter à cette dernière partie des rcnseignemens, qui lui pa-
rut insignifiante, le fait seul de l'absence bien constatée d'Hélène lui
laissa la conviction qu'Hélène se jetait au travers de ses projets, et le con-
condamnait ainsi à se venger au hasard.
Telle est la pensée qui le dominait lorsqu'il rejeta sur Hélène la res-
ponsabilité de ce qui allait arriver.
La firandole, qui courait en triple haie, masquait dans ses replis une
masse noire et sinistre d'hommes qni sur la place se tenaient devant la mai-
son du général , armés de bâtons , de sabres et de pistolets cachés en partie
sous leurs habits. Les cris de vii^e le roi! à bas Ramel! en partant de ce
groupe, se mêlaient aux chants de la farandole, qui en ressentait un vague
effroi.
Tout à coup , du coin de la place sur lequel débouche la rue des Cha-
peliers, et où depuis long-temps il faisait sentinelle, un enfant accourut
vers maître Pierre. H eut à peine dit quelques mots au tourneur de chaises
-que celui-ci se dirigea vers les lieux que l'enfant venait de quitter, et il
ïqG revue de paris.
n'y était pas encore arrive que le gc'néral Raraol y parut lui-nicrae. Il se
fit alors un grand hourra , les cris redoublèrent , la farandole pre'ci-
pita ses chants et sa mesure, et des cailloux furent jetés aux fenêtres, dont
les vitres tombaient brise'es.
Maître Pierre alla droit au géne'ral , qui, entendant de loin les cris ter-
ribles et raenaçans d'à bas Ramelî dit d'une voix ferme à Pierre , qu'il
avait reconnu : — Que lui voidez-vous au gc'ne'ral Ramel , vous et les
vôtres? le voici !
— Les miens? rien ! du moins encore , re'pliqua maître Pierre. Moi ,
c'est différent ! et il va dépendre de vous que vous n'ayez de compte à
régler qu'avec moi.
— Avec vous , maître? Mais vous n'y pensez pas. Entrer en explica-
tions à cette heure ! en face d'une émeute qui met ainsi le marché à la
main I Quelque chose que vous me demandiez , je paraîtrais n'avoir cédé
qu'à la peur. Arrière I maître , livrez-moi passage. J'ai à dissiper ces mu-
tins au nom du roi.
— Et moi , au nom du ciel , général , je vous supplie d'attendre en-
core; n'avancez pas, n'avancez pas avant d'avoir répondu un oui ou un non
à ma demande.
— Monsieur, si vous insistez, je vous fais arrêter.
— Demain , ce soir , tout ce que vous voudrez ', tenez , voulez- vous , à
l'instant même , voilà mon épée , général, je suis votre prisonnier j mais
consentez à me répondre. Voyons, la main sur la conscience , dites-moi :
— Je jure que....
— Prétendez-vous me faire violence, monsieur? s'écria Ramel, et , par
un mouvement brusque et im bond de côté, il se dégagea des étreintes de
maître Pierre, qui , la voix émue , pâle et les yeux mouillés , le suppliait
de ne point repousser la main qu'il lui tendait pour le sauver , et se fai-
sait presque lourd à son bras pour ralentir sa marche et retarder une san-
glante catastrophe.
Efforts inutiles , le général hâta le pas ; maître Pierre , au désespoir ,
lui jeta sa terrible question à travers le tumulte qui grandissait toujours ;
mais le général ne lui fit aucune réponse ; peut-être n'entendit-il pas , car
le groupe des verdetsqui , grossi peu à peu, était devenu une foule im-
mense , s'étendait de droite et de gauche comme deux grandes ailes pour en-
velopper sa proie en se resserrant. Ses rugissemens, qui d'abord n'arrivaient
<iue de face, retentirent alors de tous côtés. Maître Pierre, qui , jusque-là,
REVUE DE PARIS.
197
avait , par déférence sans doute , tenu son chapeau à la main , le remit
brusquement sur sa tête. Ce devait être là un signal convenu , car les ver-
dcls eurent à peine aperçu ce mouvement que les vociférations redou-
blent avec plus de violence , et le ge'nc'ral est cerné de plus près. 11 était
cependant facile de voir que les derniers ordres n'avaient pas encore été'
donnés par celui dont la bande semblait attendre les inspirations. Mais le
général , qui , en battant en retraite , était porté plus qu'il ne marchait
vers la porte de son hôtel , eut l'imprudence de crier à la sentinelle de
faire son devoir, et l'imprudence plus grande encore de mettre lui-même
l'épée à la main. Maître Pierre ne se contint plus, et cria à son tour : —
Faites ce pour quoi vous êtes venus.
En un instant, le factionnaire fut renversé, désarmé et percé de coups.
Le général , pressé , insulté, menacé, frappant de droite et de gauche, et ,
frappé à son tour, trébuclia sur le cadavre. Porté par le flux et le
reflux de l'émeute , maître Pierre, qui de nouveau se trouva placé au-
priis de lui , l'aida à se relever , et lui dit à vois basse : — Il est encore
temps.
Mais , emporté par son fatal destin , le général continua de se défendre,
et son épée sortit sanglante de plus d'une poitrine.
— Tu l'as voulu , cric Pierre , soit donc ! Et un coup de pistolet par-
tit. Frappé à bout portant d'une balle qui lui perça la main avec laquelle
il supportait le fourreau de son épée , et qui pénétra dans le côté gauche
du bas ventre , le général tomba en poussant ce cri plaintif : — Ah , moa
Dieu î je suis mort !
— Oui, mort! dit sourdement maîti'e Pierre qui le reçut dans ses
bras , et se pencha vers lui j mort le 1 5 août 181 5, et à la même heure ,
et frappé comme le fut , au château de Gastelnau , le jeune de Belloc , le
15 août 1791 . Que Dieu ait pitié de votre ame, comme il a eu pitié de
la sienne I
On n'a jamais su ce que le général avait répondu à ce rapprochement
qui lui arrivait comme une accusation. Mais on vit tout à coup maître
Pierre se frapper violemment le front, et avec son épée il écarta les bandits
qui venaient frapper lâchement leur ennemi à terre. Il l'entraîna et le re-
mit aux mains d'un jeune secrétaire accouru en pleurant , mais trop tard ,
au secours de son maître, La porte de la maison fut fermée , et Pierre se
plaça sur le seuil comme pour en défendre l'entrée.
La farandole tournait toujours , et toujours sur la place des Carmes ,
1^8 nEVUE DE PARIS.
rejetait dans la foule ameutée quelques chaînons de sa ronde que la curio-
sité',, le vague instinct du meurtre , et comme une bonne odeur de sang
attiraient.
XII., — l'émeute.
L'action de maître Pierre se drapant tout à coup dans sa ge'nerosité ou
dans son repentir était loin de satisfaire la bande qu'il avait déchaînée.
Elle trouvait qu'il n'y avait point la moindre parité entre la dose d'en-
thousiasme qu'on lui avait fait prendre à la taverne , et la besogne qu'on
lui avait fait faire : elle devait s'attendre à mieux que cela , et en vérité
elle était lestée pour mettre le feu et porter le pillage et la mort aux quatre
coins de la ville. Aussi se gêna-t-elle fort peu pour regimber contre ce
coup de bride qui l'arrêtait en plein élan de galop et qui lui cassait les
reins. C'était une véritable révolte de bandits contre leur chef; l'un l'a-
postrophait , l'autre lui adressait des prières ; celui-ci le provoquait , ce-
lui-là, joignant l'action à l'injure, voulait l'arracher du seuil de la porte et
passer malgré lui. C'étaient des cris, des coups de crosse surlesbattans de
la porte , des pierres lancées aux fenêtres , et tout cela accompagné de l'é-
ternel refi-ain : Vive le roi ! A bas Ramel I
Mais Pierre savait trop bien à qui il avait affaire et quel pouvoir il avait
sur ses gens pour s'effrayer beaucoup de cette tempête qui changeait de
direction et grondait sur lui. Il savait bien que cette exaltatation qui se
consumait ainsi en plaintes et en menaces vaines , s'épuiserait à frapper
llans le vide , et qu'avant peu , la partie furieuse de l'émeute se retire-
rait , ou tout au moins céderait à la partie raisonnable qui , apportée
jfeir le roulis du flot populaire , finirait par se glisser aux premiers rangs.
C'est ce qui arrivait en effet, et déjà même, quoique dominés encore par
les vociférations menaçantes , on aurait pu entendre çà et là dans la foule
quelques regrets, quelques expressions plaintives pour ce qui venait
d'être fait.
Mais voilà qu'au même instant, dans l'espérance sans doute de forti-
fier les bonnes dispositions des uns et d'attirer la commisération des autres,
un homme se montre à une fenêtre de la maison du général ets'éerie que le
général est frappé à mort , qu'il n'a plus que peu d'instans à vivre , et que
toute colère est inutile contre un cadavre.
On ne peut prévoir quel effet eût produit cette sorte d'appel au peuple,
REVUE DE PARIS. IQQ
si une voix tonnante ne l'eût interrompue en lançant la plus formidable
interjection au milieu du silence de la foule. On eût dit d'un cri de tigre.
C'e'tait maître Pierre. Dans l'homme qui haranguait l'e'meutc, Pierre avait
retrouve celui qui n'e'tait point venu au rendez-vous d'Hëlcne , celui qu'il
cherchait partout depuis l'effroyable nuit du 1 5 août 1 T91 . 11 se jeta sur une
carabine et le coucha en joue ; mais quelque rapide que fût son action, enti'C
le bout du canon et cet homm.e Pierre ne vit plus que le costume d'un
élève du Lycée de Toulouse qui , par un mouvement encore plus rapide ,
s'e'tait jeté' au-devant du meurtre. Les regards de Pierre cl ceux de l'élève
se rencontrèrent. Pierre laissa retomber sa caraljinc , et secoua la tète
comme s'il eût voulu dissiper les prestiges d'une vision qui troidjlait ses
regards; cela fait , il releva les yeux et son arme pour bien assurer son
coup , mais l'élève et l'homme avaient disparu , et la fenêtre s'e'tait
rcferme'e.
— Ah ! s'c'cria maître Pierre , se jetant au milieu des siens , ah ! vous
trouvez que nous n'avons pas assez fait? Vous avez^ralson', mes braves.
Ah! il vous faut des maisons à fouiller de fond en comble , des meubles â
briser et à jeter par les fenêtres, des femmes qui pleurent à flageller, des
cnfans criards à rouler dans les escaliers d'un revers de main , et des hommes
qui se défendent à tuer à bout portant , et des cadavres immobiles à tailler
comme des lanières dans une peau de bœuf. Très-bien I très-bien I vous
en aurez , mes braves. Voilà la maison du ge'nc'ral , je vous la livre. Al-
lons, de bons coups de crosse, enfoncez-moi cette porte.
Les verdcts s'entre-regardaient indc'cis , et semblaient peu comprendi'C
ce changement subit.
— E! , là , là ! Mon Dieu ! dit Daussonne , comme tu t'échauffes I il n'est
plus temps; il y a un quart d'heure , il n'eût pas fallu tant de paroles,
A^ois-tu. Mais à pre'sent nous nous sommes refroidis au contact des pol-'
Irons. Il y a trop d'alliage dans la bande pour que nous puissions aller dév
franc jeu... à moins que tu ne trouves un moyen de mettre à notre diapa*'^
son ces coquins de modere's qui nous débitent de belles maximes sur
l'ordre et l'humanité , comme si cela menait à quelque chose. Les imbé-
ciles ! avec leiu- ordre et leur humanité , les bonnes places restent à ceux-
qui les occupent.
Et à son tour, Daussonne allait épuiser toute la faconde que lui avaient
donne'e les amples libations de la journée, si maître Pierre ne l'eût vive-
200 REVUE DE PARIS.
ment attiré à lui , en l'entraînant dans le cabaret qui se tenait au rez-
de-chaussée de la maison attenant à l'hôtel du général.
— Et tu dis , mon camarade , qu'il faut un moyen , murmura Pierre?
Tu as des cartouches? Bien , bien. Suis-moi, et tu vas voir, dans un ins-
tant, tous ces coquins de modérés, comme tu les appelles, sauter comme
des chevreaux et prendre feu comme si on eût lancé après eux le troupeau
des renards de Samson avec des bouchons de paille allumés à la queue.
Quelques minutes , le temps qu'il faut pour arriver sur le toit d'une
maison , au troisième étage, et de là entrer par une lucarne dans le galetas
de la maison voisine , s'étaient à peine écoulées, que deux coups de feu se
firent entendre , et que deux balles arrivèrent au milieu d'un groupe inof-
fensif qui pérorait en pleine place. Un homme fut blessé , c'était un garde
urbain (^); un enfant fut tué , c'était le fils d'un verdet.
Tous les yeux se portèrent vers la direction d'où les coups étaient par-
tis • le vent n'avait pas encore emporté la fumée. Un hourra de malédic-
tions indiqua la maison du général. C'en fut assez, les cris : On tire sur
le peuple ! coururent de groupe en groupe , de rue en rue. Il n'y eut plus
qu'un mouvement , qu'une volonté dans toute cette foule. Elle se précipita
avec .des armes et des pierres vers la maison meurtrière; en un clin d'œil ,
les poutres , les madriers employés à l'échafaudage d'un arc de triomphe
préparé pour l'arrivée prochaine de la duchesse d'Angoulème, furent rou-
lés de mains en mains,' et la foule, ainsi qu'une ancienne catapulte, les
lançait comme un bélier contre la porte de l'hôtel.
La porte s'ouvrit avec fracas, soit qu'elle eût cédé aux efforts des assail-
lans , soit plutôt que maître Pierre ou son compagnon eussent eux-mêmes
abrégé en dedans les travaux du siège. Ce fut alors un spectacle épouvan-
table. Conduite par Daussonne , qui l'attendait avec des flambeaux , la
foule , armée et furieuse , s'élança dans tous les appartemens , à tous les
étages , ouvrant les armoires, fouillant tous les coins les plus obscurs; on
eût dit une meute de limiers. Les gens de police étaient survenus; avec
ux des gardes urbains , des officiers de la légion Marie-Thérèse , des
aides-de-camp du maréchal Pérignon : c'était un mélange hideux de ban-
dits, d'honnêtes gens, de soldats et de peuple, armés, les uns au nom
de l'ordre et de la loi , les autres pour le pillage et pour le meurtre , et
tout cela se poussait, se culbutait, n'ayant qu'une idée : trouver le gé-
néral.
(•) Nom donné à celte époque aux gardes nationaux.
REVUE DE PARIS. 201
Un seul , dans tout ce ramas d'hommes , courait dans l'hôtel , mais
avec des intentions diverses; un seul poursuivait une autre pcnse'e , c'e'-
tait maître Pierre. Que lui importait le général à cette heure? Aussi il
s'inquiétait peu des cris et des actions de la foule demandant le général à
grands cris. Le premier dans le salon, sur le canapé, où le général s'était
reposé , et qui était couvert de sang , il avait vu le chapeau d'uniforme ,
avec la ganse et les glands en or , et sur le parquet , hors du fourreau ,
l'épée, dont la poignée était d'or massif. Mais il avait dédaigné tout cela :
ce n'était point là sa part du butin, à lui ! En parcourant le galetas , qu'il
avait fouillé en tout sens , au fond d'un misérable réduit, dans la partie la
plus élevée de la maison , sur un tas de poussière et de débris , il avait
bien vu se traîner, bien entendu gémir le général, le corps couché sur des
pots de cheminée, et la tcte appuyée contre une poutre , mais après s'être
assuré que ce malheureux était bien seul, il avait continué ses recherches;
car ce n'était plus un cadavre qu'il fallait à sa rage. En descendant, dans
toute la hauteur de l'escalier, du comble au rez-de-chaussée, il avait
bien trouvé une large trace de sang; mais il avait détoiuné les yeux, car
celui qu'il cherchait, — et en y songeant il mordait ses lèvres et fermait
convulsivement ses poings, — celui qu'il cherchait, n'avait point eu de sem-
blables traces à laisser après lui .
Mais l'émeute qui les découvrit se précipita dans la direction qu'elles
indiquaient , tandis que Pierre , toujours seul , poursuivait sa terrible idée.
Le général Ramcl fut trouvé au même lieu où maître Pierre avait dé-
daigné de le joindre. Protecteurs et ennemis , gens de police et soldats,
tous entrèrent la baïonnette et l'épée en avant.
— Ah, messieurs! de grâce, achevez-moi !... leur dit le général.
Un moment , devant une si grande misère , la foule s'arrêta muette. Une
partie se montrait consternée; mais l'autre , celle qui avait reçu le prix du
sang , fit entendre ses cris de joie et se mit en devoir d'achever sa victime,
le tout par obéissance aux ordres d'un général , comme elle disait dans sa
sanglante ironie. En effet , pendant que dos officiers et des urbains cou-
chaient le général sur un matelas étendu sur le plancher, tandis qu'ensuite
ils le descendirent au premier étage, les gens de Daussonne et d'Angla-
dct , dans les interstices laissés par les porteurs, plongeaient leurs sabres
et leurs baïonnettes. Des coups terribles lui fendent le crâne et lui parta-
gent la figure; ses bras , avec lesquels il tâchait de parer les coups , sont
mutilés et cassés en sept ou huit endroits. Les doigts de sa main sont cou-
202 REVUE DE PARIS.
pés , et l'un d'eux fut ramasse' -, c'e'tait celui qu'entourait le diamant de
maître Pierre. Sa poitrine et ses épaules sont tailladées et criblées ; et ce
ne fut qu'après lui avoir fait vingt-une blessures , toutes mortelles ,
que ces forcenés laissèrent ce qui n'avait plus plus que la forme d'un
cadavre.
En se retirant, Daussonne ti'ouva maître Pierre dans la cour, la tête
dans les mains , versant des pleurs de rage et le corps appuyé à une
échelle dressée contre le mur qui séparait cette cour d'une maison Aoisine.
Cette e'clielle, ainsi placée, avait résolu pour lui le problème de l'inutilité
de ses recherches.
— Oui, je comprends , dit Daussonne, c'est par là qu'il se sera sauve'.
Que veux-tu faire? Nous eu tenons un, toujours; et en attendant celui-là
a paye' pour l'autre.
— Oui , dit maître Pierre d'une voix sombre , et oii rugissaient sour-
dement la colère et le dejiit; oui , il a paye' I mais , comme tu dis , avec
plus de vc'ritè que tu ne penses , je crains bien qu'il n'ait paye la dette
d'un autre.
— Tant mieux pour lui , mon brave I c'est un compte qu'il réglera là-
haut , re'pliqua Daussonne. Mais nous n'avons pu le juger que sur les
pièces de conviction ; et en ve'rite', elles e'taient contre lui. A propos, tiens,
ajouta-t-il en fouillant dans sa poche , voici le diamant qui avait e'te' pris
à la main du jeune Belloc. Je l'ai ramasse' avec le doigt auquel il était
passé et quia été abattu d'un coup de sabre par l'un des nôtres.
— Justice divine! murmura Pierre. Est-ce pour le repos de ma con-
science que tu as permis au châtiment d'arriver par les mêmes voies qu'a-
vait suivies le crime? Et la nuit du 15 août 1815 est-elle dans les des-
seins de ta Providence la vengeance de la nuit du 1 5 août 1 791 ?
Pierre voulut être seul et s'éloigna lentement. Arrivé cliez lui , il s'a-
vança vers Mailhe et lui passa au doigt le diamant héréditaire.
— Marthe, lui dit-il, je vous rapporte l'anneau nuptial qui vous fut
volé dans la nuit fatale. INIais Dieu n'a octroyé que la moitié de la répara-
tion du crime. La main qui eût pu donner l'autre est froide à cette heure
comme la mort qui l'a saisie !
— C'est une main innocente que vous avez coupée, maître, répondit
une voix sévère; et au même instant, un homme s'élança d'une chambre
voisine, tenant à la main la fiUc de IMarthc , et suivi de deux jeunes gens
i-n costume d'élèves du lycée.
REVUE DE PARIS. 2o3
La coupable , la voilà , ajouta cet homme , et elle vient s'offrir en ex-
piation , quel que soit l'arrêt prononcé : pardon , ou châtiment. A celle
heure , maître , vous pouvez satisfaire votre vengeance. Je peux mourir :
j'ai embrassé ma fille.
Un long silence suivit ces paroles. Tous comprenaient qu'un dr-ame ter-
rible allait se dénouer dans cette chambre où depuis plus de vingt ans il y
avait eu bien des angoisses.
Maître Pierre chancelait sur ses jambes , et sa tète se penchait sous le
poids de toutes les impressions terribles de la journée.
— Tous heureux, tous lieurcux ! murmura-l-il enfin. A moi seul la
misère et les remords ici^ car j'ai commis un crime inutile. Adieu donc,
Marthe! adieu, Marie! Que Dieu puisse me pardonner comme vous me
pardonnez, vous, n'est-ce pas? Maisjedois fuir les hommes^ car leur jus-
lice souvent ressemJjle à la vengeance , et la vengeance , vous le voyez , est
aveugle.
— Et oîi irez- vous? maître , demanda le père de Marie.
— Dans les montagnes, eu Espagne.
s — Seul? coutinua-t-il. • ; ^ ,
— Non , point seul , répliqua un des jeunes élèves du lycée , et il se jeta.
dans les bras de maître Pierre.
. C'était Hélène. •
— Non point seul, continua- 1 -elle. Sous ce costume, j'ai sauvé mon
frère de la mort. Je vais reprendre mes babils de femme pour sauver
Pierre du désespoir. L'autre élève, c'était Gabriel. Il pleurait.... sou
rêve , peut-être , qui venait de lui échapper.
En 1825, à l'époque de la révolution espagnole, un soldat de la foi fut
pris par les constitutionnels que conuuandail un officier français ; il fut
condamné à être passe par les armes. Une femme , en costume de Catalane,
vint se jeter aux genoux du commantlaiit pour demander la grâce de celui
qu'elle appelait son mari; c'était Hélène; le commandant des bandes
espagnoles était son frère. Mais clic arrivait à peine qu'une détonation se
fit entendre.
Maître Pierre venait d'être fusillé I
C. Feuillide.
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REVUE POÉTIQUE.
DERNIÈRES PAROLES, POESIE.
LE SOUPER CHEZ LE COMMANDEUR, PAR H. BLAZE.
Ce n'est pas uniquement le hasard de leur appai'ition qui rapproche
sous notre plume le titre de deux livres si divers en apparence; c'est
aussi, dans la double pensc'e qui les a produits, une incontestable parente',
encore un pas dans cette voie de spiritualisme où la poésie semble devoir
rentrer depuis quelque temps. Les Dernières paroles , quoique la situation
personnelle du poète leur ait marqué une place à part entre les œuvres
contemporaines , sont empreintes ne'anmoins d'un caractère de haute me'-
taphysique. Ce caractère se montre plus distinctement encore dans le Sou-
per chez le Commandeur, et ici la forme artistique sous laquelle il se
laisse voir atteste une puissance peu commune dans l'imagination du jeune
e'crivain.
11 y a environ dix années ; c'était à l'époque où la prédication d'une
poésie nouvelle trouvait encore tant d'incrédules , qu'un cercle assez res-
serré suffisait à contenir le petit nombre de ses apôtres. Etroitement unis
en ce temps-là , parce que la cause n'avait pas encore triomphé , ils se ras-
semblaient quelquefois autour du fauteuil d'un vieillard spirituel , père
de l'un d'entre eux. Là venait Victor Hugo , déjà marqué du sceau de
l'inspiration qui a produit les Orientales et Notre-Dame de Paris; là
REVUE DE PARIS. 205?
venait aussi celui qui , dans une mystique vision , a vu d'une larme du
Christ cclore sa ravissante Eloa. Au-dessus du cénacle , ainsi disait-on
alors , planait comme une ombre d'Ossian , le souvenir de l'auteur des
Méditations , que déjà plusieurs associaient à la royauté de M. de Cha-
teaubriand. Sainte-Beuve n'avait point encore paru , et ilpreludait à l'écart,
par une douloureuse expérience de la vie , à la belle poésie des Consola-
tions, et à cette noble analyse des œuvres littéraires , qui chez lui est en-
core une poésie. C'était le matin d'ordinaire qu'on se réunissait. On remet-
tait en question les vieilles renommées , on sacrifiait au dieu inconnu , on
faisait aux génies étrangers les honneurs de la France , et quelquefois ou
donnait à l'hôte la meilleure place au foyer. On lisait des vers nouveaux
qui ne rencontraient guère là que des échos bienveillans; puis la causerie
devenant plus intime, on s'entretenait de l'avenir, et, avec un naïf or-
gueil dont le temps a réalisé pour plusieurs les magnifiques espérances,
on se partageait l'empire de la poésie.
Debout à l'un des angles de la cheminée , et le front appuyé sur sa
main , un jeune homme assistait en silence à ces poétiques entretiens. Ja-
mais il n'avait rien à lire , et volontiers on l'eût pris pour le plus indiffé-
rentde tous. Cependant rien n'était perdu, pour son éducation intellectuelle,
de cette poésie qui rayonnait autour de lui. La semence précieuse entrait
lentement dans son esprit, et de ces mille pensées diverses il se formait
en lui une individualité à part , d'autant plus forte qu'elle ne s'épanchait
pas au-dchors. Aussi ne voyait-on là aucun des signes qui décèlent d'ordi-
naire la vocation poétique. Seulement, à voir ce jeune homme si profon-
dément remué par les chefs-d'œuvre de l'art musical , on commençait à se
demander si quelque chose aussi ne chantait pas en lui. Mais l'amitié d'un
frère poète , et la tendre sollicitude d'un père pouvaient seules y prendre
garde. Lors(ju'un jour de fête réunissait les amis de la famille , ce frère
dont je viens de parler, Emile , qui nous a révélé dans toute la vivacité
de leurs capricieuses allures quclques-imes des légendes de la chevalerie
espagnole, apportait de gracieuses strophes écrites en français; Antoni
arrivait avec des vers latins. Plusieurs souriaient, j'imagine, et dans cette
œuvre de renaissance nationale ne comptaient pas beaucoup sur un esprit
si naïvement esclave de la tradition. Lui seul pouvait se raconter à lui-
même que Dante et Pétrarque avaient ainsi commencé. La poésie ne se
révélait encore à ce jeune homme que par la pensée , et il s'en tenait à la
forme qu'il avait apprise. Plus tard , lorsque enfin il parlera sa véritable
206 REVUE DE PARIS.
langue , on verra que tout e'tait profit pour l'artiste dans ce long et pieux
commerce avec la pompe sévère de la forme latine.
Ainsi se de'veloppait à sa manière cette se'rieuse intelligence. Mais à me-
sure que l'âge venait , la vie semblait peu à peu se replier vers l'ame et
abdiquer son côte' matc'ricl. Il fallut maintenir dans cette existence l'e'qui-
iiLrc de ses deux natures , et faire la part égale à son double développe-
ment; il fallut triompher de cette apathie physique qui menaçait la vie
morale d'un essor trop ardent vers l'infini. En 182-4, Antoni quitta la
France et alla visiter l'Italie; il y retourna trois ans après , et à l'impres-
sion qu'il en rapporta , on sent qu'au lieu du remède il y trouva des ali-
mens à cette vie intérieure qui continuait sourdement en lui, au de'triment
de l'autre. Du reste , rien dans ses études sur l'Italie qui leur donne l'air
d'un journal de voyage. Çà et là un nom d'artiste, de poète, de jeune
fille, prononce' avec respect ou avec amour, une physionomie entrevue
et retrouvée plus tard dans la solitude, le souvenir d'un hôte aux beaux
re'cits , une heure e'coule'e à regarder une madone de Raphaël ou à e'couter
un chant de Rossini, voilà tout. Les véritables e've'nemens de cette Odyssée,
ce sont les l'êveries du poète; les figures qui, de loin en loin, se montrent
dans ses vers n'y tiennent guère plus de place qu'une des pense'es qui s'y
succèdent. En traversant l'île de Procida , un matin , sur le bord de la mer ,
notre voyageur rencontra George Farcy , ce noble martyr en qui la balle
a tue tout un avenir de poète. Ils relurent ensemble V Homère d'André
Chënier, afin que toute parole en ce beau lieu fût en harmonie avec la na-
îure; puis , e'mus l'un et l'autre , ils se séparèrent en se serrant la main.
Se sont-ils jamais revus? Je l'ignore.
A Rome , il suivit le convoi d'une jeune fille , Rosa Minotti , à côté de
celui qui fit les Moissonneurs , et tous deux s'en revinrent, le soir, avec
Biélancolio , le long de la grande voie Romaine. A cette heure de silence et
4ds recueillement , que se passa-t-il dans ces deux âmes ?
De retour en France, Antoni éprouva le besoin de jeter au- dehors
quelque chose de son existence tout intellectuelle. Sa pensée , devenue plus
virile, secoua les langes de la langue latine, et du premier coup il se
créa un instrument fort et docile. Je ne parle point ici d'une scène de
oShakspcare assez médiocrement rendue; le véritable début d' Antoni , c'est
une belle ode qu'il adressa à Victor Hugo , et dans laquelle il compare la
i'K)yauté du génie à celte autre royauté que la fatalité fait peser sur le front
ds Macbeth.
REVUE DE PARIS. 10J
Toutefois les véritables sympatliies du poète n'allaient pas à Sliakspearc;
sans cesse elles le ramenaient vers la patrie de Dante ^ mais , chose
étrange I lui qui avait eu tant de peine à se détourner des sources limpides
de l'art virgilien , s'était faiblement cpris de ce parfum d'antiquilc qui
passe incessamment sur les ruines de l'Italie. Il semble en effet que le sens
historique de cette contre'e lui ait échappe' , et qu'il n'en ait vu que la vie
morale. Il foule d'un pied indiffèrent les débris de tant de siècles et de
tant de civilisations accumule's sur ce peuple , et s'en va droit au cœur de
ce peuple. Derrière le vieux Romain , derrière l'Italien moderne , c'est
l'homme qu'il cherche , l'aimant pour ses brusques passions et pour son
de'dain de la vie commune. li y avait en lui quelque chose qui sympathi-
sait vaguement avec l'instinct poe'tique de ces caractères. Ce n'est donc pas
pour le plaisir de jeter sur une page de critique la broderie d'une anecdote
que j'ai parle plus haut de Lëopold Robert : c'est que l'Italie du poète
ressemble fort à celle du peintre. L'ele'gie de l'un a la me'lancolie grave et
reposée des figures de l'autre. De cette poe'sie comme de celte peinture une
chose est absente, la passion humaine, si j'ose parler ainsi. Tout cela Aàt,
mais en ve'rite' d'une autre existence que la nôtre. Oui , voilà bien le ciel
bleu de Naples et son soleil ardent, l'immense solitude de la campagne de
Rome, le brouillard qui s'étend sur Venise dans les matine'es de l'hiver.
Mais ce vieillard qui improvise , mais cette famille qui se repose sur le
char de la moisson , mais ces pêcheurs qui attendent , assis , le signal du
de'part , il y a sur tous ces visages je ne sais quelle tristesse qui semble
appartenir à une autre nature que la nôtre. Ainsi Le'opold Robert a peint
l'Italie, ainsi l'a chante'e Antoni. Qu'on ne s'étonne pas si ce dernier a
vu dans le ge'nie de Dante une sombre personnification de la vie italienne.
Je m'e'tonnerais plutôt qu'il en eût e'te' autrement. Aussi lorsqu'il entreprit
de traduire la Divine Comédie , il le fit, non en artiste qui reflc'ohit la-
borieusement une œuvre dans une œuvre, mais en homme qui , place sous
le joug d'une pcnse'e irre'sistible , éprouve de loin en loin le besoin de la
faire sienne, et la reproduit à sa manière, par lambeaux, là où elle le
tente avec plus de puissance. Ces essais de traduction parurent en 1829.
Cependant au milieu de ce labeur amer une douce rêverie venait par inter-
valle reposer sou imagination : c'était comme une tiède brise qui le reportait
au sein des cites et sous les ombrages de l'Italie. Alors il oul)liail les morts
de Dante, et s'en revenait à la huuière des cieux. Les fragmens sur l'Ita-
lie qui fui't partie des Dernières Paroles^ appartiennent ^ poiu' la plu-
-aoS nEvuE de paris.
part , à la même époque que la traduction de Dante ; et chacun d'eux
marque pour ainsi dire une halte dans le sombre pèlerinage. L'harmonie
de CCS fragmcns est douce et grave, et empreinte, par momens , d'un ca-
ractère de foi clcve'e.
Cette inspiration encore toute recueillie dans l'art allait bientôt prendre
un autre cours. La i-e'volution de juillet venait de donner l'essor à toutes
les ambitions. Or, à mesure que la realite' se faisait plus bruyante autour
du poète, celui-ci sentait s'affaiblir en lui le sentiment de la réalité'. Ce fut
alors contre l'egoïsme du siècle de sinistres imprécations. L'e'légie était
descendue, ou, si l'on veut, s'était ëleve'e jusqu'à la satire. La moralité'
de cette satire était dans son ardent spiritualisme. Le disciple de Dante
avait de plus que son maître l'amour de ses semblables. Sa Be'atrix à lui,
c'était la charité. Plusieurs de ces satires parurent en 1851 ; elles tiennent
leur place dans les Dernières Paroles.
Cependant ce tour âpre et vif de l'inspiration faisait craindre l'approclie
d'une crise fatale. Le poète n'avait pas cessé cette vie solitaire de l'intelli-
gence dont je parlais en commençant , et ses faculte's menaçaient de s'y con-
centrer tout entières. Dans ce détachement de la matière, l'esprit s'ouvrait
mille routes vers l'infini , et s'y précipitait avec une ardeur d'autant plus
grande que nul contrepoids ne le retenait plus. Mais , pendant que l'esprit
menait cette vie sublime , le corps s'en allait à mal , car Dieu a voulu que
l'homme ve'cût sa double existence, qu'il regardât le ciel, mais en s'ap-
puyant à la terre. Or Antoni avait presque oublié comment le pied de
l'homme s'y appuie; un jour enfin il sentit que désormais une part de lui-
même allait avoir besoin de la main et du regard des autres , et , comme
tm enfant , il se coucha dans le berceau , étendant sur lui la poésie comme
un voile.
Ici commence une troisième époque que réfléchissent également les Der-
nières Paroles. Les Études sur l'Italie annonçaient déjà une ame malade
et tourmentée. Les satires nous la font voir aux prises avec le monde qui
la blesse , et les élégies nous la montrent se reposant dans la mélancolique
résignation d'une destinée accomplie. Ce livre , comme on voit , est l'his-
toire d'une existence à part. Éclose aux rayons du soleil d'Italie, elle s'en
colore, mais ne s'en échauffe pas. En Italie , le poète s'éprend d'une sym-
pathie tendre pour une douleur qui ressemble à la sienne. Comme cette
pauvre Italie , il sent en lui quelque chose de déchu , et s'efforce d'atteindre
an saint , au grand , à l'éternel. Comme elle , il divinise l'art dans sa pen-
RKVUF DK PARIS. 2O9
yée.- mais comme à l'Italie manque la liberté, ainsi à lui l'amour de la
femme , cette passion du cœur qui seule vivifie toutes les passions de l'in-
telligence. N'est-ce pas , Antoni , que c'est là votre mal ? Vous vous êtes
fait de l'amour une si haute idée que vous avez repousse comme une de'-
cevante illusion ceqne les filles des hommes nomment ainsi.
Attache' au mal profond qui le dévore , comme J. Yernet au mât du na-
vire, il a peint comme lui la tempête , il a sanctifie' sa misère par la reli-
gion de l'art : aucune recherche dans la pensée , aucun effort dans l'ex-
]iression , aucun luxe dans les images , le récit d'un homme qui assiste à
la vie de sa pense'e, et qui s'en raconte à lui-même les douloureuses pe'ri-
jie'ties. La grandeur de l'œuvre littéraire est dans la since'rite' du témoi-
gnage, La poésie n'est pas dans ce que nous appelons le style , elle est dans
je ne sais quoi de saint et de bon qui se mêle ici à toute chose : elle est dans
le tour de la phrase , dans le rhytlime , dans la coupe du vers; elle est dans
la pâle et souffrante image qu'on entrevoit derrière tout cela. C'est une
voix du désert qui monte A'crs Dieu aA'ec une majestueuse douceur , et qui
n'a pas souci dos échos du monde j une voix qui s'e'lcve par intervalle et
qui retomjje pour renaître encore. Une pensée d'ici-bas vient se montrer
parfois au fond de cette incessante pre'occupation de soi-même, le nom
d'un frère tendrement aime, d'un ami trouve fidèle dans l'infortune, le
souvenir d'une œuvre préférée j mais c'est comme un nuage qui donne un
peu d'ombre en passant, et après lequel se de'roulent plus profondes les
solitudes du ciel. Je ne puis m'empêcher de me souvenir de ces prophètes
de l'antique loi à qui un oiseau apportait le pain du corps au désert , et
qui ne reparaissaient dans les villes que pour traduire en langage humain
la parole du Seigneur. Laissons celui-ci sur sa montagne , comme il l'ap-
pelle; aussi bien il a trouvé là quelques heures d'apaisement et de som-
meil. Mais quand ses chants descendent sur nous , mélancoliques et
jésignés , renvoyons-lui , au lieu d'une vaine gloire , un peu de cette sym-
pathie qui relève les âmes et les réconcilie avec leur destinée.
IL
On a beaucoup écrit sur le sens philosophique du type de don Juan.
La légende , Molière, Mozart, Byron , Hoffmann, ont tour à tour pré-
senté un côte de cette physionomie, et les critiques sont venus à la suite ,
TOMK Xl\. juii.t.n. y
•i I O UI'.V[;K DK PAULS.
coin mentant l'œuvre à leur manière. Mais que le trait dominant de ce ca-
ractère soit là l'orgueil, ici la volupté, ailleurs le scepticisme et la mo-
querie , il n'en est pas moins vrai que le fonds est partout le même , et je
ne sache que le christianisme qui puisse l'expliquer.
Le christianisme a remue dans toutes les âmes celte pensée de l'infini
que l'homme apporte en naissant. Bon ou méchant, l'homme aspire à
quelque chose d'immuable et d'éternel , bon par sa vertu , méchant par
son vice même. Don Juan a soif d'un amour sans bornes où son ame se
repose , et c'est là ce qu'il cherche dans cette perpétuelle métamorphose
de la passion. Mais , comme il place toujours son but dans la matière et
près de lui , toujours la matière lui échappe , et à peine arrivé , il repart
aussitôt, de dona Elvire à doiïa Anna , et dedona Anna à Zerlina. Avant le
christianisme , l'épicurien est un libertin vulgaire qui s'efforce de réveiller
par la variété ses sens émoussés par le plaisir ; depuis le christianisme , le
voluptueux porte en lui, si on ose le dire , je ne sais quoi de grand. Il
court aussi de femme en femme , mais il en est une qu'il cherche vague-
ment entre toutes , et comme à chaque fois une voix lui crie : — Tu t'es
trompé I il brise avec colère son idole de la veille , et son regard, s'en dé-
tournant avec dégoût , retombe encore sur le monde. L'épicurien du pa-
ganisme n'avait qu'un but, la volupté, la volupté rapide, insouciante,
imiquement préoccupée de l'heure présente. Le chrétien déchu éprouye le
besoin du repos dans l'amour , de l'infini dans la volupté. D'orgie en or-
gie, !e premier arrivait à l'épuisement et à la mort; de déception en dé-
ception , le second tombe enfin dans cet abîme. Dieu I il confesse que là
seulement est le repos qu'il cherche. Dans l'œuvre de Molière , dans celle
de Mozai-t , dans celle de Byron , don Juan ne va pas jusque-là : la main
de marbre l'arrête avant qu'il ait eu le temps d'atteindre à ce dernier but.
Aussi le don Juan de ces grands maîtres est demeuré incomplet , et le dé-
noûment de leur drame ne laisse pas l'ame satisfaite. Au don Juan coupable
et maudit il manque le don Juan réconcilié , au don Juan du dix-huitième
siècle celui du dix-neuvième. L'idée de l'Éternel est en lui , et seule elle
donne quelque grandeur à ses cmportemens : il faut bien qu'elle ait son
heure dans cette vie de blasphème et d'incrédulité. Pour plus d'un sans
doute la mort viendra avant la conversion. Mais il ne s'agit point ici de
tel ou tel don Juan, il s'agit de don Juan lui-même j c'est un type , nous
le voulons complet.
Faust est une sorte de don Juan. Le héros de (ioëthe cherche par la
REVUL DE PAULS. 9. I I
science ce que le cavalier espgnol veut ulteindre par Tivres-iC des sens.
A chacun sa volupté', mais le but est le même. Goethe avait d'abord suivi
l'exemple de tous ceux qui ont évoqué don Juan. 11 avait fait cheminer la
mort plus vite que le repentir, et l'Allemagne avait cru qu'il se reposait
sur sa ci-éation accomplie. Mais le génie se plaît souvent à déconcerter les
pensées de la foule. Après la mort de Goethe, on a trouvé dans ses pa-
piers un autre Faust , le drame de Faust racheté. Goethe, ce grand scep-
tique , jetant les yeux sur ce monde qu'il allait quitter, le vit se mettre on
marche vers un avenir de l'éconciliation religieuse ; et , faisant un retour
sur son œuvre , il comprit qu'il avait eu tort de la dénouer si brusque-
ment et par la main de Satan. 11 écrivit alors la seconde partie de Faust ,
et donna à la première ce démenti sublime.
Hé bien I cette pensée que le noble vieillard léguait au monde comiiio
une magnifique prophétie de ses destinées nouvelles , l'autre jour elle est
tombée dans la tête d'un jeune homme de vingt ans , comme il traduisait ,
en se jouant, le don Giovanni pour l'Opéra , et il a écrit le Souper chez.
le commandeur. Le vieillard homérique , chargé d'ans et de gloire , cl
le jeune homme encore inconnu , se sont rencontrés dans la même voie, (I
on dirait que le vieux chantre de Faust a be'ni de ses mains vénérables le
jeune interprète de Mozart.
Le Souper chez le commandeur est le récit de la réconciliation de don
Juan. La forme en est tour à tour dramatique, élégiaque, lyrique, espa
gnole toujours. Je ne me sens nullement tenté de blâmer dans cette briL
lanle création le mélange des vers et de la prose. Tel est l'éclat de la prose
que la pensée passe naturellement de cette forme à l'autre. Par momWis
même le rhythme ajoute à l'illusion.
Don Juan , averti par le jour, se dispose à reprendre le chemin de son
palais , mais le bras du commandeur le retient. Les festins des morts ne s;-
terminent pas comme ceux des vivans. L'imagination est dans l'attente de
quelque chose de tragique, et la terreur commence au milieu même d(;
l'orgie. Qui donc frappe ainsi à la porte du tombeau? Don Bernardo Pa-
lenjuez est descendu de sa niche de granit dans la cathc'drale de Burgos ,
et il a cheminé toute la nuit pour visiter son neveu le commandeur. Les
paroles du nouveau-venu sont glarialcs comme l'air du malin , et il va
s'asseoir, en silence , au fond du sépulcre. Ainsi arrivent siicccssivemcnl
l'aïeul du commandeur, le savant Oinpbrio Palenjuez, qui a quitte l.i
grande salle de l'hôpital de Tnlède; puis le rai(liiial don Haph.iél Païen-
2 1'i UKVUE Ut l'A lus.
jiiez. Toutes les fois ({ii'iin Palenjuez mciiit sur la terre , les statues des
vieux Palenjuez quittent aussi l'enclos du monument, et se rassemblent
auprès de celui que la mort a frappe le dernier, pour s'entretenir de la nou-
velle. Ceux-ci viennent apprendre au commandeur la mort de dona Anna.
Essuyez vos yeux de marbi-e, noble commandeur, ce ne sont pas des
larmes qu'il faut à votre pauvre fille , mais des prières ; car en ce moment
Dieu la juge. Les statues prient en chœur pour le salut de la jeune fille.
De nouveau la porte s'ouvre , et doua Anna s'c'lance dans les bras de son
père. Voyez-vous comme le mouvement du drame entraîne violemment
don Juan dans son cercle irrésistible. Tout à l'heure don Juan se moquait,
mais insensiblement sa voix s'est tue , son sang s'est glace. Il ne prononce
plus un seul mot, et le poète i\e le nomme même pas; mais comme on
sent bien que tout le drame s'agite autour de lui I Cependant au silence de
la jeune fille , aux larmes qui coulent sur ses paies joues , les vieillards la
croient damnée et détournent les yeux en gémissant. Mais Dieu ne con-
damne pas ainsi sans retour ceux qui aiment. — Mon père, dit Anna , je
vais au Purgatoire pour avoir aimé. — Elle y restera dix mille ans si nul
vivant ne l'aide à remplir cette urne de larmes. Alors le commandeur se
souvient tout à coup de don Juan; il va le prendre par la main , l'amène
au milieu des statues et lui dit : — C'est toi que je charge de racheter ma
fille. — Don Juan se refuse avec dérision à l'œuvre de pitié; il repousse les
supplications des vieillards. Sera-t-il également insensible à celles de la
jeune fille? Alors commence entre ces deux âmes un dernier combat, com-
bat sublime. Les prières d'Anna sont pleines de douceur et de délicatesse ;
l'amour perce encore à travers ses paroles; mais avec quelle décence et
quelle fierté pudique I Enfin ( et c'est là une idée profonde ) don Juan revient
à la foi par l'amour; il est vaincu par celle qui lui dit : Don Juan, deux-
êtres qui se sont bien aimés sur la terre font un ange dans le ciel.
Anna triomphe, et don Juan se rachète lui-même en la sauvant. N'est-ce
pas , je le demande , une belle et noble conception que celle-là ? La légende
qui , elle aussi , a jeté une robe de moine sur les épaules de don Juan ,
n'a rien imaginé qui fût plus poétiquement empreint du génie catholique
(le l'Espagne.
Je dirai avec la même franchise que , dans l'exécution , les proportions
manquent à l'œuvre; l'exposition est grandiose , elle dénoûment est plein
d'une mélancolique émotion. Mais entre Dieu et don Juan la lutte ne dure
pas assez long-temps, et cVlait là le nœud du (Ii.muc. Otlc p.u'lie de
KE\ L'E 1)1-: PARIS. ■^. 1 '^
l'œiivie manque de développement j mais à qui la faute? au poète? Non ,
à son âge. La divination du talent ne peut aller jusqu'à trouver, à vingt
ans, ce que le temps seul peut donner , à savoir la connaissance du cœur
humain. Ce que je dis du fond , je le répéterai pour la forme. La prose de
M. Blaze est riclie , ardente, colorée; il lui reste à savoir se défier de
sa force même et de son éclat. Je crois encore que le jeune écrivain ne s'est
pas assez tenu en garde contre de le'gitiraes sympathies pour un talent tjuc
nul ne place plus haut (pie moi. J'ai peur, en un mot, <|uc M. Blaze ne
se soit trop souvenu du style e'blouissant de Ahasvérus. J'y verrais pe'ril
pour la langue. Les langues résistent à merveille à toutes les hardiesses
des vrais novateurs; mais elles ont tout à craindre des novateurs qui imi-
tent. M. Blaze est doue' d'une assez belle originalité pour n'imiter per-
sonne. \oilà mon objection à sa prose. L'ëcueil de sa poésie est, d'une
part, dans son penchant à une me'taphysique obscure et mystique par ino-
raens , et de l'autre, dans un rhvthme trop peu contenu. Il semble quel-
quefois que le mouvement de la période entraîne le poète , et que le mot
devance la pense'e. Ce sont là de dures véi'ites; mais il y a dans ce début
de M. Blaze tant d'éclat et d'élévation , qu'il a droit , dès aujourd'hui , à
toutes les sévérités de la critique , et nous ne voudrions pas avoir à nous
reprocher d'avoir retardé i)ar des éloces sans réserve l'avéneraent d'un vé-
ritable artiste.
Antoine de LArorp.
CHRONIQUE.
L'évasion des détenus de Sainte-Pe'Iagie a occupé cette semaine tous les
esprits de la ville et toutes les imaginations de la police. Ces détenus , as-
sez peu surveillés , ont paisiblement creusé une immense grotte, et, sortis
un à un de leur souterrain , se sont présentés aux habitans stupéfiés de
cette rue Copeau si peuplée d'habitués du Jardin des Plantes et d'amateuis
de l'ours Martin. Ce grand nombre de tilburys , de cabriolets , de chevaux
de selle; cette agglomération de cochers, de domestiques , de postillons ,
n'ont pas encore aidé le flair des limiers expédiés dans tous les sens. On a
dit qu'il fallait toujours se défier d-'nn premier mouvement, parce qu'il
peut être bon; bien des gens devraient se mettre en garde contre leur pre-
mière idée , parce qu'elle est régulièrement stupide, sauf à discuter la se-
conde : n'a-t-on pas imaginé , imprimé , dans le premier moment de cette
aventure , que la police avait elle-même favorisé la fuite des accusés d'a-
vril! Ceci est une opinion decomplainte, dont les portiers peuvent s'amuser.
La seule observation raisonnable qui jaillisse de cet événement , c'est que
la police a été dupe de cette mansuétude qu'on ne cesse de réclamer pour les
détenus politiques. Le coup de main de Mallet est là, du reste, pour prouver
qu'il n'y a pas de police si énergique qui ne puisse être mise en défaut.
A ce propos , un journal républicain , tout en soutenant le droit qu'avaient
eu les prisonniers de rompre leurs fers , disait qu'il était peu loyal , peu
prudent, de railler le pouvoir, parce qu'il s'était un beau matin réveillé
sans sa catégorie de Paris. Un autre journal , aussi républicain , conteste ,
au contraire , la dignité de cette fuite, et préfère la conduite de MM. Ker-
sausie et autres , qui n'ont pas A'oulu déserter la prison. — Une question.
— La maison de M. Vatrin , cet estimable propriétaire, qui a vu le ter-
rain de son jardin soulevé comme une croûte de pâté , gagnera-t-elle en va-
leur ou sera-t-elle dépréciée? Voudra-t-on l'acheter comme monument his-
torique , ou n'en voudra-t-on pas , dans la crainte d'apparitions semblables?
Quant à l'infortuné vieillard , l'œil constamment fixé sur l'excavation de
son jardin , forcé de rester chez lui pour lépondre aux interrogatoires des
magistrats, tremblant de voira chaque instant une figure barbue qui lui
demande passage sur ses terres, il a perdu sa place à la balustrade des
nurs de Norwége et du l.ipir. On a détruit se.>> plus rhi ros habitudes.
Ul'.N'DE HE I>A1US. 9. I D
La police est , dit-on, plus heureuse dans la découverte d'un complot qui
devait éclater ces jours derniers. On parle d'un attentat projeté contre la vie
du roi et de sa famille, d'arrestations, de saisies d'armes et d'interroga-
toires déjà subis. Une surveillance très-active s'exerce dans les Cliamps-
Élysees et sur toute la route de Paris à Neuilly. Mercredi dernier, les pre-
mières rumeurs de cette nouvelle se sont répandues ; M, le duc de
Nemours n'en a pas moins été vu au Cirque des Champs-Elysées , accom-
pagné seulement de deux personnes et du prince de Syracuse, dont le ma-
riage est problématique , selon les uns , certain selon les autres. Ces der-
niers vont jusqu'à dire que M. le baron Pasquier s'est occupé de rédiger le
contrat.
A peine deux bataillons anglais sont débarques à Saint-Se1)asticn , que
voilà déjà la fanfaronnade castillane en humeur de forfanterie et de bulle-
tins homériques. Une compagnie de christinos et une bandelette de re-
belles ne s'envoient pas vingt coups de fusil , à six cents pas , qu'on expé-
die des courriers pour annoncer que « les carlistes sont en pleine déroute,
et poursuivis dans toutes les directions. « Les enrôlemens fiançais pour le
compte de l'Espagne existent moins cpie jamais , M. le duc de Frias avant
déclaré que son gouvernement n'avait pas les fonds nécessaires. La valeur
des deux paities belligérantes qui se cramponnent au sol de la Navarre et
de la Biscaye , est parfaitement appréciée par cet émissaire anglais que la
régente consultait sur l'état de son armée : «Vos soldats, madame, di-
sait-il , ne valent pas les rations qu'ils mangent, et les soldats carlistes ne
valent pas les vôtres!» — Voilà pour l'armée! Quant au peuple des
villes , il se régale de moines. A Sarragosse , une dixaine de couvens ont
été pillés et arrosés de sang , des maisons de carlistes saccagées. Un géné-
ral a eu le bon sens de dire à cette populace, qui passe si vile du fanatisme
au sacrilège : « Brigands que vous êtes! au lieu de vous acliaincr sur ces
maisons , qui ne vous font rien , allez donc combattre les soldats car
listes ! » Cette apostrophe a produit son effet , et deux mille enrôlemcns
volontaires ont été faits dans la journée.
Valdcs est mortî il est allé lejoindre Zumala-Carreguy dans le ciel. 11
n'en fallait pas moins pour que les deux adversaires se vissent en face.
— rnEATRE-KRANÇAis. — JACQUES II , dramc en cinq actes par M. Emile
Vandcrburck. — 11 est historiquement prouvé que TiOuis XVIII, roi de
France, était un philosophe dans l'acception de ce mot comme l'entendait
le dix-huiîièrae siècle : il se servait des prêtres et les aimait assez peu :
c'était un roi d'un esprit cultivé , fort latiniste, athée peut-être, ou peu
s'en faut. Charles X dévot, aimant les prêtres , les jésuites, se mettait à
la recherche de tout ce qui exhale un parfum de sacristie , une odeur de
y, l(> l'vKNll-; OK l'A lus.
congrégation. Le contraste assez frappant tic ces denx caractères, a donne
sans doute à M. Vanderburck la velléité' de demander à l'histoire un con-
traste analogue qui permît de déguiser sous des noms du temps passé, une
action dont le fond devait s'appliquer en réalité à des noms contemporains.
Fouiller l'histoire d'Angleterre , forcer les rapprochemens à l'aide de
mensonges et de suppositions gratuites; de Charles II faire Louis XYIII,
de Jacques II Charles X , ])arce que le premier de ces deux rois anglais
était déiste, l'autre apostolique : voilà ce qu'a entrepris M. Vander-
burk. C'est, comme on voit, une opération qui pouvait paraître louable
et même habile dans ce temps où l'opposition empruntait sur le théâtre et
dans les journaux les voies les plus détournées de l'allusion pour livrer
bataille au gouvernement : c'était l'époque de Germanicus , de Sylla ;
l'époque oîi le Mariage de Figaro était défendu à cause de son mono-
logue. Alors florissait le Miroir et autres brimborions littéraires dans les-
quels s'exerçait la malice des Etienne et des Jouy. On supposait des em-
pereurs de la Chine et des minisires Japonais dans lesquels il fallait
reconnaître le roi et M. de Polignac : c'est ce genre de travail que
s'est proposé M. Vanderburck, sans doute avant la révolution de juillet.
1 1 en résulte que son drame offre à peu près l'intérêt d'un numéro du
CoNSTiTUTioiNNEL du 25 uiars 1 829 : et ce doit être le sort de toutes ces
œuvres qui sont faites moins sous l'influence d'un sentiment d'art que
d'une préoccupation politique.
Le Charles II que M. Vanderburck nous présente, des le premier acte,
meurt en élève de Voltaire , en théiste pur , si toutefois Voltaire était autre
chose qu'un railleur universel. L'histoire dit, au contraire, qu'il reçut
tous les sacremens de la religion romaine , dans les bras de laquelle il s'é-
tait jeté par faiblesse et par condescendance pour son frère et ses innom-
brables maîtresses. Jacques II , au contraire , était catholique , apostolique,
lomaiii , papiste , par conviction , ])ar amour , par sentiment. II avait un
nonce du pape à sa cour et s'entourait de jésuites et de capucins , que les
Anglais prenaient en horreur. Sept évêques anglicans furent emprisonnés
par son ordre; et son ardeur l'entraîna si loin, que les cardinaux romains
proposèrent de l'excommunier, sous le prétexte que son zèle était capable
de déraciner le peu de catholicisme qui restait en Angleterre. Jacques II
affectionnait singulièrement son confesseur Péters; mais, malgré tous les
gages de dévouement que ce pauvre roi donnait à la cour de Rome , Péters
se vit constamment refuser le chapeau de cardinal. Jacques II était un roi
exclusivement dévot, fanatique, zélateur ; les idées religieuses l'absorbaient
tellement ({u'il n'y avait pas place dans son cœur ou dans sa tête pour une
méchanceté ou un ressentiment mondain. Guillaume d'Orange lui enleva
.son trône, comme au spectacle on prend, dans un entr'acle, la place d"uu
KEVUE DE PARIS. 2I7
monsieur qui n'a pas laissé de gant sur la banquette. Il y a loin de ce
prince hëbëté par le papisme au mauvais frère , au Dioclétien persécuteur
de M. Vanderburck.
Quand une fois on s'est mis à de'cliirer l'iiistoire , il n'en coûte pas plus
de la brûler. Ainsi Montmoutli s'est civilise , perfectionné entre les mains
de l'auteur de Jacques II , au point de devenir un héros orné de mille
qualités , galonné de vertus sur toutes les coutures, tandis que nous l'avons
toujours pris pour un intrigant de petite portée, un fanfaron sans force et
sans habileté. Son invasion en Angleterre, en qualité de fils de Charles II,
est une action piètre et misérable, dont l'échafaud fit justice dans ce temps
où la hache ne se rouillait pas. M. Vanderdurck, qui a feint de prendre
au sérieux le caractère misérable de Montmouth et sa filiation , fait planer
ce personnage au-dessus de son drame. Montmouth débai-que sur les côtes
du royaume , Montmouth est défait , se cache chez Guillaume Penn et se
livre lui-même à la justice de Jacques II, pour sauver les jours de sa
mère, Lucy Walters , qu'on veut prendre pour otage. Montmouth voit
donc s'apprêter son supplice , et consacre un acte tout entier à faire ses
adieux à sa mère ; mais la vengeance du ciel ne se fait pas attendre. On
apprend la descente de Guillaume. Jacques II, chassé , abandonne la place
à l'habile usurpateur, et vient chercher à Saint-Germain cette magnifique
et loyale hospitalité dont le grand roi vint lui-même lui faire l'offre et
l'hommage à Chatou , moitié cliemin de cette résidence , où l'attendaient
une maison somptueuse , des gardes , des gentilshommes , des équipages ,
et un revenu de 000,000 livres, sans compter les dix mille louis d'or
que la reine d'Angleterre trouva dans un tiroir de sa toilette.
Le drame de M. Vanderbruck n'est pas plus mal fait qu'il ne faut
comme œuvre de fantaisie. Il n'y a pas de situation qui étouffe ou qui
glace , qui saisisse ou qui ennuie. Le style est honnête , placide , constitu-
tionnel , les idées libérales, à la hauteur d'un bon article Paris; c'est
uneœuvre qui pourrait donner entrée dans une foule de sociétés littéraires
et académiques. M. Vanderburck est un homme d'esprit qui s'exerça
long-temps dans le genre du vaudeville j la solennité de la Comédie- Fran -
çaise et la gravité de son sujet l'ont paralysé,
VAUDEVILLE. MON BONNET DE NUIT , Vaudcvillc CD Un actC , dc
MM. George Duval et Barrière. — 11 n'est sorte de procès qu'on n'ait fait
à notre pauvre vaudeville , à ce vaudeville créé par un Français né ma-
lin , et continué par d'autres Français qui ne sont pas nés malins et qui ne
le deviendront pas. On lui a fait un crime de ses calembours , un crime
de ses couplets ; on lui a reproché ses jeunes premiers , qui s'appellent
Florville ; ses amoureuses, qui s'appellent Théodorina , et qui finissent
toujours par s'épouser, au moyen d'un notaire poudré et en culottes
TOME XIX. jDiLLKT. 10
■J.lS REVUK DE PARIS.
courtes. On ne veut pas non plus que le vaudeville use du quiproquo. Or
y a-t-il vaudeville possible sans un quiproquo long, corse, nourri, au-
quel coopèrent , dans une part e'gale , des personnages dont l'intelligence
se i-efuse à l'cclaii'cir. Le quiproquo est l'aine , l'essence , la moelle du
vaudeville. Mon Bonnet de nuit ne serait qu'un casque à mèche , flasque,
plat et informe , sans le quiproquo qui le soutient. Un bonnet de nuit n'est
jarnais qu'un bonnet de nuit, une espèce de sacoche de coton blanc , sans
issue, sans forme, un meuble de sommeil et de maladie. Jusque-là il n'y
a pas d'e'quivoque; mais que Mercier, l'auteur du Taclfau de Paris,
intitule : Mon Bonnet de nuit un de ses livres; que , tracasse par la po-
lice, il dépose ce livre chez la fille d'un pâtissier; que cette QUe de pâtis-
sier , inquiète sur la nature de ce de'pôt , parle sans cesse à son cousin l'im-
primeur du danger qu'il peut y avoir pour elle à garder long -temps son
bonnet de nuit , alors on entend gronder le quiproquo. Il y a bonnet de nuit
et Bonnet de nuit , un bonnet de coton et un livre. Boulot , fiancé d'An-
gélique , comprend qu'il s'agit du bonnet de coton du cousin ; le cousin
comprend qu'il s'agit du livre de Mercier. Boulot est jaloux furieux. C'çsl
l'œuvre du quiproquo. La police vient saisir le livre , et Boulot voit qu'il
concevait une peur chimérique du bonnet de coton , qui n'existait que dans
sa tête. Mercier obtient grâce pour son bonnet de nuit; il peut le vendre
en plein jour, si bon lui semble; il est autorisé, de par le roi, la loi et
justice , à le retirer de la maison du pâtissier. Quant au vaudeville de
MM. George Duval et Barrière, il serait enfoui pour jamais dans une
boutique d'épicier , si le tribunal de commerce n'avait fait pour lui ce que
M. de Malesherbes fit pour le Bonnet de Mercier, et n'avait aussi, de
par le roi , la loi et justice , forcé les directeurs du Vaudeville à couvrir
leur chef de cette coiffure nocturne.
— LA LEÇON DE MATHEMATIQUES , vaudcvillc cu un actc , par M. Ra-
mond de la Croizette, pour faire suite à la Leçon de Botanique. Si ce
vaudeville n'avait pas été tué sur place , il nous présageait une série de
leçun de gymnastique , leçon dliippiaùique , leçon de statique, et
autres leçons pratiques, théoriques, scientifiques. M. Pvamond de la
Croizette , dont l'enbompoint remplit un siège de secrétaire à la questure
de la chambre des députés , a rêvé au milieu des amendemeos, des ordres
du jour , des rappels à l'ordre , des coups de sonnette et des motions qui
bourdonnept h, ses oreilles , qu'une jeune femme a la passion des mathé-
matiques , et se fait montrer l'algèbre par son cousin. C'est une passion
tant soit peu excentrique; car depuis M"" Germain, de célèbre mémoire,
nous voyons peu de femmes dévorées de l'amour du théorème. Le cousin
s'est chargé de cet enseignement avec un dévouement sans bornes; il vient
REVUE DE PARIS. '->. IÇ}
exprès de Paris à la campagne pour donner ses leçons , et inquiète son
père par l'énorme perte de temps qu'entraîne ce cours extra murus. En
bon père de famille , ce dernier enferme les habits de son fils, qui ne s'ar-
rête pas à des difficulte's aussi fragiles , et vient en robe de chambre chez
sa cousine j là il commet mille folies , danse l'allemande avec une jeune
personne, et s'habille avec la friperie d'un M. Saint-Amant qui fait la
cour à sa cousine, M""*" de Clairville. M. Saint- Amant, trouvant sa valise
dévalisée par le jeune professeur , endosse la robe de chambre qu'il a
laissée, et cette tenue sans façon compromet tellement M™" de Clairville
aux yeux de ses voisins , qu'elle s'annonce l'épouse de son poursuivant.
Il faut dire à M. Ramond de la Croizette , qu'on ne doit pas danser
l'allemande, que Saint-Amant et de Clairville sont deux noms de
mauvais lieux , de ces noms fameux dans les maisons où l'on triche à l'é-
carté, où personne ne retrouve son chapeau et sa canne quand elle est gar-
nie d'une pomme ciselée; où toutes les dames s'appellent M""^ de Saint-
Ernest, M'"" de Saint-Yilfrid , M'"" de Saint- Alphonse. Il faut dire en-
core à M. Piamond de la Croizette , qu'on met généralement à la porte les
gens qui arrivent chez vous en robes de chambre, et qu'on n'épouse pas
ime femme parce qu'on l'a compromise; puis il faut laisser tranquille
M. Ramond de la Croizette , à charge de revanche.
— LES COURSES DE CHANTILLY , vaudcvillc pur saug , en un acte , par
MM. Ludovic et Augustin. — Voilà un genre créé; c'est l'énigme en
couplets. MM. Ludovic et Augustin, que je crois très-capables d'avoir
fourni leur contingent d'obscurité au célèbre logogriphe intitulé : le Roi,
ignorent peut-être que Chantilly n'est pas un village de Norwége, de
Flandre ou de Chine , mais une localité voisine de Paris , située dans le dé-
partement de l'Oise. Ils sont dès-lors pardonnables d'avoir représenté de la
sorte un pays qu'ils n'ont pas vu , des mœurs qu'ils ne connaissent pas.
Il n'y a jamais eu à Chantilly de marquises qui parlent comme des cha-
marreuses , des comtes qui s'expriment en langage de laboratoire : je sais
bien tout le profit qu'il peut y avoir dans l'exhibition de M""" Clara , Sté-
phany, Thénard, Tercy , Augusta , en vestes rondes, en culottes très-
collantes et même trop collantes ; tous les mouveraens de lorgnettes que
provoquent ces quasi-nudités, tous les chuchotemens malins qui accueil-
lent ces prospectus de formes féminines , mais où diable a-t-on vu des
femmes qui vont , en habits de jockeis , surprendre des amans fugitifs sur
la pelouse des Condés : il serait temps d'en finir avec ces gravclures
herraaphrodisiaques qui spéculent sur des femmes-hussards , des femmes-
])ages , des femmes-jockeys ; tant mieux pour ces dames si elles sont bien
faites, tant pis pour elles si elles sont tortues, nous ne voulons pas le
savoir. Personne ne veut le savoir là. Si MM. Ludovic et Augustin
■'.20 HEVUE DE PARIS.
avaient pense que Chantilly fût si près, ils y seraient ailes constater que
personne ne porte d'habit rouge dans une course; et Lepeintre ne se don-
nerait pas ces airs de homard qui ne riment à rien : les groupes qui com-
posent le tableau final surpassent en inde'cence les culottes collantes des
jockeys. On ne vit jamais rien de plus audacieux. Quant au dialogue
chevalin de ces personnages , il appartient au dandjsme de bas étage ;
c'est de lafashion à la manière des journaux de modes et des vaudevilles
de banlieue.
— VARIETES. — LES DANSEUSES A l'écoee, vaudcvillc on uu 3cte ,
par MM. Dumanoir et l'un de MM. les frères Cogniard. — Cazot est un
honnête et modeste acteur qui a le regret de se voir rendre justice à la fin
de sa carrière après avoir e'te' long-temps estime' au-dessous de sa valeur.
Gazot est magnifique en danseur , il a l'œil plisse', la joue molle , le ventre
flasque , les jambes grêles, quel reste de danseur! Quoi de plus hideux
qu'un vieux danseur? Donc, Cazot qui est maître de danse, admet à ses
leçons une foule de jeunes personnes aux manières vives , au propos leste;
sa classe re'unit l'e'lite du corps de ballet.
Là on s'entretient beaucoup de Portugais riches, de vieux armateurs,
d'anciens ministres , de parures , de bijoux et d'inscriptions de rentes ; la
conversation roule exclusivement sur l'art de trouver quelqu'un qui fasse
du bien à une femme. Une mère de danseuse mêle ses aperçus indivi-
duels et ses erreurs de langage aux observations des jeunes personnes, et
son expe'rience rectifie plus d'une opinion. Cette mère a un chapeau bibi
sur la tête, au bras un cabas en tapisserie, brodé par sa fille, un dévelop-
pement de poitrine surabondant; ses mains se croisent sur son estomac, et
ne quittent ce point d'appui que pour fortifier par le geste la valeur d'un
mot rarement français. Il ne manque presque rien à cette mère d'artiste,
ni le gros ventre , ni le tour frisé en soie , ni le châle français qui a passé
des épaules de la fille sur les épaules de la mère , comme la légion étran-
î^ère passe du service de France au service d'Espagne; il ne lui manque
ni la médisance ni la rapacité; il lui manque des pruneaux dans son sac ,
et un petit chien. Quant aux élèves de M. Chaillot, elles se prêtent volon-
tiers à la spéculation qui a été faite sur leurs jambes. On a dit sans doute
à ces dames : Vous aurez de petits costumes de salle de danse qui feront
voir vos jambes. Ces dames font voir un peu plus. M"*^ JoUivet se dis-
tingue surtout par la brièveté de son jupon. Mieux vaudrait avoir plus de
jupon et moins de mollet. Reste à savoir maintenant quel est le plus li-
cencieux , le plus débauché , le plus nu de ces deux vaudevilles , des
Courses de Chantilly ou de l'École de Danse. Les jockeis cachent
la moitié de leurs jambes avec la botte; le jupon des danseuses couvre
l'autre moitié , que laissent voir les jockeis. Question grave.
««(«i0t«i«»«}«»««9t«) as* ••««••< •••)•>•! •(«•««(»*«««>»«•««•»» *»•«)« »•••»««•«»•
LA BELLE RÉGAILLETTE.
I.
Souvent les plus graves événemeiis de riiistoiie ont pour mobile
les causes les plus légères; souvent aussi par un juste retour et
pour établir une sorte d'équilibre pliilosopbique, en cliercliant
la source des plus futiles aventures on arrive a une création déme-
surée, on trouve pour solution du problème quelque fait gigan-
tesque qui n'a eu d'autre résultat dans le monde et d'autre reten-
tissement dans l'avenir qu'un mince épisode à peine connu des
fouilleurs de cbroniques, ou un proverbe dont le peuple ignore le
sens primitif et la symbolique origine. Parmi cette monnaie cou-
rante de phrases frappées au coin de la sagesse populaire et qu'on
appelle proverbes , il en est qui se rattachent aux entrailles les
plus profondes de l'histoire , et dont l'efngie, usée par le frotte-
ment et l'abus, reproduit aux yeux de l'antiquaire qui en retrouve
le dessin les plus illustres figures et les dates les plus solennelles
de nos annales. Ainsi, pour retrouver l'origine d'un dicton usité
parmi le peuple de Marseille, mot naïf et railleur, arrivé jusqu'à
nous de bonne femme en bonne femme , il faut remonter bien
haut le courant de l'histoire.
Ce n'avait pas été sans un violent déplaisir que la Provence
TOME XIX. JUILLET. n
22'2 REVUE DE PARIS.
s'était vue réunie a la Fiance. Celte condition nouvelle blessait
son orgueil, son intérêt, ses affections. Heureuse sous ses comtes
elle n'avait qu'a perdre sous une ira^orité qui devait veiller sur
elle de trop haut et de trop loin. Ficre d'une splendeur noble-
ment acquise par les armes, l'industrie et les arts , elle souffrait de
voir sa couronne d'état indépendant et souverain se briser et se ré-
duire a une seule perle sur le bonnet royal de Louis XI. Plus
avancée en civilisation que le reste de la France , florissante par
ses lumières, riche par son commerce, elle apportait dans la
communauté des avantages et des trésors inappréciables , et loin
de rien recevoir en échange , il lui fallait rétrograder et déchoir
afin de se mettre a l'unisson et au pair avec les autres provinces
pour tout ce qui demandait de l'ensemble dans le gouvernement
du royaume. Sa réunion a la France fut suivie de troubles dans
lesquels elle se trouva malheureusement engagée ; le mécontente-
ment dès-lors ne connut plus de bornes, et la Provence ne perdit
pas les occasions d'en donner des preuves. Au lieu de chercher a
la ramener par la douceur et par les bons procédés, on voulut
réduire ce qu'on appelait son esprit d'indiscipline et de révolte ;
on la châtia dans son orgueil , on la punit dans ses franchises ,
on la blessa au cœur. On oublia que la Provence était la pro-
vince la plus intelligente, la plus illustre et la plus riche du
royaume, pour ne voir en elle qu'une gueuse paifumee ^ selon
l'expression d'un historien, et on la traita comme si elle n'avait at-
taché qu'un bouquet a la ceinture de la France.
La cour prenait a tache de mettre sur la Provence de sévères
gouverneurs qui , loin de dompter les Provençaux ou de les gagner,
ne faisaient que les irriter et les jeter de plus en plus dans les sé-
ditions. Un de ces gouverneurs fut le maréchal de Vitry , homme
d'une rare violence et toujours emporté hors de la justice et de la
raison. Ce meurtrier qui avait ramassé dans le sang le bâton du
maréchal d'Ancre , revêtu des dépouilles de celui qu'il avait as-
sassiné et craignant quelque future réaction contre sou crime,
était venu se retrancher dans le gouvernement de Provence. Ja-
mais gouverneur plus brutal et plus despote n'avait pesé sur ce
REVUE DE PARIS.
223
Leaupays. Vitry fauclia outrageiiseineut dans ses privilèges, ren-
versa sa vieille administration; et, voulant que toute autorité
émanât de lui seul, supprima de son chef le droit d'élection qui,
de temps immémorial, s'exerçait pour certaines magistratures. Les
Provençaux murmuraient, mais ils n'osaient se rébellionner , car
le maréchal était rude auK mutins. Cependant ses excès débordè-
rent a un tel point, que Richelieu le rappela. Parmi les graves
injures que lui reprochait le peuple, la plus impardonnable était
son mépris pour les magistrats municipaux. On raconte qu'un
jour, voyageant a travers le pays du Var, il arriva dans un bourg
où l'on ne put trouver de porteurs pour sa litière. Vilry, furieux
de ce contre-temps , ht appeler les consuls qui se rendirent au-
près de lui , revêtus de leur chaperon ; il leur ordonna de por-
ter sa litière jusqu'à la ville prochaine, et ils furent contraints de
faire cette humihantc corvée. Ce ne furent pourtant pas ses torts
vis-a-vis les Provençaux que Richelieu punit en tenant a la Bas-
tille le maréchal de Vitiy, qui y demeura jusqu'à la mort du
cardinal.
Louis de Valois, comte d'Alais, qui, plus tard, prit le titre de
duc d'Angoulême, succéda a Vitry. De formes plus modérées que
son prédécesseur, le comte d'Alais ne fut pas meilleur que lui
dans sa conduite politique. Tout en ménageant les hommes, il ne
discontinua pas de maltraiter les institutions; toutefois, ce qu'il y
eut de bon sous son gouvernement , c'est que les Provençaux osè-
rent se révolter. Le parlement d'Aix, attaqué dans ses préroga-
tives, rogné dans l'étendue de sa juridiction, alluma une guerre
qui obligea le comte d'Alais a se faire assister par des renforts de
troupes. Marseille aussi s'était mise en pleine révolte , mais comme
elle était malade de la peste, le comte d'Alais, compatissant a
son état , ne voulut pas employer contre elle la force des armes ;
il y envoya, comme moyen de conciliation, son gendre, le duc
de Joyeuse , qui devait être agréable aux Marseillais en ce qu'il
était fils du duc de Guise , ancien gouverneur dont les Proven-
çaux avaient gardé un bon souvenir. Les Marseillais répondirent
parfaitement a la modénilion du comte d'Alais. Leduc de Joyeuse
2^4 REVUE DE PARIS.
les gênant, ils se gardèrent de mettre en œuvre aucune violence
pour s'en débarrasser; ils employèrent un moyen de comédie. La
contagion allait a petit train et ne faisait qu'un mince ravage; ce-
pendant, si peu meurtrière qu'elle fût, elle inquiétait le duc de
Joyeuse, jeune liomme qui avait la vie belle et qui y tenait. Pour
augmenter son effroi, les Marseillais prétendirent que le fléan re-
doublait d'intensité, et pour appuyer ce faux bruit, ils faisaient
chaque jour passer sous les fenêtres du duc le convoi de tous les
gens qui mouraient , plus un nombre considérable de bières
vides. Cette supercherie eut le résultat qu'ils en attendaient :
Joyeuse épouvanté de toutes ces funérailles vraies et fausses, dé-
logea de ^larseille. Délivrés de ce surveillant , les Marseillais , de
concert avec le parlement, reprirent leurs Lrigues contre le gou-
verneur ; et comme le comte d' Alais n'était pas eu meilleur crédit
auprès de ^Mazarin que \ itry ne l'avait été auprès de Riclielieu,
il fut rappelé.
Pendant ce temps-la , les troubles de la Fronde agitaient Paris
et la France. Ces troubles avaient été pour beaucoup dans le rap-
pel du comte d' Alais que l'on soupçonnait de vouloir livrer Mar-
seille aux princes, et que l'on accusait k tort ou a raison d'avoir
entretenu de perfides alliances avec les Espagnols. Bientôt retentit
en Provence l'arrêt du parlement de Paris qui déclarait Mazarin
« ennemi du roi et de l'état, perturbateur du repos public, et lui
ordonnait de se retirer dans huitaine du royaume; passé lequel
temps tous les sujets du roi devaient lui courre sus. » Dès que
cette nouvelle parvint a Aix, le président de Forbin d'Oppède,
qui visait k la première présidence et qui comptait sur les princes
pour obtenir ce poste , proposa au parlement d'Aix de rendre un
arrêt semblable k celui du parlement de Paris. Cette motion fut
bien accueillie, on alla aux voix et l'arrêt passa a une grande ma-
jorité ; ce qui parut étrange , car le parlement de Provence avait
toujours trouvé un protecteur dans Mazarin premier ministre, et
rien ne justifiait sa haine et sa rigueur envers Mazarin abattu et
fugitif. jMazarin l'avait soutenu contre le comte d' Alais, l'avait
maintenu dans la plénitude de sa juridiction, lui avait garanti I4
REVUE DE PARIS. 125
splendeur de ses prérogatives , et l'arrêt qui , pour le parlement
de Paris, semblait une représaille permise aux vainqueurs, était
pour le parlement d'Aix un acte de monstrueuse ingratitude.
Il s'en fallut de beaucoup que la conduite du parlement fût
approuvée a Aix. Le clergé et la noblesse étaient d'un avis
tout différent, et en cette circonstance les gens d'église et
les gens d'épée rompirent avec la robe et censurèrent vertement le
parlement dans une adresse au roi. Dès ce moment il y eut deux
partis a Aix; l'un contre le cardinal, a la tète duquel était le ba-
ron de Saint-Marc, premier procureur du pays : ce Saint-Marc,
dans son uniforme de clicf de parti, portait un trc.~>grand sabre
qu'il brandissait dans tous ses discours, ce qui fit que l'on donna
le nom de Sahreurs aux gens de sa faction. Ceux de l'autre parti,
qui était pour Mazarin, prirent , on ne sait pourquoi , le nom de
Catiwets. Ces Sabrenrs et ces Canivets se sabrèrent dans tout le
pays et causèrent des dégâts inouïs, jusqu'à ce qu'enfin la Pro-
vence qui, pendant toutes ces discussions, avait cbômé de gou-
verneur, en eût un: ce fut Louis de Vendôme , duc de Mercœur,
qui avait épousé une Mancini , nièce du cardinal. Ce mariage
avait été une des causes de l'inimitié qui régna entre le prince de
Coudé et Mazarin, car le prince, qui avait a se plaindre du cardi-
nal, s'y opposa de tous ses moyens. Le duc de Mercœur réduisit les
sabreurs, et la guerre civile s'apaisa.
Cependant la Provence n'était pas si bien remise de toutes ces
émotions qu'il n'en restât quelques vestiges propres a les faire re-
naître. A Marseille surtout l'esprit factieux était demeuré en fer-
mentation et n'aliendait qu'une occasion pour éclater. Au lieu
d'une occasion, il s'en présenta deux, et chacune des deux a
propos d'une galère.
L'Insolence des pirates qui infestaient la Méditerranée était
incroyable. Deux tartanes montées par des Espagnols avaient fondu
dans le golfe de Marseille sur un paisible navire marchand, et l'a-
vaient happé sous la tour carrée qui s'élève au bas de la Jolieltc.
Le peuple, témoin de ce spectacle, n'avait pu contenir son in-
dignation, et, voulant poursuivre les pii'ates, il avait pris daiis le
Ii26 REVUE DE PARIS.
port le seul vaisseau en état de leur donner la cliassc : c'était une
galère génoise qui fut envahie tout a coup par un équipage impro-
visé, et fit une campagne de plusieurs jours contre les pirates.
Après cet emprunt forcé fait a la marine de Gênes, les bien-
séances commandaient que l'on fît des excuses a cette république:
c'est ce que les Marseillais comprirent fort bien au retour de leur
expédition; ils dépêchèrent doue a cet effet un valet de ville vers
les Génois pour leur demander pardon de la liberté grande.
Les Génois, qui sont très-fiers de leur naturel, trouvèrent
qu'un valet de ville était un ambassadeur d'une impcrlinentc
étoffe, et pensèrent que les Marseillais, en faisant choix d'un pa-
reil envoyé , avaient eu la mauvaise intention de les offenser ; ils
en portèrent de vives plaintes a la cour de France, qui enjoignit
aux Marseillais d'envoyer faire de nouvelles excuses aux Génois
par un de leurs consuls.
Un valet de ville, ce n'était pas assez sans doute, mais un con-
sul, c'était trop. Les excuses, cette fois, n'étaient plus une dé-
marche de convenance , c'était une humiliation, et dans le choix
que l'on fit d'un consul pour la subir, les Marseillais virent per-
cer cette haine incessante avec laquelle, depuis si long-temps, la
cour poursuivait une magistrature populaire par l'élection , répu-
blicaine par le nom et la nature de son autorité.
La seconde galère qui mit le trouble dans Marseille fut celle du
duc de Mercœur. M. de Labaume, premier consul > qui faisait
cause commune avec le gouvernement bien plutôt qu'avec les
Marseillais, avait décidé qu'une galère, destinée au duc, serait
équipée et entretenue aux fiais de la ville. Cette innovation en-
traînant une dépense extraordinaire, impliquait un nouvel impôt
dont le commerce s'effraya; il n'en fallait pas plus pour mettre
les négocians en guerre avec les consuls ; les cotons du Levant,
les huiles de la Lombardie, les sucres américains, furent oubliés,
et l'on ne s'occupa plus que des vexations dont Marseille était
l'objet. Le mécontentement était a son comble, et le parti natio-
nal devenait a chaque instant plus gros et plus hardi dans ses
propos et hcs manifestations, lorsque parut sur la place delà Loge,
hevue de PAras. 227'
où étalent réunis les négocians, un gentilhomme, nommé Glan-
devès-Niozelles, escorté d'une suite nombreuse. Niozelles, qui
tenait aux premières familles de Provence, avait jusqu'alors été
célèbre a Marseille par Téclat de ses bonnes fortunes. C'était un
gentilhomme de bonne mine et d'humeur galante, d'un esprit vif
et enjoué, et d'un courage qui s'était maintes fois signalé en combat
singulier. On citait ses succès auprès des dames , le bon goût de
sa toilette, l'élégance de ses manières, son habileté dans l'escrime
et la facile grâce avec laquelle il tournait un amoureux sonnet.
Tous ces avantages lui avaient fait une réputation digne d'envie ;
mais il venait d'atteindre sa quarantième année, et, parvenu a
cet âge de discrétion, il avait résolu de renoncer aux pratiques de
la jeunesse et de se vouer tout entier au bien de son pays. Voilli
pourquoi Niozelles arrivait siu- la place de la Loge, accompagné
de ses amis, de Bcausset, Félix, Riqueti, Candole, Lasalle, dé-
voués comme lui aux intérêts des citoyens de Marseille.
Quoique Niozelles fut un honune d'exécution plutôt que de
conseil, il débuta dans la carrière politique par un discours. Ce
discours, dii'igé contre les consuls et contre la galère du duc de
Mercœur , était une exhortation a prendre les armes pour renver-
ser une autorité hostile au bien de la cité; quant a la galère du
gouverneur, elle était la, sous les yeux delà foule, sous le doigt
de l'orateur qui la montrait; rien n'était plus facile que de s'en
débarrasser, on n'avait qu'a y mettre le feu.
Les violentes paroles de Niozelles produisirent un effet mer-
veilleux; il avait a peine fini de parler que déjà l'on voyait dans
la foule étinccler des torches que son éloquence avait allumées
comme par enchantement. Niozelles mit l'épée a la main, et poin-
tant cette épée sur la galère , se précipita vers l'endroit du port
où elle baignait. La foule le suivit avec des cris de joie, comme si
elle allait a une fêle. La galère touchait presque la marge" du
quai, et l'on n'avait qu'a tendre la main pour s'en rendre maître-
en un instant les canots qui l'entouraient furent pleins d'assail-
lans; on grimpa "a l'abordage, et déjà les brandons, agites par des
niaius forcenées, secouaient l'incendie sur ses Uancs, lorsque Iç
2'J!8 REVUE DE PARIS.
gouverneur des îles de Marseille, M. Fortia de Piles, foucliou-
uaire qui jouissait d'un grand crédit sur la population, se pré-
senta au milieu de l'émeute, seul, et demandant a être écouté.
Sa présence suspendit les cris et le désordre ; alors il fit entendre
des paroles de paix, et, s'adressant a M. de Niozelles, qu'il
traitait ainsi en chef de parti, il lui promit que la galère ne serait
pas armée, et qu'elle quitterait le port de Marseille pour celui de
Toulon. A cette condition, on lui fit grâce du feu; les torches
s'éteignirent dans l'eau du port, comme les imaginations ardentes
s'étaient éteintes dans les paroles de INI. de Piles, et la foule se
dispersa, en promettant a M. de Niozelles qu'il trouverait son
monde prêt toutes les fois que l'intérêt de la ville le récla-
merait.
Ces bonnes dispositions ne tardèrent pas a être mises a l'é-
preuve. D'abord, au mépris des promesses de M. de Piles, la
galère du duc de Mercœur resta dans le port; puis, au mépris de
ses privilèges, la ville fut frappée d'une contribution militaire.
Niozelles revint sur la place de la Loge, fit une nouvelle ha-
rangue et tira de nouveau son épée; les partisans des consuls et
du gouverneur, h la tète desquels étaient les chevaliers de Val-
belle et de Foresta, se mirent de leur côté en mesure de repousser
l'agression. Marseille se hérissa d'armes de guerre; la ville com-
merçante s'effaça pour ne présenter qu'un aspect militaire; les
boutiques furent fermées, les cloches des églises sonnèrent le toc-
sin d'alarme, les Accoules et la Major firent vibrer dans l'air leur
lamentable voix d'airain , et la guerre civile vint encore une fois
déihirerlcs entrailles de cette belle et opulente cité, que le fer et
le feu avaient si souvent blessée et meurtrie.
Pendant que l'on se battait a Marseille, et que Niozelles était
maître de la moitié de la ville, le duc de Mercœur se tenait tran-
quillement à Tarascon ; le volage époux de la nièce de Mazarin
sacrifiait les devoirs de sa charge aux beaux yeux de la marquise
de Lansac. Les députés des consuls le trouvèrent occupé a voir une
joute sur le Rhône, et il se contenta de leur répondre que Nio--
zellcs paierait de sa tète tout ce désordre.
REVUE DE PARIS» 22()
La têle de Niozelles n en branla même pas; la sédition fut cal-
mée, mais bientôt elle se ralUiina a propos d'une nouvelle élec-
tion de consuls. Le gouverneur s'étant opposé a cette élection,
les Marseillais passèrent outre, et quatre consuls populaires
furent nommés. Niozelles se signala encore dans cet acte de vio-
lente et victorieuse opposition. Le roi, qui alors était a Lyon,
voulut que Niozelles, les quatre consuls et les gentilshommes qui
s'étaient le plus compromis dans cette rébellion, fussent mandés pour
rendre compte de leur conduite. Le cardinal INIazari i promit qu'il
ne serait attenté a la liberté d'aucun d'eux ; ils obéirent. Le jour
où le roi leur donna audience, comme ils se tenaient debout en
présence de sa majesté, le comte de Nogent et le comte de
Brienne, deux seigneurs de la cour, dirent a trcs-liaute voix : A
genoux! messieurs de Marseille, le roi l'entend ainsi ! Les consuls
s'agenouillèrent; mais Niozelles et son frère, le commandeur de
Glandcvès, dcmeurèi-ent debout. Après l'audience, Niozelles tint a
Mazarin des discours qui firent repentir le ministre d'avoir donné
un sauf-conduit au rebelle, car il était aisé de prévoir que les
Marseillais ne seraient pas faciles a mener tant qu'ils auraient cet
homme a leur tète.
Quelque temps après ce voyage de Lyon , des troubles écla-
tèrent a Aix contre le parlement; ceux qui les avaient soulevés
furent contraints de quitter la ville , et ils se réfugièrent a Mar-
seille, où Niozelles les prit sous sa protection. En raison de ce
fait, Niozelles fut ajourné devant le parlement, il refusa d'obéir.
Pour la seconde fois, il fut mandé a la suite de la cour; l'officier
qui portait l'ordre, assailli et frappé, n'échappa que par nn'rade
à la mort. Le parlement ayant renouvelé sa citation, aucun huis-
sier n'osa se charger de la signifier : aucune justice ne pouvait
plus atteindre Niozelles.
Comme il ne voulait pas se rendre auprès du roi, ce fut le roi
qui fit le chemin, et se porta sur Marseille. A vrai dire, les
troubles de cette ville n'étaient pas d'importance 'a nécessiter la
présence du roi , mais la passion de ce prince pour M"*^ de Man-
cini exigeait de fortes distractions ; c'est ce qui engagea Mazarin à
-aSo ..REVUE DE PARIS.
organiser ce formidable voyage, qui eut lieu lorsque tout fut rentré
dans l'ordre et Tobéissance.
n.
Louis XIV fit son entrée a Aix le 17 janvier 1600. En dehors
des portes, le carrosse royal donna dans un embarras de très-Iiura-
blés et très - obéissantes députations et s'anêta. Parlement, no-
blesse, facultés savantes, I)ourgeois et manans , attendaient sa
majesté depuis plusieurs heures, en grand costume et tête nue,
sous une pluie fine et serrée. Chacun fit sa harangue, et quand ce
fut au parlement de venir présenter son hommage, on remarqua
que le roi se recula dans le fond de son carrosse, de sorte que le
premier président, M. de Forbin d'Oppède, fut réduit a compli-
menter la portière et a saluer le marche-pied, ce dont il se trouva
grandement mortifié. Il croyait sa paix mieux faite et ne savait
pas jusqu'h quel point était profonde et opiniâtre l'aversion que
la cour professait pour la magistrature parlementaire. Louis XIV",
qui, plus que tout autre, éprouvait cette ^version invincible, n'é-
tait pas homme a en retenir la manifestation. Amis et ennemis
étaient d'accord et s'entendaient amerveille contre les robes rouges
et les mortiers. Le roi était entré au parlement, armé d'un fouet,
et le prince de Condé avait levé la main sur le président Violle.
Si le parlement avait oublié ces injures, ceux qui les avaient faites
en gardaient le souvenir et le ressentiment.
On avait préparé, pour y loger le roi, l'hôtel du baron d'Ay-
mar, auquel on avait joint l'hôtel de Regusse. Quand le dévoue-
ment provençal eut épuisé son éloquence , le cortège royal se mit
en chemin, a travers la vive expression de cette joie bruyante et
officielle que les princes rencontrent toujours sur leur passage,
soit qu'ils viennent, comme le soleil, pour féconder, ou, comme
la foudre, pour abattre. Le cours était bordé de deux haies de car-
rosses et de chaises, et les dames d'Aix, penchées aux portières,
bravaient la pluie, avides qu'elles étaient de voir le roi et de s'en
REVUE DE PARIS.
>3i
faire voir-, mais le roi n'y prit pas garde. Lorsqu'il fut arrivé chez
lut , toutes ces dames de la noblesse et du parlement demandèrent
a lui être présentées. Le roi remit la partie , sous prétexte qu'il
avait a s'occuper pour le moment de choses plus importantes.
« D'ailleurs, ajouta-t-il, je suis venu en Provence pour châtier et
non pour recevoir les dames. » Ce propos parut peu digne et sur-
tout peu galant; mais Louis XIV n'était pas encore ce roi d'une
si magnifique courtoisie et d'une si resplendissante majesté , que
l'histoire et la poésie nous ont montré depuis ; le grand siècle ne
l'avait pas encore élevé sur son piédestal. C'était un jeune homme
de vingt-trois ans, en proie a la mélancolie d'une première pas-
sion malheureuse. Dans cet état, la représentation royale lui pe-
sait, et il s'en dispensait autant que possible. Parfois, cédant h
l'emportement de son caractère, que l'éducation n'avait pas dompté
et que ni la maturité de l'âge ni l'exercice paisible de la puissance
ne maîtrisèrent jamais entièrement, il se livrait a des actes violens
d'autorité; mais l'insouciance revenait vite, et il laissait retomber
le fardeau que sa colère et non sa force avait soulevé.
Tandis que le roi se montrait ainsi revèche an parlement et aux
dames et ne faisait accueil qu'au clergé; taudis que, fatigué et
mécontent de son rôle, il cherchait a s'en débarrasser dans l'iso-
lement, Mazariu, s'emparant de cette auréole de puissance et de
ces royales attributions qu'on lui abandonnait, attirait a lui les
respects et les empresscmcns de la foule. Mazariu , a cette époque,
avait accompli toute sa grandeur , était arrivé h l'éblouissante plé-
nitude de sa cai rière : il venait de conclure cette paix des Pyré-
nées, magnifique introduction au siècle de Louis XIV, qui s'ou-
vrait sous ses auspices tutélaires. Après avoir plié avec noblesse,
dans l'orage, le ministre s'était relevé et affermi avec la monar-
chie, et il s'était fait pardonner, par le bonheur de son étoile et
les fcconds effets de son génie, l'avcntiueusc audace de sa politique,
l'éclat de ses vices et le scandale de son opulence.
Le président d'Op[)ède, qui, a la tète de sa compagnie, avait
accompagné le roi "a l'hôtel d'Aymar, ne s'était pas remis de la
confusion où l'avait jeté l'accuei! du monarque. Il restait h l'écart,
9.32 REVUE DE PAUIS.
trislc et Jccontenancé 5 le cardinal s'approcLa de lui avec bonté.
Eîen des années, des sonmissions et des services avaient passé sur
le mauvais procédé du président. D'ailleurs jNîazarin avait appris
l'art d'oublier a propos. Les parlemens lui avaient fait une rude
guerre; ils avaient voulu évoquer contre lui le décret rendu
contre Concini , qui interdisait "a tout étranger de se mêler aux af-
faires du royaume ; ils l'avaient mis bors la loi , avaient fait vendre
ses biens et s'étaient acbarnés sur sa mauvaise fortune. Cependant
sa légitime rancune contre eux était si accommodante qu'il ne
lui aurait sacrifié ni le moindre des intérêts de l'état, ni même la
plus légère bienséance. Dans ce voyage de Provence , le ministre
avait donné au roi l'emploi de punisseur et s'était réservé la mis-
sion de clémence qui lui était facile h remplir. Il pardonnait h ses
ennemis avec une parfaite bonne grâce. Il prit donc le président
par la main et se mit a lui parler avec toute sorte de bienveillance
et d'aménité. Forbin d'Oppède était d'une famille alors en exé-
cration dans le pays. C'était un Forbin qui avait vendu la Provence
a Louis XI, et un d'Oppède avait mis la Provence a feu et a
sang, en haine des huguenots. Celui-ci, qui soutenait dignement
son origine de cruauté et de trahison, avait joué un mauvais rôle
dans les derniers troubles d'Aix, et peu s'en était fallu que les
mécontens ne lui fissent payer toutes les iniquités de sa mai-
son. Ils étaient venus assiéger le parlement, et ils demandaient a
grands cris d'Oppède pour le mettre "a mort. En ce moment de
danger et de détresse, le président avait fait assez bonne conte-
nance, quoiqu'il n'entrevît aucune chance de salut. Il était en ef-
fet perdu sans ressource, lorsque l'archevêque se rendit en toute
hâte au palais, plaça d'Oppède sous son manteau pastoral, et, le
couvrant ainsi du bouclier de la religion, lui fit traverser la foule
des factieux, qu'il bénissait au passage; de la sorte il eut le bon-
heur de le sauver.
Mazarin félicita le premier président sur sa conduite courageuse
en ces circonstances critiques, et pour le remettre tout-a -fait de
sa déconvenue, il lui déclara que c'était son hôtel qu'il choisis-
sait pour y loger, lui et sa suite , tant que durerait le séjour du
REVUE DE PARIS. 233
roi a Aix. La reine et le duc d'Anjou logèrent "a rarclievêclié, et
Mademoiselle chez le marquis de Pontevès.
Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis l'arrivée du roi , et , tou- -
jours, sous le prétexte de son mécontentement, il avait défendu
aucune fête, solennité ou réjouissance publique. Il se montrait
peu, et les curieux ne pouvaient le voir qu'aux églises, où il al-
lait tous les jours. Louis XIV manquait d'instruction; son enfance
avait été si inquiète, si orageuse, si tourmentée par les traverses,
les terreurs et les fuites , qu'il n'avait guère eu le loisir de mettre
h profit les leçons de son précepteur, Hardouin de Péréfixe; mais
en revanclie, il excellait dans les exercices du corps. Aussi pre-
nait-il souvent, a Aix, le divertissement du jeu de paume et du
jeu de mail. Le temps qu'il ne consacrait ni h ces exercices ni à
des pratiques de dévotion, il le passait seul chez lui , relisant les
lettres de M^^^ de Manciui et lui écrivant.
Avec l'ambition du cardinal , sa fermeté h combattre l'amour
du roi pour M''»^ de Mancini était mie étrange énigme. La pas-
sion de Louis XIV allait droit a un mariage qui n'aurait pas man-
qué de s'accomplir, si la puissante intervention du cardinal ne s'y
était opposée. La reine-mère y avait perdu sa morale et ses repré-
sentations; c'était donc de Mazarinseul que venait tout l'obstacle,
et l'on se demandait pourquoi le cardinal se donnait tant de mal
pour ne pas devenir l'oncle du roi.
Les uns disaient que le cardinal n'avait voulu que stimuler la
passion du roi , et la jeter dans un parti extrême par une adroite
opposition, mais qu'il avait dépassé le but sans le vouloir. D'autres
(et ceux-là étaient les amis du scandale) prétendaient qu'un scru-
pule de religion , plus fort que sa vanité et son ambition , obligeait
Mazarin a repousser une union qui eût été un inceste.
La vérité, peut-être, était que Mazarin, se sentant assez vieux
et assez grand, n'avait plus qu'un souci , celui de sa renommée, et
en était plus soigneux qu'il n'était avide d'une position sociale dont
il n'aurait ou que peu de temps a jouir. Il ne voulait pas atté-
nuer la gloire de sa paix des Pyrénées dont le mariage du roî
avec l'infante d'Espagne était une des plus importantes conditions.
!234 REVUE DE PARIS.
Le titre d'oncle (îii roi n'aurait du reste rien pu ajouter a sa puis-
sance et h sa splendeur a la cour de France , et fjuant h la tiare
qu'une sorcière lui avait prédite, il connaissaittrop bien l'état delà
politifjueeuropéennepour ne pas savoir que celte fortune était im-
possible, et que le temps lui manquerait pour aplanir les obsta-
cles qui s'opposaient a cette élévation. Il y a toujours quelque
chose qui avertit Tliomme le plus vain et le plus ambitieux du
terme où doivent s'arrêter son orgueil et sa grandeur , et Mazarin
n'était pas de trempe a se faire illusion.
Le cardinal n'ayant pu obtenir que le roi donnât un bal aux
dames de la ville , décida que ce bal aurait lieu a riiôtel d'Oppède.
C'était un parti prudent, car la Provence, que l'on avait eu tant
de peine a pacifier, était menacée d'une nouvelle sédition , et il y
avait tout lieu de craindre une émeute des dames de la ville qui
voulaient a tout prix voir le roi. La sauvagerie du jeune monarque
avait déconcerté bien des plans et désespéré bien des rêves. Les
dames d'Aix ont toujours eu Timagiuation brillante et un pen-
chant prononcé pour la galanterie. Un roi jeune, beau, amoureux
jusqu'à la tristesse, était bien fait pour piquer la curiosité de leur
<lésirs.
Jusque-la , une seule dame avait obtenu une audience particu-
lière du roi, c'était une certaine baronne de Venel, dame déjà
mûre, qui s'était montrée fort héroïque durant la dernière peste ,
et qui , dans les troubles des Sabreurs, avait pris le parti du roi,
l'épée à la main et la harangue a la bouche. Le roi se l'était fait
amener par curiosité. Quand les dames de la ville apprirent qu'il
y aurait un bal où le roi serait , ce fut un délire; le ministre fut
porté aux nues, et ce bal fit plus h Aix, pour sa renommée, que la
paix avec l'Espagne.
La fête donnt'e par le cardinal fut magnifique, mais les dames
d'Aix fin-ent loin d'être satisfaites du roi. Il y arriva tard, fit selon
Tusage le tour dessalons, saluant chaque dame et adressant quel-
ques paroles aux plus qualifiées. Cette politesse faite, il vint se
placer dans une embrasure et passa le temps a causer avec quelques
seigneurs admis h sa familiarité, entre autres le jeune comte
REVUE DE PARIS. 235
de Saint-Aignan qui arrivait de Marseille où il était allé, chargé
d'une mission, et qui revenait amoureux comme un fou. L'objet
de cette passion était une jeune fille en grande réputation de beauté
parmi les babitans de Marseille ; elle était fille d'un marcliand ap-
pelé Régail, et on ne la connaissait que sous le nom de la belle
Megaillette. Aucune marquise d'Aix ne parut a M. de Saint-Aignan
digne de soutenir la comparaison avec cette merveille. Le roi,
après s'être amusé de son tendre entliousiasme , lui dit en souriant :
— Je te renverrai demain a Marseille, avec une nouvelle mission.
Pendant que celte fête de l'hôtel d'Oppède brillait de tout sou
éclat et reteniissail de toute son harmonie , deux voitures de voyage ,
escortées de plusieurs domestiques a cbeval, entraient dans ce fau-
bourg d'Aix, qu'on appelle la Bourgade, et s'arrêtaient devant
une nuuce hôtellerie h l'enseigne de la Mule noire. Quatre per-
sonnes sortirent du premier carrosse, cinq du second; un de ces
personnages était traité par les autres avec de profonds respects;
•on lai parlait comme a un roi. Il paraissait âgé d'environ auarante
ans et était d'une raine au-dessus de son équipage. Il était aisé de
reconnaître en lui l'homme de condition et l'homme de guerre.
L'expression de son visage était pleine de tristesse et d'abattement.
II y avait une heure environ que ces voyageurs s'étaient installés
a la Mule noire, lorsque l'un d'eux, un des cinq du second car-
rosse, sortit de l'auberge, a cheval, et vêtu avec une certaine re-
cherche. On pouvait remarquer que tout son costume était taillé
selon les modes espagnoles qui commençaient a prendre faveur
parmi les gentilshommes, depuis que le mariage du roi avec l'in-
fante était définitivement conclu. Le cheval qu'il montait était
de race andalouse. Il se dirigea au trot de sa monture vers la porte
de la ville; arrivé a cette porte, il s'arrêta devant le poste d'in-
fanterie qui la gardait, fit appeler le capitaine, et, après lui avoir
décliné ses nom et qualités , demanda un soldat qui le conduisît
au logis du roi. Le capitaine lui accorda ce guide. A l'hôtel d'Ay-
mar , on leur apprit que sa majesté était au bal chez monseigneur
Mazarin ; le gentilhomme et le soldat se dirigèrent vers l'hôtel
d'Oppède.
236 REVUE DE PARIS.
Ils eurent beaucoup de peine a traverser les flots de peuple qui
se pressaient aux avenues de cet hôtel et qui manifestaient leur
joie par des farandoles accompagnées de chansons provençales
fraîchement rimées en Thonneur de la cour par les successeurs
des troubadours. La porte de Ihôtel était encombrée de carrosses,
de chaises , de laquais et de mousquetaires , si bien que le gentil-
homme demeura près d'une demi-heure avant de pouvoir s'a-
dresser k M. deBesemaux, capitaine des gardes du cardinal, et
lui faire entendre qu'il était chargé d'une missionauprès de sa ma-
jesté le roi.
Bientôt l'émotion d'une importante nouvelle circula dans le
bal , s'empara des groupes et des quadrilles, et se formula de vingt
façons dilférentes. On remarqua que le roi, la reine-mère, le car-
dinal Mazarin et le duc d'Anjou s'étaient réunis et causaient avec
une mystérieuse vivacité, tandis qu'autour d'eux le cercle des
courtisans s'élargissait avec une respectueuse discrétion. Tout a
coup le cardinal se retourna, et, après avoir promené sur le cer-
cle un rapide regard , fit un signe au marquis de Lionne qui s'a-
vança, reçut quelques mots dits a voix basse, s'inclina et sortit.
Le marquis descendit jusqu'au vestibule où attendait le gentil-
homme de la Mule noire :
— Monsieur le baron, lui dit-il, vous direz a M. le prince que
monseigneur le cardinal le recevra demain matin a son lever pour
le mener chez le roi.
Le lendemain, Mazarin donnait audience. A la grâce du grand
seigneur faisant aux dames les honneurs de son hôtel , avait suc-
cédé un air d'imposante hauteur que le ministre prenait rarement,
mais qui plus que jamais était de mise ence jour oùil allait se trou-
ver face a face avec le plus grand de ses ennemis. Le ministre par-
venu devait dominer le prince du sang; la renommée politique
devait être plus éclatante que la renommée militaire, la paix des
Pyrénées plus glorieuse que la bataille de Rocroy, et celui dont
les armes prenaient les villes devait s'abaisser devant celui dont
l'habileté les conservait et les enfermait dans les limites agrandies
du royaume. Mazarin aimait les pompes de la représentation j sa
nEVUE DE PARIS. 237
liature italienne se plaisait a ce faste qu'il déployait en toute oc-
casion et auquel il avait donné un train vraiment royal lorsqu'il
traversa la France pour se rendre aux conférences de l'île des
Faisans. Dans nn salon, disposé en salle du trône, le fauteuil du
ministre-roi était placé sur une estrade et recouvert d'un dais de
velours. Le cardinal était vêtu avec une rare magnificence; son
habit d'église était relevé par les reclierclies d'un luxe mondain ;
il portait de riches dentelles , d'admirables broderies et quelques-
uns de ces diamans auxquels il donna son nom et qui devaient ,
l'année suivante, devenir par héritage propriété de la couronne
de France. Une cour nombreuse environnait Mazarin ; le parle-
ment , le clergé et la noblesse d'Aix se tenaient près de lui avec
ses gentiLliommes. Dans les autres salles , on voyait les officiers
de sa maison , ses pages , ses secrétaires, ses gardes , ainsi que plu-
sieurs députations et une foule de solliciteurs qui attendaient.
L'ordre de réception avait été donné par écrit au maître des cé-
rémonies et aux huissiers ; le prince de Coudé y était inscrit le
dernier, de façon a n'être introduit qu'a la fin de l'audience. C'é-
tait encore une épreuve réservée au vainqueur de Rocroy; il de-
vait faire antichambre chez Mazarin.
L'audience fut ouverte par les députés du duc de Mercosur qui
vinrent déposer aux pieds du ministre les chaperons des quatre
consuls marseillais.
Vint ensuite Tévèque de Marseille que la cour accusait d'avoir
gardé une coupable neutralité pendant les troubles. Ce bon évê-
que, pour se justifier, s'avisa d'un stratagème; il était vieux, mais
il voulut le paraître encore plus, pour que son inaction passât
sur le compte de son grand âge et de ses infirmités. Il se présenta
donc, soutenu par deux ecclésiastiques, se traînant a peine,
cassé, trcml)laut, sourd, sans regard et sans voix. Plusieurs de
ceux qui le virent ainsi pensèrent que sa place serait bientôt va-
cante, et qu'il fallait la demander. Dès qu'il se fut retiré, les plus
pressés s'approchèrent du cardinal, et sollicitèrent l'évèché de
Marseille avec de si singulières instances que Mazarin appela son
capitaine des gardes, et lui dit : — Bescmaux , allez sui-le-champ
238 REVUE DE PARIS.
vers M. de Marseille qui ne doit pas être loin, et tuez-le.— Cette
parole excita une vive surprise , et Mazarin se retournant en sou-
riant vers les solliciteurs, ajouta : — Comment voulez-vous que
je vous donne sa place, s'il est vivant?... Du reste, patientez^
messieurs , car je soupçonne le bonhomme de n'être pas si mori-
bond qu'il en a l'air.
Les gens qui demandaient des faveurs ne manquèrent pas à
cette audience; on en vit paraître, après, qui demandaient grâce
pour quelques factieux condamnés à mort. Le cardinal leur ré-
pondit : — Le droit de grâce n'appartient qu'au roi , et le roi le
refuse, parce qu'un exemple sévère importe h la Provence, et que
l'intérêt du pays est plus fort que la clémence du souverain.
Enfin le tour du prince de Coudé arriva. Le prince se présenta
noblement, accompagné du duc d'Enghien , son fils; du duc de
Longueville, son beau-frère, et de six gentilshommes qui avaient
en tout temps partagé sa fortune. Mazarin vit avec un certain dépit
qu'à l'aspect du prince, l'intérêt et l'admiralion s'étaient peints
sur la plupart des visages; il s'en vengea par la froiJeur de son
accueil et l'injurieuse hauteur qu'il mît dans ses discours, lorsque
après les premiers complimens, il entama avec le prince une con-
versation que les assistans écoutèrent avidement.
— INIonseigneur, lui dit- il, vous nous avez donné du mal a
conclure notre paix des Pyrénées. Don Louis de Haro nous en a
fait, par amitié pour vous, cbèrement marchander les cent vingt-
quatre articles. A chacun c'était une nouvelle condition en votre
faveur. L'Espagne est une nation reconnaissante !
— Heureusement, répondit le priuce de Coudé avec dignité,
j'ai ménagé votre temps précieux , en exigeant de don Louis que
mon nom cessât d'être prononcé dans vos conférences. Alors votre
paix s'est faite, et je me trouve heureux et fier de ce que par vos
traités la France a conservé quelques-unes de mes conquêtes.
— L'Espagne, reprit vivement Mazarin, n'était pas de taille à
nous disputer les places que nous réclamions. La France pourrait
les exiger, et au besoin les prendre encore une fois, ayant a la tète
REVUE DE PARIS. 23i()
<îe ses vaillantes armées, un général comme M. le vicomte de
Tu renne.
— Je sais mieux qne tout autre ce que peuvent les armées fran-
çaises, et vous en êtes bon juge aussi, monsieur le cardinal, vous
qiu' avez foit la guerre en votre jeune temps et qui seriez peut-être
aujourd'hui un aussi grand général que M. le vicomte de ïurenne
sans cette prédiction que Ton vous fit a Salamanque ; mais la tiare
vaut mieux que le bâton de maréchal.
— Et même que Tépée de connétable, n'est-ce pas, monsieur
le prince? L'Espagne, du reste, vous eût voulu donner mieux que
cette épée-la. Il ne s'est agi de rien moins que de la Sardaigne ou
dts deux Calabies pour votre altesse 5 mais le roi s'y est opposé et
n'a permis a la munificence espagnole que de vous ouvrir ses
trésors.
• — Je me soucie peu des trésors de l'Espagne, monsieur le car-
dinal. Grâce au ciel, je n'ai pas le projet de me faire usurier, et
cent millions ne me tenteraient guère. Je n'ai servi l'Espagne ni
pour argent ni pour couronnes; mais on sait pour quoi. Aujour-
d'hui je reviens avec mon nom et mon épée : cela me suffu-a.
— Le roi a pensé que ce ne serait pas assez 5 il y a joint le gou-
vernement de Bourgogne et de Bresse. Il n'a pas oublié, lui, que
vous êtes prince de sang; la dignité de ce rang a décidé les géné-
rosités de sa clémence. Vous allez venir le remercier, monsei-
gneur, et c'est moi, si vous le permettez, qui aurai l'honneur de
vous présenter a sa majesté. • 'îi
Le cardinal se leva et dit a ceux qui étaient la : — Suivez-nous, î
messieurs! A la porte du salon, il présenta la main au prince de
Condé, en lui disant : — Je suis chez moi, monseigneur! et ils
passèrent ensemble; mais arrivé chez le roi , le ministre prit le pas*
sur le prince du sang. C'était l'usage du cardinal de Richelieu.
' , r
•' • ■■' ■■' ■ m ■ ■ ■'■''■■' "^
Avant de se rendre d'Aix "a Marseille , le roi et la cour allèrent
en pèlerinage h la chapelle de Notre-Dame-dcs-Grâces, près de
24o REVUE DE PARIS.
Cottignac, dans le Var. Anne d'Autriche, affligée d'une longue
stc'iililc, avait fait un vœua Notre-Danie-des-Gràces, ce vœu avait
été exaucé , Louis XIV était né peu de temps après et avait lecu a
ce sujet le nom de Dieudoimé qu'il perdit durant la Fronde. De
Notre-Dame-des-Grâces , la cour se rendit "a Toulon, et de l'a a
Marseille.
C'était pour Marseille que le roi avait réservé les effets les plus
éclatans et les plus terribles de sa colère. Il avait aboli ses privi-
lèges , supprimé ses consuls; il la tenait opprimée sous des milliers
de soldats , et lui avait imposé toutes les troupes qu'il avait re-
tirées de la Catalogne. Sur une colline située à l'extrémité du
port, on travaillait h une citadelle qui devait tenir la ville en
respect sous le canon. Marseille était plongée dans la douleur, son
commerce était suspendu, ses rues étaient désertes comme en un
temps de jieste. La veille du jour où le roi devait faire son entrée,
les Marseillais virent avec stupéfaction des ouvriers abattre a coups
de pioche un pan des murs d'enceinte de la ville, et pratiquer de
la sorte et tout a l'aise une brèche large et commode , ce qui était
aussi étrange que ridicule lorsque de chaque côté de ce trou s'ou-
vrait une porte gardée par les troupes royales. Mais Louis XIV ne
voulait pas entrer par la porte, dans une ville rebelle.
Le 2 du mois de mars, vers la nuit, le roi arriva devant Mar-
seille ; il ne trouva pas hors des murs raffluence qui l'avait ac-
cueilli h Aix. M. de Piles lui présenta les clefs de la ville, il les
prit, et les lui rendant : — Gardez-les , Piles , lui dit-il , elles ne
peuvent être mieux qu'en vos mains. Après M. Fortia de Piles et
ses clefs , vinrent les corporations des portefaix et des prud'hommes ,
auxquels on avait garanti la conservation de leurs privilèges. Pour
toute harangue, Louis XIV eut cette phrase, que, de temps im-
mémorial , les prud'hommes de Marseille disent a tous rois et
princes venans :
«Sire, avant que nous manquions a la fidélité et à l'amour
que nous vous d(;vons, nos bateaux sauront écrire. »
Après avoir entendu ce pittoresque propos de la magistrature
maritime , le roi piqua des deux et s'élança a travers la brèche ,
REVUE DE PARIS. 2/[I
suivi des siens. Entré dans la ville, Lonis XIV ne rencontra sur
son passage ni foule ni cris de joie; partout le silence et la solitude,
ces deux leçons des rois. Les rues étaient vides de peuple ,j les fe-
nêtres closes, et si quelques-unes s'ouvrirent , ce fut pour le suicide
de quelques citoyens qui ne purent survivre a riiumiliation et a
l'abaissement de leur patrie, et qui tombèrent surle chemin du roi,
leçon plus terrible que les deux autres. Pour les femmes, elles ne de-
mandèrent ni a voir le roi, ni a danser avec le roi. Ces dames de
Marseille, dont les chastes et vaillantes aïeules avaient présenté
jadis à l'invasion des Sarrasins leurs visages pudiquement mutilés
dans les caveaux de Saint-Victor, et qui, plus tard, du haut de
ces murailles, ébréchées maintenant par les maçons de Louis XIV,
avaient tiré le canon sur le connétable de Bourbon, et bouché,
l'épée "a la main, les vraies brèches faites par les boulets impériaux,
n'étaient pas dégénérées de ces nobles et pieuses vertus qui fai-
saient la splendeur et l'orgueil de leur cité. A l'approche du roi
et des seigneurs de sa suite qui leur réservaient sans doute l'in-
jure de leurs galanteries, elles avaient quitté la ville et s'étaient
retirées dans leurs bastides, de sorte que tous ces brillanset avan-
tageux seigneurs que les marquises d'Aix avaient mis en goût ,
furent réduits h être simplement les héros de la brèche royale, et
à ne se donner que le passe-temps militaire de la conquête.
Non loin de cette brèche fameuse, le roi s'était arrêté sur le
boulevart pour voir défiler les régimens qu'il avait amenés avec
lui, lorsqu'on vint lui annoncer que les Suisses s'étaient séparés
des autres troupes, et entraient modestement dans la ville par la
porte. Outré de colère , Louis XIV ordonna que le baron de Wal-
trich, commandant de ces Suisses, vînt sur-le-champ lui rendre
compte de sa conduite.
Waltrich arriva au galop de son cheval, et s'arrêta respectueu-
sement devant le roi , son chapeau à la main ; les yeux du roi
étincelaient, et chacun attendait dans une craintive anxiété l'ex-
plosion de sa colère.
-~ Pourquoi, s'écria Louis XIV d'une voix éclatante, pourquoi
n'êtes-vous pas entré, comme nous tous, par la brèche?
24^ REVUE DE PARIS.
— Sire, répondit M. deWaltrich, les Suisses n'entrent que par
les brèches faites a coups Je canon.
Le roi lui tourna le dos et se dirigea avec son monde vers l'hô-
tel de Riqueti- Mirabeau, où son logement nvait été préparé. Un
ancêtre de Louis XVI logé chez un ancêtre du député Mirabeau!
C'est la un des jeux de la Providence,
Dès le lendemain , Louis XIV alla visiter les travaux du fort
Saint-Nicolas, que l'on poussait avec activité; puis il fit son office
de roi, passa des revues, toucha des écrouelles, présida a de
hautes rigueurs et fit en sorte que son séjour a jMarseilIe y laissât
un long et formidable souvenir.
C'était sur Niozclles que sa sévérité voulait surtout se signaler.
On chercha partout le rebelle gentilhomme ; mais le secret de la
retraite où il était caché , connu d'une foule de citoyens et de ci-
toyennes, ne fut trahi par aucune indiscrétion, et une nuit, pen-
dant que le roi était encore a Marseille , Niozelles s'eudjarqua sur
un bateau pêcheur qui le déposa en Espagne , où il demeura de
longues années et où il se battit en duel contre un hidalgo qui de-
vant lui avait mal parlé de Louis XIV. Il f.jllut que le roi se con-
tentât de le faire exécuter en effigie, de confisquer ses biens , de
faire raser sa maison et élever sur son emplacement une pyramide
où l'arrêt rendu contre le citoyen factieux était reproduit en ma-
nière d'épitaphe.
Cette pyramide fut un jour renversée ; la bicche des remparts
marseillais disparut avec ces remparts; les troupes que le roi avait
amenées quittèrent la ville : les écrouelles qu'il avait touchers ne
guérirent pas-, le souvenir de sa majesté et de sa justice s'effaça
parmi le peuple, et du passage de Louis XIV a Marseille il ne
reste aujourd'hui que deux choses, les mtuaillcs dégradées du fort
Saint-Nicolas, et un proverbe sur la belle Régaillette.
M. de Saint-Aignan, qui, avec la permission du roi, avait fait
un long séjour a Marseille, s'était fort bien fait venir de la jeune
fille, innocente, naïve, et qui n'était guère de force a lutter
de tête et de cœur contre ini jeune et beau seigneur, amoureux et
magnifique. La veille du jour où le roi fit son entrée a JMarseilIe^
REVUE DE PARIS. a^^
elle avait enfin accordé un rendez-vous a son amant. Ce jour- la
aussi , son père, craignant pour elle l'invasion des troupes et des
courtisans, avait fait comme tous ceux qui n'avaient pu envoyer
à la campagne leurs femmes et leurs filles : il l'avait étroitement
renfermée chez lui, et mieux encore renfermée que n'avait fait
aucun autre père ou mari; car la chronique dit qu'il avait caché
ce trésor de giàces et de beauté dans une barrique de son maga-
sin; ingénieuse précaution, dont il était fier et dont il se vantait
depuis a tout propos. Mais M. de Saint- Aignan était un jeune
homme trop entreprenant et trop spirituel pour laisser déjouer ses
amoureuses trames par la prudence paternelle d'un marchand pro-
vincial.
Quelques mois après le passage de la cour 'a Marseille, Régail
plaisantait impitoyablement les gens de son quartier à qui il était
arrivé malheur, et toujours entiché de sa précaution, il montrait
'a qui voulait la voir cette fameuse barrique oi'i il avait logé l'hon-
neur de sa fille , lorsqu'un accident vint donner a ses voisins l'oc-
casion de prendre leur revanche et lui prouver la vanité des meil-
leures i)rérautions. Régail se trouva tout 'a coup grand-père.
Depuis lors, dans le peuple de Marseille, on dit d'une fille trop
bien gardée :
« C'est la belle Régaillette. »
Eugène Guinot.
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HISTOIRE PHILOSOPHIQUE
DES
DANSEUSES DE L'OPÉRA.
§1-
ÉPOQUES PRIMITIVES.
La danseuse de l'Opéra est née sous le règne de Louis XIV,
en 1680, vers le temps où ce monarque, encore moitié galant et
moitié dévot , invitait M^^ de Montespan et M^^ de Maintenon
a s'embrasser dans son cabinet. Si le père de La Rue, jésuite co-
quet et fleuri de littérature, a trouvé que la vie de Louis XIV
ressemblait a un rondeau , on peut écrire que l'invention de la
danseuse en fat le refrain poétique. La nécessité de ce refrain s'ac-
cordait parfaitement avec l'intime situation du roi ; il avait déj'a
trop de religion pour n'avoir pas besoin d'une amie pieuse, il avait
encore trop de tempérament pour ne pas conserver une séduisante
maîtresse. A ces causes, il lui fallut rompre un peu avec l'amour.
REVUE DE PARIS. 2/^5
même se brouiller tout-h-fait avec quelques plaisirs. Le rondeau
fut impitoyablement tronqué dans ses plus agréables tiges; mais
en revanche, une bouture s'éleva. Quand Louis et sa cour répu-
dièrent le ballet , ils en cédèrent la propriété et le goût , comme
voluptés mortes, au peuple qui n'existait pas. A mesure que le
peuple s'est formé, il s'est souvenu de l'héritage, il a reconstitué
le ballet. Si le peuple est aujourd'hui libre et souverain, la danse
est un art, les danseurs sont des artistes. Tout a donc marché.
Ce fut par un froid brillant, dans les premiers jours de jan-
vier 1681, et a Saint-Germain, que l'avéneraent des danseuses
eut définitivement lieu. M^^ de Montespan venait de quitter le
château pour se retirer à Saint- Joseph et y vêtir le cilice; il sem-
bla que cette retraite fut le dernier obstacle qui eût empêché l'ac-
complissement des prophéties. L'esprit de Mortemart envolé il
n'était plus déjà question que de l'église ; c'est la ce qui ouvrit
la puissance aux danseuses : tant un nœud secret rattache les évé-
neraens les plus divers ! En même temps, une comète éclatait sur
l'horizon; Saint- Evremont en écrivait a Lenclos, Sévigné à Bussy
La Fayette à Villars ; elle occupait le monde , les savans , les
prêtres, le Mercure : mais personne n'imaginait le vrai caractère
de ce météore. On avait trouvé a Rome des œufs miraculeux,
où le jaune et le blanc reproduisaient l'image de la comète; mais
aucune devineresse n'avait su lire dans ces pontes falidi(iues. La
clef du mystère était en France, au château de Saint-Germain-
cn-Laye.
Le 12 janvier, la grande salle des ballets, les appartemens de
la Dauphine et la terrasse y étaient encombrés de courtisans, de
gardes, de voitures et de laquais. On allait représenter le Triomphe
de V Amour /lïilQvvakàQ , où, pour la première fois, Loiu's XIV
s'était abstenu de paraître. Un bruit singulier, répandu dans la
foule, animait les conversations et tempérait les impatiences; il
se répétait que les directeurs de l'Opéra avaient obtenu de trans-
porter le ballet nouveau sur le théâtre du Palais-Royal , et d'y
confier les entrées des dames de la cour aux meilleures coryphées
<de la troupe. Cette innovation amenait les femmes au gouverne-
246 REVUE DE PARIS.
ment de la chorégraphie; les danseurs étaient dépouillés de
rignohle et ridicule prérogative qui en faisait encore des pou-
pées menteuses et des mannequins h deux sexes. Aussi l'intérêt
de cette mesure excitait vivement les causeries. Les gentilshommes
vauriens comprenaient d'avance que la débauche gagnerait à la
réforme.
Dans la cour du château, parles croisées du théâtre, on aper-
cevait un courlisan déjà vieux et toutefois habillé selon le dernier
goût du carnaval ; il était seul, au milieu des gardes, sous le ves-
tibule; il paraissait inquiet et soucieux. Ce personnage avait un
manteau en camelot de Bruxelles, richement doublé de panne
écarlate , des brandebourgs émaillés par des rubans couleur de feu
et un justaucorps en ratine d'Espagne ; sa veste était en soie musc,
brochée de cordonnet, dessinée a grands panaches; a son bau-
drier sans frange, mais garni de ferrures ciselées, pendait sur la
cuisse une chevaleresque épée. Tout ce costume dans son ensemble
était l'expression de la mode la plus récente et du plus bel air.
Le personnage y avait encore ajouté des raffiuemens d'élégance;
aux boutonnières, aux crevées , aux manchettes de son vêtement ,
papillotait la plus fine dentelle; sa perruque, d'un blond vif, ne
dissimulait pas cependant très-bien les nuances de la barbe, dont
le poil roux perçait de tous côtés, au menton, dans les sourcils,
sur les lèvres, en avant de l'oreille, tantôt par mèches volon-
tiers blanchies, tantôt sous forme de hoiipes un peu dorées.
Cette ravissante figure de culbas et de lansquenet, cette invo-
lontaire physionomie de mascarade appartenait au premier poète
en France qui eut un carrosse, au rimeur fortuné qui vécut
magnifiquement trente années sur le capital de ses madrigaux, à
l'intrépide académicien qui osa mettre toutes les Métamorphoses
d'Ovide en rondeaux, sans oublier la préface, le privilège et même
l'errata de la traduction; au bel-esprit fort laid dont les femmes
titrées se disputaient l'entretien, et qu elles fournissaient publique-
ment de bois en hiver-, au singulier génie qui était gravement
compté parmi les trois plus originales imaginations de l'époque,
à savoir Voiture, Corneille et lui. Cet homme unique, dont
REVUE DE PARIS. ^47
Christine de SaèJe appréciait les ballets autant que la philoso-
phie de Descaries, cet imprésario de livret qui mourut nona-
génaire et enseveli sous les roses, ce n'était pas Racan, Segrais ou
même Dangeau : c'était l'auteur du fameux sonnet sur Job,
M. Isaac de Benserade.
Deux peines fort dures, également individuelles, mais remai-
quableniLUt différentes, arrêtaient M. de Benserade au pied de
l'escalier de la Daiipliine. D'abord il attendait la, pour ne le point
manquer, M.deSeroni,évêquedeMende; ce prélat lui devait deux
mille écus de pension sur les revenus de son épiscopat, pension
qui était un legs du cardinal Mazarin au poète, et dont l'évêque
avait pris la mauvaise habitude de ne payer ni les arrérages ni les
intérêts. Benserade, qui épiait Seroni avec une certaine colère,
était en même temps altéré, et par le souvenir brûlant de la dette,
et par la répétition du ballet, d'autant plus fatigante, que les dames
de la Dauphine ne possédaient pas encore un jarret bien osé , la
chambre de la reine ne donnait plus que des filles dévotes ou ca-
gneuses; le temps des Montespan et des Lamothe-Houdancourt était
passé, et il avait fallu au poète vaincre l'émotion de la nouveauté et
la raideur des hanches. Quand M. de Seroni, parvenu au bas du de-
gré, vit la face ruisselante et empourprée de son pensionnaire, il se
rappela subitement la pension -, et, comme il étaitadroit, redoutant
une scène sous les appartemens du grand roi , il se bâta de compli-
menter son créancier sur l'éclat prochain du Triomphe de l'Amour^
et d'exprimer combien il regrettait que le caractère sacré de ses
fonctions lui défendît la jouissance d'une si aimable littérature.
Pendant ce discours, Benserade, un peu calmé, rajustait avec or-
gueil sa perruque 5 mais le prélat, qui voyait au bout de ces préve-
nances une manière facile de remboursement, voulut achever le
fâcheux. Il connaissait particulièrement un valet italien cbargé de
préparer des eaux a la glace pour le service des buffets ; il lui or-
donna d'en porter sur-le-cbainp un grand verre h M. de Bense-
rade; et, tandis que son pensionnaire étonné se rafraîchissait à
loisii-, l'évêque salua d'un coup de chapeau très-luunble, cnfda la
galerie et disparut aux yeux du poète qui buvait encore. Si nous
!i48 REVUE DE PARIS.
ne savions pas que Molière était mort à cette époque, rien n'em-
pêcherait de croire qu'il fut témoin de cette plaisanterie florentine,
et qu'il écrivit sur ses tablettes, caché derrière un des gros piliers
du vestibule, la première esquisse de la scène de Don Juan et de
M. Dimanche. C'est la même saillie dans l'aventure, ce sont pres-
que les mêmes poses dans l'entrevue ; Sganarelle n'est pas oublié.
Nouvelle preuve que la plume de Molière n'a dû tracer que des
portraits contemporains, et que son théâtre vaut mieux qu'une
histoire.
Mais une sollicitude plus noble tourmentait aussi Benserade.
Le Triomplie de V Amour fut le chant du cygne et son livret de
retraite. Il semblait que cet ingénieux artiste pressentît la chute de
ses petits talens sous l'avonement des danseurs. Pendant trente
années, depuis 1630, M. de Benserade avait exclusivement l'églé
les plaisirs chorégraphiques de Louis XIV ; il avait fait danser ce
prince "a tous les âges de la vie, comme les jésuites le faisaient aimer
a toutes les crises de leur influence. Les ballets ne s'étaient pas
plus ralentis que les maîtresses. Le Triomphe de l'Amour était le
premier intermède où le roi se fût abstenu de choisir im rôle.
L'imprésario comprit que cet arrêt de la vieillesse pour le mo-
narque devenait un arrêt d'oubli pour le sujet fidèle. Il n'y avait
plus de Louis XIV au théâtre ; il n'y avait plus de Benserade dans
les coulisses. Sur la tombe d'un roi germain on égorgeait ses es-
claves favoris : le monarque français, plushiunain, ne sacrifiait a
M™^ de Maint enon que la gloire de quelques rondeaux.
Quand le malheureux poète, étourdi par les espiègleries du
prélat, se fut h son tour glissé dans la salle des ballets da château,
il saisit d'un coup d'œil toute la portée de sa détresse ; les larmes
mouillèrent silencieusement ses paupières injectées de sang par les
veilles. Déjà le marquis de Dangeau, assis avec complaisance sur
un tabouret élevé, usurpait son emploi. Dangeau avait inventé les
loteries, comme Benserade les intermèdes, pour la cour; mais les
intennèdes ne convenaient plus, et les loteries prenaient fiiveur.
Aussi Benserade était morfondu sous les draperies, tandis que
Dangeau rayonnait de vanité sur sa scllcUc. Le courtisan déchu
REVUE DE PARIS. 2 jQ
dévora stoïquement ce premier affront ; mais ses regards, en se
promenant dans la salle, retrouvèrent de plus cruelles douleurs.
Nulle part, comme au temps de la Montespan, ces forêts de ru-
bans et de nœuds a la Caudale, cette suave oJeur de jeunesse, de
galanterie et de conquête ; ce flot de lumière et de bruit , ces vo-
luptés du luxe, cet épanouissement dn plaisir, brasiers de fleurs
et de feux ^ aurait dit Sévigné. La figure pâle de Mn^^ Je Mainte-
non , qui se montrait au fond d'une tribune, ne donnait aucune
espérance h Benserade. Cette femme lui paraissait toujours après
coup des saignées de précaution qu'elle se laissait faire pour ne
pas rougir, tandis qu'elle entretenait le roi du ciel et de pénitence.
Vis-à-vis de ce fantôme en robe noire, dans une estrade plus co-
quette et parmi les filles d'honneur de la princesse de Bavière, on
voyoit bien M'^^ de Cbâteautliiers , nullement déconcertée par la
si rapide mort de Fontanges, étalant des grâces tardives ou insuf-
fisantes, et rêvant un caprice amoureux que le cœur du monarque,
trop dévot ou trop sénile, n'avait jamais eu; mais, a riinmobilité
déjà souveraine de M™^ Scarron, au décousu de la fête et de l'é-
tiquette, a l'ennui des visages, au retard inaccoutumé du roi et
principalement a la présence des danseurs de l'Opéra, un liomme
expérimenté sur les choses de la cour devinait, au premier mo-
ment, une révolution entière. M. de Bcnscradc avait beaucoup
de cette expérience.
Il ne manqua même pas au courtisan la plus foudroyante preuve.
Enfin Louis XIV parut, mais en robe de chambre! Benserade fut
attéré. En vain il estimait plusieurs milliers d'écus la robe de
chambre, en vain il admirait le chapeau a plumes dont le mo-
narque était coiffé : chapeau a plumes et robe de chambre boule-
versaient le poète, comme, dans nos habitudes, voiture et para-
pluie. Cet incident pénible éveilla ses susceptibilités, a rencontre
des plus vulgaires détails. Il ne tombait pas un gant, il ne se ra-
massait pas un bouquet, qu'il ne fut aussitôt blessé dans la reli-
gion de ses souvenirs et des bonnes manières. Une présidente qu'il
ne connaissait pas leva résolument la main et lui dit : « Picnoucz
ma manchette ! » 11 culcudit avec un serrement de poitrine ?-I'"<= de
25o REVUE DE PARIS.
La Fayette inviter tout haut quelque amie à un médianoche de
petit salé pour la fin du spectacle. Les formes du langage ne l'é-
tonnaient pas moins que le mépris des usages. Lesdiguières,le mau-
vais sujet à la mode, appuyé sur la crépine d'un fauteuil, disait à
une nonchalante qui ne récoutait pas : « Lu praticable beauté , je
m'embarque à vous aimer de passion ; mais du dioit dont vous
êtes , je ne fonde aucun espoir en un commerce de vos douceurs, a
Benserade était d'autant mieux venu a se moquer de ces façons de
dire, que, dans sa jeunesse, il avait tourné les fadeurs de cour
avec grâce. On en peut juger par les stances a M™e de Hautefort,
dont nous transcrivons les plus curieuses :
D'où vient sur votre teint cette fraîcheur nouvelle ,
Qui vous fait éclater mieux que vous n'éclatiez?
Je vous trouve plus grasse et vous trouve plus belle
Encor que vous n'e'tiez...
Votre vie est changée , et vous en menez une
A qui , dans la bassesse , un beau loisir est joint.
Si le soin de la cour profite à la fortune ,
Il nuit à l'embonpoint...
Votre ame, qui n'est pas de la trempe commune.
Et dont les mouvemens sont sublimes et droits.
Fait aussi peu de cas du vent de la fortune
Que des soupirs des rois...
Son proce'de' {de la reine) n'a rien que de saint et d'auguste
Un sujet sans raison n'en est pas assailli.
Les rois n'ont jamais tort , et leur colère est juste,
Quoiqu'on n'ait pas failli...
Avec de tels principes, il n'était pas étonnant que Benserade eût
frémi de voir son maître en robe de chambre. La représentation
du Triomphe de l'Amour ne fut donc pour le poète qu'une longue
et dérisoire agonie.
Le rideau s'ouvrit... Etrange contraste! dans un siècle, dans
REVUE DE PARIS, 25l
im goiiveriiement, dans une monat-cliie , on la noblesse formait
tout le rouage social, les princes du sang, riiériiier du trône et
les femmes les plus illustres exécutaient , avec les danseurs de
rOpéra , le divertissement royal. Zimmermann , le pliilosophe
allemand , raconte qu'un dimanche , comme il revenait de Tria-
non a Versaiiles, il aperçut beaucoup de monde sur la terrasse
du cliâteau; il vit Louis XV et madame Du Barry aux fenêtres
et riant a gorge déployée. Un courtisan fort leste, auquel on
avait attaché un bois de cerf aux oreilles et qui représentait la
bête, était poursuivi par une douzaine de gentilshommes qui si-
mulaient la meute et aboyaient avec imagination. Cerf et chiens
sautaient dans le grand canal, en sortaient, y rentraient, cou-
raient de tous côtés avec des battemens de mains qui ne finis-
saient pas. — Qu'est-ce que cela veut dire? demanda le voyageur a
un valet. — Monsieur, répondit sérieusement le piqueur, c'est pour
le divertissement de sa majesté. Déjh , sous la régence , on avait vu
le duc d'Orléans figurer dans les quadrilles masqués du bal de l'O-
péra et recevoir très-gaiement dans les reins les coups de pied de
l'abbé Dubois. Mais, avouons-le, l'avilissement datait du règne
de Louis XIV; il commença du jour oii le pauvre Benscrade fut
obligé d'écrire une entrée de ballet pour monseigneur le Dauphin
ou le danseur Lcstang , à volonté î Les singularités de l'époque ne
s'arrêtaient pas la; on aurait trouvé malséant qu'une simple bour-
geoise dansât sous les yeux du monarque en compagnie des cory-
phées et des gagistes du théâtre ; on ne voulait pas de roture dans
les intermèdes de Saint-Germain : et cependant Pécour avec les ailes
de Borée, Favre avec la tunique étoiléc d'Orythic, gandjadaient
autour de mesdemoiselles de Tonnerre , de Clisson et de Poitiers,
nobles et fières dryades , gravement emprisonnées dans des jupons
parodiant l'écorce et coiffées de pyramides imitant les feuilles et
les rameaux du Pinde : ces nymphes regardaient le coiqde roi des
vents volliger entre leurs frisures; elles en escortaient la victoire,
elles en décoraient le talent; et personne , dans cette aristocratique
réunion, pas même Louis, ne voyait l'imprudence de rapprocher
£>i\v un commun tncati'c les génies du Palais-Royal et les divip.*- '
aS-i REVUE DE PARIS.
tés de Marly. C'est ainsi que se commettent a l'imprévu les plus
grandes fautes politiques.
Le Triomphe de l'Amour n'était pas seulement un événement
sinistre parles premières infractions tentées a l'étiquette du ballet,
il avait encore des résultats fâcheux pour l'art de Quinault comme
pour les pensions de Beuserade. Ordinairement, dans les aii'iens
ballets de la cour, Lulli composait la musique, Quinault écrivait
les paroles du chant, et Beuserade donnait les vers du livret qui
confondaient avec grâce, en d'ingénieuses peintures, l'esprit du
rôle et le caractère du danseur. Sous ce rapport, au temps de ses
prouesses chorégrapliiques , Louis XIV avait épuisé les types de
la mythologie , sans fatiguer jamais l'invention de Beuserade.
Mais, dans le Triomphe de l'Amour , outre l'absence du mo-
narque et la présence insultante de l'Opéra , le triumvirat des
artistes affichait son mécontentement et sa lassitude; Quinault, ri-
che, glorieux, n'avait pas eu l'énergie déterminer cette dernière
besogne, et Beuserade, pour l'honneur du métier, avait presque
rempli sa tâche , et douloureusement fait face a deux inspirations j
Lulli , furieux qu'on eût fouetté et renfermé a. Saint-Lazare son
mignon Brunet, avait broché l'intermède et menaçait de quitter la
France. D'ailleurs le Triomphe de l'Amour manquait aux classi-
ques règles du genre ; il était au ballet royal des Noces de Pc'le'e et
de Thétis ce que Robert Macaire est a une tragédie de M. Vien-
net ; l'idée mythologique ne s'y formulait pas majestueusement
comme dans Hercule amoureux , ou spirituellement comme dans
l Impatience, ou allégoriquement comme dans les Bien- Feîius ,
ou rustiquement comme dans les Saisons. C'était quelque chose de
brouillé, de bâtard, d'incohérent et de recousu; cela ressemblait
beaucoup a une émeute dramatique. On n'y saisissait aucun plan;
on n'y démêlait aucune imagination nouvelle, rien de lumineux et
de profond. Il y avait des mascarades et des travestissemens , des
théories grecques et des néréides , de l'histoire et de la fable ; vingt
entrées s'enchevêtraient avec platitude, sans unité, sans variété;
quelques njnnphcs tendaient la main a huit Plaisirs qui fuyaient le
^dieu Mars et quatre veaux marins, lesquels se cachaient dans
REVUE DE PARIS. ^53
Athènes, où Diane et Endymion se promenaient au clair de lune,
pour céder la place à Bacchus et à l'Inde , dont Apollon calmait
l'ivresse en évoquant d'un bosquet Ariane, Pan, Flore et Zé-
pliire. Je vous le demande : où était la pensée? Triste consé-
quence d'un système de gouvernement qui , depuis les femmes de
la cour jusqu'au dictionnaire de Chompré ou tout autre diction-
naire, avait usé les ressorts du pouvoir absolu!
Il était évident que cette philosophie du spectacle n'échapperait
pas a la sagacité de Louis XIV; mais l'unique remède au mal eût
été de chausser encore le soulier plat du danseur, et Mme Jg Main-
tenon n'y aurait jamais consenti ; elle serait plutôt morte dans les
saignées. Aussi, quand les corbeilles d'argent, chargées de fruit et
portées au bras des pages, eurent circulé parmi les dames , le mo-
narque demanda sa canne, les travées s'agitèrent , on ferma le ri-
deau; la vingtième entrée fatiguait déjà ce vieillard pieux de
quarante-deux ans. Alors, se tournant vers le triumvirat, qui,
chapeau bas et l'œil terne, attendait un remerciement du maître,
il dit "a l'auteur du livret ces paroles significatives, avec un sou-
rire plein de dédain et de mélancolie : « Beascrade, on représen-
tera ceci au Palais-Royal. Vous êtes avertis, messieurs. »
Benserade, la mort au cœur, s'inclina. Le grand ballet était
rayé de la vie du grand roi.
Maintenant ce n'est plus la seule aristocratie française qui va
défrayer les exigences du ballet ; ce ne sont plus uniquement les
duchesses et la famille royale qui renouvelleront le personnel, les
juges et l'auditoire du théâtre dansant : c'est le peuple tout en-
tier, avec ses turbulences infinies et la diversité poétique de ses
engouemens , c'est la nation elle-même qui désormais choisira les
artistes, réglera les destinées et soutiendra les progrès de la choré-
graphie. La monarchie de Louis XIV a déjà dépouillé un de ses
privilèges : elle ne danse plus. Le ballet du monarque, décou-
ronné sans doute, mais popularisé, s'abaisse vers Paris des pla-
teaux de Saint-Germain et de Versailles ; il descend au Palais-
Royal avec ses charmilles pouponnes, ses colonnades fleurdelisées,
ses bacchantes a hauts talons et son chef d'emploi en tonnelet ; il
TOME XIX. JUILLET. i^ ' .
254 REVUE DE PARIS.
demande a la roture des sensations neuves, des regards éblouis,
un public frais, dispos, novice, et quelquefois sans perruque.
Comme la femme de quarante ans, il a besoin de jeunes yeux et
de fougueuses ignorances. La révolution s'étend plus loin encore.
Pour tenir lieu au peuple des dames de cour empesées et fardées,
le ballet puise ses premiers sujets dans le peuple , ses fées dans le
peuple, ses magiciennes dans le peuple ; toute fille élancée, légère
et belle a son domaine ouvert, sa fortune acquise, ses armoiries
parlantes, sur les planches de l'Opéra; grisettes, lacez- vous!
mères , ne dormez pas ! les danseuses régnent. Elles régnent par
le droit le plus imprescriptible, le plus antique, le plus naturel,
le plus séduisant, le plus durable; elles régnent par la volupté.
C'est en son nom que tous ces abbés, tous ces commis aux ga-
belles, tous ces clercs de basocbe, tous ces frocards déguisés, tous
ces marchands ébahis, vont se ruer en applaudissemens frénétiques
et tourbillonner dans le parteri-e en luxurieuses cohues. Il n'y a
plus qu'une divinité au théâtre , il n'y a plus qu'une puissance
dans les arts, il n'y a plus qu'une femme dans Paris : c'est la dan-
seuse de l'Opéra.
Avez-vous lu dans les lettres d'Aïssé cette charmante histoire
d'un prêtre qui ne voulut point mourir sans voir Arlequin? Lisez-
la ; c'est le portrait vivant de l'influence du théâtre sur les deux
derniers siècles que le portrait de cet homme ; c'est la chronique
des foyers avant et depuis la régence , que cette aventure fort peu
canonique d'un chanoine. Mais comment vous dire, lorsque si
parfaitement Aïssé vous l'a dit, et ce péché sournois d'un docteur
en Sorbonne , et ses naïves confidences au vieux laquais , et la
vieille robe de l'aïeule , et les vieilles rancunes des partisans de
Molina? Cela forme dans le style delà Grecque le plus joli roman,
la plus enivrante bouffonnerie, surtout lapins fine et la plus cu-
rieuse révélation des mœurs intermédiaires de l'époque. Le cha-
noine a soixante-et-dix ans, il est très-aimé de l'archevêque de
Paris, il [loge dans le cloître de Notre-Dame ; il a une stalle au
chœur, une voix au chapitre, une grasse prébende ; mais il est en
même temps janséniste : il ne croit pas a la grâce suffisante! C'en
REVUE DE PARIS. 255
fut assez pour distraire son esprit dévot en de bucoliques et mon-
daines pensées. Maintenant, voyez comme les prévarications
s'enchaînent, comme vont se dédnire les tentations de la chair
les unes des autres, a commencer par les falbalas de la grande-
mère, h finir par les grimaces d'Arlequin ! Ce bon prêtre, Biroteau
de la Régence, qui avait peut-être fait le voyage d'Alelh avec
Claude Lancelot, dans sa jeunesse, pour voir les chausses percées
de Nicolas Pavillon et manger a sa table le mets de Texil , piscicu-
los paucos , le voila qui demande pour extrême-onction la vue de
là comédie, les lumières sataniques de la rampe et les vapeurs
du parterre; le voila qui revient aux démangeaisons de collège,
au prurit du séminair «et de la continence. Sicut cen^us deside-
rat ad fontes aquarinn. Les psaumes n'ont jamais si bien parlé.
Donc notre chanoine tire de 1 armoire les bardes excommuniées
de sa grand'mère; il les essuie, il les secoue , il les baise pieuse-
ment; il pleure, car il va déshonorer leur martyre. Les coiffes
longues lui rappellent les dernières souffrances de Port-Royal , la
haute cornette exhale encore le parfum des prêches de Saint-Séve
rin , les manchettes sont aussi jaunes et rances qu'une proposition
de Baïus. Bref! il revêt ces nippes austères, il prend un éventail,
il bénit son laquais , et, la queue troussée comme une élégante
du temps de M™c de Maintenon, il traverse Paris, du cloître
Notre-Dame a. la rue Mauconseil. Enfin, il arrive \\ Phôtel de
Bourgogne. Notre janséniste se place a ramphithéàtre ; il voit la
comédie et les Pantalons, et Lélio, et Pamphile, et Angélique, et
Arlequin surtout; il voit ces personnages bouffons dont le nom ne
change pas, dont les plaisanteries seules changent de masque et de
costume. Li, c'est Arleqiiin qui vend sa maison a Octave, et qui tire
pour échantillon, de la basque de son casaquin, un gros plâtras;
et le chanoine de rire plus fort qu'aux farces de Molière. La, c'est
Octave qui reproche a Arlequin de n'avoir qu'un père; je n'ai pas
le moyen d'en avoir davantage, répond le mime, et le chanoine,
à ces mots, à^ s'étouffer dans son corset de femme, sous ses
mouches d'cm]i:--îMi. Il contemple avec ravissement le petit cha-
peau, la sangle , Tépéc de bois ; il demande ce que c'est que Pas-
a56 REVUE DE PARIS.
quariel, le compère d'Arlequin ; il jouit par les yeux de toutes ces
choses et quibusdam aliis que le cloître Notre-Dame proscrit du
Bréviaire. Le janséniste représente merveilleusement la vie con-
ventuelle aux prises avec les diableries séduisantes et les péchés
civilisateurs du théâtre.
Mais il y eut un malheur : les dames du balcon , a l'hôtel de
Bourgogne, étaient coiffées h V équivoque, au papillon j en dor-
meuse. Notre chanoine avait sur la tête quarante -cinq années de
date et presque deux règnes. M™<^ de Parabère le lorgna avec un fou
rire, il fut perdu! Arlequin lui-même quitta la scène et vint lui
parler a l'oreille; le pauvre prêtre n'eut que le temps d'enjamber
les banquettes; déjà les molinistes s'ameutaient dans le corridor;
le chanoine enfile un escalier, deux escaliers, brise une lanterne,
écrase un chien et tombe sur le nez d'un exempt. Autre malheur!
L'exempt était molinistc : il mit impitoyablement le chanoine en
fourrière ; le lieutenant de police était moliniste : il turlupina et
calfeutra le chanoine ; enfin le gouvernement lui-même était mo-
liniste : le chanoine fut exilé. L'histoire ne dit pas ce qu'il advint
de la robe de l'aïeule; mais, je vous le répète, lisez tout ce pro-
logue charmant de comédie dans Aissé. On dirait que Parabère
elle-même lui a dicté l'aventure.
Eh bien ! si le soleil de Louis XV vit un chanoine janséniste
désirer la comédie italienne, in articulo mortis, le soleil de
Louis XIV vit mi religieux poète convoiter une chaconne et les
danseuses, inter pocida. Il y avait au faubourg Saint-Germain,
dans la rue Saint-Victor, a quelques pas de la place Maubert,
une abbaye sombre , funèbre , étranglée , grillée , farcie de manu-
scrits, de revenans, de bouteilles vides et de distiques virgiliens.
C'était la que vivait, ou plutôt que buvait Jean de Santcul, /"ic-
torinus. Ce moine écrivait dans la langue d'Ovide mieux que
Sannazar, Rapin, Cossard, Juvencius, Commire, Vavasseur;
mieux que Ménage, mieux que Voiture; ce moine, tous les
ans, recevait de la ville de Dijon deux muids de son meilleur
crû; ce moine dépensait autant de verve a louer le caniche de la
duchesse de Bourbon qu'a foudroyer les jésuites ; ce moine sablaîfe
REVUE DE PARIS. 'i^y
avec la princesse des rôties au vin de Beaune , sous les tilleuls de-
Chantilly, et, aux pieds de la princesse, en congratulant le ca-
niche, barbouillait des vers que Pierre Corneille s'estimait heu-
reux de traduire en son français de bronze , témoin ceux-ci t
Que le dieu de la Seine a d'amour pour Paris I
Dès qu'il en peut baiser les rivages clie'ris ,
De ses flots suspendus la descenle plus douce
Laisse douter aux yeux s'il avance ou rebrousse;
Lui-même à son canal il dérobe les eaux ;
Qu'il y fait rejaillir par de secrètes veines ,
Et le plaisir qu'il prend à voir des lieux si beaux,
De grand fleuve qu'il est , le transforme en fontaine.
Les vers latins de Sanîeul, inspirateurs de ce madrigal , nous ne.
les citerons pas ; ils étaient autrefois sur la pompe du pont Notre--
Dame : ils sont maintenant dans la mémoire de tous les pro-
fesseurs.
Pourtant ce moine , si grand cpi'il osa presque déifier Arnauld.
en face du père de La Chaise, eut une faiblesse pour l'Opéra, comme
la veuve Scarron, une nuit, pour Villarceaux. Les hautes intel-
ligences sont ainsi faites.
Dans nos mœurs actuelles, on ne cherche vraiment sur les plan-
ches de l'Opéra qu'une femme plus ou moins jolie, qu'une artiste
plus ou moins bondissante, qui fait de ses jambes ce qu'elle veut,
et de son corps fréquemment ce qu'elle veut aussi. Les spectateurs
béans, qui se pressent de la baignoire au cintre, socialement ni-
velés par la révolution, égaux en impressions comme devant la
Charte, ayant les mêmes idées, parce qu'ils paient tous le même-
impôt, ces gens-lh ne s'inquiètent pas beaucoup de trouver un:
sens aux émotions du théâtre ; ils se rencontrent, pour la plupart >.
dans un mesquin esprit d'admiration , dans une excitation passa-
gère et sensuelle , dans un plaisir uniquement oculaire. Le tour
de pied risqué par la danseuse éveille dans ce public une ivresse
agréable, communi'ativc, mais très-uniforme ; elle est sans variété;,,.
■258 RKVUE DE PARIS.
sans écho, sans fanatisme, sans aucune de ces démences profondes
*qme les mœurs de Tancienne Rome nous retracent avec tant d'é-
nergie. Ce ne serait assurément pas en voyant sauter Perrot que les
merveilleuses de la Chaussée d'Anlin éprouveraient ces distrac-
tions dont Juvénal repioche Tabus aux matrones , sur leurs gradins
de marbre, au Cirque et devant rirrésislil)le jeu de Bathylle. Aces
têtes pudiques et blondes, qui viennent incliner avec mélancolie
leur visage pâle sous les bougies de M. Véron, on surprendrait
difficilement une exclamation pareille au cri plein de chaleur et
d'ame qu'une des filles du régent laissait échapper, en 1710, dans
sa loge, a la vue d'un chanleur : Ah! mon cher Cochereau, que
je {aime! Nous n'en sommes plus, pour la danse, a ces fureurs
d'enthousiasme si naïves , a ces religions d'art si dévergondées.
Quand Taglioni voltige, le dandy parisien ressent toutes les dou-
ceurs d'une chorégraphie énervante ; il digère avec plus d'aisance,
il croit fumer un fabuleux cigane ; mais c'est la son unique jubi-
lation : il a simplement passé d'un vin a une liqueur, du Cham-
pagne a l'Essler; l'imaginatiou fashionable ne va ni plus haut ni
plus loin. Après le dandy, dont les jouissances forment l'expres-
sion la plus noble des plaisirs de l'Opéra, les émotions de la danse
s'aplatissent, décroissent et vont perdant en délicatesse jusqu'au
substitut de province et au lieutenant de garnison. A cette foule
superficielle et neiveuse elle reste un délassement physique, sa-
vouré par les regards , comme un verre de runi et une tasse de café
sont goûtés par les lèvres.
Mais, avant la révolution et principalement sous Louis XI"V, les
danseuses rattachaient a leurs moindres pas une signification de
goût, de mode ou de parti. L'opinion publique, cette fièvre qui a
■toujours régné quelque part en France, se réfugiait dans les bal-
lets et au milieu des intermèdes. Il y avait autant d'impressions
diverses dans la salle que de catégories tranchées dans la popula-
tion. Lorsque la même enceinle renfermait le mandataire de la
cour, des parlemens, de la gabelle, de la bourgeoisie et de l'ar-
mée, amateurs de premier choix , jugeurs délite et de bon ton, la
danseuse excitait [ai- son talent des transports unanimes, mais dis-
REVUE DE PARIS. 'iSg
tincts; si la nouveauté de l'art confondait les rangs autour du théâtre
de ses prestiges, l'étiquette, la morgue et la haine classaient vite les
applaiulissemens , et certes le grand monarque n'était pas ému aux
figures mimiques de la Pezant de la même manière qu'un mous-
quetaire de sa garde, ou qu'un scribe de procureur. Vers les der-
nières années de son règne , aux débuts de mademoiselle Camargo,
les jansénistes et les molinistes se battaient dans le parterre , non
toutefois encore pour un chanoine travesti , mais simplement a
propos des jupons que cet artiste , dont les veines étaient gonflées
de sang espagnol , voulait étrangement raccourcir. A mesure que
se corrompirent les formes de la monarchie absolue, cet engoue-
ment tomba, parce qu'il put s'exercer a d'autres fins et en de plus
vifs débats. C'est ainsi que sous Louis XV, l'opinion publique
ayant déjà mieux a faire que de régler l'essor d'une tentative ori-
ginale dans l'histoire des beaux-arts, on ne regardait plus l'Opéra
que comme un temple banal où les dévots laissaient à la porte
toutes les prérogatives humaines de vanité ; le plaisir ne devait y
être gêné ni par l'esprit de secte, ni par le sentiment du droit;
la chorégraphie n'était plus politique. En 1680, l'influence con-
traire dominait : comme la vie nationale n'existait pas encore;»
le peuple recherchait un spectacle où les ordres de l'état se
trouvaient réunis face a face dans un but de divertissement
inouï; depuis la Fronde, on ne s'était pas mesuré, et l'Opéra
français , rajeuni par l'intronisation des danseuses remplaça
plus pacifiquement les barricades. De nos jours, on vit quel-
que chose de semblable "a l'époque des événemens de la seconde
restauration 5 le duel de vingt-cinq ans terminé , la foule vain-
cue courait fièrement toiser l'Europe militaire aux pieds de Bi-
gottini.
Une légère étincelle de ce feu animait le moine de Saint-Victor un
certain après-midi qu'il était sorti du couvent un peu plus aviné que
de coutume. Santeul n'avait pas absolument d'opinion, ou plutôtil
avait toujours celle dont le dernier vin bu avait enfumé sa tctc.
Ce jour-]a, le -iO mai 1G81 , il fallut au poète de singuliers efforts
pour accojjipbV jédtstrcmuil le i^eul trajet de l'abbaye a la place
^O REVUE DE PARIS.
Maubert , tant son imagination chancelait sous les vapeurs du
Jbeaune qu'il a si bien cliantées en deux cents vers élégiaques ; il
«st vrai que le maréchal de Richelieu n'avait pas encore inventé
le bordeaux. Mais ce qui surtout rendait oblique la démarche du
moine, c'était l'annonce pour le soir même, de la première repré-
sentation , a Paris , du Triomphe de l'Amour; ce magnifique bal-
Jet qui avait épuisé le génie de Lulli, Quinault et Benserade, ces
jbrillantes entrées où toute la cour de Louis avait paru , cet épi-
logue des fêtes merveilleuses du règne, cette œuvre allait se pro-
duire sur le théâtre du Palais-Royal, et, pour comble d'enchan-
tement, des femmes véritables , mieux taillées , plus souples, plus
expressives que les dames de Saint-Germain, y danseraient les
rôles divins de l'Olympe! a cette idée mythologique, le moine
cuisait dans sa peau. Le printemps soufflait sur la rue Saint- Vic-
tor les plus tièdes haleines j elles avaient, en outre, cet arôme
mélangé de sève et de boue qui plane ordinairement au mois de
mai sur le feuillage étiolé des faubourgs, parfum qui n'est pas
5ans chaime pour un enfant de la ciié ; un beau soleil chauffait les
jpiguons du couvent et les quelques arbres de son enclos. Santeul
liumait ces bouffées odorantes qui achevaient de perdre sa raison ;
il était dans la force de 1 âge, il portait quarante-sept ans, il n'a-
yait jamais bu d'eau, il n'avait jamais admiré ni opéra, ni or-
'Cliestre , ni ballet , ni toile de fond , ni rampe , ni coryphée ; il
ja' avait vu danser que la duchesse de Bourbon sur les pelouses
de Chantilly et les harengères de la place Maubert a la musi-
xjue de ses hymnes. Toute son énergie de reclus et de céliba-
-taire se concentrait dans un violent désir, et ce n'étaitjpas sans
^Eiélaiicolie , qu'il voyait décliner le jour dont cette miraculeuse
représentation devait couronner l'éclat. Aussi, le Victorin, che-
minant par sa rue tortueuse , caressait volontiers les plus riantes
censées, et fraîches et vertes comme la saison. Tant que les murailles
>du couvent lui servirent d'appui , le poète se contenta de fredon-
ner a voix basse ce quatrain bachique de Coulanges ;
REVUE DE PARIS. 26s
Pourquoi prêcher la mort aux hommes?
Ce sont tous discours superflus :
Elle n'est point, tant que nous sommes;
Quand elle est , nous ne sommes plus.
Plus loin, a un certain détour, où les grilles de l'abbaye dispa
laissaient dans les limbes du quartier, Santeul éprouva que sa poi-
trine respirait a l'aise; il devint presque tendre, et ce couplet j.
dans le goût de Scudéri , fut long-temps sur ses lèvres :
La solitude
N'a plus pour moi rien de charmant ;
Cependant mon inquic'tude
Fait que je cherche incessamment
La solitude.
Alors il était arrivé sur le bord de la rivière ; la vue des blan-
chisseuses lui rappela les naïades , les di yades et les hamadryades».
de l'Opéra ; les lignes majestueuses de la cathédrale , le rideau d^
l'île Saint-Louis, la nappe de la Seine, les horizons du cloître el
de l'Hôtel-DIeu , lui semblèrent quelque décoration nouvelle de
Rivani ou de Berrin. Dans ce moment, les idées de Santeul étaient
définitivement soumises au madrigal; la langue d'Ausone et de
Catulle fit défaut a leur plus familier disciple, et cet homme, qui
avait griffonné pour Cluny, a ses heures de liesse , les plus beaux
chants d'église, se vit oldigé de répéter sans la comprendre, et ert
pleurant de rage , une vieille romance qui courait les parloirs et
les ruelles :
L'amour seul apprend l'art d'écrire ,
Il faut aimer violemment j
Quand on sent bien ce qu'on veut dire ,
On le dit toujours tendrement.
Santeul aimait; l'amour coupait sa verve et son génie. Qu'ai-
mait-il? Je ne sais quoi , mais il avait quarante-sept ans , et Ifcâr
262 REVUE DE PARIS.
danseuses rempêchaient de dormir. N'y tenant plus, il froissa
^nergiquement son rabat , se recoquilla dans son manteau et tra-
versa la rivière avec désespoir. Cinq minutes après cet accès de
tempérament, il frappait comme un sourd a la porte de son ami
Duperier.
Duperier logeait en la Cité , rue du Harlay, dans une de ces
maisons grises , hautes , a longues gouttières et a fenêtres monumen-
tales; maisons qui sentent a la fois le greffier, le procureur et le
bourreau; maisons rigides comme la poésie de Boileau qu'elles ont
vue naître sous leur toiture pointue. Les deux poètes s'étaient ré-
cemment brouillés a mort chez Ménage, dans un combat corps à
corps en vers latins, et le père Rapin avait envenimé la querelle
en jetant au tronc des pauvres une jolie somme d'argent, prix de
la victoire et palme du lauréat. A la vue du moine, Duperier re-
douta un guet-apens , et comme Santeul était habituellement
ivre et fou, il allait décrocher sa rapière ; mais le Viclorin, en met-
tant le pied dans la chambre, cita un fragment d'Horace avec
tant de finesse et d'harmonie, que son rival ne résista pas a ce
piège. Ils s'embrassèrent. Au dix-septième siècle, les hommes, et
même les poètes, s'embrassaient. C'est alors que le moine, avec
un charme magnétique de paroles et de gestes , supplia Duperier de
le conduire incognito a l'Opéra pour voir le Triomphe de l'A-
mour. Quand Santeul proposait une folie, il fallait tendre la main
ou le dos, accepter la gageure ou des coups; Duperier, énergu-
raène très-ordonné, esprit chaud et froid, préféra la gageure. On
fouilla dans les poches, on mit en commun trois écus de 6 livres,
et, dans la nuit close, on décampa. Nos aventuriers se placèrent
aux dernières loges, coihme des mousquetaires en bonne fortune.
La représentation du ballet au Palais-Royal n'avait rien de
comparable a la solennité de Saint-Germain. La-bas, un public
étage, classé, blasonné; les duchesses à leur banc, les filles
d'honneur sur les plians et les tabourets, les femmes sans charge
et sans office dans les tribunes , le reste en amphithéâtre et debout.
loi, ks gens payaient ; ils parlaient fort , ils riaient , ils étaient
bourrés par les sergens; on ne retrouvait le précédent auditoire
REVUE DE PARIS. l63
que sur quelques fauteuils du balcon , d'où les grands seigneurs
étudiaient ironiquement leurs doublures en scène ; la cour était à
son aise, le parterre s'y mettait. Le duc d'Orléans, vêtu, coiffé
et maniéré comme une femme, regardait beaucoup le cheva-
lier de Lorraine, lequel, a son tour, ne voj^ait au théâtre que la
Pezant, ce qui formait un ricochet d'œillades et de langueurs
très-amusant. A toutes ces merveilles, a l'entrée de Diane, qui
avait des rubans au genou , des rubans a la tête et des rubans au
carquois, à la mélodie des petits violons , au spectacle émaillé des
bougies, des nymphes, des feuillages peints et des conseillères pa-
rées, Duperier restait grave, pensif; mais Santeul frétillait de
joie. Le moine de Saint-Victor était grand et replet; il avait les
joues creuses, le menton relevé, le nez épaté, les narines ou-
Tertes , les yeux vifs et gros , les cheveux et la barbe noirs, le front
liant , le crâne a demi chauve ; il laissait passer sous son manteau
les plis de sa chemise. N'ayant jamais eu la conscience de son
étrange figure , le poète était naïvement étendu sur le devant de la
loge; il dévorait les femmes, les divinités, la fille de Latone par
tous les sens. Si la danseuse risquait une glissade, le moine rou-
gissait de plaisir. Mais au moment où Diane, par une courante,
disparaissait avec Endymion sous les myrtes , voilà Santeul qui
frappe du poing sur la cloison de la loge, et qui s'écrie :
— Ah ! morbleu , je suis un sot.
Duperier, Monsieur, Diane, les sergens , les hamadryades ,
tout le monde se retourna.
— Qu'as-tu? demanda le rimeur provençal a son ami du cloître?
— J'ai oublié de dîner.
Un éclat de rire inouï salua, de toutes les parties de l'enceinte,
cet aveu fait avec la voix d'un chantre et la candeur d'un er-
mite; MUe Pezant y perdit l'effet de la plus belle sarabande ; l'in-
cognito du moine tomba. Le spectacle était maintenant aux troi-
sièmes loges. L'exempt de garde monta dans ces limbes du théâtre
pour reconnaître d'où venait le soliloque dont le duc d'Orléans,
les amours de Diane et les petits violons étaient si indécemment
troublés; mais , au lieu de lui répondre , Duperier se fit conduire
^iG/î REVUE DE PARIS.
à la buvette et dépensa la monnaie de sou écu de 6 livres en deux
pisites de vin , quelques pains chauds et un long cervelas de Pa-
jris. Cet ambigu fut servi devant le moine, sur la banquette de la
logej aux applaudissemens de la salle, et le dîner du poète rem-
plaça le ballet. Imperturbable et furieuse , Diane pirouettait tou-
jours.
Loin de lui garder rancune, Santeul n'avait de bouchées que
^our Diane j il tordait, il mangeait, il récitait ses hymnes en re-
gardant et en invoquant la fille de Latone. Il officiait en frère
qui a un appétit ingénu , TOlympe sur la terre et sous les yeux,
un magnifique sujet d'épode en tète. Mais, quand les deux pintes
furent à peu près taiies , l'imagination du poète échauffée par le
vin, agrandie par les miracles de l'Opéra, réveillée par les pi-
rouettes de la danseuse, ne se contint plus dans les limites de la
banquette. On vit son corps long et noir bondir presque en de-
hors de la cage -, on le vit tendre les bras , tourner sur lui - même
en délire, envoyer des embiassades a la Pezant, hurler des choses
cavissanles et s'arrêter pour boire. Tantôt il faisait le signe de la
rroix avec une immobile contrition , tantôt il se vautrait dans les
jurons et le blasphème. C'était bien le moment de dire avec La
Bruyère en parlant de cet enfant sublime : « Il crie, il s'agite, il
se roule a terre, il se relève, il sonne, il éclate, et du milieu de
cette tempête, il sort une lumière qui brille et qui réjouit. Disons-
le sans figure : il parle comme un fou et pense comme un homme
sage ; il dit ridiculement des choses vraies et follement des choses
sincères et raisonnables ; on est surpris de voir naître et éclore le
bon sens du sein de la bouffonnerie , parmi les grimaces et les
contorsions. » Voila comme La Bruyère a peint Santeul, oe moine
iubicond et sanguin qui sautait a la musique de ses dithyrambes sa-
ciés, devant le porche des églises.
Mais à l'Opéra, le 10 mai -1 681 , Santeul était mieux que son
l^ortrait, il était à la fois haletant de poésie , de concupiscence et
<\e latinité. Le visage barbouillé de lie et le rabat sens devant
«lerrière, il fouillait dans Tibulle , dans Jin'énaly dans \es Éroti»
^ues^ dans les Pères de V Église; il paraphrasait les textes dans
REVUE DE PARIS. 265
liu langage de feu et de cabaret; il cliantait Diane avec ou sans
croissant de lune, au bain et a la chasse; il la chantait en vers,
en prose , en strophes , par anti-strophes , et il mêlait ces emprunts,
ces saillies , ces boutades de longue et de courte haleine ; et il les
jetait par lambeaux k l'auditoire, et il en foudroyait le parterre qui
se foulait et se mourait de rire aux divagations irrésistibles de sa pa-
role , et il en arrosait comme d'une pluie de fleurs printanières et
des plus douces larmes de son génie , la danseuse stupéfaite et le
pied tendu. Ce n'est pas tout encore. Lorsque le moine eut sablé
la bouteille k deux pintes et englouti le cervelas et les pains chauds,
sa démence étant complète , il se leva droit dans la loge comme
un prédicateur qui va se poser sur l'enfer, il bourra de tabac ses
larges narines, il retroussa ses manches, il montra son bras nu et
velu , il montra ses dents blanches et tranchantes ; les yeux lui
sortaient du front , ses mains tremblaient , il étreignait l'espace,
comme si c'eût été le corps plastronné de la déesse. Un pareil
scandale rendait Duperier livide, mais il ne bougeait pas.
— O fille de Latone, ô dea sjlparum et de l'Opéra, criait San-
teul en se déchirant la poitrine et la chemise; ô faciès oculis insi-
diosa meis! tu es Diane que je rêve dans ma cellule, Diane que je
lis dans Ovide , Diane qui avait la lune aux cheveux et des lévriers
en meute, comme monseigneur de Bourbon; tu es Diane par les
flèches, par la virginité, par tes yeux glauques, comme je suis
Santoliiis Fictorinusque; et tes nymphes, ma bonne amie, comme
elles sont dodues et habillées, et proprement habillées! Parbleu !
je les reconnais, tes nymphes : voila Ismène, ta femme de chambre ;
voilà Héphèle , Hyale , Rhanis ; voila Psecas , voila Phiale , qui dé-
nouent tes brodequins. Je ne vois pas Actéon, Actéon, c'est peut-
être ce monsieur qui a des talons rouges et des mouches sur le nez,
Autonoêius heros.Ya , je t'aime autant que la chienne de madame
la princesse, autant que Pluton l'épagneul, et Phœhiis Daphnen,
et Gnossida Bacchus amai^it. Va, je t'aime avec ton chignon frisé,
avec tes plumes , tes agrémens de velours et tes diamans ; tu me
semblés nue, dans l'eau : perluitur solitâ Titania Ijmphâ. Est-ce
monsieur qui est Actéon? Ce n'est pas monsieur. Alors c'est moa
•iQG REVUE DE PARIS.
ami Diiperier, mon excellent ami, dont je corrige les vers : Pererî,
aonidum decus îmmortale sororum. Cet hexamètre est de Rapin.
Il n'est pas fort, Rapiii ou Rapînus. Comment! Endymion te suit
encore dans les myrtes? C'est un polisson. Monsieur l'exempt,
arrêtez donc ce jeune homme; je vous rendrai vos deux pintes. Ahl
ma Diane, Laton'ia proies , il y a des myrtes dans ma cellule ; il
y a des chaises, une table, un fameux pâté, du vin de Beaune,
mea gaudia, et même un lit. Vaurienne! Non sacros temnite fon-
tes. Nous y boirons, nous y mangerons, nous y causerons, nous
y rirons, nous y prierons, nous Mais j'étouffe! »
On emporta Sanleul iyre-mort a son couvent. Les danseuses
de l'Opéra venaient de remporter sur l'imagination du peuple leur
premier triomphe.
André Delrieu.
^•«■«•9«»<ta«»t«t»Q»ta»»»»«a» »•»»•«»«»»» «a«a»»»»«a9aa9«a«aB» •««•••*••«
LES BORDS DU RHONE.
M. DE SAINT-OLIVE.
Les touristes du monde élégant ont mis deux courses fort à la mode :
de Lyon à Marseille en descendant le Rhône par le bateau à vapeurj de
Mayence à Cologne, sur le Rhin.
A Lyon , on avait eu soin de nous pre'venir que la ^mpeiir, comme ils
disent, partait le lendemain avant le jour. Des A-^oyageurs en foule se diri-
geaient dune vers les quais du Rhône. A cinq heures les roues battirent
l'eau , le sillon de fume'c qui sortit noir et e'pais pour aller se poser sur la
ville encore endormie annonça que nous avions pris notre e'ian. Adieu ,
Lyon I Si vous n'avez pas une idée de ce qu'est une ville de charbon , de
brouillards et de teinturiers, venez à Lyon. Lyon est plus sale que Liver-
pool, plus sale que Birmingham , plus sale que les rues de la vieille cité
de Paris. Il est inconcevable qu'un homme qui n'est ni férandinier, ni ca-
DUt, ni industriel , puisse résider à Lyon.
Les passagers se subdivisent en plusieurs catégories: les commis-inar-
chands, véritables ubiquistes , inévitables sur les grands chemins, aux
tables d'hôte , partout oi!i la civilisation du calicot et de la quincaillerie
fait mine de vouloir camper. Les gens de fortune, de haute propriété ,
qui courent le monde pour le plaisir dédire un jour avec un enthousiasme
d'après-dîner : — J'ai été là.
Il existe une troisième classe de passagers. Elle se compose de malade»
aux joues maigres , et dont les pommettes sont faiblement colorées d'ua
^6S REVUE DE PARIS.
rouge pâle. Ceux-là vont mélancoliquement mourir à Montpellier ou à
Nice. Leurs amis , en les embrassant et en leur serrant la main à l'heure
du départ , ont eu le courage de leur souhaiter un prompt retour. Viennent
ensuite des artistes j ils sont peu nombreux. Ce sont les ve'ritables affame's
du pittoresque j et enfin des Anglais , qui , chaque année , comme des
bandes d'oiseaux voyageurs , à des époques fixes , vont s'abattre en Italie.
On rencontre quelquefois encore de ces visages mystérieux qui inspirent
une certaine terreur à l'imagination impressionnable des femmes. Lorsqu'on
interroge sa mémoire , on est presque toujours sûr de se rappeler confu-
sément qu'on a vu quelque cliose de semblable vaguant dans les lieux pu-
blics , ou assis sur les bancs de la police correctionnelle de Paris.
A mesure que nous avançons , la déclivité du lit du Rhône devient plus
sensible. La vitesse de notre marche est accrue par une voile d'artimon
qu'on vient de larguer. Elle s'enfle et s'arrondit sous la pression du vent.
Le spectacle de celte navigation captive les regards oisifs des populations
riveraines. Le paysan courbé vers la terre se redresse en s'appuyant sur sa
bêche j les petites filles qui chassaient des vaches devant elles s'arrêtent et
regardent immobiles; des femmes et des vieillards se mettent aux croisées,
des enfans accourent au bord de l'eau. Voilà leur opéra à eux, le voilà
qui passe comme la décoration de la Belle au bois donnant, que l' Aca-
démie-Royale déroule aux yeux de la civilisation [parisienne, après l'avoir
empruntée à la civilisation théâtrale de Londres.
Les bords du fleuve se modifient et changent. C'est la côte dauphinoise
qui commence. Vienne , avec ses grandes pièces de drap pendues au vent,
passe sur la rive gauche. Après la jonction de la Galaure , petit ruisseau
dont le cours pastoral vient se perdre dans le Rhône comme faisait un
conscrit campagnard dans le mouvement tumultueux de la grande armée ,
la campagne se fait plus riante et plus riche. Le vieux château des ducs
de Soubise , juché sur un roc escarpé , montre son front noir. Presque au
pied de ce roc est Tournon , qu'un pont suspendu lie à Tain , exotique
moyen de communication entre deux vieilles et routinières cités. Mais quel
est le bourg aujourd'hui riverain d'un fleuve qui ne voit avec orgueil fes-
tonner en l'air les chaînes d'un pont suspendu? Tandis que l'Indoustan ,
l'Amérique, la Suisse, l'Allemagne et la France disputent à l'Angleterre
l'honneur de cette découverte , savez-vous quelle rivale de gloire sir Sa-
muel Vare, ingénieur anglais, oppose à tous ces prétendans? C'est l'arai-
gnée. Quand cet insecte veut jeter un pont d'un arbre à l'autre , dit-il , il
REVUE DE PARIS. iCg
Se place sur le vent, roule une pelotte de son fil , et la lance avec force.
Le poids et le vent entraînent le flocon , qui , en s'eloigoant , se déroule et
va au liasard se fixer , par l'adhésion de sa substance gorameuse , sur une
brandie d'arbre opposée. L'araigne'e attaclie solidement l'autre extrémité
au point où elle est établie. Le fil en tombant , et selon les lois de la chaî-
nette , reste mince au sommet et devient de plus en plus fort en approchant
du point d'attache. C'est donc à cet inge'nieur ae'rien , qui n'a reçu de le-
çon que de son instinct , qu'il faut attribuer , selon sir Samuel , les pre-
mières idées du pont suspendu.
Le sol se tourmente, les eaux du fleuve sont plus vertes et plus
vitreuses j| les rives droites se he'rissent de montagnes j l'une d'elles , cou-
ronnée d'une petite chapelle , est la côte de l'Ermitage. Que les gourmets
tirent leur chapeau ! Le lit du fleuve devient plus e'troit encore , il s'en-
caisse. Des deux côle's on dirait des dunes marines j leur base seule est
cultivée, leurs flancs sont profondément crevassés par les orages; leur
sommet pelé est diapré par différentes sortes d'ocre , ici rouge , là jaune :
çk et là des saillies de basalte noir s'élèvent en formes capricieuses. La
teinte du jour s'assombrit j aucune percée, aucune éclaircie ne laisse péné-
trer l'air et la lumière au fond de ces paysages dont le caractère est si
se'vère.
Les voyageurs artistes, ou se croyant tels, ne pouvaient manquer de faire
éclater le sentiment d'admiration que l'aspect de cette nature leur inspi-
rait; ils le firent avec la chaleur et la véhémence de la vapeur emprison-
née qui sort par une soupape de sûreté.
Il y a quelque chose de factice dans l'engouement pour les effets pitto-
resques : aussi la continuité de ces mêmes accidens ne tarda pas à détendre
la fibre admiralive; elle mollit et cessa de vibrer sur le bateau : on tomba
dans l'engourdissement , on était ivre-mort de pittoresque. On avait loué
avec fureur d'abord, on eut l'air de méditer , on se tut ensuite; puis en-
fin il fallut chercher ailleurs une occupation aux esprits.
Les conversations acquirent plus d'intérêt.
Il est rare qu'on ne juge pas aux manières d'un étranger, à l'air de son
visage, et surtout à la première parole qu'on lui entend prononcer, du de-
gré de sympathie qu'on pourra rencontrer chez lui ; les passagers , en s'a-
bandonnant à cette loi instinctive , se divisèrent en plusieurs groupes.
Quelques discoureurs causent avec le docteur Truntz, habile phrénolo-
giste allemand; il intéresse par l'exposé de la science de Gall, par les ob-
270 REVUE DE PARIS.
servations que lui fournissent les passagers , et qu'il communique à l'o-
rellle de ceux qui l'entourent.
Après plusieurs commentaires , où la raillerie avait eu la part la plus
large :
■ — Je gagerais , dit-il en indiquant un homme qui se tenait assis à l'é-
cart, et qui ne s'était mêlé à aucun entretien , que voici le plus honnête
homme de France.
. Je l'ai présent à ma mémoire , comme si je l'eusse vu hier. Voiei
son signalement : Favoris noirs noués sous le menton en sous-pieds de
guêtres, bouche moyenne et bien garnie , teint basane j il avait une petite
cicatrice au-dessus de l'œil , il portait une redingote couleur bronze et un
chapeau de feutre gris. Je mentionne le tout , bien que cela n'ait aucun
rapport avec son signalement plirénologique.
Nous venions de passer devant Notre-Dame-de-la-Mure ; c'est un ha-
meau. Dans cet endroit, le lit du Rhône est creux j ses berges sont
hautes et sombres. L'ame se resserre comme le fleuve ', pas une hutte soli--
taire plantée sur un roc noir, pas un ai'bre ne vient jeter un sourire sur
toute cette nature désolée.
Une rumeur soudaine se fit entendre à l'avant du bateau : Sauvez-le!
sauvez-le! criait-on. Des voix de femmes avaient poussé des cris aigus.
Tous les voyageurs se précipitèrent à bâbord. Un passager venait de tom-
ber dans le Rhône. Je m'avançai , et je vis un homme se débattant dans
l'eau, et qui sombrait, malgré la lutte puissante qu'il opposait à la mort.
Sa peau était livide, son œil terne et dépoli. Personne ne bougeait. Tout
à coup la foule s'entr'ouvrit , et le voyageur au feutre gris, entraîné par
un élan spontané, se précipita dans le Rhône. Après quelques brassées, il
atteignit l'homme. D'une main herculéenne, il le soutint au-dessus de
l'eau jusqu'à ce qu'une chaloupe, qu'on détacha du bateau, pût arriver
à leur aide.
Quand il remonta à bord, il fut accueilli par un murmure d'approba-
tion. On l'entoura pour le féliciter sur son courage ; le phrénologiste dit :
Vous voyez bien que le système de Gall a raison.
Cet incident fournit un aliment vivace aux entretiens; la torpeur des
touristes en fut éveillée, et leur disposition admirative se trouva toute
prête à recommencer sur de nouveaux frais. Ce fut dans cette situation
d'esprit qu'ils virent venir les ruines de Roche-Morte ; elles se présentèrent
à eux comme ime apparition monumentale.
REVUE DE PARIS. Hï^l
Dans cette traînée de montagnes uniformes qui suivent le cours du
fleuve, il est un point élevé qui les domine toutes et qui lance contre le
ciel ses bizarres de'chiquetures. Debout, dans leur nudité', les arêtes de
ce pic , forme' d'un granit noir, se monti-ent comme le squelette de quelque
montagne d'un monde détruit j de là, sans doute, la dénomination carac-
téristique de Roclie-Morte , donnée à ce lieu , où jadis la féodalité s'était
bâti un chateau-fort.
Ce site passé , les causeries reprirent un cours animé j on s'occupa de
nouveau des acteurs de l'événement. Le Montliyon du drame se nommait
M. de Saint-Olive; le sauvé était un juif qui se rendait à Marseille. Que
ne le laissait-il noyer ! Un de nos passagers anglais promit de demander
pour M. de Saint-Olive une médaille au comité de Rojal hiimane
Society.
On les entourait encore lorsque nous passâmes devant Montélimart, la
patrie du nougat , l'une des écbelles de notre navigation fluviale , et où
BOUS prîmes plusieurs voyageurs; l'un d'eux était un petit monsieur
vêtu de noir. Il n'eut pas plus tôt mis le pied sur le pont, que ses yeux se
rencontrèrent avec ceux de M. de Saint-Olive; ils se regardèrent avec cet
air vague de deux personnes qui croient se rappeler qu'elles se sont vues
quelque part. Ils ne se saluèrent pas, mais peu s'en fallut. Cependant
M, de Saint-Olive ne se mcla plus dès ce moment aux conversations; il
devint triste et préoccupé. L'homme bienveillant s'isola de la société.
Le jour tombait , et une petite brume qui s'élevait de l'eau , en dessi-
nant de légères volutes , contribuait à rendre la clarté de ces dernières
heures moins transparente. Le capitaine annonça qu'il ne lui serait pas
possible d'aller au-delà du bourg Saint-Andéol , où il fallait se résigner
à coucher ; les voyageurs , qui , sur la foi des promesses du bureau de
Lyon , s'attendaient à descendre le même jour à Avignon , crurent devoir
se récrier et protester contre la décision du capitaine : mais celui-ci , ne
voulant pas compromettre la cargaison de son bateau , dont il est maître
après Dieu, comme vous savez , demeura inébranlable dans sa résolution.
Si j'en avais le temps , je vous dirais deux mots de ce capitaine. C'est
«n de ces visages d'homme que l'imagination du peintre jette parfois sur
la toile , dans quelque scène qui s'accomplit sur le sol de la Sicile ou de
la Grèce. Un visage aux traits corrects, au teint chaud : tel encore que les
romanciers les créent dans une description de fantaisie , pour réj)ondre
aux prédilections des femmes quand ils représentent un personnage aven-
^']'l
REVUE DE PARIS.
tureux cl hardi , appuyé nonchalamment sur la barre d'une goélette , les
cheveux flottans , le regard mélancolique , une moustache noire à la lèvre,
et autour du corps une large ceinture garnie de pistolets et de poignards.
Mais mon capitaine à moi , tout beau qu'il est , néglige évidemment son
visage et sa toilette j et il ne fallait pas moins que l'œil d'un observateur
pour aller dépister une étude sous la redingote étriquée , le pantalon à
courte jambe dont il était affublé , et ce chapeau aux larges bords qui lui
avalait la tête à ce pauvre capitaine. On n'eût jamais dit un marin d'eau
douce.
La brume s'était dissipée. Une petite pluie fine lui succéda , en sorte
que , lorsque le bateau s'arrêta à Saint-Andéol , l'état de l'atmosphère ai-
dait à augmenter le caractère général de tristesse répandu autour de nous.
La rivière , avec ses vagues toujours clapotantes , vient baigner une berge
sablonneuse où sont quelques maisons basses et solitaires. Un chemin bour-
beux et difficile conduit au bourg Saint-Andéol. L'homme au feutre gris
annonça au capitaine qu'il ne poursuivrait pas son voyage. Il fit enlever
ses bagages et partit presque furtivement. Quelques voyageurs voulurent
aller braver les chances de douze heures passées dans les auberges du bourg
Saint-Andéol; mais le plus grand nombre resta prudemment à bord. On
convertit la chambre principale en un salon où des tables de jeu et où la
conversation devaient tromper la longueur de la nuit.
Le docteur Truntz ne tarda pas à aborder son texte favori. Gall ,
Spurzheim , leurs disciples , leur doctrine et leurs écrits furent le champ
clos où chacun voulut se jeter pour rompre sa lance.
Le camp se divisa en deux partis : sectaires et opposans. Le docteur
Truntz fut le champion obligé des premiers; le petit M. de Montélimarl
se chargea de jouter avec lui.
— Je ne m'avancerai pas bien loin sur cette route inexplorée et si peu
sûre , dit-il d'une voix aigre de tribunal de première instance ; je deman-
derai seulement avec Abernethy si ces bosses disséminées sur la face et sur
la tête répondent à des dépressions intérieures qui puissent agir sur le cer-
veau. L'intérieur du crâne n'est-il pas lisse , quoique l'extérieur soit charge'
de protubérances qui doivent révéler de si profonds mystères. D'après cette
seule remarque , le docteur Barlow niait aussi formellement la réalité de
la science phrénologique. Permettez-moi d'imiter son exemple , ajouta-t-il
d'un air railleur; vous voulez nous donner des règles pour connaître le
caractère et les inclinations des hommes. Eh bien! moi , j'en ai une qui
REVUE DE PARIS. 2^3
ne me trompe jamais : je les juge par leurs actions. Cette manière me
semble plus sûre et plus juste. Qu'en pensez-vous, messieurs? dit-il en
s'adressant tout riant à l'auditoire.
Des applaudissemens accueillirent ces derniers mots. Le docteur Truntz
voulut répliquer, mais il ne trouva qu'une sympathie distraite. — Vous
niez l'e'vidence, re'pliqua-t-il; et ce matin encore, ici même, l'exactitude
des observations phrénologiques a e'te' de'montre'e d'une manière e'clatante.
Et il se mit triomphalement à rappeler les détails de l'e've'nement qui s'e'-
tait passe' , et à redire avec quelle justesse il avait conclu de l'organisation
crânioscopiqnc de l'homme au feutre gris à ses dispositions morales.
Quand il eut achevé' , on vit un sourire errer sur les lèvres pince'es de
son interlocuteur. Il eut l'air d'un homme qui veut faire nue re've'lation et
qui hésite. — Il m'en coûte vraiment de détruire vos illusions, dit-il enfin j
mais cet homme bienveillant dont vous parlez , que votre phre'nologie a si
bien devine' , est tout simplement... voyons... Eymard , Pierre-Etienne de
Saint-Olive , dit Durand Guidai , dit comte de Ste'phanos , etc. , etc., con-
damne' le 9 novembre 1 850 à dix ans de ti-avaux force's, par la cour d'assises
de Paris , et , autant que je puis croire , un forçat e'vade'. Nous nous sommes
TUS ailleurs, pouisuivit-il, car entre lui et moi l'ordre social avait e'tabli le
rapport du juge à l'accuse'. C'est ce faux comte de Ste'phanos qui fut con-
vaincu d'avoir volé , pendant une représentation à l'Opéra , les bijoux Cj
l'argent d'une danseuse, laquelle vivait depuis peu de temps sous sa pro-
tection. Vous entendez, docteur? Et il continua à lui marteler son récit
précis comme un verbal de greffier. Plusieurs autres chefs d'accusation
pesaient sur lui , et les débats en démontrèrent la réalité. Cet homme est
même une célébrité. Son génie, intarissable en ruses, fait de lui un protée
de geôle et de bagne. Quelle que soit la surveillance active à laquelle on
le soumette, il trouve les moyens d'y échapper. Comme on le conduisait
au bagne, il s'évada le 7 mars 1851 sur la route de Fontainebleau j repris
presque aussitôt, il s'évada le 25 décembre même année. Le 15 jan-
vier 1 852 il fut repris • il parvint à quitter le bagne le 50 avril suivant.
Il a été repris derechef à Montpellier il n'y a pas long-temps , et sa ren-
contre ici m'annonce que pour la cinquième fois peut-être il a mis en dé-
faut les garde-chiourmes et les hautes murailles de Toulon.
. Le docteur était attéré. — Qui sait maintenant ce qui lui reste de temps
a jouir de sa liberté? Où va-t-il? dans quel lieu écarté ira-t-ii porter
274 REVUE DE PARIS.
cette dangereuse destine'e ? Personne sans doute ne peut le dire , pas plus
un plire'nologiste que moi.
Cette courte narration laissa une douloureuse impression sur les audi-
teurs. Les hommes ne se complaisent pas dans la contemplation des tontes
de l'humanité' : ils aiment mieux s'arrêter sur les faits qui la rehaussent;
au moins dans ce sentiment il leur revient indirectement une part d'es-
time. 11 ne fut plus question de phre'nologie à bord du bateau.
Cependant, le lendemain matin , à l'heure oià nous reprenions le cours
de notre voyage , cette impression de tristesse s'e'tait efface'e sans laisser
aucune trace de son passage. Personne ne pensait plus à M. de Saint-Olive;
Ce n'e'tait pas la peine.
Nous approchions d'un pays où le sol , en s' aplanissant , se de'pouiile
de ses allures sauvages, pour se parer des grâces d'une composition plxis
cbampêtre. Le pont Saint-Esprit s'offrait à nous , barrant de sa longue
cLaîne d'arches le cours du Rhône qui méandre à travers une plaine cou-
pée à compartimens par des plantations de vignes , de saules et d'arbres
fruitiers dont l'entrecroisement épuise et mêle toutes les de'gradations pos-
sibles du vert. Cet horizon , à l'est, est ferme' par un mélange confus de
montagnes et de pics de'tache's, sur lesquels plane la cime neigeuse du mont
Ventoux , première sentinelle avance'e des Alpes françaises.
Au passage du pont , le spectacle le plus e'trangement beau nous est
réserve'. Sept à huit zones de collines blanchies par une brume matinale ,
et dont les lignes placées sur divers plans se croisaient irrégulièrement,
reproduisaient l'aspect d'un vaste océan avec une étonnante illusion} mais
ce qui donnait à ce tableau sa physionomie intraduisible , ce fut le globe
rouge du soleil levant qui parut être posé siu- son axe inférieur au point
culminant delà plus reculée de ces montagnes, semblable à une solennelle
bostie offerte par Dieu à la communion de l'homme.
Le pont Saint-Esprit est une limite placée entre le nord de la France
et le midi. En deçà, un ciel souvent nuageux et grisj au-delà une cou-
pole profonde limpide et bleue. La poésie de cette transition rappelle sans
complaisance d'imagination ces tableaux où une pensée païenne a repré-
senté l'Aurore laissant tomber ses fleurs et soulevant le voile de la Nuit.
Le jour se lève et éclaire la moitié du tableau , tandis que l'autre partie
est encore ensevelie dans les ténèbres. Nous sommes sur les bords du voile.
Mais c'est surtout aux approches d'Avignon que la différence de ces deux
REVUE DE PARIS. Zj5
natures est le plus tranché. On éprouve là une impression dont je veur
parler.
Après l'uniformité de ces longues croupes stériles qui couvrent le pays
qu'on a parcouru , après cette continuité de chênes , de bouleaux , de
saules et de peupliers avec lesquels le voyageur hyperboréen est si bien
familiarisé, il découvre tout à coup de petits vallons peuplés d'arbres
d'un vert pâle , à la configuration et aux feuilles insolites. S'il voyage
l'hiver, et qu'il ait laissé derrière lui la campagne défeuillée et nue, la
sève des plantes encore emprisonnée dans leurs frêles vaisseaux par les
vents glacés , surpris à cette vue qui lui rappelle le printemps qu'il ne
comptait revoir de sitôt , il demande quels sont ces arbres inconnus... Des
olltviers !... Et ce nom , auquel il ne pensait pas , résonne suavement à son
oreille et éveille en lui de poétiques et grecques émotions.
Ici nous pénétrons sur un sol fécond en "paysages. Celui dont Avignon
fait partie est surtout riche par les associations d'idées et de souvenirs qu'il
comprend. La vieille cité des papes est assise sur la rive gauche du Rhône,
avec la moitié de son pont brisé, avec sa gracieuse ceinture de murailles
crénelées et leur teinte feuille morte, sur lesquelles de vastes alléesjfttent
une dentelle d'ombre et de lumière. Vis-à-vis , de l'autre côté du fleuve ,
sont les restes du fort Saint- André, naguère la citadelle la plus avancée
des frontières de France. Partout , au milieu de ces paysages, des ruines
se mêlent aux riantes productions de la nature champêtre. Sur le front
délabré de quelques-unes, on déchiffre Rome païenne j les autres laissent
apercevoir plus lisibles les millésimes du moyen âge : elles sont là pour
attester le triomphe de la nature sur les puissances humaines de toutes les
époques.
D'Avignon à Bcaucaire , un archipel d'îles , couvertes d'aubes aux
feuilles blanches, surgissent et contrarient le cours du Rhône. Des vigères
élevées et touffues annoncent les grèves de la Durance j mais au-delà de ce
confluent, le visage du pays change encore d'expression. Le site est ceint
de tous côtés par les montagnes capricieusement découpées de Barbantane,
de Luberin et des Alpines. C'est ainsi accompagné que le Rhône arrive
jusqu'à Beaucaire , et vient baigner les rochers aigus sur lesquels est bâti
la vieille tour de Tarascon j là son lit s'élargit, et, beau comme un lac,
il pénètre ensuite au cœur des plaines de la Provence , dans celte cxtre'-
mité reculée dont le calme est si rarement violé par le voyageur qui ne
l'^G REVUE DE PARIS.
sait que la routine des itinéraires et des chemins directs. On a surnommé
ce recoin l'Elysée du Rhône.
Les rares voyageurs qui n'e'taient pas descendus à Avignon quittèrent
ici le l^àteau. Le juif, qui , la veille , avait si miraculeusement e'chappe' à
la mort, se dirigea vers Tarascon. La vue de cet homme m'inspirait un
de'goût inexplicable; il produisait l'effet du serpent j et maigre' la singu-
lière de'convenue du docteur Truntz , je regrettai qu'il ne fût pas encore là
près de moi pour le faire lire sur le crâne aigu de cet homme.
Je fus le seul , je crois , à poursuivre jusqu'à la ville d'Arles. Se dou-
terait-on que ce fut là une sœur cadette de Gonstantinople qui , selon l'ex-
pression du poète Me'ry , dort maintenant oublie'e d'un sommeil si profond,
assise dans son delta solitaii'e ! Mais après une exploration de trois mois à
travers cette terre de rêve et de mélancoliques me'ditations , terre sillonne'e
de canaux , de ruines antiques , de ravins , de coteaux et de marais , je re-
montai le Rhône précisément à l'e'poque de la foire de Beaucaire.
Au silence et à l'abandon de ces bords , la vie la plus bruyante avait
succe'de'. Beaucaire est un entrepôt où viennent se montrer les produits les
plus varie's de l'industrie manufacturière. C'est un riche et vaste bazar ,
où toutes les rues , pavoise'es d'enseignes bleues , jaunes et rouges , pre'-
sentent un ve'ritable coup d'œil de perspective sce'nique. Ce bazar n'a pas
seulement la ville pour limites, il s'e'tend encore sous de belles alle'es
d'ormes touffus , plante's près du Rhône , et dont les longues racines se de'-
sa Itèrent dans l'eau du fleuve.
La population , qui en temps ordinaire ne va pas à dix mille âmes , s'e-
lève à plus de deux cent mille quand le marche' approche de son terme.
Il est aisé de comprendre qu'une semblable agglome'ration d'e'trangers ,
de curieux et de marchands recèle plus d'une existence illicite. Là, plus
d'un de ces êtres qui se sont rais en état d'hostilité' violente avec l'ordre
social viennent chercher un the'àtre approprié à leur vocation. Beaucaire
est en même temps pour eux un Eldorado et un asile inextricable.
On s'y entretenait beaucoup des hauts faits d'un galérien qui exploitait
la foire avec une inconcevable audace , et qui jusque-là avait mis toute la
police en défaut. Et cependant mouches et limiers , agens ostensibles et agens
secrets, gendarmerie et troupe de ligne , tout cela était en quête, tout cela
battait le pays nuit et jour.
Le 28 juillet 1834- je me trouvais dans les salons de la préfecture. On
sait que le préfet du Gard reçoit chaque année une commission spéciale
REVUE DE PARIS. 277
pour se rendie à Beaucaire, et que là son rôle se lëduit à peu près à celui
d'un somptueux, maître de maison qui tient table ouverte. Autant que je
puis me le rappeler, il y avait peu de monde. Le secrétaire du pre'fet entra
et vint lui dire à voix basse qu'un liomme était dans la cour qui proposait
de faire arrêter celui qui se de'robait si subtilement aux investigations de
la police. Il demandait surtout quel salaire lui serait accorde' pour sa peine.
— Faites appeler le commissaire central de police , dit le pre'fet , et
promettez à cet homme 100 francs s'il mérite quelque confiance. C'est le
tarif.
Je m'étais avancé , sur ces entrefaites, vers les croisées restées ouvertes ,
et je tressaillis d'une subite horreur en reconnaissant le juif du bateau. Cet
homme, nous apprit-on, vivait de délations. C'était son seul métier. II
l'exerçait à Leipsick, à Sinigaglia , à Beaucaire, les trois grandes foires
de l'Europe, où il se rendait tous les ans avec la ponctualité d'un négociant
de rouenneries. Sa tactique consistait à aborder tout individu qui lui pa-
raissait suspect. Il feignait de vouloir acheter des marchandises à bas prix,
€t demandait qu'on lui en procurât. A la faveur de son accent germanique
et de ce caractère physionomonique qui fait qu'on reconnaît un juif à pre-
mière vue , il ne tardait pas à gagner la confiance de ceux qu'il voulait
vendre. Quand il lenait leur secret , quand ils ne pouvaient plus lui échap-
per, alors , joyeux et empressé , il allait à la police , et moyennant prime
il lui livrait le camarade ou l'ami avec lequel il avait trinqué peu d'heures
auparavant.
Après quelques courtes explications , la vieille science policière du com-
missaire Vigier dressa «on plan d'attaque. U étendit sur toute cette affaire
encore mystérieuse les fils d'un vaste réseau dans lequel il fallait néces-
sairement que l'homme dont il était question vînt tomber , ou que le déla-
teur lui-même restât enlacé. Mais le rusé Israélite était sûr de son fait,
ses renseignemens étaient précis , et si bien que le lendemain la police de
Beaucaire avait enfin en son pouvoir le célèbre Eyraard , Pierre Etienne ,
dit Etienne , comte de Sléphanos , dit Durand, Guidai, de Saint-Olive,
né dans l'Hérault, à Saint-André de Gignac.
Il fut placé au milieu d'une forte escouade de gendarmes et de soldats j
puis on donna l'ordre de le conduire à la vieille tour de Tarascon.
C'était bien le même que j'avais vu et dont j'avais entendu raconter
l'histoire sur la bateau à vapeur. C'était le sauveur du juif , c'était l'homme
bienveillant du docteur Truntz.
2n8 REVUE DE PARIS.
— Très-bien, très-bien, avait-U dit avec un accent de rage concentrée
quand il s'était vu pris au piège. Je m'y attendais. Je l'ai sauvé le scélé-
rat, et il m'a vendu!
Comme l'escorte passait près de moi , je pensai naturellement au docteur
Truntz et au petit juge de Montélimart. S'ils se fussent trouvés là tous
deux , l'anti-gallisle n'aurait pas manqué de dire avec son air sardomciuc :
— Eh bien ! docteur, et la phrénologle?...
Eugène Chapus.
«♦«•«ai»»a«a»8»»— »a«g«a»a»a**** »»»»»*» »*»»g«s»a«s«B»a»a»o«8t»»w** »*♦»»•»•
CHATTERTON ET LE MOINE ROWLÉY.
§ II. — LE MOINE BOWLEY.
Dans notre premier article , nous nous sommes proposé moins d'appré-
cier le talent et le génie littéraire de Chatterton que de mettre en relief son
caractère moral j de saisir les secrets de cette ame indomptable, qui, bal-
lottée entre le scepticisme , la misère et la soif de la gloire , prit les
armes contre le monde, suivant l'expression de Hamlet, et en sortit.
Les ouvrages du jeune poète, encore assez rares en France, sont surtout
fort difficiles à lire et à bien comprendre. On ne connaît guère sa vie que
par des biographies sèches et tronquées, véritables squelettes d'histoire
littéraire. Enfin il était à craindre que le public , séduit par le succès mé-
rité du beau drame de M. de Vigny, ne prît pour un tableau fidèle de la
vie de Chatterton ce qui n'est que l'œuvre admirable d'un artiste français.
ÏSous nous occuperons aujourd'hui des ouvrages du vieux style de Chat-
terton, ouvrages singuliers et bizarres s'il en fut jamais. jN'eût-il com-
posé que les poésies modernes, dont nous avons essayé de donner (,uclqucs
traductions , il faudrait reconnaître dans le petit clerc de Bristol un garçon
de beaucoup d'esprit et d'un génie bien plus avancé que son âge. Mais
l'histoire littéraire de presque tous les peuples aurait pu citer de nombreux
émules d'un pareil prodige. Dans la sphère de l'imagination , comme dans
les choses positives , chaque nation a vu briller au milieu d'elle des in-
telligences de l'espèce de celle d'Alexis Clairaut , le plus grand géomètre
de la France après Pascal; un beau matin, on exhaussa sur un fauteuil
ce mathématicien de onze ans, et les anciens de l'Académie des sciences
a80 REVUE DE PARIS.
écoutèrent un mëiuoiie sur quatre courbes iranscendaiilcs qu'il avait dé-
couvertes.
Les faits qui concernent la première apparition des vieux poèmes de
Chatterton sont extrêmement simples , quoique bien dignes de son aventu-
reuse imagination. Nous avons vu que le jeune poète passa son temps , de
juillet 17G7 jusqu'en avril 1770 , courbe sur les bureaux d'un procureur
de Bristol , vivant au milieu des paperasses , faisant les courses de l'étude ,
copiant des précédens , et se délassant par ses rêves d'ambition, par quel-
ques vers sceptiques ou amoureux , et ses promenades du dimanche dans
la campagne des environs. Il est facile de croire qu'un pareil métier de-
vait peu sourire à une ame comme la sienne. Aussi le petit clerc re'solut à
tout prix d'occuper la renommée (^). Depuis long-temps on travaillait à
Bristol à construire un nouveau pont, qui devait remplacer l'ancien pont
ruine'. Le monument fut inaugure' en octobre 1 768. Aussitôt il parut dans
le Bristol Journal, publie par l'imprimeur Farley, une description de'-
laille'e du cérémonial d'ouverture du vieux pont , description empruntée à
un très-ancien manuscrit, et signe'e Dunhelmus Bristoliensis . Cette exhu-
mation produisit un e'tonnement général par la naïve solennité des détâils|,
€t surtout à cause du style antique et inouï. On fit des recherches , on alla
de toutes parts questionner l'imprimeur, qui d'abord ne put dire d'où lui
venait cet nrticle. Enfin , informations prises , Farley découvrit que ce mor-
ceau avait été apporté chez lui par un jeune garçon d'environ quinze à seize
ans, nommé Thomas Chatterton; celui-ci déclara qu'il le tenait d'un
monsieur aux ordres duquel il s'était mis pour copier de vieux parche-
mins j ensuite, se ravisant, le jeune garçon affirma que son père avait trouvé
cette description , ainsi que beaucoup d'autres ouvrages , prose et vers ,
dans le coffre d'une chapelle d'une église de Bristol. Cette dernière va-
riante fut définitivement adoptée par Chatterton. Or voici l'histoii'e de ce
vieux coffre , que l'imagination du jeune et ambitieux petit clerc rem-
plit de trésors inconnus , et qui devint l'objet d'une véritable mystification
(') Ce sentiment fut toujours si fort chez lui que , dès sa première enfance , il se
berçait des idées d'une gloire gigantesque. Sa sœur, M"* Newton , racontait à Croft,
l'un de ses biographes , l'anecdote suivante. Un jour un faïencier qui ligurait parmi
les amis de la famille voulut lui faire cadeau d'un service de table , et s'avisa de de-
mander en riant au petit Tom quelle devise il y fallait mettre. « Vous y mettrez , ré-
pliqua l'enfant , un ango avec une trompette pour annoncer partout comment je me
nomme. »
niiVUE l)E PARIS. 281
pour tant de savans critiques anglais. Du temps où de riches pécheurs
laissaient des terres ou des rentes aux églises et monastères pour sauver
leur arae , il était d'usage que le cierge conservât soigneusement les titres
de ces donations pies; de pins, chaque donateur avait les honneurs d'un
coffre à part , décore d'une inscription proposant les vertus du défunt à
l'imitation des fidèles. Au-dessus du portail nord de l'église de Redcliffe,
à Bristol , bâtie ou restaurée sous Edouard IV, reposaient dans un sombre
chartrier six coffres vermoulus , dont le plus remarquable s'appelait , en
vieux anglais , M. Can/nge^s cofre. C'était un marchand de Bristol ,
qui avait notablement contribue' à reparer l'édifice saint. Cette ve'ne'ra-
ble malle e'tait garnie de six serrures diffe'rentes , dont les six clefs furent
confiées solennellement au maire de la ville , aux marguilliers , aux
pi'êtres et autres dignitaires. Mais les années une fois e'coule'es , les messes
pour M. Canynge dites et accomplies^ les renies prescrites et con-
fondues avec le domaine de l'église, on oublia le coffre et le dona-
teur , et , qui pis est, on perdit les six clefs. Long -temps après , c'est-à-
dire en 1727, plusieurs membres scrupuleux de la corporation de Bristol
et inspecteurs de la sacristie , parcourant un jour le chartrier , se pri-
rent d'envie de regarder dans les coffres : on appela un serrurier qui , en
présence du notaire ecclésiastique, força les six serrures j mais on n'y
trouva que quelques titres de propriété sans valeur aucune; le résultat le
plus clair de l'enquête fut que les coffres restèrent ouverts , à la merci de tout
venant. La famille Chatterton exerçait , de père en fils, depuis plus de cent
cinquante ans , une profession qui nous semble bizarre , mais qui est une fonc-
tion officielle et assez lucrative dans les cathédrales anglaises : c'était celle
de fossoyeur (sexton), alors confiée à Jean Chatterton, oncle du père du
jeune poète. Chaltertonle père, voyant le vénérable coffre de M. Canynge
au pillage, et étant lui-même pauvre maître d'école , déménagea de temps à
autre de fortes liasses de parchemins pour relier des bibles et des grammaires
croyant sans doute que l'usage sanctifierait l'action. Après sa mort , qui sur-
vint en 1 752, trois mois avant la naissance de son fils , sa veuve se garda bien
de restituer le restant des parchemins et les conserva dans un coin de saché-
live demeure. Tantôt partie de ces débris allait chez l'épicier du voisinage,
tantôt M™" Chatterton les appliquait aux besoins de ses achats et de sa cui-
sine. En un mot , le jeune Chatterton eut sans cesse sous les yeux , dès sa
plus tendre enfance , ce tas de vieux titres , rongés par la poussière et les
vers], et chargés de caractères gothiques. On comprendra à (jucl point
■282 REVUE DE PARIS.
ce mystérieux spectacle dut exciter sa jeune et puissante imagina-
tion.
Ce fut alors qu'il conçut et réalisa l'entreprise singulièrement originale
de de'coiiper certains blancs de ces vieux titres, d'imiter tant bien que
mal leur écriture , et de les couvrir de morceaux descriptifs , et surtout de
poésies qu'il donna comme l'œuvre du digne maistre Canynge , de sir
Tliybbot Gorges, des bons prêtres John Iscam, Jean, religieux de
saint Augustin , enfin de Thomas Rowley , d'abord moine et ensuite prê-
tre. L'enthousiasme du petit clerc , lorsqu'il vit s'ouvrir devant lui cette
source de gloire et de profit , fut tel qu'il dit à sa mère qui ne pouvait
comprendre sa joie : « Enfin , j'ai trouve' un vrai tre'sor. » Fort peu de
temps après , il composa le cérémonial du vieux pont de Bristol , et une
longue ballade , le Bristow tragedy , l'une des plus naïves et des plus
touchantes de ses compositions j c'est à vrai dire la seule qui soit bien popu-
laire chez les Anglais, puisqu'elle est admise dans leurs anthologies, et
Elégant Extracts, livres e'crits avec des ciseaux, et dont la consomma-
tion est prodigieuse dans leur pays. La curiosité' qu'excita une pa-
reille trouvaille valut à Chatterton la connaissance et l'amitié du
chirurgien William Barrelt et du ferblantier George Catcott, dont nous
^vons déjà parlé. Ce fut au chirurgien qu'il remit à diverses reprises plu-
sieurs fragmens de vieux poèmes , écrits sur parchemin , bien barbouillés
et bien illisibles , reliques supposées du coffre de maistre Canynge. Mal-
heureusement pour l'existence poétique de ces écrivains du'quinzième siècle
on s'est assuré sur les fragmens mêmes, dont l'un a été gravé en fac-similé
dans les éditions de Tyrwhitt et de Milles , que l'écriture n'est nullement
celle du temps , que certains chiffres arabes sont tout-à-fait modernes , et
évidemment de la main du petit clerc ; enfin , dans l'espèce d'instruction
archéologique à laquelle cette controverse donna lieu, Malone découvrit ce
fait redoutable , que le plus grand morceau d'écriture présenté par Chat-
terton, s'adaptait parfaitement , en hauteur et en diamètre, aux blancs qui
terminent constamment les vieux reçus de rentes du chartrier de Redcliffe.
Quoi qu'il en soit du fond de cette curieuse dispute, dont nous dirons
quelques mots plus bas, il est bien certain que la grande majorité des
vieux poèmes de Chatterton furent en partie donnés et en partie vendus
par lui-même à ses amis Catcott et Barrett , qui les livrèrent plus tard à
Thomas Tyrwhitt, éditeur de la première édition : Londres, 17TT; in-8°.
L'ordre chronologique de ces poésies est impossible à découvrir avec pre'-
REVUE DE PARIS. ' 28^
cisioB y seulement , il est hors de doute que toutes furent produites par
Chatterton , alors qu'il était petit clerc chez maître Lambert , depuis oc-
tobre 1768 jusqu'en avril 1770. Toutes furent écrites à Bristol , hormis
la dernière, et la meilleure peut-être , la Ballade de la Ckarilé, qu'il
paraît avoir compose'e à Londres , en juillet 1770, et qui précéda ainsi
d'un mois sa fin tragique.
Avant de parcourir la série des vieux poèmes de Chatterton et d'y puiser
des exemples de cette versification si vigoureuse et presque toujours si obscure,
je demande la permission de faire ressortir , surtout ici , les tribulations de
l'ingrat et sacrile'ge me'tier de traducteur. Ces poèmes sont difficiles à lire,
même pour les Anglais , et beauccup de ses compatriotes s'en fient , à cet
égard, sur sa renomme'e. On y trouve partout une singulière affectation
d'anciennes tournures , une profusion de mots inconnus , non-seulement
aux auteurs modernes , mais qu'on ne retrouve même pas chez les contem-
porains de Shakspearc; la plus ample des éditions du Dictionnaire de John-
son ne suffit pas pour les déchiffrer j il faut avoir recours aux glossaires des
ouvrages de Chaucer , en les joignant à ceux que Chatterton lui-même a ajou-
te's à ces compositions , et sans lesquels elles resteraient pour nous le plus in-
compreTiensible |des grimoires. Ce qui redouble la difficulté, c'est que le pe-
tit clerc ne se gênait pas pour inventer des mots entièrement nouveaux, s'il
croyait en avoir besoin. On se trouve en pre'sence d'un me'lange de mots
saxons, d'expressions celtiques et d'e'pithètes normandes; et le plus sou-
vent , sous ce déguisement, on trouve, en creusant bien , une phrase toute
moderne. Le style de Rabelais ne peut donner aucune idée du style de
Chatterton; outre que ce sont des genres extrêmement diffcrens, nos an-
ciens fabliaux sont beaucoup plus intelligibles ; il faut remonter jus-
qu'aux vastes poèmes normands de Wace, le roman du fum.v ou le Brut
d'Angleterre , vers A. D. 1 1 70 , pour rencontrer pareille obscurité. Quant
aux poèmes français de Jean Gowcr, sorte de ménestrel anglo-normand
de la cour d'Edouard III, ceux que j'ai vus sont bien plus faciles que les
vers de Chatterton et de son Pseudo-Rowley; et cependant Gower, qui
mourut A. D. 1402 , eût été d'un demi -siècle antérieur à Rowley.
L'orthographe n'est pas moins étrange que le reste; c'est donc une étude
fort ardue que de le comprendre; et quand on a bravé pareil labeur, si l'on
veut essayer de rendre en style ordinaire ce qui a tant coilté à lire , alors,
pour récompense , il est clair qu'on ne peut produire qu'une copie pâle et
méconnaissable, d'où la grâce naïve et le parfum antique se sont entière-
284 REVUE DE PARIS.
ment évapores. Je devais faire toutes ces réserves avant de me lancer en pa-
reille besogne.
Parmi les premières productions de Chatterton figurent d'abord trois
églogues; elles furent par lui remises à M. Catcott, très-bien copiées sur
un petit registre in-^ , ainsi qu'un fragment de la tragédie de Goddwyn;
le tout décoré de ce titre : « Églogues et autres poèmes, par Thomas Row'
ley, avec un glossaire et des notes par Thomas Chatterton. » Le petit
clerc appela ses premiers poèmes], églogues , et il aurait pu leur donner
tout autre nom. Ils n'ont rien de la fadeur rosée du genre; au contraire
ses Mélibées et ses Amaryllis sont des guerriers combattant les Sarrasins à
grands coups de lance, ou des femmes anglaises, pleurant sur les cendres des
guerres civiles. La première est une touchante description de l'état mal-
heureux des campagnes anglaises, pendant les ravages des guerres civiles
des Deux Roses. Deux paysans se racontent leurs peines ; on a trouvé,
dans ce cadre, quelque analogie avec la première églogue de Virgile 5
le début est plein d'énergie.
Lorsque l'Angleterre, se débattant encore sous ses mortelles blessures ,
De son sein meurtri arracha la chaîne des tyrans ,
Elle vit ses valeureux fils tomber autour d'elle
(Puissante fut leur mort, carThonneur les guidait au^combat).
Alors dans une vallée, lorsque le soir étalait son manteau grisâtre.
Deux bergers solitaires vinrent cacher leurs terreurs •
Au seul son de la feuille bruissante leur cœur pâlit.
Elles cris de la chouette se mêlent auxaccens de leurs plaintes ('). »
« Ah ! ne me parle point ; tous ces maux sont les miens •
Je pourrais te dire une histoire que Satan lui-même raconterait.
Adieu nos douces fleurs , nos prairies verdoyantes, nos belles forêts.
Nos bocages qui entouraient la cellule de l'ermite ,
Notre gaie musique qui se répétait dans le vallon ,
Notre danse joyeuse dans les cours de l'hôtellerie j
Adieu toutes nos chansons et tout notre bonheur,
Adieu jusqu'à l'ombre même du plaisir.
Des soins cuisans sont venus fondre sur nos têtes.
Et point de saint propice pour écarter nos maux renaissans. »
(') Voici ces quatre derniers vers :
Thanne inné a dael, Lie eve's dark surcote graie,
Twayne lonelie . shepstenes dyd abrodden (lie,
The roystlyng liff tloth tlieyr whytte hartes affraie
r And wyihe the owlctle tremyblcd and djd crie.
KKVUE DE PAlUS. iHj
La seconde églogue de Rowley est d'un ton plus e'ievë. C'est un cliant
plein de grâce et de vigueur sur les exploits de Richard en Terre -Sainte.
Un refrain touchant et simple termine chaque strophe : « Esprits des bien-
heureux , chantait le pieux Nigcl , entourez de votre protection sainte la
tète de mon père. » Cette pièce offre un intérêt particulier dans la vie lit-
téraire de Chatterton, parce qu'il la choisit pour l'adressera Horace Wal-
pole , en lui promettant beaucoup d'autres découvertes analogues. Il pa-
raît que Walpoîe, qui venait un peu imprudemment de s'afficher comme
parrain d'Ossian en la personne de son restaurateur Macpherson , crai-
gnit fort de se mettre une nouvelle émeute littéraire sur les bras. Il
répondit froidement au petit clerc, que l'ancienneté de ces poèmes lui
paraissait fort douteuse, qu'il n'avait aucun moyen de lui servir de pa-
tron , et qu'il lui conseillait fort de suivre sa carrière de procureur, comme
la plus sûre et la mieux faite pour le faire vivre de'cemmcnt : tout ceci
pouvait être vrai , mais de cette vérité' prosaïque et procédurière le jeune
Chatterton ne pouvait s'accommoder. Aussi re'p!iqua-t-il à Walpole une
missive fort vive et même insolente, à la suite de laquelle le chevalier lui
renvoya ses œuvres tout simplement sans un mot d'ecxit. Voici comment
ce triste protecteur d'un si pre'coce génie s'est justifie : « Mon cœur , dit-
il dans sa lettre cà l'un des éditeurs de Chatterton , ne me reproche aucun
mauvais procédé envers lui. Je lui avais écrit une réponse, pour lui re-
procher son injustice à mon égard, et pour lui renouveler mes bons avis;
mais je me ravisai , par l'idée que peut-être il aurait l'absurdité d'impri-
mer ma lettre; je la jetai au feu; et faisant un paquet et de ses poèmes
et de ses lettres, je lui renvoyai le tout, sans prendre copie de rien, ce
dont je suis maintenant trcs-fàché. Depuis ce temps, je n'en ai plus en-
tendu parler. » On jugera si ce plaidoyer disculpe entièrement celui dont
M™* du Deffant a tant vanté la générosité et le bon cœur. Ce qui n'est
que trop certain , c'est que Walpole eut le malheur de laisser échapper
l'occasion de sauver un jeune et rare génie de la misère et de la mort. Re-
venons aux poèmes de Rowley; voici la fin du chant du roi Richard :
<i !.a bataille est g.ignée : le roi Hichnrd est seul maiirr.
La bannière dWnj^k'tiTrc brille sur le ciel a/nrc.
Toute Tarmée est remplie d'iuie joie pure ,
Et chacun en porte le signe sur le front.
lis reviennent en leur patrie qui les remerricra.
()\\v de bras amourenv vont s'ouvrir ! Que de fêles pour cu\ !
9.8() HKVUK DE PAHIS.
La trace des fatigues ne se lit plus dans leurs veux ,
Et tout souvenir des périls passés sest évanoui. »
<( Esprits des bienheureux , et vous tous les saints du ciel ,
Versez de pareilles joies sur la tête de mon père (') ! »
« Ainsi parla Nigel, lorsqu'au loin sur la mer lileuâtre ,
Une voile gonilée apparut tout à coup à ses regards.
ï*rompt comme son désir, il sViance vers la plage.
Et trouve son père , qui descend vers lui du haut des vagues.
Ah ! que les hommes qui pos>èdent une ame damour
Se représentent ce qu'ils durent éprouver en se revoyant (*) !
Ce dernier trait surtout me paraît d'une grande beauté'. Également
simple, fort et touchant, il a quelque cliose de la grandeur et de la pureté
antique. Je ne dirai rien de l'Eglogue III , parce qu'elle paraît avoir e'te'
inspire'e par une pensée philosophique que le jeune poète n'a point suivie
jusqu'au bout. Le poème à! Elinoiire and Juga mérite davantage de nous
arrêter. Il fut aussi soumis à la froide appréciation de Walpole, qui y re-
connut avec justesse «une pastorale moderne parsemée de mots anciens. »
On la considère généralement comme une des meilleurs compositions de
Chatterton, et plusieurs auteurs y ont vu la plus pathétique complainte de
la langue anglaise. C'est encore un tableau des guerres civiles d'York et
de Lancastre, où le petit clerc met en scène deux jeunes filles pleurant la
mort de leurs amans moissonnés dans les combats. Citons deux strophes
absolument intraduisibles , mais fort célèbres , et essayons de donner une
faible idée d'une imagination si puissante à varier les images de la dou-
leur :
« Sœurs par le chagrin , sur ces gazons paisemés de fleurs ,
Mais où la mélancolie habile, laissons couler nos larmes.
Nous ne craindrons ni la rosée du matin , ni les vapeurs du soir ,
Nous serons comme des chênes mourans qui entrelacent leurs rameaux ,
(') L'original peut seul donner une idée de la pieuse solennité de ce vœu j seule-
ment rien de plus obscur que cette versification , où tous les mois montrent l'or-
thographe la plus tourmentée.
Sprytes of the bleste , aad ewerych seyncte ydedde,
Poure owte your plea.saunce onn mie fadres hedde.
(>) Lette tliyssen menne . wlio having sprite oî ioove ,
Bethyncke untoe hemselves how mote fhe moetyngc proo^e.
REVUE DE PARIS. 287
Comme des lieux en ruines où n'éclate plus la voix du plaisir ,
Dont l'aspect sinistre évoque mille faniônies.
Et où veille seul le noir corbeau , dont les cris annoncent une mort . »
ELiXOUBE.
<i Jamais ici les sons de la musette ne salueront le lever du jour ,
La danse du ménestrel , k's bons repas et les jeux du village.
Jamais on n'entendra le bon palefroi , ni le cor,
Faire lever le renard tapi sous les buissons.
J'irai tout le jour me perdre dans la sombre forêt ,
J'irai toute la nuit m'egarer au cimetière de l'église ,
Et aux spectres qui l'habitent je dirai tous mes tourmens. »
On classe encore parmi les premiers essais de Chatterton , un fragment
d'une tragédie de Goddwyn , par Thomas Rowlej'. Ce dialogue che-
valeresque a peu d'action ; ce sont surtout des conversations entre Harold
le Saxon et Goddwyn , entre le roi Edouard et son vaillant chevalier , sir
Huglie. Comme il n'existe de ce poème de Rowley qu'un fragment, il
■est impossible de pressentir le développement que Chatterton voulait lui
donner. Mais ce fragment doit figurer en première ligne dans l'e'tude que
nous faisons , à cause d'un chœur , malheureusement inachevé , et dans
lequel notre jeune poète a e'gale' de prime abord, s'il n'a surpasse ce que la
langue anglaise possède de chefs-d'œuvre lyriques, en y comprenant l'an-
cienne école de Sackville et de Spenser , comme le nouveau genre de Gray,
Mason etCollins. Ce morceau ressemble à plusieurs tableaux de Byron;
Chatterton a voulu peindre la lutte de la Liberté et de la Puissance.
En voici les idées :
« Lorsque la Liberté , déployant sa robe toute tachetée de sang,
A tous chevaliers fit entendre son chant de guerre.
Elle se couronna le front de guirlandes sauvages ,
Et ceignit à son côté une épée menaçante.
On la vit s'élancer sur la bruyère :
Elle entendit de toutes parts la voix des morts;
Mais V Effroi à l'œil pâle , au cœur couleur d'argent ,
Essaya vainement de la faire trembler ,
Elle entendit sans s'émouvoir les accens de la douleur
Et la voix du deuil retentir dans les vallées.
Elle brandit sa lance acérée,
Elle leva son bouclier vers le ciel.
13.
•iH.S REVUE DE PAUIS.
Ses ennemis se montrent,
Et déjà ils fuient dans la plaine. ^
La Puissance, dont la tête se perd dans les airs ,
Dont la lance est comme un rayon du soleil , et le bouclier comme une étoile ,
Dont les yeux brillent comme deux météores sinislres,
Frappe le sol de ses pieds de fer et s'avance au combat.
Mais la Z/èer/e' s'asseoit sur un rocher.
Elle se couibe devant sa lance ;
Et, se relevant aussitôt ,
Elle brandit la sienne ,
Et s'élance vers son ennemi comme la foudre ;
Couverte d'une bonne armure, elle le frappe à la tè!e;
Sa lance aiguë, son bouclier resplendissant disparaissent ;
Il tombe , et entraine des milliers d'hommes dans sa chute. »
11 sera facile de s'expliquer la couleur liome'rique et chevaleresque de
ce fragment , si l'on songe aux nombreuses lectures que Chatterton
trouva moyen de faire chez son avoue' , et que son imagination dut ardem-
ment saisir. Nous pouvons ici le laisser parler lui-même. Il eut l'ide'e sin-
gulière de faire composer par son ami Thomas Rowley im « chantàOEUa,
lord du château de Bristol dans les jours passés (j^nne daies ofjore).»
C'est une ode magnifique sur les exploits de ce chef breton. Chatterton
composa ensuite une autre pièce qu'il intitula ainsi : « Les lignes ci-des-
sous furent écrites par Jean Lydgate , prêtre à Londres , et envoyées à
Rowley , en réponse à son chant d'OElla. » Voici ces vers qui donnent
une esqui.sse assez avantageuse de son érudition :
'( Après avoir lu avec grande attention
Ce que vous m'avez envoyé ,
J'ai fortement admiré les vers,
Et voici la réponse que je vous fais.
)) Parmi les Grecs fut Homère ,
Un poète long-icmps renommé ;
Parmi les Latins fut Virgile,
Qu'on trouva le meilleur de tous.
Merlin-Io-Brelon reçut souvent
Tous les dons de l'inspiration ,
Et Alfred , parmi les hommes s.ixons ,
Chanta de nouvelles pnroles.
REVUE DE PARIS. 2SC)
» Aux teniiis normanJs Turgot
Et le vieux Cliaucer cxc.-llèrent ,
Ensuite Stowe , le carme de Bristol ,
But enlever la palme (').
» Maintenant Rowley dan., ces jours ténébreux
Fait rayonner sa vive lumière;
Turgot et Chaucer revivent
Dans cliaque ligne qu'il tciit.
Je me hâte d'arriver maintenant à l'ouvrage le plus complet de Chatter-
ton, le seul qu'il paraît avoir achevé' avec soin. C'est une tragédie qu'il
intitula : <c OElla , intermède tragique, ou tragédie en discours {Dis
coorsej'n g tragedj) , écrite par Thomas Rowley , joue'e devant maistre
Canynge , à sa maison , près le Rodde Lodge , et aussi devant Jean Howard,
le duc de Norfolckj les rôles furent remplis par divers chevaliers, prêtres,
et ménestrels. » L'original de la pièce fut remis par le jeune Chatterton à
son ami Catcott , très-proprement copié sur un beau cahier in-lulio ; l'au-
teur en fit aussi une minute pour son autre confident Barrelt. Tout est
original et bizarre dans l'intermède d'OEila , jusqu'aux préfaces ajoutées
par l'auteur sous le titre : « Lettres au digne maistre Canynge,» le mar-
chand de Bristol. Nous puiserons quelques citations d'une certaine étendue
dans ces deux introductions remplies de sel satirique ; sa première lettre
surtout est extrêmement curieuse , comme présentant lesquisse du système
littéraire que s'était fait le petit clerc de Bristol.
KPITRE AU MAISTRE CANVÎNGE SLR OELLA.
« Les ménestrels ont chanté que dans les temps très-anciens , lorsque la
raison était perdue dans les nuages de la nuit , les prêtres rendaient leurs
lois en vers. Comme les lances du tournois , peintes de mille couleurs
pour plaiie aux yeux , et qui , cependant, au combat, sont d'un usage
funeste , leurs maximes séduisaient doucement l'oreille.
» Peut-être , cependant, la rime servait alors d'école à la verlu : maii
aujourd'hui souvent elle se tourne d'un autre côté. Sous la main du piêtrc
(') Il csl im|)OSMblc de rmdie la nanc originalité de ce dernier virs :
Dv.lii liaro ,•|^^,Ji(• tlie bollo.
290
REVUt DE PARIS.
on découvre la plume du ribaud , et rhumilité du moine déguise mal la
fierté du baron ; mais pour quelques-uns , la rime comme une vipère sans
aiguillon , est délicieuse aux sens , et ne peut faire grand mal.
» Sir Jolin , ce chevalier qui a un brin de science, devine à la première
vue la différence du latin d'avec le français ou le grec. Le voilà bientôt
qui consacre dix ans et plus à se donner le talent de parler le latin j tout
ce qui parle anglais lui paraît méprisable, et l'anglais doit être avant
tout latinisé pour lui plaire.
» Vevyan , le moine , chante d'excellens Requiem ; il prêche si bien
que tout rustre le comprend à merveille : mais tous ces d(;ns , il les més-
usej car ses vers sont aussi mauvais que sa prose est bonne. Il loue sans
cesse les saints qui moururent pour leur Dieu , et tous les soirs d'hiver ,
lui-même leur fait endurer un nouveau martyre.
» Voyez-le , devant les jeunes filles , les bourgeoises , et d'ignorantes
commères , déclamer ses histoires ou gaies ou mélancoliques. Ln rire fou
et niais saisit toute l'assemblée, quand il fait le panégyrique d'une foule
d'imbéciles , tout en sachant bien qu'ils le sont. D'autres fois , les assis-
tans, devant ses tragédies, se mettent à rire et à chanter, et quand son
conte devient tout-à-fait drôle , alors on voit sortir de leurs yeux quelques
pleurs bien pressés.
» Cependant Vevyan n'est pas un sot, si vous le sortez de ses vers. —
Geoffrol fabrique ses rimes comme les potiers font leurs cruches. Il entre-
lace niaisement des mots qui n'ont aucun sens et taille son histoire comme
avec des ciseaux de tonsure. Il s'arrête des mois entiers sur rien , et quand
vous avez terminé son conte , vous n'en savez pas plus que si vous ne l'a-
viez point commencé (J).
» En voilà assez sur les autres. C'est à vous que je laisse le soin de
m' écrire, à moi, qui viens exiger chez d'autres ce que je ne possède pas
moi-même. Je sais bien que votre esprit sera porté à voir en petit mes
fautes, mes fautes grandes. Avec ceci, je vous envoie OElla, et vous
prie fort que vous en rayiez tous vers que vous jugerez être faux.
» Je tiens pour inconvenans tous vers faits d'une histoire sacrée. Que
(') Voici ces deux derniers vers , où la pensée s'exprime en un style si bizarre et
si concis :
Waytes rnonlbes on nolbyngc , and liys stor.e donne ,
No moi' yoii froni yltp Rpr , Ihan gyf you neere begonne.
RKVUE DE PAIUS. '2(Jl
l'on chante plutôt quelque grand poème sur les hommes I Lorsque nous
traitons comme des hommes et Dieu et Jésus , suivant mon pauvre juge-
ment, nous faisons tort à la Divinité j que des mots, qui créent telle
confusion , ne figurent pas dans le même sujet. — Adieu , jusqu'à une autre
fois. ))
C'est ainsi que dans des vers pleins d'originalité et d'esprit , le jeune
petit clerc s'expliquait à lui-même sa théorie dramatique et littéraire. Il
n'est point facile d'en démêler nettement les idées capitales ni de découvrir
sous le masque satirique les personnages auxquels il fait allusion. Il est
assez probable que son chevalier sir John , le latiniste , ne fut pour lui
que la personnification du jiédantisme anglais. Peut-être eut-il en vue
les carmina de Gray , genre déplorable dont le premier effet est de tuer
toute littérature nationale , ou bien encore le docteur Samuel Johnson lui-
même , dont l'austérité superstitieuse commençait à percer, dont la prose,
et surtout sa galerie morale du Rambler , faisait paraître les vers si
pauvres, et qui vit sa pièce i\^ Irène , jouée à Drury-Lane en 1749, la-
quelle devait se terminer, contre l'avis de Garrick, par l'étranglement de
la princesse sur la scène , se dénouer au milieu des éclats de rire très-peu
tragiques du parterre et des loges. Ses épigrammes contre Geoffroi s'ap-
pliquent assez bien aux Fisions de Nathaniel Cotton , médecin-poète,
dont les ouvrages , fort inconnus en France et peu lus en Angleterre ,
renferment cependant des beautés réelles. Je donne ces conjectures pour
ce qu'elles valent, car il se pourrait très-bien que ces noms fussent sim-
plement des types créés par l'imagination de Cliatterton. Je préfère citer
les deux strophes suivantes de la seconde épître « au digne Canynge , »
parce qu'elles me paraissent renfermer des idées de conduite littéraire en-
core plus remarquables.
« Canynge et moi , nous sortons de la voie commune. Nous montons à
cheval , mais nous lâchons les rênes, et , loin de nous confiner au milieu
des vieux bouquins moisis , nous voulons prendre notre essor et nous jouer
sur un rayon de soleil. Quand nous rencontrons des fleurs ternies, nous
les prenons en secouant la poussière qui les tache. Nous ne voulons nulle-
ment nous laisser enchaînera un seul champ, mais au contraire planer
au-dessus de la vérité de l'histoire.
» Pardon , barbes grises , si je dis que ce n'est pas sage à vous de
vous tenir si près attachés à l'histoire; vous y donnez tant de prix , que
vos pensées poétiques en souffrent. Vous devriez lui attribuer quelque pe-
IC^l
REVUE DE i^AHl.S.
tite part dans VOS chants , sans vouloir que tout ce que vous écrivez soil
de l'histoire. Enfin , au lieu de vous élancer sur un coursier aile' , c'est
sur un cheval de charrette que vous fournissez votre triste carrière (^).
» Dis-moi, Canynge, qu'étaient les vers aux anciens jours passe's? Des
ide'es fortes et des couplets artistement joints , non comme ceux qui en-
nuient le présent âge, et dont chaque ligne semble porter une pointe ai-
guë. On peut faire de bons vers, mais une poésie demande davantage.
Elle veut un chant infini et une noble manière de chanson. Suivant les
règles que je pose ici , si mon oeuvre plaît à Canynge , je ne me soucie du
reste pour un liard.
» D'ailleurs la chose doit se défendre elle-même. Il y a des vers qui
plaisent davantage à l'oreille d'une femme j mais Canynge veut non-seule-
ment de la poésie , mais encore du sens , et des pensées fortes et dignes
ïont son amour. Canynge, adieu. D'ici je te salue, et j'espère bientôt profi-
ter de ta bonne réception. Le bon évèquc Carpynter veut par moi te dire
qu'il te souhaite et santé et bonheur pour toujours I »
Il est sans doute infiniment curieux de voir cette intelligence déjà si
mûre , enfermée dans le corps d'un petit clerc càgé alors de quinze ans (ces
vers et la pièce d'OElla sont authentiquement de 1 7G9 ) , se poser d'avance
des préceptes si pleins de justesse et de goût. On croit y reconnaître quel-
ques traces lointaines d'Horace, dont on voit que Chatterton avait lu une
traduction au milieu de ses dossiers. Après ces préfaces et une introduc-
tionne de quelques vers , commence l'intermède chevaleresque d'OElla ,
vaillant clief saxon , dont la femme, la belle Birtha , l'aime autant qu'elle
en est aimée. La pièce s'ouvre par un monologue où Celmonde , autre
brave chevalier saxon , déplore le violent amour dont il est épris sans
remède pour l'épouse de son compagnon d'armes.
« Ahî Birtha , pourquoi la nature t'a-t-elle faite si belle? Pourquoi
» es-tu tout ce que le cœur peut rêver? Que n'cs-tu vulgaire comme tant
» d'autres ? »
Dialogue fort passionné entre OElla et Birtha , où le guerrier dit à sa
leune femme que le jour où le prêtre a béni son épée et lui a prédit for-
tune dans les combats, que le jour où, pour la première fois , il se sentit
(') Voici CCS (leu\ ver?, qui formout un trait m plaisant de bonne guerre >aiiriqMC.
luitedde of iiiountyiigc ouri a wyngod lurse,
Ton omi a nnuiry divvc yn d')l< fnll eiMirse.
KEVUE UE PARIS. 2q3
emporte par sou cheval sur les lances ennemies, n'approcha point de
celui où il la vit pour la première fois. — Arrive Celmonde et les
ménestrels, qui viennent fêter les deux époux , et leur offrir d'abon-
dantes mesures de bonne bièie : « Ménestrels , chantez , » s'écrie Cel-
monde. Ici s'engage une lutte poétique entre les chanteurs j c'est une
des belles parties de l'OElla , Chatterton a versé à pleines mains tous
ses trésors. Après un chant d'amour villageois , qui respire la plus gra-
cieuse simplicité, mais que le manque d'espace m'empêche de citer, OElla dit :
« J'aime cette chanson, etmêmejeraimebeaucoup, et voilà de l'argent , tant
vous avez bien chanté • mais n'avez-vous point de vers qui parlent des délices
du mariage ? Allons donc , préparez votre plus douce voix ; réunissez toute
votre science et dites quelque chose pour plaire à madame. » Alors Chat-
terton dicte à ses bardes l'un des hymnes les plus simples et les plus
suaves, à mon avis, de la langue anglaise, et d'autant plus curieux, qu'a-
près son système littéraire , le petit clerc de Bristol nous expose ici son
système sur le mariage. Sous le point de vue littéraire, cette pièce porte
profondément le cachet de la manière particulière de Chatterton j il nous
montre sans cesse une poésie où il y a peu de science , peu de réflexion ,
peu d'intérieur, mais dont toutes les images sont empruntées aux tableaux
de la nature et aux vertes campagnes de sa patrie.
CHANT DES MÉNESTRELS.
PREMIER MENESTREL.
« Je vois les tendres fleurs qui se colorent aux rayons du jour; leur
jaune éclatant dore toute la vallée , et les marguerites forinent la parure
qui orne la montagne ; sous le poids de la rosée , la tige du bluct s'in-
cline; les arbres touffus qui se lèvent vers le ciel , quand un léger vent les
agite, nous envoient un bruissement harmonieux.
» Le soir vient et avec lui la rosée des nuits ; le ciel me montre sa lu-
mière de rose; les ménestrels font retentir à mes oreilles leurs gaies chan-
sons , avant de poser les branches du lierre aux portes des chaumières du
hameau. Je m'étends doucement sur le gazon , et cependant , d'après mon
cœur, quoique toute la nature soit bien belle, je sens qu'il me manque
quelque chose encore. »
Îig4 REVUE DE PARIS.
DEUXIEME MENESTREL.
« Telles furent les pensées d'Adam, quand, au sein du Paradis, le ciel
et la terre lui faisaient hommage. Ah! c'est la femme seule qui peut com-
bler les délices de l'homme ! Sans un double lien, point de bonheur. Va ,
prends une femme entre tes bras, et tu verras qu'alors, même l'hiver et ses
collines brunâtres auront des charmes pour toi (^)! »
TROISIEME MENESTREL.
«J'ai vu l'automne desse'che' et tout brûle' parle soleil j les feuilles cou-
leur d'or annonçaient par leur chute que l'hiver allait arriver; les ëpis
jaunlssans couvraient les campagnes; de toutes parts des météores et des
éclairs biillaicnt à mes yeux.
» J'ai vu le pommier se courber vers la terre fertile sous le poids de
fruits roses comme le ciel du soir; partout la poire succulente et les gro-
seilles à peau noire se balançaient au gre du vent et charmaient mes yeux;
mais cependant que la soirée fût belle ou que la soirée fût sombre, il mo
semblait toujours que les joies de raoïi cœur n'étaient pas sans quelque
tristesse. »
DEUXIEME MENESTREL.
« Les esprits purs n'ont point de sexe. Les anges seuls sont affranchis de
voluptueux désirs ; mais il y a dans le cœur de l'homme quelque chose qui ,
sans douce compagne, ne saurait être satisfait. Non, il n'est point de saint
retiré dans son ermitage , s'il a de la santé et du sang dans les veines , qui
ne trouve quelquefois le moment de s'épanouir l'ame à l'aspect de femme
jolie I ))
— « Sans la femme , l'homme serait l'égal du sauvage , et ne vivrait
que pour les combats; mais la femme lui rend la paix si chère, qu'elle
réalise sur la terre le bonheur des anges. Allons, va bien vite prendre une
(•) Je transcris ici ces deux vers charmans de rorij,'inal, parce qu'ils sont pleini
de mélodie , et qu ils sont moins difficiles que le sljle ordinaire de Chatterton :
Go, takc a wyf>; untoe Itiie armes ' and sec.
Wynter and biownie liills , wyll bave a charme for the".
REVUE DE PARIS. 2(J^
femme pour ta couche, et, que tu sois heureux ou malheureux, que le ma-
riage adoucisse ta vie ! »
Bientôt cependant ces fêtes des époux et ces tendres chants sont inter-
rompus par des nouvelles guerrières. Un messager {a messengere) vient
annoncer en toute hâte à OEIla , que les chefs danois , Magnus et Hurra ,
sont débarques avec leurs compagnons , et que déjà la bannière des enfans
du Nord flotte non loin de Bristol. « Hàte-toi , OElla , dit le messager, vole
vers la plage j un moment encore , et dix mille cadavres bretons vont jon-
cher nos campagnes. » — « Malheur à toi pour tes nouvelles I répond le
chevalier. Oui , il faut partir I Mais quel sort fut jamais plus cruel ! Du
milieu des délices , la guerre me réclame, et je vais dépouiller ma robe de
soie pour ceindre la cuirasse. »
Suit une longue scène entre le guerrier et son épouse , dont les larmes
réussissent presque à le retenir. Il est au moment de céder à la volupté ,
lorsque Gelmonde le décide à partir par cette belle et simple aposti'ophe :
« Les chevaliers de Bristol , rangés dans la plaine, t'attendent avec joie et
poussent des cris d'impatience en faisant l'ésonner leurs boucliers. » Enfin
OElia va combattre, et Gelmonde, resté seul , récite un monologue devenu
célèbre à cause de la force ftdu scepticisme des pensées. Le chevalier, qui
songe bien plus à ravir la femme de son ami qu'à combattre les Danois, s'écrie :
« Honneur, honneur, que i-apporles-lu aux hommes? Les pirates , les bri-
gands de la frontière ne te connaissent point; ils ne sont point enchaînés à tes
lois, ils ne craignent point ta puissance. C'est toi qui déchires mon cœur de
raille éclairs. Ah I que je voudrais t'arracher de mon sein ! » Alors le lieu
delà scène change , et nous somuics transportés dans le camp danois pour as-
sister à une longue et étrange conférence entre Magnus , le chef des étran-
gers, et son principal chevalier Hurra. Le roi consulte ses prêtres , qui ne
lui promettent rien de bon. Par une singulière bizarrerie de la conception
de Chatterton , ce roi Magnus , contrairement à son nom , n'est point brave,
ou plutôt c'est un poltron consommé. Aussi il faut lire de quels reproches
méprisans et amers le brave Hurra accable son souverain. On voit (pie le
petit clerc a été influencé ici par les scènes homériques où le bouillant
courage d'Achille traite de lâcheté la prudence des autres chefs. Un mes-
sager vient interrompre cette scène d'injures pour annoncer que l'armée
saxonne s'avance « comme un nuage noir portant la grêle et la foudre en
ses flancs. — Sont-ils nombreux? s'écrie le très-peu chevaleresque roi
Magnus. — Nombreux, répond le messager , comme les insectes qui flot-
'2()6 REVUE DE PAIUS.
lent dans les vapeurs d'un soir d'ete , et armes d'aiguillons aussi mortels. «
Cette nouvelle peu rassurante achève de troubler Magnus et redouble au
contraire le courage de Hurra. Le chevalier se précipite sur l'ennemi , tan-
dis que son maître se tient avec les bagages. Il est clair que le jeu dra-
matique de ces scènes consiste à mettre en opposition la timidité de l'uu
et la bravoure de l'autre j mais ce contraste rachète difficilement l'invrai-
semblance de ce chef venant envahir ses voisins pour mourir de pour à
leur vue. Il est évident que le roi Magnus aurait bien mieux, fait de rester
chez lui. N'en parlons plus , puisqu'il n'en est plus question dans la
pièce , hormis cependant que nous apprenons qu'il a ëte tue en se
sauvant. Suit une scène où OElla adresse de fort belles harangues à ses
troupes; et bientôt , maigre' la valeur de Hurra , les Danois fuient de toutes
parts. Celmondc , qui s'est bravement battu , décrit le combat en vers
pleins d'e'nergie ; mais l'image de la belle Birtha l'occupe sans cesse. —
« Ecuyer, s'écrie-t-il , amène-moi un cheval rapide, dont les pieds portent
des ailes , dont la course devance la tempête , et qui , élancé dans la car-
rière, laisse derrière lui la lumière de l'aurore.» Bientôt Birtha , tout éplo-
rée et qui ne sait point les nouvelles de la bataille, voit arriver Celmondc
et son coursier fougueux. Le chevalier vient lui dire que le vaillant OElla ,
dangereusement blessé , lui a donné l'ordre de venir chercher son épouse.
C'est une supercherie inventée par l'amour. Celmondc mène la belle Birtha,
sans défense, dans les profondem-s d'une sombre foret. Je transcris celte
scène qui donnera une idée de la manière dont Chatterton manie le dia-
logue.
Birtha. — Cette obscurité effraie mon cœur de femme. Combien il est
noir et sombre, le ciel qui nous entoure ! Qu'ils sont heureux , les villa-
geois qui vivent dans leurs chaumières et ne viennent point braver l'aspect
terrible des ténèbres I A peine une légère étoile scintille entre les nuages.
Tout bonheur a disparu pour moi. Mais , dis -moi , Celmondc, ton cœur
ne sent-il point quelque effroi ?
Celmonde. — Non. Plus la nuit est noire , plus elle convient à l'amour.
Birtha. — Ah ! pourquoi parles-tu d'amour? — Il est bien loin de moi.
— Mais que j'aimerais à voir luire enfin la douce lumière de l'orient !
Celmonde. — L'amour pourrait cire ici si Birtha y consentait.
RrnTHA. — Crlmondo , que veux-tu dire?
REVUE DE PARIS.
•'9:
Celmonde. — Voici ce que je pense. Il n'est en ces lieux ni brillans
éclairs , ni regards de mortel , ni lumière des cieux, qui puissent être té-
moins des plaisirs de l'amour. Rien ici ne nous éclaire que cette torche
tremblante; une fois éteinte, tout sera ténèbres. Vois comme les arbres
semblent incliner vers nous leurs rameaux touffus , comme pour te com-
poser un délicieux bosquet. Tout ici respire la tendresse , et cet endroit a
été fait pour les aveux des amans.
BiRTHA. — Celmonde, exprime plus clairement ce que tu veux, ou
peut-être mes pensées iraient jusqu'à croire que tu n'as pas d'honneur.
Celmonde. — Eh bien! j'y consens. Apprends que je t'ai menée ici
pour te dire les ardeurs d'un amour que j'ai si long-temps tenu secret.
BiRTHA. — 0 ciel et terre! qu'est-ce que j'entends? — Je suis donc tra-
hie! Mais parle j mon OElla , qu'en as-tu fait?
Celmonde. — Ah! ne témoigne point ainsi sans cesse ton amour pour
lui , mais accorde un peu de tendresse à Celmonde.
BiRTHA. — Retire-toi. Je veux sortir de cette forêt; j'en sortirai , quand
même d'affreux serpens se dresseraient sur mes pas.
Celmonde. — Non, par tous les saints, je ne te laisserai point fuir
avant que tu te rendes aux feux de mon amour. Tes yeux m'ont causé as-
sez de tourmens pour que maintenant tu m'accordes un sourire qui dise
que tu me pardonnes. Ah! si tu pouvais sentir tout le trouble qui agite
mon cœur ! Cet amour consume toutes les joies de ma vie. Malheur à moi
si Birtha continue d'épuiser tout mon sang. Ah! plutôt donne -moi un re-
gard gracieux comme les fleurs du printemps. Il y a quelque chose que je
ne puis souffrir : c'est ton air dur et ton mépris.
BiRTHA. — Ton amour est détestable. Ah ! que ne suis -je sourde pour
ne pas entendre tes vœux de débauche. Eloigne-toi de ma présence et n'a-
joute pas un mot de plus. Plutôt la mort que de te céder. Saints du ciel !
moi , je souillerais le lit de mon OElla ! Et c'est toi , Celmonde , qui me
proposes pareille chose! Laisse-moi fuir, ou malédictions soient sur ta tête!
— C'était donc pour cela que tu vins m'apporter un message. — Laisse-
moi fuir , homme au cœur noir , sinon le ciel même et ses étoiles pren-
dront le parti d'ime fille sans défense.
Celmonde. — Eh bien! puisque tu refuses de te laisser toucher par
mon amour, mon amour l'emportera , même au prix d'un crime. Je ferai
plier tes membres, encore qu'ils fussent raides comme de l'acier, et ces
lieux sombres rarhrrnnt dans hurs fénrbros le; rougeurs de fou visage.
'iqS REVUE DE PAIUS.
BiRTHA. — Saints du ciel , venez à mon aide. Oh ! que ne puis-je faire
couler mon sang!
Celmonde. — Les saints se tiennent souvent à distance lorsqu'on a be-
soin d'eux. Ne tente point de fuir , tu ne le pourrais ; tu ne peux que ce'der
à mes vœux .
BiRTHA. — Non , vil traître. Je déchirerai l'air de mes cris , jusqu'à ce
que la mort vienne les e'touffer, ou qu'un secours propice m'apparaisse.
Secours , secours , ô Dieu 1 »
A ce moment périlleux , les Danois se présentent à point pour sauver
la belle Birtha des mains de son ravisseur. Dans cette même forêt , leurs
troupes dispersées avaient cherché un asile , et voilà que le brave Hurra
et les siens se montrent , se déclarent les défenseurs de Birtha , et le dé-
loyal Celmonde tombe sous leurs lances. Chatterton a placé ici un beau et
simple trait ; le chevalier saxon s'écrie en mourant : « Braves Danois ,
protégez cette femme! » Bientôt l'épouse d'OElla se fait connaître, et
Hurra s'engage galamment à la rendre à l'époux qu'elle aime. L'action
nous ramène à Brystov^e , où nous trouvons OEUa , qui , dans une très-forte
scène avec une espèce de confidente de sa femme, Egwina, apprend que
son épouse a fui avec un chevalier ; enfin , poussé par cette nouvelle
Égine , il se figure que sa femme s'est donnée à un autre , et le pauvre
OElla s* poignarde. Le dénoûracnt se laisse maintenant prévoir : Birtha ,
toujours aimante et fidèle , arrive pour voir expirer son mari , et se donne
aussi la mort. La pièce se termine par un court épilogue que vient réciter
un soldat saxon. Je citerai encore ces lignes, qui ne manquent pas d'ori-
gbalitéi
Épilogue de coernyke , soldat.
a Eh quoi I OElla est moit ; Birtha va mourir aussi ! Ainsi tombent et
se fanent les plus belles fleurs des champs. Qui peut dérouler les secrets
mystérieux du ciel, ou comprendre les arrêts du destin? OElla, ce qui
dominait en toi , c'était le sentiment de la gloire. Pour la gloire , tu per-
dis tout , plaisirs, amours. Nous allons t' élever sur la plaine un monu-
mient de pierre aussi grand qu'aucun tombeau. De plus , pour te rendre
hommage , tandis que dans le ciel tu chantes les louanges de Dieu, sur la
terre nous chanterons les tiennes. »
REVUE DE PARIS. ÎQÇ)
Je ferai peu de réflexions sur cette pièce d'OElla , le plus bel ouvrage
de Chatterton , et qu'il faudrait lire en entier pour bien en saisir la puis-
sance. II est sensible que le jeune auteur y a seraë des réminiscences de la
Bible , d'Homère, de Cliaucer, et aussi de l'Elfrida de Mason, fort belle
pièce contemporaine de son œuvre. Le style y est presque partout de cette
couleur grandiose et pure qu'il a tant reproduite dans ses vers. Le déve-
loppement des caractères et leur unité sont surtout dignes de remarque.
OEIla, valeureux et tendre ; Celmonde , brave et passionné; Birtha , cbez
qui l'amour le plus gracieux se mêle à une vertu inflexible; le roi Mag-
nus, prudent avant tout; Hurra, guerrier généreux qui u'aime que les
cris de guerre; enfin ces ménestrels qui célèbrent la fcîe des époux en
chantant l'amour tout simple , et puis ensuite le mariage : tout cela forme
une réunion de conceptions diverses , fortes ou tendres , qui n'ont pu éma-
ner que d'une amc singulièrement favorisée de l'inspiration.
J'abiége de beaucoup cette analyse des vieilles poésies de Chatterton ,
en n'indiquant, pour auisi dire, que pour mémoire ses deux cliants sur la
Bataille de Hastings. Il y a de fort belles choses, surtout dans le chant 11 ;
mais il faut lire ses strophes pour se faire une idée de l'ardeur de combats
et de rencontres dont le jeune garçon dut être saisi quand il composa cette
poésie militaire. C'est une suite non interrompue de coups reçus ou don-
nés , d'assauts de lances et de flèches , de chevaliers pourfendus , de bou-
cliers entr'ouverts , de hauberts brisés , qui forment un exercice des plus
fatigans pour le lecteur pacifique. Le chant Y^ m'a entièrement fait l'effet
de plusieurs de ces énormes Batailles de Lebrun , oîi les assaillans se
mêlent et ferraillent avec tant de furie , que le spectateur ne sait plus de
quel coté se mettre. Je passerai non moins rapidement sur son poème inti-
tulé : le Tournois ( the Tournament ) ,ella Lice ( ihe Lysttes ) , qui n'est
simplement qu'un tableau descriptif, sans trace de poésie passionnée,
où Chatterton nous raconte minutieusement les exploits de chevaliers
tout panachés et couverts de devises , qui se démontent et se fracas-
sent sans rime ni raison. Laissons ces prouesses pour arriver à la ques-
tion curieuse d'authenticité ; toute curieuse qu'elle soit , il ne me
reste que bien peu d'espace pour en parler; je tenais beaucoup plus
à re'unir des citations exactes qu'à faire de l'histoire littéraire; je n'en di-
rai donc qu'un mot. Rowley , considéré comme personnage réel , et Chat-
terton , ont eu chacun leurs partisans. Jamais Chatterton n'est positivement
convenu qu'il fût l'auteur des poèmes de Rowley, et ce mystère , si mys-
3oO REVLE DE PARIS.
tère il y a , repose avec lui dans le cimetière de Shoe-Lane. Parmi les par-
tisans de Rowley figurent Matthias et Milles , tous deux savans critiques;
Greene le poète; Langliorne et autres; mais toutes les recherclies de Ma-
lone, de Warton, de Tyrwhitt, de Gray, de Mason , de Johnson, de
Hayley et d'une foule d'autres, ont complètement entraîné la balance du
côte' de Chattei'ton, qui reste dûment convaincu d'avoir lui-même pourvu
aux richesses du vieux coffre de maistre Canynge, à Bristol. Je ne puis ici
donner une idée de la masse de preuves qui établissent la chose ; on peut
d'ailleurs, suivant moi, s'en tenir à un seul procédé : il n'v a qu'à lire,
comparativement, un poème de Rowley et un poème de Chaucer, qui fut
à peu près de la même époque, pour reconnaîti'e clairement que Rowley
est un moderne habillé à l'antique; nul doute qu'un petit clerc de Bristol
ne se soit joué de la robe de ce saint personnage.
Après avoir travaillé quelque temps dans cette mine de style gothique ,
obscure et fatigante même, d'oii toutefois on ne remonte pas sans quelque
chose d'infiniment digne de lumière, après avoir curieusement exploi'é les
profondeurs de cette ame douée de tant de sensibilité et de génie, je vou-
drais pouvoir m'étendre encore sur un point qui forme comme la moralité
de cette étude , je voudrais pouvoir dire qu'il y a eu , dans tous les temps ,
beaucoup de Chattertons; que c'est erreur grande de s'imaginer que de
tels caractères soient rares ; qu'il y en a même de nos jours bien plus
qu'on ne pense; qu'enfin j'en ai moi-même connu un, qui avait beau génie,
belle ame , belle sensibilité , et que cependant ses liaisons avec quelques-
unes des sommités littéraires de notre époqlie n'ont pas empêché de mourir
misérablement à l'hôpital; mais aussi que viennent-elles faire au milieu de
notre société si positive et si égoïste , ces âmes enthousiastes et gran-
dioses? Elles se sont trompées de chemin; €st-il donc si étonnant qu'elles
veuillent s'en aller? Quant au remède de ces tristes départs, s'il en est, je
n'en soufflerai mot , de peur qu'on ne m'accuse de conspirer contre l'ordre
social.
(ilIAHI.ES CoQUF.RtL.
CHRONIQUE.
Nous voici au cinquième anniversaire de la re'volution de juillet. C'est
un cinquième de'menti donne par la paix de la France et de l'Europe aux
fausses craintes et aux mauvaises espérances des partis. Tant d'ëinotions
s'e'taient souleve'es , qui se sont éteintes , tant de menaces s'e'taient faites ,
qui se sont e'vanouies , tant de tentatives s'étaient mises en chemin , qui y
sont restées , qu'il faut absolument reconnaître que la nouvelle monarchie,
les nouvelles institutions, les. nouvelles idées, sont des faits de quelque
consistance et de quelque avenir. Tant de tempêtes ont soufflé , et de tant
décotes, et avec tant de fureur, qu'un trône vieux, ferme, enraciné,
aurait couru de graves risques en des circonstances comme celles qui ont
fait un effort commun contre le trône de la révolution dernière. S'il est
resté cependant incliranlahle , et affermi plutôt que compromis par
chaque assaut que lui ont livré ses ennemis , c'est qu'apparemment il doit
porter sa solidité en lui-même , c'est qu'il doit être bien ctayé et bien as-
sis. Ajoutons que le présent ne démont en rien les réussites passées ; s'il
est vrai que les grands désastres ont toujours de petits avant-coureurs , et
que les arbres crient avant de se rompre , la monarchie de juillet n'est pas
à la veille de s'écrouler. Nous aurons d'autres anniversaires, comptons-y.
Tous les essais d'attaque contre nos institutions, les plus adroits,
les plus dissimulés , les plus audacieux , ont paru en définitive avec
le caractère de ces tentatives malheureuses, comme maudites et con-
damnées d'avance à l'insuccès. La veille, ils promettaient tout à leurs
auteurs, le lendemain ils ne teraient rien. Ainsi ont été les émeutes,
ainsi a été le jiiocès , ainsi la retraite de M. Mole, ainsi la protestation
TO.MK XIX. SUIM'I.KIMENT. H
3o2 REVUE DE PARIS.
des avocats stagiaires. Les émeutes ont fait voir que la république ue re-
posait pas sur les masses , qu'elle était réduite à quelques chefs sans idées
et que , pour lui trouver des soldats , il avait fallu séduire quelques pau-
vres ouvriers avec de grands mots et de grandes promesses , et recruter
par une sorte de raccollage moral qui ne trompe jamais deux fois personne,
pas même les simples. Ainsi , l'insurrection a levé. en juin son ban , en
avril son arrière-ban ; aujourd'hui , elle n'a plus personne. Toutes ses
ressources y ont passé.
Le procès n'a non plus rien donné , lui qui promettait tant. Toutes
les petites ambitions et toutes les petites éloquences de province, qui étaient
venues s'offrir à grand renfort de diligences , se sont retirées dans leurs
foyers , heureuses d'en être quittes pour le voyage , et après avoir renié
leurs amis et leurs signatures. Livrés à eux-mêmes , les prévenus qui vou-
laient protester n'ont fait que parader. Les chefs ont pris la fuite. Ces
hommes qui avaient oi'ganisé l'insurrection en province , et qui l'ont pous-
sée dans le crime , l'y laissent et se sauvent. Ces hommes qui voulaient
paraître devant la cour des pairs pour terrasser en elle toutes les lois et toute
la magistrature du royaume , se relaient deux ou trois nuits durant pour
gratter la terre dans une cave , et , au lieu de la solennelle bataille tant
annoncée, ils s'échappent honteusement j le lendemain, la Cour des
pairs était toujour? sur son siège , mais les républicains si déterminés n'é-
taient plus dans leur prison. Ces mêmes hommes qui affectaient dans leur
langage une sorte de mission providentielle et d'apostolat politique, et
dans leurs relations une amitié austère et ineliranlable , se vantent, le len-
demain de leur évasion nocturne, d'avoir quitté leur œuvre sociale et leurs
camarades , comme d'autres se vanteraient de leur être restés des soutiens
loyaux et fidèles. Ainsi , la France qui avait été mise en demeure de prê-
ter son attention à une grande lutte de la république et du gouvernement
de juillet, n'a pas vu de lutte; le gouvernement était au rendez-vous
pourtant, et y est encore.
Autre mécompte de la part de la grave démarche de M. Mole ; elle a nui
au noble pair et n'a pas servi à la république. C'est encore en ceci que paraît
cctlefortune de la France , dont nous parlions , qui fait tourner au bien des
choses établies les circonstances menaçantes. On pouvait croire qu'un
liomme de l'habileté et de l'expérience de M. Mole , qui se décidait en
ce sens et en ce moment , avait des raisons plausibles et éclatantes de le
faire , que la foule ne voyait pas et qui paraîtraient le lendemain au ç;rand
REVUE DE PARIS. 3o3
jour : le lendemain arrive, on regarde, pas de lumière; M. IMole s'est
retire', voilà tout. D'ailleurs , tous les autres pairs sont à leur place , pas
une retraite.
Dès-lors , faute de documens pour s'expliquer la conduite présente
d'un homme qui se porte et qui est en effet de grand poids dans les choses
politiques , on est oblige d'en emprunter à sa conduite passée. On se lap-
pelle qu'en toute occasion difficile, M. Mole' va pi-endre les eaux de Plom-
bières. Il y alla en 1 81 5, pour n'être pas à même de se compromettre dans
les e've'nemens chanceux des cent-jours; il y va maintenant, pour dc'clincr
la responsabilité de la fermeté' de ses collègues. Car , pour un chef de sys-
tème, pour un homme qui a la prétention de frayer tôt ou tard le che-
min du ministère à ses idées , M. Mole ne se distingue pas précisément
par un caractère décidé; devant toute grave difficulté, devant tout nœud
gordien , là où d'ordinaire on tire son épée , lui , il va prendre les eaux.
M. MoIé, qui passe , et nous croyons avec raison , pour une personne de
tact et d'éminentes ressources , nous paraît donc s'être fourvoyé cette fois.
Au dehors , la presse des partis ne lui a pas fait précisément grande fête ;
et d'ailleurs il est trop homme d'esprit pour estimer plus qu'elles ne valent
des démonstrations obtenues en pareil moment , de la part de pareils amis,
avec une pareille démarche. Au dedans, c'est-à-dire au sein même de la
chambre des pairs , il est certain que le blâme y a dépassé de beaucoup les
sympathies. La noble Cour a déployé , dans tout ce procès , trop de fer-
meté pour aller s'éprendre de ceux qui en manquent. On a parlé d'ail-
leurs, et, nous croyons, sur de bonnes informations, d'un jeune paii
qui aui'ait essayé , en quelque occasion , dans la salle des conférences .
d'expliquer favorablement la conduite de M. Mole, et auquel un autre
pair, savant magistrat , placé à la tête d'une cour souveraine, aurait fait
noblement entendre que toute justification tombait devant un semblable
déni de justice. Quelque chose que , pour notre compte , ce jeune pair nous
permettra de faire remarquer , c'est que , dans sa position , une apologie de
M. Mole avait cela de grave , qu'elle pouvait paraître s'être plus ou moins
inspirée des propres scntimcns du x'oi , ce qui certes , on le pense bien ,
n'était pas et ne pouvait pas être.
Ainsi , dans cette sorte de drame de résistance organisé contre la Cou r
des pairs , de même que la grande pièce a peu fait fortune , la petite co-
médie pour rire a médiocrement réussi; car les avocats stagiaires, présides
par M. Philippe Dupin , n'ont pas tenu non plus tont re qu'ils avaient
3o4 HKVUK 1)K l'ATdS.
cru devoir promettre. Il serait fâcheux que ces messieurs voulussent pas-
ser de riiabitiide de parler à l'habitude de de'Iibe'rer. Le malheur est que
leur conseil ne leur profite pas mieux au dehors que leur parole. L'avo-
cat est comme toutes les puissances tombe'es, qui sont les dernières à
s'apercevoir de leur chute. Le fait est qu'il y a eu pour ces messieurs
quelques beaux jours politiques, mais hélas I ces beaux jours sont passe's.
Au lieu de pre'sider les staf;iaires , en pareille occasion , M. Philippe
Dupin aurait amasse' plus de gloire à suivre les traces de M. Dupin
aîné , son frère , dont les calembours latins auront plus de succès que les
harangues des avocats. On sait déjà partout qu'en visitant les fortifications
élevées par le général Haxo , à Grenoble , M. Dupin a dit avec ce style
concis de légende qu'il sait donner ta ses bons mots : Saxo ab Haxo. Peut-
être trouvera -t-on que celui-là est d'une syntaxe un peu hasardée 5 mais
il faut bien avoir quelque confiance au latin d'un docteur en droit-canon ,
comme l'est M. Dupin.
Il serait lieureux pour la France que l'épidémie ne lui fût pas plus fa-
tale que la révolte^ mais les élémens qui frappent, ou la Providence qui
châtie , ne sont pas choses si faciles à conjurer. Nous savons ici , d'expé-
rience personnelle , ce que sont les désastres et les terreurs qu'apporte le
choléra , et Paris peut compatir aux douleurs de Toulon. Cependant il pa-
raît qu'à l'heure qu'il est le fléau se calme et que les morts diminuent.
Jusqu'à présent on a compté les cadavres ; mais bientôt on comptera les
dévouemens ; il y en aura eu de nombreux et de nobles : on se rappellera ces
jeunes élèves en médecineet en pharmacie, accourus de toutes parts, à l'envi
l'un de l'autre; on se l'appellera surtout le clergé du Var et monseigneur
Pévèque de Fréjus , qui est arrivé à Toulon aussitôt que l'épidémie , et qui
]irobableraent ne le quittera qu'avec elle , s'il n'y succombe , comme un de
ses grands-vicaires y a déjà succombé. C'est toujours là ce christianisme
qui élève l'ame et qui ennoblit le cœur , qui était à la peste de IMarseille ,
et qui est au choléra de Toulon. Du reste , tout malheur public lui est oc-
casion de courage. Cette semaine , une maison brûlait à Auch • les flammes
avaient tout gagné , tout enveloppé ; il n'y avait qu'à regarder et à gémir ,
et c'est ce que faisait la foule. Tout d'un coup , en comptant les personnes
qui s'étaient échappées , on s'aperçoit qu'il manquait une femme et un en-
fant ; et en effet on entendit leurs cris : ils étaient au premier étage. Mon-
seigneur le cardinal d'Isoard , archevêque d' Auch , qui était accouru , offrit
une grande somme d'argent à qui voudrait tenter cette belle action. L'in-
REVUE DE PARIS. !"5o5
cendie était si terrible , que de toute cette multitude personne ne répondit.
Alors ce digne prélat , qui est âge, frêle de corps, faible, s'enveloppa
d'un drap mouille' et disparut dans les flammes. Après quelques minutes
d'angoisses , la foule vit reparaître monseigneur le CTrdinal d'Iso.ird : il
ramenait la femme et l'enfant.
Les désastres ont cela de bon qu'ils mettent à nu les nobles âmes. Ou
l'a vu à Toulon, on l'a vu à Auch ; nous le Aboyons à Oran. II est diffi-
cile de décider d'ici si l'expédition aventureuse du général Trézel était
nécessaire et inévitable. Cela paraîtrait ainsi, par la convenance de protéger
les tribus des Douavers et des Sraaela , amies de la France, et attaquées
contre toute attente par le bey de IMascara. Le mal est qu'on n'ait pas dé-
mêlé l'arrière-pensée de ce bey, auquel on a fourni des munitions et des
armes, sur l'entremise et le bon témoignage de quelques intrigans juifs.
On avait pourtant assez expérimenté la diplomatie du désert , pour savoir
qu'elle ne se pique pas d'observance dans ses paroles. Toujours est-il que
cette petite armée de Français s'est comportée comme les grandes. C'aura
été là un malheur excusé par le but ; les Arabes qu'on secourait sauront
qu'on peut compter sur l'amitié de nos généraux; les Arabes qu'on re-
poussait auront appris qu'on peut compter sur leur courage. Le rajiport du
général Trézel est empreint d'une bien noble résignation, cl cette manière
d'avouer une faute est certes "d'un homme qui n'en commet pas souvent.
Les affaires du dehors, comme celles du dedans, vont leur chemin sans
encombre. Le danger s'évanouit là même où il avait été le plus flagrant.
Les affaires d'Espagne sont au commencement d'une période nouvelle ,
dont la fin ne peut pas manquer d'être fatale aux insurgés. Voilà déjà bien
long-temps que la révolte s'agite, sans avoir gagné en définitive beau-
coup de terrain. Il n'en est pas des choses d'enthousiasme comme des
autres; pour elles , ne pas avancer c'est reculer. Le temps raffermit le
gouvernement régulier de la reine, et il ruine les prétentions de don Car-
los. Vous verrez que le plus difficile pour le prétendant, ce n'aura pas été
d'entrer en Navarre , mais d'en sortir. Les succès du général Cordova
simplifient la position de l'armée de la reine , et nous touchons vraiment ,
comme nous venons de le dire , au commencement de quelque bonne fin.
11 ne paraît pas d'ailleurs que le Nord s'émeuve, aulant qu'on le disait,
des difficultés du Midi. C'est une chose passée en habitude de noirs
effrayer fort ilc ce qu'on appelle le colosse de la Russie : le temps prou-
vera que ce colosse n'.i peut-èlre p.is toule la taille qu'on lui donne. (^/C ne
3o6 REVl^K DE PARIS.
sont pas les acres de terre qui font les nations, Du reste, les ais de la
sainte-alliance ne paraissent pas si solidement cheville's, qu'ils ne cahotent
quelque peu. Il y a au milieu des trois grands peuples du Nord, la Po-
logne, un incendie étouffe , mais qui fumera long-temps. Qu'un peu de
vent du midi y souffle , et il peut se raviver d'un moment à l'autre. La
Russie, la Prusse et l'Autriche ont là un hôte d'assez difficile garde j elles
y regarderont à deux fois avant de quitter le logis et de lui en laisser
les clefs.
Et puis encore, nous entendons sur l'Autrichedes bruits qui ne sont pas
pour nous fairere douter bien fort la sainte-alliance. On dit de tant de côtés que
le nouvel empereur n'a pas accepté toute la succession de son père , qu'il
faut bien qu'il y ait quelque réalité au fond de cette chronique. Cela ne
nous étonnerait pas, cela n'étonnerait personne. L'aigle impérial ne peut
pas avoir oublié qu'il n'a jamais volé si haut que lorsqu'il planait dans les
airs du midi. *
Je ne sais rien de plus dangereux que ce tableau de la bataille de la
Moskowa , représenté par M. Langlois , dans les grandes proportions du
panorama. Poésie funeste! souvenirs cruels! Les vieux retrouvent là des
ressentimens mal éteints par vingt ans de paix ; les jeunes regrettent d'a-
voir manqué à cette grande époque où la vie était si glorieuse , la mort si
prompte. Il est si beau , cet uniforme français ; si éclatante , cette cocarde ;
ils sont si fiers , si brillans , ces soldats de la grande armée , hommes de
fer et de feu , éprouvés par le sabre du mameluck , la baïonnette de l'Au-
trichien et la lance du Baskir ; sublime infanterie , qui faisait ses vingt
lieues par jour et trouvait à sa dernière étape des redoutes fulminantes
pour rafraîchissement; sublime cavalerie , qui donnait de l'élan à des che-
vaux écorcliés , et taillait des carrés tenibles , hérissés de pointes meur-
trières! Et l'homme qui fanatisait tant d'hommes, ce prophète de la
guerre , qui avait fondé la religion du sabre , que d'adorations se concen-
trent sur lui , que de regards mourans se tournent vers son chapeau , que
lie blessés disent son nom avant celui de leur mère ou de leur sœur! Quand
on voit ces masses noires, rougos, bleues ; ces Français appuyés à la droite
REVUE DE PARIS. 3o7
par les Westplialiens et les Polonais , à la gauche par les Italiens et les
Espagnols, venus à marches forcées du fond de leur patrie j quand on voit
ces blocs d'hommes se de'tacher du sol et rouler dans la plaine précédés
d'une tempête d'artillerie, on se demande quelle est la pensée dont la
commotion ébranle tous ces rangs. — Une pensée? — Il n'y en a pas : il
y a une volonté. Regardez là derrière , un petit homme monté sur un che-
val blanc. Cet homme a dit : a Je veux, » et il a été ainsi fait.
Ce spectacle électrise , il absorbe; puis il fait pleurer, car après cette
sanglante victoire, on sait qu'il y a Moscou ; on voit Rostopchine la torche
au poing; le Kremlin, la forteresse sarrée, brisé comme un vase de cris-
tal ; ses dômes d'argent fondu , ses boiseries d'or criant dans les étreintes
du feu, une ville entière liquéfiée, une rivière de flammes roulant des dé-
bris d'églises , des richesses tartares , des porcelaines , des vases , des
étoffes, des trésors merveilleux comme les Mille et une nlits ; elle vient
jusqu'à vous la fumée de ce bûcher immense où se débattent des palais ,
des hommes fauves , des chevaux furieux : des soldats ivres de vin , de
femmes , d'incendie, disparaissent dans les plis dévorans de ces grands ri-
deaux de flamme , cherchant de l'or , d'autres vins à boire , d'autres
femmes à violer. Pardonnez-leur, ils ont tant combattu ! Pardonnez-leur, ils
vont tant souffrir I L'hiver les attend, il amoncelle ses pluies, ses glaces;
les cosaques, ces loups à cheval, aiguisent leurs lances, et bientôt de cette
armée si nombreuse à la Moskowa , si bruyante à Moscou , de ces gro-
gnards de la vieille garde , de ces conscrits portugais , de ces six cent
mille hommes appelés de tout l'occident de l'Europe , il ne restera bientôt
qu'une poignée de malades glacés, de soldats sans armes; une triste et lu-
gubre mascarade , affublée de fourrures précieuses , de brocarts chuiois,
d'oripeaux moscovites , traçant sur uu désert de neiges un sillon de sang ,
de cadavres , d'or et de fer inutiles , une chaîne de mourans coupée en
deux par la Bérésina : il ne restera que vingt mille hommes.
Oui , le spectacle de cette bataille de la Moskowa est dangereux , parce
qu'il ranime l'orgueil de cette nationalité militaire qui nous a coûté tant
de sang , parce qu'il éveille dans les esprits les plus sceptiques un chau-
vinisme abrutissant , parce qu'on sort de là Français , exclusivement
Français, anti-Russe, anti-Anglais, ennemi de tout le monde, fanatique
de la grande armée , de l'empereur , altéré de bonnets à poil et de gloire ,
tout prêt à s'aller couper la gorge avec le premier étranger qu'on va ren-
contrer, ou se brûler la cervelle au pied de la colonne.
Il faut dire aussi que jamais illusion ne fut plus complète : il n'y a pas
une sensation à laquelle on puisse échapper.
C'est le milieu de la journée; le champ de bataille disputé par les
Russes est à moitié couvert par les Français. Une redoute foudroyante a été
'h)8 ri: vue de i'Aius.
prise , des milliers d'ennemis remplissent les ravins de la plaine et attes-
tent combien a coûté ce premier avantage. La division du gëne'ral Friand
vient de se former en cari'e'; aux quatre angles une pièce de canon attend ,
béante , le choc des cuirassiers russes qui, après avoir décompose l'artille-
rie régimentaire de la division, se ruent contre ce carré de toute la pesanteur
de leurs chevaux et de leur armure. Le carnage est affreux, hommes, che-
vaux, casques volent en l'air , le carré tient bon : Murât est là ; Murât , la
plus noble image de la valeur , le béros charlatan , Roland et Fontanarose,
un cœur de lion et un costume de marchand de vulnéraire; une forcé d'A-
thlète, des cheveux d'ébène , un œil brûlant ; il est là qui juge les coups;
sa matinée a été bonne , il a chargé vingt fois , il est resté seul dans une
redoute , invulnérable , respecté des balles qui viennent mourir sur cette
poitrine généreuse.
Laissez-les faire , ces cuirassiers russes , ils vont tourner bride , disper-
sés par le feu du carré ; mais , là derrière , nos cuirassiers les attendent qui
vont les tailler en pièces; ces niasses de fer vont serchoquer comme deux
enclumes ; pendant ce temps , l'empereur a envoyé à la gauche de la divi-
sion son artillerie bleue et rouge de la garde : Quelle fumée ! qu'elle est
belle , pure et blanche 1 Ces quatre-vingts bouches à feu écrasent l'infan-
terie ennemie : les généraux sont morts , les officiers morts , les soldats
meurent à leur poste, inébranlables , l'arme au bras , roulant sur la terre
leur uniforme vert , leur tète rousse et rasée : la bataille est là; des régi-
raens se forment derrière l'artillerie française , parmi lesquels ou distingue
un régiment léger avec ses caj-abiniers à la guêtre bleue, puis un régiment
espagnol à l'uniforme blanc ; et cette ligne de grosse cavalei'ie , de hus-
sards et de lanciers , quels seront ses hauts faits ? elle achèvera la cavalerie
russe , elle prendra une redoute au grand galop.
Montbrun sera tué , Caulaincourt tué , le jeune Fontanes décoré , JNey
sera admirable , Murât prendra à la gorge un colonel qui commande la
retraite et lui dira : — Que faites-vous ? Vous ne pouvez plus rester ici ?
Moi j'y reste bien. — C'est juste , répondra le colonel... Soldats , face en
tète I Allons nous faire tuer !
A la fin du jour , l'honneur français aura brillé du plus bel éclat : Bel-
liard, Compans, Morand, Davoust, Rapp , Berthier, Scbastiani , auront
fait de ces prodiges qui ne se croient pas. Trente généraux blessés ou tués
manqueront à l'appel.
Fabvier, arrivé le matin de Madrid, aura pris un fusil et marché en
simple volontaire avec un régiment. Les traits de courage auront marqué
chaque pas de cette armée de géans. Cinquante mille Russes seront couchés
sur le sol à côté de vingt mille Français , et tant de sang n'aura pas donné
une victoire complète. C'est que Napoléon , jadis si prodigue de ses hom-
REVUE DE PARIS. 3o9
mes , en est devenu avare j c'est qu'il n'a pas voulu laisser donner sa garde
pour achever les Russes , maigre les prières de Ney , de Mortier, de Ber-
tliier, de Murât; c'est que déjà elle a pâli , cette étoile à laquelle il se fiait.
Dieu l'a ainsi voulu.
M. Langlois , qui déjà nous a donné le beau panorama d'Alger, semble
nous promettre une suite de panoramas militaires. Son dernier tableau est
un clief-d'œuvre d'exécution et de patience. îl a fallu aller sur les lieux, en
Russie. L'empereur l'a bien reçu , dit-on , et favorisé dans son entreprise.
Son orgueil d'empereur et de Russe ne redoute rien de cette évocation d'un
passé de vingt ans; il éprouvait peut-être une joie secrète à la représenta -
tion de ce prologue d'un drame qui s'est dénoué sous les murs de Paris.
S'il faut en croire l'explicateur fort intelligent du Panorama , vieux soldat
de la jeune garde , l'empereur et le peintre ont causé souvent avec assez
de familiarité, comme vous et moi : c'est son expression. Tout ce qu'il y
a chez nous d'hommes accessibles à des émotions nationales et à des im-
pressions d'art , gravit chaque jour l'escalier noir et tortu du panorama de
M. Langlois. On admire le mouvement général de cette grande bataille ,
le choix des détails , le tragique des épisodes , l'assemblage des couleurs ,
l'entente dos effets de lumière et des accidens de terrain. Il y a de la
clarté dans ce magnifique désordre, de la logique dans tous les faits du
combat , de la grandeur dans son résultat : et par-dessus tout il règne dans
ce tableau un beau sentiment d'héroïsme.
Pendant que nos yeux, fixés sur cet horizon de sang, cherchaient dans
la fumée celui qui ordonna la bataille , Napoléon ; celui qui trouva dans
la mêlée son blason militaire, Ney; pendant que notre pensée assistait à
cette victoire gigantesque , les soldats de notre jeune armée , assaillis par
des hordes de Bédouins , payaient cher l'imprudence d'un chef et cette
confiance que leur ont léguée de sublimes devanciers. Là aussi il y a du
courage , du dévouement , des hommes tués à leur poste; mais là aussi il
y a eu une lâcheté. Les Italiens de la légion étrangère se sont couchés par
terre et n'ont voulu se relever que pour prendre la fuite. Un sergent -ma-
jor français a percé d'un coup de baïonnette im officier italien qui se sau-
vait. Yoilà donc le prix de cette ho'^pitalité française , qui donne un asile,
du pain , son uniforme, sa cocarde, à des étrangers qui vont comproiucttrc
'honneur de nos armes aux yeux des Bédouins sauvages. La rage de nos
soldats s'est déchaînée contre ces alliés félons , qu'on est forcé de protéger
contre un ressentiment trop explicable. Les Polonais se sont montrés di-
gnes d'eux , et justice est rendue à la bravoure qu'ils ont montrée à côté
de nos bat illlons. (^inq cents Français ont péri dans ce combat. Le brave
colonel Oiidinot, tué à la tête de son escadron, laisse des regrets inexiui-
mablcs à ses soldats et à sa famille. Reste à savoir si Ab del Kadcr jouira
TOME XIX. JUM.LET. , <5
3 10 REVUE DK PARIS.
de tel avantage, si le maréchal Clauzel va continuer en Afrique ce système
de philanthropie stiipide qui traite à l'amiable et avec des e'gards un ennemi
coupeur de têtes. En vérité' , les Be'douins doivent bien mépriser, s'ils la
comprennent , cette humanité de journaux , cette fraternité' théorique qu'on
leur appointe en échange du pillage et du meurtre.
Chez nous même , en France , au milieu de notre civilisation , nous en
sommes à recueillir les fruits de cette mansuétude de mœurs qui tend à effa-
cer la peine de mort de nos Codes. Dieu veuille que le temps apporte ces
fruits ! En attendant, l'indulgence des jurés qui cèdent à l'influence de ces
nouvelles idées peuple nos bagnes d'assassins et de parricides que la loi
n'cfiiaie plus. Les spectateurs, plus nombieuxque de coutume, qui assis-
taient au dernier départ de la chaîne , ont pu compter jusqu'à trente-sept
meurtriers , dont deux parricides ! Un d'entre eux se faisait remarquer par
la sérénité de son visage et le bien-être de son extérieur. Un chapeau de
paille, patiemment tressé, couvrait sa tête. Au sommet de ce chapeau se
tenait docile et craintif un jeune chat, coiffé d'un petitchapeau semblable,
retenu par une gourmette. Le crime en bonne humeur.
Nos tribunaux viennent d'avoir deux procès à juger : l'un terrible , un
suicide double, commis par Bancal sur lui-même et sur la femme qu'il ai-
mait; l'autre, grotesque et curieux comme révélation des mœurs indus-
trielles de notre temps. Il s'agit de ces mendians à domicile, de ces individus
qui vont en ville faire appel à l'humanité ou aux sentimens politiques de tous
les locataires d'une maison. Tantôt c'est un réfugié , un homme traqué par
la police sarde, qui vient demander un secours de 20 fr. pour payer son
garni; un condamné politique de la restauration, un ancien carbonaro .
un combattant de juin : tantôt un chevalier de Saint-Louis, un ancien ser-
viteur de la famille royale , un soldat de Condé , un Vendéen , un officier
de don Miguel j le réfugié , le carbonaro , le chouan , le miguéliste , tout
cela ne fait qu'un individu , qui prend un langage , une attitude , une dé-
coration différente , selon les dupes qu'il veut faire. Un de ces hommes
était traduit devant la police correctionnelle. Les piquantes explications de
M. Alfred du Fougerais, ancien propriétaire de la Mode, ont jeté un jour
fatal sur les ressources de ces industriels; le délinquant a été condamné à
huit jours de pi'ison.
Les enrôlemens anglais ne s'arrêtent pas. L'île des Chiens vomit sans
cesse de nouvelles recrues : mais s'il faut en croire un journal légitimiste ,
ces secours n'ont aucune valeur; don Carlos a fait peser trois volontaires
;inglais, et trouvé qu'un carliste seul avait le même poids; cette cxpé-
lience a parfaitement rassuré le prétendant.
REVUIi DE PARIS. ■> l T
GYMNASE-DRAMATIQUE. LA FILLE MAL ELEVEE, par MM. d'Épa-
gny et Comberousse. — La morale de ce vaudeville tend à prouver que les
demoiselles du monde bien élevées savent faire des fautes sans se compro-
mettre, tandis que les demoiselles mal élevées se compromettent sans faire
de fautes. Si j'avais une fille je l'elèverais bien , malgré tout le soin qu'a
pris le Gymnase pour faire ressortir le dévouement ingénu de M''*' Fanny
et la rouerie précoce de M"*^ Léonie. Ces deux jeunes personnes causent le
soir dans un petit salon de leurs intérêts de cœur ; un bouquet entre par la
fenêtre , jeté par un amoureux de Léonie : Léonie est assez sage pour ne
pas vouloir rendre projectile pour projectile; Fanny, la fille mal élevée ,
envoie son bouquet , que le galant couvre de baisers bruyans accompagnés
d'une foule d'exclamations erotiques. Un , deux , trois coups de fusil sont
tirés par les domestiques sur le visiteur nocturne , qu'on a pris pour un
voleur : remue-ménage affreux dans lequel on voit apparaître des tantes en
camisole, des oncles à perruque, des portiers en casaque , des jardiniers
en chemise , des lanternes , des fusils , et enfin un gros jeime homme que
Fanny est allée prendre par la main pour le soustraire aux fusillades dont
il est le point de mire. Or Fanny se mêle de ce qui ne la regarde pas ; car
Léonie est trop bien élevée pour aller chercher dans les broussailles un
amant qu'elle connaît fort peu , trop bien élevée pour l'introduire dans la
maison paternelle , et le recevoir dans sa chambre toute une nuit. C'est ce
que fait Fanny la fille mal élevée , et cela lui réussit assez mal. Elle a
d'abord été surprise dans son tête-à-tête , innocent au fond , mais répi'é-
hensible en apparence , par l'homme qu'elle aime , M. Raymond , officier
de génie. On commence au théâtre à beaucoup employer l'officier de gé-
nie. C'est un monsieur habillé de noir, décoré, d'une figure mélancolique
et ennuyée, d'un courage froid , d'une humeur maussade , qui fait la cour
aux femmes avec une galanterie de liastion , et n'aborde les hommes qu'une
paire de pistolets à la main et pour leur proposer une infinité de rencon-
res à bout portant. L'officier de génie a remplacé l'intolérable officier de
hussards , qui , le verre à la main , une jambe en l'air, prenait des baisers
sur la nuque des soubrettes , fendait les tables à coups de sabre , et battait
les domestiques. L'officier de hussards n'entrait jamais par la porte. Son
kolback vain({ueur se montrait toujours à la fenêtre au bout d'une échelle
de corde qu'il avait gravie en grand uniforme , sabretache, corde à four-
rage, ceinture , plisse, dolman , etc. , etc. Pour l'officier de génie, non-
seulement il entre par la porte , mais encore il n'entre jamais sans frapper.
L'un était fier de son fourniment, l'autre le regarde comme un hochet , et
trouve riiabit bourgeois un vêtement plus algébrique. Voilà donc qu'en
échange de l'étourderie de la cavalerie légère on nous donne désormais la
gravité des armes spéciales. Le théâtre est ainsi fait. M. Raymond , en.
Jii UEvuE d:; PAIUS.
mathématicien logique et raisonneur, pose celle argumentation : Voilà un
monsieur qui s'en vient la nuit troubler celte maison , de'ranger mon bon-
heur, et prendre à tâtons la main de ma Fanny. Il est là , je l'entends;
j'aime cette Fanny qui a l'air de l'aimer. Cette situation me couvre de
ridicvde et de chagrin : en pareil cas que fait-on ? On se bat. — Monsieur,
battons-nous. — Pas tout de suite , reprend M. Ernest , j'ai le liMs droit
foule'. Et on peut le croire , car ce pauvre M. Paid, \cKioiniy des jciuics
premiers, doit cire heureux de s'en tirer à si l>on marche, qnaid il se
permet des escalades de mur et autres gentillesses gyninnsli(jucs. M. Paul
a le dos et le ventre cuirasses d'un embonpoint qui rendent sa tentative
vraiment téméraire. Les choses sont donc ainsi posées. M"^ Fanny passe
pour être sensible à l'embonpoint de M. Ernest : M. Raymond le croit, la
femme de chambre le croit aussi , et toute la maison en est bientôt per-
suadée quand M. Ernest sort de la chambre de la jeune fdle mal cleve'e.
Au temps où les jeunes-premiers surpris se cachaient dans des e'Uiis de
harpe, M. Ernest aurait été étouffe', tandis qu'il sort assez triomphant de
la chambre spacieuse où il a passé la nuit. Comme il n'est pas d'imbroglio
•qui n'ait sa solution , il est reconnu que Fanny s'est chargée de tant d'ini-
-quités pour le compte de sa cousir.e, et que M. Raymond a été îrès-lVrocc
dans ses suppositions. M. Ernest demande la main de sa Lconic pour prix
de son escalade et en dédommagement de son bras foulé. M. Raymond
pardonne à Fanny toutes ses inconsécpiences , et désarme ses pistolets. La
première conclusion à tirer de ce petit f itras , c'est qu'il ne faut pas esca-
lader des murailles quand on a du ventre. La seconde , qu'il faut boii'e
frais et ne pas faire de vaudevilles par les grandes chaleurs. Le dialogue
transpire , le couplet se fond , l'esprit se liquéfie. Les deux aclcs de
MM. d'Épagny et Comberousse sont en dissolution complète ; une cen-
taine de spectateurs iasoucians les ont regardés couler devant eux , comme
on voit couler l'eau d'une borne fontaine , et parce que de ce temps-ci tout
est indifférent, surtout une pièce de théâtre. La chaleur doit cire combat-
tue par des toniques , et ce ne sont pas le régime adoucissant et les denrées
mal sucrées du Gvmnase qui réveillent la constitution énervée du public.
Ferville et M'^^ Sauvage ont eu seuls assez d'énergie pour résister à la dé-
bilitation générale qui a gagné la troupe. Ferville représente fort bien Un
homme comme il faut, et M"*^ Sauvage est très-distinguée dans le rôle
de la fille mal élevée.
— CIRQUE OLYMPIQUE. — l'eléphatvt kiounv. — Le bruit courait que
cet éléphant danserait sur la corde. Par corde personne n'enîci.dait une
ricollc, une corde à puits, ou même une amarre de bateau, iiidulgeut
REVUE DE PARIS. 3l,3
pour la nature de l'animal, cliacun poussait la concession jusqu'à lui per-
mettre un de ces cordages monstres qui retiennent l'ancre d'un navire.
A ce prix-là , on eût tenu l'eicpliant pour un acrobate distingue. Mais
qu'on s'imagine une corde large comme l'escalier de l'Ope'ra, une corde
solide et raide comme un pont, faite de bois ou de fer ; six mâts de Co-
cagne reunis et accouples, ou six colonnes comme la colonne Vendôme ,
tressées, toitlucs en nattes; un véritable trottoir de Londres, suspendu à
quelques pieds de liauteur; un clicmin de fer praticable aux plus grosses
voitures , et l'on comprendra la nature des tours de force de l'eicpliant
Kiouny, prodige colossal, qui ne remue ni pieds ni jambes; paralytique
de la grosse espèce, qui ne danse pas plus qu'une maison.
— THEATRE DU LUXEMBOURG. — A côtc' de la grille du Luxembourg
s'e'Icvait naguère un tlieâtre-barraque qui vient de prendre toutes les ap-
parences d'un édifice e'iegant et convenable , et qui s'arrêtera là de peur
de devenir c.clificc. La salle Ventadour et l'Ode'on sont là pour attester quel
est le sort des monumens. Ce îlie'àtre d'origine modeste a si bien devine'
le goût et les prédilections dramatiques de son quartier , qu'il en est de-
venu la plus impérieuse nécessite. L'entreprise nouvelle qui rexjiloile a
fait restaurer, agrandir et disposer à neuf la salle qu'avaient de'le'riore'e
vingt ans de succès et d'alflucnce. Un élève de Cice'ri a passé par-là avec
la grande brosse et peint des médaillons, des arabesques , des guii-îandes
et mille autres ornemens de bon goût. Sous cette nouvelle parure qui
pourrait à présent reconnaître l'ancien Bohino ? Après une clôture d'un
mois, nécet:sitée par les réparations, le tliéàtie du Luxembourg a clé
rendu, avec une certaine solennité, à ses dicns affamés de spectacle.
L'Enfer dramatique, pièce de réouverture , peut se faire honneur d'être
supérieure aux Ma RSiSTES et aux Dorvamstes de M. Dumarsan ; mais
il faut ajouter qu'elle est aussi bien jouée qu'elle pourrait l'être sur la
plupart des théâtres du centre. Le succès qu'attend la gestion des nou-
veaux directeurs fera peut-être comprendre cette vérité, qu'à Paris le plai-
sir du spectacle est trop cher; le théâtre Saint-Antoine, dont les construc-
tions sont commencées , viendra prouver à son tour qu'il n'y a plus de
fortune possible que pour les tliéàtres à bon marché.
— Aucun ouvr.igc n'était plus digne de recevoir les honneurs des ré-
centes merveilles de la typographie et du dessin que l'ouvrage par excel-
lence , après l'Evangile, 1 Imitation de Ji'sus-Christ. 11 n'aura jias élé dit
non plus que les conditions si populaires du bon marché, celte grande dé-
KEvur: i»K PAius.
couverte du siècle , naiiiont pas ete appliquées aux plus beaux ouvrages
de la religion. Déjà la Bible a ouvert la série des collections publiées à
bon marche, M. l'abbë d'Assance , chanoine honoraire de Montauban , ob-
tient en ce moment un succ^ès qui ne sera pas le dernier dans ce genre de
publication, par sa traduction nouvelle de I'Imitation de Jésus-Christ.
Indépendamment d'un style coulant et concis, cette traduction se distingue
de toutes celles qui l'ont précédée par des réflexions morales de Bossuet ,
Massillon , Fléchier , Fénelon et des pères de l'Église. La typographie ,
dans ce qu'elle a de plus rare en caractères, et les ornomcns , en ce qu'ils
ont de léger, de poétique, de grave et de naïf, se sont unis, sous les
mains savantes de MM. Johannot, Chenavard et Cavelier , pour illustrer
ce livre , dont l'humilité du prix ( 50 centimes la livraison) note rien à ce
qu'il a de divin dans le fond, comme dans la forme.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE DIX-NEUVIEME VOLUME.
Pa{;es.
La Hollande. — Physionomie des principales villes, par M. Roger
de BeauA'oir. 5
Du Mouvement intellectuel et litte'raire sous le Directoire et le Con-
sulat, par M. Charles Nodier 56
Lettre à un Ami de la province sur quelques livres nouveaux , par
M. Ad. Guëroult. . : 54
Souvenirs de 1815, (1" et ir articles), par M. A. Feui 11 ide. 77 et 169
Des Nielles et de l'Orfèvrerie moderne, par M. V. Schœlcher. . .104
Robert Macaire, par M. Le'on Gozlan 118
Les Éditeurs 1 50
Le Theatrc-Français cl le draine, par M. Granier de Cassagnac. 145
La belle Re'gailletle , par M. Eugène Guinot. , 221
Histoire philosophique des Danseuses de l'Opéra 244
Des bords du Rhône , par M. Eugène Chapus 267
Chatterton et le Moine Rowley, par M. Ch. Coqucrel 279
Chronique , . 68, 156, 214 et 50t
r.VEnAT , iMTRiMsrn n» t..\ nivut nv. paris.
REVUE
DE PARIS.
XX.
IMPRIMERIE DE H, FOURNIER,
ncE DE S£iir£, 14.
REVUE
DE PARIS.
ty&ocwe^/e t/ef'te. — ^yt^nnee ■iSJù.
TOME VINGTIEME.
PARIS.
AU BUREAU DE LA REVUE DE PARIS,
RUE DES FILLES- SAINT -THOMAS, M.
VIEUX VOYAGEURS FRANÇAIS.
IVES D'EVREUX.
Je ne sais trop quel est le vieux voyag^eur (c'est Raleigli , je crois)
qui, voulant donner une idée des populations de l'Orénoque et da
l'Amazone, couvre le sommet des arbres d'une foule de cabanes
faites de branches entrelacées, qu'il appelle une ville sauvage. Nous
n'en sommes plus à ce temps de naïveté merveilleuse : les waraons
eux-mêmes, qui ont donné lieu à ces peintures fantastiques, ont
peut-être cessé de courber les branches de mangliers sur lesquelles
ils bâtissaient leurs habitations aériennes. Les rives de l'Orénoque,
du Para, et peut-être du Meari, où ils campaient dans les terres
noyées, se couvrent de villa^jes naissans. Dans quelques siècles des
villes magnifiques s'élèveront sur de vastes chaussées , aux lieux où
lialeigh et Keymis rêvaient l'Eldorado; le monde des enchanlemeasi
Vf REVUE DE PARIS.
aura recommencé pour celte partie de l'Amérique où tant de songes
se sont évanouis. A partir de la Guyanne jusqu'à cent lieues par-
delà le grand fleuve, ces forêts magnifiques, mais inutiles, qui
n'attendent que l'industrie pour faire place à une population flo-
rissante, auront tombé, l'homme aura soumis la terre, et il cher-
chera les traditions. Alors on se rappellera que San-Luiz, la grande
ville du Maranham , la cité brasilienne qui marche après Rio de Ja-
neiro, Bahia et Fernambouc, aura été fundée par les Français; on
cherchera sa première origine, on étudiera les races primitives qui
ont dû peupler l'île délicieuse où elle fut bâtie. Claude d'Abbeville,
Lery, Hans-Slade, Thevct le cosmographe, Roulox Baro, Barlœus et
Pison, deviendront les Strabon, oii, si on l'aime mieux, les Gré-
goire de Tours de ces contrées, appelées sans aucun doute à do-
miner une grande partie du Nouveau-Monde.
Oui, on ne doit pas craindre de l'affirmer, nous pouvons récla-
mer d'avance cette gloire avec les Allemands et les Hollandais , et
ce sera surtout dans les vieilles chroniques des voyageuis français
que l'histoire primitive de ces pays devra être étudiée; c'est qu'au
xvi^ et au xvii^ siècle il y a chez nous un instinct précieux qui
nous convie à recueillir toutes les grandes traditions prêtes à
s'éteindre; c'est que nous parcourons le monde poiii- choses de re-
ligion, et non pour accroissement de trafic ; c'est que nous sommes
missionnaires et non chercheurs d'or, et que nous avons eu une
touchante prévision des besoins de l'avenir.
Parmi ces voyageurs, si dignes d'être enfin appréciés, la for-
lune s'est montrée bien diverse. A égalité de mérite, il y en a qui
sont devenus célèbres, d'autres sont demeurés à peu près inconnus;
j'ajouterai même qu'il y en a un dont on a complètement oublié le
nom pendant plus de deux siècles, qu'on ne voit indiqué dans au-
cune relation, et qu'on ne trouve plus même dans nos bibliothè-
ques. Celui-là cependant est un admirable écrivain et un ingénieux
observateur; c'est le père Ives d'Evreux, dont le nom se trouve en
tête de cet article, et que nous allons examiner.
Quelquefois, en voyant la brièveté si incomplète des documens
que nous ont transmis dans leur latin barbare Grégoire de Tours
et Frédégaire, source à peu près unique où les plus habiles sont
REVUE DE PARIS. T
cependant contraints de puiser, je me suis représenté la joie qù'é-
prôuverail un antiquaire en trouvant dans quelque manuscrit by-
sanlin, l'appréciation élevée, le récit énergique des grands évène-
mens qui ont agité chez nous le vi* et le vu" siècle, cl la peinture de
ces rois à demi barbares, dont chaque passion enfantait quelque
tragédie sanglante. J'aime à suivre en idée lacuiiosilé inquiète de
l'historien interrogeant avec anxiété les dates, les noms, ks récils
complétés; les réflexions de l'écrivain intelligent, qui juge avec la
supériorité acquise de celui qui a vu d'autres hommes et d'autres
lieux. Eh bien! le père Ives d'Evreux, c'est la belle chronique re-
trouvée, c'est l'hisiorien sincère parlant sur des hommes dont il a
prévu l'anéantissement , et sur des chefs dont il a compris la gran-
deur passagère ; et cependant , je le répète encore , le livre du vieux,
missionnaire a disparu complètement, nulle bibliographie spéciale
n'en fait mention, nul dictionnaire historique, que je sache, ne le
rappelle; et encore l'exemplaire que j'ai sous les yeux est-il impar-
fait, quoique ce soit évidemment celui qui a appartenu à Louis XÏII;
c'est que les intrigues de cour se sont mêlées aux affaires du pauvre
missionnaire, et que tout s'explique par cette phrase du sieur de
RaSilly, qu'on trouve en tète du volume : « Sire, voicy ce que j'ay
peu par subtils moyens recouvrir du révérend père Ives d'Evreux,
supprimé par fraude et impiété, moyennant certaine somme de
deniers entre les mains de Francoys Huby, imprimeur, que j'offre
maintenant à votre majesté, deux ans après sa première naissance,
aussitôt estouffee qu'elle avoit veu le jour (1). »
(i) Et plus bas il ajoute : « Il ne manque que la plus grande part de la pré-
face et quelques chapitres siir la fin, que je n'ay peu recouvrir. » C'est probable-
ment l'état imparfait du livre qui l'aura fait disparaître; j'ai de fortes raisons pour
croire qu'il n'existe plus que l'exemplaire de la Bibliothèque du Koi. J'ai fait pour
• m^en pfocurer un autre des recherches inutiles dans les diverses bibliothèques de
Paris, et Boucher de la Richarderie, dans sa Bibliographie des Vo')-agcs, se tait
tir le compte du père Ives, quoiqu'il cite avec prédilection Claude d'Abbeville.
Southey, l'historien du Brésil, a ignoré cette source , et M. Warden, qui a épuisé
la bibliographie américaine, n'a jamais eu occasion de la considter. J'en dirai
autant de M. Brunet , si exact dans ses renseignemens; c'est doue un livre uni-
que. Il est intitulé fort modestement : Suite de l'histoire des choses ulus mémo-
^ REVUE DE PARIS.
Puisque j'ai nommé le sieur de Rasilly, il est juste de dire quel-
<]ues mots à son sujet, car si nous lui devons une chronique cu-
rieuse, la France faillit lui devoir bien davanta{ïe; il y alla pour
elle des plus belles régions de l'Amérique méridionale; Claude
d'Abbevilie nous servira ici de guide, et cela d'autant mieux que
son récit se mêle essentiellement à la relation du père Ives. Sous
Je règne de Henri IV, vers le milieu de l'année lo94, un capitaine
français, nommé Riffault, s'embarqua pour le Brésil avec un grand
nombre de Français, l'expédition formait une petite escadre; mais
au lieu d'aborder vers la côte déjà peuplée de Gucnabara ou de
San-Salvador , il s'en alla débarquer au pays de Maragnan (1) , où
il fut parfaitement accueilli des Indiens. Une naïve affection pour
les Français, qu'on retrouve à cette époque chez toutes les tribus
de l'Amérique, explique la confiance qu'on mit dans cette expédi-
tion après les victoires de Mem-de-Sâ. Quoi qu'il en soit, cette
-première entreprise ne fut pas heureuse; le principal navire de
Riffault échoua, la discorde se mit parmi les Français, et lorsqu'il
•s'agit du retour, plusieurs de ces aventuriers se virent contraints
de rester parmi les nations indiennes; mais en ce temps d'activité
audacieuse, un semblable retard comptait pour rien : l'enfant hardi
de la ïouraine ou l'intrépide Manceau s'en allait résolument
vivre avec les sauvages parmi lesquels il trouvait bientôt une femme,
un carbet et un compère, terme de vieille relation, et dont il par-
tageait les périls ou les dangers. C'est ce qui arriva au jeune Des
Vaux, natif de Sainte-Maure, qu'on nous représente comme un
gentilhomme de facile humeur, * conquérant plusieurs insignes
-victoires et se façonnant toujours aux coustumcs estranges du pays. >
Le premier aspect du lieu et de ses habitans ne devait pas être
- râbles acU'enues en Maragnan es années i6i3 et i6i/|. Paris, de riraprimerie
de François Huby, i6i5. 2 tomes in-8 en i vol. Le nom du père Ives n'est aUa-
cbê qu'à l'épître dédicatoire adressée à Louis XIII, et on a ajouté au titre du
deuxième volume : Second trailé des fruits de l'Évangile qui tost parurent par
le baptesme de plusieurs enfans. Cette portion du livre, qui n'est pas sans iaté-
lèt, n'offre cependant pas l'importance du premier volume.
(i) Nous nous servirons de l'orthographe des vieilles relations, quoique les Por-
tugais écrivent Marauhao avec Va tilde ou Maranham.
REVUE DE PARIS. W
sans quelque singularité pour un habitant de la Touraine, habitué
à ses grands champs de blé, à ses grasses métairies, à ses paisibles
laboureurs, si tranquilles sur la vie du lendemain, si bien en re-
pos sur le passé. Mais notre Tourangeau était doué sans doute de
cette philosophie pratique qu'on attribue à ses compatriotes; enfant
insouciant de son siècle, il prit en amour Tàpre vie du sauvage:
ses misères et ses joies soudaines lui plurent: il admira naïvement
les grandes forêts vierges qu'il parcourait, et il lui vint à la pensée
que ce serait une riche province à ajouter au beau royaume de
France ; « après donc avoir fait un long séjour audit pays, après
avoir recognu la beauté et les délices de cette terre, la fertilité et
la fœcondité d'icelle en ce que l'homme sçaurait désirer, tant
pour le contentement et récréation du corps humain, à cause de
l'amœnité du lieu, que pour l'acquisition de tout plein de richesses,
qui avec le temps en pourraient provenir, le jeune Des Vaux fit ses
propositions aux sauvages, et comme le raconte encore Claude
d'Abbeville, outre la promesse de recevoir le christianisme, ils
acceptèrent aussi l'offre qu'il leur fit de leur envoyer de France
quelques personnes de quaUtés pour les maintenir et deffendre de
tous leurs ennemis, jugeans l'humeur française plus sortable à la
leur, qu'aucune autre pour la douceur de sa conversation. »
On est tenté de sourire de la dernière phrase du bon voyageur,
et cependant rien n'est plus vrai au fond. Les Tupinambas s'étaient
pris d'une merveilleuse tendresse pour les Français, et ceux-ci
étaient certains, en quelque lieu qu'ils se présentassent, d'en être
accueillis avec une effusion pleine de joie. Le jeune gentilhomme de
Touraine s'adressa au sieur de La Ravardicre, et bien peu s'en
fallut alors que toute cette riche partie du Brésil n'appartînt pour
toujours aux Français. Marie de Médicis tenait la régence : avec
sa sagacité pénétrante, elle comprit l'importance de cette co-
lonie, et quelques mois après le retour de La Uavardière, qui était
allé s'assurer des rapports de Des Vaux, une compagnie des Indes
occidentales était formée en France, deux lieutenans-généraux
tondaient la colonie, Rasilly et La Ravardière unissaient leurs
activité.
II faut lire les vieux voyageurs pour se faire une idée de l'en-
10 REVUE DE PARIS.
tliousiasme des nouveaux débarques, de leur admiration naïve pour
cette nature puissante, de leur tendresse chaleureuse pour les
Indiens qu'ils veulent tous convertir! Rien ne manqua, on peut le
dire, à la sagesse des règlemens. Les droits de chacun furent res-
pectés, le courage à se maintenir fut admirable; ce qui fit faute, ce
fut la coopération efficace de la France, qui ne comprit plus, au
milieu d'interminables tracasseries, la grandeur d'une semblable
expédition. Ce qui détruisit l'œuvre de tant d'efforts, ce furent de
pitoyables intrigues, agissant sourdement à l'insu des deux géné-
raux, et privant la France, pour l'avenir, d'une des plus riches
contrées du globe. Aussi , et malgré les évènemens probables qui
aujourd'hui nous eussent privés de sa possession, n'est-ce pas sans
une émotion réelle qu'on lit ces paroles, adressés par le sieur de
Rasilly à Louis XIII, en lui présentant le Voyage du père Ives ;
€ On a détruit cette relation , dit-il ; cela s'est fait à dessein pour
faire perdre insensiblement à votre majesté le titre de roi très chré-
tien, lui faisant abandonner les sacrifices et sacremens exercés sur
les Indiens, la réputation de ses armes etbandièrcs, l'utilité qui
pouvait lui arriver et à ses subjects d'un si riche et fertile pays, et
la retraicte du tout importante d'un port favorable pour la navi-
gation au long cours , aujourdhuy ruinée, faute d'avoir su con-
server ce que j'avais avec tant de soins et de despenses acquis. >
En iG14, les Portugais prirent sur nous l'ile de Maragnan, et il
n'est resté en effet de tant d'efforts qu'une ville bâtie par les Fran-
çais, et où notre nom est maintenant oublié, que deux relations
rarement consultées , et dont la plus importante n'a peut-être jamais
été citée.
Ce n'est pas seulement la grâce du style, la sincérité des obser-
vations qui distinguent le père Ives, ce seraient des qualités qu'il
partagerait avec Claude d'Abbeville; mais il a sur celui-ci un avan-
tage qu'on ne saurait lui contester (1). Au Maranham, le chef de
(i) Claude d'Abbeville, de son propre aveu , ne fit pns un plus long séjour
dans l'île ; il revint à Paris avec sept ou huit sauvages de la nation des Tiipinam-
bas, qui excitèrent au plus haut degré la curiosité des Parisiens, et qui, après
avoir été baptisés en grande pompe, eurent à peu près le sort des Charmas et
REVUE DE PARIS. 11
la mission ne resta que quatre mois; lui, il y demeura deux ans
entiers.
Quand les missionnaires arrivèrent dans l'île de Maragnan , ils
se doutaient à peine qu'une grande révolution avait eu lieu chez les
tribus parmi lesquelles ils allaient vivre. Repousses de tous côtés
par les Portugais, vaincus sur le bord de la mer et même dans
l'intérieur, la tribu la plus fière de la race des Tupis, les Tupi-
nambas , qui avaient dominé tout le sud du Brésil , s'étaient décidés
à émigrer vers le nord. L'île de Maragnan, qui touche pour ainsi
dire au continent, dont elle n'est éloignée que de cinq lieues, leur
avait semblé, par sa fertilité, un endroit favorable de retraite, et
ils y avaient établi leurs aidées: réunies dans une île qu'on pouvait
parcourir en quelques jouinées, et dont rien n'égale la fertilité,
conduites par des chefs qui avaient donné des preuves assurées de
valeur et de haute inlelligence, les tribus se montrèrent encore un
moment , avaiu de s'eieindre, iclies qu'elles avaient été au temps
de leur puissance et quand elles dominaient le pays.
Le père Ives se trouva dans une admirable position pour les ob-
server. Aussi sa relation contient-elle, mieux encore que le voyage
d'Abbeville, certaines traditions qu'on chercherait vainement ail-
leui's. Cela est si vrai que si vous la comparez avec celle de Lery,
qui l'a précédée de près de quatre-vingts ans, vous retrouvez, avec
un développement remarquable, toutes les habitudes bizarres,
toutes les pompes sauvages , tous les usages singuliers qui frap-
paient les Français parmi les tribus de la baie de Guenabara. Le
caractère de cette relation cependant est de servir de complément
à celles qui l'ont précédée; c'est d'expUquer avec une simplicité
toute naïve certains faits que le scepticisme du xvuf siècle s'est
hâté de rejeter, et qui méritaient au moins un examen sévère avant
de les abandonner à l'oubli. Je n'en veux citer qu'un exemple :
tout le monde connaît la tradition poétique qui a imposé au fleuve
des Amazones le nom qu'il a conservé. Vingt relations, moitié
des Osages qui sont venus dernii'remeiil \i,siter l'Europe. La plupart d'entre eux
moururent; il est fait mention cepeadaut d'un de ces catcchumcacs quirclounia
au Brésil.
12 REVUE DE PARIS.
réelles, moiiié fantastiques, parlèrent de ces femmes guerrières.
Le génie des Espagnols se plut à reproduire le mythe de l'anli-
''quité sous toutes les formes ; les récits merveilleux s'accumulèrent,
et il parut plus simple même à notre époque de rejeter le fait parmi
les fables, que de le discuter un moment. Cependant le voyageur
par excellence, l'homme de sévère observation, M. de Humboldt,
avait admis que des Indiennes , lassées du joug , avaient bien pu lui
échapper, pour former une tribu à part, comme ces Nègres qui
fuient dans les montagnes ou qui se cachent dans les forets. Il suflit
d'avoir campé au milieu d'un village américain, et d'y avoir ob-
servé les misères de la femme , pour comprendre cette opinion.
L'exagération lui a ôlé sa probabilité , et le père Ives la rétablit.
« Il sera lion , dit-il, que j'allègue ce que j'ay appris des sauvages
touchant la vérité des Amazones, parce que c'est une demande or-
dinaire : sil y a des Amazones en ces quartiers-là, et si elles sont
semblables à celles dont les historiographes font tant mention. Pour
le premier chef, vous devez savoir que c'est un bruit général et
commun parmy tous les sauvages qu'il y en a, et qu'elles habitent
en une isie assez grande, ceinte de ce fleuve de Maragnan , autre-
ment des Amazones, qui a, en son emboucheure dans la mer, cin-
quante lieues de large, et que ces Amazones furent jadis femmes
ef filles de Tapinambos (i), lesquelles se retirèrent à la persuasion
et soubs la conduicte d'une d'entre elles de la société et maistrise
des Tapinambos : et gagnans pays le long de cette rivière, enfin
appercevans une belle isIe , elles s'y retirèrent et admirent, en cer-
(i) Le père Ives désigne constamment sous ce nom les anciens dominateurs du
Brésil , que son contemporain Claude d'Abbeville nomme Topinambas , et que
Lery appelle Touonpinambaoult. ■Vasconcellos , qui leur conserve le nom de
Tupinambas, admis toujours maintenant, croit qu'ils tenaient ce nom de l'antique
dénomination dun clef appelé Tupis. Ce qui se serait passé chez ces peuples
vappelierail dans tous les cas un usage commun aux plus grandes nations et qu'on
retrouve cliez les Hébreux , chez les Grecs et les Romains. Il n'est pas inutile de
rappeler que le mol ?///)an|indique l'excellence terrifiante dans la Ungoa gérai da
Brésil , et que 1rs Tupinambas, dont on retrouve des tribus dans toute l'étendue
tlu Brésil, étaient peut-être, parmiles nations indiennes, le peuple choisi de Dieu.
BEVUE DE PARIS. 13
taines saisons de l'année, sçavoir des acajous (i) , les hommes des
prochaines habitations pour avoir leur compagnie; que, si elles ac-
couchent d'un fils, c'est pour le père, et l'emmène avec luy après
qu'il est compëtamment alaictë; si c'est une fille, la mère la relient
pour demeurer à toujours avec elle. Voilà le bruict commun et
général. »
Le père Ives allègue ensuite , en faveur de cette tradition , le
témoignage d'un chef qui demeurait fort avant dans l'intérieur, et
qui lui affirma avoir rangé, dans son canot de guerre, l'île où les
femmes guerrières s'étaient retirées. Il ajoute :
€ Quant au second chef, ce mot (ï Amazone leur est imposé par-
les Portugais et Français, pour rapprochement qu'elles ont avec
les Amazones anciennes, à cause de la séparation des hommes;
mais elles ne se coupent pas la mamelle droicte, ny ne suivent le
courage de ces grandes guerrières , ains vivant comme les autres
femmes sauvages , habiles et aptes néanmoins à tirer de l'arc, sont
nues , et se défendent comme elles peuvent de leurs ennemis, s
Rien de si probable et surtout de si simple n'avait été dit , que je
sache, sur cette étrange peuplade, qui a imposé son nom non-
seulement au fleuve, mais à un des plus vastes pays] de l'Améri-
que méridionale. On a peut-être attaché trop d'importance à la
tradition que résume d'une manière si positive le récit du vieux
missionnaire; mais la discussion une fois admise , il est curieux de
voir comment le père Ives d'Evreux l'éclaircit en quelques mots, et
combien son opinion naïve se rapproche du voyageur, qui a épuisé
tous les doutes de la science, et qui a compris toutes les incertitu-
des de la tradition.
Un des faits les plus curieux qui nous aient été transmis sur les
Indiens de ces régions , un de ceux qui ont le plus contribué à faire
douter de la véracité des vieux voyageurs anglais, parce qu'ils
nous l'ont rapporté en l'entourant d'un certain merveilleux , c'est
l'existence de ces tribus anthropophages, vivant au sein des terres
noyées dans des cabanes que baignent la mer, et (pii s'élèvent sur
les nombreuses arcades du manglier. Vers le commencement du
(i) C'est le fruit de l'anacardium dont les Brésiliens faisaient un vin enivrant.
:f4 REVUE DE PAUIS.
siècle, une de ces curieuses tribus qui demeurent encore à l'embou-
chure de rOrénoque, sous le nom de Guarraons (ou Waraons),
fut visitée par un voyageur français, qui fut émerveillé de ses habita-
lions et de l'heureuse abondance qui y régnait, grâce au palmier
murichi, qui peut croître au sein des eaux. En 1615, une nation
semblable existait aux bouches de l'Amazone , et ce que M. Leblond
raconte des Guaraons de l'Orénoque , peut être sans doute appli-
qué à ces Camarapins du Para, qu'on nous dépeint comme d'im-
placables anthropophages , et contre lesquels La Ravardière diri-
gea une nombreuse expédition ignorée de tous les historiens.
Laissons parler le vieux voyageur.
«Geste armée donc des François et des Tapinambos, au nombre
de plus de mille deux cents , sortit de Para , et entra en la rivière
des Pacaiares, et de la en là rivière de Parisop, où ils trouvèrent
Vuac-Ouassou, qui fit offre de mille deux cents des siens, pour ren-
forcer l'armée , dont il fut remercié ; il en fut pris seulement quel-
que nombre qu'il accompagna luy-mème, et les mena au lieu des
ennemis, lesquels demeuraient dans des iouras qui sont des mai-
sons faictes à la forme des Ponts-au-Change et de Saint-Michel de
Paris; assises sur le haut de gros arbres plantés en l'eau. Incon-
tinent ils furent assiégez de nos gens et saluez de mille ou douze
cents mousquets en trois heures et se défendirent valeureusement,
en sorte que les flèches tombaient sur les nostres comme la pluye
ou la gresle , et blessèrent quelques Français et plusieurs Tapi-
nambos; pas un toutefois n'en mourust. On leur tira quelques coups
de fauconneau et despoire, et mit-on le feu à trois de leurs iouras
dont soixante des leurs furent tuez, ce qui leur accreut d'avantage
le désespoir, aymans mieux passer par le feu que de tomber es
mains des Tapinambos , ce qui fust cause qu'on les laissa là , pour
les avoir une autre fois avec douceur, beaucoup meilleure pour
gagner les sauvages. Durant le combat furieux des mousquetaires,
ils usèrent dune ruse nompareille : c'est qu'ils pendirent leurs
morts contre le parapet de leurs iouras , et leur ayant attaché une
corde de coton aux pieds , les faisaient bransler le long des fentes :
ce que voyans les Français , croyaient que ce fussent des sauvages
qui passassent et repassassent. >
REVUE DE PARIS.^ 15
Au milieu du bruit des mousquets et des flammes qui dévorent
la ville aérienne , une Indienne fait signe qu'elle veut parler, et à
l'énergie terrible de sa harangue, on comprend que des femmes
guerrières ont pu peupler les forêts.
« Tous cessèrent de tirer, puis cette femme cria Vuac-Ouassou ,
Vuac-Ouassou , pourquoy nous as-tu amené ces bouches de feu
(ils désignaient ainsi les Français) pour nous ruiner et effacer de
la terre ? penses-tu nous avoir au nombre de tes esclaves? voilà les
os de tes amis.... On lui fit dire par les truchemens qu'elle eust à
se rendre afin de sauver le reste du feu. —Non, dit-elle, jamais nous
ne nous rendrons aux Tapinambos : ils sont traistres : voilà nos chefs
qui sont morts et tuez de ces bouches de feu , gens que nous ne vis-
mes jamais. S'il faut mourir, nous mourrons volontiers avec nos
grands guerriers, notre nation est grande... t
Mais franchissons les solitudes qui séparent le Para du Mara-
gnan, rentrons dans l'île heureuse où sont établis les Français.
Jusqu'à présent le père Ives d'Evreux a été historien; nous allons
entendre le voyageur , nous allons écouter ses récits pleins d'ori-
ginahté et de grâce, ses douces admirations, ses comparaisons
ingénieuses. Avant tout, le père Ives est missionnaire; s'il a quitté
son couvent^ c'est pour baptiser des sauvages, c'est pour leur faire
comprendre les saints mystères qu'il a médités... Eh bien! cet
homme a tout le génie de son apostolat; il ne peut pas savoir encore
la langue des Tupis, comme plus tard il l'apprendra : ne soyez pas
en peine de son éloquence religieuse, il se fera merveilleusement
comprendre de ses néophytes, et pour leur expliquer les saints
mystères , il n'aura qu'un regard à jeter sur les petites forêts ver-
doyantes qui bordent l'Océan.
e Entre ces arbres , j'en trouve dignes d'être remarquez , dit-il ,
premièrement les aparituriers, qui sont arbres croissans le long de
la mer et jectent de leurs rameaux des petits filets sur le sable
ou entre les pierres que couvre la vase , qui tost prennent ra-
cine, se fortifient et grossissent, et ayans eu leur stature par-
faicte commencent eux-mêmes dejetter d'autres filets, cjui font
comme ils ont foit, en sorte que ces arbres se mullij>lient infini-
ment, chacun produisant son semblable do main en main, non de
16 REVUE DE PARIS.
la racine comme les autres arbres , ains de leurs rameaux , en quoi
je ne sçay lequel des deux plus admirer, ou la succession perpé-
tuelle de père en fils , ou la génération toute diverse d'avec le com-
mun des végétaux.
« Je me servois de cette comparaison pour faire comprendre
aux sauvages le mystère de l'incarnation du fils de Dieu , en leur
disant que Jésus avoit deux naissances , une d'en haut , éternelle
et divine, sortant de son père sans en sortir , distingué de son père
par hypostase , comme le rameau de l'apariturier avec le fil en-
gendré de luy, un toutefois, en essense et substance, avec son gé-
niteur comme le filet avec son rameau, vivant d'une mesme nour-
riture divine et céleste, scavoir: l'amour du Saint-Esprit qui fait
ia troisième personne ; l'autre d'en bas , temporelle et humaine ,
sorti du sein de la vierge Marie et nourri de son laict... Ce que
les sauvages concevoient extrêmement bien, et n'y trouvoient, à ce
qu'ils me disoient, aucune difficulté; argumentans ainsy : — Si
Dieu a donné cette puissance aux arbres, qui n'ont point de sen-
timent, pourquoy luy -mesme n'auroit-il pas le moyen de le
faire? >
Ce' vieux religieux qui a su trouver de semblables comparaisons
pour rendre sensible l'idée la plus métaphysique du christianisme
à des sauvages, comprend mieux les Brésiliens qu'aucun voya-
geur de son époque. En général il leur est indulgent et il se plaît
à tracer de leur vie intérieure des tableaux pleins d'une grâce
fidèle, surtout pour ceux qui ont vécu dans la cabane des Indiens.
Tantôt, après vous avoir expliqué la vie active de ses chers Tapi-
nambos , il vous peindra la paresse voluptueuse qui succède chez
eux à l'agitation ; il vous montrera un de leurs guerriers se balan-
çant dans son hamac, sous les rameaux fleuris, et aimant mieux
endurer la faim plusieurs heures, que de changer un seul instant
de position. A quelques pas de lui des pièces de venaison cuites
à point demeuraient sur le brasier , raconte le père Ives. « Nos
François affamez et délibérez de faire feste à cette table préparée,
lui demandèrent d'une voix douce et amoureuse — dé omano che-
f owasap , esles-vous malade, mon compère? Il répond qu'ouy; les
François répliquèrent : Qu'avez-vous donc , qu'est-ce qui vous fait
REVUE DE PARIS. 1*7
mal? Ma femme, dit-il, est dès le matin au jardin, et je n'ay
encore mangé. » Ses hôtes ont beau lui représenter qu'il n'a qu'à
descendre pour satisfaire son appétit, et il leur avoue qu'il ne se
sent pas le courage de se lever, et pour commencer un joyeux
festin , il faut qu'ils se décident à le servir. « La peine qu'ils eurent
d'apporter les viandes de dessus le boucan, qui n'estoit qu'à trois
pieds de là, fut le payement de leur escot. ■»
i Nonobstant ces perverses inclinations , ils en ont d'autres très
bonnes et louables à la vertu, s'écrie aussitôt le bon missionnaire,
comme s'il craignait d'avoir calomnié ses chers catéchumènes. La
libéralité est très grande chez eux , et l'avance en est fort éloi-
gnée... ils gardent équité ensemble, ne se fraudent et ne se trom-
pent... ils sont fort compalionnans et se respectent l'un l'autre,
spécialement les vieillards; ils sont fort patiens en leurs misères et
famines, jusques à manger de la terre, à quoy ils habituent leurs
enfiins, chose que j'ay veûe plusieurs fois, que les petits enfans
lenoient en leurs mains une pelotte de terre, qu'ils ont en leur
pays quasi comme terre sigillée, laquelle ils succoient et man-
geoient ainsi que les enfans de France , les poires , les pommes , et
autres fruits qu'on leur donne. >
Ce dernier trait rappelle un des faits les plus curieux que cite
M. de ïlumboldt, et il prouve d'une manière positive qu'à l'imita-
tion des Ottomaques de l'Orénoque, les Tupinambas se nourris-
saient quelquefois de terre.
Comme le père du Tertre, qu'il précède de quelques années, et
avec lequel cependant il a plus d'un rapport, le père Ives se plaît
surtout aux vues d'intérieur, aux détails de la vie privée : c'est
comme cela qu'il aime à peindre les hommes et quelquefois les tri-
bus. Voici une de ces anecdotes , où il essayait de prouver qu'il y
avait de l'injustice à désespérer des sauvages pour l'amélioration
future de la colonie. C'est la contre-partie du récit qu'on vient de
lire, le pendant au tableau que je viens de lui laisser esquisser.
c Je raconteray icy une jolie histoire. Un jour, je m'en allois vi-
siter le grand Th'wn, principal des pierres vertes tabaiarcs; comme
je fus en sa loge , et que je l'eus demandé , une de ses femmes me
<K)nduisit soubs un bel arbre, qui estoit au bout de sa loge, qui le
TOME XX. AOUT. 2
18 REVUE DE PARIS.
couvroit de l'ardeur du soleil; là-dessouz il avoit dressé son mestier
pour tisser des licts de coton , et travailloit après fort soigneuse-
ment. Je m'estonnay beaucoup de voir ce grand capitaine , vieux
colonel de sa nation, ennobly de plusieurs coups de nnousquet,
s'amuser à faire ce mestier, et je ne peus me taire que je n'en
seusse la raison , espérant apprendre quelque chose de nouveau en
ce spectacle si particulier. Je lui fis demander par le truchement
qui estoit avec moy à quelle fin il s'amusoit à cela? Il me fit res-
ponse : Les jeunes gens considèrent mes aciioiis, et selon que je
fais ils font. Si je demeurois sur mon lit, à humer le petun, ils ne
voudroient faire autre chose; mais quand ils me voient aller au
bois , la hache sur l'espaule et la serpe en main , ou qu'ils me voient
travailler à faire des licts, ils sont honteux de ne rien faire. >
Jamais je ne fus plus satisfait , ajoute le bon religieux , et il con-
tinue, pour prouver comment ses chers sauvages c sont très aptes
pour apprendre les sciences et les vertus. > Et quand il a bien
discouru de toutes ces choses, sa pensée s'élève, son langage de-
vient plus grave; il comprend aussi toute la poésie traditionnelle de
ce peuple, et il la rappelle avec d'admirables paroles.
€ Ce qui m'estonna davantage , est qu'ils réciteront ce qui s'est
passé d'un temps immémorial et ce seulement par la traditive : car
les vieillards ont cette coustume de souvent raconter devant les
jeunes gens quels furent leurs grands pères et ayeux... ils font
cecy dans leurs carbets, et quelquefois en leurs loges, s'éveillans
de bon matin et excitans les leurs à écouter les harangues; aussi
font-ils quand il se visitent : car s'embrassans l'un l'autre, en pleu-
rant tendrement, il répètent , l'un après l'autre, parole pour pa-
role , leurs grands-pères et ayeux , et tout ce qui s'est passé en leurs
siècles. >
Comme tous les missionnaires de cette époque , le père Ives pré-
cède nos naturalistes; il s'en va sur les bords de l'Océan , il con-
temple d'un œil curieux tous ces fruits de la mer qui brillent après
la marée; il pénètre dans les grandes forêts, il y demeure des
heures entières. Entre l'idée d'un sermon et son bréviaire, un in-
secte l'occupera; il sera tout ému du chant d'un oiseau; les ailes
chatoyantes du laerte, le parfum du faux vanilhcr, mettront en
REVUE DE PARIS. ^
émoi tout son amour; alors , comme le père du Tertre, si fréquem-
ment cité par Buffon , il aura des extases d'admiration , des prévi-
sions de science; il décrira le bruit sonore de la ci^jale d'Amérique,
comme le pourrait faire un entomologiste de nos jours, il inter-
rompra ses prières pour discerner une loi de la nature et pour
l'expliquer avec une sainte effusion , en se dégageant presque tou-
jours de la doctrine du maître, quoiqu'il aime à citer Salonion,
Aristote et Isidore.
D'ordinaire aussi ces tableaux sont complets, quoique restreints.
Ce sont de véritables peintures à la Fielding, dont le cadre est
resserré, mais où la nature est prise sur le fait. Laissons-lui ra-
conter la vie furtive du singe et les ruses du jaguar, qu'il appelle
l'once d'x\mérique.
< Généralement , le naturel des monnes de ce pays est agréable.
Premièrement elles s'entresuivent queue à queue, la première don-
nant la cadence au pas, en sorte que les suivantes mettent les pieds
et les mains oîi la première a mis les siens. Elles font quelquefois
une si grande procession, que l'on en a vue telle fois deux ou trois
cens sauter les uns après les autres. Je ne veux pas dire davan-
tage, encore que ce soit la vérité, pour n'estonner point le lecteur.
Je sçay que je me suis trouvé plusieurs fois dans les bois, esquels
elles avoient coustume d'habiter plus souvent, et vous diray, sans
taxer le nombre , que j'en ay vue une très grande quantité, faisans
en la même manière que je viens de dire. Chose qui est autant
agréable que l'on puisse imaginer, car ces animaux se jetteront à
corps perdu d'arbre en arbre, de branche en branche, comme
pourroit faire un oyseau bien volant. >
Après avoir décrit l'effroi que l'arrivée subite d'un étranger
produit sur toute la troupe, le vieux voyageur raconte avec la
môme grâce les ruses qu'emploie l'animal pour aller boire dans la
forêt.
ï Sçavez-vous avec (juclle industrie? Le gros de l'armée s'ar-
leste à trois cens pas de la fontaine et envoyé des espies, lesquelles
la viennent visiter et les advenues d'icelles, regardant soigneuse-
ment deçà delà s'il n'y a rien qui branle, et si quelques ennemis ne
sont pas aux aguets. Si elles aperçoivent quelqu'un, elles crient
2.
20 REVUE DE PAKIS.
(l'une voix affreuse, et gaignent au pied au lieu où est l'armée;
puis, quelque tems après, elles retournent et font comme devant,
et au cas que la place soit seure, elles crient et jappent pour faire
venir la trouppe ; laquelle estant arrivée , garde cette autre ruse :
c'est qu'elles boivent toutes une à une, et à mesure qu'une a beu ,
elle passe outre et monte aux arbres, et ainsi file à file jusqu'à la
dernière. Elles boivent et s'échappent d'un autre côté qu'elles n'es-
toient venues, afin d'achever leur procession; car de la fontaine,
elles vont au sabat traicter leurs amours. »
« N'ayez pas peur que ces guenons s'esloignent des arbres, >
ajoute le père Ives dont la cabane touchait à la forêt, et qui a été
maintefois témoin de leur manège. « C'est leur refuge; si elles
voient passer un canot de sauvage assez loing d'elles , elles le sa-
luent de quelque risée à leur mode; que si le canot approche du
lieu où elles sont, haut le pied, vous ne les tenez pas , l'armée dé-
loge. >
Mais achevons le drame , voyons maintenant comment la ruse
sait vaincre toute cette agilité , et guettons l'once américaine au
milieu de ces bonds joyeux. « Tantôt, dit le pèrcivcs , elles battent
les bois en circuit où les monnes se retirent, et après les avoir acu-
lées en une pointe, se jettent après à corps perdu, sur les bran-
ches; d'autrefois elles les attendent bien cachées sous les feuilles
au lieu où elles reconnoissent que ces monnes viennent boire.
Davantage , elles se mussent dans la vase où elles ont remarqué
que les guenons viennent pescher des moulles et des crabes... Elles
font encore plus : quand elles voient que les guenons sont en quel-
que lieu assemblées, elles vont bellement le ventre contre terre,
et lors elles s'estendent feignant estre mortes : la première gue-
non qui passe en ce lieu s'arreste, et appelle les autres qui vien-
nent incontinent, et descendent le plus bas qu'elles peuvent, se
défiant toujours pourtant, afin de contempler et considérer asseu-
rément si leur ennemie est morte, grinçans les dents et marmo-
tans un ramage de congratulation à sa mort, mais elles sont bien
estonnécs que la trespassée ressuscite à leur voix , montant plus
vite qu'elles au faîte des arbres, où elles changent leur vie en mort
non simulée , mais véritable. »
REVUE DE PARIS. 21
Je m'arrête dans ces citations qu'il serait facile de multiplier;
elles suffiront , je pense , pour prouver que le père Ives d'Evreux,
dont il est question ici pour la première fois, est de cette famille
d'admirables écrivains, dont les épanchemens furent trop faciles
et les admirations trop naïves, pour que la pompe un peu glo-
rieuse du grand siècle ne les étouffât pas. Ce désordre des vieilles
forêts, ce pêle-mêle d'observations, ces enthousiasmes sans fin et
et quelquefois sans motif apparent bien réel, devaient être souve-
rainement dédaignés par les hommes qui songeaient au Traité du
Sublime de Longin, entre les ifs émondés du parc de Versailles.
Port-Royal seul, dans sa religieuse solitude, eût pu comprendre
ces élans mystiques des vieux missionnaires, ces ardeurs presque
insensées, qui les entraînaient de forêts en forêts, pour surprendre
une velléité naïve de religion, pour guetter une ame et la rendre
à Dieu; la persécution que subissaient eux-mêmes les pieux soli-
taires, la forme un peu sévère de leurs études, et peut-être une
haute préoccupation des discussions théologiques, les empêchè-
rent d'écouter attentivement ces voix chrétiennes pleines de ten-
dresse, qui soupiraient en même temps qu'eux dans les forêts amé-
ricaines. 3Iais les contemporains du père Ives, qui quittaient sou-
vent leur couvent pour n'y point retourner de longues années,
avaient beaucoup vu, ils avaient été d'ingénieux observateurs, et
c'est ce qui les sauva d'un oubli complet; lorsque Buffon avait
épuisé toutes les formes majestueuses du style, et qu'il se sentait
fatigué, c'était à cette source ignorée qu'il allait se rafraîchir.
Lorsque Bernardin rêvait les grâces infinies de la nature , on le
sent à ses études, souvent il avait relu les vieux missionnaires.
Ferdinand Denis.
VIRGILE.
Uaman»
I.
Celle qui revenait des jardins de Jules Gësar situés sur le Tibre,
celle qui passait dans sa litière portée par des esclaves éthiopiens,
cette jeune fille escortée d'un intendant monté sur un cheval des
Gaules , cette Romaine , était une descendante de la famille Clau-
dia , et elle portait le nom de Sylvia.
Elle revenait à sa maison de la ville, vers la chute du jour; la
chaleur étant excessive cette année-là, Sylvia avait coutume de se
promener au bord des eaux sous les ombrages sacrés, légués au
peuple romain par le divin Jules. Elle rencontra quelques cheva-
liers qui partaient pour Préneste, et qui la saluèrent; mais elle
vit à peine leur salut; peut-être même détourna-t-elle la tête du
< ôté opposé. Il passa un prêtre de Cybèle , et cet homme la regarda
avec des yeux ardcns ; la jeune fille tira le rideau de sa litière; les
prêtres de Cybèle étaient mal famés dans l'Italie, Oui , mais il vint
REVUE DE PARIS. 23
une femme du peuple portant une amphore sur la tête, et parais-
sant harassée sous ce poids ; Sylvia dit à un des esclaves qui la
suivaient d'aider la plébéienne à transporter jusqu'à sa demeure
de l'eau du Tibre, et elle lui donna de sa belle main une pièce
d'argent. Voyant sa grâce et sa bonté, la pauvre Romaine
lui dit :
— Si ta mère vit encore, à jeune patrone, elle doit être assu-
rément plus fière de toi que Cornëlie ne l'était de ses fils, les
deux Gracqucs immortels. Je suis pauvre, mais sois sûre que je
sacrifierai, en ton honneur, un coq à Esculape, et que j'offrirai
pour toi deux ramiers à l'autel de la pudeur.
La patricienne répondit :
— J'accepte tes vœux... ceux qui vont en litière en ont souvent
plus besoin que les autres...
Elle lui fit donner en même temps six autres pièces d'argent par
Norbanus, son intendant, puis elle dit à ses porteurs de hâter
le pas. La femme plébéienne ne se soucia plus de sa cruche d'eau;
elle la prit des mains de l'esclave, elle l'abandonna sur la rive, et
se rendit au quartier du Tévéron , afin de se réjouir avec les siens.
Or , cette femme était une de celles qui faisaient profession de
laver les tables et le pavé des boutiques; elle avait l'oreille fine ,
la parole facile et l'esprit insinuant. On la nommait Cartilla.
En rentrant dans sa maison, Sylvia reçut des mains de son
affranchi une lettre scellée d'un cachet qui représentait un sphvnx.
Elle se hâta de la lire, reconnaissant qu'elle était de César Auguste;
puis elle répondit celle que voici :
« Il y a bien des gens qui te diraient à ma place : tes désirs sont
des ordres; pour moi , César, je suis heureuse de ton offre, mais
je réfléchirai avant d'accepter. J'ignore pourquoi tu reprends ton
sphtjnx, la tête d'Alexandre dont tu te servais pour cachet, étftit
plus digne de toi. Le sphynxest la ruse perfide... Scelle tes lettres
avec ton premier cachet. César. Parménion et moi, nous t'en
supplions.
« Je te salue. »
La nuit étant venue , Sylvia se retira dans l'appartement secret
de sa maison; elle était fatiguée du poids de sa journéc,-bien qu'elle
24 REVUE DE PARIS.
n'eût marché qu'en litière et qu'elle se fût assise long-temps sur
un tapis de peau de léopard à l'ombre des sycomores ; elle était
harassée de lassitude, la faible et mince jeune fille.... c'était la
maladie ordinaire des patriciennes, en ces temps-là. Elle dit donc
à Enoë, son esclave bien-aimée :
— Ma belle Juive, si ta loi ne te défend pas d'accomplir les
devoirs de ta charge, le jour que tu appelles le sabbat, je te prie
de me préparer le bain et la collation.
A quoi la jeune fille de Judée répondit :
— Je suis à Rome et j'obéis.
— Avec répugnance, Enoë?..
— Non, avec tristesse.
— Que tous les dieux me gardent d'affliger la douce créature
que ma mère m'a léguée par son testament , comme un trésor
d'innocence et de fidélité ; appelle Midra, ô ma chère Enoë.
La Juive obéit, et voilà qu'une grande et forte Gauloise s'en
vint préparer l'eau tiédie , les huiles et les essences. Cette esclave
des Gaules remplissait son service avec une méthode et une exac-
titude qui désespéraient Sylvia.
— Vraiment! disait-elle, la Gaule est irréprochable en tout
point; elle est calme et sereine comme l'eau d'un bassin. Est-ce
que le souffle du vent ne viendra jamais rider cette belle onde tran-
quille? Souvent il m'arrive, Midra, de vouloir te quereller pour
la trop haute perfection de tes œuvres. Que veux-tu? Je suis faite
ainsi... mon corps est faible , ma santé délicate... mais j'ai l'ame
fiévreuse, tourmentée... et voulant sans cesse s'échapper... la
folle! comme si elle se sentait deux ailes. — Enoë, est-ce que les
nmes en ont, en effet? tes livres juifs en parlent-ils? Oh! com-
bien de fois m'as-tu vanté tes livres?...
— Douce patrone, ces livres merveilleux semblent avoir été
écrits pour toi; ils calmeraient ta tête et ton cœur.
— Je veux les hre ; traduis-les-moi en langue latine... la plus
i>elle des langues , Enoë...
— Après celle de David et d'Ezéchiel , peut-être...
— Oh! non! tu n'as donc pas entendu le quatrième chant de
l'Enéide?...
REVUE DE PARIS. 25
— Et comment veux-tu que moi, une esclave... ?
— Tu as raison , je suis une insensée...
Sylvia baissa la tète et se mit à rêver. Didon et Anna passèrent
sans doute devant elle, car elle avait ie regard fixé sur le marbre
de la muraille comme sur un miroir magique; mais la Gauloise
ayant annoncé que le bain était prêt , la jeune patricienne s'éveilla ,
pour ainsi dire, et quittant la rive de Carlhage, elle descendit
dans l'eau cristalline d'une mer entourée de jaspe et de porphyre;
ses membres délicais , enveloppés de fin lin , s'étendiient avec
mollesse, et sa res|)iration parut moins oppressée; Midra prit
alors, dans un coffret d'argent ciselé , de l'huile de Mylhilène par-
fumée avec des herbes du Liban, et elle humecta de cette liqueur
la magnifique chevelure de Sylvia. Comme un jeune lis, penché et
languissant au soleil de midi, se relève sur sa tige et se balance
orgueilleusement dès que viennent les brises du soir, ainsi la belle
patricienne se ranima aux senteurs des essences orientales et au
contact de l'eau douce et ambrée ; elle fit allumer toutes les lampes
de la salle de bain, puis elle invita Enoë à s'asseoir auprès du bas-
sin , et congédiant la Gauloise par un signe d'amitié, elle parla
ainsi :
— Je t'aime, ma douce fille de Jérusalem, malgré ton culte et
ton origine... Tu sais que Rome est dédaigneuse! je l'accorde
même qu'elle est souvent injuste et sans pitié pour le reste du
monde. Ta nation, par exemple, est entachée à ses yeux d'une
sorte de souillure, d'une fatalité malheureuse, si tu veux; il faut
pardonner cela à Rome; les grandes reines sont vaniteuses. Quant
à moi, je t'aime comm(; si tu étais née à Baie, ou dans la Campa-
gnie ; tu vois avec quelle précaution je cherche toujours à te
parler... je n'ordonne jamais, Enoë; je demande, souvent je prie...
Ah! c'est presque de la faiblesse; une patricienne! mais aussi,
lu as des yeux rêveurs, tu as un front éclairé comme par un beau
rayon de la lune; tu réfléchis, tu es grave, lu parles bas, tu sou-
pires quelquefois, tu es mystérieuse dans tes discours autant que
par ton silence; lu semblés toujours attendre... et jamais tu ne vois
venir.... tu as des frayeurs subites et étranges; si on te conte une
histoire, lu rêves à une autre sans doute, et que lu sais beaucoup
iSb REVUE DE PARIS.
mieux, et que tu ne raconteras pas à ton tour, cependant... Enfin,
Enoii, tu es l'amie de mon cœur, et j'ignore pourquoi c'est toi plu-
tôt qu'une autre.
— Et moi , dit Enoë , je l'ai deviné.
— Parle donc, habile prophétesse.
— Ce que lu aimes en moi , ma patrone , c'est ta propre image;
je te ressemble par la tristesse; mon ame est un miroir où tu t'es
vue ; ce portrait que tu viens de faire , c'est le tien ; tu es ton pein-
tre , ton historien et ton poète.
— Ce que tu viens de dire est peut-être plus vrai que je n'au-
rais pensé; est-ce que nous mourons du même mal, Enoë!...
Sylvia regarda son esclave; celle-ci leva les yeux à la voûte delà
salle. Il y avait à ce dôme une peinture d'Apollodore, qui repré-
sentait une Diane lançant son javelot et fuyant dans la forêt. La
patricienne à son tour porta son regard de ce côté, et voilà que
sortant de l'eau son bras blanc et arrondi, elle désigna du doigt la
divinité, en s' écriant :
— Tu as raison , chasseresse ! oh ! tu as bien raison C'est au
sommet des rochers, dans les profondeurs des bois, c'est à travers
le désert âpre et dangereux qu'il faudrait toujours s'enfuir... Cette
vie de Rome est enivrante jusqu'au délire... elle tue.
— Patrone, dit Enoë, est-ce que je vous ressemble encore par
cette fatale exaltation? C'est la première fois que je vous vois
ainsi...
— Ce sera la dernière, reprit Sylvia avec un calme commandé.
Parle-moi de ton pays. A Jérusalem , les femmes sont-elles toutes
belles et timides comme toi?
— Les femmes de Jérusalem adorent le vrai Dieu selon la foi de
nos pères ; et quand elles reviennent du temple dans leurs maisons,
elles filent le lin ou enseignent les enfans.
— Elles ne vont donc jamais au cirque, ni au théâtre, ni à au-
cune assemblée où l'on puisse applaudir ou être applaudie?
— Elles n'ont ni théâtre, ni cirque, ni assemblée où le cœur et
la tête puissent s'enivrer.
— Jérusalem est une ville triste , austère , malheureuse...
— Jérusalem est une ville sainte. La vie v est sereine comme le
REVUE DE PARIS. 27
lever du soleil sur la mer de Sidon. Patrone, crois-lu au bonheur
dans les voluptés comme tes Romains?
— Assurément nor\; et tu vois, Enoë, quelle solitude est la
mienne. Je vis aussi retirée que si j'habitais la Sabine.
— Et ton ame, patrone?
— Oh ! quant à mon ame , je sens bien qu'elle souffre et que rien
ne peut la satisfaire. C'est une colombe attachée par un fil; je crois
qu'il faudra le rompre.
— Slourir! Sylvia!
— Quand la fatigue est excessive, on tombe sur le chemin. C'est
tout simple.
— Tes dieux sont impitoyables, Romaine.
— Souvent j'ai été tentée de le croire. Pourtant ce sont les mêmes
dieux que ma mère a honorés, les dieux du Latium, ma patrie;
ceux qui ont guidé nos aigles à la conquête de l'univers; ceux qu'a-
dore César; ceux du grand poète de l'Italie... Oh! je ne quitterai
jamais ces dieux-là.
— Hélits! hélas! reprenait Enoë, faut-il que des mains si pures
offrent de l'encens à Moloch et à Baal?
— Voilà, dit Sylvia, des noms inconnus dans l'Olympe d'Ho-
mère. Je t'assure, Enoë, que jamais dame romaine n'a visité les
temples de ces divinités.
— Patrone, tu as beau sourire, ta gaieté ressemble à ces pâles
rayons qui percent la nue avant l'orage. Ils ne font que rendre plus
sombres les profondeurs du tableau.
— Quand Enoë parle ainsi, je soutiens qu'elle est plus habil« et
qu'elle a plus de science qu'Antonius Musa, le médecin de César
Auguste et le mien.
— Ah! médecin insensé!...
— Que vcux-lu? ils commencent et finissent tous de même... Le
corps! le corps! Oui, et un beau jour lame s'enfuit, impatientée
de ce qu'on ne songe jamais à elle.
— Par l'amitié sainte que tu m'as vouée, par le tombeau de
Claudia ta mère, et par la majesté du temple de mon dieu , qui est
le tien aussi, oh ! je t'adjure, Sylvia, de me révéler la cause de ton
chagrin rongeui\
28 REVUE DE PARIS.
— Enfant des bords du Jourdain, ce pays des palmes, sois af-
franchie de la servitude ; va , retourne aux murs sacrés de Jérusa-
lem , rentre au foyer de ton père , et dis-lui qu'une dame romaine,
ta maîtresse, s'est déclarée ton amie et ta sœur; emporte des vases
de Corinlhe, des tuniques de Milet, des boîtes d'essences , des man-
teaux avec leurs agrafes d'or; sois riche, libre et heureuse
Plains-moi, surtout aime-moi toujours, mais ne m'interroge ja-
mais sur la blessure de mon cœur.
— Qu'il soit fait selon ta volonté, répondit Enoë. Je retournerai
sur la terre d'Israël, je dirai comment des pirates m'enlevèrent et
me vendirent sur les côtes d'Italie, comment ta mère Claudia m'a-
cheta et me légua à sa fille bien-aimée; je raconterai tes douces
vertus; je parlerai de ta beauté, pareille à celle de Rachel, et, ra-
vis d'admiration, tous les miens loueront le Seigneur et lui deman-
deront de se révéler à toi , qui est la plus pure d'entre les femmes
d'Occident. Sylvia, tu es semblable au ramier solitaire, qui vient
soupirer dans les lentistes du parc du Liban , ce jardin de Salomon.
Bienheureuse ma nation, si tu viens un jour à Jérusalem écouter
les docteurs enseignant la loi et les prophètes annonçant le Messie
qui régnera sur toute la terre, car, alors, tu diras : Je suis de tes
filles, ô Sion!
— Vous aurez un roi qui régnera sur toute la terre? Et César?
et les héritiers de César?...
— Ils baiseront les sandales d'or de notre roi universel, et ils
n'oseront contempler les splendeurs de sa tiare.
— Si tu n'étais l'amie de mon enfance, j'aurais peur de toi, te
croyant atteinte de folie.
— Patrone, ce qui est folie à Rome est sagesse à Jérusalem.
— Et ce qui est sagesse au temple de Jérusalem...
— Oh! de grâce, arrête-toi... Ce serait blasphémer.
— Cette belle Juive, disait en elle-même Sylvia, est, on le voit
bien, une ame éclose aux rayons de l'Orient; certes, elle est sin-
cère dans son adoration devant les poètes de son pays; sa religion
est un amour. Qu'importe le nom de son Dieu; elle croit parce
qu'elle aime. C'est une créature tendre, souffrante et enthou-
siaste... C'est ta sœur, ô Sylvia! Oui, je parlerai d'elle à César....
REVUE DE PARIS. 29
peut-être , en sa faveur, adoucira-t-il le sort des Juifs à Jéru-
salem.
Puis elle regarda Enoë, qui, en ce moment, priait pour elle, les
bras croisés à la manière des Orientaux, et la figure tournée du
côté du levant. Et comme elle lui demandait ce qu'elle faisait
ainsi, la Juive répondit :
— J'implore le grand médecin pour l'autre moitié de moi-même
que je laisserai souffrante sur la terre d'Italie.
Sylvia comprit alors tout ce que lui coûterait la liberté qu'elle
venait de donner à Enoë. Elle soupira profondément, incertaine
si la fille de Judée préférait encore sa maison de Rome aux palmes
du parc de Salomon et aux portiques du temple. Ses yeux se
mouillèrent de quelques larmes qui tombèrent silencieusement,
comme des perles, sur la surface limpide du bassin de porphyre.
Toutefois , pas un mot de regret ne sortit de sa bouche. Sylvia était
de celles qui se plaignent d'autant moins qu'elles sont plus à
plaindre; créatures sublimes dont l'ame seule gémit, et dont on
n'entend qu'une seule fois le triste et dernier accord , comme le son
d'une harpe éolienne qui passerait sur nos tètes emporté par l'ou-
ragan.
L'esclave gauloise et ses compagnes furent appelées ; elles ser-
virent la patricienne sortant du bain , aussi gracieuse, aussi chaste
que Galatée apparaissant sur les eaux d'Ionie. Sylvia reçut leurs
soins avec indifférence; et quand on lui présenta le miroir pour
qu'elle admirât sa coiffure et sa tunique agrafée par des nœuds
de pourpre, elle regarda ses yeux mourans , abaissa aussitôt ses
longues paupières, et repoussa le miroir.
Les édiles avaient parcouru la ville et visité les carrefours et les
alentours des monumcns publics ; l'ordre d'éteindre les foyers était
donné; tout dormait dans la ville, hormis le pauvre et l'empereur
peut-être. Sylvia se retira dans le gynécée, et le sommeil, péné-
trant avec les rayons de la lune jusqu'aux pieds du lit d'ivoire,
vint fermer les yeux de ce beau visage, pâle et modeste comme ce-
lui de la statue de la pudeur.
30: REVUE DE PARIS.
II.
Le lendemain, vers le milieu du jour, Taffranehi Norbanus, in-
tendant des domaines de Sylvia, vint annoncer à sa patrone qu'une
litière venait d'entrer dans le prothyrum de la maison , et qu'un
homme en toge demandait à être introduit. Norbanus ajouta : t II
a traverse le vestibule sans vouloir dire son nom , comme d'autres
cliens, et voici qu'il s'est assis sur un lit dans l'atrium. >
Sylvia répondit : « Cet homme est César. »
Puis elle se hâta d'aller rejoindre l'empereur Auguste dans
l'atrium, cette grande salle pavée de mosaïque. Deux autels des
Lares ornaient les angles opposés à ceux où l'on voyait deux sta-
tues de la famille Claudia. Ces marbres dataient du consulat de
Lucullus, la belle époque de la sculpture. Dès que César vit entrer
Sylvia, il s'avança vers elle, une main dans les plis de sa tunique,
et tenant de l'autre main quelques papyrus, comme il avait cou--
tume de faire. On sait que son sourire était expressif, que ses
trahs étaient fins et empreints de douceur; on sait que sa parole
était claire et harmonieuse; c'est donc ainsi qu'il aborda la jeune
patricienne.
— Tu l'as dit, Syîvia. Je ne scellerai plus mes lettres avec une'
empreinte de sphinx; je reprendrai, pour te plaire, l'effigie
d'Alexandre; mieux encore, je me servirai d'un cachet que Dios-».
coride vient de graver pour moi, et qui représente les traits de
César Auguste. Assurément tu ne te plaindras pas de celui-là.
— César est l'homme de l'empire en qui j'ai le plus de confiance
et pour qui j'éprouve la plus grande affection... César a été mon
tuteur, et il est empereur bien-aimé des Romains.
— Voilà qui est grave et mesuré comme l'exorde d'une harangue,
au sénat. Sylvia, tu es l'orateur par excellence; car ta parole va
droit au cœur. C'est le son d'une cythare. Cela est si vrai , qu'on
finit toujours par te céder, ô la jeune syrène!
— Tu es aujourd'hui d'une grande bienveillance. César. On voit
REVUE DE PARIS. î^
que ta santé est meilleure, ou que le peuple t'a salué par une triple
acclamation hier, au théâtre.
— Hélas! ma santé est une femme capricieuse, dégoûtée et
folle. J'ai beau redoubler d'attentions pour elle, elle s'offense
ou se moque de tout. Je linirai par l'oublier... Mon médecin sera
malade à ma place; il vit de mes fièvres et de mes maux d'entrailles.
Sais-tu à quel régime il me réduit : des dattes, des raisins secs, du
riz et du lait...
— Ovainqueur d'Actium!... ditSylvia.
— Oui, le triomphateur en est là; c'est pitoyable! Il craint le
froid et le chaud , les vents d'automne, le vin capiteux, les alimens
trop lourds; oh! c'est une misère! Ne devrais-je pas être robuste
comme le Jupiter Capitolin, dont la poitrine et les bras sont d'ai-
rain, moi qui pèse la destinée du monde?...
— Mon tuteur est ambitieux : vivre couvert de gloire et vivre
long-temps, par Hercule! c'est beaucoup.
— Et Sylvia serait donc bien aise de me savoir dormant sous un
magnifique mausolée? Quel palais!...
— Tu préfères ta maison du Palatin?... Va, César, il n'est per-
sonne dans l'empire qui fasse plus de vœux que moi pour ta con-
servation. Tu sais que je n'ai pas le cœur bien niéchant.
— Je sais que de toutes les filles de Rome il n'en est pns une qui
n'envie ton céleste visage.
— Il est triste pourtant, bien triste, ô mon tuteur. Viens-tu
m'apporter quelque nouvelle qui me réjouisse? Pourquoi m'as-tu
demandé ce rendez-vous?
— Sylvia est un enfant qui se plaît toujours aux questions dont
il sait d'avance les réponses.
— Tu viens me parler d'un mariage, je le vois bien.
— Eh! de quoi faut-il parler à une vierge de vingt ans, belle
comme l'Aurore, et, comme elle, rêveuse...
— Oui, l'Aurore verse des larmes... Ta comparaison est juste.
César.
— Grands dieux! comme nous sommes poêles, Sylvia? Te
plairait-il d'écouter ton tuteur?
32 REVUE DE PARIS.
— Il n'a qu'à dire; je suis là, assise devant lui, respectueuse,
attentive; j'attends l'oracle de Delphes.
— Attentive, oui; mais soumise? ô fière patricienne! Voici
donc ce que j'ai à te communiquer. Tu connais Agrippa, mon fils
adoptif, tu sais qu'après le divin Marcellus, c'est lui que j'ai le plus
aune ; il sera mon héritier, Sylvia ; et mon héritier sera empereur,
Sylvia : et cet empereur, si tu veux, sera ton époux, Sylvia... Ne
baisse pas ta tête, ne laisse pas tes regards errer sur ce pavé de
mosaïque, que tu as vu cent fois, et dont les figures de nym|)hes
et de bacchantes ne peuvent rien te conseiller Ne soupire pas
si profondément, comme si je t'apportais la nouvelle d'un ami
perdu, ou d'une chevrette aimée, tuée par un chasseur Non,
rien à déplorer, rien dont tu doives gémir; c'est tout simplement
mon fils adoptif Agrippa et l'empire du monde que je mets à tes
pieds de jeune fille. J'attendrai ta réponse : refléchis; je vais lire
ces lettres arrivées d'Orient. Les Purthes nous menacent encore...
Ce Parthe est indomptable!
— Ma réponse est prête , César.
— Alors je roule mes lettres et j'écoute à mon tour.
— Je supplie l'empereur de chercher une épouse plus digne que
moi d'Agrippa... Je prie mon tuteur de me chérir autant que par
le passé.
— Il sera facile à celui-ci de te satisfaire; mais l'autre! ah!
l'autre est bien affligé, mais bien étonné aussi. Je t'ai souvent
soupçonnée de me cacher des secrets... Le cœur des femmes est
semblable quelquefois à nos boîtes de parfums fermées avec grand
soin , mais qui pourtant finissent par trahir ce qu'elles contiennent,
tellement est suave l'essence cachée. La rêverie et la tristesse, ma
fille, ne viennent pas s'asseoir auprès d'une enfant de ton âge,
sans que cette tendre créature n'ait quelque chose à leur conter
mystérieusement... et je ne sais pourquoi j'imagine que la tristesse
et la rêverie ont eu une confidence sérieuse de toi... bien sérieuse,
ô Sylvia.
— Quand mon tuteur me parle ainsi, je trouve l'univers heureux
d'obéir à sa douce voix.
REVUE DE PARIS. 33
— Puis-je te demander d'imiter l'univers?
— Tu as des droits sur lui par héritage et par le sort des armes;
mais mon ame ne te fut pas léguée par le divin Jules, et tu n'as
conquis que son amitié; sa liberté lui reste, César.
— Fière comme une reine barbare; douce et sacrée comme une
vestale... Sylvia est l'honneur de l'Italie et la peine de César.
Hélas! j'avais bien assez de mes chagrins doniesltijucs, sans que
l'amie de mon cœur vint m'en donner à son tour car tu es ma
fille, toi; Julie ne l'est plus, l'iiupudiquc! Eh! quoi, tant de
malheurs sur une tête que l'univers adore! élre l'empereur latin;
porter autour de son front le laurier d'or; avoir pacifié le monde;
sourire à l'Orient pour que l'Orient soit consolé; étendre ma main
vers le sud , le nord et l'occident, pour que ces régions espèrent;
n'avoir pas fait un rêve de gloire qui ne soit accompli.... et, pour-
tant, ne pouvoir vider une coupe dans un festin sans y trouver du
fiel; ne jamais soinmeiller sans fcntômcs jslaintifs autour de mon
lit, et quand j'écoute de la poésie ou de la musique, sentir mou
cœur se briser de souvenirs Oh! que ne suis-je un pâtre de
i'Achaïe, un chasseur de l'Atlas, ou ie dernier des citoyens romains !
Car, tu le sais, toi, Sylvia; j';iimais d'une tendre amitié Octavie,
ma sœur, et son fils son fils, le divin Marcellus, nous l'avions
élevé comme un beau lis à l'abri du vent et des fcux du midi ; nous
avions invoqué sur cette tète toutes les étoiles favorables... il gran-
dissait en sagesse et en beauté, le chaste et fier jeune homme.
Déjà nous le montrions à Rome et aux provinces comme le bien-
aimé de Jupiter et de Quirinus ; jamais (tu dois t'en souvenir, bien
que tu ne fusses qu'un enfant), jamais il ne venait s'asseoir au po-
dium de l'amphithéâtre sans que le peuple ne le saluât de la voix
et du geste; les sénateurs (les plus âgés même) lui faisaient place à
leurs côtés, malgré leur toge, et oubliant qu'il ne portait encore
que la robe prétexte. — Oui, Marcellus, tu étais la destinée du
monde... et je t'ai perdu , mon fils d'adoption , et la mort est venue
te prendre entre les bras de la mère avec une violence sans égale;
et cette même mort impie a frappé Octavie... car le cœur vraiment
maternel se flétrit auprès du tombeau d'un enfimt, et ce sont les
marâtres qui veulent être consolées. Marcellus, Octavie, je vous ai
TOMR XX, AOUT. 5
3» REVUE DE PARTS.
honorés par des honneurs funèbres tels que le peuple romain ne
m'en rendra pas de semblables; Livie, cette digne épouse, vous a
pleures , et le poète a jeté des fleurs à ton ombre, ô jeune César!
Eh bien ! il m'arrive souvent encore de vous chercher dans ma
maison de la ville , ou à celle de Lanuvium que vous aimiez, ou bien
au temple de Jules , à Baies , à Naples , et dans les îles du golfe qui
baigne la Campanie , partout où j'avais coutume de vous voir avec
moi. —Pardonne, Sylvia, ma douleur se réveille quelquefois
comme une vipère assoupie sur mon flanc; alors il fout que je me
plaigne à ceux que j'aime. C'est pourquoi je te dis que je souffre,
car tu m'es chère, toi que je destinais à celui dont je viens d'hono-
rer la mémoire. Marcellus et loi, vous auriez lamcné sur la terre
l'âge de Rhéc, ce siècle de justice et de pudeur. El aujourd'hui,
que le filsd'Octavie est dans lescieux, quand j'espère encore la
moitié de ce que j'avais rêvé pour Rome , puisque tu vis, voilà qu'il
ne m'est pas donné de te trouver facile à mon conseil I... Qui veux-
tu que je choisisse pour épouse à l'héritier de l'empire?... Ma race
est souillée; Julie m'est en horreur... et tu en sais la cause. Parle
maintenant, toi dont j'écoute les paroles comme le son dune lyre
d'Ionie.
Pendant que César se plaignait de la sorte, la blanche Sylvia,
le front penché dans sa main et le bras appuyé sur un coussin de
pourpre, avait répandu quelques larmes, et quand elle releva la
tête, ses grands yeux humides jetèrent un rayon qui pénétra jus-
qu'au fond de l'ame de son tuteur. César crut voir l'espérance
assise devant lui, avec son rire d'enfant et ses mains pleines de
fleurs. Il remercia du geste Sylvia, comme si déjà elle avait pro-
rais. Les femmes ont des expressions de tristesse et de compassion
que nous prenons souvent pour des consentemens; la douce pitié sur
leur visage ressemble à la promesse, et voici la cause de nos cha-
grins dans la suite et de nos éternelles récriminations. Une fois
pour toutes, nous devrions bien nous dire qu'elles sont tendres et
ardentes comme des enfans, et que l'impression agit sur elles au--
delà de leur volonté, et que plus tard elles ont raison de nier tout
ce qu'elles ont révélé ou consenti à leur propre insu. L'empereur
César Auguste , cet esprit vaste et profond , lut pris aux illusions
REVUE DE PARIS. 35
des regards d'une jeune fille... qui de nous se plaindra d'avoir été
crédule?
Or , il dit à la patricienne :
— Sylvia, tu es consolante à mes yeux , comme le palmier et
la source vive au milieu de l'Arabie; je t'honore et je te rends
grâce; si tu n'étais pas la riche héritière de la famille Claudia,
je t'offrirais la plus riante maison d'ctë aux environs de Rome,
ou à Pouzzoles, ou sur la côte de Sicile, ou même dans la déli-
cieuse Caprëe , que j'ai nommée la ri//e de l' oisiveté. Miiis toi, tu
pourrais peut-être doter l'empereur, si grande est ta richesse! à
défaut de trésor, ô ma fille, reçois cet anneau que j'ai porté
dans toutes les guerres de mes consulats : cet anneau que j'a-
vais à Aclium, le jour où je tendis la main à mon armée na-
vale, pour la saluer victorieuse; cet anneau que j'avais donné a
notre Marcellus et qui depuis m'est sacré; c'est un symbole d'al-
liance et d'éternelle afieclion. Adieu, l'heure du sénat est arrivée,
et voici le préteur et ses licteurs qui viennent me chercher; j'ai
quelques criminels à juger... Les pères conscrits condamneront
s'ils veulent, mais moi je ferai grâce, Sylvia; l'empereur est heu-
reux, il pardonne. Pardonner c'est louer les dieux inmiortels.
Le préteui" parut en ce moment sur le seuil de la porte de
l'airium; il salua César en abaissant devant lui sa baquette magis-
trale; l'empereur se leva, et jetant sur son épaule le pan de sa
toge bordée d'une bande écarlate, il suivit la garde et monta dans
sa litière.
Ce jour-là le sénat fut émerveillé de la bonne grâce et de la
douce éloquence du clément empereur.
in.
Sylvia a Césau Auguste.
Je t'ai vu si heureux hier , César , que je n'ai jamais eu la force
de te détromper.; La douce pitié est quehjuefois artificieuse,
5.
36 REVUE DE PARIS.
comme une mère assise auprès de son fils malade, et qui devant
lui se fait violence pour sourire, et qui le trompe pour ne pas l'ef-
frayer. Ainsi, moi je t'ai laissé respirer que^jucs parfums d'espé-
rance, car ta tristesse m'avait paru si profonde, ô mon tuteur! Et
ce que j'ai fait hier , qui me le reprochera? L'empereur, persuadé
de mon consentement, est sorti de ma maison, l'ame sereine, le
visage éclairé par un rayon de joie ; il a traversé la ville en saluant
le peuple avec amour, il est entré au sénat, il s'est assis dans sa
curule, calme et majestueux, comme Jupiter parmi les siens; puis
ii a parlé, et toutes ses paroles étaient harmonieuses et pacifiques ;
on a amené devant l'auj^uste assemblée plusieurs conjurés, enfans
perdus et souffrans , âmes orageuses invoquant le feu et le fer à
défaut de la sagesse; on les a introduits dans l'enceinte des toges
vénérables, et voyant le sourire de César, ils ont espéré; et c'est
niors que les pères conscrits ont délibéré avec impartialité, et c'est
îilors que la part du malheur étant faite, comme celle de la ùute,
la sentence la plus douce a été prononcée. Mais aussitôt tu t'es levé.
César, et, étendant la main vers la statue du divin Jules, tu as fait
grâce pleine et entière à de pauvres conspirateurs, ne voulant pas
que ton injure privée troublât un moment la pai\ et l'harmonie de
l'univers.
Tel fut l'événement d'hier au sénat, telle a été la joie et l'admi-
ration générale. Oh! mon tuteur magnanime, je te rends grâce
aussi; ma maison t'avait porté bonheur; tu en étais sorti donnant
la main à la clémence.
Yoilà pour ce qui te regarde; mais moi!... je te supplie de
m'écouter avec cette même bienveillance qui le rendait hier les
délices du monde.
Je te le disais un jour, au théâtre de Pompée : Nous avons tous
sur le visage un masque comme ces acteurs. Tu me répondis : Le
tien est transparent, Sylvia. Et moi je repris : Le regard de l'em-
pereur va peut-être jusqu'aux extrémités de l'univers, mais il
s'arrête à la surface de mon amo. Cette phrase parut t'affliger, je
l)aissai la tête; toi, tu te retournas du côte de Livic, et avec Horace
et Agrippa, vous parlâtes de l'art grec appliqué au théâtre latin.
Aujourd'hui je le rappelle ces choses pour que tu saches bien que je
REVUE DE PARIS. 37
souffrais alors. Ce que j'ai dans le cœur depuis long-temps est un
chagrin profond; ce serait foiie de lui chercher un remède : les
jeunes filles de mon âge ne se plaignent pas en vain... pour que le
narcisse ne d'hier languisse déjà sur sa tige, il faut qu'un ver l'ait
piqué à sa racine. Pour moi je meurs dévorée...
Ne me demande pas un nom; je resterais silencieuse et impéné-
trable. Ne me dis pas non plus qu'avec mon âge, ma beauté et ma
fortune, tout peut s'arranger. Je répondi-ais à ta douce voix, que
le sort de Sylvia est fixé; pour elle une porte d'airain s'est fermée,
et sur cette porte sont écrits ces mois irrévocables : Tu nés pas
aimée.
Toute autre femme de Rome ou de la Grèce eût brûlé depuis
deux ans autant de victimes qu'il y a d'autels dans l'empire; toute
autre eût visité les temples depuis les cobnncs d'ïlercule jusqu'aux
sables du Gange; moi , je n'ai invoqué ni Junon, ni Diane, ni Pro-
serpine, ni Vénus irritée; je n'ai consulté ni prêtresses d'Eleusis,
Bi la Sybile... mais dans le silence de ma maison j'ai invoqué hi
Sagesse et la Pudeur, ces déesses oubliées , et celles-là m'ont dit :
« Tu ne guériras pas, car le poison est dans ton cœui'; mais lu
marcheras forte et résignée jusqu'au tombeau de la famille, et ton
urne funéraire sera honorée des matrones et des vestales. >
Vois , César , quelle confiance j'ai en toi ; je te dis de ces choses
que les mères seules ont coutume d'entendre; c'est que tu es
l'amour de la terre, le pontife et l'empereur, surtout le familier de
mon cœur. En recevant celte lettre, ton noble visage pâlira, tu
passeras ta main sur tes yeux , et ta main peut-èlre sera mouillée,
et, en te voyant ainsi, quelques graves sénateurs. Mécène ou les
consuls, trembleront pour le sort de la chose publique, et t'inter-
rogeront sur lagiuîi're imminente ou sur les réponses augurales...
terreurs ordinaires des hommes publics dont le cœur s'est pétri-
fié sous le vent de l'ambition; ils songeront aux légions, aux pro-
consuls, aux harangues, aux flottes armées, au trésor public, à
tout, hormis à une pauvre ame désolée qui gémit sa plainte dans
un coin de Rome, et dont, loi, tu distingues bien la voix doulou-
reuse , ô mon père !
Grâce donc te soit rendue et pour les soins passés, et pour t^
'dS REVUE DE PARIS.
compassion présente; il ne l'a pas été donné de me sauver... qu'im-
porte.^ tu n'en es pas moins venu sur mon chemin, d'un pas pré-
cipité et les bras ouverts, comme aurait fait Priam pour une de ses
filles. Aussi je t'offrirai tout le parfum de celte belle fleur qui ne se
flétrit jamais, la reconnaissance; je te donnerai tous les noms chers
à ton cœur, et chers aux Romains, je t'appellerai Octave, Au-
guste, dictateur, pontife, dieu pacifique de l'univers; mais non,
je me mettrai à tes {jenoux , je prendrai tes mains dans mes mains ,
je regarderai avec ravissement ta tète sacrée, et je te dirai : ami et
père!
Quand tu recevras cette lettre , je serai déjà loin de Rome; j'au-
rai pris la voie Appienne, ou la voie Flaminienne, ou tout autre
chemin; il te serait facile de le découvrir; lu pourrais, si tu voulais,
envoyer un préteur et des soldais pour m'alteindre, me ramener
dans ma maison : ce serait arbitraire; n'importe, tu le pourrais, tu
es l'empereur; mais tu ne le feras pas, toi, magnanime.
Que tous les dieux te protègent, et quand tu seras triste et cha-
grin, songe à notre amitié, César: l'amitié est l'étoile du matin et
du soir.
Je te salue.
IV.
Sylvia a CÉvSar Auguste.
Je t'écris de la rive de Carthnge. J'ai touché le sable brûlant de
l'Afrique, région moins dangereuse que la délicieuse Italie. Une ga-
lère de Syracuse m'a transportée ici. Ce navire a coniinné sa route
pour Alexandrie et la mer Tyrienne; il devait ramener en Orient
mon esclave bien-aimée ; mais Enoë, l'affranchie, n'a jamais pu
quitter les bras de Sylvia. Cette belle Juive a fait l'admiration de
tons ceux qui nous entouraient sur le port. Prête à me laisser, au
moment où le pilote invoquait Neptune , elle s'est écriée : * Périsse
ma liberlé s'il faut qu'elle me coûte la moitié de mon cœur!... >
Etirais, la voilà qui s'est mise à mes pieds et qui m'a regardée
REVUE DE PARIS. 39
d'an œil suppliant; et moi je l'ai soulevée dans mes bras; nous
avons pleuré... et le navire est parti.
César, je te recommande Jérusalem , la ville d'Enoë. Jérusalem
a un temple élevé et consacré par la sagesse au Dieu universel.
Assurément le divin Piaton l'avait visité.
Moi, j'ai voulu voir Cartilage, grande et triste, comme une reine
vaincue et qui pleure au bord de la mer. Assise entre l'Occident et
l'Orient, elle écoute en silence le bruit que Rome fait dans l'univers;
elle n'espère plus, elle n'attend plus... mais sans cesse elle regarde
à l'horizon. Oh! combien d'autres, comme elle, laissent errer çà
et là leurs regards désolés! Bien que le temps et le travail aient
beaucoup réparé à Carthage, on trouve ici, cependant, à chaque
instant, des traces profondes de la colère romaine. Eh! quelle si
grande haine animait les deux villes? Pourquoi tout ce sang et
toutes ces flammes?... L'empire des mers?... la conquête, la domi-
nation, des provinces, des trésors, dts triomphes?... Dieux immor-
tels, il est des fléaux pires que les trois fléaux connus de la terre ;
ce sont les hommes avides et turbulens. Deux villes florissantes
veulent-elles s'égorger l'une l'autre? Soyez sûrs qu'elles ont cha-
cune deux ou trois citoyens ambitieux qui les excitent en secret.
— Dis-moi, Cornélius Scipiun, dis-moi , que t'avait fait, à toi,
la ville de la reine Didon? Tu vengeais ta patrie?... Ah! Cornélius,
dis plutôt que tu te préparais le grand triomphe et que lu rêvais le
surnom d'Africain. Va, bien que tu sois mon aïeul, et bien que
je sois Romaine , en voyant la tristesse de Carthage, mon cœur a
gémi profondément.
César, la maison que j'habite est située sur le penchant d'une
colline, à quelques milles de la ville; elle domine la vaste mer.
N'as-tu pas remarqué que presque toujours les affligés cherchent
les grands horizons?... Pour moi, j'étouffais dans Rome. — La
côte africaine étincelle au soleil connue une coupole d'or, et le soir
elle se couvre de voiles bleuâtres pareils à ceux d'une veuve près
d'un mausolée. Quchpies palmiers balancent Icuis feuilles à l'en-
tourde madenieure, cl j'entends d'ici le murmure d'une eau (cris-
talline qui sort d'un rocher; rar-e et douce rencontre sur ces riv(>s
désolées. Quelquefois des cavaliers numides passent au bord
40 REVUE DE PARIS.
de la mer et suivent les sinuosités du rivage en chantant des
hymnes dont le langage mystérieux n'est connu que des vieil-
lards habitant les montagnes. Pour moi, j'écoute ces sons mono-
tones avec un secret ravissement; et voilà que souvent j'évoque le
passé et que je me crois une femme tyrienne arrivée d'hier sur les
vaisseaux de la grande reine.
— Oui, César,j'iraisur les hauteurs et dans les vallées qui m'en-
vironnent; je chercherai les profondeurs des bois; je visiterai les
grottes sacrées et les ruines des temples; je suivrai de loin le bruit
des clairons et les aboiemens des grandes meutes; j'écouterai le
tintement des pas des chevaux ; je me mêlerai à la suite de Didon...
je la verrai, belle et fière comme Diane , entourée de ses lévriers ;
je m'approcherai de son coursier écumant, et tandis que tous ceux
qu'elle a conviés seront à la poursuite du sanglier, moi, je tou-
cherai de la main la tunique éclatante de la royale chasseresse, et
je lui dirai à voix basse :
— «Reine, je sais ton secret... Si tu es pâle, sites yeux sont dis-
traits, si lu interromps tout à coup un discours commencé, la
iiause m'en est connue. Je te plains... mais, va, ne cherche point
à guérir du mal qui t'a gagnée mieux vaut encore mourir
à ton âge, avec la fleur de ta beauté, que d"aller mendier à
tous les autels, quehjues années de vie encore, et l'oubli d'une
haute passion, et la glace de l'âge, et les ennuis et les cheveux
blancs. — Je sais ton déplorable amour, ô Didon!... je t'envie
cependant , et je te trouve heureuse, car il viendra un poète qui te
chantera dans son livre et dont tu seras la plus chère pensée... »
César, reçois cette lettre avec ta bienveillance accoutumée, lis-
la dans un moment de repos, quand ton ame est plus à elle-même
qu'aux affaires de l'empire ; ensuite , je te prie de la brûler. Le feu
du trépied est un confident discret. Je crois, d'ailleurs, que les
cendres de cette lettre amie ne seront pas l'encens le moins pur
que tu puisses offrir aux dieux immortels.
Je te salue.
REVUE DE PARIS. 4£
CESAR AUGUSTE A SYLVIA,
Si tu portes envie à l'infortunée Didon, moi je me souhaite
aujourd'hui la mort de Jules. N'y a-t-il donc plus un seul con-
juré dans l'empire? Sera-t-il impossible de trouver un Cimber,
un Casca , un Brutus, un Cassius, ou le poignard de tout autre?...
Oh! ma fille, quelle coupe amère tu m'as laissée!.... Je suis resté
solitaire et triste comme un aigle blessé sur une roche des Alpes.
J'ai erré, j'ai cherché, j'ai demandé avec larmes... nul ne m'a ré-
pondu ; Sy h ia , tu passais la mer. Dis-moi que je n'avais pas assez de
tendresse pour toi, afin que je puisse m'accuser... car te savoir
ingrate, serait plus amer encore à mon ame.
Que fais-tu donc sur la terre d'Afrique? Ah ! l'insensée ! tu es un
de ces malades à qui rien ne mantjue, ni maison à la campagne, ni
médecins, ni soins fraternels, rien au monde, sinon la volonté de
guérir. Crois-tu avoir si bien voilé ton secret, que mes yeux ne
l'aient surpris? Belle patricienne, ma fille, il y a long-temps
que tu m'as tout dit sans m'adresser une parole. Va , je ne te de-
manderai pas un nom, je ne te questionnerai pas sur son âge, son.
rang ou sa figure; tu as bien raison; car je sais mieux que toi
toutes ces choses de ton cœur. Sylvia , lu es semblable à ces beaux
agneaux que je fais élever dans mes pâturages de la Campanie;
quand on s'approche d'eux, ils vont cacher leur tête parmi les
hautes herbes ou dans le tronc d'un vieil arbre, et là, ils se croient
invisibles. O faible et timide que tu es, malgré ta grande ame!
Il en est temps, ma fille; reviens sur la terre d'Italie. La solitude
est mauvaise à la passion insensée; la solitude est remplie de visions
fiévreuses. Pour toi surtout, le sol de Carthage est brûlant et l'air
y est empoisonné. N'ajoute rien à l'histoire de Didon Va, ce
quatrième livre de l'Enéide est comj)let; il est assez beau de tris-
tesse et de malheurs...
Ohî fatale fut la journée où je le conviai à venir l'entendre chez
Oclavie ma sœur!
Reviens, Sylvia; nous irons ensenible passer rautoume à Baies,
^2 ire VUE DE PARÏS.
OÙ je te promets qu'il ne sera pas question un moment des affaires
de l'empire. Tu n'y verras pas arriver une seule lettre du sénat:
les consuls n'y viendront jamais, et jamais Me'cène , que lu n'aimes
point, n'y sera convie. Ses phrases arrondies en périodes et son
accent affecté me fotiguent autant qu'ils te déplaisent. Moi-même
j'ai besoin de repos; Antonius Musa m'a prescrit l'oisiveté si je ne
venx aller bientôt rejoindre les ombres pâles de mes aïeux. Mais
ton retour, ma fille , ranimera l'étincelle de ma vie; la joie est facile
à donner à ceux qui nous sont chers, surtout quand on est Sylvia ,
et quand l'ame qui attend Syh-ia est César Auguste.
Je fais partir une galère de Naples pour qu'elle te ramène en
Italie. J'ai voulu que sa proue fût couronnée de fleurs, et j'ai con-
fié au pilote une petite statue de Neptune qui me fut toujours
favorable.
Je te recommande à tous nos dieux amis.
Or, le premier mois d'automne était venu , il y avait en la ville
de Rome une grande agitation. C'était [>ar un beau soir, au moment
où le soleil jetait ses longs rayons oblicjues sur les frises des tem-
ples. Celui de Vesta surtout resplendissait à son faîte comme si on
l'eût revêtu de lames d'or. Une foule immense se mouvait autour
des colonnes circulaires, et l'on voyait à tous niomens sur l'escalier
de marbre monter et descendre des prêtres-augures en robes blan-
ches et le front chargé de couronnes vertes. Un grand nombre de
sénateurs et de chevaliers romains passaient et repassaient sous le
péristyle sacré , et leurs cliens les suivaient. Les édiles donnaient
des ordres réitérés à des esclaves barbares; le grand-prêtre de
Jupiter Capitolin venait d'arriver; la cérémonie était grave et
solennelle.
II vint aussi un jeune homme revêtu d'une tunique de lin, et
par-dessus laquelle était jeté un manteau dont les grands plis
retombaient jusfju'au pavé ; ses cheveux descendaient sur ses épau-
les, et un cordon de pourpre ceignait sa tête ; il avait le visage pâle,
et les traits fins et réguliers comme les profils grecs; il marchait
lentement, et regardait autour de lui d'un air rêveur, sans dédain,
' mais sans curiosité ; quand il fut arrivé au bas du large escalier du
RKVrK DF PARIS. ^
icinplo, il (K'iiKiiula ;!ii préiciir ([u'iljronconira la cause (.II- cette
gramlc a{îiiaiii)ii; ct'lui-ii npoiulit :
— C'est iiiu' patricienne «lui eiilre aux. vestales; voici les consuls
qui arrivcni, cl voici César.
Le prêteur se Iiàta d'aller remplir son service, le jeune liomme
au visage pâle s'appuya contre le piédestal d'une statue, et regarda
passiM- l'empereur et sa suite. Comme il s'eiait placé à l'écart et
dans un lieu isolé, (-esar le reconnut, et il lui jeta de la main nu
salu! d'amiîie. puis il lui lit .si>;ne de se retirer. I,e jeune llouiaiii
ne put ilevinei' la cause de cet ordie , seulement il remaïupia une
agitation nerveuse sur la figure d'Auguste, dont les yeux, sem-
blaient le .suivie; alors il s'éloigna de quel(]ues pas du grand esca-
lier de marbre, et il inleri'ogea une f'euune du peuple; celle-ei
répondit plus longuement que n'avait l'ait le |)r(ii"ui-.
— ('elle (pie tu vois [ires d'entrei' sons le i)orti(pie du tenii)le, à
à côte (lu (li\iu euipcreLir . c'est la descendante et l'iu'ritière de la
famille Claudia, dniit roii{;ine date de Marcus Tullus, lui dis
Romains; cette jeune lille est si riclie qu'elle pourrait acluter toute
la campagne de Naples; elle est douce connue les colombes et
iuagniti(pie comme la reine ('U'opàtre. In jour elle me lit donner
six pièces d'argent parce qu'elle me i-encontra portant de l'eau du
Tibre sur ma tète, et pai'ce (]ne j'et lis fatiguée; je ne lui avais
l'cndu aucun s( r\l(i'. Ou dii ([u'clle a des chagrins profonds, toute
jeune et toute belle (pu- tu la vois; les dii'iixsont injustes souvent!
quoi ipi'il en soit, cette pati-icienne , amie de César et de l.ivie,
renonce à sa libellé et se consacre à l'entietien du feu sacré. Re-
garde, voilà la grande vestale paieede ses bandelettes de pourpre
et d'or qui ouvre la porte du temple et qui vient chercher Sylvia.
— On dit que Sylvia se meurt d'amour (Rajouta une voisine
dans la foule) : quand Vénus poursuit nos jeunes filles, elles les tue.
Celle-ci fait bien d'imi)!orer Vesta, le feu sacré détruira l'autre...
Le jeune homme w mêla j>oint sa parole aux discours de ses
fennnes; il retinnba dans sa rèveiic oïdiiiaire, et se souvint d'avoir
rencontré, une fois ou deux peut-être, celte Sylvia cluv. ('esar,
au Palatin, Il se dit, il pensa (jne si les forces ne lui manquaient ,
il écrirait un poème sur le drame qui se déroulait devant lui eu ce
Vfr REVUE DE PARIS.
moment, et puis il murmura quelques vers grecs, attribues à
Sapho.
Comme la grande porte du temple venait de se refermer sur
la nouvelle vestale, le jeune homme vit le cortège descendre l'es-
calier, il s'avança jusqu'au premier degré, et César Auguste, pas-
sant en ce moment, lui prit la main et lui dit :
— Virgile, je pars demain pour Naplcs, je t'y attendrai.
César se relira avec précipitation , et le peuple remarqua qu'il
avait plusieurs fois porté le coin de sa toge sur ses yeux , comme
pour essuyer quelques larmes. Virgile reprit son chemin à pas
•lents, selon sa coutume, et il alla rêver de poésie sous les grands
ombrages des jardins de Mécène.
Jlles de Saint-Félix.
«••e«v«e«ec •«•««•»•••>
VISITE FISCALE
DANS LE DÉPARTEMEXT DE LA MAYENNE.
Nous avons un proverbe qui dit : Nul n'est prophète dans son
pays ; eh bien ! n'en est-il pas un peu des choses comme des hommes,
et du moment qu'une existence, quelle qu'elle soit, animée ou inani-
mée, se trouve à notre portée, ne nous devient-elle pas indiftV'-
rente. Il ne faut pas répondre à ceci, que c'est l'habitude de voir
qui détruit le charme de l'aspect. J'en connais qui font le voyage
d'Italie pour voir les catacombes de Rome, et qui jamais n'ont
pensé à visiter les admirables souterrains qui tiennent le dessous
de Paris. L'histoire des deux pigeons est peut-être l'histoire de la
poésie , aussi bien que celle du cœur.
Certes ce que je dis là n'est point neuf, mais il me fallait ce pré-
ambule au récit que je vais faire, il me fallait une excuse au tinv
de cet article : Visite fiscale dans le déportement de la Malienne. En
effet qu'est-ce que le département de la Mayenne et le lise ont
affaire dans la lievue de Paris? Si vous voulez vous rappeler (et
peut-être est-ce une condition bien dure que j'impose à mes Icc-
46 REVUE I>£ PARIS.
leurs), si vous voulez vous rappeler ce que je disais dans une
l'evue précédente de ces mœurs pittoresques et originales qu'on
rencontre dans nos provinces, vous comprendrez pourquoi vient
ici le département de la Mayenne. Quant au titre de visite fiscale,
il est l'expression d'un fait vrai : ce fut comme contrôleur des con-
tributions que je visitai le département de la Mayenne. Cette cir-
constance, loin de nuire au but de cet article , qui est de montrer
combien notre pays est plein de curieux aspects , de précieux
souvenirs , me semble prouver au contraire que ces aspects ,
ces souvenirs , doivent être bien saisissans , puisqu'ils frappèrent
un tout jeune homme à travei^sdes occupations fort ariihmétiq^ues,
et pendant une course entreprise sans but d'observation et sans
examen d'artiste.
Un mot sur la manière dont je fus chargé de ce travail expli-
quera comment j'eus à parcourir les points les plus opposés de
notre département , et me fera pardonner sans doute le manque
d'unité des scènes que j'ai à rapporter ; il sera peut-être aussi un
commencement de preuve de mon opinion sur la province, et mon-
trera qu'elle n'est pas si déshéritée qu'on le croit de toute poésie.
J'étais un tout jeune homme, j'avais vingt-un ans, et je tra-
vaillais dans les bureaux de mon père en qualité de surnumé-
raire ; l'administration dont il était le chef comptait , parmi les em-
ployés dontelle était composée, un inspecteur jésuite soutenu par
la congrégation , ancien gentilhomme poudré et qui ne savait pas
l'orthographe. Notre bonheur, à nous autres surnuméraires,, était
de lui raconter une foule de sottises , qu'il répétait ensuite avec
une si sincère bonne foi que nous étions arrivés à le faire beaucoup
plus bète qu'il n'avait pu naître ; entre autres slupiditésde gamins,
nous étions parvenus à lui persuader que la Méditerrané commen-
çait à Brest , et que la Qjropédie était l'art de faire des sirops. Après
cet inspecteur, nous avions, dans l'administration, un contrôleur,
M. L...., qui était député, et un autre contrôleur, appelé M. B...,
qui était assurément le plus aimable garçon de France, mais le
plus détestable employé. J'ai connu peu d'hommes réunissant à
un degré plus éminent, l'originalité, l'incapacité, et l'honnê-
teté de l'artiste ; il prenait une peine effroyable pour faire des
REVUE DE PARIS. 47
travaux , que le dernier manant de bureau eût expédié en vingt mi-
îiules. Je me le rappelle toujours lorsqu'il arrivait de sa résidence
appelé par quelque lettre bien sévère sur sa négligence ; il accou-
rait chargé de papiers monstrueux , sur lesquels il avait griffoné
vingt brouillons de dix pages, pour un rapport qui demandait dix
lignes; le pauvre garçon pleurait presque lorsqu'il lui était démon-
tré qu'il ne comprenait pas et qu'il ne comprendrait jamais le travail
dont il était chargé : c'était un sincère désespoir ; il se désolait si
naïvement de son inintelligence, qu'unjour où la mercuriale avait été
plus forte qu'à l'ordinaire , il tourna lentement la tète vers l'inspec-
teur , le regarda les larmes aux yeux et lui tendit la main en lui
disant, d'un air désespéré : — Décidément, monsieur l'inspecteur,
nous sommes de la même force.
Mais lorsque l'heure du bureau était passée, et que M. B...,
redevenait l'hôte de mon père, qui d'ordinaire retenait ses em-
ployés à dîner dans sa maison , on eût dit que la tète de l'artiste
comprimée entre les quatre règles de l'arithmétique s'épanouis-
sait. C'était alors un délire de bons mots, de poésie, d'art; alors il
récitait Homère, il récitait la Bible, il les commentait avec une pro-
digieuse fécondité dedécouvertes inattendues dans leur texte. Musi-
cien plein de verve et chanteur admirable , il nous ravissait par la
verdeur de ses compositions, dont je lui fournissais les paroles de
jnoitié avec mon co-surnuméraire; car le vers m'a toujours plus
ou moins démangé. Alors l'homme supérieur (je parle de B....)
prenait si bien sa place , qu'on n'osait plus penser au mauvais
contrôleur. Ce fut par cet empire qu'il exerçait sur tout ce qui
l'écoutait, qu'il évita plus d'une fois sa destitution. J'en fus témoin
une fois, :î l'époque ou les inspecteurs -généraux de Paris vien-
nent d'ordinaire examiner les travaux des administrations dépar-
tementales, y./. . 1
L'inspecteur-général de notre division était un homme d'une
exactitude administrative , qui ne pardonnait pas l'oubli des devoirs:
B.... le savait, et tant qu'avait duré le travail de l'inspection, il
était resté vis-à-vis de son juge, dans la position d'un enfant devant
son maître, d'autant plus incapable qu'il était plus intimidé. Lin-
pccteur-général, fort mécontent, lui avait déclaré qu'il ne pouvait
5-"
"UH REVUE DE PARIS.
s'empêcher de provoquer sa destitution; B.... en avait paru fou-
droyé; cependant, sur l'invitation très pressante de mon père, il
demeura au grand dîner administratif qui devait avoir lieu.
Assurément, tout homme coutumier de ces idées générales dont
on habille les administrateurs, et qui les représentent comme des
espèces de^Larèmes en habit noir, et parlant par chilTres, eût été
fort étonné d'assister à ce dînci-. Les bureaux feimés, les affaires
restèrent derrière la porte, et la conversation devint du monde,
légère, rieuse, et par une pente insensible arriva à la littérature.
— Pardieu, s'écria B.... , monsieur l'inspecleur-général, vous avez
un frère ou un cousin ou un homonyme, qui est un homme d'un
vrai talent, c'est celui qui vient de traduire les Litsiades. — Est-ce
que vous avez lu ce livre? — Je l'ai lu avec une grande attention , je
J'ai comparé au texte, et j'en suis fort content; si je rencontre
jamais ce monsieur Millié, je lui en ferai mon sincère compliment.
— Je le reçois, dit l'inspecteur-général.
— Quoi! vous êtes le traducteur de Camoëns!
— Oui monsieur.
B.... demeura ébahi, il considérait M, Millié comme une mer-
veille; B.... était de ceux qui ne comprennent pas qu'on sente
la poésie et qu'on sache que deux et deux font quatre. M. Millié,
de son côté, ne s'imaginait pas qu'on pût avoir l'intelligence des
arts et être incapable de poursuivre les détails d'une affaire.
Cet éionnement passé, il s'établit dans cette assemblée de finan-
ciers une discussion littéraire qui parcourut presque toutes les
phases de la poésie et des arts; les réputations contemporaines
V furent disculées avec une supériorité que la critique de mé-
tier ne m'a jamais paru posséder. On parla en faveur des mo-
dernes contre les anciens; B.... s'était fait l'orateur de ceux-ci.
Dans sa chaleur d'admiration, il nous récitait des lambeaux d'Es-
ohile , d'Homère ; enfin le nom de la Bible étant tombé dans la con-
versation, il s'empara de ce livre, et emporté par sa fougue, il
voulut nous démontrer que personne n'avait jamais lu ni entendu
la Bible comme il fallait la lire et l'entendre. Ce n'est point de la
poésie, disait-il, qui puisse se lire avec les yeux, qui doive se réciter
avec la parole, c'est un hymne auquel il faut la voix chantante de
REVUE DE PARIS. 49
î'homme déployée clans toute sa puissance, soutenue de riiarmonio
des inslrumens. Écoulez, s'ccria-t-il tout à coup en décrochant
un violon de la muraille, écoutez..., avez-vous jamais compris ce
passage des psaumes :
Exaudi Deus oralionem meani et ne despexeiis deprecationem meam :
Inlende niilii et exaudi me.
Coalristus suiii in exercitatione mea : et conturbatus sum.
Et s'accompagnant du violon , dont il jouait avec une grande
supériorité, il nous chanta cette plainte désolée d'une façon si puis-
sante, si forte, sur un chant tellement large et élevé, que nous
demeurâmes tous immobiles à le regarder , que les domestiques
s'arrêtèrent stupéfaits et sérieux; et enfin à ce passage : timor et
trenwr venenml super me , et contexerunt nie lenehrœ , il y eut un
mouvement spontané où tout le monde se leva , pris au cœur de
cette terreur souveraine exprimée avec une magnifique énergie.
De ceci, il arriva que M. Millié, l'inspecleur-général qui tra-
duisait Camoéns, n'eut p:isla force de proposer la destitution d'un
contrôleur qui disait si bien les psaumes de David, et de cette in-
dulgence poétique il résulta par contre qu'un travail extraordi-
naire ayant été ordonné un mois après, les surnuméraires furent
obligés de le faire.
L'incapacité congréganiste de l'inspecteur du département, l'ab-
sence du contrôleur député et l'amour poétique de M. B*** nous
valurent cette besogne; j'en eus ma part, et voici ce qu'elle me mit
ù même de voir.
Peut-être sera-t-on étonné de rencontrer dans des bourgs dont le
nom est inconnu , des personnages , des mœurs , des sentimens qui
fourniraient si aisément les acteurs, les caractères et l'intérêt d'un
roman pittoresque.
Notre travail consistait à faire le relevé de la popula tion et des
portes et des fenêtnîs de chaque maison. Il exigeait donc que nous
<?ntrassions dans toutes celles de la commune que nous avions à ex-
pertiser. On me désigna d'abord V..., gros bourg dans les terres ,
éloigné de toute grande route et entouré de landes fort consid('-
TOMK XX. AOirr, 4
50 JREVUE DE PARIS.
rables. Une diligence me conduisit jusqu'au Ribay, un cheval de
labour, sur lequel on avait jeté une selle de gendarme, devait me
mener jusqu'au bourg.
Ce fut à partir de cet endroit que je m'enfonçai dans les chemins
creux du pays , tous bordés à droite et à gauche de haies impéné-
trables. Quoique nous fussionsau mois de juillet, mon cheval avait de
la boue jusqu'au jarret, et à chaque pas nous rencontrions des trous
à enfouir un homme. Je commençai à comprendre, en parcourant
ces espèces de fossés fangeux , la nécessité des équipages adoptés
par les paysans de ce département. Il n'en est pas un, lorsqu'il mène
au marché quelques sacs de blé que le moindre bidet traînerait
aisément, quin'attèleà sa charrette deux paires de bœufs et quatre
chevaux: en outre, les traits sont d'une longueur démesurée, et
n'ont pas moins de dix ou douze pieds. Le mauvais état des che-
mins jetant souvent les charrettes dans des fondrières assez larges
pour embourber la charrette et une paire au moins des bœufs qui
la traînent , ce sont les chevaux qui sont en tète et qui ont plus
aisément franchi cet obstacle qui arrachent à la fois la voilure et
l'attelage de la fange où ils sont enfoncés. Outre la nécessité , la
mode maintient cette manière de voyager du fermier; c'est son
luxe quand il va à la ville. Les plus fastueux ont jusqu'à six bœufs
et six chevaux à leur charrette, les pauvres n'ont pas moins de deux
couples de chaque espèce.
J'ai beaucoup voyagé seul, à pied, à travers les campagnes, et
j'ai reconnu avec désolation que bien peu des bons seniimens que
rOpéra-Comique attribue au village s'y sont retirés. Tout en che-
minant sur ma rosse, et méditant les instructions peu administratives
que m'avait données un inspecteur de l'enregistrement sur l'une
des personnes à qui j'allais avoir à faire, je rencontrais beaucoup
de ces charrettes conduites par leurs maîtres, vêtus de la cape en
peau de bicque et coiffés du bonnet rouge. Plusieurs fois il m'ar-
riva de leur demander ma route, et toujours je reconnus à leurs
réponses, faites d'un ton méchamment sauvage, qu'ils ne deman-
daient pas mieux que de m'égarer dans ce labyrinthe de chemins
creux.
Assurément , je ne m'en serais jamais tiré si je n'avais ren-
REVUE DE PARIS. 51
contre la foUe. Je connaissais la folle : c'était alors une fille de
trente-cinq ans, qui avait dû être fort belle , mais que la misère
et la maladie avaient maifjrie et perdue. Je la vis, assise au coin
d'une haie, telle que je l'avais souvent rencontrée à Laval. Elle
portait une robe roujje et était coiffée d'un chapeau de paille à
grands bords, tout orné de vieilles fleurs artificielles. On m'avait
souvent conté son histoire bien simple et touchante. Marie
allait se marier avec un jeune gars de Vitré : lejeune gars était beau
comme Apollon; sous l'empire, la beauté d' Apollon ressortait si
bien sous un uniforme de grenadier, que l'on eût cru faire injustice
au jeune gars en le privant de ce moyen de faire valoir ses avan-
tages. La conscription s'en empara, et au bout de la conscription
il se trouva pour lui une balle qui le tua sans miséricorde pour sa
beauté; sa fiancée Marie l'apprit , sa fiancée Marie en devint folle ,
et depuis quinze ans elle court le département en préparant une
couronne de fleurs à son amant, en se parant pour lui , qui doit
toujours revenir demain.
Que de fois je me suis demandé depuis si toute passion n a pas
son lendemain comme cette folie, si toute espérance qui nous
traîne de jour en joui", en regardant demain comme le sommet du
rocher où doit reposer notre pierre de Sisyphe, n'est pas une er-
reur aussi insensée que celle de la pauvre Marie !
J'aperçus la folle, je marchai à sa rencontre; elle m'aborda,
comme c'était sa coutume, en me disant : — Embrasse-moi, car je
suis heureuse, il reviendra demain.
— Marie , lui dis-je , veux-tu me conduiie à Villaines, je te don-
nerai un sou.
Une des circonstances de la folie de Marie, c'est qu'elle ne con-
naissait pas d'autre monnaie que le sou, qu'elle ne comprenait
d'autre nombre que le nombre un ; pour elle, la vie était d'un jour,
l'espérance d'un jour. Je ne lui ai jamais entendu demander asile
que pour une nuit, assistance que d'un sou. Quand elle en avait
plusieurs, elle les perçait avec un poinçon, s'en Iciisait un collier,
et n'en gardait qu'un pour l'offrir dans l'auberge où elle se pré-
sentait.
Marie me regarda et me dit paisiblement :
52 REVUE DE PARIS.
— Jo te connais, tu es bon ; tu m'as écrit une lettre pour lui. Je
vais te conduire. Je ne croyais pas la folie susceptible de mémoire
et surtout de mémoire reconnaissante; que de fois on calomnie
ainsi la folie au profit de la raison ! Mais à vingt ans il est permis
de s'y tromper.
Véritablement un jour qu'elle était venue dans nos bureaux ,
car Marie avait droit d'entrée partout, elle me dicta une lettre que
j'écrivis. Je ne me rappelle plus ce qu'elle contenait, mais l'adresse
m'en est restée dans la mémoire.
« A mon ami , à l'armée. >
Je voulus la lui faire changer pour apprendre le nom de ce sol-
dat si aimé. Elle me regarda avec une fierté dédaigneuse et me
répondit : < Si on ne trouve pas, on demandera à l'empereur, il
le connaît mon ami. >
Cependant Marie marchait devant moi, et quoiqu'elle me fît
prendre une route toute différente de celle qui m'avait été indi-
quée, je la suivais avec confiance. Bientôt nous sortîmes de tous
ces chemins emboîtés entre des remparts touffus , et nous abor-
dâmes une vaste lande toute hérissée de petites bruyères. Si petit
«in'il fût , c'était un véritable désert sans trace d'habitation ni ves-
tiges de chemin.
Nous marchions sous un soleil brûlant, et nous hâtions notre
marche, car un orage se préparait en tournoyant à l'horizon.
Malgré la rapidité de notre course, nous ne pûmes l'éviter ; le ton-
nerre gronda bientôt, et une pluie furieuse nous assaillit. Selon
l'ordinaire de tous les êtres chez qui la pensée morte laisse une
grande perceptibilité à la nature physique , l'orage avait singuliè-
rement agité la folle. Elle allait devant moi en gesticulant, en pous-
sant de grands cris de joie, en chantant des vers extra vagans.
Le tonnerre, c'est mon ami;
Moi, je suis la pluie.
Le tonnerre et la pluie se marient;
J'épouserai mon ami.
Nous ne rencontrions plus de charrettes, mais par-ci par-là quel-
ijues paysans couverts de leur bicque avec un capuchon de grosse
REVUE DE PARIS. 53
laine. Je demandai à plusieurs s'il n'y avait pas un abri dans les
environs. Ils me répondirent avec un grossier ricanement :
— Garez-vous à la loge à Yéfant.
Et ils me montrèrent une misérable hutte à un quart de lieue.
Je dirigeai mon cheval de ce côté, et j'arrivai bientôt à une masure
en ruine où je ne pus guère me garer, car le toit en était défoncé.
Cependant je me tapis dans un coin où un reste de poutre soutenait
un reste de chaume, en invitant Marie à venir prendre place à mes
côtés. Mais elle ne tint compte de mon invitation, et, me regar-
dant avec une sorte de pitié effrayée, elle me fit signe qu'elle allait
veiller sur moi. Aussitôt elle se mit à genoux dans la masure, et
commença une prière que je ne pus interrompre.
Du coin où j'étais, j'apercevais au loin la lande qui m'envi-
ronnait. Quelques paysans la traversaient rapidement. Je remar-
quai que presque tous faisaient le signe de la croix quand ils
passaient à la hauteur de la hutte où j'étais, et quelques-uns
ayant fini par m'apercevoir, s'arrêtèrent d'abord, et s'enfuirent
aussitôt d'un air épouvanté. Je les suivis des yeux et je les vis
avertissant d'autres paysans que quelque chose d'extraordi-
naire se passait dans la loge ; ils la désignaient avec des gestes fu-
rieux. Je savais que j'étais dans un pays où les loups-garous sont
encore en honneur; j'étais loin de toute habitation humaine, je
craignis qu'il ne se mêlât quelque crainte superstitieuse à l'élonne-
ment des gars, et je résolus de gagner le bourg au plus vite. J'ap-
pelai Marie, mais elle ne répondit pas. J e la pris par la main, elle
demeura immobile. Un groupe de paysans s'était formé à quelque
distance ; je sortis de la masure. Aussitôt Marie se leva et vint près
de moi , comme si sa tache n'eût été accomplie que du moment que
mes pieds ne touchaient plus le sol de la loge. Je pris mon cheval
par la bride et je continuai ma roule à pied.
J^es paysans nous suivaient à quelciue distance; deux ou trois firent
mine de courir après nous, mais ils furent retenus par les autres.
Bientôt j'aperçus le bourg de V.... ; je l'atteignis en quelques mi-
nutes, et je me fis conduire au cabaret qui servait d'auberge. Je ne
sais quelle mauvaise réputation m'avait précédé dans le village, mais
l'accueil qu'on m'y fit ne pn ut p;^s hospitalier. A mesure que je pas-
54 REVUE DE PARIS.
saisdans la seule rue tortue et boueuse qu'il possède, les habilans se
mettaient sur leur porte et me regardaient d'un air de menace et
de crainte à la fois ; les femmes cachaient les petits enfans derrière
elles. J'arrivai cependant à l'auberge où l'on me dit fort brutale-
ment qu'il n'y avait point de chambre. Je ne comptais pas demeu-
rer dans ce taudis, car en ma qualité d'agent du gouvernement,
j'étais assuré de l'hospitalité administrative des grands de la com^-
mune; cependant la réponse me parut si impertinente que j'insis-
tai. Je n'obtins qu'un refus plus craintif, mais également obstiné.
Pour des raisons de jeune homme , et en vertu des instructions
secrètes de mon ami de l'enregistrement, j'avais fait choix d'un
logement. Ma première visite fut donc pour le percepteur, au lieu
de m'adresser au maire. On ne m'avait pas trompé : la perceptrice
était une femme de vingt-cinq ans, fort jolie, fort éveillée, très
élégante de propreté, de chaussure étroite, de mains soignées; lors-
que j'entrai chez elle , son mari était absent; elle m'inspecta d'abord
avec une assurance très connaisseuse , et me demanda ce que je
voulais. Lorsque je lui eus détaillé les motife de ma visite , elle parut
réfléchir, puis m'offrit , en baissant les yeux , d'accepter une cham-
bre chez elle. Cette offre de loger dans sa maisonme parut une sim-
ple politesse, et cependant je l'acceptai , mais je crus devoir excu-
ser mon empressement en racontant à ma belle hôtesse l'accueil
qu'on m'avait fait au village; elle me fit dire les circonstances qui
l'avaient précédé, et alors elle s'écria avec un véritable éton-
neujent.
— Mon Dieu, monsieur, qu'avez vous fait là? Comment, pendant
l'orage , vous avez été vous cacher dans la loge à l'enfant?
— Qu'est-ce donc que la loge à l'enfant?
— Mais , me répondit le perceptrice , c'est la maison des
sorcières.
Je me pris à rire.
— Ne riez pas, me dit-elle, c'est là qu'elles font leurs maléfices;
la dernière fois que c'est arrivé, c'était pour découvrir un trésor
qu'on disait enfoui dans une closerie de M. de Talleyrand. ( M. de
Talleyrand possède dans cette partie du département une quantité
de petites fermes nommées closeries dans le pays. ) Ces femmes
REVUE DE PARIS. ^
ont Vole un enfant nouvcau-në, avant qu'il ne fût baptise, et elles
l'ont emporté dans leur repaire ; il leur faut pour leur charme un
Aarçon non baptisé ou une jeune fille vierge; et de peur de se trom-
per, elles préfèrent les petits enfans.
Cette épif>ramme fut dite avec une sainte naïveté ; ma percep-
trice continua :
— Elles ont ouvert la poitrine au pauvre petit, et lui ont arra-
ché le cœur après l'avoir mutilé.
— Comment?
— De manière à le rendre bien malheureux , s'il eût survécu !
Elle rougit ; je compris.
— Enfin, ajouta-elle, elles ont fait ensuite bouiHirtout cela dans
une chaudière, et, leur opération achevée, elles ont dispersé les
lambeaux du cadavre tout autour de la loge.
— Voilà, répondis-je, une bien belle histoire, qui certes n'a pas
moins de deux cents ans de date , j'en suis sûr.
— Comment, deux cents ans ! voilà deux ans que cela s'est passé,
et il va quinze mois à peine qu'on est venu exécuter les deux sor-
cières dans la commune pour épouvanter les horribles femmes qui
sont encore vendues au diable.
L'anecdote avec deux cents ans de date m'avait paru drôle : en
se rapprochant à une dislance de quelques mois, elle me sembla
horrible ; toute chose a sa perspective.
— Mais, ajouta ma jolie perceptrice, étiez-vous seul dans celte
masure?
— J'étais, lui répondis-je , avec Marie la folle qui me servait de
guide et qui n'a fait que prier tant que nous y sommes restés.
— Je comprends alors ce qui vous a empêché d'être foudroyé.
— Comment! foudroyé?
— Oui, foiidioyé : il arrive toujours malheur à ceux qui osent
aborder la loge à l'enfant, lors(|uc le tonnerre donne. Il y a cinq
mois, un fermier fanfaron y étant entré pendant l'orage , a été tué
par la foudre, qui a enfoncé le toit.
Je compris comment cette hutte étant le seul point un peu élevé,
au milieu d'une vaste lande, avait pu être précisément frappé de
la foudre, avant tout autre, et je compris aussi comment l'igno-
56 REVUE DE PARIS.
rance avait attribue à ce lieu une sorte de malédiction. Je ne com-
prenais pas ejjalement bien comment ma jolie hôtesse , que je
savais être au-dessus de beaucoup de préjugés du grand monde,
était soumise aux préjugés du peuple; c'est que probablement pour
s'affranchir des premiers , il est inutile de savoir la physique.
Comme j'allais m'en expliquer avec elle , on frappa à la porte de
la maison; elle regarda par la fenêtre , et s'en retirant vivement,
elle s'écria avec un mouvement d'humeur.
— Ah ! voilà ces messieurs :
Elle alla ouvrir, et je vis entrer deux hommes, dont un monsieur;
ce monsieur jeta autour de lui un regard rapide et soupçonneux,
l'autre le regarda avec un sourire de singe.
Le premier mot de la conveisalion m'apprit que le monsieur
était le maire de la commune, et son compagnon le mari de la per-
ceptrice; le maire me salua et me dit avec une sorte de politesse
împérative :
— Monsieur , j'étais prévenu de votre arrivée par M. le préfet,
je vous ai reconnu au signalement que m'a fait de vous le maître
du cabaret où vous êtes descendu , et comme vous seriez horrible-
ment mal dans ce bouchon , j'ai fait prendre votre porte-manteau ,
et je vous ai fait préparer une chambre chez moi.
— Chez vous , dit la perceptrice en s'inclinant , et en me consi-
dérant comme un homme qui devait être de grande importance ;
j'avais osé offrir une chambre à monsieur !
— Vous! reprit le maire d'un air courroucé.
— Je renonce à cet honneur, puisque M. le maire le réclame;
d'ailleurs, ajouta-t-elle , monsieur sera plus en sûreté.
Elle lui e\|)liq m i e qui m'était arr vé.
— Monsieur, me dit le maire, toujours avec son langage bref,
vous venez ici exécuter une loi qui est odieuse à la population;
mais il vaut mi u\ encore lui apprendre tout de suite qui vous
êtes, que de vous laisser soupçonner de sorcellerie.
Il ordonna au percepteur d'aller chercher le bedeau et le garde
diampêlre, • l celui-ci ayant convoqué toute la commune au brait
de son tambour, devant la maison où nous étions, le maire en
ii^iia^-pe uie présenta à ses administrés . comme chargé de recenser
REVUE DE PARIS. 5t
la population et les portes et fenêtres par où elle respirait; j'étais
entre le bedeau et le percepteur, j'avais l'air d'un Gulin d'opéra-
comique, qui va épouser une rosière et que le bailli offre en exem-
ple aux villageois. Un long cri d'étonnemenl répondit à la déclara-
tion du maire. — Ah! c'est lereccnson! disait-on de tous côtés, gare
le recensou , gare! Ceci ne me parut pas trop rassurant.
Le maire reprit :
— Songez que je vous surveille, et que le premier qui insulte
un agent du gouvernement sera immédiatement enlevé et in-
carcéré.
Le style du maire me semblait en général si acrement impéra-
tif, que je demandai à la perceptrice quelle espèce d'homme c'était.
—Mais c'est M. P
— Comment M. P ?M. P l'ancien chef de la police impé-
riale.
— Lui-même, qui depuis 1815 est relire dans notre bourg; du
reste vous arrivez à propos , il y a chez lui dans ce moment-ci son
ancien collègue M. Desmarets.
Je ne m'étonnai plus, d'avoir été si ficilement reconnu à mon
signalement; 3L P gouvernant le bourg de V...., me litl'effct
de Denys le tyran devenu maître d'école.
Comme ma perceptrice achevait cette confidence, le maire nous
inviia tous à dîner pour le jour même , et me proposa d'aller me
reposer chez lui. Son insistance me déplut, je voulus résister, la
perceptrice passa près de moi et me dit à foreille.
— Faites attention; il est très jaloux.
C'était donc 31. le maire qui était jaloux de la perceptrice? Que
faisait donc le percepteur? Il était dans un coin regardant nos trois
figures d'un air de chat sauvage. Quand son regard rencontra le
mien, il eut l'air de me dire : — c'est comme ça. Les mœurs du
village me semblèrent un peu plus avancées que sa civilisation.
Dès que je fus chez M. le maire, l'homme poli fît place à l'amant
jaloux , et je fus fort étonné de rencontrer dans un bourg de trois
cents habitans, enterré parmi des landes sans chemins praticables,
deux hommes qui savaient les secrets de la France et de ses per-
sonnages les plus éminens; j'essayai de les faire causer, mais je ne
58 REVUE DE PARIS.
me trouvais avoir ni assez de bêtise pour qu'ils parlassent sans
précaution devant moi , ni assez d'esprit pour les faire parler à
leur insu; je n'y recueillis que beaucoup d'anecdotes sur le théâtre.
M. P avait été l'amant de la Raucourt. De tous celles qu'il me
raconta , je demande la permission d'en extraire une seule; c'est
la plus honnête de toutes ; je l'ai quelquefois dite en confidence à
mes amis, avec les noms propres , je les prie de les oublier.
M. de B... homme immensément riche, voit dans un théâtre
de Paris une comédienne fort célèbre. M. deB.... ne craint pas
de se mettre en rivalité avec les princes qui occupaient la belle
actrice, et sans autre préambule, il envoie le lendemain, à l'hôtel
de cette dame , une lettre d'invitation pour dincr chez lui , et enve-
loppe en même temps dans la lettre un paquet de billets de banques,
il y en avait vingt, de mille francs chacun. Le jour de l'invitation
venu, la belle comédienne arrive chez M. de B.... dans un état
de toilette à faire désirer les plus froids, à faire espérer lesplus
timides; cette toilette voulait dire : Marché conclu.
La belle conviée fut d'abord introduite dans un vaste salon
éclairé de bougies, comme si une grande fête devait avoir lieu; un
moment après, M. de B.... entra en costume d'étiquette, culotte
courte et bas de soie (ceci était sous l'empire de Napoléon et de la
culotte) ; il salua sa belle invitée avec ce respect qu'ont volontiers
les grands seigneurs pour ceux qui sont très au-dessous d'eux.
Après un quart d'heure de conversation toute littéraire et drama-
tique , un grand laquais vint avertir que M. de B.... était servi. Si
le salon illuminé avait étonné l'actrice, la salle à manger la stupé-
fia tout-â-fait. Une table immense était servie magnifiquement ,
mais deux couverts seulement y étaient placés en face de l'un l'au-
tre. Le tête-à-tête parut singulier à la danie; cincj ou six laquais
en grande livrée servaient dans un silence profond; quant à
M. de B..., il parlait toujours de Molière, de Corneille , de Racine;
le diner achevé, l'actrice se leva en poussant un gros soupir qui
voulait dire assurément: Sans doute, nous allons en finir; elle
l'espéra, car au lieu de rentrer dans le salon , M* de B.... lui pré-
senta la main et la conduisit par une autre porte que celle du salon
dans une chambre à coucher d'une rare coquetterie. L'habile corné-
REVUE DE PARIS. W
dienne commença à baisser les yeux et à rougir, en se disant tout
bas : — enfin ! ! Sa main même tremblait dans celle de M. de B....
Si j'osais vous dire son nom, vous verriez que c'était une femme
d'un grand talent. Mais au lieu de s'arrêter dans la chambre à cou-
cher , M. de B. . . ouvre une autre porte, et la belle tremblante aper-
çoit le boudoir le mieux apprêté, lumières voilées, douce chaleur,
parfums enivrans... Ce n'est plus la main qui tremble, c'est la
poitrine qui bondit, c'est la voix qui devient entrecoupée... il faut
bien un peu résister.
— Non vraiment, monsieur le marquis, retournons au salon;
pourquoi entrer là? que voulez-vous faire?
M. de B.... insiste un peu, bien peu, on cède... mais au lieu de
s'arrêter dans le boudoir, M. de B.,.. ouvre encore une autre
porte.
— Où me menez-vous?... c'est mal... vous abusez... dit la char-
mante actrice, en détournant la tête pour ne pas voir le paradis
où sans doute elle va devenir un ange de bonté.
— Laissez-moi... où me condiiirez-vous?
— A votre voiture qui vous attend.
Elle regarde, elle était dans l'antichambre, un laquais lui pré-
sente son cachemire, et M. de B.... la salue, et se retire en lui
disant. .
— Je vous offre mes respects.
D'abord l'actrice demeure interdite; enfin elle relève la tête , et
d'un ton d'impératrice ordonne au laquais de monter derrière sa
voiture, il obéit; à peine arrivée chez elle, la comédienne monte
dans son appartement, et un instant après elle remet un billet au la-
quais en lui disant :
— Ceci est pour votre maître, et en même temps elle lui donne
«n petit paquet et ajoute :
— Et voici votre pour-boire... sortez.
Le billet n'enfermait que ce peu de mots :
€ Monsieur ,
« Vous êtes un insolent. »
Le pour-boire était les vingt mille francs reçus la veille.
Le lendemain de mon arrivée je commençai mes travaux, et
60 REVUE DE PARIS.
j'eus occasion de pénétrer dans celle misérable vie dont on s'ima-
gine que l'Irlande et les contrées sans civilisation sont les seuls théâ-
tres; le progrès des lumières me parut une dérision cruelle quand
je connus le pays. Je puis attester que sur cent fermes où j'entrais
par jour, j'en trouvais une à peine où il y eût, dans la marmite
qui cuisait le dîner de la famille , autre chose que des légumes , des
choux, des pommes de terre et des haricots verts, qu'on appelle
dans le pays pois de Home par corruptien de pois de rame. Je n'ai
jamais trouvé de viande chez aucun paysan ; les légumes et la ga-
lette à l'eau , la plus indigeste nourriture du monde, faisaient le
menu de tous leurs repas.
Une des détestables dispositions de la loi que nous exécutions ,
était de compter comme fenêtre toute ouverture faite au mur et
close par un châssis quelconque, fùt-il dormant , fùt-il en toile ou
en papier; la loi frappait d'un égal impôt cette misérable lucarne
et la fenêtre haute et large du château voisin ; elle mettait sur la
même ligne la barre de bois qui empêchait les bestiaux d'entrer
dans l'intérieur des fermes entourées de haies, et les portes cochè-
res qui ouvraient l'entrée d'une cour d'honneur. Les réclamations
de toutes les administrations de département avaient signalé ces
abus, le ministre n'en avait tenu compte; il fallait exécuter la loi.
Kous fûmes plus humains que le ministre; nous ne vîmes pas la
moitié des trous par où l'air arrivait à ces malheureux. Toutefois
au milieu de leur misère, ils avaient encore de ces sentimens d'hos-
pitalité parfaitement inconnus aux villes. Partout où nous entrions,
on nous ofl'raii une place à table si c'était l'heure du dîner, ou un
peu de cidre et d'eau-de-vie de pommes de terre , si le moment du
repas était passé ou n'était pas venu ; notre plus grande peine
était de refuser ces bonnes gens : mais cent petits verres d'eau-de-
vie par jour étaient de beaucoup au-dessus de mes forces; le
garde champêtre qui nous accompagnait arriva seul à ne manquer
de politesse envers personne. Durant les onze jours que dura notre
course à travers les campagnes, je comptai par curiosité qu'il but
quatorze cent sept petits verres d'eau-de-vie. Que la fierté des
buveurs parisiens s'humilie devant celle prodigieuse capacité.
La réponse des habitans à ma première question, avait une sin-
gulière expression poétiq ue. Lorsque je leur disais ;
REVUE DE PARIS. 61
— Combien y a-t-il d'habitans dans celle ferme? ils me répon-
daient selon le nombre :
— Trois chapeaux et trois têtes blanches.
Cela voulait dire trois hommes et trois femmes.
Toutefois , cette misère que je remarquais dans les fermes n'était
lien, comparée à celle qui désolait ce qu'on appelle les loges dans le
pays.
La rigueur de la loi était telle, que du moment qu'un abri percé
d'un trou existait , ce trou devait être imposé. Je me rendis aux
loges; c'était un amas de cinquante ou soixante huttes constiuiles
avec des espèces de perches non équarries, dont lesintersticesétaient
remphcs d'un torchis fait de foin pétri avec de la boue. Jamais
tableau de misère ne fut plus hideux; des femmes flétries, avec des
jupons en lambeaux, soutenus par des espèces de bretelles eu
ficelle , des hommes hâves cachés sous des haillons sans forme ,
des enfans nus ou enveloppés d'un morceau de vieille toile; toute
cette population dévorée de scrofules eflVoyables, cadavres vivans
rongés sur leur paille du ver qui les achèvera dans la tombe. Au-
tour de ces huttes , quelques carrés maigrement ensemencés où
poussent un peu de blé noir et quelques pommes de terre, leur
fournissaient la seule nourriture qu'ils connaissent. Pour comble de
malheur, cette population est frappée d'une horrible fécondité,
chacun des accouplemens de ces êtres misérables, je dis accouple-
niens , car la loi civile ni la loi religieuse ne pénètrent dans ces
demeures putrides, chacun de ces accouplemens comptait quatre,
six, dix enfans. Par un prodige inoui , tous ces enfans naissent
frais et roses et denieurent brillans de santé jusqu'à l'âge de qua-
tre ou cinq ans; alors la lèpre arrive et les couvre de ses plaies.
Au moment ou je visitai les loges, la petite vérole y régnait,
le percepteur et le garde champêtre me laissèrent donc à l'entrée
du village, n'osant s'y aventurer , et j'y pénétrai seul; on me regar-
dait avec une stupide curiosité ; je comptai trois cent vingt habi-
tansdans soixante huttes de huit pieds carrés. Jamais la conscri|>
lion avide de l'empire n'a pu tirer un soldat de celte population.
Je me demandai si la contribution fiscale devait être plus cruelle
que la coniiibuiion de sang ; je m'attribuai le droit de décider que
non , et je les rayai de l'impôt.
63 REVUE DE PARIS.
Cependant j'avançais rapidement dans le travail dont j'étais
cliatvj^p, et quoi que j'eusse fait au séjour où je rentrais chaque soir.
Dieu sait pourquoi, j'avais déjà visité beaucoup d'autres commu-
nes; parmi celles-ci je dois citer Grazay qui garde les vestiges d'un
camp romain beaucoup plus certain que celui de l'antiquaire
Monkbarns. M. le comte de C..., maire de la commune en a extrait
une mosaïque d'une conservation et d'une beauté rares, représen-
tant les aigles romaines ; elles forment chez lui et dans sa salle à
manger, les quatre angles du pavé comme dans la salle du camp
d'où elles ont été enlevées. 11 est fort heureux qu'en 1815 , ce beau
reste d'antiquité ait appartenu à un noble et à un royaliste, sans
cela il eût sans doute été brisé. Ce camp d'où il venait était celui
de Graïus d'où vient Grazay, à ce que disent les savans. J'eus encore
à parcourir sur les limites du département, la Chapelle-Moche et
les communes qui l'avoisinent. C'est des mains sales et des huttes
enfumées de la population de ces communes, que sortent la plu-
part de ces magnifiques points d'Alençon dont la mode revient si
fort, et le neuf de ces dentelles, c'est-à-dire celte couleur brune
dont nos élégantes sont si jalouses, n'est autre chose que la crasse
des paysannes du pays.
Les Parisiens peuvent, du reste, juger par eux-mêmes delà
saleté de ces populations, car les marchands de salade ambulans
qui traînent des charrettes ou portent des hottes dans les rues de
Paris, sont presque tous des habitans de la Chapelle-Moche, dont
une émigration part tous les ans pour la capitale , afin de se livrer
à ce commerce.
J'avais achevé ma mission dans cette partie du département , il
fallut regagner le chef-lieu. M. P.... me vit i^rtir avec plaisir.
Je regagnai le chef-lieu , et deux jours après je recommençai ma
tournée, et dès l'abord j'eus occasion d'être témoin d'un miracle
qui mît en rumeur toute la population. Le fait s'est passé dans une
petite commune qui touche à la ville comme un de ses faubourgs ;
tous les jours à une heure donnée, on voyait se dessiner sur l'hostie
du saint-sacrement exposésur le maître-autel, le visage de l'enfant
Jésus, et cela dunr manière fort distincte ; je me rendis à l'église
où affluaient des milliers de curieux dont beaucoup entrés le sourire
REVUE DE PARIS. 6^
aux lèvres, sortaient déjà avec la crainte dans le cœur, et je fus
témoin de ce phénomène , dont on me pei'mettra de donner l'ex-
plication , attendu que le miracle fut supprimé par ordre des
autorités. Dans cette église assez petite, il se trouvait, en face du
maître-autel , des vitraux où la Vierge était représentée tenant son
fils dans ses bras; arrivé à une certaine hauteur, le soleil jetait sur
le pavé et sur le maîlre-autel de l'église des rayons colorés par
leur passage à travers ces vitraux ; par un jeu du hasard , ces
rayons allaient porter précisément le dessin de la tète de l'enfant
Jésus sur le verre du saint-sacrement et l'y dessinaient très visi-
bliement. Que les physiciens expliquent ce jeu de lumière par la
divergence ou la concentration des rayons , c'est leur affaire ; la
mathématique, tout infaillible qu'elle est, a prouvé de si grosses
absurdités, elle a déjà si invinciblement prouvé que le soleil tour-
nait autour de la terre, et maintenant que la terre tourne autour
du soleil , qu'elle trouvera ^bien quelque formule pour démontrer
ce fait incontestable.
Ce fut en courant ainsi tout autour de la ville , que j'eus à visiter
le port du Salut , ainsi nommé depuis qu'il s'y est élevé un couvent
de trappistes.
L'intérieur de ce couvent que j'ai visité dans beaucoup d'autres
occasions, n'est qu'une maigre réalité de ce que l'imagination rêve
de nos antiques monastères; toutefois on y court avec curiosité
comme à Bobino depuis que lOdéon est refermé. Toutefois quand
je le vis, il n'avait rien de cette grave et religieuse tenue qui devait
caractériser les couvens d'autrefois ; c'était bien le silence ordonné
par la règle, les prières dites à l'heure accoutumée, les macéra-
tions et la sobriété de l'ordre; mais on ne se sentait saisi d'au-
cune sainte appréh(;nsion dans cette retraite; tons les bàtimens
étaient achevés de la veille, les muis étaient blancs de leur premier
recrépissage; les clôtures n'étaient que des nmrailles de six pieds
de haut , en pierres sèches , mal ajustées ; le couvent n'était défendu
au dehors que contre les voleurs, ainsi qu'une maison de plai-
sance; on pouvait se donner la main par-dessus le pignon, le
monde voyait et se laissait voir par les crevasses; l'ame ne se sen-
tait pas enfermée : rien de ces colossales constructions qui aunoa-
64 REVUE DE PARIS.
cent l'existence séculaire de la demeure où l'on se trouve, rien
qui manifestât cette volonté héréditaire d'une communauté qui est
arrivée, par la durée, à la puissance des plus grands monarques, et
qui, en perpétuant pendant deux cents ans l'idée et la volonté de
construire un monument, l'élevait enfin, par les jours et la persé-
vérance, aussi immense que ceux que les Romains bâtissaient avec
l'or des peuples et des milliers d'esclaves : saint labeur où le temps,
ce grand destructeur d'édifices, était le premier ouvrier des cor-
porations religieuses. Du reste, point de souvenirs sous aucune de
ces voûtes ; point de tombes fermées dans ce cimetière où toutes
les tombes sont ouvertes; des jardins à peine défrichés, des pom-
miers qui n'avaient pas encore porté de fruits, de grandes allées
sans ombre, enfin rien de consacré par le temps, un établissement
rehgieux où la spéculation humaine opérant sur la foi perçait de
tous côtés.
Mais si le couvent manquait à la contemplation , l'observation
pouvait s'exercer sur le personnage qui le montrait sous le nom
de frère hôtelier ou hospitalier. C'était un homme de cinquante
ans , d'une tête admirable et chauve , à la contenance haute , à l'œil
ardent, à la parole élégante, tirant des larges pans de sa robe de
laine des mains soignées et blanches , et laissant tomber de sa bou-
che moqueuse des demi-mots confidentiels , comme pour excuser
l'homme du monde d'être sous l'habit du trappiste. Que d'histoires
on aurait pu bâtir sur l'aspect de cet homme , et combien toutes ces
histoires eussent été encore loin de la singularité réelle de sa vie!
Ce père hôtelier, qui couchait sur la planche de son lit et qui
étonnait le couvent par la rigidité de sa foi et par l'observance
étroite des pratiques religieuses les plus puériles, cet homme a tenu
rang de prince dans les plus belles cours de l'Europe; cet homme
mêlé à la tourbe des coupables qui vont à la Trappe faire des péchés
de leurs crimes et se livrer au jeûne pour échapper au bagne; cet
homme sait toutes les sciences, cet homme peut parler leur langue
maternelle à tous les étrangers qui viennent visiter le couvent et
faire dire à tous : Ce religieux est mon compatriote, et cependant
cet homme n'a pas de patrie connue. Enseveli dans un couvent
français, il a été l'ennemi le plus acharné de la France : en 1806 il
REVDK DE PARIS. 65
commandait un corps franc autrichien; après la paix de Tilsitt, il
allait en Espagne dans le seul pays qui résistât encore à Napoléon ;
l'Espagne vaincue, il allait en Angleterre demander de l'argent et
des hommes pour se battre encore contre la France , et cet homme
a dédié des ouvrages à Napoléon et pleure quand on lui parle de
sa mort. Cet anachorète, voué à la pauvreté, a étonné Londres de
son faste, Londres, la ville où l'or pèse à peine un peu plus que
l'argent en France; ce reclus volontaire s'est enfermé quinze jours
dans une maison de campagne, et pour échapper à la poursuite
des shérifs qui voulaient l'arrêter pour dettes, il y a soutenu un
siège en règle après avoir arboré au pignon de sa maison un dra-
peau portant la vieille devise anglaise : il% home is mij Castle. Cet
homme, voué à la méditation, a passé quatre ans dans le château de
Vincennes comme un des partisans politiques les plus ardens et
les plus dangereux de l'époque. Cet ermite, mortifié sous la bure,
a écrit des pages brûlantes d'amour.
Quand on le connaît, on retrouve aisément tout cela sous la
robe du trappiste ; quand on ne le connaît pas, il vous laisse une
vague impression de grandeur déchue, qui vous le fait regarder
avec respect et presque avec crainte.
La dernière fois que je le vis, c'était en faisant ma tournée dé-
partementale, et la manière dont il s'offrit à moi m'est demeurée
dans la mémoire comme un de ces tableaux que l'imagination se
plaît à créer et qui surprennent par leur grâce, sans toutefois per-
suader de leur réalité. J'étais dans la conmiune d'A et j'avais
à me rendre chez le marquis d'A...., vieux seigneur de ce pays
dont il porte le nom , et qui en est devenu le maire après en avoir
été le suzerain. J'avais eu l'occasion de voir M. d'A en plusieui-s
circonstances, et, quelle que fût sa hauteur aristocratique envers les
premiers magistrats du département , je savais que j'étais trop
jeune et trop peu de chose près de lui , pour qu'il ne fût pas poli
envers moi.
J'étais entré par une des petites portes du parc pour gagner le
château, et je suivais une longue et haute allée de tilleuls, bordée
de chaque côté d'une épaisse charmille. Bientôt, et en approchant
du châleaii , j'entendis des rires légers o\ joyeux ([ui se mêlaient à
TOME \X. Aoui. 5.
66 REVUE DE PARIS.
une vive el él('{jante inusiijue. C'étaient d'un coté des voix douces
déjeunes filles, riant sans éclats, joyeuses sans fracas; d'un autre
côté, c'était ia facilité rapide d'un maître lialiilo, la coquetterie
d'un musicien qui joue avec la musique qu'il joue. Peu à peu, le
rhythme se dessina mieux à mon oreille, el je reconnus des airs de
danse; bientôt j'aperçus, à travers une des fenêtres entr'ouvertes,
de blanches robes et des visages roses qui se mêlaient doucement
avec une grâce précieuse et un abandon retenu. Je m'approchai
tout-à-fait, et je vis enfin six ou huit jolies personnes dansant , le
sourire aux lèvres, le visage rayonnant, comme d'un bonheur volé
et inattendu , et au fond de ce groupe gracieux le grave et sérieux
trappiste , assis au piano, la tête haute sur son capuchon rejeté en
arrière, legardant mélancoliquement cette joied'enfans, à laquelle
on voyait que son ame n'assistait que dans le passé. Il y avait dans
le regard du vénérable père G.... toute l'histoire d'un cœur qui a
cru au bonheur venu du monde et donné par les anges de la terre,
et qui, déçu et trompé, laisse croire comme il a cru , encourage la
foi qu'il a perdue , et se dit tout bas : Enfans , soyez jeunes! heu-
reux , soyez heureux !
Il avait raison : les jeunes filles ne comprenaient rien de cette
vivante leçon d'avenir; elles ne s'occupaient point de cette existence
si forte et si vivace, cachée sous le rude habit de trappiste; elles ne
souriaient qu'à l'idée de danser, elles , jeunes et belles , aux accords
d'un religieux voué à la pénitence.
Je m'étais appuyé à l'angle de la fenêtre pour contempler ce
singulier tableau. J'y étais depuis quelques minutes, lorsque l'une
d'elles m'aperçut, et poussa un cri, en me montrant du doigt à ses
compagnes, qui s'enfuirent comme épouvantées d'avoir été sur-
prises en faute. Le père G.... rejeta vivement son capuchon sur sa
lête. Le marquis d'A , qui était dans un coin du salon , s'avança
rapidement vers moi , et me demanda assez sèchement le but de ma
visite. Je le lui ex|)liquai. Malgré sa politesse, il me semblait très
contrarié de ce que j'avais vu , et en même temps fort embarrassé
de me faire querelle de ma curiosité et de m'averlir par cela même
de l'importance qu'il attachait à ce petit événement. Enfin l'humeur
l'emporta, et il me dit, en me conduisant dans son cabinet poiir
REVUE UE PARIS. 67
prendre les inesiiies nécessaires à l'exéculion des ordres dont
j'étais porteur :
— Vous avez été témoin d'une excellente scène à ajouter à tous
les récits absurdes qu'on fait parmi les libéraux contre les reli{}ieux
de la Trappe; c'est une belle occasion de les ridiculiser : à votre
âge et avec votre opinion , vous n'y manquerez pas.
Je rejjardai M. le marquis d'A , et lui répondis aussi sèche-
ment qu'il m'avait parlé :
— Monsieur, j'ai dîné il y a quinze jours avec le père G et
à son côté. M. de B.... , abbé de la Trappe, était à ce dîner, et n'a
pas manqué aux règles d'abstinence qu'il a jurées. Quant au père
G , il a résisté à toutes les séductions culinaires des deux pre-
miers services; mais au dessert, une assiette de macarons l'a si
violemment tenté, qu'il l'a versée dans le giron de sa robe, et que,
pendant toute la fin du dîner, il l'a gobée, gobée, c'est le mot, comme
un écolier qui trompe son maître. Ceci , si j'avais voulu en faire
des gorges chaudes , eût été plus drôle à raconter que ce que j'ai
vu aujourd'hui. 11 y a une minute, il n'y a que moi qui le savais;
maintenant nous sommes deux ; permettez-moi de croire que je
n'ai pas fait une indiscrétion en vous le racontant.
— Vraiment, me dit le marquis d'A en riant; une assiette
de macarons tout entière!...
Il secoua la tète, et reprit d'un ton hypocritement moqueur :
— Le pauvre homme !
Huit jours après, tout le département savait l'affaire des maca-
rons.
De tous les privilèges, celui auquel l'aristocratie tient le plus,
c'est celui de se moquer de la religion et de ses élus. Elle ne les
défend que contre la bourgeoisie et le menu peuple. Aujourd'hui ,
la noblesse fait pour le clergé ce qu'elh^ osait aiitrefois pour sa li-
vrée, (|uand elle bàtonnait ses laquais et faisait bàtonnor le bour-
geois qui les trouvait insolens.
Cependant, comme je passai la journée dans la commune, je
revis le père G , qui me demanda si j'y coucherais; je lui ré-
pondis que non , (;t qu'à la nuit tombante je gagnerais la commune
voisine; pour aller souper chez M. M , le père d'un de mes
S.
68 KKVUi: DK l'AUlS.
collègues. Il me (lit que nous parlirions ensemble , aiiendu qu'il
eiait en qtit-ic cl qu'il avait affaire du côte où je me remlais.
En effet , le soir venu , nous partîmes tous deux , moi chargé de
mes papiers dans une espèce de sac de cuir, lui la besace sur l'é-
paule. Notre conversation , d'abord fort indifférente , prit un ca-
ractère assez intéressant en se rattachant aux choses dont nous
faisions rencontre. Il me nommait presque toutes les maisons que
nous rencontrions , chacune avec les haines qu'elle enferme jus-
qu'au jour de quelque collision ; car en ce pays les opinions discu-
tent la cartouche à la dent et le fusil à la maiu ; dans ce pays beau-
coup de familles peuvent dire en mettant le nez à la fenêtre :
« Voilà celui quia tué mon père, mon frère, mon ami. » J'écou-
lais avec religion le père G , lorsque, au coin d'un chemin, il
s'arrêta pour prier un moment au pied d'une croix qui s'y trouvait.
Quand sa prière fut achevée, je lui demandai si, comme c'est
l'habitude en Bretagne, celte croix n'avait pas été élevée à cette
place parce qu'on y avait commis un meurtre.
— Non, me dit-il ; un homme a été tué à cette place, mais ce
n'est pas par un meurtre, comme vous l'entendez. Il est tombé
dans un combat , après avoir tué plusieurs soldats en se défendant.
— Quel était cet homme? lui dis-je.
— C'était Moustache.
— Un chouan, je crois?
— Oui, me dit-il; une dos natures les plus originales que j'aie
jamais rencontrées, le mélange le plus inconcevable de la supério-
rité individuelle et de l'infériorité apprise et accoutumée.
— Je ne vous comprends guère , mon père...
— Moustache était un piqueur de M. de Pout Dans la pre-
mière guerre de chouannerie, il se distingua par un courage si
persévérant, une intelligence si forte, une capacité si peu com-
mune, qu'il devint bientôt un chef de bande redoutable sous les
ordres de son maître. Du fond de son exil , Louis XVIII récompensa
ce brave serviteur par un brevet de colonel et une croix de Saint-
Louis. Lorsque ce pays fut pacifié par Napoléon, Moustache de-
meura au service de son maître, et de piqueur devint cocher de
M. de Pout Cela dura jusqu'en 1H14. A cette époque, et
r.EVUK iii: PAïus. 61>
<|uaiKl le cuclicr eùl pu lairc valoir- ses litres de colonel el de che-
valier de Saint-Louis , il les garda dans sa poche el voulut resler
cocher. M. de Pout ne prétendit pas lui l'aire un bonheur
autre que celui qui allait aux habitudes de Moustache , et le garda
à son service. 1815 vint, et vous le savez, la chouannerie recom-
mença. M. de Pout était déjà trop vieux pour s'y mêler, mais
SCS deux jeunes H!s prirent les armes. Ce l'ut alors que Moustache
exhuma de dessous la paille de la litière de ses chevaux son brevet
et ses croix. En peu de jours l'audace de ses entreprises et l'acti-
vité qu'il montra lui conférèrent son grade de colonel, mieux en-
core que le brevet de Louis XVIIL Ses deux jeunes maîtres ser-
vaient sous ses ordres.
Certes, c'était queUjue chose de curieux que ce serviteur com-
mandant militairement et avec une rigidité extrême aux deux jeu-
nes gens qu'il servait la veille ; mais le contraste était plus frappant
(jue vous ne pensez. Tant que c'était l'heure de marcher ou de
coîiibattrc, il était à la tète de sa bande. Chacun des fils de
M. de Pout... recevait les ordres souverains de Moustache, qui ne
souffrait pas de réplique et qui leur distribuait l'éloge ou le blâme
avec une supériorité qui se faisait parfaitement respecter. Aux
moindres fautes contre la discipline qu'il avait établie, il punissait
ces jeunes gens comme il eût fait du dernier paysan. Cela durait
tant que le chef avait à prévenir un danger, à éviter une ruse, à
j^oser une embuscade ou à soutenir un combat; mais dès que le
moment du repos était venu pour tous, lorscjue le colonel cl ses
deux jeunes officiers étaient enfermés dans quelque obscure chau-
mière. Moustache redeveiiait l'attentif el dévoué serviteur du châ-
teau; il faisait le lit de ses maîtres, il nettoyait leurs habits, pre-
nait soin de leurs chevaux, déciottail leurs bottes, et ne se cou-
chait (jue lorsqu'il leur avait procure tout le confortable possible
dans une chauauère. Le lendemain malin le colonel recomini nçaii,
et le soir le cocher. Enfin, surpris seul à cette place même, Mousi-
lache a été cloué à cet arbre d'un coup de baionnclU; qui lui a
(té doiUH; par un serjjenl dont i! avait [)res(|ue mis en fuite le
délachement.
Ce récit du pèic (i.... nous av;ti( londuits au n^ilieu d unelamU'
70 RKVUE Di; PARIS.
OÙ s'élevaient (à et là des tertres assez rapprochés. Celait la iande
de la Croix-Bataille, fonieuse par une victoire remportée par les
nobles du pays contre les Anglais, plus fameuse par la victoire de
l'armée catholique vendéenne sur l'armée républicaine. Chacun des
tertres avait une désignation dans la mémoire des habitans, quoi-
qu'aucunsigneexiérieur ne les distinguai. Le plus élevé recouvrait le
corps d'une grande quantité de prêtres, qui, pendant le combat,
placés en prière dans cet endroit, y avaient été surpris et massaciés
par les républicains. Cette fosse est d'ordinaire fréquentée par les
sectaires de la petite église, sorte de puritains catholiques qui ne
reconnaissent pas la hiérarchie des évèques et la suprématie du
pape, et qui les considèrent comme déchus de leurs droits par leur
alliance sacrilège avec Napoléon. Quelques prêtres errans et nour-
ris en secret par ces sectaires les catéchisent en plein air, et le
rendez-vous le plus ordinaire de ces prêches est la lande de la
Croix-Bataille. C'était, à cette époque, l'ultracisme de la religion.
Nous traversâmes cette lande sans y rencontrer autre chose que
quelques vieilles paysannes accroupies sur ces tombes, où elles ré-
citaient des prières. 3Ialgré sa réputation de sainteté, le père G....
n'obtint d'elles qu'un signe de croix , comme elles eussent fait poui-
se garantir du mauvais esprit. Sous un autre point de vue, le pa-
pisme est aussi odieux à celte petite secte fanatique qu'il peut l'être
en Angleterre aux presbytériens les plus intolérans.
Après cette lande nous rencontrâmes le petit village de Saint....
et nous nous arrêtâmes pour prendre un peu de repos.
Je devais avoir ce soir-là deux tableaux bien opposés de la puis-
sance des souveniis de famille dans ce pays.
J'entrai avec le père G.... dans une chaumière à la porte de la-
quelle était assis un vieillard. Cetie chaumière était toute tapissée
de cornets en terre de la forme de ceux que portaient les anciens
chevaliers. Le père G.... aborda le vieillard avec une cordiale ami-
lié et une sorte de considération. J'en fus tout surpris.
— Quel est ce marchand de poteries? lui dis-je.
— Nous voici , me dit le père G.... , dans la maison du descen-
dant du porle-croix de la grande bataille liviée contre les Anglais
dans la lande que nous venons de (luillcr.
REVUE DE PARIS. 71
— Oui, monsieur, me dit le vieillard, un de mes ancèlres était
porte-crok de l'église de Saint-Pierre. Lors de la bataille dont
vient de vous parler le père G...., il marcha en tête des chevaliers,
portant la croix d'une main et de l'autre son cornet, dont il donnait
de toutes ses forces. Les chevaliers ayant été repoussés, il demeura
seul en avant, élevant sa croix en l'air, et sonnant plus que jamais
de son cornet. Les chevaliers , honteux de voir un vilain montrer
un si ferme courage, recommencèrent le combat et remportèrent
la victoire.
— Et votre aïeul obtint sans doute une belle récompense?
— Aucune, monsieur ; il abandonna l'église et se fit labricani de
cornets. Cette industrie est restée dans notre famille depuis quatre
cents ans , et personne n'avait osé la partager avec nous jusqu'à la
révolution. Mais, maintenant, tout le monde s'en mêle.
— Comment se fait-il que votre aïeul n'ait pas été récompensé?
lui dis-je.
— Oh! me repondit le vieillard, bien souvent depuis ce temps
on a voulu annoblir notre famille ; mais de père en fils nous nous
y sommes refusés. Il y a assez de nobles comme en fait le roi , il
n'y a que nous de notre espèce;[vuici mon petit-fils : il fera des cor-
nets, et son fils aussi et les fils de son fils, pour montrer que les
seigneurs et les |juissans ou été toujours ingrats envers le peuple.
Aujourd'hui que je me rappelle ce grand vieillard dans sa misé-
rable chaumière, je me dis que la poésie est partout, et partout plus
originale dans la réalité que dans l'invention ; Moustache est un
héros bien au-dessus de Kaii b le fabricant de cornets : c'est une d<^
ces singularités qu'on ne crée pas.
Cependant la nuit était tout-à-fait fermée; je quittai mon trap-
piste et je gagnai la maison de M. M.... Je ne le connaissais pas;
je denjandai son fils, on me fit entrer et on alla le prévenir; venez,
me dil-ii, c'est aujourd'hui la fête de mon père et nous lui avons
ménagé une surprise; mettez-vous dans un coin du salon , je vous
présenterai tout ;t l'heure.
J'entiai dans le salon, je vis M. M... assis dans un vaste fauteuil
C'était un vieillard de quatre-vingts ans, coiiioniie de longs che-
veux blancs; sa Hgun; sévère ("tait impassible, et il paraissait me-
72 llEVLt; DK l'AUlS.
diter profondément. Il était aveugle. A peine l"us-je entré dans le
salon que les enfans de ses enfans, bande nombreuse de petits
garçons et de petites filles, s'avancèrent l'un après l'autre et lui
présentèrent chacun un bouquet, en lui souhaitant sa fête. Le vieil-
lard prenait les enfans dans ses bras, et leur recommandait la sa-
gesse et l'obéissance, après avoir touché de ses vieilles mains h s
fraîches fleurs qui s'entassaient à ses pieds; puis, quand vint le
tour du dernier de ses petits-fils, il le mit sur son genou, et lui dit
en souriant :
— Reste avec moi , tes frères sont déjà trop grands pour que je
joue avec eux; il n'y a que toi qui t'amuses avec moi. Il n'y a que
l'enfance qui ose toucher à la vieillesse.
En effet, le petit garçon passait ses mains d'enfant dans la blanche
chevelure du vieillard. Pendant ce temps les deux fils de M. M....,
deux hommes dont l'un avait été officier de la garde impériale, et
dont l'autre était une des plus fortes natures que j'ai connues, tous
deux tremblans et attendris, s'avançaient vers leur père , en soute-
nant un immense cadre où se trouvait une gravure. Les brus et les
filles du vieillard, les enfans de ces brus et de ces filles, suivaient,
avec une crainte respectueuse, la marche de ces deux hommes.
Enfin, posant la gravure devant le visage du vieillard aveugle,
laine dit à son père :
— Mon père, voici notre présent.
— Qu'est cela? dit le vieillard en posant les mains sur le cadre;
un tableau, une gravuie?
— C'est la gravure du tableau de David , représentant le Ser-
ment du jeu de paume.
— Le Serment du jeu de paume, s'écria le vieillard d'une voix
émue ; j'y étais.
— Oui, mon père, répondit le fils, et David ne vous a pas oublié
dans son tableau.
— J'y suis, s'écria encore le vieillard, en tendant les mains vers
le tableau.... j'y suis.
— Oui, mon père, au moment ou vous vous faites apporter
mourant pour juier la déliviance de la nation.
-- Où cela? où cela? répéta le vieillard en parcourant de sa maio
nKvriî Dj; paui.s. 7;{
débile la glace du cadre, et en laissanl loiuber de giosses larmes
de ses yeux qui ne voyaient plus.
— Là, papa.... dit l'enfant en prenant la lua'm du vieillard el eu
la posant sur l'endroit où était représentée l'action de cet héroïque
patriote.
— Là ! répéta le vieillard ; là !
Il se fit un pi'ofond silence, el le vieillard ajouta :
— Voici vos lettres de noblesse, mes enfans.
C'est alors que je remarquai que dans ce pays de gentilshonunes
les deux seuls actes d'héroïsme qui m'eussent été révélés par hasaid
appartenaient l'un à un homme du peuple, l'autre à un homme
de la bourgeoisie.
Mais le paysan et le bourgeois en avaient tous deux l'ait un
droit de noblesse.
On a beau faire, la gentillàtrerie tient le Français aux reins;
il ne peut s'en débarrasser.
Frédéric Soulié,
CHRONIQUE.
Nous trouvons qu'on s'elonne sans motif du crime affreux , du crime
sans nom, qui occupe en ce moment l'attention de Paris, de la France, de
l'Europe. Est-ce que nous ne sommes pas suf/isamment avertis depuis
cinq ans î* Est-ce que les partis de toute couleur, les blancs et les rouges ,
nous ont épargné les menaces, les catastrophes? Est-ce qu'ils n'ont pas
toujours eu, quand ils l'ont voulu, leurs journaux pour annoncer les
désastres, et leurs bras pour les exécuter?
Et pourquoi ne continueraient-ils pas? Quelles chances si désastreuses
courent-ils donc à ce jeu ? Ils ne fournissent que la poudre, et nous four-
nissons les morts. Ils sont maîtres de commencer la partie quand ils sou-
haitent; ils la commencent subitement, par surprise, sans déclaration
préalable, leur guerre étant déjà flagrante et pouvant se passer de nou-
veaux avertissemens; ils égorgent Baillot qui passe dans une rue, ils
tuent des vieillards, des femmes et des enfans en habits de fête; ils tuent
qui ils veulent, quand ils veulent, connue ils veulent; et nous autres, qui
sommes tous couverts du sang de ces victimes, nous nous affublons d'une
belle [ihiiantropie vis-à-vis de ces hommes, qui se moquent de notre phi-
laulropie.
Non certes , il ne faut pas s'étonner du crime de cette semaine ; si vous
laissez faire, il recounnencera. Ce dont il faut s'étoimer, c'est que la France
ne voie pas que depuis cinq ans elle est dupe avec les partis; c'est que
des irens qui [teuveut employer le meurtre à leur guise, sans <(u'il tombf
un seul cheveu de leur tête , ne profitassent pas de ce moyen, avant qu'on
se ravise; c'est tpie les beaux sentimens fussent de.s armes suffisantes à
REVUE DE PARIS. 75
Opposer à des fusils; c'est qu'après lant d'essais de toute sorte, les partis
qui ontsi souveut frappé la France, et en tant d'endroits, ne la frappassent
pas juste; car les poignards sont comme tout le monde, à force de cher-
cher, ils trouvent.
Cependant, comme nous le disions il y a huit jours, si les ennemis de
nos institutions ne se lassent pas de conspirer contre elles , il semble que
la Providence ne se lasse pas non plus de les protéger. Nos pères , qui se
souvenaient du passé plus que nous ne faisons, qui avaient la religion de
Dieu et la religion des ancêtres plus que nous ne les avons, auraient dit, au
milieu d'un pareil désastre, que le roi saint Louis avait sauvé les siens; nous
autres, en un temps où le christianisme est une hardiesse et la foi une té-
mérité , nous nous confessuns hardis et téméraires , et nous pensons qu'il
y a autre chose que le doigt du hasard dans le salut du roi et de ses trois
fiis. Les Romains croyaient à la fortune de Rome ; nous croyons à la for-
tune de la France.
Du reste , jamais plus beau jour de guerre civile que le 28 juillet , si le
crime avait été complet et entièrement consommé. Le ciel était magnifique
et les apprêts de fêtes infinis. La chaleur étouffante des journées précé-
dentes avait été tempérée par une pluie d'orage , qui était tombée abon-
damment dans la soirée de la veille et dans la nuit. Dès le malin , la
iroupe et la garde nationale étaient déployées sur deux lignes, des deux
côtés du boulevard, depuis l'arc de l'Etoile jusqu'à la Bastille. En allant
du premier au dernier de ces deux points, la garde nationale occupait la
ligne droite, la troupe la ligne gauche. Des deux côtés, entre les deux li-
gnes et les maisons , les curieux circulaient par milliers, comme c'est l'or-
dinaire de ces cérémonies militaires, et les fenêtres des maisons étaient
toutes pavoisées de femmes en pai ure du matin.
A dix heures, le roi est sorti des Tuileries. Il avait à côté de lui ses trois
/ils aînés , le duc d'Orléans , le duc de Nemours et le prince de Joinville.
Sa majesté formait avec ses enfans la première ligne. Immédiatement
après elle, venait de front M. le duc de Broglie, M. Thiers et M. le ma-
réchal Mortier, puis enfin tout ie cortège, formé de maréchaux, de gé-
néraux, d'aides-de-champ, de hauts fonctionnaires, de tout ce que Paris
réunissait de plus illustre et de plus grand. Sa majesté a suivi leboulevard
de bas en haut, comme c'est l'habitude, allant vers la Bastille, passant,
au i)as de son cheval , sur le front de la ligne (ircile formée par la garde
nationale, et répondant de la main et du chapeau, avec son affabilité na-
turelle, à l'empressement universel dont elle était l'objet.
Le cortège était parv eiiu au point le jdus élevé du boulevard du Temple,
et longeait le front du jardin Turc, l<)rs(jue l'e.xpiosion a éclaté à saguu-
76 UEVUi: DE PAIUS.
che. C'a clé comme un roulement de feu de peloton, qui a jelé toute celte
foule imnjenso (|iii se pressait pour voir le rui , dans une vive confusion et
dans une effroyable stupeur. Les yeux s'élanl instinclivement diriges
vers le point d'où venait la détonation, on a facilement remarque à une
maison une petite fenêtre qui fumait , et dont la jalousie venait de voler
en éclats. Cette maison porte le numéro SO. Elle termine cette série de
théâtres accolés les uns aux autres , qui commence p;)r le cirque de Fran-
coni, et qui Huit par l'exposition des personnages de cire.
C'est une petite maison sale et hideuse, horriblement barbouillée de
rouge, comme il paraît que c'est la pratique des marchands de vin. Il y
en a un en effet, qui occupe le rez-de-chaussée et l'entre-sol. Sa f.içade
n'a pas plus de deux toises de front, la place d'une chambre, et elle se
prolonge en arrière, sur la même largeur, vers la rue des Fossés-du-
Templa, où elle n'arrive pas. A gauche, elle domine par trois croisées
latérales sur un estaminet bâti en forme de tente , devant une maison en
retraite; adroite, elle est accoudée et comme accrochée à la maison du
numéro 52, qui est plus grande et plus haute. La fenêtre du troisième
étage , d'où la jalousie a été arrachée par la violence des balles, est basse
et presque carrée, et immédiatement au-dessous d'elle est appliquée une
de ces adresses du Journal des Connaissances utiles , qui couvrent tous
les murs de Paris.
Celte maison est tout-à-fait en face du Jardin Tu c, ei le boulevard
peut avoir en cet endroit environ soixante pas de largecr, ce qui est une
excellente portée pour un fusil de calibre. Nous avons dit qiie le roi et
son cortège montaient le boulevard au moment de l'explosion, et lon-
geaient la ligne de droite. C'est donc par le côté gauche que les victimes
ont été frappées. La fenêtre d'où est partie l'explosion est assez élevée au-
dessus du sol, pour que l'obliciuité des balles ne fût pas dérangée par les
lêtes de la foule et par les schakos de la troupe de ligne, qui garnissait
le côté le plus rapproché du boulevard. En considérant les lieux, on re-
manjue que la machine a fait explosion au momeilt où le cortège arrivait
en face d'un petit arbre qui est du côté gauche , devant la maison , et qin
a servi de point de mire.
A voir le coup, on ne comprend pas que le roi et les trois princes aient
«•chappé. Ils ont été véritablement enveloppés de IwUes; et celles qui n'ont
pas rencoutré une victime à renverser, ont déchiré le nnu- du Jardin
Turc, à une hauteur d'environ cinq pieds, au nombre de plus de cin-
quante, et sur une largein- d'au moiiis trente pieds. C'est encore mie
faveur de la Providence qu'au milieu d'une si grande foule , la mort soit
passée si près de tant d'iionunes; , de feniines et d'enfans cpn se pres-^aieut
«evuî: ]>f i>ARis. n
en cet endroit. Ce n'est pas certes que le nombre des victimes ne soit
irrand, et ne forme une lon:i;ue et lamenlable liste ■l'iliustralions militaires
et de vertus domestiiiues. Sur le coup même de rexplosion , au milieu de !a
stupeur générale, des hommes et des chevaux sont tombés, qui ont ra-
mené les esprits à la triste réalité du moment, qui ont fait juger le danger
et mesurer le crime. M. le maréclsal Moi lier, duc de Trévise; M.Rieussec,
lieutenant-colonel de la 8*-' légion; M. le général Lâchasse- Vérigny; M. le
capitaine Vilatte, neveu et aide-de-camp du ministre de la guerre;
MM. Prudhomme, Ricard, Léger, Benetter, grenadiers de la 8" légion;
une femme, un enfaiit, étaient morts, tués raides; les généraux Heymès,
Colbert, Blin, Pelet, étaient grièvement blessés; AL le colonel Raffé élait
atteint mortellement; M. le duc de Broglie avait reçu une balle dans le
collet de son habit, qu'elle avait déchiré et où elle est restée. En outre,
à droite et à gauche, hors du cortège, d'autres personnes avaient été
frappées pareillement : trente-quatre en tout, mortes ou blesséts.
Le premier mouvement de cette foule épouvantée fut de chercher du
regard le roi et ses trois lils. Les trois princes, cette jeune et noble famille ,
s'étaient pressés autour de leur père, et leur joie fut grande de voir que
Dieu l'avait préservé. Alors on releva les blessés, on emporta les morts;
le roi , plein d'un admirable sang- froid , donna ordre de continuer la revue,
le cortège serra ses rangs éelaircis , et repartit.
Cependant l'explosion avait à peine éclaté, les victimes étaient à peine
à terre, que la garde nationale, rompant les rangs, s'était portée sur la
petite maison. « Ne tuez personne , » s'était écrié le roi , pour amortir l'in-
dignation de la foule, qui était au comble. La maison entourée et gardée,
on y monta. On trouva au troisième étage une chambre étroite et sans meu-
bles, et un homme blessé qui se sauvait, en se laissant glisser par une corde
d.ins une cour intérieure de la maison n'' 32, qui est à droite. L'homme
fut saisi. Il était blessé au cou , à la lèvre et au front, en ce dernier endroit
assez grièvement, l'os frontal ayant été attaqué. Quand on se fut a[)proché
delà fenêtre de la chambre, on aperçut une machine, celle qui avait fait
explosion, et qui était encore en place. C'étaient vingt-cinq canons de
fusils de calibre, disposés sur deux étagères horizontales, fortement éta-
blis et liés par des bandes de fer. Un artifice avait servi à mettre le feu aux
lumières. Trois canons avaient fait explosion, trois n'étaient pas partis. Ils
avaient été chargés diisespérément, et cimtenaient chacun cin(i ou six
balles ou de fortes chevrotines. Il y avait encore dans la chambre deux
chapeaux gris d'inégale grandeur, et un babil de drap fin qui, depuis, a
paru ne pouvoir pas convenir à la taille de l'homme arrêté. Une femme
de la maison n" îi'l a déclaré avoir vu s'échapfier deux individus. L'homme
78 KKVLE DE PARIS.
arrêté a dit se nommer Auguste Gérard. Il est à'^é d'environ iinarante
ans. Il paraît certain aujourd'hui que Gérard n'est pas son vrai nom, et
qu'il s'appelle Ducasse. Il est de Lodève, dans le départemenl de l'Hé-
rault, et il porte sur le côté gauche de la poitrine une croix de Naples
surmontée d'un aigle, emblème qu'il y fit imprimer quand il servait sous
le roi Murât.
La catastroplie , l'enlèvement des morts et des blessés, l'arrestation de
l'assassin, tout cela fut l'affaire d'un instant. M. le général Piumigny,
tandis que le roi continuait à remonter le boulevard , le descendit au
galop de son cheval, informant rapidement les colonels des légions de ce
qui venait de se passer , et alla rassurer la reine qui était à l'hôtel de la
Chancellerie, place Vendôme, pour voir le défilé. La nouvelle s'étant
ainsi répandue comme l'éclair, elle prit durant les premiers instans une
infinie variété de formes. Le coup qu'elle porta à l'hôtel de la Chancellerie
et à l'hôtel des affaires étrangères fut terrible. En ces deux endroits , au
premier surtout , se trouvaient réunies les femmes, les filles, les sœurs
des ofiîciers-généraux et des ministres qui formaient le cortège , et quand
retentirent ces mots épouvantables, que douze personnes de la suite du
roi venaient d'être tuées , ce fut une confusion , ce fut un tumulte , ce furent
des cris et des sanglots déchirans. Parmi toutes ces femmes réunies pour
une fête, et si bien parées, et il n'y a qu'un instant, qu'une minute, si
heureuses, si joyeuses, il s'en trouvait tout à coup dix ou douze, disait
la nouvelle , qui étaient veuves ou orphelines. Lesquelles ? on ne le savait
pas encore an juste, mais on allait l'apprendre dans une demi-heure.
Jamais demi-heure ne fut passée dans une plus affreuse angoisse. Les
aides-de-camp qui survenaient à la hâte avaient des visages si mornes , que
la reine et les jeunes princesses, ses filles, croyaient à de plus grands
malheurs, qu'on leur dissimulait. Cependant des détails précis étant sur-
venus, M. le ministre de l'instruction publique et M. le garde-des-sceaux
en informèrent la reine, qui ne cessa de pleurer sur tlle-nième que pour
pleurer sur les autres.
Ces douleurs qui se trouvaient réunies , qui ont paru et qui étaient
réellement si poignantes , ont vivement frappé tous ceux qui en ont été té-
moins, et ont ému au loin toutes les mères, toutes les filles, toutes les sœurs.
Elles avaient ancablé des personnes d'ordinaire si heureuses , et mouillé
de larmes des yeux qui ont si peu l'habitude d'en verser, que ce contraste
inattendu des grandes félicités et des grands désespoirs ne pouvait man-
quer de réveiller partout de non moins grandes compatissances. Toutefois ,
il a dû se répandre ailleurs bien des larmes fiirtives , se pousser bien des
jM'is plouffi's, s'exhnler bien des doideurs inconnues, lorsque les cadavres
REVUE DE PARIS. 79
des gardes nationaux, des femmes et des enfaiis, s'en allaient frapper à la
porte de leurs maisons, et rentraient souillés, sanglans, inanimés, de
cette fêle. Cette désolation des pauvres familles du quartier Saint- Antoine
n'était ni moins vive, ni moins légitime , ni moins sainte. Le roi s'en est
souvenu après Dieu. Il a fait donner sur l'heure ce qu'il pouvait donner
sur l'heure , des consolations aux vivans, des soins aux blessés, des cer^
cueils aux morts.
Les fêtes de juillet ont été suspendues immédiatement. Une proclama-
tion du roi, pleine de la douleur du moment, l'a annoncé par toute la
France. Le moyen en effet qu'on se réjouit à côté des morts qui ne sont
pas encore enterrés? Nous sommes conviés pour mardi aux funérailles des
victimes. Tout Paris y sera. Nous devons ce témoignage de douleur à ces
familles qui ont payé pour les nôtres, et dont le deuil pouvait être notre
deuil. Une chapelle ardente, disposée dans l'église Saint-Paul, à la rue
Saint-Antoine, a réuni les cercueils de tontes les victimes. C'est un puis-
sant sujet d'émotion pour ce quartier si douloureusement frappé, <|ue le
concours immense de citoyens de toute classe qui se pressent devant
l'église , qui encombrent la nef et les bas côtés. La catastrophe a si dou-
loureusement retenti dans la population tout entière, qu'il n'est pas un
recoin de ce Paris, si immense, d'où la foule n'accoure vers les victimes
pour les plaindre et pour s'indigner. Ces morts qui sont tombés sous le
même coup, par le même crime, à la mêaie place, reposeront aussi dans
un même asile. On les déposera dans les caveaux de l'église des Inva-
lides, où les funérailles collectives auront lieu.
Il va rester maintenant deux grands devoirs à remplir ; l'un pour la
chambre des pairs, l'autre pour le gouvernement.
La chambre des pairs, qui est saisie du jugement de l'attentat , y ap-
portera certainement sa fermeté, sa persévérance et sa noblesse ordinai-
res. L'instruction fera connaître, nous l'espérons, si le crime est l'œuvn-
d'un seul ou de plusieurs. L'accusé, quoique grièvement blessé, paraît
devoir survivre. Il a déjà subi pinsiein-s interrogatoires, et s'est exprimé
trèslihrenîent, très clairement, très explicitement. Il ne nie pas avoir eu
des complices , mais il ne les nomme pas encore. Tout semble en effet
faire présumer, non-seidement que Gérard a cédé à une impulsion mo-
rale, mais encore à des menées et à des suggestions positives. C'est un
homme pauvre (pii a payé d'avance six mois de loyer, et qui a acheté
vingt-cinq canons de fusils ; voilà une dépense d'environ 'i ou GOO francs ,
faite en moins de trois mois , ce qui aurait été impossible , même à un ou-
vrier à son aise D'ailleurs il y avait eu des indices nombreux et divers de
l'at tentât. Un commissaire de [lolice avait été informé d'une explosion qui
SO REVUE DE PARIS.
devait avoir lieu anx environs de l' Ambigu-Comique ; un ouviier lam-
piste, un garçon de café et environ soixante autres personnes arrêtées,
paraissent avoir eu plus on moins de relations intimes avec Gérard, et
avoir eu une participation plus on moins directe au crime. Un homme
(|iii machine tout seul et pour son propre compte n'initie pas tant de gens
à ses desseins. Dn reste, nous verrons bien.
l.e devoir du gouvernement est tout aussi grave, et plus difficile encore
à remplir. Il consiste à sauver la France de et- tte épouvantable démorali-
sation politique où elle est tombée, et d'en finir avec ce conflit de doc-
trines de toute sorte , cpii ne distingue plus le bien du mal , ni le meurtre
du dévouement. Il est clair que là où il est permis de discuter le principe
de l'ordre actuel, et par conséquent de le condamner, il ne faut pas s'é-
tonner ([u'on l'attaque. La révolte délibérée est le préambule naturel de
la révolte réalisée.
Tant que nous souffrirons qu'on mette la monarchie constitutionnelle
et les institutions actuelles en question, il est évident que ceux qui n'ai-
ment ni ces institutions, ni celle monarchie, se déc'areront contre elles,
et tenteront par eux-mêmes ou seront la cause éloignée qui fera tenter
par d'autres leur renversement et leur ruine. Il s'agit de savoir si nous
voulons les choses de juillet, ou si nous ne les voulons pas. Si nous ne
les voulons pas , laissons-les crouler sans résistance ; si nous les voulons ,
maintenons-les.
Maintenons-les légalement, mais fermement. Soyons au-dessus des
passions de 4820, qui ne sont d'ailleurs ni nécessaires, ni possibles. Pas
de violence, pas de coup d'état; le désordre n'a jamais engendré l'ordre,
ni l'injustice la justice. Du reste, nous sommes certains de deux choses :
le gouvernement actuel ne voudrait d'aucune illégalité, et la France n'en
souffrirait aucune. Il y a des chambres, qu'elles soient consultées; il y a
des majorités, qu'elles prononcent; il y a une constitution établie, qu'on
lui fasse sortir tout son effet.
Mais avant tout , qu'on soit ferme. Tant qu'on mollira devant l'émeute,
l'émeute recommencera ; tant qu'on enterrera les morts sans rien dire ,
il y aura des morts nouveaux. A quelque endroit que soit le mal , qu'on
l'assiège. Le tout est qu'on veuille l'atteindre. Qui a vouloir, a pouvoir.
raimecL \vf ilF." RdBertsoii .
rr.^,
irared Ijt Z. I. . Deiii: .
ESQUISSES ET PORTRAITS.
IL
LADY GRAHAM.
C'est très bien de condamner la noblesse , très bien de traîner
la chevalerie dans la cendre et la boue, très bien de se vengei-
d'une grandeur de quinze siècles. Je trouve même commode et
permis de créer des systèmes platonico-utopiens et de faire valoir
l'égalité humaine ; de montrer sous des couleurs odieuses les vices
des hautes classes, l'imnioralité des grandes dames, les passions
effrénées des nobles suzerains d'autrefois, l'ignorance des grandes
d'Espagne , les voluptueux caprices des princesses d'Italie et les
scandaleuses orgies des maîtresses des papes I
Très bien !
D'abord toutes ces couleurs sont tranchantes et attirent l'atten-
tion ; ensuite nous tous , qui ne sommes pas de vieille descendance,
nous tous, nous sommes flattés, vengés et joyeux!
Et le public répétera que l'aristocratie est fatale au bonheur
TOME XX. AOUT. 0
82 REVUE DE PARIS.
des peuples. Je ne veux discuter avec personne ; je ne suis point
dogmatique. Arrière la querelle 1 Loin de moi la fureur ! Que
l'invective aille chercher en d'autres lieux ses franches coudées l
L'arène ne lui manque pas, à l'invective; elle trouve en France
une carrière assez belle, ainsi que la dispute, le sophisme , le pa-
ralogisme, l'analyse, la critique, le sarcasme, la médisance, la
criaillerie , l'avocasserie , et tout ce qui se rapporte au plus har-
gneux des gouvernemens, au gouvernement représentatif.
Si l'on me permet une seule petite observation , je dirai seule-
ment que les suzeraines d'Italie, ces grandes dames si perverses,
ont trouvé des rivales dans notre Gazelle des Tribunaux , et que
s'il fallait choisir entre l'immoralité de la place Maubert, celle
des intéressantes et dramatiques seclatrices du vice que nos tri-
bunaux vont chercher dans les classes inférieures, et l'autre im-
moralité poudrée, fardée, éclatante, rayonnante, empourprée des
altières suzeraines du moyen-âge , j'opterais pour les suzeraines.
Je ne suis donc nullement convaincu que le vice soit le partage
exclusif d'une caste. 0 témérité inouïe ! dans une époque pareille !
Je ne pense pas que tout le crime soit l'apanage de ces classes si
méprisées! C'est une opinion vraiment téméraire, je ne l'ignore
pas et j'en conviens.
Permettez-nous cependant de conserver notre vénération pour
une aristocratie, celle de la beauté ; permettez-nous de faire ob-
server aussi que c'est surtout parmi les grandes races saxonnes et
teutoniques, en Allemagne et en Angleterre, que se trouvent les
grands modèles de la beauté.
Admirez , par exemple , ce portrait de femme ; les salons d' Al-
mack en ont admiré l'original.
Sur cette physionomie si gracieuse et si noble , vous ne retrou-
vez pas le type saxon , mais le vieux type écossais. C'est bien la
beauté du Nord, un mélange de dignité fière, de mélancolie et de
caprice.
En effet, les ancêtres paternels de lady Graham , aujourd'hui
femme de lord Graham, ami de lord Grey, long-temps ministre.
REVUE DE PARIS. 83
et qui marche à la tête des whigs réformateurs modérés ; les an-
cêtres de cette beauté , que Waller Scott aurait placée parmi ses
héroïnes , ont leur généalogie et leur écusson seigneurial , qui se
rapporte aux vieilles traditions du comté de Stirling. Elle est
née CaUandcr de Crai(jfi>rih. Pendant le règne de Jacques VI
d'Ecosse, un tlallander dont le père avait été porte-étendard du
roi , porta les armes sur le continent , et s'y fit remarquer par ses
prouesses ; le roi, en montant sur le trône d'Angleterre, lui fit, en
récompense de ses bons services , un don assez considérable pour
qu'il agrandît et embellît ses propriétés de Craigforth. Le grand-
père de lady Graham , John Callander, se distingua par la supé-
riorité de son esprit et la variété de ses talens. Il est auteur de plu-
sieurs travaux estimés sur les Poésies du roi Jacques Y, et sur le Pa-
radis perdu deMihon. Il épousa une Livingstane, et reçut du père
de sa femme , sir James Livingstane , fils de sir James Campbell
d'Ardkinglass, le litre et les armoiries des Campbell , avec le do-
maine d'Ardkinglass. Ce titre et ces propriétés échurent au neveu
de sir James Livingstane, fils de M. Callander, qui, en 1797,
épousa la plus jeune sœur de la marquise d'Antrim, lady Elisa-
beth Macdonnell. Il eut d'elle cinq enfans , entre autres Caroline
Sheridan, qui épousa le fils du célèbre Sheridan, et lady Frances,
dont nous donnons ici le portrait. Elle épousa, en 1819, !ord Gra-
ham ou Grœme, représentant de la vieille race des Grœme , dont
le nomAistorique remonte jusqu'à l'année 404- de l'ère chrétienne.
NOTRE AMI
LE JUSTE-MILIEU.
Vers les premiers mois de l'année 1852, j'habitais une ville du
midi assez proche de 3Iarseille , quoique nous eussions l'honneur
de posséder un évéque, une cour royale el un préfet. Le préfet
était un excellent homme, et monsieur son fils un jeune homme
encore plus parfait, s'il était possible. Il n'était bruit parmi le beau
monde du département que des grâces et de l'exquise intelligence
de ce dandy, fleur et modèle de tous les dandies administrés ou
non. Les femmes avaient l'habitude de s'évanouir quand il parlait
littérature. S'il ouvrait la bouche sur la politique, c'était bien pis
encore : de l'enthousiasme on tombait dans les convulsions. Dieu
cependant qui ne veut pas qu'aucun triomphe humain soit com-
plet, ne lui accordait avec cette profusion que la louange d'un
parti. Tout ce qui comptait parmi les verts carlistes ou parmi les
républicains écarlatcs, censurait hautement ce qu'ils appelaient
son vice , tout en se complaisant d'ailleurs à reconnaître le fais-
REVUE DE PARIS.
8^
ceau de ses ëminentes qualités. Telle était d'ailleurs la frénésie
de ce jeune homme en ces matières, que nous ne le connaissions
guère entre nous que sous cette espèce de sobriquet : notre ami
le juste-milieu.
Mais peut-être la foule préoccupée des ses qualités extérieures,
de ses nobles manières, de ses beaux cheveux, de ses beaux ha-
bits, ne lui tenait-elle pas suffisamment compte du cœur le plus
abondant en candeur et en générosité que le ciel eût jamais créé.
M. Anacharsis poussait quelquefois l'abnégation jusqu'à la niaise-
rie. Je vous demande pardon pour ce qui est du nom. Lui-même
il en était souvent fort embarrassé, et regrettait vivement que feu
sa marraine eût été une si é; range femme. Tant y a qu'il était le
€oq de la province, chéri, fêté, juste-milieu à outrance, et par im-
possible plus chevaleresque encore. Je ne sais si je vous ai dit que
nous étions fort liés.
Un matin, enveloppé de sa robe de chambre et les pieds dans
de magnifiques pantoufles, il lisait avec admiration le Journal des
Débats. Il était grandement question alors de révolutions et de
propagandes. La France s'agitait au dedans, et les pays d'alen-
tour frémissaient, comme frémissent toutes les maisons autour
d'un volcan. Les Belges avaient contrefait la révolution de juillet..
Les Italiens en avaient improvisé une semblable, mais par mal-
heur elle n'avait pas obtenu le même succès; c'était à recum-
mencer. Mais en attendant, chassés par le vainqueur, les révoltés
inondaient la France et venaient nous demander asile. L'au-
teur doit prendre ici des réserves, sans lescjuelles il ne lui
serait pas possible de continuer cette histoire. Nous n'avons pas à
juger dans ces pages le fait immense que nous signalons, et ceci
n'est écrit nullement pour porte r aiteinlc à l'honneur et au cou-
rage qu'ont déployés les vaincus dans celte lutte. Personne plus que
nous ne vénère cette colossale Italie , aïeule de la moitié de l'uni-
vers civilisé, patrie de Dante et de César. Mais les proscrits ita-
liens conviendront eux-mêmes que de faux frères se glissèrent à
cette é|)oque dans leurs rangs, misérables qui prévoyaient la com-
misération qui (levait s'attacher à cette grande infortune, et se dis-
posaient à l'exploiter.
S6 REVUE DE PARIS.
Notre ami lo juste-milieu lisait donc son premier Paris, lorsque
le valet attJiche à son service entra dans sa chambre et lui annonf;a
la visite d'un étranger. On fît entrer. L'inconnu, après s'être assis,
commença en ces termes :
— Monsieur, je suis un prosciit, j'ai échappé aux coups de fusils
des Autrichiens et aux coups de hache de Charles-Albert, prince
et bourreau de Turin, et me voilà. Vous êtes juste-milieu, je suis
républicain.
— Qu'importe! monsieur, je suis homme avant d'être partisan.
Vous avez besoin de moi, continuez.
— Monsieur, je m'attendais à cette noble réponse. La loyauté de
votive caractère m'a été vantée, et déjà je m'aperçois qu'on ne m'a
point trompé. Monsieur, un ordre impitoyable du ministère de
l'intérieur me défend de séjourner sur ces côtes, sans doute parce
qu'elles regardent l'Italie , ma chère Italie, la seule chose qui me
soit chère ici-bas! J'ai perdu ma mère pendant l'insurrection. Je
serais seul , s'il ne me restait encore l'Italie. Or ce qui fait que le
ministre veut m'éloigner de cette ville, est précisément ce qui m'y
pousse, monsieur. Je veux respirer un peu de ce vent qui a peut-
être passé sur mon sol natal.
— II suffit, monsieur. J'obtiendrai du préfet que vous restiez
ici.
Voilà comme eut lieu la première entrevue. Huit jours après,
M. Carlo Luz se présenta de nouveau à notre féal ami le juste-
milieu.
— Monsieur, lui dit-il, vous êtes juste-milieu, je suis républi-
cain. Mes affaiies sont bien dérangées, et si ce n'était insignement
abuser de votre complaisance , je vous prierais , monsieur et ami ,
de me prêter un billet de 500 fi-ancs. Il vous serait rendu mardi
prochain.
Ce mardi n'a pas encore montré son visage. Telle fut la seconde
visite. A la troisième, le proscrit renoua ainsi.
— Mon cher Anacharsis, quoique je m'efforce d'atteindre au
comble difficile des vertus romaines , vertus indispensables à tout
bon patriote, je dois vous confesser que je me suis laissé ensorceler
par une beauté , (jui fait à la fois mon malheur et mon bonheur.
REVUE DE PARIS. 8T
— Je croyais que vous ne deviez plus aimer que lllalie?
Celait une innocente raillerie du pauvre Anacliarsis. M. Carlo
Luz... sourit, et en homme habitué à se tirer d'affaire :
— C'est qu'elle est aussi charmante que l'Italie !
— Mais que puis-je soit pour elle , soit pour vous?
— Elle veut chanter au concert qui se donnera dans six jours.
C'est la plus belle voix du monde. Vos amis tiennent les deux seuls
journaux qui existent ici. Vous êtes juste-milieu , je suis républi-
cain. Obtenez d'eux qu'ils la couronnent de toutes les fleurs t!e
leur talent. Jamais éloge n'aura été plus mérité. Mais c'est qu'elle
chante !... M™" Malibran pâlirait de l'entendre. J'ai calculé qu'avec
cette voix elle pourrait gagner 100,000 francs par an , et ces éloges
la décideront peut-être à ne pas laisser oisive une mine aussi riche.
Elle a un imbécille de mari, bonhomme à idées creuses, qui ne
veut pas qu'elle monte sur les planches. 11 lui a communiqué son
horreur pour le théâtre, et je travaille à tuer ce préjugé. Est-il
bête, ce mari !
— Pourquoi? reprit Anacliarsis. Je comprends fort, je vous
assure, qu'un homme ne veuille pas jeter sa femme, celle qu'il
aime, sur des tréteaux, aux regards de tous les oisifs ou de tous
les libertins d'une ville. Ce n'est pas bêtise, c'est pudeur bien
plutôt.
— Mais l'argent! l'argent!
— L'argent! dit le jeune homme, qu'est-ce que l'arpent? Parlez-
moi de l'honneur. J'esiime ce mari. Néanmoins, comme vous êtes
d'un parti contraire, je me ferais scrupule de ne pas vous être
agréable. Que votre belle chante , mes amis applaudiront. Les
journaux diront d'elle tout ce qui vous plaira.
Tous trois nous nous rendîmes à ce concei't. Celait un concert
demi-bourgeois, denii-artiste. M. Carlo Luz... avait vain<tu les
dernières n-sistances de sa Ninette , et sa Ninelte, au riscpic d'être
grondée par son mari qu'elle attendait, avait consenti à initier
notre ville aux charmes de son talent. Nous étions très curieux en-
suite d'apercevoir le visiige de celte belle coupable. Nous voulions
voir comme l'Italien avait eu l'art de se pourvoir dans un lieu où
ce n'était pas chose facile.
S8 REVUE DE PARIS.
Ma foi ! Jorsque parut ce tendre objet, nous fûmes obIi{jës de
baisser pavillon devant le héros de Turin. Il avait fait la une vé-
rilable trouvaille. Sa beauté était, en vérité, une perle de femme.
Celle Ninelte des Ninettes s'avança avec un délicieux embarras ,
ses deux blanches mains presque jointes , jointes d'une façon qui
sentait la vierge d'une lieue. Celait à ravir. Je ne me rappelle pas
avoir jamais vu de plus splendides cheveux blonds. A M. Carlo
Luz... qui aimait prodigieusement l'or, ils devaient souvent occa-
sioner de singuliers rêves. Les yeux , d'une délicatesse infinie ,
laissaient voir à travers leur azur l'ame d'un enfant. 3Iais la femme,
la femme florissante, se ti'ahissait aux rondeurs voluptueuses des
épaules et au double renflement de la robe à l'endroit du sein,
^ous battîmes des mains , il n'y avait pas autre chose à faire.
Bientôt un monsieur en pantalon de Casimir noisette ouvrit le
concert par une de ces stupides romances, dont la musique vaut
ordinairement les paroles. Les autres promesses du programme
s'exécutèrent au fur et à mesure , à notre grande impatience. Nous
avions hâte d'entendre le miracle que l'Italien nous avait annoncé,
surtout notre ami le juste-milieu , qui était devenu rêveur depuis
l'apparition de IVinette. Ses yeux ne quittaient pas la gracieuse
image que cette femme dessinait dans un angle de la salle, sur un
"fond rouge qui était un rideau de soie. Enfin le rossignol chanta >
Je dis le rossignol pour peindre l'éclat et le prodigieux effet de ce
chant. La salle était transie. Notre ami le juste-milieu s'appuyait
sur mon bras, que de temps à autre il pressait convulsivement, et
moi, je devinais à moitié que c'était l'amour qui entrait en lui qui
l'ébi aniait avec cette puissance. Spectacle digne de tout amour en
effet, qu'une belle femme qui chante! que ces belles choses qui
sortent d'une chose plus belle encore ! Je croyais la voir et l'enten-
dre semer des perles.
Après le concert, Anacharsis voulut être présenté à la Maîibran.
M. Carlo Luz... s'y prêta de la meilleure grâce.
— N'est-ce pas, monsieur, me dit-il ce soir-là, que c'est une
voix à gagner bien de l'argent? Eh bien! monsieur, imaginez
qu'elle ne veut pas chanter.
Il paraît, du reste, que la nature s'était plu à combler cette
REVUE DE PARIS. 8ft
femme de toutes les sortes de perfections, ear notre ami nous re-
vint toul-à-l\iit pris, en nous assurant qu'elle pensait comme elle
regaidàit, comme elle chantait.
— En seriez-voiis amoureux? lui dis-je tout bas.
— Ma foi! me répondit-il, de si beaux yeux bleus!
Je me permis de lui faire observer que ce n'était pas une raison.
— Je le sais bien , reprit-il , mais je vous jure qu'elle a des yeux
bleus qui m'empêcheront souvent de dormir. Le pis de l'affaire ,
ajouta-t-il , c'esst que l'amant est mon ami.
— Cet Italien?
— Oui, cet Italien. îl est républicain, je suis juste-milieu; il est
proscrit et malheureux, moi, je suis riche et dans mon pays.
Cette femme lui lient lieu de tout. Ce serait une pitié.
— Et le mari?
— Un vieux bonhomme, à ce qu'on m'a dit.
En m'en alLint , je faisais une réflexion , à savoir qu'il n'était pas
mal plaisant que ce fût moi qui eusse songé au mari. îl y avait
gros à. parier que la femme n'y songeait pas plus que le juste-
milieu, pas plus que le républicain. Pauvre bonhomme, puis(jue
bonlioujme il y avait, dont on se disputait la femme, sans qu'on
daignât autrement s'occuper de lui. Je ne sais comment l'envie me
vint de le voir. Je n'ignorais pas cependant qu'il était demeuré à
Paris, tandis que sa femme était venue visiter une vieille tante
qu'elle avait dans le département. 31ais tant y a que je me per-
suadais, sans avoir aucune raison, qu'on le faisait plus ridicule
qu'il n'était. Et je ne me trompais pas.
Les journaux avaient paru tout embaumés de l'éloge de M""" Ni-
nettc Car.... , cinq jours s'étaient écoules, j'avais oublié M. Luz...
et sa cantatrice, et la passion de notre ami le juste-milieu, lors-
qu'un matin je reçus la visite d'un homme qui me déclara se nom-
mer Erançois Car.... C'('tait le nsari de JNinette. Il se présentait
chez moi pour me remercier de mon excessive bienveillance.
Comme je m'en doutais, le pei'sonnage était tout-à-f.iit avenant.
Il avait quarante-six ans, des cheveux gris et un visage qui n'était
ni frais ni rose. Mais pour être sillonnés de rides et brûlés du soleil,
on ne pouvait dire que les traits du bonhomme fussent désagréa-
90 REVUE DE PARIS.
bles ou repoussons. Ils offraient même, au contraire, quelque
grandeur. Il est vrai , d'un autre côté, que si madame sa femme
aimait de passion les tailles fines et ces mines déjeunes gens pâles
et maladifs, rien ne lui allait moins que ce vieux militaire, qui était,
je l'avouerai, d'une assez bonne circonférence. Mais au résumé^
tel quel, personne n'eût été étonné de le savoir aimé. Il avait un air
de Lablache dans les Puritcûm.
Il me raconta d'un ton plein d'excellente franchise qu'il avait
long-temps servi , et que, malgré dix campagnes , il ne s'était retiré
de l'armée qu'avec le grade de lieutenant et la croix d'honneur. II
avait hérité d'une dizaine de mille francs de rente, avait épousé
lyj"*' Ninette Ducros, qui ne lui avait absolument apporté que les
trésors de sa beauté, et depuis trois ans vivait le plus heureux
homme du monde avec sa femme et la petite fille qu'il en avait eue.
Il me fit un tableau vraiment touchant de la paix de son intérieur,
me dit que sa femme l'aimait tendrement , qu'il en était sûr, qu'il
n'y avait pas de caresses dont elle ne l'environnât, qu'elle veillait
presque aussi maternellement sur lui que sur leur enfant, et cela
quoiqu'elle eût vingt-cinq ans de moins que lui. Et comme c'était
un de ces caractères ronds et sans détours, qui se familiarisent tout
d'abord , il m'ajouta qu'il n'y avait que cela , que c'était par là qu'il
fallait finir, et que si tous les jeunes gens, livrés ainsi que moi
aux folles amours trempées de larmes, savaient quelles douceurs
on goûte en ménage, ils auraient bientôt rompu avec leurs mau-
vaises joies.
Il me faisait peine. Je le reconduisis jusqu'à la porte avec toute
sorte d'égards. Sur le seuil il me renouvela ses remercîmens,
quoiqu'il voulût bien me confier, ajouta-t-il , que sa femme ne lui
avait pas obéi en chantant dans un concert public , qu'il était bien
décidé à ne lui laisser jamais goûter de cette vie artiste , bonne
tout au plus pour un homme, mais indigne de toute femine qui
veut demeurer honnête. Je le taxai de rigorisme , mais il insista
et me répondit qu'il aimait mieux vivre modestement avec ses dix
mille francs de reiite , que de faire grand bruit avec les quatre-
vingts à quatre-vingt-dix mille francs que sa Ninette pourrait ga-
gner, si elle voulait , avec sa voix.
REVUE DE PARIS. 91
M. Anarcharsis était chez mon honorable collègue, lorsque
M. Car,., se présenta , continuant sa tournée d'actions de grâces.
Notre ami le juste-milieu lui plut singulièrement. Le vieux lieute-
nant était un de ces cœurs naïfs qui ne demandent qu'à aimer. Il
allait devant lui la poitrine ouverte, tout comme si les hommes
en étaient encore à l'âge d"or. Il obligea le jeune homme de lui
promettre de se présenter chez lui , s'il effectuait pai* hasard le
voyage qu'il projetait, M. Anacharsis parlait en effet depuis quel-
ques jours d'aller passer un mois ou deux à Paris, avant de partir
pour les colonies, où pouvaient l'appeler d'un moment à l'autre
une liquidation qui intéressait SI""" sa mère. M. (^ar... lui, re-
tournait dans la capitale avec sa Ninette.
Pendant tout ce tenqjs , nous n'eûmes aucune nouvelle du réfu-
gié. Il se tint dans une ombre tout-à-fait décente. Le couple fit
route poui' Paris, comme il l'avait nnnoncé. Restèrent les deux,
amans.
BieniiU le séjour de la panvre ville devint odieux à notre ami le
juste-milieu. Lïtalien, <jui avait reparu chez son protecteur poli-
tique, ne nous semblait plus aussi satisfait de boire le vent qui
avait carosi; sa terre natale. Il était plus sobre aussi de tirades
contre M. de Metlernich.
Enfin Anacharsis, lui matin, nous annonça qu'il partait le soir,
pour Paris, on le devine. Son père le pi-efel le chargeait d'une
mission. Il fallut voir la grimace que fit M. Carlo Luz
Le soir venu, nous étions assemblés chez notre juste-milieu. On
achevait ses malles. Le réfugié entra, et l'ayant pris à j)art:
— Mon ami, lui dit-il, je vous dois un aveu. Celle confiance
seule peut dignement reconnaître tout ce (jue vous avez fait pour
moi. J'aime la fcmmc de ce vieux militaire, la femme que vous
avez entendue, et vous l'avouerai-je? j'en suis aimé.
Le pauvre Anacharsis trembla sur ses genoux :
— Tant mieux pour vous, murmura-l-il. C'est une jolie femme.
Mais en ètes«vous sur , de ce que vous avancez?
— Si j'en suis sûr! reprit-il avec un sourire qui perça le cœur
de l'autre. Mon ami, conlinua-t-il, les opinions politi(pies n'ont
jamais désuni des cœurs loyaux et probes. J'espère (|ue nous de-
92 REVUE LE PARIS.
meurerons toujours ce que nous avons ëlé. Je m'estimerais le der-
nier des hommes, si je pouvais céder contre vous à la moindre sug-
gestion de l'esprit de parti. Donnons au monde ce rare et sublime
sp( ctaele de deux ennemis politifjues, plus amis que ne le furent
jamais père et fils , frère et sœur. Vous êtes juste-milieu , je suis
républicain. N'en faisons plus qu'un.
— J'aurai ce courage, répondit avec fermeté le jeune homme.
On eût dit qu'il étouffait, en disant cela, la passion qui dévorait
son cœur. Il y a des âmes qui aiment à vivre de sacrifices. Gela les
ennoblit et cela les satisfait.
— Mais, reprit notre réfugié, je vous veux charger d'une let-
tre. La maison de M. Car... vous sera ouverte. Oserais-je comp-
ter sur votre bonté pour remettre ce billet?
— A sa fennne?
— A sa femme elle-même. Bien en secret. Il y va de notre bon-
heur.
Que vous dirai-je? Le juste-milieu accepta. Il partait pour lui,
grâce à sa manière chevaleresque il ne partit plus que pour
M. Carlo Luz.... L'Italien n'était pas maladroit, comme on voit.
Ouvrir les yeux au jeune homme, impossible! Il ne nous confiait
rien de ses rapports avec cet étranger.
Aussitôt à Paris, le premier soin de M. Anacharsis fut de pren-
dre le chemin de la maison de IN' inette. Il était trois heures de l'après-
midi, le couple était installé au salon. On imagine l'accueil qui lui
fut fait, de la part du vieux lieutenant du moins , car Ninette ne se
souvenait plus d'Anacharsis. Il est vrai qu'elle ne l'avait vu que le
soir de ce fameux concert, où tant d'admirateurs se partageaient
son attention. Il n'y a rien de plus oublieux que les jolies IV'mmes.
Toutefois ayant choisi un instant l^ivorable, notre juste-milieu
dit à Ninette qu'il avait à l'entretenir d'une affaire importante. Elle
le regarda sévèrement, mais cependant quelques minutes après elle
pria son mari d'aller achever je ne sais quelle lettre, tandis qu'elle
Chanterait à leur hôte la cavaiine du Barbier de Sévïlle. Et elle se
mit à son piano , où elle attaqua cette musique avec le rare talent
dont elle était douée.
La porte fermée , Ninette se tourna vers le jeune homme et le
REVUE DE PARIS. 9*1
jiria de s'expliquer. Jamais elle n'avait été plus belle et plus élé-
gante. Il errait sur son visage un charme capable de perdre les
anges. S'altendait-elle à une déclaration , il y a grand lieu de le
croire. ïllle avait pris tout d'un coup une contenance passablement
romaine, et affectait de ne lever plus les yeux sur son interlocuteur.
L'occasion était bonne, notre ami le juste-milieu sentit frémir sur
ses lèvres tout ce qu'il avait au fond de l'ame. L'envie de tout dire
le saisit. Le parfum de ce salon l'enivrait , le parfum de celte femme
avait emporté sa raison. Elle était étendue dans un fauteuil , toute
blanche et toute dorée au milieu de ces langes de mousseline qui
semblaient l'étreindre sans la presser, belle, demi-animée, pen-
sive comme une de ces belles lunes qui luisent sur nous pendant
l'été. Ils étaient seuls , il n'avait qu'à étendre la main pour la tou-
cher. 3îais soudain le candide amoureux se rappela son malheureux,
ami, il se rappela leurs sermens et surtout la différence de leurs opi-
nions politiques, et sa déclaration resta entre son cœur et sa bou-
che. Pauvre jeune homme ! il tira de sa poche sans rien dire la
lettre du réfugié, et il la tendit en détournant la tète à celle qu'il
aimait. Elle, de se pencher , de regarder celte écriture, puis tout
d'un coup, spontanément, semblable à la poudre qui rencontre
le feu , de s'élancer et de s'écrier :
— Ah ! monsieur ! monsieur ! vous êtes un ange. Vous venez du
paradis! Vous l'avez donc vu? Ah ! vous l'avez vu.
— Oui, madame, je l'ai vu.
11 n'en put dire davantage , il suffoquait. Le premier mouvement;
d'ivresse passé, Ninetle qui était une femme élevée, quoiqu'elle
fût loin d'être une femme née , reprit en ces termes :
— Monsieur, pardonnez-moi, je n'ai pas été maîtresse de ma
joie. C'est que je ne suis pas accoutumée au bonheur. Ah ! je vous
remercie bien , vous m'avez apporté la vie. Vous m'excusez, n'est-
ce pas? Vous êtes jeune, vous êtes aimé , vous savez ce que c'est
(jue l'amour !
M. Anacîiarsis avait bien envie de lui répondre qu'elle se trom-
pait , mais désormais parler d'amour à cette femme , c'eût été l'in-
sulier. Elle n'ignoiait plus qu'il connaissait la passion qu'elle nour-
rissait pour M. Cailo Luz... et lui, il ne pouvait pins douter du
94 REVUE DE PARIS.
triomphe de son ami ou plutôt de son rival. 0 hasard des vertus et
des bonheurs ! le moment était passé.
Cependant , en s'en allant , il se récitait pour se consoler d'étran-
ges choses; il se disait par exemple que, s'il ne l'avait pas, l'Ita-
lien, grâce à l'ordre qui l'écartait de Paris, ne l'aurait ))as non
plus; et il finissait par reconnaître qu'il était infiniment mieux
partagé, puisque rien ne l'empêchait de la voir chaque jour. La
première personne qu'il rencontra en montant chez lui , ce fut
M. Carlo Luz... 11 était en habits de voyage, et sa malle à ses
pieds, il attendait que son ami le juste-milieu s'offrît à ses regards.
Dès qu'ils s'aperçurent , ils sautèrent dans les bras l'un de l'autre.
— Vous ici! s'écria Anacharsis, mais y songez-vous! Le mi-
nistre est déjà fort mécontent que vous n'ayez pas continué à sé-
journer dans la ville qu'il vous avait désignée. S'il apprend que
vous êtes ici , vous êtes perdu.
— Voulez-vous que je vous dise pourquoi? répondit froidement
lé réfugié, c'est que je suis patriote. Les tyrans m'en veulent.
Vous êtes juste-milieu, vous; vous êtes du parti triomphant; moi,
je suis républicain , c'est-à-dire je compte parmi les vaincus. J'irai
à l'auberge.
— Entrez , dit avec fierté notre ami.
Il ouvrit l'appartement et y poussa l'Italien.
— Comment! reprit-il, à l'auberge! Vous avez pensé que je vous
laisserais aller à l'auberge ! là où vous seriez le plus vite découvert,
où il vous faudrait exhiber des papiers, décliner des noms
Ah ! mon ami , vous avez douté de l'amitié.
M. Carlo Luz... lui demanda pardon, et par la même occasion,
il lui demanda aussi de prêter un nouveau billet de cinq cents francs.
Il devait lui rendre celui-là le jeudi suivant.
Voici à peu près comment était distribué l'appartement qu'occu-
pait M. Anacharsis. Dans une vaste salle à manger s'ouvraient deux
chambres de nuit. Venait ensuite un salon, puis après un boudoir.
Le tout était brillamment meublé, sauf une des deux chambres
que le maître avait abandonnée à son valet. Il y avait bien au cin-
quième, sous les toits, une espèce de logette, mais elle avait été
cédée à une vieille femme qui avait long-temps servi la mère de
REVUE DE PARIS. 95
notre juste-milieu, et que notre juste-milieu traînait partout après
lui. M. Anncliarsis prit la chambre du valet pour lui. Sa propre
chambre, il l'olTrit à l'Italien, qui l'accepta.
Ce n'était pas tout, il fallait maintenant voir la bien-aimëe.
M. Anacharsis se chargea encore de la prévenir. On eût dit qu'il
y avait gageure entre ces deux hommes à qui pousserait le plus
loin, l'un son vice , l'autre sa vertu.
Elle vint! Oui , celte belle Ninette, cette blonde Ninette, cette
IVinelte qui chantait avec une si délicieuse voix , cette Ninette dont
notre ami disait : je vous jure qu'elle a des yeux bleus qui m'em-
pêcheront de dormir, celte Ninctte-!à vint. Elle vint chez le juste-
milieu pour voir le républicain. C'était le cas, ce me semble, de
retourner le refrain du proscrit et de se l'appliquer un peu. Le
temps d'intervertir les rôles était plus qu'écoulé. Mais Anacharsis
ne dit rien. La main sur son cœur, il y contint les flammes qui s'en
échappaient. Quanta M. Carlo Luz..., se doutait-il de l'héroïsme
de ce jeune homme? Nous ne savons.
Pendant ce temps , le bonhomme de mari , ce vieux et respecta-
ble soldat, vaquait à ses affaires. Le soir il rentrait, il embrassait
sa femme, il l'embrassait sans se douter que pendant toute la jour-
née d'aulres lèvres avaient souillé ce front. Il avait l'habitude aussi
de jouer avec sa petite fille juscju'à neuf heures , où la servante la
lui enlevait pour la porter coucher. Il paraît, du reste, que
j^|me jxinette continuait à se montrer à lui aussi caressante que par
le passé.
Mais pour abréger et pour donner en quelques mots la véritable
figure de l'amour qui unissait ces deux êtres. M""' Nineite et
M. Carlo, il me suffira de raconter le fait suivant. Un jour, le
pauvre juste-milieu revenait du bois. Les i\vu\ amans étaient en-
semble. Soudain il entend un vacarme effroyable de cris, de pleurs,
et de tables et de chaises qui tombent; il s'élance, ouvre la porte,
et quel spectacle s'offre à lui! La jeune femme à moitié nue, à
genoux, tout en larmes; et devant elle, d(;bout, l'œil élincelant, la
bouche écumanle, le bras levé, M. Cailo Luz... ! l'amant de cette
femme! Les merveilleuses épaules de Ninette n'étaient plus si
96 REVUE DE PARIS.
l)lanclics : elle avait élë frappée à grands coups de ces houssines
<]ui servent à battre les habits. La chair était enlevée çà et là.
— Monsieur, s'écria Anacharsis en s'avançant , c'est lâche de
battre toute femme, et plus lâche encore de battre celle qu'on a
prise à son mari.
L'Italien pâlit. Je ne sais ce qui allait s'ensuivre , mais Ninette
tonte meurtrie se dégagea de la forteresse de tables et de chaises
qu'elle s'était formée , et s'étant jetée au cou de son réfugié , elle
lui ferma la bouche avec une de ses belles mains.
— Monsieur, répondit-elîe à notre ami le juste-milieu , il m'aime,
n'ayez pas peur; ce n'est rien. Il est un peu violent, voyez- vous.
Cela tient au pays où il est né. Mais je lui parJonnc. Il m'aime, je
suis sûre qu'il m'aime. Qu'est-ce que cela fait qu'il me balte, s'il
m'aime !
Mais le nuage de cette dispute ne pesa pas long-temps sur l'ami-
tié de nos deux amoureux. Cet Italien avait eu l'art de se rendre
si nécessaire au jeune Français , que la paix se rétablit bientôt sans
pourparlers et d'un commun accord. Toutefois, selon l'usage, ce
fut notre juste-milieu qui paya les frais de la guerre. Huit jours ne
s'étaient pas encore écoulés , que son Pilade avait recours à son
inépuisable dévouement, il s'agissait cette fois d'enlever M"'" Ni-
nette. On juge de la stupéfaction de l'honnête Anacharsis; tout fut
employé, larmes, prières, reprochos, menaces; mais tout fut
inutile, le réfugié tint bon. Il avait son dessein. Son fameux relrain :
« vous êtes juste-milieu, je suis républicain » retentit de plus
belle. A la fin, effrayé de ces reproches et las de tant d'instances,
le malheureux amant se résolut au dernier et au plus cruel de tous
les sacrifices qu'on eût encore exigés de sa candeur. Peut-être
refusera-t-on de croire à une abnégation si constante et si rare,
et ce sera là encore une des amertumes qu'on devra ajouter ù
toutes les autres amertumes de cet infortuné jeune homme.
Sans papiers et peut-être surveillé par la police , le proscrit n'o-
sait se confier ni aux voitures publiques, ni même à une voiture
de poste, du moins tant qu'il serait au milieu de Paris. Il avait donc
été résolu qu'une calèche l'attendrait au premier village sur sa
poute. En conséquence, tandis que M. Carlo Luz... chargeait de
REVUE DE PARIS. 97
ses derniers effets le ihcre qui devait le porter lui et sa belle
jusqu'à leur calèche , notre ami le juste-milieu était parti pour aller
cheicher M™" Ninelte. Le lieu du rendez-vous était ce bout de la
rue Neuve-des-3Iathurins qui s'ouvre sur la rue de la Chaussée-
d'Aniin.
]y|me p^inettc n'avançait qu'en tremblant , d'instant à autre elle
était obligée de s'arrêter pour respirer; parfois elle retournait la
léie vers la maison qu'elle abandonnait. Aucune femme, si dehon-
tée qu'elle suit , ne joue de ces parties-là sans éprouver de ces malai-
ses poifjnans. C'est quelque chose de si solennel que de rompre
avec la société !
Jusqu'à la rue Chantereine, Anacharsis n'avait pas encore pro-
noncé une parole; il était presqu'aussi ému que la coupable qu'il
conduisait. Là enfin il s'arrêta, la rue était déserte, là enfin il
éclata :
— Oh ! madame, dit-il , et sa voix, aussi bien que ses yeux, était
remplie de larmes; madame, vous ne saurez jamais combien celui
qui vous parle maintenant a mérité d'être plaint! Je vous aime
depuis sept mois , je vous aime depuis que je vous ai vue ; et depuis
que je vous ai vue , je n'ai fait autre chose que de servir vos amours
avec un autre!
Kinelte recula; elle semblait entendre sans comprendre.
— Mais, s'écria-t-el!e , c'est impossible!
— Impossible? repril-il. Oh! ne dites pas cela, madame, ne
m'enlevez pas au moins la {jloire de mon sacrifice. Ou si c'est impos-
sible, prenez- vous-en à cette fatale beauté qui enfante des mira-
cles, qu'elle ne dai{]ne même pas compter. Mon bonheur devait
me coûter le vôtre ! J'ai dit : qu'elle soit heureuse ! et je vous ai
remis ses lettres , j'ai été le messa{jer de vos transports , je vous aï
conduite dans ses bras. Vous dire que vingt fois je n'ai pas été saisi
de mouvemens jaloux , que vingt fois je n'ai pas été tenté de brû-
ler les lettres , de tomber à vos pieds et de perdre l'ami pour gagner
sa maîtresse , ce serait mentir. Mais voyez à quel prix je mettais
votre conquête, madame! Pour vous obtenir, il fallait cesser d'être
digne de vous ; j'ai mieux aimé vous mériter, et ne pas vous obte-
nir. El vous partez, et je reste avec cet amour furieux! Je perds
TOME XX. AOUT. 7
98 REVUE DE PARIS.
jusqu'à la vue de votre visage , qui était le soleil de mes jours. Si
mes paroles sont trop libres, pardonnez-moi, madame, plus rien
maintenant n'est possible entre nous. Vous parlez ! c'est moi-même
qui consomme mon malheur. Qui sait où s'arrêtera celte course
qui commence! Ah! madame, s'il m'avait été permis, je vous
eusse donne d'autres conseils. Mais quoi ! vous pleurez. Une larme
de vous, madame! Ah! me voilà plus heureux que celui même
qui vous emporte sur son sein ! Cette larme , Ninette , cette larme,
je ne la donnerais pas pour le royaume des cieux et pour tous les
sourires des anges! Cette larme rachète tout ce que j'ai enduré
depuis sept mois. N'ajoutez pas un mot , je ne vous demande rien.
Je voulais vous dire que je vous aime , je suis content. Maintenant
si vous voulez venir
La jeune femme prit son bras en silence. Ils traversèrent cette
longue et belle rue de la Cliaussée-d'Antin, en proie à leurs diver-
ses émotions. Tout était consommé.
— Arrivez donc! cria avec rudesse M. Carlo Luz.... Madame a
toujours le talent de se faire attendre. L'heure est assez chère après
minuit.
Le réfugié embrassa vivement et vilement son juste-miheu , et le
remercia de nouveau de tous les services qu'il en avait reçus, et
monta le premier dans la voiture. Madame Ninette, après avoir
salué à son tour M. Anacharsis, gravit le marche-pied de la voi-
ture, une main dans la main du jeune homme, et sa main pressa
presque amoureusement la main qui la soutenait. La voiture partit
au galop. Le pauvre amant alla tonjbcr contre le mur en face, le
regard emporté par cette voiture qui disparaissait.
— Misérable créature, s'écria- l-il alors, vraie fille d'Eve qui se
sauve de chez son mari avec un amant et me serre encore effi'on-
lément la main ! Elle s'en va avec un homme qui la bat! Oui, c'est
bien cela! c'est bien la femme! Traitez-la avec mépris, elle vous
aimera. Si vous l'estimez , elle ne vous estimera pas!
Nous laisserons notre juste-milieu dans ce beau désespoir, pour
nous occuper un peu de l'ex-lieutenant. Le lendemain de cette
nuit, notre bon homme se leva à son heure ordinaire, qui était neuf
heures, et descendit au salon. A dix heures, le domestique vint
REVUE DE PARIS. ^^^
annoncer que le déjeuner était servi. Le vieux militaire s'assit de-
vant la table, ses journaux à la main, et se mit à lire en atten-
dant que madame eût paru. Bientôt on vient lui apprendre que la
porte de sa femme est fermée et qu'on a long-temps appelé sans
recevoir de réponse. Il arrive tout tremblant, riioimète homme! il
frappe à son tour, il se nomme, il se désespère, enfin il brise la
porte. Quelle triste vue! Oh! oui, l'on peut dire que ce fut pour
cet infortuné une tpiste vue. Il n'avait rien pressenti d'aussi ef-
froyable que cette chambre déserte. Le lit n'était pas défait , les
armoires en désordre n'étaient pas fermées. Çà et là traînaient des
hardes qu'on avait examinées et rejetées. Dans un coin de l'appar-
tement , l'enfant dormait paisiblement couché dans son berceau.
Pauvre enfant qui n'avait pu arrêter sa mère, et que sa mère venait
de couvrir d'infamie, car il n'est pas toujours vrai que la famille
ne soii pas responsable de la famille. Le lieutenant tomba la tête
sur le lit et il pleura amèrement. II ne savait que penser de cette
disparition. Une femme si pleine d'amour et de retenue!
Il ne mangea rien, il ne but rien, il partit comme il était habillé,
et tout le jour il courut chez les parens de Ninette, en la réclamant
à grands cris. Mais ils ne savaient ce qu'elle était devenue. Le soir,
la liste des parens épuisée, il fallut bien se rendre à l'affreuse
vérité, et supposer que madame avait disparu avec un amant.
Mais quel était cet amant? Le malheureux chercha et examina avec
soin, et ses soupçons se portèrent, devine-t-on sur qui? sur l'in-
nocent juste-milieu. Il court donc chez le prétendu ravisseur.
— Monsieur Anacharsis?
— Parti, monsieur.
— Parti ? Et pour quel endroit?
— Pour Bordeaux.
— Avec une femme?
— Oui, monsieur.
— A quelle heure?
— Ce matin , à onze heures.
— C'est lui ! s'écrie le lieutenant, je liens l'infâme.
Le lieutenant était fort lié avec un chef de bureau du ministère
de l'intérieur, il va le trouver. Le lendemain matin, le télégraphe
7.
100 KEVUE DE PARIS.
joue et donne l'ordre d'arrêter mort ou vif le nommé Anacharsis
et la femme qui sera trouvée avec lui. Il est enjoint à monsieur le
préfet par la mcme voie de diriger les deux coupables sur la capi-
tale.
Cependant notre ami le juste-milieu arrivait à Bordeaux. Voici
comment il était parti aussi brusquement. Il était resté plus d'une
heure appuyé contre son mur de la rue Neuve-des-Mailiurins,
mais le froid l'avait enfin gagné, et il s'étai^ mis en route pour
son logis. Une heure du matin sonnait. Quelle triste chose que les
rues de Paris à ce moment de la nuit! Tout le bruit est tonibé,
toutes les portes sont closes, toutes les fenêtres présentent de lon-
gues lignes insensibles et mornes, les maisons apparaissent comme
d'immenses tombeaux. Çà et là quelques flammes qu'on apeiçoit
contribuent à donner au spectacle une teinte plus funèbre encore;
on dirait des lampes qui veillent dans ces sépultures. On est seul, le
pas retentit sur la dalle, et de loin à loin on entend des bruits
semblables au brwit qu'on fait, ou des cris comme de personnes
qu'on égorge, mêlés à des aboiemens de chiens et aux sourds rou-
lemens des voilures dans le lointain. C'est véritablement triste,
surtout lorsqu'on n'a pas déjà l'ame très disposée à la joie. Et l'on
se rappelle en quel état nous avons laissé notre amoureux. Eq
s'en revenant il rêvait plus qu'il ne veillait, il regardait celte ville
endormie, et il se figurait qu'elle ne devait plus bouger ni respirer.
Et en effet pour lui cette ville était bien une ville morte, il venait
de voir son ame s'en aller. Alors il se demanda pourquoi il resterait
dans une ville qui était morte, et monté chez lui, il passa le reste
de la nuit à mettre ordre à ses affaires. Il était résolu de faire voile
de Bordeaux pour les colonies,
M. Anacharsis, nous l'avons dit, appartenait à un père pré-
fet du gouvernement actuel et qui jouissait d'un très haut cré-
dit près des puissans du jour. Ce fut donc avec mille attentions
qu'il fut accompagné , lui et sa complice , devant M. le préfet de
Bordeaux. Il était très étonné et ne comprenait pas ce que signi-
fiait cette violence. On le fît d'abord entrer tout seul.
— Monsieur, dit le préfet , tels sont les ordres que j'ai reçus. Je
huis fâché d'avoir à les faire exécuter contre le fils d'un de mes
REVUE DE PARIS. 101
meilleurs amis. Mais comment diable aussi, avec votre raison,
allez-vous enlever les femmes des autres ! Ce n'est guère adroit.
Je croyais qu'on n'enlevait plus que dans les romans.
— Je vous jure, monsieur le préfet, que je n'ai enlevé aucune
femme, et il faut absolument que j'aie perdu la raison, car je
n'entends absolument rien à ce que vous me dites.
— Et cette femme avec laquelle vous avez été arrêté? Vous ve-
niez ici jouir de votre victime.
— Je veux vous la faire voir, ma victime, répondit tranquille-
ment Anacharsis.
II sortit et rentra, sa vieille gouvernante sous le bras. L'hono-
rable fonctionnaire demeura ébahi. Il avait devant lui soixante ans,
des cheveux gris, des yeux éraillés, des joues pendantes, des
mains rouges et sèches , en un mot le personnel assez peu ragoû-
tant d'une vieille sorcière, par-dessus le marché très mal fagotée.
C'était cette ancienne servante que notre jusie-milieu avait à Paris,
et (ju'il emmenait avec lui pour le soigner pendant la traversée.
— Je choisis mieux mes amours, monsieur le préfet, dit Ana-
charsis en souriant.
Cependant l'ordre était formel, et le préfet administrateur trop
consciencieux pour ne pas l'exécuter à la lettre. On pria M. Ana-
charsis de monter dans une voiture avec celle qu'il était censé
avoir enlevée, et il leur fut donné un gendarme pour veiller aux
intérêts de l'époux absent. Quoique notre ami le juste-milieu eût
compris tout de suite la cause de ce quiproquo, il n'en était pas
moins très irrite contre le vieux lieutenant et contre un gouver-
nement qui traitait avec si peu de cérémonies un de ses défenseurs
les plus dévoués.
La confrontation à Paris fut aussi plaisante qu'à Bordeaux.
M. Car... s'élança tragiquement dans la chambre , s'atiendanl à se
trouver en face du couple adultère. Mais on juge de sa confusion,
quand il aperçut le vieux squelette qui représentait sa fennne
datis la cause. Le jeune homme fut alors remis en liberté avec
toute sorte d'excuses.
Le lendemain il était chez lui. Celte aventure, en l'agitant, avait
singulièrement modifié ses idées ; il ne songeait plus à quitter su
102 REVUE DE PARIS.
pairie. Soudain entre effarée sa compogne de voyage , cette
Venus dont on l'avait fait le Paris. Elle venait le prévenir en
tremblant , que le militaire de la veille demandait à lui parler.
C'était M. Car... en effet. Seulement il avait la mine pleine de
contrition et un air tout honteux qui était étrange à voir dans
un vieux soldat.
— Monsieur, dit-il à noire ami, je viens vous offrir mes excuses
pour la façon plus que légère dont je me suis conduit à votre
égard. Vous pouvez me croire , quand je vous jure que je n'ai pas
fermé les yeux de la nuit. J'ai sur la conscience tous les désa-
grémens que je vous ai occasionés , et je me reproche encore
plus, s'il est possible, d'avoir si mal reconnu l'amitié dont vous
vouliez bien m'honorer. Non certes. Monsieur, ce n'est pas vous
que j'aurais dû soupçonner. Ce soupçon était une insulte, et vous
n'avez droit qu'à mes respects. Voilà pourquoi je viens vous de-
mander pardon.
— Que tout soit oublié, monsieur, répondit vivement Ana-
charsis en lui tendant la main.
Il avait peu le désir de voir l'explication se prolonger, car il
était trop honnête pour ne pas rougir des éloges qu'on lui don-
nait, et dont il était loin de se sentir parfaitement digne. Mais il
avait affaire à un homme qui ne faisait pas les choses à moitié.
— Non, monsieur, non, reprit le brave lieutenant, que tout ne
soit pas oublié avec cette promptitude! Il faut que celui qui a des
torts les expie. Qui donc boirait la honte de nos fautes, si ce n'était
nous-mêmes! La passion m'a égaré; il me fallait un coupable, et
je n'ai pas su distinguer entre les bons et les méchans. Je vous ai
accusé, il est bien juste que j'en porte la peine. Mon Dieu ! mon-
sieur, ne m'en veuillez pas : mon action même doit vous prouver
que je n'avais pas la tète à moi. J'étais insensé, à vrai dire. Ah !
monsieur, je l'aimais tant !
Et il essuya une larme qui coulait sur sa joue. Sur cette joue
même où il y avait une larme pour une misérable créature, il y
arait une cicatrice qui avait été reçue pour la patrie. Je ne sais si
lout le monde sent comme moi, mais rien ne m'émeut plus puis-
REVUE DE PARIS. 103
samment que l'alliance dans un même homme des passions qui
s'excluent le plus.
— Allons, murmura noire ami le juste-milieu, montrez plus de
courage; un vieux lion comme vous pleurer, et pleurer pour une
femme!
— Ah! reprit-il on passant sur son front son mouchou- rouge,
c'est qu'il n'y a pas de lion qui tienne à cela. Mon pauvre cœur est
brisé, monsieur. Du courage? s'il n'en fallait que pour mourir!
Mais pour supporter un pareil coup, non, je l'avoue, je n'ai pas
de courage. J'eusse bien préféré dix batailles ! Les balles sont plus
honnêtes. Ah ! monsieur , si vous saviez combien je l'aimais ! Jamais
trahison plus lâche ne s'est vue! Si encore je l'avais contrariée!
mais non! Tout ce qu'elle souhaitait, elle l'obtenait sur l'heure;
elle parlait , elle était obeie. Elle était reine dans sa maison. C'était
elle qui gouvernait tout. Elle avait jusqu'aux clés de mon coffre-
fort, qu'elle a vide avant de partir.
— Ah! monsieur, et vous l'aimez encore!
_ Quelle faiblesse , n'est-ce pas ? Et pourtant je l'aime toujours ,
c'est \ia\. Je ne peux me persuader qu'elle soit perdue irrémissi-
blement, qu'avec tant tle grâces dont Dieu l'a parée , il ne lui ait
pas donné un peu de cœur et d'ame , par où l'on puisse la saisir et
la relever de cette fange où elle s'est jetée. On l'aura perdue. Seule,
elle était trop aimable pour tomber dans le vice. Pendant trois ans
elle s'est si bien conduite. On la citait , monsieur , on la cilait. Et
partir de cette façon ! C'est peu de chose qu'une femme qui ren-
contre en travers de sa route, dans un pareil moment, le berceau
de sa fille, et qui ne s'arrête pas. Oui , vraiment elle n'est digne
que de mépris. Je sais à présent avec (p.i elle s'est sauvée. L'au-
riez-vous imaginé, monsieur? avec ce vil Italien , qui vous trompait,
qui me trompait, qui nous trompait tous! C'est vous qui l'avez
mené chez moi, mais je ne vous en veux pas, on ne voit j.as sous
le masque de ces démons-là. Ninette s'enfuir avec un pareil homme !
Mais tenez , lisez , vous verrez que je ne le calomnie pas.
Notre ami le juste-milieu saisit le journal qu'on lui tendait , el il
lut, il lut (pi'on prévenait tous les patriotes, réfugiés ou non. (jue
M. Carlo Luz... était un fripon (pii abusait de feints malhetiis
104 REVUE DE PARIS.
pour soustraire frauduleusement d. s sommes d'arjjfcnt. Anacharsis
leva les deux bras au ciel. Dans sa douleur et dans saeonfusion il
ne trouvait pas une parole.
— Vous restez anéanti, monsieur, continua le vieux lieutenant;
ju{jez de moi , dont il a emmené la femme. C'est bien maintenant
que je puis dire que je suis déshonoré. La malheureuse, que je
la plains! Mon Dieu, ne me venge pas trop, et cependant je sens
qu'elle s'est précipitée dans un gouffre sans fond. Quitter sa mai-
son, sa famille, sa mère, sa petite fille, quitter tout cela pour un
misérable Italien , qui parlait toujours de batailles où il n'avait pas
été, et de révolutions où il n'a jamais trempé, le lâche! Ah!
vous voyez bien que j'ai raison de la pleurer. Un homme qui la
laissera mourir de faim, qui n'a pas un sou de patrimoine, qui
vivait ici d'emprunts, qui l'enlève, j'en suis sûr, pour le plaisir de
la déshonorer, qui ne l'aime pas! Oh ! oui, j'eus bien tort de vous
soupçonner. Tout cela est lâche, monsieur, et par conséquent ce
n'est pas vous qui l'eussiez fait. Ce n'est pas vous qui seriez venu
troubler un paisible et honnête ménage. Ce n'est pas vous qui eus-
siez consenti à acheter aussi chèrement quelques semaines déplai-
sir! Le bonheur de ces amours-ià dure quinze jours, leur honte
éternellement. Et c'est à l'innocent que revient la honte. Vous
vous seriez dit cela, vous! Si vous aviez su que l'infâme méditait
cette trahison, vous seriez venu me trouver, vous; vous m'eussiez;
dit, vous : prenez garde, monsieur, un lâche médite de vous en-
lever l'honneur; or vous êtes de mon pays, et cet homme est étran-
ger; vous avez toujours été bon et prévenant pour moi, je vous
avertis donc, monsieur, veillez. Monsieur, vous êtes un brave
jeune homme , et je vous demande bien pardon de reconnaître si
tard les qualités dont vous faites preuve depuis si long-temps.
— Assez, monsieur, assez, interrompit Anacharsis, je n'en mé-
rite vraiment pas tant. Souvent on est fier de soi, et souvent, en
vérité, il n'y a pas de quoi. Monsieur, vous m'ouvrez les yeux sur
bien des choses. Je suis heureux d'avoir causé avec vous. Mais
enfin qu'allez-vous faire?
— Vivre tranquille ici, monsieur, aussi tranquille que désormais
cela m'est possible, tenir lieu de mère à ma fille
REVUE DE PARIS. 105
— Vous n'avez aucun renseignement sur la route que madame
a prise?
— Non, monsieur. D'aiilcurs en eussd-je, je n'en ferais pas
usage. Dans le premier moment j'ai pu vouloir chercher à reparer
le mal, à celle heure c'csi trop lard. Je l'aime bien, n'est-ce pas?
celle femme. Eh bien ! monsieur, il est fort probiible que si je la
retrouvais , je la tuerais. ï! n'est (!onc pas utile que je la poursuive.
Dieu me vengera, monsieur, j'y compte. Dieu est plus juste qu'on
ne dit.
Notre ami le juste-milieu fut long-temps à se remettre de cette
scène. Cet homme sin)ple et franc l'avait fait rougir. Il se deman-
dait ce qu'était ce monde où le bonheur des uns coûte si cher au
bonheur des autres, où il n'est pas de vertu parfaite , où l'on se
retrouve souillé à l'instant où l'on était le plus près de croire à sa
pureté. Il avait la vanité d'avoir rempli mieux que tout autre
les devoirs de lamilié, et il découvrait que c'avait toujours été
aux dépens de l'homme le plus honnête et le plus digne d'être
épargné. Au résumé , son héroïsme se bornait à avoir été la dupe
d'un fripon. Il s'humilia chrétiennement.
Ce fut vers ce temps que M. Anacharsis me confia toute cette
malheureuse histoire. Il était fort honteux d'avoir été victime et
bourreau à la fois. Je crois aussi que, malgré toute sa chevalerie,
il se repentait un peu de n'avoir pas commis la faute pour son pro-
pre compte. Car quoiqu'il n'eslimàl plus M"'" Nindle, il n'avait
pas fini de l'aimer. 11 était aussi faible que le vieux soldat (ju'il
avait gourmande. Cela arrive souvent ainsi; l'amour, pareil au so-
leil qui résiste long-temps au crépuscule, l'amour ne cède pas tout
de suite au mépris qui doit l'éteindre.
Pendant le reste de l'année I85!2 et le commencement de l'an-
née 1855, M. Car... vécut fort retiré à Paris. Nous le rencon-
trions quelquefois aux Chanips-Elysées. Son ancienne gaieté n'a-
vait pas repaïu. II avait gardé le visage tiiste (ju'il avait pris lejour
de l'enlèvement de sa fenmie. Presque toujours on l'apercevait sa
petite fille dans les bras. Vers le mois de juillet nous cessâmes tout
d'un coup de le voir. Il était parti pour un voyage en Belgique.
Nous le suivrons si vous voulez bien.
106 REVUE DE PARIS.
Après être demeuré quinze jours à Bruxelles, M. Car... voulut
voir la ville d'Anvers, celte fière cité respectée de Charles-Quint,
redoutée de Philippe II. Un soir il traversait cet écheveau de pe-
tites rues qui longent l'Escaut, lorsqu'il se trouva tout d'un coup
à la porte dune maison , d'où s'échappait une singulière musique
de contredanse. Celle maison était crémlée. C'«''iait une vraie
maison de 1500. Ce qui la faisait distinguer des autres, c'était
d'abord cette musique, et puis ensuite un gros bras rouge qui
tenait au-dessus de la porte d'entrée un long flambeau , que de
loin on eût pris pour une épée flamboyante. Mais à vrai dire , si
c'était un paradis, ce n'était pas un paradis gardé par des anges.
L'épée , au contraire , dans ce cas, était une sorte d'enseigne pro-
vocatrice.
Naturellement curieux et d'ailleurs en sa qualité de voyageur se
croyant obligé de tout approfondir, le vieux lieutenant pénétra
dans la maison , leva le grand rideau rouge derrière lequel il en-
tendait éclater cette musique, et il se trouva de plain-pied dans
une vaste salle brillamment éclairée. Xu fond , dans une espèce de
loge de polichinelle, se tenaient les quatre Orphées dont le plai-
sant concert avait attiré notre homme. Au milieu de l'appartement,
quelques filles assez follemeut décolletées, se promenaient, les unes
seules, les autres appuyées sur des matelots ou sur des jeunes
gens de la ville qui venaient de les faire danser. 11 y avait à droite
un comptoir oii l'on buvait.
L'honnête lieutenant comprit qu'il s'était fourvoyé et il se dis-
posait à sortir, lorsque tout d'un coup entra par une porte du fond
une belle fille blonde qui s'avança le mouchoir à la main et en
riant beaucoup. Le lieutenant pâlit et se redressa. Il regarda
s'avancer cette fille , et son visage se décomposait à mesure qu'elle
s'approchait , tout comme si c'eût été la mort. Elle n'était pas re-
poussante cependant , cette fille. C'eût été même une créature très
remarquable, si les traits de son visage n'eussent été flétris, et si
une maigreur maladive n'eût fait péniblement saillir les os de sa
poitrine. En apercevant l'étranger, elle s'arrêta court. Ils s'envisa-
gèrent quelques minutes, immobiles tous deux, puis enfin le vieux.
REVUE DE PARIS. 107
militaire saisit brusquement la jeune femme au poignet et lui dit :
Madame, je veuK vous parler.
Elle se dirigea sans répondre un mot vers celte porte du fond
qui venait de lui donner passage. Notre voyageur suivit. Son brus-
que élan avait soulevé quelques rires dans l'assemblée.
Une vieille les poussa tous deux dans une chambre. La porte
fermée , la belle fi!le tomba ù genoux. Le lieutenant s'arrêta en
face d'elle.
— Madame , voire nom?
— Monsieur... se mit-elle à balbutier.
— Yoire nom , madame, votre nom?
— Marguerite, monsieur.
Le Français sourit.
— Où étes-vous ici?
— Ah! monsieur, prenez pitié de moi! C'est la misère, je vous
jure, la misère toute seule
— Et je ne vous tue pas! Mais c'est que je n'ai pas une arme!
S'il y avait ici une arme?
Et ses yeux étincelans firent le tour de l'appartement. Sur une
table ronde poussée dans un coin et à moitié cachée par les rideaux
du lit, surnageaient les débris d'une collation. Le lieutenant aperçut
lin couteau sous une serviette. 11 le saisit.
La fille s'était levée. Elle demeura les bras étendus , les yeux
fixes, la bouche ouverte, une femme plutôt de marbre que de
chair. Elle voulait sans doute crier, mais elle ne le pouvait, la
malheureuse.
— Tu es une infâme, reprit cet homme à cheveux gris. Tu ne
t'appell'es pas Marguerite, tu t'appelles comme moi. Je vais te tuer.
Tu es trop infâme! Dans quel lieu, juste ciel, dans quel lieu!
Tiens! voilà ce que je te dois. Les bons comptes font les bons amis.
Il jeta dix francs sur le lit.
— Quelle infâme! Ici, je vous le demande un peu, ici! Oh! la
rage m'étoulfe Est-ce bien possible, mon Dieu? Ne fais-je pas
tout éveillé un atroce rêve? Mes yeux ne m'abusent-ils pas , et ce
que je vois, cst-cj qu'en vérité je le vois?
108 REVUE DE PARIS.
Cependant la voix était revenue à la femme. Elle tomba de nou-
veau à genoux.
— Grâce, monsieur, {jrace! Laissez-moi prier Dieu.
— Prie l'enfer, malheureuse. Pourquoi as-tu préféré ce lit
dégoûtant à mon lit? Réponds, tu ne te rappelles donc pas en
quel état je t'ai prise! Sans argent, à peine vêtue, et de quels
parens! Si tu n'étais pas la prostitution même, tu serais l'ingra-
titude. Mais tu t'es rendu justice. Tu es descendue à ta place. Oui,
tu étais bien née pour celte caverne. Tu es bien à ta place au milieu
de ces images graveleuses , de ces meubNs boiteux , de ces rideaux
jaunes , de ces nappes sales , de ces verres cassés , près de cet igno-
ble grabat. Dis, le métier est-il bun?
— Ah! monsieur, tuez-moi, tuez-moi plutôt. Maintenant je ne
résiste plus, vous pouvez me tuer.
— C'est tout ce que tu mérites. On t'ensevelira dans un de ces
draps. Tu es une infâme, te dis-je. Tu n'as pas seulement songé
que tu avais une pauvre petite fille. Sais-tu ce qu'on me deman-
dera lorsqu'elle sera en âge d'être mariée : si c'est ici que tu l'as
enfantée !
— C'est la misère, monsieur, c'est la misère! Pardonnez-moi,
j'ai eu faim et soif.
—Où est cet Italien?
— Il y a bien long-temps qu'il m'a abandonnée. C'est sa faute si
je suis ici. C'est le serpent qui m'a perdue. Il ne m'a:maitpas, il m'a
enlevée pour me faire chanter. La f)remière année , j'ai gagné plus
de cinquante mille francs, mais tout d'un coup une maladie m'a
privée de ma voix , et alors il m'a quittée, emportant tout l'argent.
— Comme tu m'as quitté, toi.
— C'était une nuit. Ah ! j'ai bien pleuré !
Le couteau tomba des mains du mari.
— Le reste , madame.
— Le reste, monsieur.... je n'ose....
— Maintenant! Ah ! vous pouvez aller.
— Le matin donc, je me trouvai seule, abandonnée, malade,
sans ressources. Je doutai long-temps, mais huit jours s'écoulèrent,
et il ne reparut pas ; et il avait dit à notre hôtesse qu'il serait de
REVUE DE PARIS. 109
retour avnnt une semaine. Il était parti, monsieur, sans même
payer notre drpcnse à l'auberge. De ce jour on me maltraita. Ces
impitoyables gens étaient décidis à me jeter à la porte, et j'allais
me trouver sans pain et sans asile, lorsque descendit à cette au-
berge un jeune Anglais..., J'étais à deu\ cents lieues de mon pays,
au fond de la Hollande , je ne songeais à vous qu'avec treiiiblement,
j'étais si coupable! Que vous dirai-je , monsieur? je fus aussi vile
que vous le peiis'z, je fus ce qu ils appellent une femme entrete-
nue. Ah ! si la douleur et la misère peuvent expier une faute , mon-
sieur, laissez-moi embrasser vos genoux , je ne suis plus coupable.
Ah! que j'ai souffert! On a plus pitié des bètes qu'on nourrit que
ces hommes-la n'ont eu pitié de moi. J'ai dépéri, comme vous le
voyez, au milieu de leur or et de leurs caresses. Que dis-je? de
leur or! l'or a diminué à mesure que le mépris a crû. J'ai baissé
peu à peu dans leur estime, comme baisse une marchandise.
Enfin de malheur en malheur, ayant perdu ma beauté comme
j'avais perdu ma voix, j'ai descendu échelon par échelon cette lon-
gue échelle d'infamie, que montent et descendent tant de malheu-
reuses! Monsieur, ayez pitié de moi, voici comme je suis tom-
bée ici.
— Et vous ne vous êtes pas tuée?
— Je n'en ai pas eu la force , j'<;tais déjà si exténuée lorsque ces
choses m'arrivèrent.... D'ailleurs j'espérais mourir de la honte.
— Pauvre créature! si vous pouviez voir combien vous avez
changé ! Tout n'est donc pas profit dans le crime. La flamme de
vos yeux est éteinte. Vous éies d'une maigreur lugubre. Tenez, je
ne veux pas vous cacher mes senlimens secrets, levez-vous, vous
me louchez de pitié. Je vous pardonne , madame , ce qui n'est point
pardonnable. Celte maison eût dû èire votre tombe! Mais vous
vous avez un enfant, madame, bénissez-lc. Elle vous rachète, la
pauvre innocente! Ce sera du moins l'excuse de ma faiblesse...
— Ah ! monsieur, toute une vie d'expiation et de vertus
— Je vous crois. Mais une dernière question , et répondez comme
si vous étiez devant Dieu. Oii est a présent cet Italien? Vous le savez.
C'est ma condition expresse, songez-y.
— En Angleterre, monsieur.
110 KEVDE DE PARIS.
— C'est bien. Alors nous pouvons retourner en France.
Le lendemain de son arrivée à Paris, le vieux lieutanant parut
devant sa femme. Il était en habits de voyage.
— Je vais en Angleterre, lui dit-il avec résolution. Je laisse entre
les mains de votre mère mon testament. Toute ma fortune est as-
surée à ma fille. Adieu, madame. Je ne sais pas s'il me sera donné
de vous revoir encore. Mais tâchez d'être honnête femme, et Dieu
me renverra peut-être bientôt près de vous.
— Qu'allez-vous faire en Angleterre , monsieur? demanda ma-
dame Ninette toute pâle.
— J'y vais pour des affaires de commerce , répondit le soldat
sans changer de figure.
Quatre mois après, on était alors en septembre , madame Ni-
nette prenait le frais, un soir, sur le balcon de son appartement.
Il n'y avait autour d'elle que madame Ducros , sa respectable
mère, et notre ami le juste-milieu qui regardait tour à tour Ni-
nette et les étoiles. La porte de l'appartement s'ouvrit soudain,
un homme entra. Il était tout couvert de poussière. Il s'avança
jusqu'au fauteuil de madame Car..., et la femme reconnut son
mari. Ses cheveux à présent étaient entièrement blanchis.
— Madame, lui dit-il, levez maintenant la tète, rien ne vous
en empêche plus. Je l'ai tué!.. J'ai eu bien delà peine à le trouver,
mais enfin je l'ai trouvé, et je l'ai tué !.. Il était bien lâche !
Notre ami le juste-milieu tressaillit, madame Ducros se signa ,
ipadame Ninette baissa la tête sans prononcer un mot. De ce jour
on remarqua que le vieux mari avait repris sa gaieté d'autrefois,
et tout le monde le félicitait sur son voyiige.
Pour madame Ninette, elle ne montra les jours suivans ni joie
ni peine. Je dois dire , il est vrai, que M. Anacharsis la consolait
depuis trois mois.
Louis DE Maynard.
GUILLAUME D'ORANGE.'
La nation anglaise avait accueilli avec joie la restauration
des Stuarts ; les peuples sont naturellement oublieux du passé ,
imprévoyans de l'avenir. Il est vrai de dire qu'à cette époque
la déclaration de Charles , datée de Bréda , avait calmé beau-
coup de craintes , répondu à beaucoup d'espérances ; mais les
choses étaient bien changées lorsque, vingt-quatre ans plus
tard, le duc d'York, Jacques II, vint s'asseoir sur le trône de
son frère.
Cinq années avant cette époque , en 1679 , il avait été ques-
tion , au parlement , de l'exclure du trône ; la religion catholique,
dont il faisait profession , était le prétexte de cette mesure. Ce
bill , rejeté à une faible majorité, avait été remplacé par un autre
bill appelé bill de limiialion des droits, et dont l'effet eût été d'a-
néantir dans les mains du duc l'autorité royale , de la réduire
pendant tout son règne à un vain mot. Ce bill eut le sort du
(i) Ce fragment f.iif partie d'un remarquable ouvrage de philosophie politique,
intitulé Guillaume u'Orange et i,e duc d'Ori.kams, qui paraîtra procliainenient
chez le libraire Charpentier, rue de Seine.
il2 REVUE DE PARIS.
précédent; toutefois les circonstances étaient devenues tellement
liostiles au duc , que le roi lui-même et quelques-uns des amis du
duc n'avaient pas été éloignés d'en favoriser l'adoption. En 1681,
\m autre bill d'exclusion, présenté de nouveau au parlement,
avait eu les honneurs d'une seconde lecture. D'un autre côté, le
comte d'Essex proposait au môme parlement ce qu'on appelait
alors une association ; ce devait être une sorte de ligue protes-
tante : le duc , à son avènement au trône , aurait été forcé de
remettre à cette association quelques places fortes pour servir
de gage de sûreté à la religion protestante. D'aulres voulaient un
divorce entre le roi et la reine, dans le but de faire épouser
à Charles une princesse protestante, dont il pût avoir des hé-
ritiers. Quelques-uns pensaient à Montmouth, fils naturel de
Charles : il était beau , brave ; il avait obtenu quelques succès à
la guerre, mais c'était surtout sa qualité de protestant qui lui
conciliait la faveur publique. La raison contraire faisait du duc
d'York un objet de haine et d'animadversion pour l'Angleterre.
L'Ecosse, pendant plusieurs années , avait paru lui être toute
dévouée ; elle ne tarda pas néanmoins à manifester à son égard
les mêmes dispositions que l'Angleterre. Là, comme en Angle-
terre, le zèle du protestantisme avait le pas sur tous les intérêts,
sur tous les sentimens; le duc d'Argyle, fort puissant dans le
pays, était le plus zélé partisan du prince; il ne lui en avait
pas moins déclaré qu'il saurait, au besoin, défendre contre lui,
et jusqu'au dernier soupir, la religion du pays. Un jour qu'il était
question, au parlement d'Ecosse, d'imposer à tous ceux qui
exerçaient un emploi quelconque la signature d'une espèce de
formulaire protestant, le duc d'York réclama une exception per-
sonnelle; mais Argyle se lève aussitôt, s'emporte, dans un
long discours , contre la prétention du duc , et finit par ces
mots : « Le papisme n'est point à craindre dans ce royaume, à
moins qu'il n'y soit introduit par la famille royale elle-même, et
la religion protestante est moins en péril sans aucune des garan-
ties proposées, qu'avec la seule exception qui les détruit toutes.»
Nous l'avons dit , Argyle était pourtant un ami , un zélé partisan
du duc ; contradiction qui suffit à peindre toute la violence et
REVUE DE PARIS. lîS
tout l'emportement des passions soulevées contre ce malheureux
prince.
On s'en ferait difficilement l'idée. Il n'était ni crime, ni
forfait dont l'imagination populaire ne fût disposée à le croire
capable ; on en vit la preuve dans le finneux procès de Titus
Oates ; toutes les calomnieuses impostures de ce dernier, si ab-
surdes, si insensées, si dépourvues de vraisemblance qu'elles
pussent être , n'en furent pas moins avidement recueillies par le
peuple: par cela même quelles s'adressaient au duc, elles se
métamorphosaient pour le peuple de Londres tout entier en faits
évidens, prouvés. Tn juge de paix , nommé Gottfrey, ayant été
assassiné pendant le procès , ce fut encore au duc que le peuple
attribua ce crime pendant tout son règne. A cette occasion , la.
terreur fut universelle dans toute la ville. Aux funérailles de
Gottfrey, dit un historien protestant, chacun croyait sentir, près
de son propre sein , le poignard qui avait frappé celui-ci ; et ce
poignard, il le voyait étinceler dans les mains du duc. Une lettre
du secrétaire de ce dernier, devenue publique dans ce procès,
avait révélé les projets qu'il méditait dès lors pour le rétablisse-
ment de la religion catholique. Cette révélation l'ayant pouraÎRsi
dire constitué, aux yeux de l'Angleterre, le représentant officiel
du papisme, il était devenu , aux yeux de la foule , solidaire de
tous les excès, de toutes les superstitions, de tous les crimes que
prêtait à celte croyance l'imagination protestante, à celte époque
plus qu'à aucune autre : c'était celle de la révocation de ledit de
Nantes.
Les états protesians de l'Europe, la Hollande, la Suède, le
Danemark, la Prusse, s'étaient vus tout à coup remplis de réfti-
giés fran(;ais ; la seule Angleterre en avait reçu quarante à cin-
quante mille. Ils erraient çà et là dans les trois royaumes, ra-
contant les persécutions , les spoliations , les condamnations d(jnt
ils avaient été victimes , demandant vengeance du sang de leurs
frères qui coulait encore sous le sabre des dragons. Qu'on ap-
précie les haines furieuses, acharnées qui devaient s'allumer à
tous ces récits , contre le roi de France, contre la religion catho-
lique, contre .lacques, leur ami, leur allié, leur futur compliw».
TOMi:. X\ AOUT. 8
114 RKVUE DE PARIS.
Forcé de luii,;^ momon'.anément devant ses ennemis , Jacques
s'était lon[j-temps relégué dans la vice-royauté d'Ecosse. Plus
tard, il lui fallut chercher un asile jusqu'en Hollande. Il en partit
pour venir recevoir le dernier soupir de son frère, donnant ainsi
pour la première fois au monde le spectacle de l'héritier pré-
somptif d'une couronne, qui a vu son exclusion de cette cou-
ronne solennellement proposée , disculée dans le sénat national ,
et qui de l'exil s'achemine au trône de ses aïeux.
Brave à la guerre , élève de Turenne, amiral heureux et hardi
à la tête des flottes d'Angleterre, le roi Jacques étaiî un caractère
à la fois plein de faiblesse et d'obstination. Esprit absolu , il ne
manquait jamais d'aller, logiquement , jusqu'aux dernières con-
séquences, jusqu'aux résultats les plus extrêmes des principes
qu'il avait une fois posés. Fallait-il agir, il avançait dans cette
route ; mais on le voyait tout à coup non-seulement s'arrêter,
mais s'arrêter parfois devant un obstacle qu'il lui eût été facile
de surmonter. C'es'l que, tout en obéissant à sa conscience, il
avait en même temps je ne sais quelle secrète , quelle intime
conviction de l'inutilité de ses efforts. Il unissait de la sorte la
plus extrême témérité à la plus complète absence de toute éner-
gie ; et c'est ainsi qu'il alla se heurter toute sa vie contre les
choses et les nécessités de son époque. Il lui arriva d'ailleurs ce
qui ne manque jamais d'arriver à ceux que la fatalité a con-
damnés : tout tourna contre lui , tout concourut également à sa
perte : le courage autant que la faiblesse, ses qualités autant
que ses défauts, ses vertus autant que ses vices.
A cette époque, tout était encore vague, incertain, confus,
dans ce qui est devenu, depuis ce temps, la constitution d'An-
gleterre. L'autorité de la couronne , les droits du parlement ,
les im|)ôts , rien de tout cela n'était assujéti à des règles fixes et
invariables ; la puissance du parlement se réduisait , en défini-
tive , presque tout entière à des refus d'argent. Est-il question ,
sous Charles II, de mettre en accusation la duchesse de Cleve-
land, maîtresse du roi : (( Que dites-vous? s'écrie un vieux par-
lementaire de sa place ; ce sont, au contraire, des statues qu!il
faut élever aux maîtresses de sa majesté ; sans elles, vous n'aii-
REVUE DE PARIS. il5
riez pas de parlement, n Sur un terrain vague , obscur, mal li-
mité', se lieuriaient incessamment les privilèges parlementaires
et la prérogative royale. Mais par cela môme que les refus de
sulîsides constituaient, comme nous venons de le dire, le fond
de la ])uissance du parlement , ceiîe puissance n'était vraiment
que négative ; elle s'annulait même quand le roi avait assez d'ar-
gent pour se passer du parlement. Charles II avait été souvent
plusieurs années de suite sans en assembler.
Ce manque de fixité dans les institutions sert d'abord Jacques
dans l'accomplissement de ses projets, le rétablissement delà foi
catholique. Dès le second parlement convoqué sous son régne, il
se met en devoir d'annuler le test ; on appelait ainsi une sorte de
profession de foi protestante alors exigée de tout fonctionnaire
civil , ou de tout officier de l'armée. Ab li seulement de nos jours,
il était conçu en ces termes : « Je déclare ne pas croire qu'il se
fasse de transsubstantiation dans la cène du Seigneur, ni pendant
ni après la consécration. » Signer cette déclaration , c'était , à
proprement parler, abjurer sa croyance, si l'on était catholique,
et se déclarer protestant à la face du ciel et des hommes. Charles II,
dans un des derniers parlemens de son lègne, avait annoncé la
résolution d'affranchir de cette formalité les officiers de l'armée,
en vertu d'un certain pouvoir dis[jensatif qu'il prétendait s'ar-
roger; une adresse du parlement avait alors repoussé cette pré-
tention de Charles; une nouvelle adresse, en réponse au discours
de Jacques, ne la repoussa pas moins énergiquement, quand ce
dernier l'eut rc[)roduite pour la seconde lois. Mais Jacques, au
lieu de se tenir pour iialtu, comme l'avait fait son frère , essaie de
tourner l'obstacle (pi'il désespère d'emporter de front.
Il proroge le parlement, et fitit poser devant les douze juges
d'Angleterre une question ainsi conçue : « Le roi peut-il dispenser
des sermens et des tests les personnes qu'il place dans les charges
et emplois du royaume? » Les douze juges répondent : « Les lois
du royaume sont les lois du roi; il peut en dispenser autant que
la nécessité l'exige; il est le seul juge de cette nécessité ; et il ne
peut renoncer à (e droit, qui n'est (pi'un dépAt entre ses mains,
et qui fait [)artie des prérogatives de la couronne. » Ce raisonne-
8.
Î16 RKVIIE DE PARIS.
ment péchait essentiellement par la base; il admettait en principe
que les lois du royaume étaient les lois du roi , et cela n'était nul-
lement vrai ; car, aux termes de la constitution anglaise , le pou-
voir législatif n'appartenait pas au roi seul , mais bien au roi et
im parlement réunis. Quant aux conséquences de cette décision,
elles étaient vraiment immenses; elles ne tendaient à rien moins
qu'à changer en une véritable dictature le pouvoir jusque-là limité
<Je la couronne. Que devenait le droit du parlement de concourir
à la confection des lois j à côté de ce droit nouveau reconnu au
roi, de dispenser de l'obéissance aux lois, c'est-à-dire d'annuler,
d'effacer ces lois aussitôt écrites?
D'un autre côté, la domination de la religion protestante se
trouvait singulièrement comijromise par cette décision, par la-
quelle se trouvaient abattues les dernières barrières qui la dé-
fendaient contre le catholicisme ; la brèche était ouverte , le che-
min frayé par où les catholiques, jusqu'alors en dehors de
la société politique , pouvaient y rentrer triomphans. L'applica-
tion de la théorie formulée par les douze juges conduisait à ce
résultat. Leur étrange décision n'en acquit pas moins, quelques
instans, autorité de chose jugée, autorité si puissante, comme on
sait, en Angleterre, Le chevaher Edouard Haies, colonel d'un
régiment d'infanterie, fut dénoncé par son cocher, comme en con-
travention avec la loi du test. Edouard Haies est cité devant les
magistrats ; l'affaire s'instruit ; le ministère public conclut à l'ap-
plication de la peine. Le jugement va être rendu, mais alors
Edouard Haies produit une dispense du test , signée par le roi et
scellée du grand sceau de l'état. Il est renvoyé absous. Enivré de
ce succès, Jacques ne s'occupe plus qu'à remplir de catholiques
les emplois publics , surtout ceux de l'armée ; il ne veut plus que
des catholiques autour de lui. Bientôt ce n'est plus assez pour lui
qu'on ne le soit en secret , il contraint ceux d'entre eux qui exer-
cent les grandes charges de la couronne à suivre ouvertement
toutes les pratiques de cette croyance.
On le vit un moment au point de ne plus réclamer la simple to-
lérance pour l'église romaine, mais d'en proclamer hautement la
domination absolue. Barillon , l'ambassadeur de France , à propos
REVUE DE PARIS. HT
de la révocation de l'édit de Nantes, et au milieu des transports
d'admiration que lui causait cette mesure, écrit à Louis XIV:
« On vous imiterait bientôt ici , si on l'osait. »
Chose étrange ! en vertu de son titre de roi d'Angleterre , Jac-
ques n'en était pas moins le chef officiel , le pontife reconnu de la
religion anglicane. Le serment du sacre l'obligeait à maintenir,
par tous les moyens, la suprématie de cette religion. On ne sau-
rait imaginer de situation plus complètement fausse dans tous ses
détails que celle de ce malheureux prince.
Dans l'accompl.ssement définitif de ses projets, Jacques avait
besoin d'argent pour se dispenser de convoquer le parlement; il
en avait encore besoin pour l'entretien d'une armée permanente.
C'est dans la bourse de Louis XIV qu'il comptait le puiser; c'est
de la France qu'il attendait ses principaux moyens d'action.
Louis XIV ne pouvait, en effet, qu'applaudir aux projets de
Jacques ; il était avec lui de cœur et d'ame : souverain absolu
lui-même, comment n'aurait-il pas applaudi aux efforts d'un roi
voisin pour sortir de tutelle? Catholique sincère, n'était-il pas na-
turel qu'il fût constamment disposé à prêter son appui à toute en-
treprise contre la religion protestante? A ces motifs généraux se
joignaient d'ailleurs d'autres motifs d'un intérêt plus puissant,
tirés des circonstances politiques où se trouvait l'Europe. Les états
protestans formaient une ligue toujours subsistante contre la
France; la guerre était depuis long-temps imminente entre cette
dernière et cette ligue, qui, avec l'adhésion de quelques nouveaux
états, prit plus tard le nom de ligue d'Augsbourg. L'Angle-
terre entrerait-elle dans cette ligue, ou bien contracterait-elle
une alliance avec la France? Ce dernier parti ajoutait beaucoup
aux chances de succès de Louis XIV dans le conflit qui se prépa-
rait. L'alliance avec l'Angleterre semblait devoir assurer à jamais
sa domination continentale; il avait ainsi un immense intérêt à
cette alliance, et n'hésita jamais à la payer aussi chèrement qu'il
le fallut. De là, tous ces traités secrets entre la cour de Saint-
James et celle de Versailles , l'une des plus curieuses parties de la
«liploma tie de l'époque.
1Ï8' REVUE DE PARIS.
Toute la politique intérieure de l'Angleterre se rattachait, en
même temps, à cette question de politique extérieure. La France,
triomphante sur le continent , entraînait le triomphe du principe
catholique qu'elle représentait, sur le continent d'abord, mais par
suite en Anjrleterre. Rien ne s'opposait plus alors à ce que
Louis XIV mît à la disposition de Jacques les moyens en hommes
et en argent , nécessaires à l'accomplissement des plans de ce der-
nier. C'en eût été fait de la religion protestante et des institutions
parlementaires de l'Angleterre. Le peuple avait le sentiment de
cette situation. Le protestantisme, imitant en cela-le catholicisme,
prenait, comme ce dernier, son point d'appui et ses moyens d'ac-
tion à l'extérieur. A l'occasion du conflit qui se préparait, il se
prononçait pour une alliance offensive et défensive avec la Hol-
lande, avec autant d'ardeur et de persistance qu'en mettait la
cour et .ïacques à vouloir l'alliance avec la France. C'est que la
Hollande était alors, en Europe, à la tête des intérêts prolestans.
La Hollande avait mis un terme aux conquêtes de Louis XIV^, au
prix du meilleur et du j^lus pur de son saflg; elle était toujours
au moment de recommencer la guerre, toujours menacée dans
son existence, toujours à la veille d'une invasion nouvelle. En at-
tendant le combat, elle soutenait, par la presse, une violente po-
lémique tout à la fois contre les catholiques et contre la politique
dominatrice de Louis. Des croyances et des sympathies communes
unissaient ainsi les deux peuples : les intérêts de la politique , du
commerce, de l'industrie, le partage d'un danger commun, res-
serraient plus intimement encore cette union. De ses faibles
mains, Jacques ne s'en obstinait pourtant pas moins à rompre
ces liens si fortement tissus; il voulait enlever l'Angleterre à l'al-
Kance hollandaise , pour la faire graviter dans l'orbite politique
de la France.
Le rôle important que le prince d'Orange fut appelé à jouer
dans les affaires d'Angleterre s'explique tout entier par ce qui
vient d'être dit. Le prince était comme la personnification du
protestantisme , il était en même temps le chef des intérêts euro-
péens en réaction contre la domination de la France : situation
politique qu'il avait prise de bonne heure. A l'époque de l'inva-
REVUE DE PARIS. 119
sion de la Hollande par les armées françaises, il sortait à peine de
l'adolescence; la victoire avait alors abandonné les drapeaux de
la république ; sans armée , sans arjjent , sans ressources d'aucune
sorte, au milieu du découragement général, Guillaume seul ne
désespéra pas du salut de la patrie. L'indomptable énergie de son
caractère éclatait là tout entière; sa résolution était prise de
mourir plutôt que de souscrire à l'humiliation de sa terre natale;
et cette magnanimité toute romaine l'en rendit le libérateur. S'é-
tonnant un jour de le voir, presque aux abois, refuser pourtant
des conditions de paix presque tolérablos, l'ambassadeur d'An-
gleterre l'interpelle et lui dit : « Que voulez-vous doac? — Mou-
rir, répond le prince, dans le dernier fossé de la jiairie. » Outre
ces antécédens, qui lui valaient la faveur populaire, sa qualité
d'époux de l'héritière présomptive de la couronne l'appelait, d'un
autre côté, à intervenir entre les partis divers qui divisaient l'Angle-
terre; il se présentait tout naturellement à eux comme concilia-
teur, comme arbitre. Est-il question d'un point de discipline re-
ligieuse , les évêques , enfermés à la Tour de Londres , lui écrivent
qu'ils voient en lui le vrai défenseur de la religion protestante.
Est-il question de la prétendue illégitimité du prince dctjulles, les
lords le somment de venir procéder à une enquête légale et juri-
dique sur la naissance du jeune prince.
La naissance d'un héritier avait, en effet, assez fortement
ébranlé le trône de Jacques , qu'elle eût dû consolider dans le
cours naturel des choses. L'espoir de voir la princesse d'Orange
succéder un jour à son père portait un grand nombre de protes-
lansà supporter patiemment le règne de .lac(]ues; ils entrevoyaient
dans l'avenir l'avènement au trône d'une princesse protestante,
protectrice naturelle de leurs croyances et de leurs intérêts. Mais
voilà cet avenir qu'ils saluaient, qu'ils ap|)elaient du IVuul du cœur,
devenu tout à coup plus sombre encore et plus menaçant que le
présent; voilà que l'avenir aussi ap|)artient aux catholiques, qui
déjà s'en em()arent comme de leur domaine assuré, (lela donne
moyen à la haine des ennemis de Jacques de l'aliaipier par un
côté sensible. L'absence des dames protestantes au moment de la
délivrance de la reine, quelques pratiques de dévotion anlipathi-
120 REVUE DE PARIS.
ques au protestantisme, des circonstances insignifiantes en elles-
mêmes, des riens, mais ex[)loités avec une habile malveillance,
finirent par rendre la nation entière incrédule à la naissance du
prince. L'opinion que cette naissance avait été supposée devint
une de ces croyances, un de ces préjugés populaires que l'évi-
dence et la vérité sont impuissantes à déraciner de l'esprit des
générations contemporaines.
La mort de l'électeur de Cologne, incident d'assez peu d'im-
portance en lui-même, fait éclater tout à coup les germes de dis-
corde que recelait l'Europe. La France et la Hollande se pronon-
cent toutes deux pour des concurrens différons. Louis XIV arme
en faveur du sien; il menace de l'installer de vive force, en dépit
de la cour de Home et des droits de l'empire germanique. Cette
prétention achève de réunir contre la France les divers états de
l'Europe; d'un côté, la Bavière, le Brandebourg, la Saxe, le
Danemarck, la Suède; de l'autre, l'Autriche, la Savoie, l'Espa-
gne, les États romains, forment la ligue d'Augsbourg. La Hol-
lande était comme la pierre fondamentale de cette coalition. Dans
cette ligue bizarre, les états protestans et les états catholiques
marchaient pêle-mêle sous la même bannière. Des princes pro-
testans prenaient les armes pour soutenir une décision du pape;
des princes catholiques s'apprêtaient à combattre le fils aîné de
l'église, le monarque qui venait de révoquer l'édit de iSantes. C'est
qu'il s'agissait, au fond, d'une réaction européenne contre la
France, réaction à laquelle prenaient part, à titres divers, tous ceux
dont elle avait froissé les intérêts depuis quarante ans. Grâce aux
traités secrets de Jacques et de Louis XIV, l'Angleterre restait
seule étrangère à celte coalition; seule elle demeurait étrangère
à ce grand mouvement politique. Sous un autre roi que Jacques,
c'était pourtant à elle qu'il eût appartenu de la conduire et de la
diriger : les intérêts de sa politique et ceux de la religion protes-
tante l'y poussaient également.
Aussi , l'entreprise du prince d'Orange , lorsqu'il passa en An-
gleterre , est-elle tout autant dirigée contre Louis XIV que contre
Jacques ; le roi de France le comprend. Instruit des préparatifs
de Guillaume, il fait signifier aux états-généraux de Hollande
REVUE DE PARIS. 121
qu'une alliance offensive et défensive existe entre lui et le roi
d'Angleterre ; qu'attaquer l'un , c'est attaquer l'autre. Mais cette
démarche ne pouvait que nuire à Jacques ; loin de lui être de
quelque utilité, elle achève de donner à Guillaume l'appui de
l'Europe ; elle rend plus sensible que jamais la nécessité d'enlever
l'Angleterre à l'alliance française : nécessité que l'Europe ne sau-
rait méconnaître plus long-temps. L'Europe considère, en effet,
Guillaume comme le chef de la vaste conspiration qu'elle-même
ourdit depuis long-temps. Depuis les marbres du Vatican jus-
qu'aux bruyères de l'Ecosse , celui-ci ne compte plus que des
complices. Les vœux du chef du catholicisme accompagnent
l'usurpateur hérétique du trône d'un prince qui s'immole au triom-
phe de la foi catholique. A La Haye , l'ambassadeur d'Espagne
fait faire dans sa propre chapelle des prières publiques pour le
succès de l'expédition de Guillaume ; le même ambassadeur, dans
un grand dîner aux principaux membres des états-généraux,
porte ce toast : (f Au prince d'Orange ! Puisse-t-il , roi d'An-
gleterre , entrer dans un an à Paris à la tête de cent mille hom-
mes! » C'était trahir la secrète pensée qui unissait momentané-
ment tant de vœux et tant d'intérêts d'ordinaire séparés.
Le vent papiste, comme on disait, dispersa i)lusieurs fois
l'escadre de Guillaume. La cour do Jacques se livrait alors à de
folles espérances ; les souvenirs de la fameuse xVrmada se repro-
duisaient dans tous les esprits pour les bercer de trompeuses
illusions. Mais les vaisseaux hollandais étaient à peine ralliés,
que l'obstiné Guillaume reprenait aussitôt la mer. Débarqué enfin
dans la baie de Torbay , il ne se ])iesse pas de marcher en avant;
il perd ou semble perdre dans une com[)lè(e inaction les jours
qui suivent son débarquement, laissant à Jacques tout le temps
de se reconnaître et de prendre d'énergiques résolutions, si ce
dernier en eût été capable. 11 reçoit les [)étitions qui, de toute
part, arrivent ))Our demander un parlement libre, où les intérêts
prolestans reçoivent de nouvelles garanties , où l'alliance avec la
Hollande soit enfin décidée. Il traverse des villes silencieuses ,
étonnées , où ne se manifeste aucun enthousiasme ; bien des
jours s'écoulent avant qu'un seul personnage de distinction , qu'un
làâ REVUE DE PARIS.
seul {gentilhomme vienne se ranger sous ses drapeaux. 11 s'étonne
et se trouble parfois de ce calme inattendu ; il répète ce qu'il a
déjà dit dans une requête au roi : que , s'il a débarqué en Angle-
terre , ce n'est pas par des vues d'ambition personnelle , mais
uifiiquement pour céder à l'invitation des principaux seigneurs
temporels et spirituels du royaume. Toute sa force semble con-
sister dans les mots qu'il a inscrits sur sa bannière : Pour la re-
ligion protesimiie ; et au-dessus comme devise à l'écusson de ses
armes : Je niaiiuiendrai. Son langage est un long commentaire de
ces paroles, assez vagues par elles-mêmes, pour pouvoir s'adap-
ter à des projets divers. Il ne réclame, d'ailleurs, aucun titre
officiel ; il n'agit au nom d'aucun pouvoir légal ; il se présente
(on ne sait en vertu de quel droit ) comme un suprême arbitre
entre le roi et le peuple , ou, pour mieux dire, entre le roi et
les seigneurs d'Angleterre : spectacle des plus singuliers parmi
ceux que nous présente l'histoire.
Dix jours étaient déjà passés , et le prince , encore à Exeter ,
n'avait pas fait un seul pas en avant. Appuyé à deux mers , il
était , d'ailleurs , à l'abri de toute surprise. Pendant ce temps ,
lui et ses adhérons évitent soigneusement tout appel aux passions;
loin que le peuple soit provoqué à l'insurrection , ses moindres
désordres sont réprimés avec une sévérité impitoyable. Quelques
soldats de Jacques commencent , il est vrai , à passer sous les dra-
peaux du prince ; mais c'est pour y trouver une discipline bien
autrement sévère que dans les rangs qu'ils ont quittés.
Une fois en mouvement, accompagné de quelques personnages
de distinction qui l'ont rejoint, il conserve dans toutes ses dé-
marches le même caractère de calme , et pour ainsi dire , d'im-
passibilité. Les soldats qui doivent le combattre se mettent-ils à
déserter en assez grand nombre, il les repousse des rangs de son
armée plutôt qu'il ne les accueille ; ce sont des régimens entiers
qu'il lui faut, ayant conservé leur discipline, leurs chefs , leurs
drapeaux. La crainte de désorganiser l'armée semble le préoccu-
per; il y sacrifie, sans hésiter, ses intérêts du moment ; ou bien
encore, se voyant déjà maître de la société, il veut se garder
d'en déranger le moindre ressort. Et qu'en est-il besoin? A peine
REVUE DE PARIS. 12S
à la tête de quinze mille hommes , il réduit à l'inaction , à l'iner-^
tie , il subjugue par les mots sacramentels écrits sur sp bannière
les trente mille hommes que Jacques lui oppose. U est entouré
d'une force morale , espèce de bouclier magique contre lequel
viennent se briser toutes les forces de son adversaire. Jacques
en a lui-njème la conscience : au fond du cœur, il se sent vaincu
avant de combattre , condamné par la fatalité. Lui qui, aux côtés
de Turenne, s'est distingué sur plusieurs champs de bataille;
Ivi qu'on a vu habile et vaillant amiral à la tête des flottes bri-
tanniques , il quitte à la hàie son armée. 11 n'ose s'arrêter à au-
cune résolution quelque peu vigoureuse ; il erre çà et là , d'un
palais à l'autre; il agite à la hâte mille partis contradictoires ; il
cherche à entrer en négociation avec le prince , donnant ainsi
lui-même une sorte de sanction à l'usurpation qui doit suivre;
puis enfin, au milieu d'une nuit, feignant de ne pas se croire en
sûreté dans le voisinage de Guillaume , il s'enfuit tout à coup. La
reine et le prince de Galles étaient déjà sur le continent. Au mo-
ment de s'embarquer, il est arrêté, ramené à Londres, et l'aspect
de cette grande infortune émeut le peuple de cette ville : le roi
fugitif en reçoit j)lus de témoignages de respect el d'affection qu'il
n'en avait reçu au temps de de sa puissance.
Un parti nombreux était d'ailleurs resté fidèle au roi catholique ;
il était donc encore possible que les débats du parlement, où
s'allait décider l'avenir de l'Angleterre, eussent une issue favo-
rable à sa cause. Mais .lacques était tout entier à la préoccupa-
tian de ses dangers personnels; il s'échappe de nouveau, cette
fois avec i)lus de succès, et va débarquer en France. A qui donc
appartiendra la couronne d'Angleterre? Jacques s'en dépouille
sans coup férir; Guillaume affecte pour elle un superbe dédain.
L'ouverture d(>s délibérations ne fait pas sortir le prince de la
sorte de froideur impassible où il se tient enfermé depuis son
débarquement en Angleterre. On ne le voit nullement s'inquiéter
de capter les suffrages des membres des deux chambres. II af-
fecte de se montrer complètcîUKînt indifférent à ce qui se passe
autour de lui; il j)arle rarement , el quand il le fait , c'est avec de
sècties et brèves paroles, qui ne trahissent aucune émotion, ne
124. REVCK DE PARIS.
-laissent entrevoir aucun désir; çà et là perce seulement quelque
peu d'ironique dédain. I.e peuple de Londres se prend d'antipa-
thie pour le prétendant et les troupes qui l'entourent. Le jour
même de l'entrée du prince, il tue deux soldats hollandais, et
refuse de laisser les troupes pénétrer dans la Cité. On dirait par-
fois que l'aristocraiie n'a pas de dispositions beaucoup plus favo-
rables; il s'y mêle quelque jalousie de pouvoir. A la tête de son
armée victorieuse, le prétendant se trouve déjà presque aussi an-
nulé, presque aussi effacé qu'un roi consiiiutionnel sur le trône. Ses
proclamations au peuple , ses communications au parlement , ne
manquent jamais de commencer par ces mots : « Nous , de l'avis
des seigneurs et des gentilshommes assemblés. » Guillaume semble
parfois comme enseveli dans son triomphe. L'orgueil anglais et
l'orgueil hollandais, faute d'un élément moins inflexible qui
pût s'interposer entre eux , se heurtent et se repoussent à tout
instant.
Un gentilhomme du comté de Kent, Henri Seymour, avait été
un des premiers à se joindre au prince. En dépit de sa froideur
ordinaire, Guillaume s'empresse d'aller au devant de lui ; et vou-
lant lui être agréable , l'aborde avec ces paroles : « — Vous êtes,
je crois , monsieur , de la famille du duc de Sommerset. » — « Non,
votre altesse, répond Seymour; c'est le duc de Sommerset qui
est de la mienne. »
Non seulement le prince a dédaigné le peuple , mais il ne se
communique que rarement aux lords, surpris et blessés de cette
étrange froideur. A la distance d'un siècle nous n'apercevons en-
core aucune trace d'émotion sur cette figure pâle et blême, ovi
sont écrits , en profonds sillons , d'amers soucis et de précoces
infirmités. Mais cette impassibilité , cette absence de passions en
dehors, et, pour ainsi dire, de mouvement, ne laisse pas que de
servir le prince; elle en fait un être à part, différent de ceux
qui s', g îent à ses côtés. Le calme elle sang-''roid exercent sur
les hon m3s une étrange et toute puissante fascination.
Les chambres assemblées, le prince d'Orange expose à celle
des lords l'état général des affaires de l'Europe. Il montre comme
imminente la guerre entre la France et la Hollande; il insiste
REVUE DE PARIS. Î2.S
sur les dangers que court ce dernier État , et conclut en ces
termes: « L'Angleterre se trouve obligée, en vertu des traités
existans, à secourir les états-généraux ; j'espère que cette obli-
gation, et ce qu'ils ont fait pour vous en s'exposantau péril, vous
portera, par une juste reconnaissance, à les assister autant que
besoin sera. C'est là ce que j'attends de vous, en votre double
qualité de protestans et d'Anglais. » L'orateur de la chambre des
communes parle dans le même sens: il expose la triste position
du pays; il insiste sur celle plus triste encore de l'Irlande, alors
en proie à de violentes agitations intérieures; il termine par ces
paroles : « J'ai surtout ordre de son altesse de vous mettre devant
les yeux l'agrandissement de la France et les desseins de so5>
turbulent monarque et ennemi de la religion protestante; de
vous dire qu'il faut que nous nous mettions en état, non-seule-
ment de nous défendre , de défier toutes ses forces , mais encore
de faire une si puissante diversion dans ses propres États, que
nous puissions recouvrer nos premières conquêtes en France, ci
restituer à la couronne d'Angleterre les provinces qui , autrefois,
lui appartenaient. » Ces derniers mots renferment rarrière-penséo
de Guillaume.
Un grand nombre de questions sont alors discutées par lc>
lords et les députés des communes. Un contrat existe-t-il entre
le roi et la nation? La majorité se prononce pour l'affirmative.
Jacques a-t-il violé ce contrat? a-t-il abdiqué ou déserté la cou-
ronne? La majorité répond encore oui sur cette question. Ou
passe à une autre: Le trône étant supposé vacant, est-ce un roi
qu'il faut nommer, ou bien un régent pour gouverner au nom de la
fille de Jacques? A la chambre des lords, cinquante voix se prf>-
noncèrent pour la royauté , quarante-neuf pour la régence. Mais,
sur ce point, Guillaume sort, pour la première fois, delà ré-
serve qu'il s'est imposée: « 11 ne veut pas être régent, dit-il; il
ne veut pas se mêler aux affaires, à moins que ce ne soit pour
tout de bon. Il n'est pas homme à recevoir des ordres d'une coiffe,
ou bien à tenir au trône par les cordons d'un tablier. » A propos
de la déclaration de vacance du trône, les tories font une objec-
tion , qui long-temps arrête la discussion ; « Dans une monarchie.
126 REVUE DE PARIS.
disent-ils, le trône n'est jamais vacant; car la loi de l'hérédité
appelle nécessairement l'héritier le plus pnjclie à le posséder. »
Mais nous l'avons dit, il existait un bill excluant tous les catho-
liques des fonctions et des emplois publics, cela répondait à l'ob-
jection; et en vertu de ce bill, l'exclusion du prince de Galles
était positive, sans qu'il fût besoin de le désigner nominativement.
L'illégitimité de sa naissance était d'ailleurs, à cette époque,
une opinion générale.
Or, à ce point de vue , le trône appartenait incontestablement à
la princesse Marie, femme de Guillaume; après elle, à ses en-r
fans, et à défaut de ceux-ci, à la princesse de Danemarck, sa
sœur cadette ; enfin aux enfans de cette dernière. L'abdication
du roi était supposée la conséquence de sa fuite. On n'insistait
pas sur l'illégitimité du prince de Galles, non qu'elle parût dou-
teuse , mais parce que en raison du bill d'exclusion des catholiques
c'eût été chose inutile. On restait, de la sorte, jusqu'à un certain
point, dans la loi d'hérédité. On ne se permettait qu'une seule
dérogation à cette loi, c'était de laisser le trône au prince d'O-
range , dans le cas où il survivrait à sa femme ; et encore devait-:-
on y rentrer bientôt : le prince n'avait pas et ne pouvait pas avoir
d'enfans. Là seulement était la part faite aux circonstances, ou,
comme on dit maintenant, aux nécessités du temps.
Pendant la durée de ces débats, Guillaume, indifférent aux
affaires d'Angleterre , ou du moins paraissant l'être, s'occupait,
en revanche , fort activement des affaires du dehors. Il agissait
auprès de la diète de Ratisbonne pour la pousser à se déclarer
promptement contre la France. Dans sa correspondance à ne
sujet, il appelait Louis XIV l'ennemi non-seulement de l'Empire,
nmis de la chrétienté ; et il faut le dire , la dévastation du Palatinat,
les ruines encore fumantes de tant de villages incendiés par les
mains de ïurenne , n'étaient que de trop éloquens commentaires
aux paroles de Guillaume : aussi la diète déclara-t-elle la guerre
à la France dés le mois de mars. Ce même mois, et presque le
même jour, parut le manifeste des états-généraux; l'électeur de
Brandebourg publia le sien le 13 avril, et le 26 du même mois,
les communes , de leur [)ropre mouvement , votèrent une adresse
REVUE DE PAniS. J27
à Guillaume, déclaré roi le 13 févrierj pour l'avertir que les fidèles
députés des communes étaient unanimement disposés à lui fournir
les moyens de commencer et de soutenir la guerre avec la France,
aussitôt que sa majesté juj^erait à pro|)os de la déclarer.
Le vote de cette adresse avait été précédé d'une longue dis-
cussion, où la violence du langage de certains orateurs peignait
bien toute l'énergie de leur haine contre la France. L'un d'eux
s'était écrié, au milieu de bruyans applaudissemens, qu'il était
bien temps d'en finir avec le gmnd-tnrc très cliréicn , qui ravageait
la chrétienté avec plus de barbarie que ne le feraient les Turcs
eux-mêmes; Guillaume partageait ces sentimens. Depuis long-
temps déjà, il avait fait signifier à l'ambassadeur de France l'in-
jonction de sortir de Londres dans les vingt-quatre heures : ce fut
même son premier acte d'autorité. Aussi la déclaration de guerre
de l'Angleterre parut-elle le 7 mai, bien peu de temps, par con-
séquent , après son débarquement.
D'un autre côté, Jacques n'avait pas sollicité en vain la magna-
nimité de Louis XIV^; le 12 mars, il était déjà débarqué en
Irlande, à la tête d'un corps de troupes, et se trouvait dès le
lendemain à Cork, où le recevaient les autorités constituées. Dès
le 24, il faisait une entrée triom[)liale à Dublin, au milieu des
acclamations de la population entière. Hien de tout cela ne paraît
émouvoir bien fortement (Uiillaume. Tout entier à son projet de
guerre européenne, peu s'en faut qu'il ne laisse aux lords et aux
communes le soin de défendre la couronne qu'ils lui ont décernée.
La destinée le pousse d'un autrecôté. Le sceptre d'Angleterre ne
sera dans les mains de cet homme qu'une arme employée à venger
les injures du stathouder de Hollande.
Aussi ne tarde-t-on pas à le voir sur le continent, mêlé à toutes
les affaires de rEuro|ie. Il est l'ame de ce fameux con.;;rès tenu à
La Haye, où se tramèrent les plus énergi(jues résolutions contre
la Franc -. Les hostilités sont à [)eine commencées, qu.' ( 'est lui
qu'on trouve aux premiers rangs. Vainement Louis XIV l'atta-
quc-t-il en ce moment même par l'Irlande, au moyen des jaco-
bites: Guillaume néglige ce point éloigné; c'est de plus près, et pour
ainsi dire corps à corps, qu'il veut luiler contre la France. A la
lêtc de cent mille hommes, qu'il commande en p<'rsonne, il com-
128 REVUE DE PARIS.
bat tout l'été de 92 , avec des succès indécis , contre Luxembourg
et Boufflers. La campagne achevée, il s'en vient raconter au par-
lement, en l'exagérant outre mesure, le succès naval de La Ho-
gue; puis il insiste sur la nécessité d'augmenter les subsides, de
faire de nouveaux et plus puissans efforts à l'extérieur. L'année 93
le revoit sur le continent. En ce moment, les confédérés venaient
d'essuyer de mauvais succès; il n'en est que plus animé, plus
ardent. Lui seul les pousse à rejeler les propositions de paix,
faites par la France, sur des bases déjà humiliantes pour elle et
pour son monarque. En 94, il aiguillonne encore le zèle du parle-
ment; il l'excite à de nouveaux sacrifices d'argent; il parle de la
nécessité d'augmenter les troupes de terre et de mer ; il l'épouvante
du fantôme du papisme, qu'il peint comme prêt à envahir l'Angle-
terre. Cette même année, avec ses troupes, il attaque le maréchal
de Luxembourg , dès le mois de mai , à une époque où les armées
confédérées ne sont seulement pas rassemblées.
La reine Marie, jusque-là régente du royaume en l'absence de
Guillaume, venait de mourir. Sur ces entrefaites, il nomme une
régence, et n'en passe pas un jour de plus en Angleterre. Trois
mois après, il prenait Namur à la vue d'une armée frant^aise de
beaucoup supérieure à la sienne. En 96, on le retrouve sur le
continent. A cette époque, c'est encore lui qui fait rejeter de nou-
velles offres de paix faites par la France ; il ne veut point entendre
à la proposition d'un congrès où seraient débattues et résolues,
d'un commun accord, entre les souverains ou leurs représentans,
toutes les questions qui alors divisaient l'Europe. Cette même
année, il avait déclaré, en plein parlement, qu'il ne connaissait
qu'un seul moyen de négocier avec la France: c'était d'avoir tou-
jours les armes à la main. Ce ne fut en effet qu'en 97 qu'il con-
sentit à les déposer enfin pour quelques instans. Louis XIV aban-
donnait la plus grande partie de ses conquêtes; il s'engageait à
renoncer à de nouveaux efforts en faveur de Jacques, et à recon-
naître solennellement le prince d'Orange comme roi d'Angleterre.
En un mot, la France entrait dès lors dans ces sombres et dé-
sastreuses voies où devait peu à peu s'éteindre le glorieux éclat des
amnéos précédentes.
Alors seulement arriva pour Guillaume l'heure du repos, car
REVUE DE PARIS. J29
Guillaume c'est le représentant armé du protestantisme, le défen-
seur de tous les intérêts en réaction contre la domination de la
France, le chef et l'instigateur de toutes les ligues, de toutes les
coalitions contre le grand roi. 11 avait la conscience de ce rôle.
Passant un jour sur le continent pour s'y mettre à la tête des ar-
mées coalisées , et retenu par un vent contraire , à quelques lieues
des côtes de Hollande, il quitte son navire, descend dans une
chaloupe, et essaie de gagner la terre à force de rames. Une hor-
rible tem|)ête survient; la chaloupe devient le jouet des vents et
des flots pendant huit heures consécutives. L'équipage éclate en
murmures, en menaces; il se refuse aux manœuvres. Jusque-là,
immobile et couché dans son manteau, Guillame se soulève, et
s'adressant aux matelots: « Qu'est-ce à dire? ne vous trouveriez-
vous pas, par hasard, en assez bonne compagnie pour mourir?»
Tout ce fracas n'avait pas même ému plus que cela le souverain
des trois royaumes. Cromwell et Bonaparte ont eu la même foi
dans leur destinée. Au reste, les hommes appelés à de grandes
choses, au milieu des plus divers évènemens, se sentent ainsi
conduits , par la main de la Providence , vers un but que leurs
yeux ne quittent jamais: ont-ils atteint ce but, ils se trouvent
aussitôt mal à l'aise, et comme de trop sur cette terre; inutiles
au monde , ils deviennent à charge à eux-mêmes. L'esprit s'est
retiré d'eux, la chevelure de ccsSamson est tombée sous d'invi-
sibles ciseaux.
Lorsque l'abaissement de la monarchie de Louis XIV eut été
consommé, lorsque l'Angleterre eut repris toute sa prépondérance
dans les affaires du continent , lorsque enfin la paix fut conclue ,
Guillaume ne tourna pas son activité d'un autre côté. Chaque an-
née , la session du parlement était à peine close , il s'embarquait
aussitôt pour la Hollande , demeurée sa patrie d'affection. C'était,
à son chûteau de Loo, non à Saint-James, qu'il aimait à tenir sa
cour. Là, il recevait avec hauteur les ambassadeurs de Louis XIV,
il présidait au partage de la succession d'Espagne, il jouait à son
aise le rôle d'arbitre de l'EuroiJC, but constant de tous ses tra-
vaux, de tous ses désirs. A Londres , il se trouvait, au contraire,
comme étranger, au milieu de la nation qui l'avait appelé à sa
TOME XX. AOUT. 9
130 REVUE DE PARIS.
tête. Il n'aimait pas les Anglais : leurs mœurs, leurs goûts , leurs
usages, lui inspiraient une antipathie qu'il ne prenait aucun soin
de déguiser. Ses conseillers les plus intimes eurent grand'peine
à lui persuader d'assister une seule fois à une course de chevaax,
amusement si cher à la vieille Angleterre. Enfermé le plus ordi-
nairement dans son parc de Saint-James, il y vivait solitaire, se
refusant à toute communication quelque peu fréquente avec les
plus grands seigneurs. Sa seule distraction était d'enfouir dansée
[»lais un argent immense , en constructions et en emliellissemens
de toute sorte; sans doute , il chercliait en cela quelque dédom-
magement à l'ennui de ce séjour. Plus d'une fois la fierté anglaise
se révolta de cette manière d'être, plus d'une fois elle s'en plai-
gnit hautement. On l'accusait en plein parlement d'être plus Hol-
landais qu'Anglais, et il ne faisait rien pour se disculper de ce
reproche. Le trône lui pesait ; il moritrait parfois quelque velléité
d'en descendre. Un jour entre autres , il écrivit de sa main la mi-
nute d'un acte d'abdication. Dans cet écrit, il exposait en abrégé
tout ce qu'il avait fait pour assurer et étendre l'influence britan-
nique sur le continent ; puis il faisait de vifs reproches au parle-
ment sur ses préoccupations d'économie. Le prétexte de cette
démarche était la suppression de sa garde hollandaise , et celle
d'un régiment de réfugiés français , auquel il était fort attaché ;
elle n'en dénote pas moins combien le sceptre et la main de jus-
tice avaient peu de charmes pour lui, depuis qu'ils avaient cessé
d'être une épée de commandement.
Aussi peu soucieux d? la couronne de son vivant, on conçoit
qu'il devait l'être bien moins encore de ce qu'elle deviendrait
après sa mort. A la paix de Riswick, Louis XIV lui demanda
de faire reconnaître par le parlement le prince de Galles pour son
successeur, ou du moins de le tenter. Il ne fit aucune diî^ficulté
de s'y engager. Ce fut l'objet d'une des stipulations secrètes de
ce traité, stipulation qui , suivant toute probabilité , eût été réa-
lisée si Jacques ne s'y fût opposé. Homme de conscienc<^, en dé-
pit de la faiblesse de son caractère, Jacques était inflexible dans
ses principes; il déclara qu'il mourrait mille fois, avant de voir
son fils recevoir de la main d'un usurpateur le trône auquel l'ap-
pelait sa naissance.
REVUE DE PARIS. 131
L'hisioire de Guillaume lui-même est ainsi toute entière dans
sa lutte avec Louis XIV. Otez le grand roi de la scène du monde,
et Guillaume n'y est plus rien; il se rapetisse, s'efface, se con-
fond dans la foule ; ce n'est plus qu'un simple sialhouder, dont à
peine l'histoire retiendra le nom. Ce qu'il a d'énergie, d'activité,
de puissance intellectuelle, il le dépensera dans quelques misé-
rables troubles intérieurs , dans quelques chétifs débats avec les
états-généraux, au sujet de son autorité vaguement définie par
la constitution ; mais, suivant toute probabilité, rien ne le fera
sortir de cette sphère obscure. 11 n'avait reçu qu'une éducation fort
négligée, n'était versé dans aucune science, n'avait aucun goût pour
les lettres; son élocution manquait de grâce et de facilité; ses
manières étaient d'une sécheresse rebutante, ses talens militaires
à peine au-dessus du médiocre. La république ne possédait en ce
moment aucun grand général, aucun grand homme d'état, dont
il eût [)u partager l'éclat. Loin d'avoir le fanatisme religieux qui
pousse aux grandes choses , il était au fond du cœur plutôt scep-
tique que croyant. Il n'était pas davantage législateur : ce n'est
pas quand on méprise profondément les hommes, qu'on peut
s'occuper activement du soin de leurs intérêts. Mais en face de
Louis XIV, sous l'épée de la conquête, par l'impulsion d'une
grande pensée, d'une passion violente qui tout à coup s'est déve-
loppée dans son sein , cet homme a grandi tout à coup. Des der-
niers retranchemens de son pays envahi , il s'élance sur la scène
du monde, et supplée par l'audace, l'opiniâtreté, la fermeté, à
ce qui lui manque peut-être de talens et de génie. A lui seul il re-
mue l'Europe ; il se fait l'antagoniste, l'égal, le supérieur peut-
être, au moins par quelques côtés, de ce Louis XIV, qui doit
imposer son nom au siècle. Homme singulier, dont le rôle fut pour
ainsi dire tout négatif, mais n'en demeure pas moins immense, ne
faut-il pas se grandir à la taille de ceux que l'on combat? n'ar-
rive-t-il pas qu'on s'ennoblit de la noblesse de ses adversaires?
Or les adversaires de Guillaume, c'étaient Louis XIV, la monar-
chie française , la religion catholique.
Au reste , si Guillaume , sans cesse occupé de ses projets contre
la France , ne prit que peu de part aux affaires intérieures ,du
0.
132 REVUE DE PARIS.
royaume , la révolution n'en eut pas moins son cours , elle n'en
reçut pas moins un développement complet. Un bill , appelé bil!
des droits , lui avait été présenté à son avènement au trône : dans
ce bill , les droits réciproques de la couronne et de la nation se
trouvaient écrits , définis , constatés ; d'habiles hommes d'état ,
amenés au pouvoir par la force des choses , l'éminence de leurs
talens , le libre jeu des institutions , continuèrent , jour par jour ,
cette œuvre de liberté. Un bill rendit les parlemens triennaux ; un
autre bill limita le temps , jusque-là indéfini , où le roi pouvait
ne pas les convoquer; le mode de convocation en était déterminé ,
en prévoyance du cas où le roi négligerait de faire lui-même cette
convocation. La procédure en matière de crimes de haute trahison
fut soustraite à l'arbitraire qui la régissait ; des peines sévères
furent portées contre les élections illégales. Les finances , dans
les mains du chevalier Montagu , grand homme d'état et financier
habile, entrèrent dans celte voie de prospérité qu'elles n'ont point
quittée de nos jours ; ce fut lui qui , entre autres mesures impor-
tantes , fit adopter le règlement de la compagnie des Indes. Enfin ,
dans les années qui suivirent la révolution, ou du moins dans les
premières années de la reine Anne , fut complètement fixé l'en-
semble de ces diverses institutions qui font la constitution d'An-
gleterre. Guillaume n'était point hostile à ce développement inté-
rieur de la révolution; il le favorisa, au contraire, de toute sa
puissance, bien qu'il évitât de s'occuper personnellement des me-
nées parlementaires. A cela près des subsides qui lui étaient né-
cessaires pour ses guerres continentales , il s'abstenait volontiers
de se mêler des affaires d'un pays auquel il continuait de demeurer
étranger au fond du cœur.
La reine Anne , princesse d'un caractère doux et facile , devait
être moins hostile encore au libre développement des institutions
britanniques. Il en fut de même du premier George : roi constitu-
tionnel dans toute l'étendue du mot , George I" se gardait de voir
autrement que par les yeux de ses ministres. Demeuré Allemand
sur le trône d'Angleterre , comme Guillaume était demeuré Hol-
landais , à peine balbutiait-il quelques mots d'anglais. Walpole
ne le décidait qu'à grand' peine à quelques conférences, et c'é-
REVUE DE PARIS. 133
tait en mauvais latin que ce premier ministre racontait au roi
d'Angleterre les affaires des trois royaumes.
La révolution avait momentanément concentré tout le pouvoir
social dans les mains de l'aristocratie ; elle l'avait établie juf[e du
débat entre Jacques et Guillaume. En donnant le trône à ce der-
nier, elle lui fit des conditions ; la royauté s'annula , comme nous
venons de le dire , chez les premiers successeurs de Guillaume.
D'un autre côté, la chambre des communes était nommée à peu
près tout entière sous l'influence de l'aristocratie ; elle n'était
qu'une autre forme , qu'une autre expression des intérêts aristo-
cratiques, une sorte de succursale de la chambre des lords.
Celle-ci ne trouva donc de limites à son agrandissement ni au-
dessus, ni au-dessous d'elle; elle put s'étendre à son gré, à peu
près indéfiniment ; elle envahit le sol entier ; elle devint , au sein
de la nation , comme une autre nation pour qui seule exista la
vie publique; elle se constitua en une véritable république aris-
tocratique, sur ce vieux sol où avaient autrefois fleuri de vigou-
reuses monarchies. Possédant les neuf dixièmes du territoire et
des capitaux immenses , exerçant le patronage le plus étendu,
enrôlant à vrai dire la nation presque entière dans sa clientèle ,
fortement constituée comme caste , elle se montra d'ailleurs tout
à fait digne de la mission à laquelle l'appelait la fortune. Elle di-
rigea les affaires du pays avec une incontestable habileté ; elle ne
le laissa manquer ni d'amiraux , ni de généraux , ni d'hommes
d'état , ni d'orateurs. Elle porta, dans l'accomplissement de ses
desseins, cette suite, cette unité, cette constance, celle matu-
rité, qui jusqu'à celte heure semblaient refusées aux masses
populaires. Jalouse de ses prérogatives politiques, elle ne se
montra pas moins avide des avantages moraux de la science et
du caractère. L'intelligence , la conscience des époques diverses
qu'elle traversa , ne lui fut , ce nous semble, jamais refusée. Elle
sut s'assimiler avec un rare discernement les supériorités nées en
dehors de son sein. Elle s'honora par un constant respect de la
liberté , des droits de tous , de la dignité humaine. Elle mérita
que ce seul mot de (jcnikman fût l'expression d'un dos types so-
ciaux des plus complets qui aient existé. Elle fil glorieusement
134 BJEYUIE DE PARIS.
flotter sur toutes les mers , en face de tous les nvafïes, le pavil-
lon britannique , couvrit le globe de colonies anglaises , tout en
élevant la prospérité intérieure de la nation à un degré jus-
qu'alors inouï dans les annales de l'histoire. Embrassant enfin Ip
monde entier dans ses vastes desseins , nous l'avons vue de nés
jours soumettre l'Inde d'un bras, et combattre de l'autre le
géant de UOccident, notre Napoléon; présentant ainsi au monde,
pendant un siècle, un spectacle qui peut lutter de grandeiw
avec celui que lui offrit, quelques siècles plutôt, le majestueux
patriciat romain.
Et l'heure est venue de lui rendre cette justice , le moment
solennel est arrivé pour elle. Un nouveau jour, de nouvelles des^
linées se lèvent pour la vieille Angleterre. Le colosse est encore
debout, sans doute, mais la réforme a brisé son piédestal ; à ses
pied s'agite déjà la mobile poussière de la démocratie , qui doit
l'engloutir un jour. Ainsi s'enfoncent, dans des flots de sable,
soulevés par lèvent du désert, les gigantesques monumens de la
vieille E^ypjte.
A. Barchou.
CHRONIQUE.
Nous n'allons pas assez vite pour suivre l'hisloire. Un événement d'an-
jourd'hiii eût rempli tout un siècle des temps passés. La peste noire du
XiV sièc'e, le concile de Trente an xvi", défrayaient la curiosité des
peiîpies, l'i tonnemcnt des génératiims. « tsnffisaieiUanx chroniqueurs, aux
philosophes, aux théo!oj;iens, aux poêles, à tout ce qui pensait, écrivait,
médit;iit, lisait. Comparez ces faiis à ceux dont nous sommes témoins.
Le midi a sa peste noire dont on s'orcupe à peine à vingt lieues du Rhône ;
Kalish évocpie un concile militaire, aul reniant formid;;bIe que celui de
Trenle. Voulez- vous maintenant des inondations? l'Auvergne submer-
gée vous en dira; voulez-vous des guerres civiles? que l'Espagne, que le
Portugal lépondeiil; voulez vous des suicides? metlez vous à la croisée
Ke soyons pas accables sous ces richesses calamiteuses ; et au lieu de nous
laisser écraser par elles, comme au temps où l'on craignait la fin du
mon.îe tou-; les six mois, comptons sur la science , sur la raison humaine ,
courageuse et ('prouvée, sur le bon sens des peuples, pour disperser ces
restes corrompus du vieux monde.
Plus fdrte i[ue la poliiicpie avec laquelle elle n'a rien à démêler, l'iuima-
nité. qui ne meurt pas, a rei;uune éclaïaiite réparation, mercredi dernier,
dans le magnifiiiue deuil de toute la population de Paris appelée au convoi
des victimes du 28 juillet. Elle y était toute. Celle qui ne suivait pas les
quatorze chars funèbres, le crêpe au bras et en silence, était restée pour
pleurer sur le passage funèbre. Il y a plus, la France entière, à la même
136 REVUE DE PARIS.
heure, s'associail par la pensée à celle cérémonie, la plus triste , la plus
lamentable, la plus nationale qu'elle ait jamais vue Qui lue un Français
les blesse tous. Si luiil cent mille Français étaient à ce convoi dans les murs
dePaiis, irente-deux millions le suivaient hors barrière.
Cette consolante unaiiiniilé a dominé toutes les récriminations souter-
raines, les aiji;reurs profondes des parlis. Ne pouvant s'embrasser , ils ont
pleuré ensenible. Les larmes sont sœurs.
II en a été beaucoup répandu dans celte chapelle ardente où quatorze cer-
cueils et lient rangés à la file, entre trois croix, entre deux prêtres ; qua-
torze cercueils éclairés par dr tristes lampes, versant aussi à la voûte des
larmesde feu dans l'obscurité. Une inexplicable ferveur contrisiail i'ame
dans la chapelle ardente , moins par l'a^ipareil lu jubre des voiles noirs , des
cercueils, des lampes, de l'encens, moins à cause de celle odeur de mort
dont les égli-;es sont toujours pleines, que par la triste pensée que pres-
que tous les âges éliienl représentés à cette réunion lugubre. Une jeune
fille âgée de qu.itorze ans, un filaleiir, un employé, rn journalier, des
soldais, des capitaines, un général, un maréchal de Fraude,— duc de Tré-
vise! — voilà ce qui attristait, car ces quatorze victimes étaient un échan-
tillon de toute la population de la sanglante revue. Nous aurions pu
être à leur place; ils se sont trouvés à la nôtre; ils sont morts pour nous,
et le maréchal et la jeune fille.
Mercredi à neuf heure-;, un vaste crêpe flottait sur Paris. Étouffé, le
roulement du tandîour appflait la g.irde nationale tout entière, qui tout
entière a marché, belle et majestueuse comme elle est toujours; car elle
sait que les moris sont les plus saintes choses de la terre , et que rien n'est
trop be ai pour eux , surtout quand c'est la patrie qui les pleure.
A la suite d'un immense déploiement militaire, roulaient lentement
les quatorze chars, portant une initiale brodée sur le fond noir et tombant
de leurs couvertures. Le premier était celui de M"^ Louise-Joséphine
Rémi, à^é>- de quatorze ans. Les vivans et les morts lui avaient fait cet
honneur, à la pure et jeune fille, qui le dimanche précédent peut-être se
promenait heureuse et belle sur ce même boulevard où elle passe mainte-
nant le visage pâle et les bras croisés pour l'éternité. De jeunes petites
filles tenaient le coin du poêle virginal, et appelaient les larmes les plus
lointaines pir leur touchante tristesse. Elles étaient \ élues de blanc et
couronnées d'immortelles comme la morte. Quand on songe qu'elles au-
raient pu être toutes tuées, celle-ci , celle-là; celle-ci à côié de son père,
celle-là sous le bras de sa mère !
Les autres corbillards étaient plus ou moins ornés, selon le rang social
REVUE DE PARIS. 137
des victimes. Celui du maréchal de Trévise était pesant d'argent et
de soie; la couronne ducale, portée par des anges, brillait au soleil.
Quatre maréchaux de Fr.mce, les maréchaux Moliior, Gérard, Grouchy
et Duperré, soulevaient le poêle; et le chev.d de bataille suivait, capa-
raçonné d'un crêpe noir semé d'étoiles d'argtnt. Celle mode orientale
d'appeler le coursier du brave à ses funérailles est pleine de senlimeni.
Cette lète bnissée, ce pas tran(|uille, cet ctonnement de ne p'us sentir le
corps du maître peser, lui, son sabre, son grand panache, sur la croupe,
donnent au cheval un caractère i[ui l'élève au-dessus de l'instinct. On le
pleure comme un orphelin.
Derrère le corbillard du maréchal venait tout ce que la France a de
corps distingués clans les lois, dans les lettres, dans les sciences : les mi-
nistres, les pairs. Us députés, l.i cour de cassation en robes rouges, la
cour des comptes en robes violf ites , les facultés avec leins massiers armés
de leurs masses d'or, la cour royale de Paris en robes rouges, l'institut en
costume, le corps municipal de Paris, l'académie royale de médecine en
costume; le tribunal de première instance, l'éiat-major du génie, l'école
polytechnique, l'école normale, la dépulalion des ouvriers de la llapée,
et celle des ouvriers des ports.
A une heine le cortège est arrivé aux Invalides où le service allait se
célébrer. L'extérieur et l'intérieur éiaient tapissés de noir, el entourés
d'attributs analogues à la cérémonie : cypiès, candélabres, tentures, pal-
mes, cat;ifal(iues, lampes sépulcrales.
Le roi a reçu les morts. Et tandis qu'un roi de France, attendri jus-
qu'aux I irmes , échappé lui même au massacre qui a fait tous ces mort.s,
par ce même miracle qui l'a mis sur le trône et qui l'y maintiendra , tan-
dis qu'il jetait l'eau sainte sur eux, le canon tonnait sur la place, une
reine priait à deux genoux, et pour la pauvre fille et pour le maréchal;
les cloches versaient leurs noies lamentables sur Paris; la France entière
écoulait.
Celte journée a été grande pour l'histoire. Elle a prouvé à bien des
gens étoimés qu'ils avaient encore des larmes blanches et sans opinion
pour les pauvres jeunes Mlles (pi'on tue, pour les ouvriers qu'on mutile,
pour les maréchaux de France qui expirent sur la lahie d'un café, quand
ils espéraient le champ de bataille et le boulet de trente-six; des larmes
d'adnnralion pour les rois de la terre et les saintes reines qui , a{)rès le
meurtre, montent dans nn fiacre de place, oublient leurs fils blessés,
pour aller pleurer en fiimilleavec une pauvre veuve de leurs amies.
Tout le monde a pleuré : les vieillards pour les vieillards tués , les jeu-
138 REVUE DE PARIS.
nés hommes ppiir les jeunes hommes lues . les femmes pour les femmes
tuées, les jeunes filles pour la jeime fille luëe.
Monseigneur l'archevêque de Paris a daigné clianler pour les vivansl
Théâtres. — porte-saint- martin. — La Berline de l'Éuiigré.
Il y a mille manières de cacher sou arj^ent en voyage. On met des louis
d'or dans le coUel de son hahil, dans le fond de son ch.ipeau, dans la
reliure d'un livre , el l'on n'eu parle à personne. Ce (pi'ou ne fait
jamais, c'est de commander une voit ire à secrets pour eniporier sa
lortune, parce (lue le secret d'une voilure est aussi pcnélrahle que le
pseudonyme d'un vaudevilliste, à cause du sellier qu'on emploie, à cause
des ouvriers qu'emploie le sellier. Mais six cent mille francs en or ne se
cachent pas dans la doublure d'une redingote; (cli n'est iiue trop vrai;
eh hien ! en temps de (erreur et île révolution on n'emporte pas six cent
mille francs. On sauve ses quatre mend)res, sa téie, et l'on va chez
l'étranger donner des 1» çons de clavecin ou de contre-basse. Le mar-
quis de Savigni, avide comme le vieillard du Déluge de Girodet, qui, per-
ché tout nu sur la branche d'un arbre cassé, veut mourir avec sa bourse;
le manpiis de Savigni n'a pas renoncé à ses Irenle mille livres de rente,
malgré la proscription qui le menace tl ne veut partir que piastre jus-
qu'aux dénis. Plus philosophe, il eût pi is avec lui de quoi p lyer les frais
de route, sa nonrritineetson entretien pendant un an; le loui aurait tenu
dans les plis d'un vêlement quelconque. La vraisemblance y aurait ijagné,
et aussi le pittoresque; car celle berliue, assez semblable à nos citadines
à un cheval, pour laquelle l'administration a fait de grandes dépenses,
nous a trouvés froids et insensibles. Dans sa vie dadminisi râleur, de
montreur d'éléphans , d'acteur ambulant , de directeur de l'Odéon, de
chef de bataillon de la 4 i« légion ei de gardien de la Porte-Saint Mar-
tin, M. Harel adù commettre hien des erreurs; aioulons-y celle de sa ber-
line, pataclie informe, peinte à la colle, et mêlée, dans la salle à mangçr
du carrossier Pascal , à plusieurs coucous et fiacres démâlés. Riais il est
temps de dire pourquoi ce vilain omnibus se trouve là au iiioment où
M. Pascal et sa femme vont souper. M. de Savigni a commandé à Pascal une
bonne voiture de voyage avec coffres, cachettes, et caisses secrètes, et
ne lui a pas dissimulé qu'il voulait escamoter six cent mille francs à la ra-
pacité du gouvernement révolutionnaire. Cette confiance s'explique par
la position du carrossier, fils d'un doine>tique fidèle du marquis. Pascal
n'a rien de plus pressé que d'aller dénoncer M. de Savigni , qu'on arrête
et emprisonne au milieu de ses apprêts de départ , lui et son fidèle Ger-
REVUE DE PARIS. i'3/9
main. Prison et mort, Conciergerie et écliafand, ne font qn'nn; M. de
Savigiii le f^ait. Germain le sait aussi; et quand les gendarmes viennent cher-
cher le marquis pour le conduire au supplice, Germain, qui a profité du som-
meil de son maîire, paraît à sa place et va porter sa tèie sur l'tchafaud. Pas-
cal est donc p;irricide. Voici comme il devient voleur. Les effets mobiliers et
immobiliers du marquis étant livrés au premier acheteur, Pascal reprend
sa berline et la ramène chez lui. Au lieu de fermer les portes , d'ouvrir les
coffres et de mettre en sûreté son bien mal ac(|uis , il se livre à un tel dé-
bordement de remords et de considérations étrangères au sujet, il crie
tant, le visionnaire, il voit tant d'ombres se placer entre loi et la berline,
qu'il attire sa femme et lui fait deviner ce dont il s'agit : il a perdu tant
d'iieure> précieuses, qu'ui.e ré(|tiisition du gouvernement vient hii enlever
sa voilme; atlrhe de q.iatre chevaux, elle part devant lui, emportant sa
fortune et un membie du comité de salut public. Au même instant,
jjme Pascal lui déclare qu'il ne la verra plu-. C'est tout au plus une com-
pensation.
A compter de ce moment , la destinée de la berline, principal person-
nage (lu drame, devient fabuleuse; elle court la poste, légère comm.e un
tilbury. Pas un postillon ne la trouve pesante; pas un des voyageurs
qu'elle coniieni n'a de linge, et ne demande où sont les coffres de la voi-
ture pour y mettre ses cravaties. Dire comment le marquis de Savi-
gni, d'émigré (ju'il était, devient patriote et vain(|iieur des Autrichiens;
dire comment Pascal, après avoir vendu le plan d'une bataille aux enne-
mis de la France, est fusille par eux, à (|uoi bon ? La bei Une n'a pas perdu
une roue, pas une soupente dans les cinq actes, pas im louis d'or non
plus, car elle retourne au maiq ils avec ses coffres pleins, plus fidèle
que le carrossier dont elle est l'œuvre; voilà ce qu'il fa:it constater, car
là est le drame, là la pensée morale: la vertu a déserté le cœur des hom-
mes, elle s'est réfugiée dans les voitures ; ne placez pas votre argent chez
les notaires, mais sons les coussins d'un landau; ne confiez pas votre
femme à un ami, mettez-la dans le coffre de votre cabriolet; faites comme
M. Harel , qui a mis tout l'avenir de son théâtre dans le tambour de la
Berline de l'Kmujré; — pourvu qu'il n'y trouve pas des assignats!
Il n'y a de slupide dan-* ce drame que la généro>iié de Germain qui
se dévoue jinur son maître, d'édifiant que la conduite de la berline, d'a-
musant (|ue le tambour-major représenté par Serres, l'excellent comique,
de bien écrit que le dialoirue du guichetier et des gendarmes.
Théâtre De l'Opéra-Comique. — Lm Deux Ueines , paroles de
14.0 REVUE DE PARIS.
MM. F. Soulié et Arnould, musique de Monpou. — Vous venez de voir
Gomis, rEsftjignol , livré pieds el poings liés à M. Scribe , offert en héca-
tombe à M Gavé, passant tour à tour du Diuble à SèvWe et du Revenant
3iuPortefaix. Quand un compositeur italien ou ca>;iillan dél)arque à Paris,
soyez sûr qu'il sera traqué par les auteurs de libreiti, volé, détroussé,
à l'égal de Gil Blas de Sanlillane, dans les allées tortueuses du th('âlre de
la Bourse. On donnera à cet étranger d'étranges poèmes; seulement ils
seront faits par des chevaliers ou ofùciers de la Légion-d'Honneur, en
attendant que les chevaliers de la censure s'en occupent !
MM. Frédéric Soulié el ArnouUl n'ont point fait ainsi à l'égard de
M. Hippnlyle Monpou. Ils ont eu l'esprit et la pudeur de songer à ses des-
tinées de débutant, si combaitues, si semées d'obstacles, si exposées au
vent jaloux des coulisses ! Ils ont donné à M. Monpou une conié ie du
Théâtre-Français, innocente comédie qui n'a rien de raboteux, comédie
destinée , pour le ton et la tenue , à M'"^ Dupuis el à M'"= Mante , car il ne
s'agit pas moins que de deux reines, comédie que les admirateurs de
M. Moiipou auraient voulu, sans nul doute, moins étrangère aux allures
passionnées de son talent, plus osée, plus inégale, plus donle aux bonds
fongueux de son archet. Il semble, eu effet, au premier abord, que leirénie
de M. Monpou doive se prêter difficilement à ces exigences de scène clas-
sique, à ce tlécorum de la rue de Richelieu. Mettez entre deux piliers de
manège un cheval d'Epsom ou de Chaniilly, soumettez-le à l'éducation
du fouet el aux traditions de manège, vous ne le gênerez pas plus que
MM. Soulié et Arnould n'ont gêné leur musicien favori avec ce poème.
Ils ont tenu à faire fléchir pour eux cette nature, à la manier, à la
dompter.
Sans doute, nous le répétons, il est à regretter que M. Monpou n'ait pas
été maître de son œuvre, qu'il n'ait pas accepté ce duel avec le public
sans égard aux lois de ses deux parrains. M. Hippolyte Monooii a le
courage de la force. C'est une riche organisation de musicien , un homme
dont les Cl itiques feignent d'ignorer les ("ommencemens, car il a traîné long-
temps chez Choron lachappede Carissimi, il a étudié, il a commenté, il a
lu .Vous ne pouvez avoir oublié ses débuts charmans, sa fraternité d'esprit
et de fuha espagnole avec A. de Mus-et, et d'autres jeunes poètes, ses ro-
mances, i-es chansons castillanes jetées au vent! Certaines existences
d'Orphées s'en alarmèrent sérieusement, la ritournelle classique en eut
la fièvre. Vainement les jeunes amis de l'auteur avaieni-ils f.»rmé une
sainte-alliance pour le défendre; il fallut pour le même peup'e des ama-
teurs que le Vaudeville lui-même intervînt sous le masque d'Arnal , et
REVUE DE PARIS. 141
que la parodie : Connaissez-rous ma Roxelane fît adopter Monpou des
commis voyafîeiirs et des lecteurs du ('onstHutiunnel.
i\I. Crosnier a bien fait «l'ouvrir ses portes à M. Monpou, le public les
eût un jour forcées. Nous connaissons plus d'un jeune couiposileur à qui
cet exemple rendra le courage.
Théâtre du Palaîs-Royal. — Lre Folle de la Bcrèsiua. — Quand
l'incendie et la déroute de Moscou n'auront plus d'asile dans le Moni-
teur, quand une autre flamme imprévue aura brûlé les registres des
archives et les biographies de maréchaux venues à la suite du Kremlin ,
malheur à l'honnête bourgeois , au garde national, au graveur du Musée
des Familles, au journaliste du Cottstilutioniiel de ISiO, qui recher-
chera les traditions et les bulletins de la grande armée dans ce vaudeville.
i" acte , V" scène. — Un salon, dans lequel se trouvent trois personnes
en pantalon garance. (Le pantalon garance de M. Derval indiquerait
plutôt un officier de santé qu'un colonel.)
2^ scène. — Romances de M. Plantade ou autre , sur une page de
M. de Balzac. Ces romances à prétention sont chantées par M"'^ Mina
Roussel, qui nous arrive sans doute de la sous-préfecture de M. Lesourd,
dont elle est élève pour le chant : on ne chante ainsi qu'au bal de Sceaux.
3^ scène. — Un inspecteur des relais, en fourrures et en bas de soie. Je
ferai observer à l'administration du Palais- Royal que les 'ourrures et
les bas de soie sont incompatibles. Il est bon de remarquer, comme con-
traste, que le portrait de l'empereur de toutes les Russies figure au-
dessus de la cheminée où se chauf é cet inspecteur des relais. Ceci est une
attention délicate d'hygiène dans ce pays froid pour sa majesté
Alexandre.
4*= scène , 5'^ et autres. — Un monde d'officiers et de grands-croix, de
sergens-majors et de porte-drapeaux en bottes à l'écuyère. Tout ce
inonde se heurte comme dans le jeu de collin-maillard. Nouveaux cou-
plets sur une page de M. de Balzac, incendie de Moscou en calicot rouge.
MM. Ruggieri, Théaulon et de Balzac sont les auteurs de ce premier
acte.
2* acte.— Ce second acte est de M. Eugène Cicéri tout seul. C'est pour
le décor de M. Eugène Cicéri qu'a été charpente ce second acte ; la com-
tesse, M""' Mina Roussel , est fo!le, et pour la guérir, son mari invente
une Bérésina de quelques toises, Bérésina 'actice et large comme le ruis-
seau de la rue du Bac. Inutile de dire que cette Bérésina glacé fait
mieux sentir la température de la salle, par une chaleur de vingt-cinq
i5^ REVUE DE PARIS.
degrés, c'est une affreuse ironie ! La Bércsina de M. Eugène Ciréri
(décoration fort bien peinte) rend la raison à M""* Mina Roussel. Voilà
un empiétement du décor sur la médecine! Parce queM""" Mina Roussel
est folle, ce n'était pas la raison d'appeler M. Cicéri au lieu du doc-
teur Esquirol; cela conduirait à prouver que M. Delaroche est préfé-
rable à M. Magendie, et M. Lépaulle au docteur Marc dans le cas des
fièvres cérébrales.
Ce vaudeville cliirurgical a réussi. On a beaucoup applaudi M"*Per-
iion , jeune et jolie actrice qu'on n'emploie pas assez.
Théâtre du vaudeville. — Un de sea Frères , par MM. Leuren ,
Magnien et «u autre — Ici le Vaudevilie est bien moins altcmaioire. Il
s'agit tout simplement d'une tête impériale qui se coiiroime de fleurs et
de cresson chez Baleine! Lesjoveux dîneurs du Cavean sont vain-us;
MM. Piis, Barré, Kadet el De^fonlaines ne sont rien |>rès des amis de
M. Jérôme Bonaparte, car c'est de M. Jérôuie et de ses amis qu'il s'agit.
A cesiijei, nousdemaiiderons comment il se f.it que l'un disiribie encore
des patentes poar trafiipier de la f.imille de M""^ l.œiilia Bonaparte.
M"^ Lœlitia Bonaparte éiait montrée, à la lelire, en I83l>. par ses domes-
tiques aux AnL,^lais (|ui venaiciil à Rome; les infinies valets, intéressés
comme lousles Fron ins, la ftiisaient voir au premier venu pour nn louis,
occupée à quelque travail d'iuiérieur, ou reposant avec son garde-vue
vert dans son faiileuil. Voilà où en était en 1830 le pi is vénéi-ab e reste
deceite famille; voyons mainlenanl ce qie le vaudeville en a fait.
Le Vaudeville, fort ingrat envers M. Baleine ipii lui a donné M. Desau-
giers, compromet ce bon M. Baleine de la manière du utonde la pins
atroce, il le ramène aux jours de Cassandre el de Cbrysale arlequin. Je
dois dire, pour ma pari , que rien n'est plus gai (pie M. Le|ieiiilre jeune
dans le rôle de Baleine; sa corpidence gastronomique y est tenue et san-
glée; elle é'-lnle en verve , en laiira liondé, en saillies; c'est un rel<>ur in-
volo:itaire vers le joyeux Désa^igiers. M Lepeintre-Baleiue se f.iil payer
de M. Jérôme Bonaparte, devenu souverain de VVesiphalie; Taigny-
Jérôme a rendu ce rôle difticile avec esprit el bon goûl. Je n'ose adiesser
le même tloge aux auteurs poar leur rôle de iMussun, le fameux mystifi-
cateur. Le rôle est une myslificaliou réelle. Il n'a ni ca -bet, ni gaieté! La
conspiration de Fiesclii ne rendrait pas un procureur-général plus triste
que les auteurs de la pièce n'ont rendu Musson renfrogne. Quelques cou-
plets ont du sel et de l'esprit.
Ceux qui n'onl [>as vu, en 1806, les fashionables en spencer, en eu-
REVUE DE PARIS. t43
loUes collmles. et ea l)ielo(iiies àfruils d'Aiiiérii|ue, feront bien d'aller
consulter la caricature (|ue leur offie M. M;illiieii. M. Malliieu s'est montré
un conicùieii fort >oi:;neux duns le rhoix de ce costume.
Le grand loi l de la pièce , c'est de ne pas avoir de rôle de femmes.
L'appui de li cliainianle M"* Bcraui^er, qi'.i fait ct.aque j(»ur de nouveaux
pm-fiès, manque à ceile comédie; elle aui ait eu plus de chances du temps
de M. Berciioiix et du fameux duc d'Escirs.
— Bocage vient de transporter à l'Ambigu-Comique le drame dt- l'Incen-
diaire i\n'i\ av.iitjttué autrefois avec lan^ de succès à la Porie-Saui-Martin.
L'acteur a été, comme autrefois . cnuvert d'applaudisscmens; sou talent
souple et varié s'est moul lé sons un coté nouvem , plein de simplicité et
d'onction. La Comédie- Française, si pauvre en sujets d'intelligence et de
jeun."sse, se privera-l-elle loug-lemps encore d'un aiti4eaus-i distingué,
qui pourrait, mainleuaul qu'elle est entrée dans le drame mnd ri:e, lui
rendre tant île services? Certes, Boc.ige seconderait un |ieii mieux
M""*" Diirv.d que ne le fait !\L Gefiroy; les rôles de Chillerton et de
l'amant de Tliisbé seraient bien autrement rendus par l'.icieur d'énergie
et de profi)nde sensibilité que nous connaissons. Oulilie-l-on aussi que
Boc ge a joué et joue encore avec uistinciion l'ancien répertoire; qu'il
ne l:ii faudrait qu'un peu de bon voidiir t-t d'étude pour laisser deirière
lui les illustres médiiicrités qu'on nous faii subir au Tliéà'ie-Fraiiçais?
Nous sommes éuinné-î que ,V1. Jou^lin de L;isalle . qui a déjà montré
tant de tacl et d'iiaiiileté dans sou adurnisiraliou , n'idl pas e.i vingt fois
cette pensée, surtout s'il a jamais vu jouer M. David.
— Si le succès n'a p;is fait défaut au roman de ^'aJida, la [lolitesse ne s'est
pas mi e en frais de formes laiidaiives. Il y a dans ce roman, a-td éié dit,
tant de passion dans les caractères, tant lie cbaleur dans le r choc; le
style s'allie si bien aux scènes familières et terribles dont il abonde; il y
a une si grande adresse dans l'exécutiou et dans la conceptiim de ce livre
enfin, qu'il est inqxjssible (pie ce soit une maupiise, que ce soit une
femme (pii l'ait écrit, ^()us sonunes en mesure d'assurer cpie la maui qui
a tracé ] aJida tst blaticiie, délicate et de race. Nous n'avons pas vu le
titre de noblesse ni nièuie la main, mais par le livre nous jugeons du
rang et du sexe de l'écrivain. Il est tels oublis du cœur si linement
dévoiles dans l'alida, des faiblesses d'ame et de corps si savamment
145. REVUE DE PARIS.
analysées, qu'un homme peut liien en être la cause, mais qu'une femme
seule peut les avoir devinées. Nous arrivons trop taid pour rappeler aux
lecteurs des ouvrages en vojrue, la ricliesse de déiails qui brillent dans
le roman de madame la marquise d'E ; nous venons simplement
restituer un titre, rétablir un sexe, et non analyser des élémens de
succès, qui sont devenus le mulifde toutes les conversations de salons.
— George ou vn entre mille, par M. Tiiéodore Muret , est un ouvrage qui
nous semble destint', par 1 1 marche seule de son syslènit-, ù résumer habile-
ment ces symptômes maladifs, et ■ e d-iu'oùt profond de notre siècle, qui
font de cha(|iie imagination d'aitisle un inslrument et unf arme contre
elle-même. Robert s'est tué. Gros a suivi son exemple; dans clmcune de
ces fatalités réside une énigme! <Jes résolutions violenies n'appartiennent,
jamais qu'a «m siècle qui doute de lui , à un siècle vicié dans sa force de
puberté par les» pliisme.
Les conséquences du suicide pour la famille, son imprévoyance fatale ,
et l'uidiffcrence o ieuse de la société pour la victime, ont fourni à
M. Théodore Muret des pages d'un inlérèi aussi vif i|ue soutenu; c'est du
roman vrai , allant à son but sans i ien 'It-guiser , plein de force et d'ensei-
gnemeni , connue il en faut à ces courages ([ui chancellent , à ces âmes que
brise ou la critique ou l'iujuie.
MON VOYAGE
vl ijrinîifs.
Au Directeur de la Revue de Paris.
Vous le voulez , mon cher ami ? je vais vous raconter mon der-
nier voyage de soixante lieues , un des plus grands voyages que
j'aie faits de ma vie. Soixante lieues! je suis peut-être le seul
homme du inonde parisien qui sois resté toute sa vie , constam-
ment et toujours attelé pendant dix années consécutives à la
charrue littéraire sans avoir franchi la borne du champ trop étroil
qu'il laboure dans tous les sens. Les bonnes gens qui me font
l'honneur de me porter envie , et qui m'accordent , à ce qu'on dit,
le bénéfice de leurs injures quotidiennes ou hebdomadaires , se-
raient peut-être moins furieux contre moi , s'ils savaient combien
chaque jour m'apporte d'heures de travail, et comment je suis lié à
la glèbe, et comment il n'y a pas de dernier manant littéraire
chassé de la boutique de son maître , de goujat calomniant au jour
le jour, de pauvre diable réglant l'état à prix fixe, de pâle envieux
sans esprit et sans style , qui soit plus libre et plus heureux que
moi, conscience à part bien entendu.
Donc il y a vingt jours , voyant que le soleil était brûlant, et me
TOME XX. AOUT. 10
146 REVUE DE PARIS.
sentant la tête fatiguée et la main aussi, je me suis dit : — Si je
voyageais? Voyez le grand mot pour moi. — Voyager! irùtre plus
ici, être là-bas ! Entrer dans des villes nouvelles où l'on est sur de
ne pas trouver un ennemi ; s'abandonner au nonchalant mouve-
ment de la chaise de poste qu'un Anglais appelle le paradis sur
la terre; et |)uis ne rien faire, ne rien entendre, ne rien juger
de ce qu'on fait , de ce qu'on entend , de ce qu'on voit tous les
jours. — Et puis avoir à soi, pour soi tout seul ses rêves, ses
méditations, ses pensées, ses fantômes tristes ou joyeux, ses
diables bleus ou couleur de rose, et ne pas porter tout cela tout
chaud à l'imprimeur qui vous rend tout cela pâle et glacé ; — être
pris pour un Anglais peut-être, et s'entendre appelé milord par
la fille d'auberge ou par le mendiant du grand chemin ; — trouver
dans son chemin le grand dada d'Yorick, et le monter douce-
ment et faire doucement son chemin sur cette bonne, volontaire et
excellente monture. — Voilà la vie ! En avant donc ! adieu le théâ-
tre, adieu les livres, adieu l'esprit, adieu l'imagination, adieu
la prose, adieu la vie ordinaire ! Voyageons.
Je vous répète, mon ami, que personne mieux que moi ne peut
être dans une plus belle position pour voyager. Je n'ai jamais rien
vu en fait de pays lointains que la Belgique une heure , trois quarts
d'heure de trop! et pendant mes douze belles années, un char-
mant, verdoyant et murmurant petit coin de terre, caché derrière
un vieux saule planté sur le bord du Rhône , tout là bas ; honnête
et calme petit village où je me reporte sans cesse par la pensée,
par le souvenir, par le regret, par l'espérance. Ce sont là tous mes
pays lointains. Je suis donc un voyageur comme il y en a fort peu,
un voyageur n'ayant rien vu ; je suis même un voyageur comme il
n'y en a pas, im voyageur qui ne voit rien de ce qui est sous ses
yeux , et qui par conséquent n'a rien à décrire rien à raconter,
rassurez-vous.
Aussitôt dit, aussitôt fait, je pars. Ouvrez-moi la route et faites-
moi place, et en avant. C'est moi qui passe ! Déjà disparaissent à ma
droite et à ma gauche les arbres du bois de Boulogne ; déjà s'enfuit
de toute la vitesse de ses chevaux anglais le jeune Paris , si beau
quand on le voit passer de loin. Sortir de Paris par la barrière du
REVUE DE PARIS. 147
Trône , c'est mal en sortir. On se dit en soi-même qu'on ne re-
trouvera pas là bas ce qu'on perd ici; on jette un dernier regard
de regret sur cette élégance , sur cet esprit , sur ces grâces légè-
rement apprêtées , sur ce beau luxe, sur tout ce monde d'ironie
et de fêtes , de scepticisme et d'esprit, de courage et d'insouciance,
de plaisir et d'amour ; ce monde parisien que l'on n'aime jamais
plus que lorsqu'on lui dit adieu ; frivole , mais bon ; peu dévoué ,
mais aussi fort peu exigeant ; flexible , non pas par lâcheté , mais
par indifférence ; usant sa vie , sa fortune , son avenir au jour le
jour ; remettant au lendemain les afi'aires sérieuses , se laissant
gouverner par qui veut le gouverner ; léger, moqueur, tout en de-
hors. Adieu donc à vous, la belle foule aux beaux chevaux, aux
longues fêtes, aux belles dames, aux folles pensées, et cependant
cette foule était déjà bien loin de moi , et moi bien loin d'elle; elle
allait à l'Opéra, et moi j'allais, je crois, dans une ville qu'on ap-
pelle la ville de Rouen.
Le chemin est magnifique. On va, on descend, on monîe, on
traverse de jolis villages doucement éclairés par un beau clair de
lune. C'est une belle chose un voyage de nuit, quand tout travail
a cessé sur la terre , quand tout est sommeil et silence, quand l'eau
même qui a travaillé tout le jour, se repose comme un homme de
peine , et s'amuse à murmurer pour elle-même : on se croirait
dans un pays de féerie. 11 y a des oiseaux qui chantent dans les
bois; il y a des femmes qui chantent sur leurs portes; il y a un
léger filet de fumée qui s'échappe dans l'air, annonçant le repos
du soir; il y a une église calme et transparente qui projette sur vous
son ombre sainte et villageoise ; il y a la cloche qui tinte YAmjclns.
Mon Dieu 1 tout cela est vulgaire, je le sais , tout cela se rencontre
dans les poésies descriptives, tout cela c'est un peu le vers de M. de
Lamartine ; mais que voulez-vous (pi'on lasse de cette poésie quand
on la touche du doigt et du C(Bur; quand en effet vous vous aperce-
vez qu'il y a dans le ciel de doux rayons tout blancs qui reposent
sur vous ; quatid vous entendez dans l'arbre l'oiseau qui chante ,
et dans le clocher la cloche (pii nnirmure? Il n'y a (ju'à faire
comme M. de Lamartine, comme tous les grands poètes : s'aban-
donner à son émotion sans la combattre, l'avouer tout simple-
10.
1V8 REVUE DE PARIS.
ment , et puis demander pardon à Dieu et aux hommes , si on n'a
pas la poésie de M. de Lamartine dans la tête et dans le cœur !
Ainsi je suis descendu par une belle nuit d'été dans la vieille cité
normande. Toute la ville dormait à l'ombre de sa cathédrale : vue
ainsi dans la nuit, Rouen est une ville pittoresque ; chaque mai-
son de la vieille cité a sa physionomie particulière. Aimez-vous
les fenêtres étroites destinées à protéger les mystères de la fa-
mille? Aimez-vous ce vieux toit domestique qui s'avance dans la
rue comme pour protéger l'étranger qui passe? Aimez-vous ces
murailles lézardées par le temps, qui ont abrité au dedans tant de
générations évanouies , qui ont vu s'accomplir au dehors tant de
révolutions oubliées? Aimez-vous à traverser ces rues sinueuses où
s'est agité le vieux peuple? et cela ne vaut-il pas mieux, à tout
prendre, que les balcons de vos maisons modernes sans passé,
sans souvenir et sans mystères? Telle était la ville de Rouen cette
nuit-là, et je ne me lassais pas de la regarder ainsi sous son
beau voile nocturne, et je m'inquiétais peu de trouver un logis ,
et je me gardai bien de frapper à la porte d'aucune hôtellerie
avant d'avoir admiré ces deux grands colosses, l'honneur de la
ville, la cathédrale elle grand Corneille ; quels grands miracles !
Mais avant tout il faut se prosterner devant le grand Corneille!
Quel monument de pierre , de marbre ou d'airain se peut com-
parer à Cinna, à Polijeucie , aux Huraces?
La statue de Pierre Corneille , placée sur le pont de Rouen ,
est, comme vous savez, l'œuvre de M. David, membre de l'in-
stitut. A tout prendre , c'est un bel ouvrage. M. David est un pen-
seur; c'est un homme très versé dans la connaissance des poètes,
qu'il sait par cœur, qu'il aime et qu'il admire autant que per-
sonne. M. David est en outre un grand artiste peu mythologique
de sa nature. Il sait que l'art ne doit pas être jeté en pâture aux
choses futiles. Ne craignez pas qu'il s'amuse à tirer du marbre ou
à jeter en bronze des faunes et des satyres, des Vénus ou des bac-
chantes, des Arianes abandonnées ou des Jupiter porte-foudre;
c'est un homme qui a le grand mérite d'avoir fait entrer l'art dans
la réalité. Donnez-lui à copier une grande tête, un vaste front,
une de ces intelligences supérieures dont s'honore notre époque ,
REVUE DE PARIS. 149
notre artiste est à l'aise. Nous l'avons vu copier ainsi la tète dit
général Foy ; nous l'avons vu , quand Talma a été mort , se pen-
cher vers cette belle tête défigurée par la souffrance , et ranimer,
autant que cela est donné à l'art, cette grande physionomie.
Pauvre Talma, comme la mort l'avait changé! elle avait écrasé
de sa main de fer ce charmant regard qui allait à tous les cœurs;
elle avait tordu hideusement cette bouche souriante ou terrible
d'où sortait une puissante voix qui retentit encore à nos oreilles
depuis bientôt quinze ans ; elle avait brisé ce cou si beau et si
blanc dont ïalma était si fier et qu'il portait toujours tout nu,
même dans l'intimité, aimable coquetterie d'un homme supérieur.
Eh bien! sur ces traits déformés par la mort, sur ce masque
méconnaissable même pour les amis du trépassé, le sculpteur
David a retrouvé le regard , la bouche , le visage de notre grand
comédien ; il a rendu à la vie, dans tout son éclat et dans toute sa
majesté, cette noble et vivante figure que nous croyions perdue
à jamais. C'est là un grand miracle de l'art, mais aussi c'est là le
chef-d'œuvre d'un artiste habitué à vivre avec de grands hommes,
habitué à étudier les moindres nuances de leurs visages. Si
M. David a recomposé si vite le Talma d'autrefois avec le Talma
qui n'était plus , c'est que M. David avait beaucoup vu Talma.
Voilà ce qu'il faut dire à la louange de l'artiste qui a jeté en
bronze la statue du grand Corneille. Mais à côté de cette louange
on peut placer un reproche; c'est qu'à force de s'être pénétré de
l'esprit et du génie des grands hommes auxquels il a voué son
culte et sa vie, M. David a fini par exagérer leur ressemblance;
à force de les avoir vus dans toute leur grandeur, il a fini par
les faire trop grands. Les bustes de M. David manquent certaine-
ment, sinon de vérité, du moins de vraisemblance. Vous rappelez-
vous la tête qu'il a faite de Goethe, roi de Weymar, de Vienne,
de lierlin, d'une partie de la France et de rAnglctcrre? David,
poussé par le génie allemand qui a eu tant d'influence sur
notre siècle, s'en va à Weymar. Il demande l'adresse du poète à
un enfant, l'enfant lui montre une noble maison, une maison
royale; dans cette maison il y avait Goethe. C'était une magni-
fique tête chargée de pensées , de nobles rides et de longs che-
150 KKVUR DE PARIS.
veux blancs; c'était la tête d'où étaient sortis tout armés ou tout
charmans, Faust et Mé|)hislopliélès, Marguerite et Werther; le
statuaire fut ébloui. Tremblant, ému, hors de lui, il dessina
dans la terre la tête du noble vieillard; puis il s'en revint à
Paris, croyant n'avoir fait qu'un portrait; il avait fait un colosse.
La douane, voyant cet énorme ballot, ne put jamais croire que ce
morceau de terre ne renfermait qu'une face humaine ; le douanier
prit donc son épée et transperça d'outre en outre cette ébauche :
excusable douanier en effet , il jugeait du crâne de Goethe par
son propre crâne! Quoi qu'il on soit, le buste de Goëihe, par
David, est uno chose phénoménale. C'est que M. David a vu la
tête de Goethe en dedans; or, le statuaire, comme le peintre, ne
doit voir une tète qu'en dehors.
Ainsi a fait M. David pour la tête de M. de Chateaubriand,
qu'il a faite colossale, lui ôtant ainsi beaucoup de sa grâce et de
sa mélancolie ; ainsi a-t-il fait aussi pour la statue de Pierre Cor-
neille , Pierre Corneille , le frère , l'ami , le compagnon , le colla-
borateur de Thomas Corneille, qui lui prêtait ses rimes; Pierre-
Corneille , ce grand homme de génie si humble , si doux , si bour-
geois, si triste, si mal nourri et si mal vêtu; celui dont Labruyère
qui, Dieu merci, n'est pas un philosophe pitoyable, parle en
ces termes. — « Cet homme est simple, timide, d'une ennuyeuse
conversation , il prend un mot pour un autre , il ne sait môme pas
lire son [écriture ! » Voilà pourtant l'homme que le statuaire
nous représente debout, inspiré, écrivant avec une plume de
fer et revêtu d'un manteau dont l'ample étoffe eût suffi pour ha-
biller toute la famille Corneille pendant trois hivers. Et plût au
ciel que le grand Corneille eut jamais possédé un manteau pareil.
Comme il en aurait bien vite fait quatre parts! comme il en eût
donné bien vite une bonne part à son frère, en lui disant: —
Voici un Ion manteau, Thomas. Comment voulez-vous que je
re-connaisse dans ce grand appareil le pauvre grand poète qui
fut opprimé par Richelieu et qui fit peur à Louis XIV? Non pas,
non, ce n'est pas là cet homme dont Labruyère a dit encore: —
Le conicd'icn , c^juchc dans son carrosse, jciie de la boue au visage
de Coriuïlte ijni est à pied.
EEVlîE DE PARIS. 151
Quand nous avons un grand homme à reproduire, faisons-le
ressemblant avant de le faire grand et majestueux. Plus un homme,
a été simple et modeste dans sa vie, et plus nous devons redouter
de lui ôter de sa grandeur naturelle en lui donnant une gran^
deur factice. Le grand Corneille ne s'est jamais ainsi représenté,
même dans ses préfaces les plus glorieuses ; toute sa vie il
a été un bonhomme, par cela même qu'il a été un grand poète.
Croyez-vous aussi que si vous l'aviez représenté dans une allure
moins cornélienne, c'est-à-dire plus naturelle, l'homme du port
qui passe sur le pont de sa ville natale , le cullivaieur qui passe ,
le peuple qui passe et qui souvent ne s'arrête pas devant votre
bronze, le voyant si grandiose, n'aurait pas demandé à la vue
d'un simple poète en habit sans façon et la canne à la main : —
Quel est celui-là qu'on a, fait en brunie à la plus belle place de notre
Pont-Neuf? Et chacun aurait répondu : Ce bonhomme en bronze
est né à Rouen ; il a été tout simplement le plus grand poète du
temps du cardinal de Richelieu ei de Racine.
0 Corneille, la grande puissance poétique de no'.rc âge! Cor-
neille, le poète politique qui parle tout haut des plus grands in-
térêts de l'histoire ; l'homme qui , le premier, a débattu sur un
théâtre les grandes questions de royauté et de république , qui,
depuis 89 , agitent le monde ! Corneille , dans lequel Bonaparte a
retrouvé l'étoffe d'un grand minisire, d'un grand ministre de
l'Empereur ! Corneille , l'honneur impérissable de cette ville qui
dort couchée à tes pieds , son incomparable honneur ; toi qui as
attendu si long-temps ta statue , c'est toi le premier que je salue
dans la nuit! A toi mes hommages et mes respects silencieux,
ô grand homme d'une ame romaine! à toi mes souvenirs sans
faste et mon admiration silencieuse ; car c'est ici môme , à cette
même place, le jour où ta statue apparaissait dans sa gloire,
qu'ont été prononcés tant de discours médiocres par nos célé-
brités contemporaines. Ils sont venus tous de l\iris étaler i)om-
peusement leur gloire d'académie, et essayer si, à l'aide de
leur prose et de leurs vers , ils pourraient se hisser à la haileur
de celui qui a écrit l\odo(jinel Oh! que ce dut être un misérable
spectacle , celui-là 1 le grand bronze inauguré avec de si misé-
152 REVUE DE PARIS.
rables paroles, Corneille à qui l'auteur d'^n/on?/ reprochait, par-
donne-lui , Corneille ! d'avoir été attaché au fil d'une dédicace ;
Corneille , que M. Lebrun osait vanter en plein air ; M. Lebrun
de l'Académie française , celui-là même qui a refait le Gid de
Corneille, qui a intitulé son œuvre le Ciel d'Andalousie, comme
si le Cid de Corneille était le Cid de Pontoise! Et dans ce grand
jour solennel, pas une parole correcte, pas une louange raison-
nable pour celui-là qui fut le père de la tragédie française ,
comme Shakspeare a été le père de la tragédie en Angleterre !
Corneille qui a trouvé ses héros, qui a trouvé son drame, qui
a créé ses grands Romains ; génie à part, moitié espagnol et
moitié latin; à la fois le contemporain d'Auguste et du Cid,
seul homme en Europe dont le regard fier et superbe ne se soif;
pas baissé devant la gloire du cardinal de Richelieu! Oh! quelle
surprise ce dut être pour vous , Pierre Corneille , quand vous
entendîtes cette faible voix qui vous parlait, et quand, en
regardant à vos pieds , vous aperçûtes que c'était l'auteur du
Cid d'Andalousie qui vous parlait !
Ainsi , à peine arrivé dans la ville natale de Pierre Corneille ,
j'allai expier par mon plus profond respect et par un profond
silence les louanges calomnieuses dont on l'avait chargé. Tl me
semblait que ce puissant regard qui anima tant de vertus hé-
roïques , qui ressuscita tant de grandeurs évanouies , qui tira de
la pondre des tombeaux tant de révolutions éteintes , se posait
sur moi avec bienveillance , et que le grand Corneille écoutait la
prière que je lui faisais dans mon cœur: — Vous qui tenez une si
haute place là haut dans le ciel poétique, grand homme! vous
qui avez Shakspeare à votre droite et Racine à votre gauche,
vous qui voyez Molière face à face , vous dont Voltaire porte en
souriant, et cependant avec toute la vénération dont il est ca-
pable , la robe sainte et sacrée ; ô Corneille ! jetez sur nous un
regard favorable, car vous seul vous pouvez nous sauver ; vous
seul , en effet , vous êtes aujourd'hui le modèle et le dieu sau-
veur de la poésie tragique. Voltaire a été épuisé et dépassé par
sa propre philosophie , car la révolte qu'il a prêchée a depuis
long-temps renversé tous les obstacles et franchi toutes les limites.
REVUE DE PARIS. 153
Racine , l'adorable , n'a été possible que sous le grand roi , au
milieu de ces élégantes amours dont il était l'interprète, et, sans
le savoir, le complice. La tragédie d'un seul , à l'usage d'un
seul , la tragédie individuelle de Crébillon , par exemple , n'est
plus possible non plus ; car aux masses d'à-présent il faut un
théâtre fait pour leurs masses ; vous seul, ô vous, l'homme poli-
tique, vous êtes le seul modèle possible aujourd'hui. Vous seul
savez parler aux peuples des intérêts et surtout des passions des
peuples ; vous seul vous savez le secret de toutes les révolutions ,
c'est-à-dire le terme de toutes les grandeurs ; vous seul vous
mettez à nu le héros qui vous tombe sous la main , et après l'a-
voir dépouillé de son manteau de pourpre, après avoir écarté ses
licteurs, vous nous le montrez encore grand, redoutable, si en effet
il est grand et redoutable par lui-même. Il n'est pas jusqu'à la
langue que vous avez faite , ô Corneille ! à laquelle nous ne re-
venions de toutes nos forces , parce qu'aussi bien votre langue
seule est possible. Nous sommes si loin de la pureté adorable
de Racine , et nous vivons si peu , nous et nos œuvres, que nous
n'avons ni le temps, ni la volonté, ni la force de reproduire
cette perfection désespérante , cette chaste et brûlante passion ;
ce récit toujours clair, élégant, châtié, qui n'est autre chose que
la perfection dans le style, dans la passion, dans l'idéal. Vous,
vous allez plus vite au fait; vous parlez nettement, brièvement,
simplement à votre but, comme un grand poète qui est aussi un
grand homme d'affaires ; vous , vous êtes à la tête de la vieille
langue qui va droit au fait, sans phrase, sans périphrase, sans
détour. Ce n'est pas vous qui auriez fait l'admirable et inimitable
et inutile récit de Théramène ; aussi c'est vous que notre époque
littéraire a adopté sans le savoir. C'est vous qui avez pris par la
main M. Lemercier, ce vieil académicien , et M. Victor Hugo qui
sera bientôt un académicien, hélas! et à chacun d'eux vous avez fait
produire ce qu'ils pouvaient produire. Vous avez tiré M. Lemercier
de la littérature impériale, insigne honneur, inappréciable bon-
heur; quant à l'autre, le trouvant tout élevé à l'espagnole, comme
vous avez été élevé vous-même, vous lui avez inspiré son [)lus beau
drame, son Honneur casùllan , souvenir du Cid, celte première
154. REVUE DE PARIS.
histoire dramatiquo de l'honneur castillan. Oui, M. Hugo esl
votre nourrisson ; heureux s'il voulait toujours vous suivre ,
heureux si , en vous prenant votre style , vos tours brusques et
imprévus , votre vers heurté , coupé en deux , énergique , il
vous empruntait aussi la simplicité de votre fable , la clarté de
votre action , le dénouement terrible de votre tragédie; heureux
is'il vous suivait de plus près dans cette route que vous avez tracée,
et qu'il a retrouvée awc tant d'assurance , de ténacité et de
bonheur.
O Corneille ! venez à notre aide! sauv«z-nous de la tragédie ert
prose, sauvez-nous des portes dérobées, des espions qui espion-
nent dans la nuit, des poisons et des contre-poisons, des cercueils
pleins aussi bien que des cercueils vides ; sauvez-nous des échelles
de cordes, des cachettes en partie double et des clairs de lune
qui reviennent trop souvent. Enseignez-nous comment on est
grand en restant toujours simple, comment on ne se guindé pas
au sublime , mais comment on y arrive d'un mot , quand ce mot-là
c'est la passion qui le prononce ; apprenez-nous aussi comment la
tragédie n'est pas autre chose que l'histoire des grands hommes
et des grands peuples, faite de manière à servir de leçon au pré-
sent et à l'avenir. Enfin , puisque votre statuaire , plus libéral que
le cardinal de Richelieu ou le roi Louis XIV, vous a gratifié d'un
si large manteau, ô grand homme! couvrez-vous de votre man-
teau. — Ainsi soit-il. — Amen.
Ma prière terminée , je saluai une dernière fois ce grand dieu
de la poésie moderne , et je fus frapper du même pas à la porte
d'une hôtellerie. C'était au moment où le jour n'est pas là encore ,
où la nuit n'est déjà plus ,
Déjà la ville sortait de son repos. Je ne sais pas si vous avez
remarqué comment se fait cette opération singuHère, qui tout
d'un coup jette sa vie , le bruit et le mouvement dans ces rues
silencieuses, dans ces places vides, sur ces quais muets. A peine le
soleil se montre que déjà chaque maison se réveille. Chaque mai-
son ouvre ses portes et ses fenêtres comme un homme laborieux
ouvre ses deux yeux fatigués de dormir. Alors peu à peu dispa-
raît la ville de la nuit et du silence, pour faire place à la ville du
-REVUK DE PARIS. 155
T)ruit et du jour. On dirait que les maisons disparaissent pour
faire place à d'aulres maisons, comme les étoiles qui font place à
d'autres étoiles. Telle maison , qui était dans la nuit un vaste et
magnifique palais, n'est plus au grand jour qu'une chétive ma-
sure; la cathédrale, qui tout-à-l'heurc était si grande au clair de
lune, s'en va peu à peu en s'affaiblissant quand vient le jour. La
statue de Corneille, qui m'avait paru gigantesque, me paraît à
présent écrasée sous les premiers rayons du soleil naissant; tout
change dans ce colosse et autour du colosse, ce n'est plus là
ma ville de tout-à-l'heure , dont j'étais le maître unique , dont
j'étais le seul propriétaire, qui ouvrait à moi seul ses rues, ses
quais , son port ; c'est une ville qui s'agite pour son pain quoti-
dien, une ville qui se réveille pour travailler, pour agir, pour
^souffrir, pour mourir; tout-à-lheure j'étais le maître, j'étais le
"roi de ce monde endormi; à f)résent je ne suis plus qu'un étran-
■ ger, à qui le dernier gendarme a le droit de demander son passe-
port. — Cachons-nous.
Je n'ai donc vu la ville de Rouen qu'à la clarté de la îune , et je
l'ai vu très calme, très belle, très vieille et respectable. Dans le
" jourc'estunevillequi ressembleà toutes les villes, où la vie estache-
' tée, où chacun est attaché à sa tâche, à toutes les villes qui vivent à
la sueur de leurs fronts et du travail de leurs mains. Les villes ont
bien souvent les destinées des hommes. Il y a des villes qui ven-
dent , qui achètent , qui fabriquent , qui ])lacent leur argent à gros
intérêt, qui pensent à l'avenir et qui s'inquiètent du cours de la
rente; il y a d'autres villes qui pensent, qui rêvent, qui dorment
la nuit sous leurs toits bien chauffés , ou le jour à l'ombre de leurs
arbres; il ', en a d'autres enfin qiù n'appartiennent ni à la spécu-
lation Commerciale , ni à la spéculation philosophique ; ce sont des
viMe-^j tout-à-î'ait bourgeoises , retirées depuis long-temps des af-
"^aires et des idées, nonchalantes cités qui n'ont jdus qu'à se laisser
être heureuses ; qui s'amuscîU à médire en hiver, et en été à re-
pardcrles nuages qui passent; (pii savent le nombre des cailloux
deleurs rivages parce qu'elles ont eu le temps de les conii)ter, et qui
vous diront combien de fagots a produits l'an passé le vieil ormo
de leur jilace publi(iue. Laipicllo de ces villes vous paraît préféra-
156 REVUE DE PARIS.
ble à votre sens? La ville qui travaille toujours, la ville qui
rêve toujours, ou la ville qui se repose toujours? En fait de ville
qui travaille , parlez-moi de Paris ; parlez-moi de Paris en fait
de ville qui pense; en fait de ville qui se repose, parlez-moi de
Paris encore. Paris, c'est le travail, c'est la philosophie, c'est le
sommeil, c'est tout ce qu'on pense, c'est tout ce qu'on veut, c'est
l'Eldorado avec Candide, avec Panglos, avec Cunegonde, et
surtout avec les sept rois détrônés qui vont passer le carnaval à
Venise.
Voilà ce que j'ai vu à Rouen : la cathédrale et la statue de
Pierre Corneille : un vaste édifice frappé de la foudre et sans
croyance, un bronze d'hier entouré de toutes les adorations et de
tous les respects de la foule ; ici un temple sans dieu , et là-bas un
dieu sans temple; des ruines saintes autrefois, aujourd'hui plus
que dévastées , et que réparent lentement , chétivement et triste-
ment quelques manœuvres sans foi , qui se croiraient mieux em-
ployés à construire un corps-de-garde et une mairie; sur le
pont un homme autrefois méconnu , humilié , chassé , couvert
de misère, bien plus, cotneri de boue par le comédien qui passe, et
pour lequel on vient de construire un piédestal tout neuf de mar-
bre et d'airain; ici une église silencieuse, dévastée, livrée à la
poussière , misérable ; là-bas un culte de toutes les intelligences et
de tous les cœurs ; ici la désolation et l'oubli. En présence de pa-
reils spectacles et de si tristes antithèses , qui oserait dire de quel
côté aujourd'hui est la croyance , de quel côté est le dieu? Ce que
c'est que le temps ! il enlève à celui qui a été adoré pendant dix-
huit siècles la gloire et les hommages , pendant qu'il jette une
auréole immortelle sur un pauvre homme de cette ville qui est
mort il y a à peine plus d'un siècle. Croyez donc à l'immortalité des
croyances divines, ou bien désespérez de la gloire humaine après
cela !
On peut donc résumer la ville de Rouen par ces deux mots.,
une cathédrale qui tombe et une statue de bronze qui va s'élevant
toujours, comme aussi on peut dire que la ville de Dieppe, c'est
un flot de la mer qui se brise sur le galet. Dieppe est , à tout pren-
dre, une ville assez triste, sans physionomie bien arrêtée. On
REVUE DE PARIS. 157
peut la voir pendant la nuit, on peut la voir pendant le jour, c'es(
toujours la même ville. C'est une de ces cités éternellement endor-
mies dont je vous parlais tout-à-l' heure, et qui ne sortent de leur
profond sommeil qu'à certaines heures de l'année pour faire leur
provision d'huile et de vin, après quoi la ville se recouche sur elle-
même, et elle lèche sa patte comme l'ours dans l'hiver. A peine
entré dans la ville, on cherche la mer, et on est tout étonné de
trouver la mer tout au loin, bien loin des maisons et des rues
qu'elle animerait par son grai^à bruit et par ses grandes couleurs.
Au reste, en fait de mer, ne u:- ^irî?z pas de ces rivages qui ne
servent qu'à baigner quelques maiu '«îs, et dont le flot indigné se
trouve arrêté , non par le grain de sable de l'Écriture , mais par le
cadavre à demi vivant d'un homme. C'est là une humiliation que
le Tout-Puissant n'aura pas osé prédire à la i..(_ /, cet enfant de sa
colère. A peine à Dieppe, l'étranger se met à la mer, malade ou
bien portant, mince ou replet , et aussitôt sans que personne lui
crie — gare 1 il se jette dans l'eau salée. Ceci est une grande im-
prudence. Il s'en faut de beaucoup que ce flot tout imprégné
de sels soit un bain sans danger. Au contraire, les plus grands
accidens peuvent vous saisir au sortir de cette eau trompeuse : le
vertige, les douleurs aigu'^s, de graves accidens à l'intérieur, la
peau qui brûle, les nerfs qui vous battent par tout le corps, de
longues insomnies ou un lourd sommeil plus triste encore, tels sont
les accidens qui attendent l'imprudent qui s'abandonne sans conseil
au plaisir de surmonter et de défier les vagues. Moi qui vous parle ,
j'ai éprouvé une partie de ce malaise après cinq ou six bains d'une
heure à la lame. D'abord c'est un grand plaisir et une grande fête :
sentir le flot qui se brise à vos pieds en écumant ; avancer pas à pas ,
et tout d'un coup se jeter dans une vague menaçante qui vous prend
au corps avec force, et qui , bientôt domptée , vous balance douce-
ment comme un enfant. Vous allez, vous venez, vous êtes tantôt dans
le ciel, tantôt dans l'abîme; l'eau est tiède, l'air est frais; vous
oubliez l'heure qui passe; puis, sorti du bain, vous retrouve/,
dans vos membres une souplesse inaccoutumée, tant c:>la est bon
et doux, mais prenez garde aux suites de ce violent remède. Vous
sortez de là tout imprégné de sel ; cette eau violente a battu vos
158 REVUE DE PARIS.
flancs et forcé votre corps à supporter ce poids immense; les
suites en seront cruelles. 11 me semble qu'en ceci le baigneur est
trop livré à lui-même, qu'il devrait être obligé, avant de s'aban-
donner à cet élément si nouveau pour lui , de prendre le conseil et
au besoin les ordres du médecin-inspecteur, d'autant plus que ce
médecin-inspecteur est un homme d'un grand mérité, simple,
éclairé, indulgent, qui , mieux que personne , a étudié les violeris
effets du violent remède qu'il administre. Malheureusement, il
n'a qu'une action très indirecte sur les baigneurs, il n'a que
l'autorité que lui donnent ses lumières et son expérience , il n'a
aucune puissance , et par conséquent il a fort peu de crédit. En-
core une fois , un médecin des eaux devrait ùtre le maître des
eaux qu'il administre; la chose est d'autant plus importante , que
la plupart des grands médecins de Paris sont passablement igno-
rans sur ces matières ; témoin un grand docteur qui envoyait cette
année une de ses malades aux bains de mer, avec cette consulta-
tion : c( M™^ *** prendra, pour commencer, un bain d'une heure ; elle
pourra, après les premiers jours, prolonger son bain jusqu'à
deux.» Or, la dame en question était une pauvre jeune femme frêle
et maladive , incapable de supporter la moindre secousse; un bain
d'un quart d'heure l'aurait infailliblement laissée sur la place, et
le docteur Gaudet, à qui elle eut la prudence de montrer cette
étrange ordonnance, lui prescrivit , pour commencer, une asper-
sion de deux minutes , pour finir par un bain de quatre à cinq
minutes à la fin de la saison. Comme vous voyez, il y a bien loin
entre les deux heures d'eau salée si imprudemment ordonnées par
le médecin de Paris.
11 me semble que ceci est tant soit peu médical ; et pourquoi
pas, je vous prie? Un bon conseil d'un homme qui a été impru-
dent fait souvent plus d'effet que l'avertissement d'un faiseur de
théories. Hélas! ce grand chirurgien qui n'est plus, cet homme
qui était le repos et la consolation de tant de familles , cette espèce
de providence visible qui veillait toute la nuit pendant que nous
dormions, Dupuytren, mort si tôt et si vite , lui aussi il a de beau-
< oup avancé le terme de sa vie en prenant imprudemment des
bains de mer à Trcpori.
RFVTJE DE PARIS. 159
Dieppe, comme vous le savez, était un des caprices favoris de
M™" la duchesse de Berry , à ses beaux jours de puissance et de
caprices ; elle a fondé les bains de Dieppe en même temps qu'elle
a fondé le Gymnase , et sa bienveillante protection a encouragé en
même temps M. Scribe et ce petit coin de mer. C'était une de ces
femmes volontaires, enfant gâté de la royauté et de la fortune,
qui ne doutent de rien jusqu'au jour où tout s'en va, royauté,
fortune, puissance, trop heureuse encore la misère royale, qui
ne perd que cela !
Mais il est arrivé à Dieppe ce qui arrive à toutes les fondations
royales, ce qui est arrivé en grand au château de Versailles, par
exemple. Quand la main qui eut créé ces mei'veilles se retira gla-
cée par la mort, adieu toutes ces merveilles. L'histoire des bains
de Dieppe est en petit l'histoire du Versailles de Louis XIV. Cette
plage bâtie tout exprès pour la duchesse est à peu près déserte;
cette vaste salle de bal disposée pour elle , où elle venait danser
comme une mortelle, et qui n'était pas assez grande pour contenir
la foule de tous les courtisans bien portans , est à peine à moitié
remplie par quelques malades froids et silencieux. Plus de fêtes,
plus de joie, plus de promenades en mer, plus de brillans carrou-
sels, plus d'écho qui répète les folles paroles, plus rien de cette
jeunesse dorée qui se promenait sur le rivage hier encore. Autre-
fois cette galerie était ouverte à tous gratuitement, et elle faisait
fortune; aujourd'hui on paie pour y entrer, et la galerie est rui-
née. Mais je n'ai pas besoin de m' arrêter davantage à vous décrire
cette désolation; ne vous êtes-vous pas promené plus d'une fois
dans les allées silencieuses du petit Trianon?
Et puis, ce qui attriste tous ces lieux que baignent la mer, ce
qui fatigue dans toutes ces montagnes d'où jaillit l'eau chaude ou
l'eau gazeuse, c'est une race à part de voyageurs anglais, qui sont
bien les plus tristes hommes de ce monde, les plus ennuyeux et les
plus ennuyés à la fois; race nomade qui n'a point de patrie, et
qui colporte son opulente misère de Florence à Paris, de Paris à
Pct.2rsbourg , des eaux salées aux eaux sulfureuses ; pâles Anglais
qui vont partout , qui se reposent y)artout, qui mangent et qui
dorment partout, excepté en Angleterre. Nous ne sauriez croire.
160 REVUE DE PARIS.
mon ami , combien cette nouvelle race de bohémiens civilisés est
d'im effet désagréable dans tous les lieux où on les rencontre.
Parlez-moi d'un Anglais en Angleterre! Un Anglais à Londres est
un être intelligent, actif, occupé, laborieux, tout entier aux af-
iaires présentes, en proie à toutes les nobles passions, généreux,
riche, élégant, presque spirituel; mais un Anglais en France,
un Anglais aux bains de mer, oh ! la triste et lamentable figure.
Ils arrivent chez nous dans leurs plus vieux habits et avec leur
physionomie la plus dédaigneuse; à les voir attelés l'un à l'autre,
et suivis pour la plupart de pauvres servantes qu'ils font griller au
soleil sur le siège de derrière de leurs voitures , quand ils ont
des voitures , on dirait un troupeau de moutons mal lavés et mal
peignés. A peine arrivés dans une ville , ils s'en emparent , ils en
sont les maîtres , la ville est à eux, il n'y a plus de place pour
personne; ils parlent tout haut dans leur jargon barbare, ils dis-
putent tout haut , ils prennent le haut du pavé sur tout le monde,
comme s'ils étaient à Londres sur le pont de Waterloo ; on dirait
qu'une troisième invasion les a vomis dans nos murs, tant ils sont
orgueilleux et superbes. Et je vous avoue qu'en ceci ces messieurs
sont logiques. Ils ont vu tellement se prosterner vers eux les avi-
dités de nos aubergistes, postillons et marchands de toute espèce,
qu'ils se sont figuré et qu'ils se figurent encore que la France ne
vit que par eux et pour eux. Ainsi, à Dieppe même, quels hôtels ,
ou plutôt quelles hôtelleries rencontrez-vous en débarquant; des
hôtelleries à l'enseigne de l'Angleterre. Hôtel d'Angleterre, — hôtel
du Roi d' Angleterre , — hôtel de Londres, — hôtel d Albion, —
hôtel du ï\cgeni, — hôtel de Windsor \ je vous dis que la ville est à
eux. Et pourtant Dieu sait si la ville n'est pas pour le moins aussi
redevable de sa prospérité aux pauvres Français, qui ne sont que
des Français , qu'à tous ces milords équivoques auxquels elle fait
de si grandes avances? Quoi qu'il en soit, on laisse les Anglais
aller par troupes , avec leurs grandes femmes sèches et jaunes et
leur petits enfans de vingt à vingt-cinq ans, qui s'en vont un cer-
ceau à la main, les cheveux épars, comme de jolis petits garçons
ou de johes petites filles dans le jardin des Tuileries. Voilà donc en
partie les plus aimables habitans de la ville , car, pour les véri-
REVUE DE PARIS. 161
tables habitans , on ne sait pas où ils se tiennent , et , dans les
murs de la ville de Dieppe , un citoyen de Dieppe est une rare cu-
riosité. En effet, aussitôt que la saison des bains est arrivée, cha-
que propriétaire d'une belle et bonne maison met un écriteau an-
glais à sa porte, annonçant à tout passant, en anglais, que ladite
maison est à louer. C'est une règle générale pour quiconque pos-
sède une table, un fauteuil, un lit passable , une chambre honnête,
de tout céder au premier venu, pourvu qu'il soit Anglais. A ce
prix , lit , table , fauteuil , tout y passe ; chaque recoin de cette ho-
norable maison est ainsi mis à l'encan par le propriétaire, et quand
la maison est pleine, le propriétaire s'éclipse on ne sait où: divinité
présente, il est vrai, mais invisible, qui voit tout et qu'on ne voit
pas, qui comprend l'anglais pour le moins aussi bien que le fran-
çais, et qui ne parle ni l'une ni l'autre langue. Ce n'est que lorsque
le froid a chassé le dernier Anglais de cette ville que les proprié-
taires de ces maisons louées se hasardent à rentrer dans leur lit,
dans leur chambre et dans leur fauteuil. Ainsi donc pour l'étran-
ger, je veux dire pour le Français qui est à Dieppe , il ne faut pas
compter sur cette population d'hiver.
Mais aussi quel bonheur quand , au milieu de ce désert habité ,
vous rencontrez un homme de votre vie de chaque jour, une belle
et aimable Française de Paris, un petit coin de voile blanc ou de
joue toute rose, et comme vous lui savez gré de ce bel air natal qui
lui va si bien dans ce pays ennemi ! Alors vous comprenez qu'il y a
des gens dans le monde qui ne sont pas des vagabonds d'Angle-
terre; alors vous êtes sur le point de chanter comme Tancrède :
0 patria! Voilà ce qui fait qu'à Dieppe on a vite établi une amitié
de France à France, de main blanche à main blanche. Sur la mer,
dans la mer, partout , les Français se recherchent et s'appellent ,
se liant, se reconnaissant, s'admirant les uns les autres. Jamais
on n'a tant aimé ses semblables ! jamais on ne s'est senti si heureux
de se voir et de se revoir ! C'est ainsi qu'on élève autel contre autel ;
c'est ainsi qu'on se renforce contre l'Anglais les uns les autres, et
qu'on répond à ses cris par des sourires , à sa joie si triste par une
franche gaieté, à son appétit farouche de table d'hôte par quel-
ques repas élégans et choisis au parc aux huîtres , à son amour
TOME XX. AOUT. Il
162 REVUE DE PARIS.
pour la bierre ou pour le cidre à dépotoijer par quelques joyeux
verres de vin de Champagne, ce vin français qui reconnaît au
premier bond un Français de France, et qui le remercie en fré-
missant de plaisir de lui épargner la douleur de passer le détroit.
Voici comment , à Dieppe , nous autres Français , nous avons élevé
autel contre autel , France contre Angleterre , gaieté et bonne hu-
meur contre ennui et tristesse , le vin de Champagne contre le
cidre, et vive la joie! Tout l'avantage a été pour nous.
Or, voici ce qui se passait un soir sur la jetée, par un beau
soleil couchant qui enveloppait la mer d'un voile d'or et d'azur.
Un homme se promenait en silence, la tête nue et dans l'attitude
du recueillement. Chacun s'écartait devant lui, par intérêt et par
respect. Tout le monde avait les yeux fixés sur lui, et personne ne
paraissait le voir. C'était la plus belle tête qui se puisse voir en
ce monde , aujourd'hui que lord Byron n'est plus. Son grand œil
noir plein de feu parcourait la vaste étendue de la mer; ses
cheveux, bouclés et blanchissans , voltigeaient autour de sa tête ;
c'était le plus grand génie de la France, c'était M. de Chateau-
briand, que les marins du port regardaient avec autant d'émo-
tion que lui-même il regardait la mer. Bien plus , les Anglais
eux-mêmes , à l'aspect du grand poète de la France , avaient l'air
ému et attendri.
Voilà ce que c'est que la gloire ! Imposer silence même à la
mer ! rendre attentif même le rude matelot qui ne sait pas lire
et qui pourtant sait votre nom ; remplir par sa seule présence
tous les yeux de larmes et tous les cœurs d'émotion ; croyez- vous
que ce ne soit pas là la gloire ?
Eh bienl non, ce n'est pas là encore la gloire. La gloire, c'est
de pouvoir se dire comme M. de Chateaubriand : A l'heure qu'il
est, je donne au monde par mes livres les plus grandes et les
plus salutaires leçons de la philosophie et de la morale ; à l'heure
qu'il est, je fais la joie et le bonheur du foyer domestique. Les
jeunes gens et les vieillards s'inclinent devant moi comme de-
vant leur maître ; le tout petit enfant lui-même apprend à épeler
le nom de Dieu dans mes livres. A l'heure qu'il est, le monde
entier me rend à moi-même cette justice que je n'ai eu toute ma
RÉVUK DE PARIS. l63
Vie que des paroles d'amour, de charité , d'espérance. A l'heure
qu'il est, je puis mourir, parce que j'ai été fidèle ; et je mourrai
béni , pleuré , honoré , utile ; voilà ce que c'est que la gloire !
Et quand M. de Chateaubriand fut parti , car il partit le lende-
main de mon arrivée , chaque baigneur voulait avoir été le bai-
gneur de M. de Chateaubriand : or, M. de Chateaubriand ne s'é-
tait pas baigné.
Il n'y a qu'un baigneur à Dieppe qui s'intitule le baigneur de
M™^ la duchesse de Berry.
Vous sentez bien que M. de Chateaubriand n'était pas seul à
Dieppe. Quand M. de Chateaubriand est quelque part, tenez-
vous pour assuré que ses amis ne sont pas loin. M™*" llccamier
l'avait suivi , et par conséquent M.Balianche. Singulière trinité ,
poésie, amitié, philosophie, l'éclair et le nuage qui paraissent sur
le môme fond, La vie de M""^ Récamier est en vérité une belle vie.
Parmi tous nos orages , elle a sauvé du naufrage la conversation
et l'amitié ; elle a sauvé l'esprit intime, le plus difficile et le plus
rare de tous les genres d'esprit; cet esprit qui n'est pas un es-
prit de livres , ni de revues , ni de prose , ni de vers. Autour de
M"*" Récamier, et comme dans un calme et inabordable sanc-
tuaire, se sont réfugiés les loisirs poétiques de quelques hommes
d'élite latigués des adorations de la foule. Quel bonheur pour
M"" Récamier d'avoir ainsi tendu sa petite main à M. de Cha-
teaubriand, toutes les fois que M. de Cliâteaubriand a été surpris
par l'orage! mais aussi quel inestimable bonheur pour M. de
Chateaubriand d'avoir ainsi trouvé une amie dévouée, attentive,
patiente, résignée, toujours prête, jamais abattue, jamais dé-
couragée même par les malheurs de ses amis, qui sont les siens ,
jamais orgueilleuse de leurs succès qui sont les siens! Et comme
toute cette belle nation a sa récompense dans ce monde et dans
l'autre , le nom de M""" Récamier est attaché à jamais au nom de
M. de Chateaubriand.
Quand une femme naturellement élégante arrive quelque
part , fût-ce dans la plus mauvaise hôtellerie de Dieppe , sa pre-
mière pensée, c'est de parer de son mieux le taudis qu'elle doit
habiter, ne serait-ce que pour vingt-quatre heures. Aussitôt;
41.
Ifi^»- REVUE DE PARIS.
toute cette chambre, naguère si triste et si misérable , se pare à
peu de frais et comme par enchantement. Le propriétaire lui-
même aurait peine à la reconnaître, tant sa chambre est propre ,
luisante, odorante, habitée. Ce qu'une femme du monde fait
pour sa chambre d'auberge , M""" Récamier le fait à coup sûr
pour son salon d'auberge. A peine arrivée quelque part , elle
installe sa conversation spirituelle, sa causerie amicale, ses révé-
lations littéraires; on dirait que rien n'est changé pour elle, et
qu'elle a transporté de si loin son salon de l'Abbaye-aux-Bois.
M. Ballanche est posé dans son coin habituel comme un de ces
vieux meubles si chéris dont on ne saurait se passer ; M. de Cha-
teaubriand retrouve sa place accoutumée , la plus belle et la plus
honorable. M™" Récamier s'arrange de son mieux sur ce dur so-
pha de velours d'Utrecht, et là elle est aussi à l'aise que si elle
était encore à demi couchée sur sa bergère , protégée par la Co-
rinne de Gérard ; en même temps accourent dans ce temple im-
provisé tout ce qui a de l'esprit, tout ce qui a de l'imagination,
tout ce qui a de la grâce. C'en est fait, ils ont dressé leurs trois
tentes. Moïse, Elie et l'autre ; et voilà leur fête de chaque jour qui
recommence même à Dieppe ! Pendant que les Anglais bourdon-
nent autour du sanctuaire , le sanctuaire s'éclaire au dedans ; le
livre est précieusement tiré de sa cassette moins riche et non
moins précieuse que celle qui contenait les œuvres d'Homère, et
la lecture des Mémoires de M. de Chateaubriand recommence :
grande et sainte lecture sortie tout armée des souvenirs du poète !
A mesure qu'une page nouvelle est ajoutée à cette histoire qui
sera la plus grande histoire de notre siècle, cette page est livrée à ces
âmes d'élite qui arrivent là des premières par le saint privilège
de l'amitié et du dévouement. Ainsi à Dieppe même, la lecture
des Mémoires de M. de Chateaubriand a suivi son cours. C'est là
une touchante manière de rester de grands seigneurs , n'est-ce
pas? c'est là un immense privilège que cette société à part a su
se faire et se conserver dans cette ruine complète de tous les pri-
vilèges! Or depuis les premières lectures qu'il a faites de ses Mé-
moires, savez-vous que M. de Chateaubriand en est déjà arrivé à
l'histoire des cent jours. Le voilà à présent qui se mesure avec
REVUE DE PARIS. 165
Bonaparte corps à corps ; le voilà qui reste le juge ébloui de ce
juge terrible qui a si mal compris Chateaubriand. Solennelle épo-
que de revers et de victoires , de défaites sanglantes et de retours
imprévus, comme dit Bossuet; alors toute l'Europe est en mouve-
ment pour venir voir enfin quel est le secret impénétrable qui
rendait la France invincible. Alors tous les principes si long-
temps débattus et que l'Empereur avait mis de côté comme un em-
pêchement à sa marche, reviennent en lumière, et la première voix
qui s'élève pour les proclamer, c'est la voix de M. de Chateau-
briand. Que cette voix fut puissante alors, et que la France fut
émue et attentive , quand elle entendit l'auteur des Mariips lui
parler pour la première fois des Bourbons et de la Charte , de la
vieille famille de saint Louis, et en même temps de la liberté,
cette jeune conquête ! Ce fut alors qu'on vit bien des deux parts
ce que peut un seul homme dans la destinée des empires : d'un
côté , Bonaparte tout seul qui revient de l'exil aussi prompt que
l'aigle qui vole de tours en tours jusqu'au sommet de Notre-Dame;
d'un autre côté , M. de Chateaubriand tout seul, annonçant et ex-
pliquant aux peuples la maison de Bourbon qui doit venir. Mais
comment se faire une idée d'une pareille histoire écrite par un
pareil historien, même quand on a lu ces belles pages des Mar-
tyrs qui se terminent par ces mots solennels : — Les dieux s'en vont !
11 y avait encore sur le rivage de la mer ou dans la mer, plusieurs
de nos contemporains qui se sont fait un nom dans les lettres ou
dans les arts. M. 1 .-J, Ampère, le fils de ce savant M. Ampère qui est
plus savant que n'était M. Cuvier, c'est-à-dire qui est trop savant,
M. J.-J. Ampère, un des fervens adorateurs de M. de Chateaubriand
et de son génie ; il y avait encore ce jeune homme que tout Paris a
reconnu être un orateur, M. l'abbé Lacordaire : rien qu'à le voir
se jeter hardiment dans la mer, vous reconnaissez tout de suite le
disciple hardi et passionné de M. de Lamennais, bien que depuis
M. l'abbé Lacordaire se soit persuadé cju'il avait abandonné son
maître. Qu'on y fasse bien atlcniion , avant peu, et surtout si la loi
contre la presse est adoptée, toute la liberté de la parole et de la
pensée va appartenir de plein droit à trois ou quatre de ces jeunes
orateurs chrétiens, qui, du haut de la chaire, parlent aux peuples
iW REVUE i)Ë IPAfttS.
avec tant de liberté et d'éner^jie. Il est bien difficile que la censure,
cette honte des nations constitutionnelles, puisse atteindre un
homme ainsi placé au milieu d'une cathédrale , et parlant , à haute
\0\x , il des milliers de personnes assemblées. Depuis surtout que
la jeune église , marchant mal^pi-é elle, et peut-être sans le savoir,
sm- les traces de M. de Lamennais, a fait rentrer l'Evangile dans
les doctrines républicaities , celte parole chirétiemie a dû prendre
im grand ascendant sur Tesprit des peuples. M. l'abbé Lacordaire
est sans contredit le premier de ces jeunes orateurs dont la pai-ole ,
suivant la belle expression de Saurin , doit produire sur les âmes
l'effet de torches ardente'! jeiéa sur des gerbes de blé! Ajoutez qu'il
v a dans ces jeunes éloquences tons les genres de courage , tous
les genres de dévouement à leur cause , toutes les convictions
profondes , et que s'il y a quelqu'un en France prêt à mourir pour
sa cause, prêt à tout supporter pour la défense de la vérité
qu'il enseigne; s'il y a un martyr tout prêt aujourd'hui, c'est ce
chétif petit abbé que vous voyez là si grêle , si fatigué , si usé par
le travail , si bon, si timide, si naïf et si doux?
l! ne faut pas que j'oublie un homme d'un grand esprit et d'un
grand sens, qui parlait fort bien de Platon et de chiens de
chasse , railleur en dedans , et cependant bon homme , dont il eût
été bien difficile de dire le nom et la profession , car il savait
mille choses opposées; c'est l'élève chéri de M. Laromiguière,
M. Valette , professeur de philosophie à la Sorboiine , dont je n'ai
su le nom que plus tard.
Enfin, la ve'lle de mon départ, j'aperrus sur le rivage un homme
qui regardait la mer en grelottant, il avait l'attitude du plus mal-
heuretix homme de ce monde , et son visage faisait peine à voir.
n avait l'air de se dire , en regardant la mer : — îl faut donc • .ue
je me précipite dans cet abîme si froid et si salé! Or, cet homme
malheureux, cet infortuné si digne de pitié, c'était l'auteur de
Robert-te-Diabte; c'était Meyerbeeren personne, qui s'était échappé
des mains de M. Yéron et de M. Duponchel pour venir prendre ,
en tremblant, quelques bains de mer, étrange soulagement à la
■^*us inquiétante , à la plus grave , à la plus triste des maladies , —
/ . '«lie qu'on n'a pas.
1« raala.. ^
IlEVlJE DE PARIS. iW
Vous voyez, ïfton ami, que malgré tous ses Anglais Dieppe était
habité noblement, sans compter qu'il y avait là aussi plusieurs de
ces femmes de tant d'esprit et de tant de cœur que nous recon-
naissons, nous autres, tacitement pour lès Mécènes delalittéralwe
moderne ; car, il faut bien le dire , si notre monde littéraire vit eî^-
core, il ne vit plus guère que par les femmes. Grâces à Dieu, elles
ont été élevées avec tant de soin , qu'aujourd'hui ce sont des juges
très compétens dans toutes les matières littéraires. Aujourd'hui
que tout homme vient au monde pour être essentiellement quelque
chose de politique , ce sont les femmes qui s'occupent à leur place
des belles-lettres et des beaux-arts. Les femmes lisent et jugent lés
livres, les femmes font et défont les renommées, les femmes dé-
fendent les lettres contre les hommes qui les attaquent. Le roi du
monde littéraire aujourd'hui, c'est une femme. Si vous voyez Ft^-
déric Soulié avant moi , car lui aussi je le crois quelque part dans
la mer, dites-lui que j'ai vu sur le rivage de Dieppe, dans une riche
chaise à porteur du temps de Louis XIV, une grande dame qui
porte un beau nom historique de ce temps-là , lire en pleurant le
dernier ouvrage de l'auteur du Vicowie de Ëetiers, — le Conseiller
d'éiai. Je vous assure qu'en lisant cette touchante histoire, si rem-
plie de passion , d'intérêt et de charmans détails , la belle lectrice
avait les yeux bien humides ; et certes il y a de la gloire à la faire
pleurer, celle-là, car elle est bien souffrante et bien triste, et bien
habituée à toutes les émotions douloureuses. Mais , vous-mêrne ,
avez-vous lu le Conseiller d'éini?
Voilà pour le personnel des bains de mer. Il faut y joindre en-
core le docteur Gaudet , dont je vous ai déjà parlé , qui est bien le
meilleur des jeunes médecins ; et puis plusieurs jeunes gens qu'a-
vait amenés là la fantaisie , cette reine des grands et des artistes :
M. Fiers, l'excellent paysagiste; le jeune, patient et grand colo-
riste Cabat, qui bientôt n'aura pas d'égal; et ce musicien norwé-
gien que vous avez entendu à l'Opéra , qui s'appelle Ole B. Bull.
C'est un merveilleux artiste. Il a trouvé encore une nouvelle ma-
nière de jouer du vinlon , après tant do grands maîtres : son violon
est tout un orchestre ; il chante , il pleure , il a le délire , il est fjai
jusqu'à la folie, il est triste jusqu'à la moi l. Ce Norvégien , (jui , à
168 REVUE DE PARIS.
vingt-cinq ans, a donné un concert où pas un Anglais n'est venu,
nous l'avons donc écouté en famille , et des applaudisseniens sin-
cères et mérités l'ont consolé de l'abandon des baigneurs et de
l'accompagnement plus que barbare de la société ])hilarmonique
de l'endroit.
Que vous dirai-je des environs de la \ille que vous ne sachiez
mieux que moi? Quels beaux paysages! quelles vallées pro-
fondes! quel beau ciel bleu et serein ! Je suis allé à Warengeville,
et j'ai admiré ces admirables petits sentiers normands, si étroits
et si couverts. Nous cherchions le manoir d'Ango , et tout à coup
nous sommes tombés devant une charmante petite maison en pierres
de taille , qui est évidemment une maison de la renaissance. Il est
impossible de se figurer le calme et la paix de cet enclos. La mai-
son est gracieusement posée au milieu d'un bouquet de gros ar-
bres; le petit jardin qui l'entoure était rempli de fleurs, fleurs
naissantes et fleurs qui tombent , car celle qui les avait plantées
avait oublié de les cueillir. Toute la maison avait un air de sim-
plicité et d'élégance qui faisait plaisir à voir, et chacun des nou-
veaux venus de s'extasier devant le manoir d'Ango ! Vous pensez
ce que disaient à ce sujet les uns et les autres. II n'y avait pas une
de ces petites fenêtres où l'on ne crût voir apparaître le roi Fran-
çois P"^ en personne. Ceux qui la savaient, et même ceux qui ne
la savaient pas , racontaient à l'envi l'histoire de ce marchand qui ,
au XVI* siècle , joua à peu près le rôle politique de M. Laffitte , et
qui, après avoir été comme lui au pouvoir, finit par vendre comme
lui sa maison et ses meubles à l'encan. Je ne sais pas combien de
temps ces dissertations auraient duré ; malheureusement une vieille
servante sortit de la maison, suivie d'un chien aussi vieux qu'elle.
L'un et l'autre furent bien étonnés de nous voir examiner avec tant
d'attention cette maison, dans laquelle ils sont nés l'un et l'autre.
Cependant le chien n'aboya pas , et la bonne femme nous apprit ,
sans se moquer de nous , que ce n'était pas ici le manoir d'Ango;
que c'était la maison d'une pauvre veuve, dont la fille unique était
morte à dix-sept ans , il y avait un an à peine ; que la maison ne
contenait rien de curieux : quoi en effet de plus commun qu'une
REVUE DE PARIS. 169
mère qui pleure son enfant? et qu'enfin le manoir d'Ango était
là-bas , derrière ces grands arbres , en suivant ce sentier que vous
voyez, messieurs, et tout droit devant vous.
Vous vous souvenez que notre ami Roger de Beauvoir, qui des-
sine comme il écrit, toujours en riant de ce rire sans méchanceté
et sans envie qui lui va si bien, m'avait rapporté du manoir d'Ango
un très flambloyant dessin , où il avait fait de ce manoir la ruine
la plus magnifique et la mieux conservée. Rien n'y manquait, ni
les festons , ni les astragales , ni les écussons sur la pierre ; après
cela fiez-vous aux dessins de vos amis! Il n'y a plus en ce vieux
château ruiné que six fenêtres, qu'on dirait taillées dans la pierre,
et qui seraient d'un assez grand effet autre part. L'escalier tour-
nant, s'il pouvait être emporté à Paris , ferait le plus superbe des
escaliers dérobés; quant à la grande salle, qui fut probablement
la salle du festin , elle était remplie du plus magnifique blé doré
et de la meilleure avoine qui se puisse manger. Je ne sais pas si de
votre temps les deux cheminées de cette salle étaient brisées
comme elles le sont aujourd'hui , mais aujourd'hui il est impossible
d'en rien voir. En un mot , il n'y a de beau au manoir de Waren-
geville que les riches sétiers de blé et d'avoine ; je n'en ferai pas
moins encadrer avec le plus grand soin le très exact dessin de
Roger de Beauvoir.
Quant à la complainte que vous aviez faite sur les anciens pro-
priétaires de ce château , et que vous aviez écrite avec un crayon
sur le mur, préparez votre ame! Je dois vous avouer que je l'ai
trouvée complètement effacée par l'ignoble charbon de quelque
petit descendant d'Ango qui garde les vaches. Un chef-d'œuvre
comme cette chanson être effacé , à peine inscrit sur les murailles I
0 vanité des chefs-d'œuvre des hommes I Ce qui doit vous con-
soler quelque peu , mon cher poète , c'est la vue même de ce châ-
teau, où fut reçu le plus brillant roi de l'Europe, et dans lequel
le dernier gendarme ne voudrait pas coucher. Votre chanson a
passé, il est vrai , mais le manoir d'Ango est en ruines; que ces
deux grands débris se consolent entre eux , d'autant plus que s'il
y a encore six fenêtres du vieux manoir, il y a encore trois vers de
i^ REVUE DE PABISf
votre chanson sur les murs. En effet, on y lit encore très claire-
ment le refrain :
Et qui fut fait : oli ! «h !
Comte d'Ango!
Et à propos de ces ruines qui ne sont même plus des ruines ,
et qui ressemblent si fort à ce quelque chose qui n'a plus de nom
dans aucune langue , dont parle Tertullien ; à propos de ce manoir
qui est aujourd'hui une opulente ferme delà Normandie, rien de
plus, mais aussi rien de moins, ne serait-il pas temps, je vous
prie, de bien définir, une fois pour toutes, ce qu'on entend par
ce mot si solennel , devenu si trivial aujourd'hui : — les ruines'!' Un
morceau de pierre échappée la destruction, une fenêtre en ogives,
un pignon du vieux bon temps, peuvent-ils, de bonne foi, con-
stituer ce qu'on appelle une ruine? En ce cas, comment donc ap-
pellerez-vous la plus grande partie des cathédrales et des vieux
châteaux de la France? Comment appellerez-vous le château de
Ménières, dont les vieilles dalles conservent encore l'empreinte du
pied de fer de Henri IV et du petit pied de Gabrielle? 11 est temps
enfin , puisque les ruines sont à la mode, qu'on définisse ce que
c'est qu'une ruine. Cette idée-là m'est venue en voyant à Waren-
geville, sur la figure rusée d'un paysan normand, un sourire
goguenard qui était passablement humiliant pour nous. —Venez
voir, nous dit cet homme , ce qu'il y a de plus curieux à voir ici.
— Et du même pas , il nous montra une machine à battre le blé,
qui fait l'ouvrage de vingt hommes et qui sépare le grain de la
paille sans briser lapaille. Ce paysan normand avait raison; cette
machine à battre le blé est en effet ce qu'il y a de plus curieux à
voir dans le manoir d'Ango, puisque aussi bien c'est une ferme,
et non plus le manoir d'Ango.
Appellerez-vous aussi une ruine le château d'Arqués? Peut-on
donner le nom de ruine à un énorme monceau de pierres sans
forme, qu'on dirait amoncelées en ce lieu par un vent d'orage?
Bien certainement on ne peut pas dire que ce soient là des ruines;
un amas de pierres ne constitue pas une ruine, pas plus qu'un
REVUE DE PARIS. 171
corps rongé par les vers ne constitue un cadavre. Mais la belle
vallée , que cette vallée d'Arqués ! Mais quel bonheur de naviguer
sur ce joli petit ruisseau d'eau douce , mollement poussé par le
vent qui enfle votre voile ! (je devrais dire vos voiles , pour faire
une figure de rhétorique). Comme peu à peu l'horizon s'agrandit
devant vous, et enfin, s'il n'y a pas de ruines dans ces plaines,
il y a quelque chose qui vaut mieux que des ruines , et qui ne
tombe pas sous le souffle du temps : il y a des souvenirs : il y a les
souvenirs de Henri IV, il y a son panache blanc qui flotte encore
au-dessus de ces murs ruinés; il y a sa lettre à Grillon, qui est
écrite partout en ces lieux , bien plus solidement que la plus belle
chanson du monde sur les murailles des manoirs; cette vallée
d'Arqués est un des plus beaux lieux de ce monde; le château,
ou plutôt ce qui fut le château, domine toute la vallée, et de là
la vue est vraiment merveilleuse. Ce qui gâte un peu ce beau spec-
tacle, c'est le grossier gardien de ces ruines. A peine êtes- vous
entré, que le gardien referme sur vous la porte à triple verrou.
Vous êtes son prisonnier jusqu'à ce que vous ayez payé le prix
d^ entrée: un franc par personne , comme au diorama. Mais la val-
lée d'Arqués est un diorama qui appartient à tout le monde, et
le monsieur qui a acheté ce monceau de pierres , et qui s'appelle
monsieur Larchevêque , devrait bien ne pas ])rendre par surprise
le premier voyageur et mettre un écriteau à la porte de son spec-
tacle annonçant le prix d'entrée. On n'entrerait pas, et l'on ver-
rait la vallée d'Arqués tout aussi bien.
Qui l'eût dit à Henri IV que ce même château d'Arqués, dont
la prise le rendait si heureux et si fier, ce château où il a couché
le lendemain de sa victoire, entouré de cette petite armée de
bons compagnons qui , le jour de la bataille , le serrait à l'étouf-
fer ; qui lui eût dit qu'un jour le château d'Arqués serait vendu
cent écus à M. Larchevêque , et que M. Larchevêque la montre-
rait aux étrangers pour de l'argent !
Pourquoi pas? on avait bien mis en vente, il y a trois ans, au
prix de six cents livres, le Qttiqiœnrirngtie, le berceau de la mai-
son de Bourbon ?
Tout au rebours de cette informe citadelle , l'église d'Arqués
172 REVUE DE PARIS.
est un monument bien entretenu et bien conservé. Ces pierres
ont élé respectées et protégées contre les injures du temps et
des révolutions. On voit que c'est une église où l'on prie encore.
La prière c'est la vie de l'église. Sur un des vieux bancs sculptés
qui sont placés dans le chœur, j'ai trouvé un gros livre d'Heures,
et dans ce gros livre d'Heures, savez-vous ce qui était renfermé?
plusieurs pages détachées de Vhnéide de Virgile ! Innocente et
poétique distraction de quelque honnête catholique romain qui
a trouvé ainsi le moyen de rendre moins longues les heures de
l'office. Singulière capitulation de conscience de quelque bon
vieillard qui veut bien venir prier à l'église, mais à condi-
tion qu'il pourra avoir, même à l'église, ses distractions poé-
tiques. Peut-être quelques esprits sévères trouveront-ils que
le quatrième livre de YÉnéide est peu à sa place entre le Dies
irœ et\e Siabat maier: mais cependant , avouez qu'on aimerait
à avoir pour ami et pour voisin un homme qui, dans un vallon re-
tiré de la Normandie , sait ainsi réunir la prière et la poésie pro-
fane , Virgile au roi David ; un homme qui sait retrouver le mou-
vement et le rhythme de l'alexandrin , même au milieu du plain-
chant des grandes fêtes. Le croiriez-vous ? ces vers de Virgile
trouvés à l'improviste dans une église de village au milieu d'un
livre d'église , donnent à cette église un intérêt de plus.
Quand donc, à Dieppe, on a vu tout ce qu'il faut voir, la
mer, les églises , les vallées , les charmans petits sentiers à tra-
vers les fermes , le phare à Warengeville , la maison d'Ango et
l'ancienne conquête de Henri-le-drand , qui est aujourd'hui la
propriété de M. Larchevêque ; quand on a pris assez de bains
de mer pour se rendre très malade , on s'en va sans trop de re-
grets et d'ennuis. On prend alors tout naturellement la route du
château d'Eu, qui est un beau sentier à travers de riches cam-
pagnes. Après quelques heures de marche , on arrive enfin dans
cette ville presque féodale , tant elle appartient corps et ame aux
propriétaires du château d'Eu. Que vous dirai-je du château?
Neuf grands siècles sont représentés dans ces murs, hors de ces
murs , à travers ce grand parc dont les sombres allées abou-
tissent à l'un des plus beaux points de vue qui soient en ce
REVUE DE PARIS. 173
monde. Vous marchez long-temps dans une forêt de grands
arbres géans , dignes de la forêt de Fontainebleau. Vous foulez
aux pieds un gazon printanier aussi doux que la mousse. Tout
à coup vous voyez la mer qui se mêle aux transparentes va-
peurs du ciel ; à votre gauche s'élèvent de hautes montagnes: au
pied de ces montagnes chargées d'arbres, une ville est bâtie ; au-
près de la ville , un port est ouvert. La lumière éclate de toutes
parts ; elle remplit tout le paysage de ses éclats soudains ; puis, à
gauche , en descendant , vous entrez dans un jardin anglais , qui
a poussé là on ne sait comment. Alors , au grand bruit et au
grand éclat de la mer, succèdent l'ombre des arbustes et le
murmure des frais ruisseaux. Vous décrirai -je ensuite cette
maison de briques? autant vaudrait décrire le musée du Louvre.
Du haut en bas de ce château , sur chaque porte , sur chaque
muraille, dans les escaliers, sur les plafonds, à vos pieds, sur
vos têtes, autour de vous, vous voyez des figures et des per-
sonnages historiques. Tous les âges , tous les temps , tous les
malheurs, toutes les gloires, tous les revers, sont représentés
dans ces murailles et sur ces murailles. Rappelez-vous que ce
château d'Eu a été fondé au commencement du xi*' siècle, et que
depuis ce temps , il a toujours passé de mains en mains à de hauts
barons, à d'heureux soldats , à d'illustres princesses, et que tout
ce monde , emporté par la mort, barons, soldats, princesses, rois
et reines, a laissé là son visage et son portrait , en souvenir de son
passage sur cette terre et de ses grandeurs évanouies ! Jamais, que
je sache , on n'a porté plus loin le respect pour les générations
éteintes. En vain ce vaste château a subi les ravages de 93; en
vain a-t-il été dévasté, ravagé, pillé, ruiné, une main toute
puissante a relevé ce qui était tombé , a réparé ce qui était ra-
vagé, a retrouvé ce qui était volé. Il a fallu une volonté bien
puissante et bien ferme pour tirer ainsi une seconde fois de
néant ces anciens comtes d'Eu, morts dejjuis si long-temps, et si
souvent arrachés de leurs tombeaux de marbre ou de leurs cadres
d'or.
Mais il faudrait un volume entier pour tout décrire, et je n'ai
pas oublié que ceci n'est pas une description, que ceci n'est pas
174 REVUE DE PARIS.
un voyaîje , que ceci est la conversation à vol d'oiseau d'un homme
qui n'a rien vu et qui raconte ce qu'il a vu , et comme il l'a vu.
En sortant du château d'Eu , vous avez l'éj^lise à voir; elle est
remplie de tombeaux que le temps ou les révolutions ont dû épui-
ser depuis des siècles et surtout depuis trente ans. Il faut voir
aussi la chapelle du colléj^e, bâtie par les jésuites. Dans cette
chapelle on va saluer les deux tombeaux de marbre de Guise-le-
Balafré et de la duchesse, sa femme. Il y a dans les caveaux de
Saint-Denis plusieurs statues de marbre qui ne valent pas lu
grave simplicité de celte statue de Guise, étendu là dans son
armure; la statue de la duchesse n'est pas moins belle: seulement
il est malheureux que la lâche noire, qui se trouve sur le visage
de cette statue , ne se trouve pas sur le visage du Balafié.
Le comlé d'Eu vous conduit naturellement dans le beau comté
de Ponthieu dont Abbeville est la capitale. L'histoire du comté de
Ponthieu a été écrite avec beaucoup de goût et de clarté par un
homme d'un grand mérite et d'une grande modestie, M. Louande,
On trouve encore à Abbeville de beaux restes de son ancienne im-
portance. La m.anufacture de draps fins, fondée par John Van
Robais, sous la protection du roi Louis XIV, en 1665, est aujour-
d'hui dans un grand état de prospérité aussi bien que la fabrique
de tapis qui est à peu près de la même date. Mais quelle différence
dans les deux fabriques! l'une obéit à la vapeur, cette ame intel-
ligente du monde matériel, l'auire obéit aux bras de l'homme.
A Abbeville j'ai vu de vieux édifices , de vieilles maisons d'un
beau caractère, une grande et belle église qui n'a jamais été
achevée et qui tombe en ruines. A Abbeville , j'ai ramassé beau-
coup de ces vieux débris du moyen-âge, cju'il est si difficile de
trouver encore; c'est une bonne ville pour les antiquaires. A
Abbeville , j'ai vu l'horrible place où fut mis à mort le chevalier
de Labarre. Pauvre jeune homme 1 que de supplices ! et que de-
vint-il quand il vit à une fenêtre, spectatrice impassible de ces
sanglantes fureurs, la jeune fille qu'il aimait? Mais Abbeville a
effacé depuis long-temps par son urbanité , par sa tolérance , par
ses vertus faciles , ces souvenirs de sang.
Quand j'eus, toul vu , la bibliothèque qui a été brûlée, dévastée
BEVUE DE PARIS. 175
et pillée , et qui renferme encore de belles choses , le musée qui
commence à peine , le vieux navire saxon qu'on a retrouvé dans la
Somme, cette noble rivière qui charie les antiquités, comme d'au-
tres rivières charient le sable; quand j'eus tenu dans mes mains la
tête du Gaulois qu'on a déterrée encore enchaînée à son carcan
de fer comme un serf, je pris congé de mon excellent ami le
poète, l'historien, l'antiquaire, Bouclier de Perthes, et je revins
en toute hâte sans plus rien voir, et encore trouverez-vous que
j'ai trop vu.
Dites-moi, je vous prie, comment sont faits ceux qui aiment
les voyages pour les voyages, comment est construit le cœur
d'Alphonse Royer, qui un beau jour est parti pour Constantinople,
d'où il a rapporté la fièvre; dites-moi, je vous prie, ce qui a
poussé M. de Lamartine, mon roi et mon Dieu, à quitter sa
belle maison et ses vieux arbres pour aller se perdre dans les
sables de l'Orient? Vive le repos de chaque jour! vivent les om-
brages de chaque été! bonjour à mes meubles qui me con-
naissent , à mes livres qui s'ouvrent tout seuls au plus beaux en-
droits, à mes chiens qui me saluent, à mon fauteuil qui est fait
pour moi, à mes amis visibles et invisibles les bien-aimés de mon
cœur ! bonjour même à mes chers calomniateurs de chaque matin
et de chaque soir, bonjour, bonjour à tous ces biens de la vie au-
près desquels il faut rester, puisqu'on ne peut pas les emporter
avec soi!
Jules Jamn.
LETTRE
A UN AMI DE LA PROVINCE
SUR QUELQUES LIVRES NOUVEAUX.
Je présume qu'à l'heure qu'il est, vous devez avoir di{jéré le
volumineux morceau de critique dont je vous ai ré^jalë la der-
nière fois; je vous en expédie donc un second; seulement, celte
fois, au lieu de livres de critique et de considérations politiques,
j'aurai à vous parler de quelques romans de nos meilleurs fai-
seurs, et je vous avoue que je ne suis pas fâché de la circonstance.
Le roman joue aujourd'hui dans notre littérature un rôle si ca-
pital , qu'indépendamment du plaisir, on trouve souvent instruc-
tion et profit à le regai'der d'un peu près.
Le roman , vous le savez , compose à lui seul presque toute notre
littérature, et je suis persuadé qu'en feuilletant les catalogues de
la librairie, on trouverait qu'il paraît au moins cent romans, bons
ou mauvais, contre un seul livre d'histoire ou de philosophie.
Cette vogue excessive du roman , qui étonne au premier coup
d'œil, s'explique à merveille à la réflexion. Que représente en
REVUE DE PARIS. 1T7
effet le roman ? Au point où il en est venu , il représente , si vous
voulez, tout ce qu'il plaît à l'auteur de lui faire représenter; il
parle de tout et sur tout; il raconte, il prophétise , il dogmatise ;
enfin , au milieu de ses attributions multipliées , le roman est sur-
tout investi du soin de représenter les émotions de la vie privée,
les passions individuelles. Est-ce que cette simple remarque ne
suffit pas à vous faire comprendre pourquoi nous sommes si avides
de romans, et pourquoi le plus mince et le plus trivial romancier
peut se tenir assure d'un succès auquel les plus excellens ouvrages
politiques ne s'avisent point de prétendre? En effet, depuis trois
cents ans, on a remué bien des questions, réformé bien des abus,
déraciné bien des préjugés , abattu bien des constructions poli-
tiques de toute sorte; et c'est peut-être pour cela qu'après tant
d'essais , tant de chimères merveilleuses terminées en queue de
poisson, la passion déçue s'est tournée d'un autre côté et semble
avoir abandonné pour un temps le domaine de la politique. Qu'est
devenu ce beau temps oii chaque écolier, au sortir du collège,
élucubrait une constitution qui devait ramener sur la terre
le temps de Saturne et de Rhée? Il n'y avait point de mortel
si dénué, si pauvre d'intelligence, si incapable d'exercer un
état quelconque, qui , en touchant l'arche sainte de la poli-
tique, ne se trouvât subitement transfiguré en Minos ou en Ly-
curgue. A pro|)os de Minos , je me souviens toujours avec délices
qu'à cette terrible époque de la Convention , Hérault de Sèchelles ,
membre de je ne sais plus quel comité législatif, envoya demander
à la bibliothèque nationale un recueil des Lois de Minos , dont ses
collègues et lui, disait-il, avaient besoin pour leur travail. Il se
trouvait alors en effet, à côté des hardis praticiens de la Mon-
tagne, une foule d'esprits soi-disant constituans et parfaitement
capables de demander à Minos la constitution qui convenait le
mieux à la France. Sièyes avait mis les constitutions à la mode et
depuis lors elles couraient les rues. Sous la nsiatiraiion, oii Tex-
périence n'était pas encore complète, avec quelle ardeur n'inler-
rogeait-on pas le texte sacré de la Charte, et combien ont cru,
combien font encore semblant de croire (|ue la stricte observation
de la lettre eût sauvé la France; que tous les besoins présens et à
TOME XX. AOVT. 12.
178 REVUE DE PARIS.
venir avaient été prévue» el trouvaient leur satisfaction dans ce
monument impérissable de la sagesse royale!
Quoi qu'il en put èli'e de ces innocentes convictions , toujours
est-il que, durant ces quarante années, rima{}inalion avail beau se
fourvoyer, rêver de Minos et des douze tables, toujours est-il que
les combinaisons politiques, que les révolutions sérieuses, ([ueles
éclatans exploits militaires lui étaient une pâture substantielle et
intarissable. Aujourd'hui vraiment nous sommes bien revenus de
ces beaux rêves; nous savons que si on peut pour quelques années
faire déborder la France sur l'Europe, visiter en con<|uerant
Madrid, Vienne, Rome, Berlin, le Caire et le inontThabor,
cetle enivrante fumée de la j^Ioire laisse voir enfin , en se dissi-
pant, bien des calamités, bien des sacrilices onéreux, et que si
l'on va à Moscou, on en revient aussi, et vous savez couime. Au-
jourd'hui nous sonnnes pres(|ue tous revenus de Moscou , nous
avons vu le revers de la médaille ; nous sommes revenus aussi des
batailles parlementaires, nous avons vu fondre les espérances, les
devises, les mois sonores, les ambitieuses conquêtes, les noms
éminens, tout cela s'esi évaporé dans l'atmosplière tiède et ramol-
lissante du soleil consiilulioniiel. Rccueillez-voiis, mon clierami,
et citez-moi , je vous prie, quelque chose, quelque croyance, quel-
que illusion, quelque ulopie, dont nous ne soyons pas revenus;
imaginez quelque nouveauté glorieuse, arborez -la au bout de
votre lance, et puis voyez un peu comme vous serez accueilli. On
se moquera de vous, pauvre dupe, et ce qu'il y a de pis, c'est
que vous serez forcé de faire chorus et de convenir avec les autres
que vous n'avez pas le sens couunun. Aussi, si vous êtes sage, vous
vous retirerez sous votre tente, comme Achille; vous laisserez les
Grecs el les Troyens s'arranger de leur mieux, et faisant rôtir, au
l'eu de votre loyer, le dos succulenl des taureaux, vous vous con-
solerez avec quelque belle Briséis de l'oubli des dieux et de l'in-
solence d'A{>amemnoii.
Si je tenais à suivre ma figure, je vous dirais qu'aujourd'hui
Homère, désabusé de la valeur d'Âjax , de la sagesse d'Ulysse,
de l'expérience de Nestor, ne chanterait plus, s'il revenait au
monde, que les séduisans mystères du boudoir d'Hélène, que ses
REVUE DE PARIS. 179
remords réveillés par le nom de Ménélas ei le souvenir de Laeé-
démone , remords toujours impuissans contre un baiser de Paris ;
car je m'aperçois en écrivant qu'Homère avait découvert, il y a
trois mille ans, le roman intime et le drame adultère, et que
M. de Balzac et 31. Alexandre Dumas ne sont que deux bâtards
du vieux ménétrier aveugle de l'Ionie. Cherchez donc du nouveau
maintenant.
Aujourd'hui donc que, dc'grisés des fumées de la gloire et réveil-
lés de nos songes politiques , nous nous reposons pour un temps à
l'ombre du foyer domesti(]ue, les romanciers se sont levés en
masse et ont cherché à concentrer dans l'intérieur de la vie privée
le drame et le mouvement (|ui avaient jusqu'alors appartenu plu-
tôt à la vie publicjue. Et, chose remarquable, le roman, en rem-
plaçant les émotions de la politique, leur emprunta ce caractère
révolutionnaire qui les avait rendu( s si puissantes. Le roman eut
des hardiesses jusqu'alors inconnues. Au lieu de se laisser lente-
ment dériver, comme autrefois, sur le fleuve de Tendre, de sou-
pirer jusqu'à rendre l'ame, de sécher dans les arides extases de
l'amour platonique, le roman tira les deux rideaux de l'alcôve et
nous fit assister à des scènes dont la plume timone de nos pèrts
n'eût jamais osé concevoir la pensée. Le roman a osé toucher et
soumettre à une impitoyable analyse des sentimens jus(|iie-Ià voi-
lés, des relations intactes ; il a été puissamment révolutionnaii'e et
dénioralisaieur; et, loin de l'en accuser, je l'en glorifierais plu-
tôt, car, dans un siècle comme le nôti'e, les relations privées ne
pouvaient rester seules à l'abri de cette inspection sévère, dont les
institutions politi(|ues ont tant profilé. Les âmes timides se sont
effarouchi'es, les âmes corrompues se sont senties blessées de '
cette lumière brutalement jetée sur leurs secrètes pratiques. Pour
moi , je vous l'avoue, j'ai vu avec plaisir ces révélations indiscrètes,
qui n'ont (|u'u!i temps, il est vrai, mais (jui , |)endant ce temps,
contribuent peut-être à jeter sur certaines matières une lumièi'C
désirable et à ihtioduire dans centaines relations une. ju'obite (|ui
compense et au-d'clà ce (pj'ellc peut oceasioner de scandale; car
je crois, vous le savez, qu'en morale comme en toutes choses,
le temps doit apporter bien des modifications, détruire bien des
\2.
i80 REVUE DE PARIS.
préjuges, déshonorer des liypocrisies aujourd'hui glorieuses , et
réhabiliter bien des choses bonnes en soi, mais qui sont gâtées
par la honte imméritée qu'on leur jette. Il y a par intervalles ,
dans l'histoire , des époques où le voile du temple se déchire du
haut en bas, où le sanctuaire se dévoile aux profanes ; alors aussi
la terre tremble quelquefois, le soleil se couvre un instant de té-
nèbres, les dévots se signent et s'agenouillent ; mais aussi , après
cette crise passagère, la lumière reparaît plus brillante et rayonne
avec une force nouvelle, et les dévots rassurés sont les premiers à
entonner le cantique en l'honneur du prodige qui les avait con-
sternés.
Pardonnez-moi tout ce bavardage. J'ai aujourd'hui à vous entre-
tenir de quelques romans qui sont loin d'être dépourvus de mérite,
et comme j'ai quelque blâme à opposer à l'éloge que j'en veux faire,
j'étais bien aise de me justifier à l'avance, par ces préliminaires,
du reproche de partialité ou de mauvaise intention.
Avez-vous lu déjà quelque livre de M. Frédéric Soulié? Pour
moi, qui ne connaissais de lui que le drame de Clotilde, j'ai été
frappé, sinon surpris, de la vigueur que dénote le Conseiller
d'état. Le sujet de ce roman est l'histoire d'une femme qui , né-
gligée par son mari, et poussée par un enchaînement de circon-
stances fatales, finit par devenir la maîtresse d'un homme qui de-
puis long-temps lui témoignait l'amour le plus ardent et le plus
respectueux. Camille de Lubois est une jeune femme d'un caractère
droit, noble, affectueux ; mais plus fière qu'amoureuse de son mari,
elle a peine à lui pardonner les torts graves qu'il se donne envers
elle. Alphonse de Lubois, notaire à Paris, homme habi'e et spiri-
tuel, après avoir épousé Camille sans grand amour, finit, après
quelques années d'une union pleine de bonheur, par se laisser aller
à l'amour d'une espèce d'actrice courtisane, qui a su intéresser sa
vanité autant que son cœur dans cette liaison. Camille, quelque
temps ignorante de la conduite de son mari, finit par la découvrir.
Ici commence une série de scènes la plupart extrêmement bien
faites, dans l'analyse desquelles il m'est impossible de m'engager;
mais vous verrez avec quel art l'auteur a su élever l'orgueil
comme une bariière entre les deux époux, barrière qu'ils n'ont
REVUE DE PARIS. 181
pas la force de franchir, et qui les arrête chaque fois au mi-
lieu de tentatives réitérées de rapprochement. M. Soulië possède
éminemment l'art de développer une situation, de filer une S(;ène,
et d'en renouveler la physionomie par une péripétie brusque et
inattendue. Aussi , bien qu'il n'y ait à proprement parler dans
ses deux volumes qu'une seule situation reproduite sous diverses
faces, rint«rêt ne languit pas un seul instant; c'est une lecture
active et entraînante. On regrette seulement qu'avec tout ce
qu'il faut pour se placer au premier rang de nos romanciers,
M. Soulié compose avec une rapidité et une négligence qui ne
iui permettent pas d'achever son œuvre. C'est certainement un
grand et rare mérite que de concevoir des personnages, de les mettre
en mouvement et de faire jouer naturellement le ressort de leurs
passions, de telle sorte que rien n'accuse le mannequin et la fici'lle,
et que chaque liait de la figure exprime la vie. Il y a aujourd'hui
dans le monde littéraire tel auteur dont le nom est beaucoup plus
sonore et plus célébré que celui de M. Soulié, qui ne sait met-
tre en scène que des personnes abstraites, dont tout le rôle se
borne à un discours prononcé visiblement au nom de la passion
qu'elles sont censées représenter. Concevoir des caractères, c'est là
le point difficile, c'est là ce qui constitue le talent du romancier et
du poète dramatique. Nous savons aujourd'hui par expérience
tout ce qu'on peut tirer du cliquetis des rouages dramatiques, des
effets de scène, des décorations, des quinquets et des costumes;
mais tant qu'il y aura des hommes, nul ne connaîtra la limite de
ce que le génie d'un auteur peut faire jaillir du jeu des passions et
de l'opposition des caractères. Eh bien ! cette pièce fondamentale
de la machine dramatique, M. Soulié la possède, comme je vous
le disais tout-à-lheure, à un degré vraiment remanjuable ; dites-
moi maintenant comment il se fait que, doué de la sorte, il écrive
souvent d'un style qu'il ne tiendrait qu'à lui de rendre bon, mais
enfin qui ne l'est pns. Ainsi, M. Soulié a le don de faire bien saisir
sa pensée, de rendre ses intentions palpables; il a du pittoresque
et du mordant dans l'expression, et puis ce mérite se perd dans
des phrases mal construites, dont les membres mal attachés ne for-
182 REVUE DE PARIS.
ment pns corjis, et prësentciil dans leur alluio quelque chose de
disjoint el de disloqué.
Je reprocherai encore à M. Soulië d'avoir sacrifié plusieurs ca^
raclères inipoitans, notamment celui du conseiller d'état, au déve-
loppement de celui de Lubois et de sa femme, qui occupent l'at-
tcniion avec une continuité uniforme qu'il eût été utile de rompre
par l'intervention de personnages secondaires. J'aurais bien encore
à reprendre dans l'exécution quelques détaih outrés qui manquent
l'effet à force de le chercher, m;iis j'aime ntieux laisser là ces
fautes d'exécution que l'auteur a certainement reconnues plus tôt
et mieux que la critique, et vous faire remai'(|uer une tendance
que M. Soulié |)arta{}e avec la plupart des auteurs d'aujourd'hui,
et dont il serait peut-être temps d'apprendre à se méfier. Je m'ex-
plique.
Nous avons tous lu G'U Blas , Tom Jones, Manon Lescaut , je ne
parle pas de Don Qidcltotic, le roi des romans; mais chaque fois
qu'il m'arrive dejeier un coup-d'œil en arrière, sur ces vieux amis
qu'on retrouve toujours, en dépit de leur âge, si jeunes et si verts,
j'éprouve, en les revoyant, je ne sais quel bien-être assez analogue à
celui qu'on ressent à se ti-ouver en face d'une personne entière-
ment exemple d'aflwtation, de ces candides visages sur lesquels le
désir de produire de l'effet n'a pas imprimé une seule ride, qui
sourient, qui se fâchent tout naturellement, et dont l'heureuse pan-
tomime n'exprime si bien le sentiment intérieur que parce qu'il n'y
a au fond aucune préoccupation du public. Ainsi Gil Blas, spirituel
et bon garçon, dupe parce qu'il est naïf et inexpérimenté, comme
il prend bien la vie! comme il sait bien endosser l'habit brodé,
puis le mettre au clou sans regret, quand le cours des évènemens
le force à revêtir une livrée de laquais! il prend le vent d'où il
vient, obéit tant qu'il n'est pas le plus fort, sans faste de regrets,
sans étalage de giandeur déchue, de royauté découronnee; il se
plie, s'accommode, monte, descend, suivant le vent et la marée, tou-
jours pliilosoplie de bonne humeur, aimant à prendre ses aises et
sachant s'en passer, brave quand il ne peut pas faire autrement,
mais poltron par humeur et par esprit de conservation. Ce n'est
REVUE DE PAKIS. 183
certes pas là une figure héroïque; mais comme elle est vivante, vraie,
naturelle, variée! J'ai lu Gil Blas à di\ ans, je le relis encore, et
c'est toujo rs avec plaisir que je me retrouve en face cKs person-
nages de tout étage et de toute farine dont il trace en courant les
esquisses. Et Manon Lescaut et Desgric^ux , comme ils sont vrais !
ces deux jolis enfans qui se r( ncontrcnt à l'auberge , qui ac trou-
vent mutuellement gentils et aimables, et puis qui s'en vont tout
simplement ensemble sans s'inquiéter du passé, de l'avenir, des
projets de leurs familles, tout occupés de leur amour; comme
cela est gracieux ; comme c'est bien là l'insouciance de dix-huit
ans, la confiance présomptueuse de ceux qui aiment ! et la co-
quelterie de Manon et son lais^er-aîler, et le désespoir d<' Des-
grieux , et leurs bouderies et leurs réconciliations charmâmes, et
cet honnête Tiberge lui-même qui vient apporter entre l<'s deux
jeunes gens sa raisonnable, morale et ennuyeuse figure! Où vou-
lez-vous que l'abbé Piévost ait été |)rendre ci la, si ce n'( st (ians
la réalité la plus réelle? Ou l'aventure lui sera arrivée, ou il en aura
été témoin , et il l'aura reproduite avec celte naïveté que ne peuvent
contrefaire tous les procédés de la fabrication la plus experle.
11 y a fort peu de tenips que j'ai lu Tom Jones pour la première
fois. Voil.! encore un de mes héros. Ce brave Tom Jones, esl bien
•le frère aine de Manon ; amoureux , très sincercuRiU amour-eux,
lirave, généreux, le cœur sui- la main, connue on dit, p!( in des
intentions les plus chastes et les plus tiuèles; et |)uis, des que le
diable se met de la partie, adieu toutes les héroïques et fortes ré-
solutions : l'esprit est fort, mais la chair est faible. Je vous le ré-
pète, voilà mes héros, voila ceux que j'aime, c'est la nature humaine
tout entière; vices et veilus, forc(^ et faiblesse, tout esl là. J'ist-ce
que vous ne trouvez pas dans cette manière d'enienihc le loman
quelque chose de bien élevé, de bien {)liilosophi(jue, et en même
temps de bien dramatique? Que sommes-nous, tous tant (|ue nous
sommes, si ce n'est des cadets de la famille (h; Ton) Jones ei de
Manon Lescaut? Pour mon com|)t(!, je vous le jure, il n'y a proque
pas de jour ou je ne seule eu moi des mouvemens chevaleres(jues
•qui m'emportent jusqu'au sommet de la plus inaccessible vertu-
184 BEVUE DE PARIS.
Avec quel mépris superbe ne traite-t-on pas alors les communes
misères! Comme on plane sur ce vil tas de boue! Quelle vertu nous
serait alors interdite, quel acte d'abstinence ou de dévouement
serait au-dessus de nos forces? qui pourrait troubler la majestueuse
sérénité de notre ame? O sublime philosophe, prenez garde; ce
n'est pas que je craigne pour vous la chute de l'univers, votre ame
héroïque ne s'ébranlerait pas de si peu, non ; mais ayez soin seu-
lement que le bouton de votre bretelle soit solidement attaché, car
s'il venait à vous manquer en chemin , votre stoïcisme ne tiendrait
pas contre un si terrible assaut. Et n'allez pas croire, je vous prie,
que ceci soit une objection au sublime, pas le moins du monde;
c'est tout simplement le rappel aux cboses de la terre, c'est le
mémento homo quia pulvis es, c'est le faux pas de l'astrologue dont
les pieds trébuchent sur la terre , tandis que ses yeux sont dans le
ciel ; c'est la statue d'or aux pieds d'argile, c'est toute l'histoire de
notre nature, si grande et si chétive, si noble et si ridicule, de
notre nature à la fois immortelle et périssable.
Aujourd'hui, GilBlas, Tom Jones , Manon Lescaut , nos vieux
amis d'autrefois , ne sont plus dignes de notre nouvelle for-
tune. Nous ne voulons plus de ces faibles mortels qui faillis-
sent, qui se fourvoient à chaque pas. Autrefois, la nature hu-
maine était ainsi faiie ; maintenant nous répétons avec Sgana-
relle : nous avons changé tout cela. Molière, s'il revenait au
monde, ne serait pas digne de dénouer les cordons de nos souliers;
Molière, le père de tous ces bourgeois entêtés, de ces marquis
ridicules, de ces valets fripons. A l'heure qu'il est, voyez-vous, il
n'y a plus de valets fripons : les laquais sont abonnés au prix
Monthyon, les cuisinières ont leur journal, spécialement composé
pour elles par une société de moralistes et d'hommes de lettres, et
se nourrissent chaque jour des principes les plus épurés. Cherchez-
nous des vices, des ridicules? vous n'en trouverez pas; nous n'a-
vons plus de ridicules. C'était bon quand il y avait des marquis;
mais maintenant les marquis sont morts et les ridicules aussi. Il n'y
a plus que des citoyens égaux devant la loi, et le niveau de l'éga-
lité , pour le ridicule comme pour le reste , a égalisé les parts.
REVUE DE PARIS. 185
Croyez-vous, par hasard, que quelqu'un en France ait le pouvoir
de se moquer de quelqu'un? Essayez un peu par curiosité de vous
moquer de moi et de ma correspondance, et je vous prouverai par
A plus B que je ne vous ai pas dit une baliverne qui ne soit jus-
ticiable du tribunal de la plus sévère raison, et qui n'ait sa racine
dans les dernières profondeurs de la nature humaine. Moquez-vous
donc, si vous l'osoz. Eh ! \ous voyez bien que cela ne se peut; vous
croirez sur parole tout ce que je vous dirai, et vous ferez sagement.
Donc , ainsi que je vous le disais, depuis que nous avons célébré
les funérailles du ridicule, nos romans et nos pièces de théâtre ont
pris, comme vous l'avez pu voir, un essor surhumain. Le théâtre
aujourd'hui n'a pas le mol pour rire; tudieu ! ventrebleu ! ne ré-
chauffez pas, car voyez comme il appuie la main sur la poignée de
sa bonne dague de Tolède; ne réchauffez pas; nous n'en serions
pas quittes à moins dune douzaine de fornications, d'adultères,
d'assassinats, de fascinations magnétiques; il mettrait tout à feu et
à sang; il ne laisserait plus d'innocence sur la terre; c'est un rude
jouteur. O Macaire ! si des régions éthérées où tu t'es élevé dans
ton ballon, tu jettes encore un regard de clémence sur ce théâtre
que tu as égorgé de tes mains, fais descendre sur sa cendre inani-
mée un rayon de ton esprit gouailleur et sceptique, rends au peu
de sang que les coups de poignard lui ont laissé dans les veines,
quelque peu de cette verve chaleureuse dont Molière a laissé tom-
ber sur ton fumier le germe vivifiant. Sublime fossoyeur du drame
échevelé, envoie-nous d'en haut le nouveau Macaire attendu, le
rédempteur du roman!
Vous croyez peut-être que mes invocations m'ont emporté bien
loin de M. Soulié; point du tout, je ne l'ai pas perdu de vue une
minute; et M. Soulié, s'il lit ces lignes, comprendra que ce que
j'en dis va un peu à l'adresse de M. Maurice, l'amant, finalement
heureux, de M'"^de Lubois. M. Maurice, auquel on ne peut refuser
un fort honorable caractère, est un de ces héros tout d'une pièce,
dont la vertu ne fait pas un pli; il est respectueux, ardent, sou-
mis, patient, fier, irréprochable, implacable; c'est duByrontout
pur.
Aimez-vous la muscade? on en a mis partout.
BEVUE JDE PARIS.
Sauf le resjxcl que jedois à Byroii , on l'a un peu traite comme la
muscade, elles béi'os qu'il a mis au monde sont devenus la pierre
angulaire, le complément indispensable, la condition sinequà nonàc
tout roman. Ce sont toujours des personnages tendus, crispés, con-
centrés, mystérieux, qui ne se révèlent au monde attentif à leur
parole, que par de rares monosyllabes, vrais personnages de
roman qui n'existent que dans les romans, et peut-être aussi sous
le masque de quelques tristes rejetons, que le souffle du roman a
engendrés dans le monde ré<l. Cette critique, il faut bien en con-
venir, ne porte pas seulement sui' M. Soulié; à y regarder attentive-
ment , peut-être ne trouverait-on pas parmi tous nos auteurs les plus
renommés, un seul romancier qui n'ait payé son tribut à cette in-
fluence posthume de Byron, àfcette littérature funeste, fataliste, à
laquelle nous ne craindrons pas d'avouer que nous sommes rede-
vables des meilleurs et des plus éloquens morceaux qui aient été
écrits depuis dix ans, mais dont le règne, comme toute chose
humaine, a ses justes limites et sa durée prescrite, que les auteurs
ne pourraient certainement prolonger, une fois la veine épuisée,
qu'aux dépens de leur gloire et de nos plaisirs. Sans prétendre
appliquer textuellcmeni cet aphorsme littéraire au nouvel ouvrage
de M. Soulié, nous croyons cependant qu'il y a dans cet avertisse-
ment quelque chose qui le concerne, et dont nous serions heu-
reux de penser que son beau lal nt pourra profiter.
Ce n'est pas sans quelque regret, je vous l'avoue, que je me
décide à parler d'un roman que vient de faire paraître M. Louisde
Maynard , sous le titre de : Outremer. 31. Louis de Maynard est
connu de vous ainsi que de tous les lecteurs de la Revue, par des
morceaux, de critique fort distingués, bien pensés, écrits d'un bon
style; en un mot c'est certainement parmi nos contemporains un
des jeunes écrivains qui donnent le plus d'espérances, et vous
devez sentir tout ce qu'il y a de pénible à venir l'escorter à son
début par de fâcheuses paroles, à moi qui n'ai jamais osé entre-
prendre un roman, et qui sens toute la distance qui sépare le meil-
leur article critique d'un morceau original, conçu, pensé, distribué
dans le cerveau, sans pouvoir s'appuyer, comme je le fois ici, sur
l'idée d'un autre, pour laisser souffler sa muse haietanie. Toutefois
REVUE DE PARIS. 187
la vérité est chose si bonne à dire, que je la dirai , toute sévère
(ju'eîle soit, à M. deMaynard, à cliaij>ede revanche, si jamais l'au-
ilace me |)reMd de mettre au monde un roman.
Le sujet de M. de Maynard est un drame mulâtre qui se passe à
la Martinique; il a voulu mettre en action la rivalité des mulâtres
et des blancs dans les colonies, les prétentions trop souvent mal
justifiées des hommes de couleur, et les crimes auxquels peut les
porier Tinlériorité où le préjugé les relient en dépit de la loi. Ce
sujet offrait par lui-même un grand intérêt, et c'est déjà un mérite
fort grand de savoir bien choisir son sujet; maintenant disons-le
franchi uîcmt, M, de Maynard n'a pas oublié assez ses habitudes
de critique; ses personnages parlent beaucoup trop, se commen-
tent et s'expliquent à eux-mêmes leurs motifs d'agir, au lieu d'al-
ler droit devant eux , et de nous laisser, a nous autres lecteurs, le
soin du conunentaire; il y a dans tout son livre une tension évi-
(lenKî et un défaut de construction qui atteste de l'inexpérience,
.le ne dirai rien de Marius, son principal personnage ; j'ignore les
mœurs de la Martinique: il se peut qu'elles soient fidèlement repro-
duites, mais le lecteur n'en juge pas ainsi; une accumulation de
crimes, comme ceux. que Marius entasse les uns sur les autres,
paraît appartenir exclusivement au mélodrame ; je ne conteste pas,
je le répète , la réalité de ces atrocités sans fin , de ces empoison-
nemcns en masse , de ces meurtres successifs qui déshonorent le
caractère de son mulâtre; je dis seulement que le récit manque
de vraisenjblanee.
M. de Maynard professe pour M. Hugo une admiration certai-
nement partagée par tout ce qui est sensible aux beautés énergi-
ques et fortes, et il nous a semblé que tous les défauts de M. de 31ay-
nard ne lui appartenaient pas en propre, que l'autorité d'un nom
illustre a pu lui en imposer quelques-uns; on trouve en lui la
même poétique qu'en M. Hugo. 3larius est bien de la famille célè-
bre de ces héros coniposés par moitié de vice et de vertu, et qui
présentent l'inexplicable alliance de tous les extrêmes, de la fierté,
de la force, de la noble ambition, et de la lâcheté, de la cruauté,
del'ingraiitude. Cette poétique, (pii s'est systématisée chez M.Hugo,
188 REVUE DE PARIS.
pourrait, nous le croyons, devenir fatale à M. de Maynard; car,
pour tout dire, nous croyons cette enicnte de la nature humaine,
souverainement fausse et monstrueuse; il ne s'agit pas, en effet,
comme dans ces romans dont je parlais plus liaul, de montrer le
revers de la médaille , d'opposir le laisser-aller et l'entraînement
de la jeunesse aux résolutions généreuses d'un beau caractère ; mais
c'est vouloir accoupler des facultés qui s'excluent, et chercher dans
le cliquetis d'oppositions artificielles des effets que la nature ne
donne pas; on produit par ce procédé des antithèses personnifiées
et point du tout des personnes humaines, en qui la nature, toute
riche qu'elle soit en contrastes, a ménagé des dé{jradations de sen-
timent, des nuances et des transitions, qui seules attestent et
sauvent l'identité.
Vous reconnaîtrez encore, à d'autres signes, le voisinage de
M. Hugo, et combien ses procédés sont familiers à M. Louis de
Maynard. Ainsi, en lisant Noire-Dame de Paris, le livre le plus re-
marquable peut-être de M. Hugo, vous avez dû être frappé de la
manière dont la pensée se scinde et se distribue. Il y a pour chaque
personnage important une introduction en forme. El comme il y
en a un certain nombre à introduire, il en résulte des recommen-
cemens fréquit'ns. L'action ne s'engendre pas dans la durée , elle se
juxta-poscpbitôt dans l'espace, et l'ensemble ne forme pas ce tout
imposanljèt-^armonieux que l'œil embrasse et saisit d'un regard;
mais il iC!. compose d'une série de portiques et de galeries magni-
fiques habilement soudés, mais évidemment engendrés un à un
dans là censée de l'auteur. Ce défout, car c'en est un, est permis
H M. Hï^, c'est le défaut de sa manière, le côté mortel de son
talent, qui a produit tant de belles et durables choses. Quant à
M. de Maynard, il aurait tout à perdre en subissant des imperfec-
tions qui ne sont peut-être pas pour lai le résultat nécessaire d'une
organisation donnée, et qu'il ne doit sans doute qu'à l'étude pro-
longée d'un homme avec lequel on peut d'ailleurs tant profiler.
Vous parlerai-je de M. de Balzac? Si je n'écoutais que mon pen-
chant, je me tairais; mais dans l'inlérél de son talent, dans celui
de nos plaisirs, il n'est pas possible de laisser passer sans réclama-
REVUE DE PARIS. 189
tion une histoire que M. de Balzac vient de publier sous le litre de
la Fille aux yeux d'or. M. de Balzac est l'historien privilégié des
femmes, il excelle à traduire les causes secrètes et inaperçues de leurs
déterminations, à rendre les traits les plus délicats de leur mobile
physionomie; mais ce n'est encore là que le dernier de ses titres
auprès d'elles; il s'est presque partout constitué leur avocat, leur
protecteur ; il a su faire valoir avec un art infini toutes les dou-
leurs rentrées dont elles suffoquent à l'insu de tous, il a répandu
du charme et de l'intérêt jusque sur le délaissement des vieilles
filles. M. de Balzac est le conteur par excellence, l'homme des
nuances et des détails ; il ne se contente pas d'indiquer une situation,
il la termine, il l'achève, et il vous dira avec précision les consé-
quences que doivent amener dans une même situation morale les
différences de fortune et de position; c'est le peintre d'intérieur,
et comme de juste, le favori du public féminin. Eh bien! savez-
vous ce qu'imagine aujourd'hui M. de Balzac? Savez-vous où il va
prendre ses héroïnes? quelles mœurs il nous représente? Vous
ne vous en douterez jamais, et ce n'est pas moi qui nie chargerai
de vous le dire , car je ne saurais en vérité de quels mots me servir.
V^oyez un peu, M. de Balzac, dans quel ( ruel embarras vous nous
mettez: nous voilà engagé d'honneur à prémunir vos lectrices con-
tre le pieg(i que vous leur tendez, et cela, sans pouvoi^'^nousexpii-
quei", sans déduire nos raisons; il faudra qu'on nèW <î''oic sur
parole, et cependant, vous en tomberez vous-mème'd^dceord , la
parole d'un inconnu doit aujourd'hui prévaloir sur' lîîfellbpite du
vieil ami. Quelle malheureuse idée avez-vous donc etfô<là?l3t à qui
profitcra-t-elle? Vous éloignez de vous vos lectrices, voilfï» mettez la
criti(|ue surdes charbons, et vous-même d ins ([uel labyrinthe de
périphrases mysléiieuses et de circonlocutions ambiguës vousètes-
vous engagé? On ne vous comprend pas, fort heureusement jx ut-
être; mais le f.iit est que moi qui vous parle, je suis arrivé pres-
qu'a la <1< rnière parje, sans me doulci- aucunement de ce (jue vous
voulez dire; et (juand le mot de l'énigme s'est enfin révélé, j'ai
pense qu'il eût mieux valu (jue le jour ne se fût jamais levé sur
cette ténebieuse apocaîy[)se.
190 REVTE DE PARIS.
M. de Bal/ac intitule ses livres : Etudes de mœurs au dix-neu-
vième siècle. Eh bien ! en vérité , il y a des choses vraies au
xix" siècle qui ont été vraies, je crois, dans tous les siècles, et
(ju'il ne convient nullement d'aller déterrer; il est des choses
(|u"ii ne faut pas savoir, dont on peut fort ])icn parler dans un dé-
jeuner de garçons, après le Champagne, mais qu'il est tout-à-fait
inutile de raconter et d'enseigner aux dames. Ah! mesdames, si
vous saviez comme votre historien vous traite , comme il vous ha-
bille , et quelle gracieuse idée ses Etudes de mœurs au dix-neuiièm:e
siècle donneront de vous à vos petites-filles, vous gronderiez lant
et si bien, que M. de Balzac, confus et repentant, serait obligé,
pour rentrer en grâce, de retrouver l'inspiration et le style d'Eu-
GÉNiE Graxdet, delà famille Claes, de toutes ces histoires qu'il
conte si bien.
En voilà assez sur les romans pour aujourd'hui ; j'ai à vous parler
d'autre chose.
J'ai sous les yeux un livre dû à la plume d'un officier de l'armée
d'Afrique, qui, dans ce temps peu propice aux grandes fortunes
militaires, occupe ses loisirs à de solides études. Vous avez lu sans
doute dans les Revues divers morceaux de 31. Barchou de Penhoën,
notamment un travail sur la philosophie de Schelling , qui suffirait
])our faire concevoir du talent de l'auteur l'opinion la plus distin-
guée : une grande clarté d'exposition , un style ferme , nombreux,
coloré, c'est chose qui se rencontre rarement sous la plume des
niéiaphysiciens. M. Barchou de Penhoën en avait donné un exem-
ple remarquable. Aujourd hui ce n'est plus de métaphysique qu'il
traite, mais bien de notre expédition d'Alger en 1850, de cette
conquête dont les destinées, problématiques dès l'origine, ne sont
point encore parfaitement éclaircies. M. Barchou fait Ihistoiique
des causes qui ont amené la guerre entre la régence et nous; ce
qu'il dit à ce sujet forme un précis très exact, et utile à revoir
pour se rappeler l'enchaînement des évènemens, les délibérations
auxquelles fut soumis le projet de conquêt/^ et l'accueil que lui fit
REVUE DE PARIS. 191
l'opinion à une époque où la France , menacée dans ses institutions
par le mauvais vouloir du ministère Polignac , étendait sa défiance
et sa réprobation jus<]ue sur des projets vraiment utiles et glorieux,
et qui , en d'autres circonstances, eussent valu au pouvoir d'una-
nimes éloges. Le Ciiractère et la conduite de M. de Bourmont, de
l'amiral Duperré, l'historique du débarquement et de la conquête
ont fourni à l'auteur la matière de plusieurs chapitres d'un intérêt
élevé, mûrement pensés et simplement écrits; l'écrivain brillant se
retrouve dans quelques peintures plus vives, telles que le départ
de la flotte de Toulon et le récit de diverses rencontres avec les
Arabes, entremêlées de l'éflexions pleines de sens et d'une haute
raison. Je ne crois pas que ce livre fasse grand bruit dans le monde,
ce n'est pas un livre de circonstance; mais certainement ceux qui
l'auront lu, garderont un vif souvenir du talent de l'auteur, et
conserveront son ouvrage dans leur bibliothèque. Il y a dans les
militaires instruits (la remarque n'est pas de moi) un caractère de
talent tout particulier. La vie active a développé en eux un coup-
d'œil juste, prompt, décidé, et vous pouriez vérifier qu'une fois
prépares par l'état militaire, à quelque chose qu'ils s'adonnent, ils
manquent rarement d'y réussir. C'est encore là une noble profession
qui s'en va, une profession désormais pénible sans compensation,
dont l'esprit se retire, et cette idée, qui pourtant semblerait annon-
cer des jours de paix, a quelque chose de triste ; j'ai toujours eu
une admiration et un attrait particulier pour le caractère militaire :
l'habitude du péril et de la discipline, (pi'y a-t-il de plus puissant
pour former des hommes à toutes les qualités fortes et honorables?
L'état militaire ('tait resté dépositaire et héritier de toutes ces belles
traditions d'honneur que la noblesse avait laissé perdre. Le senti-
ment de la gloire, l'exercice journalier du courage, élevaient les
hommes; c'était un asile ouvert à tout le côté poéli(jue et chevale-
resque de la vie humaine, si miséiablement sacrifice de nos jours
aux sordides calculs de rëgoisme et de l'esprit financier. Eh bien!
tout cela s'en va; on met la pioche à la main de nos soldats; gloire
à l'industrie! mais l'industrie, cette souveraine despotique de
notre âge, héiitera-t-clle aussi de l'honneur et du désintéresse-
*** REVUE DE PARIS.
«.eut miliiaire? E„ attendant que le jour se fève surtouu^sces
quest,ons obscures. l,„„orons. croye..oi. les ho.n^es d^m^
qu., a retesdans leur route, savent reporter dans la vie civile «
dans lexercce des plus nobles facultés de lespri, cette civié
pea.e de ..ctitude qui, en dau.res tetnps, les eut prols^^
être a des dignités plus brillantes. '
Ad. Guérollt.
VERA-CRUZ.
Toute cette vaste portion du continent américain , qui s'étend
depuis le 16° de latitude jusqu'au 37", jadis colonie espajjnole,
actuellement république composée de vingt-deux états fédéralifis
et indépendans, en un mot le Mexique , n'a qu'un port pour com-
muniquer avec l'Europe, et ce port, c'est la Vera-Cruz. A la vérité,
depuis quelques années, la petite ville de Tempico est assez fré-
quentée par les bâtimens européens et ceux des côtes orientales
de l'Amérique; mais le commerce qui s'y fait est trop peu consi-
dérable , et la rade de Tempico n'offre pas assez de sûreté aux
navires pour qu'elle puisse jamais rivaliser avec la dangereuse,
mais antique rade de Vera-Cruz.
La ville de la Vera-Cruz fut fondée par Fernand Cortès le ven-
dredi-saint de l'année 1519, sur les bords de la mer, dans l'endroit
même où il débarqua avec son armée. Elle fut appelée Villa Hica,
dit un historien de la conquête du Mexique , à cause de l'or que les
Espagnols y découvrirent. La fièvre jaune et les guerres civiles
ont vieilli la Vera-Cruz, pour ainsi dire, dès son origine, au point
que, malgré son jeune âge de trois siècles, ayant été déjà plusieurs
fois détruite ou abandonnée, les voyageurs n'ont pu préciser sa
situation primitive. Mais la soif de l'or est son palladium, et la
194 REVUE DE PARIS.
Vera-Cruz existe en dépit du caprice impolitique de l'un des der-
niers vice-rois cspaj'jnols, qui, pour souslraiie les Européens au
fléau (errible do la lièvre j;iune, appelée z;oî»n<o n^^/ro, avait résolu
de la raser enlièremeui , et d'en transporter les habilans à Xalapa.
Elle existe, toujours serrée dans son épaisse ceinture de sable que
lèvent du nord amoncelle autour de ses remparts, en partie bai-
gnés par la mer; elle existe avec ses maisons bl;mches, ses dômes
arrondis , ses clochers élevés , ses rues droites bordées de trottoirs ,
ses portiques, ses églises, son môle que les flots rongent en frémis-
sant, ses forts, ses moustiques, son vomito negro et ses quinze
mille habitiuis. Ce sont ses lubiians qui ont combattu le plus vail-
lamment pour l'indépendance du Mexique; ce sont eux qui ont ex-
pulsé les Espagnols de /as Casiillas ou San- Juan dVlloa , forte-
resse réputée imprenable, bâtie dans la rade à un quart de lieue
de la ville, sur l'un de ces deux îlots où les indigènes, lors de l'ar-
rivée de Fernand Cortès, offraient à leurs divinités des victimes
humaines, et dont l'autre, écueil redouté des navigateurs, a con-
servé le nom d'Ile des Sacrifices ( Isla de Sacrificios). Des boulets
enchâssés dans les remparts , des maisons démantelées , des murs
croulans, attestent que la gloire dont se prévalent les Véracruzîem ,
ils l'ont acquise ajuste titre.
On a prétendu que la ville primitive, fondée par le conquérant du
Mexique, avait été bâtie à plusieurs lieues de distance de la Vera-
Cruz d'aujourd'hui; d'autres soutiennent au contraire que sa situa-
tion n'a jamais changé. Aucune de ces deux assertions ne mérite
croyance; voici des faits. Les ruines de l'ancienne Vera-Cruz («n-
lifjna Vera-Cruz) existent à côté de la nouvelle Vera-Cruz, qui a
son cimetière au milieu d'elles. Non-seulement on y voit un grand
nombre de maisons démolies, mais il y a même une promenade
bordée de murs , tapissée d'une espèce de ciment fort dur, imitant
le granit. Ces ruines se trouvent au sud-est de la ville, à quelques
centaines de pas des remparts.
La nouvelle Vera-Cruz forme un carré long, irrégulier; aucun
('difice remarquable ne la décore ; mais elle a d'assez jolies places
publiques. Ses rues sont larges et bien alignées ; celles qui la par-
tagent dans sa longueur sont fort belles et se coupent à angle droit
REVUE DE PARIS. 195
avec les rues transversales. Les maisons, bàlies en briques et couron-
nées de terrasses, ont des balcons à presque toutes les fenêtres ; elles
sont de deux , ou trois éiafies. Du côlé du nord est la mer, à l'orient
et à l'occident le sable de la côte dép)uillée de végétation, au sud
quelques arbustes qui naissent au pied même des remparts; un
peu plus loin do vastes marais , et au-delà la forêt qui se prolonge
sur de lointains coteaux, derrière lesquels se montrent les flancs
noirs du pic d'Orizava.
La pierre qui a servi à construire le môle et les remparts est
formée par des madrépores ; on la tire du fond de la mer. Il n'y a
pas de tuilerie à Vera-Gruz; pour la construction et la répriration
des maisons, on fait venir des briques de TIacoialpan, ville située
à vingt ou vingt-cinq lieues de là , sur les goélettes qui font cette
traversée. Aussi les frais de transport et la cherté de la main
d'œuvre élèvent la bâtisse à un si haut prix, que beaucoup de pro-
priétaires négligent de restaurer leurs maisons à demi ruinées et
inhabitables.
Il y a dans la ville de nombreuses fontaines , des puils et des
citernes; mais l'eau est assez mauvaise et ne contribue pas peu,
dit-on , à donner des maladies; on prétend que celle des citernes
est la seule (|u'on puisse boire sans danger. Le marché est garni
de provisions et de fruits de toute espèce. On y voit toutes les pro-
ductions d'Europe et des tropiques, la banane et la pêche, le rai-
sin et l'anana.
La classe ouvrière, qui échappe au vomito negro, mène à Vera-
Cruz une vie plus heureuse que partout ailleurs , peut-être ; car si
elle n'est pasassuiée de vivre long-iemps, ce dont elle s'inquiète
fort peu, elle gagne de bons salaires, ce qui lui importe davan-
tage. Une jouinée de travail vaut à un menuisier dix francs au
nioins, à un nuiçon quelqiielx)is quinze francs; ainsi des autres
métiers. Les ouvriers malades trouvent à l'hôpital des soins et des
secours. S'ils guérissent, ils sont certains, avec de l'économie, de
se créer, au bout de quelques années, une honnête aisance, qui
pourra les dispenser de travailler le reste de leurs jours.
Vera-Gruz est par sa position l'enti-epùt général de tout ie com-
merce du Mexique. Elle sait tirer parti de cet avantage , et sur
196 REVUE DE PARIS.
toutes les marchandises qui entrent dans le port pour être expé-
diées dans rintërieur, ou qui en sortent pour être exportées, elle
prélève des droits de douane fort considérables; aussi est-elle en
butte à ranimosité et à la jalousie des autres é» i ^ fedéraiifs. Il
parait même que les derniers troubles du Mexiqvr n'ont pas eu de
cause plus immédiate.
Les principaux néjyocians de Mexico et des autres grandes villes
de la république ont des correspondons à V^^ '>uz; mais il y a
en outre de nombreuses maisons de commeu* dont Ijes relations
!>*etendent dans le nouveau et l'ancien co'^»' - jt. Chaque jour il
arrive dans la rade des navires de pres(|uo toutes les nations,
chargés de différentes marchimdises ; le commerce le plus actif
est celui des vins de Bordeaux, d'Espagne, de Portugal, des
huiles d'olive, des indiennes, des tissus de toute espèce, du sucre,
du café. Les Antilles fournissent en partie au Mexique ces deux
derniers produits, qui réussissent]si bien dans l'état de Vera-Cruz,
mais dont la culture est trop négligée pour suffire aux besoins des
Mexicains. Les objets d'exportation de Vera-Cruz ne consistent
guère qu'en vanille, cochenille , jalap, salsepareille : aussi la plu-
part des navires d'Europe sont-ils obligés d'aller co»pk?ter leurs
chargemens sur les côtes du Yucatan ou ailleurs.
Quatre-vingts lieues séparent Vera-Cruz de Mexico. La route €st
très belle, bien entretenue, et les voitures la parcourent hbrement
de Xalapa à la capitale du Mexique; mais de Vera-Cruz à X;ibpa»
le chemin est si difficile, que le transport des marchandises s'effec-
tue généralement à dos de mulet. Il part tous les jours de Vera-
Cruz des caravanes qui se dirigent sur tous les points du Mexique.
Les muletiers qui les conduisent campent dans les forëis, font eux-
mêmes leurs tortilles (i), et apprêtent leur nourriture dans les
champs, comme les giianns d'Espagne. 3Iais les voyageurs sont
souvent dévalisés par des bandes de voleurs qui infestent les che-
mins. On s'assure , dit-on , contre ces brigands à Vera-Cruz et à
Mexico, comme on s'assure en France contre l'incendie.
Le luxe est généralement répandu parmi les habitans de Vera-
(i) Gâteau de maïs qui sert de pain à la plupart des habitans du Mexique
REVUE DE PARIS. 197
Cruz. Les riches bourgeois suivent les modes françaises; les
femmes sont toujours vêtues de noir les jours ouvrables, de blanc
les fêtes et dimanches. Celles qui desrendent d'Européens sont en
général de moyenne taille, bien faites et fort jolies. La mantille
noire, qui cache à demi leur visage, relève singulièrement la blan-
cheur de leur teint ; malheureusement elles sont en petit nombre,
car la plus grande partie de la population , surtout dans les classes
inférieures, est composée d'hommes et de femmes de couleur.
A toute heure du jour, l'aspect des rues de la ville est plein de
variété et de mouvement. Les habitans ne sont point sujets à celte
espèce d'apathie morale et physique, qui est l'apanage des hommes
des tropiques ; c'est qu'il y a à Vera-Cruz des hommes de toutes
les nations, des Français, des Allemands, des Espagnols, des
Italiens, des Anglais, des Américains du Nord; et tous ces étran-
gers, tantôt disséminés, tanlôl nieks et confondus avec les habi-
tans, sont en assez grand nombre pour pouvoir parler la langue de
leur pays. On voit ordinairement assez peu de femmes circuler
dans les rues, les jours de fêtes exceptés. Les dames de distinction
surtout vivent très retirées; elles ne sortent guère que pour aller
à l'église, et ne fréquentent point les promenades et les divertisse-
mens publics. Il ne figure aux /"o/zc/an^/os champêtres, qui ont lieu
tous les dimanches aux environs, que des femmes de couleur.
Le jeu est la passion dominante des Mexicains. A Vera-Ciuz,
ils la poussent jusqu'à la frénésie. A deux lieues de la ville est une
maison de plaisance, où se réunissent les joueurs. Les diman -lies
et les l^Hes, tout ce qui compose l'aristocratie marchande et finan-
cière, la seule qui existe à Vera-Cruz , se rend en voiture à ce châ-
teau. C'est là, dans la solitude des bois, que de brillantes fortunes,
fruit du hasard ou des labeurs de plusieurs années, s'évanouissent
à la vue d'un as de pique ou de carreau; c'est là que, dans l'es-
pace d'un jour, l'homme riche est plongé dans la misère, tandis
(jue l'homme voisin de l'indigence s( lève a la richesse (jui le con-
duit aux dignités. On cite un négociant français qui est parvenu à
monter ainsi l'échelle de la fortune, et par suite celle des lionneurs.
La chambn; des députés (riïJs/at/o Uhreif aoberano) de Yera-Cruz
s'assemble à Xalapa, où, pendant la session, elle est à l'abri du
198 REVUE DE PARIS.
voniito no{fro; mais le chef politique réside à Vera-Cruz avec trois
ou quatre régiinens d'inlanterie, plusieurs eompnffnies d'artille-
rie, sans compter ceux qui occupent las Cafiiillas, d'où ils font ton-
ner le canon chique malin au lever du jour, et tous les soirs à huit
lîcures. Les soldats sont fort bien équipes. Dvu\ réjjimens ont
chacun une biill.inte musi(iue. Chaque musicien a un costume
d'une magnilicence tout oiientalc. L'et.it-major se fait, sans doute,
jiin point d'honneur de les vêtir avec luxe, comme en France les
tambours-majors. Il y a dans renceinte de la ville un assez grand
nombre de casernes, un parc d'artillerie muni de bombes, d'obus ,
de plusieurs pièces de canon en fonte, dont la plus belle porte les
:«rmes des rois de France, et a été fondue sous Louis XL
Sept couvens, la plupart déserts, sont disséminés dans divers
quartiers. Un moine, portant l'habit de son ordre, habite quel-
quefois seul les sombres galeries du monastère. Les églises de ces
couvens sont, ainsi que la métropole, vastes, propres et ornées;
mais on y voit fort peu de tableaux. Ces églises restent presque
toujours fermées. La cathédrale est la seule qui , les dimanches et
fêtes, réunisse un assez grand nombre de fidèles. Il y a foule sur-
tout à la messe où les musiques mil.taires des deux régimens,
exécutent tour à tour des airs graves et solennels parfaitement en
harmonie avec la sainteté du lieu.
Les étrangers ne sont pas embarrassés pour se loger à Vera-
Cruz , comme à Alvarado et à Tlacotalpan. On y trouve des auber-
ges (fondas) fort bien tenues, dont plusieurs par des traiteurs
français, chez les(]uels on est bien nourri poui- une ou deux pias-
tres par jour. On repose la nuit couché sur des lits de sangle sans
matelas ni paillasse , enfermé sous une moustiquaire de gaze ,
appelée pavillon. Sans cette cloche légère, transparente, mais
impénétrable aux moustiques, ces insectes vous empêcheraient de
dormir. Souvent même, nonobstant toutes précautions, il est im-
possible de fermer l'œil , touimenté que l'on est j)ar la piqûre et le
bourdonnement de quelques-uns d'entre eux qui sont parvenus à
se glisser sur votre couche. Il est pénible alors de sentir la nuit
peser sur ses paupières , tandis que le seseno, la lanterne d'une main
et la hallebarde de l'autre, parcourt la ville en chantant les heures.
REVUE DE PARIS. 199
et que sa voix sonore et pënëlrante , après avoir frappe vos oreil-
les du salut habituel : Ave Maria purissima , fait entendre les mots
désolans : La média de noclie , il est minuit. Il est pénible alors de
distinguer les voix sourdes des sentinelles qui veillent autour des
remparts, et dont les cris mille fois répétés forment, pour ainsi
dire, une longue chaîne de sons dans les ténèbres.
Sans le vomito negro, les fièvres intermiilentes et les moustiques,
la Vera-Cruz serait une des villes les plus florissantes de l'univers.
Sa position unique peut-être, qui la rend le canal indispensable
de l'Europe pour alimenter le Mexique de ses produits agricoles
et industriels, les richesses du sol de l'état dont elle est la capitale,
lui donnent une haute importance. Tant que le monde aura soif
de l'or, il se trouvera des aventuriers qui iront braver dans son
enceinte l'horrible fièvre jaune, et renouveler cette population <h'-
croissante que le fléau décime chaque année.
{Journal d'un voyageur.)
UN BAL
SOUS LOUIS XIV. ■
Au mois de mais 1661 , c'est-à-dire deux mois seulement après
la mort de M. le cardinal de Mazarin , ii y avait déjà bal chez la
jeune princesse de Soissons, nièce du défunt ministre. Le roi n'ai-
mait point les gens d'humeur triste; il avait horreur du deuil; la
danse était son goût le plus passionné; il excellait dans cet exer-
cice, et la comtesse Olympe, remarquant du refroidissement pour
elle dans les manières du prince, résolut de se remettre bien en
cour en donnant un bal à l'occasion de ses nouvelles fonctions de
surintendante de la reine. Combien elle se félicita de son expédient,
lorsqu'un soir, chez Monsieur, le roi daigna dire en souriant :
— Madame de Soissons , ce sont les bergers qui dansent au
retour du printemps; ainsi nous voulons que votre fête soit cham-
pêtre et nous y paraîtrons en Tircis !
Puis S. M. se penchant à l'oreille de la comtesse :
— Ma chère Olympe , dit-il tout bas , je vous enverrai mes violons.
(i) Nous avons anaoncé, il y a quelque temps, un nouveau roman de M. Paul
(le Musset; le fragment suivant est extrait de ce nouvel ouvrage qui a pour titre
Lauzun , et paraîtra prochainement chez le libraire Dumont.
REVUE DE PARIS. 201
Le jour du bal arrivé , on vit l'hôtel de Soissons miraculeusement
transformé en un bosquet enchanté. Les murs et les plafonds
disparaissaient sous d'épaisses couches de feuillage vert. Les galeries
ressemblaient aux allées d'un parc taillé avec une parfaite symé-
trie, et les portes étaient comme les détours de charmilles touf-
fues. Les girandoles levaient leurs bras comme des plantes gigan-
tesques d'où la lumière sortait en fleurs étincelantes. Les degrés
étaient recouverts d'un frais gazon , et toutes les roses de Fontenay
gisaient effeuillées dans les salons pour être foulées par les pieds
des danseurs. La comtesse aurait certainement commandé à ses
valets de se vêtir en faunes , si toute la cour eût dû prendre le dé-
guisement; mais on craignait encore d'effaroucher la piété de la
jeune reine, dont le confesseur était trop sévère pour permettre
la mascarade après le carnaval. Afin de n'être pas le seul à porter
le déguisement , le roi voulut qu'il y eût une entrée de quatre ber-
gers avec leurs bergères. On choisit les plus jolies femmes et la
fleur des cavaliers ; le quadrille, dont la musique était de Baptiste,
fut appris et répété dans le plus grand secret.
Le roi ouvrit le bal en dansant avec Mademoiselle , Louise d'Or-
léans, un pas admirable, exprès étudié pour la circonstance. La
beauté du royal Tircis fit épanouir tous les cœurs. Jamais berger
idéal , soupirant dans les pages des romans du jour, n'au rait porté
la houlette avec une plus moelleuse élégance. Les dames voyaient
réalisées les douces visions de leurs lectuies pastorales; elles sou-
riaient en murmurant tout bas des éloges amoureux; leurs yeux
languissans semblaient aider le prince dans l'exécution de ses pas ,
et le soutenir dans les poses difficiles, comme si elles eussent
regretté que des membres si gracieux prissent tant de fatigue.
Leur silence ressemblait à une délicieuse rêverie. Elles oubliaient
leurs rivaUtés, leurs jalousies et leurs querelles; elles s'oubliaient
elles-mêmes, car ce n'était plus l'instant de briller, ni de chercher
à fixer les regards du roi. Le roi dansait! elles ne savaient plus où
se procurer assez d'attention, d'applicaiion et d'intérêt pour un tel
spectacle.
Le pas achevé, S. M. s'alla placer près du fauteuil de la jeune
reine pour regarder le quadrille composé par maître Baptiste. Trois
REVUE DE PARIS.
cavaliers vêtus en bergers , MM. de Guiche , du Lado et de Villerio ,
s'avancèrent condiiisnnt leurs beigèrcs ; mais le quatrième danseur
ne parut point , et la duchesse de Valenlinois , élevant sa main gau-
che que personne ne vint saisir, se plaça toute seule à son poste
en disant d'un air étonné :
— Où donc est M. de Villequier?
Aussitôt la fouie répéta timidement le nom de Villequier; les
yeux cherchèrent de tout côté le quatrième berger sans lequel le
quadrille était impossible. Les maîtres des cérémonies coururent
par les salons en appelant le danseur égaré, avec des cris lamen-
tables. Les assista ns étaient saisis d'horreur, car le roi fronçait
déjà les sourcils, et son mécontentement était visible. Les violons
avaient joué deux fois la ritournelle. L'anxiété de la cour fut à son
comble , lorsque des voix confuses crièrent dans l'éloignement que
le duc de Villequier n'était pas encore arrivé. Quoique l'effet du
quadrille dût être absolument perdu par l'absence du quatrième
cavalier, l'impatience du roi et l'ordre qu'il donna impérieusement
de commencer, ne permirent plus ni hésitation ni retard. MM. de
(iuiche et de Villoroi dc-buièrent avec leurs dames sans savoir com-
ment celte cruelle scèn^ allât finir, et laissant M. du Lude dans
un embarras voisin du désespoir. La terreur et l'attente crispaient
tous les visages.
Tout à coup un jeune homme inconnu , vêtu de l'habit ordinaire
de la cour , s'élance hardiment du milieu de la foule , et saisit par
la main M™^ de Valentinois qui lui sourit d'un air amical. Voilà
ce gentilhomme qui exécute les figures savamment combinées par
le directeur des ballets, et répétées depuis une semaine avec un
profond mystère. Non-seulement il semble deviner tout ce qu'a
imaginé le maître , comme si quehjue démon lui révélait sur l'heure
les secrets de cour; mais on dirait, à voir la souplesse et la multi-
plicité de ses pas , qu'il se joue des études sérieuses de ses voisins ,
et qu'il s'élève au-dessus d'eux , comme le poète au-dessus du pro-
sateur. 11 ajoute des broderies de bon goût au thème de l'inventeur,
difficile et compliqué pour les autres , mais qu'il paraît traiter
comme un badinage. L'imagination du maître est moins féconde ,
moins hardie que les jambes de cet étranger.
REVUE DE PARIS. 203
Un murmure d'dtonnement s'eirva d'abord de toutes pans; la
reine parla lon[>-tempsà l'oreille du roi, et comme elle Ht plusieurs
signes de lete approbaiifs, on présuma que ce danseur était connu
du monarque. Les deux visages royaux souriaient de p'aisir à
chaque mouvement agile de ce j( une homme. L'étonnement fit
bientôt place à l'admiration et à la joie. Quelques dam(^s, au risque
d'être blâmées, montèrent sur les sièges. Cette assemblée, qu'on
avait vue consternée par la crainte d'une catastrophe presqu'inévl-
table, fut saisie d'un enth()usi:.sme subit; les hommes s'agitaient
avec un air d'empressement et de curiosité.
— L'heureux mortel ! disaient des ambitieux ; sa fortune est assu-
rée, il sera désormais de tous les rpiadrilles.
Le duc de Morteinart, amateur pnssionné de balîels et de comé-
dies , qui s'extasiait au seul nom du plus mauvais acteur et qui bon-
dissait lorsqu'on lui pai'lait de Baptiste, s'écria que c'était a mou-
rir de surprise et de plaisir.
— Admirable! prodigieux! criait-on de tous côtés aux moindres
jetés-battus de l'étranger.
— Voyez! voyez! le roi l'applaudit; messieurs, applaudissons.
L'inconnu termina au bruit des battemens de toutes les mains, et
par un pas d'une extrême difliculté, ce quadi-ille a jamais mémo-
rable. Une question unique vola aussitôt de bouche en bouche.
— Qui donc est ce jeune homme?
' ' — C'est quelque maître à danser envoyé dïtalie au roi, mur-
mura un envieux.
— Non, non, répondit M. de la Kochefoucault, l'étude ne peut
donner cette noblesse de maintien qu'à un homme distingué; je ga-
gerais que ce garçon est du meilleur sang de France.
— Son nom, par pitié! demandèrent les dann s.
— Je le sais, je le sais, dit M. de Yilleroi, d'un air important.
— Vile, son nom?
— Il s'appelle Lauzun.
Lauzun! Lauzun! répétèrent cent voix de toutes sortes.
— Lauzun î dit un duc vérifié; c'est une branche de l'ancienne et
illustre famille des Caumont.
— Lauzun ! c'est un cousin du maréchal de Grammont.
204 REVUE DE PARIS.
— M™" de Valentinois, fille du maréchal, a révélé à son cousin
les secrèks instructions du maître des ballets.
— C'est cela ! le mystère est écKiirci.
Le nom de Lauzun voltigea aussitôt sur les plus jolies lèvres du
monde au zéphyr des éventails. On ne parla plus que de Lauzun
pendant le reste de la soirée. La nouvelle se répandit que le ma-
lencontreux Villequier s'était cassé la jambe.
— Le sol ! dit M. de Morlemart ; il ne lui reste qu'à vendre ses
charges au jeune Lauzun.
— Regardez, regardez! voilà M. de Lauzun qui danse encore
une courante avec M™^ de Valentinois.
— Ce doit être un rusé coquin , s'il a l'esprit aussi délié que les
jambes.
— Il est d'une taille fort petite.
— Oui, mais qu'elle est souple et dégagée!
— La même tournure que celle du roi , madame.
— Absolument la même , madame ; — plus de vivacité seulement.
— La plus jolie jambe de la cour.
— La plus jolie, sans contredit.
— Ses cheveux sont excessivement blonds.
— J'aime fort les cheveux blonds.
— Voyez comme sa physionontie est fière ! madame.
— Fière et douce tout à la lois.
— Je ne la trouve pas douce, madame.
— C'est un enfant.
— Dix-huit ans au plus, je gage.
— Oh ! madame, quelle petite main! — ses dents sont belles.
— Qu'il danse bien ! cette courante est des plus difficiles , savez-
vous cela ?
— Ce n'est après tout , dit un vieux courtisan , qu'un méchant
cadet arrivé de Gascogne depuis huit jours, et je parierais gros jeu
qu'il en est venu à pied.
— Il est merveilleux qu'un simple cadet de Gascogne possède à
à ce point les belles manières.
— La comtesse, sa cousine, est une belle danseuse, dit un passant.
— Elle est bien heureuse , pensèrent les femmes sans oser le dire.
REVUE DE PARIS. 205
La magnifique courante , savamment exécutée, valut un nouveau
triomphe au jeune Lauzun. La foule était transportée, les élo{jes
n'eurent plus de bornes. Enfin ce qui environna le débutant d'un
éclat formidable, c'est que le roi le fit appeler et daigna l'attirer
pour lui parler dans l'embrasure dune fenêtre. Un sourire char-
mant et plein de coquetterie, symptôme certain de l'approche du
vent de la faveur , soulevait les lèvres royales S. M. déposa sa hou-
lette contre un volet , et passa sa main gauche dans les plis de son
haut-de-chausses pastoral garni d'un vertugadin de soie rose.
— Que pcnse-t-on de nous en Gascogne , monsieur de Lauzun?
— Le nom de votre majesté y est béni et respecté.
— Le trône a été fort déconsidéré par sa faiblesse ; mais je lui
donnerai, j'espère, un éclat nouveau. Je veux retremper ma cour
et m'entourer de gentilshommes dévoués. Vous resterez près
de nous, monsieur de Lauzun. Votre cousin m'a demandé pour
vous le commandement d'une compagnie de Becs de Corbin : je
vous l'accorde. — Vos revenus sont-ils considérables?
— Ils sont fort modestes. Sire; mais je n'épargnerai rien pour
soutenir le rang que voire majesté veut bien me donner.
— Je n'entends pas que votre fortune souffre des dépenses où
vous entraînera votre emploi. J'y remédierai par quelque autre fa-
veur plus lucrative. La mort de M. le cardinal met à ma disposi-
tion bien des places. Je songerai à vous. On cherche des yeux celui
sur qui va tomber le fardeau des affaires. Je veux bien vous dire
qu'il n'y aura plus de premier ministre, et que je régnerai seul.
Ainsi faites-nous votre cour, monsieur de Lauzun.
Cela dit, le roi reprit sa houlette, et répondit à la profonde
révérence de Lauzun par un signe de tète gracieux; puis il
tourna sur ses talons et rejoignit la reine.
La cour était en émoi. Que pouvait avoir dit le monarque à ce
simple gentilhomme? N'était-il pas évident que S. M. ne pouvait
plus se passer de lui , qu'elle lui donnerait un portefeuille ou une
surintendance, le gouvernement d'unjî province ou même un emploi
dans la chambre?
— Quel bonheur, dirent les dames, qu'un si charmant garçon
soit mis à sa place !
206 REVUE DE PARIS.
Les jeunes gens firent, au nouveau venu , mille avances cordia-
les el l'invitèrent à des parties de débauche. De vieux courtisans
secouèrent leurs oreilles avec humeur en disant :
— Vous verrez qu'après le règne des éminences nous tomberons
dans celui des favoris.
— Mon petit cousin est lancé comme une grenade, s'écria M. de
Granimont; Dieu sait où il s'arrêtera.
— Il paraît, assura M. de Duras avec mystère, que ce jeune
homme a parlé tout à l'heure au roi avec la sagesse d'un Jeannin
ou d'un Mule.
— Us ont traité les plus hautes questions politiques, dit M. de
Servien.
— C'est un homme supérieur, dit l'abbé Fouquet qui n'avait
jamais vu Lauzun.
M. de Mortemart paraissait au comble de ses vœux. Il se tenait
les flancs de plaisir, et levant les yeux d'un air exalté, il répétait
sans eusse : Lauzun ! Lauzun! comme on dit : Quel bonheur! Dieu!
que je suis heureux !
Nompar de Caumont, comte de Lauzun, était délicat en appa-
rence, et très robuste en réalité. Il avait à vingt ans l'assurance
d'un homme de trente , une audace et une ambition diaboliques ,
un courage au-dessus de tous les dangers, un tempérament de feu,
une facilité incroyable à prendre mille formes. Il savait également
s'ouvrir les cœurs par ses manières aimables , ou écraser un ennemi
sous le ridicule. Sa logique était inattaquable; son génie, celui
de l'intrigue et des machinations. C'était un de ces hommes ex-
ceptionnels que la nature a doués des qualilés les plus biillantes,
qu'elle a créés avec amour, mais dans l'ame desquels elle a placé
d'insatiables désirs qui ne leur laissent point de repos ; un de ces
êtres dangereux, dévorés par un éternel besoin d'agitation, qui
n'accordent qu'un sourire de mépris aux âmes candides, et qui
ne sont pas faits pour les destinées ordinaires. La postérité les
maudit quelquefois; mais le poète et le philosophe les regardent
avec l'admiration qu'ont les savans pour ces astres redoutables dont
ils suivent la marche dans le ciei.
Paul de Musset.
CHRONIQUE.
Cela est vite fait, mettre le feu à une traînée de poudre et vomir le
earnage sur une armée qui passe l'arme au bras, le roi en té!e; mais
comme cette traînée de poudre va loin, et quelle longue portée ont ses
lialles! Voici toute l'Europe qui est encore sous ce coup funeste, voici
toute la législation française qui eu ressent le contre-coup , voici que la
presse en est venue à voir sa charte môme refaite de nouveau ; on a déjà
commencé cette œuvre si difiicile. Avant son jugement, l'assassin pourra
savoir peut-être quelles seront désormais les nouvelles lois qui vont
nous régir et quelles seront 1 s nouvelles amendes. Que sait-on? peut-
<itre Fiesclii pourra-t-il voir de sa prison des écrivains français mis au
carcan et entraînés à la déportation !
Il est malheureux que les préliminaires de la nouvelle loi qui se dis-
cute à la chambre des députés aient commencé |)ar un pareil considérant :
Attendu qu'un scélérat s'est rencontré , qui a t ré sur le roi et sur ses trois
fils , et qui a tue du même coup quatorze citoyens, dont un maréchal de
France, la loiveut, — Certes, oui, tont le monde avouera avec nous que
ce sont là de tristes prolégonunies , et cependant ne faut-il pas que la
société attaquée arrive à se défendre de toutes ses forces? Et cependant
peut-on dire vraiment que la presse s'est maintenue Jusqu'à présent
dans des limites raisonnables? Au contraire, n'a-l-elle pas attaqué
tout ce qui est pouvoir en ce monde? Et quand le pouvoir se défend
enfin, faut-il s'en étonner ou s'en plaindre ? — Le premier article de la
208 REVUE DE PARIS.
loi nouvelle a passé déjà à une grande majorité. La chambre est arrivée
tout armée et toute convaincue, et elle n'a voulu rien entendre. Les
députés de l'opposition ont été assez brutalement reçus par elle. Ehl
de grâce , n'allons pas si vite ; ne faisons pas , nous aussi , des machines
infernales, car nous savons par l'exemple de Fieschi, que dans les
machines les mieux faites , si quelque petite chose se dérange, le fabri-
cateur peut ôtre blessé à la tête et à la poitrine. Il faut donc que la
chambre des députés soit plus calme, il faut qu'elle écoute les paroles
de l'opposition, et que la presse, la même qui a fait la révolution de
juillet, puisse se défendre devant elle. C'est trop sans doute d'une
loi votée en un jour , il ne faut pas ainsi aller au pas de course, la
baïonnette en avant, quand il s'agit de modifier des libertés et des ga-
ranties; il ne faut pas que la chambre des députés s'expose, par trop de
précipitation, à ce qu'un jour on en appelle de la chambre en colère à la
chambre calme et de sang-froid.
Comme aussi il faut dire que la condamnation de M. Raspail [deux
ans de prison et cinq années de surveillance) nous paraît une condam-
nation ab irato. En ceci nous ne serons pas suspects; nous n'avons
aucune sympathie pour ces doctrines violentes soutenues avec ces paro-
les doucereuses et fades; mais cependant pour quelques paroles échap-
pées à un homme , le condamner à la surveillance de la police comme
un forçat! n'est-ce pas là se défendre trop et dépasser toutes les limites
de la défense ? Regardez pourtant ce qui arrive ! D'une part, on lit dans
les journaux ces mots si tristes , amendes , prisons , confiscations , dépor-
tation, et dans la même page on Ht ces autres mots si humains: — La
santé de Fieschi ne donne plus la moindre inquiétude ! Voilà ce qui arrive
quand le crime se glisse dans les intérêts politiques! Il brise, il dé-
truit , il éclate , il dénature toutes les actions humaines, il compromet
tous les intérêts; la société s'arrête éperdue, et elle se demande en trem-
blant comment elle fera pour se sauver.
Eu même temps que la chambre des députés adoptait avec tant
d'empressement le premier article de la loi nouvelle , la chambre des
pairs prononçait son arrêt sur les accusés de la catégorie de Lyon.
Cet arrêt passera inaperçu , bien que sur tant d'accusés , il n'y en ait
que neuf qui aient été acquittés; les autres sont condamnés à des pei-
nes sévères, vingt ans, quinze ans, cinq ans de détention ! Dans cette
malheureuse terre de France, les condamnations remplacent les con-
damnations, les émeutes remplacent les émeutes, on n'entend parler
que de procès, arrestations, amendes, évasions. A propos d'évasions,
REVUE DE PARIS. 209
l'iiistoire de l'évasion de Colombat du mont Saint-Michel est une his-
toire merveilleuse. Feu le baron Trenck et Latude étaient desenfans
auprès de Colombat. Voilà bien du courage et bien de la force d'ame
dépensés de tous côtés en pure perte; que de grandes choses on pour-
rait faire si on savait employer tout cela !
Mais lui-même déjà, Colombat, est un héros d'hier; chaque jour
apporte son nouveau héros , et ce héros ne dure qu'un jour. Aussi
depuis peu de temps voyez combien de héros 1 Tous les héros de Lyon,
de Saint-Étienne , de Paris. Ils ont occupé l'attention publique pen-
dant trois jours , tout autant , et encore parce qu'ils avaient résisté à la
loi. Sont venus ensuite les héros de Sainte-Pélagie, on en a parlé un
jour; après quoi personne n'a pas même demandé : Où sont-ils? Enfin
est venu le héros Laroncière. Aussitôt voilà l'intérêt de la France qui
se reporte sur la cour d'assises ; on ne parlait plus que de Laroncière, oh
oubUait pour lui toutes les catégories de ce monde. Eh bien! M. de
Laroncière lui-même a passé ! Il était passé bien avant l'attentat de cet
atroce Fieschi. Qui le croirait? Fieschi lui-même est presque dépassé,
on n'en parle déjà plus que de loin en loin; parler de Fieschi aujour-
d'hui, c'est presque dire : Quel temps fait-il? Juste ciel î dans quel temps
vivons-nous, qu'un Fieschi, qu'un Laroncière, ne durent pas plus de
huit jours!
Il y a môme dans tous ces crimes de grands crimes qui passent in-
aperçus, tant nous sommes blasés sur les crimes! Ainsi, le môme jour,
on a empoisonné, dans leur maison, à leur table, un pair de France
et sa femme , et son fils et sa fille , une de nos belles duchesses impé-
riales. Le lendemain on raconte l'empoisonnement. La ville s'en occupe
one heure , après quoi elle demande ce qu'il y a de nouveau ? On lui
répond :
Théâtre de l'Opéra. — L'Ile des Pirates , ballet en quatre actes ,
par MM. Henry et ***, musique de MM. Carlini, Gides, Rossini et
Beethoven, décors de MM. Feuchères, Philastre et Cambon.
L'/Ie des Pirates est un ballet de M. Henry, le môme chorégraphe
qui avait tiré si bon parti des genoux cagneux, des têtes plates et des
danseurs rachitiques de feu le Théâtre-Nautique. M. Henry est ce qu'on
appelle un homme versé dans la science des masses; il les fait mouvoir,
il les fait agir, il en tire tout le parti possible. Ses danseurs n'ont pas un
petit doigt qui n'appartienne en propre à M. Henry. Aussi l'Opéra,
voyant un homme si habile à faire quelque chose de rien, a-t-il voulu
TOME XX AODT. 14
210
REVUE DE PARIS.
savoir ce qu'il iorail de beaucoup, et il a dit à M. Henry : — l'uites-moi
vn ballet.
Aussitôt M. Henry , fidèle à ses habitudes nautiques , a imaginé un
ballet maritime. Il suppose donc , car c'est un homme pour le moins
aussi ingénieux que M. Taglioni, qu'un certain pirate, en pautalouii
blancs , nommé Akbar , va épouser Mathildc de Montalbano , fille ca-
dette de feu le marquis de Montalbano, grand propriétaire dans les
états romains, à peu de distance du littoral. Tout se prépare pour eet
hymen , comme vous pouvez vous en assurer par vous-même avx
iiîouvemens d'un maître jardinier. Quand le maître jardinier s'est donné
assez de mouvement , la fête commence. Les groupes magnifiques de
M. Henry passent et repassent d'uue colline à l'autre; ils se perdent
dans les arbres; ils s'en vont , ils reviennent; on voit flotter le velours
ot la soie , que c'est une bénédiction. Tout va bien pour le pirate , seu-
lement la belle Mathildc de Montalbano ne l'aime pas, comme on peut
le voir par sesmouvemens de répugnance. Mais qu'importe au pirate?
Xe pouvant jeter sou mouchoir à M"" Mathilde, le pirate jette sou mou-
choir en l'air.- Aussitôt les pirates d'accourir, de çà, de là ; ils tuent,
ils brûlent et ils pillent; on vole, on enlève tout ce qu'on trouve.
M"^ Mathilde et sa sœur deviennent la proie des bandits qui se donnent
tous les mouvcmens nécessaires à cet effet.
Ce qui n'empêche pas que la tarentelle ne soit une danse charmante,
fart bien dansée au premier acte par M™^ Julia et les deuxElssler.
Au second acte, nous sommes en plein dans le vaisseau des pirates.
Le féroce Akbar a quitté son pantalon blanc pour le riche habit grec.
Akbar , fort content des bandits ses amis et collaborateurs , leur donne
une fête brillante. Le vin coule à longs flots dans des coupes d'or; mille
lilles charmanles remplissent les coupes, elles les portent à leurs lèvres;
la danse, le chant et la musique sont aussi de la fête ; ce qui étonne quel-
que peu , c'est de voir la noble Mathilde de Montalbano et sa sœur aînée
accepter, elles aussi , la robe et l'emploi de bayadères agréées aux plaisirs
de l'équipage du pirate Akbar.
Tout à coup, au milieu des jeux de ces pirates, une trompe se fait
eulendre. C'est un frêle esquif qui apporte un nouveau-venu qui ne
prétend rien moins qu'à l'honneur d'être reçu pirate. Voici les conditions
que doit remplir tout aspirant à ce noble emploi : — Battre du tambour,
l)oire à pleins traits, et se battre à la hache dans un rempart de baïon-
nettes. A l'aspect de ce nouveau-venu, le cœur de.M''^ de Montal-
iiano a tressailli. En effet, ce nouveau- venu est justement le. bien-airaé
REVUE DE PARIS. -î 4
de son cœur, OUavio, qui se fait pirate pour sauver les beaux yeiur
qu'il aime. Ottavio est reçu pirate aux acclamations de h bande qui se
livre à une ronde infernale autour du grand mât. Celte décoration est fort
belle et d'un puissant effet.
Quittons le vaisseau du pirate, passons au liareni de cette troupe de
forcenés. Ce harem est, ma foi ! bien entendu et bien tenu. Il est situé au
milieu de la mer, dans une île enchantée, où sont transplantées de tous
les coins du monde déjeunes beautés de toutes couleurs et de toute espèce
C'est dans ce harem qu'est introduit le jeune Ottavio reçu Pirate , car
c'est son droit de pirate. Ottavio choisit deux femmes , ce qui n'est
pas déjà trop mal pour commencer. Après mainte évolution militaire et
autres, Ottavio choisit pour ses esclaves Mathilde sa bien-aimée, et Piosalie
sa sœur. Qui est bien attrapé ? c'est le pirate Akbar. Il avait résolu en
son arae que Mathilde lui appartiendrait, et voici qu'un nouveau-venu la
lui enlève ! Aussitôt Akbar tire son grand sabre et appelle Ottavio en duel.
Heureusement les pirates accourent pour séparer les conibattans. Oltavio
est entraîné comme coupable de lèse-pirate au premier chef. On va le
mettre à mort, aiathilde éplorée demande sa vie , mais en vain , quand
tout à coup, encore une fois, on entend le canon ; c'est l'ennemi! Les
pirates ont l'air de crier : —Aux armes '. On va à l'abordage , on se bat
à outrance ; Akbar est tué dans la mêlée. Ottavio est l'époux heureux de
Mathilde; le vaisseau pirate s'abîme dans les flots. Tableau gênerai '.
Ce dernier tableau est d'une grande magnificence. — La mer , les
vaisseaux , les pirates , le canon , rien n'y manque. — Le capitaine
Eugène Sue et son second aspirant Corbière auraient clé bien heureux à
l'Opéra , le jour de celle première représentation !
L'Opéra a déployé tonte sa magnificence à propos de cette composition
dépourvue d'esprit et de sens. Mais il parait que c'est là une des con-
ditions du genre, être niais, plat, absurde et nul. M. Henri a rempli
toutes ces conditions avec beaucoup d'esprit , d'imagination et de talent.
Eh bien ! il y a succès; nous dirons plus , il y a plaisir. Le public, quf
vent des danses sans Un et des danseuses élégantes , a trouvé les danses et
les danseuses fort à son gré. A défaut d'imagination dans le fonds de la
fable , ce qui est peu de chose , le chorégraphe en a mis beaucoup dans les
détails, ce qui est tout. Et puis on y voit toute la grande armée du
ballet, ayant à sa tète les deux belles Allemandes Thérèse et Fanny Elssler,
redoutable armée à laiiuelle M"* Montessn sert atlmirablement de tam-.
bour- major.
lil RKVLE DE PARIS.
Voilà donc Fiesclii , la chambre des pairs , et la chambre des députés,
dépassés par le nouveau ballet de l'Opéra.
O peuple frivole et peu conséquent, heureux peuple î
— Quelques journaux ont annoncé . pour la réouverture du théâtre de
la Gaîté , un drame ayant pour titre David Rizzio. Nous qui croyons
savoir que M. Roger de Beauvoir s'occupe en ce moment d'un roman his-
torique sur le même sujet, nous nous hâtons d'en prévenir nos lecteurs ,
afin d'éloigner de notre spirituel collaborateur tout soupçon de plaïiat ,
ce qui n'est pas dans les habitudes littéraires de M. Roger de Beauvoir.
— L'ouvrage de M. Barchon de Penhoên , Guillmime d'Orange jP<
le duc d'OrUans, dont notre dernier numéro contenait un extrait , pa-
raîtra mardi prochain chez le libraîï-e Clwrpentier.
— JiiUa, ow l'amour à ^^aples, roman de M. Guy d'Agde , vient de
paraître chez le même libraire. Cet ouvrage, dans lequel le mouve-
ment et la variété n'excluent jamais l'harmonie et l'unité de but, offre la
peinture énergique des passions napolitaine^. Il renferme d'originales
esquisses des mœurs locales, et des détails inconnus sur les agitations po-
litiques de l'Italie.
.««««^«^•«•••«••"••♦"••••"*"
ÉTUDES HISTORIQUES
LES COMTES DE GOWRIE.
I.
Marie Stuart, fille de Jacques V et de Marie de Guise , et veuve
du roi François II, venait d'épouser, le 29 juillet 1565, Henn
Stuart, lord Darnley, son cousin, fils du comte de Lennox et de
ladv Marguerite Douglas: elle avait alors vingt-deux ans, sept
mois, quinze jours, étant née le 14 décembre 1542. Ce manage
fut contracté à la grande joie des familles alliées à la maison de
Douglas, pour lesquelles c'était un nouvel honneur et une nou-
velle fortune. Or, il paraît qu'indépendamment de la reme d'An-
gleterre, qui avait indirectement préparé ce managc, en clo.-
pnant de Marie Stuart tous les autres prétendans , ce fut un aven-
turier de Piémont, David Kizzio, qui le pratiqua surtout du côte
des choses domestiques et amoureuses. David était un pauvre
musicien , jouant du luth et du théorbe , comme c'était 1 usage en
ces temps-là; il était venu en Ecosse avec la suite de lambassa-
TOMK XX. AOUT.
214 REVUE DE PARIS.
(leur de Turin, et, moitié chantant, moitié parlant, il était par-
venu à supplanter auprès de Marie un secrétaire français, nommé
Raulet, qu'elle avait emmené de France. David n'était pas beau
pourtant; il était petit, bossu et un peu vieux; mais il venait de
cette Italie merveilleuse, qui avait alors le privilège de fournir
par toute l'Europe des amans aux reines et des favoris aux rois;
il était du pays qui devait envoyer Monaldeschi à Christine et
Concini à Louis XIII. La lyre qu'il portait à la main lui avait ou-
vert les portes du palais d'Holyrood, et la poésie, cette autre lyre
qu'il portait dans la tête, lui ouvrit le cœur de Marie. Elle l'aima,
du moins c'est ce que l'on crut. Six mois ne s'étaient pas écoulés
depuis leur mariage, que les deux illustres époux en étaient déjà
au dégoût , presque à la haine. Ces mêmes familles qui avaient été
si fières et si joyeuses de cette union , se demandèrent ce que le
Piémontais pouvait être à la reine , depuis que le roi ne lui était
plus rien. Elles remarquèrent le domestique nombreux du musi-
cien, et le faste splendide de sa personne, et se dirent, avec
quelque apparence de raison, que ce n'était pas en jouant du
théorbe chez les filles de la reine qu'il avait gagné le magnifique
joyau pendu à son cou , les vingt-huit paires de culottes de ve-
lours, brodées d'or et d'argent, étalées dans sa garde-robe, les
vingt-deux épées, les poignards, les pistolets, les arquebuses à
foison , enrichies de ciselures et de pierreries , qui faisaient de sa
chambre le musée le plus curieux d'Edimbourg. Qu'était donc
David Rizzio à Marie Stuart enceinte, et qu'était-il à Jacques VI,
enfant à naître dans trois mois? JXous ne prendrons pas de telles
licences, que d'avoir par nous-mêmes une opinion en ceci.
Henri IV, entendant qu'on donnait à Jacques VI, alors roi d'An-
gleterre et déjà vieux , le surnom de Salomon, répondit que cela
était juste, puisqu'il avait pour père le joueur de harpe David.
C'était là l'opinion du Béarnais, et nous l'avons donnée, parce
que ce n'est pas trop d'un roi pour juger une reine.
Les familles alliées aux Douglas , qui avaient tant espéré du
mariage du lord Darnley, rabattirent donc promptement et sin-
gulièrement de leurs espérances. Peut-être auraient-elles pardonné
au musicien son joyau et ses épées, ses arquebuses et ses culottes
KEVCE DE PARIS. 215
de velours ; peut-être même lui auraient-elles pardonné d'être
roi par le luth, autant que le lord Henri par le sceptre; mais il voulut
l'être davantage , et c'est ce qui le perdit. En quelques mois , ce fut
fait de lui. 11 eut pour ennemis implacables, d'abord le roi , puis
George Douglas, comte d'Angus, le lord William Maitland de
Tirlestane, sir .fohn Lindsay de Balcarres, huitième comte de
Crawford, et, le plus terrible de tous, sir Patrick, troisième lord
de Ruthven , prévôt de Perth et père du lord William , premier
comte de Gowrie.
A quelque temps de là, le 9 mars 1566, un samedi, à huit heures
du soir, il y avait bon feu et bon souper dans un petit cabinet, au
château d'Holyrood , à côté de la chambre de parade de la reine.
Trois personnes, deux femmes et un homme, étaient assises autour
d'une table servie et illuminée dans le goût du temps. L'une des
femmes était assise sur un lit de repos ; l'autre un peu plus bas,
sur une chaise ; l'homme entre elles , sur un tabouret. La première
femme était Marie Stuart; la seconde , lady Hélène, fille du lord
James Hamilton , premier comte d'Arran , femme d'Archibald
Campbell, quatrième comte d'Argyll. L'homme était David Riz-
zio. Il avait la tète couverte. Derrière la reine se tenaient debout
deux pages. 11 paraît que l'appétit était frais , la causerie vive.
Peut-être parlait-on de l'enfant à naître dans trois mois , et du
beau baptême qu'on lui ferait, en lui donnant pour compères sa
majesté monseigneur Charles de Valois, neuvième du nom, roi
de France, et son altesse monseigneur Emmanuel Philibert, duc
couronné de Savoie, oncle de feue sa majesté, monseigneur le
roi François H, premier mari de la reine; et pour commère,
madame Elisabeth, reine d'Angleterre.
Tout d'un coup, les trois convives cessèrent à la fois de parler,
se regardèrent avec infjuiétude, et se demandèrent des yeux ce
que signifiait un bruit entendu dans la chambre d'à côté , et qui
n'était pas dans le programme de la fêle. Le bruit approchant, et
devenant sinistre par ce qu'il avait de semblable à un cliquetis
d'armures, les deux femmes et l'homme se tournèrent à la fois
vers la porte, dont la portière en drap d'or se soulevait. Et alors,
en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, les deux pages
m.
Si 6 BEVUE DE PARIS.
portèrent la main à leurs poignards d'enfans , et les trois convives
pâlirent, frappés tous cinq de cette soudaine apparition. Or, il
convient de dire au lecteur que les quatre ennemis de Rizzio,
George Douglas, William Maitland, John Lindsay, Patrick
deRuthven, sans compter le roi, qui n'était ni le moins inté-
ressé , ni le moins implacable , avaient choisi ce lieu , ce jour,
cette heure, pour avoir raison de l'Orphée piémontais. Ils étaient
entrés tous cinq , Henri Darnley en tête , dans la chambre même
du roi ; de là , par un escalier dérobé , ils étaient montés dans la
Chambre de parade de la reine , où s'était fait le bruit. Dans cette
chambre, les rôles furent distribués; George Douglas, John
Lindsay, William Maitland , attendirent ; le lord de Ruthven et
îe roi entrèrent dans la galante salle du festin , et y causèrent à
peu près autant de satisfaction et d'aise que la statue du Com-
mandeur au souper de don Juan.
Il est certain que sir Patrick surtout pouvait passer aisément
pour une statue , et du plus fin marbre de Carare. Il sortait d'une
longue maladie qui l'avait maigri et blanchi ; il était vêtu de pied
en cap de sa meilleure armure , et la pâleur de son visage se dé-
tachant du fond noir de la chambre dont la porte lui servait de
cadre, il était bien fait pour effrayer des femmes, des pages et
un musicien. Ajoutez que sa faiblesse extrême ne lui permettant
pas déporter à lui seul la charge d'acier ciselé dont il était revêtu,
il marchait le corps pUé et les bras pendans , soutenu par deux
écuyers de sa maison. Le roi était à côté de lui, jeune, frêle,
beau , il n'y a pas encore huit mois l'amant adoré de la capricieuse
Marie , montant par le même escalier, entrant par le même cabi-
net , relevant la même tenture , rencontrant les mêmes regards ;
mais précédé alors par quelque page , tenant une bougie par-
fumée à la main, tandis qu'aujourd'hui il venait glacé, terrible,
sans être attendu; ayant pour introducteur le lord de Ruthven,
qui r éclairait du reflet de son armure.
Le roi entra le premier, sa toque sur la tête. Il ordonna au
musicien d'abord d'ôter son chapeau , et puis de sortir. Le Pié-
montais , devinant que puisque le roi avait pris la peine de venir
lui-mêmelui intimer ces deux ordres, accompagné du lorddeRuth-
REVUE DE PARIS. 217
ven , il s'agissait pour lui d'autre chose que d' un si mple manquement
à l'étiquette, se précipita derrière la reine, s'attacha aux plis de
sa robe en criant grâce , et s'y cacha. Marie se leva sur son lit de
repos , pâle de sa frayeur et de sa grossesse , et dit au roi que
c'était sa volonté que David fût auprès d'elle. Le lord de Ruthven
intervenant, s'écria que c'était une grande pitié qu'un roi et une
reine, qui étaient mari et femme, se dissent de pareilles choses;
et puis, comme il avait l'habitude de se conduire d'après la devise
expéditive des lords de Fairfax, parle et agis, fare, fac, il passa
tout en parlant derrière la reine, fit rentrer d'un regard dans
leurs gaines dorées les poignards des deux pages qui faisaient
mine d'en sortir , prit avec son lourd gantelet la main blanche du
Piémontais, et l'entraîna hors du cabinet, tandis que le roi tenait
la reine.
Les trois lords qui attendaient dans la chambre de parade , re-
çurent le pauvre David des mains de sir Patrick. Ils l'emmenaient
par oîi ils étaient venus , et allaient lui faire" descendre l'esca-
lier dérobé, pensant le garder cette nuit, et le faire pendre le
lendemain matin, sous quelque prétexte, à la croix d'Edimbourg,
lorsque, selon la relation adressée aux lords du conseil privé
d'Angleterre, le 27 mars, dix-huit jours après le fait, par sir
Thomas Randolph et sir Francis Russel, lord de Cheneys,
deuxième comte de Bedford, quelqu'un de ceux qui étaient là,
et qui lui en voulait , lui ayant donné un coup de poignard ,
l'exemple entraîna les autres, et l'infortuné musicien en reçut en
tout cinquante-six, quarante-trois de plus qu'il n'en avait fallu
pour tuer César. Son corps sanglant obstruant l'entrée de l'esca-
lier dérobé , les lords le firent descendre. Il mourut comme il
avait vécu, parfumé d'odeurs suaves et revêtu d'habits éclatans.
Il avait une robe de chambre de damas violet, fourrée de mar-
tres, une veste de satin et une culotte de velours écarlate. A mort
galant, galant suaire.
Une fois l'Italien dépêché, le lord de Ruthven rentra dans le
cabinet de la reine , toujours plié sous le faix de son armure et
toujours soutenu par ses deux écuyers. Dès qu'il parut, Marie,
qui n'avait pas entendu dans ses propres plaintes les plaintes do
218 REVUE DE PARIS.
la victime , et qui ne savait pas ce qui venait de se passer dans sa
chambre de parade , mais qui voyait un poijjnard nu dans la
main du sir Patrick , lui demanda , moitié pleurante, moitié me-
naçante , qu'il ne lût fait aucun mal à David. En même temps ,
elle se mit à reprocher au lord Henri de s'être ainsi prêté à un
complot. A ces paroles, commencèrent entre la reine et le roi des
récriminations peu décentes , même pour des époux qui n'au-
raient pas été sur le trône. Le lord de Ruthven étant intervenu
de nouveau , Marie lui coupa la parole , ajoutant qu'elle ne voyait
pas pourquoi, elle , la reine , n'aurait pas pu quitter le roi pour
Tin autre, puisque aussi bien lady Ruthven, sa femme, avait pu
quitter son premier mari pour lui, lord Patrick. Le vieux guerrier,
dont la harangue se trouvait gravement compromise par cette
sortie ad hominem , répondit que , lorsque lady Ruthven quittait
un homme, elle divoryait. Il continua par d'autres considérations
aussi plausibles et non moins respectueuses ; mais, comme si l'élo-
quence avait plus fatigué sa poitrine que le poignard n'avait fati-
gué sa main, il chancela malgré le soutien des deux écuyers, et
s'assit sur le lit de repos , près de se trouver mal. On lui versa un
peu de vin d'un flacon qui était sur la table , et peut-être même
dans la coupe du pauvre David, et, quand il fut revenu à lui-même,
il demanda pardon à leurs majestés d'en avoir usé si librement.
La suite des évènemens qui seront déduits en cette histoire
montrera qu'il y avait comme un avertissement de mauvais au-
gure dans cet affaissement soudain du vieux Patrick. Il venait de
commencer avec la mère une lutte qui sera reprise avec le fils ;
lutte d'abord sans but apparent, sans motif plausible , sans issue
raisonnable ; qui s'éclaircira pourtant et s'expliquera peut-être
en marchant, et qui se terminera, comme se terminaient au
xv!*" siècle toutes les batailles de noble à roi , par la chute et la
ruine du noble.
En effet , à peu de temps de là , Marie Stuart se trouva la par-
tie la plus forte. Trois mois et dix jours après la mort de Rizzio,
le 19 juin , l'enfant qui s'appela Jacques VI vint au monde. Le roi
n'eut pas assez de crédit pour protéger les quatre lords meur-
triers de David : ils étaient en fuite et réfugiés en Angleterre. La
REVUE DE PARIS. âtS
venue de cet enfant n'éteignit ni la jalousie du roi , ni l'animosité
de la reine. L'ambassadeur de France , M. de Castelnau , tenta
de réunir les époux après les relevailles de l'accouchée; mais ses
efforts n'y purent rien. Il les avait mis deux nuits de suite sous la
même clé ; ils s'échappèrent à la troisième.
On dirait que les destinées de cet enfant , auquel nous allons
nous attacher, avaient été fixées avant sa naissance ; la noblesse
qui s'était en quelque sorte soulevée contre lui , dans la personne
des gentilshommes qui avaient envahi si violemment le cabinet de
la reine , protesta de nouveau à sa naissance et prolestera jusqu'à
sa mort. Il y a dans toutes les chroniques écossaises une tradition
qui rapporte que , même dans sa vieillesse , Jacques VI ne pou-
vait pas voir sans pâlir la lame nue d'un poignard, et que cet
effroi invincible tenait à l'impression qu'avait produite sur sa
mère enceinte le poignard dont le lord de Ruthvcii avait frappé
Rizzio. Ce poignard fatal ne cessera pas d'être entre le roi et le lord.
Le baptême se fit avec beaucoup de pompe au château de
Stirling , et selon le rit de l'église romaine , le 17 décembre sui-
vant. La plupart des lords, qui étaient protestans, refusèrent
d'entrer dans la chapelle , et l'enfant s'en alla presque tout seul,
sans le cortège de ses gentilshommes, recevoir au milieu des
femmes de sa mère l'eau et le sel qui le faisaient chrétien. Toute
triste qu'elle était, cette solennité porta néanmoins un pas de
clémence ])0ur fruit. Les quatre lords qui avaient tué David fu-
rent rappelés de leur exil. Alors revint sir Patric'k, qui se retira
à son manoir de Huthven, pour y mourir comme y étaient morts
ses ancêtres. Il ne voulut pas que le jugement de sa vie appar-
tînt aux liassions ni aux conjectures. Comme c'était au nom des
idées de toute la noblesse d'alors qu'il avait poignardé lUzzio, il
en dressa un écrit, où l'aventure se trouve déduite à plein : le lord
ne se vante, ni ne se justifie. Il raconte simplement, franchement,
avec conviction. Ce vieux seigneur obéissait d'ailleurs à l'usage
des seigneurs de tous les temps et de tous les pays; il écrivait ses
commentaires comme Caton l'ancien , comme Sylla, comme César,
comme Joinville, comme le maréchal de Boucicaut , comme le
duc de Saint-Simon, comme Frédéric, comme Na[K)léon.
Quand sir Patrick expira, la lutte qu'il avait commencée contre
220 REVUE DE PARIS.
la famille royale , n'était pour ainsi dire qu'à son prélude et à ses
apprêts. C'était le prologue du drame dont les siens vont compli-
quer la péripétie et hâter le dénouement. Il s'était laissé aller à
cette violente entreprise contre les affections de la reine , comme
les autres conjurés , par fierté de gentilhomme , indigné qu'un
valet italien , fils de valet , un musicien , fils de musicien , eût osé
prétendre à de telles privautés à la cour d'un roi son parent , car
le lord de Ruthven était allié au père et à la mère du roi Henri
Darnley, c'est-à-dire aux Lennox et aux Douglas. Nous allons
voir cet esprit d'inquiétude et de turbulence s'augmenter à chaque
génération , et le bourreau lui-même ne pourra calmer la fièvre
Jiéréditaire de ce sang en révolte , qu'en l'épuisant.
C'est l'histoire singulière et mystérieuse de cette conspiration
permanente d'une race de gentilshommes contre un roi, que
nous voulons raconter. Non pas certes que nous soyons le
premier à le tenter , en ce qui regarde surtout le dernier effort
de cette lutte fatale, et la chute de la maison de Gowrie;
mais comme après toutes les narrations qui en ont été faites,
les historiens eux-mêmes ont été forcés de convenir que nul
n'avait encore le mot de cette énigme sociale ; comme on sent
qu'il y a au-dessous de ces évènemens extérieurs et connus quel-
que chose d'intime et d'inconnu qui en doit être la cause , et qui
en serait l'explication logique et définitive, c'est principalement
vers la découverte du principe réel et dissimulé de cette célèbre
aventure que nous dirigerons tous les détails de ce récit. Nous
croyons en effet que « la conspiration de Gowrie » , car tel est le
nom que porte dans l'histoire d'Ecosse l'événement que nous
voulons principalement expliquer, deviendra simple et naturelle,
par l'exposition que nous en voulons faire. Les historiens ne l'ont
trouvée inexplicable, selon nous, que parce qu'ils ne l'ont étudiée
qu'en elle-même. Elle nous apparaît, au contraire, comme la der-
nière période d'une trilogie qui s'accomplit dans une même
famille , comme le dénouement d'une action compliquée et terrible,
qui veut être prise de haut , et qui est semblable aux fleuves qu'on
enjambe facilement à leur source, mais qui deviennent infranchis-
sables à leur embouchure.
Quoique la conspiration n'éclate que le 5 août ICOO, et que nous
REVUE DE PARIS. 221
ne soyons encore qu'au 17 décembrel566, nous sommes donc, selon
nos idées, tout-à-fait en plein dans le sujet; car nous espérons
montrer que ces deux époques, séparées par trente-quatre années,
ne sont autre chose que les deux bouts d'un seul et même fait, qui
comble leur intervalle. Le lord Patrick commence ce que le lord Wil-
liam continuera , et ce que le lord John finira; car, dans cette fa-
mille de Ruthven , pendant deux générations , les fils trouveront
toujours une conspiration commencée dans l'héritage de leurs pères.
IL
En effet, ce n'était pas seulement son château de Ruthven, sa
prévôté de Perth, son titre de lord conféré par Jacques IV, et sa
pairie au parlement dÉcosse, laquelle remontait à 1488, que sir
Patrickavait laissés en mourant à WilUam, son fils; c'était encore sa
fierté , sa fîèvTe séditieuse , et cette hardiesse de coup de main
assez naturelle à qui portait à sa ceinture le poignard qui avait
frappé Rizzio. Il venait d'épouser lady Dorothée , fille du lord
Méthuen, et cette alliance presque souveraine, qui ne laissait que la
duchesse de Lennox , lady Arabelle Stuart , entre lui et les trônes
d'Angleterre et d'Ecosse, tenait incessamment cette nature aven-
tureuse dans la région où l'audace de la pensée, ne se heurtant
pas aux petites choses, s'attaque aux plus grandes et aux plus au-
gustes, naturellement et sans aucun effort.
Une fois le roi né, il devint pour les lords un motif de discussion
et une cause de ligue. Ils se posèrent la question de savoir si cet
enfant régnerait pour les idées catholiques de sa mère , pour les
fantaisies de ses favoris, ou pour les intérêts de sa bonne noblesse.
C'était là la question, comme dit Shakspeare. Or, comme de ces
trois directions probables , la dernière était la seule qui pût con-
venir aux lords, ils vont commencer sur-le-chamj) une lutte achar-
née contre tout ce qui leur disputera le gouvernenienl ; ils s'en
prendront tourà toiir, et selon l'occasion, à la reine, aux favoris,
au roi lui-même ; ce sera une guerre à la fois séditieuse et cheva-
222 REVUE DE PARIS.
leresque , dont le lord William va se faire la sentinelle perdue, et
qui finira par le bourreau.
Les prétextes de cette guerre ne se firent pas attendre. Le roi
Henri Darnley, qui était malade dans une petite maison aux portes
d'Edimbourg, sauta subitement, lui, son lit, sa chambre, sa
maison , la nuit du 19 au 20 février 1567 : Marie Stuart, qui l'a-
vait fait venir dans cette maison , dansait en ce moment au châ-
teau d'Holyrood. .lacques Hepburn , comte de Bothwell , l'as-
sassin, l'un des assassins du roi , dansait avec Marie: le 24 avril
suivant, il enleva la veuve ; le 16 mai, il l'épousa. Un pareil mariage
excita l'indignation de l'Europe. La noblesse protestante surtout
se tint en garde contre cette femme papiste, qui prenait l'amant,
comme Clytemnestre, à la condition qu'il tuerait le mari. Les lords
virent que c'était le moment de se décider pour le salut de l'E-
cosse , que la reine tomberait probablement toute sa vie d'adul-
tère en adultère; que, s'il ne s'agissait que de poignarder Jacques
Hepburn , comme on avait poignardé Rizzio , le jeune William,
troisième lord de Ruthven , revêtirait bravement la pesante ar-
mure du lord Patrick son père ; mais que, de même qu'après le
musicien était venu le comte , après le comte viendrait peut-être
un baron; après le baron, un chevalier; après le chevalier, un page;
et que l'Ecosse , une fois lancée dans cette orbite amoureuse, su-
birait toute la destinée des femmes perdues, qui commandent aux
premiers amans , et qui obéissent aux derniers.
La noblesse se ligua donc contre la reine et pour le roi. Les lords
prirent l'enfant au berceau, et l'étreignirent doucement entre
leurs bras armés de fer, comme Hector son fils Astyanax. Mais
il faut dire que ces terribles gentilshommes caressaient moins l'en-
fant que le roi , moins le roi que la royauté. Au xvi^ siècle , il
suffisait , dans les guerres civiles , de posséder la personne du
prince pour posséder le bon droit. Les peuples ne croyaient pas
que la victoire put être où n'était pas Dieu, et Dieu où n'était pas
le roi. Le trône était une châsse. Les lords s'armèrent ainsi de
cet enfant contre les papistes et contre Marie; ils allèrent le dé-
poser solennellement à la forteresse deStirling, dans le comté
de ce nom, semblables aux vierges vestales qui emportèrent dans
REVUE DE PARIS. 2âS
un château du pays des Étrusques les Pénates romains , qui n'a-* «
vaient pas osé attendre les Gaulois, nos aïeux, au Capitole.
Les lords ne prirent pas seulement le roi , ils prirent la reine.
Ils l'enfermèrent, le 16 juillet 1567, au château de Lochlevin, dans
le comté de Fife , sous la garde du lord George Douglas. Le
24 juillet, Marie se dépouilla de son autorité en faveur de son fils;
elle cessa d'être reine , pour n'être plus que femme. Voilà donc
l'enfant devenu roi; on le couronne à Stirlingle 29 juillet, ayant
un an, un mois et dix jours.
Pendant dix ans, à partir de ce jour, jusqu'au 25 juillet 1578,
la noblesse d'Ecosse présente l'un des plus singuliers spectacles
que puisse donner l'histoire. Elle est divisée en deux partis, les
protestans qui sont pour le fils , les catholiques qui sont pour la
mère. Le fait est qu'ils sont tous pour la domination. Les plus
beaux noms de part et d'autre. Du coté des protestans, c'étaient
le comte d'Argyll, de la maison des Campbell; le comte d'Athol,
de la maison royale des Stewartj le comte de Marr et le comte de
Buchan , de la maison d'Erskine ; le comte de Morton , de la
maison de Douglas ; le comte de Crawford , de la maison de
Lindsay; le comte de Montrose, de la maison de Graham; le
comte d'Eglinton, de la maison de Montgomerie; le comte de
Cassilis, de la maison de Kennedy; les barons Cathcart et Ogil-
vy; les lords Heome , Sempill, Murray de ïullibardin, Glamis;
et parmi eux , et presque à leur tête , par sa puissance , par ses
alliances royales, par son ardeur sans frein, William, troisième
lord de Ruthven. Tous ces hommes, tous ces lords, tous ces ba-
rons, tous ces comtes , qui avaient des citadelles pour maisons ,
des provinces pour patrimoines, des armées pour serviteurs, lut-
tent, dix années durant , contre d'autres hommes aussi puissans
qu'eux ; ils s'épient, ils se surprennent, ils se combattent, ils s'égor-
gent ; et si vous regardez au milieu de ces terribles combattans, pour
voir quel est le gage qu'ils se disputent , et pour lequel ils brûlent,
ils ensanglantent, ils affament l'Ecosse , vous n'y trouvez pas un
royaume, vous n'y trouvez pas une ville, vous n'y trouvez pas
môme le peu qu'il y avait entre Achille et Hector, une femme; mais
vous y trouvez un enfant, un pauvre enfant de onze mois, qui
22i REVUE DE PARIS.
-ne marche pas , qui ne parle pas , qui ne comprend pas ; un en-
fant qui bégaie, qui pleure, qui sourit , qui dort; qui est la cause
innocente de tout cet affreux tumulte , et qui n'a pas des songes
moins dorés, soit que ses généraux triomphent ou succombent,
soit qu'il se couche dans son berceau vainqueur ou vaincu.
Au bout de ces dix ans , il se trouva que la garde de cet enfant
avait coûté quatre régens, et qu'il avait été pris et repris trois
fois. Le premier régent avait été Jacques Stewart , fils naturel de
.Tacques V, créé comte de Moray par son père , le 30 janvier 1562.
Il dura huit ans à peu près. Hamilton de Bothwellaug , qu'il avait
dépouillé , et du château duquel il avait chassé la femme , nue ,
une nuit d'hiver, l'assassina dans une rue de Linlithgow, d'un
coup d'arquebuse , le 20 janvier 1570. Le second fut Stuart
Darnley, duc de Lennox, père de l'infortuné roi Henri. Celui-ci
dura beaucoup moins que l'autre; nommé le 12 juillet 1570, il
fut tué à Stirling dans une surprise , un an , un mois , vingt-trois
jours après, le 3 septembre 1571. Le troisième fut le lord John
Erskine , sixième comte de Marr. Celui-ci ne dura pas même un
an, un mois, vingt-trois jours; nommé le 6 septembre 1571 , il
mourut le 29 octobre 1572, non pas d'une balle, comme le pre-
mier, ou d'un coup d'épée, comme le second, mais de douleur.
Le quatrième fut Archibald Douglas, que les historiens nomment
Morton, et qui était en effet le quatrième comte de Morton,.
dignité créée en 1457, pour James Douglas de Dalkeit. Celui-ci
dura plus long-temps que les autres, mais pour mourir d'une mort
pire que la leur.
Donc , au bout de ces dix ans , vers le mois de juillet de l'année
1 578, Jacques VI atteignait sa douzième année. Il ne lui avait servi
de rien d'avoir été enlevé par les lords de la citadelle de Stirling ,
et conduit solennellement à Edimbourg , le 12 mars précédent; le
régent Morton l'avait reconquis sur les nobles le 26 avril, et il était
encore revenu à Stirling. Du reste , adolescent comme enfant , il
portait sa couronne avec la même patience. Depuis la mort du
lord John Erskine , son troisième régent , le commandement hé-
réditaire du château était revenu à son fils, le comte de Marr, qui
avait alors près de vingt-trois ans; c'était ainsi un enfant sous
REVUE DE PARIS. 225
la garde d'un autre enfant. Il avait pour gouverneur l'oncle de
ce jeune comte de Marr, le frère du feu régent, sir Alexandre
Erskine, lequel étant un brillant et infatigable chasseur, exer-
çait son royal élève dans le parc magnifique qui s'étendait à
l'ouest du château , au milieu des méandres que dessine capri-
cieusement le Forth, quelques milles avant son embouchure. Son
précepteur était un Français , choisi par le lord Erskine , his-
torien estimé et poète virgilien. C'était maître George Buchanan,
illustre ami et rival d'Adrien Turnèbe; qui avait long-temps mon-
tré l'éloquence et la fine philologie de l'époque , à Paris et à Bor-
deaux, avant de se retirer en Ecosse, et qui principalement, parmi
d'autres œuvres, avait enseigné à Michel de Montaigne ce verbe
tuptô qu'il n'oublia jamais depuis lors.
Jacques cultivait ainsi assez paisiblement la chasse et les muses
latines; le régent Morton tenait l'œil ouvert sur le roi, et les nobles
sur le régent. Le 25 juillet, les comtes d'Atholetd'Argyll,cesdeux
bergers de peuples , comme les eût nommés Homère , tentèrent
contre le château de Stirling et contre Morton un dernier et vio-
lent effort; ils réunirent leurs clans et redemandèrent le roi. Le
siège était formel , la demande impérieuse , l'agression redou-
table; il fallut bien céder. Jacques revint aux nobles. Mais il arriva
aux lords ce qui se voit d'ordinaire au troisième acte des tragé-
dies ; l'action qui paraissait marcher au but , s'entrava. Les nobles
en effet se croyaient les maîtres; ils avaient tué trois régens,
vaincu le quatrième. Après Archibald Douglas de Dalkeit , qua-
trième comte de Morton , ce jouteur si opiniâtre et si terrible ,
cette âme si fière et cette mine si raide , dont il avait fallu faire
le siège, comme d'un château, qui oserait, qui pourrait désor-
mais, par ruse ou par force, leur ôter le roi , et avec le roi son
sceptre et sa main de justice? Les lords raisonnaient bien et
raisonnaient mal ; on ne pouvait plus leur prendre Jactjuos ; mais
Jacques pouvait se donner, et il se donna ; chose qu'ils n'avaient
pas prévue.
Jacques se donna à deux favoris , à deux amis , comme on se
donne à quatorze ans. Le premier était Esme Sluart, son cousin.
C'était un jeune homme, né en France, nommé en ce pays lord
226 REVUE DE PARIS.
d'Aubigny, fils d'un frère puîné du comte de Lennox, et qui venait
en Ecosse pour faire valoir ses droits au domaine du feu régent
son oncle, dont il voulait prendre le nom. Il arriva le 8 septembre
15T9. Il était jeune, élégant, beau-fils, plein de faste et d'as-
surance française ; le roi le reçut bien, en fut ébloui et l'aima. En
quelques jours , il le fit lord Aberbrothock; en quelques mois,
comte , puis duc de Lennox , puis gouverneur du château de
Dumbarton , puis capitaine des gardes , puis premier lord de la
chambre, puis lord grand-chambellan ; puis le roi s'arrêta, parce
qu'il ne pouvait pas aller plus loin. Le second se nommait le ca-
pitaine Stuart, et était aussi parent du roi. C'était Jacques Stuart,
deuxième fils du lord Ochiltrée. Autant Esme Stuart était insi-
nuant et persuasif , autant le capitaine Jacques était bruyant,
rude à la parole , bravache et estafier. C'était une image assez
fidèle de la chevalerie expirante , de ces aventuriers et chefs de
bandes mercenaires , qui avaient toujours cent lances au service
de qui pouvait les payer, et qui étaient toujours d'accord avec
le capitaine de l'ennemi , pour ne pas se tuer respectivement leurs
hommes. Il n'alla pas aussi vite qu'Esme Stuart dans la voie des
faveurs royales, mais il alla néanmoins assez loin. En deux ans,
il trouva le secret de devenir pair d'Ecosse et comte d' Arran. Le
premier point, il le gagna par l'amitié du roi; le second, par sa
propre impudence. S'étant fait nommer tuteur du jeune Jacques
Hamilton , fils de ce célèbre deuxième comte d' Arran , déclaré la
seconde personne du royaume-, après la reine Marie, par le par-
lement d'Ecosse, en 1543, et nommé par notre roi Henri II, en
1548, duc de Châtellerault en Poitou, et chevalier de l'ordre de
Saint-Michel , il s'en attribua le nom , le titre et les biens.
Voilà quels furent les deux nouveaux , les deux derniers vain-
queurs du roi , Esme Stuart , fait duc de Lennox , et le capitaine
Stuart, fait comte d' Arran et pair d'Ecosse. Nous avons dit que
le roi avait alors quatorze ans. Dès l'avènement des favoris , dès
le mois d'octobre 4579, le roi quitta Stirling pour Edimbourg, le
château-fort pour le palais d'Holyrood-House. Durant la pre-
mière année , les lords ne virent pas, ou ne comprirent pas qu'ils
étaient vaincus. Il n'y avait eu de la part des favoris ni siège , ni
REVUE DE PARIS.
surprise, ni escalade; le roi était au milieu d'eux et semblait vivre
pour eux. Dès le commencement de 1 581 , il répandait même un
insigne bienfait sur le lord le plus hardi de la ligue, en érigeant
en comté le domaine de Gowrie , dans le Perthshire, en faveur de
William Ruthven, fils du lord Patrick.
Cependant les deux favoris voulurent tant, qu'ils ouvrirent les
yeux des lords. On n'a pas oublié le régent Morton , qui vivait re-
tiré à Dalkeit , la résidence de ses pères, que le peuple , frappé de
l'énergie de cet Archibald Douglas, appelait l'antre du lion. Esme
Stuart et le capitaine Jacques eurent peur de ce lion vieilli. Ils
se mirent à rappeler la mort tragique du roi Henri Darnley, qu'il
aurait sue d'avance et qu'il n'aurait pas révélée. Le roi, enfant
qui ignorait probablement tout, laissa faire ce procès , qui attei-
gnait bien le comte de Morton , mais qui atteignait bien plus sa
mère. Le procès marcha ; Morton fut condamné , comme traître,
à être pendu , et fut décapité , par grâce. Ce Douglas mourut
comme mouraient les siens. Ceci se passait en juin 1581 . Le 6 juillet,
le capitaine Jacques épousa la femme du comte de March , grand
€ncle du roi , qu'il avait séduite et qui venait de divorcer. Le
voilà donc volant les uns , déshonorant les autres. Esme Stuart
ne faisait pas mieux. Il eut une grande partie des confiscations du
régent. Pour surcroît , les favoris rétablirent des relations suivies
entre le roi et Marie Stuart prisonnière. Le reste , ce n'étaient
que des crimes ; ceci , c'était une maladresse , ceci les perdit.
L'imagination des lord protestans leur représenta Marie sortant
peut-être de sa prison de Fotheringay, et reprenant son rang de
reine d'Ecosse. Eux qui l'avaient enfermée à Lochlevin et vaincue
à Langside, ils pâlirent à l'idée d'une vengeance de femme qui était
reine. Cette idée les décida. D'ailleurs, il y avaitlong-temps qu'ils
étaient calmes et que leurs épées n'avaient lui au soleil. Voici en-
fin un beau jour , une révolte I
Depuis deux générations , partout où il y avait une révolte , il
y avait un Rulhven. Le jeune et nouveau comte de Gowrie ne
faillira pas à la destinée des siens. Qui le poussait? quelle voix
intérieure lui soufflait sa hardiesse? On ne sait. Ce n'est pas la
dernière fois que nous trouverons la fatalité dans cette maison.
REVUE DE PARIS.
Comme à défaut du probable , on s'adresse au possible , nous
devons dire que le hasard avait fait tomber dans ses mains les
lettres que la reine Marie écrivait à Bothwel, quelque temps avant
et après le meurtre du roi Henri. C'étaient des lettres et des son-
nets , pleins de choses amoureuses et passionnées. Quand Marie
eut été vaincue à Langside et que Bothwell fut obligé de fuir, un
serviteur de ce dernier, qui était aller chercher au palais d'Holy-
rood la cassette où étaient contenues ces lettres célèbres , fut
saisi par Morton. De là , tout ce secret royal divulgué. Elles ser-
virent à dresser l'acte qui fut délibéré contre Marie par le par-
lement d'Ecosse, le 15 décembre 1567. Montrées aux commis-
saires d'Elisabeth à Yorck, le duc de îS'orfolk, le comte de
Sussex et sir Ralph Sadler , au mois de juillet 1 568 , elles furent
remises au premier régent d'Ecosse , le comte de Moray, Du pre-
mier régent, elles passèrent au second; du second, au troisième;
du troisième au quatrième ; de celui-ci , on ne sait comment et
par quels intermédiaires , au comte de Gowrie. Le comte non-
seulement les gardait , mais les cachait. Elisabeth pressa vive-
ment son ambassadeur à Edimbourg , pour avoir ces lettres. Sir
Robert Bowes tenta plusieurs fois , mais en vain , de les obtenir;
le comte de Gowrie fut inflexible. Il ajoutait à ses refus une sorte
de pudeur qu'on ne comprend guère. Serait-ce que cette Marie
Stuart, qui aima tant, et qui fut tant aimée , exerçait un secret et
mystérieux empire sur le comte , du fond de sa prison? couché
désespérément sur ce trésor, il y faisait nuit et jour fidèle et in-
corruptible garde. Il resta ainsi jusqu'à sa mort l'œil fixé sur ces
lettres brûlantes; c'était comme une fenêtre par où il regardait
dans le lit de la reine ; et qui sait si une pareille tête n'était pas
prise de vertige à un pareil spectacle?
C'est le 22 août 1 582 qui fut choisi pour le jour de la révolte ,
et le château de Ruthven pour le lieu. En traversant l'Ecosse de
î'ouest à l'est, du comté d'Athol à Edimbourg, parle Perthshire,
on voyait encore vers le milieu du xvii'^ siècle , sur la rive droite
du dernier confluent du Tay, à peu près en face de la vieille et
royale abbaye de Scone , un simple château seigneurial , en beau
style roman du xii^ siècle, comme il en reste même aujourd'hui
REVUE DE PARIS. 229
un assez bon nombre, à Stirling, à Dumbarton , à Bothwel et ail-
leurs. C'était la demeure des lords de Ruthven , qui le bâtirent
sous le règne de David I" , c'est-à-dire entre l'année 11 34 et l'an-
née 1152. Le premier ancêtre connu de cette illustre famille se
nommait Thor. Il était Saxon. Le dixième descendant de Thor,
nommé William , fut celui auquel Jacques IV conféra le titre de
lord et la pairie au parlement d'Ecosse. Le deuxième lord eut
trois fils , Patrick , que nous connaissons déjà , et qui est père du
comte de Gowrie ; Jacques, mort sans postérité, et Alexandre, chef
de la branche collatérale des Ruthven de Freeland. Cette branche
est tout ce qui reste aujourd'hui de l'ancienne famille de Thor le
Saxon. Elle reçut la baronnie de Ruthven en 1651 . Son représen-
tant actuel , sir James Ruthven , lord Ruthven , de Freeland , en
Perthshire, membre de la chambre des lords, est né le 16 octobre
1777; il succéda à son père sir James, le 27 décembre 1789, et
épousa, le 20 décembre 181 5, lady Marie , fille de Walter Camp-
bell , de Shawfîeld. Il y a long-temps que le château de Ruthven
n'existe plus ; c'est du moins ce que nous pensons , et ce qui nous
paraît fort probable. En parcourant par ordre chronologique les
cartes d'Ecosse qui se trouvent à la bibliothèque du roi , nous
l'avons suivi jusqu'à l'atlas assez complet de Jean Blacw, publié
à Amsterdam en 1 654, et, à partir de là, nous ne l'avons plus ren-
contré nulle part. Nous avons fait de vains efforts pour avoir des
renseignemens plus précis sur cette demeure seigneuriale ; les
voyageurs divers qui ont plus ou moins fouillé les recoins de l'E-
cosse, ou en effet ne l'ont plus trouvée debout, ou ne l'ont pas
jugée digne d'un souvenir.
Ce fut là que le roi Jacques fut invité à se reposer le 22 août
1582. Il venait de chasser dans les montagnes du comté d'Athol ,
escorté d'une suite peu nombreuse ; il rentrait à Edimbourg, et le
château de Ruthven étant sur sa route , Jacques descendit de son
cheval et entra. Il accepta l'hospitalité de son gentilhomme, et alla
s'asseoir à son grand foyer. Peu à peu, quand le roi fut assis, le
comte de Gowrie lui présenta ses hôtes. Ils étaient si nombreux,
venus de tant de côtés et de si loin , que cela lui donna à penser.
Il retrouvait là, inopinément, une grande partie de sa noblesse
TOME XX. AOUT. 40
230 REVUE DE PARIS.
d'Ecosse, qu'il connaissait toute, comme c'était l'habitude, on
pourrait dire le devoir des rois d'alors. Bien plus, d'heure en
heure , de nouveaux-venus encombraient les salles , et les cours
S'emplissaient de chevaux. C'étaient les conjurés qui venaient au
rendez-vous. Les choses se faisaient cérémonieuses , froides , sin-
gulières, terribles; Jacques se vit pris et eut peur.
Tout ce jour, le roi dissimula néanmoins ses terreurs et afficha
bonne contenance. Il resta , soupa et coucha , se faisant du mieux
qu'il put bon hôte et joyeux convive. Il dormit peu dans cette
prison , et passa la nuit à réfléchir. Le parti auquel il s'arrêta fut
d'organiser une chasse pour le lendemain , et de s'enfuir au milieu
du bruit de la meute. En effet , il se prépara dès le matin , et parla
de la fortune de la journée. Sa ruse était une ruse d'enfant; les
lords , qui avaient eu tant de mal à le prendre , n'avaient garde de
le laisser échapper. Ils entrèrent en corps dans sa chambre , ayant
t^ leur tête le comte de Gowrie , et ils lui présentèrent un mémoire
pour lui demander la disgrâce des deux favoris , Esme Stuart et
le capitaine Jacques. Le roi écouta patiemment pour la circon-
stance ; mais la lecture faite , il s'avança vers la porte , croyant
sortir.
Ici fut levé le masque ; les lords et le roi se comprenaient mu-
tuellement depuis la veille, sans se parler; ils se parlèrent. Au
moment où Jacques se dirigeait vers la porte , le tuteur du jeune
lord de Glamis , fils de l'ex-chancelier d'Ecosse , le repoussa ru-
dement. Jacques se récria avec dignité , puis ordonna avec force ,
puis menaça avec colère : la colère , la force et la dignité se brisè-
rent contre la volonté des lords , comme le javelot de Priam sur le
bouclier de Pyrrus. Après avoir essayé d'être roi, Jacques rede-
vint ce qu'il était réellement , un pauvre et faible jeune homme. II
se mit à pleurer. Le lord de Glamis , toujours âpre et sévère , lui
dit alors : Pourquoi ces larmes? il n'y a que les enfans qui pleu-
rent. Jacques ne pleura plus ; sa douleur se fit haine , son obéis-
sance ressentiment. Les paroles du lord de Glamis lui étaient en-
trées bien avant dans les entrailles, et il ne devait pas tarder à
venger les larmes d'un enfant par les larmes d'un homme.
Dès le lendemain , la nouvelle de la captivité du roi se répandit
REVUE DE PARIS, 23i;
en Ecosse et parvint à Edimbourg. Le duc de Lennox et le capi-
taine Stuart en furent foudroyés. Le premier tenta inutilement de
soulever la ville pour délivrer Jacques; les lords protestans étaient
plus populaires que le roi. Le capitaine , poussé par son génie de
soldat , se mit à la tête de quelques hommes , et se présenta devant
le château de Ruthven. Les troupes des conjurés , commandées
par le comte de Marr, l'arrêtèrent; alors il s'avança bravement ,
seul , jusqu'à la porte. On lui laissa la vie, sur les instances de
Jacques , mais on l'envoya prisonnier au château de Stirling. Une
lettre du lord Hudson à sir Francis Walsingham , secrétaire de la
reine Elisabeth, écrite de Berwick, le 14 août 1584, deux ans
après l'aventure de Ruthven-Castle, fait connaître par quelles
voies les lords dominèrent l'esprit du roi ; toutes les fois que l'en-
fant résistait et se souvenait de son nom, de son rang et de sa
couronne, ils le menaçaient de lui faire servir à dîner la tête du
capitaine Jacques dans un plat d'argent. Ce fut ainsi , ce plat et
cette tête à la main, qu'ils obtinrent d'avance le pardon du roi.
Jacques écrivit de sa prison qu'il n'était pas prisonnier, qu'il dé-
fendait toute tentative qu'on ferait en sa faveur, et il ordonna au
duc de Lennox de quitter l'Ecosse avant le 20 octobre.
Ceci se passait le 28 août. D'Edimbourg, la nouvelle du coup de
main deRiiihven était parvenue à Londres; de Londres, elle parvint
à Paris. Ce n'était pas encore l'habitude des rois, au xv!"" siècle,
d'entretenir des ambassadeurs en résidence auprès des souve-
rains étrangers; ils envoyaient seulement, dans les circonstances
extraordinaires, de grandes chevauchées d'ambassadeurs emplu-
més et empanachés. Sir Robert Rowes et sir George Carrey ar-
rivèrent de la part d'Elisabeth , M. de Lamothe Fénélon de la
part de Henri III. Du reste, l'assemblée des états approuva la
conduite des lords, et l'assemblée du clergé déclara que c'était
une œuvre agréable à Dieu. De tout point, la noblesse resta donc
victorieuse. Les victorieux sont faciles ; les lords conduisirent le
roi à Holyrood-IIouse. En apparence , qu'avaient-ils à craindre?
Le duc de Lennox avait quitté l'Ecosse le 30 décembre, pour se
rendre en France ; le capitaine Stuart était prisonnier ; le roi se
16.
%
232 REVUE DE PARIS.
résignait: alors ils se relâchèrent de la bonne garde qu'ils faisaient,
et le roi s'échappa.
Voici comment cela eut lieu. C'était le 27 juin 1583, dix mois
après le coup de 7nain. Le roi était alors à Falkland, demeure
royale dans le comté de Fife. Il prétexta le désir de rendre une
visite au lord Hamilton, comte de March, son grand oncle, qui
était prieur de Saint-André. L'abbaye n'étant qu'à quelques milles
de Falkland, à l'est, au bord de la mer, Jacques obtint la permis-
sion d'y aller. Il avait pour colonel de la garde de sa personne
William Stuart, son parent, qu'il avait gagné. A Saint-André,
Jacques se logea par affectation dans une maison ordinaire. Puis,
comme par curiosité de promeneur, il demanda à visiter le châ-
teau. Une fois entrés , lui , le colonel Stuart et quelques personnes
sûres , on ferma les portes ; et voilà le roi sauvé.
Dès le lendemain, il était trop tard pour le reprendre. Les lords
catholiques et quelques lords protestans entrèrent avec leurs
troupes à Saint-André. Toutefois, libre, le roi fut d'abord moins
irrité qu'on n'eût pu craindre. Il se livra tant à la joie , qu'il en
oublia le ressentiment. Il pardonna aux lords ; il alla même visiter
le comte de Gowrie dans son château de Ruthven. Il est vrai qu'il
y alla bien accompagné. Malheureusement la délivrance du roi
amena la délivrance du capitaine Jacques; et le capitaine fut moins
clément que son maître.
Le capitaine reprit en un jour toute sa vieille autorité ; il prit
même la part du duc de Lennox, qui venait de mourir dans l'exil,
il fit oublier au roi son pardon solennel et absolu ; et un édit fut
rendu, qui exigea des lords qu'ils vinssent demander leur pardon
à genoux. Ils refusèrent tous le pardon à ce prix, et se réfugièrent
en Angleterre. Ils refusèrent tous, excepté deux , le comte d'An-
gus et le comte de Gowrie. Ajoutons que cette soumission était une
espèce de diplomatie. Quand les nobles en révolte contre les rois
se trouvaient vaincus, ils demandaient pardon en attendant une
occasion meilleure. Il ne paraît pas d'ailleurs qu'il s'attachât alors
quelque défaveur à ces paroles à double tranchant. Quand
Louis XI fit décapiter Jacques d'Armagnac , il lui avait déjà par-
donné cinq fois.
REVUE DE PARIS. 235
Le comte de Gowrie se soumit donc, en attendant. Cette tête si
fière se courba pour se relever plus haut. Le démon des luttes
civiles, qui l'avait toujours possédé , n'était pas près de laisser
dormir en paix son ame et son épée. Le capitaine Stuart, qui le
connaissait , lui fit donner l'ordre du roi de sortir d'Ecosse. Ce
Coriolan banni regarda quelque temps , autour de son pays , à
quel foyer il irait s'asseoir. Il présentait , lui et les autres lords ,
un singulier spectacle. Il n'y a pas six mois qu'ils gouvernaient le
royaume, et maintenant ils étaient tous proscrits et fugitifs. Ils
n'avaient perdu néanmoins ni leurs fortunes, ni leurs vassaux, ni
leur habileté , ni leur bravoure ; mais ils avaient perdu le roi.
Cette jeune tête blonde , que le morion du moindre des leurs au-
rait écrasée , se dressait à l'heure présente au-dessus de leurs
têtes chenues ; cette petite main qui n'aurait pas tenu droite et
ferme la claymore du plus faible Écossais des montagnes, les
poussait maintenant hors de leur patrie; ils étaient les mêmes
qu'hier, et pourtant ils étaient vaincus, vaincus sans bataille. Il
ne leur manquait qu'un enfant qu'on leur avait enlevé ; mais cet
enfant était pour eux la chevelure vierge pour Samson , ou les
flèches d'Hercule pour Philoctète.
Le comte de Gowrie obéissait donc aux ordres du roi. Il était
à Dundee , et il attendait qu'un vaisseau mît à la voile pour passer
en Angleterre. Toutefois , il ne quittait l'Ecosse que l'ame navrée.
Il s'en allait vaincu. Il cherchait du regard s'il ne resterait pas
encore quelque espérance debout , parmi ses espérances ruinées.
Il retardait le moment de l'exil sans rien espérer de précis , mais
il obéissait à cet instinct invincible qui fait que le patient tourne
la tête du haut de l'échafaud, pour voir si tout est vraiment fini.
Ses pressentimens étaient fondés , et la sagacité de cet homme
indomptable avait flairé une rébelhon. Il eut avis que les comtes
d'Angus et de Marr, et le tuteur du jeune lord Glamis, devaient
surprendre le château de Stirling. Dès-lors , il ne vit plus l'exil ,
il ne vit plus l'Angleterre, il ne vit plus le vaisseau à l'ancre; il
vit ce que son ame n'avait cessé de contempler depuis sa nais-
sance , une bonne révolte, une bonne guerre, la tête du capitaine
Jacques présentée au roi dans le plat d'argent de Ruthven ; et puis
234 REVUE DE PARIS.
sans doute , mais vague et dans le lointain, ce qui survenait tou-
jours en définitive aux gentilshommes conspirateurs, quinze jours
de gloriole, une prison ouverte ou un billot.
Il fut affreusement réveillé au milieu de ses rêves. Le colonel
Stuart, capitaine de la garde du roi, vint à Dundee avec sa troupe,
et fit le siège de la maison qu'il habitait, et le lord Petten Weym,
chancelier d'Ecosse , le somma de se rendre prisonnier du roi. Il
paraît que le capitaine Jacques avait eu des soupçons ; le souvenir
du plat d'argent lui tenait au cœur. Le comte fit une longue ré-
sistance ; mais il fallut céder. Il rendit son épée , et fut conduit
au château d'Edimbourg. Le capitaine Jacques en était gouver-
neur. C'était pour le comte un sinistre augure. Il était bien rare
en effet que le capitaine Jacques relâchât un prisonnier, surtout
quand c'était un ennemi. C'était lui qui avait été chargé de la
garde du comte deMorton, et qui l'avait conduit au supplice.
C'était vers le milieu du mois de mars 1584 que les comtes de
Gowrie fut conduit à Edimbourg. Deux jours après , les comtes
d' Angus et de Marr surprirent en effet le château de Stirling ;
mais l'arrestation du comte de Gowrie et l'arrivée de l'armée du
roi rendirent ce coup de main inutile. Us se réfugièrent en Angle-
terre. Le comte d' Angus fut seul surpris et arrêté.
Voilà donc le comte de Gowrie pris au piège. On le conduisit
à StirUng au commencement d'avril , et on lui fit son procès. Dès
ce moment , le reste de sa vie , qui fut court , appartint au juge
ou au bourreau , ce qui était la même chose. La cour qui le jugea
était composée de huit comtes et de huit lords. Avant la sentence,
il usa , comme tous les gentilshommes j-ugés comme lui et pour les
mêmes motifs que lui , pendant le xv" et le xyV" siècle , de tous
les moyens dilatoires qui pouvaient le sauver. Comme son but
n'avait pas été de mourir, mais de triompher, il ne songea à mou-
rir que lorsqu'il ne put pas faire autrement, et alors il donna sa
tête résolument, avec calme, sans bravade, comme s'il ne l'avait
portée quarante ans sur ses épaules que pour la livrer ainsi. Wil-
liam Sanderson, dans sa chronique de Jacques VI et de Marie
Stuart, transcrit la supphque qu'il adressa au roi avant sa con-
damnation. Elle est simple, froide, respectueuse; mais elle ne
REVUE DE PARIS. 235
demande pas la vie. George Douglas, huitième comte d'Angus,
fut décapité après lui. Sanderson rapporte que le comte de Gowrie
s'était adonné ardemment à l'astrologie judiciaire ; il n'ajoute pas
s'il avait lu sa mort dans le ciel.
Voilà , selon nous , le deuxième acte du grand drame de famille
joué par trois générations de la maison de Ruthven , et dont la
conspiration de Gowrie, proprement dite, dans le récit de laquelle
nous allons entrer , n'est à nos yeux que le dénouement. Vue en
elle-même, la conspiration de Gowrie n'offre pas de sens, et c'est
ce qui fait que les historiens ont renoncé à l'expliquer : lice à l'en-
treprise du lord William et à celle du lord Patrick, elle constitue
un grand fait moral, qui a passé inaperçu dans l'histoire du
XV!*" siècle , et que nous avons principalement pour but de faire
remarquer en écrivant ceci.
III.
Le comte de Gowrie ayant été condamné pour crime de haute
trahison , ses biens furent confisqués. Il laissait de lady Dorothée,
sa femme, sept enfans: cinq garçons, James, John, Alexandre,
André, William, Patrick; deux filles, dont l'une fut mariée au
duc de Lennox, fils d'Esnie Stuart, et dont l'autre, lady Béatrix,
devint fille d'honneur de la reine , femme de Jacques A'^I. La colère
du roi dura deux ans. En 1586, il rendit aux enfans du comte
leurs biens et leurs honneurs. James, l'aîné, succéda à son père,
et se trouva ainsi quatrième lord de Ruthven , deuxième comte
de Gowrie et prévôt de Perth. John obtint la permission de voya-
ger sur le continent; Alexandre devint chambellan à la cour du
roi; les autres, encore jeunes, restèrent à Kuthven-Castle ou à
Gowrie-llouse.
(îowric-llousc était une autre demeure seigneuriale que la fa-
mille de Kuihven possédait dans la petite ville de Perth, en
Perlhshire , à l'embouchure du Tay. Nous la mentionnons ainsi
dès à présent, parce qu'elle est le théâtre où s'accomplira la scène
236 REVUE DE PARIS.
la plus terrible de cette tragédie. Walter Scott raconte, dans la
préface de la Jolie fille de Penh , que Gowrie-House était démo-
lie depuis plusieurs années , à l'époque où il écrivait son roman,
et que la société des antiquaires de Perth avait eu soin d'en faire
dresser, avant la démolition , un plan très détaillé , qui se trouve
dans ses Mémoires. Inutile de dire que nous avons fait de longs et
de vains efforts pour nous procurer le Mémoire des antiquaires
de Perth. Il a été introuvable.
En 1588, James Ruthven, le deuxième comte, mourut à l'âge
de quatorze ans. John, son frère, lui succéda et devint ainsi
troisième comte. Alexandre prit dès-lors le titre de Maître de
Ruthven , qualité qui désignait en Ecosse les cadets des grandes
familles. John était sur le continent , où il faisait ses études. Il y
resta encore quelques années. Comme sa célébrité historique ne
lui est venue qu'après sa mort, c'est à peine si l'on trouve dans les
chroniques quelques traces de sa jeunesse. Il paraît néanmoins
qu'il voyagea en France et en Italie, qu'il habita Paris quelque
temps , et principalement qu'il étudia à l'université d'Orléans et à
celle de Padoue. L'université d'Orléans était, au xvi^ siècle, l'une
des plus renommées de France , à cause de son école de droit , et
par suite de la célèbre décrétale siqjer spécula d'Honorius III, ex-
plicative du concile de Tours de 1180, laquelle défendant l'en-
seignement du droit romain à l'université de Paris, faisait refluer
à Orléans, ainsi qu'à Bourges, tous les étudians du nord delà
France qui avaient appris le Décret au Collège de France et la
théologie en Sorbonne. Comme c'était encore le temps où la
science des hermétiques conservait une grande vogue , le comte
de Gowrie, qui avait l'esprit très prompt et l'ame très inquiète et
très avide, s'y adonna beaucoup, ainsi qu'à l'astrologie judiciaire.
Nous avons vu que son infortuné père avait pareillement cultivé
l'art de la divination par les astres. William Anderson , que nous
avons déjà cité, dit, dans sa chronique imprimée à Londres en
1656, qu'il avait un manuscrit dans lequel on hsait que John de
Ruthven, étant à Orléans, s'était tiré à lui-même cet horoscope :
« Qu'un grand amour le ferait tomber en mélancolie ; qu'il possé-
derait un grand pouvoir et de grandes richesses , et qu'il périrait
REVUE DE PARIS. 237
parrêpée. » C'est sans doute encore à la même époque qu'il faut
rapporter la composition d'une amulette qu'on trouva plus tard
cousue à ses vêtemens, et qui devait le préserver, tant qu'il ne la
quitterait pas , de l'épée dont le menaçait l'horoscope. C'étaient
des lettres tracées sans aucun ordre, sur du parchemin, et dont
un certain arrangement faisait Tetragrammaton , symbole
puissant dans la cabbale , et le neuvième nom de Dieu , suivant
saint Jérôme.
C'est à Padoue que nous retrouvons le jeune comte de Gowrie,
après l'avoir quitté à Orléans. Ici , il cultivait autant son corps que
son esprit, et il travaillait en gentilhomme, après avoir travaillé en
étudiant. C'est même aux disputes introduites par le protestantisme
qu'il faut attribuer la présence du jeune comte aux universités.
La noblesse, qui était très éclairée, il est vrai, n'étudiait guère
pourtant le droit ou la théologie , et se réservait pour la poésie
et surtout pour l'histoire, qu'elle nous a écrite, à l'exclusion
des roturiers, depuis le xii* siècle jusqu'au xvi^. John de Gowrie
se livrait principalement, à Padoue, à l'exercice des armes. Il
y avait une salle particulière, tenue sans doute par quelque
capitaine de bandes, vieux et écloppé, dans laquelle les jeunes
gentilshommes apprenaient le maniement de l'épée et la manière
de monter un cheval de bataille. Chaque élève y avait son coin sé-
paré où il suspendait son armure et son vêtement d'exercice. La
chronique d'Anderson, ou plutôt le manuscrit dont il parle, ra-
conte que le lord de Ruthven avait pris pour armes, dans les exer-
cices de cette salle de Padoue , une main tenant une épée dirigée
vers une couronne. L'horoscope d'Orléans le préoccupait encore
et le préoccupa toujours. Il fut constaté , au procès qui fut fait à
sa mémoire , que , trois jours avant la catastrophe du 5 août 1600,
l'archevêque de Saint-André l'étant allé voir, il le trouva lisant
un livre intitulé : De conjurationibus adversus principes. Il regarda
fixement l'archevêque, et lui dit : « L'histoire des conspirations
prouve qu'elles ont toutes échoué , parce que celui qui en avait
conçu la pensée l'avait communiquée à un trop grand nombre de
complices. »
De Padoue, le comte de Gowrie alla à Paris, probablement en
238 REVUE DE PARIS.
retournant en Ecosse. Il s'y lia étroitement , dit Winwood en ses
Mémoires, avec sir Henri Nevil, ambassadeur d'Elisabeth. Sir
Henri le recommanda à la reine d'Angleterre, laquelle lui fit, à
Londres , l'accueil le plus gracieux. Elle avait accueilli pareille-
ment le lord Patrick, son grand-père , après le meurtre de Rizzio.
Ceci pouvait se passer vers 1595 , et le comte de Gowrie avait vingt
ans , car il n'est pas facile , dans le manque où nous sommes de ren-
seignemens précis , de fixer toujours rigoureusement les époques
et les années. Pendant les cinq années qui suivent, le comte vécut
paisiblement , suivant son rang , soit à la cour, soit à Ruthven-
Castle, soit à Gowrie-House. Il ne s'était pas marié. Une étroite
amitié l'unissait surtout à son frère Alexandre , auquel nous ver-
rons qu'il avait confié ses longs projets d'enfance , et à son frère
André , auquel il communiqua le penchant héréditaire des lords
de Ruthven à l'étude des sciences occultes.
Les cinq années qui vont suivre n'ont laissé aucune trace dans
l'histoire du comte de Gowrie. Il les passa dans le silence et dans
la méditation du grand jour qu'il attendait. Ses courses et ses
études sur le continent, l'élévation de son esprit et la noblesse
facile de son caractère, lui avaient acquis une grande considéra-
tion à la cour. Le roi et lui étaient souvent ensemble. Peut-être la
fortune de ces deux hommes les faisait-elle s'expérimenter ainsi
mutuellement par les pratiques de la vie familière , avant de les
choquer l'un contre l'autre avec fracas; peut-être n'était-ce que
e penchant commun qu'ils avaient pour les lettres et pour les
autres études favorites de ce temps. Jacques cependant s'était
marié; il était allé épouser à Upslo, en échappé de collège, le
20 août 1580 , Anne , deuxième fille de Frédéric II , roi de Dane-
marck. Nous ne savons pas jusqu'à quel point il faut ajouter foi à
une lettre de sir Henri Nevil à sir Ralph Winwood , et que celui-
ci rapporte dans ses Mémoires; mais il y est question d'une
liaison intime delà reine et d'Alexandre Ruthven. Une autre let-
tre de Nicholson, du 22 septembre 1602, affirme que le roi finit
par avoir quelque soupçon de ces rapports secrets.
Que pouvaient vouloir les lords de Gowrie en se rapprochant
ainsi du trône d'Ecosse , l'un par la familiarité du roi , l'autre par
REVUE DE PARIS. 239
les faveurs de la reine? Est-ce que l'horoscope d'Orléans leur
avait fait voir de ce côté la grande fortune qu'il promettait au
comte, ou si la couronne menacée d'une épée, qu'il avait prise
pour armes à Padoue, était la couronne d'Angleterre, que la
vieille Elisabeth allait bientôt laisser tomber de son front sexagé-
naire? On ne sait. Il est certain que les Gowrie étaient du sang
royal, et à un degré assez rapproché pour pouvoir songer, sans
folie, à la succession au trône. Toutefois, il n'est pas aisé aujour-
d'hui, par l'éloignementoùnous nous trouvons de cette époque,
et par le manque de documens précis sur toutes les familles en
général qui se sont éteintes avant le xvii^ siècle, de dire en quoi
consistait cette parenté royale des lords de Ruthven. L'évêque
Burnet, dans le premier chapitre de l'histoire de son temps, ex-
plique ainsi cette parenté. Marguerite , fille de Henri VIII , roi
d'Angleterre, qui fut mariée à Jacques IV, roi d'Ecosse, épousa
€n secondes noces le comte d'x\ngus. La désunion s'étant mise
entre eux , elle produisit un contrat antérieur, fit casser son ma-
riage en cour de Rome , et épousa en troisièmes noces un certain
Fran(;ois Stewart , que Jacques V créa lord Méthuen. Ce lord Mé-
thuen n'eut qu'une fille, qui épousa William, premier comte de
Gowrie. D'après cette généalogie , il est évident que sir John ,
troisième comte de Gowrie, et Jacques VI, roi d'Ecosse, des-
cendant l'an et l'autre de Marguerite, fille de Henri VIII, le roi
n'avait sur le gentilhomme que l'avantage de deux degrés pour
hériter de la couronne d'Angleterre , après la mort de la reine
Elisabeth. Mais cette généalogie est fausse, et l'évoque Burnet
savait mal l'histoire de la reine Marguerite. Elle épousa en effet
Jacques IV en 1,502, James Douglas, sixième comte d'Angus,
en 1514, et pour le ceriain François Stewart, qu'elle épousa en
troisièmes noces, il se nommait Henri Stewart, comte de Méthuen.
Marguerite l'épousa au mois de mars 1526, et elle mourut en
1541. De ce troisième mariage, il naquit un fils, et non pas une
fille, et encore mourut-il en bas âge, de telle sorte que la posté-
rité de la reine Marguerite, par son mariage avec le lord Mé-
thuen , se trouva immédiatement éteinte , et ne put point parvenir
jusqu'à la famille des lords de Ruthven. Il faut donc chercher
240 REVUE DE PARIS.
d'un autre côté la parenté royale de sir John , troisième comte de
Gowrie.
Robertson , sur l'autorité du Peerage de Crawford , le seul que
nous n'ayons pas pu consulter parmi ceux de Debrett, de Lodges,
de Kimber et de Gollins, affirme, comme un fait positif et hors
de doute, que la mère de John, deuxième comte de Gowrie, se
nommait Dorothée , et était fille du lord Méthuen. 11 ajoute que la
mère de lady Dorothée se nommait Jeanne Stuart , qu'elle était la
seconde femme du lord Méthuen, et était fille du comte d'AthoI.
Enfin, il conclut de là, et toujours d'une façon péremptoire, que
le troisième comte de Gowrie était de sang royal.
Maintenant, nous nous trouvons avoir fait quelques pas; mais
néanmoins nous ne sommes pas encore arrivés. Il s'agit de savoir
lequel des deux , du père ou de la mère de lady Dorothée , était
de sang royal; si c'était le lord Méthuen, ou seulement Jeanne
Stuart, fille du comte d'Athol. Nous savons déjà, et d'une manière
positive, que le lord Méthuen , marié en premières noces avec la
reine Marguerite, se nommait Henri Stewart. Or, Stewart ou
Stuart, c'est la même chose. Ce mot, qui veut dire intendant ou
sénéchal, demeura la qualification héréditaire de la dynastie
royale qui remplaça la maison de Bailleul , dans la personne de
Robert II, depuis qu'un ancêtre des rois de cette dynastie, AVal-
ter, devint haut stewart , ou haut sénéchal d'Ecosse, sous le règne
de David P^ Il est donc fort probable que Henri Stewart, comte
de Méthuen , appartenait à la famille royale , fort nombreuse à
cette époque. Il était de la maison des lords Avandale et des Stuart
deBath, et son petit-neveu, Jacques Stuart de Donne, reçut du
roi Jacques VI la tutelle des deux filles du premier régent, Jacques
Stuart, comte de Moray, ce qui n'aurait pas eu lieu si ce Stuart de
Doune, et par conséquent le comte de Méthuen , son grand-oncle,
n'avaient pas été de la famille du régent , c'est-à-dire de la fa-
mille royale. Cependant, comme ce ne sont là que de fortes pré-
somptions, et non point des preuves formelles, il faut nous re-
tourner vers la seconde femme du lord Méthuen , vers cette lady
Jeanne Stuart , fille du comte d'Athol , et mère de lady Dorothée.
N'oublions pas qu'il s'agit maintenant de trouver comment les
REVUE DE PARIS. 241
comtes d'Athol étaient parens des rois d'Ecosse. Ici la difficulté»
qui se trouve serrée de près , sera enfin tout-à-fait vaincue. Les
comtes d'Athol pouvaient être du sang royal par les femmes ou par
les hommes. Or, en tournant un peu la matière qui nous occupe ,
ce qui importe peu, pourvu que nous arrivions au but , nous trou-
vons qu'un comte de Sommerset , sir John Seymour, nom qui est
une corruption de Saint-Maur, en Normandie, d'où cette famille
est originaire, mort le 21 avril 1410, de son mariage avec une
sœur de sir Edmund Holland , comte de Kent , laissa quatre fils et
deux filles. L'aînée de ces filles , Jeanne , épousa le roi Jacques V.
De ce mariage sortirent les souverains d'Ecosse qui portèrent
successivement le nom de Jacques , et par conséquent Jacques VI
lui-même , par sa mère Marie Stuart , fille de Jacques V. Or, cette
même Jeanne Sommerset , après la mort de son mari Jacques I",
assassiné le 20 février 1437, épousa en secondes noces Jacques
Stuart, lord Lorne, un des ancêtres des comtes d'Athol, et en
eut des enfans. Donc les descendans de Jacques I" et ceux du
lord Lorne étaient utérins; donc, enfin, la mère du troisième
comte de Gowrie et le roi Jacques VI étaient parens par les
femmes.
Reste en définitive la parenté des comtes d'Athol et des rois
d'Ecosse , du côté des hommes , laquelle n'est plus maintenant ,
comme on eût dit dans l'école , qu'un argument ad exuberanliam.
Or , et à cause de cela même peut-être , il nous est arrivé préci-
sément de trouver cette parenté, qui est décisive, quand nous
n'en avions presque plus besoin , et lorsque nous nous étions
donné assez de mal pour débrouiller toute cette généalogie ; néan-
moins, le travail étant fait , nous le laissons. Voici donc comment
les comtes d'Athol et les rois d'Ecosse étaient parens du côté des
hommes. Un bisaïeul de ce roi Robert II qui commence la dynas-
tie des Stuart, Alexandre, grand sénéchal d'Ecosse, eut deux
fils, James et John. James fut grand-porc de Robert II, et sa
postérité masculine finit à Jacques V, père de Marie Stuart. John
eut quatre fils, 1" Alexandre, ancêtre des comtes d'Angus;
2° Alan , ancêtre des ducs de Lennox ; 3" Walter, ancêtre des
comtes de Galloway ; 4° James, ancêtre des comtes d'Athol. Voilà
242 REVUE DE PAKIS.
enfin comment Jeanne Stuart , fille du comte d'Athol, mère de lady
Dorothée Méthuen, et grand'mère du comte de Gowrie, était du
sanf; royal d'Ecosse. Ce n'est pas sans raison, ou dans l'unique
but de dresser un arbre généalogique, que nous avons éclairci
l'origine royale des lords de Ruthven ; on verra par la suite de
cette histoire qu'il était nécessaire d'établir cette parenté pour
arriver à l'intelligence complète de la catastrophe à laquelle
nous arrivons.
Il y avait seize ans que le lord William , premier comte de
Gowrie, avait été décapité à- Slirling ; il y en avait vingt-cinq que
le lord Patrick, revenu de l'exil , était mort à Ruthven-Castle ;
les deux aînés de la maison de Ruthven, John et Alexandre, rem-
plis, à ce qu'il va paraître, d'une même pensée, d'une terrible
pensée, crurent que le moment d'une grande chose était venu,
et ils la tentèrent.
Le 5 août de l'année 1600, à six heures du matin, Alexandre,
Maître de Ruthven , sortit de la petite ville de Perth et se dirigea
à l'est, vers le château de Falkland. Il était à cheval et suivi seu-
lement de son frère André. De Perth à Falkland, il y a dix milles.
Falkland était la demeure où les rois d'Ecosse passaient habituel-
lement l'été. C'était une résidence magnifique , ayant à sa gauche
leloch Levin, à sa droite le loch Rossey;à l'ouest, une vallée
charmante où vingt petites rivières viennent se jeter dans l'Edin;
à l'est, les lomonds de Falkland, et derrière eux le Levin, qui ya
se jeter dans la mer après avoir traversé en diagonale tout le
comté de Fife. Le château avait une enceinte demi-circulaire,
armée de quatre tours , lesquelles , jointes aux cinq autres qui
s'élevaient à l'est, de l'une à l'autre aile, faisaient de Falkland une
espèce deïhèbes béotienne. Le parc était à l'ouest du château,
ceint d'une muraille, ceinte elle-même des deux lits de la Maspy
et de l'Edin. Le comté de Fife , où se trouve Falkland, était l'an-
cien domaine de ce comte Macduf , si célèbre dans la chronique
écossaise par sa guerre contre Macbeth, Il y avait même encore, à
l'époque où nous reporte cette histoire, sur la limite occidentale
du comté , et sur le chemin de Perth , une croix qu'on nommait
la croix de Macduf, Macduf s cross , qui étaient un asile, comme
REVUE DE PARIS. 243
Thésée en ouvrit un sur l'Acropolis d'Athènes , et Romulus sur le
mont A vent in. Seulement, il n'y avait que les descendans de
Maeduf qui fussent protégés par la croix. Les membres de sa
femille , jusqu'au neuvième degré, qui avaient pu se réfugier au-
près d'elle, étaient dés ce moment inviolables , même après un
parricide. Alexandre de Kuthven passa devant cette croix en
allant à Falkland; et peut-être lui vint-il dans l'esprit une idée
triste , le regret de n'être pas de la famille de jMacduf.
Quand il arriva à Falkland, le roi était parti pour la chasse. Il se
dirigea vers l'endroit où retentissaient comme une musique loin-
taine les cris de la meute , et il eut bientôt rencontré le roi. En
ce moment, Jacques était seul, c'est-à-dire séparé de sa suite
par quelque accident de la chasse. Alexandre l'aborda avec une
familiarité pleine de respect , comme pouvait le faire un homme
de son rang et de sa considération à la cour. D'après un court
récit de cette entrevue, qui se trouve dans le journal de Pierre
L'Estoile , il paraît que le Maître de Ruthven et le roi , qui étaient
tous deux jeunes et qui étaient parens , commencèrent la con-
versation par la difficulté qu'il y a à ne pas s'ennuyer, quand
on a des passions, des idées , des caprices de vingt ans, et que ce
sont passions, idées, caprices, de roi et de gentilhomme. On dis-
serta sur les moyens de dissiper cet ennui , et sur l'argent qu'il
fallait pour employer ces moyens. Le roi trahit naïvement les se-
crets domestiques de sa bourse , et puis le lord mit pareillement
à nu les misères de la sienne , une bourse de cadet. Toutefois, en
achevant cette confidence, le lord reprit, en souriant d'un sourire
de triomphe , que Dieu n'oubliait pas les siens , et qu'il avait eu
le bonheur de s'être trouvé fort à son insu au nombre des élus
de Dieu. Le roi ayant demandé le mot de cette énigme , le lord
regarda autour de lui , et commença à voix basse un récit assez
long, et qui les fit singulièrement se rapprocher l'un de l'autre.
Le Maître de Ruthven dit en somme que, la veille, ^ août,
rôdant à l'aventure dans le parc de tlowric-llouse , il avait aperçu
tout d'un coup un homme qui se mit à fuir ; que l'ayant poursuivi
vivement et l'épee à la main , il l'avait enfin atteint et fait pri-
sonnier. Cet homme portait un vase de terre, et ce vase de terre
244- REVUE DE PARIS.
était plein d'or. L'ayant menacé de le tuer, s'il n'expliquait l'o-
rigine de ce trésor, l'homme avait répondu qu'il l'avait pris
dans un lieu secret du parc , où il y avait encore d'autres vases
pareils , et qu'il montrerait à Sa Seigneurie, puisque tel était son
bon plaisir. Là-dessus, il avait conduit cet homme au château ; il
l'y avait fait entrer sans être vu de personne , et il l'avait enfermé
seul dans une salle écartée et sans autre issue que la porte
dont il avait la clé. Craignant que s'il communiquait cette mer-
veilleuse trouvaille au comte son frère , celui-ci ne gardât tout
le trésor pour lui , comme ayant été trouvé dans un de ses do-
maines , il avait mieux aimé venir se mettre à la discrétion du
roi , lequel en prendrait sa part comme suzerain de toutes les
seigneuries de l'Ecosse, et en laisserait une autre part, une
part honnête , au sujet loyal et fidèle qui servait si à propos sa
majesté. Il conclut en disant qu'il fallait que le roi vînt sur-le-
champ à Gowrie-House , afin d'interroger l'homme et de s'em-
parer du trésor.
Le roi loua fort Dieu de cette découverte , et approuva de
tout point la conduite du Maître de Ruthven, Discutant entre
eux sur l'origine probable de ce trésor, Alexandre penchait à
croire que c'était quelque dépôt datant peut-être des croisades ;
le roi , que c'était quelque nouvelle machination des papistes, qui
venaient encore troubler son royaume et lui susciter des rébel-
lions. Un point sur lequel ils furent d'accord sans discussion,
c'est qu'il fallait déterrer le trésor jusqu'au dernier vase, et se
le partager en bons parens qu'on était. Alexandre voulait qu'on
partit sur-le-champ; le roi demanda qu'on attendît la fin de
la chasse , pour ne point trop éveiller les soupçons. Alexandre
voulait encore que le roi vînt seul avec lui ; Jacques refusa. Enfin,
la chasse finit. Le roi et le Maître de Ruthven prirent côte à
côte le chemin de Perth, causant avec chaleur sur le nombre
probable de vases qui étaient enfouis dans le parc de Gowrie-
House, et suivis, à une petite distance, du duc de Lennox, fils
d'Esme Stuart, de Thomas Erskine, comte de Mar, du lord
Ramsay, du lord Herreis , d'André de Ruthven , et d'un petit
nombre d'autres.
REVUE DE PARIS. 2i5
Le roi et sa suite arrivèrent à Perth à une heure après midi.
A l'entrée de la ville, André Ruthven prit les devans pour aller
annoncer au comte de Gowrie l'arrivée de sa majesté. Le comte
était à table avec quelques gentilshommes de sa maison ; il se
leva comme surpris et charmé de cette nouvelle , et il alla recevoir
le roi à la porte de sa maison. Le comte mit un genou en terre,
en remerciant sa majesté de la visite qu'elle daignait faire à son
sujet; et Jacques, pris sans doute de quelque vertige, ne vit pas
qu'on le recevait à Gowrie-House , comme on l'avait reçu autre-
fois à Ruthven-Castle. Le roi ayant accepté à dîner, il se plaça
au haut bout de la table , sous le dais seigneurial. Tout le monde
resta debout et découvert pendant le dîner du roi. Le Maître de
Ruthven se tenait à ses côtés ; Jacques interrompait de temps en
temps la verve de son appétit de chasseur, pour lui demander à
voix basse quand est-ce donc qu'il verrait l'homme et son trésor?
Alexandre répondait qu'il fallait attendre la fin du repas de sa
majesté , et que tous les gentilshommes eussent reçu congé de se
mettre à table. A quelques instans de là Jacques n'eut plus faim;
il se leva, et fit signe aux personnes de sa suite qu'elles eussent à
commencer leur dîner. Le comte de Gowrie reprit sa place de
maître et seigneur; les échansons, pages, écuyers et maîtres-
queux se croisèrent en tous sens; et le roi dit à Alexandre de le
mener à la dérobée voir le trésor.
Ils sortirent de la salle, faisant mine de causer. Une fois sortis,
le Maître précéda le roi , et ils se mirent à marcher en silence. Ils
traversèrent la salle d'armes , où le roi aurait pu voir le poignard
dont sir Patrick frappa Rizzio. Alexandre ouvrit une porte qui
donnait sur un corridor; il y fit entrer le roi, ferma la porte à clé,
prit la clé , et passa outre Au bout du corridor, il ouvrit une se-
conde porte , fit passer le roi , ferma la porte à clé , prit la clé , et
passa encore; alors ils se trouvèrent dans une salle qui touchait le
pied d'une tourelle; il y avait encore une porte, qu'Alexandre ou-
vrit et qu'il referma comme les deux autres, emportant toujours
la clé avec lui; enfin, après avoir monté quelques marches, ils
trouvèrent une quatrième porte qui fut ouverte et refermée. La
salle où ils étaient parvenus cette fois était petite et avait un cabi-
TOME XX. AouT. n
246 REVUE DE PARIS,
net; il n'y avait qu'une petite fenêtre grillée, par où entrait le jour.
C'est là que Jacques , qui commençait à devenir inquiet, demanda
où était donc le trésor.
Alors Alexandre tira avec force une tapisserie; Jacques se
trouva en face d'un homme armé de pied en cap, qui tenait une
épée nue à la main , et Alexandre lui dit avec énergie : ^- Sire ,
mon trésor, c'est la vengeance; vous allez mourir! — Mourir 1 s'é-
cria le roi. — « Oui , sire; et vous pouvez remercier Dieu qu'il vous
ait épargné ceci depuis seize ans. Vous avez fait mourir notre
père à Stirling, il y a seize ans. Vous l'avez fait mourir traîtreu-
sement, et après lui avoir pardonné ; vous l'avez fait mourir, sans
vouloir lire la requête qu'il vous adressa de sa prison ; vous l'avez
fait mourir, sans lui accorder les quarante jours qu'il vous deman-
dait, pour se justifier du crime de haute trahison; et c'est bien le
moins que la justice arrive pour le gentilhomme, comme pour le
roi. Vous avez le billot, sire , nous avons le poignard; vous verrez
bien qu'au bout du compte, l'un vaut lautre. Bailleurs, ceci est
pour la mort de mon père et pour l'exil de mon grand-père; ceci est
pour la lutte de nos races; ceci est pour le papisme; ceci est pour
toutes les choses qui se sont aigries, depuis seize ans, dans le cœur
de mon frère et dans le mien. Vous allez donc mourir, sire! C'est
un arrêt que je prononce, et auquel il n'y a rien à faire qu'à obéir.
Si vous avez levé les yeux sur l'écusson qui est au-dessus de la
porte de ce château , vous y aurez lu la devise héréditaire des
nôtres, au fait , deed siïaw; or, sire, je vous jure que nous y
sommes; le fait est que vous allez mourir! »
Le roi, qui avait d'abord pâli, répondit, avec un grand calme,
que la mort n'était pas une chose qu'on éludât, et que puisqu'elle
venait ainsi frapper à sa porte, il fallait bien lui ouvrir ; mais, qu'à
vrai dire, il ne voyait pas le calcul d'Alexandre en tout ceci, et
qu'il y allait bien moins de son profit que de sa perte. Que sans
doute il était bien facile de le tuer, lui, le roi, en l'état où Dieu
l'avait mis, mais que lui mort, la royauté ne serait pas pour cela
étendue raide avec son cadavre; qu'il avait laissé à lïolyrood-
House le jeune prince son fils, et que la Providence, qui avait la
sauvegarde des royaumes, lui placerait sur le front la couronne
REVUE DE PARIS. 247
toute sanglante, laquelle serait ainsi désormais deux fois vénérée
du peuple, comme étant auréole du ciel et auréole de la terre,
couronne de roi et couronne de martyr. Qu'il n'était pas aussi
facile qu'il l'avait pensé de renverser une maison royale, et que
tout marteau de sujet se brisait à la démolir. Que la vengeance,
qu'il avait si patiemment nourrie, pouvait s'appeler une passion bien
aveugle, qui l'avait empêché de voir que la mort du roi chasse-
rait sa famille du sol de l'Ecosse , et ferait semer du sel sur les
ruines de ses châteaux; que c'était surtout une passion bien mons-
trueuse, qui lui avait fait oublier cpi'iis étaient parens, et consi-
dérer-un parricide comme une offrande qui n'était pas indigne
d'être offerte au souvenir des siens. Qu'il ne disait pas cela pour
ne pas mourir, puisque sa poitrine était nue, mais pour le rame-
ner à la raison et à la justice, dont il s'était écarté. Qu'étant tou-
jours son roi, il lui ordonnait de lui ouvrir la porte; et qu'étant
toujours son ami, il lui donnait son pardon.
Alexandre resta foudroyé sous le coup des paroles du roi ; il
n'avait pas trouvé de lui-même toutes ces raisons puissantes qui
s'étaient dressées l'une après l'autre devant lui, et qui allaient faire
éternellement de sa mémoire la mémoire d'un fou, au lieu de la
mémoire d'un héros. 11 demanda au roi sa parole de ne point faire
de bruit, et qu'il allait consulter le comte son frère. Quand le
comte le vit venir, il crut que le roi était mort; mais Alexandre
s'élant approché, et lui ayant conté quelque chose de ce qui ve-
nait de se passer, le comte lui répondit qu'il voyait bien qu'il avait
eu peur, et qu'il allait y aller lui-même, A ces mots, Alexandre
revint promptement à la tour, sans rien dire. En entrant, il ôta sa
jarretière et dit au roi : — Pardicu ! sire , il n'y a pas de remède;
il faut que vous mouriez. — En même temps il s'élança sur lui,
comme j)our lui serrer la gorge avec sa jarretière. Alors une lutte
terrible et désespérée s'engagea. E'homme armé, que le roi était
parvenu à gagner, se mit à crier iralùson! irnliison! au aecours!
par la petite Icnêtrc grillée; et les gentilshonmies du roi, qui le
cherchaient en ce moment, ayant entendu ces cris, se précipitè-
rent vers le lieu d'où ils partaient. Le duc de Lennox et le comte
de Mar étant montés par le grand escalier de la tour à la porte
17.
248 REVUE DE PARIS.
de la salle où était le roi , trouvèrent cette porte fermée , et se
mirent à la frapper désespérément, mais en vain. Sir John Ramsay
vêtant parvenu par un petit escalier secret, donna deux coups
de poignard à Alexandre Ruthven , le poussa vers la grande porte,
qu'il ouvrit, et sur le seuil de laquelle le comte de Mar et sir Hu-
gues Herreis achevèrent de le tuer. Tout d'un coup, le comte de
Gowrie se présente, à la tête de sept hommes armés, et tenant une
épée de chaque main. Les gentilshommes du roi le cachent dans
le cabinet, se serrent devant la porte, et font face résolument au
comte. Alors sir Ramsay s'élance d'un bond, frappe au cœur le
comte de Gowrie , qui tombe mort sans pouvoir dire un mot. A
cette chute ses serviteurs prennent la fuite , et le roi et ses gentils-
hommes tombent à genoux pour remercier Dieu.
Le bruit effroyable de cette bataille et la fuite des gens du comte
avaient mis en émotion toute la ville de Perth. Les habiîans ac-
coururent en armes, et menacèrent de venger la mort des lords de
Ruthven. Mais le roi harangua la populace d'une fenêtre , et ad-
mit les magistrats auprès de lui; la Providence, qui avait parlé
une première fois par sa bouche , parla une seconde , et dispersa
ces grains de sable que le vent de la colère avait soulevés comme
un tourbillon. Avant d'enlever les deux cadavres , on trouva dans
les vêtemens du comte la fameuse amulette qu'il portait depuis
Orléans ; le récit officiel qui fut dressé le lendemain de la cata-
strophe, porte que dès que les lettres mystérieuses eurent formé le
mot Tetragrammaton , le sang du comte commença de couler.
Ce jour-là , le 5 août 1600 , la maison des comtes de Gowrie
s'écroula pour jamais. Trois générations étaient vaincues par la
fortune d'un homme. Le parlement d'Ecosse fit le procès aux
cadavres ; le nom de Gowrie fut aboli par arrêt. Les deux jeunes
enfans, AVilliam et Patrick, moururent sans postérité. André
passa en France, s'y maria, eut deux filles de son mariage, et con-
suma les débris de son patrimoine à la recherche de la pierre phi-
losophale. L'illustre peintre Antoine Van-Dyck, qui était égale-
ment passionné à la poursuite du grand œuvre , se prit d'amitié
et d'admiration pour André de Ruthven , le dernier des Gowrie,
et épousa sa fille aînée.
RKVUE DE PARIS. 249
S'il y a encore aujourd'hui des descendans de Van-Dyck , ils ont
des droits relatifs à la couronne d'Angleterre, et, parle mariage
de la sœur du roi Charles II avec le duc d'Orléans , ils en ont aussi
à la couronne de France.
IV
Voilà cette conspiration de Gowrie , que tant d'historiens et de
chroniqueurs ont racontée , en ajoutant qu'ils renonçaient à ex-
pliquer ce qu'elle a de mystérieux. Elle a été détaillée d'abord par
le roi Jacques lui-même , qui en fit faire un récit le lendemain de
l'événement; ensuite par George, comte de Cromartie, en 1713;
Robertson , Laing et Walter Scott , et sans doute beaucoup d'au-
tres, en ont longuement parlé, sans compter Pierre de l'Estoile,
qui en a fait un récit dans son journal de Henri IV ; ajoutons qu'il
y a deux romans de Maccauley, Saini-Jolmsion et Logan de Bes-
îalrig, qui sont construits l'un et l'autre avec la conspiration de
Gowrie. Cependant, malgré tous ces récits, nul n'ose dire qu'il a
trouvé le sens de cette tragique aventure. L'un dit qu'elle a eu
pour cause l'amour d'Alexandre de Ruthven pour la reine, qu'un
autre nie ; celui-ci pense que le comte de Gowrie espérait avoir
le trône d'Ecosse après la mort du roi , et celui-là répond que
Jacques avait déjà deux enfans à cette époque, et que d'ailleurs
la duchesse de Lennox, lady Arabellc Stuart, était plus près de la
couronne que lui; d'autres, et le nombre en est grand, refusent
de croire à la conspiration, et disent que c'est un conte imaginé
par le roi, pour couvrir l'assassinat des deux lords et la destruc-
lion de leur famille, il est à remarquer qu'on avait cette dernièro
opinion à Edimbourg, huit jours après le fait. Ainsi on vit le roi
aux prises avec deux gentilshommes; on vit deux cadavres percés
de poignards, traînés durant quatre mois devant deux cours de
justice, et ce qu'en avaient laissé les vers attaché ignominieuse-
ment à un gibet; une antique maison tombée en ruines; une race
mêlée de sang royal exterminée par le fer et par les lois ; un nom
250 REVUE DE PARIS.
illustre parmi les noms illdstres de l'Ecosse déclaré infâme, et ,
au bout de cette lon/jue et douloureuse passion infligée à deux
hommes vivans et morts , on se demanda , et l'on se demande en-
core, si c'était cruauté, si c'était justice, si c'était ven}{eance?
Pour nous, nous croyons à la réalité de la conspiration; seule-
ment, nous trouvons qu'elle doit être unie au coup de main de
Huthven et à la mort de Rizzio , dont elle est la suite. Ainsi que
nous l'avons dit, ce sont trois actes du même drame. Vue ainsi,
la conspiration n'est autre chose que la fin d'une de ces luttes de
noble à roi, continuée durant plusieurs générations, et dont il
n'est pas rare de trouver des exemples dans l'histoire. Dans la fa-
mille des ducs de Norfolk, de la maison de Howard, à partir de
sir Thomas, quatrième duc, et de l'année 1572, il arrive, pen-
dant quatre ou cinq générations, que les ducs sont régulièrement
et d'une manière alternative décapités et rétablis; on tue le père,
on confisque ses biens, et l'on rétablit le fils; on tue le petit-fils,
on confisque ses biens, et l'on rétablit l'arrière-petit-fils , et ainsi
de suite. Le motif de ces rébellions renaissantes , ce sont la plu-
part du temps des sortes de caprices qu'on ne s'explique pas;
mais il y a au-dessous une cause générale et permanente , que
les historiens n'ont pas vue , et que nous avons cru important de
signaler.
La conspiration de Gowrie éclata le 5 août de l'année 1600.
Douze ans auparavant, le 23 décembre 1588, le duc de Guise
était assassiné à Blois; et deux ans après, le 31 juillet 1602,
Charles de Gontaut , maréchal , duc de Biron , était exécuté à la.
Bastille. L'Angleterre avait eu aussi à cette époque, et devait
avoir plus tard ses holocaustes de tètes nobles; vingt-huit ans
auparavant, le 5 juin 1572, la reine Elisabeth prenait celle du
duc de jS'orPolk; un an après, en 1601 , elle prenait encore celle
du comte d'Essex. Si l'on veut donc se placer sur le dernier jour
qui complète et couronne le xyi*" siècle , et de là, comme du som-
met d'une montagne, regarder à peu près à cinquante années de
distance, devant et derrière soi, on ne manquera pas d'aperce-
voir un grand mouvement parmi la noblesse d'Europe, mouvement
solennel, vigoureux, désespéré, auquel la plupart obéissaient sans
REVtFE LE PARIS. 251
le comprendre, qui les attire, les saisit, les écrase, comme la
meule lancée sur son axe attire, saisit et écrase le grain ; sorte de
fatalité mystérieuse dont ne se défiaient même pas les victimes, et
qui leur ôtait la raison, pour les perdre, comme le Jupiter des
anciens.
Cette agitation fiévreuse de la noblesse, à la fin du xvi'' siècle,
est l'un des plus beaux spectacles que présente l'histoire moderne.
Ce qu'il a surtout de frappant et de singulier, c'est qu'il corres-
pond à un événement immense et inoui, à savoir l'extinction pres-
que subite des plus grandes races de l'Europe. Jamais encore,
ni en bataille rangée, ni en croisade, ni contre les Anglais, ni
contre les Grecs, ni contre les Turcs, il n'en avait tant péri, et
de si illustres : en 1512, en la vicomte de Xarbonnc , et dans la
personne de Gaston II, s'éteint une branche de la maison de Foix ;
le 23 janvier 1516, au royaume d'Aragon, et dans la persoimc
de Ferdinand Y, s'éteint la maison d'Aragon; le 11 avril 1525,
en la duché d'Armagnac, et dans la personne de Charles II , duc
d'Alençon, s'éteint la maison d'Armagnac ; le 3 août 1530, en la
principauté d'Orange , et dans la personne de Philiijeri , s'éteint
la maison de Chàlons; le 2i octobre 1535, en la duché de Milan,
et dans la personne de François-Marie Sforza , s'ôieinî la mai-
son de Milan; en 1536, en la duché d'Urbin , et dans la ]->ersonne
de François-Marie II, s'éteint la maison d'I rbin; eu 1537, en
la comté de Sancerre , et dans la personne de Jean \, s'éteint la
maison ahiée de Beuil; le 25 mai 1555, au royaume de Navarre,
et dans la personne de Henri 11, s'éteint la ligne masculine delà
maison d'Albret; le 12 février 15.59, danslepalatinaî duKhin, el
dans la personne d'Othon-Henri , s'éteint la maison aînée des
comtes palatins du Rhin ; le 6 septeïubre 156V, on la duché de Ne-
vers, et dans la i)ersonne de Jacques, s'éteint la maison de Cléves;
en juin 1589, en la comté d'Auvergne, et dans la personne d'Anne,
s'éteint la maison de la Tour; le 2 août 1589, au royaume de France,
et dans la personne de Henri III , s'éteint la maison de \'alois; le
26 aoîit 1.595, au royaume de Portugal , el dans la personne d'An-
toine, s'éteint la maison de Viseu; le 27 octobre 1597, en la du-
ché de Modène, et dans la personne d'Alphonse îl , s'éteint la
252 KEVUE DE PARIS.
branche aînée de la maison d'Est; le 5 janvier 1598, dans l'empire
de Russie, et dans la personne de Féodor I", s'éteint la maison
de Rurick; le 3 avril 1603, au royaume d'Angleterre, et dans la
personne d'Elisabeth, s'éteint la maison de Tudor; le 22 dé-
cembre 1612, en la duché de Mantoue, et dans la personne de
François III, s'éteint la branche aînée de la maison de Gonzague;
et si l'on voulait pousser plus loin ce dénombrement de funérailles
princières, le l'^"' novembre 1700, au royaume d'Espagne, et dans
la personne de Charles II, s'éteint la maison d'Autriche.
La plupart de ces races, qu'on voit ainsi disparaître comme si
elles avaient été solidaires l'une de l'autre , et qui jonchent tout
le xvi*" siècle de leurs débris, étaient des plus grandes, des plus
vieilles, des plus illustres. Qui les pousse? qui les frappe? qui les
anéantit? A écouter ce que disent les naturalistes, il paraît cer-
tain que les familles des animaux et des hommes s'altèrent , s'a-
trophient et meurent , quand la génération se perpétue avec les
mêmes espèces , et sans mélange de sang étranger ; peut-être le
XVI'' siècle était-il ce moment fatal, où le développement des causes
physiologiques devait amener infailliblement l'affaiblissement et
la mort des races nobles. D'un autre côté, l'ancienne constitution
militaire de l'Europe avait impérieusement exigé jusqu'alors la
présence des gentilshommes sur les champs de bataille; ils y
avaient tous paru depuis l'invasion du v" siècle , et chaque fois,
bien peu s'en étaient retournés. Il n'y a ni tige d'homme , ni lige
d'herbe , qui soit plus prompte à pousser que le faucheur à fau-
cher. Le moment devait donc venir où les veines des nobles se-
raient tout-à-fait dégonflées et vides, et où les combattans man-
queraient pour le combat. Ce moment était-il venu au xvi*' siècle?
A Rome, les gentilshommes commencèrent à manquer du temps^
de Marins ; la vieille louve en avait tant dévoré, en construisant
son bouge sur les sept collines, qu'il n'en resta plus pour arrêter
nos pères , ces géans qui descendaient des Alpes sur leurs cha-
riots , et , pour la première fois. Marins enrôla les esclaves. En-
fin les puissantes maisons du moyen-âge, par l'habitude lente et
graduelle des affranchissemens, avaient lâché au dehors une mul-
titude d'esclaves qui s'étaient groupés deçà et delà, en munici-
REVUE DE PARIS. 253
palités, en corporations, en confréries. Ces centres nouveaux
d'activité sociale avaient-ils attiré , aspiré , absorbé la vie et la
chaleur du corps aristocratique; et la noblesse s'était-elle épuisée
à produire le peuple, comme le gland s'épuise à produire le chêne?
Peut-être que ces trois causes, précipitant chacune de son côté,
et selon des lois particulières, la noblesse européenne à sa perte,
après avoir acquis toutes trois leur plus haut degré d'énergie , se
réunirent-elles en faisceau et trouvèrent-elles leur point commun
d'intersection au milieu du xvi'' siècle; peut-être encore que d'au-
tres puissances occultes , profondes, ignorées, et qui se dévoile-
ront un jour, quand l'histoire sera sortie du fouillis et des décom-
bres où elle trébuche , s'étaient-elles acharnées à la destruction
de ces races malheureuses, et les suivaient-elles d'âge en âge,
comme les corbeaux et les loups suivaient Mazeppa de désert en
désert; et que si les hommes avaient eu d'autres regards au fond
de leurs yeux, ils auraient aperçu la main implacable qui pous-
sait ainsi tant de maisons l'une sur l'autre, avec un si terrible
fracas.
Toutefois , quelle que fût d'ailleurs la raison intime et supé-
rieure de ce phénomène , il se manifesta au dehors par une grande
perturbation. Jamais , à aucune autre époque , les intrigues de
succession et les querelles de famille à famille n'avaient été plus
nombreuses et plus sanglantes. César Borgia s'abattait sur Ferrare,
François I" sur Milan , Philippe II sur Lisbonne , Jacques VI sur
Londres, Henri IV sur Paris; l'Europe entière se trouvait ainsi
émue et bouleversée; car lorsque les lions se courroucent, les fo-
rêts tremblent et les animaux gémissent. Les héritages des maisons
souveraines tombaient, pleuvaient, se croisaient; c'était à ouvrir
de grands yeux inquiets , et à se demander s'il n'y en aurait pas
pour tout le monde. A tout hasard , ou peut-être dans raltcnte de
quelque gros empire, la maison de Guise faisait dresser sa glo-
rieuse généalogie, et commandait aux hérauts d'armes une parenté
bien nette avec Charlemagne; et puis, tous les cai)itaines, lassés
de leurs luttes, bataillaient encore, contestaient et trahissaient
pour se faire de paisibles souverainetés; le duc de Mercœur en
voulait une à Uouen, le duc de Nemours la voulait à Lyon, le
254 REVUE DE PARIS.
maréchal de Kiron la voulait à Bresse. Hâtez-vous , ô derniers rc-
présontans de la noblesse d'autrefois! car derrière vous les bour-
geois se groupent , les franchises s'étendent , le peuple va naître;
\m aussi voudra se faire une souveraineté ; et ce ne sera pas trop
de tous vos royaumes pour son royaume, de tous vos sceptres
pour son sceptre , et de tout l'or de vos couronnes ducales pour les
fleurons de son bandeau royal.
Outre l'émotion que la chute des grandes racés causait dans les
pays , et la témérité factieuse qu'elle entretenait dans l'esprit des
gentilshommes , elle avait un résultat net et saisissable, qu'il nous
faut exposer. C'était l'agrandissement des royaumes et l'affermis-
sement définitif des institutions. Les débris de la basse seigneu-
rie profitaient à la haute ; les moellons des châteaux servaient aux
murs des palais. Nous ne finirions pas s'il fallait énumérer ce que
les rois du xvi*" siècle gagnent de provinces. Le roi d'Espagne ga-
gne le Portugal; le roi d'Angleterre gagne l'Ecosse; le roi de
France gagne la Navarre. Et puis, outre ces petits royaumes , qui
suffisaient autrefois à des monarques, ils gagnent des duchés, des
comtés , des baronnies, des villes à foison. Une fois enrichis de ces
territoires , de ces cités et de ces peuples , ils acquièrent un poids
qu'ils n'avaient encore jamais eu jusqu'alors , et une sorte de force
d'inertie qui les rend inébranlables. Allez dire maintenant à une
ville de se soulever, le roi y envoie une armée; allez dire à un
gentilhomme de se révolter, le roi y envoie le bourreau. Du reste,
ni cette armée ni ce bourreau qui partent ne troublent et n'arrê-
tent les plaisirs de la cour : jusqu'au xvi^ siècle , les rois s'étaient
battus ; à partir du xvr siècle , ils danseront.
Or, la conspiration de Gowrie est un fait particulier de l'histoire
d'Ecosse , résumant ce fait général de l'histoire d'Europe. C'est
la dernière lutte de la grande noblesse du moyen-âge contre la
royauté. La maison de Ruthven emploie trois générations contre
une seule génération de la maison de Stuart; chaque lord dé-
ploie à lui seul plus d'audace, plus de persévérance, plus de pré-
sence d'esprit que le prince ; cependant c'est le prince qui
triomphe , et c'est la maison de Kuthven qui s'écroule. Le petit
roi tue le CTand gentilhomme. Ainsi Elisabeth avait tué le comte
REVUE DE PARIS. 255
d'Essex ; ainsi Henri III tua le duc de Guise. Les temps étaient
venus.
C'est ce que la noblesse ne comprenait pas. Elle se croyait tou-
jours au xiv^ siècle. Il semblait à ces seigneurs qu'étant aussi
anciens que les rois, et ayant une même origine, ils devaient
toujours avoir même puissance et même destinée. Quand le roi
d'Ecosse faisait décapitera Stirling le septième comte d'Angus,
Archibald Douglas se disait que les siens épousaient pourtant les
veuves des rois d'Ecosse ; quand le roi de France faisait déca-
piter à Toulouse le duc de Montmorency, le connétable se disait
que les siens épousaient pourtant les veuves des rois de France.
Ils ne s'expliquaient pas que le temps eût changé à tel point la
situation réciproque de la royauté et de la noblesse, que la
royauté tendît l'épée, et que la noblesse tendit le cou. Il y avait
pour eux quelque chose de monstrueux , de violent , d'intolé-
rable, dans ce renversement inoui de faits et d'idées, et c'est
ce qui les faisait s'irriter, s'emporter, se révolter. Révoltes sé-
rieuses, révoltes de bonne foi, révoltes héréditaires.
De son côté , la royauté se sentait une puissance inconnue.
Ses eaux avaient monté subitement, accrues par les mille ravins
de la noblesse féodale qui étaient venus se dégorger en elle ; et
elles couvraient à cette heure tout clocher, tout beffroi, tout
donjon , les trois sommets du christianisme, de la commune et de
l'aristocratie. Ce n'était plus la royauté d'autrefois, la royauté
bottée, armée, morionnée; c'était la royauté diplomatique, la
royauté à ambassadeurs, à parlemens, à finances ; la royauté
des temps modernes. Les rois du xvi*" siècle sont les derniers
qui se servent de l'épée , du poignard ou du poison contre les
nobles, c'est-à-dire (pii les traitent comme leurs ennemis per-
sonnels et d'égal à égal. A partir de là , ils les font juger comme
des sujets ordinaires.
Jacques VI nous semble même le plus singulier de ces rois
du moyen-âge, qui vivaient la cuirasse au dos. Par ses aventures,
il appartient aux rois batailleurs; j)ar son bonheur, aux rois di-
plomatiques. 11 fut fait cinq fois prisonnier par ses gentils-
hommes, et il s'échappa cincj fois. Son père fut assassiné par
256 REVUE DE PARIS.
des nobles, soit que ce fût David Rizzio, soit que ce fût Henri
Darnley. La reine sa mère fut décapitée par ordre d'une autre
reine, Elisabeth ; le roi son fils fut décapité par ordre d'un autre
roi , Cromwell; on peut dire que si le bourreau le manqua , c'est
qu'il lui poria son coup trop haut ou trop bas. Si nous avions été
le sculpteur chargé de le coucher à Westminster sur sa table
de marbre , au lieu de ces lévriers et de ces lions qui soutiennent
et qui gardent les statues des rois morts, nous lui aurions donné
pour oreiller, le billot de sa mère ; pour tabouret , le billot de son;
fils; image d'un roi qui ne peut pas s'étendre de tout son long
dans l'histoire , sans toucher de la tête et des pieds à des écha-
fauds.
' '"" A. Granier de Cassagnac.
PARIS AU BORD DE L'EAU.
DU PONT DE BERCY AU PONT- NEUF.
La Seine a une source obscure ; elle naît dans un village de la
Bourgogne dont le nom est ignoré; elle sort d'un trou et passait
autrefois tout entière dans la cuisine d'un couvent. Ainsi avant de
parvenir à sa haute fortune, cette royale rivière a commencé par
être laveuse d'écuelles comme l'impératrice Catherine.
Après avoir traversé en mince équipage la Bourgogne et la
Champagne, voici qu'en passant à 3Iontereau, la Seine fait con-
naissance avec l'Yonne , qui expire entre ses bras en lui léguant
toutes ses eaux. Grâce à cet héritage, la Seine peut se permettre
de faire quelque figure; cependant, ce n'est que vers Nogent
qu'elle prend ses lettres de noblesse en devenant navigable. Arri-
vée au pont de Charcnton , elle entre en collaboration avec la
Marne, qui lui verse tous ses fonds, afin qu'elle puisse dignement
se présenter dans la capitale , y mener un train convenable , et faire
toutes les dépenses exigées par les fonctions qui lui sont dévolues.
A son entrée à Paris, la rivière est reçue par les marchands de
vin de Bercy ; des milliers de tonneaux saluent le fleuve bourgui-
gnon, qui s'y connaît et qui met un peu du sien dans le nectar que
fabriquent les Bacchus de la Rap(''e. La Seine, au début de sa
course dans la capitale, est large, profonde, puissante. Paris, d(î
258 REVUE DE PARIS.
(le son côté, l'accueille dif^nemenl et la l'ait épouser tout d'abord
par son plus beau pont, le pont d'Auslerlilz. D'un côté de ce
pont, une belle avenue conduit à la place de la Bastille, de l'autre
s'ouvre le Jardin des Plantes,
Il n'y a pas à Paris un établissement plus mal nommé que le Jar-
din des Plantes. Rien de plus incomplet, de plus faux que ce nom.
Ce que l'on trouve le moins au Jardin des Plantes , ce sont des
plantes; vous y trouvez bien quelques serres chaudes où des
tuyaux de poêle dispensent aux fleurs étranfjères et délicates les
bienfaits d'un climat artificiel; vous y trouvez aussi en plein air
des parterres où cliacpie fleur est étiquetée , où une tige de fer se
dresse pédantesquemcntà côté de chaque tige végétale , où chaque
brin d'herbe est décoré d'une enseigne de ferblanc portant son
nom et ses qualités écrits en latin d'apothicaire; voilà pour les
plantes. Mais ce qu'il y a de remarquable surtout au Jardin des
Plantes, ce sont les animaux qu'il renferme; les lions, les tigres,
les panthères, qui rugissent dans leurs loges ; les oiseaux de toute
couleur et de tout ramage, qui perchent dans leurs vastes volières;
les gazelles, les vaches et les moutons exotiques qui paissent dans
des vallées de dix pieds carrés et sur des collines d'une coudée de
haut; l'éléphant et la girafe à qui les soldats, les bonnes d'enfant
et les rentiers prodiguent le pain d'épice et les gâteaux de Nanterre.
Ce que les curieux et les savans y recherchent surtout, ce sont les
riches galeries où sont étalées d'admirables collections de miné-
raux, des squelettes, des monstres, toutes les merveilles de la na-
ture, ses bizarreries, ses chefs-d'œuvre, ses mystères pris sur le
fait. Ces galeries sont si importantes qu'on les agrandit aujourd'hui
aux dépens du jardin , si bien qu'il n'y aura bienlôt plus place pour
les plantes, et que la nature végétale sera obligée de se réfugier
dans les herbiers.
Après s'être saignée pour alimenter le canal Saint-Martin, la
Seine se partage en deux bras pour former l'île Louviers qui élève
dans les airs ses pyramides de bois à brûler ; puis elle se partage
encore une fois pour former l'île Saint-Louis. Rien n'est plus étran-
ger à Paris que l'île Saint-Louis; rien n'est plus paisible, plus pro-
vince, que cette île oii l'on ne retrouve en aucune façon la vie et les
.REVUE DE PARIS. 2&9
mœurs du continent parisien. Les mœurs de l'hermine et du mor-
tier se sont conservées pures et intactes dans cette vallée parlemen-
taire; «lie respire un grave parfum de vieille magistrature; on y
dîne encore à midi et on y soupe; on y porte la poudre, les sou-
liers à boucles et les robes à ramages ; on y joue au reversis de
deux heures de l'après-dîner à cinq, et l'on y triche au jeu selon
l'ancienne coutume du palais. En vain Paris a-t-il jeté quatre ponts
à l'île Saint-Louis ; elle a résisté à ces avances , elle est restée isolée.
Le silence de ses rues n'est que bien rarement troublé par le rou-
lement importun des voitures; à peine dans ces voies désertes ren-
contre-t-on à la pointe du jour quelques passans en grande tenue :
ce sont des plaideurs; on sait que pour ces gens-là les juges sont
visibles tous les matins jusqu'à six heures en été et jusqu'à sept en
hiver. Aussi est-ce un véritable paradis que l'île Saint-Louis. A
toutes les fenêtres chantent des chardonnerets et grimpent des
capucines et des gobéas. C'est une île de candeur, de silence et
d'étude où rien n'arrive de notre bruit et de nos déréglemens; où
l'on ne connaît ni notre littérature, ni nos passions. Quelquefois
seulement les magistrats qui l'habitent, viennent tout pâles de
l'audience, lui raconler les terribles aventures qui se dénouent à
la cour d'assises, ces rapts et ces meurtres que les avocats géné-
raux aussi bien que les académiciens de l'empire attribuent au
drame moderne et au roman contemporain. Le récit de ces atro-
cités arrive dans l'île Saint-Louis comme les fabuleuses nouvelles
d'un autre monde et d'une autre épofjue; l'innocence et les vertus
de ce bienheureux quartier n'en reçoivent aucune atteinte; la
morale y est toujours florissante, et jamais, des quais de Bethune
et d'Anjou, qui festonnent cette île calme et sereine, le désespoir
n'a plongé dans la Seine, juscjue-là vierge de suicides.
L'île Saint-Louis renferme de vastes hôtels, autrefois splendi-
dcs, aujourd'hui déserts ou dégradés. A la pointe de lîle, on re-
marfiue d'abord l'hôtel Lambert, t la première porte cochèrc en
face de soi quand on arrive d'Auxerre par le coche , » dit M""" de
Créquy. C'est l'ancien hôtel de Mesmes, qui plus tard, en changeant
de propriétaire, prit le nom d hôtel Lambert. La magnificence de
ce logis a épuisé jadis l'admiration de Paris, aujourd'hui c'est à
260 REVUE DE PARIS.
peine s'il est visité par quelques curieux égarés. Il sert d'entrepôt
à l'entreprise des lits militaires. Un concierge oisif vous montrera
ses splendeurs en ruine. Un escalier vénitien, d'abord, qui fut
jadis peint en camayeu par de Wilte, et que les maçonneries ont mas-
qué d'un plâtre vulgaire. Vous montez : voici une galerie peinte
par Lebrun; elle est coupée par un échafaudage où sont amonce-
lés des matelas. Tant pis pour les panneaux ; le plafond seul est
épargné; il représente les travaux d'Hercule. Parmi plusieurs pièces
où les peinluies et l'or sont prodigués, on remarque un siilon et
une chambre à coucher peints par Lesueur , tout cela outragé par
des entassemens de paillasses , de traversins et autres ingrédiens
de la hterie militaire. On pourrait encore, en dépeçant l'hôlel Lam-
bert, en retirer de bons morceaux; mais on n'y songe guère.
Pendant que vous examinez avec admiration et respect ces reli-
ques des arts et de l'élégance d'autrefois, le concierge cicérone
vous dira que cet hôtel Lambert a appartenu à M. de Montalivet,
et qu'après la bataille de Waterloo , Napoléon y a passé deux jours
incognito. Tel est le dernier paragraphe de la légende du vieil hôtel
de Mesmes.
L'hôtel Bretonvilliers touche à l'hôtel Lambert. M. Le Ragois de
Bretonvilliers, en le faisant bâtir, fit construire en même temps
pour sa commodité le quai de la pointe de l'île Saint-Louis, qui lui
coûta huit cent mille livres. Les peintures de Lebrun, de Lesueur
et de Mignard, abondaient dans cette riche demeure, qui, au
commencement du siècle dernier, logea les bureaux de MM. les fer-
njiers généraux , et qui est aujourd'hui encore plus déchue que
l'hôtel Lambert.
L'île Saint-Louis fut informée de la révolution de juillet par un
biscaven, qui, destiné à l'Hôtel-de-Ville, dévia de son chemin, et
vint se planter en face du pont de la Cité, à l'angle de la rue Saint-
Louis. On l'a laissé dans le trou qu'il s'est fait, et on a écrit au-
dessous : '2.S juillet 1830. Vers la pointe de l'île, contre le quai de
Bélhune, la rivière commence par être habitée. Là se trouve
l'école de natation de Petit, dont les anciens élèves de Sainte-Barbe
et de Henri IV conservent le souvenir.
Passons maintenant à la troisième île que forme la Seine, l'île
REVUE DE PARIS. 261
de la Cité. La Cite était autrefois tout Paris; elle en a conservé tou-
tes les misères. La richesse et l'industrie se sont détachées de ce
quartier et ont passé les ponts pour se répandre et se produire par-
tout ; mais les plaies sont restées là. Notre-Dame est la seule splen-
deur que la Cité ait conservée. Autour de la vieille métropole, tout
est deuil et désolation; au pied de ces tours s'étend un terrain
aride et ravagé , semé de pierres et de décombres : c'est la place
€11 fut l'archevêché. La colère du peuple a passé par là , plus ter-
rible que la colère céleste. Le peuple a dans ses fureurs le génie
de la destruction; il détruit avec une célérité, une vigueur et une
adresse qui n'appartiennent qu'à lui ; et cela, sans se servir de fer
ni de leviers; de ses mains nues il pousse et renverse les murailles
les plus solides , avec ses ongles il arrache les pierres les plus dure-
ment scellées , puis de ses pieds il écrase les pierres tombées, de
sorte que quand il a passé, il ne reste plus que poussière. C'est
un jour dont Paris conservera éternellement la mémoire, ce jour
de carnaval où le peuple en habit de mascarade, et le choléra
dans le ventre, se rua vers l'archevêché pour le détruire. Jamais
les rivages de la Seine n'avaient vu un spectacle à la fois si terrible
et si bouffon. Une horde en habits de cosaques, de turcs, de sau-
vages envahit la sainte demeure du prélat, avec des cris de fureur
et de joie, des gestes menaçans et grotesques; cette horde paraît
sur les toits, et les toits disparaissent; puis, peu à peu l'édilke
s'anéantit de la cime à la base, comme s'il descendait sous terre.
Le peuple ne vole pas, mais il jette tout par les fenêtres dans la
rivière; la Seine charrie des étoles dorées , des surplis de dentelle,
la crosse et la mître de l'archevêque et tous les livres sacrés et pro-
fanes de la bibliothèque. Vers le pont Saint-Michel , une ligne de
canots s'était formée aussitôt pour arrêter au passage toutes ces
dépouilles de l'église, et le lendemain les bouquinistes des quais
achetaient à bon compte de précieux et humides volumes, ex- Hbris
archiepiscopi.
Avec ce théâtre de dévastation , la Cité possède l'Hôtel-Dieu , le
Palais de Justice, la Conciergerie, la Préfecture de Police et la
Morgue. Toutes les misères de la vie et de la mort humaines sont
là; tous les vices, tous les crimes , toutes les hontes et toutes les
TOME XX. AOUT. 48
262 REVUE DE PAttX«.
souffrances de rhumanité sont rcofermëes dans ces cinq de-
meures.
L'Hôtel-Diou ouvre sur le bras méridional delà Seine «es fenê-
tres où apparaît parfois un visage jaune et plombé; un pont de
bois, fermé et couvert, passe sur ce bras étroit et conduit des sal-
les de l'Hôiel-Dieu aux dépendances de l'hospice, qui sont situées
de l'autre côté de la rivière. Ce pont ressemble à une bière. Le
pont des Soupirs à Venise n'est pas si mystérieux et n'a jamais
entendu autant de {jémissemens que celui-là.
Le Palais de Justice est sur l'autre bras de la Seine. C'est encore
là un hôpital, l'hôpital des fortunes blessées et des maladies mo-
rales qui affli.fjent l'humanité. Pour chirurgiens, vous trouvez là
les gens de.loi, avoués et autres, qui saignent et amputent les for-
tunes; pour médecins, les gens du roi et les juges qui purgent la
société. Rien de triste et de sombre comme le Palais de Justice,
avec ses noirs habitans et ses sombres galeries garnies de libraires
et de marchands de pantoufles. Les curieux y vont visiter l'esca-
lier de la Sainte-Chapelle , la salle des Pas-Perdus et une galerie
fraîchement ajustée en gothique , et qui ne le cède en rien aux dé-
corations de r Ambigu-Comique. La prison de la Conciergerie tient
au Palais de Justice. Sur le quai , à l'extrémité du palais, s'élève
la tour de l'horloge, où les bourgeois désœuvrés viennent chaque
jour interroger le thermomètre de l'ingénieur Chevalier, pour
prendre le mot d'ordre de la température et savoir s'ils doivent
suer ou grelotter.
Le quai aux Fleurs avoisine le Palais de Justice, qui a trouvé
le moyen de souiller cette poésie, dont ses environs sont ornés et
parfumés. La justice executive a soin de choisir les jours où le
marché aux fleurs a Heu pour exposer et flétrir les condamnés ,
afin qu'un public plus nombreux se presse autour de l'échafaud où
les patiens passent une heure au carcan et sont marqués au fer
chaud. Lorsque cette exécution a lieu , l'odeur de la chair grillée
vient se mêler agréablement à la senteur des lilas, des roses et des
orangers.
Non loin de rHùtcl-Dieu , et sur la rive de la Cité, opposée au
quai aux Fleurs , une maison élégante et neuve , isolée et riante ,
REVUE DE PARIS. 263'
s'asseoit au bord de la rivière et y baigne ses j)ieds. Cette char-
mante maison , c'est la Morgue , restauiée , rëcrepie et remise à
neuf. On a blanchi ses murs, on a refait sa corniche, on a donné
à son toit de la grâce et de la légèreté. Il n'est pas un philosophe
épicurien qui ne s'estimât heureux d'avoir pour retraite celte dé-
licieuse habitation au bord de l'eau. Au dehors, c'est une maison
gracieuse, mais au dedans, c'est la Morgue , un étal pour les ca-
davres. Cependant l'intérieur de l'édifice a été restauré aussi. Une
belle cloison vitrée sépare la salle des morts de lu salle des vivans
qui viennent visiter les morts; on a disposé pour chaque cadavre
un lit en marbre noir, où il est couché nu , un morceau de cuir sur
le ventre, et ses habits pendus au-dessus de sa télé. Comme lous
les théâtres du monde , la Morgue est quelquefois insignifiante, et
quelquefois aussi elle offre d'inléressans spectacles. Un de ces jours
derniers, il s'y est passé une scène curieuse. La foule se pressait
à la porte, et faisait queue pour entrer. Dans la salle mortuaire,
il y avait trois cadavres , ce qui n'est pas rare par le suicide qui
court. Le premier de ces cadavres était celui d'un ouvrier que la
misère sans doute avait jeté à l'eau. Sa défroque se composait de
quelques haillons. A côté de lui gisait une femme jeune et belle,
le sein ensanglanté et l'épaule percée d'une balle. Les journaux
nous ont appris l'histoire de cette femme. Elle s'était introduite
pour voler dans une maison de la rue Sainl-Jacques, et dans la
chambre d'un homme qui , ayant été déjà volé le mois précédent ,
avait disposé dans sa commode un pistolet qui devait faire feu sur
celui (jui loucherait au tiroir où était renfermé son argent. Le troi-
sième cadavre, enfin, était celui d'un jeune homme de dix-huit
ans, noyé, et horriblement défiguré par la mon. Les bonnes
femmes, le voyant jeune et blanc, s'appitoyaient, lorsqu'arrive
un petit vieillard, mélancolique et poudré, qui fend la foule, re-
garde à liavers la vitre et s'écrie : — « C est mon neveu ! » La
foule lentoure en disant : Ce pauvre oncle ! Le vieillard essuyait
une larme au bord de sa paupière, lorsqu'un autre personnage ,
également mélancolique, mais sans poudre, entre, et après avoir
contemplé le cadavre , s'éciie aussi : C'est mon neveu ! et il mon-
tre au premier oncle une leitre dans laquelle son neveu lui dit :
18.
264 REVUE DE PARIS.
Je vais me noyer. Une légère discussion s'élève ; enfin , le premier
oncle cède au dernier venu , qui fait enlever le corps, commande
un enterrement de seconde classe, et fait très convenablement
inhumer le neveu au Père Lachaise. Comme il revenait tristement
du cimetière après la cérémonie funèbre , il est mandé chez le
préfet de police qui lui présente son neveu très vivant , et que l'on
avait arrêté au moment où il se disposait à un suicide. Retrouver
un neveu qui vous saute au cou un quart d'heure après qu'on l'a
fait enterrer, je vous laisse à penser quelle fut l'émotion de l'oncle?
Heureusement c'était un esprit fort, il comprit tout de suite l'aven-
ture. Il y a procès maintenant pour le prix, des funérailles que
l'oncle abusé veut se faire rembourser. C'est bien assez de payer les
dettes de son propre neveu sans payer encore l'enterrement du
neveu des autres.
Nommei" la préfecture de police , c'est signaler la plus triste tu-
telle que la société soit obligée de subir. Passons et remontons la
Seine, en changeant de bras, jusqu'au quai de la Grève, où s'ar-
rêtent les bateaux à vapeur qui viennent de Melun et autres lieux.
Jadis il n'y avait d'autre diligence nautique , arrivant à Paris , que
le coche d' Auxerre, qui s'arrêtait et s'arrête encore près du Jardin
des Plantes, en face de l'entrepôt des vins. Au lieu de cette lourde
et lente patache , de légers navires , poussés par la vapeur , glis-
sent rapidement sur la Seine , emportant de nombreux passagers.
Au bout du quai , la place de Grève.
Parmi les places , rues et carrefours de Paris , la place de Grève
tient le rang que le bourreau occupe parmi les citoyens. Ce nom
de place de Grève apporte à l'imagination l'idée de tous les crimes
et de tous les supplices. Champ de bataille à la révolution de 1850,
et toute trempée d'un sang noble et pur, la Grève a été affranchie
de la servitude que la justice lui avait imposée. Elle ne s'appelle plus
aujourd'hui que la place de l'Hôtel-de- Ville. Le feu du 29 juillet
l'a purifiée ; le sang des combaitans glorieux a scellé ses pavés que
le bourreau ne soulève plus pour y planter son échafaud. Mais le
souvenir est resté et restera; autour de cette place se dérouleront
toujours ses longues annales de supplices et d'exécutions. C'est là
que Cartouche et le comte de Horn ont été brûlés, que Damiens a
REVUE DE PARIS. 265
été écartelé, que la marquise de Brinvilliers a été brûlée, qu'est
tombée la téie de Papavoine. Avant les martyrs de 1850, de nobles
victimes déjà avaient rougi de leur sang les pavés de la Grève ,
depuis Lally jusqu'aux quatre sergens de la Rochelle. Le peuple
ne peut oublier tous ces drames , dont la Grève a vu le dénoue-
ment , et long-temps il montrera la place au bord de l'eau où le
bourreau dressait son établi , et où aujourd'hui stationnent de pai-
sibles fiacres.
Après la place de Grève vient la place du Chàtelet, où la jus-
lice exécute les meubles des citoyens. Le priseur règne là comme
le bourreau régnait un peu plus haut, et le contribuable en retard,
qu'une sentence a mis sur le carreau , voit vendre son lit et sa
chaise au profit du fisc , en face d'une colonne triomphale et d'un
restaurant immortalisé par un calembour sur la tête de veau.
De l'Hôtel-de-Ville au Pont-Neuf, les quais les plus étroits et les
plus scabreux sont devenus les plus larges et les plus beaux de
Paris. Ces quais , qui se nomment Pelletier, de Gêvres et de la Mé-
gisserie , ont été fort agréablement plantés d'arbres qui ombrage-
ront nos neveux. Nous vivons sous un préfet ami de la verdure, qui
protège les vieux arbres et en plante déjeunes. C'est fort heureux,
car au train qu'on avait pris, le printemps n'aurait plus eu bientôt
«ne seule feuille à faire pousser dans Paris. Les jardins s'en allaient
sous les moellons ; les boulevards périssaient , et en attendant qu'il
supprimât les arbres des Tuileries et du Luxembourg, le génie
de la construction , pratiquant cette maxime de Robespierre : U
faut détruire pour fonder , s'en prenait déjà aux Champs-Elysées,
dont les ombrages sont attaqués tous les jours par des salles de
concert , des guinguettes , des cirques olympiques , et deux villes ,
la cité Reaujon et la cité de François 1", auxquelles il ne manque
encore que des habitans.
Paul Vermond.
LETTRE INÉDITE
DE LOUIS LAMBERT.'
Paris, septembre -novembre 1819.
Cher oncle, je vais bientôt quitter ce pays où je ne saurais
vivre. Je n'y vois aucun homme aimer ce que j'aime, s'occuper de
ce qui m'occupe, s'étonner de ce qui m'étonne. Forcé de me re-
plier sur moi-même , je me creuse et souffre. La longue et patiente
étude que je viens de faire de cette société donne des conclusions
tristes où le doute domine. Ici le point de départ en tout est l'ar-
(i) Cette lettre inédite de Louis Lambert fait partie d'une nouvelle édition des
Études philosophiques de M. de Balzac, qui doit paraître chez le libraire Werdet.
L'auteur a revu avec le plus grand soin chacune des parties de celte oeuvre, et
plusieurs ont été entièrement refondues. Cette édition satisfera également les
amis et les critiques du talent si souple de M. de Balzac. Nous saisissons cette
■ occasion pour rappeler à nos lecteurs que la fin de Séraphita , actuellement sous
presse, lera publiée prochainement dans la Re^ue,
(A.dn D.)
HEVUE DE PARIS.
îjent; il fant de l'argent, même pour se passer d'argenl; mais
quoique ce métal soit nécessaire à qui veut penser tranquillement ,
je ne nïe sens pas le courage d'en faire l'unique mobile de mes
pensées. Pour amasser une fortune , il fant choisir an état; en un
mot, acheter par quelque privilège de position ou d'achalandage ,
par un privilège légal ou fort habilement créé , le droit d€ pren-
dre chaque jour, dans la bourse d'antrui , une somme assez mince
qui chaque année produit un petit capital, lequel par dix années
donne à peine quatre ou cinq mille francs de rente , quand un
homme se conduit honnêtement. En quinze ou seize ans, après
son apprentissage , l'avoué , le notaire , le marchand , tous les
travailleurs patentés ont gagné du pain pour leurs vieux jours.
Je ne me suis senti pro|)re à rien en ce genre. Je préfère la pen-
sée à l'action , une idée à une affaire , la contemplation au mou-
vement. Je manque essentiellement de la constante attention né-
cessaire à qui veut faire fortune. Toute entreprise mercantile,
toute obligation de demander de l'argent à autrui , me conduirait
à mal, et je serais bientôt ruiné.'Si je n'ai rien, au moins ne dois-
je rien en ce moment. Il faut matériellement peu à celui qui vil
pour accomplir de grandes choses dans l'ordre moral; mais quoi-
que vingt sous par jour puissent me suffire, je ne possède pas la
rente de cette oisiveté travailleuse. Si je veux méditer, le besoin
me chasse hors du sanctuaire où se meut ma pensée. Que vais-je
devenir? La misère ne m'effraie pas. Si l'on n'emprisonnait, si
l'on ne flétrissait , si l'on ne méprisait point les nicndians , je men-
dierais pour pouvoir résoudre à mon aise les problèmes dont je
suis occupé. Mais cette sublime résignation , qui ne considère plus
le corps et rend la pensée souveraine , ne servirait à rien ; il faut
encore de l'argent ])our se livrer à certaines expériences: sans
cela j'eusse accepté l'indigence a{)parenle d'un penseur qui pos-
sède la terre et le ciel. Pour être grand clans la misère, il suffit
de ne jamais s'avilir. Or, l'homme qui combat et souffre en mar-
chant vers u!i noble but , présente certes un beau s[)ectacle. Mais
ici , qui se sent la force de lutter? On escalade des rochers , on ne
peut pas toujours piétiner dans la boue. Ici tout décourage le vol
en droite ligne d'un esprit qui tend à l'avenir. Je ne me craindrais
268 REVUE DE PARIS.
pas dans une grotte au désert , et je me crains ici : au désert , je
serais avec moi-même sans distraction ; ici , l'homme éprouve une
foule de besoins qui le rapetissent. Quand vous êtes sorti rêveur,
préoccupé, la voix du pauvre vous rappelle au milieu de ce monde
de faim et de soif, en vous demandant l'aumône. Il faut de l'ar-
gent pour se promener ! Les organes sont incessamment fatigués
par des riens et ne se reposent jamais. La nerveuse disposition du
poète est ici sans cesse ébranlée, et ce qui doit faire sa gloire,
devient son tourment; son imagination y est sa plus cruelle enne-
mie. Ici l'ouvrier blessé , l'indigente en couches, la fille publique
devenue malade, l'enfant abandonné, le vieillard infirme, les
vices, le crime lui-même, trouvent un asile et des soins; tandis
que le monde est impitoyable pour l'inventeur, pour tout homme
qui médite. Ici tout doit avoir un résultat immédiat, réel; l'on s'y
moque des essais d'abord infructueux qui peuvent mener aux plus
grandes découvertes, et l'on n'y estime pas celte étude constante
et profonde qui veut une longue concentration des forces. L'état
pourrait solder le talent , comme il solde la baïonnette ; mais il
tremble d'être trompé par l'homme d'intelligence, comme si l'on
pouvait long-temps contrefaire le génie! Ah! mon oncle, quand
on a détruit les solitudes conventuelles, assises aux pieds des
monts , sous des ombrages verts et silencieux , ne devrait-on pas
construire des hospices pour les âmes souffrantes dont une seule
pensée engendre le mieux des nations, ou prépare le progrès
d'une science
20 septembre.
L'étude m'a conduit ici, vous le savez, j'y ai trouvé des
hommes vraiment instruits, étonnans pour la plupart; mais l'ab-
sence d'unité dans les travaux scientifiques annule presque tous
les efforts. Ni l'enseignement ni la science n'ont de chef. Vous en-
tendez un professeur prouver au Muséum que celui de la rue
Saint-Jacques vous a dit d'absurdes niaiseries, et l'homme de
REVUE DE PARIS. 269
l'école de Médecine soufflette celui du Collège de France. A mon
arrivée je suis allé entendre un écrivain auquel l'opinion publique
accorde un talent incisif et sonore, je l'ai trouvé disant à cinq
cents jeunes gens que Corneille est un génie vigoureux et fier.
Racine élégiaque et tendre, Molière inimitable. Voltaire émi-
nemment spirituel, Bossuet et Pascal désespérément forts, {jti
professeur de philosophie devient illustre en disant comment
Platon est Platon. Un autre fait l'histoire des mots sans penser aux
idées. Celui-ci vous explique Eschyle , celui-là vous prouve que
les communes étaient les communes. Ces aperçus nouveaux et lu-
mineux , paraphrasés pendant quelques heures , constituent le
haut enseignement qui doit faire faire des pas de géant aux con-
naissances humaines. Si le gouvernement avait une pensée, je le
soupçonnerais d'avoir peur des supériorités réelles qui , réveillées,
mettraient la société sous le joug d'un pouvoir intelligent. Les
nations iraient alors trop vite ; et les professeurs sont chargés de
faire des sots. Comment expliquer autrement un professorat sans
méthode, sans une idée d'avenir? L'Institut pouvait être le grand
gouvernement du monde moral et intellectuel; mais il a été récem-
ment brisé par sa constitution en académies séparées. La science
humaine marche donc sans guide, sans système, et flotte au
hasard, sans s'être tracé de route. Ce laissez-aller, cette incerti-
tude existe en politique comme en science. Dans l'ordre naturel ,
les moyens sont simples , la fin est grande et merveilleuse ; ici ,
dans la science comme dans le gouvernement , les moyens sont
immenses, la fin est petite. Cette force qui , dans la nature, marche
d'un pas égal et dont la somme s'ajoute perpétuellement à elle-
même , cet A+A qui produit tout , est destructif dans la société.
La politique actuelle oppose les unes aux autres les forces hu-
maines pour les neutraliser, au lieu de les combiner pour les faire
agir dans un but quelconque. En s'en tenant à l'Europe , depuis
César jusqu'à Constantin, de Constantin au sauvage Attila, des
Huns à Charlcmagne, de Charlemagne à Léon X, de Léon X à
Philippe II, de Philippe H à Louis XIV, de Venise à l'Angleterre,
de l'Angleterre à Napoléon, de Napoléon à l'Angleterre, je ne
vois aucune fixité dans la politique , et son agitation constante n'a
2fr#- IIEVUE DE PARIS.
procuré nul progrès. Les nations témoignent de leur grandeur
par des monumens, ou de leur bonheur par le bien-être indivi-
duel. Les monumens modernes valent-ils les anciens? j'en doute.
Les arts qui participent plus immédiatement de l'homme indivi-
duel , les productions de son génie ou de sa main ont peu gagné.
Les jouissances de Lucullus valaient bien celles de Samuel Ber-
nard, de Beaujon ou du roi de Bavière. Enfin, la longévité hu-
maine a perdu. Pour qui veut être de bonne foi , rien n'a donc
changé : l'homme est le même. La force est toujours son unique
loi , le succès sa seule sagesse. Jésus-Christ , Mahomet ou Luther,
n'ont fait que colorer différemment le cercle dans lequel les
jeunes nations ont fait leurs évolutions. Nulle politique n'a em-
pêché la civilisation, ses richesses, ses mœurs, son contrat entre les
forts contre les faibles, ses idées et ses voluptés, d'aller de Memphis
à Tyr, de Tyr à Balbeck , de Tedmor à Carthage , de Carthage à
Rome , de Rome à Consiantinople , de Constantinople à Venise , de
Venise en Espagne, d'Espagne en Angleterre, sans que nul ves-
tige existe de Memphis , de Tyr, de Carthage , de Rome , de Venise
ni de Madrid. L'esprit de ces grands corps s'est envolé. Nul ne s'est
préservé de la ruine, et n'a su cet axiome: Quand i'effel pruduil
n'est plus en rapport avec sa cause, il ij a désorganisniiou. Le génie
le plus subtil ne peut découvrir aucune liaison entre ces grands
faits sociaux. Aucune théorie politique na vécu. Les gouverne-
mens passent comme les hommes , sans se transmettre aucun en-
seignement, et nul système n'engendre un système plus parfait.
Que conclure delà politique, quand le gouvernement appuyé sur
Dieu a péri dans l'Inde et en Egypte; quand le gouvernement du
sabre et de la thiare a passé ; quand le gouvernement d'un seul
est mort; quand le gouvernement de tous n'a jamais pu vivre;
quand aucune conception de la force intelligentielle appliquée
aux intérêts matériels n'a pu durer, et que tout est à refaire au-
jourd'hui comme à toutes les époques où l'homme s'est écrié : je
souffre! Le Code, que l'on regarde comme la plus belle œuvre de
Napoléon, est l'œuvre la plus draconienne que je sache. La divi-
sibilité territoriale poussée à l'infini , dont elle a consacré le prin-
<*ipe par le partage des biens, doit engendrer l'abâtardissement
KEVUE DE PARIS. 27f
de la nation , la mort des arts et celle des sciences. Le sol trop
<Uvisé se cultive en céréales , en petits végétaux ; les forêts et par-
tant les cours d'eau disparaissent ; vienne une invasion , le peuple
«st écrasé, car il a perdu ses grands ressorts en perdant ses^
chefs. Et voilà l'histoire des déserts. La politique est donc une
science sans principes arrêtés, sans fixité possible; elle est le
génie du moment, l'application constante de la force, suivant la
nécessité du jour. L'homme qui verrait à dix siècles de distance
mourrait sur la place publique, chargé des imprécations du
peuple; ou serait, ce qui me semble pis, flagellé par les mille
fouets du ridicule. Les nations sont des individus qui ne sont ni
plus sages ni plus forts que ne l'est l'homme, et leurs destinées
sont les mêmes. Réfléchir sur celui-ci , n'est-ce pas s'occuper de
celles-là? Au spectacle de cette société sans cesse tourmentée
dans ses bases comme dans ses effets , dans ses causes comme
dans son action , chez laquelle la philantropie est une sublime
erreur, et le progrès un non-sens, j'ai gagné la confirmation de
cette vérité : que la vie est en nous , et non au dehors ; que s'élever
au-dessus des hommes pour leur commander, est le rôle agrandi
d'un régent de classe ; et que les hommes assez forts pour mon-
ter jusqu'à la ligne où ils peuvent jouir du coup d'œil des
mondes , ne doivent pas regarder à leurs pieds »
5 novemljie.
Je suis assurément occupé de pensées graves , je marche à cer-
taines découvertos, une force invincible m'entraîne vers une
lumière qui a brillé de bonne heure dans les ténèbres de ma vie
morale ; mais quel nom donner à la puissance qui me lie les mains»
me ferme la bouche, et m'entraîne en sons contraire à ma voca-
tion? Il faut quitter Paris, dire adieu aux livres des bibliothèques;
à ces beaux foyers de lumière, à ces savans si com[)laisans, si
accessibles, à ces jeunes génies avec lesquels j'aurais pu marcher.
Qui me repousse? Est-ce le hasard? est-ce la Providence? Les
272 REVUE DE PARIS.
deux idées que représentent ces mots sont inconciliables. Si le
hasard n'est pas , il faut admettre le fatalisme , ou la coordonna-
tion forcée des choses soumises à un plan {général. Alors pourquoi
résisterions-nous? Si l'homme n'est plus libre, que devient l'écha-
faudage de sa morale? Et s'il peut faire sa destinée, s'il peut par
son libre arbitre arrêter l'accomplissement du plan général, que
devient Dieu? Pourquoi suis-je venu? Si je m'examine , je le sais :
je trouve en moi des textes à développer. Mais alors , pourquoi
possédai-je d'énormes facultés sans pouvoir en user? Si mon sup-
plice servait à quelque exemple , je le concevrais ; mais non , je
souffre obscurément. Ce résultat est aussi providentiel que peut
l'être le sort de la fleur inconnue qui meurt au fond d'une forêt
vierge sans que personne n'en sente les parfums ou n'en admire
l'éclat. De même qu'elle exhale vainement dans la solitude ses
odeurs, j'enfante ici, dans un grenier, des idées sans qu'elles
soient saisies. Hier, j'ai mangé du pain et des raisins le soir,
devant ma fenêtre, avec un jeune médecin nommé Meyraux. Nous
avons causé comme des gens que le malheur a rendus frères , et
je lui ai dit : « — Je m'en vais, vous restez ; prenez mes concep-
tions et développez-les? — Je ne le puis , me répondit-il avec une
amère tristesse , ma santé trop faible ne résistera pas à mes tra-
vaux, et je dois mourir jeune en combattant la misère. » TVous
avons regardé le ciel, en nous pressant les mains. Nous nous
sommes rencontrés au cours d'anatomie comparée et dans les ga-
leries du Muséum , amenés tous deux par une même étude, l'unité
de la composition zoologique. Chez lui , c'était le pressentiment du
génie envoyé pour ouvrir une nouvelle route dans les friches de
l'intelligence; chez moi, c'était déduction d'un système général.
Ma pensée est de déterminer les rapports réels qui peuvent exis-
ter entre l'homme et Dieu. N'est-ce pas une nécessité de l'époque?
Sans de hautes certitudes , il est impossible de mettre un mors à
ces sociétés que l'esprit d'examen et de discussion a déchaînées,
et qui crient aujourd'hui : — Menez-nous dans une voie où nous
marcherons sans rencontrer des abîmes ! Vous me demanderez ce
que l'anatomie comparée a de commun avec une question aussi
grave pour l'avenir des sociétés. Ne faut-il pas se convaincre que
REVUE DE PARIS. 273
l'homme est le but de tous les moyens terrestres pour se deman-
der s'il ne sera le moyen d'aucune fin? Si l'homme est lié à tout,
n'y a-t-il rien au-dessus de lui, à quoi il se lie à son tour? S'il est
le terme des transmutations inexpliquées qui montent jusqu'à lui ,
ne doit-il pas être le lien entre la nature visible et une nature in-
visible? L'action du monde n'est pas absurde, elle aboutit à une
fin , et cette fin ne doit pas être une société constituée comme l'est
la nôtre. Il se rencontre une terrible lacune entre nous et le ciel.
En l'état actuel , nous ne pouvons ni toujours jouir ni toujours
souffrir; ne faut-il pas un énorme changement pour arriver au
paradis et à l'enfer, deux conceptions sans lesquelles Dieu n'existe
pas aux yeux de la masse? Je sais qu'on s'est tiré d'affaire en in-
ventant l'ame; mais j'ai quelque répugnance à rendre Dieu soli-
daire des lâchetés humaines, de nos désenchantemens , de nos
dégoûts , de notre décadence. Puis , comment admettre en nous
un principe divin contre lequel un verre de rhum puisse prévaloir?
comment imaginer des facultés immatérielles que la matière ré-
duise, dont l'exercice soit enchaîné par un grain d'opium? Com-
ment imaginer que nous sentirons quand nous serons dépouillés
des conditions de notre sensibilité? Comment Dieu périrait-il,
parce que la substance serait pensante? L'animation de la sub-
stance et ses mille instincts , effets de ses organes , sont-ils moins
inexplicables que les effets de la pensée? Le mouvement imprimé
aux mondes n'est-il pas suffisant pour prouver Dieu , sans aller
se jeter dans les absurdités dont notre orgueil a été le principe?
Que d'une façon d'être périssable, nous allions après nos épreuves
à une existence meilleure , n'est-ce pas assez pour une créature
qui ne se distingue des autres que par un instinct plus complet?
S'il n'existe pas, en moral , un principe qui ne mène à l'absurde,
ou ne soit contredit par l'évidence, n'est-il pas temps de se
mettre en quête des dogmes écrits au fond de la nature des choses?
Ne faudra-t-il pas retourner la science philosophique? Nous nous
occupons très peu du prétendu néant qui nous a précédés, et
nous fouillons le prétendu néant qui nous attend. Nous faisons
Dieu responsable de l'avenir, et nous ne lui demanderons aucun
compte du passé. Cependant il est aussi nécessaire de savoir si
274 REVUE DE PARIS.
nous n'avons aucune racine dans l'anlérieur, que de savoir
si nous sommes soudés au futur. Nous n'avons été déistes ou
athées que d'un côté. Le monde est-il éternel ? le monde est-il
créé? Nous ne concevons aucun moyen terme entre ces deux pro-
positions. L'une est fausse, l'autre est vraie, choisissez? Quelque
soit votre choix , Dieu, tel que notre raison se le figure, doit s'a-
moindrir, ce qui équivaut à sa négation. Faites le monde éterne^?
la question n'est pas douteuse, Dieu l'a subi. Mais supposez-le
créé? Dieu n'est plus possible. Comment est-il resté toute une
éternité sans savoir qu'il aurait la pensée de créer le monde?
Comment n'en sait-il point par avance les résultats ? D'où en a-t-il
tiré l'essence? de lui nécessairement. Si le monde sort de lui,
comment admettre le mal? Si le mal est sorti du bien, vous tom^
bez dans l'absurde. S'il n'y a pas de mal , que deviennent les so-
ciétés avec leurs lois ? Partout des précipices ! partout un abîme
pour la raison! 11 est donc une science sociale à refaire en entier.
Écoutez, mon oncle! tant qu'un beau génie n'aura pas rendu
compte de l'inégalité patente des intelligences, le sens général de
l'humanité, le mot Dieu sera sans cesse mis en accusation , et la
société reposera sur des sables mouvans. Le secret des différentes
zones morales dans lesquelles transite l'homme, se trouvera dans
l'analyse de l'animalité tout entière. L'animalité n'a , jusqu'à pré-
sent, été considérée que par rapport à ses différences et non
dans ses similitudes, dans ses apparences organiques et non dans
ses facultés. Les facultés animales se perfectionnent de proche en
proche , suivant des lois à rechercher. Ces facultés correspondent
à des forces qui les expriment, et ces forces sont essentiellement
matérielles, divisibles. Des facultés matérielles ! songez à ces deux
mots. N'est-ce pas une question aussi insoluble que l'est celle de
la communication du mouvement à la matière , abîme encore in-
exploré , dont le système de Newton a plutôt déplacé que résolu
la difficulté. Enfin la combinaison constante de la lumière avec
tout ce qui est sur la terre, veut un nouvel examen du globe.
L'animal du même genre n'est plus le même sous la Toride, dans
l'Inde ou dans le Nord. Entre la verticaHté et l'obliquité des
rayons solaires , il se développe une nature dissemblable et pa-
REVUE DE PARIS. ^75
reille qui , la même dans son principe , ne se ressemble ni en de-
çà ni au-delà dans ses résultats. Le phénomène qui crève nos
yeux dans la comparaison des papillons du Bengale et des papil-
lons de l'Europe est bien plus grand encore dans le monde moral.
Il faut un angle facial déterminé , une certaine quantité de plis
cérébraux pour obtenir Alexandre, Newton, Napoléon, Laplace
ou Mozart. La vallée sans soleil donne le crétin. Tirez vos con-
clusions? Pourquoi ces différences dues à la distillation plus ou
moins heureuse de la lumière par l'homme? Ces grai^des masses
humanitaires souffrantes, plus ou moins actives, plus ou moins
nourries, plus ou moins éclairées, constituent des difficultés à
résoudre, et qui crient contre Dieu. Pourquoi, dans l'extrême
joie, voulons-nous toujours quitter la terre? Pourquoi l'envie de
s'élever, dont toute créature est saisie? Le mouvement est une
grande ame dont l'alliance avec la matière est tout aussi difficile
à expliquer que la pensée. Aujourd'hui la science est une , il est
impossible de toucher à la politique sans s'occuper de morale , et
la morale tient à toutes les questions scientifiques. Il me semble
que nous sommes à la veille d'une grande bataille humaine. Les
forces sont là ; seulement , je ne vois pas de général.
2 5 novembre.
Croyez-moi , mon oncle , il est difficile de renoncer sans douleur
à la vie qui nous est propre , et je retourne à Blois avec un affreux
saisissement de cœur. J'y mourrai en emportant des véiitcs utiles!
Aucun intérêt personnel ne dégrade mes regrets. La gloire est-
elle (juei(iue chose à ([ui croit pouvoir aller dans une sphèi-e supé-
rieure? Je ne suis pris d'aucun amour pour la syllabe Lcun et la
syllal>e bcri. Prononcécîs avec vénération ou avec insouciance sur
ma tombe, elles ne changeront rien à ma destinée ultérieure. Je
me sens fort énergique, et pourrais devenir une puissance ; je sens
en moi une vie si lumineuse qu'elle pourrait animer un monde, et
je suis enfermé dans une sorte de minéral, comme y sont peut-être
276 REVUE DE PARIS.
effectivement les couleurs que vous admirez au col des oiseaux
de la presqu'île indienne. Il faudrait embrasser tout ce monde,
l'élreindre pour le refaire. Mais ceux qui l'ont ainsi ëtreint et re-
fondu , n'ont-ils pas commencé par être un rouage de la machine?
Moi , je serais broyé. A Mahomet le sabre, à Jésus la croix, à moi
la mort obscure. Demain à Blois , et quelques jours après dans
un cercueil. Savez-vous pourquoi? Je suis revenu à Swedenborg.
Quelque obscurs et diffus que soient ses livres, il s'y trouve les
ëlémens d'une conception sociale grandiose. Sa théocratie est su-
blime, et sa religion est la seule que puisse admettre un esprit su-
périeur. Lui seul fait toucher à Dieu; il en donne soif. Il a dégagé
la majesté de Dieu de ses langes. Il l'a laissé là où il est, en faisant
graviter autour de lui les créations innombrables et les créatures
par des transformations successives qui sont un avenir plus im-
médiat, plus naturel, que ne l'est l'éternité catholique. Il a lavé
Dieu du reproche que lui font les âmes tendres sur la pérennité des
vengeances qui doivent punir les fautes d'un instant, système sans
justice et sans bonté. Chaque homme peut savoir s'il lui est réservé
d'entrer dans une autre vie , et si ce monde a un sens. Cette expé-
rience, je vais la tenter. Cette tentative peut sauver le monde,
aussi bien que la croix de Jérusalem elle sabre del'Alcoran. L'un
et l'autre sont fils du désert. Des trente-trois aimées de Jésus, il
n'en est que deux de connues ; sa vie silencieuse a préparé sa vie
glorieuse. A moi aussi il me faut le désert!
H. DE Balzac.
CHRONIQUE.
Nous sommes encore sous le coup du rapport de M. Sauzet. Il est im-
possible de dire plus de dures vérités avec plus de politesse, et d'imposer
des peines plus dures avec plus d'élégance et de gracieuseté. La voix de
M. Sauzet était si tendre , sa période était si limpide, son rapport ressem-
blait si fort à ime douce et mélancolique élégie , que de loin , rien qu'à
en entendre les sons , on eût pu croire que quelque jeune et mélodieux
élève de M. de Lamartine récitait, le soir, les premiers vers échappés à la
tristesse et au vague de sa vingtième année. Toutefois , pour être défen-
dus dans ce beau langage et en dialecte ionien , la plupart des articles
de la loi proposée par M. Sauzet n'en sont pas moins d'une sévérité
inouie. Ce n'est pas à nous de discuter ces lois dans leur ensemble;
c'est le devoir de la presse politique , et c'est là aussi sa lâche de chaque
jour : quant à nous , qu'il nous suffise de défendre la presse purement lit-
téraire, et à laquelle la chambre des députés ne nous paraît pas avoir
encore songé. En effet, à côté de la presse qui s'occupe des affaires pu-
bliques, qui attaque les hommes politiques, et qui se défend tout haut,
et par toutes les paroles de colère contre le pouvoir , il y a la presse pure-
ment spéculative qui fait <!e la philosophie et de l'histoire, de la po<'sie
et de la criti(|ue, qui s'abandonne chaque jour aux innocens détails de la
fictionou de l'éloquence. Or, ferez-vous subir aux journaux purement litté-
raires toute la loi sévère que vous méditez contre les journaux politiques?
Atlribuerez-vous aux uns et aux autres la même influence, et direz vous
roMK XX. AOUT. 12.
278 REVUK DE PARIS.
qu'ils font subir à la société le nièiue danger? Voici [.ar exeuiple un ar-
ticle de loi qui sounielà un cautionnement de cent mille francs un jour-
nal qui paraît plus de deux fois par mois. Est-ce à dire que le Petit Cour-
rier des Dames, qui ne parle que de modes et de meubles, paiera un
cautionnement aussi élevé que le recueil politique qui cite à sa barre
tous les faits et tous les hommes? Cent mille francs de cautionnement
pour avoir le droit de faire de la littérature une fois par semaine ! eh ! de
grâce, où voulez-vous que la littérature trouve tout cet argent , à moins
qu'elle n'aille le voler ou plutôt le reprendre chez les libraires de la Bel-
gique? cent mille francs de cautionnement pour avoir le droit de publier
une ode de M. Hugo, ou un conte de M. Balzac, on un proverbe de
M. Scribe ! Cent mille francs de cautionnement pour que notre Revue ne
s'arrête pas tout d'un coup dans cette longue carrière qu'elle a poursuivie
avec tant de persévérance et de courage, en dépit de tant de ruineuses
contre-façons? cent raille francs ! mais ne craignez-vous donc pas de ruiner
aussi toute la littérature contemporaine, en lui enlevant d'un trait de
plume un de ses débouchés les plus naturels et les plus faciles? En ef-
fet , qu'est-ce qu'une l\evtie pour les gens de lettres , sinon une maison
d'hospitalité intelligente, active, bienveillante, toujours ouverte à tout
talent qui commence, à tout jeune homme qui donne de l'espoir, à toute
belle page de prose ou de vers? Or, de quel droit direz-vous à l'édi-
teur d'une Revue: — Je veux un cautionnement de cent mille livres, pen-
dant que les libraires paient tout au plus une patente de cinquante écus?
El puis remarquez encore dans quelle triste anomalie vous allez tom-
ber, si vous .'oumettez ainsi la presse littéraire à cette base unique,
l'argent. Qu'on exige un cautionnement en argent de l'écrivain politi-
cpie , qui en effet se livre à des intérêts purement matériels, à la bonne
heure! mais que des œuvres d'imagination et de style soient régies
nécessairement par des hommes d'argent, et uniquement parce que ces
hommes ont de l'argent! voilà ce que nous ne saurions concevoir. A
votre loiuple donc, M. Hugo ou M. Balzac ne pourra pas être directeur
d'une Revue, parce qu'il n'aurait pas cent mille francs à donner en cau-
tionnement, pendant que la direction delà même Revue appartiendra
de droit et de fait à M. Hoppe, à M, Aguado ou à M. Rotschild!
Nous soumettons ces courtes réflexions à la sagesse de nos législateurs.
Ils ne voudront pas, par trop de hâte , se livrer à des rigueurs inutiles , et
par conséquent dangereuses ; ils ne voudront pas compromettre l'avenir
des écrivains les plus inoffensifs du pays, et les forcer ainsi à (piitter leurs
tranquilles spéculations d'art, de poésie, pour se jeter à corps perdu dans
REVUE DE PARIS. 270
celle dangereuse arène de la polilique où sesonl éteintes déjà laiilde races
intelligentes, sans prolit ni poin- le pays, ni ponr le pouvoir.
Cependant rien ne marche plus chez nons, depnis (|iie la presse a été
remise en queslion. Tout s'est arrêté, ei si la comète passait à présent ,
c'est à peine si on lèverait la tête pour la voir. On ne s'informe déjà plus
de la santé de Fieschi. Laroncièie lui-même n'a pas pu tirer les esprits
de leur apathie. En vain ce nom sonore retentissait jeudi passé à !a cour
de cassation, les belles dames et les autres curieux des assises avaient dé-
serté l'enceinte législative. Paris, (jui n'avait pas dormi tant (pie le pre-
mier procès avait duré, s'est allé coucher ce soir-là sans attendre l'arrêt de
la cour de cassation. La cour de cassation a fait comme Paris , elle a ren-
voyé l'affaire au lendemain, et elle est allée se coucher sans porter son
arrêt. A présent , peu importe à la curiosité publique que le mémorable
procès recommence de plus belle devant d'autres assises ou qu'il s'arrête
là ! Laroncière est un héros usé à jamais : ce crime est un crime oublié.
Quoi qu'il en soit, il résulte de l'arrêl de la cour de cassation que le
pourvoi de Laroncière esl rejeté, ce qui est fort heureux pour le procès
et pour nous.
Il n'y a pas long-temps encore ijue nous comparions les exploits de don
Carlos en Espagne aux évolutions militaires et chorégraphiques de Fran-
coiii. En effet, c'a été d'abord une assez jolie petite guerre, toute en
marches et en contre-marches ; on prenait un roc, on franchissait un ruis-
seau, on cassait une é[»aule à un ennemi (jui vous crevait un œil; après
quoi tout était dit. Mais peu à peu ce jeu est devenu sérieux : les rochers
sont devenus montagnes , 1: s ruisseaux ont grossi comme des fleuves ;
puis, enfin, au milieu de ces luttes partielles est arrivé le peuple, ce
fleuve rapide qui enlriiine toutes choses dans son cours. Le peuple d'Es-
pagne fait aujourd'hui comme a fait le peuple de France en 1793. Il
renverse, il détruit, il profane, il pille. Ilien n'est épargné de ce (jue le
peuple a respecté, parce (jue c'est l'habitude du peuple de briser avec
joie ce qu'il adore avec crainte.
Nam cupide conculcatur niinis aiite uietiitum !
Pourtant , ne disait-on pas (pu; l'Europe était en progrès, que Us
nueurs s'élaient hmnanisées, (jue les nations étaient devenues plus sages ,
cl (|ue (lésonnais leur ( olèrc aveugle ne s'en premlrail plus aux vieilles
pierres? El ces excès du |)eup!(' d'Espagne sont d'autant jilus lualliciueux,
280 REVDE DE PARIS.
qu'ils menacent les plus vieux monastères et les plus riches cathédrales,
dans ce vaste royaume de cathédrales et de monastères.
C'est dans ses couvens que l'Espagne a renfermé tous les chefs-d'œu-
vre de l'art : ses Ribeira . ses Murillo , ses Velasquez , ces toiles admi-
rables , l'honneur de la peinture , respectées par les siècles , et qu'une
heure de rage populaire peut détruire à jamais. Mais allez donc arrêter ,
au nom des beaux-arts, une force aveugle que rien n'arrête plus !
Quel temps faut-il encore à l'Espagne pour lui apprendre à rendre ses
révolutions humaines , à ne pas égorger l'ennemi captif, à ne pas brûler
les couvens qu'on ne peut plus défendre , à respecter même les jours du
moine humilié et vaincu , qui crie : — Miséricorde ! Dites-nous combien
de temps il a fallu à la France pour arriver là. A propos de couvens et
de moines , nous venons de perdre incognito deux grands et féroces en-
nemis des couvens et des moines, Pigault-Lebrun et Dulaure. Puisque la
mort les a réunis, et puisque aussi bien ils ont continué de leur mieux ,
chacun de son côté , les doctrines et l'tcole de Voltaire , que ces deux
hommes ne s'étonnent pas d'être réunis dans la même oraison funèbre.
Ce que faisait Pigault-Lebrun dans ses romans grivois, M. Dulaure le
faisait aussi dans ses formidables histuires. Pigault vouait le clergé en
masse au ridicule et aux sarcasmes , Dulaure le vouait à la haine et à
l'exécration. L'un n'avait jamais assez de saillies contre les moines , les
monastères, les couvens et les prélats, et l'autre n'avait jamais assez
d'injures. Malheureusement l'un et l'autre venaient trop tard, car ils ve-
naient après Voltaire , qui avait épuisé tous les sarcasmes et toutes les
injures. Cependant ils ont eu chacun leur succès, celui-ci dans les anti-
chambres où ses romans étaient fort goûtés des laquais et des soubrettes ;
celui-là dans les bibliothèques bourgeoises où ses diatribes avaient le même
succès qu'un numéro du Constiiutionnel Hommes à plaindre tous les
deux, parce qu'ils ont assisté à la profonde indifférence du public pour des
fureurs que rien ne pouvait plus justifier, et parce qu'ils sont morts l'un
et l'autre après s'être survécu à eux-mêmes , et sans pouvoir douter du
néant de lear gloire et de leurs ouvrages. En perdant M. Pigault et
M. Dulaure , le Constitutionnel a perdu les deux philosophes et les deux
écrivains modernes dont il faisait le plus de cas sans contredit.
THEATRE DES VARIÉTÉS. — Lc Cuié (le Chumpaubert, — vaudeville en
deux actes, par M. Achille. — Et à propos du Constitutionnel , yoki
certainement un vaudeville qui a dû lui plaire, car il remplit à mer-
REVUE DE PARIS. 281
veille toutes les conditions du genre niais, pliiloso|jlùque, militaire et
sentimental.
Au moment de la révolution française, Pioger, mauvais sujet de
village , est amoureux de toutes les jolies filles , voire même de toutes les
femmes du village. Roger est la terreur de son endroit ; les maris en ont
peur et le haïssent; les femmes font semblant d'en avoir peur et de le haïr!
Enfin, Roger en fait tant qu'il s'engage comme soldat de la république.
Mais comme Roger a bon cœur, Roger ne s'en va pas de son village sans
faire une déclaration d'amour à la femme du maire et sans sauver la vie à
son frère , le curé de C!iarn]iaubert, qui est sur le point de tomber entre
les mains des juges et des soldats de Robespierre. A ces causes, Roger, le
mauvais sujet , a laissé de tendres souvenirs dans le village et dans le
cœur de la femme du maire de Champaubert. Cependant arrive le con-
sulat, puis le consul Bonaparte, puis l'empereur Napoléon bientôt. Le
village de Champaubert a depuis long-temps oublié Roger le mauvais sujet
qui sauva son curé; mais la femme du maire n'a pas oubHé le mauvais
sujet qui lui enleva sa bague. C'est fête cejour-là au village, probablement
pour célébrer quelques-unes de ces victoires qui avaient remplacé les
saints du calendrier. Tout à coup, au milieu de la fêle et des danses,
arrive un nouveau curé poiu' le village de Champaubert ; et ce nouveau
curé, le croiriez-vous ? c'est Roger, le mauvais sujet du y»remier acte.
Roger a été touché par la grâce divine au milieu des batailles de l'em-
pire. Il s'est fait prêtre , pendant que ses compagnons se faisaient morts
ou colonels. Maintenant, après avoir été le plus redoutable des mauvais
sujets , le bon Roger est le plus excellent et le plus indulgent des pas-
leurs. Il chante fort agréablement la ronde villageoise ; il marie les
jeunes filles aux jolis garçons qui les aiment; et enfin , quand tout à coup
le canon gronde , voilà notre curé qui devient capitaine et qui s'en va
sans épée, à la tête du village , repousser l'eimemi qui s'avance. C'est
là un curé ! c'est là un bon homme ! Seulenient, le Cunstituiionnel et
moi, nous sommes fâchés que le digne curé ne se soit pas retrouvé
amoureux de la femme du maire de Champaubert.
THÉATRiî DU VAUDEVILLE. — L'Habit uc fait pas le ïiwiue. — Vau-
deville en deux actes , par MM. Saint-IIilaire et Duport. — Encore une
histoire de moines et de couvent. Un amoureux se déguise en moine pour
enlever la chanoinesse iju'il aime ; il l'eidève et il l'épouse : après ([uoi
le tour est fait.
Autant vaudrait encore lire im chapitre de M. lUtiiv ou du C.ilatrvt ,
par M. Pigault-J.ebrim.
282 REVUE DE PARIS.
Cependant la pièce a réussi , et ellç a fait rire, si l'on peut rire encore
au milieu de ces atroces chaleurs.
THEATRE DD GYMNASE DRAMATIQUE. — Une piècc nouvelle , en deux
actes . de M. Duport et un des collaborateurs de M. Scribe. — Il nous
serait très difficile de faire l'analyse de cette pièce nouvelle. Nous ai-
mons mieux avouer tout de suite que nous n'étions pas à la première
représentation. — Or, nous avons l'habitude de n'aller jamais aux re-
présentations suivantes quand il y en a.
Voilà toute l'histoire littéraire et dramatique de la semaine. — On
a arrêté V Othello de Ducis à la Porte Saint-Martin, où l'on ferait beau-
coup mieux de jouer l'Of/je^o de Shakspeare. — On a défendu à ma
dame Saqui déjouer une tragédie en cinq actes et en vers sans balancier,
par respect sans doute pour l'art malheureux de Racine. — La Co-
médie - Française a repris le Chevalier à lu mode , afin sans do;ite de
prouver aux daiidies de notre époque qu'ils ne sont pas aussi ridicules
qu'on le pense et que sans doute ils l'espèrent. — Enfin , il ne reste plus ,
en fait de grandes nouvelles, que celle-ci : — M. Véron a abdiqué, enfin !
Sylla est descendu du trône :
Ecoutez ! que ma voix gouverne cette enceinte ;
J'ai gouverné sans peur, et j'abdique sans crainte !
Ainsi a-t-il dit , et il est rentré dans la vie privée. Celte journée-là a fait
deux heureux d'un seul coup; heureux celui qui n'est plus directeur
de l'Opéra, heureux celui qui en est le directeur. Il est doux de com-
mander à ces phalanges de jolies femmes armées jusqu'aux dents; mais
aussi il est doux de laisser là la gloire du commandement , quand on a
mené long-temps ces nobles jjhalanges à la bataille. Chacim son lot en
ce monde. A M. Veron le doux sommeil sur les myrtes et les roses ; à
M. Duponchel les rênes de soie et d'or à tenir ! Nous attendons M. Du-
porichel à l'œuvre; si quelque chose lui manque , ce n'est pas l'habileté,
c'est la volonté , ou plutôt c'est le bonheur. Le bonheur est le dieu des
ministres habiles et des directeurs d'Opéra. En ceci, il faut rendre justice
à M. Véron , il a été aussi heureux qu'il pouvait l'être. Il a rencontré sur
sa route un chef-d'œuvre, Rol)ert-le-Diuhle,et il s'en est servi en homme
habile. Il a rencontré sur sa route un autre chef-d'œuvre , IM"*" Taglioni ,
et il a su la mettre au grand jour. A'oilà tout le secret de ces sortes de
choses : être heureux ! Tel dépense à mener un théâtre plus de soins, plus
de peines , plus (k vt-illes , plus d'habileté, plus de génie , qu'il n'en fau-
REVUE DE PARIS. 283
drail pour mener un royaume , qui se ruine et se perd; tel autre se
sauve et s'enrichit à mener grande vie et grand train , à prodiguer l'or
et la soie à ses danseuses. Ainsi a fait M. Véron. Il a été prodigue jus-
qu'à la folie. Il a plus gaspillé d'or, de soie, de velours, de fleurs,
de peinttn-es, à monter un simple ballet, qu'il n'en faudrait pour ha-
biller pendant cent ans toutes les troupes des boulevards ; et c'est ainsi
»iu'il a fait sa fortune avec la fortune de l'Opéra. L'autre jour encore ,
dans son nouveau ballet , il prodiguait les merveilles ; il finissait comme
d'autres directeurs ont coimnencé ! et jamais on n'aurait dit , en le
voyant si prodigue encore, que c'était là le terme de ses travaux.
C'est ainsi qu'en partant il nous fit ses adieux !
Archives curieuses de l'histoire ue France. — Quatre volu-
mes de cette intéressante collection ont déjà paru, et sont venus aug-
menter les documens que notre siècle rassemble avec tant de soins et une
si louable persévérance pour éclairer les époques mal connues de l'histoire
nationale. La publication de M. Beauvais ne doit son succès qu'à elle-
même. L'empressement du public a suffi juscju'ici pour rendre fructueux
les efforts des éditeurs de ce recueil. Les riches archives de la Bibliothèque
royale sont par eux habilement exploitées; les manuscrits et les imprimés,
devenus rares, leur fournissent d'abondans matériaux qui rem|)lissent les
nombreuses lacunes des mémoires historiques publiés par MM. Guizot,
Pelitot, Buchon et Montmerqué. Nous ne saurions donner trop d'éloges
à cette compilation faite avec tact et sobriété. L'oisvrage est divisé en trois
séries, dont la première est aux deux tiers achevée. Elle comprend les
plus précieux documens depuis Louis XI jusqu'à Louis XIII. La seconde
série ira de Louis XIII à Louis XV , et la troisième depuis Louis XV
jusqu'à Louis XVIII.
Le journal de Burchard de Slrashuur(j , ïiiaître des cérémonies de la
chapelle du pape Alexandre VI, est la pièce la plus remarquable du pre-
mier volume des arciiives. Ce tableau de la cour de Rome à la fin du
xV siècle n'avait été publié ({u'incompîet par le père Quétif et par Leib-
nitz, en 401)0. Leibnitz déclare lui-même, dans sa préfare, qu'il n'a pu
se procurer le texte original : intefjium ejus diarimn ad manns noslras
lion pcrvenit. Les éditeurs des Archives donnent le texte latin avec ime
Iraduction IVanraise en rcu'ard. Ils ont cru toutefois ne devoir faire entrer
dans leur publication que ce (jui se rattache directement à l'histoire de
France, c'est-à-dire l'expéililion <le Charles VIII depuis son arrivée à
Florence jusqu'à !a prise de Naples.
284 REVUE DE PARIS.
Le récit de Bmcliard est naïf et bonhomme , plus soucieux des céré-
monies de l'étiquette que de celles du beau langage. Il faut voir comme
l'ex-doyen de l'église de Saint-Thomas de Strasbourg, qui avait payé
quatre cents ducats d'or les bulles qui le mettaient en possession de sa
charge, se complaît et se pavane dans sa robe de maître des cérémonies;
avec quels détails il discute les questions de préséance entre le pape et
le roi, entre les seigneurs français et les cardinaux romains. Quelle mau-
vaise humeur le saisit , lorsque après la messe et le baisement du pied , il
trouve chez lui sept Français établis , buvant son vin sans sa permission ,
chassant ses mules et ses ânes de l'écurie pour y mettre à la place leurs
moutons qui mangeaient son foin : facnum mcum consumehant. Le
saint-père lui-même n'échappe pas à sa critique, parce qu'en allant au-
devant du roi il portait un camail bleu et un bonnet blanc, costume,
dil-il, peu convenable pour la circonstance.
Le second volume contient une pièce du plus haut intérêt et entière-
ment inédite , relative à la prise du roi François F"" à Pavie, et à son séjour
en Espagne jusqu'au jour de sa délivrance. Les historiens français ont
toujours passé sous silence cette époque qu'il nous importe pourtant de
connaître. Le morceau publié dans les Archives curieuses répare en partie
cet oubli volontaire deDubellay, de Fleurange et des autres chroniqueurs
de ce temps; mais il est lui-même erroné en plusieurs endroits , ainsi que
j'ai eu occasion de le vérifier. On pourra en redresser les fautes en con-
sultant les historiens espagnols et notamment Sandoval, évêque de
Barcelonne. Il faut le dire, on ne parviendra jamais à écrire quelque
chose de positif et de complet sur cet événement, et généralement sur
toute celte série des guerres du Milanais, sans consulter les archives de
Madrid et la bibliothèque ambrosienne de Milan , chose qui serait facile ,
si le gouvernement, au lieu de tenir les hommes littéraires de notre époque
sous la double férule du timbre et de la contrefaçon, qui les ruine et les
tue , les encourageait à s'occuper de travaux utiles à la science et an
pays.
Le troisième volume se recommande par une suite de pièces des règnes
de François l", de Henri II et de Henri III. On y remarquera un curieux
extrait des comptes et dépenses de François l" et un extrait des regis-
tres du bureau de l'hôtel-de-ville de 1540 à 4558.
Le quatrième volume se termine avec l'année 1362. Il renferme les
plus importans factuni catholiques et protestans, mis en regard les uns des
autres. Les écrits protestans sont presque tous extraits des Mémoires de
Coudé, et par conséquent peu rares et très connus; les éditeurs n'en ont
peut-être pas été assez sobres. En revanche, les mémoires catholiques of-
frent un haut degré de curiosité.
MM. Cimber et Danjou, chargés de rassembler et de choisir les pièces
des Archives curieuses, de l'histoire de France, ont réussi avec un rare bon-
heur à faire revivre une époque qui n'est pas une des moins intéressantes
de notre histoire si magnifique, si pleine, et pourtant si peu connue.
POÉSIES POPULAIRES
DE ÎVOS PROVINCES.
Goudouli. — Despourrins. — La Monnoye.
Il y a dans la linguistique une branche toute spéciale , long-temps
négligée, et qui est cependant d'un haut intérêt ; c'est l'étude des
patois provinciaux, des dialectes populaires. Nous en possédons en
France un très grand nombre; car on a fait une traduction de la
parabole de l'Enfant prodigue en quatre-vingt-dix patois français,
et l'on pourrait y en ajouter encore plusieurs. La ligne de démar-
cation qui existait autrefois entre la langue d'oil et la langue d'oc
existe maintenant entre les patois. Au nord, les patois provenant
du flamand ; à l'est, celui de l'Alsace et de la Lorraine ; à l'ouest,
celui de la Vendée et de la Saintonge ; au midi, celui de la Gasco-
gne, de la Provence, du Languedoc : je ne parle pas du bas-breton
et du basque, qui sont de véritables langues. L'un a donné lieu
à de vastes recherches scienliliqucs; l'autre a eu pour historien le
TOME XX. AOUT. ai)
286 REVUE DE PARIS.
célèbre Guillaume de Ilumboldt (1). Tous ces patois ont leurs ëty-
niologies, leurs ramifications. Ils s'en vont de province en pro-
vince, de village en village , en se modifiant, en s'imprégnant, à de
certaines dislances, d'une nouvelle pensée, d'un nouveau coloris.
Ce sont de lai-ges et féconds rameaux qui, s'élançant pour la plu-
part de la même souche, projettent au loin leurs embrancliemens;
c'est la langue du peuple qui se cache humblement derrière la
langue académique, comme la chaumière du paysan derrière les
ailes du château. Combien de découvertes précieuses ne ferait-on
pas en étudiant cette langue dans ses détails et dans le riche en-
semble de son vocabulaire ! Car elle n'est point , comme la nôtre ,
soumise aux caprices de la mode , aux révolutions du néologisme.
Ce qu'elle a une fois reçu , elle le conserve. Elle se perpétue par
la tradition orale, et celte tradition est plus fidèle que les livres.
Il y a tel bon vieux mot de Rabelais , de Montaigne , d'Amyot ,
dont nous regrettons de ne pouvoir plus faire usage, et que le
paysan de la Touraine ou de la Picardie emploie journellement.
Il y a telle expression étrangère tombée au milieu du dialecte d'une
province , comme un grain de semence qu'un coup de vent emporte
bien loin , et à celte expression se rattache peut-être l'histoire
d'une guerre et dune conquête. Enfin , il y a, dans cette variété de
patois que l'on parle en France, une foule d'expressions concises,
énergiques, brillantes, qui , si nous pouvions les mettre en œuvre,
ne nous laisseraient plus rien à envier à aucune autre langue. Les
unes ont la suave harmonie de la langue italienne; d'autres, la ma-
jesté de l'espagnol; d'autres, le sens intime de l'allemand. Un jour,
aux environs de Montpellier, j'entendais une jeune fille se plaindre
de l'amant qui l'avait trompée : Ah ! peccaïré ! peccaïré ! s'écriait-
elle tout en larmes , et jamais notre hélas ! n'a retenti avec autant
de force à mon oreille. Peccaïré est un vieux mot qui vient de
(i) Le frère de M. A. de Humboldt, l'illustre voyageur. C'est lui que le roi de
Prusse envoya comme ministre plénipotentiaire au cotigrès de Gliâtillon , et qui
signa en 1814, avec le prince de Hardenberg, le traité de paix de Paris. Lai
mort vient d'enlever à l'Allemagne cet homme dont les travaux de critique et
d'érudilion ont obtenu l'estime de tous les savans.
BEVUE DE PARIS. 287
peccador (pécheur). Les bonnes âmes du Languedoc en ont fait
une expression de souffrance. C'est aussi dans le Languedoc qu'on
retrouve ces jolis mots : Aliza (caresses), aouzida (écho, retentisse-
ment), sesoureïa (se mettre au soleil) , regrcïa, pour parler d'une
plante qui repousse, et, au figuré, d'un sentiment qui se renouvelle.
C'est ainsi qu'un poète languedocien a dit :
N'ajere pas restât ïoch jours près dé ma béla
Que sente régreïa una doulou nouvéla.
Ce qui ajoute encore un nouveau charme à l'étude de ces idio-
mes de provinces, c'est que la plupart recèlent des poésies, sou-
vent très remarquables , et qu'il faut lire dans cet idiome même
pour pouvoir les apprécier. Le peuple des campagnes n'en est pas
encore venu à comprendre la poésie racinienne, et en attendant
qu'il s'élève jusqu'à celle pureté de style du temps de Louis XIV,
il faut bien qu'il ait aussi ses poètes , pour lui rendre, dans son dia-
lecte à lui, dans son langage familier, les scniimens qui l'émeu-
vent, et les actes d'héroïsme qui lui font battre le cœur. Jamais,
je crois, dans aucune contrée , la poésie du peuple n'a subi d'in-
terruption , et plusieurs fois elle a dominé celle du grand monde.
C'est ainsi qu'au xv*^ siècle , en Hollande , la poésie des chambres
de rhétorique (rederijkerskamer), la poésie académique, est froide,
guindée, stérile, et la poésie populaire est pleine de sève et de
fraîcheur. Elle a produit une quantité de belles légendes religieu-
ses, et des chants de guerre et d'amour vraiment admirables. En
Allemagne, cette poésie occupe une grande place. Gœihe et Schiller
y ont puisé le sujet de plusieurs ballades ; Gorres et Brentano l'ont
mise à contribution, lun en publiant ses AUmeinterliedcr , l'autre
son Cor merveilleux; et il existe quatre recueils remarquables de
poésies en dialectes particuliers : celui de llebel , en dialecte des
bords du Rhin; de Griibel, en dialecte de Nuremberg ; de Gastelli,
en dialecte de Vienne; de Holtei , en dialecte de la Silésie. Dans
Ja Catalogne , ce berceau de la poésie du nn'di, celte terre privilé-
giée , où les en fans du (jai savoir allaient tour à tour s'inspirer et
rapporter le fruit de leurs inspirations, on ne parle peut-être plus
20.
288 REVUE DE PARIS.
guère des anciens comies de Barcelonne et des fêles où venaient
chanter \esjuglars; mais le Catalan des montagnes a conservé l'in-
stinct poétique de ses pères. Vous le voyez gravir les rochers en
chantant les vers qu'il a souvent composés lui-même. Pas un ma-
riage ne se fait, pas une solennité n'a lieu , sans que le ménestrel
du village n'y assiste; et les ouvriers, qui descendent dans la plaine
à des époques déterminées , apportent toujours avec eux de nou-
veaux couplets et de vieilles traditions.
Il suffit d'avoir passé quelque temps dans nos villages de pro-
vince , et d'avoir assisté à leurs réunions du dimanche , pour savoir
qu'ils ont tous leurs poètes et leurs chants de prédilection. Le chant
est pour tous les hommes livrés à de rudes travaux une sorte de
délassement. Le marin chante en tirant les cordages de son navire ,
et les cris qu'il pousse ont quelque chose de triste et de sauvage
comme la mer contre laquelle il lutte. Le laboureur chante en liant
ses gerbes de blé, et sa voix est gaie comme un jour de printemps.
Que de fois , dans les fraîches vallées de la Franche-Comté , n'ai-
je pas entendu ces chants naïfs dont toute la mélodie roule sur
deux ou trois notes, et dont les sons se prolongent si harmonieuse-
ment au fond des bois! C'était dans un ancien couvent, à quelque
distance du village, au pied de la montagne; l'été, j'allais m'asseoir
devant la porte , et je voyais les laboureurs revenir des champs.
Les plus vieux s'en allaient en causant du prix de la récolte ou des
affaires de la commune , mais les autres s'arrêtaient à chanter avec
la jeune fille qui les regardait en souriant sous son grand chapeau
de paille. I/hiver, nous nous rassemblions autour d'une grande
cheminée où brûlait un tronc d'arbre; les femmes y venaient avec
leur rouet , les jeunes gens avec un faisceau de chanvre. Là , tandis
qu'on entendait le feu pétiller et le vent siffler, l'un des voisins
nous racontait les légendes du pays , et ces légendes , je les ai re-
trouvées bien des fois depuis , colorées de nouveau et souvent dé-
gradées, dans maint poème , dans maint roman. Il y avait dans ce
village un poète, un homme de génie. C'était un simple ouvrier,
dont tous les vers passaient de bouche en bouche pour faire le tour
du canton , et quelquefois de l'arrondissement. Avec quel respect
je le regardais , moi , qui apprenais alors dans la grammaire de
REVUE DE PARIS. 28^
Lhomond la définition de la poésie ! Avec quelle joie orgueilleuse je
me mis un jour à copier ses vers ! car le grand homme ne savait
pas écrire. Il dédaignait cette manière Milgaire de transmettre sa
pensée, et il s'en allait, comme les anciens scaldes, récitant ses
chansons aux petits oiseaux de la vallée , aux arbres de la forêt.
Le curé le respectait , et le maire le saluait en passant. C'étaient là
de grandes preuves de distinction , que tout le monde remarquait,
et dont lui seul ne s'occupait pas, car il avait l'ame candide du
poète. Il ne chantait ni pour se faire un renom , ni pour s'attirer la
bienveillance des riches habitans du pays; il chantait pour réjouir
un cercle d'amis, pour célébrer une fcte, pour encourager les
jeunes conscrits à leur départ. Le plus souvent sa muse était gaie
et folâtre; il la menait les dimanches au cabaret, et jusqu'à dix.
heures du soir on s'arrêtait sous les fenêtres pour l'entendre rire
et chanter. 3Iais elle savait aussi comprendre la douleur, et s'élever
à la hauteur des plus graves évènemens. Un de ses amis était mort.
Après avoir accompagné le convoi au cimetière, il alla trouver la
mère du jeune homme , et se mit à lui dire des vers qu'il venait de
composer. La pauvre femme fondit en larmes, puis tout à coup en
lui serrant les mains : — Ah! il n'y a que vous, dit-elle, qui m'ayez
consolée. Une autre fois , une guerre s'était élevée entre le village
de Dampierre, qu'il habitait, et un village voisin. C'était une
guerre terrible : la vieille guerre de Troie, une nouvelle Hélène, un
nouveau Paris, et le Ménélas offensé était l'adjoint delà commune.
Jugez si la cause était assez grave , et si les dieux eux-mêmes ne
devaient pas intervenir. La guerre durait depuis long-temps , et
c'étaient chaque jour des cris d'alarmes et des escarmouches. Les
deux partis , las enfin de ces luttes sans résultat , résolurent de don-
ner une grande bataille. Les habitans de Dampierre remportèrent
la victoire, lis avaient été électrisés par des chants pleins d'éner-
gie; ils avaient avec eux leur Th. Koerner, leur Tyrtée. Si jamais
vous allez dans ce pays, vous entendrez raconter ce fait, et plus
d'un laboureur vous parlera de ce poète d'inspiration , de ce poète
sans culture, de Claude Joray, cet homme qui les a tous émus,
qui les a tous réjouis, et dont l'Académie n'a sans doute jamais
su le nom.
S90 BEVUE DE PARIS.
Il y a, dans les poésies en patois de la Franche-Comte, un assez
grand nombre de pièces remai-quables par leur fraîcheur et leur
simplicité. Ce sont pour la plupart des chansons d'amour, des
idylles; la jeune fille dont on dépeint la beauté est souvent une
bergère, et elle s'appelle peut-être CIdoé ou Eglé. Cependant
ces peintures n'ont ni la fadeur ni le ton maniéré de nos élégan-
tes pastorales du xviii* siècle. On voit que le poète de village n'a
pas adopté ce genre comme un thème de fantaisie; il l'a conçu
tout naturellement par la vie qu'il mène et l'aspect journalier
des objets qui l'environnent. Ce sont parfois aussi des chants reh-
gieux, parfois des scènes de mœurs assez grotesques. Le village
a son polichinelle, comme les places des grandes villes, tant ce
polichinelle est un personnage important, et vraiment populaire.
Celui que j'ai vu maintes fois se promener à travers nos campa-
gnes, n'a pas, il est vrai, la face aussi enluminée, ni le chapeau
aussi bien brodé que son frère de Paris. Sa culotte est souvent
déchirée, et le galon manque par-ci par-là, même à sa veste des
dimanches. lïélas! il a eu dans ses courses plus d'une intempérie
à subir; un coup de vent lui a emporté le toit de sa maison ; l'eau
d'une gouttière a ruisselé sur sa tète et lui a enlevé le fard de ses
joues; une chute de voiture lui a cassé un bras ou une jambe, et
comme il parle à un public assez turbulent, il s'enroue à crier trop
fort , et à boire de l'eau-de-vie. Mais je vous le donne bien comme
le plus savant et le plus espiègle des polichinelles; il sait toutes les
histoires du canton, tous les secrets du ménage. Jamais magicien
n'a connu tant de choses; jamais le diable Asmodée n'a pubhé ses
découvertes avec autant d'impertinence ; aussi le rappelle-t-on sou-
vent à l'ordre, et j'en ai vu un arrêté pour ses méfaits par la
main du gendarme et du garde-champêtre, ces deux censures
^executives de toute bonne administration. Je vous assure que le
pauvre polichinelle avait alors l'air très piteux ; il penchait la tête
tristement, comme pour faire son acte de contrition; et en effet
il y avait bien de quoi : il avait mal parlé du gouvernement , et s'était
même laissé aller, dans son excès de zèle, jusqu'à crier : Vive
Louis XVII! La sentence portée fort à propos contre lui par un
conseil municipal intelligent, parut lui servir de leçon. ^
REVUE DE PARIS. 291*
Toutes ces poésies de nos paysans franc-comtois ne peuvent
guère être traduites, car la naïveté de la pensée y est intimement
liée à celle du langage. Cependant j'essaierai de rendre cette petite
pièce qui est une véritable idylle complète à la manière de ïhéo-
crite : < Viens ici, petit mouton, viens, queje l'embrasse. Que n'es-
tu un berger gentil, pour que je sois ta maîtresse? Regarde; ma
sœur aînée, on l'appelle : Ma poulette. Mais pour moi quelle dou-
leur ! Je suis encore trop petite,
« Caché derrière un buisson , un berger des plus beaux s'avanc&
tout à coup, et lui dit : Ma poulette. La pauvre fille reste tout
étonnée, car elle s'aperçoit, quoique enfant, qu'elle n'est pas trop
petite (1). »
La suivante n'offre-t-elle pas un sentiment vrai et naïvement
exprimé? « Quand j'étais aimé de ma Claudine, rien ne manquait
à mon bonheur: sa peine faisait ma peine; ses plaisirs étaient mes
plaisirs. Nous nous disions souvent que nous nous aimerions sans
cesse. Mais voyez , elle en aime un autre. Ma Claudine oublie nos
amours.
« Elle a le pied joli, les mains blanches, les cheveux tressés
avec soin : elle est toute mince de taille, et, sur ma foi, joliment
mise. Elle est vive comme une souris, et chante comme un rossi-
gnol; mais, hélas' cette perfide fait à présent le bonlieur d'un
autre. »
En s'avançant vers le midi , le patois de la Franche-Comté
s'amollit et devient plus musical et plus doux. C'est ainsi que dans la
Bresse, on y retrouve déjà je ne sais quel mélodieux retentisse-
ment du provençal :
Vetlia veni lo zouli ma;
Lou clés de ma méia z'a ;
Yeltia veni lo zuoli ma;
(i) Véni cai, pitel maoulon;
Véni, que dge tu caressa !
Que n'é te berdgi megnon
Per que seye ta metressa , etc.
292 REVUE DE PARIS.
Z'a lou clés de ma niéia.
Oua, lou clés de ma méia z'a
Pindu à ma centura.
« Voici venir le joli mois ; j'ai les clés de mon amie ; voici venir
le joli mois; j'ai les clés de mon amie, oui, j'ai les clés de mon
amie, pendues à ma ceinture. >
C'est une chanson que les jeunes gens de la Bresse chantent le
premier dimanche du mois de ma!, en s'arrêtant devant les princ
pales maisons du village. Une jeune fille marche en avant ; elle
est couverte de guirlandes de fleurs et de rubans, et on l'appelle
la reine. Un jeune homme l'accompagne portant un petit arbre
chargé de fleurs; on leur donne du vin, des œufs, quelquefois de
l'argent, et toute la joyeuse caravane se partage ce tribut volon-
taire.
L'étude des patois de nos provinces a été long-temps dédai-
gnée. Sous l'empire, le gouvernement commença cependant à en
comprendre l'importance ; une circulaire fut envoyée à tous les
préfets, pour leur demander un spécimen du patois de chaque dé-
partement. Les premières recherches dont on pouvait attendre de
grands résultats, furent interrompues par les évènemens politiques,
mais elles ont été continuées depuis avec beaucoup de zèle par la
société des antiquaires de France. La plupart des membres de
cette savante société, en choisissant un point spécial , sont parve-
nus à donner sur ce sujet des détails curieux, des documens d'un
haut intérêt. Un jour, en compulsant tous les travaux auxquels ils
se sont Hvrés, en recherchant les dissertations éparses sur le dia-
lecte de telle ou telle province , il sera facile de composer une œu-
vre d'ensemble , où l'on embrasserait successivement tous les idio-
mes de ia France. Il est temps de se livrer à ce genre d'études^
car nos patois s'en vont. L'usage de la langue écrite pénètre cha-
que jour de plus en plus dans les campagnes. L'unité de la France,
prêchée si éloquemment par M. Michelet, fait sans cesse de nou-
veaux progrès, et ces progrès se manifestent surtout par l'unité
du langage. Les vieilles coutumes de nos provinces s'effacent et
entraînent avec elles le vieil idiome. Si Racine revenait aujourd'hui
REVUE DE PARIS. 293
à Uzès , il ne se plaindrait plus, comme il le faisait il y a un siècle,
de ne pouvoir être compris sans le secours d'un interprète; car au
midi comme au nord de la France, le paysan et l'ouvrier com-
prennent maintenant et parlent au besoin le français. Le languedo-
cien et le provençal étaient autrefois des langues écrites , des lan-
gues célèbres; elles sont tombées avec le pouvoir des comtes de
Toulouse et des comtes de Provence. Il leur est arrivé ce qui est
arrivé au plat allemand, au wallon, au dialecte de la Frise, à toutes
les langues qui n'étaient plus soutenues ni par la majorité de la
nation , ni par l'imprimerie. Elles sont devenues le partage du
peuple, qui les a recueillies par tradition, qui les conserve par
habitude, qui peu à peu les délaissera pour employer la langue
générale du pays. Il y a là cependant des trésors de linguistique
que nous regretterons; et avant de les laisser se perdre, il serait
peut-être bon d'en sauver les débris , comme on tâche de sauver
les restes d'un château dont le genre de construction informe nous
rappelle l'esprit d'une époque, et dont les tours élevées au-dessus
de la montagne donnent un point de vue plus pittoresque au
paysage.
M. Emile Souvestre a publié dernièrement dans la Bévue des deux
Mondes, des notices curieuses sur les poètes de Bretagne ; on pour-
rait étendre cette intéressante exploration aux autres provinces ,
et l'on en viendrait ainsi à recueillir un grand nombre de poésies,
souvent très remarquables, et presque toujours inconnues. J'en
donnerai seulement une idée en citant les œuvres de Goudouli , le
poète toulousain, les chansons béarnaises de Despourrias, les
noëls en patois bourguignon de La Monnoye.
I. — Goudouli.
Pierre Goudouli, plus connu sous le nom de Goudclin, naquit à
Toulouse en lo79, et mourut en 1649. Il était le contemporain du
Tasse et de Guarini, et il y a du coloris de rAminta et du Pastor
fido dans ses poésies. C'était le lils d'un chirurgien qui, après lui
avoir fait donner une assez bonne éducation chez les jésuites , ne
t'^S^- REVUE DE PARIS.
lui laissa qu'un patrimoine assez mince, et Goudouli ne songea
; nullement à l'ajjraiîdir , pas plus qu'à le conserver. Il trouva beau-
coup plus commode de faire comme La Fontaine, de manger le
fonds avec le reveuu ; car c'était un bon et joyeux enfant du midi,
-qui eût pu passer aussi, comme La Fontaine, des journées entières
à rêver sous un arbre, et ne pas s'apercevoir qu'il pleuvait. Il avait
cependant appris assez de grec et de latin pour se permettre d'être
pédant tout à son aise ; il avait étudié, hélas! bien à contre-cœur ,
mais enfin il avait étudié jusqu'au bout la jurisprudence, et s'était
même fait recevoir avocat au parlement. 3Iais une fois arrivé là, il
crut avoir montré assez de révsolution et de courage. La déesse de
la poésie, et celle de la paresse, et une foule d'autres divinités non
moins aimables, vinrent le prendre, et le bon Goudouli s'aban-
donna complètement à leurs séductions. Je ne sache pas qu'il se soit
jamais mis en frais d'éloquence pour résoudre une question de
droit; mais, en revanche, il s'y est mis souvent pour prouver que
le vin est la meilleure des choses , et que l'amour faisait sa pre-
mière, sa plus constante occupation.
C'était l'ame de toutes les fêtes , et le convive obligé de toutes
les joyeuses réunions. Le comte de Carrnaing, gouverneur de la
province, ne se lassait pas de le voir, et d'entendre ses gais cou-
plets et ses fines réparties. Plus d'une fois, dit-on, quand il fut
enfermé à la Bastille, par ordre du cardinal de Richelieu , il reprit,
pour se consoler, les vers de Goudouli, et les lut à Bassompierre,
son compagnon d'infortune. M. de 3Iontmorency, l'un des grands
seigneurs de la contrée , avait aussi conçu une alïection toute par-
ticulière pour le poète. Il eût pu lui être d'un grand secours pour
améliorer son sort, mais Goudouli se trouvait si bien! Quelles pla-
ces eût-il pu solliciter, je vous le demande, tant qu'il avait encore
un reste d'enclos, une moitié de champ à vendre? Un jour un de
ses amis vint le trouver, et lui représenta très gravement combien
il avait tort de vendre une de ses vignes. — Eh! mon bon ami , lui
répond Goudouli, que veux-tu donc que j'en fasse de cette vigne?
Il y pleut comme à la rue.
A force de rogner ainsi mois par mois son patrimoine , le
pauvre Goudouli en vint bientôt à n'avoir pas la moindre res-
REVUE DE PARIS. 295^
source. Alors, par un de ces exemples de magnanimité, comme
on n'en a pas souvent montré aux poètes , le conseil de Toulouse
rétablit pour lui le prytanée antique, et Goudouli fut entretenu
aux frais de la ville. Un siècle et demi plus tard, celte même ville
lui rendait un hommage encore plus solennel. En 1808, ses
cendres furent transférées de l'église des Carmes dans celle de la
Daurade. Ce fut une cérémonie toute littéraire et toute religieuse.
Les cloches des vieilles cathédrales sonnèrent pour le triomphe de
Goudouli, comme autrefois les cloches du Capitole pour le cou--
ronnement de Pétrarque. De nouvelles fleurs tombèrent sur son
cercueil, et son buste fut porté au Panthéon de Toulouse, à côté
dfis hommes illustres de son temps , et non loin de Clémence
Isaure , la muse du Languedoc.
Le caractère léger et insouciant de Goudouli se retrouve dans -
toutes ses poésies. C'est toujours le sentiment de la gaîté et du .
nonchaloir qui les domine. Ses vers ont dû lui venir dans de douces-
rêveries, sans effort, car je ne me figure guère le bon Goudouli
travaillant avec peine à chercher une rime, ou à construire un
hémistiche. Ce qu'il lui faut, c'est, comme à son devancier Gerantz
de Borneill, les Jois e chans esolatz. Toute la nature est pour lui
une terre émaillée de fleurs; jamais vous ne lui entendrez parler
d'un ciel sombre, d'une nuit d'hiver, d'un désastre. Il y a dans
son cœur une sorte de printemps éternel , et il fait revivre ce
printemps partout où il passe. Combien de fois je me le. suis re-
présenté errant le long des bords de la Garonne, le long de ce
beau canal qui va rejoindre la mer à Cette , ou dans ces vallées si
fraîches qui s'enfuient du côtédeSaint-Gaudens! Si jamais homme
a pu comprendre la pureté de ce ciel du midi , le charme de ces
paysages lointains, de cette nature riante et féconde, c'est bien ce
poète à l'œil si vif, au cœur si gai. Aussi sa muse prend-elle un
nouvel essor, dès que les premières fleurs commencent à repa-
raître , et il peut bien dire comme un ancien troubadour : « Ll
nouveaux tenjs et mai ej^ rossignox me semont de chanter. » II s'en
va à ti-avers la vallée, et il s'écrie : « Oh ! (juel plaisir d'èli'e à l'ombre,
et de sauter sur l'herbe, tandis que les rossignols font retentir à
notre oreille mille chansons merveilleuses ! Petites fleurs , hù-
296 REVUE DE PARIS.
lez-vous d'ëclore , tapissez la prairie de mille couleurs. Nous irons
sous le saule ou le chêne faire retentir, dans notre joie , un de
nos instrumens. Echo, la dryade langoureuse, se plaira à nous
contrefaire , et nous , pour l'occuper, nous lui chanterons l'histoire
de Narcisse (1). » Puis tout à coup sa nonchalance le reprend. Il
s'interrompt , et dit : « Mais il est temps que je laisse là mon
poème pendant trois ou quatre jours. Nous irons faire la prome-
nade que nous avons imaginée. Dans l'intervalle, les fleurs croî-
tront, les rossignols s'accorderont, et l'herbe deviendra plus
fraîche. »
Tandis qu'il s'abandonne à ces caprices de son imagination,
rien ne vient troubler la facile iusouciance de son ame, ni la séré-
nité de son front. S'il lui passe par la tête une idée de fortune , il
rêve que s'il venait à trouver un sac plein de bonnes pistoles, il
pourrait acheter un manteau neuf de fin drap et un habit de satin.
Si un de ses amis meurt , il s'écrie : « Hélas ! c'était un si bon
compagnon ! il était i mpossible de ne pas rire en l'entendant con-
ter tant de choses plaisantes. La Parque l'aura fait descendre dans
l'autre monde pour amuser les morts. » S'il est amoureux (et il
l'est presque toujours), n'attendez pas de lui des élégies plaintives
comme celles des poètes du nord, ou des sonnets platoniques
comme ceux de Pétrarque. C'est de la chanson rieuse, étourdie et
folâtre , comme l'a faite souvent Béranger, ou de la chanson ba-
chique couronnée de roses et de lierre comme celle d'Anacréon.
Il a beau se plaindre des rigueurs de sa maîtresse, il s'en plaint
toujours de manière à montrer qu'elles ne le tourmentent pas
beaucoup. Puis, si elle le reçoit, s'il a quelques momens à passer
près d'elle, croyez-vous qu'il aille soupirer languissamment , et la
regarder avec des larmes dans les yeux? « En vérité , dit-il, je ne
saurais vous peindre tous nos caprices et nos folies. L'Amour lui-
même doit mourir de rire, s'il nous voit et nous entend causer.
Oh ! combien de paroles charmantes , de coquetteries , de petites
mines , et tout cela parce que nous nous aimons ! » Quelquefois
(i) O! quia plazé d'estré à l'oumbrelo
E fa cambados sur l'herbeto , etc.
REVUE DE PARIS. 297
cependant il semble se lasser d'aimer en vain , mais l'espérance
arrive aussilôt à son secours et lui rend sa gaieté : « Hélas !
hélas ! s'écrie-t-il , ne verrai-je jamais l'heure à laquelle j'aspire ?
Ma bien-aimée me dit que mes poursuites lui déplaisent.
« Tout le long du jour je rôde sous sa fenêtre, pour tacher
de la voir, car son regard menflamme d'amour !
«Et sans cesse, et tout seul, sans me plaindre, je passe ainsi mon
temps, et je m'en vais levant la tête en l'air, comme si je cherchais
un étourneaa.
« Quand, après tant de démarches perdues, je sens que mon
amour ne s'affaiblit pas, je fais mille châteaux en l'air, et je me
crée toutes sortes d'illusions.
« Viens me donner un baiser, ô ma belle, lui dis-je; viens me
donner un baiser qui résonne doucement sur ta petite bouche.
cEt puis l'envie me prend de serrer ses douces mains et de baiser
son sein de neige.
« Amour, soutiens mon pauvre cœur par cet espoir; car, sans
cela, je serais triste comme un oiseau en cage. »
Une des pièces les plus célèbres de Goudouli est une ode sur la
mort de Henri IV. Elle commence comme une églogue à la ma-
nière de Virgile : «Aimables bergers qui, sous le feuillage des arbres,
avez trouvé un refuge contre la chaleur de l'été, tandis que les oi-
seaux , pour célébrer l'amour, recueillent leurs mille chansons ;
« Petits ruisseaux, dont les flots d'argent courent avec un doux
murmure; prairies, où les plaisirs attirent nos regards quand la
jeune saison vous couvre de fleurs, écoutez les plaintes d'une nym-
phe de ces lieux (1). »
Puis vient l'éloge de Henri IV, écrit avec enthousiasme. Mais on
regrette de trouver dans plusieurs strophes de l'enflure et des
images forcées.
Je ne parlerai pas d'une autre pièce dcGoudouli, intitulée Citant
(i) Jaillis pastourelets, que déjouls las oiimbrelos
Senlcls apazima lé calimas del jour,
Tant (HIC les auzelets, per saiiida l'amour,
KIfloa lé gargaiilol dé luilo cansonnetos. !
298 REVUE DE PARIS.
royal, qui eut de la réputation dans son temps, et remporta le prix
aux jeux floraux. C'est une allégorie assez bien versifiée, mais
froide, et si obscure, qu'il se crut obligé d'y ajouter une strophe
pour en donner l'explication , comme on donne celle d'une
énigme.
Sur la fin de sa vie, Goudouli, le chantre de l'amour, se mit à
écrire des poésies religieuses, des cantiques sur le jour de Noël,
sur la passion de Jésus-Christ. Plusieurs de nos poètes. Corneille,
La Fontaine , Racine, après avoir long-temps chanté le monde et
ses passions, en sont venus à traduire des psaumes ou à composer
des hymnes d'église. C'est ainsi qu'autrefois les chevaliers, après
avoir couru les aventures d'amour et les périls de guerre , venaient
déposer la lance et la cuirasse dans une cellule de couvent, et chan-
ger leur vêtement de soldat contre une robe de moine.
Les poésies rehgieuses de Goudouli sont empreintes d'un senti-
ment vrai , écrites d'une manière simple et naturelle , et quelques-
unes sont surtout remarquables par leur naïveté, a Oh ! qu'il est
gentil, dit-il dans un de ces noëls, oh! qu'il est gentil, le petit
Jésus ! sa mère l'embrasse , Joseph lui tire le bonnet et lui apporte
les draps de sa couchette. Réjouissons-nous , réjouissons-nous.
Dieu nous apporte le salut. > Ne dirait-on pas un de ces vieux ta-
bleaux de Van Eyck, deHemmHng, où tous les détails domestiques
de la vie sont si scrupuleusement représentés?
Après tout , le grand mérite de Goudouli repose sur ses chansons.
C'est de la poésie toute franche, toute vivace. Si elle est parfois
entachée de quelques expressions hyperboliques, ou parsemée
de trop d'images empruntées à la mythologie, cela tenait au goût
de l'époque, et le poète lui-même n'y a peut-être pas songé. Ces
chansons lui venaient tout naturellement par l'inspiration de quel-
que bon génie, et à peine étaient-elles achevées, qu'il les laissait
partir, insoucieux de sa gloire comme de sa fortune. Sous beaucoup
de rapports , ces chansons de Goudouli ressemblent à celles des
anciens troubadours de son pays; on voit qu'elles proviennent de
la même source, qu'elles sont aussi l'œuvre du gai savoir. Avec
plus de profondeur de sentiment et plus de mélancolie, on pour-
rait les comparer à celles des Minnelieder allemands qui avaient
,BEVUE DE PARIS. ^99
trois cordes harmonieuses à leur lyre, l'une pour chanter l'amour,
.l'autre pour la nature, la troisième pour Dieu.
Toutes les poésies de GoudouU obtinrent un grand succès. Elles
iiirent traduites en espagnol , en italien, et quand il mourut, il y
eut désolation complète dans le monde des poètes; ce fut à qui
viendrait le pleurer, à qui le chanterait le mieux ; tantôt on l'appe-
lait Tircis, tantôt on le comparait à une étoile. Les odes, les élé-
gies, les quatrains, répétaient son nom à l'envi. Ce qu'il y a de
meilleur dans toutes ces poésies amassées sur sa tombe comme des
couronnes funéraires, c'est peut-être cette épitaphe bouffonne :
Hic est couchatus noster Godelinus amicus,
A la morte fola dicile mala precor ;
Tam drollentem hominem cur, quare, bilena, tuasti
Quique tolosauis gloria tolus erat ?
« Ici est couché notre ami Goudelin. Adressez vos reproches à la
mort insensée. 0 mort! pourquoi dans ta colère as-tu tué cet
homme si drôle qui fiusait la gloire de Toulouse? >
L'idiome béarnais se rapproche beaucoup du gascon; comme
celui-ci, il transforme ordinairement les v en b et accentue les e;
mais il est peut-être plus riche en voyelles, par conséquent plus
doux à entendre. Avec cet idiome, on peut, comme en allemand,
faire d'un verbe un substantif, et il a , comme la langue italienne,
un grand nombre de diminutifs. Ainsi vous entendrez souvent dire
dans le Béarn : Aiquette (filet d'eau) , aïoullette ( petite brebis), boit-
quetie (bouche), mainadei (petit enfant), coHri6/ion( petit cœur), etc.
Peu de pays offrent autanlde sujets d'inspirations aux poètesque
le Béarn. Là se trouvent tout à la fois, et les magnificjues scènes
de la nature, et les traditions chevaleresques du temps de Charle-
magne, et les souvenirs historiques du temps de Jeanne d'Albret,
la courageuse reine. Non loin de là, vous verriez dans un rocher
des Pyrénées la Brèche de Boland, le noble preux, et près de Pau
est le village de Billère où naquit Henri IV. On arrive à ce village
par un chemin boidé d'arbres fruitiers et d'aubépine. De chaque
côté de la route , vous ne voyez qu'une prairie où paissent de gras
300 REVUE DE PARIS.
troupeaux; des massifs d'arbres y étendent leurs longs rameaux;
des paysans qui portent encore le costume pittoresque de leurs
pères , la petite veste , le béret , les longs cheveux tombant sur
l'épaule, s'en vont gaiement à leurs travaux , en sifflant leur chan-
son , et quand vous regardez cette vallée si fraîche, ce beau parc
de Pau qui lui sert de point de vue, cette eau pure qui l'inonde, et
ce ciel bleu du midi , vous sentez revenir toutes les idées d'amour
qui apparaissent si souvent dans la vie du jeune roi de Navarre, et
vous regardez autour de vous si vous n'apercevez pas la jeune fille
aux yeux bleus et au chaste maintien , qu'il rencontra un soir près
d'une fontaine. A l'entrée du village de Billère, s'élève une maison
simple et jolie ; un jardin couvert de fleurs s'étend sous les fenêtres ,
et une grille en bois en garde l'avenue. A travers les barreaux ,
vous pouvez contempler cette demeure champêtre ; c'est là que
fut élevé le vainqueur de la ligue, l'amant de Gabrielle, et la mai-
son appartient encore aux descendans de sa nourrice. En revenant
tout droit de Pau, après avoir passé devant la caserne, vous trou-
veriez dans une rue étroite, une demeure plus simple encore, sur
laquelle on lit cette inscription : Ici naquit Bernadotle.
II. — Despourrins.
Dans ce beau pays de Béarn , il s'est trouvé un homme qui a
compris toute la suavité ei la richesse de son idiome natal , et qui
a composé dans ce langage du peuple des chansons que tous les
Béarnais savent par cœur, et dont les pâtres des montagnes chan-
tent quelquefois alternativement les couplets, comme les gondoliers
de Venise chantent les romances du Tasse. Cet homme était Des-
pourrins.
Un soir j'étais assis au-dessus d'un des coteaux du Jurançon;
d'un côté, je découvrais la vallée du Nés , l'immense plaine de Pau
avec sa rivière fougueuse , la ville avec son château et ses tourel-
les gothiques; de l'autre , les Pyrénées avec leurs crêtes bizarres,
le Pic du midi , au front couvert de neige , et de toutes parts des
bois, des maisons de campagne, des coteaux chargés de vignes. Le
REVUE DE PARIS. 301
silence régnait autour de moi ; je n'entendais rien que les eaux loin-
taines du gave roulant dans la vallée , ou le bruissement des arbres,
quand tout à coup, du milieu de la forêt, s'éleva une voix mâle et
sonore, dont les simples modulations et les accens mélancoliques
retentirent sur le coteau , avec une singulière harmonie : c'était un
paysan duBéarn qui répétait une des chansons de Despourrins, et
nulle expression ne saurait rendre le charme de cette musique ,
au milieu d'un tel paysage.
Cyprien Despourrins naquit en 1698 , à Accons, dans la vallée
d'Aspe. Son père était un ancien militaire , renommé par sa bra-
voure. Une fois il se prit de querelle avec trois gentilshommes , se
battit seul contre eux , et resta maître du champ de bataille. Pour
garder le souvenir de cette victoire , il obtint du roi la permission
de faire graver trois épées au-dessus de la porte de son château.
Elles y sont encore. Son fils avait hérité de ce courage chevale-
• resque. Un jour, aux Eaux-Bonnes , il reçut une offense et voulut
la venger sur-le-champ; comme il n'avait point d'épée avec lui,
il envoya son domestique en chercher une à Accons , en lui re-
commandant bien de la prendre aussi secrètement que possible ,
et de cacher à son père , sous quelque prétexte , le vrai motif de
ce voyage. Le domestique s'acquitte fidèlement de sa commission.
Mais le vieux Despourrins , qui a l'habitude des duels, a tout de-
viné. Son ardeur de jeune homme se réveille , et le voilà qui fait
seller sa mule et accourt aux Eaux-Bonnes. On lui dit que son fils
est renfermé dans sa chambre avec un étranger. Il s'approche de
la porte, entend un cliquetis d'armes, et reste là immobile et at-
tentif. Le bruit cesse, et le fils, en ouvrant la porte, est bien étonné
de trouver là son père.— J'ai deviné ton aventure , lui dit le vieil-
• lard; et dans le cas où tu aurais succombé , je venais pour te ven-
ger. Tiens : regarde , j'apporte mon épée. — Rassurez-vous, mou
père, dit le jeune homme. Je suis votre fils; mon adversaire est
blessé. Venez lui porter secours. »
A part cette circonstance que l'on dirait empruntée à une scène
de mœurs espagnoles de Caldcron , la vie de Despourrins n'off^rc
rien de très remarquable. Il se maria, vendit ses propriétés d'Aspe,
pour aller vivre à Saint-Savin, dans le domaine de sa femme,
ÏOME \X. AOUT, 21.
902 REVUE DE PARIS.
• et composa dans de doux loisirs les vers auxquels il doit son
illustration. Ici se présente encore une de ces bizarreries de la
destinée dont il est si difficile de se rendre compte. Goudouli, le
pauvre Toulousain , obligé de vendre, pour subvenir à ses besoins,
le mince héritage de son père , a le visage riant , l'humeur joyeuse;
et Despourrins , le riche gentilhomme, est triste et rêveur. Autant
les chansons de Goudouli sont-elles folles de gaieté, autant celles
du poète béarnais sont-elles langoureuses et plaintives. C'est tou-
' Jours l'amour qu'il chante , mais l'amour souffrant. Ou sa maîtresse
' ne l'aime pas , ou elle l'a trahi , ou bien encore, quand elle l'aime ,
ril faut qu'il la quitte. « 0 vous , dit-il , qui n'avez encore connu
ni plaisirs ni douleurs , gardez- vous bien d'aimer, si vous voulez
vivre heureux (1)! » Souvent il supplie, il conjure, et toutes ses
.prières se terminent par un soupir : « Le ruisseau le plus pur, le
torrent le plus rapide , de mon cœur qui se fond n'égalent pas les
larmes. Aucun livre ne parle d'un destin si cruel , et l'on ne sau-
rait écrire ni chanter mes douleurs (2). » Souvent ses vers présen-
tent une image assez naïve : cf Mon doux ami va partir. Il va à la
Rochelle ! Moi je reste toute seule ici. 0 milice cruelle ! Moi je
reste toute seule , et je mourrai loin de celui que j'aime (3).
c Esprit , beauté , mon ami avait tout ce qui peut plaire. On ad-
mirait sa jolie taille , ses bonnes façons , et pour parler d'amour
il n'a pas son pareil en France.
c( C'était le plus aimable des amans, et je l'ai perdu , pauvrette !
Adieu les fleurs et les cadeaux , adieu les douces causeries! Je vais
passer mes plus belles années sans plaisir et sans amour. »
Quelquefois il fait parler alternativement l'amant qui se plaint
et la jeune fille qui se moque de lui. — « Tes beaux yeux , ingrate
bergère, m'ont enflammé d'amour, et ta rigueur est la seule cause
de mes tourmens. — J'ai l'humeur ainsi faite. Pourquoi t'en oc-
(i) Pastourets , qui n'abet encouère
Goustat ni plasés, ni douions, etc.
(2) L'ayguette la plus clare, etc.
, (3) Moun doux amie s'en ba parti
S'en ba ta la Rouchelle, etc.
REVUE DE PARIS. 305.
cuper? Si mon caractère t'attriste, il ne tient qu'à toi d'en être
délivré. — Oh ! sois touchée du moins de ma longue constance ,
et si tu ne peux m'aimer autrement , aime-moi par pitié. — Je te
plaindrai bien sincèrement, mais quand tu seras mort ; pourquoi
donc veux-tu que je t'aime , si cela ne me plaît pas ? » Quelquefois
son élégie a du mouvement et de l'action ; c'est un soldat qui part
et qui raconte à sa maîtresse toutes les prouesses qu'il va faire ;
c'est un pâtre qui descend dans la plaine et qui chante ses adieux
à sa cabane sur la montagne , au bois témoin de ses amours , au.
rossignol dont il aime les doux accords. Puis il s'en va, et la mon-
tagne et les bois sont touchés de sa douleur, mais la jeune fille
qu'il regrette pjr-dessus tout l'oublie bientôt et devient l'amante
d'un autre. Quelquefois aussi il se complaît à faire le portrait do
sa maîtresse, et ce portrait, quoiqu'un peu maniéré , ne manque
pas de grâce et de fraîcheur. L'une des chansons les plus popu-
laires de Despourrins est celle-ci :
cr Là-haut , sur la montagne , un berger malheureux , assis au
pied d'un arbre, les yeux baignés de larmes, songeait à ses
amours.
« Cœur volage, cœur cruel, s'écrie l'infortuné, tes dédains
sont-ils donc le prix de mon amour ?
« Depuis que tu fréquentes les gens de qualité , tu as pris un
ton si élevé , que ma maison n'est plus assez haute pour toi.
cf Tu ne veux plus confondre nos deux troupeaux ensemble, et
tes moutons ne se rapprochent des miens qu'en se gonflant d'or-
gueil.
n Je me passe de richesse , d'honneurs, de distinctions ; je ne
suis qu'un berger, mais personne ne peut aimer comme moi.
« Je suis pauvre , mais je me trouve bien dans ma modeste con-
dition , et je préfère mon vieux béret au plus riche chapeau brodé.
c< Les richesses du monde ne causent que des ennuis , et le plus
grand seigneur ne vaut pas l'humble pâtre qui se trouve content.
« Adieu, cœur de tigresse , bergère sans amour : tu peux chan-
ger d'amant, mais tu n'en trouveras pas un autre tel que moi. (1) »
(i) Là Laul sus lus mountagnes, u pastou malhurous
21.
SOiP REVUE DE PARIS.
Ces chansons de Despourrins ont dans l'original un grand
charme de style, une douceur indéfinissable. Le poète a su varier
souvent son rhythme. Il a eu recours à toutes les formes lyriques
employées par Ronsard et ses élèves; cependant, malgré ce travail
de versification , il n'est pas parvenu à dissimuler ce que son re-
cueil a de trop uniforme. Prise isolément, chacune de ses chansons
forme un drame intéressant, ou un tableau gracieux. Mais si on
les réunit , on sent que le même thème , les mêmes idées revien-
nent trop souvent, et cette mélancolie d'amour qui d'abord nous
séduit , devient à la fin monotone.
Après Despourrins , plusieurs autres poètes se sont essayés
avec succès dans l'idiome béarnais. Je citerai , entre autres , une
pastorale de M. Lescar, les chansons de Borden, et celles de
M. Puyot, et de M. L. A'ignancour.
m. — La Monnoye.
Si de l'idiome béarnais nous passons à l'idiome de la Bour-
gogne, nous n'y retrouverons plus cette sorte de combinaison
musicale qui appartient aux dialectes méridionaux ; plus de ces
mots cadencés qui retentissent, ainsi que l'a dit Byron, comme
les doigts d'une femme sur le satin ; plus de ces mots charmans
de tendresse , de compassion , de ces diminutifs , si doux à en-
tendre dans la langue de Boccace et del'Arioste, et qui adoucissent
même le mâle accent des langues du Nord. Mais ce patois bour-
guignon présente encore une foule d'expressions pittoresques et
originales, des tournures piquantes, des mots harmonieux, et
l'on sent en le lisant qu'il a subi de près le contact de la langue
française ; car il n'a aucune des nuances étrangères des dialectes
du nord, du midi, de l'est. Il est clair, élégant , facile à com-
prendre, et un académicien assez célèbre, le savant La Monnoye,
l'a employé avec beaucoup d'art.
Ségut au pé d'u hau, négat de plous,
Sounyabe au cambiamer de sas amoiis , elc.
REVUE DE PARIS. 305
Toutes les histoires littéraires du xvii* et du xviii^ siècle parlent
de cet écrivain, d'un esprit fin et érudit, qui publia les Menagiana,
et enrichit plusieurs ouvrages de notes et de commentaires.
C'était un homme très modeste , qui amassa par goût toutes ses
connaissances philologiques, sans songer peut-être à en faire
jamais usage. Il était, en 1662, avocat au parlement de Dijon,
mais la jurisprudence avait pour lui fort peu d'attraits, et sans y
renoncer entièrement, il se mit à dévier du côté de l'étude des
langues et des muses. Tout jeune encore , il s'était essayé à écrire
des vers , qui avaient eu les honneurs d'un succès de salon; le goût
de la poésie lui revint, et il s'y abandonna, mais très humble-
ment dans le silence du cabinet ou le secret de l'intimité. Il avait
peur d'occuper l'attention du public , il ne se sentait pas la force
de rien imprimer, et toutes ses poésies n'étaient connues que d'un
petit cercle d'amis bien éprouvé, bien sûr. C'étaient le président
Bouhier , et Dumay , et Lamare. La Monnoye venait de temps à
autre leur faire ses confidences poétiques , mais en leur recom-
mandant avec instance de n'en pas parler. Autant d'autres écri-
vains se sont donné de peine pour faire retentir leur nom de
toutes parts , autant cet homme simple et défiant de lui-même s'en
donnait pour cacher à tout le monde son savoir et son talent.
Cependant, en 1671, l'Académie française ayant pour la première
fois mis au concours un sujet de poésie, La Monnoye ne put ré-
sister au désir de s'essayer sur un nouveau théâtre ; il concourut
et remporta le prix. Cinq fois de suite il se mit sur les rangs , cinq
fois de suite il triompha. Et quelles questions pensez-vous qu'on
lui donnât à traiter ? La première fois , la gloire de Louis XIV ;
la seconde fois , la gloire de Louis XIV , et toujours la gloire de
Louis XIV. En vérité, il méritait un sixième prix pour avoir mis
tant de constance à traiter cinq fois le même thème. Depuis long-
temps ses amis le pressaient de venir se fixer à Paris. Sa modestie
le faisait résister à leurs sollicitations. Enfin, en 1707, il se dé-
cida. Il était depuis plusieurs années en rapport avec la plupart
des hommes célèbres de la capitale. Sa réputation de savant et
la bonté de son caractère lui ouvrirent facilement toutes les rela-
tions qu'il pouvait désirer. En 1713, il fut reçu à l'Académie fran-
30ft' REVUE DE PARIS.
çaise, et c'est à sa nomination que MM. les académiciens d'au-
jourd'hui doivent d'être assis un peu plus commodément que ne
l'étaient leurs prédécesseurs. Voici le fait : en 1713, il y avait
trois cardinaux membres de l'Académie qui se dispensaient d'as-
sister aux séances , parce que le directeur , le chancelier et le se-
crétaire, possédant seuls le privilège d'avoir un fauteuil, leurs
éminences ne voulaient pas s'abaisser jusqu'à venir s'asseoir sur
des sièges. Cependant la nomination de La Monnoye leur tenait
fort à cœur , ils l'avaient appuyée dé tout leur pouvoir , et quand
il fut élu, un grand désir leur vint d'assister à la séance d'instal-
lation. Comment faire ? Le cas était fort embarrassant. Il y avait
bien là un motif puissant de se rendre à l'Académie; mais d'un
autre côté ces malheureux sièges !... N'était-ce pas manquer à sa
dignité que d'aller prendre place sur un tabouret, en face d'un
écrivain de petite naissance qui se prélasserait dans un fauteuil?
Dans cette grave perplexité, on eut recours au roi^ On lui exposa
tous les inconvéniens d'un pareil état de choses , et Louis XIV fit
un coup de tête de républicain. Il proclama l'égahté des gens de
lettres, et accorda quarante fauteuils à l'Académie.
Des revers de fortune vinrent surprendre douloureusement La
Monnoye au milieu de ses triomphes littéraires. Séduit par les
promesses de Law > il lui confia ce qu'il possédait et fut ruiné com-
plètement. En même temps, sa femme mourut, et ce malheur l'af-
fligea peut-être plus que la perte de sa fortune. Mais, au milieu de
ses désastres , sa résignation et son courage ne se démentirent pas.
11 vendit sa bibliothèque , et l'acquéreur eut la générosité de lui en
laisser la jouissance, ce qui fut une grande consolation pour le
pauvre La Monnoye. Le duc de Villeroi lui donna une pension de
six cents livTes ; des libraires pour lesquels il avait travaillé lui en
firent une de la même somme , et avec ce revenu, ses amis et ses
livres, La Monnoye acheva tout doucement sa \ie modeste et
laborieuse , comme il l'avait commencée. Il était né à Dijon le 15
juin 1641 , il mourut à Paris le 15 octobre 1728.
Ses chants de Noël en patois bourguignon , autrement dit , ses
Noei, datent de 1700. Le père de Piron , l'auteur de la Méiroma-
nie , s'était d'abord essayé à écrire quelques vers dans cet idiome
REVUE DE PARIS. r307
populaire. La Monnoye pensa qu'on pouvait faire mieux. 11 pu-
blia d'abord sous le nom deBarozai (1) treize de ses Noeï qui ob-
tinrent un grand succès, et peu de temps après il en publia
seize autres.
l\ y eut une surprise générale à l'apparition de ce recueil. Ja-
mais les Bourguignons n'avaient imaginé qu'un poète pût se ser-
vir aussi habilement de leur dialecte de village. Les Noeï furent
chantés dans les salons de Dijon , puis de là ils pénétrèrent dans
les petites villes de la province et dans les campagnes. Un beau
jour, après avoir ainsi passé de bouche en bouche, ils arrivèrent à
Versailles, et la majestueuse cour de Louis XIV, au milieu de la-
quelle rayonnaient les vers purs et harmonieux de Racine, se fit une
grande joie d'entendre ces vers un peu rudes dans cejargon de pay-
san. Dansl'espace de quelques années, il en parut plusieurs éditions,
€t le président Bouhier lui-même en publia une avec un glossaire
intéressant. C'est peut-être à ces chansons écrites par passe-temps
que La Monnoye a dû de conserver en grande partie sa réputation.
Il attachait sans doute à ses poèmes couronnés par l'Académie
française beaucoup plus d'importance. Il les avait faits avec pa-
tience, avec amour, comme Pétrarque faisait son poème de Sci-
pion l'Africain, et tous ces grands poèmes si bien travaillés sont
maintenant oubUés. De Pétrarque il reste les sonnets, et l'on se sou-
vient encore des Noeï de La Monnoye. Pour compléter le succès
de cette œuvre naïve , il ne lui manquait peut-être plus qu'une
critique amère et éclatante. Un prêtre se chargea de la faire. C'é-
tait un vicaire de Dijon , nommé Magnien , qui , dans un zèle de
piétisme sans doute outré, mais respectable, crut voir dans ce
badinage poétique une attaque contre la religion. Non content
d'en défendre la lecture en particulier, il crut de son devoir de
le signaler publiquement comme un livre dangereux. Il monta en
chaire et tonna contre les Noeï et l'impiété de leur auteur, La
discussion religieuse ainsi entamée alla beaucoup plus loin. Les
théologiens de Paris voulurent y prendre part. La Sorbonne, cette
(i) Nom des riches vignerons de la Côle-d'Or qui portent des bas à coins
couleur de rose.
308 REVUE DE PARIS.
gardienne sévère de l'orthodoxie , se déclara juge du procès , et
neuf de ses docteurs portèrent condamnation contre les Noei
bourguignons. Peu s'en fallut que le pauvre poète ne fût frappé
d'anathême. Mais le sourire incrédule du public fit justice des
sermons de l'abbé Magnien, de la sentence des docteurs, et quel-
ques années après, La Monnoye fut, comme nous l'avons vu,
porté à l'Académie par l'influence de trois cardinaux.
Il n'y a peut-être pas un village de la Franche-Comté , de la
Lorraine et de plusieurs autres provinces qui n'ait ses chants de
Noël. Chaque année, à l'époque de cette solennité religieuse , trois
jeunes gens viennent encore représenter les mages; l'un d'eux se
noircit la face ; c'est le roi éthiopien. Un autre porte au bout d'un
bâton une étoile en carton doré, et tous les trois, un sabre au côté,
une couronne de papier sur la tête , et une large ceinture autour
du corps , s'en vont de porte en porte chanter leurs cantiques
en patois. On leur donne de l'argent , du blé , des fruits , car ils
ont avec eux une besace où ils mettent toutes leurs provisions.
Quelquefois on les invite à entrer pour raconter aux petits en-
fans la naissance du Christ. Hélas ! je me souviens encore avec
quel mélange de joie et d'anxiété nous les voyions venir, car leur
diadème de clinquant, leur costume bizarre, et leurs armes étin-
celantes attiraient notre attention , mais la figure toute noire du
roi d'Ethiopie nous faisait peur. Cette course annuelle des mages
est sans doute un reste des anciens mystères, des représen-
tations théâtrales qui parodiaient les fêtes de l'église , et leurs
chants simples et religieux vont parfaitement à des auditeurs peu
difficiles , et qui ne demandent qu'à s'édifier. Mais il y a dans les
Noei de La INIonnoye une sorte de malice qui dut choquer les es-
prits scrupuleux. Quand les anciens cantiques de l'Allemagne et
de la Hollande nous retracent si minutieusement l'histoire de
Jésus-Christ, et passent par tous les détails les plus vulgaires de
la vie domestique ; quand ils nous représentent la Vierge filant
pour gagner sa vie , et saint Joseph faisant cuire de la bouillie
pour l'enfant Jésus, il y a, dans ces descriptions si plaisantes en
apparence , dans ce langage des vieux poètes , un caractère sé-
rieux, une bonne foi imposante. On sent que ces tableaux sont
REVUE DE PARIS. 309
faits selon le goût d'une époque ignorante et crédule , et on les res-
pecte comme on respecterait l'anachronisme en peinture d'un
Giotto ou d'un Fiesole. Dans les chansons de La Monnoye, la
naïveté n'est plus que l'affectation d'un bel esprit , et son enjoue-
ment frise de près le scepticisme. « Mon Dieu , dit-il , vous vous
donnez bien de la peine pour nous sauver. Mieux vaudrait , ce me
semble , que le serpent n'eût jamais séduit la femme de notre père
Adam. La bonne affaire alors pour votre repos et pour le nôtre
aussi !
« J'aurais toujours vécu dans l'ignorance , sans nul souci des
tailleurs, l'esprit gai, le corps dispos, trouvant partout la figue,
la grenade , le melon sucré , et tout à mon aise , sautant gaiement
sur l'herbe.
« Pour vous , assis sur quelque nuage , vous auriez dit en nous
voyant : En vérité , voilà de bonnes gens , ils valent plus qu'on ne
peut dire. Au lieu de cela, que voyons-nous dans ce monde?
Tailles, procès, guerre, peste, disette, les mauvais cœurs et la ver-
mine. Aussi, pour éprouver la misère et sentir la souffrance, vous
n'avez rien trouvé de pire que de vous faire homme comme
nous(l). »
Et ailleurs: « Quelle patience ! Un Dieu qui tousse, un Verbe qui
ne parle pas, à qui l'on donne delà panade, et que l'on lave et
que l'on berce (2) !
« Hélas I combien de chansonnettes la pauvre Vierge vous a
dites pour vous endormir, après vous avoir fait manger la bouil-
lie ! »
Le caractère manifeste de ces chansons de La Monnoye, c'est la
satire parfois grave et acerbe, le i)lus souvent moqueuse. « Enfant ,
dit-il, pour qui voulez-vous souffrir? Pour des cafards, des fourbes,
(i) Mèn vauro, ce me sanne,
Que j'aimai le sarpan
N'eusse étraipai lai fanne
De note peire Adam.
(a) Quai patiance! Un Dei qui teussCj
Un varbe qui ne pale pa.
310 REVUE DE PARIS.
des drôlessos , pour des filles de joie , des brelandières , pour des
gloutons, des truands, des vauriens, des races de vipères.
Comptez-nous bien tous, je vous prie; je gage que sur un million
d'hommes , vous n'en trouverez pas trois bons : la belle loterie ! »
Une autre fois cette satire s'attaque aux évèneraens de l'époque
et aux rois: « Jésus grelotte de froid, l'empereur souffle deson
mieux , et ne fait que de la fumée.
« Guillaume vient qui souffle aussi , et qui pense , quoique pous-
sif, pouvoir allumer la fusée.
(( Bientôt, pour lui réchauffer les mains. Danois, Polonais, Sué-
dois sortent de leur retraite.
(f Que dire ici de Brandebourg? c'est un roi qui, bien jeune
encore, ne se soucie pas d'être à la lisière.
« Je ne connais pas non plus ce que Mayence a décidé , ni Co-»
logne, ni la Bavière.
« Génois et Florentins voudraient bien , en pliant le genou ,
s'exempter de déployer leur bannière.
cf Quant aux Suisses, ils se joindront en route à quiconque
paiera les frais du voyage.
« Clément XI, pour obtenir la paix, se fait porter dans son
fauteuil aux pieds de Jésus.
(f Mais je crains que, pour nous punir de nos péchés, l'enfant ne
réponde au saint-père : Lanlaire. »
Une autrefois il s'en prend à la religion elle-même : « Adieu ,
dit-il , vieux Testament; retire-toi, Moïse : grâce à Noël, tout
ira autrement. Je lui suis bien obligé.
« Pauvres Juifs que tant de lois chagrinent , pardieu ! vous avez
bon dos. Vos scrupules me font bien rire ; chez nous , c'est un
point de foi , qu'il vaut mieux croire que voir.
« Pour vous rendre Dieu favorable, vous lui offrez des sacri-
fices , soit des agneaux , soit des bœufs , et cela coûte , ne vous
déplaise. Pour nous , sans bourse délier , nous chantons le Kyrie
eleison.
« Avez-vous des enfans par douzaine , vous les mariez tous.
Nous ne sommes pas si sots, nous faisons de nos filles des
béguines , de nos fils des jacobins, des cordeliers, des capucins. »
REVUE DE PARIS. 31t
Pour quiconque a lu ces chansons, il est évident que l'auteur s'est
servi de ce titre de Noël comme d'un cadre commode pour faire
mieux ressortir les épigrammes que le monde ou les évènemens
lui inspiraient. Voilà ce qui a dû paraître une grande profanation
aux hommes un peu méticuleux, et ce qui a été accueilli comme
une bonne plaisanterie par les gens moins timorés. Il y a sans
doute dans ce recueil beaucoup d'esprit , de pensées fines , de
malice; il est curieux à consulter comme monument littéraire de
l'époque; mais n*a-t-il pas dû en grande partie son succès à la
curiosité que devait exciter cet idiome tout nouveau, et à toutes les
circonstances réunies pour lui donner plus de vogue et de publi-
cité? Pourrions-nous aujourd'hui nous amuser long-temps d'une
œuvre aussi frivole? Je ne le crois pas. Au reste, ces Noeï ne sont
pas le seul ouvrage écrit en patois bourguignon. Il existe dans le
même dialecte un Virgile travesti [Virgile virai), qui, pour le choix
bizarre des images et le style grotesque , fait le digne pendant
de celui de Scarron, de celui de Blumauer l'Allemand, et de
Cotton le poète anglais.
X. Marmier.
ITALIE.
§iv.
SIENNE. — RADICOFFANI. — AQCAPENDENTÉ. — ROME,
En ce temps , la vie de l'artiste fut une noble et puissante vie.
L'Italie était un atelier , un champ de bataille et un boudoir. L'ar-
tiste ébauchait en même temps un palais, une fresque, un tableau,
une statue , une église , une citadelle ; il avait des journées toutes
pleines de travaux, d'intrigues, de rivahtés, d'aventures, de mé-
ditations , de graves études , de folies d'atelier : sa palette et son
ciseau se mêlaient sous sa main à l'épée , à l'arquebuse , à la man-
doline. Michel-Ange est la personnification la plus imposante de
l'artiste au xv^ siècle ; sa vie ne ressemble à aucune autre vie ; il
n'a connu ni les loisirs, ni le repos, ni les ennuis; il a créé un
monde ; il a été adoré des deux plus nobles, des deux plus belles
amantes de l'univers, Rome et Florence; les papes, qui ne s'incli-
nent que devant Dieu, se sont inclinés devant lui. A sa mort , les
souverains se disputent son cadavre comme une de ces précieuses
reliques qui portent un bonheur éternel à la ville qui les reçoit.
REVUE DE PARIS. 313
A quinze ans, il était déjà sacré roi entre les artistes ; il avait
effacé Ghirlaudajo, son maître, et promettait à l'Italie de lui rendre
PJazaccio et Lucca délia Robbia. Il devait tenir mieux que sa pro-
messe. L'Italie devint son atelier. De Venise à Bologne , de Bolo-
gne à Florence , de Florence à Rome , les blocs de marbre l'atten-
daient au passage , et il créait une statue à chaque relais. Chemin
faisant, il dressait un échafaudage, et peignait une grande fresque
pour payer l'hospitalité dans quelque ville des Apennins. A Bo-
logne , il ciselait Sainte-Péirone , puis il montait à cheval , et cou-
rait à Rome, pour achever son Baccims ou sa Notre-Dame-de-
P'uié. Florence l'appelait alors ; et le voilà reparaissant sur la crête
des Apennins , traversant la forêt de Viterbe, toute pleine de ban-
dits , traversant les gorges marécageuses de Riccorsi , les plaines
volcaniques de Radicoffani, dormant sur la paille des étables, par-
tageant le pain des pâtres de Torrinieri et de Ponte-Centino , et
après huit jours de fatigues revoyant sa Florence bien-aimée qui
ébranlait toutes ses cloches pour le recevoir comme un roi. A
peine descendu de cheval, il courait à l'église Santa-Maria-Novella,
celle qu'il nommait son épouse, mia sposa. Il baisait les fresques
de Paolo Ucello, de Fiesole , d'Orgagna , comme on embrasse, en
arrivant chez soi , tous les membres de sa famille; il s'agenouillait,
dans la chapelle des Rucellaï , devant la Vierge de Cimabué , pa-
trone des artistes. Au travail ensuite ; c'était un bloc immense qui
l'attendait sur la place du Palais-Vieux ; Fiesole avait écaillé ce
bloc , il était trop pesant pour lui ; Michel-Ange le fondait comme
de la cire , il en lirait un géant de marbre , son David ; il le plaçait
sur un piédestal devant le palais, comme on place une sentinelle à
la porte d'un roi.
A cheval encore ! C'était Jules II qui appelait Michel-Ange ; l'ar-
liste rentrait à Rome , et le pape le conduisait par la main aux
ateliers; Michel-Ange créait son Moïse, le Moïse du mont Sinaï,
sublime comme dans le livre saint; pour se donner quelque dé-
lassement après cette œuvre , il ciselait ses Esclaves et sa Victoire ;
puis il jetait les fondemens du magnifique mausolée de Jules II , ou
bâtissait la citadelle de Civita-Vecchia.
Nous le retrouvons encore à Florence , Léon X régnant ; cette
3H REVUE DE PARIS.
fois , le marbre lui manque , l'arliste a tout dévoré ; il part pour
es carrières de Saravezza, il va créer du marbre; il se promène
deux ans sur les rochers qui recèlent le trésor du statuaire; il épie
le sol ; il le perce du regard ; c'est qu'il lui faut du marbre pur, du
marbre d'élile ; la chapelle des Médicis le demande ainsi. Le pré-
cieux filon est trouvé. Michel-Ange a frappé du pied sur la car-
rière ; il se mêle aux mineurs; avec eux il éventre la roche; il en
tire des blocs vierges ; quelle joie d'artiste ! Le voilà dans la cha-
pelle Saint-Laurent, méditant son Guerrier; il sera plus beau que
le saint Georges de Donatello, plus beau que-le Démosihènes du
A^aiican ; la tombe des Médicis sera gardée éternellement par des
statues vivantes; et toujours le voyageur, en les visitant, échan-
gera des regards avec ce mystérieux guerrier qui domine la cha-
pelle , et lui donne ce caractère de religieuse mélancolie que le
statuaire antique ne soupçonna jamais.
A Rome encore ! il y a des mausolées à construire et des statues
informes dans les ateliers , et des fresques ébauchées qui atten-
dent; Michel-Ange est partout; il peint , il cisèle , il équarrit des
blocs ; il fait des satires contre ses ennemis , il envoie des sonnets
aux dames romaines , des cartels à ses rivaux , des plans de basi-
lique au pape , des lettres au grand-seigneur qui lui demande un
pont pour le faubourg de Péra. Un jour, après avoir terminé le
Christ embrassant sa croix, il va respirer sur la colline où furent
les jardins de Salluste ; il passe sur les ruines des thermes de Dio-
clélien , et s'arrête , saisi d'admiration , devant huit colonnes anti-
ques qui n'ont plus rien à soutenir, car le noble fardeau qu'elles
portaient s'est écroulé sur le gazon d'alentour. Michel-Ange s'at-
tendrit de l'oisiveté de ces puissantes colonnes , et leur bâtit un
temple , en les laissant toutes à la place que l'architecte impérial
leur avait donnée dans la grande salle des bains. C'étaient là les jeux
de Michel-Ange ; une autre fois , il se prendra corps à corps avec
le panthéon d'iS grippa , il le pèsera sur ses mains, le lancera dans
l'air à quatre cents pieds, et le colosse ne retombera pas.
L' Attila chrétien , le connétable de Bourbon , fait le siège de
Rome. La ville éternelle a donné congé à ses artistes, à ses poètes,
À ses musiciens , elle a fermé ses ateliers ; Rome se bat , comme
REVUE DE PARIS. SIS
autrefois, contre Brennus et Annibal , pour ses autels et ses foyers.
MicJiel-Ange est à Florence , il a repris son ciseau dans la chapelle
de Saint-Laurent; il taille, de verve, une statue de femme ; le bloc
sera trop court pour la forme colossale qu'il a imaginée ; que lui
importe? L'artiste ne s'abaisse pas aux puérils calculs des dimen-
sions : si le marbre manque aux pieds de la statue, l'ouvrage res-
tera inachevé , voilà tout. Michel-Ange a-t-il le loisir de mesurer
ses blocs? II se rue sur eux, il en extrait l'image rêvée et part.
Cette fois la route des Apennins lui est fermée. Rome a été prise
d'assaut, Rome a été violée; Espagnols, Allemands et Milanais
inondent la belle Toscane et menacent Florence; Michel -Ange
ferme ses ateliers, il prend l'arquebuse et l'épée, il se fait soldat;
il se place en sentinelle devant le Palais-Vieux , et sert ainsi de pen-
dant à la statue de David, haute de dix coudées, et moins grande que
lui. Les ravageurs s'approchent ; ils occupent les hauteurs de San-?
Miniato et de la villa Strozzi ; ils campent sur les collines du Val-
d'Arno ; ils étreignent Florence ; le péril est grand ; Michel-Ange
est nommé inspecteur-général des fortifications ; l'acclamation du
peuple confirme ce choix. Après avoir produit ses chefs-d'œuvre
avec son ciseau , il faut maintenant que l'artiste les défende avec
son épée; il a sa noble famille de marbre à protéger contre les
stupides saccageurs de Rome, car les lansquenets et les Espagnols
ce respectent rien; comme les Perses de Cambyse, ils mutilent
l'homme et la pierre ; mais Dieu et 3Iichel-Ange sauveront la ville
des Médicis. Florence sera plus heureuse que Rome , les Huns
baptisés ne la violeront pas. :
C'est Paul m qui siège au Vatican; Rome est revenue de sa stu-
peur; les ateliers se rouvrent; les chantiers reprennent leur mou-
vement accoutumé; Michel-Ange, qui s'est reclus dans un clocher
à Venise, après la capitulation de Florence, et qui pleure sur la
liberté toscane indignement saciifiée, descend enfin de son ermi-
tage aérien, et reprend la route de Rome. A peine arrivé, il se
remet à ses œuvres, comme si le pain de sa journée en dépendait.
Un visiteur frappe à la porte de l'atelier ; ce visiteur, c'est le pape,
c'est Paul III ; après avoir béni la ville et le monde , il vient bénir
Michel-Ange ; le pontife et l'artiste s'asseient sur un bloc de niar^f
316 REVUE DE PARIS.
bre, et ils commencent un de ces sublimes entretiens qui réjoui-
ront les beaux-arts. Paul livre la chapelle Sixtine à Michel-Ange ,
il l'entraîne avec hii au Vatican, il le place devant un pan de mu-
raille et lui dit : Voilà la toile de ton Jugement dernier.
L'artiste a trouvé enfin une peinture digne de lui, le Vatican
est son atelier, sa toile une muraille immense; la basilique de Saint-
Pierre est son chevalet; sa palette est une cuve toute pleine de
couleurs; il y a plongé un pinceau gigantesque, et du premier
élan d'une inspiration furieuse, il crée le ciel, la terre, l'enfer;
il fait poser devant lui toutes les générations; il tire des tombeaux
les représentansde tous les âges ; il matérialise, sur sa fresque pro-
digieuse , les mystères de l'Apocalypse, les visions de l'apùire , les
joies du ciel, les épouvantemens de Josaphat; c'est bien le jour des
'ours, le jour de colère que David et la Sibylle ont prédit ; c'est le
tableau d'un monde en dissolution ; il est tout retentissant d'éclats
de trompette, de mugissemens de damnés, de chûtes de montagnes;
c'est le jugement. Quand le dernier coup de pinceau eut été donné
à l'œuvre incomparable , Rome , la ville artiste , tressaillit comme
aux jours merveilleux des Antonins ; la foule se précipita sur le
Pont des Anges , le gonfanon papal fut arboré au Môle d'Adrien,
la cloche de Saint-Pierre tonna sur la basilique ; Michel-Ange fut
porté en triomphe, comme un consul victorieux, sur ce même Tibre,
sur ce même sol qui avaient vu passer Paul-Emile et Trajan. Le
cri populaire le poussait au Capiiole, là où finissaient les ovations;,
mais le Capitole n'avait conservé que son nom; il y manquait ces
riches monumens qui servaient d'hôtellerie aux triomphateurs; il
fallait rebâtir le Capitole pour Michel-Ange ; le pape lui mit à la
main la truelle et le marteau, ce fut Michel- Ange qui rebâtit le
Capitole pour lui. Alors les points culminans de Rome chantèrent
la gloire du grand artiste sur un lumineux triangle ; à gauche
Sainte-Marie-des-Anges; à droite le dôme de Saint-Pierre; au bout
de la ville, le mont Capitolin; il avait signé de son nom ces trois
monumens; sa mission était remplie; nul homme n'avait plus fait
que lui ; le ciel lui avait prodigué les jours , et l'artiste reconnais-
sant n'en perdit pas un seul , dans sa vie presque centenaire ; il
n'avait subi aucune des infirmités de notre nature ; sa constitution
REVUE DE PARIS. SI"!
fut si puissante qu'on aurait dit qu'il s'était sculpté lui-même , et
que sa chair était la chair de ses statues: sa première maladie fui
sa mort.
C'est en songeant à cette vie étonnante, si pleine d' œuvres et de
jours, qu'on traverse les Apennins de Florence à Rome; le pied
de Michel-Ange y est imprimé sur toutes les roches, l'artiste s'y
est inspiré de toutes les imposâmes scènes que Dieu y étale, comme
dans une galerie digne de lui. Cette route est le grand chemin de
Michel-Ange; elle garde écrite en caractères éternels la pensée
orageuse de l'artiste; elle est le symbole matériel de ces existences
d'éhte auxquelles il fut donné de connaître toutes les joies et toutes
les plaies, de cueillir des fleurs sur la cendre et la lave, d'avoir des
nuits de tempêtes , après des jours pleins de sérénité. A l'extré-
mité de cette voie apennine si tourmentée de contrastes et d'après
accidens, on trouve une plaine calme, majestueuse; on trouve
Rome; Rome, pour l'artiste, c'est le but du voyage de la vie, c'est
le paradis, le repos, l'immortalité.
Elle est féconde , joyeuse et dorée comme un rêve de jeunesse,
cette campagne qui vous conseille le voyage des Apennins; il y a
des fleurs agrestes qui bordent la route, de beaux arbres qui s'ar-
rondissent sur le pèlerin endormi , des torrens de vignes qui cou-
lent de collines en collines jusques à l'horizon , de jolis villages qui
adossent leurs maisons coloriées sur le vert éclatant des pins , des
couvons solitaires , réfugiés dans les bois , des métairies avec des
peupliers qui tremblent sur les fontaines : ce grand paysage vous
suit complaisamment et vous fait fête comme si vous étiez cent
mille à le contempler; on s'étonne de se trouver seul, admis à tant
de magnificence. Quelle joie de suivre à pied , le bâton à la main ,
cette ravissante décoration qui se perpétue à l'infini , qui vous
sourit avec tant de grâce, et semble vous promettre de vous ac-
compagner toujours! Le soir on arrive à Sienne, la Florence des
Apennins , ville charmante oublii'C dans un désert; là, on retrouve
l'élégance delà cité toscane, l'architecture de Diamant, les rues
pavées de dalles , les palais forteresses , les écussons do Strozzi ;
une population calme et heureuse qui parle en musique, et fait
éclater dans les rues le murmure argentin de f italien siennois.
TOME X.V. AOUT. 22
318 REVUE DE PARIS.
Tout en marchant sur le pavé, qui conduit à Rome, ou respire un
parfum d'é{»lise, on entend le son d'une cloche qui vous attire à
droite; c'est la cathédrale; elle vous sert d'hôtellerie; elle se révèle
à vous dans toute sa splendeur. La catliédrale de Sienne appartient
encore à ce bienheureux siècle où l'art ne travaillait que pour là
foi, où l'architecte, le peintre, le sculpteur, rendaient à Dieu en
chefs-d'œuvre tout ce qu'ils en avaient reçu en talent. L'Italie est
semée de ces belles églises de marbre; elles sont ouvertes à tout
arrivant; le voyageur échauffé par la roule, blanc de poussière,
humide de sueur, trouve un délicieux abri dans leurs nefs toujours
fraîches. C'est une halte précieuse : on secoue la poussière de ses
pieds sur le parvis , on rafraîchit son front avec l'eau du bénitier,
on s'agenouille devant Dieu ou devant Raphaël , en chrétien, ou en
artiste; puis on se relève, et on descend encore sur la voie romaine,
aujourd'hui silencieuse et triste, autrefois animée par celte cara-
vane de peintres, de sculpteurs, d'architectes qui ont bâti partout
ces merveilleuses églises, et les ont remplies d'images saintes et
de tableaux. Un jour, sous cette porte de Sienne, deux cavaliers
se renconirèrent; l'un sortait de l'hùtcllerie de Poggi-Bonzi, l'autre
allaita Florence. L'un grand, athlétique, avec de grands yeux
noirs, un teint bazané, des cheveux bruns et crépus; l'autre un
enfant, avec un visage rose et virginal, comme une jeune fille sous
un costume qui n'est pas le sien. Ils se serrèrent la main cordiale-
ment, du moins en apparence; « Je vais à Florence, tailler du
marbre, » dit l'un des cavaliers. — Je vais travailler à la sacristie
de Sienne, dit l'autre : c'étaient 3Iichel-Ange et Raphaël. Le pâtre
siennois qui vit celte rencontre fut bien heureux! Sous celte même
porte, on ne trouve plus qu'un douanier qui vous demande votre
passe-port. La sacristie où travaillait Raphaël fait oublier l'église;
on ne regarde qu'avec distraction ces nefs magnifiques écartelées
de marbre blanc et noir, cette chaire élevée sur des animaux de
l'Apocalypse, sur des colonnes de jaspe et de porphyre, et ce pavé
du sanctuaire, sans égal au monde, et cette corniche du chœur
composée des tètes de tous les papes depuis saint Pierre jusqu'à
Alexandre TU ; on passe rapidement devant tout cela, on ne songe
qu'à la sacristie voisine, tout illustrée de fresques par Raphaël;
KEVUE DE PARIS. 319
un cicérone en soutane vous introduii dans la sacristie ; là on est
un peu désappointé d'entendre dire que Raphaël n'a peint qu'une
seule de ces fresques naïves qui servent de tapisserie aux quatre
murailles ; c'est lui pourtant qui en a fait tous les dessins ; Bernard
Perugin lésa terminées: elles représentent les actions historiques
du pape Pie II. Au milieu de la sacristie, le clergé siennois a
donné une hospitalité généreuse et touchante aux trois Grâces;
elles sont décentes parce qu'elles sont nues; en Italie, de quelque
religion qu'il vienne, l'art est toujours saint et béni.
Sienne laisse d'heureuses cl riantes pensées dans la mémoire du
voyageur; on aime à se rappeler son élégante et gracieuse physio-
nomie, ses édifices modernes de briques rouges si gaies au soleil;
sa place Det Campo , dont le pavé concave ressemble à une im-
mense cuve. H y a une chose encore qui m'a frapfié à Sienne, et
dont aucun voyageur, je crois, n'a parlé: Sienne a reçu proba-
blement en héritage la Louve romaine; on y retrouve partout la
fauve nourrice allaitant les Gémeaux ; c'est le blazon de la ville ;
Rome, en adoptant la tiare et les clefs, a cédé à Sienne ses anti-
ques armoiries, afin qu'il ne fût pas dit qu'on les eût effacées du
sol latin. L'écusson de Romulus , incrusté à l'angle des carrefours,
vous sert comme d'indicateur, pour vous désigner la double
ornière qui mène aux sept collines. On sort dans la campagne,
avec un cœur bien joyeux , car il semble que Rome est à l'autre
bout du chemin. Cette illusion dure peu ; insensiblement le paysage
s'assombrit, les arbres s'éclaircissent, les collines se nivèlenl à la
plaine; on sent que la Toscane vous échappe, que la vie s'éteint,
qu'un nouveau domaine commence. C'est comme le premier nuage
du désenchantement après l'ivresse du jeune âge. La campagne se
déroule vide et monotone; par intervalles, des rochers calcaires
se hérissent du milieu des blés, comme les premiers chaînons d'une
montagne volcanique que l'on croit distinguer parmi les brumes
de l'horizon. 11 y a bien encore, çà et là, (jnelques villas aux croi-
sées vertes qui s'épanouissent dans une oasis et semblent protester
contre la tristesse de la plaine, mais elles passent et ne reparaissent
plus; la Verdun; maigrit, le sol se pétrifie, le grand chemin se
couvre d'une poussière noire ; un vent triste siffle dans les roseaux
320 REVUE DE PARIS.
des marcmnes, et vous apporte une lérjère odeur de soufre, ou
des miasmes Tnvreux. Les petits hameaux qu'on trouve sur !a
route ont un aspect désolé ; leurs rares habiiansont des mines sou-
freteuses et sauvages ; ils font peur ou pitié; quelquefois on distin-
gue assis sur un quartier de roche, parmi les bruyères, un pau-
vre pâtre, couvert d'un manteau rouge, et surveillant quelques
moutons plus maigres que lui ; ce sont les seules figures qui ani-
ment ces mélancoliques paysages. On arrive à quelques maisons
silencieusement habitées, qu'on appelle d'un nom empreint de
misère, Torrinieri; puis à Polderina , autre association de cabanes.
Là, commence une route qui fait regretter tout ce qu'on vient de
voir; elle se resserre entre de hautes montagnes qui ont des formes
sinistres; la voie romaine devient un si ntier de chèvres ou de ban-
dits. Où conduit ce chemin? demande-t-ou au pâtre; sa voix sépul-
chrale répond « à Riccorsi, > et une main de squelette sort des plis
du manteau et s'allonge pour recevoir le salaire de l'indication.
Allons à Riccorsi !
Ce nom me rappelle un de mes malheureux jours , et n'écri-
rais-je ces lignes que pour donner aux voyageurs un charitable
avertissement, je croirais avoir assez fait pour mes compatriotes
qui passeront après moi dans ce val de désolation. J'étais parti à
pied de Polderina, à pied et à jeun. Ce Riccorsi était pour moi la
terre promise, où je ne m'attendais pas à trouver du miel, mais je
comptais au moins sur du lait. Au fond de la plus épouvantable
vallée des Apennins, j'aperçus une chaumière que je pris pour une
maison avancée de Riccorsi ; je descendis en courant le sentier rude
qui dissimulait le précipice, et je tombai devant la chaumière; la
chaumière était Riccorsi. Une petite enseigne collée sur la porte
me l'annonçait : Osieria di Riccorsi, qui si (à la carretta. J'entrai
dans une pièce obscure, et puante à soulever le cœur; c'était
le salon, la chambre à coucher, la cuisine et l'abattoir; deux jeunes
filles sortirent d'un nuage de fumée ; elles étaient belles , ces jeu-
nes filles; que font-elles donc dans cet horrible pays? Je les priai
de me servir à déjeuner, j'étais mort de faim; elles exécutèrent
une pantomime dolente, et me chantèrent en duo un nienie homi-
cide. Je me mis à leurs genoux, je leur récitai deux sonnets de
REVUE DE PARIS. 321
Pétrarque , je les conjurai de chercher dans leur hôtel du pain et
des œufs; au moins des œufs, il y en a dans tout l'univers; elles
me répondirent encore : Nous n'avons rien. Quelle osieria!
Un éclair de compassion passa sur leurs figures roses et fraîches,
— Êtes vous seul? me dit l'aînée. — Non, je suis avec deux amis qui
me suivent, et qui vont arriver. Au nom de Notre-Dame de Riccorsi,
préparez-nous une ombre de déjeûner; mettez au moins une nappe
sur une table, si vous avez une nappe et une table; nous nous
reposerons, vous aurez alors peut-être quelque idée; voyez, tenez
conseil; nous allons à Rome, nous vous en rapporterons un cha-
pelet béni le samedi saint ; nous vous paierons vos œufs, comme
des voyageurs anglais.
— Eh bien ! me dirent-elles attendries , nous vous ferons une
soupe aux pigeons ! — Une soupe aux pigeons! cela fait frémir d'y
songer. — Mais, leur dis-je, puisque vous avez des pigeons , faites-
les rôtir. — Nous n'en avons qu'un , et nous le gardions pour en
faire un agneau pascal, dimanche prochain. — Enfin nous man-
gerons ce pigeon ; mais où est-il? — Ah ! qui le sait?
Nous nous mîmes en quête pour découvrir le pigeon ; l'infor-
tuné se promenait en attendant pàques , sur les petites roches cal-
caires qui enclavent l'hôtellerie de Riccorsi; il se laissa prendre
avec une résignation touchante, et une demi-heure après on nous
le servit noyé dans un brodo clair comme l'eau. Nous sortîmes de
ce faméhque vallon , où depuis Enée tous les voyageurs sont con-
traints à dévorer leurs tables, et nous reprîmes notre route, avec
une défaillance de cœur qu'aggravait encore la brise ironiquement
apéritive des Apennins. Du sommet delà montagne, je jetai un
dernier coup-d'œil sur Riccorsi; j'aperçus sur le seuil les deux
jeunes filles dans une pose mélancolique. Ces deux malheureuses
ont souvent rappelé au voyageur indifférent ce proverbe latin qui
a été inventé dans leur pays : Sine Cercre el Bacclio Venus frigcl.
Le paysage qui les entoure ne peut avoir sa copie ou son modèle
que dans ces royaumes du vide où la Sibylle conduit les héros ; on
y voit des gouffres béans de cataractes épuisées , où l'eau est re-
présentée par des touffes de lichen , blanchâtre comme la barbe
d'un vieillard; on y voit des lits de torrens desséchés qui roulent
32^ REVUE DE PARIS.
des roseaux cl du gravier , avec des bruits remplis de plaintes ; au
nord, une épouvantable vallée s'enfonce et se perd dans de loin-
tains et mystérieux abîmes; en hiver, cette vallée est un fleuve,
qui emporte , Dieu sait où , des quartiers de roche , des troncs d'ar-
bres, des ioréls de roseaux, des ponts de bois; l'hôtellerie de Ric-
corsi assiste à ces bouleversemens, à ces tempêtes, à ces inonda-
tions, en attendant l'été qui arrive tard, et les voyageurs qui n'ar-
rivent jamais. Pauvre Riccorsi ! pauvres filles!
Enfin , voici un village à peindre , vu de loin , car de près il est
bien noir et indigent : c'est San-Quirico ; il s'est retiré sur une
montagne, afin de respirer un air pur, précaution excellente pour
des habitans qui vivent de l'air; j'aime San-Quirico, étreint dans
sa belle ceinture d'oliviers, et que domine une haute tour carrée.
La tristesse retombe après sur la grande route; la campagne se
dépouille encore; tout annonce la montagne volcanique, le village
noir et ferrugineux de Radicoffani.
Radicoffani pleure dans les nuages; c'est un Etna quia éteint
ses fournaises parce qu'il n'avait plus de villes à ensevelir, plus de
campagnes à brûler. Le mystère de ses antiques éruptions n'est pas
expliqué par les géologues; en général, la science n'explique que
ce qui est déjà compris ; ici , elle vous dit : Radicoffani était autre-
fois un volcan. — Mais quel volcan! Il avait pour domaine toutes
les montagnes amoncelées qui courent d'horizon en horizon jus-
qu'à Rolsena. C'était une traînée incendiaire dont les laves , se
■divisant, allaient s'éteindre dans la Méditerranée et l'Adriati-
que. Alors n'étaient venus ni Evandre, ni Romulus, ni Por-
senna; l'Italie était en fusion; la Péninsule était une langue de feu
qui croisait ses flammes avec la Sicile, par-dessus Char^bde et
Scylla. Un jour tout cela fut glacé par un souffle d'en haut; tout
cet embrasement s'éteignit comme une lampe qui n'a plus d'huile.
Les torrens de laves, les roches bouleversées, les scories arden-
tes, les montagnes fondues gardèrent la forme qu'elles avaient
quand le souffle glacial vint à les saisir; c'est là le merveilleux
spectacle que Radicoffani donne au voyageur. En se précipitant
de ce pic sauvage et noir comme un brasier éteint , on tombe sur
uu domaine sans nom et sans maître; c'est une terre neutre dont
BEVUE RE PABIS. 32S
personne n*a voulu , ni le grand-duc qui possède peu , ni Je pape
qui prend tout. On ne trouverait, je crois, que dans la lune un sol
pareil à celui qui s'abaisse sous Radicoffani; jusqu'à la dernière por-
tée du regard, le terrain est bouleversé de laves et de scories , coninie
s'il venait de s'éteindre; on dirait qu'une immense convulsion souter-
raine a lancé les montagnes en l'air, et qu'elles sont retombées en
lambeaux. A cet aspect, le cœur se crispe d'ennui; il semble que
ce deuil est commun à toute la nature, que tout ce qu'on a vu jus-
qu'à ce moment, de frais et doux paysages, n'est qu'un rêve de la
dernière nuit , et qu'une erreur de voyage vous a fait tomber sur
une terre inconnue , inhabitée , où vos pieds vont réveiller les vol-
cans. On ne peut se figurer que la verdure puisse renaître au bout
de cet horizon incendié, de ces montagnes fondues, de celte plaine
debronze qui ne permet pas qu'un seul brin d'herbe rassure le pè-
lerin. Pour moi qui me laisse aller à l'impression des objets exté-
rieurs, je fus accablé de ce spectacle, comme d'un malheur; sur
la route de cette Rome, le paradis de l'artiste , je regrettai le sen-
tier de ronces et d'épines annoncé par l'Evangile, car les ronces et
les épines ont au moins quelque vie , et ressemblent de loin à des
fleurs de champs. De tous les sommets volcaniques , je cherchai
rapidement dans le nouvel horizon un fantôme d'arbre, un sillon
cultivé, une pierre bâtie par l'homme; toujours rien, toujours le
néant, la mort, toujours des landes métalliques, des plaines labou-
rées par la lave, des pyramides de charbons éteints, des puits de
cratères, des cônes de granit polis par les flammes. Enfin, vers le
soir, la lisière de celte campagne de l'enfer se fondit dans des maré-
cages; j'aperçus un pâtre el quelques brebis qui assurément ne brou-
taient pas des laves; la joie me revint; un vague rayon de soleil glissa
sur des massifs de roseaux, et les mit en relief sur une rivière lui-
sante comme un miroir. Je reconnus les eaux torrentielles de la
Paglia; j'allais enlixT sur les terres de Rome; ce petit hameau à
gauche était Ponte-Centino; à droite, s'adossait au flanc d'une
montagne lancienne capitale des Volsques, la cité de Porsenna.
En ce moment, un aigle planait sur Ponte-Centino; je saluai l'au-
gure, et j'oubliai les horreurs de Radicoffani.
Ici les détails prosaïques de la douane , de cette terrible douane
324 REVUE DE PARIS.
qui fait l'autopsie du voyageur, qui se plonge dans ses malles , qui
se rue sur les livres, les album, les manuscrits, pour y découvrir
Voltaire, Rousseau , Volney , ces formidables ennemis du Vatican.
J'avançai en tremblant vers cette douane spoliatrice; le bureau
était fermé; le bureau d'ailleurs est toujours fermé; les douaniers
se promènent sur le plateau de Ponte-Genlino , en chantant des
airs de Rossini, et ils tiennent constamment leurs yeux fixés sur la
route volcanique de Radicoffani; dès qu'ils aperçoivent des voya-
geurs, ils ferment le bureau; alors ils sont fondés à exiger un droit
qui est intitulé fuori ora, hors l'heure ; ce droit est laissé à la bonne
grâce du voyageur , lequel ne demande pas mieux que d'obtenir
son visa , après la fermeture du bureau , fuori ara , moyennant
une sorte d'amende qui n'excède jamais vingt-deux sous. Si on
demande aux douaniers à quelle heure se ferme le bureau , ils vous
répondent toujours que si vous étiez arrivé cinq minutes plus tôt ,
vous l'auriez trouvé ouvert. On introduit avec dignité le voyageur
dans une salle ornée de trois bureaux. Sur le pupitre du milieu,
on lit mhmtro primo, à gauche ministro II, à droite ministro III.
La salle est tapissée de sénatus-consultes, scellés de la tiare, et signés
par le cardinal Somaglia. Les trois ministres prennent place solen-
nellement , et lisent les passeports , ou font semblant ; pendant cette
cérémonie le voyageur a la ressource de contempler la capitale des
Volsques et de songer à Mutius-Scœvola. Le visa donné, on pro-
cède à la visite d^s malles ; voici le terrible !
J'ouvris mon porte-manteau , sur l'invitation gracieuse du pre-
mier ministre. Je n'avais que deux livres, mon Virgile et mon
Horace du collège ; ils étaient en fort mauvais état , ils avaient
un air suspect. Deux livres noirs comme ceux d'un carbonaro.
L'interrogatoire commença; le ministre me dit : Quel est ce livre?
C'est l'ouvrage de l'un de vos compatriotes, lui répondis-je, d'un
nommé Virgile Maro qui vivait à Rome sous un empereur , avant
qu'il y eût des souverains pontifes. — Que trouve-t-on dans ce
livre? — Pas grand'chose; votre compatriote y donne des conseils
aux laboureurs pour marier la vigne à l'ormeau, et ensuite il a fait
une grande quantité de sonnets sur un certain Énée , surnommé le
Dévot, qui a fondé la ville de Rome, où Dieu vous a fait la grâce
REVUE DE PARIS. 325
de vous donner le jour. — Est-ce écrit en italien? — Oui , en ita-
lien latin. — Et cet autre livre? — C'est un ami de Virgile qui l'a
écrit; il se nommait Horace; il a fait des chansonnettes sur le vin
de Falerne , et sur une petite villa qu'il possédait à Tivoli. — C'est
bien; vous n'avez rien autre à déclarer? — Non, excellence.—
Vous pouvez sortir.
Alors une escouade de soldats pontificaux , le caporal en tête ,
vint se recommander à notre générosité ; ils n'étaient pas fort exi-
.geans ; nous leur distribuâmes des baïoques , et nous donnâmes
un modeste pour-boîre aux trois ministres qui se confondirent en
salutations. La formidable visite se termine ainsi. L'auberge est
vis-à-vis; elle n'a rien de repoussant; elle est propre et blanche,
elle a même une cuisine, mais on y soupe fort mal. Heureusement
le cameriere parle un français correct , et vous raconte ses campa-
gnes; il a servi sous l'Empereur; il aime les Français, et leur donne
secrètement du vin de Monlefiascone. Les chambres de cette au-
berge ont des portes , mais elles n'ont ni clés, ni serrures. Janus,
qui a inventé les clés et les serrures, n'a pas visité cette partie du
Latiuni. Pourtant on ne peut concevoir aucune crainte dramati-
que; la garde pontificale veille devant l'auberge, et chante des
chœurs du Barbiere avec un ensemble parfait. Après quelques
heures de douteux sommeil sur un lit plat, on se met en route
pour Aquapendente.
Qui n'a pas vu Aquapendente ne connaît la misère que de répu-
tation.
Aquapendente est un village en putréfaction liquide, sur une
crête des Apennins. C'est la capitale du monde misérable : une
lèpre mousseuse couvre toutes ses masures ; des haillons suintans
pendent à toutes les lucarnes; des ombres transparentes d'hommes
presque humains se traînent sur le sol gluant des ruelles; une at-
mosphère grasse , un parfum d'hospice , une haleine de poitrine
fiévreuse, une odeur de grabat, tous les miasmes cnd( miques de
la faim et do l'indig^mce , environnent le voyageur dans ce pays
agonisant. On s'y console avec un des plus magnifiques paysages
que la nature ait exposés dans son musée des Apennins. L'œil
|)lane sur un horizon circulaire d'abîmes , de montagues boulever-
ââê REVDÉ Ï>Ê PARIS.
sees , de forêts suspendues aux nuages , de cascades lumineuses ,
de ponts agrestes jetés sur les torrens. Mais tout cela ne donne pas
une once de pain à l'affamé village.
Aquapcndente est fortifié de faibles murailles; c'est une précau-
tion très inutile contre un siège; personne au monde ne songe à
s'appauvrir dune pareille conquête. X la porte, un fantôme doua-
DÎer vous demande votre passeport , selon l'usage ; ce n'est pas
qu'il se soucie de votre passeport; tout Aquapcndente se cotiserait
pour en déchiffrer une phrase qu'il ne saurait y parvenir; mais
c'est au droit fiscal qu'on en veut, et il faut leur rendre justice,
cet impôt continuel est tracassier, mais n'est pas onéreux. L'octroi
donne souvent au voyageur la faculté de le voter lui-même à sa
discrétion. Le fisc d' Aquapcndente nous demanda deux pauls pour
mes deux amis et moi ; nous donnâmes à l'employé une pièce de
cinq pauls , en le priant de vouloir bien nous en rendre trois. Là
était la difficulté.
La caisse du fisc était à sec ; nous étions les seuls voyageurs qui
avaient pris la route de Viterbe. Toutes les caravanes anglaises qui
se rendent à Rome , vers les fêtes de Pâques , s'étaient jetées sur
la roule de Perugia. Un accident tragique tout récent avait déter-
miné ce choix ; une famille anglaise venait d'être arrêtée par trois
brigands vers Ronciglione. C'était une fatalité pour les aubergistes,
les douaniers et les mendians de la route de Viterbe. Le préposé
d' Aquapcndente prit notre pièce de cinq pauls et nous pria de le
suivre chez le receveur-général. Ce fonctionnaire s'habillait; il
avait des culottes de satin à boucles et des bas de soie , tout cela de
la plus haute antiquité ; il portait une perruque poudrée et !a
queue; sa figure était joviale et fiévreuse : après nous avoir pou-
drés de salutations, le receveur-général nous dit qu'il n'avait pas de
monnaie à nous rendre, mais qu'il allait nous en trouver dans le
voisinage. Nous le suivîmes dans les quartiers opulens d' Aqua-
pcndente, nous heurtâmes à toutes les maisons qui avaient des
portes ; le receveur-général , à notre tête , élevait le phénomène
monnayé et conjuguait à grands cris le verbe baraiare dans tous
ses temps ; les contribuables reculaient de stupéfaction devant la
monstrueuse pièce d'argent et secouaient la tête avec des signes
REVUE DE PARIS. 32T
rapides de refus. Il fallut que douze notables concourussent à cette
affaire de bourse, et la pièce de cinq pauls fut changée par ac-
tions.
Nous demandâmes une hôtellerie ; c'était un mot inconnu : en
courant la ville , nous aperçûmes une espèce de porte à vitres gras-
ses, surmontée d'une enseigne avec ces mots : Caffe di buongusto.
Nous entrâmes au café du bon goûi. Notre voiturier nous affirma
qu'on y était fort bien. La salle avait cinq pieds carrés; quatre
guéridons larges comme la main ornaient les angles. Deux fashio-
nables, en haillons fraîchement restaurés, buvaient une liqueur
inconnue , debout devant un guéridon; car on avait banni le luxe
des tabourets et des banquettes. La jeunesse d'Aquapendente se
pressait extérieurement contre le vitrage, et conteniplait avec des
yeux d'envie les deux compatriotes heureux qui dépensaient lar-
gement leur baioque dans l'opulente vie de café. Le maître avait
revêtu l'habit donn'nical ; c'était un vêtement de toutes pièces ; sa
cravate s'éparpillait en charpie sur son gilet onctueux; son pan-
talon révélait des formes de squelette , mais ses yeux noirs , son
nez italien , sa large bouche , ses joues tiraillées par le jeu des mus-
cles, représentaient plus de gaîté intérieure qu'il n'en rayonne
sous le chapeau d'un cardinal. « Qu'avez-vous à nous donner à
déjeûner? » lui dis -je. Avec un long et délicieux sourire, il me
laissa couler de ses lèvres un nientc désespérant. « Comment? vous
n'avez rien dans ce café, le premier et le dernier café d'Aqua-
pendente! Vous n'avez pas même du café ! — Du café, répondit-
il, oui , mais je n'ai pas de sucre; ma provision est finie, j'en at-
tends de Viterbe. — Avez-vous du chocolat? — Oui, monsieur,
mais cru. — Eh bien! faites-le cuire. — Tout de suite; si vos
excellences veulent attendre un petit moment (momentino).
Le maître souleva un pesant rideau qui cachait une porte, et
appela toute sa famille à son secours; il s'agissait de faire trois
tasses de chocolat; son laboratoire était glacé; ses fourneaux parais-
saient viergcîs de feu. Il fallait d'abord créer du feu ; je crus un in-
stant qu'on allait avoir recours à l'expédient des sauvages, qui
roulent du bois sec et en font jaillir de la flamme par le frottement;
nous avions, par bonheur, un briquet de voyage; ù celte vue le
^28 REVUE DE PARIS.
maître tressaillit de joie ; en un clin d'œil la flamme étincela sur
Ja cheminée....
Les deux fashionables donnaient des si^jnes expressifs d'impa-
tience. Notre présence les gênait; ils jetaient par intervalles un
aegard brûlant et sombre sur le rideau de la porte ; ce rideau s'a-
(>ita , et je les vis se roidir de fierté , de joie, d'espoir satisfait ; ils
caressèrent rapidement leurs haillons, leurs cheveux, leurs favo-
ris; une femme entrait dans la salle; c'était la maîtresse du café du
bon gofit.
Tous les visages collés aux vitres s'animèrent de plaisir; un mur-
mure d'admiration éclata parmi les groupes des jeunes gens. La
jeune dame, accourue au secours de son mari pour l'œuvre du cho-
colat, fit plusieurs révérences à la société; les deux fashionables
5'inclinèrent profondément, et un léger sourire de pudeur enfan-
tine courut entre leurs épais favoris noirs. La Pénélope d'Aqua-
pendente est d'une laideur remarquable ; un peigne colossal planait
sur sa chevelure extravagante; avec son teint pâle, ses mains dé-
charnées, sa robe d'une blancheur terreuse et froissée, elle res-
-semblait à une ame en peine échappée, en suaire, de la fosse. Le
maître du café avait le maintien d'un époux heureux et envié; il
affectait de prendre avec sa femme certaines familiarités qui fai-
saient frissonner sous ses haillons toute la jeunese d'Aquapen-
dente. Les deux fashionnables rongaient leurs poings, et détour-
jiaient les yeux pour ne pas voir tant de bonheur conjugal, cruel-
Jement étalé en public pour le désespoir d'une ville entière.
Cependant notre chocolat se trouvait compromis au milieu de ce
tourbillon d'intrigues, nous nous en plaignions hautement; mais
ja jeune dame s'excusait de ses lenteurs avec une mignardise si
voluptueuse , avec tant d'oscillations de tète, de cou, de bras, qu'il
fallait céder et attendre. Le momenûno dura une heure. Les trois
tasses de chocolat terminées enfin , on s'aperçut qu'il n'y avait
^)as de tasses ; la dame y suppléa ingénieusement avec des verres.
Le chocolat versé, point de pain; l'époux allait se dévouer et courir
au boulanger, lorsqu'une idée le retint ; laisser ainsi sa femme seule
au milieu de ce paroxisme universel d'Aquapendente ! Quelle im-
i)rudence! Envoyer sa femme c'était l'exposer à être dévorée sur
REVUE DE PARIS. 320
place ; pourtant, il nous fallait du pain. Au mot pane cent fois ré-
pété, le rideau de la porte intérieure se leva, et nous vîmes poindre
dans l'obscurité une forme blanche de petite fille de dix ans ; c'é-
tait le squelette humain dans sa moindre dimension; une chemise
en lambeaux découvrait la pauvre enfant; la souffrance de la faim
desséchait sa figure, éteignait ses yeux; la mère fit un geste de fu-
reur et le rideau tomba sur l'apparition.
Nous avions envoyé notre voiturier à la découverte du pain ; c'é-
tait fort heureusement un dimanche, jour oii l'on mange dans
quelques maisons d'Aquapendente; le pain arriva. Chacun de nous
s'empara d'un guéridon et se mit à déjeûner. A ce spectacle le
nombre des curieux s'accrut encore ; chaque vitre de la porte était
un tableau à trois visages ; leurs yeux éblouis lançaient des regards
de flamme au luxe de nos tables, aux collets rouges de nos man-
teaux, aux deux fashionables heureux qui se posaient fièrement
comme nos convives, et surtout à la femme adorée, plus sédui-
sante encore dans ce jour de triomphe et de bonheur. Le maître
pleurait de joie; il joignait dévotement ses mains devant l'image de
sa madone, comme pour la remercier, dans une courte prière men-
tale, d'une prospérité inouie dans les fastes du café du Bon Goût;
de la madone, il passait à sa femme, et la faisait entrer en partici-
pation de ses ferventes actions de grâces; puis, doucement tourmenté
d'attendrissement et de joie , il prodiguait des regards bienveillans
à la foule ébahie delà porte, et semblait lui demander pardon de
son bonheur ; il tombait ensuite dans une douce rêverie ; un ma-
gnifique avenir se révélait à lui , sans doute; il prêtait l'oreille au
retentissement de notre déjeuner sur toutes les voies romaines ; il
voyait son café envahi par les voyageurs , son enseigne ornée de
deux renommées , sa femme couverte de joyaux comme une ma-
done, sa fille mariée à un commis voyageur de Paris, sa maison
visitée par un cardinal ; toutes les allégresses spiriluclles et tem-
porelles entrant dans sa boutique à la suite de nos itois tasses de
chocolat.
Nous demandâmes la carte à payer. Celait le moment solennel;
le maître prit une pose grave, se recueillit conîme pour un calcul
330 REVUE DE PARIS.
important, et se fortifiant de toute son audace, ii demanda douze
baïo(jues, quatre sous environ par consommateur.
La dame épouvantée de l'effronterie de son époux pâlit et baissa
les yeux; les deux fashionables se récrièrent sourdement contre
i'énormilé des prétentions du maître : leurs si{;nes télégraphiques,
en passant à travers le vitrage , apprirent à la foule que le mari
jaloux écorchait les voyagenrs; une sédition faillit éclater en noire
faveur parmi la jeunesse d'Aquapendente; le maître persista cou-
rageusement , et répéta douze baïocjues. Cette fois la dame ne put
supporter la secousse, elle s'assit plus pâle que de coutume; les
deux habitués lancèrent au maître un regard foudroyant, et se
placèrent derrière nous, comme pour nous soutenir dans la discus-
sion inévitable qui allait s'engager. Nous donnâmes les douze baïo-
ques, et autant pour le garçon; il n'y avait pas de garçon, tout re-
venait au maître.
Quel triomphe pour le maître ! Son œil d'aigle nous avait sondés
et compris; sa femme s'était relevée rayonnante, et rendait hom-
mage à la sagacité de son époux; les deux fashionables, vaincus par
cette audace heureuse, s'étaient retirés à l'écart; la foule contem-
plait de loin le trésor monnayé que le maître faisait ruisseler sur le
comptoir. A notre sortie, toutes les têtes se découvrirent, toutes
les poitrines s'inclinèrent, toutes les mains touchèrent au marche-
pied de notre berline stationnée devant le café. De toutes les ave-
nues, débordaient sur la place de nouveaux habitans qui venaient
voir les voyageurs aux douze baïoques; les mères nous montraient
aux petits enfans ; pour accomplir la fêle, nous laissâmes pleuvoir
par le store une vingtaine de sous en quatre-vingts petites pièces de
monnaie ; oh ! alors l'enthousiasme fut au comble : les applaudis-
semens éclatèrent; on parla de dételer les chevaux; la berline partit
dans une salve d'acclamations italiennes; l'ivresse volait autour des
roues ; on jeta sur notre passage toutes les palmes bénies du di-
manche des Rameaux; un improvisateur nous poursuivit long temps
avec un sonnet, où j'étais comparé à Plutus; nous ne fûmes déli-
vrés de cette tyrannie de reconnaissance que dans le chemin vieux
qui conduit à Saint-Laurent le Piuiné : on pourrait donner ce sur-
nom à tous les villages de la route.
REVUE DE PARIS. 331
La campagne reprend sa tristesse; le sol se dépouille; on marche
encore à travers des débris volcaniques ; la végétation se rabou-
grit; de vieux arbres, au tronc miné, au feuillage malingre, s'iso-
lent de loin en loin sur des piédestaux de ruines ou de scories ; il
semble que le spectacle de Radicoffani va recommencer ; le décou-
ragement saisit le voyageur. Toujours des couches de laves, des
amas de scories , des torrens altérés , des cataractes sans eaux , des
volcans sans feu, des campagnes sans verdure; c'est à vous accabler
de mélancolie, lorsqu'on n'est pas géologue. On est tenté de re-
tourner à Florence et de s'avouer victime d'une mystification , car
on ne suppose pas que Rome soit au bout de cette série de volcans,
dont les auteurs latins n'ont jamais parlé. Non, ce ne sont point là
les marais qui prirent un œil à Annibal, les arbres étrusques qui
ont écouté les secrets de Gatilina , les gorges , faitces Elruriœ , où
Manlius et ses conjurés se prosternaient devant l'aigle d'argent. Ce
n'est qu'un désert de tout temps inhabitable ; c'est une terre sans
ressource , qui n'a jamais pu nourrir ni l'armée carthaginoise , ni
les soldats de Sylîa , ni les cinquante mille prolétaires de Gatilina;
im pâtre a de la peine à vivre aujourd'hui dans ce domaine de la
famine! Tout à coup , du sommet de la montagne Saint-Laurent ,
ont voit se dérouler un horizon inattendu , comme le mirage du
désert. On voit éclater , sous ses pieds , le lac de Bolsena , éblouis-
sant comme le miroir immense du soleil ; une forêt vigoureuse
semble se précipiter avec vous de la crête apennine sur les rives du
lac; des milliers d'oiseaux volent en nuages sur cette Méditerranée
tranquille ; des bois d'oliviers la couronnent ; deux îles verdovantes
flottent sur ses eaux, comme deux navires à l'ancre; ses petites
vagues dorées se brisent devant les haies vives des beaux jarthns
de Bolsena , au pied d'un château du moyen-âge qui laisse pendre
de ses ruines le genêt jaune , le saxifrage et l'aloës.
C'est une surprise délicieuse; elle vous réconcilie avec les Apen-
nins; on ne saurait la payer par trop de volcans et de scories; le
lac de Bolsena rafraîchit l'imagination desséchée par les tableaux
de la veille ; on se plonge , avec extase , dans cette nouvelle et ma-
gnifique nature , où les ombrages, les eaux vives , la lumière d'Ita-
lie, les suaves contours des collines, s'associent enfin pour vous
332 REVUE DE PARIS.
donner un peu de joie. Bolsena et ses campa{jnes ont posé devant
Poussin ; là reposent tous les originaux du grand paysagiste; il y
a puisé à pleine palette ; il y a établi son atelier. C'est un miracle
qui a donné à Bolsena ces bois , ces eaux , ces belles moniagnes. A
la place de ce lac bouillonnait autrefois un terrible volcan ; un jour
le volcan se fit lac et se remplit de poissons frais ; Dieu veuille qu'il
ne reprenne pas sa première profession ! On ne peut compter sur
rien de stable dans ces terres volcanisées. En attendant, jouissons
du lac; il a vingt lieues de circonférence, le cratère en avait
autant; c'était humiliant pour le Vésuve et l'Etna. A l'hôtellerie,
on nous servit des poissons du lac; ils n'ont rien de volcanique ; à
Bolsena, on commence à diner; le jeune des Apennins cesse;
l'hôte vous apporte pompeusement le vin du Monte-Fiascone ; la
volaille et le gibier sont connus à Bolsena ; on y fait même du pain ;
il est vrai que les habitans n'ont pas l'air de s'en douter , car ils
paraissent bien misérables. Cette indigence , cette lèpre , ces hail-
lons, ces rues hideuses, sont dissimulés au voyageur par l'éclat
opulent de l'hôtellerie, la beauté de la campagne et des jardins. Il
faut entrer dans le village pour voir un affligeant contraste, mais
personne ne prend cette peine , l'hôtellerie est située extra muros.
On passe devant Monte-Fiascone, village perché sur une mon-
tagne, et dont je ne connais que la coupole ; ensuite, l'histoire des
volcans et des lacs sulfureux recommence; n'importe, on a pris du
courage à Bolsena; on peut se permettre quelques observations de
géologie; on flaire le bitume dans l'air, on ramasse le premier
caillou venu , on en tire du feu comme Achate , non pas pour rôtir
des cerfs, mais pour allumer son cigarre; il est doux d'allumer
son cigarre à des volcans éteints, quand on a bien déjeuné à Bol-
sena. Bientôt , à l'exirémité de fhorizon , à une portée de vue pé-
nible à l'œil , on distingue nébuleusement des atomes blancs qui
sont la ville de Viierbe. On a toute une plaine à traverser , la plus
longue et la plus large des plaines. Le voyageur quitte un instant
ces éternels Apennins , qui le suivent partout en Italie avec une
obstination désespérante. Enfin , il peut dire : Je suis en plaine
jusqu'à Yiterbe; après six heures de marche, Yiterbe, petite ville
ennuveuse et sans caractère, vous reçoit au pied de sa montagne,
REVUE DE PARIS. 333^
e( vous offre une table où l'on mange peu et un lit où l'on ne dort
pas. Qu'importe? encore dix-sept lieues, et Rome au bout.
Il faut traverser la célèbre forêt de Viterbe , domaine des tragé-
diens de nos boulevards ; c'est un long et funèbre chemin connu
des bandits et redouté des voyageurs. Pendant la nuit, à la clarté
brumeuse des étoiles, les arbres prennent des poses de mélo-
drame , les buissons se hérissent de canons de fusil , l'air murmure
des syllabes effrayantes; les vers-luisans se changent en lames de
poignard; le voyageur récite la prière des agonisans; il tient sa
bourse d'une main et sa vie de l'autre , tout prêt à jeter la première
pour retenir la seconde : les arbres et les buissons ne lui deman-
dent rien; on passe aujourd'hui avec moins de péril, à minuit, dans
la forêt de Viterbe, que sur le boulevard du Temple à midi. La
civilisation est à Viterbe. L'imposante et majestueuse forêt couvre
la montagne; on la visite dans ses secrètes et mystérieuses hor-
reurs; elle vous accompagne quatre heures , tantôt impénétrable
au regard, comme un voile funéraire partout déployé, tantôt en-
trouvrant ses rideaux pour vous révéler ses abîmes , ses vastes
cavernes , ses pics chevelus , ses croix tumulaires inclinées par le
vent. Tombé plutôt que descendu de la montagne , le voyageur
arrive à Ronciglione , triste village , ravagé par les Français , et
qui garde encore les traces de l'incendie. Notre nom n'est pas béni
à Ronciglione ; il est de la prudence d'y parler anglais. On ne s'y
arrête que pour admirer , dans la grande rue, un paysage étonnant
cieusé dans le roc; c'est un abîme ténébreux sur lequel les maisons
se penchent, avec la perspective d'y tomber un jour. On trouve à
Ronciglione un poste de dragons pontificaux ; ils ne sont pas dé-
placés sous la forêt de Viterbe. On peut dire que la campagne de
Rome commence à la porte de ce village.
Campagne toute nue et silencieuse, elle invite au recueillement
et non plus à la mélancolie. Quelque chose de grave et de solen-
nel semble luire à l'horizon. La plaine ne peut plus vous distraite
avec des arbres, des chaumières, des villages. C'est le désert: du
sommet d'une montagne, on aperçoit un immense bassin circu-
laire, couronné de montagnes radieuses; c'est comme un lac de
verdure ; une seule maison blanche se perd au milieu ; elle fut un
TOMK XX. AOUT. 25
SSi «EVtÉ DE PARIS.
temple de Bacchus, elle est aujourd'hui Baccano, simple hôtellerie,
dernière étape du pèlerin. Baccano franchi, on court dans un che-
min creux , on monte sur une éminence , et toutes les voix de l'air
crient : voilà Rome !
La ville sainte ne se révèle encore que par des points blancs et
lumineux , amoncelés aux limites de la plaine, comme une constel-
lation. On distingue la croix de la basilique de Saint-Pierre, cette
huitième colline que la religion a ajoutée à la cité de Romulus; le
mont Soracte s'élève comme un nuage ; je voyais tout cela bien
confusément, avec des yeux humides. Moi, qui n'avais connu que
les joies du collège , jamais les ennuis , je me trouvais enfin devant
la ville qu'habitèrent les premiers et bons amis que j'aie aimés en
entrant au monde. Cette Rome dont je savais l'histoire à dix ans;
ces poètes dont je récitais par cœur tous les vers à l'âge où l'on
bégaie; ces consuls sous lesquels j'avais livré tant de batailles dans
les rêves ou les jeux du collège; toutes ces grandes images, ces
œuvres sublimes, ces héros de mes affections primitives, tout mon
univers éiait là. Le moindre objet que je rencontrais sur cette route
me fondait dans l'esprit un impérissable souvenir; le pâtre couché
sous l'arbre, le cavalier qui me couvrait dépoussière, le petit pont
jeté sur un ruisseau , la cabane isolée, la borne milliaire où je lisais
via Cassia , rien de cela ne m'était indiffèrent. J'avançais avec la
fièvre; à chaque instant je fermais les yeux pour avoir cent fois
le bonheur de les ouvrir sur l'horizon où Rome grandissait à cha-
cun de mes pas. Aussi, Rome, qui voyait en moi son plus fervent
adorateur, me recevait dans toute sa magnificence; elle me donnait
une de ces splendides journées qu'elle tient en réserve pour ses
amis, sous les ides orageuses de mars ; la lune se levait sereine sur
le mont Soracte; le soleil s'inclinait, sans nuage, à l'horizon mari-
time; l'air était tiède, embaumé, transparent; un ciel pur faisait
saiUir les édifices lointains du Vatican et du Janicule; la majesté de
la campagne entourait la ville sacrée d'une auréole immense et lu-
mineuse. J'étais fier de sentir que j'étais pour quelque chose, peut-
être , dans cette fête de la ville et du ciel , que cette atmosphère de
rayons et de sérénité m'avait été réservée, afin qu'un seul nuage
ne vînt pas ternir mes émotions d'enfant; je saluai le Tibre, comme
REVUE DE PARIS. 3â5
un vieil ami; je courus sur le pont, je traversai le faubourg avec
autant de hâte que si Rome allait m'échapper ; la porte du Peuple
m'arrêta : je ne m'attendais pas à cette magnificence ; honneur à
ceux qui ont ainsi annoncé Rome au pèlerin ! il fallait cette entrée
à Rome. J'aime ces portiques superbes , cet obélisque porté par
des sphinx; j'aime cette colline d'arbres et de fleurs qui monte aux
jardins de Lucullus , ces statues colossales qui gardent l'Hémi-
cycle, les statues de Rome, du Tibre, de l'Anio, de Neptune,
avec ces marbres qui jettent l'eau à torrens; j'aime ces églises ca-
tholiques mêlées aux simulacres païens, le signe du Christ sur l'o-
bélisque de Rhamsès , la tiare à côté de Neptune : oui, c'est ainsi que
la place du Peuple devait annoncer Rome. Entrons maintenant; heu-
reux ceux qui n'en sortent plus ! car cette ville ne peut être aban-
donnée qu'avec regrets et larmes, tous les voyageurs l'ont déjà dit.
C'est là que l'artiste surtout , l'homme de poésie et de sentiment,
aime à fonder son tabernacle; Raphaël songeait au bonheur calme
et serein que Rome seule peut donner, lorsqu'il peignit la Transfi-
guration. Michel-Ange mit en œuvre d'architecture la théorie du
Thabor; il bâtit à Rome trois tentes, Sainte-Marie-des-Anges, le
Capitole,le dôme du Vatican; une pour lui, une pour Virgile,
une pour Dieu.
MÉRY.
VSi
PARIS AU BORD DE L'EAU.
DU PONT- NEUF AU PONT D'IÉNA.
Nous voici au Pont- Neuf. Ici tout prend un aspect nouveau; la
cité meurt étranglée entre le quai des Lunettes et le quai des
Orfèvres ; avec elle le vieux Paris disparaît , et devant vous va se
dérouler le Paris de Louis XIV et de Napoléon.
Henri III posa la première pierre du Pont-Neuf en revenant
d'accompagner enterre Maugiron etCaylus, ses deux plus cliers
mignons. La cérémonie fut triste , et les mauvais plaisans, qui ont
été de tout temps chez nous aux trousses de la royauté , bapti-
sèrent le nouveau pont du nom de Ponl-des-Soupirs. Plus tard ,
Henri IV l'ayant continué et achevé , on l'appela Pont-Marchand,
du nom de l'architecte , et enfin Pont-Neuf, parce que , disent les
èlymologistes profonds , neuf issues y aboutissaient.
Le Pont-Neuf a eu la fortune du Palais-Royal. Sous Louis XIII,
il était le centre du mouvement parisien. Tout y affluait. Les raf-
finés de la mode venaient se pourvoir à ses boutiques ; les galans
y étalaient leurs grâces ; les flâneurs se gaudissaient sur ses trot'
REVUE DE PARIS. 337
toirs ; les badauds venaient s'accouder sur ses parapets pour voir
couler l'eau; les étrangers y accouraient pour admirer un magni-
fique point de vue. Le Pont-Neuf jouissait de cette vogue au temps
où les Gascons florissaient à Paris. Les bons contes de ce temps-
là ont tous le Pont-Neuf pour théâtre , et un Gascon pour héros.
Si l'on jouait un tour piquant à quelque nouveau débarqué, le
mystificateur était un Gascon; si l'on volait à un paysan le che-
val qu'il tenait entre les jambes , le voleur était un Gascon ; s'il se
disait un bon mot, s'il se pratiquait une bonne escroquerie, un
Gascon en était toujours l'auteur ; les Gascons excellaient surtout
dans l'art d'escamoter lespistoles des gens ingénus ou distraits;
de là cet aphorisme : La poche d' autrui est le gant du Gascon.
Parmi les divertissemens que le Pont-Neuf offrait à la foule qui
Je fréquentait, il faut mettre en première ligne le tréteau de Ta-
barin et la parade de Brioché. C'étaient les deux théâtres et les
deux gazettes du temps ; toute la comédie et toute la politique de
l'époque passaient par-là : politique et comédie pour lesquelles il
n'y avait ni censure ni cautionnement, et qui pouvaient faire
de l'opposition et représenter des caricatures tout à leur aise ,
sans craindre l'interdiction ni l'amende. Jamais en ce temps-
là on n'aurait pensé à demander à Tabarin deux cent mille francs
de cautionnement, et à déporter Brioché à Pondichéri. C'était le
bon temps.
Les curieux admiraient sur le Pont-Neuf la Samaritaine , placée
sur la seconde arche du côté du Louvre ; c'était un édifice assez
vaste qui contenait une pompe et une horloge. Son nom lui venait
d'un sujet évangélique sculpté sur sa façade. Au-dessous du ca-
dran de l'horloge tombait une nappe d'eau; la Samaritaine offrait
Je modèle monumental de ces pendules modernes dont le mouve-
ment fait manœuvrer un morceau de cristal imitant le jet d'une
fontaine.
La Samaritaine a été démolie, les tréteaux de Tabarin et de
Brioché n'existent plus, les Gascons ont vu leur règne finir avec
Je ministère Villèle, le beau monde s'est porté ailleurs, toute
cette splendeur et toute cette vogue du Pont-Neuf ont disparu;
avec la statue d'Henri IV, son ornement fondamental, il ne lui
REVUE DE PARIS.
reste plus que le mérite d'être le seul pont de Paris oîi soient
bAties des boutiques.
Le quai de i Au^^ustins, qui est le plus ancien de Paris et dont
toutes les boutiques sont habitées aujourd'hui par des libraires,
se termine au Pont-Neuf; il est continué par le quai Conti. A la
place de l'ancien hôtel Conti, s'élève l'IIôtel-des-Monnaies, d'une
figure imposante et dont la ftiçade est surmontée par six statues :
la Loi, la Force, l'Abondance, la Paix , le Commerce et la Pru-
dence.
Chacune de ces statues, placée là , représente une double allé-
gorie. La statue de la Loi signifie qu'avec des lois on a de l'argent,
et qu'avec de l'argent on a des lois. Ainsi des autres.
A côté de l'Hôtel-des-Monnaies s'élève le palais de l'Institut,
autrefois le collège des Quatre-Nations , fondé par le testament
deMazarin. C'est là que l'Académie française a son siège. L'Aca-
démie côte à côte avec la Monnaie, voilà assurément un fort
agréable texte de plaisanteries, à une époque surtout où la litté-
rature académique peut à bon droit passer pour tant soit pem
vénale. Un autre rapprochement non moins curieux, c'est que
l'Académie est assise à la place même où s'élevait la tour de Nesle.
On abattit ce qui restait de cette tour pour construire le collège
des Quatre-TVations.
Entièrement détruite en 1662, la tour de Nesle a été réédifiée
dans la littérature moderne par notre spirituel collaborateur et
ami , Roger de Beauvoir, et éditée par le libraire Fournier, rue
de Seine, sur l'emplacement même qu'occupaient les dépendances
de la tour, appelée le Séjour de Nesle. Les chapitres si intéres-
sans et si dramatiques de l'Ecolier de CUimj, taillés en pièce et
transportés au théâtre de la Porte-Saint-Martin avec un grand
succès , ont donné lieu à bien des orages littéraires 1 Qui sera dé-
claré l'auteur du drame? M. Gaillardet, M. Dumas ou M. ***?
Mettra-t-on les étoiles avant M Gaillardet , ou bien M. Gaillardet
à la suite des étoiles? De là, attaques violentes dans les journaux,
procès, duel ; après quoi la question s'est trouvée encore irrésolue,
et cette glorieuse paternité est demeurée en litige, sans que
iM. Roger de Beauvoir, spectateur insouciant de tout ce démêlé *
REYUE de PXTCIS.
daignât se baisser pour en ramasser la plus belle part, qui lui re-
venait de droit.
Le Pont-des-Arts conduit du palais de l'Institut au (piai du
Louvre ; c'est le pont le plus léger, le plus élégant, et le seul de
Paris sur lequel on ne passe pas en voiture. Sans doute il y a ici
allégorie comme dans les statues de la Monnaie, et en interdisant
le Pont-des-Arts aux voitures , on a pensé que les arts n'allaient
qu'à pied.
De l'Institut au Pont-Royal , sur le rivage du petit et du grand
Pré-aux-Clercs, deux quais modernes conservent tout ce qui nous
reste du xviip siècle. L'un , le quai Malaquais, de la rue de Seine
à la rue des Saints -Pères, vend aux amateurs les meubles
de Boulle , les chinoiseries , le vieux Sèvres et les trumeaux de
M™* de Parabère et de M"'^ de Pompadour. L'autre quai , de la
rue des Saints-Pères à la rue du Bac , porte le nom du grand
écrivain dans lequel le xviii^ siècle s'est si précieusement et si
spirituellement résumé. Sur ce quai , au coin de la rue de Beaune,
est la maison du marquis de Y illette , où Voltaire est mort, où s'est
terminée, après tant de triomphes et d'apothéoses, cette carrière
unique en grandeur et en gloire dans les fastes de la littérature.
Il y a peu d'années encore que les fenêtres du premier étage de
cette maison étaient toujours fermées: c'étaient les fenêtres de
l'appartement de Voltaire. Cet appartement était resté dans l'état
où il se trouvait lorsque le grand homme y rendit le dernier sou-
pir; les curieux venaient le visiter respectueusement.
L'angle delà rue des Saints-Pères, où finit le quai Malaquais,
est formé par l'ancien hôtel de Bouillon qui logea naguère l'opu-
lente prospérité du libraire Ladvocat. L'autre angle, qui com-
mence le quai Voltaire, est occupé par l'hôtel Vigier. M. Vigier
peut voir de ses fenêtres trois de ces établissemens de bains qui
ont rendu son nom européen. Cet honorable industriel qui lave à
l'eau chaude la moitié de Paris, possède un quatrième établisse-
ment thermal, près de l'Ile Saint-Louis, au bas du pont Marie.
En face de la rue des Saints-Pères , on vient d'achever un pont
de fer qui aboutit au quai du Louvre.
Au lieu des tours pittoresques groupées par Philippe-Auguste
340 REVUE DE PARIS.
et ses continuateurs , le Louvre maintenant déroule au bord de
l'eau une façade lourde, longue et monotone. On y montre quel-
que part, en face de la rue des Petits Augustins , le balcon d'où
Charles IX, à ce que prétendent plusieurs historiens, tira l'arque-
buse sur son peuple , la nuit de la Saint-Barthelemy. Le mieux
est de ne pas croire à cette anecdote. On a beaucoup calomnié
Charles IX.
Jusqu'au Pont-Neuf, la Seine, étroite et partagée, n'est guère
occupée çà et là que par des bateaux de blanchisseuses ou des
bateaux de charbon. Du Pont-Neuf, où ses deux bras se confon-
dent, jusqu'au Pont-Royal, son magnifique bassin est couvert
de constructions ; c'est comme une ville de bois bâtie sur la rivière.
Pour peu que cela continue, il va devenir impossible de se jeter à
l'eau du Pont-Neuf, du Pont des Arts , du Pont du Carrousel et
du Pont-Royal , les quatre ponts les plus fréquentés par le dés-
espoir.
Les jeunes gens d'autrefois se souviennent que , du temps de
leur adolescence, il n'y avait à Paris d'autre école de natation que
le bain du Terrain , situé à l'extrémité de la Cité , près des murs
de l'Archevêché. Cette école existe encore; c'est un bain à quatre
sous; à Paris on peut nager dans un endroit clos pour le prix de deux
voies d'eau. Le bain à quatre sous est tiré à plusieurs exemplaires
sur la Seine. Vers le Pont-Neuf, les écoles de natation sont en
grand nombre ; il y en a pour toutes les fortunes et pour tous les
sexes : car les femmes aussi se livrent à cet exercice , peut-être
pour se donner le plaisir de remonter le courant. Une école de
femmes est d'un accès aussi difficile que le sérail du grand sultan;
un plafond de toile, hermétiquement fermé, interdit aux in-
discrets flâneurs des quais et des ponts , le coupable plaisir de
plonger un regard téméraire dans le nautique gynécée. Du reste,
le costume adopté par les baigneuses est delà plus stricte décence;
elles portent un pantalon qui tombe jusqu'à la cheville, une cami-
sole qui monte jusqu'au cou, et leur chevelure est emprisonnée
dans une coiffe de taffetas gommé. Avec cela on peut braver toute
espèce d'indiscrétion.
De toutes les écoles de natation d'hommes , la mieux achalan-
REVUE DE PARIS. 341
dée est celle de Deligny , sous le quai d'Orsay , près du pont de
la Concorde. Pendant l'été , tous les jours , après l'heure de la
bourse, vous trouverez à l'endroit du quai où l'on descend à
l'école de Deligny , autant de cabriolets et de tilburys qu'avant
l'heure de la bourse vous aurez pu en voir rue Laffitte , à la porte
de l'hôtel Rotschild. Ce sont les équipages des baigneurs fashio-
nables.
Après le Louvre et le château des Tuileries , la rive droite de
la Seine ne présente plus aucun édifice; elle est inhabitée et
s'étend sous les arbres du jardin des Tuileries et des Champs-
Élysés jusqu'au pont d'Iéna. Dans ce même espace, la rive gauche
possède encore plusieurs monumens.
Le quai d'Orsay succède au quai Voltaire ; il doit son nom ,
comme tant d'autres quais, places et rues de Paris, à un prévôt
des marchands. Nous y trouvons d'abord l'ancien hôtel des
Gardes-du-Corps , qui n'a fait que changer d'uniforme , et qui
est toujours une caserne de cavalerie. Puis voici le plus énorme
édifice de Paris ; c'est le nouvel hôtel du ministère de l'intérieur;
les ouvriers y mettent la dernière main. Cette colossale bâtisse
écrase tous les environs. A côté , l'hôtel de la Légion-d'Honneur
fait la plus triste figure du monde. Ce pauvre petit hôtel de Salm,
qui a vu de si belles fêtes du temps du directoire , et où il y a quel-
ques jours l'infortuné maréchal Mortier était exposé sur son lit
funèbre, n'est qu'une bicoque auprès de son prodigieux voisin. Les
arbres des Tuileries sont dominés par ce monstrueux monument;
auprès de lui , le pavillon Marsan, si hautement coiffé , paraît une
maisonnette. Nous n'avons rien qui puisse se mesurer avec ce mi-
nistère ; c'est le plus gigantesque pâté de moellons qui se puisse
voir; on y logerait le budget en pièces de cinq francs ; M. le mi-
nistre de l'intérieur (1) y sera certainement fort à l'aise.
En suivant le quai d'Orsay sous les jardins des beaux hôtels de
la rue de Lille , on arrive au Palais-Bourbon , où la Chambre des
Députés tient ses séances. Le temple législatif est gardé par quatre
sentinelles : l'ilospital, Sully, Daguesseau et Colbert, qui seraient
(i) M. Tbiers.
â4S REVUE DE PARIS.
beaucoup mieux placés dedans que dehors, et que nous aimerions
bien mieux voir assis au banc des ministres que dans leurs stalles
de pierre. En voyant ces quatre figures respectables , symboli-
quement placées à la porte du Palais-Bourbon , on ne peut s'em-
pêcher de penser que la marchandise ne vaut pas l'enseigne.
Le pont de la Concorde , en fece de la Chambre des Députés ,
«st chargé de douze statues représentant une douzaine des plus
grands hommes que la France ait produits : quatre généraux de
terre, quatre ministres et quatre grands hommes de mer. Ces
statues , de taille surhumaine, sont l'objet de bien des critiques.
On a décidé qu'elles seraient enlevées au pont pour être placées
sur la place de la Concorde en regard de l'obélisque de Luxor.
L'obélisque égyptien sera planté sur celte place , quoi qu'on dise ,
et en dépit de l'art , du goût et de la perspective.
Du Palais-Bourbon, nous arrivons à l'esplanade des Invalides.
Voici la dernière étape du soldat français. C'est Henri IV, le bon
soldat , qui a songé le premier à donner un asile aux militaires
vieux et mutilés; l'hôtel des Invalides a été élevé par Louis XIV,
à qui les idées des autres ont toujours si bien profité , et qui a su
toujours exécuter avec discernement et magnificence les grands
projets qu'il trouvait sur son chemin. On est convenu d'admirer
le dôme galonné d'or des Invalides, construit par Mansard.
Devant l'esplanade est un pont suspendu qui mène aux Champs-
Elysées. Ce pont des Invalides était tellement invalide la première
fois qu'il a été jeté sur la rivière, qu'il s'est laissé cheoir de tout
son poids dans l'eau à la première épreuve. On l'a refait plus soli-
dement. Vers cet endroit , le rivage est fréquenté par les ama-^
leurs de la pêche à la ligne. C'est là que venait souvent se dé-
lasser des travaux du ministère, M. de Corbière, qui affectionnait
si fort les bords de la rivière , où il pouvait satisfaire sa double
passion de bouquiniste et de pêcheur.
On cite de M. de Corbière un mot charmant à propos de la
Seine. Il faut dire d'abord que M. de Corbière était doué à un
degré peu ordinaire de cette paresse qui tient au tempérament des
gens d'esprit. Quelqu'un lui disait un jour : « La Seine ne sort
jamais de son lit. — Elle est bien heureuse , » répondit-il.
REVUE DE PARIS. 343
Près du pont des Invalides se trouvent la pompe à feu du Gros-
Caillou, qui fournit de l'eau à la partie méridionale de Paris, et
la Manufacture de tabacs. Nul établissement n'a été chargé de
phis de malédictions que ce dernier. Quel homme a dans sa vie
fumé un cigarre légal sans maudire la régie? Mais la régie n'ea
tient compte , et élève fièrement son hôtel sur la rive gauche de
la Seine , tandis que la 13rinvilliers , moins empoisonneuse mille
fois, a été brûlée sur la rive droite. Depuis que le cigarre est entré
dans les habitudes des hommes élégans , la régie s'est empressée
d'exploiter cette fashionable fantaisie ; on demandait des cigarres
de la Havane , elle en a vendu à vingt centimes. Mais quels ci-
garres , grand Dieu ! Est-il possible de mystifier plus outrageu-
sement l'honnête fumeur, qui croit sur la foi des traités allumer
un cigarre des grandes Antilles! Dans une feuille de tabac, la
régie roule un hachis de je ne sais quelles herbes ; tous les légu-
mes lui sont bons; elle y met du chou et du navet, et puis elle
nous présente effrontément , comme venant de l'île de Cuba , ses
cigarres à la julienne! C'est là un affreux abus; non-seulement il
offense le goût , mais encore il peut nuire à la santé. Voilà ce qui
jette dans les bras de la fraude tant de fumeurs désespérés. Voilà
pourquoi, le monopole nous empoisonnant, nous nous écrions:
« La contrebande est le plus sain des devoirs! »
Passons maintenant au Champ-de-Mars qui se développe de-
vant l'École-Militaire : immense plateau où ont lieu les grandes
manœuvres de troupes et les courses de chevaux. C'est là que
se sont immortalisés les rapides coursiers et les habiles jockeis de
lord Seymour, du comte Demidoff, et de M. Rieussec, si mal-
heureusement tombé le mois dernier sous la mitraille de Fieschi!
Le Champ-de-Mars est célèbre dans nos fastes politiques par la
fête de la Fédération ; au milieu de cette vaste place , un autel
avait été élevé, et M. de Tallcyrand , alors évéque d'Autun , épi-
grammaiiquement choisi par la cour pour y célébrer la messe ,
rencontrant auprès de l'autel M, de Lafayctte, commandant de la
garde nationale, lui dit ces paroles devenues célèbres : — « Ah!
ça, je vous en prie, mon cher, ne me faites pas rire ! »
Si le Champ-do-Mars rappelle un mot philosophique de M.deTal-
344- REVUE DE PARIS.
leyrand, le pont d'Iéna rappelle un mot héroïque de Louis XVIII.
Ce nom de pont d'Iéna consacrant le souvenir d'une victoire sur
les Prussiens , le général Blucher eut, en 1815, l'idée de le faire
sauter. Louis XVIII lui dit : — « Le jour où vous ferez sauter le
pont d'Iéna , j'irai me mettre dessus. »
L'eùt-il fait? peu importe; d'autant mieux que Louis XVIII
était un homme d'esprit et non un homme d'action ; l'héroïsme
n'était pas dans ses attributions; Pannrge et la Charte constilulion-
nelle suffisaient à sa gloire. En tout cas, le mot est resté pour faire
nombre avec toutes ces belles et souveraines paroles que les rois
disent toujours sans qu'ils s'en doutent.
Au pont d'Iéna , Paris finit , et la Seine continue son chemin
vers le Havre , laissant aux filets de Saint-Gloud tout ce qu'elle
emportait de Paris.
Paul Vermond.
••««••*•)•«< ta »««>»4*« »•««•« »4»«o«fr« »«*«»«•« M »«-«o«*«»«»4«4t»>a»«»4*«»««t««s»«««a»«f«»«*4««a« M»
UNE MERE.
Pauvre mère, aujourd'hui sous sa tombe oubliée!
Je me souviens du jour qu'elle s'est mariée;
Elle enfant de seize ans, moi tout petit enfant.
Entre ces jours lointains qui s'effacent souvent ,
Quelque chose en mon cœur sans doute le protège ,
Ce jour vieux de trente ans. C'était un jour de neige.
Gris, triste, comme sont beaucoup de jours d'hiver :
Pourtant je m'en souviens comme du jour d'hier.
Je me souviens du prêtre et de sa longue messe.
De l'orgue qui chantait , de la sainte promesse
Que firent les époux : je me souviens aussi
Des pauvres tout joyeux qui leur criaient : merci.
Enfin, dans ce passé si lointain et si sombre,
Ce jour seul luit encor parmi des jours sans nombre.
Dans un oubli sans fond par le temps dévorés.
Et puis pendant quinze ans nous fûmes séparés.
Lorsque je la revis elle était encor belle :
Mais déjà quatre enfans se pressaient autour d'elle ;
346 KKVUE DE PARIS.
Et moi jeune homme alors aux turbulens désirs,
J'aimais le bal, le jeu , les chevaux, les plaisirs;
Je courais dans ma vie et ne m'arrêtais guère
A cette vie assise où se plaît une mère.
Et cependant nos cœurs sans s'être rien promis
Se comprenaient tout bas et se sentaient amis.
J'étais près d'elle au jour de sa première ëpieuve,
Jour de fatal présage où le ciel la fil veuve !
Enfin, depuis ce temps, où beaucoup de douleurs
L'ont vite et durement accoutumée aux pleurs,
Je la voyais souvent, et souvent sa souffrance
A mes discours amis reprenait espérance.
Lorsque, voilà huit jours, un billet de sa main
Me dit : « Venez ce soir... sinon ce soir, demain...
Sinon demain... Enfin venez, oh! venez vite. »
Avec ce ton pressant le malheur seul invite ;
J'y cours et je la trouve assise au coin du feu,
Faible, pâle, roulant des pleurs dans son œil bleu :
Elle me tend la main , me désigne une place :
— Mon ami, me dit-elle, écoutez-moi, de grâce.
« Voilà cinq ans passés j'avais mes quatre enfans;
« Tous quatre, enfans chéris , purs, nobles, beaux, charmans.
ï Le jour où Charles dix , que je n'ose maudire,
« De la guerre civile alluma le délire,
« Les deux aînés sont morts ! le plus jeune au milieu
I Du peuple souverain dont il fesait son Dieu ;
« L'autre esclave hautain de son ame loyale
« Sous l'uniforme bleu de la garde royale.
« Ma fille (pour cela, souvent j'ai bien grondé)
« Préférait l'officier au bel habit brodé ;
« El le fils qui me reste avait pour l'autre frère
« Un culte mérité par une vie austère;
« Mais quand d'un seul linceul tous deux furent parés,
« Leurs larmes n'eurent plus de frères préférés.
« Chacun n'a que six pieds sous la terre fatale
« Et chacun eut de nous une douleur égale!
REVUE DE PARIS. 34T
1 Pourtant de mes enfans le chagrin s'envola ;
€ Le temps et leur jeunesse aussi les consola :
c Et moi qui leur voulais des jours purs et prospères
« Je gardai pour mes nuits mes larmes solitaires,
f Vous vous le rappelez, nous étions presque heureux.
« Alors, vint ce fléau meurtrier, ténébreux,
« Comme un noir assassin dépeuplant la famille.
t Dans mes bras , en une heure, il me tua ma fille!
« Comme une fleur coupée au pied, comme un oiseau
« Atteint au cœur, la pauvre enfant mourut!... Fléau
« Qui ne m'as pas voulu prendre , moi pauvre femme ,
« Vieille de corps, brisée, et bien plus vieille d'ame,
« Pourquoi donc m'as-tu pris ma belle et jeune enfanjt?
« Oh ! pour cela , de vous j'ai douté bien souvent ,
« Mon Dieu! Mais j'écartai ce désespoir funeste;
« Car je suis jeune encore, un fils encor me reste.
« Eh bien ! ce fils? » — Grand Dieu , m'écriai-je, ce fils
« Est-il mort? » — Non , oh ! non , il vit puisque je vis!
« Mais , mon ami , ce fils à présent m'épouvante !
« Je ne sais quelle idée affreuse, décevante,
€ Dévaste maintenant tous ces jeunes esprits;
« Mais d'une mort brutale ils semblent tous épris.
« Ce n'est pas désespoir d'un auiour qu'on méprise,
ï Ou folle ambition dont leur ame est éprise,
« Ou misère, ou malheur, ou crainte de souffrir,
« Je ne sais, ce n'est rien : ils meurent pour mourir.
€ Ici, quand par hasard un journal homicide
c Raconte, en ses détails, quelque affreux suicide,
« Il le lit plusieurs fois, puis il rêve lonj;-lemps;
i Et lorsque j'interromps ce rêve que j'entends,
< Il me répond , à moi , sans changer de visage :
« Cet homme-là , ma mère, avait un grand courage !
t En vous, ô mon anii, j'ai confiance et foi :
« Puisqu'il est sans pitié , prenez pitié de moi.
« Pauvre femme perdue en ma douleur profonde ,
« Je suis trop triste , hélas ; je ne sais plus le monde.
348 REVUE DE PARIS.
« Vous êtes jeune encore et vous devez savoir
€ Quels vœux et quels désirs cet enfant peut avoir;
« II faut les deviner, il faut les satisfaire.
< Hélas ! pendant long-temps, moi j'ai voulu le faire !
« Seule , je l'ai tenté , mais de sévères voix
« Sur moi cruellement ont parlé quelquefois.
« Quand j'appelais ici les concerts et les fêtes ,
a Mêlant mes cheveux gris parmi de blondes têtes ,
a On se riait de moi ! Vous , il faut le sauver.
« S'il veut jouer, qu'il joue... Aime-t-il une femme
« Indigne, il peut l'aimer : malgré sa vie infâme,
8 S'il veut me l'amener, je la recevrai bien :
o Veut-il du luxe? hélas! qu'il prenne tout mon bien,
« Donnez-lui, quoi que soit ce que son cœur vie,
< Un amour qui lui fasse au moins aimer la vie !
€ Lui faut-il que je meure... eh! je mourrai bientôt...
< — Non, je le sauverai, répondis-je. » Ce mot
N'était pas prononcé qu'un bruit épouvantable
Vient nous glacer tous deux d'une crainte effroyable.
Je cours, et, dans sa chambre , étendu sur son lit,
Mis avec soin , vêtu de son plus bel habit ,
Le jeune homme gisait, la tête fracassée!!!
Je cherche, pour savoir la funeste pensée
Qui, si jeune, lui fit désirer le tombeau,
Et je trouve un papier rangé près d'un flambeau ,
Et j'y lis ces seuls mots, sous le sang que j'essuie :
c Je meurs, pardonnez-moi, ma mère, je m'ennuie. >
Oh! barbares enfans, que si le lendemain
Vous eussiez près de moi parcouru le chemin
Où marchaient les cercueils du fils et de la mère ,
Vous auriez pour mourir la main bien moins légère.
Frédéric Soulié.
CHRONIQUE.
La loi sur la [iresse poursuit sou cours. Toules les passions sont en-
core en présence , et certes il faut (jue ces passions soient bien vives
pour avoir enfanté de pareils chefs-d'œuvre d'éloquence. Nous sommes
encore sous l'impn ssion du discours de IM. le dir de Broglie , qui est un
beau discours , même pour ceux qui, romuienous, déplorent un si grande
colère contre la presse. Jamais parole, dite d'en liant , ne fut |)lus puis-
sante et mieux écoutée. M. le duc de Broulie esta la chambre des dépu-
tés ce que M. ie comte Mole est à la chambre des pairs , ce que M. de
Talleyrand est partout , nn grand seigneur. El c'est déjà une cho.se si
rare de nus jours , nn véritablement grand seigneur, qu'aussitôt qu'il
ouvre la bouche, l'attention de tous lui appartient, quoi qu'il dise, par je
ne sais quelle sym[)alhie obéissante de la nature humaine pour toules les
supériorités , dans tous les genres. Le discours de M. le duc de Broglie a
donc été écouté avec attention par toute la ciiambre, t;l avec la plus grande
faveur par la majorité. I\L le président du conseil a parlé gravement,
simplement; il n'a reculé devant aucune des nécfssitrs de la loi nouvelle;
il lesatou'es avouées, sans même dissimuler ce qu'elles avaient d'étrange.
Mais, en même temps, il a fait une peinuire si complète et si triste de
nos dissensions et des crimes prétendus de la presse , il l'a montrée si
chargée d'injures, de calonuiies, de paradoxes et d'excès de tout genre,
(pie personne ne s'est aperçu ce jour-là (|ue M. de Brogiie n'envisageait
([u'im côté de la question, et qu'il oubliait les services et les droits de la
presse, j)Our ne parler que de ses excès et de ses devoirs. Disons aussi que
l'opposition s'est abandomiée elle-même dans ce grave et lamentable con-
Hit; elle a gardé le silence, elle a batlu en retraite devant M. de liroglie;
et <|uand M. le [irésident de la chanibre des députés a apjtelé I\L Royer.
Collard à la tribune, les nombreux amisde M. Hoyer-Collard ont répondu
toml: XX. AOUT. '2'^
350 REVUK l)K PARIS.
qu'il pn lie laii demain. La sé;ince a donc été levée à cinq heures et de-
mie, et M. le duc de Bro;j;lie s'est retiré dans son trionipiie, qui était le
triomphe du ministère ; M. Guizot surtout a été bien iieureux ce jour-là.
Le lendemain, c'était le tour de M. Royer-Collard, le père de la doc-
Irine, comme on dit encore, malheureux père si outraiieusement trahi
p:^r sa fille. Toutes les fois que M. Royer-Collard monte à la tribune, il
se fan un grand silence. On prèle l'oreille à celle grande et illustre pro-
bité qui a été si long-temps, et qui est encore aujourd'hui l'hon-
neur de la tribune. Après le discours de M. de Broglie, il n'y avait
de possible que le beau discours de M. Royer-Collard. Nois le répétons,
cette discussion a élé remplie par tant d'éloquence; tant de rudes et ha-
biles jouteurs se sont présentés dans la lice, le minisière surtout s'est dé-
fendu soit par lui-même, soit pir ses amis, avoc tant de raison et de sang-
froid, (lu'on a moins peur d'une loi ainsi déhattue. Sivez-vous que le
talent est d'un grand poids dans toutes les affaires de ce monde? Savez-
vous que l'éloquence est une chose par elle même rassurante, quand bien
même elle n'est pas persuasive. Vous avez beau crier :au despotisme ! vous
;ivez beau dire : la Charte est violée'. Comment être en colère contre des
despotes qui montrent tant d'éloquence el tant de cœur; et comment vou-
lez-vous nous persuader qu'on peut violer en effet la Charte, en déployant
tant de lalent oratoire? Non, non, le despotisme ne va pas par de si longs
détours, les lois sont violées avec moins de façon. M. de Chantelauze ,
M. de Polignac et M. de Peyronnet se soiil bien gardés de faire de l'élo-
quence (juand ils ont touché à la Charte. Nous autres qui sommes des
hommes d'art, plus voués à la forme qu'au fond, et plus amoureux du
beau langage que de toute autre chose , nous trouvons que ces belles dis-
cussions servent au moins d'excuse à cette lui, quelle que soit cette loi.
Et cependant nous ne pouvons pas dissimuler que la presse nous est
chère, à nous les enfans de la presse , et que nous tenons de toutes nos
forces à ses garanties de juillet , et qu'enfin nous aurions voulu que M. le
président du conseil ne confondit pas dans sa colère la grande presse, qui
se voue à tous les intérêts du pays, avec cette misérable presse qui s'en va
chaque jour jetant l'injure, et qui demande son pain quotidien l'escopelte
a la main , à peu près comme le mendiant de G il Blas.
La loi disculée, la chambre en a voté les articles. Le premier jour, les
douze premiers articles de la loi ont passé à une forte majorité. C'en
est fait : la loi du jury, appliquée ati délit de la presse, est singu-
lièrement modifiée, el désormais l'inviolabilité de Louis-Philippe ne
sera pas moindre que l'inviolablliié royale de Charles X. Le second
iour, on croyait que la loi allait êlre enlevée d'un seul coup , mais la dis-
cussion , que l'on croyait fermée , a recommencé de plus belle. M. Guizot
a parlé, et c'est alors qu'il a répondu à M. Royer-Collard; M. Thiers a
parlé, et bien parlé. Il a donné un de ces coups de bmiioir qui lui réus-
sissent toujours. On a au.ssi écouté ce jour-là {au milieu des rnuversa-
iioiis partir uHùres. disent tous les joiuuaux) , les trente-cinq amende-
mens de M, Emile deGirardin.
IIKVUE DE PARIS. 351
Mais ce qu'il y a de plus important dans cette séance , c'est que la
chambre a fort bien compris qu'il était, inutile d'élever le cautionne-
ment à ce taux exorbitant de deux cent mille francs, comme aussi elle
fera droit à nos représentations sur le cautionnement des journaux litté-
raires. C'est là une précaution utile et de bon goût que prendra la cham-
bre, en ne confondant pas ce qui est purement politique avec ce (lui est
purement littéraire. Et , je vous prie, pourquoi demander à la littérature
contemporaine l'argent (lu'elie n'a pas.» Ceci nous remet en mémoire
l'histoire d'un beau jeune homme d'esprit qui un jour se présenta chez
M. Villiaume p uir avoir une femme. M. Villiaume lui proposa aussitôt
une jeune héritière de cent mille francs de rente, ni plus ni moins.—
— C'est là mon fait, dit le jeune homme. —Il faut donc, dit M.Yilliaume,
que vous me remettiez vingt francs pour frais d'enregistrement. — Vingt
francs, dit l'autre, croyez-vous que si j'avais vingt francs , je voudrais me
marier ?
Théâtre de l' Ambigu-Comique. — Marguerite de Quéhiz. — Mé-
lodrame en trois actes, par MM. Paul Foucher et
C'est encore une histoire de la Saint-Barthélémy, à peu près dérobée
à un roman de M. Mérimée, qui nous a déjà fourni au moins une dou-
zaine de mélodrames. Marguerite de Quéluz est d'abord catholique
romaine, puis elle se fait huguenote par amour, et parce qu'elle a épousé
un huguenot. Ce huguenot est poursuivi par un féroce catholique , qui
veut le tuer comme huguenot d'abord, et ensuite comme le mari de
Marguerite de Quéluz. Heureusement l'époux de Marguerite a pour
page le plus dévoué des hommes, et ce page se fait assassiner au lieu
et place de son maître. Voilà toute la pièce en question. M. Mctor
Hugo et sa famille honoraient de leur présence cette mémorable repré-
sentation.
Théâtre du Cirque-Olympique. — Les Mines de cvivre. — Mé-
lodrame sans chevaux et sans décoration , mais non pas sans coups de
fusils, par M. Francis.
Je crois bien que ce mélodrame s'appelle les Mines de cuivre; en eflet
on voit une belle mine de cuivre au second acte. Mais au premier acte
un mineur dont la fdle est enlevée par le gouverneur de la province, lequel
mineur n'est guère plus satisfait que Guillaume Tell avant la ponmie, jure
de se venger par la mort du traître. Justement arrive un inconnu. On
fait descendre l'inconnu dans la mine de cuivn^ On descend dans cette
mine de cuivre au moyeu d'un panier suspendu à un (il. Le panier va
et vient, chargé de mineurs. Cependant le gouverneur de la province,
celui qui a enlevé la lille du mineur, fait ciiercher l'inconnu, dont il a
mis la tète à prix. On ne trouve pas l'inconnu; il est dans la mine de
cuivre. Alors ce gouverneur descend dans la mine de cuivre pour cher-
cher l'inconnu. Aussitôt l'inconnu fait le mort, et l'on dit eu effet au
gouverneur : — Cesl un nwrt! Le gouvcineur, pour voir s'il est nmrt,
352 REVUK 1)K PAIUS.
lui donne un coup d'épt'-e clans les côtes. Le mon reste immobile, et le
gouverneur se dit à lui-même : Il est mort! Très bien.
Au troisième acte, le pendu ressuscite. Il entre dans la ville par une
fontaine, avec son armée. On assiège la citadelle comme la citadelle
de Gessler; ou jjrend la citadelle, et le mineur tue le gouverneur,
comme il l'avait promis, afin de venger les mânes de la virginité de sa
fille, qui rriaienl vengeance depuis long-temps.
Le lendemain la Pure littéraire, la Casquette de loutre dramatique,
et autres petits journaux, imprimaient dans leurs colonnes que les Mines
de cuivre seraient pour le Cirque Olympique une mine d'or. — Nous
ne demandons pas mieux.
Théâtre du Palais-Royal. — Un Mariage en province. — Vaude-
ville en quatre actes, autrement dit quatre tableaux, par deux pein-
t res.
M. Potin marie M"'' Virginie Potin à M. Potasse, mais M''* Victoire
Polisore ne veut pas que M. Potasse se marie , et eu conséquence elle
jette des bâtons dans les roues de ce mariage. En conséquence, quand
les époux vont pour se marier, on cherche en vain M. le maire qui
est parti , lui et son écharpe. Arrive, à défaut du maire, M. l'adjoint,
qui marie les deux époux en disant : encore lui mariage de bâclé. Quand
le mariage est fait, les deux époux sont entourés de mille tribulations
nouvelles. Il y a surtout un commis voyageur, marchand de chapeaux
imperméables, qui est bien le plus mauvais plaisant qu'on puisse voir
et qu'on puisse entendre. Enfin la nuit venue, la mère de M"" Virgi-
nie Potin s'aperçoit que c'est le 13 du mois, et elle ne veut pas que
le mariage de sa fille se consomme le 13- En conséquence elle enferme
M"*" Virginie danssa chambre. M. Potasse,- époux bien épris, entre par
la fenêtre. Les deux époux passent donc la nuit du 13 au 14, malgré
leur mère, qui passe la nuit à danser.
Le lendemain , la mère arrive avec la société , et quand elle ne voit
plus au côté de sa fille le bouquet de fleurs d'orange, cette excellente
mère s'écrie et s'emporte : — Ta (leur d'orange! oii est ta fleur d'orange!
Alors le mari arrive, qui dit : — Il n'y a plus de fleur d'orange! Toute
cette jolie pièce n'est pas plus amusante , plus jolie et plus spirituelle
que cela.
Pendant que la chambre des députés est en train de faire des
lois, elle devrait bien en fulminer une bonne contre les vaudevilles
sans aucune espèce d'esprit.
^ Une grande symphonie, nouvellement écrite par M. Léopold Airaon,
figure depuis plusieurs jours sur le programme du Gymnase musical.
Cette composition, d'une haute portée, pleine de verve et d'images pitto-
resifues, est applaudie tous les soirs par les amateurs; une chasse fantas-
tique la t' rmine. Ce dernier morceau, dit avec une rare perfection , une
fougue eniraiuante, siiflirait pour le succès de l'ouvrage de M. Aimon.
— Une assemblée aussi nombreuse que brillante assisUiit mercredi der-
REVUE DE PARIS. 353
nier à la 13ii* repicsentationde llohert le Diable. M""" Dorus-Gras, que
l'Académie royale de niusique avait cédée pour deux mois aux théâtres de
la Belgique, faisail sa rentrée; elle a chanté le rôle d'Isabelle avec beau-
coup de talent et d'expression. Cette cantatrice a reçu l'accueil le plus
flatteur du public parisien.
LETTRES AUTOGRAPHES DE M'"'' ROLAND.
Tout ce qui peut contribuer à rectifier le jugement de la postérité
sur les grands personnages historiques est accueilli avec empressemenl;
inais l'intérêt redouble quand il s'agit d'une gloire encore récente,
quand on est soi-même presqu • contemporain du héros qu'on est ap-
pelé à juger. Tels sont pour nous les principaux acteurs de notre pre-
mière révolution; cependant il en est sur lesquels l'opinion générale
s'est prononcée: dans ce nombre nous placerons M™*" Roland, celle dont
la vie fut si énergique et la mort si calme, celle qui sut ennoblir jus-
qu'aux erreurs de son époque, et posséda le fanatisme de la vertu.
Ces lettres, toutes autographes, montrent M""*" Roland dans son intimité,
nous font connaître son opiiion sur les a'Taires de son temps, comme
dans la lettre que nous citons sur Mirabeau. On se sent entraîné mal-
gré soi par tant de bonne foi , d'audace et de génie. Cette publication,
qui paraîtra prochainement chez le libraire Renduel, sera précédée
d'une notice par M. Sainte-Beuve. Quelque abîme qui les sépare ici-
bas, à une certaine hauteur, toutes les belles âmes se rencontrent, et
nous laissons à nos lecteurs à rapprocher ces deux noms. La lettre
suivante est adressée à M. Henri Bancal , comme presque toutes celles
qui composent le volume que nous avons sous les yeux.
« Les papiers publics vous auront appris la mort prématurée de Mira-
beau; prématurée quant à l'âge, mais non sans doute quant à l'usage
qu'il avait fait de la vie, et très à propos pour sa gloire.
« Cette fin hâtive et presque subite d'un homme à grands talens, et
qui a véritablement servi la chose publique, a je ne sais quoi de
solennel et de triste dont on ne peut éviter l'impression. Je suis loin
de partager l'enthousiasme de tant de personnes pour l'être étonnant
. que l'on regrette, et cependant je hais la mort d'avoir été si prompte
à saisir cette grande pi'oie, quoique la réflexion m'oblige d'applaudir
au décret du sort.
« De long-temps peut-être le peuple ne jugera bien et l'honune et
l'événement; la vérité ne perce cpTavee piMue, et beaucoup de choses
se réunissent ici [lour nourrir l'illusiou. Aussi la sensatidu est-elle pro-
digieuse; le peuple croit sincèrement avoir [)er(lu son meilleur dé-
feuseur; la mort de Miiabeau ressemble à une calannlé |iubli(pie;
ses funérailles ont été plus augustes ipie celles des lois les plus orgueil-
354 UKVLE DK PARIS.
leux; et les citoyens les plus érlairés applaudissent volontairement à
ce triomphe, car enfin tous ces hommages sont rendus à la liberté, par
l'opinion de ce qu'elle doit à l'homme qui vient de s'évanouir. Quant
à moi, en particulier, je regarde Mirabeau comme nous ayant offert
le plus monstrueux assemblage d'un génie qui connut le bien, qui eat
pu l'opérer, et qui l'a fait quelquefois, avec un cœur corrompu qui se
jouait de la vertu même, qui rapportait tout à sa propre gloire et qui
compromettait cette gloire même (juand elle se trouvait en concur-
rence avec ses ardentes passions. Il a usurpé la plus grande partie de
sa réputation par des ouvrages qu'il n'avait pas fait; il a vendu son
talent et la vérité à l'avarice et à l'ambition, à l'or, dont ses dérégle-
mens lui donnaient un si grand besoin. Sans remonter à sa conduite
lors du veto, et du décret sur le droit de la paix et de la guerre, il a
été lâche et traître en dernier lieu, dans l'organisation du trésor
public, dans la question de la régence et dans l'affaire des mines. J'ai
été indignée de son silence perfide , de ses discours contradictoires et
de sa scélératesse.
« Mirabeau haïssait le despotisme, sous lequel il avait eu à gémir;
Mirabeau flattait le peuple, parce qu'il connaissait ses droits; mais
Mirabeau eût vendu la cause de ce dernier à la cour, que ménagent
toujours les hommes corrompus qui veulent de l'autorité , et à laquelle
il voulait se rendre utile parce qu'il ambitionnait le ministère. S'il eût
vécu davantage, il n'eût pu éviter d'être connu, et sa réputation se
serait flétrie avant sa mort ; il s'éteint , encore au lit d'honneur, du
moins aux yeux du vulgaire, et c'est un coup de sa bonne fortune. Le
commun de l'assemblée a été étonné de voir disparaître celui dont
l'ascendant le dominait si souvent; les factieux Lameth gémissent, à la
manière de César sur la mort de Pompée, en triomphant de se voir
délivrer d'un rival qu'ils redoutaient et dont les bons citoyens re-
grettent le contre-poids à leurs intrigues. Le jour de la mort de Mira-
beau, l'assemblée était occupée de la grande question de l'égalité des
partages, ou plutôt de la faculté de tester; en annonçant cet événe-
ment, on apprit aussi que Mirabeau avait un travail sur cet objet, il
l'avait remis la veille à l'évéque d'Autun qui fut prié de le lire. C'était
un excellent discours, où les meilleurs principes de la justice et de
l'égalité étaient développés avec cette vigueur et ces traits saillans qui
caractérisaient l'auteur; ce fut une véritable couronne dont il décora
son tombeau. Les patriotes ne purent refuser un soupir à l'homme ca-
pable de servir la vérité; les noirs frémirent de l'ascendant qu'il
exerçait contre eux pour la dernière fois. Cependant, fidèle à son ha-
bileté à ménager les esprits, il ne concluait pas à l'abolition de la
faculté de tester, quoiqu'elle fût la conséquence rigoureuse des prin-
cipes qu'il avait établis, mais à la réserve d'un dixième à la disposition
du testateur.
« Je n'ai pu m'empécher de songer que si Mirabeau eût été vivant tel
qu'il «Mit ;issisté à la (in de la discussion , il ;iiirail fini par accorder da-
REVUE DE PARIS. 355
vantage s'il avait vu l'assemblée s'y porter. Tel fut son art suprême ; de
développer d'abord les bons principes, puis de les plier aux circon-
stances; de manière qu'il eût l'air d'être le champion de la vérité,
puis le modérateur des deux partis et dictateur de l'assemblée,
tant qu'il n'était que sa propre idole et sacrifiait la république à sa ré-
putation ou à ses intérêts particuliers. Tous les journalistes se sont em-
parés de sa mort comme d'un morceau précieux, riche et^pathétique ,
dont chacun tire parti suivant ses talens. Je ne connais que Brissot qui
ait eu la sagesse d'éviter l'idolâtrie avec la prudence de ne pas offenser
l'opinion. Sans doute, un jour il dira la vérité; mais on n'est pas
mùr pour elle; ce serait la faire honnir que de se presser de la mon-
trer.
« La formation des clubs populaires serait infiniment utile, comme
vous le remarquez très bien; mais il faut être plusieurs pour la tenter
ici, et rien n'est si difficile qu'une réunion de personnes pour con-
courir à un même but. Quelques-uns de nos meilleurs amis, députés
et autres, ont tenté de se rapprocher pour augmenter leurs forces;
mais chacun a sa marotte et veut qu'on s'occupe d'elle , sans égard à la
marotte d'autrui. Ouand est-ce que les hommes seront assez sages
pour se tolérer, dans toute la force du terme, et pour viser au bien
commun en ménageant l'opinon de chacun sur la manière d'y par-
venir ?
« On va prononcer aujourd'hui sur la grande question de la faculté de
tester; il y a prodigieusement de partialité dans l'assemblée; on eût
dit l'autre jour, qu'elle n'était composée que d'héritiers universels
bien avides et bien insolens; c'est le dernier retranchement de l'aris-
tocratie. «
Errntum: Page .TiS, v(ms li: ce que son cœur vie; Usez: ce que
sou cœia- envie.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS I.E VINGTIEME VOLUME
DE LA REVUE DE PARIS.
Vieux Voyageurs français. — Ives d'Évreux, par M. Ferdinand
Denis 5
Virgile. — Roman, par M. Jules de Saint-Félix 22
Visite fiscale dans le département de la Mayenne, par M. Fré-
déric SOULIÉ ^^
Esquisses et portraits. — II. Lady Graham 81
Notre Ami le Juste-Milieu, par M. Louis de Maynard. . . 84
Guillaume d'Orange, par M. A. Barchou de Penhoen. . . 111
Mon Voyage à Brindes. — Au Directeur de la Revue de Paris,
par M. Jules Janin l'^-^
Lettre à un ami de la province sur quelques livres nouveaux, par
M. Ad. Guéroult. . 176
■\erd-Cr\iz [Journal d'itn Voyageur) 193
Un Bal sous Louis XIV, par M. Paul de Musset 200
Études historiques. — Les comtes de Gowrie, parM. Granier
DE Cassagnac 213
Paris au bord de l'eau.— Du pont de Bercy au Pont-Neuf, par
M. Paul Vermond 257
Lettre inédite de Louis Lambert, par M. H. de Balzac. . . 266
Poésies populaires de nos provinces. — Goudouli. — Despourrins.
— La Monnoye, par M. X. Marmier 285
Italie.— Sienne. — Radicoffani. — Aquapendente. — Rome, par
M. Méry 312
Paris au bord de l'eau (2« article), par M. Paul Vermond. . 336
Une Mère, poésie, par M. Frédéric Soulié 3i5
Chroniciuc 7i, 135, 20/, 277 et 3W
Li'Uros inédites de M""' Koland 353