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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 


DE  PARIS. 


XVIII. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/revuedeparis1920vr 


REVUE 


kj 


^(ûouvef/c    'JeWe.     —    ey^mtee  -z^.?^. 


TOME  DIX-NEUYIEME. 


PARIS- 

AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DE  PARIS, 

RUE    DES    FILLES   SAlNT-TIIOM.VS ,    s"    17. 


A,  ÉVERÂT,  IMPRIMEUR, 
rue  du  Cadran,  n°  16. 


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LA  HOLLANDE. 


PHYSIONOMIE 


PRÎNCIP/VLES  VILLES. 


AMSTERDAM.    —   LA    HAÏE.    —     BREDA.    —    SAARDAM.    —    HARLEM. 

BROEK,    ETC. 

Il  existe  un  pays  que  la  porcelaine ,  plus  encore  que  la  tradi- 
tion, a  mis  a  la  portée  de  tout  le  monde,  que  les  confiseurs  mou- 
lent en  sucre ,  et  que  l'Opéra-Comique  vient  de  refondre  en  cou- 
plets ;  un  pays  grotesque  et  sérieux  a  la  fois ,  où  les  maisons , 
quand  le  vent  souffle,  forment  a  elles  seules  un  harmonica  de 
clocheltes,  où  la  pantoufle  d'une  femme  est  un  supplice,  et  la  per- 
spective, en  fait  de  dessin,  une  superfluité.  L'a  toutes  les  lignes 
sont  en  effet  confondues,  brouillées  follement  et  comme  à  plaisir; 
les  toits  vous  saluent,  les  balcons  dansent,  les  ponts  eux-mêmes 
grimpent  en  fusées  sur  les  rivières  et  les  monts  de  laque  bleue.  Ce 


6^  REVUE    DE    PARIS. 

pays ,  OÙ  je  ne  sache  pas  que  beaucoup  voyagent ,  se  trouve  par- 
tout, tant  il  a  voyagé  lui-même,  comme  une  molle  oa§is  détachée 
de  ses  rives ,  depuis  les  missionnaires  qui  nous  l'ont  apporté  les 
premiers,  dans  un  pan  de  leur  robe  noire,  jusqu'à  M™^  Je  Pom- 
padour  qui  lui  a  donné  asile  dans  tous  les  boudoirs  de  Versailles. 
Les  marchands  de  thé  nous  le  transmettent  plus  cher  et  plus  verni 
que  jamais.  Le  père  Alexandre,  de  Rhodes  ,  jésuite,  au  sommaire 
de  ses  quatre  Voyages  en  Orient ,  nous  raconte  de  ce  pays  les  plus 
belles  conversions  et  les  plus  belles  choses.  Les  mandarins  y  sont 
lettrés  et  les  empereurs  polis.  Tout  ce  qu'un  peuple  enfant  peut 
avoir  de  grâce  et  de  badinage  dans  l'idée,  de  parfum  naïf  et  d'in- 
dolence spirituelle,  compose  le  génie  de  ce  peuple.  Ce  peuple,  on  le 
voit  par  les  seules  Lettres  édifiantes j  n'en  était  pas  moins  destiné 
a  recevoir  un  jour  la  parole  sainte  au  bord  du  fleuve  Jaune,  comme 
une  belle  tribu  d'Arabes,  assise  sur  les  grands  sables.  Il  pouvait 
aussi  se  lever,  au  besoin,  comme  un  seul  homme  pour  la  guerre, 
devenir  grand  au  milieu  de  sa  nature  naine,  apprendre  de  lui- 
même  le  secret  de  sa  force  et  rester  son  maître ,  au  milieu  de  ses 
futilités  et  de  ses  pagodes,  pareil  a  ce  Persan  prêt  à  combattre  et 
lisant  encore  le  livre  des  Roses  du  poète  Saadi. 

Pourquoi  donc  n'est -il  demeuré  pour  nous  qu'un  peuple  de 
jouets  et  de  chats  bleus ,  un  petit  monstre  mignon ,  digne  au  plus , 
juesdames ,  de  vous  faire  du  thé  dans  ses  petites  tasses ,  ou  d'é- 
tendre sur  vous  son  ombrelle  de  feuilles  peintes?  Pourquoi  ne 
lui  avoir  pas  tenu  compte  de  sa  constante  immobilité ,  de  sa  no- 
blesse de  castes,  de  son  imprimerie  et  de  son  commerce?  Beau- 
<:oup  savent-ils  le  nom  de  l'impérial  ouvrier  qui ,  trois  cent  trois  ans 
avant  Jésus-Christ ,  éleva  cette  fameuse  muraille  passée  et  repassée 
tour  a  tour  par  les  fils  de  Genghiz-Khan  et  les  Tartares?  Orgueil- 
leux et  blasés  que  nous  sommes,  h  peine  consentons -nous  h  nous 
occuper  des  autres  !  L'aspect  bariolé  de  ce  grand  royaume  de 
Chine  l'a  calomnié  de  siècle  en  siècle;  on  a  comparé  son  manteau 
Impérial  a  un  long  carnet  d'étoffes;  ses  petits  chevaux ,  ses  vers  à 
soie  et  ses  mandarins  ont  fût  rire.  Un  peuple  dont  on  rit,  n'est-ce 
pas  un  peuple  jugé? 


BEVUE    DE    PARIS.  7 

A  ceux  qui  ne  consultent  que  la  première  impression  du  site , 
la  Hollande 7  il  faut  l'avouer,  offre  un  parallèle  inévitable  avec  la 
Chine.  Dussions -nous  être  irrévérens  envers  Grotius  et  le  grand 
pensionnaire  deWith,  nous  proclamons  cette  vérité.  Les  fréqiientes 
relations  des  Hollandais  avec  la  Chine,  leur  besoin  d'échanges, 
leur  sympathie  même  de  commerce  et  d'habitudes,  tout,  jusqu'à 
leur  sol  'a  fleur  d'eau,  dont  la  figure  se  rapproche  de  ces  jardins 
flottans  de  Nankin,  construits  avec  des  radeaux  de  bambous,  de- 
vaient influer  nécessairement  sur  l'aspect  extérieur  de  cette  con- 
trée. Imaginez  seulement  entre  ces  deux  peuples  une  imraense 
distinction  d'études.  Le  premier  s'est  arrêté  à  l'épiderme  de  sa  n;i- 
ture,  et  n'a  vu,  pour  ainsi  dire,  que  son  écorce;  il  a  jeté  impru- 
denmient  au  dehors  toutes  ses  richesses ,  il  a  doré  ses  robes  d'em- 
pereurs et  les  portes  hautes  de  ses  villes  ;  il  a  tendu  de  soie  ses 
marchés  et  mis  des  grelots  de  perles  "a  ses  boutiques  :  sa  vie  folle, 
extérieure,  avait  besoin  de  soleil.  La  fée  arabe,  celle  des  Mille  et 
une  3Wf5j  prodigue  d'amulettes,  d'ananas  et  de  colliers,  a  dirigé 
l'élan  de  ce  peuple;  elle  a  jeté  dans  son  tablier  d'enfant  les  balles 
sonnantes,  les  pipes  d'opium,  les  lanternes  et  les  miroirs.  Ce 
peuple,  on  le  voit,  a  donc  laissé  couler  sa  vie  au  grand  jour,  mol- 
lement couché  dans  sa  jonque  ,  aux  brises  de  ses  beaux  fleuves , 
laissant  a  ses  femmes  le  soin  du  chanvre  et  du  mûrier ,  et  se  ren- 
fermant lui-même  avec  complaisance  dans  sa  lente  et  magnitîqucî 
industrie.  Admirable  par  l'éclat  de  ses  couleurs,  il  n'a  jamais  eu 
de  vrais  peintres  ;  ses  doigts  de  sybarite  tracent  encore  de  pe- 
tites fleurs  sur  la  gaze.  C'est  un  peuple  vieux,  par  cela  seul  qu'il 
s'est  arrêté  lui-même  dans  sa  croissance,  un  acteur  grotesque  et 
puéril  qui  se  serre  le  pied  depuis  mille  ans  pour  être  joli.  L'autre 
peuple,  après  avoir  triomphé  lui-même  courageusement  de  son 
terrain ,  s'est  mis  h  le  peindre  aussi ,  counne  le  premier.  A  son. 
exemple,  il  a  bariolé  ses  fabriques,  ses  digues  et  ses  rames.  Or, 
amour  de  l'or  et  de  la  soie  qui  perdit  Tyr,  il  l'a  ressenti  connue  le 
premier;  mais,  plus  intérieur  ou  plus  avare,  il  s'est  renfermé  avec 
ses  richesses,  comme  l'alchimiste  de  Rembrandt;  h  peine  l'a-t-on 
vu  de  teujps  a  autre  émaillor  la  pon]tc  de  ses  flottes  et  se  répandit' 


8  REVUE    DE    PARIS. 

en  prodigalités  de  princes  ;  car  une  fois  engagé  dans  cette  lutte  du 
sol  contre  l'Océan,  il  a  compris  qu'il  fallait  amasser  pour  vaincre, 
réserver  pour  soutenir.  A  force  d'habileté  et  de  patience,  il  en  est 
venu  a  se  faire  un  très -opulent  et  très -redouté  seigneur,  fort  de 
grandes  possessions  coloniales,  d'un  honneur  sévère  et  incontesté. 
C'est  Ta  son  seul  point  de  contact  avec  la  Chine,  que  d'avoir  été 
parfois  et  d'être  encore  curieux  du  coquet  et  au.  joli ^  tant  les  na- 
tures les  plus  robustes  ont  besoin  du  contraste  des  petites  choses - 
Au  milieu  de  cette  âpreté  de  lignes  dont  s'enveloppe  sa  brumeuse 
physionomie ,  on  est  donc  en  droit  de  s'étonner  qu'il  ait  du  fard  ; 
a  voir  ses  hommes  musculeux,  on  ne  peut  croire  a  ce  grand  amour 
de  maisonnettes  peintes  et  de  joujoux.  Ce  point  de  contact  avec  le 
royaume  de  Canton  vous  paraît  encore  plus  saillant  lorsque  vous 
quittez  la  Flandre.  La  Flandre ,  cette  belle  reine  a  la  chape  go- 
thique, vous  jette  un  long  regard  de  tristesse,  comme  pour  vous 
reprocher  votre  abandon.  Qu'allez-vous  faire,  bon  Dieu!  dans  ce 
pays  de  collections  japonaises,  où  tous  les  moulins  ressemblent  à 
ceux  du  signor  délia  Manca,  où  les  namaquas  et  les  majors  chi- 
nois de  Batavia  sont  sous  des  cloches  de  verre?  Ce  marquisat  d'An- 
vers, qui  s'étend  majestueux  a  votre  droite,  semble  vous  crier  : 
(c  Arrêtez  !  »  Adieu  les  monumens  de  la  vieille  foi  catholique 
et  espagnole!  adieu  les  églises,  les  portiques  et  les  chapelles! 
adieu  ces  prodiges  anciens  de  Gand  la  superbe,  dont  les  catafal- 
ques pompeux  sentent  l'Espagne!  Adieu  Ypres  et  Louvain,  ma- 
riant leurs  fleurs  de  pierre;  Bruxelles  grise  et  sombre,  avec  ses 
deux  tours  de  Sainte -Gudule!  Tout  cela  va  faire  place  a  ce  culte 
aride  et  froid,  ce  culte  vide  et  nu  qu'on  appelle  la  Réforme.  Plus 
de  ces  clochetons  d'ardoise,  aux  flèches  moscovites;  plus  de  ces 
cathédrales  en  marbre  noir  et  blanc,  aux  confessionnaux  de  bois, 
ornés  de  statues  d'apôtres.  Vainement ,  hélas  !  et  partout  vous 
chercherez  ces  grandes  nefs,  ces  pieux  débris ,  ces  archanges.  Que 
'Dieu  vous  protège,  pèlerins  ingrats  qui  nous  quittez! 

Au  premier  coup  d'œil  que  vous  jetez  sur  la  Hollande,  vous 
êtes  forcé  vous-même  de  convenir  que  ces  envieux  qui  vous  crient  : 
Racal  pourraient  bien  avoir  raison.  Vous  faites  dix  lieues  mor  ' 


REVUE    DE    PARIS.  g 

telles  par  les  bruyères,  sans  trouver  autre  chose  que  de  che'tifs  ha- 
meaux, des  cabarets  grisâtres  et  d'exécrables  pataches,  décorées 
du  nom  de  calèches.  La  nature  du  pays,  jusqu'à  Breda,  se  ressent 
encore  du  territoire  brabançon  :  seulement  aux  lignes  veloutées  du 
paysage,  aux  couches  fauves  des  sables,  a  cette  lumière  onduleuse 
et  molle  des  fonds,  vous  pressentez  les  prairies  de  la  Hollande. 
L'alignem.ent  exact  des  maisons  de  Breda  et  leur  couleur  d'un 
rouge  de  brique  donnent  a  cette  ville  l'aspect  d'un  vieux  plan 
sale,  froissé  dans  la  poche  d'un  lansquenet.  Depuis  Groot-Zundert 
vous  voila  déjh  fait  aux  passeports  et  aux  tambours.  Au  lieu  d'une 
lourde  avant -garde  néerlandaise,  on  est  tout  surpris  de  trouver 
des  figures  blondes  et  jeunes  a  ces  douaniers  militaires  d'un  nou- 
veau genre,  inspecteurs  alertes,  qui  vous  demandent  le  permis  du 
prince  d'Orange,  en  vous  offrant  des  cigares.  Ces  élégans  Bataves 
sont  loin  d'avoir  conservé  la  tradition  des  bottes  a  chaudron,  du 
tricorne  et  des  épaisses  moustaches  qui  distinguaient  leurs  aïeux, 
aux  victoires  d'Eekeren,  près  Anvers;  d'Hachstel  et  de  Gibraltar. 
Un  visa  de  M.  Lehon  suffirait  pour  vous  compromettre  h  leurs 
yeux,  la  Belgique  n'ayant  aucun  droit  et  aucun  pouvoir,  'a  partir 
de  ces  limites.  Quant  au  soldat  hollandais,  proprement  dit ,  il  m'a 
semblé  créé  avec  prédilection  par  la  nature  pour  toutes  les  tribu- 
lations du  port  d'armes.  J'en  ai  vu  sur  l'esplanade  de  La  Haye , 
jambe  levée  pendant  cinq  secondes,  immobiles  et  résignés  ;  la  sueur 
perlait  le  front  de  ces  patiens  conscrits  ! 

Nous  avons  fait  d'avance  nos  adieux  aux  grands  monumens  ; 
hâtons -nous  de  dire  que  le  seul  et  le  plus  beau  fleuron  gothique 
de  la  Hollande  est  "a  Breda.  Dans  la  chapelle  de  la  Vierge ,  autre- 
ment nommée  le  chœur  des  seigneurs  de  Breda,  vous  découvrez  ce 
vénérable  et  saint  monument  des  Nassau  :  c'est  le  mausolée  en 
marbre  blanc  d'Engelbrecht  H  et  de  sa  femme,  Limburge  de  Ba- 
den.  Henri,  comte  de  Nassau  et  neveu  du  mort,  fit  ériger  ce  tom- 
beau que  la  tradition,  on  ne  sait  pourquoi,  attribue  a  Michel-Ange. 
Sans  vouloir  établir  une  controverse  facile,  au  sujet  de  ce  grand 
tailleur  de  pierre,  nous  devons  dire  que  l'élégance  et  la  finesse 
du  ciseau  combattent  aisément  celte  supposition.  Ce  chef-d'œuvre 


lO  REVUE    DE    PARIS. 

serait  plutôt  de  l'école  de  Jean  de  Bologne.  C'est,  nous  le  répé- 
tons ,  le  seul  monument  gothique  de  ce  grand  royaume  des  prairies 
et  des  canaux.  II  projette  l'ombre  colossale  de  ses  statues  sur  un  pavé 
proteslant,  tout  poudreux  de  craie  et  d'ordures.  Il  n'existe  pas,  k 
notre  sens,  en  Italie,  un  mausolée  plus  noble  et  plus  beau.  Cette 
mort  vaniteuse  et  castillane  s'est  entourée  elle-même  de  ses  hochets 
et  de  ses  armures;  sonhaume,  ses  gantelets,  son  épée,  figurent 
pièce  a  pièce  et  taillés  en  marbre  sur  une  table  longue ,  que  sou- 
tiennent quatre  Atlas.  Si  le  travail  de  cette  armure  est  d'un  in- 
croyable fini,  les  quatre  figures  agenouillées  da  genou  droict  sont 
a  elles  seules  des  chefs-d'œuvre.  Il  n'y  a  pas,  au  reste,  de  parole 
humaine  qui  puisse  dire  la  tristesse  de  cette  église  de  Breda  (on  la 
nomme  ia  vieille  église).  Le  culte  protestant  l'a  bourgeoisement 
entourée,  du  côté  du  chœur,  d'une  grille  de  cuivre  doré,  lui- 
sante et  polie  comme  la  plaque  d'un  tajlor  de  Londres.  Son  aban- 
don misérable  et  sa  profanation  réelle  font  saigner  le  cœur.  C'est  une 
église  blanche  et  nue ,  mal  pavée  par  des  tombes  dont  les  armoiries 
sont  en  relief,  et  dont  on  a  d'ailleurs  fort  souvent  retourné  les  pierres. 
Les  charmantes  sculptures  des  chapelles  qui  entourent  la  nef  ont 
beaucoup  souffert;  la  plupart  de  ces  Nassau  priant  sur  leurs  cous- 
sins de  plâtre  et  leur  large  épée  traînant  a  terre ,  sont  sans  bras  ni 
tète;  les  femmes,  au  grand  voile  de  bandelettes  blanches,  ont  été 
plus  respectées.  Les  arabesques  du  chœur  se  ressentent  encore  de 
l'incurie  habituelle  aux  protestans,  fermiers  profanes  de  ce  temple; 
elles  ne  sont  jamais  lavées  ou  passées  a  l'éponge ,  ce  qui  est  a  coup 
sur  un  grand  oubli  en  liollandc.  Ce  sont,  pour  la  plupart,  des  figu- 
rines moqueuses  et  satiriques ,  impudentes  de  naïveté  et  ressem- 
blant a  ce  RIanneken  si  dévergondé  et  si  connu  de  Bruxelles.  Des 
anges,  des  acanthes  et  des  figures  d'animaux ,  pareils  a  ceux  de  l'A- 
pocalypse, font  de  ces  stalles  d'abbés  un  délicieux  pendant  a  celles 
de  Westminster. 

A  partir  de  la  et  à  passer  le  seuil  de  ce  temple ,  vous  ne  trou- 
verez plus  de  statuettes  ni  de  chapelles;  c'est  ce  qui  explique  le 
profond  mépris  des  antiquaires  pour  les  édifices  et  monumens  <ie 
la  Hollande.  Le  plus  souvent,  en  effet,  vous  reacontrez,  k  l'en- 


REVUE    DE    PARIS.  j  i 

trée  des  villes,  une  tour  de  forme  carrée  ,  munie  d'une  horloc-e  a 
quatre  cadrans,  et  coiffée,  comme  Sanclio,  d'un  bonnet  de  ma- 
gicien; cela  va  toujours  ainsi,  et  en  augmentant,  jusqu'au  fond 
delà  AVest-Frise.  La  façade  de  ces  tours  est  ordinairement  décorée 
des  anciennes  armes  de  la  ville;  les  lions  de  Hollande  y  sont  neints 
ou  sculptés  de  la  manière  la  plus  grotesque  du  monde,  et  toujours 
avec  la  devise  :  Je  maintiendrai. 

Presque  toutes   ces  constructions  portent  le  chiffre -1663.  Ces 
barrières  et  ces  portes  manquent  ordinairement  d'aplomb  ;  elles  ont 
des  carillons  mélancoliques  beaucoup  moins  enchanteurs  que  ceux 
d'Amsterdam,  qui  exécutent  journellement  les  plus  belles  sonates 
de  Léo  et  de  Durante.  Les  églises  de  Hollande  n'ont  guère  plus  de 
style  et  de  relief  que  les  portes  des  villes  ;  leur  voùle  consiste  en 
charpentes  grossières  et  lourdes  ;  les  pierres  sont  grises  et  sans  nul 
effet;  les  clochers  seuls  ont  quelque  chose  de  sveltc  et  d'étrange, 
vus  à  distance  avec  leurs  couronnes  de  fer  et  leurs  bourrelets  h 
jour  sur  un  ciel  pesant  et  grisâtre.  En  général,  cette  architecture 
hollandaise  aux  ordres  mêlés,  aux  couleurs  sales  ou  tranchantes, 
fatigue  l'œil  sans  aucun  profit  pour  l'ensemble  ;  elle  est  disgra- 
cieuse et  uniforme.  Il  semble,  en  vérité,  que  l'architecture  de  ce 
pays  consiste  en  moulins ,  a  voir  leur  inépuisable  variété  î  Par  les 
villes,  par  les  canaux,  le  casque  pointu  de  ces  singuliers  géants,  se 
fait  jour,  tantôt  luisant  et  plat  comme  Farmet  de  Don  Quichotte; 
et  corsés  d'un  chaume  aussi  fin  qu'une  cotte  de  mailles;  d'autrefois, 
vous  les  voyez  dorés  a  l'axe  comme  des  navires,  ornés  de  roseaux, 
peints  en  vert,  avec  des  colonnes,  des  péristyles  et  des  arabesques. 
II  y  a  des  moulins  royaux,  des  moulins  d'enfans,  des  mouliiis  de 
stathoudcr ,  des  moulins  de  meuniers  et  des  moulins  de  bourgue- 
niestres.  Ces  grandes  ailes  tournantes  au  milieu  de  plaines  vertes  ou 
d'eaux  blanchâtres,  réveillent  a  elles  seules,  de  leru- sifflement  aigu, 
ce  vaste  silence  à  peine  troublé  par  le   froissement  de  la  barcrue 
contre  les  saules  ou  le  mugissement  des  bœufs.  La  Hollande  a  re- 
vêtu sa  robe  nouvelle;  l'herbe,  qui  depuis  l'automne  s'était  ca.-héc 
sous  la  glace ,  commciice  a  lever  ses  têtes  pointues  au-dessus  de 
l'eau:  cette  plaine,  qui  était  jadis  un  lac,  déroule  ses  bords  velus 


12  REVUE    DE    PARIS. 

et  recouvre  sa  couleur.  La  schujt  (')  glisse  molleraent  sur  l'eau , 
charmaute  et  légère,  avec  son  dôme  semé  d'ccaillcs  de  moules, 
tiède  encore  de  son  atmosphère  de  tabac,  et  suivant  le  trot  du  het 
jagertjen  qui  fait  lever  pour  elle  le  pont  d'Harlingen,  en  détachant 
îa  corne  de  bœuf  suspendue  a  son  épaule.  Après  les  pêcheurs  de 
Dordrecht,  aux  culottes  de  laine  blanche ,  voici  déjà  venir  les  Fri- 
sones  h  fine  dentelle,  aux  longues  boucles  d'oreilles,  luisantes  comme 
des  reliquaires;  leurs  visages  éclatent  de  Tincarnat  hollandais  de 
Mieris.  Ce  paysage  aux  terrains  de  cendre  ,  ces  saules,  ces  fré- 
missemens  légers  de  l'eau,  vous  bercent  malgré  vous  d'une  indi- 
cible rêverie.  Seul  et  couché,  pour  quelques  sluyi>ers  de  plus  dans 
l'intérieur  de  la  barque  ,  vous  admirez  ce  long  tableau  de  genre, 
souvent  trop  parflùt  et  trop  fini,  toujours  vaporeux  et  suave  dans 
ses  reflets.  C'est  surtout  au  soir,  et  a  la  clarté  tremblante  de  la 
lune,  que  cette  nature,  doucement  voilée,  épand  autour  de  vous 
son  prestige  de  mystérieuse  fraîcheur.  Aux  premiers  rayons  de 
l'astre  limpide ,  les  brouillards  eux-mêmes  se  fendent  comme  un 
blanc  réseau  ;  îa  ligne  de  ces  chemins  plats  encadre  la  plaine  aux 
huttes  qui  s'allument:  ses  lointains  sont  mobiles  et  tachés  d'ocre 
comme  dans  les  fonds  de  Vanderneer;  la  lune  pèse  encore  sur  sa 
couche  dénuées.  Peu  h  peu,  1  harmonieuse  tristesse  de  ce  tableau 
s'est  accrue ,  la  lumière  argenté  lentement  ces  grandes  eaux ,  ces 
pavillons  d'ardoises,  ces  voiles  et  ces  beaux  cygnes  qui  voyagent 
deux  h  deux  sur  la  rivière  de  l'Yssel.  Pour  interrompre  la  mono- 
tonie du  rêve,  la  route  va  crier  au  loin  sous  le  poids  de  petites  voi- 
tures rechampies  d'or  et  d'argent  comme  les  curatelle  de  Naples  ; 
peut-être  encore  un  enfant  conduisant  ses  trois  chiens  au  galop, 
troublera,  de  ses  coups  de  fouet,  votre  solitude.  Je  ne  puis  dire  si 
cette  solitude  est  du  bonheur  ;  mais  c'est,  a  coup  siu- ,  l'anéantisse- 
ment de  toute  pensée. 

La  première  maison  hollandaise  ou  chinoise  que  nous  aper- 
çûmes était  a  Dordrecht,  nous  venions  de  passer  ce  fleuve  sale  et 
triste  du  Mocrdeick ,  aux  flots  moutonnans  ,    si   bien  reproduits 

(')  Barque  avec  laquelle  on  fait  environ  par  licure  un  raille  d'Allemagne. 


REVUE    DE    PARIS.  l3 

dans  les  tableaux  de  Backhiiysen.  En  vérité  ,  jusque-là,  vous  au- 
riez trouvé,  comme  nous,  le  pays  bien  plus  anglais  que  chinois  , 
à  voir  ces  petites  briques  sur  lesquelles  on  roule  comme  sur  les 
chemins  makadémisés  de  Londres  ;  les  jolis  terrains  verts ,  peuplés 
de  vaches  et  de  chevaux  ;  les  barrières,  les  enseignes  peintes.  L'en- 
trée de  Dordrecht  même,  ce  port  animé  et  commerçant,  avec  ses 
jalousies  et  ses  femmes  cachées  parles  pots  de  fleurs  de  leurs  fe- 
nêtres ,  nous  avaient  plutôt  rappelé  Plymouth  aux  frais  prospects, 
au  sable  fin  et  doré.  Nous  venions  de  constater,  au  Lion-d'or,  un 
vin  détestable  et  une  superbe  horloge  en  carton,  puis  encore  un 
tableau  représentant  la  trop  célèbre  inondation  de  \  421 ,  qui  dé- 
tacha cette  ville  du  Brabant,  en  submergeant  soixante-douze  vil- 
lages. 

Les  trois  fenêtres  de  l'auberge  donnaient  sur  la  Meuse  -,  une  je- 
tée raide,  avançant  en  forme  d'estacade  sur  le  fleuve,  conduisait 
'a  cet  horizon ,  ou  plutôt  a  cette  draperie  de  maisons  originales. 
Entre  toutes  les  autres,  je  distinguai,  sur  la  gauche,  celle  dont  je 
veux  vous  parler.  Elle  était  flanquée  d'un  pavillon  a  écailles  grises, 
orné,  sur  sa  devanture,  de  soleils  a  rayons  d'or;  les  volets, 
étaient  semés  d'oiseaux  du  dessin  le  plus  baroque  et  le  plus  tour- 
menté. Pour  la  maison,  sa  façade  était  d'une  couleur  approchant 
assez  de  la  lie  de  vin  ;  les  fenêtres  de  marbre  noir ,  le  perron  de  gra- 
nit vert;  en  guise  de  girouette,  elle  portait  quatre  figures  a  cheval, 
que  je  présumai  devoir  être  les  quatre  fils  Aymon.  Ainsi  posée,  et  res- 
serrée par  la  lisière  du  canal,  elle  n'en  possédait  pas  moins  un  petit 
jardin  d'abbé,  avec  des  arbres  peints  en  rouge  et  en  blanc  jusqu'à  la 
hauteur  des  premières  branches  ;  de  petites  allées  et  de  petits  dessins 
faits  au  râteau.  Au  milieu  de  compartimens  d'un  sable  rouge  et 
noir,  l'œil  distinguait  d'énormes  coquillages  apposés  en  forme  de 
roches,  ou  bien  encore  de  grosses  perles  de  verre  de  toutes  couleurs, 
annexées  comme  des  oranges,  a  l'aide  d'un  fil  d'archal.  Un  yacht, 
oblong  en  forme  de  coco,  yacht  luisant  et  vermillonné,  était  amarré 
entre  les  roseaux  du  bord.  Le  silence  du  lieu  était  profond,  je  me 
croyais  vraiment  sur  le  canal  impérial  de  la  Chine  ;  tout  ce  que 
les  contes  de  fées  ont  de  petit ,  les/estons  et  les  astragales  de  Boi- 


1.4  REVUE    DE    PARIS. 

leau  n'étaicnï  rien  près  de  cela...  Les  ifs,  taillés  en  éteignoir , 
nous  regardaient;  les  bergers  de  plâtre  peint,  et  les  chiens,  aux 
yeux  d'émail,  avaient  l'air  de  nous  narguer.  Au  lieu  du  mandarin 
que  nous  attendions ,  apparut  bientôt  une  longue  femme ,  raide , 
sèche  et  gothique,  dont  je  ne  pus  voir  que  le  visage  et  le  bout  des 
doigts  -,  elle  était  vêtue  d'une  belle  étoffe  a  fleurs  éclatantes  ;  sa  coiffe 
consistait  dans  un  madras  empesé,  monté  sur  vm  moule  a  cornes , 
dans  le  genre  de  ceux  du  temps  de  Charles  VI;  elle  avait  en  main 
un  instrument  singulier,  une  grosse  seringue.  Quelqu'un  me  dit 
que  son  costume  était  celui  des  femmes  de  Molqueren  ;  dans  ce 
costume,  elle  n'avait  ni  hanches  ni  gorge,  et  ressemblait ,  a  s'y 
méprendre,  aux  fées  gi'otesques  des  contes  de  Perrault.  Ayant  mis 
bientôt  sa  seringue  enjeu,  elle  lava  le  toit  aux  tuiles  vernissées, 
concurremment  avec  une  pluie  très-fine  qui  semblait  l'aider  dans 
cette  fonction.  L'arc-en-ciel  qui  parut  alors  ,  —  un  arc-en-ciel  est 
chose  rare  en  Hollande  !  — diaprait  de  tons  étranges  cette  grande 
figure  de  mascarade,  la  dame  agitait  son  balai  peint  en  lilas 
avec  des  guirlandes,  après  avoir  déposé  sa  seringue  contre  la  sa- 
bottée  de  la  maison.  Je  ne  saurais  peindre  l'étonnement  naïf  dans 
lequel  m'avait  jeté  cette  contemplation  curieuse.  Rien  au  monde 
ne  me  parut  jamais  plus  extravagant  que  cette  femme  si  simple,  et 
plus  inouï  que  cette  maison  !  Chaque  trekschujten  qui  glissait 
sur  l'eau  avec  sa  hutte  allongée  et  sa  proue  a  filets  jaunes,  le  son 
du  cornet  de  poste  annonçant  le  conducteur ,  le  bruit  des  moulins 
et  les  clapemens  de  l'eau  arrivant  aux  pilotis  de  la  jetée,  me  dis- 
trayaient a  grand'peine  de  ce  spectacle  ;  je  n'étais  plus  a  Dordrecht, 
mais  a  Ho-Nan. 

Cet  aspect  bâtard  et  contrefait  des  maisons  s'efface  bientôt  de  - 
vaut  la  physionomie  des  villes.  Entre  toutes  les  autres,  nous  pré- 
<âserons  Amsterdam  et  La  Haye ,  quittes  a  placer  Rotterdam  dans 
la  demi- teinte.  Amsterdam,  a  cette  heure,  est,  sans  nul  doute, 
le  plus  beau  centre  du  commerce  et  de  l'opulence  batave.  La  fa- 
meuse allégorie  de  Weynings  sur  la  mort  de  .1.  de  Wilh  repré- 
sente merveilleusement  Amsterdam.  C'est  le  combat  d'un  cygne 
défendant  contre  un  chien  sept  œufs ,  sur  lesquels  sont  écrits  les 


W.:^ 


REVUE    DE    PARIS.  l|> 

noms  des  Provinces-Unies.  Depuis  Weynings ,  le  diien  belge  a 
renversé  impunément  cette  corbeille  d'œufs  ;  mais  le  C3  gne  étend 
toujours  sur  Amsterdam  ses  ailes  blessées  et  saignantes.  Il  couive 
ce  qu'elle  a  encore  d'industrie ,  de  patriotisme  et  de  souvenirs. 
Etrange  ville  que  celle-ci,  agitée  par  tant  de  secousses,  hospita- 
lière a  tant  de  religions  et  de  cultes,  obscurément  illustre,  mal- 
gré ses  hommes  de  génie ,  ses  grands  peintres  et  ses  poètes ,  tout 
émue  encore  et  toute  froissée  de  ses  dernières  luttes,  même  après 
les  victoires  théâtrales  de  Louis  XIV  !  Ville  immense,  voilée,  in- 
connue, a  l'égal  d'une  ville  indienne,  où  tout  ce  qui  marche  a 
son  but  d'argent  caché  à  tous,  son  projet  et  sa  pensée!  Ville  où 
se  sout  réfugiées  et  les  habitudes  et  la  bourgeoisie  de  la  Hol- 
lande, la  foi  chrétienne  chancelante  et  le  judaïsme  h  côté  de  la 
réforme!  Ville  paisible,  heureuse  et  dormant  à  l'ancre  aujour- 
d'hui comme  son  vaisseau,  demain  révoltée,  la  parole  haute!  Tu- 
multueuse autant  que  Venise  est  triste,  auslère  comme  Rome  et 
riche  comme  Londres,  dont  l'artillerie  a  tonné  partout,  jusque 
sur  les  mers  du  Nouveau-Monde,  et  a  qui  le  nom  de  première 
bourgeoise  de  l'univers  demeurera  toujours  concédé,  a  défaut  de 
celui  de  république  ! 

Composée  de  tant  d'élémens  divers,  protestante,  chrétienne  et 
juive,  même  a  cette  époque  d'apathie  religieuse,  comment  Ams- 
terdam ne  serait-elle  pas  une  ville  luiique,  une  expression  spéciale 
et  grande  de  l'histoire  et  de  la  société  hollandaise?  Même  avant 
-1806  et  son  roi  Louis  Napoléon,  quelles  vicissitudes  n'a-t-elle 
point  subies,  quels  n'ont  point  été  ses  ressentimcns  et  ses  colères! 
Arrogante  envers  Louis  XIV,  le  plus  irascible  des  rois,  elle  pu- 
blie de  satiriques  pamphlets  contre  ce  prince ,  avec  la  folle  témé- 
rité d'un  mousquetaire  écrivant  contre  l'état.  Au  milieu  de  ses  dé- 
faites, elle  trouve  moyen  de  s'envelopper  d'une  mer  nouvelle, 
ainsi  que  Leydc  et  ses  alentours  ;  elle  amasse  digues  sur  digues  , 
navires  sur  navires;  Ruyter,  ce  Turennc  des  armées  navales  de 
Hollande ,  s'illustre  bien  avant  Russel  en  nous  brûlant  des  vais- 
seaux. Ce  temps  de  demi-lunes  et  de  contrescarpes,  où  les  histo- 
riographes eux-mêmes  sont  obligés  de  monter  a  cheval  au  grand 


l6  REVUE    DE    PARIS. 

soleil,  et  Fagon  de  suivre  son  maître  à  petites  journées ,  est  la 
plus  belle  période  d'Amsterdam  ;  car  Louis  XIV  rebrousse  che- 
min à  ses  portes.  Pendant  que  Boileau  célèbre  en  vers  durs  la 
prise  des  villes  de  Flandre,  le  prince  d'Orange,  âgé  de  vingt- 
deux  ans,  jeune  et  enflammé  comme  un  de  ces  héros  des  apo- 
théoses de  Jordaéns ,  venge  de  leurs  défaites  Utrecht  et  Gueldres  ; 
Amsterdam  se  trouve  affranchie  de  la  conquête.  Elle  reprend  ses 
peintres,  ses  ouvriers,  ses  poètes.  Rujsdaël  et  Berghem  retracent 
ses  jetées,  ses  bois  épais  et  ses  fleuves.  Le  vieux  Rembrandt  avait 
peint  sa  garde  de  nuit;  Vanderhelst  esquisse  magnifiquement  ses 
banquets  de  capitaines  et  de  compagnies  bourgeoises.  Dans  cette 
ville,  et  a  cette  époque,  tout  est  pompeux,  tout,  jusqu'aux  car- 
rosses ,  de  forme  espagnole ,  dont  le  poids  broie  le  pavé ,  et  des- 
quels ressortent  de  volumineuses  perruques  de  baillis,  celle  entre 
autres  de  Grootenhuys ,  qui ,  par  amitié  pour  le  poète  Vondel, 
veut  bien  ne  le  condamner  qu'a  une  amende  de  500  florins  pour 
sa  tragédie  politique  de  Palamède.  Ces  grands  bassins ,  a  l'instar 
des  docks  anglais,  vastes  hangars  de  toutes  les  richesses  du  globe, 
regorgent  de  tous  les  trésors  du  Japon;  la  chambre  des  bourg- 
mestres fait  sculpter  elle-même,  avec  beaucoup  d'art,  et  h  prix 
d'argent,  les  panneaux  de  son  sénat  et  les  manteaux  de  ses  che- 
minées. A  voir  le  yacht  de  la  ville ^  aux  rames  dorées,  aux  rideaux 
de  pourpre  brodés  aux  anues  d'Orange,  encombré  le  soir  de  finan- 
ciers, de  peintres,  de  gens  de  guerre  et  de  savans,  vous  diriez  du 
buccentaure  en  raccourci,  tant  ce  monde  doré,  étincelant,  se  re- 
flète avec  grâce  dans  les  fraîches  eaux  de  l'Amstel,  tant  il  y  a  de  ri- 
chesse et  d'élégance  dans  ces  Hollandais  qui  tiennent  k  prouver  au 
roi  de  France  qu'ils  sont  grands!  Le  nom  de  Louvois  et  l'édit  de 
Nantes  rembrunissent  ces  jours  tranquilles  ;  la  Hollande  se  voit 
couverte  d'exilés  qui  se  partagent  son  sol  avec  l'Allemagne  et 
l'Angleterre.  Dès  que  ces  protestans  fugitifs  ont  battu  retraite  en 
Hollande,  la  physionomie  d'Amsterdam  devient  ridée,  la  ville  est 
morose  et  triste.  Croyez  bien  qu'elle  conservera  long-temps  cette 
allure  de  quaker  et  de  réformé,  la  ville  autrefois  joyeuse,  la 
ville  de  Rembrandt  Van  Ryn  !  Elle  donne  dans  les  discussions 


REVUE    DE    PARIS.  IJ 

jansénistes,  les  controverses  et  les  schismes  ;  ce  n'est  pas  assez 
pour  elle  d'avoir  des  synagogues  au  lieu  de  théâtres,  de  s'être  faite 
ennuyeuse  et  prude ,  elle  a  recours  encore  a  la  petite  église  de  ce 
jbon  M.  d'Utrecht!  Amsterdam,  en  un  clin  d'œil,  fourmille  de  dia- 
cres et  d'églises.  Les  temples  grecs,  jansénistes,  luthériens,  ana- 
taptistes  ,  juifs  et  catholiques,  forment  les  couleurs  bigarrées  de 
sonécusson;  les  franciscains,  les  auguslins  et  les  carmélites  pro- 
mènent leur  soutanelle  dans  cette  ville  palpitante  au  seul  nom  de 
la  bulle  Uiiigenîtus  ! 

Il  faut  convenir  que  l'influence  de  ces  grandes  révolutions  reli- 
gieuses imprime  aujourd'hui  même  a  Amsterdam  un  caractère 
d'aridité  et  de  tristesse  ;  on  n'y  compte  que  par  rues  et  par  églises. 
Or,  je  ne  sache  rien  au  monde  de  plus  déplorable  et  de  plus  lu- 
gubre que  ces  monumens  du  culte  réformé.  Les  parois  en  sont 
humides  et  d'une  viduité  complète,  et  si  la  langue  hollandaise  pa- 
raît presque  ridicule  au  théâtre  par  la  redondance  et  la  bouffissure 
que  lui  donnent  les  comédiens,  elle  l'est  bien  plus  dans  la  bouche 
des  domines,  ou  ministres  du  culte.  Ces  messieurs  ne  parlent  pas, 
mais  sifflent  "a  la  lettre  leurs  sermons  sur  un  ton  chantant  qui 
reste  le  même  d'un  bout  'a  l'autre;  le  plus  souvent,  l'assemblée 
écoute  ces  prédicateurs  d'un  sommeil  unanime.  Une  grande  chaire 
de  bois  sculpté,  avec  force  lumières  et  petits  triangles  de  bougies, 
compose  tout  l'appareil  des  grandes  fêtes  ;  les  dames  et  demoi- 
selles, protégées  ou  cachées  par  de  lourdes  grilles  de  cuivre,  ont 
l'air  de  véritables  béguines.  Le  ministre  est  ordinairement  un 
homme  de  trente  a  quarante  ans ,  vêtu  de  noir  comme  un  huis- 
sier, portant  de  la  poudre,  une  bague  d'évêque  et  des  manchettes. 
Quand  nous  arrivâmes  a  Amsterdam  (c'était  le  troisième  jour  de 
la  semaine  sainte),  les  carrosses  et  les  voitures  sans  roues,  nom- 
mées slee,  ornées  presque  toutes  de  longs  bidets  maigres ,  a  plu- 
met rouge,  formaient  une  file  majestueuse  devant  l'église  neuve, 
voisine  du  Dam,  ancienne  église  paroissiale  de  Notre-Dame,  et 
Sainte-Catherine,  que  la  fureur  des  iconoclastes  dépouilla  d'une 
façon  si  désastreuse  en  1578.  L'entrée  du  Voorburgwal  était  ob- 
struée de  voiles,  de  mantelcts  et  de  guimpes.    La  magnifique 


^8  REVUE    DE    PARIS. 

cliaire  de  ce  temple,  chef-d'œuvre  de  sculpture  du  célèbre  Viu- 
keubrlnck,  rayonnait  au  feu  des  lustres  ;  ses  bas-reliefs  de  bois,  et 
son  dais  orne  d'acanthe,  la  faisaient  ressembler  a  ces  monumens 
d'ivoire  que  les  Dieppois  évident  encore  avec  tant  de  patience. 
La  balustrade  de  cet  escalier  seule,  entrelacée  de  pampres,  me 
parut  bien  plus  curieuse  que  le  tombeau  de  l'amiral  Ruyter,  couché 
dans  ses  lourds  habits  de  marin,  tout  au  bout  de  celte  église,  dont, 
en  raison  de  la  semaine  sainte,  on  faisait  jouer  alors  les  grandes 
€t  les  petites  orgues.  Cette  cérémonie,  ou  plutôt  ce  rit  sans  céré- 
monie, m'avait  paru  le  plus  triste  delà  terre.  Le  pasteur,  ou  pré- 
dicateur hollandais ,  prêchait  en  français  ce  soir-îa.  Il  avait  pris 
sans  doute  d'une  gouvernante  picarde  ou  genevoise  les  locutions 
les  plus  contraires  à  la  langue;    il  disait  n'oser  pas,   pour  iw 
pas  pouvoir ,  et  attendre  pour  sortir;  il  promenait  aussi  ses  con- 
sonnes finales  a  la  manière  des  Suisses  ;  tout  cela  d'un  petit  air 
bénin,    mielleux  et   pincé  qui  n'excluait  pas    certaines  préten- 
tions a  l'éloquence  de  la  cliaire  !  Les  femmes  écoutaient  ce  dis- 
cours d'un  air  ennuyé,  beaucoup  ne  le  comprenaient  pas ,  les  An- 
glaises surtout ,   adorables  miss  en  chapeau  de  paille ,  it  rubans 
démesurés.  Le  costume  bleu  et  rouge  des  orphelines  d'Amsterdam, 
et  les  belles  robes  bariolées  de  quelques  paysannes  de  la  Frise, 
tranchaient  seuls  ce  grand  conclave  d'habits  noirs;  encore  les  or- 
phelines et  les  paysannes  se  tenaient-elles  modestement,  ainsi  que 
nous,  à   l'entour  des  grilles.  Intérieurement,  nous   comparions 
cette  foule  triste  a  cette  autre  foule  de  Naples,  si  folle  d'encens  et 
d'd.r  voto  a  pareille  heure,  si  étourdissante  et  si  recueillie  "a  la  fois 
devant  les  rubans  et  les  châsses  de  la  Madone  de  l'Arc.  La,  du 
moins,  les  femmes  n'avaient  pas  l'air  gauche  et  bénin ,  elles  ne  se 
suivaient  pas  deux  "a  deux  comme  des  pensionnaires  ;  c'étaient  de 
brunes  vendangeuses  d'Ischia ,  la  corbeille  de  pampre  sur  la  tête, 
avec  leurs  beaux  velours  dignes  de  Schnetz ,  leurs  grands  yeux 
noirs  et  leur  tambour  de  basque  dans  la  main  droite.  Ici,  au  con- 
traire, nous  avions  l'air  d'assister  a  quelque  enterrement  de  juifs 
ou  de  frères  moraves.  Toutes  ces  pénitentes ,  Irlandaises  ou  Hol- 
landaises ,  étaient  droites ,  épinglées  et  raides  comme  lady  Wes- 


I\E\UE    DE    PARIS.  jq 

tern  de  Toin  Jones  /  Les  plus  jeunes  ne  laissaient  passer  de  leurs 
cheveux  que  deux  mèches,  soyeuses  et  légères,  il  est  vrai  mais 
retombant  impitoyablement  en  tirebouchons  le  long  des  joues 
grâce  a  la  gomme  arabique  qui  les  y  retient  collées.  Malgré  cet 
ah'  d'apprêt,  quelques-unes  étaient  véritablement  divines,  un 
paquet  de  lis  et  de  roses,  comme  disait  Carmontelle.  Les  ma- 
mans et  vieilles  femmes  nous  parurent  coller  de  la  même  façon , 
contre  leurs  tempes,  non  pas  des  cheveux ,  mais  des  mèches  de  fiî 
blanc  qui  leur  donnaient  un  vrai  visage  de  sorcières.  Je  n'ai  ja- 
mais vu  ni  pratiqué  le  ramadan,  mais  je  puis  dire  que  cette  en- 
trée a  Amsterdam  dans  la  semaine  sainte  me  parut  des  plus 
rigides. 

La  promenade  du  Plantage  n'est  pas  plus  gaie.  Au  mois  de 
septembre,  il  existe  h  peine  quelque  vestige  du  mot  d.e  kermesse 
dans  ce  qu'on  appelle  la  grande  foire.  Nous  parcourûmes  en 
calèche  plusieurs  quartiers,  avant  d'arriver  a  celui  des  Juifs.  Le 
Keysersgragt,  le  Princesgragt  et  le  Heermgragt,  trois  quais  plantés 
de  beaux  ormes  et  bordés  de  maisons  silencieuses,  étonneraient  a 
coup  siir  un  habitant  de  nos  boulevarts.  Os  quais  sont  déserts, 
on  n'y  voit  personne  aux  fenêtres  ,  quelques  conducteurs  de  siee 
et  des  enterremens  vous  y  barrent  seuls  le  pas.  Les  maisons  qui 
bordent  ces  trois  quais  offrent  toute  la  perfection  extérieure  et  in- 
térieure des  belles  maisons  de  Hollande;  les  arbres  et  le  mouve- 
ment des  canaux  se  reflètent  dans  leurs  grandes  vitres  de  glaces  , 
kurs  boutons  de  cuivre  luisans  et  dorés  appellent  le  gant  blanc 
du  gentleman.  Les  portes  et  traverses  des  fenêtres  bronzées  comme 
à  Londres ,  sont  ordinairement  surmontées  de  longs  réverbères  à 
filets  d'or;  la  lumière  du  gaz  ruisselé  au  soir  sur  ces  portes  aussi 
polies  que  du  laque.  Les  quais  conservent  encore  ,  a  heures  dites, 
quelques-unes  de  ces  traditions  vivantes  en  chair  et  en  os,  incrus- 
tées dans  notre  mémoire  depuis  les  divines  comédies  de  Molière. 
Ce  sont,  par  exemple  sur  les  quatre  heures,  des  négocians  de  1660 
avec  la  perruque  a  marteau ,  la  canne  d'ivoire  et  l'habit  a  boutons  . 
d'acier,  Gérontes  vénérables  que  ('ourtisent  les  neveux  hollandais 
a  bottes  pointues  d'après  les  gravures  de  mode  en  1 850.  La  na- 


20  REVUE    DE    PARIS. 

ûow  juive  a  adopté  pour  costume  ordinaire  a  Amsterdam ,  la 
barbe  classique  d'un  papa  grec  et  de  petits  mollets  d'usurier  sous 
une  immense  redingote.  Un  type  plus  étrange  c'est  le  prieur 
d'enterremens  (  aanspreker) ,  homme  noir  avec  un  crêpe  au  cha- 
peau, tombant  plus  bas  qu'une  plume  de  reitre  sous  Louis  XIII. 
Ce  personnage  entièrement  funèbre,  depuis  le  tricorne  jusqu'aux 
boucles  d'acier,  parcourt  a  toute  heure  la  ville.  Il  a  un  rabat 
blanc  et  de  longs  papiers  de  même  couleur;  ces  papiers  sont 
ses  tablettes  de  mort  sur  lesquelles  il  couche  les  plus  opulens 
comme  les  plus  pauvres.  Prenez-y  garde!  cet  homme  que  vous 
coudoyez,  indifférent  aujourdhui,  vous  ne  le  verrez  pas  de- 
main sans  terreur  ouvrir  votre  porte  et  vous  apporter  la  carte 
de  M.  un  tel...,  carte  de  dernière  visite,  semée  de  reqiiiescat 
et  d'os  !  Cet  aanspreker  assiste  à  tout ,  l'été  son  ombre  noire  se 
projette  aux  prés  d'Harlem,  il  glisse  près  des  fleurs  et  des  jar- 
dins, les  jeunes  filles  tremblent  de  le  rencontrer  entre  les  ro- 
seaux du  lac.  Dans  le  temps  des  glaces,  il  traverse  l'Y,  et  le 
Zuyderzée  lui-même,  avec  ses  patins  rougis  aux  forges  de  Bel- 
zebuth  ! 

Un  autre  costume  plus  attristant  a  mon  gré  que  celui  de  l'homme 
des  enterremens  est  l'uniforme  des  enfans  trouvés  qu'Amsterdam 
élève  a  ses  frais.  Il  consiste  dans  une  petite  veste  noire  avec  un 
numéro  imprimé  sur  toile  blanche.  Quant  aux  orphelins , 
ils  sont  mi-partie  noir  et  rouge.  Je  laisse  aux  philanthropes 
le  soin  de  réclamer  contre  le  numéro  insultant  dont  la  ville  a  tim- 
bré ces  pauvres  enfans  d'Amsterdam,  presque  tous  sérieux  et 
graves  comme  de  petits  grooms  anglais  desquels  ils  se  rapprochent 
par  la  coupe  de  leur  veste.  Il  faut  les  voir  un  beau  dimanche  se 
promener  lentement  au  Prinsengracht ,  les  mains  dans  les  poches 
et  plus  proprement  brossés  que  de  coutume,  avec  leur  nœud  d'épaule 
rouge,  blanc  et  noir  qui  les  relève  et  ferait  d'eux  de  petits  princes 
hollandais  du  temps  de  Louis  XIV  ,  n'était  ce  maudit  numéro  ! 
Leur  hôpital  a,  du  reste,  sa  boulangerie  et  sa  pharmacie.  Les 
filles  au  petit  bonnet  blanc  semé  d'épingles ,  aux  longues  mitaines 
aunes  et  au  tablier  de  simple  toile ,  ont  un  air  de  simplicité  heu- 


REVUE    DE    PARIS.  21 

relise  qui  vous  enchante  :  j'en  vis  une  belle  et  grande  qui  faisait 
des  vers  latins  aussi  bien  que  Jean  Secundus.  Elles  sortent  dotées 
de  cette  maison,  mais  cette  dot  est  bien  mince;  la  plupart  se  font 
servantes,  ce  qui,  en  Hollande,  est  la  plus  terrible  des  conditions, 
car  ce  sont  les  femmes  qui  remplacent  les  hommes  pour  le  gros 
ouvrage.  D'autres  fois  vous  les  rencontrerez  deux  a  deux  le  long 
de  l'Amstel,  se  dirigeant  par  la  porte  d'Utrecht  pour  voir  les  yachts 
de  plaisance  au  beau  pont  des  Amoureux.  Ce  pont  des  Amou- 
reux est  en  effet  une  promenade  bien  adaptée  a  ce  long  fracas 
d'Amsterdam,  et  au  retentissement  confus  de  son  pavé;  il  repose 
et  il  enchante.  La  nuit  venue,  les  deux  bords  de  l'Amstel  éten- 
dent leurs  bras  d'ombre  comme  deux  grandes  dignes  trouées  d'é- 
toiles scintillantes.  Les  vitres  qui  s'allument  reflètent  leurs  gran- 
des gerbes  dans  les  canaux;  les  mâts  se  détachent  encore  sur  le 
fond  bleuâtre  du  ciel  avec  la  finesse  soyeuse  de  leurs  cordages: 
c'est  le  seul  endroit  de  la  ville  tumultueuse  où  devait  se  traîner, 
vers  le  soir ,  un  homme  au  teint  plombé ,  vieillard  morose  et 
pauvre,  avec  un  habit  râpé  de  commis,  une  nièce  pour  bâton, 
et  pour  compagnie  un  vieux  livre.  La  nuit,  et  lorsque  pleuraient 
tous  les  carillons  d'Amsterdam,  le  chantre  de  Lucifer  et  des  f^ier- 
geSj  Vondel  le  catholique  allait  écouter  ces  derniers  bruits  et  ces 
murmures  ;  Vondel  ne  voyait  pas  une  flamme  de  vaisseau  venu 
des  Grandes-Lides  qui  ne  lui  rappelât  son  fils  ingrat  et  perdu  ,  ce 
fds  pour  lequel  il  A'endit  tout ,  jusqu'à  sa  gloire,  et  qui  le  laissa 
mourir  lentement  dans  sa  pauvreté,  pour  qu'il  ne  fut  pas  dit  que 
même  en  Hollande  les  poètes  mourraient  ailleurs  qu'a  l'hôpital. 

VIR  PHŒBO  ET  MUSIS  GRATUS  VONDELIUS   HIC  ESTC)! 

La  quantité  des  hospices  égale  celle  des  églises;  il  est  impos- 
sible de  voir  plus  de  fondations  pieuses  et  belles.  Amsterdam  a 
l'hospice  des  vieilles  femmes  et  celui  des  vieilles  gens,  l'hospice 
anglais,  l'hospice  luthérien,  la  cour  aux  Roses (Rozengrachl), 

(')  Épitaphe  de  Vondel. 


22  REVUE    DE    PARIS. 

l'hospice  des  veuves  indigentes ,  l'hospice  de  Saint-Lazare ,  celui 
de  Saint-Pierre  et  celui  des  fous.  Toute  cette  ville  mystique,  k 
part   au  milieu   de  la  véritable  ville ,    a  ses  lois  et  ses  mœurs 
privées;  les  fondations  particulières  ne  sont  pas  en  moins  grand 
nombre.  L'imagination  la  plus  distraite  se  sent  donc  captivée  a  la 
seule  vue  d'Amsterdam  ;  Amsterdam  est  la  ville  des  bouleverse- 
mens  politiques  et  des  églises.  Ce  que  la  Hollande  a  de  monumen- 
tal et  de  curieux,  sa  bigarrure  de  cultes  et  ses  couches  diverses 
d'anciennes  mœurs  ,  tout  cela  est  enfoui  dans  les  murailles  d'Ams- 
terdam. Ces  maisons  d'Amsterdam  ont  servi  parfois  de  retraite  aux 
catholiques,  ainsi  que  les  antiques  catacombes.  Depuis  la  réforme 
de  i  578 ,  les  catholiques  se  sont  vus  contraints  d'y  célébrer  la  messe 
dans  leurs  chambres  et  de  chanter  les  matines  à  voix  basse  ;  de  la 
vient  sans  doute  la  bizavierie  de  noms  qui  les  distingue.  Celle-ci  a 
pour  nom  le  cor  de  Postillon  (post  hoorn),  cette  autre  le  Perroquet 
(papegaai).  Si  vous  passez  un  matin  devant  le  Fluweelen  Burg- 
wal ,  montez  dans  une  maison  d'assez  commune  apparence ,  vous 
trouverez  au   troisième  étage  une  petite  chapelle  ornée  d'un  cru- 
cifiement. C'est  l'église  du  CerfÇixel  hert),  n»  12o,  et  l'on  y  dit 
la  messe  a  dix  heures  et  demie!  Quelques-unes  s'appellent  encore 
l'Arbrisseau,  la  Colombe,  le  Polonais.  L'évêque  de  Haarlem  offi- 
cie souvent  en  habits  pontificaux  a  la  Cigogne  (  de  Ooijevaar  ) , 
pauvre   église   qui  n'a   qu'un  tableau   peint   par  Coët,  Sime'on 
présentant  Jésus  au  temple.  Si  la  nudité  du  culte  protestant  vous 
a  paru  singulière,  en  revanche,   cet  abandon  et  cette  misère  du 
culte   catholique   sont  inexplicables.    La  première    fois    que  je 
vis  ces  chambres  qu'on  nomme  églises ,  je  me  crus  dans  ce  cime- 
tière de  Paris  qui  ressemble  a  la  vallée  de  Josaphat.  Les  églises 
grecques  et  russes ,  l'église  arménienne  et  l'église  polonaise  sont 
étouffées  et  pressées  dans  le  même  quartier  5    elles   sont  tellement 
pauvres  que  l'évêque  Châtel  n'en  voudrait  point  !  Chez  les  Ar- 
méniens (au  Boorasloot),  vous  trouvez  au  moins  quelque  appa- 
rence de  richesse,  de  nobles    et    vrais   efforts.    Au-dessus  d'un 
Jgnus  Dei  envcv^xhMQ  blanc,  on  peut  lire  cette  inscription  en 
langue  arménienne  : 


REVUE    DE    PARIS.  ^3 

Moij  Arachîel^  natif  de  la  ville  d'Amasîe^  fils  de  Paul 
Aracheleuz  j,  natif  d' Jspahan  ^  f  ai  fait  raccommoder  cette  porte, 
agrandir  ce  vestibule ^  incruster  de  marbre  le  lambris  et  le  pat^é, 
et  orner  la  voilte  en  stuc  _,  en  mémoire  de  feu  mon  père  Paul  et  de 
ma  mère  encore  vitrante  j  l'an  de  grâce  \  749. 

La  gi-ande  S3^lagoglle  juive  a  Amsterdam  est  certainement;  avec 
celle  de  Livourne,   la  plus  curieuse  que  puisse  voir  un  artiste. 
L'établissement  des  Juifs  dans  cette  ville  de  commerce  date,  selon 
le  calendrier  judaïque,  de  l'année  1595.  C'est  chose  merveilleuse 
que  ces  marchands  devenus  presque  rois  d'une  ville  marchande  ; 
partout  ailleurs  ils  ont  l'air  de  n'être  pas  chez  eux  :  Florence  et 
Rome  les  renferment  dans  les  grilles  de  leur  Ghetto  ,  ici  vous  les 
trouvez  à  la  Bourse  et  dans  les  boutiques  ainsi  que  leur  maître  et 
modèle,  le  Juif  errant.  Vous  souvient-il  de  la  synagogue   de   Li- 
vourne?  avez-vous  frappé  un  samedi   a  une  petite  porte  de  la 
stradaBalhiana,  porte  huileuse  et  lourde  qui  s'ouvre  d'elle-même 
sur  ses  gonds  comme  le  panneau  d'un  conte  de  fées?  Étes-vous  entré 
dans  ce  temple  où  les  assistans  ont  leur  chapeau  sur  le  front,  dont 
la  voîïte  bourdonne ,  et  qui  ressemble,  au  premier  abord,  a  notre 
parquet  de  la  Bourse?  La  salle  est  carrée,  vaste  et  haute;  elle  est 
ornée  de  moulures  a  la  Louis  XV,  de  chiffres  hébraïques,  de  ver- 
sets de  psaumes  et  de  robinets.  Le  jour  d'Italie  arrive  a  flots   à 
ses  vitres  ;  il  est  a  peine  amorti  par  la  soie  de  grands  rideaux 
rouges.  C'est  un  glapissement  de  voix  étranges  et  confuses  ,   des 
enfans,  des  Hébreux,  des  robes  de  Turc,  des  vieillards  en  veste, 
et  des  Arméniens  de  vingt  ans  couchés  sur  des  tapis  rouges.  Au 
milieu  de  cette  Italie  de  marbre  qui  a  des  saints  de  vermeil ,  des 
cathédi-ales  semées  de  fresques ,  des  bannières   et  des  archanges 
aux  ailes  d'or ,  que  vient  faire  ce  culte  qui  s'en  va  pâle  et  bran- 
lant? Que  veut  cette  religion  de  banque  et    de  misère,    parlant 
haut,   agiotant  et  chantant  depuis  Shylok ?  Est-ce  pour  le  vieil 
André  d'Orgagna  ou  Mnrillo  que  posent  ces  hommes,  la  plupart 
rongés  de  faim  et  de  vermine,  dont  les  dents  affainés  mordent  les 
bâtons  de  leur  chaise?  Un  rabbin  vêtu  de  noir  fait  la  quête  dans 


24  REVUE    DE    PARIS. 

son  grand  sac  de  velours.  Mon  Dieu,  qu'en  Italie  Timprcssion  d'un 
tel  spectacle  est  saisissante  !  Voila  un  culte  placé  entre  une  malé- 
diction divine  et  une  éternité  de  vie ,  un  temple  païen  sur  un  sol 
pétri  d'églises,  des  gens  qui  vivent  comme  une  exception  morale 
sous  le  ciel  florentin ,  honnis  parmi  les  Italiens  ,  et  contraints  de 
payer  les  brises  qui  leur  viennent  du  golfe  de  Naples  ! 

Presque  tous ,  je  vous  l'avoue ,  avaient  l'air  morne  et  souffrant. 
Ce  type  juif,  idéal  de  grâce  et  de  beauté  chez  la  femme,  est  pour 
l'homme  un  type  de  dépression  et  de  souffrance.  Peut-être  l'ange 
chargé  de  punir  a-t-il  eu  pitié  des  femmes  ! 

Eh  bien  !  ces  mêmes  hommes,  si  dépaysés  en  Italie,  si  chétifs,  si 
méprisés ,  je  les  ai  revus  opulens  et  forts  dans  Amsterdam ,  ayant 
leurs  ponts-levis  ,  leur  commerce,  leurs  droits  politiques  et  leurs 
maisons  respectées  à  l'égal  des  forteresses.  C'est  que  dans  Amsterdam 
un  juif  n'est  pas  moins  qu'un  catholique,  que  cette  ville  est  morte  à 
toute  idée  belliqueuse  de  ligue  et  de  foi.  Et  d'ailleurs,  le  juif 
hollanda  s  est  riche,  il  trafique  de  ces  mille  brorantages  obscurs 
qui  font  la  joie  de  ce  peuple  enfant;  le  juif  italien  n'a  que  ses 
étoffes  rongées  de  mites,  ses  livres  d'hébreu  et  sa  misère.  J'ai  vu 
à  Amsterdam  une  assemblée  des  parnassins,  vous  eussiez  dit  un 
sénat  de  bourgmestres.  Leur  saleté  était  riche,  leurs  cachets  de 
montre  fort  beaux  ,  plusieurs  avaient  des  onyx  h  leur  jabot  taché 
de  tabac.  Près  de  la  grande  entrée  de  la  synagogue,  vous  aperce- 
vez une  tribune  où  siège  le  chacham  ou  grand  rabbin,  les  parnas- 
sins sont  plus  bas.  Les  bancs  sont  garnis  de  petites  armoires  où  ils 
gardent  sous  clef  leurs  voiles  et  leurs  bibles.  Outre  les  lustres  qui 
éclairent  le  soir  la  synagogue ,  il  pend  au  plafond  une  lampe  de 
verre  allumée  dans  tous  les  temps ,  et  qu'ils  appellent  la  lumière 
perpétuelle.  C'est  dans  la  partie  de  l'orient  que  se  fait  l'office,  elle 
est  séparée  du  reste  de  l'enceinte  par  une  balustrade  de  bois  d'aca- 
jou. Dans  une  grande  armoire  ornée  de  cinq  cases,  est  placé  le 
Pentateuque.  Les  Juifs  ne  s'approchent  de  ces  livres  sacrés  de 
Moïse  que  le  front  découvert  et  les  souliers  ôtés  !  Ainsi  qu'a  Li- 
vourne ,  les  deux  côtés  supportent  un  rang  de  tribunes  grillées 
pour  les  femmes.  Au  travers  de  ces  grilles  vous  distinguez  les  voiles 


REVUE    DE    PARIS.  l5 

blancs ,  les  mains  effilées  et  le  nez  grec ,  signe  distinctif  des  femmes 
juives.  Les  échelles  de  corde  se  déploient  rarement  pour  ces  Jes- 
sica  de  second  ordre;  rarement  un  baron  hollandais  épris  du  même 
amour  que  le  marchand  de  Venise j,  les  enlève  du  Muiderstraat. 

H  y  a  encore  de  bonnes  âmes  et  des  conseillers  auliques  de 
La  Haje  qui  croient  que  les  Juifs  lavent  leurs  morts  dans  du 
vinaigre.  Pourquoi  ne  pas  ajouter,  comme  un  vieux  livre  de 
Voyages  en  Italie ,  qu'ils  l'emploient  ensuite  a  confire  des  cor- 
nichons pour  les  chrétiens? 

Vous  avez  parcouru  Amsterdam,  la  ville  des  cultes,  la  ville 
sombre  et  théologienne ,  frappez  maintenant  aux  portes  peintes 
de  La  Haye,  la  ville  de  l'étiquette.  La  Haye,  résidence  royale, 
a  tout  l'air  d'une  capitale  anglaise.  Quand  vous  avez  passé  Delft, 
jolie  ville,  propre  et  cailloutée,  ville  de  canaux,  traversée  par  les 
diligences  sans  nombre  qui  lui  viennent  de  Rotterdam,  vous  aper- 
cevez une  foule  de  belles  maisons  au  grand  panache  de  tilleuls  ; 
ces  tilleuls  ont  été  célébrés  quelque  part  en  grande  prose  par 
Bernardin  de  Saint-Pierre.  C'est  ici  que  les  équipages  foison- 
nent ,  que  les  brouettes  crient ,  que  les  chambellans  criblés  de 
croix  passent  et  repassent.  La  Haye ,  c'est  une  vénérable  douai- 
rière qui  vous  dira  les  us  et  coutumes ,  qui  vous  expliquera  mieux 
que  Saint-Simon  les  règles  du  dais  au  théâtre,  eldeVestrapontin 
dans  les  carrosses;  son  Bois  a  été  le  théâtre  de  toutes  les  querelles 
pour  \epas ,  qui  divisèrent  autrefois  les  ambassadeurs  de  France 
et  d'Espagne.  Le  comte  d'Estrades,  ambassadeur  de  Louis  XIV, y 
prit  le  pas  sur  le  stathouder  lui-même  !  Allez  voir  la  grande  salle 
où  figurent  tous  les  portraits  des  Nassau,  gigantesques  portraits 
d'Hercules  et  d'Amours  bataves ,  peints  en  poudre  avec  les  armes 
des  Sept-Provinces  ,  les  uns  mythologiquement  pourvus  d'ailes, 
d'autres  appuyés  sur  la  massue!  La  duchesse  de  Berry  qui,  du 
temps  de  Saint-Simon,  usurpait  tous  les  honneurs  de  reine,  et 
marchait  dans  Paris  avec  des  timbales  sonnantes ,  aurait  eu ,  je 
vous  jure,  grand  tort  de  faire  cette  équipée  dans  La  Haye.  Tous 
les  conseillers  que  l'on  y  rencontre  encore  aujourd'hui  sont  de  vrais 
conseillers  d'Hoffmann,  ils  savent  par  cœur  tous  les  échevius  d'autre- 


~1l6  REVUE    DE    PARIS. 

fois  et  les  grands  baillis  !  Si  vous  avez  des  lettres  de  recommandation 
pour  La  Haye,  jetez-les  bien  vite  dans  un  canal ,  elles  vous  feront 
à  coup  sûr  plus  de  proût.  L'examen  d'une  lettre  de  recommanda- 
tion passe  à  un  grand  conseil  de  famille  où  cbacun  opine  du  bonnet. 
Au  bout  de  quatre  jours  on  vous  met  une  carte,  au  bout  de  sept 
visites ,  vous  êtes  invité  !  Cela  tombe  juste  a  l'beure  de  votre  de'- 
part ,  tant  les  llollaiidais  mettent  de  temps  a  se  décider  ! 

Le  Bois  de  La  Haye  est  une  ravissante  promenade.  Si  les  hôtels 
de  celte  ville  aux  briques  peintes,  aux  tapis  de  Perse,  aux  glaces 
de  cbeminces  étroites  et  longues,  vous  paraissent  un  décalque  des 
maisons  de  Londres,  la  promenade  du  Bois  sera  pour  vous  celle 
d'Hyde-Park.  Des  faons  et  des  cerfs ,  couchés  dans  le  pré ,  y  pro- 
jettent, sur  un  vert  tendre,  l'ombre  de  leurs  ramures;  ces  gazons 
divins  ont  l'air  d'appeler  Fielding.  Sans  le  chapeau  de  paille,  a 
larges  bords ,  des  femmes  de  Schevenîng ,  vous  crieriez  au  co- 
cher :  «  Picadilly!  »  Le  fameux  salon  de  la  Maison  du  Bois,  sa- 
lon japonais,  où  tant  d'or  se  relèi'e  en  hosse,  est  un  magnifique 
cadeau  du  dernier  empereur  de  Chine  au  feu  stathouder;  il  est 
royal  de  proportions  et  de  tentures.  Les  oiseaux  de  sa  tapisserie  y 
sont  en  plumes ,  les  terrasses  en  mousse  et  en  grameu.  Le  salon 
iV  Orange j  salon  de  magnifiques  apothéoses  peintes  par  Jordaens, 
a  l'air  d'une  salle  du  Vatican.  Par  une  bizarrerie,  très-philosophique 
d'ailleurs,  la  veuve  de  ce  prince  Frédéric -Henri  (elle  s'appelait, 
je  crois,  Amélie  de  Solms)  a  fait  placer  son  portrait,  habit  et 
voiles  noirs,  au-dessus  de  ce  salon  éclatant.  Elle  tient  en  m.ain 
une  affreuse  tête  de  mort! 

Selon  nous ,  le  temps  curieux  de  La  Haye  a  été  celui  des  petits 
scandales  imprimés  in-  12,  le  temps  des  éditions  apocryphes  qui 
voulaient  échapper  a  la  censure.  Les  petits  marquis ,  le  talon  en 
l'air,  après  avoir  commis ^  sous  Louis  XV,  quelque  pamphlet  ou 
quelque  roman  ,  s'en  allaient  prendre  l'air  de  S'Graven  Ha- 
gen,  et  revenaient  en  poste,  jouir  ensuite  de  leur  triomphe.  La 
plupart  du  temps,  ce  titre  de  La  Haye,  imprimé  sur  les  livres, 
ctait  une  véritable  fiction.  Cette  ville  paisible  serait  bien  coupable 
^i  nous  lui  devions  tous  les  romans  de  mousquetaire  et  toutes  les 


REVUE    DE    PARIS.  2^ 

fadeurs,  éciiles  sur  les  sofas  du  dix-huitième  siècle.  Elle  a  fait  beau- 
coup mieux  en  nous  donnant  Ruysch  et  Huygens. 

A  l'heure  qu'il  est ,  les  clubs  et  les  cafés  sont  l'ame  de  cette 
ville.  Un  café  de  La  Haye  (tapery)  compromettrait  pourtant  un 
étranger  aux  yeux  du  puritanisme  hollandais,  plus  encore  que  les 
folles  maisons  de  nuit  d'Amsterdam.  Tout  s'y  passe  cependant 
dans  l'ordre  le  plus  méthodique  et  le  plus  triste.  Les  murs  de  ces 
tabagies  conservent  d'ordinaire  de  grands  bras  de  flambeaux  à  la 
Louis  XIV,  une  forte  odeur  de  tabac  et  de  genièvre,  d'énormes 
pipes  que  l'on  vous  présente  en  entrant,  le  portrait  du  prince  d'O- 
lange  a  cheval  et  un  perroquet  reufiogné  au  comptoir,  dans  une 
grande  cage.  Ce  pauvre  oiseau,  indignement  enfumé  par  la  pipe, 
a  l'air  de  regretter  les  mystiques  pralines  de  Vert-Vert. 

Malgré  son  apparence  confortable  de  richesse  et  d'élégance,  La 
Haye  ressemble  beaucoup  h  la  Petite  /  ille  de  feu  Picard  ;  chacun 
y  sait  par  cœur  le  dîner  et  la  maîtresse  de  son  voisin.  Barricadée 
chez  elle ,  tirant  chaque  jour  le  verrou  sur  ses  mœurs  et  ses  habi- 
tudes, la  vie  hollandaise  n'a  qu'une  joie,  celle  d'épier  les  travers 
des  étrangers  devenus  ses  hôtes.  Tous  ces  petits  miroirs  pendus  aux: 
fenêtres  des  maisons  (miroirs  nommés  spiegel,  en  raison  de  leur 
office)  rapportent  fidèlement  et  au  jour  le  jour  a  leurs  maîtres  les 
baisers  pris  et  rendus,  les  raccommodemens  et  les  querelles.  Voila 
une  pâture  quotidienne  d'anecdotes  et  de  cancans.  La  probité  batavc, 
tant  de  fois  vantée  dans  les  affaires ,  sa  simplicité  heureuse 
et  sa  grande  économie,  n'aboutissent  souvent  qu'à  l'asservissement 

le  plus  complet  de  l'avarice.  Le  marquis  de  Ros ,  avec  quatre 

mille  arpens  de  terre ,  n'a  pas  de  domestique  en  voyage  et  boucle 
lui-même  ses  malles.  On  se  montrait  dans  la  rue  un  gentleman  de 
Leyde,  qui  avait  un  cheval  de  i,I500  francs!  L'alliance  récente 
avec  la  Pv.ussie  a  donné  ici  quelque  relief  a  la  cour ,  qui  sans  cela 
aurait  l'air  d'une  bonne  et  lourde  préfecture.  H  y  a  tous  les  joiu's 
un  couvert  de  douze  officiers  chez  le  roi ,  dont  habituellement  deux: 
grands-officiers.  La  table  royale  est  fort  bien  servie,  et  le  roi  d'une 
l'acilité  d'accueil  devenue  proverbiale  a  La  Haye.  Un  jeune  comte 
russe,  établi  a  La  liriye  depuis  deux  ans,  nous  disait  avoir  rea- 


28  REVUE    DE    PARIS. 

contré  dans  les  cercles  un  petit  homme  noir,  a  jabot,  aux  mains 
aussi  blanches  que  sa  cravate ,  excellent  pianiste ,  auquel  les  dames 
disaient  d'une  voix  tendre  :  Monsignor!  C'était  l'intcrnonce  du 
pape,  rien  que  cela!  On  se  l'arrachait  dans  le  pavs  comme  une 
porcelaine  du  Japon. 

Quant  aux  Anglais ,  ils  sont  peu  cboj^és  dans  cette  résidence. 
Le  chargé  d'affaires  et  son  seul  secrétaire  représentent  la  nation. 
Ceci  vous  frappe  d'autant  plus  que  La  Haye,  je  le  répète,  est  une 
véritable  ville  anglaise  ;  les  hôtels  sont  tous  dans  le  style  de  ceux 
de  Clarendon. 

Je  hais  de  tout  cœur  les  choucroutes  et  les  promenades  a  Sche- 
vening.  Les  gens  de  La  Haye  ne  manqueront  pas  de  vous  dire  que 
Schevening  est  fort  beau.  De  ce  plateau  nu,  vous  pouvez  a  votre 
aise  jouir  de  la  mer  du  Nord,  beaucoup  moins  belle  que  la  lame 
de  Dieppe  et  de  Boulogne.  L'établissement  de  bains  dont  s'enor- 
gueillit Schevening  est  beaucoup  trop  grand  pour  l'endroit  ;  il  laisse 
a  cent  lieues  de  lui  les  Néotherme  de  Paris.  A  propos  de  bains,  vous 
saurez  qu'il  est  d'usage  a  La  Haye  de  se  faire  inscrire  pour  en 
prendre  un,  dans  la  seule  baignoire  de  la  ville,  Hôtel  du  maré- 
chal de  Turenne.  Après  trois  jours  d'attente ,  un  domestique  en 
livrée  vous  conduit  parles  cuisines  a  une  chaudière  large  et  ronde, 
digne  des  frères  Machabées.  Vous  y  bouillez  le  temps  qu'il  vous  con- 
vient dans  une  eau  verte  et  bourbeuse ,  quitte  a  vous  laver  après 
ce  bain,  d'après  le  mot  railleur  de  Diogène. 

La  littérature  limitrophe  n'est  pas  certainement  ce  qui  préoccupe 
le  plus  les  Hollandais.  Ils  en  étaient,  en  avril  -1855,  au  premier 
volume  de  la  Marquise  de  Créquy,  aux  Soirées  de  Waher  Scott 
et  a  Bugjargaî.  Les  cabinets  de  lecture,  ainsi  que  les  journaux 
de  France  sont,  ailleurs  qu'au  club,  une  véritable  rareté.  M^^e  la 
comtesse  Rossi  ayant  bien  voulu ,  en  chantant  chez  le  prince  d'O- 
range, rappeler  a  ses  amis  qu'elle  était  encore  M'^c  Sontag,  il  y 
eut,  je  crois,  un  M.  Box,  secrétaire  de  M.  VanMan,  ministre 
de  la  justice,  qui  consentit  "a  publier  sur  elle  un  feuilleton.  Heu- 
reuse ville ,  qui  peut  vivre  ainsi  sans  journaux  ! 

Au  reste,  c'est  'a  La  Haye  que  le  bourgeois  est  encore  une  vé- 


REVUE    DK    PARIS.  20 

rite.  Les  oncles  au  coquin  de  neueu  et  les  tuteurs  à  brandebourgs 
de  M.  Alexandre  Duval  sembleraient  s'être  réfugiés  dans  cette 
ville.  Quelquefois ,  au  soir ,  a  l'appui  d'une  fenêtre  basse  qui  donne 
sur  le  canal ,  vous  voyez  un  honnête  Batavc ,  voûté  comme  Jean- 
Jacques  et  balançant,  comme  lui,  entre  ses  doigts  sa  pervenche 
favorite;  sa  pipe  et  son  feu  de  pipe  reposent  a  ses  côtés;  son  nez, 
recourbé  en  serre  d'oiseau,  est  pincé  par  les  classiques  lunettes 
rondes;  il  lit  a  coap  sûr  V Histoire  des  pêches,  découvertes  et  éta- 
blissemens  des  Hollandais  dans  les  mers  du  Nord,  par  M.  Ber- 
nard de  Reste  ! 

On  s'est  égayé  beaucoup  sur  la  facilité  de  mœurs  des  Hollan- 
daises. Quant  a.  moi ,  si  je  ne  les  ai  pas  trouvées  moins  roses  eï 
moins  fraîches  que  dans  les  tableaux  de  Gérard  Dow ,  je  ne  les 
crois  pas  non  plus  aussi  oublieuses  que  daus  ceux  de  Jean  Steen. 
Elles  ne  montrent  guère  leurs  visages  qu'à  travers  les  persiennes 
ouïes  grilles  de  leurs  églises.  Les  femmes  de  Hollande,  surveil- 
lées parfois  comme  les  fennnes  turques ,  brisent  les  entraves  du 
harem  ;  mais ,  en  général ,  il  n'y  a  pas  ici  de  fracas  de  commerce 
et  de  relazioncy  comme  en  Italie  ;  tout  cela  s'arrange  et  se  conduit 
piano j  comme  le  premier  chœur  d'Almaviva. 

Les  intérieurs  de  famille  sont  autre  chose  ;  il  faut  vaincre  d'as- 
saut les  antipathies  et  les  terreurs  hollandaises  pour  y  entrer.  A 
peine  sur  le  seuil ,  et  dès  que  le  miroir  à  double  verre ,  suspendu 
au  dehors,  a  présenté  votre  figure  de  visiteur  a  votre  hôte,  la 
grand'tante  fait  cacher  les  demoiselles.  Les  demoiselles  de  Hol- 
lande sont,  comme  les  fleurs  de  Haarlem,  toujours  sous  verre  jus- 
qu'au grand  jour  de  l'exposition,  celui  de  l'hymen.  L'excentricité 
anglaise ,  pour  sa  rigueur,  n'approche  pas  de  celle-ci.  Si  c'est  le  soir, 
et  que  vous  soyez  réservé  a  ce  qu'on  appelle  un  thé,  je  vous  recom- 
mande le  tableau  suivant.  Dans  un  salon  de  moyenne  hauteur, 
orné  de  chinoiseries  de  toute  nature,  figure  une  table  luisante, 
sur  laquelle  s'élève  un  obélisque  de  tasses  amoncelées,  une  co- 
lonne trajane  de  porcelaines.  La  dame  do  la  maison  remue  ces 
tasses  avec  une  grande  agilité,  elle  les  nettoie,  les  rince  et  les 
remplit  ensuite  elle-même.  Nul  vestige  de  domcsliciié  apparente^ 


3o  REVUE    DE    PARIS. 

la  livrée,  pendant  ce  temps,  bâille  ou  dort  sous  le  péristyle 
vitré;  cependant  le  tiré  circule,  on  s'aventure  a  parler  des  grandes 
€t  des  petites  orgues  d'Haarlem.  Le  fils  de  la  maison,  innocent 
jeune  homme,  qui  traduit  Heinsius,  joue  timidement  avec  deux 
griffons  anglais  assoupis  dans  de  grands  paniers  d'osier.  Quelque- 
fois un  professeur  intervient  et  raconte  comme  nouveauté  Ihis- 
toirë  d'Hugo  de  Groot,  plus  connu  cliez  nous,  lui  et  son  coffre, 
sous  le  nom  de  Grotius.  Le   graud  catalogue    des  plus   belles 
oignons  et  pâtes  à  fleurs  hollandaises,  imprimé  par  Arie  Cor- 
neille, etc.,  sur  le  Wagcweg,  fut  un  jour  compulsé  devant  nous 
par  de  si  furieux  amateurs  de  jacinthes,  qu'a  minuit  sonnant,  on 
parlait  encore  de  la  Duchesse  de  Raguse  bleu-porcelaine ,  esti- 
mée k  200  francs.  La  tulipomanie  est  le  grand  type  des  conversa- 
tions hollandaises.  Parlez- vous  beaux-arts,  peinture,  poésie  ou 
même  politique,  on  vous  répond  jacinthes  et  amaryllis.  La  ville 
de  Haarlem  est  le  centre  de  cette   fureur.  Le  jour  de  l'exposi- 
tion des  fleurs  a  Haarlem,  l'orgue  de  la  cathédrale  a  des  chants, 
chaque  serre   et   chaque   porte   son  parfum.  Les  villa  hollan- 
daises qui  bordent  la  route  sont  sablées  de  la  veille  ;  la  statue  de 
Laurent Coster,  cet  inventeur  apocryphe  ouvrai  de  l'imprimerie, 
rayonne  elle-même  d'anémones,  de  gladiolys  et  de  roses.  Lmo- 
ceut  peuple  et  innocente  ville  !    Il  y  a  des  bourgeois  qui   font 
quinze  lieues  pour  flairer  de  leur  narine  attendrie  h  Prince  hé- 
réditaire d  Orange,  la  Marquise  de  Anspach,  la  Ville  d^ Amster- 
dam ou  M.   Pittl  On   sait  que   le  Louis  XFl  coûta  jusqu'à 
600  francs  ! 

Ces  singularités  d'un  peuple  créé  pour  la  miniature  ne  sau- 
raient mieux  se  résumer  que  par  l'extravagant  aspect  du  fameux 
village  de  Broëk.  La  Nord'Hollande  est  en  effet  l'arsenal  le  plus 
curieux  de  toutes  ces  vieilles  coutumes ,  coutumes  de  propreté  et 
de  chinoiserie  sérieuse.  A  peu  de  distance  de  Buiksloot,  vous 
trouverez  beaucoup  de  paysans  et  de  fourneaux  de  terre  dans  les 
campagnes;  ce  sont  des  gens  de  Broëk  qui  font  leur  cuisine, 
pour  ne  pas  salir  leurs  maisons.  Ce  sable  fin  et  propret,  sur  le- 
quel sont  balayes  artistcracnt  des  paysages  et  des  figures,  gar- 


REVUE    DE    PARIS.  ÔT 

Jez-voiisde  le  gâter,  ce  sont  les  dessins  des  gens  de  Broëk!  Vite, 
il  vous  faut  mettre  des  chaussons  de  lisière  pour  visiter  tout  cela. 
Le  grand  Frédéric  de  Prusse,  qui  l'avait  vu  avant  vous ,  quand  il 
'  voyageait  incognito  dans  la  West-Frise,  s'en  fâcha  sérieusement. 
—  Mais  savez-vous,  leur  dit  M.  de  Lameltrie,  que  c'est  Frédéric 
de  Prusse? —  Et  quand  ce  serait  le  bourgmestre  d'Amsterdam! 
répondirent  les  gens  de  Broèk.  Heureusement  que  le  roi  Frédéric 
et  Lamettrie  étaient  philosophes  ' 

Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  ce  village  envoya  un  jour  une 
forte  somme  a  un  colonel  prussien  dont  le  régiment  devait  traver- 
ser l'une  de  ses  ruesj  justement  c'était  la  plus  grande.  L'impôt 
fut  voté  et  l'argent  envoyé  bien  vite  par  eux,  afin  que  ce  damné 
Prussien  épargnât  aux  femmes  de  Broëk  la  peine  de  refaire 
leurs  paysages  de  sable.  Tout  cela  n'est-il  pas  digne  du  peuple 
chinois? 

Si  l'on  dit  que  l'empereur  Joseph  II  n'éprouva  pas  moins  de  dif- 
ficulté h  être  reçu  dans  une  maison  de  Broëk,  nous  devons  nous 
trouver  heureux  d'avoir  pu  du  moins  voir  ses  remises.  Cette  par- 
tie de  Broëk  est  a  coup  sûr  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux.  Trou- 
vant sans  doute  que  ce  n'était  pas  assez  d'avoir  dans  leurs  étables 
attaché  la  queue  aux  vaches,  crainte  d'ordures,  les  naturels  de 
Broëk  ont  encore  mieux  logé  leurs  carioles  ;  les  harnois  en  sont 
garnis  de  petites  coquilles  de  Guinée,  et  suspendus  sous  verre 
dans  une  grande  armoire  d'acajou,  surmontée  d'un  vase  en  ove, 
d'où  retombent  galamment  deux  guirlandes  à  fleurs  dorées.  Au 
milieu  de  la  remise ^  il  y  a  un  lustre;  elle  est  planchéiée  et  frottée  j 
les  volets  des  fenêtres  sont  aussi  charges  d'or  que  les  colonnes 
d'avant-scène  ii  l'Opéra. 

Après  ceci,  que  vous  dire,  et  me  ferez-vous  grâce  au  moins  de 
Saardam?  Saardam ,  ou  plutôt  Saandam,  offre  la  même  ironie 
champêtre-,  le  vert  des  maisons  y  est  aussi  tendre  que  Iherbe  des 
prés;  les  jardins  y  sont  en  grande  toilette  dès  sept  heures  du  ma- 
tin-, les  lanternes  de  gaz  y  pendent  aux  tilleuls;  les  fenunes  sont 
brossées,  épiuglées,  charmantes  et  luisantes,  avec  leurs  mantilles 
de  soie  noire.  Vous  pensez  bien  qu'a  Saardam,  il  y  a  pour  touir- 


32  ^W}^^    ^^    PARIS. 

les  pèlerins  pieux  une  visite  que  n'indiquent  point  les  livres  de 
voyage ,  visite  plus  intéressante  mille  fois  que  celle  de  la  cabane 
du  czar  Pierre,  ce  curieux  saiivage  dont  parle  tant  Saint-Simon. 
La  cabane  du  czar  Pierre  peut-elle  valoir,  après  tout,  sa  seule 
promenade  à  Saint-Cyr?  «Il  y  fut  reçu  comme  le  roi.  Il  voulut 
»  voir  aussi  M™<î  de  Maiutenon,  qui ,  dans  l'apparence  de  cette 
y>  curiosité ,  s'était  mise  au  lit ,  ses  rideaux  fermés ,  bors  un  qui 
))  ne  l'était  qu'a  demi.  Le  czar  entra  dans  sa  chambre,  alla  ou- 
»  vrir  les  rideaux  des  fenêtres  en  arrivant,  puis  tout  de  suite 
»  ceux  du  lit  ;  //  regarda  bien  madame  Maintenon  tout  à  son  aise^ 
»  ne  lui  dit  pas  un  mot,  et,  sans  lui  faire  aucune  sorte  de  révé- 
»  rence,  s'en  alla!  « 

Saint-Simon  dit  encore  qu'il  buvait  et  mangeait  en  deux  repas 
réglés  d'une  façon  inconcevable,  prenant  a  la  fin  du  repas  des 
eaux-de-ane  préparées  j  chopine  et  quelquefois  pinte.  Le  défrai 
de  ce  prince  coûtait  600  écus  par  jour  Q). 

Vous  ferez  donc  mieux  de  lire  le  czar  Pierre  dans  les  Mémoires, 
que  d'aller  voir  sa  baraque.  Elle  consiste  en  quatre  planches, 
sur  lesquelles  tous  les  sots  du  monde  ont  écrit  des  vers  et  leurs 

noms La  visite  dont  je  veux  vous  parler  est  celle  du  bourgmestre 

de  Saardam. Depuis  la  pièce  et  l'acteur,  on  ne  saurait  passer  sans 
rire  a  Saardam,  et  tout  d'abord  nous  prîmes  soin  de  nous  faire 
conduire  chez  ce  digne  magistrat.  Il  nous  tardait  singulièrement 
de  le  comparer  a  son  double,  de  l'étudier  et  de  le  sonder  relatii>e~ 
ment  à  l'Angleterre.  Quelque  danger  que  courût  notre  sérieux 
dans  cette  entrevue ,  j'ose  dire  que  nous  nous  en  tirâmes  avec  bon- 
heur. En  longeant  les  barrières  et  les  moulins  de  ce  village,  le- 
quel n'a  pas  moins  de  dix  raille  âmes,  nous  arrivâmes  avec  notre 
guide  a  la  demeure  de  M.  Van  der  Staat.  Ce  nom,  qui  n'a  rien  de 
fictif,  était  écrit  en  belles  lettres  de  cuivre  sur  une  porte  ombra- 
gée par  deux  lauriers-roses.  La  petite  maison  était  peinte  en  noir, 
avec  des  tuiles  vernies  ;  le  revêtement  du  mur  était  de  briques 
jaunes.  Il  y  avait  dans  notre  démarche  une  grande  étourderie; 

('}  <H7,  Mémoires, 


REVUE    DE    PARIS.  33 

mais  le  cœur  nous  battait,  nous  allions  voir  un  homme  de  tra- 
dition, immortel  sans  qu  il  le  sût  peut-être!  un  bourgmestre  en 
chair  et  en  os  !  Au  tintement  officiel  de  la  petite  sonnette  du  jar- 
din, le  magistrat  dut  penser  d'abord  que  nous  ne  venions  que 
pour  affaire. 

—  Dépêchez,  messieurs,  nous  dit  en  français  le  digne  M.  Vau 
der  Staat. 

Il  avait  encore  sa  serviette  a  la  bouche  et  tenait  sa  casquette  à 
garde-vue  vert  dans  sa  main  droite.  A  la  suite  de  notre  guide ,  nous 
avions  l'air  de  deux  plaignans  ,  ou  plutôt  de  deux  maraudeurs 
conduits  par  un  garde.  Le  bourgmestre  nous  fit  passer  dans  un 
petit  salon  voisin  de  la  salle  a  manger  et  ferma  sur  lui  une  grille 
treillissée  de  fils  de  cuivre,  h  travers  laquelle  il.  reprit  avec  plus 
d'assurance  le  cours  de  ses  interrogations.  Il  parlait  français  et 
bon  français.  Il  nous  avoua  ne  pas  connaître  Potier,  a  moins, 
reprit-il,  que  ce  ne  soit  le  jurisconsulte.  Pendant  que  l'un  de  nous 
le  faisait  causer,  l'autre  osait  prendre  assez   irrévérencieusement 
le  croquis  de  sa  personne.  Assurément  elle  ne  manquait  pas  d'une 
certaine  grâce  :  il  était  fort  droit,  haut  en  couleur,  portant  une 
perruque  brune,  toute  ronde;  les  deux  côtés  de  son  col  de  toile 
avançaient  avec  la  raideur  pointue  des  chevaux  de  frise.  Ce  qui 
nous  parut  original,  ce  fut  une  pièce  d'argent  de  cinq  florins, 
qu'il  portait  collée  au  milieu  du  front.  Le  guide  nous  déclara  qu'il 
n'usait  de  cette  pièce  que  pour  conjurer  un  mal  de  tête  habituel 
chez  lui,  a  cause  du  bruit  des  moulins.  Les  moulins  de  Saar- 
dam   font   en  effet  le  plus   continu   des  vacarmes.  Ne   voulant 
pas    faire    refroidir  plus   long-temps  le   dîner  du  bourgmestre 
nous  prîmes  congé  de  lui  avec  force  salutations.  Il   ne  pouvait 
pas  concevoir  qu'on  eût  mis  sur  la  scène  un  bourgmestre  pour 
rire  ! 

Ce  ne  fut  qu'alors  et  a  travers  les  grandes  vitres  de  la  salle  à 
manger  que  nous  aperçûmes  sa  famille,  assez  inquiète,  a  ce  qu'il 
nous  parut,  de  son  absence.  Ses  deux  filles,  autant  que  nous  en 
pûmes  juger,  étaient  de  fort  belles  personnes;  elles  étaient  ornées 
du  diadème  palmirien  des  femmes  d'Alkmaar  et  de  Iloorn ,  dont 
TOME  XIX.     JUILLET.  2 


54  REVUE    DE    PARIS. 

le  cercle  d'or  massif,  posé  a  plat,  encadrait  merveilleusement 
leurs  blonds  cheveux. 

I.e  surlendemain,  nous  parcowrions  Rotterdam  et  Leyde.  Je 
nvà  que  deux  choses  a  en  dire ,  c'est  que  la  première  de  ces  deux 
villes,  sans  la  statue  noire  d'Erasme  et  sa  Bourse  ,  aurait  l'air  de 
quelque  quartier  populeux  d'Amsterdam  ,  et  que  la  seconde  de- 
vrait plutôt  se  nommer  Lucas  de  Levde,  en  reconnaissance  et  en 
souvenir  de  son  peintre. 

Nous  pourrions  encore  vous  parler  d'Utrecht,  la  ville  patri- 
cienne par  excellence;  Utrccht  aussi  vieille  et  aussi  poudreuse 
que  le  velours  de  ses  fabriques,  le  centre  des  familles  nobles,  et 
qui  pourrait  s'appeler  a  bon  droit  le  faubourg  Saint -Germain  de 
la  Hollande.  La  galerie  de  tableaux  du  professeur  Blumland,  re- 
marquable entre  toutes  celles  d'Utrecht,  vous  y  semblera  plus  cu- 
rieuse que  la  plume  du  château  de  Loo ,  plume  devenue  histo- 
rique depuis  qu'elle  signa  la  paix.  D'Utrecht  a  Ouden-Aerd,  le 
pays,  que  vous  parcourez  en  yacht,  est  plein  de  fraîcheur;  il  vous 
fera  presque  oublier  les  frères  Moraves ,  leurs  robes  blanches  et 
leur  cor  de  chasse.  On  a  trop  parlé  de  cette  communauté,  mas- 
carade luthérienne,  où  le  rose  tendre,  pour  les  bonnets,  rem- 
place, poiu"  les  femmes,  la  <:o«/(?i/r  7VMje,  jusqu'à  l'heure  du  ma- 
riage, époque  h  laquelle  les  statuts  leur  font  prendre  le  hleu  ce'- 
leste.  Cette  secte,  nous  devons  le  dire,  a  pourtant  encore  des  par- 
tisans en  Allemagne  et  en  Prusse. 

Loin  de  nous  la  prétention  d'avoir,  dans  ces  aperçus,  résiuné 
la  physionomie  complète  de  la  Hollande.  Après  le  sol,  doivent  ve- 
nir les  ouvriers.  Les  uns,  comme  les  peintres,  se  sont  bornés  a 
refléter  sur  leurs  toiles  cette  belle  et  fraîche  nature;  les  autres, 
comme  les  poètes,  les  amiraux  et  les  hommes  d'état,  en  ont 
agrandi  le  champ  et  reculé  les  limites. 

Il  resterait  un  beau  livre  a  faire  sur  ce  peuple,  qui  du  moins  ne 
nous  vole  pas  nos  industries  comme  la  Belgique ,  qui  s'est  fait  lui- 
mèmc  et  se  maintient  opulent  sans  avoir  la  morgue  insolente  des 
parvenus;  industrieux  comme  s'il  était  encore  pauvre,  superficiel 
en  fait  d'omemf^us  et  de  joujoux,  il  est  vrai,  mais  peut-être 


REVUE    DE    PARIS,  35 

plus  riche  eiicoie  que  uous  en  hommes  vériiablement  instruits  ;  si 
despote  dans  son  commerce ,  que  sou  roi  a  compris  qu'il  ne  de- 
vait être  que  son  premier  procureur,  peuple  étrange,  dont  la  soif 
de  fortune  est  telle  que  le  moindre  chiffre  de  ses  ballots  l'occupe 
plus  que  son  histoire,  et  que  c'est  a  nous,  gens  de  passage,  a  re- 
muer péniblement  sa  vieille  cendre  pour  y  reconstruire ,  avec  les 
dates,  la  vie  de  ses  grands  hommes, ^souvent  oubliés! 


RooEii  UE  Beauvoik* 


\;ii  n.3minoD  aijon  lua  înloq  îigcn  Jib'T  s/jp  tnobi  /r';  .«*»  î> 
vi^aali'jivijonsi  iup  'DWliilsi^M  ioi  iiU  .ônupims'I  oh  r 

i':fT'7'!:§iiji  30  xnKiom  ^a^ll  aal  ^^l/b•I^xo  J3o  ol^  «:■ 
rf,-r,    hfv-!^(T  'xrtffToo  f  n^ld  eb  ikeo')  oI  nnl.>3  'w 

MOUVEMENT.nIiN.TELLECTUEL 

'(  gf  JuoJ  JijbI  II  .gjsfiïk  89b  ef.M 

EXWXXÉMIRE 

'■i  9!)p  9->nBjiofjml9;gac'iJti 

.?  ç  9Îilqo>ioUd['i  i;&  gat: 
SOUS  LE  DIRECTOIRE  ET  LE  CONSULAT. 


INFLUENCE    EÉCIPROQUE     DE    LA     SOCIÉTÉ    SUR    LE    THÉÂTRE,    ET 
DU    THÉÂTRE    SUR    LA    SOCIÉTÉ. 


H  n'y  a  aucune  espèce  de  comparaison  possible  a  établir  entre  le 
théâtre  des  anciens  et  celui  des  modernes,  sous  le  rapport  de  leur 
action  morale.  L'effet  produit  par  la  représentation  des  Euménîdes 
et  par  celle  de  Y  Andromède  a  besoin  du  témoignage  de  l'histoire 
pour  ne  pas  être  relégué  au  nombre  des  hyperboles  les  plus  men- 
songères. Cette  différence  énorme  de  perceptions  n'établit  pas 
seulement  un  fait  particulier  de  temps  et  de  lieu;  on  serait  volon- 
tiers porté  a  croire  qu'elle  constitue  un  fait  physiologique.  Ne 
serait-il  pas  remarquable,  tandis  que  les  générations  se  précipitent 
avec  une  impatience  toujours  trojiq)ée  vers  le  terme  du  progrès  et 


REVUE    DE    PARIS.  37 

l'âge  du  perfectionnement,  que  Tespèce  humaine  eût  déjà  réelle- 
ment perdu  un  sens? 

Il  est  évident  que  l'art  n'agit  point  sur  nous  comme  il  agissait 
sur  les  peuples  de  rantiquité.  Un  roi  législateur  qui  renouvellerait 
les  réglemens  de  Thésée  sur  les j jjwivemens  de  la  danse,  pour 
serrer,  par  le  moyen  de  cet  exercice ,  les  liens  moraux  et  religieux 
de  la  société;  un  roi  selon  le  cœur  de  Dieu,  comme  David,  qui 
jouerait  de  la  harpe  a  la  procession  et  qui  danserait  devant  le 
reposoir,  paraîtraient  atijourâ'hur  ipius  tidieules  qu'ils  n'ont  ja- 
mais été  solennels,  et  la  garde  qui  veille  aux  barrières  du  Louvre 
ne  les  défendrait  pas  des  sifflets.  Il  faut  tout  le  respect  que  nous 
imposent  encore  les  noms  de  Pythagorc  et  de  Platon  pour  nous 
défendre  d'un  sentiment  d^'dérision  ou  du  moins  de  pitié ,  quand 
nous  réfléchissons  sur  l'étrange  importance  que  le  premier  accorde 
a  la  musique  dans  sa  Philosophie  ,  et  le  second  dans  sa  Politique. 
Le  bon  homme  Marcel,  qui  avait  le  bonheur  de  voir  tant  de 
choses  dans  un  menuet,  n'y  aurait  certainement  pas  vu  cellcs-la. 
Cependant  ce  rapprochement  était  très-sensible,  et  comme  on 
dit  maintenant,  très-rationnel  pour  Platon  et  pour  Pythagore, 
parce  qu'il  était  déduit  d'un  ordre  de  sensations  que  nous  n'é- 
prouvons plus  de  la  même  manière. 

On  n'a  pas  assez  réfléchi  sur  l'effet  moral  que  durent  produire 
les  arts,  h  linstant  où  ils  se  manifestèrent  aux  sens  de  riiomme 
comme  la  plus  haute  expression  imaginable  de  son  intelligence  et 
de  sa  spiritualité.  Les  langues  en  ont  cependant  conservé  une 
espèce  de  témoignage  dans  cette  exclamation  vulgaire  :  cela  est 
dwin ,  qui  nous  échappe  encore  a  la  perception  dune?  œuvre  de 
génie  :  ce  cri  d'élan  était  an  acte  de  foi  ;  c'était  l'aveu  de  l'auie 
qui  reconnaissait  dans  les  créations  sublimes  de  la  pensée  une 
puissance  d'inspiration  bien  supérieure  aux  forces  de  notre  nature, 
et  qui  remontait  spontanément  de  l'admiration  du  beau  à  la 
Divinité  qui  en  est  la  source.  Alors,  tout  ce  qui  était  grand  révé- 
lait Dieu;  la  religion  de  l'humanité  se  composait  de  toutes  les 
émolions  qui  relèvent  au-dessus  de  la  matière  organisée  et  agis- 
sante, pour  ]a  mclUc  en  possession  des  domaines  immenses  de- 


Ob  UEVli£    Ufc    PARIS. 

J'espiit  et  du  senlimeut^  l'art,  pour  ain&i  dire,  préexistant  comme 
i'iiumortel  foyer  dout  il  semblait  émané,  n'avait  i-ien  des  vils 
métiers  dans  lesquels  il  s  est  transformé,  sous  l'ignoble  patronage 
des  pédans.  L'art  était  uïï  culte ,  le  culte  naturel  du  monde  re- 
connaissant, et  Texercice  de  l'art  était  un  pontificat. 

Ce  magnifique  sacerdoce  du  poète,  par  exemple,  n'est  nulle 
part  plus  évident  pour  moi  que  dans  le  théâtre  des  Grecs.  L'ob- 
jet apparent  du  drame  d'Eschyle,  de  Sophocle,  d'Euripide,  est 
Ja  peinture  des  passions,  l'histoire  des  crimes  traditionnels  et 
presque  mythologiques  dont  l'ensemble  formait ,  depuis  Homère, 
la  partie  la  plus  positive  des  fables  nationales ,  et  il  est  tellement 
d'usage  de  le  considérer  sous  cet  aspect  exclusif,  qu'on  s'accou- 
tumera peut-être  difficilement  a  y  chercher  de  véritables  solenni- 
tés liturgiques.  Quand  on  observe  cependant  que  ces  faits,  plus 
ou  moins  avérés,  selon  les  croyances  communes,  se  lient  partout 
au  système  des  mythes  religieux  comme  il  était  enseigné  par  les 
prêtres ,  que  les  moindres  détails  y  ramènent  continuellement  le 
spectateur  'a  l'idée  de  l'éternelle  justice  et  de  l'infaillibilité  des  ré- 
munérations et  des  vengeances  célestes,  que  toutes  les  impressions 
qui  eu  résultent  enfin  ,  aboutissent  a  inspirer  l'horreur  du  crime 
et  le  respect  des  dieux ,  on  arrive  peu  a  peu  a  trouver  cette  con- 
jecture moins  hasardée.  Tels  seraient,  en  effet,  autant  que  dépa- 
reilles choses  peuvent  se  comparer ,  les  livres  historiques  de  la 
Bible j  si  leur  divin  auteur  les  avait  assujétis  a  la  forme  du  drame 
comme  le  Cantùjue  des  Cantiques  de  Salomou ,  au  lieu  de  leur 
donner  celle  des  chroniques. 

Il  est  aisé  d'imaginer ,  d'après  cela ,  quel  genre  d'influence  pou- 
vaient exercer  sur  les  anciens  ces  représentations  théâtrales  où  la 
population  affluait  tout  entière  dans  un  espace  propre  k  la  conte- 
nir. S'il  est  démontré,  comme  je  le  pense,  que  les  mythes  et  les 
lois  moiales  du  paganisme  n'auraient  pas  suffi  seuls  au  maintien 
de  l'ordre  et  â  la  conservation  de  la  forme  sociale,  si  on  est  obligé 
de  recourir  a  des  institutions  auxiliaires  pour  expliquer  la  longé- 
vité phénoménale  de  certaines  constitutions  politiques  antérieures 
à  l'Evangile,  je  crois  fermen  ent  qu'il  faudra  demander  â  la  poésie, 


aE^ViUi:  HE  PARIS.  3q 

ot  surtout  au  diamo,  la  solution  die  ce  mystère.   La  promiscuité 
(le  ces  multitudes  presque  homogènes ,  si  favorable  "a  l'effet  des 
sympathies  de  la  parole ,  présentait  quelque  chose  de  semblable 
au  concours  des  fidèles  dans  nos  temples.  Les  scènes  qui  occu- 
paient leur  esprit  étaient  fécondes  aussi  en  grandes  et  imposantes 
leçons ,  et  les  résultats  de  l'enseignement  se  rapprochaient  de  ceux 
qu'il  nous  est  ordonné  de  recueillir   dans  les  instructions  chré- 
tiennes, autant  qu'une  fictiou  utile  et  consentie   par  la  crovance 
publique  peut  se  rapprocher  de  la  vérité.  Quoique  ceci  paraisse 
déjk  toucher  a  des  questions  délicates,  et  dont  l'examen  est  juste- 
ment interdit  a  la  critique  littéraire,  je  ne  saurais  me  défendre 
d'aller  plus  loin.  J'ai  peur  que  ce  moyen  artificiel  d'initier  les 
hommes  aux  saines  doctrines  de  la  société  n'ait  agi   plus  effica- 
cement sur  des  générations  énergiques  et  sensibles ,  que  ne  le  fera 
désormais  la  prédication  du  vrai  Dieu  sur  l'indifférentisme  scep- 
tique des  chrétiens  dégénérés  :  car  une  créance  mal  fondée,  mais 
fervente  et  sincère,  est  encore  a  préférer  poiu-  le  bonheur  tempo- 
rel des  nations  à  une  foi  raisonnable,  mais  tiède,  incertaine  et 
chancelante.  Il  y  a  plus  de  piété  réelle  dans  le  musulman  qui. 
adopte  aveuglément  les  mensonges  de  son  prophète,  que  dans  le 
catholique  romain  qui   soumet  insolemment  les  révélations  du 
Christ  aux  analyses  d'une  vaine  et  présomptueuse  raison.  C'est 
probablement  "a  une  pareille  différence  dans  les  convictions  que 
les  classes  inférieures  ont  uii ,   i!ans  les   républiques   grecques  , 
cette   moralité   populaire   qu'elles    ont    irréparablement    ])erdue 
chez  nous.  On  accuse  une  école  moderne  d'exploiter  le  crime  ii 
plaisir,    et  ce    reproche  est   mallieurenseraent  justifié  par   trop 
d'exemples;  mais  ce  n'est  pas  h  une  école  de  poêles  quil  faut  s'a- 
dresser, c'est  au  siècle  qui  les  enfante  et  à  l'audituire  qui  les  ap- 
plaudit. Si  le  drame  moral  revenait  'a  surgir  sur   un  théâtre  de 
Paris ,  et  je  l'en  défie  hautement ,  il  serait,   avant   quinze  jours, 
aussi  délaissé  que  le  prône.  A  cette  plèbe   effrénée  qui  a  sur  les 
mains  le  sang  de  tous  les  partis,  il  faut  le  spectacle  du  crime  té- 
méraire et  du  criuu-  impuni ,  parce  que  le  crime  est  eu  derniei- 
iieu  le  secret  de  tous  sespeuchans.  Il  lui  faut  les  voluptés  cfiié- 


:5o  jj^^yjyE  ,|)Ei  p^HIS. 

^iji^ç^^etles  tdoniphest^aQiilégç^;^ç  l'çnfçr,  parce  que  Teufer  est 
son  lieu  de  rallieiuen,t,  Êja  patrie  d'atlpptioii ,  sa  terre  promise. 
,. ,  '.Les  Grecs  croyaie^t^a  leiir  drajrae  ;  et  comment  ii'y  auraient-ils 
l^a^pru,  puisqu'ils  y  f]gj^^:aient, comme  acteurs?  Ils  croyaient  a 
.Jp^r  morale j.e,t  (^m^enta\u'aiqnt-ils  répudié  des  leçons  dont  ils 
étaient  les  premiers  organes  ?  Le  cliœur  de  la  tragédie  grecque ,  le 
p^œur  qu'un  scoliastq  appelle  spiiituellement  1  honnête  homme 
;^jî.,toutesj  les  pièces  y  c'était, Je  peuple.  La  pensée  qu'il  énonçait  en 
beaux  vers,  c'était  la  pensée  naïve  que  ;  la  situation  des  person- 
nages éveillait  dans  toutes  les  âmes.  Si  le  poète  tragique  avait  mé- 
connu cette  impression,  s'il  s'était  refusé  à  la  traduire  ou  exposé 
!i\\à  dénaturer,  il  aurait  manqué  a  la  première  condition  de  son 
art,  il  aurait  menti  a  la  conscience  universelle,  et  la  foule  indi- 
gnée se  serait  hâtée  de  le  repousser  du  théâtre.  Nous  n'eu  sommes 
plus  a  cette  heureuse  période  des  jeunes  civilisations.  Nous  sommes 
à  l'époque  du  perfectionnement ,  à  l'époque  du  progrès ,  enten- 
dez-vous, et  j'en  ai  dit  les  conséquences. 

Je  sais  bien  quil  y  a  une  objection  très-spécieuse  a  faire  valoir 
contre  la  moralité  du  théâtre  des  Grecs ,  contre  sa  religiosité  sur- 
tout, et  qu'il  est  facile  de  la  tirer  des  pièces  d'Aristophane,  oiî 
les  dieux  ne  sont  guère  plus  ménagés  que  les  hommes.  Je  n'aurai 
cependant  pas  beaucoup  de  peine  "a  eu  venir  à  bout. 

La  comédie,  qui  est  née  d'un  simple  divertissement  satirique, 
ne  peut  d'abord  être  comparée  en  aucune  manière  a  la  tragédie , 
qui  doit  son  origine  a  un  sacrifice.  La  comédie  d'Athènes  exerçait 
une  action  morale,  sans  doute;  mais  cette  action  n'avait  rien  de 
religieux.  Si  on  veut  lui  découvrir  quelque  analogie  avec  une  de 
nos  institutions  exactement  actuelles ,  il  faut  s'arrêter  a  la  presse 
quotidienne,  qui  en  rappelle  assez  bien  l'insolent  franc -parler  et 
la  brutale  acrimonie,  a  celte  différence  près  toutefois,  elles  Grecs 
eu  soient  loués,  que  la  vieille  comédie  avait  pour  but  de  réprimer 
les  folles  passions  du  peuple ,  et  que  la  presse  quotidienne  met  sa 
gloire  a  les  stimuler  et  "a  les  aigrir.  La  comédie  était  un  frein,  la 
presse  est  un  aiguillon.  Aristophane  châtiait  la  beHua  démago- 
gique avec  un  fouet  déchirant  ;  nos  Aristophanes  de  cafés  la  ca- 


ressent  et  lui  désignent' d'è^  vfèt&*iëà-/'e'êtîïi¥%^<ibtë' d'une  haute 
vertu  civile  et  d'un  généreuk'  doiïi'àgiè;,  tjue  d'àttàqlier  dans  Sa  po- 
pularité effrontée  un  misériè^le ' tioitïiîie'^ 0166*1 ,' que  de  mettre  a 
découvert  ses  turpitudes,  ses 'ConèiiâfetôTis ','  sfeâ  Tachetés ,  et  que  de 
saper  h  coups  de  sarcasmes  le  troue  du  tyran  sanguinaire  qui  avait 
ordonné  le  massacre  de  Mitylène/'Voilf'éë^tjile  firÀristophariél  Si 
un  Cléon  se  présentait  aujourd'hui ,  et  gdrdèz-vous  de  douter  qu'il 
s'en  présente,  la  presse  lui  sè'cait  iplbs'doace  :  elle  a  des  articles 
tout  stéréotypés  a  sa  gloirelP  a^^'^'t  ssiAisq  aiimli)  ) 
""Quant  aux  traits  obscènes  oii'^î^y5?(?5^'ljiii  fourmillent  dans  les 
comédies  d'Aristophane,  il  paraîtra  peut-être  singulier  de  dire 
qu'ils  n'avaient  rien  de  contraire  alors  a  la  tendance  morale  et  reli- 
gieuse du  poème.  Il  suffit  cependant  d'iiti  peu  de  critique  pour  en 
être  convaincu.  L'ohscénité  n'était  point  immorale  chez  les  an- 
ciens; les  Grecs  et  les  Latins  hrai'aient  l'honnêteté  dans  les  mots, 
parce  qu'ils  ignoraient  presque  la  pudeur.  L'alliance  indispen- 
sable et  pour  ainsi  dire  solidaire  de  la  pureté  des  sens  avec  la  sain- 
teté de  l'ame  éta't  réservée  a  lUie  autre  doctrine,  que  Socrate  et 
Platon  avaient  pressentie,  mais  qui  ne  devait  recevoir  ses  déve- 
loppemens  définitifs  que  de  l'enseignement  évangéîique.  La  chas- 
teté de  l'image  et  du  langage  n'est  devenue  une  loi  littéraire  que 
sous  l'empire  des  muses  chrétiennes.  Dans  la  société  raodeine  seu- 
lement, cette  bienséance,  qui  est  l'expression  d'une  vertu  isolée, 
plutôt  que  celle  d'une  croyance,  s'est  pourtant  identifiée  avec  l'i- 
dée religieuse ,  au  point  d'en  être  inséparable  ;  et  cela  est  si  vrai , 
que  nous  avons  design''  par  le  même  mot,  sous  le  nom  de  liber- 
tinage ^  la  licence  des  mœurs  et  le  mépris  de  la  foi. 

Les  dérisions  qu'Aristophane  se  permet  h  l'égard  des  dieux  ne 
s'expliquent  pas  moins  nettement  pour  quiconque  a  une  notion 
suffisante  du  systèiue  religieux  des  Grecs.  Ils  reconnaissaient  deux 
théogonies  fort  distinctes;  l'une  morale,  qui  était  roi)jrt  du  culte 
et  qui  ne  souffrait  point  de  controverse;  l'antre  arbitraire,  rapri- 
cieuse,  inventive,  qui  était  l'objet  de  la  poésie  et  qui  se  modifiait 
au  gré  de  l'écrivain.  Celle-ci  avait  le  privilège  de  notre  drame 
historique,  où  nous  attribuons  sans  scrupule  h  des  personnages 


4a  RE^^Jr')^<,D^.  P^ftiS. 

tE^^réels  un  I ms^8^  i^^JiM . i>'jOnt  pas , tenp  ,e;t ,  des  actions  qu'ils 
lïj'piit.pASj  feitǧf»a)iï}ft5f^W?^îr!>qi'«^-^  Jaugoge  et,  ces  actions 
se  ra^pportent  plus  ou  raoiu^  a  l'idée  qu'on  se  forme  générale- 
inent  de  leur  caractère  convenu ,  et  quelquefois  même ,  au  grand 
scandale  de  la  scèO(Ç,,,.§au?  .y,  p^çendrp  tant  de  précautions.  Il  y 
avait  la  sans  doute  profanation  de  la  foi  populaire,  comme  il  y  a 
chez  nous  violation: des  vérités  de  l'histoire;  mais  chez  les  Grecs, 
non  plus  que  chez  nous ,  ces  indécentes  fictions  ne  tiraient  pas  a 
cpnséquepçe,  a,ip.oius,  qu'elles  ne  s'introduisissent  audacieuseraent 
dans  les  solennités  qui  faisaient  partie  du  culte,  comme  la  repré- 
?enLition  de  la  tragédie.  Aussi  Platon  a.- 1- il  repris  î^schyle  avec 
amertume  pour  avoir  eniployé  dans  !^e  .Po/t/^'  ou  la  Balance  des 
âmes  une  fable  indigne  ,d^ la,  justice  ,et  de,  la  majesté  des  dieux, 
et  l'on  sait  que  cette  impiété  avait  souievé  au  plus  haut  degré  l'in- 
dignation du  peuple.,  puisque  Eschyle,  ne  dut  la  vie  qu'aux  sup- 
plications de  son  frère,  giierrier  hott<|>ré  des  ;  Athéniens,  qui  avait 
été  mutilé  a  Salamine.  Cependant  Platon  ne  lisait  aucun  auteur 
avec  plus  de  piaisir  qu'Avistophan^,  qui  charma  jusqu'aux  heures 
de  son  agonie,  et  dont  on  trouva  les  comédies  dans  son  lit  de 
mort.  C'est  que  la  théogonie  du  poète  tiagique  était  essentielle- 
ment liturgique,  ainsi  que  j'ai  osé  l'avancer,  et  que  celle  du  poète 
comique  était  purement  fabideuse.  Les  bouffonneries  de  l'histrion 
n'avaient  rien  d'offensant  pour  le  dieu  ;  elles  ne  s'adressaient  qu'au 
mythologue,  et  peut-être  même  elles  cachaient  une  vue  d'utilité 
fort  bien  entendue,  cette  malicieuse  polémique  de  tous  les  jours, 
qui  dégageait  incessamment  la  partie  la  plus  rationnelle  des  croyan- 
ces de  toutes  les  ridicules  superstitions  de  la  populace.  Les  jansé- 
nistes seuls,  a  Paris,  ont  pu  taxer  d'irréligion  ces  ingénieuses 
parades  où  un  jésuite  facétieux  vouait  au  mépris  des  chrétiens 
éclairés  l'importance  pédantesque  des  femmes  docteurs ,  l'absurde 
inysticité  des  nout^eaux  quakers,  et  les  hideuses  folies  des  convul- 
sionnaires.  Pascal  est  tout  aussi  plaisant  qu'Aristophane ,  et  Pascal 
n'est  pas  impie.  Connue  Aristophane  sans  doute,  il  aurait  trouvé 
grâce  devant  Platon.  L'opinion  que  je  viens  de  développer  sur  ce 
sujet  peu  approfondi  jusqu'à  nous ,  ne  m'est  d'ailleurs  pas  telle- 


ment  particulière  que  je  risf|ae  d'en  sii^^parter  toute  la  responsa- 
bilité. Elle  est  exprimée  fort  explicitement  dans  un  passage  de 
l'excellent  traité  de  Plutarque  sur  la  manière  de  lire  les 
poètes.  "'r  ''-'  ■  "''  ''^•■"  •    •'  •  ■"  "■-' 

Il  est  bon  de  rappeler,  jjtrréi^è',  en î-évenatïf-aia  question  dont 
je  me  suis  proposé  l'examen  dans  ce  clitipitre,  que  le  drame  des 
modernes  n'a  jamais  été  composé  en  vue  de  l'éducation  et  de  la 
moralité  du  peuple;  le  système  de  nos  représentations  théâtrales 
ne  l'aurait  pas  permis.  Des  salles  éti'oites  et  fermées,  où  l'on  ne 
pénètre  qu'a  force  d'argent  et  qui  ne  peuvent  admettre  dans  leur 
enceinte  incommode  et  malsaine  qu'une  fraction  extrêmement 
faible  de  la  population  intelligente,  seraient  trop  mal  appropriées 
h  ce  louable  projet,  si  la  prévoyance  de  nos  polices  dédaigneuses 
s'était  par  basard  occupée  du  peuple.  On  peut  être  sûr  qu'elle 
n'en  a  rien  fait,  ou  si  elle  a  été  forcée  d'y  penser  quelquefois 
par  la  nécessité  de  l'étourdir  sur  sa  misère ,  dans  des  jours  de 
s^ala  royal ,  c'est  avec  un  tel  défaut  de  discernement  qu'il  au- 
rait mieux  valu  cent  fois  le  laisser  plongé  dans  l'oubli  hérédi- 
taire auquel  notre  civilisation  l'a  dévolu.  On  croirait  volontiers 
que  l'administration  a  pris  a  triche,  une  fois  pour  toutes,  de  com- 
poser les  représentations  gratuites  où  elle  convoque  la  multitude 
a  une  certaine  époque  de  l'année,  de  manière  a  exalter  ses  pas- 
sions, a  fausser  son  jugement  et  h  corrompre  sou  goût.  Il  est  vrai 
qu'en  cherchant  bien  dans  notre  théâtre,  on  ne  trouverait  guère 
moyen  de  les  composer  autrement;  car  il  n'est  ni  national,  ni  in- 
structif, ni  moral,  ni  religieux,  ni  rien  de  ce  qu'il  était  chez  les 
anciens.  C'est  pour  nous  im  jeu  frivole,  quand  il  n'est  pas  perni- 
cieux :  c'était  pour  eux  une  institution. 

Or  ce  loisir  dispendieux  des  classes  élevées  ne  descendait  pas 
au-dessous  des  classes  intermédiaires  ;  ce  qui  restait  a  la  dernière 
de  toutes,  c'étaient  les  farces  ignobles  du  boulevart,  les  parades 
licencieuses  de  la  foire  et  les  exécutions  sanglantes  de  la  justice. 
Soni  grand  acteur  comique,  c'était  Angoulevent,  Bruscambilîe, 
Tabarin,  Gnillot  Gorju  ,  le  singe  dcNicolct;  son  tragiqu-e,  c'était 
h?  bourreau.  Avec  de  tels  élémeus  d'éducation  di-amatique,  on  fe- 


'}4  .  mBYUE(i  DKUFJeRlS . 

rait  d'une  nation )formée(^qur»fes!  doueefc  mœufs  de  T'âgb'd'ôi'  tme 
y(,|)opulace  de  caBn>tl3alea;('{)  îo  ooridoil  oh  Jnq?,9'i 

11  résulta  de  cet  état  dfe  choses  oéqni'devait  en  icsiilter  néces- 
sairement, c'est-à-dire  une  révolution  (et  il  n'est  pas  inutile  de 
dire,  en  passant,  que  sijfe  regarde. tonte  révolution  comme  fatale, 
je  ne  méconnais  ni  ne  répudie  pourtant  les  acquisitions  immenses 
ei  infaillibles  dont  ces  grandes  catastrophes  sociales  enrichissent 
par  anlicipalion  le  genre  humain  ,  en  le  précipitant  vers  l'avenir). 
Cette  révolution  prit  naissance  a  l'endroit, où  les  germes  en  avaient 
été  jetés,  dans  les  rangs  supérieurs  et  dans  les  rangs  moyens  de  la 
hicrarchie  politique;  et  quand  les  hommes  qui  l'avaient  conçue 
n'eurent  plus  besoin  que  d'un  peuple  pour  la  faire,  ils  le  trouvè- 
rent où  il  était,  devant  les  tréteaux  des  baladins  et  les  échafauds 
de  la  Grève.  .:^;  L.  :!     •    ■ 

La  révolution  n'a  pas  exercé  plus  'd'influence  au  théâtre  qu'ail- 
leurs sur  le  mouvement  intellectuel ,  "a  moins  qu'on  ne  veuille  lui 
tenir  compte,  comme  d'un  progrès,  de  cette  influence  délétère 
qu'elle  a  exercée  partout  sur  le  langage  et  sur  les  mœurs.  Sans  la 
révolution  ,  comme  avec  elle ,  Ducis  aurait  soutenu,  dans  des  imi- 
tations timides,  mais  heureuses  et  assez  bonnes,  du  reste,  pour  un 
public  qui  ne  voyait  en  Shakspeare  qu'un  barbare,  sa  réputation 
de  poète  sensible  et  d'écrivain  élégant-,  Chénier  se  serait  relevé 
plus  d'une  fois  de  l'échec  mérité  à'-Jzémire;  M.  Lemercier  aurait 
produit  des  tragédies  pleines  de  talent,  parmi  lesquelles  il  y  a  un 
chef-d'œuvre  digne  de  l'antiquité  ;  Arnault  fût  fait  J/rt/7Mi'.  Sans  la 
révolution,  comme  avec  elle,  M.  Duval  aurait  enrichi  la  scène  de 
comédies  parfaitement  conçues,  habilement  nouées  et  naturellement 
écrites;  Picard  l'aurait  égayée  par  des  tableaux  de  mœurs  bril- 
lans  de  verve  et  frappans  de  vérité;  Audrieux  ,  distrait  par  la  po- 
litique, qui  le  préoccupa  sans  le  corrompre,  aurait  ajouté  des 
scènes  multipliées  au  succès  des  Etourdis;  M.  Roger  compterait 
ï Avocat  din  nombre  de  ses  titres,  et  il  en  compterait  davantage.  Le 
mouvement  révolutionnaire  a  si  peu  favorisé  le  mouvement  intel- 
lectuel au  théâtre,  qu'on  peut  assurer,  au  contraire,  sans  craindre 
de  se  tromper,  qu'il  n'existe  pas  une  époque  dans  l'histoire  de 


REVUE,  i  DEiJ FiJBIS.  45 

l'art  dramalique  où  il  soit  res^lé  ipîiJS'mertement  sîalionnaire  , 
plus  éloigne  de  l'esprit  de  licence  et  d'innovation,  plus  fidèle  aux 
règles  et  a  l'exemple  des  (classiques.  PooiT^ytrouver  quelque  em- 
preinte des  idées  du  temps,  il  faut  exhumer  du  juste  oubli  qui  les 
dévore  des  turpitudes  qui  soulèvent  le  cœur.  Picard  lui  -  même  , 
dont  le  tact  est  presque  toujours  si  jiidicieux,  faillit  e>pier  d'une 
partie  de  sa  gloire  les  sacrifices  trop  frcquens  qu'il  a  faits,  malgré 
lui,  a  la  frénésie  commune.  Ses  pièces  républicaines  ont  été  re- 
poussées par  le  goût,  bien  plus  que  par  l'opinion,  du  recueil  de 
ses  ouvrages,  et  il  n'en  est  certainement  pas  une  dont  on  puisse 
aujourd'hui  soutenir  la  leclure.  i  fic(jp  J^  ;9iipiii!o<{  yu!) urijux  . 

Ainsi  Je  théâtre  influa  sensibîcmeiit  sur  la  révolution,  qui  n'in- 
flua pas  sur  lui.  Deux  ouvrages  dramatiques,  en  particulier,  eu- 
rent l'honneur  de  cette  formidable  initiative. 

Le  premier,  c'est  Fioaro'Aiv --yyià >.'.j  -iiiq  ù  i 

I,      .1    ,-.fï.^f,•;     i,,.<r-.. 

Dans  cette  conception  capricieuse,  inégale,  im'égulière,  mais 
immense  d'intention  et  de  portée,  oli  se  dévoilent  toutes  les 
ressources  d'un  esprit  aussi  ingénieux  que  pervers,  la  grande 
crise  morale  de  notre  civilisation  est  prise  sur  le  fait  avec  une 
incomparable  puissance;  et  il  faut  convenir  que  si  jamais  la 
comédie  n'avait  eu  h  peindre  de  tableaux  aussi  repoussans, 
elle  n'avait  jamais  employé  "a  les  rendre  de  couleurs  plus  vraies 
et  plus  énergiques.  La  corruption  des  grands,  fardée  de  son 
hypocrite  élégance;  la  ruse  et  l'intrigue,  venues  dans  les  petits 
au  secours  de  la  faiblesse,  pour  relâcher  et  dissoudre  peu  a  peu 
le  nœud  social;  le  mépris  de  toutes  les  convenances,  poussé  jus- 
qu'au mépris  de  toutes  les  institutions;  le  pouvoir  avili,  non-seu- 
lement dans  la  fiction  des  rangs,  mais  dans  tout  ce  qui  le  manifeste 
aux  yeux  des  hommes,  dans  l'action  de  la  politique  et  de  la  justice; 
le  mariage  livré  a  la  dérision ,  comme  un  marché  sans  valeur;  l'a- 
dultère étudié  complaisannnent,  embelli,  presque  honoré;  l'inno- 
cence et  la  pudeur  souillées  dans  le  cœur  même  des  enfans,  rien 
ne  manque  a  ce  cours  insigne  d(;  dépravation,  rien  absolument, 
si  ce  n'est  une  leçon  morale.  Ce  fut  la  révolution  qui  la  donna; 


4/)  RE?V  tîE  *  r»E    PJWVPS . 

mais  le  jour  où  Von  ix^ésmimv'Ffgarû'foiXf'i» ^première  fois,  la 
pévolution  était  faite; -«''-'J   -'^J9^  Jxia'iua  rjo-nfibo  jnefn/ufifirirr-  aoo 

L'autre,  c'est  Robert,  chef  de  brigands ,  et  on  ne  saurait  trop 
remarquer  que  ce  double  type  d'astuce  et  de  férocité ,  Figaro  et 
Robert,  est  devenu  l'exacte  expression  des  deux  classes  de  per- 
sonnages qui,  suivant  l'expression  d'un  grand  orateur  révolution- 
naire, se  disputaient  quelques  années  après  les  lambeaux  de  la 
monarchie.  Jusqu'au  jour  où  vint  l'empire  imposer  son  joug  de  fer 
aux  factions,  et  relever  l'édifice  ruineux  de  la  civilisation  sur  des 
bases  solides  en  espérance,  la  scène  orageuse  de  la  politique  est 
occupée  tour  a  tour  par  Robert  ou  par  Figaro,  le  peuple  est  sou- 
mis alternativement  par  la  forme  brutale  du  bandit  ou  parles  in- 
sidieuses déceptions  de  l'intrigant.  On  a  dit  qu'on  ferait  l'histoire 
d'une  autre  époque  avec  des  chansons;  celle  des  huit  dernières  an- 
nées du  dernier  siècle  est  tout  entière  dans  cette  farce  et  ce  mélo- 
drame; il  serait  superflu  de  la  chercher  ailleurs;  c'est  la  dilogie 
i\e  la  république,  et  les  curieux  peuvent  se  tenir  pour  avertis 
qu'ils  en  verront  autant  a  la  seconde  représentation. 

Le  théâtre  fut  peu  fréquenté  pendant  le  paroxisme  de  i  795 
et  des  deux  années  qui  le  suivirent.  La  tragédie  était  dans  la  rue, 
bien  plus  échevelée,  bien  plus  pathétique,  bien  plus  saignante 
que  derrière  la  rampe  des  quinquets.  On  n'avait  pas  besoin  d'é- 
changer un  assignat  contre  une  carte  pour  aller  contempler  dans 
dé  froides  imitations  les  malheurs  des  grands  de  la  terre,  quand 
ils  étaient  égorgés  gratis  et  par  centaines  au  milieu  des  places  pu- 
bliques. Le  tribunal  redoutable  de  M.  Lamartellière  était  un 
pauvre  tribunal  auprès  de  celui  dont  on  exécutait  les  arrêts  en 
fece  du  Pont-Tournant  ou  a  la  barrière  du  Trône  ;  auprès  de  cet 
autre  tribunal  d'assassins  amateurs  qui  les  exécutaient  de  leurs 
propres  mains  sur  le  préau  des  cachnts,  et  qui  se  délassaient  des 
fatigues  du  massacre  en  mangeant  de  la  chair  humaine  et  en  Bu- 
vant du  sang  humain.  Quant  au  plaisir  de  siffler  de  médians  ac- 
teurs et  d'en  applaudir  de  plus  habiles,  on  s'en  dédommageait 
avec  usure  en  applaudissant  les  meurtriers  et  en  sifflant  les  mar- 
tyrs. Cela  était  plus  neuf. 


Il  arriva  un  moineatoù  ces  «llvertisseiûens  (quotidiens  d'une  na- 
tion éininemmeut  éclairée  eurent  leur  terme ,  où  la  guillotine  fit 
relâche  comme  une  actrice  indisposfîe ,  où  le  gouvernement  de  la 
terreur  tomba  comme  une  pièce  usée  dont  personne  ne  veut  plus , 
et  qui  a  besoin  de  dormir  long-temps  dans  les  cartons  avant  d'être 
reprise;  mais  la  nécessité  des  spectacles  émouvans  et  des  émotions 
viqlentes  se  faisait  sentir  encore.  Un  gouvernement  plus  probe  et 
plus  intelligent  que  le  Directoire  aurait  compris  la  possibilité  de 
rendre  cet  instinct  profitable  à  l'éducation  populaire,  en  secondant 
la  tendance  morale  des  esprits  vers  les  idées  de  justice  et  d'huma- 
nité si  long-temps  mises  en  oubli ,  par  une  organisation  bien  enten» 
due  des  théâtres  du  troisième  ordre,  seuls  accessibles  a  la  multitude. 
11  ne  pouvait  en  être  question  ni  au  Grand-Opéra,  ni  à  l'Opéra-Gc» 
miqae,  ni  aux  Français,  établissemens  inamovibles  de  leur  na- 
ture, où  l'on  fera  perpétuellement  ce  que  l'on  a  toujours  fait, 
parce  qu'on  ne  s'y  demandera  jamais  si  le  spectacle  peut  avoir 
d'autre  objet  que  de  remplir  les  heures  des  oi^jifs  et  que  de  faire 
briller  la  parure  des  coquettes.  Piicnny  fut  changé  que  l'auditoire 
des  loges  qui  sortait  de  prison,  et  qui  avait  laissé  ses  habits  de 
deuil  h  riiôtel  pour  venir  se  divertir  à  la  comédie.  Quant  à  la 
scène,  c'étaient  toujours  les  lamentables  rois  des  bicoques  du  Pé- 
loponèse,  les  scmillans  marquis  de  FOEil-de-Bœuf,  et  ce  fripon  de 
Lafieur,  comparses  éternels  du  drame  classique,  un  tant  soit  peu 
dépaysés  daus  une  société  mutilée  et  sans  forme,  où  il  n'y  avait 
plus  de  valets  et  plus  de  maîtres,  plus  de  marquis  et  plus  de  rois. 
C'était  toujours  Biaise  ou  Colin ,  chargé  de  fleurs  artificielles  et 
chamarré  de  rubans,  qui  soupirait  mollement  les  ariettes  douce- 
reuses de  Dalayrac  et  les  couplets  sucrés  de  Duraoustier,  sous  ces 
voûtes  si  récemment  frappées  d'imprécaliojis  et  de  chants  de  mort. 
Partout  ailleurs  ce  contraste  sacrilège  aurait  effrayé  la  pensée  et 
brisé  le  cœur.  A  Paris,  il  ne  fit  pas  même  réfléchir;  ce  n'était 
gu'un  trait  de  caractère. 

Mais,  je  le  répète,  le  théâtre  du  peuple  n'était  pas  la;  il  était 
au  boulevart;  il  avait  repris  ses  droits  h  mesure  que  la  politique 
perdait  ses  émotions;  Il  était  redevenu  un  besoiu  plus  im))crieux 


48  REVdlEAUEJPARlBV:;'/' 

que  jamais  pour  cette  cohue :clesou\'>CH'ﻫiis'jdétrônes,  réveillés  des 
vaines  illusions  et  las  des  fiuxîurs  iiuuîl^,  mais  que  les  agitations 
d'une  démocratie  turbulente  dvaieMt  exercés  pendant  trois  ans  a 
des  idées  graves  et  tragiques.  Le  théâtre  qu'il  fallait  au  peuple  de- 
vait être  grave  et  tragique  aussi ,  condescendre  a  ses  goi'its  belli- 
queux qu'il  prenait  pour  de  l'héi^ïsme,  s'aocoutumer  a  la  phraséo- 
logie de  ses  tribuns  qu'il  prenait  pour  de  l'éloquence,  et  fournir 
desalimens  ménagés  avec  prudence  a  l'aciivité  de  ses  sympathies. 
Il  y  avait  certainement  moyen ,  même  en  se  prêtant  sans  réserve 
aux  concessions  nécessaires,  de  faire  servir  les  jeux  scéniques  à  la 
réhabilitation  morale  des  classes  inféiieures,  et  de  les  ramener  peu 
à  peu  à  subir  patiemment  la  rigoureuse  destinée  que  notre  mau- 
vaise civilisation  leur  impose,  eu  attendant  que  les  sages  leur  en 
aient  préparé  une  autre,  ou  qu'elle  soit  sortie  toute  faite  des  tré- 
sors de  la  Providence,  car  aucun  peuple  ne  peut  se  faire  sa  desti- 
née de  lui-même.  J'ai  déjh  dit  que  le  Directoire  n'y  songea  pas.  Il 
était  alors  trop  occupé  à  réaliser  le  produit  net  de  la  spoliation  de 
cinq  cent  mille  fortunes  et  de  la  proscription  de  cent  mille  têtes  j  il 
prenait  possession  d'hoirie  et  réglait  sou  inventaire. 

Ce  que  le  Directoire  ne  s'était  pas  avisé  d'essayer,  le  hasard,  ou 
peut-être  Iheureux  instinct  d'un  auteur  inventif,  en  vint  à  bout. 
Jusque-la,  informe,  abortif  et  monstrueux ,  le  mélodrame  se  dé- 
veloppa, ou  plutôt  il  prit  naissance  ;  le  mélodrame,  orageux  comme 
une  émeute ,  mystérieux  comme  une  conspiration ,  bruyaut  et 
meurtrier  comme  une  bataille;  le  mélodrame,  tour  'a  tour  impo- 
sant et  trivial,  sentencieux  et  naïf,  solennel  et  bouffon,  étourdissant 
de  terreur,  d'extravagance  et  de  gaieté;  le  mélodrame,  avec  son 
cortège  obligé  de  crimes  et  de  vertus ,  de  tyrans  et  d'opprimés , 
de  traîtres  et  de  niais ,  avec  ses  tours ,  ses  cavernes  et  ses  cachots, 
ses  bals  rustiques  et  ses  fêtes  pastorales,  avec  ses  chalumeaux  et 
ses  poignards,  ses  fleurs  et  ses  poisons,  ses  illuminations  et  ses 
incendies;  le  mélodrame,  où  les  danses  précèdent  les  combats, 
qu'elles  remplaceront  encore,  où  les  joies  oublieuses  et  insouciantes 
sont  toujours  près  de  se  changer  en  douleurs,  où  le  plaisir  s'épa- 
nouit dans  l'imprévoyance  du  malheur  qui  va  le  troubler,  ou 


nEV<JB    ©E  )(gABOS/a>  /|9 

l'heure  de  la  sécui  itc  appelle  et  préciiîiteieelle  «le  la  mort  ;  le  mé- 
lodrame, il  faut  le  uiie,  tableau  véritable  du  monde  que  la  so- 
ciété nous  a  fait,  et  véritable  drame  du  peuple, nt  ^rn^rornî^i 

Je  ne  suis  pas  bien  sûr  de  1  aveu  dés  hauts  et  puissans  critiques 
sous  les  yeux  desquels  ces  pages  pourront  tomber,  ou  plutôt  j'ai 
tant  de  raisons  d'en  douter,  que  cette  considération  suffirait  pour 
arrêter  incontinent  ma  plume ,  si  leur  aveu  n'était  par  hasard  de 
toutes  les  choses  possibles  celle  dont  je  me  soucie  le  moins;  mais 
j'aime  mieux  payer  im  tribut  légitime  à  la  vérité,  que  de  me  con- 
cilier, par  de  lâches  complaisances  pour  nos  routines  dramatiques, 
des  suffrages  intéressés  dont  je  n'ai  d'ailleurs  que  faire.  Je  crois 
donc  fermement,  comme  je  l'ai  dit,  et  je  ne  saurais  trop  le  redire, 
qu'un  mélodrame  sagement  conçu,  qui,  au  but  général  des  com- 
positions tragiques ,  celui  d'exciter  la  crainte  et  la  pitié,  joignait 
avec  succès  celui  d'éclairer  la  raison,  de  montrer  le  crime  dans 
ses  laideurs,  et  de  ftiire  aimer  la  vertu,  était  la  seule  tragédie  po- 
pulaire qui  convînt  a  notre  époque.  J'ajoute  avec  conviction  qu'a- 
près l'enseignement  religieux,  il  n'y  eu  a  point  qui  ait  rendu  des 
services  plus  éminens  a  la  morale  publique,  et  qui  soit  plus  ca- 
pable de  lui  en  rendre  encore. 

Le  mélodrame  n'a  cependaul  jamais  été  mis  a  sa  place;  il  y  a 
trois  raisons  principales  pour  cela  :  la  première,  c'est  que  la  plu- 
part des  gens  de  lettres  qui  flagornent  si  bassement  le  peuple,  mé- 
prisent profondément  le  peuple,  et  qu'un  genre  de  spectacle  fait 
pour  lui,  comme  ils  devraient  l'être  tous,  répugne  à  leur  co- 
quetterie poétique  et  humilie  leur  vanité  ;  la  seconde,  c'est  qu'il 
est  juste  de  convenir  ([ue  ce  genre  a  été  souvent  faussé  par  des 
écrivains  sans  talent,  et,  ce  qui  est  plus  déplorable  encore,  par 
des  écrivains  sans  principes;  la  troisième,  c'est  que  le  siyle  n'en 
est  pas  toujours  conforme  aux  lois  du  bon  langage,  et  qu'il  man- 
que surtout  de  ce  naturel  qui  fait  le  plus  grand  charme  du  dia- 
logue. J'ai  déjà  répondu  incidennneut  a  cette  objection,  qui,  en 
dernière  analyse ,  ne  prouverait  rien  contre  le  genre.  Quand  on 
parle  a  la  multitude,  il  fuit,  sous  peine  de  n'en  être  pas  compris, 
lui  parler  la  langue  qu'elle  comprend,  toîit  en  la  préparant  pro- 


5o  ^^>W  ^^.  t^^ï^-^ 

gressivement  a rintelU^^iî,c^,ç|^,J,V3£^)e,|i'-i,iae  langue  meilleure.  La 
démocratie  avait  jeté,, iJa^^  l^[Ç|i^'f|u^atiQ^a  4i;  haut  de^es  ceutinille 
tribunes,  cette  innoJoibi'able  quairtité  de  phrases  toutes  faites  qui 
sont  devenues,  pour  le  vulgaire,  des  modèles  d'atticisme ,  et  que 
riiabitude  d'entendre  et  de  répéter  .a  inculquées  plus  imperturba- 
blemei^t  dans  sa  mémoire  .q)U.e  Jie  Xç^fure^it  jamais  les  proverbes 
de  nos  aïeux.  Cette  empbase  de  mauvais  goût,  qui  est  la  seule 
acquisition  réelle  dont  nous  soyons  redevables  aux  assemblées  lé- 
gislatives et  aux  jacoltinières  (df  ;|a  rép^itiîiqwej  était  proprement 
nationale  quand  elle  passa  des  clubs  ,et,dçs  conseils  au  théâtre,  et 
Dieu  garde  de  mal  les  sévères  censeurs  qui  admirent  encore  dans 
les  orateurs  de  la  Convention  ce  qu'ils  reprochent  au  mélodrame. 
Au  reste,  les  auteurs  dramatique  les.  pli^s  populaires  qui  aient 
jamais  existé ,  ne  se  piquaient  pas  d'un  purisme  si  méticuleux 
dans  leurs  pièces  populaires.  On  se.  tromperait  fort  si  on  imagi- 
nait que  Plante  eût  pris  a  tâche  d'écrire  comme  Térence  écrivit 
plus  tard  sous  la  dictée  de  Scipion  ;   Molière  comme  Racine  et 
Boilcauj  Goldoni  comme  Gelli  et  Fireuzuola.  Quand  ils  écrivaient 
pour  le  peuple,  ils  écrivaient  comme  parle  le  peuple,  et  c'était  la 
seule  manière  de  s'en  faire  entendre.  11  est  A^aitquCfle  jargon  ora- 
toire de  la  révolution  est  cent  fois  plus  insolite  et  plus  sauvage 
que  le  patois  des  femmes  de  Pourceaugnac  et  les  Carthaginois  du 
Pavzu/«5,- mais  c'était  un  fait  de  langue  avéré,    et  la  révolution 
n'est  pas  non  plus  un  événement  ordinaire. 

Quant  ailix  indécentes  et  honteuses  productions  qui  ont  quel- 
quefois pollué  le  théâtre  sous  le  nom  de  mélodrame,  ce  n'est  cer- 
tainement pas  moi  qui  en  prendrai  la  défense;  mais  le  dégoût 
qu'elles  m'inspirent  et  le  blâme  qu'elles  ont  mérité  ne  ferment 
point  mes  yeux  au  mérite  des  mélodrames  bien  faits  qui  ont  ra- 
cheté l'opprobre  de  ces  hideux  caprices  dune  imagination  ma- 
lade. 

C'est  par  exem[)le  un  talent  injustement  méconnu  que  celui  de 
M.  de  Pixéricourt,  dont  l'ingénieuse  abondance  a  doté  la  scène  de 
tant  d'ouvrages  intéressans,  remarquables  par  la  clarté  des  expo- 
sitions ,  par  l'habileté  de  la  conduite ,  par  l'entente  merveilleuse 


des  effets,  par  fentîiaînemetii^^î j^ro.^'ës^gî'f 'et  sT  bien  ménagé  des 
évtîneraens,  parla  nouveauté  si' hardie  et  cependant  si  vraisem- 
blable des  moyens,  parlaproprî(?té'iiieïiïediV  style  général  que  sa 
forme  solennelle  et  apophtliegmatiqne  rérid  plus  propre ,  q^uand 
elle  est  nécessaire,  a  laisser  de  profondes  traces  dans  l'esprit,  mais 
qui  offre  partout  ailleurs  assez  de  colTection ,  de  naturel  et  de 
grâce,  pour  faire  honneur  a  des  di'araés'  d'im  ordre  plus  relevé. 
Je  lui  sais  moins  de  gré,  pourtant,  de  ces  brillantes  qualités  dra- 
matiques dont  les  distributetirs  en  titre  de  gloire  littéraire  auraient 
dû  lui  tenir  compte  avant  moi ,  que  du  sentiment  profond  de  bien- 
veillance et  de  moralité  qui  se  manifeste  dans  toutes  ses  composi- 
tions. C'est  que  je  les  ai  vues,  dans  l'absence  du  culte,  suppléer 
aux  instructions  de  la  chaire  nuiette,  et  porter,  sous  une  forme 
attrayante  qui  ne  manquait  jamais  son  effet,  des  leçons  graves  et 
profitables  dans  l'ame  des  spectateurs;  c'est  que  la  représentation 
de  ces  ouvrages  vraiment  classiques j,  dans  l'acception  élémentaire 
dn  mot,  dans  celle  qui  se  rapporte  aux  influences  morales  de  l'art, 
n'inspirait  que  des  idées  de  justice  et  d'humanité,  ne  faisait 
naîti'e  que  des  émulations  vertueuses,  n'éveillait  que  de  tendres  et 
généreuses  sympathies ,  et  qu'on  en  sortait  rarement  sans  se  trou- 
ver meilleur;  c'est  q[u'a  cette  époque  difficile  où  le  peuple  ne  pou  - 
vait  recommencer  son  éducation  religieuse  et  sociale  qu'au  théâtre, 
il  y  avait  dans  l'application  du  mélodrame  au  développement  de 
principes  fondamentaux  de  toute  civilisation,  une  espèce  de  vue 
providentielle.  Cette  puissante  action  de  la  comédie  populaire  qui 
était  sans  exemple  depuis  les  anciens  ,  avait  commencé  h  se  révéler 
sous  le  consulat.  Elle  se  prolongea  pendant  toute  In  durée  de  l'em- 
pire, et  en  aucun  temps  la  classe  qui  la  subissait  immédiatement 
n'a  été  plus  régulière  dans  ses  mœurs,  jamais  les  crimes  n'ont  été 
pllis  rares.  Les  méchans  n'auraient  osé  se  présenter  dans  un  lieu 
de  divertissement  où  tout  les  entretenait  de  remords  déchirans  et 
de  chàtimens  inévitables.  Un  trouble  inviucii)le  les  aurait  trahis. 
.Ile  ne  sais  quel  rang  la  postérité  réserve  "a  M.  de  Pixéiicourt  parmi 
les  écrivains  de  son  siècle,  mais  il  y  a  bien  des  années  que  l'Aca- 
démie française  lui  doit  le  prix  Monlhyoïi,  ,Te  n'ai  point  d'objec- 


tiou  coulre , les,  pu^  ; iiyiJefir  de  litatisfciqiife  ..ci^^'<?5//M^ ,  d'àml  ilieuse 
l?létaphJsiqu^8)(!çt^j4e^  (gHIantliropietiiastueiise ,  dont  rapparilioa 
concourut  avec  celle  daiiîéludrarae  naissant;  je  crois  même  sincè- 
reimept  aux  immense^  avantages  que  le  genre  humain  a  retirés  de 
leur  lecture,  quand  il  les  a  lusj,  sbit  pour  son  amélioration  maté- 
rielle ,  soit  pour  son  bonheur;  inafe  il  test  une 'créance  dont  j'au- 
rais bien  plus  de  peine  h  me  départir  :  c'est  que  si  une  mission 
morale  a  été  donnée  de  nos  jours  a  un  homme  de  lettres,  c'est 
M.  de  Pixérïcôurt  qûî  l'avait  reçue. 

Il  ne  serait  plus  possible  maintenant  de  rendre  au  théâtre  cet 
empire  salutaire,  et  j'en  laisserai  chercher  la  raison  a  ceux  qui  ne 
se  contentent  pas  delà  voir  éclater  avec  toute  la  lucidité  de  l'ex- 
périence et  de  rhistoire,  dans  la  fatalité  irrésistible  qui  pousse 
tour  a  tour  les  nations  trop  civilisées  vers  leur  dissolution  et  leur 
ruine.  On  n'ira  plus  demander  au  poète  dramatique  des  leçons  qui 
n'exciteraient  désormais  que  la  dérision  et  le  dégoût,  mais  des 
émotions  irritantes,  capables  de  distraire  l'ame  "a  force  de  la  bou- 
leverser, et  qui  animent  du  moins  son  vide  et  son  néant  de  quel- 
ques préoccupations  infernales.  C'est  même  peu  si  le  crime  se  con- 
tente d'intéresser  et  de  plaire  ;  il  faudra  qu'il  divertisse ,  et  que  la 
muse  burlesque,  habillée  de  haillons  sanglans,  se  joue  avec  l'as- 
sassin des  convulsions  de  la  victime.  On  trouvera  le  côté  plaisant 
du  meurtre,  de  l'empoisonnement,  de  l'incendie,  et  le  moine  hi- 
deux qui  a  déjà  rêvé  tout  cela  dans  sa  perversité  prématurée, 
viendra  nonirir  des  exemples  -de  la  scène  son  émulation  fé- 
roce. 

Ne  dites  pas  que  ce  soit  la  l'effrayant  cauchemar  d'une  imagina- 
tion mélancolique,  habituée  a  peupler  l'avenir  des  fantômes 
que  sa  misanthropie  a  créés.  Ce  tableau  n'est  déjà  plus  celui  de 
l'avenir,  c'est  celui  du  présent.  C'est  l'anal} se  de  la  dernière 
pièce  nouvelle,  c'est  le  compte-rendu  de  la  représentation  qu'on 
a  donnée  hier  ou  de  la  représentation  qu'on  donnera  ce  soir. 

Et  puis,  serait-il  vrai,  grand  Dieu!  que  la  littérature  fût, 
comme  on  l'a  dit,  l'expression  de  la  société?  Oui, messieurs,  n'en 
doutez  pas  :  La  littérature  est  l expression  de  la  société. 


REV'IfE   -CE  ipARIg.  53 

Ecrivez  donc,  si  vons  l'osez  ,  flans  vos  journaux ,  dans  vos  li- 
vres, et  au  front  de  vos  monumens, 'ces  grands  mots  de  Progrès 
et  de  PEnFECTiBiLiTÉfdoBij  !Uïi©icabaïe  fcypocrîle  amuse  en  persi- 
flant l'agonie  des  vieilles  nations.  Mais  ne  les  écrivez  point,  par 
grâce,  a  la  porte  des  llicàtres  du  peuple.  L'imposture  serait  gros- 
sière, ou  l'ironie  de  mauvais  ton. 

il'tnqôb  om  f< 

Cu.  Nodier. 


oà2ifiYiî>  ftfyi: 


ïi    vij  liai  ijtf-.iii'  1  :iu;«-1it3ij    u'i. ,: 
ni'jluodbl  ;»b  la  8j»,f)lo?.  ab  affjci  > 


A  UN  AMI  DE  LA  PROVINCE 


SUR    QUELQUES    LIVRES    NOUVEAUX. 


Il  Y  a  quelques  nuits  ,  ne  pouvant  dormir ,  à  cause  de  la  chaleur  peut- 
être  ou  de  toute  autre  cause  aussi  peu  poétique ,  je  me  levai  et  apportai 
sur  mon  lit  une  pile  de  livres  nouveaux  ,  qui  depuis  trois  semaines  gisaient 
pêle-mêle ,  entr'ouverts  ,  sur  ma  table  ,  attendant  la  fin  du  mois ,  comme 
les  morts  le  jugement  dernier  dans  la  valle'e  de  Josaphat.  J'en  feuilletai 
un  certain  nombre  sans  en  trouver  aucun  qui  pût  ou  me  rendormir  ou  me 
re'veiller  complètement.  Enfin  ,  las  de  cet  état  de  demi  -  sommeil ,  j'allai 
prendre ,  sur  les  quatre  planches  qui  me  tiennent  lieu  de  bibliothèque , 
l'HiSTOiRE  UNIVERSELLE  dc  Bossuct ,  et ,  l'ayant  ouverte  à  l'endroit  des  Ro- 
mains,  j'allai  de  la  sorte  jusqu'au  jour,  entremêlant  ma  lecture  de  pauses 
-et  d'interjections  admiratives.  C'est  un  bien  beau  livre  que  cette  Histoire  î 
Pourquoi  les  faiseurs  de  bulletins  littéraires  ,  comme  moi ,  n'ont -ils  pas 
quelquefois  à  vous  annoncer ,  à  vous  autres  gens  de  la  province ,  la  mise 
en  vente  de  quelque  publication  de  ce  genre  ?  Ce  serait  pour  notre  métier 
un  singulier  ennoblissement.  Bossuet,  digne  historien  de  l'humanité  tout 


REV'UE    DE    PARfô.  Of& 


entière,  est  par- dessus  tout  peut-  être  l'historien  de  Rome.  Ces  mœurs 
fortes  ,  énergiques  j  ce  peuple  de  soldats  et  de  laboureurs ,  cette  ambition 
persévérante  ,  cette  volonté  de  vaincre  ,  inflexible  dans  les  revers  ,  conve- 
naient singulièrement  au  génie  mâle ,  impérieux  et  dogmatique  du  dernier 
des  pères  de  l'Église.  iNullepart;soa|toirfdd;tctê. allier  et  sa  rusticité  su- 
perbe ne  sont  d'un  effet  plus  sâr-et  plus  inlpdsant'.  Peut-être  qu'à  examiner 
d'un  certain  côté  le  mouvement  qui  s'est  fait  dans  la  langue  depuis  Bos- 
suet,  il  n'y  a  pas  lieu  de  penser  que  notre  idiome  ait  dépéri.  Peut-êtir 
pourrait-on  dire  que  l'instrument  même  du  langage  s'est  enrichi  d'une  foule 
de  nouveautés  lieiiretises;,  lips  vocal^larrc^  ipéciajpx  ,  ^ainsi  que  le  faisait 
judicieusement  remarquer  dernicremenf  un  de  nos  collaborateurs,  se  sont 
introduits  dans  la  langue  commune  et  y  ont  versé  leurs  richesses  comme 
en  un  vaste  réservoir.  Grâce  à  cet  accroissement ,  l'écrivain  a  aujourd'hui 
sous  la  main  des  ressources  infinies  pour  l'expression  des  nuances.  11  peut, 
comme  l'organiste  attablé  devant  un  jeu  d'orgue  complet,  choisir  le  re- 
gistre dans  lequel  il  veut  moduler  et  faire  passer  successivement  son  thème 
favori  à  travers  des  jeux  divers  de  timl)re  et  de  sonorité ,  depuis  les  mu- 
gissemens  de  la  ronflante  ophicléide  jusqu'aux  sons  moelleux  et  veloutés 
de  la  flûte.  -=s^j.«- 

Je  ne  sais  ,  mon  cher  ami ,  si  dans  votre  coin  vous  lisez  quelquefois  nos 
revues j  mais  si  vous  les  lisez,  vous  conviendrez  certainement  avec  moi 
que  parmi  beaucoup  de  morceaux  d'un  mérite  contestable ,  il  s'en  ren- 
contre néanmoins  quelques-uns,  et  plus  fréquemment  qu'on  ne  pourrait  le 
croire,  qui  sont  écrits  avec  uu  savoir,  une  habileté,  un  maniement  des 
ressources  de  la  langue  tout-à-fait  remarquables.  Ce  n'est  pas  là  ce  qui 
vous  touche ,  vous  autres  :  une  nouvelle  attachante ,  un  récit  dramatique 
écrit  avec  une  plume  mal  taillée ,  vous  captivera  dix  fois  plus  qu'un  beau 
morceau  de  critique  dont  les  idées  parfaitement  logiques ,  dont  les  mots 
ajustés  d'une  manière  irréprochable,  glissent  sur  le  papier  sans  jamais  ac- 
crocher. Il  y  a  pourtant  dans  telle  dissertation  que  vous  lisez  avec  le  pouce 
et  du  coin  de  l'œil  des  trésors  de  grammaire  et  de  construction  philolo- 
gique ,  des  adjectifs  adorables ,  des  allusions  pleines  de  délicatesse  et  des 
insinuations  devant  lesquelles  on  serait  tenté  de  se  prosterner.  Je  ne  parle 
pas  des  métaphores  :  il  faudrait  faire  un  livre.  Quelle  est,  dites-moi,  l'espèce 
animée  ou  inanimée,  la  science ,  la  profession  qui  n'ait  été  mise  à  contri- 
bution par  la  métaphore  ?  Vous  vous  envolez  dans  les  cieux  :  la  méta- 
phore vous  y  suitj  si  vous  posez  le  pied  sur  la  terre,  vous  marcliez  sur  la 


56  R£Vt^  D£^   P^A.tïlS/1 

métaphore j  elle  se  baigne  aVec  vous  dans  l'ocëaYi  ;  et,  ccfirthiè  ia'ïniîh  dé 
Dieu  ,  d.ins  l'Écriture  ,  quand  vous  fuyez  dans  le  désert ,  c'est  elle  qui  vous 
y  a  conduit.  Jamais  la  langue'n'ia  été'  souple ,  ductile  ,  abondante,  comme 
aujourd'hui.  Le  savant  s'y  reconnaît ,  lè  fat  s'y  mire.  De  quelque  région 
spirituelle ,  de  quelque  contrée  géographique  que  vous  soyez  parti,  la  langue 
vous  sera  toujours  accessible  par  quelque  côté,  et  vous  tiendrez  tout  entier 
dans  quelque  petit  angle  inaperçu  de  ce  vaste  édifice  en  construction. 

Il  s'est  rencontré  des  époques  où  la  langue  ,  tombant ,  informe  encoi'e  , 
dans  la  main  d'un  homme  de  génie ,  se  façonnait  sous  ses  doigts  et  se  mo- 
delait ,  comme  le  métal  en  fusion  ,  sur  le  moule  de  sa  pensée.  L'homme 
alors  était  plus  fort  que  la  langue.  Bossuet ,  dont  je  vous  parlais  tout  à 
l'heure,  avait  affaire  à  un  instrument  déjà  formé;  l'ouvrier  et  l'outille 
valaient.  C'est  de  cet  heureux  équilibre  que  naissent  les  œuvres  durables. 
Ce  qui  est  remarquable  dans  cet  admirable  écriA'ain  ,  c'est  la  charpente  et 
l'architecture  de  son  discours  ;  tout  y  est  solide,  majestueux,  puissant;  sa 
forte  pensée  est  égale  à  la  langue  sur  laquelle  elle  s'appuie.  Jamais  la 
langue  ne  plie  sous  la  pensée;  jamais  elle  ne  la  déborde;  elle  suffit  et  ne 
surabonde  pas  :  pas  d'oripeaux ,  de  paillettes  ,  de  clinquant  ;  pas  de  faste 
ni  d'étalage  ;  ce  qu'il  faut ,  rien  que  ce  qu'il  faut.  Bossuet  va  droit  devant 
lui;  sa  parure,  c'est  sa  force,  et  sa  force  est  si  bien  empreinte  sur  son  vi- 
sage ,  dans  son  geste ,  dans  son  allure  ,  que  pour  l'attester  il  n'a  pas  besoin 
de  raidir  et  de  tendre  ses  muscles  nus ,  pas  plus  qu'il  n'a  besoin  de  rem- 
bourrer ses  vêtemens  et  de  cacher  sa  maigreur  sous  les  plis  d'une  toge  flot- 
tante. 

Quelque  grand  que  Bossuet  puisse  être  par  lui-même ,  il  faut  cependant 
bien  convenir  que  son  siècle  fut  pour  beaucoup  dans  cette  supériorité  ma- 
jestueuse qui  le  distingue.  Sous  Louis  XIV,  l'intelligence,  fécondée  par 
les  vigoureuses  étreintes  de  l'esprit  réformateur  du  siècle  précédent ,  nour- 
rissait ,  dans  le  calme  de  la  monarchie  absolue ,  le  germe  des  révolutions 
qui  devaient  éclater  un  siècle  plus  tard.  Le  dix-septième  siècle  fut  comme 
une  sorte  de  halte  entre  deux  tempêtes  ,  une  dernière  contemplation  ,  un 
dernier  coup  d'oeil  adressé  à  l'harmonieux  ensemble  d'une  société  déjà 
condamnée.  N'est-il  pas  singulier  que  ces  époques  brillantes  de  la  littéra- 
ture et  des  arts  ,  que  Périclès  ,  Auguste,  Louis  XIV,  ont  baptisées  de  leur 
nom  ,  ne  soient  toutes  trois  que  le  dernier  épanouissement  d'un  tronc  social 
épuisé,  promis  à  la  hache  pour  le  lendemain  ?  11  semble  que  la  littérature,  que 
les  arts ,  historiens  avant  tout  du  drame  social,  aient  besoin  d'attendre,  pour 


se  mettre  à  l'oeuvre ,  le  dernie'*  mot  de  la' civilisation  qui  les  à  ^geWdre's* 
A  peine  ce  mot  est-il  prononce  (^u'il^  se  iretoterufint  et  jettent  en  âfrièi-e  un 
vaste  coup  d'œil  sur  l'espace  parcouru;  ilsle  résument  en  quelques  lignes 
foites  et  brillantes  :  on  dirait  que  la  société  s'arrête  pour  se  regarder  avant 
de  finirai  et  iqu'eUe.me^tdanej^cejfiurqie^regarditDute^sa  force  ^t  tout  son 
■amour.r;.^{  v^.I.  --r^  ï^ov  Jo    î)'6;'>  OHpbup  ir^q  '>idi;'?'i-Ofi  ?.ino[v(>=  -. 

Aujourd'hui ,  voyez-vous,  nous  ne  pouvons  guère  espe'rcr  des  enfante- 
mens  de  cette  taille;  la  parole  n'est  pas  à  la  littcVature;  avant  d'écrire 
l'histoire,  il  s'agit  de  la  faire.  On  a  demandé  quelquefois  comment  l'em- 
pire, si  glorieux  par  les  armes,  avait  été  si  pauvre  de  productions  litté- 
raires. Eh,  mon  Dieu!  c'est  que  toute  la  poésie  s'était  donné  rendez-vous 
sur  les  champs  de  bataille.  Bonaparte  est  certainement  le  plus  grand  poète 
des  temps  modernes.  C'est  aveq  le  sang  de  plusieurs  millions  d'hommes 
qu'il  écrit  ses  poèmes  d'Egypte,  d'Italie,  de  Russie,  de  Waterloo;  il  ne 
rêve  ,  ni  ne  raconte,  il  joue  aux  applaudisscmens  du  monde  un  drame  co- 
lossal dont  le  moindre  verset  a  suffi  à  faire  vibrer  depuis  vingt  ans  les  meil- 
leures cordes  de  nos  poètes.  Je  crois  pour  moi  que  notre  siècle  ,  ce  siècle  à 
peine  commencé,  et  dont  1850  peut  être  considéré  comme  l'origine,  n'est  pas 
moins  grand  que  celui  qui  l'a  précédé  ;  le  travail  qui  se  fait  à  l'heure  pré- 
sente ,  est  universel,  incalculable  ,  mais  encore  latent  et  soutcn-ain  ;  toutes 
les  relations  nationales  ,  politiques  ,  morales  ,  sont  soumises  dans  ce 
moment  à  un  double  travail  de  décomposition  et  de  recomposition  plus 
£:icilc  à  sentir  qu'à  décrire,  dont  tout  le  monde  a  conscience,  dont  personne 
n'a  le  dernier  mot.  Vous  avez  sans  doute  remarqué  comme  moi  l'ennui 
profond,  le  découragement,  le  malaise  vague  dont  toute  notre  génération 
est  tourmentée.  Cette  disposition  est  universelle  dans  tout  ce  qui  pense. 
D'où  vient  cela.  C'est  que  nous  faisons  peau  neuve,  c'est  une  crise  rude, 
mortelle  pour  quelques-uns,  salutaire  pour  l'espèce,  terrible  aux  indi- 
vidus. Je  crois  que  sur  ce  point  nous  sommes  à  peu  près  d'accord.  Eh 
bien!  que  voulez-vous  que  fasse  la  littérature  pendant  ce  temps?  Ovide 
a  chanté  les  métamorphoses  des  dieux,  des  nymphes  et  des  simples  mor- 
lelsi;  on  fera  peut-être  un  jour  quelque  beau  poème  sur  les  métamorphoses 
sociales  qui  s'opèrent  en  ce  moment.  Quand  la  chenille  est  devenue  chry- 
salide, ou  que  la  chrysalide  s'envole  sur  les  ailes  du  papillon  ,  le  poète 
peut  chanter  et  décrire  ,  il  a  sous  les  yeux  quelque  chose  qui  a  une  forme 
et  un  nom  dans  la  langue.  Mais  aujourd'hui  ne  trouvez-vous  pas  que 
nous  sommes  je  ne  sais  quoi  d'informe,  nioitiéj)apillon  ,  moitié  chenille, 


58  IlEV^^t    DE    PARIS. 

tirant  beaucoup  plus  suc  la  elicnille,  saasito.utefQJ&  qu'aucune  qualiiicatiûn 
nous  puisse  légilimement  apparJenk>3;j  ah;  Jûa  'jÎô<  .OiJuii  :,■■>'■.  .Kt^i.. 

Ainsi,  mon  cher  ami,  n'attendez  pas  que  je  vous  signale  à  l'iiorizon 
quelque  étoile  nouvelle,  et  soyez  indulgent  pour  des  nébuleuses  auxquelles 
nous  devons  les  seules  clarte's. de, no^re triste  firmament. 

Il  y  a  dans  i'Iiistoire  une  époque  qui  m'a  toujours  beaucoup  frappe  ,  cL 
que  j'avais  eu  le  projet  d' étudier  à  fond ,  projet  qui  en  a  e'ie  rejoindre 
beaucoup  d'autres  :  c'est  l'e'poquc  qui  suit  l'invasion  des  barbares  en  Oc- 
cident. 11  n'est  personne  qui  n'ait  vingt  fois  envoyé'  à  tous  les  diables  la 
généalogie  embrouillée  et  les  démêlés  féroces  des  Childebert  et  des  Gliil- 
pe'ric.  L'iiistoire  officielle,  l'histoire  apparente,  n'est  rien  qu'une  accumu- 
lation monotone  de  crimes  ,  relevée  seulement  de  temps  à  autre  par  quelo 
que  férocité  vraiment  remarquable.  On  va  de  la  sorte  depuis  Glovis  jusqu'à 
Charlemagne;  et  puis,  arrivé  à  Charlemagne,  on  s'aperçoit  tout  à  coup 
que  la  société  a  changé  de  face,  les  formes  romaines  ont  disparu;  les  évê- 
ques^  dont  on  ne  parlait  pas  d'abord,  se  trouvent  alors  par  le  fait  à  la 
tête  de  la  société  ;  la  constitution  de  la  propriété  a  changé  ,  en  un  mot  la 
physionomie  des  Gaules  n'est  plus  reconnaissable.  Et  pourtant  ce  n'est  pas 
à  Childebert  ni  à  Chilpéric  que  nous  pouvons  ,  en  conscience  ,  faire  hon- 
neur de  cette  immense  révolution.  A  qui  donc  ?  Ma  foi,  à  tout  le  monde. 
Eh  bien  !  l'esprit  de  Dieu  est  encore  une  fois  porté  sur  les  eaux  et  va 
donner  la  forme  à  la  matière.  Ce  n'est  pas  à  Childebert  qu'il  faut  au- 
jourd'hui demander  compte  de  la  valeur  historique  de  notre  époque, 
îfous  autres  journalistes,  voyez-vous  bien,  nous  n'y  faisons  pas  grand' chose, 
les  dénutés  encore  moins  ,  et  ainsi  de  suite  jusqu'en  haut.  Tous  ceux  qui 
crient  bien  furt ,  qui  croient  mener  quelque  chose ,  ceux-là  sont  de  droit 
Lors  de  cause;  ceux  qui  vous  disent  qu'ils  vont  changer  le  monde  ne  sou- 
lèveront pas  seulement  un  fétu.  Vous  me  demanderez  où  se  fait  le  mouve- 
ment :  mon  Dieu  ,  descendez ,  si  vous  voulez ,  dans  la  loge  de  votre  por- 
tier, auprès  du  piano  de  mademoiselle  sa  fille  ;  allez-vous-en  plutôt  aux 
bals  de  Musard;  obtenez  la  faveur  d'être  introduit  dans  les  mansardes, 
peut-être  s'y  passe-l-il  des  choses  dignes  d'attention.  Voyez  en  bas ,  car  en 
haut  il  n'y  a  rien.  Si ,  transformant  le  vœu  de  la  philosophie  ancienne  , 
notre  siècle  produisait  un  philosophe  clerc  d'avoué ,  ou  un  clerc  d'avoué 
philosophe ,  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  découvrît  au  milieu  des  rôles,  des 
exploits,  des  contrats  et  des  liasses  abominables  doutées  antres-là  sont 
pewple's,  des  choses  pleines  d'intérêt  et  d'avenir.  Quant  à  nous  autres  les 


REVEE    I>E    PARIS.;  So 

beaux  parleurs  ,  soyez  bien  convaincu  (pie  nous  n'y  pouvons  et  que  nous 
n'y  faisons  rien  ;  notie  rôle  est  de  procurer  quelque  distractiom  aux  ou- 
vriers laborieux  comme  vous ,  qui  vont  droit  devant  eux  sans  de'tourner  la 
lête.  Aussi  bien  je  m'aperçois  que ,  pour  ne  point  faillir  à  mon  mandat  il 
est  temps  que  je  termine  mon  exorde  pour  arriver  à  l'objet  réel  de  cette 
e'pître,  et  vous  donner  enfin  quelques  nouvelles  de  nos  publications  re'- 
revAes. 

M.  Lerminicr  vient  de  faire  paraître  un  livre  :  Au-delà  dv  Rhin  C*). 
Le  jeune  professeur  du  collège  de  France  a  fait ,  Tan  dernier,  un  voyage 
en  Allemagne ,  d'où  il  nous  a  rapporte'  les  raate'riaiix  de  ces  deux  volumes. 
Vous  devez  connaître  Lcrminier  :  c'est  un  de  nos  professeurs  le  plus  en 
jguej  je  crois  même  que  nous  avons  assiste  ensemble,  l'an  passe',  à 
une  de  ses  leçons ,  où ,  deibutant  par  nous  entretenir  de  la  doctrine 
secrète  des  prêtres  de  Mempliis,  il  nous  conduisit  droit  à  la  loi  sur  ou 
contre  les  associations ,  qui  e'tait  alors  en  pleine  discussion  à  la  chambre 
des  députés.  Le  fait  est  que  les  législations  comparées  sont  à  peu  près 
la  seule  cbose  dont  il  ne  soit  pas  question  au  cours  de  législation  com- 
parée de  Lerminicr.  Cela  lui  a  même  valu  parfois,  dans  les  journaux, 
d'assez  rudes  critiques.  Pour  moi ,  je  ne  saurais  lui  en  vouloir  :  je  n'ai  ja- 
inais  entendu  faire  de  cours  sur  les  législations  comparées  ;  mais  j'ai  fo: 
que  si  le  programme  était  "conforme  au  titre ,  ce  serait  quelque  chose  d'im- 
mensément savant  et  de  fort  peu  récréatif,  et  que  les  dames  n'iraient  pas  , 
comme  elles  le  font ,  aux  cours  de  Lcrminier.  Aussi  la  chaire  une  fois  éta- 
blie ,  Lcrminier  a-t-il  pris  bravement  son  parti  :  il  parle  à  ses  auditeurs 
d'histoire ,  de  philosophie ,  de  choses  vivantes  et  contemporaines  ,  et  leur 
fait  un  cours  presque  toujours  intelligible,  toujours  intéressant  et  animé. 
Les  sympathies  de  Lerminicr  sont  toutes  libérales  ,  et  il  rend  à  la  cause  de 
véritables  sci'vices  par  l'ardeur  qu'il  inspire  aux  jeunes  gens,  dont  il  s'est 
fait  le  prédicateur  assidu.  Sa  diction  est  spirituelle ,  pompeuse  ,  allant  quel- 
quefois jusqu'à  rcniphasc;  il  est  instruit,  et,  sous  ce  rapport,  il  pourrait 
peut-être  avec  avantage  diminuer  l'éclat  et  ajouter  à  la  solidité  de  ses  le- 
çons; mais  il  est  artiste,  et  la  verve  l'emporlc  toujours.  Lcrminier  parle 
beaucoup  de  la  puissance  des  idées,  du  règne  des  idées,  de  l'avenir  des 
idées.  Entre  nous  ,  si  vous  voulez  que  je  vous  le  dise ,  je  ne  crois  pas  que 
les  siennes  soient  positivement  arrêtées.  Je  ne  sais  pas  s'il  a  pris  son  parti 

(')Féli.\  Bonnaire.  cJitenr,  rue  desB(aux-\rl5,  n"  10. 


6o  r\  RE V4JE i  DE   PARIS. 

sur  beaucoup  de  questions  qu'il  a.tropid'csfu-it  pour  ne  pas  connaître  et 
sur  lesquelles  il  a  pcut-ètte  trop  de  prudence  pour  se  prononcer  à  l'a- 
vance. Il  tire  d'ailleurs  un  excellent  [>arli  de  sa  position ,  et  l'espèce  d'in- 
de'cision  que  je  crois  avoir  aperçue, dans  le  fond  prête  à  sa  manière  quelque 
chose  de  large  et  d'impartial  dont  il  Dcne'glige  pas  de  se  prévaloir.  II  sait 
se  faire  écouter,  se  faire  applaudir,  échauffer  l'esprit  des  jeunes  gens,  les 
encourager ,  et  les  soutenir  dans  des  voies  assez  progressives  par  l'attente 
prolongée  d'un  dernier  mot  qui  ne  viendra  pas.  Cela  est  habile,  et,  vu  l'é- 
poque ,  bien  imagine'.  Aujourd  hui ,  en  effet,  il  n'y  a  ,  pour  se  faire  bien, 
venir  de  la  jeunesse  ,  qu'un  seul  moyen  :  c'est  de  lui  promettre  du  grand; 
car  elle  en  est  affamée.  Mais  pour  en  promettre  il  faudrait  en  avoir,  me 
direz-vous.  Pourquoi?  Nous  sommes  toujours  à  peu  près  sûrs  que  le  chaos 
finira  par  se  débrouiller,  et  en,  attendant,, jaouSiaurons  vécu  d'espoir  :  c'est 
autant  de  gagné.  \,  ",hr  ,•  ?  .iff^viio?  >fiï';  TÎ'i  <<y-  no  . 

Quoi  qu'il  en  soit ,  licrminier  vient  de  publier  un  livre  sur  l'Alle- 
magne; vous  ferez  bien  de  le  lire ,  il  vous  intéressera.  C'est  ce  qui  a  été 
publié  de  plus  complet  sur  l'Allemagne  dans  ces  dernières  années.  Lermi- 
nier,  en  tiaversant  l'Allemagne ,  l'a  étudiée  dans  toute  l'étendue  de  sa  sur- 
face. La  constitution  politique  et  intellectuelle  de  l'Allemagne,  le  caractère 
de  sa  civilisation,  les  tendances  et  les  ambitions  de  la  Prusse,  l'esprit  pater- 
nel et  stationnaire  de  l'Autriche,  l'effervescence  démocratique  des  petits 
e'tats  qui  «voisinent  le  Rhin ,  les  universités  et  les  restrictions  apportées 
récemment  par  la  diète  à  leur  indépendance ,  l'état  de  la  littérature  et  de 
l'enseignement,  sont  successivement  passés  en  revue  par  l'auteur,  qui  nous 
pai'aît  sur  ces  diverses  matières  avoir  approfondi  son  sujet  autant  qu'il  est 
possible  de  le  faire  quand  on  parle  de  choses  contemporaines  qui  se 
passent  au  moment  même  où  l'on  éciit,  qui  s'agitent  sous  l'œil  de  l'obser- 
vateur et  n'ont  pas  encore  acquis  ce  degré  d'immobilité  propice  à  la  des- 
cription et  à  l'histoire.  Dans  tout  ce  qui  touche  à  l'histoire  politique  de 
l'Allemagne  ,  Lerminier  s'appuie  sur  les  pièces  mêmes  des  traités,  et  il 
fait  parfaitement  sentir  toute  la  [valeur  du  bouleversement  radical  de  l'Al- 
lemagne par  Napoléon ,  du  brisement  des  anciennes  circonscriptions ,  de 
tout  ce  travail  enfin  qui  l'a  si  laborieusement  préparée  à  l'unité ,  cette 
espérance  favorite  de  ses  enfans  et  de  ses  amis. 

Avez-vous  lu  le  livre  que  jM.  Saint-Marc  Girardin  a  publié  cet  hiver 
sur  l'Allemagne?  Vous  verriez  avec  intérêt  deux  esprits  extrêmement  dif- 
fércns  et  placés  à  un  point  de  vue  tout  opposé,  se  rencontrer  souvent  sur 


RE  VUE  t'  DEÙpXiim  -i  "  6 1 

le  terrain  neutre  des  observations  et  dtîs  faits  ■  sauf  à  en  faire  dériver  des 
inductions  différentes.  Ainsi  le  profes5ei{irdeJ«'Soi*bonne  croit  que  rAlIe-'" 
magne  a  besoin j  pour  airiver  à  Ihitiitéj  ité'-'ï'iï^iïcfeiliott du  despotisme ;W'' 
professeur  du  Collège  de  France  pense  ^  'aÛ' çOiilï'aire ,   que  l'unité'  allè'^^^' 
mande  sera  le  fruit  naturel  du  d<iyelopp(?nlolrt'de'la  ^yhilosopliic  et  de  lâ^  '-^ 
liberté'.  Croyez  qui  vous  voudrez  j'poiif^miJiy'jë'Moliisdiràis'bien  ce  que  je 
preféi'erais.  Quant  à  ce  quijdoit-ârrivéf  ,-iq'uaild' j'yiëaM'e'té  voir,  je  voiis 
en  dirai  mon  avis.  ■  "  ^  ■'>■('  ■■!')ii'>i  /  ua  u>p  h<m  -:'.\iu^/-  :'<;;  { 

Encore  un  livre  sur  l'Allemagne.  Serdement  icrce  n'est  pas  d'histoire 
ni  de  politique  qu'il  s'agit,  mais  tout  simplement  de  littérature.  Dans  ses 
Études  sur  Goetue  ('),  M.  Marmier  a  concentre  tous  ses  effoi-ts  sur  une 
seule  tête  de  poète,  et  en  dépit  de  tout  ce  qui  a  «'te'  e'crit  sur  Goethe,  il  est 
parvenu,  à  force  de  soin,  d'étude,  de  conscience,  à  faire  un  livre  comme  îl  ' 
serait  à  désirer  qu'on  en  fît  plus  souvent.  La  vie  de  Goclhe  ,  son  ge'nie  , 
son  caractère,  ses  ouvrages,  ont  donné  lieu  en  Allemagne  à  une  polé- 
mique qui,  commencée  du  vivant  même  du  grand  poète,  n'est  point  en- 
core achevée  à  l'heure  qu'il  est.  De  ce  côté  du  Rhin,  nous  avions  été  beau- 
coup plus  sobres,  et,  sauf  quelques  feuilletons  peut-être ,  Goethe,  lu, 
admiré  de  notre  public  littéraire,  n'avait  point  encore  trouvé  en  France 
son  commentateur.  C'est  là  le  rôle  qu'a  voulu  remplir  M.  Marmier.  Son 
intention  a  été  bien  moins  de  faire  une  critique  complète  des  différens  ou- 
vrages du  poète  allemand,  que  de  rechercher  dans  les  chroniques  an- 
ciennes le  germe  et  l'idée  première  dont  il  s'est  inspiré.  Ce  travail ,  qui  se 
prête  fort  peu  à  la  déclamation  et  aux  recherches  du  bel  esprit ,  offre  un 
intérêt  véritable ,  en  ce  qu'il  montre  ce  que  peut  sur  la  matière  première 
la  mise  en  œuvre  du  génie.  On  nous  a  tant  entretenus  dans  ces  derniei-s 
temps  de  la  toute-puissante  fécondité  du  génie,  de  sa  force  créatrice 
qu'on  eût  pu  croire  vraiment  que  l'homme  de  génie  n'avait  nul  besoin, 
pour  faire  jaillir  la  pensée  de  son  cerveau  ,  de  s'inspirer  de  l'histoire  ni 
de  la  tradition  ,  et  que,  libre  et  souverain  ,  il  suffisait  d'un  Jîat  exprès  de 
sa  A'olonté  pour  tirer  le  monde  du  néant.  Très-malheureusement  pour 
celte  glorieuse  poétique ,  il  se  trouve  que  tous  les  inventeurs ,  sans  excep- 
tion ,  depuis  Sliakspearc  et  Racine,  jusqu'à  Molière  et  Goethe,  n'ont 
guère  fait  autre  chose  que  de  puiser  à  pleines  mains  dans  le  fonds  commun 
des  traditions  populaires  et  des  souvenirs  liistoriques ,  s'accommodant  de 

(')  Levraull,  rue  di;  1.2  IIarj)e  .  n*  81 . 


6a  REVUE    DE    PARIS. 

tout  ce  qui  leur  convenait,  luais»  s'appropriant  les  sujets  les  plus  vulgaires, 
les  ennoblissant  par  le;  travail,  de  Ja  forme,  et  faisant  respecter  la  signature 
qu'ils  s'anx)geaient ,  entre  tous,  le  choit  d'apposer  au  bas  de  leur  œuvre. 
Vous  trouverez  dans  le  travail  de  M.  Marmier  des  pièces  à  l'appui  de  cette 
Tègle  invariable  ;  et  quand  vous  anrezlulage'nëalogie  du  Faust  populaire  soi- 
gneusement établie  par  M.  Marmier ,  les  citations  curieuses  des  Mémoires 
de  Gœtz  de  Bcrlichingcn,  vous  reconnaîtrez  que  Goethe  n'a  guère  fait,  en 
s'emparant  de  ce  sujet,  que  ce  que  font  aujourd'hui  les  vaudevillistes,  qui 
taillent  vaudevilles  et  mélodrames  en  plein  dans  les  romans  de  M.  de  Bal- 
zac- la  source  et  la  mise  en  œuvre  diffèrent:  voilà  tout;  et  si  nos  vaude- 
villistes ne  sont  pas  des  Goethes,  c'est  que,  comme  dit  le  proverbe:  «Tant 
vaut  l'homme ,  tant  vaut  la  chose  !  » 

Je  vous  recommande  le  livre  de  M.  Marmier ,  il  respire  d'un  bout  à 
l'autre  ce  parfum  de  probité  littéraire  qui  donne  du  prix  à  tout.  Il  est 
écrit  avec  charme  ,  plein  de  recherches  curieuses;  il  est  visible  que  l'au- 
tour a  aime'  son  livre;  je  crois  que  vous  ferez  comme  lui. 

Je  vous  fais  faire  bien  du  chemin  pour  une  fois;  mais  patience,  nous 
touchons  au  port. 

Aimez-vous  les  utopies?  les  rêves  audacieux  de  re'ge'ne'ration  sociale? 
Pour  moi,  vous  savez  ,  mon  cher  ami ,  que  j'ai  ete'  un  intrépide  rêveur; 
je  dois  même  vous  avouer  que  je  me  vante  encore  quelquefois  tout  bas  de 
n'avoir  pas  renoncé  à  toutes  mes  illusions  et  de  conserver  un  grand  faible 
pour  tout  ce  qui  touche  par  quelque  point  à  ces  généreuses  et  lointaines  en- 
treprises dont  l'attente  peut  seule  aujourd'hui  maintenir  quelque  foi  et  quel- 
que sympathie  élevée  au  milieu  de  toutes  les  déconfitures  de  l'ordre  soi- 
disant  positif.  Au  nombre  des  utopies  les  plus  brillantes  de  ces  dernières 
années,  il  faut  compter  le  phalanstère,  l'utopie  de  Charles  Fourier.  Sans 
entendre ,  comme  ses  disciples  le  font ,  les  principaux  problèmes  de 
l'ordre  social  et  industriel,  j'avoue  que  j'ai  toujours  été  vivement  frappé 
des  idées  ingénieuses  ,  utiles,  et,  dans  une  certaine  limite,  incontestables  , 
développées  par  Fourier  et  par  son  école;  ses  idées  sur  la  division  du 
travail ,  sur  l'organisation  agricole,  sont  empreintes  d'un  double  caractère 
de  rectitude  et  de  poésie  qui  fait  travailler  l'imagination  et  la  porte  à  se 
représenter,  à  côté  du  tableau  sale  et  misérable  que  présentent  nos  manu- 
factures et  nos  villages ,  le  spectacle  réjouissant  d'un  ordre  où  l'associa- 
tion aurait  introduit  le  bien-être ,  l'aisance  et  le  plaisir.  Vous  autres , 
gens  de  la  province,  ^pus  entendez  bien  mieux  ces  sortes  de  considérations 


REVUE    DE    PAlilS.  63^ 

que  les  Parisiens.  Essayez  un  peu  de  laisser  entendre  au  Parisien  que  Pa- 
ris n'est  pas  le  nec  plus  ulirà  de  ce  que  l'imagination  peut  concevoir  en 
fait  de  résidence  humaine  ,  il  vôiis^ègardeca  d'rtn  air  d'incre'dulite'  rail- 
leuse j  tout  ce  que  vous  pourrez  gagner  en  lui  de'crivant  les  clienils  infects 
du  faubourg  Saint-Marceau  ,  qu'il  n'a  jamais  vus  ,  ce  sera  de  le  faire  sou- 
scrire aux  aumônes  de  son  arrondiSsettiént-  mais  ne  lui  parlez  pas  d'amé- 
lioration, de  changement,  de  progrès,  il  vous  prendrait  pour  un  charla- 
tan ,  et  rien  qu'en  vous  écrivant  sur  ce  ton  ,  je  ne  doute  pas  que  je  ne  me 
fasse  ])eaucoup  de  tort  dans  l'esprit  de  ceux  qui  savent  que  je  suis  de  ce 
monde.  En  province  ,  on  est  moins  blasé  sur  les  idées  ,  on  a  moins  abusé 
de  sjfstèmes  et  de  théories;  aussi  j'espère  que  vous  n'aurez  pas  pour  moi. 
trop  de  mépris  si  je  vous  dis  quelque  bien  d'une  petite  brochure  que  vient 
de  publier  M.  Victor  Considérant,  sous  le  titre  de  Cotvsidéf.ations  sociales 
SUR  L'ARcniTECTONiQUK.  C'cst  Une  exposition  nette,  sinon  complète, 
des  idées  de  Fouricr  sur  l'importance  sociale  de  l'ai^chitccture ,  et  sur  le 
rapport  qui  lie  intimement  les  formes  architecturales  au  mouvement  des 
idées  ,  et  qui  permet  de  lire  dans  les  monumcns  d'une  époque  l'expression 
de  toute  une  civilisation.  Je  ne  vous  ferai  pas  l'analyse  détaillée  de  ce 
livre,  parce  que  j'ai  les  analyses  en  horreur;  mais  vous  pouvez  juger  sur 
l'énoncé  du  sujet  que  la  matière  n'a  pas  dû  faire  défaut  à  l'auteur. 

Quant  à  la  Laîipe  de  fer  de  Michel  Masson(') ,  oeuvre  posthum.e  de  votre 
ami  Daniel  le  Lapidaire  ,  je  vais  seulement  essayer  de  vous  donner  une 
idée  de  la  moralité  du  conte  principal ,  intitulé  la  vors  du  sang.  Ceci  est 
important  à  lire  pour  tous  les  enf^ms  adultérins  qui  peuvent  devenir  in- 
volontairement parricides.  Ecoutez  donc  : 

\oici  à  quels  signes  vous  pourrez  vous  reconnaîti'e  pour  fruit  adultérin, 
rar  enfin  c'est  le  premier  fait  à  constater.  \ous  aurez  une  mère,  qui ,  bien 
que  d'une  constitution  vivace,  sera  toujours  maladive  ,  une  mère  dont  les 
cheveux  auront  blanchi  tout  à  coup  avant  l'âge  et  qui  balbutiera  toujours 
des  mots  à  double  entente:  vous  aurez  une  mère  qu'un  meurtre  inexplica- 
bk  rendra  veuve  :  vous  poursuivrez  le  meuitricr  de  votre  ])cre  légal  en 
France,  en  Angleterre,  en  im  mot  partout  où  il  n'est  pas;  mais  vous 
vous  garderez  bien  de  le  cherclier  en  Italie,  à  Gênes  surtout,  ou  il  est. 
Jusqu'ici  par  conséquent  rien  de  découvert.  Vous  vous  croyez  et  vous  pou- 
vez vous  croire  e  \  ci'!(t\  légit  me  porteur  di  rom  d'Eugène-Auguste  Raim- 

('}  I.ibjairif  do  V  ei  tlt'î  ,  rue  '!c  Seine,  o"  4>. 


64  REVUE    DE    PArtiS. 

baiiltou  (le  tout  autre  nom  qui  vous  aura  ete  impose  par  la  grâce  du  Code 
civil.  Mais  faites  bien  attention  à  ceci  :  si  un  beau  jour,  un  ancien  ami  de 
la  famille ,  dont  vous  n'avez  jamais  entendu  prononcer  le  nom  dans  la 
famille ,  vient  s'e'tablir  près  de  chez  vous  et  tout  d'aliord  vous  accable  d'a- 
initie's  ;  s'il  vous  tutoie  dès  le  second  jour  et  veut  vous  contraindre  à  en 
faire  autant,  enfin  s'il  en  vient,  après  furce  hésitations  et  circonvolutions,  à 
Jaisser  transpirer  devant  vous  ses  projets  de  mariage  avec  votre  mère  ,  ob  ! 
alors  il  n'y  a  plus  à  vous  en  dédire ,  vous  êtes  un  enfaut  adultérin.  De 
plus  cet  homme  est  le  meurtrier  de  votre  pèi  e  putatif.  Mais  ne  vous  hâtez 
pas  de  le  tuer  et  laissez  à  votre  mère  le  temps  de  s'e'crier  :  il  est  aussi  ton 
père  naturel. 

Maintenant,  pour  avoir  complète  la  théorie  d'une  existence  adultérine , 
voulez-vous  savoir   comment  procède  l'adultère  avant  de   la  mettre  au 
monde?  rien  que  quelques  notions  préliminaires.  Vous  savez  ce  que  l'on 
appelle  vertu  dans  le  sexe.  Eh  bien  !  supposez  un  cœur  de  femme  plein  de 
Ja  vertu  la  plus  épurée.  Fermez  hermétiquement  ce  vase  délicat  et  fragile, 
jnettcz-le  en  lieu  sûr,  garantissez-le  de  tout  contact  étranger,  abritez-le 
.contre  les   ardeurs  du  jour  et  les  trente-deux  vents  de  la  boussole  :  voici 
venir  bientôt  les  jours  de  la  jeunesse;  c'est  l'époque  de  la  fermentation  et 
des  orages.  Redoublez  alors  de  vigilance  et  de  soins ,  car  si  dans  le  réduit 
où  sera  renfermé  l'objet  de  votre  sollicitude,  vous  entendez  gronder  l'orage 
des  passions ,  toutes  vos   peines  sont  perdues  ,  périt  lahor  irritus  anni. 
L'oraf^e  fait  tourner  la  vertu  comme  le  lait.  Mais  aussi  cette  période  criti- 
que une  fois  passée  sans  encombre,  vous  avez  une  vertu  de  premier  choix, 
ime  vertu  à  toute  épreuve.  Trouvez-moi  maintenant  une  dot  et  un  mari 
pour  celte  vertu  ,  et  c'est  précisément  là-dessus  que  l'adultère  va  opérer. 
.L'adultère  est  un  joli  vaurien  qui,  sous  la  figure  d'un  aimable  célibataire, 
s'introduit  habituellement  dans  les  maisons  où  il  a  flairé  une  fille  vertueuse 
et  nubile.  11  ne  demande  pas  de  dot  parce  qu'il  aime;  c'est  juste.  Il  est  aimé 
parce  qu'il  n'a  rien,   rien  que  son  amabilité;   c'est  très  juste  :  pour  cette 
raison  aussi  il  est  évincé  par  les  parens  ;  rien  de  plus  juste  ,  et  je  crois  fort 
qu'il  y  comptait.   Certes ,    la  séparation  est  bien  déchirante ,   mais  la 
jeune  personne  est  bien  vertueuse,  et  quelques  mois  après  elle  épouse,  pour 
se  conformer  à  la  volonté  de  ses  parens  ,  un  monsieur  je  ne  sais  qui ,  venu 
on  ne  sait  d'où ,  et  tout  est  dit.  L'adultère  fait  semblant  de  se  tenir  pour 
battu;  il  voyage,  il  intrigue,  que  sais-je!  Enfin  il  reste  à  l'écart  pendant 
cinq  ans,  on  le  croit  bien  loin,  si  loin  qu'on  l'ouldic  presque;  puis  un 


REVIK    LIE    PARIS.  (>^ 

beau  jour  l'époux  disparaît,  le  beau  jeune  homme  apparaît.  Cinq  minutes 
après  ,  la  femme  vertueuse  a  sur  le  front  des  cheveux  blancs  ,  et  le  mari... 
et  cinq  minutes  après  ,  vous  êtes  inscrit  sur  le  livre  de  vie  ,  ô  fils  adul- 
térin I 

Après  cela ,  bons  parens ,  donnez  donc  de  la  vertu  à  vos  filles  I  Des  ver- 
tus ,  c'est  justement  ce  que  l'adultère  demande.  L'adultère  fait  litière  de 
vertus;  il  ne  prend  que  sur  des  vertus.  Dieu  garde  les  maris  de  femmes 
vertueuses  I 

Ce  qu'il  y  a  de  pis  pour  le  lecteur ,  c'est  que  le  conte  prend  les  choses 
ab  oi'o;  il  va  du  petit- fils  à  l'aïeul  et  nous  fait  passer  de  1827  à  1804  , 
puis  de  180-4  à  1815,  de  1815  à  1809,  de  1809  à  1828,  etc.  Au  mi- 
lieu de  ces  mouvemens  saccades  ,  le  fil  de  l'intrigue  et  de  l'intérêt  drama- 
tique s'embrouille  et  se  rompt  quelquefois.  L'auteur  de  la  Voix  du  satsg 
aurait  pu  songer  à  cela  en  nous  déroulant  les  tribulations  successives  de 
Pierre  Raimbault,  de  Jacques  Raimbault,  son  fils,  et  d'Eugène- Auguste 
Raimbault,  son  petit-fils  ou  soi-disant  tel. 

Au  milieu  d'une  demi-douzain,e  d'historiettes  insignifiantes  qui  accom- 
pagnent LA  Voix  du  sang_,  il  faut  cependant  distinguer  les  deux  Coupa- 
bles, petit  conte  bien  bâti  et  pas  trop  mal  conté.  Quant  au  reste ma 

foi ,  lisez  j  car  pour  moi ,  dégoûté  de  tout  en  général  et  du  conte  en  parti- 
culier, je  ne  puis  que  m' écrier  :  «  Conte,  conte,  pourquoi  me  persécutes-tu?  « 

Je  vous  envoie,  pour  terminer,  une  pièce  de  vers  de  M.  Eugène  Faure, 
extraite  d'un  livre  qu'il  vient  de  publier  (').  Ses  vers  m'ont  paru  remar- 
quables par  la  grâce  de  la  pensée  et  par  une  facture  à  la  fois  simple  et 
exercée.  Vous  en  jugerez];  les  voici  : 


UNE  FILLE  DU  CIEL. 


Au  milieu  de  la  foule  et  des  bruits  de  la  terre  , 
Hélas!  elle  a  passé,  rapide  et  solitaire 

Gomme  le  ruisseau  clair  et  pur 
Qui ,  sous  les  peupliers  de  sa  rive  isolée  , 
Murmure  et  court  sans  nom  ,  à  travers  la  vallée  , 

Se  perdre  au  sein  d'un  lac  d'azur. 


(')  Songes  d'une  Nuit  n'iii\  eu.  Delaunay  ,  l'alais-Royal. 
'l'OMi'  XIX.     scppi.KMrivT. 


GC)  r.F.VUE    DE    PARIS. 

En  Tain  elle  voulut  parmi  la  foule  immoiule 
S'asseoir  inaperçue  au  banquet  de  ce  monde  , 

Sous  les  plis  d'un  voile  discret  ; 
Pareille  àThumble  fleur  qui  ne  peut,  sous  sa  feuille, 
Se  soustraire  à  la  main  qui  la  cherche  et  l'effeuille , 

Son  parfum  trahit  son  secret. 

Belle  de  cette  grâce  où  le  ciel  se  révèle  , 

Semant  partout  l'amour  et  l'espoir  autour  d'elle, 

Séchant  les  larmes  sur  ses  pas , 
Aux  yeus  des  malheureux  elle  était  apparue 
Comme  une  déité  favorable  accourue 

Pour  les  secourir  ici-bas. 

Mais  loin  du  sol  natal  pauvre  fleur  exilée , 
Tran.splantée  en  ce  monde ,  infertile  vallée 

Où  tout,  hélas!  vient  se  flétrir, 
Loin  d'un  ciel  qui ,  jaloux  de  l'éclat  de  ses  charmes  , 
Aimait  h  lui  verser  ses  rayons  et  ses  larmes, 

Comment  eût-elle  pu  fleurir  ? 

Bientôt  des  aquilons  sans  relâche  battue , 

Frêle  plante ,  on  la  vit ,  sous  leurs  coups  abattue  , 

Languir  :  le  regret  dévorant, 
Comme  le  ver  caclié  sous  un  bouton  de  rose  , 
Flétrit  et  dessécha  son  visage  si  rose , 

Et  sa  lèvre  au  souffle  odorant . 


Sa  vie  alors  ne  fut  qu'une  souffrance  lente , 
Que  le  cri  douloureux  d'une  ame  impatiente 

Qui ,  d'une  aile  captive  encor  , 
Bat  ses  chaînes ,  voyant  l'aube  céleste  éclore  , 
Et  vers  ces  champs  lointains  qu'un  jour  si  pur  colore, 

Cherche  en  vain  à  prendre  l'e-'^sor. 

Aussi  quand  du  départ  l'heure  fut  arrivée  , 
\ovant  enlin  sa  tàciie  ici-bas  achevée, 

La  joie  éclata  dans  ses  )eux; 
Pour  la  première  fois  son  pâle  et  doux  visage 
Rayonna  dun  sourire,  et  ce  fut  le  présage 

De  .son  prochain  retour  aux  cienx. 


REVUE    DE    PARIS.  6'] 

Puis ,  s'armant  de  constance  ainsi  que  d'une  armure  , 
Des  mains  de  la  douleur  elle  prit  sans  murmure 

Sa  coupe ,  et  la  vida  d'un  trait  ; 
Puis  de  son  voile  blanc ,  comme  pour  une  fête , 
A  l'aspect  de  la  mort  elle  couvrit  sa  tête , 

Et  lui  dit  :  — Parlons  ,  tout  est  prêt. 

Ce  fut  le  dernier  mot  que  murmura  sa  bouche  ■ 
Son  front  appesanti  retomba  sur  sa  couclie, 

Ses  yeux  se  fermèrent  au  jour, 
îleuiciisc  qui ,  long-temps  avant  le  soir,  commo  elle 
S'endort  pour  s'éveiller  avec  l'aube  éternelle  , 

Au  sein  du  céleste  séjour. 

Pourcpioi  le  ciel  jaloux  qui  nous  l'avait  montrée , 
Pourquoi  Ta-t-il  si  tôt  d'entre  nous  retirée .'' 

C'est  que  le  souflle  et  le  fracas 
D'un  monde  impur  auraient  souillé  son  ame  d'ange  ; 
Ah  !  c'est  que  pour  nos  champs  d'épines  et  de  fange 

Ses  pieds  étaient  trop  délicats. 


A  défaut  de  choses  neuves  ou  fortes  ,  on  aime  dans  cette  pièce  une  faci- 
lite' harmonieuse  et  naturelle.  Mais  j'ai  dit  que  je  terminais  ,  je  tiens  pa- 
iolc.  A  une  autre  fois. 


Ad.    (iuÉROULT. 


CHRONIQUE. 


Le  télégraphe  se  repose;  la  mort  de  Zumala-Carreguy,  cette  nouvelle 
grave  et  importante ,  a  cassé  bras  et  jambes  à  la  pauvre  machine.  Il  lui  reste 
tout  au  plus  assez  de  force  dans  les  articulations  pour  annoncer  que  Bilbao 
tient  encore  !  Bilbao  tient  encore  !  Voilà  une  dépêche  qui  va  durer  tout 
l'été  !  Ce  qui  signifie  que  les  deux  partis  s'endorment  au  soleil ,  à  la  fumée 
du  cigare  ;  car  on  n'a  pas  d'idée  dans  ce  pays-ci  des  façons  guerrières  de  la 
Péninsule.  Nous  autres  septentrionaux  croyons  que  l'armée  assiégeante 
suit  jour  par  jour  ,  le  plan  à  la  main  ,  par  tous  les  temps ,  la  marche  de  ses 
opérations;  il  n'en  est  rien.  Le  siège  de  Bilbao  ,  comme  tous  les  sièges  de 
cette  espèce  ,  se  fait  par  bonds ,  par  caprices ,  selon  l'humeur  journalièie 
de  la  troupe  et  la  digestion  du  chef.  La  science  des  sièges ,  comme  l'en- 
tendent les  peuples  militaires ,  est  tellement  positive  ,  tellement  basée  sur 
des  certitudes  mathématiques,  que  la  reddition  d'une  place  est  calculée 
comme  la  force  d'une  machine  à  vapeur.  Dans  l'évaluation  des  forces 
mises  en  présence  ,  on  fait  entrer  en  ligne  de  compte  le  nombre  des  pièces, 
la  quantité  de  munitions ,  le  courage  et  la  discipline  des  soldats  à  un  égal 
degré,  tandis  qu'aucune  évaluation  pareille  ne  peut  être  essayée  sur  ces 
bandes  d'hommes,  dont  les  uns  sont  devant  un  mur,  les  autres  derrière  ce 
mur;  les  uns  n'essayant  pas  de  sortir,  les  autres  goûtant  peu  l'idée  d'en- 
trer, il  peut  arriver  vers  la  rai -septembre  que  Bilbao  tienne  encore; 
c'est-à-dire  que  les  carlistes ,  débandés  un  à  un ,  ne  laisseront  plus  que 
deux  cents  pillards  devant  la  ville ,  et  que  les  christinos  continueront  à 
dormir  sur  leurs  remparts.  A  ce  compte  ,  Bilbao  est  imprenable  I 

Quant  à  Valdès ,  le  général-ministre  ,  qu'y  a-t-il  de  vrai ,  sa  destitution 
ou  sa  démission?  Qu'importe?  le  voilà  remplacé  par  le  général  Lahera, 
qui  finira  peut-être  par  opérer  sa  jonction  avec  les  assiégés.  Valdès  n'a  pas 
grands  frais  de  costume  à  faire  pour  rentrer  dans  le  civil.  Nous  croyons 
Avoir  dit  qu'il  commandait  ses  troupes  en  habit  botirgpois ,  en  chapeau 


UKVUE    UE    PARIS.  6\) 

rond,  un  jonc  à  la  main.  II  faut  convenir  que  Mina  et  Valdcs  ont  piteu- 
sement figuré  dans  ces  événemens.  Voilà  des  épreuves  qui  doivent  éclairer 
l'Espagne.  Elle  aussi  doit  savoir  qu'il  n'y  a  que  mollesse ,  fanfaronnade  , 
caducité  ,  dans  son  vieux  libéralisme. 

Quand  même  les  lenteurs  de  cette  guerre ,  qui  promet  de  dégénérer  en 
"■uerre  de  Troie ,  ne  fatigueraient  pas  nos  esprits  vifs ,  impatiens ,  avides  de 
faits  et  de  résultats  ,  le  drame  qui  agite  la  société  ,  et  la  magistrature,  et  le 
barreau  de  Paris ,  absorberait  à  lui  seul  toutes  les  préoccupations.  Le  pro- 
cès La  Roncière  domine  tout ,  même  le  procès  d'avril ,  qui  aurait  pu  re- 
vivre des  incidens  nouveaux  survenus  cette  semaine. 

Cette  cause  est  assurément  une  des  plus  retentissantes  qui  se  soient  plai- 
dées  dans  une  enceinte  de  cour  d'assises.  Deux  familles  sont  là  en  pré- 
sence ;  un  père  qui  demande  si  son  fils  va  passer  du  banc  des  accusés  au 
banc  des  forçats;  puis  un  père  qui  demande  si  sa  fille,  ange  de  pureté  et 
d'innocence,  sortira  flétrie  de  tant  d'épreuves  douloureuses.  M.  Odilon 
Barrot ,  talent  calme  et  pénétrant ,  a  caractérisé  ce  procès ,  en  disant 
que  la  sécurité  des  familles  était  là  mise  en  question  ;  que  la  société  tout 
entière  va  prendre  acte  de  l'arrêt  qui  sera  rendu  pour  savoir  si  désormais 
l'honneur  des  jeunes  filles  est  encore  un  bien  sacré  que  personne  n'a  le 
droit  de  souiller,  ou  si  c'est  simplement  un  préjugé  qui  doit  aller  re- 
joindre dans  roubll  de  la  désuétude  tous  ceux  qu'a  déjà  démolis  notre 
siècle  novateur.  Ce  n'est  donc  pas  une  vindicte  inutile  ,  quoique  juste  ,  que 
poursuit  la  famille  de  Morell,  mais  une  mission  grave  et  noble,  qui  brave 
les  cruelles  conséquences  de  la  publicité ,  les  horreurs  d'un  débat  long  et 
tout  hérissé  de  souvenirs  poignans.  Un  crime  a  été  commis  ,  crime  affreux 
et  désolant.  La  décision  des  jurés  dira  si  M.  de  La  Roncière  est  coupable 
bu  innocent. 

Aucun  élément  dramatique  n'a  manqué  aux  développemens  de  ce 
procès  ;  les  deux  familles  sont  là  représentées  par  leurs  chefs,  militaires 
tous  deux  ,  éprouves  par  le  sort  des  batailles;  une  mère  ,  des  oncles  inté- 
ressans  par  leurs  qualités  personnelles  et  leurs  alliances ,  des  cousins  héri- 
tiers d'un  beau  nom ,  ont  aussi  leurs  places  marquées  aux  pieds  de  la 
cour,  dans  cet  hémicycle  où  ont  retenti  tant  de  plaintes ,  tant  de  témoi- 
gnages. A  deux  pas  de  ces  parens  éplorés  est  assis  l'accusé;  c'est  un  jeune 
homme  de  vingt-neuf  ans.  Quelques  journaux  se  sont  récriés  à  tort  sur 
l'élégance  de  sa  tenue.  Son  costume  ,  assez  négligé,  annonce,  au  contraire, 
nn  oubli  fort  naturel  de  tout  soin  et  de  toute  recherche  au  milieu  des 
préoccupations  dont  il  est  rempli.  Un  pantalon  de  toile  grise  ,  à  plis  et  à 
grandes  poches  ,  un  gilet  de  soie  marron,  un  habit  de  même  couleur,  avec 
un  collet  de  velours,  composent  son  costume.  La  figure  de  La  Roncière  est 
remarquable  par  la  projection  aiguë  de  son  nez  et  le  |)incemcnt  de  sa 


70  HEVUE    DE     PARIS. 

hoiiclie,  que  siirmonto  une  petite  moustache ,  comte  et  séparée;  son  œil. 
grand  et  à  fleur  de  tête  ,  roule  avec  volubilité'  dans  son  orbite,  et  de'couvrc 
une  prunelle  bleue  et  froide.  La  Ronci ère  passe  souvent  deux  doigts  dans  ses 
cheveux ,  appuie  sa  tête  sur  sa  main  avec  un  air  tantôt  insouciant ,  tantôt 
impatient;  accompagne  par  des  hochemens  dirige's  en  bas  les  dc'posi" 
lions  qui  lui  sont  favorables ,  et  par  des  liochemens  en  sens  contraire 
celles  qui  le  chargent.  Ses  réponses  se  composent  de  peu  de  mots  ;  car  son 
système  consiste  à  s'en  rapporter  au  défenseur  pour  la  discussion  des  faits 
déposes. 

Rien  ne  peut  rendre  la  solennité  de  l'audience  de  nuit  où  a  comparu 
M"''  de  Morell.  Cette  catalepsie  qui  la  prive  de  toute  faculté  pendant  qua- 
torze lieures,  laisse  à  sa  raison  des  intervalles  d'une  incroyable  lucidité.  On 
l'a  vue  entrer  à  petits  pas  soutenue  par  deux  dames  amies  de  sa  famille  , 
s'approcher  de  la  cour ,  et  déposer  avec  une  fermeté  pleine  d'innocence. 
Les  femmes  seules  et  les  enfans  trouvent  dans  leur  propre  faiblesse  ce  cou- 
rage de  tout  dire.  La  grandeur  de  cette  scène  ,  l'appareil  de  ce  tribunal  , 
ce  silence  ténébreux  d'un  nombreux  auditoire  ,  cette  nuit ,  cette  heure,  ces 
observations  graves  du  président,  rien  n'a  ému  la  jeune  fille,  devenue 
forte  par  ses  dangers ,  responsable  à  seize  ans  de  l'honneur  d'un  père  et 
d'une  mère. 

La  francbise  des  officiers  appelés  en  témoignage  ,  leur  ton  de  bonhomie 
spirituelle,  sont  venus  jeter  dans  le  débat  quelques  impressions  conso- 
lantes. La  tolérance  du  capitaine  Jacquemin  ,  exprimée  en  termes  gais  et 
loyaux,  a  provoqué  plus  d'un  sourire ,  et  la  déposition  de  M.  Anibert  es^ 
un  chef-d'œuvre  d'intelligence  et  de  sagacité.  M.  Ambert  est  athée  en  ma- 
tière d'expertise  d'écriture.  M.  Ambert  nie  la  religion  de  l'expertise ,  et 
ne  craint  pas  d'engager  la  lutte  avec  ses  grands-prêtres.  On  l'a  entendu 
soutenir  sur  les  p  ,  les  5 ,  les  d ,  une  discussion  qui  a  tourné  complètement 
à  son  honneur;  et,  comme  l'a  dit  M.  Barrot,  nous  avons  vu  les  experts 
])attus  par  un  capitaine  de  cavalerie.  Il  ne  nous  appartient  pas  à  l'avance 
de  prononcer  que  MM.  Oudart ,  Miette ,  Saint-Omer,  Durnerin ,  ont  eu 
lort ,  et  que  ce  sont  de  ridicules  prud'hommes  :  mais  il  faut  dire  que  l'ex- 
pertise est  un  art  dérisoire  que  les  tribunaux  ont  pris  l'habitude  de  respec- 
ter assez  peu.  M.  Barrot  a  cité  plusieurs  exemples  d'experts  mis  en  défaut, 
notamment  le  père  Oudait.  M.  Barrot  ignore  sans  doute  que  ce  même  père 
Oudart,  appelé  dans  un  procès,  fut  invité  à  déclarer  de  qui  émanait  une 
page  d'écriture  qu'un  des  accusés  venait  de  tracer  à  l'instant.  C^est  ce- 
lui-là! s'écria-t-il.  Non,  c'est  celui-ci!  reprit  l'auteur  de  la  page  en  se 
montrant.  Rire  général.  Le  père  Oudart  prit  précipitamment  son  parapluie, 
ses  lunettes ,  son  chapeau  ,  et  s'enfuit  en  disant  :  L'expertise  est  morte  ! 
l'expertise  est  morte  ! 


REVUE    DE    PARIS.  7I 

La  déposition  de  M.  Oudart  fils,  à  l'audience  de  mercredi,  dépasse  en 
comique  toutes  les  inventions  d'Henri  Monnier.  Après  un  préambule  sur 
sa  loyauté  et  sa  conscience ,  l'expert  prend  les  premiers  grains  d'un  chape- 
let interminable.  Il  procède  par  trois  substantifs,  trois  adjectifs  et  trois 
adverbes,  et  cela  invariablement.  Un  conseiller  veut  l'interrompre.  M.  Ou- 
dart retrouve  son  troisième  substantif  coupé  en  deux  par  la  question  du 
conseiller  et  n'y  répond  pas.  Qui  a  entendu  un  maître  d'équitation  ,  un 
maître  nageur  ,  un  prévôt  d'armes  commencer  son  tlième  fait,  transmis  de 
main  en  main  et  inintelligible  pour  lui  même ,  a  entendu  M.  Oudart  : 
<i  Nous  reconnaissons  trois  manières  de  contrefaire  ^  de  simuler ,  de  de- 
»>  guiser  les  écritures  :  la  manière  ,  la  méthode ,  le  système,  naturel, 
»  artificiel ,  fictif .  »  M.  Oudart  ne  sort  pas  de  là.  Demandez-lui  :  «Cette 
lettre  est-elle  de  La  Roncière  ou  de  M""  de  Morell?  »  M.  Oudart  ré- 
pondra :  Nous  reconnaissons  trois  manières...,  etc.  Arrêtez-le  si  vous 
pouvez.  —  Monsieur  Oudart,  allez  vous  asseoir. — Nous  reconnaissons 
trois  manières 

Les  plaidoiries  ont  été  belles ,  dignes  des  deux  grands  noms  dont  s'ho- 
nore le  barreau.  MM.  Berryer  et  Odilon  Barrot  ont  arraché  des  sanglots 
à  leur  auditoire;  eux-mêmes  maîtrisaient  à  peine  l'émotion  que  répandait 
leur  parole. 

Si  l'arrêt  n'a  pas  été  rendu  dans  la  soirée  d'hier  ,  on  suppose  qu'il  doit 
l'être  aujourd'hui  dimanche.  L'impatience  est  grande  dans  le  public.  Ja- 
mais cause  n'a  soulevé  un  intérêt  plus  grand. 

—  Un  autre  procès  s'était  entamé  ,  qui  promettait  quelques-unes  de  ces 
révélations  domestiques  dont  la  malignité  publique  aime  tant  à  se  repaître. 
M'"*'  de  Ghâteauvillars  avait  intenté  une  action  en  séparation  contre  son  mari. 
Déjà  l'enquête  sur  les  faits  se  préparait ,  quand  M.  de  Ghâteauvillars  a 
enlevé  sa  femme  aux  juges  ,  aux  avoués  ,  à  elle-même.  L'Allemagne  at- 
tend ce  couple  que  les  hommes  de  loi  avaient  séparé  et  qu'une  chaise  de 
poste  a  réuni. 

—  THEATRE  DE  l'amcigu-comique.  — ANGO  ,  drame  en  cinq  actes  ,  en 
six  tableaux,  avec  épilogue,  par  MM.  Pyat  et  Luchet.  —  François  V 
est  un  des  plus  brillans  noms  de  notre  vieille  France;  c'était  le  plus  noble 
chevalier  de  son  noble  royaume,  le  plus  valeureux  dans  les  combats  ,  un 
preux  qu'on  trouvait  toujours  dans  les  batailles  aux  prises  avec  des  rêtres, 
hachant  de  son  estoc  des  rangs  entiers  d'ennemis  ;  grand  cœur,  amc  chaude 
et  généreuse,  ses  malheurs  sont  plus  glorieux  encore  que  ses  hauts  faits. 
Voyez  à  Pavie  le  roi  de  France  ,  cette  belle  image  de  la  bravoure  ,  entouré 
de  soldats  qui  tiennent  tous  à  honneur  d'cftleurer  d'un  coup  de  pointe  son 
hoqiieton  fleurdelisé!  voyez  dans  sa  main  ce  tronçon  d'épée  dont  la  laniv 


'J-y.  REVUE     DE     PARIS. 

s'est  brisée  en  vingt  éclats  sur  vingt  poitrines  ennemies  ,  c'est  encore  une 
arme  terrible  que  cette  poignée,  car  François!"  est  un  homme  de  six  pieds, 
aux  larges  e'paules,  au  bras  puissant  I  Malheur  à  ceux  qu'il  atteint  !  Mais 
le  roi  de  France  n'est  pas  invulnérable ,  et  son  noble  sang  s'échappe  par 
trente  blessures.  —  Sire,  rendez-vous! — luicrie-t-on.  Et  François,  de 
son  œil  éteint,  cherche  dans  cette  foule  s'il  est  quelqu'un  digne  de  rece- 
voir ce  tronçon  d'arme  rougi  et  haché.  —  Approchez,  monsieur  le  comte 
de  Mongoval ,  voilà  mon  épée ,  elle  a  répandu  bien  du  sang  I  —  Sire , 
voilà  la  mienne  !  Un  gentilhomme  comme  vous  ne  doit  pas  rester  sans 
épée.  Et  puis  l'on  sait  que  Bayard  l'avait  armé  chevalier  j  que  ,  dans  les 
combats,  il  était  toujours  lepreraieràla  rescousse,  le  dernier  dans  la  mêlée  ; 
qu'il  était  le  point  de  mire  de  toutes  les  arquebuses  ,  de  toutes  les  arba- 
lètes ,  et  qu'un  rêtre  ayant  juré  sa  mort  avait  chargé  son  arme  d'une  balle 
d'or  qu'il  voulait  lui  loger  dans  la  poitrine.  De  ces  grands  faits  d'armes 
de  l'homme  de  guerre  ,  rapprochez  la  vie  galante  et  amoureuse  de  Fran- 
çois \"  ^  et  dites  qui  réunit  de  plus  belles  qualités  de  courage  et  d'élé- 
gance? Ses  fautes  sont  celles  de  son  époque  et  de  la  politique  ;  ses  vertus 
sont  de  tous  les  temps  et  n'appartiennent  qu'à  lui  ;  et  ce  serait  une  détes- 
table entreprise  que  de  salir  un  à  un  tous  les  grands  noms  de  notre  his- 
toire ,  de  s'attacher  de  préférence  aux  plus  glorieux  pour  les  livrer  aux 
ignorantes  railleries  d'un  parterre ,  sous  le  prétexte  seul  que  ce  sont  des 
noms  de  rois. 

Occupons-nous  d'Ango.  Jean  Ango  naquit  à  Dieppe  vers  l'an  14^80; 
fils  d'un  armateur  riche  ,  il  augmenta  son  héritage  par  les  spéculations 
les  plus  hardies.  C'était  un  homme  d'affaires  très-intelligent,  qui  réunis- 
sait dans  sa  main  plusieurs  industries  :  c'est  ainsi  qu'il  prenait  à  forfait 
les  recettes  d'un  duché,  d'une  province;  ilfitde  cessortes  de  marchés  pour 
le  duché  de  Longueville,  les  abbayes  de  Fécamp  et  de  Saint-Wandrille. 
Ses  richesses  devinrent  immenses  et  son  luxe  royal.  La  maison  de  bois 
sculpte  qu'il  fit  construire  pojir  lui  à  Dieppe  renfermait  des  trésors  pré- 
cieux ,  des  meubles  d'un  grand  prix  et  d'un  grand  goût ,  des  tableaux 
des  premiers  maîtres ,  une  vaisselle  merveilleuse  ciselée  par  les  artistes 
italiens.  Cette  maison  ,  incendiée  pendant  le  bombardement  de  Dieppe, 
existait  encore  en  partie  du  temps  du  cardinal  Barberini,  qui  disait  en  1  G4^T  : 
Nunquam  vidi  domum  ligneam  pulchriorem.  Gonflé  par  tant  de  suc- 
cès ,  orgueilleux  de  ses  richesses  ,  Ango  devint  ambitieux  et  se  livra  à 
tous  les  rêves  de  gloriole  d'un  marchand  parvenu.  II  voulut  recevoir  dans 
son  manoir  de  Varengeville  le  roi  de  France ,  et  François  1"  vint  en  effet 
le  visiter.  La  réception  fut  somptueuse  et  digne  de  l'hôte  ;  une  promenade 
en  mer  fut  proposée  au  roij  dix  barques  dorées,  pavoisées  de  banderolles 
de  soie  brochée,  reçurent  sa  majesté  et  sa  suite  ;  au  retour  de  la  promenade, 


HE  NUE     I>K     l'A  lus.  '~A 

François  r*^  cinei veillé  de  celte  pompe,  et  reconnaissant  d'un  accueil  si 
délicat,  nomma  vicomte  le  marchand  Ango. 

A  partir  de  ce  moment ,  la  fortune  et  le  pouvoir  d'Ango  n'eurent  plus 
de  bornes.  Nommé  gouverneur  de  Dieppe,  il  avait  une  garde  à  lui ,  et 
bientôt  se  montra  dur  et  rogue  pour  ses  concitoyens.  Son  industrie  d'ar- 
mateur souffrait  de  ses  préoccupations  d'homme  de  pouvoir  •  son  luxe  ab- 
sorbait ses  bénéfices  ;  son  humeur  Gère  rendait  difficiles  ses  rapports  avec 
ses  confrères  du  port ,  et  enfin  plusieui-s  procès  qu'il  perdit  contre  eux  ,  à 
l'occasion  de  prises  dont  il  n'avait  pas  rendu  compte  ,  le  ruinèrent  complè- 
tement. Ses  biens  furent  décrétés  ,  et  en  1  551 ,  il  mourut  triste  et  isolé.  Il 
lui  fut  élevé  un  tombeau  dans  l'église  de  Saint -Jacques.  Sur  la  ]iicrre 
on  grava  son  emblème  ,  un  globe  surmonté  d'une  croix  ,  avec  sa  devise  : 
Spes  mea  Deus  à  jiwentute  ined.  Ango  était  un  homme  de  petite  taille, 
de  constitution  délicate,  d'un  caractère  doux  et  gai ,  d'un  jugement  vif  et 
sûr  j  il  avait  la  barbe  et  les  cheveux  blonds ,  les  joues  pleines  et  vermeilles, 
le  nez  aquilin  ,  le  front  large ,  la  tête  grosse.  Au  temps  d'Ango  ,  la  marine 
de  Dieppe  était  puissante  et  redoutée  des  autres  peuples  maritimes.  Cette 
marine ,  composée  de  vaisseaux  mal  construits  et  de  matelots  indompta- 
bles ,  courait  les  mers  de  l'Inde  et  rapportait  d'immenses  richesses.  Un 
bâtiment  de  la  maison  Ango ,  de  Dieppe  ,  fut  un  jour  capturé  par  les  Por- 
tugais, qui  le  coulèrent;  l'équipage  fut  massacré.  Sans  demander  la  per- 
mission à  son  roi ,  Ango  résolut  de  venger  l'injure  faite  à  son  pavillon  de 
marchand.  11  arma  une  flotille  ,  enrôla  huit  cents  volontaires  qui  allèrent 
forcer  l'embouchure  du  Tagc ,  brûlèrent  tous  les  villages  de  la  côte  et  ré- 
pandirent l'effroi  dans  Lisbonne.  Le  roi  de  Portugal  envoya  demander  à 
François  F""  ce  que  cela  signifiait,  en  pleine  paix  ,  sans  provocation.  Fran- 
çois Y^  adressa  les  deux  envoyés  portugais  à  Ango  ,  en  leur  disant  que  ce 
n'était  pas  son  affaire  ,  mais  bien  celle  de  son  sujet  de  Dieppe.  Ango  reçut 
chez  lui  les  envoyés,  et  les  reçut  avec  politesse  et  magnificence  ,  selon  les 
uns,  avec  hauteur  et  dureté,  selon  les  autres.  Du  reste,  il  obtint  satis- 
faction. 

Les  restes  du  manoir  de  Varengeville  ,  transformés  aujourd'hui  en  ferme 
et  en  étable  ,  attestent  encore  ,  par  l'élégance  de  leur  construction  et  la  ri- 
chesse des  sculptures  ,  la  magnificence  de  cette  demeure  ,  que  François  V 
lui-même  trouva  royale. 

François  F'  et  Ango  étaient  donc  conlomporains.  Veut-on  savoir  à  pré- 
sent comment  on  a  réuni  ces  deux  personnages  dans  une  action  drama- 
tique ,  dans  quels  rapports  extra-historiques  on  les  a  placés ,  quel  parti  on 
a  pu  tirer  de  ce  fait  du  blocus  de  Lisbonne  cl  de  la  visite  du  roi  à  Varen- 
geville? ^'oyons  le  drame  de  MM.  Pyal  et  Luchel. 

Ango  vient  à  Paiis,  avec  sa  femme,  (Icniaiidci- audience  à  sa  majesté  le 


7-4  UKVUE    DE    PARIS. 

roi  François  et  lui  communiquer  son  projet  de  bloquer  Lisbonne.  Débar- 
que' dans  une  auberge ,  il  y  est  arrêté  par  ordre  supérieur ,  parce  qu'il 
mange  un  aloyau  le  vendredi ,  à  la  face  de  tous ,  en  dc'pit  d'une  ordon- 
nance nouvelle.  Jeté  en  prison  ,  il  est  conduit  devant  le  tribunal  du  saint- 
office  ,  que  préside  le  roi  en  personne ,  avec  une  douzaine  d'hérétiques , 
arrêtés  comme  lui  et  pour  le  même  délit.  Les  accusés  font  grand  tapage  j 
quelques-uns  refusent  de  répondre ,  d'autres  protestent  ;  le  ministère  pu- 
blic prend  la  parole.  C'est  une  parodie  du  procès  d'avril.  Ango ,  content 
de  reconnaître  le  roi,  même  là,  dans  ce  tribunal,  avec  un  capuchon  de  pé- 
nitent ,  expose  sa  requête  ,  sa  plainte  contre  les  Portugais.  Le  roi  le  traite 
de  fou  et  le  renvoie  à  Dieppe. 

Pendant  ce  temps,  M""^  Ango,  séparée  de  son  mari,  a  été  livrée  en 
pâture  aux  passions  désordonnées  de  François  F'^.  Ango  est  revenu  à 
Dieppe,  traité  de  fou,  et  sans  femme.  Il  arme  sa  flotte  et  l'envoie  dans  les 
eaux  du  Tage.  François  F"",  un  peu  revenu  sur  le  compte  de  l'armateur , 
quand  il  apprend  le  résultat  de  son  expédition,  ému  dans  sa  ville  de  Paris 
par  le  bruit  que  fait  le  luxe  d'Ango  et  la  magnificence  de  Varengeville , 
veut  visiter  cette  résidence^  bien  plus  ,  il  envoie  à  son  hôte  l'ambassadeur 
de  Portugal  lui  faire  des  excuses.  Ango  se  conduit  avec  le  plus  mauvais 
goût.  —  Découvrez-vous ,  monsieur  l'ambassadeur  I  —  L'ambassadeur  se 
découvre.  —  \  otre  épée  !  —  Le  Portugais  rend  son  épée.  —  A  genoux  I 
t>t  l'envoyé  du  roi  Jean ,  moitié  bonne  grâce ,  moitié  forcé  par  un  maie- 
lot  ,  plie  le  genou.  Cela  n'est  d'aucun  temps ,  d'aucune  histoire,  et  il  faut 
que  le  plaisir  d'humilier  un  grand  nom  ,  de  traîner  dans  la  poussière  un 
IjcI  habit  de  satin  broché  devant  une  cabale  de  prolétaires ,  soit  bien 
grand ,  pour  que  des  gens  de  talent  s'amusent  à  ces  mesquines  immolations. 
MM.  Luchet  et  Pyat  sont  deux  hommes  d'esprit  qui  peuvent  vivre  d'es- 
prit et  se  passer  des  allusions  qui  ont  fait  applaudir  quelques  parties  de 
leur  drame  j  ces  déclamations  politiques,  ces  apologues  mal  déguisés, 
écrits  dans  le  style  de  notre  presse  d'aujourd'hui ,  dans  les  idées  de  notre 
temps ,  sont  appliqués  comme  des  pièces  de  rapport  sur  un  tableau  du 
temps  passé,  et  jurent  dans  cette  action  du  seizième  siècle ,  comme  le  por- 
tail grec  de  Saint-Eustache  devant  cet  édifice  de  la  renaissance.  Quand  un 
accusé  répondra  devant  le  saint-office  :  La  presse  est  un  jlamheau  qui 
lirule  la  main  qui  veut  l'éteindre ,  il  prononcera  un  axiome  du  Consti- 
tutionnel ,  et  se  fera  ajiplaudir ,  parce  qu'on  applaudit  au  théâtre  tout  ce 
qui  est  commun  ,  trivial  et  constitutionnel  ;  mais  il  ne  dira  rien  de  local , 
d  historique  cl  de  i  ,u-,onnable.  Ce  n'vsl  |.as  ]v  langage  du  siècle  rc- 
piéscnlé. 

Cette  prcoccupalioii  constante  a  donc  égaré  MM.  Pyat  et  Luchet  j  la  dé- 
juocralie  ronlc  .'i  plein  Imid  dans  leur  nuviagej  c'est  un  pamphlet  conti'C 


REVLli;    IJi:    PAKIS.  -5 

la  i-oyaute,  non  pas  seulement  la  royauté  Je  François  I''',  mais  la  royauté 
quelconque  ,  la  royauté'  de  tous  les  temps  ,  passée  ,  présente  future  de- 
puis Salomon.  C'est  Jun  roi ,  donc  un  infâme  ,  un  séducteur ,  un  lâche.  Un 
lâche  ,  François  l"  !  C'est  un  ambassadeur ,  donc  un  plat  valet  qui  se  met 
à  genoux  !  un  grand  de  Portugal  à  genoux,  un  de  ces  Portugais  d'alors  qui 
trouvaient  des  mondes,  qui  montaient  des  flottes  mal  équipées  ,  le  sabre 
aux  dents ,  le  courage  dans  le  cœur  ! 

Revenons  au  di-ame.  François  F'",  reçu  par  Ango ,  dans  son  manoir, 
se  met  à  fouiller  partout ,  les  escaliers  ,  les  cabinets ,  les  armoires  ,  pour 
trouver  un  gibier  de  son  goût  j  il  finit  par  rencontrer  M™*'  Ango,  qui  re- 
venue à  son  mari  souillée  des  caresses  royales  ,  tâche  de  faire  oublier  sa 
faute.  La  vue  de  son  amant  détruit  sa  résolution  ,  elle  lui  donne  un  ren- 
dez-vous dans  sa  chambre  à  minuit.  Ango  surprend  cet  entretien  et  en  fiil 
son  profit.  A  minuit ,  à  l'aide  d'une  échelle  de  corde,  François  V"'  monte 
dans  la  chambre  et  heurte  un  mari ,  un  mari  furieux  et  désespéré^  qui 
d'une  main,  lui  montre  une  femme  morte  couchée  sur  un  lit ,  et  de  l'autre 
main  lui  présente  une  épée  et  le  provoque.  Qui  peut  le  croire?  A  la 
vue  de  cette  épée ,  à  l'idée  de  ce  combat  contre  un  seul  homme ,  Fran- 
çois ,  le  roi  de  France ,  le  géant  des  batailles  ,  qui  ne  se  rend  que  sur  des 
débris  de  cadavres,  le  héros  de  Marignan,  le  rival  de  Charles-Quint, 
a  peur*  bien  plus,  il  tremble;  bien  plus,  il  demande  merci;  bien  plus,  ii 
chancelle  et  tombe  raide,  oui ,  presque  mort. —  François  F'' est  un  lâche  I 
A  la  voix  d'Ango ,  toute  la  maison  se  lève  ,  ^des  flambeaux  éclairent  cette 
scène;  Ango  disparaît  par  la  fenêtre  et  va  se  précipiter  dans  la  mer. 

Cet  outrage  à  la  mémoire  d'un  homme  brave  a  été  patiemment  écoulé 
dans  un  pays  qui  se  croit  fort  et  novateur,  parce  qu'il  nie  tout,  son  pro])rc 
passé;  dans  un  pays  qui,  l'an  prochain  peut-être,  laissera  injurier  sa  der- 
nière idole,  Napoléon.  La  spéculation  est  bonne,  elle  réussira.  Et  pour- 
tant, disons-le,  c'est  grand  dommage  (jue  les  qualités  de  ce  drame  soient 
dominées  par  ce  sentiment  injuste.  Litéressant  par  lui-même ,  fortement 
attaché,  puissant  dans  ses  effets,  spirituel  quant  au  dialogue,  il  devait 
laisser  aux  écrivains  sans  ressource  ,  aux  coureurs  de  bravos ,  ce  misérable 
moyen  des  allusions ,  ces  trivialités  politiques  qui  font  hurler  le  parterre 
sans  l'amuser. 

Bocage  a  obtenu  le  plus  grand  succès.  Le  rôle  d'Ango  est  à  sa  taille  • 
brusque,  fort ,  trivial  et  noble.  Toutes  les  variétés  du  talent  de  Bocage  se 
révèlent  dans  ces  nuances  qu'il  a  étudiées  avec  courage  et  rendues  avec 
bonheur.  Bourgeois  rude  et  confiant  au  premier  acte,  il  devient  l)icnlôt 
l'armateur  dicppois  riche  et  respecté ,  puis  le  mari  tendre  et  désolé  i)uis 
l'homme  qui  ressent  et  venge  un  outrage.  Si  l'on  veut  bien  voir  que  Bo- 
cage est  toiijoiu-s  en  scène,  toujours  sin-  la  ])ièchc  ,  qu'il  lui  faut  traduire 


■jG  UKVUt:    DE     PAKLS. 

une  succession  fatigante  de  sentimens  divers ,  on  pourra  dire  que  peu  d'ac- 
teurs eussent  été  de  force  à  lutter  contre  une  telle  difficulté'.  Ce  rôle  a  mis 
à  jour  toutes  les  ressources  de  ce  talent ,  ëlevë  dans  les  situations  nobles  , 
touchant  et  vrai  dans  les  situations  simples. 

De  grands  frais  de  décorations  ont  e'të  faits  pour  Ango. 

THEATRE  DE  l'opéra- COMIQUE.  MICHELINE   OU    l'hEURE    DE   l'eS- 

PRiT  ,  opéra-comique  en  un  acte ,  paroles  de  MM.  Masson  et  Saint-Hilaire , 
musique  de  M.  Adam.  — En  Bretagne  ,  au  temps  des  croisades,  Micheline 
allait  épouser  un  certain  Maclou  ,  paysan  imbécile  et  avare  ,  qu'elle  n'ai- 
mait pas.  Les  filles  du  pays  recevaient  pour  dot  vingt  écus  d'or  ,  qui  sor- 
taient magiquement  du  piédestal  d'une  statue  du  château,  à  la  condition 
que  les  fiancées  passeraient  une  heure  avec  la  statue.  Cette  statue,  fort 
bonne  personne  pendant  l'absence  du  seigneur  ,  devient  assez  dangereuse 
quand  le  sire  Kermandoc  revient  delà  Palestine.  Un  page  est  à  sa  suite, 
qui  se  charge  de  la  conversation  avec  Micheline  ;  il  lui  donne  un  baiser  et 
lui  prend  sa  couronne  de  fiancée.  Maclou  l'avare ,  qui  a  exposé  IMiche- 
line  pour  si  peu  de  chose  ,  n'en  veut  plus  quand  elle  revient  sans  fleurs  nup- 
tiales. Avec  cette  légende  d'invention  on  a  brodé  un  petit  acte  fort  agréable, 
qui  a  donné  à  M.  Adam  le  prétexte  d'une  musique  légère,  gracieuse  et  fa- 
cile. Les  couplets  de  Féréol ,  la  ballade  de  M""  Pradher ,  un  air  de  Cou- 
derc  et  le  duo  que  tous  deux  chantent  ensuite ,  sont  remarquables  par  la 
fraîcheur  des  motifs  et  les  développemens  spirituels  de  l'orchestre.  L'O- 
péra-Comique a  besoin  de  ces  ouvrages  de  courte  haleine  pour  égaj^er  son 
répertoire ,  et  personne  mieux  que  M.  Adam  ne  peut  lui  donner  de  cette 
monnaie  courante.  M.  Adam  est  le  roi  des  petits  actes. 

GYMNASE    DRAMATIQUE. LE    VIOLON    DE    l' OPERA. Il  n'y   a    de 

sonore  dans  ce  violon  que  les  intonations  de  Bouffé ,  d'intelligible  que 
Bouffé ,  d'amusant  que  Bouffé ,  Bouffé  et  toujours  Bouffé ,  dont  la  vue 
seule  fait  rire ,  pleurer.  Ah  !  j'oubliais  :  il  y  avait  encore  autre  chose  de 
comique  dans  cette  représentation  ,  c'est  la  solitude  de  la  salle ,  la  rareté 
des  spectateurs  ,  le  sommeil  du  souffleur  et  l'engourdissement  de  l'orches- 
tre. M.  Delestre-Poirson  se  fait  vieux ,  les  routines  de  l'affiche  ne  lui  ser- 
vent plus.  Le  bénéfice  de  la  caisse  des  auteurs  est  un  stimulant  fort  usé 
qui  n'agit  plus  sur  l'économie  du  public j  donc,  tous  les  spectateurs  jouis- 
saient de  vingt  pieds  carrés  d'espace,  et  la  caisse  des  auteurs  n'a  pas  gagné 
20  francs  à  l'action  philanthropique  de  M.  Poirson. 

Un  début  intéressant  avait  lieu  dans  cette  représentation.  M"^  Jenny 
Masson-Thénard  possède  une  figure  très-agréable;  ce  ne  serait  qu'une  jo- 
lie personne  ,  si  de  plus  elle  n'avait  une  voix  bien  timbrée  ,  une  bonne  te- 
nue de  comédie  ,  et  des  dispositions  très-heureuses.  Dans  peu  de  temps , 
iM"''  Masson  doit  dovonir  une  actrice  rlistinguéc. 


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SOUVENIRS     DE    1815. 


LE  TOURNEUR  DE  CHAISES. 


ï.  —  UN    ECHAPPE    DE    COLLEGE. 


C'était  le  1 5  août,  jour  de  la  fête  de  la  Vierge  ,  heure  de  midi. 

Le  soleil  dardait  d'aplorah  sur  Toulousej  brises  à  la  pointe  des  cailloux 
aigus  et  tranchans  dont  la  ville  est  pavée ,  ses  rayons  rebondissaient  comme 
un  corps  élastique,  pour  se  condenser  en  chaude  et  scintillante  vapeur- 
on  eût  dit  les  exhalaisons  d'une  fournaise  qui  bouillonnait  au-dessous. 
Dans  la  rue  des  Pollinaires,  étroite  et  tortueuse  pourtant,  on  n'eût  pu 
trouver  un  pouce  d'ombre  sous  les  toits  en  saillie,  pas  même  au  pied  de 
la  tour  carrée  de  l'église  de  la  Dalbade  ,  —  loiud  et  massif  clocher  qui 
semble  clore  cette  rue  à  son  exlrcraite  occidentale,  et  être  place  là  comme 
un  géant  de  brique  et  de  granit ,  pour  l'abriter  des  autans  et  du  soleil  du 
midi . 

Aussi  est-ce  pour  cette  rue  l'heure  où  ,  ainsi  que  dans  les  villes  espa- 
gnoles, même  les  jours  de  IraA'ail ,  vous  ne  verriez  pas  aux  fenêtres  une 
jalousie  levée,  pas  une  porte  ou  une  boutique  grande  ouverte,  pas  une  de 
ces  sémillantes  griscltes  à  la  coiffe  de  batiste  brodée,  relevée  au    sommet 
TOME  XIX.     ;oiLLET.  4 


^8  REVUE    DE    PARIS. 

en  cimier  de  casque  romain  ,  qui,  assises  et  se  balançant  sur  le  seuil  de 
leur  poite  au  mouvemcnl  de  la  mesure,  allornent,  d'une  maison  à  l'autre, 
avec  quelque  fille  du  voisinage,  les  couplets  d'une  chanson  ; — ainsi  qiiesur 
le  Riallo  les  mariniers,  frappant  la  mer  en  cadence  ,  se  renvoyaient  les  vers 
du  Tasse. 

Non  ,  pas  une  oreille  aux  c'coutes,  pas  un  œil  aux  aguets,  pas  une  voix 
causeuse  sous  le  soleil  ;  amour,  travail,  gaieté',  repos,  souffrance,  toute  la 
vie  s'est  repliée  à  l'intérieur  devant  la  chaleur  de  midi ,  de  même  que  le 
sang  reflue  au  cœur  quand  le  froid  gagne  les  cxlre'milcs.  La  rue  est  dé- 
serte et  muette  ,  et  l'heure  de  midi  est  pour  elle  ce  que  l'heure  de  minuit 
est  pour  les  villes  du  Nord  :  l'heure  des  rendez-vous  d'amour. 

Le  jour  oîi  se  passèrent  les  e'venemens  que  l'on  va  raconter,  la  rue  des 
Pollinaires  e'tait  encore  plus  déserte  ,  encore  moins  indiscrète  que  de  cou- 
tume ,  nor  que  le  soleil  mordit  davantage  la  pointe  de  ces  petits  cailloux , 
mais  c'était  un  grand  jour  de  fête.  Les  cloches,  lance'es  à  la  v  olee  dans  la  tour 
de  la  Dalbade ,  annonçaient  que  les  vêpres,  à  cause  de  la  procession  du  vœu 
de  Louis  XIII ,  qui  devait  les  suivre ,  seraient  cliantces  plus  tôt  qu'à  l'or- 
dinaire; aussi ,  la  toilette  des  dimanches  et  fêtes  rc'clamait-elle  trop  d'ac- 
tivité'dans  l'intérieur  des  maisons,  pour  que,  par  indiscre'tion  ou  passe- 
temps  ,  les  curieux  ou  les  badauds  pussent  songer  à  s'inquiéter  des  mys- 
tères du  dehors. 

Cependant,  vers  le  milieu  de  la  rue  ,  au  deuxième  étage  d'une  maison 
appartenant  au  menuisier  Gatimel  ,  un  bon  et  digne  artisan  ,  il  y  avait  un 
enfant  de  quinze  ans,  un  véritable  échappe  de  collège,  bien  ignorant, 
mais  bien  instinctif  de  la  vie,  et  qui ,  à  chaque  instant,  pour  l'apprendre 
ou  l'essayer  loin  de  l'œil  maternel ,  se  soulevait  sur  ses  pieds  comme  un 
oiseau  qui  sent  ses  ailes. 

Gabriel,  depuis  trois  jours,  cherchait,  avec  une  persistante  avidité',  à 
de'broudler  dans  sa  petite  tête  une  intrigue  qui  se  nouait  au  premier 
étage.  Sa  pénétration  lui  en  avait  fait  saisir  les  premiers  fils,  mais  son 
inexpérience  les  avait  rompus  en  vingt  endroits.  Il  allait,  il  venait,  il  mon- 
tait, il  descendait;  c'était  une  activité,  une  préoccupation  incessante,  qu'un 
intérêt  de  curiosité  seul  ne  suffisait  déjà  plus  à  expliquer ,  mais  dont  sa  fa- 
mille, sa  mère  surtout,  se  refusait  à  s'avouer  la  cause  trop  véritable  ce- 
pendant. 

Mon  Dieu  oui,  le  pauvre  Gabriel  e'tait  jaloux ,  et  il  s'en  cachait  peu 
quoiqu'il  ne  sîït  point  au  juste  s'il  e'tait  amoureux. 


REVUE    DE    PARIS. 


79^ 


Mais  Hélène  le  rencontrait  si  souvent,  et  presque  à  lieure  dite  sur  l'es- 
calier; mais  le  voyant  si  prompt  et  si  réfléchi ,  si  rose,  et  tout  à  coup  si 
pâle,  clic  avait  attache  sur  lui  des  regards  si  longs  et  si  doux,  et  où  se 
laissait  lire  tout  un  long  rêve;  sa  bouche  était  si  humide  cpiand  elle  lui 
souriait,  et  ses  doigts  s'étaient  tant  de  fois  et  si  nonchalamment  oublic'sdans 
les  cheveux  de  Gabriel ,  quand  elle  le  baisait  au  front;  mais  ses  mains 
e'taient  si  douces  et  si  parfume'es  quand  elle  lui  caressait  les  joues,  et  ses 
petits  pieds  enfermes  dans  de  tout  petits  souliers  de  satin  s'ajustaient  si  gra- 
cieusement, sous  une  lobe  courte,  à  unejamlic  dont  le  fil  d'Ecosse  arron- 
dissait si  mollement  les  contours;  mais  Hélène  était  si  habile  à  trouver  des 
prétextes  pour  l'appeler  auprès  d'elle  à  certaines  heures  ,  et  alors  ses  in- 
times causeries  x'é vêlaient  au  pauvi'c  Gabriel  un  monde  d'idées  si  nou- 
veau ;  quand  venait  le  soir,  quand  la  brise  fraîchissait ,  elle  se  plai- 
sait tant  à  errer  avec  lui  sous  les  larges  feuilles  des  platanes  qui  longent 
le  canal  du  Languedoc ,  entre  le  pont  des  Demoiselles  et  le  pont  Guil- 
lemery;  puis,  au  retour,  quand  la  ville  dormait,  plus  pensifs  tous  deux, 
penchés  l'un  vers  l'autre ,  debout  comme  un  groupe  de  cariathides ,  ils 
laissaient  si  langoureusement  aller  leurs  pensées  aux  vibrantes  harmonies 
de  ces  chœurs  ambulans  qui ,  dans  les  nuits  étoilées  de  l'été  ,  font  de  Tou- 
louse la  ville  aux  mille  concerts qu'à  se  voir  ainsi  l'objet  d'une  préfé- 
rence qu'on  lui  eût  enviée  ,  et ,  malgré  la  différence  des  âges ,  Gabriel  pou- 
vait bien  éprouver  un  petit  mouvement  d'orgueil  et  de  joie,  et,  redressant  la. 
tête ,  dire  à  ceux  qui  le  voyaient  passer  : 

«  Je  ne  suis  plus  un  enfant!  » 

Mais  à  d'autres  heures,  Hélène  interrompait  avec  une  si  désespérante 
régularité  les  folles  et  tendres  causeries;  mais  avec  ce  mot  :  «  Va- t'en  î 
va-t'en!  »  jeté  brusquement  deux  fois  ,  avec  du  trouble  dans  les  yeux  et 
dans  la  voix,  elle  avait  tant  de  fois  rappelé  sur  terre  les  enivrantes  extases 
où  l'enfant  s'égarait;  mais  il  était  si  affligé,  lorsqu'éconduit  de  la  sorte  il 
retournait  lentement  chez  lui,  d'entendre  le  bruit  des  pas  qui  montaient 
le  premier  étage;  s'arrêtant  alors,  et  penché  sur  la  rampe,  retenant  son 
haleine  pour  écouler,  espérant  vaguement  qu'on  dépasserait  la  porte  regret- 
tée, il  avait  vu  si  souvent  un  homme  ,  toujours  le  même ,  entrer  dans  la 
chambre  de  la  belle  fdle;  mais  dans  ses  lointaines  et  rêveuses  promenades, 
au  clair  de  lune,  le  hasard  tant  de  fois  amonait  si  obstinément  ce  mcoïc 
homme  auprès  d'Hélène,  et  alors  les  sourires ,  les  regards,  les  propos 
tendres  ou  rieurs  étaient  si  ouvertement  arrangés  pour  le  nouveau- venu... 


80  REVUE    DE    PARIS. 

que  Gabriel  boudeur,  et  souriant  avec  amertume ,  se  disait  aussi  :  «  L'on 
me  traite  en  enfant  I  » 

Enfant ,  en  ve'rite ,  qui ,  sans  en  savoir  le  nom  ,  subissait  tour  à  tour  les 
illusions  et  les  de'senchantemens  du  cœur,  et  qui ,  s'e'tiolant  si  vite,  s'expo- 
sait, lorsque  ces  noms  lui  seraient  re'vélës,  à  ne  plus  e'prouver,  pour  les 
mettre  au-dessus,  les  sensations  qu'ils  expriment.  Véritable  enfant  de  ce 
misérable  siècle  avec  lequel  il  était  né  !  pauvre  petit  chez  qui  le  cœur  avait 
e'té  plus  vite  que  l'intelligence,  et  dont  les  sens  étaient  plus  avancés  que 
la  langue  et  la  grammaire  ! 

Mais  sa  mère?  Sa  mère  s'en  inquiétait  peu!  C'est  que  bonne  et  pieuse 
femme,  ne  sachant  des  orages  et  des  passions  du  monde  que  le  bruit  qui 
lui  en  revenait  dans  les  médisantes  causeries,  sous  le  porche,  en  sortant  de 
l'église,  ou  dans  les  confréries  de  la  Vierge  et  du  Rosaire ,  elle  avait  foi 
dans  cette  enfance  de  quatorze  ans  ,  qui  aurait  dû  précisément  exciter  ses 
défiances;  foi  surtout  dans  la  raison  présumée  des  vingt-deux  ans  d'Hé- 
lène. A  pareille  distance  dans  la  vie ,  l'intimité  de  ces  deux  âges  ne  lui  pa- 
raissait ni  sérieuse  ni  alarmante.  Bonne  mère  ! 

Toutefois,  Gabriel  ne  savait  ce  qu'il  devait  espérer  ou  croire,  place' 
qu'il  était,  tour  à  tour  et  selon  les  heures ,  entre  les  témoignages  d'une  vive 
affection  qui  élevaient  très-haut  en  lui  l'idée  de  son  petit  mérite ,  et  les 
airs  lestes  et  dégagés  d'une  inattention  qui,  des  hauteurs  de  sa  fatuité  d'en- 
fant, le  ramenaient  si  cavalièiement  à  la  réalité  de  sa  mince  importance. 

Or,  depuis  trois  jours,  Hélène  ne  prodiguait  à  Gabriel  que  le  sans-fa- 
çon de  ces  témoignages  d'inattention  ;  Gabriel  était  reçu  plus  rarement ,  les 
va-t'en!  va-t' en l  éi3.\cx\i  plus  souvent  répétés,  à  des  heures  non  usi- 
tées et  avec  toute  la  vivacité  de  l'impatience.  Que  de  fois  alors  il  était 
venu  ,  le  corps  en  avant ,  sur  la  pointe  des  pieds ,  assourdissant  ses  pas , 
e'couter  à  la  porte  d'Hélène  !  et  que  de  fois  il  avait,  avec  stupeur  ,  entendu 
la  voix  qui  n'était  pas  la  voix  accoutumée  !  alors,  l'impatience  excitant 
sou  audace,  bien  souvent  il  avait  frappé;  la  voix  se  taisait,  mais  la  porte 
ne  s'ouvrait  pas  pour  lui. 

Pareille  chose  venait  de  lui  arriver  le  1 5  août ,  et  il  remonta  chez  lui , 
le  dépit  danslecœur,maisbien  décidé  à  ne  pas  demeurer  plus  long-temps  sans 
savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  personnage  qui ,  depuis  trois  jours  ,  était 
venu  déranger  ainsi  sa  vie,  et,  en  doublant  ses  heures  d'exil,  embrouiller 
davantage  le  réseau  de  ses  incertitudes. 

11  s'était  mis  à  la  fenêtre  pour  le  voir  sortir  et  pour  le  suivre  ensuite, 


REVUE    DE    PARIS.  8l 

pensant  bien  que  l'heure  à  laquelle  il  était  conge'die'  lui-même  autrefois 
serait  aussi  celle  du  renvoi  de  ce  nouveau  visiteur,  pour  laisser  le  champ 
libre  à  celui  qui  avait ,  sur  les  deux  derniers  venus ,  la  priorité  des  droits. 
Vainement  par  sollicitude  ,  et  plus  encore  peut-être  par  la  crainte  d'ar- 
river tard  aux  saints  offices  où  elle  voulait  l'emmener ,  la  mère  de  Gabriel 
ne  cessait  de  gourmander  son  fils  de  ce  qu'il  demeurait  ainsi ,  tête  nue,  les 
jalousies  levées ,  sous  un  soleil  de  trente  dcgre'sj  et  elle  ajoutait,  mais 
im  peu  plus  bas,  que  le  premier  coup  de  vèpies  était  déjà  sonne'.  Gabriel 
avait  d'abord  répondu  avec  assez  de  douceur  5  il  avait  amicalement  couru 
vers  sa  mère  ,  et  même  l'avait  embrassée  ,  mais  il  e'tait  retourne'  à  la  fe- 
nêtre. Harcelé  bientôt  plus  vivement,  il  avait ,  en  se  retournant,  jeté  à  la 
hâte  quelques  réponses  brusques,  mais  il  ne  s'était  pas  retiré  d'un  pasj  en- 
suite ,  frappant  du  pied  ,  il  n'avait  pas  seulement  tourné  la  tête  ,  et  avait, 
entre  les  dents,  murmuré  quelque  grosse  interjection  ;  enfin  ,  il  ne  fit  pas 
plus  attention  aux  paroles  de  sa  mère  que  si  elles  s'adressaient  à  un  autre... 
Il  ne  les  entendait  peut-être  plus;  car  il  était  cramponné  à  la  fenêtre, 
l'œil  fixe  ,  le  cou  tendu  ,  le  corps  penché  en  avant  dans  la  rue,  comme  s'il 
allait  se  précipiter  :  c'est  que  le  bruit  de  la  porte  de  la  maison  que  l'on  ou- 
vrait avec  précaution  venait  de  monter  jusqu'à  lui.  Gabriel  alors  se  rejeta 
en  arrière,  et,  toui-nant  sur  lui-même,  il  traversa  l'appartement  au  pas  de 
course  ,  glissa  comme  une  ombre  devant  sa  mère  ébahie,  et,  se  jetant  dans 
l'escalier,  eu  descendit  les  degrés  quatre  à  quatre. 

II. MAITRE    PIERRE. 


Du  seuil  de  la  porte  ainsi  ouverte  avec  précaution,  un  homme  ve- 
nait de  s'élancer  d'un  bond  tellement  précipité,  que  si ,  à  ce  bruit,  quelques 
curieux  avaient  été  attirés  à  la  fenêtre ,  ils  eussent  été  fort  empêchés  de 
désigner  la  maison  d'où  était  sorti  cet  homme  qui  apparaissait  tout  à  coup 
au  milieu  de  la  rue  ,  seul ,  sans  la  moindre  altération  au  visage  ,  sans  le 
plus  léger  signe  de  préoccupation. 

Toutefois,  si  la  curiosité  ne  s'était  point  bornée  à  ce  premier  examen, 
elle  eût  bientôt  trouvé  de  quoi  se  satisfaire  j  car ,  à  une  fenêtre  du  premier 
étage  de  la  maison  Gatimel ,  une  petite  main  blanche  et  potelée  écai  ta  ,  en 
les  soulevant,  les  lattes  d'une  jalousie.  Une  tête  blonde  et  mélancolique, 
s'éleyant  au-dessus  des  rosiers  cldcs  héliotropes,  doullcs  tiges  reposaient  sur 


82  REVUE    DE    PARIS. 

l'cntabloincnt  qui  couronnait  la  porte  d'cntrcc  et  montaient  jusqu'à  la  fenêtre, 
se  dessina  vaguement  dcrricre  les  verts  interstices  des  aljat-jour.  Deux 
yenx  d'un  bleu  pâle  attaclièrent  avec  sollicitude  leurs  regards  sur  l'iiorame 
qui  s'éloignait.  Apres  quelcpies  pas,  celui-ci,  ne  voyant  personne ,  ni 
aux  fenêtres  ni  dans  la  rue,  s'arrêta,  et,  se  retournant  à  demi,  sourit  à  la 
blonde  tête  et  aux  yeux  bleus  ,  qui  lui  souriaient.  Tous  deux  ,  pour  se  don- 
ner mutuellement  du  courage  ,  semblaient  se  renvoyer  les  signes  d'une  es- 
pérance qu'ils  n'avaient  pas  dans  le  cœur. 

Mais  ce  sourire  commence'  ne  s'aclieva  point  :  un  petit  cri ,  semblable  à 
celui  d'un  passereau  qu'on  étouffe  ,  retentit  derrière  la  jalousie ,  qui  re- 
tomba brusquement ,  et  la  vision  disparut. 

La  cause  en  e'tait-elle  dans  l'apparition  subite  de  Gabriel ,  qui  venait  de 
s'e'lancer  à  son  tour  dans  la  rue?  On  eût  pu  le  croire,  à  voir  le  regard,  non 
de  courroux ,  mais  de  reproche ,  que  l'homme  laissa  de  loin  tomber  sur 
Gabriel ,  comme  s'il  l'accusait  d'avoir ,  à  l'étourdie ,  souffle  sur  un  de  ses 
rêves.  On  l'eût  pu  croire  ,  même  à  l'air  triomphant  de  Gabriel  si ,  comme 
lui,  au-delà  de  l'espace  où  se  jouait  cette  scène  muette,  on  n'avait  porte'  ses 
regards  à  l'extre'mile  de  la  rue  des  PoUinaires  ,  qui  débouche  sur  la  place 
des  Grands  -  Carmes.  Là,  pâle  ,  la  main  droite  fortement  appuye'e  sur  la 
poitrine,  comme  pour  en  comprimer  les  bonds ,  les  lèvres  scrre'cs  et  mor- 
dues jusqu'au  sang ,  et  les  yeux  fixe's  avec  la  puissance  fascinatrice  du 
serpent  sur  l'homme  qui  marchait  dans  la  rue,  on  aurait  vu  s'aixêter  tout 
à  coup  un  autre  homme  de  trente-cinq  ans  environ. 

Celui-ci  était  vêtu  de  l'uniforme  vert  des  bandes  enfantées  par  le  bour- 
bonisme  réactionnaire  de  1 81 5  ,  mauvaise  queue  de  cette  insurrection 
royaliste  qui ,  pendant  les  échauffourées  de  la  chouannerie  bretonne  et 
vendéenne  ,  s'était  formée  et  perdue  en  trois  jours  ,  dans  les  broussailles  des 
plaines  de  la  Giraone  et  de  l'Ile-Jourdain  ;  — troupe  d'égorgeurs  et  de  pil- 
lards à  cocarde  blanche ,  que  ,  pour  servir  leurs  haines  ,  des  fils  de  bonne 
maison  tenaient  à  leur  solde ,  et  qui  servait  les  siennes  propi'es  par-dessus  le 
marché  :  celles-ci  protégées  par  celles-là, — bandits  d'essence  royale,  qu'on 
avait  enrégimentés  à  l'encontre  des  gardes  nationales ,  d'essence  révolu- 
tionnaire ,  et  qui  empruntèrent  leur  nom  de  véniels  à  la  couleur  de  leur 
uniforme. 

Cet  homme  était  le  plus  redouté  entre  ces  hommes  si  redoutés.  Le  cou- 
rage brutal  dont  il  avait  donné  des  preuves  qui ,  en  passant  par  les  crédules 
«xagérations  de  la  foule,  étaient  devenues  des  prodiges j  les  mystères  qui 


REVUE    DE    PARIS.  ^3 

enveloppaient  les  premiers  ;*igcs  de  s.t  vie;  la  diversité  d'origines  qne  se 
plaisait  à  lui  donner  la  populace;  d'un  côte,  le  misérable  métier  qu'il 
■exerçait,  et  de  l'antre,  les  nobles  amitiés  dont  il  élail  environné;  ses  al- 
lures dlicmnic  du  peuple,  et  parfois  une  certaine  élégance  de  manières, 
qui  se  faisait  jour  à  son  insu  ;  q  .eliiues  actes  d'une  lérucité  exaltée  par  de 
vieux  ressentimens  dont  on  ne  savait  qu'imparfaitement  la  cause  ,  ou  d'une 
générosité  fantasque,  qui ,  pour  arrivera  ses  fins,  s'appuvait  sur  les  pas- 
sions même  les  plus  opposées;  une  taciturnité  qui  ressemblait  souvent 
à  de  l'idiotisme,  et  souvent  aussi  les  éclats  d'une  éloquence  tribunitienne 
qui  ressemblait  à  du  génie  ;  sa  force  musculaire,  ses  clieveux  noirs  et  flot- 
tans  ,  au  milieu  de  toute  une  popidation  coiffée  à  la  Titus;  un  visage  ba- 
sané,  où  l'on  eût  dit  que  la  bile  refluait  du  cœur;  un  œil  qui  étinceLiit 
à  travers  des  cils  épais,  comme  la  lame  d'un  poignard  dans  un  buisson, 
ou  qui  se  baissait,  terne  et  voilé,  comme  l'œil  de  la  stupidité  résignée; 
tout ,  jusqu'au  sobriquet  attaclié  à  son  nom  et  qui  rappelait  une  grande 
infortune,  selon  les  uns,  un  cluUimcnt,  selon  les  autres,  mais  infortune 
et  châtiment  sans  date  et  sans  détails  précis  ;  tout  enfin  avait  rendu  cet 
homme  la  terreur ,  la  haine  ou  l'idole  de  la  foule,  toujours  passionnée 
pour  ce  qu'elle  ne  peut  comprendre. 

Aussi  les  fils  de  nobles  maisons  avaient-ils  délivré  à  maître  Pierre  ,  sur- 
nommé ,  en  idiome  patois ,  Lou  Pingeat  (  le  pendu  )  le  brevet  et  les  épau- 
lettes  d'une  compagnie  d'élite;  et  l'on  sait  ce  que  le  mot  élite  signifie  dans 
les  bandes  de  cette  espèce.  Dans  toutes  les  excursions  difficiles  où  il  fallait 
faire  montre  de  sang- froid,  de  ruse  ou  d'audace,  contre  les  bonapartistes 
et  les  fédérés  de  1815  ,  ou  pour  être  historiens  fidèles ,  contre  les  mal- 
heureux qu'il  plaisait  aux  inimitiés  particulières  de  stigmatiser  de  ce  nom, 
c'était  toujours  maître  Pierre  ,  le  tourneur  de  chaises,  maître  Pierre  lou 
pingeat ,  que  l'on  meltait  en  campagne.  Le  parti  royaliste  lui  était  re- 
devable de  plus  d'une  capture  importante,  opérée,  non  pas  s'il  vous 
plaît  pour  les  intérêts  du  gouvernement  et  la  dynastie  des  Bourbons , 
mais  pour  la  plus  grande  satisfiction  des  rancunes  de  localités  ,  toujours  si 
orgueilleusement  enflées  de  l'idée  que  le  pays  a  les  yeux  fixés  sur  elles, 
et  qu'à  leurs  mescpiineselliargneuses  passions  est  attaché  le  destin  del'ctat. 

Il  s'était  cependant  opéré  depuis  quelques  jours  dans  cet  homme  et  dans 
sa  famille  des  changemens  tels  qu'on  voyait  le  moment  où  le  jour  allait 
se  lever  sur  les  ténèbres  qui  enveloppaient  sa  vie. 

Lorsque  dans  les  premiers  jours  de  l'hiver  de  1800.  il  était  venu  se 


84  REVUE    DE    PARIS. 

fixer  à  Toulouse,  où  il  ne  se  fit  connaître  que  sous  le  sobriquet  ajoute'  à 
son  prénom  ,  il  e'tait  arrivé  suivi  d'une  femme  et  d'une  toute  petite  fille. 
Maître  Pierre  ctait-il  marié?  celte  femme  était-elle  la  sienne?  cette  petite 
fille  était-elle  son  enfant? 

A  ne  voir  que  l'intimité  apparente  qui  régnait  entre  lui  et  Martlie,  et  la 
sollicitude  affectueuse  qu'il  portait  à  la  jeune  fille,  on  eût  pu  dire  au  pre- 
mier abord  d'un  père  et  d'un  mari. 

Mais,  en  y  regardant  de  près,  en  voyant  combien  peu  dans  cette  inti- 
mité il  y  avait  de  la  familiarité  conjugale,  et  combien  peu,  quelque  af- 
fectueuse qu'elle  fût,  celte  sollicitude  sans  caresses  vives  ou  empressées  res- 
semblait à  l'amour  paternel  j  en  voyant  Marthe  et  sa  fille  retirées  d'or- 
dinaire dans  une  chambre  meublée,  non  avec  luxe,  mais  avec  goût,  où 
reluisaient  le  noyer  et  le  chêne  polis,  et  dont  maître  Pierre  n'approchait 
qu'avec  une  tendresse  respectueuse  qui  ne  s'était  jamais  démentie  ,  tandis 
que  lui-même  n'occupait,  à  l'arrière-boutique,  qu'un  méchant  petit  cabi- 
net dont  se  fût  contenté  à  peine  le  plus  novice  ouvrier  ;  en  voyant  l'air  de 
profond  chagrin  empreint  sur  le  visage  de  cette  femme  et  en  même  temps 
les  cordiales  prévenances  dont  elle  entourait  maître  Pierre  ,  ce  qui  prouvait 
bien  que  l'air  chagrin  n'était  point  le  fait  de  maître  Pierre  j  en  voyant 
aussi  avec  quelle  absence  totale  de  jalousie  inquiète  Marthe  laissait  maître 
Pierre  auprès  des  femmes  et  des  jeunes  filles ,  dans  les  bals  ,  dans  le  lête- 
à-tête  des  promenades  de  l'été,  ou  ,  l'hiver,  dans  les  rieuses  causeries  du 
coin  du  feu,  on  pouvait  bien  se  dire  que  dans  tout  cela  il  n'y  avait  riea 
des  habitudes  conjugales.  Maître  Pierre  allait  où  il  voulait ,  agissait  à  sa 
guise,  et  jamais,  en  rentrant  chez  lui ,  il  ne  trouvait  froideur  ou  repro- 
ches. Pins  d'une  fois  ses  compagnons  de  fêtes  et  de  plaisirs  ,  enviant  cette 
liberté,  le  citaient  pour  exemple  à  leurs  ménagères^  qui  se  contentaient  de 
hocher  la  tête,  comme  femmes  qui ,  n'ignorent  pas  qu'il  y  avait  une  ré- 
ponse à  faire  ,  mais  qui,  ne  sachant  au  juste  laquelle,  ne  peuvent  s'empê- 
cher d'exprimer  par  gestes  ou  par  attitude,  une  pensée  que  la  langue,  si  elle 
osait,  traduirait  par  ces  mots  :  Patience ,  tout  ceci  s'expliquera. 

C'est  que  la  curiosité  des  commères  du  quartier  avait  fini  par  se  fati- 
guer à  courir  après  ces  trois  questions  restées  insolubles  :  Maître  Pierre 
est-il  marié?  Marthe  est-elle  sa  femme?  la  fil'.e  de  Marthe  est-elle  aussi  la 
sienne?  Mais,  assoupie  depuis  long -temps,  cette  curiosité  fut  réveillée 
tout  à  coup  dans  les  premiers  jours  du  mois  de  mai. 


REVUE    DE    PARIS.  85 


III.  —  LES  FEDERES. 


Formée  par  le  grand  chenal  de  la  Garonne  qu'elle  domine  en  am- 
pliltlieatre ,  et  par  le  canal  de  fuite  du  trop-plein  des  eaux  qui,  venues 
du  moulin  du  cliâtcau ,  alimentent  des  usines  de  teinturiers  sans  nombre, 
l'île  de  Tounis  est  réunie  à  la  ville  de  Toulouse  par  un  pont  bordé  de 
maisons  comme  au  moyen  âge.  Elle  était  habitée,  en  1815,  par  une 
population  qui  avait  conservé  un  tel  amour  pour  Napoléon,  que  les  Tou- 
lousains l'appelaient  l'île  d'Elbe. 

Mais  l'empereur,  en  petit  chapeau  et  en  capote  grise,  vint  bientôt 
reprendre  ,  aux  Tuileries  ,  le  lit  encore  cliatid  que  Louis  XVIII  avait  dé- 
serté le  matin  en  pantoufles  et  en  robe  de  chambre.  Alors  les  habitans  de 
Tounis  furent  un  des  nombreux  et  vivaces  rameaux  de  celte  immense  fé- 
dération qui ,  tout  en  nourrissant  dans  les  grandes  villes  de  France  la  haine 
des  Bourbons  et  de  l'étranger,  vint  se  poser  fièrement"  en  face  de  l'empe- 
reur, dans  les  solennités  du  Champ-de-Mars,  et  donner  à  entendre  au 
grand  gagneur  de  br.taillcs  que  désormais  la  liberté  devait,  dans  les  pré- 
occupations de  sa  pensée  et  dans  l'avenir  de  la  France,  tenir  plus  de 
place  que  la  gloire. 

Toutefois  ,  la  fédération  ,  dans  les  provinces ,  fut  jetée  hors  des  voies 
larges  et  de  l'esprit  élevé  que  lui  avaient  faits  les  meneurs  de  Paris; 
elle  se  nivela  ,  comme  toute  grande  chose  ,  à  l'étroitcsse  des  passions  de  la 
province.  Ainsi  une  partie  des  habilans  de  Toulouse  ne  se  jeta  dans  la  fé- 
dération que  par  opposition  à  l'autre,  qui  s'était  jetée  dans  les  sociétés 
secrètes  du  royalisme.  —  Fédération  et  royalisme,  deux  factions  qui  do- 
minèrent tour  à  tour  et  chez  lesquelles  les  haines  de  l'esprit  de  parti, 
assez  vivaces  par  elles-mêmes,  s'agrandirent  de  tout  ce  que  peuvent  en- 
fanter les  taquineries,  les  jalousies  et  les  colères  épigrammatiques  de  l'es- 
prit de  localité.  Les  femmes  surtout  y  portèrent  jusqu'à  une  brutalité  plus 
raffinée  que  je  n'ose  dire  la  satisfaction  de  leurs  dépits  et  de  leurs  vengean- 
ces de  cœur  ,  de  médisances,  de  calomnies,  d'intrigues  amoureuses  et  de 
toilettes.  Si  le  courage  ou  la  force  leur  faisait  défaut ,  les  maris ,  les 
amans ,  les  cousins  qui  avaient  à  obtenir  une  faveur  ou  un  paidon  ,  repre- 
naient en  sous-œuvre  ces  exécutions  de flai^ellaris.  Ainsi,  les  Ccnt-Jours, 
la   fédération  fut ,  —  moins  le   sang  I  —  une  réaction  du  peuple  contre 


8S!>(  REVUE    DE    PARIS. 

\si  jeunesse  dorée  ,  qui,  sous  le  directoire  ,  avait ,  surtout  dans  le  Midi , 
livre'   la  France  républicaine  aux  poignards.  Apres  les  Ccnt-Jours ,  la 
jeunesse  dorée  reprit  sa  revanclie  conirc  le  peuple  j  et,  fidèle  à  ses  anté- 
cc'dens,  elle  se  servit  encore  du  poignard.  Mais  cette  fuis  elle  le  mit  aux  mains 
desverdets-,  se  bornant ,  elle ,  à  l'aiguiser.  En  un  mot,  les  fédères  flagel- 
lèrent et    ne  tuèrent   pas;  les  verdcts  flagellèrent  et  tuèrent  :  il  y  eut 
progrès.  Donc ,  tout  compte  fait ,  les  fédérés  en  ce  temps  valurent  mieux. 
C'était  surtout  le  soir  que  les  fédérés  ,  bommes  ,  femmes  et  enfans,  se 
livraient,  en  troupe,  à  tous  les  caprices  exigcans  émis  par  le  premier 
d'entre  eux.  Ils  parcouraient  les  rues ,  précédés  et  flanqués  de  torcbes  en 
poix-résine,  cliantant  des  refrains  patriotiques  autour  du  buste  de  Napo- 
léon porté  par   les  forts  de  la  bande  et  pavoisé  de  drapeaux  tricolores. 
Malheur  à  la  fenêtre  qui  demeurait  fermée  sur  leur  passage,  et  malheur 
à  celle  d'où,  grande  ouverte,  il  ne  tombait  pas  un  sourire  d'approbation  ou 
un  coup  d'œil  de  sympathie  !  Les  apostrophes, — et  quelles  apostrophes  ! — 
montaient,  en  feu  continu  avec  les  pierres  ,  aux  carreaux  de  vitres,  où 
elles  se  lieurlaienl.  Malheur  aux  passans  qui  n'étaient  pas  respectueuse- 
ment leurs  chapeaux  !  Les  chapeaux ,  lancés  à  la  volée  ,  passaient  de  mains 
en  mains  et  arrivaient  dans  le  ruisseau,  bossues,  meui'tris,  sans  fond  et 
sans  ailes.  Malheur  à  la  femme  ou  à  la  jeune  fille  qui  sur  le  cliemin  de 
celte  tourbe  hurlant  son  enthousiasme ,  passait  avec  un  ruban  blanc  à  la 
ceinture,  sur  une  coiffe  ou  sur  un  chapeau!  femme  ou  jeune  fille  e'tait 
accueillie  sur  toute  la  ligne  par  les  luiécs  les  plus  moqueuses  et  les  gestes 
les  plus  effrontés,  sans  compter  les  gracieuses  épithètes  que  lançait  la 
voix  glapissante  des  femmes  et  des  enfans ,  qui  dominait  l'orchestre  en 
faux-bourdon  de  toutes  ces  basses-tailles  d'hommes.  Malheur  alors  à  la 
faible  créature    qui ,   ne    pouvant  se  contenir ,  laissait  échapper ,  même 
du.  bout  des  lèvres ,  même  en  n'en  murmurant  que  la  moitié  ,  une  réponse 
ferme  et  digne,  ou  qui ,  sans  répondre,  lançait  de  côté  un  regard  dédai- 
gneux! Les  voix  glapissantes,  renforçant  l'aigre  faucet  d'un  chorus  géne'- 
ral ,  faisaient  entendre  ce  cri  terrible  :  Le  fouet  !  le  fouet  !  —  Dieu  et  Ics' 
passans  ont  su  avec  quelle  prestesse  s'accomplissait  l'œuvre  de  cette  justice 
distributive  des  partis. 

Ce  fut  durant  une  des  belles  soirées  du  mois  de  mai  qu'Hélène,  au 
carrefour  de  la  Dalbadc,  formé  par  la  rue  Sainte-Claire,  le  Pont  de  Tou- 
nisj  la  rue  du  Cimetière  et  celle  des  Couteliers,  rencontra  la  fédération 
qui  promenait  ses  refrains  provocateurs.  Je  ne  sais  quoi  de  t»quet  et  d'c- 


REVUE    DE  PARIS.  87 

le'gant  en  elle  attira  les  quoliliets  envieux  des  femmes,  auxquels  se  mêlè- 
rent les  propos  assez  lestes  des  hommes.  Je  ne  sais  aussi  quelle  fatale  préoc- 
.  cupation  mit  de  la  colère  h  ses  regards  et  de  l'amertume  à  ses  p.irolcs. 
.Toujours  est-il  qu'après  l'ecliaiige  de  quelques  mots  un  peu  vifs,  le  for- 
midable cri  retentit,  et  qu'en  un  clin  d'œil ,  sans  le  nioiiulre  respect  pour 
■la  fraîcheur  de  sa  toilette ,  les  mains  lourdes  et  calleuses  des  femmes  du 
,  peuple  se  mirent  en  devoir  de  lui  infliger  la  correction  accoutumée. 

Voilà  que  maître  Pierre  s'élance  de  sa  boutique,  où  ,  les  bras  croises,  il 
regardait  avec  assez  d'indifférence  dcTiler  le  cortège  patriotique   de  l'ile 
î  de  Tounis.  Sans  crier  gare  ,  il  se  rue  au  milieu  de  la  foule,  dont  les  flots 
,.  s'ouvrent  devant  ses  deux  bras,  qui  lui  servaient  d'avirons.  Plus  d'une 
.  coiffe  s'envola  sous   les  coups  rapides  qu'il  distribuait  de  droite  et  de 
gauche 5  plus  d'une  main   levée  retomba  engourdie  sous  le  poids  de  la 
,-sienne ,  et  plus  d'une  parole  injurieuse  et  menaçante  se  changea  subite- 
;  ment  en  un  cri  de  douleur  et  d'effroi.  Hélène  était  déjà  arrachée  aux  on- 
gles des  bourreaux  en  casaquin  ,  que  la  stupeur  régnait  encore  dans  leurs 
:  rangs. 

Mais  aux  cris  de  honte  et  de  rage  pousse's  par  les  femmes ,  les  hommes 
accoururent.  En  un  instant ,  la  boutique  de  maître  Pierre  fut  assaillie  de 
coups  et  d'injures,  et  en  deux  tours  de  main  le  vitrage  et  la  boiserie  cra- 
^quèrent  et  tombèrent  brises. 

Il  y  eut  un  moment  alors  où  même  les  plus  audacieux  s'arrêtèrent,  et 
on  se  consulta  du  regard  avant  de  pc'nètier  dans  les  te'nèbrcs  de  la  bou- 
.  tique  j  il  se  fit  un  long  silence.  Puis  ,  par  trois  houras  bien  distincts  ,  la 
.foule  réclama  sa  proie.  Mais  nulle  re'ponsc  n'ayant  suivi  les  ordres  de  cette 
isouveraine  en  jupons  et  en  chemise ,  l'atelier  de  maître  Pierre  fut  envahi , 
.bouleverse',  pillèj  cela  fait,  le  flot  populaire  arriva  au  seuil  d'une  petite 
chambre,  où  priaient,  agenouillées,  ine  femme  et  une  jeime  fille.  La  tête 
de  l'émeute  s'arrêta  ,  saisie  d'un  respect  involontaire.  La  re'flexion 
commença  à  venir  aux  plus  fous  ,  et  l'idée  qu'on  e'tait  chez  maître  Pierre, 
chez  le  fameux  tourneur  de  cliaiscs  ,  si  renomme'  pour  sa  force  et  jiour  son 
courage,  commença  à  glacer  plus  d'un  farouche  aboyeur;  l'un  des  me- 
•neurs  même,  ôtant  son  bonnet  de  laine  ,  et  sans  une  parole  trop  brusque, 
Jjalbutia  aux  deux  femmes  les  motifs  et  les  excuses  de  cette  visite  noc- 
turne. 

—  Maître  Pierre  doit  être  loin,  dit  la  jeune  fille  en  se  levant  et  allant 
droit  à  l'orateur  de  la  bande. 


88  REVUE    DE    PARIS. 

—  Nous  le  rattraperons,  dit  d'une  voix  sourde  un  boucher  aux  bras 
nus  ,  au  visage  en  feu. 

—  II  a  trop  d'avance  sur  vous ,  maître  Cantcgril ,  et  avant  que  vos 
dogues  soient  seulement  sur  sa  trace,  il  vous  faut  travailler  une  bonne 
heure. 

Ici  le  bouclier  fit  un  geste  de  doute  et  d'ironie,  et  s'achemina  ,  à  l'autre 
bout  de  la  chambre ,  vers  la  porte  massive  qui  donnait  passage  sur  les  jar- 
dins, situc's  dans  cette  partie  de  Toulouse,  entre  la  rue  des  Couteliers  et  le 
petit  bras  de  la  Garonne. 

—  C'est  inutile  I  dit  la  jeune  fille  en  se  plaçant  toute  droite  devant  le 
boucher.  Celte  porte  est  fermée,  et  elle  ne  céderait  pas  ,  même  à  la  bari'C 
de  fer  qui  vous  sert  à  assommer  vos  bœufs  ,  et  qu'un  jour,  maître  ,  vous 
avez  IcA'e'e  sur  la  tète  de  votre  père. 

Ces  paroles  écrasèrent  le  boucher  comme  une  male'diction.  La  jeune 
fille  les  eût  payées  cher,  si  les  femmes  ,  qu'un  mouvement  d'horreur  avait 
saisies  à  ce  reproche  trop  fondé  et  si  connu  d'impiété  filiale  ,  ne  se  fussent 
placées  entre  l'anathème  et  le  bras  maudit  qu'elles  repoussèrent,  pour  qu'il 
allât  cacher  sa  honte  dans  les  rangs  épais  des  fédérés. 

—  Oui,  c'est  inutile,  reprit  la  jeune  fille-  écoutez  I... 
L'on  prêta  l'oreille. 

—  Entendez-vous  ce  bruit  de  gaffe  et  d'aviron  ?  C'est  la  barque  qui  em- 
porte maître  Pierre  à  l'autre  bord. 

—  Et  la  belle  dame?  dirent  les  femmes. 

—  Pardine!  dit  Cassagne ,  uu  honnête  teinturier,  au  demeurant,  et 
qui  n'était  là  que  pour  ne  point  se  singulariser  en  ne  faisant  pas  comme 
tous  les  habitans  de  l'île;  pardine  !  vous  êtes  bien  de  votre  pays.  La  belle 
dame  s'en  est  allée  avec  maître  Pierrej  il  est,  ma  foi,  assez  joli  garçon 
pour  cela. 

Et  comme  un  homme  qui  croit  avoir  visé  juste  à  l'endroit  où  un  cœur 
se  blesse  ,  il  regarda  en  ricanant  Marthe  et  la  jeune  fille. 

Marthe  deuieura  impassible. 

La  jeune  fille  ne  comprit  pas. 

Cassagne  ne  se  tint  point  pour  battu.  Ne  voulant  pas  que  sa  malice 
fut  perdue ,  il  se  tourna  vers  une  égrillarde  grisettc  que  les  commérages 
du  quartier  donnaient  comme  fort  éprise  de  maître  Pierre ,  qui  ne  le  lui 
rendait  pas. 

—  N'est-ce  pas^  Mariannou  ,  lui  dit  le  teinturier,  que  maître  Pierre... 


REVUE    DE    PARIS.  '  89 

Mais  il  n'acheva  pas.  Mariannou  lui  lança  une  bourrade  dans  la  poitrine , 
et  à  la  face  un  : 

—  Vous  êtes  un  insolent ,  maître  Cassagne  !  et  maître  Pierre  n'est  pas 
encore  du  bois  dont  se  cliauffent  les  belles  dames  à  chapeaux. 

Cassagne  fut  pique  au  vif. 

—  Cela  se  peut,  Mariannou ,  reprit-il;  mais  on  dirait,  à  te  voir  si 
fàclie'e,  qu'il  est  aussi  d'un  ])ois  auquel  les  griscttes  n'ont  pas  toutes  le  ta- 
lent de  faire  prendre  feu. 

Heureusement  pour  Cassagne  ,  les  rieurs  ,  les  rieuses  surtout ,  se  mirent 
de  son  côte'  ;  c'est  que  le  naturel  de  la  femme  reprit  le  dessus. Trouvant  là  sous 
leurs  mains  et  sous  leur  langue  ,  pour  ainsi  dire  ,  une  compagne  à  chagri- 
ner, ces  dames  ne  voulurent  pas  négliger  une  aussi  bonne  occasion  •  elles 
se  mirent  à  rire  aux  dépens  de  Mariannou  ,  et  elles  perdirent  de  vue  l'ob- 
jet premier  de  leur  ressentiment. 

—  Allons,  allons,  continua  Cassagne  tout  enorgueilli  de  son  succès, 
maître  Pierre  est  un  brave  garçon  qui  a  fait  ce  que  tout  brave  garçon ,  ici 
pre'sent,  eût  fait  à  sa  place.  Et  vous  autres  ,  les  femmes,  vous  devez  être 
enchante'cs  de  trouver  des  hommes  qui  mettent,  sans  dist'nctiou  ,  les  cotil- 
lons à  l'abri  des  reviremens  de  la  politique  et  de  la  curiosité'.  Qui  diable 
sait?  un  jour  peut-être  maître  Pierre  rendra  le  même  service  à  quelqu'une 
d'entre  vous;  cheira  !  eheiui  !  tout  ceci  peut  changer;  le  monde  est  si  drôle! 

Cette  éloquence  goguenarde,  qui  se  re'sumait  en  la  perspective  de  la  loi 
du  talion  ,  fit  un  effet  magique.  Les  plus  mutines  secouèrent  les  oreilles , 
en  baissant  la  tête.  Avec  cela  que  le  matin  il  avait  couru  sur  le  compte  de 
l'arme'e  et  de  l'empereur  des  nouvelles  assez  peu  rassurantes. 


IV. 


UN    AMOUn. 


Maître  Pierre  demeura  absent  pendant  près  de  huit  jours.  On  ne  put  ni 
préciser  le  lien  oii  il  s'c'tait  réfugie',  ni  dire  si  Hélène  avait  partage'  sa  re- 
traite; mais  on  remarqua  que  durant  le  même  espace  de  temps,  les  ja- 
lousies du  premier  e'tage  de  la  maison  Gatimel  ne  s'étaient  pas  levées  une 
seule  fois  pour  livrer  passage  à  la  blonde  tête  d'Hélène,  qui,  le  soir,  d'or- 
dinaire, y  apparaissait  si  volontiers  ,  au  grand  plaisir  des  passans. 

Lorsque  maître  Pierre  fut  de  retour  ,  on  remarqua  aussi  qu'Hélène  ve- 
nait le  visiter  souvent ,  et  qu'elle  faisait  deux  parts  de  son  temps  dans  ses 


t^  REVUE    DE    PARIS. 

visites  :  l'une  pour  la  chambre  de  ]\Iai  tlie  et  de  sa  fille,  et  ce  n'était  pas  la 
plus  longue 3  l'autre  pour  l'atelier  de  maître  Pierre.  Elle  y  demeurait 
volontiers  jusqu'à  la  nuit,  un  livre  ou  un  ouvrage  de  broderie  à  la  main. 
Mais  bien  des  fois  on  s'aperçut  que  les  feuillets  du  livre  ne  se  tournaient 
jamais  ou  que  bien  lenlenientj  l'aiguille  aussi  restait  paresseuse  ou 
iDa4;tive  entre  ses  doigts  :  en  revanche  ,  ses  regards  rêveurs  e'iaient  longue- 
ment attaches  au  mâle  et  expressif  visage  de  maître  Pierre.  Puis,  quand 
la  nuit  venue  suspendait  le  travail  de  l'atelier ,  on  ne  les  avait  pas  vus 
sans  e'tonr.eraent ,  tous  deux  ,  bras-dessus  bras-dessous,  elle,  sémillante, 
coquette  et  parce,  lui,  en  costume  d'ouvrier,  mais  un  peu  recherché, 
là  tète  haute  ,  souliers  luisans  ,  drap  neuf,  linge  blanc  et  fin  castor,  s'a- 
cheminer vers  les  belles  promenades ,  où ,  au  grand  enchantement  du 
pauvre  Gabriel ,  il  se  faisait  attendre  depuis. 

C'est  que  depuis  il  avait  cesse  d'être  le  simple  ouvrier,  le  laborieux 
tourneur  de  chaises;  il  avait  sinon  quitté,  du  moins  négligé  sa  boutique, 
pour  hanter  les  salons  des  gros  bonnets  du  parti  royaliste,  pour  aller  pér- 
orer,  non  plus  au  cabaret  du  prolétaire,  mais  dans  les  cafés  de  la  bour- 
geoisie et  de  la  noblesse.  En  un  mot ,  il  était  devenu  un  membre  actif  et 
influent  du  comité  royaliste  qui,  durant  les  Cent-Jours,  organisa  les  dé- 
partemcns  du  midi  en  compagnies  secrètes.  On  comprend,  en  effet ,  qu'un 
homme  du  peuple,  entouré  de  tant  de  mystère  ,  et  qui  se  jetait  bravement , 
pour  payer  de  sa  personne  ,  au  milieu  de  la  masse  compacte  des  forcenés 
d'un  parti,  dût  attirer  l'attention  et  les  avances  de  ces  hommes  qui  ont 
toujours  mis  l'argent  et  l'habileté  au  service  de  leurs  opinions  dans  le 
conseil ,  mais  rarement  dans  l'action  leur  courage  personnel.  Gens  ha- 
biles et  couards  qui  ont  volontiers  recours  au  bras  de  l'homme  du  peuple 
pour  faire  une  besogne  dont  ils  profitent  seuls,  ou  qu'ils  renient  le 
lendemain  ,  suivant  la  défaite  ou  le  triomphe. 

Hélène  servit  merveilleusement  à  rapprocher  les  Bertrand  et  le  Ratoa 
(du  parti  royaliste.  Elle  était  de  ces  femmes  qui ,  n'étant  ni  mariées  ni 
veuves,  jouissent  néanmoins  des  avantages  de  ces  deux  conditions.  On 
avait  bien  à  part  soi  des  doutes  sur  la  régularité  virginale  de  ses  mœurs, 
mais  on  eût  été  si  embarrassé  de  citer  un  fait  irrcfiagable  I  mais  parmi 
tous  ces  hommes  qui  l'entouraient  de  leurs  hommages  empressés,  si  peu 
d'indiscrétions  avaient  été  commises  par  les  jactances  de  la  fatuité  ou 
par  les  empurlcmcns  du  dépit!  et  puis,  tous  ceux  qu'on  lui  donnait  pour 
amans  lui  étaient,  même  après  que  l'amour  s'était  enfui,  des  amis  si  sûrs. 


REVUE    DE    PARIS.  QI 

si  dévoues,  si  peu  jaloux  du  bonheur  de  celui  que  le  monde  ou  Hélène 
leur  donnait  pour  remplaçant,  que  les  langues  les  pins  âpres  ou  les  plus, 
le'gères  n'osaient  trop  faire  d'elle  une  Ninon  du  paj^s.  Aussi  les  collets  mon- 
tés elles  Arsinoë  de  Toulouse,  dans  les  salons  où  elle  était  admise  pour 
sa  beauté',  la  noblesse  de  sa  famille  et  la  vivacité  de  son  esprit,  ne  détour- 
naient point  trop  dédaignciisement  la  tctc  qnand  elle  s'approchait  souriante, 
et  causeuse. 

Une  jctmc  et  jolie  femme  qui  se  tenait  ainsi  en  dehors  des  habitudes  et 
des  pruderies  de  la  province  devait  jouir  d'nne  certaine  célébrité.  Les 
Lommes  durent  porter  leur  affection  et  leurs  sympathies  à  une  femme 
qui,  pour  se  faire  homme,  avait  dépouille  les  défauts  de  son  sexe  dont 
elle  n'avait  gardé  que  les-  qualités.  Aussi  sa  maison  était-elle  le  rendez- 
vous  de  ce  que'Toulonsc,  sans  distinction  de  Giec  ni  de  Troïen ,  ren- 
fermait de  jeunes  gens  élégans  et  riches,  de  galans  surannés,  d'hommes 
enfin  qui,  loin  des  monotones  exigences  du  coin  du  feu,  cherchent,  pour 
leurs  dix  années  de  mariage  ,  des  distractions  que  leurs  folles  moitiés  cher- 
chent aussi  de  leur  côté  ,  loin  du  leurs  garçons  au  collège  et  de  leurs  filles 
au  couvent. 

Les  deux  partis  politiques  du  temps  en  avaient  fait  un  terrain  neuti'C, 
où  ,  en  se  serrant  la  main  ,  ils  se  ressouvenaient  qu'ils  étaient  les  enfans 
d'une  iiiême  ville  ,  d'un  même  pays;  mais  les  chances  fâcheuses  courues 
par  Hélène  dans  la  rue  des  Cuuteliers  finirent  p.ir  faire  de  ce  lieu  d'asile 
où  se  réfugiaient  les  scntimens  du  bon  voisinage  et  de  la  cité ,  la  conquête, 
d'un  parti  au  détriment  de  l'autre.  Les  bonapartistes,  depuis  ce  jour, 
éprouvèrent  quelque  vergogne  à  se  trouver  face  à  face  avec  une  femme 
que  les  hommes  de  leur  parti  avaient  insultée  si  grossièrement ,  et  ils  ren- 
dirent moins  fréquentes  des  visites  qui  avaient  tous  les  jours  des  excuses 
poiu-  début.  Les  royalistes  ,  de  leur  côté,  ne  se  firent  point  faute  d'exage'- 
rer  et  de  trouver  irrémissibles  les  torts  de  leurs  adversaires.  Or  ils  ser- 
vaient trop  bien  en  ceci  les  ressentimcns  d'une  femme  outragée  pour  que  Ton 
pût  croire  sincères  l'indulgence  et  la  générosité  dont  Hélène  accompagnait 
les  expressions  d'un  ton  aigre-doux  et  d'un  sourire  forcé.  Aussi  arriva-t-il 
que  le  parti  bonapartiste,  un  peu  confus,  ayant  fini  par  se  retirer  tout-à- 
fait,  et  le  parti  royaliste  venant  seul  et  plus  nombreux,  les  absens  eu- 
rent tort,  et,  malgré  elle  ,  Hélène  perdit  peu  à  peu  cette  neutralité  dont 
elle  avait  jusque-là  f.iit  parade,  pour  épouser  les  haines  et  les  affections  du 
parti  qui  lui  était  demeure  fidèle.  Ce  fut  donc  au  milieu  des  royalistes  que 


92 


REVUE    DE    PARIS. 


maître  Pierre  fut  introduit  comme  un  libérateur.  Ceux-ci,  pour  plaire  à 
Hélène,  d'abord  lui  firent  fête.  Ils  ne  furent  pas  fâchés  ensuite  de  mon- 
trer au  peuple  ,  par  les  égards  dont  ils  entouraient  un  homme  du  peuple , 
que  la  conformité  d'opinions  abaissait  les  barrières  du  rang ,  de  la  nais- 
sance et  de  la  fortune.  D'ailleurs ,  et  par-dessus  tout ,  ils  ne  tardèrent  pas  à 
reconnaître  quels  services  pouvait  rendre  à  un  parti  politique  un  homme 
de  la  trempe  de  maître  Pierre,  si  cet  homme ,  par  conviction  ou  intérêt, 
—  que  leur  importait?  —  se  dévouait  franchement  à  un  parti  politique. 
Si  l'on  s'étonne  du  haut  prix  dont  Hélène  paya  le  courage  de  maître 
Pierre;  si  l'on  a  peine  à  concevoir,  en  dehors  de  toute  idée  de  bassesse  ou 
de  coquetterie  effrontée ,  qu'une  femme  ainsi  placée  par  sa  naissance  et  les 
fréquentations  du  monde  au  milieu  d'une  société  élégante  et  choisie,  ait  pu 
quitter  les  riches  ou  nobles  adorateurs  qui  l'entouraient,  pour  aller,  sans 
rougir  et  en  dehors  de  ses  habitudes  ,  en  chercher  ou  en  accepter  un  dans 
cette  classe  ouvrière,  tenue  en  si  mince  estime  par  les  gens  comme  il  faut; 
si  l'on  ne  voulait  point  faire  à  Hélène  une  excuse  de  cette  puissante  na- 
ture d'homme  qui  faisait  de  maître  Pierre  l'être  merveilleux  et  fascina- 
teur  que  je  vous  ai  dit:  une  excuse  surtout  de  l'amour  mêlé  d'admiration 
qui  dut  se  glisser  au  cœur  d'une  jeune  femme  élégante  et  bien  élevée  pour 
l'homme  qui  l'arrachait  au  dernier  des  outrages  ;  si  l'on  ne  veut  pas  enfin 
s'avouer  qu'une  femme  fort  peu  collet  monté,  et  même  si  l'on  veut ,  facile  en 
amour ,  ait  pu  donner  pour  récompense  au  courage ,  au  dévouement  et  à  la 
beauté  des  formes ,  les  faveurs  qu'elle  accordait  au  visage  coquet  d'un 
adolescent,  aux  importunités  d'un  céladon  à  cheveux  gris  ,  ou  aux  fadeurs 
amoureuses  d'un  muscadin  de  province;...  pour  exj)liquer  cette  liaison  d'une 
jeune  et  noble  dame  avec  le  simple  tourneur  de  chaises ,  sans  que  le  beau 
monde  en  ce  temps  y  trouvât  trop  à  redire  ,  nous  serons  réduits  à  croire 
qu'elle  fut  le  seul  moyen  conseillé  par  le  parti  royaliste,  en  désespoir  de  cause, 
pour  conquérir  un  homme  dont  il  avait  besoin.  Ce  n'est  pas  la  première  fois 
que  l'amour  d'une  femme  a  opéré  des  conversions ,  et  hâté  des  événeraens 
politiques.  Les  nœuds  de  ruban  de  M"""  de  Longueville  attirèrent  bien  le 
poète  Bcnscrade  au  parti  de  la  Fronde.  Pour  arriver  à  faire  assassiner 
Henri  HI ,  la  duchesse  de  Montpensier ,  si  l'on  en  croit  Pierre  de  l'Etoile, 
fit  bien  galanterie  avec  Jacques  Clément,  le  moine  sale  et  libertin  I.... 
Pourquoi  n'en  aurait-il  pas  été  ainsi  d'Hélène?  Avec  cela  qu'Hélène  n'é- 
tait pas  une  duchesse  ayant  à  sauver  la  fierté  du  sang  royal ,  et  qu'il  ne 
s'agissait  pas  de  tuer  un  roi  bigot  ou  de  dominer  un  roi  enfant.  Et  puis,  si 


REVUE    DE    PARIS.    ■  gS 

maître  Pierre  n'était  pas  de  bonne  maison  comme  Benserade,  il  n'était  du 
moins  ni  laid  ,  ni  repoussant  comme  le  moine  Jacques. 

Maître  Pierre  ,  de  son  côté  ,  avait  trop  peu  de  la  trempe  de  ces  hommes 
qui  mettcni  Lu..'v:i">ir  anie  en  dehors  ,  ou  vivent  leur  vie  de  mollesse  et  de 
sensibilité  ,  pour  s'être  laissé  prendre  par  amour  et  fascination  seulement 
aux  yeux  bleus  et  à  la  tête  blonde  d'Hc'lcne.  On  pouvait  donc  fort  bien 
penser  que  si  la  liaison  de  maître  Pierre  et  d'Hélène  avait  eu  pour  com- 
mencement une  reconnaissance  exaltée  d'un  côté,  et  de  l'autre  une  vive 
satisfaction  de  l'orgueil  et  des  sens,  elle  n'était  plus  devenue  peut-être  de 
part  et  d'autre  que  l'exécution  d'un  marché;....  mais  quelles  en  étaient 
les  conditions?.... 

V.  —  UN    VISAGE   CONNU. 


Ce  ne  fut  donc  aucun  sentiment  puéril  de  jalousie  qui  fit  refluer  le  sang 
au  cœur,  et  jeta  la  pcâleur  au  front  de  maître  Pierre,  lorsque  maître 
Pierre  vit  venir  à  lui ,  dans  la  rue  des  Pi  Uinaircs  ,  l'homme  qui  souriait 
vers  la  fenêtre  d'où  Hélcne  s'était  retirée  en  poussant  un  cri.  Il  n'y  avait 
point  dans  l'expression  de  son  visage  la  rage  muette  de  la  déception  ;  il  y 
avait  bien  plutôt  la  joie  farouche  d'une  vieille  haine  qui  trouve  enfin  à  se 
satisfaire.  A  voir  avec  quelle  profondeur,  et  quelle  fixité  ses  regards  em- 
brassaient cet  homme  dans  tout  son  être,  on  devinait  aussi  qu'il  y  avait 
en  lui  moins  le  bonheur  de  connaître  le  visage  d'un  ennemi ,  que  le  bon- 
heur de  retrouver  ce  visage  bien  connu  ,  mais  perdu  de  vue  depuis  long- 
temps. Tout  le  jeu  de  sa  physionomie  annonçait  le  travail  que  f.isait  sa 
mémoire;  on  le  voyait  se  parler  mentalement  à  lui-même,  se  poser  et  lever 
des  doutes.  Bientôt,  comme  lassé  de  cette  lutte  de  souvenirs ,  il  se  prit  à  sou- 
rire; car  en  reportant  ses  yeux  vers  la  maison  d'Hélène,  il  lui  vint  l'idée 
qu'avant  peu  il  saurait  dans  cette  maison  à  quoi  s'en  tenir  sur  ses  soup- 
çons et  la  fidélité  haineuse  de  sa  mémoiie  touchant  cet  homme. 

Il  fallait  que  de  son  côté  cet  homme  fût  sous  l'influence  d'une  préoccu- 
pation singulière,  ou  que  la  nécessité  le  soumît  aux  lois  d'une  étrange  pru- 
dence dont  la  moindre  déviation  pouvait  le  compromettre,  poiu-  se  rési- 
gner à  subir  ainsi  les  regards  scrutateurs  de  maître  Pierre.  On  eût  pu 
croire  en  vérité  qu'il  reconnaissait  à  son  tour  un  visage  devant  lequel  sa 
conscience  for^'ait  le  sien  à  se  baisser,  s'il  n'y  avait  eu,  sur  ses  traits  ,  plus 


92 


REVUE    DE    PARIS. 


maître  Pierre  fut  introduit  comme  un  libérateur.  Ceux-ci,  pour  plaire  à 
Hélène,  d'abord  lui  firent  fête.  Ils  ne  furent  pas  fâches  ensuite  de  mon- 
trer au  peuple ,  par  les  égards  dont  ils  entouraient  un  homme  du  peuple, 
que  la  conformité  d'opinions  abaissait  les  barrières  du  rang ,  de  la  nais- 
sance et  de  la  fortune.  D'ailleurs ,  et  par-dessus  tout ,  ils  ne  tardèrent  pas  à 
reconnaître  quels  services  pouvait  rendre  à  un  parti  politique  un  homme 
de  la  trempe  de  maître  Pierre,  si  cet  homme  ,  par  conviction  ou  intérêt, 
—  que  leur  importait?  —  se  dévouait  franchement  à  un  parti  politique. 
Si  l'on  s'étonne  du  haut  prix  dont  Hélène  paya  le  courage  de  maître 
Pierre;  si  l'on  a  peine  à  concevoir,  en  dehors  de  toute  idée  de  bassesse  ou 
de  coquetterie  effrontée ,  qu'une  femme  ainsi  placée  par  sa  naissance  et  les 
fréquentations  du  monde  au  milieu  d'une  société  élégante  et  choisie,  ait,  pu 
quitter  les  riches  ou  nobles  adorateurs  qui  l'entouraient,  pour  aller,  sans 
rougir  et  en  dehors  de  ses  habitudes  ,  en  chercher  ou  en  accepter  un  dans 
cette  classe  ouvrière,  tenue  en  si  mince  estime  par  les  gens  comme  il  faut; 
si  l'on  ne  voulait  point  faire  à  Hélène  une  excuse  de  cette  puissante  na- 
ture d'homme  qui  faisait  de  maître  Pierre  l'être  merveilleux  et  fascina- 
teur  que  je  vous  ai  dit:  une  excuse  surtout  de  l'amour  mêlé  d'admiration 
qui  dut  se  glisser  au  cœur  d'une  jeune  femme  élégante  et  bien  élevée  pour 
l'homme  qui  l'arrachait  au  dernier  des  outrages  ;  si  l'on  ne  veut  pas  enfin 
s'avouer  qu'une  femme  fort  peu  collet  monté,  et  même  si  l'on  veut ,  facile  en 
amour ,  ait  pu  donner  pour  récompense  au  courage ,  au  dévouement  et  à  la 
beauté  des  formes ,  les  faveurs  qu'elle  accordait  au  visage  coquet  d'un 
adolescent,  aux  importunités  d'un  céladon  à  cheveux  gris  ,  ou  aux  fadeurs 
amoureuses  d'un  muscadin  de  province;...  pour  expliquer  cette  liaison  d'une 
jeune  et  noble  dame  avec  le  simple  tourneur  de  chaises ,  sans  que  le  beau 
inonde  en  ce  temps  y  trouvât  trop  à  i  edire  ,  nous  serons  réduits  à  croire 
qu'elle  fut  le  seul  moyen  conseillé  par  le  parti  royaliste,  en  désespoir  de  cause, 
pour  conquérir  un  homme  dont  il  avait  besoin.  Ce  n'est  pas  la  première  fois 
que  l'amour  d'une  femme  a  opéré  des  conversions ,  et  hâté  des  événemens 
politiques.  Les  nœuds  de  ruban  de  M""^  de  Longueville  attirèrent  bien  le 
poète  Benscrade  au  parti  de  la  Fi'onde.  Pour  airiver  à  faire  assassiner 
Henri  III ,  la  duchesse  de  Montpensier ,  si  l'on  en  croit  Pierre  de  l'Étoile, 
fit  bien  galanterie  avec  Jacques  Clément,  le  moine  sale  et  libertin!.... 
Pourquoi  n'en  aurait-il  pas  été  ainsi  d'Hélène?  Avec  cela  qu'Hélène  n'é- 
tait pas  une  duchesse  ayant  à  sauver  la  fierté  du  sang  royal ,  et  qu'il  ne 
s'agissait  pas  de  tuer  un  roi  bigot  ou  de  dominer  un  roi  enfant.  Et  puis,  si 


REVUE    DE    PARIS.    '  '  qS 

maître  Pierre  n'e'tait  pas  de  bonne  maison  comme  Benserade,  il  n'e'tait  du 
moins  ni  laid  ,  ni  repoussant  comme  le  moine  Jacques. 

Maître  Pierre  ,  de  son  côte  ,  avait  trop  peu  de  la  trempe  de  ces  hommes 
qui  mettent  toute  leur  ame  en  dehors  ,  ou  vivent  leur  vie  de  mollesse  et  de 
sensibilité' ,  pour  s'être  laisse'  prendre  par  amour  et  fascination  seulement 
aux  yeux  bleus  et  à  la  tcte  blonde  d'Hélène.  On  pouvait  donc  fort  bien 
penser  que  si  la  liaison  de  maître  Pierre  et  d'Hélène  avait  eu  pour  com- 
mencement une  reconnaissance  exaltée  d'un  côlc',  et  de  l'autre  une  vive 
satisfaction  de  l'orgueil  et  des  sens,  elle  n'était  plus  devenue  peut-être  de 
part  et  d'autre  que  l'exe'cution  d'un  marché ;....  mais  quelles  en  e'taienl 
les  conditions?.... 

Y.   —  UN    VISAGE   CONNU. 


Ce  ne  fut  donc  aucun  sentiment  pue'ril  de  jalousie  qui  fit  refluer  le  sang 
au  cœur,  et  jeta  la  pâleur  au  front  de  maître  Pierre,  lorsque  maître 
Pierre  vit  venir  à  lui ,  dans  la  rue  des  Pdlinaires  ,  l'homme  qui  souriait 
vers  la  feuêtred'où  He'lène  s'e'tait  retire'e  en  poussant  un  cri.  H  n'y  avait 
point  dans  l'expression  de  son  visage  la  rage  muette  de  la  déception  ;  il  y 
avait  bien  plutôt  la  joie  farouche  d'une  vieille  haine  qui  trouve  enfin  à  se 
satisfaire.  A  voir  avec  quelle  profondeur,  et  quelle  fixité'  ses  regards  em- 
brassaient cet  homme  dans  tout  son  être,  on  devinait  aussi  qu'il  y  avait 
en  lui  moins  le  bonheur  de  connaîlre  le  visage  d'un  ennemi ,  que  le  bon- 
heur de  retrouver  ce  visage  bien  connu  ,  mais  perdu  de  vue  depuis  long- 
temps. Tout  le  jeu  de  sa  physionomie  annonçait  le  travail  que  f  ,isait  sa 
me'moirej  on  le  voyait  se  parler  mentalement  à  lui-même,  se  poser  et  lever 
des  doutes.  Bientôt,  comme  lasse  de  cette  lutte  de  souvenirs ,  il  se  prit  à  sou- 
rirej  car  en  reportant  ses  yeux  vers  la  maison  d'Hc'lcne ,  il  lui  vint  l'idée 
qu'avant  peu  il  saurait  dans  cette  maison  à  quoi  s'en  tenir  sur  ses  soup- 
çons et  la  fidélité'  haineuse  de  sa  rac'moire  touchant  cet  homme. 

H  fallait  que  de  son  côte  cet  homme  fut  sous  l'influence  d'une  préoccu- 
pation singulière,  ou  que  la  nécessite  le  soumît  aux  lois  d'une  étrange  pru- 
dence dont  la  moindre  déviation  pouvait  le  conqiromcttre ,  pour  se  rési- 
gner à  subir  ainsi  les  regards  scrutateurs  de  maître  Pierre.  On  eût  pu 
croire  en  vérité  qu'il  reconnaissait  à  son  tour  un  visage  devant  lequel  sa 
conscience  formait  le  sien  à  se  baisser,  s'il  n'y  avait  eu,  sur  ses  traits  ,  plus 


<)4  REVUE    DE    PARIS, 

le  rouge  de  la  colère  qui  se  contient,  que  la  pâleur  du  trouble  et  de  lîi  cofir 

fusion  qui  se  cachent. 

Quand  il  arriva  près  de  maître  Pierre,  un  œil  un  peu  exercé  eût. re- 
connu les  efforts  visibles  qu'il  faisait  pour  dompter  toute  susceptibilité,  et 
n'avoir  pas  l'air  de  prei.die  garde  à  l'csamcn  tenace  dont  il  était  l'objet.  II 
fallait  cependant  que  dans  l'attitude  provocatrice  de  maître  Pierre,  et  dans 
la  dc'marclie  résigne'e  de  cet  homme  ,  il  y  eût  quelque  chose  de  ce  calme 
trompeur  qui  précède  l'orage  et  la  colère  du  lion  ,  car  ,  le  jeune  Gabriel  se: 
montrait  cloué  à  la  même  place  oii  il  s'était  arrêté  ,  comme  s'il  eût  voulu, 
se  tenir  à  dislance  du  lieu  où  ces  deux  hommes  allaient  se  heurter  :  or 
il  avait  compris  que  le  moment  du  choc  serait  infailliblement  celui  où  leurs 
regards  se  rencontreraient.  Mais,  résigné  jusqu'au  bout ,  cet  homme  eut  le 
courage  de  passer  devant  maître  Pierre  sans  lever  les  yeux  ,  sans  le  moin- 
dre froncement  de  sourcil ,  sans  le  plus  léger  mouvement  de  lèvres  ,  sans 
le  plus  petit  signe  d'impatience. 

A  peine  l'eut-il  dépassé  de  quelques  enjambées ,  qu'il  secoua  fière- 
înent  sa  tête  qu'il  avait  tenue  si  long-temps  baissée;  il  redressa  de  toute  sa 
Lauteur  son  coips  qu'il  avait  en  quelque  sorte  fait  petit.  Sa  poitrine  se  di- 
lata; il  poussa  un  long  soupir ,  et  leva  les  yeux  au  ciel  comme  pour  lui 
demander  pardon  d'avoir  pu  se  contraindre  à  retenir  son  courage.  C'est 
qu'en  effet ,  à  le  voir  ,  on  devinait  aisément  que  celte  allure  humble  et  in- 
souciante n'était  pas  d'habitude  celle  de  cet  homme,  en  face  d'un  visage 
insoknt  ou  ennemi.  Tl  avait  sur  la  joue  gauche  une  entaille  que  sans  doute 
avait  faite  le  tranchant  effilé  du  sabre.  Au-dessus  de  sa  lèvre  supérieure 
s'étendait  une  large  ligne  blanchâtre  annonçant  que  le  rasoir  a  récem- 
ment fait  tomber  l'épaisse  moustache  qui  a  long-temps  tenu  cette  pai'tie 
de  la  figure  à  l'abri  duhâlcel  du  contact  de  l'air.  En  y  regardant  de  près,  on 
€Ût  vuaux  talons  de  ses  bottes  l'empreinte  des  éperons  arrachés  depuis  peuj,, 
SCS  cheveux  coupés  ras  comme  les  poils  d'une  brosse  rude,  et  je  ne  sais, 
quoi  d'inhabile  dans  ses  mouvcmens,  annonçaient  qu'il  avait  plus  l'habi- 
tude de  porter  un  casque  qu'un  chapeau  rond  ,  et  un  habit  de  soldat  qu'un 
Labit  de  bourgeois.  Mais  c'était  l'époque  honteuse  pour  la  France,  où  les 
derniers  et  braves  défenseurs  de  l'intégrité  du  territoire  ,  licenciés  sur  les, 
bords  de  la  Loire,  étaient  traités  de  brigands  par  les  niais  et  les  traîtres, 
qui  avaient  salué  de  leurs  ignobles  acclamations  la  victoire  des  étrangers.. 
C'était  le  moment  où,  rapportés  de  Coblcntz  et  de  Gand,  attachés  à  la  queue 
«d'uix-clieval  de  cosaque,  les  lis  cl  le  drapeau  blanc  poussaient  des  bru.- 


REVUE    DE    PAUIS. 


9^ 


leurs  enthousiastes  contre  le  drapeau  tricolore  et  l'aigie  qui  avaient  conquis 
le  monde,  et  où  l'on  traquait  un  uniforme  de  la  grande  armée  comme  s'i! 
•avait  {iallu  courir  sus  à  une  IjcIc  fauve.  C'étaient  là  des  choses  dont  cet 
.3)omme   avait  chèrement  acheté  l'expérience j  ainsi ,  avec  ses  compagnons 

.^'•armes,  pliant  sous  l'orage  pour  n'être  point  brise,  en  s' ajustant  au  cos- 
lurae  inoffensif  et  aux  mœurs  égoïstes  de  la  vie  bourgeoise ,  il  cherchait  à 
faire  oublier  on  pardonner  sa  vie  de  soldat  et  son  dévouement  à  la  patrie. 
Maître  Pierre  le  suivit  à  distance,  le  couvrant  toujours  du  regard.  IMais 
.lui,  sans  se  retouner,  sans  s'inquiéter  des  pas  qui  le  suivaient,  me- 
sures sur  les  siens,  traversa  en  plein  soleil  la  grantle  place  des  Carmes. 
A  l'extre'mile' me'ridionale ,  il  entra  dnns  la  maison  qu'liabitait  le  gênerai 
Bamel.  La  sentinelle,  sans  mot  dire,  le  laissa  passer  comme  une  personne 
de  la  maison. 

Le  jeune  Gabriel  suivit  de  l'œil ,  mais  de  loin  ,  les  mouvemens  de 
maître  Pierre  et  du  soldat  de'gnisc.  Apres  avoir  vu  la  direction  que  celui- 
xi  avait  prise,  il  se  félicita  ,  puisque  le  résultat  e'tait  le  même,  de  n'avoir 
point  tente  le  passage  de  la  grande  place.  Il  demeura  quelque  temps  encore 
•à  examiner  la  conduite  de  maître  Pierre,  et  ce  ne  fut  que  lorsque  celui-ci 
•€ut  pris,  à  droite  de  la  place,  la  petite  rue  des  Capclas  qui ,  donnant  dans 

/la  rue  Saint-Jean  ,  ramène  dans  la  rue  des  Couteliers  par  celle  de  Sainte- 
'Glaire  ,  que  Gabriel  prit  sa  course  pour  rentier  chez  lui.  Il  e'tait  quelque 
peu  confus  de  s'être  donne  tant  de  mal ,   car  il  avait  la  conscience  de  n'en 

savoir  pas  plus  qu'auparavant.  Aussi ,  n'ayant  pas  le  sucrés  pour  s'excuser 

^Ou  pour  s'e'toiudii-,  se  mit-il  à  rt-fle'chir  qu'à  tout  prendre  il  avait  fait  là 
un  assez  vilain  me'tier;  et  de  celte  pensée,  remontant  à  la  cause,  il  en 
Toulut  presque  à  Hélène  de  l'avoir  ainsi  pousse  à  descendie  à  la  ruse  et  à 
«ne  sorte  d'espionnage. 

VI.  —  LES     AVEUX. 

Gabriel  en  était  au  plus  fort  de  la  tirade  qu'il  se  débitait  à  part  soi  ^  iî 
n'épargnait  ni  la  sotte  jalousie  des  hommes  ,  ni  la  cruelle  coquetterie  des 
.femmes,  lorsque  arrive  au  premier  e'tage  de  la  maison ,  à  travers  la  porte 
-.enlr' ouverte,  une  voix  bien  connue  l'appela  par  son  nom.  11  se  trouble^ 
Lc'site ,  murmure  des  sons  inarticulés  et  ne  sait  à  quoi  se  résoudre.  Sa 
ibcllc  colère  s'en  est  allc'e,  il  ne  le  sent  que  trop  ,  mais  il  a  honte  de  ne  la 


g6  REVUE    DE    PARIS. 

plus  avoir.  Le  cœur  est  vaincu  ,  mais  la  vanité  combat  encore.  Pour  en- 
tendre cette  voix  aimée,  ce  signal  attendu,  il  eût  naguère  donne  son  sang  : 
maintenant  que  la  voix  parle ,  que  le  signal  est  donné ,  Gabriel  fait  le  sot , 
il  boude,  et,  en  véritable  poltron,  pour  ne  point  succomber  au  danger,  il  le 
fuit.  C'est  ici  que  la  spirituelle  distinction  établie  entre  Ydme  et  la  be'te 
par  le  comte  Xavier  de  Maistre  se  montre  dans  tout  son  jour  :  l'amc 
veut  une  cliose ,  la  bête  en  fait  une  autre.  L'arae  de  Gabriel  lui  dit  : 
—  Allons,  arrête-toi  et  va  trouver  Hélène!  Mais  la  bête,  c'est-à-dire 
les  jambes  ,  le  corps  ,  sont  en  train  de  marcher ,  et  les  jambes  et  le  corps 
continuent  leurs  fonctions  locomotives;  Vame  reste  au  premier  étage,  et  la 
bêle  grimpe  au  deuxième. 

Hélène  le  comprit  et  en  eut  pitié.  Or ,  comme  ce  n'était  pas  le  moment 
pour  elle  de  faire  de  la  dignité,  et  qu'elle  avait  peu  le  temps  d'attendre 
qu'entre  l'ame  et  la  bête  de  Gabriel  la  lutte  fût  décidée,  elle  se  jeta  dans 
la  bagarre.  D'un  ton  de  reproche  et  de  supériorité  qui  lui  allait  à  ravir, 
elle  appela  de  nouveau  le  boudeur  fugitif  :  —  Fi ,  monsieur  ,  voulez-vous 
bien  venir  !  lui  dit-elle;  voilà  qui  fut  pour  l'ame.  Voici  qui  fut  pour  la 
bête  :  les  jolies  mains  d'Hélène  saisirent  le  bras  de  Gabriel,  et  la  bête  s'ar- 
rêta comme  si  on  avait  touché  le  bouton  d'un  ressort.  La  bête  fit  un 
demi -tour  sur  elle-même;  mais  elle  ne  fut  pas  plus  tôt  en  face  des  yeux 
qui  la  regardaient,  qu'elle  se  sentit  vaincue,  et  d'un  bond  Gabriel  fut  au 
milieu  de  l'appartement  d'Hélène. 

Ce  furent  d'abord  des  récriminations ,  de  tendres  excuses ,  puis  des 
soupirs,  puis  des  larmes,  puis  des  caresses;  et,  pour  la  première  fois 
peut-être,  Hélène  put  comprendre  quels  ravages  elle  avait  étendus 
dans  cette  ame  d'enfant.  Mais  le  mal  était  fait;  d'ailleurs,  préoccupée  de 
bien  plus  graves  intérêts  ,  Hélène  ,  peut-être,  n'y  fit  pas  grande  attention, 
ou,  si  elle  y  prit  garde,  ce  ne  fut  que  pour  en  tirer  parti.  Les  forces  n'é- 
tant pas  égales,  elle  eut  tout  ce  qu'elle  souhaita.  Trop  heureux,  lui  ,  le 
pauvre  Gabriel  ,  d'être  interrogé  par  celle  qu'il  aimait ,  et  de  pouvoir  faire 
des  réponses  catégoriques  à  des  demandes  qui ,  grâce  à  une  excessive  habi- 
leté ,  ne  semblaient  être  que  le  résultat  fort  simple  d'une  curiosité  sans 
intérêt. 

Mais  bientôt  le  naturel  l'emporta.  Ce  qu'Hélène  avait  au  cœur  se  fit 
jour  malgré  elle.  Ses  questions  devinrent  plus  pressantes  ;  et ,  bien  que 
Gabriel  fût  subitement  rejeté  dans  toute  la  réalité  des  craintes  jalouses 
qui  s'étaient  dissipées  depuis  quelques  instans,  il   ne  put  se  défendre 


REVUE    DE    PARIS.  ,>  97 

d'un  mouvement  syrapatliique  pour  l'émotion  et  les  terreurs  d'Hélène. 

■■       Et  tu  dis,  Gabriel ,  que  maître  Pierre,  quand  cet  homme  est  entre', 

"   a  long-temps  interrogé  le  factionnaire? 

—  Oui ,  Hélène,  bien  long-temps. 

—  Que  se  disaient-ils?  , 

—  J'étais  trop  éloigne'. 

—  Olil  tu  ne  fais  les  choses  qu'à  demi;  il  fallait...  il  fallait...  Mais 
enfin  as-tu  pu  comprendre? 

—  Ohl  pour  cela,  oui.  Bien  certainement  le  factionnaire  devait  ré- 
''  pondre  à  maître  Pierre  qu'il  ne  savait  pas  ce  dont  on  lui  parlait,  et  il  a 
'    dû  ajouter  qu'il  ne  connaissait  pas  l'homme  qui  venait  d'entrer. 

—  Oh ,  le  brave  militaire î  Et  c'est  tout  ce  que  tu  as  vu? 

—  Attendez.  Maître  Pierre  est  allé  et  venu  pendant  long-temps;  il  sem- 

•  blait  attendre  que  cet  honmie  sortît  de  nouveau.  Enfin  il  a  vu  venir  à  lui 
'  deux  venlets,  il  les  a  appelés  ,  et  leur  a  montré  la  maison  du  général;  j'ai 
'   compris  qu'il  leur  dépeignait  une  personne  qu'ils  auraient  à  observer  et  à 

suivre;  et  cette  personne... 

—  Oui ,  oui ,  c'est  lui.  Assez  ,  Gabriel.  Maintenant  m'airacs-tu  ? 
Gabriel  ne  répondit  pas  ,  mais  ces  paroles  firent  sur  lui  l'effet  d'une 

commotion  électrique.  H  se  mit  à  pleurer,  comme  s'il  ne  concevait  pas  , 
lui  si  naïf,  qu'on  piil  lui  faire  cette  question  !  comme  s'il  était  malheureux 
du  doute  qu'elle  exprimait! 

—  Eh  bien  I  oui ,  reprit  Hélène ,  je  le  vois  ,  tu  m'aimes.  Je  t'aime  bien 
'    aussi ,  moi ,  entends-tu?..  Oui ,  monsieur,  je  vous  aime  ,  et  quand  je  vous 

•  le  dis ,  je  ne  veux  pas  que  vous  fassiez  la  moue  et  que  vous  haussiez  les 
épaules.  Qui  donc  me  forcerait  à  vous  le  dire  si  ce  n'était  pas  vrai?  Est-ce 
que  si  je  ne  t'aimais  pas,  méchant?...  Et  alors  elle  défila  un  interminable 
chapelet  de  faits  et  de  circons^tances  les  plus  minimes,  les  plus  oubliées, 

'  et  qui,  suivant  elle,  étaient  des  preuves  irrécusables.  Gabriel,  tout  ébahi, 
■  s'en  voulait  de  n'y  avoir  pas  vu  plus  tôt  toutes  les  belles  choses  qu'on  lui 
"  faisait  voir.  La  conclusion  d'Hélène ,  après  tout  ce  feu  d'artifices  de  pa- 
■"   rôles  ,  de  soupirs  et  d'innocentes  caresses  fut  celle-ci  :  —  Tu  vois  bien  que 

•  je  t'aime.  A  quoi  Gabriel  fasciné  ne  sut  que  balbutier  en  réponse  un  ti- 
mide :  C'est  vrai  ! 

Mais  quelque  peu  osé  qu'il  fût ,  Hélène  s'en  empara  en  femme  qui  sait 
toute  la  distance  qu'il  y  a  entre  la  coupe  et  les  lèvres. 

— Ah!  lui  dit-cllc,tufaisbiendclcdire,  c'est  vrai  !  Que  ne  fcrais-je  pas 


q8  revue  de  paris. 

pour  toi  ?  pour  te  rcrdie  Lenrcux?  Vois-tu,  nous  allons  avoir  des  fêtes  magni- 
fiques, des  illuminations  à  faire  croire  que  les  e'toiles  du  firmament  sont 
descendues  sur  Toulouse  avec  leurs  harmonies  ce'lestes  et  les  chœurs. de 
lenrs  anges;  eh  bien  !  ce  sera  toi  qui  rae  conduiras  partout;  je  te  demanderai 
à  ta  mère,  je  te  ferai  inviter  au  bal  du  Capitule,  au  bal  du  général,  au 
bal  de  la  préfecture  :  tu  seras  mon  chevalier  servant ,  je  ne  danserai  qu'a- 
•yec  toi  '  Tu  me  ramèneras  ici,  seuls  le  soir.  Oh  I  Gabriel,  Gabriel ,  à  ton 
tour  que  feras-tu  pour  moi  ? 

Et  l'enfant  ne  savait  plus  s'il  touchait  encore  la  terre;  sa  jeune  ame 
s'envolait  dans  l'espace  au  milieu  des  désirs  confus,  — Ce  que  je  ferai  pour 
toi,  Hélène  I  Dispose,  commande,  j'obe'is.  Tiens,  veux  tu  que  je  te  de'- 
barrasse  de  maître  Pierre,  je  le  provoquerai ,  je  le  tuerai. 

—  Non  ,  enfant,  non  ,  point  de  d.ingers  :  ta  vie  m'est  trop  pre'cieuse. 
Écoute  :  cet  homme  que  tu  as  vu  sortir  d'ici...  Oh  I  ne  pâlis  pas ,  Gabriel, 
ecoute-moi  I  Cet  homme,  je  l'aime  ,  mais  non  comme  je  t'aime  ,  toi ,  non 
d'amour;  sa  vie  est  en  danger,  car  maître  Pierre  l'a  suivi  et  veut  savoir  ce 
qu'il  deviendra.  Il  a  trouve  asile  chez  le  ge'ne'ral  ;  tant  qu'il  y  restera ,  il 
n'a  rien  à  craindre,  le  genei'al  peut  le  protéger;  mais  s'il  sort,  il  est  perdu, 
jmaître  Pierre  le  fera  tuer.  Veux-tu  le  sauver,  Gabriel? 

—  Oui...  Mais  tu  ne  l'aimes  pas  au  moins? 

—  C'est  pour  moi  un  frère  ,  rien  de  plus. 

—  Que  faul-il  faire? 

—  Lui  porter  une  lettre  qui  lui  de'fende  de  sortir ,  et  l'avertisse  des 
dangers  qu'il  court  à  Toulouse.  Tiens  aussi  —  elle  ouvrit  un  tiroir  — 
remets-lui  cette  vingtaine  de  louis.  Qu'il  parte  cette  nuit  !  Je  vais  écrire. 
Tu  ne  remettras  la  lettre  qu'à  lui. 

—  Écrivez  ,  Hélène  ,  il  sera  fait  ainsi  que  vous  le  voulez. 

Hélène  disposa  tout  pour  écrire,  mais  tout  à  coup  Gabriel ,  qui,  enten- 
dant des  pas  précipités ,  avait  regardé  dans  la  rue  à  travers  la  jalousie,  volt 
maître  Pierre  qui  entrait  dans  la  maison.  Il  n'a  que  le  temps  d'avertir 
Hélène,  et  de  se  mettre  en  mesure  de  sortir.  Mais  Pierre  avait  monté  l'es- 
calier au  pas  de  course ,  et  on  l'entendit  sur  le  palier  avant  que  la  porte 
delà  chambre  fût  ouverte.  Gabriel  voulait  payer  d'audace,  mais  Hélène 
le  poussa  dans  un  petit  cabinet  voisin  ,  en  lui  disant  d'une  voix  étouffée  : 
—  Malheureux,  il  te  tuerait!  Reste  là  ,  tu  descendras  dans  un  moment 
par  l'escalier  de  service ,  je  te  reverrai  dans  la  soirée. 

La  porte  se  jrcferma.  U  était  temps  :  maître  Pierre  entrait  chez  Hélène. 


REVUE    DE    PARIS.  Q^ 

Vir.  —  LES  DEUX  LETTRES.' 

L'uiïotraiilrc^  au  premier  coup  d'œil,  se  lurent  jiisqu'aufôndderàract 
Ils  comprirent  qu'ils  allaient  jouer  au  plus  fin ,  car  ayant ,  ou  à  peu  près  , 
le  secret  l'un  de  l'autre,  sachant  quels  motifs  de  îrouble  ils  avaient  l'un  et 
l'autre,  ils  se  trouvèrent  néanmoins  un  visage  calme  et  presque  riant. 
Maître  Pierre  ,  avec  sa  haine  à  satisfaire  ;  Hélène ,  avec  la  certitude  que  la 
vie  ou  la  mort  d'un  homme  all.iit  dépendre  de  ses  paroles  ,  de  son  regard, 
de  son  attitude.  Des  deux  côtes  la  partie  était  belle  à  jouer.  La  bienvenue 
une  fois  souhaitée,  il  y  avait  à  savoir  qui  d'Hélène  ou  de  maître  Pierre 
entrerait  le  premier  en  jeu.  Le  premier,  il  est  vrai,  avait  l'avantage 
d'établir  le  terrain  de  la  discussion;  mais  à  l'autre  il  restait  l'espoir  de 
voir  le  premier  se  livrer. 

Ils  s'attendirent  ainsi  long-temps,  se  mesurant  de  l'œil  pour  ainsi  dire, 
et  cherchant ,  pour  arriver  au  ve'ritaldc  ,  le  plus  indiffèrent  motif  de  con- 
versation en  apparence.  Hélène  crut  l'avoir  trouve'. 

—  Mon  Dieu,  mon  ami ,  dit-elle  en  riant,  quand  je  vous  ai  vu  entrer 
ne  disant  mot,  grave  et  solennel  comme  un  de  nos  anciens  capitouls,  et 
portant  sous  le  bras  ce  joli  coffre  incruste  d'e'bcne  et  de  nacre ,  que  vous 
avez  en  soupirant  placé  sur  cette  table ,  je  me  suis  imaginé  que  vous  aviez 
à  me  faire  la  confidence  d'un  mystère  terrible  dent  le  secret  était  déposé  là 
depuis  au  moins  un  siècle. 

—  Non,  Hélène,  pas  depuis  un  siècle;  depuis  vingt  années  seule- 
ment. Ce  n'est  pas  vieux ,  vous  voyez. 

—  Ahî  fit  Hélène  un  peu  déconcertée  d'avoir  deviné  si  juste,  il  y  a 
donc  un  secret  là-dedans, 

—  Mais  oui ,  celui  de  ma  famille,  de  ma  misère  ,  de  mes  souffrances  , 
de  ma  honte  ,  de  ma  gloire  :  mon  secret ,  toute  ma  vie  ,  Hélène  I 

—  Et  le  saurai-je? 

—  Oui,  bientôt:  il  y  a  long-temps  que  je  vous  l'ai  promis.  L'heure 
est  venue ,  si  je  ne  me  trompe.  Et  Pierre  rt^arda  Hélène  entre  les  deux 
yeux. 

—  Comment,  mon  ami,  vous  n'en  êtes  pas  bien  sûr?  dit  Hélcheeir 
riant  pour  n'avoir  pas  l'air  de  comprendre  l'intent'on  avec  laquelle  Pierre 
l'avait  regardée  et  avait  prononce  ces.  dernières |ïarolcs.: 


100  REVUE    DE    PARIS. 

—  Du  reste ,  dit  Pierre  en  s'approchant  d'Hélène  qu'il  prit  à  la  taille 
et  jouant  avec  ses  mains  qu'il  couvrit  lentement  de  baisers  comme  s'il  les 
nombrait,  du  reste  c'est  sur  vous  que  je  compte  pour  achever  de  me  don- 
ner la  certitude  qui  me  manque. 

—  Sur  moi  !  Ceci  fut  dit  bien  bas ,  bien  bas ,  car  Hélène  perdait  son 
aplomb  sous  le  regard  de  cet  homme,  qui,  toujours  maître  de  lui ,  sur  d'ar- 
river à  ses  fins ,  jouait  avec  le  trouble  de  la  jeune  femme ,  comme  un  chat 
avec  une  pelote. 

—  Oui ,  sur  vous ,  mon  amie ,  vous  dont  le  cœur  ,  comme  vous  me  l'a- 
ve?, dit  bien  souvent ,  ne  m'a  point  été  octroyé  par  vain  caprice  de  femme, 
mais  par  reconnaissance  ;  vous  chez  qui  la  reconnaissance  s'est  élevée  jus- 
qu'à l'extase  de  l'amour,  et  qui  ne  comprenez  pas  l'amour  sans  l'abnéga- 
tion de  la  personne  qui  aime  ,  et  le  dévouement  à  la  personne  aimée  j  oui , 
Hélène,  c'est  sur  vous  que  j'ai  compté  :  et  déjà  même  vous  avez  commencé... 

—  Moi ,  Pierre  !  que  dites-vous?  Je  vous  jure... 

—  Doucement,  Hélène;  n'allez  point  au-delà  de  ce  que  j'ai  voulu  vous 
dire  :  toute  chose  viendra  en  son  lieu.  Dans  ce  moment  je  me  borne  à 
vous  déclarer  que  vous  m'avez  aidé.  Voyons  ;  n'est-ce  pas  que ,  sur  ma 
prière ,  vous  avez ,  dimanche  dernier  ,  demandé  au  général  d'où  lui  venait 
ce  beau  diamant  monté  un  peu  à  l'antique ,  et  qui  scintille  à  son  petit 
doigt? 

—  H  est  vrai,  Pierre,  j'ai  fait  cette  demande.  Après? 

—  Le  général ,  qu'a-t-il  répondu  ? 

—  RIon  Dieu ,  rien  :  une  de  ces  galanteries  banales  que  les  bommes  se 
croient  obligés  d'adresser  aux  femmes. 

— ■  En  vérité?  Mais  ce  n'était  pas  répondre  à  votre  question. 

—  Aussi  ai  -je  insisté,  et  le  général  s'est  mépris  sur  ma  demande. 

—  Non ,  il  a  feint  de  se  méprendre. 

' —  Comme  vous  voudrez ,  Pierre.  H  a  ôté  son  diamant  et  me  l'a  offert  en 
me  disant  qu'il  avait  oublié  d'où  il  lui  venait,  mais  que  si  je  voulais... 
Mon  Dieu  ,  Pierre ,  vous  allez  vous  emporter. 

—  Non ,  non ,  j'ai  peu  le  temps  d'être  jaloux.  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien  !  que  si  je  voulais  ,  il  n'oublierait  jamais  où  il  irait. 

—  Et  vous  avez  refusé?...  Le  général  a  été  un  sot  d'offrir,  et  vous  une... 
bégueule  de  ne  pas  accepter,  ma  mie  ! 

—  Mais ,  Pierre ,  y  pensez- vous  ?  un  diamant  de  ce  prix  !  Ah  !  qu'aurait- 
on  dit,  et  savez- vous  à  quoi  cela  m'engageait  ? 


REVUE    DE    PARIS.  lOt 

—  Et  vrai  Dieu ,  que  m'importe  ?  J'aurais  su  d'où  il  venait  ce  diamant, 
si  je  l'avais  eu  seulement  une  minute  entre  les  mains  ;  et  alors  j'aurais  vu 
s'il  fallait  le  renvoyer  avant  qu'on  en  vînt  chercher  le  prix  chez  vous  ,  ou 
bien  si  c'était  moi  qui  avais  à  le  porter.  Maintenant  c'est  à  refaire.  Tou- 
jours du  retard  !  I  ! 

—  Mais ,  mon  ami ,  quel  inte'rêt  si  grand  avcz-vous  à  savoir  d'où  le 
géne'ral  a  tire'  ce  diamant?  Il  l'a  peut  être  acheté  à  quelque  juif...  dans 
quelque  vente.  Que  sait-on?  C'est  peut-être  un  souvenir  de  famille. 

—  Quel  intérêt ,  quel  intérêt  j'ai  ?  Et  maître  Pierre  se  promena  à  grands 
pas,  le  sang  se  porta  à  ses  yeux ,  ses  lèvres  pâlirent  et  tremblèrent.  Hé- 
lène eut  peur  d'avoir  réveillé  un  orage  passé  à  peine  ,  et  tout  bas  se  félici- 
tait cependant  à  l'idée  que  la  colère  était  indiscrète. 

—  Quel  intérêt?  reprit-il  en  se  plaçant  en  face  d'Hélène,  mais  déjà 
maître  de  lui.  Tu  le  sauras,  Hélène.  Mais  ,  vois-tu,  ce  diamant,  le  géné- 
ral ne  l'a  pas  acheté ,  parce  qu'il  ne  le  porterait  pas  ainsi  monté  à  la 
vieille  mode  ,  il  l'aurait  fait  an'anger.  Ce  n'est  pas  un  souvenir  de  famille, 
parce  qu'il  ne  te  l'aurait  point  proposé.  Ces  choses-là  se  transmettent  dans 
les  laces  ,  et  ne  se  donnent  point  à  des  maîtresses. 

—  Alors  que  veux-tu  que  ce  soit? 

—  Ce  que  c'est,  Hélène?  Un  diamant  volé. 

—  Ah!  un  général?... 

—  Non  volé  dans  une  poche  ou  dans  un  écrin  ,  comme  eût  fait  le  fameux 
San  Salvador,  que  tu  as  vu  au  pilori  sur  la  Place-Pvoyale j  mais  pris  au 
doigt  d'une  femme  qui  se  mourait,  livrée  par  des  soldats  à  de  brutales 
caresses.  Oh!  ce  n'est  pas  le  fruit,  ce  n'est  pas  la  pièce  de  conviction 
d'un  crime  qui  mène  aux  bagnes  !  non  ,  les  lois  ne  touchent  point  à  ceci  : 
car  c'est  la  preuve  d'une  victoire,  c'est  le  laurier  d'une  couronne ,  c'est 
un  trophée  aux  yeux  du  monde.  Qu'importe  après  cela  que  la  jeune  femme 
ait  traîné  sa  vie  dans  la  honte  et  la  misère?  Un  beau  jour  le  vainqueur 
se  défait  de  tous  ces  souvenirs  importuns,  en  passant  au  doigt  d'une 
femme  qui  se  donne,  l'anneau  arraché  au  doigt  de  la  femme  qu'il  a  violée. 
Ah  I  malédiction  sur  lui ,  s'il  tient  cet  anneau  de  première  main  ! 

—  Comment  le  sauras-tu  ,  Pierre? 

—  Mets-toi  là  ,  Hélène,  et  écris.  Voyons,  écris.  Tu  refuses? 

—  Non,  mon  ami  :  à  qui  faut-il  que  j'écrive? 

—  Tu  le  sauras  en  mettant  l'adresse.  Ecris  : 

«  Mon  ami ,  ce  soir  à  huit  heures ,  à  la  chute  du  jour,  je  vous  attends. 


lOa  REVUE    DE    PARIS. 

La  galanterie  VOUS  fait  un  devoir  de  venir,  lors  même  qiie  je  n'attendrais 
point  un  service  de  vous.  » 

Signe.  A  merveille  I  Tu  vois  que  je  prends. soin  de  ta  réputation, 
Hélène ,  et  tu  n'es  nullement  engagée  à  un  rendez-vous  d'amour.  Mainte- 
nant e'cris  l'adresse. 

—  Quand  je  la  saurai. 

—  A  monsieur...  Voyons  :  son  nom? 

—  Mais  ,  mon  ami... 

—  Ali!  toute  cette  contrainte  me  fatigue;  cet  homme  qui  sort  d'ici,  et 
<|ui  depuis  cinq  jours  est  toujours  avec  toi ,  comment  l'appclles-tu?  C'est  à 
lui  que  tu  e'cris ,  c'est  lui  qui  doit  venir  ici ,  c'est  lui  que  je  veux  interro- 
ger, c'est  lui  qui  me  dira  ce  que  le  général  n'a  pas  voulu  ou  n'a  pas  pu  te 
dire.  Allons...  son  nom? 

—  Son  nom?  Pour  que  tu  en  fasses  un  proscrit ,  n'est-ce  pas?  pour  que 
lu  le  livres  aux  baïonnettes  de  tes  verdets?  Tu  ne  le  saui-as  pas.  Et  cette 
lettre. . . 

—  Et  cette  lettre  tu  ne  la  déchireras  pas ,  dit  maître  Pierre  en  la  lui 
arrach.int  des  mains ,  car  ce  serait  comme  si  tu  ordonnais  sa  mort ,  et  j'ai 
encore  besoin  de  sa  vie.  Il  a  des  chances  d'être  sauvé,  s'il  parle j  mais  s'il 
se  tait ,  il  mourra  j  et  je  tuerai  peut-êlre  un  innocent.  Que  diable  !  pour 
l'acquit  de  ma  conscience ,   sinon  par  intérêt  pour  lui ,    laisse-le  vivre. 

Hélène  était  j;àle  et  mourante  ,  elle  aurait  voulu  faire  un  pas ,  que  ses 
jambes  se  seraient  dérobées  sous  elle  j  cette  théorie  d'exécuteur  de  hautes- 
iCeuvres  la  clouait  à  sa  place. 

—  Allons,  Hélène,  reprit  maître  Pierre  avec  une  voix  douce  et  péné- 
trée ,  soyez  raisonnable;  il  faut  que  je  voie  cet  homme ,  il  faut  que  je  lui 
parle,  mon  amie.  Je  n'ai  que  la  moitié  de  mon  secret ,  il  a  l'autre  moi- 
tié... Qu'il  me  la  livre,  et  s'il  a  jamais  besoin  de  maître  Pierre,  maître 
Pierre  lui  sera  tout  dévoué.  Tenez,  Hélène,  vous  avez  peur  que  je  ne 
sache  son  nom  ;  quoique  vous  m'ayez  traité  là  comme  si  je  ressemblais  aux 
misérables  qui  m'ont  enrôlé  dans  leur  bande  ,  ou  que  je  commande,  je  ne 
veux  pas  savoir  son  nom.  Écrivez-le  ,  mettez  l'adresse  sous  enveloppe,  et 
je  vais  l'emcttre  le  tout  à  votre  femme  de  chambre  ,  avec  injonction  de  ne 
déchirer  l'enveloppe  qu'au  moment  où  elle  sera  hors  de  ma  portée.  Ainsi 
je  ne  saurai  pas  le  nom.  Acceptez-vous?  Oui ,  n'est-ce  pas,  pour  peu  que 
TOUS  l'aimiez.  Ah  !  de  quelque  façon  que  ce  soit ,  il  y  va  de  sa  vie  ! 

Je  ne  sais  quelle  vague  espérance  s'offrit  à  Hélène ,  ou  si  elle  obéit  ma- 


REVUE    DE    PARIS.  Io3 

cliinalcmcnt  ;  toujours  est-il  qu'elle  e'crivit  le  nom  au  dos  de  la  lettre.  Elle 
la  remit  à  Pierre,  qui,  sans  la  regarder,  se  dirigea  vers  la  porte ,  en  ap- 
pelant la  femme  de  cliambre.  Voyant  qu'elle  ne  i-npondait  pas  ,  il  descen- 
dit dans  la  coiu-,  sur  laquelle  donnait  l'office. 

Hélène,  se  sentant  seule,  se  prit  à  pleurer  amèrement;  mais  derrière 
elle  une  petite  porte  s'ouvrit,  clGibricI  se  montra...  Ilo'lcne  fit  un  bond 
sur  son  siège,  et  se  jeta  au  cou  de  Gabriel. 

—  Ange  sauveur!  quoi ,  c'est  toi  !  lui  dit-elle;  oli  !  ma  vie  est  à  toi^ 
pour  ne  t'en  cire  point  aile'. 

—  Ah!  j'étais  là,  vois-tu;  s'il  t'avait  battue ,  je  l'aurais  tue.  Écris 
vite.  Cette  nouvelle  lettre  va  être  le  correctif  de  l'autre;  sois  tranquille ,  il 
ne  quittera  pas  la  maison  du  gênerai. 

—  Que  Dieu  t'entende!  Oui ,  qu'il  demeure  enferme'  jusqu'à  ce  soir; 
nous  ii'ons  cette  nuit  le  chercher  ensemble,  n'est-ce  pas,  Gabriel?  dit 
Hélène  e'crivant  à  la  hâte.  Ah!  j'ai  fini!  Tiens,  et  embrasse-moi...  non 
pas  sur  la  joue;  là,  là,  sur  mes  lèvres  qui  brûlent!  Assez!  assez!  Oh! 
je  suis  folle!  Va-t"en!  A  un  autre  jour  ton  bonheur!  aujourd'hui  le 
mien  I 

Lorsqu'il  remonta  ,  maître  Pierre  remarqua  le  changement  survenu  dans 
l'attitude  et  dans  la  physionomie  d'Hélène  ;  il  s'attendait  à  la  trouver  dans 
les  larmes,  ou  tout  au  moins  avec  le  calme  apparent  de  la  résignation  ,  et 
il  lui  vit  un  visage  anime  et  les  yeux  brillans  de  bonheur.  Maître  Pierre 
n'y  comprenait  rien  ;  il  eut  peu  de  temj)s  pour  y  songer,  il  est.vrai^  mais. 
il  l!aiirait  eu  qu'il  n'eût  sans,  doute  pas  compris  davantage. 


Cl  Feuillide. 


{La  suite  au  numéro  prochain.  ) 


••f  ♦•«••»«*«»*^«'^»***  ******  ^****^«***«*t'<X***«'»'******^*  *********  ******** 


DES  NIELLES 


L'ORFÈVRERIE  MODERNE. 


L'existence  de  l'art  des  nielles  remonte ,  en  Europe ,  au  septième  siècle. 
On  ne  possède ,  il  est  vrai ,  aucun  monument  de  cet  art  auquel  on  puisse 
raisonnablement  prêter  une  date  aussi  éloignée^  mais  on  trouve  dans  les 
cliartriers  de  ce  temps  des  inventaires  de  couvens  ou  de  trousseaux  de  jeunes 
filles,  où  sont  mentionne'es  des  pièces  nielle'es.  Ce  mode  de  décoration  fut 
importe',  selon  toute  apparence,  d'Orient  en  Italie.  On  l'employait  parti- 
culièrement à  orner  les  vases  sacre's  et  les  armures  des  chevaliers.  Le  mu- 
se'e  d'artillerie  de  Paris  possède  plusieurs  armes  nielle'es,  d'une  magnifi- 
cence et  d'une  perfection  extraordinaires. 

M.  DucLesne  aîné' ,  qui  a  fait  les  recherches  les  plus  étendues  et  les  plus 
sagaces  sur  l'art  des  nielles  (^) ,  a  constaté  qu'il  avait  été  plusieurs  fois 
abandonné  et  repris j  abandon  qu'il  faut  expliquer  sans  doute  par  les 
grandes  difficultés  de  son  exécution ,  comme  les  reprises ,  par  la  beauté  de 
ses  résultats.  Mais  avant  de  passer  outre,  disons  le  plus  clairement  pos- 
sible ce  que  c'est  qu'un  nielle,  en  prenant  pour  guide  l'excellent  ouvrage  de 

(')  Essai  sur  les  nielîts ,  gravures  des  orfèvres  florentins,  <826. 


REVUE    DE    PARIS.  '    '''  l  o5 

M.  Duchesne.  Toute  la  partie  historique  de  notre  travail  est  due  à  ce  sa- 
vant. Il  n'a,  sous  ce  rapport,  rien  laisse  à  faire  à  personne.  —  Le  nielle 
est  une  substance  métallique  réduite  en  poudre ,  un  mélange  chimique 
d'une  couleur  noire,  ayant  une  affinité  parfaite  avec  l'argent.  Benvenuto 
Cellini ,  qui  |s'est  beaucoup  occupé  de  nielles ,  a  fourni ,  dans  son  Traité 
d'orfèvrerie,  des  noîes  très-claircs  sur  les  quantités  de  ce  mélange  et  les 
procédés  de  sa  fabrication.  Il  suffira  pour  nous  de  dire  qu'il  est  compose' 
d'ai-gent,  de  cuivre,  de  plomb  ,  de  soufre  et  de  borax  ('). 


(')  Toutefois  comme  il  peut  paraître  intéressant  à  quelques  lecteurs  de  connaître 
la  manière  d'employer  celte  compo^ition  ,  voici  les  explications  que  donne  le  grand 
artiste  florentin  à  cet  égard  : 

«  Maintenant  nous  parlerons  de  l'art  de  nieller,  c'est-à-dire  de  la  manière  d'em- 
ployer le  nielle  sur  les  gravures  d'or  {*)  ou  d'argent,  n'y  ayant  pas  d'aulre  métal 
meilleur  pour  cet  objet.  Après  que  la  planche  sera  bien  propre  ,  il  faudra  la  fixer  sur 
un  instrument  de  fer  assez  long  pour  pouvoir  la  diriger  au  feu.  La  longueur  doit  être 
de  trois  palmes  (environ  un  pied),  plus  ou  moins,  su  vant  le  besoin  ou  la  dimension 
de  la  gravure.  II  est  bon  d'avertir  que  la  plaque  sur  laquelle  est  attachée  la  planche 
ne  doit  être  ni  trop  mince  ni  trop  épaisse ,  mais  telle  que,  quand  on  se  met  à  niel- 
ler, la  gravure  et  le  fer  soient  échauffés  également,  parce  que  si  l'un  des  deux  s'é- 
chauffait plus  facilement  que  l'autre,  on  ne  ferait  pas  un  bon  ouvrage.  D'après  cela 
on  doit  pren  Ire  ses  précautions.  Prenez  ensuite  une  petite  spatule  de  laiton  ou  de 
cuivre,  puis  étendez  sur  la  gravure  du  nielle  de  l'épaisseur  d'une  lame  de  couteau 
ordinaire j  en  outre  jetez  dessus  un  peu  de  borax  bien  pilé,  mais  il  n'en  faut  pas 
trop  mettre;  après  cela  mêliez  de  petits  éclats  de  bois  sur  un  peu  de  charbon  al- 
lumé au  fourneau;  quand  la  flamme  sera  convenable,  appiochez  doucement  l'ou- 
vrage du  feu  en  donnant  d'a")oid  une  chaleur  modérée ,  jusqu'à  ce  que  vous  voyiez 
le  nielle  commencer  à  se  fondre  ,  parce  que  si  on  donnait  trop  de  chaleur  en  com- 
mençant, l'ouvrage  deviendrait  rouge  ;  et  lorsqu'il  est  trop  échauffé  il  perd  sa  qua- 
lité ,  il  devient  mou  :  de  sorte  que  le  nielle ,  qui  e^t  en  grande  partie  composé  de 
plomb,  détruirait  la  gravure,  quelle  qu'elle  soit,  et  il  arriverait  qu'on  aurait  perdu 
sa  pc'nc.  Pour  m  revenir  à  ce  que  nous  disions,  quand  la  planche  sera  sur  la  flaumie 
on  se  procurera  un  CI  de  fer  dont  on  amincira  le  bout ,  ou  le  mettra  au  feu  et  lors- 
que le  nielle  commencera  à  fondre ,  on  passera  le  Cl  de  fer  chaud  sur  la  gravure 
parce  que  l'un  et  l'aulre  étant  chauds,  le  nielle  ,  devenu  comme  de  la  cire  fondue 
pourra  ainsi  mieux  s'étendre  et  s'unir  sur  la  planche  gravée. 

"Sitôt  que  l'ouvrage  sera  fro'd,  on  commencera  à  limer  le  nielle,  d'abord  avec  une 
lime  douce;  et  quaud  on  en  aura  enlevé  une  certaine  quantité  ,  sans  que  cependant 

(')  Cdlmi  s'est  trompé,  ou  ne  peut  nieller  sur  l'or. 


106  REVUE    DE    PA.RIS. 

Pour  préparer  une  plaque  d'argent  destinée  à  recevoir  du  nielle,  on  Hn- 

cisait  à  peu  près  comme  nos  graveurs  actuels  travaillent  la  plaque  de 
cuivre  ou  d'acier  qu'ils  veulent  faire  imprimer.  Cela  nous  conduit  à  rap- 
peler que  c'est  à  l'art  de  nieller  que  l'on  duit  celui  de  la  gravure  en  taiilc- 
douce.  S'il  faut  même  s'en  rapporter  à  une  petite  histoire  racontée  par  Va'^ 
sari,  dans  sa  P'ie  des  peintres,  c'est  le  hasard,  auteur  de  tant  d'autreS 
morvcilleuses  inventions  ,  qui  fit  découvrir  comment  on  pouvait  tirer  des 
épreuves  d'une  planche  gravée  au  burin.  — Maso  Finiguerra  ,  orfèvre  du 
quinzième  siècle  et  nicllcur  de  la  plus  haute  distinction ,  avait,  selon  ce 
qu'il  rapporte ,  sur  une  table  de  son  atelier  une  planche  encore  un  peu 
sale  qu'il  venait  de  terminer.  Une  femme,  en  entrant  chez  lui ,  posa  par 
inattention  sur  cette  planche  un  paquet  de  chiffon  mouille  qu'elle  tenait  à 
la  main ,  et  quand  elle  le  reprit ,  on  vit  avec  étonnement  tout  le  dessin  de 
la  gravure  imprimé  sur  le  linge.  De  ce  point  de  départ  au  fait  de  tirer 
des  épreuves  sur  papier  par  le  moyen  d'une  presse  ,  on  conçoit  qu'il  n'y  a 
plus  qu'un  pas  pour  l'esprit  de  comparaison  des  hommes. 

Quoi  qu'il  faille  penser  de  la  vérité  de  l'anecdote  ,  toujours  est -il  que 
Maso  Finiguerra  ,  orfèvre,  qui  avait  son  atelier  à  Florence,  en  1452,  doit 
être  regardé  comme  l'inventeur  de  l'impression  des  gravures  sur  métal , 
comme  le  créateur  de  ce  que  nous  appelons  la  gravure  en  taille-douce ,  c'est- 
à-dire  que  la  pièce  de  ce  genre  la  plus  ancienne  et  en  même  temps  la  plus 
authentique  que  l'on  possède  est  une  épreuve  conservée  à  notre  grande  Bi- 
Lliothéque  d'un  de  ses  plus  beaux  nielles.  Ce  précieux  monument,  d'une 
composition  et  d'une  exécution  admirables  ,  est  une  paix  (^)  représentant 

la  planche  soit  découverte,  mais  seulemenl  as-ez  pour  qu'on  aperçoive  la  gravure  , 
on  niftlra  la  pbnclie  sur  la  cendre,  ou  plutôt  sur  un  peu  de  braise  allumée;  puis, 
lorsqu'elle  sera  a-sez  chaude  pour  que  la  main  ne  puisse  pa>  supporter  celte  chaleur , 
on  prendra  un  brunissoir  d'acier,  avec  un  peu  d'huile  ,  et  on  le  brunira  en  appuyant 
îa  main  autant  que  l'exige  ce  travail.  Ce  brunissage  est  fait  seulement  pour  reboucher 
quelques  trous  qui  se  forment  en  n'ellant.  On  réparera  Tacitement  ces  défauts  parla 
pratique  et  avec  un  peu  de  patience;  mais,  pour  terminer  le  travail ,  un  ouvrier  in- 
tell'gent  doit  reprendre  réi^)arboir,  et  finir  de  découvrir  la  gravure  (") ,  avoir  ensuite 
du  trlpoli  et  du  charbon  pilé;  et  avec  un  roseau  aminci  du  côté  de  la  moelle,  met- 
tant la  planche  gravée  dans  Teau,  la  frotter  jusqu'avec  que^soa  ouvrage  devienne  bien 
uni  et  bien  brillant.  » 
{*)  C'est-à-dire  découvrir  dans  la  gravure  les  parties  claires  où  le  métal  doit  paraître  à  nu. 

(')Voici  une  explication  satisfaisante  que  nous  prenons  dans  un  excellent  article  du 


HE  VUE    DE    PARIS.  IO7 

l'Assomption  de  la  Vierge,  faite  pom-  la  catbedrale  de  Florence  où,  je 
crois,  elle  existe  encore. — Il  est nc'ccssaire  de  rcA'enir  explicitement  sur  ce 
que  nous  venons  d'avancci'.  Nous  ne  voulons  pas  dire  que  Maso  Finigucrra 
inventa  l'art  de  graver  sur  rac'tdl ,  lequel  existe  de  temps  irauie'mcrial , 
mais  bien  celui  d'imprimer  des  estampes  prises  sur  des  planches  gravées. 
M.  DucLesne  fait  observer  avec  beaucoup  de  raison  qu'il  faut  se  garder  de 
confondre  la  gravure  sur  métal  avec  l'impression  des  estampes  ;  et  comme 
malheureusement  on  se  sert  des  mêmes  termes  pour  exprimer  les  deux 
choses,  peut-être  nous  saura-t-on  gre  d'établir  avec  lui  la  différence.  On  a 
grave  ou ,  pour  parler  plus  exactement ,  on  a  ciselé'  le  mc'tal ,  aussi  bien 
que  la  pierre  ,  dans  les  temps  les  plus  recules.  Le  grand -prêtre  des  He'- 
breux  portait  à  la  ceinture  une  plaque  d'or  ou  de  cuivre  sur  laquelle  était 
écrit  le  nom  de  Dieu;  mais  il  y  a  loin  de  là  à  l'action  d'inciser  le  métal  ^ 
de  façon  à  pouvoir  tirer  ,  au  moyen  de  l'impression  sur  papier,  autant  d'i- 
mages que  l'on  veut  de  la  figure  tracée.  Quand  ce  procède  fut  connu,  les 
orfèvres  se  contentèrent  d'abord  de  tirer  quelques  épreuves  des  pièces 
qu'ils  niellaient  ;  mais  bientôt  ils  trouvèrent  plus  avantageux  pour  leur 
gloire  et  pour  leur  bourse  de  vendre  leur  travail  sous  forme  d'exemplaires 
multiplies,  que  l'on  recherchait  beaucoup.  La  gravure  en  taille-douce  prit 
de  rapides  de'veloppemens  ,  se  repandit  en  Allemagne  et  en  Flandre  ,  et  la 
niellure  fut  tout-à-fait  abandonnée  ,  jusqu'à  ce  que  Benvenuto  s'occupa  de 
la  ranimer,  vers  1  550.  Ce  grand  orfèvre  sentait  vivement  le  besoin  d'or- 
ner les  parties  unies  de  ses  productions  j  il  voulut  leur  appliquer  ce  sys- 
tème de  dccor,  qui  servait  bien  les  richesses  de  son  imagination  et  qui  lais- 
sait toute  leur  valeur  aux  reliefs,  sans  changer  la  pureté  des  contours; 
mais  nous  voyons  dans  l'histoire  même  de  sa  vie  que  les  grandes  difficultés 
qu'il  rencontra  le  rebutèrent,  11  se  laissa  décourager  par  les  accideiis  dont 

Temps  sur  l'usage  de  ces  paix.  Quand  on  a  dit  ce  que  nous  voulons  dire,  nousine 
trouvons  rien  du  mieux  à  fai; e  que  de  copier.  «  Alors ,  comme  il  est  arrivé  ficqnem- 
nienl  dans  les  arts,  ce  qui  n'était  qu'une  décoration  accirssoire  devint  le  principal 
objet  que  Tarlisan  se  proposa  d^ns  son  œuvre.  Au  lieu  de  graver  les  parlies  planes- 
des  bijoux,  on  lit  de  petites  planches  d'argent  destinées;»  recevoir  le  dissin  qu'une- 
main  habile  se  chargea  de  tracer,  el  les  églises  lirrnl  ainsi  nieller  les  difierens  acles- 
de  la  -rie  de  Jésus-Christ  sur  des  placiues  d'argent  que  le  prêtre  donnait  à  baiser  aux 
assislans  pendant  1  ofliee  divin  ,  en  disant  à  chacun  :  Pax  tecuni!  Cet  usage  rappe- 
lait le  baiser  de  paix  que  les  fidèles  se  donnaient  aux  premiers  temps  du  chriitia.— 
jiismc.  El  de  lii  la  planclie  niellée  que  tenait  le  prêtre  fut  aj)pelce  une  paix.  ■»■ 


;14J0  REVUE    DE    PAIllS. 

«aphal  à  vaincre  dans  l'emploi  de  la  niollnre,  était  le  prix  de  la  maio- 
d'œuvrc  qui  deviendrait  e'norine  s'il  fallait  tonjoiu's  créer  de  nouvelles 
«oniposilions  de  sujets  et  d'orneracnt ,  et  si  ,  comme  autrefois  à  Florence, 
comme  aujourd'hui  encore  en  raissie,on  e'tait  oblige  de  graver  à  la  main 
toutes  les  pièces  sur  lesquelles  il  convient  d'appliquer  des  nielles.  MM .  Men- 
tion et  Wagner  ont  stnli  combien  cela  avait  de  gravité,  et  il  sont  mis  à  profit 
Jcs  perfeclionncmens  inouïs  de  la  mécanique  moderne  pour  imprimer  sur 
ai-gent  la  gravure  qu'ils  veulent  nieller,  pour  reproduire  par  ce  moyen,  au- 
tant qu'il  leur  plaîl ,  le  même  décor,  la  même  composition  ,  et  par  consé- 
quent réduire  considérablement  le  prix.  Par  le  temps  où  nous  sommes 
arrives,  l'art  ne  doit  pas  servir  uniquement  aux  jouissances  délicates  d'un 
petit  nombre  de  privilégiés  :  pour  è'se  véritablement  utile,  il  doit,  sans 
toutefois  descendre ,  se  mettre  à  la  portée  de  tous  les  hommes  d'inleili- 
•gencc,  et  se  prêter  à  la  médiocrité  de  nos  fortunes  divisées  j  il  faut  donc 
beaucoup  féliciter  MM.  Mention  et  Wagner  de  cette  amélioration. — Ils  ont 
commencé  d'abord  par  faire  les  pièces  que  nous  fournissait  l'étranger,  et 
leur  supériorité  a  bientôt  banni  de  France  les  tabatières  russes.  Dès  leurs 
premiers  pas,  les  Russes  ont  cessé  de  pouvoir  lutter  avec  eux.  Puis  ils  se  sont 
Fite  attachés  à  établir  deux  ou  trois  pièces  artistiques  qui  pussent  donner  une 
idée  exacte  de  toute  la  valeur  de  l'art  qu'ils  liraient  de  la  poussière.  Une 
coupe  et  un  coffret  de  mariage  ont  été  achevés  avec  bonheur  ,  et  ces  mor- 
ceaux ,  d'une  conception  plus  forte  ,  et  exécutés  sur  une  échelle  plus  éten- 
due ,  ont  recueilli  à  l'exposition  l'approbation  générale.  Dans  la  coupe 
était  gravée  une  suite  de  sujets  dessinés  par  I\I.  Triquelti ,  représentant 
les  phases  principales  de  la  douloureuse  et  belle  existence  de  Bernard 
Palissy.  La  forme  du  coffret  était  architecturale;  le  cartel  du  milieu  ^re- 
présentait deux  jeunes  époux  lisant  dans  le  même  livre ,  comme  Françoiseet 
Paolo  ;  les  côtés  étaient  ornés  de  portraits  des  femmes  célèbres  du  quinzième 
siècle,  et  le  couronnement  se  trouvait  soutenu  aux  quatre  angles  pnr  des  ca- 
riatides ronde  bosse  en  or,  dans  le  style  de  Jean  Goujon.  Quelque  sympa- 
thie que  nous  ayons  toujours  pour  d'aussi  belles  tentatives,  notre  critique 
fut  obligée  de  reconnaître  que  ces  pièces,  et  le  coffret  surtout,  n'étaient 
pas  d'une  composition  iriéprochable;  mais  nous  ne  les  avons  pas  moins 
admirés  de  tout  notre  cœur ,  paice  que ,  depuis  les  maîtres ,  on  n'a  rien 
fait  en  orfèvrerie  qui  leur  soit  même  comparable  sous  le  rapport  du  goût , 
de  la  richesse  bien  entendue ,  et  du  sentiment  parfait  d'art  apporté  dans 
leur  exécution.  Après  avoir  examiné  ces  audacieux  débuts  de  MM.  Men- 


REVUE    DE    PARIS.  tlt 

tion  et  Wagner,  on  ne  craint  pas  de  se  compromettre,  en  disant  que  lè 
sort  de  la  niclliire  est  décidé  chez  nous;  qu'elle  est  à  jamais  tirée  de  1*00- 
bli  où  on  la  laissait  depuis  trois  siècles,  et  qu'il  n'y  aura  plus  pour  elle 
que  des  progrt^s  à  constater. 

Nous  ne  faisons  ]:oint  ici  une  annonce  commerciale  sans  d  ignitc  ni  bonne  foi  • 
MM.  Mention  et  Wagner  sont  à  nos  yeux,  de  véritables  artistes,  iiscberclunt, 
ils  inventent;  on  voit  qu'ils  ont  de  la  peincàsc  satisfaire,  ils  ont  juge  qu'oa 
pouvait  avec  justice  reprocher  à  la  nicllure  une  certaine  teinte  plombée,  et 
ils  l'ont  rehaussée  de  damasquinures  en  or;  ils  relèvent  encore  l'effet  ge'* 
néralde  leurs  compositions  en  y  incrustant  des  pierres  fines  comme  leurs 
frères  du  moyen  âge  ou  de  la  renaissance;  en  un  mot  nous  avons  vu  dans 
leure  ouvrages  des  inspirations  qui  i-appellent  les  maîtres  ,  et  nous  louons 
tout  ce  que  nous  avons  vu  comme  nous  louerions  un  tableau  de  Dccamp , 
une  figure  de  Moine,  un  groupe  de  Barye;  nous  avons  trouve'  de  l'art  dans 
une  boutique  et  nous  le  signalons  comme  s'il  était  expose'  au  Louvre,  voiîà 
tout.  Au  reste  quand  la  niellurc  ne  servirait  qu'à  e'veiller  l'c'miilation  des 
orfèvres,  qu'à  les  exciter  à  faire  mieux  qu'ils  ne  font,  et  à  chercher  de 
nouvelles  combinaisons  de  ciseluiTS,  clic  mériterait  pour  cela  seul  de  grands 
cncouragcraens. 

Ces  principes  d'e'tude  se'riense  introduits  dans  une  de  nos  plus  belles  in- 
dustries seront-ils  appre'cie's  par  ceux  qui  doivent  les  apprécier?  Les  beaux 
exemples  offerts  par  les  deux  nouveaux  orfe'vres  seront-ils  suivis  comme 
ils  ont  eux-mêmes  suivi  ceux  que  leur  offrait  la  renaissance?  Souliaitons- 
Ic.  Notre  orfèvrerie  ,  comme  toutes  les  branches  de  commerce  où  l'art  est 
pour  quelque  chose,  se  trouve  dans  le  dernier  degré' d'abaissement  ;  l'em- 
pire lui  a  impose  ses  formes  raidcs  et  sèches,  ses  niaises  et  fausses  imita- 
tions du  grec  et  du  romain.  Depuis  peu,  depuis  que  la  peinture  a  secoue 
le  joug  impérial,  l'orfèvrerie  a  bien  été  frappc'e  de  la  révolution  qui  s'o- 
pérait dans  les  idées;  mais,  comme  elle  ne  possède  pas  un  seul  homme 
digne  du  nom  d'artiste  ,  elle  n'a  pas  su  profiter ,  elle  ne  s'est  rien  appro- 
prié de  bon  ;  elle  a  renoncé,  il  est  vrai,  à  ses  froides  et  arides  traditions,  mais 
elle  s'est  fourvoyée  dans  une  route  plus  mauvaise  encore  ,  elle  s'est  mise 
tout  bonnement  à  copier  les  formes  bizarres  et  malheureuses  que  les  An- 
glais nous  renvoyaient  après  les  avoir  volées  à  notre  rococo  ;  formes  dont 
elle  a  trouvé  moyen  d'exagérer  les  vices  comme  font  toujours  les  imitateurs. 
-—Il  nous  est  très-difficile  de  dire  avec  modération  combien  s'éloignent  de 
plîas  en  plus  du  beau,  selon  nous,  k'S  ouvrages  de  nos  oifcvrcs.  Pour  alla- 


I  12  JIEVUE    DE    PAUIS. 

cîicr  notre  critique  à  un  point  fixe,  rappelons-nous  ceux  que  l'on  a  vus  à  la 
dernière  exposition,  ou  bien,  pour  parler  d'une  pièce  connue  du  plus 
grand  nombie ,  cette  monstrueuse  théière  de  la  loterie  de  l'Opcra  qui 
est  le  type  du  beau  actuel.  Tout  cela  n'est  pas  seulement  d'un  goût 
détestable,  n'est  pas  seulement  prive'  des  moindres  notions  linéaires, 
ne  choque  pas  seulement  les  yeux  comme  une  chose  incompréhensible  j 
tout  cela,  il  faut  bien  l'avouer,  blesse  le  bon  sens,  c'est-à-dire  que  la  forme 
jure  constamment  avec  l'usage.  Lorsqu'on  regarde  ces  étrangetés,  on  dirait 
que  le  dessinateur  aux  abois  ,  abandonnant  toute  espèce  de  règles  et  ne  se 
rendant  plus  aucun  compte,  a  composé  ses  modèles  sans  autre  but  que  de 
faire  autrement  qu'il  Défaisait ,  jetant  ses  idées  à  tort  et  à  travers  comme  un 
peintre  fou  qui  mettrait  dans  ses  figures,  les  jambes  à  la  place  des  bras  ou 
la  tête  au  milieu  de  la  poitrine  ,  et  l'on  se  sent  pris  de  trislesse  quand  on 
rient  à  léfléchir  qu'il  ne  s'est  peut-être  livré  à  ce  dévergondage  que  pour 
dénaturer  le  modèle  qu'il  pillait ,  ainsi  qu'un  voleur  retournerait  un  habit 
dérobé.  — Mais  n'est-ce  point  déjà  une  idée  un  peu  entachée  d'aberration 
que  d'aller  copier  l'art  des  Anglais?  La  plaisante  tournure  que  nous  donne 
notre  costume  ne  nous  punit-cllc  pas  assez  chaque  jour  d'avoir  été  prendre 
leur  frac,  leur  chapeau  rond  et  les  pointes  des  cols  de  chemise.  Après  avoir 
rendu  justice  à  leur  instinct  de  bien-être  qui  du  reste  dégénère  souvent 
chez  eux  presque  en  tyrannie,  trouverons-nous  beaucoup  de  contradicteurs 
si  nous  disons  que  le  sentiment  artiste ,  et  par  conséquent  la  création  des 
bellesformes,  est  ce  que  les  Anglais  possèdent  le  moins  de  tous  les  peuples 
de  haute  circulation.  ISos  orfèvres  ,  à  qui  l'on  reproche  de  les  copier  ,  se 
retranchent  derrière  cette  banale  raison,  que  le  public  semble  préférer  les 
modèles  anglais.  Est-ce  là  une  réponse  qui  ait  de  la  dignité  ?  Jusqu'à  quand 
faudra-t-il  donc  répéter  que  l'art  n'est  pas  fait  pour  se  traîner  à  la  suite 
du  public;  que  les  artistes  doivent,  il  est  vrai,  s'inspirer  du  guût  des  ac- 
quéreurs, mais  pour  l'épurer  et  l'ennoblir  I  jusqu'à  quand  faudra-t-il 
ajouter  ([ue  celte  direction  est  d'autant  plus  facile  à  donner  qu'elle  se  rap- 
proche davantage  du  beau,  c'est-à-dire  du  simple  et  du  vrai,  auquel  ne 
résistent  pas  même  les  intelligences  vulgaires? 

J'ai  peine  à  me  rendre  compte  de  l'éloigncment  que  montre  notre  in- 
dustrie pour  la  chasteté  de  conception  que  nous  recommandons  ,  et  ce  n'est 
pas  aujourd'hui  la  première  fois  que  je  m'étonne  de  ce  qu'il  y  a  de  bi- 
zarre dans  notre  sympathie  pour  los  affectations  nouvelles,  ^""cst-il  pa 
singulier  en  effet  que  les  ustensiles  de  nos  ménages  et  les  meubles  de  nQ.5 


r.EVUE    DE    PARIS.  î  l"^ 

appartetnens  deviennent  chaque  jour  plus  compliques ,  à  mesure  que  nos 
mœurs  tendent  davantage  à  l'unile  et  au  mépris  d'une  vainc  étiquette? 
Ainsi ,  pour  ne  pas  sortir  de  la  spécialité  qui  nous  occupe ,  on  voit  que  le 
luxe  des  valets  a  pa^se,  que  les  plus  grandes  maisons  ont  cesse  d'avoir  un 
argentier  avec  trois  ou  quatre  liommessous  ses  ordres  pour  nettoyé  rd'a- 
bondanles  et  profondes  ciselures.  Eîi  bien  I  notre  aigenterie  se  simplifie 
moins  que  jamais ,  au  lieu  de  se  mettre  en  rapport  par  sa  netteté  avec  le 
petit  nombre  de  nos  domestiques,  elle  se  couvre  au  contraire  d'innombra- 
bles ornemens.  De  quelle  manière  expliquer  ces  anomalies  perpétuelles  qu; 
s'étendent  sur  toutes  choses?  Est-ce  que  l'impéritie  des  chefs  politiques, 
aurait  jeté  l'anarchie  dans  le  goût  comme  dans  la  morale?  Est-ce  que 
l'esprit  de  confusion  dont  nos  gouvernans  semblent  frappés,  comme  jiarune 
puissance  vengeresse,  serait  retombé  sur  les  gouvernés?  jMais  ce  n'est  pas- 
ici  le  lieu  de  rechercher  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  philosophiquement  vrai 
dans  un  pareil  doute  ,  reprenons  la  suite  de  nos  premières  observations. 
—  Après  avoir  torturé  ce  que  l'on  appelle  les  formes  anglaises ,  on  a  A'oulu 
remonter  plus  haut ,  on  s'est  mis  à  copier  du  Louis  XIV,  et  les  co- 
pistes ,  selon  leur  habitude,  ont  manqué  le  but.  Ils  n'ont  pas  compris  ce 
qu'il  y  a  de  moelleux  et  de  riche  dans  ces  contours  assez  largement  enrou- 
lés de  la  décadence  de  l'art  français;  ils  les  oiit  fait  tout  petits  ,  ils  les  ont 
tortillés,  et  Dieu  sait  ce  que  cela  a  produit!  D'autres,  plus  épuisés  par  ces 
beaux  efforts  d'imagination ,  le  cerveau  plus  appauvri  encore ,  se  sont 
avisés  de  vouloir  imiter  purement  et  simplement  la  nature  :  IM.  Odiot  a  ex- 
posé pour  milieu  de  table  un  grand  berceau  branlant  de  ceps  de  vigne  aux 
feuilles  estampillées ,  avec  des  écailles  pour  compotiers,  des  coquelicots 
pour  salières  et  des  coquillages  pour  i-afraîcliissoirs ,  le  tout  en  argent 
mat.  Pouvez-vous  concevoir  que  la  plus  grande  illustration  parmi  ks  or- 
fèvres français  en  soit  arrivé  là?  Le  pauvre  métal  précieux  éiait  bien  triste 
je  vous  assure,  de  se  voir  ainsi  employé  à  copier  strictement  les  plus  déli- 
cates productions  de  la  terre;  il  a^ail  honte  de  cacher  leurs  vives  couleurs, 
sous  ses  tons  uniforiucs.  —  Il  est  inutile  d'étendre  plus  loin  cette  critique 
ce  serait  abuser  de  notre  position;  le  lecteur  poursuivra  notre  [lenséc 
nous  voulons  nous  épargner  tout  jugement  de  tlétail  pyur  faire  ressortir 
l'impropriété  finale  de  ces  olijels  à  former  des  ustensiles  qui  aient  au  moins- 
Ic  mérite  de  pouvoir  servir.  On  voudra  peut-être  s'appuyer  du  passé  pour 
justifier  ces  me.s({uines  imitations.  Nos  |)ères  nous  ont  légué,  je  ne  l'i- 
gnore pas,  quelques  puérilité:;  senjblablosj  il  y  a  dans  le  i'amcux  sayicv 


llf^  REVUE    DE    PARIS. 

<fe faïence  dit  de  Français  I"  ,  des  soupières  en  luire  de  sanglier.  Mais, 
mon  Dieu  ,  sont-ce  des  pièces  d'un  ordre  inférieur  qu'il  est  Ijon  de  se  pro- 
poser pour  eltidc?  et  d'ailleurs  ,  leur  extrême  rareté  no  dit-elle  pas  qu'il 
fie  leur  faut  donner  aucune  valeur  ,  parce  que  c'était  des  fantaisies  ,  des 
jeux  d'esprit  sans  conséquence  ? 

Pourquoi  donc  dédaigner  l'expérience  du  temps?  pourquoi  donc  oublier 
si  insoucieusement  les  grands  modèles?  Bien  qu'il  soit  fort  étrange  de 
ifetre  comparaître  les  Grecs  et  les  Romains  à  propos  de  tbe'icres  et  de  com- 
potiers ,  nous  ne  pouvons  nous  refuser  l'avantage  de  donner  à  notre  avis  le 
relief  des  exemples  laisses  par  eux.  Ne  sait-on  pas  le  soin  extrême  qu'ils 
prenaient  d'appliquer  à  leurs  travaux  la  matière  qui  leur  était  propre  : 
c'est  en  cire  colorée  que  les  Grecs  auraient  fait  un  cep  de  vigne;  aussi, 
(jnasîd  les  Romains  qui ,  comme  artistes  ,  furent  toujours  leurs  esclaves  , 
osèrent  employer  l'argent  pour  imiter  des  fruits,  ils  avaient  perdu  les 
bonnes  traditions  ,  la  décadence  marchait  à  grands  pas  ;  et  ce  fut  sous  les 
derniers  Césars  que  les  matrones  portèrent  les  premièies  couronnes  de 
fleurs  en  or,  pareilles  à  celles  de  nos  bijoutiers  du  Palais-Royal.  Avant 
cette  époque  ,  la  délicatesse  des  idées  ne  permettait  pas  de  donner  à  Tor 
la  valeur  brutale  que  nous  lui  donnons;  il  ne  s^était  pas  introduit  une  telle 
grossièreté'  dans  le  goiit;  qu'une  cbosc  fût  belle  ,  par  cela  seul  qu'elle  coû- 
tait beaucoup,  et  l'on  aimait  mieux  la  charmante  fraîcheur,  la  douce  va- 
riété'des  fleurs  naturelles  que  la  lourde  richesse  d'une  tulipe  ou  d'une  rose 
<ie  me'tal. 

Ici  la  tàcbe  qui  est  venue  se  prc'senter  à  nous  ,  en  finissant  notre  article 
mv  les  nielles,  devient  assez  difficile.  Nous  avons  signale  ce  que  nous 
îroHVons  mal  ;  les  inteVesse's  vont  nous  demander  de  dire  ce  que  n  us  trou- 
Tenons  mieux,  comme  si  la  critique  avait  autre  chose  à  faire  qu'à  formu- 
ler son  blâme,  comme  s'il  lui  c'iait  donne  de  pouvoir  autre  chose  que  de 
crier  :  «  Vous  ne  faites  pas  bien;  faites  autrement.  »  Ce  n'est  pas  notre  af- 
faire devons  expliquer  quel  sera  le  bon  autrement  :  chcichrz!  Eh!  si  j'e'- 
tats  artiste,  je  n'écrirais  pas  de  la  critique;  je  prendrais  un  pinceau, 
un  burin,  un  ciselet,  et,  laissant  l'essor  au  génie  que  Dieu  m'aurait 
donné,  j'enfanterais  une  œuvre  inspirée  pour  étouffer  vos  œuvres  scr- 
viies.  Ce  que  je  puis  dire ,  c'est  qu'il  faut  qvic  notre  orfèvrerie  se  fasse 
.'edépendantc.  11  importe  surtout  qu'un  bomme  de  mérite  sente  qu'il  n'y  a 
pas  à  déroger  en  s'y  appliquant ,  pour  lui  donner  un  caractère  à  elle , 
-comme  autrefois  les  Finigucrra  et  les  Ccllini  s'appliquèrent  à  celle  de  leur 


REVUE    DE    PARIS.  î  i5f 

temps.  Alors  les  orfèvres  c'taiciit  des  artistes, de  grands  artistes,  qtii  jfei- 
saieiit  eiix-mcuies  leurs  modèles.  Cclliiii  n'était  qu'un  orfèvre,  ce  qad^e 
l'cmpêcLail,  lui  pas  plus  que  1rs  autres,  d'être  dessinateur,  sculpteur  et 
graveur.  Il  faisait  des  bagues  et  des  agrafes  de  manteau  ,  et  il  faisait  aussi 
des  luc'dai lies  et  des  statues.  En  lisant  ses  rae'rnoires ,  on  voit  qu'il  étaiî 
squvent  en  querelle  avec  d'autres  orfèvres  dont  la  rivalité  indique  assez: 
qu'ils  exerçaient  les  mêmes  talens  que  lui.  Eenvenuto  n'est  point  une -ex- 
ception ,  et  les  magnifiques  pièces  d'orfcvi'erie  qui  sont  parvenues  jusqu'à 
nous  et  dont  les  auteurs  sont  ignore's  suffiraient  pour  ne  laisser  aucun 
doute  à  cet  égard.  Ces  hommes  n'avaient  recours  h  personne  poxu-  tracer 
leurs  compositions  et  les  cxe'cuter.  Loin  de  là ,  nos  orfèvres  sont  des  naar- 
cliands  qui  se  vouent  à  leur  e'tat  sans  vocation  ,  sans  e'tude  pre'lim inaire, 
parce  qu'il  faut  avoir  un  e'tat  ;  ils  se  font  orfèvres  comme  ils  se  feraient 
de'bitans  de  tabac  ou  officiers  de  troupe;  ils  cxei'cent  un  luc'tier ,  ils  don- 
nent de  la  matière  d'or  ou  d'argent  à  des  ouvriers  qui  copient  ce  que  Cf;- 
piaient  leurs  pères  ;  puis  ils  calculent  la  valeur  du  métal ,  le  temps  du 
manœuvre,  qu'ils  paient  le  moins  possible,  et  ils  vendent  le  re'sultat  Je 
plus  cher  qu'ils  peuvent.  Ce  sont  des  industriels ,  ne  se  doutant  mêm* 
pas  qu'ils  professent  un  art.  Si  d'un  autre  côte' ,  on  remarque  dans  la  bi- 
jouterie quelques  progrès  ,  on  est  force'  de  convenir  que  cela  est  à  peiae 
sensible  et  se  distingue  bien  plus  par  une  incontestable  perfection  de  tra- 
vail matc'riel  que  par  une  invention  quelconque.  Les  mains  sont  meiipeil- 
Icuscment  habiles;  mais  de  tête  pour  les  diriger  ,  d'amc  pour  les  inspirer, 
il  n'y  en  a  pas.  Voyez,  par  exemple,  les  chevaux  ronde-bosse  qu'ils  ap- 
pliquent depuis  quelque  temps  sur  des  bracelets;  ils  ne  sont  pas  pkt!i 
grands  que  les  chiens  qui  les  accompagnent ,  et  ils  ont  le  ])oil  long  coœmt 
un  ours  ne  l'aurait  pas.  En  ve'iite',  il  n'y  a  tout  au  plus  de  louable  daits 
ces  choses  que  l'intention. 

Malheureusement  ceux  que  nous  blâmons  ont  une  excuse  assez  nalurellt 
à  pre'scnter.  «  (^uoi  que  nous  fassions  ,  diront-ils  ,  les  femmes  nous  ackc- 
lent  tout.  »  Celte  le'ponse  ne  saurait  les  justifier  complclcmcnt ,  clic  té- 
moigne seulement  cont-e  la  mauvaise  éducation  artistique  des  femmes. 
Puisque  les  Françaises  ,  maigre  leur  prétention  au  bon  goût ,  veulent  res- 
ter dans  celte  ignorance  qui  rend  parfois  si  ridicule  leur  toilette  cl  k«r 
ameublement ,  il  est  jiecessaire  de  les  diriger.  Nous  avons  de  bonnes  i-ai- 
500S  pour  savoir  qu'un  marchand  se  ruinerait  à  leur  faire  des  choses  troj) 
>4;Àcusçmcut  belles ,  mais  nous  sommes  sûrs  aussi ,  depuis  que  noiis  ar&Ofi.- 


Il6  REVUE    DE    PARIS. 

visite  les  ateliers  de  MINT.  Mention  et  Wagner,  que  l'on  peut,  avec  de  l'iiabi- 
leté,  trouver  son  intc'rêt  à  sortir  du  laid  pour  s'acliemincr  versle  beau.  Si  le 
Salon  qui  vient  de  se  fermer  n'a  encore  éle'  cette  anne'e  pour  les  femmes  qu'un 
motif  de  futile  promenade,  au  lieu  d'être  une  occasion  d'c'tude,  si  elles  ne 
veulent  point  avoir  l'honneur  de  !a  reforme  du  goût,  que  ce  soit  donc  les 
marchands  qui  s'en  chargent.  L'orfëvre  de  notre  temps  doit  s'attacher  à 
faire  des  choses  élégantes  et  conmiodes  ,  à  mettre  toujours  la  forme  et  le  de'- 
cor  en  rapport  avec  l'usage.  Lcsprcmici's  modèles  ne  leur  manqueront  pas. 
Ily  a  dans  Paris  quaire  ou  cinq  cabinets  de  curiosité  dont  la  fréquentation 
donnerait  à  leur  talent  les  meilleures  inspirations.  M.  Dusommerard,  entre 
autres  ,  a  rassemble'  chez  lui  les  plus  précieux  déljris  de  la  renaissance, 
les  plus  divines  choses  du  monde,  qu'il  livrerait  généreusement  à  leurs 
études.  Tous  les  fai.veurs  de  collection  ne  cachent  pas  leur  cabinet  ainsi 
qu'un  avare  cacherait  son  trésor.  L'égoïsme ,  tombeau  de  toutes  les  sortes 
de  vertus  ,  ne  les  pousse  jias  tous  à  vouloir  garder  pour  leur  grosse  jouis- 
sance personnelle  ce  qu'une  bonne  passion  ou  une  grande  fortime  les  a  mis 
à  même  de  posséder;  il  est  de  ces  hommes  que  la  propriété  n'a  pas  cor- 
rompus et  qui ,  saintement  épris  de  l'amour  de  l'art ,  éprouveraient  des 
joies  pai'faiîes  à  voir  les  reliques  qu'ils  vénèrent  seuls  depuis  de  longues 
années,  se  i-épandre  ,  se  populariser,  rayonner  au  grand  jour,  et  porter  la 
foi  du  beau  jusqu'aux  derniers  rangs  de  la  société. 

Nous  insistons  sur  ce  point,  il  est  indispensable  que  les  orfèvres  se 
livrent  à  des  études  artistiques ,  et  cessent  d'êîre  des  ouvriers  stupides 
travail lani  sans  raisonner.  Nous  ne  demandons  pas  seulement  que  l'art  soit 
appliqué  aux  choses  usneîles,  nous  voulons  aussi  que  les  objets  fabriqués 
le  soient  uvec  intelligence;  plus  de  ces  longues  cafetières  portées  sur  trois 
filets  d'argent  qui  semblent  leur  faire  jouer  une  partie  d'équilibre;  plus  de 
ces  anses  dont  les  ciselures  anguleuses  vous  entrent  dans  la  main  comme 
des  épingles;  plus  de  moulures  mates  sur  les  bords  d'une  tasse  que  l'on 
doit  porter  chaque  matin  à  ses  lèvres.  Le  premier  mérite  d'une  cafetière  , 
c'est  d'avoir  une  base  solide;  le  premier  mérite  d'une  anse  ,  c'est  d'être 
facile  à  prendre  et  douce  à  tenir;  le  premier  mérite  d'une  tasse,  c'est  de 
ne  point  embarrasser  la  bouche.  Le  second  mérite  de  ces  objets  d'un  usage 
continuel  et  journalier,  c'est  d'être  très-aisés  à  nettoyer.  Tout  ornement  qui 
ne  renferme  pas  ces  deux  indispensables  qualités  est  mauvais.  Pourquoi  faut- 
il  que  l'on  soit  obligé  de  ramener  nos  artistes  industriels  à  de  pareilles 
•notions?  Elles  sont  tellement  nat  a-clles  qu'il  serait  puéril  de  les  rappeler. 


REVUE    DE    PARIS.  1  \n 

SI  l'on  n'avait  des  faits  à  corrigrr.  Les  anciens  sont  encore  pour  cela  de 
divins  maîtres  à  e'tudier;  leur  ingc'niosite'  pour  trouver  les  ide'es  analogues 
est  admirable.  S'ils  ont  h  motiver  une  tête  d'épingle  de  coiffure,  c'est 
une  femme  se  peignant  les  cheveux  qu'ils  modèlent;  s'ils  ont  à  embellir 
ime  patère ,  c'est  une  Venus  voguant  sur  une  conque  qu'ils  jettent  au 
fond  :  si  bien  que  chaque  fois  que  l'on  fait  une  libation  ,  la  déesse  paraît 
sortir  des  vagues.  La  magnifique  galerie  d'antiquités  que  M.  Pourtales  a 
formée  avec  des  dépenses  vraiment  royales ,  et  dont  il  ouvre  les  tre'sors 
aux  curieux  avec  la  courtoisie  d'un  vieux  gcntilliomrae ,  nous  fournirait 
bien  d'antres  exemples  encore;  mais  ce  serait  allonger  inutilement  notre 
article  que  d'en  citer  davantage  ,  ceux-là  suffiront  pour  les  lecteurs  aux- 
quels nous  nous  adressons.  Un  orfc'vre  qui  voudra  mériter  le  beau  titre 
d'artiste  marchera  dans  celte  ligne  et  s'écartera  de  la  pauvicte  mesquine 
de  l'empire  comme  de  la  surcharge  de  broderies  des  dernières  années;  il 
se  mettia  surtout  en  garde  contre  ce  dévergondage  de  goût ,  sans  point 
de  départ  et  sans  but,  dont  aucun  esprit  ne  peut  se  rendre  compte. 
Il  ne  s'agit  pas  de  frapper  les  yeux  pir  une  forme  étrange,  il  faut  capti- 
ver par  des  conceptions  siuqdcs,  dont  l'effet,  toujours  harmonieux,  rende 
leur  image  facile  à  fixer  dans  l'esprit.  Au  risque  d  être  accuse  de  viser 
au  paradoxe  ou  à  la  sentence,  je  diiai  en  finissant  :  Un  morceau  d'art, 
pour  remplir  toutes  les  conditions  du  beau  ou  du  bien,  car  c'est  même 
chose ,  doit  être  tel  dans  son  ensemble  que  celui  qui  l'a  vu  le  puisse  de'- 
crire  aisément. 

V.    ScUOELCHER. 


..X— »«t#;«jetaiaa«>aa»a»«»ao»»»ir«»»»»»«»»»a»ata»«f  «a«*f  »•  »•«•«»»»  »««*»o» 


ROBERT  MACAIRE. 


Le  scandaTeux  succès  de  cette  pièce  s'e:xpîiqne  par  l'absence 
<ie  toute  comédie  snr  nos  théâtres,  qui  ne  letiaccnt,  depuis  que 
le  drame  les  a  envahis,  ni  les  u^œurs,  ni  le  ton,  ni  le  vi.^age  hu- 
iTraîa  de  la  société.  Comme  la  société,  belle  ou  corrompue,  reli- 
gieuse ou  alliic,  monarchique  ou  républicaine,  a  besoin,  ainsi 
qu'une  fenune,  de  se  voir  quand  elle  se  lève  et  quand  elle  se 
couche,  elle  a  couru  an  premier  cndroiL  oi!i  on  lui  a  inLlic|ué  une 
glace.  Depuis  long-temps  elle  ne  jouissait  que  des  tristes  leflels 
■de  ses  passions  mauvaises.  On  ne  prétend  pas  exclure  les  passions , 
mais  la  vie  est  autrement  mêlée  qu'on  ne  nous  l'a  faite  au  théâtre. 
Tout  en  aduiirant  les  audacieuses  peintures  du  moyen  âge,  les 
sqèaes  volcaniques  de  l'adultère,  écloses  de  grandes  imaginations, 
on.  se  demande  si,  a  trente-cinq  ans  ou  a.  quarante  ans,  on  est 
«ncore  eu  rapport  avec  ces  luxuiieuses  exaltations;  s'il  n'est  pas 
des  conditions  sociales  totalement  indifférentes  a  ces  tableaux; 
s'il  n'existe  pas  des  milliers  de  tempéranicns  qui  n'ont  pas  com- 
pris par  défaut  d'assimilation  le  premier  mot  de  ces  drames?  Or, 
yn  art  qui  oublie  qu'il  y  a  des  filles  lymphatiques,  des  bourgeois 
paisibles,  des  ouvriers,  un  peuple,  et  un  peuple  peu  nerveux, 
peu  dévoué  a  des  loisirs  de  cœur;  un  art  qui  ignore  que,  passe 
certain  âge,  on  s'assied,  on  raisonne,  on  cause,  on  vit  pour 
yivre,   cet  art  nous  semble  ou  aveugle  ou  sourd.  Ceci  a  été  ou- 


REVUE    DE    PARIS.  1  i*^ 

hlié  par  îc  drame  inocîeinc;  il  a  réduit  la  \ie  a  quelques  annéts. 
Avant  et  après  la  jeunesse,  il  n'a  rieu  soupçonne.  Le  drame  œo- 
derne  a  vingt  ans. 

Parti  de  ce  point ,  le  drame  n'a  pu  êlre  ni  raisonnable  ,  a  vingï 
ans  ou  aime  ;  ni  spirituel ,  a  vingt  ans  on  aime;  ni  railleur,  h  vingt. 
ans  on  aime,  uîais  il  a  été  sanglant  :  et  c'est  monotone,  car  lowî 
Je  monde  ne  tue  pas  ;  car  au  thécàtre  on  ne  prend  d'intérêt  q®'à 
ce  qu'on  ferait  soi-même.  Il  est  a  parier  qu'il  n'y  a  pas  dix  An- 
lony  par  population.  Qu'olfrircz-vous  au  reste? 

Quel  autre  drame,  celui  qui,  sous  une  main  habile,  et  je  la 
sens  venir,  ne  se  composera  pas  de  murs  épais  seulement,  de 
vieilles  portes  de  bronze,  ni  de  boudoirs  de  laque;  mais  qai 
éclairera  doucement  la  rampe  ,  qui  vous  annoncera  au  salon  ,  qui 
TOUS  fera  asseoir  ])rès  de  la  maîtresse  de  la  maison  ,  qui  causera  , 
rira  un  peu  ,  nous  met  ira  face  a  face  avec  nous-mêmes,  beaux  on 
laids  que  nous  sommes  !  11  y  a  huit  ans  qu'on  n'a  vu  un  honnêtfr 
liomme  en  scène  ;  qu'on  n'y  a  remarqué  un  salon  où  l'on  oserait 
rester  deux  heures  en  tête  a  tète  avec  quelqu'un  ,  ni  une  chambre 
où  l'on  se  hasarderait  a  pa.'^ser  la  nuit.  Si  l'on  aime  tant  Molière^ 
c'est  que  ses  personnages  sont  nos  amis,  nos  voisins  ,  nos  parens^ 
nos  locataires.  Qui  ne  voudrait  avoir  un  appartement  dans  la  mai- 
son où  se  passe  le  Dépit  amoureux  ? 

i?o/'6'/f  i1/rtcrw-(?  n'est  pas  une  comédie,  pas  plus  qu'un  singo 
n'est  un  homme,  et  qu'une  prostituée  n'est  une  femme;  maiscetic; 
monstruosité  met  sur  la  voie.  L'art  recommence  :  et  ce  n'est  pas 
pljus  laid  après  tout  que  le  tombereau  de  Thespis. 

L'immodéré  besoin  de  comédie  est  flagrant  dans  l'avidité  àw 
public  "a  se  porter  au  thiàtre  où  Robert  Maca ire  a  été  leprésenié, 
aux  Folies  Dramatiques,  dont  les  murs  dé:oiguent,  dont  les  loges 
sont  rances,  théâtre  qui  sent  son  incendie  d'une  lieue  a  la  ronde.. 

Eh  bien  !  vous  avez  vu  ce  que  la  société  de  Paris  a  de  i)lus  mus- 
qué, l'Opéra  tout  entier  venir  aux  Folies-Dramatiques  a  quatre 
chevaux ,  et  prenant  ses  pans  d'iiabils  ,  ses  robes  de  soie  et  son 
courage  a  deux  mains,  se  bourrer  dans  cette  salle  que  les  porti«cs- 
et  les  giiseltes  ne  connaissaient  pas  la  veille. 


î  20  REVUE    DE    PAIUS. 

Avant  le  lever  du  rideau, — je  crois  qu'il  y  a  un  rideau  aux 
Folies-Dramatiques, — j'ai  vu  les  spectateurs,  impatiens  du  plai- 
sir qui  leur  était  promis,  s'identifier  par  une  certaine  prépai'ation 
naïve  d'esprit  a  la  solennité  attendue.  Ce  sentiment  tout  enfant, 
mais  si  vrai,  que  le  peuple,  sobre  de  spectacle,  éprouve  au  plus 
haut  degré  et  qui  consiste  en  une  disposition  arrêtée  de  vendre 
son  anie,  pour  ainsi  dire,  au  démon  de  la  soirée,  je  l'ai  remarqué 
tiux  représentations  àe  Robert  Macaire,  chez  ceux  qui  depuis  long- 
temps l'avaient  perdu  par  un  long  abus  du  drame  a  passion.  Le 
drame  moderne,  si  on  l'a  remarqué,  ne  souffre  et  ne  demande 
pas  nne  attention  continuelle.  Ce  peut  être  un  bon  fruit,  et  je  le 
crois,  mais  avant  d'arriver  a  la  pensée  qui  en  est  ordinairement 
la  substance,  il  faut  arracher  les  feuilles  et  les  écorcesdont  il  s'en- 
îonre.  Le  premier  acte,  communément,  est  une  canserie ,  le  second 
im  voyage,  le  troisième  nn  bal  ou  une  discussion  philosophique 5 
îe  quatrième  seul  est  intéressant  ;  tout  est  sacrifié  "a  la  royauté  du 
•quatrième  acte,  et  les  acteurs  le  savent  si  bien  qu'ils  se  soucient 
peu  de  paraître  médiocres  dans  les  actes  qui  précèdent.  Tous  re- 
fuseraient de  jouer  dans  une  pièce  dont  les  cinq  actes  seraient  re- 
marquables, si  le  cinquième  n'était  plus  remarquable  encore.  La 
■prétention  est  mortelle  ;  elle  coiid;unne  le  public  h  subir  quatre 
heures  d'ennui  pour  obtenir  un  quart  d'heure  d'émotion  ,  et  elle 
le  réduit  a  l'état  des  derviches  tourneurs  de  lOrient,  qui  évo- 
luent pendant  huit  heures  sur  leurs  talons ,  afin  d'arriver  a  la  cé- 
leste béatitude  d'être  iv^res- morts  au  bout  de  leurs  pirouettes. 

Peu  comprennent  mieux  que  nous  la  séduction  du  paradoxe. 
Nous  n'aurions  demandé  que  quelque  vraisemblance ,  por.r  nous 
y  rattacher,  'a  l'opinion  hardie  qui  a  dit,  après  la  représentation 
de  Robert  Macaire  :  —  Enfin  la  comédie  est  ressuscitée ,  la  vé- 
ritable comédie  ,  celle  qui  retrace  les  mœurs  et  les  corrige,  en 
mettant  les  bonnes  et  les  mauvaises  en  présence.  Pour  trouver 
légitime  ce  cri  de  triomphe  que  nous  repoussons,  nous  n'aurions 
pas  exigé  le  retour  d'un  Molière  ni  le  mérite  suprême  de  ses 
pièces;  loin  de  lii  :  nous  aurions  même  décemment  glissé  sur 
le   talent  d'exécution   littéraire  et  les  qualités  de  style,   toutes 


\ 


REVUE    DE    PARIS.  12  1 


perfections  si  peu  goiîtécs  d'ailleurs  au  iliéàtie  ,  magnifiques 
inutilités  qui  n'ont  pas  fait  vivre  Racine  et  sans  lesquelles  quel- 
quefois Molière  a  su  se  perpétuer  jusqu'à  nous.  Mais  nos  bonnes 
volontés  n'ont  pas  trouvé  où  se  prendre,  et  le  paradoxe  est  resté 
sur  les  dents.  Par-ci  ,  par- la,  quelques  estafiers  de  la  littérature 
haute  en  goût,  ont  bien  crié,  le  poignet  sur  la  hanche  et  la  faute 
de  français  a  la  bouche  :  — \  oila  comment  Shakspeare  créait  ses 
tragédies,  — sans  le  savoir,  sortant  de  la  taverne  ou  du  sermon,  ivre 
ou  humble  de  pensées ,  jetant  au  basard  le  peu  de  science  latine 
et  d'histoire  qu'il  possédait  dans  l'océan  de  son  imagination , 
où  tout  ensuite  se  combinait,  se  fondait,  se  colorait  et  grondait  en 
tempête.  D'abord  je  crois,  en  tbèse  générale,  que  lorsqu'on  a 
beaucoup  bu  on  est  ivre ,  et  qu'en  conséquence  on  est  peu  porté  a 
suivre  le  fil  d'une  idée  propre  h  devenir  un  drame;  je  crois  qu'il 
y  a  dans  le  miracle  laborieux  d'une  œuvre  dramatique  une  luci- 
dité tenace  d'esprit  qui  ne  résulte  que  du  parfait  équilibre  des 
sens;  je  crois,  en  un  mot,  que  riusj)iration,  c'est  la  patience  et 
la  clarté,  élevées  ensemble  k  la  plus  baute  énergie  de  leurs  ef- 
forts commiuis,  et  que  le  plus  beau  travail  du  génie  s'opère  dans 
un  corps  froid  et  une  tète  chaude,  dans  une  débauche  a  jeiui. 

Non,  ne  croyons  pas  que  les  événemens  du  passé,  que  les 
choses  du  présent,  ceux-là  procédant  d'immuables  causes,  celles- 
ci  soumises  "a  Tinfluence  des  mœurs,  des  lois  ,  des  baintudes;  les 
ims  constituant  Ibistoire,  les  autres  la  vie,  puissent  être  saisis 
d'autorité,  élaborés  dans  la  spontanéité  de  l'ivresse,  dans  les  dé- 
règlemens  du  corps.  Les  prophètes  éiaient  des  saints. 

Nous  nions  donc  que  Sbahspeare  ait  puisé  dans  l'ivresse,  qu'il 
ait  dû  a  la  prostitution  de  son  ame  les  colossales  créations  de  son 
génie.  Autant  vaudrait  ériger  en  poétique  la  corruption,  et  juger 
les  poètes  d'après  la  profondeur  de  leurs  caves. 

Ce  préauibide  ne  nous  force  point  a  conclure  que  les  auteurs 
de  Hubert  jVacaire  ont  justifié  le  moins  du  monde  la  métbode 
dont  on  veut  que  Shakspeare  leur  ait  fourni  l'exemple.  Nous  ne 
les  exceptons  point,  au  contraire,  de  la  classe  honoiable  de  ces 
talens  actifs,  qui,  sans  prétention,  sans  despotisme,  alimentent 


IS2  REVUE    DE    PARIS. 

les  iKéâfres  des  boiilevarts  au  pvix  de  leurs  veilles;  qui  ont  un 
public  dont  ils  sont  la  joie,  et  une  renommée  qui  ne  les  empêche 
pas  de  dormir. 

Quel  puissant  intérêt  a  donc  remué  ces  masses  depuis  trois  ans 
indifférentes  a  tous  les  appâts  tendus  parles  autres  théâtres?  Est- 
ce  Taclcur  Frédéric,  lui  qui ,  malgré  son  immense  talent,  a  tra- 
versé sans  la  repeupler  la  Thébaïde  delaPorte-Saînt-Martin?  Est- 
ce  la  merveille  d"uu  ouvrage  réunissant  en  lui  tout  ce  que  ces  deux 
écoles  recommandent  "a  leurs  adeptes?  Mais  il  n'y  a  ni  genre,  ni 
école ,  ni  forme ,  ni  stj  le  dans  Robert  Macaire;  il  n'y  a  que  des 
hommes  déguenillés ,  des  scènes  qu'on  ne  pourrait  jamais  imprimer, 
et  qui  n'ont  pas  été  imprimées  non  plus;  un  dialogue  uniquement 
composé  de  hoquets ,  de  coups  de  pieds ,  de  cris  de  tabatières., 
d'éclats  de  rire  gutturaux ,  de  grimaces  ;  il  n'y  a  pas  de  décors  ;  oa 
y  voit  des  bottes  qui  lî ont  plus  de  nom  dans  aucune  langue;  des 
chapeaux  décrochés  de  la  Morgue,  et  des  habits  qui  n'ont  même 
jamais  été  vieux!  Eh  bien!  ceux  qui  ont  admiré  les  villes  d'or  de 
l'Opéra,  les  hommes  ruisselans  de  pierreries  de  la  Juwe ^  les  che- 
vaux de  brocart  du  roi  Sigismond,  ont  donné  les  villes  d'or  pour 
les  bottes  de  M.  Frédéric ,  et  les  chevaux  du  roi  Sigismond  pour 
le  baron  de  Wormspire.  Quel  marché! 

Voila  un  problème  difficile  en  apparence  :  il  ne  l'est  pas.  Vous  avez 
trop  spéculé  sur  les  passions,  au  théâtre,  aux  dépens  des  mœurs.  Il 
en  est  advenu  que  celles-là  se  sont  épuisées,  que  celles-ci  se  sont 
faitdésirercommel'eau  dans  un  désert.  Ou  est  accouru  à  une  pièce  où 
l'on  promettait  des  bourgeois  en  chair  et  en  os  comme  nous ,  des 
agens  d'affaires  ,  une  assemblée  d'actionnaires,  un  commissaire  de 
police,  un  père  de  famille,  un  enfant,  un  baron  de  l'empire.  La 
soif  de  curiosité  a  été  si  grande  que,  même  après  avoir  éprouvé 
que  ces  bourgeois  étaient  des  niais,  ces  agens  d'affaires  des  vo- 
leurs, cette  assemblée  d'actionnaires  des  dupes  et  des  escrocs,  ce 
commissaire  de  police  une  stupéfiante  caricature  de  l'autorité,  ce 
père  de  famille  un  galérien,  ce  baron  un  soufflet  à  l'armée  impé  = 
riale  ;  la  soif  de  curiosité  a  été  si  vive,  disons-nous,  qu'on  a  en- 
core osé  s'écrier  :  — Voila  enfin  la  société!  la  grande  comédie! 


REVUE    DE    PARIS.  fOi^ 

Ah!  vous  vous  reconnaissez  donc!  car  on  ne  suppose  pas  que 
ces  infamies,  si  elles  étaient  de  pure  imagination,  fussent  dignes, 
du  sacrifice  de  vos  soirées  et  de  vos  soirées  pendant  l'hiver,  qnandi 
elles  sont  si  douces;  pendant  Tété,  lorsqu'elles  sont  si  fraîches  h 
la  campagne. 

Qu'est-ce  donc  qui  est  vrai?  Serait-ce  le  monologue  de  la  pre- 
mière scène ,  quand  Robert  Macaire,  Fœil  sanglant,  puant  la  guil- 
lotine, s'écrie  :  «  Mort!  bien  mort!  très-moi t!  Je  m'en  moque paa 
»  mal!  — La  tombe!  Qu'est-ce  que  la  tombe?  La  tond:)c  est  un? 
M  asile  sûr,  où  l'espérauce  tombe,  ou  pour  réternité  on  se  croise 
»  les  deux  bras.  » 

Si  CCS  paroles  sont  de  celles  qu'il  convient  de  publier  au  théâtre 
pour  que  leur  effet  moral  s'étende  au-dehors ,  je  ne  comprends. 
pas  pourquoi  vous  pleurez  amèrement  sur  le  sin'cidc,  râlant  sous 
vos  croisées  ou  dans  la  chambre  voisine;  on  se  tue  toujours  en 
vertu  d'une  maxime,  et  la  vogue  de  Bohert  Macaire  est  assez 
claire  pour  être  proverbiale.  Fonlez  toutes  les  lois  régulatrices, 
n'acceptez  la  charge  d'aucun  des  devoirs  de  la  vie,  courez,  au 
contraire,  au-tlevant  de  toutes  les  violations,  pourvu  cprelles 
vous  procurent  une  volupté;  et  puis,  quand  le  juge  frapjiera  au 
carreau  de  la  vitre,  répondez-lui  en  vous  biûlant  la  cervelle;  car 
la.  tombe  est  un  lieu  oiipour  l  éternité  ou  se  croise  les  hrus  ! 

En  tout  autre  temps,  on  aurait  salué  notre  dernier  paragraphe 
par  une  spirituelle  ironie;  on  l'aurait  trouvé  bien  ampoulé.  Hier, 
il  y  a  eu  deux  suicides  dans  Paris. 

Qu'est-ce  donc  qui  eft  vrai?  Ceci  :  a  Mon  fds,  j'ai  des  re- 
»  proches  a  vous  adresser  au  sujet  de  vos  gens,  qui  n'ont  pas 
»  pour  moi  tout  le  respect  qui  est  dû  a  ma  qualité  de  père  et  à 
»  mes  malheurs!  Enfin,  croirais-tu,  mon  garçon,  qu'a  l'heure 
ji  qu'il  est,  je  n'ai  pas  encore  fait  mon  second  déjeuner  et  que  je 
M  n'ai  pas  lu  mon  journal?  Ah  ça,  et  ton  mariage?  — Oh!  cte 
M  bégueule!  c'est  donnnage,  tu  aurais  eu  des  enfans,  je  me  serais 
M  chargé  de  leur  éducation.  Au  fait,  vends  ton  auberge,  confie- 
»•  moi  les  fonds ,  je  les  ferai  valoir,  et  tu  m'en  diras  des  nouvelles. 
»  Mon  lils,  vous  oubliez  le  respect  dû  a  ujcs  cheveux  blancs!  « 


1^4  nRVUE    DE    PARIS. 

Après  la  religion,  voici  la  paternité  baffoiiée;  applaudissez 
donc  des  deux  mains  aux  outrages  que  vous  recevez.  Mais  en  ren- 
trant au  logis ,  essayez  de  don)iner  la  rébellion  filiale ,  vous,  père, 
au  nom  de  la  paternité  souffletée  sur  vos  joues.  Attestez  vos  che- 
veux blancs,  et  vos  fils  s'approcheront  pour  voir  si  vous  n'avez 
pas  une  perruque  carotte.  De  quel  droit  exigerez-vous  que  vos  fils 
honorent  en  vous  des  expressions  et  des  images  dont  vous  avez 
encouragé  la  flétrissure?  Ils  se  feront  un  jeu  de  ce  dont  vous  vous 
serez  fait  un  jeu.  Plus  vous  serez  sérieux,  et  plus  ils  vous  félici- 
teront d'avoir  si  bien  profité  des  leçons  de  l'acteur;  vous  crierez 
et  vous  désespérerez;  ils  diront  :  —  Bien  !  c'est  cela ,  mon  père. — 
Vous  les  maudirez;  ils  s'assiéront  et  vous  répondront  :  — Quel 
gaillard!  comme  il  maudit  bien!  — Vous  vous  écrierez  comme 
Job  :  — Seigneur!  Seigneur!  ayezpilié  de  moi!  et  vos  fils  vous 
tourneront  le  dos  en  disant  :  Mon  père!  «C'est  ainsi  que  s'ex- 
w  prime  Robert  Macaiie  quand  il  s'enfuit  de  l'auberge  en  einpor- 
M  tant  un  sac  déçus!  Vous  plaisantez,  je  crois,  avec  votre 
»  malédiction  et  votre  Seigneur  !  » — Comment  parviendrez-vous  a 
persuader  a  vos  fils  que  ce  qui  était  un  amusement  hier  est  devenu 
le  lendemain  un  droit  pour  vous,  un  devoir  pour  eux?  Avili,  le 
langage  sacré  de  la  famille  avilira  les  sentimens  qu'il  exprime. 
Vous  ne  débiterez  plus  qu'un  rôle  de  tréteau,  avec  vos  maximes 
décriées,  et  décriées  par  vous  ;  et  si  l'inspiration  de  la  colère  vous 
fournit  quelque  amère  parole  contre  tant  d'irrévérence,  votre  ou- 
vrage, votre  fils  vous  renverra  k  la  tirade  de  la  pièce,  et  vous 
fera  observer  que  cela  n'est  pas  dans  le  rôle. 

Robert  Macaire  est  donc  une  école  où  l'on  enseigne  'a  se  mo- 
quer des  pères ,  en  les  représentant  abrutis  par  le  vin.  Chez  les  an^ 
ciens,  du  moins,  on  n'employait  ce  moyen  d'abjection  que  pour 
dégoûter  de  l'ivresse.  Nous  sommes  en  progrès  :  on  veut  nous  dé- 
goûter des  pères. 

J'admets  que  l'ancienne  comédie  ne  soit  pas  exempte  de  ces  ta- 
bleaux qui ,  avec  la  prétention  inouïe  d'épurer  les  mœurs,  en  re- 
tracent les  plus  sales  déréglemens  ;  j'admets  que  Dorante  du  Bour- 
geois gentilhomme  j  que  les  marquis  de  Le  Sage  soient  de  fieffés 


REVUE    DE    PARIS.  125 

bandits;  mais  n'oubliez  pas  qne  INIolière  n'a  jamais  exposé  le  vice 
qu'avec  une  mesure  infinie,  el  jamais  sans  manquer  de  lui  oppo- 
ser le  contraste  de  Thonnête  li  inme  qui  l'emporte,  et  queLeSage, 
dans  les  comédies  où  il  a  sacrifié  a  nn  scepticisme  odieux,  n'écri- 
vait pas  en  vue  du  peuple,  doublement  éloigné  du  théâtre  par  sa 
pauvreté  matérielle  et  par  sa  médiocrité  intellectuelle.  Rien  qu'au 
style,  on  sent  le  peu  de  danger  de  ces  comédies.  Il  y  a  de  la  fi- 
nesse dans  le  trait,  delà  réflexion  dans  le  fond,  de  la  philosophie 
sons  l'expression  la  plus  franchement  ironique  en  apparence;  mais 
ici ,  mais  dans  Pwhert  Jilacaire ,  c'est  l'argot  et  ses  turpides  images  ; 
c'est  un  vol  a  main  armée  fait  an  style  de  la  Gazette  des  Tribu- 
naux ;  c'est  la  linguistique  de  Cartouche,  revue  par  une  académie 
d'escrocs. 

Chn"r  et  effilé  comme  un  poignard,  ce  langage  se  fidie  partout 
dans  la  chair  du  peiqile.  II  en  rit  dabord  ,  puis  il  l'adopte, 
puis  il  le  parle;  demain  il  répétera  dans  râtelier  la  scène  de  la 
fameuse  entrevue  de  Robert  IMacaire  et  de  Bertrand. 

Bertrand  nous  donne  la  mesure  qui  nous  sépare  de  ranliqiuté, 
la  on  nous  l'avons  inu'tée.  Oresie  et  Pylade  personnifia  eut  admi- 
rablement la  sainte  amitié  dans  tous  ses  dévouemens  et  ses  beaux 
saeriliees.  Nos  Orestes  et  nos  Pyladcs  sont  Bertrand  et  Robert 
Maca're-:  Bertrand  est  Pelade,  jMacaire  est  Oreste.  Quel  chemin 
ils  ont  fait!  Pylade  ne  va  plus  a  la  suite  d'Oreste  que  pour  re- 
cueillir des  coups  de  pied  dans  les  parties  chainnes.  Le  premier 
signe  d'effusion  qu'ils  se  donnent  après  une  absence  assez  longue 
n'est  pas  de  s'écrier  :  Oui ,  puisque  je  retroui-e  un  ami  si  fidèle; 
l'un  dit  a  l'antre  :  La  bourse  ou  la  ^ne!  Pylade  répond  :  J'allais 
vous  en  dire  autant.  Voila  ])ourquoi  ils  ont  traversé  les  siècles  , 
ces  deux  symboles  d'amitié  sublime.  Et  l'art  en  souffrira  éternel- 
lement de  cet  affiont  fait  ii  la  face  de  l'antiquité.  Essayez  désor- 
mais de  présenter  deux  amis  en  scène  :  ils  ne  diront  pas  un  mot 
simple,  bon,  humain,  cordial,  qne  le  même  mot  n'ait  été  sali  et 
mâché  par  Robert  Macaire  et  Bertrand,  La  synonymie  rappellera 
involontairement  une  sitna'.ion  semblable  ou  analogue; — elle  sera 
dans  Robert  Nacaire.   Et  ce  masque  hideux  s'appliquera  'a  tout 


llG  REVUE    DE    PARTS. 

beau  vîsnge,  h  tout  beau  sentiment.  Cet  ignoble  chef-d'œuvre; 
ctouffera  bien  des  chcfs-Jœuvre. 

Antre  erreur,  d  imaginer  que  le  peuple  est  moins  sensible  anx; 
modifications  sociales  qu'aux  modifications  politiqncs,  parce  qu'il 
prend  à  ces  dernières  une  part  visiblement  plus  large.  En  vou- 
lez-vous une  preuve  d'hier?  Deux  procès  se  sont  trouves,  uiu 
instant  parallèles  :  l'un  politique  et  pris  tout  entier  dans  leSi 
entrailles  malades  du  peuple  ;  l'autre  domestique  et  n'éveillant 
que  des  sympathies  dhonneur,  de  respect,  de  pudeur;  touchant 
le  cœur,  il  est  vrai ,  mais  le  touchant  par  le  contact  de  la  publicité 
des  journaux ,  moyen  artificiel  ;  et  par  Téioquence  des  avocats  ^ 
moyen  encore  plus  factice.  Eh  bien!  ne  l'avez-vous  pas  remarqué?. 
Le  procès  social  a  fait  laire  le  procès  politique  tout  d'un  coup;  il 
lui  a  crié  :  Silence!  et  il  s'est  tu.  Le  Palais-de-Justice  a  caché  le 
Luxembourg  pendant  deux  semaines;  il  n'y  a  plus  eu  pendant 
deux  semaines  ni  pairs  de  France,  ni  prévenus,  ni  co:nplot.  Une 
jeune  fille  outragée  a  obtenu  ce  que  la  prudence  de  l'état  désirait 
depuis  si  long-temps  et  sans  succès.  On  a  oublié  pour  elle  une 
ville  mitraillée ,  des  prisons,  des  cris,  des  assassinats.  La  cata- 
leptique de  Saumur  a  jeté  sur  la  France  entière  l'épouvantable 
silence  de  son  anie. 

Dites  maintenant  que  le  peuple  n'est  pas  vulnérable  au  âanc 
social ,  qu  il  n'est  intelligent  que  pour  ses  intérêts  politiques!  Ceci 
est  son  pbis  bel  éloge  ;  ceci  prouve  que  le  citoyen  se  retire  encore 
devant  la  miijesté  de  l'hoinme;  que  le  citoyen  n'est  qu'au  second 
rang  aux  yeux  de  l'humanité.  Et  tant  mieux! 

Kous  avons  vu  la  rencontre  touchante  de  Bertrand,  échappé  de 
la  guillotine,  et  de  sou  noble  ami  Macaire,  au  milieu  d'une  forêt, 
lieu  merveilleusement  propre  à  un  tel  rapprochement.  «  Cette  ' 
»  voix  !..  ces  traits. ..  Beitrand !  Macaire  ! .. — Viens  dans  mes  brasi 
3x  — Eh!  tu  m'éiouffes  ,  imbécile!  —  Où  en  es-tu  de  tes  afTairesî 
»  liens  !  huit  mille  balles  sous  ce  buisson?  —  A  qui  donc?  à  toi.? 
»  Eh,  non  !  a  monsieur  le  curé,  »  Voilii  leur  premièie  entrevue 
a  accomplie  :  ils  vont  la  sceller  par  une  bonne  action.  » 

«  Bertrand,  des  chevaux  qui  prennent  le  mors  aux  dents,  des 


REVUE    DE    PARIS.  11J 

»  voyngeurs  qui  vont  périr il  f;iui  les  sauver Qu'est-ce 

»  que  cela  te  fait,  Macaiie?  —  Ah,  BcrtiauJ  !  » 
..  .Moquerie  atroce  Je  Ihospilalité!  de  riiumanité !  Qii esUce  que 
cela  te  fait  ?  Voyez- vous!  snycz  eu  danger  de  périr  par  l'eau  ou 
parle  feu,  les  BertrauJs  élevés  h  l'éco'e  de  Robert  Macaire  diront: 
Qu'est-ce  que  cela  me  fait!  Admirable  pays,  celui  où  l'on  fiappe 
des  méda  lies  d'argent,  où  l'on  distribue  des  prix  eu  pleine  aca- 
démie en  faveur  de  ceux  qui  sauvent  les  hommes  au  péril  de  leur 
vie,  et  où  il  y  a  un  théâtre  trop  petit  pour  les  applaudisscmens, 
quand  Bertrand  ,  témoin  d'un  malheur  qu'il  peut  empêcher,  Ber- 
trand dit  :  Qu  est-ce  que  cela  méfait? 

Ajoutons  vite,  pour  garantir  notic  impartialité ,  dont  notre  sou- 
venir seul  lépond ,  car  nous  citons  de  mémoire,  que  1  lionnnc  en 
péril  est  le  baron  de  Wormspire  ,  baron  allemand ,  naturalisé  sous 
le  grand  homme. 

Jusqu'ici  respectée,  la  gloire  de  l'empire  n'avait  reçu  aucune 
souillure  :  elle  ne  fut  jamais  coupable  des  héroïques  pleurniche- 
ries dont  la  ridiculisa  le  vaudeville  de  la  restauration.  Personni- 
fiée dans  Wormspire,  elle  filoute  maintenant  des  filous  ,  elle  s'al- 
lie au  sang  de  Robert  Macaire,  par  Eloa  la  fille  de  Wormspire. 
Par  une  mauvaise  destinée  de  nos  grands  noms  militaires,  aucun 
n'a  été  jeté  en  bronze  sur  la  scène  ,  ni  Murât  ,  le  cavalier  numide, 
ni  Kléber,  Sésostris  pour  les  Egyptiens;  ni  iMoreau  ,  ce  traître  su- 
blime ,  ni  Napoléon  lui-mèuie  !  Le  bronze,  le  marbre,  oui  fuit 
leur  devoir  ;  la  littérature  ,  rien.  Je  parle  de  la  litléiature  diama- 
tique.  Erreur.  J'oubliais  la  création  toute  militaire,  tout  impériale 
de  Wormspire  ! 

Il  serait  trop  léger  d'insister  sur  le  profond  mépris  avec  lequel 
est  traité  l'amour  dans  Robert  Macaire.  Eloa  n'a  \\\\  nom  d'ange 
que  par  antiphrase.  Elle  est  pour  son  époux,  le  prétexte  ingénieux 
de  toutes  les  phrases  qu'il  débile  pour,  sur  et  contre  l'adultère. 
Après  le  coup  de  poignard  aux  mœius,  c'est  le  coup  de  stylet  au 
langage  des  passions  ;  enfant  du  drauie  effréné,  Macaire  se  révolte 
.contre  la  phraséologie  ellrénéc  ;  c'est  un  assassinat  de  plus  que 
commet  le  bon  Macaire  au  sein  de  sa  propre  famille  :  —  «  J'arrive 


128  REVUE    DE    PARIS. 

»  a  toi  pour  venir  le  dire  ,  je  t'aime!  —  L'univers  tout  entier  se 
»  serait  trouve  Ih,  que  je  l'aurais  broyé  ,  pulvérisé  ,  pour  venir  te 
M  dire  :  je  t'aime!  Eloa  ,  si  ton  père  m'eût  refusé  ta  main  ,  oh  !  que 
))  d'épouvantables  catastro[)hes  il  en  serait  résidtc  !  «  Eloa  ré- 
pond :  a  Moi  j'aurais  voulu  que  mon  père  t'eût  refusé  ma  main; 
»  que  dis-jp?  j'aurais  voulu  que  mon  mari  vécût  encore  ;  et  alors , 
»  fille  dénaturée  ,  épouse  criminelle  et  adultère,  je  serais  venue  a 
»  toi  comme  l'ange  déchu  !  »  Et  Robert  gémit  :  v  Oh!  oli!  oh! 
»  oh!  c'aurait  été  charmant!  » 

Il  est  difficile  de  concentrer  avec  plus  de  naïveté  et  d'esprit, 
car  il  y  a  jusqu'à  de  l'esprit  drms  cette  malheureuse  bouffonnerie  , 
les  propos  galans  de  nos  pièces  adultères  a  tous  les  degrés. 

Si  nous  avions  le  courage  de  louer  d'autres  scènes,  nous  n'o 
mettrions  pas  celle,  si  neuve,  si  gaie,  si  originale,  où  le  beau-fils 
et  le  gendre  s'escroquent  en  famille,  à  la  table  de  jeu.  Depuis  Mo- 
lière, u  notre  avis,  du  moins,  on  n'a  rien  imaginé  de  plus   co- 
mique. 

Ce  serait  mal  défendre  1  immoralité  de  cet  ouvrage  que  de  dis- 
cuter le  point  de  vue  où  nous  nous  sommes  placés  pour  le  juger  , 
que  de  soutenir,  par  exemple,  que  l'on  corrige  les  vices-en  les  re- 
traçant avec  fidélité  dans  toute  leur  laideur.  Vous  voudriez,  n'est- 
ce  pas,  avoir  le  mérite  de  l'œuvre  et  nous  laisser  la  charge  de  la 
redresser?  x\vec  ce  système  rien  ne  serait  exclus  du  théâtre;  vous 
compteriez  en  tout  temps  sur  les  âmes  honnêtes;  mais  c'est  a  vous 
de  les  rendre  honnêtes  d'abord. 

Ainsi,  par  exemple,  la  scène  des  actionnaires  pipés  o.lieusement 
par  Robert  Macaire  apprendrait  "a  se  méfier  de  ceux  qui  font  des 
entreprises.  Vous  vous  trompez  en  cela.  La  leçon  profite  a  ceux 
qui  trompent  et  non  a  ceux  qui  sont  trompés,  par  la  raison  que 
c'est  chez  vous  l'escroc  qui  triomphe  ;  que  c'est  l'escroc  qui  a  de  l'es- 
prit, de  la  grâce,  et  toute  la  supériorité.  On  s'y  prend  autrement 
pour  arriver  au  but  contraire.  Le  sot  public  dit  comme  Bertrand  : 
Comme  ce  gai'.lard-là  a  la  langue  bien  pendue! 

Non,  ce  n'est  pas  là  la  société,  vous  valez  mieux.  Vous  ne  vo- 
lez pas,  vous  n'assassinez  pas,  vous  ne  riez  pas  de  Dieu,  des  lois. 


REVUE    DE    PARIS.  120 

du  langage,  de  tout  ce  que  les  siècles  nous  ont  légné  de  beau  et 
de  pur.  L'entraînement  vous  a  gagné ,  et  vous  avez  pris  ce  qui  a 
réussi  pour  ce  qui  était  bon  ,  ce  qui  était  une  morsure  pour  une 
caresse  :  c'est  parce  que  vous  êtes  un  peuple  llicile,  lionnèle  ,  avide 
d'émotions,  comme  tout  peuple  spirituel,  que  vous  vous  êtes 
laissé  peindre  d'une  manière  si  noire. 

Je  ne  crois  pas  au  danger  de  cette  opinion  qui  nous  calomnie, 
je  crois  a  uu  danger  plus  imminent.  Chez  nous,  il  y  a  une  fatuité 
de  vice  pire  que  le  vice  même.  Malheur  !  si  le  vent  est  a  la  ligue, 
nous  serons  ligueurs-,  s'il  est  a  la  fronde,  nous  serons  frondeurs; 
s'il  est  aux  révolutions,  nous  serons  révolutionnaires.  Et  puis 
nous  faisons  si  facilement  ce  qu'on  nous  fait  faire  en  riant.  Ro- 
bert Macaire  vole  et  rit;  les  Macaircs  n'ont  qu'à  rire  pour  nous 
voler  sans  crime,  comme  sans  remords.  Et  beaucoup  rient  en  ce 
moment.  Je  sais  des  négocians,  des  agens  d'affaires  ,  des  entrepre- 
neurs, des  avoués  d'une  gaieté  folle;  deux  choses  les  soutiennent  : 
l'abolition  de  la  marque  et  le  rire  de  Robert  Macaire. 
'-••  Simple  raisonnement  : 

Ou  la  comédie  influe  sur  les  mœurs,  ou  elle  n'exerce  aucune 
influence  sur  elles. 

Elle  exerce  une  influence. 

Tout  Paris  a  vu  au  moins  deux  fois  Txohert  Macaire. 

On  a  censuré  Ango!  Quelle  plate  dérision! 


Léon  Gozlak. 


LES  ÉDITEURS 


n  y  a  dans  ce  monde  de  singuliers  et  inexplicables  hasards  qui  jettent 
îTiumanite'  dans  une  \T3ic  ,  et  qui  l'y  maintiennent  pendant  des  siècles.  11 
y  a  aussi  des  pre'fe'rences  e'iranqes  et  sans  raison  ,  des  oublis  absurdes  et 
imme'rite's  ,  des  antipathies  dont  je  donnerais  mille  louis  pour  connaître  le 
point  de  départ.  Ainsi,  si  jetais  ministre  de  l'instruction  publique,  au 
lieu  de  donner  G, 000  francs  à  celui-ci  pour  monter  toute  la  journée  sur 
une  e'chelle  double  de  la  Biljliolheqne ,  sous  pre'texte  de  faire  des  r^icher- 
ches  sur  l'histoire  de  France;  au  lieu  de  payer  le  voyage  de  tel  autre  à 
Nîmes  pour  qu'il  se  chauffe  les  reins  au  soleil  dans  le  but  de  de'crire  quel' 
que  chose ,  je  proposerais  1 00,000  francs  à  celui  qui  déterminerait  d'une 
manière  pre'cise  le  moment  où  l'âne,  dans  le  règne  animal,  et  l'cpicier , 
dans  le  règne  social ,  sont  devenus  l'objet  de  la  moquerie  publique  et  du 
ridicule.  Ce  serait  à  la  fois  une  belle  e'tude  psycologique  et  historique  à  la- 
quelle pourrait  se  rattacher  une  foule  de  questions  accessoires  parmi  les- 
quelles il  nous  semble  qu'on  pourrait  mettre  en  première  ligne  celle-ci  : 
«  D'où  vient  qu'on  a  choisi  l'àne  et  l'cpicier  de  pre'ference  au  veau  et 
au  libraire?»  N'est-ce  pas  là  en  ve'rite'  une  question  pleine  de  nouveauté 
et  susceptible ,  dans  son  ensemble  et  dans  ses  détails,  des  considérations 
les  plus  larges,  et  des  aperçus  les  plus  délicats?  Et  qu'il  nous  soit  per- 
mis, sans  vouloir  l'embrasser  entièrement ,  de  faire  apercevoir  dans  quel 
esprit  elle  pourrait  cire  traitée. 

L'cpicier  est  un  être  borne',  uniforme.  Nous  n'entendons  pas  par  borné 
qu'il  est  bêle,  et  par  uniforme  qu'il  est  de  la  garde  nationale;  nous  enten- 


REVUE    DE    PARIS.  l3t 

dons  par  borne  qu'il  se  meut  dans  une  spliërc  de  relations  très-re'tre'de;  nous 
entendons  par  uniforme  que  tout  c'picicr  est  taille'  sur  le  même  patron  que 
son  voisin.  De  cette  uniformité'  qui  est  le  propre  de  l'cpicier,  combien  il  y 
loin  à  la  diversité  de  l'espèce  libi-aire  ! 

Le  libraire  est  un  être  varie',  infini ,  qui  touclie  à  toutes  les  positions 
sociales,  qui  s'y  mt-le ,  y  jiorte  son  action  et  y  fait  faillite  ou  fortune.  Si 
Bons  voulions  remplir  la  lâclieque  nous  demandons  qu'on  impose  aux  au- 
tres, nous  e'tablirions  d'abord  la  grande  division  du  libraire  -  commis- 
sionnaire et  du  libraire-e'ditenr. 

Le  libiaire- commissionnaire  est  un  nc'gociant  en  livres  qui  aclicte  a 
terme,  vend  à  cre'dit;  un  liorame  qui  a  des  commis- voyageurs  dans 
les  quatre  parties  du  monde  pour  dire,  à  l'heure  qu^il  est,  à  une  fille 
du  Canada  ou  à  un  Tarfare  Manlcliou  :  «  Vouiez- vous  que  je  vous  en- 
voie le  Père  Goriot?  excellent,  trcs-dcmande' ,  papier  siipirOn  ,  satine'.  » 
Ceci  est  vrai  ,  ou  du  moins  c'était  vrai,  il  y  a  quelques  annc'es  ,  avant 
que  la  librairie  ne  fût  tuml)e'c  dans  l'clat  de  torpeur  où  elle  gît  maintenant. 
Mais  comme  nous  voulons  resserrer  la  question  de  plus  en  plus,  en  la 
subdivisant,  nous  laisserons  de  côte  le  libraire  commissionnaire  et  ses 
mille  varieïc's ,   et  nous  nous  renfermerons  dans  l'espèce  libraire  e'Jiteiir. 

Subdivisons  encore  ,  et  nous  aurons  i'e'cbteur  qui  fait  le  classique  et  les- 
morts ,  et  re'Jiteiir  qui  fiit  la  nouveauté  et  les  vivans,  etc.  ,  etc.  L'éditeur 
qui  fait  le  classique  est  une  espèce  forte ,  bien  logée,  bien  liabillcc,  bien 
décorée ,  bien  mariée  ;  elle  vit  d;ms  le  faubourg  Saint-Germain  ,  elle  a  de 
la  morgue  comme  tout  bomme  qui  sait  le  lalin  ,  et  elle  ne  le  sait  pas  ;  elle 
vit  d'une  foule  d'écoliers  dont  elle  extrait  des  traductions  ,  jusqu'à  ce  qu'ils 
en  deviennent  professeurs  éliqnes  et  pairs  de  France.  Dans  son  style  ,  l'é- 
diteur classique  élève  des  monumcns  à  la  gloire  des  grands  hommes  et  se 
fait  bâtir  près  Paris  de  jielils  villages  suisses,  où  les  uns  disent  qu'une 
main  de  fée  restaure  les  aiL'ptcs  ,  d'autres  qu'elle  les  achève.  Gelai  -  là  GSt 
propriétaire  suzerain  ,  de  temps  immémorial ,  de  sa  maison  de  campagne; 
il  l'a  eue  le  même  jour  que  sa  femme  ,  et  la  maison  commence  à  se  lézar- 
der. Tout  Paris  n'en  enferme  qu'un  très-petit  nombre. 

A  côté  de  celui-ci,  que  nous  pourrions  appeler  le  classique  noble,  vous 
am.1  le  classique  vulgaire,  et  plus  bas  encore  le  classique  bourgeois;  ccIhI 
qui  publie  1rs  lloraces  annotés  pour  les  collèges,  et  celui  qiti  publie  la 
Cuisinière  hour^enise.  pour  les  ménages.  Personne  n'ignore  r|u'un  dcsmeil— 
lenrs ouvrages  de  la  librairie  y  c'est  la  Cuisinière  boi^r^coise.. 


l32  REVUE    DE    PARIS. 

f  Nous  avons  en  opposition  l'cJitcur  (pii  fait  la  nouvcautc  ,  et  nous  voilà 
enfin  arrive's  à  notre  but.  Mais  au  moment  où  nous  y  touclions  ,  nous  de'- 
couvrons  de  plus  en  plus  la  vanité  de  notre  entreprise  :  jamais  il  ne  nous 
sera  possible  de  peindre  seulement  cette  petite  portion  de  l'être  libraire,  . 
s'il  faut  embrasser  dans  une  même  description  le  grave  et  sérieux  e'ditcur 
qui  publie  les  livres  scientifiques  ,  l'bistoire,  le  droit ,  la  me'décine  ,  et 
celui  qui  met  son  nom  aux  cbansons  de  M.  Cliarrin  et  aux  romans  de 
M.  Ricard.  Divisons  encore  une  fois  ,  et  cre'ons  une  espèce  dans  laquelle 
nous  allons  nous  tenir  enferme's  et  que  nous  appellerons  Tediteur  litte'-  . 
raire.  Ce  nom  une  fois  adopte' ,  nous  allons  procéder. 

L'éditeur  littéraire  est  quelquefois  un  gros  bomme  rajeuni  qui  se  tape 
sur  le  ventre,  et  qui  dit  :  mes  auteurs,  mes  gens  de  lettres  I  qui  rit  grasse- 
ment, roule  au  fond  d'un  cabriolet  qui  le  mène  à  un  cbâteau  q-i'il  possède 
à  quelques  lieues  de  Paris,  où  il  fait  bombance.  Quelquefois  c'est  un 
homme  maigre  à  ventre  rentrant,  qui  mange  des  cerises  à  son  second  dé- 
jeuner ,  boit  de  l'eau  à  tous  les  repas  et  grignotte  des  croûtes  de  pain  dans 
ses  insomnies  ;  du  reste ,  pour  l'un  et  pour  l'autre ,  il  y  a  une  égale  et 
prodigieuse  rapacité;  le  gros  répond  à  l'bomme  de  lettres  qui  a  besoin  de 
quelques  écus  pour  vivre  :  Je  viens  d'acbcter  un  cliàteau  1 50,000  francs  , 
je  ne  puis  vous  donner  les  cent  écus  que  vous  me  demandez;  l'autre  vous 
répond  :  Vous  dépensez  trop  d'argent,  il  faut  savoir  vivre  avec  cinq  sous 
par  jour  quand  on  a  du  talent  ;  je  ne  peux  rien  faire  pour  vous. 

L'éditeur  littéraire  a  cela  encore  de  remarquable,  qu'il  s'en  trouve  qui 
ne  savent  pas  lire.  Nous  en  connaissons  une  sorte  qui  n'a  jamais  lu  une 
ligne  des  auteurs  qu'il  a  publiés.  Cet  éditeur  a  une  jauge  à  part  pour  les 
affaires;  il  toise  un  bomme  du  regard,  compte  combien  il  a  d'exemplaires 
dans  le  corps,  et  le  paie  en  conséquence.  Celui-ci  se  vend  à  1,200, 
cl  5,000  francs;  celui-là  750,  ci  2,000;  cet  autre  500,  ci  1,000.. 
Quant  à  ce  que  renferme  le  manuscrit  qu'on  lui  livre,  il  ne  s'en  occupe 
mie,  ni  avant,  ni  pendar.t,  ni  après.  Ceci  est  une  preuve  d'esprit,  car 
h  sait  pertinemment ,  et  mieux  que  personne ,  qu'il  le  lirait  qu'il  n'y 
comprendrait  rien. 

Quant  aux  manuscrits  qui  ne  se  peuvent  signer  d'un  nom  connu ,  ja- 
mais escjuif  poursuivi  par  la  colère  de  Junon  ne  fut  plus  ballotté,  plus 
promené  ,  plus  repoussé  qu'ils  ne  le  sont.  Partout  des  côtes  inliospitahères, 
d'horribes  Polyplièmes  ,  des  Cbarybdesetdes  Seyllas,qui  font  fuir  au  loin 
l'auteur  monté  sur  son  premier  manuscrit;  il  erre  des  mois ,  des  années 


REVUE    DE    PAR[S.  l  33 

entières,  jusqu'à  ce  qu'il  aborde  enfin  l'éditeur  frippier ,  le  Latium  de  îa 
littérature.  Celui-ci ,  à  l'heure  qu'il  est,  est  descendu  à  sa  plus  misérable 
infimité;  il  prend  le  manuscrit  que  vous  lui  apportez,  mais  il  ne  le  paie 
pas  en  argent,  l'argent  est  chose  inconnue  dans  ces  parages;  il  donne  à 
l'auteur  une  paire  de  bottes  ,  une  redingote  noire  ,  un  pantalon  ,  un  cha- 
peau de  soie  ,  et  un  abonnement  pour  dîner  pendant  deux  mois  chez  Ta- 
bar,  à  25  sous  par  tête.  Quant  au  linge  et  aux  chaussettes  ,  ils  sorit  in- 
connus comme  l'argent.  Un  des  ex-vice-pre'sidcns  de  la  chambre  des 
députés,  homme  de  lettres  joconde  ,  a  long-temps  subi  ce  genre  de  com- 
merce et  de  privations.  Cette  espèce  d'éditeurs  frippiers  qui  paient  en  na- 
ture,  n'est  toutefois  qu'une  dégénérescence  de  l'éditeur  Mécène;  c'est  ce- 
lui qui  logeait,  hébergeait,  habillait,  engraissait  ses  auteurs.  Presque 
tous  les  mémoires  historiques  sortent  de  cette  fabrique;  un  des  beaustraits 
de  cette  alliance  est  celui-ci  : 

Un  éditeur  de  cette  espèce  et  un  auteur  analogue  vivaient  sous  le  même 
toit.  L'éditeur  ambitionnait  la  croix  d'honneur,  c'était  sous  le  ministère 
Martignac;  et  l'auteur,  mangeant  à  deux  râteliers,  mettait  en  mémoires  les 
anecdotes  qu'il  écoutait  aux  portes  des  salons  ministériels.  L'éditeur  avait 
donc  deux  intérêts  pour  ménager  son  auteur  ,  celui  des  mémoires  et  celui 
de  la  croix.  Enfin  ,  l'auteur  dit  un  jour  <"i  l'éditeur  :  — Tu  veux  que  je  te 
■fasse  donner  la  croix;  mais  pour  cela  il  faudrait  qne  je  puisse  voir  les  amis 
du  ministre  dans  ces  momens  d'épanchemens  où  l'on  peut  tout  dire  et  tout 
demander,  les  choses  les  plus  sottes  et  les  plus  extravagantes;  à  table,  par 
"exemple.  Eh  bien  I  ces  messieurs  dînent  tous  les  jours  au  café  de  Paris. 
Il  faut  que  j'y  aille  pour  les  voir,  et  je  n'ai  pas  la  fortune  nécessaire 
pour...  Tu  comprends?  —  Je  comprends!  et  je  l'alloue  40  francs  par 
■jour  pour  dîner  au  café  de  Paris,  jusqu'à  ce  que  j'aie  la  croix.  -  J'ai 
peur  que  ce  ne  soit  long!  répll([ua  l'auteur.  —  Nous  verrons!  dit  l'édi- 
teur. 

Ce  fut  long  en  effet.  La  sollicitation  dura  trois  mois,  qui,  à  40  franCg 
par  jour,  produisirent  dans  la  caisse  de  l'éditeur  un  déficit  de  5,600  livres 
tournois,  sans  compter  les  autres.  Enfin,  la  patience  se  lassant  et  la  bourse 
se  vidant,  l'éditeur,  après  mainte  querelle ,  exige  une  solution. — Au- 
jourd'hui même  ,  à  cinq  heures,  dit  l'auteur  ,  je  dîne  chez  le  ministre,  et 
■je  l'expédie  ton  affaire. 

L'éditeur  attend  l'heure  fatale,  rien  ne  vient;  six  heures  sonnent,  rien; 
sept ,  rien  ;  enfin  ,  à  sept  heures  trois  minutes  ,  un   gendarme  à  cheval , 


l3/|.  REVUE    DE    PARIS. 

,une  ordonnance,  entre  dans  la  cour  de  l'hôtel,.  —  M ««-  C'est  ici.,... 

,-_lîJne  lettre   du   ministère  pour  lui.  —  Un  coraïuis  la  monte  à  ....j 

c'est  bien  à  son  adresse.  A  M ,  libraire-o'dilcur.  Une  joie  inci^ble 

Je  £ait  trcmbler;  il  ouvre  la  Iclti'e  et  lit  : 

«  IMonsienr, 

»  Ignorant  l'adresse  de  M.  (c'e'tait  le  nom  de  l'auteur),  je  vous  prie 
»  de  lui  faire  passer  la  lettre  ci -jointe,  qui  renferme  son  brevet  de  cUe- 
»  valicr  de  la  Lc'gion-d' Honneur.  » 

Rage  î  mort  I  enfer  I 

Je  vous  laisse  à  deviner  le  reste. 

Si  l'c'diteur  e'tait  un  borarae  d'esprit,  ce  serait  un  cire  prodigieux  AU 
bout  de  quelques  anne'es  d'exercice.  C'est  le  confesseur  de  tous  les  besoins 
littéraires j  il  sait  par  où  sont  passées  les  idées  qui,  plus  tard,  ont  icmtté 
la  société  j  il  a  vu  le  moment  suprême  où  celui-ci  a  tourné  à  gauclie  ,  cet 
autre  à  droite  ,  déterminé  par  la  misère  derrière  et  un  billet  de  500  frajaes 
devant.  L'éditeur  pourrait  vous  dire  pourquoi  tel  homme  est  critique  ,  au 
lieu  d'être  romanciei-;  pourquoi  celui-ci  pair  de  France,  au  lieu  d'écri- 
vain philosophe;  pourquoi  cet  autre  commis  insolent,  au  lieu  de  merce- 
naire à  la  feuille.  L'éditeur  fournit  des  discours  à  la  chambre  des  pairs  et 
^es  députés  par  commission.  L'éditeur  a  plus  d'une  fois  procuré  à  tel 
mandataire  du  peuple  les  applaudissemens  de  son  arrondissement,  moyen- 
nant cent  écus ,  dont  il  donnait  dix  au  faiseur  de  discours.  L'éditeur, 
lorsqu'il  publiait  des  livres  sur  l'histoire  contenqioraine ,  a  vu  venir  chez 
lui  les  habits  brodés  de  tous  rangs,  et  les  illustres  après  les  plus  pures 
réputations,  priant,  sollicitant,  menaçant,  boursillant,  pour  qu'il  sup- 
primât une  phrase  ou  un  fait.  L'éditeur  connaît  l'homme  qui  a  fait  les 
mots  heureux  et  les  mots  sublimes  de  presque  toutes  les  gloires  contempo- 
raines; le  mot  de  La  Fayette  mourant  :  Vous  verrez  la  terre  promise!  a 
e'té  fiit  par  un  carliste  entre  deux  verres  de  Champagne;  l'éditeur  a  connu 
M.  Thiers  embrochant  lui-même  son  gigot  pour  le  faire  cuire  au  feu  de 
sa  chamhie  à  coucher;  l'éditeur  sait  que  le  savant  M.,,  fait  des  fautes 
d'orthographe;  l'éditeur  sait  comment  on  commande  nn  livre  né  de  l'inspi- 
ration ,  et  qui  Ja'cst  que  le  cri  d'un  cœur  honnête.  Que  ne  sait  pas  l'ëdi- 
leur! 


REVUE    DE    PARIS.  1 35 

Il  sait  comment  on  fait  un  raarclic  avec  un  auteur,  de  manière  à  lui 
aclictcr  sa  vie  et  à  la  lui  payer  100  francs  par  mois;  il  sait  comment  il  a 
fait  marche  pour  imprimer  mille  exemplaires  d'un  livre,  comment  on  tire 
deux  mille,  et  comment  on  dit  n'en  avoir  pas  vendu  cinq  cents;  il  sait  en- 
core par  quels  moyens  on  dégoûte  un  liomme  de  lettres  de  s'occuper  de  ses 
livres,  et  comment  on  les  lui  aclièle  pour  dix ,  douze,  quinze  ans.  Et  alors  il 
faut  voir,  quand  le  livre  est  sa  propriété,  ce  que  l'éditeur  en  fait,  com- 
mentée terrain  slorile  devient  fécond  ,  publie'  en  collections ,  en  livraisons , 
grand  et  petit  format,  avec  ou  sans  gravures,  e'dition  de  luxe,  édition 
populaire,  e'dition  de  poclie  ,  e'dition  compacte;  son  auteur,  dont  quelque 
temps  auparavant  il  parlait  du  bout  dos  lèvres  ,  son  auteur,  c'est  un  ge'- 
nie,  c'est  le  seul  génie  de  l'cpoque.  L'annonce,  la  re'clame,  le  prospectus, 
volent ,  courent ,  retentissent ,  et  l'éditeur ,  au  bout  de  dix  ans ,  rend 
à  l'homme  de  lettres  sa  propric'tc'  use'c ,  sucée,  e'puise'c,  puis  il  va  s'en- 
graisser dans  une  douce  oisiveté ,  tandis  que  l'écrivain  maigrit  encore  au 
travail. 

Et  cependant  toute  cette  science  de  l'c'diteur  s'efface  devant  la  science 
d'un  seul  homme,  devant  la  science  de  M.  Lebigrc,  l'e'diteur  des  édi- 
teurs. M.  Lcbigre  ne  connaît  pas  les  hommes  de  lettres ,  il  ne  connaît 
que  les  e'ditcurs.  Véritable  Mclmoth  ,  il  les  attend  aux  fins  de  mois;  alors 
S  leur  apparaît  avec  ses  e'cus  sonnans  à  la  main  ;  alors ,  pour  éviter  un 
protêt,  les  volumes  sortent  de  chez  l'e'diteur  a  20  sous  l'exemplaire  in-8'*, 
pour  aller  s'enfouir  dans  les  vastes  magasins  de  la  rue  de  la  Harpe.  Que 
dis-je?  20  sous?  20  sous,  quand  l'éditeur  est  debout;  mais  quand  l'édi- 
teur chancelle,  c'est  10  sous;  quand  il  est  tombé  sur  la  place  du  Chàtclct, 
5  sous.  Oui ,  5  sous  I  Vous  y  avez  passé  tous ,  littérature  fringante  et  pit- 
toresque de  l'époque,  à  5  sous  tant  qu'on  en  veut ,  et  il  en  reste  encore. 
Littérature  haute  et  forte  de  l'école,  vous  n'y  êtes  point  passée;  vos 
œuvres  ont  été  mises  au  pilon  :  on  ne  pouvait  pas  même  vendre  le  papier. 

Et  maintenant ,  pour  en  revenir  au  point  de  départ  de  ces  observations, 
je  puis  dire  que  je  comprends  la  préférence  accordée  à  l'épicier  sur  le  li- 
braire, c'est  que  M.  Lebigre ,  ce  libraire  des  libraires,  cet  c'diteur  àes 
ailleurs ,  M.  Lcbigre ,  est  épicier.  S. 


CHRONIQUE. 


La  re'genle  d'Espagne  commence  à  rapiécer  le  manteau  royal  de  sa  fille, 
mîs  en  lambeaux  par  Zuraala-C.irregiiy.  Le  siège  de  Biibao  était  le  fait  le 
plus  décisif  de  la  guerre ,  la  seule  occasion  sérieuse  de  mettre  aux  prises 
les  paysans  de  Carlos  et  les  soldats  d'Isabelle  :  et  A'oilà  que  le  prétendant 
lâche  pied ,  se  remet  à  courir  à  travers  les  broussailles ,  poursuivi  par 
Cordova.  C'est  une  nouvelle  partie  de  bancs  cpii  s'engage,  jusqu'à  l'arri- 
ve'e  des  secours  e'trangers.  Les  Anglais  sont  partis  depuis  long-temps  de 
Vile  des  Chiens ,  et  notre  le'gion  africaine  est  embarque'e.  Don  Carlos  fait 
tout  ce  qu'il  peut,  en  face  de  si  grands  pe'rils  ,  pjur  remonter  le  moral  de 
ses  bandes.  Il  vient  de  faire  arrêter  les  médecins  qui  ont  pratique  l'extrac- 
tion de  la  balle  dont  Zamala-Carreguy  a  e'te  atteint.  Ces  pauvres  praticiens 
ont,  à  ce  qu'd  parait,  administre  au  gene'ral  carliste  une  si  forte  dose  d'o- 
pium pour  lui  faire  endurer  la  douleur  de  l'opération,  qu'il  est  mort , 
non  de  l'ope'ration  elle-même,  mais  de  la  dose  d'opium.  Ils  ont  fait  comme 
ces  gens  qui  vous  enlèvent  la  douleur  des  cors  en  vous  e'crasant  le  pied. 
C'est  de  la  médecine  basque. 

La  légitimité  s'agite  à  présent  et  demande  si  don  Carlos  va  périr  ainsi, 
lui  et  sa  cause,  sans  soutiens  ,  sans  auxiliaires.  Parmi  les  suj. positions  les 
plus  burlesques,  il  faut  noter  l'intervention  du  duc  d'Angoulême,  quj 
viendrait  jeter  son  fleuret  du  Trocadero  dans  la  babnnce  des  destinées  espa- 
gnoles. Des  préoccupations  i)lus  sérieuses  le  retiendront  à  Prague,  s'il  est 
vrai ,  comme  la  Bourse  s'obstine  à  le  croire,  que  Henri  V  est  très-malade, 
et  mort  peut-être.  Aucune  nouvelle  positive  n'est  arrivée.  D'un  autre  côte, 
les  journaux  légitimistes  supposent  un  déluge  de  lettres  qui  représentent 
Heiui  V  en  pleine  santé' ,  et  prêt  à  faire  une  descente  dans  le  Morbihan. 
Partant  ne  rien  croire  est  le  plus  sage. 


RE  VIE    DE    PAIUS.  l^"] 

—  Les  derniers  retentissemcns  du  procès  La  Roncicre  ne  sont  pas  en- 
core étouffes.  On  a  d'abord  juge'  comme  œuvres  oratoires  les  plaidoiries 
des  trois  avocats.  MM.  Cairot  et  Berryer  sont  sortis  glorieux  de  cette  lutte, 
dans  laquelle  M.  Cliaix  d'Est- Ange  s'est  montre  faible  et  malhabile.  Per- 
sonne ne  s'est  explique  le  silence  obstine  de  La  Roncière  ,  dont  le  mutisme 
ne  s'est  pas  démenti ,  même  au  moment  de  sa  condamnation.  On  ne  com- 
prend pas  qu'un  accuse  qui  se  prétend  innocent  à  la  face  de  Dieu  et  des 
Lommcs  ne  trouve  pas  dans  son  innocence  quelque  accent  de  vérité.  La 
Roncière  vient  d'appeler  devant  la  cour  de  cassation  de  l'arrêt  qui  le  con- 
damne à  dix  ans  de  re'clusion.  On  annonce  du  reste  que  l'état  de  M^^^  de 
Morell  ne  présente  aucune  amélioration. 

—  Nos  mœurs  d'été  tournent  au  caractère  italien;  une  ceinture  de  villas 
aux  treilles  flenrics ,  aux  bas-reliefs  étrusques,  aux  terrasses  plates,  en- 
toure nos  faubourgs,  serpente  au  sommet  des  monticules  voisins  ,  dore  de 
ses  pampres  et  de  ses  statues  vernies  à  l'encaustique  les  coteaux  du  Cal- 
vaire, de  Montmartre  et  de  ^leudon.  Quel  est  donc  le  pacte  passé  avec  le 
soleil  ,  qui  permet  ces  maisons  livrées  à  tous  les  vents ,  sans  défense  contre 
la  pluie;  ces  portiques  ouverts,  toutes  ces  réminiscences  de  la  canijiagne 
de  Rome  et  de  Naples  ,  ces  plagiats  de  Tivoli?  Oîi  sont  donc  les  trente  de- 
grés de  chaleur  qui  rendent  si  pesantes  les  coiffures  de  feutre  et  de  soie  et 
nécessaires  ces  larges  chapeaux  de  paille  tressée,  ces  espèces  de  paniers  à 
salade  sous  lesquels  la  jeune  France  abrite  ses  longs  cheveux  ,  ses  mous- 
taches pleiu'ardes  et  son  cigare  fulgurant?  Pour  quelques  rayons  échappés 
par  mégarde  de  la  chevelure  du  blond  Pliél)us ,  voilà  toute  une  population 
qui  joue  au  lazzaronisine  ,  s'étend  sur  ses  dilles,  ôte  sa  rravate  ,  se  noie 
dans  l'eau  glacée,  fiit  la  sieste,  renonce  aux  spectacles  et  prend  le  frais 
jusqu'à  trois  heures  du  matin.  J'ai  vu  un  temps,  mais  alurs  nous  étions 
moins  Italiens,  où  la  troupe  de  Favart  continuait  ses  représentations  pen- 
dant la  tolérablc  canicule  qui  est  di'pai  tic  à  notre  climat;  on  allait  l'écou- 
ler. Viennent  à  pré.^ent  Lablaehe,  Tamburini ,  Uubini ,  Malibran  elle- 
même  ,  ils  chanter.iient  dans  le  désert ,  comme  saint  Jean  y  prêchait.  Nous 
sommes  trop  énervés  par  les  feux  du  ciel  ,  trop  Italiens,  Romains,  Napo- 
litains, Tivoliens,  Calabrais,  trop  Palermitains  pour  traîner  dans  l'étouf- 
fante atmosphère  d'une  salle  de  spectacle  nos  corps  torréfiés.  Dans  sa  plai- 
doirie contre  La  Roncière  ,  IVL  Barrot  attribuait  à  la  lecture  des  livres 
nouveaux  certains  égaremens  qui  affligent  la  société.  Il  ne  sait  pas  ,  l'hon- 
nête avocat ,  que  les  romans  espagnols  ,  siciliens,  albanais,  tur^-s  ,  n'ont 
pas  moins  changé  notre  constitution  que  nos  mœurs ,  pas  moins  échauffe 
notre  sang  que  notre  tête,  et  que  ces  livres,  où  l'on  a  toujours  chaud, 
toujours  soir  d'eau  et  de  meurtre ,  toujours  bcspia  d'air  et  de  coups  de 


î38  REVUE    DE    PARIS. 

|Toij^nTcl ,  ont  fnit  monter  notre  thrrmoinplrc ,  en  }:frossissant  h  liste  des 
crimes.  Nous  sommes  devenus  inc'ridion<iii\  par  l'e'cliellc  de  corde  et  Ift 
dmpenti  de  pnille  :  tont  cela  parce  que  saint  Me'dard  nous  a  oublie's  cette 
fois  et  nous  a  e'par£;ne'  ses  quarante  jours  de  manva^ise  linmeur;  Une  bonne 
pluie!  et  les  villas  de  plâtre  ronleront  dans  la  plaine  avec  lenrs  vases  à 
ge'raniiim  ,  leurs  statuettes  fondues  ,  leiu's  ç;iillaf;es  crevés  et  leiii-s  terrasses 
de  mastic.  Une  bonne  averse  I  et  les  parapluies,  trop  lonç;-tcmps  méprisés, 
dri'sseront  avec  joie  leurs  balemes  rouillces;  les  gouttières  traverseront 
comme  des  tamis  les  imprudens  chapeaux  de  paille,  et  ce  bruit  parisien 
de  claques  ,  de  SDcques  articules  ,  retentira  sur  la  pierre  des  trottoiis  ,  de- 
venus trop  étroits  dans  ces  jours  néfastes.  Alors  plus  d'Italiens  ;  vous  ver- 
rez des  Groënlandnis  frileux ,  boutonnes  jusqu'au  menton  ,  ficelés  dans 
leurs  manteaux,  le  nez  mouille' ,  les  pieds  trempes j  tout  un  peuple  vivant 
sous  une  calotte  de  parapluies. 

Les  tlieatiTs  attendent  avec  une  anxie!tc  piteuse  ce  revirement  de  tem- 
pcrature  qui  doit  ramener  leurs  spectateurs  vagabonds  et  campagnards, 
l'un  d'eux,  mieux  avise'  que  les  autres  ,  a  transporté  ses  pénates  ,  sesdd- 
coi's,  sa  troupe  en  plein  champ,  dresse  une  tente  sur  quatre  poteaux, 
dans  un  massif  d'arbres,  connue  fout  les  habitans  d'une  ville  secouée  par 
un  tremblement  de  terre.  A  cent  pas  du  Concert-DIasson ,  au  milieu  du 
carré  Marigny  ,  s'arrondit  un  cirque  tracé  dans  le  sable  ,  entouré  d'un  am-- 
pliithéàire  dont  les  gradins  peuvent  recevoir  deux  mille  personnes  :  l'as-- 
pect  extérieur  de  ce  monument  de  toile  peinte  est  aussi  modeste  que  l'in- 
scTÏption  dont  il  est  couronné  est  concise  et  puissante,  un  seul  nom  U 
compose  :  FRANCONT.  Rien  de  plus  ,  et  c'est  assez.  Franconi!  cela  veut 
dire  grosse  caisse  et  cymbales  ,  chevaux  blancs  ,  chevaux savans  ,  voltige?^ 
tremplins,  tours  de  force,  et  l'on  sait  si  le  public  de  Paris  aime  le  trem- 
plin ,  la  cvmbale  et  les  chevaux  blancs;  ainsi ,  pendant  que  la  troupe  hu- 
maine du  Cirque-Olvmpique  continue  paisiblement  sa  Traite  des  Noirs 
sur  le  boulcvart  du  Temple ,  la  catégorie  chevaline ,  y  compris  les.  écuyers, 
exploite  les  pr.  meneurs  des  Champs  Elysées. 

Le  tapage  et  la  fraîcheur  de  ces  représentations  sont  dignes  d'éloges.  La 
musique  militaire  qui  esécutcà  plein  ophicle^ide  les  morceaux  de  la  Juive, 
le  hoff!  des  écuycrs,  le  sifflement  de  la  chambrière,  le  hourra  furieux  et 
circulaire  du  Grec  qui  travaille  sur  un  cheval  mi,  enchantent  les  spccta* 
teurs  dont  la  tête  est  rafraîchie  par  la  brise  qui  descend  du  cintre  :  les  rois 
n'ont  plus  de  fous,  mais  le  ptiblic  a  ses  clowns ,  ses  grotesques,  qu'il 
aime  comme  François  V"^  adorait  Triboulet.  Qu'Auriol  paraisse,  on  ritj 
qu'il  crie,  on  rit;  qu'il  saute,  qu'il  s'asseic,  qu'il  reste,  qu'il  s'en  aille, 
on  rit.  Immobile,  frétillant  comme  une  tanche,  muet,  parlant,  il  fait 
rire  :  il  peut  se  casser  les  reins ,  on  rira.  La  spirituelle  gymnastique  d'Au'- 


REVUE    DE    PARIS.  1 JO 

jcioî  nVst  pas  le  seul  atlrait  du  cirf|iie  en  plein  vent  :  on  y  A-oil  caracoler , 
-ae  dresser  sur  les  jambes  de  derrière  conjure  des  singes ,  mpporlcr  un  mou- 
■jchoir  à  l'instar  des  caniches,  ces  clievanx  savaiis  ,  e'rndits  ,  bien  clevës'* 
.CCS  chevaux  baclieliers  ès-Iettres  qui  font  la  gloire  de  la  laniillc  Franconi; 
Jj'on  y  voit  aussi  deux  jeunes  personnes  ,  amazones  svelles  à  la  jamltc  de 
<cerf,  au  poitrail  de  biche  ,  qui  |ioi  tciit  un  vrai  nom  de  cirque  IM'"  Joli- 
Jiois.  11  y  a  une  vocation  de  voltige  dans  ce  nomdeJulibois;  doncM"'*  Jo- 
libois  montent  des  chevaux  blancs ,  en  robe  blanche  ,  avec  une  selle  blanche 
avec  des  guides  blanches  ,  sautent  par-dessus  des  guirlandes,  à  travers  des 
lonneaiix,  et  (ont  mille  de  ces  gentillesses  qui  n'ont  pas  le  sens  commun,  qui 
ji'onlriendc  dillicde  et  qui  amusent^  car  ces  petites  e'cuyères  sont  vraiment 
■passables  ;  je  vous  recommande  de  nouveau  le  Grec  ci-dessus.  Cet  homme  est 
Ircs-hardi ,  et  quand  il  tombe  ,  il  se  relève  avec  une  contenance  t!  ès-ficre  et 
■digne  d'un  Spartiate.  Dans  la  partie  furieuse  de  son  travail ,  dans  ce  mou- 
vement final  que  je  puis  appeler  Vallegjv ,  la  stretta  ,  il  grince  des  dents, 
fléciime  comme  un  vrai  Grec  exalte'  par  le  galop  du  cheval  et  l'amour  de 
(la  patrie. 

La  vogue  de  ce  cirque  forain  se  soutient  depuis  le  jour  de  son  ouverture. 
Le  meilleur  monde  s'y  donne  rendez-vous,  et  quelques  personnes  s'y  po- 
"Sent  déjà  comme  habitués.  Ceux  qui  se  sont  distingue's  par  leur  constance 
ont  obtenu  déjà  certains  privdeges.  Stationnes  devant  la  barrière  qui  ouvre 
■la  lice,  iis  ont  l'honneur  de  toucher  les  clievaux  qui  passent,  de  lorgner 
de  près  M""  Jolibois.  Quelquefois  Auriol  saute  par-dessus  leur  tête ,  et 
dans  les  entr'actes  la  coulisse  leur  est  ouverte ,  où  toute  espèce  de  plaisirs 
΀S  attend  :  voir  manger  les  chevaux  ,  assister  au  pansage  ,  à  la  pose  des 
couvertures  ,  au  harnachement.  Les  chevaux  font  les  honneurs  de  leurs 
coulisses  avec  la  meilleure  grâce. 

Puisqu'il  n'y  a  ])lns  jiour  nous  de  belles  fêtes  sans  verdure,  de  sjwcta- 
cles  possibles  qu'en  [)lein  champ ,  les  théâtres  déviaient  être  fermes  pendant 
trois  mois  au  moins,  et  ne  plus  nous  offrir  l'aftligeant  tableau  de  cette 
solitude  qui  les  ruine.  L'autorité  leur  donnerait  connue  dèdommagcmenl 
la  concession  d'une  entreprise  de  polichinelle,  de  marionnettes  ou  de  puces 
.aavantcs  à  exploiter  dans  les  Ghamps-Klyse'cs.  Pendant  ce  temps  nos  ac- 
teurs courraient  la  province  ,  (pii  s'en  réjouirait  fort  ,  et  les  journaux  de 
Paris  resteraient  .sans  feuilleton.  On  a  souvent  réalisé  des  pnjels  moins 
utiles. 

—  'rnKATr.r.s.  —  pai,ais-«oval.  —  est-ce  un  nf.vE  I  bonnet  de  polire  en 
deux  actes  ,  p.jr  M.  de  Rougeniont. — M.  de  Uougemont  a  depuis  Irès-Iong- 
tcraps  l'entreprise  du  vaudeville  militaire;  personne  mieux  (pie  lui  ne  fait 
jurer  un  caporal ,  roucouler  un  lieutenant^  personne  n'ajuste  ûiicui  dcSi^ 


l4o  RE  VIE    Df';    PAIUS. 

galons  de  sergent  et  une  épaulette  de  capitaine.  Le  monopole  de  M.  de  Rou- 
gemont  est  consacre';  sa  littcVatnre  garance  s'est  imposée  à  tons  nos  tliea- 
trcs,  l'exploitation  des  grognards  et  des  conscrits  lui  est  assurée  sa  vie 
durant.  Ce  titre,  Est-ce  un  revu?  titre  nébuleux  et  somnambulicpie  , 
n'annonçait  pas  la  moindre  moustache;  il  nous  préparait  au  contraire  à 
des  émotions  pastorales,  quand  nousapparut  un  gros  uniforme  vert  à  revers 
cramoisis,  sous  lequel  s'abritait  un  gros  dragon  gonfle  d'affection  pour  sa 
sœur  et  pour  son  colonel.  Le  colonel  aime  beaucoup  le  gros  dragon,  ce 
qui  est  bien;  mais  il  a  aime  la  sxur  du  gros  dragon  ,  ce  qui  est  mal  :  car 
aimer  à  la  manière  des  officiers  de  M.  Rougemont,   c'est  faire  l'amour 
entre  deux  vins,  séduire  ou  enlever  des  fdles  de  province  ,  et  leur  laisser 
de  cet  amour  un  gage  vivant,  plein  d'appelit ,  \i.sant  ses  culottes  aux  ge- 
noux ,  et  se  mouchant  sur  sa  manche.  Le  colonel  a  beau  sauver  le  gage  de 
Louise  au  moment  où  il  se  noyait,  il  a  beau  prouictlrc  de  faire  du  bien  à 
la  mère  ,  le  dragon  Jean-Louis  n'entend  pas  raison  ,  renonce  au  service  , 
coupe  ses  moustaches,  et,  devenu  bourgeois  ,  demande  sat!sf;iction  à  son 
ex-colonel.  Cette  suppression  de  moustaches  de  Jeau-Louis  lui  inspire  un 
couplet  âge  de  vingt  ans,  compose  jadis  sur  les  calicots;  il  se  terminait  ainsi  : 
Des  moustaches  en  temps  ds  paix ,  des  lunettes  en  temps  de  guêtre. 
ISous  avons  constate  le  succès  nouveiu  et  immense  de  ce  couplet ,  enchan- 
te'sque  nous  sommes  de  voir  le  public  applaudir  à  coup  surtout  ce  qui  est 
commun,  trivial,  et  vieux  surtout.  La  colère  de  Jean-Louis  louche  moins 
le  colonel  que  l'artifice  ingénieux  au  moyen  dufjuel  Louise  le  ramène  aux 
impressions  de  leur  premier  amour.  11  épouse  Louise,  dont  l'éducation, 
quoique  tardive,  ne  laisse  rien  à  désirer.  Derva!  est  venu  annoncer  ainsi 
le  nom  de  l'auteur  :  «  Messieurs,  la  pièce  est  de  M.  Rougemont.  »  Nous 
n'y  voyons  rien  à  reprendre,  pourvu  qu'un  de  ces  quatre  soirs  un  acteur 
malappris  ne  vienne  pas  nous  dire  :  «  Messieurs  ,  la  pièce  que  nous  vous 
avons  fait  l'honneur  de  repièsenler  est  de  M.  » 

C'était  grande  fête  ce  jour-là  au  Palais-Royal.  Après  le  bonnet  de  po- 
lice de  M.  Rougemont,  qui  a  obtenu  un  succès  réel ,  nous  avons  vu  la 
perruque  de  Campanone  tombée  de  la  tête  de  Labiarhc  sur  celle  d'Achard. 
Cette  Prova  d'un  Opéra  séria  est  une  imitation  de  celle  des  Bouffes  avec 
im  maestro  assez  divertissant ,  une  prima  donna  assez  capricieuse  ,  et  un 
poète  fort  laid  qui  s'en  va  faire  des  grimaces  dans  les  cintres.  MM.  Theau- 
lon  et  Théodore  Nezel  se  sont  cliargcs  de  cette  petite  monstruosité ,  et 
M.  Pilali  l'a  mise  en  musique. 

VARIETES.  LES  MARSISTES  ET  LES  DORVALISTES  ,  par  M.  Dumcrsan. 

—  Comme  M.  Rougemont  est  chargé  pour  les  théâtres  de  la  fourniture 
générale  des  bonncls  de  police  ,  M.  Duiucisan  a  pris  pour  lui  l'entreprise 


REVUE    DE    PARIS.  l4l 

des  revues  dramatiques  ,  des  vaudevilles  littéraires  ayant  trait  à  des  e've'- 
nemens  de  théâtre  ou  de  littérature;  M.  Dumersan  a  déjà  pris  corps  à 
corps  les  romantiques  et  leur  a  laisse'  sur  la  face  l'empreinte  de  ses  dix 
ongles  de  conservateur  des  médailles.  C'est  une  espèce  d'art  poétique 
par  vaudevilles  successifs  que  publie  M.  Dumersan ,  comme  d'autres  se 
font  imprimer  par  livraisons  séparées.  Au  moindre  prétexte,  M.  Dumer- 
san exécute  une  charge  à  fond  sur  les  questions  littéraires ,  et  vient  bran- 
dir son  couplet  au  milieu  des  écoles  dissidentes.  La  passion  aveugle  parfois 
M.  Dumersan  ,  et  lui  fait  voir  des  étoiles  en  plein  midi ,  des  chats  dans  la 
lune ,  des  Marsistes  et  des  Dorvalistes  dans  notre  société ,  si  indifférente  à 
des  querelles  de  théâtre,  à  des  préséances  d'actrices.  M.  Dumers.m  ,  qui  a 
vu  les  Georgistes  et  les  Duchesnistes,  ne  doute  pas  un  instant  qu'il  existe 
des  Marsistes  et  des  Dorvalistes  rangés  en  deux  camps  ,  depuis  Angelo  , 
qui  a  réuni  ces  deux  talens.  11  nous  a  décoché  une  bordée  de  couplets 
conciliateurs  en  faveur  de  l'une  et  l'autre  école  :  théories  littéraires,  con- 
sidérations sur  l'art  dramatique ,  rien  ne  manque  à  celte  œuvre  du  La 
Harpe  des  Variétés.  Nous  avons  été  touches  jusqu'aux  larmes  d'un  cou- 
plet oîi  respire  un  louable  désir  de  pacification,  et  qui  aboutit  à  ce  trait 
d'esprit  : 

Une  pièce  est  toujours  bonne 
Avec  ces  talens-là.     [bis.) 

On  voit  que  M.  Dumersan  sait  embellir  le  précepte.  S'il  existait  réelle- 
ment des  Marsistes  et  des  Dorvalistes ,  si  je  savais  un  duel  survenu  à  ce 
propos,  un  duel  dans  lequel  un  Marsiste  ,  l'épéc  sur  la  gorge,  aurait  reçu 
le  coup  de  miséricorde  plutôt  que  de  crier  :  Vive  Dorval  !  si  je  savais  des 
familles  divisées  ])ar  celte  querelle,  des  royaumes  en  guerre,  la  Bavière 
pour  Dorval ,  poiu-  Mars  le  Wurtemberg ,  je  n'imaginerais  pas  de  plus 
louable  action  que  le  vaudeville  de  M.  Dumersan.  Ce  vaudeville  est  i'em- 
plâtre  qui  calmerait  toutes  ces  irritations. 

—  Henri  Monnier  a  trop  long-temps  amusé  la  province  avec  les  ridi- 
cules qu'il  avait  saisis  dans  notre  vie  parisienne.  Henri  Monnier  va  se  mon- 
trer bientôt  au  théâtre  des  Variétés.  Ne  serait-il  pas  juste  qu'il  nous  di- 
vertît à  notre  tour  avec  les  types  provinciaux  qu'il  a  dû  observer?  Au 
reste,  quoi  qu'il  fasse,  il  est  sûr  de  nous  donner  de  fous  rires  ;  et  quand 
il  nous  rendrait  seulement  son  inépuisable  prud'homme  ,  ce  prud'homme 
dont  la  cour  d'assises  voyait  naguère  une  recrudescence,  nous  serions  trop 
disposés  à  féliciter  M.  Dartois  d'avoir  si  bien  deviné  l'intérêt  do  son 
théâtre. 

TOME    XIX.       SUPPLÉMENT.  6 


l4'l  REVUK    DE    PARIS. 

THEATRE  ROYAL  DE  l'oPERA -COMIQUE.  ALDA  ,    Opëra  -  COlXliqUC    OU 

un  acte,  paroles  de  MM.  Bayard  et  Paul  Duport,  musique  de  M.  Tliys. 
—  Dans  notre  extrême  jeunesse ,  nous  avons  vu  tous  les  Allemands  de 
théâtre  porteurs  d'une  grande  queue.  Ces  Allemands  disaient  sans  cesse  : 
Moi  hafre  pien  soifff.  Ce  langage ,  mis  en  musique ,  amenait  des  effets 
d'une  sauvagerie  ravissante.  Ce  qui  nous  frappait  surtout,  maigre'  notre 
âge  tendre  ,  c'est  que  ces  Allemands  parlaient  ce  mauvais  français  chez  eux 
et  disaient ,  à  Dresde  ou  à  Munich  :  moi  hafre  pien  soifff,  au  lieu  de  le 
dire  en  langue  maternelle.  C'était  le  privilège  du  personnage  ridicule  de 
la  pièce,  tandis  que  l'amoureux  et  l'amoureuse  se  servaient  d'un  idiome 
aussi  pur,  aussi  éle'gant  que  pouvaient  le  leur  faire  MM.  Etienne,  Justin 
Gensoul  et  Pixe'ricourt.  De  nos  jours  ,  on  a  coupe'  aux  majors  allemands 
cette  queue  immense ,  tresse'e  avec  des  rubans  noirs  ;  on  les  fait  parler 
français  aussi  bien  qu'on  peut,  et  on  les  orne  d'une  perruque  rouge  ,  mais 
d'un  rouge  terrible  ,  d'un  rouge  de  carotte;  de  plus,  ils  sont  amoureux. 
TSous  avons  donc  des  majors  allemands  amoureux  et  à  cheveux  rouges  pour 
un  avenir  de  dix  ans  au  moins,  parce  que  l'art  épuise'  ne  peut  pas  boule- 
verser tous  les  six  mois  la  théorie  des  majors. 

Ainsi  conditionné  à  la  moderne ,  un  major  bavarois  est  logé  chez  une 
veuve  tyrolienne.  C'était  à  l'époque  des  guerres  de  l'empire,  alors  que  la 
France  contractait  de  ces  alliances  fragiles  avec  les  petits  états  d'Alle- 
magne. Français  et  Bavarois  sont  amis ,  combattent  sous  le  même  drapeau  , 
boivent  dans  le  même  verre  ,  couchent  sous  la  même  tente  et  font  la  chasse 
aux  Tyroliens  ,  dont  le  patriotisme  ,  exalté  par  le  courage  de  leur  chef,  le 
célèbre  Hofer ,  inquiétait  beaucoup  la  Bavière. 

Beauchamp,  colonel  français,  est  aussi  logé  chez  la  veuve  tyrolienne, 
et,  comme  le  droit  de  chasse  que  les  alliés  exercent  à  l'égard  des  Tyroliens 
mâles  paraît  s'étendre  jusqu'aux  Tyroliennes  ,  tous  deux ,  major  bavarois 
et  colonel  français  ,  lutinèrent  horriblement  la  jeune  comtesse,  usant,  l'un 
de  l'influence  de  ses  cheveux  rouges  ,  l'autre  du  prestige  de  son  pantalon 
collant.  Les  Français ,  en  Allemagne ,  ont  mangé  tant  de  choucroute ,  ex- 
terminé tant  de  vertus ,  que  le  succès  de  Beauchamp  ne  serait  pas  dou- 
teux^ si  la  veuve  tyrolienne  n'était  une  veuve  pour  rire.  Elle  est  mariée 
à  un  Tyrolien  qu'elle  aime ,  Tyrolien  proscrit ,  chef  des  Tyroliens  qu'on 
harcelle,  qui  vient  souvent  la  nuit  chanter  avec  elle  des  tyroliennes  ,  avec 
un  chapeau  tyrolien  à  plumes,  une  redingote  tyrolienne  à  brandebourgs , 
et  un  fausset  tyrolien.  Les  obsessions  des  deux  vainqueurs  sont  telles, 
leurs  pas  s'attachent  si  bien  aux  pas  de  la  jeune  veuve,  qu'enfm|  Max 
Hofer ,  car  c'est  lui ,  est  arrêté  dans  une  des  visites  nocturnes  qu'il  fait  à 
sa  femme.  Un  peloton  de  dix  hommes  aurait  bien  vite  réglé  son  compte , 
si  l'on  en  croyait  le  major  bavarois ,  dont  les  crins  rouges  se  hérissent  de 


HEVUE     IJE     PARIS.  I /|,'i 

fureur  ;  mais  Beauchamp  ,  qui  reconnaît  dans  Hofcr  un  Tyrolien  qui  lui 
a  sauve  la  vie,  et  s'appuyant  de  la  promesse  d'une  récompense  à  son  clioix 
que  lui  a  faite  le  roi  de  Bavière,  sauve  son  libérateur  de  la  fusillade  qui 
l'attend. 

M.  Thys ,  jeune  laurc'at  que  ses  e'tudes  et  ses  essais  inédits  recomman- 
daient à  plusieurs  titres ,  a  disposé  dans  ce  cadre  vme  jolie  musique  de 
petite  dimension.  L'avenir  de  M.  Thys  ne  se  révèle  pas  dans  cet  essai  de 
courte  haleine.  La  pensée  resserrée  dans  les  bornes  d'un  acte  ne  peut  sail- 
lir que  par  bonds  comprimés.  Dès-lors  il  faut  procéder  par  de  modeste», 
effets  ,  par  petites  romances  ,  par  petits  airs  ;  faire  du  boléro  si  l'action  est 
espagnole  ,  des  ballades  si  elle  est  écossaise  ,  des  barcaroles  si  elle  est  ita- 
lienne ,  une  tyrolienne  si  l'action  se  passe  en  Tyrol.  M.  Thys  a  donc  placé 
une  tyrolienne  dans  son  Alda.  Ce  morceau  est  charmant ,  oi'iginal  ^  malgré 
la  banalité  du  genre,  il  deviendra  populaire  au  dernier  degré  ,  populaire 
jusqu'à  l'orgue  de  Barbarie.  Le  duo  chanté  par  M.  Couderc  et  M"*^  Rifaut 
est  très-bien  écrit  et  développé  avec  talent;  les  couplets  d'Alda  se  distin- 
guent par  une  fraîcheur  suave  et  un  excellent  guût.  11  est  malheureux 
qu'une  des  deux  parties  de  la  tyrolienne  soit  chantée  par  M""  Anchuz, 
petite  jeune  personne  qui  a  la  voix  et  les  yeux  voilés.  L'ouverture  d'ALOA 
dénote  une  certaine  hardiesse  dans  le  maniement  des  masses  d'orchestre. 
Les  commencemeus  de  la  carrière  musicale  sont  hérissés  de  tant  d'horribles 
difficultés  ,  de  déboires  si  désolans ,  qu'on  ne  saurait  trop  encourager  le 
début  des  jeunes  compositeurs  qui  se  présentent ,  comme  M.  Thys,  avec  de 
bons  antécédens  d'école  et  des  promesses  toutes  réalisées. 


—  Le  libraire  Ambroise  Dupont  vient  de  mettre  en  vente  un  nouveau 
roman  de  M.  Frédéric  Soulié ,  le  Conseiller  d'iÎtat.  Ce  livre ,  qui  est 
tout-à-fait  un  livre  de  mœurs  contemporaines  et  de  passions  intimes,  est 
assurément  une  des  études  les  plus  sincères  et  les  plus  fortes  du  cœur  hu- 
main en  combat  avec  les  lois  sociales.  jCe  qui  fait  de  cet  ouvrage  une 
œuvre  supérieure,  c'est  que  nulle  part  la  moralité  n'étouffe  le  drame  et 
que  nulle  part  le  drame  n'efface  la  moralité.  L'intérêt  commence  dès  la 
première  page ,  continue  et  grandit  jusqu'à  la  dernière  par  le  développe- 
ment seul  des  passions.  Rien  de  heurté ,  rien  d'incomplet  ;  point  de  ces 
surprises  romanesques  qui  frappent ,  mais  qui  font  douter  de  la  réalité  des 
choses  racontées.  On  dirait  que  le  livre  de  M.  Soulié  est  une  page  arra- 
chée de  la  vie  usuelle.  Quant  au  style  de  ce  roman  ,  il  est,  comme  le  sujet 
du  livre,  de  cette  haute  et  pure  simplicité  qui  .idmet  la  puissance  et  non 
la  frénésie.  Le  succès  de  ce  livre  sera  immense  ;  nous  osons  le  garantir .  et 


l/|4  REVUE    DE     PAULS. 

nous  en  rendrons  un  compte  détaillé  et  complet.  Dès  aujourd'hui ,  nous 
osons  assurer  que  de  tous  les  ouvrages  de  M.  Soulie,  c'est  le  meilleur  ,  le 
plus  dramatique  et  le  plus  complet. 


—  Le  libraire  Arthus  Bertrand ,  rue  Hautefeuille  ,  vient  de  publier  un 
ouvrage  d'un  puissant  inte'rct  scientifique  ;  c'est  le  Voyage  du  Luxor  en 
Egypte  ,  par  M.  de  Verninac-Saint-Maur. 


—  Le  Voyage  du  capitaine  Ross  aux  Régions  arctiques  a  paru 
aussi  à  la  librairie  Bellisard ,  rue  de  Verneuil.  On  sait  qu'après  plus  de 
trois  ans  de  captivité  dans  les  glaces  de  la  mer  Polaire ,  le  capitaine  Ross 
a  réussi  à  découvrir  une  quantité  de  côtes  inconnues  jusqu'ici ,  sans  cepen- 
dant atteindre  le  but  de  son  expédition.  La  relation  de  son  voyage  a  produit 
une  grande  sensation  en  Angleterre ,  où  elle  a  réuni  plus  de  huit  mille 
souscripteurs. 

—  Le  Plutarque  français  est  une  de  nos  bonnes  fortunes  littéraires 
de  cette  année.  Cette  histoire  politique,  militaire,  religieuse,  philoso- 
phique et  littéraire  ,  continue  ,  grâce  aux  soins  de  son  éditeur  ,  avec  une 
merveilleuse  activité.  C'est  toute  la  France  qui  palpite  dans  ces  beaux 
textes  et  ces  belles  gravures  ,  la  France  de  Louis  IX  et  de  Louis  XIV,  la 
belle  ,  la  noble  France  qui  n'a  pas  eu  de  taches  à  son  écu ,  ni  de  forfaiture 
à  sa  lance.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  noms  célèbres  dans  les  arts  s'est  noble- 
ment consacré  à  cette  belle  œuvre.  Parmi  les  dessinateurs ,  ce  sont 
MM.  Delaroche ,  Johannot ,  Isabey,  Hesse  ,  Chasselat ,  de  Triqueti, 
L.  de  Mirbel,  baron  Gros,  Gérard,  Dupont-  parmi  les  graveurs,  Lau- 
rent ,  Lefebvre  ,  Migneret ,  Allais  ,  Girard  ,  et  d'autres.  La  littérature  a 
rempli  d'avance  les  colonnes  de  cette  grande  biographie  :  Jules  Janin  a 
fait  la  vie  de  Molière  ,  Mérimée  celle  de  Henri  de  Guise,  M™*'  de  Bawr 
a  noté  celle  de  Grétry;  M.  Roger  de  Beauvoir  s'occupe  en  ce  moment 
de  Turenne. 

Trente-six  livraisons  du  Plutarque  français  étaient  déjà  enleve'es 
le  31  mars  1855.  Complément  obligé  de  tout  ce  qui  a  été  écrit,  panorama 
de  généraux,  de  littérateurs,  de  grands  hommes ,  le  Plutarque  français 
ira  prendre  place  auprès  de  la  Biographie  universelle  de  Michaud. 


—  1  ■«■■■«»— «a««i««a«««»ii  »—»—«— «»a»»«».».».:^^j,^,,,,,,j,,,,^,j,^,^^j 


LE  THÉÂTRE-FRANÇAIS 


MX 


LE  DRAME  MODERNE 


Tout  le  monde  est  frappé  de  la  fausse  situation  du  The'âtre- 
Français ,  lequel  est  fier  de  son  vieux  répertoire  comme  un  étu- 
diant espagnol  de  ses  guenilles,  et  s'en  va  néanmoins  quêter  hum- 
blement a  la  porte  du  drame  pour  faire  recette  et  pour  couvrir  ses 
banquettes  nues ,  squelette  de  sa  vieille  splendeur.  Nous  croyons 
qu'il  y  a  surtout  deux  causes  à  cette  fausse  position  ;  un  malheur 
qui  est  étrauger  au  théâtre  même,  et  une  erreur  qui  lui  est  propre. 

Ce  malheur,  c'est  sa  dépendance  du  ministère  de  l'intérieur. 
Il  nous  semble  que  la  Comédie-Française  tient  dejj)lus  près  à  l'in- 
struction publique  qu'a  la  police,  et  qu'elle  est  une  affaire  de  lit- 
térature avant  d'être  une  affaire  d'administration.  Or,  le  ministère 
de  l'intérieur  est  fort  peu  littéraire  de  sa  nature.  M.  Thiers,  qui 
l'occupe  aujourd'hui,  a  sur  ce  point  quelque  peu  d'avantage  vis- 
à-vis  (le  ses  prédécesseurs  ;  mais  la  forme  de  notre  gouvernement 
-a  transformé  les  ministères  en  autant  de  tentes  d'Arabes ,  et 
M.  Thiers  a  déjà  plié  deux  fois  la  sienne  depuis  six  mois.  D'un 
TO.ME  XIX.     JUILLET,  7 


l46  REVUE    DE    PARIS. 

moment  a  l'autre  des  hommes  très-parlemenf  aires,  mais  peu  versés 
dans  la  littérature,  sont  exposés  a  prendre  le  timon  de  la  Comédie- 
Française  et  a  soumettre  Corneille  et  Molière  au  joug  de  leurs  cuirs 
administratifs.  On  peut  être  fort  grand  ministre  et  fort  médiocre 
écrivain  ;  et  il  ne  suffit  pas  d'avoir  la  majorité  a  la  chambre  pour 
l'avoir  au  parterre.  C'est  donc  un  fort  grand  hasard  si  le  Théâtre- 
Français,  constitué  comme  il  l'est,  dépend  d'un  homme  littéraire, 
et  nous  trouvons  qu'il  n'est  pas  décent  que  la  littérature  drama- 
tique dépende  du  hasard.  En  outre,  comme  le  ministre  qui  est 
parvenu  au  ministère  de  l'intérieur,  et  qui  se  trouve  avoir  quel- 
ques notions  d'art,  n'y  a  point  été  porté  comme  lettré,  mais  quoi- 
que lettré  5  et  qu'il  n'a  nul  intérêt  a  justifier  sa  compétence  dra- 
matique, laquelle  lui  est  parfaitement  personnelle  et  de  luxe,  il 
s'occupe  de  son  objet  principal ,  il  déjoue  les  conspirations  et  di- 
rige les  préfectures  ,  et  il  laisse  à  un  commis  le  soin  de  la  tragédie 
et  de  la  comédie. 

C'est  ici  que  ce  malheur  devient  surtout  affligeant.  Que  l'art 
théâtral,  que  la  partie  de  la  littératiu'e  la  plus  vivante,  la  plus 
étendue ,  la  plus  grande ,  soit  soumise  a  un  ministre  dont  le  prin- 
cipal caractère  est  d'avoir  la  majorité  au  Palais-Bourbon ,  quel 
qu'il  soit  d'ailleurs  par  son  éducation  et  par  ses  habitudes,  avocat, 
capitaliste,  maître  de  forges,  banquier,  ingénieur,  c'est  beau- 
coup, c'est  trop  même;  les  gouvernemens  intelligens  doivent 
plus  de  respecta  l'intelligence,  et  ceux  qui  renient  les  idées  s'ex- 
posent a  être  reniés  par  elles  "a  leur  tour  ;  mais  de  savoir  que  ce 
ministre  ne  traite  encore  qu'accessoirement  les  théâtres,  que  les  né- 
cessités de  son  œuvre,  que  le  penchant  de  ses  préoccupations 
joiunalières  l'entraînent  inévitablement  ailleurs ,  qu'il  ]i'y  peut 
songer  qu'un  instant,  par  surprise,  entre  deux  affaires ,  et  que 
l'art  dramatique  appartient  en  France  a  des  commis  ;  voila  qui 
est  triste ,  voilh  qui  est  étrange.  Ainsi,  c'est  un  premier  hasard 
si  le  ministre  qui  dirige  les  théâtres  est  un  homme  littéraire  ;  et 
comme  le  ministre  ne  peut  pas  sérieusement  leur  donner  son  at- 
tention ,  c'est  un  second  hasard  si  le  commis  auquel  il  les  livre  a 
•jamais  lu  et  compris  Corneille  et  Molière. 


REVUE    DE    PARIS.  l/lj 

La  subvention  que  le  Théâtre-Français  reçoit  du  gouverne- 
ment le  retient  donc ,  sinon  sous  sa  direction ,  du  moins  sous  sa 
dépendance.  Delà,  crainte  des  auteurs,  crainte  des  acteurs. 
Crainte  des  auteurs,  parce  que  leurs  pièces  peuvent  être  suspen- 
dues ;  crainte  des  acteurs ,  parce  que  leur  subvention  peut  être 
supprimée  ou  amoindrie.  En  définitive,  incertitude,  hésitation, 
délaut  de  but ,  perte  de  temps ,  chute  de  l'art.  Voila  pour  le  mal- 
heur du  Théâtre-Français  ;  voici  pour  son  tort. 

On  sait  que  Texploitation  du  Théâtre -Français  appartient  a  un 
certain  nombre  de  comédiens,  constitués  sous  le  nom  de  sociétaires. 
Ces  comédiens  sont  a  la  fois  propriétaires ,  acteurs  et  directeurs. 
M.  Jouslin  Delasalle,  qui  porte  le  titre  de  directeur,  n'est  pas, 
que  nous  sachions,  autre  chose  qu'un  fonctionnaire  éventuel, 
sans  aucune  influence  supérieure  et  absolue.  Or,  nous  demandons 
ce  qui  a  pu  faire  penser  aux  sociétaires  du  Théâtre-Français  qu'ils 
étaient  capables  d'avoir  une  opinion  de  quelque  poids  en  matière 
de  littérature  dramatique.  C'est  bien  assez  pour  eux  d'apprendre 
à  jouer,  sans  prétendre  encore  k  juger.  Ajoutons  qu'ils  se  trou- 
vent dans  une  situation  tout-h-fait  défavorable  pour  avoir  une 
opinion  littéraire  véritablement  libre,  s'ils  pouvaient  avoir  une 
opinion  littéraire.  Ils  sont  presque  tous  âgés.  Ils  ont  été  élevés  a 
dire  un  certain  nombre  de  pièces  de  ce  qu'on  nomme  l'ancien  ré- 
pertoire, imbroglio  ridicule,  ensemble  sans  principes,  où  la  belle 
Fermière  coudoie  Cinna ,  oii  l' AmatJt  bourru  marche  a  côté  du 
Misanthrope ,  la  guenille  a  côté  du  drap  d'or.  Ils  savent  ces  pièces 
et  ne  savent  qu'elles.  Ils  les  savent,  ils  les  aiment;  ils  leur  doi- 
vent leur  succès  ,  leur  carrière.  Ils  les  ont  vues  réussir ,  ils  les  ont 
entendu  vanter,  ils  les  croient  bonnes.  Leur  vieux  répertoire  est 
leur  religion  ;  ils  le  prisent  comme  acteurs,  ils  le  maintiennent 
comme  sociétaires.  Le  Théâtre-Français  est  donc  a  l'heure  pré- 
sente plus  qu'un  théâtre,  c'est  une  académie.  On  n'y  défend  pas 
seulement  la  recette ,  mais  l'opinion  ;  on  fait  plus  que  d'y  jouex> 
ou  y  proteste. 

Or,  tant  que  les  sociétaires  du  Théâtre-Français  voudront  être 
autre  chose  que  ce  qu'ils  sont,  tant  qu'ils  voudront  êue  juges  de» 


l48  REVUE    DE    PARIS. 

questions  dramatiques ,  tant  qu'ils  feront  de  leur  foyer  une  suc- 
cursale de  l'Institut ,  tant  qu'ils  s'imagineront  que  la  gloire  de 
Corneille  et  de  Molière  tomberait  s'ils  ne  la  soutenaient  pas ,  tant 
qu'ils  protesteront  contre  ce  qu'on  appelle  la  jeune  littérature, 
leur  théâtre  cahotera,  plein  aujourd'hui,  vide  demain;  riche  un 
jour,  pauvre  un  autre.  On  protestera  comme  ils  protestent;  ils 
lèveront  leur  rideau  sur  la  tragédie  et  sur  la  comédie ,  en  procla- 
mant que  ce  sont  la  les  seuls  chefs-d'œuvre  possibles  dans  l'art 
dramatique ,  et  personne ,  pas  même  ceux  qui  vénèrent  la  comé- 
die et  la  tragédie,  n'ira  voir  leurs  chefs-d'œuvre,  pour  ne  pas 
sanctionner  par  sa  présence  l'opinion  d'un  aréopage  incompétent. 

Voulez-vous,  au  contraire,  ramener,  sinon  la  foule,  du  moins 
tout  le  public  intelligent  aux  belles  pièces  de  l'ancien  répertoire, 
jouez-les,  non  pas  comme  protestation  ,  mais  comme  étude.  Chan- 
gez votre  théâtre  en  musée,  où  vous  développerez,  époque  par 
époque,  depuis  les  3Ijstères  ']i\sc[u  a.  Angeîo  el  a  Chattertoiij,  toutes 
les  formes  de  la  littérature  dramatique.  Dès-lors,  tout  le  monde  ac- 
courra. Dès  que  vous  renoncerez  a  imposer  Molière  comme  dernier 
mot  de  l'art,  on  viendral'étudier  comme  l'un  de  ses  plus  magnifiques 
modèles.  Il  n'y  aura  pas  d'homme  littéraire  qui  ne  veuille  voir  se 
dérouler  devant  lui  toute  la  curieuse  série  des  auteurs  dramati- 
ques, et  étudier,  dans  ce  spectacîepleind'enseignemens,  comment 
les  formes  des  arts  se  succèdent  et  se  modifient.  Vous  vous  don- 
nerez la  vogue,  et  la  vogue  vous  donnera  l'argent.  Vous  relèverez 
votre  théâtre  et  vous  relèverez  l'art. 

Vous  ne  serez  pas  seulement  dans  le  bon,  vous  serez  encore 
dans  le  vrai.  En  montrant  comment,  de  siècle  en  siècle,  les 
règles  de  l'art  dramatique  ont  varié,  vous  ferez  de  cet  art  la 
théorie  la  plus  juste.  Vous  prouverez  a  ceux  qui  ne  le  savent  pas, 
vous  vous  prouverez  a  vous-mêmes,  qu'il  n'y  a  pas  de  forme  qui 
soit  seulement  et  exclusivement  belle  ;  qu'un  grand  homme  né  n'em- 
pêche jamais  un  grand  homme  de  naître  ;  que  Corneille  n'a  pas 
empêché  Pvacinc ,  que  Racine  n'a  pas  empêché  Voltaire  ;  que  Vol- 
taire n'a  pas  empêché  M.Victor  Hugo  ;  que  M.  Victor_Hugo  n'em- 
pêchera pas  ses  successeurs  ou  ses  émules  ;  que  le  génie  hu- 


REVUE    DE    PARIS.  1 /jU 

main  a  plusieurs  faces,  toutes  diverses,  qu'il  ne  montre  que 
l'une  après  l'autre ,  et  que  c'est  une  folie  a  nous  de  ne  pas  nous 
réjouir  de  la  venue  des  grands  esprits  que  la  Providence  nous  en- 
voie, sous  prétexte  qu'ils  ne  sont  pas  tous  organisés  de  la  même 
façon. 

Eh,  mon  Dieu  !  il  faut  même  que  vous  soyez  bien  préoccupés  ou 
Lieu  aveugles  pour  ne  pas  voir  que  ce  qui  vous  choque  dans  la  litté- 
rature ,  vous  l'admettez  de  tout  cœur  dans  les  autres  arts  !  Est-ce  que 
l'architecture  n'a  pas  pris  successivement  en  Europe  plusieurs 
formes  toutes  magnifiques ,  quoique  diverses?  Vous  admirez  les  dé- 
Lris  des  constructions  romaines;  mais  les  constructions  saxonnes  qui 
leur  succèdent  vous  semblent  pareillement  d'une  exquise  beauté. 
Et  puis ,  quand  vous  venez  a  rencontrer  l'architecture  gothique, 
qui  a  peuplé  notre  sol  d'une  armée  de  châteaux  et  de  cathédrales, 
vous  la  placez  au  même  degré  de  splendeur  que  ses  deux  rivales  ; 
et  puis  enfin,  quand  surgit  le  style  de  la  renaissance,  vous  ne  lui 
refusez  ni  son  tour  gracieux,  ni  son  luxe  sévère,  ni  sa  noble 
coquetterie,  sous  prétexte  que  le  style  gothique  avait  avant  lui  de 
la  grâce,  le  st^le  saxon  de  la  noblesse,  le  style  romain  de  la 
sévérité. 

Vous  acceptez  encore  le  même  enseignement  de  la  part  de  la 
peinture  ;  vous  la  suivez  avec  amour  h  toutes  ses  grandes  et  di- 
verses périodes,  et  vous  n'êtes  choqués  d'aucune  des  nombreuses 
métamorphoses  qu'elle  subit  en  son  chemin  ;  vous  admirez  la  ma- 
nière encore  un  peu  raide  et  étriquée  de  Cimabué,  de  Giotto  et 
d'Orgagna ,  en  faveur  de  ce  qu'elle  a  de  poignant  et  d'inspiré 
dans  leurs  fresques  religieuses  ;  puis  l'école  de  Raphaël  et  de 
Jules  Romain,  la  pureté  de  son  dessin,  la  suavité  de  ses  lignes, 
jusqu'à  la  singularité  de  ses  tons,  vous  semblent  constituer  l'une 
des  plus  belles  pliases  de  l'art  ;  puis  enfin  le  groupe  des  coloristes 
de  Venise,  Titien,  Tintoret,  Paul  Véronèse,  avec  leur  peinture 
ferme ,  chaude  ,  éclatante  ,  trouvent  encore  une  place  dans  votre 
admiration,  après  votre  enthousiasme  pour  les  chefs-d'œuvre 
du  Cariipo-Sa/ilo ,  après  votre  enthousiasme  pour  les  magnili- 
cçnccs  des  loges  du  Vatican, 


l5o  REVUE    DE    PARIS. 

Et  la  langue  française  elle-même  vous  trouve  tout  prêts  a  ad- 
mettre ses  variations  historiques  :  vous  la  reconnaissez  conteuse 
et  charmante  au  treizième  siècle ,  lorsqu'elle  servait  aux  histoires 
de  Joinville  et  aux  stances  amoureuses  du  roi  Thibault  ;  au  qua- 
torzième, vous  confessez  qu'elle  est  grave  et  poétique  dans  la 
chronique  de  Froissart  et  dans  les  mémoires  sur  duGuesclin;  au 
quinzième ,  vous  vous  demandez  d"où  lui  sont  venues  cette  grâce 
en  même  temps  et  cette  sérénité  qu'elle  déploie  dans  Comines  et 
dans  les  mémoires  de  Boucicaut  ;  au  seizième ,  vous  restez  con- 
fondus devant  la  couleur  qu'elle  revêt  dans  Brantôme  et  la  naïveté 
spirituelle  qu'elle  déploie  dans  la  chronique  de  Bayard;  au  dix- 
septième  ,  sou  ampleur  dans  Mathieu ,  son  tour  aisé  dans  Balzac , 
sa  marche  savante  dans  Racine,  sa  sévère  majesté  dans  Bossuet; 
enfin,  ce  sont,  du  treizième  siècle  jusqu'à  nos  jours,  des  variations 
nombreuses ,  complètes ,  radicales ,  qui  vous  paraissent  néanmoins 
simples  et  naturelles,  et  qui  s'expliquent  en  effet  suffisamment 
par  les  altérations  que  le  temps  apporte  en  tout,  dans  l'idée  et 
dans  la  forme,  dans  l'homme  et  dans  la  chose. 

Le  théâtre,  qui  est  nn  art,  subit  la  loi  commune  des  aits  ;  il  se 
modifie  dans  sa  forme.  Il  n'y  a  pas  décadence,  mais  transforma- 
tion ;  a  une  beauté  d'un  certain  ordre  succède  ime  beauté  d'un 
ordre  nouveau  ;  a  la  colonne  corinthienne ,  le  pilier  saxon  ;  a  Ra- 
phaël, Paul  Véronèse ;  a  Joinville,  Mathieu.  Ainsi,  a  Eschyle, 
Corneille.  Une  faut  pas  s'étonner  de  ces  révolutions,  puisqu'elles 
sont  inhérentes  aux  arts  :  il  ne  faut  pas  non  plus  s'en  effrayer  , 
puisqu'elles  leur  sont  communes.  La  peinture  n'est  pas  morte 
avec  Raphaël,  ni  la  littérature  avec  Bossuet,  ni  la  musique  avec 
Mozart.  L'art  dramatique  ne  périra  pas  avec  la  tragédie.  Le  génie 
humain  est  comme  ce  feu  qui  bout  au  centre  de  la  terre ,  et  qui 
respire  par  les  volcans  :  de  siècle  en  siècle,  il  y  a  des  cratères  qui 
se  ferment,  mais  il  y  en  a  d'autres  qui  s'ouvrent.  La  tragédie 
s'est  fermée  ;  le  drame  s'est  ouvert. 

R  n'en  faut  donc  vouloir  a  personne  de  la  transformation  ac- 
tuelle du  théâtre  ;  c'est  une  conséquence  après  un  principe.  On 
ji'a  pas  tué  lu  Uagédie,  elle  était  morte j  on  ne  l'a  pas  déplacée. 


REVUE    DE    PARIS.  l5l 

elle  était  absente.  Il  est  même  singulier  cp'on  ne  s'en  soit  pas  aperçu 
plus  tôt.  Le  grand  ennemi,  le  bourreau  de  la  tragédie,  ce  n'est  pas 
nous ,  ce  sont  nos  pères  :  ce  n'est  pas  le  dix-neuvième  siècle ,  mais 
le  dix-huitième.  Voltaire,  que  force  gens  appellent  classique  sans 
dire  pourquoi ,  est  celui  de  tous  qui  a  attaqué  les  modèles  avec  le 
plus  de  violence  et  d'injustice  dans  les  paroles ,  et  qui  les  a  rui- 
nés avec  le  plus  d'efUcacilé  dans  les  faits.  Comme  il  déchire  Cor- 
neille, comme  il  l'outrage,  comme  il  le  raille!  comme  il  lui  ap- 
prend son  art  et  sa  langue  !  et  quand  il  en  a  Uni  avec  le  tragédien, 
voyez-le  comme  il  traite  la  tragédie!  les  cinq  actes  le  gênent;  il 
n'en  fait  que  trois.  Et  il  n'est  pas  le  seul  de  cette  époque  qui  brise 
ainsi  les  traditions  dramatiques;  Lamothe  soutient  les  tragédies  en 
prose;  Diderot  chasse  de  la  scène  les  rois  et  les  reines  qui  y  pleu- 
raient depuis  Jocaste  et  depuis  OEdipe;  Beaumarchais  pousse  au 
théâtre  les  pièces  en  quatre  actes,  si  bien  qu'à  la  lin  du  dix-hui- 
tième siècle  il  n'y  avait  pas  une  seule  règle  de  la  tragédie  qui 
n'eût  été  sciemment  violée ,  moquée ,  foulée  aux  pieds  par  Vol- 
taire, par  Lamothe,  par  Diderot,  par  Beaumarchais.  > 
Les  comédiens  du  Théâtre-Français  se  sont  donc  déclarés  sans 
raison  les  défenseurs  de  Corneille,  de  Molière  et  de  Racine,  que 
personne,  n'attaque ,  personne  de  sensé  et  de  vraiment  littéraire. 
■  L'école  moderne  n'a  pas  d'admiration  plus  vraie  que  celle  que  lui 
inspire  le  dix-septième  siècle;  mais  tout  en  l'admirant,  elle  s'é- 
carte de  ses  voies ,  parce  que  l'art  le  veut.  Philibert  Dclorme  ad- 
mirait Saint-Germain-l'Auxerrois ,  mais  il  bâtissait  les  Tuileries. 
La  tragédie,  vue  dans  son  temps,  dans  son  milieu,  dans  ses  cau- 
ses, estime  fonne  très-belle ,  très-pure,  très-digne.  Il  était  impos- 
sible que  des  esprits  aussi  grands  que  Corneille  et  que  Racine  ne 
communiquassent  pas  quelque  chose  de  leur  grandeur  au  vêtement 
dont  ils  drapaient  leur  pensée  ;  mais  conmie  une  foule  d'autres  for- 
mes magnifiques,  la  tragédie  appartient  au  passé  :  les  sympathies 
actuelles  se  sont  retirées  d'elle  ;  les  poètes  l'ont  délaissée  comme 
littérature,  le  pidjiic  comme  spectacle.  Elle  est  comme  ces  vieux 
meubles  delà  renaissance,  si  adun'rableiucut  sculptés,  si  riches  , 
si  splendidcs ;  on  les  expose  a  la  vue,  mais  on  ne  s'en  sert  pas. 


l5'2  REVUE    DE    PARIS. 

Pour  la  recette,  la  tragédie  et  la  comédie  ne  valent  plus  rien  ; 
pour  l'étude  de  la  langue  et  des  procédés  des  grands  maîtres ,  elles 
sontetseronttoujoursd'ungrand  prix.  C'estainsi,  a  notre  sens,  qu'el- 
les devraient  être  comprises  et  jouées.  Alors,  nous  en  sommes  con- 
vaincu, tous  les  hommes  d'élite  accourraient  au  Théâtre-Français. 
Si    l'on  savait  qu'a   des  jours   fixes'  les  comédiens    donneraient 
comme  objet  d'étude  une  pièce  de  Rotrou ,  de  Corneille ,  de  Pra- 
don,  de  Racine,  deDufrény,  de  Carapistron,  de  Regnard,  de 
Pyron,  de  Voltaire,  de  Crébillon,  de  Diderot,  de  Beaumarchais, 
toute  la  littérature  serait  la.  On  voudrait  voir  quelles  ont  été  les  vicis- 
situdes, les  hésitations,  les  chutes,  les  triomphes  de  l'art  dramatique 
en  France.  Les  intelligences  sérieuses  iraient  étudier  toutes  ces  écoles 
si  diverses  de  style  et  de  procédés  scéniques  ;  il  ne  serait  pas  per- 
mis de  produire  désormais  une  œuvre  grave  au  théâtre ,  sans  avoir 
fait  son  stage  a  la  Comédie-Française,  pas  plus  que  les  jeunes  pein- 
tres n'exposent  de    tableaux  au   Louvre,    sans  avoir   long-temps 
médité  sur  les  modèles  qui  y  sont  rassemblés.  Mais  il  faudrait  que 
ce  grand  musée  de  la  tragédie  et    de   la  comédie    française    fût 
complet;  les  comédiens  français  font  des  choix  dans  Corneille  et 
dans  Molière ,  et  ils  ont  tort,  parce  qu'on  attend  d'eux  qu'ils  jouent, 
et  non  pas  qu'ils  jugent.  Il  faudrait  donner  les  grands  maîtres  en. 
entier.  Il  y  a  des  scènes  dans  les  comédies  les  plus  ignorées  de  Cor- 
neille qui  valent  tout  le  théâtre  de  Picard  ;  et  puis,  quand  on  al'E^ 
tourdiàe  Molière,  on  laisse  aux  vers  les  Etourdis  de  M.  Andrieux. 
Les  grands  écrivains  sont  quelquefois  comme  les  grands  peintres, 
ils  ont  deux  ou  trois  manières  différentes  dans  leur  vie ,  qu'il  est 
très-curieux  de  suivre  dans  leur  succession;  or  une  étude  pareille 
exige  l'ensemble  de  leurs  œuvres. 

La  Comédie-Française  aurait  donc  un  nouvel  et  magnifique 
répertoire  a  se  faire,  avec  les  notables  ouvrages  qui  s'échelonnent 
depuis  Rotrou  jusqu'à  nos  jours  :  et  il  faudrait  avoir  en  cela  moins 
d'égard  aux  auteurs  qu'aux  écoles.  Il  ne  serait  pas  indispensable 
de  donner  tous  les  écrivains,  mais  il  faudrait  donner  tous  les  styles. 
Ce  serait  encore  une  occasion  d'écbcniller  le  théâtre,  et  d'en  faire 
disparaître  les  rapsodies  qui  l'encombrent.  Deux  ou  trois  pièces 


REVUE    DE    PARIS.  l53 

suffiraient  pour  ce  qu'on  appelle  la  littérature  de  l'empire.  Cette 
littérature  est  un  pastiche  sans  intelligence,  un  placage  sans  goût. 
Née  de  la  réaction  grecque  et  romaine  qui  se  fit  au  commencement 
de  la  révolution,  de  la  peinture  de  David  et  des  tragédies  démo- 
cratiques de  Voltaire  que  les  ouvriers  jouaient  dans  des  greniers  en 
-J  794- ,  elle  est  toujours  restée  ce  qu'elle  fut  a  son  origine ,  un 
mélange  de  jacobinisme,  de  fausse  érudition  et  de  mauvais  fran- 
çais. Les  auteurs  de  l'empire  sont  parvenus  assez  adroitement  a 
ime  espèce  de  gloire  contemporaine,  en  se  faisant  passer  pour 
classiques  auprès  d'une  générationqui  n'avait  pas  Iules  classiques. 
La  vérité  est  que  si  Corneille  a  des  antipodes,  ce  doit  être  M.  de 
Jouy.  M.  Etienne  se  vante  peut-être  de  s'amuser  aux  pièces 
de  Molière  ;  ne  l'eu  croj^ez  pas  :  s'il  s'amusait  aux  pièces  de 
Molière ,  il  s'ennuierait  aux  tiennes.  Rien  n'est  antipathique  aux 
grands  styles  du  dix-septième  siècle  comme  les  styles  de  l'empire; 
et  la  preuve  d'ailleurs  que  les  littérateurs  de  1810  ne  compren- 
'nent  rien  "a  la  tragédie  de  Corneille  ni  a  la  comédie  de  Molière,  et 
qu'ils  s'y  ennuient  cordialement,  c'est  qu'ils  n'y  vont  pas.  Qui 
voyez-vous  à  Cinna^  a  Nicomède,  a  ^Imphitrjon ,  h  VAt^arej  aux 
Foiwheries  de  Scapin,  si  ce  n'est  la  jeune  littérature?  Pondant  ce 
temps,  M.  de  Jouy  est  au  Gymnase  a  genoux  devant  M.  Scribe, 
et  M.  Etienne  a  l'Opéra-Comique,  a  genoux  devant  lui-même. 
Singulière  admiration  que  celle  qui  les  fait  fuir! 

A  côté  des  œuvres  des  grands  maîtres ,  exposées  comme  les  ta- 
bleaux du  Louvre,  par  catégories,  par  écoles,  viendraient  se  pla- 
cer les  œuvres  nouvelles,  le  jeune  théâtre  a  l'ombre  de  l'ancien. 
Mais  cette  fois  il  n'y  aurait  pas  lutte;  il  y  aurait  alliance.  Ce  serait 
d'une  moitié  de  répertoire  a  l'autre  moitié  une  perpétuelle  criti- 
que et  une  perpétuelle  émulation.  Nous  sommes  convaincu  que  ce 
parallèle  ferait  tomber  bien  des  idées  reçues ,  adoucirait  bien  des 
partis  pris,  dissiperait  bien  des  illusions.  Toujours  est-il  certain 
qu'il  ne  serait  fatal  qu'aux  mauvaises  choses,  a  la  déclamation  , 
aux  lieux  communs,  a  la  périphrase,  au  pathos,  au  mauvais  style, 
et  que  l'art  ne  saurait  manquer  d'y  trouver  son  compte. 

Ce  serait  un  singulier  étonnement  pour  le  public  de  remarquer 


I;d4  revue  de  paris. 

que  sur  la  plupart  des  points,  et  sur  les  plus  importaus,  la  jeune 
école  n'est  au  fond  que  l'aucienne  école,  et  que  les  préjugés  lit- 
téraires prennent  leur  source  dans  un  défaut  de  comparaison  ;  que 
les  singularités  de  style  qui  blessent  dans  M.  Victor  Hugo  sont 
des  nouveautés  du  dix-septième  siècle,  et  que  les  familiarités  qu'on  y 
remarque,  Corneille  les  a  mises  dans  la  bouche  de  ses  rois,  et  Mo- 
lière dans  la  conversation  de  ses  héroïnes  titrées  ;  que  c'est  une 
façon  peu  juste  et  peu  digne  de  tourmenter  les  expressions  les  plus 
chastes  de  Gatarina  et  de  Tisbé,  quand  on  va  s'épanouir  le  lendemain 
au  jus  de  réglisse  de  Tartufe  et  aux  gravelures  à' Amphitrjon  j  que 
Molière  est  fort  heureux  d'être  venu  avant  la  critique  actuelle  , 
et  que  si  avec  les  habitudes  et  les  opinions  littéraires  que  le  vaude- 
ville nous  a  faites,  la  meilleure  de  ses  comédies  subissait  aujoiu:- 
d'iiui  une  première  représentation ,  le  public  quitterait  la  salle  au 
premier  acte,  et  redemanderait  son  argent  pour  aller  voir  un 
opéra  de  Î\I.  Etienne ,  ou  un  cheval  de  M.  Franconi. 

Que  si  l'on  devenait  curieux  de  pousser  plus  loin  l'expérience, 
et  de  regarder  jusqu'au  fond  des  questions ,  on  ne  manquerait  pas 
de  reconnaître  qu'on  s'est  considérablement  exagéré  les  innova- 
tions introduites  parle  drame;  et  que,  sauf  quelques  propriétés  de 
forme  qui  le  constituent,  il  est  assis  sur  le  fonds  général  d'idées  et 
de  faits  mis  au  théâtre  depuis  Eschyle.  On  cesserait  de  lui  repro- 
cher de  n'avoir  pas  toujours  cinq  actes ,  en  se  rappelant  que  cette 
division  est  l'œuvre  des  Latins  du  siècle  de  Scipion  ;  de  ne  pas 
observer  la  distinction  des  genres  en  genre  tragique  et  genre  co- 
mique ,  en  se  rappelant  que  c'est  une  innovation  des  Français  du 
siècle  de  Louis  XIN*^  ;  et  que  Sophocle  et  Euripide  sont  des  autorités 
qui  peuvent  au  moins  balancer  Térence  et  Racine.  Peut-être  encore 
serait- on  moins  dédaigneux  envers  la  prose  dont  le  drame  use 
quelquefois,  en  considérant  que  les  Grecs  et  les  Latins  n'ont  jamais 
employé  au  théâtre  le  vers  hexamètre ,  le  vers  du  poème  ;  ce  qui 
semblerait  prouver  que  ces  deux  peuples ,  si  grands  artistes ,  con- 
sidéraient la  poésie  dramatique  comme  une  poésie  a  part,  exigeant 
pour  la  liberté  du  dialogue  une  forme  plus  maîtresse  d'elle-même, 
plus  courte,  plus  facile  à  la  main,  plus  brisée.  Du  reste,  le  drame 


REVUE    DE    PARIS.  l55 

s'accommode  du  vers  comme  de  la  prose  :  Hernani  ne  porte  envie 
a  rien. 

Mais  ce  ne  sont  encore  la  que  des  choses  accessoires,  des 
formes  qui  ne  font  rien  au  fond,  des  accidens  variables  qui  ne 
constituent  pas  l'essence  de  l'art.  Le  drame  met  a  la  scène  l'his- 
toire  et  les  passions  humaines ,  comme  toute  espèce  de  tragédie  ; 
comme  la  tragédie  d'Eschyle ,  qui  n'est  pas  celle  de  Sophocle  ; 
comme  la  tragédie  de  Sophocle,  qui  n'est  pas  celle  d'Euripide; 
comme  la  tragédie  d'Euripide,  qui  n'est  pas  celle  de  Sénèque; 
comme  la  tragédie  de  Sénèque ,  qui  n'est  pas  celle  de  Corneille  ; 
comme  la  tragédie  de  Corneille,  qui  n'est  pas  celle  de  Racine. 
Le  genre  historique,  que  la  critique  de  notre  temps  attribue  h 
Walter  Scott,  et  puis  au  drame,  date  ainsi  d'Homère,  d'Eschyle 
et  des  romanciers  de  l' Asie-Mineure.  Qu'est-ce,  en  effet,  que 
Y  Iliade,  Y  Odyssée,  les  Perses,  les  restes  des  Syharitides ,  si  ce 
n'est  du  genre  historique  le  plus  pur  et  le  plus  beau?  Au  lieu 
d'OEdipe  et  de  Ménélas,  le  drame  prend  le  moyen  âge,  parce  que 
le  moyen  âge  est  pour  nous  ce  qu'était  pour  les  Grecs  du  temps 
de  Socrate  l'époque  de  Tlièbes  et  de  Troie,  c'est-h- dire  l'ère 
des  origines  nationales.  A  cette  époque,  en  effet,  les  principaux 
élémens  de  la  société  actuelle  commencent  a  poindre ,  "a  briller,  a 
éclater  :  les  grandes  villes  se  murent,  les  petites  se  fondent,  les 
bourgeoisies  se  constituent,  les  universités  se  créent,  la  royauté 
s'affermit;  les  trois  plus  fécondes  découvertes  de  l'esprit  moderne 
font  leur  apparition  a  la  fois  :  la  boussole,  la  poudre,  l'imprime- 
rie. Tous  nos  souvenirs  de  famille,  de  religion  et  de  patrie  se  re- 
tournent donc  vers  le  moyen  âge,  comme  les  souvenirs  de  la 
Grèce  et  de  l'Italie  se  rctoui-naient  vers  le  temps  de  la  dispersion 
des  chefs  :  Amphitryon  devant  Tlièbes ,  c'est  Godefroi  de  Bouillon 
devant  Jérusalem;  Agamemnon  devantTroie,  c'est  Baudouin  devant 
Constantinople.  Il  y  avait  même  une  tradition  encore  répandue  en 
Europe  au  quinzième  siècle,  qui  faisait  descendre  les  Fianes  d'un 
fds  de  Priam  ;  et  d'après  cette  croyance,  dont  les  chroniques  sont 
pleines,  le  comte  Baudouin,  chassant  les  Grecs  de  Byzance, 
accomplissait  une  seconde  fois  la  vieille  prophétie  de  Virgile ,  qui 


l56  REVUE    DE     PAniS. 

promettait  le  tiône  dWrgos  a  la  maison  d'Assaracus.  ^ictis  domi- 
nahiliir  Argis. 

Le  drame  s'attache  donc  naturellement  aux  débris  des  croi- 
sades, comme  la  tragédie  grecque  s'était  attachée  aux  débris  de 
Troie.  Il  obéit  ainsi  au  précepte  d'Horace  :  Celehrare  domestica 
fada.  Du  reste,  ce  qu'il  fait.  Corneille  l'avait  fait  lui-même,  et  Ra- 
cine après  lui  :  le  Cid^  Bajazet  et  Hernanî  y  sont  trois  chapitres 
de  l'histoire  moderne.  Seulement ,  comme  les  études  historiques 
sont  maintenant  mieux  conçues  et  plus  avancées ,  le  drame  y  ap- 
porte plus  de  soin  et  plus  de  rigueur,  et  il  cherche  "a  éviter  des 
fautes  que  la  tragédie  ne  soupçonnait  pas,  ou  dont  elle  se  mon- 
trait peu  inquiète.  11  est  certain  que  si  un  poète  de  la  jeune  école 
faisait  aujourd'hui  BrilannicuSj  Junie  ne  se  retirerait  pas  chez  les 
Vestales,  comme  dans  la  tragédie  de  Racine,  qui  avait  imité  lare- 
traite  de  W^^  de  Lavallière  aux  Carmélites  ;  parce  que  le  collège 
des  Vestales  n'était  pas  un  couvent ,  mais  une  réunion  de  six  filles 
de  race  patricienne,  consacrées  par  leurs  familles  avant  l'âge  de 
dix  ans. 

L'exactitude  historique  est  devenue  ainsi  désormais,  non-seule- 
ment une  intention,  mais  un  devoir  du  drame.  Il  faut  dire  néan- 
moins qu'il  y  a  aujourd'hui  deux  manières  différentes  de  mettre 
l'histoire  au  théâtre,  lesquelles  ont  toutes  deux  leurs  partisans. 
La  première,  la  plus  ancienne,  la  plus  usitée,  la  manière  de 
Shakspeare,  consiste  h  réduire  en  trois  ou  en  cinq  actes  un  évé- 
nement connu,  comme  le  siège  de  Calais,  la  mort  des  templiers 
ou  les  vêpres  siciliennes.  Mais  le  talent  se  noie  où  le  génie  se 
sauve.  Quoique  la  chronique  rimée  n'ait  pas  été  un  obstacle  poiu' 
Shakspeare,  nous  la  croyons  fatale  a  tout  autre.  Elle  a  l'inconvé- 
nient de  circonscrire  le  poète  dans  une  enceinte  déterminée, 
d'ôter  toute  nouveauté  à  son  œuvre  et  toute  curiosité  au  public; 
et  puis  les  grands  événemens  étant  connus  dans  leurs  détails ,  le 
poète  ne  peut  ni  les  supprimer,  ni  les  amplifier.  Si  quelqu'un 
voulait  mettre  au  théâtre  l'assassinat  du  duc  de  Guise  "a  Blois,  il 
faudrait  qu'en  se  rendant  chez  le  roi,  le  Lorrain  sortît  tout  pâle 
du  lit  de  la  marquise  de  Noirmoutiers,  et  qu'il  reçût  neuf  billets 


REVUE    DE    PARIS.  iS'J 

en  route.  Cette  nécessité  de  s'astreindre  a  l'histoire  gêne  l'inven- 
tion et  tue  la  péripétie  ;  tout  étant  prévu  et  forcé,  on  s'apprivoise 
aux  catastrophes  et  l'on  se  refuse  aux  faux  espoirs.  M.  Casimir 
Delavigne  a  eu  beau  cacher  un  assassin  dans  la  chambre  de 
Louis  XI,  on  savait  bien  que  le  roi  ne  mourrait  pas  du  poignard. 
La  seconde  manière  de  mettre  l'histoire  au  théâtre  est  plus 
neuve,  plus  riche,  plus  commode  aux  effets  du  drame ,  quoique 
plus  difficile  pour  le  poète  et  pour  le  public.  Elle  consiste  à 
prendre  des  personnages  réels ,  a  leur  attribuer  beaucoup  moins  des 
actes  qu'ils  aient  faits,  que  des  actes  qu'ils  aient  pu  faire,  et  à  em- 
ployer ainsi  moins  de  l'histoire  positive  que  de  l'histoire  probable. 
Les  chroniques,  par  exemple,  ne  se  sont  pas  tellement  attachées  à 
Lucrèce  Borgia  qu'elles  n'aient  laissé  dans  sa  vie  deux  jours 
sans  les  noter  ;  eh  bien  !  le  poète  prend  ces  deux  jours ,  et  il 
les  remplit  avec  une  aventure  imaginée,  ayant  soin  qu'elle  ne 
soit  en  opposition  ni  avec  le  temps  oii  elle  se  passe,  ni  avec  le  lieu 
où  elle  est  placée,  ni  avec  les  acteurs  qui  y  sont  emplovés.  Il  est 
certain  que  pour  le  drame  lui-même ,  ce  procédé  est  plus  fécond  et 
plus  grand.  Rien  n'y  ^h\e  l'invention  et  n'y  rapetisse  l'idée.  Le 
poète  y  est  maître  de  ses  personnages ,  et  il  les  crée  une  seconde 
fois  après  Dieu.  Il  s'y  élève  et  s'y  abaisse  aussi  haut  et  aussi  bas 
que  va  le  possible,  et  il  va  toujours  plus  loin  que  le  réel.  Rien 
de  connu,  rien  de  nécessaire;  toutes  les  larmes  y  émeuvent,  toutes 
les  joies  y  égaient ,  toutes  les  catastrophes  y  saisissent. 

Mais  pour  le  poète,  ce  procédé  est  encombré  de  difficultés 
inouïes.  Il  lui  faut  inventer  des  détails  de  la  vie  publique  et  inté- 
rienre  qui  soient  dans  tontes  les  conditions  de  la  réalité  à  une 
époque  reculée ,  c'est-a-dire  qu'il  lui  faut  faire  revivre  par  le 
menu  divers  ordres  de  faits  dont  personne  encore  n'a  écrit  l'his- 
toire. 11  n'est  pas,  certes,  que  nous  manquions  d'historiens;  les 
auteurs  qui  portent  ce  titre  ne  se  comptent  plus  depuis  long-temps; 
cependant  les  matières  plus  particulièrement  nécessaires  a  la  créa- 
tion d'un  drame,  comme  les  détails  qui  ont  trait  a  la  vie  domes- 
tique des  diverses  classes  du  moyen  âge,  les  prérogatives  des 
corps,  les  privilèges  des  rangs,  les  préséances  des  familles,  les 


l58  REVUE    DE    PARIS. 

lois  somptnaires ,  les  céréraoniespiibliques,  la  langue  du  blason,  la 
disposition  architecturale  des  maisons  de  toute  sorte,  la  condition 
des  domestiques  chez  tous  les  maîtres,  toutes  ces  choses  qui  en- 
trent dans  le  tissu  d'une  pièce,  sont  aujourd'hui  fort  peu  connues; 
il  n'existe  pas  d'ouvrage  méthodique  qui  en  traite,  et  il  faut  aller 
les  chercher  une  a  une  dans  les  innombrables  écrits  spéciaux  ^ 
comptes ,  lettres,  mémoires ,  qui  gisent  ignorés  dans  les  grandes  bi- 
bliothèques; de  telle  sorte  que  la  difficulté  n'est  pas  tant  de  pres- 
sentir la  nécessité  des  renseignemens,  que  de  savoir  où  sont  les 
livres  qui  les  renferment. 

C'est  surtout  pour  la  critique  ordinaire  que  cette  façon  de 
mettre  l'histoire  au  théâtre  est  incommode  et  gênante,  et  nous  ne 
doutons  pas  qu'il  ne  faille  lui  attribuer  une  partie  de  la  rancune 
qu'elle  garde  si  bien  a  M.  Victor  Hugo,  Qu'on  annonce  une  pièce 
de  tout  autre  auteur,  par  exemple,  Don  Juan  cV Autriche ^  de 
M.  Casimir  Delavigne,  la  critique  ne  manque  pas  de  lire  huit 
jours  a  l'avance  la  Biographie  de  M.  Michaud,  ou  Moréri,  ou 
Bayle;  et  quand  elle  a  appris  dans  une  heure  son  Philippe  II  et  son 
don  Carlos,  sa  bataille  deLépante  et  sa  bataille  de  Gembîours,  elle 
se  fait  son  drame  à  ele,  et  attend  l'autre  de  pied  ferme.  Avec 
M.  Hugo,  au  contraire,  M.  Michaud ,  Bayle  et  Moréri,  deviennent 
tOut-a-fait  stériles ,  et  si  la  critique  a  fait  son  drame ,  elle  en  est  pour 
ses  frais.  En  effet,  M.  Victor  Hugo  n'empruntant  jamais  h  un  per- 
sonnage que  son  nom  propre  et  son  caractère,  la  fable  dans  laquelle 
il  le  produit  est  toujours  et  toute  de  son  invention.  Dans  son 
drame ,  l'histoire  n'est  donc  pas  la  où  la  critique  la  cherche,  c'est- 
à-dire  dans  l'aventure  elle-même  ;  elle  est  Ta  où  elle  ne  la  cherche 
pas,  Ta  où  elle  ne  la  voit  pas,  dans  les  idées,  dans  les  détails, 
dans  les  incidens,  dans  les  mœurs  ,  dans  le  langage,  dans  les  cos- 
tumes, dans  les  meubles,  dans  les  conversations,  dans  les  fêtes. 
C'est  de  l'histoire  éparpillée,  semée  a  pleines  mains;  de  l'his- 
toire sentie,  rétablie,  restaurée,  reconstituée,  refaite.  Or,  pour 
juger  de  la  valeur  historique  d'une  œuvre  ainsi  conçue  et  fcAg- 
cutée,  il  faut  une  instruction  spéciale  que  la  critique  n'a  pas 
généralement. 


REVUE    DE    PARIS.  iSèf 

Il  est  certes  loin  de  notre  pensée  de  vouloir  blesser  personne 
parmi  ceux  qui  ont  reçu  ou  qui  se  sont  donné  mission  de  répé- 
ter, a  chaque  pièce  de  M.  Victor  Hugo,  qu'elle  est  en  dehors 
de  la  vérité  historique;  mais,  parmi  eux,  combien  en  est -il 
qui  aient,  dans  le  public,  qnelque  autorité  en  matière  d'his- 
toire ,  et  qui  aient  produit  qnoi  que  ce  soit  qui  puisse  donner  le 
moindre  poids  a  leur  opinion?  Il  y  a  plus  :  "a  lire  ce  qu'ils  disent 
a  ce  sujet,  il  ne  paraît  même  pas  qu'ils  aient  nne  idée  bien  juste 
de  la  dilïicnllé,  et  qu'ils  se  trompent  en  connaissance  de  cause. 
Nous  avons  lu  des  articles  où  l'on  reproche  "a  M.  Victor  Hugo 
d'aller  chercher  son  histoire  dans  des  livres  inconnus ,  au  lieu 
de  la  prendre  dans  les  ouvrages  oii  tout  le  monde  puise.  En 
vérité ,  lin  reproche  semblable  est  si  insensé  qu'il  nous  en  coûte 
d'y  répondre.  Cependant  les  critiques  devraient  considérer  que, 
puisque  eux-mêmes  ils  n'ont  pas  trouvé  dans  les  histoires  géné- 
rales les  détails  de  la  vie  des  familles  du  moyen  âge ,  c'est  qu'il 
faut  sans  doute  les  aller  chercher  ailleurs.  Les  livres  où  ces  détails 
se  trouvent  peuvent  bien  être  inconnus  d'eux;  mais  il  ne  suit  pas 
de  la  qu  ils  le  soient  de  tout  le  monde.  Il  est  certain,  en  outre, 
qu'indépendanunent  des  ouvrages  spéciaux  sur  les  choses  de  la 
vie  privée,  lesquels  sont  en  nombre  infini,  il  existe  encore  une 
masse  elfroyaljle  de  renseignemens  inédits ,  qui  attendent  qu'on  les 
mette  en  œuvre.  La  seule  Bibliothèque  du  Roi  contient  sur  ces  ma- 
tières un  million  de  pièces  manuscrites  que  pas  un  homme  vivant 
ne  connaît.  jM.  Guizot  a  nommé  douze  personnes  pour  en  faire  le 
dépouillement  ,  et  l'on  compte  qu'il  leur  faudra  dix  ans  pour  les 
lire.  Les  Archives  du  royaume  doivent  contenir  trois  ou  quatre 
millions  de  pièces  pareillement  inconnues,  sans  compter  les  neuf 
quintaux  de  parchemin  qu'un  concierge  infidèle  a  vendus  il  y  a 
quelques  années.  Celui  qui  écrit  ceci  étant  chargé  par  M.  le  ministre 
de  l'instruction  publique  de  diriger,  sous  la  surveillance  d'un  co- 
mité historique,  les  recherches  que  des  correspondans  nombreux 
poursuivent  dans  les  départemens,  peut affirmerque  les  documens  les 
plus  curieux  arrivent  en  foule,  comprenant  les  matières  les  plus  di- 
verses, depuis  des  bulles  originales  du  pape  Agapet  qui  vivait  eu 


l60  REVUE    DE    PARIS. 

535,  sous  Justinien,  et  des  lettres  de  Charlemagne ,  écrites  siir 
écorce,  jusqu'à  des  révélations  tout-h-fait  inouïes  sur  les  convul- 
sionnaires.  La  préfecture  de  Rouen  possède  les  archives  des  ducs  de 
Bretagne;  la  préfecture  de  Lille  possède  celles  des  comtes  de  Flan- 
dre. Le  cardinal  Perrenot  de  Granvelle,  premier  ministre  de  Charles- 
Quint,  avait  dans  ses  papiers  la  correspondance  secrète  et  officielle 
de  toutes  les  cours  de  l'Europe  au  seizième  siècle.  Ces  papiers 
forment  quatre-vingt-cinq  volumes  in-folio,  et  sont  déposés  a  la 
bibliothèque  de  Besançon ,  où  le  dépouillement  s'en  opère  par  ordre 
de  M.  Guizot. 

L'histoire  de  l'Europe  moderne  est  donc  en  grande  partie  encore 
gisante  dans  des  portefeuilles  et  dans  des  cartons.  Les  livres  géné- 
raux sont  presque  tous  comme  s'ils  n'étaient  pas,  a  cause  des  dé- 
mentis fréquens  que  les  découvertes  journalières  leur  donnent.  Ce 
qu'il  y  a  de  véritablement  sûr  en  histoire,  ce  sont  les  lettres ,  les  mé- 
moires ,  les  titres  des  familles ,  les  registres  des  différentes  cours  , 
des  ordres,  des  municipalités,  des  corporations,  cest-k-dire  les 
livres  inconnus  dans  lesquels  on  reproche  a  M.  Victor  Hugo 
d'aller  prendre  ses  renscigneraens.  ^Quand  on  songe  au  soin  in- 
fini qu'il  met  a  fouiller  et  a  éclaircir  les  questions  historiques  né- 
cessaires a  ses  drames ,  on  ne  peut  que  sourire  en  voyant  quelques 
critiques,  tout  fiers  de]  leur  Anquetil  ou  de  leur  Lingard,  qu'ils 
s'imaginent  sans  doute  avoir  été  les  seuls  a  lire,  crier  effronté- 
ment, et  comme  s'ils  savaient  pourquoi,  a  l'ouMi  et  a  la  violation 
de  l'histoire. 

Si  le  poète  avait  le  temps  de  se  retourner  un  peu,  comme 
lord  Byron,  et  de  clouer  quelques  noms  propres  dans  un  ar- 
ticle, le  public  verrait  bien  vite  de  quel  côté  est  l'érudition, 
le  savoir,  l'intelligence,  et  il  sentirait  ce  que  les  hommes  d'art 
sentent  déjh,  qu'il  est  peu  décent  qu'une  critique  anonyme,  qui 
ne  se  montre  ni  par  les  personnes  ni  par  les  ouvrages ,  qui  n'a  ni 
un  nom  a  mettre  a  des  livres,  ni  des  raisons  a  mettre  à  des  arti- 
cles, s'attaque  de  ce  ton  cavalier  aux  grands  écrivains  qui  travail- 
lent de  conscience  pour  l'honneur  de  leur  temps  et  de  leur  pays. 
Que  l'on  conteste,  mais  qu'on  discute  j  qu'on  attaque  l'incorrec- 


REVUE    DE    PARIS.  iGl 

tion  (lu  Style,  mais  qu'on  la  prouve;  qu'on  affirme  les  erreurs 
d'histoire,  mais  qu'on  les  montre.  Qui  aura  tort  cédera. 

Il  faut  bien  que  la  critique  se  persuade  que  si  le  poète  voulait 
répondre,  il  ne  lui  faudrait  pas  souffler  deux  fois  sur  ces  accusa- 
tions les  plus  graves  et  les  plus  spécieuses,  pour  les  faii-e  évanouir, 
et  qu'il  n'y  a  pas  d'homme  intelligent  et  véritablement  littéraire 
qui  n'en  ait  fait  justice,  a  la  première  vue,  comme  il  convient. 
Toutefois ,  pour  que  le  public  ait  un  exemple  de  ceci ,  et  pour 
qu'il  se  prémunisse  contre  la  contagion  des  jugemens  irréfléchis, 
nous  lui  demandons  de  revenir  un  peu  sur  le  passé ,  de  prendre 
avec  nous,  parmi  les  pièces  de  M.  Victor  Hugo,  Marie  l\ulor, 
celle  dont  la  valeur  historique  a  été  le  plus  contestée ,  et  de  choisir 
dans  cet  ouvrage  les  trois  points  qui  ont  trouvé  la  critique  le  plus 
inexorable  ,  a  savoir  le  noud^re  des  amans  de  ^larie  ,  l'éclat  qu'elle 
fait  devant  toute  sa  cour  et  sa  conversation  avec  le  bourreau.  Il 
nous  semble  que  nous  n'éludons  pas  et  que  nous  allons  droit  a  la 
difficulté. 

On  se  souvient,  en  effet ,  de  la  levée  de  feuilletons  qu'il  y  eut 
en  faveur  de  la  vertu  de  Marie  Tudor  ,  laquelle  aurait  été  un 
prodige  de  chasteté  ,  au  dire  de  Tévèque  Burnet ,  qui  fut  cité 
dans  la  cause.  Or,  puisque  nous  y  sommes,  comptons  ensemble 
combien  d'amans  une  reine  d'Angleterre  peut  avoir,  sans  cesser 
d'être  chaste,  selon  le  vénérable  évêque  de  Salisbury. 

Nous  mettrons  en  première  ligne,  s'il  vous  plaît,  le  cardinal 
Polus,  son  parent.  Marie  avait  eu  une  passion  si  violente  pour  lui, 
qu'elle  avait  usé  de  tout  son  amour,  de  toute  son  autorité  pour 
lui  faire  quitter  les  ordres  et  l'épouser.  Le  cardinal  résista  et 
quitta  l'Angleterre.  Plus  tard,  en  l.o54,  un  peu  avant  l'époque 
du  mariage  de  la  reine  avec  l'infant  d'Espagne,  le  cardinal  ayant 
été  nommé  par  le  pape  son  légat  a  Londres ,  l'ancien  amour  de 
Marie  se  réveilla  avec  tant  de  force  et  de  témoigages  de  satisfaction 
extérieure  que  Charles-Quint,  craignant  que  l'arrivée  du  légat  ne 
fût  un  obstacle  invincible  au  mariage  de  son  fils,  écrivit  au  pape 
pour  le  prier  de  retenir  quelques  mois  le  cardinal.  Quand  Jules  III 
reçut  cette  lettre,  le  légat  était  déjà  parti.  Un  courrier  qui  lui  fut 


162  REVUE    DE    PARIS. 

expédié;  Tayant  atteint  a  Bruxelles,  il  s'y  arrêta  jusqu'à  la  fin  de 
juillet.  Le  mariage  avait  eu  lieu,  par  procuration,  le  23.  Voila 
pour  un. 

Nous  mettrons  en  seconde  ligne  Nicolas  Trogmorton.  Pour  ce- 
lui-ci, nous  ne  comprenons  guère  comment  la  critique  l'a  nié, 
puisqu'il  avait  une  sorte  d'état  légal ,  officiel ,  acquis  par  une  con- 
statation judiciaire.  L'auteur  avait  eu  soin,  d'ailleurs,  d'indiquer 
ses  titres  dans  la  pièce  même.  Nicolas  Trogmorton  était  donc  l'a- 
mant de  la  reine  ,  et  l'amant  heureux ,  comme  on  dit.  A  telles 
enseignes  que,  l'ayant  fait  suivre  un  soir,  et  ayant  su  qu'il  pas- 
sait quelquefois  la  nuit  chez  une  dame  de  la  cour ,  Marie  voulant 
le  faire  punir,  et  n'osant  pas  arguer  ce  seul  fait,  qui  n'aurait  pas 
suffi  aux  yeux  d'un  tribunal,  le  chargea  d'une  accusation  de  haute 
trahison.  Les  juges  démêlèrent  le  crime  réel  du  crime  supposé,  et 
Trogmorton  fut  absous.  Du  reste,  Marie  punit  les  juges.  Et  de  deux. 

Le  troisième  dont  nous  ayons  a  parler ,  est  le  lord  de  Courte- 
nai.  Il  est  même  nécessaire  de  se  prémunir  ici  contre  l'exubé- 
rance des  chroniqueurs ,  lesquels  donnent  encore  pour  amans  a 
la  reine  le  marquis  d'Exeter  et  le  comte  de  Devonshire.  Or,  ces 
deux  favoris  nouveaux  ne  sont  autres  que  le  lord  Henri  de  Cour- 
tenai  lui-même ,  de  la  maison  de  France  ;  car  les  lords  de  Courte- 
nai  étaient  comtes  de  Devonshire  depuis  -1 5i  i ,  et  marquis  d'Exeter 
depuis  1 525.  Le  lord  Henri  était  tenu  en  pleine  cour  de  Windsor 
pour  l'amant  de  Marie.  M.  deNoailles,  ambassadeur  de  Henri  III 
à  Londres  ,  en  parle  tout  au  long  dans  ses  lettres  ,  et  comme 
d'une  chose  si  publique,  que  la  reine  se  plaignait,  dit-il,  de  ce 
(jue  son  amant  allait  chez  lesjilles.  Et  de  trois. 

Le  quatrième  que  nous  mettrons  dans  ce  catalogue,  est  le  comte 
de  Rivadavia,  de  la  suite  de  Philippe  II.  Quoiqu'il  eût  épousé  la 
reine  en  \  554- ,  lorsqu'il  n'était  encore  qu'infant ,  Philippe  devenu 
roi  ne  passa  en  Angleterre  qu'en  -i  557.  Marie,  qui  n'était  déjà  plus 
jeune  et  qui  avait  pris  des  habitudes  dissolues ,  ne  se  contenta  pas 
du  maître,  elle  voulut  encore  avoir  le  sei'viteur.  Elle  l'eut.  Le  roi 
ne  fut  pas  sans  s'apercevoir  des  mœurs  de  sa  femme;  il  resta  a 
peine  quelques  mois  en  Angleterre,  et  il  ne  la  revit  pkisj  car 


REVUE    DE    PARIS.  l63 

elle  mourut  en  1558.  Et  de  quatre  (^).  Voila  la  reine  aux  mœurs 
très-chastes,  regina  castissimis  morihus  j  de  l'évèque  Burnet  et  de 
messieurs  les  critiques.  Après  quatre  amans  prouvés,  M.  Victor 
Hugo  en  a  supposé  un  cinquième.  Il  est  resté  probablement  fort 
au-dessous  du  nombre  réel. 

Passons  maintenant  a  cette  belle  scène  du  second  acte ,  où  la 
reine  dévoile  devant  toute  la  cour  sa  passion  pour  Fabiano ,  et 
que  la  presse  a  unanimement  regardée  comme  blessant  toute  vrai- 
semblance et  toute  dignité.  Quelle  apparence,  a-t-on  dit,  qu'une 
reine  qui  se  respecte  aille  mettre  ainsi  toute  sa  cour  dans  la  con- 
fidence d'une  aussi  étrange  faiblesse?  D'abord  ,  nous  trouvons 
qu'une  reine  qui  se  respecte  n'a  pas  quatre  amans  connus  ;  en- 
suite il  nous  semble  que  la  critique  a  eu  le  tort  de  confondre  les 

(')  Ceux  de  nos  lecteurs  qui  voudraient  voir  de  plus  près  ces  détails  ,  et  les  véri- 
fier par  eux-mêmes,  pourraient  consulter  à  la  Bibliothèque  royale  les  sources  sui- 
vantes : 

—  Pour  ce  qui  touche  le  cardinal  Polus  •  Collsclion  historique  de  plusieurs 
graines  écrii'ains  prolcstans  concernant  le  changement  de  religion  et  Ve'trangc 
confusion  qui  s' ensuivit ,  sous  Henri  VIII  -,  Edouard  VI ,  Marie  et  Elisa- 
leth.  Londres.  Nicol.  Hills.  1686  ,  in-12. 

—  Pour  ce  qui  touche  Nicolas  Trogmorton  :  Diverses  pièces  pour  l'histoire 
d'Angleterre  sous  Henri  VIII ,  Edouard  VI  et  Slarie  j  en  anglais,  in-4°  en  un 
paquet. 

Item  :  Opuscula  varia  de  rébus  anglicis  tempore  Henrici  VIII,  Edwardi  VI 
et  Mariœ  reginœ  In-8",  uno  fasciculo. 

Eclaircissemens  de  la  biographie  et  des  mœurs  de  l'Angleterre  sous  Hen- 
ri VIII ,  Edouard  VI,  Marie  ,  Elisabeth  et  Jacques  I"  ,•  extraits  des  papiers 
originaux  trouves  dans  les  manuscrits  des  nobles  Ja  mil  les  de  Howard,  Talbot 
et  Cecil ,  par  Edmond  Lodge,  Esq.  Londres.  G.  Nicol.  171)1 .  3  vol.  in-l"  ornés  de 
portraits. 

Pour  ce  qui  touche  le  lord  Courtcnay  :  Recueil  exact  et  complet  des  dépêches 
de  M,  de  JYoailles ,  ambassadeur  de  France  en  Angleterre  sous  Edouard  VI  et 
une  partie  du  règne  de  Marie, 

—  Pour  ce  qui  touche  le  conite  de  Rivadavia  :  Kl  Viage  de  dan  Felipe  II , 
desde  Espana  ,  etc. ,  par  Juan  Chrisloval  Calvetc  de  Estrella.  Anvers,  lo()2  ,  in- 
folio. 

Item  :  Ilclacioncs  de  Antonio  Perez,  secretario  de  cstado  de  Felipe  II ,  en 
sus  carias  apanolas  y  lalinas.  Paris,  1621,  in-'l". 


l64  REVUE    DE    PARIS. 

temps,  et  de  porter  nos  idées  actuelles  dans  lu  société  du  seizième 
siècle,  oii  elles  n'étaient  pas.  Dans  les  pays  et  aux  époques  de  pou- 
voir absolu  ,  l'opinion  publique  et  ce  qu'on  appelle  le  qu'en  dira- 
t-on  n'existent  pas  vis-'a-vis  des  rois  et  des  puissans.  La  censure 
de  l'opinion  est  une  cliose  qui  veut  pour  s'établir  l'égalité  dans 
les  citoyens  et  la  liberté  dans  les  gouvernemens.  L'empereur  Né- 
ron était  certainement  un  aussi  grand  personnage  que  la  reine  Ma- 
rie; la  maison  des  Claudiens,  dont  il  était,  valait  beaucoup  mieux 
quelamaisondeTudor  ;  et  ses  courtisans,  lesPomponii,lesPinarii, 
les  Calphurnii,  les  Mamerci,  qui  avaient  rang  de  priuce,  et  sept 
cents  ans  de  noblesse  prouvée,  auraient  fait  grand  honneur  aux 
Percy,  aux  Howard ,  aux  Chandos  et  aux  Clinton  de  marcher  avec 
eux  de  pair  a  confrère;  le  respect  que  Néron  devait  a  son  rang, 
a  sa  cour  et  k  sa  race,  ne  l'empêcha  pas  néanmoins  d'épouser  un 
homme  en  plein  jour ,  et  de  le  caresser  publiquement  en  litière  de 
drap  d'or.  On  dira  que  Néron  était  un  monstre;  nous  répondrons 
que  INIarie  n'était  pas  un  ange. 

Du  reste ,  ne  vouliit-on  pas  accepter  la  parité  de  Néron  et  de 
Marie ,  voici  un  fait  de  l'histoire  d'Ecosse ,  un  fait  contemporain, 
qui  se  passait  a  Edimbourg  douze  ans  après  le  fait  que  M.  Hugo 
suppose  s'être  passé  a  Londres.  C'est  une  explication  qui  eut  lieu, 
le  9  mars  i  566 ,  dans  le  palais  d'Holyrood ,  entre  Marie  Stuart , 
une  autre  reine  très-chaste,  et  son  infortuné  mari ,  le  lord  Henri 
Darnley.  Marie  Stuart  s'y  montra  d'autant  plus  en  dehors  de  toute 
dignité  de  reine  et  de  femme,  que,  surprise  véritablement  en  fla- 
grant délit  d'adultère,  elle  se  vante  de  son  crime  a  la  face  de  son 
mari.  Il  y  avait  Ta  toute  la  cour  d'Ecosse,  le  lord  de  Ruthwen,  le 
comte  d' Angus ,  le  lord  George  Douglas ,  le  lord  Lindsay  comte 
de  Baléares,  la  comtesse  d'Argyll  et  deux  pages  de  la  maison  de 
Marr.  La  critique  ne  dira  pas  que  cette  scène,  que  nous  n'osons 
pas  raconter  dans  toute  la  crudité  de  ses  détails ,  n'est  pas  dans  les 
inœnrs  du  temps  ;  elle  est  tout  au  long  dans  une  lettre  adressée 
d'Edimbourg,  seize  jours  après  le  fait,  par  le  comte  de  Bedford  et 
sir  Thomas  Randolf  aux  lords  du  conseil  privé  d'Angleterre. 

Enfin,  venons  k  une  autre  invraisemblance  monstrueuse,  l'en- 


REVUE    DE    PARIS.  l65 

treviie  de  la  reine  et  du  bourreau.  Il  est  certain  qu'aujourd'hui, 
les  rois  comuie  les  siuiples  particuliers  fraient  peu  avec  le  bour- 
reau. C'est  un  fonctionnaire  que  nos  mœurs  compatissantes  et  po- 
lies nous  rendent  peu  gracieux.  Mais  nous  ne  devrions  pas  ou- 
blier que  nous  ne  sommes  ni  des  rois  du  seizième  siècle,  ni 
des  barons  du  quinzième.  Nous  n'exerçons  individuellement  ni 
haute,  ni  basse  justice;  nous  n'avons  ni  procès  a  juger,  ni  crimi- 
nel à  pilorier  ;  parlant,  nous  n'avons  nul  besoin  d'un  coupe-tête. 
Mais  si  nous  étions ,  comme  d'autres  le  furent ,  ou  rois  ou  hauts 
barons,  si  nous  avions  une  juridiction  ,  il  la  faudrait  complète;  et 
toute  juridiction  complète  commence  par  un  huissier,  et  fmit  par 
un  bourreau.  A^oila  pourquoi  il  y  a  seulement  cent  ans,  dans  cette 
ville  de  Paris ,  si  bonne  et  si  douce ,  le  prévôt  du  roi  avait  son  bour- 
reau, le  prévôt  des  marchands  son  bourreau ,  l'archevêque  son  bour- 
reau, l'abbé  de  Sainte-Geneviève  son  bourreau,  l'abbé  de  Saint- 
Germain- des-Prés  son  bourreau ,  l'abbé  de  Saint-Martin-des-Charaps 
son  bourreau.  Il  y  en  avait  tant,  et  ils  avaient  été,  jusqu'au  sei- 
zième siècle,  une  pièce  si  nécessaire  de  la  société  féodale  qu'on  y 
était  accoutumé.  Un  boxu'reau  était  même  presque  toujours  plus 
qu'un  homme  vulgaire  :  c'était  ordinairement  un  confident,  quel- 
quefois un  ami.  Dans  les  mémoires  de  Duguesclin  ,  on  lit  qu'en 
plusieurs  circonstances  Bertrand  faisait  pendre  lui-même,  sous  ses 
yeux  et  par  son  bourreau ,  des  espions  de  l'ennemi.  Tristan ,  bour- 
reau de  Louis  XI,  vivait  familièrement  avec  lui.  Henri  VIII,  père 
de  Marie  Tudor,  dînait  avec  le  sien.  Le  cardinal  de  Richelieu  ne 
sortait  pas  sans  être  accompagné  de  son  coupe-tête.  Si  la  critique 
ne  sait  pas  ces  choses-fa,  il  n'est  pas  juste  que  le  drame  porte  la 
peine  de  cette  ignorance. 

Il  y  a  une  considération  que  la  critique,  non  plus  que  le  public  , 
ne  devrait  jamais  perdre  de  vue,  c'est  qu'il  est  bien  téméraire  d'al- 
ler dire  a  un  écrivain  qu'il  se  trompe,  sans  tenir  son  erreur  dans  la 
main,  surtout  quand  cet  écrivain  a  déjà  fait  ses  preuves  d'homme 
intelligent  et  laborieux.  Le  poète  est  au  moins  tout  aussi  intéressé 
qu'un  autre  au  mérite  de  son  œuvre ,  et  il  faut  toujours  présumer 
qu'il  y  a  mis  ce  qu'il  pouvait  dépenser  de  réflexion,  de  fatigue  et  de 


l66  REVUE    DE    PARIS. 

soins.  Soyez  bien  sûrs  que  celui  qui  est  capable  de  faire  une  grande 
chose  est  aussi  capable  de  la  juger,  et  que  s'il  y  a  laissé  des  détails  qui 
vous  choquent,  c'est  qu'il  les  avait  pesés  lui-même  et  maintenus, 
pour  des  raisons  qu'il  pourrait  vous  dire.  En  général ,  le  public 
oublie  trop  ce  qu'il  est,  c'est-a-dire  une  réunion  d'hommes  parmi 
lesquels  les  petits  neutralisent  les  grands.  Il  s'établit  inévitable- 
ment dans  toute  assemblée  im  terme  moyen  entre  les  intelligences, 
et  les  plus  lumineuses  y  perdent  toujours  de  leur  éclat.  Ensuite, 
on  a  tort  de  s'imaginer  que  parce  qu'on  a  été  régulièrement 
élevé,  parce  qu'on  a  suivi  tous  les  degrés  des  études  de  l'école 
et  des  études  du  monde ,  on  soit  apte  pour  cela  à  parler  pertinem- 
ment des  objets  d'art;  de  même  qu'après  cette  éducation  géné- 
rale ,  ceux  qui  veulent  devenir  peintres ,  sculpteurs  ou  poètes , 
consacrent  le  reste  de  leur  vie  a  méditer  sur  des  tableaux,  sur  des 
reliefs  ou  sur  des  poèmes,  de  même  il  est  indispensable  d'étudier 
spécialement  les  productions  d'un  art  quelconque ,  pour  en  porter 
une  opinion  de  poids;  et  comme  il  arrive  souvent  qu'un  homme 
manie  vingt  ans  l'ébauchoir  sans  faire  une  bonne  statue ,  il  arrive 
plus  souvent  encore  que  d'autres  s'occupent  toute  leur  vie  de  litté- 
rature, sans  parvenir  h  la  comprendre  et  a  la  juger  sainement. 

Que  penser  alors  de  ces  aristarques  impromptus  qui  quittent 
leur  salon,  leur  comptoir  ou  leur  étude,  pour  venir  juger  l'œuvre 
des  poètes  après  dîner,  et  qui  font  la  chasse  ,  en  digérant, 
aux  erreurs  d'histoire,  aux  invraisemblances  scéniques  et  aux 
iautes  de  français?  Comme  ces  messieurs  paraissent  croire  très- 
naïvement  a  leur  ériidition ,  a  leur  goût  et  a  leur  purisme ,  il  est 
assez  ordinaire  qu'ils  associent  l'oreille  de  leurs  voisins  "a  leurs 
soliloques  littéraires.  Nous  avons  joui,  comme  bien  d'autres, 
de  ces  précieux  a  parte  ^  et  nous  déclarons  qu'il  doit  y  avoir  peu 
de  lieux  habités  où  il  se  dise  plus  d'inepties,  et  oii  Vaugelas  soit 
plus  outrageusement  torturé  qu'au  balcon  du  théâtre  de  la  rue  Ri- 
chelieu. Comment  ne  vient-il  pas  h  l'idée  de  ces  jugeurs  d'occa- 
sion, qui  font  de  l'art,  de  l'histoire,  du  style,  par  cas  fortuit  et 
par  luxe,  qu'au  milieu  de  leurs  critiques  absurdes  et  de  leurs  cuirs 
affreux^  M.  Beauvalet,  qui  est  un  homme  de  talent  et  qui  va  droit 


REVUE    DE    PARIS.  l6j 

au  but  de  son  rôle,  pourrait  s'avancer,  au  nom  du  poète ,  et  leur 
dire  :  ce  Messieurs,  vous  ne  savez  probablement  pas  que  M.  Vic- 
tor Hugo,  dont  nous  avons  l'honneur  de  jouer  la  pièce  ,  n'est  pas 
un  vaudevilliste  d'hier,  comme  certains  d'entre  vous;  qu'il  étu- 
die depuis  quinze  ans  les  questions  littéraires ,  et  qu'ayant  une  iu' 
telligence  au  moins  égale  'a  la  vôtre ,  il  doit  les  savoir  aussi  bien 
que  vous  ;  que  les  faits  qui  sont  mis  en  œuvre  dans  son  drame  et 
que  vous  trouvez  invraisemblables ,  il  les  a  péniblement  cherchés 
et  soigneusement  vérifiés,  et  qu'il  pourrait  vous  dire  au  besoin  à 
quelle  source  vous  les  trouverez ,  si  par  hasard  il  vous  venait  l'en- 
vie de  vous  instruire;  que  ces  formes  de  style  que  vous  appelez 
des  négligences,  ont  été  mûrement  examinées  par  un  homme  qui  a 
l'habitude  d'écrire  a  un  plus  haut  degré  que  vous  ;  que  les  tour- 
nures qui  vous  paraissent  effroyablement  communes,  sont  une  intel- 
ligente protestation  contre  le  pathos  mythologique  et  boutiquier 
dont  vous  avez  bâté  la  langue;  et  que  vous  tous  qui  n'avez  ni  ex- 
périence littéraire,  ni  nom,  ni  talent,  vous  devriez  être  plus  ré- 
servés et  plus  décemment  jaloux ,  en  face  d'un  homme  qui  s'est 
mis  quinze  ans  a  la  peine  pour  acquérir  ces  tiois  choses.  J'ai  dit.  « 
En  engageant  le  Théâtre-Français  "a  jouer  toutes  les  œuvres  des 
maîtres  et  toutes  les  pièces  notables ,  depuis  Rotrou  ,  comme  étude 
de  l'art  et  de  la  langue  Irançaise  et  comme  introduction  a  la  litté- 
rature dramatique  d'aujourd'hui,  nous  avons  rapporté  le  drame 
moderne  a  M.  Victor  Hugo ,  parce  qu'il  en  est ,  non  pas  le  seul , 
mais  le  principal  soutien.  Ce  n'est  pas  nous  qui  voudrions  ôter  ni 
a  M.  Dumas,  ni  a  M.  de  Vigny  la  part  de  gloire  qui  leur  revient; 
mais  M.  de  Vigny  n'ayant  fliit  que  deux  pièces,  et  M.  Dumas  s'é- 
tant  donné  des  collaborateurs  dans  la  plupart  des  siennes,  a  part 
même  toute  préférence  littéraire  et  toute  question  d'école ,  M.  Victor 
Hugo  se  trouve  être  celui  des  trois  qui  a  le  plus  longuement  et  le 
plus  sérieusement  travaillé.  Le  drame  actuel  repose  donc  sur  lui 
plus  que  sur  tout  autre.  Nous  n'avons  pas  voulu  celer  d'ailleurs 
que  toutes  nos  sympathies  sont  pour  M.  Hugo,  nos  sympathies 
pour  ses  ouvrages,  notre  amitié  pour  sa  personne.  Nous  ne 
croyons  pas  (ju'il  soit  nécessaire  de  haïr  quelqu'un  pour  lui  rendre 


l68  REVUE    DE    PARIS. 

justice.  Les  amis  de  M.  Victor  Hugo,  car  la  critique  s'en  préoc- 
cupe fort ,  ne  sont  pas  gens  pour  cacher  leurs  affections  ou  leurs 
idées  :  leurs  affections ,  parce  qu'elles  sont  désintéressées  ;  leurs 
idées,  parce  qu'elles  sont  sincères,  pures  et  réfléchies.  Il  y  a 
d'ailleurs  assez  de  périls  littéraires  h  cette  amitié  pour  qu'elle  soit 
de  bon  goût ,  et  assez  d'injures  pour  qu'elle  soit  sacrée.  Il  peut 
y  avoir  des  personnes  pour  qui  les  opinions  accréditées  sont  les 
meilleures,  les  causes  gagnées  les  plus  justes,  les  affections  com- 
modes les  plus  saintes  ;  pour  nous ,  nous  regardons  autre  chose 
que  notre  intérêt  et  que  nos  aises  en  ce  que  nous  pensons ,  en  ce 
que  nous  disons  ,  en  ce  que  nous  faisons;  h  l'encontre  de  Sosie, 
nous  trouvons  que  l'amphitryon  où  Ton  dîne  n'est  pas  toujours 
le  véritable  amphitryon. 

Du  reste,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  on  n'a  jamais  exigé  d'un 
critique  qu'il  eût  la  haine  au  cœur  pour  avoir  la  sincérité  aux 
lèvres.  Pour  défendre  Phèdre  contre  la  critique  du  temps ,  Boi- 
leau  ne  se  fit  pas  l'ennemi  de  Racine.  D'ailleurs,  si  nous  sommes 
suspects  pour  aimer,  il  nous  semble  que  vous  devez  être  suspects 
pour  haïr.  En  tout  ceci,  pour  être  raisonnable,  pour  être  juste,  il 
ne  devrait  être  question  ni  d'amitié,  ni  de  haine,  mais  de  raisons. 
Le  public,  qui  est  juge  entre  vous  et  nous,  ne  peut  pas  se  déci- 
der sur  des  blâmes  ou  sur  des  éloges ,  mais  sur  des  idées.  Ouvrez 
une  bonne  fois  votre  main,  que  vous  dites  toute  pleine  de  vérités 
si  fécondes  ;  montrez-nous  le  soleil  que  vous  cachez  dans  vos  lan- 
ternes, afin  que  nous  soyons  éclairés  et  que  nous  voyions.  Nous 
ne  demandons  pas  mieux  que  d'être  instruits  et  redressés,  et  vous 
n'aurez  pas  de  plus  fidèles  disciples  que  nous,  si  vous  voulez 
être  nos  maîtres. 

A.  Granier  de  Cassagnac. 


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SOUVENIRS     DE    1815. 


LE  TOURNEUR  DE  CHAISES. 


VIII.  —  LES    VERDETS  (*). 


Maître  Pierre  avait  e'të  suivi  de  près  par  deux  officiers  supe'rieurs 
des  compagnies  secrètes  ;  en  quelques  minutes ,  le  nombre  fut  aug- 
mente'par  l'arrivc'e  de  trois  ou  quatre  capitaines,  et  de  quelques  simples 
gardes  dont  le  dévouement  et  le  fanatisme  aveugles,  toujours  prêts  à  obe'ir, 
étaient  tenus  en  très-haute  estime  par  leurs  chefs. 

Hélène  les  reçut  gracieusement  ,  comme  des  gens  qu'elle  attendait. 
IMcme,  à  voir  certaines  de  ses  prévenances ,  on  eût  compi-is  que  l'un  des 
officiers,  le  plus  e'icvé  en  grade,  lui  avait  fait  une  promesse  dont  l'accom- 
plissement dc'pcndait  néanmoins  du  bon  vouloir  des  autres  membres 
du  conseil;  car  c'était  un  véritable  conseil  qui  s'allait  tenir  là.  L'heure 
e'tait  venue  pour  les  vcrdets  d'aviser  à  leur  existence  en  corps  régulier. 

Sans  trop  en  paraître  inquiet ,  et  sans  se  distraire  de  ses  conversations 
avec  ses  camarades,  maître  Pierre  ne  perdait  ni  un  mouvement,  ni  une  pa- 
role, ni  une  inflexion  de  voix ,  ni  un  regard  d'IIclène.  Certes,  où  il  devinait 

(')  Voir  la  livraison  prccc'Jenle. 


170  REVUE    DE    PARIS. 

ce  qu'elle  avait  sollicite,  ou  bien,  comme  cela  se  pratique,  l'officier  su- 
j:)cneur  lui  avait,  la  veille,  par  pure  formalité,  glissé  quelques-uns  de  ces 
mots  qu'une  inclination  de  tête  et  un  assentiment  suivent  d'ordinaire.  Mais 
les  cvenemcns  de  la  journée  avaient  change  les  dispositions  faciles  de 
maître  Pierre  ,  et  il  voulait ,  quelque  abandon  qu'il  en  eût  semblé  faire  la 
veille ,  user  de  son  droit  d'examen  et  de  refus. 

Pendant  que  l'on  disposait  au  milieu  du  salon  la  table  ronde ,  recou- 
verte d'un  tapis  vert ,  table  classique  de  toute  réunion  délibérante , 
l'officier  supérieur  s'approclia  d'Hélène,  et,  lui  remettant  un  papier  plié, 
lui  dit  courtoisement ,  eu  baisant  ses  mains  : 

—  Tenez,  Hélène,  faites  une  gracieuse  révérence  à  ces  messieurs  pour 
les  remercier^  ils  vous  accordent  le  sauf-conduit  que  vous  m'avez  de- 
mandé. 

Certainement  il  fallait  y  être  vivement  intéressé,  et  faire  preuve  d'une 
bien  bonne  volonté,  pour  entendre  ces  paroles,  car  si  elles  furent  dites 
assez  haut  pour  montrer  que  celui  qui  les  proférait  n'avait  aucune  envie 
d'en  faire  un  mystère  ,  elles  ne  le  furent  point  assez  pour  dominer  les  con- 
versations particulièi'es  qui  s'étaient  établies  en  attendant  l'ouverture  de  la 
séance.  Personne,  en  effet,  n'y  avait  pris  garde ^  mais  Pierre  les  en- 
tendit, lui,  ou  mieux  il  les  devina  au  mouvement  des  lèvres.  Comme  il 
e'tait  loin  d'avoir,  ainsi  que  l'officier,  à  mettre  d'accord  ce  qu'exigeait  sa 
position  avec  la  natui-e  de  l'affaire  qu'il  traitait ,  il  releva  la  conversation 
avec  assez  de  nonchalance  pour  montrer  qu'il  ne  mettait  dans  sa  demande 
qu'un  intérêt  de  causerie  ou  d'acquit  de  conscience  ;  mais  ,  en  même  temps, 
d'une  voix  assez  claire  pour  attii'er  l'attention  de  ses  camarades  ,  des  sim- 
ples gardes  surtout,  ses  âmes  damnées,  il  dit  : 

—  Pour  qui  donc  ce  sauf-conduit ,  colonel  ? 

—  Ma  foi ,  mon  ami ,  demandez  à  Hélène  ;  c'est  son  secret. 

—  Oh!  colonel,  puisque  vous  avez  écrit  le  nom,  c'est  aussi  le  vôtre, 
reprit  maître  Pierre ,  comme  s'il  n'avait  pris  garde  qu'au  dernier  mot. 

—  J'ai  eu  dans  Hélène  une  confiance  aveugle...  J'ai  donné  un  sauf- 
conduit  en  blanc...  et  personne  ici ,  je  pense  ,  n'y  peut  trouver  à  redire. 

—  Pardon,  colonel  !  ce  que  vous  dites  là  est  on  ne  peut  plus  galant j 
mais  ce  que  vous  avez  fait  est  fort  peu  politique. 

—  Mon  Dieu  I  Pierre,  est-ce  que  vous  êtes  malade,  mon  ami? 

—  Comme  Basile ,  n'est-ce  pas  ,  mon  colonel  ?  Je  ne  le  suis  point  assez 
pour  ne  point  voir  qui  l'on  trompe  ici. 


REVUE    DE    PARIS.  inj 

—  Voyons ,  parlez,  Pierre ,  me  prenez-vous  pour  un  tuteur  de  come'die? 

—  Oh  I  non ,  pas  moi ,  colonel  !  !  !  Mais ,  ou  tous  ignorez  ce  qui  se 
passe  et  les  bruits  qui  courent  dans  la  ville,  et  alors  ne  trouvez  point  mau- 
vaises mes  observations  ;  ou  bien  vous  en  avez  connaissance,  et  alors  je  ne 
sais  ce  que  nos  amis  et  le  gouvernement  du  roi  penseront  de  votre  facilite' 
à  donner  ainsi  des  laissez-passer. 

—  Et  lequel  des  deux  croyez- vous  ,  maître  PieiTC  ? 

—  Colonel ,  j'aime  mieux  croire  à  l'ignorance  qu'à  la  trahison. 

—  Soit!  Mon  devoir  est  de  vous  entcndi-e.  Pardon  ,  Hélène,  pardon: 
mais  il  n'a  pas  tenu  à  moi  que  vous  ne  pussiez  profiter  à  l'instant  même 
d'une  faveur ,  que ,  je  l'espère ,  mes  collègues  s'empresseront  de  vous 
accorder  un  peu  plus  tard. 

—  Mais  ,  colonel ,  il  est  facile  à  Hélène  de  ne  pas  attendre  la  fin  de  nos 
délibérations.  Qu'elle  nomme  la  personne  à  qui  elle  destine  le  sauf-con- 
duit, et  nous  remplirons  le  blanc-seing  ,  n'est-ce  pas,  messieurs  ,  si  l'in- 
térêt du  service  ne  s'y  oppose  point  ?  Voyons ,  Hélène ,  vous  ne  pouvez 
avoir  voulu  tromper  la  confiance  du  colonel ,  en  sauvant  un  ennemi  du 
roi;  vous  n'avez  donc  aucun  motif  raisonnal)le  pour  taire  le  nom  de  votre 
protégé. 

—  C'est  juste,  dirent  quelques  officiers.  Le  colonel  lui-même  eut 
l'air  de  ti-ouver  toute 'naturelle  la  question  ainsi  posée. 

Hélène  sentit  qu'elle  avait  perdu  tous  ses  avantages  ;  le  dépit  s'en  mêla , 
et  elle  répondit  en  souriant  avec  amertume  : 

—  Je  renonce  à  lutter  avec  vous ,  Pierre ,  car  vous  avez  la  force  et  le 
courage  du  lion  ,  unis  à  la  ruse  et  à  la  puissance  fascinatrice  du  serpent. 
Ensuite  clic  ajouta  d'un  ton  pénétre  :  —  Colonel ,  je  vous  remercie,  et 
vous  tiens  compte  de  votre  bon  vouloir.  C'était  mieux  que  de  la  galante- 
rie, messieurs;  c'était  l'acte  d'une  ame  généreuse  qui  avait  noblement 
fermé  les  yeux  sur  une  bonne  œuvre,  que  les  scrupules  de  l'esprit  de  parti 
peuvent  désavouer ,  mais  dont  un  honnête  homme  se  réjouit  et  s'honore 
toujours. 

Elle  s'arrêta  \m  moment,  et  reprit,  non  sans  un  dédain  marqué  : 

—  Quant  à  vous ,  messieurs  ,  vous  ne  vous  êtes  point  aperçus  que 
maître  Pierre  flattait  votre  importance  politique  pour  servir  ses  desseins 
secrets;  lui  seul  ici,  je  vous  le  jure,  a  quelque  intérêt  à  savoir  ce  nom 
que  vous  demandez  avec  lui.  Ce  nom,  je  ne  vous  le  dirai  pas.  Un  seul 
ici  le  saura  entre  tous;  car  je  tiens  à  lui  prouver  que  je  n'abusais  point 


l']2. 


hevue  de  paris. 


lie  mon  empire  :  ce  sera  vous ,  colonel ,  mais  plus  tard ,  quand  je  n'aurai 
plus  besoin  de  vous ,  parce  que  j'aurai  sauve  par  un  autre  moyen  celui 
que  maître  Pierre  appelle  mon  protège'.  Sur  ce ,  messieurs ,  permettez- 
moi  de  passer  dans  ma  chambre;  je  le  vois  ,  désormais  je  serais  de  trop 
parmi  vous. 

—  Hélène  ,  vous  ne  sortirez  pas^  je  ne  veux  pas  que  vous  sortiez  î  s'e'- 
cria  Pierre  en  bondissant  sur  son  siège ,  et  se  dressant  de  toute  sa  hau- 
teur j  puis ,  comme  s'il  se  repentait  d'avoir  ete*  si  loin ,  il  ajouta  d'un  air 
pe'ne'tre'  :  Il  va  se  dire  ici  des  choses  que  vous  devez  entendre,  Hélène, 
vous  le  savez  ;  restez  !  Et  entre  vous  et  moi  ensuite  ,  je  ne  veux  que  vous 
pour  juge.  Colonel ,  mon  camarade  Daussonne  vient  de  me  donner  des 
renseignemens  que  vous  devez  connaître. 

On  prit  place  autour  de  la  table  ;  He'lène  ,  n'osa  point  se  retirer. 
Peut-être  un  vif  sentiment  de  curiosité  la  fit  -  il  se  résigner  sans  trop 
de  peine.  Elle  avait  jeté  de  nouveau  les  yeux  sur  la  cassette  d'ébène  que 
Pierre  venait  de  placer  devant  lui  sur  la  table  du  conseil.  Or,  Pierre  ne 
lui  avait-il  pas  dit  peu  d'instans  auparavant  :  «  Là  est  le  secret  de  ma 
vie  1 1  !  »  Peut-être  aussi  une  pensée  toute  d'abnégation  la  cloua-t-elle  sur 
son  fauteuil ,  où  un  de  ses  bras  accoudé  soutenait  son  front  penché  dans 
sa  main  gauche,  comme  pour  cacher  quelques  larmes  silencieuses  qui  tom- 
baient ,  malgré  elle ,  jusqu'à  son  écharpe  de  gaze ,  dont  sa  main  droite 
roulait  et  déroulait  la  frange  sur  ses  genoux.  Elle  comprit  sans  doute  qu'elle 
n'était  plus  là  pour  elle  seule ,  et  qu'elle  ne  devait  sacrifier  ses  projets , 
ni  aux  emportemens  de  la  colère ,  ni  aux  misérables  susceptibilités  de  la 
vanité  blessée. 

—  Messieurs ,  dit  maître  Pierre  qui ,  pour  se  donner  le  temps  de  combi- 
ner son  plan  d'attaque ,  formula  en  trois  mots  toute  sa  pensée  à  laquelle 
il  savait  bien  qu'allaient  se  prendre  les  passions  de  haine  et  d'égoïsme 
dont  11  se  voyait  entouré  ;  messieurs ,  le  général  Ramel  est  un  traître  ! 

Pierre  avait  bien  jugé  son  monde.  —  C'est  vi'ai  !  crièrent  ses  camarades 
tout  d'une  voix. 

—  AA-ant  de  prendre  un  parti ,  dit  le  colonel ,  il  serait  bien  d'avoir  par 
devers  nous  quelques  faits  positifs. 

—  Jour  de  Dieu  !  colonel,  dit  Daussonne  sans  plus  de  cérémonie ,  voilà 
comme  vous  êtes  depuis  quelques  jours  :  est-ce  que  vous  n'êtes  plus  des 
bons  ,  à  présent?  si  on  vous  écoutait,  il  nous  faudrait  procéder  comme  des. 


REVUE    DE    PARIS.  I-jS 

juges  d'instruction.  Je  vous  préviens  que  les  verdets  sont  fatigués  de  tout 
ce  que  le  gouvei-nement  laisse  dire  et  faire  contre  eux. 

—  Mais  encore,  reprit  imperturbablement  le  colonel,  que  dit-on  et 
que  fait-on  ? 

L'éloquence  de  Daussonne  était  à  bout;  il  lâcha  un  juron  e'nergique- 
ment  accentue  ,  et  frappa  la  table  du  poing,  il  sourit  d'un  air  fort  dédai- 
gneux pour  le  colonel ,  et  balança  sa  tcte  de  droite  et  de  gauclie  comme 
pour  faire  un  appel  à  l'éloquence  de  ses  amis. 

—  Ce  que  l'on  dit ,  ce  que  l'on  fait ,  monsieur?  dit  le  capitaine  Savy- 
Gardeilh ,  'un  élégant  Ijlondin ,  fort  estimé  des  grandes  dames  de  la  rue  des 
Nobles  et  de  la  place  Mage.  Ah  çà  I  mais  il  me  semble  d'abord  que  di- 
manche dernier ,  à  la  bénédiction  des  drapeaux  remis  à  la  légion  du  Can- 
tal, on  nous  a  placés  à  la  gauche  et  à  la  queue  des  troupes  de  la  garnison  et 
de  la  garde  nationale.  Croyez-vous  que  ce  soit  très-flatteur  pour  vous  et 
pour  nous ,  colonel? 

—  J'en  conviens ,  monsieur ,  dit  le  pauvre  colonel  qui  recevait  au  vi- 
sage cet  argument  ad  homviem. 

—  Et  puis,  'avec  qui  le  général  s'est-il  entretenu  ,  s'il  vous  plaît,  du- 
rant toute  la  cérémonie?  continua  l'inexorable  logicien,  sinon  avec  le 
marquis  de  Castellane;  et  M.  de  Castellane  est  le  colonel  de  la  garde 
nationale. 

—  Ce  n'est  que  trop  vrai.  Oui  1  un  joli  marquis  que  ce  Castellane  ,  qui 
alla  offrir  sa  voiture  ,  ses  chevaux ,  et  une  garde  d'honneur  à  Bonaparte 
quand  l'usurpateur  passa  à  Toulouse;  et  on  a  fait  de  cela  un  colonel I 
Quelle  honte  pour  Toulouse  ! 

—  Très-bien  ,  colonel ,  vous  voilà  comme  je  vous  aime,  repartit  le  capi- 
taine Gondrin  ,  continuant  la  nomenclature  qu'abandonnait  son  blond  ca- 
marade ,  essoufflé  d'en  avoir  tant  dit.  Or ,  puisque  vous  voilà  en  si  bon 
chemin ,  vous  souvenez-vous  ,  je  vous  prie  ,  des  j)arolcs  qui  furent  lancées 
à  haute  et  intelligible  voix,  lorsqu'au  défilé  des  troupes,  la  première 
compagnie  des  verdets  arriva  en  face  du  général?... 

—  Si  je  m'en  souviens  ,  mon  ami  !  à  telles  enseignes  que  je  toisai  du 
haut  en  bas  ce  Castellane ,  que  ces  paroles  rendaient  tout  fier,  et  qui  croyait 
déjà  tenir  mes  épaulettcs  ;  mais  le  marquis  n'eut  garde  d'accepter  le  défi 
de  mes  regards. 

—  Que  voulez- vous  dire ,  colonel?  à  votre  défi  il  répondit  par  un  ou- 


^7^^  REVUE    DE    PARIS. 

trage  qui  nous  atteignit  tous.  Tant  que  dura  notre  dénie,  se  mettant  Lee 
a  bec  avec  Ramel ,  il  tourna  vers  nous  la  queue  de  son  clieval. 

— Sacredié,  c'est  si  vrai  que,  sans  le  capitaine  Commère  que  voilà,  et  qui 
me  retint ,  dit  Daussonne ,  j'allais,  pour  lui  apprendx-e  à  ne  pas  nous  bi-û- 
ler  la  politesse  une  autre  fois  ,  faire  de  la  croupe  de  sa  monture  un  four- 
reau pour  ma  baïonnette.  Ah  !  oui ,  on  lui  en  donnera  à  ce  gredin  de  bo- 
Mpartisle,  dans  sa  garde  nationale  de  malheur,  des  compagnies  comme  les 
nôtres.  C'est  ça  des  hommes  de  choix ,  des  hommes  forts  et  bien  pensans  ' 
cest  ça  des  hommes  qui  vous  ont  des  cinq  pieds  huit  pouces,  et  non 
pas  ces  gardes  nationaux  tout  ratatinés  qui ,  avec  lems  bonnets  à  poil  ne 
nous  arrivent  qu'à  l'épaule,  etserangent  toujours  du  côté  de  l'ordre,  sans 
distinguer  le  roi  de  l'empereur. 

Et  il  a^^ait  raison  ,  Daussonne ,  au  moins  pour  son  compte  ;  encore  était- 
il  modeste  en  ne  se  donnant  que  cinq  pieds  huit  pouces;  le  gaillard  avait 
bien  SIX  pieds  et  demi.  Mais  il  se  vantait  en  se  donnant  pour  robuste:  son 
grand  corps  fringallait  sur  deux  jambes  grêles  et  deux  genoux  cagneux. 
Au  demeurant ,  il  se  rendait  justice  en  se  donnant  pour  bien  pensant  à 
cette  époque,  il  dépassait  de  beaucoup  la  permission,  qu'a  tout  homme  de 
parti ,  d'être  quelque  peu  fanatique. 

—  Eh bien:  ajouta  le  capitaine  Commère  à  l'interpellation  de  Daus- 
sonne en  lui  frappant  amicalement  sur  l'épaule,  qu'en  dites-vous,  colo- 
nel? ne  ferons-nous  rien  pour  empêcher  qu'on  désorganise  un  corps  où  se 
trouvent  par  centaines  des  hommes  comme  celui-ci?  sans  combattre 
nous  laisserons-nous  enlever  l'honneur  de  commander  à  des  gens  si  dé- 
voués au  roi  ?  n'alderons-nous  pas  ces  braves  qui  ne  demandent  qu'un  si- 
gnal pour  culbuter  ,  dans  un  coup  de  main  ,  tous  ces  traîtres,  tous  ces  hy- 
pocrites qui,  après  avoir  eu  toutes  les  bonnes  places  sous  Vautre,  ne 
veulent  pas  nous  les  céder  sous  celui-ci  ? 

~  Voyons  ,  voyons  ,  messieurs ,  la  colère  conseille  mal ,  dit  le  colonel 
qui  ne  se  sentait  pas  le  courage  de  résister  long-temps  à  ces  rudes  coups 
de  boutoir  de  l'éloquence  de  parti.  Étes-vous  bien  sûrs  que  l'intention 
de  dissoudre  les  verdets  soit  une  intention  sérieuse,  autre  chose  qu'une 
flatterie  d'un  convive  à  son  amphitryon  ?  un  moyen  trouvé  par  le  général 
peut-être  de  se  moquer  du  marquis  dont  il  connaît  la  fatuité,  et  de  lui 
payer  le  dîner  qu'il  allait  en  recevoir  ? 

-  Ah  çà  :  plaisantez-vous ,  colonel  ?  dit  Daussonne ,  je  tiens  de  ma  cou. 


REVUE    DE    PARIS.  l^J 

sine,  Vous  savez,  capitaine  Savy  -  Gardeilh  ,  celle  que  vous  trouvez  si  jo- 
lie ,  et  qui  est  fort  liée  avec  la  cuisinière  du  marquis  ? 

Le  capitaine  interpelle'  se  serait,  devant  Hélène  surtout  ,  fort  bien 
passe  de  l'apostrophe  :  —  C'est  bon  ,  c'est  bon  ,  continuez  ,  dit-il. 

—  Donc,  reprit  Daussonne,  je  tiens  de  ma  jolie  cousine,  qui  le  tient 
delà  cuisinière  à  qui  le  valet  de  cîiarabrc  l'a  affirme',  qu'il  n'avait  cle 
question  que  de  cela  pendant  le  dîner.  Au  dessert  même,  on  a  bu  à  notn; 
dissolution  procliaine  ,  que  le  gc'ne'ral  Ramel  a  promise  sur  son  honneur. 

—  Qu'ils  nous  cassent ,  les  morceaux  en  seront  bons  ! 

—  Du  tout,  du  tout ,  colonel,  je  ne  donnerais  pas  deux  liards  d'un  bâ- 
ton rompu.  Les  morceaux  ne  sont  bons  qu'à  être  jetés  au  feu  ,  dit  le  capi- 
taine Commère. 

—  Bah  !  bah!  forfanterie  de  buveurs.  Les  hommes  à  jeun  se  mordent 
souvent  la  langue  pour  la  punir  des  sottises  qu'elle  a  débitées  à  table. 

—  Oui ,  et  souvent  aussi  l'on  se  ressent  à  jciin  du  courage  qu'on  s'est 
donné  en  se  mettant  le  feu  au  ventre.  En  voici  la  preuve,  messieurs, 
ajouta  le  capilaine  Commère  en  jetant  sur  la  table  une  feuille  de  papier 
dont  il  défit  les  plis  nombreux  en  les  écrasant  du  plat  de  sa  main.  Ceci 
continua-t-il ,  est  la  copie  du  rapport  concerté  avant-hier,  à  la  préfecture, 
entre  le  marquis  de  Castellane  ,  le  préfet  et  le  général  j  il  sera  probaljle- 
ment  signé  demain  ,  et  envoyé  ensuite  en  triple  expédition  au  roi ,  au  mi- 
nistre de  la  guerre  et  au  ministre  de  l'intérieur.  Je  vais  vous  en  donner 
lecture,  pour  peu  que  vous  teniez  à  vous  entendre  traiter,  vous,  colonel , 
d'imbécile  ,  qui  n'êtes  qu'une  machine  à  arrestation  et  à  pillage  entre  nos 
mainsj  nous  tous ,  messieurs ,  d'intrigans  et  d'amljitieux,  et  vous  tous, 
braves  verdets  ,  Daussonne  et  maître  Pierre,  de  gens  prêts  à  vendre  et  à 
jendre  père  et  mère  pour  un  écu. 

—  Assez,  mille  dieux!  assez!  cria  Daussonne  en  se  levant  de  toute  sa 
hauteur,  je  m'en  vas  trouver  ce  coquin  de  Castellane.  Je  vais  lui  faire 
Toir  que  lorsqu'on  a  dans  sa  f;iinille  un  compagnon  des  folies  du  marquis  de 
Gavarret  le  faussaire  ;,  on  ne  doit  pas  traiter  de  la  sorte  le  pauvre  monde 

qui  ne  doit  rien  à  personne Il  m'en  rendra  raison,  ou,  sapristie  I  je 

lui 

—  Tu  lui tu  lui rien,  dit  Commère  en  l'arrêtant,  ou  d'un  re- 
vers de  main,  tout  au  plus,  tu  feras  voler  à  dix  pas  sa  perruque  rousse j 
car  tu  n'auras  pas  le  cœur  de  lui  faire  autre  chose  j  or,  te  figures-tu  que  sa 
tcte  pelée  soit  belle  à  voir?  Allons,  assicds-tui.  Ce  ncsl  pas  a  lui  c|irji 


l^G  REVUE    DE    PARIS. 

faut  s'en  prendre  :  il  fait  son  métier ,  cet  homme  ;  mais  le  géne'ral  ne  fait 
pas  le  sien ,  et  c'est  lui  qu'il  faut  remettre  au  pas. 

—  Messieurs,  dit  le  colonel,  il  faut  aller  nous  plaindre  au  maréchal 
Péri  gnon. 

—  Pour  moi ,  messieurs ,  dit  le  blond  Savy-Gardeilh  ,  je  ferai  remettre 
à  madame  la  duchesse  d'Angoulême ,  quand  elle  viendra  à  Toulouse  ,  une 
pe'tition  apostille'e  par  toutes  les  nobles  dames  de  la  ville. 

—  Je  vais  en  écrire  au  duc  d'Angoulême,  moi ,  dit  le  capitaine  Gondrin  ; 
je  suis  au  mieux  avec  lui  ;  car  ,  à  son  dernier  passage  ,  il  m'a  complimenté 
sur  ma  musique.  S'il  ne  nous  rend  pas  justice,  eh  bien!  il  n'aura  pas  de 
sérénade  j  car  je  n'exécuterai  plus  mes  solos  de  clarinette. 

— Maréchal!  duel  duchesse!  vous  ne  savez  ce  que  vous  dites,  s'écria 
enfin  maître  Pierre ,  qui  avait ,  par  des  gestes  assez  significatifs ,  té- 
moigné le  mépris  que  lui  inspirait  ce  bavardage  de  gens  qui  tournaient 
toujours  sur  eux-mêmes.  Non,  et  je  le  maintiens  ,  vous  ne  savez  ce  que 
vous  dites. 

— Pourquoi  ne  parles -tu  pas,  toi?  riposta  Daussonne,  se  rejetant  en 
arrière  sur  son  siège  et  regardant  Pierre  d'un  air  niais. 

—  Je  vous  ai  dit  tout  ce  que  j'avais  à  vous  dire,  et  je  le  répète  :  le  gé- 
néral est  un  traître.  Au  lieu  de  prendre  un  parti,  qu'avez- vous  fait?  Le 
colonel  a  demandé  des  preuves  :  vous  lui  en  avez  donné,  et  assez,  Dieu 
me  pardonne  I  pour  faire  mettre  des  cartouches  dans  nos  fusils  et  crier  : 
Feu! 

Au  lieu  de  cela ,  vous  voulez  écrire  au  maréchal  Pérignon ,  au  duc 
d'Angoulême,  à  la  duchesse  d'Angoulême ,  à  qui  plus  encore  ?  Voyons  •  n'a- 
vez-vous  pas  encore  quelque  marmiton  en  cour  qui  vous  protège  ?  Il  est  beau , 
votre  vieux  maréchal  !  Est-ce  que  vous  ne  vous  souvenez  pas  qu'il  s'est 
laissé  prendre  au  saut  du  lit  et  emmener  à  son  château  par  deux  gendarmes, 
après  le  20  mars?  Il  est  gentil  et  puissant  votre  duc  d'Angoulême!  il  n'a 
pas  osé  seulement  prendre  sur  lui  ,  l'autre  jour ,  de  faire  une  réponse  à 
l'Académie  des  jeux  floraux  ,  qui  était  venue  le  féliciter  et  lui  offrir  le  re- 
cueil de  ses  œuvres.  Je  le  dirai  à  mon  oncle  fut  tout  ce  qu'on  en  put  ti- 
rer. 11  ira  aussi  le  dire  à  son  oncle  quand  vous  demanderez  j  ustice ,  et 
du  diable  si  vous  l'obtiendrez;  car  c'est  un  roi  fort  peu  royaliste  que  son 
oncle.  Vous  espérez  en  la  duchesse  d'Angoulême?...  Oh  !  oui ,  celle-là ,  à 
la  bonne  heure,  voilà  im  homme!  Malheureusement  il  porte  des  jupes, 


REVUE    DE    PARIS. 


177 


et  en  France  les  jupes  et  les  quenouilles  ne  sont  ni  des  nichées  ni  des 
griffes  à  ordonnances  royales. 

—  Alors  que  voulez-vous  que  nous  fassions? 

—  Attendez  ,  colonel ,  je  vous  le  dirai  quand  ,  par  des  faits  ,  puisqu'il 
vous  en  faut,  je  vous  aurai  prouve  que  le  général  est  un  traître. 

IX.  —  l'accusation. 

Après  le  licenciement  de  notre  armce  sur  la  Loire ,  l'escadron  incomplet 
d'un  régiment  de  lanciers  fut  dirigé  sur  Montauljan.  Le  dépit  et  la  con- 
sternation ,  empreints  sur  le  visage  des  derniers  défenseurs  de  la  France, 
contrastaient  trop  visiblement  avec  la  joie  furibonde  des  royalistes  du  Tarn 
pour  que  chez  les  uns  il  n'y  eût  pas  un  mépris  que  les  autres  rendaient  en 
injures  et  en  provocations.  Il  s'en  suivit  des  querelles  qui ,  partielles  d'a- 
bord ,  devinrent  bientôt  générales.  Toute  une  population  n'eut  pas  honte 
de  se  ruer  sur  quelques  soldats]affail)lis  par  la  marche  et  les  blessures,  et 
plus  démoralisés  encore  peut-être  par  l'affreuse  conviction  qu'ils  erraient 
sans  toit  hospitalier  sur  le  sol  d'une  patrie  à  laquelle  ils  avaient  donné  leur 
sang.  Ils  furent  assaillis  ,  et  une  charrette  chargée  de  bois  à  brûler  fournit 
des  bûches  pour  les  frapper.  On  pilla  leurs  pauvres  petits  bagages  ,  et  ceux 
qui  ne  demeurèrent  pas  étendus  meurtris  ou  raides  morts  sur  la  place  fu- 
rent ,  à  travers  champs ,  poursuivis  ,  traqués  et  chassés.  Heureusement  la 
population  des  campagnes,  à  cette  époque,  avait  plus  que  la  population 
des  villes  le  véritable  sentiment  de  l'honneur  nationaL 

C'est  que  déjà  1814^  avait  renvoyé  au  labourage  beaucoup  de  vieux  sol- 
<lats  qui  avaient  fait  leur  part  du  sillon  de  gloire  que  l'empire  avait  creuse' 
à  travers  l'Europe.  Aussi ,  en  181  5  ,  pour  les  débris  de  l'armée  ,  nos  pay- 
sans furent-ils  ,  en  grand  nombre  ,  d'anciens  compagnons  d'armes.  Les  vic- 
times de  la  réaction  royaliste  des  rives  du  Tnrn  trouvèrent  donc  des  asiles 
dans  l'intérieur  des  terres.  Il  s'établit  de  chaumière  h  chaumière  des  relais 
de  bons  secours  ,  avec  des  guides  pour  la  nuit,  et  pour  le  jour  ,  des  vivres 
et  un  gîte.  Ce  fut  ainsi  que,  dormant  le  jour,  marchant  la  nuit ,  quelques 
lanciers  arrivèrent,  un  à  un  ,  à  Toulouse ,  qui  ,  Dieu  merci,  avait  alors 
des  portes  sans  grilles  ni  verrous  ,  sans  mouchards  ni  sentinelles. 

Le  général  llamel  était  certes  fort  loin  d'avoir  jamais  passé  pour  un 
homme  d'un  dévouement  éprouvé  à  la  cause  de  Napoléon.  H  était  rede- 
TOME  XIX.     juii.r.ET.  « 


178 


REVUE    DE    PARIS. 


vable  au  roi  Louis  XYllI  de  son  grade  de  maréchal -de -camp.  Ce  fut  là 
sans  doute  la  re'compense  de  son  initiation  aux  antiques  desseins  de  Moreau 
et  de  Piclicgru ,  dont  on  avait  voulu  faire  les  Monk  de  la  monarcliic  bour- 
bounienne.  Quoique ,  après  l'évasion  de  l'île  d'Elbe ,  Napoléon  l'eût  continué 
dans  son  grade,  le  ge'ne'ral  Ramel  se  montra  foi't  empresse'  de  rendre  au  roi 
Louis  XVIII  la  ville  de  Toulouse  ,  dont  Napoléon  lui  avait  confié  le  com- 
mandement. Il  avait  donc  accepte  la  restauration  ,  non  -  seulement  comme 
un  fait  accompli,  mais  comme  la  satisfaction  de  vieilles  sympathies.  Ce- 
pendant le  vieux  soldat  parfois  faisait  taire  en  lui  l'homme  de  parti.  Il  offrit 
aux  lanciers  pour  asile,  jusqu'à  des  temps  meilleurs,  sa  maison,  que 
la  preuve  re'centc  de  la  confiance  royale  avait  jusque-là  tenue  à  l'abri  de 
l'espionnage  tracassier  des  royalistes  de  la  ville.  Sans  doute  ,  en  face  de 
ses  compagnons  d'armes ,  il  trouva  en  lui  quelques  regrets  péniblement 
comprimes  ,  quelques  larmes  silencieuses  pour  les  infortunes  de  Napoléon, 
les  désastres  de  nos  arme'es  et  l'humiliation  de  la  France ,  envahie  deux 
fois.  IMais  le  gros  du  public  l'ignorait 5  il  ne  savait  et  ne  voyait  du  ge'ne'ral 
que  le  visage  officiel,  dont  celui-ci  arrangeait  l'enthousiasme  d'apparat,  en 
revêtant  son  uniforme  et  en  plaçant  la  cocarde  blanche  à  son  chapeau. 
Du  jour  011  les  verdets  s'aperçurent  que  le  ge'ne'ral ,  non-seulement  se 
passionnait  fort  peu"  pour  leur  royalisme  fanatique ,  mais  qu'il  avisait  aux 
moyens  de  le  réduire  à  l'impuissance  ,  ils  cherchèrent  de  leur  côté  à  parer 
ou  à  rendi'c  le  coup  dont  ils  étaient  menacés.  De  leur  existence  en  corps  ré- 
gulier, qui  n'était  qu'une  question  de  localité  et  de  fractionnement  de 
parti ,  ils  firent  une  question  de  gouvernement  et  de  principe.  Avant  et  de- 
puis Boilcau  ,  cela  a  toujours  été  ,  et  cela  sera  toujours  ainsi  :  Qui  naime 
-point  Colin  n  estime  point  son  roi  :  donc ,  ne  point  aimer  les  verdets ,  c'é- 
tait n'être  point  royaliste;  et  en  ce  teinps-là,  ne  point  être  royaliste  comme 
l'étaient  les  verdets,  c'était  être  jacobin  ou  bonapartiste  —  deux  catégories 
qui  formèrent  la  matière  à  exil ,  à  visites  domiciliaires ,  à  Incendies  et  à 
egorgemens  de  l'époque.  La  haine  que  les  verdets  portaient  d'ha])itude  à 
ces  deux  classes  d'hommes  fut  renforcée  ,  en  ce  qui  touchait  le  général ,  de 
toute  la  haine  que  leur  inspiraient  l'intérêt  et  l'esprit  de  corps.  Le  général 
fut  donc  l'objet  d'une  haine  bien  franche  et  bien  cordiale.  Or  rien  au 
monde  n'est  clairvoyant  comme  la  haine  ;  cc-qu'elle  ne  voit  point,  elle  le 
devine;  et  ce  qu'elle  ne  devine  pas,  elle  l'invente  avec  toutes  les  circon- 
stances qui  font  que  l'invention  ressemble  à  la  vérité. 

Les  vcrdcls  se  mirent  à  épier  le  général ,  à  torturer  ses  paroles ,  à  com- 


REVUE    DE    PARIS.  IJf^ 

aaenter  ses  regards  et  à  trouver  un  sens  à  ses  moindi-es  gestes  ,  à  ses  jJus 
insig-nlûantes  actions.  jVIalheureusement  pour  lui,  sa  noble  conduite  en- 
vers ses  compagnons  d'armes  ouvrit  un  vaste  champ  aux  commentaires 
•empoisonneurs  de  l'esprit  de  parti,  qui  comprend  peu  les  nobles  senti- 
mens  en  dehors  de  ses  affections.  On  s'étonna  d'abord  de  voir  errer  dans 
la  ville  quelques  nouveaux  visages;  on  se  demanda  bientôt  ce  que  pouvaient 
être  des  hommes  fort  peu  à  l'aise  dans  des  habits  d'emprunt  qui  dessi- 
naient mal  leur  allure  ordinaire  •  on  suivit  leurs  pas  ,  on  fît  grand  bruit 
d'aboi'd  de  leurs  visites  fréquentes,  et  ensuite  de  leur  séjour  dans  la  maison 
du  général.  Alors  arrivèrent ,  avec  force  amplifications,  les  récits  de  la  lutte 
qui  avait  eu  lieu  à  Montauban  entre  la  population  et  les  lanciers.  En  pas- 
sant par  les  mille  voix  de  la  foule,  cette  lutte  devint  une  bataille  rangée; 
ce  n'étaient  plus  seulement  quelques  hommes  mutilés  qui  avaient  fait  usage 
de  leurs  armes  :  c'était  tout  un  escadron  ;  ce  ne  fut  bientôt  plus  un  esca- 
dron :  ce  fut  un  régiment  au  grand  complet.  Ce  fut  donc  ce  régiment  tout 
entier  qui  s'était  réfugié  à  Toulouse  et  que  le  général  y  tenait  en  réserve, 
abrité  dans  sa  maison,  sous  sa  main,  pour  ainsi  dire.  —  Pourquoi  cela? 
dit  alors  la  foule. 

C'est  la  question  que  les  verdets  attendaient.  Ils  se  chargèrent  de  la  ré- 
ponse, Les  armes  déposées  par  les  dix  ou  douze  lanciers  que  le  général 
avait  recueillis,  et  qui  avaient  été  vues  on  ne  sait  par  qui,  devinrent, 
grâce  à  eux,  un  arsenal  pour  une  révolte  j  les  flammes  des  lances  furent  des 
di-apcaux  tricolores  préparés  pour  un  appel  aux  armes,  et  les  réfugiés...  des 
rebelles  qui  allaient  tenter  un  coup  de  main  pour  le  compte  des  bonapar- 
tistes. 

Tels  étaient  les  bruits  que  les  verdets  semaient  habilement  depuis  quel- 
ques jours  dans  la  population  royaliste  de  Toulouse,  qui  les  avait  elle- 
même  grossis,  et  s'en  montrait  fort  émue.  Maître  Pierre  en  fit  la  base  de  son 
accusation  contrôle  général  Ramel.  Il  groupa  si  merveilleusement  les  faits 
même  les  plus  éloignés  et  les  moins  connus;  il  en  déduisit  avec  une  logique 
si  inflexible  des  conséquences  si  naturelles,  si  évidentes  ,  que  ces  hommes, 
qui,  en  toute  autre  occasion,  n'auraient  pu  ,  comme  les  augures  de  Rome, 
se  regarder  sans  rire,  finirent  par  se  prendre  au  sérieux  avec  leurs  feintes 
terreurs ,  et  par  avoir  foi  dans  des  jiaroles  qu'ils  savaient  bien  pourtant 
n'être  que  l'exagération  des  médians  bruits  qu'ils  avaient  eux-mêmes  re'- 
pandus,  et  dont  leur  conscience — si  en  ce  qui  les  touche  les  partis  avaient 
une  conscience  — leur  pouvait  reprocher  l'indigne  fausseté. 


l8o  REVUE    DE    PARIS. 

L'accusation  une  fois  lancée ,  le  verdict  de  ce  jury  de  fanatique  espèce 
ne  tarda  pas  à  être  rendu.  Le  ge'neral  Ramel  fut  dc'clarc'  traître  tout  d'une 
Toix.  11  ne  fut  plus  question  que  de  lui  appliquer  les  peines  non  écrites  du 
Code,  que  de  toute  éternité  les  partis  formulent  à  leur  usage. 

Eux  aussi  ont  un  large  clioix  et  se  peuvent  élever  progressivement  d'un 
minimum  qui  renferme  l'injure,  la  menace  ,  les  flétrissures  ,  le  pillage  cj 
l'exil ,  à  un  maximum  dont  le  dernier  mot  est  la  mort. 

Eux  aussi ,  quand  leur  tribunal  secret  a  prononcé ,  ont  à  leurs  ordres  le 
bourreau  qui  exécute  leur  sentence.  Des  milliers  de  voix  la  proclament; 
des  milliers  de  bras  lui  font  sortir  son  plein  et  entier  effet  ;  et  tout  cela 
pourtant  ne  forme  qu'une  seule  voix  ,  qu'un  seul  homme,  aveugle,  inin- 
telligent ,  sans  industrie  ,  sans  arae ,  sans  convictions ,  passant  avec  le  même 
enthousiasme  de  l'échafaud  d'un  roi  aux  gémonies  d'un  tribun;  de  la  croix 
d'un  Dieu  aux  auto-da-fés  d'un  sectaire  ,  et  ce  formidable  exécuteur  des 
hautes  œuvres  que  les  factions  traînent  à  leur  suite ,  qui  n'est  ni  chré- 
tien ,  ni  juif,  ni  catholique,  ni  protestant,  ni  de  la  foi  de  Mahomet,  ni  de 
celle  des  Indousj  pas  plus  Anglais  que  Russe,  pas  plus  Français  qu'Es- 
pagnol ,  pas  plus  républicain  que  monarchiste ,  sans  nationalité  et  sans 
croyances  ,  toujours  le  même  ,  en  tout  temps ,  en  tous  lieux ,  sous  tous  les 
climats  ,  au  nord  comme  au  midi ,  à  l'orient  comme  au  couchant ,  à  l'en- 
fance des  sociétés  comme  à  l'apogée  de  leur  civilisation  et  à  la  décadence 
de  leur  décrépitude...  ce  bourreau  tuant  aujourd'hui  pour  le  compte  de 
celui  qu'il  tuera  demain  ,  tuant  pour  tuer ,  tuant  toujours  ,  sans  pitié ,  sans 
remords,  se  nomme  populace. 

Or  les  verdcts  avaient,  en  plus  d'une  occasion  grave,  essayé  leur  in- 
fluence sur  la  populace  toulousaine  et  appris  tout  ce  qu'ils  en  pouvaient 
attendre.  Aussi,  en  vue  de  l'avenir  et  à  tout  événement,  ne  manquaient-ils 
pas  chaque  soir  de  la  réimir  et  de  la  lancer  par  petites  bandes  dans  des 
excès  qui  ne  passaient  ni  les  injures,  ni  le  bris  des  vitres,  ou  tout  au  plus  la 
flagellation.  Ces  messieurs  appelaient  cela  la  tenir  en  haleine  ,  lui  faire 
la  main  ,  et  peloter  en  attendant  partie. 

Il  ne  s'agissait  donc  plus  que  de  savoir  jusqu'où  devait  aller  la  besogne 
de  l'exécuteur. 

Les  timides,  ceux  qu'on  nomme  les  modérés  dans  les  partis  ,  gens  sans 
énergie  pour  le  bien  comme  pour  le  mal ,  furent  consultés  et  parlèrent  les 
premiers.  C'est  la  tactique  que,  dans  les  factions  qui  délibèrent,  suivent 
toujours  les  plus  audacieux  ,  les  meneurs  !  Ils  ne  laissent  point  ainsi  der- 


REVUE    DE    PARIS.  i8f 

rière  eux  tout  le  bagage  [des  circonlocutions  ,  des  doutes  et  des  mënage- 
mens  qui  se  ferait  lourd  à  leur  bras  ,  ou  se  jetterait  à  travers  leur 
marche  pour  les  faire  trelniclier;  ils  le  combattent  et  le  forcent  à  se  re- 
plier à  mesure  qu'il  se  redresse,  et  quand  il  n'élève  plus  la  icle  ni  la  voix, 
quand  il  se  tient  coi,  comme  Sosie  quia  souffle  sa  lantei-ne,  alors  les  forts  et 
les  habiles  courent  en  liberté  à  travers  champs  ,  serrent  leur  dialectique  , 
chauffent  l'enthousiasme  ,  et  entraînent  vers  leur  but,  dans  le  soleil  tour- 
nant de  leurs  paroles  et  de  leurs  dilemmes,  les  bonnes  gens  qui  n'ont  plus 
dans  l'esprit  une  pensée,  ou  sur  les  lèvres  une  parole  dont  les  calculs  ar- 
rangés de  l'indignation  et  du  dédain  n'aient  fait  justice. 

—  Si  on  lui  faisait  donner  un  charivari  à  grand  orchestre  avec  batte- 
ries de  cuisine,  et  accompagnement  de  chansons  pour  la  circonstance  ,  dit 
le  colonel.    ~ 

—  En  vérité,  repritmaître  Pierre  I  vous  neletraitci-ez  donc  pas  autrement 
que  le  vieillard  qui  épouse  en  secondes  noces  une  jeune  fille,  ou  la  vieille 
femme  qui  fait  d'un  jeune  garçon  son  troisième  mari?  Il  vous  rira  au  nez. 
D'ailleurs  ,  le  prenez-vous  pour  un  essaim  d'abeilles  que  vous  pensiez  le 
faire  fuir  au  bruit  des  chaudi'ons.  Allez,  messieurs,  le  général  vaut  bien 
les  frais  d'une  autre  sérénade. 

—  Nous  y  voici,  dit  le  capitaine  Commère,  nous  mettrons  tous  les  petits 
polissons  de  la  ville  à  ses  trousses. 

—  C'est  aux  vôtres  qu'il  faudrait  les  mettre  ,  reprit  encore  l'inflcxil^Ie 
Pierre.  Oui,  pardicu  ,  aux  vôtres  ,  messieurs  ,  qui  faites  à  Ramel  l'honneur 
de  le  prendie  pour  fou.  C'est  bon  cela  pour  ce  pauvre  jM.  Caseaux  qui 
dans  son  habit  de  camelot  noir,  ou  de  soie  vert-pomme  sur  lesquels  se  re- 
trousse sa  petite  queue  poudrée,  s'en  va  dans  les  promenades  publiques 
débitant  des  aphorismes  et  des  vers  de  Virgile  ou  d'Horace  aux  cnf  ins  et 
aux  jeunes  hommes  qui  le  suivent  et  qui  se  disent  ses  disciples  ,  croyant  le 
railler,  tandis  que  lui  se  fait  fctc  de  ce  titre.  C'est  bon  encore  pour  cet 
imbécile  deMontgascon  ,  [qui  se  croit  ambassadeur  du  grand  Turc  et  distri- 
bue des  flots  de  rubans  aux  enfans  qui  le  suivent  et  qu'il  ajipellc  des  cour- 
tisans à  sa  suite.  Mais  le  général ,  messieurs,  n'est  pas  un  fou^  c'est  ua 
méchant  et  un  traître  5  traitez-le  donc  comme  tel. 

—  Allons,  je  me  dévoue,  dit  le  grand  Daussonne,  je  demanderai  seu- 
lement si  M.  de  Savy  Garde  ilh  père  fera  aussi  la  sourde  oreille. 

—  Je  réponds  de  lui ,  dit  le  capitaine  fils  de  ce  commissaire  central  de 
police. - 


iSa  r.EVUE    DE    PARIS. 

—  En  ce  cas ,  répliqua  Daussonne ,  je  mènerai  au  général  Ramci ,  sur 
la  place  des  Carmes ,  les  rudes  symphonistes  qui  dans  la  rue  du  Cheval 
Blanc  ont  forcé  M.  de  Malarct  à  déguerpir  de  la  ville  ,  déguisé  en  femme- 

—  La  belle  avance  !  riposta  maître  Pierre ,  quand  vous  aurez  fait  la  be- 
sogne et  obtenu  le  résultat  de  chats  qui  miaulent  sur  les  toits.  D'aillem-s, 
messieurs  ,  vous  vous  répétez  ;  il  faut  faire  mieux  ou  ne  pas  s'en  mêler. 
Au  demeurant ,  M.  de  Malaret  était  un  bon  homme  ,  fort  inoffensif  et  qui 
s'est  toujours  bien  trouvé  de  plier  sous  tous  les  orages ,  quitte  à  se  relever 
après.  Mais  le  général,  c'est  autre  chose  I  Je  doute  d'abord  que  les  cotillons 
de  femme  ,  qu'a  pris  pour  fuir  l'ancien  maire  de  Toulouse ,  s'arrangent  sur 
l'épée  que  porte  le  général;  et,  en  supposant  que  cela  soit  pour  une  nuit, 
croyez  que,  les  portes  de  la  ville  passées,  il  jettera  son  accoutrement  aux  or- 
ties ,  et  que  pour  nous  le  brosser  sur  le  dos  il  reviendra  le  lendemain  à  la 
tête  de  quelque  bon  régiment  de  cavalerie  :  celui  qui  est  à  Narbonne ,  par 
exemple. 

—  Ah,  damel  cela  se  pourrait  bien,  c'est  une  mauvaise  chance.  Il  faut 
y  parer  ,  dit  le  colonel. 

—  Le  moyen  est  simple  :  que  le  général  ne  sorte  pas  de  Toulouse. 

—  Qu'en  ferons-nous  donc? 

—  Comment  !  vous  ne  comprenez  pas  ?  Faut-il  appeler  brutalement  les 
choses  par  leur  nom?  Quelqu'un  vous  gêne ,  vous  voulez  vous  en  débar- 
rasser, et  cependant  vous  ne  vous  souciez  pas  qu'il  prenne  la  fuite. ..  Je  n'y 
yois  qu'un  moyen. 

—  Quel  est-il?  dirent-ils  tous  ensemble. 

—  Je  vous  préviens,  messieux's,  qu'il  a  l'avantage  de  réunir  à  lui  seul 
les  trois  moyens  proposés.  D'abord  il  y  aura  tous  les  instrumens  de  cuivre 
recommandés  par  l'humeur  charivarisante  de    notre  cher  colonel. 

—  Bravo  I  dit  celui-ci  en  riant  benoîtement. 

—  Après  celte  ouverture  à  grand  orchestre ,  nous  prierons  le  capitaine 
Commère  d'aller  avec  les  petits  polissons  de  la  ville  attendi-e  le  général  à  la 
porte  de  la  maison  de  la  fille  Diozi  oîi  il  dînera  ce  soir  ;  il  faut  au  général 
une  escorte  qui  le  mette  tellement  hors  de  lui  que ,  lorsqu'il  arrivera  du 
côté  où  Daussonnc  sera  posté  avec  ses  symphonistes  de  la  rue  du  Cheval- 
Blanc  ,  le  pauvre  homme  fasse  quelque  bonne  équipée  qui  nous  force  pour 
.noti:p  honneur  ou  notre  sauté  à  arrêter  le  jeu  de  ses  bras  ou  de  sa  langue. 

•— Diable  1  diable l  disait  le  colonel,  en  passant  [ses  doigts  derrière 


REVUE    DE    PARIS.  l83 

l'oreille.  11  ne  voyait  pas  trop  où  on  le  menait ,  l'imbecile ,  mais  il  sen- 
tait qu'on  le  menait  plus  loin  que  son  courage  ne  pouvait  aller. 

—  Dans  ce  que  dit  maître  Pierre  ,  reprit  le  capitaine  Savy-Gardeilli  fai- 
sant le  bel  esprit,  je  vois  une  façon  de  drame;  le  charivai-i  pour  ouvertui-e- 
les  polissons  et  le  capitaine  Commère  pour  le  premier  acte ,  pour  le  second 
Daussonne  et  les  symphonistes  de  M.  de  Malaret ,  dont  certes  plus  que 
personne  j'honore  le  savoir-faire.  Mais  ouest  le  troisième  acte?  Je  vois 
bien  la  péripétie,  mais  où  est  le  de'noùment?  Je  vois  bien  les  moyens  ,  je 
ne  vois  pas  un  résultat.  Après  les  polissons  et  les  symphonistes,  y  a-t-il 
d'autres  personnages  pour  le  dénoùment,  ou  bien  ceux  qui  ont  commencé 
l'action  seront-ils  charges  de  la  mener  à  fin  ? 

—  Non,  messieurs ,  dit  Pierre,  j'ai  à  moi  ma  réserve,  celle  qui  aurait 
donné  dans  la  rue  du  Cheval-Blanc  ,  si  M.  de  Malaret  avait  voulu  tenir  bon 
au  lieu  d'escalader ,  pour  fuir,  les  murs  de  son  jardin  ;  ou  si ,  pour  parler 
plus  franchement,  nous  n'avions  pas  eu  affaire  à  des  gens  qui  se  croient 
débarrassés  d'un  ennemi  quand  ils  lui  ont  fait  quitter  la  place.  Pour  moi, 
messieurs  ,  j'estime  qu'on  n'est  jamais  plus  maître  du  champ  de  bataille 
que  lorsque  l'ennemi  y  est  étendu  totit  de  son  long. 

—  Tu  aurais  plus  tôt  fyit  cent  fois  de  nous  dire  tout  bonnement  :  il  faut 
tuer  le  général ,  ajouta  Daussonne. 

—  Eh  bien!  c'est  toi  qui  t'es  chargé  de  dire  le  mot  dont  j'ai  donné  la 
paraphrase. 

—  Mais...  mais...  pas  possible,  balbutia  plus  bêtement  encore  le  pau- 
vre colonel. 

—  Eh  !  laissez  donc  ,  messieurs ,  dit  avec  un  ton  marqué  de  raillerie  le 
blondinSavy-Gardailh^Iaitrc  Pierre,  pour  parler  de  la  sorte,  s'imagine  que 
la  haute  tour  carrée  qui  flanque  les  remparts  de  la  ville  du  côté  delà  porte 
Arnaud-Bcrnad  a  perdu  son  Ircs-respcctable  et  très-antique  locataire  ('). 

—  Pardieu,  capitaine,  et  quand  cela  serait?  Vous  vous  êtes  bien  ima- 
giné, TOUS  ,  en  ruant  Daussonne  contre  la  porte  de  M.  de  Malaret,  qu'jl 
n'y  availplus,conti'eles  émeutes  et  le  tapage  nocturne,  déjuges  au  Grand- 
Sénéchal;  je  peux,  bien  m' être  mis  en  tête,  moi,  pour  tuerie  général,  que 
puisqu'il  n'y  avait  pas  déjuges  ,  il  n'y  aurait  pas  de  bourreau;  trouvez- 
vous  que  ce  soit  logique,  monsieur  le  capitaine?  Or,  votre  père,  qui  a 
fait  l'aveugle  et  le  sourd  pour  n'avoir  pas  à  vous  accuser  devant  les  uns, 

(')  C'est  le  logement  de  rcxécnlcur  des  hautes-œuvres.  On  l'appelle  la  tour  da 
iourreau. 


l84  REVUE    PE    PARIS. 

pourra  bien ,  ce  me  semble ,  me  rendre  le  même  service  pour  ne  point 
me  livrer  à  l'autre  ;  qu'en  dites-vous ,  liein  ? 

—  Sans  doute  ,  mon  ami ,  sans  doute  ,  et  nous  aviserons  à  ce  qu'il  en 
soit  ainsi ,  reprit  le  capitaine  un  peu  démonté  par  cet  argument  à  brûle- 
pourpoint.  Mais  avant  d'en  venir  à  cette  violence  contre  un  ge'ne'ral  nommé 
par  le  roi,  ces  messieurs  auraient  peut-être  besoin  d'êlre  un  peu  plus  con- 
vaincus de  l'impossibilité  où  nous  sommes  d'obtenir  justice  ou  vengeance 
par  des  moyens  moins  extrêmes...  A  moins,  maître  Pierre,  que  a'ous  ne 
soyez  poussé  par  quelques  motifs  de  haine  personnelle...  Mais  entre 
vous...  et  le  général...  je  ne  vois  pas... 

—  Ah  !  capitaine ,  trêve  de  ces  petits  grands  airs  avec  moi ,  reprit 
maître  Pierre  en  bondissant  sur  sa  chaise,  et  tout  grand  debout  il  frappa  du 
poing  sur  la  table,  à  la  briser.  Vous  ne  voyez  pas ,  vous  ne  voyez  pas, 
vous!...  Et  qu'avez-vous  besoin  de  voir,  sil  vous  plaît?  Lorsque  vous  m'a- 
vez dit ,  vous  ,  colonel  :  • —  Maître  Pierre ,  il  faut  que  Boyer-Fonfrcde  soit 
chassé  de  la  ville  par  la  populace  ,  et  au  nom  du  roi  !  vous  ai-je  demandé, 
moi ,  si  vous  ne  vous  vengiez  pas  un  peu  de  ce  que  ,  dans  ces  pamphlets , 
dont ,  à  la  suite  de  sa  banqueroute  ,  il  a  inondé  Toulouse  ,  Boyer-Fonfrède 
prouvait  trop  clairement,  qu'attelés  à  la  même  entreprise,  vos  deux  for- 
tunes avaient  joué  à  la  bascule;  que  vous,  qui  n'aviez  pas  le  sou  ,  étiez 
devenu  riche ,  et  que  lui ,  qui  était  riche ,  était  descendu  au-dessous  de 
zéro  ? 

Et  vous ,  capitaine  Commère ,  quand  vous  avez  fait  traquer  par  ma 
compagnie  l'avocat  Romiguicre,  vous  ai-je  demandé  si  ce  n'était  point 
parce  que^  durant  les  Cent-ôours,  tandis  qu'il  était  commissaire-général  de 
police  il  avait  voulu  réveiller  avec  plus  ample  instruction  certaine  affaire 
assez  vilaine,  dont,  quand  il  était  avocat,  il  avait  été  chargé  contre  vous? 

Et  vous,  monsieur  Savy-Gardeilh,  pour  chasser  de  Toulouse  M.  de  Ma- 
îaret,  au  moment  même  où  il  venait  d'être  nommé  par  le  roi  président  du 
collège  électotal ,  vous  ai-je  demandé  si  vous  ne  vous  vengiez  pas  du  refus  que 
l'ancien  maire  de  Toulouse  vous  a  fait  de  la  main  et  de  la  fortune  de  sa 
fille;  ou  si  vous  ne  le  punissiez  pas  de  ce  qu'il  avait  emporté  cette  prési- 
dence que  vous  aviez  assez  fatuitement  rêvée  pour  votre  père,  le  commis- 
saire de  police? 

Et  toi ,  Daussonne  ,  quand ,  sous  prétexte  de  rechercher  le  brave  capi- 
taine Arthaud ,  tu  as  fait  tout  briser  dans  le  magasin  de  son  père ,  t'ai-je 
demandé  si  tu  ne  lui  gardais  pas  rancune  de  ce  qti'il  t'avait,  par  huissier, 


REVUE    DE  PARIS.  l8c>' 

fait  demander  le  prix  des  six  couverls  d'argent  qu'il  t'avait  vendus  ,  et 
que  tu  avais  oublié  de  payer  après  la  mort  de  ta  sœur  et  l'ordination  de  ton 
frère  l'abbe'  ? 

Et  je  n'en  finirais  pas,  messieurs,  si  je  passais  en  revue  tous  les  véri- 
tables motifs  qui ,  pour  fouiller  la  ville  de  fond  en  comble  ,  se  sont  cachés 
derrière  votre  zèle  pour  le  service  du  roi.  Je  les  connaissais  tous.  Eli 
bien  î  pourtant ,  à  pas  un  d'entre  vous  je  n'ai  fait  d'observations.  Vous  me 
disiez  :  Il  faut  aller  là  ,  maître  Pierre  !  j'y  allais.  Il  faut  faire  cela  ,  et  c'é- 
tait fait.  Que  m'importaient  à  moi  vos  raisons?  Vous  me  demandiez  un  ser- 
vice, je  vous  le  rendais.  Je  ne  vous  en  ai  jamais  demandé  ,  moi  I  non  ,  je  ne 
vous  ai  jamais  recommandé  ni  celui-ci ,  ni  celui-là  ,  j'ai  toujours  frappé 
pour  votre  compte...  Et  aujourd'hui  que  je  vous  prie  de  me  donner  un  pe- 
tit coup  de  main  ,  il  vous  vient  des  scrupules  I...  A  charge  de  revanche  , 
messieurs,  car  je  pense  bien  que  vous  avez  encore  besoin  de  maître 
Pierre.  Oui ,  oui  ,  mes  bons  messieurs ,  le  zèle  de  la  maison  de  Bourbon 
TOUS  dévore,  et  jusqu'à  ce  qu'il  soit  éteint ,  vous  avez  bien  des  rancunes 
à  satisfaire,  bien  des  humiliations  à  venger,  bien  des  maisons  riches  à 
dévaliser,  en  commençant  par  la  cave ,  et  à  flageller  ou  à  couvrir  de  bouc 
beaucoup  de  braves  gens  qui  vous  font  rougir.  Eh  bien  I  messieurs ,  je 
vous  souhaite  de  pouvoir  alors  vous  passer  de  moi ,  comme  je  saurai  me 
passer  de  vous  aujourd'hui. 

Cette  menace  était  loin  de  faire  les  affaires  de  la  bande  royaliste  ,  qui  ne 
se  sentait  pas  de  taille  à  exécuter  sans  maître  Pierre  les  belles  tyrannies 
dont  elle  avait  si  bonne  envie. 

—  Voyons,  voyons,  dit  le  colonel,  tout  peut  s'arranger.  Diable  d'iiomme 
va  I  on  ne  peut  pas  raisonner  avec  lui  le  moins  du  monde. 

—  Mon  Dieu  I  reprit  le  capitaine  Commère  ,  on  ne  demande  pas  mieux 
que  de  vous  être  agréable ,  maître  Pierre.  Ce  qu'on  vous  disait  était  par 
manière  d'acquit,  pour  savoir  à  quoi  s'en  tenir;  une  de  ces  petites  justifi- 
cations qui  rassurent  les  consciences. 

—  Et  puisque  vous  avez  dos  motifs  particuliers  ,  maître  Pierre  ,  ajou- 
tait Saint-Gardailli ,  nous  somaics  gens  à  les  servir,  sans  même  nous  in- 
quiéter de  ce  qu'ils  peuvent  être. 

—  Si ,  si ,  messieurs  ,  il  faut  s'en  inquiéter  ,  moi ,  du  moins  ,  sinoi> 
vousj  sinon  pour  vous,  au  moins  pour  moi;  pour  la  justification  de  la 
conscience,  comme  vous  dites ,  quand  on  en  a  une.  Tout  aussi  bien  de- 
vez-vous savoir  et  qui  je  suis,  et  ce  qui  m'a  fait  ce  que  je  suis. 


l8G  REVUE    DE    PARIS. 


X.— 


REVELATIONS. 


Messieurs,  continua  maître  Pierre,  je  n'ai  pas  toujours  tordu  la  paille 
ou  tourne'  le  hêtre  et  l'acajou.  En  recompense  des  services  rendus  par  mon 
père ,  une  noble  et  ancienne  famille  du  Quercy  m'accueillit  pauvre  et  or- 
plielin.  Pvetire's  dans  leur  cliâteau  de  Castelnau,  à  quelques  lieues  de  Cahors, 
les  frères  de  Belloc ,  deux  braves  gardes-du -corps  du  roi  Louis  XVI, 
avaient  porte'  sur  moi  leurs  affections,  que  je  partageais  avec  la  fille  de  la 

marquise  de  S leur  sœur,  égorgée  à  Saint-Domingue.  L'éducation  de 

leur  nièce  et  la  mienne  faisaient  toute  leur  sollicitude  comme  nos  jeux  fai- 
saient tous  leurs  dëlassemens;  et  peut-être  sur  cette  amitié  d'enfant  avaient- 
ib  fondé  d'autres  projets.  Un  jour,  fortune,  cliâteau,  Hatcs  et  maîtres, 
joies  et  bienfaiteurs,  tout  disparut.  J'avais  quinze  ans. 

C'était  en  1791  ;  le  1  5  août,  jour  de  la  fête  de  la  Vierge,  comme  au- 
jourd'hui j  comme  aujourd'hui,  la  terre  brûlait  sous  un  ciel  de  feu. — 
Jours  de  crimes  ou  de  gloire  pour  les  hommes,  car  les  têtes  mordues  par  un 
soleil  des  tropiques  s'exaltent  et  s'échauffent  aux  énergiques  et  fai-ouches 
passions  qui  fcrmenteat  au  désert. 

La  commune  de  Castelnau  fut  envahie  par  un  bataillon  de  gardes  natio- 
nales venu  de  Cahors  pour  installer  au  presbytère  un  curé  constitutionnel. 
Une  vive  opposition  se  manifesta  parmi  les  habitans  de  cette  petite  com- 
mune. Une  lutte  s'engagea ,  et  le  château  des  messieurs  de  Belloc  ,  connus 
par  leurs  opinions  royalistes,  fut  toute  la  journée  l'un  de  ces  mille  champs 
de  bataille  où  ,  sur  tous  les  points  de  la  France  ,  se  ruaient  à  toute  heure , 
pour  un  combat  à  mort ,  les  deux  principes  qui  depuis  les  guerres  de  la 
Jacquerie  s'étaient  toujours  tenus  armés  :  l'aristocratie  ,  d'un  côté;  la  dé- 
mocratie de  l'autre. 

Je  combattis  à  coté  de  mes  bienfaiteurs  ;  mais  le  courage  ne  pouA-ait  rien 
contre  le  nombre.  Les  deux  frères  furent outiageusement  frappés,  lâchement 
égorgés,  le  plus  jeune  surtout,  au  moment  où,  après  avoir  parlementé,  il 
venait  d'ouvrir  les  portes  de  sa  chambre  ,  où,  en  se  battant  toujours,  il  s'e'- 
tait  réfugié.  Il  fut  atteint  au  côté  gauche  d'un  coup  de  feu  que  le  capitaine  du 
bataillon  ,  un  jeune  homme ,  lui  tira  à  bout  portant  I  J'allais  me  jeter  sur 
l'assassin  quand  l'irruption  du  bataillon  entier  me  sépara  de  ce  misérable. 
Bientôt,  dans  l'intérieur  des  appartemcns  ,  des  cris  de  femme  se  firent  en- 


REVUE    DE    PARIS.  1 87 

tendre.  Je  compris  alors  qu'avant  de  venger  les  morts ,  j'avais  à  sauver  la 
vie  à  ce  qui  restait  de  la  famille  de  mes  bienfaiteurs...  Hélas  I  n'échappant 
aux  rires  insolens  et  aux  propos  grossiers  des  uns  que  pour  tomber  dans 
les  bras  libertins  ou  sous  les  lèvres  vineuses  des  autres ,  la  dernière  hé- 
ritière des  Belloc,  éclievelée,  en  désordre,  les  yeux  baignés  de  pleurs , 
mourante  de  honte  et  de  lassitude  ,  était  poursuivie  de  chambre  en 
chambre,  d'étage  en  étage.  Je  m'armai  d'une  hache  ,  et  je  lui  lis  un  rem- 
part de  mon  corps.  On  m'aurait  tué,  si,  s'élançant  sur  l'entablemen^ 
d'une  fenêtre ,  la  jeune  fille  n'eût  menacé  de  se  précipiter  sur  les  baïon- 
nettes dans  la  cour,  au  premier  mouvement  qui  serait  fait  pour  s'emparer 
d'elle. 

Le  commandant  du  bataillon  arriva;  sa  vue  ranima  ma  rage,  et  je  m'é- 
lançai vers  lui  la  hache  haute  ;  un  coup  de  baïonnette  dans  les  reins  m'ar- 
rêta ,  et  me  fît  tomber  en  arrière.  —  Qu'on  ne  lui  fasse  point  de  mal ,  dit 
le  commandant,  c'est  un  fou  1  Liez-lui  les  pieds  et  les  mains  ,  nous  irons 
l'attacher  à  un  arbre  du  parc.  Il  a  une  fièvre  chaude  ,  dit-il  en  ri- 
canant, la  rosée  de  la  nuit  lui  fera  du  bien.  Allons,  que  tout  le  monde 
sorte.  Et  vous  ,  mademoiselle,  dit-il  à  la  jeune  fille  qui ,  en  me  voyant 
frappe'  à  mort,  avait  oublié  ses  dangers  pour  courir  à  moi ,  ne  nous  faites 
plus  de  ces  sortes  de  frayeurs ,  que  diable  !  et  il  accompagna  cela  de  re- 
gards, de  serremcns  de  mains  et  de  propos  tels  qu'un  misérable  comme 
lui,  couvert  de  sang,  un  peu  pris  de  vin,  en  pouvait  adresser  à  une  pauvre 
fille,  qui  aA'ait  épuisé  en  mille  luttes  sa  dernière  énergie,  qui  ne  voyait 
plus,  n'entendait  plus,  et,  qui  se  sachant  presque  nue  sous  tant  de  regards^ 
en  était  à  espérer  que  Dieu  lui  enlèverait  le  sentiment  et  la  vie  avant  que 
son  corps  ne  fvft  liATé  à  la  souillure. 

Pour  moi ,  je  fus  traité  comme  Je  commandant  l'avait  ordonné.  On  me 
lia  les  pieds  et  les  mains.  Je  fus  attaché  à  un  arbre  au  moyen  d'un  cable 
qui  me  serrait  la  ceinture;  et  comme,  par  suite  de  l'affaiblissement  que 
me  faisait  éprouver  la  perte  du  sang  qui  coulait  de  ma  blessure  ,  la  partie 
supérieure  de  mon  corps  retombait  toujours  en  avant ,  on  trouva  plaisant 
de  me  passer  au  cou  une  corde,  qui,  en  me  fixant  à  Tabre,  me  for- 
çait à  me  tenir  droit. . . 

Ainsi  je  passai  la  nuit.  J'entendais  les  chants  de  victoire-,  les  clameurs 
farouches  de  l'orgie  à  laquelle  se  livrèrent  les  gardes  nationales  de  Gahors. 
Puis ,  quand  le  marteau  eut  démoli  tout  ce  qu'il  pouvait  démolir,  quand 
les  pillards  curent  ravagé  et  pris  tout  ce  qui  se  pouvait  déphicer  et  empor- 


lB8  REVUE    DE    PARIS. 

1er ,  quand  les  serruriers  ,  les  menuisiers ,  les  plombiers  ,  les  merciers  du 
pays  eurent  enlevé  le  fer  des  grilles  et  des  portes  ,  les  plombs  des  con- 
•duits  et  des  terrasses  ,  les  beaux  meubles ,  les  riches  tentures ,  tout  le  linge 
qu'ils  trouvèrent  à  leur  convenance ,  une  ronde  infernale  commença.  Les 
étoiles  qui  scintillaient  au  ciel  disparurent  dans  des  nuages  de  fume'e,  et  le 
vent  m'apporta  au  visage  la  chaleur  et  les  e'tincelles  du  feu  qui  consumait 
le  château. 

Le  jour  parut;  les  voix  rauques  ne  hurlaient  plus  leurs  chants  de  vic- 
toire; l'orgie  trébuchante  s'éloigna  au  son  du  tambour,  et  les  dernières 
lueurs  de  l'incendie  luttèrent  et  pâlirent  devant  les  premiers  rayons  du  so- 
leil. Mais  je  n'avais  déjà  plus  le  sentiment  de  l'existence  :  le  bruit,  la  lu- 
mière et  les  ombres  n'arrivaient  que  confusément  à  moi  ;  car  ma  tête  s'é- 
tait inclinée  ,  et ,  entraînée  par  son  poids  ,  avait  fortement  comprimé  mon 
cou  contre  la  corde  qui  le  serrait;  alors  le  froid  du  matin ,  qui  avait  raidi 
•mes  membres  et  engourdi  mon  sang ,  m'amena  cette  torpeur  que  suit  le 
sommeil  funeste  qui ,  en  peu  d'heures ,  s'il  se  prolonge  ,  devient  la  mort. 

Mais  Dieu  me  prit  en  pitié  Le  sang ,  qui  déjà  se  retirait  vers  le  cœur 
devant  le  froid  qui  venait  des  extrémités ,  refoula  le  froid ,  à  son  tour , 
sous  la  chaleur  qui  parcourait  mes  chairs.  Il  me  semblait  qu'à  mes  côtés 
une  voix  amie  prononçait  mon  nom  et  que  des  larmes  tombaient  tièdes  sur 
mes  joues.  L'air  arrivait  plus  vif  à  mes  poumons ,  et  celui  qui  les  avait 
îong-temps  comprimés  se  put  exhaler  en  liberté.  Je  sentis  le  besoin  d'agir 
et  je  pus  étendre  mes  bras ,  où  je  ne  ressentais  plus  que  la  douleur  sourde 
qu'a  provoquée  une  longue  gêne;  ma  tête  ne  battait  plus  sur  mes  épaules, 
comme  celle  d'un  pavot  qui  tient  encore  à  sa  tige  brisée.  Je  vivais,  et 
pourtant  j'hésitais  à  ouvrir  les  yeux ,  tant  je  craignais  que  le  bonheur  de 
me  sentir  vivre ,  si  doux ,  si  intime ,  ne  vînt  se  briser  à  ce  dernier  essai 
des  facultés  de  l'existence.  Que  vous  dirai-je  enfin?...  Auprès  de  moi  était 
la  nièce  de  MM.  de  Belloc.  C'est  elle  qui  avait  coupé  les  cordes  de  mon 
supplice  ;  c'est  elle  qui  m'avait  traîné  au  soleil ,  en  plein  soleil  du  mois 
d'août ,  dans  les  champs ,  et  la  vie  m'était  revenue  sous  les  âpres  ardeurs  de 
ses  rayons;  c'est  sa  voix  que  j'avais  entendue;  c'est  son  souffle  que  j'avais 
senti  à  mon  front;  c'est  sur  ses  genoux  que  ma  tête  était  posée;  et  quand 
j'ouvris  enfin  les  yeux ,  ce  fut  sur  les  siens  que  mes  regards  se  reposè- 
rent... Mais,  ô  mon  Dieu  I  à  la  voir  ce  qu'elle  était ,  je  vous  aurais  blas- 
phémé de  m' avoir  rappelé  à  la  vie ,  si  l'idée  ne  m'était  venue  que  vous 
m'aviez  réservé  pour  être  l'instrument  aveugle  de  votre  vengeance.  Et  je 


REVUE    DE    PARIS.  I  go 

le  serai ,  messieurs;  car  Dieu  n'a  pu  vouloir  qu'une  innocente  et  jeune  fille 
de  seize  ans  ait  ëtë,  toute  une  nuit ,  jctëe ,  sans  vengeance  ,  ici-bas  aux 
passions  brutales  d'une  tourbe  d'cgorgeurs  et  de  pillards,  et  livre'e  aux 
caresses  d'un  chef  qui  l'a  violée  sur  des  décombres  ,  à  la  lueur  de  l'incen- 
die. Dieu  n'a  pu  vouloir  que  depuis ,  et  toujours  sans  vengeance  ,  elle  ait 
traîne  jusqu'ici ,  dans  la  misère  et  l'humiliation  ,  une  vie  déshonorée  ,  avec 
un  enfant  sur  les  bras  ou  à  son  chevet,  pour  lui  rappeler  et  à  toute  heure 
son  martyre  et  sa  honte...  Non  ,  messieurs  ,  Dieu  ne  l'a  pu  vouloir;  car 
Dieu  est  juste  :  aussi  Dieu  ne  le  veut  point  !  Aussi ,  après  trente  ans 
l'heure  de  sa  justice  a  sonne  ,  et  il  m'a  choisi  pour  l'exécuteur  de  ses 
œuvres ,  moi  qui  depuis  celte  nuit  maudite  ai  fait  serment  de  ne  pas 
abandonner  la  nièce  de  mes  bienfaiteurs  ,  de  la  protéger  ,  de  lui  donner  du 
pam  et  de  la  venger.  Dieu  n'a  plus  à  me  demander  compte  que  de  la  der- 
nière partie  de  mon  serment;  car,  pour  l'héritière  des  Belloc,  j'ai  mendié 
j'ai  subi  toutes  les  peines  d'une  vie  pauvre  et  délaissée;  pour  elle  je  tra- 
vaille encore ,  et  tous  vous  pouvez  dire  si  tout  ce  qu'un  ouvrier  laborieux 
peut  donner  d'aisance  et  de  bonheur  dans  sa  boutique  a  jamais  manqué  à 
Marguerite  et  à  sa  fille. 

—  Marguerite!  crièrent-ils  tous  à  la  fois. 

—  Oui ,  messieurs  ,  Marguerite  est  la  nièce  des  frères  Belloc ,  et  Marie, 
5a  fille,  est  l'enfant  engendré  dans  cette  nuit  d'orgie,  de  pillage  et  de 
meurtre;  de  même  que  voici ,  dit  maître  Pierre  en  ouvrant  le  coffre  placé 
devant  lui  et  en  jetant  avec  violence  sur  la  table  les  effets  qu'il  contenait , 
de  même  que  voici  les  cordes  qui  ont  garrotté  mes  mains  et  serré  mon  cou 
comme  aussi  voilà  les  vctemens  déchirés  que  portait  la  victime  de  tant  d'i- 
gnobles débauches.  A  présent ,  vous  savez  qui  je  suis  ,  et  d'où  me  vient  le 
surnom  de  Pingeat  Acco\é  à  mon  nom. 

Tous  ces  hommes  ,  l'œil  en  feu  ,  les  poings  fermés ,  bondirent  à  la  fois 
sur  leurs  sièges  comme  si  une  même  commotion  électrique  les  eût  soulevés. 

—  Et  à  présent ,  continua  maître  Pierre ,  croyez-vous ,  messieurs ,  que 
■tout  cela  vaille  bien  la  mort  d'un  homme? 

—  Oui ,  la  mort  !  crièrent-ils  tout  d'une  voix. 

—  Son  nom  et  sa  demeure  ,  dit  Daussonnc  ,  et  je  veux  que  mon  sabre 
lui  fouille  les  entrailles  et  les  mette  au  soleil. 

—  Je  l'ai  long -temps  cherché,  reprit  maître  Picn-e  d'une  voix  qui 
était  devenue  triste  et  grave.  Après  être  bien  des  années  resté  caché  dans 
les  ruines  du  château  des  Castelnau,  où  la  charité  nous  nourrissait  ;  quand 


190  REVUE    DE    PARIS. 

je  pus ,  sans  coniprometlrc ,  par  ma  mort ,  l'avenir  de  Marguerite  et  de  sa 
fille,  me  montrer  déguise  dans  la  ville  de  Cahors  ,  j'appris  que  la  plupart 
des  gardes  nationaux  qui  avaient  incendie'  le  domaine  des  Belloc  c'taient 
partis  dans  un  bataillon  de  volontaires  à  la  nouvelle  des  dangers  dont  la 
coalition  mal  formée  de  l'Europe  menaçait  la  France.  Quand  je  voulus  sa- 
voir au  moins  le  nom  du  chef  qui  avait  eu  ce  jour-là  le  commandement  des 
gardes  nationales,  il  y  eut  incertitude  et  variations;  trois  ou  quatre  noms 
furent  prononces,  et  toute  identité  me  parut  douteuse. 

—  Ah  ,  diable  !  dit  le  commandant  en  renouvelant  le  geste  favori  de  sa 
stupidité.  Mais  alors  ,  je  ne  vois  pas  ce  que  tout  cela  peut  avoir  de  com- 
mun avec  le  gênerai  Ramel. 

—  Le  voiri.  De  tous  ces  hommes  qui  ont  pris  part  au  sac  et  à  l'incen- 
die du  château  des  Belloc ,  il  n'en  est  qu'un  dont  le  visage  soit  reste'  dans 
ma  mémoire  ,  car  celui-là  ,  tant  qu'il  exe'cutait  son  œuvre  de  bourreau  ,  je 
l'ai  vu  face  à  {ace;  j'ai  senti  son  souffle  sur  mon  front' qui  brûlait,  ses 
mains  sur  mes  mains  et  ses  genoux  sur  ma  poitrine;  j'ai  entendu  sa  voix 
quand  il  m'accablait  d'outrages  et  de  railleries.  C'est  lui  qui  a  garrotté 
mes  mains  et  attache  à  mon  cou  la  corde  qui  me  clouait  à  l'arbre.  Eli 
bien  !  celui-là  ,  après  trente  ans ,  existe  encore, 

—  Et  qui  l'a  vu?  dirent-ils  tous. 

—  Moi. 

—  Tu  l'as  ])ien  reconnu? 

—  Oh  !  oui ,  bien  reconnu. 

—  Où  ? 

—  A  Toulouse. 

—  Quand? 

—  Aujourd'hui  même. 

—  Quel  est-il  ? 

—  Un  officier  de  lanciers.  Il  demeure  chez  le  gênerai. 

—  Et  d'un  !  dit  Daussonnc.  Et  l'autre? 

—  Avec  celui-ci ,  je  saurai  si  je  ne  me  suis  pas  trompé ,  reprit  maître 
Pierre;  car  Dieu  ,  je  crois  ,  m'a  fait  la  grâce  de  prolonger  aussi  la  vie  de 
l'autre  jusqu'à  ce  jour. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  Daussonnc,  d'une  pierre  deux  coups  ! 

—  Attendez ,  attendez ,  dit  le  colonel  ;  il  faut  savoir  si  les  soupçons  sont 
fondes. 

—  C'est  mon  affaire,  messieurs.  Voici  toujours  sur  quoi  ils  reposent. 


REVUE    DE    PARIS. 


191 


M.  de  Belloc ,  celui  qui  fut  si  lâclicmcnt  assassiné  à  mes  côtés,  portait  au 
doigt  un  fort  beau  diamant  d'un  très-grand  prix ,  et  monté  à  l'antique. 
Durant  l'oi'gie  des  vainqueurs  de  Castclnau,  un  garde  national  le  fît  voir 
à  ses  camarades  en  disant  que  pour  s'en  emparer  il  avait  été  obligé  de  cou- 
per d'un  coup  de  sabre  le  doigt  de  M.  de  Belloc.  Le  commandant  du  ba- 
taillon ,  jouant  la  colère,  l'arracha  des  mains  de  son  camai-ade  ,  et,  devant 
la  bande  joyeuse,  le  passa  au  doigt  de  Marguerite,  comme  si  c'eût  été' 
son  présent  de  noces  ;  et  Dieu  seul  sait  quelles  humiliantes  plaisanteries 
accueillirent  cette  boutade  galante  et  sentimentale  du  libertin  possesseur 
de  Marguerite. 

Mais  après  le  départ  du  bataillon ,  quand ,  délaissée  ,  mourante  et  flé- 
trie ,  Marguerite  revint  à  la  vie  et  au  sentiment  de  sa  déplorable  destinée, 
elle  ne  l'ctrouva  plus  le  diamant  à  sa  main.  Eh  bien!  après  trente  ans 
Dieu  m'a  fait  retrouver  cette  bague  comme  il  m'a  fait  retrouver   mon 
bourreau . 

—  Aux  mains  de  qui?  dit  le  commandant. 

—  De  Ramel ,  répondit  Pierre. 

—  C'est  dit;  mort  à  Ramel  !  cria  Daussonne. 

—  Oui ,  mort  à  Ramel ,  répliqua  maître  Pierre ,  si  Ramel  a  été  le  chef 
du  bataillon  qui  a  brûlé  Castclnau;  car  il  ne  peut  donner  ni  un  époux  k 
Marguerite,  ni  un  père  à  Marie. 

—  Pierre ,  dit  le  colonel ,  vous  avez  pour  ce  soir  le  commandement  de 
nos  compagnies  :  voici  des  ordres  en  blanc.  Capitaine  Angiadet ,  vous 
prendrez  sur  les  fonds  que  je  vous  ai  remis  ce  qui  sera  nécessaire  pour 
d'amples  libaiions  à  l'auberge  de  Gaubert. 

—  Les  cœurs  les  plus  timides  sont  après  boire  des  cœurs  de  lion  ,  dit  le 
capitaine  Commère. 

—  Et  les  bras  sont  de  fer,  et  le  corps  d'un  ennemi  sert  d'enclume  , 
ajouta  Daussonne. 

Tout  fut  dit,  et  le  conseil  se  sépara  après  (juelques  menues  dispositions 
pour  mettre  à  fin  la  besogne  qui  devait  se  faire  dans  la  soirée. 

—  Hélène,  dit  maître  Pierre,  resté  seul  avec  cette  jeune  femme  ,  je  vous 
ai  livré  mon  secret;  mais,  dans  les  terreurs  qui  vous  ont  assaillie  durant 
mon  récit ,  j'ai  surpris  le  vôtre.  Avant  même  tout  ceci  vous  aviez ,  je  l'ai 
bien  vu  ,  connaissance  de  ce  qui  s'est  fait  à  Castclnau.  Vous  ignoriez  quelle 
était  la  victime,  mais  vous  saviez  quel  était  le  bourreau  ,  ou  du  moins  le 
complice  du  bourreau.  Je  vous  défends  de  sortir  de  votre  chambre,  vous 


192 


KEVUE    DE    PARIS. 


VOUS  pei'diiez  sans  le  sauver  j  car  sa  vie  ou  sa  mort  ne  dépendent  plus 
de  lui.  Il  ne  peut  changer  le  passe  ,  et  par  ce  qu'a  été  pour  lui  la  nuit  du 
^5  août  1791  ,  nous  verrons  ce  que  sera  la  soirée  du  15  août  1815.  Dieu 
fera  justice,  je  ne  suis  plus  que  l'exécuteur  aveugle  des  desseins  de  la  Pro- 
vidence. 

Après  ces  menaces  pour  adieu  ,  Pierre  sortit.  Hélène  n'eut  la  force  ni 
de  le  supplier,  ni  de  le  maudire  ;  il  lui  semblait  qu'après  trente  années 
tous  ces  hommes  arrivaient  au  but  marqué  par  le  doigt  de  Dieu  I 


XI.— 


LA    FARANDOLE. 


La  nuit  était  venue,  belle  et  étoiléc. 

Une  bande  de  vingt-cinq  à  trente  verdets  déboucha  tout  à  coup  de  la 
porte  Arnaud- Bcrnad.  Ils  sortaient  de  la  taverne  de  Gaubert,  oii  depuis 
quatre  heures,  suivant  les  instructions  de  maître  Pierre,  le  capitaine  An- 
gladet  chauffait ,  à  table  ,  l'enthousiasme  de  ces  septembriseurs  à  cocarde 
blanche.  La  voix  rauque,  et  chancelant  sur  leurs  jambes,  ils  brandissaient 
des  sabres  et  des  bâtons  et  hurlaient  les  chansons  royalistes  du  temps,  que 
terminait  toujours  une  menace  de  mort.  Cette  bande  s'était  grossie  en  che- 
min de  tous  ces  enfansqui ,  la  tête  et  les  pieds  nus, — de  toutes  ces  femmes 
qui ,  les  cheveux  en  désordre,  les  vêtemens  délabrés  et  le  visage  enluminé, 
précèdent  et  flanquent ,  darrs  les  grandes  villes  ,  la  marche  des  tambours  et 
de  la  musique  des  régimens  ou  des  troupes  équestres ,  celle  des  condamnés 
à  mort,  et  les  promenades  des  saltimbanques  en  paillettes  et  des  chiens  ha- 
billés; —  population  de  lazzaroni ,  hâve  et  paresseuse ,  qui,  à  la  moindre 
rumeur  ,  s'élance  de  tous  les  carrefours  ,  se  montre  à  tous  les  coins  de  rue, 
et  se  groupe  avec  une  si  effroyable  promptitude  dans  les  lieux  mêmes 
où  on  la  doit  attendre  le  moins ,  qu'elle  semble ,  comme  une  fourmilière 
sortir  de  dessous  les  pavés. 

Lorsque  cette  foule  turbulente  et  avinée  fut  arrivée  sur  la  place  Royale,, 
elle  forma  une  chaîne  pour  pour  danser  la  farandole ,  danse  tumultueuse 
et  rapide ,  dont  la  ronde  du  sabbat ,  avec  ces  enlacemens  frénétiques  ,  ses 
poses  effrontées  et  son  tournoiement  convulsif  et  rapide ,  peut  à  peine  don- 
ner l'idée. 

La  farandole  ,  telle  que  celui  qui  écrit  ces  lignes  l'a  vue,  aux  mauvais 
jours  de  la  réaction  de  1 81 5 ,  la  farandole  était  la  mise  en  branle  de  toutes 


hevue  de  paris.  iq3^ 

les  passions  mauvaises  et  ridicules.  Il  y  avait  des  ambitieux  qui ,  en  pre'- 
cipitant  le  mouvement  de  la  mesure  et  en  élevant  au  diapason  le  plus  haut 
la  voix  qui  l'accompagnait ,  étaient  sûrs  de  l'emporter  ,  pour  un  emploi , 
sur  le  fonctionnaire  en  exercice ,  dont  les  jambes  étaient  plus  lourdes 
dont  la  voix  était  plus  grêle.  Il  y  avait  des  coquins  de  neveux  qui  se  ven- 
geaient, comme  Henri  IV  se  vengeait  de  Mayenne  ,  du  gros  et  gras  parent 
qui  faisait  attendre  long-temps  sa  succession.  Il  y  avait  des  haines  qui 
pour  se  satisfaire,  au  moment  où  la  danse  était  emportée  dans  son  plus  ra- 
pide mouvement ,  lâchaient  tout  à  coup  la  main  qui ,  ainsi  qu'un  anneau 
à  une  chaîne,  liait  à  la  ronde  un  ennemi  j  et  celui-ci  alors  lancé  comme 
une  roue  détachée  d'un  char  au  galop ,  s'allait  heurter  violemment  contre 
les  maisons  et  le  pavé,  d'où  on  le  relevait  sanglant  et  foulé  aux  pieds  , 
quand  l'inexorable  ronde  était  passée.  Et  le  libertinage ,  donc  !  et  le  vol  î 
comme,  ensemble  ou  séparément,  ils  se  jouaient  des  poches  et  des  gous- 
sets ,  des  riches  étoffes  ,  des  bijoux  et  des  dentelles  !  !  Et  cependant  la  ville 
entière  se  ruait  dans  l'ignoble  farandole  ,  ceux-ci  par  enthousiasme ,  ceux- 
là  par  calcul ,  les  autres  par  peur  I 

Les  enfans  d'une  même  rue  la  commençaient  en  dansant  autour  d'un 
feu  de  joie.  D'autres  feux  s'allumaient  dans  des  quartiers  prochains  ,  et  la 
ronde,  agrandie ,  roulait  vers  la  place  voisine,  autour  de  nouveaux  feux. 
Comme  un  torrent  qui  entraîne  dans  son  lit  tout  ce  qui  se  trouve  sur  ses 
nyes,  elle  attirait  à  elle  tout  ce  qu'elle  rencontrait  sur  son  passage.  Bien- 
tôt l'enthousiasme  gagnait  de  proche  en  proche,  montait  d'étage  en  étage, 
et ,  entraîné  par  une  puissance  fascinalrice  et  irrésistible  ,  descendait  dans 
la  rue  ,  pour  se  jeter  dans  le  tournoiement  rapide  de  cette  chaîne  ,  dont  on 
voyait  incessamment  se  multiplier  les  anneaux.  On  eût  dit  cette  danse 
fantastique  du  moyen  âge ,  emblème  du  grand  niveau  passé  sur  toute  la 
société ,  et  où  la  mort ,  menant  le  branle ,  entraînait  dans  le  même  quadrille 
le  pape  et  l'humble  moine,  le  simple  soldat  et  l'empereur ,  la  princesse  et 
la  chaml)rière.  La  farandole  roulait  pèle  et  mêle  les  habitans  de  quartiers 
divers;  l'artisan  d'Arnaud-Bcrnad  donnait  la  main  à  la  grande  dame  de 
la  rue  des  Nobles;  le  batelier  du  port  Garau  pressait  de  ses  bras  vigou- 
reux la  fine  taille  de  la  sémillante  modiste  du  quartier  Saint-Rome  ou  de 
la  rue  Groix-Baragnon;  les  fils  de  bonne  maison  de  la  rue  Tolozane  et  de 
la  place  Mage  coquetaient  auprès  des  filles  des  gros  marchands  de  la 
Pierre.  Pas  de  style,  pas  de  pinceau  d'artiste  qui  puissent  poindre  la  laran- 
dole,  lorsque,  ainsi  lancée  et  agrandie,  elle  se  roule  comme  une  ceinture 


1()4  REVUE    DE    PARIS. 

<(ui  tourne  ,  tourne  toujours  aux  flancs  de  la  ville  tout  illumine'e ,  dont  les 
maisons  seules  sont  muettes  et  de'sertes. 

Je  ne  sais ,  en  vérité' ,  quelles  images  assez  anime'es ,  quelles  teintes 
assez  chaudes  ,  pourraient  surtout  donner  une  idée  de  celle  qui ,  dans  la 
miit  du  1 5  août ,  partie  de  la  place  Royale ,  aux  burlemens  des  verdets , 
arrive's  ivres  d'Arnaud  -  Bernad ,  s'en  vint,  toujours  hurlant  ,  toujours 
gonflée  dans  sa  course  ,  en  suivant  les  rues  Saint-Rome  ,  des  Changes  et 
des  Filatiers  ,  de'rouler  ses  interminables  replis  sur  la  place  des  Carmes, 
lia ,  après  s'être  tordue  sur  elle-même ,  devant  la  maison  du  gc'ne'ral  Ra- 
mel ,  elle  se  lança  dans  la  rue  Pharaon  ,  la  place  des  Salins  ,  la  grande  rue 
des  Nobles;  se  tordant  de  nouveau  sur  la  place  de  la  Cathédrale,  et, 
courant  dans  les  rues  Boulbonne  et  de  la  Pomme ,  elle  revint  sur  la  place 
Royale,  oii  ceux  qui  menaient  ce  galop  satanique  vinrent  donner  la  main 
à  ceux  qui  en  formaient  les  derniers  chaînons.  C'e'tait  l'image  du  serpent 
qui  mord  sa  queue.  La  ville  ,  e'touffe'e  dans  les  e'treintes  de  cette  effroyable 
ceinture ,  e'tait  eT^ranlée  dans  ses  fondemens  par  les  bonds  précipites  de  la 
ronde  immense  qui  roulait  en  grondant  comme  un  tonnerre  sur  le  pavé 
qui  brîile. 

La  voilà ,  l'immense  farandole  I  la  voilà  arri^^ée  à  toute  l'exaltation  de 
l'ivresse  et  de  la  folie  ;  elle  charité  ,  elle  hurle  ,  elle  jure  ,  elle  rit ,  elle  est 
furieuse,  elle  est  débauchée,  insolente  et  provocatrice;  elle  se  précipite, 
elle  tombe ,  elle  se  tord  ,  couverte  d'écume  et  de  poussière  ,  haletante  ,  dé- 
braillée ,  les  vêtcmens  déchirés  ,  les  bas  sur  les  talons  ,  les  pieds  meurtris, 
les  seins  nus  et  les  cheveux  au  vent.  Allons ,  allons ,  c'est  l'heure  I  la  fa- 
randole a  épuisé,  en  aveugle ,  les  plus  convulsives  joies  de  l'orgie  épilep- 
tlque;  une  seule  ,  la  dernière  ,  lui  reste ,  qu'elle  n'a  point  goûtée  ,  celle  qui 
par  les  exhalaisons  de  chaudes  vapeurs  peut  seule  raviver  l'horrible  sab- 
bat. C'est  l'heure ,  c'est  l'heure  :  donnez  du  sang  à  la  farandole. 

Maître  Pierre  le  savait  bien. 

Lorsque  la  l'onde  infernale  tourna  sur  la  place  des  Carmes,  Pierre 
poussa  un  cri ,  auquel  d'autres  cris  répondirent  bientôt  de  la  chaîne  qui 
se  résoudait  à  l'instant;  à  mesure  qu'elle  passait  devant  le  tourneur  de 
chaises ,  qui  dominait  la  foule  de  toute  la  tête  ,  on  vit  se  détacher  un  à  un 
les  hideux  commensaux  de  la  taverne  de  Gaubert. 

—  Eh  bien!  maître,  dit  Angladet,  le  majordome  et  le  sommelier  de 
cette  bande  d'ivrognes,  il  paraît  que  c'est  pour  ce  soir? 

—  Oui,  capitaine,  pour  ce  soir,  à  moins  que  Dieu  ou  diable  ne  s'en 
mêle  à  présent. 


REVUE    DE   PARIS.  igS 

—  Pour  le  diable ,  cela  se  pourrait  bien ,  maître  ;  quaut  à  Dieu ,  Dieu 
nous  laissera  faire ,  il  n'aime  pas  les  bonapartistes...  D'ailleurs,  j'ai  là 
mes  vingt-cinq ,  qui  sont  en  e'tat  de  se  moquer  de  l'un  comme  de  l'autre. 
Tu  n'auras  qu'à  parler.  •'. 

—  Je  le  sais ,  capitaine  ;  quoiqu'à  vrai  dire  j'eusse  autant  aime'  n'a- 
voir pas  à  tirer  les  paroles  du  gosier  du  gênerai...  ou  de  l'autre  avec  la 
ïame  d'un  couteau.  Mais  ils  l'ont  voulu,  les  malheureux!  Que  Dieu  le 
leur  pardonne!  dit-il  d'une  voix  sombre,  et  à  Hélène  aussi  !  ajouta-t-il 
d'une  voix  moins  e'ievëe  et  avec  un  profond  soupir. 

C'est  que  maître  Pierre  avait  attendu  vainement  l'officier  de  lanciers 
au  rendez-vous  qu'il  lui  avait  fait  donner  par  Hélène.  A  mesure  que  l'heure 
lixe'e  s'éloignait,  et  qu'il  sentait  approcher  celle  où  il  devait  prendre  un 
parti,  Pierre  avait  senti  croître  son  impatience.  Ne  pouvant  plus  rester  en 
place,  et  comme  si,  en  allant  sur  la  route  que  devait  parcourir  celui  qu'il 
attendait ,  il  le  pouvait  faire  arriver  plus  vite,  maître  Pierre  allait  et  ve- 
nait de  la  maison  Gatimel  à  la  maison  du  gênerai.  Enfin  ,  et  lorsqu'il  en- 
tendit de  loin  les  hurîemens  de  la  farandole  qui  s'avançait,  il  monta  une 
dernière  fois  à  la  chambre  d'Hélène;  mais  Hélène  n'y  était  plus.  Et  lors- 
que, surpris  et  alarmé  de  cette  brusque  sortie,  il  interrogea  les  voisins,  il 
lui  fut  répondu  qu'on  n'avait  vu  sortir  de  la  maison  Gatimel  que  deux 
jeunes  gens  portant  l'uniforme  du  lycée. 

Sans  trop  s'arrêter  à  cette  dernière  partie  des  rcnseignemens,  qui  lui  pa- 
rut insignifiante,  le  fait  seul  de  l'absence  bien  constatée  d'Hélène  lui 
laissa  la  conviction  qu'Hélène  se  jetait  au  travers  de  ses  projets,  et  le  con- 
condamnait  ainsi  à  se  venger  au  hasard. 

Telle  est  la  pensée  qui  le  dominait  lorsqu'il  rejeta  sur  Hélène  la  res- 
ponsabilité de  ce  qui  allait  arriver. 

La  firandole,  qui  courait  en  triple  haie,  masquait  dans  ses  replis  une 
masse  noire  et  sinistre  d'hommes  qni  sur  la  place  se  tenaient  devant  la  mai- 
son du  général ,  armés  de  bâtons  ,  de  sabres  et  de  pistolets  cachés  en  partie 
sous  leurs  habits.  Les  cris  de  vii^e  le  roi!  à  bas  Ramel!  en  partant  de  ce 
groupe,  se  mêlaient  aux  chants  de  la  farandole,  qui  en  ressentait  un  vague 
effroi. 

Tout  à  coup  ,  du  coin  de  la  place  sur  lequel  débouche  la  rue  des  Cha- 
peliers, et  où  depuis  long-temps  il  faisait  sentinelle,  un  enfant  accourut 
vers  maître  Pierre.  H  eut  à  peine  dit  quelques  mots  au  tourneur  de  chaises 
-que  celui-ci  se  dirigea  vers  les  lieux  que  l'enfant  venait  de  quitter,  et  il 


ïqG  revue  de  paris. 

n'y  était  pas  encore  arrive  que  le  gc'néral  Raraol  y  parut  lui-nicrae.  Il  se 
fit  alors  un  grand  hourra ,  les  cris  redoublèrent ,  la  farandole  pre'ci- 
pita  ses  chants  et  sa  mesure,  et  des  cailloux  furent  jetés  aux  fenêtres,  dont 
les  vitres  tombaient  brise'es. 

Maître  Pierre  alla  droit  au  géne'ral ,  qui,  entendant  de  loin  les  cris  ter- 
ribles et  raenaçans  d'à  bas  Ramelî  dit  d'une  voix  ferme  à  Pierre  ,  qu'il 
avait  reconnu  :  —  Que  lui  voidez-vous  au  gc'ne'ral  Ramel ,  vous  et  les 
vôtres?  le  voici  ! 

—  Les  miens?  rien  !  du  moins  encore ,  re'pliqua  maître  Pierre.  Moi  , 
c'est  différent  !  et  il  va  dépendre  de  vous  que  vous  n'ayez  de  compte  à 
régler  qu'avec  moi. 

—  Avec  vous  ,  maître?  Mais  vous  n'y  pensez  pas.  Entrer  en  explica- 
tions à  cette  heure  !  en  face  d'une  émeute  qui  met  ainsi  le  marché  à  la 
main  I  Quelque  chose  que  vous  me  demandiez  ,  je  paraîtrais  n'avoir  cédé 
qu'à  la  peur.  Arrière  I  maître  ,  livrez-moi  passage.  J'ai  à  dissiper  ces  mu- 
tins au  nom  du  roi. 

—  Et  moi ,  au  nom  du  ciel ,  général ,  je  vous  supplie  d'attendre  en- 
core; n'avancez  pas,  n'avancez  pas  avant  d'avoir  répondu  un  oui  ou  un  non 
à  ma  demande. 

—  Monsieur,  si  vous  insistez,  je  vous  fais  arrêter. 

—  Demain  ,  ce  soir  ,  tout  ce  que  vous  voudrez  ',  tenez ,  voulez- vous  ,  à 
l'instant  même  ,  voilà  mon  épée  ,  général,  je  suis  votre  prisonnier  j  mais 
consentez  à  me  répondre.  Voyons,  la  main  sur  la  conscience  ,  dites-moi  : 
—  Je  jure  que.... 

—  Prétendez-vous  me  faire  violence, monsieur?  s'écria  Ramel,  et ,  par 
un  mouvement  brusque  et  im  bond  de  côté,  il  se  dégagea  des  étreintes  de 
maître  Pierre,  qui ,  la  voix  émue ,  pâle  et  les  yeux  mouillés  ,  le  suppliait 
de  ne  point  repousser  la  main  qu'il  lui  tendait  pour  le  sauver ,  et  se  fai- 
sait presque  lourd  à  son  bras  pour  ralentir  sa  marche  et  retarder  une  san- 
glante catastrophe. 

Efforts  inutiles  ,  le  général  hâta  le  pas  ;  maître  Pierre ,  au  désespoir , 
lui  jeta  sa  terrible  question  à  travers  le  tumulte  qui  grandissait  toujours  ; 
mais  le  général  ne  lui  fit  aucune  réponse  ;  peut-être  n'entendit-il  pas  ,  car 
le  groupe  des  verdetsqui ,  grossi  peu  à  peu,  était  devenu  une  foule  im- 
mense ,  s'étendait  de  droite  et  de  gauche  comme  deux  grandes  ailes  pour  en- 
velopper sa  proie  en  se  resserrant.  Ses  rugissemens,  qui  d'abord  n'arrivaient 
<iue  de  face,  retentirent  alors  de  tous  côtés.  Maître  Pierre,  qui ,  jusque-là, 


REVUE    DE    PARIS. 


197 


avait ,  par  déférence  sans  doute  ,  tenu  son  chapeau  à  la  main  ,  le  remit 
brusquement  sur  sa  tête.  Ce  devait  être  là  un  signal  convenu  ,  car  les  ver- 
dcls  eurent  à  peine  aperçu  ce  mouvement  que  les  vociférations  redou- 
blent avec  plus  de  violence  ,  et  le  ge'nc'ral  est  cerné  de  plus  près.  11  était 
cependant  facile  de  voir  que  les  derniers  ordres  n'avaient  pas  encore  été' 
donnés  par  celui  dont  la  bande  semblait  attendre  les  inspirations.  Mais  le 
général ,  qui ,  en  battant  en  retraite ,  était  porté  plus  qu'il  ne  marchait 
vers  la  porte  de  son  hôtel  ,  eut  l'imprudence  de  crier  à  la  sentinelle  de 
faire  son  devoir,  et  l'imprudence  plus  grande  encore  de  mettre  lui-même 
l'épée  à  la  main.  Maître  Pierre  ne  se  contint  plus,  et  cria  à  son  tour  :  — 
Faites  ce  pour  quoi  vous  êtes  venus. 

En  un  instant,  le  factionnaire  fut  renversé,  désarmé  et  percé  de  coups. 
Le  général ,  pressé  ,  insulté,  menacé,  frappant  de  droite  et  de  gauche,  et , 
frappé  à  son  tour,  trébuclia  sur  le  cadavre.  Porté  par  le  flux  et  le 
reflux  de  l'émeute ,  maître  Pierre,  qui  de  nouveau  se  trouva  placé  au- 
priis  de  lui ,  l'aida  à  se  relever  ,  et  lui  dit  à  vois  basse  :  —  Il  est  encore 
temps. 

Mais ,  emporté  par  son  fatal  destin  ,  le  général  continua  de  se  défendre, 
et  son  épée  sortit  sanglante  de  plus  d'une  poitrine. 

—  Tu  l'as  voulu  ,  cric  Pierre  ,  soit  donc  !  Et  un  coup  de  pistolet  par- 
tit. Frappé  à  bout  portant  d'une  balle  qui  lui  perça  la  main  avec  laquelle 
il  supportait  le  fourreau  de  son  épée ,  et  qui  pénétra  dans  le  côté  gauche 
du  bas  ventre  ,  le  général  tomba  en  poussant  ce  cri  plaintif  :  —  Ah  ,  moa 
Dieu  î  je  suis  mort  ! 

—  Oui,  mort!  dit  sourdement  maîti'e  Pierre  qui  le  reçut  dans  ses 
bras  ,  et  se  pencha  vers  lui  j  mort  le  1  5  août  181  5,  et  à  la  même  heure , 
et  frappé  comme  le  fut  ,  au  château  de  Gastelnau ,  le  jeune  de  Belloc ,  le 
15  août  1791 .  Que  Dieu  ait  pitié  de  votre  ame,  comme  il  a  eu  pitié  de 
la  sienne  I 

On  n'a  jamais  su  ce  que  le  général  avait  répondu  à  ce  rapprochement 
qui  lui  arrivait  comme  une  accusation.  Mais  on  vit  tout  à  coup  maître 
Pierre  se  frapper  violemment  le  front,  et  avec  son  épée  il  écarta  les  bandits 
qui  venaient  frapper  lâchement  leur  ennemi  à  terre.  Il  l'entraîna  et  le  re- 
mit aux  mains  d'un  jeune  secrétaire  accouru  en  pleurant ,  mais  trop  tard , 
au  secours  de  son  maître,  La  porte  de  la  maison  fut  fermée  ,  et  Pierre  se 
plaça  sur  le  seuil  comme  pour  en  défendre  l'entrée. 

La  farandole  tournait  toujours ,  et  toujours  sur  la  place  des  Carmes , 


1^8  nEVUE    DE    PARIS. 

rejetait  dans  la  foule  ameutée  quelques  chaînons  de  sa  ronde  que  la  curio- 
sité',, le  vague  instinct  du  meurtre ,  et  comme  une  bonne  odeur  de  sang 
attiraient. 

XII.,  —  l'émeute. 

L'action  de  maître  Pierre  se  drapant  tout  à  coup  dans  sa  ge'nerosité  ou 
dans  son  repentir  était  loin  de  satisfaire  la  bande  qu'il  avait  déchaînée. 
Elle  trouvait  qu'il  n'y  avait  point  la  moindre  parité  entre  la  dose  d'en- 
thousiasme qu'on  lui  avait  fait  prendre  à  la  taverne ,  et  la  besogne  qu'on 
lui  avait  fait  faire  :  elle  devait  s'attendre  à  mieux  que  cela  ,  et  en  vérité 
elle  était  lestée  pour  mettre  le  feu  et  porter  le  pillage  et  la  mort  aux  quatre 
coins  de  la  ville.  Aussi  se  gêna-t-elle  fort  peu  pour  regimber  contre  ce 
coup  de  bride  qui  l'arrêtait  en  plein  élan  de  galop  et  qui  lui  cassait  les 
reins.  C'était  une  véritable  révolte  de  bandits  contre  leur  chef;  l'un  l'a- 
postrophait ,  l'autre  lui  adressait  des  prières  ;  celui-ci  le  provoquait ,  ce- 
lui-là, joignant  l'action  à  l'injure,  voulait  l'arracher  du  seuil  de  la  porte  et 
passer  malgré  lui.  C'étaient  des  cris,  des  coups  de  crosse  surlesbattans  de 
la  porte  ,  des  pierres  lancées  aux  fenêtres  ,  et  tout  cela  accompagné  de  l'é- 
ternel refi-ain  :  Vive  le  roi  !  A  bas  Ramel  I 

Mais  Pierre  savait  trop  bien  à  qui  il  avait  affaire  et  quel  pouvoir  il  avait 
sur  ses  gens  pour  s'effrayer  beaucoup  de  cette  tempête  qui  changeait  de 
direction  et  grondait  sur  lui.  Il  savait  bien  que  cette  exaltatation  qui  se 
consumait  ainsi  en  plaintes  et  en  menaces  vaines ,  s'épuiserait  à  frapper 
llans  le  vide  ,  et  qu'avant  peu ,  la  partie  furieuse  de  l'émeute  se  retire- 
rait ,  ou  tout  au  moins  céderait  à  la  partie  raisonnable  qui ,  apportée 
jfeir  le  roulis  du  flot  populaire  ,  finirait  par  se  glisser  aux  premiers  rangs. 
C'est  ce  qui  arrivait  en  effet,  et  déjà  même,  quoique  dominés  encore  par 
les  vociférations  menaçantes ,  on  aurait  pu  entendre  çà  et  là  dans  la  foule 
quelques  regrets,  quelques  expressions  plaintives  pour  ce  qui  venait 
d'être  fait. 

Mais  voilà  qu'au  même  instant,  dans  l'espérance  sans  doute  de  forti- 
fier les  bonnes  dispositions  des  uns  et  d'attirer  la  commisération  des  autres, 
un  homme  se  montre  à  une  fenêtre  de  la  maison  du  général  ets'éerie  que  le 
général  est  frappé  à  mort ,  qu'il  n'a  plus  que  peu  d'instans  à  vivre ,  et  que 
toute  colère  est  inutile  contre  un  cadavre. 

On  ne  peut  prévoir  quel  effet  eût  produit  cette  sorte  d'appel  au  peuple, 


REVUE    DE    PARIS.  IQQ 

si  une  voix  tonnante  ne  l'eût  interrompue  en  lançant  la  plus  formidable 
interjection  au  milieu  du  silence  de  la  foule.  On  eût  dit  d'un  cri  de  tigre. 
C'e'tait  maître  Pierre.  Dans  l'homme  qui  haranguait  l'e'meutc,  Pierre  avait 
retrouve  celui  qui  n'e'tait  point  venu  au  rendez-vous  d'Hëlcne ,  celui  qu'il 
cherchait  partout  depuis  l'effroyable  nuit  du  1  5  août  1 T91 .  11  se  jeta  sur  une 
carabine  et  le  coucha  en  joue  ;  mais  quelque  rapide  que  fût  son  action,  enti'C 
le  bout  du  canon  et  cet  homm.e  Pierre  ne  vit  plus  que  le  costume  d'un 
élève  du  Lycée  de  Toulouse  qui ,  par  un  mouvement  encore  plus  rapide , 
s'e'tait  jeté'  au-devant  du  meurtre.  Les  regards  de  Pierre  cl  ceux  de  l'élève 
se  rencontrèrent.  Pierre  laissa  retomber  sa  caraljinc ,  et  secoua  la  tète 
comme  s'il  eût  voulu  dissiper  les  prestiges  d'une  vision  qui  troidjlait  ses 
regards;  cela  fait ,  il  releva  les  yeux  et  son  arme  pour  bien  assurer  son 
coup ,  mais  l'élève  et  l'homme  avaient  disparu  ,  et  la  fenêtre  s'e'tait 
rcferme'e. 

—  Ah  !  s'c'cria  maître  Pierre  ,  se  jetant  au  milieu  des  siens  ,  ah  !  vous 
trouvez  que  nous  n'avons  pas  assez  fait?  Vous  avez^ralson',  mes  braves. 
Ah!  il  vous  faut  des  maisons  à  fouiller  de  fond  en  comble  ,  des  meubles  â 
briser  et  à  jeter  par  les  fenêtres,  des  femmes  qui  pleurent  à  flageller,  des 
cnfans  criards  à  rouler  dans  les  escaliers  d'un  revers  de  main ,  et  des  hommes 
qui  se  défendent  à  tuer  à  bout  portant ,  et  des  cadavres  immobiles  à  tailler 
comme  des  lanières  dans  une  peau  de  bœuf.  Très-bien  I  très-bien  I  vous 
en  aurez  ,  mes  braves.  Voilà  la  maison  du  ge'nc'ral ,  je  vous  la  livre.  Al- 
lons, de  bons  coups  de  crosse,  enfoncez-moi  cette  porte. 

Les  verdcts  s'entre-regardaient  indc'cis  ,  et  semblaient  peu  comprendi'C 
ce  changement  subit. 

—  E! ,  là  ,  là  !  Mon  Dieu  !  dit  Daussonne ,  comme  tu  t'échauffes  I  il  n'est 
plus  temps;  il  y  a  un  quart  d'heure ,  il  n'eût  pas  fallu   tant  de  paroles, 
A^ois-tu.  Mais  à  pre'sent  nous  nous  sommes  refroidis  au  contact  des  pol-' 
Irons.  Il  y  a  trop  d'alliage  dans  la  bande  pour  que  nous  puissions  aller  dév 
franc  jeu...  à  moins  que  tu  ne  trouves  un  moyen  de  mettre  à  notre  diapa*'^ 
son   ces  coquins  de  modere's  qui  nous  débitent    de  belles  maximes  sur 
l'ordre  et  l'humanité ,  comme  si  cela  menait  à  quelque  chose.  Les  imbé- 
ciles !  avec  leiu-  ordre  et  leur  humanité  ,  les  bonnes  places  restent  à  ceux- 
qui  les  occupent. 

Et  à  son  tour,  Daussonne  allait  épuiser  toute  la  faconde  que  lui  avaient 
donne'e  les  amples  libations  de  la  journée,  si  maître  Pierre  ne  l'eût  vive- 


200  REVUE    DE    PARIS. 

ment  attiré  à  lui ,  en  l'entraînant  dans  le  cabaret  qui  se  tenait  au  rez- 
de-chaussée  de  la  maison  attenant  à  l'hôtel  du  général. 

—  Et  tu  dis  ,  mon  camarade  ,  qu'il  faut  un  moyen  ,  murmura  Pierre? 
Tu  as  des  cartouches?  Bien  ,  bien.  Suis-moi,  et  tu  vas  voir,  dans  un  ins- 
tant, tous  ces  coquins  de  modérés,  comme  tu  les  appelles,  sauter  comme 
des  chevreaux  et  prendre  feu  comme  si  on  eût  lancé  après  eux  le  troupeau 
des  renards  de  Samson  avec  des  bouchons  de  paille  allumés  à  la  queue. 

Quelques  minutes ,  le  temps  qu'il  faut  pour  arriver  sur  le  toit  d'une 
maison  ,  au  troisième  étage,  et  de  là  entrer  par  une  lucarne  dans  le  galetas 
de  la  maison  voisine  ,  s'étaient  à  peine  écoulées,  que  deux  coups  de  feu  se 
firent  entendre  ,  et  que  deux  balles  arrivèrent  au  milieu  d'un  groupe  inof- 
fensif qui  pérorait  en  pleine  place.  Un  homme  fut  blessé ,  c'était  un  garde 
urbain  (^);  un  enfant  fut  tué  ,  c'était  le  fils  d'un  verdet. 

Tous  les  yeux  se  portèrent  vers  la  direction  d'où  les  coups  étaient  par- 
tis •  le  vent  n'avait  pas  encore  emporté  la  fumée.  Un  hourra  de  malédic- 
tions indiqua  la  maison  du  général.  C'en  fut  assez,  les  cris  :  On  tire  sur 
le  peuple  !  coururent  de  groupe  en  groupe ,  de  rue  en  rue.  Il  n'y  eut  plus 
qu'un  mouvement ,  qu'une  volonté  dans  toute  cette  foule.  Elle  se  précipita 
avec  .des  armes  et  des  pierres  vers  la  maison  meurtrière;  en  un  clin  d'œil , 
les  poutres  ,  les  madriers  employés  à  l'échafaudage  d'un  arc  de  triomphe 
préparé  pour  l'arrivée  prochaine  de  la  duchesse  d'Angoulème,  furent  rou- 
lés de  mains  en  mains,'  et  la  foule,  ainsi  qu'une  ancienne  catapulte,  les 
lançait  comme  un  bélier  contre  la  porte  de  l'hôtel. 

La  porte  s'ouvrit  avec  fracas,  soit  qu'elle  eût  cédé  aux  efforts  des  assail- 
lans ,  soit  plutôt  que  maître  Pierre  ou  son  compagnon  eussent  eux-mêmes 
abrégé  en  dedans  les  travaux  du  siège.  Ce  fut  alors  un  spectacle  épouvan- 
table. Conduite  par  Daussonne ,  qui  l'attendait  avec  des  flambeaux ,  la 
foule ,  armée  et  furieuse ,  s'élança  dans  tous  les  appartemens ,  à  tous  les 
étages  ,  ouvrant  les  armoires,  fouillant  tous  les  coins  les  plus  obscurs;  on 
eût  dit  une  meute  de  limiers.  Les  gens  de  police  étaient  survenus;  avec 
ux  des  gardes  urbains ,  des  officiers  de  la  légion  Marie-Thérèse  ,  des 
aides-de-camp  du  maréchal  Pérignon  :  c'était  un  mélange  hideux  de  ban- 
dits, d'honnêtes  gens,  de  soldats  et  de  peuple,  armés,  les  uns  au  nom 
de  l'ordre  et  de  la  loi ,  les  autres  pour  le  pillage  et  pour  le  meurtre ,  et 
tout  cela  se  poussait,  se  culbutait,  n'ayant  qu'une  idée  :  trouver  le  gé- 
néral. 

(•)  Nom  donné  à  celte  époque  aux  gardes  nationaux. 


REVUE    DE    PARIS.  201 

Un  seul ,  dans  tout  ce  ramas  d'hommes ,  courait  dans  l'hôtel ,  mais 
avec  des  intentions  diverses;  un  seul  poursuivait  une  autre  pcnse'e ,  c'e'- 
tait  maître  Pierre.  Que  lui  importait  le  général  à  cette  heure?  Aussi  il 
s'inquiétait  peu  des  cris  et  des  actions  de  la  foule  demandant  le  général  à 
grands  cris.  Le  premier  dans  le  salon,  sur  le  canapé,  où  le  général  s'était 
reposé  ,  et  qui  était  couvert  de  sang ,  il  avait  vu  le  chapeau  d'uniforme  , 
avec  la  ganse  et  les  glands  en  or ,  et  sur  le  parquet ,  hors  du  fourreau , 
l'épée,  dont  la  poignée  était  d'or  massif.  Mais  il  avait  dédaigné  tout  cela  : 
ce  n'était  point  là  sa  part  du  butin,  à  lui  !  En  parcourant  le  galetas  ,  qu'il 
avait  fouillé  en  tout  sens ,  au  fond  d'un  misérable  réduit,  dans  la  partie  la 
plus  élevée  de  la  maison ,  sur  un  tas  de  poussière  et  de  débris  ,  il  avait 
bien  vu  se  traîner,  bien  entendu  gémir  le  général,  le  corps  couché  sur  des 
pots  de  cheminée,  et  la  tcte  appuyée  contre  une  poutre  ,  mais  après  s'être 
assuré  que  ce  malheureux  était  bien  seul,  il  avait  continué  ses  recherches; 
car  ce  n'était  plus  un  cadavre  qu'il  fallait  à  sa  rage.  En  descendant,  dans 
toute  la  hauteur  de  l'escalier,  du  comble  au  rez-de-chaussée,  il  avait 
bien  trouvé  une  large  trace  de  sang;  mais  il  avait  détoiuné  les  yeux,  car 
celui  qu'il  cherchait,  — et  en  y  songeant  il  mordait  ses  lèvres  et  fermait 
convulsivement  ses  poings, — celui  qu'il  cherchait,  n'avait  point  eu  de  sem- 
blables traces  à  laisser  après  lui . 

Mais  l'émeute  qui  les  découvrit  se  précipita  dans  la  direction  qu'elles 
indiquaient ,  tandis  que  Pierre  ,  toujours  seul ,  poursuivait  sa  terrible  idée. 

Le  général  Ramcl  fut  trouvé  au  même  lieu  où  maître  Pierre  avait  dé- 
daigné de  le  joindre.  Protecteurs  et  ennemis ,  gens  de  police  et  soldats, 
tous  entrèrent  la  baïonnette  et  l'épée  en  avant. 

—  Ah,  messieurs!  de  grâce,  achevez-moi  !...  leur  dit  le  général. 

Un  moment ,  devant  une  si  grande  misère ,  la  foule  s'arrêta  muette.  Une 
partie  se  montrait  consternée;  mais  l'autre ,  celle  qui  avait  reçu  le  prix  du 
sang  ,  fit  entendre  ses  cris  de  joie  et  se  mit  en  devoir  d'achever  sa  victime, 
le  tout  par  obéissance  aux  ordres  d'un  général ,  comme  elle  disait  dans  sa 
sanglante  ironie.  En  effet ,  pendant  que  dos  officiers  et  des  urbains  cou- 
chaient le  général  sur  un  matelas  étendu  sur  le  plancher,  tandis  qu'ensuite 
ils  le  descendirent  au  premier  étage,  les  gens  de  Daussonne  et  d'Angla- 
dct ,  dans  les  interstices  laissés  par  les  porteurs,  plongeaient  leurs  sabres 
et  leurs  baïonnettes.  Des  coups  terribles  lui  fendent  le  crâne  et  lui  parta- 
gent la  figure;  ses  bras  ,  avec  lesquels  il  tâchait  de  parer  les  coups  ,  sont 
mutilés  et  cassés  en  sept  ou  huit  endroits.  Les  doigts  de  sa  main  sont  cou- 


202  REVUE    DE    PARIS. 

pés ,  et  l'un  d'eux  fut  ramasse'  -,  c'e'tait  celui  qu'entourait  le  diamant  de 
maître  Pierre.  Sa  poitrine  et  ses  épaules  sont  tailladées  et  criblées  ;  et  ce 
ne  fut  qu'après  lui  avoir  fait  vingt-une  blessures ,  toutes  mortelles  , 
que  ces  forcenés  laissèrent  ce  qui  n'avait  plus  plus  que  la  forme  d'un 
cadavre. 

En  se  retirant,  Daussonne  ti'ouva  maître  Pierre  dans  la  cour,  la  tête 
dans  les  mains ,  versant  des  pleurs  de  rage  et  le  corps  appuyé  à  une 
échelle  dressée  contre  le  mur  qui  séparait  cette  cour  d'une  maison  Aoisine. 
Cette  e'clielle,  ainsi  placée,  avait  résolu  pour  lui  le  problème  de  l'inutilité 
de  ses  recherches. 

—  Oui,  je  comprends  ,  dit  Daussonne,  c'est  par  là  qu'il  se  sera  sauve'. 
Que  veux-tu  faire?  Nous  eu  tenons  un,  toujours;  et  en  attendant  celui-là 
a  paye'  pour  l'autre. 

—  Oui ,  dit  maître  Pierre  d'une  voix  sombre ,  et  oii  rugissaient  sour- 
dement la  colère  et  le  dejiit;  oui ,  il  a  paye'  I  mais  ,  comme  tu  dis  ,  avec 
plus  de  vc'ritè  que  tu  ne  penses ,  je  crains  bien  qu'il  n'ait  paye  la  dette 
d'un  autre. 

—  Tant  mieux  pour  lui ,  mon  brave  I  c'est  un  compte  qu'il  réglera  là- 
haut  ,  re'pliqua  Daussonne.  Mais  nous  n'avons  pu  le  juger  que  sur  les 
pièces  de  conviction  ;  et  en  ve'rite',  elles  e'taient  contre  lui.  A  propos,  tiens, 
ajouta-t-il  en  fouillant  dans  sa  poche ,  voici  le  diamant  qui  avait  e'te'  pris 
à  la  main  du  jeune  Belloc.  Je  l'ai  ramasse'  avec  le  doigt  auquel  il  était 
passé  et  quia  été  abattu  d'un  coup  de  sabre  par  l'un  des  nôtres. 

—  Justice  divine!  murmura  Pierre.  Est-ce  pour  le  repos  de  ma  con- 
science que  tu  as  permis  au  châtiment  d'arriver  par  les  mêmes  voies  qu'a- 
vait suivies  le  crime?  Et  la  nuit  du  15  août  1815  est-elle  dans  les  des- 
seins de  ta  Providence  la  vengeance  de  la  nuit  du  1 5  août  1 791  ? 

Pierre  voulut  être  seul  et  s'éloigna  lentement.  Arrivé  cliez  lui ,  il  s'a- 
vança vers  Mailhe  et  lui  passa  au  doigt  le  diamant  héréditaire. 

—  Marthe,  lui  dit-il,  je  vous  rapporte  l'anneau  nuptial  qui  vous  fut 
volé  dans  la  nuit  fatale.  INIais  Dieu  n'a  octroyé  que  la  moitié  de  la  répara- 
tion du  crime.  La  main  qui  eût  pu  donner  l'autre  est  froide  à  cette  heure 
comme  la  mort  qui  l'a  saisie  ! 

—  C'est  une  main  innocente  que  vous  avez  coupée,  maître,  répondit 
une  voix  sévère;  et  au  même  instant,  un  homme  s'élança  d'une  chambre 
voisine,  tenant  à  la  main  la  fiUc  de  IMarthc ,  et  suivi  de  deux  jeunes  gens 
i-n  costume  d'élèves  du  lycée. 


REVUE    DE    PARIS.  2o3 

La  coupable ,  la  voilà  ,  ajouta  cet  homme  ,  et  elle  vient  s'offrir  en  ex- 
piation ,  quel  que  soit  l'arrêt  prononcé  :  pardon ,  ou  châtiment.  A  celle 
heure ,  maître ,  vous  pouvez  satisfaire  votre  vengeance.  Je  peux  mourir  : 
j'ai  embrassé  ma  fille. 

Un  long  silence  suivit  ces  paroles.  Tous  comprenaient  qu'un  dr-ame  ter- 
rible allait  se  dénouer  dans  cette  chambre  où  depuis  plus  de  vingt  ans  il  y 
avait  eu  bien  des  angoisses. 

Maître  Pierre  chancelait  sur  ses  jambes  ,  et  sa  tète  se  penchait  sous  le 
poids  de  toutes  les  impressions  terribles  de  la  journée. 

— Tous  heureux,  tous  lieurcux  !  murmura-l-il  enfin.  A  moi  seul  la 
misère  et  les  remords  ici^  car  j'ai  commis  un  crime  inutile.  Adieu  donc, 
Marthe!  adieu,  Marie!  Que  Dieu  puisse  me  pardonner  comme  vous  me 
pardonnez,  vous,  n'est-ce  pas?  Maisjedois  fuir  les  hommes^  car  leur  jus- 
lice  souvent  ressemJjle  à  la  vengeance ,  et  la  vengeance ,  vous  le  voyez ,  est 
aveugle. 

—  Et  oîi  irez- vous?  maître  ,  demanda  le  père  de  Marie. 

—  Dans  les  montagnes,  eu  Espagne. 

s  — Seul?  coutinua-t-il.  •  ;  ^  , 

—  Non ,  point  seul ,  répliqua  un  des  jeunes  élèves  du  lycée ,  et  il  se  jeta. 
dans  les  bras  de  maître  Pierre. 

.  C'était  Hélène.  • 

—  Non  point  seul,  continua- 1 -elle.  Sous  ce  costume,  j'ai  sauvé  mon 
frère  de  la  mort.  Je  vais  reprendre  mes  babils  de  femme  pour  sauver 
Pierre  du  désespoir.  L'autre  élève,  c'était  Gabriel.  Il  pleurait....  sou 
rêve ,  peut-être ,  qui  venait  de  lui  échapper. 


En  1825,  à  l'époque  de  la  révolution  espagnole,  un  soldat  de  la  foi  fut 
pris  par  les  constitutionnels  que  conuuandail  un  officier  français  ;  il  fut 
condamné  à  être  passe  par  les  armes.  Une  femme  ,  en  costume  de  Catalane, 
vint  se  jeter  aux  genoux  du  commantlaiit  pour  demander  la  grâce  de  celui 
qu'elle  appelait  son  mari;  c'était  Hélène;  le  commandant  des  bandes 
espagnoles  était  son  frère.  Mais  clic  arrivait  à  peine  qu'une  détonation  se 
fit  entendre. 

Maître  Pierre  venait  d'être  fusillé  I 

C.  Feuillide. 


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REVUE  POÉTIQUE. 


DERNIÈRES    PAROLES,    POESIE. 
LE    SOUPER    CHEZ    LE    COMMANDEUR,    PAR    H.    BLAZE. 


Ce  n'est  pas  uniquement  le  hasard  de  leur  appai'ition  qui  rapproche 
sous  notre  plume  le  titre  de  deux  livres  si  divers  en  apparence;  c'est 
aussi,  dans  la  double  pensc'e  qui  les  a  produits,  une  incontestable  parente', 
encore  un  pas  dans  cette  voie  de  spiritualisme  où  la  poésie  semble  devoir 
rentrer  depuis  quelque  temps.  Les  Dernières  paroles ,  quoique  la  situation 
personnelle  du  poète  leur  ait  marqué  une  place  à  part  entre  les  œuvres 
contemporaines  ,  sont  empreintes  ne'anmoins  d'un  caractère  de  haute  me'- 
taphysique.  Ce  caractère  se  montre  plus  distinctement  encore  dans  le  Sou- 
per chez  le  Commandeur,  et  ici  la  forme  artistique  sous  laquelle  il  se 
laisse  voir  atteste  une  puissance  peu  commune  dans  l'imagination  du  jeune 
e'crivain. 


11  y  a  environ  dix  années  ;  c'était  à  l'époque  où  la  prédication  d'une 
poésie  nouvelle  trouvait  encore  tant  d'incrédules  ,  qu'un  cercle  assez  res- 
serré suffisait  à  contenir  le  petit  nombre  de  ses  apôtres.  Etroitement  unis 
en  ce  temps-là ,  parce  que  la  cause  n'avait  pas  encore  triomphé  ,  ils  se  ras- 
semblaient quelquefois  autour  du  fauteuil  d'un  vieillard  spirituel ,  père 
de  l'un  d'entre  eux.  Là  venait  Victor  Hugo ,  déjà  marqué  du  sceau  de 
l'inspiration  qui  a  produit  les  Orientales  et  Notre-Dame  de  Paris;  là 


REVUE    DE    PARIS.  205? 

venait  aussi  celui  qui ,  dans  une  mystique  vision ,  a  vu  d'une  larme  du 
Christ  cclore  sa  ravissante  Eloa.  Au-dessus  du  cénacle ,  ainsi  disait-on 
alors ,  planait  comme  une  ombre  d'Ossian ,  le  souvenir  de  l'auteur  des 
Méditations ,  que  déjà  plusieurs  associaient  à  la  royauté  de  M.  de  Cha- 
teaubriand. Sainte-Beuve  n'avait  point  encore  paru  ,  et  ilpreludait  à  l'écart, 
par  une  douloureuse  expérience  de  la  vie ,  à  la  belle  poésie  des  Consola- 
tions, et  à  cette  noble  analyse  des  œuvres  littéraires ,  qui  chez  lui  est  en- 
core une  poésie.  C'était  le  matin  d'ordinaire  qu'on  se  réunissait.  On  remet- 
tait en  question  les  vieilles  renommées  ,  on  sacrifiait  au  dieu  inconnu  ,  on 
faisait  aux  génies  étrangers  les  honneurs  de  la  France ,  et  quelquefois  ou 
donnait  à  l'hôte  la  meilleure  place  au  foyer.  On  lisait  des  vers  nouveaux 
qui  ne  rencontraient  guère  là  que  des  échos  bienveillans;  puis  la  causerie 
devenant  plus  intime,  on  s'entretenait  de  l'avenir,  et,  avec  un  naïf  or- 
gueil dont  le  temps  a  réalisé  pour  plusieurs  les  magnifiques  espérances, 
on  se  partageait  l'empire  de  la  poésie. 

Debout  à  l'un  des  angles  de  la  cheminée ,  et  le  front  appuyé  sur  sa 
main ,  un  jeune  homme  assistait  en  silence  à  ces  poétiques  entretiens.  Ja- 
mais il  n'avait  rien  à  lire  ,  et  volontiers  on  l'eût  pris  pour  le  plus  indiffé- 
rentde  tous.  Cependant  rien  n'était  perdu,  pour  son  éducation  intellectuelle, 
de  cette  poésie  qui  rayonnait  autour  de  lui.  La  semence  précieuse  entrait 
lentement  dans  son  esprit,  et  de  ces  mille  pensées  diverses  il  se  formait 
en  lui  une  individualité  à  part ,  d'autant  plus  forte  qu'elle  ne  s'épanchait 
pas  au-dchors.  Aussi  ne  voyait-on  là  aucun  des  signes  qui  décèlent  d'ordi- 
naire la  vocation  poétique.  Seulement,  à  voir  ce  jeune  homme  si  profon- 
dément remué  par  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  musical ,  on  commençait  à  se 
demander  si  quelque  chose  aussi  ne  chantait  pas  en  lui.  Mais  l'amitié  d'un 
frère  poète ,  et  la  tendre  sollicitude  d'un  père  pouvaient  seules  y  prendre 
garde.  Lors(ju'un  jour  de  fête  réunissait  les  amis  de  la  famille ,  ce  frère 
dont  je  viens  de  parler,  Emile ,  qui  nous  a  révélé  dans  toute  la  vivacité 
de  leurs  capricieuses  allures  quclques-imes  des  légendes  de  la  chevalerie 
espagnole,  apportait  de  gracieuses  strophes  écrites  en  français;  Antoni 
arrivait  avec  des  vers  latins.  Plusieurs  souriaient, j'imagine,  et  dans  cette 
œuvre  de  renaissance  nationale  ne  comptaient  pas  beaucoup  sur  un  esprit 
si  naïvement  esclave  de  la  tradition.  Lui  seul  pouvait  se  raconter  à  lui- 
même  que  Dante  et  Pétrarque  avaient  ainsi  commencé.  La  poésie  ne  se 
révélait  encore  à  ce  jeune  homme  que  par  la  pensée  ,  et  il  s'en  tenait  à  la 
forme  qu'il  avait  apprise.  Plus  tard ,  lorsque  enfin  il  parlera  sa  véritable 


206  REVUE    DE    PARIS. 

langue ,  on  verra  que  tout  e'tait  profit  pour  l'artiste  dans  ce  long  et  pieux 
commerce  avec  la  pompe  sévère  de  la  forme  latine. 

Ainsi  se  de'veloppait  à  sa  manière  cette  se'rieuse  intelligence.  Mais  à  me- 
sure que  l'âge  venait ,  la  vie  semblait  peu  à  peu  se  replier  vers  l'ame  et 
abdiquer  son  côte'  matc'ricl.  Il  fallut  maintenir  dans  cette  existence  l'e'qui- 
iiLrc  de  ses  deux  natures  ,  et  faire  la  part  égale  à  son  double  développe- 
ment; il  fallut  triompher  de  cette  apathie  physique  qui  menaçait  la  vie 
morale  d'un  essor  trop  ardent  vers  l'infini.  En  182-4,  Antoni  quitta  la 
France  et  alla  visiter  l'Italie;  il  y  retourna  trois  ans  après ,  et  à  l'impres- 
sion qu'il  en  rapporta  ,  on  sent  qu'au  lieu  du  remède  il  y  trouva  des  ali- 
mens  à  cette  vie  intérieure  qui  continuait  sourdement  en  lui,  au  de'triment 
de  l'autre.  Du  reste ,  rien  dans  ses  études  sur  l'Italie  qui  leur  donne  l'air 
d'un  journal  de  voyage.  Çà  et  là  un  nom  d'artiste,  de  poète,  de  jeune 
fille,  prononce'  avec  respect  ou  avec  amour,  une  physionomie  entrevue 
et  retrouvée  plus  tard  dans  la  solitude,  le  souvenir  d'un  hôte  aux  beaux 
re'cits ,  une  heure  e'coule'e  à  regarder  une  madone  de  Raphaël  ou  à  e'couter 
un  chant  de  Rossini,  voilà  tout.  Les  véritables  e've'nemens  de  cette  Odyssée, 
ce  sont  les  l'êveries  du  poète;  les  figures  qui,  de  loin  en  loin,  se  montrent 
dans  ses  vers  n'y  tiennent  guère  plus  de  place  qu'une  des  pense'es  qui  s'y 
succèdent.  En  traversant  l'île  de  Procida ,  un  matin ,  sur  le  bord  de  la  mer , 
notre  voyageur  rencontra  George  Farcy ,  ce  noble  martyr  en  qui  la  balle 
a  tue  tout  un  avenir  de  poète.  Ils  relurent  ensemble  V Homère  d'André 
Chënier,  afin  que  toute  parole  en  ce  beau  lieu  fût  en  harmonie  avec  la  na- 
îure;  puis  ,  e'mus  l'un  et  l'autre  ,  ils  se  séparèrent  en  se  serrant  la  main. 
Se  sont-ils  jamais  revus?  Je  l'ignore. 

A  Rome  ,  il  suivit  le  convoi  d'une  jeune  fille  ,  Rosa  Minotti ,  à  côté  de 
celui  qui  fit  les  Moissonneurs ,  et  tous  deux  s'en  revinrent,  le  soir,  avec 
Biélancolio ,  le  long  de  la  grande  voie  Romaine.  A  cette  heure  de  silence  et 
4ds  recueillement ,  que  se  passa-t-il  dans  ces  deux  âmes  ? 

De  retour  en  France,  Antoni  éprouva  le  besoin  de  jeter  au- dehors 
quelque  chose  de  son  existence  tout  intellectuelle.  Sa  pensée  ,  devenue  plus 
virile,  secoua  les  langes  de  la  langue  latine,  et  du  premier  coup  il  se 
créa  un  instrument  fort  et  docile.  Je  ne  parle  point  ici  d'une  scène  de 
oShakspcare  assez  médiocrement  rendue;  le  véritable  début  d' Antoni ,  c'est 
une  belle  ode  qu'il  adressa  à  Victor  Hugo ,  et  dans  laquelle  il  compare  la 
i'K)yauté  du  génie  à  celte  autre  royauté  que  la  fatalité  fait  peser  sur  le  front 
ds  Macbeth. 


REVUE    DE    PARIS.  10J 

Toutefois  les  véritables  sympatliies  du  poète  n'allaient  pas  à  Sliakspearc; 
sans  cesse  elles  le  ramenaient  vers  la  patrie  de  Dante ^  mais ,  chose 
étrange  I  lui  qui  avait  eu  tant  de  peine  à  se  détourner  des  sources  limpides 
de  l'art  virgilien ,  s'était  faiblement  cpris  de  ce  parfum  d'antiquilc  qui 
passe  incessamment  sur  les  ruines  de  l'Italie.  Il  semble  en  effet  que  le  sens 
historique  de  cette  contre'e  lui  ait  échappe' ,  et  qu'il  n'en  ait  vu  que  la  vie 
morale.  Il  foule  d'un  pied  indiffèrent  les  débris  de  tant  de  siècles  et  de 
tant  de  civilisations  accumule's  sur  ce  peuple  ,  et  s'en  va  droit  au  cœur  de 
ce  peuple.  Derrière  le  vieux  Romain ,  derrière  l'Italien  moderne ,  c'est 
l'homme  qu'il  cherche ,  l'aimant  pour  ses  brusques  passions  et  pour  son 
de'dain  de  la  vie  commune.  li  y  avait  en  lui  quelque  chose  qui  sympathi- 
sait vaguement  avec  l'instinct  poe'tique  de  ces  caractères.  Ce  n'est  donc  pas 
pour  le  plaisir  de  jeter  sur  une  page  de  critique  la  broderie  d'une  anecdote 
que  j'ai  parle  plus  haut  de  Lëopold  Robert  :  c'est  que  l'Italie  du  poète 
ressemble  fort  à  celle  du  peintre.  L'ele'gie  de  l'un  a  la  me'lancolie  grave  et 
reposée  des  figures  de  l'autre.  De  cette  poe'sie  comme  de  celte  peinture  une 
chose  est  absente,  la  passion  humaine,  si  j'ose  parler  ainsi.  Tout  cela  Aàt, 
mais  en  ve'rite'  d'une  autre  existence  que  la  nôtre.  Oui ,  voilà  bien  le  ciel 
bleu  de  Naples  et  son  soleil  ardent,  l'immense  solitude  de  la  campagne  de 
Rome,  le  brouillard  qui  s'étend  sur  Venise  dans  les  matine'es  de  l'hiver. 
Mais  ce  vieillard  qui  improvise ,  mais  cette  famille  qui  se  repose  sur  le 
char  de  la  moisson ,  mais  ces  pêcheurs  qui  attendent ,  assis ,  le  signal  du 
de'part ,  il  y  a  sur  tous  ces  visages  je  ne  sais  quelle  tristesse  qui  semble 
appartenir  à  une  autre  nature  que  la  nôtre.  Ainsi  Le'opold  Robert  a  peint 
l'Italie,  ainsi  l'a  chante'e  Antoni.  Qu'on  ne  s'étonne  pas  si  ce  dernier  a 
vu  dans  le  ge'nie  de  Dante  une  sombre  personnification  de  la  vie  italienne. 
Je  m'e'tonnerais  plutôt  qu'il  en  eût  e'te'  autrement.  Aussi  lorsqu'il  entreprit 
de  traduire  la  Divine  Comédie ,  il  le  fit,  non  en  artiste  qui  reflc'ohit  la- 
borieusement une  œuvre  dans  une  œuvre,  mais  en  homme  qui ,  place  sous 
le  joug  d'une  pcnse'e  irre'sistible ,  éprouve  de  loin  en  loin  le  besoin  de  la 
faire  sienne,  et  la  reproduit  à  sa  manière,  par  lambeaux,  là  où  elle  le 
tente  avec  plus  de  puissance.  Ces  essais  de  traduction  parurent  en  1829. 

Cependant  au  milieu  de  ce  labeur  amer  une  douce  rêverie  venait  par  inter- 
valle reposer  sou  imagination  :  c'était  comme  une  tiède  brise  qui  le  reportait 
au  sein  des  cites  et  sous  les  ombrages  de  l'Italie.  Alors  il  oul)liail  les  morts 
de  Dante,  et  s'en  revenait  à  la  huuière  des  cieux.  Les  fragmens  sur  l'Ita- 
lie qui  fui't  partie  des  Dernières  Paroles^  appartiennent  ^  poiu' la  plu- 


-aoS  nEvuE  de  paris. 

part ,  à  la  même  époque  que  la  traduction  de  Dante  ;  et  chacun  d'eux 
marque  pour  ainsi  dire  une  halte  dans  le  sombre  pèlerinage.  L'harmonie 
de  CCS  fragmcns  est  douce  et  grave,  et  empreinte,  par  momens  ,  d'un  ca- 
ractère de  foi  clcve'e. 

Cette  inspiration  encore  toute  recueillie  dans  l'art  allait  bientôt  prendre 
un  autre  cours.  La  i-e'volution  de  juillet  venait  de  donner  l'essor  à  toutes 
les  ambitions.  Or,  à  mesure  que  la  realite'  se  faisait  plus  bruyante  autour 
du  poète,  celui-ci  sentait  s'affaiblir  en  lui  le  sentiment  de  la  réalité'.  Ce  fut 
alors  contre  l'egoïsme  du  siècle  de  sinistres  imprécations.  L'e'légie  était 
descendue,  ou,  si  l'on  veut,  s'était  ëleve'e  jusqu'à  la  satire.  La  moralité' 
de  cette  satire  était  dans  son  ardent  spiritualisme.  Le  disciple  de  Dante 
avait  de  plus  que  son  maître  l'amour  de  ses  semblables.  Sa  Be'atrix  à  lui, 
c'était  la  charité.  Plusieurs  de  ces  satires  parurent  en  1851  ;  elles  tiennent 
leur  place  dans  les  Dernières  Paroles. 

Cependant  ce  tour  âpre  et  vif  de  l'inspiration  faisait  craindre  l'approclie 
d'une  crise  fatale.  Le  poète  n'avait  pas  cessé  cette  vie  solitaire  de  l'intelli- 
gence dont  je  parlais  en  commençant ,  et  ses  faculte's  menaçaient  de  s'y  con- 
centrer tout  entières.  Dans  ce  détachement  de  la  matière,  l'esprit  s'ouvrait 
mille  routes  vers  l'infini ,  et  s'y  précipitait  avec  une  ardeur  d'autant  plus 
grande  que  nul  contrepoids  ne  le  retenait  plus.  Mais ,  pendant  que  l'esprit 
menait  cette  vie  sublime  ,  le  corps  s'en  allait  à  mal ,  car  Dieu  a  voulu  que 
l'homme  ve'cût  sa  double  existence,  qu'il  regardât  le  ciel,  mais  en  s'ap- 
puyant  à  la  terre.  Or  Antoni  avait  presque  oublié  comment  le  pied  de 
l'homme  s'y  appuie;  un  jour  enfin  il  sentit  que  désormais  une  part  de  lui- 
même  allait  avoir  besoin  de  la  main  et  du  regard  des  autres ,  et ,  comme 
tm  enfant ,  il  se  coucha  dans  le  berceau ,  étendant  sur  lui  la  poésie  comme 
un  voile. 

Ici  commence  une  troisième  époque  que  réfléchissent  également  les  Der- 
nières Paroles.  Les  Études  sur  l'Italie  annonçaient  déjà  une  ame  malade 
et  tourmentée.  Les  satires  nous  la  font  voir  aux  prises  avec  le  monde  qui 
la  blesse  ,  et  les  élégies  nous  la  montrent  se  reposant  dans  la  mélancolique 
résignation  d'une  destinée  accomplie.  Ce  livre ,  comme  on  voit ,  est  l'his- 
toire d'une  existence  à  part.  Éclose  aux  rayons  du  soleil  d'Italie,  elle  s'en 
colore,  mais  ne  s'en  échauffe  pas.  En  Italie  ,  le  poète  s'éprend  d'une  sym- 
pathie tendre  pour  une  douleur  qui  ressemble  à  la  sienne.  Comme  cette 
pauvre  Italie ,  il  sent  en  lui  quelque  chose  de  déchu  ,  et  s'efforce  d'atteindre 
an  saint ,  au  grand  ,  à  l'éternel.  Comme  elle ,  il  divinise  l'art  dans  sa  pen- 


RKVUF     DK    PARIS.  2O9 

yée.-  mais  comme  à  l'Italie  manque  la  liberté,  ainsi  à  lui  l'amour  de  la 
femme ,  cette  passion  du  cœur  qui  seule  vivifie  toutes  les  passions  de  l'in- 
telligence. N'est-ce  pas ,  Antoni ,  que  c'est  là  votre  mal  ?  Vous  vous  êtes 
fait  de  l'amour  une  si  haute  idée  que  vous  avez  repousse  comme  une  de'- 
cevante  illusion  ceqne  les  filles  des  hommes  nomment  ainsi. 

Attache'  au  mal  profond  qui  le  dévore ,  comme  J.  Yernet  au  mât  du  na- 
vire, il  a  peint  comme  lui  la  tempête ,  il  a  sanctifie'  sa  misère  par  la  reli- 
gion de  l'art  :  aucune  recherche  dans  la  pensée ,  aucun  effort  dans  l'ex- 
]iression  ,  aucun  luxe  dans  les  images  ,  le  récit  d'un  homme  qui  assiste  à 
la  vie  de  sa  pense'e,  et  qui  s'en  raconte  à  lui-même  les  douloureuses  pe'ri- 
jie'ties.  La  grandeur  de  l'œuvre  littéraire  est  dans  la  since'rite'  du  témoi- 
gnage, La  poésie  n'est  pas  dans  ce  que  nous  appelons  le  style ,  elle  est  dans 
je  ne  sais  quoi  de  saint  et  de  bon  qui  se  mêle  ici  à  toute  chose  :  elle  est  dans 
le  tour  de  la  phrase  ,  dans  le  rhytlime  ,  dans  la  coupe  du  vers;  elle  est  dans 
la  pâle  et  souffrante  image  qu'on  entrevoit  derrière  tout  cela.  C'est  une 
voix  du  désert  qui  monte  A'crs  Dieu  aA'ec  une  majestueuse  douceur  ,  et  qui 
n'a  pas  souci  dos  échos  du  monde  j  une  voix  qui  s'e'lcve  par  intervalle  et 
qui  retomjje  pour  renaître  encore.  Une  pensée  d'ici-bas  vient  se  montrer 
parfois  au  fond  de  cette  incessante  pre'occupation  de  soi-même,  le  nom 
d'un  frère  tendrement  aime,  d'un  ami  trouve  fidèle  dans  l'infortune,  le 
souvenir  d'une  œuvre  préférée  j  mais  c'est  comme  un  nuage  qui  donne  un 
peu  d'ombre  en  passant,  et  après  lequel  se  de'roulent  plus  profondes  les 
solitudes  du  ciel.  Je  ne  puis  m'empêcher  de  me  souvenir  de  ces  prophètes 
de  l'antique  loi  à  qui  un  oiseau  apportait  le  pain  du  corps  au  désert ,  et 
qui  ne  reparaissaient  dans  les  villes  que  pour  traduire  en  langage  humain 
la  parole  du  Seigneur.  Laissons  celui-ci  sur  sa  montagne  ,  comme  il  l'ap- 
pelle; aussi  bien  il  a  trouvé  là  quelques  heures  d'apaisement  et  de  som- 
meil. Mais  quand  ses  chants  descendent  sur  nous  ,  mélancoliques  et 
jésignés  ,  renvoyons-lui ,  au  lieu  d'une  vaine  gloire  ,  un  peu  de  cette  sym- 
pathie qui  relève  les  âmes  et  les  réconcilie  avec  leur  destinée. 


IL 


On  a  beaucoup  écrit  sur  le  sens  philosophique  du  type  de  don  Juan. 
La  légende ,  Molière,  Mozart,  Byron ,  Hoffmann,  ont  tour  à  tour  pré- 
senté un  côte  de  cette  physionomie,  et  les  critiques  sont  venus  à  la  suite  , 

TOMK  Xl\.     juii.t.n.  y 


•i  I  O  UI'.V[;K     DK     PAULS. 

coin  mentant  l'œuvre  à  leur  manière.  Mais  que  le  trait  dominant  de  ce  ca- 
ractère soit  là  l'orgueil,  ici  la  volupté,  ailleurs  le  scepticisme  et  la  mo- 
querie ,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  fonds  est  partout  le  même ,  et  je 
ne  sache  que  le  christianisme  qui  puisse  l'expliquer. 

Le  christianisme  a  remue  dans  toutes  les  âmes  celte  pensée  de  l'infini 
que  l'homme  apporte  en  naissant.   Bon  ou  méchant,  l'homme  aspire  à 
quelque  chose  d'immuable  et  d'éternel ,  bon  par  sa  vertu  ,  méchant  par 
son  vice  même.  Don  Juan  a  soif  d'un  amour  sans  bornes  où  son  ame  se 
repose ,  et  c'est  là  ce  qu'il  cherche  dans  cette  perpétuelle  métamorphose 
de  la  passion.  Mais  ,  comme  il  place  toujours  son  but  dans  la  matière  et 
près  de  lui ,  toujours  la  matière  lui  échappe ,  et  à  peine  arrivé ,  il  repart 
aussitôt,  de  dona  Elvire  à  doiïa  Anna  ,  et  dedona  Anna  à  Zerlina.  Avant  le 
christianisme  ,  l'épicurien  est  un  libertin  vulgaire  qui  s'efforce  de  réveiller 
par  la  variété  ses  sens  émoussés  par  le  plaisir  ;  depuis  le  christianisme  ,  le 
voluptueux  porte  en  lui,  si  on  ose  le  dire ,  je  ne  sais  quoi  de  grand.  Il 
court  aussi  de  femme  en  femme  ,  mais  il  en  est  une  qu'il  cherche  vague- 
ment entre  toutes ,   et  comme  à  chaque  fois  une  voix  lui  crie  :  — Tu  t'es 
trompé I  il  brise  avec  colère  son  idole  de  la  veille  ,  et  son  regard,  s'en  dé- 
tournant avec  dégoût ,  retombe  encore  sur  le  monde.  L'épicurien  du  pa- 
ganisme n'avait  qu'un  but,  la  volupté,  la  volupté  rapide,  insouciante, 
imiquement  préoccupée  de  l'heure  présente.  Le  chrétien  déchu  éprouye  le 
besoin  du  repos  dans  l'amour ,  de  l'infini  dans  la  volupté.  D'orgie  en  or- 
gie, !e  premier  arrivait  à  l'épuisement  et  à  la  mort;  de  déception  en  dé- 
ception ,  le  second  tombe  enfin  dans  cet  abîme.  Dieu  I  il  confesse  que  là 
seulement  est  le  repos  qu'il  cherche.  Dans  l'œuvre  de  Molière  ,  dans  celle 
de  Mozai-t ,  dans  celle  de  Byron  ,  don  Juan  ne  va  pas  jusque-là  :  la  main 
de  marbre  l'arrête  avant  qu'il  ait  eu  le  temps  d'atteindre  à  ce  dernier  but. 
Aussi  le  don  Juan  de  ces  grands  maîtres  est  demeuré  incomplet ,  et  le  dé- 
noûment  de  leur  drame  ne  laisse  pas  l'ame  satisfaite.  Au  don  Juan  coupable 
et  maudit  il  manque  le  don  Juan  réconcilié ,  au  don  Juan  du  dix-huitième 
siècle  celui  du  dix-neuvième.  L'idée  de  l'Éternel  est  en  lui  ,  et  seule  elle 
donne  quelque  grandeur  à  ses  cmportemens  :  il  faut  bien  qu'elle  ait  son 
heure  dans  cette  vie  de  blasphème  et  d'incrédulité.  Pour  plus  d'un  sans 
doute  la  mort  viendra  avant  la  conversion.  Mais  il  ne  s'agit  point  ici  de 
tel  ou  tel  don  Juan,  il  s'agit  de  don  Juan  lui-même j  c'est  un  type  ,  nous 
le  voulons  complet. 

Faust  est  une  sorte  de  don  Juan.   Le  héros  de  (ioëthe  cherche  par  la 


REVUL     DE     PAULS.  9.  I  I 

science  ce  que  le  cavalier  espgnol  veut  ulteindre  par  Tivres-iC  des  sens. 
A  chacun  sa  volupté',  mais  le  but  est  le  même.  Goethe  avait  d'abord  suivi 
l'exemple  de  tous  ceux  qui  ont  évoqué  don  Juan.  11  avait  fait  cheminer  la 
mort  plus  vite  que  le  repentir,  et  l'Allemagne  avait  cru  qu'il  se  reposait 
sur  sa  ci-éation  accomplie.  Mais  le  génie  se  plaît  souvent  à  déconcerter  les 
pensées  de  la  foule.  Après  la  mort  de  Goethe,  on  a  trouvé  dans  ses  pa- 
piers un  autre  Faust ,  le  drame  de  Faust  racheté.  Goethe,  ce  grand  scep- 
tique ,  jetant  les  yeux  sur  ce  monde  qu'il  allait  quitter,  le  vit  se  mettre  on 
marche  vers  un  avenir  de  l'éconciliation  religieuse  ;  et ,  faisant  un  retour 
sur  son  œuvre ,  il  comprit  qu'il  avait  eu  tort  de  la  dénouer  si  brusque- 
ment et  par  la  main  de  Satan.  11  écrivit  alors  la  seconde  partie  de  Faust  , 
et  donna  à  la  première  ce  démenti  sublime. 

Hé  bien  I  cette  pensée  que  le  noble  vieillard  léguait  au  monde  comiiio 
une  magnifique  prophétie  de  ses  destinées  nouvelles  ,  l'autre  jour  elle  est 
tombée  dans  la  tête  d'un  jeune  homme  de  vingt  ans ,  comme  il  traduisait , 
en  se  jouant,  le  don  Giovanni  pour  l'Opéra  ,  et  il  a  écrit  le  Souper  chez. 
le  commandeur.  Le  vieillard  homérique  ,  chargé  d'ans  et  de  gloire  ,  cl 
le  jeune  homme  encore  inconnu  ,  se  sont  rencontrés  dans  la  même  voie,  (I 
on  dirait  que  le  vieux  chantre  de  Faust  a  be'ni  de  ses  mains  vénérables  le 
jeune  interprète  de  Mozart. 

Le  Souper  chez  le  commandeur  est  le  récit  de  la  réconciliation  de  don 
Juan.  La  forme  en  est  tour  à  tour  dramatique,  élégiaque,  lyrique,  espa 
gnole  toujours.  Je  ne  me  sens  nullement  tenté  de  blâmer  dans  cette  briL 
lanle  création  le  mélange  des  vers  et  de  la  prose.  Tel  est  l'éclat  de  la  prose 
que  la  pensée  passe  naturellement  de  cette  forme  à  l'autre.  Par  momWis 
même  le  rhythme  ajoute  à  l'illusion. 

Don  Juan  ,  averti  par  le  jour,  se  dispose  à  reprendre  le  chemin  de  son 
palais  ,  mais  le  bras  du  commandeur  le  retient.  Les  festins  des  morts  ne  s;- 
terminent  pas  comme  ceux  des  vivans.  L'imagination  est  dans  l'attente  de 
quelque  chose  de  tragique,  et  la  terreur  commence  au  milieu  même  d(; 
l'orgie.  Qui  donc  frappe  ainsi  à  la  porte  du  tombeau?  Don  Bernardo  Pa- 
lenjuez  est  descendu  de  sa  niche  de  granit  dans  la  cathc'drale  de  Burgos  , 
et  il  a  cheminé  toute  la  nuit  pour  visiter  son  neveu  le  commandeur.  Les 
paroles  du  nouveau-venu  sont  glarialcs  comme  l'air  du  malin  ,  et  il  va 
s'asseoir,  en  silence ,  au  fond  du  sépulcre.  Ainsi  arrivent  siicccssivemcnl 
l'aïeul  du  commandeur,  le  savant  Oinpbrio  Palenjuez,  qui  a  quitte  l.i 
grande  salle  de  l'hôpital  de  Tnlède;  puis  le  rai(liiial  don  Haph.iél  Païen- 


2  1'i  UKVUE     Ut     l'A  lus. 

jiiez.  Toutes  les  fois  ({ii'iin  Palenjuez  mciiit  sur  la  terre  ,  les  statues  des 
vieux  Palenjuez  quittent  aussi  l'enclos  du  monument,  et  se  rassemblent 
auprès  de  celui  que  la  mort  a  frappe  le  dernier,  pour  s'entretenir  de  la  nou- 
velle. Ceux-ci  viennent  apprendre  au  commandeur  la  mort  de  dona  Anna. 
Essuyez  vos  yeux  de  marbi-e,  noble  commandeur,  ce  ne  sont  pas  des 
larmes  qu'il  faut  à  votre  pauvre  fille ,  mais  des  prières  ;  car  en  ce  moment 
Dieu  la  juge.  Les  statues  prient  en  chœur  pour  le  salut  de  la  jeune  fille. 
De  nouveau  la  porte  s'ouvre ,  et  doua  Anna  s'c'lance  dans  les  bras  de  son 
père.  Voyez-vous  comme  le  mouvement  du  drame  entraîne  violemment 
don  Juan  dans  son  cercle  irrésistible.  Tout  à  l'heure  don  Juan  se  moquait, 
mais  insensiblement  sa  voix  s'est  tue  ,  son  sang  s'est  glace.  Il  ne  prononce 
plus  un  seul  mot,  et  le  poète  i\e  le  nomme  même  pas;  mais  comme  on 
sent  bien  que  tout  le  drame  s'agite  autour  de  lui  I  Cependant  au  silence  de 
la  jeune  fille  ,  aux  larmes  qui  coulent  sur  ses  paies  joues  ,  les  vieillards  la 
croient  damnée  et  détournent  les  yeux  en  gémissant.  Mais  Dieu  ne  con- 
damne pas  ainsi  sans  retour  ceux  qui  aiment. — Mon  père,  dit  Anna  ,  je 
vais  au  Purgatoire  pour  avoir  aimé.  —  Elle  y  restera  dix  mille  ans  si  nul 
vivant  ne  l'aide  à  remplir  cette  urne  de  larmes.  Alors  le  commandeur  se 
souvient  tout  à  coup  de  don  Juan;  il  va  le  prendre  par  la  main  ,  l'amène 
au  milieu  des  statues  et  lui  dit  :  —  C'est  toi  que  je  charge  de  racheter  ma 
fille.  — Don  Juan  se  refuse  avec  dérision  à  l'œuvre  de  pitié;  il  repousse  les 
supplications  des  vieillards.  Sera-t-il  également  insensible  à  celles  de  la 
jeune  fille?  Alors  commence  entre  ces  deux  âmes  un  dernier  combat,  com- 
bat sublime.  Les  prières  d'Anna  sont  pleines  de  douceur  et  de  délicatesse  ; 
l'amour  perce  encore  à  travers  ses  paroles;  mais  avec  quelle  décence  et 
quelle  fierté  pudique  I  Enfin  (  et  c'est  là  une  idée  profonde  )  don  Juan  revient 
à  la  foi  par  l'amour;  il  est  vaincu  par  celle  qui  lui  dit  :  Don  Juan,  deux- 
êtres  qui  se  sont  bien  aimés  sur  la  terre  font  un  ange  dans  le  ciel. 
Anna  triomphe,  et  don  Juan  se  rachète  lui-même  en  la  sauvant.  N'est-ce 
pas ,  je  le  demande  ,  une  belle  et  noble  conception  que  celle-là  ?  La  légende 
qui ,  elle  aussi ,  a  jeté  une  robe  de  moine  sur  les  épaules  de  don  Juan  , 
n'a  rien  imaginé  qui  fût  plus  poétiquement  empreint  du  génie  catholique 
(le  l'Espagne. 

Je  dirai  avec  la  même  franchise  que ,  dans  l'exécution  ,  les  proportions 
manquent  à  l'œuvre;  l'exposition  est  grandiose ,  elle  dénoûment  est  plein 
d'une  mélancolique  émotion.  Mais  entre  Dieu  et  don  Juan  la  lutte  ne  dure 
pas  assez  long-temps,  et  cVlait  là   le  nœud  du  (Ii.muc.   Otlc  p.u'lie  de 


KE\  L'E     1)1-:     PARIS.  ■^.  1 '^ 

l'œiivie  manque  de  développement  j  mais  à  qui  la  faute?  au  poète?  Non  , 
à  son  âge.  La  divination  du  talent  ne  peut  aller  jusqu'à  trouver,  à  vingt 
ans,  ce  que  le  temps  seul  peut  donner ,  à  savoir  la  connaissance  du  cœur 
humain.  Ce  que  je  dis  du  fond ,  je  le  répéterai  pour  la  forme.  La  prose  de 
M.  Blaze  est  riclie ,  ardente,  colorée;  il  lui  reste  à  savoir  se  défier  de 
sa  force  même  et  de  son  éclat.  Je  crois  encore  que  le  jeune  écrivain  ne  s'est 
pas  assez  tenu  en  garde  contre  de  le'gitiraes  sympathies  pour  un  talent  tjuc 
nul  ne  place  plus  haut  (pie  moi.  J'ai  peur,  en  un  mot,  <|uc  M.  Blaze  ne 
se  soit  trop  souvenu  du  style  e'blouissant  de  Ahasvérus.  J'y  verrais  pe'ril 
pour  la  langue.  Les  langues  résistent  à  merveille  à  toutes  les  hardiesses 
des  vrais  novateurs;  mais  elles  ont  tout  à  craindre  des  novateurs  qui  imi- 
tent. M.  Blaze  est  doue'  d'une  assez  belle  originalité  pour  n'imiter  per- 
sonne. \oilà  mon  objection  à  sa  prose.  L'ëcueil  de  sa  poésie  est,  d'une 
part,  dans  son  penchant  à  une  me'taphysique  obscure  et  mystique  par  ino- 
raens ,  et  de  l'autre,  dans  un  rhvthme  trop  peu  contenu.  Il  semble  quel- 
quefois que  le  mouvement  de  la  période  entraîne  le  poète ,  et  que  le  mot 
devance  la  pense'e.  Ce  sont  là  de  dures  véi'ites;  mais  il  y  a  dans  ce  début 
de  M.  Blaze  tant  d'éclat  et  d'élévation  ,  qu'il  a  droit ,  dès  aujourd'hui ,  à 
toutes  les  sévérités  de  la  critique ,  et  nous  ne  voudrions  pas  avoir  à  nous 
reprocher  d'avoir  retardé  i)ar  des  éloces  sans  réserve  l'avéneraent  d'un  vé- 
ritable artiste. 


Antoine  de  LArorp. 


CHRONIQUE. 


L'évasion  des  détenus  de  Sainte-Pe'Iagie  a  occupé  cette  semaine  tous  les 
esprits  de  la  ville  et  toutes  les  imaginations  de  la  police.  Ces  détenus ,  as- 
sez peu  surveillés ,  ont  paisiblement  creusé  une  immense  grotte,  et,  sortis 
un  à  un  de  leur  souterrain  ,  se  sont  présentés  aux  habitans  stupéfiés  de 
cette  rue  Copeau  si  peuplée  d'habitués  du  Jardin  des  Plantes  et  d'amateuis 
de  l'ours  Martin.  Ce  grand  nombre  de  tilburys  ,  de  cabriolets ,  de  chevaux 
de  selle;  cette  agglomération  de  cochers,  de  domestiques ,  de  postillons  , 
n'ont  pas  encore  aidé  le  flair  des  limiers  expédiés  dans  tous  les  sens.  On  a 
dit  qu'il  fallait  toujours  se  défier  d-'nn  premier  mouvement,  parce  qu'il 
peut  être  bon;  bien  des  gens  devraient  se  mettre  en  garde  contre  leur  pre- 
mière idée  ,  parce  qu'elle  est  régulièrement  stupide,  sauf  à  discuter  la  se- 
conde :  n'a-t-on  pas  imaginé ,  imprimé ,  dans  le  premier  moment  de  cette 
aventure ,  que  la  police  avait  elle-même  favorisé  la  fuite  des  accusés  d'a- 
vril! Ceci  est  une  opinion  decomplainte,  dont  les  portiers  peuvent  s'amuser. 
La  seule  observation  raisonnable  qui  jaillisse  de  cet  événement ,  c'est  que 
la  police  a  été  dupe  de  cette  mansuétude  qu'on  ne  cesse  de  réclamer  pour  les 
détenus  politiques.  Le  coup  de  main  de  Mallet  est  là,  du  reste,  pour  prouver 
qu'il  n'y  a  pas  de  police  si  énergique  qui  ne  puisse  être  mise  en  défaut. 
A  ce  propos  ,  un  journal  républicain  ,  tout  en  soutenant  le  droit  qu'avaient 
eu  les  prisonniers  de  rompre  leurs  fers  ,  disait  qu'il  était  peu  loyal ,  peu 
prudent,  de  railler  le  pouvoir,  parce  qu'il  s'était  un  beau  matin  réveillé 
sans  sa  catégorie  de  Paris.  Un  autre  journal ,  aussi  républicain  ,  conteste  , 
au  contraire  ,  la  dignité  de  cette  fuite,  et  préfère  la  conduite  de  MM.  Ker- 
sausie  et  autres  ,  qui  n'ont  pas  A'oulu  déserter  la  prison.  —  Une  question. 
—  La  maison  de  M.  Vatrin  ,  cet  estimable  propriétaire,  qui  a  vu  le  ter- 
rain de  son  jardin  soulevé  comme  une  croûte  de  pâté ,  gagnera-t-elle  en  va- 
leur ou  sera-t-elle  dépréciée?  Voudra-t-on  l'acheter  comme  monument  his- 
torique ,  ou  n'en  voudra-t-on  pas  ,  dans  la  crainte  d'apparitions  semblables? 
Quant  à  l'infortuné  vieillard ,  l'œil  constamment  fixé  sur  l'excavation  de 
son  jardin ,  forcé  de  rester  chez  lui  pour  lépondre  aux  interrogatoires  des 
magistrats,  tremblant  de  voira  chaque  instant  une  figure  barbue  qui  lui 
demande  passage  sur  ses  terres,  il  a  perdu  sa  place  à  la  balustrade  des 
nurs  de  Norwége  et  du  l.ipir.  On  a  détruit  se.>>  plus  rhi  ros  habitudes. 


Ul'.N'DE    HE     I>A1US.  9.  I  D 

La  police  est ,  dit-on,  plus  heureuse  dans  la  découverte  d'un  complot  qui 
devait  éclater  ces  jours  derniers.  On  parle  d'un  attentat  projeté  contre  la  vie 
du  roi  et  de  sa  famille,  d'arrestations,  de  saisies  d'armes  et  d'interroga- 
toires déjà  subis.  Une  surveillance  très-active  s'exerce  dans  les  Cliamps- 
Élysees  et  sur  toute  la  route  de  Paris  à  Neuilly.  Mercredi  dernier,  les  pre- 
mières rumeurs  de  cette  nouvelle  se  sont  répandues  ;  M,  le  duc  de 
Nemours  n'en  a  pas  moins  été  vu  au  Cirque  des  Champs-Elysées  ,  accom- 
pagné seulement  de  deux  personnes  et  du  prince  de  Syracuse,  dont  le  ma- 
riage est  problématique  ,  selon  les  uns  ,  certain  selon  les  autres.  Ces  der- 
niers vont  jusqu'à  dire  que  M.  le  baron  Pasquier  s'est  occupé  de  rédiger  le 
contrat. 

A  peine  deux  bataillons  anglais  sont  débarques  à  Saint-Se1)asticn ,  que 
voilà  déjà  la  fanfaronnade  castillane  en  humeur  de  forfanterie  et  de  bulle- 
tins homériques.  Une  compagnie  de  christinos  et  une  bandelette  de  re- 
belles ne  s'envoient  pas  vingt  coups  de  fusil ,  à  six  cents  pas ,  qu'on  expé- 
die des  courriers  pour  annoncer  que  «  les  carlistes  sont  en  pleine  déroute, 
et  poursuivis  dans  toutes  les  directions.  «  Les  enrôlemens fiançais  pour  le 
compte  de  l'Espagne  existent  moins  cpie  jamais ,  M.  le  duc  de  Frias  avant 
déclaré  que  son  gouvernement  n'avait  pas  les  fonds  nécessaires.  La  valeur 
des  deux  paities  belligérantes  qui  se  cramponnent  au  sol  de  la  Navarre  et 
de  la  Biscaye  ,  est  parfaitement  appréciée  par  cet  émissaire  anglais  que  la 
régente  consultait  sur  l'état  de  son  armée  :  «Vos  soldats,  madame,  di- 
sait-il ,  ne  valent  pas  les  rations  qu'ils  mangent,  et  les  soldats  carlistes  ne 
valent  pas  les  vôtres!» — Voilà  pour  l'armée!  Quant  au  peuple  des 
villes  ,  il  se  régale  de  moines.  A  Sarragosse  ,  une  dixaine  de  couvens  ont 
été  pillés  et  arrosés  de  sang  ,  des  maisons  de  carlistes  saccagées.  Un  géné- 
ral a  eu  le  bon  sens  de  dire  à  cette  populace,  qui  passe  si  vile  du  fanatisme 
au  sacrilège  :  «  Brigands  que  vous  êtes!  au  lieu  de  vous  acliaincr  sur  ces 
maisons ,  qui  ne  vous  font  rien  ,  allez  donc  combattre  les  soldats  car 
listes  !  »  Cette  apostrophe  a  produit  son  effet ,  et  deux  mille  enrôlemcns 
volontaires  ont  été  faits  dans  la  journée. 

Valdcs  est  mortî  il  est  allé  lejoindre  Zumala-Carreguy  dans  le  ciel.  11 
n'en  fallait  pas  moins  pour  que  les  deux  adversaires  se  vissent  en  face. 

—  rnEATRE-KRANÇAis. —  JACQUES  II ,  dramc  en  cinq  actes  par  M.  Emile 
Vandcrburck.  —  11  est  historiquement  prouvé  que  TiOuis  XVIII,  roi  de 
France,  était  un  philosophe  dans  l'acception  de  ce  mot  comme  l'entendait 
le  dix-huiîièrae  siècle  :  il  se  servait  des  prêtres  et  les  aimait  assez  peu  : 
c'était  un  roi  d'un  esprit  cultivé  ,  fort  latiniste,  athée  peut-être,  ou  peu 
s'en  faut.  Charles  X  dévot,  aimant  les  prêtres  ,  les  jésuites,  se  mettait  à 
la  recherche  de  tout  ce  qui  exhale  un  parfum  de  sacristie  ,  une  odeur  de 


y,  l(>  l'vKNll-;    OK     l'A  lus. 

congrégation.  Le  contraste  assez  frappant  tic  ces  denx  caractères,  a  donne 
sans  doute  à  M.  Vanderburck  la  velléité'  de  demander  à  l'histoire  un  con- 
traste analogue  qui  permît  de  déguiser  sous  des  noms  du  temps  passé,  une 
action  dont  le  fond  devait  s'appliquer  en  réalité  à  des  noms  contemporains. 
Fouiller  l'histoire  d'Angleterre  ,  forcer  les  rapprochemens  à  l'aide  de 
mensonges  et  de  suppositions  gratuites;  de  Charles  II  faire  Louis  XYIII, 
de  Jacques  II  Charles  X  ,  ])arce  que  le  premier  de  ces  deux  rois  anglais 
était  déiste,  l'autre  apostolique  :  voilà  ce  qu'a  entrepris  M.  Vander- 
burk.  C'est,  comme  on  voit,  une  opération  qui  pouvait  paraître  louable 
et  même  habile  dans  ce  temps  où  l'opposition  empruntait  sur  le  théâtre  et 
dans  les  journaux  les  voies  les  plus  détournées  de  l'allusion  pour  livrer 
bataille  au  gouvernement  :  c'était  l'époque  de  Germanicus  ,  de  Sylla  ; 
l'époque  oîi  le  Mariage  de  Figaro  était  défendu  à  cause  de  son  mono- 
logue. Alors  florissait  le  Miroir  et  autres  brimborions  littéraires  dans  les- 
quels s'exerçait  la  malice  des  Etienne  et  des  Jouy.  On  supposait  des  em- 
pereurs de  la  Chine  et  des  minisires  Japonais  dans  lesquels  il  fallait 
reconnaître  le  roi  et  M.  de  Polignac  :  c'est  ce  genre  de  travail  que 
s'est  proposé  M.  Vanderburck,  sans  doute  avant  la  révolution  de  juillet. 
1 1  en  résulte  que  son  drame  offre  à  peu  près  l'intérêt  d'un  numéro  du 
CoNSTiTUTioiNNEL  du  25  uiars  1 829  :  et  ce  doit  être  le  sort  de  toutes  ces 
œuvres  qui  sont  faites  moins  sous  l'influence  d'un  sentiment  d'art  que 
d'une  préoccupation  politique. 

Le  Charles  II  que  M.  Vanderburck  nous  présente,  des  le  premier  acte, 
meurt  en  élève  de  Voltaire  ,  en  théiste  pur  ,  si  toutefois  Voltaire  était  autre 
chose  qu'un  railleur  universel.  L'histoire  dit,  au  contraire,  qu'il  reçut 
tous  les  sacremens  de  la  religion  romaine ,  dans  les  bras  de  laquelle  il  s'é- 
tait jeté  par  faiblesse  et  par  condescendance  pour  son  frère  et  ses  innom- 
brables maîtresses.  Jacques  II ,  au  contraire ,  était  catholique  ,  apostolique, 
lomaiii ,  papiste  ,  par  conviction  ,  ])ar  amour ,  par  sentiment.  II  avait  un 
nonce  du  pape  à  sa  cour  et  s'entourait  de  jésuites  et  de  capucins  ,  que  les 
Anglais  prenaient  en  horreur.  Sept  évêques  anglicans  furent  emprisonnés 
par  son  ordre;  et  son  ardeur  l'entraîna  si  loin,  que  les  cardinaux  romains 
proposèrent  de  l'excommunier,  sous  le  prétexte  que  son  zèle  était  capable 
de  déraciner  le  peu  de  catholicisme  qui  restait  en  Angleterre.  Jacques  II 
affectionnait  singulièrement  son  confesseur  Péters;  mais,  malgré  tous  les 
gages  de  dévouement  que  ce  pauvre  roi  donnait  à  la  cour  de  Rome  ,  Péters 
se  vit  constamment  refuser  le  chapeau  de  cardinal.  Jacques  II  était  un  roi 
exclusivement  dévot,  fanatique,  zélateur  ;  les  idées  religieuses  l'absorbaient 
tellement  ({u'il  n'y  avait  pas  place  dans  son  cœur  ou  dans  sa  tête  pour  une 
méchanceté  ou  un  ressentiment  mondain.  Guillaume  d'Orange  lui  enleva 
.son  trône,  comme  au  spectacle  on  prend,  dans  un  entr'acle,  la  place  d"uu 


KEVUE     DE     PARIS.  2I7 

monsieur  qui  n'a  pas  laissé  de  gant  sur  la  banquette.  Il  y  a  loin  de  ce 
prince  hëbëté  par  le  papisme  au  mauvais  frère ,  au  Dioclétien  persécuteur 
de  M.  Vanderburck. 

Quand  une  fois  on  s'est  mis  à  de'cliirer  l'iiistoire  ,  il  n'en  coûte  pas  plus 
de  la  brûler.  Ainsi  Montmoutli  s'est  civilise  ,  perfectionné  entre  les  mains 
de  l'auteur  de  Jacques  II ,  au  point  de  devenir  un  héros  orné  de  mille 
qualités  ,  galonné  de  vertus  sur  toutes  les  coutures,  tandis  que  nous  l'avons 
toujours  pris  pour  un  intrigant  de  petite  portée,  un  fanfaron  sans  force  et 
sans  habileté.  Son  invasion  en  Angleterre,  en  qualité  de  fils  de  Charles  II, 
est  une  action  piètre  et  misérable,  dont  l'échafaud  fit  justice  dans  ce  temps 
où  la  hache  ne  se  rouillait  pas.  M.  Vanderdurck,  qui  a  feint  de  prendre 
au  sérieux  le  caractère  misérable  de  Montmouth  et  sa  filiation ,  fait  planer 
ce  personnage  au-dessus  de  son  drame.  Montmouth  débai-que  sur  les  côtes 
du  royaume  ,  Montmouth  est  défait ,  se  cache  chez  Guillaume  Penn  et  se 
livre  lui-même  à  la  justice  de  Jacques  II,  pour  sauver  les  jours  de  sa 
mère,  Lucy  Walters ,  qu'on  veut  prendre  pour  otage.  Montmouth  voit 
donc  s'apprêter  son  supplice  ,  et  consacre  un  acte  tout  entier  à  faire  ses 
adieux  à  sa  mère  ;  mais  la  vengeance  du  ciel  ne  se  fait  pas  attendre.  On 
apprend  la  descente  de  Guillaume.  Jacques  II,  chassé  ,  abandonne  la  place 
à  l'habile  usurpateur,  et  vient  chercher  à  Saint-Germain  cette  magnifique 
et  loyale  hospitalité  dont  le  grand  roi  vint  lui-même  lui  faire  l'offre  et 
l'hommage  à  Chatou ,  moitié  cliemin  de  cette  résidence ,  où  l'attendaient 
une  maison  somptueuse  ,  des  gardes  ,  des  gentilshommes  ,  des  équipages  , 
et  un  revenu  de  000,000  livres,  sans  compter  les  dix  mille  louis  d'or 
que  la  reine  d'Angleterre  trouva  dans  un  tiroir  de  sa  toilette. 

Le  drame  de  M.  Vanderbruck  n'est  pas  plus  mal  fait  qu'il  ne  faut 
comme  œuvre  de  fantaisie.  Il  n'y  a  pas  de  situation  qui  étouffe  ou  qui 
glace ,  qui  saisisse  ou  qui  ennuie.  Le  style  est  honnête  ,  placide  ,  constitu- 
tionnel ,  les  idées  libérales,  à  la  hauteur  d'un  bon  article  Paris;  c'est 
uneœuvre  qui  pourrait  donner  entrée  dans  une  foule  de  sociétés  littéraires 
et  académiques.  M.  Vanderburck  est  un  homme  d'esprit  qui  s'exerça 
long-temps  dans  le  genre  du  vaudeville  j  la  solennité  de  la  Comédie- Fran - 
çaise  et  la  gravité  de  son  sujet  l'ont  paralysé, 

VAUDEVILLE. MON  BONNET  DE  NUIT  ,   Vaudcvillc    CD    Un    actC  ,   dc 

MM.  George  Duval  et  Barrière.  —  11  n'est  sorte  de  procès  qu'on  n'ait  fait 
à  notre  pauvre  vaudeville  ,  à  ce  vaudeville  créé  par  un  Français  né  ma- 
lin ,  et  continué  par  d'autres  Français  qui  ne  sont  pas  nés  malins  et  qui  ne 
le  deviendront  pas.  On  lui  a  fait  un  crime  de  ses  calembours ,  un  crime 
de  ses  couplets  ;  on  lui  a  reproché  ses  jeunes  premiers  ,  qui  s'appellent 
Florville  ;  ses  amoureuses,  qui  s'appellent  Théodorina ,  et  qui  finissent 
toujours  par  s'épouser,  au  moyen  d'un  notaire  poudré  et  en  culottes 
TOME  XIX.     jDiLLKT.  10 


■J.lS  REVUK    DE    PARIS. 

courtes.  On  ne  veut  pas  non  plus  que  le  vaudeville  use  du  quiproquo.  Or 
y  a-t-il  vaudeville  possible  sans  un  quiproquo  long,  corse,  nourri,  au- 
quel coopèrent ,  dans  une  part  e'gale  ,  des  personnages  dont  l'intelligence 
se  i-efuse  à  l'cclaii'cir.  Le  quiproquo  est  l'aine ,  l'essence ,  la  moelle  du 
vaudeville.  Mon  Bonnet  de  nuit  ne  serait  qu'un  casque  à  mèche ,  flasque, 
plat  et  informe ,  sans  le  quiproquo  qui  le  soutient.  Un  bonnet  de  nuit  n'est 
jarnais  qu'un  bonnet  de  nuit,  une  espèce  de  sacoche  de  coton  blanc ,  sans 
issue,  sans  forme,  un  meuble  de  sommeil  et  de  maladie.  Jusque-là  il  n'y 
a  pas  d'e'quivoque;  mais  que  Mercier,  l'auteur  du  Taclfau  de  Paris, 
intitule  :  Mon  Bonnet  de  nuit  un  de  ses  livres;  que  ,  tracasse  par  la  po- 
lice, il  dépose  ce  livre  chez  la  fille  d'un  pâtissier;  que  cette  QUe  de  pâtis- 
sier ,  inquiète  sur  la  nature  de  ce  de'pôt ,  parle  sans  cesse  à  son  cousin  l'im- 
primeur du  danger  qu'il  peut  y  avoir  pour  elle  à  garder  long  -temps  son 
bonnet  de  nuit ,  alors  on  entend  gronder  le  quiproquo.  Il  y  a  bonnet  de  nuit 
et  Bonnet  de  nuit  ,  un  bonnet  de  coton  et  un  livre.  Boulot ,  fiancé  d'An- 
gélique ,  comprend  qu'il  s'agit  du  bonnet  de  coton  du  cousin  ;  le  cousin 
comprend  qu'il  s'agit  du  livre  de  Mercier.  Boulot  est  jaloux  furieux.  C'çsl 
l'œuvre  du  quiproquo.  La  police  vient  saisir  le  livre  ,  et  Boulot  voit  qu'il 
concevait  une  peur  chimérique  du  bonnet  de  coton  ,  qui  n'existait  que  dans 
sa  tête.  Mercier  obtient  grâce  pour  son  bonnet  de  nuit;  il  peut  le  vendre 
en  plein  jour,  si  bon  lui  semble;  il  est  autorisé,  de  par  le  roi,  la  loi  et 
justice ,  à  le  retirer  de  la  maison  du  pâtissier.  Quant  au  vaudeville  de 
MM.  George  Duval  et  Barrière,  il  serait  enfoui  pour  jamais  dans  une 
boutique  d'épicier  ,  si  le  tribunal  de  commerce  n'avait  fait  pour  lui  ce  que 
M.  de  Malesherbes  fit  pour  le  Bonnet  de  Mercier,  et  n'avait  aussi,  de 
par  le  roi ,  la  loi  et  justice  ,  forcé  les  directeurs  du  Vaudeville  à  couvrir 
leur  chef  de  cette  coiffure  nocturne. 

—  LA  LEÇON  DE  MATHEMATIQUES ,  vaudcvillc  cu  un  actc  ,  par  M.  Ra- 
mond  de  la  Croizette,  pour  faire  suite  à  la  Leçon  de  Botanique.  Si  ce 
vaudeville  n'avait  pas  été  tué  sur  place  ,  il  nous  présageait  une  série  de 
leçun  de  gymnastique ,  leçon  dliippiaùique ,  leçon  de  statique,  et 
autres  leçons  pratiques,  théoriques,  scientifiques.  M.  Pvamond  de  la 
Croizette  ,  dont  l'enbompoint  remplit  un  siège  de  secrétaire  à  la  questure 
de  la  chambre  des  députés  ,  a  rêvé  au  milieu  des  amendemeos,  des  ordres 
du  jour  ,  des  rappels  à  l'ordre  ,  des  coups  de  sonnette  et  des  motions  qui 
bourdonnept  h,  ses  oreilles  ,  qu'une  jeune  femme  a  la  passion  des  mathé- 
matiques ,  et  se  fait  montrer  l'algèbre  par  son  cousin.  C'est  une  passion 
tant  soit  peu  excentrique;  car  depuis  M""  Germain,  de  célèbre  mémoire, 
nous  voyons  peu  de  femmes  dévorées  de  l'amour  du  théorème.  Le  cousin 
s'est  chargé  de  cet  enseignement  avec  un  dévouement  sans  bornes;  il  vient 


REVUE     DE     PARIS.  '->.  IÇ} 

exprès  de  Paris  à  la  campagne  pour  donner  ses  leçons ,  et  inquiète  son 
père  par  l'énorme  perte  de  temps  qu'entraîne  ce  cours  extra  murus.  En 
bon  père  de  famille  ,  ce  dernier  enferme  les  habits  de  son  fils,  qui  ne  s'ar- 
rête pas  à  des  difficulte's  aussi  fragiles  ,  et  vient  en  robe  de  chambre  chez 
sa  cousine  j  là  il  commet  mille  folies  ,  danse  l'allemande  avec  une  jeune 
personne,  et  s'habille  avec  la  friperie  d'un  M.  Saint-Amant  qui  fait  la 
cour  à  sa  cousine,  M""*"  de  Clairville.  M.  Saint- Amant,  trouvant  sa  valise 
dévalisée  par  le  jeune  professeur  ,  endosse  la  robe  de  chambre  qu'il  a 
laissée,  et  cette  tenue  sans  façon  compromet  tellement  M™"  de  Clairville 
aux  yeux  de  ses  voisins  ,  qu'elle  s'annonce  l'épouse  de  son  poursuivant. 

Il  faut  dire  à  M.  Ramond  de  la  Croizette  ,  qu'on  ne  doit  pas  danser 
l'allemande,  que  Saint-Amant  et  de  Clairville  sont  deux  noms  de 
mauvais  lieux ,  de  ces  noms  fameux  dans  les  maisons  où  l'on  triche  à  l'é- 
carté, où  personne  ne  retrouve  son  chapeau  et  sa  canne  quand  elle  est  gar- 
nie d'une  pomme  ciselée;  où  toutes  les  dames  s'appellent  M""^  de  Saint- 
Ernest,  M'""  de  Saint-Yilfrid ,  M'""  de  Saint- Alphonse.  Il  faut  dire  en- 
core à  M.  Piamond  de  la  Croizette ,  qu'on  met  généralement  à  la  porte  les 
gens  qui  arrivent  chez  vous  en  robes  de  chambre,  et  qu'on  n'épouse  pas 
ime  femme  parce  qu'on  l'a  compromise;  puis  il  faut  laisser  tranquille 
M.  Ramond  de  la  Croizette  ,  à  charge  de  revanche. 

—  LES  COURSES  DE  CHANTILLY  ,  vaudcvillc  pur  saug ,  en  un  acte  ,  par 
MM.  Ludovic  et  Augustin. — Voilà  un  genre  créé;  c'est  l'énigme  en 
couplets.  MM.  Ludovic  et  Augustin,  que  je  crois  très-capables  d'avoir 
fourni  leur  contingent  d'obscurité  au  célèbre  logogriphe  intitulé  :  le  Roi, 
ignorent  peut-être  que  Chantilly  n'est  pas  un  village  de  Norwége,  de 
Flandre  ou  de  Chine  ,  mais  une  localité  voisine  de  Paris ,  située  dans  le  dé- 
partement de  l'Oise.  Ils  sont  dès-lors  pardonnables  d'avoir  représenté  de  la 
sorte  un  pays  qu'ils  n'ont  pas  vu ,  des  mœurs  qu'ils  ne  connaissent  pas. 
Il  n'y  a  jamais  eu  à  Chantilly  de  marquises  qui  parlent  comme  des  cha- 
marreuses  ,  des  comtes  qui  s'expriment  en  langage  de  laboratoire  :  je  sais 
bien  tout  le  profit  qu'il  peut  y  avoir  dans  l'exhibition  de  M"""  Clara  ,  Sté- 
phany,  Thénard,  Tercy ,  Augusta  ,  en  vestes  rondes,  en  culottes  très- 
collantes  et  même  trop  collantes  ;  tous  les  mouveraens  de  lorgnettes  que 
provoquent  ces  quasi-nudités,  tous  les  chuchotemens  malins  qui  accueil- 
lent ces  prospectus  de  formes  féminines ,  mais  où  diable  a-t-on  vu  des 
femmes  qui  vont ,  en  habits  de  jockeis  ,  surprendre  des  amans  fugitifs  sur 
la  pelouse  des  Condés  :  il  serait  temps  d'en  finir  avec  ces  gravclures 
herraaphrodisiaques  qui  spéculent  sur  des  femmes-hussards ,  des  femmes- 
])ages ,  des  femmes-jockeys  ;  tant  mieux  pour  ces  dames  si  elles  sont  bien 
faites,  tant  pis  pour  elles  si  elles  sont  tortues,  nous  ne  voulons  pas  le 
savoir.   Personne  ne  veut  le  savoir   là.  Si  MM.  Ludovic  et   Augustin 


■'.20  HEVUE    DE    PARIS. 

avaient  pense  que  Chantilly  fût  si  près,  ils  y  seraient  ailes  constater  que 
personne  ne  porte  d'habit  rouge  dans  une  course;  et  Lepeintre  ne  se  don- 
nerait pas  ces  airs  de  homard  qui  ne  riment  à  rien  :  les  groupes  qui  com- 
posent le  tableau  final  surpassent  en  inde'cence  les  culottes  collantes  des 
jockeys.  On  ne  vit  jamais  rien  de  plus  audacieux.  Quant  au  dialogue 
chevalin  de  ces  personnages ,  il  appartient  au  dandjsme  de  bas  étage  ; 
c'est  de  lafashion  à  la  manière  des  journaux  de  modes  et  des  vaudevilles 
de  banlieue. 

—  VARIETES.  —  LES  DANSEUSES  A  l'écoee,  vaudcvillc  on  uu  3cte , 
par  MM.  Dumanoir  et  l'un  de  MM.  les  frères  Cogniard.  —  Cazot  est  un 
honnête  et  modeste  acteur  qui  a  le  regret  de  se  voir  rendre  justice  à  la  fin 
de  sa  carrière  après  avoir  e'te'  long-temps  estime'  au-dessous  de  sa  valeur. 
Gazot  est  magnifique  en  danseur  ,  il  a  l'œil  plisse',  la  joue  molle  ,  le  ventre 
flasque  ,  les  jambes  grêles,  quel  reste  de  danseur!  Quoi  de  plus  hideux 
qu'un  vieux  danseur?  Donc,  Cazot  qui  est  maître  de  danse,  admet  à  ses 
leçons  une  foule  de  jeunes  personnes  aux  manières  vives  ,  au  propos  leste; 
sa  classe  re'unit  l'e'lite  du  corps  de  ballet. 

Là  on  s'entretient  beaucoup  de  Portugais  riches,  de  vieux  armateurs, 
d'anciens  ministres ,  de  parures ,  de  bijoux  et  d'inscriptions  de  rentes  ;  la 
conversation  roule  exclusivement  sur  l'art  de  trouver  quelqu'un  qui  fasse 
du  bien  à  une  femme.  Une  mère  de  danseuse  mêle  ses  aperçus  indivi- 
duels et  ses  erreurs  de  langage  aux  observations  des  jeunes  personnes,  et 
son  expe'rience  rectifie  plus  d'une  opinion.  Cette  mère  a  un  chapeau  bibi 
sur  la  tête,  au  bras  un  cabas  en  tapisserie,  brodé  par  sa  fille,  un  dévelop- 
pement de  poitrine  surabondant;  ses  mains  se  croisent  sur  son  estomac,  et 
ne  quittent  ce  point  d'appui  que  pour  fortifier  par  le  geste  la  valeur  d'un 
mot  rarement  français.  Il  ne  manque  presque  rien  à  cette  mère  d'artiste, 
ni  le  gros  ventre ,  ni  le  tour  frisé  en  soie ,  ni  le  châle  français  qui  a  passé 
des  épaules  de  la  fille  sur  les  épaules  de  la  mère  ,  comme  la  légion  étran- 
î^ère  passe  du  service  de  France  au  service  d'Espagne;  il  ne  lui  manque 
ni  la  médisance  ni  la  rapacité;  il  lui  manque  des  pruneaux  dans  son  sac  , 
et  un  petit  chien.  Quant  aux  élèves  de  M.  Chaillot,  elles  se  prêtent  volon- 
tiers à  la  spéculation  qui  a  été  faite  sur  leurs  jambes.  On  a  dit  sans  doute 
à  ces  dames  :  Vous  aurez  de  petits  costumes  de  salle  de  danse  qui  feront 
voir  vos  jambes.  Ces  dames  font  voir  un  peu  plus.  M"*^  JoUivet  se  dis- 
tingue surtout  par  la  brièveté  de  son  jupon.  Mieux  vaudrait  avoir  plus  de 
jupon  et  moins  de  mollet.  Reste  à  savoir  maintenant  quel  est  le  plus  li- 
cencieux ,  le  plus  débauché ,  le  plus  nu  de  ces  deux  vaudevilles ,  des 
Courses  de  Chantilly  ou  de  l'École  de  Danse.  Les  jockeis  cachent 
la  moitié  de  leurs  jambes  avec  la  botte;  le  jupon  des  danseuses  couvre 
l'autre  moitié  ,  que  laissent  voir  les  jockeis.  Question  grave. 


««(«i0t«i«»«}«»««9t«)  as*  ••««••<  •••)•>•!  •(«•««(»*«««>»«•««•»»  *»•«)«  »•••»««•«»• 


LA  BELLE    RÉGAILLETTE. 


I. 


Souvent  les  plus  graves  événemeiis  de  riiistoiie  ont  pour  mobile 
les  causes  les  plus  légères;  souvent  aussi  par  un  juste  retour  et 
pour  établir  une  sorte  d'équilibre  pliilosopbique,  en  cliercliant 
la  source  des  plus  futiles  aventures  on  arrive  a  une  création  déme- 
surée, on  trouve  pour  solution  du  problème  quelque  fait  gigan- 
tesque qui  n'a  eu  d'autre  résultat  dans  le  monde  et  d'autre  reten- 
tissement dans  l'avenir  qu'un  mince  épisode  à  peine  connu  des 
fouilleurs  de  cbroniques,  ou  un  proverbe  dont  le  peuple  ignore  le 
sens  primitif  et  la  symbolique  origine.  Parmi  cette  monnaie  cou- 
rante de  phrases  frappées  au  coin  de  la  sagesse  populaire  et  qu'on 
appelle  proverbes ,  il  en  est  qui  se  rattachent  aux  entrailles  les 
plus  profondes  de  l'histoire  ,  et  dont  l'efngie,  usée  par  le  frotte- 
ment et  l'abus,  reproduit  aux  yeux  de  l'antiquaire  qui  en  retrouve 
le  dessin  les  plus  illustres  figures  et  les  dates  les  plus  solennelles 
de  nos  annales.  Ainsi,  pour  retrouver  l'origine  d'un  dicton  usité 
parmi  le  peuple  de  Marseille,  mot  naïf  et  railleur,  arrivé  jusqu'à 
nous  de  bonne  femme  en  bonne  femme ,  il  faut  remonter  bien 
haut  le  courant  de  l'histoire. 

Ce  n'avait  pas  été  sans  un  violent  déplaisir  que  la  Provence 
TOME  XIX.     JUILLET.  n 


22'2  REVUE    DE    PARIS. 

s'était  vue  réunie  a  la  Fiance.  Celte  condition  nouvelle  blessait 
son  orgueil,  son  intérêt,  ses  affections.  Heureuse  sous  ses  comtes 
elle  n'avait  qu'a  perdre  sous  une  ira^orité  qui  devait  veiller  sur 
elle  de  trop  haut  et  de  trop  loin.  Ficre  d'une  splendeur  noble- 
ment acquise  par  les  armes,  l'industrie  et  les  arts  ,  elle  souffrait  de 
voir  sa  couronne  d'état  indépendant  et  souverain  se  briser  et  se  ré- 
duire a  une  seule  perle  sur  le  bonnet  royal  de  Louis  XI.  Plus 
avancée  en  civilisation  que  le  reste  de  la  France  ,  florissante  par 
ses  lumières,  riche  par  son  commerce,  elle  apportait  dans  la 
communauté  des  avantages  et  des  trésors  inappréciables ,  et  loin 
de  rien  recevoir  en  échange ,  il  lui  fallait  rétrograder  et  déchoir 
afin  de  se  mettre  a  l'unisson  et  au  pair  avec  les  autres  provinces 
pour  tout  ce  qui  demandait  de  l'ensemble  dans  le  gouvernement 
du  royaume.  Sa  réunion  a  la  France  fut  suivie  de  troubles  dans 
lesquels  elle  se  trouva  malheureusement  engagée  ;  le  mécontente- 
ment dès-lors  ne  connut  plus  de  bornes,  et  la  Provence  ne  perdit 
pas  les  occasions  d'en  donner  des  preuves.  Au  lieu  de  chercher  a 
la  ramener  par  la  douceur  et  par  les  bons  procédés,  on  voulut 
réduire  ce  qu'on  appelait  son  esprit  d'indiscipline  et  de  révolte  ; 
on  la  châtia  dans  son  orgueil ,  on  la  punit  dans  ses  franchises , 
on  la  blessa  au  cœur.  On  oublia  que  la  Provence  était  la  pro- 
vince la  plus  intelligente,  la  plus  illustre  et  la  plus  riche  du 
royaume,  pour  ne  voir  en  elle  qu'une  gueuse  paifumee ^  selon 
l'expression  d'un  historien,  et  on  la  traita  comme  si  elle  n'avait  at- 
taché qu'un  bouquet  a  la  ceinture  de  la  France. 

La  cour  prenait  a  tache  de  mettre  sur  la  Provence  de  sévères 
gouverneurs  qui ,  loin  de  dompter  les  Provençaux  ou  de  les  gagner, 
ne  faisaient  que  les  irriter  et  les  jeter  de  plus  en  plus  dans  les  sé- 
ditions. Un  de  ces  gouverneurs  fut  le  maréchal  de  Vitry ,  homme 
d'une  rare  violence  et  toujours  emporté  hors  de  la  justice  et  de  la 
raison.  Ce  meurtrier  qui  avait  ramassé  dans  le  sang  le  bâton  du 
maréchal  d'Ancre ,  revêtu  des  dépouilles  de  celui  qu'il  avait  as- 
sassiné et  craignant  quelque  future  réaction  contre  sou  crime, 
était  venu  se  retrancher  dans  le  gouvernement  de  Provence.  Ja- 
mais gouverneur  plus  brutal  et  plus  despote  n'avait  pesé  sur  ce 


REVUE    DE    PARIS. 


223 


Leaupays.  Vitry  fauclia  outrageiiseineut  dans  ses  privilèges,  ren- 
versa sa  vieille  administration;  et,  voulant  que  toute  autorité 
émanât  de  lui  seul,  supprima  de  son  chef  le  droit  d'élection  qui, 
de  temps  immémorial,  s'exerçait  pour  certaines  magistratures.  Les 
Provençaux  murmuraient,  mais  ils  n'osaient  se  rébellionner ,  car 
le  maréchal  était  rude  auK  mutins.  Cependant  ses  excès  débordè- 
rent a  un  tel  point,  que  Richelieu  le  rappela.  Parmi  les  graves 
injures  que  lui  reprochait  le  peuple,  la  plus  impardonnable  était 
son  mépris  pour  les  magistrats  municipaux.  On  raconte  qu'un 
jour,  voyageant  a  travers  le  pays  du  Var,  il  arriva  dans  un  bourg 
où  l'on  ne  put  trouver  de  porteurs  pour  sa  litière.  Vilry,  furieux 
de  ce  contre-temps ,  ht  appeler  les  consuls  qui  se  rendirent  au- 
près de  lui ,  revêtus  de  leur  chaperon  ;  il  leur  ordonna  de  por- 
ter sa  litière  jusqu'à  la  ville  prochaine,  et  ils  furent  contraints  de 
faire  cette  humihantc  corvée.  Ce  ne  furent  pourtant  pas  ses  torts 
vis-a-vis  les  Provençaux  que  Richelieu  punit  en  tenant  a  la  Bas- 
tille le  maréchal  de  Vitiy,  qui  y  demeura  jusqu'à  la  mort  du 
cardinal. 

Louis  de  Valois,  comte  d'Alais,  qui,  plus  tard,  prit  le  titre  de 
duc  d'Angoulême,  succéda  a  Vitry.  De  formes  plus  modérées  que 
son  prédécesseur,  le  comte  d'Alais  ne  fut  pas  meilleur  que  lui 
dans  sa  conduite  politique.  Tout  en  ménageant  les  hommes,  il  ne 
discontinua  pas  de  maltraiter  les  institutions;  toutefois,  ce  qu'il  y 
eut  de  bon  sous  son  gouvernement ,  c'est  que  les  Provençaux  osè- 
rent se  révolter.  Le  parlement  d'Aix,  attaqué  dans  ses  préroga- 
tives, rogné  dans  l'étendue  de  sa  juridiction,  alluma  une  guerre 
qui  obligea  le  comte  d'Alais  a  se  faire  assister  par  des  renforts  de 
troupes.  Marseille  aussi  s'était  mise  en  pleine  révolte ,  mais  comme 
elle  était  malade  de  la  peste,  le  comte  d'Alais,  compatissant  a 
son  état ,  ne  voulut  pas  employer  contre  elle  la  force  des  armes  ; 
il  y  envoya,  comme  moyen  de  conciliation,  son  gendre,  le  duc 
de  Joyeuse  ,  qui  devait  être  agréable  aux  Marseillais  en  ce  qu'il 
était  fils  du  duc  de  Guise  ,  ancien  gouverneur  dont  les  Proven- 
çaux avaient  gardé  un  bon  souvenir.  Les  Marseillais  répondirent 
parfaitement  a  la  modénilion  du  comte  d'Alais.  Leduc  de  Joyeuse 


2^4  REVUE    DE    PARIS. 

les  gênant,  ils  se  gardèrent  de  mettre  en  œuvre  aucune  violence 
pour  s'en  débarrasser;  ils  employèrent  un  moyen  de  comédie.  La 
contagion  allait  a  petit  train  et  ne  faisait  qu'un  mince  ravage;  ce- 
pendant, si  peu  meurtrière  qu'elle  fût,  elle  inquiétait  le  duc  de 
Joyeuse,  jeune  liomme  qui  avait  la  vie  belle  et  qui  y  tenait.  Pour 
augmenter  son  effroi,  les  Marseillais  prétendirent  que  le  fléan  re- 
doublait d'intensité,  et  pour  appuyer  ce  faux  bruit,  ils  faisaient 
chaque  jour  passer  sous  les  fenêtres  du  duc  le  convoi  de  tous  les 
gens  qui  mouraient ,  plus  un  nombre  considérable  de  bières 
vides.  Cette  supercherie  eut  le  résultat  qu'ils  en  attendaient  : 
Joyeuse  épouvanté  de  toutes  ces  funérailles  vraies  et  fausses,  dé- 
logea de  ^larseille.  Délivrés  de  ce  surveillant ,  les  Marseillais ,  de 
concert  avec  le  parlement,  reprirent  leurs  Lrigues  contre  le  gou- 
verneur ;  et  comme  le  comte  d' Alais  n'était  pas  eu  meilleur  crédit 
auprès  de  ^Mazarin  que  \  itry  ne  l'avait  été  auprès  de  Riclielieu, 
il  fut  rappelé. 

Pendant  ce  temps-la  ,  les  troubles  de  la  Fronde  agitaient  Paris 
et  la  France.  Ces  troubles  avaient  été  pour  beaucoup  dans  le  rap- 
pel du  comte  d' Alais  que  l'on  soupçonnait  de  vouloir  livrer  Mar- 
seille aux  princes,  et  que  l'on  accusait  k  tort  ou  a  raison  d'avoir 
entretenu  de  perfides  alliances  avec  les  Espagnols.  Bientôt  retentit 
en  Provence  l'arrêt  du  parlement  de  Paris  qui  déclarait  Mazarin 
«  ennemi  du  roi  et  de  l'état,  perturbateur  du  repos  public,  et  lui 
ordonnait  de  se  retirer  dans  huitaine  du  royaume;  passé  lequel 
temps  tous  les  sujets  du  roi  devaient  lui  courre  sus.  »  Dès  que 
cette  nouvelle  parvint  a  Aix,  le  président  de  Forbin  d'Oppède, 
qui  visait  k  la  première  présidence  et  qui  comptait  sur  les  princes 
pour  obtenir  ce  poste ,  proposa  au  parlement  d'Aix  de  rendre  un 
arrêt  semblable  k  celui  du  parlement  de  Paris.  Cette  motion  fut 
bien  accueillie,  on  alla  aux  voix  et  l'arrêt  passa  a  une  grande  ma- 
jorité ;  ce  qui  parut  étrange ,  car  le  parlement  de  Provence  avait 
toujours  trouvé  un  protecteur  dans  Mazarin  premier  ministre,  et 
rien  ne  justifiait  sa  haine  et  sa  rigueur  envers  Mazarin  abattu  et 
fugitif.  jMazarin  l'avait  soutenu  contre  le  comte  d' Alais,  l'avait 
maintenu  dans  la  plénitude  de  sa  juridiction,  lui  avait  garanti  I4 


REVUE    DE    PARIS.  125 

splendeur  de  ses  prérogatives ,  et  l'arrêt  qui ,  pour  le  parlement 
de  Paris,  semblait  une  représaille  permise  aux  vainqueurs,  était 
pour  le  parlement  d'Aix  un  acte  de  monstrueuse  ingratitude. 

Il  s'en  fallut  de  beaucoup  que  la  conduite  du  parlement  fût 
approuvée  a  Aix.  Le  clergé  et  la  noblesse  étaient  d'un  avis 
tout  différent,  et  en  cette  circonstance  les  gens  d'église  et 
les  gens  d'épée  rompirent  avec  la  robe  et  censurèrent  vertement  le 
parlement  dans  une  adresse  au  roi.  Dès  ce  moment  il  y  eut  deux 
partis  a  Aix;  l'un  contre  le  cardinal,  a  la  tète  duquel  était  le  ba- 
ron de  Saint-Marc,  premier  procureur  du  pays  :  ce  Saint-Marc, 
dans  son  uniforme  de  clicf  de  parti,  portait  un  trc.~>grand  sabre 
qu'il  brandissait  dans  tous  ses  discours,  ce  qui  fit  que  l'on  donna 
le  nom  de  Sahreurs  aux  gens  de  sa  faction.  Ceux  de  l'autre  parti, 
qui  était  pour  Mazarin,  prirent ,  on  ne  sait  pourquoi ,  le  nom  de 
Catiwets.  Ces  Sabrenrs  et  ces  Canivets  se  sabrèrent  dans  tout  le 
pays  et  causèrent  des  dégâts  inouïs,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  Pro- 
vence qui,  pendant  toutes  ces  discussions,  avait  cbômé  de  gou- 
verneur, en  eût  un:  ce  fut  Louis  de  Vendôme  ,  duc  de  Mercœur, 
qui  avait  épousé  une  Mancini ,  nièce  du  cardinal.  Ce  mariage 
avait  été  une  des  causes  de  l'inimitié  qui  régna  entre  le  prince  de 
Coudé  et  Mazarin,  car  le  prince,  qui  avait  a  se  plaindre  du  cardi- 
nal, s'y  opposa  de  tous  ses  moyens.  Le  duc  de  Mercœur  réduisit  les 
sabreurs,  et  la  guerre  civile  s'apaisa. 

Cependant  la  Provence  n'était  pas  si  bien  remise  de  toutes  ces 
émotions  qu'il  n'en  restât  quelques  vestiges  propres  a  les  faire  re- 
naître. A  Marseille  surtout  l'esprit  factieux  était  demeuré  en  fer- 
mentation et  n'aliendait  qu'une  occasion  pour  éclater.  Au  lieu 
d'une  occasion,  il  s'en  présenta  deux,  et  chacune  des  deux  a 
propos  d'une  galère. 

L'Insolence  des  pirates  qui  infestaient  la  Méditerranée  était 
incroyable.  Deux  tartanes  montées  par  des  Espagnols  avaient  fondu 
dans  le  golfe  de  Marseille  sur  un  paisible  navire  marchand,  et  l'a- 
vaient happé  sous  la  tour  carrée  qui  s'élève  au  bas  de  la  Jolieltc. 
Le  peuple,  témoin  de  ce  spectacle,  n'avait  pu  contenir  son  in- 
dignation, et,  voulant  poursuivre  les  pii'ates,  il  avait  pris  daiis  le 


Ii26  REVUE    DE    PARIS. 

port  le  seul  vaisseau  en  état  de  leur  donner  la  cliassc  :  c'était  une 
galère  génoise  qui  fut  envahie  tout  a  coup  par  un  équipage  impro- 
visé, et  fit  une  campagne  de  plusieurs  jours  contre  les  pirates. 
Après  cet  emprunt  forcé  fait  a  la  marine  de  Gênes,  les  bien- 
séances commandaient  que  l'on  fît  des  excuses  a  cette  république: 
c'est  ce  que  les  Marseillais  comprirent  fort  bien  au  retour  de  leur 
expédition;  ils  dépêchèrent  doue  a  cet  effet  un  valet  de  ville  vers 
les  Génois  pour  leur  demander  pardon  de  la  liberté  grande. 

Les  Génois,  qui  sont  très-fiers  de  leur  naturel,  trouvèrent 
qu'un  valet  de  ville  était  un  ambassadeur  d'une  impcrlinentc 
étoffe,  et  pensèrent  que  les  Marseillais,  en  faisant  choix  d'un  pa- 
reil envoyé ,  avaient  eu  la  mauvaise  intention  de  les  offenser  ;  ils 
en  portèrent  de  vives  plaintes  a  la  cour  de  France,  qui  enjoignit 
aux  Marseillais  d'envoyer  faire  de  nouvelles  excuses  aux  Génois 
par  un  de  leurs  consuls. 

Un  valet  de  ville,  ce  n'était  pas  assez  sans  doute,  mais  un  con- 
sul, c'était  trop.  Les  excuses,  cette  fois,  n'étaient  plus  une  dé- 
marche de  convenance ,  c'était  une  humiliation,  et  dans  le  choix 
que  l'on  fit  d'un  consul  pour  la  subir,  les  Marseillais  virent  per- 
cer cette  haine  incessante  avec  laquelle,  depuis  si  long-temps,  la 
cour  poursuivait  une  magistrature  populaire  par  l'élection ,  répu- 
blicaine par  le  nom  et  la  nature  de  son  autorité. 

La  seconde  galère  qui  mit  le  trouble  dans  Marseille  fut  celle  du 
duc  de  Mercœur.  M.  de  Labaume,  premier  consul  >  qui  faisait 
cause  commune  avec  le  gouvernement  bien  plutôt  qu'avec  les 
Marseillais,  avait  décidé  qu'une  galère,  destinée  au  duc,  serait 
équipée  et  entretenue  aux  fiais  de  la  ville.  Cette  innovation  en- 
traînant une  dépense  extraordinaire,  impliquait  un  nouvel  impôt 
dont  le  commerce  s'effraya;  il  n'en  fallait  pas  plus  pour  mettre 
les  négocians  en  guerre  avec  les  consuls  ;  les  cotons  du  Levant, 
les  huiles  de  la  Lombardie,  les  sucres  américains,  furent  oubliés, 
et  l'on  ne  s'occupa  plus  que  des  vexations  dont  Marseille  était 
l'objet.  Le  mécontentement  était  a  son  comble,  et  le  parti  natio- 
nal devenait  a  chaque  instant  plus  gros  et  plus  hardi  dans  ses 
propos  et  hcs  manifestations,  lorsque  parut  sur  la  place  delà  Loge, 


hevue  de  PAras.  227' 

où  étalent  réunis  les  négocians,  un  gentilhomme,  nommé  Glan- 
devès-Niozelles,  escorté  d'une  suite  nombreuse.  Niozelles,  qui 
tenait  aux  premières  familles  de  Provence,  avait  jusqu'alors  été 
célèbre  a  Marseille  par  Téclat  de  ses  bonnes  fortunes.  C'était  un 
gentilhomme  de  bonne  mine  et  d'humeur  galante,  d'un  esprit  vif 
et  enjoué,  et  d'un  courage  qui  s'était  maintes  fois  signalé  en  combat 
singulier.  On  citait  ses  succès  auprès  des  dames ,  le  bon  goût  de 
sa  toilette,  l'élégance  de  ses  manières,  son  habileté  dans  l'escrime 
et  la  facile  grâce  avec  laquelle  il  tournait  un  amoureux  sonnet. 
Tous  ces  avantages  lui  avaient  fait  une  réputation  digne  d'envie  ; 
mais  il  venait  d'atteindre  sa  quarantième  année,  et,  parvenu  a 
cet  âge  de  discrétion,  il  avait  résolu  de  renoncer  aux  pratiques  de 
la  jeunesse  et  de  se  vouer  tout  entier  au  bien  de  son  pays.  Voilli 
pourquoi  Niozelles  arrivait  siu-  la  place  de  la  Loge,  accompagné 
de  ses  amis,  de  Bcausset,  Félix,  Riqueti,  Candole,  Lasalle,  dé- 
voués comme  lui  aux  intérêts  des  citoyens  de  Marseille. 

Quoique  Niozelles  fut  un  honune  d'exécution  plutôt  que  de 
conseil,  il  débuta  dans  la  carrière  politique  par  un  discours.  Ce 
discours,  dii'igé  contre  les  consuls  et  contre  la  galère  du  duc  de 
Mercœur ,  était  une  exhortation  a  prendre  les  armes  pour  renver- 
ser une  autorité  hostile  au  bien  de  la  cité;  quant  a  la  galère  du 
gouverneur,  elle  était  la,  sous  les  yeux  delà  foule,  sous  le  doigt 
de  l'orateur  qui  la  montrait;  rien  n'était  plus  facile  que  de  s'en 
débarrasser,  on  n'avait  qu'a  y  mettre  le  feu. 

Les  violentes  paroles  de  Niozelles  produisirent  un  effet  mer- 
veilleux; il  avait  a  peine  fini  de  parler  que  déjà  l'on  voyait  dans 
la  foule  étinccler  des  torches  que  son  éloquence  avait  allumées 
comme  par  enchantement.  Niozelles  mit  l'épée  a  la  main,  et  poin- 
tant cette  épée  sur  la  galère ,  se  précipita  vers  l'endroit  du  port 
où  elle  baignait.  La  foule  le  suivit  avec  des  cris  de  joie,  comme  si 
elle  allait  a  une  fêle.  La  galère  touchait  presque  la  marge" du 
quai,  et  l'on  n'avait  qu'a  tendre  la  main  pour  s'en  rendre  maître- 
en  un  instant  les  canots  qui  l'entouraient  furent  pleins  d'assail- 
lans;  on  grimpa  "a  l'abordage,  et  déjà  les  brandons,  agites  par  des 
niaius  forcenées,  secouaient  l'incendie  sur  ses  Uancs,  lorsque  Iç 


2'J!8  REVUE    DE    PARIS. 

gouverneur  des  îles  de  Marseille,  M.  Fortia  de  Piles,  foucliou- 
uaire  qui  jouissait  d'un  grand  crédit  sur  la  population,  se  pré- 
senta au  milieu  de  l'émeute,  seul,  et  demandant  a  être  écouté. 
Sa  présence  suspendit  les  cris  et  le  désordre  ;  alors  il  fit  entendre 
des  paroles  de  paix,  et,  s'adressant  a  M.  de  Niozelles,  qu'il 
traitait  ainsi  en  chef  de  parti,  il  lui  promit  que  la  galère  ne  serait 
pas  armée,  et  qu'elle  quitterait  le  port  de  Marseille  pour  celui  de 
Toulon.  A  cette  condition,  on  lui  fit  grâce  du  feu;  les  torches 
s'éteignirent  dans  l'eau  du  port,  comme  les  imaginations  ardentes 
s'étaient  éteintes  dans  les  paroles  de  INI.  de  Piles,  et  la  foule  se 
dispersa,  en  promettant  a  M.  de  Niozelles  qu'il  trouverait  son 
monde  prêt  toutes  les  fois  que  l'intérêt  de  la  ville  le  récla- 
merait. 

Ces  bonnes  dispositions  ne  tardèrent  pas  a  être  mises  a  l'é- 
preuve. D'abord,  au  mépris  des  promesses  de  M.  de  Piles,  la 
galère  du  duc  de  Mercœur  resta  dans  le  port;  puis,  au  mépris  de 
ses  privilèges,  la  ville  fut  frappée  d'une  contribution  militaire. 
Niozelles  revint  sur  la  place  de  la  Loge,  fit  une  nouvelle  ha- 
rangue et  tira  de  nouveau  son  épée;  les  partisans  des  consuls  et 
du  gouverneur,  h  la  tète  desquels  étaient  les  chevaliers  de  Val- 
belle  et  de  Foresta,  se  mirent  de  leur  côté  en  mesure  de  repousser 
l'agression.  Marseille  se  hérissa  d'armes  de  guerre;  la  ville  com- 
merçante s'effaça  pour  ne  présenter  qu'un  aspect  militaire;  les 
boutiques  furent  fermées,  les  cloches  des  églises  sonnèrent  le  toc- 
sin d'alarme,  les  Accoules  et  la  Major  firent  vibrer  dans  l'air  leur 
lamentable  voix  d'airain ,  et  la  guerre  civile  vint  encore  une  fois 
déihirerlcs  entrailles  de  cette  belle  et  opulente  cité,  que  le  fer  et 
le  feu  avaient  si  souvent  blessée  et  meurtrie. 

Pendant  que  l'on  se  battait  a  Marseille,  et  que  Niozelles  était 
maître  de  la  moitié  de  la  ville,  le  duc  de  Mercœur  se  tenait  tran- 
quillement à  Tarascon  ;  le  volage  époux  de  la  nièce  de  Mazarin 
sacrifiait  les  devoirs  de  sa  charge  aux  beaux  yeux  de  la  marquise 
de  Lansac.  Les  députés  des  consuls  le  trouvèrent  occupé  a  voir  une 
joute  sur  le  Rhône,  et  il  se  contenta  de  leur  répondre  que  Nio-- 
zellcs  paierait  de  sa  tète  tout  ce  désordre. 


REVUE    DE    PARIS»  22() 

La  têle  de  Niozelles  n  en  branla  même  pas;  la  sédition  fut  cal- 
mée, mais  bientôt  elle  se  ralUiina  a  propos  d'une  nouvelle  élec- 
tion de  consuls.  Le  gouverneur  s'étant  opposé  a  cette  élection, 
les  Marseillais  passèrent  outre,  et  quatre  consuls  populaires 
furent  nommés.  Niozelles  se  signala  encore  dans  cet  acte  de  vio- 
lente et  victorieuse  opposition.  Le  roi,  qui  alors  était  a  Lyon, 
voulut  que  Niozelles,  les  quatre  consuls  et  les  gentilshommes  qui 
s'étaient  le  plus  compromis  dans  cette  rébellion,  fussent  mandés  pour 
rendre  compte  de  leur  conduite.  Le  cardinal  INIazari  i  promit  qu'il 
ne  serait  attenté  a  la  liberté  d'aucun  d'eux  ;  ils  obéirent.  Le  jour 
où  le  roi  leur  donna  audience,  comme  ils  se  tenaient  debout  en 
présence  de  sa  majesté,  le  comte  de  Nogent  et  le  comte  de 
Brienne,  deux  seigneurs  de  la  cour,  dirent  a  trcs-liaute  voix  :  A 
genoux!  messieurs  de  Marseille,  le  roi  l'entend  ainsi  !  Les  consuls 
s'agenouillèrent;  mais  Niozelles  et  son  frère,  le  commandeur  de 
Glandcvès,  dcmeurèi-ent  debout.  Après  l'audience,  Niozelles  tint  a 
Mazarin  des  discours  qui  firent  repentir  le  ministre  d'avoir  donné 
un  sauf-conduit  au  rebelle,  car  il  était  aisé  de  prévoir  que  les 
Marseillais  ne  seraient  pas  faciles  a  mener  tant  qu'ils  auraient  cet 
homme  a  leur  tète. 

Quelque  temps  après  ce  voyage  de  Lyon ,  des  troubles  écla- 
tèrent a  Aix  contre  le  parlement;  ceux  qui  les  avaient  soulevés 
furent  contraints  de  quitter  la  ville ,  et  ils  se  réfugièrent  a  Mar- 
seille, où  Niozelles  les  prit  sous  sa  protection.  En  raison  de  ce 
fait,  Niozelles  fut  ajourné  devant  le  parlement,  il  refusa  d'obéir. 
Pour  la  seconde  fois,  il  fut  mandé  a  la  suite  de  la  cour;  l'officier 
qui  portait  l'ordre,  assailli  et  frappé,  n'échappa  que  par  nn'rade 
à  la  mort.  Le  parlement  ayant  renouvelé  sa  citation,  aucun  huis- 
sier n'osa  se  charger  de  la  signifier  :  aucune  justice  ne  pouvait 
plus  atteindre  Niozelles. 

Comme  il  ne  voulait  pas  se  rendre  auprès  du  roi,  ce  fut  le  roi 
qui  fit  le  chemin,  et  se  porta  sur  Marseille.  A  vrai  dire,  les 
troubles  de  cette  ville  n'étaient  pas  d'importance  'a  nécessiter  la 
présence  du  roi ,  mais  la  passion  de  ce  prince  pour  M"*^  de  Man- 
cini  exigeait  de  fortes  distractions  ;  c'est  ce  qui  engagea  Mazarin  à 


-aSo  ..REVUE    DE    PARIS. 

organiser  ce  formidable  voyage,  qui  eut  lieu  lorsque  tout  fut  rentré 
dans  l'ordre  et  Tobéissance. 


n. 


Louis  XIV  fit  son  entrée  a  Aix  le  17  janvier  1600.  En  dehors 
des  portes,  le  carrosse  royal  donna  dans  un  embarras  de  très-Iiura- 
blés  et  très  -  obéissantes  députations  et  s'anêta.  Parlement,  no- 
blesse, facultés  savantes,  I)ourgeois  et  manans ,  attendaient  sa 
majesté  depuis  plusieurs  heures,  en  grand  costume  et  tête  nue, 
sous  une  pluie  fine  et  serrée.  Chacun  fit  sa  harangue,  et  quand  ce 
fut  au  parlement  de  venir  présenter  son  hommage,  on  remarqua 
que  le  roi  se  recula  dans  le  fond  de  son  carrosse,  de  sorte  que  le 
premier  président,  M.  de  Forbin  d'Oppède,  fut  réduit  a  compli- 
menter la  portière  et  a  saluer  le  marche-pied,  ce  dont  il  se  trouva 
grandement  mortifié.  Il  croyait  sa  paix  mieux  faite  et  ne  savait 
pas  jusqu'h  quel  point  était  profonde  et  opiniâtre  l'aversion  que 
la  cour  professait  pour  la  magistrature  parlementaire.  Louis  XIV", 
qui,  plus  que  tout  autre,  éprouvait  cette  ^version  invincible,  n'é- 
tait pas  homme  a  en  retenir  la  manifestation.  Amis  et  ennemis 
étaient  d'accord  et  s'entendaient  amerveille  contre  les  robes  rouges 
et  les  mortiers.  Le  roi  était  entré  au  parlement,  armé  d'un  fouet, 
et  le  prince  de  Condé  avait  levé  la  main  sur  le  président  Violle. 
Si  le  parlement  avait  oublié  ces  injures,  ceux  qui  les  avaient  faites 
en  gardaient  le  souvenir  et  le  ressentiment. 

On  avait  préparé,  pour  y  loger  le  roi,  l'hôtel  du  baron  d'Ay- 
mar, auquel  on  avait  joint  l'hôtel  de  Regusse.  Quand  le  dévoue- 
ment provençal  eut  épuisé  son  éloquence ,  le  cortège  royal  se  mit 
en  chemin,  a  travers  la  vive  expression  de  cette  joie  bruyante  et 
officielle  que  les  princes  rencontrent  toujours  sur  leur  passage, 
soit  qu'ils  viennent,  comme  le  soleil,  pour  féconder,  ou,  comme 
la  foudre,  pour  abattre.  Le  cours  était  bordé  de  deux  haies  de  car- 
rosses et  de  chaises,  et  les  dames  d'Aix,  penchées  aux  portières, 
bravaient  la  pluie,  avides  qu'elles  étaient  de  voir  le  roi  et  de  s'en 


REVUE    DE    PARIS. 


>3i 


faire  voir-,  mais  le  roi  n'y  prit  pas  garde.  Lorsqu'il  fut  arrivé  chez 
lut ,  toutes  ces  dames  de  la  noblesse  et  du  parlement  demandèrent 
a  lui  être  présentées.  Le  roi  remit  la  partie ,  sous  prétexte  qu'il 
avait  a  s'occuper  pour  le  moment  de  choses  plus  importantes. 
«  D'ailleurs,  ajouta-t-il,  je  suis  venu  en  Provence  pour  châtier  et 
non  pour  recevoir  les  dames.  »  Ce  propos  parut  peu  digne  et  sur- 
tout peu  galant;  mais  Louis  XIV  n'était  pas  encore  ce  roi  d'une 
si  magnifique  courtoisie  et  d'une  si  resplendissante  majesté ,  que 
l'histoire  et  la  poésie  nous  ont  montré  depuis  ;  le  grand  siècle  ne 
l'avait  pas  encore  élevé  sur  son  piédestal.  C'était  un  jeune  homme 
de  vingt-trois  ans,  en  proie  a  la  mélancolie  d'une  première  pas- 
sion malheureuse.  Dans  cet  état,  la  représentation  royale  lui  pe- 
sait, et  il  s'en  dispensait  autant  que  possible.  Parfois,  cédant  h 
l'emportement  de  son  caractère,  que  l'éducation  n'avait  pas  dompté 
et  que  ni  la  maturité  de  l'âge  ni  l'exercice  paisible  de  la  puissance 
ne  maîtrisèrent  jamais  entièrement,  il  se  livrait  a  des  actes  violens 
d'autorité;  mais  l'insouciance  revenait  vite,  et  il  laissait  retomber 
le  fardeau  que  sa  colère  et  non  sa  force  avait  soulevé. 

Tandis  que  le  roi  se  montrait  ainsi  revèche  an  parlement  et  aux 
dames  et  ne  faisait  accueil  qu'au  clergé;  taudis  que,  fatigué  et 
mécontent  de  son  rôle,  il  cherchait  a  s'en  débarrasser  dans  l'iso- 
lement, Mazariu,  s'emparant  de  cette  auréole  de  puissance  et  de 
ces  royales  attributions  qu'on  lui  abandonnait,  attirait  a  lui  les 
respects  et  les  empresscmcns  de  la  foule.  Mazariu ,  a  cette  époque, 
avait  accompli  toute  sa  grandeur ,  était  arrivé  h  l'éblouissante  plé- 
nitude de  sa  cai  rière  :  il  venait  de  conclure  cette  paix  des  Pyré- 
nées, magnifique  introduction  au  siècle  de  Louis  XIV,  qui  s'ou- 
vrait sous  ses  auspices  tutélaires.  Après  avoir  plié  avec  noblesse, 
dans  l'orage,  le  ministre  s'était  relevé  et  affermi  avec  la  monar- 
chie, et  il  s'était  fait  pardonner,  par  le  bonheur  de  son  étoile  et 
les  fcconds effets  de  son  génie,  l'avcntiueusc  audace  de  sa  politique, 
l'éclat  de  ses  vices  et  le  scandale  de  son  opulence. 

Le  président  d'Op[)ède,  qui,  a  la  tète  de  sa  compagnie,  avait 
accompagné  le  roi  "a  l'hôtel  d'Aymar,  ne  s'était  pas  remis  de  la 
confusion  où  l'avait  jeté  l'accuei!  du  monarque.  Il  restait  h  l'écart, 


9.32  REVUE    DE    PAUIS. 

trislc  et  Jccontenancé  5  le  cardinal  s'approcLa  de  lui  avec  bonté. 
Eîen  des  années,  des  sonmissions  et  des  services  avaient  passé  sur 
le  mauvais  procédé  du  président.  D'ailleurs  jNîazarin  avait  appris 
l'art  d'oublier  a  propos.  Les  parlemens  lui  avaient  fait  une  rude 
guerre;  ils  avaient  voulu  évoquer  contre  lui  le  décret  rendu 
contre  Concini ,  qui  interdisait  "a  tout  étranger  de  se  mêler  aux  af- 
faires du  royaume  ;  ils  l'avaient  mis  bors  la  loi ,  avaient  fait  vendre 
ses  biens  et  s'étaient  acbarnés  sur  sa  mauvaise  fortune.  Cependant 
sa  légitime  rancune  contre  eux  était  si  accommodante  qu'il  ne 
lui  aurait  sacrifié  ni  le  moindre  des  intérêts  de  l'état,  ni  même  la 
plus  légère  bienséance.  Dans  ce  voyage  de  Provence ,  le  ministre 
avait  donné  au  roi  l'emploi  de  punisseur  et  s'était  réservé  la  mis- 
sion de  clémence  qui  lui  était  facile  h  remplir.  Il  pardonnait  h  ses 
ennemis  avec  une  parfaite  bonne  grâce.  Il  prit  donc  le  président 
par  la  main  et  se  mit  a  lui  parler  avec  toute  sorte  de  bienveillance 
et  d'aménité.  Forbin  d'Oppède  était  d'une  famille  alors  en  exé- 
cration dans  le  pays.  C'était  un  Forbin  qui  avait  vendu  la  Provence 
a  Louis  XI,  et  un  d'Oppède  avait  mis  la  Provence  a  feu  et  a 
sang,  en  haine  des  huguenots.  Celui-ci,  qui  soutenait  dignement 
son  origine  de  cruauté  et  de  trahison,  avait  joué  un  mauvais  rôle 
dans  les  derniers  troubles  d'Aix,  et  peu  s'en  était  fallu  que  les 
mécontens  ne  lui  fissent  payer  toutes  les  iniquités  de  sa  mai- 
son. Ils  étaient  venus  assiéger  le  parlement,  et  ils  demandaient  a 
grands  cris  d'Oppède  pour  le  mettre  "a  mort.  En  ce  moment  de 
danger  et  de  détresse,  le  président  avait  fait  assez  bonne  conte- 
nance, quoiqu'il  n'entrevît  aucune  chance  de  salut.  Il  était  en  ef- 
fet perdu  sans  ressource,  lorsque  l'archevêque  se  rendit  en  toute 
hâte  au  palais,  plaça  d'Oppède  sous  son  manteau  pastoral,  et,  le 
couvrant  ainsi  du  bouclier  de  la  religion,  lui  fit  traverser  la  foule 
des  factieux,  qu'il  bénissait  au  passage;  de  la  sorte  il  eut  le  bon- 
heur de  le  sauver. 

Mazarin  félicita  le  premier  président  sur  sa  conduite  courageuse 
en  ces  circonstances  critiques,  et  pour  le  remettre  tout-a  -fait  de 
sa  déconvenue,  il  lui  déclara  que  c'était  son  hôtel  qu'il  choisis- 
sait pour  y  loger,  lui  et  sa  suite ,  tant  que  durerait  le  séjour  du 


REVUE    DE    PARIS.  233 

roi  a  Aix.  La  reine  et  le  duc  d'Anjou  logèrent  "a  rarclievêclié,  et 
Mademoiselle  chez  le  marquis  de  Pontevès. 

Plusieurs  jours  s'étaient  écoulés  depuis  l'arrivée  du  roi ,  et ,  tou-  - 
jours,  sous  le  prétexte  de  son  mécontentement,  il  avait  défendu 
aucune  fête,  solennité  ou  réjouissance  publique.  Il  se  montrait 
peu,  et  les  curieux  ne  pouvaient  le  voir  qu'aux  églises,  où  il  al- 
lait tous  les  jours.  Louis  XIV  manquait  d'instruction;  son  enfance 
avait  été  si  inquiète,  si  orageuse,  si  tourmentée  par  les  traverses, 
les  terreurs  et  les  fuites ,  qu'il  n'avait  guère  eu  le  loisir  de  mettre 
h  profit  les  leçons  de  son  précepteur,  Hardouin  de  Péréfixe;  mais 
en  revanclie,  il  excellait  dans  les  exercices  du  corps.  Aussi  pre- 
nait-il souvent,  a  Aix,  le  divertissement  du  jeu  de  paume  et  du 
jeu  de  mail.  Le  temps  qu'il  ne  consacrait  ni  h  ces  exercices  ni  à 
des  pratiques  de  dévotion,  il  le  passait  seul  chez  lui ,  relisant  les 
lettres  de  M^^^  de  Manciui  et  lui  écrivant. 

Avec  l'ambition  du  cardinal ,  sa  fermeté  h  combattre  l'amour 
du  roi  pour  M''»^  de  Mancini  était  mie  étrange  énigme.  La  pas- 
sion de  Louis  XIV  allait  droit  a  un  mariage  qui  n'aurait  pas  man- 
qué de  s'accomplir,  si  la  puissante  intervention  du  cardinal  ne  s'y 
était  opposée.  La  reine-mère  y  avait  perdu  sa  morale  et  ses  repré- 
sentations; c'était  donc  de  Mazarinseul  que  venait  tout  l'obstacle, 
et  l'on  se  demandait  pourquoi  le  cardinal  se  donnait  tant  de  mal 
pour  ne  pas  devenir  l'oncle  du  roi. 

Les  uns  disaient  que  le  cardinal  n'avait  voulu  que  stimuler  la 
passion  du  roi ,  et  la  jeter  dans  un  parti  extrême  par  une  adroite 
opposition,  mais  qu'il  avait  dépassé  le  but  sans  le  vouloir.  D'autres 
(et  ceux-là  étaient  les  amis  du  scandale)  prétendaient  qu'un  scru- 
pule de  religion ,  plus  fort  que  sa  vanité  et  son  ambition ,  obligeait 
Mazarin  a  repousser  une  union  qui  eût  été  un  inceste. 

La  vérité,  peut-être,  était  que  Mazarin,  se  sentant  assez  vieux 
et  assez  grand,  n'avait  plus  qu'un  souci ,  celui  de  sa  renommée,  et 
en  était  plus  soigneux  qu'il  n'était  avide  d'une  position  sociale  dont 
il  n'aurait  ou  que  peu  de  temps  a  jouir.  Il  ne  voulait  pas  atté- 
nuer la  gloire  de  sa  paix  des  Pyrénées  dont  le  mariage  du  roî 
avec  l'infante  d'Espagne  était  une  des  plus  importantes  conditions. 


!234  REVUE    DE    PARIS. 

Le  titre  d'oncle  (îii  roi  n'aurait  du  reste  rien  pu  ajouter  a  sa  puis- 
sance et  h  sa  splendeur  a  la  cour  de  France  ,  et  fjuant  h  la  tiare 
qu'une  sorcière  lui  avait  prédite,  il  connaissaittrop  bien  l'état  delà 
politifjueeuropéennepour  ne  pas  savoir  que  celte  fortune  était  im- 
possible, et  que  le  temps  lui  manquerait  pour  aplanir  les  obsta- 
cles qui  s'opposaient  a  cette  élévation.  Il  y  a  toujours  quelque 
chose  qui  avertit  Tliomme  le  plus  vain  et  le  plus  ambitieux  du 
terme  où  doivent  s'arrêter  son  orgueil  et  sa  grandeur  ,  et  Mazarin 
n'était  pas  de  trempe  a  se  faire  illusion. 

Le  cardinal  n'ayant  pu  obtenir  que  le  roi  donnât  un  bal  aux 
dames  de  la  ville  ,  décida  que  ce  bal  aurait  lieu  a  riiôtel  d'Oppède. 
C'était  un  parti  prudent,  car  la  Provence,  que  l'on  avait  eu  tant 
de  peine  a  pacifier,  était  menacée  d'une  nouvelle  sédition ,  et  il  y 
avait  tout  lieu  de  craindre  une  émeute  des  dames  de  la  ville  qui 
voulaient  a  tout  prix  voir  le  roi.  La  sauvagerie  du  jeune  monarque 
avait  déconcerté  bien  des  plans  et  désespéré  bien  des  rêves.  Les 
dames  d'Aix  ont  toujours  eu  Timagiuation  brillante  et  un  pen- 
chant prononcé  pour  la  galanterie.  Un  roi  jeune,  beau,  amoureux 
jusqu'à  la  tristesse,  était  bien  fait  pour  piquer  la  curiosité  de  leur 
<lésirs. 

Jusque-la ,  une  seule  dame  avait  obtenu  une  audience  particu- 
lière du  roi,  c'était  une  certaine  baronne  de  Venel,  dame  déjà 
mûre,  qui  s'était  montrée  fort  héroïque  durant  la  dernière  peste  , 
et  qui ,  dans  les  troubles  des  Sabreurs,  avait  pris  le  parti  du  roi, 
l'épée  à  la  main  et  la  harangue  a  la  bouche.  Le  roi  se  l'était  fait 
amener  par  curiosité.  Quand  les  dames  de  la  ville  apprirent  qu'il 
y  aurait  un  bal  où  le  roi  serait ,  ce  fut  un  délire;  le  ministre  fut 
porté  aux  nues,  et  ce  bal  fit  plus  h  Aix,  pour  sa  renommée,  que  la 
paix  avec  l'Espagne. 

La  fête  donnt'e  par  le  cardinal  fut  magnifique,  mais  les  dames 
d'Aix  fin-ent  loin  d'être  satisfaites  du  roi.  Il  y  arriva  tard,  fit  selon 
Tusage  le  tour  dessalons,  saluant  chaque  dame  et  adressant  quel- 
ques paroles  aux  plus  qualifiées.  Cette  politesse  faite,  il  vint  se 
placer  dans  une  embrasure  et  passa  le  temps  a  causer  avec  quelques 
seigneurs   admis  h  sa  familiarité,  entre  autres  le  jeune  comte 


REVUE    DE    PARIS.  235 

de  Saint-Aignan  qui  arrivait  de  Marseille  où  il  était  allé,  chargé 
d'une  mission,  et  qui  revenait  amoureux  comme  un  fou.  L'objet 
de  cette  passion  était  une  jeune  fille  en  grande  réputation  de  beauté 
parmi  les  babitans  de  Marseille  ;  elle  était  fille  d'un  marcliand  ap- 
pelé Régail,  et  on  ne  la  connaissait  que  sous  le  nom  de  la  belle 
Megaillette.  Aucune  marquise  d'Aix  ne  parut  a  M.  de  Saint-Aignan 
digne  de  soutenir  la  comparaison  avec  cette  merveille.  Le  roi, 
après  s'être  amusé  de  son  tendre  entliousiasme ,  lui  dit  en  souriant  : 
—  Je  te  renverrai  demain  a  Marseille,  avec  une  nouvelle  mission. 
Pendant  que  celte  fête  de  l'hôtel  d'Oppède  brillait  de  tout  sou 
éclat  et  reteniissail  de  toute  son  harmonie ,  deux  voitures  de  voyage , 
escortées  de  plusieurs  domestiques  a  cbeval,  entraient  dans  ce  fau- 
bourg d'Aix,  qu'on  appelle  la  Bourgade,  et  s'arrêtaient  devant 
une  nuuce  hôtellerie  h  l'enseigne  de  la  Mule  noire.  Quatre  per- 
sonnes sortirent  du  premier  carrosse,  cinq  du  second;  un  de  ces 
personnages  était  traité  par  les  autres  avec  de  profonds  respects; 
•on  lai  parlait  comme  a  un  roi.  Il  paraissait  âgé  d'environ  auarante 
ans  et  était  d'une  raine  au-dessus  de  son  équipage.  Il  était  aisé  de 
reconnaître  en  lui  l'homme  de  condition  et  l'homme  de  guerre. 
L'expression  de  son  visage  était  pleine  de  tristesse  et  d'abattement. 
II  y  avait  une  heure  environ  que  ces  voyageurs  s'étaient  installés 
a  la  Mule  noire,  lorsque  l'un  d'eux,  un  des  cinq  du  second  car- 
rosse, sortit  de  l'auberge,  a  cheval,  et  vêtu  avec  une  certaine  re- 
cherche. On  pouvait  remarquer  que  tout  son  costume  était  taillé 
selon  les  modes  espagnoles  qui  commençaient  a  prendre  faveur 
parmi  les  gentilshommes,  depuis  que  le  mariage  du  roi  avec  l'in- 
fante était  définitivement  conclu.  Le  cheval  qu'il  montait  était 
de  race  andalouse.  Il  se  dirigea  au  trot  de  sa  monture  vers  la  porte 
de  la  ville;  arrivé  a  cette  porte,  il  s'arrêta  devant  le  poste  d'in- 
fanterie qui  la  gardait,  fit  appeler  le  capitaine,  et,  après  lui  avoir 
décliné  ses  nom  et  qualités ,  demanda  un  soldat  qui  le  conduisît 
au  logis  du  roi.  Le  capitaine  lui  accorda  ce  guide.  A  l'hôtel  d'Ay- 
mar ,  on  leur  apprit  que  sa  majesté  était  au  bal  chez  monseigneur 
Mazarin  ;  le  gentilhomme  et  le  soldat  se  dirigèrent  vers  l'hôtel 
d'Oppède. 


236  REVUE    DE    PARIS. 

Ils  eurent  beaucoup  de  peine  a  traverser  les  flots  de  peuple  qui 
se  pressaient  aux  avenues  de  cet  hôtel  et  qui  manifestaient  leur 
joie  par  des  farandoles  accompagnées  de  chansons  provençales 
fraîchement  rimées  en  Thonneur  de  la  cour  par  les  successeurs 
des  troubadours.  La  porte  de  Ihôtel  était  encombrée  de  carrosses, 
de  chaises ,  de  laquais  et  de  mousquetaires ,  si  bien  que  le  gentil- 
homme demeura  près  d'une  demi-heure  avant  de  pouvoir  s'a- 
dresser k  M.  deBesemaux,  capitaine  des  gardes  du  cardinal,  et 
lui  faire  entendre  qu'il  était  chargé  d'une  missionauprès  de  sa  ma- 
jesté le  roi. 

Bientôt  l'émotion  d'une  importante  nouvelle  circula  dans  le 
bal ,  s'empara  des  groupes  et  des  quadrilles,  et  se  formula  de  vingt 
façons  dilférentes.  On  remarqua  que  le  roi,  la  reine-mère,  le  car- 
dinal Mazarin  et  le  duc  d'Anjou  s'étaient  réunis  et  causaient  avec 
une  mystérieuse  vivacité,  tandis  qu'autour  d'eux  le  cercle  des 
courtisans  s'élargissait  avec  une  respectueuse  discrétion.  Tout  a 
coup  le  cardinal  se  retourna,  et,  après  avoir  promené  sur  le  cer- 
cle un  rapide  regard ,  fit  un  signe  au  marquis  de  Lionne  qui  s'a- 
vança, reçut  quelques  mots  dits  a  voix  basse,  s'inclina  et  sortit. 

Le  marquis  descendit  jusqu'au  vestibule  où  attendait  le  gentil- 
homme de  la  Mule  noire  : 

—  Monsieur  le  baron,  lui  dit-il,  vous  direz  a  M.  le  prince  que 
monseigneur  le  cardinal  le  recevra  demain  matin  a  son  lever  pour 
le  mener  chez  le  roi. 

Le  lendemain,  Mazarin  donnait  audience.  A  la  grâce  du  grand 
seigneur  faisant  aux  dames  les  honneurs  de  son  hôtel ,  avait  suc- 
cédé un  air  d'imposante  hauteur  que  le  ministre  prenait  rarement, 
mais  qui  plus  que  jamais  était  de  mise  ence  jour  oùil  allait  se  trou- 
ver face  a  face  avec  le  plus  grand  de  ses  ennemis.  Le  ministre  par- 
venu devait  dominer  le  prince  du  sang;  la  renommée  politique 
devait  être  plus  éclatante  que  la  renommée  militaire,  la  paix  des 
Pyrénées  plus  glorieuse  que  la  bataille  de  Rocroy,  et  celui  dont 
les  armes  prenaient  les  villes  devait  s'abaisser  devant  celui  dont 
l'habileté  les  conservait  et  les  enfermait  dans  les  limites  agrandies 
du  royaume.  Mazarin  aimait  les  pompes  de  la  représentation  j  sa 


nEVUE    DE    PARIS.  237 

liature  italienne  se  plaisait  a  ce  faste  qu'il  déployait  en  toute  oc- 
casion et  auquel  il  avait  donné  un  train  vraiment  royal  lorsqu'il 
traversa  la  France  pour  se  rendre  aux  conférences  de  l'île  des 
Faisans.  Dans  nn  salon,  disposé  en  salle  du  trône,  le  fauteuil  du 
ministre-roi  était  placé  sur  une  estrade  et  recouvert  d'un  dais  de 
velours.  Le  cardinal  était  vêtu  avec  une  rare  magnificence;  son 
habit  d'église  était  relevé  par  les  reclierclies  d'un  luxe  mondain  ; 
il  portait  de  riches  dentelles ,  d'admirables  broderies  et  quelques- 
uns  de  ces  diamans  auxquels  il  donna  son  nom  et  qui  devaient  , 
l'année  suivante,  devenir  par  héritage  propriété  de  la  couronne 
de  France.  Une  cour  nombreuse  environnait  Mazarin  ;  le  parle- 
ment ,  le  clergé  et  la  noblesse  d'Aix  se  tenaient  près  de  lui  avec 
ses  gentiLliommes.  Dans  les  autres  salles  ,  on  voyait  les  officiers 
de  sa  maison ,  ses  pages ,  ses  secrétaires,  ses  gardes ,  ainsi  que  plu- 
sieurs députations  et  une  foule  de  solliciteurs  qui  attendaient. 
L'ordre  de  réception  avait  été  donné  par  écrit  au  maître  des  cé- 
rémonies et  aux  huissiers  ;  le  prince  de  Coudé  y  était  inscrit  le 
dernier,  de  façon  a  n'être  introduit  qu'a  la  fin  de  l'audience.  C'é- 
tait encore  une  épreuve  réservée  au  vainqueur  de  Rocroy;  il  de- 
vait faire  antichambre  chez  Mazarin. 

L'audience  fut  ouverte  par  les  députés  du  duc  de  Mercosur  qui 
vinrent  déposer  aux  pieds  du  ministre  les  chaperons  des  quatre 
consuls  marseillais. 

Vint  ensuite  Tévèque  de  Marseille  que  la  cour  accusait  d'avoir 
gardé  une  coupable  neutralité  pendant  les  troubles.  Ce  bon  évê- 
que,  pour  se  justifier,  s'avisa  d'un  stratagème;  il  était  vieux,  mais 
il  voulut  le  paraître  encore  plus,  pour  que  son  inaction  passât 
sur  le  compte  de  son  grand  âge  et  de  ses  infirmités.  Il  se  présenta 
donc,  soutenu  par  deux  ecclésiastiques,  se  traînant  a  peine, 
cassé,  trcml)laut,  sourd,  sans  regard  et  sans  voix.  Plusieurs  de 
ceux  qui  le  virent  ainsi  pensèrent  que  sa  place  serait  bientôt  va- 
cante, et  qu'il  fallait  la  demander.  Dès  qu'il  se  fut  retiré,  les  plus 
pressés  s'approchèrent  du  cardinal,  et  sollicitèrent  l'évèché  de 
Marseille  avec  de  si  singulières  instances  que  Mazarin  appela  son 
capitaine  des  gardes,  et  lui  dit  :  — Bescmaux ,  allez  sui-le-champ 


238  REVUE    DE    PARIS. 

vers  M.  de  Marseille  qui  ne  doit  pas  être  loin,  et  tuez-le.— Cette 
parole  excita  une  vive  surprise ,  et  Mazarin  se  retournant  en  sou- 
riant vers  les  solliciteurs,  ajouta  :  — Comment  voulez-vous  que 
je  vous  donne  sa  place,  s'il  est  vivant?...  Du  reste,  patientez^ 
messieurs ,  car  je  soupçonne  le  bonhomme  de  n'être  pas  si  mori- 
bond qu'il  en  a  l'air. 

Les  gens  qui  demandaient  des  faveurs  ne  manquèrent  pas  à 
cette  audience;  on  en  vit  paraître,  après,  qui  demandaient  grâce 
pour  quelques  factieux  condamnés  à  mort.  Le  cardinal  leur  ré- 
pondit :  —  Le  droit  de  grâce  n'appartient  qu'au  roi ,  et  le  roi  le 
refuse,  parce  qu'un  exemple  sévère  importe  h  la  Provence,  et  que 
l'intérêt  du  pays  est  plus  fort  que  la  clémence  du  souverain. 

Enfin  le  tour  du  prince  de  Coudé  arriva.  Le  prince  se  présenta 
noblement,  accompagné  du  duc  d'Enghien ,  son  fils;  du  duc  de 
Longueville,  son  beau-frère,  et  de  six  gentilshommes  qui  avaient 
en  tout  temps  partagé  sa  fortune.  Mazarin  vit  avec  un  certain  dépit 
qu'à  l'aspect  du  prince,  l'intérêt  et  l'admiralion  s'étaient  peints 
sur  la  plupart  des  visages;  il  s'en  vengea  par  la  froiJeur  de  son 
accueil  et  l'injurieuse  hauteur  qu'il  mît  dans  ses  discours,  lorsque 
après  les  premiers  complimens,  il  entama  avec  le  prince  une  con- 
versation que  les  assistans  écoutèrent  avidement. 

—  INIonseigneur,  lui  dit- il,  vous  nous  avez  donné  du  mal  a 
conclure  notre  paix  des  Pyrénées.  Don  Louis  de  Haro  nous  en  a 
fait,  par  amitié  pour  vous,  cbèrement  marchander  les  cent  vingt- 
quatre  articles.  A  chacun  c'était  une  nouvelle  condition  en  votre 
faveur.  L'Espagne  est  une  nation  reconnaissante  ! 

—  Heureusement,  répondit  le  priuce  de  Coudé  avec  dignité, 
j'ai  ménagé  votre  temps  précieux ,  en  exigeant  de  don  Louis  que 
mon  nom  cessât  d'être  prononcé  dans  vos  conférences.  Alors  votre 
paix  s'est  faite,  et  je  me  trouve  heureux  et  fier  de  ce  que  par  vos 
traités  la  France  a  conservé  quelques-unes  de  mes  conquêtes. 

—  L'Espagne,  reprit  vivement  Mazarin,  n'était  pas  de  taille  à 
nous  disputer  les  places  que  nous  réclamions.  La  France  pourrait 
les  exiger,  et  au  besoin  les  prendre  encore  une  fois,  ayant  a  la  tète 


REVUE    DE    PARIS.  23i() 

<îe  ses  vaillantes  armées,  un  général  comme  M.  le  vicomte  de 
Tu  renne. 

—  Je  sais  mieux  qne  tout  autre  ce  que  peuvent  les  armées  fran- 
çaises, et  vous  en  êtes  bon  juge  aussi,  monsieur  le  cardinal,  vous 
qiu'  avez  foit  la  guerre  en  votre  jeune  temps  et  qui  seriez  peut-être 
aujourd'hui  un  aussi  grand  général  que  M.  le  vicomte  de  ïurenne 
sans  cette  prédiction  que  Ton  vous  fit  a  Salamanque  ;  mais  la  tiare 
vaut  mieux  que  le  bâton  de  maréchal. 

—  Et  même  que  Tépée  de  connétable,  n'est-ce  pas,  monsieur 
le  prince?  L'Espagne,  du  reste,  vous  eût  voulu  donner  mieux  que 
cette  épée-la.  Il  ne  s'est  agi  de  rien  moins  que  de  la  Sardaigne  ou 
dts  deux  Calabies  pour  votre  altesse 5  mais  le  roi  s'y  est  opposé  et 
n'a  permis  a  la  munificence  espagnole  que  de  vous  ouvrir  ses 
trésors. 

• —  Je  me  soucie  peu  des  trésors  de  l'Espagne,  monsieur  le  car- 
dinal. Grâce  au  ciel,  je  n'ai  pas  le  projet  de  me  faire  usurier,  et 
cent  millions  ne  me  tenteraient  guère.  Je  n'ai  servi  l'Espagne  ni 
pour  argent  ni  pour  couronnes;  mais  on  sait  pour  quoi.  Aujour- 
d'hui je  reviens  avec  mon  nom  et  mon  épée  :  cela  me  suffu-a. 

—  Le  roi  a  pensé  que  ce  ne  serait  pas  assez  5  il  y  a  joint  le  gou- 
vernement de  Bourgogne  et  de  Bresse.  Il  n'a  pas  oublié,  lui,  que 
vous  êtes  prince  de  sang;  la  dignité  de  ce  rang  a  décidé  les  géné- 
rosités de  sa  clémence.  Vous  allez  venir  le  remercier,  monsei- 
gneur, et  c'est  moi,  si  vous  le  permettez,  qui  aurai  l'honneur  de 
vous  présenter  a  sa  majesté.  •      'îi 

Le  cardinal  se  leva  et  dit  a  ceux  qui  étaient  la  : — Suivez-nous,  î 
messieurs!  A  la  porte  du  salon,  il  présenta  la  main  au  prince  de 
Condé,  en  lui  disant  :  —  Je  suis  chez  moi,  monseigneur!  et  ils 
passèrent  ensemble;  mais  arrivé  chez  le  roi ,  le  ministre  prit  le  pas* 
sur  le  prince  du  sang.  C'était  l'usage  du  cardinal  de  Richelieu. 

'    ,  r 

•'    •  ■■'  ■■'  ■     m  ■  ■  ■'■''■■' "^ 

Avant  de  se  rendre  d'Aix  "a  Marseille  ,  le  roi  et  la  cour  allèrent 
en  pèlerinage  h  la  chapelle  de  Notre-Dame-dcs-Grâces,  près  de 


24o  REVUE    DE    PARIS. 

Cottignac,  dans  le  Var.  Anne  d'Autriche,  affligée  d'une  longue 
stc'iililc,  avait  fait  un  vœua  Notre-Danie-des-Gràces,  ce  vœu  avait 
été  exaucé  ,  Louis  XIV  était  né  peu  de  temps  après  et  avait  lecu  a 
ce  sujet  le  nom  de  Dieudoimé  qu'il  perdit  durant  la  Fronde.  De 
Notre-Dame-des-Grâces ,  la  cour  se  rendit  "a  Toulon,  et  de  l'a  a 
Marseille. 

C'était  pour  Marseille  que  le  roi  avait  réservé  les  effets  les  plus 
éclatans  et  les  plus  terribles  de  sa  colère.  Il  avait  aboli  ses  privi- 
lèges ,  supprimé  ses  consuls;  il  la  tenait  opprimée  sous  des  milliers 
de  soldats ,  et  lui  avait  imposé  toutes  les  troupes  qu'il  avait  re- 
tirées de  la  Catalogne.  Sur  une  colline  située  à  l'extrémité  du 
port,  on  travaillait  h  une  citadelle  qui  devait  tenir  la  ville  en 
respect  sous  le  canon.  Marseille  était  plongée  dans  la  douleur,  son 
commerce  était  suspendu,  ses  rues  étaient  désertes  comme  en  un 
temps  de  jieste.  La  veille  du  jour  où  le  roi  devait  faire  son  entrée, 
les  Marseillais  virent  avec  stupéfaction  des  ouvriers  abattre  a  coups 
de  pioche  un  pan  des  murs  d'enceinte  de  la  ville,  et  pratiquer  de 
la  sorte  et  tout  a  l'aise  une  brèche  large  et  commode ,  ce  qui  était 
aussi  étrange  que  ridicule  lorsque  de  chaque  côté  de  ce  trou  s'ou- 
vrait une  porte  gardée  par  les  troupes  royales.  Mais  Louis  XIV  ne 
voulait  pas  entrer  par  la  porte,  dans  une  ville  rebelle. 

Le  2  du  mois  de  mars,  vers  la  nuit,  le  roi  arriva  devant  Mar- 
seille ;  il  ne  trouva  pas  hors  des  murs  raffluence  qui  l'avait  ac- 
cueilli h  Aix.  M.  de  Piles  lui  présenta  les  clefs  de  la  ville,  il  les 
prit,  et  les  lui  rendant  :  —  Gardez-les ,  Piles  ,  lui  dit-il ,  elles  ne 
peuvent  être  mieux  qu'en  vos  mains.  Après  M.  Fortia  de  Piles  et 
ses  clefs ,  vinrent  les  corporations  des  portefaix  et  des  prud'hommes , 
auxquels  on  avait  garanti  la  conservation  de  leurs  privilèges.  Pour 
toute  harangue,  Louis  XIV  eut  cette  phrase,  que,  de  temps  im- 
mémorial ,  les  prud'hommes  de  Marseille  disent  a  tous  rois  et 
princes  venans  : 

«Sire,  avant  que  nous  manquions  a  la  fidélité  et  à  l'amour 
que  nous  vous  d(;vons,  nos  bateaux  sauront  écrire.  » 

Après  avoir  entendu  ce  pittoresque  propos  de  la  magistrature 
maritime ,  le  roi  piqua  des  deux  et  s'élança  a  travers  la  brèche , 


REVUE    DE   PARIS.  2/[I 

suivi  des  siens.  Entré  dans  la  ville,  Lonis  XIV  ne  rencontra  sur 
son  passage  ni  foule  ni  cris  de  joie;  partout  le  silence  et  la  solitude, 
ces  deux  leçons  des  rois.  Les  rues  étaient  vides  de  peuple  ,j  les  fe- 
nêtres closes,  et  si  quelques-unes  s'ouvrirent ,  ce  fut  pour  le  suicide 
de  quelques  citoyens  qui  ne  purent  survivre  a  riiumiliation  et  a 
l'abaissement  de  leur  patrie,  et  qui  tombèrent  surle  chemin  du  roi, 
leçon  plus  terrible  que  les  deux  autres.  Pour  les  femmes,  elles  ne  de- 
mandèrent ni  a  voir  le  roi,  ni  a  danser  avec  le  roi.  Ces  dames  de 
Marseille,  dont  les  chastes  et  vaillantes  aïeules  avaient  présenté 
jadis  à  l'invasion  des  Sarrasins  leurs  visages  pudiquement  mutilés 
dans  les  caveaux  de  Saint-Victor,  et  qui,  plus  tard,  du  haut  de 
ces  murailles,  ébréchées  maintenant  par  les  maçons  de  Louis  XIV, 
avaient  tiré  le  canon  sur  le  connétable  de  Bourbon,  et  bouché, 
l'épée  "a  la  main,  les  vraies  brèches  faites  par  les  boulets  impériaux, 
n'étaient  pas  dégénérées  de  ces  nobles  et  pieuses  vertus  qui  fai- 
saient la  splendeur  et  l'orgueil  de  leur  cité.  A  l'approche  du  roi 
et  des  seigneurs  de  sa  suite  qui  leur  réservaient  sans  doute  l'in- 
jure de  leurs  galanteries,  elles  avaient  quitté  la  ville  et  s'étaient 
retirées  dans  leurs  bastides,  de  sorte  que  tous  ces  brillanset  avan- 
tageux seigneurs  que  les  marquises  d'Aix  avaient  mis  en  goût , 
furent  réduits  h  être  simplement  les  héros  de  la  brèche  royale,  et 
à  ne  se  donner  que  le  passe-temps  militaire  de  la  conquête. 

Non  loin  de  cette  brèche  fameuse,  le  roi  s'était  arrêté  sur  le 
boulevart  pour  voir  défiler  les  régimens  qu'il  avait  amenés  avec 
lui,  lorsqu'on  vint  lui  annoncer  que  les  Suisses  s'étaient  séparés 
des  autres  troupes,  et  entraient  modestement  dans  la  ville  par  la 
porte.  Outré  de  colère ,  Louis  XIV  ordonna  que  le  baron  de  Wal- 
trich,  commandant  de  ces  Suisses,  vînt  sur-le-champ  lui  rendre 
compte  de  sa  conduite. 

Waltrich  arriva  au  galop  de  son  cheval,  et  s'arrêta  respectueu- 
sement devant  le  roi ,  son  chapeau  à  la  main  ;  les  yeux  du  roi 
étincelaient,  et  chacun  attendait  dans  une  craintive  anxiété  l'ex- 
plosion de  sa  colère. 

-~ Pourquoi,  s'écria  Louis  XIV d'une  voix  éclatante,  pourquoi 
n'êtes-vous  pas  entré,  comme  nous  tous,  par  la  brèche? 


24^  REVUE    DE    PARIS. 

—  Sire,  répondit  M.  deWaltrich,  les  Suisses  n'entrent  que  par 
les  brèches  faites  a  coups  Je  canon. 

Le  roi  lui  tourna  le  dos  et  se  dirigea  avec  son  monde  vers  l'hô- 
tel de  Riqueti- Mirabeau,  où  son  logement  nvait  été  préparé.  Un 
ancêtre  de  Louis  XVI  logé  chez  un  ancêtre  du  député  Mirabeau! 
C'est  la  un  des  jeux  de  la  Providence, 

Dès  le  lendemain ,  Louis  XIV  alla  visiter  les  travaux  du  fort 
Saint-Nicolas,  que  l'on  poussait  avec  activité;  puis  il  fit  son  office 
de  roi,  passa  des  revues,  toucha  des  écrouelles,  présida  a  de 
hautes  rigueurs  et  fit  en  sorte  que  son  séjour  a  jMarseilIe  y  laissât 
un  long  et  formidable  souvenir. 

C'était  sur  Niozclles  que  sa  sévérité  voulait  surtout  se  signaler. 
On  chercha  partout  le  rebelle  gentilhomme  ;  mais  le  secret  de  la 
retraite  où  il  était  caché ,  connu  d'une  foule  de  citoyens  et  de  ci- 
toyennes, ne  fut  trahi  par  aucune  indiscrétion,  et  une  nuit,  pen- 
dant que  le  roi  était  encore  a  Marseille ,  Niozelles  s'eudjarqua  sur 
un  bateau  pêcheur  qui  le  déposa  en  Espagne ,  où  il  demeura  de 
longues  années  et  où  il  se  battit  en  duel  contre  un  hidalgo  qui  de- 
vant lui  avait  mal  parlé  de  Louis  XIV.  Il  f.jllut  que  le  roi  se  con- 
tentât de  le  faire  exécuter  en  effigie,  de  confisquer  ses  biens  ,  de 
faire  raser  sa  maison  et  élever  sur  son  emplacement  une  pyramide 
où  l'arrêt  rendu  contre  le  citoyen  factieux  était  reproduit  en  ma- 
nière d'épitaphe. 

Cette  pyramide  fut  un  jour  renversée  ;  la  bicche  des  remparts 
marseillais  disparut  avec  ces  remparts;  les  troupes  que  le  roi  avait 
amenées  quittèrent  la  ville  :  les  écrouelles  qu'il  avait  touchers  ne 
guérirent  pas-,  le  souvenir  de  sa  majesté  et  de  sa  justice  s'effaça 
parmi  le  peuple,  et  du  passage  de  Louis  XIV  a  Marseille  il  ne 
reste  aujourd'hui  que  deux  choses,  les  mtuaillcs  dégradées  du  fort 
Saint-Nicolas,  et  un  proverbe  sur  la  belle  Régaillette. 

M.  de  Saint-Aignan,  qui,  avec  la  permission  du  roi,  avait  fait 
un  long  séjour  a  Marseille,  s'était  fort  bien  fait  venir  de  la  jeune 
fille,  innocente,  naïve,  et  qui  n'était  guère  de  force  a  lutter 
de  tête  et  de  cœur  contre  ini  jeune  et  beau  seigneur,  amoureux  et 
magnifique.  La  veille  du  jour  où  le  roi  fit  son  entrée  a  JMarseilIe^ 


REVUE    DE    PARIS.  a^^ 

elle  avait  enfin  accordé  un  rendez-vous  a  son  amant.  Ce  jour- la 
aussi ,  son  père,  craignant  pour  elle  l'invasion  des  troupes  et  des 
courtisans,  avait  fait  comme  tous  ceux  qui  n'avaient  pu  envoyer 
à  la  campagne  leurs  femmes  et  leurs  filles  :  il  l'avait  étroitement 
renfermée  chez  lui,  et  mieux  encore  renfermée  que  n'avait  fait 
aucun  autre  père  ou  mari;  car  la  chronique  dit  qu'il  avait  caché 
ce  trésor  de  giàces  et  de  beauté  dans  une  barrique  de  son  maga- 
sin; ingénieuse  précaution,  dont  il  était  fier  et  dont  il  se  vantait 
depuis  a  tout  propos.  Mais  M.  de  Saint- Aignan  était  un  jeune 
homme  trop  entreprenant  et  trop  spirituel  pour  laisser  déjouer  ses 
amoureuses  trames  par  la  prudence  paternelle  d'un  marchand  pro- 
vincial. 

Quelques  mois  après  le  passage  de  la  cour  'a  Marseille,  Régail 
plaisantait  impitoyablement  les  gens  de  son  quartier  à  qui  il  était 
arrivé  malheur,  et  toujours  entiché  de  sa  précaution,  il  montrait 
'a  qui  voulait  la  voir  cette  fameuse  barrique  oi'i  il  avait  logé  l'hon- 
neur de  sa  fille  ,  lorsqu'un  accident  vint  donner  a  ses  voisins  l'oc- 
casion de  prendre  leur  revanche  et  lui  prouver  la  vanité  des  meil- 
leures i)rérautions.  Régail  se  trouva  tout  'a  coup  grand-père. 

Depuis  lors,  dans  le  peuple  de  Marseille,  on  dit  d'une  fille  trop 
bien  gardée  : 

«  C'est  la  belle  Régaillette.  » 


Eugène  Guinot. 


—♦#«»——»♦«•*«»•*♦»•—»•«♦«•«•— •——f ——»♦♦♦«•— —••*•*••♦#•«•«•■•— 


HISTOIRE  PHILOSOPHIQUE 


DES 


DANSEUSES  DE  L'OPÉRA. 


§1- 


ÉPOQUES    PRIMITIVES. 


La  danseuse  de  l'Opéra  est  née  sous  le  règne  de  Louis  XIV, 
en  1680,  vers  le  temps  où  ce  monarque,  encore  moitié  galant  et 
moitié  dévot ,  invitait  M^^  de  Montespan  et  M^^  de  Maintenon 
a  s'embrasser  dans  son  cabinet.  Si  le  père  de  La  Rue,  jésuite  co- 
quet et  fleuri  de  littérature,  a  trouvé  que  la  vie  de  Louis  XIV 
ressemblait  a  un  rondeau ,  on  peut  écrire  que  l'invention  de  la 
danseuse  en  fat  le  refrain  poétique.  La  nécessité  de  ce  refrain  s'ac- 
cordait parfaitement  avec  l'intime  situation  du  roi  ;  il  avait  déj'a 
trop  de  religion  pour  n'avoir  pas  besoin  d'une  amie  pieuse,  il  avait 
encore  trop  de  tempérament  pour  ne  pas  conserver  une  séduisante 
maîtresse.  A  ces  causes,  il  lui  fallut  rompre  un  peu  avec  l'amour. 


REVUE    DE    PARIS.  2/^5 

même  se  brouiller  tout-h-fait  avec  quelques  plaisirs.  Le  rondeau 
fut  impitoyablement  tronqué  dans  ses  plus  agréables  tiges;  mais 
en  revanche,  une  bouture  s'éleva.  Quand  Louis  et  sa  cour  répu- 
dièrent le  ballet ,  ils  en  cédèrent  la  propriété  et  le  goût ,  comme 
voluptés  mortes,  au  peuple  qui  n'existait  pas.  A  mesure  que  le 
peuple  s'est  formé,  il  s'est  souvenu  de  l'héritage,  il  a  reconstitué 
le  ballet.  Si  le  peuple  est  aujourd'hui  libre  et  souverain,  la  danse 
est  un  art,  les  danseurs  sont  des  artistes.  Tout  a  donc  marché. 

Ce  fut  par  un  froid  brillant,  dans  les  premiers  jours  de  jan- 
vier 1681,  et  a  Saint-Germain,  que  l'avéneraent  des  danseuses 
eut  définitivement  lieu.  M^^  de  Montespan  venait  de  quitter  le 
château  pour  se  retirer  à  Saint- Joseph  et  y  vêtir  le  cilice;  il  sem- 
bla que  cette  retraite  fut  le  dernier  obstacle  qui  eût  empêché  l'ac- 
complissement des  prophéties.  L'esprit  de  Mortemart  envolé  il 
n'était  plus  déjà  question  que  de  l'église  ;  c'est  la  ce  qui  ouvrit 
la  puissance  aux  danseuses  :  tant  un  nœud  secret  rattache  les  évé- 
neraens  les  plus  divers  !  En  même  temps,  une  comète  éclatait  sur 
l'horizon;  Saint- Evremont  en  écrivait  a  Lenclos,  Sévigné  à  Bussy 
La  Fayette  à  Villars  ;  elle  occupait  le  monde ,  les  savans ,  les 
prêtres,  le  Mercure  :  mais  personne  n'imaginait  le  vrai  caractère 
de  ce  météore.  On  avait  trouvé  a  Rome  des  œufs  miraculeux, 
où  le  jaune  et  le  blanc  reproduisaient  l'image  de  la  comète;  mais 
aucune  devineresse  n'avait  su  lire  dans  ces  pontes  falidi(iues.  La 
clef  du  mystère  était  en  France,  au  château  de  Saint-Germain- 
cn-Laye. 

Le  12  janvier,  la  grande  salle  des  ballets,  les  appartemens  de 
la  Dauphine  et  la  terrasse  y  étaient  encombrés  de  courtisans,  de 
gardes,  de  voitures  et  de  laquais.  On  allait  représenter  le  Triomphe 
de  V Amour /lïilQvvakàQ ,  où,  pour  la  première  fois,  Loiu's  XIV 
s'était  abstenu  de  paraître.  Un  bruit  singulier,  répandu  dans  la 
foule,  animait  les  conversations  et  tempérait  les  impatiences;  il 
se  répétait  que  les  directeurs  de  l'Opéra  avaient  obtenu  de  trans- 
porter le  ballet  nouveau  sur  le  théâtre  du  Palais-Royal ,  et  d'y 
confier  les  entrées  des  dames  de  la  cour  aux  meilleures  coryphées 
<de  la  troupe.  Cette  innovation  amenait  les  femmes  au  gouverne- 


246  REVUE    DE    PARIS. 

ment  de  la  chorégraphie;  les  danseurs  étaient  dépouillés  de 
rignohle  et  ridicule  prérogative  qui  en  faisait  encore  des  pou- 
pées menteuses  et  des  mannequins  h  deux  sexes.  Aussi  l'intérêt 
de  cette  mesure  excitait  vivement  les  causeries.  Les  gentilshommes 
vauriens  comprenaient  d'avance  que  la  débauche  gagnerait  à  la 
réforme. 

Dans  la  cour  du  château,  parles  croisées  du  théâtre,  on  aper- 
cevait un  courlisan  déjà  vieux  et  toutefois  habillé  selon  le  dernier 
goût  du  carnaval  ;  il  était  seul,  au  milieu  des  gardes,  sous  le  ves- 
tibule; il  paraissait  inquiet  et  soucieux.  Ce  personnage  avait  un 
manteau  en  camelot  de  Bruxelles,  richement  doublé  de  panne 
écarlate ,  des  brandebourgs  émaillés  par  des  rubans  couleur  de  feu 
et  un  justaucorps  en  ratine  d'Espagne  ;  sa  veste  était  en  soie  musc, 
brochée  de  cordonnet,  dessinée  a  grands  panaches;  a  son  bau- 
drier sans  frange,  mais  garni  de  ferrures  ciselées,  pendait  sur  la 
cuisse  une  chevaleresque  épée.  Tout  ce  costume  dans  son  ensemble 
était  l'expression  de  la  mode  la  plus  récente  et  du  plus  bel  air. 
Le  personnage  y  avait  encore  ajouté  des  raffiuemens  d'élégance; 
aux  boutonnières,  aux  crevées ,  aux  manchettes  de  son  vêtement , 
papillotait  la  plus  fine  dentelle;  sa  perruque,  d'un  blond  vif,  ne 
dissimulait  pas  cependant  très-bien  les  nuances  de  la  barbe,  dont 
le  poil  roux  perçait  de  tous  côtés,  au  menton,  dans  les  sourcils, 
sur  les  lèvres,  en  avant  de  l'oreille,  tantôt  par  mèches  volon- 
tiers blanchies,  tantôt  sous  forme  de  hoiipes  un  peu  dorées. 
Cette  ravissante  figure  de  culbas  et  de  lansquenet,  cette  invo- 
lontaire physionomie  de  mascarade  appartenait  au  premier  poète 
en  France  qui  eut  un  carrosse,  au  rimeur  fortuné  qui  vécut 
magnifiquement  trente  années  sur  le  capital  de  ses  madrigaux,  à 
l'intrépide  académicien  qui  osa  mettre  toutes  les  Métamorphoses 
d'Ovide  en  rondeaux,  sans  oublier  la  préface,  le  privilège  et  même 
l'errata  de  la  traduction;  au  bel-esprit  fort  laid  dont  les  femmes 
titrées  se  disputaient  l'entretien,  et  qu  elles  fournissaient  publique- 
ment de  bois  en  hiver-,  au  singulier  génie  qui  était  gravement 
compté  parmi  les  trois  plus  originales  imaginations  de  l'époque, 
à  savoir  Voiture,  Corneille  et  lui.  Cet  homme   unique,  dont 


REVUE    DE    PARIS.  ^47 

Christine  de  SaèJe  appréciait  les  ballets  autant  que  la  philoso- 
phie de  Descaries,  cet  imprésario  de  livret  qui  mourut  nona- 
génaire et  enseveli  sous  les  roses,  ce  n'était  pas  Racan,  Segrais  ou 
même  Dangeau  :  c'était  l'auteur  du  fameux  sonnet  sur  Job, 
M.  Isaac  de  Benserade. 

Deux  peines  fort  dures,  également  individuelles,  mais  remai- 
quableniLUt  différentes,  arrêtaient  M.  de  Benserade  au  pied  de 
l'escalier  de  la  Daiipliine.  D'abord  il  attendait  la,  pour  ne  le  point 
manquer,  M.deSeroni,évêquedeMende;  ce  prélat  lui  devait  deux 
mille  écus  de  pension  sur  les  revenus  de  son  épiscopat,  pension 
qui  était  un  legs  du  cardinal  Mazarin  au  poète,  et  dont  l'évêque 
avait  pris  la  mauvaise  habitude  de  ne  payer  ni  les  arrérages  ni  les 
intérêts.  Benserade,  qui  épiait  Seroni  avec  une  certaine  colère, 
était  en  même  temps  altéré,  et  par  le  souvenir  brûlant  de  la  dette, 
et  par  la  répétition  du  ballet,  d'autant  plus  fatigante,  que  les  dames 
de  la  Dauphine  ne  possédaient  pas  encore  un  jarret  bien  osé ,  la 
chambre  de  la  reine  ne  donnait  plus  que  des  filles  dévotes  ou  ca- 
gneuses; le  temps  des  Montespan  et  des  Lamothe-Houdancourt  était 
passé,  et  il  avait  fallu  au  poète  vaincre  l'émotion  de  la  nouveauté  et 
la  raideur  des  hanches.  Quand  M.  de  Seroni,  parvenu  au  bas  du  de- 
gré, vit  la  face  ruisselante  et  empourprée  de  son  pensionnaire,  il  se 
rappela  subitement  la  pension  -,  et,  comme  il  étaitadroit,  redoutant 
une  scène  sous  les  appartemens  du  grand  roi ,  il  se  bâta  de  compli- 
menter son  créancier  sur  l'éclat  prochain  du  Triomphe  de  l'Amour^ 
et  d'exprimer  combien  il  regrettait  que  le  caractère  sacré  de  ses 
fonctions  lui  défendît  la  jouissance  d'une  si  aimable  littérature. 
Pendant  ce  discours,  Benserade,  un  peu  calmé,  rajustait  avec  or- 
gueil sa  perruque  5  mais  le  prélat,  qui  voyait  au  bout  de  ces  préve- 
nances une  manière  facile  de  remboursement,  voulut  achever  le 
fâcheux.  Il  connaissait  particulièrement  un  valet  italien  cbargé  de 
préparer  des  eaux  a  la  glace  pour  le  service  des  buffets  ;  il  lui  or- 
donna d'en  porter  sur-le-cbainp  un  grand  verre  h  M.  de  Bense- 
rade; et,  tandis  que  son  pensionnaire  étonné  se  rafraîchissait  à 
loisii-,  l'évêque  salua  d'un  coup  de  chapeau  très-luunble,  cnfda  la 
galerie  et  disparut  aux  yeux  du  poète  qui  buvait  encore.  Si  nous 


!i48  REVUE    DE    PARIS. 

ne  savions  pas  que  Molière  était  mort  à  cette  époque,  rien  n'em- 
pêcherait de  croire  qu'il  fut  témoin  de  cette  plaisanterie  florentine, 
et  qu'il  écrivit  sur  ses  tablettes,  caché  derrière  un  des  gros  piliers 
du  vestibule,  la  première  esquisse  de  la  scène  de  Don  Juan  et  de 
M.  Dimanche.  C'est  la  même  saillie  dans  l'aventure,  ce  sont  pres- 
que les  mêmes  poses  dans  l'entrevue  ;  Sganarelle  n'est  pas  oublié. 
Nouvelle  preuve  que  la  plume  de  Molière  n'a  dû  tracer  que  des 
portraits  contemporains,  et  que  son  théâtre  vaut  mieux  qu'une 
histoire. 

Mais  une  sollicitude  plus  noble  tourmentait  aussi  Benserade. 
Le  Triomplie  de  V Amour  fut  le  chant  du  cygne  et  son  livret  de 
retraite.  Il  semblait  que  cet  ingénieux  artiste  pressentît  la  chute  de 
ses  petits  talens  sous  l'avonement  des  danseurs.  Pendant  trente 
années,  depuis  1630,  M.  de  Benserade  avait  exclusivement  l'églé 
les  plaisirs  chorégraphiques  de  Louis  XIV  ;  il  avait  fait  danser  ce 
prince  "a  tous  les  âges  de  la  vie,  comme  les  jésuites  le  faisaient  aimer 
a  toutes  les  crises  de  leur  influence.  Les  ballets  ne  s'étaient  pas 
plus  ralentis  que  les  maîtresses.  Le  Triomphe  de  l'Amour  était  le 
premier  intermède  où  le  roi  se  fût  abstenu  de  choisir  im  rôle. 
L'imprésario  comprit  que  cet  arrêt  de  la  vieillesse  pour  le  mo- 
narque devenait  un  arrêt  d'oubli  pour  le  sujet  fidèle.  Il  n'y  avait 
plus  de  Louis  XIV  au  théâtre  ;  il  n'y  avait  plus  de  Benserade  dans 
les  coulisses.  Sur  la  tombe  d'un  roi  germain  on  égorgeait  ses  es- 
claves favoris  :  le  monarque  français,  plushiunain,  ne  sacrifiait  a 
M™^  de  Maint enon  que  la  gloire  de  quelques  rondeaux. 

Quand  le  malheureux  poète,  étourdi  par  les  espiègleries  du 
prélat,  se  fut  h  son  tour  glissé  dans  la  salle  des  ballets  da  château, 
il  saisit  d'un  coup  d'œil  toute  la  portée  de  sa  détresse  ;  les  larmes 
mouillèrent  silencieusement  ses  paupières  injectées  de  sang  par  les 
veilles.  Déjà  le  marquis  de  Dangeau,  assis  avec  complaisance  sur 
un  tabouret  élevé,  usurpait  son  emploi.  Dangeau  avait  inventé  les 
loteries,  comme  Benserade  les  intermèdes,  pour  la  cour;  mais  les 
intennèdes  ne  convenaient  plus,  et  les  loteries  prenaient  fiiveur. 
Aussi  Benserade  était  morfondu  sous  les  draperies,  tandis  que 
Dangeau  rayonnait  de  vanité  sur  sa  scllcUc.  Le  courtisan  déchu 


REVUE    DE    PARIS.  2  jQ 

dévora  stoïquement  ce  premier  affront  ;  mais  ses  regards,  en  se 
promenant  dans  la  salle,  retrouvèrent  de  plus  cruelles  douleurs. 
Nulle  part,  comme  au  temps  de  la  Montespan,  ces  forêts  de  ru- 
bans et  de  nœuds  a  la  Caudale,  cette  suave  oJeur  de  jeunesse,  de 
galanterie  et  de  conquête  ;  ce  flot  de  lumière  et  de  bruit ,  ces  vo- 
luptés du  luxe,  cet  épanouissement  dn  plaisir,  brasiers  de  fleurs 
et  de  feux  ^  aurait  dit  Sévigné.  La  figure  pâle  de  Mn^^  Je  Mainte- 
non  ,  qui  se  montrait  au  fond  d'une  tribune,  ne  donnait  aucune 
espérance  h  Benserade.  Cette  femme  lui  paraissait  toujours  après 
coup  des  saignées  de  précaution  qu'elle  se  laissait  faire  pour  ne 
pas  rougir,  tandis  qu'elle  entretenait  le  roi  du  ciel  et  de  pénitence. 
Vis-à-vis  de  ce  fantôme  en  robe  noire,  dans  une  estrade  plus  co- 
quette et  parmi  les  filles  d'honneur  de  la  princesse  de  Bavière,  on 
voyoit  bien  M'^^  de  Cbâteautliiers ,  nullement  déconcertée  par  la 
si  rapide  mort  de  Fontanges,  étalant  des  grâces  tardives  ou  insuf- 
fisantes, et  rêvant  un  caprice  amoureux  que  le  cœur  du  monarque, 
trop  dévot  ou  trop  sénile,  n'avait  jamais  eu;  mais,  a  riinmobilité 
déjà  souveraine  de  M™^  Scarron,  au  décousu  de  la  fête  et  de  l'é- 
tiquette, a  l'ennui  des  visages,  au  retard  inaccoutumé  du  roi  et 
principalement  a  la  présence  des  danseurs  de  l'Opéra,  un  liomme 
expérimenté  sur  les  choses  de  la  cour  devinait,  au  premier  mo- 
ment, une  révolution  entière.  M.  de  Bcnscradc  avait  beaucoup 
de  cette  expérience. 

Il  ne  manqua  même  pas  au  courtisan  la  plus  foudroyante  preuve. 
Enfin  Louis  XIV  parut,  mais  en  robe  de  chambre!  Benserade  fut 
attéré.  En  vain  il  estimait  plusieurs  milliers  d'écus  la  robe  de 
chambre,  en  vain  il  admirait  le  chapeau  a  plumes  dont  le  mo- 
narque était  coiffé  :  chapeau  a  plumes  et  robe  de  chambre  boule- 
versaient le  poète,  comme,  dans  nos  habitudes,  voiture  et  para- 
pluie. Cet  incident  pénible  éveilla  ses  susceptibilités,  a  rencontre 
des  plus  vulgaires  détails.  Il  ne  tombait  pas  un  gant,  il  ne  se  ra- 
massait pas  un  bouquet,  qu'il  ne  fut  aussitôt  blessé  dans  la  reli- 
gion de  ses  souvenirs  et  des  bonnes  manières.  Une  présidente  qu'il 
ne  connaissait  pas  leva  résolument  la  main  et  lui  dit  :  «  Picnoucz 
ma  manchette  !  »  11  culcudit  avec  un  serrement  de  poitrine  ?-I'"<=  de 


25o  REVUE    DE    PARIS. 

La  Fayette  inviter  tout  haut  quelque  amie  à  un  médianoche  de 
petit  salé  pour  la  fin  du  spectacle.  Les  formes  du  langage  ne  l'é- 
tonnaient  pas  moins  que  le  mépris  des  usages.  Lesdiguières,le  mau- 
vais sujet  à  la  mode,  appuyé  sur  la  crépine  d'un  fauteuil,  disait  à 
une  nonchalante  qui  ne  récoutait  pas  :  «  Lu  praticable  beauté ,  je 
m'embarque  à  vous  aimer  de  passion  ;  mais  du  dioit  dont  vous 
êtes  ,  je  ne  fonde  aucun  espoir  en  un  commerce  de  vos  douceurs,  a 
Benserade  était  d'autant  mieux  venu  a  se  moquer  de  ces  façons  de 
dire,  que,  dans  sa  jeunesse,  il  avait  tourné  les  fadeurs  de  cour 
avec  grâce.  On  en  peut  juger  par  les  stances  a  M™e  de  Hautefort, 
dont  nous  transcrivons  les  plus  curieuses  : 

D'où  vient  sur  votre  teint  cette  fraîcheur  nouvelle , 
Qui  vous  fait  éclater  mieux  que  vous  n'éclatiez? 
Je  vous  trouve  plus  grasse  et  vous  trouve  plus  belle 
Encor  que  vous  n'e'tiez... 

Votre  vie  est  changée ,  et  vous  en  menez  une 
A  qui ,  dans  la  bassesse  ,  un  beau  loisir  est  joint. 
Si  le  soin  de  la  cour  profite  à  la  fortune , 
Il  nuit  à  l'embonpoint... 

Votre  ame,  qui  n'est  pas  de  la  trempe  commune. 
Et  dont  les  mouvemens  sont  sublimes  et  droits. 
Fait  aussi  peu  de  cas  du  vent  de  la  fortune 
Que  des  soupirs  des  rois... 

Son  proce'de'  {de  la  reine)  n'a  rien  que  de  saint  et  d'auguste 
Un  sujet  sans  raison  n'en  est  pas  assailli. 
Les  rois  n'ont  jamais  tort ,  et  leur  colère  est  juste, 
Quoiqu'on  n'ait  pas  failli... 

Avec  de  tels  principes,  il  n'était  pas  étonnant  que  Benserade  eût 
frémi  de  voir  son  maître  en  robe  de  chambre.  La  représentation 
du  Triomphe  de  l'Amour  ne  fut  donc  pour  le  poète  qu'une  longue 
et  dérisoire  agonie. 

Le  rideau  s'ouvrit...  Etrange  contraste!  dans  un  siècle,  dans 


REVUE    DE    PARIS,  25l 

im  goiiveriiement,  dans  une  monat-cliie ,  on  la  noblesse  formait 
tout  le  rouage  social,  les  princes  du  sang,  riiériiier  du  trône  et 
les  femmes  les  plus  illustres  exécutaient ,  avec  les  danseurs  de 
rOpéra ,  le  divertissement  royal.  Zimmermann  ,  le  pliilosophe 
allemand ,  raconte  qu'un  dimanche ,  comme  il  revenait  de  Tria- 
non  a  Versaiiles,  il  aperçut  beaucoup  de  monde  sur  la  terrasse 
du  cliâteau;  il  vit  Louis  XV  et  madame  Du  Barry  aux  fenêtres 
et  riant  a  gorge  déployée.  Un  courtisan  fort  leste,  auquel  on 
avait  attaché  un  bois  de  cerf  aux  oreilles  et  qui  représentait  la 
bête,  était  poursuivi  par  une  douzaine  de  gentilshommes  qui  si- 
mulaient la  meute  et  aboyaient  avec  imagination.  Cerf  et  chiens 
sautaient  dans  le  grand  canal,  en  sortaient,  y  rentraient,  cou- 
raient de  tous  côtés  avec  des  battemens  de  mains  qui  ne  finis- 
saient pas. — Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  demanda  le  voyageur  a 
un  valet. — Monsieur,  répondit  sérieusement  le  piqueur,  c'est  pour 
le  divertissement  de  sa  majesté.  Déjh ,  sous  la  régence  ,  on  avait  vu 
le  duc  d'Orléans  figurer  dans  les  quadrilles  masqués  du  bal  de  l'O- 
péra et  recevoir  très-gaiement  dans  les  reins  les  coups  de  pied  de 
l'abbé  Dubois.  Mais,  avouons-le,  l'avilissement  datait  du  règne 
de  Louis  XIV;  il  commença  du  jour  oii  le  pauvre  Benscrade  fut 
obligé  d'écrire  une  entrée  de  ballet  pour  monseigneur  le  Dauphin 
ou  le  danseur  Lcstang ,  à  volonté  î  Les  singularités  de  l'époque  ne 
s'arrêtaient  pas  la;  on  aurait  trouvé  malséant  qu'une  simple  bour- 
geoise dansât  sous  les  yeux  du  monarque  en  compagnie  des  cory- 
phées et  des  gagistes  du  théâtre  ;  on  ne  voulait  pas  de  roture  dans 
les  intermèdes  de  Saint-Germain  :  et  cependant  Pécour  avec  les  ailes 
de  Borée,  Favre  avec  la  tunique  étoiléc  d'Orythic,  gandjadaient 
autour  de  mesdemoiselles  de  Tonnerre  ,  de  Clisson  et  de  Poitiers, 
nobles  et  fières  dryades  ,  gravement  emprisonnées  dans  des  jupons 
parodiant  l'écorce  et  coiffées  de  pyramides  imitant  les  feuilles  et 
les  rameaux  du  Pinde  :  ces  nymphes  regardaient  le  coiqde  roi  des 
vents  volliger  entre  leurs  frisures;  elles  en  escortaient  la  victoire, 
elles  en  décoraient  le  talent;  et  personne  ,  dans  cette  aristocratique 
réunion,  pas  même  Louis,  ne  voyait  l'imprudence  de  rapprocher 
£>i\v  un  commun  tncati'c  les  génies  du  Palais-Royal  et  les  divip.*-  ' 


aS-i  REVUE    DE    PARIS. 

tés  de  Marly.  C'est  ainsi  que  se  commettent  a  l'imprévu  les  plus 
grandes  fautes  politiques. 

Le  Triomphe  de  l'Amour  n'était  pas  seulement  un  événement 
sinistre  parles  premières  infractions  tentées  a  l'étiquette  du  ballet, 
il  avait  encore  des  résultats  fâcheux  pour  l'art  de  Quinault  comme 
pour  les  pensions  de  Beuserade.  Ordinairement,  dans  les  aii'iens 
ballets  de  la  cour,  Lulli  composait  la  musique,  Quinault  écrivait 
les  paroles  du  chant,  et  Beuserade  donnait  les  vers  du  livret  qui 
confondaient  avec  grâce,  en  d'ingénieuses  peintures,  l'esprit  du 
rôle  et  le  caractère  du  danseur.  Sous  ce  rapport,  au  temps  de  ses 
prouesses  chorégrapliiques ,  Louis  XIV  avait  épuisé  les  types  de 
la  mythologie ,  sans  fatiguer  jamais  l'invention  de  Beuserade. 
Mais,  dans  le  Triomphe  de  l'Amour ,  outre  l'absence  du  mo- 
narque et  la  présence  insultante  de  l'Opéra ,  le  triumvirat  des 
artistes  affichait  son  mécontentement  et  sa  lassitude;  Quinault,  ri- 
che, glorieux,  n'avait  pas  eu  l'énergie  déterminer  cette  dernière 
besogne,  et  Beuserade,  pour  l'honneur  du  métier,  avait  presque 
rempli  sa  tâche ,  et  douloureusement  fait  face  a  deux  inspirations  j 
Lulli ,  furieux  qu'on  eût  fouetté  et  renfermé  a.  Saint-Lazare  son 
mignon  Brunet,  avait  broché  l'intermède  et  menaçait  de  quitter  la 
France.  D'ailleurs  le  Triomphe  de  l'Amour  manquait  aux  classi- 
ques règles  du  genre  ;  il  était  au  ballet  royal  des  Noces  de  Pc'le'e  et 
de  Thétis  ce  que  Robert  Macaire  est  a  une  tragédie  de  M.  Vien- 
net  ;  l'idée  mythologique  ne  s'y  formulait  pas  majestueusement 
comme  dans  Hercule  amoureux ,  ou  spirituellement  comme  dans 
l Impatience,  ou  allégoriquement  comme  dans  les  Bien- Feîius , 
ou  rustiquement  comme  dans  les  Saisons.  C'était  quelque  chose  de 
brouillé,  de  bâtard,  d'incohérent  et  de  recousu;  cela  ressemblait 
beaucoup  a  une  émeute  dramatique.  On  n'y  saisissait  aucun  plan; 
on  n'y  démêlait  aucune  imagination  nouvelle,  rien  de  lumineux  et 
de  profond.  Il  y  avait  des  mascarades  et  des  travestissemens ,  des 
théories  grecques  et  des  néréides ,  de  l'histoire  et  de  la  fable  ;  vingt 
entrées  s'enchevêtraient  avec  platitude,  sans  unité,  sans  variété; 
quelques  njnnphcs  tendaient  la  main  a  huit  Plaisirs  qui  fuyaient  le 
^dieu  Mars  et  quatre  veaux  marins,  lesquels  se  cachaient  dans 


REVUE    DE    PARIS.  ^53 

Athènes,  où  Diane  et  Endymion  se  promenaient  au  clair  de  lune, 
pour  céder  la  place  à  Bacchus  et  à  l'Inde ,  dont  Apollon  calmait 
l'ivresse  en  évoquant  d'un  bosquet  Ariane,  Pan,  Flore  et  Zé- 
pliire.  Je  vous  le  demande  :  où  était  la  pensée?  Triste  consé- 
quence d'un  système  de  gouvernement  qui ,  depuis  les  femmes  de 
la  cour  jusqu'au  dictionnaire  de  Chompré  ou  tout  autre  diction- 
naire, avait  usé  les  ressorts  du  pouvoir  absolu! 

Il  était  évident  que  cette  philosophie  du  spectacle  n'échapperait 
pas  a  la  sagacité  de  Louis  XIV;  mais  l'unique  remède  au  mal  eût 
été  de  chausser  encore  le  soulier  plat  du  danseur,  et  Mme  Jg  Main- 
tenon  n'y  aurait  jamais  consenti  ;  elle  serait  plutôt  morte  dans  les 
saignées.  Aussi,  quand  les  corbeilles  d'argent,  chargées  de  fruit  et 
portées  au  bras  des  pages,  eurent  circulé  parmi  les  dames ,  le  mo- 
narque demanda  sa  canne,  les  travées  s'agitèrent ,  on  ferma  le  ri- 
deau; la  vingtième  entrée  fatiguait  déjà  ce  vieillard  pieux  de 
quarante-deux  ans.  Alors,  se  tournant  vers  le  triumvirat,  qui, 
chapeau  bas  et  l'œil  terne,  attendait  un  remerciement  du  maître, 
il  dit  "a  l'auteur  du  livret  ces  paroles  significatives,  avec  un  sou- 
rire plein  de  dédain  et  de  mélancolie  :  «  Beascrade,  on  représen- 
tera ceci  au  Palais-Royal.  Vous  êtes  avertis,  messieurs.  » 

Benserade,  la  mort  au  cœur,  s'inclina.  Le  grand  ballet  était 
rayé  de  la  vie  du  grand  roi. 

Maintenant  ce  n'est  plus  la  seule  aristocratie  française  qui  va 
défrayer  les  exigences  du  ballet  ;  ce  ne  sont  plus  uniquement  les 
duchesses  et  la  famille  royale  qui  renouvelleront  le  personnel,  les 
juges  et  l'auditoire  du  théâtre  dansant  :  c'est  le  peuple  tout  en- 
tier, avec  ses  turbulences  infinies  et  la  diversité  poétique  de  ses 
engouemens ,  c'est  la  nation  elle-même  qui  désormais  choisira  les 
artistes,  réglera  les  destinées  et  soutiendra  les  progrès  de  la  choré- 
graphie. La  monarchie  de  Louis  XIV  a  déjà  dépouillé  un  de  ses 
privilèges  :  elle  ne  danse  plus.  Le  ballet  du  monarque,  décou- 
ronné sans  doute,  mais  popularisé,  s'abaisse  vers  Paris  des  pla- 
teaux de  Saint-Germain  et  de  Versailles  ;  il  descend  au  Palais- 
Royal  avec  ses  charmilles  pouponnes,  ses  colonnades  fleurdelisées, 
ses  bacchantes  a  hauts  talons  et  son  chef  d'emploi  en  tonnelet  ;  il 

TOME   XIX.      JUILLET.  i^  '    . 


254  REVUE    DE    PARIS. 

demande  a  la  roture  des  sensations  neuves,  des  regards  éblouis, 
un  public  frais,  dispos,  novice,  et  quelquefois  sans  perruque. 
Comme  la  femme  de  quarante  ans,  il  a  besoin  de  jeunes  yeux  et 
de  fougueuses  ignorances.  La  révolution  s'étend  plus  loin  encore. 
Pour  tenir  lieu  au  peuple  des  dames  de  cour  empesées  et  fardées, 
le  ballet  puise  ses  premiers  sujets  dans  le  peuple ,  ses  fées  dans  le 
peuple,  ses  magiciennes  dans  le  peuple  ;  toute  fille  élancée,  légère 
et  belle  a  son  domaine  ouvert,  sa  fortune  acquise,  ses  armoiries 
parlantes,  sur  les  planches  de  l'Opéra;  grisettes,  lacez- vous! 
mères ,  ne  dormez  pas  !  les  danseuses  régnent.  Elles  régnent  par 
le  droit  le  plus  imprescriptible,  le  plus  antique,  le  plus  naturel, 
le  plus  séduisant,  le  plus  durable;  elles  régnent  par  la  volupté. 
C'est  en  son  nom  que  tous  ces  abbés,  tous  ces  commis  aux  ga- 
belles, tous  ces  clercs  de  basocbe,  tous  ces  frocards  déguisés,  tous 
ces  marchands  ébahis,  vont  se  ruer  en  applaudissemens  frénétiques 
et  tourbillonner  dans  le  parteri-e  en  luxurieuses  cohues.  Il  n'y  a 
plus  qu'une  divinité  au  théâtre ,  il  n'y  a  plus  qu'une  puissance 
dans  les  arts,  il  n'y  a  plus  qu'une  femme  dans  Paris  :  c'est  la  dan- 
seuse de  l'Opéra. 

Avez-vous  lu  dans  les  lettres  d'Aïssé  cette  charmante  histoire 
d'un  prêtre  qui  ne  voulut  point  mourir  sans  voir  Arlequin?  Lisez- 
la  ;  c'est  le  portrait  vivant  de  l'influence  du  théâtre  sur  les  deux 
derniers  siècles  que  le  portrait  de  cet  homme  ;  c'est  la  chronique 
des  foyers  avant  et  depuis  la  régence ,  que  cette  aventure  fort  peu 
canonique  d'un  chanoine.  Mais  comment  vous  dire,  lorsque  si 
parfaitement  Aïssé  vous  l'a  dit,  et  ce  péché  sournois  d'un  docteur 
en  Sorbonne ,  et  ses  naïves  confidences  au  vieux  laquais ,  et  la 
vieille  robe  de  l'aïeule ,  et  les  vieilles  rancunes  des  partisans  de 
Molina?  Cela  forme  dans  le  style  delà  Grecque  le  plus  joli  roman, 
la  plus  enivrante  bouffonnerie,  surtout  lapins  fine  et  la  plus  cu- 
rieuse révélation  des  mœurs  intermédiaires  de  l'époque.  Le  cha- 
noine a  soixante-et-dix  ans,  il  est  très-aimé  de  l'archevêque  de 
Paris,  il  [loge  dans  le  cloître  de  Notre-Dame  ;  il  a  une  stalle  au 
chœur,  une  voix  au  chapitre,  une  grasse  prébende  ;  mais  il  est  en 
même  temps  janséniste  :  il  ne  croit  pas  a  la  grâce  suffisante!  C'en 


REVUE    DE    PARIS.  255 

fut  assez  pour  distraire  son  esprit  dévot  en  de  bucoliques  et  mon- 
daines pensées.  Maintenant,  voyez  comme  les  prévarications 
s'enchaînent,  comme  vont  se  dédnire  les  tentations  de  la  chair 
les  unes  des  autres,  a  commencer  par  les  falbalas  de  la  grande- 
mère,  h  finir  par  les  grimaces  d'Arlequin  !  Ce  bon  prêtre,  Biroteau 
de  la  Régence,  qui  avait  peut-être  fait  le  voyage  d'Alelh  avec 
Claude  Lancelot,  dans  sa  jeunesse,  pour  voir  les  chausses  percées 
de  Nicolas  Pavillon  et  manger  a  sa  table  le  mets  de  Texil ,  piscicu- 
los  paucos ,  le  voila  qui  demande  pour  extrême-onction  la  vue  de 
là  comédie,  les  lumières  sataniques  de  la  rampe  et  les  vapeurs 
du  parterre;  le  voila  qui  revient  aux  démangeaisons  de  collège, 
au  prurit  du  séminair  «et  de  la  continence.  Sicut  cen^us  deside- 
rat  ad  fontes  aquarinn.  Les  psaumes  n'ont  jamais  si  bien  parlé. 

Donc  notre  chanoine  tire  de  1  armoire  les  bardes  excommuniées 
de  sa  grand'mère;  il  les  essuie,  il  les  secoue  ,  il  les  baise  pieuse- 
ment; il  pleure,  car  il  va  déshonorer  leur  martyre.  Les  coiffes 
longues  lui  rappellent  les  dernières  souffrances  de  Port-Royal ,  la 
haute  cornette  exhale  encore  le  parfum  des  prêches  de  Saint-Séve 
rin ,  les  manchettes  sont  aussi  jaunes  et  rances  qu'une  proposition 
de  Baïus.  Bref!  il  revêt  ces  nippes  austères,  il  prend  un  éventail, 
il  bénit  son  laquais ,  et,  la  queue  troussée  comme  une  élégante 
du  temps  de  M™c  de  Maintenon,  il  traverse  Paris,  du  cloître 
Notre-Dame  a.  la  rue  Mauconseil.  Enfin,  il  arrive  \\  Phôtel  de 
Bourgogne.  Notre  janséniste  se  place  a  ramphithéàtre  ;  il  voit  la 
comédie  et  les  Pantalons,  et  Lélio,  et  Pamphile,  et  Angélique,  et 
Arlequin  surtout;  il  voit  ces  personnages  bouffons  dont  le  nom  ne 
change  pas,  dont  les  plaisanteries  seules  changent  de  masque  et  de 
costume.  Li,  c'est  Arleqiiin  qui  vend  sa  maison  a  Octave,  et  qui  tire 
pour  échantillon,  de  la  basque  de  son  casaquin,  un  gros  plâtras; 
et  le  chanoine  de  rire  plus  fort  qu'aux  farces  de  Molière.  La,  c'est 
Octave  qui  reproche  a  Arlequin  de  n'avoir  qu'un  père;  je  n'ai  pas 
le  moyen  d'en  avoir  davantage,  répond  le  mime,  et  le  chanoine, 
à  ces  mots,  à^  s'étouffer  dans  son  corset  de  femme,  sous  ses 
mouches  d'cm]i:--îMi.  Il  contemple  avec  ravissement  le  petit  cha- 
peau, la  sangle  ,  Tépéc  de  bois  ;  il  demande  ce  que  c'est  que  Pas- 


a56  REVUE    DE    PARIS. 

quariel,  le  compère  d'Arlequin  ;  il  jouit  par  les  yeux  de  toutes  ces 
choses  et  quibusdam  aliis  que  le  cloître  Notre-Dame  proscrit  du 
Bréviaire.  Le  janséniste  représente  merveilleusement  la  vie  con- 
ventuelle aux  prises  avec  les  diableries  séduisantes  et  les  péchés 
civilisateurs  du  théâtre. 

Mais  il  y  eut  un  malheur  :  les  dames  du  balcon ,  a  l'hôtel  de 
Bourgogne,  étaient  coiffées  h  V équivoque,  au  papillon j  en  dor- 
meuse. Notre  chanoine  avait  sur  la  tête  quarante -cinq  années  de 
date  et  presque  deux  règnes.  M™<^  de  Parabère  le  lorgna  avec  un  fou 
rire,  il  fut  perdu!  Arlequin  lui-même  quitta  la  scène  et  vint  lui 
parler  a  l'oreille;  le  pauvre  prêtre  n'eut  que  le  temps  d'enjamber 
les  banquettes;  déjà  les  molinistes  s'ameutaient  dans  le  corridor; 
le  chanoine  enfile  un  escalier,  deux  escaliers,  brise  une  lanterne, 
écrase  un  chien  et  tombe  sur  le  nez  d'un  exempt.  Autre  malheur! 
L'exempt  était  molinistc  :  il  mit  impitoyablement  le  chanoine  en 
fourrière  ;  le  lieutenant  de  police  était  moliniste  :  il  turlupina  et 
calfeutra  le  chanoine  ;  enfin  le  gouvernement  lui-même  était  mo- 
liniste :  le  chanoine  fut  exilé.  L'histoire  ne  dit  pas  ce  qu'il  advint 
de  la  robe  de  l'aïeule;  mais,  je  vous  le  répète,  lisez  tout  ce  pro- 
logue charmant  de  comédie  dans  Aissé.  On  dirait  que  Parabère 
elle-même  lui  a  dicté  l'aventure. 

Eh  bien  !  si  le  soleil  de  Louis  XV  vit  un  chanoine  janséniste 
désirer  la  comédie  italienne,  in  articulo  mortis,  le  soleil  de 
Louis  XIV  vit  mi  religieux  poète  convoiter  une  chaconne  et  les 
danseuses,  inter  pocida.  Il  y  avait  au  faubourg  Saint-Germain, 
dans  la  rue  Saint-Victor,  a  quelques  pas  de  la  place  Maubert, 
une  abbaye  sombre ,  funèbre ,  étranglée ,  grillée ,  farcie  de  manu- 
scrits, de  revenans,  de  bouteilles  vides  et  de  distiques  virgiliens. 
C'était  la  que  vivait,  ou  plutôt  que  buvait  Jean  de  Santcul,  /"ic- 
torinus.  Ce  moine  écrivait  dans  la  langue  d'Ovide  mieux  que 
Sannazar,  Rapin,  Cossard,  Juvencius,  Commire,  Vavasseur; 
mieux  que  Ménage,  mieux  que  Voiture;  ce  moine,  tous  les 
ans,  recevait  de  la  ville  de  Dijon  deux  muids  de  son  meilleur 
crû;  ce  moine  dépensait  autant  de  verve  a  louer  le  caniche  de  la 
duchesse  de  Bourbon  qu'a  foudroyer  les  jésuites  ;  ce  moine  sablaîfe 


REVUE    DE    PARIS.  'i^y 

avec  la  princesse  des  rôties  au  vin  de  Beaune ,  sous  les  tilleuls  de- 
Chantilly,  et,  aux  pieds  de  la  princesse,  en  congratulant  le  ca- 
niche, barbouillait  des  vers  que  Pierre  Corneille  s'estimait  heu- 
reux  de  traduire  en  son  français  de  bronze ,  témoin  ceux-ci  t 

Que  le  dieu  de  la  Seine  a  d'amour  pour  Paris  I 

Dès  qu'il  en  peut  baiser  les  rivages  clie'ris  , 

De  ses  flots  suspendus  la  descenle  plus  douce 

Laisse  douter  aux  yeux  s'il  avance  ou  rebrousse; 

Lui-même  à  son  canal  il  dérobe  les  eaux  ; 

Qu'il  y  fait  rejaillir  par  de  secrètes  veines  , 

Et  le  plaisir  qu'il  prend  à  voir  des  lieux  si  beaux, 

De  grand  fleuve  qu'il  est ,  le  transforme  en  fontaine. 

Les  vers  latins  de  Sanîeul,  inspirateurs  de  ce  madrigal ,  nous  ne. 
les  citerons  pas  ;  ils  étaient  autrefois  sur  la  pompe  du  pont  Notre-- 
Dame :  ils  sont  maintenant  dans  la  mémoire  de  tous  les  pro- 
fesseurs. 

Pourtant  ce  moine ,  si  grand  cpi'il  osa  presque  déifier  Arnauld. 
en  face  du  père  de  La  Chaise,  eut  une  faiblesse  pour  l'Opéra,  comme 
la  veuve  Scarron,  une  nuit,  pour  Villarceaux.  Les  hautes  intel- 
ligences sont  ainsi  faites. 

Dans  nos  mœurs  actuelles,  on  ne  cherche  vraiment  sur  les  plan- 
ches de  l'Opéra  qu'une  femme  plus  ou  moins  jolie,  qu'une  artiste 
plus  ou  moins  bondissante,  qui  fait  de  ses  jambes  ce  qu'elle  veut, 
et  de  son  corps  fréquemment  ce  qu'elle  veut  aussi.  Les  spectateurs 
béans,  qui  se  pressent  de  la  baignoire  au  cintre,  socialement  ni- 
velés par  la  révolution,  égaux  en  impressions  comme  devant  la 
Charte,  ayant  les  mêmes  idées,  parce  qu'ils  paient  tous  le  même- 
impôt,  ces  gens-lh  ne  s'inquiètent  pas  beaucoup  de  trouver  un: 
sens  aux  émotions  du  théâtre  ;  ils  se  rencontrent,  pour  la  plupart >. 
dans  un  mesquin  esprit  d'admiration ,  dans  une  excitation  passa- 
gère et  sensuelle ,  dans  un  plaisir  uniquement  oculaire.  Le  tour 
de  pied  risqué  par  la  danseuse  éveille  dans  ce  public  une  ivresse 
agréable,  communi'ativc,  mais  très-uniforme  ;  elle  est  sans  variété;,,. 


■258  RKVUE    DE    PARIS. 

sans  écho,  sans  fanatisme,  sans  aucune  de  ces  démences  profondes 
*qme  les  mœurs  de  Tancienne  Rome  nous  retracent  avec  tant  d'é- 
nergie. Ce  ne  serait  assurément  pas  en  voyant  sauter  Perrot  que  les 
merveilleuses  de  la  Chaussée  d'Anlin  éprouveraient  ces  distrac- 
tions dont  Juvénal  repioche  Tabus  aux  matrones ,  sur  leurs  gradins 
de  marbre,  au  Cirque  et  devant  rirrésislil)le  jeu  de  Bathylle.  Aces 
têtes  pudiques  et  blondes,  qui  viennent  incliner  avec  mélancolie 
leur  visage  pâle  sous  les  bougies  de  M.  Véron,  on  surprendrait 
difficilement  une  exclamation  pareille  au  cri  plein  de  chaleur  et 
d'ame  qu'une  des  filles  du  régent  laissait  échapper,  en  1710,  dans 
sa  loge,  a  la  vue  d'un  chanleur  :  Ah!  mon  cher  Cochereau,  que 
je  {aime!  Nous  n'en  sommes  plus,  pour  la  danse,  a  ces  fureurs 
d'enthousiasme  si  naïves ,  a  ces  religions  d'art  si  dévergondées. 
Quand  Taglioni  voltige,  le  dandy  parisien  ressent  toutes  les  dou- 
ceurs d'une  chorégraphie  énervante  ;  il  digère  avec  plus  d'aisance, 
il  croit  fumer  un  fabuleux  cigane  ;  mais  c'est  la  son  unique  jubi- 
lation :  il  a  simplement  passé  d'un  vin  a  une  liqueur,  du  Cham- 
pagne a  l'Essler;  l'imaginatiou  fashionable  ne  va  ni  plus  haut  ni 
plus  loin.  Après  le  dandy,  dont  les  jouissances  forment  l'expres- 
sion la  plus  noble  des  plaisirs  de  l'Opéra,  les  émotions  de  la  danse 
s'aplatissent,  décroissent  et  vont  perdant  en  délicatesse  jusqu'au 
substitut  de  province  et  au  lieutenant  de  garnison.  A  cette  foule 
superficielle  et  neiveuse  elle  reste  un  délassement  physique,  sa- 
vouré par  les  regards ,  comme  un  verre  de  runi  et  une  tasse  de  café 
sont  goûtés  par  les  lèvres. 

Mais,  avant  la  révolution  et  principalement  sous  Louis  XI"V,  les 
danseuses  rattachaient  a  leurs  moindres  pas  une  signification  de 
goût,  de  mode  ou  de  parti.  L'opinion  publique,  cette  fièvre  qui  a 
■toujours  régné  quelque  part  en  France,  se  réfugiait  dans  les  bal- 
lets et  au  milieu  des  intermèdes.  Il  y  avait  autant  d'impressions 
diverses  dans  la  salle  que  de  catégories  tranchées  dans  la  popula- 
tion. Lorsque  la  même  enceinle  renfermait  le  mandataire  de  la 
cour,  des  parlemens,  de  la  gabelle,  de  la  bourgeoisie  et  de  l'ar- 
mée, amateurs  de  premier  choix ,  jugeurs  délite  et  de  bon  ton,  la 
danseuse  excitait  [ai-  son  talent  des  transports  unanimes,  mais  dis- 


REVUE    DE    PARIS.  'iSg 

tincts;  si  la  nouveauté  de  l'art  confondait  les  rangs  autour  du  théâtre 
de  ses  prestiges,  l'étiquette,  la  morgue  et  la  haine  classaient  vite  les 
applaiulissemens ,  et  certes  le  grand  monarque  n'était  pas  ému  aux 
figures  mimiques  de  la  Pezant  de  la  même  manière  qu'un  mous- 
quetaire de  sa  garde,  ou  qu'un  scribe  de  procureur.  Vers  les  der- 
nières années  de  son  règne ,  aux  débuts  de  mademoiselle  Camargo, 
les  jansénistes  et  les  molinistes  se  battaient  dans  le  parterre ,  non 
toutefois  encore  pour  un  chanoine  travesti ,  mais  simplement  a 
propos  des  jupons  que  cet  artiste ,  dont  les  veines  étaient  gonflées 
de  sang  espagnol ,  voulait  étrangement  raccourcir.  A  mesure  que 
se  corrompirent  les  formes  de  la  monarchie  absolue,  cet  engoue- 
ment tomba,  parce  qu'il  put  s'exercer  a  d'autres  fins  et  en  de  plus 
vifs  débats.  C'est  ainsi  que  sous  Louis  XV,  l'opinion  publique 
ayant  déjà  mieux  a  faire  que  de  régler  l'essor  d'une  tentative  ori- 
ginale dans  l'histoire  des  beaux-arts,  on  ne  regardait  plus  l'Opéra 
que  comme  un  temple  banal  où  les  dévots  laissaient  à  la  porte 
toutes  les  prérogatives  humaines  de  vanité  ;  le  plaisir  ne  devait  y 
être  gêné  ni  par  l'esprit  de  secte,  ni  par  le  sentiment  du  droit; 
la  chorégraphie  n'était  plus  politique.  En  1680,  l'influence  con- 
traire dominait  :  comme  la  vie  nationale  n'existait  pas  encore;» 
le  peuple  recherchait  un  spectacle  où  les  ordres  de  l'état  se 
trouvaient  réunis  face  a  face  dans  un  but  de  divertissement 
inouï;  depuis  la  Fronde,  on  ne  s'était  pas  mesuré,  et  l'Opéra 
français  ,  rajeuni  par  l'intronisation  des  danseuses  remplaça 
plus  pacifiquement  les  barricades.  De  nos  jours,  on  vit  quel- 
que chose  de  semblable  "a  l'époque  des  événemens  de  la  seconde 
restauration  5  le  duel  de  vingt-cinq  ans  terminé ,  la  foule  vain- 
cue courait  fièrement  toiser  l'Europe  militaire  aux  pieds  de  Bi- 
gottini. 

Une  légère  étincelle  de  ce  feu  animait  le  moine  de  Saint-Victor  un 
certain  après-midi  qu'il  était  sorti  du  couvent  un  peu  plus  aviné  que 
de  coutume.  Santeul n'avait  pas  absolument  d'opinion,  ou  plutôtil 
avait  toujours  celle  dont  le  dernier  vin  bu  avait  enfumé  sa  tctc. 
Ce  jour-]a,  le  -iO  mai  1G81  ,  il  fallut  au  poète  de  singuliers  efforts 
pour  accojjipbV  jédtstrcmuil  le  i^eul  trajet  de  l'abbaye  a  la  place 


^O  REVUE    DE    PARIS. 

Maubert ,  tant  son  imagination  chancelait  sous  les  vapeurs  du 
Jbeaune  qu'il  a  si  bien  cliantées  en  deux  cents  vers  élégiaques  ;  il 
«st  vrai  que  le  maréchal  de  Richelieu  n'avait  pas  encore  inventé 
le  bordeaux.  Mais  ce  qui  surtout  rendait  oblique  la  démarche  du 
moine,  c'était  l'annonce  pour  le  soir  même,  de  la  première  repré- 
sentation ,  a  Paris ,  du  Triomphe  de  l'Amour;  ce  magnifique  bal- 
Jet  qui  avait  épuisé  le  génie  de  Lulli,  Quinault  et  Benserade,  ces 
jbrillantes  entrées  où  toute  la  cour  de  Louis  avait  paru ,  cet  épi- 
logue des  fêtes  merveilleuses  du  règne,  cette  œuvre  allait  se  pro- 
duire sur  le  théâtre  du  Palais-Royal,  et,  pour  comble  d'enchan- 
tement, des  femmes  véritables ,  mieux  taillées  ,  plus  souples,  plus 
expressives  que  les  dames  de  Saint-Germain,  y  danseraient  les 
rôles  divins  de  l'Olympe!  a  cette  idée  mythologique,  le  moine 
cuisait  dans  sa  peau.  Le  printemps  soufflait  sur  la  rue  Saint- Vic- 
tor les  plus  tièdes  haleines j  elles  avaient,  en  outre,  cet  arôme 
mélangé  de  sève  et  de  boue  qui  plane  ordinairement  au  mois  de 
mai  sur  le  feuillage  étiolé  des  faubourgs,  parfum  qui  n'est  pas 
5ans  chaime  pour  un  enfant  de  la  ciié  ;  un  beau  soleil  chauffait  les 
jpiguons  du  couvent  et  les  quelques  arbres  de  son  enclos.  Santeul 
liumait  ces  bouffées  odorantes  qui  achevaient  de  perdre  sa  raison  ; 
il  était  dans  la  force  de  1  âge,  il  portait  quarante-sept  ans,  il  n'a- 
yait  jamais  bu  d'eau,  il  n'avait  jamais  admiré  ni  opéra,  ni  or- 
'Cliestre ,  ni  ballet ,  ni  toile  de  fond ,  ni  rampe ,  ni  coryphée  ;  il 
ja' avait  vu  danser  que  la  duchesse  de  Bourbon  sur  les  pelouses 
de  Chantilly  et  les  harengères  de  la  place  Maubert  a  la  musi- 
xjue  de  ses  hymnes.  Toute  son  énergie  de  reclus  et  de  céliba- 
-taire  se  concentrait  dans  un  violent  désir,  et  ce  n'étaitjpas  sans 
^Eiélaiicolie ,  qu'il  voyait  décliner  le  jour  dont  cette  miraculeuse 
représentation  devait  couronner  l'éclat.  Aussi,  le  Victorin,  che- 
minant par  sa  rue  tortueuse ,  caressait  volontiers  les  plus  riantes 
censées,  et  fraîches  et  vertes  comme  la  saison.  Tant  que  les  murailles 
>du  couvent  lui  servirent  d'appui ,  le  poète  se  contenta  de  fredon- 
ner a  voix  basse  ce  quatrain  bachique  de  Coulanges  ; 


REVUE    DE    PARIS.  26s 


Pourquoi  prêcher  la  mort  aux  hommes? 
Ce  sont  tous  discours  superflus  : 
Elle  n'est  point,  tant  que  nous  sommes; 
Quand  elle  est ,  nous  ne  sommes  plus. 

Plus  loin,  a  un  certain  détour,  où  les  grilles  de  l'abbaye  dispa 
laissaient  dans  les  limbes  du  quartier,  Santeul  éprouva  que  sa  poi- 
trine respirait  a  l'aise;  il  devint  presque  tendre,  et  ce  couplet j. 
dans  le  goût  de  Scudéri ,  fut  long-temps  sur  ses  lèvres  : 

La  solitude 
N'a  plus  pour  moi  rien  de  charmant  ; 
Cependant  mon  inquic'tude 
Fait  que  je  cherche  incessamment 

La  solitude. 

Alors  il  était  arrivé  sur  le  bord  de  la  rivière  ;  la  vue  des  blan- 
chisseuses lui  rappela  les  naïades ,  les  di yades  et  les  hamadryades». 
de  l'Opéra  ;  les  lignes  majestueuses  de  la  cathédrale ,  le  rideau  d^ 
l'île  Saint-Louis,  la  nappe  de  la  Seine,  les  horizons  du  cloître  el 
de  l'Hôtel-DIeu ,  lui  semblèrent  quelque  décoration  nouvelle  de 
Rivani  ou  de  Berrin.  Dans  ce  moment,  les  idées  de  Santeul  étaient 
définitivement  soumises  au  madrigal;  la  langue  d'Ausone  et  de 
Catulle  fit  défaut  a  leur  plus  familier  disciple,  et  cet  homme,  qui 
avait  griffonné  pour  Cluny,  a  ses  heures  de  liesse ,  les  plus  beaux 
chants  d'église,  se  vit  oldigé  de  répéter  sans  la  comprendre,  et  ert 
pleurant  de  rage ,  une  vieille  romance  qui  courait  les  parloirs  et 
les  ruelles  : 

L'amour  seul  apprend  l'art  d'écrire  , 
Il  faut  aimer  violemment  j 
Quand  on  sent  bien  ce  qu'on  veut  dire , 
On  le  dit  toujours  tendrement. 

Santeul  aimait;  l'amour  coupait  sa  verve  et  son  génie.  Qu'ai- 
mait-il?  Je  ne  sais  quoi ,  mais  il  avait  quarante-sept  ans ,  et  Ifcâr 


262  REVUE    DE    PARIS. 

danseuses  rempêchaient  de  dormir.  N'y  tenant  plus,  il  froissa 
^nergiquement  son  rabat ,  se  recoquilla  dans  son  manteau  et  tra- 
versa la  rivière  avec  désespoir.  Cinq  minutes  après  cet  accès  de 
tempérament,  il  frappait  comme  un  sourd  a  la  porte  de  son  ami 
Duperier. 

Duperier  logeait  en  la  Cité ,  rue  du  Harlay,  dans  une  de  ces 
maisons  grises ,  hautes ,  a  longues  gouttières  et  a  fenêtres  monumen- 
tales; maisons  qui  sentent  a  la  fois  le  greffier,  le  procureur  et  le 
bourreau;  maisons  rigides  comme  la  poésie  de  Boileau  qu'elles  ont 
vue  naître  sous  leur  toiture  pointue.  Les  deux  poètes  s'étaient  ré- 
cemment brouillés  a  mort  chez  Ménage,  dans  un  combat  corps  à 
corps  en  vers  latins,  et  le  père  Rapin  avait  envenimé  la  querelle 
en  jetant  au  tronc  des  pauvres  une  jolie  somme  d'argent,  prix  de 
la  victoire  et  palme  du  lauréat.  A  la  vue  du  moine,  Duperier  re- 
douta un  guet-apens  ,   et  comme   Santeul   était  habituellement 
ivre  et  fou,  il  allait  décrocher  sa  rapière  ;  mais  le  Viclorin,  en  met- 
tant le  pied  dans  la  chambre,  cita  un  fragment  d'Horace  avec 
tant  de  finesse  et  d'harmonie,  que  son  rival  ne  résista  pas  a  ce 
piège.  Ils  s'embrassèrent.  Au  dix-septième  siècle,  les  hommes,  et 
même  les  poètes,  s'embrassaient.  C'est  alors  que  le  moine,  avec 
un  charme  magnétique  de  paroles  et  de  gestes ,  supplia  Duperier  de 
le  conduire  incognito  a  l'Opéra  pour  voir  le  Triomphe  de  l'A- 
mour.  Quand  Santeul  proposait  une  folie,  il  fallait  tendre  la  main 
ou  le  dos,   accepter  la  gageure  ou  des  coups;  Duperier,  énergu- 
raène  très-ordonné,  esprit  chaud  et  froid,  préféra  la  gageure.  On 
fouilla  dans  les  poches,  on  mit  en  commun  trois  écus  de  6  livres, 
et,  dans  la  nuit  close,  on  décampa.  Nos  aventuriers  se  placèrent 
aux  dernières  loges,  coihme  des  mousquetaires  en  bonne  fortune. 
La  représentation  du  ballet  au  Palais-Royal  n'avait  rien  de 
comparable  a  la  solennité  de  Saint-Germain.  La-bas,  un  public 
étage,   classé,  blasonné;   les  duchesses  à  leur  banc,  les  filles 
d'honneur  sur  les  plians  et  les  tabourets,  les  femmes  sans  charge 
et  sans  office  dans  les  tribunes ,  le  reste  en  amphithéâtre  et  debout. 
loi,  ks  gens  payaient  ;  ils  parlaient  fort ,  ils  riaient ,  ils  étaient 
bourrés  par  les  sergens;  on  ne  retrouvait  le  précédent  auditoire 


REVUE    DE    PARIS.  l63 

que  sur  quelques  fauteuils  du  balcon ,  d'où  les  grands  seigneurs 
étudiaient  ironiquement  leurs  doublures  en  scène  ;  la  cour  était  à 
son  aise,  le  parterre  s'y  mettait.  Le  duc  d'Orléans,  vêtu,  coiffé 
et  maniéré  comme  une  femme,  regardait  beaucoup  le  cheva- 
lier de  Lorraine,  lequel,  a  son  tour,  ne  voj^ait  au  théâtre  que  la 
Pezant,  ce  qui  formait  un  ricochet  d'œillades  et  de  langueurs 
très-amusant.  A  toutes  ces  merveilles,  a  l'entrée  de  Diane,  qui 
avait  des  rubans  au  genou ,  des  rubans  a  la  tête  et  des  rubans  au 
carquois,  à  la  mélodie  des  petits  violons ,  au  spectacle  émaillé  des 
bougies,  des  nymphes,  des  feuillages  peints  et  des  conseillères  pa- 
rées, Duperier  restait  grave,  pensif;  mais  Santeul  frétillait  de 
joie.  Le  moine  de  Saint-Victor  était  grand  et  replet;  il  avait  les 
joues  creuses,  le  menton  relevé,  le  nez  épaté,  les  narines  ou- 
Tertes ,  les  yeux  vifs  et  gros ,  les  cheveux  et  la  barbe  noirs,  le  front 
liant ,  le  crâne  a  demi  chauve  ;  il  laissait  passer  sous  son  manteau 
les  plis  de  sa  chemise.  N'ayant  jamais  eu  la  conscience  de  son 
étrange  figure ,  le  poète  était  naïvement  étendu  sur  le  devant  de  la 
loge;  il  dévorait  les  femmes,  les  divinités,  la  fille  de  Latone  par 
tous  les  sens.  Si  la  danseuse  risquait  une  glissade,  le  moine  rou- 
gissait de  plaisir.  Mais  au  moment  où  Diane,  par  une  courante, 
disparaissait  avec  Endymion  sous  les  myrtes ,  voilà  Santeul  qui 
frappe  du  poing  sur  la  cloison  de  la  loge,  et  qui  s'écrie  : 

—  Ah  !  morbleu ,  je  suis  un  sot. 

Duperier,  Monsieur,  Diane,  les  sergens ,  les  hamadryades , 
tout  le  monde  se  retourna. 

—  Qu'as-tu?  demanda  le  rimeur  provençal  a  son  ami  du  cloître? 

—  J'ai  oublié  de  dîner. 

Un  éclat  de  rire  inouï  salua,  de  toutes  les  parties  de  l'enceinte, 
cet  aveu  fait  avec  la  voix  d'un  chantre  et  la  candeur  d'un  er- 
mite; MUe  Pezant  y  perdit  l'effet  de  la  plus  belle  sarabande  ;  l'in- 
cognito du  moine  tomba.  Le  spectacle  était  maintenant  aux  troi- 
sièmes loges.  L'exempt  de  garde  monta  dans  ces  limbes  du  théâtre 
pour  reconnaître  d'où  venait  le  soliloque  dont  le  duc  d'Orléans, 
les  amours  de  Diane  et  les  petits  violons  étaient  si  indécemment 
troublés;  mais  ,  au  lieu  de  lui  répondre  ,  Duperier  se  fit  conduire 


^iG/î  REVUE    DE    PARIS. 

à  la  buvette  et  dépensa  la  monnaie  de  sou  écu  de  6  livres  en  deux 
pisites  de  vin ,  quelques  pains  chauds  et  un  long  cervelas  de  Pa- 
jris.  Cet  ambigu  fut  servi  devant  le  moine,  sur  la  banquette  de  la 
logej  aux  applaudissemens  de  la  salle,  et  le  dîner  du  poète  rem- 
plaça le  ballet.  Imperturbable  et  furieuse ,  Diane  pirouettait  tou- 
jours. 

Loin  de  lui  garder  rancune,  Santeul  n'avait  de  bouchées  que 
^our  Diane j  il  tordait,  il  mangeait,  il  récitait  ses  hymnes  en  re- 
gardant et  en  invoquant  la  fille  de  Latone.  Il  officiait  en  frère 
qui  a  un  appétit  ingénu  ,  TOlympe  sur  la  terre  et  sous  les  yeux, 
un  magnifique  sujet  d'épode  en  tète.  Mais,  quand  les  deux  pintes 
furent  à  peu  près  taiies ,  l'imagination  du  poète  échauffée  par  le 
vin,  agrandie  par  les  miracles  de  l'Opéra,  réveillée  par  les  pi- 
rouettes de  la  danseuse,  ne  se  contint  plus  dans  les  limites  de  la 
banquette.  On  vit  son  corps  long  et  noir  bondir  presque  en  de- 
hors de  la  cage  -,  on  le  vit  tendre  les  bras ,  tourner  sur  lui  -  même 
en  délire,  envoyer  des  embiassades  a  la  Pezant,  hurler  des  choses 
cavissanles  et  s'arrêter  pour  boire.  Tantôt  il  faisait  le  signe  de  la 
rroix  avec  une  immobile  contrition ,  tantôt  il  se  vautrait  dans  les 
jurons  et  le  blasphème.  C'était  bien  le  moment  de  dire  avec  La 
Bruyère  en  parlant  de  cet  enfant  sublime  :  «  Il  crie,  il  s'agite,  il 
se  roule  a  terre,  il  se  relève,  il  sonne,  il  éclate,  et  du  milieu  de 
cette  tempête,  il  sort  une  lumière  qui  brille  et  qui  réjouit.  Disons- 
le  sans  figure  :  il  parle  comme  un  fou  et  pense  comme  un  homme 
sage  ;  il  dit  ridiculement  des  choses  vraies  et  follement  des  choses 
sincères  et  raisonnables  ;  on  est  surpris  de  voir  naître  et  éclore  le 
bon  sens  du  sein  de  la  bouffonnerie ,  parmi  les  grimaces  et  les 
contorsions.  »  Voila  comme  La  Bruyère  a  peint  Santeul,  oe  moine 
iubicond  et  sanguin  qui  sautait  a  la  musique  de  ses  dithyrambes  sa- 
ciés,  devant  le  porche  des  églises. 

Mais  à  l'Opéra,  le  10  mai  -1 681 ,  Santeul  était  mieux  que  son 
l^ortrait,  il  était  à  la  fois  haletant  de  poésie ,  de  concupiscence  et 
<\e  latinité.  Le  visage  barbouillé  de  lie  et  le  rabat  sens  devant 
«lerrière,  il  fouillait  dans  Tibulle ,  dans  Jin'énaly  dans  \es  Éroti» 
^ues^  dans  les  Pères  de  V Église;  il  paraphrasait  les  textes  dans 


REVUE    DE    PARIS.  265 

liu  langage  de  feu  et  de  cabaret;  il  cliantait  Diane  avec  ou  sans 
croissant  de  lune,  au  bain  et  a  la  chasse;  il  la  chantait  en  vers, 
en  prose ,  en  strophes ,  par  anti-strophes ,  et  il  mêlait  ces  emprunts, 
ces  saillies ,  ces  boutades  de  longue  et  de  courte  haleine  ;  et  il  les 
jetait  par  lambeaux  k  l'auditoire,  et  il  en  foudroyait  le  parterre  qui 
se  foulait  et  se  mourait  de  rire  aux  divagations  irrésistibles  de  sa  pa- 
role ,  et  il  en  arrosait  comme  d'une  pluie  de  fleurs  printanières  et 
des  plus  douces  larmes  de  son  génie ,  la  danseuse  stupéfaite  et  le 
pied  tendu.  Ce  n'est  pas  tout  encore.  Lorsque  le  moine  eut  sablé 
la  bouteille  k  deux  pintes  et  englouti  le  cervelas  et  les  pains  chauds, 
sa  démence  étant  complète ,  il  se  leva  droit  dans  la  loge  comme 
un  prédicateur  qui  va  se  poser  sur  l'enfer,  il  bourra  de  tabac  ses 
larges  narines,  il  retroussa  ses  manches,  il  montra  son  bras  nu  et 
velu ,  il  montra  ses  dents  blanches  et  tranchantes  ;  les  yeux  lui 
sortaient  du  front ,  ses  mains  tremblaient ,  il  étreignait  l'espace, 
comme  si  c'eût  été  le  corps  plastronné  de  la  déesse.  Un  pareil 
scandale  rendait  Duperier  livide,  mais  il  ne  bougeait  pas. 

—  O  fille  de  Latone,  ô  dea  sjlparum  et  de  l'Opéra,  criait  San- 
teul  en  se  déchirant  la  poitrine  et  la  chemise;  ô  faciès  oculis  insi- 
diosa  meis!  tu  es  Diane  que  je  rêve  dans  ma  cellule,  Diane  que  je 
lis  dans  Ovide ,  Diane  qui  avait  la  lune  aux  cheveux  et  des  lévriers 
en  meute,  comme  monseigneur  de  Bourbon;  tu  es  Diane  par  les 
flèches,  par  la  virginité,  par  tes  yeux  glauques,  comme  je  suis 
Santoliiis  Fictorinusque;  et  tes  nymphes,  ma  bonne  amie,  comme 
elles  sont  dodues  et  habillées,  et  proprement  habillées!  Parbleu  ! 
je  les  reconnais,  tes  nymphes  :  voila  Ismène,  ta  femme  de  chambre  ; 
voilà  Héphèle ,  Hyale ,  Rhanis  ;  voila  Psecas ,  voila  Phiale ,  qui  dé- 
nouent tes  brodequins.  Je  ne  vois  pas  Actéon,  Actéon,  c'est  peut- 
être  ce  monsieur  qui  a  des  talons  rouges  et  des  mouches  sur  le  nez, 
Autonoêius  heros.Ya ,  je  t'aime  autant  que  la  chienne  de  madame 
la  princesse,  autant  que  Pluton  l'épagneul,  et  Phœhiis  Daphnen, 
et  Gnossida  Bacchus  amai^it.  Va,  je  t'aime  avec  ton  chignon  frisé, 
avec  tes  plumes ,  tes  agrémens  de  velours  et  tes  diamans  ;  tu  me 
semblés  nue,  dans  l'eau  :  perluitur  solitâ  Titania  Ijmphâ.  Est-ce 
monsieur  qui  est  Actéon?  Ce  n'est  pas  monsieur.  Alors  c'est  moa 


•iQG  REVUE    DE    PARIS. 

ami  Diiperier,  mon  excellent  ami,  dont  je  corrige  les  vers  :  Pererî, 
aonidum  decus  îmmortale  sororum.  Cet  hexamètre  est  de  Rapin. 
Il  n'est  pas  fort,  Rapiii  ou  Rapînus.  Comment!  Endymion  te  suit 
encore  dans  les  myrtes?  C'est  un  polisson.  Monsieur  l'exempt, 
arrêtez  donc  ce  jeune  homme;  je  vous  rendrai  vos  deux  pintes.  Ahl 
ma  Diane,  Laton'ia proies ,  il  y  a  des  myrtes  dans  ma  cellule  ;  il 
y  a  des  chaises,  une  table,  un  fameux  pâté,  du  vin  de  Beaune, 
mea  gaudia,  et  même  un  lit.  Vaurienne!  Non  sacros  temnite fon- 
tes. Nous  y  boirons,  nous  y  mangerons,  nous  y  causerons,  nous 

y  rirons,  nous  y  prierons,  nous Mais  j'étouffe!  » 

On  emporta  Sanleul  iyre-mort  a  son  couvent.  Les  danseuses 
de  l'Opéra  venaient  de  remporter  sur  l'imagination  du  peuple  leur 
premier  triomphe. 

André  Delrieu. 


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LES  BORDS  DU  RHONE. 


M.  DE  SAINT-OLIVE. 


Les  touristes  du  monde  élégant  ont  mis  deux  courses  fort  à  la  mode  : 
de  Lyon  à  Marseille  en  descendant  le  Rhône  par  le  bateau  à  vapeurj  de 
Mayence  à  Cologne,  sur  le  Rhin. 

A  Lyon ,  on  avait  eu  soin  de  nous  pre'venir  que  la  ^mpeiir,  comme  ils 
disent,  partait  le  lendemain  avant  le  jour.  Des  A-^oyageurs  en  foule  se  diri- 
geaient dune  vers  les  quais  du  Rhône.  A  cinq  heures  les  roues  battirent 
l'eau  ,  le  sillon  de  fume'c  qui  sortit  noir  et  e'pais  pour  aller  se  poser  sur  la 
ville  encore  endormie  annonça  que  nous  avions  pris  notre  e'ian.  Adieu  , 
Lyon  I  Si  vous  n'avez  pas  une  idée  de  ce  qu'est  une  ville  de  charbon  ,  de 
brouillards  et  de  teinturiers,  venez  à  Lyon.  Lyon  est  plus  sale  que  Liver- 
pool,  plus  sale  que  Birmingham  ,  plus  sale  que  les  rues  de  la  vieille  cité 
de  Paris.  Il  est  inconcevable  qu'un  homme  qui  n'est  ni  férandinier,  ni  ca- 
DUt,  ni  industriel ,  puisse  résider  à  Lyon. 

Les  passagers  se  subdivisent  en  plusieurs  catégories:  les  commis-inar- 
chands,  véritables  ubiquistes ,  inévitables  sur  les  grands  chemins,  aux 
tables  d'hôte  ,  partout  oi!i  la  civilisation  du  calicot  et  de  la  quincaillerie 
fait  mine  de  vouloir  camper.  Les  gens  de  fortune,  de  haute  propriété , 
qui  courent  le  monde  pour  le  plaisir  dédire  un  jour  avec  un  enthousiasme 
d'après-dîner  :  —  J'ai  été  là. 

Il  existe  une  troisième  classe  de  passagers.  Elle  se  compose  de  malade» 
aux  joues  maigres ,  et  dont  les  pommettes  sont  faiblement  colorées  d'ua 


^6S  REVUE    DE    PARIS. 

rouge  pâle.  Ceux-là  vont  mélancoliquement  mourir  à  Montpellier  ou  à 
Nice.  Leurs  amis ,  en  les  embrassant  et  en  leur  serrant  la  main  à  l'heure 
du  départ ,  ont  eu  le  courage  de  leur  souhaiter  un  prompt  retour.  Viennent 
ensuite  des  artistes  j  ils  sont  peu  nombreux.  Ce  sont  les  ve'ritables  affame's 
du  pittoresque  j  et  enfin  des  Anglais  ,  qui ,  chaque  année  ,  comme  des 
bandes  d'oiseaux  voyageurs ,  à  des  époques  fixes  ,  vont  s'abattre  en  Italie. 

On  rencontre  quelquefois  encore  de  ces  visages  mystérieux  qui  inspirent 
une  certaine  terreur  à  l'imagination  impressionnable  des  femmes.  Lorsqu'on 
interroge  sa  mémoire ,  on  est  presque  toujours  sûr  de  se  rappeler  confu- 
sément qu'on  a  vu  quelque  cliose  de  semblable  vaguant  dans  les  lieux  pu- 
blics ,  ou  assis  sur  les  bancs  de  la  police  correctionnelle  de  Paris. 

A  mesure  que  nous  avançons  ,  la  déclivité  du  lit  du  Rhône  devient  plus 
sensible.  La  vitesse  de  notre  marche  est  accrue  par  une  voile  d'artimon 
qu'on  vient  de  larguer.  Elle  s'enfle  et  s'arrondit  sous  la  pression  du  vent. 
Le  spectacle  de  celte  navigation  captive  les  regards  oisifs  des  populations 
riveraines.  Le  paysan  courbé  vers  la  terre  se  redresse  en  s'appuyant  sur  sa 
bêche  j  les  petites  filles  qui  chassaient  des  vaches  devant  elles  s'arrêtent  et 
regardent  immobiles;  des  femmes  et  des  vieillards  se  mettent  aux  croisées, 
des  enfans  accourent  au  bord  de  l'eau.  Voilà  leur  opéra  à  eux,  le  voilà 
qui  passe  comme  la  décoration  de  la  Belle  au  bois  donnant,  que  l' Aca- 
démie-Royale déroule  aux  yeux  de  la  civilisation  [parisienne,  après  l'avoir 
empruntée  à  la  civilisation  théâtrale  de  Londres. 

Les  bords  du  fleuve  se  modifient  et  changent.  C'est  la  côte  dauphinoise 
qui  commence.  Vienne ,  avec  ses  grandes  pièces  de  drap  pendues  au  vent, 
passe  sur  la  rive  gauche.  Après  la  jonction  de  la  Galaure ,  petit  ruisseau 
dont  le  cours  pastoral  vient  se  perdre  dans  le  Rhône  comme  faisait  un 
conscrit  campagnard  dans  le  mouvement  tumultueux  de  la  grande  armée , 
la  campagne  se  fait  plus  riante  et  plus  riche.  Le  vieux  château  des  ducs 
de  Soubise  ,  juché  sur  un  roc  escarpé  ,  montre  son  front  noir.  Presque  au 
pied  de  ce  roc  est  Tournon ,  qu'un  pont  suspendu  lie  à  Tain ,  exotique 
moyen  de  communication  entre  deux  vieilles  et  routinières  cités.  Mais  quel 
est  le  bourg  aujourd'hui  riverain  d'un  fleuve  qui  ne  voit  avec  orgueil  fes- 
tonner en  l'air  les  chaînes  d'un  pont  suspendu?  Tandis  que  l'Indoustan  , 
l'Amérique,  la  Suisse,  l'Allemagne  et  la  France  disputent  à  l'Angleterre 
l'honneur  de  cette  découverte  ,  savez-vous  quelle  rivale  de  gloire  sir  Sa- 
muel Vare,  ingénieur  anglais,  oppose  à  tous  ces  prétendans?  C'est  l'arai- 
gnée. Quand  cet  insecte  veut  jeter  un  pont  d'un  arbre  à  l'autre ,  dit-il ,  il 


REVUE    DE    PARIS.  iCg 

Se  place  sur  le  vent,  roule  une  pelotte  de  son  fil ,  et  la  lance  avec  force. 
Le  poids  et  le  vent  entraînent  le  flocon ,  qui ,  en  s'eloigoant ,  se  déroule  et 
va  au  liasard  se  fixer ,  par  l'adhésion  de  sa  substance  gorameuse  ,  sur  une 
brandie  d'arbre  opposée.  L'araigne'e  attaclie  solidement  l'autre  extrémité 
au  point  où  elle  est  établie.  Le  fil  en  tombant ,  et  selon  les  lois  de  la  chaî- 
nette ,  reste  mince  au  sommet  et  devient  de  plus  en  plus  fort  en  approchant 
du  point  d'attache.  C'est  donc  à  cet  inge'nieur  ae'rien  ,  qui  n'a  reçu  de  le- 
çon que  de  son  instinct ,  qu'il  faut  attribuer ,  selon  sir  Samuel ,  les  pre- 
mières idées  du  pont  suspendu. 

Le  sol  se  tourmente,  les  eaux  du  fleuve  sont  plus  vertes  et  plus 
vitreuses  j|  les  rives  droites  se  he'rissent  de  montagnes  j  l'une  d'elles  ,  cou- 
ronnée d'une  petite  chapelle  ,  est  la  côte  de  l'Ermitage.  Que  les  gourmets 
tirent  leur  chapeau  !  Le  lit  du  fleuve  devient  plus  e'troit  encore  ,  il  s'en- 
caisse. Des  deux  côle's  on  dirait  des  dunes  marines  j  leur  base  seule  est 
cultivée,  leurs  flancs  sont  profondément  crevassés  par  les  orages;  leur 
sommet  pelé  est  diapré  par  différentes  sortes  d'ocre ,  ici  rouge  ,  là  jaune  : 
çk  et  là  des  saillies  de  basalte  noir  s'élèvent  en  formes  capricieuses.  La 
teinte  du  jour  s'assombrit  j  aucune  percée,  aucune  éclaircie  ne  laisse  péné- 
trer l'air  et  la  lumière  au  fond  de  ces  paysages  dont  le  caractère  est  si 
se'vère. 

Les  voyageurs  artistes,  ou  se  croyant  tels,  ne  pouvaient  manquer  de  faire 
éclater  le  sentiment  d'admiration  que  l'aspect  de  cette  nature  leur  inspi- 
rait; ils  le  firent  avec  la  chaleur  et  la  véhémence  de  la  vapeur  emprison- 
née qui  sort  par  une  soupape  de  sûreté. 

Il  y  a  quelque  chose  de  factice  dans  l'engouement  pour  les  effets  pitto- 
resques :  aussi  la  continuité  de  ces  mêmes  accidens  ne  tarda  pas  à  détendre 
la  fibre  admiralive;  elle  mollit  et  cessa  de  vibrer  sur  le  bateau  :  on  tomba 
dans  l'engourdissement ,  on  était  ivre-mort  de  pittoresque.  On  avait  loué 
avec  fureur  d'abord,  on  eut  l'air  de  méditer  ,  on  se  tut  ensuite;  puis  en- 
fin il  fallut  chercher  ailleurs  une  occupation  aux  esprits. 

Les  conversations  acquirent  plus  d'intérêt. 

Il  est  rare  qu'on  ne  juge  pas  aux  manières  d'un  étranger,  à  l'air  de  son 
visage,  et  surtout  à  la  première  parole  qu'on  lui  entend  prononcer,  du  de- 
gré de  sympathie  qu'on  pourra  rencontrer  chez  lui  ;  les  passagers ,  en  s'a- 
bandonnant  à  cette  loi  instinctive  ,  se  divisèrent  en  plusieurs  groupes. 

Quelques  discoureurs  causent  avec  le  docteur  Truntz,  habile  phrénolo- 
giste  allemand;  il  intéresse  par  l'exposé  de  la  science  de  Gall,  par  les  ob- 


270  REVUE    DE    PARIS. 

servations  que  lui  fournissent  les  passagers ,  et  qu'il  communique  à  l'o- 
rellle  de  ceux  qui  l'entourent. 

Après  plusieurs  commentaires ,  où  la  raillerie  avait  eu  la  part  la  plus 
large  : 

■ — Je  gagerais ,  dit-il  en  indiquant  un  homme  qui  se  tenait  assis  à  l'é- 
cart, et  qui  ne  s'était  mêlé  à  aucun  entretien  ,  que  voici  le  plus  honnête 
homme  de  France. 

.  Je  l'ai  présent  à  ma  mémoire ,  comme  si  je  l'eusse  vu  hier.  Voiei 
son  signalement  :  Favoris  noirs  noués  sous  le  menton  en  sous-pieds  de 
guêtres,  bouche  moyenne  et  bien  garnie  ,  teint  basane j  il  avait  une  petite 
cicatrice  au-dessus  de  l'œil ,  il  portait  une  redingote  couleur  bronze  et  un 
chapeau  de  feutre  gris.  Je  mentionne  le  tout ,  bien  que  cela  n'ait  aucun 
rapport  avec  son  signalement  plirénologique. 

Nous  venions  de  passer  devant  Notre-Dame-de-la-Mure ;  c'est  un  ha- 
meau. Dans  cet  endroit,  le  lit  du  Rhône  est  creux j  ses  berges  sont 
hautes  et  sombres.  L'ame  se  resserre  comme  le  fleuve  ',  pas  une  hutte  soli-- 
taire  plantée  sur  un  roc  noir,  pas  un  ai'bre  ne  vient  jeter  un  sourire  sur 
toute  cette  nature  désolée. 

Une  rumeur  soudaine  se  fit  entendre  à  l'avant  du  bateau  :  Sauvez-le! 
sauvez-le!  criait-on.  Des  voix  de  femmes  avaient  poussé  des  cris  aigus. 
Tous  les  voyageurs  se  précipitèrent  à  bâbord.  Un  passager  venait  de  tom- 
ber dans  le  Rhône.  Je  m'avançai ,  et  je  vis  un  homme  se  débattant  dans 
l'eau,  et  qui  sombrait,  malgré  la  lutte  puissante  qu'il  opposait  à  la  mort. 
Sa  peau  était  livide,  son  œil  terne  et  dépoli.  Personne  ne  bougeait.  Tout 
à  coup  la  foule  s'entr'ouvrit ,  et  le  voyageur  au  feutre  gris,  entraîné  par 
un  élan  spontané,  se  précipita  dans  le  Rhône.  Après  quelques  brassées,  il 
atteignit  l'homme.  D'une  main  herculéenne,  il  le  soutint  au-dessus  de 
l'eau  jusqu'à  ce  qu'une  chaloupe,  qu'on  détacha  du  bateau,  pût  arriver 
à  leur  aide. 

Quand  il  remonta  à  bord,  il  fut  accueilli  par  un  murmure  d'approba- 
tion. On  l'entoura  pour  le  féliciter  sur  son  courage  ;  le  phrénologiste  dit  : 
Vous  voyez  bien  que  le  système  de  Gall  a  raison. 

Cet  incident  fournit  un  aliment  vivace  aux  entretiens;  la  torpeur  des 
touristes  en  fut  éveillée,  et  leur  disposition  admirative  se  trouva  toute 
prête  à  recommencer  sur  de  nouveaux  frais.  Ce  fut  dans  cette  situation 
d'esprit  qu'ils  virent  venir  les  ruines  de  Roche-Morte  ;  elles  se  présentèrent 
à  eux  comme  ime  apparition  monumentale. 


REVUE    DE    PARIS.  Hï^l 

Dans  cette  traînée  de  montagnes  uniformes  qui  suivent  le  cours  du 
fleuve,  il  est  un  point  élevé  qui  les  domine  toutes  et  qui  lance  contre  le 
ciel  ses  bizarres  de'chiquetures.  Debout,  dans  leur  nudité',  les  arêtes  de 
ce  pic ,  forme'  d'un  granit  noir,  se  monti-ent  comme  le  squelette  de  quelque 
montagne  d'un  monde  détruit j  de  là,  sans  doute,  la  dénomination  carac- 
téristique de  Roclie-Morte ,  donnée  à  ce  lieu ,  où  jadis  la  féodalité  s'était 
bâti  un  chateau-fort. 

Ce  site  passé ,  les  causeries  reprirent  un  cours  animé  j  on  s'occupa  de 
nouveau  des  acteurs  de  l'événement.  Le  Montliyon  du  drame  se  nommait 
M.  de  Saint-Olive;  le  sauvé  était  un  juif  qui  se  rendait  à  Marseille.  Que 
ne  le  laissait-il  noyer  !  Un  de  nos  passagers  anglais  promit  de  demander 
pour  M.  de  Saint-Olive  une  médaille  au  comité  de  Rojal  hiimane 
Society. 

On  les  entourait  encore  lorsque  nous  passâmes  devant  Montélimart,  la 
patrie  du  nougat ,  l'une  des  écbelles  de  notre  navigation  fluviale  ,  et  où 
BOUS  prîmes  plusieurs  voyageurs;  l'un  d'eux  était  un  petit  monsieur 
vêtu  de  noir.  Il  n'eut  pas  plus  tôt  mis  le  pied  sur  le  pont,  que  ses  yeux  se 
rencontrèrent  avec  ceux  de  M.  de  Saint-Olive;  ils  se  regardèrent  avec  cet 
air  vague  de  deux  personnes  qui  croient  se  rappeler  qu'elles  se  sont  vues 
quelque  part.  Ils  ne  se  saluèrent  pas,  mais  peu  s'en  fallut.  Cependant 
M,  de  Saint-Olive  ne  se  mcla  plus  dès  ce  moment  aux  conversations;  il 
devint  triste  et  préoccupé.  L'homme  bienveillant  s'isola  de  la  société. 

Le  jour  tombait ,  et  une  petite  brume  qui  s'élevait  de  l'eau  ,  en  dessi- 
nant de  légères  volutes ,  contribuait  à  rendre  la  clarté  de  ces  dernières 
heures  moins  transparente.  Le  capitaine  annonça  qu'il  ne  lui  serait  pas 
possible  d'aller  au-delà  du  bourg  Saint-Andéol ,  où  il  fallait  se  résigner 
à  coucher  ;  les  voyageurs ,  qui ,  sur  la  foi  des  promesses  du  bureau  de 
Lyon ,  s'attendaient  à  descendre  le  même  jour  à  Avignon  ,  crurent  devoir 
se  récrier  et  protester  contre  la  décision  du  capitaine  :  mais  celui-ci ,  ne 
voulant  pas  compromettre  la  cargaison  de  son  bateau  ,  dont  il  est  maître 
après  Dieu,  comme  vous  savez  ,  demeura  inébranlable  dans  sa  résolution. 

Si  j'en  avais  le  temps  ,  je  vous  dirais  deux  mots  de  ce  capitaine.  C'est 
«n  de  ces  visages  d'homme  que  l'imagination  du  peintre  jette  parfois  sur 
la  toile ,  dans  quelque  scène  qui  s'accomplit  sur  le  sol  de  la  Sicile  ou  de 
la  Grèce.  Un  visage  aux  traits  corrects,  au  teint  chaud  :  tel  encore  que  les 
romanciers  les  créent  dans  une  description  de  fantaisie ,  pour  réj)ondre 
aux  prédilections  des  femmes  quand  ils  représentent  un  personnage  aven- 


^']'l 


REVUE    DE    PARIS. 


tureux  cl  hardi ,  appuyé  nonchalamment  sur  la  barre  d'une  goélette ,  les 
cheveux  flottans  ,  le  regard  mélancolique  ,  une  moustache  noire  à  la  lèvre, 
et  autour  du  corps  une  large  ceinture  garnie  de  pistolets  et  de  poignards. 
Mais  mon  capitaine  à  moi ,  tout  beau  qu'il  est ,  néglige  évidemment  son 
visage  et  sa  toilette  j  et  il  ne  fallait  pas  moins  que  l'œil  d'un  observateur 
pour  aller  dépister  une  étude  sous  la  redingote  étriquée ,  le  pantalon  à 
courte  jambe  dont  il  était  affublé  ,  et  ce  chapeau  aux  larges  bords  qui  lui 
avalait  la  tête  à  ce  pauvre  capitaine.  On  n'eût  jamais  dit  un  marin  d'eau 
douce. 

La  brume  s'était  dissipée.  Une  petite  pluie  fine  lui  succéda ,  en  sorte 
que  ,  lorsque  le  bateau  s'arrêta  à  Saint-Andéol ,  l'état  de  l'atmosphère  ai- 
dait à  augmenter  le  caractère  général  de  tristesse  répandu  autour  de  nous. 
La  rivière  ,  avec  ses  vagues  toujours  clapotantes  ,  vient  baigner  une  berge 
sablonneuse  où  sont  quelques  maisons  basses  et  solitaires.  Un  chemin  bour- 
beux et  difficile  conduit  au  bourg  Saint-Andéol.  L'homme  au  feutre  gris 
annonça  au  capitaine  qu'il  ne  poursuivrait  pas  son  voyage.  Il  fit  enlever 
ses  bagages  et  partit  presque  furtivement.  Quelques  voyageurs  voulurent 
aller  braver  les  chances  de  douze  heures  passées  dans  les  auberges  du  bourg 
Saint-Andéol;  mais  le  plus  grand  nombre  resta  prudemment  à  bord.  On 
convertit  la  chambre  principale  en  un  salon  où  des  tables  de  jeu  et  où  la 
conversation  devaient  tromper  la  longueur  de  la  nuit. 

Le  docteur  Truntz  ne  tarda  pas  à  aborder  son  texte  favori.  Gall , 
Spurzheim  ,  leurs  disciples ,  leur  doctrine  et  leurs  écrits  furent  le  champ 
clos  où  chacun  voulut  se  jeter  pour  rompre  sa  lance. 

Le  camp  se  divisa  en  deux  partis  :  sectaires  et  opposans.  Le  docteur 
Truntz  fut  le  champion  obligé  des  premiers;  le  petit  M.  de  Montélimarl 
se  chargea  de  jouter  avec  lui. 

—  Je  ne  m'avancerai  pas  bien  loin  sur  cette  route  inexplorée  et  si  peu 
sûre  ,  dit-il  d'une  voix  aigre  de  tribunal  de  première  instance  ;  je  deman- 
derai seulement  avec  Abernethy  si  ces  bosses  disséminées  sur  la  face  et  sur 
la  tête  répondent  à  des  dépressions  intérieures  qui  puissent  agir  sur  le  cer- 
veau. L'intérieur  du  crâne  n'est-il  pas  lisse ,  quoique  l'extérieur  soit  charge' 
de  protubérances  qui  doivent  révéler  de  si  profonds  mystères.  D'après  cette 
seule  remarque ,  le  docteur  Barlow  niait  aussi  formellement  la  réalité  de 
la  science  phrénologique.  Permettez-moi  d'imiter  son  exemple ,  ajouta-t-il 
d'un  air  railleur;  vous  voulez  nous  donner  des  règles  pour  connaître  le 
caractère  et  les  inclinations  des  hommes.  Eh  bien!  moi ,  j'en  ai  une  qui 


REVUE    DE    PARIS.  2^3 

ne  me  trompe  jamais  :  je  les  juge  par  leurs  actions.  Cette  manière  me 
semble  plus  sûre  et  plus  juste.  Qu'en  pensez-vous,  messieurs?  dit-il  en 
s'adressant  tout  riant  à  l'auditoire. 

Des  applaudissemens  accueillirent  ces  derniers  mots.  Le  docteur  Truntz 
voulut  répliquer,  mais  il  ne  trouva  qu'une  sympathie  distraite.  —  Vous 
niez  l'e'vidence,  re'pliqua-t-il;  et  ce  matin  encore,  ici  même,  l'exactitude 
des  observations  phrénologiques  a  e'te'  de'montre'e  d'une  manière  e'clatante. 
Et  il  se  mit  triomphalement  à  rappeler  les  détails  de  l'e've'nement  qui  s'e'- 
tait  passe' ,  et  à  redire  avec  quelle  justesse  il  avait  conclu  de  l'organisation 
crânioscopiqnc  de  l'homme  au  feutre  gris  à  ses  dispositions  morales. 

Quand  il  eut  achevé' ,  on  vit  un  sourire  errer  sur  les  lèvres  pince'es  de 
son  interlocuteur.  Il  eut  l'air  d'un  homme  qui  veut  faire  nue  re've'lation  et 
qui  hésite. — Il  m'en  coûte  vraiment  de  détruire  vos  illusions,  dit-il  enfin  j 
mais  cet  homme  bienveillant  dont  vous  parlez ,  que  votre  phre'nologie  a  si 
bien  devine' ,  est  tout  simplement...  voyons...  Eymard  ,  Pierre-Etienne  de 
Saint-Olive  ,  dit  Durand  Guidai ,  dit  comte  de  Ste'phanos ,  etc. ,  etc.,  con- 
damne' le  9  novembre  1 850  à  dix  ans  de  ti-avaux  force's,  par  la  cour  d'assises 
de  Paris ,  et ,  autant  que  je  puis  croire ,  un  forçat  e'vade'.  Nous  nous  sommes 
TUS  ailleurs,  pouisuivit-il,  car  entre  lui  et  moi  l'ordre  social  avait  e'tabli  le 
rapport  du  juge  à  l'accuse'.  C'est  ce  faux  comte  de  Ste'phanos  qui  fut  con- 
vaincu d'avoir  volé ,  pendant  une  représentation  à  l'Opéra ,  les  bijoux  Cj 
l'argent  d'une  danseuse,  laquelle  vivait  depuis  peu  de  temps  sous  sa  pro- 
tection. Vous  entendez,  docteur?  Et  il  continua  à  lui  marteler  son  récit 
précis  comme  un  verbal  de  greffier.  Plusieurs  autres  chefs  d'accusation 
pesaient  sur  lui ,  et  les  débats  en  démontrèrent  la  réalité.  Cet  homme  est 
même  une  célébrité.  Son  génie,  intarissable  en  ruses,  fait  de  lui  un  protée 
de  geôle  et  de  bagne.  Quelle  que  soit  la  surveillance  active  à  laquelle  on 
le  soumette,  il  trouve  les  moyens  d'y  échapper.  Comme  on  le  conduisait 
au  bagne,  il  s'évada  le  7  mars  1851  sur  la  route  de  Fontainebleau  j  repris 
presque  aussitôt,  il  s'évada  le  25  décembre  même  année.  Le  15  jan- 
vier 1 852  il  fut  repris  •  il  parvint  à  quitter  le  bagne  le  50  avril  suivant. 
Il  a  été  repris  derechef  à  Montpellier  il  n'y  a  pas  long-temps ,  et  sa  ren- 
contre ici  m'annonce  que  pour  la  cinquième  fois  peut-être  il  a  mis  en  dé- 
faut les  garde-chiourmes  et  les  hautes  murailles  de  Toulon. 

.  Le  docteur  était  attéré. — Qui  sait  maintenant  ce  qui  lui  reste  de  temps 
a  jouir  de  sa  liberté?  Où  va-t-il?  dans  quel  lieu  écarté  ira-t-ii  porter 


274  REVUE    DE    PARIS. 

cette  dangereuse  destine'e  ?  Personne  sans  doute  ne  peut  le  dire ,  pas  plus 
un  plire'nologiste  que  moi. 

Cette  courte  narration  laissa  une  douloureuse  impression  sur  les  audi- 
teurs. Les  hommes  ne  se  complaisent  pas  dans  la  contemplation  des  tontes 
de  l'humanité'  :  ils  aiment  mieux  s'arrêter  sur  les  faits  qui  la  rehaussent; 
au  moins  dans  ce  sentiment  il  leur  revient  indirectement  une  part  d'es- 
time. 11  ne  fut  plus  question  de  phre'nologie  à  bord  du  bateau. 

Cependant,  le  lendemain  matin  ,  à  l'heure  oià  nous  reprenions  le  cours 
de  notre  voyage ,  cette  impression  de  tristesse  s'e'tait  efface'e  sans  laisser 
aucune  trace  de  son  passage.  Personne  ne  pensait  plus  à  M.  de  Saint-Olive; 
Ce  n'e'tait  pas  la  peine. 

Nous  approchions  d'un  pays  où  le  sol ,  en  s' aplanissant ,  se  de'pouiile 
de  ses  allures  sauvages,  pour  se  parer  des  grâces  d'une  composition  plxis 
cbampêtre.  Le  pont  Saint-Esprit  s'offrait  à  nous  ,  barrant  de  sa  longue 
cLaîne  d'arches  le  cours  du  Rhône  qui  méandre  à  travers  une  plaine  cou- 
pée à  compartimens  par  des  plantations  de  vignes  ,  de  saules  et  d'arbres 
fruitiers  dont  l'entrecroisement  épuise  et  mêle  toutes  les  de'gradations  pos- 
sibles du  vert.  Cet  horizon ,  à  l'est,  est  ferme'  par  un  mélange  confus  de 
montagnes  et  de  pics  de'tache's,  sur  lesquels  plane  la  cime  neigeuse  du  mont 
Ventoux ,  première  sentinelle  avance'e  des  Alpes  françaises. 

Au  passage  du  pont ,  le  spectacle  le  plus  e'trangement  beau  nous  est 
réserve'.  Sept  à  huit  zones  de  collines  blanchies  par  une  brume  matinale , 
et  dont  les  lignes  placées  sur  divers  plans  se  croisaient  irrégulièrement, 
reproduisaient  l'aspect  d'un  vaste  océan  avec  une  étonnante  illusion}  mais 
ce  qui  donnait  à  ce  tableau  sa  physionomie  intraduisible ,  ce  fut  le  globe 
rouge  du  soleil  levant  qui  parut  être  posé  siu-  son  axe  inférieur  au  point 
culminant  delà  plus  reculée  de  ces  montagnes,  semblable  à  une  solennelle 
bostie  offerte  par  Dieu  à  la  communion  de  l'homme. 

Le  pont  Saint-Esprit  est  une  limite  placée  entre  le  nord  de  la  France 
et  le  midi.  En  deçà,  un  ciel  souvent  nuageux  et  grisj  au-delà  une  cou- 
pole profonde  limpide  et  bleue.  La  poésie  de  cette  transition  rappelle  sans 
complaisance  d'imagination  ces  tableaux  où  une  pensée  païenne  a  repré- 
senté l'Aurore  laissant  tomber  ses  fleurs  et  soulevant  le  voile  de  la  Nuit. 
Le  jour  se  lève  et  éclaire  la  moitié  du  tableau  ,  tandis  que  l'autre  partie 
est  encore  ensevelie  dans  les  ténèbres.  Nous  sommes  sur  les  bords  du  voile. 
Mais  c'est  surtout  aux  approches  d'Avignon  que  la  différence  de  ces  deux 


REVUE    DE    PARIS.  Zj5 

natures  est  le  plus  tranché.  On  éprouve  là  une  impression  dont  je  veur 
parler. 

Après  l'uniformité  de  ces  longues  croupes  stériles  qui  couvrent  le  pays 
qu'on  a  parcouru ,  après  cette  continuité  de  chênes  ,  de  bouleaux ,  de 
saules  et  de  peupliers  avec  lesquels  le  voyageur  hyperboréen  est  si  bien 
familiarisé,  il  découvre  tout  à  coup  de  petits  vallons  peuplés  d'arbres 
d'un  vert  pâle ,  à  la  configuration  et  aux  feuilles  insolites.  S'il  voyage 
l'hiver,  et  qu'il  ait  laissé  derrière  lui  la  campagne  défeuillée  et  nue,  la 
sève  des  plantes  encore  emprisonnée  dans  leurs  frêles  vaisseaux  par  les 
vents  glacés ,  surpris  à  cette  vue  qui  lui  rappelle  le  printemps  qu'il  ne 
comptait  revoir  de  sitôt ,  il  demande  quels  sont  ces  arbres  inconnus...  Des 
olltviers  !...  Et  ce  nom ,  auquel  il  ne  pensait  pas ,  résonne  suavement  à  son 
oreille  et  éveille  en  lui  de  poétiques  et  grecques  émotions. 

Ici  nous  pénétrons  sur  un  sol  fécond  en  "paysages.  Celui  dont  Avignon 
fait  partie  est  surtout  riche  par  les  associations  d'idées  et  de  souvenirs  qu'il 
comprend.  La  vieille  cité  des  papes  est  assise  sur  la  rive  gauche  du  Rhône, 
avec  la  moitié  de  son  pont  brisé,  avec  sa  gracieuse  ceinture  de  murailles 
crénelées  et  leur  teinte  feuille  morte,  sur  lesquelles  de  vastes  alléesjfttent 
une  dentelle  d'ombre  et  de  lumière.  Vis-à-vis ,  de  l'autre  côté  du  fleuve , 
sont  les  restes  du  fort  Saint- André,  naguère  la  citadelle  la  plus  avancée 
des  frontières  de  France.  Partout ,  au  milieu  de  ces  paysages,  des  ruines 
se  mêlent  aux  riantes  productions  de  la  nature  champêtre.  Sur  le  front 
délabré  de  quelques-unes,  on  déchiffre  Rome  païenne j  les  autres  laissent 
apercevoir  plus  lisibles  les  millésimes  du  moyen  âge  :  elles  sont  là  pour 
attester  le  triomphe  de  la  nature  sur  les  puissances  humaines  de  toutes  les 
époques. 

D'Avignon  à  Bcaucaire ,  un  archipel  d'îles ,  couvertes  d'aubes  aux 
feuilles  blanches,  surgissent  et  contrarient  le  cours  du  Rhône.  Des  vigères 
élevées  et  touffues  annoncent  les  grèves  de  la  Durance  j  mais  au-delà  de  ce 
confluent,  le  visage  du  pays  change  encore  d'expression.  Le  site  est  ceint 
de  tous  côtés  par  les  montagnes  capricieusement  découpées  de  Barbantane, 
de  Luberin  et  des  Alpines.  C'est  ainsi  accompagné  que  le  Rhône  arrive 
jusqu'à  Beaucaire  ,  et  vient  baigner  les  rochers  aigus  sur  lesquels  est  bâti 
la  vieille  tour  de  Tarascon  j  là  son  lit  s'élargit,  et,  beau  comme  un  lac, 
il  pénètre  ensuite  au  cœur  des  plaines  de  la  Provence  ,  dans  celte  cxtre'- 
mité  reculée  dont  le  calme  est  si  rarement  violé  par  le  voyageur  qui  ne 


l'^G  REVUE    DE    PARIS. 

sait  que  la  routine  des  itinéraires  et  des  chemins  directs.  On  a  surnommé 
ce  recoin  l'Elysée  du  Rhône. 

Les  rares  voyageurs  qui  n'e'taient  pas  descendus  à  Avignon  quittèrent 
ici  le  l^àteau.  Le  juif,  qui ,  la  veille ,  avait  si  miraculeusement  e'chappe'  à 
la  mort,  se  dirigea  vers  Tarascon.  La  vue  de  cet  homme  m'inspirait  un 
de'goût  inexplicable;  il  produisait  l'effet  du  serpent j  et  maigre'  la  singu- 
lière de'convenue  du  docteur  Truntz ,  je  regrettai  qu'il  ne  fût  pas  encore  là 
près  de  moi  pour  le  faire  lire  sur  le  crâne  aigu  de  cet  homme. 

Je  fus  le  seul ,  je  crois ,  à  poursuivre  jusqu'à  la  ville  d'Arles.  Se  dou- 
terait-on que  ce  fut  là  une  sœur  cadette  de  Gonstantinople  qui ,  selon  l'ex- 
pression du  poète  Me'ry ,  dort  maintenant  oublie'e  d'un  sommeil  si  profond, 
assise  dans  son  delta  solitaii'e  !  Mais  après  une  exploration  de  trois  mois  à 
travers  cette  terre  de  rêve  et  de  mélancoliques  me'ditations ,  terre  sillonne'e 
de  canaux  ,  de  ruines  antiques ,  de  ravins ,  de  coteaux  et  de  marais  ,  je  re- 
montai le  Rhône  précisément  à  l'e'poque  de  la  foire  de  Beaucaire. 

Au  silence  et  à  l'abandon  de  ces  bords ,  la  vie  la  plus  bruyante  avait 
succe'de'.  Beaucaire  est  un  entrepôt  où  viennent  se  montrer  les  produits  les 
plus  varie's  de  l'industrie  manufacturière.  C'est  un  riche  et  vaste  bazar , 
où  toutes  les  rues  ,  pavoise'es  d'enseignes  bleues  ,  jaunes  et  rouges ,  pre'- 
sentent  un  ve'ritable  coup  d'œil  de  perspective  sce'nique.  Ce  bazar  n'a  pas 
seulement  la  ville  pour  limites,  il  s'e'tend  encore  sous  de  belles  alle'es 
d'ormes  touffus  ,  plante's  près  du  Rhône ,  et  dont  les  longues  racines  se  de'- 
sa Itèrent  dans  l'eau  du  fleuve. 

La  population  ,  qui  en  temps  ordinaire  ne  va  pas  à  dix  mille  âmes ,  s'e- 
lève  à  plus  de  deux  cent  mille  quand  le  marche'  approche  de  son  terme. 

Il  est  aisé  de  comprendre  qu'une  semblable  agglome'ration  d'e'trangers , 
de  curieux  et  de  marchands  recèle  plus  d'une  existence  illicite.  Là,  plus 
d'un  de  ces  êtres  qui  se  sont  rais  en  état  d'hostilité'  violente  avec  l'ordre 
social  viennent  chercher  un  the'àtre  approprié  à  leur  vocation.  Beaucaire 
est  en  même  temps  pour  eux  un  Eldorado  et  un  asile  inextricable. 

On  s'y  entretenait  beaucoup  des  hauts  faits  d'un  galérien  qui  exploitait 
la  foire  avec  une  inconcevable  audace  ,  et  qui  jusque-là  avait  mis  toute  la 
police  en  défaut.  Et  cependant  mouches  et  limiers ,  agens  ostensibles  et  agens 
secrets,  gendarmerie  et  troupe  de  ligne  ,  tout  cela  était  en  quête,  tout  cela 
battait  le  pays  nuit  et  jour. 

Le  28  juillet  1834- je  me  trouvais  dans  les  salons  de  la  préfecture.  On 
sait  que  le  préfet  du  Gard  reçoit  chaque  année  une  commission  spéciale 


REVUE    DE    PARIS.  277 

pour  se  rendie  à  Beaucaire,  et  que  là  son  rôle  se  lëduit  à  peu  près  à  celui 
d'un  somptueux,  maître  de  maison  qui  tient  table  ouverte.  Autant  que  je 
puis  me  le  rappeler,  il  y  avait  peu  de  monde.  Le  secrétaire  du  pre'fet  entra 
et  vint  lui  dire  à  voix  basse  qu'un  liomme  était  dans  la  cour  qui  proposait 
de  faire  arrêter  celui  qui  se  de'robait  si  subtilement  aux  investigations  de 
la  police.  Il  demandait  surtout  quel  salaire  lui  serait  accorde'  pour  sa  peine. 

—  Faites  appeler  le  commissaire  central  de  police ,  dit  le  pre'fet ,  et 
promettez  à  cet  homme  100  francs  s'il  mérite  quelque  confiance.  C'est  le 
tarif. 

Je  m'étais  avancé ,  sur  ces  entrefaites,  vers  les  croisées  restées  ouvertes  , 
et  je  tressaillis  d'une  subite  horreur  en  reconnaissant  le  juif  du  bateau.  Cet 
homme,  nous  apprit-on,  vivait  de  délations.  C'était  son  seul  métier.  II 
l'exerçait  à  Leipsick,  à  Sinigaglia ,  à  Beaucaire,  les  trois  grandes  foires 
de  l'Europe,  où  il  se  rendait  tous  les  ans  avec  la  ponctualité  d'un  négociant 
de  rouenneries.  Sa  tactique  consistait  à  aborder  tout  individu  qui  lui  pa- 
raissait suspect.  Il  feignait  de  vouloir  acheter  des  marchandises  à  bas  prix, 
€t  demandait  qu'on  lui  en  procurât.  A  la  faveur  de  son  accent  germanique 
et  de  ce  caractère  physionomonique  qui  fait  qu'on  reconnaît  un  juif  à  pre- 
mière vue  ,  il  ne  tardait  pas  à  gagner  la  confiance  de  ceux  qu'il  voulait 
vendre.  Quand  il  lenait  leur  secret ,  quand  ils  ne  pouvaient  plus  lui  échap- 
per, alors  ,  joyeux  et  empressé ,  il  allait  à  la  police  ,  et  moyennant  prime 
il  lui  livrait  le  camarade  ou  l'ami  avec  lequel  il  avait  trinqué  peu  d'heures 
auparavant. 

Après  quelques  courtes  explications  ,  la  vieille  science  policière  du  com- 
missaire Vigier  dressa  «on  plan  d'attaque.  U  étendit  sur  toute  cette  affaire 
encore  mystérieuse  les  fils  d'un  vaste  réseau  dans  lequel  il  fallait  néces- 
sairement que  l'homme  dont  il  était  question  vînt  tomber  ,  ou  que  le  déla- 
teur lui-même  restât  enlacé.  Mais  le  rusé  Israélite  était  sûr  de  son  fait, 
ses  renseignemens  étaient  précis ,  et  si  bien  que  le  lendemain  la  police  de 
Beaucaire  avait  enfin  en  son  pouvoir  le  célèbre  Eyraard ,  Pierre  Etienne  , 
dit  Etienne  ,  comte  de  Sléphanos  ,  dit  Durand,  Guidai,  de  Saint-Olive, 
né  dans  l'Hérault,  à  Saint-André  de  Gignac. 

Il  fut  placé  au  milieu  d'une  forte  escouade  de  gendarmes  et  de  soldats  j 
puis  on  donna  l'ordre  de  le  conduire  à  la  vieille  tour  de  Tarascon. 

C'était  bien  le  même  que  j'avais  vu  et  dont  j'avais  entendu  raconter 
l'histoire  sur  la  bateau  à  vapeur.  C'était  le  sauveur  du  juif ,  c'était  l'homme 
bienveillant  du  docteur  Truntz. 


2n8  REVUE    DE    PARIS. 

—  Très-bien,  très-bien,  avait-U  dit  avec  un  accent  de  rage  concentrée 
quand  il  s'était  vu  pris  au  piège.  Je  m'y  attendais.  Je  l'ai  sauvé  le  scélé- 
rat, et  il  m'a  vendu! 

Comme  l'escorte  passait  près  de  moi ,  je  pensai  naturellement  au  docteur 
Truntz  et  au  petit  juge  de  Montélimart.  S'ils  se  fussent  trouvés  là  tous 
deux ,  l'anti-gallisle  n'aurait  pas  manqué  de  dire  avec  son  air  sardomciuc  : 

—  Eh  bien  !  docteur,  et  la  phrénologle?... 

Eugène  Chapus. 


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CHATTERTON   ET  LE  MOINE  ROWLÉY. 


§    II.  —  LE   MOINE    BOWLEY. 


Dans  notre  premier  article ,  nous  nous  sommes  proposé  moins  d'appré- 
cier le  talent  et  le  génie  littéraire  de  Chatterton  que  de  mettre  en  relief  son 
caractère  moral j  de  saisir  les  secrets  de  cette  ame  indomptable,  qui,  bal- 
lottée entre  le  scepticisme ,  la  misère  et  la  soif  de  la  gloire ,  prit  les 
armes  contre  le  monde,  suivant  l'expression  de  Hamlet,  et  en  sortit. 
Les  ouvrages  du  jeune  poète,  encore  assez  rares  en  France,  sont  surtout 
fort  difficiles  à  lire  et  à  bien  comprendre.  On  ne  connaît  guère  sa  vie  que 
par  des  biographies  sèches  et  tronquées,  véritables  squelettes  d'histoire 
littéraire.  Enfin  il  était  à  craindre  que  le  public  ,  séduit  par  le  succès  mé- 
rité du  beau  drame  de  M.  de  Vigny,  ne  prît  pour  un  tableau  fidèle  de  la 
vie  de  Chatterton  ce  qui  n'est  que  l'œuvre  admirable  d'un  artiste  français. 
ÏSous  nous  occuperons  aujourd'hui  des  ouvrages  du  vieux  style  de  Chat- 
terton, ouvrages  singuliers  et  bizarres  s'il  en  fut  jamais.  jN'eût-il  com- 
posé que  les  poésies  modernes,  dont  nous  avons  essayé  de  donner  (,uclqucs 
traductions  ,  il  faudrait  reconnaître  dans  le  petit  clerc  de  Bristol  un  garçon 
de  beaucoup  d'esprit  et  d'un  génie  bien  plus  avancé  que  son  âge.  Mais 
l'histoire  littéraire  de  presque  tous  les  peuples  aurait  pu  citer  de  nombreux 
émules  d'un  pareil  prodige.  Dans  la  sphère  de  l'imagination  ,  comme  dans 
les  choses  positives ,  chaque  nation  a  vu  briller  au  milieu  d'elle  des  in- 
telligences de  l'espèce  de  celle  d'Alexis  Clairaut  ,  le  plus  grand  géomètre 
de  la  France  après  Pascal;  un  beau  matin,  on  exhaussa  sur  un  fauteuil 
ce  mathématicien  de  onze  ans,  et  les  anciens  de  l'Académie  des  sciences 


a80  REVUE    DE    PARIS. 

écoutèrent  un  mëiuoiie  sur  quatre  courbes  iranscendaiilcs  qu'il  avait  dé- 
couvertes. 

Les  faits  qui  concernent  la  première  apparition  des  vieux  poèmes  de 
Chatterton  sont  extrêmement  simples ,  quoique  bien  dignes  de  son  aventu- 
reuse imagination.  Nous  avons  vu  que  le  jeune  poète  passa  son  temps ,  de 
juillet  17G7  jusqu'en  avril  1770  ,  courbe  sur  les  bureaux  d'un  procureur 
de  Bristol ,  vivant  au  milieu  des  paperasses ,  faisant  les  courses  de  l'étude , 
copiant  des  précédens ,  et  se  délassant  par  ses  rêves  d'ambition,  par  quel- 
ques vers  sceptiques  ou  amoureux ,  et  ses  promenades  du  dimanche  dans 
la  campagne  des  environs.  Il  est  facile  de  croire  qu'un  pareil  métier  de- 
vait peu  sourire  à  une  ame  comme  la  sienne.  Aussi  le  petit  clerc  re'solut  à 
tout  prix  d'occuper  la  renommée  (^).  Depuis  long-temps  on  travaillait  à 
Bristol  à  construire  un  nouveau  pont,  qui  devait  remplacer  l'ancien  pont 
ruine'.  Le  monument  fut  inaugure'  en  octobre  1 768.  Aussitôt  il  parut  dans 
le  Bristol  Journal,  publie  par  l'imprimeur  Farley,  une  description  de'- 
laille'e  du  cérémonial  d'ouverture  du  vieux  pont ,  description  empruntée  à 
un  très-ancien  manuscrit,  et  signe'e  Dunhelmus  Bristoliensis .  Cette  exhu- 
mation produisit  un  e'tonnement  général  par  la  naïve  solennité  des  détâils|, 
€t  surtout  à  cause  du  style  antique  et  inouï.  On  fit  des  recherches  ,  on  alla 
de  toutes  parts  questionner  l'imprimeur,  qui  d'abord  ne  put  dire  d'où  lui 
venait  cet  nrticle.  Enfin  ,  informations  prises  ,  Farley  découvrit  que  ce  mor- 
ceau avait  été  apporté  chez  lui  par  un  jeune  garçon  d'environ  quinze  à  seize 
ans,  nommé  Thomas  Chatterton;  celui-ci  déclara  qu'il  le  tenait  d'un 
monsieur  aux  ordres  duquel  il  s'était  mis  pour  copier  de  vieux  parche- 
mins j  ensuite,  se  ravisant,  le  jeune  garçon  affirma  que  son  père  avait  trouvé 
cette  description ,  ainsi  que  beaucoup  d'autres  ouvrages  ,  prose  et  vers , 
dans  le  coffre  d'une  chapelle  d'une  église  de  Bristol.  Cette  dernière  va- 
riante fut  définitivement  adoptée  par  Chatterton.  Or  voici  l'histoii'e  de  ce 
vieux  coffre ,  que  l'imagination  du  jeune  et  ambitieux  petit  clerc  rem- 
plit de  trésors  inconnus ,  et  qui  devint  l'objet  d'une  véritable  mystification 

(')  Ce  sentiment  fut  toujours  si  fort  chez  lui  que ,  dès  sa  première  enfance ,  il  se 
berçait  des  idées  d'une  gloire  gigantesque.  Sa  sœur,  M"*  Newton ,  racontait  à  Croft, 
l'un  de  ses  biographes  ,  l'anecdote  suivante.  Un  jour  un  faïencier  qui  ligurait  parmi 
les  amis  de  la  famille  voulut  lui  faire  cadeau  d'un  service  de  table  ,  et  s'avisa  de  de- 
mander en  riant  au  petit  Tom  quelle  devise  il  y  fallait  mettre.  «  Vous  y  mettrez  ,  ré- 
pliqua l'enfant ,  un  ango  avec  une  trompette  pour  annoncer  partout  comment  je  me 
nomme.  » 


niiVUE     l)E    PARIS.  281 

pour  tant  de  savans  critiques  anglais.  Du  temps  où  de  riches  pécheurs 
laissaient  des  terres  ou  des  rentes  aux  églises  et  monastères  pour  sauver 
leur  arae ,  il  était  d'usage  que  le  cierge  conservât  soigneusement  les  titres 
de  ces  donations  pies;  de  pins,  chaque  donateur  avait  les  honneurs  d'un 
coffre  à  part ,  décore  d'une  inscription  proposant  les  vertus  du  défunt  à 
l'imitation  des  fidèles.  Au-dessus  du  portail  nord  de  l'église  de  Redcliffe, 
à  Bristol ,  bâtie  ou  restaurée  sous  Edouard  IV,  reposaient  dans  un  sombre 
chartrier  six  coffres  vermoulus  ,  dont  le  plus  remarquable  s'appelait ,  en 
vieux  anglais ,   M.  Can/nge^s  cofre.  C'était  un  marchand  de  Bristol , 
qui  avait  notablement  contribue'  à  reparer  l'édifice  saint.  Cette  ve'ne'ra- 
ble  malle  e'tait  garnie  de  six  serrures  diffe'rentes ,  dont  les  six  clefs  furent 
confiées  solennellement  au   maire  de  la  ville ,   aux   marguilliers  ,   aux 
pi'êtres  et  autres  dignitaires.  Mais  les  années  une  fois  e'coule'es  ,  les  messes 
pour   M.   Canynge  dites    et  accomplies^   les  renies    prescrites   et  con- 
fondues avec  le  domaine  de  l'église,  on  oublia   le  coffre  et  le  dona- 
teur ,  et ,  qui  pis  est,  on  perdit  les  six  clefs.  Long -temps  après ,  c'est-à- 
dire  en  1727,  plusieurs  membres  scrupuleux  de  la  corporation  de  Bristol 
et  inspecteurs  de  la  sacristie  ,  parcourant  un  jour  le  chartrier ,  se  pri- 
rent d'envie  de  regarder  dans  les  coffres  :  on  appela  un  serrurier  qui ,  en 
présence  du  notaire  ecclésiastique,   força  les  six  serrures j  mais  on  n'y 
trouva  que  quelques  titres  de  propriété  sans  valeur  aucune;  le  résultat  le 
plus  clair  de  l'enquête  fut  que  les  coffres  restèrent  ouverts  ,  à  la  merci  de  tout 
venant.  La  famille  Chatterton  exerçait ,  de  père  en  fils,  depuis  plus  de  cent 
cinquante  ans ,  une  profession  qui  nous  semble  bizarre ,  mais  qui  est  une  fonc- 
tion officielle  et  assez  lucrative  dans  les  cathédrales  anglaises  :  c'était  celle 
de  fossoyeur  (sexton),  alors  confiée  à  Jean  Chatterton,  oncle  du  père  du 
jeune  poète.  Chaltertonle  père,  voyant  le  vénérable  coffre  de  M.  Canynge 
au  pillage,  et  étant  lui-même  pauvre  maître  d'école  ,  déménagea  de  temps  à 
autre  de  fortes  liasses  de  parchemins  pour  relier  des  bibles  et  des  grammaires 
croyant  sans  doute  que  l'usage  sanctifierait  l'action.  Après  sa  mort ,  qui  sur- 
vint en  1 752,  trois  mois  avant  la  naissance  de  son  fils  ,  sa  veuve  se  garda  bien 
de  restituer  le  restant  des  parchemins  et  les  conserva  dans  un  coin  de  saché- 
live  demeure.  Tantôt  partie  de  ces  débris  allait  chez  l'épicier  du  voisinage, 
tantôt  M™"  Chatterton  les  appliquait  aux  besoins  de  ses  achats  et  de  sa  cui- 
sine. En  un  mot  ,  le  jeune  Chatterton  eut  sans  cesse  sous  les  yeux  ,  dès  sa 
plus  tendre  enfance  ,  ce  tas  de  vieux  titres  ,  rongés  par  la  poussière  et  les 
vers],  et  chargés  de  caractères  gothiques.  On  comprendra  à  (jucl  point 


■282  REVUE    DE    PARIS. 

ce  mystérieux  spectacle  dut  exciter    sa    jeune  et  puissante  imagina- 
tion. 

Ce  fut  alors  qu'il  conçut  et  réalisa  l'entreprise  singulièrement  originale 
de  de'coiiper  certains  blancs  de  ces  vieux  titres,  d'imiter  tant  bien  que 
mal  leur  écriture ,  et  de  les  couvrir  de  morceaux  descriptifs ,  et  surtout  de 
poésies  qu'il  donna  comme  l'œuvre  du  digne  maistre  Canynge ,  de  sir 
Tliybbot  Gorges,  des  bons  prêtres  John  Iscam,  Jean,  religieux  de 
saint  Augustin ,  enfin  de  Thomas  Rowley ,  d'abord  moine  et  ensuite  prê- 
tre. L'enthousiasme  du  petit  clerc  ,  lorsqu'il  vit  s'ouvrir  devant  lui  cette 
source  de  gloire  et  de  profit ,  fut  tel  qu'il  dit  à  sa  mère  qui  ne  pouvait 
comprendre  sa  joie  :  «  Enfin ,  j'ai  trouve'  un  vrai  tre'sor.  »  Fort  peu  de 
temps  après ,  il  composa  le  cérémonial  du  vieux  pont  de  Bristol ,  et  une 
longue  ballade ,  le  Bristow  tragedy ,  l'une  des  plus  naïves  et  des  plus 
touchantes  de  ses  compositions  j  c'est  à  vrai  dire  la  seule  qui  soit  bien  popu- 
laire chez  les  Anglais,  puisqu'elle  est  admise  dans  leurs  anthologies,  et 
Elégant  Extracts,  livres  e'crits  avec  des  ciseaux,  et  dont  la  consomma- 
tion est  prodigieuse  dans  leur  pays.  La  curiosité'  qu'excita  une  pa- 
reille trouvaille  valut  à  Chatterton  la  connaissance  et  l'amitié  du 
chirurgien  William  Barrelt  et  du  ferblantier  George  Catcott,  dont  nous 
^vons  déjà  parlé.  Ce  fut  au  chirurgien  qu'il  remit  à  diverses  reprises  plu- 
sieurs fragmens  de  vieux  poèmes  ,  écrits  sur  parchemin  ,  bien  barbouillés 
et  bien  illisibles ,  reliques  supposées  du  coffre  de  maistre  Canynge.  Mal- 
heureusement pour  l'existence  poétique  de  ces  écrivains  du'quinzième  siècle 
on  s'est  assuré  sur  les  fragmens  mêmes,  dont  l'un  a  été  gravé  en  fac-similé 
dans  les  éditions  de  Tyrwhitt  et  de  Milles  ,  que  l'écriture  n'est  nullement 
celle  du  temps ,  que  certains  chiffres  arabes  sont  tout-à-fait  modernes ,  et 
évidemment  de  la  main  du  petit  clerc  ;  enfin  ,  dans  l'espèce  d'instruction 
archéologique  à  laquelle  cette  controverse  donna  lieu,  Malone  découvrit  ce 
fait  redoutable  ,  que  le  plus  grand  morceau  d'écriture  présenté  par  Chat- 
terton, s'adaptait  parfaitement ,  en  hauteur  et  en  diamètre,  aux  blancs  qui 
terminent  constamment  les  vieux  reçus  de  rentes  du  chartrier  de  Redcliffe. 

Quoi  qu'il  en  soit  du  fond  de  cette  curieuse  dispute,  dont  nous  dirons 
quelques  mots  plus  bas,  il  est  bien  certain  que  la  grande  majorité  des 
vieux  poèmes  de  Chatterton  furent  en  partie  donnés  et  en  partie  vendus 
par  lui-même  à  ses  amis  Catcott  et  Barrett ,  qui  les  livrèrent  plus  tard  à 
Thomas  Tyrwhitt,  éditeur  de  la  première  édition  :  Londres,  17TT;  in-8°. 
L'ordre  chronologique  de  ces  poésies  est  impossible  à  découvrir  avec  pre'- 


REVUE    DE    PARIS.    '  28^ 

cisioB  y  seulement ,  il  est  hors  de  doute  que  toutes  furent  produites  par 
Chatterton ,  alors  qu'il  était  petit  clerc  chez  maître  Lambert ,  depuis  oc- 
tobre 1768  jusqu'en  avril  1770.  Toutes  furent  écrites  à  Bristol ,  hormis 
la  dernière,  et  la  meilleure  peut-être ,  la  Ballade  de  la  Ckarilé,  qu'il 
paraît  avoir  compose'e  à  Londres  ,  en  juillet  1770,  et  qui  précéda  ainsi 
d'un  mois  sa  fin  tragique. 

Avant  de  parcourir  la  série  des  vieux  poèmes  de  Chatterton  et  d'y  puiser 
des  exemples  de  cette  versification  si  vigoureuse  et  presque  toujours  si  obscure, 
je  demande  la  permission  de  faire  ressortir  ,  surtout  ici ,  les  tribulations  de 
l'ingrat  et  sacrile'ge  me'tier  de  traducteur.  Ces  poèmes  sont  difficiles  à  lire, 
même  pour  les  Anglais  ,  et  beauccup  de  ses  compatriotes  s'en  fient ,  à  cet 
égard,  sur  sa  renomme'e.  On  y  trouve  partout  une  singulière  affectation 
d'anciennes  tournures ,  une  profusion  de  mots  inconnus ,  non-seulement 
aux  auteurs  modernes ,  mais  qu'on  ne  retrouve  même  pas  chez  les  contem- 
porains de  Shakspearc;  la  plus  ample  des  éditions  du  Dictionnaire  de  John- 
son ne  suffit  pas  pour  les  déchiffrer  j  il  faut  avoir  recours  aux  glossaires  des 
ouvrages  de  Chaucer  ,  en  les  joignant  à  ceux  que  Chatterton  lui-même  a  ajou- 
te's  à  ces  compositions ,  et  sans  lesquels  elles  resteraient  pour  nous  le  plus  in- 
compreTiensible  |des  grimoires.  Ce  qui  redouble  la  difficulté,  c'est  que  le  pe- 
tit clerc  ne  se  gênait  pas  pour  inventer  des  mots  entièrement  nouveaux,  s'il 
croyait  en  avoir  besoin.  On  se  trouve  en  pre'sence  d'un  me'lange  de  mots 
saxons,  d'expressions  celtiques  et  d'e'pithètes  normandes;  et  le  plus  sou- 
vent ,  sous  ce  déguisement,  on  trouve,  en  creusant  bien  ,  une  phrase  toute 
moderne.  Le  style  de  Rabelais  ne  peut  donner  aucune  idée  du  style  de 
Chatterton;  outre  que  ce  sont  des  genres  extrêmement  diffcrens,  nos  an- 
ciens fabliaux  sont  beaucoup  plus  intelligibles  ;  il  faut  remonter  jus- 
qu'aux vastes  poèmes  normands  de  Wace,  le  roman  du  fum.v  ou  le  Brut 
d'Angleterre  ,  vers  A.  D.  1 1 70 ,  pour  rencontrer  pareille  obscurité.  Quant 
aux  poèmes  français  de  Jean  Gowcr,  sorte  de  ménestrel  anglo-normand 
de  la  cour  d'Edouard  III,  ceux  que  j'ai  vus  sont  bien  plus  faciles  que  les 
vers  de  Chatterton  et  de  son  Pseudo-Rowley;  et  cependant  Gower,  qui 
mourut  A.  D.  1402  ,  eût  été  d'un  demi -siècle  antérieur  à  Rowley. 
L'orthographe  n'est  pas  moins  étrange  que  le  reste;  c'est  donc  une  étude 
fort  ardue  que  de  le  comprendre;  et  quand  on  a  bravé  pareil  labeur,  si  l'on 
veut  essayer  de  rendre  en  style  ordinaire  ce  qui  a  tant  coilté  à  lire  ,  alors, 
pour  récompense ,  il  est  clair  qu'on  ne  peut  produire  qu'une  copie  pâle  et 
méconnaissable,  d'où  la  grâce  naïve  et  le  parfum  antique  se  sont  entière- 


284  REVUE    DE    PARIS. 

ment  évapores.  Je  devais  faire  toutes  ces  réserves  avant  de  me  lancer  en  pa- 
reille besogne. 

Parmi  les  premières  productions  de  Chatterton  figurent  d'abord  trois 
églogues;  elles  furent  par  lui  remises  à  M.  Catcott,  très-bien  copiées  sur 
un  petit  registre  in-^ ,  ainsi  qu'un  fragment  de  la  tragédie  de  Goddwyn; 
le  tout  décoré  de  ce  titre  :  «  Églogues  et  autres  poèmes,  par  Thomas  Row' 
ley,  avec  un  glossaire  et  des  notes  par  Thomas  Chatterton.  »  Le  petit 
clerc  appela  ses  premiers  poèmes],  églogues ,  et  il  aurait  pu  leur  donner 
tout  autre  nom.  Ils  n'ont  rien  de  la  fadeur  rosée  du  genre;  au  contraire 
ses  Mélibées  et  ses  Amaryllis  sont  des  guerriers  combattant  les  Sarrasins  à 
grands  coups  de  lance,  ou  des  femmes  anglaises,  pleurant  sur  les  cendres  des 
guerres  civiles.  La  première  est  une  touchante  description  de  l'état  mal- 
heureux des  campagnes  anglaises,  pendant  les  ravages  des  guerres  civiles 
des  Deux  Roses.  Deux  paysans  se  racontent  leurs  peines  ;  on  a  trouvé, 
dans   ce  cadre,  quelque  analogie  avec  la  première  églogue  de  Virgile 5 
le  début  est  plein  d'énergie. 

Lorsque  l'Angleterre,  se  débattant  encore  sous  ses  mortelles  blessures  , 

De  son  sein  meurtri  arracha  la  chaîne  des  tyrans , 

Elle  vit  ses  valeureux  fils  tomber  autour  d'elle 

(Puissante  fut  leur  mort,  carThonneur  les  guidait  au^combat). 

Alors  dans  une  vallée,  lorsque  le  soir  étalait  son  manteau  grisâtre. 

Deux  bergers  solitaires  vinrent  cacher  leurs  terreurs  • 

Au  seul  son  de  la  feuille  bruissante  leur  cœur  pâlit. 

Elles  cris  de  la  chouette  se  mêlent  auxaccens  de  leurs  plaintes  (').  » 

«  Ah  !  ne  me  parle  point  ;  tous  ces  maux  sont  les  miens  • 

Je  pourrais  te  dire  une  histoire  que  Satan  lui-même  raconterait. 

Adieu  nos  douces  fleurs ,  nos  prairies  verdoyantes,  nos  belles  forêts. 

Nos  bocages  qui  entouraient  la  cellule  de  l'ermite , 

Notre  gaie  musique  qui  se  répétait  dans  le  vallon , 

Notre  danse  joyeuse  dans  les  cours  de  l'hôtellerie  j 

Adieu  toutes  nos  chansons  et  tout  notre  bonheur, 

Adieu  jusqu'à  l'ombre  même  du  plaisir. 

Des  soins  cuisans  sont  venus  fondre  sur  nos  têtes. 

Et  point  de  saint  propice  pour  écarter  nos  maux  renaissans.  » 

(')  Voici  ces  quatre  derniers  vers  : 

Thanne  inné  a  dael,  Lie  eve's  dark  surcote  graie, 
Twayne  lonelie .  shepstenes  dyd  abrodden  (lie, 
The  roystlyng  liff  tloth  tlieyr  whytte  hartes  affraie 
r  And  wyihe  the owlctle  tremyblcd  and  djd  crie. 


KKVUE    DE     PAlUS.  iHj 

La  seconde  églogue  de  Rowley  est  d'un  ton  plus  e'ievë.  C'est  un  cliant 
plein  de  grâce  et  de  vigueur  sur  les  exploits  de  Richard  en  Terre -Sainte. 
Un  refrain  touchant  et  simple  termine  chaque  strophe  :  «  Esprits  des  bien- 
heureux ,  chantait  le  pieux  Nigcl ,  entourez  de  votre  protection  sainte  la 
tète  de  mon  père.  »  Cette  pièce  offre  un  intérêt  particulier  dans  la  vie  lit- 
téraire de  Chatterton,  parce  qu'il  la  choisit  pour  l'adressera  Horace Wal- 
pole ,  en  lui  promettant  beaucoup  d'autres  découvertes  analogues.  Il  pa- 
raît que  Walpoîe,  qui  venait  un  peu  imprudemment  de  s'afficher  comme 
parrain  d'Ossian  en  la  personne  de  son  restaurateur  Macpherson  ,  crai- 
gnit fort  de  se  mettre  une  nouvelle  émeute  littéraire  sur  les  bras.  Il 
répondit  froidement  au  petit  clerc,  que  l'ancienneté  de  ces  poèmes  lui 
paraissait  fort  douteuse,  qu'il  n'avait  aucun  moyen  de  lui  servir  de  pa- 
tron ,  et  qu'il  lui  conseillait  fort  de  suivre  sa  carrière  de  procureur,  comme 
la  plus  sûre  et  la  mieux  faite  pour  le  faire  vivre  de'cemmcnt  :  tout  ceci 
pouvait  être  vrai ,  mais  de  cette  vérité'  prosaïque  et  procédurière  le  jeune 
Chatterton  ne  pouvait  s'accommoder.  Aussi  re'p!iqua-t-il  à  Walpole  une 
missive  fort  vive  et  même  insolente,  à  la  suite  de  laquelle  le  chevalier  lui 
renvoya  ses  œuvres  tout  simplement  sans  un  mot  d'ecxit.  Voici  comment 
ce  triste  protecteur  d'un  si  pre'coce  génie  s'est  justifie  :  «  Mon  cœur  ,  dit- 
il  dans  sa  lettre  cà  l'un  des  éditeurs  de  Chatterton  ,  ne  me  reproche  aucun 
mauvais  procédé  envers  lui.  Je  lui  avais  écrit  une  réponse,  pour  lui  re- 
procher son  injustice  à  mon  égard,  et  pour  lui  renouveler  mes  bons  avis; 
mais  je  me  ravisai ,  par  l'idée  que  peut-être  il  aurait  l'absurdité  d'impri- 
mer ma  lettre;  je  la  jetai  au  feu;  et  faisant  un  paquet  et  de  ses  poèmes 
et  de  ses  lettres,  je  lui  renvoyai  le  tout,  sans  prendre  copie  de  rien,  ce 
dont  je  suis  maintenant  trcs-fàché.  Depuis  ce  temps,  je  n'en  ai  plus  en- 
tendu parler.  »  On  jugera  si  ce  plaidoyer  disculpe  entièrement  celui  dont 
M™*  du  Deffant  a  tant  vanté  la  générosité  et  le  bon  cœur.  Ce  qui  n'est 
que  trop  certain  ,  c'est  que  Walpole  eut  le  malheur  de  laisser  échapper 
l'occasion  de  sauver  un  jeune  et  rare  génie  de  la  misère  et  de  la  mort.  Re- 
venons aux  poèmes  de  Rowley;  voici  la  fin  du  chant  du  roi  Richard  : 

<i  !.a  bataille  est  g.ignée  :  le  roi  Hichnrd  est  seul  maiirr. 

La  bannière  dWnj^k'tiTrc  brille  sur  le  ciel  a/nrc. 

Toute  Tarmée  est  remplie  d'iuie  joie  pure  , 

Et  chacun  en  porte  le  signe  sur  le  front. 

lis  reviennent  en  leur  patrie  qui  les  remerricra. 

()\\v  de  bras  amourenv  vont  s'ouvrir  !  Que  de  fêles  pour  cu\  ! 


9.8()  HKVUK    DE    PAHIS. 

La  trace  des  fatigues  ne  se  lit  plus  dans  leurs  veux , 

Et  tout  souvenir  des  périls  passés  sest  évanoui.  » 

<(  Esprits  des  bienheureux ,  et  vous  tous  les  saints  du  ciel , 

Versez  de  pareilles  joies  sur  la  tête  de  mon  père  (')  !  » 

«  Ainsi  parla  Nigel,  lorsqu'au  loin  sur  la  mer  lileuâtre  , 

Une  voile  gonilée  apparut  tout  à  coup  à  ses  regards. 

ï*rompt  comme  son  désir,  il  sViance  vers  la  plage. 

Et  trouve  son  père ,  qui  descend  vers  lui  du  haut  des  vagues. 

Ah  !  que  les  hommes  qui  pos>èdent  une  ame  damour 

Se  représentent  ce  qu'ils  durent  éprouver  en  se  revoyant  (*)  ! 

Ce  dernier  trait  surtout  me  paraît  d'une  grande  beauté'.  Également 
simple,  fort  et  touchant,  il  a  quelque  cliose  de  la  grandeur  et  de  la  pureté 
antique.  Je  ne  dirai  rien  de  l'Eglogue  III ,  parce  qu'elle  paraît  avoir  e'te' 
inspire'e  par  une  pensée  philosophique  que  le  jeune  poète  n'a  point  suivie 
jusqu'au  bout.  Le  poème  à! Elinoiire  and  Juga  mérite  davantage  de  nous 
arrêter.  Il  fut  aussi  soumis  à  la  froide  appréciation  de  Walpole,  qui  y  re- 
connut avec  justesse  «une  pastorale  moderne  parsemée  de  mots  anciens.  » 
On  la  considère  généralement  comme  une  des  meilleurs  compositions  de 
Chatterton,  et  plusieurs  auteurs  y  ont  vu  la  plus  pathétique  complainte  de 
la  langue  anglaise.  C'est  encore  un  tableau  des  guerres  civiles  d'York  et 
de  Lancastre,  où  le  petit  clerc  met  en  scène  deux  jeunes  filles  pleurant  la 
mort  de  leurs  amans  moissonnés  dans  les  combats.  Citons  deux  strophes 
absolument  intraduisibles  ,  mais  fort  célèbres ,  et  essayons  de  donner  une 
faible  idée  d'une  imagination  si  puissante  à  varier  les  images  de  la  dou- 
leur : 


«  Sœurs  par  le  chagrin ,  sur  ces  gazons  paisemés  de  fleurs , 

Mais  où  la  mélancolie  habile,  laissons  couler  nos  larmes. 

Nous  ne  craindrons  ni  la  rosée  du  matin ,  ni  les  vapeurs  du  soir  , 

Nous  serons  comme  des  chênes  mourans  qui  entrelacent  leurs  rameaux , 

(')  L'original  peut  seul  donner  une  idée  de  la  pieuse  solennité  de  ce  vœu  j  seule- 
ment rien  de  plus  obscur  que  cette  versification  ,  où  tous  les  mois  montrent  l'or- 
thographe la  plus  tourmentée. 

Sprytes  of  the  bleste ,  aad  ewerych  seyncte  ydedde, 

Poure  owte  your  plea.saunce  onn  mie  fadres  hedde. 

(>)  Lette  tliyssen  menne .  wlio  having  sprite  oî  ioove , 

Bethyncke  untoe  hemselves  how  mote  fhe  moetyngc  proo^e. 


REVUE    DE    PARIS.  287 

Comme  des  lieux  en  ruines  où  n'éclate  plus  la  voix  du  plaisir  , 

Dont  l'aspect  sinistre  évoque  mille  faniônies. 

Et  où  veille  seul  le  noir  corbeau  ,  dont  les  cris  annoncent  une  mort .  » 

ELiXOUBE. 

<i  Jamais  ici  les  sons  de  la  musette  ne  salueront  le  lever  du  jour  , 

La  danse  du  ménestrel ,  k's  bons  repas  et  les  jeux  du  village. 

Jamais  on  n'entendra  le  bon  palefroi ,  ni  le  cor, 

Faire  lever  le  renard  tapi  sous  les  buissons. 

J'irai  tout  le  jour  me  perdre  dans  la  sombre  forêt  , 

J'irai  toute  la  nuit  m'egarer  au  cimetière  de  l'église  , 

Et  aux  spectres  qui  l'habitent  je  dirai  tous  mes  tourmens.  » 

On  classe  encore  parmi  les  premiers  essais  de  Chatterton  ,  un  fragment 
d'une  tragédie  de  Goddwyn  ,  par  Thomas  Rowlej'.  Ce  dialogue  che- 
valeresque a  peu  d'action  ;  ce  sont  surtout  des  conversations  entre  Harold 
le  Saxon  et  Goddwyn  ,  entre  le  roi  Edouard  et  son  vaillant  chevalier ,  sir 
Huglie.  Comme  il  n'existe  de  ce  poème  de  Rowley  qu'un  fragment,  il 
■est  impossible  de  pressentir  le  développement  que  Chatterton  voulait  lui 
donner.  Mais  ce  fragment  doit  figurer  en  première  ligne  dans  l'e'tude  que 
nous  faisons ,  à  cause  d'un  chœur ,  malheureusement  inachevé ,  et  dans 
lequel  notre  jeune  poète  a  e'gale'  de  prime  abord,  s'il  n'a  surpasse  ce  que  la 
langue  anglaise  possède  de  chefs-d'œuvre  lyriques,  en  y  comprenant  l'an- 
cienne école  de  Sackville  et  de  Spenser ,  comme  le  nouveau  genre  de  Gray, 
Mason  etCollins.  Ce  morceau  ressemble  à  plusieurs  tableaux  de  Byron; 
Chatterton  a  voulu  peindre  la  lutte  de  la  Liberté  et  de  la  Puissance. 
En  voici  les  idées  : 

«  Lorsque  la  Liberté ,  déployant  sa  robe  toute  tachetée  de  sang, 
A  tous  chevaliers  fit  entendre  son  chant  de  guerre. 
Elle  se  couronna  le  front  de  guirlandes  sauvages  , 
Et  ceignit  à  son  côté  une  épée  menaçante. 

On  la  vit  s'élancer  sur  la  bruyère  : 

Elle  entendit  de  toutes  parts  la  voix  des  morts; 

Mais  V Effroi  à  l'œil  pâle ,  au  cœur  couleur  d'argent , 

Essaya  vainement  de  la  faire  trembler  , 
Elle  entendit  sans  s'émouvoir  les  accens  de  la  douleur 
Et  la  voix  du  deuil  retentir  dans  les  vallées. 

Elle  brandit  sa  lance  acérée, 

Elle  leva  son  bouclier  vers  le  ciel. 

13. 


•iH.S  REVUE    DE    PAUIS. 

Ses  ennemis  se  montrent, 

Et  déjà  ils  fuient  dans  la  plaine.  ^ 

La  Puissance,  dont  la  tête  se  perd  dans  les  airs  , 

Dont  la  lance  est  comme  un  rayon  du  soleil ,  et  le  bouclier  comme  une  étoile , 
Dont  les  yeux  brillent  comme  deux  météores  sinislres, 
Frappe  le  sol  de  ses  pieds  de  fer  et  s'avance  au  combat. 
Mais  la  Z/èer/e' s'asseoit  sur  un  rocher. 
Elle  se  couibe  devant  sa  lance  ; 
Et,  se  relevant  aussitôt , 
Elle  brandit  la  sienne , 

Et  s'élance  vers  son  ennemi  comme  la  foudre  ; 
Couverte  d'une  bonne  armure,  elle  le  frappe  à  la  tè!e; 
Sa  lance  aiguë,  son  bouclier  resplendissant  disparaissent  ; 
Il  tombe  ,  et  entraine  des  milliers  d'hommes  dans  sa  chute.  » 

11  sera  facile  de  s'expliquer  la  couleur  liome'rique  et  chevaleresque  de 
ce  fragment ,  si  l'on  songe  aux  nombreuses  lectures  que  Chatterton 
trouva  moyen  de  faire  chez  son  avoue' ,  et  que  son  imagination  dut  ardem- 
ment saisir.  Nous  pouvons  ici  le  laisser  parler  lui-même.  Il  eut  l'ide'e  sin- 
gulière de  faire  composer  par  son  ami  Thomas  Rowley  im  «  chantàOEUa, 
lord  du  château  de  Bristol  dans  les  jours  passés  (j^nne  daies  ofjore).» 
C'est  une  ode  magnifique  sur  les  exploits  de  ce  chef  breton.  Chatterton 
composa  ensuite  une  autre  pièce  qu'il  intitula  ainsi  :  «  Les  lignes  ci-des- 
sous furent  écrites  par  Jean  Lydgate ,  prêtre  à  Londres  ,  et  envoyées  à 
Rowley ,  en  réponse  à  son  chant  d'OElla.  »  Voici  ces  vers  qui  donnent 
une  esqui.sse  assez  avantageuse  de  son  érudition  : 

'(  Après  avoir  lu  avec  grande  attention 

Ce  que  vous  m'avez  envoyé , 

J'ai  fortement  admiré  les  vers, 

Et  voici  la  réponse  que  je  vous  fais. 

))  Parmi  les  Grecs  fut  Homère  , 
Un  poète  long-icmps  renommé  ; 
Parmi  les  Latins  fut  Virgile, 
Qu'on  trouva  le  meilleur  de  tous. 

Merlin-Io-Brelon  reçut  souvent 
Tous  les  dons  de  l'inspiration  , 
Et  Alfred  ,  parmi  les  hommes  s.ixons , 
Chanta  de  nouvelles  pnroles. 


REVUE    DE    PARIS.  2SC) 

»  Aux  teniiis  normanJs  Turgot 
Et  le  vieux  Cliaucer  cxc.-llèrent , 
Ensuite  Stowe ,  le  carme  de  Bristol , 
But  enlever  la  palme  ('). 

»  Maintenant  Rowley  dan.,  ces  jours  ténébreux 
Fait  rayonner  sa  vive  lumière; 
Turgot  et  Chaucer  revivent 
Dans  cliaque  ligne  qu'il  tciit. 

Je  me  hâte  d'arriver  maintenant  à  l'ouvrage  le  plus  complet  de  Chatter- 
ton, le  seul  qu'il  paraît  avoir  achevé'  avec  soin.  C'est  une  tragédie  qu'il 
intitula  :  <c  OElla  ,  intermède  tragique,  ou  tragédie  en  discours  {Dis 
coorsej'n g  tragedj) ,  écrite  par  Thomas  Rowley  ,  joue'e  devant  maistre 
Canynge ,  à  sa  maison ,  près  le  Rodde  Lodge ,  et  aussi  devant  Jean  Howard, 
le  duc  de  Norfolckj  les  rôles  furent  remplis  par  divers  chevaliers, prêtres, 
et  ménestrels.  »  L'original  de  la  pièce  fut  remis  par  le  jeune  Chatterton  à 
son  ami  Catcott ,  très-proprement  copié  sur  un  beau  cahier  in-lulio  ;  l'au- 
teur en  fit  aussi  une  minute  pour  son  autre  confident  Barrelt.  Tout  est 
original  et  bizarre  dans  l'intermède  d'OEila ,  jusqu'aux  préfaces  ajoutées 
par  l'auteur  sous  le  titre  :  «  Lettres  au  digne  maistre  Canynge,»  le  mar- 
chand de  Bristol.  Nous  puiserons  quelques  citations  d'une  certaine  étendue 
dans  ces  deux  introductions  remplies  de  sel  satirique  ;  sa  première  lettre 
surtout  est  extrêmement  curieuse  ,  comme  présentant  lesquisse  du  système 
littéraire  que  s'était  fait  le  petit  clerc  de  Bristol. 

KPITRE    AU     MAISTRE    CANVÎNGE    SLR    OELLA. 

«  Les  ménestrels  ont  chanté  que  dans  les  temps  très-anciens  ,  lorsque  la 
raison  était  perdue  dans  les  nuages  de  la  nuit ,  les  prêtres  rendaient  leurs 
lois  en  vers.  Comme  les  lances  du  tournois ,  peintes  de  mille  couleurs 
pour  plaiie  aux  yeux ,  et  qui ,  cependant,  au  combat,  sont  d'un  usage 
funeste  ,  leurs  maximes  séduisaient  doucement  l'oreille. 

»  Peut-être  ,  cependant,  la  rime  servait  alors  d'école  à  la  verlu  :  maii 
aujourd'hui  souvent  elle  se  tourne  d'un  autre  côté.  Sous  la  main  du  piêtrc 

(')  Il  csl  im|)OSMblc  de  rmdie  la  nanc  originalité  de  ce  dernier  virs  : 
Dv.lii  liaro  ,•|^^,Ji(•  tlie  bollo. 


290 


REVUt    DE     PARIS. 


on  découvre  la  plume  du  ribaud  ,  et  rhumilité  du  moine  déguise  mal  la 
fierté  du  baron  ;  mais  pour  quelques-uns  ,  la  rime  comme  une  vipère  sans 
aiguillon ,  est  délicieuse  aux  sens ,  et  ne  peut  faire  grand  mal. 

»  Sir  Jolin  ,  ce  chevalier  qui  a  un  brin  de  science,  devine  à  la  première 
vue  la  différence  du  latin  d'avec  le  français  ou  le  grec.  Le  voilà  bientôt 
qui  consacre  dix  ans  et  plus  à  se  donner  le  talent  de  parler  le  latin  j  tout 
ce  qui  parle  anglais  lui  paraît  méprisable,  et  l'anglais  doit  être  avant 
tout  latinisé  pour  lui  plaire. 

»  Vevyan ,  le  moine  ,  chante  d'excellens  Requiem  ;  il  prêche  si  bien 
que  tout  rustre  le  comprend  à  merveille  :  mais  tous  ces  d(;ns ,  il  les  més- 
usej  car  ses  vers  sont  aussi  mauvais  que  sa  prose  est  bonne.  Il  loue  sans 
cesse  les  saints  qui  moururent  pour  leur  Dieu ,  et  tous  les  soirs  d'hiver  , 
lui-même  leur  fait  endurer  un  nouveau  martyre. 

»  Voyez-le  ,  devant  les  jeunes  filles ,  les  bourgeoises ,  et  d'ignorantes 
commères  ,  déclamer  ses  histoires  ou  gaies  ou  mélancoliques.  Ln  rire  fou 
et  niais  saisit  toute  l'assemblée,  quand  il  fait  le  panégyrique  d'une  foule 
d'imbéciles  ,  tout  en  sachant  bien  qu'ils  le  sont.  D'autres  fois ,  les  assis- 
tans,  devant  ses  tragédies,  se  mettent  à  rire  et  à  chanter,  et  quand  son 
conte  devient  tout-à-fait  drôle  ,  alors  on  voit  sortir  de  leurs  yeux  quelques 
pleurs  bien  pressés. 

»  Cependant  Vevyan  n'est  pas  un  sot,  si  vous  le  sortez  de  ses  vers. — 
Geoffrol  fabrique  ses  rimes  comme  les  potiers  font  leurs  cruches.  Il  entre- 
lace niaisement  des  mots  qui  n'ont  aucun  sens  et  taille  son  histoire  comme 
avec  des  ciseaux  de  tonsure.  Il  s'arrête  des  mois  entiers  sur  rien  ,  et  quand 
vous  avez  terminé  son  conte  ,  vous  n'en  savez  pas  plus  que  si  vous  ne  l'a- 
viez point  commencé  (J). 

»  En  voilà  assez  sur  les  autres.  C'est  à  vous  que  je  laisse  le  soin  de 
m' écrire,  à  moi,  qui  viens  exiger  chez  d'autres  ce  que  je  ne  possède  pas 
moi-même.  Je  sais  bien  que  votre  esprit  sera  porté  à  voir  en  petit  mes 
fautes,  mes  fautes  grandes.  Avec  ceci,  je  vous  envoie  OElla,  et  vous 
prie  fort  que  vous  en  rayiez  tous  vers  que  vous  jugerez  être  faux. 

»  Je  tiens  pour  inconvenans  tous  vers  faits  d'une  histoire  sacrée.  Que 

(')  Voici  ces  deux  derniers  vers  ,  où  la  pensée  s'exprime  en  un  style  si  bizarre  et 
si  concis  : 

Waytes  rnonlbes  on  nolbyngc  ,  and  liys  stor.e  donne , 
No  moi'  yoii  froni  yltp  Rpr  ,  Ihan  gyf  you  neere  begonne. 


RKVUE     DE     PAIUS.  '2(Jl 

l'on  chante  plutôt  quelque  grand  poème  sur  les  hommes  I  Lorsque  nous 
traitons  comme  des  hommes  et  Dieu  et  Jésus  ,  suivant  mon  pauvre  juge- 
ment, nous  faisons  tort  à  la  Divinité j  que  des  mots,  qui  créent  telle 
confusion ,  ne  figurent  pas  dans  le  même  sujet. — Adieu  ,  jusqu'à  une  autre 
fois.  )) 

C'est  ainsi  que  dans  des  vers  pleins  d'originalité  et  d'esprit ,  le  jeune 
petit  clerc  s'expliquait  à  lui-même  sa  théorie  dramatique  et  littéraire.  Il 
n'est  point  facile  d'en  démêler  nettement  les  idées  capitales  ni  de  découvrir 
sous  le  masque  satirique  les  personnages  auxquels  il  fait  allusion.  Il  est 
assez  probable  que  son  chevalier  sir  John  ,  le  latiniste ,  ne  fut  pour  lui 
que  la  personnification  du  jiédantisme  anglais.  Peut-être  eut-il  en  vue 
les  carmina  de  Gray  ,  genre  déplorable  dont  le  premier  effet  est  de  tuer 
toute  littérature  nationale  ,  ou  bien  encore  le  docteur  Samuel  Johnson  lui- 
même  ,  dont  l'austérité  superstitieuse  commençait  à  percer,  dont  la  prose, 
et  surtout  sa  galerie  morale  du  Rambler ,  faisait  paraître  les  vers  si 
pauvres,  et  qui  vit  sa  pièce  i\^ Irène ,  jouée  à  Drury-Lane  en  1749,  la- 
quelle devait  se  terminer,  contre  l'avis  de  Garrick,  par  l'étranglement  de 
la  princesse  sur  la  scène  ,  se  dénouer  au  milieu  des  éclats  de  rire  très-peu 
tragiques  du  parterre  et  des  loges.  Ses  épigrammes  contre  Geoffroi  s'ap- 
pliquent assez  bien  aux  Fisions  de  Nathaniel  Cotton  ,  médecin-poète, 
dont  les  ouvrages  ,  fort  inconnus  en  France  et  peu  lus  en  Angleterre , 
renferment  cependant  des  beautés  réelles.  Je  donne  ces  conjectures  pour 
ce  qu'elles  valent,  car  il  se  pourrait  très-bien  que  ces  noms  fussent  sim- 
plement des  types  créés  par  l'imagination  de  Cliatterton.  Je  préfère  citer 
les  deux  strophes  suivantes  de  la  seconde  épître  «  au  digne  Canynge ,  » 
parce  qu'elles  me  paraissent  renfermer  des  idées  de  conduite  littéraire  en- 
core plus  remarquables. 

«  Canynge  et  moi ,  nous  sortons  de  la  voie  commune.  Nous  montons  à 
cheval  ,  mais  nous  lâchons  les  rênes,  et ,  loin  de  nous  confiner  au  milieu 
des  vieux  bouquins  moisis ,  nous  voulons  prendre  notre  essor  et  nous  jouer 
sur  un  rayon  de  soleil.  Quand  nous  rencontrons  des  fleurs  ternies,  nous 
les  prenons  en  secouant  la  poussière  qui  les  tache.  Nous  ne  voulons  nulle- 
ment nous  laisser  enchaînera  un  seul  champ,  mais  au  contraire  planer 
au-dessus  de  la  vérité  de  l'histoire. 

»  Pardon ,  barbes  grises  ,  si  je  dis  que  ce  n'est  pas  sage  à  vous  de 
vous  tenir  si  près  attachés  à  l'histoire;  vous  y  donnez  tant  de  prix  ,  que 
vos  pensées  poétiques  en  souffrent.  Vous  devriez  lui  attribuer  quelque  pe- 


IC^l 


REVUE     DE     i^AHl.S. 


tite  part  dans  VOS  chants  ,  sans  vouloir  que  tout  ce  que  vous  écrivez  soil 
de  l'histoire.  Enfin ,  au  lieu  de  vous  élancer  sur  un  coursier  aile' ,  c'est 
sur  un  cheval  de  charrette  que  vous  fournissez  votre  triste  carrière  (^). 

»  Dis-moi,  Canynge,  qu'étaient  les  vers  aux  anciens  jours  passe's?  Des 
ide'es  fortes  et  des  couplets  artistement  joints  ,  non  comme  ceux  qui  en- 
nuient le  présent  âge,  et  dont  chaque  ligne  semble  porter  une  pointe  ai- 
guë. On  peut  faire  de  bons  vers,  mais  une  poésie  demande  davantage. 
Elle  veut  un  chant  infini  et  une  noble  manière  de  chanson.  Suivant  les 
règles  que  je  pose  ici ,  si  mon  oeuvre  plaît  à  Canynge  ,  je  ne  me  soucie  du 
reste  pour  un  liard. 

»  D'ailleurs  la  chose  doit  se  défendre  elle-même.  Il  y  a  des  vers  qui 
plaisent  davantage  à  l'oreille  d'une  femme  j  mais  Canynge  veut  non-seule- 
ment de  la  poésie  ,  mais  encore  du  sens ,  et  des  pensées  fortes  et  dignes 
ïont  son  amour.  Canynge,  adieu.  D'ici  je  te  salue,  et  j'espère  bientôt  profi- 
ter de  ta  bonne  réception.  Le  bon  évèquc  Carpynter  veut  par  moi  te  dire 
qu'il  te  souhaite  et  santé  et  bonheur  pour  toujours  I  » 

Il  est  sans  doute  infiniment  curieux  de  voir  cette  intelligence  déjà  si 
mûre  ,  enfermée  dans  le  corps  d'un  petit  clerc  càgé  alors  de  quinze  ans  (ces 
vers  et  la  pièce  d'OElla  sont  authentiquement  de  1 7G9  ) ,  se  poser  d'avance 
des  préceptes  si  pleins  de  justesse  et  de  goût.  On  croit  y  reconnaître  quel- 
ques traces  lointaines  d'Horace,  dont  on  voit  que  Chatterton  avait  lu  une 
traduction  au  milieu  de  ses  dossiers.  Après  ces  préfaces  et  une  introduc- 
tionne  de  quelques  vers ,  commence  l'intermède  chevaleresque  d'OElla  , 
vaillant  clief  saxon  ,  dont  la  femme,  la  belle  Birtha  ,  l'aime  autant  qu'elle 
en  est  aimée.  La  pièce  s'ouvre  par  un  monologue  où  Celmonde ,  autre 
brave  chevalier  saxon  ,  déplore  le  violent  amour  dont  il  est  épris  sans 
remède  pour  l'épouse  de  son  compagnon  d'armes. 

«  Ahî  Birtha  ,  pourquoi  la  nature  t'a-t-elle  faite  si  belle?  Pourquoi 
»  es-tu  tout  ce  que  le  cœur  peut  rêver?  Que  n'cs-tu  vulgaire  comme  tant 
»  d'autres  ?  » 

Dialogue  fort  passionné  entre  OElla  et  Birtha ,  où  le  guerrier  dit  à  sa 
leune  femme  que  le  jour  où  le  prêtre  a  béni  son  épée  et  lui  a  prédit  for- 
tune dans  les  combats,  que  le  jour  où,  pour  la  première  fois  ,  il  se  sentit 

(')  Voici  CCS  (leu\  ver?,  qui  formout  un  trait  m  plaisant  de  bonne  guerre  >aiiriqMC. 

luitedde  of  iiiountyiigc  ouri  a  wyngod  lurse, 
Ton  omi  a  nnuiry  divvc  yn  d')l<  fnll  eiMirse. 


KEVUE     UE     PARIS.  2q3 

emporte  par  sou  cheval  sur  les  lances  ennemies,  n'approcha  point  de 
celui  où  il  la  vit  pour  la  première  fois.  —  Arrive  Celmonde  et  les 
ménestrels,  qui  viennent  fêter  les  deux  époux  ,  et  leur  offrir  d'abon- 
dantes mesures  de  bonne  bièie  :  «  Ménestrels ,  chantez ,  »  s'écrie  Cel- 
monde. Ici  s'engage  une  lutte  poétique  entre  les  chanteurs  j  c'est  une 
des  belles  parties  de  l'OElla ,  Chatterton  a  versé  à  pleines  mains  tous 
ses  trésors.  Après  un  chant  d'amour  villageois ,  qui  respire  la  plus  gra- 
cieuse simplicité,  mais  que  le  manque  d'espace  m'empêche  de  citer,  OElla  dit  : 
«  J'aime  cette  chanson,  etmêmejeraimebeaucoup,  et  voilà  de  l'argent ,  tant 
vous  avez  bien  chanté  •  mais  n'avez-vous  point  de  vers  qui  parlent  des  délices 
du  mariage  ?  Allons  donc ,  préparez  votre  plus  douce  voix  ;  réunissez  toute 
votre  science  et  dites  quelque  chose  pour  plaire  à  madame.  »  Alors  Chat- 
terton dicte  à  ses  bardes  l'un  des  hymnes  les  plus  simples  et  les  plus 
suaves,  à  mon  avis,  de  la  langue  anglaise,  et  d'autant  plus  curieux,  qu'a- 
près son  système  littéraire ,  le  petit  clerc  de  Bristol  nous  expose  ici  son 
système  sur  le  mariage.  Sous  le  point  de  vue  littéraire,  cette  pièce  porte 
profondément  le  cachet  de  la  manière  particulière  de  Chatterton  j  il  nous 
montre  sans  cesse  une  poésie  où  il  y  a  peu  de  science ,  peu  de  réflexion  , 
peu  d'intérieur,  mais  dont  toutes  les  images  sont  empruntées  aux  tableaux 
de  la  nature  et  aux  vertes  campagnes  de  sa  patrie. 

CHANT  DES  MÉNESTRELS. 

PREMIER    MENESTREL. 

«  Je  vois  les  tendres  fleurs  qui  se  colorent  aux  rayons  du  jour;  leur 
jaune  éclatant  dore  toute  la  vallée  ,  et  les  marguerites  forinent  la  parure 
qui  orne  la  montagne  ;  sous  le  poids  de  la  rosée  ,  la  tige  du  bluct  s'in- 
cline; les  arbres  touffus  qui  se  lèvent  vers  le  ciel  ,  quand  un  léger  vent  les 
agite,  nous  envoient  un  bruissement  harmonieux. 

»  Le  soir  vient  et  avec  lui  la  rosée  des  nuits  ;  le  ciel  me  montre  sa  lu- 
mière de  rose;  les  ménestrels  font  retentir  à  mes  oreilles  leurs  gaies  chan- 
sons ,  avant  de  poser  les  branches  du  lierre  aux  portes  des  chaumières  du 
hameau.  Je  m'étends  doucement  sur  le  gazon ,  et  cependant ,  d'après  mon 
cœur,  quoique  toute  la  nature  soit  bien  belle,  je  sens  qu'il  me  manque 
quelque  chose  encore.  » 


Îig4  REVUE    DE    PARIS. 


DEUXIEME    MENESTREL. 


«  Telles  furent  les  pensées  d'Adam,  quand,  au  sein  du  Paradis,  le  ciel 
et  la  terre  lui  faisaient  hommage.  Ah!  c'est  la  femme  seule  qui  peut  com- 
bler les  délices  de  l'homme  !  Sans  un  double  lien,  point  de  bonheur.  Va  , 
prends  une  femme  entre  tes  bras,  et  tu  verras  qu'alors,  même  l'hiver  et  ses 
collines  brunâtres  auront  des  charmes  pour  toi  (^)!  » 


TROISIEME   MENESTREL. 


«J'ai  vu  l'automne  desse'che'  et  tout  brûle'  parle  soleil  j  les  feuilles  cou- 
leur d'or  annonçaient  par  leur  chute  que  l'hiver  allait  arriver;  les  ëpis 
jaunlssans  couvraient  les  campagnes;  de  toutes  parts  des  météores  et  des 
éclairs  biillaicnt  à  mes  yeux. 

»  J'ai  vu  le  pommier  se  courber  vers  la  terre  fertile  sous  le  poids  de 
fruits  roses  comme  le  ciel  du  soir;  partout  la  poire  succulente  et  les  gro- 
seilles à  peau  noire  se  balançaient  au  gre  du  vent  et  charmaient  mes  yeux; 
mais  cependant  que  la  soirée  fût  belle  ou  que  la  soirée  fût  sombre,  il  mo 
semblait  toujours  que  les  joies  de  raoïi  cœur  n'étaient  pas  sans  quelque 
tristesse.  » 


DEUXIEME    MENESTREL. 


«  Les  esprits  purs  n'ont  point  de  sexe.  Les  anges  seuls  sont  affranchis  de 
voluptueux  désirs  ;  mais  il  y  a  dans  le  cœur  de  l'homme  quelque  chose  qui , 
sans  douce  compagne,  ne  saurait  être  satisfait.  Non,  il  n'est  point  de  saint 
retiré  dans  son  ermitage  ,  s'il  a  de  la  santé  et  du  sang  dans  les  veines  ,  qui 
ne  trouve  quelquefois  le  moment  de  s'épanouir  l'ame  à  l'aspect  de  femme 
jolie  I  )) 

—  «  Sans  la  femme ,  l'homme  serait  l'égal  du  sauvage ,  et  ne  vivrait 
que  pour  les  combats;  mais  la  femme  lui  rend  la  paix  si  chère,  qu'elle 
réalise  sur  la  terre  le  bonheur  des  anges.  Allons,  va  bien  vite  prendre  une 

(•)  Je  transcris  ici  ces  deux  vers  charmans  de  rorij,'inal,  parce  qu'ils  sont  pleini 
de  mélodie  ,  et  qu  ils  sont  moins  difficiles  que  le  sljle  ordinaire  de  Chatterton  : 

Go,  takc  a  wyf>;  untoe  Itiie  armes  '  and  sec. 

Wynter  and  biownie  liills ,  wyll  bave  a  charme  for  the". 


REVUE    DE    PARIS.  2(J^ 

femme  pour  ta  couche,  et,  que  tu  sois  heureux  ou  malheureux,  que  le  ma- 
riage adoucisse  ta  vie  !  » 

Bientôt  cependant  ces  fêtes  des  époux  et  ces  tendres  chants  sont  inter- 
rompus par  des  nouvelles  guerrières.  Un  messager  {a  messengere)  vient 
annoncer  en  toute  hâte  à  OEIla ,  que  les  chefs  danois  ,  Magnus  et  Hurra  , 
sont  débarques  avec  leurs  compagnons  ,  et  que  déjà  la  bannière  des  enfans 
du  Nord  flotte  non  loin  de  Bristol.  «  Hàte-toi ,  OElla  ,  dit  le  messager,  vole 
vers  la  plage  j  un  moment  encore ,  et  dix  mille  cadavres  bretons  vont  jon- 
cher nos  campagnes.  »  —  «  Malheur  à  toi  pour  tes  nouvelles  I  répond  le 
chevalier.  Oui ,  il  faut  partir  I  Mais  quel  sort  fut  jamais  plus  cruel  !  Du 
milieu  des  délices  ,  la  guerre  me  réclame,  et  je  vais  dépouiller  ma  robe  de 
soie  pour  ceindre  la  cuirasse.  » 

Suit  une  longue  scène  entre  le  guerrier  et  son  épouse ,  dont  les  larmes 
réussissent  presque  à  le  retenir.  Il  est  au  moment  de  céder  à  la  volupté , 
lorsque  Gelmonde  le  décide  à  partir  par  cette  belle  et  simple  aposti'ophe  : 
«  Les  chevaliers  de  Bristol ,  rangés  dans  la  plaine,  t'attendent  avec  joie  et 
poussent  des  cris  d'impatience  en  faisant  l'ésonner  leurs  boucliers.  »  Enfin 
OElia  va  combattre,  et  Gelmonde,  resté  seul ,  récite  un  monologue  devenu 
célèbre  à  cause  de  la  force  ftdu  scepticisme  des  pensées.  Le  chevalier,  qui 
songe  bien  plus  à  ravir  la  femme  de  son  ami  qu'à  combattre  les  Danois,  s'écrie  : 
«  Honneur,  honneur,  que  i-apporles-lu  aux  hommes?  Les  pirates  ,  les  bri- 
gands de  la  frontière  ne  te  connaissent  point;  ils  ne  sont  point  enchaînés  à  tes 
lois,  ils  ne  craignent  point  ta  puissance.  C'est  toi  qui  déchires  mon  cœur  de 
raille  éclairs.  Ah  I  que  je  voudrais  t'arracher  de  mon  sein  !  »  Alors  le  lieu 
delà  scène  change  ,  et  nous  somuics  transportés  dans  le  camp  danois  pour  as- 
sister à  une  longue  et  étrange  conférence  entre  Magnus ,  le  chef  des  étran- 
gers, et  son  principal  chevalier  Hurra.  Le  roi  consulte  ses  prêtres  ,  qui  ne 
lui  promettent  rien  de  bon.  Par  une  singulière  bizarrerie  de  la  conception 
de  Chatterton  ,  ce  roi  Magnus ,  contrairement  à  son  nom  ,  n'est  point  brave, 
ou  plutôt  c'est  un  poltron  consommé.  Aussi  il  faut  lire  de  quels  reproches 
méprisans  et  amers  le  brave  Hurra  accable  son  souverain.  On  voit  (pie  le 
petit  clerc  a  été  influencé  ici  par  les  scènes  homériques  où  le  bouillant 
courage  d'Achille  traite  de  lâcheté  la  prudence  des  autres  chefs.  Un  mes- 
sager vient  interrompre  cette  scène  d'injures  pour  annoncer  que  l'armée 
saxonne  s'avance  «  comme  un  nuage  noir  portant  la  grêle  et  la  foudre  en 
ses  flancs.  —  Sont-ils  nombreux?  s'écrie   le  très-peu   chevaleresque  roi 
Magnus.  — Nombreux,  répond  le  messager  ,  comme  les  insectes  qui  flot- 


'2()6  REVUE    DE     PAIUS. 

lent  dans  les  vapeurs  d'un  soir  d'ete ,  et  armes  d'aiguillons  aussi  mortels.  « 
Cette  nouvelle  peu  rassurante  achève  de  troubler  Magnus  et  redouble  au 
contraire  le  courage  de  Hurra.  Le  chevalier  se  précipite  sur  l'ennemi ,  tan- 
dis que  son  maître  se  tient  avec  les  bagages.  Il  est  clair  que  le  jeu  dra- 
matique de  ces  scènes  consiste  à  mettre  en  opposition  la  timidité  de  l'uu 
et  la  bravoure  de  l'autre  j  mais  ce  contraste  rachète  difficilement  l'invrai- 
semblance de  ce  chef  venant  envahir  ses  voisins  pour  mourir  de  pour  à 
leur  vue.  Il  est  évident  que  le  roi  Magnus  aurait  bien  mieux,  fait  de  rester 
chez  lui.  N'en  parlons  plus  ,  puisqu'il  n'en  est  plus  question  dans  la 
pièce  ,  hormis  cependant  que  nous  apprenons  qu'il  a  ëte  tue  en  se 
sauvant.  Suit  une  scène  où  OElla  adresse  de  fort  belles  harangues  à  ses 
troupes;  et  bientôt ,  maigre'  la  valeur  de  Hurra ,  les  Danois  fuient  de  toutes 
parts.  Celmondc ,  qui  s'est  bravement  battu ,  décrit  le  combat  en  vers 
pleins  d'e'nergie  ;  mais  l'image  de  la  belle  Birtha  l'occupe  sans  cesse.  — 
«  Ecuyer,  s'écrie-t-il ,  amène-moi  un  cheval  rapide,  dont  les  pieds  portent 
des  ailes ,  dont  la  course  devance  la  tempête ,  et  qui ,  élancé  dans  la  car- 
rière, laisse  derrière  lui  la  lumière  de  l'aurore.»  Bientôt  Birtha  ,  tout  éplo- 
rée  et  qui  ne  sait  point  les  nouvelles  de  la  bataille,  voit  arriver  Celmondc 
et  son  coursier  fougueux.  Le  chevalier  vient  lui  dire  que  le  vaillant  OElla , 
dangereusement  blessé  ,  lui  a  donné  l'ordre  de  venir  chercher  son  épouse. 
C'est  une  supercherie  inventée  par  l'amour.  Celmondc  mène  la  belle  Birtha, 
sans  défense,  dans  les  profondem-s  d'une  sombre  foret.  Je  transcris  celte 
scène  qui  donnera  une  idée  de  la  manière  dont  Chatterton  manie  le  dia- 
logue. 

Birtha.  — Cette  obscurité  effraie  mon  cœur  de  femme.  Combien  il  est 
noir  et  sombre,  le  ciel  qui  nous  entoure  !  Qu'ils  sont  heureux  ,  les  villa- 
geois qui  vivent  dans  leurs  chaumières  et  ne  viennent  point  braver  l'aspect 
terrible  des  ténèbres  I  A  peine  une  légère  étoile  scintille  entre  les  nuages. 
Tout  bonheur  a  disparu  pour  moi.  Mais  ,  dis -moi ,  Celmondc,  ton  cœur 
ne  sent-il  point  quelque  effroi  ? 

Celmonde.  —  Non.  Plus  la  nuit  est  noire  ,  plus  elle  convient  à  l'amour. 

Birtha.  —  Ah  !  pourquoi  parles-tu  d'amour?  —  Il  est  bien  loin  de  moi. 
—  Mais  que  j'aimerais  à  voir  luire  enfin  la  douce  lumière  de  l'orient  ! 
Celmonde.  —  L'amour  pourrait  cire  ici  si  Birtha  y  consentait. 
RrnTHA.  — Crlmondo  ,  que  veux-tu  dire? 


REVUE     DE     PARIS. 


•'9: 


Celmonde. — Voici  ce  que  je  pense.  Il  n'est  en  ces  lieux  ni  brillans 
éclairs ,  ni  regards  de  mortel ,  ni  lumière  des  cieux,  qui  puissent  être  té- 
moins des  plaisirs  de  l'amour.  Rien  ici  ne  nous  éclaire  que  cette  torche 
tremblante;  une  fois  éteinte,  tout  sera  ténèbres.  Vois  comme  les  arbres 
semblent  incliner  vers  nous  leurs  rameaux  touffus ,  comme  pour  te  com- 
poser un  délicieux  bosquet.  Tout  ici  respire  la  tendresse ,  et  cet  endroit  a 
été  fait  pour  les  aveux  des  amans. 

BiRTHA. — Celmonde,  exprime  plus  clairement  ce  que  tu  veux,  ou 
peut-être  mes  pensées  iraient  jusqu'à  croire  que  tu  n'as  pas  d'honneur. 

Celmonde. — Eh  bien!  j'y  consens.  Apprends  que  je  t'ai  menée  ici 
pour  te  dire  les  ardeurs  d'un  amour  que  j'ai  si  long-temps  tenu  secret. 

BiRTHA.  — 0  ciel  et  terre!  qu'est-ce  que  j'entends?  —  Je  suis  donc  tra- 
hie! Mais  parle j  mon  OElla ,  qu'en  as-tu  fait? 

Celmonde.  — Ah!  ne  témoigne  point  ainsi  sans  cesse  ton  amour  pour 
lui ,  mais  accorde  un  peu  de  tendresse  à  Celmonde. 

BiRTHA.  —  Retire-toi.  Je  veux  sortir  de  cette  forêt;  j'en  sortirai ,  quand 
même  d'affreux  serpens  se  dresseraient  sur  mes  pas. 

Celmonde. — Non,  par  tous  les  saints,  je  ne  te  laisserai  point  fuir 
avant  que  tu  te  rendes  aux  feux  de  mon  amour.  Tes  yeux  m'ont  causé  as- 
sez de  tourmens  pour  que  maintenant  tu  m'accordes  un  sourire  qui  dise 
que  tu  me  pardonnes.  Ah!  si  tu  pouvais  sentir  tout  le  trouble  qui  agite 
mon  cœur  !  Cet  amour  consume  toutes  les  joies  de  ma  vie.  Malheur  à  moi 
si  Birtha  continue  d'épuiser  tout  mon  sang.  Ah!  plutôt  donne -moi  un  re- 
gard gracieux  comme  les  fleurs  du  printemps.  Il  y  a  quelque  chose  que  je 
ne  puis  souffrir  :  c'est  ton  air  dur  et  ton  mépris. 

BiRTHA.  — Ton  amour  est  détestable.  Ah  !  que  ne  suis -je  sourde  pour 
ne  pas  entendre  tes  vœux  de  débauche.  Eloigne-toi  de  ma  présence  et  n'a- 
joute pas  un  mot  de  plus.  Plutôt  la  mort  que  de  te  céder.  Saints  du  ciel  ! 
moi ,  je  souillerais  le  lit  de  mon  OElla  !  Et  c'est  toi ,  Celmonde  ,  qui  me 
proposes  pareille  chose!  Laisse-moi  fuir,  ou  malédictions  soient  sur  ta  tête! 
—  C'était  donc  pour  cela  que  tu  vins  m'apporter  un  message.  —  Laisse- 
moi  fuir ,  homme  au  cœur  noir ,  sinon  le  ciel  même  et  ses  étoiles  pren- 
dront le  parti  d'ime  fille  sans  défense. 

Celmonde. — Eh  bien!  puisque  tu  refuses  de  te  laisser  toucher  par 
mon  amour,  mon  amour  l'emportera  ,  même  au  prix  d'un  crime.  Je  ferai 
plier  tes  membres,  encore  qu'ils  fussent  raides  comme  de  l'acier,  et  ces 
lieux  sombres  rarhrrnnt  dans  hurs  fénrbros  le;  rougeurs  de  fou  visage. 


'iqS  REVUE     DE     PAIUS. 

BiRTHA.  — Saints  du  ciel ,  venez  à  mon  aide.  Oh  !  que  ne  puis-je  faire 
couler  mon  sang! 

Celmonde.  —  Les  saints  se  tiennent  souvent  à  distance  lorsqu'on  a  be- 
soin d'eux.  Ne  tente  point  de  fuir ,  tu  ne  le  pourrais  ;  tu  ne  peux  que  ce'der 
à  mes  vœux . 

BiRTHA.  — Non  ,  vil  traître.  Je  déchirerai  l'air  de  mes  cris  ,  jusqu'à  ce 
que  la  mort  vienne  les  e'touffer,  ou  qu'un  secours  propice  m'apparaisse. 
Secours  ,  secours ,  ô  Dieu  1   » 

A  ce  moment  périlleux ,  les  Danois  se  présentent  à  point  pour  sauver 
la  belle  Birtha  des  mains  de  son  ravisseur.  Dans  cette  même  forêt ,  leurs 
troupes  dispersées  avaient  cherché  un  asile  ,  et  voilà  que  le  brave  Hurra 
et  les  siens  se  montrent ,  se  déclarent  les  défenseurs  de  Birtha  ,  et  le  dé- 
loyal Celmonde  tombe  sous  leurs  lances.  Chatterton  a  placé  ici  un  beau  et 
simple  trait  ;  le  chevalier  saxon  s'écrie  en  mourant  :  «  Braves  Danois , 
protégez  cette  femme!  »  Bientôt  l'épouse  d'OElla  se  fait  connaître,  et 
Hurra  s'engage  galamment  à  la  rendre  à  l'époux  qu'elle  aime.  L'action 
nous  ramène  à  Brystov^e ,  où  nous  trouvons  OEUa  ,  qui ,  dans  une  très-forte 
scène  avec  une  espèce  de  confidente  de  sa  femme,  Egwina,  apprend  que 
son  épouse  a  fui  avec  un  chevalier  ;  enfin ,  poussé  par  cette  nouvelle 
Égine  ,  il  se  figure  que  sa  femme  s'est  donnée  à  un  autre ,  et  le  pauvre 
OElla  s*  poignarde.  Le  dénoûracnt  se  laisse  maintenant  prévoir  :  Birtha  , 
toujours  aimante  et  fidèle ,  arrive  pour  voir  expirer  son  mari ,  et  se  donne 
aussi  la  mort.  La  pièce  se  termine  par  un  court  épilogue  que  vient  réciter 
un  soldat  saxon.  Je  citerai  encore  ces  lignes,  qui  ne  manquent  pas  d'ori- 
gbalitéi 

Épilogue  de  coernyke  ,  soldat. 

a  Eh  quoi  I  OElla  est  moit  ;  Birtha  va  mourir  aussi  !  Ainsi  tombent  et 
se  fanent  les  plus  belles  fleurs  des  champs.  Qui  peut  dérouler  les  secrets 
mystérieux  du  ciel,  ou  comprendre  les  arrêts  du  destin?  OElla,  ce  qui 
dominait  en  toi ,  c'était  le  sentiment  de  la  gloire.  Pour  la  gloire  ,  tu  per- 
dis tout ,  plaisirs,  amours.  Nous  allons  t' élever  sur  la  plaine  un  monu- 
mient  de  pierre  aussi  grand  qu'aucun  tombeau.  De  plus ,  pour  te  rendre 
hommage ,  tandis  que  dans  le  ciel  tu  chantes  les  louanges  de  Dieu,  sur  la 
terre  nous  chanterons  les  tiennes.  » 


REVUE     DE     PARIS.  ÎQÇ) 

Je  ferai  peu  de  réflexions  sur  cette  pièce  d'OElla  ,  le  plus  bel  ouvrage 
de  Chatterton  ,  et  qu'il  faudrait  lire  en  entier  pour  bien  en  saisir  la  puis- 
sance. II  est  sensible  que  le  jeune  auteur  y  a  seraë  des  réminiscences  de  la 
Bible  ,  d'Homère,  de  Cliaucer,  et  aussi  de  l'Elfrida  de  Mason,  fort  belle 
pièce  contemporaine  de  son  œuvre.  Le  style  y  est  presque  partout  de  cette 
couleur  grandiose  et  pure  qu'il  a  tant  reproduite  dans  ses  vers.  Le  déve- 
loppement des  caractères  et  leur  unité  sont  surtout  dignes  de  remarque. 
OEIla,  valeureux  et  tendre  ;  Celmonde  ,  brave  et  passionné;  Birtha  ,  cbez 
qui  l'amour  le  plus  gracieux  se  mêle  à  une  vertu  inflexible;  le  roi  Mag- 
nus,  prudent  avant  tout;  Hurra,  guerrier  généreux  qui  u'aime  que  les 
cris  de  guerre;  enfin  ces  ménestrels  qui  célèbrent  la  fcîe  des  époux  en 
chantant  l'amour  tout  simple  ,  et  puis  ensuite  le  mariage  :  tout  cela  forme 
une  réunion  de  conceptions  diverses  ,  fortes  ou  tendres  ,  qui  n'ont  pu  éma- 
ner que  d'une  amc  singulièrement  favorisée  de  l'inspiration. 

J'abiége  de  beaucoup  cette  analyse  des  vieilles  poésies  de  Chatterton  , 
en  n'indiquant,  pour  auisi  dire,  que  pour  mémoire  ses  deux  cliants  sur  la 
Bataille  de  Hastings.  Il  y  a  de  fort  belles  choses,  surtout  dans  le  chant  11  ; 
mais  il  faut  lire  ses  strophes  pour  se  faire  une  idée  de  l'ardeur  de  combats 
et  de  rencontres  dont  le  jeune  garçon  dut  être  saisi  quand  il  composa  cette 
poésie  militaire.  C'est  une  suite  non  interrompue  de  coups  reçus  ou  don- 
nés ,  d'assauts  de  lances  et  de  flèches ,  de  chevaliers  pourfendus  ,  de  bou- 
cliers entr'ouverts ,  de  hauberts  brisés  ,  qui  forment  un  exercice  des  plus 
fatigans  pour  le  lecteur  pacifique.  Le  chant  Y^  m'a  entièrement  fait  l'effet 
de  plusieurs  de  ces  énormes  Batailles  de  Lebrun ,  oîi  les  assaillans  se 
mêlent  et  ferraillent  avec  tant  de  furie  ,  que  le  spectateur  ne  sait  plus  de 
quel  coté  se  mettre.  Je  passerai  non  moins  rapidement  sur  son  poème  inti- 
tulé :  le  Tournois  (  the  Tournament  )  ,ella  Lice  (  ihe  Lysttes  ) ,  qui  n'est 
simplement  qu'un  tableau  descriptif,  sans  trace  de  poésie  passionnée, 
où  Chatterton  nous  raconte  minutieusement  les  exploits  de  chevaliers 
tout  panachés  et  couverts  de  devises ,  qui  se  démontent  et  se  fracas- 
sent sans  rime  ni  raison.  Laissons  ces  prouesses  pour  arriver  à  la  ques- 
tion curieuse  d'authenticité  ;  toute  curieuse  qu'elle  soit ,  il  ne  me 
reste  que  bien  peu  d'espace  pour  en  parler;  je  tenais  beaucoup  plus 
à  re'unir  des  citations  exactes  qu'à  faire  de  l'histoire  littéraire;  je  n'en  di- 
rai donc  qu'un  mot.  Rowley  ,  considéré  comme  personnage  réel ,  et  Chat- 
terton ,  ont  eu  chacun  leurs  partisans.  Jamais  Chatterton  n'est  positivement 
convenu  qu'il  fût  l'auteur  des  poèmes  de  Rowley,  et  ce  mystère  ,  si  mys- 


3oO  REVLE    DE    PARIS. 

tère  il  y  a  ,  repose  avec  lui  dans  le  cimetière  de  Shoe-Lane.  Parmi  les  par- 
tisans de  Rowley  figurent  Matthias  et  Milles  ,  tous  deux  savans  critiques; 
Greene  le  poète;  Langliorne  et  autres;  mais  toutes  les  recherclies  de  Ma- 
lone,  de  Warton,  de  Tyrwhitt,  de  Gray,  de  Mason  ,  de  Johnson,  de 
Hayley  et  d'une  foule  d'autres,  ont  complètement  entraîné  la  balance  du 
côte' de  Chattei'ton,  qui  reste  dûment  convaincu  d'avoir  lui-même  pourvu 
aux  richesses  du  vieux  coffre  de  maistre  Canynge,  à  Bristol.  Je  ne  puis  ici 
donner  une  idée  de  la  masse  de  preuves  qui  établissent  la  chose  ;  on  peut 
d'ailleurs,  suivant  moi,  s'en  tenir  à  un  seul  procédé  :  il  n'v  a  qu'à  lire, 
comparativement,  un  poème  de  Rowley  et  un  poème  de  Chaucer,  qui  fut 
à  peu  près  de  la  même  époque,  pour  reconnaîti'e  clairement  que  Rowley 
est  un  moderne  habillé  à  l'antique;  nul  doute  qu'un  petit  clerc  de  Bristol 
ne  se  soit  joué  de  la  robe  de  ce  saint  personnage. 

Après  avoir  travaillé  quelque  temps  dans  cette  mine  de  style  gothique , 
obscure  et  fatigante  même,  d'oii  toutefois  on  ne  remonte  pas  sans  quelque 
chose  d'infiniment  digne  de  lumière,  après  avoir  curieusement  exploi'é  les 
profondeurs  de  cette  ame  douée  de  tant  de  sensibilité  et  de  génie,  je  vou- 
drais pouvoir  m'étendre  encore  sur  un  point  qui  forme  comme  la  moralité 
de  cette  étude  ,  je  voudrais  pouvoir  dire  qu'il  y  a  eu ,  dans  tous  les  temps , 
beaucoup  de  Chattertons;  que  c'est  erreur  grande  de  s'imaginer  que  de 
tels  caractères  soient  rares  ;  qu'il  y  en  a  même  de  nos  jours  bien  plus 
qu'on  ne  pense;  qu'enfin  j'en  ai  moi-même  connu  un,  qui  avait  beau  génie, 
belle  ame ,  belle  sensibilité  ,  et  que  cependant  ses  liaisons  avec  quelques- 
unes  des  sommités  littéraires  de  notre  époqlie  n'ont  pas  empêché  de  mourir 
misérablement  à  l'hôpital;  mais  aussi  que  viennent-elles  faire  au  milieu  de 
notre  société  si  positive  et  si  égoïste ,  ces  âmes  enthousiastes  et  gran- 
dioses? Elles  se  sont  trompées  de  chemin;  €st-il  donc  si  étonnant  qu'elles 
veuillent  s'en  aller?  Quant  au  remède  de  ces  tristes  départs,  s'il  en  est,  je 
n'en  soufflerai  mot ,  de  peur  qu'on  ne  m'accuse  de  conspirer  contre  l'ordre 
social. 

(ilIAHI.ES   CoQUF.RtL. 


CHRONIQUE. 


Nous  voici  au  cinquième  anniversaire  de  la  re'volution  de  juillet.  C'est 
un  cinquième  de'menti  donne  par  la  paix  de  la  France  et  de  l'Europe  aux 
fausses  craintes  et  aux  mauvaises  espérances  des  partis.  Tant  d'ëinotions 
s'e'taient  souleve'es ,  qui  se  sont  éteintes  ,  tant  de  menaces  s'e'taient  faites , 
qui  se  sont  e'vanouies ,  tant  de  tentatives  s'étaient  mises  en  chemin  ,  qui  y 
sont  restées  ,  qu'il  faut  absolument  reconnaître  que  la  nouvelle  monarchie, 
les  nouvelles  institutions,  les. nouvelles  idées,  sont  des  faits  de  quelque 
consistance  et  de  quelque  avenir.  Tant  de  tempêtes  ont  soufflé  ,  et  de  tant 
décotes,  et  avec  tant  de  fureur,  qu'un  trône  vieux,  ferme,  enraciné, 
aurait  couru  de  graves  risques  en  des  circonstances  comme  celles  qui  ont 
fait  un  effort  commun  contre  le  trône  de  la  révolution  dernière.  S'il  est 
resté  cependant  incliranlahle ,  et  affermi  plutôt  que  compromis  par 
chaque  assaut  que  lui  ont  livré  ses  ennemis  ,  c'est  qu'apparemment  il  doit 
porter  sa  solidité  en  lui-même ,  c'est  qu'il  doit  être  bien  ctayé  et  bien  as- 
sis. Ajoutons  que  le  présent  ne  démont  en  rien  les  réussites  passées  ;  s'il 
est  vrai  que  les  grands  désastres  ont  toujours  de  petits  avant-coureurs  ,  et 
que  les  arbres  crient  avant  de  se  rompre  ,  la  monarchie  de  juillet  n'est  pas 
à  la  veille  de  s'écrouler.  Nous  aurons  d'autres  anniversaires,  comptons-y. 

Tous  les  essais  d'attaque  contre  nos  institutions,  les  plus  adroits, 
les  plus  dissimulés ,  les  plus  audacieux  ,  ont  paru  en  définitive  avec 
le  caractère  de  ces  tentatives  malheureuses,  comme  maudites  et  con- 
damnées d'avance  à  l'insuccès.  La  veille,  ils  promettaient  tout  à  leurs 
auteurs,  le  lendemain  ils  ne  teraient  rien.  Ainsi  ont  été  les  émeutes, 
ainsi  a  été  le  jiiocès  ,   ainsi  la  retraite  de  M.  Mole,  ainsi   la  protestation 

TO.MK     XIX.        SUIM'I.KIMENT.  H 


3o2  REVUE    DE    PARIS. 

des  avocats  stagiaires.  Les  émeutes  ont  fait  voir  que  la  république  ue  re- 
posait pas  sur  les  masses  ,  qu'elle  était  réduite  à  quelques  chefs  sans  idées 
et  que ,  pour  lui  trouver  des  soldats  ,  il  avait  fallu  séduire  quelques  pau- 
vres ouvriers  avec  de  grands  mots  et  de  grandes  promesses ,  et  recruter 
par  une  sorte  de  raccollage  moral  qui  ne  trompe  jamais  deux  fois  personne, 
pas  même  les  simples.  Ainsi ,  l'insurrection  a  levé. en  juin  son  ban  ,  en 
avril  son  arrière-ban  ;  aujourd'hui ,  elle  n'a  plus  personne.  Toutes  ses 
ressources  y  ont  passé. 

Le  procès  n'a  non  plus  rien  donné ,  lui  qui  promettait  tant.  Toutes 
les  petites  ambitions  et  toutes  les  petites  éloquences  de  province,  qui  étaient 
venues  s'offrir  à  grand  renfort  de  diligences  ,  se  sont  retirées  dans  leurs 
foyers  ,  heureuses  d'en  être  quittes  pour  le  voyage  ,  et  après  avoir  renié 
leurs  amis  et  leurs  signatures.  Livrés  à  eux-mêmes  ,  les  prévenus  qui  vou- 
laient protester  n'ont  fait  que  parader.  Les  chefs  ont  pris  la  fuite.  Ces 
hommes  qui  avaient  oi'ganisé  l'insurrection  en  province ,  et  qui  l'ont  pous- 
sée dans  le  crime  ,  l'y  laissent  et  se  sauvent.  Ces  hommes  qui  voulaient 
paraître  devant  la  cour  des  pairs  pour  terrasser  en  elle  toutes  les  lois  et  toute 
la  magistrature  du  royaume  ,  se  relaient  deux  ou  trois  nuits  durant  pour 
gratter  la  terre  dans  une  cave  ,  et ,  au  lieu  de  la  solennelle  bataille  tant 
annoncée,  ils  s'échappent  honteusement j  le  lendemain,  la  Cour  des 
pairs  était  toujour?  sur  son  siège  ,  mais  les  républicains  si  déterminés  n'é- 
taient plus  dans  leur  prison.  Ces  mêmes  hommes  qui  affectaient  dans  leur 
langage  une  sorte  de  mission  providentielle  et  d'apostolat  politique,  et 
dans  leurs  relations  une  amitié  austère  et  ineliranlable  ,  se  vantent,  le  len- 
demain de  leur  évasion  nocturne,  d'avoir  quitté  leur  œuvre  sociale  et  leurs 
camarades  ,  comme  d'autres  se  vanteraient  de  leur  être  restés  des  soutiens 
loyaux  et  fidèles.  Ainsi ,  la  France  qui  avait  été  mise  en  demeure  de  prê- 
ter son  attention  à  une  grande  lutte  de  la  république  et  du  gouvernement 
de  juillet,  n'a  pas  vu  de  lutte;  le  gouvernement  était  au  rendez-vous 
pourtant,  et  y  est  encore. 

Autre  mécompte  de  la  part  de  la  grave  démarche  de  M.  Mole  ;  elle  a  nui 
au  noble  pair  et  n'a  pas  servi  à  la  république.  C'est  encore  en  ceci  que  paraît 
cctlefortune  de  la  France  ,  dont  nous  parlions  ,  qui  fait  tourner  au  bien  des 
choses  établies  les  circonstances  menaçantes.  On  pouvait  croire  qu'un 
liomme  de  l'habileté  et  de  l'expérience  de  M.  Mole ,  qui  se  décidait  en 
ce  sens  et  en  ce  moment ,  avait  des  raisons  plausibles  et  éclatantes  de  le 
faire  ,  que  la  foule  ne  voyait  pas  et  qui  paraîtraient  le  lendemain  au  ç;rand 


REVUE    DE    PARIS.  3o3 

jour  :  le  lendemain  arrive,  on  regarde,  pas  de  lumière;  M.  IMole  s'est 
retire',  voilà  tout.  D'ailleurs  ,  tous  les  autres  pairs  sont  à  leur  place ,  pas 
une  retraite. 

Dès-lors ,  faute  de  documens  pour  s'expliquer  la  conduite  présente 
d'un  homme  qui  se  porte  et  qui  est  en  effet  de  grand  poids  dans  les  choses 
politiques ,  on  est  oblige  d'en  emprunter  à  sa  conduite  passée.  On  se  lap- 
pelle  qu'en  toute  occasion  difficile,  M.  Mole'  va  pi-endre  les  eaux  de  Plom- 
bières. Il  y  alla  en  1 81 5,  pour  n'être  pas  à  même  de  se  compromettre  dans 
les  e've'nemens  chanceux  des  cent-jours;  il  y  va  maintenant,  pour  dc'clincr 
la  responsabilité  de  la  fermeté'  de  ses  collègues.  Car  ,  pour  un  chef  de  sys- 
tème, pour  un  homme  qui  a  la  prétention  de  frayer  tôt  ou  tard  le  che- 
min du  ministère  à  ses  idées ,  M.  Mole  ne  se  distingue  pas  précisément 
par  un  caractère  décidé;  devant  toute  grave  difficulté,  devant  tout  nœud 
gordien ,  là  où  d'ordinaire  on  tire  son  épée ,  lui ,  il  va  prendre  les  eaux. 

M.  MoIé,  qui  passe ,  et  nous  croyons  avec  raison ,  pour  une  personne  de 
tact  et  d'éminentes  ressources  ,  nous  paraît  donc  s'être  fourvoyé  cette  fois. 
Au  dehors  ,  la  presse  des  partis  ne  lui  a  pas  fait  précisément  grande  fête  ; 
et  d'ailleurs  il  est  trop  homme  d'esprit  pour  estimer  plus  qu'elles  ne  valent 
des  démonstrations  obtenues  en  pareil  moment ,  de  la  part  de  pareils  amis, 
avec  une  pareille  démarche.  Au  dedans,  c'est-à-dire  au  sein  même  de  la 
chambre  des  pairs  ,  il  est  certain  que  le  blâme  y  a  dépassé  de  beaucoup  les 
sympathies.  La  noble  Cour  a  déployé ,  dans  tout  ce  procès ,  trop  de  fer- 
meté pour  aller  s'éprendre  de  ceux  qui  en  manquent.  On  a  parlé  d'ail- 
leurs,  et,  nous  croyons,  sur  de  bonnes  informations,  d'un  jeune  paii 
qui  aui'ait  essayé ,  en  quelque  occasion ,  dans  la  salle  des  conférences . 
d'expliquer  favorablement  la  conduite  de  M.  Mole,  et  auquel  un  autre 
pair,  savant  magistrat ,  placé  à  la  tête  d'une  cour  souveraine,  aurait  fait 
noblement  entendre  que  toute  justification  tombait  devant  un  semblable 
déni  de  justice.  Quelque  chose  que  ,  pour  notre  compte ,  ce  jeune  pair  nous 
permettra  de  faire  remarquer ,  c'est  que ,  dans  sa  position ,  une  apologie  de 
M.  Mole  avait  cela  de  grave  ,  qu'elle  pouvait  paraître  s'être  plus  ou  moins 
inspirée  des  propres  scntimcns  du  x'oi ,  ce  qui  certes ,  on  le  pense  bien  , 
n'était  pas  et  ne  pouvait  pas  être. 

Ainsi ,  dans  cette  sorte  de  drame  de  résistance  organisé  contre  la  Cou  r 
des  pairs  ,  de  même  que  la  grande  pièce  a  peu  fait  fortune ,  la  petite  co- 
médie pour  rire  a  médiocrement  réussi;  car  les  avocats  stagiaires,  présides 
par  M.  Philippe  Dupin  ,  n'ont  pas  tenu   non  plus  tont  re  qu'ils  avaient 


3o4  HKVUK    1)K    l'ATdS. 

cru  devoir  promettre.  Il  serait  fâcheux  que  ces  messieurs  voulussent  pas- 
ser de  riiabitiide  de  parler  à  l'habitude  de  de'Iibe'rer.  Le  malheur  est  que 
leur  conseil  ne  leur  profite  pas  mieux  au  dehors  que  leur  parole.  L'avo- 
cat est  comme  toutes  les  puissances  tombe'es,  qui  sont  les  dernières  à 
s'apercevoir  de  leur  chute.  Le  fait  est  qu'il  y  a  eu  pour  ces  messieurs 
quelques  beaux  jours  politiques,  mais  hélas  I  ces  beaux  jours  sont  passe's. 
Au  lieu  de  pre'sider  les  staf;iaires ,  en  pareille  occasion  ,  M.  Philippe 
Dupin  aurait  amasse'  plus  de  gloire  à  suivre  les  traces  de  M.  Dupin 
aîné  ,  son  frère  ,  dont  les  calembours  latins  auront  plus  de  succès  que  les 
harangues  des  avocats.  On  sait  déjà  partout  qu'en  visitant  les  fortifications 
élevées  par  le  général  Haxo  ,  à  Grenoble ,  M.  Dupin  a  dit  avec  ce  style 
concis  de  légende  qu'il  sait  donner  ta  ses  bons  mots  :  Saxo  ab  Haxo.  Peut- 
être  trouvera -t-on  que  celui-là  est  d'une  syntaxe  un  peu  hasardée  5  mais 
il  faut  bien  avoir  quelque  confiance  au  latin  d'un  docteur  en  droit-canon , 
comme  l'est  M.  Dupin. 

Il  serait  lieureux  pour  la  France  que  l'épidémie  ne  lui  fût  pas  plus  fa- 
tale que  la  révolte^  mais  les  élémens  qui  frappent,  ou  la  Providence  qui 
châtie  ,  ne  sont  pas  choses  si  faciles  à  conjurer.  Nous  savons  ici ,  d'expé- 
rience personnelle ,  ce  que  sont  les  désastres  et  les  terreurs  qu'apporte  le 
choléra ,  et  Paris  peut  compatir  aux  douleurs  de  Toulon.  Cependant  il  pa- 
raît qu'à  l'heure  qu'il  est  le  fléau  se  calme  et  que  les  morts  diminuent. 
Jusqu'à  présent  on  a  compté  les  cadavres  ;  mais  bientôt  on  comptera  les 
dévouemens  ;  il  y  en  aura  eu  de  nombreux  et  de  nobles  :  on  se  rappellera  ces 
jeunes  élèves  en  médecineet  en  pharmacie,  accourus  de  toutes  parts,  à  l'envi 
l'un  de  l'autre;  on  se  l'appellera  surtout  le  clergé  du  Var  et  monseigneur 
Pévèque  de  Fréjus ,  qui  est  arrivé  à  Toulon  aussitôt  que  l'épidémie ,  et  qui 
]irobableraent  ne  le  quittera  qu'avec  elle ,  s'il  n'y  succombe  ,  comme  un  de 
ses  grands-vicaires  y  a  déjà  succombé.  C'est  toujours  là  ce  christianisme 
qui  élève  l'ame  et  qui  ennoblit  le  cœur ,  qui  était  à  la  peste  de  IMarseille  , 
et  qui  est  au  choléra  de  Toulon.  Du  reste  ,  tout  malheur  public  lui  est  oc- 
casion de  courage.  Cette  semaine  ,  une  maison  brûlait  à  Auch  •  les  flammes 
avaient  tout  gagné  ,  tout  enveloppé  ;  il  n'y  avait  qu'à  regarder  et  à  gémir , 
et  c'est  ce  que  faisait  la  foule.  Tout  d'un  coup  ,  en  comptant  les  personnes 
qui  s'étaient  échappées ,  on  s'aperçoit  qu'il  manquait  une  femme  et  un  en- 
fant ;  et  en  effet  on  entendit  leurs  cris  :  ils  étaient  au  premier  étage.  Mon- 
seigneur le  cardinal  d'Isoard  ,  archevêque  d' Auch ,  qui  était  accouru  ,  offrit 
une  grande  somme  d'argent  à  qui  voudrait  tenter  cette  belle  action.  L'in- 


REVUE     DE     PARIS.  !"5o5 

cendie  était  si  terrible ,  que  de  toute  cette  multitude  personne  ne  répondit. 
Alors  ce  digne  prélat ,  qui  est  âge,  frêle  de  corps,  faible,  s'enveloppa 
d'un  drap  mouille'  et  disparut  dans  les  flammes.  Après  quelques  minutes 
d'angoisses ,  la  foule  vit  reparaître  monseigneur  le  CTrdinal  d'Iso.ird  :  il 
ramenait  la  femme  et  l'enfant. 

Les  désastres  ont  cela  de  bon  qu'ils  mettent  à  nu  les  nobles  âmes.  Ou 
l'a  vu  à  Toulon,  on  l'a  vu  à  Auch  ;  nous  le  Aboyons  à  Oran.  II  est  diffi- 
cile de  décider  d'ici  si  l'expédition  aventureuse  du  général  Trézel  était 
nécessaire  et  inévitable.  Cela  paraîtrait  ainsi,  par  la  convenance  de  protéger 
les  tribus  des  Douavers  et  des  Sraaela  ,  amies  de  la  France,  et  attaquées 
contre  toute  attente  par  le  bey  de  IMascara.  Le  mal  est  qu'on  n'ait  pas  dé- 
mêlé l'arrière-pensée  de  ce  bey,  auquel  on  a  fourni  des  munitions  et  des 
armes,  sur  l'entremise  et  le  bon  témoignage  de  quelques  intrigans  juifs. 
On  avait  pourtant  assez  expérimenté  la  diplomatie  du  désert ,  pour  savoir 
qu'elle  ne  se  pique  pas  d'observance  dans  ses  paroles.  Toujours  est-il  que 
cette  petite  armée  de  Français  s'est  comportée  comme  les  grandes.  C'aura 
été  là  un  malheur  excusé  par  le  but  ;  les  Arabes  qu'on  secourait  sauront 
qu'on  peut  compter  sur  l'amitié  de  nos  généraux;  les  Arabes  qu'on  re- 
poussait auront  appris  qu'on  peut  compter  sur  leur  courage.  Le  rajiport  du 
général  Trézel  est  empreint  d'une  bien  noble  résignation,  cl  cette  manière 
d'avouer  une  faute  est  certes  "d'un  homme  qui  n'en  commet  pas  souvent. 

Les  affaires  du  dehors,  comme  celles  du  dedans,  vont  leur  chemin  sans 
encombre.  Le  danger  s'évanouit  là  même  où  il  avait  été  le  plus  flagrant. 
Les  affaires  d'Espagne  sont  au  commencement  d'une  période  nouvelle  , 
dont  la  fin  ne  peut  pas  manquer  d'être  fatale  aux  insurgés.  Voilà  déjà  bien 
long-temps  que  la  révolte  s'agite,  sans  avoir  gagné  en  définitive  beau- 
coup de  terrain.  Il  n'en  est  pas  des  choses  d'enthousiasme  comme  des 
autres;  pour  elles ,  ne  pas  avancer  c'est  reculer.  Le  temps  raffermit  le 
gouvernement  régulier  de  la  reine,  et  il  ruine  les  prétentions  de  don  Car- 
los. Vous  verrez  que  le  plus  difficile  pour  le  prétendant,  ce  n'aura  pas  été 
d'entrer  en  Navarre ,  mais  d'en  sortir.  Les  succès  du  général  Cordova 
simplifient  la  position  de  l'armée  de  la  reine ,  et  nous  touchons  vraiment , 
comme  nous  venons  de  le  dire  ,  au  commencement  de  quelque  bonne  fin. 

11  ne  paraît  pas  d'ailleurs  que  le  Nord  s'émeuve,  aulant  qu'on  le  disait, 
des  difficultés  du  Midi.  C'est  une  chose  passée  en  habitude  de  noirs 
effrayer  fort  ilc  ce  qu'on  appelle  le  colosse  de  la  Russie  :  le  temps  prou- 
vera que  ce  colosse  n'.i  peut-èlre  p.is  toule  la  taille  qu'on  lui  donne.  (^/C  ne 


3o6  REVl^K    DE    PARIS. 

sont  pas  les  acres  de  terre  qui  font  les  nations,  Du  reste,  les  ais  de  la 
sainte-alliance  ne  paraissent  pas  si  solidement  cheville's,  qu'ils  ne  cahotent 
quelque  peu.  Il  y  a  au  milieu  des  trois  grands  peuples  du  Nord,  la  Po- 
logne, un  incendie  étouffe ,  mais  qui  fumera  long-temps.  Qu'un  peu  de 
vent  du  midi  y  souffle ,  et  il  peut  se  raviver  d'un  moment  à  l'autre.  La 
Russie,  la  Prusse  et  l'Autriche  ont  là  un  hôte  d'assez  difficile  garde  j  elles 
y  regarderont  à  deux  fois  avant  de  quitter  le  logis  et  de  lui  en  laisser 
les  clefs. 

Et  puis  encore,  nous  entendons  sur  l'Autrichedes  bruits  qui  ne  sont  pas 
pour  nous  fairere  douter  bien  fort  la  sainte-alliance.  On  dit  de  tant  de  côtés  que 
le  nouvel  empereur  n'a  pas  accepté  toute  la  succession  de  son  père ,  qu'il 
faut  bien  qu'il  y  ait  quelque  réalité  au  fond  de  cette  chronique.  Cela  ne 
nous  étonnerait  pas,  cela  n'étonnerait  personne.  L'aigle  impérial  ne  peut 
pas  avoir  oublié  qu'il  n'a  jamais  volé  si  haut  que  lorsqu'il  planait  dans  les 
airs  du  midi.  * 


Je  ne  sais  rien  de  plus  dangereux  que  ce  tableau  de  la  bataille  de  la 
Moskowa  ,  représenté  par  M.  Langlois  ,  dans  les  grandes  proportions  du 
panorama.  Poésie  funeste!  souvenirs  cruels!  Les  vieux  retrouvent  là  des 
ressentimens  mal  éteints  par  vingt  ans  de  paix  ;  les  jeunes  regrettent  d'a- 
voir manqué  à  cette  grande  époque  où  la  vie  était  si  glorieuse ,  la  mort  si 
prompte.  Il  est  si  beau  ,  cet  uniforme  français  ;  si  éclatante ,  cette  cocarde  ; 
ils  sont  si  fiers  ,  si  brillans  ,  ces  soldats  de  la  grande  armée ,  hommes  de 
fer  et  de  feu  ,  éprouvés  par  le  sabre  du  mameluck ,  la  baïonnette  de  l'Au- 
trichien et  la  lance  du  Baskir  ;  sublime  infanterie ,  qui  faisait  ses  vingt 
lieues  par  jour  et  trouvait  à  sa  dernière  étape  des  redoutes  fulminantes 
pour  rafraîchissement;  sublime  cavalerie  ,  qui  donnait  de  l'élan  à  des  che- 
vaux écorcliés ,  et  taillait  des  carrés  tenibles ,  hérissés  de  pointes  meur- 
trières! Et  l'homme  qui  fanatisait  tant  d'hommes,  ce  prophète  de  la 
guerre ,  qui  avait  fondé  la  religion  du  sabre ,  que  d'adorations  se  concen- 
trent sur  lui  ,  que  de  regards  mourans  se  tournent  vers  son  chapeau  ,  que 
lie  blessés  disent  son  nom  avant  celui  de  leur  mère  ou  de  leur  sœur!  Quand 
on  voit  ces  masses  noires,  rougos,  bleues  ;  ces  Français  appuyés  à  la  droite 


REVUE    DE    PARIS.  3o7 

par  les  Westplialiens  et  les  Polonais ,  à  la  gauche  par  les  Italiens  et  les 
Espagnols,  venus  à  marches  forcées  du  fond  de  leur  patrie  j  quand  on  voit 
ces  blocs  d'hommes  se  de'tacher  du  sol  et  rouler  dans  la  plaine  précédés 
d'une  tempête  d'artillerie,  on  se  demande  quelle  est  la  pensée  dont  la 
commotion  ébranle  tous  ces  rangs.  — Une  pensée? — Il  n'y  en  a  pas  :  il 
y  a  une  volonté.  Regardez  là  derrière ,  un  petit  homme  monté  sur  un  che- 
val blanc.  Cet  homme  a  dit  :  a  Je  veux,  »  et  il  a  été  ainsi  fait. 

Ce  spectacle  électrise  ,  il  absorbe;  puis  il  fait  pleurer,  car  après  cette 
sanglante  victoire,  on  sait  qu'il  y  a  Moscou  ;  on  voit  Rostopchine  la  torche 
au  poing;  le  Kremlin,  la  forteresse  sarrée,  brisé  comme  un  vase  de  cris- 
tal ;  ses  dômes  d'argent  fondu  ,  ses  boiseries  d'or  criant  dans  les  étreintes 
du  feu,  une  ville  entière  liquéfiée,  une  rivière  de  flammes  roulant  des  dé- 
bris d'églises ,  des  richesses  tartares  ,  des  porcelaines  ,  des  vases  ,  des 
étoffes,  des  trésors  merveilleux  comme  les  Mille  et  une  nlits  ;  elle  vient 
jusqu'à  vous  la  fumée  de  ce  bûcher  immense  où  se  débattent  des  palais , 
des  hommes  fauves ,  des  chevaux  furieux  :  des  soldats  ivres  de  vin ,  de 
femmes  ,  d'incendie,  disparaissent  dans  les  plis  dévorans  de  ces  grands  ri- 
deaux de  flamme ,  cherchant  de  l'or ,  d'autres  vins  à  boire ,  d'autres 
femmes  à  violer.  Pardonnez-leur,  ils  ont  tant  combattu  !  Pardonnez-leur,  ils 
vont  tant  souffrir  I  L'hiver  les  attend,  il  amoncelle  ses  pluies,  ses  glaces; 
les  cosaques,  ces  loups  à  cheval,  aiguisent  leurs  lances,  et  bientôt  de  cette 
armée  si  nombreuse  à  la  Moskowa ,  si  bruyante  à  Moscou ,  de  ces  gro- 
gnards de  la  vieille  garde  ,  de  ces  conscrits  portugais  ,  de  ces  six  cent 
mille  hommes  appelés  de  tout  l'occident  de  l'Europe  ,  il  ne  restera  bientôt 
qu'une  poignée  de  malades  glacés,  de  soldats  sans  armes;  une  triste  et  lu- 
gubre mascarade  ,  affublée  de  fourrures  précieuses  ,  de  brocarts  chuiois, 
d'oripeaux  moscovites  ,  traçant  sur  uu  désert  de  neiges  un  sillon  de  sang  , 
de  cadavres ,  d'or  et  de  fer  inutiles  ,  une  chaîne  de  mourans  coupée  en 
deux  par  la  Bérésina  :  il  ne  restera  que  vingt  mille  hommes. 

Oui ,  le  spectacle  de  cette  bataille  de  la  Moskowa  est  dangereux  ,  parce 
qu'il  ranime  l'orgueil  de  cette  nationalité  militaire  qui  nous  a  coûté  tant 
de  sang ,  parce  qu'il  éveille  dans  les  esprits  les  plus  sceptiques  un  chau- 
vinisme abrutissant ,  parce  qu'on  sort  de  là  Français ,  exclusivement 
Français,  anti-Russe,  anti-Anglais,  ennemi  de  tout  le  monde,  fanatique 
de  la  grande  armée  ,  de  l'empereur  ,  altéré  de  bonnets  à  poil  et  de  gloire , 
tout  prêt  à  s'aller  couper  la  gorge  avec  le  premier  étranger  qu'on  va  ren- 
contrer, ou  se  brûler  la  cervelle  au  pied  de  la  colonne. 

Il  faut  dire  aussi  que  jamais  illusion  ne  fut  plus  complète  :  il  n'y  a  pas 
une  sensation  à  laquelle  on  puisse  échapper. 

C'est  le  milieu  de  la  journée;  le  champ  de  bataille  disputé  par  les 
Russes  est  à  moitié  couvert  par  les  Français.  Une  redoute  foudroyante  a  été 


'h)8  ri: vue  de   i'Aius. 

prise ,  des  milliers  d'ennemis  remplissent  les  ravins  de  la  plaine  et  attes- 
tent combien  a  coûté  ce  premier  avantage.  La  division  du  gëne'ral  Friand 
vient  de  se  former  en  cari'e';  aux  quatre  angles  une  pièce  de  canon  attend  , 
béante  ,  le  choc  des  cuirassiers  russes  qui,  après  avoir  décompose  l'artille- 
rie régimentaire  de  la  division,  se  ruent  contre  ce  carré  de  toute  la  pesanteur 
de  leurs  chevaux  et  de  leur  armure.  Le  carnage  est  affreux,  hommes,  che- 
vaux, casques  volent  en  l'air ,  le  carré  tient  bon  :  Murât  est  là  ;  Murât ,  la 
plus  noble  image  de  la  valeur  ,  le  béros  charlatan  ,  Roland  et  Fontanarose, 
un  cœur  de  lion  et  un  costume  de  marchand  de  vulnéraire;  une  forcé  d'A- 
thlète, des  cheveux  d'ébène  ,  un  œil  brûlant  ;  il  est  là  qui  juge  les  coups; 
sa  matinée  a  été  bonne  ,  il  a  chargé  vingt  fois  ,  il  est  resté  seul  dans  une 
redoute ,  invulnérable ,  respecté  des  balles  qui  viennent  mourir  sur  cette 
poitrine  généreuse. 

Laissez-les  faire  ,  ces  cuirassiers  russes  ,  ils  vont  tourner  bride  ,  disper- 
sés par  le  feu  du  carré  ;  mais  ,  là  derrière  ,  nos  cuirassiers  les  attendent  qui 
vont  les  tailler  en  pièces;  ces  niasses  de  fer  vont  serchoquer  comme  deux 
enclumes  ;  pendant  ce  temps  ,  l'empereur  a  envoyé  à  la  gauche  de  la  divi- 
sion son  artillerie  bleue  et  rouge  de  la  garde  :  Quelle  fumée  !  qu'elle  est 
belle  ,  pure  et  blanche  1  Ces  quatre-vingts  bouches  à  feu  écrasent  l'infan- 
terie ennemie  :  les  généraux  sont  morts ,  les  officiers  morts ,  les  soldats 
meurent  à  leur  poste,  inébranlables ,  l'arme  au  bras ,  roulant  sur  la  terre 
leur  uniforme  vert ,  leur  tète  rousse  et  rasée  :  la  bataille  est  là;  des  régi- 
raens  se  forment  derrière  l'artillerie  française  ,  parmi  lesquels  ou  distingue 
un  régiment  léger  avec  ses  caj-abiniers  à  la  guêtre  bleue,  puis  un  régiment 
espagnol  à  l'uniforme  blanc  ;  et  cette  ligne  de  grosse  cavalei'ie ,  de  hus- 
sards et  de  lanciers  ,  quels  seront  ses  hauts  faits  ?  elle  achèvera  la  cavalerie 
russe  ,  elle  prendra  une  redoute  au  grand  galop. 

Montbrun  sera  tué  ,  Caulaincourt  tué  ,  le  jeune  Fontanes  décoré  ,  JNey 
sera  admirable  ,  Murât  prendra  à  la  gorge  un  colonel  qui  commande  la 
retraite  et  lui  dira  :  —  Que  faites-vous  ?  Vous  ne  pouvez  plus  rester  ici  ? 
Moi  j'y  reste  bien.  —  C'est  juste ,  répondra  le  colonel...  Soldats  ,  face  en 
tète  I  Allons  nous  faire  tuer  ! 

A  la  fin  du  jour  ,  l'honneur  français  aura  brillé  du  plus  bel  éclat  :  Bel- 
liard,  Compans,  Morand,  Davoust,  Rapp  ,  Berthier,  Scbastiani ,  auront 
fait  de  ces  prodiges  qui  ne  se  croient  pas.  Trente  généraux  blessés  ou  tués 
manqueront  à  l'appel. 

Fabvier,  arrivé  le  matin  de  Madrid,  aura  pris  un  fusil  et  marché  en 
simple  volontaire  avec  un  régiment.  Les  traits  de  courage  auront  marqué 
chaque  pas  de  cette  armée  de  géans.  Cinquante  mille  Russes  seront  couchés 
sur  le  sol  à  côté  de  vingt  mille  Français  ,  et  tant  de  sang  n'aura  pas  donné 
une  victoire  complète.  C'est  que  Napoléon ,  jadis  si  prodigue  de  ses  hom- 


REVUE    DE     PARIS.  3o9 


mes ,  en  est  devenu  avare  j  c'est  qu'il  n'a  pas  voulu  laisser  donner  sa  garde 
pour  achever  les  Russes  ,  maigre  les  prières  de  Ney ,  de  Mortier,  de  Ber- 
tliier,  de  Murât;  c'est  que  déjà  elle  a  pâli ,  cette  étoile  à  laquelle  il  se  fiait. 

Dieu  l'a  ainsi  voulu. 

M.  Langlois  ,  qui  déjà  nous  a  donné  le  beau  panorama  d'Alger,  semble 
nous  promettre  une  suite  de  panoramas  militaires.  Son  dernier  tableau  est 
un  clief-d'œuvre  d'exécution  et  de  patience.  îl  a  fallu  aller  sur  les  lieux,  en 
Russie.  L'empereur  l'a  bien  reçu ,  dit-on ,  et  favorisé  dans  son  entreprise. 
Son  orgueil  d'empereur  et  de  Russe  ne  redoute  rien  de  cette  évocation  d'un 
passé  de  vingt  ans;  il  éprouvait  peut-être  une  joie  secrète  à  la  représenta  - 
tion  de  ce  prologue  d'un  drame  qui  s'est  dénoué  sous  les  murs  de  Paris. 
S'il  faut  en  croire  l'explicateur  fort  intelligent  du  Panorama  ,  vieux  soldat 
de  la  jeune  garde  ,  l'empereur  et  le  peintre  ont  causé  souvent  avec  assez 
de  familiarité,  comme  vous  et  moi  :  c'est  son  expression.  Tout  ce  qu'il  y 
a  chez  nous  d'hommes  accessibles  à  des  émotions  nationales  et  à  des  im- 
pressions d'art ,  gravit  chaque  jour  l'escalier  noir  et  tortu  du  panorama  de 
M.  Langlois.  On  admire  le  mouvement  général  de  cette  grande  bataille  , 
le  choix  des  détails ,  le  tragique  des  épisodes  ,  l'assemblage  des  couleurs  , 
l'entente  dos  effets  de  lumière  et  des  accidens  de  terrain.  Il  y  a  de  la 
clarté  dans  ce  magnifique  désordre,  de  la  logique  dans  tous  les  faits  du 
combat ,  de  la  grandeur  dans  son  résultat  :  et  par-dessus  tout  il  règne  dans 
ce  tableau  un  beau  sentiment  d'héroïsme. 

Pendant  que  nos  yeux,  fixés  sur  cet  horizon  de  sang,  cherchaient  dans 
la  fumée  celui  qui  ordonna  la  bataille  ,  Napoléon  ;  celui  qui  trouva  dans 
la  mêlée  son  blason  militaire,  Ney;  pendant  que  notre  pensée  assistait  à 
cette  victoire  gigantesque  ,  les  soldats  de  notre  jeune  armée  ,  assaillis  par 
des  hordes  de  Bédouins  ,  payaient  cher  l'imprudence  d'un  chef  et  cette 
confiance  que  leur  ont  léguée  de  sublimes  devanciers.  Là  aussi  il  y  a  du 
courage ,  du  dévouement ,  des  hommes  tués  à  leur  poste;  mais  là  aussi  il 
y  a  eu  une  lâcheté.  Les  Italiens  de  la  légion  étrangère  se  sont  couchés  par 
terre  et  n'ont  voulu  se  relever  que  pour  prendre  la  fuite.  Un  sergent -ma- 
jor français  a  percé  d'un  coup  de  baïonnette  im  officier  italien  qui  se  sau- 
vait. Yoilà  donc  le  prix  de  cette  ho'^pitalité  française  ,  qui  donne  un  asile, 
du  pain  ,  son  uniforme,  sa  cocarde,  à  des  étrangers  qui  vont  comproiucttrc 
'honneur  de  nos  armes  aux  yeux  des  Bédouins  sauvages.  La  rage  de  nos 
soldats  s'est  déchaînée  contre  ces  alliés  félons  ,  qu'on  est  forcé  de  protéger 
contre  un  ressentiment  trop  explicable.  Les  Polonais  se  sont  montrés  di- 
gnes d'eux ,  et  justice  est  rendue  à  la  bravoure  qu'ils  ont  montrée  à  côté 
de  nos  bat  illlons.  (^inq  cents  Français  ont  péri  dans  ce  combat.  Le  brave 
colonel  Oiidinot,  tué  à  la  tête  de  son  escadron,  laisse  des  regrets  inexiui- 
mablcs  à  ses  soldats  et  à  sa  famille.  Reste  à  savoir  si  Ab  del  Kadcr  jouira 

TOME  XIX.     JUM.LET.  ,  <5 


3  10  REVUE    DK    PARIS. 

de  tel  avantage,  si  le  maréchal  Clauzel  va  continuer  en  Afrique  ce  système 
de  philanthropie  stiipide  qui  traite  à  l'amiable  et  avec  des  e'gards  un  ennemi 
coupeur  de  têtes.  En  vérité' ,  les  Be'douins  doivent  bien  mépriser,  s'ils  la 
comprennent ,  cette  humanité  de  journaux  ,  cette  fraternité'  théorique  qu'on 
leur  appointe  en  échange  du  pillage  et  du  meurtre. 

Chez  nous  même ,  en  France ,  au  milieu  de  notre  civilisation ,  nous  en 
sommes  à  recueillir  les  fruits  de  cette  mansuétude  de  mœurs  qui  tend  à  effa- 
cer la  peine  de  mort  de  nos  Codes.  Dieu  veuille  que  le  temps  apporte  ces 
fruits  !  En  attendant,  l'indulgence  des  jurés  qui  cèdent  à  l'influence  de  ces 
nouvelles  idées  peuple  nos  bagnes  d'assassins  et  de  parricides  que  la  loi 
n'cfiiaie  plus.  Les  spectateurs,  plus  nombieuxque  de  coutume,  qui  assis- 
taient au  dernier  départ  de  la  chaîne  ,  ont  pu  compter  jusqu'à  trente-sept 
meurtriers  ,  dont  deux  parricides  !  Un  d'entre  eux  se  faisait  remarquer  par 
la  sérénité  de  son  visage  et  le  bien-être  de  son  extérieur.  Un  chapeau  de 
paille,  patiemment  tressé,  couvrait  sa  tête.  Au  sommet  de  ce  chapeau  se 
tenait  docile  et  craintif  un  jeune  chat,  coiffé  d'un  petitchapeau  semblable, 
retenu  par  une  gourmette.  Le  crime  en  bonne  humeur. 

Nos  tribunaux  viennent  d'avoir  deux  procès  à  juger  :  l'un  terrible ,  un 
suicide  double,  commis  par  Bancal  sur  lui-même  et  sur  la  femme  qu'il  ai- 
mait; l'autre,  grotesque  et  curieux  comme  révélation  des  mœurs  indus- 
trielles de  notre  temps.  Il  s'agit  de  ces  mendians  à  domicile,  de  ces  individus 
qui  vont  en  ville  faire  appel  à  l'humanité  ou  aux  sentimens  politiques  de  tous 
les  locataires  d'une  maison.  Tantôt  c'est  un  réfugié  ,  un  homme  traqué  par 
la  police  sarde,  qui  vient  demander  un  secours  de  20  fr.  pour  payer  son 
garni;  un  condamné  politique  de  la  restauration,  un  ancien  carbonaro  . 
un  combattant  de  juin  :  tantôt  un  chevalier  de  Saint-Louis,  un  ancien  ser- 
viteur de  la  famille  royale  ,  un  soldat  de  Condé  ,  un  Vendéen  ,  un  officier 
de  don  Miguel  j  le  réfugié  ,  le  carbonaro  ,  le  chouan  ,  le  miguéliste  ,  tout 
cela  ne  fait  qu'un  individu  ,  qui  prend  un  langage  ,  une  attitude  ,  une  dé- 
coration différente ,  selon  les  dupes  qu'il  veut  faire.  Un  de  ces  hommes 
était  traduit  devant  la  police  correctionnelle.  Les  piquantes  explications  de 
M.  Alfred  du  Fougerais,  ancien  propriétaire  de  la  Mode,  ont  jeté  un  jour 
fatal  sur  les  ressources  de  ces  industriels;  le  délinquant  a  été  condamné  à 
huit  jours  de  pi'ison. 

Les  enrôlemens  anglais  ne  s'arrêtent  pas.  L'île  des  Chiens  vomit  sans 
cesse  de  nouvelles  recrues  :  mais  s'il  faut  en  croire  un  journal  légitimiste  , 
ces  secours  n'ont  aucune  valeur;  don  Carlos  a  fait  peser  trois  volontaires 
;inglais,  et  trouvé  qu'un  carliste  seul  avait  le  même  poids;  cette  cxpé- 
lience  a  parfaitement  rassuré  le  prétendant. 


REVUIi    DE    PARIS.  ■>  l  T 
GYMNASE-DRAMATIQUE. LA  FILLE  MAL  ELEVEE,  par  MM.  d'Épa- 

gny  et  Comberousse.  —  La  morale  de  ce  vaudeville  tend  à  prouver  que  les 
demoiselles  du  monde  bien  élevées  savent  faire  des  fautes  sans  se  compro- 
mettre, tandis  que  les  demoiselles  mal  élevées  se  compromettent  sans  faire 
de  fautes.  Si  j'avais  une  fille  je  l'elèverais  bien  ,  malgré  tout  le  soin  qu'a 
pris  le  Gymnase  pour  faire  ressortir  le  dévouement  ingénu  de  M''*'  Fanny 
et  la  rouerie  précoce  de  M"*^  Léonie.  Ces  deux  jeunes  personnes  causent  le 
soir  dans  un  petit  salon  de  leurs  intérêts  de  cœur  ;  un  bouquet  entre  par  la 
fenêtre ,  jeté  par  un  amoureux  de  Léonie  :  Léonie  est  assez  sage  pour  ne 
pas  vouloir  rendre  projectile  pour  projectile;  Fanny,  la  fille  mal  élevée  , 
envoie  son  bouquet ,  que  le  galant  couvre  de  baisers  bruyans  accompagnés 
d'une  foule  d'exclamations  erotiques.  Un  ,  deux  ,  trois  coups  de  fusil  sont 
tirés  par  les  domestiques  sur  le  visiteur  nocturne ,  qu'on  a  pris  pour  un 
voleur  :  remue-ménage  affreux  dans  lequel  on  voit  apparaître  des  tantes  en 
camisole,  des  oncles  à  perruque,  des  portiers  en  casaque  ,  des  jardiniers 
en  chemise  ,  des  lanternes  ,  des  fusils  ,  et  enfin  un  gros  jeime  homme  que 
Fanny  est  allée  prendre  par  la  main  pour  le  soustraire  aux  fusillades  dont 
il  est  le  point  de  mire.  Or  Fanny  se  mêle  de  ce  qui  ne  la  regarde  pas  ;  car 
Léonie  est  trop  bien  élevée  pour  aller  chercher  dans  les  broussailles  un 
amant  qu'elle  connaît  fort  peu  ,  trop  bien  élevée  pour  l'introduire  dans  la 
maison  paternelle ,  et  le  recevoir  dans  sa  chambre  toute  une  nuit.  C'est  ce 
que  fait  Fanny  la  fille  mal  élevée  ,  et  cela  lui  réussit  assez  mal.  Elle  a 
d'abord  été  surprise  dans  son  tête-à-tête ,  innocent  au  fond ,  mais  répi'é- 
hensible  en  apparence  ,  par  l'homme  qu'elle  aime  ,  M.  Raymond  ,  officier 
de  génie.  On  commence  au  théâtre  à  beaucoup  employer  l'officier  de  gé- 
nie. C'est  un  monsieur  habillé  de  noir,  décoré,  d'une  figure  mélancolique 
et  ennuyée,  d'un  courage  froid  ,  d'une  humeur  maussade  ,  qui  fait  la  cour 
aux  femmes  avec  une  galanterie  de  liastion  ,  et  n'aborde  les  hommes  qu'une 
paire  de  pistolets  à  la  main  et  pour  leur  proposer  une  infinité  de  rencon- 
res  à  bout  portant.  L'officier  de  génie  a  remplacé  l'intolérable  officier  de 
hussards  ,  qui  ,  le  verre  à  la  main  ,  une  jambe  en  l'air,  prenait  des  baisers 
sur  la  nuque  des  soubrettes  ,  fendait  les  tables  à  coups  de  sabre ,  et  battait 
les  domestiques.  L'officier  de  hussards  n'entrait  jamais  par  la  porte.  Son 
kolback  vain({ueur  se  montrait  toujours  à  la  fenêtre  au  bout  d'une  échelle 
de  corde  qu'il  avait  gravie  en  grand  uniforme  ,  sabretache,  corde  à  four- 
rage,  ceinture ,  plisse,  dolman  ,  etc.  ,  etc.  Pour  l'officier  de  génie,  non- 
seulement  il  entre  par  la  porte  ,  mais  encore  il  n'entre  jamais  sans  frapper. 
L'un  était  fier  de  son  fourniment,  l'autre  le  regarde  comme  un  hochet ,  et 
trouve  riiabit  bourgeois  un  vêtement  plus  algébrique.  Voilà  donc  qu'en 
échange  de  l'étourderie  de  la  cavalerie  légère  on  nous  donne  désormais  la 
gravité  des  armes  spéciales.  Le  théâtre  est  ainsi  fait.  M.  Raymond ,  en. 


Jii  UEvuE   d:;   PAIUS. 

mathématicien  logique  et  raisonneur,  pose  celle  argumentation  :  Voilà  un 
monsieur  qui  s'en  vient  la  nuit  troubler  celte  maison  ,  de'ranger  mon  bon- 
heur, et  prendre  à  tâtons  la  main  de  ma  Fanny.  Il  est  là  ,  je  l'entends; 
j'aime  cette  Fanny  qui  a  l'air  de  l'aimer.  Cette  situation  me  couvre  de 
ridicvde  et  de  chagrin  :  en  pareil  cas  que  fait-on  ?  On  se  bat.  — Monsieur, 
battons-nous.  —  Pas  tout  de  suite  ,  reprend  M.  Ernest ,  j'ai  le  liMs  droit 
foule'.  Et  on  peut  le  croire  ,  car  ce  pauvre  M.  Paid,  \cKioiniy  des  jciuics 
premiers,  doit  cire  heureux  de  s'en  tirer  à  si  l>on  marche,  qnaid  il  se 
permet  des  escalades  de  mur  et  autres  gentillesses  gyninnsli(jucs.  M.  Paul 
a  le  dos  et  le  ventre  cuirasses  d'un  embonpoint  qui  rendent  sa  tentative 
vraiment  téméraire.  Les  choses  sont  donc  ainsi  posées.  M"^  Fanny  passe 
pour  être  sensible  à  l'embonpoint  de  M.  Ernest  :  M.  Raymond  le  croit,  la 
femme  de  chambre  le  croit  aussi ,  et  toute  la  maison  en  est  bientôt  per- 
suadée quand  M.  Ernest  sort  de  la  chambre  de  la  jeune  fdle  mal  cleve'e. 
Au  temps  où  les  jeunes-premiers  surpris  se  cachaient  dans  des  e'Uiis  de 
harpe,  M.  Ernest  aurait  été  étouffe',  tandis  qu'il  sort  assez  triomphant  de 
la  chambre  spacieuse  où  il  a  passé  la  nuit.  Comme  il  n'est  pas  d'imbroglio 
•qui  n'ait  sa  solution  ,  il  est  reconnu  que  Fanny  s'est  chargée  de  tant  d'ini- 
-quités  pour  le  compte  de  sa  cousir.e,  et  que  M.  Raymond  a  été  îrès-lVrocc 
dans  ses  suppositions.  M.  Ernest  demande  la  main  de  sa  Lconic  pour  prix 
de  son  escalade  et  en  dédommagement  de  son  bras  foulé.  M.  Raymond 
pardonne  à  Fanny  toutes  ses  inconsécpiences  ,  et  désarme  ses  pistolets.  La 
première  conclusion  à  tirer  de  ce  petit  f  itras  ,  c'est  qu'il  ne  faut  pas  esca- 
lader des  murailles  quand  on  a  du  ventre.  La  seconde ,  qu'il  faut  boii'e 
frais  et  ne  pas  faire  de  vaudevilles  par  les  grandes  chaleurs.  Le  dialogue 
transpire ,  le  couplet  se  fond  ,  l'esprit  se  liquéfie.  Les  deux  aclcs  de 
MM.  d'Épagny  et  Comberousse  sont  en  dissolution  complète  ;  une  cen- 
taine de  spectateurs  iasoucians  les  ont  regardés  couler  devant  eux  ,  comme 
on  voit  couler  l'eau  d'une  borne  fontaine ,  et  parce  que  de  ce  temps-ci  tout 
est  indifférent,  surtout  une  pièce  de  théâtre.  La  chaleur  doit  cire  combat- 
tue par  des  toniques ,  et  ce  ne  sont  pas  le  régime  adoucissant  et  les  denrées 
mal  sucrées  du  Gvmnase  qui  réveillent  la  constitution  énervée  du  public. 
Ferville  et  M'^^  Sauvage  ont  eu  seuls  assez  d'énergie  pour  résister  à  la  dé- 
bilitation  générale  qui  a  gagné  la  troupe.  Ferville  représente  fort  bien  Un 
homme  comme  il  faut,  et  M"*^  Sauvage  est  très-distinguée  dans  le  rôle 
de  la  fille  mal  élevée. 


—  CIRQUE  OLYMPIQUE.  — l'eléphatvt  kiounv.  — Le  bruit  courait  que 
cet  éléphant  danserait  sur  la  corde.  Par  corde  personne  n'enîci.dait  une 
ricollc,  une  corde  à  puits,  ou  même  une  amarre  de  bateau,    iiidulgeut 


REVUE    DE    PARIS.  3l,3 

pour  la  nature  de  l'animal,  cliacun  poussait  la  concession  jusqu'à  lui  per- 
mettre un  de  ces  cordages  monstres  qui  retiennent  l'ancre  d'un  navire. 
A  ce  prix-là ,  on  eût  tenu  l'eicpliant  pour  un  acrobate  distingue.  Mais 
qu'on  s'imagine  une  corde  large  comme  l'escalier  de  l'Ope'ra,  une  corde 
solide  et  raide  comme  un  pont,  faite  de  bois  ou  de  fer  ;  six  mâts  de  Co- 
cagne reunis  et  accouples,  ou  six  colonnes  comme  la  colonne  Vendôme  , 
tressées,  toitlucs  en  nattes;  un  véritable  trottoir  de  Londres,  suspendu  à 
quelques  pieds  de  liauteur;  un  clicmin  de  fer  praticable  aux  plus  grosses 
voitures  ,  et  l'on  comprendra  la  nature  des  tours  de  force  de  l'eicpliant 
Kiouny,  prodige  colossal,  qui  ne  remue  ni  pieds  ni  jambes;  paralytique 
de  la  grosse  espèce,  qui  ne  danse  pas  plus  qu'une  maison. 


—  THEATRE  DU  LUXEMBOURG.  —  A  côtc'  de  la  grille  du  Luxembourg 
s'e'Icvait  naguère  un  tlieâtre-barraque  qui  vient  de  prendre  toutes  les  ap- 
parences d'un  édifice  e'iegant  et  convenable  ,  et  qui  s'arrêtera  là  de  peur 
de  devenir  c.clificc.  La  salle  Ventadour  et  l'Ode'on  sont  là  pour  attester  quel 
est  le  sort  des  monumens.  Ce  îlie'àtre  d'origine  modeste  a  si  bien  devine' 
le  goût  et  les  prédilections  dramatiques  de  son  quartier  ,  qu'il  en  est  de- 
venu la  plus  impérieuse  nécessite.  L'entreprise  nouvelle  qui  rexjiloile  a 
fait  restaurer,  agrandir  et  disposer  à  neuf  la  salle  qu'avaient  de'le'riore'e 
vingt  ans  de  succès  et  d'alflucnce.  Un  élève  de  Cice'ri  a  passé  par-là  avec 
la  grande  brosse  et  peint  des  médaillons,  des  arabesques  ,  des  guii-îandes 
et  mille  autres  ornemens  de  bon  goût.  Sous  cette  nouvelle  parure  qui 
pourrait  à  présent  reconnaître  l'ancien  Bohino  ?  Après  une  clôture  d'un 
mois,  nécet:sitée  par  les  réparations,  le  tliéàtie  du  Luxembourg  a  clé 
rendu,  avec  une  certaine  solennité,  à  ses  dicns  affamés  de  spectacle. 
L'Enfer  dramatique,  pièce  de  réouverture  ,  peut  se  faire  honneur  d'être 
supérieure  aux  Ma RSiSTES  et  aux  Dorvamstes  de  M.  Dumarsan  ;  mais 
il  faut  ajouter  qu'elle  est  aussi  bien  jouée  qu'elle  pourrait  l'être  sur  la 
plupart  des  théâtres  du  centre.  Le  succès  qu'attend  la  gestion  des  nou- 
veaux directeurs  fera  peut-être  comprendre  cette  vérité,  qu'à  Paris  le  plai- 
sir du  spectacle  est  trop  cher;  le  théâtre  Saint-Antoine,  dont  les  construc- 
tions sont  commencées  ,  viendra  prouver  à  son  tour  qu'il  n'y  a  plus  de 
fortune  possible  que  pour  les  tliéàtres  à  bon  marché. 


—  Aucun  ouvr.igc  n'était  plus  digne  de  recevoir  les  honneurs  des  ré- 
centes merveilles  de  la  typographie  et  du  dessin  que  l'ouvrage  par  excel- 
lence ,  après  l'Evangile,  1  Imitation  de  Ji'sus-Christ.  11  n'aura  jias  élé  dit 
non  plus  que  les  conditions  si  populaires  du  bon  marché,  celte  grande  dé- 


KEvur:   i»K   PAius. 


couverte  du  siècle  ,  naiiiont  pas  ete  appliquées  aux  plus  beaux  ouvrages 
de  la  religion.  Déjà  la  Bible  a  ouvert  la  série  des  collections  publiées  à 
bon  marche,  M.  l'abbë  d'Assance  ,  chanoine  honoraire  de  Montauban  ,  ob- 
tient en  ce  moment  un  succ^ès  qui  ne  sera  pas  le  dernier  dans  ce  genre  de 
publication,  par  sa  traduction  nouvelle  de  I'Imitation  de  Jésus-Christ. 
Indépendamment  d'un  style  coulant  et  concis,  cette  traduction  se  distingue 
de  toutes  celles  qui  l'ont  précédée  par  des  réflexions  morales  de  Bossuet , 
Massillon  ,  Fléchier ,  Fénelon  et  des  pères  de  l'Église.  La  typographie , 
dans  ce  qu'elle  a  de  plus  rare  en  caractères,  et  les  ornomcns  ,  en  ce  qu'ils 
ont  de  léger,  de  poétique,  de  grave  et  de  naïf,  se  sont  unis,  sous  les 
mains  savantes  de  MM.  Johannot,  Chenavard  et  Cavelier  ,  pour  illustrer 
ce  livre  ,  dont  l'humilité  du  prix  (  50  centimes  la  livraison)  note  rien  à  ce 
qu'il  a  de  divin  dans  le  fond,  comme  dans  la  forme. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES  DANS    LE    DIX-NEUVIEME  VOLUME. 


Pa{;es. 

La  Hollande.  —  Physionomie  des  principales  villes,  par  M.  Roger 
de  BeauA'oir. 5 

Du  Mouvement  intellectuel  et  litte'raire  sous  le  Directoire  et  le  Con- 
sulat, par  M.  Charles  Nodier 56 

Lettre  à  un  Ami  de  la  province  sur  quelques  livres  nouveaux  ,  par 
M.  Ad.  Guëroult.      .      : 54 

Souvenirs  de  1815,  (1"  et  ir  articles),  par  M.  A.  Feui  11  ide.   77  et  169 

Des  Nielles  et  de  l'Orfèvrerie  moderne,  par  M.  V.  Schœlcher.   .     .104 

Robert  Macaire,  par  M.  Le'on  Gozlan 118 

Les  Éditeurs 1 50 

Le  Theatrc-Français  cl  le  draine,  par  M.  Granier  de  Cassagnac.   145 

La  belle  Re'gailletle  ,  par  M.  Eugène  Guinot.    , 221 

Histoire  philosophique  des  Danseuses  de  l'Opéra 244 

Des  bords  du  Rhône  ,  par  M.  Eugène  Chapus 267 

Chatterton  et  le  Moine  Rowley,  par  M.  Ch.  Coqucrel 279 

Chronique ,      .     68,   156,  214  et  50t 


r.VEnAT  ,  iMTRiMsrn   n»  t..\   nivut  nv.  paris. 


REVUE 


DE  PARIS. 


XX. 


IMPRIMERIE  DE  H,  FOURNIER, 

ncE  DE  S£iir£,  14. 


REVUE 


DE  PARIS. 


ty&ocwe^/e  t/ef'te.     —    ^yt^nnee  ■iSJù. 


TOME  VINGTIEME. 


PARIS. 

AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DE  PARIS, 

RUE   DES   FILLES- SAINT -THOMAS,   M. 


VIEUX  VOYAGEURS  FRANÇAIS. 


IVES    D'EVREUX. 


Je  ne  sais  trop  quel  est  le  vieux  voyag^eur  (c'est  Raleigli ,  je  crois) 
qui,  voulant  donner  une  idée  des  populations  de  l'Orénoque  et  da 
l'Amazone,  couvre  le  sommet  des  arbres  d'une  foule  de  cabanes 
faites  de  branches  entrelacées,  qu'il  appelle  une  ville  sauvage.  Nous 
n'en  sommes  plus  à  ce  temps  de  naïveté  merveilleuse  :  les  waraons 
eux-mêmes,  qui  ont  donné  lieu  à  ces  peintures  fantastiques,  ont 
peut-être  cessé  de  courber  les  branches  de  mangliers  sur  lesquelles 
ils  bâtissaient  leurs  habitations  aériennes.  Les  rives  de  l'Orénoque, 
du  Para,  et  peut-être  du  Meari,  où  ils  campaient  dans  les  terres 
noyées,  se  couvrent  de  villa^jes  naissans.  Dans  quelques  siècles  des 
villes  magnifiques  s'élèveront  sur  de  vastes  chaussées ,  aux  lieux  où 
lialeigh  et  Keymis  rêvaient  l'Eldorado;  le  monde  des  enchanlemeasi 


Vf  REVUE   DE   PARIS. 

aura  recommencé  pour  celte  partie  de  l'Amérique  où  tant  de  songes 
se  sont  évanouis.  A  partir  de  la  Guyanne  jusqu'à  cent  lieues  par- 
delà  le  grand  fleuve,  ces  forêts  magnifiques,  mais  inutiles,  qui 
n'attendent  que  l'industrie  pour  faire  place  à  une  population  flo- 
rissante, auront  tombé,  l'homme  aura  soumis  la  terre,  et  il  cher- 
chera les  traditions.  Alors  on  se  rappellera  que  San-Luiz,  la  grande 
ville  du  Maranham ,  la  cité  brasilienne  qui  marche  après  Rio  de  Ja- 
neiro, Bahia  et  Fernambouc,  aura  été  fundée  par  les  Français;  on 
cherchera  sa  première  origine,  on  étudiera  les  races  primitives  qui 
ont  dû  peupler  l'île  délicieuse  où  elle  fut  bâtie.  Claude  d'Abbeville, 
Lery,  Hans-Slade,  Thevct  le  cosmographe,  Roulox  Baro,  Barlœus  et 
Pison,  deviendront  les  Strabon,  oii,  si  on  l'aime  mieux,  les  Gré- 
goire de  Tours  de  ces  contrées,  appelées  sans  aucun  doute  à  do- 
miner une  grande  partie  du  Nouveau-Monde. 

Oui,  on  ne  doit  pas  craindre  de  l'affirmer,  nous  pouvons  récla- 
mer d'avance  cette  gloire  avec  les  Allemands  et  les  Hollandais ,  et 
ce  sera  surtout  dans  les  vieilles  chroniques  des  voyageuis  français 
que  l'histoire  primitive  de  ces  pays  devra  être  étudiée;  c'est  qu'au 
xvi^  et  au  xvii^  siècle  il  y  a  chez  nous  un  instinct  précieux  qui 
nous  convie  à  recueillir  toutes  les  grandes  traditions  prêtes  à 
s'éteindre;  c'est  que  nous  parcourons  le  monde  poiii-  choses  de  re- 
ligion, et  non  pour  accroissement  de  trafic  ;  c'est  que  nous  sommes 
missionnaires  et  non  chercheurs  d'or,  et  que  nous  avons  eu  une 
touchante  prévision  des  besoins  de  l'avenir. 

Parmi  ces  voyageurs,  si  dignes  d'être  enfin  appréciés,  la  for- 
lune  s'est  montrée  bien  diverse.  A  égalité  de  mérite,  il  y  en  a  qui 
sont  devenus  célèbres,  d'autres  sont  demeurés  à  peu  près  inconnus; 
j'ajouterai  même  qu'il  y  en  a  un  dont  on  a  complètement  oublié  le 
nom  pendant  plus  de  deux  siècles,  qu'on  ne  voit  indiqué  dans  au- 
cune relation,  et  qu'on  ne  trouve  plus  même  dans  nos  bibliothè- 
ques. Celui-là  cependant  est  un  admirable  écrivain  et  un  ingénieux 
observateur;  c'est  le  père  Ives  d'Evreux,  dont  le  nom  se  trouve  en 
tête  de  cet  article,  et  que  nous  allons  examiner. 

Quelquefois,  en  voyant  la  brièveté  si  incomplète  des  documens 
que  nous  ont  transmis  dans  leur  latin  barbare  Grégoire  de  Tours 
et  Frédégaire,  source  à  peu  près  unique  où  les  plus  habiles  sont 


REVUE    DE    PARIS.  T 

cependant  contraints  de  puiser,  je  me  suis  représenté  la  joie  qù'é- 
prôuverail  un  antiquaire  en  trouvant  dans  quelque  manuscrit  by- 
sanlin,  l'appréciation  élevée,  le  récit  énergique  des  grands  évène- 
mens  qui  ont  agité  chez  nous  le  vi*  et  le  vu"  siècle,  cl  la  peinture  de 
ces  rois  à  demi  barbares,  dont  chaque  passion  enfantait  quelque 
tragédie  sanglante.  J'aime  à  suivre  en  idée  lacuiiosilé  inquiète  de 
l'historien  interrogeant  avec  anxiété  les  dates,  les  noms,  ks  récils 
complétés;  les  réflexions  de  l'écrivain  intelligent,  qui  juge  avec  la 
supériorité  acquise  de  celui  qui  a  vu  d'autres  hommes  et  d'autres 
lieux.  Eh  bien!  le  père  Ives  d'Evreux,  c'est  la  belle  chronique  re- 
trouvée, c'est  l'hisiorien  sincère  parlant  sur  des  hommes  dont  il  a 
prévu  l'anéantissement ,  et  sur  des  chefs  dont  il  a  compris  la  gran- 
deur passagère  ;  et  cependant ,  je  le  répète  encore ,  le  livre  du  vieux, 
missionnaire  a  disparu  complètement,  nulle  bibliographie  spéciale 
n'en  fait  mention,  nul  dictionnaire  historique,  que  je  sache,  ne  le 
rappelle;  et  encore  l'exemplaire  que  j'ai  sous  les  yeux  est-il  impar- 
fait, quoique  ce  soit  évidemment  celui  qui  a  appartenu  à  Louis  XÏII; 
c'est  que  les  intrigues  de  cour  se  sont  mêlées  aux  affaires  du  pauvre 
missionnaire,  et  que  tout  s'explique  par  cette  phrase  du  sieur  de 
RaSilly,  qu'on  trouve  en  tète  du  volume  :  «  Sire,  voicy  ce  que  j'ay 
peu  par  subtils  moyens  recouvrir  du  révérend  père  Ives  d'Evreux, 
supprimé  par  fraude  et  impiété,  moyennant  certaine  somme  de 
deniers  entre  les  mains  de  Francoys  Huby,  imprimeur,  que  j'offre 
maintenant  à  votre  majesté,  deux  ans  après  sa  première  naissance, 
aussitôt  estouffee  qu'elle  avoit  veu  le  jour  (1).  » 

(i)  Et  plus  bas  il  ajoute  :  «  Il  ne  manque  que  la  plus  grande  part  de  la  pré- 
face et  quelques  chapitres  siir  la  fin,  que  je  n'ay  peu  recouvrir.  »  C'est  probable- 
ment l'état  imparfait  du  livre  qui  l'aura  fait  disparaître;  j'ai  de  fortes  raisons  pour 
croire  qu'il  n'existe  plus  que  l'exemplaire  de  la  Bibliothèque  du  Koi.  J'ai  fait  pour 
•  m^en  pfocurer  un  autre  des  recherches  inutiles  dans  les  diverses  bibliothèques  de 
Paris,  et  Boucher  de  la  Richarderie,  dans  sa  Bibliographie  des  Vo')-agcs,  se  tait 
tir  le  compte  du  père  Ives,  quoiqu'il  cite  avec  prédilection  Claude  d'Abbeville. 
Southey,  l'historien  du  Brésil,  a  ignoré  cette  source  ,  et  M.  Warden,  qui  a  épuisé 
la  bibliographie  américaine,  n'a  jamais  eu  occasion  de  la  considter.  J'en  dirai 
autant  de  M.  Brunet ,  si  exact  dans  ses  renseignemens;  c'est  doue  un  livre  uni- 
que. Il  est  intitulé  fort  modestement  :  Suite  de  l'histoire  des  choses  ulus  mémo- 


^  REVUE   DE  PARIS. 

Puisque  j'ai  nommé  le  sieur  de  Rasilly,  il  est  juste  de  dire  quel- 
<]ues  mots  à  son  sujet,  car  si  nous  lui  devons  une  chronique  cu- 
rieuse, la  France  faillit  lui  devoir  bien  davanta{ïe;  il  y  alla  pour 
elle  des  plus  belles  régions  de  l'Amérique  méridionale;  Claude 
d'Abbevilie  nous  servira  ici  de  guide,  et  cela  d'autant  mieux  que 
son  récit  se  mêle  essentiellement  à  la  relation  du  père  Ives.  Sous 
Je  règne  de  Henri  IV,  vers  le  milieu  de  l'année  lo94,  un  capitaine 
français,  nommé  Riffault,  s'embarqua  pour  le  Brésil  avec  un  grand 
nombre  de  Français,  l'expédition  formait  une  petite  escadre;  mais 
au  lieu  d'aborder  vers  la  côte  déjà  peuplée  de  Gucnabara  ou  de 
San-Salvador ,  il  s'en  alla  débarquer  au  pays  de  Maragnan  (1) ,  où 
il  fut  parfaitement  accueilli  des  Indiens.  Une  naïve  affection  pour 
les  Français,  qu'on  retrouve  à  cette  époque  chez  toutes  les  tribus 
de  l'Amérique,  explique  la  confiance  qu'on  mit  dans  cette  expédi- 
tion après  les  victoires  de  Mem-de-Sâ.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette 
-première  entreprise  ne  fut  pas  heureuse;  le  principal  navire  de 
Riffault  échoua,  la  discorde  se  mit  parmi  les  Français,  et  lorsqu'il 
•s'agit  du  retour,  plusieurs  de  ces  aventuriers  se  virent  contraints 
de  rester  parmi  les  nations  indiennes;  mais  en  ce  temps  d'activité 
audacieuse,  un  semblable  retard  comptait  pour  rien  :  l'enfant  hardi 
de  la  ïouraine  ou  l'intrépide  Manceau  s'en  allait  résolument 
vivre  avec  les  sauvages  parmi  lesquels  il  trouvait  bientôt  une  femme, 
un  carbet  et  un  compère,  terme  de  vieille  relation,  et  dont  il  par- 
tageait les  périls  ou  les  dangers.  C'est  ce  qui  arriva  au  jeune  Des 
Vaux,  natif  de  Sainte-Maure,  qu'on  nous  représente  comme  un 
gentilhomme  de  facile  humeur,  *  conquérant  plusieurs  insignes 
-victoires  et  se  façonnant  toujours  aux  coustumcs  estranges  du  pays.  > 
Le  premier  aspect  du  lieu  et  de  ses  habitans  ne  devait  pas  être 

-  râbles  acU'enues  en  Maragnan  es  années  i6i3  et  i6i/|.  Paris,  de  riraprimerie 
de  François  Huby,  i6i5.  2  tomes  in-8  en  i  vol.  Le  nom  du  père  Ives  n'est  aUa- 
cbê  qu'à  l'épître  dédicatoire  adressée  à  Louis  XIII,  et  on  a  ajouté  au  titre  du 
deuxième  volume  :  Second  trailé  des  fruits  de  l'Évangile  qui  tost  parurent  par 
le  baptesme  de  plusieurs  enfans.  Cette  portion  du  livre,  qui  n'est  pas  sans  iaté- 
lèt,  n'offre  cependant  pas  l'importance  du  premier  volume. 

(i)  Nous  nous  servirons  de  l'orthographe  des  vieilles  relations,  quoique  les  Por- 
tugais écrivent  Marauhao  avec  Va  tilde  ou  Maranham. 


REVUE   DE    PARIS.  W 

sans  quelque  singularité  pour  un  habitant  de  la  Touraine,  habitué 
à  ses  grands  champs  de  blé,  à  ses  grasses  métairies,  à  ses  paisibles 
laboureurs,  si  tranquilles  sur  la  vie  du  lendemain,  si  bien  en  re- 
pos sur  le  passé.  Mais  notre  Tourangeau  était  doué  sans  doute  de 
cette  philosophie  pratique  qu'on  attribue  à  ses  compatriotes;  enfant 
insouciant  de  son  siècle,  il  prit  en  amour  Tàpre  vie  du  sauvage: 
ses  misères  et  ses  joies  soudaines  lui  plurent:  il  admira  naïvement 
les  grandes  forêts  vierges  qu'il  parcourait,  et  il  lui  vint  à  la  pensée 
que  ce  serait  une  riche  province  à  ajouter  au  beau  royaume  de 
France  ;  «  après  donc  avoir  fait  un  long  séjour  audit  pays,  après 
avoir  recognu  la  beauté  et  les  délices  de  cette  terre,  la  fertilité  et 
la  fœcondité  d'icelle  en  ce  que  l'homme  sçaurait  désirer,  tant 
pour  le  contentement  et  récréation  du  corps  humain,  à  cause  de 
l'amœnité  du  lieu,  que  pour  l'acquisition  de  tout  plein  de  richesses, 
qui  avec  le  temps  en  pourraient  provenir,  le  jeune  Des  Vaux  fit  ses 
propositions  aux  sauvages,  et  comme  le  raconte  encore  Claude 
d'Abbeville,  outre  la  promesse  de  recevoir  le  christianisme,  ils 
acceptèrent  aussi  l'offre  qu'il  leur  fit  de  leur  envoyer  de  France 
quelques  personnes  de  quaUtés  pour  les  maintenir  et  deffendre  de 
tous  leurs  ennemis,  jugeans  l'humeur  française  plus  sortable  à  la 
leur,  qu'aucune  autre  pour  la  douceur  de  sa  conversation.  » 

On  est  tenté  de  sourire  de  la  dernière  phrase  du  bon  voyageur, 
et  cependant  rien  n'est  plus  vrai  au  fond.  Les  Tupinambas  s'étaient 
pris  d'une  merveilleuse  tendresse  pour  les  Français,  et  ceux-ci 
étaient  certains,  en  quelque  lieu  qu'ils  se  présentassent,  d'en  être 
accueillis  avec  une  effusion  pleine  de  joie.  Le  jeune  gentilhomme  de 
Touraine  s'adressa  au  sieur  de  La  Ravardicre,  et  bien  peu  s'en 
fallut  alors  que  toute  cette  riche  partie  du  Brésil  n'appartînt  pour 
toujours  aux  Français.  Marie  de  Médicis  tenait  la  régence  :  avec 
sa  sagacité  pénétrante,  elle  comprit  l'importance  de  cette  co- 
lonie, et  quelques  mois  après  le  retour  de  La  Uavardière,  qui  était 
allé  s'assurer  des  rapports  de  Des  Vaux,  une  compagnie  des  Indes 
occidentales  était  formée  en  France,  deux  lieutenans-généraux 
tondaient  la  colonie,  Rasilly  et  La  Ravardière  unissaient  leurs 
activité. 

II  faut  lire  les  vieux  voyageurs  pour  se  faire  une  idée  de  l'en- 


10  REVUE   DE   PARIS. 

tliousiasme  des  nouveaux  débarques,  de  leur  admiration  naïve  pour 
cette  nature  puissante,  de  leur  tendresse  chaleureuse  pour  les 
Indiens  qu'ils  veulent  tous  convertir!  Rien  ne  manqua,  on  peut  le 
dire,  à  la  sagesse  des  règlemens.  Les  droits  de  chacun  furent  res- 
pectés, le  courage  à  se  maintenir  fut  admirable;  ce  qui  fit  faute,  ce 
fut  la  coopération  efficace  de  la  France,  qui  ne  comprit  plus,  au 
milieu  d'interminables  tracasseries,  la  grandeur  d'une  semblable 
expédition.  Ce  qui  détruisit  l'œuvre  de  tant  d'efforts,  ce  furent  de 
pitoyables  intrigues,  agissant  sourdement  à  l'insu  des  deux  géné- 
raux, et  privant  la  France,  pour  l'avenir,  d'une  des  plus  riches 
contrées  du  globe.  Aussi ,  et  malgré  les  évènemens  probables  qui 
aujourd'hui  nous  eussent  privés  de  sa  possession,  n'est-ce  pas  sans 
une  émotion  réelle  qu'on  lit  ces  paroles,  adressés  par  le  sieur  de 
Rasilly  à  Louis  XIII,  en  lui  présentant  le  Voyage  du  père  Ives  ; 
€  On  a  détruit  cette  relation ,  dit-il  ;  cela  s'est  fait  à  dessein  pour 
faire  perdre  insensiblement  à  votre  majesté  le  titre  de  roi  très  chré- 
tien, lui  faisant  abandonner  les  sacrifices  et  sacremens  exercés  sur 
les  Indiens,  la  réputation  de  ses  armes  etbandièrcs,  l'utilité  qui 
pouvait  lui  arriver  et  à  ses  subjects  d'un  si  riche  et  fertile  pays,  et 
la  retraicte  du  tout  importante  d'un  port  favorable  pour  la  navi- 
gation au  long  cours ,  aujourdhuy  ruinée,  faute  d'avoir  su  con- 
server ce  que  j'avais  avec  tant  de  soins  et  de  despenses  acquis.  > 

En  iG14,  les  Portugais  prirent  sur  nous  l'ile  de  Maragnan,  et  il 
n'est  resté  en  effet  de  tant  d'efforts  qu'une  ville  bâtie  par  les  Fran- 
çais, et  où  notre  nom  est  maintenant  oublié,  que  deux  relations 
rarement  consultées ,  et  dont  la  plus  importante  n'a  peut-être  jamais 
été  citée. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  grâce  du  style,  la  sincérité  des  obser- 
vations qui  distinguent  le  père  Ives,  ce  seraient  des  qualités  qu'il 
partagerait  avec  Claude  d'Abbeville;  mais  il  a  sur  celui-ci  un  avan- 
tage qu'on  ne  saurait  lui  contester  (1).  Au  Maranham,  le  chef  de 

(i)  Claude  d'Abbeville,  de  son  propre  aveu  ,  ne  fit  pns  un  plus  long  séjour 
dans  l'île  ;  il  revint  à  Paris  avec  sept  ou  huit  sauvages  de  la  nation  des  Tiipinam- 
bas,  qui  excitèrent  au  plus  haut  degré  la  curiosité  des  Parisiens,  et  qui,  après 
avoir  été  baptisés  en  grande  pompe,  eurent  à  peu  près  le  sort  des  Charmas  et 


REVUE   DE   PARIS.  11 

la  mission  ne  resta  que  quatre  mois;  lui,  il  y  demeura  deux  ans 
entiers. 

Quand  les  missionnaires  arrivèrent  dans  l'île  de  Maragnan ,  ils 
se  doutaient  à  peine  qu'une  grande  révolution  avait  eu  lieu  chez  les 
tribus  parmi  lesquelles  ils  allaient  vivre.  Repousses  de  tous  côtés 
par  les  Portugais,  vaincus  sur  le  bord  de  la  mer  et  même  dans 
l'intérieur,  la  tribu  la  plus  fière  de  la  race  des  Tupis,  les  Tupi- 
nambas ,  qui  avaient  dominé  tout  le  sud  du  Brésil ,  s'étaient  décidés 
à  émigrer  vers  le  nord.  L'île  de  Maragnan,  qui  touche  pour  ainsi 
dire  au  continent,  dont  elle  n'est  éloignée  que  de  cinq  lieues,  leur 
avait  semblé,  par  sa  fertilité,  un  endroit  favorable  de  retraite,  et 
ils  y  avaient  établi  leurs  aidées:  réunies  dans  une  île  qu'on  pouvait 
parcourir  en  quelques  jouinées,  et  dont  rien  n'égale  la  fertilité, 
conduites  par  des  chefs  qui  avaient  donné  des  preuves  assurées  de 
valeur  et  de  haute  inlelligence,  les  tribus  se  montrèrent  encore  un 
moment ,  avaiu  de  s'eieindre,  iclies  qu'elles  avaient  été  au  temps 
de  leur  puissance  et  quand  elles  dominaient  le  pays. 

Le  père  Ives  se  trouva  dans  une  admirable  position  pour  les  ob- 
server. Aussi  sa  relation  contient-elle,  mieux  encore  que  le  voyage 
d'Abbeville,  certaines  traditions  qu'on  chercherait  vainement  ail- 
leui's.  Cela  est  si  vrai  que  si  vous  la  comparez  avec  celle  de  Lery, 
qui  l'a  précédée  de  près  de  quatre-vingts  ans,  vous  retrouvez,  avec 
un  développement  remarquable,  toutes  les  habitudes  bizarres, 
toutes  les  pompes  sauvages ,  tous  les  usages  singuliers  qui  frap- 
paient les  Français  parmi  les  tribus  de  la  baie  de  Guenabara.  Le 
caractère  de  cette  relation  cependant  est  de  servir  de  complément 
à  celles  qui  l'ont  précédée;  c'est  d'expUquer  avec  une  simplicité 
toute  naïve  certains  faits  que  le  scepticisme  du  xvuf  siècle  s'est 
hâté  de  rejeter,  et  qui  méritaient  au  moins  un  examen  sévère  avant 
de  les  abandonner  à  l'oubli.  Je  n'en  veux  citer  qu'un  exemple  : 
tout  le  monde  connaît  la  tradition  poétique  qui  a  imposé  au  fleuve 
des  Amazones  le  nom  qu'il  a  conservé.  Vingt  relations,  moitié 

des  Osages  qui  sont  venus  dernii'remeiil  \i,siter  l'Europe.  La  plupart  d'entre  eux 
moururent;  il  est  fait  mention  cepeadaut  d'un  de  ces  catcchumcacs  quirclounia 
au  Brésil. 


12  REVUE   DE   PARIS. 

réelles,  moiiié  fantastiques,  parlèrent  de  ces  femmes  guerrières. 
Le  génie  des  Espagnols  se  plut  à  reproduire  le  mythe  de  l'anli- 
''quité  sous  toutes  les  formes  ;  les  récits  merveilleux  s'accumulèrent, 
et  il  parut  plus  simple  même  à  notre  époque  de  rejeter  le  fait  parmi 
les  fables,  que  de  le  discuter  un  moment.  Cependant  le  voyageur 
par  excellence,  l'homme  de  sévère  observation,  M.  de  Humboldt, 
avait  admis  que  des  Indiennes ,  lassées  du  joug ,  avaient  bien  pu  lui 
échapper,  pour  former  une  tribu  à  part,  comme  ces  Nègres  qui 
fuient  dans  les  montagnes  ou  qui  se  cachent  dans  les  forets.  Il  suflit 
d'avoir  campé  au  milieu  d'un  village  américain,  et  d'y  avoir  ob- 
servé les  misères  de  la  femme ,  pour  comprendre  cette  opinion. 
L'exagération  lui  a  ôlé  sa  probabilité ,  et  le  père  Ives  la  rétablit. 
«  Il  sera  lion  ,  dit-il,  que  j'allègue  ce  que  j'ay  appris  des  sauvages 
touchant  la  vérité  des  Amazones,  parce  que  c'est  une  demande  or- 
dinaire :  sil  y  a  des  Amazones  en  ces  quartiers-là,  et  si  elles  sont 
semblables  à  celles  dont  les  historiographes  font  tant  mention.  Pour 
le  premier  chef,  vous  devez  savoir  que  c'est  un  bruit  général  et 
commun  parmy  tous  les  sauvages  qu'il  y  en  a,  et  qu'elles  habitent 
en  une  isie  assez  grande,  ceinte  de  ce  fleuve  de  Maragnan ,  autre- 
ment des  Amazones,  qui  a,  en  son  emboucheure  dans  la  mer,  cin- 
quante lieues  de  large,  et  que  ces  Amazones  furent  jadis  femmes 
ef  filles  de  Tapinambos  (i),  lesquelles  se  retirèrent  à  la  persuasion 
et  soubs  la  conduicte  d'une  d'entre  elles  de  la  société  et  maistrise 
des  Tapinambos  :  et  gagnans  pays  le  long  de  cette  rivière,  enfin 
appercevans  une  belle  isIe ,  elles  s'y  retirèrent  et  admirent,  en  cer- 


(i)  Le  père  Ives  désigne  constamment  sous  ce  nom  les  anciens  dominateurs  du 
Brésil ,  que  son  contemporain  Claude  d'Abbeville  nomme  Topinambas ,  et  que 
Lery  appelle  Touonpinambaoult.  ■Vasconcellos ,  qui  leur  conserve  le  nom  de 
Tupinambas,  admis  toujours  maintenant,  croit  qu'ils  tenaient  ce  nom  de  l'antique 
dénomination  dun  clef  appelé  Tupis.  Ce  qui  se  serait  passé  chez  ces  peuples 
vappelierail  dans  tous  les  cas  un  usage  commun  aux  plus  grandes  nations  et  qu'on 
retrouve  cliez  les  Hébreux ,  chez  les  Grecs  et  les  Romains.  Il  n'est  pas  inutile  de 
rappeler  que  le  mol  ?///)an|indique  l'excellence  terrifiante  dans  la  Ungoa  gérai  da 
Brésil ,  et  que  1rs  Tupinambas,  dont  on  retrouve  des  tribus  dans  toute  l'étendue 
tlu  Brésil,  étaient  peut-être,  parmiles  nations  indiennes,  le  peuple  choisi  de  Dieu. 


BEVUE  DE  PARIS.  13 

taines  saisons  de  l'année,  sçavoir  des  acajous  (i) ,  les  hommes  des 
prochaines  habitations  pour  avoir  leur  compagnie;  que,  si  elles  ac- 
couchent d'un  fils,  c'est  pour  le  père,  et  l'emmène  avec  luy  après 
qu'il  est  compëtamment  alaictë;  si  c'est  une  fille,  la  mère  la  relient 
pour  demeurer  à  toujours  avec  elle.  Voilà  le  bruict  commun  et 
général.  » 

Le  père  Ives  allègue  ensuite ,  en  faveur  de  cette  tradition ,  le 
témoignage  d'un  chef  qui  demeurait  fort  avant  dans  l'intérieur,  et 
qui  lui  affirma  avoir  rangé,  dans  son  canot  de  guerre,  l'île  où  les 
femmes  guerrières  s'étaient  retirées.  Il  ajoute  : 

€  Quant  au  second  chef,  ce  mot  (ï  Amazone  leur  est  imposé  par- 
les Portugais  et  Français,  pour  rapprochement  qu'elles  ont  avec 
les  Amazones  anciennes,  à  cause  de  la  séparation  des  hommes; 
mais  elles  ne  se  coupent  pas  la  mamelle  droicte,  ny  ne  suivent  le 
courage  de  ces  grandes  guerrières ,  ains  vivant  comme  les  autres 
femmes  sauvages ,  habiles  et  aptes  néanmoins  à  tirer  de  l'arc,  sont 
nues ,  et  se  défendent  comme  elles  peuvent  de  leurs  ennemis,  s 

Rien  de  si  probable  et  surtout  de  si  simple  n'avait  été  dit ,  que  je 
sache,  sur  cette  étrange  peuplade,  qui  a  imposé  son  nom  non- 
seulement  au  fleuve,  mais  à  un  des  plus  vastes  pays]  de  l'Améri- 
que méridionale.  On  a  peut-être  attaché  trop  d'importance  à  la 
tradition  que  résume  d'une  manière  si  positive  le  récit  du  vieux 
missionnaire;  mais  la  discussion  une  fois  admise ,  il  est  curieux  de 
voir  comment  le  père  Ives  d'Evreux  l'éclaircit  en  quelques  mots,  et 
combien  son  opinion  naïve  se  rapproche  du  voyageur,  qui  a  épuisé 
tous  les  doutes  de  la  science,  et  qui  a  compris  toutes  les  incertitu- 
des de  la  tradition. 

Un  des  faits  les  plus  curieux  qui  nous  aient  été  transmis  sur  les 
Indiens  de  ces  régions ,  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  contribué  à  faire 
douter  de  la  véracité  des  vieux  voyageurs  anglais,  parce  qu'ils 
nous  l'ont  rapporté  en  l'entourant  d'un  certain  merveilleux ,  c'est 
l'existence  de  ces  tribus  anthropophages,  vivant  au  sein  des  terres 
noyées  dans  des  cabanes  que  baignent  la  mer,  et  (pii  s'élèvent  sur 
les  nombreuses  arcades  du  manglier.  Vers  le  commencement  du 

(i)  C'est  le  fruit  de  l'anacardium  dont  les  Brésiliens  faisaient  un  vin  enivrant. 


:f4  REVUE  DE  PAUIS. 

siècle,  une  de  ces  curieuses  tribus  qui  demeurent  encore  à  l'embou- 
chure de  rOrénoque,  sous  le  nom  de  Guarraons  (ou  Waraons), 
fut  visitée  par  un  voyageur  français,  qui  fut  émerveillé  de  ses  habita- 
lions  et  de  l'heureuse  abondance  qui  y  régnait,  grâce  au  palmier 
murichi,  qui  peut  croître  au  sein  des  eaux.  En  1615,  une  nation 
semblable  existait  aux  bouches  de  l'Amazone ,  et  ce  que  M.  Leblond 
raconte  des  Guaraons  de  l'Orénoque  ,  peut  être  sans  doute  appli- 
qué à  ces  Camarapins  du  Para,  qu'on  nous  dépeint  comme  d'im- 
placables anthropophages ,  et  contre  lesquels  La  Ravardière  diri- 
gea une  nombreuse  expédition  ignorée  de  tous  les  historiens. 
Laissons  parler  le  vieux  voyageur. 

«Geste  armée  donc  des  François  et  des  Tapinambos,  au  nombre 
de  plus  de  mille  deux  cents ,  sortit  de  Para ,  et  entra  en  la  rivière 
des  Pacaiares,  et  de  la  en  là  rivière  de  Parisop,  où  ils  trouvèrent 
Vuac-Ouassou,  qui  fit  offre  de  mille  deux  cents  des  siens,  pour  ren- 
forcer l'armée ,  dont  il  fut  remercié  ;  il  en  fut  pris  seulement  quel- 
que nombre  qu'il  accompagna  luy-mème,  et  les  mena  au  lieu  des 
ennemis,  lesquels  demeuraient  dans  des  iouras  qui  sont  des  mai- 
sons faictes  à  la  forme  des  Ponts-au-Change  et  de  Saint-Michel  de 
Paris;  assises  sur  le  haut  de  gros  arbres  plantés  en  l'eau.  Incon- 
tinent ils  furent  assiégez  de  nos  gens  et  saluez  de  mille  ou  douze 
cents  mousquets  en  trois  heures  et  se  défendirent  valeureusement, 
en  sorte  que  les  flèches  tombaient  sur  les  nostres  comme  la  pluye 
ou  la  gresle ,  et  blessèrent  quelques  Français  et  plusieurs  Tapi- 
nambos; pas  un  toutefois  n'en  mourust.  On  leur  tira  quelques  coups 
de  fauconneau  et  despoire,  et  mit-on  le  feu  à  trois  de  leurs  iouras 
dont  soixante  des  leurs  furent  tuez,  ce  qui  leur  accreut  d'avantage 
le  désespoir,  aymans  mieux  passer  par  le  feu  que  de  tomber  es 
mains  des  Tapinambos ,  ce  qui  fust  cause  qu'on  les  laissa  là ,  pour 
les  avoir  une  autre  fois  avec  douceur,  beaucoup  meilleure  pour 
gagner  les  sauvages.  Durant  le  combat  furieux  des  mousquetaires, 
ils  usèrent  dune  ruse  nompareille  :  c'est  qu'ils  pendirent  leurs 
morts  contre  le  parapet  de  leurs  iouras ,  et  leur  ayant  attaché  une 
corde  de  coton  aux  pieds ,  les  faisaient  bransler  le  long  des  fentes  : 
ce  que  voyans  les  Français ,  croyaient  que  ce  fussent  des  sauvages 
qui  passassent  et  repassassent.  > 


REVUE  DE  PARIS.^  15 

Au  milieu  du  bruit  des  mousquets  et  des  flammes  qui  dévorent 
la  ville  aérienne ,  une  Indienne  fait  signe  qu'elle  veut  parler,  et  à 
l'énergie  terrible  de  sa  harangue,  on  comprend  que  des  femmes 
guerrières  ont  pu  peupler  les  forêts. 

«  Tous  cessèrent  de  tirer,  puis  cette  femme  cria  Vuac-Ouassou , 
Vuac-Ouassou ,  pourquoy  nous  as-tu  amené  ces  bouches  de  feu 
(ils  désignaient  ainsi  les  Français)  pour  nous  ruiner  et  effacer  de 
la  terre  ?  penses-tu  nous  avoir  au  nombre  de  tes  esclaves?  voilà  les 
os  de  tes  amis....  On  lui  fit  dire  par  les  truchemens  qu'elle  eust  à 
se  rendre  afin  de  sauver  le  reste  du  feu.  —Non,  dit-elle,  jamais  nous 
ne  nous  rendrons  aux  Tapinambos  :  ils  sont  traistres  :  voilà  nos  chefs 
qui  sont  morts  et  tuez  de  ces  bouches  de  feu ,  gens  que  nous  ne  vis- 
mes  jamais.  S'il  faut  mourir,  nous  mourrons  volontiers  avec  nos 
grands  guerriers,  notre  nation  est  grande...  t 

Mais  franchissons  les  solitudes  qui  séparent  le  Para  du  Mara- 
gnan,  rentrons  dans  l'île  heureuse  où  sont  établis  les  Français. 
Jusqu'à  présent  le  père  Ives  d'Evreux  a  été  historien;  nous  allons 
entendre  le  voyageur ,  nous  allons  écouter  ses  récits  pleins  d'ori- 
ginahté  et  de  grâce,  ses  douces  admirations,  ses  comparaisons 
ingénieuses.  Avant  tout,  le  père  Ives  est  missionnaire;  s'il  a  quitté 
son  couvent^  c'est  pour  baptiser  des  sauvages,  c'est  pour  leur  faire 
comprendre  les  saints  mystères  qu'il  a  médités...  Eh  bien!  cet 
homme  a  tout  le  génie  de  son  apostolat;  il  ne  peut  pas  savoir  encore 
la  langue  des  Tupis,  comme  plus  tard  il  l'apprendra  :  ne  soyez  pas 
en  peine  de  son  éloquence  religieuse,  il  se  fera  merveilleusement 
comprendre  de  ses  néophytes,  et  pour  leur  expliquer  les  saints 
mystères ,  il  n'aura  qu'un  regard  à  jeter  sur  les  petites  forêts  ver- 
doyantes qui  bordent  l'Océan. 

e  Entre  ces  arbres ,  j'en  trouve  dignes  d'être  remarquez ,  dit-il , 
premièrement  les  aparituriers,  qui  sont  arbres  croissans  le  long  de 
la  mer  et  jectent  de  leurs  rameaux  des  petits  filets  sur  le  sable 
ou  entre  les  pierres  que  couvre  la  vase ,  qui  tost  prennent  ra- 
cine, se  fortifient  et  grossissent,  et  ayans  eu  leur  stature  par- 
faicte  commencent  eux-mêmes  dejetter  d'autres  filets,  cjui  font 
comme  ils  ont  foit,  en  sorte  que  ces  arbres  se  mullij>lient  infini- 
ment, chacun  produisant  son  semblable  do  main  en  main,  non  de 


16  REVUE  DE  PARIS. 

la  racine  comme  les  autres  arbres ,  ains  de  leurs  rameaux ,  en  quoi 
je  ne  sçay  lequel  des  deux  plus  admirer,  ou  la  succession  perpé- 
tuelle de  père  en  fils ,  ou  la  génération  toute  diverse  d'avec  le  com- 
mun des  végétaux. 

«  Je  me  servois  de  cette  comparaison  pour  faire  comprendre 
aux  sauvages  le  mystère  de  l'incarnation  du  fils  de  Dieu ,  en  leur 
disant  que  Jésus  avoit  deux  naissances  ,  une  d'en  haut ,  éternelle 
et  divine,  sortant  de  son  père  sans  en  sortir ,  distingué  de  son  père 
par  hypostase ,  comme  le  rameau  de  l'apariturier  avec  le  fil  en- 
gendré de  luy,  un  toutefois,  en  essense  et  substance,  avec  son  gé- 
niteur comme  le  filet  avec  son  rameau,  vivant  d'une  mesme  nour- 
riture divine  et  céleste,  scavoir:  l'amour  du  Saint-Esprit  qui  fait 
ia  troisième  personne  ;  l'autre  d'en  bas ,  temporelle  et  humaine , 
sorti  du  sein  de  la  vierge  Marie  et  nourri  de  son  laict...  Ce  que 
les  sauvages  concevoient  extrêmement  bien,  et  n'y  trouvoient,  à  ce 
qu'ils  me  disoient,  aucune  difficulté;  argumentans  ainsy  : — Si 
Dieu  a  donné  cette  puissance  aux  arbres,  qui  n'ont  point  de  sen- 
timent, pourquoy  luy -mesme  n'auroit-il  pas  le  moyen  de  le 
faire?  > 

Ce'  vieux  religieux  qui  a  su  trouver  de  semblables  comparaisons 
pour  rendre  sensible  l'idée  la  plus  métaphysique  du  christianisme 
à  des  sauvages,  comprend  mieux  les  Brésiliens  qu'aucun  voya- 
geur de  son  époque.  En  général  il  leur  est  indulgent  et  il  se  plaît 
à  tracer  de  leur  vie  intérieure  des  tableaux  pleins  d'une  grâce 
fidèle,  surtout  pour  ceux  qui  ont  vécu  dans  la  cabane  des  Indiens. 
Tantôt,  après  vous  avoir  expliqué  la  vie  active  de  ses  chers  Tapi- 
nambos ,  il  vous  peindra  la  paresse  voluptueuse  qui  succède  chez 
eux  à  l'agitation  ;  il  vous  montrera  un  de  leurs  guerriers  se  balan- 
çant dans  son  hamac,  sous  les  rameaux  fleuris,  et  aimant  mieux 
endurer  la  faim  plusieurs  heures,  que  de  changer  un  seul  instant 
de  position.  A  quelques  pas  de  lui  des  pièces  de  venaison  cuites 
à  point  demeuraient  sur  le  brasier ,  raconte  le  père  Ives.  «  Nos 
François  affamez  et  délibérez  de  faire  feste  à  cette  table  préparée, 
lui  demandèrent  d'une  voix  douce  et  amoureuse  —  dé  omano  che- 
f owasap ,  esles-vous  malade,  mon  compère?  Il  répond  qu'ouy;  les 
François  répliquèrent  :  Qu'avez-vous  donc ,  qu'est-ce  qui  vous  fait 


REVUE   DE   PARIS.  1*7 

mal?  Ma  femme,  dit-il,  est  dès  le  matin  au  jardin,  et  je  n'ay 
encore  mangé.  »  Ses  hôtes  ont  beau  lui  représenter  qu'il  n'a  qu'à 
descendre  pour  satisfaire  son  appétit,  et  il  leur  avoue  qu'il  ne  se 
sent  pas  le  courage  de  se  lever,  et  pour  commencer  un  joyeux 
festin  ,  il  faut  qu'ils  se  décident  à  le  servir.  «  La  peine  qu'ils  eurent 
d'apporter  les  viandes  de  dessus  le  boucan,  qui  n'estoit  qu'à  trois 
pieds  de  là,  fut  le  payement  de  leur  escot.  ■» 

i  Nonobstant  ces  perverses  inclinations ,  ils  en  ont  d'autres  très 
bonnes  et  louables  à  la  vertu,  s'écrie  aussitôt  le  bon  missionnaire, 
comme  s'il  craignait  d'avoir  calomnié  ses  chers  catéchumènes.  La 
libéralité  est  très  grande  chez  eux ,  et  l'avance  en  est  fort  éloi- 
gnée... ils  gardent  équité  ensemble,  ne  se  fraudent  et  ne  se  trom- 
pent... ils  sont  fort  compalionnans  et  se  respectent  l'un  l'autre, 
spécialement  les  vieillards;  ils  sont  fort  patiens  en  leurs  misères  et 
famines,  jusques  à  manger  de  la  terre,  à  quoy  ils  habituent  leurs 
enfiins,  chose  que  j'ay  veûe  plusieurs  fois,  que  les  petits  enfans 
lenoient  en  leurs  mains  une  pelotte  de  terre,  qu'ils  ont  en  leur 
pays  quasi  comme  terre  sigillée,  laquelle  ils  succoient  et  man- 
geoient  ainsi  que  les  enfans  de  France ,  les  poires ,  les  pommes ,  et 
autres  fruits  qu'on  leur  donne.  > 

Ce  dernier  trait  rappelle  un  des  faits  les  plus  curieux  que  cite 
M.  de  ïlumboldt,  et  il  prouve  d'une  manière  positive  qu'à  l'imita- 
tion des  Ottomaques  de  l'Orénoque,  les  Tupinambas  se  nourris- 
saient quelquefois  de  terre. 

Comme  le  père  du  Tertre,  qu'il  précède  de  quelques  années,  et 
avec  lequel  cependant  il  a  plus  d'un  rapport,  le  père  Ives  se  plaît 
surtout  aux  vues  d'intérieur,  aux  détails  de  la  vie  privée  :  c'est 
comme  cela  qu'il  aime  à  peindre  les  hommes  et  quelquefois  les  tri- 
bus. Voici  une  de  ces  anecdotes ,  où  il  essayait  de  prouver  qu'il  y 
avait  de  l'injustice  à  désespérer  des  sauvages  pour  l'amélioration 
future  de  la  colonie.  C'est  la  contre-partie  du  récit  qu'on  vient  de 
lire,  le  pendant  au  tableau  que  je  viens  de  lui  laisser  esquisser. 

c  Je  raconteray  icy  une  jolie  histoire.  Un  jour,  je  m'en  allois  vi- 
siter le  grand  Th'wn,  principal  des  pierres  vertes  tabaiarcs;  comme 
je  fus  en  sa  loge ,  et  que  je  l'eus  demandé ,  une  de  ses  femmes  me 
<K)nduisit  soubs  un  bel  arbre,  qui  estoit  au  bout  de  sa  loge,  qui  le 

TOME  XX.      AOUT.  2 


18  REVUE   DE  PARIS. 

couvroit  de  l'ardeur  du  soleil;  là-dessouz  il  avoit  dressé  son  mestier 
pour  tisser  des  licts  de  coton ,  et  travailloit  après  fort  soigneuse- 
ment. Je  m'estonnay  beaucoup  de  voir  ce  grand  capitaine ,  vieux 
colonel  de  sa  nation,  ennobly  de  plusieurs  coups  de  nnousquet, 
s'amuser  à  faire  ce  mestier,  et  je  ne  peus  me  taire  que  je  n'en 
seusse  la  raison ,  espérant  apprendre  quelque  chose  de  nouveau  en 
ce  spectacle  si  particulier.  Je  lui  fis  demander  par  le  truchement 
qui  estoit  avec  moy  à  quelle  fin  il  s'amusoit  à  cela?  Il  me  fit  res- 
ponse  :  Les  jeunes  gens  considèrent  mes  aciioiis,  et  selon  que  je 
fais  ils  font.  Si  je  demeurois  sur  mon  lit,  à  humer  le  petun,  ils  ne 
voudroient  faire  autre  chose;  mais  quand  ils  me  voient  aller  au 
bois ,  la  hache  sur  l'espaule  et  la  serpe  en  main ,  ou  qu'ils  me  voient 
travailler  à  faire  des  licts,  ils  sont  honteux  de  ne  rien  faire.  > 

Jamais  je  ne  fus  plus  satisfait ,  ajoute  le  bon  religieux ,  et  il  con- 
tinue, pour  prouver  comment  ses  chers  sauvages  c  sont  très  aptes 
pour  apprendre  les  sciences  et  les  vertus.  >  Et  quand  il  a  bien 
discouru  de  toutes  ces  choses,  sa  pensée  s'élève,  son  langage  de- 
vient plus  grave;  il  comprend  aussi  toute  la  poésie  traditionnelle  de 
ce  peuple,  et  il  la  rappelle  avec  d'admirables  paroles. 

€  Ce  qui  m'estonna  davantage ,  est  qu'ils  réciteront  ce  qui  s'est 
passé  d'un  temps  immémorial  et  ce  seulement  par  la  traditive  :  car 
les  vieillards  ont  cette  coustume  de  souvent  raconter  devant  les 
jeunes  gens  quels  furent  leurs  grands  pères  et  ayeux...  ils  font 
cecy  dans  leurs  carbets,  et  quelquefois  en  leurs  loges,  s'éveillans 
de  bon  matin  et  excitans  les  leurs  à  écouter  les  harangues;  aussi 
font-ils  quand  il  se  visitent  :  car  s'embrassans  l'un  l'autre,  en  pleu- 
rant tendrement,  il  répètent ,  l'un  après  l'autre,  parole  pour  pa- 
role ,  leurs  grands-pères  et  ayeux ,  et  tout  ce  qui  s'est  passé  en  leurs 
siècles.  > 

Comme  tous  les  missionnaires  de  cette  époque ,  le  père  Ives  pré- 
cède nos  naturalistes;  il  s'en  va  sur  les  bords  de  l'Océan ,  il  con- 
temple d'un  œil  curieux  tous  ces  fruits  de  la  mer  qui  brillent  après 
la  marée;  il  pénètre  dans  les  grandes  forêts,  il  y  demeure  des 
heures  entières.  Entre  l'idée  d'un  sermon  et  son  bréviaire,  un  in- 
secte l'occupera;  il  sera  tout  ému  du  chant  d'un  oiseau;  les  ailes 
chatoyantes  du  laerte,  le  parfum  du  faux  vanilhcr,  mettront  en 


REVUE   DE   PARIS.  ^ 

émoi  tout  son  amour;  alors ,  comme  le  père  du  Tertre,  si  fréquem- 
ment cité  par  Buffon ,  il  aura  des  extases  d'admiration ,  des  prévi- 
sions de  science;  il  décrira  le  bruit  sonore  de  la  ci^jale  d'Amérique, 
comme  le  pourrait  faire  un  entomologiste  de  nos  jours,  il  inter- 
rompra ses  prières  pour  discerner  une  loi  de  la  nature  et  pour 
l'expliquer  avec  une  sainte  effusion ,  en  se  dégageant  presque  tou- 
jours de  la  doctrine  du  maître,  quoiqu'il  aime  à  citer  Salonion, 
Aristote  et  Isidore. 

D'ordinaire  aussi  ces  tableaux  sont  complets,  quoique  restreints. 
Ce  sont  de  véritables  peintures  à  la  Fielding,  dont  le  cadre  est 
resserré,  mais  où  la  nature  est  prise  sur  le  fait.  Laissons-lui  ra- 
conter la  vie  furtive  du  singe  et  les  ruses  du  jaguar,  qu'il  appelle 
l'once  d'x\mérique. 

<  Généralement ,  le  naturel  des  monnes  de  ce  pays  est  agréable. 
Premièrement  elles  s'entresuivent  queue  à  queue,  la  première  don- 
nant la  cadence  au  pas,  en  sorte  que  les  suivantes  mettent  les  pieds 
et  les  mains  oîi  la  première  a  mis  les  siens.  Elles  font  quelquefois 
une  si  grande  procession,  que  l'on  en  a  vue  telle  fois  deux  ou  trois 
cens  sauter  les  uns  après  les  autres.  Je  ne  veux  pas  dire  davan- 
tage, encore  que  ce  soit  la  vérité,  pour  n'estonner  point  le  lecteur. 
Je  sçay  que  je  me  suis  trouvé  plusieurs  fois  dans  les  bois,  esquels 
elles  avoient  coustume  d'habiter  plus  souvent,  et  vous  diray,  sans 
taxer  le  nombre ,  que  j'en  ay  vue  une  très  grande  quantité,  faisans 
en  la  même  manière  que  je  viens  de  dire.  Chose  qui  est  autant 
agréable  que  l'on  puisse  imaginer,  car  ces  animaux  se  jetteront  à 
corps  perdu  d'arbre  en  arbre,  de  branche  en  branche,  comme 
pourroit  faire  un  oyseau  bien  volant.  > 

Après  avoir  décrit  l'effroi  que  l'arrivée  subite  d'un  étranger 
produit  sur  toute  la  troupe,  le  vieux  voyageur  raconte  avec  la 
môme  grâce  les  ruses  qu'emploie  l'animal  pour  aller  boire  dans  la 
forêt. 

ï  Sçavez-vous  avec  (juclle  industrie?  Le  gros  de  l'armée  s'ar- 
leste  à  trois  cens  pas  de  la  fontaine  et  envoyé  des  espies,  lesquelles 
la  viennent  visiter  et  les  advenues  d'icelles,  regardant  soigneuse- 
ment deçà  delà  s'il  n'y  a  rien  qui  branle,  et  si  quelques  ennemis  ne 
sont  pas  aux  aguets.  Si  elles  aperçoivent  quelqu'un,  elles  crient 

2. 


20  REVUE   DE   PAKIS. 

(l'une  voix  affreuse,  et  gaignent  au  pied  au  lieu  où  est  l'armée; 
puis,  quelque  tems  après,  elles  retournent  et  font  comme  devant, 
et  au  cas  que  la  place  soit  seure,  elles  crient  et  jappent  pour  faire 
venir  la  trouppe  ;  laquelle  estant  arrivée ,  garde  cette  autre  ruse  : 
c'est  qu'elles  boivent  toutes  une  à  une,  et  à  mesure  qu'une  a  beu , 
elle  passe  outre  et  monte  aux  arbres,  et  ainsi  file  à  file  jusqu'à  la 
dernière.  Elles  boivent  et  s'échappent  d'un  autre  côté  qu'elles  n'es- 
toient  venues,  afin  d'achever  leur  procession;  car  de  la  fontaine, 
elles  vont  au  sabat  traicter  leurs  amours.  » 

«  N'ayez  pas  peur  que  ces  guenons  s'esloignent  des  arbres,  > 
ajoute  le  père  Ives  dont  la  cabane  touchait  à  la  forêt,  et  qui  a  été 

maintefois  témoin  de  leur  manège.  «  C'est  leur  refuge; si  elles 

voient  passer  un  canot  de  sauvage  assez  loing  d'elles ,  elles  le  sa- 
luent de  quelque  risée  à  leur  mode;  que  si  le  canot  approche  du 
lieu  où  elles  sont,  haut  le  pied,  vous  ne  les  tenez  pas ,  l'armée  dé- 
loge. > 

Mais  achevons  le  drame ,  voyons  maintenant  comment  la  ruse 
sait  vaincre  toute  cette  agilité ,  et  guettons  l'once  américaine  au 
milieu  de  ces  bonds  joyeux.  «  Tantôt,  dit  le  pèrcivcs ,  elles  battent 
les  bois  en  circuit  où  les  monnes  se  retirent,  et  après  les  avoir  acu- 
lées  en  une  pointe,  se  jettent  après  à  corps  perdu,  sur  les  bran- 
ches; d'autrefois  elles  les  attendent  bien  cachées  sous  les  feuilles 
au  lieu  où  elles  reconnoissent  que  ces  monnes  viennent  boire. 
Davantage ,  elles  se  mussent  dans  la  vase  où  elles  ont  remarqué 
que  les  guenons  viennent  pescher  des  moulles  et  des  crabes...  Elles 
font  encore  plus  :  quand  elles  voient  que  les  guenons  sont  en  quel- 
que lieu  assemblées,  elles  vont  bellement  le  ventre  contre  terre, 
et  lors  elles  s'estendent  feignant  estre  mortes  :  la  première  gue- 
non qui  passe  en  ce  lieu  s'arreste,  et  appelle  les  autres  qui  vien- 
nent incontinent,  et  descendent  le  plus  bas  qu'elles  peuvent,  se 
défiant  toujours  pourtant,  afin  de  contempler  et  considérer  asseu- 
rément  si  leur  ennemie  est  morte,  grinçans  les  dents  et  marmo- 
tans  un  ramage  de  congratulation  à  sa  mort,  mais  elles  sont  bien 
estonnécs  que  la  trespassée  ressuscite  à  leur  voix ,  montant  plus 
vite  qu'elles  au  faîte  des  arbres,  où  elles  changent  leur  vie  en  mort 
non  simulée ,  mais  véritable.  » 


REVUE    DE   PARIS.  21 

Je  m'arrête  dans  ces  citations  qu'il  serait  facile  de  multiplier; 
elles  suffiront ,  je  pense ,  pour  prouver  que  le  père  Ives  d'Evreux, 
dont  il  est  question  ici  pour  la  première  fois,  est  de  cette  famille 
d'admirables  écrivains,  dont  les  épanchemens  furent  trop  faciles 
et  les  admirations  trop  naïves,  pour  que  la  pompe  un  peu  glo- 
rieuse du  grand  siècle  ne  les  étouffât  pas.  Ce  désordre  des  vieilles 
forêts,  ce  pêle-mêle  d'observations,  ces  enthousiasmes  sans  fin  et 
et  quelquefois  sans  motif  apparent  bien  réel,  devaient  être  souve- 
rainement dédaignés  par  les  hommes  qui  songeaient  au  Traité  du 
Sublime  de  Longin,  entre  les  ifs  émondés  du  parc  de  Versailles. 
Port-Royal  seul,  dans  sa  religieuse  solitude,  eût  pu  comprendre 
ces  élans  mystiques  des  vieux  missionnaires,  ces  ardeurs  presque 
insensées,  qui  les  entraînaient  de  forêts  en  forêts,  pour  surprendre 
une  velléité  naïve  de  religion,  pour  guetter  une  ame  et  la  rendre 
à  Dieu;  la  persécution  que  subissaient  eux-mêmes  les  pieux  soli- 
taires, la  forme  un  peu  sévère  de  leurs  études,  et  peut-être  une 
haute  préoccupation  des  discussions  théologiques,  les  empêchè- 
rent d'écouter  attentivement  ces  voix  chrétiennes  pleines  de  ten- 
dresse, qui  soupiraient  en  même  temps  qu'eux  dans  les  forêts  amé- 
ricaines. 3Iais  les  contemporains  du  père  Ives,  qui  quittaient  sou- 
vent leur  couvent  pour  n'y  point  retourner  de  longues  années, 
avaient  beaucoup  vu,  ils  avaient  été  d'ingénieux  observateurs,  et 
c'est  ce  qui  les  sauva  d'un  oubli  complet;  lorsque  Buffon  avait 
épuisé  toutes  les  formes  majestueuses  du  style,  et  qu'il  se  sentait 
fatigué,  c'était  à  cette  source  ignorée  qu'il  allait  se  rafraîchir. 
Lorsque  Bernardin  rêvait  les  grâces  infinies  de  la  nature ,  on  le 
sent  à  ses  études,  souvent  il  avait  relu  les  vieux  missionnaires. 

Ferdinand  Denis. 


VIRGILE. 


Uaman» 


I. 


Celle  qui  revenait  des  jardins  de  Jules  Gësar  situés  sur  le  Tibre, 
celle  qui  passait  dans  sa  litière  portée  par  des  esclaves  éthiopiens, 
cette  jeune  fille  escortée  d'un  intendant  monté  sur  un  cheval  des 
Gaules ,  cette  Romaine ,  était  une  descendante  de  la  famille  Clau- 
dia ,  et  elle  portait  le  nom  de  Sylvia. 

Elle  revenait  à  sa  maison  de  la  ville,  vers  la  chute  du  jour;  la 
chaleur  étant  excessive  cette  année-là,  Sylvia  avait  coutume  de  se 
promener  au  bord  des  eaux  sous  les  ombrages  sacrés,  légués  au 
peuple  romain  par  le  divin  Jules.  Elle  rencontra  quelques  cheva- 
liers qui  partaient  pour  Préneste,  et  qui  la  saluèrent;  mais  elle 
vit  à  peine  leur  salut;  peut-être  même  détourna-t-elle  la  tête  du 
<  ôté  opposé.  Il  passa  un  prêtre  de  Cybèle ,  et  cet  homme  la  regarda 
avec  des  yeux  ardcns  ;  la  jeune  fille  tira  le  rideau  de  sa  litière;  les 
prêtres  de  Cybèle  étaient  mal  famés  dans  l'Italie,  Oui ,  mais  il  vint 


REVUE  DE  PARIS.  23 

une  femme  du  peuple  portant  une  amphore  sur  la  tête,  et  parais- 
sant harassée  sous  ce  poids  ;  Sylvia  dit  à  un  des  esclaves  qui  la 
suivaient  d'aider  la  plébéienne  à  transporter  jusqu'à  sa  demeure 
de  l'eau  du  Tibre,  et  elle  lui  donna  de  sa  belle  main  une  pièce 
d'argent.  Voyant  sa  grâce  et  sa  bonté,  la  pauvre  Romaine 
lui  dit  : 

—  Si  ta  mère  vit  encore,  à  jeune  patrone,  elle  doit  être  assu- 
rément plus  fière  de  toi  que  Cornëlie  ne  l'était  de  ses  fils,  les 
deux  Gracqucs  immortels.  Je  suis  pauvre,  mais  sois  sûre  que  je 
sacrifierai,  en  ton  honneur,  un  coq  à  Esculape,  et  que  j'offrirai 
pour  toi  deux  ramiers  à  l'autel  de  la  pudeur. 

La  patricienne  répondit  : 

—  J'accepte  tes  vœux...  ceux  qui  vont  en  litière  en  ont  souvent 
plus  besoin  que  les  autres... 

Elle  lui  fit  donner  en  même  temps  six  autres  pièces  d'argent  par 
Norbanus,  son  intendant,  puis  elle  dit  à  ses  porteurs  de  hâter 
le  pas.  La  femme  plébéienne  ne  se  soucia  plus  de  sa  cruche  d'eau; 
elle  la  prit  des  mains  de  l'esclave,  elle  l'abandonna  sur  la  rive,  et 
se  rendit  au  quartier  du  Tévéron ,  afin  de  se  réjouir  avec  les  siens. 
Or ,  cette  femme  était  une  de  celles  qui  faisaient  profession  de 
laver  les  tables  et  le  pavé  des  boutiques;  elle  avait  l'oreille  fine  , 
la  parole  facile  et  l'esprit  insinuant.  On  la  nommait  Cartilla. 

En  rentrant  dans  sa  maison,  Sylvia  reçut  des  mains  de  son 
affranchi  une  lettre  scellée  d'un  cachet  qui  représentait  un  sphvnx. 
Elle  se  hâta  de  la  lire,  reconnaissant  qu'elle  était  de  César  Auguste; 
puis  elle  répondit  celle  que  voici  : 

«  Il  y  a  bien  des  gens  qui  te  diraient  à  ma  place  :  tes  désirs  sont 
des  ordres;  pour  moi ,  César,  je  suis  heureuse  de  ton  offre,  mais 
je  réfléchirai  avant  d'accepter.  J'ignore  pourquoi  tu  reprends  ton 
sphtjnx,  la  tête  d'Alexandre  dont  tu  te  servais  pour  cachet,  étftit 
plus  digne  de  toi.  Le  sphynxest  la  ruse  perfide...  Scelle  tes  lettres 
avec  ton  premier  cachet.  César.  Parménion  et  moi,  nous  t'en 
supplions. 

«  Je  te  salue.  » 

La  nuit  étant  venue ,  Sylvia  se  retira  dans  l'appartement  secret 
de  sa  maison;  elle  était  fatiguée  du  poids  de  sa  journéc,-bien  qu'elle 


24  REVUE  DE  PARIS. 

n'eût  marché  qu'en  litière  et  qu'elle  se  fût  assise  long-temps  sur 
un  tapis  de  peau  de  léopard  à  l'ombre  des  sycomores  ;  elle  était 
harassée  de  lassitude,  la  faible  et  mince  jeune  fille....  c'était  la 
maladie  ordinaire  des  patriciennes,  en  ces  temps-là.  Elle  dit  donc 
à  Enoë,  son  esclave  bien-aimée  : 

—  Ma  belle  Juive,  si  ta  loi  ne  te  défend  pas  d'accomplir  les 
devoirs  de  ta  charge,  le  jour  que  tu  appelles  le  sabbat,  je  te  prie 
de  me  préparer  le  bain  et  la  collation. 

A  quoi  la  jeune  fille  de  Judée  répondit  : 
— Je  suis  à  Rome  et  j'obéis. 
— Avec  répugnance,  Enoë?.. 
— Non,  avec  tristesse. 

—  Que  tous  les  dieux  me  gardent  d'affliger  la  douce  créature 
que  ma  mère  m'a  léguée  par  son  testament ,  comme  un  trésor 
d'innocence  et  de  fidélité  ;  appelle  Midra,  ô  ma  chère  Enoë. 

La  Juive  obéit,  et  voilà  qu'une  grande  et  forte  Gauloise  s'en 
vint  préparer  l'eau  tiédie ,  les  huiles  et  les  essences.  Cette  esclave 
des  Gaules  remplissait  son  service  avec  une  méthode  et  une  exac- 
titude qui  désespéraient  Sylvia. 

— Vraiment!  disait-elle,  la  Gaule  est  irréprochable  en  tout 
point;  elle  est  calme  et  sereine  comme  l'eau  d'un  bassin.  Est-ce 
que  le  souffle  du  vent  ne  viendra  jamais  rider  cette  belle  onde  tran- 
quille? Souvent  il  m'arrive,  Midra,  de  vouloir  te  quereller  pour 
la  trop  haute  perfection  de  tes  œuvres.  Que  veux-tu?  Je  suis  faite 
ainsi...  mon  corps  est  faible ,  ma  santé  délicate...  mais  j'ai  l'ame 
fiévreuse,  tourmentée...  et  voulant  sans  cesse  s'échapper...  la 
folle!  comme  si  elle  se  sentait  deux  ailes.  —  Enoë,  est-ce  que  les 
nmes  en  ont,  en  effet?  tes  livres  juifs  en  parlent-ils?  Oh!  com- 
bien de  fois  m'as-tu  vanté  tes  livres?... 

— Douce  patrone,  ces  livres  merveilleux  semblent  avoir  été 
écrits  pour  toi;  ils  calmeraient  ta  tête  et  ton  cœur. 

— Je  veux  les  hre ;  traduis-les-moi  en  langue  latine...  la  plus 
i>elle  des  langues ,  Enoë... 

— Après  celle  de  David  et  d'Ezéchiel ,  peut-être... 

— Oh!  non!  tu  n'as  donc  pas  entendu  le  quatrième  chant  de 
l'Enéide?... 


REVUE   DE   PARIS.  25 

—  Et  comment  veux-tu  que  moi,  une  esclave...  ? 

—  Tu  as  raison ,  je  suis  une  insensée... 

Sylvia  baissa  la  tète  et  se  mit  à  rêver.  Didon  et  Anna  passèrent 
sans  doute  devant  elle,  car  elle  avait  ie  regard  fixé  sur  le  marbre 
de  la  muraille  comme  sur  un  miroir  magique;  mais  la  Gauloise 
ayant  annoncé  que  le  bain  était  prêt ,  la  jeune  patricienne  s'éveilla , 
pour  ainsi  dire,  et  quittant  la  rive  de  Carlhage,  elle  descendit 
dans  l'eau  cristalline  d'une  mer  entourée  de  jaspe  et  de  porphyre; 
ses  membres  délicais ,  enveloppés  de  fin  lin ,  s'étendiient  avec 
mollesse,  et  sa  res|)iration  parut  moins  oppressée;  Midra  prit 
alors,  dans  un  coffret  d'argent  ciselé ,  de  l'huile  de  Mylhilène par- 
fumée avec  des  herbes  du  Liban,  et  elle  humecta  de  cette  liqueur 
la  magnifique  chevelure  de  Sylvia.  Comme  un  jeune  lis,  penché  et 
languissant  au  soleil  de  midi,  se  relève  sur  sa  tige  et  se  balance 
orgueilleusement  dès  que  viennent  les  brises  du  soir,  ainsi  la  belle 
patricienne  se  ranima  aux  senteurs  des  essences  orientales  et  au 
contact  de  l'eau  douce  et  ambrée  ;  elle  fit  allumer  toutes  les  lampes 
de  la  salle  de  bain,  puis  elle  invita  Enoë  à  s'asseoir  auprès  du  bas- 
sin ,  et  congédiant  la  Gauloise  par  un  signe  d'amitié,  elle  parla 
ainsi  : 

—  Je  t'aime,  ma  douce  fille  de  Jérusalem,  malgré  ton  culte  et 
ton  origine...  Tu  sais  que  Rome  est  dédaigneuse!  je  l'accorde 
même  qu'elle  est  souvent  injuste  et  sans  pitié  pour  le  reste  du 
monde.  Ta  nation,  par  exemple,  est  entachée  à  ses  yeux  d'une 
sorte  de  souillure,  d'une  fatalité  malheureuse,  si  tu  veux;  il  faut 
pardonner  cela  à  Rome;  les  grandes  reines  sont  vaniteuses.  Quant 
à  moi,  je  t'aime  comm(;  si  tu  étais  née  à  Baie,  ou  dans  la  Campa- 
gnie  ;  tu  vois  avec  quelle  précaution  je  cherche  toujours  à  te 
parler...  je  n'ordonne  jamais,  Enoë;  je  demande,  souvent  je  prie... 
Ah!  c'est  presque  de  la  faiblesse;  une  patricienne!  mais  aussi, 
lu  as  des  yeux  rêveurs,  tu  as  un  front  éclairé  comme  par  un  beau 
rayon  de  la  lune;  tu  réfléchis,  tu  es  grave,  lu  parles  bas,  tu  sou- 
pires quelquefois,  tu  es  mystérieuse  dans  tes  discours  autant  que 
par  ton  silence;  lu  semblés  toujours  attendre...  et  jamais  tu  ne  vois 
venir....  tu  as  des  frayeurs  subites  et  étranges;  si  on  te  conte  une 
histoire,  lu  rêves  à  une  autre  sans  doute,  et  que  lu  sais  beaucoup 


iSb  REVUE   DE   PARIS. 

mieux,  et  que  tu  ne  raconteras  pas  à  ton  tour,  cependant...  Enfin, 
Enoii,  tu  es  l'amie  de  mon  cœur,  et  j'ignore  pourquoi  c'est  toi  plu- 
tôt qu'une  autre. 

—  Et  moi ,  dit  Enoë ,  je  l'ai  deviné. 

—  Parle  donc,  habile  prophétesse. 

—  Ce  que  lu  aimes  en  moi ,  ma  patrone ,  c'est  ta  propre  image; 
je  te  ressemble  par  la  tristesse;  mon  ame  est  un  miroir  où  tu  t'es 
vue  ;  ce  portrait  que  tu  viens  de  faire ,  c'est  le  tien  ;  tu  es  ton  pein- 
tre ,  ton  historien  et  ton  poète. 

—  Ce  que  tu  viens  de  dire  est  peut-être  plus  vrai  que  je  n'au- 
rais pensé;  est-ce  que  nous  mourons  du  même  mal,  Enoë!... 

Sylvia  regarda  son  esclave;  celle-ci  leva  les  yeux  à  la  voûte  delà 
salle.  Il  y  avait  à  ce  dôme  une  peinture  d'Apollodore,  qui  repré- 
sentait une  Diane  lançant  son  javelot  et  fuyant  dans  la  forêt.  La 
patricienne  à  son  tour  porta  son  regard  de  ce  côté,  et  voilà  que 
sortant  de  l'eau  son  bras  blanc  et  arrondi,  elle  désigna  du  doigt  la 
divinité,  en  s' écriant  : 

—  Tu  as  raison ,  chasseresse  !  oh  !  tu  as  bien  raison C'est  au 

sommet  des  rochers,  dans  les  profondeurs  des  bois,  c'est  à  travers 
le  désert  âpre  et  dangereux  qu'il  faudrait  toujours  s'enfuir...  Cette 
vie  de  Rome  est  enivrante  jusqu'au  délire...  elle  tue. 

—  Patrone,  dit  Enoë,  est-ce  que  je  vous  ressemble  encore  par 
cette  fatale  exaltation?  C'est  la  première  fois  que  je  vous  vois 
ainsi... 

—  Ce  sera  la  dernière,  reprit  Sylvia  avec  un  calme  commandé. 
Parle-moi  de  ton  pays.  A  Jérusalem ,  les  femmes  sont-elles  toutes 
belles  et  timides  comme  toi? 

—  Les  femmes  de  Jérusalem  adorent  le  vrai  Dieu  selon  la  foi  de 
nos  pères  ;  et  quand  elles  reviennent  du  temple  dans  leurs  maisons, 
elles  filent  le  lin  ou  enseignent  les  enfans. 

—  Elles  ne  vont  donc  jamais  au  cirque,  ni  au  théâtre,  ni  à  au- 
cune assemblée  où  l'on  puisse  applaudir  ou  être  applaudie? 

—  Elles  n'ont  ni  théâtre,  ni  cirque,  ni  assemblée  où  le  cœur  et 
la  tête  puissent  s'enivrer. 

—  Jérusalem  est  une  ville  triste ,  austère ,  malheureuse... 

—  Jérusalem  est  une  ville  sainte.  La  vie  v  est  sereine  comme  le 


REVUE   DE   PARIS.  27 

lever  du  soleil  sur  la  mer  de  Sidon.  Patrone,  crois-lu  au  bonheur 
dans  les  voluptés  comme  tes  Romains? 

—  Assurément  nor\;  et  tu  vois,  Enoë,  quelle  solitude  est  la 
mienne.  Je  vis  aussi  retirée  que  si  j'habitais  la  Sabine. 

—  Et  ton  ame,  patrone? 

—  Oh  !  quant  à  mon  ame ,  je  sens  bien  qu'elle  souffre  et  que  rien 
ne  peut  la  satisfaire.  C'est  une  colombe  attachée  par  un  fil;  je  crois 
qu'il  faudra  le  rompre. 

—  Slourir!  Sylvia! 

—  Quand  la  fatigue  est  excessive,  on  tombe  sur  le  chemin.  C'est 
tout  simple. 

—  Tes  dieux  sont  impitoyables,  Romaine. 

—  Souvent  j'ai  été  tentée  de  le  croire.  Pourtant  ce  sont  les  mêmes 
dieux  que  ma  mère  a  honorés,  les  dieux  du  Latium,  ma  patrie; 
ceux  qui  ont  guidé  nos  aigles  à  la  conquête  de  l'univers;  ceux  qu'a- 
dore César;  ceux  du  grand  poète  de  l'Italie...  Oh!  je  ne  quitterai 
jamais  ces  dieux-là. 

—  Hélits!  hélas!  reprenait  Enoë,  faut-il  que  des  mains  si  pures 
offrent  de  l'encens  à  Moloch  et  à  Baal? 

—  Voilà,  dit  Sylvia,  des  noms  inconnus  dans  l'Olympe  d'Ho- 
mère. Je  t'assure,  Enoë,  que  jamais  dame  romaine  n'a  visité  les 
temples  de  ces  divinités. 

—  Patrone,  tu  as  beau  sourire,  ta  gaieté  ressemble  à  ces  pâles 
rayons  qui  percent  la  nue  avant  l'orage.  Ils  ne  font  que  rendre  plus 
sombres  les  profondeurs  du  tableau. 

—  Quand  Enoë  parle  ainsi,  je  soutiens  qu'elle  est  plus  habil«  et 
qu'elle  a  plus  de  science  qu'Antonius  Musa,  le  médecin  de  César 
Auguste  et  le  mien. 

—  Ah!  médecin  insensé!... 

—  Que  vcux-lu?  ils  commencent  et  finissent  tous  de  même...  Le 
corps!  le  corps!  Oui,  et  un  beau  jour  lame  s'enfuit,  impatientée 
de  ce  qu'on  ne  songe  jamais  à  elle. 

—  Par  l'amitié  sainte  que  tu  m'as  vouée,  par  le  tombeau  de 
Claudia  ta  mère,  et  par  la  majesté  du  temple  de  mon  dieu ,  qui  est 
le  tien  aussi,  oh  !  je  t'adjure,  Sylvia,  de  me  révéler  la  cause  de  ton 
chagrin  rongeui\ 


28  REVUE   DE  PARIS. 

—  Enfant  des  bords  du  Jourdain,  ce  pays  des  palmes,  sois  af- 
franchie de  la  servitude  ;  va ,  retourne  aux  murs  sacrés  de  Jérusa- 
lem ,  rentre  au  foyer  de  ton  père ,  et  dis-lui  qu'une  dame  romaine, 
ta  maîtresse,  s'est  déclarée  ton  amie  et  ta  sœur;  emporte  des  vases 
de  Corinlhe,  des  tuniques  de  Milet,  des  boîtes  d'essences ,  des  man- 
teaux avec  leurs  agrafes  d'or;  sois  riche,  libre  et  heureuse 

Plains-moi,  surtout  aime-moi  toujours,  mais  ne  m'interroge  ja- 
mais sur  la  blessure  de  mon  cœur. 

—  Qu'il  soit  fait  selon  ta  volonté,  répondit  Enoë.  Je  retournerai 
sur  la  terre  d'Israël,  je  dirai  comment  des  pirates  m'enlevèrent  et 
me  vendirent  sur  les  côtes  d'Italie,  comment  ta  mère  Claudia  m'a- 
cheta et  me  légua  à  sa  fille  bien-aimée;  je  raconterai  tes  douces 
vertus;  je  parlerai  de  ta  beauté,  pareille  à  celle  de  Rachel,  et,  ra- 
vis d'admiration,  tous  les  miens  loueront  le  Seigneur  et  lui  deman- 
deront de  se  révéler  à  toi ,  qui  est  la  plus  pure  d'entre  les  femmes 
d'Occident.  Sylvia,  tu  es  semblable  au  ramier  solitaire,  qui  vient 
soupirer  dans  les  lentistes  du  parc  du  Liban ,  ce  jardin  de  Salomon. 
Bienheureuse  ma  nation,  si  tu  viens  un  jour  à  Jérusalem  écouter 
les  docteurs  enseignant  la  loi  et  les  prophètes  annonçant  le  Messie 
qui  régnera  sur  toute  la  terre,  car,  alors,  tu  diras  :  Je  suis  de  tes 
filles,  ô  Sion! 

—  Vous  aurez  un  roi  qui  régnera  sur  toute  la  terre?  Et  César? 
et  les  héritiers  de  César?... 

—  Ils  baiseront  les  sandales  d'or  de  notre  roi  universel,  et  ils 
n'oseront  contempler  les  splendeurs  de  sa  tiare. 

—  Si  tu  n'étais  l'amie  de  mon  enfance,  j'aurais  peur  de  toi,  te 
croyant  atteinte  de  folie. 

—  Patrone,  ce  qui  est  folie  à  Rome  est  sagesse  à  Jérusalem. 

—  Et  ce  qui  est  sagesse  au  temple  de  Jérusalem... 

—  Oh!  de  grâce,  arrête-toi...  Ce  serait  blasphémer. 

—  Cette  belle  Juive,  disait  en  elle-même  Sylvia,  est,  on  le  voit 
bien,  une  ame  éclose  aux  rayons  de  l'Orient;  certes,  elle  est  sin- 
cère dans  son  adoration  devant  les  poètes  de  son  pays;  sa  religion 
est  un  amour.  Qu'importe  le  nom  de  son  Dieu;  elle  croit  parce 
qu'elle  aime.  C'est  une  créature  tendre,  souffrante  et  enthou- 
siaste... C'est  ta  sœur,  ô  Sylvia!  Oui,  je  parlerai  d'elle  à  César.... 


REVUE    DE   PARIS.  29 

peut-être ,  en  sa  faveur,  adoucira-t-il  le  sort  des  Juifs  à  Jéru- 
salem. 

Puis  elle  regarda  Enoë,  qui,  en  ce  moment,  priait  pour  elle,  les 
bras  croisés  à  la  manière  des  Orientaux,  et  la  figure  tournée  du 
côté  du  levant.  Et  comme  elle  lui  demandait  ce  qu'elle  faisait 
ainsi,  la  Juive  répondit  : 

—  J'implore  le  grand  médecin  pour  l'autre  moitié  de  moi-même 
que  je  laisserai  souffrante  sur  la  terre  d'Italie. 

Sylvia  comprit  alors  tout  ce  que  lui  coûterait  la  liberté  qu'elle 
venait  de  donner  à  Enoë.  Elle  soupira  profondément,  incertaine 
si  la  fille  de  Judée  préférait  encore  sa  maison  de  Rome  aux  palmes 
du  parc  de  Salomon  et  aux  portiques  du  temple.  Ses  yeux  se 
mouillèrent  de  quelques  larmes  qui  tombèrent  silencieusement, 
comme  des  perles,  sur  la  surface  limpide  du  bassin  de  porphyre. 
Toutefois ,  pas  un  mot  de  regret  ne  sortit  de  sa  bouche.  Sylvia  était 
de  celles  qui  se  plaignent  d'autant  moins  qu'elles  sont  plus  à 
plaindre;  créatures  sublimes  dont  l'ame  seule  gémit,  et  dont  on 
n'entend  qu'une  seule  fois  le  triste  et  dernier  accord ,  comme  le  son 
d'une  harpe  éolienne  qui  passerait  sur  nos  tètes  emporté  par  l'ou- 
ragan. 

L'esclave  gauloise  et  ses  compagnes  furent  appelées  ;  elles  ser- 
virent la  patricienne  sortant  du  bain ,  aussi  gracieuse,  aussi  chaste 
que  Galatée  apparaissant  sur  les  eaux  d'Ionie.  Sylvia  reçut  leurs 
soins  avec  indifférence;  et  quand  on  lui  présenta  le  miroir  pour 
qu'elle  admirât  sa  coiffure  et  sa  tunique  agrafée  par  des  nœuds 
de  pourpre,  elle  regarda  ses  yeux  mourans ,  abaissa  aussitôt  ses 
longues  paupières,  et  repoussa  le  miroir. 

Les  édiles  avaient  parcouru  la  ville  et  visité  les  carrefours  et  les 
alentours  des  monumcns  publics  ;  l'ordre  d'éteindre  les  foyers  était 
donné;  tout  dormait  dans  la  ville,  hormis  le  pauvre  et  l'empereur 
peut-être.  Sylvia  se  retira  dans  le  gynécée,  et  le  sommeil,  péné- 
trant avec  les  rayons  de  la  lune  jusqu'aux  pieds  du  lit  d'ivoire, 
vint  fermer  les  yeux  de  ce  beau  visage,  pâle  et  modeste  comme  ce- 
lui de  la  statue  de  la  pudeur. 


30:  REVUE  DE  PARIS. 


II. 


Le  lendemain,  vers  le  milieu  du  jour,  Taffranehi  Norbanus,  in- 
tendant des  domaines  de  Sylvia,  vint  annoncer  à  sa  patrone  qu'une 
litière  venait  d'entrer  dans  le  prothyrum  de  la  maison  ,  et  qu'un 
homme  en  toge  demandait  à  être  introduit.  Norbanus  ajouta  :  t  II 
a  traverse  le  vestibule  sans  vouloir  dire  son  nom ,  comme  d'autres 
cliens,  et  voici  qu'il  s'est  assis  sur  un  lit  dans  l'atrium.  > 

Sylvia  répondit  :  «  Cet  homme  est  César.  » 

Puis  elle  se  hâta  d'aller  rejoindre  l'empereur  Auguste  dans 
l'atrium,  cette  grande  salle  pavée  de  mosaïque.  Deux  autels  des 
Lares  ornaient  les  angles  opposés  à  ceux  où  l'on  voyait  deux  sta- 
tues de  la  famille  Claudia.  Ces  marbres  dataient  du  consulat  de 
Lucullus,  la  belle  époque  de  la  sculpture.  Dès  que  César  vit  entrer 
Sylvia,  il  s'avança  vers  elle,  une  main  dans  les  plis  de  sa  tunique, 
et  tenant  de  l'autre  main  quelques  papyrus,  comme  il  avait  cou-- 
tume  de  faire.  On  sait  que  son  sourire  était  expressif,  que  ses 
trahs  étaient  fins  et  empreints  de  douceur;  on  sait  que  sa  parole 
était  claire  et  harmonieuse;  c'est  donc  ainsi  qu'il  aborda  la  jeune 
patricienne. 

—  Tu  l'as  dit,  Syîvia.  Je  ne  scellerai  plus  mes  lettres  avec  une' 
empreinte  de  sphinx;  je  reprendrai,  pour  te  plaire,  l'effigie 
d'Alexandre;  mieux  encore,  je  me  servirai  d'un  cachet  que  Dios-». 
coride  vient  de  graver  pour  moi,  et  qui  représente  les  traits  de 
César  Auguste.  Assurément  tu  ne  te  plaindras  pas  de  celui-là. 

—  César  est  l'homme  de  l'empire  en  qui  j'ai  le  plus  de  confiance 
et  pour  qui  j'éprouve  la  plus  grande  affection...  César  a  été  mon 
tuteur,  et  il  est  empereur  bien-aimé  des  Romains. 

—  Voilà  qui  est  grave  et  mesuré  comme  l'exorde  d'une  harangue, 
au  sénat.  Sylvia,  tu  es  l'orateur  par  excellence;  car  ta  parole  va 
droit  au  cœur.  C'est  le  son  d'une  cythare.  Cela  est  si  vrai ,  qu'on 
finit  toujours  par  te  céder,  ô  la  jeune  syrène! 

—  Tu  es  aujourd'hui  d'une  grande  bienveillance.  César.  On  voit 


REVUE    DE   PARIS.  î^ 

que  ta  santé  est  meilleure,  ou  que  le  peuple  t'a  salué  par  une  triple 
acclamation  hier,  au  théâtre. 

—  Hélas!  ma  santé  est  une  femme  capricieuse,  dégoûtée  et 
folle.  J'ai  beau  redoubler  d'attentions  pour  elle,  elle  s'offense 
ou  se  moque  de  tout.  Je  linirai  par  l'oublier...  Mon  médecin  sera 
malade  à  ma  place;  il  vit  de  mes  fièvres  et  de  mes  maux  d'entrailles. 
Sais-tu  à  quel  régime  il  me  réduit  :  des  dattes,  des  raisins  secs,  du 
riz  et  du  lait... 

—  Ovainqueur  d'Actium!...  ditSylvia. 

—  Oui,  le  triomphateur  en  est  là;  c'est  pitoyable!  Il  craint  le 
froid  et  le  chaud ,  les  vents  d'automne,  le  vin  capiteux,  les  alimens 
trop  lourds;  oh!  c'est  une  misère!  Ne  devrais-je  pas  être  robuste 
comme  le  Jupiter  Capitolin,  dont  la  poitrine  et  les  bras  sont  d'ai- 
rain, moi  qui  pèse  la  destinée  du  monde?... 

—  Mon  tuteur  est  ambitieux  :  vivre  couvert  de  gloire  et  vivre 
long-temps,  par  Hercule!  c'est  beaucoup. 

—  Et  Sylvia  serait  donc  bien  aise  de  me  savoir  dormant  sous  un 
magnifique  mausolée?  Quel  palais!... 

—  Tu  préfères  ta  maison  du  Palatin?...  Va,  César,  il  n'est  per- 
sonne dans  l'empire  qui  fasse  plus  de  vœux  que  moi  pour  ta  con- 
servation. Tu  sais  que  je  n'ai  pas  le  cœur  bien  niéchant. 

—  Je  sais  que  de  toutes  les  filles  de  Rome  il  n'en  est  pns  une  qui 
n'envie  ton  céleste  visage. 

—  Il  est  triste  pourtant,  bien  triste,  ô  mon  tuteur.  Viens-tu 
m'apporter  quelque  nouvelle  qui  me  réjouisse?  Pourquoi  m'as-tu 
demandé  ce  rendez-vous? 

—  Sylvia  est  un  enfant  qui  se  plaît  toujours  aux  questions  dont 
il  sait  d'avance  les  réponses. 

—  Tu  viens  me  parler  d'un  mariage,  je  le  vois  bien. 

—  Eh!  de  quoi  faut-il  parler  à  une  vierge  de  vingt  ans,  belle 
comme  l'Aurore,  et,  comme  elle,  rêveuse... 

—  Oui,  l'Aurore  verse  des  larmes...  Ta  comparaison  est  juste. 
César. 

—  Grands  dieux!  comme  nous  sommes  poêles,  Sylvia? Te 

plairait-il  d'écouter  ton  tuteur? 


32  REVUE   DE   PARIS. 

—  Il  n'a  qu'à  dire;  je  suis  là,  assise  devant  lui,  respectueuse, 
attentive;  j'attends  l'oracle  de  Delphes. 

—  Attentive,  oui;  mais  soumise? ô  fière  patricienne!  Voici 

donc  ce  que  j'ai  à  te  communiquer.  Tu  connais  Agrippa,  mon  fils 
adoptif,  tu  sais  qu'après  le  divin  Marcellus,  c'est  lui  que  j'ai  le  plus 
aune  ;  il  sera  mon  héritier,  Sylvia  ;  et  mon  héritier  sera  empereur, 
Sylvia  :  et  cet  empereur,  si  tu  veux,  sera  ton  époux,  Sylvia...  Ne 
baisse  pas  ta  tête,  ne  laisse  pas  tes  regards  errer  sur  ce  pavé  de 
mosaïque,  que  tu  as  vu  cent  fois,  et  dont  les  figures  de  nym|)hes 

et  de  bacchantes  ne  peuvent  rien  te  conseiller Ne  soupire  pas 

si  profondément,  comme  si  je  t'apportais  la  nouvelle  d'un  ami 

perdu,  ou  d'une  chevrette  aimée,  tuée  par  un  chasseur Non, 

rien  à  déplorer,  rien  dont  tu  doives  gémir;  c'est  tout  simplement 
mon  fils  adoptif  Agrippa  et  l'empire  du  monde  que  je  mets  à  tes 
pieds  de  jeune  fille.  J'attendrai  ta  réponse  :  refléchis;  je  vais  lire 
ces  lettres  arrivées  d'Orient.  Les  Purthes  nous  menacent  encore... 
Ce  Parthe  est  indomptable! 

—  Ma  réponse  est  prête ,  César. 

—  Alors  je  roule  mes  lettres  et  j'écoute  à  mon  tour. 

—  Je  supplie  l'empereur  de  chercher  une  épouse  plus  digne  que 
moi  d'Agrippa...  Je  prie  mon  tuteur  de  me  chérir  autant  que  par 
le  passé. 

—  Il  sera  facile  à  celui-ci  de  te  satisfaire;  mais  l'autre! ah! 

l'autre  est  bien  affligé,  mais  bien  étonné  aussi.  Je  t'ai  souvent 
soupçonnée  de  me  cacher  des  secrets...  Le  cœur  des  femmes  est 
semblable  quelquefois  à  nos  boîtes  de  parfums  fermées  avec  grand 
soin ,  mais  qui  pourtant  finissent  par  trahir  ce  qu'elles  contiennent, 
tellement  est  suave  l'essence  cachée.  La  rêverie  et  la  tristesse,  ma 
fille,  ne  viennent  pas  s'asseoir  auprès  d'une  enfant  de  ton  âge, 
sans  que  cette  tendre  créature  n'ait  quelque  chose  à  leur  conter 
mystérieusement...  et  je  ne  sais  pourquoi  j'imagine  que  la  tristesse 
et  la  rêverie  ont  eu  une  confidence  sérieuse  de  toi...  bien  sérieuse, 
ô  Sylvia. 

—  Quand  mon  tuteur  me  parle  ainsi,  je  trouve  l'univers  heureux 
d'obéir  à  sa  douce  voix. 


REVUE    DE   PARIS.  33 

—  Puis-je  te  demander  d'imiter  l'univers? 

—  Tu  as  des  droits  sur  lui  par  héritage  et  par  le  sort  des  armes; 
mais  mon  ame  ne  te  fut  pas  léguée  par  le  divin  Jules,  et  tu  n'as 
conquis  que  son  amitié;  sa  liberté  lui  reste,  César. 

—  Fière  comme  une  reine  barbare;  douce  et  sacrée  comme  une 
vestale...  Sylvia  est  l'honneur  de  l'Italie  et  la  peine  de  César. 
Hélas!  j'avais  bien  assez  de  mes  chagrins  doniesltijucs,  sans  que 

l'amie  de  mon  cœur  vint  m'en  donner  à  son  tour car  tu  es  ma 

fille,  toi;  Julie  ne  l'est  plus,  l'iiupudiquc! Eh!  quoi,  tant  de 

malheurs  sur  une  tête  que  l'univers  adore!  élre  l'empereur  latin; 
porter  autour  de  son  front  le  laurier  d'or;  avoir  pacifié  le  monde; 
sourire  à  l'Orient  pour  que  l'Orient  soit  consolé;  étendre  ma  main 
vers  le  sud ,  le  nord  et  l'occident,  pour  que  ces  régions  espèrent; 
n'avoir  pas  fait  un  rêve  de  gloire  qui  ne  soit  accompli....  et,  pour- 
tant, ne  pouvoir  vider  une  coupe  dans  un  festin  sans  y  trouver  du 
fiel;  ne  jamais  soinmeiller  sans  fcntômcs  jslaintifs  autour  de  mon 
lit,  et  quand  j'écoute  de  la  poésie  ou  de  la  musique,  sentir  mou 

cœur  se  briser  de  souvenirs Oh!  que  ne  suis-je  un  pâtre  de 

i'Achaïe,  un  chasseur  de  l'Atlas,  ou  ie  dernier  des  citoyens  romains  ! 
Car,  tu  le  sais,  toi,  Sylvia;  j';iimais  d'une  tendre  amitié  Octavie, 

ma  sœur,  et  son  fils son  fils,  le  divin  Marcellus,  nous  l'avions 

élevé  comme  un  beau  lis  à  l'abri  du  vent  et  des  fcux  du  midi  ;  nous 
avions  invoqué  sur  cette  tète  toutes  les  étoiles  favorables...  il  gran- 
dissait en  sagesse  et  en  beauté,  le  chaste  et  fier  jeune  homme. 
Déjà  nous  le  montrions  à  Rome  et  aux  provinces  comme  le  bien- 
aimé  de  Jupiter  et  de  Quirinus  ;  jamais  (tu  dois  t'en  souvenir,  bien 
que  tu  ne  fusses  qu'un  enfant),  jamais  il  ne  venait  s'asseoir  au  po- 
dium de  l'amphithéâtre  sans  que  le  peuple  ne  le  saluât  de  la  voix 
et  du  geste;  les  sénateurs  (les  plus  âgés  même)  lui  faisaient  place  à 
leurs  côtés,  malgré  leur  toge,  et  oubliant  qu'il  ne  portait  encore 
que  la  robe  prétexte.  —  Oui,  Marcellus,  tu  étais  la  destinée  du 
monde...  et  je  t'ai  perdu ,  mon  fils  d'adoption ,  et  la  mort  est  venue 
te  prendre  entre  les  bras  de  la  mère  avec  une  violence  sans  égale; 
et  cette  même  mort  impie  a  frappé  Octavie...  car  le  cœur  vraiment 
maternel  se  flétrit  auprès  du  tombeau  d'un  enfimt,  et  ce  sont  les 
marâtres  qui  veulent  être  consolées.  Marcellus,  Octavie,  je  vous  ai 

TOMR  XX,      AOUT.  5 


3»  REVUE   DE   PARTS. 

honorés  par  des  honneurs  funèbres  tels  que  le  peuple  romain  ne 
m'en  rendra  pas  de  semblables;  Livie,  cette  digne  épouse,  vous  a 
pleures ,  et  le  poète  a  jeté  des  fleurs  à  ton  ombre,  ô  jeune  César! 
Eh  bien  !  il  m'arrive  souvent  encore  de  vous  chercher  dans  ma 
maison  de  la  ville ,  ou  à  celle  de  Lanuvium  que  vous  aimiez,  ou  bien 
au  temple  de  Jules ,  à  Baies ,  à  Naples ,  et  dans  les  îles  du  golfe  qui 
baigne  la  Campanie ,  partout  où  j'avais  coutume  de  vous  voir  avec 
moi.  —Pardonne,  Sylvia,  ma  douleur  se  réveille  quelquefois 
comme  une  vipère  assoupie  sur  mon  flanc;  alors  il  fout  que  je  me 
plaigne  à  ceux  que  j'aime.  C'est  pourquoi  je  te  dis  que  je  souffre, 
car  tu  m'es  chère,  toi  que  je  destinais  à  celui  dont  je  viens  d'hono- 
rer la  mémoire.  Marcellus  et  loi,  vous  auriez  lamcné  sur  la  terre 
l'âge  de  Rhéc,  ce  siècle  de  justice  et  de  pudeur.  El  aujourd'hui, 
que  le  filsd'Octavie  est  dans  lescieux,  quand  j'espère  encore  la 
moitié  de  ce  que  j'avais  rêvé  pour  Rome ,  puisque  tu  vis,  voilà  qu'il 
ne  m'est  pas  donné  de  te  trouver  facile  à  mon  conseil  I...  Qui  veux- 
tu  que  je  choisisse  pour  épouse  à  l'héritier  de  l'empire?...  Ma  race 
est  souillée;  Julie  m'est  en  horreur...  et  tu  en  sais  la  cause.  Parle 
maintenant,  toi  dont  j'écoute  les  paroles  comme  le  son  dune  lyre 
d'Ionie. 

Pendant  que  César  se  plaignait  de  la  sorte,  la  blanche  Sylvia, 
le  front  penché  dans  sa  main  et  le  bras  appuyé  sur  un  coussin  de 
pourpre,  avait  répandu  quelques  larmes,  et  quand  elle  releva  la 
tête,  ses  grands  yeux  humides  jetèrent  un  rayon  qui  pénétra  jus- 
qu'au fond  de  l'ame  de  son  tuteur.  César  crut  voir  l'espérance 
assise  devant  lui,  avec  son  rire  d'enfant  et  ses  mains  pleines  de 
fleurs.  Il  remercia  du  geste  Sylvia,  comme  si  déjà  elle  avait  pro- 
rais. Les  femmes  ont  des  expressions  de  tristesse  et  de  compassion 
que  nous  prenons  souvent  pour  des  consentemens;  la  douce  pitié  sur 
leur  visage  ressemble  à  la  promesse,  et  voici  la  cause  de  nos  cha- 
grins dans  la  suite  et  de  nos  éternelles  récriminations.  Une  fois 
pour  toutes,  nous  devrions  bien  nous  dire  qu'elles  sont  tendres  et 
ardentes  comme  des  enfans,  et  que  l'impression  agit  sur  elles  au-- 
delà de  leur  volonté,  et  que  plus  tard  elles  ont  raison  de  nier  tout 
ce  qu'elles  ont  révélé  ou  consenti  à  leur  propre  insu.  L'empereur 
César  Auguste ,  cet  esprit  vaste  et  profond ,  lut  pris  aux  illusions 


REVUE   DE  PARIS.  35 

des  regards  d'une  jeune  fille...  qui  de  nous  se  plaindra  d'avoir  été 
crédule? 

Or ,  il  dit  à  la  patricienne  : 

— Sylvia,  tu  es  consolante  à  mes  yeux  ,  comme  le  palmier  et 
la  source  vive  au  milieu  de  l'Arabie;  je  t'honore  et  je  te  rends 
grâce;  si  tu  n'étais  pas  la  riche  héritière  de  la  famille  Claudia, 
je  t'offrirais  la  plus  riante  maison  d'ctë  aux  environs  de  Rome, 
ou  à  Pouzzoles,  ou  sur  la  côte  de  Sicile,  ou  même  dans  la  déli- 
cieuse Caprëe ,  que  j'ai  nommée  la ri//e  de  l' oisiveté.  Miiis  toi,  tu 
pourrais  peut-être  doter  l'empereur,  si  grande  est  ta  richesse!  à 
défaut  de  trésor,  ô  ma  fille,  reçois  cet  anneau  que  j'ai  porté 
dans  toutes  les  guerres  de  mes  consulats  :  cet  anneau  que  j'a- 
vais à  Aclium,  le  jour  où  je  tendis  la  main  à  mon  armée  na- 
vale, pour  la  saluer  victorieuse;  cet  anneau  que  j'avais  donné  a 
notre  Marcellus  et  qui  depuis  m'est  sacré;  c'est  un  symbole  d'al- 
liance et  d'éternelle  afieclion.  Adieu,  l'heure  du  sénat  est  arrivée, 
et  voici  le  préteur  et  ses  licteurs  qui  viennent  me  chercher;  j'ai 
quelques  criminels  à  juger...  Les  pères  conscrits  condamneront 
s'ils  veulent,  mais  moi  je  ferai  grâce,  Sylvia;  l'empereur  est  heu- 
reux, il  pardonne.  Pardonner  c'est  louer  les  dieux  inmiortels. 

Le  préteui"  parut  en  ce  moment  sur  le  seuil  de  la  porte  de 
l'airium;  il  salua  César  en  abaissant  devant  lui  sa  baquette  magis- 
trale; l'empereur  se  leva,  et  jetant  sur  son  épaule  le  pan  de  sa 
toge  bordée  d'une  bande  écarlate,  il  suivit  la  garde  et  monta  dans 
sa  litière. 

Ce  jour-là  le  sénat  fut  émerveillé  de  la  bonne  grâce  et  de  la 
douce  éloquence  du  clément  empereur. 


in. 

Sylvia  a  Césau  Auguste. 

Je  t'ai  vu  si  heureux  hier ,  César  ,  que  je  n'ai  jamais  eu  la  force 
de  te  détromper.;  La  douce   pitié  est  quehjuefois  artificieuse, 

5. 


36  REVUE   DE   PARIS. 

comme  une  mère  assise  auprès  de  son  fils  malade,  et  qui  devant 
lui  se  fait  violence  pour  sourire,  et  qui  le  trompe  pour  ne  pas  l'ef- 
frayer. Ainsi,  moi  je  t'ai  laissé  respirer  que^jucs  parfums  d'espé- 
rance, car  ta  tristesse  m'avait  paru  si  profonde,  ô  mon  tuteur!  Et 
ce  que  j'ai  fait  hier ,  qui  me  le  reprochera?  L'empereur,  persuadé 
de  mon  consentement,  est  sorti  de  ma  maison,  l'ame  sereine,  le 
visage  éclairé  par  un  rayon  de  joie  ;  il  a  traversé  la  ville  en  saluant 
le  peuple  avec  amour,  il  est  entré  au  sénat,  il  s'est  assis  dans  sa 
curule,  calme  et  majestueux,  comme  Jupiter  parmi  les  siens;  puis 
ii  a  parlé,  et  toutes  ses  paroles  étaient  harmonieuses  et  pacifiques  ; 
on  a  amené  devant l'auj^uste  assemblée  plusieurs  conjurés,  enfans 
perdus  et  souffrans ,  âmes  orageuses  invoquant  le  feu  et  le  fer  à 
défaut  de  la  sagesse;  on  les  a  introduits  dans  l'enceinte  des  toges 
vénérables,  et  voyant  le  sourire  de  César,  ils  ont  espéré;  et  c'est 
niors  que  les  pères  conscrits  ont  délibéré  avec  impartialité,  et  c'est 
îilors  que  la  part  du  malheur  étant  faite,  comme  celle  de  la  ùute, 
la  sentence  la  plus  douce  a  été  prononcée.  Mais  aussitôt  tu  t'es  levé. 
César,  et,  étendant  la  main  vers  la  statue  du  divin  Jules,  tu  as  fait 
grâce  pleine  et  entière  à  de  pauvres  conspirateurs,  ne  voulant  pas 
que  ton  injure  privée  troublât  un  moment  la  pai\  et  l'harmonie  de 
l'univers. 

Tel  fut  l'événement  d'hier  au  sénat,  telle  a  été  la  joie  et  l'admi- 
ration générale.  Oh!  mon  tuteur  magnanime,  je  te  rends  grâce 
aussi;  ma  maison  t'avait  porté  bonheur;  tu  en  étais  sorti  donnant 
la  main  à  la  clémence. 

Yoilà  pour  ce  qui  te  regarde;  mais  moi!...  je  te  supplie  de 
m'écouter  avec  cette  même  bienveillance  qui  le  rendait  hier  les 
délices  du  monde. 

Je  te  le  disais  un  jour,  au  théâtre  de  Pompée  :  Nous  avons  tous 
sur  le  visage  un  masque  comme  ces  acteurs.  Tu  me  répondis  :  Le 
tien  est  transparent,  Sylvia.  Et  moi  je  repris  :  Le  regard  de  l'em- 
pereur va  peut-être  jusqu'aux  extrémités  de  l'univers,  mais  il 
s'arrête  à  la  surface  de  mon  amo.  Cette  phrase  parut  t'affliger,  je 
l)aissai  la  tête;  toi,  tu  te  retournas  du  côte  de  Livic,  et  avec  Horace 
et  Agrippa,  vous  parlâtes  de  l'art  grec  appliqué  au  théâtre  latin. 
Aujourd'hui  je  le  rappelle  ces  choses  pour  que  tu  saches  bien  que  je 


REVUE    DE   PARIS.  37 

souffrais  alors.  Ce  que  j'ai  dans  le  cœur  depuis  long-temps  est  un 
chagrin  profond;  ce  serait  foiie  de  lui  chercher  un  remède  :  les 
jeunes  filles  de  mon  âge  ne  se  plaignent  pas  en  vain...  pour  que  le 
narcisse  ne  d'hier  languisse  déjà  sur  sa  tige,  il  faut  qu'un  ver  l'ait 
piqué  à  sa  racine.  Pour  moi  je  meurs  dévorée... 

Ne  me  demande  pas  un  nom;  je  resterais  silencieuse  et  impéné- 
trable. Ne  me  dis  pas  non  plus  qu'avec  mon  âge,  ma  beauté  et  ma 
fortune,  tout  peut  s'arranger.  Je  répondi-ais  à  ta  douce  voix,  que 
le  sort  de  Sylvia  est  fixé;  pour  elle  une  porte  d'airain  s'est  fermée, 
et  sur  cette  porte  sont  écrits  ces  mois  irrévocables  :  Tu  nés  pas 
aimée. 

Toute  autre  femme  de  Rome  ou  de  la  Grèce  eût  brûlé  depuis 
deux  ans  autant  de  victimes  qu'il  y  a  d'autels  dans  l'empire;  toute 
autre  eût  visité  les  temples  depuis  les  cobnncs  d'ïlercule  jusqu'aux 
sables  du  Gange;  moi ,  je  n'ai  invoqué  ni  Junon,  ni  Diane,  ni  Pro- 
serpine,  ni  Vénus  irritée;  je  n'ai  consulté  ni  prêtresses  d'Eleusis, 
Bi  la  Sybile...  mais  dans  le  silence  de  ma  maison  j'ai  invoqué  hi 
Sagesse  et  la  Pudeur,  ces  déesses  oubliées ,  et  celles-là  m'ont  dit  : 
«  Tu  ne  guériras  pas,  car  le  poison  est  dans  ton  cœui';  mais  lu 
marcheras  forte  et  résignée  jusqu'au  tombeau  de  la  famille,  et  ton 
urne  funéraire  sera  honorée  des  matrones  et  des  vestales.  > 

Vois ,  César ,  quelle  confiance  j'ai  en  toi  ;  je  te  dis  de  ces  choses 
que  les  mères  seules  ont  coutume  d'entendre;  c'est  que  tu  es 
l'amour  de  la  terre,  le  pontife  et  l'empereur,  surtout  le  familier  de 
mon  cœur.  En  recevant  celte  lettre,  ton  noble  visage  pâlira,  tu 
passeras  ta  main  sur  tes  yeux ,  et  ta  main  peut-èlre  sera  mouillée, 
et,  en  te  voyant  ainsi,  quelques  graves  sénateurs.  Mécène  ou  les 
consuls,  trembleront  pour  le  sort  de  la  chose  publique,  et  t'inter- 
rogeront sur  lagiuîi're  imminente  ou  sur  les  réponses  augurales... 
terreurs  ordinaires  des  hommes  publics  dont  le  cœur  s'est  pétri- 
fié sous  le  vent  de  l'ambition;  ils  songeront  aux  légions,  aux  pro- 
consuls, aux  harangues,  aux  flottes  armées,  au  trésor  public,  à 
tout,  hormis  à  une  pauvre  ame  désolée  qui  gémit  sa  plainte  dans 
un  coin  de  Rome,  et  dont,  loi,  tu  distingues  bien  la  voix  doulou- 
reuse ,  ô  mon  père  ! 

Grâce  donc  te  soit  rendue  et  pour  les  soins  passés,  et  pour  t^ 


'dS  REVUE   DE   PARIS. 

compassion  présente;  il  ne  l'a  pas  été  donné  de  me  sauver...  qu'im- 
porte.^ tu  n'en  es  pas  moins  venu  sur  mon  chemin,  d'un  pas  pré- 
cipité et  les  bras  ouverts,  comme  aurait  fait  Priam  pour  une  de  ses 
filles.  Aussi  je  t'offrirai  tout  le  parfum  de  celte  belle  fleur  qui  ne  se 
flétrit  jamais,  la  reconnaissance;  je  te  donnerai  tous  les  noms  chers 
à  ton  cœur,  et  chers  aux  Romains,  je  t'appellerai  Octave,  Au- 
guste, dictateur,  pontife,  dieu  pacifique  de  l'univers;  mais  non, 
je  me  mettrai  à  tes  {jenoux ,  je  prendrai  tes  mains  dans  mes  mains , 
je  regarderai  avec  ravissement  ta  tète  sacrée,  et  je  te  dirai  :  ami  et 
père! 

Quand  tu  recevras  cette  lettre ,  je  serai  déjà  loin  de  Rome;  j'au- 
rai pris  la  voie  Appienne,  ou  la  voie  Flaminienne,  ou  tout  autre 
chemin;  il  te  serait  facile  de  le  découvrir;  lu  pourrais,  si  tu  voulais, 
envoyer  un  préteur  et  des  soldais  pour  m'alteindre,  me  ramener 
dans  ma  maison  :  ce  serait  arbitraire;  n'importe,  tu  le  pourrais,  tu 
es  l'empereur;  mais  tu  ne  le  feras  pas,  toi,  magnanime. 

Que  tous  les  dieux  te  protègent,  et  quand  tu  seras  triste  et  cha- 
grin, songe  à  notre  amitié,  César:  l'amitié  est  l'étoile  du  matin  et 
du  soir. 

Je  te  salue. 


IV. 

Sylvia  a  CÉvSar  Auguste. 

Je  t'écris  de  la  rive  de  Carthnge.  J'ai  touché  le  sable  brûlant  de 
l'Afrique,  région  moins  dangereuse  que  la  délicieuse  Italie.  Une  ga- 
lère de  Syracuse  m'a  transportée  ici.  Ce  navire  a  coniinné  sa  route 
pour  Alexandrie  et  la  mer  Tyrienne;  il  devait  ramener  en  Orient 
mon  esclave  bien-aimée  ;  mais  Enoë,  l'affranchie,  n'a  jamais  pu 
quitter  les  bras  de  Sylvia.  Cette  belle  Juive  a  fait  l'admiration  de 
tons  ceux  qui  nous  entouraient  sur  le  port.  Prête  à  me  laisser,  au 
moment  où  le  pilote  invoquait  Neptune ,  elle  s'est  écriée  :  *  Périsse 
ma  liberlé  s'il  faut  qu'elle  me  coûte  la  moitié  de  mon  cœur!...  > 
Etirais,  la  voilà  qui  s'est  mise  à  mes  pieds  et  qui  m'a  regardée 


REVUE    DE   PARIS.  39 

d'an  œil  suppliant;  et  moi  je  l'ai  soulevée  dans  mes  bras;  nous 
avons  pleuré...  et  le  navire  est  parti. 

César,  je  te  recommande  Jérusalem ,  la  ville  d'Enoë.  Jérusalem 
a  un  temple  élevé  et  consacré  par  la  sagesse  au  Dieu  universel. 
Assurément  le  divin  Piaton  l'avait  visité. 

Moi,  j'ai  voulu  voir  Cartilage,  grande  et  triste,  comme  une  reine 
vaincue  et  qui  pleure  au  bord  de  la  mer.  Assise  entre  l'Occident  et 
l'Orient,  elle  écoute  en  silence  le  bruit  que  Rome  fait  dans  l'univers; 
elle  n'espère  plus,  elle  n'attend  plus...  mais  sans  cesse  elle  regarde 
à  l'horizon.  Oh!  combien  d'autres,  comme  elle,  laissent  errer  çà 
et  là  leurs  regards  désolés!  Bien  que  le  temps  et  le  travail  aient 
beaucoup  réparé  à  Carthage,  on  trouve  ici,  cependant,  à  chaque 
instant,  des  traces  profondes  de  la  colère  romaine.  Eh!  quelle  si 
grande  haine  animait  les  deux  villes?  Pourquoi  tout  ce  sang  et 
toutes  ces  flammes?...  L'empire  des  mers?...  la  conquête,  la  domi- 
nation, des  provinces,  des  trésors,  dts  triomphes?...  Dieux  immor- 
tels, il  est  des  fléaux  pires  que  les  trois  fléaux  connus  de  la  terre  ; 
ce  sont  les  hommes  avides  et  turbulens.  Deux  villes  florissantes 
veulent-elles  s'égorger  l'une  l'autre?  Soyez  sûrs  qu'elles  ont  cha- 
cune deux  ou  trois  citoyens  ambitieux  qui  les  excitent  en  secret. 

—  Dis-moi,  Cornélius  Scipiun,  dis-moi ,  que  t'avait  fait,  à  toi, 
la  ville  de  la  reine  Didon?  Tu  vengeais  ta  patrie?...  Ah!  Cornélius, 
dis  plutôt  que  tu  te  préparais  le  grand  triomphe  et  que  lu  rêvais  le 
surnom  d'Africain.  Va,  bien  que  tu  sois  mon  aïeul,  et  bien  que 
je  sois  Romaine ,  en  voyant  la  tristesse  de  Carthage,  mon  cœur  a 
gémi  profondément. 

César,  la  maison  que  j'habite  est  située  sur  le  penchant  d'une 
colline,  à  quelques  milles  de  la  ville;  elle  domine  la  vaste  mer. 
N'as-tu  pas  remarqué  que  presque  toujours  les  affligés  cherchent 
les  grands  horizons?...  Pour  moi,  j'étouffais  dans  Rome.  —  La 
côte  africaine  étincelle  au  soleil  connue  une  coupole  d'or,  et  le  soir 
elle  se  couvre  de  voiles  bleuâtres  pareils  à  ceux  d'une  veuve  près 
d'un  mausolée.  Quchpies  palmiers  balancent  Icuis  feuilles  à  l'en- 
tourde  madenieure,  cl  j'entends  d'ici  le  murmure  d'une  eau  (cris- 
talline qui  sort  d'un  rocher;  rar-e  et  douce  rencontre  sur  ces  riv(>s 
désolées.  Quelquefois  des  cavaliers  numides    passent   au  bord 


40  REVUE  DE  PARIS. 

de  la  mer  et  suivent  les  sinuosités  du  rivage  en  chantant  des 
hymnes  dont  le  langage  mystérieux  n'est  connu  que  des  vieil- 
lards  habitant  les  montagnes.  Pour  moi,  j'écoute  ces  sons  mono- 
tones avec  un  secret  ravissement;  et  voilà  que  souvent  j'évoque  le 
passé  et  que  je  me  crois  une  femme  tyrienne  arrivée  d'hier  sur  les 
vaisseaux  de  la  grande  reine. 

—  Oui,  César,j'iraisur  les  hauteurs  et  dans  les  vallées  qui  m'en- 
vironnent; je  chercherai  les  profondeurs  des  bois;  je  visiterai  les 
grottes  sacrées  et  les  ruines  des  temples;  je  suivrai  de  loin  le  bruit 
des  clairons  et  les  aboiemens  des  grandes  meutes;  j'écouterai  le 
tintement  des  pas  des  chevaux  ;  je  me  mêlerai  à  la  suite  de  Didon... 
je  la  verrai,  belle  et  fière  comme  Diane ,  entourée  de  ses  lévriers  ; 
je  m'approcherai  de  son  coursier  écumant,  et  tandis  que  tous  ceux 
qu'elle  a  conviés  seront  à  la  poursuite  du  sanglier,  moi,  je  tou- 
cherai de  la  main  la  tunique  éclatante  de  la  royale  chasseresse,  et 
je  lui  dirai  à  voix  basse  : 

—  «Reine,  je  sais  ton  secret...  Si  tu  es  pâle,  sites  yeux  sont  dis- 
traits, si  lu  interromps  tout  à  coup  un  discours  commencé,  la 
iiause  m'en  est  connue.  Je  te  plains...  mais,  va,  ne  cherche  point 

à  guérir  du  mal  qui  t'a  gagnée mieux  vaut  encore  mourir 

à  ton  âge,  avec  la  fleur  de  ta  beauté,  que  d"aller  mendier  à 
tous  les  autels,  quehjues  années  de  vie  encore,  et  l'oubli  d'une 
haute  passion,  et  la  glace  de  l'âge,  et  les  ennuis  et  les  cheveux 
blancs. — Je  sais  ton  déplorable  amour,  ô  Didon!...  je  t'envie 
cependant ,  et  je  te  trouve  heureuse,  car  il  viendra  un  poète  qui  te 
chantera  dans  son  livre  et  dont  tu  seras  la  plus  chère  pensée...  » 

César,  reçois  cette  lettre  avec  ta  bienveillance  accoutumée,  lis- 
la  dans  un  moment  de  repos,  quand  ton  ame  est  plus  à  elle-même 
qu'aux  affaires  de  l'empire  ;  ensuite ,  je  te  prie  de  la  brûler.  Le  feu 
du  trépied  est  un  confident  discret.  Je  crois,  d'ailleurs,  que  les 
cendres  de  cette  lettre  amie  ne  seront  pas  l'encens  le  moins  pur 
que  tu  puisses  offrir  aux  dieux  immortels. 

Je  te  salue. 


REVUE   DE   PARIS.  4£ 


CESAR  AUGUSTE   A   SYLVIA, 


Si  tu  portes  envie  à  l'infortunée  Didon,  moi  je  me  souhaite 
aujourd'hui  la  mort  de  Jules.  N'y  a-t-il  donc  plus  un  seul  con- 
juré dans  l'empire?  Sera-t-il  impossible  de  trouver  un  Cimber, 
un  Casca ,  un  Brutus,  un  Cassius,  ou  le  poignard  de  tout  autre?... 
Oh!  ma  fille,  quelle  coupe  amère  tu  m'as  laissée!....  Je  suis  resté 
solitaire  et  triste  comme  un  aigle  blessé  sur  une  roche  des  Alpes. 
J'ai  erré,  j'ai  cherché,  j'ai  demandé  avec  larmes...  nul  ne  m'a  ré- 
pondu ;  Sy h  ia ,  tu  passais  la  mer.  Dis-moi  que  je  n'avais  pas  assez  de 
tendresse  pour  toi,  afin  que  je  puisse  m'accuser...  car  te  savoir 
ingrate,  serait  plus  amer  encore  à  mon  ame. 

Que  fais-tu  donc  sur  la  terre  d'Afrique?  Ah  !  l'insensée  !  tu  es  un 
de  ces  malades  à  qui  rien  ne  mantjue,  ni  maison  à  la  campagne,  ni 
médecins,  ni  soins  fraternels,  rien  au  monde,  sinon  la  volonté  de 
guérir.  Crois-tu  avoir  si  bien  voilé  ton  secret,  que  mes  yeux  ne 

l'aient  surpris? Belle  patricienne,  ma  fille,  il  y  a  long-temps 

que  tu  m'as  tout  dit  sans  m'adresser  une  parole.  Va ,  je  ne  te  de- 
manderai pas  un  nom,  je  ne  te  questionnerai  pas  sur  son  âge,  son. 
rang  ou  sa  figure;  tu  as  bien  raison;  car  je  sais  mieux  que  toi 
toutes  ces  choses  de  ton  cœur.  Sylvia ,  lu  es  semblable  à  ces  beaux 
agneaux  que  je  fais  élever  dans  mes  pâturages  de  la  Campanie; 
quand  on  s'approche  d'eux,  ils  vont  cacher  leur  tête  parmi  les 
hautes  herbes  ou  dans  le  tronc  d'un  vieil  arbre,  et  là,  ils  se  croient 
invisibles.  O  faible  et  timide  que  tu  es,  malgré  ta  grande  ame! 

Il  en  est  temps,  ma  fille;  reviens  sur  la  terre  d'Italie.  La  solitude 
est  mauvaise  à  la  passion  insensée;  la  solitude  est  remplie  de  visions 
fiévreuses.  Pour  toi  surtout,  le  sol  de  Carthage  est  brûlant  et  l'air 

y  est  empoisonné.  N'ajoute  rien  à  l'histoire  de  Didon Va,  ce 

quatrième  livre  de  l'Enéide  est  comj)let;  il  est  assez  beau  de  tris- 
tesse et  de  malheurs... 

Ohî  fatale  fut  la  journée  où  je  le  conviai  à  venir  l'entendre  chez 
Oclavie  ma  sœur! 

Reviens,  Sylvia;  nous  irons  ensenible  passer  rautoume  à  Baies, 


^2  ire  VUE  DE  PARÏS. 

OÙ  je  te  promets  qu'il  ne  sera  pas  question  un  moment  des  affaires 
de  l'empire.  Tu  n'y  verras  pas  arriver  une  seule  lettre  du  sénat: 
les  consuls  n'y  viendront  jamais,  et  jamais  Me'cène ,  que  lu  n'aimes 
point,  n'y  sera  convie.  Ses  phrases  arrondies  en  périodes  et  son 
accent  affecté  me  fotiguent  autant  qu'ils  te  déplaisent.  Moi-même 
j'ai  besoin  de  repos;  Antonius  Musa  m'a  prescrit  l'oisiveté  si  je  ne 
venx  aller  bientôt  rejoindre  les  ombres  pâles  de  mes  aïeux.  Mais 
ton  retour,  ma  fille ,  ranimera  l'étincelle  de  ma  vie;  la  joie  est  facile 
à  donner  à  ceux  qui  nous  sont  chers,  surtout  quand  on  est  Sylvia , 
et  quand  l'ame  qui  attend  Syh-ia  est  César  Auguste. 

Je  fais  partir  une  galère  de  Naples  pour  qu'elle  te  ramène  en 
Italie.  J'ai  voulu  que  sa  proue  fût  couronnée  de  fleurs,  et  j'ai  con- 
fié au  pilote  une  petite  statue  de  Neptune  qui  me  fut  toujours 
favorable. 

Je  te  recommande  à  tous  nos  dieux  amis. 

Or,  le  premier  mois  d'automne  était  venu ,  il  y  avait  en  la  ville 
de  Rome  une  grande  agitation.  C'était  [>ar  un  beau  soir,  au  moment 
où  le  soleil  jetait  ses  longs  rayons  oblicjues  sur  les  frises  des  tem- 
ples. Celui  de  Vesta  surtout  resplendissait  à  son  faîte  comme  si  on 
l'eût  revêtu  de  lames  d'or.  Une  foule  immense  se  mouvait  autour 
des  colonnes  circulaires,  et  l'on  voyait  à  tous  niomens  sur  l'escalier 
de  marbre  monter  et  descendre  des  prêtres-augures  en  robes  blan- 
ches et  le  front  chargé  de  couronnes  vertes.  Un  grand  nombre  de 
sénateurs  et  de  chevaliers  romains  passaient  et  repassaient  sous  le 
péristyle  sacré ,  et  leurs  cliens  les  suivaient.  Les  édiles  donnaient 
des  ordres  réitérés  à  des  esclaves  barbares;  le  grand-prêtre  de 
Jupiter  Capitolin  venait  d'arriver;  la  cérémonie  était  grave  et 
solennelle. 

II  vint  aussi  un  jeune  homme  revêtu  d'une  tunique  de  lin,  et 
par-dessus  laquelle  était  jeté  un  manteau  dont  les  grands  plis 
retombaient  jusfju'au  pavé  ;  ses  cheveux  descendaient  sur  ses  épau- 
les, et  un  cordon  de  pourpre  ceignait  sa  tête  ;  il  avait  le  visage  pâle, 
et  les  traits  fins  et  réguliers  comme  les  profils  grecs;  il  marchait 
lentement,  et  regardait  autour  de  lui  d'un  air  rêveur,  sans  dédain, 
'  mais  sans  curiosité  ;  quand  il  fut  arrivé  au  bas  du  large  escalier  du 


RKVrK    DF    PARIS.  ^ 

icinplo,  il  (K'iiKiiula  ;!ii  préiciir  ([u'iljronconira  la  cause  (.II- cette 
gramlc  a{îiiaiii)ii;  ct'lui-ii  npoiulit  : 

—  C'est  iiiu'  patricienne  «lui  eiilre  aux.  vestales;  voici  les  consuls 
qui  arrivcni,  cl  voici  César. 

Le  prêteur  se  Iiàta  d'aller  remplir  son  service,  le  jeune  liomme 
au  visage  pâle  s'appuya  contre  le  piédestal  d'une  statue,  et  regarda 
passiM-  l'empereur  et  sa  suite.  Comme  il  s'eiait  placé  à  l'écart  et 
dans  un  lieu  isolé,  (-esar  le  reconnut,  et  il  lui  jeta  de  la  main  nu 
salu!  d'amiîie.  puis  il  lui  lit  .si>;ne  de  se  retirer.  I,e  jeune  llouiaiii 
ne  put  ilevinei'  la  cause  de  cet  ordie  ,  seulement  il  remaïupia  une 
agitation  nerveuse  sur  la  figure  d'Auguste,  dont  les  yeux,  sem- 
blaient le  .suivie;  alors  il  s'éloigna  de  quel(]ues  pas  du  grand  esca- 
lier de  marbre,  et  il  inleri'ogea  une  f'euune  du  peuple;  celle-ei 
répondit  plus  longuement  que  n'avait  l'ait  le  |)r(ii"ui-. 

—  ('elle  (pie  tu  vois  [ires  d'entrei'  sons  le  i)orti(pie  du  tenii)le,  à 
à  côte  (lu  (li\iu  euipcreLir .  c'est  la  descendante  et  l'iu'ritière  de  la 
famille  Claudia,  dniit  roii{;ine  date  de  Marcus  Tullus,  lui  dis 
Romains;  cette  jeune  lille  est  si  riclie  qu'elle  pourrait  acluter  toute 
la  campagne  de  Naples;  elle  est  douce  connue  les  colombes  et 
iuagniti(pie  comme  la  reine  ('U'opàtre.  In  jour  elle  me  lit  donner 
six  pièces  d'argent  parce  qu'elle  me  i-encontra  portant  de  l'eau  du 
Tibre  sur  ma  tète,  et  pai'ce  (]ne  j'et  lis  fatiguée;  je  ne  lui  avais 
l'cndu  aucun  s(  r\l(i'.  Ou  dii  ([u'clle  a  des  chagrins  profonds,  toute 
jeune  et  toute  belle  (pu-  tu  la  vois;  les  dii'iixsont  injustes  souvent! 
quoi  ipi'il  en  soit,  cette  pati-icienne ,  amie  de  César  et  de  l.ivie, 
renonce  à  sa  libellé  et  se  consacre  à  l'entietien  du  feu  sacré.  Re- 
garde, voilà  la  grande  vestale  paieede  ses  bandelettes  de  pourpre 
et  d'or  qui  ouvre  la  porte  du  temple  et  qui  vient  chercher  Sylvia. 

—  On  dit  que  Sylvia  se  meurt  d'amour  (Rajouta  une  voisine 
dans  la  foule)  :  quand  Vénus  poursuit  nos  jeunes  filles,  elles  les  tue. 
Celle-ci  fait  bien  d'imi)!orer  Vesta,  le  feu  sacré  détruira  l'autre... 

Le  jeune  homme  w  mêla  j>oint  sa  parole  aux  discours  de  ses 
fennnes;  il  retinnba  dans  sa  rèveiic  oïdiiiaire,  et  se  souvint  d'avoir 
rencontré,  une  fois  ou  deux  peut-être,  celte  Sylvia  cluv.  ('esar, 
au  Palatin,  Il  se  dit,  il  pensa  (jne  si  les  forces  ne  lui  manquaient , 
il  écrirait  un  poème  sur  le  drame  qui  se  déroulait  devant  lui  eu  ce 


Vfr  REVUE   DE   PARIS. 

moment,  et  puis  il  murmura  quelques  vers  grecs,  attribues  à 
Sapho. 

Comme  la  grande  porte  du  temple  venait  de  se  refermer  sur 
la  nouvelle  vestale,  le  jeune  homme  vit  le  cortège  descendre  l'es- 
calier, il  s'avança  jusqu'au  premier  degré,  et  César  Auguste,  pas- 
sant en  ce  moment,  lui  prit  la  main  et  lui  dit  : 

— Virgile,  je  pars  demain  pour  Naplcs,  je  t'y  attendrai. 

César  se  relira  avec  précipitation ,  et  le  peuple  remarqua  qu'il 
avait  plusieurs  fois  porté  le  coin  de  sa  toge  sur  ses  yeux ,  comme 
pour  essuyer  quelques  larmes.  Virgile  reprit  son  chemin  à  pas 
•lents,  selon  sa  coutume,  et  il  alla  rêver  de  poésie  sous  les  grands 
ombrages  des  jardins  de  Mécène. 

Jlles  de  Saint-Félix. 


«••e«v«e«ec  •«•««•»•••> 


VISITE  FISCALE 


DANS  LE  DÉPARTEMEXT  DE  LA  MAYENNE. 


Nous  avons  un  proverbe  qui  dit  :  Nul  n'est  prophète  dans  son 
pays  ;  eh  bien  !  n'en  est-il  pas  un  peu  des  choses  comme  des  hommes, 
et  du  moment  qu'une  existence,  quelle  qu'elle  soit,  animée  ou  inani- 
mée, se  trouve  à  notre  portée,  ne  nous  devient-elle  pas  indiftV'- 
rente.  Il  ne  faut  pas  répondre  à  ceci,  que  c'est  l'habitude  de  voir 
qui  détruit  le  charme  de  l'aspect.  J'en  connais  qui  font  le  voyage 
d'Italie  pour  voir  les  catacombes  de  Rome,  et  qui  jamais  n'ont 
pensé  à  visiter  les  admirables  souterrains  qui  tiennent  le  dessous 
de  Paris.  L'histoire  des  deux  pigeons  est  peut-être  l'histoire  de  la 
poésie ,  aussi  bien  que  celle  du  cœur. 

Certes  ce  que  je  dis  là  n'est  point  neuf,  mais  il  me  fallait  ce  pré- 
ambule au  récit  que  je  vais  faire,  il  me  fallait  une  excuse  au  tinv 
de  cet  article  :  Visite  fiscale  dans  le  déportement  de  la  Malienne.  En 
effet  qu'est-ce  que  le  département  de  la  Mayenne  et  le  lise  ont 
affaire  dans  la  lievue  de  Paris?  Si  vous  voulez  vous  rappeler  (et 
peut-être  est-ce  une  condition  bien  dure  que  j'impose  à  mes  Icc- 


46  REVUE  I>£  PARIS. 

leurs),  si  vous  voulez  vous  rappeler  ce  que  je  disais  dans  une 
l'evue  précédente  de  ces  mœurs  pittoresques  et  originales  qu'on 
rencontre  dans  nos  provinces,  vous  comprendrez  pourquoi  vient 
ici  le  département  de  la  Mayenne.  Quant  au  titre  de  visite  fiscale, 
il  est  l'expression  d'un  fait  vrai  :  ce  fut  comme  contrôleur  des  con- 
tributions que  je  visitai  le  département  de  la  Mayenne.  Cette  cir- 
constance, loin  de  nuire  au  but  de  cet  article ,  qui  est  de  montrer 
combien  notre  pays  est  plein  de  curieux  aspects ,  de  précieux 
souvenirs ,  me  semble  prouver  au  contraire  que  ces  aspects , 
ces  souvenirs ,  doivent  être  bien  saisissans  ,  puisqu'ils  frappèrent 
un  tout  jeune  homme  à  travei^sdes  occupations  fort  ariihmétiq^ues, 
et  pendant  une  course  entreprise  sans  but  d'observation  et  sans 
examen  d'artiste. 

Un  mot  sur  la  manière  dont  je  fus  chargé  de  ce  travail  expli- 
quera comment  j'eus  à  parcourir  les  points  les  plus  opposés  de 
notre  département ,  et  me  fera  pardonner  sans  doute  le  manque 
d'unité  des  scènes  que  j'ai  à  rapporter  ;  il  sera  peut-être  aussi  un 
commencement  de  preuve  de  mon  opinion  sur  la  province,  et  mon- 
trera qu'elle  n'est  pas  si  déshéritée  qu'on  le  croit  de  toute  poésie. 

J'étais  un  tout  jeune  homme,  j'avais  vingt-un  ans,  et  je  tra- 
vaillais dans  les  bureaux  de  mon  père  en  qualité  de  surnumé- 
raire ;  l'administration  dont  il  était  le  chef  comptait ,  parmi  les  em- 
ployés dontelle  était  composée,  un  inspecteur  jésuite  soutenu  par 
la  congrégation ,  ancien  gentilhomme  poudré  et  qui  ne  savait  pas 
l'orthographe.  Notre  bonheur,  à  nous  autres  surnuméraires,,  était 
de  lui  raconter  une  foule  de  sottises ,  qu'il  répétait  ensuite  avec 
une  si  sincère  bonne  foi  que  nous  étions  arrivés  à  le  faire  beaucoup 
plus  bète  qu'il  n'avait  pu  naître  ;  entre  autres  slupiditésde  gamins, 
nous  étions  parvenus  à  lui  persuader  que  la  Méditerrané  commen- 
çait à  Brest ,  et  que  la  Qjropédie  était  l'art  de  faire  des  sirops.  Après 
cet  inspecteur,  nous  avions,  dans  l'administration,  un  contrôleur, 
M.  L....,  qui  était  député,  et  un  autre  contrôleur,  appelé  M.  B..., 
qui  était  assurément  le  plus  aimable  garçon  de  France,  mais  le 
plus  détestable  employé.  J'ai  connu  peu  d'hommes  réunissant  à 
un  degré  plus  éminent,  l'originalité,  l'incapacité,  et  l'honnê- 
teté de  l'artiste  ;  il  prenait  une  peine  effroyable  pour  faire  des 


REVUE   DE   PARIS.  47 

travaux ,  que  le  dernier  manant  de  bureau  eût  expédié  en  vingt  mi- 
îiules.  Je  me  le  rappelle  toujours  lorsqu'il  arrivait  de  sa  résidence 
appelé  par  quelque  lettre  bien  sévère  sur  sa  négligence  ;  il  accou- 
rait chargé  de  papiers  monstrueux ,  sur  lesquels  il  avait  griffoné 
vingt  brouillons  de  dix  pages,  pour  un  rapport  qui  demandait  dix 
lignes;  le  pauvre  garçon  pleurait  presque  lorsqu'il  lui  était  démon- 
tré qu'il  ne  comprenait  pas  et  qu'il  ne  comprendrait  jamais  le  travail 
dont  il  était  chargé  :  c'était  un  sincère  désespoir  ;  il  se  désolait  si 
naïvement  de  son  inintelligence,  qu'unjour  où  la  mercuriale  avait  été 
plus  forte  qu'à  l'ordinaire ,  il  tourna  lentement  la  tète  vers  l'inspec- 
teur ,  le  regarda  les  larmes  aux  yeux  et  lui  tendit  la  main  en  lui 
disant,  d'un  air  désespéré  : — Décidément,  monsieur  l'inspecteur, 
nous  sommes  de  la  même  force. 

Mais  lorsque  l'heure  du  bureau  était  passée,  et  que  M.  B..., 
redevenait  l'hôte  de  mon  père,  qui  d'ordinaire  retenait  ses  em- 
ployés à  dîner  dans  sa  maison  ,  on  eût  dit  que  la  tète  de  l'artiste 
comprimée  entre  les  quatre  règles  de  l'arithmétique  s'épanouis- 
sait. C'était  alors  un  délire  de  bons  mots,  de  poésie,  d'art;  alors  il 
récitait  Homère,  il  récitait  la  Bible,  il  les  commentait  avec  une  pro- 
digieuse fécondité  dedécouvertes  inattendues  dans  leur  texte.  Musi- 
cien plein  de  verve  et  chanteur  admirable ,  il  nous  ravissait  par  la 
verdeur  de  ses  compositions,  dont  je  lui  fournissais  les  paroles  de 
jnoitié  avec  mon  co-surnuméraire;  car  le  vers  m'a  toujours  plus 
ou  moins  démangé.  Alors  l'homme  supérieur  (je  parle  de  B....) 
prenait  si  bien  sa  place ,  qu'on  n'osait  plus  penser  au  mauvais 
contrôleur.  Ce  fut  par  cet  empire  qu'il  exerçait  sur  tout  ce  qui 
l'écoutait,  qu'il  évita  plus  d'une  fois  sa  destitution.  J'en  fus  témoin 
une  fois,  :î  l'époque  ou  les  inspecteurs -généraux  de  Paris  vien- 
nent d'ordinaire  examiner  les  travaux  des  administrations  dépar- 
tementales, y./.  .   1 

L'inspecteur-général  de  notre  division  était  un  homme  d'une 
exactitude  administrative ,  qui  ne  pardonnait  pas  l'oubli  des  devoirs: 
B....  le  savait,  et  tant  qu'avait  duré  le  travail  de  l'inspection,  il 
était  resté  vis-à-vis  de  son  juge,  dans  la  position  d'un  enfant  devant 
son  maître,  d'autant  plus  incapable  qu'il  était  plus  intimidé.  Lin- 
pccteur-général,  fort  mécontent,  lui  avait  déclaré  qu'il  ne  pouvait 


5-" 


"UH  REVUE    DE   PARIS. 

s'empêcher  de  provoquer  sa  destitution;  B....  en  avait  paru  fou- 
droyé; cependant,  sur  l'invitation  très  pressante  de  mon  père,  il 
demeura  au  grand  dîner  administratif  qui  devait  avoir  lieu. 

Assurément,  tout  homme  coutumier  de  ces  idées  générales  dont 
on  habille  les  administrateurs,  et  qui  les  représentent  comme  des 
espèces  de^Larèmes  en  habit  noir,  et  parlant  par  chilTres,  eût  été 
fort  étonné  d'assister  à  ce  dînci-.  Les  bureaux  feimés,  les  affaires 
restèrent  derrière  la  porte,  et  la  conversation  devint  du  monde, 
légère,  rieuse,  et  par  une  pente  insensible  arriva  à  la  littérature. 
—  Pardieu,  s'écria  B.... ,  monsieur  l'inspecleur-général,  vous  avez 
un  frère  ou  un  cousin  ou  un  homonyme,  qui  est  un  homme  d'un 
vrai  talent,  c'est  celui  qui  vient  de  traduire  les  Litsiades.  —  Est-ce 
que  vous  avez  lu  ce  livre?  —  Je  l'ai  lu  avec  une  grande  attention ,  je 
J'ai  comparé  au  texte,  et  j'en  suis  fort  content;  si  je  rencontre 
jamais  ce  monsieur  Millié,  je  lui  en  ferai  mon  sincère  compliment. 

—  Je  le  reçois,  dit  l'inspecteur-général. 

—  Quoi!  vous  êtes  le  traducteur  de  Camoëns! 

—  Oui  monsieur. 

B....  demeura  ébahi,  il  considérait  M,  Millié  comme  une  mer- 
veille; B....  était  de  ceux  qui  ne  comprennent  pas  qu'on  sente 
la  poésie  et  qu'on  sache  que  deux  et  deux  font  quatre.  M.  Millié, 
de  son  côté,  ne  s'imaginait  pas  qu'on  pût  avoir  l'intelligence  des 
arts  et  être  incapable  de  poursuivre  les  détails  d'une  affaire. 
Cet  éionnement  passé,  il  s'établit  dans  cette  assemblée  de  finan- 
ciers une  discussion  littéraire  qui  parcourut  presque  toutes  les 
phases  de  la  poésie  et  des  arts;  les  réputations  contemporaines 
V  furent  disculées  avec  une  supériorité  que  la  critique  de  mé- 
tier ne  m'a  jamais  paru  posséder.  On  parla  en  faveur  des  mo- 
dernes contre  les  anciens;  B....  s'était  fait  l'orateur  de  ceux-ci. 
Dans  sa  chaleur  d'admiration,  il  nous  récitait  des  lambeaux  d'Es- 
ohile ,  d'Homère  ;  enfin  le  nom  de  la  Bible  étant  tombé  dans  la  con- 
versation, il  s'empara  de  ce  livre,  et  emporté  par  sa  fougue,  il 
voulut  nous  démontrer  que  personne  n'avait  jamais  lu  ni  entendu 
la  Bible  comme  il  fallait  la  lire  et  l'entendre.  Ce  n'est  point  de  la 
poésie,  disait-il,  qui  puisse  se  lire  avec  les  yeux,  qui  doive  se  réciter 
avec  la  parole,  c'est  un  hymne  auquel  il  faut  la  voix  chantante  de 


REVUE   DE   PARIS.  49 

î'homme  déployée  clans  toute  sa  puissance,  soutenue  de  riiarmonio 
des  inslrumens.  Écoulez,  s'ccria-t-il  tout  à  coup  en  décrochant 
un  violon  de  la  muraille,  écoutez...,  avez-vous  jamais  compris  ce 
passage  des  psaumes  : 

Exaudi  Deus  oralionem  meani  et  ne  despexeiis  deprecationem  meam : 

Inlende  niilii  et  exaudi  me. 

Coalristus  suiii  in  exercitatione  mea  :  et  conturbatus  sum. 

Et  s'accompagnant  du  violon ,  dont  il  jouait  avec  une  grande 
supériorité,  il  nous  chanta  cette  plainte  désolée  d'une  façon  si  puis- 
sante, si  forte,  sur  un  chant  tellement  large  et  élevé,  que  nous 
demeurâmes  tous  immobiles  à  le  regarder ,  que  les  domestiques 
s'arrêtèrent  stupéfaits  et  sérieux;  et  enfin  à  ce  passage  :  timor  et 
trenwr  venenml  super  me ,  et  contexerunt  nie  lenehrœ ,  il  y  eut  un 
mouvement  spontané  où  tout  le  monde  se  leva ,  pris  au  cœur  de 
cette  terreur  souveraine  exprimée  avec  une  magnifique  énergie. 

De  ceci,  il  arriva  que  M.  Millié,  l'inspecleur-général  qui  tra- 
duisait Camoéns,  n'eut  p:isla  force  de  proposer  la  destitution  d'un 
contrôleur  qui  disait  si  bien  les  psaumes  de  David,  et  de  cette  in- 
dulgence poétique  il  résulta  par  contre  qu'un  travail  extraordi- 
naire ayant  été  ordonné  un  mois  après,  les  surnuméraires  furent 
obligés  de  le  faire. 

L'incapacité  congréganiste  de  l'inspecteur  du  département,  l'ab- 
sence du  contrôleur  député  et  l'amour  poétique  de  M.  B***  nous 
valurent  cette  besogne;  j'en  eus  ma  part,  et  voici  ce  qu'elle  me  mit 
ù  même  de  voir. 

Peut-être  sera-t-on  étonné  de  rencontrer  dans  des  bourgs  dont  le 
nom  est  inconnu ,  des  personnages ,  des  mœurs ,  des  sentimens  qui 
fourniraient  si  aisément  les  acteurs,  les  caractères  et  l'intérêt  d'un 
roman  pittoresque. 

Notre  travail  consistait  à  faire  le  relevé  de  la  popula  tion  et  des 
portes  et  des  fenêtnîs  de  chaque  maison.  Il  exigeait  donc  que  nous 
<?ntrassions  dans  toutes  celles  de  la  commune  que  nous  avions  à  ex- 
pertiser. On  me  désigna  d'abord  V...,  gros  bourg  dans  les  terres , 
éloigné  de  toute  grande  route  et  entouré  de  landes  fort  consid('- 

TOMK  XX.     AOirr,  4 


50  JREVUE  DE  PARIS. 

rables.  Une  diligence  me  conduisit  jusqu'au  Ribay,  un  cheval  de 
labour,  sur  lequel  on  avait  jeté  une  selle  de  gendarme,  devait  me 
mener  jusqu'au  bourg. 

Ce  fut  à  partir  de  cet  endroit  que  je  m'enfonçai  dans  les  chemins 
creux  du  pays ,  tous  bordés  à  droite  et  à  gauche  de  haies  impéné- 
trables. Quoique  nous  fussionsau  mois  de  juillet,  mon  cheval  avait  de 
la  boue  jusqu'au  jarret,  et  à  chaque  pas  nous  rencontrions  des  trous 
à  enfouir  un  homme.  Je  commençai  à  comprendre,  en  parcourant 
ces  espèces  de  fossés  fangeux ,  la  nécessité  des  équipages  adoptés 
par  les  paysans  de  ce  département.  Il  n'en  est  pas  un,  lorsqu'il  mène 
au  marché  quelques  sacs  de  blé  que  le  moindre  bidet  traînerait 
aisément,  quin'attèleà  sa  charrette  deux  paires  de  bœufs  et  quatre 
chevaux:  en  outre,  les  traits  sont  d'une  longueur  démesurée,  et 
n'ont  pas  moins  de  dix  ou  douze  pieds.  Le  mauvais  état  des  che- 
mins jetant  souvent  les  charrettes  dans  des  fondrières  assez  larges 
pour  embourber  la  charrette  et  une  paire  au  moins  des  bœufs  qui 
la  traînent ,  ce  sont  les  chevaux  qui  sont  en  tète  et  qui  ont  plus 
aisément  franchi  cet  obstacle  qui  arrachent  à  la  fois  la  voilure  et 
l'attelage  de  la  fange  où  ils  sont  enfoncés.  Outre  la  nécessité ,  la 
mode  maintient  cette  manière  de  voyager  du  fermier;  c'est  son 
luxe  quand  il  va  à  la  ville.  Les  plus  fastueux  ont  jusqu'à  six  bœufs 
et  six  chevaux  à  leur  charrette,  les  pauvres  n'ont  pas  moins  de  deux 
couples  de  chaque  espèce. 

J'ai  beaucoup  voyagé  seul,  à  pied,  à  travers  les  campagnes,  et 
j'ai  reconnu  avec  désolation  que  bien  peu  des  bons  seniimens  que 
rOpéra-Comique  attribue  au  village  s'y  sont  retirés.  Tout  en  che- 
minant sur  ma  rosse,  et  méditant  les  instructions  peu  administratives 
que  m'avait  données  un  inspecteur  de  l'enregistrement  sur  l'une 
des  personnes  à  qui  j'allais  avoir  à  faire,  je  rencontrais  beaucoup 
de  ces  charrettes  conduites  par  leurs  maîtres,  vêtus  de  la  cape  en 
peau  de  bicque  et  coiffés  du  bonnet  rouge.  Plusieurs  fois  il  m'ar- 
riva  de  leur  demander  ma  route,  et  toujours  je  reconnus  à  leurs 
réponses,  faites  d'un  ton  méchamment  sauvage,  qu'ils  ne  deman- 
daient pas  mieux  que  de  m'égarer  dans  ce  labyrinthe  de  chemins 
creux. 

Assurément ,  je  ne  m'en  serais  jamais  tiré  si  je  n'avais  ren- 


REVUE    DE    PARIS.  51 

contre  la  foUe.  Je  connaissais  la  folle  :  c'était  alors  une  fille  de 
trente-cinq  ans,  qui  avait  dû  être  fort  belle ,  mais  que  la  misère 
et  la  maladie  avaient  maifjrie  et  perdue.  Je  la  vis,  assise  au  coin 
d'une  haie,  telle  que  je  l'avais  souvent  rencontrée  à  Laval.  Elle 
portait  une  robe  roujje  et  était  coiffée  d'un  chapeau  de  paille  à 
grands  bords,  tout  orné  de  vieilles  fleurs  artificielles.  On  m'avait 
souvent  conté  son  histoire  bien  simple  et  touchante.  Marie 
allait  se  marier  avec  un  jeune  gars  de  Vitré  :  lejeune  gars  était  beau 
comme  Apollon;  sous  l'empire,  la  beauté  d' Apollon  ressortait  si 
bien  sous  un  uniforme  de  grenadier,  que  l'on  eût  cru  faire  injustice 
au  jeune  gars  en  le  privant  de  ce  moyen  de  faire  valoir  ses  avan- 
tages. La  conscription  s'en  empara,  et  au  bout  de  la  conscription 
il  se  trouva  pour  lui  une  balle  qui  le  tua  sans  miséricorde  pour  sa 
beauté;  sa  fiancée  Marie  l'apprit ,  sa  fiancée  Marie  en  devint  folle , 
et  depuis  quinze  ans  elle  court  le  département  en  préparant  une 
couronne  de  fleurs  à  son  amant,  en  se  parant  pour  lui ,  qui  doit 
toujours  revenir  demain. 

Que  de  fois  je  me  suis  demandé  depuis  si  toute  passion  n  a  pas 
son  lendemain  comme  cette  folie,  si  toute  espérance  qui  nous 
traîne  de  jour  en  joui",  en  regardant  demain  comme  le  sommet  du 
rocher  où  doit  reposer  notre  pierre  de  Sisyphe,  n'est  pas  une  er- 
reur aussi  insensée  que  celle  de  la  pauvre  Marie  ! 

J'aperçus  la  folle,  je  marchai  à  sa  rencontre;  elle  m'aborda, 
comme  c'était  sa  coutume,  en  me  disant  :  —  Embrasse-moi,  car  je 
suis  heureuse,  il  reviendra  demain. 

—  Marie ,  lui  dis-je ,  veux-tu  me  conduiie  à  Villaines,  je  te  don- 
nerai un  sou. 

Une  des  circonstances  de  la  folie  de  Marie,  c'est  qu'elle  ne  con- 
naissait pas  d'autre  monnaie  que  le  sou,  qu'elle  ne  comprenait 
d'autre  nombre  que  le  nombre  un  ;  pour  elle,  la  vie  était  d'un  jour, 
l'espérance  d'un  jour.  Je  ne  lui  ai  jamais  entendu  demander  asile 
que  pour  une  nuit,  assistance  que  d'un  sou.  Quand  elle  en  avait 
plusieurs,  elle  les  perçait  avec  un  poinçon,  s'en  Iciisait  un  collier, 
et  n'en  gardait  qu'un  pour  l'offrir  dans  l'auberge  où  elle  se  pré- 
sentait. 

Marie  me  regarda  et  me  dit  paisiblement  : 


52  REVUE   DE  PARIS. 

—  Jo  te  connais,  tu  es  bon  ;  tu  m'as  écrit  une  lettre  pour  lui.  Je 
vais  te  conduire.  Je  ne  croyais  pas  la  folie  susceptible  de  mémoire 
et  surtout  de  mémoire  reconnaissante;  que  de  fois  on  calomnie 
ainsi  la  folie  au  profit  de  la  raison  !  Mais  à  vingt  ans  il  est  permis 
de  s'y  tromper. 

Véritablement  un  jour  qu'elle  était  venue  dans  nos  bureaux , 
car  Marie  avait  droit  d'entrée  partout,  elle  me  dicta  une  lettre  que 
j'écrivis.  Je  ne  me  rappelle  plus  ce  qu'elle  contenait,  mais  l'adresse 
m'en  est  restée  dans  la  mémoire. 

«  A  mon  ami ,  à  l'armée.  > 

Je  voulus  la  lui  faire  changer  pour  apprendre  le  nom  de  ce  sol- 
dat si  aimé.  Elle  me  regarda  avec  une  fierté  dédaigneuse  et  me 
répondit  :  <  Si  on  ne  trouve  pas,  on  demandera  à  l'empereur,  il 
le  connaît  mon  ami.  > 

Cependant  Marie  marchait  devant  moi,  et  quoiqu'elle  me  fît 
prendre  une  route  toute  différente  de  celle  qui  m'avait  été  indi- 
quée, je  la  suivais  avec  confiance.  Bientôt  nous  sortîmes  de  tous 
ces  chemins  emboîtés  entre  des  remparts  touffus ,  et  nous  abor- 
dâmes une  vaste  lande  toute  hérissée  de  petites  bruyères.  Si  petit 
«in'il  fût ,  c'était  un  véritable  désert  sans  trace  d'habitation  ni  ves- 
tiges de  chemin. 

Nous  marchions  sous  un  soleil  brûlant,  et  nous  hâtions  notre 
marche,  car  un  orage  se  préparait  en  tournoyant  à  l'horizon. 
Malgré  la  rapidité  de  notre  course,  nous  ne  pûmes  l'éviter  ;  le  ton- 
nerre gronda  bientôt,  et  une  pluie  furieuse  nous  assaillit.  Selon 
l'ordinaire  de  tous  les  êtres  chez  qui  la  pensée  morte  laisse  une 
grande  perceptibilité  à  la  nature  physique ,  l'orage  avait  singuliè- 
rement agité  la  folle.  Elle  allait  devant  moi  en  gesticulant,  en  pous- 
sant de  grands  cris  de  joie,  en  chantant  des  vers  extra vagans. 

Le  tonnerre,  c'est  mon  ami; 
Moi,  je  suis  la  pluie. 
Le  tonnerre  et  la  pluie  se  marient; 
J'épouserai  mon  ami. 

Nous  ne  rencontrions  plus  de  charrettes,  mais  par-ci  par-là  quel- 
ijues  paysans  couverts  de  leur  bicque  avec  un  capuchon  de  grosse 


REVUE   DE   PARIS.  53 

laine.  Je  demandai  à  plusieurs  s'il  n'y  avait  pas  un  abri  dans  les 
environs.  Ils  me  répondirent  avec  un  grossier  ricanement  : 

—  Garez-vous  à  la  loge  à  Yéfant. 

Et  ils  me  montrèrent  une  misérable  hutte  à  un  quart  de  lieue. 
Je  dirigeai  mon  cheval  de  ce  côté,  et  j'arrivai  bientôt  à  une  masure 
en  ruine  où  je  ne  pus  guère  me  garer,  car  le  toit  en  était  défoncé. 
Cependant  je  me  tapis  dans  un  coin  où  un  reste  de  poutre  soutenait 
un  reste  de  chaume,  en  invitant  Marie  à  venir  prendre  place  à  mes 
côtés.  Mais  elle  ne  tint  compte  de  mon  invitation,  et,  me  regar- 
dant avec  une  sorte  de  pitié  effrayée,  elle  me  fit  signe  qu'elle  allait 
veiller  sur  moi.  Aussitôt  elle  se  mit  à  genoux  dans  la  masure,  et 
commença  une  prière  que  je  ne  pus  interrompre. 

Du  coin  où  j'étais,  j'apercevais  au  loin  la  lande  qui  m'envi- 
ronnait. Quelques  paysans  la  traversaient  rapidement.  Je  remar- 
quai que  presque  tous  faisaient  le  signe  de  la  croix  quand  ils 
passaient  à  la  hauteur  de  la  hutte  où  j'étais,  et  quelques-uns 
ayant  fini  par  m'apercevoir,  s'arrêtèrent  d'abord,  et  s'enfuirent 
aussitôt  d'un  air  épouvanté.  Je  les  suivis  des  yeux  et  je  les  vis 
avertissant  d'autres  paysans  que  quelque  chose  d'extraordi- 
naire se  passait  dans  la  loge  ;  ils  la  désignaient  avec  des  gestes  fu- 
rieux. Je  savais  que  j'étais  dans  un  pays  où  les  loups-garous  sont 
encore  en  honneur;  j'étais  loin  de  toute  habitation  humaine,  je 
craignis  qu'il  ne  se  mêlât  quelque  crainte  superstitieuse  à  l'élonne- 
ment  des  gars,  et  je  résolus  de  gagner  le  bourg  au  plus  vite.  J'ap- 
pelai Marie,  mais  elle  ne  répondit  pas.  J e  la  pris  par  la  main,  elle 
demeura  immobile.  Un  groupe  de  paysans  s'était  formé  à  quelque 
distance  ;  je  sortis  de  la  masure.  Aussitôt  Marie  se  leva  et  vint  près 
de  moi ,  comme  si  sa  tache  n'eût  été  accomplie  que  du  moment  que 
mes  pieds  ne  touchaient  plus  le  sol  de  la  loge.  Je  pris  mon  cheval 
par  la  bride  et  je  continuai  ma  roule  à  pied. 

J^es  paysans  nous  suivaient  à  quelciue  distance;  deux  ou  trois  firent 
mine  de  courir  après  nous,  mais  ils  furent  retenus  par  les  autres. 
Bientôt  j'aperçus  le  bourg  de  V....  ;  je  l'atteignis  en  quelques  mi- 
nutes, et  je  me  fis  conduire  au  cabaret  qui  servait  d'auberge.  Je  ne 
sais  quelle  mauvaise  réputation  m'avait  précédé  dans  le  village,  mais 
l'accueil  qu'on  m'y  fit  ne  pn  ut  p;^s  hospitalier.  A  mesure  que  je  pas- 


54  REVUE   DE   PARIS. 

saisdans  la  seule  rue  tortue  et  boueuse  qu'il  possède,  les  habilans  se 
mettaient  sur  leur  porte  et  me  regardaient  d'un  air  de  menace  et 
de  crainte  à  la  fois  ;  les  femmes  cachaient  les  petits  enfans  derrière 
elles.  J'arrivai  cependant  à  l'auberge  où  l'on  me  dit  fort  brutale- 
ment qu'il  n'y  avait  point  de  chambre.  Je  ne  comptais  pas  demeu- 
rer dans  ce  taudis,  car  en  ma  qualité  d'agent  du  gouvernement, 
j'étais  assuré  de  l'hospitalité  administrative  des  grands  de  la  com^- 
mune;  cependant  la  réponse  me  parut  si  impertinente  que  j'insis- 
tai. Je  n'obtins  qu'un  refus  plus  craintif,  mais  également  obstiné. 

Pour  des  raisons  de  jeune  homme ,  et  en  vertu  des  instructions 
secrètes  de  mon  ami  de  l'enregistrement,  j'avais  fait  choix  d'un 
logement.  Ma  première  visite  fut  donc  pour  le  percepteur,  au  lieu 
de  m'adresser  au  maire.  On  ne  m'avait  pas  trompé  :  la  perceptrice 
était  une  femme  de  vingt-cinq  ans,  fort  jolie,  fort  éveillée,  très 
élégante  de  propreté,  de  chaussure  étroite,  de  mains  soignées;  lors- 
que j'entrai  chez  elle ,  son  mari  était  absent;  elle  m'inspecta  d'abord 
avec  une  assurance  très  connaisseuse ,  et  me  demanda  ce  que  je 
voulais.  Lorsque  je  lui  eus  détaillé  les  motife  de  ma  visite ,  elle  parut 
réfléchir,  puis  m'offrit ,  en  baissant  les  yeux ,  d'accepter  une  cham- 
bre chez  elle.  Cette  offre  de  loger  dans  sa  maisonme  parut  une  sim- 
ple politesse,  et  cependant  je  l'acceptai ,  mais  je  crus  devoir  excu- 
ser mon  empressement  en  racontant  à  ma  belle  hôtesse  l'accueil 
qu'on  m'avait  fait  au  village;  elle  me  fit  dire  les  circonstances  qui 
l'avaient  précédé,  et  alors  elle  s'écria  avec  un  véritable  éton- 
neujent. 

—  Mon  Dieu,  monsieur,  qu'avez  vous  fait  là?  Comment,  pendant 
l'orage ,  vous  avez  été  vous  cacher  dans  la  loge  à  l'enfant? 

—  Qu'est-ce  donc  que  la  loge  à  l'enfant? 

—  Mais ,  me  répondit  le  perceptrice ,  c'est  la  maison  des 
sorcières. 

Je  me  pris  à  rire. 

—  Ne  riez  pas,  me  dit-elle,  c'est  là  qu'elles  font  leurs  maléfices; 
la  dernière  fois  que  c'est  arrivé,  c'était  pour  découvrir  un  trésor 
qu'on  disait  enfoui  dans  une  closerie  de  M.  de  Talleyrand.  (  M.  de 
Talleyrand  possède  dans  cette  partie  du  département  une  quantité 
de  petites  fermes  nommées  closeries  dans  le  pays.  )  Ces  femmes 


REVUE   DE   PARIS.  ^ 

ont  Vole  un  enfant  nouvcau-në,  avant  qu'il  ne  fût  baptise,  et  elles 
l'ont  emporté  dans  leur  repaire  ;  il  leur  faut  pour  leur  charme  un 
Aarçon  non  baptisé  ou  une  jeune  fille  vierge;  et  de  peur  de  se  trom- 
per,  elles  préfèrent  les  petits  enfans. 

Cette  épif>ramme  fut  dite  avec  une  sainte  naïveté  ;  ma  percep- 
trice  continua  : 

—  Elles  ont  ouvert  la  poitrine  au  pauvre  petit,  et  lui  ont  arra- 
ché le  cœur  après  l'avoir  mutilé. 

—  Comment? 

—  De  manière  à  le  rendre  bien  malheureux ,  s'il  eût  survécu  ! 
Elle  rougit  ;  je  compris. 

—  Enfin,  ajouta-elle,  elles  ont  fait  ensuite  bouiHirtout  cela  dans 
une  chaudière,  et,  leur  opération  achevée,  elles  ont  dispersé  les 
lambeaux  du  cadavre  tout  autour  de  la  loge. 

—  Voilà,  répondis-je,  une  bien  belle  histoire,  qui  certes  n'a  pas 
moins  de  deux  cents  ans  de  date ,  j'en  suis  sûr. 

—  Comment,  deux  cents  ans  !  voilà  deux  ans  que  cela  s'est  passé, 
et  il  va  quinze  mois  à  peine  qu'on  est  venu  exécuter  les  deux  sor- 
cières dans  la  commune  pour  épouvanter  les  horribles  femmes  qui 
sont  encore  vendues  au  diable. 

L'anecdote  avec  deux  cents  ans  de  date  m'avait  paru  drôle  :  en 
se  rapprochant  à  une  dislance  de  quelques  mois,  elle  me  sembla 
horrible  ;  toute  chose  a  sa  perspective. 

—  Mais,  ajouta  ma  jolie  perceptrice,  étiez-vous  seul  dans  celte 
masure? 

—  J'étais,  lui  répondis-je ,  avec  Marie  la  folle  qui  me  servait  de 
guide  et  qui  n'a  fait  que  prier  tant  que  nous  y  sommes  restés. 

—  Je  comprends  alors  ce  qui  vous  a  empêché  d'être  foudroyé. 
— Comment!  foudroyé? 

—  Oui,  foiidioyé  :  il  arrive  toujours  malheur  à  ceux  qui  osent 
aborder  la  loge  à  l'enfant,  lors(|uc  le  tonnerre  donne.  Il  y  a  cinq 
mois,  un  fermier  fanfaron  y  étant  entré  pendant  l'orage ,  a  été  tué 
par  la  foudre,  qui  a  enfoncé  le  toit. 

Je  compris  comment  cette  hutte  étant  le  seul  point  un  peu  élevé, 
au  milieu  d'une  vaste  lande,  avait  pu  être  précisément  frappé  de 
la  foudre,  avant  tout  autre,  et  je  compris  aussi  comment  l'igno- 


56  REVUE   DE   PARIS. 

rance  avait  attribue  à  ce  lieu  une  sorte  de  malédiction.  Je  ne  com- 
prenais pas  ejjalement  bien  comment  ma  jolie  hôtesse ,  que  je 
savais  être  au-dessus  de  beaucoup  de  préjugés  du  grand  monde, 
était  soumise  aux  préjugés  du  peuple;  c'est  que  probablement  pour 
s'affranchir  des  premiers ,  il  est  inutile  de  savoir  la  physique. 
Comme  j'allais  m'en  expliquer  avec  elle ,  on  frappa  à  la  porte  de 
la  maison;  elle  regarda  par  la  fenêtre  ,  et  s'en  retirant  vivement, 
elle  s'écria  avec  un  mouvement  d'humeur. 

—  Ah  !  voilà  ces  messieurs  : 

Elle  alla  ouvrir,  et  je  vis  entrer  deux  hommes,  dont  un  monsieur; 
ce  monsieur  jeta  autour  de  lui  un  regard  rapide  et  soupçonneux, 
l'autre  le  regarda  avec  un  sourire  de  singe. 

Le  premier  mot  de  la  conveisalion  m'apprit  que  le  monsieur 
était  le  maire  de  la  commune,  et  son  compagnon  le  mari  de  la  per- 
ceptrice;  le  maire  me  salua  et  me  dit  avec  une  sorte  de  politesse 
împérative  : 

—  Monsieur ,  j'étais  prévenu  de  votre  arrivée  par  M.  le  préfet, 
je  vous  ai  reconnu  au  signalement  que  m'a  fait  de  vous  le  maître 
du  cabaret  où  vous  êtes  descendu ,  et  comme  vous  seriez  horrible- 
ment mal  dans  ce  bouchon ,  j'ai  fait  prendre  votre  porte-manteau , 
et  je  vous  ai  fait  préparer  une  chambre  chez  moi. 

—  Chez  vous ,  dit  la  perceptrice  en  s'inclinant ,  et  en  me  consi- 
dérant comme  un  homme  qui  devait  être  de  grande  importance  ; 
j'avais  osé  offrir  une  chambre  à  monsieur  ! 

—  Vous!  reprit  le  maire  d'un  air  courroucé. 

— Je  renonce  à  cet  honneur,  puisque  M.  le  maire  le  réclame; 
d'ailleurs,  ajouta-t-elle ,  monsieur  sera  plus  en  sûreté. 
Elle  lui  e\|)liq  m  i  e  qui  m'était  arr  vé. 

—  Monsieur,  me  dit  le  maire,  toujours  avec  son  langage  bref, 
vous  venez  ici  exécuter  une  loi  qui  est  odieuse  à  la  population; 
mais  il  vaut  mi  u\  encore  lui  apprendre  tout  de  suite  qui  vous 
êtes,  que  de  vous  laisser  soupçonner  de  sorcellerie. 

Il  ordonna  au  percepteur  d'aller  chercher  le  bedeau  et  le  garde 
diampêlre,  •  l  celui-ci  ayant  convoqué  toute  la  commune  au  brait 
de  son  tambour,  devant  la  maison  où  nous  étions,  le  maire  en 
ii^iia^-pe  uie  présenta  à  ses  administrés .  comme  chargé  de  recenser 


REVUE    DE   PARIS.  5t 

la  population  et  les  portes  et  fenêtres  par  où  elle  respirait;  j'étais 
entre  le  bedeau  et  le  percepteur,  j'avais  l'air  d'un  Gulin  d'opéra- 
comique,  qui  va  épouser  une  rosière  et  que  le  bailli  offre  en  exem- 
ple aux  villageois.  Un  long  cri  d'étonnemenl  répondit  à  la  déclara- 
tion du  maire. — Ah!  c'est  lereccnson!  disait-on  de  tous  côtés,  gare 
le  recensou ,  gare!  Ceci  ne  me  parut  pas  trop  rassurant. 
Le  maire  reprit  : 

—  Songez  que  je  vous  surveille,  et  que  le  premier  qui  insulte 
un  agent  du  gouvernement  sera  immédiatement  enlevé  et  in- 
carcéré. 

Le  style  du  maire  me  semblait  en  général  si  acrement  impéra- 
tif, que  je  demandai  à  la  perceptrice  quelle  espèce  d'homme  c'était. 

—Mais  c'est  M.  P 

— Comment  M.  P ?M.  P l'ancien  chef  de  la  police  impé- 
riale. 

—  Lui-même,  qui  depuis  1815  est  relire  dans  notre  bourg;  du 
reste  vous  arrivez  à  propos ,  il  y  a  chez  lui  dans  ce  moment-ci  son 
ancien  collègue  M.  Desmarets. 

Je  ne  m'étonnai  plus,  d'avoir  été  si  ficilement  reconnu  à  mon 

signalement;  3L  P gouvernant  le  bourg  de  V....,  me  litl'effct 

de  Denys  le  tyran  devenu  maître  d'école. 

Comme  ma  perceptrice  achevait  cette  confidence,  le  maire  nous 
inviia  tous  à  dîner  pour  le  jour  même ,  et  me  proposa  d'aller  me 
reposer  chez  lui.  Son  insistance  me  déplut,  je  voulus  résister,  la 
perceptrice  passa  près  de  moi  et  me  dit  à  foreille. 

—  Faites  attention;  il  est  très  jaloux. 

C'était  donc  31.  le  maire  qui  était  jaloux  de  la  perceptrice?  Que 
faisait  donc  le  percepteur?  Il  était  dans  un  coin  regardant  nos  trois 
figures  d'un  air  de  chat  sauvage.  Quand  son  regard  rencontra  le 
mien,  il  eut  l'air  de  me  dire  :  —  c'est  comme  ça.  Les  mœurs  du 
village  me  semblèrent  un  peu  plus  avancées  que  sa  civilisation. 

Dès  que  je  fus  chez  M.  le  maire,  l'homme  poli  fît  place  à  l'amant 
jaloux  ,  et  je  fus  fort  étonné  de  rencontrer  dans  un  bourg  de  trois 
cents  habitans,  enterré  parmi  des  landes  sans  chemins  praticables, 
deux  hommes  qui  savaient  les  secrets  de  la  France  et  de  ses  per- 
sonnages les  plus  éminens;  j'essayai  de  les  faire  causer,  mais  je  ne 


58  REVUE   DE   PARIS. 

me  trouvais  avoir  ni  assez  de  bêtise  pour  qu'ils  parlassent  sans 
précaution  devant  moi ,  ni  assez  d'esprit  pour  les  faire  parler  à 
leur  insu;  je  n'y  recueillis  que  beaucoup  d'anecdotes  sur  le  théâtre. 

M.  P avait  été  l'amant  de  la  Raucourt.  De  tous  celles  qu'il  me 

raconta  ,  je  demande  la  permission  d'en  extraire  une  seule;  c'est 
la  plus  honnête  de  toutes  ;  je  l'ai  quelquefois  dite  en  confidence  à 
mes  amis,  avec  les  noms  propres ,  je  les  prie  de  les  oublier. 

M.  de  B...  homme  immensément  riche,  voit  dans  un  théâtre 
de  Paris  une  comédienne  fort  célèbre.  M.  deB....  ne  craint  pas 
de  se  mettre  en  rivalité  avec  les  princes  qui  occupaient  la  belle 
actrice,  et  sans  autre  préambule,  il  envoie  le  lendemain,  à  l'hôtel 
de  cette  dame ,  une  lettre  d'invitation  pour  dincr  chez  lui ,  et  enve- 
loppe en  même  temps  dans  la  lettre  un  paquet  de  billets  de  banques, 
il  y  en  avait  vingt,  de  mille  francs  chacun.  Le  jour  de  l'invitation 
venu,  la  belle  comédienne  arrive  chez  M.  de  B....  dans  un  état 
de  toilette  à  faire  désirer  les  plus  froids,  à  faire  espérer  lesplus 
timides;  cette  toilette  voulait  dire  :  Marché  conclu. 

La  belle  conviée  fut  d'abord  introduite  dans  un  vaste  salon 
éclairé  de  bougies,  comme  si  une  grande  fête  devait  avoir  lieu;  un 
moment  après,  M.  de  B....  entra  en  costume  d'étiquette,  culotte 
courte  et  bas  de  soie  (ceci  était  sous  l'empire  de  Napoléon  et  de  la 
culotte)  ;  il  salua  sa  belle  invitée  avec  ce  respect  qu'ont  volontiers 
les  grands  seigneurs  pour  ceux  qui  sont  très  au-dessous  d'eux. 
Après  un  quart  d'heure  de  conversation  toute  littéraire  et  drama- 
tique ,  un  grand  laquais  vint  avertir  que  M.  de  B....  était  servi.  Si 
le  salon  illuminé  avait  étonné  l'actrice,  la  salle  à  manger  la  stupé- 
fia tout-â-fait.  Une  table  immense  était  servie  magnifiquement , 
mais  deux  couverts  seulement  y  étaient  placés  en  face  de  l'un  l'au- 
tre. Le  tête-à-tête  parut  singulier  à  la  danie;  cincj  ou  six  laquais 
en  grande  livrée  servaient  dans  un  silence  profond;  quant  à 
M.  de  B...,  il  parlait  toujours  de  Molière,  de  Corneille ,  de  Racine; 
le  diner  achevé,  l'actrice  se  leva  en  poussant  un  gros  soupir  qui 
voulait  dire  assurément:  Sans  doute,  nous  allons  en  finir;  elle 
l'espéra,  car  au  lieu  de  rentrer  dans  le  salon ,  M*  de  B....  lui  pré- 
senta la  main  et  la  conduisit  par  une  autre  porte  que  celle  du  salon 
dans  une  chambre  à  coucher  d'une  rare  coquetterie.  L'habile  corné- 


REVUE   DE   PARIS.  W 

dienne  commença  à  baisser  les  yeux  et  à  rougir,  en  se  disant  tout 
bas  :  —  enfin  !  !  Sa  main  même  tremblait  dans  celle  de  M.  de  B.... 
Si  j'osais  vous  dire  son  nom,  vous  verriez  que  c'était  une  femme 
d'un  grand  talent.  Mais  au  lieu  de  s'arrêter  dans  la  chambre  à  cou- 
cher ,  M.  de  B. . .  ouvre  une  autre  porte,  et  la  belle  tremblante  aper- 
çoit le  boudoir  le  mieux  apprêté,  lumières  voilées,  douce  chaleur, 
parfums  enivrans...  Ce  n'est  plus  la  main  qui  tremble,  c'est  la 
poitrine  qui  bondit,  c'est  la  voix  qui  devient  entrecoupée...  il  faut 
bien  un  peu  résister. 

—  Non  vraiment,  monsieur  le  marquis,  retournons  au  salon; 
pourquoi  entrer  là?  que  voulez-vous  faire? 

M.  de  B....  insiste  un  peu,  bien  peu,  on  cède...  mais  au  lieu  de 
s'arrêter  dans  le  boudoir,  M.  de  B.,..  ouvre  encore  une  autre 
porte. 

—  Où  me  menez-vous?...  c'est  mal...  vous  abusez...  dit  la  char- 
mante actrice,  en  détournant  la  tête  pour  ne  pas  voir  le  paradis 
où  sans  doute  elle  va  devenir  un  ange  de  bonté. 

—  Laissez-moi...  où  me  condiiirez-vous? 
— A  votre  voiture  qui  vous  attend. 

Elle  regarde,  elle  était  dans  l'antichambre,  un  laquais  lui  pré- 
sente son  cachemire,  et  M.  de  B....  la  salue,  et  se  retire  en  lui 
disant.   . 

—  Je  vous  offre  mes  respects. 

D'abord  l'actrice  demeure  interdite;  enfin  elle  relève  la  tête  ,  et 
d'un  ton  d'impératrice  ordonne  au  laquais  de  monter  derrière  sa 
voiture,  il  obéit;  à  peine  arrivée  chez  elle,  la  comédienne  monte 
dans  son  appartement,  et  un  instant  après  elle  remet  un  billet  au  la- 
quais en  lui  disant  : 

—  Ceci  est  pour  votre  maître,  et  en  même  temps  elle  lui  donne 
«n  petit  paquet  et  ajoute  : 

—  Et  voici  votre  pour-boire...  sortez. 

Le  billet  n'enfermait  que  ce  peu  de  mots  : 

€  Monsieur , 

«  Vous  êtes  un  insolent.  » 

Le  pour-boire  était  les  vingt  mille  francs  reçus  la  veille. 

Le  lendemain  de  mon  arrivée  je  commençai  mes  travaux,  et 


60  REVUE   DE   PARIS. 

j'eus  occasion  de  pénétrer  dans  celle  misérable  vie  dont  on  s'ima- 
gine que  l'Irlande  et  les  contrées  sans  civilisation  sont  les  seuls  théâ- 
tres; le  progrès  des  lumières  me  parut  une  dérision  cruelle  quand 
je  connus  le  pays.  Je  puis  attester  que  sur  cent  fermes  où  j'entrais 
par  jour,  j'en  trouvais  une  à  peine  où  il  y  eût,  dans  la  marmite 
qui  cuisait  le  dîner  de  la  famille ,  autre  chose  que  des  légumes ,  des 
choux,  des  pommes  de  terre  et  des  haricots  verts,  qu'on  appelle 
dans  le  pays  pois  de  Home  par  corruptien  de  pois  de  rame.  Je  n'ai 
jamais  trouvé  de  viande  chez  aucun  paysan  ;  les  légumes  et  la  ga- 
lette à  l'eau ,  la  plus  indigeste  nourriture  du  monde,  faisaient  le 
menu  de  tous  leurs  repas. 

Une  des  détestables  dispositions  de  la  loi  que  nous  exécutions  , 
était  de  compter  comme  fenêtre  toute  ouverture  faite  au  mur  et 
close  par  un  châssis  quelconque,  fùt-il  dormant ,  fùt-il  en  toile  ou 
en  papier;  la  loi  frappait  d'un  égal  impôt  cette  misérable  lucarne 
et  la  fenêtre  haute  et  large  du  château  voisin  ;  elle  mettait  sur  la 
même  ligne  la  barre  de  bois  qui  empêchait  les  bestiaux  d'entrer 
dans  l'intérieur  des  fermes  entourées  de  haies,  et  les  portes  cochè- 
res  qui  ouvraient  l'entrée  d'une  cour  d'honneur.  Les  réclamations 
de  toutes  les  administrations  de  département  avaient  signalé  ces 
abus,  le  ministre  n'en  avait  tenu  compte;  il  fallait  exécuter  la  loi. 
Kous  fûmes  plus  humains  que  le  ministre;  nous  ne  vîmes  pas  la 
moitié  des  trous  par  où  l'air  arrivait  à  ces  malheureux.  Toutefois 
au  milieu  de  leur  misère,  ils  avaient  encore  de  ces  sentimens  d'hos- 
pitalité parfaitement  inconnus  aux  villes.  Partout  où  nous  entrions, 
on  nous  ofl'raii  une  place  à  table  si  c'était  l'heure  du  dîner,  ou  un 
peu  de  cidre  et  d'eau-de-vie  de  pommes  de  terre ,  si  le  moment  du 
repas  était  passé  ou  n'était  pas  venu  ;  notre  plus  grande  peine 
était  de  refuser  ces  bonnes  gens  :  mais  cent  petits  verres  d'eau-de- 
vie  par  jour  étaient  de  beaucoup  au-dessus  de  mes  forces;  le 
garde  champêtre  qui  nous  accompagnait  arriva  seul  à  ne  manquer 
de  politesse  envers  personne.  Durant  les  onze  jours  que  dura  notre 
course  à  travers  les  campagnes,  je  comptai  par  curiosité  qu'il  but 
quatorze  cent  sept  petits  verres  d'eau-de-vie.  Que  la  fierté  des 
buveurs  parisiens  s'humilie  devant  celle  prodigieuse  capacité. 

La  réponse  des  habitans  à  ma  première  question,  avait  une  sin- 
gulière expression  poétiq  ue.  Lorsque  je  leur  disais  ; 


REVUE    DE   PARIS.  61 

—  Combien  y  a-t-il  d'habitans  dans  celle  ferme?  ils  me  répon- 
daient selon  le  nombre  : 

— Trois  chapeaux  et  trois  têtes  blanches. 

Cela  voulait  dire  trois  hommes  et  trois  femmes. 

Toutefois ,  cette  misère  que  je  remarquais  dans  les  fermes  n'était 
lien,  comparée  à  celle  qui  désolait  ce  qu'on  appelle  les  loges  dans  le 
pays. 

La  rigueur  de  la  loi  était  telle,  que  du  moment  qu'un  abri  percé 
d'un  trou  existait ,  ce  trou  devait  être  imposé.  Je  me  rendis  aux 
loges;  c'était  un  amas  de  cinquante  ou  soixante  huttes  constiuiles 
avec  des  espèces  de  perches  non  équarries,  dont  lesintersticesétaient 
remphcs  d'un  torchis  fait  de  foin  pétri  avec  de  la  boue.  Jamais 
tableau  de  misère  ne  fut  plus  hideux;  des  femmes  flétries,  avec  des 
jupons  en  lambeaux,  soutenus  par  des  espèces  de  bretelles  eu 
ficelle ,  des  hommes  hâves  cachés  sous  des  haillons  sans  forme , 
des  enfans  nus  ou  enveloppés  d'un  morceau  de  vieille  toile;  toute 
cette  population  dévorée  de  scrofules  eflVoyables,  cadavres  vivans 
rongés  sur  leur  paille  du  ver  qui  les  achèvera  dans  la  tombe.  Au- 
tour de  ces  huttes ,  quelques  carrés  maigrement  ensemencés  où 
poussent  un  peu  de  blé  noir  et  quelques  pommes  de  terre,  leur 
fournissaient  la  seule  nourriture  qu'ils  connaissent.  Pour  comble  de 
malheur,  cette  population  est  frappée  d'une  horrible  fécondité, 
chacun  des  accouplemens  de  ces  êtres  misérables,  je  dis  accouple- 
niens ,  car  la  loi  civile  ni  la  loi  religieuse  ne  pénètrent  dans  ces 
demeures  putrides,  chacun  de  ces  accouplemens  comptait  quatre, 
six,  dix  enfans.  Par  un  prodige  inoui ,  tous  ces  enfans  naissent 
frais  et  roses  et  denieurent  brillans  de  santé  jusqu'à  l'âge  de  qua- 
tre ou  cinq  ans;  alors  la  lèpre  arrive  et  les  couvre  de  ses  plaies. 

Au  moment  ou  je  visitai  les  loges,  la  petite  vérole  y  régnait, 
le  percepteur  et  le  garde  champêtre  me  laissèrent  donc  à  l'entrée 
du  village,  n'osant  s'y  aventurer ,  et  j'y  pénétrai  seul;  on  me  regar- 
dait avec  une  stupide  curiosité  ;  je  comptai  trois  cent  vingt  habi- 
tansdans  soixante  huttes  de  huit  pieds  carrés.  Jamais  la  conscri|> 
lion  avide  de  l'empire  n'a  pu  tirer  un  soldat  de  celte  population. 
Je  me  demandai  si  la  contribution  fiscale  devait  être  plus  cruelle 
que  la  coniiibuiion  de  sang  ;  je  m'attribuai  le  droit  de  décider  que 
non ,  et  je  les  rayai  de  l'impôt. 


63  REVUE  DE  PARIS. 

Cependant  j'avançais  rapidement  dans  le  travail  dont  j'étais 
cliatvj^p,  et  quoi  que  j'eusse  fait  au  séjour  où  je  rentrais  chaque  soir. 
Dieu  sait  pourquoi,  j'avais  déjà  visité  beaucoup  d'autres  commu- 
nes; parmi  celles-ci  je  dois  citer  Grazay  qui  garde  les  vestiges  d'un 
camp  romain  beaucoup  plus  certain  que  celui  de  l'antiquaire 
Monkbarns.  M.  le  comte  de  C...,  maire  de  la  commune  en  a  extrait 
une  mosaïque  d'une  conservation  et  d'une  beauté  rares,  représen- 
tant les  aigles  romaines  ;  elles  forment  chez  lui  et  dans  sa  salle  à 
manger,  les  quatre  angles  du  pavé  comme  dans  la  salle  du  camp 
d'où  elles  ont  été  enlevées.  11  est  fort  heureux  qu'en  1815 ,  ce  beau 
reste  d'antiquité  ait  appartenu  à  un  noble  et  à  un  royaliste,  sans 
cela  il  eût  sans  doute  été  brisé.  Ce  camp  d'où  il  venait  était  celui 
de  Graïus  d'où  vient  Grazay,  à  ce  que  disent  les  savans.  J'eus  encore 
à  parcourir  sur  les  limites  du  département,  la  Chapelle-Moche  et 
les  communes  qui  l'avoisinent.  C'est  des  mains  sales  et  des  huttes 
enfumées  de  la  population  de  ces  communes,  que  sortent  la  plu- 
part de  ces  magnifiques  points  d'Alençon  dont  la  mode  revient  si 
fort,  et  le  neuf  de  ces  dentelles,  c'est-à-dire  celte  couleur  brune 
dont  nos  élégantes  sont  si  jalouses,  n'est  autre  chose  que  la  crasse 
des  paysannes  du  pays. 

Les  Parisiens  peuvent,  du  reste,  juger  par  eux-mêmes  delà 
saleté  de  ces  populations,  car  les  marchands  de  salade  ambulans 
qui  traînent  des  charrettes  ou  portent  des  hottes  dans  les  rues  de 
Paris,  sont  presque  tous  des  habitans  de  la  Chapelle-Moche,  dont 
une  émigration  part  tous  les  ans  pour  la  capitale ,  afin  de  se  livrer 
à  ce  commerce. 

J'avais  achevé  ma  mission  dans  cette  partie  du  département ,  il 
fallut  regagner  le  chef-lieu.  M.  P....  me  vit  i^rtir  avec  plaisir. 

Je  regagnai  le  chef-lieu ,  et  deux  jours  après  je  recommençai  ma 
tournée,  et  dès  l'abord  j'eus  occasion  d'être  témoin  d'un  miracle 
qui  mît  en  rumeur  toute  la  population.  Le  fait  s'est  passé  dans  une 
petite  commune  qui  touche  à  la  ville  comme  un  de  ses  faubourgs  ; 
tous  les  jours  à  une  heure  donnée,  on  voyait  se  dessiner  sur  l'hostie 
du  saint-sacrement  exposésur  le  maître-autel,  le  visage  de  l'enfant 
Jésus,  et  cela  dunr  manière  fort  distincte  ;  je  me  rendis  à  l'église 
où  affluaient  des  milliers  de  curieux  dont  beaucoup  entrés  le  sourire 


REVUE   DE  PARIS.  6^ 

aux  lèvres,  sortaient  déjà  avec  la  crainte  dans  le  cœur,  et  je  fus 
témoin  de  ce  phénomène ,  dont  on  me  pei'mettra  de  donner  l'ex- 
plication ,  attendu  que  le  miracle  fut  supprimé  par  ordre  des 
autorités.  Dans  cette  église  assez  petite,  il  se  trouvait,  en  face  du 
maître-autel ,  des  vitraux  où  la  Vierge  était  représentée  tenant  son 
fils  dans  ses  bras;  arrivé  à  une  certaine  hauteur,  le  soleil  jetait  sur 
le  pavé  et  sur  le  maîlre-autel  de  l'église  des  rayons  colorés  par 
leur  passage  à  travers  ces  vitraux  ;  par  un  jeu  du  hasard ,  ces 
rayons  allaient  porter  précisément  le  dessin  de  la  tète  de  l'enfant 
Jésus  sur  le  verre  du  saint-sacrement  et  l'y  dessinaient  très  visi- 
bliement.  Que  les  physiciens  expliquent  ce  jeu  de  lumière  par  la 
divergence  ou  la  concentration  des  rayons  ,  c'est  leur  affaire  ;  la 
mathématique,  tout  infaillible  qu'elle  est,  a  prouvé  de  si  grosses 
absurdités,  elle  a  déjà  si  invinciblement  prouvé  que  le  soleil  tour- 
nait autour  de  la  terre,  et  maintenant  que  la  terre  tourne  autour 
du  soleil ,  qu'elle  trouvera  ^bien  quelque  formule  pour  démontrer 
ce  fait  incontestable. 

Ce  fut  en  courant  ainsi  tout  autour  de  la  ville ,  que  j'eus  à  visiter 
le  port  du  Salut ,  ainsi  nommé  depuis  qu'il  s'y  est  élevé  un  couvent 
de  trappistes. 

L'intérieur  de  ce  couvent  que  j'ai  visité  dans  beaucoup  d'autres 
occasions,  n'est  qu'une  maigre  réalité  de  ce  que  l'imagination  rêve 
de  nos  antiques  monastères;  toutefois  on  y  court  avec  curiosité 
comme  à  Bobino  depuis  que  lOdéon  est  refermé.  Toutefois  quand 
je  le  vis,  il  n'avait  rien  de  cette  grave  et  religieuse  tenue  qui  devait 
caractériser  les  couvens  d'autrefois  ;  c'était  bien  le  silence  ordonné 
par  la  règle,  les  prières  dites  à  l'heure  accoutumée,  les  macéra- 
tions et  la  sobriété  de  l'ordre;  mais  on  ne  se  sentait  saisi  d'au- 
cune sainte  appréh(;nsion  dans  cette  retraite;  tons  les  bàtimens 
étaient  achevés  de  la  veille,  les  muis  étaient  blancs  de  leur  premier 
recrépissage;  les  clôtures  n'étaient  que  des  nmrailles  de  six  pieds 
de  haut ,  en  pierres  sèches ,  mal  ajustées  ;  le  couvent  n'était  défendu 
au  dehors  que  contre  les  voleurs,  ainsi  qu'une  maison  de  plai- 
sance; on  pouvait  se  donner  la  main  par-dessus  le  pignon,  le 
monde  voyait  et  se  laissait  voir  par  les  crevasses;  l'ame  ne  se  sen- 
tait pas  enfermée  :  rien  de  ces  colossales  constructions  qui  aunoa- 


64  REVUE  DE   PARIS. 

cent  l'existence  séculaire  de  la  demeure  où  l'on  se  trouve,  rien 
qui  manifestât  cette  volonté  héréditaire  d'une  communauté  qui  est 
arrivée,  par  la  durée,  à  la  puissance  des  plus  grands  monarques,  et 
qui,  en  perpétuant  pendant  deux  cents  ans  l'idée  et  la  volonté  de 
construire  un  monument,  l'élevait  enfin,  par  les  jours  et  la  persé- 
vérance, aussi  immense  que  ceux  que  les  Romains  bâtissaient  avec 
l'or  des  peuples  et  des  milliers  d'esclaves  :  saint  labeur  où  le  temps, 
ce  grand  destructeur  d'édifices,  était  le  premier  ouvrier  des  cor- 
porations religieuses.  Du  reste,  point  de  souvenirs  sous  aucune  de 
ces  voûtes  ;  point  de  tombes  fermées  dans  ce  cimetière  où  toutes 
les  tombes  sont  ouvertes;  des  jardins  à  peine  défrichés,  des  pom- 
miers qui  n'avaient  pas  encore  porté  de  fruits,  de  grandes  allées 
sans  ombre,  enfin  rien  de  consacré  par  le  temps,  un  établissement 
rehgieux  où  la  spéculation  humaine  opérant  sur  la  foi  perçait  de 
tous  côtés. 

Mais  si  le  couvent  manquait  à  la  contemplation ,  l'observation 
pouvait  s'exercer  sur  le  personnage  qui  le  montrait  sous  le  nom 
de  frère  hôtelier  ou  hospitalier.  C'était  un  homme  de  cinquante 
ans ,  d'une  tête  admirable  et  chauve ,  à  la  contenance  haute ,  à  l'œil 
ardent,  à  la  parole  élégante,  tirant  des  larges  pans  de  sa  robe  de 
laine  des  mains  soignées  et  blanches ,  et  laissant  tomber  de  sa  bou- 
che moqueuse  des  demi-mots  confidentiels  ,  comme  pour  excuser 
l'homme  du  monde  d'être  sous  l'habit  du  trappiste.  Que  d'histoires 
on  aurait  pu  bâtir  sur  l'aspect  de  cet  homme ,  et  combien  toutes  ces 
histoires  eussent  été  encore  loin  de  la  singularité  réelle  de  sa  vie! 

Ce  père  hôtelier,  qui  couchait  sur  la  planche  de  son  lit  et  qui 
étonnait  le  couvent  par  la  rigidité  de  sa  foi  et  par  l'observance 
étroite  des  pratiques  religieuses  les  plus  puériles,  cet  homme  a  tenu 
rang  de  prince  dans  les  plus  belles  cours  de  l'Europe;  cet  homme 
mêlé  à  la  tourbe  des  coupables  qui  vont  à  la  Trappe  faire  des  péchés 
de  leurs  crimes  et  se  livrer  au  jeûne  pour  échapper  au  bagne;  cet 
homme  sait  toutes  les  sciences,  cet  homme  peut  parler  leur  langue 
maternelle  à  tous  les  étrangers  qui  viennent  visiter  le  couvent  et 
faire  dire  à  tous  :  Ce  religieux  est  mon  compatriote,  et  cependant 
cet  homme  n'a  pas  de  patrie  connue.  Enseveli  dans  un  couvent 
français,  il  a  été  l'ennemi  le  plus  acharné  de  la  France  :  en  1806  il 


REVDK    DE    PARIS.  65 

commandait  un  corps  franc  autrichien;  après  la  paix  de  Tilsitt,  il 
allait  en  Espagne  dans  le  seul  pays  qui  résistât  encore  à  Napoléon  ; 
l'Espagne  vaincue,  il  allait  en  Angleterre  demander  de  l'argent  et 
des  hommes  pour  se  battre  encore  contre  la  France ,  et  cet  homme 
a  dédié  des  ouvrages  à  Napoléon  et  pleure  quand  on  lui  parle  de 
sa  mort.  Cet  anachorète,  voué  à  la  pauvreté,  a  étonné  Londres  de 
son  faste,  Londres,  la  ville  où  l'or  pèse  à  peine  un  peu  plus  que 
l'argent  en  France;  ce  reclus  volontaire  s'est  enfermé  quinze  jours 
dans  une  maison  de  campagne,  et  pour  échapper  à  la  poursuite 
des  shérifs  qui  voulaient  l'arrêter  pour  dettes,  il  y  a  soutenu  un 
siège  en  règle  après  avoir  arboré  au  pignon  de  sa  maison  un  dra- 
peau portant  la  vieille  devise  anglaise  :  il%  home  is  mij  Castle.  Cet 
homme,  voué  à  la  méditation,  a  passé  quatre  ans  dans  le  château  de 
Vincennes  comme  un  des  partisans  politiques  les  plus  ardens  et 
les  plus  dangereux  de  l'époque.  Cet  ermite,  mortifié  sous  la  bure, 
a  écrit  des  pages  brûlantes  d'amour. 

Quand  on  le  connaît,  on  retrouve  aisément  tout  cela  sous  la 
robe  du  trappiste  ;  quand  on  ne  le  connaît  pas,  il  vous  laisse  une 
vague  impression  de  grandeur  déchue,  qui  vous  le  fait  regarder 
avec  respect  et  presque  avec  crainte. 

La  dernière  fois  que  je  le  vis,  c'était  en  faisant  ma  tournée  dé- 
partementale,  et  la  manière  dont  il  s'offrit  à  moi  m'est  demeurée 
dans  la  mémoire  comme  un  de  ces  tableaux  que  l'imagination  se 
plaît  à  créer  et  qui  surprennent  par  leur  grâce,  sans  toutefois  per- 
suader de  leur  réalité.  J'étais  dans  la  conmiune  d'A et  j'avais 

à  me  rendre  chez  le  marquis  d'A....,  vieux  seigneur  de  ce  pays 
dont  il  porte  le  nom  ,  et  qui  en  est  devenu  le  maire  après  en  avoir 

été  le  suzerain.  J'avais  eu  l'occasion  de  voir  M.  d'A en  plusieui-s 

circonstances,  et,  quelle  que  fût  sa  hauteur  aristocratique  envers  les 
premiers  magistrats  du  département ,  je  savais  que  j'étais  trop 
jeune  et  trop  peu  de  chose  près  de  lui ,  pour  qu'il  ne  fût  pas  poli 
envers  moi. 

J'étais  entré  par  une  des  petites  portes  du  parc  pour  gagner  le 
château,  et  je  suivais  une  longue  et  haute  allée  de  tilleuls,  bordée 
de  chaque  côté  d'une  épaisse  charmille.  Bientôt,  et  en  approchant 
du  châleaii ,  j'entendis  des  rires  légers  o\  joyeux  ([ui  se  mêlaient  à 

TOME  \X.      Aoui.  5. 


66  REVUE    DE    PARIS. 

une  vive  el  él('{jante  inusiijue.  C'étaient  d'un  coté  des  voix  douces 
déjeunes  filles,  riant  sans  éclats,  joyeuses  sans  fracas;  d'un  autre 
côté,  c'était  ia  facilité  rapide  d'un  maître  lialiilo,  la  coquetterie 
d'un  musicien  qui  joue  avec  la  musique  qu'il  joue.  Peu  à  peu,  le 
rhythme  se  dessina  mieux  à  mon  oreille,  el  je  reconnus  des  airs  de 
danse;  bientôt  j'aperçus,  à  travers  une  des  fenêtres  entr'ouvertes, 
de  blanches  robes  et  des  visages  roses  qui  se  mêlaient  doucement 
avec  une  grâce  précieuse  et  un  abandon  retenu.  Je  m'approchai 
tout-à-fait,  et  je  vis  enfin  six  ou  huit  jolies  personnes  dansant ,  le 
sourire  aux  lèvres,  le  visage  rayonnant,  comme  d'un  bonheur  volé 
et  inattendu ,  et  au  fond  de  ce  groupe  gracieux  le  grave  et  sérieux 
trappiste ,  assis  au  piano,  la  tête  haute  sur  son  capuchon  rejeté  en 
arrière,  legardant  mélancoliquement  cette  joied'enfans,  à  laquelle 
on  voyait  que  son  ame  n'assistait  que  dans  le  passé.  Il  y  avait  dans 
le  regard  du  vénérable  père  G....  toute  l'histoire  d'un  cœur  qui  a 
cru  au  bonheur  venu  du  monde  et  donné  par  les  anges  de  la  terre, 
et  qui,  déçu  et  trompé,  laisse  croire  comme  il  a  cru  ,  encourage  la 
foi  qu'il  a  perdue ,  et  se  dit  tout  bas  :  Enfans ,  soyez  jeunes!  heu- 
reux ,  soyez  heureux  ! 

Il  avait  raison  :  les  jeunes  filles  ne  comprenaient  rien  de  cette 
vivante  leçon  d'avenir;  elles  ne  s'occupaient  point  de  cette  existence 
si  forte  et  si  vivace,  cachée  sous  le  rude  habit  de  trappiste;  elles  ne 
souriaient  qu'à  l'idée  de  danser,  elles ,  jeunes  et  belles ,  aux  accords 
d'un  religieux  voué  à  la  pénitence. 

Je  m'étais  appuyé  à  l'angle  de  la  fenêtre  pour  contempler  ce 
singulier  tableau.  J'y  étais  depuis  quelques  minutes,  lorsque  l'une 
d'elles  m'aperçut,  et  poussa  un  cri,  en  me  montrant  du  doigt  à  ses 
compagnes,  qui  s'enfuirent  comme  épouvantées  d'avoir  été  sur- 
prises en  faute.  Le  père  G....  rejeta  vivement  son  capuchon  sur  sa 

lête.  Le  marquis  d'A ,  qui  était  dans  un  coin  du  salon ,  s'avança 

rapidement  vers  moi ,  et  me  demanda  assez  sèchement  le  but  de  ma 
visite.  Je  le  lui  ex|)liquai.  Malgré  sa  politesse,  il  me  semblait  très 
contrarié  de  ce  que  j'avais  vu  ,  et  en  même  temps  fort  embarrassé 
de  me  faire  querelle  de  ma  curiosité  et  de  m'averlir  par  cela  même 
de  l'importance  qu'il  attachait  à  ce  petit  événement.  Enfin  l'humeur 
l'emporta,  et  il  me  dit,  en  me  conduisant  dans  son  cabinet  poiir 


REVUE    UE    PARIS.  67 

prendre  les  inesiiies  nécessaires  à  l'exéculion  des  ordres  dont 
j'étais  porteur  : 

—  Vous  avez  été  témoin  d'une  excellente  scène  à  ajouter  à  tous 
les  récits  absurdes  qu'on  fait  parmi  les  libéraux  contre  les  reli{}ieux 
de  la  Trappe;  c'est  une  belle  occasion  de  les  ridiculiser  :  à  votre 
âge  et  avec  votre  opinion ,  vous  n'y  manquerez  pas. 

Je  rejjardai  M.  le  marquis  d'A ,  et  lui  répondis  aussi  sèche- 
ment qu'il  m'avait  parlé  : 

—  Monsieur,  j'ai  dîné  il  y  a  quinze  jours  avec  le  père  G et 

à  son  côté.  M.  de  B.... ,  abbé  de  la  Trappe,  était  à  ce  dîner,  et  n'a 
pas  manqué  aux  règles  d'abstinence  qu'il  a  jurées.  Quant  au  père 
G ,  il  a  résisté  à  toutes  les  séductions  culinaires  des  deux  pre- 
miers services;  mais  au  dessert,  une  assiette  de  macarons  l'a  si 
violemment  tenté,  qu'il  l'a  versée  dans  le  giron  de  sa  robe,  et  que, 
pendant  toute  la  fin  du  dîner,  il  l'a  gobée,  gobée,  c'est  le  mot,  comme 
un  écolier  qui  trompe  son  maître.  Ceci ,  si  j'avais  voulu  en  faire 
des  gorges  chaudes ,  eût  été  plus  drôle  à  raconter  que  ce  que  j'ai 
vu  aujourd'hui.  11  y  a  une  minute,  il  n'y  a  que  moi  qui  le  savais; 
maintenant  nous  sommes  deux  ;  permettez-moi  de  croire  que  je 
n'ai  pas  fait  une  indiscrétion  en  vous  le  racontant. 

—  Vraiment,  me  dit  le  marquis  d'A en  riant;  une  assiette 

de  macarons  tout  entière!... 

Il  secoua  la  tète,  et  reprit  d'un  ton  hypocritement  moqueur  : 

—  Le  pauvre  homme  ! 

Huit  jours  après,  tout  le  département  savait  l'affaire  des  maca- 
rons. 

De  tous  les  privilèges,  celui  auquel  l'aristocratie  tient  le  plus, 
c'est  celui  de  se  moquer  de  la  religion  et  de  ses  élus.  Elle  ne  les 
défend  que  contre  la  bourgeoisie  et  le  menu  peuple.  Aujourd'hui , 
la  noblesse  fait  pour  le  clergé  ce  qu'elh^  osait  aiitrefois  pour  sa  li- 
vrée, (|uand  elle  bàtonnait  ses  laquais  et  faisait  bàtonnor  le  bour- 
geois qui  les  trouvait  insolens. 

Cependant,  comme  je  passai  la  journée  dans  la  commune,  je 
revis  le  père  G ,  qui  me  demanda  si  j'y  coucherais;  je  lui  ré- 
pondis que  non  ,  (;t  qu'à  la  nuit  tombante  je  gagnerais  la  commune 

voisine;  pour  aller  souper  chez  M.  M ,  le  père  d'un  de  mes 

S. 


68  KKVUi:    DK    l'AUlS. 

collègues.  Il  me  (lit  que  nous  parlirions  ensemble ,  aiiendu  qu'il 
eiait  en  qtit-ic  cl  qu'il  avait  affaire  du  côte  où  je  me  remlais. 

En  effet ,  le  soir  venu ,  nous  partîmes  tous  deux ,  moi  chargé  de 
mes  papiers  dans  une  espèce  de  sac  de  cuir,  lui  la  besace  sur  l'é- 
paule. Notre  conversation ,  d'abord  fort  indifférente ,  prit  un  ca- 
ractère assez  intéressant  en  se  rattachant  aux  choses  dont  nous 
faisions  rencontre.  Il  me  nommait  presque  toutes  les  maisons  que 
nous  rencontrions ,  chacune  avec  les  haines  qu'elle  enferme  jus- 
qu'au jour  de  quelque  collision  ;  car  en  ce  pays  les  opinions  discu- 
tent la  cartouche  à  la  dent  et  le  fusil  à  la  maiu  ;  dans  ce  pays  beau- 
coup de  familles  peuvent  dire  en  mettant  le  nez  à  la  fenêtre  : 
«  Voilà  celui  quia  tué  mon  père,  mon  frère,  mon  ami.  »  J'écou- 
lais avec  religion  le  père  G ,  lorsque,  au  coin  d'un  chemin,  il 

s'arrêta  pour  prier  un  moment  au  pied  d'une  croix  qui  s'y  trouvait. 
Quand  sa  prière  fut  achevée,  je  lui  demandai  si,  comme  c'est 
l'habitude  en  Bretagne,  celte  croix  n'avait  pas  été  élevée  à  cette 
place  parce  qu'on  y  avait  commis  un  meurtre. 

—  Non,  me  dit-il  ;  un  homme  a  été  tué  à  cette  place,  mais  ce 
n'est  pas  par  un  meurtre,  comme  vous  l'entendez.  Il  est  tombé 
dans  un  combat ,  après  avoir  tué  plusieurs  soldats  en  se  défendant. 

—  Quel  était  cet  homme?  lui  dis-je. 

—  C'était  Moustache. 

—  Un  chouan,  je  crois? 

—  Oui,  me  dit-il;  une  dos  natures  les  plus  originales  que  j'aie 
jamais  rencontrées,  le  mélange  le  plus  inconcevable  de  la  supério- 
rité individuelle  et  de  l'infériorité  apprise  et  accoutumée. 

—  Je  ne  vous  comprends  guère ,  mon  père... 

—  Moustache  était  un  piqueur  de  M.  de  Pout Dans  la  pre- 
mière guerre  de  chouannerie,  il  se  distingua  par  un  courage  si 
persévérant,  une  intelligence  si  forte,  une  capacité  si  peu  com- 
mune, qu'il  devint  bientôt  un  chef  de  bande  redoutable  sous  les 
ordres  de  son  maître.  Du  fond  de  son  exil ,  Louis  XVIII  récompensa 
ce  brave  serviteur  par  un  brevet  de  colonel  et  une  croix  de  Saint- 
Louis.  Lorsque  ce  pays  fut  pacifié  par  Napoléon,  Moustache  de- 
meura au  service  de  son  maître,  et  de  piqueur  devint  cocher  de 
M.  de  Pout Cela  dura  jusqu'en  1H14.  A  cette  époque,  et 


r.EVUK  iii:  PAïus.  61> 

<|uaiKl  le  cuclicr  eùl  pu  lairc  valoir-  ses  litres  de  colonel  el  de  che- 
valier de  Saint-Louis ,  il  les  garda  dans  sa  poche  el  voulut  resler 

cocher.  M.  de  Pout ne  prétendit  pas  lui  l'aire  un  bonheur 

autre  que  celui  qui  allait  aux  habitudes  de  Moustache ,  et  le  garda 
à  son  service.  1815  vint,  et  vous  le  savez,  la  chouannerie  recom- 
mença. M.  de  Pout était  déjà  trop  vieux  pour  s'y  mêler,  mais 

SCS  deux  jeunes  H!s  prirent  les  armes.  Ce  l'ut  alors  que  Moustache 
exhuma  de  dessous  la  paille  de  la  litière  de  ses  chevaux  son  brevet 
et  ses  croix.  En  peu  de  jours  l'audace  de  ses  entreprises  et  l'acti- 
vité qu'il  montra  lui  conférèrent  son  grade  de  colonel,  mieux  en- 
core que  le  brevet  de  Louis  XVIIL  Ses  deux  jeunes  maîtres  ser- 
vaient sous  ses  ordres. 

Certes,  c'était  queUjue  chose  de  curieux  que  ce  serviteur  com- 
mandant militairement  et  avec  une  rigidité  extrême  aux  deux  jeu- 
nes gens  qu'il  servait  la  veille  ;  mais  le  contraste  était  plus  frappant 
(jue  vous  ne  pensez.  Tant  que  c'était  l'heure  de  marcher  ou  de 
coîiibattrc,  il  était  à  la  tète  de  sa  bande.  Chacun  des  fils  de 
M. de  Pout...  recevait  les  ordres  souverains  de  Moustache,  qui  ne 
souffrait  pas  de  réplique  et  qui  leur  distribuait  l'éloge  ou  le  blâme 
avec  une  supériorité  qui  se  faisait  parfaitement  respecter.  Aux 
moindres  fautes  contre  la  discipline  qu'il  avait  établie,  il  punissait 
ces  jeunes  gens  comme  il  eût  fait  du  dernier  paysan.  Cela  durait 
tant  que  le  chef  avait  à  prévenir  un  danger,  à  éviter  une  ruse,  à 
j^oser  une  embuscade  ou  à  soutenir  un  combat;  mais  dès  que  le 
moment  du  repos  était  venu  pour  tous,  lorscjue  le  colonel  cl  ses 
deux  jeunes  officiers  étaient  enfermés  dans  quelque  obscure  chau- 
mière. Moustache  redeveiiait  l'attentif  el  dévoué  serviteur  du  châ- 
teau; il  faisait  le  lit  de  ses  maîtres,  il  nettoyait  leurs  habits,  pre- 
nait soin  de  leurs  chevaux,  déciottail  leurs  bottes,  et  ne  se  cou- 
chait (jue  lorsqu'il  leur  avait  procure  tout  le  confortable  possible 
dans  une  chauauère.  Le  lendemain  malin  le  colonel  recomini  nçaii, 
et  le  soir  le  cocher.  Enfin,  surpris  seul  à  cette  place  même,  Mousi- 
lache  a  été  cloué  à  cet  arbre  d'un  coup  de  baionnclU;  qui  lui  a 
(té  doiUH;  par  un  serjjenl  dont  i!  avait  [)res(|ue  mis  en  fuite  le 
délachement. 

Ce  récit  du  pèic  (i....  nous  av;ti(  londuits  au  n^ilieu  d  unelamU' 


70  RKVUE    Di;    PARIS. 

OÙ  s'élevaient  (à  et  là  des  tertres  assez  rapprochés.  Celait  la  iande 
de  la  Croix-Bataille,  fonieuse  par  une  victoire  remportée  par  les 
nobles  du  pays  contre  les  Anglais,  plus  fameuse  par  la  victoire  de 
l'armée  catholique  vendéenne  sur  l'armée  républicaine.  Chacun  des 
tertres  avait  une  désignation  dans  la  mémoire  des  habitans,  quoi- 
qu'aucunsigneexiérieur  ne  les  distinguai.  Le  plus  élevé  recouvrait  le 
corps  d'une  grande  quantité  de  prêtres,  qui,  pendant  le  combat, 
placés  en  prière  dans  cet  endroit,  y  avaient  été  surpris  et  massaciés 
par  les  républicains.  Cette  fosse  est  d'ordinaire  fréquentée  par  les 
sectaires  de  la  petite  église,  sorte  de  puritains  catholiques  qui  ne 
reconnaissent  pas  la  hiérarchie  des  évèques  et  la  suprématie  du 
pape,  et  qui  les  considèrent  comme  déchus  de  leurs  droits  par  leur 
alliance  sacrilège  avec  Napoléon.  Quelques  prêtres  errans  et  nour- 
ris en  secret  par  ces  sectaires  les  catéchisent  en  plein  air,  et  le 
rendez-vous  le  plus  ordinaire  de  ces  prêches  est  la  lande  de  la 
Croix-Bataille.  C'était,  à  cette  époque,  l'ultracisme  de  la  religion. 

Nous  traversâmes  cette  lande  sans  y  rencontrer  autre  chose  que 
quelques  vieilles  paysannes  accroupies  sur  ces  tombes,  où  elles  ré- 
citaient des  prières.  3Ialgré  sa  réputation  de  sainteté,  le  père  G.... 
n'obtint  d'elles  qu'un  signe  de  croix ,  comme  elles  eussent  fait  poui- 
se  garantir  du  mauvais  esprit.  Sous  un  autre  point  de  vue,  le  pa- 
pisme est  aussi  odieux  à  celte  petite  secte  fanatique  qu'il  peut  l'être 
en  Angleterre  aux  presbytériens  les  plus  intolérans. 

Après  cette  lande  nous  rencontrâmes  le  petit  village  de  Saint.... 
et  nous  nous  arrêtâmes  pour  prendre  un  peu  de  repos. 

Je  devais  avoir  ce  soir-là  deux  tableaux  bien  opposés  de  la  puis- 
sance des  souveniis  de  famille  dans  ce  pays. 

J'entrai  avec  le  père  G....  dans  une  chaumière  à  la  porte  de  la- 
quelle était  assis  un  vieillard.  Cetie  chaumière  était  toute  tapissée 
de  cornets  en  terre  de  la  forme  de  ceux  que  portaient  les  anciens 
chevaliers.  Le  père  G....  aborda  le  vieillard  avec  une  cordiale  ami- 
lié  et  une  sorte  de  considération.  J'en  fus  tout  surpris. 

—  Quel  est  ce  marchand  de  poteries?  lui  dis-je. 

—  Nous  voici ,  me  dit  le  père  G.... ,  dans  la  maison  du  descen- 
dant du  porle-croix  de  la  grande  bataille  liviée  contre  les  Anglais 
dans  la  lande  que  nous  venons  de  (luillcr. 


REVUE    DE    PARIS.  71 

—  Oui,  monsieur,  me  dit  le  vieillard,  un  de  mes  ancèlres  était 
porte-crok  de  l'église  de  Saint-Pierre.  Lors  de  la  bataille  dont 
vient  de  vous  parler  le  père  G....,  il  marcha  en  tête  des  chevaliers, 
portant  la  croix  d'une  main  et  de  l'autre  son  cornet,  dont  il  donnait 
de  toutes  ses  forces.  Les  chevaliers  ayant  été  repoussés,  il  demeura 
seul  en  avant,  élevant  sa  croix  en  l'air,  et  sonnant  plus  que  jamais 
de  son  cornet.  Les  chevaliers ,  honteux  de  voir  un  vilain  montrer 
un  si  ferme  courage,  recommencèrent  le  combat  et  remportèrent 
la  victoire. 

—  Et  votre  aïeul  obtint  sans  doute  une  belle  récompense? 

—  Aucune,  monsieur  ;  il  abandonna  l'église  et  se  fit  labricani  de 
cornets.  Cette  industrie  est  restée  dans  notre  famille  depuis  quatre 
cents  ans ,  et  personne  n'avait  osé  la  partager  avec  nous  jusqu'à  la 
révolution.  Mais,  maintenant,  tout  le  monde  s'en  mêle. 

—  Comment  se  fait-il  que  votre  aïeul  n'ait  pas  été  récompensé? 
lui  dis-je. 

—  Oh!  me  repondit  le  vieillard,  bien  souvent  depuis  ce  temps 
on  a  voulu  annoblir  notre  famille  ;  mais  de  père  en  fils  nous  nous 
y  sommes  refusés.  Il  y  a  assez  de  nobles  comme  en  fait  le  roi ,  il 
n'y  a  que  nous  de  notre  espèce;[vuici  mon  petit-fils  :  il  fera  des  cor- 
nets, et  son  fils  aussi  et  les  fils  de  son  fils,  pour  montrer  que  les 
seigneurs  et  les  |juissans  ou  été  toujours  ingrats  envers  le  peuple. 

Aujourd'hui  que  je  me  rappelle  ce  grand  vieillard  dans  sa  misé- 
rable chaumière,  je  me  dis  que  la  poésie  est  partout,  et  partout  plus 
originale  dans  la  réalité  que  dans  l'invention  ;  Moustache  est  un 
héros  bien  au-dessus  de  Kaii  b  le  fabricant  de  cornets  :  c'est  une  d<^ 
ces  singularités  qu'on  ne  crée  pas. 

Cependant  la  nuit  était  tout-à-fait  fermée;  je  quittai  mon  trap- 
piste et  je  gagnai  la  maison  de  M.  M....  Je  ne  le  connaissais  pas; 
je  denjandai  son  fils,  on  me  fit  entrer  et  on  alla  le  prévenir;  venez, 
me  dil-ii,  c'est  aujourd'hui  la  fête  de  mon  père  et  nous  lui  avons 
ménagé  une  surprise;  mettez-vous  dans  un  coin  du  salon  ,  je  vous 
présenterai  tout  ;t  l'heure. 

J'entiai  dans  le  salon,  je  vis  M.  M...  assis  dans  un  vaste  fauteuil 
C'était  un  vieillard  de  quatre-vingts  ans,  coiiioniie  de  longs  che- 
veux blancs;  sa  Hgun;  sévère  ("tait  impassible,  et  il  paraissait  me- 


72  llEVLt;    DK    l'AUlS. 

diter  profondément.  Il  était  aveugle.  A  peine  l"us-je  entré  dans  le 
salon  que  les  enfans  de  ses  enfans,  bande  nombreuse  de  petits 
garçons  et  de  petites  filles,  s'avancèrent  l'un  après  l'autre  et  lui 
présentèrent  chacun  un  bouquet,  en  lui  souhaitant  sa  fête.  Le  vieil- 
lard prenait  les  enfans  dans  ses  bras,  et  leur  recommandait  la  sa- 
gesse et  l'obéissance,  après  avoir  touché  de  ses  vieilles  mains  h  s 
fraîches  fleurs  qui  s'entassaient  à  ses  pieds;  puis,  quand  vint  le 
tour  du  dernier  de  ses  petits-fils,  il  le  mit  sur  son  genou,  et  lui  dit 
en  souriant  : 

—  Reste  avec  moi ,  tes  frères  sont  déjà  trop  grands  pour  que  je 
joue  avec  eux;  il  n'y  a  que  toi  qui  t'amuses  avec  moi.  Il  n'y  a  que 
l'enfance  qui  ose  toucher  à  la  vieillesse. 

En  effet,  le  petit  garçon  passait  ses  mains  d'enfant  dans  la  blanche 
chevelure  du  vieillard.  Pendant  ce  temps  les  deux  fils  de  M.  M...., 
deux  hommes  dont  l'un  avait  été  officier  de  la  garde  impériale,  et 
dont  l'autre  était  une  des  plus  fortes  natures  que  j'ai  connues,  tous 
deux  tremblans  et  attendris,  s'avançaient  vers  leur  père ,  en  soute- 
nant un  immense  cadre  où  se  trouvait  une  gravure.  Les  brus  et  les 
filles  du  vieillard,  les  enfans  de  ces  brus  et  de  ces  filles,  suivaient, 
avec  une  crainte  respectueuse,  la  marche  de  ces  deux  hommes. 
Enfin,  posant  la  gravure  devant  le  visage  du  vieillard  aveugle, 
laine  dit  à  son  père  : 

—  Mon  père,  voici  notre  présent. 

—  Qu'est  cela?  dit  le  vieillard  en  posant  les  mains  sur  le  cadre; 
un  tableau,  une  gravuie? 

—  C'est  la  gravure  du  tableau  de  David ,  représentant  le  Ser- 
ment du  jeu  de  paume. 

—  Le  Serment  du  jeu  de  paume,  s'écria  le  vieillard  d'une  voix 
émue  ;  j'y  étais. 

—  Oui,  mon  père,  répondit  le  fils,  et  David  ne  vous  a  pas  oublié 
dans  son  tableau. 

—  J'y  suis,  s'écria  encore  le  vieillard,  en  tendant  les  mains  vers 
le  tableau....  j'y  suis. 

—  Oui,  mon  père,  au  moment  ou  vous  vous  faites  apporter 
mourant  pour  juier  la  déliviance  de  la  nation. 

--  Où  cela?  où  cela?  répéta  le  vieillard  en  parcourant  de  sa  maio 


nKvriî  Dj;  paui.s.  7;{ 

débile  la  glace  du  cadre,  et  en  laissanl  loiuber  de  giosses  larmes 
de  ses  yeux  qui  ne  voyaient  plus. 

—  Là,  papa....  dit  l'enfant  en  prenant  la  lua'm  du  vieillard  el  eu 
la  posant  sur  l'endroit  où  était  représentée  l'action  de  cet  héroïque 
patriote. 

—  Là  !  répéta  le  vieillard  ;  là  ! 

Il  se  fit  un  pi'ofond  silence,  el  le  vieillard  ajouta  : 

—  Voici  vos  lettres  de  noblesse,  mes  enfans. 

C'est  alors  que  je  remarquai  que  dans  ce  pays  de  gentilshonunes 
les  deux  seuls  actes  d'héroïsme  qui  m'eussent  été  révélés  par  hasaid 
appartenaient  l'un  à  un  homme  du  peuple,  l'autre  à  un  homme 
de  la  bourgeoisie. 

Mais  le  paysan  et  le  bourgeois  en  avaient  tous  deux  l'ait  un 
droit  de  noblesse. 

On  a  beau  faire,  la  gentillàtrerie  tient  le  Français  aux  reins; 
il  ne  peut  s'en  débarrasser. 

Frédéric  Soulié, 


CHRONIQUE. 


Nous  trouvons  qu'on  s'elonne  sans  motif  du  crime  affreux  ,  du  crime 
sans  nom,  qui  occupe  en  ce  moment  l'attention  de  Paris,  de  la  France,  de 
l'Europe.  Est-ce  que  nous  ne  sommes  pas  suf/isamment  avertis  depuis 
cinq  ans  î*  Est-ce  que  les  partis  de  toute  couleur,  les  blancs  et  les  rouges , 
nous  ont  épargné  les  menaces,  les  catastrophes?  Est-ce  qu'ils  n'ont  pas 
toujours  eu,  quand  ils  l'ont  voulu,  leurs  journaux  pour  annoncer  les 
désastres,  et  leurs  bras  pour  les  exécuter? 

Et  pourquoi  ne  continueraient-ils  pas?  Quelles  chances  si  désastreuses 
courent-ils  donc  à  ce  jeu  ?  Ils  ne  fournissent  que  la  poudre,  et  nous  four- 
nissons les  morts.  Ils  sont  maîtres  de  commencer  la  partie  quand  ils  sou- 
haitent; ils  la  commencent  subitement,  par  surprise,  sans  déclaration 
préalable,  leur  guerre  étant  déjà  flagrante  et  pouvant  se  passer  de  nou- 
veaux avertissemens;  ils  égorgent  Baillot  qui  passe  dans  une  rue,  ils 
tuent  des  vieillards,  des  femmes  et  des  enfans  en  habits  de  fête;  ils  tuent 
qui  ils  veulent,  quand  ils  veulent,  connue  ils  veulent;  et  nous  autres,  qui 
sommes  tous  couverts  du  sang  de  ces  victimes,  nous  nous  affublons  d'une 
belle  [ihiiantropie  vis-à-vis  de  ces  hommes,  qui  se  moquent  de  notre  phi- 
laulropie. 

Non  certes ,  il  ne  faut  pas  s'étonner  du  crime  de  cette  semaine  ;  si  vous 
laissez  faire,  il  recounnencera.  Ce  dont  il  faut  s'étoimer,  c'est  que  la  France 
ne  voie  pas  que  depuis  cinq  ans  elle  est  dupe  avec  les  partis;  c'est  que 
des  irens  qui  [teuveut  employer  le  meurtre  à  leur  guise,  sans  <(u'il  tombf 
un  seul  cheveu  de  leur  tête ,  ne  profitassent  pas  de  ce  moyen,  avant  qu'on 
se  ravise;  c'est  tpie  les  beaux  sentimens  fussent  de.s  armes  suffisantes  à 


REVUE    DE    PARIS.  75 

Opposer  à  des  fusils;  c'est  qu'après  lant  d'essais  de  toute  sorte,  les  partis 
qui  ontsi  souveut  frappé  la  France,  et  en  tant  d'endroits,  ne  la  frappassent 
pas  juste;  car  les  poignards  sont  comme  tout  le  monde,  à  force  de  cher- 
cher, ils  trouvent. 

Cependant,  comme  nous  le  disions  il  y  a  huit  jours,  si  les  ennemis  de 
nos  institutions  ne  se  lassent  pas  de  conspirer  contre  elles ,  il  semble  que 
la  Providence  ne  se  lasse  pas  non  plus  de  les  protéger.  Nos  pères ,  qui  se 
souvenaient  du  passé  plus  que  nous  ne  faisons,  qui  avaient  la  religion  de 
Dieu  et  la  religion  des  ancêtres  plus  que  nous  ne  les  avons,  auraient  dit,  au 
milieu  d'un  pareil  désastre,  que  le  roi  saint  Louis  avait  sauvé  les  siens;  nous 
autres,  en  un  temps  où  le  christianisme  est  une  hardiesse  et  la  foi  une  té- 
mérité ,  nous  nous  confessuns  hardis  et  téméraires  ,  et  nous  pensons  qu'il 
y  a  autre  chose  que  le  doigt  du  hasard  dans  le  salut  du  roi  et  de  ses  trois 
fiis.  Les  Romains  croyaient  à  la  fortune  de  Rome  ;  nous  croyons  à  la  for- 
tune de  la  France. 

Du  reste ,  jamais  plus  beau  jour  de  guerre  civile  que  le  28  juillet ,  si  le 
crime  avait  été  complet  et  entièrement  consommé.  Le  ciel  était  magnifique 
et  les  apprêts  de  fêtes  infinis.  La  chaleur  étouffante  des  journées  précé- 
dentes avait  été  tempérée  par  une  pluie  d'orage  ,  qui  était  tombée  abon- 
damment dans  la  soirée  de  la  veille  et  dans  la  nuit.  Dès  le  malin ,  la 
iroupe  et  la  garde  nationale  étaient  déployées  sur  deux  lignes,  des  deux 
côtés  du  boulevard,  depuis  l'arc  de  l'Etoile  jusqu'à  la  Bastille.  En  allant 
du  premier  au  dernier  de  ces  deux  points,  la  garde  nationale  occupait  la 
ligne  droite,  la  troupe  la  ligne  gauche.  Des  deux  côtés,  entre  les  deux  li- 
gnes et  les  maisons  ,  les  curieux  circulaient  par  milliers,  comme  c'est  l'or- 
dinaire de  ces  cérémonies  militaires,  et  les  fenêtres  des  maisons  étaient 
toutes  pavoisées  de  femmes  en  pai  ure  du  matin. 

A  dix  heures,  le  roi  est  sorti  des  Tuileries.  Il  avait  à  côté  de  lui  ses  trois 
/ils  aînés ,  le  duc  d'Orléans  ,  le  duc  de  Nemours  et  le  prince  de  Joinville. 
Sa  majesté  formait  avec  ses  enfans  la  première  ligne.  Immédiatement 
après  elle,  venait  de  front  M.  le  duc  de  Broglie,  M.  Thiers  et  M.  le  ma- 
réchal Mortier,  puis  enfin  tout  ie  cortège,  formé  de  maréchaux,  de  gé- 
néraux, d'aides-de-champ,  de  hauts  fonctionnaires,  de  tout  ce  que  Paris 
réunissait  de  plus  illustre  et  de  plus  grand.  Sa  majesté  a  suivi  leboulevard 
de  bas  en  haut,  comme  c'est  l'habitude,  allant  vers  la  Bastille,  passant, 
au  i)as  de  son  cheval ,  sur  le  front  de  la  ligne  (ircile  formée  par  la  garde 
nationale,  et  répondant  de  la  main  et  du  chapeau,  avec  son  affabilité  na- 
turelle, à  l'empressement  universel  dont  elle  était  l'objet. 

Le  cortège  était  parv  eiiu  au  point  le  jdus  élevé  du  boulevard  du  Temple, 
et  longeait  le  front  du  jardin  Turc,  l<)rs(jue  l'e.xpiosion  a  éclaté  à  saguu- 


76  UEVUi:    DE    PAIUS. 

che.  C'a  clé  comme  un  roulement  de  feu  de  peloton,  qui  a  jelé  toute  celte 
foule  imnjenso  (|iii  se  pressait  pour  voir  le  rui ,  dans  une  vive  confusion  et 
dans  une  effroyable  stupeur.  Les  yeux  s'élanl  instinclivement  diriges 
vers  le  point  d'où  venait  la  détonation,  on  a  facilement  remarque  à  une 
maison  une  petite  fenêtre  qui  fumait ,  et  dont  la  jalousie  venait  de  voler 
en  éclats.  Cette  maison  porte  le  numéro  SO.  Elle  termine  cette  série  de 
théâtres  accolés  les  uns  aux  autres ,  qui  commence  p;)r  le  cirque  de  Fran- 
coni,  et  qui  Huit  par  l'exposition  des  personnages  de  cire. 

C'est  une  petite  maison  sale  et  hideuse,  horriblement  barbouillée  de 
rouge,  comme  il  paraît  que  c'est  la  pratique  des  marchands  de  vin.  Il  y 
en  a  un  en  effet,  qui  occupe  le  rez-de-chaussée  et  l'entre-sol.  Sa  f.içade 
n'a  pas  plus  de  deux  toises  de  front,  la  place  d'une  chambre,  et  elle  se 
prolonge  en  arrière,  sur  la  même  largeur,  vers  la  rue  des  Fossés-du- 
Templa,  où  elle  n'arrive  pas.  A  gauche,  elle  domine  par  trois  croisées 
latérales  sur  un  estaminet  bâti  en  forme  de  tente  ,  devant  une  maison  en 
retraite;  adroite,  elle  est  accoudée  et  comme  accrochée  à  la  maison  du 
numéro  52,  qui  est  plus  grande  et  plus  haute.  La  fenêtre  du  troisième 
étage  ,  d'où  la  jalousie  a  été  arrachée  par  la  violence  des  balles,  est  basse 
et  presque  carrée,  et  immédiatement  au-dessous  d'elle  est  appliquée  une 
de  ces  adresses  du  Journal  des  Connaissances  utiles ,  qui  couvrent  tous 
les  murs  de  Paris. 

Celte  maison  est  tout-à-fait  en  face  du  Jardin  Tu  c,  ei  le  boulevard 
peut  avoir  en  cet  endroit  environ  soixante  pas  de  largecr,  ce  qui  est  une 
excellente  portée  pour  un  fusil  de  calibre.  Nous  avons  dit  qiie  le  roi  et 
son  cortège  montaient  le  boulevard  au  moment  de  l'explosion,  et  lon- 
geaient la  ligne  de  droite.  C'est  donc  par  le  côté  gauche  que  les  victimes 
ont  été  frappées.  La  fenêtre  d'où  est  partie  l'explosion  est  assez  élevée  au- 
dessus  du  sol,  pour  que  l'obliciuité  des  balles  ne  fût  pas  dérangée  par  les 
lêtes  de  la  foule  et  par  les  schakos  de  la  troupe  de  ligne,  qui  garnissait 
le  côté  le  plus  rapproché  du  boulevard.  En  considérant  les  lieux,  on  re- 
manjue  que  la  machine  a  fait  explosion  au  momeilt  où  le  cortège  arrivait 
en  face  d'un  petit  arbre  qui  est  du  côté  gauche ,  devant  la  maison ,  et  qin 
a  servi  de  point  de  mire. 

A  voir  le  coup,  on  ne  comprend  pas  que  le  roi  et  les  trois  princes  aient 
«•chappé.  Ils  ont  été  véritablement  enveloppés  de  IwUes;  et  celles  qui  n'ont 
pas  rencoutré  une  victime  à  renverser,  ont  déchiré  le  nnu-  du  Jardin 
Turc,  à  une  hauteur  d'environ  cinq  pieds,  au  nombre  de  plus  de  cin- 
quante, et  sur  une  largein-  d'au  moiiis  trente  pieds.  C'est  encore  mie 
faveur  de  la  Providence  qu'au  milieu  d'une  si  grande  foule  ,  la  mort  soit 
passée  si  près  de  tant  d'iionunes; ,  de  feniines  et  d'enfans  cpn  se  pres-^aieut 


«evuî:  ]>f  i>ARis.  n 

en  cet  endroit.  Ce  n'est  pas  certes  que  le  nombre  des  victimes  ne  soit 
irrand,  et  ne  forme  une  lon:i;ue  et  lamenlable  liste  ■l'iliustralions  militaires 
et  de  vertus  domestiiiues.  Sur  le  coup  même  de  rexplosion ,  au  milieu  de  !a 
stupeur  générale,  des  hommes  et  des  chevaux  sont  tombés,  qui  ont  ra- 
mené les  esprits  à  la  triste  réalité  du  moment,  qui  ont  fait  juger  le  danger 
et  mesurer  le  crime.  M.  le  maréclsal  Moi  lier,  duc  de  Trévise;  M.Rieussec, 
lieutenant-colonel  de  la  8*-'  légion;  M.  le  général  Lâchasse- Vérigny;  M.  le 
capitaine  Vilatte,  neveu  et  aide-de-camp  du  ministre  de  la  guerre; 
MM.  Prudhomme,  Ricard,  Léger,  Benetter,  grenadiers  de  la  8"  légion; 
une  femme,  un  enfaiit,  étaient  morts,  tués  raides;  les  généraux  Heymès, 
Colbert,  Blin,  Pelet,  étaient  grièvement  blessés;  AL  le  colonel  Raffé  élait 
atteint  mortellement;  M.  le  duc  de  Broglie  avait  reçu  une  balle  dans  le 
collet  de  son  habit,  qu'elle  avait  déchiré  et  où  elle  est  restée.  En  outre, 
à  droite  et  à  gauche,  hors  du  cortège,  d'autres  personnes  avaient  été 
frappées  pareillement  :  trente-quatre  en  tout,  mortes  ou  blesséts. 

Le  premier  mouvement  de  cette  foule  épouvantée  fut  de  chercher  du 
regard  le  roi  et  ses  trois  lils.  Les  trois  princes,  cette  jeune  et  noble  famille , 
s'étaient  pressés  autour  de  leur  père,  et  leur  joie  fut  grande  de  voir  que 
Dieu  l'avait  préservé.  Alors  on  releva  les  blessés,  on  emporta  les  morts; 
le  roi ,  plein  d'un  admirable  sang- froid ,  donna  ordre  de  continuer  la  revue, 
le  cortège  serra  ses  rangs  éelaircis ,  et  repartit. 

Cependant  l'explosion  avait  à  peine  éclaté,  les  victimes  étaient  à  peine 
à  terre,  que  la  garde  nationale,  rompant  les  rangs,  s'était  portée  sur  la 
petite  maison.  «  Ne  tuez  personne ,  »  s'était  écrié  le  roi ,  pour  amortir  l'in- 
dignation de  la  foule,  qui  était  au  comble.  La  maison  entourée  et  gardée, 
on  y  monta.  On  trouva  au  troisième  étage  une  chambre  étroite  et  sans  meu- 
bles, et  un  homme  blessé  qui  se  sauvait,  en  se  laissant  glisser  par  une  corde 
d.ins  une  cour  intérieure  de  la  maison  n''  32,  qui  est  à  droite.  L'homme 
fut  saisi.  Il  était  blessé  au  cou ,  à  la  lèvre  et  au  front,  en  ce  dernier  endroit 
assez  grièvement,  l'os  frontal  ayant  été  attaqué.  Quand  on  se  fut  a[)proché 
delà  fenêtre  de  la  chambre,  on  aperçut  une  machine,  celle  qui  avait  fait 
explosion,  et  qui  était  encore  en  place.  C'étaient  vingt-cinq  canons  de 
fusils  de  calibre,  disposés  sur  deux  étagères  horizontales,  fortement  éta- 
blis et  liés  par  des  bandes  de  fer.  Un  artifice  avait  servi  à  mettre  le  feu  aux 
lumières.  Trois  canons  avaient  fait  explosion,  trois  n'étaient  pas  partis.  Ils 
avaient  été  chargés  diisespérément,  et  cimtenaient  chacun  cin(i  ou  six 
balles  ou  de  fortes  chevrotines.  Il  y  avait  encore  dans  la  chambre  deux 
chapeaux  gris  d'inégale  grandeur,  et  un  babil  de  drap  fin  qui,  depuis,  a 
paru  ne  pouvoir  pas  convenir  à  la  taille  de  l'homme  arrêté.  Une  femme 
de  la  maison  n"  îi'l  a  déclaré  avoir  vu  s'échapfier  deux  individus.  L'homme 


78  KKVLE   DE   PARIS. 

arrêté  a  dit  se  nommer  Auguste  Gérard.  Il  est  à'^é  d'environ  iinarante 
ans.  Il  paraît  certain  aujourd'hui  que  Gérard  n'est  pas  son  vrai  nom,  et 
qu'il  s'appelle  Ducasse.  Il  est  de  Lodève,  dans  le  départemenl  de  l'Hé- 
rault, et  il  porte  sur  le  côté  gauche  de  la  poitrine  une  croix  de  Naples 
surmontée  d'un  aigle,  emblème  qu'il  y  fit  imprimer  quand  il  servait  sous 
le  roi  Murât. 

La  catastroplie ,  l'enlèvement  des  morts  et  des  blessés,  l'arrestation  de 
l'assassin,  tout  cela  fut  l'affaire  d'un  instant.  M.  le  général  Piumigny, 
tandis  que  le  roi  continuait  à  remonter  le  boulevard ,  le  descendit  au 
galop  de  son  cheval,  informant  rapidement  les  colonels  des  légions  de  ce 
qui  venait  de  se  passer  ,  et  alla  rassurer  la  reine  qui  était  à  l'hôtel  de  la 
Chancellerie,  place  Vendôme,  pour  voir  le  défilé.  La  nouvelle  s'étant 
ainsi  répandue  comme  l'éclair,  elle  prit  durant  les  premiers  instans  une 
infinie  variété  de  formes.  Le  coup  qu'elle  porta  à  l'hôtel  de  la  Chancellerie 
et  à  l'hôtel  des  affaires  étrangères  fut  terrible.  En  ces  deux  endroits ,  au 
premier  surtout ,  se  trouvaient  réunies  les  femmes,  les  filles,  les  sœurs 
des  ofiîciers-généraux  et  des  ministres  qui  formaient  le  cortège  ,  et  quand 
retentirent  ces  mots  épouvantables,  que  douze  personnes  de  la  suite  du 
roi  venaient  d'être  tuées ,  ce  fut  une  confusion ,  ce  fut  un  tumulte ,  ce  furent 
des  cris  et  des  sanglots  déchirans.  Parmi  toutes  ces  femmes  réunies  pour 
une  fête,  et  si  bien  parées,  et  il  n'y  a  qu'un  instant,  qu'une  minute,  si 
heureuses,  si  joyeuses,  il  s'en  trouvait  tout  à  coup  dix  ou  douze,  disait 
la  nouvelle ,  qui  étaient  veuves  ou  orphelines.  Lesquelles  ?  on  ne  le  savait 
pas  encore  an  juste,  mais  on  allait  l'apprendre  dans  une  demi-heure. 

Jamais  demi-heure  ne  fut  passée  dans  une  plus  affreuse  angoisse.  Les 
aides-de-camp  qui  survenaient  à  la  hâte  avaient  des  visages  si  mornes ,  que 
la  reine  et  les  jeunes  princesses,  ses  filles,  croyaient  à  de  plus  grands 
malheurs,  qu'on  leur  dissimulait.  Cependant  des  détails  précis  étant  sur- 
venus, M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  et  M.  le  garde-des-sceaux 
en  informèrent  la  reine,  qui  ne  cessa  de  pleurer  sur  tlle-nième  que  pour 
pleurer  sur  les  autres. 

Ces  douleurs  qui  se  trouvaient  réunies ,  qui  ont  paru  et  qui  étaient 
réellement  si  poignantes ,  ont  vivement  frappé  tous  ceux  qui  en  ont  été  té- 
moins, et  ont  ému  au  loin  toutes  les  mères,  toutes  les  filles,  toutes  les  sœurs. 
Elles  avaient  ancablé  des  personnes  d'ordinaire  si  heureuses ,  et  mouillé 
de  larmes  des  yeux  qui  ont  si  peu  l'habitude  d'en  verser,  que  ce  contraste 
inattendu  des  grandes  félicités  et  des  grands  désespoirs  ne  pouvait  man- 
quer de  réveiller  partout  de  non  moins  grandes  compatissances.  Toutefois , 
il  a  dû  se  répandre  ailleurs  bien  des  larmes  fiirtives ,  se  pousser  bien  des 
jM'is  plouffi's,  s'exhnler  bien  des  doideurs  inconnues,  lorsque  les  cadavres 


REVUE    DE    PARIS.  79 

des  gardes  nationaux,  des  femmes  et  des  enfaiis,  s'en  allaient  frapper  à  la 
porte  de  leurs  maisons,  et  rentraient  souillés,  sanglans,  inanimés,  de 
cette  fêle.  Cette  désolation  des  pauvres  familles  du  quartier  Saint- Antoine 
n'était  ni  moins  vive,  ni  moins  légitime  ,  ni  moins  sainte.  Le  roi  s'en  est 
souvenu  après  Dieu.  Il  a  fait  donner  sur  l'heure  ce  qu'il  pouvait  donner 
sur  l'heure  ,  des  consolations  aux  vivans,  des  soins  aux  blessés,  des  cer^ 
cueils  aux  morts. 

Les  fêtes  de  juillet  ont  été  suspendues  immédiatement.  Une  proclama- 
tion du  roi,  pleine  de  la  douleur  du  moment,  l'a  annoncé  par  toute  la 
France.  Le  moyen  en  effet  qu'on  se  réjouit  à  côté  des  morts  qui  ne  sont 
pas  encore  enterrés?  Nous  sommes  conviés  pour  mardi  aux  funérailles  des 
victimes.  Tout  Paris  y  sera.  Nous  devons  ce  témoignage  de  douleur  à  ces 
familles  qui  ont  payé  pour  les  nôtres,  et  dont  le  deuil  pouvait  être  notre 
deuil.  Une  chapelle  ardente,  disposée  dans  l'église  Saint-Paul,  à  la  rue 
Saint-Antoine,  a  réuni  les  cercueils  de  tontes  les  victimes.  C'est  un  puis- 
sant sujet  d'émotion  pour  ce  quartier  si  douloureusement  frappé,  <|ue  le 
concours  immense  de  citoyens  de  toute  classe  qui  se  pressent  devant 
l'église ,  qui  encombrent  la  nef  et  les  bas  côtés.  La  catastrophe  a  si  dou- 
loureusement retenti  dans  la  population  tout  entière,  qu'il  n'est  pas  un 
recoin  de  ce  Paris,  si  immense,  d'où  la  foule  n'accoure  vers  les  victimes 
pour  les  plaindre  et  pour  s'indigner.  Ces  morts  qui  sont  tombés  sous  le 
même  coup,  par  le  même  crime,  à  la  mêaie  place,  reposeront  aussi  dans 
un  même  asile.  On  les  déposera  dans  les  caveaux  de  l'église  des  Inva- 
lides, où  les  funérailles  collectives  auront  lieu. 

Il  va  rester  maintenant  deux  grands  devoirs  à  remplir  ;  l'un  pour  la 
chambre  des  pairs,  l'autre  pour  le  gouvernement. 

La  chambre  des  pairs,  qui  est  saisie  du  jugement  de  l'attentat ,  y  ap- 
portera certainement  sa  fermeté,  sa  persévérance  et  sa  noblesse  ordinai- 
res. L'instruction  fera  connaître,  nous  l'espérons,  si  le  crime  est  l'œuvn- 
d'un  seul  ou  de  plusieurs.  L'accusé,  quoique  grièvement  blessé,  paraît 
devoir  survivre.  Il  a  déjà  subi  pinsiein-s  interrogatoires,  et  s'est  exprimé 
trèslihrenîent,  très  clairement,  très  explicitement.  Il  ne  nie  pas  avoir  eu 
des  complices ,  mais  il  ne  les  nomme  pas  encore.  Tout  semble  en  effet 
faire  présumer,  non-seidement  que  Gérard  a  cédé  à  une  impulsion  mo- 
rale, mais  encore  à  des  menées  et  à  des  suggestions  positives.  C'est  un 
homme  pauvre  (pii  a  payé  d'avance  six  mois  de  loyer,  et  qui  a  acheté 
vingt-cinq  canons  de  fusils  ;  voilà  une  dépense  d'environ  'i  ou  GOO  francs , 
faite  en  moins  de  trois  mois ,  ce  qui  aurait  été  impossible ,  même  à  un  ou- 
vrier à  son  aise  D'ailleurs  il  y  avait  eu  des  indices  nombreux  et  divers  de 
l'at  tentât.  Un  commissaire  de  [lolice  avait  été  informé  d'une  explosion  qui 


SO  REVUE    DE    PARIS. 

devait  avoir  lieu  anx  environs  de  l' Ambigu-Comique  ;  un  ouviier  lam- 
piste, un  garçon  de  café  et  environ  soixante  autres  personnes  arrêtées, 
paraissent  avoir  eu  plus  on  moins  de  relations  intimes  avec  Gérard,  et 
avoir  eu  une  participation  plus  on  moins  directe  au  crime.  Un  homme 
(|iii  machine  tout  seul  et  pour  son  propre  compte  n'initie  pas  tant  de  gens 
à  ses  desseins.  Dn  reste,  nous  verrons  bien. 

l.e  devoir  du  gouvernement  est  tout  aussi  grave,  et  plus  difficile  encore 
à  remplir.  Il  consiste  à  sauver  la  France  de  et- tte  épouvantable  démorali- 
sation politique  où  elle  est  tombée,  et  d'en  finir  avec  ce  conflit  de  doc- 
trines de  toute  sorte ,  cpii  ne  distingue  plus  le  bien  du  mal ,  ni  le  meurtre 
du  dévouement.  Il  est  clair  que  là  où  il  est  permis  de  discuter  le  principe 
de  l'ordre  actuel,  et  par  conséquent  de  le  condamner,  il  ne  faut  pas  s'é- 
tonner ([u'on  l'attaque.  La  révolte  délibérée  est  le  préambule  naturel  de 
la  révolte  réalisée. 

Tant  que  nous  souffrirons  qu'on  mette  la  monarchie  constitutionnelle 
et  les  institutions  actuelles  en  question,  il  est  évident  que  ceux  qui  n'ai- 
ment ni  ces  institutions,  ni  celle  monarchie,  se  déc'areront  contre  elles, 
et  tenteront  par  eux-mêmes  ou  seront  la  cause  éloignée  qui  fera  tenter 
par  d'autres  leur  renversement  et  leur  ruine.  Il  s'agit  de  savoir  si  nous 
voulons  les  choses  de  juillet,  ou  si  nous  ne  les  voulons  pas.  Si  nous  ne 
les  voulons  pas ,  laissons-les  crouler  sans  résistance  ;  si  nous  les  voulons , 
maintenons-les. 

Maintenons-les  légalement,  mais  fermement.  Soyons  au-dessus  des 
passions  de  4820,  qui  ne  sont  d'ailleurs  ni  nécessaires,  ni  possibles.  Pas 
de  violence,  pas  de  coup  d'état;  le  désordre  n'a  jamais  engendré  l'ordre, 
ni  l'injustice  la  justice.  Du  reste,  nous  sommes  certains  de  deux  choses  : 
le  gouvernement  actuel  ne  voudrait  d'aucune  illégalité,  et  la  France  n'en 
souffrirait  aucune.  Il  y  a  des  chambres,  qu'elles  soient  consultées;  il  y  a 
des  majorités,  qu'elles  prononcent;  il  y  a  une  constitution  établie,  qu'on 
lui  fasse  sortir  tout  son  effet. 

Mais  avant  tout ,  qu'on  soit  ferme.  Tant  qu'on  mollira  devant  l'émeute, 
l'émeute  recommencera  ;  tant  qu'on  enterrera  les  morts  sans  rien  dire , 
il  y  aura  des  morts  nouveaux.  A  quelque  endroit  que  soit  le  mal ,  qu'on 
l'assiège.  Le  tout  est  qu'on  veuille  l'atteindre.  Qui  a  vouloir,  a  pouvoir. 


raimecL  \vf  ilF."  RdBertsoii . 


rr.^, 


irared  Ijt  Z.  I.  .  Deiii: . 


ESQUISSES  ET  PORTRAITS. 


IL 

LADY  GRAHAM. 


C'est  très  bien  de  condamner  la  noblesse ,  très  bien  de  traîner 
la  chevalerie  dans  la  cendre  et  la  boue,  très  bien  de  se  vengei- 
d'une  grandeur  de  quinze  siècles.  Je  trouve  même  commode  et 
permis  de  créer  des  systèmes  platonico-utopiens  et  de  faire  valoir 
l'égalité  humaine  ;  de  montrer  sous  des  couleurs  odieuses  les  vices 
des  hautes  classes,  l'imnioralité  des  grandes  dames,  les  passions 
effrénées  des  nobles  suzerains  d'autrefois,  l'ignorance  des  grandes 
d'Espagne ,  les  voluptueux  caprices  des  princesses  d'Italie  et  les 
scandaleuses  orgies  des  maîtresses  des  papes  I 

Très  bien  ! 

D'abord  toutes  ces  couleurs  sont  tranchantes  et  attirent  l'atten- 
tion ;  ensuite  nous  tous ,  qui  ne  sommes  pas  de  vieille  descendance, 
nous  tous,  nous  sommes  flattés,  vengés  et  joyeux! 

Et  le  public  répétera  que  l'aristocratie  est  fatale  au  bonheur 

TOME  XX.     AOUT.  0 


82  REVUE    DE    PARIS. 

des  peuples.  Je  ne  veux  discuter  avec  personne  ;  je  ne  suis  point 
dogmatique.  Arrière  la  querelle  1  Loin  de  moi  la  fureur  !  Que 
l'invective  aille  chercher  en  d'autres  lieux  ses  franches  coudées  l 
L'arène  ne  lui  manque  pas,  à  l'invective;  elle  trouve  en  France 
une  carrière  assez  belle,  ainsi  que  la  dispute,  le  sophisme ,  le  pa- 
ralogisme, l'analyse,  la  critique,  le  sarcasme,  la  médisance,  la 
criaillerie ,  l'avocasserie ,  et  tout  ce  qui  se  rapporte  au  plus  har- 
gneux des  gouvernemens,  au  gouvernement  représentatif. 

Si  l'on  me  permet  une  seule  petite  observation ,  je  dirai  seule- 
ment que  les  suzeraines  d'Italie,  ces  grandes  dames  si  perverses, 
ont  trouvé  des  rivales  dans  notre  Gazelle  des  Tribunaux ,  et  que 
s'il  fallait  choisir  entre  l'immoralité  de  la  place  Maubert,  celle 
des  intéressantes  et  dramatiques  seclatrices  du  vice  que  nos  tri- 
bunaux vont  chercher  dans  les  classes  inférieures,  et  l'autre  im- 
moralité poudrée,  fardée,  éclatante,  rayonnante,  empourprée  des 
altières  suzeraines  du  moyen-âge ,  j'opterais  pour  les  suzeraines. 

Je  ne  suis  donc  nullement  convaincu  que  le  vice  soit  le  partage 
exclusif  d'une  caste.  0  témérité  inouïe  !  dans  une  époque  pareille  ! 
Je  ne  pense  pas  que  tout  le  crime  soit  l'apanage  de  ces  classes  si 
méprisées!  C'est  une  opinion  vraiment  téméraire,  je  ne  l'ignore 
pas  et  j'en  conviens. 

Permettez-nous  cependant  de  conserver  notre  vénération  pour 
une  aristocratie,  celle  de  la  beauté  ;  permettez-nous  de  faire  ob- 
server aussi  que  c'est  surtout  parmi  les  grandes  races  saxonnes  et 
teutoniques,  en  Allemagne  et  en  Angleterre,  que  se  trouvent  les 
grands  modèles  de  la  beauté. 

Admirez ,  par  exemple ,  ce  portrait  de  femme  ;  les  salons  d' Al- 
mack  en  ont  admiré  l'original. 

Sur  cette  physionomie  si  gracieuse  et  si  noble ,  vous  ne  retrou- 
vez pas  le  type  saxon ,  mais  le  vieux  type  écossais.  C'est  bien  la 
beauté  du  Nord,  un  mélange  de  dignité  fière,  de  mélancolie  et  de 
caprice. 

En  effet,  les  ancêtres  paternels  de  lady  Graham  ,  aujourd'hui 
femme  de  lord  Graham,  ami  de  lord  Grey,  long-temps  ministre. 


REVUE   DE   PARIS.  83 

et  qui  marche  à  la  tête  des  whigs  réformateurs  modérés  ;  les  an- 
cêtres de  cette  beauté  ,  que  Waller  Scott  aurait  placée  parmi  ses 
héroïnes ,  ont  leur  généalogie  et  leur  écusson  seigneurial ,  qui  se 
rapporte  aux  vieilles  traditions  du  comté  de  Stirling.  Elle  est 
née  CaUandcr  de  Crai(jfi>rih.  Pendant  le  règne  de  Jacques  VI 
d'Ecosse,  un  tlallander  dont  le  père  avait  été  porte-étendard  du 
roi ,  porta  les  armes  sur  le  continent ,  et  s'y  fit  remarquer  par  ses 
prouesses  ;  le  roi,  en  montant  sur  le  trône  d'Angleterre,  lui  fit,  en 
récompense  de  ses  bons  services ,  un  don  assez  considérable  pour 
qu'il  agrandît  et  embellît  ses  propriétés  de  Craigforth.  Le  grand- 
père  de  lady  Graham ,  John  Callander,  se  distingua  par  la  supé- 
riorité de  son  esprit  et  la  variété  de  ses  talens.  Il  est  auteur  de  plu- 
sieurs travaux  estimés  sur  les  Poésies  du  roi  Jacques  Y,  et  sur  le  Pa- 
radis perdu  deMihon.  Il  épousa  une  Livingstane,  et  reçut  du  père 
de  sa  femme ,  sir  James  Livingstane ,  fils  de  sir  James  Campbell 
d'Ardkinglass,  le  litre  et  les  armoiries  des  Campbell ,  avec  le  do- 
maine d'Ardkinglass.  Ce  titre  et  ces  propriétés  échurent  au  neveu 
de  sir  James  Livingstane,  fils  de  M.  Callander,  qui,  en  1797, 
épousa  la  plus  jeune  sœur  de  la  marquise  d'Antrim,  lady  Elisa- 
beth Macdonnell.  Il  eut  d'elle  cinq  enfans ,  entre  autres  Caroline 
Sheridan,  qui  épousa  le  fils  du  célèbre  Sheridan,  et  lady  Frances, 
dont  nous  donnons  ici  le  portrait.  Elle  épousa,  en  1819,  !ord  Gra- 
ham ou  Grœme,  représentant  de  la  vieille  race  des  Grœme ,  dont 
le  nomAistorique  remonte  jusqu'à  l'année  404- de  l'ère  chrétienne. 


NOTRE  AMI 


LE  JUSTE-MILIEU. 


Vers  les  premiers  mois  de  l'année  1852,  j'habitais  une  ville  du 
midi  assez  proche  de  3Iarseille ,  quoique  nous  eussions  l'honneur 
de  posséder  un  évéque,  une  cour  royale  el  un  préfet.  Le  préfet 
était  un  excellent  homme,  et  monsieur  son  fils  un  jeune  homme 
encore  plus  parfait,  s'il  était  possible.  Il  n'était  bruit  parmi  le  beau 
monde  du  département  que  des  grâces  et  de  l'exquise  intelligence 
de  ce  dandy,  fleur  et  modèle  de  tous  les  dandies  administrés  ou 
non.  Les  femmes  avaient  l'habitude  de  s'évanouir  quand  il  parlait 
littérature.  S'il  ouvrait  la  bouche  sur  la  politique,  c'était  bien  pis 
encore  :  de  l'enthousiasme  on  tombait  dans  les  convulsions.  Dieu 
cependant  qui  ne  veut  pas  qu'aucun  triomphe  humain  soit  com- 
plet, ne  lui  accordait  avec  cette  profusion  que  la  louange  d'un 
parti.  Tout  ce  qui  comptait  parmi  les  verts  carlistes  ou  parmi  les 
républicains  écarlatcs,  censurait  hautement  ce  qu'ils  appelaient 
son  vice ,  tout  en  se  complaisant  d'ailleurs  à  reconnaître  le  fais- 


REVUE    DE   PARIS. 


8^ 


ceau  de  ses  ëminentes  qualités.  Telle  était  d'ailleurs  la  frénésie 
de  ce  jeune  homme  en  ces  matières,  que  nous  ne  le  connaissions 
guère  entre  nous  que  sous  cette  espèce  de  sobriquet  :  notre  ami 
le  juste-milieu. 

Mais  peut-être  la  foule  préoccupée  des  ses  qualités  extérieures, 
de  ses  nobles  manières,  de  ses  beaux  cheveux,  de  ses  beaux  ha- 
bits, ne  lui  tenait-elle  pas  suffisamment  compte  du  cœur  le  plus 
abondant  en  candeur  et  en  générosité  que  le  ciel  eût  jamais  créé. 
M.  Anacharsis  poussait  quelquefois  l'abnégation  jusqu'à  la  niaise- 
rie. Je  vous  demande  pardon  pour  ce  qui  est  du  nom.  Lui-même 
il  en  était  souvent  fort  embarrassé,  et  regrettait  vivement  que  feu 
sa  marraine  eût  été  une  si  é; range  femme.  Tant  y  a  qu'il  était  le 
€oq  de  la  province,  chéri,  fêté,  juste-milieu  à  outrance,  et  par  im- 
possible plus  chevaleresque  encore.  Je  ne  sais  si  je  vous  ai  dit  que 
nous  étions  fort  liés. 

Un  matin,  enveloppé  de  sa  robe  de  chambre  et  les  pieds  dans 
de  magnifiques  pantoufles,  il  lisait  avec  admiration  le  Journal  des 
Débats.  Il  était  grandement  question  alors  de  révolutions  et  de 
propagandes.  La  France  s'agitait  au  dedans,  et  les  pays  d'alen- 
tour frémissaient,  comme  frémissent  toutes  les  maisons  autour 
d'un  volcan.  Les  Belges  avaient  contrefait  la  révolution  de  juillet.. 
Les  Italiens  en  avaient  improvisé  une  semblable,  mais  par  mal- 
heur elle  n'avait  pas  obtenu  le  même  succès;  c'était  à  recum- 
mencer.  Mais  en  attendant,  chassés  par  le  vainqueur,  les  révoltés 
inondaient  la  France  et  venaient  nous  demander  asile.  L'au- 
teur doit  prendre  ici  des  réserves,  sans  lescjuelles  il  ne  lui 
serait  pas  possible  de  continuer  cette  histoire.  Nous  n'avons  pas  à 
juger  dans  ces  pages  le  fait  immense  que  nous  signalons,  et  ceci 
n'est  écrit  nullement  pour  porte  r  aiteinlc  à  l'honneur  et  au  cou- 
rage qu'ont  déployés  les  vaincus  dans  celte  lutte.  Personne  plus  que 
nous  ne  vénère  cette  colossale  Italie ,  aïeule  de  la  moitié  de  l'uni- 
vers civilisé,  patrie  de  Dante  et  de  César.  Mais  les  proscrits  ita- 
liens conviendront  eux-mêmes  que  de  faux  frères  se  glissèrent  à 
cette  é|)oque  dans  leurs  rangs,  misérables  qui  prévoyaient  la  com- 
misération qui  (levait  s'attacher  à  cette  grande  infortune,  et  se  dis- 
posaient à  l'exploiter. 


S6  REVUE  DE  PARIS. 

Notre  ami  lo  juste-milieu  lisait  donc  son  premier  Paris,  lorsque 
le  valet  attJiche  à  son  service  entra  dans  sa  chambre  et  lui  annonf;a 
la  visite  d'un  étranger.  On  fît  entrer.  L'inconnu,  après  s'être  assis, 
commença  en  ces  termes  : 

—  Monsieur,  je  suis  un  prosciit,  j'ai  échappé  aux  coups  de  fusils 
des  Autrichiens  et  aux  coups  de  hache  de  Charles-Albert,  prince 
et  bourreau  de  Turin,  et  me  voilà.  Vous  êtes  juste-milieu,  je  suis 
républicain. 

—  Qu'importe!  monsieur,  je  suis  homme  avant  d'être  partisan. 
Vous  avez  besoin  de  moi,  continuez. 

—  Monsieur,  je  m'attendais  à  cette  noble  réponse.  La  loyauté  de 
votive  caractère  m'a  été  vantée,  et  déjà  je  m'aperçois  qu'on  ne  m'a 
point  trompé.  Monsieur,  un  ordre  impitoyable  du  ministère  de 
l'intérieur  me  défend  de  séjourner  sur  ces  côtes,  sans  doute  parce 
qu'elles  regardent  l'Italie ,  ma  chère  Italie,  la  seule  chose  qui  me 
soit  chère  ici-bas!  J'ai  perdu  ma  mère  pendant  l'insurrection.  Je 
serais  seul ,  s'il  ne  me  restait  encore  l'Italie.  Or  ce  qui  fait  que  le 
ministre  veut  m'éloigner  de  cette  ville,  est  précisément  ce  qui  m'y 
pousse,  monsieur.  Je  veux  respirer  un  peu  de  ce  vent  qui  a  peut- 
être  passé  sur  mon  sol  natal. 

—  II  suffit,  monsieur.  J'obtiendrai  du  préfet  que  vous  restiez 
ici. 

Voilà  comme  eut  lieu  la  première  entrevue.  Huit  jours  après, 
M.  Carlo  Luz se  présenta  de  nouveau  à  notre  féal  ami  le  juste- 
milieu. 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  vous  êtes  juste-milieu,  je  suis  républi- 
cain. Mes  affaiies  sont  bien  dérangées,  et  si  ce  n'était  insignement 
abuser  de  votre  complaisance ,  je  vous  prierais ,  monsieur  et  ami , 
de  me  prêter  un  billet  de  500  fi-ancs.  Il  vous  serait  rendu  mardi 
prochain. 

Ce  mardi  n'a  pas  encore  montré  son  visage.  Telle  fut  la  seconde 
visite.  A  la  troisième,  le  proscrit  renoua  ainsi. 

—  Mon  cher  Anacharsis,  quoique  je  m'efforce  d'atteindre  au 
comble  difficile  des  vertus  romaines  ,  vertus  indispensables  à  tout 
bon  patriote,  je  dois  vous  confesser  que  je  me  suis  laissé  ensorceler 
par  une  beauté ,  (jui  fait  à  la  fois  mon  malheur  et  mon  bonheur. 


REVUE    DE    PARIS.  8T 

—  Je  croyais  que  vous  ne  deviez  plus  aimer  que  lllalie? 
Celait  une  innocente  raillerie  du  pauvre  Anacliarsis.  M.  Carlo 

Luz...  sourit,  et  en  homme  habitué  à  se  tirer  d'affaire  : 

—  C'est  qu'elle  est  aussi  charmante  que  l'Italie  ! 

—  Mais  que  puis-je  soit  pour  elle ,  soit  pour  vous? 

—  Elle  veut  chanter  au  concert  qui  se  donnera  dans  six  jours. 
C'est  la  plus  belle  voix  du  monde.  Vos  amis  tiennent  les  deux  seuls 
journaux  qui  existent  ici.  Vous  êtes  juste-milieu  ,  je  suis  républi- 
cain. Obtenez  d'eux  qu'ils  la  couronnent  de  toutes  les  fleurs  t!e 
leur  talent.  Jamais  éloge  n'aura  été  plus  mérité.  Mais  c'est  qu'elle 
chante  !...  M™"  Malibran  pâlirait  de  l'entendre.  J'ai  calculé  qu'avec 
cette  voix  elle  pourrait  gagner  100,000  francs  par  an ,  et  ces  éloges 
la  décideront  peut-être  à  ne  pas  laisser  oisive  une  mine  aussi  riche. 
Elle  a  un  imbécille  de  mari,  bonhomme  à  idées  creuses,  qui  ne 
veut  pas  qu'elle  monte  sur  les  planches.  11  lui  a  communiqué  son 
horreur  pour  le  théâtre,  et  je  travaille  à  tuer  ce  préjugé.  Est-il 
bête,  ce  mari  ! 

—  Pourquoi?  reprit  Anacliarsis.  Je  comprends  fort,  je  vous 
assure,  qu'un  homme  ne  veuille  pas  jeter  sa  femme,  celle  qu'il 
aime,  sur  des  tréteaux,  aux  regards  de  tous  les  oisifs  ou  de  tous 
les  libertins  d'une  ville.  Ce  n'est  pas  bêtise,  c'est  pudeur  bien 
plutôt. 

—  Mais  l'argent!  l'argent! 

—  L'argent!  dit  le  jeune  homme,  qu'est-ce  que  l'arpent?  Parlez- 
moi  de  l'honneur.  J'esiime  ce  mari.  Néanmoins,  comme  vous  êtes 
d'un  parti  contraire,  je  me  ferais  scrupule  de  ne  pas  vous  être 
agréable.  Que  votre  belle  chante ,  mes  amis  applaudiront.  Les 
journaux  diront  d'elle  tout  ce  qui  vous  plaira. 

Tous  trois  nous  nous  rendîmes  à  ce  concei't.  Celait  un  concert 
demi-bourgeois,  denii-artiste.  M.  Carlo  Luz...  avait  vain<tu  les 
dernières  n-sistances  de  sa  Ninette  ,  et  sa  Ninelte,  au  riscpic  d'être 
grondée  par  son  mari  qu'elle  attendait,  avait  consenti  à  initier 
notre  ville  aux  charmes  de  son  talent.  Nous  étions  très  curieux  en- 
suite d'apercevoir  le  visiige  de  celte  belle  coupable.  Nous  voulions 
voir  comme  l'Italien  avait  eu  l'art  de  se  pourvoir  dans  un  lieu  où 
ce  n'était  pas  chose  facile. 


S8  REVUE  DE   PARIS. 

Ma  foi  !  Jorsque  parut  ce  tendre  objet,  nous  fûmes  obIi{jës  de 
baisser  pavillon  devant  le  héros  de  Turin.  Il  avait  fait  la  une  vé- 
rilable  trouvaille.  Sa  beauté  était,  en  vérité,  une  perle  de  femme. 
Celle  Ninelte  des  Ninettes  s'avança  avec  un  délicieux  embarras , 
ses  deux  blanches  mains  presque  jointes  ,  jointes  d'une  façon  qui 
sentait  la  vierge  d'une  lieue.  Celait  à  ravir.  Je  ne  me  rappelle  pas 
avoir  jamais  vu  de  plus  splendides  cheveux  blonds.  A  M.  Carlo 
Luz...  qui  aimait  prodigieusement  l'or,  ils  devaient  souvent  occa- 
sioner  de  singuliers  rêves.  Les  yeux ,  d'une  délicatesse  infinie , 
laissaient  voir  à  travers  leur  azur  l'ame  d'un  enfant.  3Iais  la  femme, 
la  femme  florissante,  se  ti'ahissait  aux  rondeurs  voluptueuses  des 
épaules  et  au  double  renflement  de  la  robe  à  l'endroit  du  sein, 
^ous  battîmes  des  mains ,  il  n'y  avait  pas  autre  chose  à  faire. 

Bientôt  un  monsieur  en  pantalon  de  Casimir  noisette  ouvrit  le 
concert  par  une  de  ces  stupides  romances,  dont  la  musique  vaut 
ordinairement  les  paroles.  Les  autres  promesses  du  programme 
s'exécutèrent  au  fur  et  à  mesure ,  à  notre  grande  impatience.  Nous 
avions  hâte  d'entendre  le  miracle  que  l'Italien  nous  avait  annoncé, 
surtout  notre  ami  le  juste-milieu  ,  qui  était  devenu  rêveur  depuis 
l'apparition  de  IVinette.  Ses  yeux  ne  quittaient  pas  la  gracieuse 
image  que  cette  femme  dessinait  dans  un  angle  de  la  salle,  sur  un 
"fond  rouge  qui  était  un  rideau  de  soie.  Enfin  le  rossignol  chanta > 
Je  dis  le  rossignol  pour  peindre  l'éclat  et  le  prodigieux  effet  de  ce 
chant.  La  salle  était  transie.  Notre  ami  le  juste-milieu  s'appuyait 
sur  mon  bras,  que  de  temps  à  autre  il  pressait  convulsivement,  et 
moi,  je  devinais  à  moitié  que  c'était  l'amour  qui  entrait  en  lui  qui 
l'ébi  aniait  avec  cette  puissance.  Spectacle  digne  de  tout  amour  en 
effet,  qu'une  belle  femme  qui  chante!  que  ces  belles  choses  qui 
sortent  d'une  chose  plus  belle  encore  !  Je  croyais  la  voir  et  l'enten- 
dre semer  des  perles. 

Après  le  concert,  Anacharsis  voulut  être  présenté  à  la  Maîibran. 
M.  Carlo  Luz...  s'y  prêta  de  la  meilleure  grâce. 

—  N'est-ce  pas,  monsieur,  me  dit-il  ce  soir-là,  que  c'est  une 
voix  à  gagner  bien  de  l'argent?  Eh  bien!  monsieur,  imaginez 
qu'elle  ne  veut  pas  chanter. 

Il  paraît,  du  reste,  que  la  nature  s'était  plu  à  combler  cette 


REVUE   DE  PARIS.  8ft 

femme  de  toutes  les  sortes  de  perfections,  ear  notre  ami  nous  re- 
vint toul-à-l\iit  pris,  en  nous  assurant  qu'elle  pensait  comme  elle 
regaidàit,  comme  elle  chantait. 

—  En  seriez-voiis  amoureux?  lui  dis-je  tout  bas. 

—  Ma  foi!  me  répondit-il,  de  si  beaux  yeux  bleus! 

Je  me  permis  de  lui  faire  observer  que  ce  n'était  pas  une  raison. 

—  Je  le  sais  bien ,  reprit-il ,  mais  je  vous  jure  qu'elle  a  des  yeux 
bleus  qui  m'empêcheront  souvent  de  dormir.  Le  pis  de  l'affaire , 
ajouta-t-il ,  c'esst  que  l'amant  est  mon  ami. 

—  Cet  Italien? 

—  Oui,  cet  Italien.  îl  est  républicain,  je  suis  juste-milieu;  il  est 
proscrit  et  malheureux,  moi,  je  suis  riche  et  dans  mon  pays. 
Cette  femme  lui  lient  lieu  de  tout.  Ce  serait  une  pitié. 

—  Et  le  mari? 

—  Un  vieux  bonhomme,  à  ce  qu'on  m'a  dit. 

En  m'en  alLint ,  je  faisais  une  réflexion ,  à  savoir  qu'il  n'était  pas 
mal  plaisant  que  ce  fût  moi  qui  eusse  songé  au  mari.  îl  y  avait 
gros  à.  parier  que  la  femme  n'y  songeait  pas  plus  que  le  juste- 
milieu,  pas  plus  que  le  républicain.  Pauvre  bonhomme,  puis(jue 
bonlioujme  il  y  avait,  dont  on  se  disputait  la  femme,  sans  qu'on 
daignât  autrement  s'occuper  de  lui.  Je  ne  sais  comment  l'envie  me 
vint  de  le  voir.  Je  n'ignorais  pas  cependant  qu'il  était  demeuré  à 
Paris,  tandis  que  sa  femme  était  venue  visiter  une  vieille  tante 
qu'elle  avait  dans  le  département.  31ais  tant  y  a  que  je  me  per- 
suadais, sans  avoir  aucune  raison,  qu'on  le  faisait  plus  ridicule 
qu'il  n'était.  Et  je  ne  me  trompais  pas. 

Les  journaux  avaient  paru  tout  embaumés  de  l'éloge  de  M"""  Ni- 
nettc  Car.... ,  cinq  jours  s'étaient  écoules,  j'avais  oublié  M.  Luz... 
et  sa  cantatrice,  et  la  passion  de  notre  ami  le  juste-milieu,  lors- 
qu'un matin  je  reçus  la  visite  d'un  homme  qui  me  déclara  se  nom- 
mer Erançois  Car....  C'('tait  le  nsari  de  JNinette.  Il  se  présentait 
chez  moi  pour  me  remercier  de  mon  excessive  bienveillance. 

Comme  je  m'en  doutais,  le  pei'sonnage  était  tout-à-f.iit  avenant. 
Il  avait  quarante-six  ans,  des  cheveux  gris  et  un  visage  qui  n'était 
ni  frais  ni  rose.  Mais  pour  être  sillonnés  de  rides  et  brûlés  du  soleil, 
on  ne  pouvait  dire  que  les  traits  du  bonhomme  fussent  désagréa- 


90  REVUE   DE   PARIS. 

bles  ou  repoussons.  Ils  offraient  même,  au  contraire,  quelque 
grandeur.  Il  est  vrai ,  d'un  autre  côté,  que  si  madame  sa  femme 
aimait  de  passion  les  tailles  fines  et  ces  mines  déjeunes  gens  pâles 
et  maladifs,  rien  ne  lui  allait  moins  que  ce  vieux  militaire,  qui  était, 
je  l'avouerai,  d'une  assez  bonne  circonférence.  Mais  au  résumé^ 
tel  quel,  personne  n'eût  été  étonné  de  le  savoir  aimé.  Il  avait  un  air 
de  Lablache  dans  les  Puritcûm. 

Il  me  raconta  d'un  ton  plein  d'excellente  franchise  qu'il  avait 
long-temps  servi ,  et  que,  malgré  dix  campagnes ,  il  ne  s'était  retiré 
de  l'armée  qu'avec  le  grade  de  lieutenant  et  la  croix  d'honneur.  II 
avait  hérité  d'une  dizaine  de  mille  francs  de  rente,  avait  épousé 
lyj"*'  Ninette  Ducros,  qui  ne  lui  avait  absolument  apporté  que  les 
trésors  de  sa  beauté,  et  depuis  trois  ans  vivait  le  plus  heureux 
homme  du  monde  avec  sa  femme  et  la  petite  fille  qu'il  en  avait  eue. 
Il  me  fit  un  tableau  vraiment  touchant  de  la  paix  de  son  intérieur, 
me  dit  que  sa  femme  l'aimait  tendrement ,  qu'il  en  était  sûr,  qu'il 
n'y  avait  pas  de  caresses  dont  elle  ne  l'environnât,  qu'elle  veillait 
presque  aussi  maternellement  sur  lui  que  sur  leur  enfant,  et  cela 
quoiqu'elle  eût  vingt-cinq  ans  de  moins  que  lui.  Et  comme  c'était 
un  de  ces  caractères  ronds  et  sans  détours,  qui  se  familiarisent  tout 
d'abord  ,  il  m'ajouta  qu'il  n'y  avait  que  cela  ,  que  c'était  par  là  qu'il 
fallait  finir,  et  que  si  tous  les  jeunes  gens,  livrés  ainsi  que  moi 
aux  folles  amours  trempées  de  larmes,  savaient  quelles  douceurs 
on  goûte  en  ménage,  ils  auraient  bientôt  rompu  avec  leurs  mau- 
vaises joies. 

Il  me  faisait  peine.  Je  le  reconduisis  jusqu'à  la  porte  avec  toute 
sorte  d'égards.  Sur  le  seuil  il  me  renouvela  ses  remercîmens, 
quoiqu'il  voulût  bien  me  confier,  ajouta-t-il ,  que  sa  femme  ne  lui 
avait  pas  obéi  en  chantant  dans  un  concert  public ,  qu'il  était  bien 
décidé  à  ne  lui  laisser  jamais  goûter  de  cette  vie  artiste ,  bonne 
tout  au  plus  pour  un  homme,  mais  indigne  de  toute  femine  qui 
veut  demeurer  honnête.  Je  le  taxai  de  rigorisme ,  mais  il  insista 
et  me  répondit  qu'il  aimait  mieux  vivre  modestement  avec  ses  dix 
mille  francs  de  reiite ,  que  de  faire  grand  bruit  avec  les  quatre- 
vingts  à  quatre-vingt-dix  mille  francs  que  sa  Ninette  pourrait  ga- 
gner, si  elle  voulait ,  avec  sa  voix. 


REVUE    DE    PARIS.  91 

M.  Anarcharsis  était  chez  mon  honorable  collègue,  lorsque 
M.  Car,.,  se  présenta ,  continuant  sa  tournée  d'actions  de  grâces. 
Notre  ami  le  juste-milieu  lui  plut  singulièrement.  Le  vieux  lieute- 
nant était  un  de  ces  cœurs  naïfs  qui  ne  demandent  qu'à  aimer.  Il 
allait  devant  lui  la  poitrine  ouverte,  tout  comme  si  les  hommes 
en  étaient  encore  à  l'âge  d"or.  Il  obligea  le  jeune  homme  de  lui 
promettre  de  se  présenter  chez  lui ,  s'il  effectuait  pai*  hasard  le 
voyage  qu'il  projetait,  M.  Anacharsis  parlait  en  effet  depuis  quel- 
ques jours  d'aller  passer  un  mois  ou  deux  à  Paris,  avant  de  partir 
pour  les  colonies,  où  pouvaient  l'appeler  d'un  moment  à  l'autre 
une  liquidation  qui  intéressait  SI"""  sa  mère.  M.  (^ar...  lui,  re- 
tournait dans  la  capitale  avec  sa  Ninette. 

Pendant  tout  ce  tenqjs ,  nous  n'eûmes  aucune  nouvelle  du  réfu- 
gié. Il  se  tint  dans  une  ombre  tout-à-fait  décente.  Le  couple  fit 
route  poui'  Paris,  comme  il  l'avait  nnnoncé.  Restèrent  les  deux, 
amans. 

BieniiU  le  séjour  de  la  panvre  ville  devint  odieux  à  notre  ami  le 
juste-milieu.  Lïtalien,  <jui  avait  reparu  chez  son  protecteur  poli- 
tique, ne  nous  semblait  plus  aussi  satisfait  de  boire  le  vent  qui 
avait  carosi;  sa  terre  natale.  Il  était  plus  sobre  aussi  de  tirades 
contre  M.  de  Metlernich. 

Enfin  Anacharsis,  lui  matin,  nous  annonça  qu'il  partait  le  soir, 
pour  Paris,  on  le  devine.  Son  père  le  pi-efel  le  chargeait  d'une 
mission.  Il  fallut  voir  la  grimace  que  fit  M.  Carlo  Luz 

Le  soir  venu,  nous  étions  assemblés  chez  notre  juste-milieu.  On 
achevait  ses  malles.  Le  réfugié  entra,  et  l'ayant  pris  à  j)art: 

—  Mon  ami,  lui  dit-il,  je  vous  dois  un  aveu.  Celle  confiance 
seule  peut  dignement  reconnaître  tout  ce  (jue  vous  avez  fait  pour 
moi.  J'aime  la  fcmmc  de  ce  vieux  militaire,  la  femme  que  vous 
avez  entendue,  et  vous  l'avouerai-je?  j'en  suis  aimé. 

Le  pauvre  Anacharsis  trembla  sur  ses  genoux  : 

—  Tant  mieux  pour  vous,  murmura-l-il.  C'est  une  jolie  femme. 
Mais  en  ètes«vous  sur ,  de  ce  que  vous  avancez? 

—  Si  j'en  suis  sûr!  reprit-il  avec  un  sourire  qui  perça  le  cœur 
de  l'autre.  Mon  ami,  conlinua-t-il,  les  opinions  politi(pies  n'ont 
jamais  désuni  des  cœurs  loyaux  et  probes.  J'espère  (|ue  nous  de- 


92  REVUE   LE   PARIS. 

meurerons  toujours  ce  que  nous  avons  ëlé.  Je  m'estimerais  le  der- 
nier des  hommes,  si  je  pouvais  céder  contre  vous  à  la  moindre  sug- 
gestion de  l'esprit  de  parti.  Donnons  au  monde  ce  rare  et  sublime 
sp(  ctaele  de  deux  ennemis  politifjues,  plus  amis  que  ne  le  furent 
jamais  père  et  fils ,  frère  et  sœur.  Vous  êtes  juste-milieu ,  je  suis 
républicain.  N'en  faisons  plus  qu'un. 

—  J'aurai  ce  courage,  répondit  avec  fermeté  le  jeune  homme. 
On  eût  dit  qu'il  étouffait,  en  disant  cela,  la  passion  qui  dévorait 

son  cœur.  Il  y  a  des  âmes  qui  aiment  à  vivre  de  sacrifices.  Gela  les 
ennoblit  et  cela  les  satisfait. 

—  Mais,  reprit  notre  réfugié,  je  vous  veux  charger  d'une  let- 
tre. La  maison  de  M.  Car...  vous  sera  ouverte.  Oserais-je  comp- 
ter sur  votre  bonté  pour  remettre  ce  billet? 

—  A  sa  fennne? 

—  A  sa  femme  elle-même.  Bien  en  secret.  Il  y  va  de  notre  bon- 
heur. 

Que  vous  dirai-je?  Le  juste-milieu  accepta.  Il  partait  pour  lui, 
grâce  à  sa  manière  chevaleresque  il  ne  partit  plus  que  pour 
M.  Carlo  Luz....  L'Italien  n'était  pas  maladroit,  comme  on  voit. 
Ouvrir  les  yeux  au  jeune  homme,  impossible!  Il  ne  nous  confiait 
rien  de  ses  rapports  avec  cet  étranger. 

Aussitôt  à  Paris,  le  premier  soin  de  M.  Anacharsis  fut  de  pren- 
dre le  chemin  de  la  maison  de  IN' inette.  Il  était  trois  heures  de  l'après- 
midi,  le  couple  était  installé  au  salon.  On  imagine  l'accueil  qui  lui 
fut  fait,  de  la  part  du  vieux  lieutenant  du  moins ,  car  Ninette  ne  se 
souvenait  plus  d'Anacharsis.  Il  est  vrai  qu'elle  ne  l'avait  vu  que  le 
soir  de  ce  fameux  concert,  où  tant  d'admirateurs  se  partageaient 
son  attention.  Il  n'y  a  rien  de  plus  oublieux  que  les  jolies  IV'mmes. 

Toutefois  ayant  choisi  un  instant  l^ivorable,  notre  juste-milieu 
dit  à  Ninette  qu'il  avait  à  l'entretenir  d'une  affaire  importante.  Elle 
le  regarda  sévèrement,  mais  cependant  quelques  minutes  après  elle 
pria  son  mari  d'aller  achever  je  ne  sais  quelle  lettre,  tandis  qu'elle 
Chanterait  à  leur  hôte  la  cavaiine  du  Barbier  de  Sévïlle.  Et  elle  se 
mit  à  son  piano ,  où  elle  attaqua  cette  musique  avec  le  rare  talent 
dont  elle  était  douée. 

La  porte  fermée ,  Ninette  se  tourna  vers  le  jeune  homme  et  le 


REVUE   DE    PARIS.  9*1 

jiria  de  s'expliquer.  Jamais  elle  n'avait  été  plus  belle  et  plus  élé- 
gante. Il  errait  sur  son  visage  un  charme  capable  de  perdre  les 
anges.  S'altendait-elle  à  une  déclaration ,  il  y  a  grand  lieu  de  le 
croire.  ïllle  avait  pris  tout  d'un  coup  une  contenance  passablement 
romaine,  et  affectait  de  ne  lever  plus  les  yeux  sur  son  interlocuteur. 
L'occasion  était  bonne,  notre  ami  le  juste-milieu  sentit  frémir  sur 
ses  lèvres  tout  ce  qu'il  avait  au  fond  de  l'ame.  L'envie  de  tout  dire 
le  saisit.  Le  parfum  de  ce  salon  l'enivrait ,  le  parfum  de  celte  femme 
avait  emporté  sa  raison.  Elle  était  étendue  dans  un  fauteuil ,  toute 
blanche  et  toute  dorée  au  milieu  de  ces  langes  de  mousseline  qui 
semblaient  l'étreindre  sans  la  presser,  belle,  demi-animée,  pen- 
sive comme  une  de  ces  belles  lunes  qui  luisent  sur  nous  pendant 
l'été.  Ils  étaient  seuls ,  il  n'avait  qu'à  étendre  la  main  pour  la  tou- 
cher. 3îais  soudain  le  candide  amoureux  se  rappela  son  malheureux, 
ami,  il  se  rappela  leurs  sermens  et  surtout  la  différence  de  leurs  opi- 
nions politiques,  et  sa  déclaration  resta  entre  son  cœur  et  sa  bou- 
che. Pauvre  jeune  homme  !  il  tira  de  sa  poche  sans  rien  dire  la 
lettre  du  réfugié,  et  il  la  tendit  en  détournant  la  tète  à  celle  qu'il 
aimait.  Elle,  de  se  pencher  ,  de  regarder  celte  écriture,  puis  tout 
d'un  coup,  spontanément,  semblable  à  la  poudre  qui  rencontre 
le  feu ,  de  s'élancer  et  de  s'écrier  : 

—  Ah  !  monsieur  !  monsieur  !  vous  êtes  un  ange.  Vous  venez  du 
paradis!  Vous  l'avez  donc  vu?  Ah  !  vous  l'avez  vu. 

—  Oui,  madame,  je  l'ai  vu. 

11  n'en  put  dire  davantage ,  il  suffoquait.  Le  premier  mouvement; 
d'ivresse  passé,  Ninetle  qui  était  une  femme  élevée,  quoiqu'elle 
fût  loin  d'être  une  femme  née ,  reprit  en  ces  termes  : 

—  Monsieur,  pardonnez-moi,  je  n'ai  pas  été  maîtresse  de  ma 
joie.  C'est  que  je  ne  suis  pas  accoutumée  au  bonheur.  Ah  !  je  vous 
remercie  bien  ,  vous  m'avez  apporté  la  vie.  Vous  m'excusez,  n'est- 
ce  pas?  Vous  êtes  jeune,  vous  êtes  aimé ,  vous  savez  ce  que  c'est 
(jue  l'amour  ! 

M.  Anacîiarsis  avait  bien  envie  de  lui  répondre  qu'elle  se  trom- 
pait ,  mais  désormais  parler  d'amour  à  cette  femme ,  c'eût  été  l'in- 
sulier.  Elle  n'ignoiait  plus  qu'il  connaissait  la  passion  qu'elle  nour- 
rissait pour  M.  Cailo  Luz...  et  lui,  il  ne  pouvait  pins  douter  du 


94  REVUE   DE  PARIS. 

triomphe  de  son  ami  ou  plutôt  de  son  rival.  0  hasard  des  vertus  et 
des  bonheurs  !  le  moment  était  passé. 

Cependant ,  en  s'en  allant ,  il  se  récitait  pour  se  consoler  d'étran- 
ges choses;  il  se  disait  par  exemple  que,  s'il  ne  l'avait  pas,  l'Ita- 
lien, grâce  à  l'ordre  qui  l'écartait  de  Paris,  ne  l'aurait  ))as  non 
plus;  et  il  finissait  par  reconnaître  qu'il  était  infiniment  mieux 
partagé,  puisque  rien  ne  l'empêchait  de  la  voir  chaque  jour.  La 
première  personne  qu'il  rencontra  en  montant  chez  lui ,  ce  fut 
M.  Carlo  Luz...  11  était  en  habits  de  voyage,  et  sa  malle  à  ses 
pieds,  il  attendait  que  son  ami  le  juste-milieu  s'offrît  à  ses  regards. 
Dès  qu'ils  s'aperçurent ,  ils  sautèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre. 

—  Vous  ici!  s'écria  Anacharsis,  mais  y  songez-vous!  Le  mi- 
nistre est  déjà  fort  mécontent  que  vous  n'ayez  pas  continué  à  sé- 
journer dans  la  ville  qu'il  vous  avait  désignée.  S'il  apprend  que 
vous  êtes  ici ,  vous  êtes  perdu. 

—  Voulez-vous  que  je  vous  dise  pourquoi?  répondit  froidement 
lé  réfugié,  c'est  que  je  suis  patriote.  Les  tyrans  m'en  veulent. 
Vous  êtes  juste-milieu,  vous;  vous  êtes  du  parti  triomphant;  moi, 
je  suis  républicain ,  c'est-à-dire  je  compte  parmi  les  vaincus.  J'irai 
à  l'auberge. 

—  Entrez ,  dit  avec  fierté  notre  ami. 

Il  ouvrit  l'appartement  et  y  poussa  l'Italien. 

—  Comment!  reprit-il,  à  l'auberge!  Vous  avez  pensé  que  je  vous 
laisserais  aller  à  l'auberge  !  là  où  vous  seriez  le  plus  vite  découvert, 

où  il  vous  faudrait  exhiber  des  papiers,  décliner  des  noms 

Ah  !  mon  ami ,  vous  avez  douté  de  l'amitié. 

M.  Carlo  Luz...  lui  demanda  pardon,  et  par  la  même  occasion, 
il  lui  demanda  aussi  de  prêter  un  nouveau  billet  de  cinq  cents  francs. 
Il  devait  lui  rendre  celui-là  le  jeudi  suivant. 

Voici  à  peu  près  comment  était  distribué  l'appartement  qu'occu- 
pait M.  Anacharsis.  Dans  une  vaste  salle  à  manger  s'ouvraient  deux 
chambres  de  nuit.  Venait  ensuite  un  salon,  puis  après  un  boudoir. 
Le  tout  était  brillamment  meublé,  sauf  une  des  deux  chambres 
que  le  maître  avait  abandonnée  à  son  valet.  Il  y  avait  bien  au  cin- 
quième, sous  les  toits,  une  espèce  de  logette,  mais  elle  avait  été 
cédée  à  une  vieille  femme  qui  avait  long-temps  servi  la  mère  de 


REVUE    DE   PARIS.  95 

notre  juste-milieu,  et  que  notre  juste-milieu  traînait  partout  après 
lui.  M.  Anncliarsis  prit  la  chambre  du  valet  pour  lui.  Sa  propre 
chambre,  il  l'olTrit  à  l'Italien,  qui  l'accepta. 

Ce  n'était  pas  tout,  il  fallait  maintenant  voir  la  bien-aimëe. 
M.  Anacharsis  se  chargea  encore  de  la  prévenir.  On  eût  dit  qu'il 
y  avait  gageure  entre  ces  deux  hommes  à  qui  pousserait  le  plus 
loin,  l'un  son  vice  ,  l'autre  sa  vertu. 

Elle  vint!  Oui ,  celte  belle  Ninette,  cette  blonde  Ninette,  cette 
IVinelte  qui  chantait  avec  une  si  délicieuse  voix ,  cette  Ninette  dont 
notre  ami  disait  :  je  vous  jure  qu'elle  a  des  yeux  bleus  qui  m'em- 
pêcheront de  dormir,  celte  Ninctte-!à  vint.  Elle  vint  chez  le  juste- 
milieu  pour  voir  le  républicain.  C'était  le  cas,  ce  me  semble,  de 
retourner  le  refrain  du  proscrit  et  de  se  l'appliquer  un  peu.  Le 
temps  d'intervertir  les  rôles  était  plus  qu'écoulé.  Mais  Anacharsis 
ne  dit  rien.  La  main  sur  son  cœur,  il  y  contint  les  flammes  qui  s'en 
échappaient.  Quanta  M.  Carlo  Luz...,  se  doutait-il  de  l'héroïsme 
de  ce  jeune  homme?  Nous  ne  savons. 

Pendant  ce  temps ,  le  bonhomme  de  mari ,  ce  vieux  et  respecta- 
ble soldat,  vaquait  à  ses  affaires.  Le  soir  il  rentrait,  il  embrassait 
sa  femme,  il  l'embrassait  sans  se  douter  que  pendant  toute  la  jour- 
née d'aulres  lèvres  avaient  souillé  ce  front.  Il  avait  l'habitude  aussi 
de  jouer  avec  sa  petite  fille  juscju'à  neuf  heures ,  où  la  servante  la 
lui  enlevait  pour  la  porter  coucher.  Il  paraît,  du  reste,  que 
j^|me  jxinette  continuait  à  se  montrer  à  lui  aussi  caressante  que  par 
le  passé. 

Mais  pour  abréger  et  pour  donner  en  quelques  mots  la  véritable 
figure  de  l'amour  qui  unissait  ces  deux  êtres.  M""'  Nineite  et 
M.  Carlo,  il  me  suffira  de  raconter  le  fait  suivant.  Un  jour,  le 
pauvre  juste-milieu  revenait  du  bois.  Les  i\vu\  amans  étaient  en- 
semble. Soudain  il  entend  un  vacarme  effroyable  de  cris,  de  pleurs, 
et  de  tables  et  de  chaises  qui  tombent;  il  s'élance,  ouvre  la  porte, 
et  quel  spectacle  s'offre  à  lui!  La  jeune  femme  à  moitié  nue,  à 
genoux,  tout  en  larmes;  et  devant  elle,  d(;bout,  l'œil  élincelant,  la 
bouche  écumanle,  le  bras  levé,  M.  Cailo  Luz...  !  l'amant  de  cette 
femme!  Les  merveilleuses  épaules  de  Ninette  n'étaient  plus  si 


96  REVUE   DE   PARIS. 

l)lanclics  :  elle  avait  élë  frappée  à  grands  coups  de  ces  houssines 
<]ui  servent  à  battre  les  habits.  La  chair  était  enlevée  çà  et  là. 

—  Monsieur,  s'écria  Anacharsis  en  s'avançant ,  c'est  lâche  de 
battre  toute  femme,  et  plus  lâche  encore  de  battre  celle  qu'on  a 
prise  à  son  mari. 

L'Italien  pâlit.  Je  ne  sais  ce  qui  allait  s'ensuivre  ,  mais  Ninette 
tonte  meurtrie  se  dégagea  de  la  forteresse  de  tables  et  de  chaises 
qu'elle  s'était  formée ,  et  s'étant  jetée  au  cou  de  son  réfugié ,  elle 
lui  ferma  la  bouche  avec  une  de  ses  belles  mains. 

—  Monsieur,  répondit-elîe  à  notre  ami  le  juste-milieu ,  il  m'aime, 
n'ayez  pas  peur;  ce  n'est  rien.  Il  est  un  peu  violent,  voyez- vous. 
Cela  tient  au  pays  où  il  est  né.  Mais  je  lui  parJonnc.  Il  m'aime,  je 
suis  sûre  qu'il  m'aime.  Qu'est-ce  que  cela  fait  qu'il  me  balte,  s'il 
m'aime  ! 

Mais  le  nuage  de  cette  dispute  ne  pesa  pas  long-temps  sur  l'ami- 
tié de  nos  deux  amoureux.  Cet  Italien  avait  eu  l'art  de  se  rendre 
si  nécessaire  au  jeune  Français ,  que  la  paix  se  rétablit  bientôt  sans 
pourparlers  et  d'un  commun  accord.  Toutefois,  selon  l'usage,  ce 
fut  notre  juste-milieu  qui  paya  les  frais  de  la  guerre.  Huit  jours  ne 
s'étaient  pas  encore  écoulés ,  que  son  Pilade  avait  recours  à  son 
inépuisable  dévouement,  il  s'agissait  cette  fois  d'enlever  M"'"  Ni- 
nette. On  juge  de  la  stupéfaction  de  l'honnête  Anacharsis;  tout  fut 
employé,  larmes,  prières,  reprochos,  menaces;  mais  tout  fut 
inutile,  le  réfugié  tint  bon.  Il  avait  son  dessein.  Son  fameux  relrain  : 
«  vous  êtes  juste-milieu,  je  suis  républicain  »  retentit  de  plus 
belle.  A  la  fin,  effrayé  de  ces  reproches  et  las  de  tant  d'instances, 
le  malheureux  amant  se  résolut  au  dernier  et  au  plus  cruel  de  tous 
les  sacrifices  qu'on  eût  encore  exigés  de  sa  candeur.  Peut-être 
refusera-t-on  de  croire  à  une  abnégation  si  constante  et  si  rare, 
et  ce  sera  là  encore  une  des  amertumes  qu'on  devra  ajouter  ù 
toutes  les  autres  amertumes  de  cet  infortuné  jeune  homme. 

Sans  papiers  et  peut-être  surveillé  par  la  police ,  le  proscrit  n'o- 
sait se  confier  ni  aux  voitures  publiques,  ni  même  à  une  voiture 
de  poste,  du  moins  tant  qu'il  serait  au  milieu  de  Paris.  Il  avait  donc 
été  résolu  qu'une  calèche  l'attendrait  au  premier  village  sur  sa 
poute.  En  conséquence,  tandis  que  M.  Carlo  Luz...  chargeait  de 


REVUE   DE   PARIS.  97 

ses  derniers  effets  le  ihcre  qui  devait  le  porter  lui  et  sa  belle 
jusqu'à  leur  calèche ,  notre  ami  le  juste-milieu  était  parti  pour  aller 
cheicher  M™"  Ninelte.  Le  lieu  du  rendez-vous  était  ce  bout  de  la 
rue  Neuve-des-3Iathurins  qui  s'ouvre  sur  la  rue  de  la  Chaussée- 
d'Aniin. 

]y|me  p^inettc  n'avançait  qu'en  tremblant ,  d'instant  à  autre  elle 
était  obligée  de  s'arrêter  pour  respirer;  parfois  elle  retournait  la 
léie  vers  la  maison  qu'elle  abandonnait.  Aucune  femme,  si  dehon- 
tée  qu'elle  suit ,  ne  joue  de  ces  parties-là  sans  éprouver  de  ces  malai- 
ses poifjnans.  C'est  quelque  chose  de  si  solennel  que  de  rompre 
avec  la  société  ! 

Jusqu'à  la  rue  Chantereine,  Anacharsis  n'avait  pas  encore  pro- 
noncé une  parole;  il  était  presqu'aussi  ému  que  la  coupable  qu'il 
conduisait.  Là  enfin  il  s'arrêta,  la  rue  était  déserte,  là  enfin  il 
éclata  : 

—  Oh  !  madame,  dit-il ,  et  sa  voix,  aussi  bien  que  ses  yeux,  était 
remplie  de  larmes;  madame,  vous  ne  saurez  jamais  combien  celui 
qui  vous  parle  maintenant  a  mérité  d'être  plaint!  Je  vous  aime 
depuis  sept  mois ,  je  vous  aime  depuis  que  je  vous  ai  vue  ;  et  depuis 
que  je  vous  ai  vue ,  je  n'ai  fait  autre  chose  que  de  servir  vos  amours 
avec  un  autre! 

Kinelte  recula;  elle  semblait  entendre  sans  comprendre. 

—  Mais,  s'écria-t-el!e ,  c'est  impossible! 

—  Impossible?  repril-il.  Oh!  ne  dites  pas  cela,  madame,  ne 
m'enlevez  pas  au  moins  la  {jloire  de  mon  sacrifice.  Ou  si  c'est  impos- 
sible, prenez- vous-en  à  cette  fatale  beauté  qui  enfante  des  mira- 
cles, qu'elle  ne  dai{]ne  même  pas  compter.  Mon  bonheur  devait 
me  coûter  le  vôtre  !  J'ai  dit  :  qu'elle  soit  heureuse  !  et  je  vous  ai 
remis  ses  lettres ,  j'ai  été  le  messa{jer  de  vos  transports ,  je  vous  aï 
conduite  dans  ses  bras.  Vous  dire  que  vingt  fois  je  n'ai  pas  été  saisi 
de  mouvemens  jaloux ,  que  vingt  fois  je  n'ai  pas  été  tenté  de  brû- 
ler les  lettres ,  de  tomber  à  vos  pieds  et  de  perdre  l'ami  pour  gagner 
sa  maîtresse ,  ce  serait  mentir.  Mais  voyez  à  quel  prix  je  mettais 
votre  conquête,  madame!  Pour  vous  obtenir,  il  fallait  cesser  d'être 
digne  de  vous  ;  j'ai  mieux  aimé  vous  mériter,  et  ne  pas  vous  obte- 
nir. El  vous  partez,  et  je  reste  avec  cet  amour  furieux!  Je  perds 

TOME  XX.      AOUT.  7 


98  REVUE  DE  PARIS. 

jusqu'à  la  vue  de  votre  visage ,  qui  était  le  soleil  de  mes  jours.  Si 
mes  paroles  sont  trop  libres,  pardonnez-moi,  madame,  plus  rien 
maintenant  n'est  possible  entre  nous.  Vous  parlez  !  c'est  moi-même 
qui  consomme  mon  malheur.  Qui  sait  où  s'arrêtera  celte  course 
qui  commence!  Ah!  madame,  s'il  m'avait  été  permis,  je  vous 
eusse  donne  d'autres  conseils.  Mais  quoi  !  vous  pleurez.  Une  larme 
de  vous,  madame!  Ah!  me  voilà  plus  heureux  que  celui  même 
qui  vous  emporte  sur  son  sein  !  Cette  larme ,  Ninette ,  cette  larme, 
je  ne  la  donnerais  pas  pour  le  royaume  des  cieux  et  pour  tous  les 
sourires  des  anges!  Cette  larme  rachète  tout  ce  que  j'ai  enduré 
depuis  sept  mois.  N'ajoutez  pas  un  mot ,  je  ne  vous  demande  rien. 
Je  voulais  vous  dire  que  je  vous  aime  ,  je  suis  content.  Maintenant 

si  vous  voulez  venir 

La  jeune  femme  prit  son  bras  en  silence.  Ils  traversèrent  cette 
longue  et  belle  rue  de  la  Cliaussée-d'Antin,  en  proie  à  leurs  diver- 
ses émotions.  Tout  était  consommé. 

—  Arrivez  donc!  cria  avec  rudesse  M.  Carlo  Luz....  Madame  a 
toujours  le  talent  de  se  faire  attendre.  L'heure  est  assez  chère  après 
minuit. 

Le  réfugié  embrassa  vivement  et  vilement  son  juste-miheu ,  et  le 
remercia  de  nouveau  de  tous  les  services  qu'il  en  avait  reçus,  et 
monta  le  premier  dans  la  voiture.  Madame  Ninette,  après  avoir 
salué  à  son  tour  M.  Anacharsis,  gravit  le  marche-pied  de  la  voi- 
ture, une  main  dans  la  main  du  jeune  homme,  et  sa  main  pressa 
presque  amoureusement  la  main  qui  la  soutenait.  La  voiture  partit 
au  galop.  Le  pauvre  amant  alla  tonjbcr  contre  le  mur  en  face,  le 
regard  emporté  par  cette  voiture  qui  disparaissait. 

—  Misérable  créature,  s'écria- l-il  alors,  vraie  fille  d'Eve  qui  se 
sauve  de  chez  son  mari  avec  un  amant  et  me  serre  encore  effi'on- 
lément  la  main  !  Elle  s'en  va  avec  un  homme  qui  la  bat!  Oui,  c'est 
bien  cela!  c'est  bien  la  femme!  Traitez-la  avec  mépris,  elle  vous 
aimera.  Si  vous  l'estimez ,  elle  ne  vous  estimera  pas! 

Nous  laisserons  notre  juste-milieu  dans  ce  beau  désespoir,  pour 
nous  occuper  un  peu  de  l'ex-lieutenant.  Le  lendemain  de  cette 
nuit,  notre  bon  homme  se  leva  à  son  heure  ordinaire,  qui  était  neuf 
heures,  et  descendit  au  salon.  A  dix  heures,  le  domestique  vint 


REVUE    DE   PARIS.  ^^^ 

annoncer  que  le  déjeuner  était  servi.  Le  vieux  militaire  s'assit  de- 
vant la  table,  ses  journaux  à  la  main,  et  se  mit  à  lire  en  atten- 
dant que  madame  eût  paru.  Bientôt  on  vient  lui  apprendre  que  la 
porte  de  sa  femme  est  fermée  et  qu'on  a  long-temps  appelé  sans 
recevoir  de  réponse.  Il  arrive  tout  tremblant,  riioimète  homme!  il 
frappe  à  son  tour,  il  se  nomme,  il  se  désespère,  enfin  il  brise  la 
porte.  Quelle  triste  vue!  Oh!  oui,  l'on  peut  dire  que  ce  fut  pour 
cet  infortuné  une  tpiste  vue.  Il  n'avait  rien  pressenti  d'aussi  ef- 
froyable que  cette  chambre  déserte.  Le  lit  n'était  pas  défait ,  les 
armoires  en  désordre  n'étaient  pas  fermées.  Çà  et  là  traînaient  des 
hardes  qu'on  avait  examinées  et  rejetées.  Dans  un  coin  de  l'appar- 
tement ,  l'enfant  dormait  paisiblement  couché  dans  son  berceau. 
Pauvre  enfant  qui  n'avait  pu  arrêter  sa  mère,  et  que  sa  mère  venait 
de  couvrir  d'infamie,  car  il  n'est  pas  toujours  vrai  que  la  famille 
ne  soii  pas  responsable  de  la  famille.  Le  lieutenant  tomba  la  tête 
sur  le  lit  et  il  pleura  amèrement.  II  ne  savait  que  penser  de  cette 
disparition.  Une  femme  si  pleine  d'amour  et  de  retenue! 

Il  ne  mangea  rien,  il  ne  but  rien,  il  partit  comme  il  était  habillé, 
et  tout  le  jour  il  courut  chez  les  parens  de  Ninette,  en  la  réclamant 
à  grands  cris.  Mais  ils  ne  savaient  ce  qu'elle  était  devenue.  Le  soir, 
la  liste  des  parens  épuisée,  il  fallut  bien  se  rendre  à  l'affreuse 
vérité,  et  supposer  que  madame  avait  disparu  avec  un  amant. 
Mais  quel  était  cet  amant?  Le  malheureux  chercha  et  examina  avec 
soin,  et  ses  soupçons  se  portèrent,  devine-t-on  sur  qui?  sur  l'in- 
nocent juste-milieu.  Il  court  donc  chez  le  prétendu  ravisseur. 

—  Monsieur  Anacharsis? 

—  Parti,  monsieur. 

—  Parti  ?  Et  pour  quel  endroit? 

—  Pour  Bordeaux. 

—  Avec  une  femme? 

—  Oui,  monsieur. 

—  A  quelle  heure? 

—  Ce  matin ,  à  onze  heures. 

—  C'est  lui  !  s'écrie  le  lieutenant,  je  liens  l'infâme. 

Le  lieutenant  était  fort  lié  avec  un  chef  de  bureau  du  ministère 
de  l'intérieur,  il  va  le  trouver.  Le  lendemain  matin,  le  télégraphe 

7. 


100  KEVUE   DE   PARIS. 

joue  et  donne  l'ordre  d'arrêter  mort  ou  vif  le  nommé  Anacharsis 
et  la  femme  qui  sera  trouvée  avec  lui.  Il  est  enjoint  à  monsieur  le 
préfet  par  la  mcme  voie  de  diriger  les  deux  coupables  sur  la  capi- 
tale. 

Cependant  notre  ami  le  juste-milieu  arrivait  à  Bordeaux.  Voici 
comment  il  était  parti  aussi  brusquement.  Il  était  resté  plus  d'une 
heure  appuyé  contre  son  mur  de  la  rue  Neuve-des-Mailiurins, 
mais  le  froid  l'avait  enfin  gagné,  et  il  s'étai^  mis  en  route  pour 
son  logis.  Une  heure  du  matin  sonnait.  Quelle  triste  chose  que  les 
rues  de  Paris  à  ce  moment  de  la  nuit!  Tout  le  bruit  est  tonibé, 
toutes  les  portes  sont  closes,  toutes  les  fenêtres  présentent  de  lon- 
gues lignes  insensibles  et  mornes,  les  maisons  apparaissent  comme 
d'immenses  tombeaux.  Çà  et  là  quelques  flammes  qu'on  apeiçoit 
contribuent  à  donner  au  spectacle  une  teinte  plus  funèbre  encore; 
on  dirait  des  lampes  qui  veillent  dans  ces  sépultures.  On  est  seul,  le 
pas  retentit  sur  la  dalle,  et  de  loin  à  loin  on  entend  des  bruits 
semblables  au  brwit  qu'on  fait,  ou  des  cris  comme  de  personnes 
qu'on  égorge,  mêlés  à  des  aboiemens  de  chiens  et  aux  sourds  rou- 
lemens  des  voilures  dans  le  lointain.  C'est  véritablement  triste, 
surtout  lorsqu'on  n'a  pas  déjà  l'ame  très  disposée  à  la  joie.  Et  l'on 
se  rappelle  en  quel  état  nous  avons  laissé  notre  amoureux.  Eq 
s'en  revenant  il  rêvait  plus  qu'il  ne  veillait,  il  regardait  celte  ville 
endormie,  et  il  se  figurait  qu'elle  ne  devait  plus  bouger  ni  respirer. 
Et  en  effet  pour  lui  cette  ville  était  bien  une  ville  morte,  il  venait 
de  voir  son  ame  s'en  aller.  Alors  il  se  demanda  pourquoi  il  resterait 
dans  une  ville  qui  était  morte,  et  monté  chez  lui,  il  passa  le  reste 
de  la  nuit  à  mettre  ordre  à  ses  affaires.  Il  était  résolu  de  faire  voile 
de  Bordeaux  pour  les  colonies, 

M.  Anacharsis,  nous  l'avons  dit,  appartenait  à  un  père  pré- 
fet du  gouvernement  actuel  et  qui  jouissait  d'un  très  haut  cré- 
dit près  des  puissans  du  jour.  Ce  fut  donc  avec  mille  attentions 
qu'il  fut  accompagné ,  lui  et  sa  complice ,  devant  M.  le  préfet  de 
Bordeaux.  Il  était  très  étonné  et  ne  comprenait  pas  ce  que  signi- 
fiait cette  violence.  On  le  fît  d'abord  entrer  tout  seul. 

—  Monsieur,  dit  le  préfet ,  tels  sont  les  ordres  que  j'ai  reçus.  Je 
huis  fâché  d'avoir  à  les  faire  exécuter  contre  le  fils  d'un  de  mes 


REVUE   DE   PARIS.  101 

meilleurs  amis.  Mais  comment  diable  aussi,  avec  votre  raison, 
allez-vous  enlever  les  femmes  des  autres  !  Ce  n'est  guère  adroit. 
Je  croyais  qu'on  n'enlevait  plus  que  dans  les  romans. 

—  Je  vous  jure,  monsieur  le  préfet,  que  je  n'ai  enlevé  aucune 
femme,  et  il  faut  absolument  que  j'aie  perdu  la  raison,  car  je 
n'entends  absolument  rien  à  ce  que  vous  me  dites. 

—  Et  cette  femme  avec  laquelle  vous  avez  été  arrêté?  Vous  ve- 
niez ici  jouir  de  votre  victime. 

—  Je  veux  vous  la  faire  voir,  ma  victime,  répondit  tranquille- 
ment Anacharsis. 

II  sortit  et  rentra,  sa  vieille  gouvernante  sous  le  bras.  L'hono- 
rable fonctionnaire  demeura  ébahi.  Il  avait  devant  lui  soixante  ans, 
des  cheveux  gris,  des  yeux  éraillés,  des  joues  pendantes,  des 
mains  rouges  et  sèches  ,  en  un  mot  le  personnel  assez  peu  ragoû- 
tant d'une  vieille  sorcière,  par-dessus  le  marché  très  mal  fagotée. 
C'était  cette  ancienne  servante  que  notre  jusie-milieu  avait  à  Paris, 
et  (ju'il  emmenait  avec  lui  pour  le  soigner  pendant  la  traversée. 

—  Je  choisis  mieux  mes  amours,  monsieur  le  préfet,  dit  Ana- 
charsis en  souriant. 

Cependant  l'ordre  était  formel,  et  le  préfet  administrateur  trop 
consciencieux  pour  ne  pas  l'exécuter  à  la  lettre.  On  pria  M.  Ana- 
charsis de  monter  dans  une  voiture  avec  celle  qu'il  était  censé 
avoir  enlevée,  et  il  leur  fut  donné  un  gendarme  pour  veiller  aux 
intérêts  de  l'époux  absent.  Quoique  notre  ami  le  juste-milieu  eût 
compris  tout  de  suite  la  cause  de  ce  quiproquo,  il  n'en  était  pas 
moins  très  irrite  contre  le  vieux  lieutenant  et  contre  un  gouver- 
nement qui  traitait  avec  si  peu  de  cérémonies  un  de  ses  défenseurs 
les  plus  dévoués. 

La  confrontation  à  Paris  fut  aussi  plaisante  qu'à  Bordeaux. 
M.  Car...  s'élança  tragiquement  dans  la  chambre ,  s'atiendanl  à  se 
trouver  en  face  du  couple  adultère.  Mais  on  juge  de  sa  confusion, 
quand  il  aperçut  le  vieux  squelette  qui  représentait  sa  fennne 
datis  la  cause.  Le  jeune  homme  fut  alors  remis  en  liberté  avec 
toute  sorte  d'excuses. 

Le  lendemain  il  était  chez  lui.  Celte  aventure,  en  l'agitant,  avait 
singulièrement  modifié  ses  idées  ;  il  ne  songeait  plus  à  quitter  su 


102  REVUE   DE   PARIS. 

pairie.  Soudain  entre  effarée  sa  compogne  de  voyage  ,  cette 
Venus  dont  on  l'avait  fait  le  Paris.  Elle  venait  le  prévenir  en 
tremblant ,  que  le  militaire  de  la  veille  demandait  à  lui  parler. 
C'était  M.  Car...  en  effet.  Seulement  il  avait  la  mine  pleine  de 
contrition  et  un  air  tout  honteux  qui  était  étrange  à  voir  dans 
un  vieux  soldat. 

—  Monsieur,  dit-il  à  noire  ami,  je  viens  vous  offrir  mes  excuses 
pour  la  façon  plus  que  légère  dont  je  me  suis  conduit  à  votre 
égard.  Vous  pouvez  me  croire ,  quand  je  vous  jure  que  je  n'ai  pas 
fermé  les  yeux  de  la  nuit.  J'ai  sur  la  conscience  tous  les  désa- 
grémens  que  je  vous  ai  occasionés ,  et  je  me  reproche  encore 
plus,  s'il  est  possible,  d'avoir  si  mal  reconnu  l'amitié  dont  vous 
vouliez  bien  m'honorer.  Non  certes.  Monsieur,  ce  n'est  pas  vous 
que  j'aurais  dû  soupçonner.  Ce  soupçon  était  une  insulte,  et  vous 
n'avez  droit  qu'à  mes  respects.  Voilà  pourquoi  je  viens  vous  de- 
mander pardon. 

—  Que  tout  soit  oublié,  monsieur,  répondit  vivement  Ana- 
charsis  en  lui  tendant  la  main. 

Il  avait  peu  le  désir  de  voir  l'explication  se  prolonger,  car  il 
était  trop  honnête  pour  ne  pas  rougir  des  éloges  qu'on  lui  don- 
nait, et  dont  il  était  loin  de  se  sentir  parfaitement  digne.  Mais  il 
avait  affaire  à  un  homme  qui  ne  faisait  pas  les  choses  à  moitié. 

—  Non,  monsieur,  non,  reprit  le  brave  lieutenant,  que  tout  ne 
soit  pas  oublié  avec  cette  promptitude!  Il  faut  que  celui  qui  a  des 
torts  les  expie.  Qui  donc  boirait  la  honte  de  nos  fautes,  si  ce  n'était 
nous-mêmes!  La  passion  m'a  égaré;  il  me  fallait  un  coupable,  et 
je  n'ai  pas  su  distinguer  entre  les  bons  et  les  méchans.  Je  vous  ai 
accusé,  il  est  bien  juste  que  j'en  porte  la  peine.  Mon  Dieu  !  mon- 
sieur, ne  m'en  veuillez  pas  :  mon  action  même  doit  vous  prouver 
que  je  n'avais  pas  la  tète  à  moi.  J'étais  insensé,  à  vrai  dire.  Ah  ! 
monsieur,  je  l'aimais  tant  ! 

Et  il  essuya  une  larme  qui  coulait  sur  sa  joue.  Sur  cette  joue 
même  où  il  y  avait  une  larme  pour  une  misérable  créature,  il  y 
arait  une  cicatrice  qui  avait  été  reçue  pour  la  patrie.  Je  ne  sais  si 
lout  le  monde  sent  comme  moi,  mais  rien  ne  m'émeut  plus  puis- 


REVUE   DE   PARIS.  103 

samment  que  l'alliance  dans  un  même  homme  des  passions  qui 

s'excluent  le  plus. 

—  Allons,  murmura  noire  ami  le  juste-milieu,  montrez  plus  de 
courage;  un  vieux  lion  comme  vous  pleurer,  et  pleurer  pour  une 

femme! 

—  Ah!  reprit-il  on  passant  sur  son  front  son  mouchou-  rouge, 
c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  lion  qui  tienne  à  cela.  Mon  pauvre  cœur  est 
brisé,  monsieur.  Du  courage?  s'il  n'en  fallait  que  pour  mourir! 
Mais  pour  supporter  un  pareil  coup,  non,  je  l'avoue,  je  n'ai  pas 
de  courage.  J'eusse  bien  préféré  dix  batailles  !  Les  balles  sont  plus 
honnêtes.  Ah  !  monsieur ,  si  vous  saviez  combien  je  l'aimais  !  Jamais 
trahison  plus  lâche  ne  s'est  vue!  Si  encore  je  l'avais  contrariée! 
mais  non!  Tout  ce  qu'elle  souhaitait,  elle  l'obtenait  sur  l'heure; 
elle  parlait ,  elle  était  obeie.  Elle  était  reine  dans  sa  maison.  C'était 
elle  qui  gouvernait  tout.  Elle  avait  jusqu'aux  clés  de  mon  coffre- 
fort,  qu'elle  a  vide  avant  de  partir. 

—  Ah!  monsieur,  et  vous  l'aimez  encore! 

_  Quelle  faiblesse ,  n'est-ce  pas  ?  Et  pourtant  je  l'aime  toujours , 
c'est  \ia\.  Je  ne  peux  me  persuader  qu'elle  soit  perdue  irrémissi- 
blement,  qu'avec  tant  tle  grâces  dont  Dieu  l'a  parée  ,  il  ne  lui  ait 
pas  donné  un  peu  de  cœur  et  d'ame ,  par  où  l'on  puisse  la  saisir  et 
la  relever  de  cette  fange  où  elle  s'est  jetée.  On  l'aura  perdue.  Seule, 
elle  était  trop  aimable  pour  tomber  dans  le  vice.  Pendant  trois  ans 
elle  s'est  si  bien  conduite.  On  la  citait ,  monsieur ,  on  la  cilait.  Et 
partir  de  cette  façon  !  C'est  peu  de  chose  qu'une  femme  qui  ren- 
contre en  travers  de  sa  route,  dans  un  pareil  moment,  le  berceau 
de  sa  fille,  et  qui  ne  s'arrête  pas.  Oui ,  vraiment  elle  n'est  digne 
que  de  mépris.  Je  sais  à  présent  avec  (p.i  elle  s'est  sauvée.  L'au- 
riez-vous  imaginé,  monsieur?  avec  ce  vil  Italien ,  qui  vous  trompait, 
qui  me  trompait,  qui  nous  trompait  tous!  C'est  vous  qui  l'avez 
mené  chez  moi,  mais  je  ne  vous  en  veux  pas,  on  ne  voit  j.as  sous 
le  masque  de  ces  démons-là.  Ninette  s'enfuir  avec  un  pareil  homme  ! 
Mais  tenez ,  lisez ,  vous  verrez  que  je  ne  le  calomnie  pas. 

Notre  ami  le  juste-milieu  saisit  le  journal  qu'on  lui  tendait ,  el  il 
lut,  il  lut  (pi'on  prévenait  tous  les  patriotes,  réfugiés  ou  non.  (jue 
M.  Carlo  Luz...  était  un  fripon  (pii  abusait  de  feints  malhetiis 


104  REVUE   DE   PARIS. 

pour  soustraire  frauduleusement  d.  s  sommes  d'arjjfcnt.  Anacharsis 
leva  les  deux  bras  au  ciel.  Dans  sa  douleur  et  dans  saeonfusion  il 
ne  trouvait  pas  une  parole. 

—  Vous  restez  anéanti,  monsieur,  continua  le  vieux  lieutenant; 
ju{jez  de  moi ,  dont  il  a  emmené  la  femme.  C'est  bien  maintenant 
que  je  puis  dire  que  je  suis  déshonoré.  La  malheureuse,  que  je 
la  plains!  Mon  Dieu,  ne  me  venge  pas  trop,  et  cependant  je  sens 
qu'elle  s'est  précipitée  dans  un  gouffre  sans  fond.  Quitter  sa  mai- 
son, sa  famille,  sa  mère,  sa  petite  fille,  quitter  tout  cela  pour  un 
misérable  Italien ,  qui  parlait  toujours  de  batailles  où  il  n'avait  pas 
été,  et  de  révolutions  où  il  n'a  jamais  trempé,  le  lâche!  Ah! 
vous  voyez  bien  que  j'ai  raison  de  la  pleurer.  Un  homme  qui  la 
laissera  mourir  de  faim,  qui  n'a  pas  un  sou  de  patrimoine,  qui 
vivait  ici  d'emprunts,  qui  l'enlève,  j'en  suis  sûr,  pour  le  plaisir  de 
la  déshonorer,  qui  ne  l'aime  pas!  Oh  !  oui,  j'eus  bien  tort  de  vous 
soupçonner.  Tout  cela  est  lâche,  monsieur,  et  par  conséquent  ce 
n'est  pas  vous  qui  l'eussiez  fait.  Ce  n'est  pas  vous  qui  seriez  venu 
troubler  un  paisible  et  honnête  ménage.  Ce  n'est  pas  vous  qui  eus- 
siez consenti  à  acheter  aussi  chèrement  quelques  semaines  déplai- 
sir! Le  bonheur  de  ces  amours-ià  dure  quinze  jours,  leur  honte 
éternellement.  Et  c'est  à  l'innocent  que  revient  la  honte.  Vous 
vous  seriez  dit  cela,  vous!  Si  vous  aviez  su  que  l'infâme  méditait 
cette  trahison,  vous  seriez  venu  me  trouver,  vous;  vous  m'eussiez; 
dit,  vous  :  prenez  garde,  monsieur,  un  lâche  médite  de  vous  en- 
lever l'honneur;  or  vous  êtes  de  mon  pays,  et  cet  homme  est  étran- 
ger; vous  avez  toujours  été  bon  et  prévenant  pour  moi,  je  vous 
avertis  donc,  monsieur,  veillez.  Monsieur,  vous  êtes  un  brave 
jeune  homme ,  et  je  vous  demande  bien  pardon  de  reconnaître  si 
tard  les  qualités  dont  vous  faites  preuve  depuis  si  long-temps. 

—  Assez,  monsieur,  assez,  interrompit  Anacharsis,  je  n'en  mé- 
rite vraiment  pas  tant.  Souvent  on  est  fier  de  soi,  et  souvent,  en 
vérité,  il  n'y  a  pas  de  quoi.  Monsieur,  vous  m'ouvrez  les  yeux  sur 
bien  des  choses.  Je  suis  heureux  d'avoir  causé  avec  vous.  Mais 
enfin  qu'allez-vous  faire? 

—  Vivre  tranquille  ici,  monsieur,  aussi  tranquille  que  désormais 
cela  m'est  possible,  tenir  lieu  de  mère  à  ma  fille 


REVUE   DE   PARIS.  105 

—  Vous  n'avez  aucun  renseignement  sur  la  route  que  madame 
a  prise? 

—  Non,  monsieur.  D'aiilcurs  en  eussd-je,  je  n'en  ferais  pas 
usage.  Dans  le  premier  moment  j'ai  pu  vouloir  chercher  à  reparer 
le  mal,  à  celle  heure  c'csi  trop  lard.  Je  l'aime  bien,  n'est-ce  pas? 
celle  femme.  Eh  bien  !  monsieur,  il  est  fort  probiible  que  si  je  la 
retrouvais ,  je  la  tuerais.  ï!  n'est  (!onc  pas  utile  que  je  la  poursuive. 
Dieu  me  vengera,  monsieur,  j'y  compte.  Dieu  est  plus  juste  qu'on 
ne  dit. 

Notre  ami  le  juste-milieu  fut  long-temps  à  se  remettre  de  cette 
scène.  Cet  homme  sin)ple  et  franc  l'avait  fait  rougir.  Il  se  deman- 
dait ce  qu'était  ce  monde  où  le  bonheur  des  uns  coûte  si  cher  au 
bonheur  des  autres,  où  il  n'est  pas  de  vertu  parfaite  ,  où  l'on  se 
retrouve  souillé  à  l'instant  où  l'on  était  le  plus  près  de  croire  à  sa 
pureté.  Il  avait  la  vanité  d'avoir  rempli  mieux  que  tout  autre 
les  devoirs  de  lamilié,  et  il  découvrait  que  c'avait  toujours  été 
aux  dépens  de  l'homme  le  plus  honnête  et  le  plus  digne  d'être 
épargné.  Au  résumé ,  son  héroïsme  se  bornait  à  avoir  été  la  dupe 
d'un  fripon.  Il  s'humilia  chrétiennement. 

Ce  fut  vers  ce  temps  que  M.  Anacharsis  me  confia  toute  cette 
malheureuse  histoire.  Il  était  fort  honteux  d'avoir  été  victime  et 
bourreau  à  la  fois.  Je  crois  aussi  que,  malgré  toute  sa  chevalerie, 
il  se  repentait  un  peu  de  n'avoir  pas  commis  la  faute  pour  son  pro- 
pre compte.  Car  quoiqu'il  n'eslimàl  plus  M"'"  Nindle,  il  n'avait 
pas  fini  de  l'aimer.  11  était  aussi  faible  que  le  vieux  soldat  (ju'il 
avait  gourmande.  Cela  arrive  souvent  ainsi;  l'amour,  pareil  au  so- 
leil qui  résiste  long-temps  au  crépuscule,  l'amour  ne  cède  pas  tout 
de  suite  au  mépris  qui  doit  l'éteindre. 

Pendant  le  reste  de  l'année  I85!2  et  le  commencement  de  l'an- 
née 1855,  M.  Car...  vécut  fort  retiré  à  Paris.  Nous  le  rencon- 
trions quelquefois  aux  Chanips-Elysées.  Son  ancienne  gaieté  n'a- 
vait pas  repaïu.  II  avait  gardé  le  visage  tiiste  (ju'il  avait  pris  lejour 
de  l'enlèvement  de  sa  fenmie.  Presque  toujours  on  l'apercevait  sa 
petite  fille  dans  les  bras.  Vers  le  mois  de  juillet  nous  cessâmes  tout 
d'un  coup  de  le  voir.  Il  était  parti  pour  un  voyage  en  Belgique. 
Nous  le  suivrons  si  vous  voulez  bien. 


106  REVUE   DE   PARIS. 

Après  être  demeuré  quinze  jours  à  Bruxelles,  M.  Car...  voulut 
voir  la  ville  d'Anvers,  celte  fière  cité  respectée  de  Charles-Quint, 
redoutée  de  Philippe  II.  Un  soir  il  traversait  cet  écheveau  de  pe- 
tites rues  qui  longent  l'Escaut,  lorsqu'il  se  trouva  tout  d'un  coup 
à  la  porte  dune  maison ,  d'où  s'échappait  une  singulière  musique 
de  contredanse.  Celle  maison  était  crémlée.  C'«''iait  une  vraie 
maison  de  1500.  Ce  qui  la  faisait  distinguer  des  autres,  c'était 
d'abord  cette  musique,  et  puis  ensuite  un  gros  bras  rouge  qui 
tenait  au-dessus  de  la  porte  d'entrée  un  long  flambeau ,  que  de 
loin  on  eût  pris  pour  une  épée  flamboyante.  Mais  à  vrai  dire ,  si 
c'était  un  paradis,  ce  n'était  pas  un  paradis  gardé  par  des  anges. 
L'épée  ,  au  contraire  ,  dans  ce  cas,  était  une  sorte  d'enseigne  pro- 
vocatrice. 

Naturellement  curieux  et  d'ailleurs  en  sa  qualité  de  voyageur  se 
croyant  obligé  de  tout  approfondir,  le  vieux  lieutenant  pénétra 
dans  la  maison ,  leva  le  grand  rideau  rouge  derrière  lequel  il  en- 
tendait éclater  cette  musique,  et  il  se  trouva  de  plain-pied  dans 
une  vaste  salle  brillamment  éclairée.  Xu  fond  ,  dans  une  espèce  de 
loge  de  polichinelle,  se  tenaient  les  quatre  Orphées  dont  le  plai- 
sant concert  avait  attiré  notre  homme.  Au  milieu  de  l'appartement, 
quelques  filles  assez  follemeut  décolletées,  se  promenaient,  les  unes 
seules,  les  autres  appuyées  sur  des  matelots  ou  sur  des  jeunes 
gens  de  la  ville  qui  venaient  de  les  faire  danser.  11  y  avait  à  droite 
un  comptoir  oii  l'on  buvait. 

L'honnête  lieutenant  comprit  qu'il  s'était  fourvoyé  et  il  se  dis- 
posait à  sortir,  lorsque  tout  d'un  coup  entra  par  une  porte  du  fond 
une  belle  fille  blonde  qui  s'avança  le  mouchoir  à  la  main  et  en 
riant  beaucoup.  Le  lieutenant  pâlit  et  se  redressa.  Il  regarda 
s'avancer  cette  fille  ,  et  son  visage  se  décomposait  à  mesure  qu'elle 
s'approchait ,  tout  comme  si  c'eût  été  la  mort.  Elle  n'était  pas  re- 
poussante cependant ,  cette  fille.  C'eût  été  même  une  créature  très 
remarquable,  si  les  traits  de  son  visage  n'eussent  été  flétris,  et  si 
une  maigreur  maladive  n'eût  fait  péniblement  saillir  les  os  de  sa 
poitrine.  En  apercevant  l'étranger,  elle  s'arrêta  court.  Ils  s'envisa- 
gèrent quelques  minutes,  immobiles  tous  deux,  puis  enfin  le  vieux. 


REVUE   DE   PARIS.  107 

militaire  saisit  brusquement  la  jeune  femme  au  poignet  et  lui  dit  : 
Madame,  je  veuK  vous  parler. 

Elle  se  dirigea  sans  répondre  un  mot  vers  celte  porte  du  fond 
qui  venait  de  lui  donner  passage.  Notre  voyageur  suivit.  Son  brus- 
que élan  avait  soulevé  quelques  rires  dans  l'assemblée. 

Une  vieille  les  poussa  tous  deux  dans  une  chambre.  La  porte 
fermée ,  la  belle  fi!le  tomba  ù  genoux.  Le  lieutenant  s'arrêta  en 
face  d'elle. 

—  Madame ,  voire  nom? 

—  Monsieur...  se  mit-elle  à  balbutier. 

—  Yoire  nom  ,  madame,  votre  nom? 

—  Marguerite,  monsieur. 
Le  Français  sourit. 

—  Où  étes-vous  ici? 

—  Ah!  monsieur,  prenez  pitié  de  moi!  C'est  la  misère,  je  vous 
jure,  la  misère  toute  seule 

—  Et  je  ne  vous  tue  pas!  Mais  c'est  que  je  n'ai  pas  une  arme! 
S'il  y  avait  ici  une  arme? 

Et  ses  yeux  étincelans  firent  le  tour  de  l'appartement.  Sur  une 
table  ronde  poussée  dans  un  coin  et  à  moitié  cachée  par  les  rideaux 
du  lit,  surnageaient  les  débris  d'une  collation.  Le  lieutenant  aperçut 
lin  couteau  sous  une  serviette.  11  le  saisit. 

La  fille  s'était  levée.  Elle  demeura  les  bras  étendus ,  les  yeux 
fixes,  la  bouche  ouverte,  une  femme  plutôt  de  marbre  que  de 
chair.  Elle  voulait  sans  doute  crier,  mais  elle  ne  le  pouvait,  la 
malheureuse. 

—  Tu  es  une  infâme,  reprit  cet  homme  à  cheveux  gris.  Tu  ne 
t'appell'es  pas  Marguerite,  tu  t'appelles  comme  moi.  Je  vais  te  tuer. 
Tu  es  trop  infâme!  Dans  quel  lieu,  juste  ciel,  dans  quel  lieu! 
Tiens!  voilà  ce  que  je  te  dois.  Les  bons  comptes  font  les  bons  amis. 

Il  jeta  dix  francs  sur  le  lit. 

—  Quelle  infâme!  Ici,  je  vous  le  demande  un  peu,  ici!  Oh!  la 

rage  m'étoulfe Est-ce  bien  possible,  mon  Dieu?  Ne  fais-je  pas 

tout  éveillé  un  atroce  rêve?  Mes  yeux  ne  m'abusent-ils  pas ,  et  ce 
que  je  vois,  cst-cj  qu'en  vérité  je  le  vois? 


108  REVUE   DE   PARIS. 

Cependant  la  voix  était  revenue  à  la  femme.  Elle  tomba  de  nou- 
veau à  genoux. 

—  Grâce,  monsieur,  {jrace!  Laissez-moi  prier  Dieu. 

—  Prie  l'enfer,  malheureuse.  Pourquoi  as-tu  préféré  ce  lit 
dégoûtant  à  mon  lit?  Réponds,  tu  ne  te  rappelles  donc  pas  en 
quel  état  je  t'ai  prise!  Sans  argent,  à  peine  vêtue,  et  de  quels 
parens!  Si  tu  n'étais  pas  la  prostitution  même,  tu  serais  l'ingra- 
titude. Mais  tu  t'es  rendu  justice.  Tu  es  descendue  à  ta  place.  Oui, 
tu  étais  bien  née  pour  celte  caverne.  Tu  es  bien  à  ta  place  au  milieu 
de  ces  images  graveleuses ,  de  ces  meubNs  boiteux ,  de  ces  rideaux 
jaunes ,  de  ces  nappes  sales ,  de  ces  verres  cassés ,  près  de  cet  igno- 
ble grabat.  Dis,  le  métier  est-il  bun? 

—  Ah!  monsieur,  tuez-moi,  tuez-moi  plutôt.  Maintenant  je  ne 
résiste  plus,  vous  pouvez  me  tuer. 

—  C'est  tout  ce  que  tu  mérites.  On  t'ensevelira  dans  un  de  ces 
draps.  Tu  es  une  infâme,  te  dis-je.  Tu  n'as  pas  seulement  songé 
que  tu  avais  une  pauvre  petite  fille.  Sais-tu  ce  qu'on  me  deman- 
dera lorsqu'elle  sera  en  âge  d'être  mariée  :  si  c'est  ici  que  tu  l'as 
enfantée  ! 

—  C'est  la  misère,  monsieur,  c'est  la  misère!  Pardonnez-moi, 
j'ai  eu  faim  et  soif. 

—Où  est  cet  Italien? 

—  Il  y  a  bien  long-temps  qu'il  m'a  abandonnée.  C'est  sa  faute  si 
je  suis  ici.  C'est  le  serpent  qui  m'a  perdue.  Il  ne  m'a:maitpas,  il  m'a 
enlevée  pour  me  faire  chanter.  La  f)remière  année ,  j'ai  gagné  plus 
de  cinquante  mille  francs,  mais  tout  d'un  coup  une  maladie  m'a 
privée  de  ma  voix ,  et  alors  il  m'a  quittée,  emportant  tout  l'argent. 

—  Comme  tu  m'as  quitté,  toi. 

—  C'était  une  nuit.  Ah  !  j'ai  bien  pleuré  ! 
Le  couteau  tomba  des  mains  du  mari. 

—  Le  reste ,  madame. 

—  Le  reste,  monsieur....  je  n'ose.... 

—  Maintenant!  Ah  !  vous  pouvez  aller. 

—  Le  matin  donc,  je  me  trouvai  seule,  abandonnée,  malade, 
sans  ressources.  Je  doutai  long-temps,  mais  huit  jours  s'écoulèrent, 
et  il  ne  reparut  pas  ;  et  il  avait  dit  à  notre  hôtesse  qu'il  serait  de 


REVUE    DE    PARIS.  109 

retour  avnnt  une  semaine.  Il  était  parti,  monsieur,  sans  même 
payer  notre  drpcnse  à  l'auberge.  De  ce  jour  on  me  maltraita.  Ces 
impitoyables  gens  étaient  décidis  à  me  jeter  à  la  porte,  et  j'allais 
me  trouver  sans  pain  et  sans  asile,  lorsque  descendit  à  cette  au- 
berge un  jeune  Anglais...,  J'étais  à  deu\  cents  lieues  de  mon  pays, 
au  fond  de  la  Hollande ,  je  ne  songeais  à  vous  qu'avec  treiiiblement, 
j'étais  si  coupable!  Que  vous  dirai-je  ,  monsieur?  je  fus  aussi  vile 
que  vous  le  peiis'z,  je  fus  ce  qu  ils  appellent  une  femme  entrete- 
nue. Ah  !  si  la  douleur  et  la  misère  peuvent  expier  une  faute ,  mon- 
sieur, laissez-moi  embrasser  vos  genoux ,  je  ne  suis  plus  coupable. 
Ah!  que  j'ai  souffert!  On  a  plus  pitié  des  bètes  qu'on  nourrit  que 
ces  hommes-la  n'ont  eu  pitié  de  moi.  J'ai  dépéri,  comme  vous  le 
voyez,  au  milieu  de  leur  or  et  de  leurs  caresses.  Que  dis-je?  de 
leur  or!  l'or  a  diminué  à  mesure  que  le  mépris  a  crû.  J'ai  baissé 
peu  à  peu  dans  leur  estime,  comme  baisse  une  marchandise. 
Enfin  de  malheur  en  malheur,  ayant  perdu  ma  beauté  comme 
j'avais  perdu  ma  voix,  j'ai  descendu  échelon  par  échelon  cette  lon- 
gue échelle  d'infamie,  que  montent  et  descendent  tant  de  malheu- 
reuses! Monsieur,  ayez  pitié  de  moi,  voici  comme  je  suis  tom- 
bée ici. 

—  Et  vous  ne  vous  êtes  pas  tuée? 

—  Je  n'en  ai  pas  eu  la  force ,  j'<;tais  déjà  si  exténuée  lorsque  ces 
choses  m'arrivèrent....  D'ailleurs  j'espérais  mourir  de  la  honte. 

—  Pauvre  créature!  si  vous  pouviez  voir  combien  vous  avez 
changé  !  Tout  n'est  donc  pas  profit  dans  le  crime.  La  flamme  de 
vos  yeux  est  éteinte.  Vous  éies  d'une  maigreur  lugubre.  Tenez,  je 
ne  veux  pas  vous  cacher  mes  senlimens  secrets,  levez-vous,  vous 
me  louchez  de  pitié.  Je  vous  pardonne ,  madame ,  ce  qui  n'est  point 
pardonnable.  Celte  maison  eût  dû  èire  votre  tombe!  Mais  vous 
vous  avez  un  enfant,  madame,  bénissez-lc.  Elle  vous  rachète,  la 
pauvre  innocente!  Ce  sera  du  moins  l'excuse  de  ma  faiblesse... 

—  Ah  !  monsieur,  toute  une  vie  d'expiation  et  de  vertus 

—  Je  vous  crois.  Mais  une  dernière  question ,  et  répondez  comme 
si  vous  étiez  devant  Dieu.  Oii  est  a  présent  cet  Italien?  Vous  le  savez. 
C'est  ma  condition  expresse,  songez-y. 

—  En  Angleterre,  monsieur. 


110  KEVDE   DE   PARIS. 

—  C'est  bien.  Alors  nous  pouvons  retourner  en  France. 

Le  lendemain  de  son  arrivée  à  Paris,  le  vieux  lieutanant  parut 
devant  sa  femme.  Il  était  en  habits  de  voyage. 

—  Je  vais  en  Angleterre,  lui  dit-il  avec  résolution.  Je  laisse  entre 
les  mains  de  votre  mère  mon  testament.  Toute  ma  fortune  est  as- 
surée à  ma  fille.  Adieu,  madame.  Je  ne  sais  pas  s'il  me  sera  donné 
de  vous  revoir  encore.  Mais  tâchez  d'être  honnête  femme,  et  Dieu 
me  renverra  peut-être  bientôt  près  de  vous. 

—  Qu'allez-vous  faire  en  Angleterre  ,  monsieur?  demanda  ma- 
dame Ninette  toute  pâle. 

—  J'y  vais  pour  des  affaires  de  commerce  ,  répondit  le  soldat 
sans  changer  de  figure. 

Quatre  mois  après,  on  était  alors  en  septembre ,  madame  Ni- 
nette prenait  le  frais,  un  soir,  sur  le  balcon  de  son  appartement. 
Il  n'y  avait  autour  d'elle  que  madame  Ducros ,  sa  respectable 
mère,  et  notre  ami  le  juste-milieu  qui  regardait  tour  à  tour  Ni- 
nette et  les  étoiles.  La  porte  de  l'appartement  s'ouvrit  soudain, 
un  homme  entra.  Il  était  tout  couvert  de  poussière.  Il  s'avança 
jusqu'au  fauteuil  de  madame  Car...,  et  la  femme  reconnut  son 
mari.  Ses  cheveux  à  présent  étaient  entièrement  blanchis. 

—  Madame,  lui  dit-il,  levez  maintenant  la  tète,  rien  ne  vous 
en  empêche  plus.  Je  l'ai  tué!..  J'ai  eu  bien  delà  peine  à  le  trouver, 
mais  enfin  je  l'ai  trouvé,  et  je  l'ai  tué  !..  Il  était  bien  lâche  ! 

Notre  ami  le  juste-milieu  tressaillit,  madame  Ducros  se  signa  , 
ipadame  Ninette  baissa  la  tête  sans  prononcer  un  mot.  De  ce  jour 
on  remarqua  que  le  vieux  mari  avait  repris  sa  gaieté  d'autrefois, 
et  tout  le  monde  le  félicitait  sur  son  voyiige. 

Pour  madame  Ninette,  elle  ne  montra  les  jours  suivans  ni  joie 
ni  peine.  Je  dois  dire ,  il  est  vrai,  que  M.  Anacharsis  la  consolait 
depuis  trois  mois. 

Louis  DE  Maynard. 


GUILLAUME  D'ORANGE.' 


La  nation  anglaise  avait  accueilli  avec  joie  la  restauration 
des  Stuarts  ;  les  peuples  sont  naturellement  oublieux  du  passé , 
imprévoyans  de  l'avenir.  Il  est  vrai  de  dire  qu'à  cette  époque 
la  déclaration  de  Charles ,  datée  de  Bréda ,  avait  calmé  beau- 
coup de  craintes ,  répondu  à  beaucoup  d'espérances  ;  mais  les 
choses  étaient  bien  changées  lorsque,  vingt-quatre  ans  plus 
tard,  le  duc  d'York,  Jacques  II,  vint  s'asseoir  sur  le  trône  de 
son  frère. 

Cinq  années  avant  cette  époque ,  en  1679  ,  il  avait  été  ques- 
tion ,  au  parlement ,  de  l'exclure  du  trône  ;  la  religion  catholique, 
dont  il  faisait  profession ,  était  le  prétexte  de  cette  mesure.  Ce 
bill ,  rejeté  à  une  faible  majorité,  avait  été  remplacé  par  un  autre 
bill  appelé  bill  de  limiialion  des  droits,  et  dont  l'effet  eût  été  d'a- 
néantir dans  les  mains  du  duc  l'autorité  royale ,  de  la  réduire 
pendant  tout  son  règne  à  un  vain  mot.   Ce  bill  eut  le  sort  du 

(i)  Ce  fragment  f.iif  partie  d'un  remarquable  ouvrage  de  philosophie  politique, 
intitulé  Guillaume  u'Orange  et  i,e  duc  d'Ori.kams,  qui  paraîtra  procliainenient 
chez  le  libraire  Charpentier,  rue  de  Seine. 


il2  REVUE    DE    PARIS. 

précédent;  toutefois  les  circonstances  étaient  devenues  tellement 
liostiles  au  duc  ,  que  le  roi  lui-même  et  quelques-uns  des  amis  du 
duc  n'avaient  pas  été  éloignés  d'en  favoriser  l'adoption.  En  1681, 
\m  autre  bill  d'exclusion,  présenté  de  nouveau  au  parlement, 
avait  eu  les  honneurs  d'une  seconde  lecture.  D'un  autre  côté,  le 
comte  d'Essex  proposait  au  môme  parlement  ce  qu'on  appelait 
alors  une  association  ;  ce  devait  être  une  sorte  de  ligue  protes- 
tante :  le  duc ,  à  son  avènement  au  trône ,  aurait  été  forcé  de 
remettre  à  cette  association  quelques  places  fortes  pour  servir 
de  gage  de  sûreté  à  la  religion  protestante.  D'aulres  voulaient  un 
divorce  entre  le  roi  et  la  reine,  dans  le  but  de  faire  épouser 
à  Charles  une  princesse  protestante,  dont  il  pût  avoir  des  hé- 
ritiers. Quelques-uns  pensaient  à  Montmouth,  fils  naturel  de 
Charles  :  il  était  beau  ,  brave  ;  il  avait  obtenu  quelques  succès  à 
la  guerre,  mais  c'était  surtout  sa  qualité  de  protestant  qui  lui 
conciliait  la  faveur  publique.  La  raison  contraire  faisait  du  duc 
d'York  un  objet  de  haine  et  d'animadversion  pour  l'Angleterre. 

L'Ecosse,  pendant  plusieurs  années ,  avait  paru  lui  être  toute 
dévouée  ;  elle  ne  tarda  pas  néanmoins  à  manifester  à  son  égard 
les  mêmes  dispositions  que  l'Angleterre.  Là,  comme  en  Angle- 
terre, le  zèle  du  protestantisme  avait  le  pas  sur  tous  les  intérêts, 
sur  tous  les  sentimens;  le  duc  d'Argyle,  fort  puissant  dans  le 
pays,  était  le  plus  zélé  partisan  du  prince;  il  ne  lui  en  avait 
pas  moins  déclaré  qu'il  saurait,  au  besoin,  défendre  contre  lui, 
et  jusqu'au  dernier  soupir,  la  religion  du  pays.  Un  jour  qu'il  était 
question,  au  parlement  d'Ecosse,  d'imposer  à  tous  ceux  qui 
exerçaient  un  emploi  quelconque  la  signature  d'une  espèce  de 
formulaire  protestant,  le  duc  d'York  réclama  une  exception  per- 
sonnelle; mais  Argyle  se  lève  aussitôt,  s'emporte,  dans  un 
long  discours ,  contre  la  prétention  du  duc ,  et  finit  par  ces 
mots  :  «  Le  papisme  n'est  point  à  craindre  dans  ce  royaume,  à 
moins  qu'il  n'y  soit  introduit  par  la  famille  royale  elle-même,  et 
la  religion  protestante  est  moins  en  péril  sans  aucune  des  garan- 
ties proposées,  qu'avec  la  seule  exception  qui  les  détruit  toutes.» 
Nous  l'avons  dit ,  Argyle  était  pourtant  un  ami ,  un  zélé  partisan 
du  duc  ;  contradiction  qui  suffit  à  peindre  toute  la  violence  et 


REVUE   DE   PARIS.  lîS 

tout  l'emportement  des  passions  soulevées  contre  ce  malheureux 
prince. 

On  s'en  ferait  difficilement  l'idée.  Il  n'était  ni  crime,  ni 
forfait  dont  l'imagination  populaire  ne  fût  disposée  à  le  croire 
capable  ;  on  en  vit  la  preuve  dans  le  finneux  procès  de  Titus 
Oates  ;  toutes  les  calomnieuses  impostures  de  ce  dernier,  si  ab- 
surdes, si  insensées,  si  dépourvues  de  vraisemblance  qu'elles 
pussent  être ,  n'en  furent  pas  moins  avidement  recueillies  par  le 
peuple:  par  cela  même  quelles  s'adressaient  au  duc,  elles  se 
métamorphosaient  pour  le  peuple  de  Londres  tout  entier  en  faits 
évidens,  prouvés.  Tn  juge  de  paix  ,  nommé  Gottfrey,  ayant  été 
assassiné  pendant  le  procès ,  ce  fut  encore  au  duc  que  le  peuple 
attribua  ce  crime  pendant  tout  son  règne.  A  cette  occasion ,  la. 
terreur  fut  universelle  dans  toute  la  ville.  Aux  funérailles  de 
Gottfrey,  dit  un  historien  protestant,  chacun  croyait  sentir,  près 
de  son  propre  sein ,  le  poignard  qui  avait  frappé  celui-ci  ;  et  ce 
poignard,  il  le  voyait  étinceler  dans  les  mains  du  duc.  Une  lettre 
du  secrétaire  de  ce  dernier,  devenue  publique  dans  ce  procès, 
avait  révélé  les  projets  qu'il  méditait  dès  lors  pour  le  rétablisse- 
ment de  la  religion  catholique.  Cette  révélation  l'ayant  pouraÎRsi 
dire  constitué,  aux  yeux  de  l'Angleterre,  le  représentant  officiel 
du  papisme,  il  était  devenu  ,  aux  yeux  de  la  foule ,  solidaire  de 
tous  les  excès,  de  toutes  les  superstitions,  de  tous  les  crimes  que 
prêtait  à  celte  croyance  l'imagination  protestante,  à  celte  époque 
plus  qu'à  aucune  autre  :  c'était  celle  de  la  révocation  de  ledit  de 
Nantes. 

Les  états  protesians  de  l'Europe,  la  Hollande,  la  Suède,  le 
Danemark,  la  Prusse,  s'étaient  vus  tout  à  coup  remplis  de  réfti- 
giés  fran(;ais  ;  la  seule  Angleterre  en  avait  reçu  quarante  à  cin- 
quante mille.  Ils  erraient  çà  et  là  dans  les  trois  royaumes,  ra- 
contant les  persécutions ,  les  spoliations ,  les  condamnations  d(jnt 
ils  avaient  été  victimes  ,  demandant  vengeance  du  sang  de  leurs 
frères  qui  coulait  encore  sous  le  sabre  des  dragons.  Qu'on  ap- 
précie les  haines  furieuses,  acharnées  qui  devaient  s'allumer  à 
tous  ces  récits  ,  contre  le  roi  de  France,  contre  la  religion  catho- 
lique, contre  .lacques,  leur  ami,  leur  allié,  leur  futur  compliw». 

TOMi:.   X\      AOUT.  8 


114  RKVUE    DE    PARIS. 

Forcé  de  luii,;^  momon'.anément  devant  ses  ennemis ,  Jacques 
s'était  lon[j-temps  relégué  dans  la  vice-royauté  d'Ecosse.  Plus 
tard,  il  lui  fallut  chercher  un  asile  jusqu'en  Hollande.  Il  en  partit 
pour  venir  recevoir  le  dernier  soupir  de  son  frère,  donnant  ainsi 
pour  la  première  fois  au  monde  le  spectacle  de  l'héritier  pré- 
somptif d'une  couronne,  qui  a  vu  son  exclusion  de  cette  cou- 
ronne solennellement  proposée ,  disculée  dans  le  sénat  national , 
et  qui  de  l'exil  s'achemine  au  trône  de  ses  aïeux. 

Brave  à  la  guerre  ,  élève  de  Turenne,  amiral  heureux  et  hardi 
à  la  tête  des  flottes  d'Angleterre,  le  roi  Jacques  étaiî  un  caractère 
à  la  fois  plein  de  faiblesse  et  d'obstination.  Esprit  absolu  ,  il  ne 
manquait  jamais  d'aller,  logiquement ,  jusqu'aux  dernières  con- 
séquences, jusqu'aux  résultats  les  plus  extrêmes  des  principes 
qu'il  avait  une  fois  posés.  Fallait-il  agir,  il  avançait  dans  cette 
route  ;  mais  on  le  voyait  tout  à  coup  non-seulement  s'arrêter, 
mais  s'arrêter  parfois  devant  un  obstacle  qu'il  lui  eût  été  facile 
de  surmonter.  C'es'l  que,  tout  en  obéissant  à  sa  conscience,  il 
avait  en  même  temps  je  ne  sais  quelle  secrète ,  quelle  intime 
conviction  de  l'inutilité  de  ses  efforts.  Il  unissait  de  la  sorte  la 
plus  extrême  témérité  à  la  plus  complète  absence  de  toute  éner- 
gie ;  et  c'est  ainsi  qu'il  alla  se  heurter  toute  sa  vie  contre  les 
choses  et  les  nécessités  de  son  époque.  Il  lui  arriva  d'ailleurs  ce 
qui  ne  manque  jamais  d'arriver  à  ceux  que  la  fatalité  a  con- 
damnés :  tout  tourna  contre  lui ,  tout  concourut  également  à  sa 
perte  :  le  courage  autant  que  la  faiblesse,  ses  qualités  autant 
que  ses  défauts,  ses  vertus  autant  que  ses  vices. 

A  cette  époque,  tout  était  encore  vague,  incertain,  confus, 
dans  ce  qui  est  devenu,  depuis  ce  temps,  la  constitution  d'An- 
gleterre. L'autorité  de  la  couronne ,  les  droits  du  parlement , 
les  im|)ôts ,  rien  de  tout  cela  n'était  assujéti  à  des  règles  fixes  et 
invariables  ;  la  puissance  du  parlement  se  réduisait ,  en  défini- 
tive ,  presque  tout  entière  à  des  refus  d'argent.  Est-il  question  , 
sous  Charles  II,  de  mettre  en  accusation  la  duchesse  de  Cleve- 
land,  maîtresse  du  roi  :  ((  Que  dites-vous?  s'écrie  un  vieux  par- 
lementaire de  sa  place  ;  ce  sont,  au  contraire,  des  statues  qu!il 
faut  élever  aux  maîtresses  de  sa  majesté  ;  sans  elles,  vous  n'aii- 


REVUE   DE   PARIS.  il5 

riez  pas  de  parlement,  n  Sur  un  terrain  vague ,  obscur,  mal  li- 
mité', se  lieuriaient  incessamment  les  privilèges  parlementaires 
et  la  prérogative  royale.  Mais  par  cela  môme  que  les  refus  de 
sulîsides  constituaient,  comme  nous  venons  de  le  dire,  le  fond 
de  la  ])uissance  du  parlement ,  ceiîe  puissance  n'était  vraiment 
que  négative  ;  elle  s'annulait  même  quand  le  roi  avait  assez  d'ar- 
gent pour  se  passer  du  parlement.  Charles  II  avait  été  souvent 
plusieurs  années  de  suite  sans  en  assembler. 

Ce  manque  de  fixité  dans  les  institutions  sert  d'abord  Jacques 
dans  l'accomplissement  de  ses  projets,  le  rétablissement  delà  foi 
catholique.  Dès  le  second  parlement  convoqué  sous  son  régne,  il 
se  met  en  devoir  d'annuler  le  test  ;  on  appelait  ainsi  une  sorte  de 
profession  de  foi  protestante  alors  exigée  de  tout  fonctionnaire 
civil ,  ou  de  tout  officier  de  l'armée.  Ab  li  seulement  de  nos  jours, 
il  était  conçu  en  ces  termes  :  «  Je  déclare  ne  pas  croire  qu'il  se 
fasse  de  transsubstantiation  dans  la  cène  du  Seigneur,  ni  pendant 
ni  après  la  consécration.  »  Signer  cette  déclaration ,  c'était ,  à 
proprement  parler,  abjurer  sa  croyance,  si  l'on  était  catholique, 
et  se  déclarer  protestant  à  la  face  du  ciel  et  des  hommes.  Charles  II, 
dans  un  des  derniers  parlemens  de  son  lègne,  avait  annoncé  la 
résolution  d'affranchir  de  cette  formalité  les  officiers  de  l'armée, 
en  vertu  d'un  certain  pouvoir  dis[jensatif  qu'il  prétendait  s'ar- 
roger; une  adresse  du  parlement  avait  alors  repoussé  cette  pré- 
tention de  Charles;  une  nouvelle  adresse,  en  réponse  au  discours 
de  Jacques,  ne  la  repoussa  pas  moins  énergiquement,  quand  ce 
dernier  l'eut  rc[)roduite  pour  la  seconde  lois.  Mais  Jacques,  au 
lieu  de  se  tenir  pour  iialtu,  comme  l'avait  fait  son  frère  ,  essaie  de 
tourner  l'obstacle  (pi'il  désespère  d'emporter  de  front. 

Il  proroge  le  parlement,  et  fitit  poser  devant  les  douze  juges 
d'Angleterre  une  question  ainsi  conçue  :  «  Le  roi  peut-il  dispenser 
des  sermens  et  des  tests  les  personnes  qu'il  place  dans  les  charges 
et  emplois  du  royaume?  »  Les  douze  juges  répondent  :  «  Les  lois 
du  royaume  sont  les  lois  du  roi;  il  peut  en  dispenser  autant  que 
la  nécessité  l'exige;  il  est  le  seul  juge  de  cette  nécessité  ;  et  il  ne 
peut  renoncer  à  (e  droit,  qui  n'est  (pi'un  dépAt  entre  ses  mains, 
et  qui  fait  [)artie  des  prérogatives  de  la  couronne.  »  Ce  raisonne- 

8. 


Î16  RKVIIE   DE   PARIS. 

ment  péchait  essentiellement  par  la  base;  il  admettait  en  principe 
que  les  lois  du  royaume  étaient  les  lois  du  roi ,  et  cela  n'était  nul- 
lement vrai  ;  car,  aux  termes  de  la  constitution  anglaise ,  le  pou- 
voir législatif  n'appartenait  pas  au  roi  seul ,  mais  bien  au  roi  et 
im  parlement  réunis.  Quant  aux  conséquences  de  cette  décision, 
elles  étaient  vraiment  immenses;  elles  ne  tendaient  à  rien  moins 
qu'à  changer  en  une  véritable  dictature  le  pouvoir  jusque-là  limité 
<Je  la  couronne.  Que  devenait  le  droit  du  parlement  de  concourir 
à  la  confection  des  lois  j  à  côté  de  ce  droit  nouveau  reconnu  au 
roi,  de  dispenser  de  l'obéissance  aux  lois,  c'est-à-dire  d'annuler, 
d'effacer  ces  lois  aussitôt  écrites? 

D'un  autre  côté,  la  domination  de  la  religion  protestante  se 
trouvait  singulièrement  comijromise  par  cette  décision,  par  la- 
quelle se  trouvaient  abattues  les  dernières  barrières  qui  la  dé- 
fendaient contre  le  catholicisme  ;  la  brèche  était  ouverte ,  le  che- 
min frayé  par  où  les  catholiques,  jusqu'alors  en  dehors  de 
la  société  politique ,  pouvaient  y  rentrer  triomphans.  L'applica- 
tion de  la  théorie  formulée  par  les  douze  juges  conduisait  à  ce 
résultat.  Leur  étrange  décision  n'en  acquit  pas  moins,  quelques 
instans,  autorité  de  chose  jugée,  autorité  si  puissante,  comme  on 
sait,  en  Angleterre,  Le  chevaher  Edouard  Haies,  colonel  d'un 
régiment  d'infanterie,  fut  dénoncé  par  son  cocher,  comme  en  con- 
travention avec  la  loi  du  test.  Edouard  Haies  est  cité  devant  les 
magistrats  ;  l'affaire  s'instruit  ;  le  ministère  public  conclut  à  l'ap- 
plication de  la  peine.  Le  jugement  va  être  rendu,  mais  alors 
Edouard  Haies  produit  une  dispense  du  test ,  signée  par  le  roi  et 
scellée  du  grand  sceau  de  l'état.  Il  est  renvoyé  absous.  Enivré  de 
ce  succès,  Jacques  ne  s'occupe  plus  qu'à  remplir  de  catholiques 
les  emplois  publics ,  surtout  ceux  de  l'armée  ;  il  ne  veut  plus  que 
des  catholiques  autour  de  lui.  Bientôt  ce  n'est  plus  assez  pour  lui 
qu'on  ne  le  soit  en  secret ,  il  contraint  ceux  d'entre  eux  qui  exer- 
cent les  grandes  charges  de  la  couronne  à  suivre  ouvertement 
toutes  les  pratiques  de  cette  croyance. 

On  le  vit  un  moment  au  point  de  ne  plus  réclamer  la  simple  to- 
lérance pour  l'église  romaine,  mais  d'en  proclamer  hautement  la 
domination  absolue.  Barillon ,  l'ambassadeur  de  France ,  à  propos 


REVUE   DE   PARIS.  HT 

de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  et  au  milieu  des  transports 
d'admiration  que  lui  causait  cette  mesure,  écrit  à  Louis  XIV: 
«  On  vous  imiterait  bientôt  ici ,  si  on  l'osait.  » 

Chose  étrange  !  en  vertu  de  son  titre  de  roi  d'Angleterre ,  Jac- 
ques n'en  était  pas  moins  le  chef  officiel ,  le  pontife  reconnu  de  la 
religion  anglicane.  Le  serment  du  sacre  l'obligeait  à  maintenir, 
par  tous  les  moyens,  la  suprématie  de  cette  religion.  On  ne  sau- 
rait imaginer  de  situation  plus  complètement  fausse  dans  tous  ses 
détails  que  celle  de  ce  malheureux  prince. 

Dans  l'accompl.ssement  définitif  de  ses  projets,  Jacques  avait 
besoin  d'argent  pour  se  dispenser  de  convoquer  le  parlement;  il 
en  avait  encore  besoin  pour  l'entretien  d'une  armée  permanente. 
C'est  dans  la  bourse  de  Louis  XIV  qu'il  comptait  le  puiser;  c'est 
de  la  France  qu'il  attendait  ses  principaux  moyens  d'action. 
Louis  XIV  ne  pouvait,  en  effet,  qu'applaudir  aux  projets  de 
Jacques  ;  il  était  avec  lui  de  cœur  et  d'ame  :  souverain  absolu 
lui-même,  comment  n'aurait-il  pas  applaudi  aux  efforts  d'un  roi 
voisin  pour  sortir  de  tutelle?  Catholique  sincère,  n'était-il  pas  na- 
turel qu'il  fût  constamment  disposé  à  prêter  son  appui  à  toute  en- 
treprise contre  la  religion  protestante?  A  ces  motifs  généraux  se 
joignaient  d'ailleurs  d'autres  motifs  d'un  intérêt  plus  puissant, 
tirés  des  circonstances  politiques  où  se  trouvait  l'Europe.  Les  états 
protestans  formaient  une  ligue  toujours  subsistante  contre  la 
France;  la  guerre  était  depuis  long-temps  imminente  entre  cette 
dernière  et  cette  ligue,  qui,  avec  l'adhésion  de  quelques  nouveaux 
états,  prit  plus  tard  le  nom  de  ligue  d'Augsbourg.  L'Angle- 
terre entrerait-elle  dans  cette  ligue,  ou  bien  contracterait-elle 
une  alliance  avec  la  France?  Ce  dernier  parti  ajoutait  beaucoup 
aux  chances  de  succès  de  Louis  XIV  dans  le  conflit  qui  se  prépa- 
rait. L'alliance  avec  l'Angleterre  semblait  devoir  assurer  à  jamais 
sa  domination  continentale;  il  avait  ainsi  un  immense  intérêt  à 
cette  alliance,  et  n'hésita  jamais  à  la  payer  aussi  chèrement  qu'il 
le  fallut.  De  là,  tous  ces  traités  secrets  entre  la  cour  de  Saint- 
James  et  celle  de  Versailles ,  l'une  des  plus  curieuses  parties  de  la 
«liploma  tie  de  l'époque. 


1Ï8'  REVUE   DE  PARIS. 

Toute  la  politique  intérieure  de  l'Angleterre  se  rattachait,  en 
même  temps,  à  cette  question  de  politique  extérieure.  La  France, 
triomphante  sur  le  continent ,  entraînait  le  triomphe  du  principe 
catholique  qu'elle  représentait,  sur  le  continent  d'abord,  mais  par 
suite  en  Anjrleterre.  Rien  ne  s'opposait  plus  alors  à  ce  que 
Louis  XIV  mît  à  la  disposition  de  Jacques  les  moyens  en  hommes 
et  en  argent ,  nécessaires  à  l'accomplissement  des  plans  de  ce  der- 
nier. C'en  eût  été  fait  de  la  religion  protestante  et  des  institutions 
parlementaires  de  l'Angleterre.  Le  peuple  avait  le  sentiment  de 
cette  situation.  Le  protestantisme,  imitant  en cela-le catholicisme, 
prenait,  comme  ce  dernier,  son  point  d'appui  et  ses  moyens  d'ac- 
tion à  l'extérieur.  A  l'occasion  du  conflit  qui  se  préparait,  il  se 
prononçait  pour  une  alliance  offensive  et  défensive  avec  la  Hol- 
lande, avec  autant  d'ardeur  et  de  persistance  qu'en  mettait  la 
cour  et  .ïacques  à  vouloir  l'alliance  avec  la  France.  C'est  que  la 
Hollande  était  alors,  en  Europe,  à  la  tête  des  intérêts  prolestans. 
La  Hollande  avait  mis  un  terme  aux  conquêtes  de  Louis  XIV^,  au 
prix  du  meilleur  et  du  j^lus  pur  de  son  saflg;  elle  était  toujours 
au  moment  de  recommencer  la  guerre,  toujours  menacée  dans 
son  existence,  toujours  à  la  veille  d'une  invasion  nouvelle. En  at- 
tendant le  combat,  elle  soutenait,  par  la  presse,  une  violente  po- 
lémique tout  à  la  fois  contre  les  catholiques  et  contre  la  politique 
dominatrice  de  Louis.  Des  croyances  et  des  sympathies  communes 
unissaient  ainsi  les  deux  peuples  :  les  intérêts  de  la  politique ,  du 
commerce,  de  l'industrie,  le  partage  d'un  danger  commun,  res- 
serraient plus  intimement  encore  cette  union.  De  ses  faibles 
mains,  Jacques  ne  s'en  obstinait  pourtant  pas  moins  à  rompre 
ces  liens  si  fortement  tissus;  il  voulait  enlever  l'Angleterre  à  l'al- 
Kance  hollandaise ,  pour  la  faire  graviter  dans  l'orbite  politique 
de  la  France. 

Le  rôle  important  que  le  prince  d'Orange  fut  appelé  à  jouer 
dans  les  affaires  d'Angleterre  s'explique  tout  entier  par  ce  qui 
vient  d'être  dit.  Le  prince  était  comme  la  personnification  du 
protestantisme ,  il  était  en  même  temps  le  chef  des  intérêts  euro- 
péens en  réaction  contre  la  domination  de  la  France  :  situation 
politique  qu'il  avait  prise  de  bonne  heure.  A  l'époque  de  l'inva- 


REVUE    DE    PARIS.  119 

sion  de  la  Hollande  par  les  armées  françaises,  il  sortait  à  peine  de 
l'adolescence;  la  victoire  avait  alors  abandonné  les  drapeaux  de 
la  république  ;  sans  armée  ,  sans  arjjent ,  sans  ressources  d'aucune 
sorte,  au  milieu  du  découragement  général,  Guillaume  seul  ne 
désespéra  pas  du  salut  de  la  patrie.  L'indomptable  énergie  de  son 
caractère  éclatait  là  tout  entière;  sa  résolution  était  prise  de 
mourir  plutôt  que  de  souscrire  à  l'humiliation  de  sa  terre  natale; 
et  cette  magnanimité  toute  romaine  l'en  rendit  le  libérateur.  S'é- 
tonnant  un  jour  de  le  voir,  presque  aux  abois,  refuser  pourtant 
des  conditions  de  paix  presque  tolérablos,  l'ambassadeur  d'An- 
gleterre l'interpelle  et  lui  dit  :  «  Que  voulez-vous  doac?  —  Mou- 
rir, répond  le  prince,  dans  le  dernier  fossé  de  la  jiairie.  »  Outre 
ces  antécédens,  qui  lui  valaient  la  faveur  populaire,  sa  qualité 
d'époux  de  l'héritière  présomptive  de  la  couronne  l'appelait,  d'un 
autre  côté,  à  intervenir  entre  les  partis  divers  qui  divisaient  l'Angle- 
terre; il  se  présentait  tout  naturellement  à  eux  comme  concilia- 
teur, comme  arbitre.  Est-il  question  d'un  point  de  discipline  re- 
ligieuse ,  les  évêques ,  enfermés  à  la  Tour  de  Londres ,  lui  écrivent 
qu'ils  voient  en  lui  le  vrai  défenseur  de  la  religion  protestante. 
Est-il  question  de  la  prétendue  illégitimité  du  prince  dctjulles,  les 
lords  le  somment  de  venir  procéder  à  une  enquête  légale  et  juri- 
dique sur  la  naissance  du  jeune  prince. 

La  naissance  d'un  héritier  avait,  en  effet,  assez  fortement 
ébranlé  le  trône  de  Jacques ,  qu'elle  eût  dû  consolider  dans  le 
cours  naturel  des  choses.  L'espoir  de  voir  la  princesse  d'Orange 
succéder  un  jour  à  son  père  portait  un  grand  nombre  de  protes- 
lansà  supporter  patiemment  le  règne  de  .lac(]ues;  ils  entrevoyaient 
dans  l'avenir  l'avènement  au  trône  d'une  princesse  protestante, 
protectrice  naturelle  de  leurs  croyances  et  de  leurs  intérêts.  Mais 
voilà  cet  avenir  qu'ils  saluaient,  qu'ils  ap|)elaient  du  IVuul  du  cœur, 
devenu  tout  à  coup  plus  sombre  encore  et  plus  menaçant  que  le 
présent;  voilà  que  l'avenir  aussi  ap|)artient  aux  catholiques,  qui 
déjà  s'en  em()arent  comme  de  leur  domaine  assuré,  (lela  donne 
moyen  à  la  haine  des  ennemis  de  Jacques  de  l'aliaipier  par  un 
côté  sensible.  L'absence  des  dames  protestantes  au  moment  de  la 
délivrance  de  la  reine,  quelques  pratiques  de  dévotion  anlipathi- 


120  REVUE   DE   PARIS. 

ques  au  protestantisme,  des  circonstances  insignifiantes  en  elles- 
mêmes,  des  riens,  mais  ex[)loités  avec  une  habile  malveillance, 
finirent  par  rendre  la  nation  entière  incrédule  à  la  naissance  du 
prince.  L'opinion  que  cette  naissance  avait  été  supposée  devint 
une  de  ces  croyances,  un  de  ces  préjugés  populaires  que  l'évi- 
dence et  la  vérité  sont  impuissantes  à  déraciner  de  l'esprit  des 
générations  contemporaines. 

La  mort  de  l'électeur  de  Cologne,  incident  d'assez  peu  d'im- 
portance en  lui-même,  fait  éclater  tout  à  coup  les  germes  de  dis- 
corde que  recelait  l'Europe.  La  France  et  la  Hollande  se  pronon- 
cent toutes  deux  pour  des  concurrens  différons.  Louis  XIV  arme 
en  faveur  du  sien;  il  menace  de  l'installer  de  vive  force,  en  dépit 
de  la  cour  de  Home  et  des  droits  de  l'empire  germanique.  Cette 
prétention  achève  de  réunir  contre  la  France  les  divers  états  de 
l'Europe;  d'un  côté,  la  Bavière,  le  Brandebourg,  la  Saxe,  le 
Danemarck,  la  Suède;  de  l'autre,  l'Autriche,  la  Savoie,  l'Espa- 
gne, les  États  romains,  forment  la  ligue  d'Augsbourg.  La  Hol- 
lande était  comme  la  pierre  fondamentale  de  cette  coalition.  Dans 
cette  ligue  bizarre,  les  états  protestans  et  les  états  catholiques 
marchaient  pêle-mêle  sous  la  même  bannière.  Des  princes  pro- 
testans prenaient  les  armes  pour  soutenir  une  décision  du  pape; 
des  princes  catholiques  s'apprêtaient  à  combattre  le  fils  aîné  de 
l'église,  le  monarque  qui  venait  de  révoquer  l'édit  de  iSantes.  C'est 
qu'il  s'agissait,  au  fond,  d'une  réaction  européenne  contre  la 
France,  réaction  à  laquelle  prenaient  part,  à  titres  divers,  tous  ceux 
dont  elle  avait  froissé  les  intérêts  depuis  quarante  ans.  Grâce  aux 
traités  secrets  de  Jacques  et  de  Louis  XIV,  l'Angleterre  restait 
seule  étrangère  à  celte  coalition;  seule  elle  demeurait  étrangère 
à  ce  grand  mouvement  politique.  Sous  un  autre  roi  que  Jacques, 
c'était  pourtant  à  elle  qu'il  eût  appartenu  de  la  conduire  et  de  la 
diriger  :  les  intérêts  de  sa  politique  et  ceux  de  la  religion  protes- 
tante l'y  poussaient  également. 

Aussi ,  l'entreprise  du  prince  d'Orange ,  lorsqu'il  passa  en  An- 
gleterre ,  est-elle  tout  autant  dirigée  contre  Louis  XIV  que  contre 
Jacques  ;  le  roi  de  France  le  comprend.  Instruit  des  préparatifs 
de  Guillaume,  il  fait  signifier  aux  états-généraux  de  Hollande 


REVUE    DE   PARIS.  121 

qu'une  alliance  offensive  et  défensive  existe  entre  lui  et  le  roi 
d'Angleterre  ;  qu'attaquer  l'un  ,  c'est  attaquer  l'autre.  Mais  cette 
démarche  ne  pouvait  que  nuire  à  Jacques  ;  loin  de  lui  être  de 
quelque  utilité,  elle  achève  de  donner  à  Guillaume  l'appui  de 
l'Europe  ;  elle  rend  plus  sensible  que  jamais  la  nécessité  d'enlever 
l'Angleterre  à  l'alliance  française  :  nécessité  que  l'Europe  ne  sau- 
rait méconnaître  plus  long-temps.  L'Europe  considère,  en  effet, 
Guillaume  comme  le  chef  de  la  vaste  conspiration  qu'elle-même 
ourdit  depuis  long-temps.  Depuis  les  marbres  du  Vatican  jus- 
qu'aux bruyères  de  l'Ecosse ,  celui-ci  ne  compte  plus  que  des 
complices.  Les  vœux  du  chef  du  catholicisme  accompagnent 
l'usurpateur  hérétique  du  trône  d'un  prince  qui  s'immole  au  triom- 
phe de  la  foi  catholique.  A  La  Haye ,  l'ambassadeur  d'Espagne 
fait  faire  dans  sa  propre  chapelle  des  prières  publiques  pour  le 
succès  de  l'expédition  de  Guillaume  ;  le  même  ambassadeur,  dans 
un  grand  dîner  aux  principaux  membres  des  états-généraux, 
porte  ce  toast  :  (f  Au  prince  d'Orange  !  Puisse-t-il ,  roi  d'An- 
gleterre ,  entrer  dans  un  an  à  Paris  à  la  tête  de  cent  mille  hom- 
mes! »  C'était  trahir  la  secrète  pensée  qui  unissait  momentané- 
ment tant  de  vœux  et  tant  d'intérêts  d'ordinaire  séparés. 

Le  vent  papiste,  comme  on  disait,  dispersa  i)lusieurs  fois 
l'escadre  de  Guillaume.  La  cour  do  Jacques  se  livrait  alors  à  de 
folles  espérances  ;  les  souvenirs  de  la  fameuse  xVrmada  se  repro- 
duisaient dans  tous  les  esprits  pour  les  bercer  de  trompeuses 
illusions.  Mais  les  vaisseaux  hollandais  étaient  à  peine  ralliés, 
que  l'obstiné  Guillaume  reprenait  aussitôt  la  mer.  Débarqué  enfin 
dans  la  baie  de  Torbay ,  il  ne  se  ])iesse  pas  de  marcher  en  avant; 
il  perd  ou  semble  perdre  dans  une  com[)lè(e  inaction  les  jours 
qui  suivent  son  débarquement,  laissant  à  Jacques  tout  le  temps 
de  se  reconnaître  et  de  prendre  d'énergiques  résolutions,  si  ce 
dernier  en  eût  été  capable.  11  reçoit  les  [)étitions  qui,  de  toute 
part,  arrivent  ))Our  demander  un  parlement  libre,  où  les  intérêts 
prolestans  reçoivent  de  nouvelles  garanties  ,  où  l'alliance  avec  la 
Hollande  soit  enfin  décidée.  Il  traverse  des  villes  silencieuses , 
étonnées ,  où  ne  se  manifeste  aucun  enthousiasme  ;  bien  des 
jours  s'écoulent  avant  qu'un  seul  personnage  de  distinction ,  qu'un 


làâ  REVUE    DE   PARIS. 

seul  {gentilhomme  vienne  se  ranger  sous  ses  drapeaux.  11  s'étonne 
et  se  trouble  parfois  de  ce  calme  inattendu  ;  il  répète  ce  qu'il  a 
déjà  dit  dans  une  requête  au  roi  :  que  ,  s'il  a  débarqué  en  Angle- 
terre ,  ce  n'est  pas  par  des  vues  d'ambition  personnelle ,  mais 
uifiiquement  pour  céder  à  l'invitation  des  principaux  seigneurs 
temporels  et  spirituels  du  royaume.  Toute  sa  force  semble  con- 
sister dans  les  mots  qu'il  a  inscrits  sur  sa  bannière  :  Pour  la  re- 
ligion protesimiie  ;  et  au-dessus  comme  devise  à  l'écusson  de  ses 
armes  :  Je  niaiiuiendrai.  Son  langage  est  un  long  commentaire  de 
ces  paroles,  assez  vagues  par  elles-mêmes,  pour  pouvoir  s'adap- 
ter à  des  projets  divers.  Il  ne  réclame,  d'ailleurs,  aucun  titre 
officiel  ;  il  n'agit  au  nom  d'aucun  pouvoir  légal  ;  il  se  présente 
(on  ne  sait  en  vertu  de  quel  droit  )  comme  un  suprême  arbitre 
entre  le  roi  et  le  peuple ,  ou,  pour  mieux  dire,  entre  le  roi  et 
les  seigneurs  d'Angleterre  :  spectacle  des  plus  singuliers  parmi 
ceux  que  nous  présente  l'histoire. 

Dix  jours  étaient  déjà  passés  ,  et  le  prince ,  encore  à  Exeter , 
n'avait  pas  fait  un  seul  pas  en  avant.  Appuyé  à  deux  mers ,  il 
était ,  d'ailleurs  ,  à  l'abri  de  toute  surprise.  Pendant  ce  temps  , 
lui  et  ses  adhérons  évitent  soigneusement  tout  appel  aux  passions; 
loin  que  le  peuple  soit  provoqué  à  l'insurrection ,  ses  moindres 
désordres  sont  réprimés  avec  une  sévérité  impitoyable.  Quelques 
soldats  de  Jacques  commencent ,  il  est  vrai ,  à  passer  sous  les  dra- 
peaux du  prince  ;  mais  c'est  pour  y  trouver  une  discipline  bien 
autrement  sévère  que  dans  les  rangs  qu'ils  ont  quittés. 

Une  fois  en  mouvement,  accompagné  de  quelques  personnages 
de  distinction  qui  l'ont  rejoint,  il  conserve  dans  toutes  ses  dé- 
marches le  même  caractère  de  calme  ,  et  pour  ainsi  dire ,  d'im- 
passibilité. Les  soldats  qui  doivent  le  combattre  se  mettent-ils  à 
déserter  en  assez  grand  nombre,  il  les  repousse  des  rangs  de  son 
armée  plutôt  qu'il  ne  les  accueille  ;  ce  sont  des  régimens  entiers 
qu'il  lui  faut,  ayant  conservé  leur  discipline,  leurs  chefs  ,  leurs 
drapeaux.  La  crainte  de  désorganiser  l'armée  semble  le  préoccu- 
per; il  y  sacrifie,  sans  hésiter,  ses  intérêts  du  moment  ;  ou  bien 
encore,  se  voyant  déjà  maître  de  la  société,  il  veut  se  garder 
d'en  déranger  le  moindre  ressort.  Et  qu'en  est-il  besoin?  A  peine 


REVUE    DE    PARIS.  12S 

à  la  tête  de  quinze  mille  hommes  ,  il  réduit  à  l'inaction  ,  à  l'iner-^ 
tie ,  il  subjugue  par  les  mots  sacramentels  écrits  sur  sp  bannière 
les  trente  mille  hommes  que  Jacques  lui  oppose.  U  est  entouré 
d'une  force  morale ,  espèce  de  bouclier  magique  contre  lequel 
viennent  se  briser  toutes  les  forces  de  son  adversaire.  Jacques 
en  a  lui-njème  la  conscience  :  au  fond  du  cœur,  il  se  sent  vaincu 
avant  de  combattre ,  condamné  par  la  fatalité.  Lui  qui,  aux  côtés 
de  Turenne,  s'est  distingué  sur  plusieurs  champs  de  bataille; 
Ivi  qu'on  a  vu  habile  et  vaillant  amiral  à  la  tête  des  flottes  bri- 
tanniques ,  il  quitte  à  la  hàie  son  armée.  11  n'ose  s'arrêter  à  au- 
cune résolution  quelque  peu  vigoureuse  ;  il  erre  çà  et  là  ,  d'un 
palais  à  l'autre;  il  agite  à  la  hâte  mille  partis  contradictoires  ;  il 
cherche  à  entrer  en  négociation  avec  le  prince ,  donnant  ainsi 
lui-même  une  sorte  de  sanction  à  l'usurpation  qui  doit  suivre; 
puis  enfin,  au  milieu  d'une  nuit,  feignant  de  ne  pas  se  croire  en 
sûreté  dans  le  voisinage  de  Guillaume  ,  il  s'enfuit  tout  à  coup.  La 
reine  et  le  prince  de  Galles  étaient  déjà  sur  le  continent.  Au  mo- 
ment de  s'embarquer,  il  est  arrêté,  ramené  à  Londres,  et  l'aspect 
de  cette  grande  infortune  émeut  le  peuple  de  cette  ville  :  le  roi 
fugitif  en  reçoit  j)lus  de  témoignages  de  respect  el  d'affection  qu'il 
n'en  avait  reçu  au  temps  de  de  sa  puissance. 

Un  parti  nombreux  était  d'ailleurs  resté  fidèle  au  roi  catholique  ; 
il  était  donc  encore  possible  que  les  débats  du  parlement,  où 
s'allait  décider  l'avenir  de  l'Angleterre,  eussent  une  issue  favo- 
rable à  sa  cause.  Mais  .lacques  était  tout  entier  à  la  préoccupa- 
tian  de  ses  dangers  personnels;  il  s'échappe  de  nouveau,  cette 
fois  avec  i)lus  de  succès,  et  va  débarquer  en  France.  A  qui  donc 
appartiendra  la  couronne  d'Angleterre?  Jacques  s'en  dépouille 
sans  coup  férir;  Guillaume  affecte  pour  elle  un  superbe  dédain. 

L'ouverture  d(>s  délibérations  ne  fait  pas  sortir  le  prince  de  la 
sorte  de  froideur  impassible  où  il  se  tient  enfermé  depuis  son 
débarquement  en  Angleterre.  On  ne  le  voit  nullement  s'inquiéter 
de  capter  les  suffrages  des  membres  des  deux  chambres.  II  af- 
fecte de  se  montrer  complètcîUKînt  indifférent  à  ce  qui  se  passe 
autour  de  lui;  il  j)arle  rarement ,  el  quand  il  le  fait ,  c'est  avec  de 
sècties  et  brèves  paroles,  qui  ne  trahissent  aucune  émotion,  ne 


124.  REVCK  DE   PARIS. 

-laissent  entrevoir  aucun  désir;  çà  et  là  perce  seulement  quelque 
peu  d'ironique  dédain.  I.e  peuple  de  Londres  se  prend  d'antipa- 
thie pour  le  prétendant  et  les  troupes  qui  l'entourent.  Le  jour 
même  de  l'entrée  du  prince,  il  tue  deux  soldats  hollandais,  et 
refuse  de  laisser  les  troupes  pénétrer  dans  la  Cité.  On  dirait  par- 
fois que  l'aristocraiie  n'a  pas  de  dispositions  beaucoup  plus  favo- 
rables; il  s'y  mêle  quelque  jalousie  de  pouvoir.  A  la  tête  de  son 
armée  victorieuse,  le  prétendant  se  trouve  déjà  presque  aussi  an- 
nulé, presque  aussi  effacé  qu'un  roi  consiiiutionnel  sur  le  trône.  Ses 
proclamations  au  peuple ,  ses  communications  au  parlement ,  ne 
manquent  jamais  de  commencer  par  ces  mots  :  «  Nous ,  de  l'avis 
des  seigneurs  et  des  gentilshommes  assemblés.  »  Guillaume  semble 
parfois  comme  enseveli  dans  son  triomphe.  L'orgueil  anglais  et 
l'orgueil  hollandais,  faute  d'un  élément  moins  inflexible  qui 
pût  s'interposer  entre  eux ,  se  heurtent  et  se  repoussent  à  tout 
instant. 

Un  gentilhomme  du  comté  de  Kent,  Henri  Seymour,  avait  été 
un  des  premiers  à  se  joindre  au  prince.  En  dépit  de  sa  froideur 
ordinaire,  Guillaume  s'empresse  d'aller  au  devant  de  lui  ;  et  vou- 
lant lui  être  agréable ,  l'aborde  avec  ces  paroles  :  «  —  Vous  êtes, 
je  crois ,  monsieur ,  de  la  famille  du  duc  de  Sommerset.  » — «  Non, 
votre  altesse,  répond  Seymour;  c'est  le  duc  de  Sommerset  qui 
est  de  la  mienne.  » 

Non  seulement  le  prince  a  dédaigné  le  peuple ,  mais  il  ne  se 
communique  que  rarement  aux  lords,  surpris  et  blessés  de  cette 
étrange  froideur.  A  la  distance  d'un  siècle  nous  n'apercevons  en- 
core aucune  trace  d'émotion  sur  cette  figure  pâle  et  blême,  ovi 
sont  écrits ,  en  profonds  sillons ,  d'amers  soucis  et  de  précoces 
infirmités.  Mais  cette  impassibilité ,  cette  absence  de  passions  en 
dehors,  et,  pour  ainsi  dire,  de  mouvement,  ne  laisse  pas  que  de 
servir  le  prince;  elle  en  fait  un  être  à  part,  différent  de  ceux 
qui  s',  g  îent  à  ses  côtés.  Le  calme  elle  sang-''roid  exercent  sur 
les  hon  m3s  une  étrange  et  toute  puissante  fascination. 

Les  chambres  assemblées,  le  prince  d'Orange  expose  à  celle 
des  lords  l'état  général  des  affaires  de  l'Europe.  Il  montre  comme 
imminente  la  guerre  entre  la  France  et  la  Hollande;  il  insiste 


REVUE    DE   PARIS.  Î2.S 

sur  les  dangers  que  court  ce  dernier  État ,  et  conclut  en  ces 
termes:  «  L'Angleterre  se  trouve  obligée,  en  vertu  des  traités 
existans,  à  secourir  les  états-généraux  ;  j'espère  que  cette  obli- 
gation, et  ce  qu'ils  ont  fait  pour  vous  en  s'exposantau  péril,  vous 
portera,  par  une  juste  reconnaissance,  à  les  assister  autant  que 
besoin  sera.  C'est  là  ce  que  j'attends  de  vous,  en  votre  double 
qualité  de  protestans  et  d'Anglais.  »  L'orateur  de  la  chambre  des 
communes  parle  dans  le  même  sens:  il  expose  la  triste  position 
du  pays;  il  insiste  sur  celle  plus  triste  encore  de  l'Irlande,  alors 
en  proie  à  de  violentes  agitations  intérieures;  il  termine  par  ces 
paroles  :  «  J'ai  surtout  ordre  de  son  altesse  de  vous  mettre  devant 
les  yeux  l'agrandissement  de  la  France  et  les  desseins  de  so5> 
turbulent  monarque  et  ennemi  de  la  religion  protestante;  de 
vous  dire  qu'il  faut  que  nous  nous  mettions  en  état,  non-seule- 
ment de  nous  défendre ,  de  défier  toutes  ses  forces ,  mais  encore 
de  faire  une  si  puissante  diversion  dans  ses  propres  États,  que 
nous  puissions  recouvrer  nos  premières  conquêtes  en  France,  ci 
restituer  à  la  couronne  d'Angleterre  les  provinces  qui ,  autrefois, 
lui  appartenaient.  »  Ces  derniers  mots  renferment  rarrière-penséo 
de  Guillaume. 

Un  grand  nombre  de  questions  sont  alors  discutées  par  lc> 
lords  et  les  députés  des  communes.  Un  contrat  existe-t-il  entre 
le  roi  et  la  nation?  La  majorité  se  prononce  pour  l'affirmative. 
Jacques  a-t-il  violé  ce  contrat?  a-t-il  abdiqué  ou  déserté  la  cou- 
ronne? La  majorité  répond  encore  oui  sur  cette  question.  Ou 
passe  à  une  autre:  Le  trône  étant  supposé  vacant,  est-ce  un  roi 
qu'il  faut  nommer,  ou  bien  un  régent  pour  gouverner  au  nom  de  la 
fille  de  Jacques?  A  la  chambre  des  lords,  cinquante  voix  se  prf>- 
noncèrent  pour  la  royauté ,  quarante-neuf  pour  la  régence.  Mais, 
sur  ce  point,  Guillaume  sort,  pour  la  première  fois,  delà  ré- 
serve qu'il  s'est  imposée:  «  11  ne  veut  pas  être  régent,  dit-il;  il 
ne  veut  pas  se  mêler  aux  affaires,  à  moins  que  ce  ne  soit  pour 
tout  de  bon.  Il  n'est  pas  homme  à  recevoir  des  ordres  d'une  coiffe, 
ou  bien  à  tenir  au  trône  par  les  cordons  d'un  tablier.  »  A  propos 
de  la  déclaration  de  vacance  du  trône,  les  tories  font  une  objec- 
tion ,  qui  long-temps  arrête  la  discussion  ;  «  Dans  une  monarchie. 


126  REVUE   DE   PARIS. 

disent-ils,  le  trône  n'est  jamais  vacant;  car  la  loi  de  l'hérédité 
appelle  nécessairement  l'héritier  le  plus  pnjclie  à  le  posséder.  » 
Mais  nous  l'avons  dit,  il  existait  un  bill  excluant  tous  les  catho- 
liques des  fonctions  et  des  emplois  publics,  cela  répondait  à  l'ob- 
jection; et  en  vertu  de  ce  bill,  l'exclusion  du  prince  de  Galles 
était  positive,  sans  qu'il  fût  besoin  de  le  désigner  nominativement. 
L'illégitimité  de  sa  naissance  était  d'ailleurs,  à  cette  époque, 
une  opinion  générale. 

Or,  à  ce  point  de  vue ,  le  trône  appartenait  incontestablement  à 
la  princesse  Marie,  femme  de  Guillaume;  après  elle,  à  ses  en-r 
fans,  et  à  défaut  de  ceux-ci,  à  la  princesse  de  Danemarck,  sa 
sœur  cadette  ;  enfin  aux  enfans  de  cette  dernière.  L'abdication 
du  roi  était  supposée  la  conséquence  de  sa  fuite.  On  n'insistait 
pas  sur  l'illégitimité  du  prince  de  Galles,  non  qu'elle  parût  dou- 
teuse ,  mais  parce  que  en  raison  du  bill  d'exclusion  des  catholiques 
c'eût  été  chose  inutile.  On  restait,  de  la  sorte,  jusqu'à  un  certain 
point,  dans  la  loi  d'hérédité.  On  ne  se  permettait  qu'une  seule 
dérogation  à  cette  loi,  c'était  de  laisser  le  trône  au  prince  d'O- 
range ,  dans  le  cas  où  il  survivrait  à  sa  femme  ;  et  encore  devait-:- 
on  y  rentrer  bientôt  :  le  prince  n'avait  pas  et  ne  pouvait  pas  avoir 
d'enfans.  Là  seulement  était  la  part  faite  aux  circonstances,  ou, 
comme  on  dit  maintenant,  aux  nécessités  du  temps. 

Pendant  la  durée  de  ces  débats,  Guillaume,  indifférent  aux 
affaires  d'Angleterre ,  ou  du  moins  paraissant  l'être,  s'occupait, 
en  revanche ,  fort  activement  des  affaires  du  dehors.  Il  agissait 
auprès  de  la  diète  de  Ratisbonne  pour  la  pousser  à  se  déclarer 
promptement  contre  la  France.  Dans  sa  correspondance  à  ne 
sujet,  il  appelait  Louis  XIV  l'ennemi  non-seulement  de  l'Empire, 
nmis  de  la  chrétienté  ;  et  il  faut  le  dire ,  la  dévastation  du  Palatinat, 
les  ruines  encore  fumantes  de  tant  de  villages  incendiés  par  les 
mains  de  ïurenne ,  n'étaient  que  de  trop  éloquens  commentaires 
aux  paroles  de  Guillaume  :  aussi  la  diète  déclara-t-elle  la  guerre 
à  la  France  dés  le  mois  de  mars.  Ce  même  mois,  et  presque  le 
même  jour,  parut  le  manifeste  des  états-généraux;  l'électeur  de 
Brandebourg  publia  le  sien  le  13  avril,  et  le  26  du  même  mois, 
les  communes ,  de  leur  [)ropre  mouvement ,  votèrent  une  adresse 


REVUE    DE    PAniS.  J27 

à  Guillaume,  déclaré  roi  le  13  févrierj  pour  l'avertir  que  les  fidèles 
députés  des  communes  étaient  unanimement  disposés  à  lui  fournir 
les  moyens  de  commencer  et  de  soutenir  la  guerre  avec  la  France, 
aussitôt  que  sa  majesté  juj^erait  à  pro|)os  de  la  déclarer. 

Le  vote  de  cette  adresse  avait  été  précédé  d'une  longue  dis- 
cussion, où  la  violence  du  langage  de  certains  orateurs  peignait 
bien  toute  l'énergie  de  leur  haine  contre  la  France.  L'un  d'eux 
s'était  écrié,  au  milieu  de  bruyans  applaudissemens,  qu'il  était 
bien  temps  d'en  finir  avec  le  gmnd-tnrc  très  cliréicn  ,  qui  ravageait 
la  chrétienté  avec  plus  de  barbarie  que  ne  le  feraient  les  Turcs 
eux-mêmes;  Guillaume  partageait  ces  sentimens.  Depuis  long- 
temps déjà,  il  avait  fait  signifier  à  l'ambassadeur  de  France  l'in- 
jonction de  sortir  de  Londres  dans  les  vingt-quatre  heures  :  ce  fut 
même  son  premier  acte  d'autorité.  Aussi  la  déclaration  de  guerre 
de  l'Angleterre  parut-elle  le  7  mai,  bien  peu  de  temps,  par  con- 
séquent ,  après  son  débarquement. 

D'un  autre  côté,  Jacques  n'avait  pas  sollicité  en  vain  la  magna- 
nimité de  Louis  XIV^;  le  12  mars,  il  était  déjà  débarqué  en 
Irlande,  à  la  tête  d'un  corps  de  troupes,  et  se  trouvait  dès  le 
lendemain  à  Cork,  où  le  recevaient  les  autorités  constituées.  Dès 
le  24,  il  faisait  une  entrée  triom[)liale  à  Dublin,  au  milieu  des 
acclamations  de  la  population  entière.  Hien  de  tout  cela  ne  paraît 
émouvoir  bien  fortement  (Uiillaume.  Tout  entier  à  son  projet  de 
guerre  européenne,  peu  s'en  faut  qu'il  ne  laisse  aux  lords  et  aux 
communes  le  soin  de  défendre  la  couronne  qu'ils  lui  ont  décernée. 
La  destinée  le  pousse  d'un  autrecôté.  Le  sceptre  d'Angleterre  ne 
sera  dans  les  mains  de  cet  homme  qu'une  arme  employée  à  venger 
les  injures  du  stathouder  de  Hollande. 

Aussi  ne  tarde-t-on  pas  à  le  voir  sur  le  continent,  mêlé  à  toutes 
les  affaires  de  rEuro|ie.  Il  est  l'ame  de  ce  fameux  con.;;rès  tenu  à 
La  Haye,  où  se  tramèrent  les  plus  énergi(jues  résolutions  contre 
la  Franc  -.  Les  hostilités  sont  à  [)eine  commencées,  qu.'  (  'est  lui 
qu'on  trouve  aux  premiers  rangs.  Vainement  Louis  XIV  l'atta- 
quc-t-il  en  ce  moment  même  par  l'Irlande,  au  moyen  des  jaco- 
bites:  Guillaume  néglige  ce  point  éloigné;  c'est  de  plus  près,  et  pour 
ainsi  dire  corps  à  corps,  qu'il  veut  luiler  contre  la  France.  A  la 
lêtc  de  cent  mille  hommes,  qu'il  commande  en  p<'rsonne,  il  com- 


128  REVUE   DE   PARIS. 

bat  tout  l'été  de  92 ,  avec  des  succès  indécis ,  contre  Luxembourg 
et  Boufflers.  La  campagne  achevée,  il  s'en  vient  raconter  au  par- 
lement, en  l'exagérant  outre  mesure,  le  succès  naval  de  La  Ho- 
gue;  puis  il  insiste  sur  la  nécessité  d'augmenter  les  subsides,  de 
faire  de  nouveaux  et  plus  puissans  efforts  à  l'extérieur.  L'année  93 
le  revoit  sur  le  continent.  En  ce  moment,  les  confédérés  venaient 
d'essuyer  de  mauvais  succès;  il  n'en  est  que  plus  animé,  plus 
ardent.  Lui  seul  les  pousse  à  rejeler  les  propositions  de  paix, 
faites  par  la  France,  sur  des  bases  déjà  humiliantes  pour  elle  et 
pour  son  monarque.  En  94,  il  aiguillonne  encore  le  zèle  du  parle- 
ment; il  l'excite  à  de  nouveaux  sacrifices  d'argent;  il  parle  de  la 
nécessité  d'augmenter  les  troupes  de  terre  et  de  mer  ;  il  l'épouvante 
du  fantôme  du  papisme,  qu'il  peint  comme  prêt  à  envahir  l'Angle- 
terre. Cette  même  année,  avec  ses  troupes,  il  attaque  le  maréchal 
de  Luxembourg ,  dès  le  mois  de  mai ,  à  une  époque  où  les  armées 
confédérées  ne  sont  seulement  pas  rassemblées. 

La  reine  Marie,  jusque-là  régente  du  royaume  en  l'absence  de 
Guillaume,  venait  de  mourir.  Sur  ces  entrefaites,  il  nomme  une 
régence,  et  n'en  passe  pas  un  jour  de  plus  en  Angleterre.  Trois 
mois  après,  il  prenait  Namur  à  la  vue  d'une  armée  frant^aise  de 
beaucoup  supérieure  à  la  sienne.  En  96,  on  le  retrouve  sur  le 
continent.  A  cette  époque,  c'est  encore  lui  qui  fait  rejeter  de  nou- 
velles offres  de  paix  faites  par  la  France  ;  il  ne  veut  point  entendre 
à  la  proposition  d'un  congrès  où  seraient  débattues  et  résolues, 
d'un  commun  accord,  entre  les  souverains  ou  leurs  représentans, 
toutes  les  questions  qui  alors  divisaient  l'Europe.  Cette  même 
année,  il  avait  déclaré,  en  plein  parlement,  qu'il  ne  connaissait 
qu'un  seul  moyen  de  négocier  avec  la  France:  c'était  d'avoir  tou- 
jours les  armes  à  la  main.  Ce  ne  fut  en  effet  qu'en  97  qu'il  con- 
sentit à  les  déposer  enfin  pour  quelques  instans.  Louis  XIV  aban- 
donnait la  plus  grande  partie  de  ses  conquêtes;  il  s'engageait  à 
renoncer  à  de  nouveaux  efforts  en  faveur  de  Jacques,  et  à  recon- 
naître solennellement  le  prince  d'Orange  comme  roi  d'Angleterre. 
En  un  mot,  la  France  entrait  dès  lors  dans  ces  sombres  et  dé- 
sastreuses voies  où  devait  peu  à  peu  s'éteindre  le  glorieux  éclat  des 
amnéos  précédentes. 

Alors  seulement  arriva  pour  Guillaume  l'heure  du  repos,  car 


REVUE   DE   PARIS.  J29 

Guillaume  c'est  le  représentant  armé  du  protestantisme,  le  défen- 
seur de  tous  les  intérêts  en  réaction  contre  la  domination  de  la 
France,  le  chef  et  l'instigateur  de  toutes  les  ligues,  de  toutes  les 
coalitions  contre  le  grand  roi.  11  avait  la  conscience  de  ce  rôle. 
Passant  un  jour  sur  le  continent  pour  s'y  mettre  à  la  tête  des  ar- 
mées coalisées ,  et  retenu  par  un  vent  contraire ,  à  quelques  lieues 
des  côtes  de  Hollande,  il  quitte  son  navire,  descend  dans  une 
chaloupe,  et  essaie  de  gagner  la  terre  à  force  de  rames.  Une  hor- 
rible tem|)ête  survient;  la  chaloupe  devient  le  jouet  des  vents  et 
des  flots  pendant  huit  heures  consécutives.  L'équipage  éclate  en 
murmures,  en  menaces;  il  se  refuse  aux  manœuvres.  Jusque-là, 
immobile  et  couché  dans  son  manteau,  Guillame  se  soulève,  et 
s'adressant aux  matelots:  «  Qu'est-ce  à  dire?  ne  vous  trouveriez- 
vous  pas,  par  hasard,  en  assez  bonne  compagnie  pour  mourir?» 
Tout  ce  fracas  n'avait  pas  même  ému  plus  que  cela  le  souverain 
des  trois  royaumes.  Cromwell  et  Bonaparte  ont  eu  la  même  foi 
dans  leur  destinée.  Au  reste,  les  hommes  appelés  à  de  grandes 
choses,  au  milieu  des  plus  divers  évènemens,  se  sentent  ainsi 
conduits ,  par  la  main  de  la  Providence ,  vers  un  but  que  leurs 
yeux  ne  quittent  jamais:  ont-ils  atteint  ce  but,  ils  se  trouvent 
aussitôt  mal  à  l'aise,  et  comme  de  trop  sur  cette  terre;  inutiles 
au  monde ,  ils  deviennent  à  charge  à  eux-mêmes.  L'esprit  s'est 
retiré  d'eux,  la  chevelure  de  ccsSamson  est  tombée  sous  d'invi- 
sibles ciseaux. 

Lorsque  l'abaissement  de  la  monarchie  de  Louis  XIV  eut  été 
consommé,  lorsque  l'Angleterre  eut  repris  toute  sa  prépondérance 
dans  les  affaires  du  continent ,  lorsque  enfin  la  paix  fut  conclue  , 
Guillaume  ne  tourna  pas  son  activité  d'un  autre  côté.  Chaque  an- 
née ,  la  session  du  parlement  était  à  peine  close ,  il  s'embarquait 
aussitôt  pour  la  Hollande ,  demeurée  sa  patrie  d'affection.  C'était, 
à  son  chûteau  de  Loo,  non  à  Saint-James,  qu'il  aimait  à  tenir  sa 
cour.  Là,  il  recevait  avec  hauteur  les  ambassadeurs  de  Louis  XIV, 
il  présidait  au  partage  de  la  succession  d'Espagne,  il  jouait  à  son 
aise  le  rôle  d'arbitre  de  l'EuroiJC,  but  constant  de  tous  ses  tra- 
vaux, de  tous  ses  désirs.  A  Londres ,  il  se  trouvait,  au  contraire, 
comme  étranger,  au  milieu  de  la  nation  qui  l'avait  appelé  à  sa 

TOME  XX.      AOUT.  9 


130  REVUE   DE   PARIS. 

tête.  Il  n'aimait  pas  les  Anglais  :  leurs  mœurs,  leurs  goûts ,  leurs 
usages,  lui  inspiraient  une  antipathie  qu'il  ne  prenait  aucun  soin 
de  déguiser.  Ses  conseillers  les  plus  intimes  eurent  grand'peine 
à  lui  persuader  d'assister  une  seule  fois  à  une  course  de  chevaax, 
amusement  si  cher  à  la  vieille  Angleterre.  Enfermé  le  plus  ordi- 
nairement dans  son  parc  de  Saint-James,  il  y  vivait  solitaire,  se 
refusant  à  toute  communication  quelque  peu  fréquente  avec  les 
plus  grands  seigneurs.  Sa  seule  distraction  était  d'enfouir  dansée 
[»lais  un  argent  immense ,  en  constructions  et  en  emliellissemens 
de  toute  sorte;  sans  doute ,  il  chercliait  en  cela  quelque  dédom- 
magement à  l'ennui  de  ce  séjour.  Plus  d'une  fois  la  fierté  anglaise 
se  révolta  de  cette  manière  d'être,  plus  d'une  fois  elle  s'en  plai- 
gnit hautement.  On  l'accusait  en  plein  parlement  d'être  plus  Hol- 
landais qu'Anglais,  et  il  ne  faisait  rien  pour  se  disculper  de  ce 
reproche.  Le  trône  lui  pesait  ;  il  moritrait  parfois  quelque  velléité 
d'en  descendre.  Un  jour  entre  autres ,  il  écrivit  de  sa  main  la  mi- 
nute d'un  acte  d'abdication.  Dans  cet  écrit,  il  exposait  en  abrégé 
tout  ce  qu'il  avait  fait  pour  assurer  et  étendre  l'influence  britan- 
nique sur  le  continent  ;  puis  il  faisait  de  vifs  reproches  au  parle- 
ment sur  ses  préoccupations  d'économie.  Le  prétexte  de  cette 
démarche  était  la  suppression  de  sa  garde  hollandaise ,  et  celle 
d'un  régiment  de  réfugiés  français  ,  auquel  il  était  fort  attaché  ; 
elle  n'en  dénote  pas  moins  combien  le  sceptre  et  la  main  de  jus- 
tice avaient  peu  de  charmes  pour  lui,  depuis  qu'ils  avaient  cessé 
d'être  une  épée  de  commandement. 

Aussi  peu  soucieux  d?  la  couronne  de  son  vivant,  on  conçoit 
qu'il  devait  l'être  bien  moins  encore  de  ce  qu'elle  deviendrait 
après  sa  mort.  A  la  paix  de  Riswick,  Louis  XIV  lui  demanda 
de  faire  reconnaître  par  le  parlement  le  prince  de  Galles  pour  son 
successeur,  ou  du  moins  de  le  tenter.  Il  ne  fit  aucune  diî^ficulté 
de  s'y  engager.  Ce  fut  l'objet  d'une  des  stipulations  secrètes  de 
ce  traité,  stipulation  qui ,  suivant  toute  probabilité ,  eût  été  réa- 
lisée si  Jacques  ne  s'y  fût  opposé.  Homme  de  conscienc<^,  en  dé- 
pit de  la  faiblesse  de  son  caractère,  Jacques  était  inflexible  dans 
ses  principes;  il  déclara  qu'il  mourrait  mille  fois,  avant  de  voir 
son  fils  recevoir  de  la  main  d'un  usurpateur  le  trône  auquel  l'ap- 
pelait sa  naissance. 


REVUE    DE    PARIS.  131 

L'hisioire  de  Guillaume  lui-même  est  ainsi  toute  entière  dans 
sa  lutte  avec  Louis  XIV.  Otez  le  grand  roi  de  la  scène  du  monde, 
et  Guillaume  n'y  est  plus  rien;  il  se  rapetisse,  s'efface,  se  con- 
fond dans  la  foule  ;  ce  n'est  plus  qu'un  simple  sialhouder,  dont  à 
peine  l'histoire  retiendra  le  nom.  Ce  qu'il  a  d'énergie,  d'activité, 
de  puissance  intellectuelle,  il  le  dépensera  dans  quelques  misé- 
rables troubles  intérieurs ,  dans  quelques  chétifs  débats  avec  les 
états-généraux,  au  sujet  de  son  autorité  vaguement  définie  par 
la  constitution  ;  mais,  suivant  toute  probabilité,  rien  ne  le  fera 
sortir  de  cette  sphère  obscure.  11  n'avait  reçu  qu'une  éducation  fort 
négligée,  n'était  versé  dans  aucune  science,  n'avait  aucun  goût  pour 
les  lettres;  son  élocution  manquait  de  grâce  et  de  facilité;  ses 
manières  étaient  d'une  sécheresse  rebutante,  ses  talens  militaires 
à  peine  au-dessus  du  médiocre.  La  république  ne  possédait  en  ce 
moment  aucun  grand  général,  aucun  grand  homme  d'état,  dont 
il  eût  [)u  partager  l'éclat.  Loin  d'avoir  le  fanatisme  religieux  qui 
pousse  aux  grandes  choses ,  il  était  au  fond  du  cœur  plutôt  scep- 
tique que  croyant.  Il  n'était  pas  davantage  législateur  :  ce  n'est 
pas  quand  on  méprise  profondément  les  hommes,  qu'on  peut 
s'occuper  activement  du  soin  de  leurs  intérêts.  Mais  en  face  de 
Louis  XIV,  sous  l'épée  de  la  conquête,  par  l'impulsion  d'une 
grande  pensée,  d'une  passion  violente  qui  tout  à  coup  s'est  déve- 
loppée dans  son  sein ,  cet  homme  a  grandi  tout  à  coup.  Des  der- 
niers retranchemens  de  son  pays  envahi ,  il  s'élance  sur  la  scène 
du  monde,  et  supplée  par  l'audace,  l'opiniâtreté,  la  fermeté,  à 
ce  qui  lui  manque  peut-être  de  talens  et  de  génie.  A  lui  seul  il  re- 
mue l'Europe  ;  il  se  fait  l'antagoniste,  l'égal,  le  supérieur  peut- 
être,  au  moins  par  quelques  côtés,  de  ce  Louis  XIV,  qui  doit 
imposer  son  nom  au  siècle.  Homme  singulier,  dont  le  rôle  fut  pour 
ainsi  dire  tout  négatif,  mais  n'en  demeure  pas  moins  immense,  ne 
faut-il  pas  se  grandir  à  la  taille  de  ceux  que  l'on  combat?  n'ar- 
rive-t-il  pas  qu'on  s'ennoblit  de  la  noblesse  de  ses  adversaires? 
Or  les  adversaires  de  Guillaume,  c'étaient  Louis  XIV,  la  monar- 
chie française  ,  la  religion  catholique. 

Au  reste ,  si  Guillaume  ,  sans  cesse  occupé  de  ses  projets  contre 
la  France ,  ne  prit  que  peu  de  part  aux  affaires  intérieures  ,du 

0. 


132  REVUE   DE  PARIS. 

royaume ,  la  révolution  n'en  eut  pas  moins  son  cours ,  elle  n'en 
reçut  pas  moins  un  développement  complet.  Un  bill ,  appelé  bil! 
des  droits  ,  lui  avait  été  présenté  à  son  avènement  au  trône  :  dans 
ce  bill ,  les  droits  réciproques  de  la  couronne  et  de  la  nation  se 
trouvaient  écrits ,  définis  ,  constatés  ;  d'habiles  hommes  d'état , 
amenés  au  pouvoir  par  la  force  des  choses  ,  l'éminence  de  leurs 
talens ,  le  libre  jeu  des  institutions ,  continuèrent ,  jour  par  jour , 
cette  œuvre  de  liberté.  Un  bill  rendit  les  parlemens  triennaux  ;  un 
autre  bill  limita  le  temps  ,  jusque-là  indéfini ,  où  le  roi  pouvait 
ne  pas  les  convoquer;  le  mode  de  convocation  en  était  déterminé , 
en  prévoyance  du  cas  où  le  roi  négligerait  de  faire  lui-même  cette 
convocation.  La  procédure  en  matière  de  crimes  de  haute  trahison 
fut  soustraite  à  l'arbitraire  qui  la  régissait  ;  des  peines  sévères 
furent  portées  contre  les  élections  illégales.  Les  finances  ,  dans 
les  mains  du  chevalier  Montagu  ,  grand  homme  d'état  et  financier 
habile,  entrèrent  dans  celte  voie  de  prospérité  qu'elles  n'ont  point 
quittée  de  nos  jours  ;  ce  fut  lui  qui ,  entre  autres  mesures  impor- 
tantes ,  fit  adopter  le  règlement  de  la  compagnie  des  Indes.  Enfin , 
dans  les  années  qui  suivirent  la  révolution,  ou  du  moins  dans  les 
premières  années  de  la  reine  Anne  ,  fut  complètement  fixé  l'en- 
semble de  ces  diverses  institutions  qui  font  la  constitution  d'An- 
gleterre. Guillaume  n'était  point  hostile  à  ce  développement  inté- 
rieur de  la  révolution;  il  le  favorisa,  au  contraire,  de  toute  sa 
puissance,  bien  qu'il  évitât  de  s'occuper  personnellement  des  me- 
nées parlementaires.  A  cela  près  des  subsides  qui  lui  étaient  né- 
cessaires pour  ses  guerres  continentales ,  il  s'abstenait  volontiers 
de  se  mêler  des  affaires  d'un  pays  auquel  il  continuait  de  demeurer 
étranger  au  fond  du  cœur. 

La  reine  Anne  ,  princesse  d'un  caractère  doux  et  facile ,  devait 
être  moins  hostile  encore  au  libre  développement  des  institutions 
britanniques.  Il  en  fut  de  même  du  premier  George  :  roi  constitu- 
tionnel dans  toute  l'étendue  du  mot ,  George  I"  se  gardait  de  voir 
autrement  que  par  les  yeux  de  ses  ministres.  Demeuré  Allemand 
sur  le  trône  d'Angleterre  ,  comme  Guillaume  était  demeuré  Hol- 
landais ,  à  peine  balbutiait-il  quelques  mots  d'anglais.  Walpole 
ne  le  décidait  qu'à  grand' peine  à  quelques  conférences,  et  c'é- 


REVUE   DE   PARIS.  133 

tait  en  mauvais  latin  que  ce  premier  ministre  racontait  au  roi 
d'Angleterre  les  affaires  des  trois  royaumes. 

La  révolution  avait  momentanément  concentré  tout  le  pouvoir 
social  dans  les  mains  de  l'aristocratie  ;  elle  l'avait  établie  juf[e  du 
débat  entre  Jacques  et  Guillaume.  En  donnant  le  trône  à  ce  der- 
nier, elle  lui  fit  des  conditions  ;  la  royauté  s'annula ,  comme  nous 
venons  de  le  dire ,  chez  les  premiers  successeurs  de  Guillaume. 
D'un  autre  côté,  la  chambre  des  communes  était  nommée  à  peu 
près  tout  entière  sous  l'influence  de  l'aristocratie  ;  elle  n'était 
qu'une  autre  forme  ,  qu'une  autre  expression  des  intérêts  aristo- 
cratiques, une  sorte  de  succursale  de  la  chambre  des  lords. 
Celle-ci  ne  trouva  donc  de  limites  à  son  agrandissement  ni  au- 
dessus,  ni  au-dessous  d'elle;  elle  put  s'étendre  à  son  gré,  à  peu 
près  indéfiniment  ;  elle  envahit  le  sol  entier  ;  elle  devint ,  au  sein 
de  la  nation  ,  comme  une  autre  nation  pour  qui  seule  exista  la 
vie  publique;  elle  se  constitua  en  une  véritable  république  aris- 
tocratique, sur  ce  vieux  sol  où  avaient  autrefois  fleuri  de  vigou- 
reuses monarchies.  Possédant  les  neuf  dixièmes  du  territoire  et 
des  capitaux  immenses ,  exerçant  le  patronage  le  plus  étendu, 
enrôlant  à  vrai  dire  la  nation  presque  entière  dans  sa  clientèle , 
fortement  constituée  comme  caste  ,  elle  se  montra  d'ailleurs  tout 
à  fait  digne  de  la  mission  à  laquelle  l'appelait  la  fortune.  Elle  di- 
rigea les  affaires  du  pays  avec  une  incontestable  habileté  ;  elle  ne 
le  laissa  manquer  ni  d'amiraux  ,  ni  de  généraux  ,  ni  d'hommes 
d'état ,  ni  d'orateurs.  Elle  porta,  dans  l'accomplissement  de  ses 
desseins,  cette  suite,  cette  unité,  cette  constance,  celle  matu- 
rité, qui  jusqu'à  celte  heure  semblaient  refusées  aux  masses 
populaires.  Jalouse  de  ses  prérogatives  politiques,  elle  ne  se 
montra  pas  moins  avide  des  avantages  moraux  de  la  science  et 
du  caractère.  L'intelligence ,  la  conscience  des  époques  diverses 
qu'elle  traversa  ,  ne  lui  fut ,  ce  nous  semble,  jamais  refusée.  Elle 
sut  s'assimiler  avec  un  rare  discernement  les  supériorités  nées  en 
dehors  de  son  sein.  Elle  s'honora  par  un  constant  respect  de  la 
liberté ,  des  droits  de  tous  ,  de  la  dignité  humaine.  Elle  mérita 
que  ce  seul  mot  de  (jcnikman  fût  l'expression  d'un  dos  types  so- 
ciaux des  plus  complets  qui  aient  existé.  Elle  fil  glorieusement 


134  BJEYUIE  DE   PARIS. 

flotter  sur  toutes  les  mers ,  en  face  de  tous  les  nvafïes,  le  pavil- 
lon britannique ,  couvrit  le  globe  de  colonies  anglaises  ,  tout  en 
élevant  la  prospérité  intérieure  de  la  nation  à  un  degré  jus- 
qu'alors inouï  dans  les  annales  de  l'histoire.  Embrassant  enfin  Ip 
monde  entier  dans  ses  vastes  desseins ,  nous  l'avons  vue  de  nés 
jours  soumettre  l'Inde  d'un  bras,  et  combattre  de  l'autre  le 
géant  de  UOccident,  notre  Napoléon;  présentant  ainsi  au  monde, 
pendant  un  siècle,  un  spectacle  qui  peut  lutter  de  grandeiw 
avec  celui  que  lui  offrit,  quelques  siècles  plutôt,  le  majestueux 
patriciat  romain. 

Et  l'heure  est  venue  de  lui  rendre  cette  justice ,  le  moment 
solennel  est  arrivé  pour  elle.  Un  nouveau  jour,  de  nouvelles  des^ 
linées  se  lèvent  pour  la  vieille  Angleterre.  Le  colosse  est  encore 
debout,  sans  doute,  mais  la  réforme  a  brisé  son  piédestal  ;  à  ses 
pied  s'agite  déjà  la  mobile  poussière  de  la  démocratie ,  qui  doit 
l'engloutir  un  jour.  Ainsi  s'enfoncent,  dans  des  flots  de  sable, 
soulevés  par  lèvent  du  désert,  les  gigantesques  monumens  de  la 
vieille  E^ypjte. 

A.  Barchou. 


CHRONIQUE. 


Nous  n'allons  pas  assez  vite  pour  suivre  l'hisloire.  Un  événement  d'an- 
jourd'hiii  eût  rempli  tout  un  siècle  des  temps  passés.  La  peste  noire  du 
XiV  sièc'e,  le  concile  de  Trente  an  xvi",  défrayaient  la  curiosité  des 
peiîpies,  l'i  tonnemcnt  des  génératiims.  «  tsnffisaieiUanx  chroniqueurs,  aux 
philosophes,  aux  théo!oj;iens,  aux  poêles,  à  tout  ce  qui  pensait,  écrivait, 
médit;iit,  lisait.  Comparez  ces  faiis  à  ceux  dont  nous  sommes  témoins. 
Le  midi  a  sa  peste  noire  dont  on  s'orcupe  à  peine  à  vingt  lieues  du  Rhône  ; 
Kalish  évocpie  un  concile  militaire,  aul reniant  formid;;bIe  que  celui  de 
Trenle.  Voulez- vous  maintenant  des  inondations?  l'Auvergne  submer- 
gée vous  en  dira;  voulez-vous  des  guerres  civiles?  que  l'Espagne,  que  le 
Portugal  lépondeiil;  voulez  vous  des  suicides?  metlez  vous  à  la  croisée 
Ke  soyons  pas  accables  sous  ces  richesses  calamiteuses  ;  et  au  lieu  de  nous 
laisser  écraser  par  elles,  comme  au  temps  où  l'on  craignait  la  fin  du 
mon.îe  tou-;  les  six  mois,  comptons  sur  la  science ,  sur  la  raison  humaine  , 
courageuse  et  ('prouvée,  sur  le  bon  sens  des  peuples,  pour  disperser  ces 
restes  corrompus  du  vieux  monde. 

Plus  fdrte  i[ue  la  poliiicpie  avec  laquelle  elle  n'a  rien  à  démêler,  l'iuima- 
nité.  qui  ne  meurt  pas,  a  rei;uune  éclaïaiite  réparation,  mercredi  dernier, 
dans  le  magnifiiiue  deuil  de  toute  la  population  de  Paris  appelée  au  convoi 
des  victimes  du  28  juillet.  Elle  y  était  toute.  Celle  qui  ne  suivait  pas  les 
quatorze  chars  funèbres,  le  crêpe  au  bras  et  en  silence,  était  restée  pour 
pleurer  sur  le  passage  funèbre.  Il  y  a  plus,  la  France  entière,  à  la  même 


136  REVUE  DE  PARIS. 

heure,  s'associail  par  la  pensée  à  celle  cérémonie,  la  plus  triste ,  la  plus 
lamentable,  la  plus  nationale  qu'elle  ait  jamais  vue  Qui  lue  un  Français 
les  blesse  tous.  Si  luiil  cent  mille  Français  étaient  à  ce  convoi  dans  les  murs 
dePaiis,  irente-deux  millions  le  suivaient  hors  barrière. 

Cette  consolante  unaiiiniilé  a  dominé  toutes  les  récriminations  souter- 
raines, les  aiji;reurs  profondes  des  parlis.  Ne  pouvant  s'embrasser ,  ils  ont 
pleuré  ensenible.  Les  larmes  sont  sœurs. 

II  en  a  été  beaucoup  répandu  dans  celte  chapelle  ardente  où  quatorze  cer- 
cueils et  lient  rangés  à  la  file,  entre  trois  croix,  entre  deux  prêtres  ;  qua- 
torze cercueils  éclairés  par  dr  tristes  lampes,  versant  aussi  à  la  voûte  des 
larmesde  feu  dans  l'obscurité.  Une  inexplicable  ferveur  contrisiail  i'ame 
dans  la  chapelle  ardente ,  moins  par  l'a^ipareil  lu  jubre  des  voiles  noirs ,  des 
cercueils,  des  lampes,  de  l'encens,  moins  à  cause  de  celle  odeur  de  mort 
dont  les  égli-;es  sont  toujours  pleines,  que  par  la  triste  pensée  que  pres- 
que tous  les  âges  éliienl  représentés  à  cette  réunion  lugubre.  Une  jeune 
fille  âgée  de  qu.itorze  ans,  un  filaleiir,  un  employé,  rn  journalier,  des 
soldais,  des  capitaines,  un  général,  un  maréchal  de  Fraude,— duc  de  Tré- 
vise!  —  voilà  ce  qui  attristait,  car  ces  quatorze  victimes  étaient  un  échan- 
tillon de  toute  la  population  de  la  sanglante  revue.  Nous  aurions  pu 
être  à  leur  place;  ils  se  sont  trouvés  à  la  nôtre;  ils  sont  morts  pour  nous, 
et  le  maréchal  et  la  jeune  fille. 

Mercredi  à  neuf  heure-;,  un  vaste  crêpe  flottait  sur  Paris.  Étouffé,  le 
roulement  du  tandîour  appflait  la  g.irde  nationale  tout  entière,  qui  tout 
entière  a  marché,  belle  et  majestueuse  comme  elle  est  toujours;  car  elle 
sait  que  les  moris  sont  les  plus  saintes  choses  de  la  terre  ,  et  que  rien  n'est 
trop  be  ai  pour  eux ,  surtout  quand  c'est  la  patrie  qui  les  pleure. 

A  la  suite  d'un  immense  déploiement  militaire,  roulaient  lentement 
les  quatorze  chars,  portant  une  initiale  brodée  sur  le  fond  noir  et  tombant 
de  leurs  couvertures.  Le  premier  était  celui  de  M"^  Louise-Joséphine 
Rémi,  à^é>-  de  quatorze  ans.  Les  vivans  et  les  morts  lui  avaient  fait  cet 
honneur,  à  la  pure  et  jeune  fille,  qui  le  dimanche  précédent  peut-être  se 
promenait  heureuse  et  belle  sur  ce  même  boulevard  où  elle  passe  mainte- 
nant le  visage  pâle  et  les  bras  croisés  pour  l'éternité.  De  jeunes  petites 
filles  tenaient  le  coin  du  poêle  virginal,  et  appelaient  les  larmes  les  plus 
lointaines  pir  leur  touchante  tristesse.  Elles  étaient  \ élues  de  blanc  et 
couronnées  d'immortelles  comme  la  morte.  Quand  on  songe  qu'elles  au- 
raient pu  être  toutes  tuées,  celle-ci ,  celle-là;  celle-ci  à  côié  de  son  père, 
celle-là  sous  le  bras  de  sa  mère  ! 

Les  autres  corbillards  étaient  plus  ou  moins  ornés,  selon  le  rang  social 


REVUE   DE   PARIS.  137 

des  victimes.  Celui  du  maréchal  de  Trévise  était  pesant  d'argent  et 
de  soie;  la  couronne  ducale,  portée  par  des  anges,  brillait  au  soleil. 
Quatre  maréchaux  de  Fr.mce,  les  maréchaux  Moliior,  Gérard,  Grouchy 
et  Duperré,  soulevaient  le  poêle;  et  le  chev.d  de  bataille  suivait,  capa- 
raçonné d'un  crêpe  noir  semé  d'étoiles  d'argtnt.  Celle  mode  orientale 
d'appeler  le  coursier  du  brave  à  ses  funérailles  est  pleine  de  senlimeni. 
Cette  lète  bnissée,  ce  pas  tran(|uille,  cet  ctonnement  de  ne  p'us  sentir  le 
corps  du  maître  peser,  lui,  son  sabre,  son  grand  panache,  sur  la  croupe, 
donnent  au  cheval  un  caractère  i[ui  l'élève  au-dessus  de  l'instinct.  On  le 
pleure  comme  un  orphelin. 

Derrère  le  corbillard  du  maréchal  venait  tout  ce  que  la  France  a  de 
corps  distingués  clans  les  lois,  dans  les  lettres,  dans  les  sciences  :  les  mi- 
nistres, les  pairs.  Us  députés,  l.i  cour  de  cassation  en  robes  rouges,  la 
cour  des  comptes  en  robes  violf  ites ,  les  facultés  avec  leins  massiers  armés 
de  leurs  masses  d'or,  la  cour  royale  de  Paris  en  robes  rouges,  l'institut  en 
costume,  le  corps  municipal  de  Paris,  l'académie  royale  de  médecine  en 
costume;  le  tribunal  de  première  instance,  l'éiat-major  du  génie,  l'école 
polytechnique,  l'école  normale,  la  dépulalion  des  ouvriers  de  la  llapée, 
et  celle  des  ouvriers  des  ports. 

A  une  heine  le  cortège  est  arrivé  aux  Invalides  où  le  service  allait  se 
célébrer.  L'extérieur  et  l'intérieur  éiaient  tapissés  de  noir,  el  entourés 
d'attributs  analogues  à  la  cérémonie  :  cypiès,  candélabres,  tentures,  pal- 
mes, cat;ifal(iues,  lampes  sépulcrales. 

Le  roi  a  reçu  les  morts.  Et  tandis  qu'un  roi  de  France,  attendri  jus- 
qu'aux I  irmes  ,  échappé  lui  même  au  massacre  qui  a  fait  tous  ces  mort.s, 
par  ce  même  miracle  qui  l'a  mis  sur  le  trône  et  qui  l'y  maintiendra  ,  tan- 
dis qu'il  jetait  l'eau  sainte  sur  eux,  le  canon  tonnait  sur  la  place,  une 
reine  priait  à  deux  genoux,  et  pour  la  pauvre  fille  et  pour  le  maréchal; 
les  cloches  versaient  leurs  noies  lamentables  sur  Paris;  la  France  entière 
écoulait. 

Celte  journée  a  été  grande  pour  l'histoire.  Elle  a  prouvé  à  bien  des 
gens  étoimés  qu'ils  avaient  encore  des  larmes  blanches  et  sans  opinion 
pour  les  pauvres  jeunes  Mlles  (pi'on  tue,  pour  les  ouvriers  qu'on  mutile, 
pour  les  maréchaux  de  France  qui  expirent  sur  la  lahie  d'un  café,  quand 
ils  espéraient  le  champ  de  bataille  et  le  boulet  de  trente-six;  des  larmes 
d'adnnralion  pour  les  rois  de  la  terre  et  les  saintes  reines  qui ,  a{)rès  le 
meurtre,  montent  dans  nn  fiacre  de  place,  oublient  leurs  fils  blessés, 
pour  aller  pleurer  en  fiimilleavec  une  pauvre  veuve  de  leurs  amies. 

Tout  le  monde  a  pleuré  :  les  vieillards  pour  les  vieillards  tués ,  les  jeu- 


138  REVUE   DE  PARIS. 

nés  hommes  ppiir  les  jeunes  hommes  lues  .  les  femmes  pour  les  femmes 
tuées,  les  jeunes  filles  pour  la  jeime  fille  luëe. 
Monseigneur  l'archevêque  de  Paris  a  daigné  clianler  pour  les  vivansl 

Théâtres.  —  porte-saint- martin.  —  La  Berline  de  l'Éuiigré. 
Il  y  a  mille  manières  de  cacher  sou  arj^ent  en  voyage.  On  met  des  louis 
d'or  dans  le  coUel  de  son  hahil,  dans  le  fond  de  son  ch.ipeau,  dans  la 
reliure  d'un  livre ,  el  l'on  n'eu  parle  à  personne.  Ce  (pi'ou  ne  fait 
jamais,  c'est  de  commander  une  voit  ire  à  secrets  pour  eniporier  sa 
lortune,  parce  (lue  le  secret  d'une  voilure  est  aussi  pcnélrahle  que  le 
pseudonyme  d'un  vaudevilliste,  à  cause  du  sellier  qu'on  emploie,  à  cause 
des  ouvriers  qu'emploie  le  sellier.  Mais  six  cent  mille  francs  en  or  ne  se 
cachent  pas  dans  la  doublure  d'une  redingote;  (cli  n'est  iiue  trop  vrai; 
eh  hien  !  en  temps  de  (erreur  et  île  révolution  on  n'emporte  pas  six  cent 
mille  francs.  On  sauve  ses  quatre  mend)res,  sa  téie,  et  l'on  va  chez 
l'étranger  donner  des  1»  çons  de  clavecin  ou  de  contre-basse.  Le  mar- 
quis de  Savigni,  avide  comme  le  vieillard  du  Déluge  de  Girodet,  qui,  per- 
ché tout  nu  sur  la  branche  d'un  arbre  cassé,  veut  mourir  avec  sa  bourse; 
le  manpiis  de  Savigni  n'a  pas  renoncé  à  ses  Irenle  mille  livres  de  rente, 
malgré  la  proscription  qui  le  menace  tl  ne  veut  partir  que  piastre  jus- 
qu'aux dénis.  Plus  philosophe,  il  eût  pi  is  avec  lui  de  quoi  p  lyer  les  frais 
de  route,  sa  nonrritineetson  entretien  pendant  un  an;  le  loui  aurait  tenu 
dans  les  plis  d'un  vêlement  quelconque.  La  vraisemblance  y  aurait  ijagné, 
et  aussi  le  pittoresque;  car  celle  berliue,  assez  semblable  à  nos  citadines 
à  un  cheval,  pour  laquelle  l'administration  a  fait  de  grandes  dépenses, 
nous  a  trouvés  froids  et  insensibles.  Dans  sa  vie  dadminisi râleur,  de 
montreur  d'éléphans  ,  d'acteur  ambulant ,  de  directeur  de  l'Odéon,  de 
chef  de  bataillon  de  la  4  i«  légion  ei  de  gardien  de  la  Porte-Saint  Mar- 
tin, M.  Harel  adù  commettre  hien  des  erreurs;  aioulons-y  celle  de  sa  ber- 
line, pataclie  informe,  peinte  à  la  colle,  et  mêlée,  dans  la  salle  à  mangçr 
du  carrossier  Pascal ,  à  plusieurs  coucous  et  fiacres  démâlés.  Riais  il  est 
temps  de  dire  pourquoi  ce  vilain  omnibus  se  trouve  là  au  iiioment  où 
M.  Pascal  et  sa  femme  vont  souper.  M.  de  Savigni  a  commandé  à  Pascal  une 
bonne  voiture  de  voyage  avec  coffres,  cachettes,  et  caisses  secrètes,  et 
ne  lui  a  pas  dissimulé  qu'il  voulait  escamoter  six  cent  mille  francs  à  la  ra- 
pacité du  gouvernement  révolutionnaire.  Cette  confiance  s'explique  par 
la  position  du  carrossier,  fils  d'un  doine>tique  fidèle  du  marquis.  Pascal 
n'a  rien  de  plus  pressé  que  d'aller  dénoncer  M.  de  Savigni ,  qu'on  arrête 
et  emprisonne  au  milieu  de  ses  apprêts  de  départ ,  lui  et  son  fidèle  Ger- 


REVUE   DE   PARIS.  i'3/9 

main.  Prison  et  mort,  Conciergerie  et  écliafand,  ne  font  qn'nn;  M.  de 
Savigiii  le  f^ait.  Germain  le  sait  aussi;  et  quand  les  gendarmes  viennent  cher- 
cher le  marquis  pour  le  conduire  au  supplice,  Germain,  qui  a  profité  du  som- 
meil de  son  maîire,  paraît  à  sa  place  et  va  porter  sa  tèie  sur  l'tchafaud.  Pas- 
cal est  donc  p;irricide.  Voici  comme  il  devient  voleur.  Les  effets  mobiliers  et 
immobiliers  du  marquis  étant  livrés  au  premier  acheteur,  Pascal  reprend 
sa  berline  et  la  ramène  chez  lui.  Au  lieu  de  fermer  les  portes , d'ouvrir  les 
coffres  et  de  mettre  en  sûreté  son  bien  mal  ac(|uis ,  il  se  livre  à  un  tel  dé- 
bordement de  remords  et  de  considérations  étrangères  au  sujet,  il  crie 
tant,  le  visionnaire,  il  voit  tant  d'ombres  se  placer  entre  loi  et  la  berline, 
qu'il  attire  sa  femme  et  lui  fait  deviner  ce  dont  il  s'agit  :  il  a  perdu  tant 
d'iieure>  précieuses,  qu'ui.e  ré(|tiisition  du  gouvernement  vient  hii  enlever 
sa  voilme;  atlrhe  de  q.iatre  chevaux,  elle  part  devant  lui,  emportant  sa 
fortune  et  un  membie  du  comité  de  salut  public.  Au  même  instant, 
jjme  Pascal  lui  déclare  qu'il  ne  la  verra  plu-.  C'est  tout  au  plus  une  com- 
pensation. 

A  compter  de  ce  moment ,  la  destinée  de  la  berline,  principal  person- 
nage (lu  drame,  devient  fabuleuse;  elle  court  la  poste,  légère  comm.e  un 
tilbury.  Pas  un  postillon  ne  la  trouve  pesante;  pas  un  des  voyageurs 
qu'elle  coniieni  n'a  de  linge,  et  ne  demande  où  sont  les  coffres  de  la  voi- 
ture pour  y  mettre  ses  cravaties.  Dire  comment  le  marquis  de  Savi- 
gni,  d'émigré  (ju'il  était,  devient  patriote  et  vain(|iieur  des  Autrichiens; 
dire  comment  Pascal,  après  avoir  vendu  le  plan  d'une  bataille  aux  enne- 
mis de  la  France,  est  fusille  par  eux,  à  (|uoi  bon  ?  La  bei  Une  n'a  pas  perdu 
une  roue,  pas  une  soupente  dans  les  cinq  actes,  pas  im  louis  d'or  non 
plus,  car  elle  retourne  au  maiq  ils  avec  ses  coffres  pleins,  plus  fidèle 
que  le  carrossier  dont  elle  est  l'œuvre;  voilà  ce  qu'il  fa:it  constater,  car 
là  est  le  drame,  là  la  pensée  morale:  la  vertu  a  déserté  le  cœur  des  hom- 
mes, elle  s'est  réfugiée  dans  les  voitures  ;  ne  placez  pas  votre  argent  chez 
les  notaires,  mais  sons  les  coussins  d'un  landau;  ne  confiez  pas  votre 
femme  à  un  ami,  mettez-la  dans  le  coffre  de  votre  cabriolet;  faites  comme 
M.  Harel ,  qui  a  mis  tout  l'avenir  de  son  théâtre  dans  le  tambour  de  la 
Berline  de  l'Kmujré;  —  pourvu  qu'il  n'y  trouve  pas  des  assignats! 

Il  n'y  a  de  slupide  dan-*  ce  drame  que  la  généro>iié  de  Germain  qui 
se  dévoue  jinur  son  maître,  d'édifiant  que  la  conduite  de  la  berline,  d'a- 
musant (|ue  le  tambour-major  représenté  par  Serres,  l'excellent  comique, 
de  bien  écrit  que  le  dialoirue  du  guichetier  et  des  gendarmes. 

Théâtre  De  l'Opéra-Comique.  —  Lm  Deux  Ueines ,  paroles  de 


14.0  REVUE   DE   PARIS. 

MM.  F.  Soulié  et  Arnould,  musique  de  Monpou.  —  Vous  venez  de  voir 
Gomis,  rEsftjignol ,  livré  pieds  el  poings  liés  à  M.  Scribe ,  offert  en  héca- 
tombe à  M  Gavé,  passant  tour  à  tour  du  Diuble  à  SèvWe  et  du  Revenant 
3iuPortefaix.  Quand  un  compositeur  italien  ou  ca>;iillan  dél)arque  à  Paris, 
soyez  sûr  qu'il  sera  traqué  par  les  auteurs  de  libreiti,  volé,  détroussé, 
à  l'égal  de  Gil  Blas  de  Sanlillane,  dans  les  allées  tortueuses  du  th('âlre  de 
la  Bourse.  On  donnera  à  cet  étranger  d'étranges  poèmes;  seulement  ils 
seront  faits  par  des  chevaliers  ou  ofùciers  de  la  Légion-d'Honneur,  en 
attendant  que  les  chevaliers  de  la  censure  s'en  occupent  ! 

MM.  Frédéric  Soulié  el  ArnouUl  n'ont  point  fait  ainsi  à  l'égard  de 
M.  Hippnlyle  Monpou.  Ils  ont  eu  l'esprit  et  la  pudeur  de  songer  à  ses  des- 
tinées de  débutant,  si  combaitues,  si  semées  d'obstacles,  si  exposées  au 
vent  jaloux  des  coulisses  !  Ils  ont  donné  à  M.  Monpou  une  conié  ie  du 
Théâtre-Français,  innocente  comédie  qui  n'a  rien  de  raboteux,  comédie 
destinée ,  pour  le  ton  et  la  tenue ,  à  M'"^  Dupuis  el  à  M'"=  Mante ,  car  il  ne 
s'agit  pas  moins  que  de  deux  reines,  comédie  que  les  admirateurs  de 
M.  Moiipou  auraient  voulu,  sans  nul  doute,  moins  étrangère  aux  allures 
passionnées  de  son  talent,  plus  osée,  plus  inégale,  plus  donle  aux  bonds 
fongueux  de  son  archet.  Il  semble,  eu  effet,  au  premier  abord,  que  leirénie 
de  M.  Monpou  doive  se  prêter  difficilement  à  ces  exigences  de  scène  clas- 
sique, à  ce  tlécorum  de  la  rue  de  Richelieu.  Mettez  entre  deux  piliers  de 
manège  un  cheval  d'Epsom  ou  de  Chaniilly,  soumettez-le  à  l'éducation 
du  fouet  el  aux  traditions  de  manège,  vous  ne  le  gênerez  pas  plus  que 
MM.  Soulié  et  Arnould  n'ont  gêné  leur  musicien  favori  avec  ce  poème. 
Ils  ont  tenu  à  faire  fléchir  pour  eux  cette  nature,  à  la  manier,  à  la 
dompter. 

Sans  doute,  nous  le  répétons,  il  est  à  regretter  que  M.  Monpou  n'ait  pas 
été  maître  de  son  œuvre,  qu'il  n'ait  pas  accepté  ce  duel  avec  le  public 
sans  égard  aux  lois  de  ses  deux  parrains.  M.  Hippolyte  Monooii  a  le 
courage  de  la  force.  C'est  une  riche  organisation  de  musicien ,  un  homme 
dont  les  Cl  itiques  feignent  d'ignorer  les  ("ommencemens,  car  il  a  traîné  long- 
temps chez  Choron  lachappede  Carissimi,  il  a  étudié,  il  a  commenté,  il  a 
lu  .Vous  ne  pouvez  avoir  oublié  ses  débuts  charmans,  sa  fraternité  d'esprit 
et  de  fuha  espagnole  avec  A.  de  Mus-et,  et  d'autres  jeunes  poètes,  ses  ro- 
mances, i-es  chansons  castillanes  jetées  au  vent!  Certaines  existences 
d'Orphées  s'en  alarmèrent  sérieusement,  la  ritournelle  classique  en  eut 
la  fièvre.  Vainement  les  jeunes  amis  de  l'auteur  avaieni-ils  f.»rmé  une 
sainte-alliance  pour  le  défendre;  il  fallut  pour  le  même  peup'e  des  ama- 
teurs que  le  Vaudeville  lui-même  intervînt  sous  le  masque  d'Arnal ,  et 


REVUE   DE   PARIS.  141 

que  la  parodie  :  Connaissez-rous  ma  Roxelane  fît  adopter  Monpou  des 
commis  voyafîeiirs  et  des  lecteurs  du  ('onstHutiunnel. 

i\I.  Crosnier  a  bien  fait  «l'ouvrir  ses  portes  à  M.  Monpou,  le  public  les 
eût  un  jour  forcées.  Nous  connaissons  plus  d'un  jeune  couiposileur  à  qui 
cet  exemple  rendra  le  courage. 

Théâtre  du  Palaîs-Royal.  — Lre  Folle  de  la  Bcrèsiua.  — Quand 
l'incendie  et  la  déroute  de  Moscou  n'auront  plus  d'asile  dans  le  Moni- 
teur,  quand  une  autre  flamme  imprévue  aura  brûlé  les  registres  des 
archives  et  les  biographies  de  maréchaux  venues  à  la  suite  du  Kremlin , 
malheur  à  l'honnête  bourgeois ,  au  garde  national,  au  graveur  du  Musée 
des  Familles,  au  journaliste  du  Cottstilutioniiel  de  ISiO,  qui  recher- 
chera les  traditions  et  les  bulletins  de  la  grande  armée  dans  ce  vaudeville. 

i"  acte ,  V"  scène.  — Un  salon,  dans  lequel  se  trouvent  trois  personnes 
en  pantalon  garance.  (Le  pantalon  garance  de  M.  Derval  indiquerait 
plutôt  un  officier  de  santé  qu'un  colonel.) 

2^  scène.  —  Romances  de  M.  Plantade  ou  autre ,  sur  une  page  de 
M.  de  Balzac.  Ces  romances  à  prétention  sont  chantées  par  M"'^  Mina 
Roussel,  qui  nous  arrive  sans  doute  de  la  sous-préfecture  de  M.  Lesourd, 
dont  elle  est  élève  pour  le  chant  :  on  ne  chante  ainsi  qu'au  bal  de  Sceaux. 

3^  scène.  —  Un  inspecteur  des  relais,  en  fourrures  et  en  bas  de  soie.  Je 
ferai  observer  à  l'administration  du  Palais-  Royal  que  les  'ourrures  et 
les  bas  de  soie  sont  incompatibles.  Il  est  bon  de  remarquer,  comme  con- 
traste, que  le  portrait  de  l'empereur  de  toutes  les  Russies  figure  au- 
dessus  de  la  cheminée  où  se  chauf  é  cet  inspecteur  des  relais.  Ceci  est  une 
attention  délicate  d'hygiène  dans  ce  pays  froid  pour  sa  majesté 
Alexandre. 

4*=  scène ,  5'^  et  autres.  —  Un  monde  d'officiers  et  de  grands-croix,  de 
sergens-majors  et  de  porte-drapeaux  en  bottes  à  l'écuyère.  Tout  ce 
inonde  se  heurte  comme  dans  le  jeu  de  collin-maillard.  Nouveaux  cou- 
plets sur  une  page  de  M.  de  Balzac,  incendie  de  Moscou  en  calicot  rouge. 
MM.  Ruggieri,  Théaulon  et  de  Balzac  sont  les  auteurs  de  ce  premier 
acte. 

2*  acte.—  Ce  second  acte  est  de  M.  Eugène  Cicéri  tout  seul.  C'est  pour 
le  décor  de  M.  Eugène  Cicéri  qu'a  été  charpente  ce  second  acte  ;  la  com- 
tesse, M""'  Mina  Roussel ,  est  fo!le,  et  pour  la  guérir,  son  mari  invente 
une  Bérésina  de  quelques  toises,  Bérésina  'actice  et  large  comme  le  ruis- 
seau de  la  rue  du  Bac.  Inutile  de  dire  que  cette  Bérésina  glacé  fait 
mieux  sentir  la  température  de  la  salle,  par  une  chaleur  de  vingt-cinq 


i5^  REVUE   DE   PARIS. 

degrés,  c'est  une  affreuse  ironie  !  La  Bércsina  de  M.  Eugène  Ciréri 
(décoration  fort  bien  peinte)  rend  la  raison  à  M""*  Mina  Roussel.  Voilà 
un  empiétement  du  décor  sur  la  médecine!  Parce  queM"""  Mina  Roussel 
est  folle,  ce  n'était  pas  la  raison  d'appeler  M.  Cicéri  au  lieu  du  doc- 
teur Esquirol;  cela  conduirait  à  prouver  que  M.  Delaroche  est  préfé- 
rable à  M.  Magendie,  et  M.  Lépaulle  au  docteur  Marc  dans  le  cas  des 
fièvres  cérébrales. 

Ce  vaudeville  cliirurgical  a  réussi.  On  a  beaucoup  applaudi  M"*Per- 
iion  ,  jeune  et  jolie  actrice  qu'on  n'emploie  pas  assez. 

Théâtre  du  vaudeville.  —  Un  de  sea  Frères ,  par  MM.  Leuren  , 
Magnien  et  «u  autre  —  Ici  le  Vaudevilie  est  bien  moins  altcmaioire.  Il 
s'agit  tout  simplement  d'une  tête  impériale  qui  se  coiiroime  de  fleurs  et 
de  cresson  chez  Baleine!  Lesjoveux  dîneurs  du  Cavean  sont  vain-us; 
MM.  Piis,  Barré,  Kadet  el  De^fonlaines  ne  sont  rien  |>rès  des  amis  de 
M.  Jérôme  Bonaparte,  car  c'est  de  M.  Jérôuie  et  de  ses  amis  qu'il  s'agit. 
A  cesiijei,  nousdemaiiderons  comment  il  se  f.it  que  l'un  disiribie  encore 
des  patentes  poar  trafiipier  de  la  f.imille  de  M""^  l.œiilia  Bonaparte. 
M"^  Lœlitia  Bonaparte  éiait  montrée,  à  la  lelire,  en  I83l>.  par  ses  domes- 
tiques aux  AnL,^lais  (|ui  venaiciil  à  Rome;  les  infinies  valets,  intéressés 
comme  lousles  Fron  ins,  la  ftiisaient  voir  au  premier  venu  pour  nn  louis, 
occupée  à  quelque  travail  d'iuiérieur,  ou  reposant  avec  son  garde-vue 
vert  dans  son  faiileuil.  Voilà  où  en  était  en  1830  le  pi  is  vénéi-ab  e  reste 
deceite  famille;  voyons  mainlenanl  ce  qie  le  vaudeville  en  a  fait. 

Le  Vaudeville,  fort  ingrat  envers  M.  Baleine  ipii  lui  a  donné  M.  Desau- 
giers,  compromet  ce  bon  M.  Baleine  de  la  manière  du  utonde  la  pins 
atroce,  il  le  ramène  aux  jours  de  Cassandre  el  de  Cbrysale  arlequin.  Je 
dois  dire,  pour  ma  pari ,  que  rien  n'est  plus  gai  (pie  M.  Le|ieiiilre  jeune 
dans  le  rôle  de  Baleine;  sa  corpidence  gastronomique  y  est  tenue  et  san- 
glée; elle  é'-lnle  en  verve ,  en  laiira  liondé,  en  saillies;  c'est  un  rel<>ur  in- 
volo:itaire  vers  le  joyeux  Désa^igiers.  M  Lepeintre-Baleiue  se  f.iil  payer 
de  M.  Jérôme  Bonaparte,  devenu  souverain  de  VVesiphalie;  Taigny- 
Jérôme  a  rendu  ce  rôle  difticile  avec  esprit  el  bon  goûl.  Je  n'ose  adiesser 
le  même  tloge  aux  auteurs  poar  leur  rôle  de  iMussun,  le  fameux  mystifi- 
cateur. Le  rôle  est  une  myslificaliou  réelle.  Il  n'a  ni  ca -bet,  ni  gaieté!  La 
conspiration  de  Fiesclii  ne  rendrait  pas  un  procureur-général  plus  triste 
que  les  auteurs  de  la  pièce  n'ont  rendu  Musson  renfrogne.  Quelques  cou- 
plets ont  du  sel  et  de  l'esprit. 

Ceux  qui  n'onl  [>as  vu,  en  1806,  les  fashionables  en  spencer,  en  eu- 


REVUE    DE    PARIS.  t43 

loUes  collmles.  et  ea  l)ielo(iiies  àfruils  d'Aiiiérii|ue,  feront  bien  d'aller 
consulter  la  caricature  (|ue  leur  offie  M.  M;illiieii.  M.  Malliieu  s'est  montré 
un  conicùieii  fort  >oi:;neux  duns  le  rhoix  de  ce  costume. 

Le  grand  loi  l  de  la  pièce ,  c'est  de  ne  pas  avoir  de  rôle  de  femmes. 
L'appui  de  li  cliainianle  M"*  Bcraui^er,  qi'.i  fait  ct.aque  j(»ur  de  nouveaux 
pm-fiès,  manque  à  ceile  comédie;  elle  aui ait  eu  plus  de  chances  du  temps 
de  M.  Berciioiix  et  du  fameux  duc  d'Escirs. 

—  Bocage  vient  de  transporter  à  l'Ambigu-Comique  le  drame  dt-  l'Incen- 
diaire i\n'i\  av.iitjttué  autrefois  avec  lan^  de  succès  à  la  Porie-Saui-Martin. 
L'acteur  a  été,  comme  autrefois  .  cnuvert  d'applaudisscmens;  sou  talent 
souple  et  varié  s'est  moul lé  sons  un  coté  nouvem  ,  plein  de  simplicité  et 
d'onction.  La  Comédie- Française,  si  pauvre  en  sujets  d'intelligence  et  de 
jeun."sse,  se  privera-l-elle  loug-lemps  encore  d'un  aiti4eaus-i  distingué, 
qui  pourrait,  mainleuaul  qu'elle  est  entrée  dans  le  drame  mnd  ri:e,  lui 
rendre  tant  île  services?  Certes,  Boc.ige  seconderait  un  |ieii  mieux 
M""*"  Diirv.d  que  ne  le  fait  !\L  Gefiroy;  les  rôles  de  Chillerton  et  de 
l'amant  de  Tliisbé  seraient  bien  autrement  rendus  par  l'.icieur  d'énergie 
et  de  profi)nde  sensibilité  que  nous  connaissons.  Oulilie-l-on  aussi  que 
Boc  ge  a  joué  et  joue  encore  avec  uistinciion  l'ancien  répertoire;  qu'il 
ne  l:ii  faudrait  qu'un  peu  de  bon  voidiir  t-t  d'étude  pour  laisser  deirière 
lui  les  illustres  médiiicrités  qu'on  nous  faii  subir  au  Tliéà'ie-Fraiiçais? 
Nous  sommes  éuinné-î  que  ,V1.  Jou^lin  de  L;isalle .  qui  a  déjà  montré 
tant  de  tacl  et  d'iiaiiileté  dans  sou  adurnisiraliou  ,  n'idl  pas  e.i  vingt  fois 
cette  pensée,  surtout  s'il  a  jamais  vu  jouer  M.  David. 


—  Si  le  succès  n'a  p;is  fait  défaut  au  roman  de  ^'aJida,  la  [lolitesse  ne  s'est 
pas  mi  e  en  frais  de  formes  laiidaiives.  Il  y  a  dans  ce  roman, a-td  éié  dit, 
tant  de  passion  dans  les  caractères,  tant  lie  cbaleur  dans  le  r  choc;  le 
style  s'allie  si  bien  aux  scènes  familières  et  terribles  dont  il  abonde;  il  y 
a  une  si  grande  adresse  dans  l'exécutiou  et  dans  la  conceptiim  de  ce  livre 
enfin,  qu'il  est  inqxjssible  (pie  ce  soit  une  maupiise,  que  ce  soit  une 
femme  (pii  l'ait  écrit,  ^()us  sonunes  en  mesure  d'assurer  cpie  la  maui  qui 
a  tracé  ]  aJida  tst  blaticiie,  délicate  et  de  race.  Nous  n'avons  pas  vu  le 
titre  de  noblesse  ni  nièuie  la  main,  mais  par  le  livre  nous  jugeons  du 
rang  et  du  sexe  de  l'écrivain.  Il  est  tels  oublis  du  cœur  si  linement 
dévoiles  dans  l'alida,  des  faiblesses  d'ame  et  de  corps  si  savamment 


145.  REVUE    DE   PARIS. 

analysées,  qu'un  homme  peut  liien  en  être  la  cause,  mais  qu'une  femme 
seule  peut  les  avoir  devinées.  Nous  arrivons  trop  taid  pour  rappeler  aux 
lecteurs  des  ouvrages  en  vojrue,  la  ricliesse  de  déiails  qui  brillent  dans 

le  roman  de  madame  la  marquise  d'E ;  nous  venons  simplement 

restituer  un  titre,  rétablir  un  sexe,  et  non  analyser  des  élémens  de 
succès,  qui  sont  devenus  le  mulifde  toutes  les  conversations  de  salons. 

— George  ou  vn  entre  mille,  par  M.  Tiiéodore  Muret ,  est  un  ouvrage  qui 
nous  semble  destint',  par  1 1  marche  seule  de  son  syslènit-,  ù  résumer  habile- 
ment ces  symptômes  maladifs,  et  ■  e  d-iu'oùt  profond  de  notre  siècle,  qui 
font  de  cha(|iie  imagination  d'aitisle  un  inslrument  et  unf  arme  contre 
elle-même.  Robert  s'est  tué.  Gros  a  suivi  son  exemple;  dans  clmcune  de 
ces  fatalités  réside  une  énigme!  <Jes résolutions  violenies  n'appartiennent, 
jamais  qu'a  «m  siècle  qui  doute  de  lui ,  à  un  siècle  vicié  dans  sa  force  de 
puberté  par  les»  pliisme. 

Les  conséquences  du  suicide  pour  la  famille,  son  imprévoyance  fatale , 
et  l'uidiffcrence  o  ieuse  de  la  société  pour  la  victime,  ont  fourni  à 
M.  Théodore  Muret  des  pages  d'un  inlérèi  aussi  vif  i|ue  soutenu;  c'est  du 
roman  vrai ,  allant  à  son  but  sans  i  ien  'It-guiser ,  plein  de  force  et  d'ensei- 
gnemeni ,  connue  il  en  faut  à  ces  courages  ([ui  chancellent ,  à  ces  âmes  que 
brise  ou  la  critique  ou  l'iujuie. 


MON  VOYAGE 


vl  ijrinîifs. 


Au  Directeur  de  la  Revue  de  Paris. 

Vous  le  voulez ,  mon  cher  ami  ?  je  vais  vous  raconter  mon  der- 
nier voyage  de  soixante  lieues ,  un  des  plus  grands  voyages  que 
j'aie  faits  de  ma  vie.  Soixante  lieues!  je  suis  peut-être  le  seul 
homme  du  inonde  parisien  qui  sois  resté  toute  sa  vie ,  constam- 
ment et  toujours  attelé  pendant  dix  années  consécutives  à  la 
charrue  littéraire  sans  avoir  franchi  la  borne  du  champ  trop  étroil 
qu'il  laboure  dans  tous  les  sens.  Les  bonnes  gens  qui  me  font 
l'honneur  de  me  porter  envie ,  et  qui  m'accordent ,  à  ce  qu'on  dit, 
le  bénéfice  de  leurs  injures  quotidiennes  ou  hebdomadaires ,  se- 
raient peut-être  moins  furieux  contre  moi ,  s'ils  savaient  combien 
chaque  jour  m'apporte  d'heures  de  travail,  et  comment  je  suis  lié  à 
la  glèbe,  et  comment  il  n'y  a  pas  de  dernier  manant  littéraire 
chassé  de  la  boutique  de  son  maître ,  de  goujat  calomniant  au  jour 
le  jour,  de  pauvre  diable  réglant  l'état  à  prix  fixe,  de  pâle  envieux 
sans  esprit  et  sans  style ,  qui  soit  plus  libre  et  plus  heureux  que 
moi,  conscience  à  part  bien  entendu. 

Donc  il  y  a  vingt  jours ,  voyant  que  le  soleil  était  brûlant,  et  me 

TOME  XX.     AOUT.  10 


146  REVUE  DE  PARIS. 

sentant  la  tête  fatiguée  et  la  main  aussi,  je  me  suis  dit  :  —  Si  je 
voyageais?  Voyez  le  grand  mot  pour  moi.  —  Voyager!  irùtre  plus 
ici,  être  là-bas  !  Entrer  dans  des  villes  nouvelles  où  l'on  est  sur  de 
ne  pas  trouver  un  ennemi  ;  s'abandonner  au  nonchalant  mouve- 
ment de  la  chaise  de  poste  qu'un  Anglais  appelle  le  paradis  sur 
la  terre;  et  |)uis  ne  rien  faire,  ne  rien  entendre,  ne  rien  juger 
de  ce  qu'on  fait ,  de  ce  qu'on  entend ,  de  ce  qu'on  voit  tous  les 
jours.  —  Et  puis  avoir  à  soi,  pour  soi  tout  seul  ses  rêves,  ses 
méditations,  ses  pensées,  ses  fantômes  tristes  ou  joyeux,  ses 
diables  bleus  ou  couleur  de  rose,  et  ne  pas  porter  tout  cela  tout 
chaud  à  l'imprimeur  qui  vous  rend  tout  cela  pâle  et  glacé  ;  —  être 
pris  pour  un  Anglais  peut-être,  et  s'entendre  appelé  milord  par 
la  fille  d'auberge  ou  par  le  mendiant  du  grand  chemin  ;  —  trouver 
dans  son  chemin  le  grand  dada  d'Yorick,  et  le  monter  douce- 
ment et  faire  doucement  son  chemin  sur  cette  bonne,  volontaire  et 
excellente  monture.  —  Voilà  la  vie  !  En  avant  donc  !  adieu  le  théâ- 
tre, adieu  les  livres,  adieu  l'esprit,  adieu  l'imagination,  adieu 
la  prose,  adieu  la  vie  ordinaire  !  Voyageons. 

Je  vous  répète,  mon  ami,  que  personne  mieux  que  moi  ne  peut 
être  dans  une  plus  belle  position  pour  voyager.  Je  n'ai  jamais  rien 
vu  en  fait  de  pays  lointains  que  la  Belgique  une  heure ,  trois  quarts 
d'heure  de  trop!  et  pendant  mes  douze  belles  années,  un  char- 
mant, verdoyant  et  murmurant  petit  coin  de  terre,  caché  derrière 
un  vieux  saule  planté  sur  le  bord  du  Rhône ,  tout  là  bas  ;  honnête 
et  calme  petit  village  où  je  me  reporte  sans  cesse  par  la  pensée, 
par  le  souvenir,  par  le  regret,  par  l'espérance.  Ce  sont  là  tous  mes 
pays  lointains.  Je  suis  donc  un  voyageur  comme  il  y  en  a  fort  peu, 
un  voyageur  n'ayant  rien  vu  ;  je  suis  même  un  voyageur  comme  il 
n'y  en  a  pas,  im  voyageur  qui  ne  voit  rien  de  ce  qui  est  sous  ses 
yeux ,  et  qui  par  conséquent  n'a  rien  à  décrire  rien  à  raconter, 
rassurez-vous. 

Aussitôt  dit,  aussitôt  fait,  je  pars.  Ouvrez-moi  la  route  et  faites- 
moi  place,  et  en  avant.  C'est  moi  qui  passe  !  Déjà  disparaissent  à  ma 
droite  et  à  ma  gauche  les  arbres  du  bois  de  Boulogne  ;  déjà  s'enfuit 
de  toute  la  vitesse  de  ses  chevaux  anglais  le  jeune  Paris ,  si  beau 
quand  on  le  voit  passer  de  loin.  Sortir  de  Paris  par  la  barrière  du 


REVUE    DE   PARIS.  147 

Trône ,  c'est  mal  en  sortir.  On  se  dit  en  soi-même  qu'on  ne  re- 
trouvera pas  là  bas  ce  qu'on  perd  ici;  on  jette  un  dernier  regard 
de  regret  sur  cette  élégance ,  sur  cet  esprit ,  sur  ces  grâces  légè- 
rement apprêtées ,  sur  ce  beau  luxe,  sur  tout  ce  monde  d'ironie 
et  de  fêtes ,  de  scepticisme  et  d'esprit,  de  courage  et  d'insouciance, 
de  plaisir  et  d'amour  ;  ce  monde  parisien  que  l'on  n'aime  jamais 
plus  que  lorsqu'on  lui  dit  adieu  ;  frivole  ,  mais  bon  ;  peu  dévoué , 
mais  aussi  fort  peu  exigeant  ;  flexible  ,  non  pas  par  lâcheté  ,  mais 
par  indifférence  ;  usant  sa  vie ,  sa  fortune ,  son  avenir  au  jour  le 
jour  ;  remettant  au  lendemain  les  afi'aires  sérieuses ,  se  laissant 
gouverner  par  qui  veut  le  gouverner  ;  léger,  moqueur,  tout  en  de- 
hors. Adieu  donc  à  vous,  la  belle  foule  aux  beaux  chevaux,  aux 
longues  fêtes, aux  belles  dames,  aux  folles  pensées,  et  cependant 
cette  foule  était  déjà  bien  loin  de  moi ,  et  moi  bien  loin  d'elle;  elle 
allait  à  l'Opéra,  et  moi  j'allais,  je  crois,  dans  une  ville  qu'on  ap- 
pelle la  ville  de  Rouen. 

Le  chemin  est  magnifique.  On  va,  on  descend,  on  monîe,  on 
traverse  de  jolis  villages  doucement  éclairés  par  un  beau  clair  de 
lune.  C'est  une  belle  chose  un  voyage  de  nuit,  quand  tout  travail 
a  cessé  sur  la  terre ,  quand  tout  est  sommeil  et  silence,  quand  l'eau 
même  qui  a  travaillé  tout  le  jour,  se  repose  comme  un  homme  de 
peine ,  et  s'amuse  à  murmurer  pour  elle-même  :  on  se  croirait 
dans  un  pays  de  féerie.  11  y  a  des  oiseaux  qui  chantent  dans  les 
bois;  il  y  a  des  femmes  qui  chantent  sur  leurs  portes;  il  y  a  un 
léger  filet  de  fumée  qui  s'échappe  dans  l'air,  annonçant  le  repos 
du  soir;  il  y  a  une  église  calme  et  transparente  qui  projette  sur  vous 
son  ombre  sainte  et  villageoise  ;  il  y  a  la  cloche  qui  tinte  YAmjclns. 
Mon  Dieu  1  tout  cela  est  vulgaire,  je  le  sais ,  tout  cela  se  rencontre 
dans  les  poésies  descriptives,  tout  cela  c'est  un  peu  le  vers  de  M.  de 
Lamartine  ;  mais  que  voulez-vous  (pi'on  lasse  de  cette  poésie  quand 
on  la  touche  du  doigt  et  du  C(Bur;  quand  en  effet  vous  vous  aperce- 
vez qu'il  y  a  dans  le  ciel  de  doux  rayons  tout  blancs  qui  reposent 
sur  vous  ;  quatid  vous  entendez  dans  l'arbre  l'oiseau  qui  chante , 
et  dans  le  clocher  la  cloche  (pii  nnirmure?  Il  n'y  a  (ju'à  faire 
comme  M.  de  Lamartine,  comme  tous  les  grands  poètes  :  s'aban- 
donner à  son  émotion  sans  la  combattre,  l'avouer  tout  simple- 

10. 


1V8  REVUE   DE   PARIS. 

ment ,  et  puis  demander  pardon  à  Dieu  et  aux  hommes ,  si  on  n'a 
pas  la  poésie  de  M.  de  Lamartine  dans  la  tête  et  dans  le  cœur  ! 

Ainsi  je  suis  descendu  par  une  belle  nuit  d'été  dans  la  vieille  cité 
normande.  Toute  la  ville  dormait  à  l'ombre  de  sa  cathédrale  :  vue 
ainsi  dans  la  nuit,  Rouen  est  une  ville  pittoresque  ;  chaque  mai- 
son de  la  vieille  cité  a  sa  physionomie  particulière.  Aimez-vous 
les  fenêtres  étroites  destinées  à  protéger  les  mystères  de  la  fa- 
mille? Aimez-vous  ce  vieux  toit  domestique  qui  s'avance  dans  la 
rue  comme  pour  protéger  l'étranger  qui  passe?  Aimez-vous  ces 
murailles  lézardées  par  le  temps,  qui  ont  abrité  au  dedans  tant  de 
générations  évanouies ,  qui  ont  vu  s'accomplir  au  dehors  tant  de 
révolutions  oubliées?  Aimez-vous  à  traverser  ces  rues  sinueuses  où 
s'est  agité  le  vieux  peuple?  et  cela  ne  vaut-il  pas  mieux,  à  tout 
prendre,  que  les  balcons  de  vos  maisons  modernes  sans  passé, 
sans  souvenir  et  sans  mystères?  Telle  était  la  ville  de  Rouen  cette 
nuit-là,  et  je  ne  me  lassais  pas  de  la  regarder  ainsi  sous  son 
beau  voile  nocturne,  et  je  m'inquiétais  peu  de  trouver  un  logis , 
et  je  me  gardai  bien  de  frapper  à  la  porte  d'aucune  hôtellerie 
avant  d'avoir  admiré  ces  deux  grands  colosses,  l'honneur  de  la 
ville,  la  cathédrale  elle  grand  Corneille  ;  quels  grands  miracles  ! 
Mais  avant  tout  il  faut  se  prosterner  devant  le  grand  Corneille! 
Quel  monument  de  pierre ,  de  marbre  ou  d'airain  se  peut  com- 
parer à  Cinna,  à  Polijeucie  ,  aux  Huraces? 

La  statue  de  Pierre  Corneille ,  placée  sur  le  pont  de  Rouen , 
est,  comme  vous  savez,  l'œuvre  de  M.  David,  membre  de  l'in- 
stitut. A  tout  prendre ,  c'est  un  bel  ouvrage.  M.  David  est  un  pen- 
seur; c'est  un  homme  très  versé  dans  la  connaissance  des  poètes, 
qu'il  sait  par  cœur,  qu'il  aime  et  qu'il  admire  autant  que  per- 
sonne. M.  David  est  en  outre  un  grand  artiste  peu  mythologique 
de  sa  nature.  Il  sait  que  l'art  ne  doit  pas  être  jeté  en  pâture  aux 
choses  futiles.  Ne  craignez  pas  qu'il  s'amuse  à  tirer  du  marbre  ou 
à  jeter  en  bronze  des  faunes  et  des  satyres,  des  Vénus  ou  des  bac- 
chantes, des  Arianes  abandonnées  ou  des  Jupiter  porte-foudre; 
c'est  un  homme  qui  a  le  grand  mérite  d'avoir  fait  entrer  l'art  dans 
la  réalité.  Donnez-lui  à  copier  une  grande  tête,  un  vaste  front, 
une  de  ces  intelligences  supérieures  dont  s'honore  notre  époque , 


REVUE    DE   PARIS.  149 

notre  artiste  est  à  l'aise.  Nous  l'avons  vu  copier  ainsi  la  tète  dit 
général  Foy  ;  nous  l'avons  vu ,  quand  Talma  a  été  mort ,  se  pen- 
cher vers  cette  belle  tête  défigurée  par  la  souffrance ,  et  ranimer, 
autant  que  cela  est  donné  à  l'art,  cette  grande  physionomie. 
Pauvre  Talma,  comme  la  mort  l'avait  changé!  elle  avait  écrasé 
de  sa  main  de  fer  ce  charmant  regard  qui  allait  à  tous  les  cœurs; 
elle  avait  tordu  hideusement  cette  bouche  souriante  ou  terrible 
d'où  sortait  une  puissante  voix  qui  retentit  encore  à  nos  oreilles 
depuis  bientôt  quinze  ans  ;  elle  avait  brisé  ce  cou  si  beau  et  si 
blanc  dont  ïalma  était  si  fier  et  qu'il  portait  toujours  tout  nu, 
même  dans  l'intimité,  aimable  coquetterie  d'un  homme  supérieur. 
Eh  bien!  sur  ces  traits  déformés  par  la  mort,  sur  ce  masque 
méconnaissable  même  pour  les  amis  du  trépassé,  le  sculpteur 
David  a  retrouvé  le  regard ,  la  bouche ,  le  visage  de  notre  grand 
comédien  ;  il  a  rendu  à  la  vie,  dans  tout  son  éclat  et  dans  toute  sa 
majesté,  cette  noble  et  vivante  figure  que  nous  croyions  perdue 
à  jamais.  C'est  là  un  grand  miracle  de  l'art,  mais  aussi  c'est  là  le 
chef-d'œuvre  d'un  artiste  habitué  à  vivre  avec  de  grands  hommes, 
habitué  à  étudier  les  moindres  nuances  de  leurs  visages.  Si 
M.  David  a  recomposé  si  vite  le  Talma  d'autrefois  avec  le  Talma 
qui  n'était  plus ,  c'est  que  M.  David  avait  beaucoup  vu  Talma. 

Voilà  ce  qu'il  faut  dire  à  la  louange  de  l'artiste  qui  a  jeté  en 
bronze  la  statue  du  grand  Corneille.  Mais  à  côté  de  cette  louange 
on  peut  placer  un  reproche;  c'est  qu'à  force  de  s'être  pénétré  de 
l'esprit  et  du  génie  des  grands  hommes  auxquels  il  a  voué  son 
culte  et  sa  vie,  M.  David  a  fini  par  exagérer  leur  ressemblance; 
à  force  de  les  avoir  vus  dans  toute  leur  grandeur,  il  a  fini  par 
les  faire  trop  grands.  Les  bustes  de  M.  David  manquent  certaine- 
ment, sinon  de  vérité,  du  moins  de  vraisemblance.  Vous  rappelez- 
vous  la  tête  qu'il  a  faite  de  Goethe,  roi  de  Weymar,  de  Vienne, 
de  lierlin,  d'une  partie  de  la  France  et  de  rAnglctcrre?  David, 
poussé  par  le  génie  allemand  qui  a  eu  tant  d'influence  sur 
notre  siècle,  s'en  va  à  Weymar.  Il  demande  l'adresse  du  poète  à 
un  enfant,  l'enfant  lui  montre  une  noble  maison,  une  maison 
royale;  dans  cette  maison  il  y  avait  Goethe.  C'était  une  magni- 
fique tête  chargée  de  pensées ,  de  nobles  rides  et  de  longs  che- 


150  KKVUR    DE   PARIS. 

veux  blancs;  c'était  la  tête  d'où  étaient  sortis  tout  armés  ou  tout 
charmans,  Faust  et  Mé|)hislopliélès,  Marguerite  et  Werther;  le 
statuaire  fut  ébloui.  Tremblant,  ému,  hors  de  lui,  il  dessina 
dans  la  terre  la  tête  du  noble  vieillard;  puis  il  s'en  revint  à 
Paris,  croyant  n'avoir  fait  qu'un  portrait;  il  avait  fait  un  colosse. 
La  douane,  voyant  cet  énorme  ballot,  ne  put  jamais  croire  que  ce 
morceau  de  terre  ne  renfermait  qu'une  face  humaine  ;  le  douanier 
prit  donc  son  épée  et  transperça  d'outre  en  outre  cette  ébauche  : 
excusable  douanier  en  effet ,  il  jugeait  du  crâne  de  Goethe  par 
son  propre  crâne!  Quoi  qu'il  on  soit,  le  buste  de  Goëihe,  par 
David,  est  uno  chose  phénoménale.  C'est  que  M.  David  a  vu  la 
tête  de  Goethe  en  dedans;  or,  le  statuaire,  comme  le  peintre,  ne 
doit  voir  une  tète  qu'en  dehors. 

Ainsi  a  fait  M.  David  pour  la  tête  de  M.  de  Chateaubriand, 
qu'il  a  faite  colossale,  lui  ôtant  ainsi  beaucoup  de  sa  grâce  et  de 
sa  mélancolie  ;  ainsi  a-t-il  fait  aussi  pour  la  statue  de  Pierre  Cor- 
neille ,  Pierre  Corneille ,  le  frère ,  l'ami ,  le  compagnon ,  le  colla- 
borateur de  Thomas  Corneille,  qui  lui  prêtait  ses  rimes;  Pierre- 
Corneille  ,  ce  grand  homme  de  génie  si  humble  ,  si  doux ,  si  bour- 
geois, si  triste,  si  mal  nourri  et  si  mal  vêtu;  celui  dont  Labruyère 
qui,  Dieu  merci,  n'est  pas  un  philosophe  pitoyable,  parle  en 
ces  termes.  —  «  Cet  homme  est  simple,  timide,  d'une  ennuyeuse 
conversation ,  il  prend  un  mot  pour  un  autre  ,  il  ne  sait  môme  pas 
lire  son  [écriture  !  »  Voilà  pourtant  l'homme  que  le  statuaire 
nous  représente  debout,  inspiré,  écrivant  avec  une  plume  de 
fer  et  revêtu  d'un  manteau  dont  l'ample  étoffe  eût  suffi  pour  ha- 
biller toute  la  famille  Corneille  pendant  trois  hivers.  Et  plût  au 
ciel  que  le  grand  Corneille  eut  jamais  possédé  un  manteau  pareil. 
Comme  il  en  aurait  bien  vite  fait  quatre  parts!  comme  il  en  eût 
donné  bien  vite  une  bonne  part  à  son  frère,  en  lui  disant:  — 
Voici  un  Ion  manteau,  Thomas.  Comment  voulez-vous  que  je 
re-connaisse  dans  ce  grand  appareil  le  pauvre  grand  poète  qui 
fut  opprimé  par  Richelieu  et  qui  fit  peur  à  Louis  XIV?  Non  pas, 
non,  ce  n'est  pas  là  cet  homme  dont  Labruyère  a  dit  encore:  — 
Le  conicd'icn ,  c^juchc  dans  son  carrosse,  jciie  de  la  boue  au  visage 
de  Coriuïlte  ijni  est  à  pied. 


EEVlîE    DE   PARIS.  151 

Quand  nous  avons  un  grand  homme  à  reproduire,  faisons-le 
ressemblant  avant  de  le  faire  grand  et  majestueux.  Plus  un  homme, 
a  été  simple  et  modeste  dans  sa  vie,  et  plus  nous  devons  redouter 
de  lui  ôter  de  sa  grandeur  naturelle  en  lui  donnant  une  gran^ 
deur  factice.  Le  grand  Corneille  ne  s'est  jamais  ainsi  représenté, 
même  dans  ses  préfaces  les  plus  glorieuses  ;  toute  sa  vie  il 
a  été  un  bonhomme,  par  cela  même  qu'il  a  été  un  grand  poète. 
Croyez-vous  aussi  que  si  vous  l'aviez  représenté  dans  une  allure 
moins  cornélienne,  c'est-à-dire  plus  naturelle,  l'homme  du  port 
qui  passe  sur  le  pont  de  sa  ville  natale ,  le  cullivaieur  qui  passe , 
le  peuple  qui  passe  et  qui  souvent  ne  s'arrête  pas  devant  votre 
bronze,  le  voyant  si  grandiose,  n'aurait  pas  demandé  à  la  vue 
d'un  simple  poète  en  habit  sans  façon  et  la  canne  à  la  main  :  — 
Quel  est  celui-là  qu'on  a,  fait  en  brunie  à  la  plus  belle  place  de  notre 
Pont-Neuf?  Et  chacun  aurait  répondu  :  Ce  bonhomme  en  bronze 
est  né  à  Rouen  ;  il  a  été  tout  simplement  le  plus  grand  poète  du 
temps  du  cardinal  de  Richelieu  ei  de  Racine. 

0  Corneille,  la  grande  puissance  poétique  de  no'.rc  âge!  Cor- 
neille, le  poète  politique  qui  parle  tout  haut  des  plus  grands  in- 
térêts de  l'histoire  ;  l'homme  qui ,  le  premier,  a  débattu  sur  un 
théâtre  les  grandes  questions  de  royauté  et  de  république ,  qui, 
depuis  89 ,  agitent  le  monde  !  Corneille  ,  dans  lequel  Bonaparte  a 
retrouvé  l'étoffe  d'un  grand  minisire,  d'un  grand  ministre  de 
l'Empereur  !  Corneille ,  l'honneur  impérissable  de  cette  ville  qui 
dort  couchée  à  tes  pieds ,  son  incomparable  honneur  ;  toi  qui  as 
attendu  si  long-temps  ta  statue  ,  c'est  toi  le  premier  que  je  salue 
dans  la  nuit!  A  toi  mes  hommages  et  mes  respects  silencieux, 
ô  grand  homme  d'une  ame  romaine!  à  toi  mes  souvenirs  sans 
faste  et  mon  admiration  silencieuse  ;  car  c'est  ici  môme ,  à  cette 
même  place,  le  jour  où  ta  statue  apparaissait  dans  sa  gloire, 
qu'ont  été  prononcés  tant  de  discours  médiocres  par  nos  célé- 
brités contemporaines.  Ils  sont  venus  tous  de  l\iris  étaler  i)om- 
peusement  leur  gloire  d'académie,  et  essayer  si,  à  l'aide  de 
leur  prose  et  de  leurs  vers  ,  ils  pourraient  se  hisser  à  la  haileur 
de  celui  qui  a  écrit  l\odo(jinel  Oh!  que  ce  dut  être  un  misérable 
spectacle ,  celui-là  1  le  grand  bronze  inauguré  avec  de  si  misé- 


152  REVUE   DE  PARIS. 

rables  paroles,  Corneille  à  qui  l'auteur  d'^n/on?/  reprochait,  par- 
donne-lui ,  Corneille  !  d'avoir  été  attaché  au  fil  d'une  dédicace  ; 
Corneille ,  que  M.  Lebrun  osait  vanter  en  plein  air  ;  M.  Lebrun 
de  l'Académie  française  ,  celui-là  même  qui  a  refait  le  Gid  de 
Corneille,  qui  a  intitulé  son  œuvre  le  Ciel  d'Andalousie,  comme 
si  le  Cid  de  Corneille  était  le  Cid  de  Pontoise!  Et  dans  ce  grand 
jour  solennel,  pas  une  parole  correcte,  pas  une  louange  raison- 
nable pour  celui-là  qui  fut  le  père  de  la  tragédie  française , 
comme  Shakspeare  a  été  le  père  de  la  tragédie  en  Angleterre  ! 
Corneille  qui  a  trouvé  ses  héros,  qui  a  trouvé  son  drame,  qui 
a  créé  ses  grands  Romains  ;  génie  à  part,  moitié  espagnol  et 
moitié  latin;  à  la  fois  le  contemporain  d'Auguste  et  du  Cid, 
seul  homme  en  Europe  dont  le  regard  fier  et  superbe  ne  se  soif; 
pas  baissé  devant  la  gloire  du  cardinal  de  Richelieu!  Oh!  quelle 
surprise  ce  dut  être  pour  vous ,  Pierre  Corneille ,  quand  vous 
entendîtes  cette  faible  voix  qui  vous  parlait,  et  quand,  en 
regardant  à  vos  pieds ,  vous  aperçûtes  que  c'était  l'auteur  du 
Cid  d'Andalousie  qui  vous  parlait  ! 

Ainsi ,  à  peine  arrivé  dans  la  ville  natale  de  Pierre  Corneille , 
j'allai  expier  par  mon  plus  profond  respect  et  par  un  profond 
silence  les  louanges  calomnieuses  dont  on  l'avait  chargé.  Tl  me 
semblait  que  ce  puissant  regard  qui  anima  tant  de  vertus  hé- 
roïques ,  qui  ressuscita  tant  de  grandeurs  évanouies ,  qui  tira  de 
la  pondre  des  tombeaux  tant  de  révolutions  éteintes ,  se  posait 
sur  moi  avec  bienveillance ,  et  que  le  grand  Corneille  écoutait  la 
prière  que  je  lui  faisais  dans  mon  cœur:  —  Vous  qui  tenez  une  si 
haute  place  là  haut  dans  le  ciel  poétique,  grand  homme!  vous 
qui  avez  Shakspeare  à  votre  droite  et  Racine  à  votre  gauche, 
vous  qui  voyez  Molière  face  à  face ,  vous  dont  Voltaire  porte  en 
souriant,  et  cependant  avec  toute  la  vénération  dont  il  est  ca- 
pable ,  la  robe  sainte  et  sacrée  ;  ô  Corneille  !  jetez  sur  nous  un 
regard  favorable,  car  vous  seul  vous  pouvez  nous  sauver  ;  vous 
seul ,  en  effet ,  vous  êtes  aujourd'hui  le  modèle  et  le  dieu  sau- 
veur de  la  poésie  tragique.  Voltaire  a  été  épuisé  et  dépassé  par 
sa  propre  philosophie ,  car  la  révolte  qu'il  a  prêchée  a  depuis 
long-temps  renversé  tous  les  obstacles  et  franchi  toutes  les  limites. 


REVUE    DE   PARIS.  153 

Racine ,  l'adorable ,  n'a  été  possible  que  sous  le  grand  roi ,  au 
milieu  de  ces  élégantes  amours  dont  il  était  l'interprète,  et,  sans 
le  savoir,  le  complice.  La  tragédie  d'un  seul ,  à  l'usage  d'un 
seul ,  la  tragédie  individuelle  de  Crébillon  ,  par  exemple ,  n'est 
plus  possible  non  plus  ;  car  aux  masses  d'à-présent  il  faut  un 
théâtre  fait  pour  leurs  masses  ;  vous  seul,  ô  vous,  l'homme  poli- 
tique, vous  êtes  le  seul  modèle  possible  aujourd'hui.  Vous  seul 
savez  parler  aux  peuples  des  intérêts  et  surtout  des  passions  des 
peuples  ;  vous  seul  vous  savez  le  secret  de  toutes  les  révolutions  , 
c'est-à-dire  le  terme  de  toutes  les  grandeurs  ;  vous  seul  vous 
mettez  à  nu  le  héros  qui  vous  tombe  sous  la  main ,  et  après  l'a- 
voir dépouillé  de  son  manteau  de  pourpre,  après  avoir  écarté  ses 
licteurs,  vous  nous  le  montrez  encore  grand,  redoutable,  si  en  effet 
il  est  grand  et  redoutable  par  lui-même.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la 
langue  que  vous  avez  faite ,  ô  Corneille  !  à  laquelle  nous  ne  re- 
venions de  toutes  nos  forces ,  parce  qu'aussi  bien  votre  langue 
seule  est  possible.  Nous  sommes  si  loin  de  la  pureté  adorable 
de  Racine ,  et  nous  vivons  si  peu ,  nous  et  nos  œuvres,  que  nous 
n'avons  ni  le  temps,  ni  la  volonté,  ni  la  force  de  reproduire 
cette  perfection  désespérante ,  cette  chaste  et  brûlante  passion  ; 
ce  récit  toujours  clair,  élégant,  châtié,  qui  n'est  autre  chose  que 
la  perfection  dans  le  style,  dans  la  passion,  dans  l'idéal.  Vous, 
vous  allez  plus  vite  au  fait;  vous  parlez  nettement,  brièvement, 
simplement  à  votre  but,  comme  un  grand  poète  qui  est  aussi  un 
grand  homme  d'affaires  ;  vous ,  vous  êtes  à  la  tête  de  la  vieille 
langue  qui  va  droit  au  fait,  sans  phrase,  sans  périphrase,  sans 
détour.  Ce  n'est  pas  vous  qui  auriez  fait  l'admirable  et  inimitable 
et  inutile  récit  de  Théramène  ;  aussi  c'est  vous  que  notre  époque 
littéraire  a  adopté  sans  le  savoir.  C'est  vous  qui  avez  pris  par  la 
main  M.  Lemercier,  ce  vieil  académicien ,  et  M.  Victor  Hugo  qui 
sera  bientôt  un  académicien,  hélas!  et  à  chacun  d'eux  vous  avez  fait 
produire  ce  qu'ils  pouvaient  produire.  Vous  avez  tiré  M.  Lemercier 
de  la  littérature  impériale,  insigne  honneur,  inappréciable  bon- 
heur; quant  à  l'autre,  le  trouvant  tout  élevé  à  l'espagnole,  comme 
vous  avez  été  élevé  vous-même,  vous  lui  avez  inspiré  son  [)lus  beau 
drame,  son  Honneur  casùllan ,  souvenir  du  Cid,  celte  première 


154.  REVUE   DE   PARIS. 

histoire  dramatiquo  de  l'honneur  castillan.  Oui,  M.  Hugo  esl 
votre  nourrisson  ;  heureux  s'il  voulait  toujours  vous  suivre , 
heureux  si ,  en  vous  prenant  votre  style  ,  vos  tours  brusques  et 
imprévus ,  votre  vers  heurté  ,  coupé  en  deux ,  énergique ,  il 
vous  empruntait  aussi  la  simplicité  de  votre  fable ,  la  clarté  de 
votre  action  ,  le  dénouement  terrible  de  votre  tragédie;  heureux 
is'il  vous  suivait  de  plus  près  dans  cette  route  que  vous  avez  tracée, 
et  qu'il  a  retrouvée  awc  tant  d'assurance  ,  de  ténacité  et  de 
bonheur. 

O  Corneille  !  venez  à  notre  aide!  sauv«z-nous  de  la  tragédie  ert 
prose,  sauvez-nous  des  portes  dérobées,  des  espions  qui  espion- 
nent dans  la  nuit,  des  poisons  et  des  contre-poisons,  des  cercueils 
pleins  aussi  bien  que  des  cercueils  vides  ;  sauvez-nous  des  échelles 
de  cordes,  des  cachettes  en  partie  double  et  des  clairs  de  lune 
qui  reviennent  trop  souvent.  Enseignez-nous  comment  on  est 
grand  en  restant  toujours  simple,  comment  on  ne  se  guindé  pas 
au  sublime ,  mais  comment  on  y  arrive  d'un  mot ,  quand  ce  mot-là 
c'est  la  passion  qui  le  prononce  ;  apprenez-nous  aussi  comment  la 
tragédie  n'est  pas  autre  chose  que  l'histoire  des  grands  hommes 
et  des  grands  peuples,  faite  de  manière  à  servir  de  leçon  au  pré- 
sent et  à  l'avenir.  Enfin ,  puisque  votre  statuaire ,  plus  libéral  que 
le  cardinal  de  Richelieu  ou  le  roi  Louis  XIV,  vous  a  gratifié  d'un 
si  large  manteau,  ô  grand  homme!  couvrez-vous  de  votre  man- 
teau. —  Ainsi  soit-il.  —  Amen. 

Ma  prière  terminée ,  je  saluai  une  dernière  fois  ce  grand  dieu 
de  la  poésie  moderne ,  et  je  fus  frapper  du  même  pas  à  la  porte 
d'une  hôtellerie.  C'était  au  moment  où  le  jour  n'est  pas  là  encore , 
où  la  nuit  n'est  déjà  plus , 

Déjà  la  ville  sortait  de  son  repos.  Je  ne  sais  pas  si  vous  avez 
remarqué  comment  se  fait  cette  opération  singuHère,  qui  tout 
d'un  coup  jette  sa  vie  ,  le  bruit  et  le  mouvement  dans  ces  rues 
silencieuses,  dans  ces  places  vides,  sur  ces  quais  muets.  A  peine  le 
soleil  se  montre  que  déjà  chaque  maison  se  réveille.  Chaque  mai- 
son ouvre  ses  portes  et  ses  fenêtres  comme  un  homme  laborieux 
ouvre  ses  deux  yeux  fatigués  de  dormir.  Alors  peu  à  peu  dispa- 
raît la  ville  de  la  nuit  et  du  silence,  pour  faire  place  à  la  ville  du 


-REVUK    DE   PARIS.  155 

T)ruit  et  du  jour.  On  dirait  que  les  maisons  disparaissent  pour 
faire  place  à  d'aulres maisons,  comme  les  étoiles  qui  font  place  à 
d'autres  étoiles.  Telle  maison ,  qui  était  dans  la  nuit  un  vaste  et 
magnifique  palais,  n'est  plus  au  grand  jour  qu'une  chétive  ma- 
sure; la  cathédrale,  qui  tout-à-l'heurc  était  si  grande  au  clair  de 
lune,  s'en  va  peu  à  peu  en  s'affaiblissant  quand  vient  le  jour.  La 
statue  de  Corneille,  qui  m'avait  paru  gigantesque,  me  paraît  à 
présent  écrasée  sous  les  premiers  rayons  du  soleil  naissant;  tout 
change  dans  ce  colosse  et  autour  du  colosse,  ce  n'est  plus  là 
ma  ville  de  tout-à-l'heure ,  dont  j'étais  le  maître  unique ,  dont 
j'étais  le  seul  propriétaire,  qui  ouvrait  à  moi  seul  ses  rues,  ses 
quais ,  son  port  ;  c'est  une  ville  qui  s'agite  pour  son  pain  quoti- 
dien, une  ville  qui  se  réveille  pour  travailler,  pour  agir,  pour 
^souffrir,  pour  mourir;  tout-à-lheure  j'étais  le  maître,  j'étais  le 
"roi  de  ce  monde  endormi;  à  f)résent  je  ne  suis  plus  qu'un  étran- 
■  ger,  à  qui  le  dernier  gendarme  a  le  droit  de  demander  son  passe- 
port. —  Cachons-nous. 

Je  n'ai  donc  vu  la  ville  de  Rouen  qu'à  la  clarté  de  la  îune ,  et  je 
l'ai  vu  très  calme,  très  belle,  très  vieille  et  respectable.  Dans  le 
"  jourc'estunevillequi  ressembleà  toutes  les  villes,  où  la  vie  estache- 
'  tée,  où  chacun  est  attaché  à  sa  tâche,  à  toutes  les  villes  qui  vivent  à 
la  sueur  de  leurs  fronts  et  du  travail  de  leurs  mains.  Les  villes  ont 
bien  souvent  les  destinées  des  hommes.  Il  y  a  des  villes  qui  ven- 
dent ,  qui  achètent ,  qui  fabriquent ,  qui  ])lacent  leur  argent  à  gros 
intérêt,  qui  pensent  à  l'avenir  et  qui  s'inquiètent  du  cours  de  la 
rente;  il  y  a  d'autres  villes  qui  pensent,  qui  rêvent,  qui  dorment 
la  nuit  sous  leurs  toits  bien  chauffés ,  ou  le  jour  à  l'ombre  de  leurs 
arbres;  il  ',  en  a  d'autres  enfin  qiù  n'appartiennent  ni  à  la  spécu- 
lation Commerciale ,  ni  à  la  spéculation  philosophique  ;  ce  sont  des 
viMe-^j  tout-à-î'ait  bourgeoises  ,  retirées  depuis  long-temps  des  af- 
"^aires  et  des  idées,  nonchalantes  cités  qui  n'ont  jdus  qu'à  se  laisser 
être  heureuses  ;  qui  s'amuscîU  à  médire  en  hiver,  et  en  été  à  re- 
pardcrles  nuages  qui  passent;  (pii  savent  le  nombre  des  cailloux 
deleurs  rivages  parce  qu'elles  ont  eu  le  temps  de  les  conii)ter,  et  qui 
vous  diront  combien  de  fagots  a  produits  l'an  passé  le  vieil  ormo 
de  leur  jilace  publi(iue.  Laipicllo  de  ces  villes  vous  paraît  préféra- 


156  REVUE    DE   PARIS. 

ble  à  votre  sens?  La  ville  qui  travaille  toujours,  la  ville  qui 
rêve  toujours,  ou  la  ville  qui  se  repose  toujours?  En  fait  de  ville 
qui  travaille ,  parlez-moi  de  Paris  ;  parlez-moi  de  Paris  en  fait 
de  ville  qui  pense;  en  fait  de  ville  qui  se  repose,  parlez-moi  de 
Paris  encore.  Paris,  c'est  le  travail,  c'est  la  philosophie,  c'est  le 
sommeil,  c'est  tout  ce  qu'on  pense,  c'est  tout  ce  qu'on  veut,  c'est 
l'Eldorado  avec  Candide,  avec  Panglos,  avec  Cunegonde,  et 
surtout  avec  les  sept  rois  détrônés  qui  vont  passer  le  carnaval  à 
Venise. 

Voilà  ce  que  j'ai  vu  à  Rouen  :  la  cathédrale  et  la  statue  de 
Pierre  Corneille  :  un  vaste  édifice  frappé  de  la  foudre  et  sans 
croyance,  un  bronze  d'hier  entouré  de  toutes  les  adorations  et  de 
tous  les  respects  de  la  foule  ;  ici  un  temple  sans  dieu ,  et  là-bas  un 
dieu  sans  temple;  des  ruines  saintes  autrefois,  aujourd'hui  plus 
que  dévastées ,  et  que  réparent  lentement ,  chétivement  et  triste- 
ment quelques  manœuvres  sans  foi ,  qui  se  croiraient  mieux  em- 
ployés à  construire  un  corps-de-garde  et  une  mairie;  sur  le 
pont  un  homme  autrefois  méconnu ,  humilié ,  chassé ,  couvert 
de  misère,  bien  plus,  cotneri  de  boue  par  le  comédien  qui  passe,  et 
pour  lequel  on  vient  de  construire  un  piédestal  tout  neuf  de  mar- 
bre et  d'airain;  ici  une  église  silencieuse,  dévastée,  livrée  à  la 
poussière ,  misérable  ;  là-bas  un  culte  de  toutes  les  intelligences  et 
de  tous  les  cœurs  ;  ici  la  désolation  et  l'oubli.  En  présence  de  pa- 
reils spectacles  et  de  si  tristes  antithèses ,  qui  oserait  dire  de  quel 
côté  aujourd'hui  est  la  croyance ,  de  quel  côté  est  le  dieu?  Ce  que 
c'est  que  le  temps  !  il  enlève  à  celui  qui  a  été  adoré  pendant  dix- 
huit  siècles  la  gloire  et  les  hommages ,  pendant  qu'il  jette  une 
auréole  immortelle  sur  un  pauvre  homme  de  cette  ville  qui  est 
mort  il  y  a  à  peine  plus  d'un  siècle.  Croyez  donc  à  l'immortalité  des 
croyances  divines,  ou  bien  désespérez  de  la  gloire  humaine  après 
cela  ! 

On  peut  donc  résumer  la  ville  de  Rouen  par  ces  deux  mots., 
une  cathédrale  qui  tombe  et  une  statue  de  bronze  qui  va  s'élevant 
toujours,  comme  aussi  on  peut  dire  que  la  ville  de  Dieppe,  c'est 
un  flot  de  la  mer  qui  se  brise  sur  le  galet.  Dieppe  est ,  à  tout  pren- 
dre, une  ville  assez  triste,  sans  physionomie  bien  arrêtée.  On 


REVUE   DE   PARIS.  157 

peut  la  voir  pendant  la  nuit,  on  peut  la  voir  pendant  le  jour,  c'es( 
toujours  la  même  ville.  C'est  une  de  ces  cités  éternellement  endor- 
mies dont  je  vous  parlais  tout-à-l' heure,  et  qui  ne  sortent  de  leur 
profond  sommeil  qu'à  certaines  heures  de  l'année  pour  faire  leur 
provision  d'huile  et  de  vin,  après  quoi  la  ville  se  recouche  sur  elle- 
même,  et  elle  lèche  sa  patte  comme  l'ours  dans  l'hiver.  A  peine 
entré  dans  la  ville,  on  cherche  la  mer,  et  on  est  tout  étonné  de 
trouver  la  mer  tout  au  loin,  bien  loin  des  maisons  et  des  rues 
qu'elle  animerait  par  son  grai^à  bruit  et  par  ses  grandes  couleurs. 
Au  reste,  en  fait  de  mer,  ne  u:-  ^irî?z  pas  de  ces  rivages  qui  ne 
servent  qu'à  baigner  quelques  maiu  '«îs,  et  dont  le  flot  indigné  se 
trouve  arrêté ,  non  par  le  grain  de  sable  de  l'Écriture ,  mais  par  le 
cadavre  à  demi  vivant  d'un  homme.  C'est  là  une  humiliation  que 
le  Tout-Puissant  n'aura  pas  osé  prédire  à  la  i..(_  /,  cet  enfant  de  sa 
colère.  A  peine  à  Dieppe,  l'étranger  se  met  à  la  mer,  malade  ou 
bien  portant,  mince  ou  replet ,  et  aussitôt  sans  que  personne  lui 
crie  —  gare  1  il  se  jette  dans  l'eau  salée.  Ceci  est  une  grande  im- 
prudence. Il  s'en  faut  de  beaucoup  que  ce  flot  tout  imprégné 
de  sels  soit  un  bain  sans  danger.  Au  contraire,  les  plus  grands 
accidens  peuvent  vous  saisir  au  sortir  de  cette  eau  trompeuse  :  le 
vertige,  les  douleurs  aigu'^s,  de  graves  accidens  à  l'intérieur,  la 
peau  qui  brûle,  les  nerfs  qui  vous  battent  par  tout  le  corps,  de 
longues  insomnies  ou  un  lourd  sommeil  plus  triste  encore,  tels  sont 
les  accidens  qui  attendent  l'imprudent  qui  s'abandonne  sans  conseil 
au  plaisir  de  surmonter  et  de  défier  les  vagues.  Moi  qui  vous  parle , 
j'ai  éprouvé  une  partie  de  ce  malaise  après  cinq  ou  six  bains  d'une 
heure  à  la  lame.  D'abord  c'est  un  grand  plaisir  et  une  grande  fête  : 
sentir  le  flot  qui  se  brise  à  vos  pieds  en  écumant  ;  avancer  pas  à  pas , 
et  tout  d'un  coup  se  jeter  dans  une  vague  menaçante  qui  vous  prend 
au  corps  avec  force,  et  qui ,  bientôt  domptée ,  vous  balance  douce- 
ment comme  un  enfant.  Vous  allez,  vous  venez,  vous  êtes  tantôt  dans 
le  ciel,  tantôt  dans  l'abîme;  l'eau  est  tiède,  l'air  est  frais;  vous 
oubliez  l'heure  qui  passe;  puis,  sorti  du  bain,  vous  retrouve/, 
dans  vos  membres  une  souplesse  inaccoutumée,  tant  c:>la  est  bon 
et  doux,  mais  prenez  garde  aux  suites  de  ce  violent  remède.  Vous 
sortez  de  là  tout  imprégné  de  sel  ;  cette  eau  violente  a  battu  vos 


158  REVUE   DE   PARIS. 

flancs  et  forcé  votre  corps  à  supporter  ce  poids  immense;  les 
suites  en  seront  cruelles.  11  me  semble  qu'en  ceci  le  baigneur  est 
trop  livré  à  lui-même,  qu'il  devrait  être  obligé,  avant  de  s'aban- 
donner à  cet  élément  si  nouveau  pour  lui ,  de  prendre  le  conseil  et 
au  besoin  les  ordres  du  médecin-inspecteur,  d'autant  plus  que  ce 
médecin-inspecteur  est  un  homme  d'un  grand  mérité,  simple, 
éclairé,  indulgent,  qui ,  mieux  que  personne ,  a  étudié  les  violeris 
effets  du  violent  remède  qu'il  administre.  Malheureusement,  il 
n'a  qu'une  action  très  indirecte  sur  les  baigneurs,  il  n'a  que 
l'autorité  que  lui  donnent  ses  lumières  et  son  expérience  ,  il  n'a 
aucune  puissance ,  et  par  conséquent  il  a  fort  peu  de  crédit.  En- 
core une  fois ,  un  médecin  des  eaux  devrait  ùtre  le  maître  des 
eaux  qu'il  administre;  la  chose  est  d'autant  plus  importante ,  que 
la  plupart  des  grands  médecins  de  Paris  sont  passablement  igno- 
rans  sur  ces  matières  ;  témoin  un  grand  docteur  qui  envoyait  cette 
année  une  de  ses  malades  aux  bains  de  mer,  avec  cette  consulta- 
tion :  c(  M™^  ***  prendra,  pour  commencer,  un  bain  d'une  heure  ;  elle 
pourra,  après  les  premiers  jours,  prolonger  son  bain  jusqu'à 
deux.»  Or,  la  dame  en  question  était  une  pauvre  jeune  femme  frêle 
et  maladive ,  incapable  de  supporter  la  moindre  secousse;  un  bain 
d'un  quart  d'heure  l'aurait  infailliblement  laissée  sur  la  place,  et 
le  docteur  Gaudet,  à  qui  elle  eut  la  prudence  de  montrer  cette 
étrange  ordonnance,  lui  prescrivit ,  pour  commencer,  une  asper- 
sion de  deux  minutes ,  pour  finir  par  un  bain  de  quatre  à  cinq 
minutes  à  la  fin  de  la  saison.  Comme  vous  voyez,  il  y  a  bien  loin 
entre  les  deux  heures  d'eau  salée  si  imprudemment  ordonnées  par 
le  médecin  de  Paris. 

11  me  semble  que  ceci  est  tant  soit  peu  médical  ;  et  pourquoi 
pas,  je  vous  prie?  Un  bon  conseil  d'un  homme  qui  a  été  impru- 
dent fait  souvent  plus  d'effet  que  l'avertissement  d'un  faiseur  de 
théories.  Hélas!  ce  grand  chirurgien  qui  n'est  plus,  cet  homme 
qui  était  le  repos  et  la  consolation  de  tant  de  familles ,  cette  espèce 
de  providence  visible  qui  veillait  toute  la  nuit  pendant  que  nous 
dormions,  Dupuytren,  mort  si  tôt  et  si  vite ,  lui  aussi  il  a  de  beau- 
<  oup  avancé  le  terme  de  sa  vie  en  prenant  imprudemment  des 
bains  de  mer  à  Trcpori. 


RFVTJE   DE   PARIS.  159 

Dieppe,  comme  vous  le  savez,  était  un  des  caprices  favoris  de 
M™"  la  duchesse  de  Berry ,  à  ses  beaux  jours  de  puissance  et  de 
caprices  ;  elle  a  fondé  les  bains  de  Dieppe  en  même  temps  qu'elle 
a  fondé  le  Gymnase ,  et  sa  bienveillante  protection  a  encouragé  en 
même  temps  M.  Scribe  et  ce  petit  coin  de  mer.  C'était  une  de  ces 
femmes  volontaires,  enfant  gâté  de  la  royauté  et  de  la  fortune, 
qui  ne  doutent  de  rien  jusqu'au  jour  où  tout  s'en  va,  royauté, 
fortune,  puissance,  trop  heureuse  encore  la  misère  royale,  qui 
ne  perd  que  cela  ! 

Mais  il  est  arrivé  à  Dieppe  ce  qui  arrive  à  toutes  les  fondations 
royales,  ce  qui  est  arrivé  en  grand  au  château  de  Versailles,  par 
exemple.  Quand  la  main  qui  eut  créé  ces  mei'veilles  se  retira  gla- 
cée par  la  mort,  adieu  toutes  ces  merveilles.  L'histoire  des  bains 
de  Dieppe  est  en  petit  l'histoire  du  Versailles  de  Louis  XIV.  Cette 
plage  bâtie  tout  exprès  pour  la  duchesse  est  à  peu  près  déserte; 
cette  vaste  salle  de  bal  disposée  pour  elle ,  où  elle  venait  danser 
comme  une  mortelle,  et  qui  n'était  pas  assez  grande  pour  contenir 
la  foule  de  tous  les  courtisans  bien  portans ,  est  à  peine  à  moitié 
remplie  par  quelques  malades  froids  et  silencieux.  Plus  de  fêtes, 
plus  de  joie,  plus  de  promenades  en  mer,  plus  de  brillans  carrou- 
sels, plus  d'écho  qui  répète  les  folles  paroles,  plus  rien  de  cette 
jeunesse  dorée  qui  se  promenait  sur  le  rivage  hier  encore.  Autre- 
fois cette  galerie  était  ouverte  à  tous  gratuitement,  et  elle  faisait 
fortune;  aujourd'hui  on  paie  pour  y  entrer,  et  la  galerie  est  rui- 
née. Mais  je  n'ai  pas  besoin  de  m' arrêter  davantage  à  vous  décrire 
cette  désolation;  ne  vous  êtes-vous  pas  promené  plus  d'une  fois 
dans  les  allées  silencieuses  du  petit  Trianon? 

Et  puis,  ce  qui  attriste  tous  ces  lieux  que  baignent  la  mer,  ce 
qui  fatigue  dans  toutes  ces  montagnes  d'où  jaillit  l'eau  chaude  ou 
l'eau  gazeuse,  c'est  une  race  à  part  de  voyageurs  anglais,  qui  sont 
bien  les  plus  tristes  hommes  de  ce  monde,  les  plus  ennuyeux  et  les 
plus  ennuyés  à  la  fois;  race  nomade  qui  n'a  point  de  patrie,  et 
qui  colporte  son  opulente  misère  de  Florence  à  Paris,  de  Paris  à 
Pct.2rsbourg ,  des  eaux  salées  aux  eaux  sulfureuses  ;  pâles  Anglais 
qui  vont  partout ,  qui  se  reposent  y)artout,  qui  mangent  et  qui 
dorment  partout,  excepté  en  Angleterre.  Nous  ne  sauriez  croire. 


160  REVUE    DE   PARIS. 

mon  ami ,  combien  cette  nouvelle  race  de  bohémiens  civilisés  est 
d'im  effet  désagréable  dans  tous  les  lieux  où  on  les  rencontre. 
Parlez-moi  d'un  Anglais  en  Angleterre!  Un  Anglais  à  Londres  est 
un  être  intelligent,  actif,  occupé,  laborieux,  tout  entier  aux  af- 
iaires  présentes,  en  proie  à  toutes  les  nobles  passions,  généreux, 
riche,  élégant,  presque  spirituel;  mais  un  Anglais  en  France, 
un  Anglais  aux  bains  de  mer,  oh  !  la  triste  et  lamentable  figure. 
Ils  arrivent  chez  nous  dans  leurs  plus  vieux  habits  et  avec  leur 
physionomie  la  plus  dédaigneuse;  à  les  voir  attelés  l'un  à  l'autre, 
et  suivis  pour  la  plupart  de  pauvres  servantes  qu'ils  font  griller  au 
soleil  sur  le  siège  de  derrière  de  leurs  voitures ,  quand  ils  ont 
des  voitures ,  on  dirait  un  troupeau  de  moutons  mal  lavés  et  mal 
peignés.  A  peine  arrivés  dans  une  ville  ,  ils  s'en  emparent ,  ils  en 
sont  les  maîtres ,  la  ville  est  à  eux,  il  n'y  a  plus  de  place  pour 
personne;  ils  parlent  tout  haut  dans  leur  jargon  barbare,  ils  dis- 
putent tout  haut ,  ils  prennent  le  haut  du  pavé  sur  tout  le  monde, 
comme  s'ils  étaient  à  Londres  sur  le  pont  de  Waterloo  ;  on  dirait 
qu'une  troisième  invasion  les  a  vomis  dans  nos  murs,  tant  ils  sont 
orgueilleux  et  superbes.  Et  je  vous  avoue  qu'en  ceci  ces  messieurs 
sont  logiques.  Ils  ont  vu  tellement  se  prosterner  vers  eux  les  avi- 
dités de  nos  aubergistes,  postillons  et  marchands  de  toute  espèce, 
qu'ils  se  sont  figuré  et  qu'ils  se  figurent  encore  que  la  France  ne 
vit  que  par  eux  et  pour  eux.  Ainsi,  à  Dieppe  même,  quels  hôtels , 
ou  plutôt  quelles  hôtelleries  rencontrez-vous  en  débarquant;  des 
hôtelleries  à  l'enseigne  de  l'Angleterre.  Hôtel  d'Angleterre,  —  hôtel 
du  Roi  d' Angleterre ,  —  hôtel  de  Londres,  —  hôtel  d Albion,  — 
hôtel  du  ï\cgeni,  —  hôtel  de  Windsor  \  je  vous  dis  que  la  ville  est  à 
eux.  Et  pourtant  Dieu  sait  si  la  ville  n'est  pas  pour  le  moins  aussi 
redevable  de  sa  prospérité  aux  pauvres  Français,  qui  ne  sont  que 
des  Français ,  qu'à  tous  ces  milords  équivoques  auxquels  elle  fait 
de  si  grandes  avances?  Quoi  qu'il  en  soit,  on  laisse  les  Anglais 
aller  par  troupes ,  avec  leurs  grandes  femmes  sèches  et  jaunes  et 
leur  petits  enfans  de  vingt  à  vingt-cinq  ans,  qui  s'en  vont  un  cer- 
ceau à  la  main,  les  cheveux  épars,  comme  de  jolis  petits  garçons 
ou  de  johes  petites  filles  dans  le  jardin  des  Tuileries.  Voilà  donc  en 
partie  les  plus  aimables  habitans  de  la  ville ,  car,  pour  les  véri- 


REVUE   DE   PARIS.  161 

tables  habitans ,  on  ne  sait  pas  où  ils  se  tiennent ,  et ,  dans  les 
murs  de  la  ville  de  Dieppe ,  un  citoyen  de  Dieppe  est  une  rare  cu- 
riosité. En  effet,  aussitôt  que  la  saison  des  bains  est  arrivée,  cha- 
que propriétaire  d'une  belle  et  bonne  maison  met  un  écriteau  an- 
glais à  sa  porte,  annonçant  à  tout  passant,  en  anglais,  que  ladite 
maison  est  à  louer.  C'est  une  règle  générale  pour  quiconque  pos- 
sède une  table,  un  fauteuil,  un  lit  passable ,  une  chambre  honnête, 
de  tout  céder  au  premier  venu,  pourvu  qu'il  soit  Anglais.  A  ce 
prix ,  lit ,  table ,  fauteuil ,  tout  y  passe  ;  chaque  recoin  de  cette  ho- 
norable maison  est  ainsi  mis  à  l'encan  par  le  propriétaire,  et  quand 
la  maison  est  pleine,  le  propriétaire  s'éclipse  on  ne  sait  où:  divinité 
présente,  il  est  vrai,  mais  invisible,  qui  voit  tout  et  qu'on  ne  voit 
pas,  qui  comprend  l'anglais  pour  le  moins  aussi  bien  que  le  fran- 
çais, et  qui  ne  parle  ni  l'une  ni  l'autre  langue.  Ce  n'est  que  lorsque 
le  froid  a  chassé  le  dernier  Anglais  de  cette  ville  que  les  proprié- 
taires de  ces  maisons  louées  se  hasardent  à  rentrer  dans  leur  lit, 
dans  leur  chambre  et  dans  leur  fauteuil.  Ainsi  donc  pour  l'étran- 
ger, je  veux  dire  pour  le  Français  qui  est  à  Dieppe ,  il  ne  faut  pas 
compter  sur  cette  population  d'hiver. 

Mais  aussi  quel  bonheur  quand ,  au  milieu  de  ce  désert  habité , 
vous  rencontrez  un  homme  de  votre  vie  de  chaque  jour,  une  belle 
et  aimable  Française  de  Paris,  un  petit  coin  de  voile  blanc  ou  de 
joue  toute  rose,  et  comme  vous  lui  savez  gré  de  ce  bel  air  natal  qui 
lui  va  si  bien  dans  ce  pays  ennemi  !  Alors  vous  comprenez  qu'il  y  a 
des  gens  dans  le  monde  qui  ne  sont  pas  des  vagabonds  d'Angle- 
terre; alors  vous  êtes  sur  le  point  de  chanter  comme  Tancrède  : 
0  patria!  Voilà  ce  qui  fait  qu'à  Dieppe  on  a  vite  établi  une  amitié 
de  France  à  France,  de  main  blanche  à  main  blanche.  Sur  la  mer, 
dans  la  mer,  partout ,  les  Français  se  recherchent  et  s'appellent , 
se  liant,  se  reconnaissant,  s'admirant  les  uns  les  autres.  Jamais 
on  n'a  tant  aimé  ses  semblables  !  jamais  on  ne  s'est  senti  si  heureux 
de  se  voir  et  de  se  revoir  !  C'est  ainsi  qu'on  élève  autel  contre  autel  ; 
c'est  ainsi  qu'on  se  renforce  contre  l'Anglais  les  uns  les  autres,  et 
qu'on  répond  à  ses  cris  par  des  sourires ,  à  sa  joie  si  triste  par  une 
franche  gaieté,  à  son  appétit  farouche  de  table  d'hôte  par  quel- 
ques repas  élégans  et  choisis  au  parc  aux  huîtres ,  à  son  amour 

TOME  XX.     AOUT.  Il 


162  REVUE   DE   PARIS. 

pour  la  bierre  ou  pour  le  cidre  à  dépotoijer  par  quelques  joyeux 
verres  de  vin  de  Champagne,  ce  vin  français  qui  reconnaît  au 
premier  bond  un  Français  de  France,  et  qui  le  remercie  en  fré- 
missant de  plaisir  de  lui  épargner  la  douleur  de  passer  le  détroit. 
Voici  comment ,  à  Dieppe ,  nous  autres  Français ,  nous  avons  élevé 
autel  contre  autel ,  France  contre  Angleterre ,  gaieté  et  bonne  hu- 
meur contre  ennui  et  tristesse ,  le  vin  de  Champagne  contre  le 
cidre,  et  vive  la  joie!  Tout  l'avantage  a  été  pour  nous. 

Or,  voici  ce  qui  se  passait  un  soir  sur  la  jetée,  par  un  beau 
soleil  couchant  qui  enveloppait  la  mer  d'un  voile  d'or  et  d'azur. 

Un  homme  se  promenait  en  silence,  la  tête  nue  et  dans  l'attitude 
du  recueillement.  Chacun  s'écartait  devant  lui,  par  intérêt  et  par 
respect.  Tout  le  monde  avait  les  yeux  fixés  sur  lui,  et  personne  ne 
paraissait  le  voir.  C'était  la  plus  belle  tête  qui  se  puisse  voir  en 
ce  monde ,  aujourd'hui  que  lord  Byron  n'est  plus.  Son  grand  œil 
noir  plein  de  feu  parcourait  la  vaste  étendue  de  la  mer;  ses 
cheveux,  bouclés  et  blanchissans ,  voltigeaient  autour  de  sa  tête  ; 
c'était  le  plus  grand  génie  de  la  France,  c'était  M.  de  Chateau- 
briand, que  les  marins  du  port  regardaient  avec  autant  d'émo- 
tion que  lui-même  il  regardait  la  mer.  Bien  plus ,  les  Anglais 
eux-mêmes ,  à  l'aspect  du  grand  poète  de  la  France ,  avaient  l'air 
ému  et  attendri. 

Voilà  ce  que  c'est  que  la  gloire  !  Imposer  silence  même  à  la 
mer  !  rendre  attentif  même  le  rude  matelot  qui  ne  sait  pas  lire 
et  qui  pourtant  sait  votre  nom  ;  remplir  par  sa  seule  présence 
tous  les  yeux  de  larmes  et  tous  les  cœurs  d'émotion  ;  croyez- vous 
que  ce  ne  soit  pas  là  la  gloire  ? 

Eh  bienl  non,  ce  n'est  pas  là  encore  la  gloire.  La  gloire,  c'est 
de  pouvoir  se  dire  comme  M.  de  Chateaubriand  :  A  l'heure  qu'il 
est,  je  donne  au  monde  par  mes  livres  les  plus  grandes  et  les 
plus  salutaires  leçons  de  la  philosophie  et  de  la  morale  ;  à  l'heure 
qu'il  est,  je  fais  la  joie  et  le  bonheur  du  foyer  domestique.  Les 
jeunes  gens  et  les  vieillards  s'inclinent  devant  moi  comme  de- 
vant leur  maître  ;  le  tout  petit  enfant  lui-même  apprend  à  épeler 
le  nom  de  Dieu  dans  mes  livres.  A  l'heure  qu'il  est,  le  monde 
entier  me  rend  à  moi-même  cette  justice  que  je  n'ai  eu  toute  ma 


RÉVUK   DE   PARIS.  l63 

Vie  que  des  paroles  d'amour,  de  charité  ,  d'espérance.  A  l'heure 
qu'il  est,  je  puis  mourir,  parce  que  j'ai  été  fidèle  ;  et  je  mourrai 
béni ,  pleuré ,  honoré  ,  utile  ;  voilà  ce  que  c'est  que  la  gloire  ! 

Et  quand  M.  de  Chateaubriand  fut  parti ,  car  il  partit  le  lende- 
main de  mon  arrivée ,  chaque  baigneur  voulait  avoir  été  le  bai- 
gneur de  M.  de  Chateaubriand  :  or,  M.  de  Chateaubriand  ne  s'é- 
tait pas  baigné. 

Il  n'y  a  qu'un  baigneur  à  Dieppe  qui  s'intitule  le  baigneur  de 
M™^  la  duchesse  de  Berry. 

Vous  sentez  bien  que  M.  de  Chateaubriand  n'était  pas  seul  à 
Dieppe.  Quand  M.  de  Chateaubriand  est  quelque  part,  tenez- 
vous  pour  assuré  que  ses  amis  ne  sont  pas  loin.  M™*"  llccamier 
l'avait  suivi ,  et  par  conséquent  M.Balianche.  Singulière  trinité  , 
poésie,  amitié,  philosophie,  l'éclair  et  le  nuage  qui  paraissent  sur 
le  môme  fond,  La  vie  de  M""^  Récamier  est  en  vérité  une  belle  vie. 
Parmi  tous  nos  orages ,  elle  a  sauvé  du  naufrage  la  conversation 
et  l'amitié  ;  elle  a  sauvé  l'esprit  intime,  le  plus  difficile  et  le  plus 
rare  de  tous  les  genres  d'esprit;  cet  esprit  qui  n'est  pas  un  es- 
prit de  livres ,  ni  de  revues  ,  ni  de  prose ,  ni  de  vers.  Autour  de 
M"*"  Récamier,  et  comme  dans  un  calme  et  inabordable  sanc- 
tuaire, se  sont  réfugiés  les  loisirs  poétiques  de  quelques  hommes 
d'élite  latigués  des  adorations  de  la  foule.  Quel  bonheur  pour 
M""  Récamier  d'avoir  ainsi  tendu  sa  petite  main  à  M.  de  Cha- 
teaubriand, toutes  les  fois  que  M.  de  Cliâteaubriand  a  été  surpris 
par  l'orage!  mais  aussi  quel  inestimable  bonheur  pour  M.  de 
Chateaubriand  d'avoir  ainsi  trouvé  une  amie  dévouée,  attentive, 
patiente,  résignée,  toujours  prête,  jamais  abattue,  jamais  dé- 
couragée même  par  les  malheurs  de  ses  amis,  qui  sont  les  siens , 
jamais  orgueilleuse  de  leurs  succès  qui  sont  les  siens!  Et  comme 
toute  cette  belle  nation  a  sa  récompense  dans  ce  monde  et  dans 
l'autre ,  le  nom  de  M"""  Récamier  est  attaché  à  jamais  au  nom  de 
M.  de  Chateaubriand. 

Quand  une  femme  naturellement  élégante  arrive  quelque 
part ,  fût-ce  dans  la  plus  mauvaise  hôtellerie  de  Dieppe ,  sa  pre- 
mière pensée,  c'est  de  parer  de  son  mieux  le  taudis  qu'elle  doit 
habiter,  ne  serait-ce   que   pour  vingt-quatre  heures.  Aussitôt; 

41. 


Ifi^»-  REVUE   DE   PARIS. 

toute  cette  chambre,  naguère  si  triste  et  si  misérable ,  se  pare  à 
peu  de  frais  et  comme  par  enchantement.  Le  propriétaire  lui- 
même  aurait  peine  à  la  reconnaître,  tant  sa  chambre  est  propre , 
luisante,  odorante,  habitée.  Ce  qu'une  femme  du  monde  fait 
pour  sa  chambre  d'auberge ,  M"""  Récamier  le  fait  à  coup  sûr 
pour  son  salon  d'auberge.  A  peine  arrivée  quelque  part ,  elle 
installe  sa  conversation  spirituelle,  sa  causerie  amicale,  ses  révé- 
lations littéraires;  on  dirait  que  rien  n'est  changé  pour  elle,  et 
qu'elle  a  transporté  de  si  loin  son  salon  de  l'Abbaye-aux-Bois. 
M.  Ballanche  est  posé  dans  son  coin  habituel  comme  un  de  ces 
vieux  meubles  si  chéris  dont  on  ne  saurait  se  passer  ;  M.  de  Cha- 
teaubriand retrouve  sa  place  accoutumée ,  la  plus  belle  et  la  plus 
honorable.  M™"  Récamier  s'arrange  de  son  mieux  sur  ce  dur  so- 
pha  de  velours  d'Utrecht,  et  là  elle  est  aussi  à  l'aise  que  si  elle 
était  encore  à  demi  couchée  sur  sa  bergère ,  protégée  par  la  Co- 
rinne de  Gérard  ;  en  même  temps  accourent  dans  ce  temple  im- 
provisé tout  ce  qui  a  de  l'esprit,  tout  ce  qui  a  de  l'imagination, 
tout  ce  qui  a  de  la  grâce.  C'en  est  fait,  ils  ont  dressé  leurs  trois 
tentes.  Moïse,  Elie  et  l'autre  ;  et  voilà  leur  fête  de  chaque  jour  qui 
recommence  même  à  Dieppe  !  Pendant  que  les  Anglais  bourdon- 
nent autour  du  sanctuaire ,  le  sanctuaire  s'éclaire  au  dedans  ;  le 
livre  est  précieusement  tiré  de  sa  cassette  moins  riche  et  non 
moins  précieuse  que  celle  qui  contenait  les  œuvres  d'Homère,  et 
la  lecture  des  Mémoires  de  M.  de  Chateaubriand  recommence  : 
grande  et  sainte  lecture  sortie  tout  armée  des  souvenirs  du  poète  ! 
A  mesure  qu'une  page  nouvelle  est  ajoutée  à  cette  histoire  qui 
sera  la  plus  grande  histoire  de  notre  siècle,  cette  page  est  livrée  à  ces 
âmes  d'élite  qui  arrivent  là  des  premières  par  le  saint  privilège 
de  l'amitié  et  du  dévouement.  Ainsi  à  Dieppe  même,  la  lecture 
des  Mémoires  de  M.  de  Chateaubriand  a  suivi  son  cours.  C'est  là 
une  touchante  manière  de  rester  de  grands  seigneurs ,  n'est-ce 
pas?  c'est  là  un  immense  privilège  que  cette  société  à  part  a  su 
se  faire  et  se  conserver  dans  cette  ruine  complète  de  tous  les  pri- 
vilèges! Or  depuis  les  premières  lectures  qu'il  a  faites  de  ses  Mé- 
moires, savez-vous  que  M.  de  Chateaubriand  en  est  déjà  arrivé  à 
l'histoire  des  cent  jours.  Le  voilà  à  présent  qui  se  mesure  avec 


REVUE   DE   PARIS.  165 

Bonaparte  corps  à  corps  ;  le  voilà  qui  reste  le  juge  ébloui  de  ce 
juge  terrible  qui  a  si  mal  compris  Chateaubriand.  Solennelle  épo- 
que de  revers  et  de  victoires ,  de  défaites  sanglantes  et  de  retours 
imprévus,  comme  dit  Bossuet;  alors  toute  l'Europe  est  en  mouve- 
ment pour  venir  voir  enfin  quel  est  le  secret  impénétrable  qui 
rendait  la  France  invincible.  Alors  tous  les  principes  si  long- 
temps débattus  et  que  l'Empereur  avait  mis  de  côté  comme  un  em- 
pêchement à  sa  marche,  reviennent  en  lumière,  et  la  première  voix 
qui  s'élève  pour  les  proclamer,  c'est  la  voix  de  M.  de  Chateau- 
briand. Que  cette  voix  fut  puissante  alors,  et  que  la  France  fut 
émue  et  attentive ,  quand  elle  entendit  l'auteur  des  Mariips  lui 
parler  pour  la  première  fois  des  Bourbons  et  de  la  Charte ,  de  la 
vieille  famille  de  saint  Louis,  et  en  même  temps  de  la  liberté, 
cette  jeune  conquête  !  Ce  fut  alors  qu'on  vit  bien  des  deux  parts 
ce  que  peut  un  seul  homme  dans  la  destinée  des  empires  :  d'un 
côté ,  Bonaparte  tout  seul  qui  revient  de  l'exil  aussi  prompt  que 
l'aigle  qui  vole  de  tours  en  tours  jusqu'au  sommet  de  Notre-Dame; 
d'un  autre  côté ,  M.  de  Chateaubriand  tout  seul,  annonçant  et  ex- 
pliquant aux  peuples  la  maison  de  Bourbon  qui  doit  venir.  Mais 
comment  se  faire  une  idée  d'une  pareille  histoire  écrite  par  un 
pareil  historien,  même  quand  on  a  lu  ces  belles  pages  des  Mar- 
tyrs qui  se  terminent  par  ces  mots  solennels  :  —  Les  dieux  s'en  vont  ! 
11  y  avait  encore  sur  le  rivage  de  la  mer  ou  dans  la  mer,  plusieurs 
de  nos  contemporains  qui  se  sont  fait  un  nom  dans  les  lettres  ou 
dans  les  arts.  M.  1  .-J,  Ampère,  le  fils  de  ce  savant  M.  Ampère  qui  est 
plus  savant  que  n'était  M.  Cuvier,  c'est-à-dire  qui  est  trop  savant, 
M.  J.-J.  Ampère,  un  des  fervens  adorateurs  de  M.  de  Chateaubriand 
et  de  son  génie  ;  il  y  avait  encore  ce  jeune  homme  que  tout  Paris  a 
reconnu  être  un  orateur,  M.  l'abbé  Lacordaire  :  rien  qu'à  le  voir 
se  jeter  hardiment  dans  la  mer,  vous  reconnaissez  tout  de  suite  le 
disciple  hardi  et  passionné  de  M.  de  Lamennais,  bien  que  depuis 
M.  l'abbé  Lacordaire  se  soit  persuadé  cju'il  avait  abandonné  son 
maître.  Qu'on  y  fasse  bien  atlcniion ,  avant  peu,  et  surtout  si  la  loi 
contre  la  presse  est  adoptée,  toute  la  liberté  de  la  parole  et  de  la 
pensée  va  appartenir  de  plein  droit  à  trois  ou  quatre  de  ces  jeunes 
orateurs  chrétiens,  qui,  du  haut  de  la  chaire,  parlent  aux  peuples 


iW  REVUE  i)Ë  IPAfttS. 

avec  tant  de  liberté  et  d'éner^jie.  Il  est  bien  difficile  que  la  censure, 
cette  honte  des  nations  constitutionnelles,  puisse  atteindre  un 
homme  ainsi  placé  au  milieu  d'une  cathédrale ,  et  parlant ,  à  haute 
\0\x  ,  il  des  milliers  de  personnes  assemblées.  Depuis  surtout  que 
la  jeune  église ,  marchant  mal^pi-é  elle,  et  peut-être  sans  le  savoir, 
sm-  les  traces  de  M.  de  Lamennais,  a  fait  rentrer  l'Evangile  dans 
les  doctrines  républicaities ,  celte  parole  chirétiemie  a  dû  prendre 
im  grand  ascendant  sur  Tesprit  des  peuples.  M.  l'abbé  Lacordaire 
est  sans  contredit  le  premier  de  ces  jeunes  orateurs  dont  la  pai-ole , 
suivant  la  belle  expression  de  Saurin ,  doit  produire  sur  les  âmes 
l'effet  de  torches  ardente'!  jeiéa  sur  des  gerbes  de  blé!  Ajoutez  qu'il 
v  a  dans  ces  jeunes  éloquences  tons  les  genres  de  courage ,  tous 
les  genres  de  dévouement  à  leur  cause ,  toutes  les  convictions 
profondes ,  et  que  s'il  y  a  quelqu'un  en  France  prêt  à  mourir  pour 
sa  cause,  prêt  à  tout  supporter  pour  la  défense  de  la  vérité 
qu'il  enseigne;  s'il  y  a  un  martyr  tout  prêt  aujourd'hui,  c'est  ce 
chétif  petit  abbé  que  vous  voyez  là  si  grêle ,  si  fatigué ,  si  usé  par 
le  travail ,  si  bon,  si  timide,  si  naïf  et  si  doux? 

l!  ne  faut  pas  que  j'oublie  un  homme  d'un  grand  esprit  et  d'un 
grand  sens,  qui  parlait  fort  bien  de  Platon  et  de  chiens  de 
chasse ,  railleur  en  dedans ,  et  cependant  bon  homme ,  dont  il  eût 
été  bien  difficile  de  dire  le  nom  et  la  profession ,  car  il  savait 
mille  choses  opposées;  c'est  l'élève  chéri  de  M.  Laromiguière, 
M.  Valette ,  professeur  de  philosophie  à  la  Sorboiine ,  dont  je  n'ai 
su  le  nom  que  plus  tard. 

Enfin,  la  ve'lle  de  mon  départ,  j'aperrus  sur  le  rivage  un  homme 

qui  regardait  la  mer  en  grelottant,  il  avait  l'attitude  du  plus  mal- 

heuretix  homme  de  ce  monde ,  et  son  visage  faisait  peine  à  voir. 

n  avait  l'air  de  se  dire ,  en  regardant  la  mer  :  —  îl  faut  donc  •  .ue 

je  me  précipite  dans  cet  abîme  si  froid  et  si  salé!  Or,  cet  homme 

malheureux,  cet  infortuné  si  digne  de  pitié,  c'était  l'auteur  de 

Robert-te-Diabte;  c'était Meyerbeeren  personne,  qui  s'était  échappé 

des  mains  de  M.  Yéron  et  de  M.  Duponchel  pour  venir  prendre , 

en  tremblant,  quelques  bains  de  mer,  étrange  soulagement  à  la 

■^*us  inquiétante ,  à  la  plus  grave ,  à  la  plus  triste  des  maladies ,  — 

/       .  '«lie  qu'on  n'a  pas. 
1«  raala..      ^ 


IlEVlJE   DE   PARIS.  iW 

Vous  voyez,  ïfton  ami,  que  malgré  tous  ses  Anglais  Dieppe  était 
habité  noblement,  sans  compter  qu'il  y  avait  là  aussi  plusieurs  de 
ces  femmes  de  tant  d'esprit  et  de  tant  de  cœur  que  nous  recon- 
naissons, nous  autres,  tacitement  pour  lès  Mécènes  delalittéralwe 
moderne  ;  car,  il  faut  bien  le  dire ,  si  notre  monde  littéraire  vit  eî^- 
core,  il  ne  vit  plus  guère  que  par  les  femmes.  Grâces  à  Dieu,  elles 
ont  été  élevées  avec  tant  de  soin ,  qu'aujourd'hui  ce  sont  des  juges 
très  compétens  dans  toutes  les  matières  littéraires.  Aujourd'hui 
que  tout  homme  vient  au  monde  pour  être  essentiellement  quelque 
chose  de  politique ,  ce  sont  les  femmes  qui  s'occupent  à  leur  place 
des  belles-lettres  et  des  beaux-arts.  Les  femmes  lisent  et  jugent  lés 
livres,  les  femmes  font  et  défont  les  renommées,  les  femmes  dé- 
fendent les  lettres  contre  les  hommes  qui  les  attaquent.  Le  roi  du 
monde  littéraire  aujourd'hui,  c'est  une  femme.  Si  vous  voyez  Ft^- 
déric  Soulié  avant  moi ,  car  lui  aussi  je  le  crois  quelque  part  dans 
la  mer,  dites-lui  que  j'ai  vu  sur  le  rivage  de  Dieppe,  dans  une  riche 
chaise  à  porteur  du  temps  de  Louis  XIV,  une  grande  dame  qui 
porte  un  beau  nom  historique  de  ce  temps-là  ,  lire  en  pleurant  le 
dernier  ouvrage  de  l'auteur  du  Vicowie  de  Ëetiers,  —  le  Conseiller 
d'éiai.  Je  vous  assure  qu'en  lisant  cette  touchante  histoire,  si  rem- 
plie de  passion ,  d'intérêt  et  de  charmans  détails ,  la  belle  lectrice 
avait  les  yeux  bien  humides  ;  et  certes  il  y  a  de  la  gloire  à  la  faire 
pleurer,  celle-là,  car  elle  est  bien  souffrante  et  bien  triste,  et  bien 
habituée  à  toutes  les  émotions  douloureuses.  Mais ,  vous-mêrne , 
avez-vous  lu  le  Conseiller  d'éini? 

Voilà  pour  le  personnel  des  bains  de  mer.  Il  faut  y  joindre  en- 
core le  docteur  Gaudet ,  dont  je  vous  ai  déjà  parlé ,  qui  est  bien  le 
meilleur  des  jeunes  médecins  ;  et  puis  plusieurs  jeunes  gens  qu'a- 
vait amenés  là  la  fantaisie ,  cette  reine  des  grands  et  des  artistes  : 
M.  Fiers,  l'excellent  paysagiste;  le  jeune,  patient  et  grand  colo- 
riste Cabat,  qui  bientôt  n'aura  pas  d'égal;  et  ce  musicien  norwé- 
gien  que  vous  avez  entendu  à  l'Opéra ,  qui  s'appelle  Ole  B.  Bull. 
C'est  un  merveilleux  artiste.  Il  a  trouvé  encore  une  nouvelle  ma- 
nière de  jouer  du  vinlon ,  après  tant  do  grands  maîtres  :  son  violon 
est  tout  un  orchestre  ;  il  chante ,  il  pleure ,  il  a  le  délire ,  il  est  fjai 
jusqu'à  la  folie,  il  est  triste  jusqu'à  la  moi  l.  Ce  Norvégien ,  (jui ,  à 


168  REVUE   DE   PARIS. 

vingt-cinq  ans,  a  donné  un  concert  où  pas  un  Anglais  n'est  venu, 
nous  l'avons  donc  écouté  en  famille ,  et  des  applaudisseniens  sin- 
cères et  mérités  l'ont  consolé  de  l'abandon  des  baigneurs  et  de 
l'accompagnement  plus  que  barbare  de  la  société  ])hilarmonique 
de  l'endroit. 

Que  vous  dirai-je  des  environs  de  la  \ille  que  vous  ne  sachiez 
mieux  que  moi?  Quels  beaux  paysages!  quelles  vallées  pro- 
fondes! quel  beau  ciel  bleu  et  serein  !  Je  suis  allé  à  Warengeville, 
et  j'ai  admiré  ces  admirables  petits  sentiers  normands,  si  étroits 
et  si  couverts.  Nous  cherchions  le  manoir  d'Ango ,  et  tout  à  coup 
nous  sommes  tombés  devant  une  charmante  petite  maison  en  pierres 
de  taille ,  qui  est  évidemment  une  maison  de  la  renaissance.  Il  est 
impossible  de  se  figurer  le  calme  et  la  paix  de  cet  enclos.  La  mai- 
son est  gracieusement  posée  au  milieu  d'un  bouquet  de  gros  ar- 
bres; le  petit  jardin  qui  l'entoure  était  rempli  de  fleurs,  fleurs 
naissantes  et  fleurs  qui  tombent ,  car  celle  qui  les  avait  plantées 
avait  oublié  de  les  cueillir.  Toute  la  maison  avait  un  air  de  sim- 
plicité et  d'élégance  qui  faisait  plaisir  à  voir,  et  chacun  des  nou- 
veaux venus  de  s'extasier  devant  le  manoir  d'Ango  !  Vous  pensez 
ce  que  disaient  à  ce  sujet  les  uns  et  les  autres.  II  n'y  avait  pas  une 
de  ces  petites  fenêtres  où  l'on  ne  crût  voir  apparaître  le  roi  Fran- 
çois P"^  en  personne.  Ceux  qui  la  savaient,  et  même  ceux  qui  ne 
la  savaient  pas ,  racontaient  à  l'envi  l'histoire  de  ce  marchand  qui , 
au  XVI*  siècle ,  joua  à  peu  près  le  rôle  politique  de  M.  Laffitte ,  et 
qui,  après  avoir  été  comme  lui  au  pouvoir,  finit  par  vendre  comme 
lui  sa  maison  et  ses  meubles  à  l'encan.  Je  ne  sais  pas  combien  de 
temps  ces  dissertations  auraient  duré  ;  malheureusement  une  vieille 
servante  sortit  de  la  maison,  suivie  d'un  chien  aussi  vieux  qu'elle. 
L'un  et  l'autre  furent  bien  étonnés  de  nous  voir  examiner  avec  tant 
d'attention  cette  maison,  dans  laquelle  ils  sont  nés  l'un  et  l'autre. 
Cependant  le  chien  n'aboya  pas ,  et  la  bonne  femme  nous  apprit , 
sans  se  moquer  de  nous ,  que  ce  n'était  pas  ici  le  manoir  d'Ango; 
que  c'était  la  maison  d'une  pauvre  veuve,  dont  la  fille  unique  était 
morte  à  dix-sept  ans ,  il  y  avait  un  an  à  peine  ;  que  la  maison  ne 
contenait  rien  de  curieux  :  quoi  en  effet  de  plus  commun  qu'une 


REVUE   DE   PARIS.  169 

mère  qui  pleure  son  enfant?  et  qu'enfin  le  manoir  d'Ango  était 
là-bas ,  derrière  ces  grands  arbres ,  en  suivant  ce  sentier  que  vous 
voyez,  messieurs,  et  tout  droit  devant  vous. 

Vous  vous  souvenez  que  notre  ami  Roger  de  Beauvoir,  qui  des- 
sine comme  il  écrit,  toujours  en  riant  de  ce  rire  sans  méchanceté 
et  sans  envie  qui  lui  va  si  bien,  m'avait  rapporté  du  manoir  d'Ango 
un  très  flambloyant  dessin ,  où  il  avait  fait  de  ce  manoir  la  ruine 
la  plus  magnifique  et  la  mieux  conservée.  Rien  n'y  manquait,  ni 
les  festons ,  ni  les  astragales ,  ni  les  écussons  sur  la  pierre  ;  après 
cela  fiez-vous  aux  dessins  de  vos  amis!  Il  n'y  a  plus  en  ce  vieux 
château  ruiné  que  six  fenêtres,  qu'on  dirait  taillées  dans  la  pierre, 
et  qui  seraient  d'un  assez  grand  effet  autre  part.  L'escalier  tour- 
nant, s'il  pouvait  être  emporté  à  Paris ,  ferait  le  plus  superbe  des 
escaliers  dérobés;  quant  à  la  grande  salle,  qui  fut  probablement 
la  salle  du  festin ,  elle  était  remplie  du  plus  magnifique  blé  doré 
et  de  la  meilleure  avoine  qui  se  puisse  manger.  Je  ne  sais  pas  si  de 
votre  temps  les  deux  cheminées  de  cette  salle  étaient  brisées 
comme  elles  le  sont  aujourd'hui ,  mais  aujourd'hui  il  est  impossible 
d'en  rien  voir.  En  un  mot ,  il  n'y  a  de  beau  au  manoir  de  Waren- 
geville  que  les  riches  sétiers  de  blé  et  d'avoine  ;  je  n'en  ferai  pas 
moins  encadrer  avec  le  plus  grand  soin  le  très  exact  dessin  de 
Roger  de  Beauvoir. 

Quant  à  la  complainte  que  vous  aviez  faite  sur  les  anciens  pro- 
priétaires de  ce  château ,  et  que  vous  aviez  écrite  avec  un  crayon 
sur  le  mur,  préparez  votre  ame!  Je  dois  vous  avouer  que  je  l'ai 
trouvée  complètement  effacée  par  l'ignoble  charbon  de  quelque 
petit  descendant  d'Ango  qui  garde  les  vaches.  Un  chef-d'œuvre 
comme  cette  chanson  être  effacé ,  à  peine  inscrit  sur  les  murailles  I 
0  vanité  des  chefs-d'œuvre  des  hommes  I  Ce  qui  doit  vous  con- 
soler quelque  peu ,  mon  cher  poète ,  c'est  la  vue  même  de  ce  châ- 
teau, où  fut  reçu  le  plus  brillant  roi  de  l'Europe,  et  dans  lequel 
le  dernier  gendarme  ne  voudrait  pas  coucher.  Votre  chanson  a 
passé,  il  est  vrai ,  mais  le  manoir  d'Ango  est  en  ruines;  que  ces 
deux  grands  débris  se  consolent  entre  eux ,  d'autant  plus  que  s'il 
y  a  encore  six  fenêtres  du  vieux  manoir,  il  y  a  encore  trois  vers  de 


i^  REVUE  DE  PABISf 

votre  chanson  sur  les  murs.  En  effet,  on  y  lit  encore  très  claire- 
ment le  refrain  : 

Et  qui  fut  fait  :  oli  !  «h  ! 
Comte  d'Ango! 

Et  à  propos  de  ces  ruines  qui  ne  sont  même  plus  des  ruines , 
et  qui  ressemblent  si  fort  à  ce  quelque  chose  qui  n'a  plus  de  nom 
dans  aucune  langue ,  dont  parle  Tertullien  ;  à  propos  de  ce  manoir 
qui  est  aujourd'hui  une  opulente  ferme  delà  Normandie,  rien  de 
plus,  mais  aussi  rien  de  moins,  ne  serait-il  pas  temps,  je  vous 
prie,  de  bien  définir,  une  fois  pour  toutes,  ce  qu'on  entend  par 
ce  mot  si  solennel ,  devenu  si  trivial  aujourd'hui  :  —  les  ruines'!'  Un 
morceau  de  pierre  échappée  la  destruction,  une  fenêtre  en  ogives, 
un  pignon  du  vieux  bon  temps,  peuvent-ils,  de  bonne  foi,  con- 
stituer ce  qu'on  appelle  une  ruine?  En  ce  cas,  comment  donc  ap- 
pellerez-vous  la  plus  grande  partie  des  cathédrales  et  des  vieux 
châteaux  de  la  France?  Comment  appellerez-vous  le  château  de 
Ménières,  dont  les  vieilles  dalles  conservent  encore  l'empreinte  du 
pied  de  fer  de  Henri  IV  et  du  petit  pied  de  Gabrielle?  11  est  temps 
enfin ,  puisque  les  ruines  sont  à  la  mode,  qu'on  définisse  ce  que 
c'est  qu'une  ruine.  Cette  idée-là  m'est  venue  en  voyant  à  Waren- 
geville,  sur  la  figure  rusée  d'un  paysan  normand,  un  sourire 
goguenard  qui  était  passablement  humiliant  pour  nous.  —Venez 
voir,  nous  dit  cet  homme ,  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  à  voir  ici. 
—  Et  du  même  pas ,  il  nous  montra  une  machine  à  battre  le  blé, 
qui  fait  l'ouvrage  de  vingt  hommes  et  qui  sépare  le  grain  de  la 
paille  sans  briser  lapaille.  Ce  paysan  normand  avait  raison;  cette 
machine  à  battre  le  blé  est  en  effet  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  à 
voir  dans  le  manoir  d'Ango,  puisque  aussi  bien  c'est  une  ferme, 
et  non  plus  le  manoir  d'Ango. 

Appellerez-vous  aussi  une  ruine  le  château  d'Arqués?  Peut-on 
donner  le  nom  de  ruine  à  un  énorme  monceau  de  pierres  sans 
forme,  qu'on  dirait  amoncelées  en  ce  lieu  par  un  vent  d'orage? 
Bien  certainement  on  ne  peut  pas  dire  que  ce  soient  là  des  ruines; 
un  amas  de  pierres  ne  constitue  pas  une  ruine,  pas  plus  qu'un 


REVUE    DE    PARIS.  171 

corps  rongé  par  les  vers  ne  constitue  un  cadavre.  Mais  la  belle 
vallée ,  que  cette  vallée  d'Arqués  !  Mais  quel  bonheur  de  naviguer 
sur  ce  joli  petit  ruisseau  d'eau  douce ,  mollement  poussé  par  le 
vent  qui  enfle  votre  voile  !  (je  devrais  dire  vos  voiles ,  pour  faire 
une  figure  de  rhétorique).  Comme  peu  à  peu  l'horizon  s'agrandit 
devant  vous,  et  enfin,  s'il  n'y  a  pas  de  ruines  dans  ces  plaines, 
il  y  a  quelque  chose  qui  vaut  mieux  que  des  ruines ,  et  qui  ne 
tombe  pas  sous  le  souffle  du  temps  :  il  y  a  des  souvenirs  :  il  y  a  les 
souvenirs  de  Henri  IV,  il  y  a  son  panache  blanc  qui  flotte  encore 
au-dessus  de  ces  murs  ruinés;  il  y  a  sa  lettre  à  Grillon,  qui  est 
écrite  partout  en  ces  lieux  ,  bien  plus  solidement  que  la  plus  belle 
chanson  du  monde  sur  les  murailles  des  manoirs;  cette  vallée 
d'Arqués  est  un  des  plus  beaux  lieux  de  ce  monde;  le  château, 
ou  plutôt  ce  qui  fut  le  château,  domine  toute  la  vallée,  et  de  là 
la  vue  est  vraiment  merveilleuse.  Ce  qui  gâte  un  peu  ce  beau  spec- 
tacle, c'est  le  grossier  gardien  de  ces  ruines.  A  peine  êtes- vous 
entré,  que  le  gardien  referme  sur  vous  la  porte  à  triple  verrou. 
Vous  êtes  son  prisonnier  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  payé  le  prix 
d^ entrée:  un  franc  par  personne ,  comme  au  diorama.  Mais  la  val- 
lée d'Arqués  est  un  diorama  qui  appartient  à  tout  le  monde,  et 
le  monsieur  qui  a  acheté  ce  monceau  de  pierres ,  et  qui  s'appelle 
monsieur  Larchevêque ,  devrait  bien  ne  pas  ])rendre  par  surprise 
le  premier  voyageur  et  mettre  un  écriteau  à  la  porte  de  son  spec- 
tacle annonçant  le  prix  d'entrée.  On  n'entrerait  pas,  et  l'on  ver- 
rait la  vallée  d'Arqués  tout  aussi  bien. 

Qui  l'eût  dit  à  Henri  IV  que  ce  même  château  d'Arqués,  dont 
la  prise  le  rendait  si  heureux  et  si  fier,  ce  château  où  il  a  couché 
le  lendemain  de  sa  victoire,  entouré  de  cette  petite  armée  de 
bons  compagnons  qui ,  le  jour  de  la  bataille  ,  le  serrait  à  l'étouf- 
fer ;  qui  lui  eût  dit  qu'un  jour  le  château  d'Arqués  serait  vendu 
cent  écus  à  M.  Larchevêque ,  et  que  M.  Larchevêque  la  montre- 
rait aux  étrangers  pour  de  l'argent  ! 

Pourquoi  pas?  on  avait  bien  mis  en  vente,  il  y  a  trois  ans,  au 
prix  de  six  cents  livres,  le  Qttiqiœnrirngtie,  le  berceau  de  la  mai- 
son de  Bourbon  ? 

Tout  au  rebours  de  cette  informe  citadelle ,  l'église  d'Arqués 


172  REVUE    DE   PARIS. 

est  un  monument  bien  entretenu  et  bien  conservé.  Ces  pierres 
ont  élé  respectées  et  protégées  contre  les  injures  du  temps  et 
des  révolutions.  On  voit  que  c'est  une  église  où  l'on  prie  encore. 
La  prière  c'est  la  vie  de  l'église.  Sur  un  des  vieux  bancs  sculptés 
qui  sont  placés  dans  le  chœur,  j'ai  trouvé  un  gros  livre  d'Heures, 
et  dans  ce  gros  livre  d'Heures,  savez-vous  ce  qui  était  renfermé? 
plusieurs  pages  détachées  de  Vhnéide  de  Virgile  !  Innocente  et 
poétique  distraction  de  quelque  honnête  catholique  romain  qui 
a  trouvé  ainsi  le  moyen  de  rendre  moins  longues  les  heures  de 
l'office.  Singulière  capitulation  de  conscience  de  quelque  bon 
vieillard  qui  veut  bien  venir  prier  à  l'église,  mais  à  condi- 
tion qu'il  pourra  avoir,  même  à  l'église,  ses  distractions  poé- 
tiques. Peut-être  quelques  esprits  sévères  trouveront-ils  que 
le  quatrième  livre  de  YÉnéide  est  peu  à  sa  place  entre  le  Dies 
irœ  et\e  Siabat  maier:  mais  cependant ,  avouez  qu'on  aimerait 
à  avoir  pour  ami  et  pour  voisin  un  homme  qui,  dans  un  vallon  re- 
tiré de  la  Normandie  ,  sait  ainsi  réunir  la  prière  et  la  poésie  pro- 
fane ,  Virgile  au  roi  David  ;  un  homme  qui  sait  retrouver  le  mou- 
vement et  le  rhythme  de  l'alexandrin ,  même  au  milieu  du  plain- 
chant  des  grandes  fêtes.  Le  croiriez-vous  ?  ces  vers  de  Virgile 
trouvés  à  l'improviste  dans  une  église  de  village  au  milieu  d'un 
livre  d'église  ,  donnent  à  cette  église  un  intérêt  de  plus. 

Quand  donc,  à  Dieppe,  on  a  vu  tout  ce  qu'il  faut  voir,  la 
mer,  les  églises ,  les  vallées ,  les  charmans  petits  sentiers  à  tra- 
vers les  fermes  ,  le  phare  à  Warengeville  ,  la  maison  d'Ango  et 
l'ancienne  conquête  de  Henri-le-drand ,  qui  est  aujourd'hui  la 
propriété  de  M.  Larchevêque  ;  quand  on  a  pris  assez  de  bains 
de  mer  pour  se  rendre  très  malade ,  on  s'en  va  sans  trop  de  re- 
grets et  d'ennuis.  On  prend  alors  tout  naturellement  la  route  du 
château  d'Eu,  qui  est  un  beau  sentier  à  travers  de  riches  cam- 
pagnes. Après  quelques  heures  de  marche ,  on  arrive  enfin  dans 
cette  ville  presque  féodale  ,  tant  elle  appartient  corps  et  ame  aux 
propriétaires  du  château  d'Eu.  Que  vous  dirai-je  du  château? 
Neuf  grands  siècles  sont  représentés  dans  ces  murs,  hors  de  ces 
murs ,  à  travers  ce  grand  parc  dont  les  sombres  allées  abou- 
tissent à  l'un  des  plus  beaux  points  de  vue  qui  soient  en  ce 


REVUE   DE   PARIS.  173 

monde.  Vous  marchez  long-temps  dans  une  forêt  de  grands 
arbres  géans ,  dignes  de  la  forêt  de  Fontainebleau.  Vous  foulez 
aux  pieds  un  gazon  printanier  aussi  doux  que  la  mousse.  Tout 
à  coup  vous  voyez  la  mer  qui  se  mêle  aux  transparentes  va- 
peurs du  ciel  ;  à  votre  gauche  s'élèvent  de  hautes  montagnes:  au 
pied  de  ces  montagnes  chargées  d'arbres,  une  ville  est  bâtie  ;  au- 
près de  la  ville ,  un  port  est  ouvert.  La  lumière  éclate  de  toutes 
parts  ;  elle  remplit  tout  le  paysage  de  ses  éclats  soudains  ;  puis,  à 
gauche ,  en  descendant ,  vous  entrez  dans  un  jardin  anglais ,  qui 
a  poussé  là  on  ne  sait  comment.  Alors ,  au  grand  bruit  et  au 
grand  éclat  de  la  mer,  succèdent  l'ombre  des  arbustes  et  le 
murmure  des  frais  ruisseaux.  Vous  décrirai -je  ensuite  cette 
maison  de  briques?  autant  vaudrait  décrire  le  musée  du  Louvre. 
Du  haut  en  bas  de  ce  château ,  sur  chaque  porte ,  sur  chaque 
muraille,  dans  les  escaliers,  sur  les  plafonds,  à  vos  pieds,  sur 
vos  têtes,  autour  de  vous,  vous  voyez  des  figures  et  des  per- 
sonnages historiques.  Tous  les  âges ,  tous  les  temps ,  tous  les 
malheurs,  toutes  les  gloires,  tous  les  revers,  sont  représentés 
dans  ces  murailles  et  sur  ces  murailles.  Rappelez-vous  que  ce 
château  d'Eu  a  été  fondé  au  commencement  du  xi*'  siècle,  et  que 
depuis  ce  temps ,  il  a  toujours  passé  de  mains  en  mains  à  de  hauts 
barons,  à  d'heureux  soldats  ,  à  d'illustres  princesses,  et  que  tout 
ce  monde ,  emporté  par  la  mort,  barons,  soldats,  princesses,  rois 
et  reines,  a  laissé  là  son  visage  et  son  portrait ,  en  souvenir  de  son 
passage  sur  cette  terre  et  de  ses  grandeurs  évanouies  !  Jamais,  que 
je  sache ,  on  n'a  porté  plus  loin  le  respect  pour  les  générations 
éteintes.  En  vain  ce  vaste  château  a  subi  les  ravages  de  93;  en 
vain  a-t-il  été  dévasté,  ravagé,  pillé,  ruiné,  une  main  toute 
puissante  a  relevé  ce  qui  était  tombé ,  a  réparé  ce  qui  était  ra- 
vagé, a  retrouvé  ce  qui  était  volé.  Il  a  fallu  une  volonté  bien 
puissante  et  bien  ferme  pour  tirer  ainsi  une  seconde  fois  de 
néant  ces  anciens  comtes  d'Eu,  morts  dejjuis  si  long-temps,  et  si 
souvent  arrachés  de  leurs  tombeaux  de  marbre  ou  de  leurs  cadres 
d'or. 

Mais  il  faudrait  un  volume  entier  pour  tout  décrire,  et  je  n'ai 
pas  oublié  que  ceci  n'est  pas  une  description,  que  ceci  n'est  pas 


174  REVUE    DE   PARIS. 

un  voyaîje ,  que  ceci  est  la  conversation  à  vol  d'oiseau  d'un  homme 
qui  n'a  rien  vu  et  qui  raconte  ce  qu'il  a  vu  ,  et  comme  il  l'a  vu. 

En  sortant  du  château  d'Eu ,  vous  avez  l'éj^lise  à  voir;  elle  est 
remplie  de  tombeaux  que  le  temps  ou  les  révolutions  ont  dû  épui- 
ser depuis  des  siècles  et  surtout  depuis  trente  ans.  Il  faut  voir 
aussi  la  chapelle  du  colléj^e,  bâtie  par  les  jésuites.  Dans  cette 
chapelle  on  va  saluer  les  deux  tombeaux  de  marbre  de  Guise-le- 
Balafré  et  de  la  duchesse,  sa  femme.  Il  y  a  dans  les  caveaux  de 
Saint-Denis  plusieurs  statues  de  marbre  qui  ne  valent  pas  lu 
grave  simplicité  de  celte  statue  de  Guise,  étendu  là  dans  son 
armure;  la  statue  de  la  duchesse  n'est  pas  moins  belle:  seulement 
il  est  malheureux  que  la  lâche  noire,  qui  se  trouve  sur  le  visage 
de  cette  statue  ,  ne  se  trouve  pas  sur  le  visage  du  Balafié. 

Le  comlé  d'Eu  vous  conduit  naturellement  dans  le  beau  comté 
de  Ponthieu  dont  Abbeville  est  la  capitale.  L'histoire  du  comté  de 
Ponthieu  a  été  écrite  avec  beaucoup  de  goût  et  de  clarté  par  un 
homme  d'un  grand  mérite  et  d'une  grande  modestie,  M.  Louande, 
On  trouve  encore  à  Abbeville  de  beaux  restes  de  son  ancienne  im- 
portance. La  m.anufacture  de  draps  fins,  fondée  par  John  Van 
Robais,  sous  la  protection  du  roi  Louis  XIV,  en  1665,  est  aujour- 
d'hui dans  un  grand  état  de  prospérité  aussi  bien  que  la  fabrique 
de  tapis  qui  est  à  peu  près  de  la  même  date.  Mais  quelle  différence 
dans  les  deux  fabriques!  l'une  obéit  à  la  vapeur,  cette  ame  intel- 
ligente du  monde  matériel,  l'auire  obéit  aux  bras  de  l'homme. 

A  Abbeville  j'ai  vu  de  vieux  édifices ,  de  vieilles  maisons  d'un 
beau  caractère,  une  grande  et  belle  église  qui  n'a  jamais  été 
achevée  et  qui  tombe  en  ruines.  A  Abbeville ,  j'ai  ramassé  beau- 
coup de  ces  vieux  débris  du  moyen-âge,  cju'il  est  si  difficile  de 
trouver  encore;  c'est  une  bonne  ville  pour  les  antiquaires.  A 
Abbeville ,  j'ai  vu  l'horrible  place  où  fut  mis  à  mort  le  chevalier 
de  Labarre.  Pauvre  jeune  homme  1  que  de  supplices  !  et  que  de- 
vint-il quand  il  vit  à  une  fenêtre,  spectatrice  impassible  de  ces 
sanglantes  fureurs,  la  jeune  fille  qu'il  aimait?  Mais  Abbeville  a 
effacé  depuis  long-temps  par  son  urbanité ,  par  sa  tolérance ,  par 
ses  vertus  faciles ,  ces  souvenirs  de  sang. 

Quand  j'eus,  toul  vu  ,  la  bibliothèque  qui  a  été  brûlée,  dévastée 


BEVUE   DE   PARIS.  175 

et  pillée ,  et  qui  renferme  encore  de  belles  choses ,  le  musée  qui 
commence  à  peine ,  le  vieux  navire  saxon  qu'on  a  retrouvé  dans  la 
Somme,  cette  noble  rivière  qui  charie  les  antiquités,  comme  d'au- 
tres rivières  charient  le  sable;  quand  j'eus  tenu  dans  mes  mains  la 
tête  du  Gaulois  qu'on  a  déterrée  encore  enchaînée  à  son  carcan 
de  fer  comme  un  serf,  je  pris  congé  de  mon  excellent  ami  le 
poète,  l'historien,  l'antiquaire,  Bouclier  de  Perthes,  et  je  revins 
en  toute  hâte  sans  plus  rien  voir,  et  encore  trouverez-vous  que 
j'ai  trop  vu. 

Dites-moi,  je  vous  prie,  comment  sont  faits  ceux  qui  aiment 
les  voyages  pour  les  voyages,  comment  est  construit  le  cœur 
d'Alphonse  Royer,  qui  un  beau  jour  est  parti  pour  Constantinople, 
d'où  il  a  rapporté  la  fièvre;  dites-moi,  je  vous  prie,  ce  qui  a 
poussé  M.  de  Lamartine,  mon  roi  et  mon  Dieu,  à  quitter  sa 
belle  maison  et  ses  vieux  arbres  pour  aller  se  perdre  dans  les 
sables  de  l'Orient?  Vive  le  repos  de  chaque  jour!  vivent  les  om- 
brages de  chaque  été!  bonjour  à  mes  meubles  qui  me  con- 
naissent ,  à  mes  livres  qui  s'ouvrent  tout  seuls  au  plus  beaux  en- 
droits, à  mes  chiens  qui  me  saluent,  à  mon  fauteuil  qui  est  fait 
pour  moi,  à  mes  amis  visibles  et  invisibles  les  bien-aimés  de  mon 
cœur  !  bonjour  même  à  mes  chers  calomniateurs  de  chaque  matin 
et  de  chaque  soir,  bonjour,  bonjour  à  tous  ces  biens  de  la  vie  au- 
près desquels  il  faut  rester,  puisqu'on  ne  peut  pas  les  emporter 
avec  soi! 

Jules  Jamn. 


LETTRE 


A  UN  AMI  DE  LA  PROVINCE 


SUR  QUELQUES  LIVRES  NOUVEAUX. 


Je  présume  qu'à  l'heure  qu'il  est,  vous  devez  avoir  di{jéré  le 
volumineux  morceau  de  critique  dont  je  vous  ai  ré^jalë  la  der- 
nière fois;  je  vous  en  expédie  donc  un  second;  seulement,  celte 
fois,  au  lieu  de  livres  de  critique  et  de  considérations  politiques, 
j'aurai  à  vous  parler  de  quelques  romans  de  nos  meilleurs  fai- 
seurs, et  je  vous  avoue  que  je  ne  suis  pas  fâché  de  la  circonstance. 
Le  roman  joue  aujourd'hui  dans  notre  littérature  un  rôle  si  ca- 
pital ,  qu'indépendamment  du  plaisir,  on  trouve  souvent  instruc- 
tion et  profit  à  le  regai'der  d'un  peu  près. 

Le  roman ,  vous  le  savez ,  compose  à  lui  seul  presque  toute  notre 
littérature,  et  je  suis  persuadé  qu'en  feuilletant  les  catalogues  de 
la  librairie,  on  trouverait  qu'il  paraît  au  moins  cent  romans,  bons 
ou  mauvais,  contre  un  seul  livre  d'histoire  ou  de  philosophie. 
Cette  vogue  excessive  du  roman ,  qui  étonne  au  premier  coup 
d'œil,  s'explique  à  merveille  à  la  réflexion.  Que  représente  en 


REVUE   DE   PARIS.  1T7 

effet  le  roman  ?  Au  point  où  il  en  est  venu ,  il  représente ,  si  vous 
voulez,  tout  ce  qu'il  plaît  à  l'auteur  de  lui  faire  représenter;  il 
parle  de  tout  et  sur  tout;  il  raconte,  il  prophétise ,  il  dogmatise  ; 
enfin ,  au  milieu  de  ses  attributions  multipliées ,  le  roman  est  sur- 
tout investi  du  soin  de  représenter  les  émotions  de  la  vie  privée, 
les  passions  individuelles.  Est-ce  que  cette  simple  remarque  ne 
suffit  pas  à  vous  faire  comprendre  pourquoi  nous  sommes  si  avides 
de  romans,  et  pourquoi  le  plus  mince  et  le  plus  trivial  romancier 
peut  se  tenir  assure  d'un  succès  auquel  les  plus  excellens  ouvrages 
politiques  ne  s'avisent  point  de  prétendre?  En  effet,  depuis  trois 
cents  ans,  on  a  remué  bien  des  questions,  réformé  bien  des  abus, 
déraciné  bien  des  préjugés ,  abattu  bien  des  constructions  poli- 
tiques de  toute  sorte;  et  c'est  peut-être  pour  cela  qu'après  tant 
d'essais ,  tant  de  chimères  merveilleuses  terminées  en  queue  de 
poisson,  la  passion  déçue  s'est  tournée  d'un  autre  côté  et  semble 
avoir  abandonné  pour  un  temps  le  domaine  de  la  politique.  Qu'est 
devenu  ce  beau  temps  oii  chaque  écolier,  au  sortir  du  collège, 
élucubrait  une  constitution  qui  devait  ramener  sur  la  terre 
le  temps  de  Saturne  et  de  Rhée?  Il  n'y  avait  point  de  mortel 
si  dénué,  si  pauvre  d'intelligence,  si  incapable  d'exercer  un 
état  quelconque,  qui ,  en  touchant  l'arche  sainte  de  la  poli- 
tique, ne  se  trouvât  subitement  transfiguré  en  Minos  ou  en  Ly- 
curgue.  A  pro|)os  de  Minos ,  je  me  souviens  toujours  avec  délices 
qu'à  cette  terrible  époque  de  la  Convention ,  Hérault  de  Sèchelles , 
membre  de  je  ne  sais  plus  quel  comité  législatif,  envoya  demander 
à  la  bibliothèque  nationale  un  recueil  des  Lois  de  Minos ,  dont  ses 
collègues  et  lui,  disait-il,  avaient  besoin  pour  leur  travail.  Il  se 
trouvait  alors  en  effet,  à  côté  des  hardis  praticiens  de  la  Mon- 
tagne, une  foule  d'esprits  soi-disant  constituans  et  parfaitement 
capables  de  demander  à  Minos  la  constitution  qui  convenait  le 
mieux  à  la  France.  Sièyes  avait  mis  les  constitutions  à  la  mode  et 
depuis  lors  elles  couraient  les  rues.  Sous  la  nsiatiraiion,  oii  Tex- 
périence  n'était  pas  encore  complète,  avec  quelle  ardeur  n'inler- 
rogeait-on  pas  le  texte  sacré  de  la  Charte,  et  combien  ont  cru, 
combien  font  encore  semblant  de  croire  (|ue  la  stricte  observation 
de  la  lettre  eût  sauvé  la  France;  que  tous  les  besoins  présens  et  à 

TOME  XX.      AOVT.  12. 


178  REVUE   DE   PARIS. 

venir  avaient  été  prévue»  el  trouvaient  leur  satisfaction  dans  ce 
monument  impérissable  de  la  sagesse  royale! 

Quoi  qu'il  en  put  èli'e  de  ces  innocentes  convictions  ,  toujours 
est-il  que,  durant  ces  quarante  années,  rima{}inalion  avail  beau  se 
fourvoyer,  rêver  de  Minos  et  des  douze  tables,  toujours  est-il  que 
les  combinaisons  politiques,  que  les  révolutions  sérieuses,  ([ueles 
éclatans  exploits  militaires  lui  étaient  une  pâture  substantielle  et 
intarissable.  Aujourd'hui  vraiment  nous  sommes  bien  revenus  de 
ces  beaux  rêves;  nous  savons  que  si  on  peut  pour  quelques  années 
faire  déborder  la  France  sur  l'Europe,  visiter  en  con<|uerant 
Madrid,  Vienne,  Rome,  Berlin,  le  Caire  et  le  inontThabor, 
cetle  enivrante  fumée  de  la  j^Ioire  laisse  voir  enfin  ,  en  se  dissi- 
pant,  bien  des  calamités,  bien  des  sacrilices  onéreux,  et  que  si 
l'on  va  à  Moscou,  on  en  revient  aussi,  et  vous  savez  couime.  Au- 
jourd'hui nous  sonnnes  pres(|ue  tous  revenus  de  Moscou  ,  nous 
avons  vu  le  revers  de  la  médaille  ;  nous  sommes  revenus  aussi  des 
batailles  parlementaires,  nous  avons  vu  fondre  les  espérances,  les 
devises,  les  mois  sonores,  les  ambitieuses  conquêtes,  les  noms 
éminens,  tout  cela  s'esi  évaporé  dans  l'atmosplière  tiède  et  ramol- 
lissante du  soleil  consiilulioniiel.  Rccueillez-voiis,  mon  clierami, 
et  citez-moi ,  je  vous  prie,  quelque  chose,  quelque  croyance,  quel- 
que illusion,  quelque  ulopie,  dont  nous  ne  soyons  pas  revenus; 
imaginez  quelque  nouveauté  glorieuse,  arborez -la  au  bout  de 
votre  lance,  et  puis  voyez  un  peu  comme  vous  serez  accueilli.  On 
se  moquera  de  vous,  pauvre  dupe,  et  ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est 
que  vous  serez  forcé  de  faire  chorus  et  de  convenir  avec  les  autres 
que  vous  n'avez  pas  le  sens  couunun.  Aussi,  si  vous  êtes  sage,  vous 
vous  retirerez  sous  votre  tente,  comme  Achille;  vous  laisserez  les 
Grecs  el  les  Troyens  s'arranger  de  leur  mieux,  et  faisant  rôtir,  au 
l'eu  de  votre  loyer,  le  dos  succulenl  des  taureaux,  vous  vous  con- 
solerez avec  quelque  belle  Briséis  de  l'oubli  des  dieux  et  de  l'in- 
solence d'A{>amemnoii. 

Si  je  tenais  à  suivre  ma  figure,  je  vous  dirais  qu'aujourd'hui 
Homère,  désabusé  de  la  valeur  d'Âjax  ,  de  la  sagesse  d'Ulysse, 
de  l'expérience  de  Nestor,  ne  chanterait  plus,  s'il  revenait  au 
monde,  que  les  séduisans  mystères  du  boudoir  d'Hélène,  que  ses 


REVUE   DE    PARIS.  179 

remords  réveillés  par  le  nom  de  Ménélas  ei  le  souvenir  de  Laeé- 
démone  ,  remords  toujours  impuissans  contre  un  baiser  de  Paris  ; 
car  je  m'aperçois  en  écrivant  qu'Homère  avait  découvert,  il  y  a 
trois  mille  ans,  le  roman  intime  et  le  drame  adultère,  et  que 
M.  de  Balzac  et  31.  Alexandre  Dumas  ne  sont  que  deux  bâtards 
du  vieux  ménétrier  aveugle  de  l'Ionie.  Cherchez  donc  du  nouveau 
maintenant. 

Aujourd'hui  donc  que,  dc'grisés  des  fumées  de  la  gloire  et  réveil- 
lés de  nos  songes  politiques ,  nous  nous  reposons  pour  un  temps  à 
l'ombre  du  foyer  domesti(]ue,  les  romanciers  se  sont  levés  en 
masse  et  ont  cherché  à  concentrer  dans  l'intérieur  de  la  vie  privée 
le  drame  et  le  mouvement  (|ui  avaient  jusqu'alors  appartenu  plu- 
tôt à  la  vie  publicjue.  Et,  chose  remarquable,  le  roman,  en  rem- 
plaçant les  émotions  de  la  politique,  leur  emprunta  ce  caractère 
révolutionnaire  qui  les  avait  rendu(  s  si  puissantes.  Le  roman  eut 
des  hardiesses  jusqu'alors  inconnues.  Au  lieu  de  se  laisser  lente- 
ment dériver,  comme  autrefois,  sur  le  fleuve  de  Tendre,  de  sou- 
pirer jusqu'à  rendre  l'ame,  de  sécher  dans  les  arides  extases  de 
l'amour  platonique,  le  roman  tira  les  deux  rideaux  de  l'alcôve  et 
nous  fit  assister  à  des  scènes  dont  la  plume  timone  de  nos  pèrts 
n'eût  jamais  osé  concevoir  la  pensée.  Le  roman  a  osé  toucher  et 
soumettre  à  une  impitoyable  analyse  des  sentimens  jus(|iie-Ià  voi- 
lés, des  relations  intactes  ;  il  a  été  puissamment  révolutionnaii'e  et 
dénioralisaieur;  et,  loin  de  l'en  accuser,  je  l'en  glorifierais  plu- 
tôt, car,  dans  un  siècle  comme  le  nôti'e,  les  relations  privées  ne 
pouvaient  rester  seules  à  l'abri  de  cette  inspection  sévère,  dont  les 
institutions  politi(|ues  ont  tant  profilé.  Les  âmes  timides  se  sont 
effarouchi'es,  les  âmes  corrompues  se  sont  senties  blessées  de  ' 
cette  lumière  brutalement  jetée  sur  leurs  secrètes  pratiques.  Pour 
moi ,  je  vous  l'avoue,  j'ai  vu  avec  plaisir  ces  révélations  indiscrètes, 
qui  n'ont  (|u'u!i  temps,  il  est  vrai,  mais  (jui ,  |)endant  ce  temps, 
contribuent  peut-être  à  jeter  sur  certaines  matières  une  lumièi'C 
désirable  et  à  ihtioduire  dans  centaines  relations  une.  ju'obite  (|ui 
compense  et  au-d'clà  ce  (pj'ellc  peut  oceasioner  de  scandale;  car 
je  crois,  vous  le  savez,  qu'en  morale  comme  en  toutes  choses, 
le  temps  doit  apporter  bien  des  modifications,  détruire  bien  des 

\2. 


i80  REVUE   DE   PARIS. 

préjuges,  déshonorer  des  liypocrisies  aujourd'hui  glorieuses ,  et 
réhabiliter  bien  des  choses  bonnes  en  soi,  mais  qui  sont  gâtées 
par  la  honte  imméritée  qu'on  leur  jette.  Il  y  a  par  intervalles , 
dans  l'histoire ,  des  époques  où  le  voile  du  temple  se  déchire  du 
haut  en  bas,  où  le  sanctuaire  se  dévoile  aux  profanes  ;  alors  aussi 
la  terre  tremble  quelquefois,  le  soleil  se  couvre  un  instant  de  té- 
nèbres, les  dévots  se  signent  et  s'agenouillent  ;  mais  aussi ,  après 
cette  crise  passagère,  la  lumière  reparaît  plus  brillante  et  rayonne 
avec  une  force  nouvelle,  et  les  dévots  rassurés  sont  les  premiers  à 
entonner  le  cantique  en  l'honneur  du  prodige  qui  les  avait  con- 
sternés. 

Pardonnez-moi  tout  ce  bavardage.  J'ai  aujourd'hui  à  vous  entre- 
tenir de  quelques  romans  qui  sont  loin  d'être  dépourvus  de  mérite, 
et  comme  j'ai  quelque  blâme  à  opposer  à  l'éloge  que  j'en  veux  faire, 
j'étais  bien  aise  de  me  justifier  à  l'avance,  par  ces  préliminaires, 
du  reproche  de  partialité  ou  de  mauvaise  intention. 

Avez-vous  lu  déjà  quelque  livre  de  M.  Frédéric  Soulié?  Pour 
moi,  qui  ne  connaissais  de  lui  que  le  drame  de  Clotilde,  j'ai  été 
frappé,  sinon  surpris,  de  la  vigueur  que  dénote  le  Conseiller 
d'état.  Le  sujet  de  ce  roman  est  l'histoire  d'une  femme  qui ,  né- 
gligée par  son  mari,  et  poussée  par  un  enchaînement  de  circon- 
stances fatales,  finit  par  devenir  la  maîtresse  d'un  homme  qui  de- 
puis long-temps  lui  témoignait  l'amour  le  plus  ardent  et  le  plus 
respectueux.  Camille  de  Lubois  est  une  jeune  femme  d'un  caractère 
droit,  noble,  affectueux  ;  mais  plus  fière  qu'amoureuse  de  son  mari, 
elle  a  peine  à  lui  pardonner  les  torts  graves  qu'il  se  donne  envers 
elle.  Alphonse  de  Lubois,  notaire  à  Paris,  homme  habi'e  et  spiri- 
tuel, après  avoir  épousé  Camille  sans  grand  amour,  finit,  après 
quelques  années  d'une  union  pleine  de  bonheur,  par  se  laisser  aller 
à  l'amour  d'une  espèce  d'actrice  courtisane,  qui  a  su  intéresser  sa 
vanité  autant  que  son  cœur  dans  cette  liaison.  Camille,  quelque 
temps  ignorante  de  la  conduite  de  son  mari,  finit  par  la  découvrir. 
Ici  commence  une  série  de  scènes  la  plupart  extrêmement  bien 
faites,  dans  l'analyse  desquelles  il  m'est  impossible  de  m'engager; 
mais  vous  verrez  avec  quel  art  l'auteur  a  su  élever  l'orgueil 
comme  une  bariière  entre  les  deux  époux,  barrière  qu'ils  n'ont 


REVUE    DE   PARIS.  181 

pas  la  force  de  franchir,  et  qui  les  arrête  chaque  fois  au  mi- 
lieu de  tentatives  réitérées  de  rapprochement.  M.  Soulië  possède 
éminemment  l'art  de  développer  une  situation,  de  filer  une  S(;ène, 
et  d'en  renouveler  la  physionomie  par  une  péripétie  brusque  et 
inattendue.  Aussi ,  bien  qu'il  n'y  ait  à  proprement  parler  dans 
ses  deux  volumes  qu'une  seule  situation  reproduite  sous  diverses 
faces,  rint«rêt  ne  languit  pas  un  seul  instant;  c'est  une  lecture 
active  et  entraînante.  On  regrette  seulement  qu'avec  tout  ce 
qu'il  faut  pour  se  placer  au  premier  rang  de  nos  romanciers, 
M.  Soulié  compose  avec  une  rapidité  et  une  négligence  qui  ne 
iui  permettent  pas  d'achever  son  œuvre.  C'est  certainement  un 
grand  et  rare  mérite  que  de  concevoir  des  personnages,  de  les  mettre 
en  mouvement  et  de  faire  jouer  naturellement  le  ressort  de  leurs 
passions,  de  telle  sorte  que  rien  n'accuse  le  mannequin  et  la  fici'lle, 
et  que  chaque  liait  de  la  figure  exprime  la  vie.  Il  y  a  aujourd'hui 
dans  le  monde  littéraire  tel  auteur  dont  le  nom  est  beaucoup  plus 
sonore  et  plus  célébré  que  celui  de  M.  Soulié,  qui  ne  sait  met- 
tre en  scène  que  des  personnes  abstraites,  dont  tout  le  rôle  se 
borne  à  un  discours  prononcé  visiblement  au  nom  de  la  passion 
qu'elles  sont  censées  représenter.  Concevoir  des  caractères,  c'est  là 
le  point  difficile,  c'est  là  ce  qui  constitue  le  talent  du  romancier  et 
du  poète  dramatique.  Nous  savons  aujourd'hui  par  expérience 
tout  ce  qu'on  peut  tirer  du  cliquetis  des  rouages  dramatiques,  des 
effets  de  scène,  des  décorations,  des  quinquets  et  des  costumes; 
mais  tant  qu'il  y  aura  des  hommes,  nul  ne  connaîtra  la  limite  de 
ce  que  le  génie  d'un  auteur  peut  faire  jaillir  du  jeu  des  passions  et 
de  l'opposition  des  caractères.  Eh  bien  !  cette  pièce  fondamentale 
de  la  machine  dramatique,  M.  Soulié  la  possède,  comme  je  vous 
le  disais  tout-à-lheure,  à  un  degré  vraiment  remanjuable  ;  dites- 
moi  maintenant  comment  il  se  fait  que,  doué  de  la  sorte,  il  écrive 
souvent  d'un  style  qu'il  ne  tiendrait  qu'à  lui  de  rendre  bon,  mais 
enfin  qui  ne  l'est  pns.  Ainsi,  M.  Soulié  a  le  don  de  faire  bien  saisir 
sa  pensée,  de  rendre  ses  intentions  palpables;  il  a  du  pittoresque 
et  du  mordant  dans  l'expression,  et  puis  ce  mérite  se  perd  dans 
des  phrases  mal  construites,  dont  les  membres  mal  attachés  ne  for- 


182  REVUE   DE   PARIS. 

ment  pns  corjis,  et  prësentciil  dans  leur  alluio  quelque  chose  de 
disjoint  el  de  disloqué. 

Je  reprocherai  encore  à  M.  Soulië  d'avoir  sacrifié  plusieurs  ca^ 
raclères  inipoitans,  notamment  celui  du  conseiller  d'état,  au  déve- 
loppement de  celui  de  Lubois  et  de  sa  femme,  qui  occupent  l'at- 
tcniion  avec  une  continuité  uniforme  qu'il  eût  été  utile  de  rompre 
par  l'intervention  de  personnages  secondaires.  J'aurais  bien  encore 
à  reprendre  dans  l'exécution  quelques  détaih  outrés  qui  manquent 
l'effet  à  force  de  le  chercher,  m;iis  j'aime  ntieux  laisser  là  ces 
fautes  d'exécution  que  l'auteur  a  certainement  reconnues  plus  tôt 
et  mieux  que  la  critique,  et  vous  faire  remai'(|uer  une  tendance 
que  M.  Soulié  |)arta{}e  avec  la  plupart  des  auteurs  d'aujourd'hui, 
et  dont  il  serait  peut-être  temps  d'apprendre  à  se  méfier.  Je  m'ex- 
plique. 

Nous  avons  tous  lu  G'U  Blas ,  Tom  Jones,  Manon  Lescaut ,  je  ne 
parle  pas  de  Don  Qidcltotic,  le  roi  des  romans;  mais  chaque  fois 
qu'il  m'arrive  dejeier  un  coup-d'œil  en  arrière,  sur  ces  vieux  amis 
qu'on  retrouve  toujours,  en  dépit  de  leur  âge,  si  jeunes  et  si  verts, 
j'éprouve,  en  les  revoyant,  je  ne  sais  quel  bien-être  assez  analogue  à 
celui  qu'on  ressent  à  se  ti-ouver  en  face  d'une  personne  entière- 
ment exemple  d'aflwtation,  de  ces  candides  visages  sur  lesquels  le 
désir  de  produire  de  l'effet  n'a  pas  imprimé  une  seule  ride,  qui 
sourient,  qui  se  fâchent  tout  naturellement,  et  dont  l'heureuse  pan- 
tomime n'exprime  si  bien  le  sentiment  intérieur  que  parce  qu'il  n'y 
a  au  fond  aucune  préoccupation  du  public.  Ainsi  Gil  Blas,  spirituel 
et  bon  garçon,  dupe  parce  qu'il  est  naïf  et  inexpérimenté,  comme 
il  prend  bien  la  vie!  comme  il  sait  bien  endosser  l'habit  brodé, 
puis  le  mettre  au  clou  sans  regret,  quand  le  cours  des  évènemens 
le  force  à  revêtir  une  livrée  de  laquais!  il  prend  le  vent  d'où  il 
vient,  obéit  tant  qu'il  n'est  pas  le  plus  fort,  sans  faste  de  regrets, 
sans  étalage  de  giandeur  déchue,  de  royauté  découronnee;  il  se 
plie,  s'accommode,  monte,  descend,  suivant  le  vent  et  la  marée,  tou- 
jours pliilosoplie  de  bonne  humeur,  aimant  à  prendre  ses  aises  et 
sachant  s'en  passer,  brave  quand  il  ne  peut  pas  faire  autrement, 
mais  poltron  par  humeur  et  par  esprit  de  conservation.  Ce  n'est 


REVUE   DE    PAKIS.  183 

certes  pas  là  une  figure  héroïque;  mais  comme  elle  est  vivante,  vraie, 
naturelle,  variée!  J'ai  lu  Gil  Blas  à  di\  ans,  je  le  relis  encore,  et 
c'est  toujo  rs  avec  plaisir  que  je  me  retrouve  en  face  cKs  person- 
nages de  tout  étage  et  de  toute  farine  dont  il  trace  en  courant  les 
esquisses.  Et  Manon  Lescaut  et  Desgric^ux ,  comme  ils  sont  vrais  ! 
ces  deux  jolis  enfans  qui  se  r(  ncontrcnt  à  l'auberge ,  qui  ac  trou- 
vent mutuellement  gentils  et  aimables,  et  puis  qui  s'en  vont  tout 
simplement  ensemble  sans  s'inquiéter  du  passé,  de  l'avenir,  des 
projets  de  leurs  familles,  tout  occupés  de  leur  amour;  comme 
cela  est  gracieux  ;  comme  c'est  bien  là  l'insouciance  de  dix-huit 
ans,  la  confiance  présomptueuse  de  ceux  qui  aiment  !  et  la  co- 
quelterie  de  Manon  et  son  lais^er-aîler,  et  le  désespoir  d<'  Des- 
grieux  ,  et  leurs  bouderies  et  leurs  réconciliations  charmâmes,  et 
cet  honnête  Tiberge  lui-même  qui  vient  apporter  entre  l<'s  deux 
jeunes  gens  sa  raisonnable,  morale  et  ennuyeuse  figure!  Où  vou- 
lez-vous que  l'abbé  Piévost  ait  été  |)rendre  ci  la,  si  ce  n'(  st  (ians 
la  réalité  la  plus  réelle?  Ou  l'aventure  lui  sera  arrivée,  ou  il  en  aura 
été  témoin ,  et  il  l'aura  reproduite  avec  celte  naïveté  que  ne  peuvent 
contrefaire  tous  les  procédés  de  la  fabrication  la  plus  experle. 

11  y  a  fort  peu  de  tenips  que  j'ai  lu  Tom  Jones  pour  la  première 
fois.  Voil.!  encore  un  de  mes  héros.  Ce  brave  Tom  Jones,  esl  bien 
•le  frère  aine  de  Manon  ;  amoureux  ,  très  sincercuRiU  amour-eux, 
lirave,  généreux,  le  cœur  sui- la  main,  connue  on  dit,  p!(  in  des 
intentions  les  plus  chastes  et  les  plus  tiuèles;  et  |)uis,  des  que  le 
diable  se  met  de  la  partie,  adieu  toutes  les  héroïques  et  fortes  ré- 
solutions :  l'esprit  est  fort,  mais  la  chair  est  faible.  Je  vous  le  ré- 
pète, voilà  mes  héros,  voila  ceux  que  j'aime,  c'est  la  nature  humaine 
tout  entière;  vices  et  veilus,  forc(^  et  faiblesse,  tout  esl  là.  J'ist-ce 
que  vous  ne  trouvez  pas  dans  cette  manière  d'enienihc  le  loman 
quelque  chose  de  bien  élevé,  de  bien  {)liilosophi(jue,  et  en  même 
temps  de  bien  dramatique?  Que  sommes-nous,  tous  tant  (|ue  nous 
sommes,  si  ce  n'est  des  cadets  de  la  famille  (h;  Ton)  Jones  ei  de 
Manon  Lescaut?  Pour  mon  com|)t(!,  je  vous  le  jure,  il  n'y  a  proque 
pas  de  jour  ou  je  ne  seule  eu  moi  des  mouvemens  chevaleres(jues 
•qui  m'emportent  jusqu'au  sommet  de  la  plus  inaccessible  vertu- 


184  BEVUE  DE  PARIS. 

Avec  quel  mépris  superbe  ne  traite-t-on  pas  alors  les  communes 
misères!  Comme  on  plane  sur  ce  vil  tas  de  boue!  Quelle  vertu  nous 
serait  alors  interdite,  quel  acte  d'abstinence  ou  de  dévouement 
serait  au-dessus  de  nos  forces?  qui  pourrait  troubler  la  majestueuse 
sérénité  de  notre  ame?  O  sublime  philosophe,  prenez  garde;  ce 
n'est  pas  que  je  craigne  pour  vous  la  chute  de  l'univers,  votre  ame 
héroïque  ne  s'ébranlerait  pas  de  si  peu,  non  ;  mais  ayez  soin  seu- 
lement que  le  bouton  de  votre  bretelle  soit  solidement  attaché,  car 
s'il  venait  à  vous  manquer  en  chemin ,  votre  stoïcisme  ne  tiendrait 
pas  contre  un  si  terrible  assaut.  Et  n'allez  pas  croire,  je  vous  prie, 
que  ceci  soit  une  objection  au  sublime,  pas  le  moins  du  monde; 
c'est  tout  simplement  le  rappel  aux  cboses  de  la  terre,  c'est  le 
mémento  homo  quia  pulvis  es,  c'est  le  faux  pas  de  l'astrologue  dont 
les  pieds  trébuchent  sur  la  terre ,  tandis  que  ses  yeux  sont  dans  le 
ciel  ;  c'est  la  statue  d'or  aux  pieds  d'argile,  c'est  toute  l'histoire  de 
notre  nature,  si  grande  et  si  chétive,  si  noble  et  si  ridicule,  de 
notre  nature  à  la  fois  immortelle  et  périssable. 

Aujourd'hui,  GilBlas,  Tom  Jones ,  Manon  Lescaut ,  nos  vieux 
amis  d'autrefois  ,  ne  sont  plus  dignes  de  notre  nouvelle  for- 
tune. Nous  ne  voulons  plus  de  ces  faibles  mortels  qui  faillis- 
sent, qui  se  fourvoient  à  chaque  pas.  Autrefois,  la  nature  hu- 
maine était  ainsi  faiie  ;  maintenant  nous  répétons  avec  Sgana- 
relle  :  nous  avons  changé  tout  cela.  Molière,  s'il  revenait  au 
monde,  ne  serait  pas  digne  de  dénouer  les  cordons  de  nos  souliers; 
Molière,  le  père  de  tous  ces  bourgeois  entêtés,  de  ces  marquis 
ridicules,  de  ces  valets  fripons.  A  l'heure  qu'il  est,  voyez-vous,  il 
n'y  a  plus  de  valets  fripons  :  les  laquais  sont  abonnés  au  prix 
Monthyon,  les  cuisinières  ont  leur  journal,  spécialement  composé 
pour  elles  par  une  société  de  moralistes  et  d'hommes  de  lettres,  et 
se  nourrissent  chaque  jour  des  principes  les  plus  épurés.  Cherchez- 
nous  des  vices,  des  ridicules?  vous  n'en  trouverez  pas;  nous  n'a- 
vons plus  de  ridicules.  C'était  bon  quand  il  y  avait  des  marquis; 
mais  maintenant  les  marquis  sont  morts  et  les  ridicules  aussi.  Il  n'y 
a  plus  que  des  citoyens  égaux  devant  la  loi,  et  le  niveau  de  l'éga- 
lité ,  pour  le  ridicule  comme  pour  le  reste ,  a  égalisé  les  parts. 


REVUE   DE   PARIS.  185 

Croyez-vous,  par  hasard,  que  quelqu'un  en  France  ait  le  pouvoir 
de  se  moquer  de  quelqu'un?  Essayez  un  peu  par  curiosité  de  vous 
moquer  de  moi  et  de  ma  correspondance,  et  je  vous  prouverai  par 
A  plus  B  que  je  ne  vous  ai  pas  dit  une  baliverne  qui  ne  soit  jus- 
ticiable du  tribunal  de  la  plus  sévère  raison,  et  qui  n'ait  sa  racine 
dans  les  dernières  profondeurs  de  la  nature  humaine.  Moquez-vous 
donc,  si  vous  l'osoz.  Eh  !  \ous  voyez  bien  que  cela  ne  se  peut;  vous 
croirez  sur  parole  tout  ce  que  je  vous  dirai,  et  vous  ferez  sagement. 

Donc ,  ainsi  que  je  vous  le  disais,  depuis  que  nous  avons  célébré 
les  funérailles  du  ridicule,  nos  romans  et  nos  pièces  de  théâtre  ont 
pris,  comme  vous  l'avez  pu  voir,  un  essor  surhumain.  Le  théâtre 
aujourd'hui  n'a  pas  le  mol  pour  rire;  tudieu  !  ventrebleu  !  ne  ré- 
chauffez pas,  car  voyez  comme  il  appuie  la  main  sur  la  poignée  de 
sa  bonne  dague  de  Tolède;  ne  réchauffez  pas;  nous  n'en  serions 
pas  quittes  à  moins  dune  douzaine  de  fornications,  d'adultères, 
d'assassinats,  de  fascinations  magnétiques;  il  mettrait  tout  à  feu  et 
à  sang;  il  ne  laisserait  plus  d'innocence  sur  la  terre;  c'est  un  rude 
jouteur.  O  Macaire  !  si  des  régions  éthérées  où  tu  t'es  élevé  dans 
ton  ballon,  tu  jettes  encore  un  regard  de  clémence  sur  ce  théâtre 
que  tu  as  égorgé  de  tes  mains,  fais  descendre  sur  sa  cendre  inani- 
mée un  rayon  de  ton  esprit  gouailleur  et  sceptique,  rends  au  peu 
de  sang  que  les  coups  de  poignard  lui  ont  laissé  dans  les  veines, 
quelque  peu  de  cette  verve  chaleureuse  dont  Molière  a  laissé  tom- 
ber sur  ton  fumier  le  germe  vivifiant.  Sublime  fossoyeur  du  drame 
échevelé,  envoie-nous  d'en  haut  le  nouveau  Macaire  attendu,  le 
rédempteur  du  roman! 

Vous  croyez  peut-être  que  mes  invocations  m'ont  emporté  bien 
loin  de  M.  Soulié;  point  du  tout,  je  ne  l'ai  pas  perdu  de  vue  une 
minute;  et  M.  Soulié,  s'il  lit  ces  lignes,  comprendra  que  ce  que 
j'en  dis  va  un  peu  à  l'adresse  de  M.  Maurice,  l'amant,  finalement 
heureux,  de  M'"^de  Lubois.  M.  Maurice,  auquel  on  ne  peut  refuser 
un  fort  honorable  caractère,  est  un  de  ces  héros  tout  d'une  pièce, 
dont  la  vertu  ne  fait  pas  un  pli;  il  est  respectueux,  ardent,  sou- 
mis, patient,  fier,  irréprochable,  implacable;  c'est  duByrontout 
pur. 

Aimez-vous  la  muscade?  on  en  a  mis  partout. 


BEVUE   JDE   PARIS. 

Sauf  le  resjxcl  que  jedois  à  Byroii ,  on  l'a  un  peu  traite  comme  la 
muscade,  elles  béi'os  qu'il  a  mis  au  monde  sont  devenus  la  pierre 
angulaire,  le  complément  indispensable,  la  condition  sinequà  nonàc 
tout  roman.  Ce  sont  toujours  des  personnages  tendus,  crispés,  con- 
centrés, mystérieux,  qui  ne  se  révèlent  au  monde  attentif  à  leur 
parole,  que  par  de  rares  monosyllabes,  vrais  personnages  de 
roman  qui  n'existent  que  dans  les  romans,  et  peut-être  aussi  sous 
le  masque  de  quelques  tristes  rejetons,  que  le  souffle  du  roman  a 
engendrés  dans  le  monde  ré<l.  Cette  critique,  il  faut  bien  en  con- 
venir, ne  porte  pas  seulement  sui'  M.  Soulié;  à  y  regarder  attentive- 
ment ,  peut-être  ne  trouverait-on  pas  parmi  tous  nos  auteurs  les  plus 
renommés,  un  seul  romancier  qui  n'ait  payé  son  tribut  à  cette  in- 
fluence posthume  de  Byron,  àfcette  littérature  funeste,  fataliste,  à 
laquelle  nous  ne  craindrons  pas  d'avouer  que  nous  sommes  rede- 
vables des  meilleurs  et  des  plus  éloquens  morceaux  qui  aient  été 
écrits  depuis  dix  ans,  mais  dont  le  règne,  comme  toute  chose 
humaine,  a  ses  justes  limites  et  sa  durée  prescrite,  que  les  auteurs 
ne  pourraient  certainement  prolonger,  une  fois  la  veine  épuisée, 
qu'aux  dépens  de  leur  gloire  et  de  nos  plaisirs.  Sans  prétendre 
appliquer  textuellcmeni  cet  aphorsme  littéraire  au  nouvel  ouvrage 
de  M.  Soulié,  nous  croyons  cependant  qu'il  y  a  dans  cet  avertisse- 
ment quelque  chose  qui  le  concerne,  et  dont  nous  serions  heu- 
reux de  penser  que  son  beau  lal  nt  pourra  profiter. 

Ce  n'est  pas  sans  quelque  regret,  je  vous  l'avoue,  que  je  me 
décide  à  parler  d'un  roman  que  vient  de  faire  paraître  M.  Louisde 
Maynard ,  sous  le  titre  de  :  Outremer.  31.  Louis  de  Maynard  est 
connu  de  vous  ainsi  que  de  tous  les  lecteurs  de  la  Revue,  par  des 
morceaux,  de  critique  fort  distingués,  bien  pensés,  écrits  d'un  bon 
style;  en  un  mot  c'est  certainement  parmi  nos  contemporains  un 
des  jeunes  écrivains  qui  donnent  le  plus  d'espérances,  et  vous 
devez  sentir  tout  ce  qu'il  y  a  de  pénible  à  venir  l'escorter  à  son 
début  par  de  fâcheuses  paroles,  à  moi  qui  n'ai  jamais  osé  entre- 
prendre un  roman,  et  qui  sens  toute  la  distance  qui  sépare  le  meil- 
leur article  critique  d'un  morceau  original,  conçu,  pensé,  distribué 
dans  le  cerveau,  sans  pouvoir  s'appuyer,  comme  je  le  fois  ici,  sur 
l'idée  d'un  autre,  pour  laisser  souffler  sa  muse  haietanie.  Toutefois 


REVUE   DE    PARIS.  187 

la  vérité  est  chose  si  bonne  à  dire,  que  je  la  dirai ,  toute  sévère 
(ju'eîle  soit,  à  M.  deMaynard,  à  cliaij>ede  revanche,  si  jamais  l'au- 
ilace  me  |)reMd  de  mettre  au  monde  un  roman. 

Le  sujet  de  M.  de  Maynard  est  un  drame  mulâtre  qui  se  passe  à 
la  Martinique;  il  a  voulu  mettre  en  action  la  rivalité  des  mulâtres 
et  des  blancs  dans  les  colonies,  les  prétentions  trop  souvent  mal 
justifiées  des  hommes  de  couleur,  et  les  crimes  auxquels  peut  les 
porier  Tinlériorité  où  le  préjugé  les  relient  en  dépit  de  la  loi.  Ce 
sujet  offrait  par  lui-même  un  grand  intérêt,  et  c'est  déjà  un  mérite 
fort  grand  de  savoir  bien  choisir  son  sujet;  maintenant  disons-le 
franchi  uîcmt,  M,  de  Maynard  n'a  pas  oublié  assez  ses  habitudes 
de  critique;  ses  personnages  parlent  beaucoup  trop,  se  commen- 
tent et  s'expliquent  à  eux-mêmes  leurs  motifs  d'agir,  au  lieu  d'al- 
ler droit  devant  eux ,  et  de  nous  laisser,  a  nous  autres  lecteurs,  le 
soin  du  conunentaire;  il  y  a  dans  tout  son  livre  une  tension  évi- 
(lenKî  et  un  défaut  de  construction  qui  atteste  de  l'inexpérience, 
.le  ne  dirai  rien  de  Marius,  son  principal  personnage  ;  j'ignore  les 
mœurs  de  la  Martinique:  il  se  peut  qu'elles  soient  fidèlement  repro- 
duites, mais  le  lecteur  n'en  juge  pas  ainsi;  une  accumulation  de 
crimes,  comme  ceux. que  Marius  entasse  les  uns  sur  les  autres, 
paraît  appartenir  exclusivement  au  mélodrame  ;  je  ne  conteste  pas, 
je  le  répète ,  la  réalité  de  ces  atrocités  sans  fin  ,  de  ces  empoison- 
nemcns  en  masse ,  de  ces  meurtres  successifs  qui  déshonorent  le 
caractère  de  son  mulâtre;  je  dis  seulement  que  le  récit  manque 
de  vraisenjblanee. 

M.  de  Maynard  professe  pour  M.  Hugo  une  admiration  certai- 
nement partagée  par  tout  ce  qui  est  sensible  aux  beautés  énergi- 
ques et  fortes,  et  il  nous  a  semblé  que  tous  les  défauts  de  M.  de  31ay- 
nard  ne  lui  appartenaient  pas  en  propre,  que  l'autorité  d'un  nom 
illustre  a  pu  lui  en  imposer  quelques-uns;  on  trouve  en  lui  la 
même  poétique  qu'en  M.  Hugo.  3larius  est  bien  de  la  famille  célè- 
bre de  ces  héros  coniposés  par  moitié  de  vice  et  de  vertu,  et  qui 
présentent  l'inexplicable  alliance  de  tous  les  extrêmes,  de  la  fierté, 
de  la  force,  de  la  noble  ambition,  et  de  la  lâcheté,  de  la  cruauté, 
del'ingraiitude.  Cette  poétique,  (pii  s'est  systématisée  chez  M.Hugo, 


188  REVUE   DE   PARIS. 

pourrait,  nous  le  croyons,  devenir  fatale  à  M.  de  Maynard;  car, 
pour  tout  dire,  nous  croyons  cette  enicnte  de  la  nature  humaine, 
souverainement  fausse  et  monstrueuse;  il  ne  s'agit  pas,  en  effet, 
comme  dans  ces  romans  dont  je  parlais  plus  liaul,  de  montrer  le 
revers  de  la  médaille  ,  d'opposir  le  laisser-aller  et  l'entraînement 
de  la  jeunesse  aux  résolutions  généreuses  d'un  beau  caractère  ;  mais 
c'est  vouloir  accoupler  des  facultés  qui  s'excluent,  et  chercher  dans 
le  cliquetis  d'oppositions  artificielles  des  effets  que  la  nature  ne 
donne  pas;  on  produit  par  ce  procédé  des  antithèses  personnifiées 
et  point  du  tout  des  personnes  humaines,  en  qui  la  nature,  toute 
riche  qu'elle  soit  en  contrastes,  a  ménagé  des  dé{jradations  de  sen- 
timent, des  nuances  et  des  transitions,  qui  seules  attestent  et 
sauvent  l'identité. 

Vous  reconnaîtrez  encore,  à  d'autres  signes,  le  voisinage  de 
M.  Hugo,  et  combien  ses  procédés  sont  familiers  à  M.  Louis  de 
Maynard.  Ainsi,  en  lisant  Noire-Dame  de  Paris,  le  livre  le  plus  re- 
marquable peut-être  de  M.  Hugo,  vous  avez  dû  être  frappé  de  la 
manière  dont  la  pensée  se  scinde  et  se  distribue.  Il  y  a  pour  chaque 
personnage  important  une  introduction  en  forme.  El  comme  il  y 
en  a  un  certain  nombre  à  introduire,  il  en  résulte  des  recommen- 
cemens  fréquit'ns.  L'action  ne  s'engendre  pas  dans  la  durée ,  elle  se 
juxta-poscpbitôt  dans  l'espace,  et  l'ensemble  ne  forme  pas  ce  tout 
imposanljèt-^armonieux  que  l'œil  embrasse  et  saisit  d'un  regard; 
mais  il  iC!. compose  d'une  série  de  portiques  et  de  galeries  magni- 
fiques habilement  soudés,  mais  évidemment  engendrés  un  à  un 
dans  là  censée  de  l'auteur.  Ce  défout,  car  c'en  est  un,  est  permis 
H  M.  Hï^,  c'est  le  défaut  de  sa  manière,  le  côté  mortel  de  son 
talent,  qui  a  produit  tant  de  belles  et  durables  choses.  Quant  à 
M.  de  Maynard,  il  aurait  tout  à  perdre  en  subissant  des  imperfec- 
tions qui  ne  sont  peut-être  pas  pour  lai  le  résultat  nécessaire  d'une 
organisation  donnée,  et  qu'il  ne  doit  sans  doute  qu'à  l'étude  pro- 
longée d'un  homme  avec  lequel  on  peut  d'ailleurs  tant  profiler. 

Vous  parlerai-je  de  M.  de  Balzac?  Si  je  n'écoutais  que  mon  pen- 
chant, je  me  tairais;  mais  dans  l'inlérél  de  son  talent,  dans  celui 
de  nos  plaisirs,  il  n'est  pas  possible  de  laisser  passer  sans  réclama- 


REVUE   DE   PARIS.  189 

tion  une  histoire  que  M.  de  Balzac  vient  de  publier  sous  le  litre  de 
la  Fille  aux  yeux  d'or.  M.  de  Balzac  est  l'historien  privilégié  des 
femmes,  il  excelle  à  traduire  les  causes  secrètes  et  inaperçues  de  leurs 
déterminations,  à  rendre  les  traits  les  plus  délicats  de  leur  mobile 
physionomie;  mais  ce  n'est  encore  là  que  le  dernier  de  ses  titres 
auprès  d'elles;  il  s'est  presque  partout  constitué  leur  avocat,  leur 
protecteur  ;  il  a  su  faire  valoir  avec  un  art  infini  toutes  les  dou- 
leurs rentrées  dont  elles  suffoquent  à  l'insu  de  tous,  il  a  répandu 
du  charme  et  de  l'intérêt  jusque  sur  le  délaissement  des  vieilles 
filles.  M.  de  Balzac  est  le  conteur  par  excellence,  l'homme  des 
nuances  et  des  détails  ;  il  ne  se  contente  pas  d'indiquer  une  situation, 
il  la  termine,  il  l'achève,  et  il  vous  dira  avec  précision  les  consé- 
quences que  doivent  amener  dans  une  même  situation  morale  les 
différences  de  fortune  et  de  position;  c'est  le  peintre  d'intérieur, 
et  comme  de  juste,  le  favori  du  public  féminin.  Eh  bien!  savez- 
vous  ce  qu'imagine  aujourd'hui  M.  de  Balzac?  Savez-vous  où  il  va 
prendre  ses  héroïnes?  quelles  mœurs  il  nous  représente?  Vous 
ne  vous  en  douterez  jamais,  et  ce  n'est  pas  moi  qui  nie  chargerai 
de  vous  le  dire ,  car  je  ne  saurais  en  vérité  de  quels  mots  me  servir. 
V^oyez  un  peu,  M.  de  Balzac,  dans  quel  (  ruel  embarras  vous  nous 
mettez:  nous  voilà  engagé  d'honneur  à  prémunir  vos  lectrices  con- 
tre le  pieg(i  que  vous  leur  tendez,  et  cela,  sans  pouvoi^'^nousexpii- 
quei",  sans  déduire  nos  raisons;  il  faudra  qu'on  nèW  <î''oic  sur 
parole,  et  cependant,  vous  en  tomberez  vous-mème'd^dceord ,  la 
parole  d'un  inconnu  doit  aujourd'hui  prévaloir  sur'  lîîfellbpite  du 
vieil  ami.  Quelle  malheureuse  idée  avez-vous  donc  etfô<là?l3t  à  qui 
profitcra-t-elle?  Vous  éloignez  de  vous  vos  lectrices,  voilfï»  mettez  la 
criti(|ue  surdes  charbons,  et  vous-même  d  ins  ([uel  labyrinthe  de 
périphrases  mysléiieuses  et  de  circonlocutions  ambiguës  vousètes- 
vous  engagé? On  ne  vous  comprend  pas,  fort  heureusement  jx  ut- 
être;  mais  le  f.iit  est  que  moi  qui  vous  parle,  je  suis  arrivé  pres- 
qu'a  la  <1<  rnière  parje,  sans  me  doulci-  aucunement  de  ce  (jue  vous 
voulez  dire;  et  (juand  le  mot  de  l'énigme  s'est  enfin  révélé,  j'ai 
pense  qu'il  eût  mieux  valu  (jue  le  jour  ne  se  fût  jamais  levé  sur 
cette  ténebieuse  apocaîy[)se. 


190  REVTE    DE   PARIS. 

M.  de  Bal/ac  intitule  ses  livres  :  Etudes  de  mœurs  au  dix-neu- 
vième siècle.  Eh  bien  !  en  vérité ,  il  y  a  des  choses  vraies  au 
xix"  siècle  qui  ont  été  vraies,  je  crois,  dans  tous  les  siècles,  et 
(ju'il  ne  convient  nullement  d'aller  déterrer;  il  est  des  choses 
(|u"ii  ne  faut  pas  savoir,  dont  on  peut  fort  ])icn  parler  dans  un  dé- 
jeuner de  garçons,  après  le  Champagne,  mais  qu'il  est  tout-à-fait 
inutile  de  raconter  et  d'enseigner  aux  dames.  Ah!  mesdames,  si 
vous  saviez  comme  votre  historien  vous  traite ,  comme  il  vous  ha- 
bille ,  et  quelle  gracieuse  idée  ses  Etudes  de  mœurs  au  dix-neuiièm:e 
siècle  donneront  de  vous  à  vos  petites-filles,  vous  gronderiez  lant 
et  si  bien,  que  M.  de  Balzac,  confus  et  repentant,  serait  obligé, 
pour  rentrer  en  grâce,  de  retrouver  l'inspiration  et  le  style  d'Eu- 
GÉNiE  Graxdet,  delà  famille  Claes,  de  toutes  ces  histoires  qu'il 
conte  si  bien. 

En  voilà  assez  sur  les  romans  pour  aujourd'hui  ;  j'ai  à  vous  parler 
d'autre  chose. 

J'ai  sous  les  yeux  un  livre  dû  à  la  plume  d'un  officier  de  l'armée 
d'Afrique,  qui,  dans  ce  temps  peu  propice  aux  grandes  fortunes 
militaires,  occupe  ses  loisirs  à  de  solides  études.  Vous  avez  lu  sans 
doute  dans  les  Revues  divers  morceaux  de  31.  Barchou  de  Penhoën, 
notamment  un  travail  sur  la  philosophie  de  Schelling ,  qui  suffirait 
])our  faire  concevoir  du  talent  de  l'auteur  l'opinion  la  plus  distin- 
guée :  une  grande  clarté  d'exposition ,  un  style  ferme ,  nombreux, 
coloré,  c'est  chose  qui  se  rencontre  rarement  sous  la  plume  des 
niéiaphysiciens.  M.  Barchou  de  Penhoën  en  avait  donné  un  exem- 
ple remarquable.  Aujourd  hui  ce  n'est  plus  de  métaphysique  qu'il 
traite,  mais  bien  de  notre  expédition  d'Alger  en  1850,  de  cette 
conquête  dont  les  destinées,  problématiques  dès  l'origine,  ne  sont 
point  encore  parfaitement  éclaircies.  M.  Barchou  fait  Ihistoiique 
des  causes  qui  ont  amené  la  guerre  entre  la  régence  et  nous;  ce 
qu'il  dit  à  ce  sujet  forme  un  précis  très  exact,  et  utile  à  revoir 
pour  se  rappeler  l'enchaînement  des  évènemens,  les  délibérations 
auxquelles  fut  soumis  le  projet  de  conquêt/^  et  l'accueil  que  lui  fit 


REVUE    DE   PARIS.  191 

l'opinion  à  une  époque  où  la  France ,  menacée  dans  ses  institutions 
par  le  mauvais  vouloir  du  ministère  Polignac ,  étendait  sa  défiance 
et  sa  réprobation  jus<]ue  sur  des  projets  vraiment  utiles  et  glorieux, 
et  qui ,  en  d'autres  circonstances,  eussent  valu  au  pouvoir  d'una- 
nimes éloges.  Le  Ciiractère  et  la  conduite  de  M.  de  Bourmont,  de 
l'amiral  Duperré,  l'historique  du  débarquement  et  de  la  conquête 
ont  fourni  à  l'auteur  la  matière  de  plusieurs  chapitres  d'un  intérêt 
élevé,  mûrement  pensés  et  simplement  écrits;  l'écrivain  brillant  se 
retrouve  dans  quelques  peintures  plus  vives,  telles  que  le  départ 
de  la  flotte  de  Toulon  et  le  récit  de  diverses  rencontres  avec  les 
Arabes,  entremêlées  de  l'éflexions  pleines  de  sens  et  d'une  haute 
raison.  Je  ne  crois  pas  que  ce  livre  fasse  grand  bruit  dans  le  monde, 
ce  n'est  pas  un  livre  de  circonstance;  mais  certainement  ceux  qui 
l'auront  lu,  garderont  un  vif  souvenir  du  talent  de  l'auteur,  et 
conserveront  son  ouvrage  dans  leur  bibliothèque.  Il  y  a  dans  les 
militaires  instruits  (la  remarque  n'est  pas  de  moi)  un  caractère  de 
talent  tout  particulier.  La  vie  active  a  développé  en  eux  un  coup- 
d'œil  juste,  prompt,  décidé,  et  vous  pouriez  vérifier  qu'une  fois 
prépares  par  l'état  militaire,  à  quelque  chose  qu'ils  s'adonnent,  ils 
manquent  rarement  d'y  réussir.  C'est  encore  là  une  noble  profession 
qui  s'en  va,  une  profession  désormais  pénible  sans  compensation, 
dont  l'esprit  se  retire,  et  cette  idée,  qui  pourtant  semblerait  annon- 
cer des  jours  de  paix,  a  quelque  chose  de  triste  ;  j'ai  toujours  eu 
une  admiration  et  un  attrait  particulier  pour  le  caractère  militaire  : 
l'habitude  du  péril  et  de  la  discipline,  (pi'y  a-t-il  de  plus  puissant 
pour  former  des  hommes  à  toutes  les  qualités  fortes  et  honorables? 
L'état  militaire  ('tait  resté  dépositaire  et  héritier  de  toutes  ces  belles 
traditions  d'honneur  que  la  noblesse  avait  laissé  perdre.  Le  senti- 
ment de  la  gloire,  l'exercice  journalier  du  courage,  élevaient  les 
hommes;  c'était  un  asile  ouvert  à  tout  le  côté  poéli(jue  et  chevale- 
resque de  la  vie  humaine,  si  miséiablement  sacrifice  de  nos  jours 
aux  sordides  calculs  de  rëgoisme  et  de  l'esprit  financier.  Eh  bien! 
tout  cela  s'en  va;  on  met  la  pioche  à  la  main  de  nos  soldats;  gloire 
à  l'industrie!  mais  l'industrie,  cette  souveraine  despotique  de 
notre  âge,  héiitera-t-clle  aussi  de  l'honneur  et  du  désintéresse- 


***  REVUE   DE  PARIS. 

«.eut  miliiaire?  E„  attendant  que  le  jour  se  fève  surtouu^sces 
quest,ons  obscures.  l,„„orons.  croye..oi.  les  ho.n^es  d^m^ 
qu.,  a  retesdans  leur  route,  savent  reporter  dans  la  vie  civile  « 
dans  lexercce  des  plus  nobles  facultés  de  lespri,  cette  civié 
pea.e  de  ..ctitude  qui,  en  dau.res  tetnps,  les  eut  prols^^ 
être  a  des  dignités  plus  brillantes.  ' 


Ad.  Guérollt. 


VERA-CRUZ. 


Toute  cette  vaste  portion  du  continent  américain ,  qui  s'étend 
depuis  le  16°  de  latitude  jusqu'au  37",  jadis  colonie  espajjnole, 
actuellement  république  composée  de  vingt-deux  états  fédéralifis 
et  indépendans,  en  un  mot  le  Mexique ,  n'a  qu'un  port  pour  com- 
muniquer avec  l'Europe,  et  ce  port,  c'est  la  Vera-Cruz.  A  la  vérité, 
depuis  quelques  années,  la  petite  ville  de  Tempico  est  assez  fré- 
quentée par  les  bâtimens  européens  et  ceux  des  côtes  orientales 
de  l'Amérique;  mais  le  commerce  qui  s'y  fait  est  trop  peu  consi- 
dérable ,  et  la  rade  de  Tempico  n'offre  pas  assez  de  sûreté  aux 
navires  pour  qu'elle  puisse  jamais  rivaliser  avec  la  dangereuse, 
mais  antique  rade  de  Vera-Cruz. 

La  ville  de  la  Vera-Cruz  fut  fondée  par  Fernand  Cortès  le  ven- 
dredi-saint de  l'année  1519,  sur  les  bords  de  la  mer,  dans  l'endroit 
même  où  il  débarqua  avec  son  armée.  Elle  fut  appelée  Villa  Hica, 
dit  un  historien  de  la  conquête  du  Mexique ,  à  cause  de  l'or  que  les 
Espagnols  y  découvrirent.  La  fièvre  jaune  et  les  guerres  civiles 
ont  vieilli  la  Vera-Cruz,  pour  ainsi  dire,  dès  son  origine,  au  point 
que,  malgré  son  jeune  âge  de  trois  siècles,  ayant  été  déjà  plusieurs 
fois  détruite  ou  abandonnée,  les  voyageurs  n'ont  pu  préciser  sa 
situation  primitive.  Mais  la  soif  de  l'or  est  son  palladium,  et  la 


194  REVUE   DE   PARIS. 

Vera-Cruz  existe  en  dépit  du  caprice  impolitique  de  l'un  des  der- 
niers vice-rois  cspaj'jnols,  qui,  pour  souslraiie  les  Européens  au 
fléau  (errible  do  la  lièvre  j;iune,  appelée  z;oî»n<o  n^^/ro,  avait  résolu 
de  la  raser  enlièremeui ,  et  d'en  transporter  les  habilans  à  Xalapa. 
Elle  existe,  toujours  serrée  dans  son  épaisse  ceinture  de  sable  que 
lèvent  du  nord  amoncelle  autour  de  ses  remparts,  en  partie  bai- 
gnés par  la  mer;  elle  existe  avec  ses  maisons  bl;mches,  ses  dômes 
arrondis ,  ses  clochers  élevés ,  ses  rues  droites  bordées  de  trottoirs , 
ses  portiques,  ses  églises,  son  môle  que  les  flots  rongent  en  frémis- 
sant, ses  forts,  ses  moustiques,  son  vomito  negro  et  ses  quinze 
mille  habitiuis.  Ce  sont  ses  lubiians  qui  ont  combattu  le  plus  vail- 
lamment pour  l'indépendance  du  Mexique;  ce  sont  eux  qui  ont  ex- 
pulsé les  Espagnols  de /as  Casiillas  ou  San- Juan  dVlloa ,  forte- 
resse réputée  imprenable,  bâtie  dans  la  rade  à  un  quart  de  lieue 
de  la  ville,  sur  l'un  de  ces  deux  îlots  où  les  indigènes,  lors  de  l'ar- 
rivée de  Fernand  Cortès,  offraient  à  leurs  divinités  des  victimes 
humaines,  et  dont  l'autre,  écueil  redouté  des  navigateurs,  a  con- 
servé le  nom  d'Ile  des  Sacrifices  (  Isla  de  Sacrificios).  Des  boulets 
enchâssés  dans  les  remparts ,  des  maisons  démantelées ,  des  murs 
croulans,  attestent  que  la  gloire  dont  se  prévalent  les  Véracruzîem , 
ils  l'ont  acquise  ajuste  titre. 

On  a  prétendu  que  la  ville  primitive,  fondée  par  le  conquérant  du 
Mexique,  avait  été  bâtie  à  plusieurs  lieues  de  distance  de  la  Vera- 
Cruz  d'aujourd'hui;  d'autres  soutiennent  au  contraire  que  sa  situa- 
tion n'a  jamais  changé.  Aucune  de  ces  deux  assertions  ne  mérite 
croyance;  voici  des  faits.  Les  ruines  de  l'ancienne  Vera-Cruz  («n- 
lifjna  Vera-Cruz)  existent  à  côté  de  la  nouvelle  Vera-Cruz,  qui  a 
son  cimetière  au  milieu  d'elles.  Non-seulement  on  y  voit  un  grand 
nombre  de  maisons  démolies,  mais  il  y  a  même  une  promenade 
bordée  de  murs ,  tapissée  d'une  espèce  de  ciment  fort  dur,  imitant 
le  granit.  Ces  ruines  se  trouvent  au  sud-est  de  la  ville,  à  quelques 
centaines  de  pas  des  remparts. 

La  nouvelle  Vera-Cruz  forme  un  carré  long,  irrégulier;  aucun 
('difice  remarquable  ne  la  décore  ;  mais  elle  a  d'assez  jolies  places 
publiques.  Ses  rues  sont  larges  et  bien  alignées  ;  celles  qui  la  par- 
tagent dans  sa  longueur  sont  fort  belles  et  se  coupent  à  angle  droit 


REVUE   DE   PARIS.  195 

avec  les  rues  transversales.  Les  maisons,  bàlies  en  briques  et  couron- 
nées de  terrasses,  ont  des  balcons  à  presque  toutes  les  fenêtres  ;  elles 
sont  de  deux ,  ou  trois  éiafies.  Du  côlé  du  nord  est  la  mer,  à  l'orient 
et  à  l'occident  le  sable  de  la  côte  dép)uillée  de  végétation,  au  sud 
quelques  arbustes  qui  naissent  au  pied  même  des  remparts;  un 
peu  plus  loin  do  vastes  marais ,  et  au-delà  la  forêt  qui  se  prolonge 
sur  de  lointains  coteaux,  derrière  lesquels  se  montrent  les  flancs 
noirs  du  pic  d'Orizava. 

La  pierre  qui  a  servi  à  construire  le  môle  et  les  remparts  est 
formée  par  des  madrépores  ;  on  la  tire  du  fond  de  la  mer.  Il  n'y  a 
pas  de  tuilerie  à  Vera-Gruz;  pour  la  construction  et  la  répriration 
des  maisons,  on  fait  venir  des  briques  de  TIacoialpan,  ville  située 
à  vingt  ou  vingt-cinq  lieues  de  là  ,  sur  les  goélettes  qui  font  cette 
traversée.  Aussi  les  frais  de  transport  et  la  cherté  de  la  main 
d'œuvre  élèvent  la  bâtisse  à  un  si  haut  prix,  que  beaucoup  de  pro- 
priétaires négligent  de  restaurer  leurs  maisons  à  demi  ruinées  et 
inhabitables. 

Il  y  a  dans  la  ville  de  nombreuses  fontaines ,  des  puils  et  des 
citernes;  mais  l'eau  est  assez  mauvaise  et  ne  contribue  pas  peu, 
dit-on  ,  à  donner  des  maladies;  on  prétend  que  celle  des  citernes 
est  la  seule  (|u'on  puisse  boire  sans  danger.  Le  marché  est  garni 
de  provisions  et  de  fruits  de  toute  espèce.  On  y  voit  toutes  les  pro- 
ductions d'Europe  et  des  tropiques,  la  banane  et  la  pêche,  le  rai- 
sin et  l'anana. 

La  classe  ouvrière,  qui  échappe  au  vomito  negro,  mène  à  Vera- 
Cruz  une  vie  plus  heureuse  que  partout  ailleurs ,  peut-être  ;  car  si 
elle  n'est  pasassuiée  de  vivre  long-iemps,  ce  dont  elle  s'inquiète 
fort  peu,  elle  gagne  de  bons  salaires,  ce  qui  lui  importe  davan- 
tage. Une  jouinée  de  travail  vaut  à  un  menuisier  dix  francs  au 
nioins,  à  un  nuiçon  quelqiielx)is  quinze  francs;  ainsi  des  autres 
métiers.  Les  ouvriers  malades  trouvent  à  l'hôpital  des  soins  et  des 
secours.  S'ils  guérissent,  ils  sont  certains,  avec  de  l'économie,  de 
se  créer,  au  bout  de  quelques  années,  une  honnête  aisance,  qui 
pourra  les  dispenser  de  travailler  le  reste  de  leurs  jours. 

Vera-Gruz  est  par  sa  position  l'enti-epùt  général  de  tout  ie  com- 
merce du  Mexique.  Elle  sait  tirer  parti  de  cet  avantage ,  et  sur 


196  REVUE   DE   PARIS. 

toutes  les  marchandises  qui  entrent  dans  le  port  pour  être  expé- 
diées dans  rintërieur,  ou  qui  en  sortent  pour  être  exportées,  elle 
prélève  des  droits  de  douane  fort  considérables;  aussi  est-elle  en 
butte  à  ranimosité  et  à  la  jalousie  des  autres  é»  i  ^  fedéraiifs.  Il 
parait  même  que  les  derniers  troubles  du  Mexiqvr  n'ont  pas  eu  de 
cause  plus  immédiate. 

Les  principaux  néjyocians  de  Mexico  et  des  autres  grandes  villes 
de  la  république  ont  des  correspondons  à  V^^  '>uz;  mais  il  y  a 
en  outre  de  nombreuses  maisons  de  commeu*  dont  Ijes  relations 
!>*etendent  dans  le  nouveau  et  l'ancien  co'^»'  -  jt.  Chaque  jour  il 
arrive  dans  la  rade  des  navires  de  pres(|uo  toutes  les  nations, 
chargés  de  différentes  marchimdises  ;  le  commerce  le  plus  actif 
est  celui  des  vins  de  Bordeaux,  d'Espagne,  de  Portugal,  des 
huiles  d'olive, des  indiennes,  des  tissus  de  toute  espèce,  du  sucre, 
du  café.  Les  Antilles  fournissent  en  partie  au  Mexique  ces  deux 
derniers  produits,  qui  réussissent]si  bien  dans  l'état  de  Vera-Cruz, 
mais  dont  la  culture  est  trop  négligée  pour  suffire  aux  besoins  des 
Mexicains.  Les  objets  d'exportation  de  Vera-Cruz  ne  consistent 
guère  qu'en  vanille,  cochenille ,  jalap,  salsepareille  :  aussi  la  plu- 
part des  navires  d'Europe  sont-ils  obligés  d'aller  co»pk?ter  leurs 
chargemens  sur  les  côtes  du  Yucatan  ou  ailleurs. 

Quatre-vingts  lieues  séparent  Vera-Cruz  de  Mexico.  La  route  €st 
très  belle,  bien  entretenue,  et  les  voitures  la  parcourent  hbrement 
de  Xalapa  à  la  capitale  du  Mexique;  mais  de  Vera-Cruz  à  X;ibpa» 
le  chemin  est  si  difficile,  que  le  transport  des  marchandises  s'effec- 
tue généralement  à  dos  de  mulet.  Il  part  tous  les  jours  de  Vera- 
Cruz  des  caravanes  qui  se  dirigent  sur  tous  les  points  du  Mexique. 
Les  muletiers  qui  les  conduisent  campent  dans  les  forëis,  font  eux- 
mêmes  leurs  tortilles  (i),  et  apprêtent  leur  nourriture  dans  les 
champs,  comme  les  giianns  d'Espagne.  3Iais  les  voyageurs  sont 
souvent  dévalisés  par  des  bandes  de  voleurs  qui  infestent  les  che- 
mins. On  s'assure ,  dit-on ,  contre  ces  brigands  à  Vera-Cruz  et  à 
Mexico,  comme  on  s'assure  en  France  contre  l'incendie. 

Le  luxe  est  généralement  répandu  parmi  les  habitans  de  Vera- 

(i)  Gâteau  de  maïs  qui  sert  de  pain  à  la  plupart  des  habitans  du  Mexique 


REVUE   DE   PARIS.  197 

Cruz.  Les  riches  bourgeois  suivent  les  modes  françaises;  les 
femmes  sont  toujours  vêtues  de  noir  les  jours  ouvrables,  de  blanc 
les  fêtes  et  dimanches.  Celles  qui  desrendent  d'Européens  sont  en 
général  de  moyenne  taille,  bien  faites  et  fort  jolies.  La  mantille 
noire,  qui  cache  à  demi  leur  visage,  relève  singulièrement  la  blan- 
cheur de  leur  teint  ;  malheureusement  elles  sont  en  petit  nombre, 
car  la  plus  grande  partie  de  la  population ,  surtout  dans  les  classes 
inférieures,  est  composée  d'hommes  et  de  femmes  de  couleur. 

A  toute  heure  du  jour,  l'aspect  des  rues  de  la  ville  est  plein  de 
variété  et  de  mouvement.  Les  habitans  ne  sont  point  sujets  à  celte 
espèce  d'apathie  morale  et  physique,  qui  est  l'apanage  des  hommes 
des  tropiques  ;  c'est  qu'il  y  a  à  Vera-Cruz  des  hommes  de  toutes 
les  nations,  des  Français,  des  Allemands,  des  Espagnols,  des 
Italiens,  des  Anglais,  des  Américains  du  Nord;  et  tous  ces  étran- 
gers, tantôt  disséminés,  tanlôl  nieks  et  confondus  avec  les  habi- 
tans, sont  en  assez  grand  nombre  pour  pouvoir  parler  la  langue  de 
leur  pays.  On  voit  ordinairement  assez  peu  de  femmes  circuler 
dans  les  rues,  les  jours  de  fêtes  exceptés.  Les  dames  de  distinction 
surtout  vivent  très  retirées;  elles  ne  sortent  guère  que  pour  aller 
à  l'église,  et  ne  fréquentent  point  les  promenades  et  les  divertisse- 
mens  publics.  Il  ne  figure  aux  /"o/zc/an^/os  champêtres,  qui  ont  lieu 
tous  les  dimanches  aux  environs,  que  des  femmes  de  couleur. 

Le  jeu  est  la  passion  dominante  des  Mexicains.  A  Vera-Ciuz, 
ils  la  poussent  jusqu'à  la  frénésie.  A  deux  lieues  de  la  ville  est  une 
maison  de  plaisance,  où  se  réunissent  les  joueurs.  Les  diman -lies 
et  les  l^Hes,  tout  ce  qui  compose  l'aristocratie  marchande  et  finan- 
cière, la  seule  qui  existe  à  Vera-Cruz ,  se  rend  en  voiture  à  ce  châ- 
teau. C'est  là,  dans  la  solitude  des  bois,  que  de  brillantes  fortunes, 
fruit  du  hasard  ou  des  labeurs  de  plusieurs  années,  s'évanouissent 
à  la  vue  d'un  as  de  pique  ou  de  carreau;  c'est  là  que,  dans  l'es- 
pace d'un  jour,  l'homme  riche  est  plongé  dans  la  misère,  tandis 
(jue  l'homme  voisin  de  l'indigence  s(  lève  a  la  richesse  (jui  le  con- 
duit aux  dignités.  On  cite  un  négociant  français  qui  est  parvenu  à 
monter  ainsi  l'échelle  de  la  fortune,  et  par  suite  celle  des  lionneurs. 

La  chambn; des  députés  (riïJs/at/o  Uhreif  aoberano)  de  Yera-Cruz 
s'assemble  à  Xalapa,  où,  pendant  la  session,  elle  est  à  l'abri  du 


198  REVUE   DE    PARIS. 

voniito  no{fro;  mais  le  chef  politique  réside  à  Vera-Cruz  avec  trois 
ou  quatre  régiinens  d'inlanterie,  plusieurs  eompnffnies  d'artille- 
rie,  sans  compter  ceux  qui  occupent  las  Cafiiillas,  d'où  ils  font  ton- 
ner le  canon  chique  malin  au  lever  du  jour,  et  tous  les  soirs  à  huit 
lîcures.  Les  soldats  sont  fort  bien  équipes.  Dvu\  réjjimens  ont 
chacun  une  biill.inte  musi(iue.  Chaque  musicien  a  un  costume 
d'une  magnilicence  tout  oiientalc.  L'et.it-major  se  fait,  sans  doute, 
jiin  point  d'honneur  de  les  vêtir  avec  luxe,  comme  en  France  les 
tambours-majors.  Il  y  a  dans  renceinte  de  la  ville  un  assez  grand 
nombre  de  casernes,  un  parc  d'artillerie  muni  de  bombes,  d'obus , 
de  plusieurs  pièces  de  canon  en  fonte,  dont  la  plus  belle  porte  les 
:«rmes  des  rois  de  France,  et  a  été  fondue  sous  Louis  XL 

Sept  couvens,  la  plupart  déserts,  sont  disséminés  dans  divers 
quartiers.  Un  moine,  portant  l'habit  de  son  ordre,  habite  quel- 
quefois seul  les  sombres  galeries  du  monastère.  Les  églises  de  ces 
couvens  sont,  ainsi  que  la  métropole,  vastes,  propres  et  ornées; 
mais  on  y  voit  fort  peu  de  tableaux.  Ces  églises  restent  presque 
toujours  fermées.  La  cathédrale  est  la  seule  qui ,  les  dimanches  et 
fêtes,  réunisse  un  assez  grand  nombre  de  fidèles.  Il  y  a  foule  sur- 
tout à  la  messe  où  les  musiques  mil.taires  des  deux  régimens, 
exécutent  tour  à  tour  des  airs  graves  et  solennels  parfaitement  en 
harmonie  avec  la  sainteté  du  lieu. 

Les  étrangers  ne  sont  pas  embarrassés  pour  se  loger  à  Vera- 
Cruz  ,  comme  à  Alvarado  et  à  Tlacotalpan.  On  y  trouve  des  auber- 
ges (fondas)  fort  bien  tenues,  dont  plusieurs  par  des  traiteurs 
français,  chez  les(]uels  on  est  bien  nourri  poui-  une  ou  deux  pias- 
tres par  jour.  On  repose  la  nuit  couché  sur  des  lits  de  sangle  sans 
matelas  ni  paillasse ,  enfermé  sous  une  moustiquaire  de  gaze , 
appelée  pavillon.  Sans  cette  cloche  légère,  transparente,  mais 
impénétrable  aux  moustiques,  ces  insectes  vous  empêcheraient  de 
dormir.  Souvent  même,  nonobstant  toutes  précautions,  il  est  im- 
possible de  fermer  l'œil ,  touimenté  que  l'on  est  j)ar  la  piqûre  et  le 
bourdonnement  de  quelques-uns  d'entre  eux  qui  sont  parvenus  à 
se  glisser  sur  votre  couche.  Il  est  pénible  alors  de  sentir  la  nuit 
peser  sur  ses  paupières ,  tandis  que  le  seseno,  la  lanterne  d'une  main 
et  la  hallebarde  de  l'autre,  parcourt  la  ville  en  chantant  les  heures. 


REVUE  DE  PARIS.  199 

et  que  sa  voix  sonore  et  pënëlrante ,  après  avoir  frappe  vos  oreil- 
les du  salut  habituel  :  Ave  Maria  purissima ,  fait  entendre  les  mots 
désolans  :  La  média  de  noclie ,  il  est  minuit.  Il  est  pénible  alors  de 
distinguer  les  voix  sourdes  des  sentinelles  qui  veillent  autour  des 
remparts,  et  dont  les  cris  mille  fois  répétés  forment,  pour  ainsi 
dire,  une  longue  chaîne  de  sons  dans  les  ténèbres. 

Sans  le  vomito  negro,  les  fièvres  intermiilentes  et  les  moustiques, 
la  Vera-Cruz  serait  une  des  villes  les  plus  florissantes  de  l'univers. 
Sa  position  unique  peut-être,  qui  la  rend  le  canal  indispensable 
de  l'Europe  pour  alimenter  le  Mexique  de  ses  produits  agricoles 
et  industriels,  les  richesses  du  sol  de  l'état  dont  elle  est  la  capitale, 
lui  donnent  une  haute  importance.  Tant  que  le  monde  aura  soif 
de  l'or,  il  se  trouvera  des  aventuriers  qui  iront  braver  dans  son 
enceinte  l'horrible  fièvre  jaune,  et  renouveler  cette  population  <h'- 
croissante  que  le  fléau  décime  chaque  année. 

{Journal  d'un  voyageur.) 


UN  BAL 


SOUS  LOUIS  XIV.  ■ 


Au  mois  de  mais  1661 ,  c'est-à-dire  deux  mois  seulement  après 
la  mort  de  M.  le  cardinal  de  Mazarin ,  ii  y  avait  déjà  bal  chez  la 
jeune  princesse  de  Soissons,  nièce  du  défunt  ministre.  Le  roi  n'ai- 
mait point  les  gens  d'humeur  triste;  il  avait  horreur  du  deuil;  la 
danse  était  son  goût  le  plus  passionné;  il  excellait  dans  cet  exer- 
cice, et  la  comtesse  Olympe,  remarquant  du  refroidissement  pour 
elle  dans  les  manières  du  prince,  résolut  de  se  remettre  bien  en 
cour  en  donnant  un  bal  à  l'occasion  de  ses  nouvelles  fonctions  de 
surintendante  de  la  reine.  Combien  elle  se  félicita  de  son  expédient, 
lorsqu'un  soir,  chez  Monsieur,  le  roi  daigna  dire  en  souriant  : 

—  Madame  de  Soissons ,  ce  sont  les  bergers  qui  dansent  au 
retour  du  printemps;  ainsi  nous  voulons  que  votre  fête  soit  cham- 
pêtre et  nous  y  paraîtrons  en  Tircis  ! 

Puis  S.  M.  se  penchant  à  l'oreille  de  la  comtesse  : 

—  Ma  chère  Olympe ,  dit-il  tout  bas ,  je  vous  enverrai  mes  violons. 

(i)  Nous  avons  anaoncé,  il  y  a  quelque  temps,  un  nouveau  roman  de  M.  Paul 
(le Musset;  le  fragment  suivant  est  extrait  de  ce  nouvel  ouvrage  qui  a  pour  titre 
Lauzun ,  et  paraîtra  prochainement  chez  le  libraire  Dumont. 


REVUE   DE   PARIS.  201 

Le  jour  du  bal  arrivé ,  on  vit  l'hôtel  de  Soissons  miraculeusement 
transformé  en  un  bosquet  enchanté.  Les  murs  et  les  plafonds 
disparaissaient  sous  d'épaisses  couches  de  feuillage  vert.  Les  galeries 
ressemblaient  aux  allées  d'un  parc  taillé  avec  une  parfaite  symé- 
trie, et  les  portes  étaient  comme  les  détours  de  charmilles  touf- 
fues. Les  girandoles  levaient  leurs  bras  comme  des  plantes  gigan- 
tesques d'où  la  lumière  sortait  en  fleurs  étincelantes.  Les  degrés 
étaient  recouverts  d'un  frais  gazon ,  et  toutes  les  roses  de  Fontenay 
gisaient  effeuillées  dans  les  salons  pour  être  foulées  par  les  pieds 
des  danseurs.  La  comtesse  aurait  certainement  commandé  à  ses 
valets  de  se  vêtir  en  faunes ,  si  toute  la  cour  eût  dû  prendre  le  dé- 
guisement; mais  on  craignait  encore  d'effaroucher  la  piété  de  la 
jeune  reine,  dont  le  confesseur  était  trop  sévère  pour  permettre 
la  mascarade  après  le  carnaval.  Afin  de  n'être  pas  le  seul  à  porter 
le  déguisement ,  le  roi  voulut  qu'il  y  eût  une  entrée  de  quatre  ber- 
gers avec  leurs  bergères.  On  choisit  les  plus  jolies  femmes  et  la 
fleur  des  cavaliers  ;  le  quadrille,  dont  la  musique  était  de  Baptiste, 
fut  appris  et  répété  dans  le  plus  grand  secret. 

Le  roi  ouvrit  le  bal  en  dansant  avec  Mademoiselle ,  Louise  d'Or- 
léans, un  pas  admirable,  exprès  étudié  pour  la  circonstance.  La 
beauté  du  royal  Tircis  fit  épanouir  tous  les  cœurs.  Jamais  berger 
idéal ,  soupirant  dans  les  pages  des  romans  du  jour,  n'au  rait  porté 
la  houlette  avec  une  plus  moelleuse  élégance.  Les  dames  voyaient 
réalisées  les  douces  visions  de  leurs  lectuies  pastorales;  elles  sou- 
riaient en  murmurant  tout  bas  des  éloges  amoureux;  leurs  yeux 
languissans  semblaient  aider  le  prince  dans  l'exécution  de  ses  pas  , 
et  le  soutenir  dans  les  poses  difficiles,  comme  si  elles  eussent 
regretté  que  des  membres  si  gracieux  prissent  tant  de  fatigue. 
Leur  silence  ressemblait  à  une  délicieuse  rêverie.  Elles  oubliaient 
leurs  rivaUtés,  leurs  jalousies  et  leurs  querelles;  elles  s'oubliaient 
elles-mêmes,  car  ce  n'était  plus  l'instant  de  briller,  ni  de  chercher 
à  fixer  les  regards  du  roi.  Le  roi  dansait!  elles  ne  savaient  plus  où 
se  procurer  assez  d'attention,  d'applicaiion  et  d'intérêt  pour  un  tel 
spectacle. 

Le  pas  achevé,  S.  M.  s'alla  placer  près  du  fauteuil  de  la  jeune 
reine  pour  regarder  le  quadrille  composé  par  maître  Baptiste.  Trois 


REVUE   DE   PARIS. 

cavaliers  vêtus  en  bergers ,  MM.  de  Guiche ,  du  Lado  et  de  Villerio , 
s'avancèrent  condiiisnnt  leurs  beigèrcs  ;  mais  le  quatrième  danseur 
ne  parut  point ,  et  la  duchesse  de  Valenlinois ,  élevant  sa  main  gau- 
che que  personne  ne  vint  saisir,  se  plaça  toute  seule  à  son  poste 
en  disant  d'un  air  étonné  : 

—  Où  donc  est  M.  de  Villequier? 

Aussitôt  la  fouie  répéta  timidement  le  nom  de  Villequier;  les 
yeux  cherchèrent  de  tout  côté  le  quatrième  berger  sans  lequel  le 
quadrille  était  impossible.  Les  maîtres  des  cérémonies  coururent 
par  les  salons  en  appelant  le  danseur  égaré,  avec  des  cris  lamen- 
tables. Les  assista  ns  étaient  saisis  d'horreur,  car  le  roi  fronçait 
déjà  les  sourcils,  et  son  mécontentement  était  visible.  Les  violons 
avaient  joué  deux  fois  la  ritournelle.  L'anxiété  de  la  cour  fut  à  son 
comble ,  lorsque  des  voix  confuses  crièrent  dans  l'éloignement  que 
le  duc  de  Villequier  n'était  pas  encore  arrivé.  Quoique  l'effet  du 
quadrille  dût  être  absolument  perdu  par  l'absence  du  quatrième 
cavalier,  l'impatience  du  roi  et  l'ordre  qu'il  donna  impérieusement 
de  commencer,  ne  permirent  plus  ni  hésitation  ni  retard.  MM.  de 
(iuiche  et  de  Villoroi  dc-buièrent  avec  leurs  dames  sans  savoir  com- 
ment celte  cruelle  scèn^  allât  finir,  et  laissant  M.  du  Lude  dans 
un  embarras  voisin  du  désespoir.  La  terreur  et  l'attente  crispaient 
tous  les  visages. 

Tout  à  coup  un  jeune  homme  inconnu ,  vêtu  de  l'habit  ordinaire 
de  la  cour ,  s'élance  hardiment  du  milieu  de  la  foule ,  et  saisit  par 
la  main  M™^  de  Valentinois  qui  lui  sourit  d'un  air  amical.  Voilà 
ce  gentilhomme  qui  exécute  les  figures  savamment  combinées  par 
le  directeur  des  ballets,  et  répétées  depuis  une  semaine  avec  un 
profond  mystère.  Non-seulement  il  semble  deviner  tout  ce  qu'a 
imaginé  le  maître ,  comme  si  quehjue  démon  lui  révélait  sur  l'heure 
les  secrets  de  cour;  mais  on  dirait,  à  voir  la  souplesse  et  la  multi- 
plicité de  ses  pas ,  qu'il  se  joue  des  études  sérieuses  de  ses  voisins  , 
et  qu'il  s'élève  au-dessus  d'eux ,  comme  le  poète  au-dessus  du  pro- 
sateur. 11  ajoute  des  broderies  de  bon  goût  au  thème  de  l'inventeur, 
difficile  et  compliqué  pour  les  autres ,  mais  qu'il  paraît  traiter 
comme  un  badinage.  L'imagination  du  maître  est  moins  féconde , 
moins  hardie  que  les  jambes  de  cet  étranger. 


REVUE   DE   PARIS.  203 

Un  murmure  d'dtonnement  s'eirva  d'abord  de  toutes  pans;  la 
reine  parla  lon[>-tempsà  l'oreille  du  roi,  et  comme  elle  Ht  plusieurs 
signes  de  lete  approbaiifs,  on  présuma  que  ce  danseur  était  connu 
du  monarque.  Les  deux  visages  royaux  souriaient  de  p'aisir  à 
chaque  mouvement  agile  de  ce  j(  une  homme.  L'étonnement  fit 
bientôt  place  à  l'admiration  et  à  la  joie.  Quelques  dam(^s,  au  risque 
d'être  blâmées,  montèrent  sur  les  sièges.  Cette  assemblée,  qu'on 
avait  vue  consternée  par  la  crainte  d'une  catastrophe  presqu'inévl- 
table,  fut  saisie  d'un  enth()usi:.sme  subit;  les  hommes  s'agitaient 
avec  un  air  d'empressement  et  de  curiosité. 

—  L'heureux  mortel  !  disaient  des  ambitieux  ;  sa  fortune  est  assu- 
rée, il  sera  désormais  de  tous  les  rpiadrilles. 

Le  duc  de  Morteinart,  amateur  pnssionné  de  balîels  et  de  comé- 
dies ,  qui  s'extasiait  au  seul  nom  du  plus  mauvais  acteur  et  qui  bon- 
dissait lorsqu'on  lui  pai'lait  de  Baptiste,  s'écria  que  c'était  a  mou- 
rir de  surprise  et  de  plaisir. 

—  Admirable!  prodigieux!  criait-on  de  tous  côtés  aux  moindres 
jetés-battus  de  l'étranger. 

—  Voyez!  voyez!  le  roi  l'applaudit;  messieurs,  applaudissons. 
L'inconnu  termina  au  bruit  des  battemens  de  toutes  les  mains,  et 

par  un  pas  d'une  extrême  difliculté,  ce  quadi-ille  a  jamais  mémo- 
rable. Une  question  unique  vola  aussitôt  de  bouche  en  bouche. 

—  Qui  donc  est  ce  jeune  homme? 

'  '  — C'est  quelque  maître  à  danser  envoyé  dïtalie  au  roi,   mur- 
mura un  envieux. 

—  Non,  non,  répondit  M.  de  la  Kochefoucault,  l'étude  ne  peut 
donner  cette  noblesse  de  maintien  qu'à  un  homme  distingué;  je  ga- 
gerais que  ce  garçon  est  du  meilleur  sang  de  France. 

—  Son  nom,  par  pitié!  demandèrent  les  dann  s. 

—  Je  le  sais,  je  le  sais,  dit  M.  de  Yilleroi,  d'un  air  important. 

—  Vile,  son  nom? 

—  Il  s'appelle  Lauzun. 

Lauzun!  Lauzun!  répétèrent  cent  voix  de  toutes  sortes. 

—  Lauzun  î  dit  un  duc  vérifié;  c'est  une  branche  de  l'ancienne  et 
illustre  famille  des  Caumont. 

—  Lauzun  !  c'est  un  cousin  du  maréchal  de  Grammont. 


204  REVUE  DE  PARIS. 

—  M™"  de  Valentinois,  fille  du  maréchal,  a  révélé  à  son  cousin 
les  secrèks  instructions  du  maître  des  ballets. 

—  C'est  cela  !  le  mystère  est  écKiirci. 

Le  nom  de  Lauzun  voltigea  aussitôt  sur  les  plus  jolies  lèvres  du 
monde  au  zéphyr  des  éventails.  On  ne  parla  plus  que  de  Lauzun 
pendant  le  reste  de  la  soirée.  La  nouvelle  se  répandit  que  le  ma- 
lencontreux Villequier  s'était  cassé  la  jambe. 

—  Le  sol  !  dit  M.  de  Morlemart  ;  il  ne  lui  reste  qu'à  vendre  ses 
charges  au  jeune  Lauzun. 

—  Regardez,  regardez!  voilà  M.  de  Lauzun  qui  danse  encore 
une  courante  avec  M™^  de  Valentinois. 

—  Ce  doit  être  un  rusé  coquin ,  s'il  a  l'esprit  aussi  délié  que  les 
jambes. 

—  Il  est  d'une  taille  fort  petite. 

—  Oui,  mais  qu'elle  est  souple  et  dégagée! 

—  La  même  tournure  que  celle  du  roi ,  madame. 

—  Absolument  la  même ,  madame  ;  —  plus  de  vivacité  seulement. 

—  La  plus  jolie  jambe  de  la  cour. 

—  La  plus  jolie,  sans  contredit. 

—  Ses  cheveux  sont  excessivement  blonds. 

—  J'aime  fort  les  cheveux  blonds. 

—  Voyez  comme  sa  physionontie  est  fière  !  madame. 

—  Fière  et  douce  tout  à  la  lois. 

—  Je  ne  la  trouve  pas  douce,  madame. 

—  C'est  un  enfant. 

—  Dix-huit  ans  au  plus,  je  gage. 

—  Oh  !  madame,  quelle  petite  main!  —  ses  dents  sont  belles. 

—  Qu'il  danse  bien  !  cette  courante  est  des  plus  difficiles ,  savez- 
vous  cela  ? 

—  Ce  n'est  après  tout ,  dit  un  vieux  courtisan ,  qu'un  méchant 
cadet  arrivé  de  Gascogne  depuis  huit  jours,  et  je  parierais  gros  jeu 
qu'il  en  est  venu  à  pied. 

—  Il  est  merveilleux  qu'un  simple  cadet  de  Gascogne  possède  à 
à  ce  point  les  belles  manières. 

— La  comtesse,  sa  cousine,  est  une  belle  danseuse,  dit  un  passant. 

—  Elle  est  bien  heureuse ,  pensèrent  les  femmes  sans  oser  le  dire. 


REVUE   DE   PARIS.  205 

La  magnifique  courante ,  savamment  exécutée,  valut  un  nouveau 
triomphe  au  jeune  Lauzun.  La  foule  était  transportée,  les  élo{jes 
n'eurent  plus  de  bornes.  Enfin  ce  qui  environna  le  débutant  d'un 
éclat  formidable,  c'est  que  le  roi  le  fit  appeler  et  daigna  l'attirer 
pour  lui  parler  dans  l'embrasure  dune  fenêtre.  Un  sourire  char- 
mant et  plein  de  coquetterie,  symptôme  certain  de  l'approche  du 
vent  de  la  faveur ,  soulevait  les  lèvres  royales  S.  M.  déposa  sa  hou- 
lette contre  un  volet ,  et  passa  sa  main  gauche  dans  les  plis  de  son 
haut-de-chausses  pastoral  garni  d'un  vertugadin  de  soie  rose. 

—  Que  pcnse-t-on  de  nous  en  Gascogne ,  monsieur  de  Lauzun? 

—  Le  nom  de  votre  majesté  y  est  béni  et  respecté. 

—  Le  trône  a  été  fort  déconsidéré  par  sa  faiblesse  ;  mais  je  lui 
donnerai,  j'espère,  un  éclat  nouveau.  Je  veux  retremper  ma  cour 
et  m'entourer  de  gentilshommes  dévoués.  Vous  resterez  près 
de  nous,  monsieur  de  Lauzun.  Votre  cousin  m'a  demandé  pour 
vous  le  commandement  d'une  compagnie  de  Becs  de  Corbin  :  je 
vous  l'accorde.  —  Vos  revenus  sont-ils  considérables? 

—  Ils  sont  fort  modestes.  Sire;  mais  je  n'épargnerai  rien  pour 
soutenir  le  rang  que  voire  majesté  veut  bien  me  donner. 

—  Je  n'entends  pas  que  votre  fortune  souffre  des  dépenses  où 
vous  entraînera  votre  emploi.  J'y  remédierai  par  quelque  autre  fa- 
veur plus  lucrative.  La  mort  de  M.  le  cardinal  met  à  ma  disposi- 
tion bien  des  places.  Je  songerai  à  vous.  On  cherche  des  yeux  celui 
sur  qui  va  tomber  le  fardeau  des  affaires.  Je  veux  bien  vous  dire 
qu'il  n'y  aura  plus  de  premier  ministre,  et  que  je  régnerai  seul. 
Ainsi  faites-nous  votre  cour,  monsieur  de  Lauzun. 

Cela  dit,  le  roi  reprit  sa  houlette,  et  répondit  à  la  profonde 
révérence  de  Lauzun  par  un  signe  de  tète  gracieux;  puis  il 
tourna  sur  ses  talons  et  rejoignit  la  reine. 

La  cour  était  en  émoi.  Que  pouvait  avoir  dit  le  monarque  à  ce 
simple  gentilhomme?  N'était-il  pas  évident  que  S.  M.  ne  pouvait 
plus  se  passer  de  lui ,  qu'elle  lui  donnerait  un  portefeuille  ou  une 
surintendance,  le  gouvernement  d'unjî  province  ou  même  un  emploi 
dans  la  chambre? 

—  Quel  bonheur,  dirent  les  dames,  qu'un  si  charmant  garçon 
soit  mis  à  sa  place  ! 


206  REVUE   DE  PARIS. 

Les  jeunes  gens  firent,  au  nouveau  venu ,  mille  avances  cordia- 
les el  l'invitèrent  à  des  parties  de  débauche.  De  vieux  courtisans 
secouèrent  leurs  oreilles  avec  humeur  en  disant  : 

—  Vous  verrez  qu'après  le  règne  des  éminences  nous  tomberons 
dans  celui  des  favoris. 

—  Mon  petit  cousin  est  lancé  comme  une  grenade,  s'écria  M.  de 
Granimont;  Dieu  sait  où  il  s'arrêtera. 

—  Il  paraît,  assura  M.  de  Duras  avec  mystère,  que  ce  jeune 
homme  a  parlé  tout  à  l'heure  au  roi  avec  la  sagesse  d'un  Jeannin 
ou  d'un  Mule. 

—  Us  ont  traité  les  plus  hautes  questions  politiques,  dit  M.  de 
Servien. 

—  C'est  un  homme  supérieur,  dit  l'abbé  Fouquet  qui  n'avait 
jamais  vu  Lauzun. 

M.  de  Mortemart  paraissait  au  comble  de  ses  vœux.  Il  se  tenait 
les  flancs  de  plaisir,  et  levant  les  yeux  d'un  air  exalté,  il  répétait 
sans  eusse  :  Lauzun  !  Lauzun!  comme  on  dit  :  Quel  bonheur!  Dieu! 
que  je  suis  heureux  ! 

Nompar  de  Caumont,  comte  de  Lauzun,  était  délicat  en  appa- 
rence, et  très  robuste  en  réalité.  Il  avait  à  vingt  ans  l'assurance 
d'un  homme  de  trente  ,  une  audace  et  une  ambition  diaboliques  , 
un  courage  au-dessus  de  tous  les  dangers,  un  tempérament  de  feu, 
une  facilité  incroyable  à  prendre  mille  formes.  Il  savait  également 
s'ouvrir  les  cœurs  par  ses  manières  aimables ,  ou  écraser  un  ennemi 
sous  le  ridicule.  Sa  logique  était  inattaquable;  son  génie,  celui 
de  l'intrigue  et  des  machinations.  C'était  un  de  ces  hommes  ex- 
ceptionnels que  la  nature  a  doués  des  qualilés  les  plus  biillantes, 
qu'elle  a  créés  avec  amour,  mais  dans  l'ame  desquels  elle  a  placé 
d'insatiables  désirs  qui  ne  leur  laissent  point  de  repos  ;  un  de  ces 
êtres  dangereux,  dévorés  par  un  éternel  besoin  d'agitation,  qui 
n'accordent  qu'un  sourire  de  mépris  aux  âmes  candides,  et  qui 
ne  sont  pas  faits  pour  les  destinées  ordinaires.  La  postérité  les 
maudit  quelquefois;  mais  le  poète  et  le  philosophe  les  regardent 
avec  l'admiration  qu'ont  les  savans  pour  ces  astres  redoutables  dont 
ils  suivent  la  marche  dans  le  ciei. 

Paul  de  Musset. 


CHRONIQUE. 


Cela  est  vite  fait,  mettre  le  feu  à  une  traînée  de  poudre  et  vomir  le 
earnage  sur  une  armée  qui  passe  l'arme  au  bras,  le  roi  en  té!e;  mais 
comme  cette  traînée  de  poudre  va  loin,  et  quelle  longue  portée  ont  ses 
lialles!  Voici  toute  l'Europe  qui  est  encore  sous  ce  coup  funeste,  voici 
toute  la  législation  française  qui  eu  ressent  le  contre-coup ,  voici  que  la 
presse  en  est  venue  à  voir  sa  charte  môme  refaite  de  nouveau  ;  on  a  déjà 
commencé  cette  œuvre  si  difiicile.  Avant  son  jugement,  l'assassin  pourra 
savoir  peut-être  quelles  seront  désormais  les  nouvelles  lois  qui  vont 
nous  régir  et  quelles  seront  1  s  nouvelles  amendes.  Que  sait-on?  peut- 
<itre  Fiesclii  pourra-t-il  voir  de  sa  prison  des  écrivains  français  mis  au 
carcan  et  entraînés  à  la  déportation  ! 

Il  est  malheureux  que  les  préliminaires  de  la  nouvelle  loi  qui  se  dis- 
cute à  la  chambre  des  députés  aient  commencé  |)ar  un  pareil  considérant  : 
Attendu  qu'un  scélérat  s'est  rencontré ,  qui  a  t  ré  sur  le  roi  et  sur  ses  trois 
fils  ,  et  qui  a  tue  du  même  coup  quatorze  citoyens,  dont  un  maréchal  de 
France,  la  loiveut, —  Certes,  oui,  tont  le  monde  avouera  avec  nous  que 
ce  sont  là  de  tristes  prolégonunies ,  et  cependant  ne  faut-il  pas  que  la 
société  attaquée  arrive  à  se  défendre  de  toutes  ses  forces?  Et  cependant 
peut-on  dire  vraiment  que  la  presse  s'est  maintenue  Jusqu'à  présent 
dans  des  limites  raisonnables?  Au  contraire,  n'a-l-elle  pas  attaqué 
tout  ce  qui  est  pouvoir  en  ce  monde?  Et  quand  le  pouvoir  se  défend 
enfin,  faut-il  s'en  étonner  ou  s'en  plaindre  ?  — Le  premier  article  de  la 


208  REVUE   DE   PARIS. 

loi  nouvelle  a  passé  déjà  à  une  grande  majorité.  La  chambre  est  arrivée 
tout  armée  et  toute  convaincue,  et  elle  n'a  voulu  rien  entendre.  Les 
députés  de  l'opposition  ont  été  assez  brutalement  reçus  par  elle.  Ehl 
de  grâce ,  n'allons  pas  si  vite  ;  ne  faisons  pas ,  nous  aussi ,  des  machines 
infernales,  car  nous  savons  par  l'exemple  de  Fieschi,  que  dans  les 
machines  les  mieux  faites ,  si  quelque  petite  chose  se  dérange,  le  fabri- 
cateur  peut  ôtre  blessé  à  la  tête  et  à  la  poitrine.  Il  faut  donc  que  la 
chambre  des  députés  soit  plus  calme,  il  faut  qu'elle  écoute  les  paroles 
de  l'opposition,  et  que  la  presse,  la  même  qui  a  fait  la  révolution  de 
juillet,  puisse  se  défendre  devant  elle.  C'est  trop  sans  doute  d'une 
loi  votée  en  un  jour ,  il  ne  faut  pas  ainsi  aller  au  pas  de  course,  la 
baïonnette  en  avant,  quand  il  s'agit  de  modifier  des  libertés  et  des  ga- 
ranties; il  ne  faut  pas  que  la  chambre  des  députés  s'expose,  par  trop  de 
précipitation,  à  ce  qu'un  jour  on  en  appelle  de  la  chambre  en  colère  à  la 
chambre  calme  et  de  sang-froid. 

Comme  aussi  il  faut  dire  que  la  condamnation  de  M.  Raspail  [deux 
ans  de  prison  et  cinq  années  de  surveillance)  nous  paraît  une  condam- 
nation ab  irato.  En  ceci  nous  ne  serons  pas  suspects;  nous  n'avons 
aucune  sympathie  pour  ces  doctrines  violentes  soutenues  avec  ces  paro- 
les doucereuses  et  fades;  mais  cependant  pour  quelques  paroles  échap- 
pées à  un  homme ,  le  condamner  à  la  surveillance  de  la  police  comme 
un  forçat!  n'est-ce  pas  là  se  défendre  trop  et  dépasser  toutes  les  limites 
de  la  défense  ?  Regardez  pourtant  ce  qui  arrive  !  D'une  part,  on  lit  dans 
les  journaux  ces  mots  si  tristes ,  amendes ,  prisons ,  confiscations ,  dépor- 
tation, et  dans  la  même  page  on  Ht  ces  autres  mots  si  humains:  —  La 
santé  de  Fieschi  ne  donne  plus  la  moindre  inquiétude  !  Voilà  ce  qui  arrive 
quand  le  crime  se  glisse  dans  les  intérêts  politiques!  Il  brise,  il  dé- 
truit ,  il  éclate ,  il  dénature  toutes  les  actions  humaines,  il  compromet 
tous  les  intérêts;  la  société  s'arrête  éperdue,  et  elle  se  demande  en  trem- 
blant comment  elle  fera  pour  se  sauver. 

Eu  même  temps  que  la  chambre  des  députés  adoptait  avec  tant 
d'empressement  le  premier  article  de  la  loi  nouvelle ,  la  chambre  des 
pairs  prononçait  son  arrêt  sur  les  accusés  de  la  catégorie  de  Lyon. 
Cet  arrêt  passera  inaperçu ,  bien  que  sur  tant  d'accusés ,  il  n'y  en  ait 
que  neuf  qui  aient  été  acquittés;  les  autres  sont  condamnés  à  des  pei- 
nes sévères,  vingt  ans,  quinze  ans,  cinq  ans  de  détention  !  Dans  cette 
malheureuse  terre  de  France,  les  condamnations  remplacent  les  con- 
damnations, les  émeutes  remplacent  les  émeutes,  on  n'entend  parler 
que  de  procès,  arrestations,  amendes,  évasions.  A  propos  d'évasions, 


REVUE   DE   PARIS.  209 

l'iiistoire  de  l'évasion  de  Colombat  du  mont  Saint-Michel  est  une  his- 
toire merveilleuse.  Feu  le  baron  Trenck  et  Latude  étaient  desenfans 
auprès  de  Colombat.  Voilà  bien  du  courage  et  bien  de  la  force  d'ame 
dépensés  de  tous  côtés  en  pure  perte;  que  de  grandes  choses  on  pour- 
rait faire  si  on  savait  employer  tout  cela  ! 

Mais  lui-même  déjà,  Colombat,  est  un  héros  d'hier;  chaque  jour 
apporte  son  nouveau  héros ,  et  ce  héros  ne  dure  qu'un  jour.  Aussi 
depuis  peu  de  temps  voyez  combien  de  héros  1  Tous  les  héros  de  Lyon, 
de  Saint-Étienne ,  de  Paris.  Ils  ont  occupé  l'attention  publique  pen- 
dant trois  jours ,  tout  autant ,  et  encore  parce  qu'ils  avaient  résisté  à  la 
loi.  Sont  venus  ensuite  les  héros  de  Sainte-Pélagie,  on  en  a  parlé  un 
jour;  après  quoi  personne  n'a  pas  même  demandé  :  Où  sont-ils?  Enfin 
est  venu  le  héros  Laroncière.  Aussitôt  voilà  l'intérêt  de  la  France  qui 
se  reporte  sur  la  cour  d'assises  ;  on  ne  parlait  plus  que  de  Laroncière,  oh 
oubUait  pour  lui  toutes  les  catégories  de  ce  monde.  Eh  bien!  M.  de 
Laroncière  lui-même  a  passé  !  Il  était  passé  bien  avant  l'attentat  de  cet 
atroce  Fieschi.  Qui  le  croirait?  Fieschi  lui-même  est  presque  dépassé, 
on  n'en  parle  déjà  plus  que  de  loin  en  loin;  parler  de  Fieschi  aujour- 
d'hui, c'est  presque  dire  :  Quel  temps  fait-il?  Juste  ciel  î  dans  quel  temps 
vivons-nous,  qu'un  Fieschi,  qu'un  Laroncière,  ne  durent  pas  plus  de 
huit  jours! 

Il  y  a  môme  dans  tous  ces  crimes  de  grands  crimes  qui  passent  in- 
aperçus, tant  nous  sommes  blasés  sur  les  crimes!  Ainsi, le  môme  jour, 
on  a  empoisonné,  dans  leur  maison,  à  leur  table,  un  pair  de  France 
et  sa  femme ,  et  son  fils  et  sa  fille ,  une  de  nos  belles  duchesses  impé- 
riales. Le  lendemain  on  raconte  l'empoisonnement.  La  ville  s'en  occupe 
one  heure ,  après  quoi  elle  demande  ce  qu'il  y  a  de  nouveau  ?  On  lui 
répond  : 

Théâtre  de  l'Opéra.  —  L'Ile  des  Pirates  ,  ballet  en  quatre  actes , 
par  MM.  Henry  et  ***,  musique  de  MM.  Carlini,  Gides,  Rossini  et 
Beethoven,  décors  de  MM.  Feuchères,  Philastre  et  Cambon. 

L'/Ie  des  Pirates  est  un  ballet  de  M.  Henry,  le  môme  chorégraphe 
qui  avait  tiré  si  bon  parti  des  genoux  cagneux,  des  têtes  plates  et  des 
danseurs  rachitiques  de  feu  le  Théâtre-Nautique.  M.  Henry  est  ce  qu'on 
appelle  un  homme  versé  dans  la  science  des  masses;  il  les  fait  mouvoir, 
il  les  fait  agir,  il  en  tire  tout  le  parti  possible.  Ses  danseurs  n'ont  pas  un 
petit  doigt  qui  n'appartienne  en  propre  à  M.  Henry.  Aussi  l'Opéra, 
voyant  un  homme  si  habile  à  faire  quelque  chose  de  rien,  a-t-il  voulu 

TOME  XX  AODT.  14 


210 


REVUE    DE    PARIS. 


savoir  ce  qu'il  iorail  de  beaucoup,  et  il  a  dit  à  M.  Henry  :  —  l'uites-moi 
vn  ballet. 

Aussitôt  M.  Henry  ,  fidèle  à  ses  habitudes  nautiques  ,  a  imaginé  un 
ballet  maritime.  Il  suppose  donc ,  car  c'est  un  homme  pour  le  moins 
aussi  ingénieux  que  M.  Taglioni,  qu'un  certain  pirate,  en  pautalouii 
blancs ,  nommé  Akbar ,  va  épouser  Mathildc  de  Montalbano  ,  fille  ca- 
dette de  feu  le  marquis  de  Montalbano,  grand  propriétaire  dans  les 
états  romains,  à  peu  de  distance  du  littoral.  Tout  se  prépare  pour  eet 
hymen  ,  comme  vous  pouvez  vous  en  assurer  par  vous-même  avx 
iiîouvemens  d'un  maître  jardinier.  Quand  le  maître  jardinier  s'est  donné 
assez  de  mouvement ,  la  fête  commence.  Les  groupes  magnifiques  de 
M.  Henry  passent  et  repassent  d'uue  colline  à  l'autre;  ils  se  perdent 
dans  les  arbres;  ils  s'en  vont ,  ils  reviennent;  on  voit  flotter  le  velours 
ot  la  soie ,  que  c'est  une  bénédiction.  Tout  va  bien  pour  le  pirate  ,  seu- 
lement la  belle  Mathildc  de  Montalbano  ne  l'aime  pas,  comme  on  peut 
le  voir  par  sesmouvemens  de  répugnance.  Mais  qu'importe  au  pirate? 
Xe  pouvant  jeter  sou  mouchoir  à  M""  Mathilde,  le  pirate  jette  sou  mou- 
choir en  l'air.-  Aussitôt  les  pirates  d'accourir,  de  çà,  de  là  ;  ils  tuent, 
ils  brûlent  et  ils  pillent;  on  vole,  on  enlève  tout  ce  qu'on  trouve. 
M"^  Mathilde  et  sa  sœur  deviennent  la  proie  des  bandits  qui  se  donnent 
tous  les  mouvcmens  nécessaires  à  cet  effet. 

Ce  qui  n'empêche  pas  que  la  tarentelle  ne  soit  une  danse  charmante, 
fart  bien  dansée  au  premier  acte  par  M™^  Julia  et  les  deuxElssler. 

Au  second  acte,  nous  sommes  en  plein  dans  le  vaisseau  des  pirates. 
Le  féroce  Akbar  a  quitté  son  pantalon  blanc  pour  le  riche  habit  grec. 
Akbar ,  fort  content  des  bandits  ses  amis  et  collaborateurs ,  leur  donne 
une  fête  brillante.  Le  vin  coule  à  longs  flots  dans  des  coupes  d'or;  mille 
lilles charmanles  remplissent  les  coupes,  elles  les  portent  à  leurs  lèvres; 
la  danse,  le  chant  et  la  musique  sont  aussi  de  la  fête  ;  ce  qui  étonne  quel- 
que peu ,  c'est  de  voir  la  noble  Mathilde  de  Montalbano  et  sa  sœur  aînée 
accepter,  elles  aussi ,  la  robe  et  l'emploi  de  bayadères  agréées  aux  plaisirs 
de  l'équipage  du  pirate  Akbar. 

Tout  à  coup,  au  milieu  des  jeux  de  ces  pirates,  une  trompe  se  fait 
eulendre.  C'est  un  frêle  esquif  qui  apporte  un  nouveau-venu  qui  ne 
prétend  rien  moins  qu'à  l'honneur  d'être  reçu  pirate.  Voici  les  conditions 
que  doit  remplir  tout  aspirant  à  ce  noble  emploi  :  —  Battre  du  tambour, 
l)oire  à  pleins  traits,  et  se  battre  à  la  hache  dans  un  rempart  de  baïon- 
nettes. A  l'aspect  de  ce  nouveau-venu,  le  cœur  de.M''^  de  Montal- 
iiano  a  tressailli.  En  effet,  ce  nouveau- venu  est  justement  le.  bien-airaé 


REVUE    DE    PARIS.  -î  4 

de  son  cœur,  OUavio,  qui  se  fait  pirate  pour  sauver  les  beaux  yeiur 
qu'il  aime.  Ottavio  est  reçu  pirate  aux  acclamations  de  h  bande  qui  se 
livre  à  une  ronde  infernale  autour  du  grand  mât.  Celte  décoration  est  fort 
belle  et  d'un  puissant  effet. 

Quittons  le  vaisseau  du  pirate,  passons  au  liareni  de  cette  troupe  de 
forcenés.  Ce  harem  est,  ma  foi  !  bien  entendu  et  bien  tenu.  Il  est  situé  au 
milieu  de  la  mer,  dans  une  île  enchantée,  où  sont  transplantées  de  tous 
les  coins  du  monde  déjeunes  beautés  de  toutes  couleurs  et  de  toute  espèce 
C'est  dans  ce  harem  qu'est  introduit  le  jeune  Ottavio  reçu  Pirate ,  car 
c'est  son  droit  de  pirate.  Ottavio  choisit  deux  femmes ,  ce  qui  n'est 
pas  déjà  trop  mal  pour  commencer.  Après  mainte  évolution  militaire  et 
autres,  Ottavio  choisit  pour  ses  esclaves  Mathilde  sa  bien-aimée,  et  Piosalie 
sa  sœur.  Qui  est  bien  attrapé  ?  c'est  le  pirate  Akbar.  Il  avait  résolu  en 
son  arae  que  Mathilde  lui  appartiendrait,  et  voici  qu'un  nouveau-venu  la 
lui  enlève  !  Aussitôt  Akbar  tire  son  grand  sabre  et  appelle  Ottavio  en  duel. 
Heureusement  les  pirates  accourent  pour  séparer  les  conibattans.  Oltavio 
est  entraîné  comme  coupable  de  lèse-pirate  au  premier  chef.  On  va  le 
mettre  à  mort,  aiathilde  éplorée  demande  sa  vie ,  mais  en  vain  ,  quand 
tout  à  coup,  encore  une  fois,  on  entend  le  canon  ;  c'est  l'ennemi!  Les 
pirates  ont  l'air  de  crier  :  —Aux  armes  '.  On  va  à  l'abordage ,  on  se  bat 
à  outrance  ;  Akbar  est  tué  dans  la  mêlée.  Ottavio  est  l'époux  heureux  de 
Mathilde;  le  vaisseau  pirate  s'abîme  dans  les  flots.  Tableau  gênerai  '. 

Ce  dernier  tableau  est  d'une  grande  magnificence.  —  La  mer ,  les 
vaisseaux  ,  les  pirates ,  le  canon  ,  rien  n'y  manque.  —  Le  capitaine 
Eugène  Sue  et  son  second  aspirant  Corbière  auraient  clé  bien  heureux  à 
l'Opéra  ,  le  jour  de  celle  première  représentation  ! 

L'Opéra  a  déployé  tonte  sa  magnificence  à  propos  de  cette  composition 
dépourvue  d'esprit  et  de  sens.  Mais  il  parait  que  c'est  là  une  des  con- 
ditions du  genre,  être  niais,  plat,  absurde  et  nul.  M.  Henri  a  rempli 
toutes  ces  conditions  avec  beaucoup  d'esprit ,  d'imagination  et  de  talent. 

Eh  bien  !  il  y  a  succès;  nous  dirons  plus ,  il  y  a  plaisir.  Le  public,  quf 
vent  des  danses  sans  Un  et  des  danseuses  élégantes ,  a  trouvé  les  danses  et 
les  danseuses  fort  à  son  gré.  A  défaut  d'imagination  dans  le  fonds  de  la 
fable ,  ce  qui  est  peu  de  chose ,  le  chorégraphe  en  a  mis  beaucoup  dans  les 
détails,  ce  qui  est  tout.  Et  puis  on  y  voit  toute  la  grande  armée  du 
ballet,  ayant  à  sa  tète  les  deux  belles  Allemandes  Thérèse  et  Fanny  Elssler, 
redoutable  armée  à  laiiuelle  M"*  Montessn  sert  atlmirablement  de  tam-. 
bour- major. 


lil  RKVLE    DE   PARIS. 

Voilà  donc  Fiesclii ,  la  chambre  des  pairs ,  et  la  chambre  des  députés, 
dépassés  par  le  nouveau  ballet  de  l'Opéra. 
O  peuple  frivole  et  peu  conséquent,  heureux  peuple  î 


—  Quelques  journaux  ont  annoncé  .  pour  la  réouverture  du  théâtre  de 
la  Gaîté ,  un  drame  ayant  pour  titre  David  Rizzio.  Nous  qui  croyons 
savoir  que  M.  Roger  de  Beauvoir  s'occupe  en  ce  moment  d'un  roman  his- 
torique sur  le  même  sujet,  nous  nous  hâtons  d'en  prévenir  nos  lecteurs , 
afin  d'éloigner  de  notre  spirituel  collaborateur  tout  soupçon  de  plaïiat , 
ce  qui  n'est  pas  dans  les  habitudes  littéraires  de  M.  Roger  de  Beauvoir. 

—  L'ouvrage  de  M.  Barchon  de  Penhoên  ,  Guillmime  d'Orange  jP< 
le  duc  d'OrUans,  dont  notre  dernier  numéro  contenait  un  extrait ,  pa- 
raîtra mardi  prochain  chez  le  libraîï-e  Clwrpentier. 

—  JiiUa,  ow  l'amour  à  ^^aples,  roman  de  M.  Guy  d'Agde ,  vient  de 
paraître  chez  le  même  libraire.  Cet  ouvrage,  dans  lequel  le  mouve- 
ment et  la  variété  n'excluent  jamais  l'harmonie  et  l'unité  de  but,  offre  la 
peinture  énergique  des  passions  napolitaine^.  Il  renferme  d'originales 
esquisses  des  mœurs  locales,  et  des  détails  inconnus  sur  les  agitations  po- 
litiques de  l'Italie. 


.««««^«^•«•••«••"••♦"••••"*" 


ÉTUDES  HISTORIQUES 


LES  COMTES  DE  GOWRIE. 


I. 


Marie  Stuart,  fille  de  Jacques  V  et  de  Marie  de  Guise ,  et  veuve 
du  roi  François  II,  venait  d'épouser,  le  29  juillet  1565,  Henn 
Stuart,  lord  Darnley,  son  cousin,  fils  du  comte  de  Lennox  et  de 
ladv  Marguerite  Douglas:  elle  avait  alors  vingt-deux  ans,  sept 
mois,  quinze  jours,  étant  née  le  14  décembre  1542.  Ce  manage 
fut  contracté  à  la  grande  joie  des  familles  alliées  à  la  maison  de 
Douglas,  pour  lesquelles  c'était  un  nouvel  honneur  et  une  nou- 
velle fortune.  Or,  il  paraît  qu'indépendamment  de  la  reme  d'An- 
gleterre,  qui  avait  indirectement  préparé  ce  managc,  en  clo.- 
pnant  de  Marie  Stuart  tous  les  autres  prétendans ,  ce  fut  un  aven- 
turier de  Piémont,  David  Kizzio,  qui  le  pratiqua  surtout  du  côte 
des  choses  domestiques  et  amoureuses.  David  était  un  pauvre 
musicien ,  jouant  du  luth  et  du  théorbe ,  comme  c'était  1  usage  en 
ces  temps-là;  il  était  venu  en  Ecosse  avec  la  suite  de  lambassa- 

TOMK  XX.      AOUT. 


214  REVUE   DE   PARIS. 

(leur  de  Turin,  et,  moitié  chantant,  moitié  parlant,  il  était  par- 
venu à  supplanter  auprès  de  Marie  un  secrétaire  français,  nommé 
Raulet,  qu'elle  avait  emmené  de  France.  David  n'était  pas  beau 
pourtant;  il  était  petit,  bossu  et  un  peu  vieux;  mais  il  venait  de 
cette  Italie  merveilleuse,  qui  avait  alors  le  privilège  de  fournir 
par  toute  l'Europe  des  amans  aux  reines  et  des  favoris  aux  rois; 
il  était  du  pays  qui  devait  envoyer  Monaldeschi  à  Christine  et 
Concini  à  Louis  XIII.  La  lyre  qu'il  portait  à  la  main  lui  avait  ou- 
vert les  portes  du  palais  d'Holyrood,  et  la  poésie,  cette  autre  lyre 
qu'il  portait  dans  la  tête,  lui  ouvrit  le  cœur  de  Marie.  Elle  l'aima, 
du  moins  c'est  ce  que  l'on  crut.  Six  mois  ne  s'étaient  pas  écoulés 
depuis  leur  mariage,  que  les  deux  illustres  époux  en  étaient  déjà 
au  dégoût ,  presque  à  la  haine.  Ces  mêmes  familles  qui  avaient  été 
si  fières  et  si  joyeuses  de  cette  union ,  se  demandèrent  ce  que  le 
Piémontais  pouvait  être  à  la  reine ,  depuis  que  le  roi  ne  lui  était 
plus  rien.  Elles  remarquèrent  le  domestique  nombreux  du  musi- 
cien, et  le  faste  splendide  de  sa  personne,  et  se  dirent,  avec 
quelque  apparence  de  raison,  que  ce  n'était  pas  en  jouant  du 
théorbe  chez  les  filles  de  la  reine  qu'il  avait  gagné  le  magnifique 
joyau  pendu  à  son  cou ,  les  vingt-huit  paires  de  culottes  de  ve- 
lours, brodées  d'or  et  d'argent,  étalées  dans  sa  garde-robe,  les 
vingt-deux  épées,  les  poignards,  les  pistolets,  les  arquebuses  à 
foison ,  enrichies  de  ciselures  et  de  pierreries ,  qui  faisaient  de  sa 
chambre  le  musée  le  plus  curieux  d'Edimbourg.  Qu'était  donc 
David  Rizzio  à  Marie  Stuart  enceinte,  et  qu'était-il  à  Jacques  VI, 
enfant  à  naître  dans  trois  mois?  JXous  ne  prendrons  pas  de  telles 
licences,  que  d'avoir  par  nous-mêmes  une  opinion  en  ceci. 
Henri  IV,  entendant  qu'on  donnait  à  Jacques  VI,  alors  roi  d'An- 
gleterre et  déjà  vieux ,  le  surnom  de  Salomon,  répondit  que  cela 
était  juste,  puisqu'il  avait  pour  père  le  joueur  de  harpe  David. 
C'était  là  l'opinion  du  Béarnais,  et  nous  l'avons  donnée,  parce 
que  ce  n'est  pas  trop  d'un  roi  pour  juger  une  reine. 

Les  familles  alliées  aux  Douglas ,  qui  avaient  tant  espéré  du 
mariage  du  lord  Darnley,  rabattirent  donc  promptement  et  sin- 
gulièrement de  leurs  espérances.  Peut-être  auraient-elles  pardonné 
au  musicien  son  joyau  et  ses  épées,  ses  arquebuses  et  ses  culottes 


KEVCE    DE   PARIS.  215 

de  velours  ;  peut-être  même  lui  auraient-elles  pardonné  d'être 
roi  par  le  luth,  autant  que  le  lord  Henri  par  le  sceptre;  mais  il  voulut 
l'être  davantage ,  et  c'est  ce  qui  le  perdit.  En  quelques  mois ,  ce  fut 
fait  de  lui.  11  eut  pour  ennemis  implacables,  d'abord  le  roi ,  puis 
George  Douglas,  comte  d'Angus,  le  lord  William  Maitland  de 
Tirlestane,  sir  .fohn  Lindsay  de  Balcarres,  huitième  comte  de 
Crawford,  et,  le  plus  terrible  de  tous,  sir  Patrick,  troisième  lord 
de  Ruthven ,  prévôt  de  Perth  et  père  du  lord  William ,  premier 
comte  de  Gowrie. 

A  quelque  temps  de  là,  le  9  mars  1566,  un  samedi,  à  huit  heures 
du  soir,  il  y  avait  bon  feu  et  bon  souper  dans  un  petit  cabinet,  au 
château  d'Holyrood ,  à  côté  de  la  chambre  de  parade  de  la  reine. 
Trois  personnes,  deux  femmes  et  un  homme,  étaient  assises  autour 
d'une  table  servie  et  illuminée  dans  le  goût  du  temps.  L'une  des 
femmes  était  assise  sur  un  lit  de  repos  ;  l'autre  un  peu  plus  bas, 
sur  une  chaise  ;  l'homme  entre  elles ,  sur  un  tabouret.  La  première 
femme  était  Marie  Stuart;  la  seconde ,  lady  Hélène,  fille  du  lord 
James  Hamilton ,  premier  comte  d'Arran ,  femme  d'Archibald 
Campbell,  quatrième  comte  d'Argyll.  L'homme  était  David  Riz- 
zio.  Il  avait  la  tète  couverte.  Derrière  la  reine  se  tenaient  debout 
deux  pages.  11  paraît  que  l'appétit  était  frais ,  la  causerie  vive. 
Peut-être  parlait-on  de  l'enfant  à  naître  dans  trois  mois ,  et  du 
beau  baptême  qu'on  lui  ferait,  en  lui  donnant  pour  compères  sa 
majesté  monseigneur  Charles  de  Valois,  neuvième  du  nom,  roi 
de  France,  et  son  altesse  monseigneur  Emmanuel  Philibert,  duc 
couronné  de  Savoie,  oncle  de  feue  sa  majesté,  monseigneur  le 
roi  François  H,  premier  mari  de  la  reine;  et  pour  commère, 
madame  Elisabeth,  reine  d'Angleterre. 

Tout  d'un  coup,  les  trois  convives  cessèrent  à  la  fois  de  parler, 
se  regardèrent  avec  infjuiétude,  et  se  demandèrent  des  yeux  ce 
que  signifiait  un  bruit  entendu  dans  la  chambre  d'à  côté ,  et  qui 
n'était  pas  dans  le  programme  de  la  fêle.  Le  bruit  approchant,  et 
devenant  sinistre  par  ce  qu'il  avait  de  semblable  à  un  cliquetis 
d'armures,  les  deux  femmes  et  l'homme  se  tournèrent  à  la  fois 
vers  la  porte,  dont  la  portière  en  drap  d'or  se  soulevait.  Et  alors, 
en  moins  de  temps  qu'il  n'en  faut  pour  le  dire,  les  deux  pages 

m. 


Si 6  BEVUE   DE  PARIS. 

portèrent  la  main  à  leurs  poignards  d'enfans ,  et  les  trois  convives 
pâlirent,  frappés  tous  cinq  de  cette  soudaine  apparition.  Or,  il 
convient  de  dire  au  lecteur  que  les  quatre  ennemis  de  Rizzio, 
George  Douglas,  William  Maitland,  John  Lindsay,  Patrick 
deRuthven,  sans  compter  le  roi,  qui  n'était  ni  le  moins  inté- 
ressé ,  ni  le  moins  implacable ,  avaient  choisi  ce  lieu ,  ce  jour, 
cette  heure,  pour  avoir  raison  de  l'Orphée  piémontais.  Ils  étaient 
entrés  tous  cinq ,  Henri  Darnley  en  tête ,  dans  la  chambre  même 
du  roi  ;  de  là ,  par  un  escalier  dérobé ,  ils  étaient  montés  dans  la 
Chambre  de  parade  de  la  reine ,  où  s'était  fait  le  bruit.  Dans  cette 
chambre,  les  rôles  furent  distribués;  George  Douglas,  John 
Lindsay,  William  Maitland ,  attendirent  ;  le  lord  de  Ruthven  et 
îe  roi  entrèrent  dans  la  galante  salle  du  festin ,  et  y  causèrent  à 
peu  près  autant  de  satisfaction  et  d'aise  que  la  statue  du  Com- 
mandeur au  souper  de  don  Juan. 

Il  est  certain  que  sir  Patrick  surtout  pouvait  passer  aisément 
pour  une  statue ,  et  du  plus  fin  marbre  de  Carare.  Il  sortait  d'une 
longue  maladie  qui  l'avait  maigri  et  blanchi  ;  il  était  vêtu  de  pied 
en  cap  de  sa  meilleure  armure ,  et  la  pâleur  de  son  visage  se  dé- 
tachant du  fond  noir  de  la  chambre  dont  la  porte  lui  servait  de 
cadre,  il  était  bien  fait  pour  effrayer  des  femmes,  des  pages  et 
un  musicien.  Ajoutez  que  sa  faiblesse  extrême  ne  lui  permettant 
pas  déporter  à  lui  seul  la  charge  d'acier  ciselé  dont  il  était  revêtu, 
il  marchait  le  corps  pUé  et  les  bras  pendans ,  soutenu  par  deux 
écuyers  de  sa  maison.  Le  roi  était  à  côté  de  lui,  jeune,  frêle, 
beau ,  il  n'y  a  pas  encore  huit  mois  l'amant  adoré  de  la  capricieuse 
Marie ,  montant  par  le  même  escalier,  entrant  par  le  même  cabi- 
net ,  relevant  la  même  tenture ,  rencontrant  les  mêmes  regards  ; 
mais  précédé  alors  par  quelque  page ,  tenant  une  bougie  par- 
fumée à  la  main,  tandis  qu'aujourd'hui  il  venait  glacé,  terrible, 
sans  être  attendu;  ayant  pour  introducteur  le  lord  de  Ruthven, 
qui  r éclairait  du  reflet  de  son  armure. 

Le  roi  entra  le  premier,  sa  toque  sur  la  tête.  Il  ordonna  au 
musicien  d'abord  d'ôter  son  chapeau ,  et  puis  de  sortir.  Le  Pié- 
montais ,  devinant  que  puisque  le  roi  avait  pris  la  peine  de  venir 
lui-mêmelui  intimer  ces  deux  ordres,  accompagné  du  lorddeRuth- 


REVUE  DE   PARIS.  217 

ven ,  il  s'agissait  pour  lui  d'autre  chose  que  d' un  si  mple  manquement 
à  l'étiquette,  se  précipita  derrière  la  reine,  s'attacha  aux  plis  de 
sa  robe  en  criant  grâce ,  et  s'y  cacha.  Marie  se  leva  sur  son  lit  de 
repos ,  pâle  de  sa  frayeur  et  de  sa  grossesse ,  et  dit  au  roi  que 
c'était  sa  volonté  que  David  fût  auprès  d'elle.  Le  lord  de  Ruthven 
intervenant,  s'écria  que  c'était  une  grande  pitié  qu'un  roi  et  une 
reine,  qui  étaient  mari  et  femme,  se  dissent  de  pareilles  choses; 
et  puis,  comme  il  avait  l'habitude  de  se  conduire  d'après  la  devise 
expéditive  des  lords  de  Fairfax,  parle  et  agis,  fare,  fac,  il  passa 
tout  en  parlant  derrière  la  reine,  fit  rentrer  d'un  regard  dans 
leurs  gaines  dorées  les  poignards  des  deux  pages  qui  faisaient 
mine  d'en  sortir ,  prit  avec  son  lourd  gantelet  la  main  blanche  du 
Piémontais,  et  l'entraîna  hors  du  cabinet,  tandis  que  le  roi  tenait 
la  reine. 

Les  trois  lords  qui  attendaient  dans  la  chambre  de  parade ,  re- 
çurent le  pauvre  David  des  mains  de  sir  Patrick.  Ils  l'emmenaient 
par  oîi  ils  étaient  venus ,  et  allaient  lui  faire"  descendre  l'esca- 
lier dérobé,  pensant  le  garder  cette  nuit,  et  le  faire  pendre  le 
lendemain  matin,  sous  quelque  prétexte,  à  la  croix  d'Edimbourg, 
lorsque,  selon  la  relation  adressée  aux  lords  du  conseil  privé 
d'Angleterre,  le  27  mars,  dix-huit  jours  après  le  fait,  par  sir 
Thomas  Randolph  et  sir  Francis  Russel,  lord  de  Cheneys, 
deuxième  comte  de  Bedford,  quelqu'un  de  ceux  qui  étaient  là, 
et  qui  lui  en  voulait ,  lui  ayant  donné  un  coup  de  poignard , 
l'exemple  entraîna  les  autres,  et  l'infortuné  musicien  en  reçut  en 
tout  cinquante-six,  quarante-trois  de  plus  qu'il  n'en  avait  fallu 
pour  tuer  César.  Son  corps  sanglant  obstruant  l'entrée  de  l'esca- 
lier dérobé ,  les  lords  le  firent  descendre.  Il  mourut  comme  il 
avait  vécu,  parfumé  d'odeurs  suaves  et  revêtu  d'habits  éclatans. 
Il  avait  une  robe  de  chambre  de  damas  violet,  fourrée  de  mar- 
tres, une  veste  de  satin  et  une  culotte  de  velours  écarlate.  A  mort 
galant,  galant  suaire. 

Une  fois  l'Italien  dépêché,  le  lord  de  Ruthven  rentra  dans  le 
cabinet  de  la  reine ,  toujours  plié  sous  le  faix  de  son  armure  et 
toujours  soutenu  par  ses  deux  écuyers.  Dès  qu'il  parut,  Marie, 
qui  n'avait  pas  entendu  dans  ses  propres  plaintes  les  plaintes  do 


218  REVUE   DE   PARIS. 

la  victime ,  et  qui  ne  savait  pas  ce  qui  venait  de  se  passer  dans  sa 
chambre  de  parade ,  mais  qui  voyait  un  poijjnard  nu  dans  la 
main  du  sir  Patrick ,  lui  demanda ,  moitié  pleurante,  moitié  me- 
naçante ,  qu'il  ne  lût  fait  aucun  mal  à  David.  En  même  temps , 
elle  se  mit  à  reprocher  au  lord  Henri  de  s'être  ainsi  prêté  à  un 
complot.  A  ces  paroles,  commencèrent  entre  la  reine  et  le  roi  des 
récriminations  peu  décentes ,  même  pour  des  époux  qui  n'au- 
raient pas  été  sur  le  trône.  Le  lord  de  Ruthven  étant  intervenu 
de  nouveau ,  Marie  lui  coupa  la  parole ,  ajoutant  qu'elle  ne  voyait 
pas  pourquoi,  elle ,  la  reine ,  n'aurait  pas  pu  quitter  le  roi  pour 
Tin  autre,  puisque  aussi  bien  lady  Ruthven,  sa  femme,  avait  pu 
quitter  son  premier  mari  pour  lui,  lord  Patrick.  Le  vieux  guerrier, 
dont  la  harangue  se  trouvait  gravement  compromise  par  cette 
sortie  ad  hominem ,  répondit  que ,  lorsque  lady  Ruthven  quittait 
un  homme,  elle  divoryait.  Il  continua  par  d'autres  considérations 
aussi  plausibles  et  non  moins  respectueuses  ;  mais,  comme  si  l'élo- 
quence avait  plus  fatigué  sa  poitrine  que  le  poignard  n'avait  fati- 
gué sa  main,  il  chancela  malgré  le  soutien  des  deux  écuyers,  et 
s'assit  sur  le  lit  de  repos  ,  près  de  se  trouver  mal.  On  lui  versa  un 
peu  de  vin  d'un  flacon  qui  était  sur  la  table ,  et  peut-être  même 
dans  la  coupe  du  pauvre  David,  et,  quand  il  fut  revenu  à  lui-même, 
il  demanda  pardon  à  leurs  majestés  d'en  avoir  usé  si  librement. 

La  suite  des  évènemens  qui  seront  déduits  en  cette  histoire 
montrera  qu'il  y  avait  comme  un  avertissement  de  mauvais  au- 
gure dans  cet  affaissement  soudain  du  vieux  Patrick.  Il  venait  de 
commencer  avec  la  mère  une  lutte  qui  sera  reprise  avec  le  fils  ; 
lutte  d'abord  sans  but  apparent,  sans  motif  plausible ,  sans  issue 
raisonnable  ;  qui  s'éclaircira  pourtant  et  s'expliquera  peut-être 
en  marchant,  et  qui  se  terminera,  comme  se  terminaient  au 
xv!*"  siècle  toutes  les  batailles  de  noble  à  roi ,  par  la  chute  et  la 
ruine  du  noble. 

En  effet ,  à  peu  de  temps  de  là ,  Marie  Stuart  se  trouva  la  par- 
tie la  plus  forte.  Trois  mois  et  dix  jours  après  la  mort  de  Rizzio, 
le  19  juin ,  l'enfant  qui  s'appela  Jacques  VI  vint  au  monde.  Le  roi 
n'eut  pas  assez  de  crédit  pour  protéger  les  quatre  lords  meur- 
triers de  David  :  ils  étaient  en  fuite  et  réfugiés  en  Angleterre.  La 


REVUE   DE   PARIS.  âtS 

venue  de  cet  enfant  n'éteignit  ni  la  jalousie  du  roi ,  ni  l'animosité 
de  la  reine.  L'ambassadeur  de  France ,  M.  de  Castelnau ,  tenta 
de  réunir  les  époux  après  les  relevailles  de  l'accouchée;  mais  ses 
efforts  n'y  purent  rien.  Il  les  avait  mis  deux  nuits  de  suite  sous  la 
même  clé  ;  ils  s'échappèrent  à  la  troisième. 

On  dirait  que  les  destinées  de  cet  enfant ,  auquel  nous  allons 
nous  attacher,  avaient  été  fixées  avant  sa  naissance  ;  la  noblesse 
qui  s'était  en  quelque  sorte  soulevée  contre  lui ,  dans  la  personne 
des  gentilshommes  qui  avaient  envahi  si  violemment  le  cabinet  de 
la  reine  ,  protesta  de  nouveau  à  sa  naissance  et  prolestera  jusqu'à 
sa  mort.  Il  y  a  dans  toutes  les  chroniques  écossaises  une  tradition 
qui  rapporte  que ,  même  dans  sa  vieillesse ,  Jacques  VI  ne  pou- 
vait pas  voir  sans  pâlir  la  lame  nue  d'un  poignard,  et  que  cet 
effroi  invincible  tenait  à  l'impression  qu'avait  produite  sur  sa 
mère  enceinte  le  poignard  dont  le  lord  de  Ruthvcii  avait  frappé 
Rizzio.  Ce  poignard  fatal  ne  cessera  pas  d'être  entre  le  roi  et  le  lord. 

Le  baptême  se  fit  avec  beaucoup  de  pompe  au  château  de 
Stirling ,  et  selon  le  rit  de  l'église  romaine ,  le  17  décembre  sui- 
vant. La  plupart  des  lords,  qui  étaient  protestans,  refusèrent 
d'entrer  dans  la  chapelle  ,  et  l'enfant  s'en  alla  presque  tout  seul, 
sans  le  cortège  de  ses  gentilshommes,  recevoir  au  milieu  des 
femmes  de  sa  mère  l'eau  et  le  sel  qui  le  faisaient  chrétien.  Toute 
triste  qu'elle  était,  cette  solennité  porta  néanmoins  un  pas  de 
clémence  ])0ur  fruit.  Les  quatre  lords  qui  avaient  tué  David  fu- 
rent rappelés  de  leur  exil.  Alors  revint  sir  Patric'k,  qui  se  retira 
à  son  manoir  de  Huthven,  pour  y  mourir  comme  y  étaient  morts 
ses  ancêtres.  Il  ne  voulut  pas  que  le  jugement  de  sa  vie  appar- 
tînt aux  liassions  ni  aux  conjectures.  Comme  c'était  au  nom  des 
idées  de  toute  la  noblesse  d'alors  qu'il  avait  poignardé  lUzzio,  il 
en  dressa  un  écrit,  où  l'aventure  se  trouve  déduite  à  plein  :  le  lord 
ne  se  vante,  ni  ne  se  justifie.  Il  raconte  simplement,  franchement, 
avec  conviction.  Ce  vieux  seigneur  obéissait  d'ailleurs  à  l'usage 
des  seigneurs  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays;  il  écrivait  ses 
commentaires  comme  Caton  l'ancien ,  comme  Sylla,  comme  César, 
comme  Joinville,  comme  le  maréchal  de  Boucicaut ,  comme  le 
duc  de  Saint-Simon,  comme  Frédéric,  comme  Na[K)léon. 

Quand  sir  Patrick  expira,  la  lutte  qu'il  avait  commencée  contre 


220  REVUE   DE   PARIS. 

la  famille  royale ,  n'était  pour  ainsi  dire  qu'à  son  prélude  et  à  ses 
apprêts.  C'était  le  prologue  du  drame  dont  les  siens  vont  compli- 
quer la  péripétie  et  hâter  le  dénouement.  Il  s'était  laissé  aller  à 
cette  violente  entreprise  contre  les  affections  de  la  reine ,  comme 
les  autres  conjurés ,  par  fierté  de  gentilhomme ,  indigné  qu'un 
valet  italien ,  fils  de  valet ,  un  musicien ,  fils  de  musicien ,  eût  osé 
prétendre  à  de  telles  privautés  à  la  cour  d'un  roi  son  parent ,  car 
le  lord  de  Ruthven  était  allié  au  père  et  à  la  mère  du  roi  Henri 
Darnley,  c'est-à-dire  aux  Lennox  et  aux  Douglas.  Nous  allons 
voir  cet  esprit  d'inquiétude  et  de  turbulence  s'augmenter  à  chaque 
génération ,  et  le  bourreau  lui-même  ne  pourra  calmer  la  fièvre 
Jiéréditaire  de  ce  sang  en  révolte ,  qu'en  l'épuisant. 

C'est  l'histoire  singulière  et  mystérieuse  de  cette  conspiration 
permanente  d'une  race  de  gentilshommes  contre  un  roi,  que 
nous  voulons  raconter.  Non  pas  certes  que  nous  soyons  le 
premier  à  le  tenter ,  en  ce  qui  regarde  surtout  le  dernier  effort 
de  cette  lutte  fatale,  et  la  chute  de  la  maison  de  Gowrie; 
mais  comme  après  toutes  les  narrations  qui  en  ont  été  faites, 
les  historiens  eux-mêmes  ont  été  forcés  de  convenir  que  nul 
n'avait  encore  le  mot  de  cette  énigme  sociale  ;  comme  on  sent 
qu'il  y  a  au-dessous  de  ces  évènemens  extérieurs  et  connus  quel- 
que chose  d'intime  et  d'inconnu  qui  en  doit  être  la  cause ,  et  qui 
en  serait  l'explication  logique  et  définitive,  c'est  principalement 
vers  la  découverte  du  principe  réel  et  dissimulé  de  cette  célèbre 
aventure  que  nous  dirigerons  tous  les  détails  de  ce  récit.  Nous 
croyons  en  effet  que  «  la  conspiration  de  Gowrie  » ,  car  tel  est  le 
nom  que  porte  dans  l'histoire  d'Ecosse  l'événement  que  nous 
voulons  principalement  expliquer,  deviendra  simple  et  naturelle, 
par  l'exposition  que  nous  en  voulons  faire.  Les  historiens  ne  l'ont 
trouvée  inexplicable,  selon  nous,  que  parce  qu'ils  ne  l'ont  étudiée 
qu'en  elle-même.  Elle  nous  apparaît,  au  contraire,  comme  la  der- 
nière période  d'une  trilogie  qui  s'accomplit  dans  une  même 
famille ,  comme  le  dénouement  d'une  action  compliquée  et  terrible, 
qui  veut  être  prise  de  haut ,  et  qui  est  semblable  aux  fleuves  qu'on 
enjambe  facilement  à  leur  source,  mais  qui  deviennent  infranchis- 
sables à  leur  embouchure. 

Quoique  la  conspiration  n'éclate  que  le  5  août  ICOO,  et  que  nous 


REVUE   DE   PARIS.  221 

ne  soyons  encore  qu'au  17  décembrel566,  nous  sommes  donc,  selon 
nos  idées,  tout-à-fait  en  plein  dans  le  sujet;  car  nous  espérons 
montrer  que  ces  deux  époques,  séparées  par  trente-quatre  années, 
ne  sont  autre  chose  que  les  deux  bouts  d'un  seul  et  même  fait,  qui 
comble  leur  intervalle.  Le  lord  Patrick  commence  ce  que  le  lord  Wil- 
liam continuera ,  et  ce  que  le  lord  John  finira;  car,  dans  cette  fa- 
mille de  Ruthven ,  pendant  deux  générations ,  les  fils  trouveront 
toujours  une  conspiration  commencée  dans  l'héritage  de  leurs  pères. 


IL 


En  effet,  ce  n'était  pas  seulement  son  château  de  Ruthven,  sa 
prévôté  de  Perth,  son  titre  de  lord  conféré  par  Jacques  IV,  et  sa 
pairie  au  parlement  dÉcosse,  laquelle  remontait  à  1488,  que  sir 
Patrickavait  laissés  en  mourant  à  WilUam,  son  fils;  c'était  encore  sa 
fierté ,  sa  fîèvTe  séditieuse ,  et  cette  hardiesse  de  coup  de  main 
assez  naturelle  à  qui  portait  à  sa  ceinture  le  poignard  qui  avait 
frappé  Rizzio.  Il  venait  d'épouser  lady  Dorothée ,  fille  du  lord 
Méthuen,  et  cette  alliance  presque  souveraine,  qui  ne  laissait  que  la 
duchesse  de  Lennox ,  lady  Arabelle  Stuart ,  entre  lui  et  les  trônes 
d'Angleterre  et  d'Ecosse,  tenait  incessamment  cette  nature  aven- 
tureuse dans  la  région  où  l'audace  de  la  pensée,  ne  se  heurtant 
pas  aux  petites  choses,  s'attaque  aux  plus  grandes  et  aux  plus  au- 
gustes, naturellement  et  sans  aucun  effort. 

Une  fois  le  roi  né,  il  devint  pour  les  lords  un  motif  de  discussion 
et  une  cause  de  ligue.  Ils  se  posèrent  la  question  de  savoir  si  cet 
enfant  régnerait  pour  les  idées  catholiques  de  sa  mère ,  pour  les 
fantaisies  de  ses  favoris,  ou  pour  les  intérêts  de  sa  bonne  noblesse. 
C'était  là  la  question,  comme  dit  Shakspeare.  Or,  comme  de  ces 
trois  directions  probables ,  la  dernière  était  la  seule  qui  pût  con- 
venir aux  lords,  ils  vont  commencer  sur-le-chamj)  une  lutte  achar- 
née contre  tout  ce  qui  leur  disputera  le  gouvernenienl  ;  ils  s'en 
prendront  tourà  toiir,  et  selon  l'occasion,  à  la  reine,  aux  favoris, 
au  roi  lui-même  ;  ce  sera  une  guerre  à  la  fois  séditieuse  et  cheva- 


222  REVUE  DE  PARIS. 

leresque ,  dont  le  lord  William  va  se  faire  la  sentinelle  perdue,  et 
qui  finira  par  le  bourreau. 

Les  prétextes  de  cette  guerre  ne  se  firent  pas  attendre.  Le  roi 
Henri  Darnley,  qui  était  malade  dans  une  petite  maison  aux  portes 
d'Edimbourg,  sauta  subitement,  lui,  son  lit,  sa  chambre,  sa 
maison ,  la  nuit  du  19  au  20  février  1567  :  Marie  Stuart,  qui  l'a- 
vait fait  venir  dans  cette  maison ,  dansait  en  ce  moment  au  châ- 
teau d'Holyrood.  .lacques  Hepburn ,  comte  de  Bothwell ,  l'as- 
sassin, l'un  des  assassins  du  roi ,  dansait  avec  Marie:  le  24  avril 
suivant,  il  enleva  la  veuve  ;  le  16  mai,  il  l'épousa.  Un  pareil  mariage 
excita  l'indignation  de  l'Europe.  La  noblesse  protestante  surtout 
se  tint  en  garde  contre  cette  femme  papiste,  qui  prenait  l'amant, 
comme  Clytemnestre,  à  la  condition  qu'il  tuerait  le  mari.  Les  lords 
virent  que  c'était  le  moment  de  se  décider  pour  le  salut  de  l'E- 
cosse ,  que  la  reine  tomberait  probablement  toute  sa  vie  d'adul- 
tère en  adultère;  que,  s'il  ne  s'agissait  que  de  poignarder  Jacques 
Hepburn ,  comme  on  avait  poignardé  Rizzio ,  le  jeune  William, 
troisième  lord  de  Ruthven ,  revêtirait  bravement  la  pesante  ar- 
mure du  lord  Patrick  son  père  ;  mais  que,  de  même  qu'après  le 
musicien  était  venu  le  comte ,  après  le  comte  viendrait  peut-être 
un  baron;  après  le  baron,  un  chevalier;  après  le  chevalier,  un  page; 
et  que  l'Ecosse ,  une  fois  lancée  dans  cette  orbite  amoureuse,  su- 
birait toute  la  destinée  des  femmes  perdues,  qui  commandent  aux 
premiers  amans ,  et  qui  obéissent  aux  derniers. 

La  noblesse  se  ligua  donc  contre  la  reine  et  pour  le  roi.  Les  lords 
prirent  l'enfant  au  berceau,  et  l'étreignirent  doucement  entre 
leurs  bras  armés  de  fer,  comme  Hector  son  fils  Astyanax.  Mais 
il  faut  dire  que  ces  terribles  gentilshommes  caressaient  moins  l'en- 
fant que  le  roi ,  moins  le  roi  que  la  royauté.  Au  xvi^  siècle ,  il 
suffisait ,  dans  les  guerres  civiles ,  de  posséder  la  personne  du 
prince  pour  posséder  le  bon  droit.  Les  peuples  ne  croyaient  pas 
que  la  victoire  put  être  où  n'était  pas  Dieu,  et  Dieu  où  n'était  pas 
le  roi.  Le  trône  était  une  châsse.  Les  lords  s'armèrent  ainsi  de 
cet  enfant  contre  les  papistes  et  contre  Marie;  ils  allèrent  le  dé- 
poser solennellement  à  la  forteresse  deStirling,  dans  le  comté 
de  ce  nom,  semblables  aux  vierges  vestales  qui  emportèrent  dans 


REVUE   DE   PARIS.  2âS 

un  château  du  pays  des  Étrusques  les  Pénates  romains ,  qui  n'a-*  « 
vaient  pas  osé  attendre  les  Gaulois,  nos  aïeux,  au  Capitole. 

Les  lords  ne  prirent  pas  seulement  le  roi ,  ils  prirent  la  reine. 
Ils  l'enfermèrent,  le  16  juillet  1567,  au  château  de  Lochlevin,  dans 
le  comté  de  Fife ,  sous  la  garde  du  lord  George  Douglas.  Le 
24  juillet,  Marie  se  dépouilla  de  son  autorité  en  faveur  de  son  fils; 
elle  cessa  d'être  reine ,  pour  n'être  plus  que  femme.  Voilà  donc 
l'enfant  devenu  roi;  on  le  couronne  à  Stirlingle  29  juillet,  ayant 
un  an,  un  mois  et  dix  jours. 

Pendant  dix  ans,  à  partir  de  ce  jour,  jusqu'au  25  juillet  1578, 
la  noblesse  d'Ecosse  présente  l'un  des  plus  singuliers  spectacles 
que  puisse  donner  l'histoire.  Elle  est  divisée  en  deux  partis,  les 
protestans  qui  sont  pour  le  fils ,  les  catholiques  qui  sont  pour  la 
mère.  Le  fait  est  qu'ils  sont  tous  pour  la  domination.  Les  plus 
beaux  noms  de  part  et  d'autre.  Du  coté  des  protestans,  c'étaient 
le  comte  d'Argyll,  de  la  maison  des  Campbell;  le  comte  d'Athol, 
de  la  maison  royale  des  Stewartj  le  comte  de  Marr  et  le  comte  de 
Buchan  ,  de  la  maison  d'Erskine  ;  le  comte  de  Morton ,  de  la 
maison  de  Douglas  ;  le  comte  de  Crawford ,  de  la  maison  de 
Lindsay;  le  comte  de  Montrose,  de  la  maison  de  Graham;  le 
comte  d'Eglinton,  de  la  maison  de  Montgomerie;  le  comte  de 
Cassilis,  de  la  maison  de  Kennedy;  les  barons  Cathcart  et  Ogil- 
vy;  les  lords  Heome  ,  Sempill,  Murray  de  ïullibardin,  Glamis; 
et  parmi  eux  ,  et  presque  à  leur  tête ,  par  sa  puissance ,  par  ses 
alliances  royales,  par  son  ardeur  sans  frein,  William,  troisième 
lord  de  Ruthven.  Tous  ces  hommes,  tous  ces  lords,  tous  ces  ba- 
rons, tous  ces  comtes ,  qui  avaient  des  citadelles  pour  maisons , 
des  provinces  pour  patrimoines,  des  armées  pour  serviteurs,  lut- 
tent, dix  années  durant ,  contre  d'autres  hommes  aussi  puissans 
qu'eux  ;  ils  s'épient,  ils  se  surprennent,  ils  se  combattent,  ils  s'égor- 
gent ;  et  si  vous  regardez  au  milieu  de  ces  terribles combattans,  pour 
voir  quel  est  le  gage  qu'ils  se  disputent ,  et  pour  lequel  ils  brûlent, 
ils  ensanglantent,  ils  affament  l'Ecosse ,  vous  n'y  trouvez  pas  un 
royaume,  vous  n'y  trouvez  pas  une  ville,  vous  n'y  trouvez  pas 
môme  le  peu  qu'il  y  avait  entre  Achille  et  Hector,  une  femme;  mais 
vous  y  trouvez  un  enfant,  un  pauvre  enfant  de  onze  mois,  qui 


22i  REVUE  DE  PARIS. 

-ne  marche  pas ,  qui  ne  parle  pas ,  qui  ne  comprend  pas  ;  un  en- 
fant qui  bégaie,  qui  pleure,  qui  sourit ,  qui  dort;  qui  est  la  cause 
innocente  de  tout  cet  affreux  tumulte ,  et  qui  n'a  pas  des  songes 
moins  dorés,  soit  que  ses  généraux  triomphent  ou  succombent, 
soit  qu'il  se  couche  dans  son  berceau  vainqueur  ou  vaincu. 

Au  bout  de  ces  dix  ans ,  il  se  trouva  que  la  garde  de  cet  enfant 
avait  coûté  quatre  régens,  et  qu'il  avait  été  pris  et  repris  trois 
fois.  Le  premier  régent  avait  été  Jacques  Stewart ,  fils  naturel  de 
.Tacques  V,  créé  comte  de  Moray  par  son  père ,  le  30  janvier  1562. 
Il  dura  huit  ans  à  peu  près.  Hamilton  de  Bothwellaug ,  qu'il  avait 
dépouillé ,  et  du  château  duquel  il  avait  chassé  la  femme ,  nue , 
une  nuit  d'hiver,  l'assassina  dans  une  rue  de  Linlithgow,  d'un 
coup  d'arquebuse ,  le  20  janvier  1570.  Le  second  fut  Stuart 
Darnley,  duc  de  Lennox,  père  de  l'infortuné  roi  Henri.  Celui-ci 
dura  beaucoup  moins  que  l'autre;  nommé  le  12  juillet  1570,  il 
fut  tué  à  Stirling  dans  une  surprise ,  un  an ,  un  mois ,  vingt-trois 
jours  après,  le  3  septembre  1571.  Le  troisième  fut  le  lord  John 
Erskine ,  sixième  comte  de  Marr.  Celui-ci  ne  dura  pas  même  un 
an,  un  mois,  vingt-trois  jours;  nommé  le  6  septembre  1571 ,  il 
mourut  le  29  octobre  1572,  non  pas  d'une  balle,  comme  le  pre- 
mier, ou  d'un  coup  d'épée,  comme  le  second,  mais  de  douleur. 
Le  quatrième  fut  Archibald  Douglas,  que  les  historiens  nomment 
Morton,  et  qui  était  en  effet  le  quatrième  comte  de  Morton,. 
dignité  créée  en  1457,  pour  James  Douglas  de  Dalkeit.  Celui-ci 
dura  plus  long-temps  que  les  autres,  mais  pour  mourir  d'une  mort 
pire  que  la  leur. 

Donc ,  au  bout  de  ces  dix  ans ,  vers  le  mois  de  juillet  de  l'année 
1 578,  Jacques  VI  atteignait  sa  douzième  année.  Il  ne  lui  avait  servi 
de  rien  d'avoir  été  enlevé  par  les  lords  de  la  citadelle  de  Stirling , 
et  conduit  solennellement  à  Edimbourg ,  le  12  mars  précédent;  le 
régent  Morton  l'avait  reconquis  sur  les  nobles  le  26  avril,  et  il  était 
encore  revenu  à  Stirling.  Du  reste ,  adolescent  comme  enfant ,  il 
portait  sa  couronne  avec  la  même  patience.  Depuis  la  mort  du 
lord  John  Erskine ,  son  troisième  régent ,  le  commandement  hé- 
réditaire du  château  était  revenu  à  son  fils,  le  comte  de  Marr,  qui 
avait  alors  près  de  vingt-trois  ans;  c'était  ainsi  un  enfant  sous 


REVUE  DE  PARIS.  225 

la  garde  d'un  autre  enfant.  Il  avait  pour  gouverneur  l'oncle  de 
ce  jeune  comte  de  Marr,  le  frère  du  feu  régent,  sir  Alexandre 
Erskine,  lequel  étant  un  brillant  et  infatigable  chasseur,  exer- 
çait son  royal  élève  dans  le  parc  magnifique  qui  s'étendait  à 
l'ouest  du  château ,  au  milieu  des  méandres  que  dessine  capri- 
cieusement le  Forth,  quelques  milles  avant  son  embouchure.  Son 
précepteur  était  un  Français ,  choisi  par  le  lord  Erskine ,  his- 
torien estimé  et  poète  virgilien.  C'était  maître  George  Buchanan, 
illustre  ami  et  rival  d'Adrien  Turnèbe;  qui  avait  long-temps  mon- 
tré l'éloquence  et  la  fine  philologie  de  l'époque ,  à  Paris  et  à  Bor- 
deaux, avant  de  se  retirer  en  Ecosse,  et  qui  principalement,  parmi 
d'autres  œuvres,  avait  enseigné  à  Michel  de  Montaigne  ce  verbe 
tuptô  qu'il  n'oublia  jamais  depuis  lors. 

Jacques  cultivait  ainsi  assez  paisiblement  la  chasse  et  les  muses 
latines;  le  régent  Morton  tenait  l'œil  ouvert  sur  le  roi,  et  les  nobles 
sur  le  régent.  Le  25  juillet,  les  comtes  d'Atholetd'Argyll,cesdeux 
bergers  de  peuples ,  comme  les  eût  nommés  Homère ,  tentèrent 
contre  le  château  de  Stirling  et  contre  Morton  un  dernier  et  vio- 
lent effort;  ils  réunirent  leurs  clans  et  redemandèrent  le  roi.  Le 
siège  était  formel ,  la  demande  impérieuse ,  l'agression  redou- 
table; il  fallut  bien  céder.  Jacques  revint  aux  nobles.  Mais  il  arriva 
aux  lords  ce  qui  se  voit  d'ordinaire  au  troisième  acte  des  tragé- 
dies ;  l'action  qui  paraissait  marcher  au  but ,  s'entrava.  Les  nobles 
en  effet  se  croyaient  les  maîtres;  ils  avaient  tué  trois  régens, 
vaincu  le  quatrième.  Après  Archibald  Douglas  de  Dalkeit ,  qua- 
trième comte  de  Morton ,  ce  jouteur  si  opiniâtre  et  si  terrible , 
cette  âme  si  fière  et  cette  mine  si  raide ,  dont  il  avait  fallu  faire 
le  siège,  comme  d'un  château,  qui  oserait,  qui  pourrait  désor- 
mais, par  ruse  ou  par  force,  leur  ôter  le  roi ,  et  avec  le  roi  son 
sceptre  et  sa  main  de  justice?  Les  lords  raisonnaient  bien  et 
raisonnaient  mal  ;  on  ne  pouvait  plus  leur  prendre  Jactjuos  ;  mais 
Jacques  pouvait  se  donner,  et  il  se  donna  ;  chose  qu'ils  n'avaient 
pas  prévue. 

Jacques  se  donna  à  deux  favoris ,  à  deux  amis ,  comme  on  se 
donne  à  quatorze  ans.  Le  premier  était  Esme  Sluart,  son  cousin. 
C'était  un  jeune  homme,  né  en  France,  nommé  en  ce  pays  lord 


226  REVUE   DE  PARIS. 

d'Aubigny,  fils  d'un  frère  puîné  du  comte  de  Lennox,  et  qui  venait 
en  Ecosse  pour  faire  valoir  ses  droits  au  domaine  du  feu  régent 
son  oncle,  dont  il  voulait  prendre  le  nom.  Il  arriva  le  8  septembre 
15T9.  Il  était  jeune,  élégant,  beau-fils,  plein  de  faste  et  d'as- 
surance française  ;  le  roi  le  reçut  bien,  en  fut  ébloui  et  l'aima.  En 
quelques  jours ,  il  le  fit  lord  Aberbrothock;  en  quelques  mois, 
comte ,  puis  duc  de  Lennox ,  puis  gouverneur  du  château  de 
Dumbarton ,  puis  capitaine  des  gardes ,  puis  premier  lord  de  la 
chambre,  puis  lord  grand-chambellan  ;  puis  le  roi  s'arrêta,  parce 
qu'il  ne  pouvait  pas  aller  plus  loin.  Le  second  se  nommait  le  ca- 
pitaine Stuart,  et  était  aussi  parent  du  roi.  C'était  Jacques  Stuart, 
deuxième  fils  du  lord  Ochiltrée.  Autant  Esme  Stuart  était  insi- 
nuant et  persuasif ,  autant  le  capitaine  Jacques  était  bruyant, 
rude  à  la  parole ,  bravache  et  estafier.  C'était  une  image  assez 
fidèle  de  la  chevalerie  expirante ,  de  ces  aventuriers  et  chefs  de 
bandes  mercenaires ,  qui  avaient  toujours  cent  lances  au  service 
de  qui  pouvait  les  payer,  et  qui  étaient  toujours  d'accord  avec 
le  capitaine  de  l'ennemi ,  pour  ne  pas  se  tuer  respectivement  leurs 
hommes.  Il  n'alla  pas  aussi  vite  qu'Esme  Stuart  dans  la  voie  des 
faveurs  royales,  mais  il  alla  néanmoins  assez  loin.  En  deux  ans, 
il  trouva  le  secret  de  devenir  pair  d'Ecosse  et  comte  d' Arran.  Le 
premier  point,  il  le  gagna  par  l'amitié  du  roi;  le  second,  par  sa 
propre  impudence.  S'étant  fait  nommer  tuteur  du  jeune  Jacques 
Hamilton ,  fils  de  ce  célèbre  deuxième  comte  d' Arran ,  déclaré  la 
seconde  personne  du  royaume-,  après  la  reine  Marie,  par  le  par- 
lement d'Ecosse,  en  1543,  et  nommé  par  notre  roi  Henri  II,  en 
1548,  duc  de  Châtellerault  en  Poitou,  et  chevalier  de  l'ordre  de 
Saint-Michel ,  il  s'en  attribua  le  nom ,  le  titre  et  les  biens. 

Voilà  quels  furent  les  deux  nouveaux ,  les  deux  derniers  vain- 
queurs du  roi ,  Esme  Stuart ,  fait  duc  de  Lennox ,  et  le  capitaine 
Stuart,  fait  comte  d' Arran  et  pair  d'Ecosse.  Nous  avons  dit  que 
le  roi  avait  alors  quatorze  ans.  Dès  l'avènement  des  favoris ,  dès 
le  mois  d'octobre  4579,  le  roi  quitta  Stirling  pour  Edimbourg,  le 
château-fort  pour  le  palais  d'Holyrood-House.  Durant  la  pre- 
mière année ,  les  lords  ne  virent  pas,  ou  ne  comprirent  pas  qu'ils 
étaient  vaincus.  Il  n'y  avait  eu  de  la  part  des  favoris  ni  siège ,  ni 


REVUE   DE  PARIS. 

surprise,  ni  escalade;  le  roi  était  au  milieu  d'eux  et  semblait  vivre 
pour  eux.  Dès  le  commencement  de  1 581  ,  il  répandait  même  un 
insigne  bienfait  sur  le  lord  le  plus  hardi  de  la  ligue,  en  érigeant 
en  comté  le  domaine  de  Gowrie ,  dans  le  Perthshire,  en  faveur  de 
William  Ruthven,  fils  du  lord  Patrick. 

Cependant  les  deux  favoris  voulurent  tant,  qu'ils  ouvrirent  les 
yeux  des  lords.  On  n'a  pas  oublié  le  régent  Morton ,  qui  vivait  re- 
tiré à  Dalkeit ,  la  résidence  de  ses  pères,  que  le  peuple ,  frappé  de 
l'énergie  de  cet  Archibald  Douglas,  appelait  l'antre  du  lion.  Esme 
Stuart  et  le  capitaine  Jacques  eurent  peur  de  ce  lion  vieilli.  Ils 
se  mirent  à  rappeler  la  mort  tragique  du  roi  Henri  Darnley,  qu'il 
aurait  sue  d'avance  et  qu'il  n'aurait  pas  révélée.  Le  roi,  enfant 
qui  ignorait  probablement  tout,  laissa  faire  ce  procès ,  qui  attei- 
gnait bien  le  comte  de  Morton ,  mais  qui  atteignait  bien  plus  sa 
mère.  Le  procès  marcha  ;  Morton  fut  condamné ,  comme  traître, 
à  être  pendu ,  et  fut  décapité ,  par  grâce.  Ce  Douglas  mourut 
comme  mouraient  les  siens.  Ceci  se  passait  en  juin  1581 .  Le  6  juillet, 
le  capitaine  Jacques  épousa  la  femme  du  comte  de  March ,  grand 
€ncle  du  roi ,  qu'il  avait  séduite  et  qui  venait  de  divorcer.  Le 
voilà  donc  volant  les  uns ,  déshonorant  les  autres.  Esme  Stuart 
ne  faisait  pas  mieux.  Il  eut  une  grande  partie  des  confiscations  du 
régent.  Pour  surcroît ,  les  favoris  rétablirent  des  relations  suivies 
entre  le  roi  et  Marie  Stuart  prisonnière.  Le  reste ,  ce  n'étaient 
que  des  crimes  ;  ceci ,  c'était  une  maladresse ,  ceci  les  perdit. 

L'imagination  des  lord  protestans  leur  représenta  Marie  sortant 
peut-être  de  sa  prison  de  Fotheringay,  et  reprenant  son  rang  de 
reine  d'Ecosse.  Eux  qui  l'avaient  enfermée  à  Lochlevin  et  vaincue 
à  Langside,  ils  pâlirent  à  l'idée  d'une  vengeance  de  femme  qui  était 
reine.  Cette  idée  les  décida.  D'ailleurs,  il  y  avaitlong-temps  qu'ils 
étaient  calmes  et  que  leurs  épées  n'avaient  lui  au  soleil.  Voici  en- 
fin un  beau  jour ,  une  révolte  I 

Depuis  deux  générations ,  partout  où  il  y  avait  une  révolte ,  il 
y  avait  un  Rulhven.  Le  jeune  et  nouveau  comte  de  Gowrie  ne 
faillira  pas  à  la  destinée  des  siens.  Qui  le  poussait?  quelle  voix 
intérieure  lui  soufflait  sa  hardiesse?  On  ne  sait.  Ce  n'est  pas  la 
dernière  fois  que  nous  trouverons  la  fatalité  dans  cette  maison. 


REVUE   DE   PARIS. 

Comme  à  défaut  du  probable ,  on  s'adresse  au  possible ,  nous 
devons  dire  que  le  hasard  avait  fait  tomber  dans  ses  mains  les 
lettres  que  la  reine  Marie  écrivait  à  Bothwel,  quelque  temps  avant 
et  après  le  meurtre  du  roi  Henri.  C'étaient  des  lettres  et  des  son- 
nets ,  pleins  de  choses  amoureuses  et  passionnées.  Quand  Marie 
eut  été  vaincue  à  Langside  et  que  Bothwell  fut  obligé  de  fuir,  un 
serviteur  de  ce  dernier,  qui  était  aller  chercher  au  palais  d'Holy- 
rood  la  cassette  où  étaient  contenues  ces  lettres  célèbres ,  fut 
saisi  par  Morton.  De  là ,  tout  ce  secret  royal  divulgué.  Elles  ser- 
virent à  dresser  l'acte  qui  fut  délibéré  contre  Marie  par  le  par- 
lement d'Ecosse,  le  15  décembre  1567.  Montrées  aux  commis- 
saires d'Elisabeth  à  Yorck,  le  duc  de  îS'orfolk,  le  comte  de 
Sussex  et  sir  Ralph  Sadler ,  au  mois  de  juillet  1 568 ,  elles  furent 
remises  au  premier  régent  d'Ecosse ,  le  comte  de  Moray,  Du  pre- 
mier régent,  elles  passèrent  au  second;  du  second,  au  troisième; 
du  troisième  au  quatrième  ;  de  celui-ci ,  on  ne  sait  comment  et 
par  quels  intermédiaires ,  au  comte  de  Gowrie.  Le  comte  non- 
seulement  les  gardait ,  mais  les  cachait.  Elisabeth  pressa  vive- 
ment son  ambassadeur  à  Edimbourg ,  pour  avoir  ces  lettres.  Sir 
Robert  Bowes  tenta  plusieurs  fois ,  mais  en  vain ,  de  les  obtenir; 
le  comte  de  Gowrie  fut  inflexible.  Il  ajoutait  à  ses  refus  une  sorte 
de  pudeur  qu'on  ne  comprend  guère.  Serait-ce  que  cette  Marie 
Stuart,  qui  aima  tant,  et  qui  fut  tant  aimée ,  exerçait  un  secret  et 
mystérieux  empire  sur  le  comte ,  du  fond  de  sa  prison?  couché 
désespérément  sur  ce  trésor,  il  y  faisait  nuit  et  jour  fidèle  et  in- 
corruptible garde.  Il  resta  ainsi  jusqu'à  sa  mort  l'œil  fixé  sur  ces 
lettres  brûlantes;  c'était  comme  une  fenêtre  par  où  il  regardait 
dans  le  lit  de  la  reine  ;  et  qui  sait  si  une  pareille  tête  n'était  pas 
prise  de  vertige  à  un  pareil  spectacle? 

C'est  le  22  août  1 582  qui  fut  choisi  pour  le  jour  de  la  révolte , 
et  le  château  de  Ruthven  pour  le  lieu.  En  traversant  l'Ecosse  de 
î'ouest  à  l'est,  du  comté  d'Athol  à  Edimbourg,  parle  Perthshire, 
on  voyait  encore  vers  le  milieu  du  xvii'^  siècle ,  sur  la  rive  droite 
du  dernier  confluent  du  Tay,  à  peu  près  en  face  de  la  vieille  et 
royale  abbaye  de  Scone ,  un  simple  château  seigneurial ,  en  beau 
style  roman  du  xii^  siècle,  comme  il  en  reste  même  aujourd'hui 


REVUE  DE   PARIS.  229 

un  assez  bon  nombre,  à  Stirling,  à  Dumbarton ,  à  Bothwel  et  ail- 
leurs. C'était  la  demeure  des  lords  de  Ruthven ,  qui  le  bâtirent 
sous  le  règne  de  David  I" ,  c'est-à-dire  entre  l'année  11 34  et  l'an- 
née 1152.  Le  premier  ancêtre  connu  de  cette  illustre  famille  se 
nommait  Thor.  Il  était  Saxon.  Le  dixième  descendant  de  Thor, 
nommé  William ,  fut  celui  auquel  Jacques  IV  conféra  le  titre  de 
lord  et  la  pairie  au  parlement  d'Ecosse.  Le  deuxième  lord  eut 
trois  fils ,  Patrick ,  que  nous  connaissons  déjà ,  et  qui  est  père  du 
comte  de  Gowrie  ;  Jacques,  mort  sans  postérité,  et  Alexandre,  chef 
de  la  branche  collatérale  des  Ruthven  de  Freeland.  Cette  branche 
est  tout  ce  qui  reste  aujourd'hui  de  l'ancienne  famille  de  Thor  le 
Saxon.  Elle  reçut  la  baronnie  de  Ruthven  en  1651 .  Son  représen- 
tant actuel ,  sir  James  Ruthven ,  lord  Ruthven ,  de  Freeland ,  en 
Perthshire,  membre  de  la  chambre  des  lords,  est  né  le  16  octobre 
1777;  il  succéda  à  son  père  sir  James,  le  27  décembre  1789,  et 
épousa,  le  20  décembre  181 5,  lady  Marie ,  fille  de  Walter  Camp- 
bell ,  de  Shawfîeld.  Il  y  a  long-temps  que  le  château  de  Ruthven 
n'existe  plus  ;  c'est  du  moins  ce  que  nous  pensons ,  et  ce  qui  nous 
paraît  fort  probable.  En  parcourant  par  ordre  chronologique  les 
cartes  d'Ecosse  qui  se  trouvent  à  la  bibliothèque  du  roi ,  nous 
l'avons  suivi  jusqu'à  l'atlas  assez  complet  de  Jean  Blacw,  publié 
à  Amsterdam  en  1 654,  et,  à  partir  de  là,  nous  ne  l'avons  plus  ren- 
contré nulle  part.  Nous  avons  fait  de  vains  efforts  pour  avoir  des 
renseignemens  plus  précis  sur  cette  demeure  seigneuriale  ;  les 
voyageurs  divers  qui  ont  plus  ou  moins  fouillé  les  recoins  de  l'E- 
cosse, ou  en  effet  ne  l'ont  plus  trouvée  debout,  ou  ne  l'ont  pas 
jugée  digne  d'un  souvenir. 

Ce  fut  là  que  le  roi  Jacques  fut  invité  à  se  reposer  le  22  août 
1582.  Il  venait  de  chasser  dans  les  montagnes  du  comté  d'Athol , 
escorté  d'une  suite  peu  nombreuse  ;  il  rentrait  à  Edimbourg,  et  le 
château  de  Ruthven  étant  sur  sa  route ,  Jacques  descendit  de  son 
cheval  et  entra.  Il  accepta  l'hospitalité  de  son  gentilhomme,  et  alla 
s'asseoir  à  son  grand  foyer.  Peu  à  peu,  quand  le  roi  fut  assis,  le 
comte  de  Gowrie  lui  présenta  ses  hôtes.  Ils  étaient  si  nombreux, 
venus  de  tant  de  côtés  et  de  si  loin ,  que  cela  lui  donna  à  penser. 
Il  retrouvait  là,  inopinément,  une  grande  partie  de  sa  noblesse 

TOME  XX.     AOUT.  40 


230  REVUE  DE  PARIS. 

d'Ecosse,  qu'il  connaissait  toute,  comme  c'était  l'habitude,  on 
pourrait  dire  le  devoir  des  rois  d'alors.  Bien  plus,  d'heure  en 
heure ,  de  nouveaux-venus  encombraient  les  salles ,  et  les  cours 
S'emplissaient  de  chevaux.  C'étaient  les  conjurés  qui  venaient  au 
rendez-vous.  Les  choses  se  faisaient  cérémonieuses ,  froides ,  sin- 
gulières, terribles;  Jacques  se  vit  pris  et  eut  peur. 

Tout  ce  jour,  le  roi  dissimula  néanmoins  ses  terreurs  et  afficha 
bonne  contenance.  Il  resta ,  soupa  et  coucha ,  se  faisant  du  mieux 
qu'il  put  bon  hôte  et  joyeux  convive.  Il  dormit  peu  dans  cette 
prison ,  et  passa  la  nuit  à  réfléchir.  Le  parti  auquel  il  s'arrêta  fut 
d'organiser  une  chasse  pour  le  lendemain ,  et  de  s'enfuir  au  milieu 
du  bruit  de  la  meute.  En  effet ,  il  se  prépara  dès  le  matin ,  et  parla 
de  la  fortune  de  la  journée.  Sa  ruse  était  une  ruse  d'enfant;  les 
lords ,  qui  avaient  eu  tant  de  mal  à  le  prendre ,  n'avaient  garde  de 
le  laisser  échapper.  Ils  entrèrent  en  corps  dans  sa  chambre ,  ayant 
t^  leur  tête  le  comte  de  Gowrie ,  et  ils  lui  présentèrent  un  mémoire 
pour  lui  demander  la  disgrâce  des  deux  favoris ,  Esme  Stuart  et 
le  capitaine  Jacques.  Le  roi  écouta  patiemment  pour  la  circon- 
stance ;  mais  la  lecture  faite ,  il  s'avança  vers  la  porte ,  croyant 
sortir. 

Ici  fut  levé  le  masque  ;  les  lords  et  le  roi  se  comprenaient  mu- 
tuellement depuis  la  veille,  sans  se  parler;  ils  se  parlèrent.  Au 
moment  où  Jacques  se  dirigeait  vers  la  porte ,  le  tuteur  du  jeune 
lord  de  Glamis ,  fils  de  l'ex-chancelier  d'Ecosse ,  le  repoussa  ru- 
dement. Jacques  se  récria  avec  dignité ,  puis  ordonna  avec  force , 
puis  menaça  avec  colère  :  la  colère ,  la  force  et  la  dignité  se  brisè- 
rent contre  la  volonté  des  lords ,  comme  le  javelot  de  Priam  sur  le 
bouclier  de  Pyrrus.  Après  avoir  essayé  d'être  roi,  Jacques  rede- 
vint ce  qu'il  était  réellement ,  un  pauvre  et  faible  jeune  homme.  II 
se  mit  à  pleurer.  Le  lord  de  Glamis ,  toujours  âpre  et  sévère ,  lui 
dit  alors  :  Pourquoi  ces  larmes?  il  n'y  a  que  les  enfans  qui  pleu- 
rent. Jacques  ne  pleura  plus  ;  sa  douleur  se  fit  haine ,  son  obéis- 
sance ressentiment.  Les  paroles  du  lord  de  Glamis  lui  étaient  en- 
trées bien  avant  dans  les  entrailles,  et  il  ne  devait  pas  tarder  à 
venger  les  larmes  d'un  enfant  par  les  larmes  d'un  homme. 

Dès  le  lendemain ,  la  nouvelle  de  la  captivité  du  roi  se  répandit 


REVUE   DE    PARIS,  23i; 

en  Ecosse  et  parvint  à  Edimbourg.  Le  duc  de  Lennox  et  le  capi- 
taine Stuart  en  furent  foudroyés.  Le  premier  tenta  inutilement  de 
soulever  la  ville  pour  délivrer  Jacques;  les  lords  protestans  étaient 
plus  populaires  que  le  roi.  Le  capitaine ,  poussé  par  son  génie  de 
soldat ,  se  mit  à  la  tête  de  quelques  hommes ,  et  se  présenta  devant 
le  château  de  Ruthven.  Les  troupes  des  conjurés ,  commandées 
par  le  comte  de  Marr,  l'arrêtèrent;  alors  il  s'avança  bravement , 
seul ,  jusqu'à  la  porte.  On  lui  laissa  la  vie,  sur  les  instances  de 
Jacques ,  mais  on  l'envoya  prisonnier  au  château  de  Stirling.  Une 
lettre  du  lord  Hudson  à  sir  Francis  Walsingham ,  secrétaire  de  la 
reine  Elisabeth,  écrite  de  Berwick,  le  14  août  1584,  deux  ans 
après  l'aventure  de  Ruthven-Castle,  fait  connaître  par  quelles 
voies  les  lords  dominèrent  l'esprit  du  roi  ;  toutes  les  fois  que  l'en- 
fant résistait  et  se  souvenait  de  son  nom,  de  son  rang  et  de  sa 
couronne,  ils  le  menaçaient  de  lui  faire  servir  à  dîner  la  tête  du 
capitaine  Jacques  dans  un  plat  d'argent.  Ce  fut  ainsi ,  ce  plat  et 
cette  tête  à  la  main,  qu'ils  obtinrent  d'avance  le  pardon  du  roi. 
Jacques  écrivit  de  sa  prison  qu'il  n'était  pas  prisonnier,  qu'il  dé- 
fendait toute  tentative  qu'on  ferait  en  sa  faveur,  et  il  ordonna  au 
duc  de  Lennox  de  quitter  l'Ecosse  avant  le  20  octobre. 

Ceci  se  passait  le  28  août.  D'Edimbourg,  la  nouvelle  du  coup  de 
main  deRiiihven  était  parvenue  à  Londres;  de  Londres,  elle  parvint 
à  Paris.  Ce  n'était  pas  encore  l'habitude  des  rois,  au  xv!""  siècle, 
d'entretenir  des  ambassadeurs  en  résidence  auprès  des  souve- 
rains étrangers;  ils  envoyaient  seulement,  dans  les  circonstances 
extraordinaires,  de  grandes  chevauchées  d'ambassadeurs  emplu- 
més  et  empanachés.  Sir  Robert  Rowes  et  sir  George  Carrey  ar- 
rivèrent de  la  part  d'Elisabeth ,  M.  de  Lamothe  Fénélon  de  la 
part  de  Henri  III.  Du  reste,  l'assemblée  des  états  approuva  la 
conduite  des  lords,  et  l'assemblée  du  clergé  déclara  que  c'était 
une  œuvre  agréable  à  Dieu.  De  tout  point,  la  noblesse  resta  donc 
victorieuse.  Les  victorieux  sont  faciles  ;  les  lords  conduisirent  le 
roi  à  Holyrood-IIouse.  En  apparence ,  qu'avaient-ils  à  craindre? 
Le  duc  de  Lennox  avait  quitté  l'Ecosse  le  30  décembre,  pour  se 
rendre  en  France  ;  le  capitaine  Stuart  était  prisonnier  ;  le  roi  se 

16. 


% 


232  REVUE  DE  PARIS. 

résignait:  alors  ils  se  relâchèrent  de  la  bonne  garde  qu'ils  faisaient, 
et  le  roi  s'échappa. 

Voici  comment  cela  eut  lieu.  C'était  le  27  juin  1583,  dix  mois 
après  le  coup  de  7nain.  Le  roi  était  alors  à  Falkland,  demeure 
royale  dans  le  comté  de  Fife.  Il  prétexta  le  désir  de  rendre  une 
visite  au  lord  Hamilton,  comte  de  March,  son  grand  oncle,  qui 
était  prieur  de  Saint-André.  L'abbaye  n'étant  qu'à  quelques  milles 
de  Falkland,  à  l'est,  au  bord  de  la  mer,  Jacques  obtint  la  permis- 
sion d'y  aller.  Il  avait  pour  colonel  de  la  garde  de  sa  personne 
William  Stuart,  son  parent,  qu'il  avait  gagné.  A  Saint-André, 
Jacques  se  logea  par  affectation  dans  une  maison  ordinaire.  Puis, 
comme  par  curiosité  de  promeneur,  il  demanda  à  visiter  le  châ- 
teau. Une  fois  entrés ,  lui ,  le  colonel  Stuart  et  quelques  personnes 
sûres ,  on  ferma  les  portes  ;  et  voilà  le  roi  sauvé. 

Dès  le  lendemain,  il  était  trop  tard  pour  le  reprendre.  Les  lords 
catholiques  et  quelques  lords  protestans  entrèrent  avec  leurs 
troupes  à  Saint-André.  Toutefois,  libre,  le  roi  fut  d'abord  moins 
irrité  qu'on  n'eût  pu  craindre.  Il  se  livra  tant  à  la  joie ,  qu'il  en 
oublia  le  ressentiment.  Il  pardonna  aux  lords  ;  il  alla  même  visiter 
le  comte  de  Gowrie  dans  son  château  de  Ruthven.  Il  est  vrai  qu'il 
y  alla  bien  accompagné.  Malheureusement  la  délivrance  du  roi 
amena  la  délivrance  du  capitaine  Jacques;  et  le  capitaine  fut  moins 
clément  que  son  maître. 

Le  capitaine  reprit  en  un  jour  toute  sa  vieille  autorité  ;  il  prit 
même  la  part  du  duc  de  Lennox,  qui  venait  de  mourir  dans  l'exil, 
il  fit  oublier  au  roi  son  pardon  solennel  et  absolu  ;  et  un  édit  fut 
rendu,  qui  exigea  des  lords  qu'ils  vinssent  demander  leur  pardon 
à  genoux.  Ils  refusèrent  tous  le  pardon  à  ce  prix,  et  se  réfugièrent 
en  Angleterre.  Ils  refusèrent  tous,  excepté  deux ,  le  comte  d'An- 
gus  et  le  comte  de  Gowrie.  Ajoutons  que  cette  soumission  était  une 
espèce  de  diplomatie.  Quand  les  nobles  en  révolte  contre  les  rois 
se  trouvaient  vaincus,  ils  demandaient  pardon  en  attendant  une 
occasion  meilleure.  Il  ne  paraît  pas  d'ailleurs  qu'il  s'attachât  alors 
quelque  défaveur  à  ces  paroles  à  double  tranchant.  Quand 
Louis  XI  fit  décapiter  Jacques  d'Armagnac ,  il  lui  avait  déjà  par- 
donné cinq  fois. 


REVUE  DE  PARIS.  235 

Le  comte  de  Gowrie  se  soumit  donc,  en  attendant.  Cette  tête  si 
fière  se  courba  pour  se  relever  plus  haut.  Le  démon  des  luttes 
civiles,  qui  l'avait  toujours  possédé ,  n'était  pas  près  de  laisser 
dormir  en  paix  son  ame  et  son  épée.  Le  capitaine  Stuart,  qui  le 
connaissait ,  lui  fit  donner  l'ordre  du  roi  de  sortir  d'Ecosse.  Ce 
Coriolan  banni  regarda  quelque  temps ,  autour  de  son  pays ,  à 
quel  foyer  il  irait  s'asseoir.  Il  présentait ,  lui  et  les  autres  lords , 
un  singulier  spectacle.  Il  n'y  a  pas  six  mois  qu'ils  gouvernaient  le 
royaume,  et  maintenant  ils  étaient  tous  proscrits  et  fugitifs.  Ils 
n'avaient  perdu  néanmoins  ni  leurs  fortunes,  ni  leurs  vassaux,  ni 
leur  habileté ,  ni  leur  bravoure  ;  mais  ils  avaient  perdu  le  roi. 
Cette  jeune  tête  blonde ,  que  le  morion  du  moindre  des  leurs  au- 
rait écrasée ,  se  dressait  à  l'heure  présente  au-dessus  de  leurs 
têtes  chenues  ;  cette  petite  main  qui  n'aurait  pas  tenu  droite  et 
ferme  la  claymore  du  plus  faible  Écossais  des  montagnes,  les 
poussait  maintenant  hors  de  leur  patrie;  ils  étaient  les  mêmes 
qu'hier,  et  pourtant  ils  étaient  vaincus,  vaincus  sans  bataille.  Il 
ne  leur  manquait  qu'un  enfant  qu'on  leur  avait  enlevé  ;  mais  cet 
enfant  était  pour  eux  la  chevelure  vierge  pour  Samson ,  ou  les 
flèches  d'Hercule  pour  Philoctète. 

Le  comte  de  Gowrie  obéissait  donc  aux  ordres  du  roi.  Il  était 
à  Dundee ,  et  il  attendait  qu'un  vaisseau  mît  à  la  voile  pour  passer 
en  Angleterre.  Toutefois ,  il  ne  quittait  l'Ecosse  que  l'ame  navrée. 
Il  s'en  allait  vaincu.  Il  cherchait  du  regard  s'il  ne  resterait  pas 
encore  quelque  espérance  debout ,  parmi  ses  espérances  ruinées. 
Il  retardait  le  moment  de  l'exil  sans  rien  espérer  de  précis ,  mais 
il  obéissait  à  cet  instinct  invincible  qui  fait  que  le  patient  tourne 
la  tête  du  haut  de  l'échafaud,  pour  voir  si  tout  est  vraiment  fini. 
Ses  pressentimens  étaient  fondés ,  et  la  sagacité  de  cet  homme 
indomptable  avait  flairé  une  rébelhon.  Il  eut  avis  que  les  comtes 
d'Angus  et  de  Marr,  et  le  tuteur  du  jeune  lord  Glamis,  devaient 
surprendre  le  château  de  Stirling.  Dès-lors ,  il  ne  vit  plus  l'exil , 
il  ne  vit  plus  l'Angleterre,  il  ne  vit  plus  le  vaisseau  à  l'ancre;  il 
vit  ce  que  son  ame  n'avait  cessé  de  contempler  depuis  sa  nais- 
sance ,  une  bonne  révolte,  une  bonne  guerre,  la  tête  du  capitaine 
Jacques  présentée  au  roi  dans  le  plat  d'argent  de  Ruthven  ;  et  puis 


234  REVUE   DE   PARIS. 

sans  doute ,  mais  vague  et  dans  le  lointain,  ce  qui  survenait  tou- 
jours en  définitive  aux  gentilshommes  conspirateurs,  quinze  jours 
de  gloriole,  une  prison  ouverte  ou  un  billot. 

Il  fut  affreusement  réveillé  au  milieu  de  ses  rêves.  Le  colonel 
Stuart,  capitaine  de  la  garde  du  roi,  vint  à  Dundee  avec  sa  troupe, 
et  fit  le  siège  de  la  maison  qu'il  habitait,  et  le  lord  Petten  Weym, 
chancelier  d'Ecosse ,  le  somma  de  se  rendre  prisonnier  du  roi.  Il 
paraît  que  le  capitaine  Jacques  avait  eu  des  soupçons  ;  le  souvenir 
du  plat  d'argent  lui  tenait  au  cœur.  Le  comte  fit  une  longue  ré- 
sistance ;  mais  il  fallut  céder.  Il  rendit  son  épée ,  et  fut  conduit 
au  château  d'Edimbourg.  Le  capitaine  Jacques  en  était  gouver- 
neur. C'était  pour  le  comte  un  sinistre  augure.  Il  était  bien  rare 
en  effet  que  le  capitaine  Jacques  relâchât  un  prisonnier,  surtout 
quand  c'était  un  ennemi.  C'était  lui  qui  avait  été  chargé  de  la 
garde  du  comte  deMorton,  et  qui  l'avait  conduit  au  supplice. 
C'était  vers  le  milieu  du  mois  de  mars  1584  que  les  comtes  de 
Gowrie  fut  conduit  à  Edimbourg.  Deux  jours  après ,  les  comtes 
d' Angus  et  de  Marr  surprirent  en  effet  le  château  de  Stirling  ; 
mais  l'arrestation  du  comte  de  Gowrie  et  l'arrivée  de  l'armée  du 
roi  rendirent  ce  coup  de  main  inutile.  Us  se  réfugièrent  en  Angle- 
terre. Le  comte  d' Angus  fut  seul  surpris  et  arrêté. 

Voilà  donc  le  comte  de  Gowrie  pris  au  piège.  On  le  conduisit 
à  StirUng  au  commencement  d'avril ,  et  on  lui  fit  son  procès.  Dès 
ce  moment ,  le  reste  de  sa  vie ,  qui  fut  court ,  appartint  au  juge 
ou  au  bourreau ,  ce  qui  était  la  même  chose.  La  cour  qui  le  jugea 
était  composée  de  huit  comtes  et  de  huit  lords.  Avant  la  sentence, 
il  usa ,  comme  tous  les  gentilshommes  j-ugés  comme  lui  et  pour  les 
mêmes  motifs  que  lui ,  pendant  le  xv"  et  le  xyV"  siècle ,  de  tous 
les  moyens  dilatoires  qui  pouvaient  le  sauver.  Comme  son  but 
n'avait  pas  été  de  mourir,  mais  de  triompher,  il  ne  songea  à  mou- 
rir que  lorsqu'il  ne  put  pas  faire  autrement,  et  alors  il  donna  sa 
tête  résolument,  avec  calme,  sans  bravade,  comme  s'il  ne  l'avait 
portée  quarante  ans  sur  ses  épaules  que  pour  la  livrer  ainsi.  Wil- 
liam Sanderson,  dans  sa  chronique  de  Jacques  VI  et  de  Marie 
Stuart,  transcrit  la  supphque  qu'il  adressa  au  roi  avant  sa  con- 
damnation. Elle  est  simple,  froide,  respectueuse;  mais  elle  ne 


REVUE  DE   PARIS.  235 

demande  pas  la  vie.  George  Douglas,  huitième  comte  d'Angus, 
fut  décapité  après  lui.  Sanderson  rapporte  que  le  comte  de  Gowrie 
s'était  adonné  ardemment  à  l'astrologie  judiciaire  ;  il  n'ajoute  pas 
s'il  avait  lu  sa  mort  dans  le  ciel. 

Voilà ,  selon  nous ,  le  deuxième  acte  du  grand  drame  de  famille 
joué  par  trois  générations  de  la  maison  de  Ruthven ,  et  dont  la 
conspiration  de  Gowrie,  proprement  dite, dans  le  récit  de  laquelle 
nous  allons  entrer ,  n'est  à  nos  yeux  que  le  dénouement.  Vue  en 
elle-même,  la  conspiration  de  Gowrie  n'offre  pas  de  sens,  et  c'est 
ce  qui  fait  que  les  historiens  ont  renoncé  à  l'expliquer  :  lice  à  l'en- 
treprise du  lord  William  et  à  celle  du  lord  Patrick,  elle  constitue 
un  grand  fait  moral,  qui  a  passé  inaperçu  dans  l'histoire  du 
XV!*"  siècle ,  et  que  nous  avons  principalement  pour  but  de  faire 
remarquer  en  écrivant  ceci. 


III. 


Le  comte  de  Gowrie  ayant  été  condamné  pour  crime  de  haute 
trahison ,  ses  biens  furent  confisqués.  Il  laissait  de  lady  Dorothée, 
sa  femme,  sept  enfans:  cinq  garçons,  James,  John,  Alexandre, 
André,  William,  Patrick;  deux  filles,  dont  l'une  fut  mariée  au 
duc  de  Lennox,  fils  d'Esnie  Stuart,  et  dont  l'autre,  lady  Béatrix, 
devint  fille  d'honneur  de  la  reine ,  femme  de  Jacques  A'^I.  La  colère 
du  roi  dura  deux  ans.  En  1586,  il  rendit  aux  enfans  du  comte 
leurs  biens  et  leurs  honneurs.  James,  l'aîné,  succéda  à  son  père, 
et  se  trouva  ainsi  quatrième  lord  de  Ruthven ,  deuxième  comte 
de  Gowrie  et  prévôt  de  Perth.  John  obtint  la  permission  de  voya- 
ger sur  le  continent;  Alexandre  devint  chambellan  à  la  cour  du 
roi;  les  autres,  encore  jeunes,  restèrent  à  Kuthven-Castle  ou  à 
Gowrie-llouse. 

(îowric-llousc  était  une  autre  demeure  seigneuriale  que  la  fa- 
mille de  Kuihven  possédait  dans  la  petite  ville  de  Perth,  en 
Perlhshire ,  à  l'embouchure  du  Tay.  Nous  la  mentionnons  ainsi 
dès  à  présent,  parce  qu'elle  est  le  théâtre  où  s'accomplira  la  scène 


236  REVUE   DE   PARIS. 

la  plus  terrible  de  cette  tragédie.  Walter  Scott  raconte,  dans  la 
préface  de  la  Jolie  fille  de  Penh  ,  que  Gowrie-House  était  démo- 
lie depuis  plusieurs  années ,  à  l'époque  où  il  écrivait  son  roman, 
et  que  la  société  des  antiquaires  de  Perth  avait  eu  soin  d'en  faire 
dresser,  avant  la  démolition ,  un  plan  très  détaillé ,  qui  se  trouve 
dans  ses  Mémoires.  Inutile  de  dire  que  nous  avons  fait  de  longs  et 
de  vains  efforts  pour  nous  procurer  le  Mémoire  des  antiquaires 
de  Perth.  Il  a  été  introuvable. 

En  1588,  James  Ruthven,  le  deuxième  comte,  mourut  à  l'âge 
de  quatorze  ans.  John,  son  frère,  lui  succéda  et  devint  ainsi 
troisième  comte.  Alexandre  prit  dès-lors  le  titre  de  Maître  de 
Ruthven ,  qualité  qui  désignait  en  Ecosse  les  cadets  des  grandes 
familles.  John  était  sur  le  continent ,  où  il  faisait  ses  études.  Il  y 
resta  encore  quelques  années.  Comme  sa  célébrité  historique  ne 
lui  est  venue  qu'après  sa  mort,  c'est  à  peine  si  l'on  trouve  dans  les 
chroniques  quelques  traces  de  sa  jeunesse.  Il  paraît  néanmoins 
qu'il  voyagea  en  France  et  en  Italie,  qu'il  habita  Paris  quelque 
temps ,  et  principalement  qu'il  étudia  à  l'université  d'Orléans  et  à 
celle  de  Padoue.  L'université  d'Orléans  était,  au  xvi^  siècle,  l'une 
des  plus  renommées  de  France ,  à  cause  de  son  école  de  droit ,  et 
par  suite  de  la  célèbre  décrétale  siqjer  spécula  d'Honorius  III,  ex- 
plicative du  concile  de  Tours  de  1180,  laquelle  défendant  l'en- 
seignement du  droit  romain  à  l'université  de  Paris,  faisait  refluer 
à  Orléans,  ainsi  qu'à  Bourges,  tous  les  étudians  du  nord  delà 
France  qui  avaient  appris  le  Décret  au  Collège  de  France  et  la 
théologie  en  Sorbonne.  Comme  c'était  encore  le  temps  où  la 
science  des  hermétiques  conservait  une  grande  vogue ,  le  comte 
de  Gowrie,  qui  avait  l'esprit  très  prompt  et  l'ame  très  inquiète  et 
très  avide,  s'y  adonna  beaucoup,  ainsi  qu'à  l'astrologie  judiciaire. 
Nous  avons  vu  que  son  infortuné  père  avait  pareillement  cultivé 
l'art  de  la  divination  par  les  astres.  William  Anderson ,  que  nous 
avons  déjà  cité,  dit,  dans  sa  chronique  imprimée  à  Londres  en 
1656,  qu'il  avait  un  manuscrit  dans  lequel  on  hsait  que  John  de 
Ruthven,  étant  à  Orléans,  s'était  tiré  à  lui-même  cet  horoscope  : 
«  Qu'un  grand  amour  le  ferait  tomber  en  mélancolie  ;  qu'il  possé- 
derait un  grand  pouvoir  et  de  grandes  richesses ,  et  qu'il  périrait 


REVUE   DE  PARIS.  237 

parrêpée.  »  C'est  sans  doute  encore  à  la  même  époque  qu'il  faut 
rapporter  la  composition  d'une  amulette  qu'on  trouva  plus  tard 
cousue  à  ses  vêtemens,  et  qui  devait  le  préserver,  tant  qu'il  ne  la 
quitterait  pas ,  de  l'épée  dont  le  menaçait  l'horoscope.  C'étaient 
des  lettres  tracées  sans  aucun  ordre,  sur  du  parchemin,  et  dont 
un  certain  arrangement  faisait  Tetragrammaton  ,  symbole 
puissant  dans  la  cabbale ,  et  le  neuvième  nom  de  Dieu ,  suivant 
saint  Jérôme. 

C'est  à  Padoue  que  nous  retrouvons  le  jeune  comte  de  Gowrie, 
après  l'avoir  quitté  à  Orléans.  Ici ,  il  cultivait  autant  son  corps  que 
son  esprit,  et  il  travaillait  en  gentilhomme,  après  avoir  travaillé  en 
étudiant.  C'est  même  aux  disputes  introduites  par  le  protestantisme 
qu'il  faut  attribuer  la  présence  du  jeune  comte  aux  universités. 
La  noblesse,  qui  était  très  éclairée,  il  est  vrai,  n'étudiait  guère 
pourtant  le  droit  ou  la  théologie ,  et  se  réservait  pour  la  poésie 
et  surtout  pour  l'histoire,  qu'elle  nous  a  écrite,  à  l'exclusion 
des  roturiers,  depuis  le  xii*  siècle  jusqu'au  xvi^.  John  de  Gowrie 
se  livrait  principalement,  à  Padoue,  à  l'exercice  des  armes.  Il 
y  avait  une  salle  particulière,  tenue  sans  doute  par  quelque 
capitaine  de  bandes,  vieux  et  écloppé,  dans  laquelle  les  jeunes 
gentilshommes  apprenaient  le  maniement  de  l'épée  et  la  manière 
de  monter  un  cheval  de  bataille.  Chaque  élève  y  avait  son  coin  sé- 
paré où  il  suspendait  son  armure  et  son  vêtement  d'exercice.  La 
chronique  d'Anderson,  ou  plutôt  le  manuscrit  dont  il  parle,  ra- 
conte que  le  lord  de  Ruthven  avait  pris  pour  armes,  dans  les  exer- 
cices de  cette  salle  de  Padoue ,  une  main  tenant  une  épée  dirigée 
vers  une  couronne.  L'horoscope  d'Orléans  le  préoccupait  encore 
et  le  préoccupa  toujours.  Il  fut  constaté ,  au  procès  qui  fut  fait  à 
sa  mémoire ,  que ,  trois  jours  avant  la  catastrophe  du  5  août  1600, 
l'archevêque  de  Saint-André  l'étant  allé  voir,  il  le  trouva  lisant 
un  livre  intitulé  :  De  conjurationibus  adversus  principes.  Il  regarda 
fixement  l'archevêque,  et  lui  dit  :  «  L'histoire  des  conspirations 
prouve  qu'elles  ont  toutes  échoué ,  parce  que  celui  qui  en  avait 
conçu  la  pensée  l'avait  communiquée  à  un  trop  grand  nombre  de 
complices.  » 

De  Padoue,  le  comte  de  Gowrie  alla  à  Paris,  probablement  en 


238  REVUE  DE  PARIS. 

retournant  en  Ecosse.  Il  s'y  lia  étroitement ,  dit  Winwood  en  ses 
Mémoires,  avec  sir  Henri  Nevil,  ambassadeur  d'Elisabeth.  Sir 
Henri  le  recommanda  à  la  reine  d'Angleterre,  laquelle  lui  fit,  à 
Londres ,  l'accueil  le  plus  gracieux.  Elle  avait  accueilli  pareille- 
ment le  lord  Patrick,  son  grand-père ,  après  le  meurtre  de  Rizzio. 
Ceci  pouvait  se  passer  vers  1595 ,  et  le  comte  de  Gowrie  avait  vingt 
ans ,  car  il  n'est  pas  facile ,  dans  le  manque  où  nous  sommes  de  ren- 
seignemens  précis ,  de  fixer  toujours  rigoureusement  les  époques 
et  les  années.  Pendant  les  cinq  années  qui  suivent,  le  comte  vécut 
paisiblement ,  suivant  son  rang ,  soit  à  la  cour,  soit  à  Ruthven- 
Castle,  soit  à  Gowrie-House.  Il  ne  s'était  pas  marié.  Une  étroite 
amitié  l'unissait  surtout  à  son  frère  Alexandre ,  auquel  nous  ver- 
rons qu'il  avait  confié  ses  longs  projets  d'enfance ,  et  à  son  frère 
André ,  auquel  il  communiqua  le  penchant  héréditaire  des  lords 
de  Ruthven  à  l'étude  des  sciences  occultes. 

Les  cinq  années  qui  vont  suivre  n'ont  laissé  aucune  trace  dans 
l'histoire  du  comte  de  Gowrie.  Il  les  passa  dans  le  silence  et  dans 
la  méditation  du  grand  jour  qu'il  attendait.  Ses  courses  et  ses 
études  sur  le  continent,  l'élévation  de  son  esprit  et  la  noblesse 
facile  de  son  caractère,  lui  avaient  acquis  une  grande  considéra- 
tion à  la  cour.  Le  roi  et  lui  étaient  souvent  ensemble.  Peut-être  la 
fortune  de  ces  deux  hommes  les  faisait-elle  s'expérimenter  ainsi 
mutuellement  par  les  pratiques  de  la  vie  familière ,  avant  de  les 
choquer  l'un  contre  l'autre  avec  fracas;  peut-être  n'était-ce  que 
e  penchant  commun  qu'ils  avaient  pour  les  lettres  et  pour  les 
autres  études  favorites  de  ce  temps.  Jacques  cependant  s'était 
marié;  il  était  allé  épouser  à  Upslo,  en  échappé  de  collège,  le 
20  août  1580 ,  Anne ,  deuxième  fille  de  Frédéric  II ,  roi  de  Dane- 
marck.  Nous  ne  savons  pas  jusqu'à  quel  point  il  faut  ajouter  foi  à 
une  lettre  de  sir  Henri  Nevil  à  sir  Ralph  Winwood ,  et  que  celui- 
ci  rapporte  dans  ses  Mémoires;  mais  il  y  est  question  d'une 
liaison  intime  delà  reine  et  d'Alexandre  Ruthven.  Une  autre  let- 
tre de  Nicholson,  du  22  septembre  1602,  affirme  que  le  roi  finit 
par  avoir  quelque  soupçon  de  ces  rapports  secrets. 

Que  pouvaient  vouloir  les  lords  de  Gowrie  en  se  rapprochant 
ainsi  du  trône  d'Ecosse ,  l'un  par  la  familiarité  du  roi ,  l'autre  par 


REVUE   DE   PARIS.  239 

les  faveurs  de  la  reine?  Est-ce  que  l'horoscope  d'Orléans  leur 
avait  fait  voir  de  ce  côté  la  grande  fortune  qu'il  promettait  au 
comte,  ou  si  la  couronne  menacée  d'une  épée,  qu'il  avait  prise 
pour  armes  à  Padoue,  était  la  couronne  d'Angleterre,  que  la 
vieille  Elisabeth  allait  bientôt  laisser  tomber  de  son  front  sexagé- 
naire? On  ne  sait.  Il  est  certain  que  les  Gowrie  étaient  du  sang 
royal,  et  à  un  degré  assez  rapproché  pour  pouvoir  songer,  sans 
folie,  à  la  succession  au  trône.  Toutefois,  il  n'est  pas  aisé  aujour- 
d'hui, par  l'éloignementoùnous  nous  trouvons  de  cette  époque, 
et  par  le  manque  de  documens  précis  sur  toutes  les  familles  en 
général  qui  se  sont  éteintes  avant  le  xvii^  siècle,  de  dire  en  quoi 
consistait  cette  parenté  royale  des  lords  de  Ruthven.  L'évêque 
Burnet,  dans  le  premier  chapitre  de  l'histoire  de  son  temps,  ex- 
plique ainsi  cette  parenté.  Marguerite ,  fille  de  Henri  VIII ,  roi 
d'Angleterre,  qui  fut  mariée  à  Jacques  IV,  roi  d'Ecosse,  épousa 
€n  secondes  noces  le  comte  d'x\ngus.  La  désunion  s'étant  mise 
entre  eux ,  elle  produisit  un  contrat  antérieur,  fit  casser  son  ma- 
riage en  cour  de  Rome ,  et  épousa  en  troisièmes  noces  un  certain 
Fran(;ois  Stewart ,  que  Jacques  V  créa  lord  Méthuen.  Ce  lord  Mé- 
thuen  n'eut  qu'une  fille,  qui  épousa  William,  premier  comte  de 
Gowrie.  D'après  cette  généalogie ,  il  est  évident  que  sir  John , 
troisième  comte  de  Gowrie,  et  Jacques  VI,  roi  d'Ecosse,  des- 
cendant l'an  et  l'autre  de  Marguerite,  fille  de  Henri  VIII,  le  roi 
n'avait  sur  le  gentilhomme  que  l'avantage  de  deux  degrés  pour 
hériter  de  la  couronne  d'Angleterre ,  après  la  mort  de  la  reine 
Elisabeth.  Mais  cette  généalogie  est  fausse,  et  l'évoque  Burnet 
savait  mal  l'histoire  de  la  reine  Marguerite.  Elle  épousa  en  effet 
Jacques  IV  en  1,502,  James  Douglas,  sixième  comte  d'Angus, 
en  1514,  et  pour  le  ceriain  François  Stewart,  qu'elle  épousa  en 
troisièmes  noces,  il  se  nommait  Henri  Stewart,  comte  de  Méthuen. 
Marguerite  l'épousa  au  mois  de  mars  1526,  et  elle  mourut  en 
1541.  De  ce  troisième  mariage,  il  naquit  un  fils,  et  non  pas  une 
fille,  et  encore  mourut-il  en  bas  âge,  de  telle  sorte  que  la  posté- 
rité de  la  reine  Marguerite,  par  son  mariage  avec  le  lord  Mé- 
thuen ,  se  trouva  immédiatement  éteinte ,  et  ne  put  point  parvenir 
jusqu'à  la  famille  des  lords  de  Ruthven.  Il  faut  donc  chercher 


240  REVUE   DE   PARIS. 

d'un  autre  côté  la  parenté  royale  de  sir  John ,  troisième  comte  de 
Gowrie. 

Robertson ,  sur  l'autorité  du  Peerage  de  Crawford ,  le  seul  que 
nous  n'ayons  pas  pu  consulter  parmi  ceux  de  Debrett,  de  Lodges, 
de  Kimber  et  de  Gollins,  affirme,  comme  un  fait  positif  et  hors 
de  doute,  que  la  mère  de  John,  deuxième  comte  de  Gowrie,  se 
nommait  Dorothée ,  et  était  fille  du  lord  Méthuen.  11  ajoute  que  la 
mère  de  lady  Dorothée  se  nommait  Jeanne  Stuart ,  qu'elle  était  la 
seconde  femme  du  lord  Méthuen,  et  était  fille  du  comte  d'AthoI. 
Enfin,  il  conclut  de  là,  et  toujours  d'une  façon  péremptoire,  que 
le  troisième  comte  de  Gowrie  était  de  sang  royal. 

Maintenant,  nous  nous  trouvons  avoir  fait  quelques  pas;  mais 
néanmoins  nous  ne  sommes  pas  encore  arrivés.  Il  s'agit  de  savoir 
lequel  des  deux ,  du  père  ou  de  la  mère  de  lady  Dorothée ,  était 
de  sang  royal;  si  c'était  le  lord  Méthuen,  ou  seulement  Jeanne 
Stuart,  fille  du  comte  d'Athol.  Nous  savons  déjà,  et  d'une  manière 
positive,  que  le  lord  Méthuen ,  marié  en  premières  noces  avec  la 
reine  Marguerite,  se  nommait  Henri  Stewart.  Or,  Stewart  ou 
Stuart,  c'est  la  même  chose.  Ce  mot,  qui  veut  dire  intendant  ou 
sénéchal,  demeura  la  qualification  héréditaire  de  la  dynastie 
royale  qui  remplaça  la  maison  de  Bailleul ,  dans  la  personne  de 
Robert  II,  depuis  qu'un  ancêtre  des  rois  de  cette  dynastie,  AVal- 
ter,  devint  haut  stewart ,  ou  haut  sénéchal  d'Ecosse,  sous  le  règne 
de  David  P^  Il  est  donc  fort  probable  que  Henri  Stewart,  comte 
de  Méthuen ,  appartenait  à  la  famille  royale ,  fort  nombreuse  à 
cette  époque.  Il  était  de  la  maison  des  lords  Avandale  et  des  Stuart 
deBath,  et  son  petit-neveu,  Jacques  Stuart  de  Donne,  reçut  du 
roi  Jacques  VI  la  tutelle  des  deux  filles  du  premier  régent,  Jacques 
Stuart,  comte  de  Moray,  ce  qui  n'aurait  pas  eu  lieu  si  ce  Stuart  de 
Doune,  et  par  conséquent  le  comte  de  Méthuen ,  son  grand-oncle, 
n'avaient  pas  été  de  la  famille  du  régent ,  c'est-à-dire  de  la  fa- 
mille royale.  Cependant,  comme  ce  ne  sont  là  que  de  fortes  pré- 
somptions, et  non  point  des  preuves  formelles,  il  faut  nous  re- 
tourner vers  la  seconde  femme  du  lord  Méthuen ,  vers  cette  lady 
Jeanne  Stuart ,  fille  du  comte  d'Athol ,  et  mère  de  lady  Dorothée. 

N'oublions  pas  qu'il  s'agit  maintenant  de  trouver  comment  les 


REVUE   DE   PARIS.  241 

comtes  d'Athol  étaient  parens  des  rois  d'Ecosse.  Ici  la  difficulté» 
qui  se  trouve  serrée  de  près ,  sera  enfin  tout-à-fait  vaincue.  Les 
comtes  d'Athol  pouvaient  être  du  sang  royal  par  les  femmes  ou  par 
les  hommes.  Or,  en  tournant  un  peu  la  matière  qui  nous  occupe , 
ce  qui  importe  peu,  pourvu  que  nous  arrivions  au  but ,  nous  trou- 
vons qu'un  comte  de  Sommerset ,  sir  John  Seymour,  nom  qui  est 
une  corruption  de  Saint-Maur,  en  Normandie,  d'où  cette  famille 
est  originaire,  mort  le  21  avril  1410,  de  son  mariage  avec  une 
sœur  de  sir  Edmund  Holland ,  comte  de  Kent ,  laissa  quatre  fils  et 
deux  filles.  L'aînée  de  ces  filles ,  Jeanne ,  épousa  le  roi  Jacques  V. 
De  ce  mariage  sortirent  les  souverains  d'Ecosse  qui  portèrent 
successivement  le  nom  de  Jacques ,  et  par  conséquent  Jacques  VI 
lui-même ,  par  sa  mère  Marie  Stuart ,  fille  de  Jacques  V.  Or,  cette 
même  Jeanne  Sommerset ,  après  la  mort  de  son  mari  Jacques  I", 
assassiné  le  20  février  1437,  épousa  en  secondes  noces  Jacques 
Stuart,  lord  Lorne,  un  des  ancêtres  des  comtes  d'Athol,  et  en 
eut  des  enfans.  Donc  les  descendans  de  Jacques  I"  et  ceux  du 
lord  Lorne  étaient  utérins;  donc,  enfin,  la  mère  du  troisième 
comte  de  Gowrie  et  le  roi  Jacques  VI  étaient  parens  par  les 
femmes. 

Reste  en  définitive  la  parenté  des  comtes  d'Athol  et  des  rois 
d'Ecosse ,  du  côté  des  hommes ,  laquelle  n'est  plus  maintenant , 
comme  on  eût  dit  dans  l'école ,  qu'un  argument  ad  exuberanliam. 
Or ,  et  à  cause  de  cela  même  peut-être ,  il  nous  est  arrivé  préci- 
sément de  trouver  cette  parenté,  qui  est  décisive,  quand  nous 
n'en  avions  presque  plus  besoin ,  et  lorsque  nous  nous  étions 
donné  assez  de  mal  pour  débrouiller  toute  cette  généalogie  ;  néan- 
moins, le  travail  étant  fait ,  nous  le  laissons.  Voici  donc  comment 
les  comtes  d'Athol  et  les  rois  d'Ecosse  étaient  parens  du  côté  des 
hommes.  Un  bisaïeul  de  ce  roi  Robert  II  qui  commence  la  dynas- 
tie des  Stuart,  Alexandre,  grand  sénéchal  d'Ecosse,  eut  deux 
fils,  James  et  John.  James  fut  grand-porc  de  Robert  II,  et  sa 
postérité  masculine  finit  à  Jacques  V,  père  de  Marie  Stuart.  John 
eut  quatre  fils,  1"  Alexandre,  ancêtre  des  comtes  d'Angus; 
2°  Alan ,  ancêtre  des  ducs  de  Lennox  ;  3"  Walter,  ancêtre  des 
comtes  de  Galloway  ;  4°  James,  ancêtre  des  comtes  d'Athol.  Voilà 


242  REVUE   DE   PAKIS. 

enfin  comment  Jeanne  Stuart ,  fille  du  comte  d'Athol,  mère  de  lady 
Dorothée  Méthuen,  et  grand'mère  du  comte  de  Gowrie,  était  du 
sanf;  royal  d'Ecosse.  Ce  n'est  pas  sans  raison,  ou  dans  l'unique 
but  de  dresser  un  arbre  généalogique,  que  nous  avons  éclairci 
l'origine  royale  des  lords  de  Ruthven  ;  on  verra  par  la  suite  de 
cette  histoire  qu'il  était  nécessaire  d'établir  cette  parenté  pour 
arriver  à  l'intelligence  complète  de  la  catastrophe  à  laquelle 
nous  arrivons. 

Il  y  avait  seize  ans  que  le  lord  William ,  premier  comte  de 
Gowrie,  avait  été  décapité  à-  Slirling  ;  il  y  en  avait  vingt-cinq  que 
le  lord  Patrick,  revenu  de  l'exil ,  était  mort  à  Ruthven-Castle ; 
les  deux  aînés  de  la  maison  de  Ruthven,  John  et  Alexandre,  rem- 
plis, à  ce  qu'il  va  paraître,  d'une  même  pensée,  d'une  terrible 
pensée,  crurent  que  le  moment  d'une  grande  chose  était  venu, 
et  ils  la  tentèrent. 

Le  5  août  de  l'année  1600,  à  six  heures  du  matin,  Alexandre, 
Maître  de  Ruthven ,  sortit  de  la  petite  ville  de  Perth  et  se  dirigea 
à  l'est,  vers  le  château  de  Falkland.  Il  était  à  cheval  et  suivi  seu- 
lement de  son  frère  André.  De  Perth  à  Falkland,  il  y  a  dix  milles. 
Falkland  était  la  demeure  où  les  rois  d'Ecosse  passaient  habituel- 
lement l'été.  C'était  une  résidence  magnifique ,  ayant  à  sa  gauche 
leloch  Levin,  à  sa  droite  le  loch  Rossey;à  l'ouest,  une  vallée 
charmante  où  vingt  petites  rivières  viennent  se  jeter  dans  l'Edin; 
à  l'est,  les  lomonds  de  Falkland,  et  derrière  eux  le  Levin,  qui  ya 
se  jeter  dans  la  mer  après  avoir  traversé  en  diagonale  tout  le 
comté  de  Fife.  Le  château  avait  une  enceinte  demi-circulaire, 
armée  de  quatre  tours ,  lesquelles ,  jointes  aux  cinq  autres  qui 
s'élevaient  à  l'est,  de  l'une  à  l'autre  aile,  faisaient  de  Falkland  une 
espèce  deïhèbes  béotienne.  Le  parc  était  à  l'ouest  du  château, 
ceint  d'une  muraille,  ceinte  elle-même  des  deux  lits  de  la  Maspy 
et  de  l'Edin.  Le  comté  de  Fife ,  où  se  trouve  Falkland,  était  l'an- 
cien domaine  de  ce  comte  Macduf ,  si  célèbre  dans  la  chronique 
écossaise  par  sa  guerre  contre  Macbeth,  Il  y  avait  même  encore,  à 
l'époque  où  nous  reporte  cette  histoire,  sur  la  limite  occidentale 
du  comté ,  et  sur  le  chemin  de  Perth ,  une  croix  qu'on  nommait 
la  croix  de  Macduf,  Macduf  s  cross ,  qui  étaient  un  asile,  comme 


REVUE  DE   PARIS.  243 

Thésée  en  ouvrit  un  sur  l'Acropolis  d'Athènes ,  et  Romulus  sur  le 
mont  A  vent  in.  Seulement,  il  n'y  avait  que  les  descendans  de 
Maeduf  qui  fussent  protégés  par  la  croix.  Les  membres  de  sa 
femille  ,  jusqu'au  neuvième  degré,  qui  avaient  pu  se  réfugier  au- 
près d'elle,  étaient  dés  ce  moment  inviolables ,  même  après  un 
parricide.  Alexandre  de  Kuthven  passa  devant  cette  croix  en 
allant  à  Falkland;  et  peut-être  lui  vint-il  dans  l'esprit  une  idée 
triste ,  le  regret  de  n'être  pas  de  la  famille  de  jMacduf. 

Quand  il  arriva  à  Falkland,  le  roi  était  parti  pour  la  chasse.  Il  se 
dirigea  vers  l'endroit  où  retentissaient  comme  une  musique  loin- 
taine les  cris  de  la  meute ,  et  il  eut  bientôt  rencontré  le  roi.  En 
ce  moment,  Jacques  était  seul,  c'est-à-dire  séparé  de  sa  suite 
par  quelque  accident  de  la  chasse.  Alexandre  l'aborda  avec  une 
familiarité  pleine  de  respect ,  comme  pouvait  le  faire  un  homme 
de  son  rang  et  de  sa  considération  à  la  cour.  D'après  un  court 
récit  de  cette  entrevue,  qui  se  trouve  dans  le  journal  de  Pierre 
L'Estoile ,  il  paraît  que  le  Maître  de  Ruthven  et  le  roi ,  qui  étaient 
tous  deux  jeunes  et  qui  étaient  parens ,  commencèrent  la  con- 
versation par  la  difficulté  qu'il  y  a  à  ne  pas  s'ennuyer,  quand 
on  a  des  passions,  des  idées ,  des  caprices  de  vingt  ans,  et  que  ce 
sont  passions,  idées,  caprices,  de  roi  et  de  gentilhomme.  On  dis- 
serta sur  les  moyens  de  dissiper  cet  ennui ,  et  sur  l'argent  qu'il 
fallait  pour  employer  ces  moyens.  Le  roi  trahit  naïvement  les  se- 
crets domestiques  de  sa  bourse ,  et  puis  le  lord  mit  pareillement 
à  nu  les  misères  de  la  sienne ,  une  bourse  de  cadet.  Toutefois,  en 
achevant  cette  confidence,  le  lord  reprit,  en  souriant  d'un  sourire 
de  triomphe ,  que  Dieu  n'oubliait  pas  les  siens ,  et  qu'il  avait  eu 
le  bonheur  de  s'être  trouvé  fort  à  son  insu  au  nombre  des  élus 
de  Dieu.  Le  roi  ayant  demandé  le  mot  de  cette  énigme ,  le  lord 
regarda  autour  de  lui ,  et  commença  à  voix  basse  un  récit  assez 
long,  et  qui  les  fit  singulièrement  se  rapprocher  l'un  de  l'autre. 

Le  Maître  de  Ruthven  dit  en  somme  que,  la  veille,  ^  août, 
rôdant  à  l'aventure  dans  le  parc  de  tlowric-llouse ,  il  avait  aperçu 
tout  d'un  coup  un  homme  qui  se  mit  à  fuir  ;  que  l'ayant  poursuivi 
vivement  et  l'épee  à  la  main ,  il  l'avait  enfin  atteint  et  fait  pri- 
sonnier. Cet  homme  portait  un  vase  de  terre,  et  ce  vase  de  terre 


244-  REVUE  DE  PARIS. 

était  plein  d'or.  L'ayant  menacé  de  le  tuer,  s'il  n'expliquait  l'o- 
rigine de  ce  trésor,  l'homme  avait  répondu  qu'il  l'avait  pris 
dans  un  lieu  secret  du  parc ,  où  il  y  avait  encore  d'autres  vases 
pareils ,  et  qu'il  montrerait  à  Sa  Seigneurie,  puisque  tel  était  son 
bon  plaisir.  Là-dessus,  il  avait  conduit  cet  homme  au  château  ;  il 
l'y  avait  fait  entrer  sans  être  vu  de  personne ,  et  il  l'avait  enfermé 
seul  dans  une  salle  écartée  et  sans  autre  issue  que  la  porte 
dont  il  avait  la  clé.  Craignant  que  s'il  communiquait  cette  mer- 
veilleuse trouvaille  au  comte  son  frère ,  celui-ci  ne  gardât  tout 
le  trésor  pour  lui ,  comme  ayant  été  trouvé  dans  un  de  ses  do- 
maines ,  il  avait  mieux  aimé  venir  se  mettre  à  la  discrétion  du 
roi ,  lequel  en  prendrait  sa  part  comme  suzerain  de  toutes  les 
seigneuries  de  l'Ecosse,  et  en  laisserait  une  autre  part,  une 
part  honnête ,  au  sujet  loyal  et  fidèle  qui  servait  si  à  propos  sa 
majesté.  Il  conclut  en  disant  qu'il  fallait  que  le  roi  vînt  sur-le- 
champ  à  Gowrie-House ,  afin  d'interroger  l'homme  et  de  s'em- 
parer du  trésor. 

Le  roi  loua  fort  Dieu  de  cette  découverte ,  et  approuva  de 
tout  point  la  conduite  du  Maître  de  Ruthven,  Discutant  entre 
eux  sur  l'origine  probable  de  ce  trésor,  Alexandre  penchait  à 
croire  que  c'était  quelque  dépôt  datant  peut-être  des  croisades  ; 
le  roi ,  que  c'était  quelque  nouvelle  machination  des  papistes,  qui 
venaient  encore  troubler  son  royaume  et  lui  susciter  des  rébel- 
lions. Un  point  sur  lequel  ils  furent  d'accord  sans  discussion, 
c'est  qu'il  fallait  déterrer  le  trésor  jusqu'au  dernier  vase,  et  se 
le  partager  en  bons  parens  qu'on  était.  Alexandre  voulait  qu'on 
partit  sur-le-champ;  le  roi  demanda  qu'on  attendît  la  fin  de 
la  chasse ,  pour  ne  point  trop  éveiller  les  soupçons.  Alexandre 
voulait  encore  que  le  roi  vînt  seul  avec  lui  ;  Jacques  refusa.  Enfin, 
la  chasse  finit.  Le  roi  et  le  Maître  de  Ruthven  prirent  côte  à 
côte  le  chemin  de  Perth,  causant  avec  chaleur  sur  le  nombre 
probable  de  vases  qui  étaient  enfouis  dans  le  parc  de  Gowrie- 
House,  et  suivis,  à  une  petite  distance,  du  duc  de  Lennox,  fils 
d'Esme  Stuart,  de  Thomas  Erskine,  comte  de  Mar,  du  lord 
Ramsay,  du  lord  Herreis ,  d'André  de  Ruthven ,  et  d'un  petit 
nombre  d'autres. 


REVUE   DE   PARIS.  2i5 

Le  roi  et  sa  suite  arrivèrent  à  Perth  à  une  heure  après  midi. 
A  l'entrée  de  la  ville,  André  Ruthven  prit  les  devans  pour  aller 
annoncer  au  comte  de  Gowrie  l'arrivée  de  sa  majesté.  Le  comte 
était  à  table  avec  quelques  gentilshommes  de  sa  maison  ;  il  se 
leva  comme  surpris  et  charmé  de  cette  nouvelle ,  et  il  alla  recevoir 
le  roi  à  la  porte  de  sa  maison.  Le  comte  mit  un  genou  en  terre, 
en  remerciant  sa  majesté  de  la  visite  qu'elle  daignait  faire  à  son 
sujet;  et  Jacques,  pris  sans  doute  de  quelque  vertige,  ne  vit  pas 
qu'on  le  recevait  à  Gowrie-House ,  comme  on  l'avait  reçu  autre- 
fois à  Ruthven-Castle.  Le  roi  ayant  accepté  à  dîner,  il  se  plaça 
au  haut  bout  de  la  table ,  sous  le  dais  seigneurial.  Tout  le  monde 
resta  debout  et  découvert  pendant  le  dîner  du  roi.  Le  Maître  de 
Ruthven  se  tenait  à  ses  côtés  ;  Jacques  interrompait  de  temps  en 
temps  la  verve  de  son  appétit  de  chasseur,  pour  lui  demander  à 
voix  basse  quand  est-ce  donc  qu'il  verrait  l'homme  et  son  trésor? 
Alexandre  répondait  qu'il  fallait  attendre  la  fin  du  repas  de  sa 
majesté  ,  et  que  tous  les  gentilshommes  eussent  reçu  congé  de  se 
mettre  à  table.  A  quelques  instans  de  là  Jacques  n'eut  plus  faim; 
il  se  leva,  et  fit  signe  aux  personnes  de  sa  suite  qu'elles  eussent  à 
commencer  leur  dîner.  Le  comte  de  Gowrie  reprit  sa  place  de 
maître  et  seigneur;  les  échansons,  pages,  écuyers  et  maîtres- 
queux  se  croisèrent  en  tous  sens;  et  le  roi  dit  à  Alexandre  de  le 
mener  à  la  dérobée  voir  le  trésor. 

Ils  sortirent  de  la  salle,  faisant  mine  de  causer.  Une  fois  sortis, 
le  Maître  précéda  le  roi ,  et  ils  se  mirent  à  marcher  en  silence.  Ils 
traversèrent  la  salle  d'armes ,  où  le  roi  aurait  pu  voir  le  poignard 
dont  sir  Patrick  frappa  Rizzio.  Alexandre  ouvrit  une  porte  qui 
donnait  sur  un  corridor;  il  y  fit  entrer  le  roi,  ferma  la  porte  à  clé, 
prit  la  clé ,  et  passa  outre  Au  bout  du  corridor,  il  ouvrit  une  se- 
conde porte ,  fit  passer  le  roi ,  ferma  la  porte  à  clé ,  prit  la  clé ,  et 
passa  encore;  alors  ils  se  trouvèrent  dans  une  salle  qui  touchait  le 
pied  d'une  tourelle;  il  y  avait  encore  une  porte,  qu'Alexandre  ou- 
vrit et  qu'il  referma  comme  les  deux  autres,  emportant  toujours 
la  clé  avec  lui;  enfin,  après  avoir  monté  quelques  marches,  ils 
trouvèrent  une  quatrième  porte  qui  fut  ouverte  et  refermée.  La 
salle  où  ils  étaient  parvenus  cette  fois  était  petite  et  avait  un  cabi- 
TOME  XX.    AouT.  n 


246  REVUE    DE    PARIS, 

net;  il  n'y  avait  qu'une  petite  fenêtre  grillée,  par  où  entrait  le  jour. 
C'est  là  que  Jacques ,  qui  commençait  à  devenir  inquiet,  demanda 
où  était  donc  le  trésor. 

Alors  Alexandre  tira  avec  force  une  tapisserie;  Jacques  se 
trouva  en  face  d'un  homme  armé  de  pied  en  cap,  qui  tenait  une 
épée  nue  à  la  main ,  et  Alexandre  lui  dit  avec  énergie  :  ^-  Sire , 
mon  trésor,  c'est  la  vengeance;  vous  allez  mourir!  —  Mourir  1  s'é- 
cria le  roi.  —  «  Oui ,  sire;  et  vous  pouvez  remercier  Dieu  qu'il  vous 
ait  épargné  ceci  depuis  seize  ans.  Vous  avez  fait  mourir  notre 
père  à  Stirling,  il  y  a  seize  ans.  Vous  l'avez  fait  mourir  traîtreu- 
sement, et  après  lui  avoir  pardonné  ;  vous  l'avez  fait  mourir,  sans 
vouloir  lire  la  requête  qu'il  vous  adressa  de  sa  prison  ;  vous  l'avez 
fait  mourir,  sans  lui  accorder  les  quarante  jours  qu'il  vous  deman- 
dait, pour  se  justifier  du  crime  de  haute  trahison;  et  c'est  bien  le 
moins  que  la  justice  arrive  pour  le  gentilhomme,  comme  pour  le 
roi.  Vous  avez  le  billot,  sire ,  nous  avons  le  poignard;  vous  verrez 
bien  qu'au  bout  du  compte,  l'un  vaut  lautre.  Bailleurs,  ceci  est 
pour  la  mort  de  mon  père  et  pour  l'exil  de  mon  grand-père;  ceci  est 
pour  la  lutte  de  nos  races;  ceci  est  pour  le  papisme;  ceci  est  pour 
toutes  les  choses  qui  se  sont  aigries,  depuis  seize  ans,  dans  le  cœur 
de  mon  frère  et  dans  le  mien.  Vous  allez  donc  mourir,  sire!  C'est 
un  arrêt  que  je  prononce,  et  auquel  il  n'y  a  rien  à  faire  qu'à  obéir. 
Si  vous  avez  levé  les  yeux  sur  l'écusson  qui  est  au-dessus  de  la 
porte  de  ce  château ,  vous  y  aurez  lu  la  devise  héréditaire  des 
nôtres,  au  fait  ,  deed  siïaw;  or,  sire,  je  vous  jure  que  nous  y 
sommes;  le  fait  est  que  vous  allez  mourir!  » 

Le  roi,  qui  avait  d'abord  pâli,  répondit,  avec  un  grand  calme, 
que  la  mort  n'était  pas  une  chose  qu'on  éludât,  et  que  puisqu'elle 
venait  ainsi  frapper  à  sa  porte,  il  fallait  bien  lui  ouvrir  ;  mais,  qu'à 
vrai  dire,  il  ne  voyait  pas  le  calcul  d'Alexandre  en  tout  ceci,  et 
qu'il  y  allait  bien  moins  de  son  profit  que  de  sa  perte.  Que  sans 
doute  il  était  bien  facile  de  le  tuer,  lui,  le  roi,  en  l'état  où  Dieu 
l'avait  mis,  mais  que  lui  mort,  la  royauté  ne  serait  pas  pour  cela 
étendue  raide  avec  son  cadavre;  qu'il  avait  laissé  à  lïolyrood- 
House  le  jeune  prince  son  fils,  et  que  la  Providence,  qui  avait  la 
sauvegarde  des  royaumes,  lui  placerait  sur  le  front  la  couronne 


REVUE   DE   PARIS.  247 

toute  sanglante,  laquelle  serait  ainsi  désormais  deux  fois  vénérée 
du  peuple,  comme  étant  auréole  du  ciel  et  auréole  de  la  terre, 
couronne  de  roi  et  couronne  de  martyr.  Qu'il  n'était  pas  aussi 
facile  qu'il  l'avait  pensé  de  renverser  une  maison  royale,  et  que 
tout  marteau  de  sujet  se  brisait  à  la  démolir.  Que  la  vengeance, 
qu'il  avait  si  patiemment  nourrie,  pouvait  s'appeler  une  passion  bien 
aveugle,  qui  l'avait  empêché  de  voir  que  la  mort  du  roi  chasse- 
rait sa  famille  du  sol  de  l'Ecosse ,  et  ferait  semer  du  sel  sur  les 
ruines  de  ses  châteaux;  que  c'était  surtout  une  passion  bien  mons- 
trueuse, qui  lui  avait  fait  oublier  cpi'iis  étaient  parens,  et  consi- 
dérer-un  parricide  comme  une  offrande  qui  n'était  pas  indigne 
d'être  offerte  au  souvenir  des  siens.  Qu'il  ne  disait  pas  cela  pour 
ne  pas  mourir,  puisque  sa  poitrine  était  nue,  mais  pour  le  rame- 
ner à  la  raison  et  à  la  justice,  dont  il  s'était  écarté.  Qu'étant  tou- 
jours son  roi,  il  lui  ordonnait  de  lui  ouvrir  la  porte;  et  qu'étant 
toujours  son  ami,  il  lui  donnait  son  pardon. 

Alexandre  resta  foudroyé  sous  le  coup  des  paroles  du  roi  ;  il 
n'avait  pas  trouvé  de  lui-même  toutes  ces  raisons  puissantes  qui 
s'étaient  dressées  l'une  après  l'autre  devant  lui,  et  qui  allaient  faire 
éternellement  de  sa  mémoire  la  mémoire  d'un  fou,  au  lieu  de  la 
mémoire  d'un  héros.  11  demanda  au  roi  sa  parole  de  ne  point  faire 
de  bruit,  et  qu'il  allait  consulter  le  comte  son  frère.  Quand  le 
comte  le  vit  venir,  il  crut  que  le  roi  était  mort;  mais  Alexandre 
s'élant  approché,  et  lui  ayant  conté  quelque  chose  de  ce  qui  ve- 
nait de  se  passer,  le  comte  lui  répondit  qu'il  voyait  bien  qu'il  avait 
eu  peur,  et  qu'il  allait  y  aller  lui-même,  A  ces  mots,  Alexandre 
revint  promptement  à  la  tour,  sans  rien  dire.  En  entrant,  il  ôta  sa 
jarretière  et  dit  au  roi  :  —  Pardicu  !  sire ,  il  n'y  a  pas  de  remède; 
il  faut  que  vous  mouriez.  —  En  même  temps  il  s'élança  sur  lui, 
comme  j)our  lui  serrer  la  gorge  avec  sa  jarretière.  Alors  une  lutte 
terrible  et  désespérée  s'engagea.  E'homme  armé,  que  le  roi  était 
parvenu  à  gagner,  se  mit  à  crier  iralùson!  irnliison!  au  aecours! 
par  la  petite  Icnêtrc  grillée;  et  les  gentilshonmies  du  roi,  qui  le 
cherchaient  en  ce  moment,  ayant  entendu  ces  cris,  se  précipitè- 
rent vers  le  lieu  d'où  ils  partaient.  Le  duc  de  Lennox  et  le  comte 
de  Mar  étant  montés  par  le  grand  escalier  de  la  tour  à  la  porte 

17. 


248  REVUE    DE   PARIS. 

de  la  salle  où  était  le  roi ,  trouvèrent  cette  porte  fermée ,  et  se 
mirent  à  la  frapper  désespérément,  mais  en  vain.  Sir  John  Ramsay 
vêtant  parvenu  par  un  petit  escalier  secret,  donna  deux  coups 
de  poignard  à  Alexandre  Ruthven ,  le  poussa  vers  la  grande  porte, 
qu'il  ouvrit,  et  sur  le  seuil  de  laquelle  le  comte  de  Mar  et  sir  Hu- 
gues Herreis  achevèrent  de  le  tuer.  Tout  d'un  coup,  le  comte  de 
Gowrie  se  présente,  à  la  tête  de  sept  hommes  armés,  et  tenant  une 
épée  de  chaque  main.  Les  gentilshommes  du  roi  le  cachent  dans 
le  cabinet,  se  serrent  devant  la  porte,  et  font  face  résolument  au 
comte.  Alors  sir  Ramsay  s'élance  d'un  bond,  frappe  au  cœur  le 
comte  de  Gowrie ,  qui  tombe  mort  sans  pouvoir  dire  un  mot.  A 
cette  chute  ses  serviteurs  prennent  la  fuite ,  et  le  roi  et  ses  gentils- 
hommes tombent  à  genoux  pour  remercier  Dieu. 

Le  bruit  effroyable  de  cette  bataille  et  la  fuite  des  gens  du  comte 
avaient  mis  en  émotion  toute  la  ville  de  Perth.  Les  habiîans  ac- 
coururent en  armes,  et  menacèrent  de  venger  la  mort  des  lords  de 
Ruthven.  Mais  le  roi  harangua  la  populace  d'une  fenêtre ,  et  ad- 
mit les  magistrats  auprès  de  lui;  la  Providence,  qui  avait  parlé 
une  première  fois  par  sa  bouche ,  parla  une  seconde ,  et  dispersa 
ces  grains  de  sable  que  le  vent  de  la  colère  avait  soulevés  comme 
un  tourbillon.  Avant  d'enlever  les  deux  cadavres ,  on  trouva  dans 
les  vêtemens  du  comte  la  fameuse  amulette  qu'il  portait  depuis 
Orléans  ;  le  récit  officiel  qui  fut  dressé  le  lendemain  de  la  cata- 
strophe, porte  que  dès  que  les  lettres  mystérieuses  eurent  formé  le 
mot  Tetragrammaton  ,  le  sang  du  comte  commença  de  couler. 

Ce  jour-là ,  le  5  août  1600 ,  la  maison  des  comtes  de  Gowrie 
s'écroula  pour  jamais.  Trois  générations  étaient  vaincues  par  la 
fortune  d'un  homme.  Le  parlement  d'Ecosse  fit  le  procès  aux 
cadavres  ;  le  nom  de  Gowrie  fut  aboli  par  arrêt.  Les  deux  jeunes 
enfans,  AVilliam  et  Patrick,  moururent  sans  postérité.  André 
passa  en  France,  s'y  maria,  eut  deux  filles  de  son  mariage,  et  con- 
suma les  débris  de  son  patrimoine  à  la  recherche  de  la  pierre  phi- 
losophale.  L'illustre  peintre  Antoine  Van-Dyck,  qui  était  égale- 
ment passionné  à  la  poursuite  du  grand  œuvre ,  se  prit  d'amitié 
et  d'admiration  pour  André  de  Ruthven ,  le  dernier  des  Gowrie, 
et  épousa  sa  fille  aînée. 


RKVUE   DE   PARIS.  249 

S'il  y  a  encore  aujourd'hui  des  descendans  de  Van-Dyck ,  ils  ont 
des  droits  relatifs  à  la  couronne  d'Angleterre,  et,  parle  mariage 
de  la  sœur  du  roi  Charles  II  avec  le  duc  d'Orléans ,  ils  en  ont  aussi 
à  la  couronne  de  France. 


IV 


Voilà  cette  conspiration  de  Gowrie ,  que  tant  d'historiens  et  de 
chroniqueurs  ont  racontée ,  en  ajoutant  qu'ils  renonçaient  à  ex- 
pliquer ce  qu'elle  a  de  mystérieux.  Elle  a  été  détaillée  d'abord  par 
le  roi  Jacques  lui-même ,  qui  en  fit  faire  un  récit  le  lendemain  de 
l'événement;  ensuite  par  George,  comte  de  Cromartie,  en  1713; 
Robertson ,  Laing  et  Walter  Scott ,  et  sans  doute  beaucoup  d'au- 
tres, en  ont  longuement  parlé,  sans  compter  Pierre  de  l'Estoile, 
qui  en  a  fait  un  récit  dans  son  journal  de  Henri  IV  ;  ajoutons  qu'il 
y  a  deux  romans  de  Maccauley,  Saini-Jolmsion  et  Logan  de  Bes- 
îalrig,  qui  sont  construits  l'un  et  l'autre  avec  la  conspiration  de 
Gowrie.  Cependant,  malgré  tous  ces  récits,  nul  n'ose  dire  qu'il  a 
trouvé  le  sens  de  cette  tragique  aventure.  L'un  dit  qu'elle  a  eu 
pour  cause  l'amour  d'Alexandre  de  Ruthven  pour  la  reine,  qu'un 
autre  nie  ;  celui-ci  pense  que  le  comte  de  Gowrie  espérait  avoir 
le  trône  d'Ecosse  après  la  mort  du  roi ,  et  celui-là  répond  que 
Jacques  avait  déjà  deux  enfans  à  cette  époque,  et  que  d'ailleurs 
la  duchesse  de  Lennox,  lady  Arabellc  Stuart,  était  plus  près  de  la 
couronne  que  lui;  d'autres,  et  le  nombre  en  est  grand,  refusent 
de  croire  à  la  conspiration,  et  disent  que  c'est  un  conte  imaginé 
par  le  roi,  pour  couvrir  l'assassinat  des  deux  lords  et  la  destruc- 
lion  de  leur  famille,  il  est  à  remarquer  qu'on  avait  cette  dernièro 
opinion  à  Edimbourg,  huit  jours  après  le  fait.  Ainsi  on  vit  le  roi 
aux  prises  avec  deux  gentilshommes;  on  vit  deux  cadavres  percés 
de  poignards,  traînés  durant  quatre  mois  devant  deux  cours  de 
justice,  et  ce  qu'en  avaient  laissé  les  vers  attaché  ignominieuse- 
ment à  un  gibet;  une  antique  maison  tombée  en  ruines;  une  race 
mêlée  de  sang  royal  exterminée  par  le  fer  et  par  les  lois  ;  un  nom 


250  REVUE    DE   PARIS. 

illustre  parmi  les  noms  illdstres  de  l'Ecosse  déclaré  infâme,  et , 
au  bout  de  cette  lon/jue  et  douloureuse  passion  infligée  à  deux 
hommes  vivans  et  morts ,  on  se  demanda ,  et  l'on  se  demande  en- 
core, si  c'était  cruauté,  si  c'était  justice,  si  c'était  ven}{eance? 

Pour  nous,  nous  croyons  à  la  réalité  de  la  conspiration;  seule- 
ment, nous  trouvons  qu'elle  doit  être  unie  au  coup  de  main  de 
Huthven  et  à  la  mort  de  Rizzio ,  dont  elle  est  la  suite.  Ainsi  que 
nous  l'avons  dit,  ce  sont  trois  actes  du  même  drame.  Vue  ainsi, 
la  conspiration  n'est  autre  chose  que  la  fin  d'une  de  ces  luttes  de 
noble  à  roi,  continuée  durant  plusieurs  générations,  et  dont  il 
n'est  pas  rare  de  trouver  des  exemples  dans  l'histoire.  Dans  la  fa- 
mille des  ducs  de  Norfolk,  de  la  maison  de  Howard,  à  partir  de 
sir  Thomas,  quatrième  duc,  et  de  l'année  1572,  il  arrive,  pen- 
dant quatre  ou  cinq  générations,  que  les  ducs  sont  régulièrement 
et  d'une  manière  alternative  décapités  et  rétablis;  on  tue  le  père, 
on  confisque  ses  biens,  et  l'on  rétablit  le  fils;  on  tue  le  petit-fils, 
on  confisque  ses  biens,  et  l'on  rétablit  l'arrière-petit-fils ,  et  ainsi 
de  suite.  Le  motif  de  ces  rébellions  renaissantes ,  ce  sont  la  plu- 
part du  temps  des  sortes  de  caprices  qu'on  ne  s'explique  pas; 
mais  il  y  a  au-dessous  une  cause  générale  et  permanente ,  que 
les  historiens  n'ont  pas  vue ,  et  que  nous  avons  cru  important  de 
signaler. 

La  conspiration  de  Gowrie  éclata  le  5  août  de  l'année  1600. 
Douze  ans  auparavant,  le  23  décembre  1588,  le  duc  de  Guise 
était  assassiné  à  Blois;  et  deux  ans  après,  le  31  juillet  1602, 
Charles  de  Gontaut ,  maréchal ,  duc  de  Biron ,  était  exécuté  à  la. 
Bastille.  L'Angleterre  avait  eu  aussi  à  cette  époque,  et  devait 
avoir  plus  tard  ses  holocaustes  de  tètes  nobles;  vingt-huit  ans 
auparavant,  le  5  juin  1572,  la  reine  Elisabeth  prenait  celle  du 
duc  de  jS'orPolk;  un  an  après,  en  1601 ,  elle  prenait  encore  celle 
du  comte  d'Essex.  Si  l'on  veut  donc  se  placer  sur  le  dernier  jour 
qui  complète  et  couronne  le  xyi*"  siècle ,  et  de  là,  comme  du  som- 
met d'une  montagne,  regarder  à  peu  près  à  cinquante  années  de 
distance,  devant  et  derrière  soi,  on  ne  manquera  pas  d'aperce- 
voir un  grand  mouvement  parmi  la  noblesse  d'Europe,  mouvement 
solennel,  vigoureux,  désespéré,  auquel  la  plupart  obéissaient  sans 


REVtFE  LE   PARIS.  251 

le  comprendre,  qui  les  attire,  les  saisit,  les  écrase,  comme  la 
meule  lancée  sur  son  axe  attire,  saisit  et  écrase  le  grain  ;  sorte  de 
fatalité  mystérieuse  dont  ne  se  défiaient  même  pas  les  victimes,  et 
qui  leur  ôtait  la  raison,  pour  les  perdre,  comme  le  Jupiter  des 
anciens. 

Cette  agitation  fiévreuse  de  la  noblesse,  à  la  fin  du  xvi''  siècle, 
est  l'un  des  plus  beaux  spectacles  que  présente  l'histoire  moderne. 
Ce  qu'il  a  surtout  de  frappant  et  de  singulier,  c'est  qu'il  corres- 
pond à  un  événement  immense  et  inoui,  à  savoir  l'extinction  pres- 
que subite  des  plus  grandes  races  de  l'Europe.  Jamais  encore, 
ni  en  bataille  rangée,  ni  en  croisade,  ni  contre  les  Anglais,  ni 
contre  les  Grecs,  ni  contre  les  Turcs,  il  n'en  avait  tant  péri,  et 
de  si  illustres  :  en  1512,  en  la  vicomte  de  Xarbonnc  ,  et  dans  la 
personne  de  Gaston  II,  s'éteint  une  branche  de  la  maison  de  Foix  ; 
le  23  janvier  1516,  au  royaume  d'Aragon,  et  dans  la  persoimc 
de  Ferdinand  Y,  s'éteint  la  maison  d'Aragon;  le  11  avril  1525, 
en  la  duché  d'Armagnac,  et  dans  la  personne  de  Charles  II ,  duc 
d'Alençon,  s'éteint  la  maison  d'Armagnac  ;  le  3  août  1530,  en  la 
principauté  d'Orange ,  et  dans  la  personne  de  Philiijeri ,  s'éteint 
la  maison  de  Chàlons;  le  2i  octobre  1535,  en  la  duché  de  Milan, 
et  dans  la  personne  de  François-Marie  Sforza ,  s'ôieinî  la  mai- 
son de  Milan;  en  1536,  en  la  duché  d'Urbin ,  et  dans  la  ]->ersonne 
de  François-Marie  II,  s'éteint  la  maison  d'I  rbin;  eu  1537,  en 
la  comté  de  Sancerre ,  et  dans  la  personne  de  Jean  \,  s'éteint  la 
maison  ahiée  de  Beuil;  le  25  mai  1555,  au  royaume  de  Navarre, 
et  dans  la  personne  de  Henri  11,  s'éteint  la  ligne  masculine  delà 
maison  d'Albret;  le  12  février  15.59,  danslepalatinaî  duKhin,  el 
dans  la  personne  d'Othon-Henri ,  s'éteint  la  maison  aînée  des 
comtes  palatins  du  Rhin  ;  le  6  septeïubre  156V,  on  la  duché  de  Ne- 
vers,  et  dans  la  i)ersonne  de  Jacques,  s'éteint  la  maison  de  Cléves; 
en  juin  1589,  en  la  comté  d'Auvergne,  et  dans  la  personne  d'Anne, 
s'éteint  la  maison  de  la  Tour;  le  2  août  1589,  au  royaume  de  France, 
et  dans  la  personne  de  Henri  III ,  s'éteint  la  maison  de  \'alois;  le 
26  aoîit  1.595,  au  royaume  de  Portugal ,  el  dans  la  personne  d'An- 
toine, s'éteint  la  maison  de  Viseu;  le  27  octobre  1597,  en  la  du- 
ché de  Modène,  et  dans  la  personne  d'Alphonse  îl  ,  s'éteint  la 


252  KEVUE   DE   PARIS. 

branche  aînée  de  la  maison  d'Est;  le  5  janvier  1598,  dans  l'empire 
de  Russie,  et  dans  la  personne  de  Féodor  I",  s'éteint  la  maison 
de  Rurick;  le  3  avril  1603,  au  royaume  d'Angleterre,  et  dans  la 
personne  d'Elisabeth,  s'éteint  la  maison  de  Tudor;  le  22  dé- 
cembre 1612,  en  la  duché  de  Mantoue,  et  dans  la  personne  de 
François  III,  s'éteint  la  branche  aînée  de  la  maison  de  Gonzague; 
et  si  l'on  voulait  pousser  plus  loin  ce  dénombrement  de  funérailles 
princières,  le  l'^"'  novembre  1700,  au  royaume  d'Espagne,  et  dans 
la  personne  de  Charles  II,  s'éteint  la  maison  d'Autriche. 

La  plupart  de  ces  races,  qu'on  voit  ainsi  disparaître  comme  si 
elles  avaient  été  solidaires  l'une  de  l'autre ,  et  qui  jonchent  tout 
le  xvi*"  siècle  de  leurs  débris,  étaient  des  plus  grandes,  des  plus 
vieilles,  des  plus  illustres.  Qui  les  pousse?  qui  les  frappe?  qui  les 
anéantit?  A  écouter  ce  que  disent  les  naturalistes,  il  paraît  cer- 
tain que  les  familles  des  animaux  et  des  hommes  s'altèrent ,  s'a- 
trophient et  meurent ,  quand  la  génération  se  perpétue  avec  les 
mêmes  espèces ,  et  sans  mélange  de  sang  étranger  ;  peut-être  le 
XVI'' siècle  était-il  ce  moment  fatal,  où  le  développement  des  causes 
physiologiques  devait  amener  infailliblement  l'affaiblissement  et 
la  mort  des  races  nobles.  D'un  autre  côté,  l'ancienne  constitution 
militaire  de  l'Europe  avait  impérieusement  exigé  jusqu'alors  la 
présence  des  gentilshommes  sur  les  champs  de  bataille;  ils  y 
avaient  tous  paru  depuis  l'invasion  du  v"  siècle ,  et  chaque  fois, 
bien  peu  s'en  étaient  retournés.  Il  n'y  a  ni  tige  d'homme ,  ni  lige 
d'herbe ,  qui  soit  plus  prompte  à  pousser  que  le  faucheur  à  fau- 
cher. Le  moment  devait  donc  venir  où  les  veines  des  nobles  se- 
raient tout-à-fait  dégonflées  et  vides,  et  où  les  combattans  man- 
queraient pour  le  combat.  Ce  moment  était-il  venu  au  xvi*'  siècle? 
A  Rome,  les  gentilshommes  commencèrent  à  manquer  du  temps^ 
de  Marins  ;  la  vieille  louve  en  avait  tant  dévoré,  en  construisant 
son  bouge  sur  les  sept  collines,  qu'il  n'en  resta  plus  pour  arrêter 
nos  pères ,  ces  géans  qui  descendaient  des  Alpes  sur  leurs  cha- 
riots ,  et ,  pour  la  première  fois.  Marins  enrôla  les  esclaves.  En- 
fin les  puissantes  maisons  du  moyen-âge,  par  l'habitude  lente  et 
graduelle  des  affranchissemens,  avaient  lâché  au  dehors  une  mul- 
titude d'esclaves  qui  s'étaient  groupés  deçà  et  delà,  en  munici- 


REVUE   DE  PARIS.  253 

palités,  en  corporations,  en  confréries.  Ces  centres  nouveaux 
d'activité  sociale  avaient-ils  attiré ,  aspiré ,  absorbé  la  vie  et  la 
chaleur  du  corps  aristocratique;  et  la  noblesse  s'était-elle  épuisée 
à  produire  le  peuple,  comme  le  gland  s'épuise  à  produire  le  chêne? 
Peut-être  que  ces  trois  causes,  précipitant  chacune  de  son  côté, 
et  selon  des  lois  particulières,  la  noblesse  européenne  à  sa  perte, 
après  avoir  acquis  toutes  trois  leur  plus  haut  degré  d'énergie  ,  se 
réunirent-elles  en  faisceau  et  trouvèrent-elles  leur  point  commun 
d'intersection  au  milieu  du  xvi''  siècle;  peut-être  encore  que  d'au- 
tres puissances  occultes ,  profondes,  ignorées,  et  qui  se  dévoile- 
ront un  jour,  quand  l'histoire  sera  sortie  du  fouillis  et  des  décom- 
bres où  elle  trébuche ,  s'étaient-elles  acharnées  à  la  destruction 
de  ces  races  malheureuses,  et  les  suivaient-elles  d'âge  en  âge, 
comme  les  corbeaux  et  les  loups  suivaient  Mazeppa  de  désert  en 
désert;  et  que  si  les  hommes  avaient  eu  d'autres  regards  au  fond 
de  leurs  yeux,  ils  auraient  aperçu  la  main  implacable  qui  pous- 
sait ainsi  tant  de  maisons  l'une  sur  l'autre,  avec  un  si  terrible 
fracas. 

Toutefois ,  quelle  que  fût  d'ailleurs  la  raison  intime  et  supé- 
rieure de  ce  phénomène ,  il  se  manifesta  au  dehors  par  une  grande 
perturbation.  Jamais ,  à  aucune  autre  époque ,  les  intrigues  de 
succession  et  les  querelles  de  famille  à  famille  n'avaient  été  plus 
nombreuses  et  plus  sanglantes.  César  Borgia  s'abattait  sur  Ferrare, 
François  I"  sur  Milan ,  Philippe  II  sur  Lisbonne ,  Jacques  VI  sur 
Londres,  Henri  IV  sur  Paris;  l'Europe  entière  se  trouvait  ainsi 
émue  et  bouleversée;  car  lorsque  les  lions  se  courroucent,  les  fo- 
rêts tremblent  et  les  animaux  gémissent.  Les  héritages  des  maisons 
souveraines  tombaient,  pleuvaient,  se  croisaient;  c'était  à  ouvrir 
de  grands  yeux  inquiets ,  et  à  se  demander  s'il  n'y  en  aurait  pas 
pour  tout  le  monde.  A  tout  hasard ,  ou  peut-être  dans  raltcnte  de 
quelque  gros  empire,  la  maison  de  Guise  faisait  dresser  sa  glo- 
rieuse généalogie,  et  commandait  aux  hérauts  d'armes  une  parenté 
bien  nette  avec  Charlemagne;  et  puis,  tous  les  cai)itaines,  lassés 
de  leurs  luttes,  bataillaient  encore,  contestaient  et  trahissaient 
pour  se  faire  de  paisibles  souverainetés;  le  duc  de  Mercœur  en 
voulait  une  à  Uouen,  le  duc  de  Nemours  la  voulait  à  Lyon,  le 


254  REVUE   DE   PARIS. 

maréchal  de  Kiron  la  voulait  à  Bresse.  Hâtez-vous ,  ô  derniers  rc- 
présontans  de  la  noblesse  d'autrefois!  car  derrière  vous  les  bour- 
geois se  groupent ,  les  franchises  s'étendent ,  le  peuple  va  naître; 
\m  aussi  voudra  se  faire  une  souveraineté  ;  et  ce  ne  sera  pas  trop 
de  tous  vos  royaumes  pour  son  royaume,  de  tous  vos  sceptres 
pour  son  sceptre ,  et  de  tout  l'or  de  vos  couronnes  ducales  pour  les 
fleurons  de  son  bandeau  royal. 

Outre  l'émotion  que  la  chute  des  grandes  racés  causait  dans  les 
pays ,  et  la  témérité  factieuse  qu'elle  entretenait  dans  l'esprit  des 
gentilshommes ,  elle  avait  un  résultat  net  et  saisissable,  qu'il  nous 
faut  exposer.  C'était  l'agrandissement  des  royaumes  et  l'affermis- 
sement définitif  des  institutions.  Les  débris  de  la  basse  seigneu- 
rie profitaient  à  la  haute  ;  les  moellons  des  châteaux  servaient  aux 
murs  des  palais.  Nous  ne  finirions  pas  s'il  fallait  énumérer  ce  que 
les  rois  du  xvi*"  siècle  gagnent  de  provinces.  Le  roi  d'Espagne  ga- 
gne le  Portugal;  le  roi  d'Angleterre  gagne  l'Ecosse;  le  roi  de 
France  gagne  la  Navarre.  Et  puis,  outre  ces  petits  royaumes ,  qui 
suffisaient  autrefois  à  des  monarques,  ils  gagnent  des  duchés,  des 
comtés ,  des  baronnies,  des  villes  à  foison.  Une  fois  enrichis  de  ces 
territoires ,  de  ces  cités  et  de  ces  peuples ,  ils  acquièrent  un  poids 
qu'ils  n'avaient  encore  jamais  eu  jusqu'alors ,  et  une  sorte  de  force 
d'inertie  qui  les  rend  inébranlables.  Allez  dire  maintenant  à  une 
ville  de  se  soulever,  le  roi  y  envoie  une  armée;  allez  dire  à  un 
gentilhomme  de  se  révolter,  le  roi  y  envoie  le  bourreau.  Du  reste, 
ni  cette  armée  ni  ce  bourreau  qui  partent  ne  troublent  et  n'arrê- 
tent les  plaisirs  de  la  cour  :  jusqu'au  xvi^  siècle ,  les  rois  s'étaient 
battus  ;  à  partir  du  xvr  siècle ,  ils  danseront. 

Or,  la  conspiration  de  Gowrie  est  un  fait  particulier  de  l'histoire 
d'Ecosse ,  résumant  ce  fait  général  de  l'histoire  d'Europe.  C'est 
la  dernière  lutte  de  la  grande  noblesse  du  moyen-âge  contre  la 
royauté.  La  maison  de  Ruthven  emploie  trois  générations  contre 
une  seule  génération  de  la  maison  de  Stuart;  chaque  lord  dé- 
ploie à  lui  seul  plus  d'audace,  plus  de  persévérance,  plus  de  pré- 
sence d'esprit  que  le  prince  ;  cependant  c'est  le  prince  qui 
triomphe  ,  et  c'est  la  maison  de  Kuthven  qui  s'écroule.  Le  petit 
roi  tue  le  CTand  gentilhomme.  Ainsi  Elisabeth  avait  tué  le  comte 


REVUE    DE    PARIS.  255 

d'Essex  ;  ainsi  Henri  III  tua  le  duc  de  Guise.  Les  temps  étaient 
venus. 

C'est  ce  que  la  noblesse  ne  comprenait  pas.  Elle  se  croyait  tou- 
jours au  xiv^  siècle.  Il  semblait  à  ces  seigneurs  qu'étant  aussi 
anciens  que  les  rois,  et  ayant  une  même  origine,  ils  devaient 
toujours  avoir  même  puissance  et  même  destinée.  Quand  le  roi 
d'Ecosse  faisait  décapitera  Stirling  le  septième  comte  d'Angus, 
Archibald  Douglas  se  disait  que  les  siens  épousaient  pourtant  les 
veuves  des  rois  d'Ecosse  ;  quand  le  roi  de  France  faisait  déca- 
piter à  Toulouse  le  duc  de  Montmorency,  le  connétable  se  disait 
que  les  siens  épousaient  pourtant  les  veuves  des  rois  de  France. 
Ils  ne  s'expliquaient  pas  que  le  temps  eût  changé  à  tel  point  la 
situation  réciproque  de  la  royauté  et  de  la  noblesse,  que  la 
royauté  tendît  l'épée,  et  que  la  noblesse  tendit  le  cou.  Il  y  avait 
pour  eux  quelque  chose  de  monstrueux ,  de  violent ,  d'intolé- 
rable, dans  ce  renversement  inoui  de  faits  et  d'idées,  et  c'est 
ce  qui  les  faisait  s'irriter,  s'emporter,  se  révolter.  Révoltes  sé- 
rieuses, révoltes  de  bonne  foi,  révoltes  héréditaires. 

De  son  côté ,  la  royauté  se  sentait  une  puissance  inconnue. 
Ses  eaux  avaient  monté  subitement,  accrues  par  les  mille  ravins 
de  la  noblesse  féodale  qui  étaient  venus  se  dégorger  en  elle  ;  et 
elles  couvraient  à  cette  heure  tout  clocher,  tout  beffroi,  tout 
donjon ,  les  trois  sommets  du  christianisme,  de  la  commune  et  de 
l'aristocratie.  Ce  n'était  plus  la  royauté  d'autrefois,  la  royauté 
bottée,  armée,  morionnée;  c'était  la  royauté  diplomatique,  la 
royauté  à  ambassadeurs,  à  parlemens,  à  finances  ;  la  royauté 
des  temps  modernes.  Les  rois  du  xvi*"  siècle  sont  les  derniers 
qui  se  servent  de  l'épée ,  du  poignard  ou  du  poison  contre  les 
nobles,  c'est-à-dire  (pii  les  traitent  comme  leurs  ennemis  per- 
sonnels et  d'égal  à  égal.  A  partir  de  là ,  ils  les  font  juger  comme 
des  sujets  ordinaires. 

Jacques  VI  nous  semble  même  le  plus  singulier  de  ces  rois 
du  moyen-âge,  qui  vivaient  la  cuirasse  au  dos.  Par  ses  aventures, 
il  appartient  aux  rois  batailleurs;  j)ar  son  bonheur,  aux  rois  di- 
plomatiques. 11  fut  fait  cinq  fois  prisonnier  par  ses  gentils- 
hommes, et  il  s'échappa  cincj  fois.  Son  père  fut  assassiné  par 


256  REVUE   DE   PARIS. 

des  nobles,  soit  que  ce  fût  David  Rizzio,  soit  que  ce  fût  Henri 
Darnley.  La  reine  sa  mère  fut  décapitée  par  ordre  d'une  autre 
reine,  Elisabeth  ;  le  roi  son  fils  fut  décapité  par  ordre  d'un  autre 
roi ,  Cromwell;  on  peut  dire  que  si  le  bourreau  le  manqua ,  c'est 
qu'il  lui  poria  son  coup  trop  haut  ou  trop  bas.  Si  nous  avions  été 
le  sculpteur  chargé  de  le  coucher  à  Westminster  sur  sa  table 
de  marbre ,  au  lieu  de  ces  lévriers  et  de  ces  lions  qui  soutiennent 
et  qui  gardent  les  statues  des  rois  morts,  nous  lui  aurions  donné 
pour  oreiller,  le  billot  de  sa  mère  ;  pour  tabouret ,  le  billot  de  son; 
fils;  image  d'un  roi  qui  ne  peut  pas  s'étendre  de  tout  son  long 
dans  l'histoire ,  sans  toucher  de  la  tête  et  des  pieds  à  des  écha- 
fauds. 

'  '""  A.  Granier  de  Cassagnac. 


PARIS  AU  BORD  DE  L'EAU. 


DU  PONT  DE  BERCY  AU  PONT- NEUF. 


La  Seine  a  une  source  obscure  ;  elle  naît  dans  un  village  de  la 
Bourgogne  dont  le  nom  est  ignoré;  elle  sort  d'un  trou  et  passait 
autrefois  tout  entière  dans  la  cuisine  d'un  couvent.  Ainsi  avant  de 
parvenir  à  sa  haute  fortune,  cette  royale  rivière  a  commencé  par 
être  laveuse  d'écuelles  comme  l'impératrice  Catherine. 

Après  avoir  traversé  en  mince  équipage  la  Bourgogne  et  la 
Champagne,  voici  qu'en  passant  à  3Iontereau,  la  Seine  fait  con- 
naissance avec  l'Yonne ,  qui  expire  entre  ses  bras  en  lui  léguant 
toutes  ses  eaux.  Grâce  à  cet  héritage,  la  Seine  peut  se  permettre 
de  faire  quelque  figure;  cependant,  ce  n'est  que  vers  Nogent 
qu'elle  prend  ses  lettres  de  noblesse  en  devenant  navigable.  Arri- 
vée au  pont  de  Charcnton ,  elle  entre  en  collaboration  avec  la 
Marne,  qui  lui  verse  tous  ses  fonds,  afin  qu'elle  puisse  dignement 
se  présenter  dans  la  capitale ,  y  mener  un  train  convenable ,  et  faire 
toutes  les  dépenses  exigées  par  les  fonctions  qui  lui  sont  dévolues. 

A  son  entrée  à  Paris,  la  rivière  est  reçue  par  les  marchands  de 
vin  de  Bercy  ;  des  milliers  de  tonneaux  saluent  le  fleuve  bourgui- 
gnon, qui  s'y  connaît  et  qui  met  un  peu  du  sien  dans  le  nectar  que 
fabriquent  les  Bacchus  de  la  Rap(''e.  La  Seine,  au  début  de  sa 
course  dans  la  capitale,  est  large,  profonde,  puissante.  Paris,  d(î 


258  REVUE   DE   PARIS. 

(le  son  côté,  l'accueille  dif^nemenl  et  la  l'ait  épouser  tout  d'abord 
par  son  plus  beau  pont,  le  pont  d'Auslerlilz.  D'un  côté  de  ce 
pont,  une  belle  avenue  conduit  à  la  place  de  la  Bastille,  de  l'autre 
s'ouvre  le  Jardin  des  Plantes, 

Il  n'y  a  pas  à  Paris  un  établissement  plus  mal  nommé  que  le  Jar- 
din des  Plantes.  Rien  de  plus  incomplet,  de  plus  faux  que  ce  nom. 
Ce  que  l'on  trouve  le  moins  au  Jardin  des  Plantes ,  ce  sont  des 
plantes;  vous  y  trouvez  bien  quelques  serres  chaudes  où  des 
tuyaux  de  poêle  dispensent  aux  fleurs  étranfjères  et  délicates  les 
bienfaits  d'un  climat  artificiel;  vous  y  trouvez  aussi  en  plein  air 
des  parterres  où  cliacpie  fleur  est  étiquetée ,  où  une  tige  de  fer  se 
dresse  pédantesquemcntà  côté  de  chaque  tige  végétale ,  où  chaque 
brin  d'herbe  est  décoré  d'une  enseigne  de  ferblanc  portant  son 
nom  et  ses  qualités  écrits  en  latin  d'apothicaire;  voilà  pour  les 
plantes.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  remarquable  surtout  au  Jardin  des 
Plantes,  ce  sont  les  animaux  qu'il  renferme;  les  lions,  les  tigres, 
les  panthères,  qui  rugissent  dans  leurs  loges  ;  les  oiseaux  de  toute 
couleur  et  de  tout  ramage,  qui  perchent  dans  leurs  vastes  volières; 
les  gazelles,  les  vaches  et  les  moutons  exotiques  qui  paissent  dans 
des  vallées  de  dix  pieds  carrés  et  sur  des  collines  d'une  coudée  de 
haut;  l'éléphant  et  la  girafe  à  qui  les  soldats,  les  bonnes  d'enfant 
et  les  rentiers  prodiguent  le  pain  d'épice  et  les  gâteaux  de  Nanterre. 
Ce  que  les  curieux  et  les  savans  y  recherchent  surtout,  ce  sont  les 
riches  galeries  où  sont  étalées  d'admirables  collections  de  miné- 
raux, des  squelettes,  des  monstres,  toutes  les  merveilles  de  la  na- 
ture, ses  bizarreries,  ses  chefs-d'œuvre,  ses  mystères  pris  sur  le 
fait.  Ces  galeries  sont  si  importantes  qu'on  les  agrandit  aujourd'hui 
aux  dépens  du  jardin ,  si  bien  qu'il  n'y  aura  bienlôt  plus  place  pour 
les  plantes,  et  que  la  nature  végétale  sera  obligée  de  se  réfugier 
dans  les  herbiers. 

Après  s'être  saignée  pour  alimenter  le  canal  Saint-Martin,  la 
Seine  se  partage  en  deux  bras  pour  former  l'île  Louviers  qui  élève 
dans  les  airs  ses  pyramides  de  bois  à  brûler  ;  puis  elle  se  partage 
encore  une  fois  pour  former  l'île  Saint-Louis.  Rien  n'est  plus  étran- 
ger à  Paris  que  l'île  Saint-Louis;  rien  n'est  plus  paisible,  plus  pro- 
vince, que  cette  île  oii  l'on  ne  retrouve  en  aucune  façon  la  vie  et  les 


.REVUE   DE   PARIS.  2&9 

mœurs  du  continent  parisien.  Les  mœurs  de  l'hermine  et  du  mor- 
tier se  sont  conservées  pures  et  intactes  dans  cette  vallée  parlemen- 
taire; «lie  respire  un  grave  parfum  de  vieille  magistrature;  on  y 
dîne  encore  à  midi  et  on  y  soupe;  on  y  porte  la  poudre,  les  sou- 
liers à  boucles  et  les  robes  à  ramages  ;  on  y  joue  au  reversis  de 
deux  heures  de  l'après-dîner  à  cinq,  et  l'on  y  triche  au  jeu  selon 
l'ancienne  coutume  du  palais.  En  vain  Paris  a-t-il  jeté  quatre  ponts 
à  l'île  Saint-Louis  ;  elle  a  résisté  à  ces  avances ,  elle  est  restée  isolée. 
Le  silence  de  ses  rues  n'est  que  bien  rarement  troublé  par  le  rou- 
lement importun  des  voitures;  à  peine  dans  ces  voies  désertes  ren- 
contre-t-on  à  la  pointe  du  jour  quelques  passans  en  grande  tenue  : 
ce  sont  des  plaideurs;  on  sait  que  pour  ces  gens-là  les  juges  sont 
visibles  tous  les  matins  jusqu'à  six  heures  en  été  et  jusqu'à  sept  en 
hiver.  Aussi  est-ce  un  véritable  paradis  que  l'île  Saint-Louis.  A 
toutes  les  fenêtres  chantent  des  chardonnerets  et  grimpent  des 
capucines  et  des  gobéas.  C'est  une  île  de  candeur,  de  silence  et 
d'étude  où  rien  n'arrive  de  notre  bruit  et  de  nos  déréglemens;  où 
l'on  ne  connaît  ni  notre  littérature,  ni  nos  passions.  Quelquefois 
seulement  les  magistrats  qui  l'habitent,  viennent  tout  pâles  de 
l'audience,  lui  raconler  les  terribles  aventures  qui  se  dénouent  à 
la  cour  d'assises,  ces  rapts  et  ces  meurtres  que  les  avocats  géné- 
raux aussi  bien  que  les  académiciens  de  l'empire  attribuent  au 
drame  moderne  et  au  roman  contemporain.  Le  récit  de  ces  atro- 
cités arrive  dans  l'île  Saint-Louis  comme  les  fabuleuses  nouvelles 
d'un  autre  monde  et  d'une  autre  épofjue;  l'innocence  et  les  vertus 
de  ce  bienheureux  quartier  n'en  reçoivent  aucune  atteinte;  la 
morale  y  est  toujours  florissante,  et  jamais,  des  quais  de  Bethune 
et  d'Anjou,  qui  festonnent  cette  île  calme  et  sereine,  le  désespoir 
n'a  plongé  dans  la  Seine,  juscjue-là  vierge  de  suicides. 

L'île  Saint-Louis  renferme  de  vastes  hôtels,  autrefois  splendi- 
dcs,  aujourd'hui  déserts  ou  dégradés.  A  la  pointe  de  lîle,  on  re- 
marfiue  d'abord  l'hôtel  Lambert,  t  la  première  porte  cochèrc  en 
face  de  soi  quand  on  arrive  d'Auxerre  par  le  coche  ,  »  dit  M"""  de 
Créquy.  C'est  l'ancien  hôtel  de  Mesmes,  qui  plus  tard,  en  changeant 
de  propriétaire,  prit  le  nom  d  hôtel  Lambert.  La  magnificence  de 
ce  logis  a  épuisé  jadis  l'admiration  de  Paris,  aujourd'hui  c'est  à 


260  REVUE   DE   PARIS. 

peine  s'il  est  visité  par  quelques  curieux  égarés.  Il  sert  d'entrepôt 
à  l'entreprise  des  lits  militaires.  Un  concierge  oisif  vous  montrera 
ses  splendeurs  en  ruine.  Un  escalier  vénitien,  d'abord,  qui  fut 
jadis  peint  en  camayeu  par  de  Wilte,  et  que  les  maçonneries  ont  mas- 
qué d'un  plâtre  vulgaire.  Vous  montez  :  voici  une  galerie  peinte 
par  Lebrun;  elle  est  coupée  par  un  échafaudage  où  sont  amonce- 
lés des  matelas.  Tant  pis  pour  les  panneaux  ;  le  plafond  seul  est 
épargné;  il  représente  les  travaux  d'Hercule.  Parmi  plusieurs  pièces 
où  les  peinluies  et  l'or  sont  prodigués,  on  remarque  un  siilon  et 
une  chambre  à  coucher  peints  par  Lesueur ,  tout  cela  outragé  par 
des  entassemens  de  paillasses ,  de  traversins  et  autres  ingrédiens 
de  la  hterie  militaire.  On  pourrait  encore,  en  dépeçant  l'hôlel  Lam- 
bert, en  retirer  de  bons  morceaux;  mais  on  n'y  songe  guère. 
Pendant  que  vous  examinez  avec  admiration  et  respect  ces  reli- 
ques des  arts  et  de  l'élégance  d'autrefois,  le  concierge  cicérone 
vous  dira  que  cet  hôtel  Lambert  a  appartenu  à  M.  de  Montalivet, 
et  qu'après  la  bataille  de  Waterloo ,  Napoléon  y  a  passé  deux  jours 
incognito.  Tel  est  le  dernier  paragraphe  de  la  légende  du  vieil  hôtel 
de  Mesmes. 

L'hôtel  Bretonvilliers  touche  à  l'hôtel  Lambert.  M.  Le  Ragois  de 
Bretonvilliers,  en  le  faisant  bâtir,  fit  construire  en  même  temps 
pour  sa  commodité  le  quai  de  la  pointe  de  l'île  Saint-Louis,  qui  lui 
coûta  huit  cent  mille  livres.  Les  peintures  de  Lebrun,  de  Lesueur 
et  de  Mignard,  abondaient  dans  cette  riche  demeure,  qui,  au 
commencement  du  siècle  dernier,  logea  les  bureaux  de  MM.  les  fer- 
njiers  généraux ,  et  qui  est  aujourd'hui  encore  plus  déchue  que 
l'hôtel  Lambert. 

L'île  Saint-Louis  fut  informée  de  la  révolution  de  juillet  par  un 
biscaven,  qui,  destiné  à  l'Hôtel-de-Ville,  dévia  de  son  chemin,  et 
vint  se  planter  en  face  du  pont  de  la  Cité,  à  l'angle  de  la  rue  Saint- 
Louis.  On  l'a  laissé  dans  le  trou  qu'il  s'est  fait,  et  on  a  écrit  au- 
dessous  :  '2.S  juillet  1830.  Vers  la  pointe  de  l'île,  contre  le  quai  de 
Bélhune,  la  rivière  commence  par  être  habitée.  Là  se  trouve 
l'école  de  natation  de  Petit,  dont  les  anciens  élèves  de  Sainte-Barbe 
et  de  Henri  IV  conservent  le  souvenir. 

Passons  maintenant  à  la  troisième  île  que  forme  la  Seine,  l'île 


REVUE   DE   PARIS.  261 

de  la  Cité.  La  Cite  était  autrefois  tout  Paris;  elle  en  a  conservé  tou- 
tes les  misères.  La  richesse  et  l'industrie  se  sont  détachées  de  ce 
quartier  et  ont  passé  les  ponts  pour  se  répandre  et  se  produire  par- 
tout ;  mais  les  plaies  sont  restées  là.  Notre-Dame  est  la  seule  splen- 
deur que  la  Cité  ait  conservée.  Autour  de  la  vieille  métropole,  tout 
est  deuil  et  désolation;  au  pied  de  ces  tours  s'étend  un  terrain 
aride  et  ravagé ,  semé  de  pierres  et  de  décombres  :  c'est  la  place 
€11  fut  l'archevêché.  La  colère  du  peuple  a  passé  par  là ,  plus  ter- 
rible que  la  colère  céleste.  Le  peuple  a  dans  ses  fureurs  le  génie 
de  la  destruction;  il  détruit  avec  une  célérité,  une  vigueur  et  une 
adresse  qui  n'appartiennent  qu'à  lui  ;  et  cela,  sans  se  servir  de  fer 
ni  de  leviers;  de  ses  mains  nues  il  pousse  et  renverse  les  murailles 
les  plus  solides ,  avec  ses  ongles  il  arrache  les  pierres  les  plus  dure- 
ment scellées ,  puis  de  ses  pieds  il  écrase  les  pierres  tombées,  de 
sorte  que  quand  il  a  passé,  il  ne  reste  plus  que  poussière.  C'est 
un  jour  dont  Paris  conservera  éternellement  la  mémoire,  ce  jour 
de  carnaval  où  le  peuple  en  habit  de  mascarade,  et  le  choléra 
dans  le  ventre,  se  rua  vers  l'archevêché  pour  le  détruire.  Jamais 
les  rivages  de  la  Seine  n'avaient  vu  un  spectacle  à  la  fois  si  terrible 
et  si  bouffon.  Une  horde  en  habits  de  cosaques,  de  turcs,  de  sau- 
vages envahit  la  sainte  demeure  du  prélat,  avec  des  cris  de  fureur 
et  de  joie,  des  gestes  menaçans  et  grotesques;  cette  horde  paraît 
sur  les  toits,  et  les  toits  disparaissent;  puis,  peu  à  peu  l'édilke 
s'anéantit  de  la  cime  à  la  base,  comme  s'il  descendait  sous  terre. 
Le  peuple  ne  vole  pas,  mais  il  jette  tout  par  les  fenêtres  dans  la 
rivière;  la  Seine  charrie  des  étoles  dorées ,  des  surplis  de  dentelle, 
la  crosse  et  la  mître  de  l'archevêque  et  tous  les  livres  sacrés  et  pro- 
fanes de  la  bibliothèque.  Vers  le  pont  Saint-Michel ,  une  ligne  de 
canots  s'était  formée  aussitôt  pour  arrêter  au  passage  toutes  ces 
dépouilles  de  l'église,  et  le  lendemain  les  bouquinistes  des  quais 
achetaient  à  bon  compte  de  précieux  et  humides  volumes,  ex-  Hbris 
archiepiscopi. 

Avec  ce  théâtre  de  dévastation ,  la  Cité  possède  l'Hôtel-Dieu ,  le 
Palais  de  Justice,  la  Conciergerie,  la  Préfecture  de  Police  et  la 
Morgue.  Toutes  les  misères  de  la  vie  et  de  la  mort  humaines  sont 
là;  tous  les  vices,  tous  les  crimes ,  toutes  les  hontes  et  toutes  les 

TOME  XX.     AOUT.  48 


262  REVUE  DE  PAttX«. 

souffrances  de  rhumanité  sont  rcofermëes  dans  ces   cinq  de- 
meures. 

L'Hôtel-Diou  ouvre  sur  le  bras  méridional  delà  Seine  «es  fenê- 
tres où  apparaît  parfois  un  visage  jaune  et  plombé;  un  pont  de 
bois,  fermé  et  couvert,  passe  sur  ce  bras  étroit  et  conduit  des  sal- 
les de  l'Hôiel-Dieu  aux  dépendances  de  l'hospice,  qui  sont  situées 
de  l'autre  côté  de  la  rivière.  Ce  pont  ressemble  à  une  bière.  Le 
pont  des  Soupirs  à  Venise  n'est  pas  si  mystérieux  et  n'a  jamais 
entendu  autant  de  {jémissemens  que  celui-là. 

Le  Palais  de  Justice  est  sur  l'autre  bras  de  la  Seine.  C'est  encore 
là  un  hôpital,  l'hôpital  des  fortunes  blessées  et  des  maladies  mo- 
rales qui  affli.fjent  l'humanité.  Pour  chirurgiens,  vous  trouvez  là 
les  gens  de.loi,  avoués  et  autres,  qui  saignent  et  amputent  les  for- 
tunes; pour  médecins,  les  gens  du  roi  et  les  juges  qui  purgent  la 
société.  Rien  de  triste  et  de  sombre  comme  le  Palais  de  Justice, 
avec  ses  noirs  habitans  et  ses  sombres  galeries  garnies  de  libraires 
et  de  marchands  de  pantoufles.  Les  curieux  y  vont  visiter  l'esca- 
lier de  la  Sainte-Chapelle  ,  la  salle  des  Pas-Perdus  et  une  galerie 
fraîchement  ajustée  en  gothique ,  et  qui  ne  le  cède  en  rien  aux  dé- 
corations de  r  Ambigu-Comique.  La  prison  de  la  Conciergerie  tient 
au  Palais  de  Justice.  Sur  le  quai ,  à  l'extrémité  du  palais,  s'élève 
la  tour  de  l'horloge,  où  les  bourgeois  désœuvrés  viennent  chaque 
jour  interroger  le  thermomètre  de  l'ingénieur  Chevalier,  pour 
prendre  le  mot  d'ordre  de  la  température  et  savoir  s'ils  doivent 
suer  ou  grelotter. 

Le  quai  aux  Fleurs  avoisine  le  Palais  de  Justice,  qui  a  trouvé 
le  moyen  de  souiller  cette  poésie,  dont  ses  environs  sont  ornés  et 
parfumés.  La  justice  executive  a  soin  de  choisir  les  jours  où  le 
marché  aux  fleurs  a  Heu  pour  exposer  et  flétrir  les  condamnés , 
afin  qu'un  public  plus  nombreux  se  presse  autour  de  l'échafaud  où 
les  patiens  passent  une  heure  au  carcan  et  sont  marqués  au  fer 
chaud.  Lorsque  cette  exécution  a  lieu  ,  l'odeur  de  la  chair  grillée 
vient  se  mêler  agréablement  à  la  senteur  des  lilas,  des  roses  et  des 
orangers. 

Non  loin  de  rHùtcl-Dieu  ,  et  sur  la  rive  de  la  Cité,  opposée  au 
quai  aux  Fleurs ,  une  maison  élégante  et  neuve ,  isolée  et  riante , 


REVUE    DE   PARIS.  263' 

s'asseoit  au  bord  de  la  rivière  et  y  baigne  ses  j)ieds.  Cette  char- 
mante maison  ,  c'est  la  Morgue ,  restauiée ,  rëcrepie  et  remise  à 
neuf.  On  a  blanchi  ses  murs,  on  a  refait  sa  corniche,  on  a  donné 
à  son  toit  de  la  grâce  et  de  la  légèreté.  Il  n'est  pas  un  philosophe 
épicurien  qui  ne  s'estimât  heureux  d'avoir  pour  retraite  celte  dé- 
licieuse habitation  au  bord  de  l'eau.  Au  dehors,  c'est  une  maison 
gracieuse,  mais  au  dedans,  c'est  la  Morgue ,  un  étal  pour  les  ca- 
davres. Cependant  l'intérieur  de  l'édifice  a  été  restauré  aussi.  Une 
belle  cloison  vitrée  sépare  la  salle  des  morts  de  lu  salle  des  vivans 
qui  viennent  visiter  les  morts;  on  a  disposé  pour  chaque  cadavre 
un  lit  en  marbre  noir,  où  il  est  couché  nu ,  un  morceau  de  cuir  sur 
le  ventre,  et  ses  habits  pendus  au-dessus  de  sa  télé.  Comme  lous 
les  théâtres  du  monde  ,  la  Morgue  est  quelquefois  insignifiante,  et 
quelquefois  aussi  elle  offre  d'inléressans  spectacles.  Un  de  ces  jours 
derniers,  il  s'y  est  passé  une  scène  curieuse.  La  foule  se  pressait 
à  la  porte,  et  faisait  queue  pour  entrer.  Dans  la  salle  mortuaire, 
il  y  avait  trois  cadavres ,  ce  qui  n'est  pas  rare  par  le  suicide  qui 
court.  Le  premier  de  ces  cadavres  était  celui  d'un  ouvrier  que  la 
misère  sans  doute  avait  jeté  à  l'eau.  Sa  défroque  se  composait  de 
quelques  haillons.  A  côté  de  lui  gisait  une  femme  jeune  et  belle, 
le  sein  ensanglanté  et  l'épaule  percée  d'une  balle.  Les  journaux 
nous  ont  appris  l'histoire  de  cette  femme.  Elle  s'était  introduite 
pour  voler  dans  une  maison  de  la  rue  Sainl-Jacques,  et  dans  la 
chambre  d'un  homme  qui ,  ayant  été  déjà  volé  le  mois  précédent , 
avait  disposé  dans  sa  commode  un  pistolet  qui  devait  faire  feu  sur 
celui  (jui  loucherait  au  tiroir  où  était  renfermé  son  argent.  Le  troi- 
sième cadavre,  enfin,  était  celui  d'un  jeune  homme  de  dix-huit 
ans,  noyé,  et  horriblement  défiguré  par  la  mon.  Les  bonnes 
femmes,  le  voyant  jeune  et  blanc,  s'appitoyaient,  lorsqu'arrive 
un  petit  vieillard,  mélancolique  et  poudré,  qui  fend  la  foule,  re- 
garde à  liavers  la  vitre  et  s'écrie  :  —  «  C  est  mon  neveu  !  »  La 
foule  lentoure  en  disant  :  Ce  pauvre  oncle  !  Le  vieillard  essuyait 
une  larme  au  bord  de  sa  paupière,  lorsqu'un  autre  personnage  , 
également  mélancolique,  mais  sans  poudre,  entre,  et  après  avoir 
contemplé  le  cadavre ,  s'éciie  aussi  :  C'est  mon  neveu  !  et  il  mon- 
tre au  premier  oncle  une  leitre  dans  laquelle  son  neveu  lui  dit  : 

18. 


264  REVUE   DE   PARIS. 

Je  vais  me  noyer.  Une  légère  discussion  s'élève  ;  enfin ,  le  premier 
oncle  cède  au  dernier  venu ,  qui  fait  enlever  le  corps,  commande 
un  enterrement  de  seconde  classe,  et  fait  très  convenablement 
inhumer  le  neveu  au  Père  Lachaise.  Comme  il  revenait  tristement 
du  cimetière  après  la  cérémonie  funèbre ,  il  est  mandé  chez  le 
préfet  de  police  qui  lui  présente  son  neveu  très  vivant ,  et  que  l'on 
avait  arrêté  au  moment  où  il  se  disposait  à  un  suicide.  Retrouver 
un  neveu  qui  vous  saute  au  cou  un  quart  d'heure  après  qu'on  l'a 
fait  enterrer,  je  vous  laisse  à  penser  quelle  fut  l'émotion  de  l'oncle? 
Heureusement  c'était  un  esprit  fort,  il  comprit  tout  de  suite  l'aven- 
ture. Il  y  a  procès  maintenant  pour  le  prix,  des  funérailles  que 
l'oncle  abusé  veut  se  faire  rembourser.  C'est  bien  assez  de  payer  les 
dettes  de  son  propre  neveu  sans  payer  encore  l'enterrement  du 
neveu  des  autres. 

Nommei"  la  préfecture  de  police ,  c'est  signaler  la  plus  triste  tu- 
telle que  la  société  soit  obligée  de  subir.  Passons  et  remontons  la 
Seine,  en  changeant  de  bras,  jusqu'au  quai  de  la  Grève,  où  s'ar- 
rêtent les  bateaux  à  vapeur  qui  viennent  de  Melun  et  autres  lieux. 
Jadis  il  n'y  avait  d'autre  diligence  nautique ,  arrivant  à  Paris ,  que 
le  coche  d' Auxerre,  qui  s'arrêtait  et  s'arrête  encore  près  du  Jardin 
des  Plantes,  en  face  de  l'entrepôt  des  vins.  Au  lieu  de  cette  lourde 
et  lente  patache ,  de  légers  navires ,  poussés  par  la  vapeur ,  glis- 
sent rapidement  sur  la  Seine ,  emportant  de  nombreux  passagers. 
Au  bout  du  quai ,  la  place  de  Grève. 

Parmi  les  places ,  rues  et  carrefours  de  Paris ,  la  place  de  Grève 
tient  le  rang  que  le  bourreau  occupe  parmi  les  citoyens.  Ce  nom 
de  place  de  Grève  apporte  à  l'imagination  l'idée  de  tous  les  crimes 
et  de  tous  les  supplices.  Champ  de  bataille  à  la  révolution  de  1850, 
et  toute  trempée  d'un  sang  noble  et  pur,  la  Grève  a  été  affranchie 
de  la  servitude  que  la  justice  lui  avait  imposée.  Elle  ne  s'appelle  plus 
aujourd'hui  que  la  place  de  l'Hôtel-de- Ville.  Le  feu  du  29  juillet 
l'a  purifiée  ;  le  sang  des  combaitans  glorieux  a  scellé  ses  pavés  que 
le  bourreau  ne  soulève  plus  pour  y  planter  son  échafaud.  Mais  le 
souvenir  est  resté  et  restera;  autour  de  cette  place  se  dérouleront 
toujours  ses  longues  annales  de  supplices  et  d'exécutions.  C'est  là 
que  Cartouche  et  le  comte  de  Horn  ont  été  brûlés,  que  Damiens  a 


REVUE   DE   PARIS.  265 

été  écartelé,  que  la  marquise  de  Brinvilliers  a  été  brûlée,  qu'est 
tombée  la  téie  de  Papavoine.  Avant  les  martyrs  de  1850,  de  nobles 
victimes  déjà  avaient  rougi  de  leur  sang  les  pavés  de  la  Grève , 
depuis  Lally  jusqu'aux  quatre  sergens  de  la  Rochelle.  Le  peuple 
ne  peut  oublier  tous  ces  drames ,  dont  la  Grève  a  vu  le  dénoue- 
ment ,  et  long-temps  il  montrera  la  place  au  bord  de  l'eau  où  le 
bourreau  dressait  son  établi ,  et  où  aujourd'hui  stationnent  de  pai- 
sibles fiacres. 

Après  la  place  de  Grève  vient  la  place  du  Chàtelet,  où  la  jus- 
lice  exécute  les  meubles  des  citoyens.  Le  priseur  règne  là  comme 
le  bourreau  régnait  un  peu  plus  haut,  et  le  contribuable  en  retard, 
qu'une  sentence  a  mis  sur  le  carreau ,  voit  vendre  son  lit  et  sa 
chaise  au  profit  du  fisc ,  en  face  d'une  colonne  triomphale  et  d'un 
restaurant  immortalisé  par  un  calembour  sur  la  tête  de  veau. 

De  l'Hôtel-de-Ville  au  Pont-Neuf,  les  quais  les  plus  étroits  et  les 
plus  scabreux  sont  devenus  les  plus  larges  et  les  plus  beaux  de 
Paris.  Ces  quais ,  qui  se  nomment  Pelletier,  de  Gêvres  et  de  la  Mé- 
gisserie ,  ont  été  fort  agréablement  plantés  d'arbres  qui  ombrage- 
ront nos  neveux.  Nous  vivons  sous  un  préfet  ami  de  la  verdure,  qui 
protège  les  vieux  arbres  et  en  plante  déjeunes.  C'est  fort  heureux, 
car  au  train  qu'on  avait  pris,  le  printemps  n'aurait  plus  eu  bientôt 
«ne  seule  feuille  à  faire  pousser  dans  Paris.  Les  jardins  s'en  allaient 
sous  les  moellons  ;  les  boulevards  périssaient ,  et  en  attendant  qu'il 
supprimât  les  arbres  des  Tuileries  et  du  Luxembourg,  le  génie 
de  la  construction  ,  pratiquant  cette  maxime  de  Robespierre  :  U 
faut  détruire  pour  fonder ,  s'en  prenait  déjà  aux  Champs-Elysées, 
dont  les  ombrages  sont  attaqués  tous  les  jours  par  des  salles  de 
concert ,  des  guinguettes ,  des  cirques  olympiques ,  et  deux  villes , 
la  cité  Reaujon  et  la  cité  de  François  1",  auxquelles  il  ne  manque 
encore  que  des  habitans. 

Paul  Vermond. 


LETTRE  INÉDITE 


DE  LOUIS  LAMBERT.' 


Paris,  septembre -novembre  1819. 

Cher  oncle,  je  vais  bientôt  quitter  ce  pays  où  je  ne  saurais 
vivre.  Je  n'y  vois  aucun  homme  aimer  ce  que  j'aime,  s'occuper  de 
ce  qui  m'occupe,  s'étonner  de  ce  qui  m'étonne.  Forcé  de  me  re- 
plier sur  moi-même ,  je  me  creuse  et  souffre.  La  longue  et  patiente 
étude  que  je  viens  de  faire  de  cette  société  donne  des  conclusions 
tristes  où  le  doute  domine.  Ici  le  point  de  départ  en  tout  est  l'ar- 

(i)  Cette  lettre  inédite  de  Louis  Lambert  fait  partie  d'une  nouvelle  édition  des 
Études  philosophiques  de  M.  de  Balzac,  qui  doit  paraître  chez  le  libraire  Werdet. 
L'auteur  a  revu  avec  le  plus  grand  soin  chacune  des  parties  de  celte  oeuvre,  et 
plusieurs  ont  été  entièrement  refondues.  Cette  édition  satisfera  également  les 
amis  et  les  critiques  du  talent  si  souple  de  M.  de  Balzac.  Nous  saisissons  cette 
■  occasion  pour  rappeler  à  nos  lecteurs  que  la  fin  de  Séraphita ,  actuellement  sous 
presse,  lera  publiée  prochainement  dans  la  Re^ue, 

(A.dn  D.) 


HEVUE   DE   PARIS. 

îjent;  il  fant  de  l'argent,  même  pour  se  passer  d'argenl;  mais 
quoique  ce  métal  soit  nécessaire  à  qui  veut  penser  tranquillement , 
je  ne  nïe  sens  pas  le  courage  d'en  faire  l'unique  mobile  de  mes 
pensées.  Pour  amasser  une  fortune ,  il  fant  choisir  an  état;  en  un 
mot,  acheter  par  quelque  privilège  de  position  ou  d'achalandage , 
par  un  privilège  légal  ou  fort  habilement  créé ,  le  droit  d€  pren- 
dre chaque  jour,  dans  la  bourse  d'antrui ,  une  somme  assez  mince 
qui  chaque  année  produit  un  petit  capital,  lequel  par  dix  années 
donne  à  peine  quatre  ou  cinq  mille  francs  de  rente ,  quand  un 
homme  se  conduit  honnêtement.  En  quinze  ou  seize  ans,  après 
son  apprentissage ,  l'avoué ,  le  notaire ,  le  marchand ,  tous  les 
travailleurs  patentés  ont  gagné  du  pain  pour  leurs  vieux  jours. 
Je  ne  me  suis  senti  pro|)re  à  rien  en  ce  genre.  Je  préfère  la  pen- 
sée à  l'action ,  une  idée  à  une  affaire ,  la  contemplation  au  mou- 
vement. Je  manque  essentiellement  de  la  constante  attention  né- 
cessaire à  qui  veut  faire  fortune.  Toute  entreprise  mercantile, 
toute  obligation  de  demander  de  l'argent  à  autrui ,  me  conduirait 
à  mal,  et  je  serais  bientôt  ruiné.'Si  je  n'ai  rien,  au  moins  ne  dois- 
je  rien  en  ce  moment.  Il  faut  matériellement  peu  à  celui  qui  vil 
pour  accomplir  de  grandes  choses  dans  l'ordre  moral;  mais  quoi- 
que vingt  sous  par  jour  puissent  me  suffire,  je  ne  possède  pas  la 
rente  de  cette  oisiveté  travailleuse.  Si  je  veux  méditer,  le  besoin 
me  chasse  hors  du  sanctuaire  où  se  meut  ma  pensée.  Que  vais-je 
devenir?  La  misère  ne  m'effraie  pas.  Si  l'on  n'emprisonnait,  si 
l'on  ne  flétrissait ,  si  l'on  ne  méprisait  point  les  nicndians ,  je  men- 
dierais pour  pouvoir  résoudre  à  mon  aise  les  problèmes  dont  je 
suis  occupé.  Mais  cette  sublime  résignation ,  qui  ne  considère  plus 
le  corps  et  rend  la  pensée  souveraine ,  ne  servirait  à  rien  ;  il  faut 
encore  de  l'argent  ])our  se  livrer  à  certaines  expériences:  sans 
cela  j'eusse  accepté  l'indigence  a{)parenle  d'un  penseur  qui  pos- 
sède la  terre  et  le  ciel.  Pour  être  grand  clans  la  misère,  il  suffit 
de  ne  jamais  s'avilir.  Or,  l'homme  qui  combat  et  souffre  en  mar- 
chant vers  u!i  noble  but ,  présente  certes  un  beau  s[)ectacle.  Mais 
ici ,  qui  se  sent  la  force  de  lutter?  On  escalade  des  rochers ,  on  ne 
peut  pas  toujours  piétiner  dans  la  boue.  Ici  tout  décourage  le  vol 
en  droite  ligne  d'un  esprit  qui  tend  à  l'avenir.  Je  ne  me  craindrais 


268  REVUE   DE  PARIS. 

pas  dans  une  grotte  au  désert ,  et  je  me  crains  ici  :  au  désert ,  je 
serais  avec  moi-même  sans  distraction  ;  ici ,  l'homme  éprouve  une 
foule  de  besoins  qui  le  rapetissent.  Quand  vous  êtes  sorti  rêveur, 
préoccupé,  la  voix  du  pauvre  vous  rappelle  au  milieu  de  ce  monde 
de  faim  et  de  soif,  en  vous  demandant  l'aumône.  Il  faut  de  l'ar- 
gent pour  se  promener  !  Les  organes  sont  incessamment  fatigués 
par  des  riens  et  ne  se  reposent  jamais.  La  nerveuse  disposition  du 
poète  est  ici  sans  cesse  ébranlée,  et  ce  qui  doit  faire  sa  gloire, 
devient  son  tourment;  son  imagination  y  est  sa  plus  cruelle  enne- 
mie. Ici  l'ouvrier  blessé ,  l'indigente  en  couches,  la  fille  publique 
devenue  malade,  l'enfant  abandonné,  le  vieillard  infirme,  les 
vices,  le  crime  lui-même,  trouvent  un  asile  et  des  soins;  tandis 
que  le  monde  est  impitoyable  pour  l'inventeur,  pour  tout  homme 
qui  médite.  Ici  tout  doit  avoir  un  résultat  immédiat,  réel;  l'on  s'y 
moque  des  essais  d'abord  infructueux  qui  peuvent  mener  aux  plus 
grandes  découvertes,  et  l'on  n'y  estime  pas  celte  étude  constante 
et  profonde  qui  veut  une  longue  concentration  des  forces.  L'état 
pourrait  solder  le  talent ,  comme  il  solde  la  baïonnette  ;  mais  il 
tremble  d'être  trompé  par  l'homme  d'intelligence,  comme  si  l'on 
pouvait  long-temps  contrefaire  le  génie!  Ah!  mon  oncle,  quand 
on  a  détruit  les  solitudes  conventuelles,  assises  aux  pieds  des 
monts ,  sous  des  ombrages  verts  et  silencieux ,  ne  devrait-on  pas 
construire  des  hospices  pour  les  âmes  souffrantes  dont  une  seule 
pensée  engendre  le  mieux  des  nations,  ou  prépare  le  progrès 
d'une  science 


20  septembre. 

L'étude  m'a  conduit  ici,  vous  le  savez,  j'y  ai  trouvé  des 
hommes  vraiment  instruits,  étonnans  pour  la  plupart;  mais  l'ab- 
sence d'unité  dans  les  travaux  scientifiques  annule  presque  tous 
les  efforts.  Ni  l'enseignement  ni  la  science  n'ont  de  chef.  Vous  en- 
tendez un  professeur  prouver  au  Muséum  que  celui  de  la  rue 
Saint-Jacques  vous  a  dit  d'absurdes  niaiseries,  et  l'homme  de 


REVUE   DE    PARIS.  269 

l'école  de  Médecine  soufflette  celui  du  Collège  de  France.  A  mon 
arrivée  je  suis  allé  entendre  un  écrivain  auquel  l'opinion  publique 
accorde  un  talent  incisif  et  sonore,  je  l'ai  trouvé  disant  à  cinq 
cents  jeunes  gens  que  Corneille  est  un  génie  vigoureux  et  fier. 
Racine  élégiaque  et  tendre,  Molière  inimitable.  Voltaire  émi- 
nemment spirituel,  Bossuet  et  Pascal  désespérément  forts,  {jti 
professeur  de  philosophie  devient  illustre  en  disant  comment 
Platon  est  Platon.  Un  autre  fait  l'histoire  des  mots  sans  penser  aux 
idées.  Celui-ci  vous  explique  Eschyle ,  celui-là  vous  prouve  que 
les  communes  étaient  les  communes.  Ces  aperçus  nouveaux  et  lu- 
mineux ,  paraphrasés  pendant  quelques  heures ,  constituent  le 
haut  enseignement  qui  doit  faire  faire  des  pas  de  géant  aux  con- 
naissances humaines.  Si  le  gouvernement  avait  une  pensée,  je  le 
soupçonnerais  d'avoir  peur  des  supériorités  réelles  qui ,  réveillées, 
mettraient  la  société  sous  le  joug  d'un  pouvoir  intelligent.  Les 
nations  iraient  alors  trop  vite  ;  et  les  professeurs  sont  chargés  de 
faire  des  sots.  Comment  expliquer  autrement  un  professorat  sans 
méthode,  sans  une  idée  d'avenir?  L'Institut  pouvait  être  le  grand 
gouvernement  du  monde  moral  et  intellectuel;  mais  il  a  été  récem- 
ment brisé  par  sa  constitution  en  académies  séparées.  La  science 
humaine  marche  donc  sans  guide,  sans  système,  et  flotte  au 
hasard,  sans  s'être  tracé  de  route.  Ce  laissez-aller,  cette  incerti- 
tude existe  en  politique  comme  en  science.  Dans  l'ordre  naturel , 
les  moyens  sont  simples ,  la  fin  est  grande  et  merveilleuse  ;  ici , 
dans  la  science  comme  dans  le  gouvernement ,  les  moyens  sont 
immenses,  la  fin  est  petite.  Cette  force  qui ,  dans  la  nature,  marche 
d'un  pas  égal  et  dont  la  somme  s'ajoute  perpétuellement  à  elle- 
même  ,  cet  A+A  qui  produit  tout ,  est  destructif  dans  la  société. 
La  politique  actuelle  oppose  les  unes  aux  autres  les  forces  hu- 
maines pour  les  neutraliser,  au  lieu  de  les  combiner  pour  les  faire 
agir  dans  un  but  quelconque.  En  s'en  tenant  à  l'Europe ,  depuis 
César  jusqu'à  Constantin,  de  Constantin  au  sauvage  Attila,  des 
Huns  à  Charlcmagne,  de  Charlemagne  à  Léon  X,  de  Léon  X  à 
Philippe  II,  de  Philippe  H  à  Louis  XIV,  de  Venise  à  l'Angleterre, 
de  l'Angleterre  à  Napoléon,  de  Napoléon  à  l'Angleterre,  je  ne 
vois  aucune  fixité  dans  la  politique ,  et  son  agitation  constante  n'a 


2fr#-  IIEVUE   DE   PARIS. 

procuré  nul  progrès.  Les  nations  témoignent  de  leur  grandeur 
par  des  monumens,  ou  de  leur  bonheur  par  le  bien-être  indivi- 
duel. Les  monumens  modernes  valent-ils  les  anciens?  j'en  doute. 
Les  arts  qui  participent  plus  immédiatement  de  l'homme  indivi- 
duel ,  les  productions  de  son  génie  ou  de  sa  main  ont  peu  gagné. 
Les  jouissances  de  Lucullus  valaient  bien  celles  de  Samuel  Ber- 
nard, de  Beaujon  ou  du  roi  de  Bavière.  Enfin,  la  longévité  hu- 
maine a  perdu.  Pour  qui  veut  être  de  bonne  foi ,  rien  n'a  donc 
changé  :  l'homme  est  le  même.  La  force  est  toujours  son  unique 
loi ,  le  succès  sa  seule  sagesse.  Jésus-Christ ,  Mahomet  ou  Luther, 
n'ont  fait  que  colorer  différemment  le  cercle  dans  lequel  les 
jeunes  nations  ont  fait  leurs  évolutions.  Nulle  politique  n'a  em- 
pêché la  civilisation,  ses  richesses,  ses  mœurs,  son  contrat  entre  les 
forts  contre  les  faibles,  ses  idées  et  ses  voluptés,  d'aller  de  Memphis 
à  Tyr,  de  Tyr  à  Balbeck ,  de  Tedmor  à  Carthage ,  de  Carthage  à 
Rome ,  de  Rome  à  Consiantinople ,  de  Constantinople  à  Venise ,  de 
Venise  en  Espagne,  d'Espagne  en  Angleterre,  sans  que  nul  ves- 
tige existe  de  Memphis ,  de  Tyr,  de  Carthage ,  de  Rome ,  de  Venise 
ni  de  Madrid.  L'esprit  de  ces  grands  corps  s'est  envolé.  Nul  ne  s'est 
préservé  de  la  ruine,  et  n'a  su  cet  axiome:  Quand  i'effel  pruduil 
n'est  plus  en  rapport  avec  sa  cause,  il  ij  a  désorganisniiou.  Le  génie 
le  plus  subtil  ne  peut  découvrir  aucune  liaison  entre  ces  grands 
faits  sociaux.  Aucune  théorie  politique  na  vécu.  Les  gouverne- 
mens  passent  comme  les  hommes ,  sans  se  transmettre  aucun  en- 
seignement, et  nul  système  n'engendre  un  système  plus  parfait. 
Que  conclure  delà  politique,  quand  le  gouvernement  appuyé  sur 
Dieu  a  péri  dans  l'Inde  et  en  Egypte;  quand  le  gouvernement  du 
sabre  et  de  la  thiare  a  passé  ;  quand  le  gouvernement  d'un  seul 
est  mort;  quand  le  gouvernement  de  tous  n'a  jamais  pu  vivre; 
quand  aucune  conception  de  la  force  intelligentielle  appliquée 
aux  intérêts  matériels  n'a  pu  durer,  et  que  tout  est  à  refaire  au- 
jourd'hui comme  à  toutes  les  époques  où  l'homme  s'est  écrié  :  je 
souffre!  Le  Code,  que  l'on  regarde  comme  la  plus  belle  œuvre  de 
Napoléon,  est  l'œuvre  la  plus  draconienne  que  je  sache.  La  divi- 
sibilité territoriale  poussée  à  l'infini ,  dont  elle  a  consacré  le  prin- 
<*ipe  par  le  partage  des  biens,  doit  engendrer  l'abâtardissement 


KEVUE   DE  PARIS.  27f 

de  la  nation ,  la  mort  des  arts  et  celle  des  sciences.  Le  sol  trop 
<Uvisé  se  cultive  en  céréales ,  en  petits  végétaux  ;  les  forêts  et  par- 
tant les  cours  d'eau  disparaissent  ;  vienne  une  invasion ,  le  peuple 
«st  écrasé,  car  il  a  perdu  ses  grands  ressorts  en  perdant  ses^ 
chefs.  Et  voilà  l'histoire  des  déserts.  La  politique  est  donc  une 
science  sans  principes  arrêtés,  sans  fixité  possible;  elle  est  le 
génie  du  moment,  l'application  constante  de  la  force,  suivant  la 
nécessité  du  jour.  L'homme  qui  verrait  à  dix  siècles  de  distance 
mourrait  sur  la  place  publique,  chargé  des  imprécations  du 
peuple;  ou  serait,  ce  qui  me  semble  pis,  flagellé  par  les  mille 
fouets  du  ridicule.  Les  nations  sont  des  individus  qui  ne  sont  ni 
plus  sages  ni  plus  forts  que  ne  l'est  l'homme,  et  leurs  destinées 
sont  les  mêmes.  Réfléchir  sur  celui-ci ,  n'est-ce  pas  s'occuper  de 
celles-là?  Au  spectacle  de  cette  société  sans  cesse  tourmentée 
dans  ses  bases  comme  dans  ses  effets ,  dans  ses  causes  comme 
dans  son  action ,  chez  laquelle  la  philantropie  est  une  sublime 
erreur,  et  le  progrès  un  non-sens,  j'ai  gagné  la  confirmation  de 
cette  vérité  :  que  la  vie  est  en  nous ,  et  non  au  dehors  ;  que  s'élever 
au-dessus  des  hommes  pour  leur  commander,  est  le  rôle  agrandi 
d'un  régent  de  classe  ;  et  que  les  hommes  assez  forts  pour  mon- 
ter jusqu'à  la  ligne  où  ils  peuvent  jouir  du  coup  d'œil  des 
mondes ,  ne  doivent  pas  regarder  à  leurs  pieds » 


5  novemljie. 

Je  suis  assurément  occupé  de  pensées  graves ,  je  marche  à  cer- 
taines découvertos,  une  force  invincible  m'entraîne  vers  une 
lumière  qui  a  brillé  de  bonne  heure  dans  les  ténèbres  de  ma  vie 
morale  ;  mais  quel  nom  donner  à  la  puissance  qui  me  lie  les  mains» 
me  ferme  la  bouche,  et  m'entraîne  en  sons  contraire  à  ma  voca- 
tion? Il  faut  quitter  Paris,  dire  adieu  aux  livres  des  bibliothèques; 
à  ces  beaux  foyers  de  lumière,  à  ces  savans  si  com[)laisans,  si 
accessibles,  à  ces  jeunes  génies  avec  lesquels  j'aurais  pu  marcher. 
Qui  me  repousse?  Est-ce  le  hasard?  est-ce  la  Providence?  Les 


272  REVUE   DE   PARIS. 

deux  idées  que  représentent  ces  mots  sont  inconciliables.  Si  le 
hasard  n'est  pas ,  il  faut  admettre  le  fatalisme ,  ou  la  coordonna- 
tion  forcée  des  choses  soumises  à  un  plan  {général.  Alors  pourquoi 
résisterions-nous?  Si  l'homme  n'est  plus  libre,  que  devient  l'écha- 
faudage de  sa  morale?  Et  s'il  peut  faire  sa  destinée,  s'il  peut  par 
son  libre  arbitre  arrêter  l'accomplissement  du  plan  général,  que 
devient  Dieu?  Pourquoi  suis-je  venu?  Si  je  m'examine ,  je  le  sais  : 
je  trouve  en  moi  des  textes  à  développer.  Mais  alors ,  pourquoi 
possédai-je  d'énormes  facultés  sans  pouvoir  en  user?  Si  mon  sup- 
plice servait  à  quelque  exemple  ,  je  le  concevrais  ;  mais  non ,  je 
souffre  obscurément.  Ce  résultat  est  aussi  providentiel  que  peut 
l'être  le  sort  de  la  fleur  inconnue  qui  meurt  au  fond  d'une  forêt 
vierge  sans  que  personne  n'en  sente  les  parfums  ou  n'en  admire 
l'éclat.  De  même  qu'elle  exhale  vainement  dans  la  solitude  ses 
odeurs,  j'enfante  ici,  dans  un  grenier,  des  idées  sans  qu'elles 
soient  saisies.  Hier,  j'ai  mangé  du  pain  et  des  raisins  le  soir, 
devant  ma  fenêtre,  avec  un  jeune  médecin  nommé  Meyraux.  Nous 
avons  causé  comme  des  gens  que  le  malheur  a  rendus  frères ,  et 
je  lui  ai  dit  :  «  —  Je  m'en  vais,  vous  restez  ;  prenez  mes  concep- 
tions et  développez-les?  —  Je  ne  le  puis ,  me  répondit-il  avec  une 
amère  tristesse ,  ma  santé  trop  faible  ne  résistera  pas  à  mes  tra- 
vaux, et  je  dois  mourir  jeune  en  combattant  la  misère.  »  TVous 
avons  regardé  le  ciel,  en  nous  pressant  les  mains.  Nous  nous 
sommes  rencontrés  au  cours  d'anatomie  comparée  et  dans  les  ga- 
leries du  Muséum ,  amenés  tous  deux  par  une  même  étude,  l'unité 
de  la  composition  zoologique.  Chez  lui ,  c'était  le  pressentiment  du 
génie  envoyé  pour  ouvrir  une  nouvelle  route  dans  les  friches  de 
l'intelligence;  chez  moi,  c'était  déduction  d'un  système  général. 
Ma  pensée  est  de  déterminer  les  rapports  réels  qui  peuvent  exis- 
ter entre  l'homme  et  Dieu.  N'est-ce  pas  une  nécessité  de  l'époque? 
Sans  de  hautes  certitudes ,  il  est  impossible  de  mettre  un  mors  à 
ces  sociétés  que  l'esprit  d'examen  et  de  discussion  a  déchaînées, 
et  qui  crient  aujourd'hui  :  —  Menez-nous  dans  une  voie  où  nous 
marcherons  sans  rencontrer  des  abîmes  !  Vous  me  demanderez  ce 
que  l'anatomie  comparée  a  de  commun  avec  une  question  aussi 
grave  pour  l'avenir  des  sociétés.  Ne  faut-il  pas  se  convaincre  que 


REVUE   DE   PARIS.  273 

l'homme  est  le  but  de  tous  les  moyens  terrestres  pour  se  deman- 
der s'il  ne  sera  le  moyen  d'aucune  fin?  Si  l'homme  est  lié  à  tout, 
n'y  a-t-il  rien  au-dessus  de  lui,  à  quoi  il  se  lie  à  son  tour?  S'il  est 
le  terme  des  transmutations  inexpliquées  qui  montent  jusqu'à  lui , 
ne  doit-il  pas  être  le  lien  entre  la  nature  visible  et  une  nature  in- 
visible? L'action  du  monde  n'est  pas  absurde,  elle  aboutit  à  une 
fin ,  et  cette  fin  ne  doit  pas  être  une  société  constituée  comme  l'est 
la  nôtre.  Il  se  rencontre  une  terrible  lacune  entre  nous  et  le  ciel. 
En  l'état  actuel ,  nous  ne  pouvons  ni  toujours  jouir  ni  toujours 
souffrir;  ne  faut-il  pas  un  énorme  changement  pour  arriver  au 
paradis  et  à  l'enfer,  deux  conceptions  sans  lesquelles  Dieu  n'existe 
pas  aux  yeux  de  la  masse?  Je  sais  qu'on  s'est  tiré  d'affaire  en  in- 
ventant l'ame;  mais  j'ai  quelque  répugnance  à  rendre  Dieu  soli- 
daire des  lâchetés  humaines,  de  nos  désenchantemens ,  de  nos 
dégoûts ,  de  notre  décadence.  Puis ,  comment  admettre  en  nous 
un  principe  divin  contre  lequel  un  verre  de  rhum  puisse  prévaloir? 
comment  imaginer  des  facultés  immatérielles  que  la  matière  ré- 
duise, dont  l'exercice  soit  enchaîné  par  un  grain  d'opium?  Com- 
ment imaginer  que  nous  sentirons  quand  nous  serons  dépouillés 
des  conditions  de  notre  sensibilité?  Comment  Dieu  périrait-il, 
parce  que  la  substance  serait  pensante?  L'animation  de  la  sub- 
stance et  ses  mille  instincts ,  effets  de  ses  organes ,  sont-ils  moins 
inexplicables  que  les  effets  de  la  pensée?  Le  mouvement  imprimé 
aux  mondes  n'est-il  pas  suffisant  pour  prouver  Dieu ,  sans  aller 
se  jeter  dans  les  absurdités  dont  notre  orgueil  a  été  le  principe? 
Que  d'une  façon  d'être  périssable,  nous  allions  après  nos  épreuves 
à  une  existence  meilleure ,  n'est-ce  pas  assez  pour  une  créature 
qui  ne  se  distingue  des  autres  que  par  un  instinct  plus  complet? 
S'il  n'existe  pas,  en  moral ,  un  principe  qui  ne  mène  à  l'absurde, 
ou  ne  soit  contredit  par  l'évidence,  n'est-il  pas  temps  de  se 
mettre  en  quête  des  dogmes  écrits  au  fond  de  la  nature  des  choses? 
Ne  faudra-t-il  pas  retourner  la  science  philosophique?  Nous  nous 
occupons  très  peu  du  prétendu  néant  qui  nous  a  précédés,  et 
nous  fouillons  le  prétendu  néant  qui  nous  attend.  Nous  faisons 
Dieu  responsable  de  l'avenir,  et  nous  ne  lui  demanderons  aucun 
compte  du  passé.  Cependant  il  est  aussi  nécessaire  de  savoir  si 


274  REVUE   DE   PARIS. 

nous  n'avons  aucune  racine  dans  l'anlérieur,  que  de  savoir 
si  nous  sommes  soudés  au  futur.  Nous  n'avons  été  déistes  ou 
athées  que  d'un  côté.  Le  monde  est-il  éternel  ?  le  monde  est-il 
créé?  Nous  ne  concevons  aucun  moyen  terme  entre  ces  deux  pro- 
positions. L'une  est  fausse,  l'autre  est  vraie,  choisissez?  Quelque 
soit  votre  choix  ,  Dieu,  tel  que  notre  raison  se  le  figure,  doit  s'a- 
moindrir, ce  qui  équivaut  à  sa  négation.  Faites  le  monde  éterne^? 
la  question  n'est  pas  douteuse,  Dieu  l'a  subi.  Mais  supposez-le 
créé?  Dieu  n'est  plus  possible.  Comment  est-il  resté  toute  une 
éternité  sans  savoir  qu'il  aurait  la  pensée  de  créer  le  monde? 
Comment  n'en  sait-il  point  par  avance  les  résultats  ?  D'où  en  a-t-il 
tiré  l'essence?  de  lui  nécessairement.  Si  le  monde  sort  de  lui, 
comment  admettre  le  mal?  Si  le  mal  est  sorti  du  bien,  vous  tom^ 
bez  dans  l'absurde.  S'il  n'y  a  pas  de  mal ,  que  deviennent  les  so- 
ciétés avec  leurs  lois  ?  Partout  des  précipices  !  partout  un  abîme 
pour  la  raison!  11  est  donc  une  science  sociale  à  refaire  en  entier. 
Écoutez,  mon  oncle!  tant  qu'un  beau  génie  n'aura  pas  rendu 
compte  de  l'inégalité  patente  des  intelligences,  le  sens  général  de 
l'humanité,  le  mot  Dieu  sera  sans  cesse  mis  en  accusation  ,  et  la 
société  reposera  sur  des  sables  mouvans.  Le  secret  des  différentes 
zones  morales  dans  lesquelles  transite  l'homme,  se  trouvera  dans 
l'analyse  de  l'animalité  tout  entière.  L'animalité  n'a ,  jusqu'à  pré- 
sent, été  considérée  que  par  rapport  à  ses  différences  et  non 
dans  ses  similitudes,  dans  ses  apparences  organiques  et  non  dans 
ses  facultés.  Les  facultés  animales  se  perfectionnent  de  proche  en 
proche ,  suivant  des  lois  à  rechercher.  Ces  facultés  correspondent 
à  des  forces  qui  les  expriment,  et  ces  forces  sont  essentiellement 
matérielles,  divisibles.  Des  facultés  matérielles  !  songez  à  ces  deux 
mots.  N'est-ce  pas  une  question  aussi  insoluble  que  l'est  celle  de 
la  communication  du  mouvement  à  la  matière ,  abîme  encore  in- 
exploré ,  dont  le  système  de  Newton  a  plutôt  déplacé  que  résolu 
la  difficulté.  Enfin  la  combinaison  constante  de  la  lumière  avec 
tout  ce  qui  est  sur  la  terre,  veut  un  nouvel  examen  du  globe. 
L'animal  du  même  genre  n'est  plus  le  même  sous  la  Toride,  dans 
l'Inde  ou  dans  le  Nord.  Entre  la  verticaHté  et  l'obliquité  des 
rayons  solaires ,  il  se  développe  une  nature  dissemblable  et  pa- 


REVUE   DE   PARIS.  ^75 

reille  qui ,  la  même  dans  son  principe ,  ne  se  ressemble  ni  en  de- 
çà ni  au-delà  dans  ses  résultats.  Le  phénomène  qui  crève  nos 
yeux  dans  la  comparaison  des  papillons  du  Bengale  et  des  papil- 
lons de  l'Europe  est  bien  plus  grand  encore  dans  le  monde  moral. 
Il  faut  un  angle  facial  déterminé ,  une  certaine  quantité  de  plis 
cérébraux  pour  obtenir  Alexandre,  Newton,  Napoléon,  Laplace 
ou  Mozart.  La  vallée  sans  soleil  donne  le  crétin.  Tirez  vos  con- 
clusions? Pourquoi  ces  différences  dues  à  la  distillation  plus  ou 
moins  heureuse  de  la  lumière  par  l'homme?  Ces  grai^des  masses 
humanitaires  souffrantes,  plus  ou  moins  actives,  plus  ou  moins 
nourries,  plus  ou  moins  éclairées,  constituent  des  difficultés  à 
résoudre,  et  qui  crient  contre  Dieu.  Pourquoi,  dans  l'extrême 
joie,  voulons-nous  toujours  quitter  la  terre?  Pourquoi  l'envie  de 
s'élever,  dont  toute  créature  est  saisie?  Le  mouvement  est  une 
grande  ame  dont  l'alliance  avec  la  matière  est  tout  aussi  difficile 
à  expliquer  que  la  pensée.  Aujourd'hui  la  science  est  une  ,  il  est 
impossible  de  toucher  à  la  politique  sans  s'occuper  de  morale ,  et 
la  morale  tient  à  toutes  les  questions  scientifiques.  Il  me  semble 
que  nous  sommes  à  la  veille  d'une  grande  bataille  humaine.  Les 
forces  sont  là  ;  seulement ,  je  ne  vois  pas  de  général. 


2  5  novembre. 

Croyez-moi ,  mon  oncle ,  il  est  difficile  de  renoncer  sans  douleur 
à  la  vie  qui  nous  est  propre ,  et  je  retourne  à  Blois  avec  un  affreux 
saisissement  de  cœur.  J'y  mourrai  en  emportant  des  véiitcs  utiles! 
Aucun  intérêt  personnel  ne  dégrade  mes  regrets.  La  gloire  est- 
elle  (juei(iue  chose  à  ([ui  croit  pouvoir  aller  dans  une  sphèi-e  supé- 
rieure? Je  ne  suis  pris  d'aucun  amour  pour  la  syllabe  Lcun  et  la 
syllal>e  bcri.  Prononcécîs  avec  vénération  ou  avec  insouciance  sur 
ma  tombe,  elles  ne  changeront  rien  à  ma  destinée  ultérieure.  Je 
me  sens  fort  énergique,  et  pourrais  devenir  une  puissance  ;  je  sens 
en  moi  une  vie  si  lumineuse  qu'elle  pourrait  animer  un  monde,  et 
je  suis  enfermé  dans  une  sorte  de  minéral,  comme  y  sont  peut-être 


276  REVUE  DE  PARIS. 

effectivement  les  couleurs  que  vous  admirez  au  col  des  oiseaux 
de  la  presqu'île  indienne.  Il  faudrait  embrasser  tout  ce  monde, 
l'élreindre  pour  le  refaire.  Mais  ceux  qui  l'ont  ainsi  ëtreint  et  re- 
fondu ,  n'ont-ils  pas  commencé  par  être  un  rouage  de  la  machine? 
Moi ,  je  serais  broyé.  A  Mahomet  le  sabre,  à  Jésus  la  croix,  à  moi 
la  mort  obscure.  Demain  à  Blois ,  et  quelques  jours  après  dans 
un  cercueil.  Savez-vous  pourquoi?  Je  suis  revenu  à  Swedenborg. 
Quelque  obscurs  et  diffus  que  soient  ses  livres,  il  s'y  trouve  les 
ëlémens  d'une  conception  sociale  grandiose.  Sa  théocratie  est  su- 
blime, et  sa  religion  est  la  seule  que  puisse  admettre  un  esprit  su- 
périeur. Lui  seul  fait  toucher  à  Dieu;  il  en  donne  soif.  Il  a  dégagé 
la  majesté  de  Dieu  de  ses  langes.  Il  l'a  laissé  là  où  il  est,  en  faisant 
graviter  autour  de  lui  les  créations  innombrables  et  les  créatures 
par  des  transformations  successives  qui  sont  un  avenir  plus  im- 
médiat, plus  naturel,  que  ne  l'est  l'éternité  catholique.  Il  a  lavé 
Dieu  du  reproche  que  lui  font  les  âmes  tendres  sur  la  pérennité  des 
vengeances  qui  doivent  punir  les  fautes  d'un  instant,  système  sans 
justice  et  sans  bonté.  Chaque  homme  peut  savoir  s'il  lui  est  réservé 
d'entrer  dans  une  autre  vie ,  et  si  ce  monde  a  un  sens.  Cette  expé- 
rience,  je  vais  la  tenter.  Cette  tentative  peut  sauver  le  monde, 
aussi  bien  que  la  croix  de  Jérusalem  elle  sabre  del'Alcoran.  L'un 
et  l'autre  sont  fils  du  désert.  Des  trente-trois  aimées  de  Jésus,  il 
n'en  est  que  deux  de  connues  ;  sa  vie  silencieuse  a  préparé  sa  vie 
glorieuse.  A  moi  aussi  il  me  faut  le  désert! 

H.  DE  Balzac. 


CHRONIQUE. 


Nous  sommes  encore  sous  le  coup  du  rapport  de  M.  Sauzet.  Il  est  im- 
possible de  dire  plus  de  dures  vérités  avec  plus  de  politesse,  et  d'imposer 
des  peines  plus  dures  avec  plus  d'élégance  et  de  gracieuseté.  La  voix  de 
M.  Sauzet  était  si  tendre  ,  sa  période  était  si  limpide,  son  rapport  ressem- 
blait si  fort  à  ime  douce  et  mélancolique  élégie ,  que  de  loin ,  rien  qu'à 
en  entendre  les  sons ,  on  eût  pu  croire  que  quelque  jeune  et  mélodieux 
élève  de  M.  de  Lamartine  récitait,  le  soir,  les  premiers  vers  échappés  à  la 
tristesse  et  au  vague  de  sa  vingtième  année.  Toutefois ,  pour  être  défen- 
dus dans  ce  beau  langage  et  en  dialecte  ionien ,  la  plupart  des  articles 
de  la  loi  proposée  par  M.  Sauzet  n'en  sont  pas  moins  d'une  sévérité 
inouie.  Ce  n'est  pas  à  nous  de  discuter  ces  lois  dans  leur  ensemble; 
c'est  le  devoir  de  la  presse  politique ,  et  c'est  là  aussi  sa  lâche  de  chaque 
jour  :  quant  à  nous ,  qu'il  nous  suffise  de  défendre  la  presse  purement  lit- 
téraire, et  à  laquelle  la  chambre  des  députés  ne  nous  paraît  pas  avoir 
encore  songé.  En  effet,  à  côté  de  la  presse  qui  s'occupe  des  affaires  pu- 
bliques, qui  attaque  les  hommes  politiques,  et  qui  se  défend  tout  haut, 
et  par  toutes  les  paroles  de  colère  contre  le  pouvoir ,  il  y  a  la  presse  pure- 
ment spéculative  qui  fait  <!e  la  philosophie  et  de  l'histoire,  de  la  po<'sie 
et  de  la  criti(|ue,  qui  s'abandonne  chaque  jour  aux  innocens  détails  de  la 
fictionou  de  l'éloquence.  Or,  ferez-vous  subir  aux  journaux  purement  litté- 
raires toute  la  loi  sévère  que  vous  méditez  contre  les  journaux  politiques? 
Atlribuerez-vous  aux  uns  et  aux  autres  la  même  influence,  et  direz  vous 
roMK  XX.     AOUT.  12. 


278  REVUK   DE  PARIS. 

qu'ils  font  subir  à  la  société  le  nièiue  danger?  Voici  [.ar  exeuiple  un  ar- 
ticle de  loi  qui  sounielà  un  cautionnement  de  cent  mille  francs  un  jour- 
nal qui  paraît  plus  de  deux  fois  par  mois.  Est-ce  à  dire  que  le  Petit  Cour- 
rier des  Dames,  qui  ne  parle  que  de  modes  et  de  meubles,  paiera  un 
cautionnement  aussi  élevé  que  le  recueil  politique  qui  cite  à  sa  barre 
tous  les  faits  et  tous  les  hommes?  Cent  mille  francs  de  cautionnement 
pour  avoir  le  droit  de  faire  de  la  littérature  une  fois  par  semaine  !  eh  !  de 
grâce,  où  voulez-vous  que  la  littérature  trouve  tout  cet  argent ,  à  moins 
qu'elle  n'aille  le  voler  ou  plutôt  le  reprendre  chez  les  libraires  de  la  Bel- 
gique? cent  mille  francs  de  cautionnement  pour  avoir  le  droit  de  publier 
une  ode  de  M.  Hugo,  ou  un  conte  de  M.  Balzac,  on  un  proverbe  de 
M.  Scribe  !  Cent  mille  francs  de  cautionnement  pour  que  notre  Revue  ne 
s'arrête  pas  tout  d'un  coup  dans  cette  longue  carrière  qu'elle  a  poursuivie 
avec  tant  de  persévérance  et  de  courage,  en  dépit  de  tant  de  ruineuses 
contre-façons?  cent  raille  francs  !  mais  ne  craignez-vous  donc  pas  de  ruiner 
aussi  toute  la  littérature  contemporaine,  en  lui  enlevant  d'un  trait  de 
plume  un  de  ses  débouchés  les  plus  naturels  et  les  plus  faciles?  En  ef- 
fet ,  qu'est-ce  qu'une  l\evtie  pour  les  gens  de  lettres ,  sinon  une  maison 
d'hospitalité  intelligente,  active,  bienveillante,  toujours  ouverte  à  tout 
talent  qui  commence,  à  tout  jeune  homme  qui  donne  de  l'espoir,  à  toute 
belle  page  de  prose  ou  de  vers?  Or,  de  quel  droit  direz-vous  à  l'édi- 
teur d'une  Revue:  —  Je  veux  un  cautionnement  de  cent  mille  livres,  pen- 
dant que  les  libraires  paient  tout  au  plus  une  patente  de  cinquante  écus? 
El  puis  remarquez  encore  dans  quelle  triste  anomalie  vous  allez  tom- 
ber, si  vous  .'oumettez  ainsi  la  presse  littéraire  à  cette  base  unique, 
l'argent.  Qu'on  exige  un  cautionnement  en  argent  de  l'écrivain  politi- 
cpie ,  qui  en  effet  se  livre  à  des  intérêts  purement  matériels,  à  la  bonne 
heure!  mais  que  des  œuvres  d'imagination  et  de  style  soient  régies 
nécessairement  par  des  hommes  d'argent,  et  uniquement  parce  que  ces 
hommes  ont  de  l'argent!  voilà  ce  que  nous  ne  saurions  concevoir.  A 
votre  loiuple  donc,  M.  Hugo  ou  M.  Balzac  ne  pourra  pas  être  directeur 
d'une  Revue,  parce  qu'il  n'aurait  pas  cent  mille  francs  à  donner  en  cau- 
tionnement, pendant  que  la  direction  delà  même  Revue  appartiendra 
de  droit  et  de  fait  à  M.  Hoppe,  à  M,  Aguado  ou  à  M.  Rotschild! 

Nous  soumettons  ces  courtes  réflexions  à  la  sagesse  de  nos  législateurs. 
Ils  ne  voudront  pas,  par  trop  de  hâte ,  se  livrer  à  des  rigueurs  inutiles ,  et 
par  conséquent  dangereuses  ;  ils  ne  voudront  pas  compromettre  l'avenir 
des  écrivains  les  plus  inoffensifs  du  pays,  et  les  forcer  ainsi  à  (piitter  leurs 
tranquilles  spéculations  d'art,  de  poésie,  pour  se  jeter  à  corps  perdu  dans 


REVUE    DE    PARIS.  270 

celle  dangereuse  arène  de  la  polilique  où  sesonl  éteintes  déjà  laiilde  races 
intelligentes,  sans  prolit  ni  poin-  le  pays,  ni  ponr  le  pouvoir. 

Cependant  rien  ne  marche  plus  chez  nons,  depnis  (|iie  la  presse  a  été 
remise  en  queslion.  Tout  s'est  arrêté,  ei  si  la  comète  passait  à  présent , 
c'est  à  peine  si  on  lèverait  la  tête  pour  la  voir.  On  ne  s'informe  déjà  plus 
de  la  santé  de  Fieschi.  Laroncièie  lui-même  n'a  pas  pu  tirer  les  esprits 
de  leur  apathie.  En  vain  ce  nom  sonore  retentissait  jeudi  passé  à  !a  cour 
de  cassation,  les  belles  dames  et  les  autres  curieux  des  assises  avaient  dé- 
serté l'enceinte  législative.  Paris,  (jui  n'avait  pas  dormi  tant  (pie  le  pre- 
mier procès  avait  duré,  s'est  allé  coucher  ce  soir-là  sans  attendre  l'arrêt  de 
la  cour  de  cassation.  La  cour  de  cassation  a  fait  comme  Paris ,  elle  a  ren- 
voyé l'affaire  au  lendemain,  et  elle  est  allée  se  coucher  sans  porter  son 
arrêt.  A  présent ,  peu  importe  à  la  curiosité  publique  que  le  mémorable 
procès  recommence  de  plus  belle  devant  d'autres  assises  ou  qu'il  s'arrête 
là  !  Laroncière  est  un  héros  usé  à  jamais  :  ce  crime  est  un  crime  oublié. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  résulte  de  l'arrêl  de  la  cour  de  cassation  que  le 
pourvoi  de  Laroncière  esl  rejeté,  ce  qui  est  fort  heureux  pour  le  procès 
et  pour  nous. 

Il  n'y  a  pas  long-temps  encore  ijue  nous  comparions  les  exploits  de  don 
Carlos  en  Espagne  aux  évolutions  militaires  et  chorégraphiques  de  Fran- 
coiii.  En  effet,  c'a  été  d'abord  une  assez  jolie  petite  guerre,  toute  en 
marches  et  en  contre-marches  ;  on  prenait  un  roc,  on  franchissait  un  ruis- 
seau, on  cassait  une  é[»aule  à  un  ennemi  (jui  vous  crevait  un  œil;  après 
quoi  tout  était  dit.  Mais  peu  à  peu  ce  jeu  est  devenu  sérieux  :  les  rochers 
sont  devenus  montagnes ,  1:  s  ruisseaux  ont  grossi  comme  des  fleuves  ; 
puis,  enfin,  au  milieu  de  ces  luttes  partielles  est  arrivé  le  peuple,  ce 
fleuve  rapide  qui  enlriiine  toutes  choses  dans  son  cours.  Le  peuple  d'Es- 
pagne fait  aujourd'hui  comme  a  fait  le  peuple  de  France  en  1793.  Il 
renverse,  il  détruit,  il  profane,  il  pille.  Ilien  n'est  épargné  de  ce  (jue  le 
peuple  a  respecté,  parce  (jue  c'est  l'habitude  du  peuple  de  briser  avec 
joie  ce  qu'il  adore  avec  crainte. 

Nam  cupide  conculcatur  niinis  aiite  uietiitum  ! 


Pourtant  ,  ne  disait-on  pas  (pu;  l'Europe  était  en  progrès,  que  Us 
nueurs  s'élaient  hmnanisées,  (jue  les  nations  étaient  devenues  plus  sages , 
cl  (|ue  (lésonnais  leur  (  olèrc  aveugle  ne  s'en  premlrail  plus  aux  vieilles 
pierres?  El  ces  excès  du  |)eup!('  d'Espagne  sont  d'autant  jilus  lualliciueux, 


280  REVDE    DE   PARIS. 

qu'ils  menacent  les  plus  vieux  monastères  et  les  plus  riches  cathédrales, 
dans  ce  vaste  royaume  de  cathédrales  et  de  monastères. 

C'est  dans  ses  couvens  que  l'Espagne  a  renfermé  tous  les  chefs-d'œu- 
vre de  l'art  :  ses  Ribeira .  ses  Murillo ,  ses  Velasquez ,  ces  toiles  admi- 
rables ,  l'honneur  de  la  peinture ,  respectées  par  les  siècles ,  et  qu'une 
heure  de  rage  populaire  peut  détruire  à  jamais.  Mais  allez  donc  arrêter , 
au  nom  des  beaux-arts,  une  force  aveugle  que  rien  n'arrête  plus  ! 

Quel  temps  faut-il  encore  à  l'Espagne  pour  lui  apprendre  à  rendre  ses 
révolutions  humaines ,  à  ne  pas  égorger  l'ennemi  captif,  à  ne  pas  brûler 
les  couvens  qu'on  ne  peut  plus  défendre ,  à  respecter  même  les  jours  du 
moine  humilié  et  vaincu ,  qui  crie  :  —  Miséricorde  !  Dites-nous  combien 
de  temps  il  a  fallu  à  la  France  pour  arriver  là.  A  propos  de  couvens  et 
de  moines ,  nous  venons  de  perdre  incognito  deux  grands  et  féroces  en- 
nemis des  couvens  et  des  moines,  Pigault-Lebrun  et  Dulaure.  Puisque  la 
mort  les  a  réunis,  et  puisque  aussi  bien  ils  ont  continué  de  leur  mieux  , 
chacun  de  son  côté ,  les  doctrines  et  l'tcole  de  Voltaire ,  que  ces  deux 
hommes  ne  s'étonnent  pas  d'être  réunis  dans  la  même  oraison  funèbre. 
Ce  que  faisait  Pigault-Lebrun  dans  ses  romans  grivois,  M.  Dulaure  le 
faisait  aussi  dans  ses  formidables  histuires.  Pigault  vouait  le  clergé  en 
masse  au  ridicule  et  aux  sarcasmes ,  Dulaure  le  vouait  à  la  haine  et  à 
l'exécration.  L'un  n'avait  jamais  assez  de  saillies  contre  les  moines ,  les 
monastères,  les  couvens  et  les  prélats,  et  l'autre  n'avait  jamais  assez 
d'injures.  Malheureusement  l'un  et  l'autre  venaient  trop  tard,  car  ils  ve- 
naient après  Voltaire ,  qui  avait  épuisé  tous  les  sarcasmes  et  toutes  les 
injures.  Cependant  ils  ont  eu  chacun  leur  succès,  celui-ci  dans  les  anti- 
chambres où  ses  romans  étaient  fort  goûtés  des  laquais  et  des  soubrettes  ; 
celui-là  dans  les  bibliothèques  bourgeoises  où  ses  diatribes  avaient  le  même 
succès  qu'un  numéro  du  Constiiutionnel  Hommes  à  plaindre  tous  les 
deux,  parce  qu'ils  ont  assisté  à  la  profonde  indifférence  du  public  pour  des 
fureurs  que  rien  ne  pouvait  plus  justifier,  et  parce  qu'ils  sont  morts  l'un 
et  l'autre  après  s'être  survécu  à  eux-mêmes ,  et  sans  pouvoir  douter  du 
néant  de  lear  gloire  et  de  leurs  ouvrages.  En  perdant  M.  Pigault  et 
M.  Dulaure  ,  le  Constitutionnel  a  perdu  les  deux  philosophes  et  les  deux 
écrivains  modernes  dont  il  faisait  le  plus  de  cas  sans  contredit. 


THEATRE  DES  VARIÉTÉS.  —  Lc  Cuié  (le  Chumpaubert,  —  vaudeville  en 
deux  actes,  par  M.  Achille.  —  Et  à  propos  du  Constitutionnel ,  yoki 
certainement  un  vaudeville  qui  a  dû  lui  plaire,  car  il  remplit  à  mer- 


REVUE   DE   PARIS.  281 

veille  toutes  les  conditions  du  genre  niais,  pliiloso|jlùque,  militaire  et 
sentimental. 

Au  moment  de  la  révolution  française,  Pioger,  mauvais  sujet  de 
village ,  est  amoureux  de  toutes  les  jolies  filles  ,  voire  même  de  toutes  les 
femmes  du  village.  Roger  est  la  terreur  de  son  endroit  ;  les  maris  en  ont 
peur  et  le  haïssent;  les  femmes  font  semblant  d'en  avoir  peur  et  de  le  haïr! 
Enfin,  Roger  en  fait  tant  qu'il  s'engage  comme  soldat  de  la  république. 
Mais  comme  Roger  a  bon  cœur,  Roger  ne  s'en  va  pas  de  son  village  sans 
faire  une  déclaration  d'amour  à  la  femme  du  maire  et  sans  sauver  la  vie  à 
son  frère  ,  le  curé  de  C!iarn]iaubert,  qui  est  sur  le  point  de  tomber  entre 
les  mains  des  juges  et  des  soldats  de  Robespierre.  A  ces  causes,  Roger,  le 
mauvais  sujet ,  a  laissé  de  tendres  souvenirs  dans  le  village  et  dans  le 
cœur  de  la  femme  du  maire  de  Champaubert.  Cependant  arrive  le  con- 
sulat, puis  le  consul  Bonaparte,  puis  l'empereur  Napoléon  bientôt.  Le 
village  de  Champaubert  a  depuis  long-temps  oublié  Roger  le  mauvais  sujet 
qui  sauva  son  curé;  mais  la  femme  du  maire  n'a  pas  oubHé  le  mauvais 
sujet  qui  lui  enleva  sa  bague.  C'est  fête  cejour-là  au  village,  probablement 
pour  célébrer  quelques-unes  de  ces  victoires  qui  avaient  remplacé  les 
saints  du  calendrier.  Tout  à  coup,  au  milieu  de  la  fêle  et  des  danses, 
arrive  un  nouveau  curé  poiu'  le  village  de  Champaubert  ;  et  ce  nouveau 
curé,  le  croiriez-vous  ?  c'est  Roger,  le  mauvais  sujet  du  y»remier  acte. 
Roger  a  été  touché  par  la  grâce  divine  au  milieu  des  batailles  de  l'em- 
pire. Il  s'est  fait  prêtre  ,  pendant  que  ses  compagnons  se  faisaient  morts 
ou  colonels.  Maintenant,  après  avoir  été  le  plus  redoutable  des  mauvais 
sujets ,  le  bon  Roger  est  le  plus  excellent  et  le  plus  indulgent  des  pas- 
leurs.  Il  chante  fort  agréablement  la  ronde  villageoise  ;  il  marie  les 
jeunes  filles  aux  jolis  garçons  qui  les  aiment;  et  enfin ,  quand  tout  à  coup 
le  canon  gronde  ,  voilà  notre  curé  qui  devient  capitaine  et  qui  s'en  va 
sans  épée,  à  la  tête  du  village  ,  repousser  l'eimemi  qui  s'avance.  C'est 
là  un  curé  !  c'est  là  un  bon  homme  !  Seulenient,  le  Cunstituiionnel  et 
moi,  nous  sommes  fâchés  que  le  digne  curé  ne  se  soit  pas  retrouvé 
amoureux  de  la  femme  du  maire  de  Champaubert. 

THÉATRiî  DU  VAUDEVILLE.  —  L'Habit  uc  fait  pas  le  ïiwiue.  —  Vau- 
deville en  deux  actes ,  par  MM.  Saint-IIilaire  et  Duport.  —  Encore  une 
histoire  de  moines  et  de  couvent.  Un  amoureux  se  déguise  en  moine  pour 
enlever  la  chanoinesse  iju'il  aime  ;  il  l'eidève  et  il  l'épouse  :  après  ([uoi 
le  tour  est  fait. 

Autant  vaudrait  encore  lire  im  chapitre  de  M.  lUtiiv  ou  du  C.ilatrvt , 
par  M.  Pigault-J.ebrim. 


282  REVUE   DE   PARIS. 

Cependant  la  pièce  a  réussi ,  et  ellç  a  fait  rire,  si  l'on  peut  rire  encore 
au  milieu  de  ces  atroces  chaleurs. 

THEATRE  DD  GYMNASE  DRAMATIQUE.  —  Une  piècc  nouvelle ,  en  deux 
actes  .  de  M.  Duport  et  un  des  collaborateurs  de  M.  Scribe.  —  Il  nous 
serait  très  difficile  de  faire  l'analyse  de  cette  pièce  nouvelle.  Nous  ai- 
mons mieux  avouer  tout  de  suite  que  nous  n'étions  pas  à  la  première 
représentation.  —  Or,  nous  avons  l'habitude  de  n'aller  jamais  aux  re- 
présentations suivantes  quand  il  y  en  a. 

Voilà  toute  l'histoire  littéraire  et  dramatique  de  la  semaine.  —  On 
a  arrêté  V Othello  de  Ducis  à  la  Porte  Saint-Martin,  où  l'on  ferait  beau- 
coup mieux  de  jouer  l'Of/je^o  de  Shakspeare.  —  On  a  défendu  à  ma 
dame  Saqui  déjouer  une  tragédie  en  cinq  actes  et  en  vers  sans  balancier, 
par  respect  sans  doute  pour  l'art  malheureux  de  Racine.  —  La  Co- 
médie -  Française  a  repris  le  Chevalier  à  lu  mode ,  afin  sans  do;ite  de 
prouver  aux  daiidies  de  notre  époque  qu'ils  ne  sont  pas  aussi  ridicules 
qu'on  le  pense  et  que  sans  doute  ils  l'espèrent.  —  Enfin ,  il  ne  reste  plus , 
en  fait  de  grandes  nouvelles,  que  celle-ci  :  —  M.  Véron  a  abdiqué,  enfin  ! 
Sylla  est  descendu  du  trône  : 

Ecoutez  !  que  ma  voix  gouverne  cette  enceinte  ; 
J'ai  gouverné  sans  peur,  et  j'abdique  sans  crainte  ! 

Ainsi  a-t-il  dit ,  et  il  est  rentré  dans  la  vie  privée.  Celte  journée-là  a  fait 
deux  heureux  d'un  seul  coup;  heureux  celui  qui  n'est  plus  directeur 
de  l'Opéra,  heureux  celui  qui  en  est  le  directeur.  Il  est  doux  de  com- 
mander à  ces  phalanges  de  jolies  femmes  armées  jusqu'aux  dents;  mais 
aussi  il  est  doux  de  laisser  là  la  gloire  du  commandement ,  quand  on  a 
mené  long-temps  ces  nobles  jjhalanges  à  la  bataille.  Chacim  son  lot  en 
ce  monde.  A  M.  Veron  le  doux  sommeil  sur  les  myrtes  et  les  roses  ;  à 
M.  Duponchel  les  rênes  de  soie  et  d'or  à  tenir  !  Nous  attendons  M.  Du- 
porichel  à  l'œuvre;  si  quelque  chose  lui  manque ,  ce  n'est  pas  l'habileté, 
c'est  la  volonté ,  ou  plutôt  c'est  le  bonheur.  Le  bonheur  est  le  dieu  des 
ministres  habiles  et  des  directeurs  d'Opéra.  En  ceci,  il  faut  rendre  justice 
à  M.  Véron ,  il  a  été  aussi  heureux  qu'il  pouvait  l'être.  Il  a  rencontré  sur 
sa  route  un  chef-d'œuvre,  Rol)ert-le-Diuhle,et  il  s'en  est  servi  en  homme 
habile.  Il  a  rencontré  sur  sa  route  un  autre  chef-d'œuvre ,  IM"*"  Taglioni , 
et  il  a  su  la  mettre  au  grand  jour.  A'oilà  tout  le  secret  de  ces  sortes  de 
choses  :  être  heureux  !  Tel  dépense  à  mener  un  théâtre  plus  de  soins,  plus 
de  peines  ,  plus  (k  vt-illes ,  plus  d'habileté,  plus  de  génie ,  qu'il  n'en  fau- 


REVUE    DE   PARIS.  283 

drail  pour  mener  un  royaume ,  qui  se  ruine  et  se  perd;  tel  autre  se 
sauve  et  s'enrichit  à  mener  grande  vie  et  grand  train ,  à  prodiguer  l'or 
et  la  soie  à  ses  danseuses.  Ainsi  a  fait  M.  Véron.  Il  a  été  prodigue  jus- 
qu'à la  folie.  Il  a  plus  gaspillé  d'or,  de  soie,  de  velours,  de  fleurs, 
de  peinttn-es,  à  monter  un  simple  ballet,  qu'il  n'en  faudrait  pour  ha- 
biller pendant  cent  ans  toutes  les  troupes  des  boulevards  ;  et  c'est  ainsi 
»iu'il  a  fait  sa  fortune  avec  la  fortune  de  l'Opéra.  L'autre  jour  encore , 
dans  son  nouveau  ballet ,  il  prodiguait  les  merveilles  ;  il  finissait  comme 
d'autres  directeurs  ont  coimnencé  !  et  jamais  on  n'aurait  dit ,  en  le 
voyant  si  prodigue  encore,  que  c'était  là  le  terme  de  ses  travaux. 

C'est  ainsi  qu'en  partant  il  nous  fit  ses  adieux  ! 


Archives  curieuses  de  l'histoire  ue  France.  —  Quatre  volu- 
mes de  cette  intéressante  collection  ont  déjà  paru,  et  sont  venus  aug- 
menter les  documens  que  notre  siècle  rassemble  avec  tant  de  soins  et  une 
si  louable  persévérance  pour  éclairer  les  époques  mal  connues  de  l'histoire 
nationale.  La  publication  de  M.  Beauvais  ne  doit  son  succès  qu'à  elle- 
même.  L'empressement  du  public  a  suffi  juscju'ici  pour  rendre  fructueux 
les  efforts  des  éditeurs  de  ce  recueil.  Les  riches  archives  de  la  Bibliothèque 
royale  sont  par  eux  habilement  exploitées;  les  manuscrits  et  les  imprimés, 
devenus  rares,  leur  fournissent  d'abondans  matériaux  qui  rem|)lissent  les 
nombreuses  lacunes  des  mémoires  historiques  publiés  par  MM.  Guizot, 
Pelitot,  Buchon  et  Montmerqué.  Nous  ne  saurions  donner  trop  d'éloges 
à  cette  compilation  faite  avec  tact  et  sobriété.  L'oisvrage  est  divisé  en  trois 
séries,  dont  la  première  est  aux  deux  tiers  achevée.  Elle  comprend  les 
plus  précieux  documens  depuis  Louis  XI  jusqu'à  Louis  XIII.  La  seconde 
série  ira  de  Louis  XIII  à  Louis  XV ,  et  la  troisième  depuis  Louis  XV 
jusqu'à  Louis  XVIII. 

Le  journal  de  Burchard  de  Slrashuur(j ,  ïiiaître  des  cérémonies  de  la 
chapelle  du  pape  Alexandre  VI,  est  la  pièce  la  plus  remarquable  du  pre- 
mier volume  des  arciiives.  Ce  tableau  de  la  cour  de  Rome  à  la  fin  du 
xV  siècle  n'avait  été  publié  ({u'incompîet  par  le  père  Quétif  et  par  Leib- 
nitz,  en  401)0.  Leibnitz  déclare  lui-même,  dans  sa  préfare,  qu'il  n'a  pu 
se  procurer  le  texte  original  :  intefjium  ejus  diarimn  ad  manns  noslras 
lion  pcrvenit.  Les  éditeurs  des  Archives  donnent  le  texte  latin  avec  ime 
Iraduction  IVanraise  en  rcu'ard.  Ils  ont  cru  toutefois  ne  devoir  faire  entrer 
dans  leur  publication  que  ce  (jui  se  rattache  directement  à  l'histoire  de 
France,  c'est-à-dire  l'expéililion  <le  Charles  VIII  depuis  son  arrivée  à 
Florence  jusqu'à  !a  prise  de  Naples. 


284  REVUE    DE   PARIS. 

Le  récit  de  Bmcliard  est  naïf  et  bonhomme  ,  plus  soucieux  des  céré- 
monies de  l'étiquette  que  de  celles  du  beau  langage.  Il  faut  voir  comme 
l'ex-doyen  de  l'église  de  Saint-Thomas  de  Strasbourg,  qui  avait  payé 
quatre  cents  ducats  d'or  les  bulles  qui  le  mettaient  en  possession  de  sa 
charge,  se  complaît  et  se  pavane  dans  sa  robe  de  maître  des  cérémonies; 
avec  quels  détails  il  discute  les  questions  de  préséance  entre  le  pape  et 
le  roi,  entre  les  seigneurs  français  et  les  cardinaux  romains.  Quelle  mau- 
vaise humeur  le  saisit ,  lorsque  après  la  messe  et  le  baisement  du  pied ,  il 
trouve  chez  lui  sept  Français  établis ,  buvant  son  vin  sans  sa  permission , 
chassant  ses  mules  et  ses  ânes  de  l'écurie  pour  y  mettre  à  la  place  leurs 
moutons  qui  mangeaient  son  foin  :  facnum  mcum  consumehant.  Le 
saint-père  lui-même  n'échappe  pas  à  sa  critique,  parce  qu'en  allant  au- 
devant  du  roi  il  portait  un  camail  bleu  et  un  bonnet  blanc,  costume, 
dil-il,  peu  convenable  pour  la  circonstance. 

Le  second  volume  contient  une  pièce  du  plus  haut  intérêt  et  entière- 
ment inédite ,  relative  à  la  prise  du  roi  François  F""  à  Pavie,  et  à  son  séjour 
en  Espagne  jusqu'au  jour  de  sa  délivrance.  Les  historiens  français  ont 
toujours  passé  sous  silence  cette  époque  qu'il  nous  importe  pourtant  de 
connaître.  Le  morceau  publié  dans  les  Archives  curieuses  répare  en  partie 
cet  oubli  volontaire  deDubellay,  de  Fleurange  et  des  autres  chroniqueurs 
de  ce  temps;  mais  il  est  lui-même  erroné  en  plusieurs  endroits ,  ainsi  que 
j'ai  eu  occasion  de  le  vérifier.  On  pourra  en  redresser  les  fautes  en  con- 
sultant les  historiens  espagnols  et  notamment  Sandoval,  évêque  de 
Barcelonne.  Il  faut  le  dire,  on  ne  parviendra  jamais  à  écrire  quelque 
chose  de  positif  et  de  complet  sur  cet  événement,  et  généralement  sur 
toute  celte  série  des  guerres  du  Milanais,  sans  consulter  les  archives  de 
Madrid  et  la  bibliothèque  ambrosienne  de  Milan ,  chose  qui  serait  facile , 
si  le  gouvernement,  au  lieu  de  tenir  les  hommes  littéraires  de  notre  époque 
sous  la  double  férule  du  timbre  et  de  la  contrefaçon,  qui  les  ruine  et  les 
tue ,  les  encourageait  à  s'occuper  de  travaux  utiles  à  la  science  et  an 
pays. 

Le  troisième  volume  se  recommande  par  une  suite  de  pièces  des  règnes 
de  François  l",  de  Henri  II  et  de  Henri  III.  On  y  remarquera  un  curieux 
extrait  des  comptes  et  dépenses  de  François  l"  et  un  extrait  des  regis- 
tres du  bureau  de  l'hôtel-de-ville  de  1540  à  4558. 

Le  quatrième  volume  se  termine  avec  l'année  1362.  Il  renferme  les 
plus  importans  factuni  catholiques  et  protestans,  mis  en  regard  les  uns  des 
autres.  Les  écrits  protestans  sont  presque  tous  extraits  des  Mémoires  de 
Coudé,  et  par  conséquent  peu  rares  et  très  connus;  les  éditeurs  n'en  ont 
peut-être  pas  été  assez  sobres.  En  revanche,  les  mémoires  catholiques  of- 
frent un  haut  degré  de  curiosité. 

MM.  Cimber  et  Danjou,  chargés  de  rassembler  et  de  choisir  les  pièces 
des  Archives  curieuses,  de  l'histoire  de  France,  ont  réussi  avec  un  rare  bon- 
heur à  faire  revivre  une  époque  qui  n'est  pas  une  des  moins  intéressantes 
de  notre  histoire  si  magnifique,  si  pleine,  et  pourtant  si  peu  connue. 


POÉSIES  POPULAIRES 


DE  ÎVOS  PROVINCES. 


Goudouli.  —  Despourrins.  —  La  Monnoye. 


Il  y  a  dans  la  linguistique  une  branche  toute  spéciale ,  long-temps 
négligée,  et  qui  est  cependant  d'un  haut  intérêt  ;  c'est  l'étude  des 
patois  provinciaux,  des  dialectes  populaires.  Nous  en  possédons  en 
France  un  très  grand  nombre;  car  on  a  fait  une  traduction  de  la 
parabole  de  l'Enfant  prodigue  en  quatre-vingt-dix  patois  français, 
et  l'on  pourrait  y  en  ajouter  encore  plusieurs.  La  ligne  de  démar- 
cation qui  existait  autrefois  entre  la  langue  d'oil  et  la  langue  d'oc 
existe  maintenant  entre  les  patois.  Au  nord,  les  patois  provenant 
du  flamand  ;  à  l'est,  celui  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine  ;  à  l'ouest, 
celui  de  la  Vendée  et  de  la  Saintonge  ;  au  midi,  celui  de  la  Gasco- 
gne, de  la  Provence,  du  Languedoc  :  je  ne  parle  pas  du  bas-breton 
et  du  basque,  qui  sont  de  véritables  langues.  L'un  a  donné  lieu 
à  de  vastes  recherches  scienliliqucs;  l'autre  a  eu  pour  historien  le 

TOME  XX.     AOUT.  ai) 


286  REVUE  DE  PARIS. 

célèbre  Guillaume  de  Ilumboldt  (1).  Tous  ces  patois  ont  leurs  ëty- 
niologies,  leurs  ramifications.  Ils  s'en  vont  de  province  en  pro- 
vince, de  village  en  village ,  en  se  modifiant,  en  s'imprégnant,  à  de 
certaines  dislances,  d'une  nouvelle  pensée,  d'un  nouveau  coloris. 
Ce  sont  de  lai-ges  et  féconds  rameaux  qui,  s'élançant  pour  la  plu- 
part de  la  même  souche,  projettent  au  loin  leurs  embrancliemens; 
c'est  la  langue  du  peuple  qui  se  cache  humblement  derrière  la 
langue  académique,  comme  la  chaumière  du  paysan  derrière  les 
ailes  du  château.  Combien  de  découvertes  précieuses  ne  ferait-on 
pas  en  étudiant  cette  langue  dans  ses  détails  et  dans  le  riche  en- 
semble de  son  vocabulaire  !  Car  elle  n'est  point ,  comme  la  nôtre , 
soumise  aux  caprices  de  la  mode ,  aux  révolutions  du  néologisme. 
Ce  qu'elle  a  une  fois  reçu ,  elle  le  conserve.  Elle  se  perpétue  par 
la  tradition  orale,  et  celte  tradition  est  plus  fidèle  que  les  livres. 
Il  y  a  tel  bon  vieux  mot  de  Rabelais ,  de  Montaigne ,  d'Amyot , 
dont  nous  regrettons  de  ne  pouvoir  plus  faire  usage,  et  que  le 
paysan  de  la  Touraine  ou  de  la  Picardie  emploie  journellement. 
Il  y  a  telle  expression  étrangère  tombée  au  milieu  du  dialecte  d'une 
province ,  comme  un  grain  de  semence  qu'un  coup  de  vent  emporte 
bien  loin ,  et  à  celte  expression  se  rattache  peut-être  l'histoire 
d'une  guerre  et  dune  conquête.  Enfin ,  il  y  a,  dans  cette  variété  de 
patois  que  l'on  parle  en  France,  une  foule  d'expressions  concises, 
énergiques,  brillantes,  qui ,  si  nous  pouvions  les  mettre  en  œuvre, 
ne  nous  laisseraient  plus  rien  à  envier  à  aucune  autre  langue.  Les 
unes  ont  la  suave  harmonie  de  la  langue  italienne;  d'autres,  la  ma- 
jesté de  l'espagnol;  d'autres,  le  sens  intime  de  l'allemand.  Un  jour, 
aux  environs  de  Montpellier,  j'entendais  une  jeune  fille  se  plaindre 
de  l'amant  qui  l'avait  trompée  :  Ah  !  peccaïré  !  peccaïré  !  s'écriait- 
elle  tout  en  larmes ,  et  jamais  notre  hélas  !  n'a  retenti  avec  autant 
de  force  à  mon  oreille.  Peccaïré  est  un  vieux  mot  qui  vient  de 

(i)  Le  frère  de  M.  A.  de  Humboldt,  l'illustre  voyageur.  C'est  lui  que  le  roi  de 
Prusse  envoya  comme  ministre  plénipotentiaire  au  cotigrès  de  Gliâtillon ,  et  qui 
signa  en  1814,  avec  le  prince  de  Hardenberg,  le  traité  de  paix  de  Paris.  Lai 
mort  vient  d'enlever  à  l'Allemagne  cet  homme  dont  les  travaux  de  critique  et 
d'érudilion  ont  obtenu  l'estime  de  tous  les  savans. 


BEVUE  DE  PARIS.  287 

peccador  (pécheur).  Les  bonnes  âmes  du  Languedoc  en  ont  fait 
une  expression  de  souffrance.  C'est  aussi  dans  le  Languedoc  qu'on 
retrouve  ces  jolis  mots  :  Aliza  (caresses),  aouzida  (écho,  retentisse- 
ment),  sesoureïa  (se  mettre  au  soleil) ,  regrcïa,  pour  parler  d'une 
plante  qui  repousse,  et,  au  figuré,  d'un  sentiment  qui  se  renouvelle. 
C'est  ainsi  qu'un  poète  languedocien  a  dit  : 

N'ajere  pas  restât  ïoch  jours  près  dé  ma  béla 
Que  sente  régreïa  una  doulou  nouvéla. 

Ce  qui  ajoute  encore  un  nouveau  charme  à  l'étude  de  ces  idio- 
mes de  provinces,  c'est  que  la  plupart  recèlent  des  poésies,  sou- 
vent très  remarquables ,  et  qu'il  faut  lire  dans  cet  idiome  même 
pour  pouvoir  les  apprécier.  Le  peuple  des  campagnes  n'en  est  pas 
encore  venu  à  comprendre  la  poésie  racinienne,  et  en  attendant 
qu'il  s'élève  jusqu'à  celle  pureté  de  style  du  temps  de  Louis  XIV, 
il  faut  bien  qu'il  ait  aussi  ses  poètes ,  pour  lui  rendre,  dans  son  dia- 
lecte à  lui,  dans  son  langage  familier,  les  scniimens  qui  l'émeu- 
vent, et  les  actes  d'héroïsme  qui  lui  font  battre  le  cœur.  Jamais, 
je  crois,  dans  aucune  contrée ,  la  poésie  du  peuple  n'a  subi  d'in- 
terruption ,  et  plusieurs  fois  elle  a  dominé  celle  du  grand  monde. 
C'est  ainsi  qu'au  xv*^  siècle ,  en  Hollande ,  la  poésie  des  chambres 
de  rhétorique  (rederijkerskamer),  la  poésie  académique,  est  froide, 
guindée,  stérile,  et  la  poésie  populaire  est  pleine  de  sève  et  de 
fraîcheur.  Elle  a  produit  une  quantité  de  belles  légendes  religieu- 
ses, et  des  chants  de  guerre  et  d'amour  vraiment  admirables.  En 
Allemagne,  cette  poésie  occupe  une  grande  place.  Gœihe  et  Schiller 
y  ont  puisé  le  sujet  de  plusieurs  ballades  ;  Gorres  et  Brentano  l'ont 
mise  à  contribution,  lun  en  publiant  ses  AUmeinterliedcr ,  l'autre 
son  Cor  merveilleux;  et  il  existe  quatre  recueils  remarquables  de 
poésies  en  dialectes  particuliers  :  celui  de  llebel ,  en  dialecte  des 
bords  du  Rhin;  de  Griibel,  en  dialecte  de  Nuremberg  ;  de  Gastelli, 
en  dialecte  de  Vienne;  de  Holtei ,  en  dialecte  de  la  Silésie.  Dans 
Ja  Catalogne ,  ce  berceau  de  la  poésie  du  nn'di,  celte  terre  privilé- 
giée ,  où  les  en  fans  du  (jai  savoir  allaient  tour  à  tour  s'inspirer  et 
rapporter  le  fruit  de  leurs  inspirations,  on  ne  parle  peut-être  plus 

20. 


288  REVUE   DE   PARIS. 

guère  des  anciens  comies  de  Barcelonne  et  des  fêles  où  venaient 
chanter  \esjuglars;  mais  le  Catalan  des  montagnes  a  conservé  l'in- 
stinct poétique  de  ses  pères.  Vous  le  voyez  gravir  les  rochers  en 
chantant  les  vers  qu'il  a  souvent  composés  lui-même.  Pas  un  ma- 
riage ne  se  fait,  pas  une  solennité  n'a  lieu ,  sans  que  le  ménestrel 
du  village  n'y  assiste;  et  les  ouvriers,  qui  descendent  dans  la  plaine 
à  des  époques  déterminées ,  apportent  toujours  avec  eux  de  nou- 
veaux couplets  et  de  vieilles  traditions. 

Il  suffit  d'avoir  passé  quelque  temps  dans  nos  villages  de  pro- 
vince ,  et  d'avoir  assisté  à  leurs  réunions  du  dimanche ,  pour  savoir 
qu'ils  ont  tous  leurs  poètes  et  leurs  chants  de  prédilection.  Le  chant 
est  pour  tous  les  hommes  livrés  à  de  rudes  travaux  une  sorte  de 
délassement.  Le  marin  chante  en  tirant  les  cordages  de  son  navire , 
et  les  cris  qu'il  pousse  ont  quelque  chose  de  triste  et  de  sauvage 
comme  la  mer  contre  laquelle  il  lutte.  Le  laboureur  chante  en  liant 
ses  gerbes  de  blé,  et  sa  voix  est  gaie  comme  un  jour  de  printemps. 
Que  de  fois ,  dans  les  fraîches  vallées  de  la  Franche-Comté ,  n'ai- 
je  pas  entendu  ces  chants  naïfs  dont  toute  la  mélodie  roule  sur 
deux  ou  trois  notes,  et  dont  les  sons  se  prolongent  si  harmonieuse- 
ment au  fond  des  bois!  C'était  dans  un  ancien  couvent,  à  quelque 
distance  du  village,  au  pied  de  la  montagne;  l'été,  j'allais  m'asseoir 
devant  la  porte ,  et  je  voyais  les  laboureurs  revenir  des  champs. 
Les  plus  vieux  s'en  allaient  en  causant  du  prix  de  la  récolte  ou  des 
affaires  de  la  commune ,  mais  les  autres  s'arrêtaient  à  chanter  avec 
la  jeune  fille  qui  les  regardait  en  souriant  sous  son  grand  chapeau 
de  paille.  I/hiver,  nous  nous  rassemblions  autour  d'une  grande 
cheminée  où  brûlait  un  tronc  d'arbre;  les  femmes  y  venaient  avec 
leur  rouet ,  les  jeunes  gens  avec  un  faisceau  de  chanvre.  Là ,  tandis 
qu'on  entendait  le  feu  pétiller  et  le  vent  siffler,  l'un  des  voisins 
nous  racontait  les  légendes  du  pays ,  et  ces  légendes ,  je  les  ai  re- 
trouvées bien  des  fois  depuis ,  colorées  de  nouveau  et  souvent  dé- 
gradées, dans  maint  poème ,  dans  maint  roman.  Il  y  avait  dans  ce 
village  un  poète,  un  homme  de  génie.  C'était  un  simple  ouvrier, 
dont  tous  les  vers  passaient  de  bouche  en  bouche  pour  faire  le  tour 
du  canton ,  et  quelquefois  de  l'arrondissement.  Avec  quel  respect 
je  le  regardais ,  moi ,  qui  apprenais  alors  dans  la  grammaire  de 


REVUE  DE   PARIS.  28^ 

Lhomond  la  définition  de  la  poésie  !  Avec  quelle  joie  orgueilleuse  je 
me  mis  un  jour  à  copier  ses  vers  !  car  le  grand  homme  ne  savait 
pas  écrire.  Il  dédaignait  cette  manière  Milgaire  de  transmettre  sa 
pensée,  et  il  s'en  allait,  comme  les  anciens  scaldes,  récitant  ses 
chansons  aux  petits  oiseaux  de  la  vallée ,  aux  arbres  de  la  forêt. 
Le  curé  le  respectait ,  et  le  maire  le  saluait  en  passant.  C'étaient  là 
de  grandes  preuves  de  distinction ,  que  tout  le  monde  remarquait, 
et  dont  lui  seul  ne  s'occupait  pas,  car  il  avait  l'ame  candide  du 
poète.  Il  ne  chantait  ni  pour  se  faire  un  renom ,  ni  pour  s'attirer  la 
bienveillance  des  riches  habitans  du  pays;  il  chantait  pour  réjouir 
un  cercle  d'amis,  pour  célébrer  une  fcte,  pour  encourager  les 
jeunes  conscrits  à  leur  départ.  Le  plus  souvent  sa  muse  était  gaie 
et  folâtre;  il  la  menait  les  dimanches  au  cabaret,  et  jusqu'à  dix. 
heures  du  soir  on  s'arrêtait  sous  les  fenêtres  pour  l'entendre  rire 
et  chanter.  3Iais  elle  savait  aussi  comprendre  la  douleur,  et  s'élever 
à  la  hauteur  des  plus  graves  évènemens.  Un  de  ses  amis  était  mort. 
Après  avoir  accompagné  le  convoi  au  cimetière,  il  alla  trouver  la 
mère  du  jeune  homme ,  et  se  mit  à  lui  dire  des  vers  qu'il  venait  de 
composer.  La  pauvre  femme  fondit  en  larmes,  puis  tout  à  coup  en 
lui  serrant  les  mains  :  — Ah!  il  n'y  a  que  vous,  dit-elle,  qui  m'ayez 
consolée.  Une  autre  fois ,  une  guerre  s'était  élevée  entre  le  village 
de  Dampierre,  qu'il  habitait,  et  un  village  voisin.  C'était  une 
guerre  terrible  :  la  vieille  guerre  de  Troie,  une  nouvelle  Hélène,  un 
nouveau  Paris,  et  le  Ménélas  offensé  était  l'adjoint  delà  commune. 
Jugez  si  la  cause  était  assez  grave ,  et  si  les  dieux  eux-mêmes  ne 
devaient  pas  intervenir.  La  guerre  durait  depuis  long-temps ,  et 
c'étaient  chaque  jour  des  cris  d'alarmes  et  des  escarmouches.  Les 
deux  partis ,  las  enfin  de  ces  luttes  sans  résultat ,  résolurent  de  don- 
ner une  grande  bataille.  Les  habitans  de  Dampierre  remportèrent 
la  victoire,  lis  avaient  été  électrisés  par  des  chants  pleins  d'éner- 
gie; ils  avaient  avec  eux  leur  Th.  Koerner,  leur  Tyrtée.  Si  jamais 
vous  allez  dans  ce  pays,  vous  entendrez  raconter  ce  fait,  et  plus 
d'un  laboureur  vous  parlera  de  ce  poète  d'inspiration ,  de  ce  poète 
sans  culture,  de  Claude  Joray,  cet  homme  qui  les  a  tous  émus, 
qui  les  a  tous  réjouis,  et  dont  l'Académie  n'a  sans  doute  jamais 
su  le  nom. 


S90  BEVUE   DE   PARIS. 

Il  y  a,  dans  les  poésies  en  patois  de  la  Franche-Comte,  un  assez 
grand  nombre  de  pièces  remai-quables  par  leur  fraîcheur  et  leur 
simplicité.  Ce  sont  pour  la  plupart  des  chansons  d'amour,  des 
idylles;  la  jeune  fille  dont  on  dépeint  la  beauté  est  souvent  une 
bergère,  et  elle  s'appelle  peut-être  CIdoé  ou  Eglé.  Cependant 
ces  peintures  n'ont  ni  la  fadeur  ni  le  ton  maniéré  de  nos  élégan- 
tes pastorales  du  xviii*  siècle.  On  voit  que  le  poète  de  village  n'a 
pas  adopté  ce  genre  comme  un  thème  de  fantaisie;  il  l'a  conçu 
tout  naturellement  par  la  vie  qu'il  mène  et  l'aspect  journalier 
des  objets  qui  l'environnent.  Ce  sont  parfois  aussi  des  chants  reh- 
gieux,  parfois  des  scènes  de  mœurs  assez  grotesques.  Le  village 
a  son  polichinelle,  comme  les  places  des  grandes  villes,  tant  ce 
polichinelle  est  un  personnage  important,  et  vraiment  populaire. 
Celui  que  j'ai  vu  maintes  fois  se  promener  à  travers  nos  campa- 
gnes, n'a  pas,  il  est  vrai,  la  face  aussi  enluminée,  ni  le  chapeau 
aussi  bien  brodé  que  son  frère  de  Paris.  Sa  culotte  est  souvent 
déchirée,  et  le  galon  manque  par-ci  par-là,  même  à  sa  veste  des 
dimanches.  lïélas!  il  a  eu  dans  ses  courses  plus  d'une  intempérie 
à  subir;  un  coup  de  vent  lui  a  emporté  le  toit  de  sa  maison  ;  l'eau 
d'une  gouttière  a  ruisselé  sur  sa  tète  et  lui  a  enlevé  le  fard  de  ses 
joues;  une  chute  de  voiture  lui  a  cassé  un  bras  ou  une  jambe,  et 
comme  il  parle  à  un  public  assez  turbulent,  il  s'enroue  à  crier  trop 
fort ,  et  à  boire  de  l'eau-de-vie.  Mais  je  vous  le  donne  bien  comme 
le  plus  savant  et  le  plus  espiègle  des  polichinelles;  il  sait  toutes  les 
histoires  du  canton,  tous  les  secrets  du  ménage.  Jamais  magicien 
n'a  connu  tant  de  choses;  jamais  le  diable  Asmodée  n'a  pubhé  ses 
découvertes  avec  autant  d'impertinence  ;  aussi  le  rappelle-t-on  sou- 
vent à  l'ordre,  et  j'en  ai  vu  un  arrêté  pour  ses  méfaits  par  la 
main  du  gendarme  et  du  garde-champêtre,  ces  deux  censures 
^executives  de  toute  bonne  administration.  Je  vous  assure  que  le 
pauvre  polichinelle  avait  alors  l'air  très  piteux  ;  il  penchait  la  tête 
tristement,  comme  pour  faire  son  acte  de  contrition;  et  en  effet 
il  y  avait  bien  de  quoi  :  il  avait  mal  parlé  du  gouvernement ,  et  s'était 
même  laissé  aller,  dans  son  excès  de  zèle,  jusqu'à  crier  :  Vive 
Louis  XVII!  La  sentence  portée  fort  à  propos  contre  lui  par  un 
conseil  municipal  intelligent,  parut  lui  servir  de  leçon.  ^ 


REVUE  DE  PARIS.  291* 

Toutes  ces  poésies  de  nos  paysans  franc-comtois  ne  peuvent 
guère  être  traduites,  car  la  naïveté  de  la  pensée  y  est  intimement 
liée  à  celle  du  langage.  Cependant  j'essaierai  de  rendre  cette  petite 
pièce  qui  est  une  véritable  idylle  complète  à  la  manière  de  ïhéo- 
crite  :  <  Viens  ici,  petit  mouton,  viens,  queje  l'embrasse.  Que  n'es- 
tu  un  berger  gentil,  pour  que  je  sois  ta  maîtresse?  Regarde;  ma 
sœur  aînée,  on  l'appelle  :  Ma  poulette.  Mais  pour  moi  quelle  dou- 
leur !  Je  suis  encore  trop  petite, 

«  Caché  derrière  un  buisson ,  un  berger  des  plus  beaux  s'avanc& 
tout  à  coup,  et  lui  dit  :  Ma  poulette.  La  pauvre  fille  reste  tout 
étonnée,  car  elle  s'aperçoit,  quoique  enfant,  qu'elle  n'est  pas  trop 
petite  (1).  » 

La  suivante  n'offre-t-elle  pas  un  sentiment  vrai  et  naïvement 
exprimé?  «  Quand  j'étais  aimé  de  ma  Claudine,  rien  ne  manquait 
à  mon  bonheur:  sa  peine  faisait  ma  peine;  ses  plaisirs  étaient  mes 
plaisirs.  Nous  nous  disions  souvent  que  nous  nous  aimerions  sans 
cesse.  Mais  voyez ,  elle  en  aime  un  autre.  Ma  Claudine  oublie  nos 
amours. 

«  Elle  a  le  pied  joli,  les  mains  blanches,  les  cheveux  tressés 
avec  soin  :  elle  est  toute  mince  de  taille,  et,  sur  ma  foi, joliment 
mise.  Elle  est  vive  comme  une  souris,  et  chante  comme  un  rossi- 
gnol; mais,  hélas'  cette  perfide  fait  à  présent  le  bonlieur  d'un 
autre.  » 

En  s'avançant  vers  le  midi ,  le  patois  de  la  Franche-Comté 
s'amollit  et  devient  plus  musical  et  plus  doux.  C'est  ainsi  que  dans  la 
Bresse,  on  y  retrouve  déjà  je  ne  sais  quel  mélodieux  retentisse- 
ment du  provençal  : 

Vetlia  veni  lo  zouli  ma; 
Lou  clés  de  ma  méia  z'a  ; 
Yeltia  veni  lo  zuoli  ma; 


(i)  Véni  cai,  pitel  maoulon; 
Véni,  que  dge  tu  caressa  ! 
Que  n'é  te  berdgi  megnon 
Per  que  seye  ta  metressa ,  etc. 


292  REVUE  DE  PARIS. 

Z'a  lou  clés  de  ma  niéia. 
Oua,  lou  clés  de  ma  méia  z'a 
Pindu  à  ma  centura. 

«  Voici  venir  le  joli  mois  ;  j'ai  les  clés  de  mon  amie  ;  voici  venir 
le  joli  mois;  j'ai  les  clés  de  mon  amie,  oui,  j'ai  les  clés  de  mon 
amie,  pendues  à  ma  ceinture.  > 

C'est  une  chanson  que  les  jeunes  gens  de  la  Bresse  chantent  le 
premier  dimanche  du  mois  de  ma!,  en  s'arrêtant  devant  les  princ 
pales  maisons  du  village.  Une  jeune  fille  marche  en  avant  ;  elle 
est  couverte  de  guirlandes  de  fleurs  et  de  rubans,  et  on  l'appelle 
la  reine.  Un  jeune  homme  l'accompagne  portant  un  petit  arbre 
chargé  de  fleurs;  on  leur  donne  du  vin,  des  œufs,  quelquefois  de 
l'argent,  et  toute  la  joyeuse  caravane  se  partage  ce  tribut  volon- 
taire. 

L'étude  des  patois  de  nos  provinces  a  été  long-temps  dédai- 
gnée. Sous  l'empire,  le  gouvernement  commença  cependant  à  en 
comprendre  l'importance  ;  une  circulaire  fut  envoyée  à  tous  les 
préfets,  pour  leur  demander  un  spécimen  du  patois  de  chaque  dé- 
partement. Les  premières  recherches  dont  on  pouvait  attendre  de 
grands  résultats,  furent  interrompues  par  les  évènemens  politiques, 
mais  elles  ont  été  continuées  depuis  avec  beaucoup  de  zèle  par  la 
société  des  antiquaires  de  France.  La  plupart  des  membres  de 
cette  savante  société,  en  choisissant  un  point  spécial ,  sont  parve- 
nus à  donner  sur  ce  sujet  des  détails  curieux,  des  documens  d'un 
haut  intérêt.  Un  jour,  en  compulsant  tous  les  travaux  auxquels  ils 
se  sont  Hvrés,  en  recherchant  les  dissertations  éparses  sur  le  dia- 
lecte de  telle  ou  telle  province ,  il  sera  facile  de  composer  une  œu- 
vre d'ensemble ,  où  l'on  embrasserait  successivement  tous  les  idio- 
mes de  ia  France.  Il  est  temps  de  se  livrer  à  ce  genre  d'études^ 
car  nos  patois  s'en  vont.  L'usage  de  la  langue  écrite  pénètre  cha- 
que jour  de  plus  en  plus  dans  les  campagnes.  L'unité  de  la  France, 
prêchée  si  éloquemment  par  M.  Michelet,  fait  sans  cesse  de  nou- 
veaux progrès,  et  ces  progrès  se  manifestent  surtout  par  l'unité 
du  langage.  Les  vieilles  coutumes  de  nos  provinces  s'effacent  et 
entraînent  avec  elles  le  vieil  idiome.  Si  Racine  revenait  aujourd'hui 


REVUE    DE   PARIS.  293 

à  Uzès ,  il  ne  se  plaindrait  plus,  comme  il  le  faisait  il  y  a  un  siècle, 
de  ne  pouvoir  être  compris  sans  le  secours  d'un  interprète;  car  au 
midi  comme  au  nord  de  la  France,  le  paysan  et  l'ouvrier  com- 
prennent maintenant  et  parlent  au  besoin  le  français.  Le  languedo- 
cien et  le  provençal  étaient  autrefois  des  langues  écrites ,  des  lan- 
gues célèbres;  elles  sont  tombées  avec  le  pouvoir  des  comtes  de 
Toulouse  et  des  comtes  de  Provence.  Il  leur  est  arrivé  ce  qui  est 
arrivé  au  plat  allemand,  au  wallon,  au  dialecte  de  la  Frise,  à  toutes 
les  langues  qui  n'étaient  plus  soutenues  ni  par  la  majorité  de  la 
nation ,  ni  par  l'imprimerie.  Elles  sont  devenues  le  partage  du 
peuple,  qui  les  a  recueillies  par  tradition,  qui  les  conserve  par 
habitude,  qui  peu  à  peu  les  délaissera  pour  employer  la  langue 
générale  du  pays.  Il  y  a  là  cependant  des  trésors  de  linguistique 
que  nous  regretterons;  et  avant  de  les  laisser  se  perdre,  il  serait 
peut-être  bon  d'en  sauver  les  débris ,  comme  on  tâche  de  sauver 
les  restes  d'un  château  dont  le  genre  de  construction  informe  nous 
rappelle  l'esprit  d'une  époque,  et  dont  les  tours  élevées  au-dessus 
de  la  montagne  donnent  un  point  de  vue  plus  pittoresque  au 
paysage. 

M.  Emile  Souvestre  a  publié  dernièrement  dans  la  Bévue  des  deux 
Mondes,  des  notices  curieuses  sur  les  poètes  de  Bretagne  ;  on  pour- 
rait étendre  cette  intéressante  exploration  aux  autres  provinces , 
et  l'on  en  viendrait  ainsi  à  recueillir  un  grand  nombre  de  poésies, 
souvent  très  remarquables,  et  presque  toujours  inconnues.  J'en 
donnerai  seulement  une  idée  en  citant  les  œuvres  de  Goudouli ,  le 
poète  toulousain,  les  chansons  béarnaises  de  Despourrias,  les 
noëls  en  patois  bourguignon  de  La  Monnoye. 

I.  — Goudouli. 

Pierre  Goudouli,  plus  connu  sous  le  nom  de  Goudclin,  naquit  à 
Toulouse  en  lo79,  et  mourut  en  1649.  Il  était  le  contemporain  du 
Tasse  et  de  Guarini,  et  il  y  a  du  coloris  de  rAminta  et  du  Pastor 
fido  dans  ses  poésies.  C'était  le  lils  d'un  chirurgien  qui,  après  lui 
avoir  fait  donner  une  assez  bonne  éducation  chez  les  jésuites ,  ne 


t'^S^-  REVUE  DE   PARIS. 

lui  laissa  qu'un  patrimoine  assez  mince,  et  Goudouli  ne  songea 
;  nullement  à  l'ajjraiîdir ,  pas  plus  qu'à  le  conserver.  Il  trouva  beau- 
coup plus  commode  de  faire  comme  La  Fontaine,  de  manger  le 
fonds  avec  le  reveuu  ;  car  c'était  un  bon  et  joyeux  enfant  du  midi, 
-qui  eût  pu  passer  aussi,  comme  La  Fontaine,  des  journées  entières 
à  rêver  sous  un  arbre,  et  ne  pas  s'apercevoir  qu'il  pleuvait.  Il  avait 
cependant  appris  assez  de  grec  et  de  latin  pour  se  permettre  d'être 
pédant  tout  à  son  aise  ;  il  avait  étudié,  hélas!  bien  à  contre-cœur , 
mais  enfin  il  avait  étudié  jusqu'au  bout  la  jurisprudence,  et  s'était 
même  fait  recevoir  avocat  au  parlement.  3Iais  une  fois  arrivé  là,  il 
crut  avoir  montré  assez  de  révsolution  et  de  courage.  La  déesse  de 
la  poésie,  et  celle  de  la  paresse,  et  une  foule  d'autres  divinités  non 
moins  aimables,  vinrent  le  prendre,  et  le  bon  Goudouli  s'aban- 
donna complètement  à  leurs  séductions.  Je  ne  sache  pas  qu'il  se  soit 
jamais  mis  en  frais  d'éloquence  pour  résoudre  une  question  de 
droit;  mais,  en  revanche,  il  s'y  est  mis  souvent  pour  prouver  que 
le  vin  est  la  meilleure  des  choses ,  et  que  l'amour  faisait  sa  pre- 
mière, sa  plus  constante  occupation. 

C'était  l'ame  de  toutes  les  fêtes ,  et  le  convive  obligé  de  toutes 
les  joyeuses  réunions.  Le  comte  de  Carrnaing,  gouverneur  de  la 
province,  ne  se  lassait  pas  de  le  voir,  et  d'entendre  ses  gais  cou- 
plets et  ses  fines  réparties.  Plus  d'une  fois,  dit-on,  quand  il  fut 
enfermé  à  la  Bastille,  par  ordre  du  cardinal  de  Richelieu ,  il  reprit, 
pour  se  consoler,  les  vers  de  Goudouli,  et  les  lut  à  Bassompierre, 
son  compagnon  d'infortune.  M.  de  3Iontmorency,  l'un  des  grands 
seigneurs  de  la  contrée ,  avait  aussi  conçu  une  alïection  toute  par- 
ticulière pour  le  poète.  Il  eût  pu  lui  être  d'un  grand  secours  pour 
améliorer  son  sort,  mais  Goudouli  se  trouvait  si  bien!  Quelles  pla- 
ces eût-il  pu  solliciter,  je  vous  le  demande,  tant  qu'il  avait  encore 
un  reste  d'enclos,  une  moitié  de  champ  à  vendre?  Un  jour  un  de 
ses  amis  vint  le  trouver,  et  lui  représenta  très  gravement  combien 
il  avait  tort  de  vendre  une  de  ses  vignes.  —  Eh!  mon  bon  ami ,  lui 
répond  Goudouli,  que  veux-tu  donc  que  j'en  fasse  de  cette  vigne? 
Il  y  pleut  comme  à  la  rue. 

A  force  de  rogner  ainsi  mois  par  mois  son  patrimoine ,  le 
pauvre  Goudouli  en  vint  bientôt  à  n'avoir  pas  la  moindre  res- 


REVUE   DE    PARIS.  295^ 

source.  Alors,  par  un  de  ces  exemples  de  magnanimité,  comme 
on  n'en  a  pas  souvent  montré  aux  poètes ,  le  conseil  de  Toulouse 
rétablit  pour  lui  le  prytanée  antique,  et  Goudouli  fut  entretenu 
aux  frais  de  la  ville.  Un  siècle  et  demi  plus  tard,  celte  même  ville 
lui  rendait  un  hommage  encore  plus  solennel.  En  1808,  ses 
cendres  furent  transférées  de  l'église  des  Carmes  dans  celle  de  la 
Daurade.  Ce  fut  une  cérémonie  toute  littéraire  et  toute  religieuse. 
Les  cloches  des  vieilles  cathédrales  sonnèrent  pour  le  triomphe  de 
Goudouli,  comme  autrefois  les  cloches  du  Capitole  pour  le  cou-- 
ronnement  de  Pétrarque.  De  nouvelles  fleurs  tombèrent  sur  son 
cercueil,  et  son  buste  fut  porté  au  Panthéon  de  Toulouse,  à  côté 
dfis  hommes  illustres  de  son  temps ,  et  non  loin  de  Clémence 
Isaure ,  la  muse  du  Languedoc. 

Le  caractère  léger  et  insouciant  de  Goudouli  se  retrouve  dans  - 
toutes  ses  poésies.  C'est  toujours  le  sentiment  de  la  gaîté  et  du . 
nonchaloir  qui  les  domine.  Ses  vers  ont  dû  lui  venir  dans  de  douces- 
rêveries,  sans  effort,  car  je  ne  me  figure  guère  le  bon  Goudouli 
travaillant  avec  peine  à  chercher  une  rime,  ou  à  construire  un 
hémistiche.  Ce  qu'il  lui  faut,  c'est,  comme  à  son  devancier  Gerantz 
de  Borneill,  les  Jois  e  chans  esolatz.  Toute  la  nature  est  pour  lui 
une  terre  émaillée  de  fleurs;  jamais  vous  ne  lui  entendrez  parler 
d'un  ciel  sombre,  d'une  nuit  d'hiver,  d'un  désastre.  Il  y  a  dans 
son  cœur  une  sorte  de  printemps  éternel ,  et  il  fait  revivre  ce 
printemps  partout  où  il  passe.  Combien  de  fois  je  me  le.  suis  re- 
présenté errant  le  long  des  bords  de  la  Garonne,  le  long  de  ce 
beau  canal  qui  va  rejoindre  la  mer  à  Cette  ,  ou  dans  ces  vallées  si 
fraîches  qui  s'enfuient  du  côtédeSaint-Gaudens!  Si  jamais  homme 
a  pu  comprendre  la  pureté  de  ce  ciel  du  midi ,  le  charme  de  ces 
paysages  lointains,  de  cette  nature  riante  et  féconde,  c'est  bien  ce 
poète  à  l'œil  si  vif,  au  cœur  si  gai.  Aussi  sa  muse  prend-elle  un 
nouvel  essor,  dès  que  les  premières  fleurs  commencent  à  repa- 
raître ,  et  il  peut  bien  dire  comme  un  ancien  troubadour  :  «  Ll 
nouveaux  tenjs  et  mai  ej^  rossignox  me  semont  de  chanter.  »  II  s'en 
va  à  ti-avers  la  vallée,  et  il  s'écrie  :  «  Oh  !  (juel  plaisir  d'èli'e  à  l'ombre, 
et  de  sauter  sur  l'herbe,  tandis  que  les  rossignols  font  retentir  à 
notre  oreille  mille  chansons  merveilleuses  !  Petites  fleurs ,  hù- 


296  REVUE   DE   PARIS. 

lez-vous  d'ëclore ,  tapissez  la  prairie  de  mille  couleurs.  Nous  irons 
sous  le  saule  ou  le  chêne  faire  retentir,  dans  notre  joie ,  un  de 
nos  instrumens.  Echo,  la  dryade  langoureuse,  se  plaira  à  nous 
contrefaire ,  et  nous ,  pour  l'occuper,  nous  lui  chanterons  l'histoire 
de  Narcisse  (1).  »  Puis  tout  à  coup  sa  nonchalance  le  reprend.  Il 
s'interrompt ,  et  dit  :  «  Mais  il  est  temps  que  je  laisse  là  mon 
poème  pendant  trois  ou  quatre  jours.  Nous  irons  faire  la  prome- 
nade que  nous  avons  imaginée.  Dans  l'intervalle,  les  fleurs  croî- 
tront, les  rossignols  s'accorderont,  et  l'herbe  deviendra  plus 
fraîche.  » 

Tandis  qu'il  s'abandonne  à  ces  caprices  de  son  imagination, 
rien  ne  vient  troubler  la  facile  iusouciance  de  son  ame,  ni  la  séré- 
nité de  son  front.  S'il  lui  passe  par  la  tête  une  idée  de  fortune ,  il 
rêve  que  s'il  venait  à  trouver  un  sac  plein  de  bonnes  pistoles,  il 
pourrait  acheter  un  manteau  neuf  de  fin  drap  et  un  habit  de  satin. 
Si  un  de  ses  amis  meurt ,  il  s'écrie  :  «  Hélas  !  c'était  un  si  bon 
compagnon  !  il  était  i  mpossible  de  ne  pas  rire  en  l'entendant  con- 
ter tant  de  choses  plaisantes.  La  Parque  l'aura  fait  descendre  dans 
l'autre  monde  pour  amuser  les  morts.  »  S'il  est  amoureux  (et  il 
l'est  presque  toujours),  n'attendez  pas  de  lui  des  élégies  plaintives 
comme  celles  des  poètes  du  nord,  ou  des  sonnets  platoniques 
comme  ceux  de  Pétrarque.  C'est  de  la  chanson  rieuse,  étourdie  et 
folâtre ,  comme  l'a  faite  souvent  Béranger,  ou  de  la  chanson  ba- 
chique couronnée  de  roses  et  de  lierre  comme  celle  d'Anacréon. 
Il  a  beau  se  plaindre  des  rigueurs  de  sa  maîtresse,  il  s'en  plaint 
toujours  de  manière  à  montrer  qu'elles  ne  le  tourmentent  pas 
beaucoup.  Puis,  si  elle  le  reçoit,  s'il  a  quelques  momens  à  passer 
près  d'elle,  croyez-vous  qu'il  aille  soupirer  languissamment ,  et  la 
regarder  avec  des  larmes  dans  les  yeux?  «  En  vérité ,  dit-il,  je  ne 
saurais  vous  peindre  tous  nos  caprices  et  nos  folies.  L'Amour  lui- 
même  doit  mourir  de  rire,  s'il  nous  voit  et  nous  entend  causer. 
Oh  !  combien  de  paroles  charmantes ,  de  coquetteries ,  de  petites 
mines ,  et  tout  cela  parce  que  nous  nous  aimons  !  »  Quelquefois 

(i)  O!  quia  plazé  d'estré  à  l'oumbrelo 
E  fa  cambados  sur  l'herbeto ,  etc. 


REVUE   DE   PARIS.  297 

cependant  il  semble  se  lasser  d'aimer  en  vain ,  mais  l'espérance 
arrive  aussilôt  à  son  secours  et  lui  rend  sa  gaieté  :  «  Hélas  ! 
hélas  !  s'écrie-t-il ,  ne  verrai-je  jamais  l'heure  à  laquelle  j'aspire  ? 
Ma  bien-aimée  me  dit  que  mes  poursuites  lui  déplaisent. 

«  Tout  le  long  du  jour  je  rôde  sous  sa  fenêtre,  pour  tacher 
de  la  voir,  car  son  regard  menflamme  d'amour  ! 

«Et  sans  cesse,  et  tout  seul,  sans  me  plaindre,  je  passe  ainsi  mon 
temps,  et  je  m'en  vais  levant  la  tête  en  l'air,  comme  si  je  cherchais 
un  étourneaa. 

«  Quand,  après  tant  de  démarches  perdues,  je  sens  que  mon 
amour  ne  s'affaiblit  pas,  je  fais  mille  châteaux  en  l'air,  et  je  me 
crée  toutes  sortes  d'illusions. 

«  Viens  me  donner  un  baiser,  ô  ma  belle,  lui  dis-je;  viens  me 
donner  un  baiser  qui  résonne  doucement  sur  ta  petite  bouche. 

cEt  puis  l'envie  me  prend  de  serrer  ses  douces  mains  et  de  baiser 
son  sein  de  neige. 

«  Amour,  soutiens  mon  pauvre  cœur  par  cet  espoir;  car,  sans 
cela,  je  serais  triste  comme  un  oiseau  en  cage.  » 

Une  des  pièces  les  plus  célèbres  de  Goudouli  est  une  ode  sur  la 
mort  de  Henri  IV.  Elle  commence  comme  une  églogue  à  la  ma- 
nière de  Virgile  :  «Aimables  bergers  qui,  sous  le  feuillage  des  arbres, 
avez  trouvé  un  refuge  contre  la  chaleur  de  l'été,  tandis  que  les  oi- 
seaux ,  pour  célébrer  l'amour,  recueillent  leurs  mille  chansons  ; 

«  Petits  ruisseaux,  dont  les  flots  d'argent  courent  avec  un  doux 
murmure;  prairies,  où  les  plaisirs  attirent  nos  regards  quand  la 
jeune  saison  vous  couvre  de  fleurs,  écoutez  les  plaintes  d'une  nym- 
phe de  ces  lieux  (1).  » 

Puis  vient  l'éloge  de  Henri  IV,  écrit  avec  enthousiasme.  Mais  on 
regrette  de  trouver  dans  plusieurs  strophes  de  l'enflure  et  des 
images  forcées. 

Je  ne  parlerai  pas  d'une  autre  pièce  dcGoudouli,  intitulée  Citant 

(i)  Jaillis  pastourelets,  que  déjouls  las  oiimbrelos 
Senlcls  apazima  lé  calimas  del  jour, 
Tant  (HIC  les  auzelets,  per  saiiida  l'amour, 
KIfloa  lé  gargaiilol  dé  luilo  cansonnetos.  ! 


298  REVUE   DE  PARIS. 

royal,  qui  eut  de  la  réputation  dans  son  temps,  et  remporta  le  prix 
aux  jeux  floraux.  C'est  une  allégorie  assez  bien  versifiée,  mais 
froide,  et  si  obscure,  qu'il  se  crut  obligé  d'y  ajouter  une  strophe 
pour  en  donner  l'explication  ,  comme  on  donne  celle  d'une 
énigme. 

Sur  la  fin  de  sa  vie,  Goudouli,  le  chantre  de  l'amour,  se  mit  à 
écrire  des  poésies  religieuses,  des  cantiques  sur  le  jour  de  Noël, 
sur  la  passion  de  Jésus-Christ.  Plusieurs  de  nos  poètes.  Corneille, 
La  Fontaine ,  Racine,  après  avoir  long-temps  chanté  le  monde  et 
ses  passions,  en  sont  venus  à  traduire  des  psaumes  ou  à  composer 
des  hymnes  d'église.  C'est  ainsi  qu'autrefois  les  chevaliers,  après 
avoir  couru  les  aventures  d'amour  et  les  périls  de  guerre ,  venaient 
déposer  la  lance  et  la  cuirasse  dans  une  cellule  de  couvent,  et  chan- 
ger leur  vêtement  de  soldat  contre  une  robe  de  moine. 

Les  poésies  rehgieuses  de  Goudouli  sont  empreintes  d'un  senti- 
ment vrai ,  écrites  d'une  manière  simple  et  naturelle ,  et  quelques- 
unes  sont  surtout  remarquables  par  leur  naïveté,  a  Oh  !  qu'il  est 
gentil,  dit-il  dans  un  de  ces  noëls,  oh!  qu'il  est  gentil,  le  petit 
Jésus  !  sa  mère  l'embrasse ,  Joseph  lui  tire  le  bonnet  et  lui  apporte 
les  draps  de  sa  couchette.  Réjouissons-nous ,  réjouissons-nous. 
Dieu  nous  apporte  le  salut.  >  Ne  dirait-on  pas  un  de  ces  vieux  ta- 
bleaux de  Van  Eyck,  deHemmHng,  où  tous  les  détails  domestiques 
de  la  vie  sont  si  scrupuleusement  représentés? 

Après  tout ,  le  grand  mérite  de  Goudouli  repose  sur  ses  chansons. 
C'est  de  la  poésie  toute  franche,  toute  vivace.  Si  elle  est  parfois 
entachée  de  quelques  expressions  hyperboliques,  ou  parsemée 
de  trop  d'images  empruntées  à  la  mythologie,  cela  tenait  au  goût 
de  l'époque,  et  le  poète  lui-même  n'y  a  peut-être  pas  songé.  Ces 
chansons  lui  venaient  tout  naturellement  par  l'inspiration  de  quel- 
que bon  génie,  et  à  peine  étaient-elles  achevées,  qu'il  les  laissait 
partir,  insoucieux  de  sa  gloire  comme  de  sa  fortune.  Sous  beaucoup 
de  rapports ,  ces  chansons  de  Goudouli  ressemblent  à  celles  des 
anciens  troubadours  de  son  pays;  on  voit  qu'elles  proviennent  de 
la  même  source,  qu'elles  sont  aussi  l'œuvre  du  gai  savoir.  Avec 
plus  de  profondeur  de  sentiment  et  plus  de  mélancolie,  on  pour- 
rait les  comparer  à  celles  des  Minnelieder  allemands  qui  avaient 


,BEVUE   DE   PARIS.  ^99 

trois  cordes  harmonieuses  à  leur  lyre,  l'une  pour  chanter  l'amour, 
.l'autre  pour  la  nature,  la  troisième  pour  Dieu. 

Toutes  les  poésies  de  GoudouU  obtinrent  un  grand  succès.  Elles 
iiirent  traduites  en  espagnol ,  en  italien,  et  quand  il  mourut,  il  y 
eut  désolation  complète  dans  le  monde  des  poètes;  ce  fut  à  qui 
viendrait  le  pleurer,  à  qui  le  chanterait  le  mieux  ;  tantôt  on  l'appe- 
lait Tircis,  tantôt  on  le  comparait  à  une  étoile.  Les  odes,  les  élé- 
gies, les  quatrains,  répétaient  son  nom  à  l'envi.  Ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  dans  toutes  ces  poésies  amassées  sur  sa  tombe  comme  des 
couronnes  funéraires,  c'est  peut-être  cette  épitaphe  bouffonne  : 

Hic  est  couchatus  noster  Godelinus  amicus, 

A  la  morte  fola  dicile  mala  precor  ; 
Tam  drollentem  hominem  cur,  quare,  bilena,  tuasti 

Quique  tolosauis  gloria  tolus  erat  ? 

«  Ici  est  couché  notre  ami  Goudelin.  Adressez  vos  reproches  à  la 
mort  insensée.  0  mort!  pourquoi  dans  ta  colère  as-tu  tué  cet 
homme  si  drôle  qui  fiusait  la  gloire  de  Toulouse?  > 

L'idiome  béarnais  se  rapproche  beaucoup  du  gascon;  comme 
celui-ci,  il  transforme  ordinairement  les  v  en  b  et  accentue  les  e; 
mais  il  est  peut-être  plus  riche  en  voyelles,  par  conséquent  plus 
doux  à  entendre.  Avec  cet  idiome,  on  peut,  comme  en  allemand, 
faire  d'un  verbe  un  substantif,  et  il  a  ,  comme  la  langue  italienne, 
un  grand  nombre  de  diminutifs.  Ainsi  vous  entendrez  souvent  dire 
dans  le  Béarn  :  Aiquette  (filet  d'eau)  ,  aïoullette  (  petite  brebis),  boit- 
quetie  (bouche),  mainadei  (petit  enfant),  coHri6/ion(  petit  cœur),  etc. 

Peu  de  pays  offrent  autanlde  sujets  d'inspirations  aux  poètesque 
le  Béarn.  Là  se  trouvent  tout  à  la  fois,  et  les  magnificjues  scènes 
de  la  nature,  et  les  traditions  chevaleresques  du  temps  de  Charle- 
magne,  et  les  souvenirs  historiques  du  temps  de  Jeanne  d'Albret, 
la  courageuse  reine.  Non  loin  de  là,  vous  verriez  dans  un  rocher 
des  Pyrénées  la  Brèche  de  Boland,  le  noble  preux,  et  près  de  Pau 
est  le  village  de  Billère  où  naquit  Henri  IV.  On  arrive  à  ce  village 
par  un  chemin  boidé  d'arbres  fruitiers  et  d'aubépine.  De  chaque 
côté  de  la  route ,  vous  ne  voyez  qu'une  prairie  où  paissent  de  gras 


300  REVUE  DE  PARIS. 

troupeaux;  des  massifs  d'arbres  y  étendent  leurs  longs  rameaux; 
des  paysans  qui  portent  encore  le  costume  pittoresque  de  leurs 
pères ,  la  petite  veste ,  le  béret ,  les  longs  cheveux  tombant  sur 
l'épaule,  s'en  vont  gaiement  à  leurs  travaux ,  en  sifflant  leur  chan- 
son ,  et  quand  vous  regardez  cette  vallée  si  fraîche,  ce  beau  parc 
de  Pau  qui  lui  sert  de  point  de  vue,  cette  eau  pure  qui  l'inonde,  et 
ce  ciel  bleu  du  midi ,  vous  sentez  revenir  toutes  les  idées  d'amour 
qui  apparaissent  si  souvent  dans  la  vie  du  jeune  roi  de  Navarre,  et 
vous  regardez  autour  de  vous  si  vous  n'apercevez  pas  la  jeune  fille 
aux  yeux  bleus  et  au  chaste  maintien ,  qu'il  rencontra  un  soir  près 
d'une  fontaine.  A  l'entrée  du  village  de  Billère,  s'élève  une  maison 
simple  et  jolie  ;  un  jardin  couvert  de  fleurs  s'étend  sous  les  fenêtres , 
et  une  grille  en  bois  en  garde  l'avenue.  A  travers  les  barreaux , 
vous  pouvez  contempler  cette  demeure  champêtre  ;  c'est  là  que 
fut  élevé  le  vainqueur  de  la  ligue,  l'amant  de  Gabrielle,  et  la  mai- 
son appartient  encore  aux  descendans  de  sa  nourrice.  En  revenant 
tout  droit  de  Pau,  après  avoir  passé  devant  la  caserne,  vous  trou- 
veriez dans  une  rue  étroite,  une  demeure  plus  simple  encore,  sur 
laquelle  on  lit  cette  inscription  :  Ici  naquit  Bernadotle. 


II.  —  Despourrins. 

Dans  ce  beau  pays  de  Béarn  ,  il  s'est  trouvé  un  homme  qui  a 
compris  toute  la  suavité  ei  la  richesse  de  son  idiome  natal ,  et  qui 
a  composé  dans  ce  langage  du  peuple  des  chansons  que  tous  les 
Béarnais  savent  par  cœur,  et  dont  les  pâtres  des  montagnes  chan- 
tent quelquefois  alternativement  les  couplets,  comme  les  gondoliers 
de  Venise  chantent  les  romances  du  Tasse.  Cet  homme  était  Des- 
pourrins. 

Un  soir  j'étais  assis  au-dessus  d'un  des  coteaux  du  Jurançon; 
d'un  côté,  je  découvrais  la  vallée  du  Nés ,  l'immense  plaine  de  Pau 
avec  sa  rivière  fougueuse ,  la  ville  avec  son  château  et  ses  tourel- 
les gothiques;  de  l'autre ,  les  Pyrénées  avec  leurs  crêtes  bizarres, 
le  Pic  du  midi ,  au  front  couvert  de  neige ,  et  de  toutes  parts  des 
bois,  des  maisons  de  campagne,  des  coteaux  chargés  de  vignes.  Le 


REVUE   DE   PARIS.  301 

silence  régnait  autour  de  moi  ;  je  n'entendais  rien  que  les  eaux  loin- 
taines du  gave  roulant  dans  la  vallée ,  ou  le  bruissement  des  arbres, 
quand  tout  à  coup,  du  milieu  de  la  forêt,  s'éleva  une  voix  mâle  et 
sonore,  dont  les  simples  modulations  et  les  accens  mélancoliques 
retentirent  sur  le  coteau ,  avec  une  singulière  harmonie  :  c'était  un 
paysan  duBéarn  qui  répétait  une  des  chansons  de  Despourrins,  et 
nulle  expression  ne  saurait  rendre  le  charme  de  cette  musique , 
au  milieu  d'un  tel  paysage. 

Cyprien  Despourrins  naquit  en  1698 ,  à  Accons,  dans  la  vallée 
d'Aspe.  Son  père  était  un  ancien  militaire ,  renommé  par  sa  bra- 
voure. Une  fois  il  se  prit  de  querelle  avec  trois  gentilshommes ,  se 
battit  seul  contre  eux ,  et  resta  maître  du  champ  de  bataille.  Pour 
garder  le  souvenir  de  cette  victoire ,  il  obtint  du  roi  la  permission 
de  faire  graver  trois  épées  au-dessus  de  la  porte  de  son  château. 
Elles  y  sont  encore.  Son  fils  avait  hérité  de  ce  courage  chevale- 

•  resque.  Un  jour,  aux  Eaux-Bonnes ,  il  reçut  une  offense  et  voulut 
la  venger  sur-le-champ;  comme  il  n'avait  point  d'épée  avec  lui, 
il  envoya  son  domestique  en  chercher  une  à  Accons ,  en  lui  re- 
commandant bien  de  la  prendre  aussi  secrètement  que  possible , 
et  de  cacher  à  son  père ,  sous  quelque  prétexte  ,  le  vrai  motif  de 
ce  voyage.  Le  domestique  s'acquitte  fidèlement  de  sa  commission. 
Mais  le  vieux  Despourrins  ,  qui  a  l'habitude  des  duels,  a  tout  de- 
viné. Son  ardeur  de  jeune  homme  se  réveille ,  et  le  voilà  qui  fait 
seller  sa  mule  et  accourt  aux  Eaux-Bonnes.  On  lui  dit  que  son  fils 
est  renfermé  dans  sa  chambre  avec  un  étranger.  Il  s'approche  de 
la  porte,  entend  un  cliquetis  d'armes,  et  reste  là  immobile  et  at- 
tentif. Le  bruit  cesse,  et  le  fils,  en  ouvrant  la  porte,  est  bien  étonné 
de  trouver  là  son  père.—  J'ai  deviné  ton  aventure ,  lui  dit  le  vieil- 

•  lard;  et  dans  le  cas  où  tu  aurais  succombé ,  je  venais  pour  te  ven- 
ger. Tiens  :  regarde ,  j'apporte  mon  épée.  —  Rassurez-vous,  mou 
père,  dit  le  jeune  homme.  Je  suis  votre  fils;  mon  adversaire  est 
blessé.  Venez  lui  porter  secours.  » 

A  part  cette  circonstance  que  l'on  dirait  empruntée  à  une  scène 
de  mœurs  espagnoles  de  Caldcron ,  la  vie  de  Despourrins  n'off^rc 
rien  de  très  remarquable.  Il  se  maria,  vendit  ses  propriétés  d'Aspe, 
pour  aller  vivre  à  Saint-Savin,  dans  le  domaine  de  sa  femme, 

ÏOME    \X.       AOUT,  21. 


902  REVUE  DE  PARIS. 

•  et  composa  dans  de  doux  loisirs  les  vers  auxquels  il  doit  son 
illustration.  Ici  se  présente  encore  une  de  ces  bizarreries  de  la 
destinée  dont  il  est  si  difficile  de  se  rendre  compte.  Goudouli,  le 
pauvre  Toulousain ,  obligé  de  vendre,  pour  subvenir  à  ses  besoins, 
le  mince  héritage  de  son  père ,  a  le  visage  riant ,  l'humeur  joyeuse; 
et  Despourrins ,  le  riche  gentilhomme,  est  triste  et  rêveur.  Autant 
les  chansons  de  Goudouli  sont-elles  folles  de  gaieté,  autant  celles 
du  poète  béarnais  sont-elles  langoureuses  et  plaintives.  C'est  tou- 
'  Jours  l'amour  qu'il  chante ,  mais  l'amour  souffrant.  Ou  sa  maîtresse 
'  ne  l'aime  pas ,  ou  elle  l'a  trahi ,  ou  bien  encore,  quand  elle  l'aime , 
ril  faut  qu'il  la  quitte.  «  0  vous ,  dit-il ,  qui  n'avez  encore  connu 
ni  plaisirs  ni  douleurs ,  gardez- vous  bien  d'aimer,  si  vous  voulez 
vivre  heureux  (1)!  »  Souvent  il  supplie,  il  conjure,  et  toutes  ses 
.prières  se  terminent  par  un  soupir  :  «  Le  ruisseau  le  plus  pur,  le 
torrent  le  plus  rapide ,  de  mon  cœur  qui  se  fond  n'égalent  pas  les 
larmes.  Aucun  livre  ne  parle  d'un  destin  si  cruel ,  et  l'on  ne  sau- 
rait écrire  ni  chanter  mes  douleurs  (2).  »  Souvent  ses  vers  présen- 
tent une  image  assez  naïve  :  cf  Mon  doux  ami  va  partir.  Il  va  à  la 
Rochelle  !  Moi  je  reste  toute  seule  ici.  0  milice  cruelle  !  Moi  je 
reste  toute  seule ,  et  je  mourrai  loin  de  celui  que  j'aime  (3). 

c  Esprit ,  beauté ,  mon  ami  avait  tout  ce  qui  peut  plaire.  On  ad- 
mirait sa  jolie  taille ,  ses  bonnes  façons ,  et  pour  parler  d'amour 
il  n'a  pas  son  pareil  en  France. 

c(  C'était  le  plus  aimable  des  amans,  et  je  l'ai  perdu ,  pauvrette  ! 
Adieu  les  fleurs  et  les  cadeaux ,  adieu  les  douces  causeries!  Je  vais 
passer  mes  plus  belles  années  sans  plaisir  et  sans  amour.  » 

Quelquefois  il  fait  parler  alternativement  l'amant  qui  se  plaint 
et  la  jeune  fille  qui  se  moque  de  lui. —  «  Tes  beaux  yeux ,  ingrate 
bergère,  m'ont  enflammé  d'amour,  et  ta  rigueur  est  la  seule  cause 
de  mes  tourmens.  —  J'ai  l'humeur  ainsi  faite.  Pourquoi  t'en  oc- 

(i)  Pastourets  ,  qui  n'abet  encouère 

Goustat  ni  plasés,  ni  douions,  etc. 
(2)  L'ayguette  la  plus  clare,  etc. 
,  (3)  Moun  doux  amie  s'en  ba  parti 

S'en  ba  ta  la  Rouchelle,  etc. 


REVUE    DE    PARIS.  305. 

cuper?  Si  mon  caractère  t'attriste,  il  ne  tient  qu'à  toi  d'en  être 
délivré.  —  Oh  !  sois  touchée  du  moins  de  ma  longue  constance , 
et  si  tu  ne  peux  m'aimer  autrement ,  aime-moi  par  pitié.  —  Je  te 
plaindrai  bien  sincèrement,  mais  quand  tu  seras  mort  ;  pourquoi 
donc  veux-tu  que  je  t'aime ,  si  cela  ne  me  plaît  pas  ?  »  Quelquefois 
son  élégie  a  du  mouvement  et  de  l'action  ;  c'est  un  soldat  qui  part 
et  qui  raconte  à  sa  maîtresse  toutes  les  prouesses  qu'il  va  faire  ; 
c'est  un  pâtre  qui  descend  dans  la  plaine  et  qui  chante  ses  adieux 
à  sa  cabane  sur  la  montagne ,  au  bois  témoin  de  ses  amours ,  au. 
rossignol  dont  il  aime  les  doux  accords.  Puis  il  s'en  va,  et  la  mon- 
tagne et  les  bois  sont  touchés  de  sa  douleur,  mais  la  jeune  fille 
qu'il  regrette  pjr-dessus  tout  l'oublie  bientôt  et  devient  l'amante 
d'un  autre.  Quelquefois  aussi  il  se  complaît  à  faire  le  portrait  do 
sa  maîtresse,  et  ce  portrait,  quoiqu'un  peu  maniéré ,  ne  manque 
pas  de  grâce  et  de  fraîcheur.  L'une  des  chansons  les  plus  popu- 
laires de  Despourrins  est  celle-ci  : 

cr  Là-haut ,  sur  la  montagne ,  un  berger  malheureux ,  assis  au 
pied  d'un  arbre,  les  yeux  baignés  de  larmes,  songeait  à  ses 
amours. 

«  Cœur  volage,  cœur  cruel,  s'écrie  l'infortuné,  tes  dédains 
sont-ils  donc  le  prix  de  mon  amour  ? 

«  Depuis  que  tu  fréquentes  les  gens  de  qualité  ,  tu  as  pris  un 
ton  si  élevé ,  que  ma  maison  n'est  plus  assez  haute  pour  toi. 

cf  Tu  ne  veux  plus  confondre  nos  deux  troupeaux  ensemble,  et 
tes  moutons  ne  se  rapprochent  des  miens  qu'en  se  gonflant  d'or- 
gueil. 

n  Je  me  passe  de  richesse  ,  d'honneurs,  de  distinctions  ;  je  ne 
suis  qu'un  berger,  mais  personne  ne  peut  aimer  comme  moi. 

«  Je  suis  pauvre ,  mais  je  me  trouve  bien  dans  ma  modeste  con- 
dition ,  et  je  préfère  mon  vieux  béret  au  plus  riche  chapeau  brodé. 

c<  Les  richesses  du  monde  ne  causent  que  des  ennuis ,  et  le  plus 
grand  seigneur  ne  vaut  pas  l'humble  pâtre  qui  se  trouve  content. 

«  Adieu,  cœur  de  tigresse ,  bergère  sans  amour  :  tu  peux  chan- 
ger d'amant,  mais  tu  n'en  trouveras  pas  un  autre  tel  que  moi.  (1)  » 

(i)  Là  Laul  sus  lus  mountagnes,  u  pastou  malhurous 

21. 


SOiP  REVUE  DE  PARIS. 

Ces  chansons  de  Despourrins  ont  dans  l'original  un  grand 
charme  de  style,  une  douceur  indéfinissable.  Le  poète  a  su  varier 
souvent  son  rhythme.  Il  a  eu  recours  à  toutes  les  formes  lyriques 
employées  par  Ronsard  et  ses  élèves;  cependant,  malgré  ce  travail 
de  versification ,  il  n'est  pas  parvenu  à  dissimuler  ce  que  son  re- 
cueil a  de  trop  uniforme.  Prise  isolément,  chacune  de  ses  chansons 
forme  un  drame  intéressant,  ou  un  tableau  gracieux.  Mais  si  on 
les  réunit ,  on  sent  que  le  même  thème ,  les  mêmes  idées  revien- 
nent trop  souvent,  et  cette  mélancolie  d'amour  qui  d'abord  nous 
séduit ,  devient  à  la  fin  monotone. 

Après  Despourrins ,  plusieurs  autres  poètes  se  sont  essayés 
avec  succès  dans  l'idiome  béarnais.  Je  citerai ,  entre  autres ,  une 
pastorale  de  M.  Lescar,  les  chansons  de  Borden,  et  celles  de 
M.  Puyot,  et  de  M.  L.  A'ignancour. 


m.  —  La  Monnoye. 

Si  de  l'idiome  béarnais  nous  passons  à  l'idiome  de  la  Bour- 
gogne, nous  n'y  retrouverons  plus  cette  sorte  de  combinaison 
musicale  qui  appartient  aux  dialectes  méridionaux  ;  plus  de  ces 
mots  cadencés  qui  retentissent,  ainsi  que  l'a  dit  Byron,  comme 
les  doigts  d'une  femme  sur  le  satin  ;  plus  de  ces  mots  charmans 
de  tendresse ,  de  compassion ,  de  ces  diminutifs ,  si  doux  à  en- 
tendre dans  la  langue  de  Boccace  et  del'Arioste,  et  qui  adoucissent 
même  le  mâle  accent  des  langues  du  Nord.  Mais  ce  patois  bour- 
guignon présente  encore  une  foule  d'expressions  pittoresques  et 
originales,  des  tournures  piquantes,  des  mots  harmonieux,  et 
l'on  sent  en  le  lisant  qu'il  a  subi  de  près  le  contact  de  la  langue 
française  ;  car  il  n'a  aucune  des  nuances  étrangères  des  dialectes 
du  nord,  du  midi,  de  l'est.  Il  est  clair,  élégant ,  facile  à  com- 
prendre, et  un  académicien  assez  célèbre,  le  savant  La  Monnoye, 
l'a  employé  avec  beaucoup  d'art. 

Ségut  au  pé  d'u  hau,  négat  de  plous, 
Sounyabe  au  cambiamer  de  sas  amoiis ,  elc. 


REVUE   DE   PARIS.  305 

Toutes  les  histoires  littéraires  du  xvii*  et  du  xviii^  siècle  parlent 
de  cet  écrivain,  d'un  esprit  fin  et  érudit,  qui  publia  les  Menagiana, 
et  enrichit  plusieurs  ouvrages  de  notes  et  de  commentaires. 
C'était  un  homme  très  modeste ,  qui  amassa  par  goût  toutes  ses 
connaissances  philologiques,  sans  songer  peut-être  à  en  faire 
jamais  usage.  Il  était,  en  1662,  avocat  au  parlement  de  Dijon, 
mais  la  jurisprudence  avait  pour  lui  fort  peu  d'attraits,  et  sans  y 
renoncer  entièrement,  il  se  mit  à  dévier  du  côté  de  l'étude  des 
langues  et  des  muses.  Tout  jeune  encore ,  il  s'était  essayé  à  écrire 
des  vers ,  qui  avaient  eu  les  honneurs  d'un  succès  de  salon;  le  goût 
de  la  poésie  lui  revint,  et  il  s'y  abandonna,  mais  très  humble- 
ment dans  le  silence  du  cabinet  ou  le  secret  de  l'intimité.  Il  avait 
peur  d'occuper  l'attention  du  public ,  il  ne  se  sentait  pas  la  force 
de  rien  imprimer,  et  toutes  ses  poésies  n'étaient  connues  que  d'un 
petit  cercle  d'amis  bien  éprouvé,  bien  sûr.  C'étaient  le  président 
Bouhier ,  et  Dumay ,  et  Lamare.  La  Monnoye  venait  de  temps  à 
autre  leur  faire  ses  confidences  poétiques ,  mais  en  leur  recom- 
mandant avec  instance  de  n'en  pas  parler.  Autant  d'autres  écri- 
vains se  sont  donné  de  peine  pour  faire  retentir  leur  nom  de 
toutes  parts ,  autant  cet  homme  simple  et  défiant  de  lui-même  s'en 
donnait  pour  cacher  à  tout  le  monde  son  savoir  et  son  talent. 
Cependant,  en  1671,  l'Académie  française  ayant  pour  la  première 
fois  mis  au  concours  un  sujet  de  poésie,  La  Monnoye  ne  put  ré- 
sister au  désir  de  s'essayer  sur  un  nouveau  théâtre  ;  il  concourut 
et  remporta  le  prix.  Cinq  fois  de  suite  il  se  mit  sur  les  rangs ,  cinq 
fois  de  suite  il  triompha.  Et  quelles  questions  pensez-vous  qu'on 
lui  donnât  à  traiter  ?  La  première  fois ,  la  gloire  de  Louis  XIV  ; 
la  seconde  fois ,  la  gloire  de  Louis  XIV ,  et  toujours  la  gloire  de 
Louis  XIV.  En  vérité,  il  méritait  un  sixième  prix  pour  avoir  mis 
tant  de  constance  à  traiter  cinq  fois  le  même  thème.  Depuis  long- 
temps ses  amis  le  pressaient  de  venir  se  fixer  à  Paris.  Sa  modestie 
le  faisait  résister  à  leurs  sollicitations.  Enfin,  en  1707,  il  se  dé- 
cida. Il  était  depuis  plusieurs  années  en  rapport  avec  la  plupart 
des  hommes  célèbres  de  la  capitale.  Sa  réputation  de  savant  et 
la  bonté  de  son  caractère  lui  ouvrirent  facilement  toutes  les  rela- 
tions qu'il  pouvait  désirer.  En  1713,  il  fut  reçu  à  l'Académie  fran- 


30ft'  REVUE   DE    PARIS. 

çaise,  et  c'est  à  sa  nomination  que  MM.  les  académiciens  d'au- 
jourd'hui doivent  d'être  assis  un  peu  plus  commodément  que  ne 
l'étaient  leurs  prédécesseurs.  Voici  le  fait  :  en  1713,  il  y  avait 
trois  cardinaux  membres  de  l'Académie  qui  se  dispensaient  d'as- 
sister aux  séances ,  parce  que  le  directeur ,  le  chancelier  et  le  se- 
crétaire, possédant  seuls  le  privilège  d'avoir  un  fauteuil,  leurs 
éminences  ne  voulaient  pas  s'abaisser  jusqu'à  venir  s'asseoir  sur 
des  sièges.  Cependant  la  nomination  de  La  Monnoye  leur  tenait 
fort  à  cœur ,  ils  l'avaient  appuyée  dé  tout  leur  pouvoir ,  et  quand 
il  fut  élu,  un  grand  désir  leur  vint  d'assister  à  la  séance  d'instal- 
lation. Comment  faire  ?  Le  cas  était  fort  embarrassant.  Il  y  avait 
bien  là  un  motif  puissant  de  se  rendre  à  l'Académie;  mais  d'un 
autre  côté  ces  malheureux  sièges  !...  N'était-ce  pas  manquer  à  sa 
dignité  que  d'aller  prendre  place  sur  un  tabouret,  en  face  d'un 
écrivain  de  petite  naissance  qui  se  prélasserait  dans  un  fauteuil? 
Dans  cette  grave  perplexité,  on  eut  recours  au  roi^  On  lui  exposa 
tous  les  inconvéniens  d'un  pareil  état  de  choses ,  et  Louis  XIV  fit 
un  coup  de  tête  de  républicain.  Il  proclama  l'égahté  des  gens  de 
lettres,  et  accorda  quarante  fauteuils  à  l'Académie. 

Des  revers  de  fortune  vinrent  surprendre  douloureusement  La 
Monnoye  au  milieu  de  ses  triomphes  littéraires.  Séduit  par  les 
promesses  de  Law  >  il  lui  confia  ce  qu'il  possédait  et  fut  ruiné  com- 
plètement. En  même  temps,  sa  femme  mourut,  et  ce  malheur  l'af- 
fligea peut-être  plus  que  la  perte  de  sa  fortune.  Mais,  au  milieu  de 
ses  désastres ,  sa  résignation  et  son  courage  ne  se  démentirent  pas. 
11  vendit  sa  bibliothèque ,  et  l'acquéreur  eut  la  générosité  de  lui  en 
laisser  la  jouissance,  ce  qui  fut  une  grande  consolation  pour  le 
pauvre  La  Monnoye.  Le  duc  de  Villeroi  lui  donna  une  pension  de 
six  cents  livTes  ;  des  libraires  pour  lesquels  il  avait  travaillé  lui  en 
firent  une  de  la  même  somme ,  et  avec  ce  revenu,  ses  amis  et  ses 
livres,  La  Monnoye  acheva  tout  doucement  sa  \ie  modeste  et 
laborieuse ,  comme  il  l'avait  commencée.  Il  était  né  à  Dijon  le  15 
juin  1641 ,  il  mourut  à  Paris  le  15  octobre  1728. 

Ses  chants  de  Noël  en  patois  bourguignon ,  autrement  dit ,  ses 
Noei,  datent  de  1700.  Le  père  de  Piron  ,  l'auteur  de  la  Méiroma- 
nie ,  s'était  d'abord  essayé  à  écrire  quelques  vers  dans  cet  idiome 


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populaire.  La  Monnoye  pensa  qu'on  pouvait  faire  mieux.  11  pu- 
blia d'abord  sous  le  nom  deBarozai  (1)  treize  de  ses  Noeï  qui  ob- 
tinrent un  grand  succès,  et  peu  de  temps  après  il  en  publia 
seize  autres. 

l\  y  eut  une  surprise  générale  à  l'apparition  de  ce  recueil.  Ja- 
mais les  Bourguignons  n'avaient  imaginé  qu'un  poète  pût  se  ser- 
vir aussi  habilement  de  leur  dialecte  de  village.  Les  Noeï  furent 
chantés  dans  les  salons  de  Dijon ,  puis  de  là  ils  pénétrèrent  dans 
les  petites  villes  de  la  province  et  dans  les  campagnes.  Un  beau 
jour,  après  avoir  ainsi  passé  de  bouche  en  bouche,  ils  arrivèrent  à 
Versailles,  et  la  majestueuse  cour  de  Louis  XIV,  au  milieu  de  la- 
quelle rayonnaient  les  vers  purs  et  harmonieux  de  Racine,  se  fit  une 
grande  joie  d'entendre  ces  vers  un  peu  rudes  dans  cejargon  de  pay- 
san. Dansl'espace  de  quelques  années,  il  en  parut  plusieurs  éditions, 
€t  le  président  Bouhier  lui-même  en  publia  une  avec  un  glossaire 
intéressant.  C'est  peut-être  à  ces  chansons  écrites  par  passe-temps 
que  La  Monnoye  a  dû  de  conserver  en  grande  partie  sa  réputation. 
Il  attachait  sans  doute  à  ses  poèmes  couronnés  par  l'Académie 
française  beaucoup  plus  d'importance.  Il  les  avait  faits  avec  pa- 
tience, avec  amour,  comme  Pétrarque  faisait  son  poème  de  Sci- 
pion  l'Africain,  et  tous  ces  grands  poèmes  si  bien  travaillés  sont 
maintenant  oubUés.  De  Pétrarque  il  reste  les  sonnets,  et  l'on  se  sou- 
vient encore  des  Noeï  de  La  Monnoye.  Pour  compléter  le  succès 
de  cette  œuvre  naïve ,  il  ne  lui  manquait  peut-être  plus  qu'une 
critique  amère  et  éclatante.  Un  prêtre  se  chargea  de  la  faire.  C'é- 
tait un  vicaire  de  Dijon ,  nommé  Magnien ,  qui ,  dans  un  zèle  de 
piétisme  sans  doute  outré,  mais  respectable,  crut  voir  dans  ce 
badinage  poétique  une  attaque  contre  la  religion.  Non  content 
d'en  défendre  la  lecture  en  particulier,  il  crut  de  son  devoir  de 
le  signaler  publiquement  comme  un  livre  dangereux.  Il  monta  en 
chaire  et  tonna  contre  les  Noeï  et  l'impiété  de  leur  auteur,  La 
discussion  religieuse  ainsi  entamée  alla  beaucoup  plus  loin.  Les 
théologiens  de  Paris  voulurent  y  prendre  part.  La  Sorbonne,  cette 

(i)  Nom  des  riches  vignerons  de  la  Côle-d'Or  qui  portent  des  bas  à  coins 
couleur  de  rose. 


308  REVUE   DE   PARIS. 

gardienne  sévère  de  l'orthodoxie ,  se  déclara  juge  du  procès ,  et 
neuf  de  ses  docteurs  portèrent  condamnation  contre  les  Noei 
bourguignons.  Peu  s'en  fallut  que  le  pauvre  poète  ne  fût  frappé 
d'anathême.  Mais  le  sourire  incrédule  du  public  fit  justice  des 
sermons  de  l'abbé  Magnien,  de  la  sentence  des  docteurs,  et  quel- 
ques années  après,  La  Monnoye  fut,  comme  nous  l'avons  vu, 
porté  à  l'Académie  par  l'influence  de  trois  cardinaux. 

Il  n'y  a  peut-être  pas  un  village  de  la  Franche-Comté ,  de  la 
Lorraine  et  de  plusieurs  autres  provinces  qui  n'ait  ses  chants  de 
Noël.  Chaque  année,  à  l'époque  de  cette  solennité  religieuse ,  trois 
jeunes  gens  viennent  encore  représenter  les  mages;  l'un  d'eux  se 
noircit  la  face  ;  c'est  le  roi  éthiopien.  Un  autre  porte  au  bout  d'un 
bâton  une  étoile  en  carton  doré,  et  tous  les  trois,  un  sabre  au  côté, 
une  couronne  de  papier  sur  la  tête ,  et  une  large  ceinture  autour 
du  corps ,  s'en  vont  de  porte  en  porte  chanter  leurs  cantiques 
en  patois.  On  leur  donne  de  l'argent ,  du  blé ,  des  fruits ,  car  ils 
ont  avec  eux  une  besace  où  ils  mettent  toutes  leurs  provisions. 
Quelquefois  on  les  invite  à  entrer  pour  raconter  aux  petits  en- 
fans  la  naissance  du  Christ.  Hélas  !  je  me  souviens  encore  avec 
quel  mélange  de  joie  et  d'anxiété  nous  les  voyions  venir,  car  leur 
diadème  de  clinquant,  leur  costume  bizarre,  et  leurs  armes  étin- 
celantes  attiraient  notre  attention ,  mais  la  figure  toute  noire  du 
roi  d'Ethiopie  nous  faisait  peur.  Cette  course  annuelle  des  mages 
est  sans  doute  un  reste  des  anciens  mystères,  des  représen- 
tations théâtrales  qui  parodiaient  les  fêtes  de  l'église ,  et  leurs 
chants  simples  et  religieux  vont  parfaitement  à  des  auditeurs  peu 
difficiles ,  et  qui  ne  demandent  qu'à  s'édifier.  Mais  il  y  a  dans  les 
Noei  de  La  INIonnoye  une  sorte  de  malice  qui  dut  choquer  les  es- 
prits scrupuleux.  Quand  les  anciens  cantiques  de  l'Allemagne  et 
de  la  Hollande  nous  retracent  si  minutieusement  l'histoire  de 
Jésus-Christ,  et  passent  par  tous  les  détails  les  plus  vulgaires  de 
la  vie  domestique  ;  quand  ils  nous  représentent  la  Vierge  filant 
pour  gagner  sa  vie ,  et  saint  Joseph  faisant  cuire  de  la  bouillie 
pour  l'enfant  Jésus,  il  y  a,  dans  ces  descriptions  si  plaisantes  en 
apparence ,  dans  ce  langage  des  vieux  poètes ,  un  caractère  sé- 
rieux, une  bonne  foi  imposante.  On  sent  que  ces  tableaux  sont 


REVUE  DE   PARIS.  309 

faits  selon  le  goût  d'une  époque  ignorante  et  crédule ,  et  on  les  res- 
pecte comme  on  respecterait  l'anachronisme  en  peinture  d'un 
Giotto  ou  d'un  Fiesole.  Dans  les  chansons  de  La  Monnoye,  la 
naïveté  n'est  plus  que  l'affectation  d'un  bel  esprit ,  et  son  enjoue- 
ment frise  de  près  le  scepticisme.  «  Mon  Dieu ,  dit-il ,  vous  vous 
donnez  bien  de  la  peine  pour  nous  sauver.  Mieux  vaudrait ,  ce  me 
semble ,  que  le  serpent  n'eût  jamais  séduit  la  femme  de  notre  père 
Adam.  La  bonne  affaire  alors  pour  votre  repos  et  pour  le  nôtre 
aussi  ! 

«  J'aurais  toujours  vécu  dans  l'ignorance ,  sans  nul  souci  des 
tailleurs,  l'esprit  gai,  le  corps  dispos,  trouvant  partout  la  figue, 
la  grenade ,  le  melon  sucré ,  et  tout  à  mon  aise ,  sautant  gaiement 
sur  l'herbe. 

«  Pour  vous ,  assis  sur  quelque  nuage ,  vous  auriez  dit  en  nous 
voyant  :  En  vérité ,  voilà  de  bonnes  gens ,  ils  valent  plus  qu'on  ne 
peut  dire.  Au  lieu  de  cela,  que  voyons-nous  dans  ce  monde? 
Tailles,  procès,  guerre,  peste,  disette,  les  mauvais  cœurs  et  la  ver- 
mine. Aussi,  pour  éprouver  la  misère  et  sentir  la  souffrance,  vous 
n'avez  rien  trouvé  de  pire  que  de  vous  faire  homme  comme 
nous(l).  » 

Et  ailleurs:  «  Quelle  patience  !  Un  Dieu  qui  tousse,  un  Verbe  qui 
ne  parle  pas,  à  qui  l'on  donne  delà  panade,  et  que  l'on  lave  et 
que  l'on  berce  (2)  ! 

«  Hélas  I  combien  de  chansonnettes  la  pauvre  Vierge  vous  a 
dites  pour  vous  endormir,  après  vous  avoir  fait  manger  la  bouil- 
lie !  » 

Le  caractère  manifeste  de  ces  chansons  de  La  Monnoye,  c'est  la 
satire  parfois  grave  et  acerbe,  le  i)lus  souvent  moqueuse.  «  Enfant , 
dit-il,  pour  qui  voulez-vous  souffrir?  Pour  des  cafards,  des  fourbes, 

(i)  Mèn  vauro,  ce  me  sanne, 

Que  j'aimai  le  sarpan 

N'eusse  étraipai  lai  fanne 

De  note  peire  Adam. 
(a)  Quai  patiance!  Un  Dei  qui  teussCj 

Un  varbe  qui  ne  pale  pa. 


310  REVUE   DE   PARIS. 

des  drôlessos ,  pour  des  filles  de  joie ,  des  brelandières ,  pour  des 
gloutons,  des  truands,  des  vauriens,  des  races  de  vipères. 
Comptez-nous  bien  tous,  je  vous  prie;  je  gage  que  sur  un  million 
d'hommes ,  vous  n'en  trouverez  pas  trois  bons  :  la  belle  loterie  !  » 

Une  autre  fois  cette  satire  s'attaque  aux  évèneraens  de  l'époque 
et  aux  rois:  «  Jésus  grelotte  de  froid,  l'empereur  souffle  deson 
mieux ,  et  ne  fait  que  de  la  fumée. 

«  Guillaume  vient  qui  souffle  aussi ,  et  qui  pense ,  quoique  pous- 
sif, pouvoir  allumer  la  fusée. 

((  Bientôt,  pour  lui  réchauffer  les  mains.  Danois,  Polonais,  Sué- 
dois sortent  de  leur  retraite. 

(f  Que  dire  ici  de  Brandebourg?  c'est  un  roi  qui,  bien  jeune 
encore,  ne  se  soucie  pas  d'être  à  la  lisière. 

«  Je  ne  connais  pas  non  plus  ce  que  Mayence  a  décidé ,  ni  Co-» 
logne,  ni  la  Bavière. 

«  Génois  et  Florentins  voudraient  bien ,  en  pliant  le  genou , 
s'exempter  de  déployer  leur  bannière. 

cf  Quant  aux  Suisses,  ils  se  joindront  en  route  à  quiconque 
paiera  les  frais  du  voyage. 

«  Clément  XI,  pour  obtenir  la  paix,  se  fait  porter  dans  son 
fauteuil  aux  pieds  de  Jésus. 

(f  Mais  je  crains  que,  pour  nous  punir  de  nos  péchés,  l'enfant  ne 
réponde  au  saint-père  :  Lanlaire.  » 

Une  autrefois  il  s'en  prend  à  la  religion  elle-même  :  «  Adieu , 
dit-il ,  vieux  Testament;  retire-toi,  Moïse  :  grâce  à  Noël,  tout 
ira  autrement.  Je  lui  suis  bien  obligé. 

«  Pauvres  Juifs  que  tant  de  lois  chagrinent ,  pardieu  !  vous  avez 
bon  dos.  Vos  scrupules  me  font  bien  rire  ;  chez  nous ,  c'est  un 
point  de  foi ,  qu'il  vaut  mieux  croire  que  voir. 

«  Pour  vous  rendre  Dieu  favorable,  vous  lui  offrez  des  sacri- 
fices ,  soit  des  agneaux ,  soit  des  bœufs ,  et  cela  coûte ,  ne  vous 
déplaise.  Pour  nous ,  sans  bourse  délier ,  nous  chantons  le  Kyrie 
eleison. 

«  Avez-vous  des  enfans  par  douzaine ,  vous  les  mariez  tous. 
Nous  ne  sommes  pas  si  sots,  nous  faisons  de  nos  filles  des 
béguines ,  de  nos  fils  des  jacobins,  des  cordeliers,  des  capucins.  » 


REVUE   DE   PARIS.  31t 

Pour  quiconque  a  lu  ces  chansons,  il  est  évident  que  l'auteur  s'est 
servi  de  ce  titre  de  Noël  comme  d'un  cadre  commode  pour  faire 
mieux  ressortir  les  épigrammes  que  le  monde  ou  les  évènemens 
lui  inspiraient.  Voilà  ce  qui  a  dû  paraître  une  grande  profanation 
aux  hommes  un  peu  méticuleux,  et  ce  qui  a  été  accueilli  comme 
une  bonne  plaisanterie  par  les  gens  moins  timorés.  Il  y  a  sans 
doute  dans  ce  recueil  beaucoup  d'esprit ,  de  pensées  fines ,  de 
malice;  il  est  curieux  à  consulter  comme  monument  littéraire  de 
l'époque;  mais  n*a-t-il  pas  dû  en  grande  partie  son  succès  à  la 
curiosité  que  devait  exciter  cet  idiome  tout  nouveau,  et  à  toutes  les 
circonstances  réunies  pour  lui  donner  plus  de  vogue  et  de  publi- 
cité? Pourrions-nous  aujourd'hui  nous  amuser  long-temps  d'une 
œuvre  aussi  frivole?  Je  ne  le  crois  pas.  Au  reste,  ces  Noeï  ne  sont 
pas  le  seul  ouvrage  écrit  en  patois  bourguignon.  Il  existe  dans  le 
même  dialecte  un  Virgile  travesti  [Virgile  virai),  qui,  pour  le  choix 
bizarre  des  images  et  le  style  grotesque ,  fait  le  digne  pendant 
de  celui  de  Scarron,  de  celui  de  Blumauer  l'Allemand,  et  de 
Cotton  le  poète  anglais. 

X.  Marmier. 


ITALIE. 


§iv. 

SIENNE.  —  RADICOFFANI.  —  AQCAPENDENTÉ.  —  ROME, 


En  ce  temps ,  la  vie  de  l'artiste  fut  une  noble  et  puissante  vie. 
L'Italie  était  un  atelier ,  un  champ  de  bataille  et  un  boudoir.  L'ar- 
tiste ébauchait  en  même  temps  un  palais,  une  fresque,  un  tableau, 
une  statue ,  une  église ,  une  citadelle  ;  il  avait  des  journées  toutes 
pleines  de  travaux,  d'intrigues,  de  rivahtés,  d'aventures,  de  mé- 
ditations ,  de  graves  études ,  de  folies  d'atelier  :  sa  palette  et  son 
ciseau  se  mêlaient  sous  sa  main  à  l'épée ,  à  l'arquebuse ,  à  la  man- 
doline. Michel-Ange  est  la  personnification  la  plus  imposante  de 
l'artiste  au  xv^  siècle  ;  sa  vie  ne  ressemble  à  aucune  autre  vie  ;  il 
n'a  connu  ni  les  loisirs,  ni  le  repos,  ni  les  ennuis;  il  a  créé  un 
monde  ;  il  a  été  adoré  des  deux  plus  nobles,  des  deux  plus  belles 
amantes  de  l'univers,  Rome  et  Florence;  les  papes,  qui  ne  s'incli- 
nent que  devant  Dieu,  se  sont  inclinés  devant  lui.  A  sa  mort ,  les 
souverains  se  disputent  son  cadavre  comme  une  de  ces  précieuses 
reliques  qui  portent  un  bonheur  éternel  à  la  ville  qui  les  reçoit. 


REVUE   DE   PARIS.  313 

A  quinze  ans,  il  était  déjà  sacré  roi  entre  les  artistes  ;  il  avait 
effacé  Ghirlaudajo,  son  maître,  et  promettait  à  l'Italie  de  lui  rendre 
PJazaccio  et  Lucca  délia  Robbia.  Il  devait  tenir  mieux  que  sa  pro- 
messe. L'Italie  devint  son  atelier.  De  Venise  à  Bologne ,  de  Bolo- 
gne à  Florence  ,  de  Florence  à  Rome ,  les  blocs  de  marbre  l'atten- 
daient au  passage  ,  et  il  créait  une  statue  à  chaque  relais.  Chemin 
faisant,  il  dressait  un  échafaudage,  et  peignait  une  grande  fresque 
pour  payer  l'hospitalité  dans  quelque  ville  des  Apennins.  A  Bo- 
logne ,  il  ciselait  Sainte-Péirone ,  puis  il  montait  à  cheval ,  et  cou- 
rait à  Rome,  pour  achever  son  Baccims  ou  sa  Notre-Dame-de- 
P'uié.  Florence  l'appelait  alors  ;  et  le  voilà  reparaissant  sur  la  crête 
des  Apennins ,  traversant  la  forêt  de  Viterbe,  toute  pleine  de  ban- 
dits ,  traversant  les  gorges  marécageuses  de  Riccorsi ,  les  plaines 
volcaniques  de  Radicoffani,  dormant  sur  la  paille  des  étables,  par- 
tageant le  pain  des  pâtres  de  Torrinieri  et  de  Ponte-Centino ,  et 
après  huit  jours  de  fatigues  revoyant  sa  Florence  bien-aimée  qui 
ébranlait  toutes  ses  cloches  pour  le  recevoir  comme  un  roi.  A 
peine  descendu  de  cheval,  il  courait  à  l'église  Santa-Maria-Novella, 
celle  qu'il  nommait  son  épouse,  mia  sposa.  Il  baisait  les  fresques 
de  Paolo  Ucello,  de  Fiesole ,  d'Orgagna ,  comme  on  embrasse,  en 
arrivant  chez  soi ,  tous  les  membres  de  sa  famille;  il  s'agenouillait, 
dans  la  chapelle  des  Rucellaï ,  devant  la  Vierge  de  Cimabué ,  pa- 
trone  des  artistes.  Au  travail  ensuite  ;  c'était  un  bloc  immense  qui 
l'attendait  sur  la  place  du  Palais-Vieux  ;  Fiesole  avait  écaillé  ce 
bloc ,  il  était  trop  pesant  pour  lui  ;  Michel-Ange  le  fondait  comme 
de  la  cire ,  il  en  lirait  un  géant  de  marbre ,  son  David  ;  il  le  plaçait 
sur  un  piédestal  devant  le  palais,  comme  on  place  une  sentinelle  à 
la  porte  d'un  roi. 

A  cheval  encore  !  C'était  Jules  II  qui  appelait  Michel-Ange  ;  l'ar- 
liste  rentrait  à  Rome ,  et  le  pape  le  conduisait  par  la  main  aux 
ateliers;  Michel-Ange  créait  son  Moïse,  le  Moïse  du  mont  Sinaï, 
sublime  comme  dans  le  livre  saint;  pour  se  donner  quelque  dé- 
lassement après  cette  œuvre ,  il  ciselait  ses  Esclaves  et  sa  Victoire  ; 
puis  il  jetait  les  fondemens  du  magnifique  mausolée  de  Jules  II ,  ou 
bâtissait  la  citadelle  de  Civita-Vecchia. 

Nous  le  retrouvons  encore  à  Florence ,  Léon  X  régnant  ;  cette 


3H  REVUE  DE   PARIS. 

fois ,  le  marbre  lui  manque ,  l'arliste  a  tout  dévoré  ;  il  part  pour 
es  carrières  de  Saravezza,  il  va  créer  du  marbre;  il  se  promène 
deux  ans  sur  les  rochers  qui  recèlent  le  trésor  du  statuaire;  il  épie 
le  sol  ;  il  le  perce  du  regard  ;  c'est  qu'il  lui  faut  du  marbre  pur,  du 
marbre  d'élile  ;  la  chapelle  des  Médicis  le  demande  ainsi.  Le  pré- 
cieux filon  est  trouvé.  Michel-Ange  a  frappé  du  pied  sur  la  car- 
rière ;  il  se  mêle  aux  mineurs;  avec  eux  il  éventre  la  roche;  il  en 
tire  des  blocs  vierges  ;  quelle  joie  d'artiste  !  Le  voilà  dans  la  cha- 
pelle Saint-Laurent,  méditant  son  Guerrier;  il  sera  plus  beau  que 
le  saint  Georges  de  Donatello,  plus  beau  que-le  Démosihènes  du 
A^aiican  ;  la  tombe  des  Médicis  sera  gardée  éternellement  par  des 
statues  vivantes;  et  toujours  le  voyageur,  en  les  visitant,  échan- 
gera des  regards  avec  ce  mystérieux  guerrier  qui  domine  la  cha- 
pelle ,  et  lui  donne  ce  caractère  de  religieuse  mélancolie  que  le 
statuaire  antique  ne  soupçonna  jamais. 

A  Rome  encore  !  il  y  a  des  mausolées  à  construire  et  des  statues 
informes  dans  les  ateliers ,  et  des  fresques  ébauchées  qui  atten- 
dent; Michel-Ange  est  partout;  il  peint ,  il  cisèle  ,  il  équarrit  des 
blocs  ;  il  fait  des  satires  contre  ses  ennemis  ,  il  envoie  des  sonnets 
aux  dames  romaines ,  des  cartels  à  ses  rivaux ,  des  plans  de  basi- 
lique au  pape  ,  des  lettres  au  grand-seigneur  qui  lui  demande  un 
pont  pour  le  faubourg  de  Péra.  Un  jour,  après  avoir  terminé  le 
Christ  embrassant  sa  croix,  il  va  respirer  sur  la  colline  où  furent 
les  jardins  de  Salluste  ;  il  passe  sur  les  ruines  des  thermes  de  Dio- 
clélien  ,  et  s'arrête ,  saisi  d'admiration  ,  devant  huit  colonnes  anti- 
ques qui  n'ont  plus  rien  à  soutenir,  car  le  noble  fardeau  qu'elles 
portaient  s'est  écroulé  sur  le  gazon  d'alentour.  Michel-Ange  s'at- 
tendrit de  l'oisiveté  de  ces  puissantes  colonnes ,  et  leur  bâtit  un 
temple ,  en  les  laissant  toutes  à  la  place  que  l'architecte  impérial 
leur  avait  donnée  dans  la  grande  salle  des  bains.  C'étaient  là  les  jeux 
de  Michel-Ange  ;  une  autre  fois ,  il  se  prendra  corps  à  corps  avec 
le  panthéon  d'iS grippa ,  il  le  pèsera  sur  ses  mains,  le  lancera  dans 
l'air  à  quatre  cents  pieds,  et  le  colosse  ne  retombera  pas. 

L' Attila  chrétien ,  le  connétable  de  Bourbon  ,  fait  le  siège  de 
Rome.  La  ville  éternelle  a  donné  congé  à  ses  artistes,  à  ses  poètes, 
À  ses  musiciens ,  elle  a  fermé  ses  ateliers  ;  Rome  se  bat ,  comme 


REVUE   DE   PARIS.  SIS 

autrefois,  contre  Brennus  et  Annibal ,  pour  ses  autels  et  ses  foyers. 
MicJiel-Ange  est  à  Florence ,  il  a  repris  son  ciseau  dans  la  chapelle 
de  Saint-Laurent;  il  taille,  de  verve,  une  statue  de  femme  ;  le  bloc 
sera  trop  court  pour  la  forme  colossale  qu'il  a  imaginée  ;  que  lui 
importe?  L'artiste  ne  s'abaisse  pas  aux  puérils  calculs  des  dimen- 
sions :  si  le  marbre  manque  aux  pieds  de  la  statue,  l'ouvrage  res- 
tera inachevé ,  voilà  tout.  Michel-Ange  a-t-il  le  loisir  de  mesurer 
ses  blocs?  II  se  rue  sur  eux,  il  en  extrait  l'image  rêvée  et  part. 
Cette  fois  la  route  des  Apennins  lui  est  fermée.  Rome  a  été  prise 
d'assaut,  Rome  a  été  violée;  Espagnols,  Allemands  et  Milanais 
inondent  la  belle  Toscane  et  menacent  Florence;  Michel -Ange 
ferme  ses  ateliers,  il  prend  l'arquebuse  et  l'épée,  il  se  fait  soldat; 
il  se  place  en  sentinelle  devant  le  Palais-Vieux ,  et  sert  ainsi  de  pen- 
dant à  la  statue  de  David,  haute  de  dix  coudées,  et  moins  grande  que 
lui.  Les  ravageurs  s'approchent  ;  ils  occupent  les  hauteurs  de  San-? 
Miniato  et  de  la  villa  Strozzi  ;  ils  campent  sur  les  collines  du  Val- 
d'Arno  ;  ils  étreignent  Florence  ;  le  péril  est  grand  ;  Michel-Ange 
est  nommé  inspecteur-général  des  fortifications  ;  l'acclamation  du 
peuple  confirme  ce  choix.  Après  avoir  produit  ses  chefs-d'œuvre 
avec  son  ciseau  ,  il  faut  maintenant  que  l'artiste  les  défende  avec 
son  épée;  il  a  sa  noble  famille  de  marbre  à  protéger  contre  les 
stupides  saccageurs  de  Rome,  car  les  lansquenets  et  les  Espagnols 
ce  respectent  rien;  comme  les  Perses  de  Cambyse,  ils  mutilent 
l'homme  et  la  pierre  ;  mais  Dieu  et  3Iichel-Ange  sauveront  la  ville 
des  Médicis.  Florence  sera  plus  heureuse  que  Rome ,  les  Huns 
baptisés  ne  la  violeront  pas.  : 

C'est  Paul  m  qui  siège  au  Vatican;  Rome  est  revenue  de  sa  stu- 
peur; les  ateliers  se  rouvrent;  les  chantiers  reprennent  leur  mou- 
vement accoutumé;  Michel-Ange,  qui  s'est  reclus  dans  un  clocher 
à  Venise,  après  la  capitulation  de  Florence,  et  qui  pleure  sur  la 
liberté  toscane  indignement  saciifiée,  descend  enfin  de  son  ermi- 
tage aérien,  et  reprend  la  route  de  Rome.  A  peine  arrivé,  il  se 
remet  à  ses  œuvres,  comme  si  le  pain  de  sa  journée  en  dépendait. 
Un  visiteur  frappe  à  la  porte  de  l'atelier  ;  ce  visiteur,  c'est  le  pape, 
c'est  Paul  III  ;  après  avoir  béni  la  ville  et  le  monde ,  il  vient  bénir 
Michel-Ange  ;  le  pontife  et  l'artiste  s'asseient  sur  un  bloc  de  niar^f 


316  REVUE  DE  PARIS. 

bre,  et  ils  commencent  un  de  ces  sublimes  entretiens  qui  réjoui- 
ront les  beaux-arts.  Paul  livre  la  chapelle  Sixtine  à  Michel-Ange , 
il  l'entraîne  avec  hii  au  Vatican,  il  le  place  devant  un  pan  de  mu- 
raille et  lui  dit  :  Voilà  la  toile  de  ton  Jugement  dernier. 

L'artiste  a  trouvé  enfin  une  peinture  digne  de  lui,  le  Vatican 
est  son  atelier,  sa  toile  une  muraille  immense;  la  basilique  de  Saint- 
Pierre  est  son  chevalet;  sa  palette  est  une  cuve  toute  pleine  de 
couleurs;  il  y  a  plongé  un  pinceau  gigantesque,  et  du  premier 
élan  d'une  inspiration  furieuse,  il  crée  le  ciel,  la  terre,  l'enfer; 
il  fait  poser  devant  lui  toutes  les  générations;  il  tire  des  tombeaux 
les  représentansde  tous  les  âges  ;  il  matérialise,  sur  sa  fresque  pro- 
digieuse ,  les  mystères  de  l'Apocalypse,  les  visions  de  l'apùire ,  les 
joies  du  ciel,  les  épouvantemens  de  Josaphat;  c'est  bien  le  jour  des 
'ours,  le  jour  de  colère  que  David  et  la  Sibylle  ont  prédit  ;  c'est  le 
tableau  d'un  monde  en  dissolution  ;  il  est  tout  retentissant  d'éclats 
de  trompette,  de  mugissemens  de  damnés,  de  chûtes  de  montagnes; 
c'est  le  jugement.  Quand  le  dernier  coup  de  pinceau  eut  été  donné 
à  l'œuvre  incomparable ,  Rome ,  la  ville  artiste ,  tressaillit  comme 
aux  jours  merveilleux  des  Antonins  ;  la  foule  se  précipita  sur  le 
Pont  des  Anges ,  le  gonfanon  papal  fut  arboré  au  Môle  d'Adrien, 
la  cloche  de  Saint-Pierre  tonna  sur  la  basilique  ;  Michel-Ange  fut 
porté  en  triomphe,  comme  un  consul  victorieux,  sur  ce  même  Tibre, 
sur  ce  même  sol  qui  avaient  vu  passer  Paul-Emile  et  Trajan.  Le 
cri  populaire  le  poussait  au  Capiiole,  là  où  finissaient  les  ovations;, 
mais  le  Capitole  n'avait  conservé  que  son  nom;  il  y  manquait  ces 
riches  monumens  qui  servaient  d'hôtellerie  aux  triomphateurs;  il 
fallait  rebâtir  le  Capitole  pour  Michel-Ange  ;  le  pape  lui  mit  à  la 
main  la  truelle  et  le  marteau,  ce  fut  Michel- Ange  qui  rebâtit  le 
Capitole  pour  lui.  Alors  les  points  culminans  de  Rome  chantèrent 
la  gloire  du  grand  artiste  sur  un  lumineux  triangle  ;  à  gauche 
Sainte-Marie-des-Anges;  à  droite  le  dôme  de  Saint-Pierre;  au  bout 
de  la  ville,  le  mont  Capitolin;  il  avait  signé  de  son  nom  ces  trois 
monumens;  sa  mission  était  remplie;  nul  homme  n'avait  plus  fait 
que  lui  ;  le  ciel  lui  avait  prodigué  les  jours ,  et  l'artiste  reconnais- 
sant n'en  perdit  pas  un  seul ,  dans  sa  vie  presque  centenaire  ;  il 
n'avait  subi  aucune  des  infirmités  de  notre  nature  ;  sa  constitution 


REVUE   DE   PARIS.  SI"! 

fut  si  puissante  qu'on  aurait  dit  qu'il  s'était  sculpté  lui-même ,  et 
que  sa  chair  était  la  chair  de  ses  statues:  sa  première  maladie  fui 
sa  mort. 

C'est  en  songeant  à  cette  vie  étonnante,  si  pleine  d' œuvres  et  de 
jours,  qu'on  traverse  les  Apennins  de  Florence  à  Rome;  le  pied 
de  Michel-Ange  y  est  imprimé  sur  toutes  les  roches,  l'artiste  s'y 
est  inspiré  de  toutes  les  imposâmes  scènes  que  Dieu  y  étale,  comme 
dans  une  galerie  digne  de  lui.  Cette  route  est  le  grand  chemin  de 
Michel-Ange;  elle  garde  écrite  en  caractères  éternels  la  pensée 
orageuse  de  l'artiste;  elle  est  le  symbole  matériel  de  ces  existences 
d'éhte  auxquelles  il  fut  donné  de  connaître  toutes  les  joies  et  toutes 
les  plaies,  de  cueillir  des  fleurs  sur  la  cendre  et  la  lave,  d'avoir  des 
nuits  de  tempêtes ,  après  des  jours  pleins  de  sérénité.  A  l'extré- 
mité de  cette  voie  apennine  si  tourmentée  de  contrastes  et  d'après 
accidens,  on  trouve  une  plaine  calme,  majestueuse;  on  trouve 
Rome;  Rome,  pour  l'artiste,  c'est  le  but  du  voyage  de  la  vie,  c'est 
le  paradis,  le  repos,  l'immortalité. 

Elle  est  féconde ,  joyeuse  et  dorée  comme  un  rêve  de  jeunesse, 
cette  campagne  qui  vous  conseille  le  voyage  des  Apennins;  il  y  a 
des  fleurs  agrestes  qui  bordent  la  route,  de  beaux  arbres  qui  s'ar- 
rondissent sur  le  pèlerin  endormi ,  des  torrens  de  vignes  qui  cou- 
lent de  collines  en  collines  jusques  à  l'horizon ,  de  jolis  villages  qui 
adossent  leurs  maisons  coloriées  sur  le  vert  éclatant  des  pins ,  des 
couvons  solitaires ,  réfugiés  dans  les  bois ,  des  métairies  avec  des 
peupliers  qui  tremblent  sur  les  fontaines  :  ce  grand  paysage  vous 
suit  complaisamment  et  vous  fait  fête  comme  si  vous  étiez  cent 
mille  à  le  contempler;  on  s'étonne  de  se  trouver  seul,  admis  à  tant 
de  magnificence.  Quelle  joie  de  suivre  à  pied ,  le  bâton  à  la  main , 
cette  ravissante  décoration  qui  se  perpétue  à  l'infini ,  qui  vous 
sourit  avec  tant  de  grâce,  et  semble  vous  promettre  de  vous  ac- 
compagner toujours!  Le  soir  on  arrive  à  Sienne,  la  Florence  des 
Apennins ,  ville  charmante  oublii'C  dans  un  désert;  là,  on  retrouve 
l'élégance  delà  cité  toscane,  l'architecture  de  Diamant,  les  rues 
pavées  de  dalles ,  les  palais  forteresses ,  les  écussons  do  Strozzi  ; 
une  population  calme  et  heureuse  qui  parle  en  musique,  et  fait 
éclater  dans  les  rues  le  murmure  argentin  de  f  italien  siennois. 

TOME  X.V.     AOUT.  22 


318  REVUE   DE   PARIS. 

Tout  en  marchant  sur  le  pavé,  qui  conduit  à  Rome,  ou  respire  un 
parfum  d'é{»lise,  on  entend  le  son  d'une  cloche  qui  vous  attire  à 
droite;  c'est  la  cathédrale;  elle  vous  sert  d'hôtellerie;  elle  se  révèle 
à  vous  dans  toute  sa  splendeur.  La  catliédrale  de  Sienne  appartient 
encore  à  ce  bienheureux  siècle  où  l'art  ne  travaillait  que  pour  là 
foi,  où  l'architecte,  le  peintre,  le  sculpteur,  rendaient  à  Dieu  en 
chefs-d'œuvre  tout  ce  qu'ils  en  avaient  reçu  en  talent.  L'Italie  est 
semée  de  ces  belles  églises  de  marbre;  elles  sont  ouvertes  à  tout 
arrivant;  le  voyageur  échauffé  par  la  roule,  blanc  de  poussière, 
humide  de  sueur,  trouve  un  délicieux  abri  dans  leurs  nefs  toujours 
fraîches.  C'est  une  halte  précieuse  :  on  secoue  la  poussière  de  ses 
pieds  sur  le  parvis  ,  on  rafraîchit  son  front  avec  l'eau  du  bénitier, 
on  s'agenouille  devant  Dieu  ou  devant  Raphaël ,  en  chrétien,  ou  en 
artiste;  puis  on  se  relève,  et  on  descend  encore  sur  la  voie  romaine, 
aujourd'hui  silencieuse  et  triste,  autrefois  animée  par  celte  cara- 
vane de  peintres,  de  sculpteurs,  d'architectes  qui  ont  bâti  partout 
ces  merveilleuses  églises,  et  les  ont  remplies  d'images  saintes  et 
de  tableaux.  Un  jour,  sous  cette  porte  de  Sienne,  deux  cavaliers 
se  renconirèrent;  l'un  sortait  de  l'hùtcllerie  de  Poggi-Bonzi,  l'autre 
allaita  Florence.  L'un  grand,  athlétique,  avec  de  grands  yeux 
noirs,  un  teint  bazané,  des  cheveux  bruns  et  crépus;  l'autre  un 
enfant,  avec  un  visage  rose  et  virginal,  comme  une  jeune  fille  sous 
un  costume  qui  n'est  pas  le  sien.  Ils  se  serrèrent  la  main  cordiale- 
ment, du  moins  en  apparence;  «  Je  vais  à  Florence,  tailler  du 
marbre,  »  dit  l'un  des  cavaliers.  —  Je  vais  travailler  à  la  sacristie 
de  Sienne,  dit  l'autre  :  c'étaient  3Iichel-Ange  et  Raphaël.  Le  pâtre 
siennois  qui  vit  celte  rencontre  fut  bien  heureux!  Sous  celte  même 
porte,  on  ne  trouve  plus  qu'un  douanier  qui  vous  demande  votre 
passe-port.  La  sacristie  où  travaillait  Raphaël  fait  oublier  l'église; 
on  ne  regarde  qu'avec  distraction  ces  nefs  magnifiques  écartelées 
de  marbre  blanc  et  noir,  cette  chaire  élevée  sur  des  animaux  de 
l'Apocalypse,  sur  des  colonnes  de  jaspe  et  de  porphyre,  et  ce  pavé 
du  sanctuaire,  sans  égal  au  monde,  et  cette  corniche  du  chœur 
composée  des  tètes  de  tous  les  papes  depuis  saint  Pierre  jusqu'à 
Alexandre  TU  ;  on  passe  rapidement  devant  tout  cela,  on  ne  songe 
qu'à  la  sacristie  voisine,  tout  illustrée  de  fresques  par  Raphaël; 


KEVUE   DE  PARIS.  319 

un  cicérone  en  soutane  vous  introduii  dans  la  sacristie  ;  là  on  est 
un  peu  désappointé  d'entendre  dire  que  Raphaël  n'a  peint  qu'une 
seule  de  ces  fresques  naïves  qui  servent  de  tapisserie  aux  quatre 
murailles  ;  c'est  lui  pourtant  qui  en  a  fait  tous  les  dessins  ;  Bernard 
Perugin  lésa  terminées:  elles  représentent  les  actions  historiques 
du  pape  Pie  II.  Au  milieu  de  la  sacristie,  le  clergé  siennois  a 
donné  une  hospitalité  généreuse  et  touchante  aux  trois  Grâces; 
elles  sont  décentes  parce  qu'elles  sont  nues;  en  Italie, de  quelque 
religion  qu'il  vienne,  l'art  est  toujours  saint  et  béni. 

Sienne  laisse  d'heureuses  cl  riantes  pensées  dans  la  mémoire  du 
voyageur;  on  aime  à  se  rappeler  son  élégante  et  gracieuse  physio- 
nomie, ses  édifices  modernes  de  briques  rouges  si  gaies  au  soleil; 
sa  place  Det  Campo ,  dont  le  pavé  concave  ressemble  à  une  im- 
mense cuve.  H  y  a  une  chose  encore  qui  m'a  frapfié  à  Sienne,  et 
dont  aucun  voyageur,  je  crois,  n'a  parlé:  Sienne  a  reçu  proba- 
blement en  héritage  la  Louve  romaine;  on  y  retrouve  partout  la 
fauve  nourrice  allaitant  les  Gémeaux  ;  c'est  le  blazon  de  la  ville  ; 
Rome,  en  adoptant  la  tiare  et  les  clefs,  a  cédé  à  Sienne  ses  anti- 
ques armoiries,  afin  qu'il  ne  fût  pas  dit  qu'on  les  eût  effacées  du 
sol  latin.  L'écusson  de  Romulus ,  incrusté  à  l'angle  des  carrefours, 
vous  sert  comme  d'indicateur,  pour  vous  désigner  la  double 
ornière  qui  mène  aux  sept  collines.  On  sort  dans  la  campagne, 
avec  un  cœur  bien  joyeux ,  car  il  semble  que  Rome  est  à  l'autre 
bout  du  chemin.  Cette  illusion  dure  peu  ;  insensiblement  le  paysage 
s'assombrit,  les  arbres  s'éclaircissent,  les  collines  se  nivèlenl  à  la 
plaine;  on  sent  que  la  Toscane  vous  échappe,  que  la  vie  s'éteint, 
qu'un  nouveau  domaine  commence.  C'est  comme  le  premier  nuage 
du  désenchantement  après  l'ivresse  du  jeune  âge.  La  campagne  se 
déroule  vide  et  monotone;  par  intervalles,  des  rochers  calcaires 
se  hérissent  du  milieu  des  blés,  comme  les  premiers  chaînons  d'une 
montagne  volcanique  que  l'on  croit  distinguer  parmi  les  brumes 
de  l'horizon.  11  y  a  bien  encore,  çà  et  là,  (jnelques  villas  aux  croi- 
sées vertes  qui  s'épanouissent  dans  une  oasis  et  semblent  protester 
contre  la  tristesse  de  la  plaine,  mais  elles  passent  et  ne  reparaissent 
plus;  la  Verdun;  maigrit,  le  sol  se  pétrifie,  le  grand  chemin  se 
couvre  d'une  poussière  noire  ;  un  vent  triste  siffle  dans  les  roseaux 


320  REVUE   DE   PARIS. 

des  marcmnes,  et  vous  apporte  une  lérjère  odeur  de  soufre,  ou 
des  miasmes  Tnvreux.  Les  petits  hameaux  qu'on  trouve  sur  !a 
route  ont  un  aspect  désolé  ;  leurs  rares  habiiansont  des  mines  sou- 
freteuses  et  sauvages  ;  ils  font  peur  ou  pitié;  quelquefois  on  distin- 
gue assis  sur  un  quartier  de  roche,  parmi  les  bruyères,  un  pau- 
vre pâtre,  couvert  d'un  manteau  rouge,  et  surveillant  quelques 
moutons  plus  maigres  que  lui  ;  ce  sont  les  seules  figures  qui  ani- 
ment ces  mélancoliques  paysages.  On  arrive  à  quelques  maisons 
silencieusement  habitées,  qu'on  appelle  d'un  nom  empreint  de 
misère,  Torrinieri;  puis  à  Polderina ,  autre  association  de  cabanes. 
Là,  commence  une  route  qui  fait  regretter  tout  ce  qu'on  vient  de 
voir;  elle  se  resserre  entre  de  hautes  montagnes  qui  ont  des  formes 
sinistres;  la  voie  romaine  devient  un  si  ntier  de  chèvres  ou  de  ban- 
dits. Où  conduit  ce  chemin?  demande-t-ou  au  pâtre;  sa  voix  sépul- 
chrale  répond  «  à  Riccorsi,  >  et  une  main  de  squelette  sort  des  plis 
du  manteau  et  s'allonge  pour  recevoir  le  salaire  de  l'indication. 
Allons  à  Riccorsi  ! 

Ce  nom  me  rappelle  un  de  mes  malheureux  jours ,  et  n'écri- 
rais-je  ces  lignes  que  pour  donner  aux  voyageurs  un  charitable 
avertissement,  je  croirais  avoir  assez  fait  pour  mes  compatriotes 
qui  passeront  après  moi  dans  ce  val  de  désolation.  J'étais  parti  à 
pied  de  Polderina,  à  pied  et  à  jeun.  Ce  Riccorsi  était  pour  moi  la 
terre  promise,  où  je  ne  m'attendais  pas  à  trouver  du  miel,  mais  je 
comptais  au  moins  sur  du  lait.  Au  fond  de  la  plus  épouvantable 
vallée  des  Apennins,  j'aperçus  une  chaumière  que  je  pris  pour  une 
maison  avancée  de  Riccorsi  ;  je  descendis  en  courant  le  sentier  rude 
qui  dissimulait  le  précipice,  et  je  tombai  devant  la  chaumière;  la 
chaumière  était  Riccorsi.  Une  petite  enseigne  collée  sur  la  porte 
me  l'annonçait  :  Osieria  di  Riccorsi,  qui  si  (à  la  carretta.  J'entrai 
dans  une  pièce  obscure,  et  puante  à  soulever  le  cœur;  c'était 
le  salon,  la  chambre  à  coucher,  la  cuisine  et  l'abattoir;  deux  jeunes 
filles  sortirent  d'un  nuage  de  fumée  ;  elles  étaient  belles ,  ces  jeu- 
nes filles;  que  font-elles  donc  dans  cet  horrible  pays?  Je  les  priai 
de  me  servir  à  déjeuner,  j'étais  mort  de  faim;  elles  exécutèrent 
une  pantomime  dolente,  et  me  chantèrent  en  duo  un  nienie  homi- 
cide. Je  me  mis  à  leurs  genoux,  je  leur  récitai  deux  sonnets  de 


REVUE   DE   PARIS.  321 

Pétrarque ,  je  les  conjurai  de  chercher  dans  leur  hôtel  du  pain  et 
des  œufs;  au  moins  des  œufs,  il  y  en  a  dans  tout  l'univers;  elles 
me  répondirent  encore  :  Nous  n'avons  rien.  Quelle  osieria! 

Un  éclair  de  compassion  passa  sur  leurs  figures  roses  et  fraîches, 
— Êtes  vous  seul?  me  dit  l'aînée. — Non,  je  suis  avec  deux  amis  qui 
me  suivent,  et  qui  vont  arriver.  Au  nom  de  Notre-Dame  de  Riccorsi, 
préparez-nous  une  ombre  de  déjeûner;  mettez  au  moins  une  nappe 
sur  une  table,  si  vous  avez  une  nappe  et  une  table;  nous  nous 
reposerons,  vous  aurez  alors  peut-être  quelque  idée;  voyez,  tenez 
conseil;  nous  allons  à  Rome,  nous  vous  en  rapporterons  un  cha- 
pelet béni  le  samedi  saint  ;  nous  vous  paierons  vos  œufs,  comme 
des  voyageurs  anglais. 

—  Eh  bien  !  me  dirent-elles  attendries ,  nous  vous  ferons  une 
soupe  aux  pigeons  !  —  Une  soupe  aux  pigeons!  cela  fait  frémir  d'y 
songer. —  Mais,  leur  dis-je,  puisque  vous  avez  des  pigeons ,  faites- 
les  rôtir.  —  Nous  n'en  avons  qu'un ,  et  nous  le  gardions  pour  en 
faire  un  agneau  pascal,  dimanche  prochain. —  Enfin  nous  man- 
gerons ce  pigeon  ;  mais  où  est-il?  — Ah  !  qui  le  sait? 

Nous  nous  mîmes  en  quête  pour  découvrir  le  pigeon  ;  l'infor- 
tuné se  promenait  en  attendant  pàques ,  sur  les  petites  roches  cal- 
caires qui  enclavent  l'hôtellerie  de  Riccorsi;  il  se  laissa  prendre 
avec  une  résignation  touchante,  et  une  demi-heure  après  on  nous 
le  servit  noyé  dans  un  brodo  clair  comme  l'eau.  Nous  sortîmes  de 
ce  faméhque  vallon ,  où  depuis  Enée  tous  les  voyageurs  sont  con- 
traints à  dévorer  leurs  tables,  et  nous  reprîmes  notre  route,  avec 
une  défaillance  de  cœur  qu'aggravait  encore  la  brise  ironiquement 
apéritive  des  Apennins.  Du  sommet  delà  montagne,  je  jetai  un 
dernier  coup-d'œil  sur  Riccorsi;  j'aperçus  sur  le  seuil  les  deux 
jeunes  filles  dans  une  pose  mélancolique.  Ces  deux  malheureuses 
ont  souvent  rappelé  au  voyageur  indifférent  ce  proverbe  latin  qui 
a  été  inventé  dans  leur  pays  :  Sine  Cercre  el  Bacclio  Venus  frigcl. 
Le  paysage  qui  les  entoure  ne  peut  avoir  sa  copie  ou  son  modèle 
que  dans  ces  royaumes  du  vide  où  la  Sibylle  conduit  les  héros  ;  on 
y  voit  des  gouffres  béans  de  cataractes  épuisées ,  où  l'eau  est  re- 
présentée par  des  touffes  de  lichen ,  blanchâtre  comme  la  barbe 
d'un  vieillard;  on  y  voit  des  lits  de  torrens  desséchés  qui  roulent 


32^  REVUE  DE  PARIS. 

des  roseaux  cl  du  gravier ,  avec  des  bruits  remplis  de  plaintes  ;  au 
nord,  une  épouvantable  vallée  s'enfonce  et  se  perd  dans  de  loin- 
tains et  mystérieux  abîmes;  en  hiver,  cette  vallée  est  un  fleuve, 
qui  emporte ,  Dieu  sait  où ,  des  quartiers  de  roche ,  des  troncs  d'ar- 
bres, des  ioréls  de  roseaux,  des  ponts  de  bois;  l'hôtellerie  de  Ric- 
corsi  assiste  à  ces  bouleversemens,  à  ces  tempêtes,  à  ces  inonda- 
tions, en  attendant  l'été  qui  arrive  tard,  et  les  voyageurs  qui  n'ar- 
rivent jamais.  Pauvre  Riccorsi  !  pauvres  filles! 

Enfin ,  voici  un  village  à  peindre ,  vu  de  loin ,  car  de  près  il  est 
bien  noir  et  indigent  :  c'est  San-Quirico  ;  il  s'est  retiré  sur  une 
montagne,  afin  de  respirer  un  air  pur,  précaution  excellente  pour 
des  habitans  qui  vivent  de  l'air;  j'aime  San-Quirico,  étreint  dans 
sa  belle  ceinture  d'oliviers,  et  que  domine  une  haute  tour  carrée. 
La  tristesse  retombe  après  sur  la  grande  route;  la  campagne  se 
dépouille  encore;  tout  annonce  la  montagne  volcanique,  le  village 
noir  et  ferrugineux  de  Radicoffani. 

Radicoffani  pleure  dans  les  nuages;  c'est  un  Etna  quia  éteint 
ses  fournaises  parce  qu'il  n'avait  plus  de  villes  à  ensevelir,  plus  de 
campagnes  à  brûler.  Le  mystère  de  ses  antiques  éruptions  n'est  pas 
expliqué  par  les  géologues;  en  général,  la  science  n'explique  que 
ce  qui  est  déjà  compris  ;  ici ,  elle  vous  dit  :  Radicoffani  était  autre- 
fois un  volcan. —  Mais  quel  volcan!  Il  avait  pour  domaine  toutes 
les  montagnes  amoncelées  qui  courent  d'horizon  en  horizon  jus- 
qu'à Rolsena.  C'était  une  traînée  incendiaire  dont  les  laves ,  se 
■divisant,  allaient  s'éteindre  dans  la  Méditerranée  et  l'Adriati- 
que. Alors  n'étaient  venus  ni  Evandre,  ni  Romulus,  ni  Por- 
senna;  l'Italie  était  en  fusion;  la  Péninsule  était  une  langue  de  feu 
qui  croisait  ses  flammes  avec  la  Sicile,  par-dessus  Char^bde  et 
Scylla.  Un  jour  tout  cela  fut  glacé  par  un  souffle  d'en  haut;  tout 
cet  embrasement  s'éteignit  comme  une  lampe  qui  n'a  plus  d'huile. 
Les  torrens  de  laves,  les  roches  bouleversées,  les  scories  arden- 
tes, les  montagnes  fondues  gardèrent  la  forme  qu'elles  avaient 
quand  le  souffle  glacial  vint  à  les  saisir;  c'est  là  le  merveilleux 
spectacle  que  Radicoffani  donne  au  voyageur.  En  se  précipitant 
de  ce  pic  sauvage  et  noir  comme  un  brasier  éteint ,  on  tombe  sur 
uu  domaine  sans  nom  et  sans  maître;  c'est  une  terre  neutre  dont 


BEVUE  RE  PABIS.  32S 

personne  n*a  voulu  ,  ni  le  grand-duc  qui  possède  peu ,  ni  Je  pape 
qui  prend  tout.  On  ne  trouverait,  je  crois,  que  dans  la  lune  un  sol 
pareil  à  celui  qui  s'abaisse  sous  Radicoffani;  jusqu'à  la  dernière  por- 
tée du  regard,  le  terrain  est  bouleversé  de  laves  et  de  scories ,  coninie 
s'il  venait  de  s'éteindre;  on  dirait  qu'une  immense  convulsion  souter- 
raine a  lancé  les  montagnes  en  l'air,  et  qu'elles  sont  retombées  en 
lambeaux.  A  cet  aspect,  le  cœur  se  crispe  d'ennui;  il  semble  que 
ce  deuil  est  commun  à  toute  la  nature,  que  tout  ce  qu'on  a  vu  jus- 
qu'à ce  moment,  de  frais  et  doux  paysages,  n'est  qu'un  rêve  de  la 
dernière  nuit ,  et  qu'une  erreur  de  voyage  vous  a  fait  tomber  sur 
une  terre  inconnue ,  inhabitée ,  où  vos  pieds  vont  réveiller  les  vol- 
cans. On  ne  peut  se  figurer  que  la  verdure  puisse  renaître  au  bout 
de  cet  horizon  incendié,  de  ces  montagnes  fondues,  de  celte  plaine 
debronze  qui  ne  permet  pas  qu'un  seul  brin  d'herbe  rassure  le  pè- 
lerin. Pour  moi  qui  me  laisse  aller  à  l'impression  des  objets  exté- 
rieurs, je  fus  accablé  de  ce  spectacle,  comme  d'un  malheur;  sur 
la  route  de  cette  Rome,  le  paradis  de  l'artiste ,  je  regrettai  le  sen- 
tier de  ronces  et  d'épines  annoncé  par  l'Evangile,  car  les  ronces  et 
les  épines  ont  au  moins  quelque  vie ,  et  ressemblent  de  loin  à  des 
fleurs  de  champs.  De  tous  les  sommets  volcaniques ,  je  cherchai 
rapidement  dans  le  nouvel  horizon  un  fantôme  d'arbre,  un  sillon 
cultivé,  une  pierre  bâtie  par  l'homme;  toujours  rien,  toujours  le 
néant,  la  mort,  toujours  des  landes  métalliques,  des  plaines  labou- 
rées par  la  lave,  des  pyramides  de  charbons  éteints,  des  puits  de 
cratères,  des  cônes  de  granit  polis  par  les  flammes.  Enfin,  vers  le 
soir,  la  lisière  de  celte  campagne  de  l'enfer  se  fondit  dans  des  maré- 
cages; j'aperçus  un  pâtre  el  quelques  brebis  qui  assurément  ne  brou- 
taient pas  des  laves;  la  joie  me  revint;  un  vague  rayon  de  soleil  glissa 
sur  des  massifs  de  roseaux,  et  les  mit  en  relief  sur  une  rivière  lui- 
sante comme  un  miroir.  Je  reconnus  les  eaux  torrentielles  de  la 
Paglia;  j'allais  enlixT  sur  les  terres  de  Rome;  ce  petit  hameau  à 
gauche  était  Ponte-Centino;  à  droite,  s'adossait  au  flanc  d'une 
montagne  lancienne  capitale  des  Volsques,  la  cité  de  Porsenna. 
En  ce  moment,  un  aigle  planait  sur  Ponte-Centino;  je  saluai  l'au- 
gure, et  j'oubliai  les  horreurs  de  Radicoffani. 
Ici  les  détails  prosaïques  de  la  douane ,  de  cette  terrible  douane 


324  REVUE  DE  PARIS. 

qui  fait  l'autopsie  du  voyageur,  qui  se  plonge  dans  ses  malles ,  qui 
se  rue  sur  les  livres,  les  album,  les  manuscrits,  pour  y  découvrir 
Voltaire,  Rousseau ,  Volney ,  ces  formidables  ennemis  du  Vatican. 
J'avançai  en  tremblant  vers  cette  douane  spoliatrice;  le  bureau 
était  fermé;  le  bureau  d'ailleurs  est  toujours  fermé;  les  douaniers 
se  promènent  sur  le  plateau  de  Ponte-Genlino ,  en  chantant  des 
airs  de  Rossini,  et  ils  tiennent  constamment  leurs  yeux  fixés  sur  la 
route  volcanique  de  Radicoffani;  dès  qu'ils  aperçoivent  des  voya- 
geurs, ils  ferment  le  bureau;  alors  ils  sont  fondés  à  exiger  un  droit 
qui  est  intitulé  fuori  ora,  hors  l'heure  ;  ce  droit  est  laissé  à  la  bonne 
grâce  du  voyageur ,  lequel  ne  demande  pas  mieux  que  d'obtenir 
son  visa ,  après  la  fermeture  du  bureau ,  fuori  ara ,  moyennant 
une  sorte  d'amende  qui  n'excède  jamais  vingt-deux  sous.  Si  on 
demande  aux  douaniers  à  quelle  heure  se  ferme  le  bureau ,  ils  vous 
répondent  toujours  que  si  vous  étiez  arrivé  cinq  minutes  plus  tôt , 
vous  l'auriez  trouvé  ouvert.  On  introduit  avec  dignité  le  voyageur 
dans  une  salle  ornée  de  trois  bureaux.  Sur  le  pupitre  du  milieu, 
on  lit  mhmtro  primo,  à  gauche  ministro  II,  à  droite  ministro  III. 
La  salle  est  tapissée  de  sénatus-consultes,  scellés  de  la  tiare,  et  signés 
par  le  cardinal  Somaglia.  Les  trois  ministres  prennent  place  solen- 
nellement ,  et  lisent  les  passeports ,  ou  font  semblant  ;  pendant  cette 
cérémonie  le  voyageur  a  la  ressource  de  contempler  la  capitale  des 
Volsques  et  de  songer  à  Mutius-Scœvola.  Le  visa  donné,  on  pro- 
cède à  la  visite  d^s  malles  ;  voici  le  terrible  ! 

J'ouvris  mon  porte-manteau ,  sur  l'invitation  gracieuse  du  pre- 
mier ministre.  Je  n'avais  que  deux  livres,  mon  Virgile  et  mon 
Horace  du  collège  ;  ils  étaient  en  fort  mauvais  état ,  ils  avaient 
un  air  suspect.  Deux  livres  noirs  comme  ceux  d'un  carbonaro. 
L'interrogatoire  commença;  le  ministre  me  dit  :  Quel  est  ce  livre? 
C'est  l'ouvrage  de  l'un  de  vos  compatriotes,  lui  répondis-je,  d'un 
nommé  Virgile  Maro  qui  vivait  à  Rome  sous  un  empereur ,  avant 
qu'il  y  eût  des  souverains  pontifes. — Que  trouve-t-on  dans  ce 
livre?  — Pas  grand'chose;  votre  compatriote  y  donne  des  conseils 
aux  laboureurs  pour  marier  la  vigne  à  l'ormeau,  et  ensuite  il  a  fait 
une  grande  quantité  de  sonnets  sur  un  certain  Énée ,  surnommé  le 
Dévot,  qui  a  fondé  la  ville  de  Rome,  où  Dieu  vous  a  fait  la  grâce 


REVUE   DE   PARIS.  325 

de  vous  donner  le  jour.  —  Est-ce  écrit  en  italien?  —  Oui ,  en  ita- 
lien latin.  —  Et  cet  autre  livre?  —  C'est  un  ami  de  Virgile  qui  l'a 
écrit;  il  se  nommait  Horace;  il  a  fait  des  chansonnettes  sur  le  vin 
de  Falerne  ,  et  sur  une  petite  villa  qu'il  possédait  à  Tivoli.  —  C'est 
bien;  vous  n'avez  rien  autre  à  déclarer? — Non,  excellence.— 
Vous  pouvez  sortir. 

Alors  une  escouade  de  soldats  pontificaux ,  le  caporal  en  tête , 
vint  se  recommander  à  notre  générosité  ;  ils  n'étaient  pas  fort  exi- 
.geans  ;  nous  leur  distribuâmes  des  baïoques ,  et  nous  donnâmes 
un  modeste  pour-boîre  aux  trois  ministres  qui  se  confondirent  en 
salutations.  La  formidable  visite  se  termine  ainsi.  L'auberge  est 
vis-à-vis;  elle  n'a  rien  de  repoussant;  elle  est  propre  et  blanche, 
elle  a  même  une  cuisine,  mais  on  y  soupe  fort  mal.  Heureusement 
le  cameriere  parle  un  français  correct ,  et  vous  raconte  ses  campa- 
gnes; il  a  servi  sous  l'Empereur;  il  aime  les  Français,  et  leur  donne 
secrètement  du  vin  de  Monlefiascone.  Les  chambres  de  cette  au- 
berge ont  des  portes ,  mais  elles  n'ont  ni  clés,  ni  serrures.  Janus, 
qui  a  inventé  les  clés  et  les  serrures,  n'a  pas  visité  cette  partie  du 
Latiuni.  Pourtant  on  ne  peut  concevoir  aucune  crainte  dramati- 
que; la  garde  pontificale  veille  devant  l'auberge,  et  chante  des 
chœurs  du  Barbiere  avec  un  ensemble  parfait.  Après  quelques 
heures  de  douteux  sommeil  sur  un  lit  plat,  on  se  met  en  route 
pour  Aquapendente. 

Qui  n'a  pas  vu  Aquapendente  ne  connaît  la  misère  que  de  répu- 
tation. 

Aquapendente  est  un  village  en  putréfaction  liquide,  sur  une 
crête  des  Apennins.  C'est  la  capitale  du  monde  misérable  :  une 
lèpre  mousseuse  couvre  toutes  ses  masures  ;  des  haillons  suintans 
pendent  à  toutes  les  lucarnes;  des  ombres  transparentes  d'hommes 
presque  humains  se  traînent  sur  le  sol  gluant  des  ruelles;  une  at- 
mosphère grasse ,  un  parfum  d'hospice ,  une  haleine  de  poitrine 
fiévreuse,  une  odeur  de  grabat,  tous  les  miasmes  cnd(  miques  de 
la  faim  et  do  l'indig^mce ,  environnent  le  voyageur  dans  ce  pays 
agonisant.  On  s'y  console  avec  un  des  plus  magnifiques  paysages 
que  la  nature  ait  exposés  dans  son  musée  des  Apennins.  L'œil 
|)lane  sur  un  horizon  circulaire  d'abîmes ,  de  montagues  boulever- 


ââê  REVDÉ  Ï>Ê  PARIS. 

sees ,  de  forêts  suspendues  aux  nuages ,  de  cascades  lumineuses , 
de  ponts  agrestes  jetés  sur  les  torrens.  Mais  tout  cela  ne  donne  pas 
une  once  de  pain  à  l'affamé  village. 

Aquapcndente  est  fortifié  de  faibles  murailles;  c'est  une  précau- 
tion très  inutile  contre  un  siège;  personne  au  monde  ne  songe  à 
s'appauvrir  dune  pareille  conquête.  X  la  porte,  un  fantôme  doua- 
DÎer  vous  demande  votre  passeport ,  selon  l'usage  ;  ce  n'est  pas 
qu'il  se  soucie  de  votre  passeport;  tout  Aquapcndente  se  cotiserait 
pour  en  déchiffrer  une  phrase  qu'il  ne  saurait  y  parvenir;  mais 
c'est  au  droit  fiscal  qu'on  en  veut,  et  il  faut  leur  rendre  justice, 
cet  impôt  continuel  est  tracassier,  mais  n'est  pas  onéreux.  L'octroi 
donne  souvent  au  voyageur  la  faculté  de  le  voter  lui-même  à  sa 
discrétion.  Le  fisc  d' Aquapcndente  nous  demanda  deux  pauls  pour 
mes  deux  amis  et  moi  ;  nous  donnâmes  à  l'employé  une  pièce  de 
cinq  pauls ,  en  le  priant  de  vouloir  bien  nous  en  rendre  trois.  Là 
était  la  difficulté. 

La  caisse  du  fisc  était  à  sec  ;  nous  étions  les  seuls  voyageurs  qui 
avaient  pris  la  route  de  Viterbe.  Toutes  les  caravanes  anglaises  qui 
se  rendent  à  Rome ,  vers  les  fêtes  de  Pâques ,  s'étaient  jetées  sur 
la  roule  de  Perugia.  Un  accident  tragique  tout  récent  avait  déter- 
miné ce  choix  ;  une  famille  anglaise  venait  d'être  arrêtée  par  trois 
brigands  vers  Ronciglione.  C'était  une  fatalité  pour  les  aubergistes, 
les  douaniers  et  les  mendians  de  la  route  de  Viterbe.  Le  préposé 
d' Aquapcndente  prit  notre  pièce  de  cinq  pauls  et  nous  pria  de  le 
suivre  chez  le  receveur-général.  Ce  fonctionnaire  s'habillait;  il 
avait  des  culottes  de  satin  à  boucles  et  des  bas  de  soie ,  tout  cela  de 
la  plus  haute  antiquité  ;  il  portait  une  perruque  poudrée  et  !a 
queue;  sa  figure  était  joviale  et  fiévreuse  :  après  nous  avoir  pou- 
drés de  salutations,  le  receveur-général  nous  dit  qu'il  n'avait  pas  de 
monnaie  à  nous  rendre,  mais  qu'il  allait  nous  en  trouver  dans  le 
voisinage.  Nous  le  suivîmes  dans  les  quartiers  opulens  d' Aqua- 
pcndente, nous  heurtâmes  à  toutes  les  maisons  qui  avaient  des 
portes  ;  le  receveur-général ,  à  notre  tête ,  élevait  le  phénomène 
monnayé  et  conjuguait  à  grands  cris  le  verbe  baraiare  dans  tous 
ses  temps  ;  les  contribuables  reculaient  de  stupéfaction  devant  la 
monstrueuse  pièce  d'argent  et  secouaient  la  tête  avec  des  signes 


REVUE  DE   PARIS.  32T 

rapides  de  refus.  Il  fallut  que  douze  notables  concourussent  à  cette 
affaire  de  bourse,  et  la  pièce  de  cinq  pauls  fut  changée  par  ac- 
tions. 

Nous  demandâmes  une  hôtellerie  ;  c'était  un  mot  inconnu  :  en 
courant  la  ville ,  nous  aperçûmes  une  espèce  de  porte  à  vitres  gras- 
ses, surmontée  d'une  enseigne  avec  ces  mots  :  Caffe  di  buongusto. 
Nous  entrâmes  au  café  du  bon  goûi.  Notre  voiturier  nous  affirma 
qu'on  y  était  fort  bien.  La  salle  avait  cinq  pieds  carrés;  quatre 
guéridons  larges  comme  la  main  ornaient  les  angles.  Deux  fashio- 
nables,  en  haillons  fraîchement  restaurés,  buvaient  une  liqueur 
inconnue  ,  debout  devant  un  guéridon;  car  on  avait  banni  le  luxe 
des  tabourets  et  des  banquettes.  La  jeunesse  d'Aquapendente  se 
pressait  extérieurement  contre  le  vitrage,  et  conteniplait  avec  des 
yeux  d'envie  les  deux  compatriotes  heureux  qui  dépensaient  lar- 
gement leur  baioque  dans  l'opulente  vie  de  café.  Le  maître  avait 
revêtu  l'habit  donn'nical  ;  c'était  un  vêtement  de  toutes  pièces  ;  sa 
cravate  s'éparpillait  en  charpie  sur  son  gilet  onctueux;  son  pan- 
talon révélait  des  formes  de  squelette  ,  mais  ses  yeux  noirs  ,  son 
nez  italien ,  sa  large  bouche ,  ses  joues  tiraillées  par  le  jeu  des  mus- 
cles, représentaient  plus  de  gaîté  intérieure  qu'il  n'en  rayonne 
sous  le  chapeau  d'un  cardinal.  «  Qu'avez-vous  à  nous  donner  à 
déjeûner?  »  lui  dis -je.  Avec  un  long  et  délicieux  sourire,  il  me 
laissa  couler  de  ses  lèvres  un  nientc  désespérant.  «  Comment?  vous 
n'avez  rien  dans  ce  café,  le  premier  et  le  dernier  café  d'Aqua- 
pendente! Vous  n'avez  pas  même  du  café  !  —  Du  café,  répondit- 
il,  oui ,  mais  je  n'ai  pas  de  sucre;  ma  provision  est  finie,  j'en  at- 
tends de  Viterbe.  —  Avez-vous  du  chocolat?  —  Oui,  monsieur, 
mais  cru.  —  Eh  bien!  faites-le  cuire.  —  Tout  de  suite;  si  vos 
excellences  veulent  attendre  un  petit  moment  (momentino). 

Le  maître  souleva  un  pesant  rideau  qui  cachait  une  porte,  et 
appela  toute  sa  famille  à  son  secours;  il  s'agissait  de  faire  trois 
tasses  de  chocolat;  son  laboratoire  était  glacé;  ses  fourneaux  parais- 
saient viergcîs  de  feu.  Il  fallait  d'abord  créer  du  feu  ;  je  crus  un  in- 
stant qu'on  allait  avoir  recours  à  l'expédient  des  sauvages,  qui 
roulent  du  bois  sec  et  en  font  jaillir  de  la  flamme  par  le  frottement; 
nous  avions,  par  bonheur,  un  briquet  de  voyage;  ù  celte  vue  le 


^28  REVUE  DE  PARIS. 

maître  tressaillit  de  joie  ;  en  un  clin  d'œil  la  flamme  étincela  sur 
Ja  cheminée.... 

Les  deux  fashionables  donnaient  des  si^jnes  expressifs  d'impa- 
tience. Notre  présence  les  gênait;  ils  jetaient  par  intervalles  un 
aegard  brûlant  et  sombre  sur  le  rideau  de  la  porte  ;  ce  rideau  s'a- 
(>ita ,  et  je  les  vis  se  roidir  de  fierté ,  de  joie,  d'espoir  satisfait  ;  ils 
caressèrent  rapidement  leurs  haillons,  leurs  cheveux,  leurs  favo- 
ris; une  femme  entrait  dans  la  salle;  c'était  la  maîtresse  du  café  du 
bon  gofit. 

Tous  les  visages  collés  aux  vitres  s'animèrent  de  plaisir;  un  mur- 
mure d'admiration  éclata  parmi  les  groupes  des  jeunes  gens.  La 
jeune  dame,  accourue  au  secours  de  son  mari  pour  l'œuvre  du  cho- 
colat, fit  plusieurs  révérences  à  la  société;  les  deux  fashionables 
5'inclinèrent  profondément,  et  un  léger  sourire  de  pudeur  enfan- 
tine courut  entre  leurs  épais  favoris  noirs.  La  Pénélope  d'Aqua- 
pendente  est  d'une  laideur  remarquable  ;  un  peigne  colossal  planait 
sur  sa  chevelure  extravagante;  avec  son  teint  pâle,  ses  mains  dé- 
charnées, sa  robe  d'une  blancheur  terreuse  et  froissée,  elle  res- 
-semblait  à  une  ame  en  peine  échappée,  en  suaire,  de  la  fosse.  Le 
maître  du  café  avait  le  maintien  d'un  époux  heureux  et  envié;  il 
affectait  de  prendre  avec  sa  femme  certaines  familiarités  qui  fai- 
saient frissonner  sous  ses  haillons  toute  la  jeunese  d'Aquapen- 
dente.  Les  deux  fashionnables  rongaient  leurs  poings,  et  détour- 
jiaient  les  yeux  pour  ne  pas  voir  tant  de  bonheur  conjugal,  cruel- 
Jement  étalé  en  public  pour  le  désespoir  d'une  ville  entière. 
Cependant  notre  chocolat  se  trouvait  compromis  au  milieu  de  ce 
tourbillon  d'intrigues,  nous  nous  en  plaignions  hautement;  mais 
ja  jeune  dame  s'excusait  de  ses  lenteurs  avec  une  mignardise  si 
voluptueuse ,  avec  tant  d'oscillations  de  tète,  de  cou,  de  bras,  qu'il 
fallait  céder  et  attendre.  Le  momenûno  dura  une  heure.  Les  trois 
tasses  de  chocolat  terminées  enfin ,  on  s'aperçut  qu'il  n'y  avait 
^)as  de  tasses  ;  la  dame  y  suppléa  ingénieusement  avec  des  verres. 
Le  chocolat  versé,  point  de  pain;  l'époux  allait  se  dévouer  et  courir 
au  boulanger,  lorsqu'une  idée  le  retint  ;  laisser  ainsi  sa  femme  seule 
au  milieu  de  ce  paroxisme  universel  d'Aquapendente  !  Quelle  im- 
i)rudence!  Envoyer  sa  femme  c'était  l'exposer  à  être  dévorée  sur 


REVUE  DE  PARIS.  320 

place  ;  pourtant,  il  nous  fallait  du  pain.  Au  mot  pane  cent  fois  ré- 
pété, le  rideau  de  la  porte  intérieure  se  leva,  et  nous  vîmes  poindre 
dans  l'obscurité  une  forme  blanche  de  petite  fille  de  dix  ans  ;  c'é- 
tait le  squelette  humain  dans  sa  moindre  dimension;  une  chemise 
en  lambeaux  découvrait  la  pauvre  enfant;  la  souffrance  de  la  faim 
desséchait  sa  figure,  éteignait  ses  yeux;  la  mère  fit  un  geste  de  fu- 
reur et  le  rideau  tomba  sur  l'apparition. 

Nous  avions  envoyé  notre  voiturier  à  la  découverte  du  pain  ;  c'é- 
tait fort  heureusement  un  dimanche,  jour  oii  l'on  mange  dans 
quelques  maisons  d'Aquapendente;  le  pain  arriva.  Chacun  de  nous 
s'empara  d'un  guéridon  et  se  mit  à  déjeûner.  A  ce  spectacle  le 
nombre  des  curieux  s'accrut  encore  ;  chaque  vitre  de  la  porte  était 
un  tableau  à  trois  visages  ;  leurs  yeux  éblouis  lançaient  des  regards 
de  flamme  au  luxe  de  nos  tables,  aux  collets  rouges  de  nos  man- 
teaux, aux  deux  fashionables  heureux  qui  se  posaient  fièrement 
comme  nos  convives,  et  surtout  à  la  femme  adorée,  plus  sédui- 
sante encore  dans  ce  jour  de  triomphe  et  de  bonheur.  Le  maître 
pleurait  de  joie;  il  joignait  dévotement  ses  mains  devant  l'image  de 
sa  madone,  comme  pour  la  remercier,  dans  une  courte  prière  men- 
tale, d'une  prospérité  inouie  dans  les  fastes  du  café  du  Bon  Goût; 
de  la  madone,  il  passait  à  sa  femme,  et  la  faisait  entrer  en  partici- 
pation de  ses  ferventes  actions  de  grâces;  puis,  doucement  tourmenté 
d'attendrissement  et  de  joie ,  il  prodiguait  des  regards  bienveillans 
à  la  foule  ébahie  delà  porte,  et  semblait  lui  demander  pardon  de 
son  bonheur  ;  il  tombait  ensuite  dans  une  douce  rêverie  ;  un  ma- 
gnifique avenir  se  révélait  à  lui ,  sans  doute;  il  prêtait  l'oreille  au 
retentissement  de  notre  déjeuner  sur  toutes  les  voies  romaines  ;  il 
voyait  son  café  envahi  par  les  voyageurs ,  son  enseigne  ornée  de 
deux  renommées ,  sa  femme  couverte  de  joyaux  comme  une  ma- 
done, sa  fille  mariée  à  un  commis  voyageur  de  Paris,  sa  maison 
visitée  par  un  cardinal  ;  toutes  les  allégresses  spiriluclles  et  tem- 
porelles entrant  dans  sa  boutique  à  la  suite  de  nos  itois  tasses  de 
chocolat. 

Nous  demandâmes  la  carte  à  payer.  Celait  le  moment  solennel; 
le  maître  prit  une  pose  grave,  se  recueillit  conîme  pour  un  calcul 


330  REVUE  DE  PARIS. 

important,  et  se  fortifiant  de  toute  son  audace,  ii  demanda  douze 
baïo(jues,  quatre  sous  environ  par  consommateur. 

La  dame  épouvantée  de  l'effronterie  de  son  époux  pâlit  et  baissa 
les  yeux;  les  deux  fashionables  se  récrièrent  sourdement  contre 
i'énormilé  des  prétentions  du  maître  :  leurs  si{;nes  télégraphiques, 
en  passant  à  travers  le  vitrage ,  apprirent  à  la  foule  que  le  mari 
jaloux  écorchait  les  voyagenrs;  une  sédition  faillit  éclater  en  noire 
faveur  parmi  la  jeunesse  d'Aquapendente;  le  maître  persista  cou- 
rageusement ,  et  répéta  douze  baïocjues.  Cette  fois  la  dame  ne  put 
supporter  la  secousse,  elle  s'assit  plus  pâle  que  de  coutume;  les 
deux  habitués  lancèrent  au  maître  un  regard  foudroyant,  et  se 
placèrent  derrière  nous,  comme  pour  nous  soutenir  dans  la  discus- 
sion inévitable  qui  allait  s'engager.  Nous  donnâmes  les  douze  baïo- 
ques,  et  autant  pour  le  garçon;  il  n'y  avait  pas  de  garçon,  tout  re- 
venait au  maître. 

Quel  triomphe  pour  le  maître  !  Son  œil  d'aigle  nous  avait  sondés 
et  compris;  sa  femme  s'était  relevée  rayonnante,  et  rendait  hom- 
mage à  la  sagacité  de  son  époux;  les  deux  fashionables,  vaincus  par 
cette  audace  heureuse,  s'étaient  retirés  à  l'écart;  la  foule  contem- 
plait de  loin  le  trésor  monnayé  que  le  maître  faisait  ruisseler  sur  le 
comptoir.  A  notre  sortie,  toutes  les  têtes  se  découvrirent,  toutes 
les  poitrines  s'inclinèrent,  toutes  les  mains  touchèrent  au  marche- 
pied de  notre  berline  stationnée  devant  le  café.  De  toutes  les  ave- 
nues, débordaient  sur  la  place  de  nouveaux  habitans  qui  venaient 
voir  les  voyageurs  aux  douze  baïoques;  les  mères  nous  montraient 
aux  petits  enfans  ;  pour  accomplir  la  fêle,  nous  laissâmes  pleuvoir 
par  le  store  une  vingtaine  de  sous  en  quatre-vingts  petites  pièces  de 
monnaie  ;  oh  !  alors  l'enthousiasme  fut  au  comble  :  les  applaudis- 
semens  éclatèrent;  on  parla  de  dételer  les  chevaux;  la  berline  partit 
dans  une  salve  d'acclamations  italiennes;  l'ivresse  volait  autour  des 
roues  ;  on  jeta  sur  notre  passage  toutes  les  palmes  bénies  du  di- 
manche des  Rameaux;  un  improvisateur  nous  poursuivit  long  temps 
avec  un  sonnet,  où  j'étais  comparé  à  Plutus;  nous  ne  fûmes  déli- 
vrés de  cette  tyrannie  de  reconnaissance  que  dans  le  chemin  vieux 
qui  conduit  à  Saint-Laurent  le  Piuiné  :  on  pourrait  donner  ce  sur- 
nom à  tous  les  villages  de  la  route. 


REVUE   DE  PARIS.  331 

La  campagne  reprend  sa  tristesse;  le  sol  se  dépouille;  on  marche 
encore  à  travers  des  débris  volcaniques  ;  la  végétation  se  rabou- 
grit; de  vieux  arbres,  au  tronc  miné,  au  feuillage  malingre,  s'iso- 
lent de  loin  en  loin  sur  des  piédestaux  de  ruines  ou  de  scories  ;  il 
semble  que  le  spectacle  de  Radicoffani  va  recommencer  ;  le  décou- 
ragement saisit  le  voyageur.  Toujours  des  couches  de  laves,  des 
amas  de  scories ,  des  torrens  altérés ,  des  cataractes  sans  eaux ,  des 
volcans  sans  feu,  des  campagnes  sans  verdure;  c'est  à  vous  accabler 
de  mélancolie,  lorsqu'on  n'est  pas  géologue.  On  est  tenté  de  re- 
tourner à  Florence  et  de  s'avouer  victime  d'une  mystification ,  car 
on  ne  suppose  pas  que  Rome  soit  au  bout  de  cette  série  de  volcans, 
dont  les  auteurs  latins  n'ont  jamais  parlé.  Non,  ce  ne  sont  point  là 
les  marais  qui  prirent  un  œil  à  Annibal,  les  arbres  étrusques  qui 
ont  écouté  les  secrets  de  Gatilina ,  les  gorges ,  faitces  Elruriœ  ,  où 
Manlius  et  ses  conjurés  se  prosternaient  devant  l'aigle  d'argent.  Ce 
n'est  qu'un  désert  de  tout  temps  inhabitable  ;  c'est  une  terre  sans 
ressource ,  qui  n'a  jamais  pu  nourrir  ni  l'armée  carthaginoise ,  ni 
les  soldats  de  Sylîa ,  ni  les  cinquante  mille  prolétaires  de  Gatilina; 
im  pâtre  a  de  la  peine  à  vivre  aujourd'hui  dans  ce  domaine  de  la 
famine!  Tout  à  coup ,  du  sommet  de  la  montagne  Saint-Laurent , 
ont  voit  se  dérouler  un  horizon  inattendu ,  comme  le  mirage  du 
désert.  On  voit  éclater ,  sous  ses  pieds ,  le  lac  de  Bolsena ,  éblouis- 
sant comme  le  miroir  immense  du  soleil  ;  une  forêt  vigoureuse 
semble  se  précipiter  avec  vous  de  la  crête  apennine  sur  les  rives  du 
lac;  des  milliers  d'oiseaux  volent  en  nuages  sur  cette  Méditerranée 
tranquille  ;  des  bois  d'oliviers  la  couronnent  ;  deux  îles  verdovantes 
flottent  sur  ses  eaux,  comme  deux  navires  à  l'ancre;  ses  petites 
vagues  dorées  se  brisent  devant  les  haies  vives  des  beaux  jarthns 
de  Bolsena  ,  au  pied  d'un  château  du  moyen-âge  qui  laisse  pendre 
de  ses  ruines  le  genêt  jaune ,  le  saxifrage  et  l'aloës. 

C'est  une  surprise  délicieuse;  elle  vous  réconcilie  avec  les  Apen- 
nins; on  ne  saurait  la  payer  par  trop  de  volcans  et  de  scories;  le 
lac  de  Bolsena  rafraîchit  l'imagination  desséchée  par  les  tableaux 
de  la  veille  ;  on  se  plonge ,  avec  extase ,  dans  cette  nouvelle  et  ma- 
gnifique nature ,  où  les  ombrages,  les  eaux  vives ,  la  lumière  d'Ita- 
lie, les  suaves  contours  des  collines,  s'associent  enfin  pour  vous 


332  REVUE  DE   PARIS. 

donner  un  peu  de  joie.  Bolsena  et  ses  campa{jnes  ont  posé  devant 
Poussin  ;  là  reposent  tous  les  originaux  du  grand  paysagiste;  il  y 
a  puisé  à  pleine  palette  ;  il  y  a  établi  son  atelier.  C'est  un  miracle 
qui  a  donné  à  Bolsena  ces  bois ,  ces  eaux ,  ces  belles  moniagnes.  A 
la  place  de  ce  lac  bouillonnait  autrefois  un  terrible  volcan  ;  un  jour 
le  volcan  se  fit  lac  et  se  remplit  de  poissons  frais  ;  Dieu  veuille  qu'il 
ne  reprenne  pas  sa  première  profession  !  On  ne  peut  compter  sur 
rien  de  stable  dans  ces  terres  volcanisées.  En  attendant,  jouissons 
du  lac;  il  a  vingt  lieues  de  circonférence,  le  cratère  en  avait 
autant;  c'était  humiliant  pour  le  Vésuve  et  l'Etna.  A  l'hôtellerie, 
on  nous  servit  des  poissons  du  lac;  ils  n'ont  rien  de  volcanique  ;  à 
Bolsena,  on  commence  à  diner;  le  jeune  des  Apennins  cesse; 
l'hôte  vous  apporte  pompeusement  le  vin  du  Monte-Fiascone  ;  la 
volaille  et  le  gibier  sont  connus  à  Bolsena  ;  on  y  fait  même  du  pain  ; 
il  est  vrai  que  les  habitans  n'ont  pas  l'air  de  s'en  douter ,  car  ils 
paraissent  bien  misérables.  Cette  indigence ,  cette  lèpre ,  ces  hail- 
lons, ces  rues  hideuses,  sont  dissimulés  au  voyageur  par  l'éclat 
opulent  de  l'hôtellerie,  la  beauté  de  la  campagne  et  des  jardins.  Il 
faut  entrer  dans  le  village  pour  voir  un  affligeant  contraste,  mais 
personne  ne  prend  cette  peine ,  l'hôtellerie  est  située  extra  muros. 
On  passe  devant  Monte-Fiascone,  village  perché  sur  une  mon- 
tagne, et  dont  je  ne  connais  que  la  coupole  ;  ensuite,  l'histoire  des 
volcans  et  des  lacs  sulfureux  recommence;  n'importe,  on  a  pris  du 
courage  à  Bolsena;  on  peut  se  permettre  quelques  observations  de 
géologie;  on  flaire  le  bitume  dans  l'air,  on  ramasse  le  premier 
caillou  venu ,  on  en  tire  du  feu  comme  Achate ,  non  pas  pour  rôtir 
des  cerfs,  mais  pour  allumer  son  cigarre;  il  est  doux  d'allumer 
son  cigarre  à  des  volcans  éteints,  quand  on  a  bien  déjeuné  à  Bol- 
sena. Bientôt ,  à  l'exirémité  de  fhorizon ,  à  une  portée  de  vue  pé- 
nible à  l'œil ,  on  distingue  nébuleusement  des  atomes  blancs  qui 
sont  la  ville  de  Viierbe.  On  a  toute  une  plaine  à  traverser ,  la  plus 
longue  et  la  plus  large  des  plaines.  Le  voyageur  quitte  un  instant 
ces  éternels  Apennins ,  qui  le  suivent  partout  en  Italie  avec  une 
obstination  désespérante.  Enfin ,  il  peut  dire  :  Je  suis  en  plaine 
jusqu'à  Yiterbe;  après  six  heures  de  marche,  Yiterbe,  petite  ville 
ennuveuse  et  sans  caractère,  vous  reçoit  au  pied  de  sa  montagne, 


REVUE   DE   PARIS.  333^ 

e(  vous  offre  une  table  où  l'on  mange  peu  et  un  lit  où  l'on  ne  dort 
pas.  Qu'importe?  encore  dix-sept  lieues,  et  Rome  au  bout. 

Il  faut  traverser  la  célèbre  forêt  de  Viterbe ,  domaine  des  tragé- 
diens de  nos  boulevards  ;  c'est  un  long  et  funèbre  chemin  connu 
des  bandits  et  redouté  des  voyageurs.  Pendant  la  nuit,  à  la  clarté 
brumeuse  des  étoiles,  les  arbres  prennent  des  poses  de  mélo- 
drame ,  les  buissons  se  hérissent  de  canons  de  fusil ,  l'air  murmure 
des  syllabes  effrayantes;  les  vers-luisans  se  changent  en  lames  de 
poignard;  le  voyageur  récite  la  prière  des  agonisans;  il  tient  sa 
bourse  d'une  main  et  sa  vie  de  l'autre ,  tout  prêt  à  jeter  la  première 
pour  retenir  la  seconde  :  les  arbres  et  les  buissons  ne  lui  deman- 
dent rien;  on  passe  aujourd'hui  avec  moins  de  péril,  à  minuit,  dans 
la  forêt  de  Viterbe,  que  sur  le  boulevard  du  Temple  à  midi.  La 
civilisation  est  à  Viterbe.  L'imposante  et  majestueuse  forêt  couvre 
la  montagne;  on  la  visite  dans  ses  secrètes  et  mystérieuses  hor- 
reurs; elle  vous  accompagne  quatre  heures ,  tantôt  impénétrable 
au  regard,  comme  un  voile  funéraire  partout  déployé,  tantôt  en- 
trouvrant ses  rideaux  pour  vous  révéler  ses  abîmes ,  ses  vastes 
cavernes ,  ses  pics  chevelus ,  ses  croix  tumulaires  inclinées  par  le 
vent.  Tombé  plutôt  que  descendu  de  la  montagne ,  le  voyageur 
arrive  à  Ronciglione ,  triste  village ,  ravagé  par  les  Français ,  et 
qui  garde  encore  les  traces  de  l'incendie.  Notre  nom  n'est  pas  béni 
à  Ronciglione  ;  il  est  de  la  prudence  d'y  parler  anglais.  On  ne  s'y 
arrête  que  pour  admirer ,  dans  la  grande  rue,  un  paysage  étonnant 
cieusé  dans  le  roc;  c'est  un  abîme  ténébreux  sur  lequel  les  maisons 
se  penchent,  avec  la  perspective  d'y  tomber  un  jour.  On  trouve  à 
Ronciglione  un  poste  de  dragons  pontificaux  ;  ils  ne  sont  pas  dé- 
placés sous  la  forêt  de  Viterbe.  On  peut  dire  que  la  campagne  de 
Rome  commence  à  la  porte  de  ce  village. 

Campagne  toute  nue  et  silencieuse,  elle  invite  au  recueillement 
et  non  plus  à  la  mélancolie.  Quelque  chose  de  grave  et  de  solen- 
nel semble  luire  à  l'horizon.  La  plaine  ne  peut  plus  vous  distraite 
avec  des  arbres,  des  chaumières,  des  villages.  C'est  le  désert:  du 
sommet  d'une  montagne,  on  aperçoit  un  immense  bassin  circu- 
laire, couronné  de  montagnes  radieuses;  c'est  comme  un  lac  de 
verdure  ;  une  seule  maison  blanche  se  perd  au  milieu  ;  elle  fut  un 

TOMK  XX.      AOUT.  25 


SSi  «EVtÉ  DE  PARIS. 

temple  de  Bacchus,  elle  est  aujourd'hui  Baccano,  simple  hôtellerie, 
dernière  étape  du  pèlerin.  Baccano  franchi,  on  court  dans  un  che- 
min creux ,  on  monte  sur  une  éminence ,  et  toutes  les  voix  de  l'air 
crient  :  voilà  Rome  ! 

La  ville  sainte  ne  se  révèle  encore  que  par  des  points  blancs  et 
lumineux ,  amoncelés  aux  limites  de  la  plaine,  comme  une  constel- 
lation. On  distingue  la  croix  de  la  basilique  de  Saint-Pierre,  cette 
huitième  colline  que  la  religion  a  ajoutée  à  la  cité  de  Romulus;  le 
mont  Soracte  s'élève  comme  un  nuage  ;  je  voyais  tout  cela  bien 
confusément,  avec  des  yeux  humides.  Moi,  qui  n'avais  connu  que 
les  joies  du  collège ,  jamais  les  ennuis ,  je  me  trouvais  enfin  devant 
la  ville  qu'habitèrent  les  premiers  et  bons  amis  que  j'aie  aimés  en 
entrant  au  monde.  Cette  Rome  dont  je  savais  l'histoire  à  dix  ans; 
ces  poètes  dont  je  récitais  par  cœur  tous  les  vers  à  l'âge  où  l'on 
bégaie;  ces  consuls  sous  lesquels  j'avais  livré  tant  de  batailles  dans 
les  rêves  ou  les  jeux  du  collège;  toutes  ces  grandes  images,  ces 
œuvres  sublimes,  ces  héros  de  mes  affections  primitives,  tout  mon 
univers  éiait  là.  Le  moindre  objet  que  je  rencontrais  sur  cette  route 
me  fondait  dans  l'esprit  un  impérissable  souvenir;  le  pâtre  couché 
sous  l'arbre,  le  cavalier  qui  me  couvrait  dépoussière,  le  petit  pont 
jeté  sur  un  ruisseau ,  la  cabane  isolée,  la  borne  milliaire  où  je  lisais 
via  Cassia ,  rien  de  cela  ne  m'était  indiffèrent.  J'avançais  avec  la 
fièvre;  à  chaque  instant  je  fermais  les  yeux  pour  avoir  cent  fois 
le  bonheur  de  les  ouvrir  sur  l'horizon  où  Rome  grandissait  à  cha- 
cun de  mes  pas.  Aussi,  Rome,  qui  voyait  en  moi  son  plus  fervent 
adorateur,  me  recevait  dans  toute  sa  magnificence;  elle  me  donnait 
une  de  ces  splendides  journées  qu'elle  tient  en  réserve  pour  ses 
amis,  sous  les  ides  orageuses  de  mars  ;  la  lune  se  levait  sereine  sur 
le  mont  Soracte;  le  soleil  s'inclinait,  sans  nuage,  à  l'horizon  mari- 
time; l'air  était  tiède,  embaumé,  transparent;  un  ciel  pur  faisait 
saiUir  les  édifices  lointains  du  Vatican  et  du  Janicule;  la  majesté  de 
la  campagne  entourait  la  ville  sacrée  d'une  auréole  immense  et  lu- 
mineuse. J'étais  fier  de  sentir  que  j'étais  pour  quelque  chose,  peut- 
être  ,  dans  cette  fête  de  la  ville  et  du  ciel ,  que  cette  atmosphère  de 
rayons  et  de  sérénité  m'avait  été  réservée,  afin  qu'un  seul  nuage 
ne  vînt  pas  ternir  mes  émotions  d'enfant;  je  saluai  le  Tibre,  comme 


REVUE   DE   PARIS.  3â5 

un  vieil  ami;  je  courus  sur  le  pont,  je  traversai  le  faubourg  avec 
autant  de  hâte  que  si  Rome  allait  m'échapper  ;  la  porte  du  Peuple 
m'arrêta  :  je  ne  m'attendais  pas  à  cette  magnificence  ;  honneur  à 
ceux  qui  ont  ainsi  annoncé  Rome  au  pèlerin  !  il  fallait  cette  entrée 
à  Rome.  J'aime  ces  portiques  superbes ,  cet  obélisque  porté  par 
des  sphinx;  j'aime  cette  colline  d'arbres  et  de  fleurs  qui  monte  aux 
jardins  de  Lucullus ,  ces  statues  colossales  qui  gardent  l'Hémi- 
cycle, les  statues  de  Rome,  du  Tibre,  de  l'Anio,  de  Neptune, 
avec  ces  marbres  qui  jettent  l'eau  à  torrens;  j'aime  ces  églises  ca- 
tholiques mêlées  aux  simulacres  païens,  le  signe  du  Christ  sur  l'o- 
bélisque de  Rhamsès ,  la  tiare  à  côté  de  Neptune  :  oui,  c'est  ainsi  que 
la  place  du  Peuple  devait  annoncer  Rome.  Entrons  maintenant;  heu- 
reux ceux  qui  n'en  sortent  plus  !  car  cette  ville  ne  peut  être  aban- 
donnée qu'avec  regrets  et  larmes,  tous  les  voyageurs  l'ont  déjà  dit. 
C'est  là  que  l'artiste  surtout ,  l'homme  de  poésie  et  de  sentiment, 
aime  à  fonder  son  tabernacle;  Raphaël  songeait  au  bonheur  calme 
et  serein  que  Rome  seule  peut  donner,  lorsqu'il  peignit  la  Transfi- 
guration. Michel-Ange  mit  en  œuvre  d'architecture  la  théorie  du 
Thabor;  il  bâtit  à  Rome  trois  tentes,  Sainte-Marie-des-Anges,  le 
Capitole,le  dôme  du  Vatican;  une  pour  lui,  une  pour  Virgile, 
une  pour  Dieu. 

MÉRY. 


VSi 


PARIS  AU  BORD  DE  L'EAU. 


DU  PONT- NEUF  AU  PONT  D'IÉNA. 


Nous  voici  au  Pont- Neuf.  Ici  tout  prend  un  aspect  nouveau;  la 
cité  meurt  étranglée  entre  le  quai  des  Lunettes  et  le  quai  des 
Orfèvres  ;  avec  elle  le  vieux  Paris  disparaît ,  et  devant  vous  va  se 
dérouler  le  Paris  de  Louis  XIV  et  de  Napoléon. 

Henri  III  posa  la  première  pierre  du  Pont-Neuf  en  revenant 
d'accompagner  enterre  Maugiron  etCaylus,  ses  deux  plus  cliers 
mignons.  La  cérémonie  fut  triste ,  et  les  mauvais  plaisans,  qui  ont 
été  de  tout  temps  chez  nous  aux  trousses  de  la  royauté ,  bapti- 
sèrent le  nouveau  pont  du  nom  de  Ponl-des-Soupirs.  Plus  tard , 
Henri  IV  l'ayant  continué  et  achevé ,  on  l'appela  Pont-Marchand, 
du  nom  de  l'architecte ,  et  enfin  Pont-Neuf,  parce  que ,  disent  les 
èlymologistes  profonds ,  neuf  issues  y  aboutissaient. 

Le  Pont-Neuf  a  eu  la  fortune  du  Palais-Royal.  Sous  Louis  XIII, 
il  était  le  centre  du  mouvement  parisien.  Tout  y  affluait.  Les  raf- 
finés de  la  mode  venaient  se  pourvoir  à  ses  boutiques  ;  les  galans 
y  étalaient  leurs  grâces  ;  les  flâneurs  se  gaudissaient  sur  ses  trot' 


REVUE   DE  PARIS.  337 

toirs  ;  les  badauds  venaient  s'accouder  sur  ses  parapets  pour  voir 
couler  l'eau;  les  étrangers  y  accouraient  pour  admirer  un  magni- 
fique point  de  vue.  Le  Pont-Neuf  jouissait  de  cette  vogue  au  temps 
où  les  Gascons  florissaient  à  Paris.  Les  bons  contes  de  ce  temps- 
là  ont  tous  le  Pont-Neuf  pour  théâtre ,  et  un  Gascon  pour  héros. 
Si  l'on  jouait  un  tour  piquant  à  quelque  nouveau  débarqué,  le 
mystificateur  était  un  Gascon;  si  l'on  volait  à  un  paysan  le  che- 
val qu'il  tenait  entre  les  jambes ,  le  voleur  était  un  Gascon  ;  s'il  se 
disait  un  bon  mot,  s'il  se  pratiquait  une  bonne  escroquerie,  un 
Gascon  en  était  toujours  l'auteur  ;  les  Gascons  excellaient  surtout 
dans  l'art  d'escamoter  lespistoles  des  gens  ingénus  ou  distraits; 
de  là  cet  aphorisme  :  La  poche  d' autrui  est  le  gant  du  Gascon. 

Parmi  les  divertissemens  que  le  Pont-Neuf  offrait  à  la  foule  qui 
Je  fréquentait,  il  faut  mettre  en  première  ligne  le  tréteau  de  Ta- 
barin  et  la  parade  de  Brioché.  C'étaient  les  deux  théâtres  et  les 
deux  gazettes  du  temps  ;  toute  la  comédie  et  toute  la  politique  de 
l'époque  passaient  par-là  :  politique  et  comédie  pour  lesquelles  il 
n'y  avait  ni  censure  ni  cautionnement,  et  qui  pouvaient  faire 
de  l'opposition  et  représenter  des  caricatures  tout  à  leur  aise , 
sans  craindre  l'interdiction  ni  l'amende.  Jamais  en  ce  temps- 
là  on  n'aurait  pensé  à  demander  à  Tabarin  deux  cent  mille  francs 
de  cautionnement,  et  à  déporter  Brioché  à  Pondichéri.  C'était  le 
bon  temps. 

Les  curieux  admiraient  sur  le  Pont-Neuf  la  Samaritaine ,  placée 
sur  la  seconde  arche  du  côté  du  Louvre  ;  c'était  un  édifice  assez 
vaste  qui  contenait  une  pompe  et  une  horloge.  Son  nom  lui  venait 
d'un  sujet  évangélique  sculpté  sur  sa  façade.  Au-dessous  du  ca- 
dran de  l'horloge  tombait  une  nappe  d'eau;  la  Samaritaine  offrait 
Je  modèle  monumental  de  ces  pendules  modernes  dont  le  mouve- 
ment fait  manœuvrer  un  morceau  de  cristal  imitant  le  jet  d'une 
fontaine. 

La  Samaritaine  a  été  démolie,  les  tréteaux  de  Tabarin  et  de 
Brioché  n'existent  plus,  les  Gascons  ont  vu  leur  règne  finir  avec 
Je  ministère  Villèle,  le  beau  monde  s'est  porté  ailleurs,  toute 
cette  splendeur  et  toute  cette  vogue  du  Pont-Neuf  ont  disparu; 
avec  la  statue  d'Henri  IV,  son  ornement  fondamental,  il  ne  lui 


REVUE  DE  PARIS. 

reste  plus  que  le  mérite  d'être  le  seul  pont  de  Paris  oîi  soient 
bAties  des  boutiques. 

Le  quai  de  i  Au^^ustins,  qui  est  le  plus  ancien  de  Paris  et  dont 
toutes  les  boutiques  sont  habitées  aujourd'hui  par  des  libraires, 
se  termine  au  Pont-Neuf;  il  est  continué  par  le  quai  Conti.  A  la 
place  de  l'ancien  hôtel  Conti,  s'élève  l'IIôtel-des-Monnaies,  d'une 
figure  imposante  et  dont  la  ftiçade  est  surmontée  par  six  statues  : 
la  Loi,  la  Force,  l'Abondance,  la  Paix ,  le  Commerce  et  la  Pru- 
dence. 

Chacune  de  ces  statues,  placée  là ,  représente  une  double  allé- 
gorie. La  statue  de  la  Loi  signifie  qu'avec  des  lois  on  a  de  l'argent, 
et  qu'avec  de  l'argent  on  a  des  lois.  Ainsi  des  autres. 

A  côté  de  l'Hôtel-des-Monnaies  s'élève  le  palais  de  l'Institut, 
autrefois  le  collège  des  Quatre-Nations ,  fondé  par  le  testament 
deMazarin.  C'est  là  que  l'Académie  française  a  son  siège.  L'Aca- 
démie côte  à  côte  avec  la  Monnaie,  voilà  assurément  un  fort 
agréable  texte  de  plaisanteries,  à  une  époque  surtout  où  la  litté- 
rature académique  peut  à  bon  droit  passer  pour  tant  soit  pem 
vénale.  Un  autre  rapprochement  non  moins  curieux,  c'est  que 
l'Académie  est  assise  à  la  place  même  où  s'élevait  la  tour  de  Nesle. 
On  abattit  ce  qui  restait  de  cette  tour  pour  construire  le  collège 
des  Quatre-TVations. 

Entièrement  détruite  en  1662,  la  tour  de  Nesle  a  été  réédifiée 
dans  la  littérature  moderne  par  notre  spirituel  collaborateur  et 
ami ,  Roger  de  Beauvoir,  et  éditée  par  le  libraire  Fournier,  rue 
de  Seine,  sur  l'emplacement  même  qu'occupaient  les  dépendances 
de  la  tour,  appelée  le  Séjour  de  Nesle.  Les  chapitres  si  intéres- 
sans  et  si  dramatiques  de  l'Ecolier  de  CUimj,  taillés  en  pièce  et 
transportés  au  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin  avec  un  grand 
succès ,  ont  donné  lieu  à  bien  des  orages  littéraires  1  Qui  sera  dé- 
claré l'auteur  du  drame?  M.  Gaillardet,  M.  Dumas  ou  M.  ***? 
Mettra-t-on  les  étoiles  avant  M  Gaillardet ,  ou  bien  M.  Gaillardet 
à  la  suite  des  étoiles?  De  là,  attaques  violentes  dans  les  journaux, 
procès,  duel  ;  après  quoi  la  question  s'est  trouvée  encore  irrésolue, 
et  cette  glorieuse  paternité  est  demeurée  en  litige,  sans  que 
iM.  Roger  de  Beauvoir,  spectateur  insouciant  de  tout  ce  démêlé  * 


REYUE  de  PXTCIS. 

daignât  se  baisser  pour  en  ramasser  la  plus  belle  part,  qui  lui  re- 
venait de  droit. 

Le  Pont-des-Arts  conduit  du  palais  de  l'Institut  au  (piai  du 
Louvre  ;  c'est  le  pont  le  plus  léger,  le  plus  élégant,  et  le  seul  de 
Paris  sur  lequel  on  ne  passe  pas  en  voiture.  Sans  doute  il  y  a  ici 
allégorie  comme  dans  les  statues  de  la  Monnaie,  et  en  interdisant 
le  Pont-des-Arts  aux  voitures ,  on  a  pensé  que  les  arts  n'allaient 
qu'à  pied. 

De  l'Institut  au  Pont-Royal ,  sur  le  rivage  du  petit  et  du  grand 
Pré-aux-Clercs,  deux  quais  modernes  conservent  tout  ce  qui  nous 
reste  du  xviip  siècle.  L'un ,  le  quai  Malaquais,  de  la  rue  de  Seine 
à  la  rue  des  Saints -Pères,  vend  aux  amateurs  les  meubles 
de  Boulle ,  les  chinoiseries ,  le  vieux  Sèvres  et  les  trumeaux  de 
M™*  de  Parabère  et  de  M"'^  de  Pompadour.  L'autre  quai ,  de  la 
rue  des  Saints-Pères  à  la  rue  du  Bac ,  porte  le  nom  du  grand 
écrivain  dans  lequel  le  xviii^  siècle  s'est  si  précieusement  et  si 
spirituellement  résumé.  Sur  ce  quai ,  au  coin  de  la  rue  de  Beaune, 
est  la  maison  du  marquis  de  Y illette ,  où  Voltaire  est  mort,  où  s'est 
terminée,  après  tant  de  triomphes  et  d'apothéoses,  cette  carrière 
unique  en  grandeur  et  en  gloire  dans  les  fastes  de  la  littérature. 
Il  y  a  peu  d'années  encore  que  les  fenêtres  du  premier  étage  de 
cette  maison  étaient  toujours  fermées:  c'étaient  les  fenêtres  de 
l'appartement  de  Voltaire.  Cet  appartement  était  resté  dans  l'état 
où  il  se  trouvait  lorsque  le  grand  homme  y  rendit  le  dernier  sou- 
pir; les  curieux  venaient  le  visiter  respectueusement. 

L'angle  delà  rue  des  Saints-Pères,  où  finit  le  quai  Malaquais, 
est  formé  par  l'ancien  hôtel  de  Bouillon  qui  logea  naguère  l'opu- 
lente prospérité  du  libraire  Ladvocat.  L'autre  angle,  qui  com- 
mence le  quai  Voltaire,  est  occupé  par  l'hôtel  Vigier.  M.  Vigier 
peut  voir  de  ses  fenêtres  trois  de  ces  établissemens  de  bains  qui 
ont  rendu  son  nom  européen.  Cet  honorable  industriel  qui  lave  à 
l'eau  chaude  la  moitié  de  Paris,  possède  un  quatrième  établisse- 
ment thermal,  près  de  l'Ile  Saint-Louis,  au  bas  du  pont  Marie. 
En  face  de  la  rue  des  Saints-Pères ,  on  vient  d'achever  un  pont 
de  fer  qui  aboutit  au  quai  du  Louvre. 

Au  lieu  des  tours  pittoresques  groupées  par  Philippe-Auguste 


340  REVUE  DE  PARIS. 

et  ses  continuateurs ,  le  Louvre  maintenant  déroule  au  bord  de 
l'eau  une  façade  lourde,  longue  et  monotone.  On  y  montre  quel- 
que part,  en  face  de  la  rue  des  Petits  Augustins  ,  le  balcon  d'où 
Charles  IX,  à  ce  que  prétendent  plusieurs  historiens,  tira  l'arque- 
buse sur  son  peuple ,  la  nuit  de  la  Saint-Barthelemy.  Le  mieux 
est  de  ne  pas  croire  à  cette  anecdote.  On  a  beaucoup  calomnié 
Charles  IX. 

Jusqu'au  Pont-Neuf,  la  Seine,  étroite  et  partagée,  n'est  guère 
occupée  çà  et  là  que  par  des  bateaux  de  blanchisseuses  ou  des 
bateaux  de  charbon.  Du  Pont-Neuf,  où  ses  deux  bras  se  confon- 
dent, jusqu'au  Pont-Royal,  son  magnifique  bassin  est  couvert 
de  constructions  ;  c'est  comme  une  ville  de  bois  bâtie  sur  la  rivière. 
Pour  peu  que  cela  continue,  il  va  devenir  impossible  de  se  jeter  à 
l'eau  du  Pont-Neuf,  du  Pont  des  Arts ,  du  Pont  du  Carrousel  et 
du  Pont-Royal ,  les  quatre  ponts  les  plus  fréquentés  par  le  dés- 
espoir. 

Les  jeunes  gens  d'autrefois  se  souviennent  que  ,  du  temps  de 
leur  adolescence,  il  n'y  avait  à  Paris  d'autre  école  de  natation  que 
le  bain  du  Terrain ,  situé  à  l'extrémité  de  la  Cité ,  près  des  murs 
de  l'Archevêché.  Cette  école  existe  encore;  c'est  un  bain  à  quatre 
sous;  à  Paris  on  peut  nager  dans  un  endroit  clos  pour  le  prix  de  deux 
voies  d'eau.  Le  bain  à  quatre  sous  est  tiré  à  plusieurs  exemplaires 
sur  la  Seine.  Vers  le  Pont-Neuf,  les  écoles  de  natation  sont  en 
grand  nombre  ;  il  y  en  a  pour  toutes  les  fortunes  et  pour  tous  les 
sexes  :  car  les  femmes  aussi  se  livrent  à  cet  exercice ,  peut-être 
pour  se  donner  le  plaisir  de  remonter  le  courant.  Une  école  de 
femmes  est  d'un  accès  aussi  difficile  que  le  sérail  du  grand  sultan; 
un  plafond  de  toile,  hermétiquement  fermé,  interdit  aux  in- 
discrets flâneurs  des  quais  et  des  ponts ,  le  coupable  plaisir  de 
plonger  un  regard  téméraire  dans  le  nautique  gynécée.  Du  reste, 
le  costume  adopté  par  les  baigneuses  est  delà  plus  stricte  décence; 
elles  portent  un  pantalon  qui  tombe  jusqu'à  la  cheville,  une  cami- 
sole qui  monte  jusqu'au  cou,  et  leur  chevelure  est  emprisonnée 
dans  une  coiffe  de  taffetas  gommé.  Avec  cela  on  peut  braver  toute 
espèce  d'indiscrétion. 

De  toutes  les  écoles  de  natation  d'hommes ,  la  mieux  achalan- 


REVUE   DE   PARIS.  341 

dée  est  celle  de  Deligny ,  sous  le  quai  d'Orsay ,  près  du  pont  de 
la  Concorde.  Pendant  l'été ,  tous  les  jours ,  après  l'heure  de  la 
bourse,  vous  trouverez  à  l'endroit  du  quai  où  l'on  descend  à 
l'école  de  Deligny ,  autant  de  cabriolets  et  de  tilburys  qu'avant 
l'heure  de  la  bourse  vous  aurez  pu  en  voir  rue  Laffitte ,  à  la  porte 
de  l'hôtel  Rotschild.  Ce  sont  les  équipages  des  baigneurs  fashio- 
nables. 

Après  le  Louvre  et  le  château  des  Tuileries ,  la  rive  droite  de 
la  Seine  ne  présente  plus  aucun  édifice;  elle  est  inhabitée  et 
s'étend  sous  les  arbres  du  jardin  des  Tuileries  et  des  Champs- 
Élysés  jusqu'au  pont  d'Iéna.  Dans  ce  même  espace,  la  rive  gauche 
possède  encore  plusieurs  monumens. 

Le  quai  d'Orsay  succède  au  quai  Voltaire  ;  il  doit  son  nom , 
comme  tant  d'autres  quais,  places  et  rues  de  Paris,  à  un  prévôt 
des  marchands.  Nous  y  trouvons  d'abord  l'ancien  hôtel  des 
Gardes-du-Corps ,  qui  n'a  fait  que  changer  d'uniforme ,  et  qui 
est  toujours  une  caserne  de  cavalerie.  Puis  voici  le  plus  énorme 
édifice  de  Paris  ;  c'est  le  nouvel  hôtel  du  ministère  de  l'intérieur; 
les  ouvriers  y  mettent  la  dernière  main.  Cette  colossale  bâtisse 
écrase  tous  les  environs.  A  côté ,  l'hôtel  de  la  Légion-d'Honneur 
fait  la  plus  triste  figure  du  monde.  Ce  pauvre  petit  hôtel  de  Salm, 
qui  a  vu  de  si  belles  fêtes  du  temps  du  directoire ,  et  où  il  y  a  quel- 
ques jours  l'infortuné  maréchal  Mortier  était  exposé  sur  son  lit 
funèbre,  n'est  qu'une  bicoque  auprès  de  son  prodigieux  voisin.  Les 
arbres  des  Tuileries  sont  dominés  par  ce  monstrueux  monument; 
auprès  de  lui ,  le  pavillon  Marsan,  si  hautement  coiffé  ,  paraît  une 
maisonnette.  Nous  n'avons  rien  qui  puisse  se  mesurer  avec  ce  mi- 
nistère ;  c'est  le  plus  gigantesque  pâté  de  moellons  qui  se  puisse 
voir;  on  y  logerait  le  budget  en  pièces  de  cinq  francs  ;  M.  le  mi- 
nistre de  l'intérieur  (1)  y  sera  certainement  fort  à  l'aise. 

En  suivant  le  quai  d'Orsay  sous  les  jardins  des  beaux  hôtels  de 
la  rue  de  Lille ,  on  arrive  au  Palais-Bourbon ,  où  la  Chambre  des 
Députés  tient  ses  séances.  Le  temple  législatif  est  gardé  par  quatre 
sentinelles  :  l'ilospital,  Sully,  Daguesseau  et  Colbert,  qui  seraient 

(i)  M.  Tbiers. 


â4S  REVUE   DE   PARIS. 

beaucoup  mieux  placés  dedans  que  dehors,  et  que  nous  aimerions 
bien  mieux  voir  assis  au  banc  des  ministres  que  dans  leurs  stalles 
de  pierre.  En  voyant  ces  quatre  figures  respectables ,  symboli- 
quement placées  à  la  porte  du  Palais-Bourbon ,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  penser  que  la  marchandise  ne  vaut  pas  l'enseigne. 

Le  pont  de  la  Concorde ,  en  fece  de  la  Chambre  des  Députés  , 
«st  chargé  de  douze  statues  représentant  une  douzaine  des  plus 
grands  hommes  que  la  France  ait  produits  :  quatre  généraux  de 
terre,  quatre  ministres  et  quatre  grands  hommes  de  mer.  Ces 
statues  ,  de  taille  surhumaine,  sont  l'objet  de  bien  des  critiques. 
On  a  décidé  qu'elles  seraient  enlevées  au  pont  pour  être  placées 
sur  la  place  de  la  Concorde  en  regard  de  l'obélisque  de  Luxor. 
L'obélisque  égyptien  sera  planté  sur  celte  place ,  quoi  qu'on  dise , 
et  en  dépit  de  l'art ,  du  goût  et  de  la  perspective. 

Du  Palais-Bourbon,  nous  arrivons  à  l'esplanade  des  Invalides. 
Voici  la  dernière  étape  du  soldat  français.  C'est  Henri  IV,  le  bon 
soldat ,  qui  a  songé  le  premier  à  donner  un  asile  aux  militaires 
vieux  et  mutilés;  l'hôtel  des  Invalides  a  été  élevé  par  Louis  XIV, 
à  qui  les  idées  des  autres  ont  toujours  si  bien  profité ,  et  qui  a  su 
toujours  exécuter  avec  discernement  et  magnificence  les  grands 
projets  qu'il  trouvait  sur  son  chemin.  On  est  convenu  d'admirer 
le  dôme  galonné  d'or  des  Invalides,  construit  par  Mansard. 

Devant  l'esplanade  est  un  pont  suspendu  qui  mène  aux  Champs- 
Elysées.  Ce  pont  des  Invalides  était  tellement  invalide  la  première 
fois  qu'il  a  été  jeté  sur  la  rivière,  qu'il  s'est  laissé  cheoir  de  tout 
son  poids  dans  l'eau  à  la  première  épreuve.  On  l'a  refait  plus  soli- 
dement. Vers  cet  endroit ,  le  rivage  est  fréquenté  par  les  ama-^ 
leurs  de  la  pêche  à  la  ligne.  C'est  là  que  venait  souvent  se  dé- 
lasser des  travaux  du  ministère,  M.  de  Corbière,  qui  affectionnait 
si  fort  les  bords  de  la  rivière ,  où  il  pouvait  satisfaire  sa  double 
passion  de  bouquiniste  et  de  pêcheur. 

On  cite  de  M.  de  Corbière  un  mot  charmant  à  propos  de  la 
Seine.  Il  faut  dire  d'abord  que  M.  de  Corbière  était  doué  à  un 
degré  peu  ordinaire  de  cette  paresse  qui  tient  au  tempérament  des 
gens  d'esprit.  Quelqu'un  lui  disait  un  jour  :  «  La  Seine  ne  sort 
jamais  de  son  lit.  —  Elle  est  bien  heureuse ,  »  répondit-il. 


REVUE   DE   PARIS.  343 

Près  du  pont  des  Invalides  se  trouvent  la  pompe  à  feu  du  Gros- 
Caillou,  qui  fournit  de  l'eau  à  la  partie  méridionale  de  Paris,  et 
la  Manufacture  de  tabacs.  Nul  établissement  n'a  été  chargé  de 
phis  de  malédictions  que  ce  dernier.  Quel  homme  a  dans  sa  vie 
fumé  un  cigarre  légal  sans  maudire  la  régie?  Mais  la  régie  n'ea 
tient  compte ,  et  élève  fièrement  son  hôtel  sur  la  rive  gauche  de 
la  Seine ,  tandis  que  la  13rinvilliers ,  moins  empoisonneuse  mille 
fois,  a  été  brûlée  sur  la  rive  droite.  Depuis  que  le  cigarre  est  entré 
dans  les  habitudes  des  hommes  élégans  ,  la  régie  s'est  empressée 
d'exploiter  cette  fashionable  fantaisie  ;  on  demandait  des  cigarres 
de  la  Havane ,  elle  en  a  vendu  à  vingt  centimes.  Mais  quels  ci- 
garres ,  grand  Dieu  !  Est-il  possible  de  mystifier  plus  outrageu- 
sement l'honnête  fumeur,  qui  croit  sur  la  foi  des  traités  allumer 
un  cigarre  des  grandes  Antilles!  Dans  une  feuille  de  tabac,  la 
régie  roule  un  hachis  de  je  ne  sais  quelles  herbes  ;  tous  les  légu- 
mes lui  sont  bons;  elle  y  met  du  chou  et  du  navet,  et  puis  elle 
nous  présente  effrontément ,  comme  venant  de  l'île  de  Cuba ,  ses 
cigarres  à  la  julienne!  C'est  là  un  affreux  abus;  non-seulement  il 
offense  le  goût ,  mais  encore  il  peut  nuire  à  la  santé.  Voilà  ce  qui 
jette  dans  les  bras  de  la  fraude  tant  de  fumeurs  désespérés.  Voilà 
pourquoi,  le  monopole  nous  empoisonnant,  nous  nous  écrions: 
«  La  contrebande  est  le  plus  sain  des  devoirs!  » 

Passons  maintenant  au  Champ-de-Mars  qui  se  développe  de- 
vant l'École-Militaire  :  immense  plateau  où  ont  lieu  les  grandes 
manœuvres  de  troupes  et  les  courses  de  chevaux.  C'est  là  que 
se  sont  immortalisés  les  rapides  coursiers  et  les  habiles  jockeis  de 
lord  Seymour,  du  comte  Demidoff,  et  de  M.  Rieussec,  si  mal- 
heureusement tombé  le  mois  dernier  sous  la  mitraille  de  Fieschi! 

Le  Champ-de-Mars  est  célèbre  dans  nos  fastes  politiques  par  la 
fête  de  la  Fédération  ;  au  milieu  de  cette  vaste  place ,  un  autel 
avait  été  élevé,  et  M.  de  Tallcyrand ,  alors  évéque  d'Autun  ,  épi- 
grammaiiquement  choisi  par  la  cour  pour  y  célébrer  la  messe , 
rencontrant  auprès  de  l'autel  M,  de  Lafayctte,  commandant  de  la 
garde  nationale,  lui  dit  ces  paroles  devenues  célèbres  :  —  «  Ah! 
ça,  je  vous  en  prie,  mon  cher,  ne  me  faites  pas  rire  !  » 

Si  le  Champ-do-Mars  rappelle  un  mot  philosophique  de  M.deTal- 


344-  REVUE  DE  PARIS. 

leyrand,  le  pont  d'Iéna  rappelle  un  mot  héroïque  de  Louis  XVIII. 
Ce  nom  de  pont  d'Iéna  consacrant  le  souvenir  d'une  victoire  sur 
les  Prussiens ,  le  général  Blucher  eut,  en  1815,  l'idée  de  le  faire 
sauter.  Louis  XVIII  lui  dit  :  —  «  Le  jour  où  vous  ferez  sauter  le 
pont  d'Iéna ,  j'irai  me  mettre  dessus.  » 

L'eùt-il  fait?  peu  importe;  d'autant  mieux  que  Louis  XVIII 
était  un  homme  d'esprit  et  non  un  homme  d'action  ;  l'héroïsme 
n'était  pas  dans  ses  attributions;  Pannrge  et  la  Charte  constilulion- 
nelle  suffisaient  à  sa  gloire.  En  tout  cas,  le  mot  est  resté  pour  faire 
nombre  avec  toutes  ces  belles  et  souveraines  paroles  que  les  rois 
disent  toujours  sans  qu'ils  s'en  doutent. 

Au  pont  d'Iéna ,  Paris  finit ,  et  la  Seine  continue  son  chemin 
vers  le  Havre ,  laissant  aux  filets  de  Saint-Gloud  tout  ce  qu'elle 
emportait  de  Paris. 

Paul  Vermond. 


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UNE  MERE. 


Pauvre  mère,  aujourd'hui  sous  sa  tombe  oubliée! 

Je  me  souviens  du  jour  qu'elle  s'est  mariée; 

Elle  enfant  de  seize  ans,  moi  tout  petit  enfant. 

Entre  ces  jours  lointains  qui  s'effacent  souvent , 

Quelque  chose  en  mon  cœur  sans  doute  le  protège , 

Ce  jour  vieux  de  trente  ans.  C'était  un  jour  de  neige. 

Gris,  triste,  comme  sont  beaucoup  de  jours  d'hiver  : 

Pourtant  je  m'en  souviens  comme  du  jour  d'hier. 

Je  me  souviens  du  prêtre  et  de  sa  longue  messe. 

De  l'orgue  qui  chantait ,  de  la  sainte  promesse 

Que  firent  les  époux  :  je  me  souviens  aussi 

Des  pauvres  tout  joyeux  qui  leur  criaient  :  merci. 

Enfin,  dans  ce  passé  si  lointain  et  si  sombre, 

Ce  jour  seul  luit  encor  parmi  des  jours  sans  nombre. 

Dans  un  oubli  sans  fond  par  le  temps  dévorés. 

Et  puis  pendant  quinze  ans  nous  fûmes  séparés. 

Lorsque  je  la  revis  elle  était  encor  belle  : 

Mais  déjà  quatre  enfans  se  pressaient  autour  d'elle  ; 


346  KKVUE   DE   PARIS. 

Et  moi  jeune  homme  alors  aux  turbulens  désirs, 

J'aimais  le  bal,  le  jeu  ,  les  chevaux,  les  plaisirs; 

Je  courais  dans  ma  vie  et  ne  m'arrêtais  guère 

A  cette  vie  assise  où  se  plaît  une  mère. 

Et  cependant  nos  cœurs  sans  s'être  rien  promis 

Se  comprenaient  tout  bas  et  se  sentaient  amis. 

J'étais  près  d'elle  au  jour  de  sa  première  ëpieuve, 

Jour  de  fatal  présage  où  le  ciel  la  fil  veuve  ! 

Enfin,  depuis  ce  temps,  où  beaucoup  de  douleurs 

L'ont  vite  et  durement  accoutumée  aux  pleurs, 

Je  la  voyais  souvent,  et  souvent  sa  souffrance 

A  mes  discours  amis  reprenait  espérance. 

Lorsque,  voilà  huit  jours,  un  billet  de  sa  main 

Me  dit  :  «  Venez  ce  soir...  sinon  ce  soir,  demain... 

Sinon  demain...  Enfin  venez,  oh!  venez  vite.  » 

Avec  ce  ton  pressant  le  malheur  seul  invite  ; 

J'y  cours  et  je  la  trouve  assise  au  coin  du  feu, 

Faible,  pâle,  roulant  des  pleurs  dans  son  œil  bleu  : 

Elle  me  tend  la  main ,  me  désigne  une  place  : 

—  Mon  ami,  me  dit-elle,  écoutez-moi,  de  grâce. 

«  Voilà  cinq  ans  passés  j'avais  mes  quatre  enfans; 

«  Tous  quatre,  enfans  chéris ,  purs,  nobles,  beaux,  charmans. 

ï  Le  jour  où  Charles  dix ,  que  je  n'ose  maudire, 

«  De  la  guerre  civile  alluma  le  délire, 

«  Les  deux  aînés  sont  morts  !  le  plus  jeune  au  milieu 

I  Du  peuple  souverain  dont  il  fesait  son  Dieu  ; 

«  L'autre  esclave  hautain  de  son  ame  loyale 

«  Sous  l'uniforme  bleu  de  la  garde  royale. 

«  Ma  fille  (pour  cela,  souvent  j'ai  bien  grondé) 

«  Préférait  l'officier  au  bel  habit  brodé  ; 

«  El  le  fils  qui  me  reste  avait  pour  l'autre  frère 

«  Un  culte  mérité  par  une  vie  austère; 

«  Mais  quand  d'un  seul  linceul  tous  deux  furent  parés, 

«  Leurs  larmes  n'eurent  plus  de  frères  préférés. 

«  Chacun  n'a  que  six  pieds  sous  la  terre  fatale 

«  Et  chacun  eut  de  nous  une  douleur  égale! 


REVUE  DE  PARIS.  34T 

1  Pourtant  de  mes  enfans  le  chagrin  s'envola  ; 
€  Le  temps  et  leur  jeunesse  aussi  les  consola  : 
c  Et  moi  qui  leur  voulais  des  jours  purs  et  prospères 
«  Je  gardai  pour  mes  nuits  mes  larmes  solitaires, 
f  Vous  vous  le  rappelez,  nous  étions  presque  heureux. 
«  Alors,  vint  ce  fléau  meurtrier,  ténébreux, 
«  Comme  un  noir  assassin  dépeuplant  la  famille. 
t  Dans  mes  bras ,  en  une  heure,  il  me  tua  ma  fille! 
«  Comme  une  fleur  coupée  au  pied,  comme  un  oiseau 
«  Atteint  au  cœur,  la  pauvre  enfant  mourut!...  Fléau 
«  Qui  ne  m'as  pas  voulu  prendre ,  moi  pauvre  femme , 
«  Vieille  de  corps,  brisée,  et  bien  plus  vieille  d'ame, 
«  Pourquoi  donc  m'as-tu  pris  ma  belle  et  jeune  enfanjt? 
«  Oh  !  pour  cela ,  de  vous  j'ai  douté  bien  souvent , 
«  Mon  Dieu!  Mais  j'écartai  ce  désespoir  funeste; 
«  Car  je  suis  jeune  encore,  un  fils  encor  me  reste. 
«  Eh  bien  !  ce  fils?  »  —  Grand  Dieu ,  m'écriai-je,  ce  fils 
«  Est-il  mort?  »  —  Non  ,  oh  !  non ,  il  vit  puisque  je  vis! 
«  Mais ,  mon  ami ,  ce  fils  à  présent  m'épouvante  ! 
«  Je  ne  sais  quelle  idée  affreuse,  décevante, 
€  Dévaste  maintenant  tous  ces  jeunes  esprits; 
«  Mais  d'une  mort  brutale  ils  semblent  tous  épris. 
«  Ce  n'est  pas  désespoir  d'un  auiour  qu'on  méprise, 
ï  Ou  folle  ambition  dont  leur  ame  est  éprise, 
«  Ou  misère,  ou  malheur,  ou  crainte  de  souffrir, 
«  Je  ne  sais,  ce  n'est  rien  :  ils  meurent  pour  mourir. 
€  Ici,  quand  par  hasard  un  journal  homicide 
c  Raconte,  en  ses  détails,  quelque  affreux  suicide, 
«  Il  le  lit  plusieurs  fois,  puis  il  rêve  lonj;-lemps; 
i  Et  lorsque  j'interromps  ce  rêve  que  j'entends, 
<  Il  me  répond ,  à  moi ,  sans  changer  de  visage  : 
«  Cet  homme-là ,  ma  mère,  avait  un  grand  courage  ! 
t  En  vous,  ô  mon  anii,  j'ai  confiance  et  foi  : 
«  Puisqu'il  est  sans  pitié  ,  prenez  pitié  de  moi. 
«  Pauvre  femme  perdue  en  ma  douleur  profonde , 
«  Je  suis  trop  triste ,  hélas  ;  je  ne  sais  plus  le  monde. 


348  REVUE   DE   PARIS. 

«  Vous  êtes  jeune  encore  et  vous  devez  savoir 

€  Quels  vœux  et  quels  désirs  cet  enfant  peut  avoir; 

«  II  faut  les  deviner,  il  faut  les  satisfaire. 

<  Hélas  !  pendant  long-temps,  moi  j'ai  voulu  le  faire  ! 
«  Seule ,  je  l'ai  tenté ,  mais  de  sévères  voix 

«  Sur  moi  cruellement  ont  parlé  quelquefois. 

«  Quand  j'appelais  ici  les  concerts  et  les  fêtes , 

a  Mêlant  mes  cheveux  gris  parmi  de  blondes  têtes , 

a  On  se  riait  de  moi  !  Vous ,  il  faut  le  sauver. 

«  S'il  veut  jouer,  qu'il  joue...  Aime-t-il  une  femme 

«  Indigne,  il  peut  l'aimer  :  malgré  sa  vie  infâme, 

8  S'il  veut  me  l'amener,  je  la  recevrai  bien  : 

o  Veut-il  du  luxe?  hélas!  qu'il  prenne  tout  mon  bien, 

«  Donnez-lui,  quoi  que  soit  ce  que  son  cœur  vie, 

<  Un  amour  qui  lui  fasse  au  moins  aimer  la  vie  ! 

€  Lui  faut-il  que  je  meure...  eh!  je  mourrai  bientôt... 

<  —  Non,  je  le  sauverai,  répondis-je.  »  Ce  mot 
N'était  pas  prononcé  qu'un  bruit  épouvantable 
Vient  nous  glacer  tous  deux  d'une  crainte  effroyable. 
Je  cours,  et,  dans  sa  chambre ,  étendu  sur  son  lit, 
Mis  avec  soin ,  vêtu  de  son  plus  bel  habit , 

Le  jeune  homme  gisait,  la  tête  fracassée!!! 

Je  cherche,  pour  savoir  la  funeste  pensée 

Qui,  si  jeune,  lui  fit  désirer  le  tombeau, 

Et  je  trouve  un  papier  rangé  près  d'un  flambeau , 

Et  j'y  lis  ces  seuls  mots,  sous  le  sang  que  j'essuie  : 

c  Je  meurs,  pardonnez-moi,  ma  mère,  je  m'ennuie.  > 

Oh!  barbares  enfans,  que  si  le  lendemain 
Vous  eussiez  près  de  moi  parcouru  le  chemin 
Où  marchaient  les  cercueils  du  fils  et  de  la  mère , 
Vous  auriez  pour  mourir  la  main  bien  moins  légère. 

Frédéric  Soulié. 


CHRONIQUE. 


La  loi  sur  la  [iresse  poursuit  sou  cours.  Toules  les  passions  sont  en- 
core en  présence ,  et  certes  il  faut  (jue  ces  passions  soient  bien  vives 
pour  avoir  enfanté  de  pareils  chefs-d'œuvre  d'éloquence.  Nous  sommes 
encore  sous  l'impn  ssion  du  discours  de  IM.  le  dir  de  Broglie ,  qui  est  un 
beau  discours ,  même  pour  ceux  qui,  romuienous,  déplorent  un  si  grande 
colère  contre  la  presse.  Jamais  parole,  dite  d'en  liant ,  ne  fut  |)lus  puis- 
sante et  mieux  écoutée.  M.  le  duc  de  Broulie  esta  la  chambre  des  dépu- 
tés ce  que  M.  ie  comte  Mole  est  à  la  chambre  des  pairs ,  ce  que  M.  de 
Talleyrand  est  partout ,  nn  grand  seigneur.  El  c'est  déjà  une  cho.se  si 
rare  de  nus  jours ,  nn  véritablement  grand  seigneur,  qu'aussitôt  qu'il 
ouvre  la  bouche,  l'attention  de  tous  lui  appartient,  quoi  qu'il  dise,  par  je 
ne  sais  quelle  sym[)alhie  obéissante  de  la  nature  humaine  pour  toules  les 
supériorités ,  dans  tous  les  genres.  Le  discours  de  M.  le  duc  de  Broglie  a 
donc  été  écouté  avec  attention  par  toute  la  ciiambre,  t;l  avec  la  plus  grande 
faveur  par  la  majorité.  I\L  le  président  du  conseil  a  parlé  gravement, 
simplement;  il  n'a  reculé  devant  aucune  des  nécfssitrs  de  la  loi  nouvelle; 
il  lesatou'es  avouées,  sans  même  dissimuler  ce  qu'elles  avaient  d'étrange. 
Mais,  en  même  temps,  il  a  fait  une  peinuire  si  complète  et  si  triste  de 
nos  dissensions  et  des  crimes  prétendus  de  la  presse ,  il  l'a  montrée  si 
chargée  d'injures,  de  calonuiies,  de  paradoxes  et  d'excès  de  tout  genre, 
(pie  personne  ne  s'est  aperçu  ce  jour-là  (|ue  M.  de  Brogiie  n'envisageait 
([u'im  côté  de  la  question,  et  qu'il  oubliait  les  services  et  les  droits  de  la 
presse,  j)Our  ne  parler  que  de  ses  excès  et  de  ses  devoirs.  Disons  aussi  que 
l'opposition  s'est  abandomiée  elle-même  dans  ce  grave  et  lamentable  con- 
Hit;  elle  a  gardé  le  silence,  elle  a  batlu  en  retraite  devant  M.  de  liroglie; 
et  <|uand  M.  le  [irésident  de  la  chanibre  des  députés  a  apjtelé  I\L  Royer. 
Collard  à  la  tribune,  les  nombreux  amisde  M.  Hoyer-Collard  ont  répondu 
toml:  XX.     AOUT.  '2'^ 


350  REVUK    l)K    PARIS. 

qu'il  pn lie laii  demain.  La  sé;ince  a  donc  été  levée  à  cinq  heures  et  de- 
mie, et  M.  le  duc  de  Bro;j;lie  s'est  retiré  dans  son  trionipiie,  qui  était  le 
triomphe  du  ministère  ;  M.  Guizot  surtout  a  été  bien  iieureux  ce  jour-là. 
Le  lendemain,  c'était  le  tour  de  M.  Royer-Collard,  le  père  de  la  doc- 
Irine,  comme  on  dit  encore,  malheureux  père  si  outraiieusement  trahi 
p:^r  sa  fille.  Toutes  les  fois  que  M.  Royer-Collard  monte  à  la  tribune,  il 
se  fan  un  grand  silence.  On  prèle  l'oreille  à  celle  grande  et  illustre  pro- 
bité qui  a  été  si  long-temps,  et  qui  est  encore  aujourd'hui  l'hon- 
neur de  la  tribune.  Après  le  discours  de  M.  de  Broglie,  il  n'y  avait 
de  possible  que  le  beau  discours  de  M.  Royer-Collard.  Nois  le  répétons, 
cette  discussion  a  élé  remplie  par  tant  d'éloquence;  tant  de  rudes  et  ha- 
biles jouteurs  se  sont  présentés  dans  la  lice,  le  minisière  surtout  s'est  dé- 
fendu soit  par  lui-même,  soit  pir  ses  amis,  avoc  tant  de  raison  et  de  sang- 
froid,  (lu'on  a  moins  peur  d'une  loi  ainsi  déhattue.  Sivez-vous  que  le 
talent  est  d'un  grand  poids  dans  toutes  les  affaires  de  ce  monde?  Savez- 
vous  que  l'éloquence  est  une  chose  par  elle  même  rassurante,  quand  bien 
même  elle  n'est  pas  persuasive.  Vous  avez  beau  crier  :au  despotisme  !  vous 
;ivez  beau  dire  :  la  Charte  est  violée'.  Comment  être  en  colère  contre  des 
despotes  qui  montrent  tant  d'éloquence  el  tant  de  cœur;  et  comment  vou- 
lez-vous nous  persuader  qu'on  peut  violer  en  effet  la  Charte,  en  déployant 
tant  de  lalent  oratoire?  Non,  non,  le  despotisme  ne  va  pas  par  de  si  longs 
détours,  les  lois  sont  violées  avec  moins  de  façon.  M.  de  Chantelauze , 
M.  de  Polignac  et  M.  de  Peyronnet  se  soiil  bien  gardés  de  faire  de  l'élo- 
quence (juand  ils  ont  touché  à  la  Charte.  Nous  autres  qui  sommes  des 
hommes  d'art,  plus  voués  à  la  forme  qu'au  fond,  et  plus  amoureux  du 
beau  langage  que  de  toute  autre  chose  ,  nous  trouvons  que  ces  belles  dis- 
cussions servent  au  moins  d'excuse  à  cette  lui,  quelle  que  soit  cette  loi. 
Et  cependant  nous  ne  pouvons  pas  dissimuler  que  la  presse  nous  est 
chère,  à  nous  les  enfans  de  la  presse ,  et  que  nous  tenons  de  toutes  nos 
forces  à  ses  garanties  de  juillet ,  et  qu'enfin  nous  aurions  voulu  que  M.  le 
président  du  conseil  ne  confondit  pas  dans  sa  colère  la  grande  presse,  qui 
se  voue  à  tous  les  intérêts  du  pays,  avec  cette  misérable  presse  qui  s'en  va 
chaque  jour  jetant  l'injure,  et  qui  demande  son  pain  quotidien  l'escopelte 
a  la  main  ,  à  peu  près  comme  le  mendiant  de  G  il  Blas. 

La  loi  disculée,  la  chambre  en  a  voté  les  articles.  Le  premier  jour,  les 
douze  premiers  articles  de  la  loi  ont  passé  à  une  forte  majorité.  C'en 
est  fait  :  la  loi  du  jury,  appliquée  ati  délit  de  la  presse,  est  singu- 
lièrement modifiée,  el  désormais  l'inviolabilité  de  Louis-Philippe  ne 
sera  pas  moindre  que  l'inviolablliié  royale  de  Charles  X.  Le  second 
iour,  on  croyait  que  la  loi  allait  êlre  enlevée  d'un  seul  coup ,  mais  la  dis- 
cussion ,  que  l'on  croyait  fermée ,  a  recommencé  de  plus  belle.  M.  Guizot 
a  parlé,  et  c'est  alors  qu'il  a  répondu  à  M.  Royer-Collard;  M.  Thiers  a 
parlé,  et  bien  parlé.  Il  a  donné  un  de  ces  coups  de  bmiioir  qui  lui  réus- 
sissent toujours.  On  a  au.ssi  écouté  ce  jour-là  {au  milieu  des  rnuversa- 
iioiis  partir uHùres.  disent  tous  les  joiuuaux) ,  les  trente-cinq  amende- 
mens  de  M,  Emile  deGirardin. 


IIKVUE    DE   PARIS.  351 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  dans  cette  séance  ,  c'est  que  la 
chambre  a  fort  bien  compris  qu'il  était,  inutile  d'élever  le  cautionne- 
ment à  ce  taux  exorbitant  de  deux  cent  mille  francs,  comme  aussi  elle 
fera  droit  à  nos  représentations  sur  le  cautionnement  des  journaux  litté- 
raires. C'est  là  une  précaution  utile  et  de  bon  goût  que  prendra  la  cham- 
bre, en  ne  confondant  pas  ce  qui  est  purement  politique  avec  ce  (lui  est 
purement  littéraire.  Et ,  je  vous  prie,  pourquoi  demander  à  la  littérature 
contemporaine  l'argent  (lu'elie  n'a  pas.»  Ceci  nous  remet  en  mémoire 
l'histoire  d'un  beau  jeune  homme  d'esprit  qui  un  jour  se  présenta  chez 
M.  Villiaume  p  uir  avoir  une  femme.  M.  Villiaume  lui  proposa  aussitôt 
une  jeune  héritière  de  cent  mille  francs  de  rente,  ni  plus  ni  moins.— 
—  C'est  là  mon  fait,  dit  le  jeune  homme. —Il  faut  donc,  dit  M.Yilliaume, 
que  vous  me  remettiez  vingt  francs  pour  frais  d'enregistrement. — Vingt 
francs,  dit  l'autre,  croyez-vous  que  si  j'avais  vingt  francs  ,  je  voudrais  me 
marier  ? 

Théâtre  de  l' Ambigu-Comique.  —  Marguerite  de  Quéhiz.  —  Mé- 
lodrame en  trois  actes,  par  MM.  Paul  Foucher  et 

C'est  encore  une  histoire  de  la  Saint-Barthélémy,  à  peu  près  dérobée 
à  un  roman  de  M.  Mérimée,  qui  nous  a  déjà  fourni  au  moins  une  dou- 
zaine de  mélodrames.  Marguerite  de  Quéluz  est  d'abord  catholique 
romaine,  puis  elle  se  fait  huguenote  par  amour,  et  parce  qu'elle  a  épousé 
un  huguenot.  Ce  huguenot  est  poursuivi  par  un  féroce  catholique  ,  qui 
veut  le  tuer  comme  huguenot  d'abord,  et  ensuite  comme  le  mari  de 
Marguerite  de  Quéluz.  Heureusement  l'époux  de  Marguerite  a  pour 
page  le  plus  dévoué  des  hommes,  et  ce  page  se  fait  assassiner  au  lieu 
et  place  de  son  maître.  Voilà  toute  la  pièce  en  question.  M.  Mctor 
Hugo  et  sa  famille  honoraient  de  leur  présence  cette  mémorable  repré- 
sentation. 

Théâtre  du  Cirque-Olympique.  —  Les  Mines  de  cvivre.  —  Mé- 
lodrame sans  chevaux  et  sans  décoration ,  mais  non  pas  sans  coups  de 
fusils,  par  M.  Francis. 

Je  crois  bien  que  ce  mélodrame  s'appelle  les  Mines  de  cuivre;  en  eflet 
on  voit  une  belle  mine  de  cuivre  au  second  acte.  Mais  au  premier  acte 
un  mineur  dont  la  fdle  est  enlevée  par  le  gouverneur  de  la  province,  lequel 
mineur  n'est  guère  plus  satisfait  que  Guillaume  Tell  avant  la  ponmie,  jure 
de  se  venger  par  la  mort  du  traître.  Justement  arrive  un  inconnu.  On 
fait  descendre  l'inconnu  dans  la  mine  de  cuivn^  On  descend  dans  cette 
mine  de  cuivre  au  moyeu  d'un  panier  suspendu  à  un  (il.  Le  panier  va 
et  vient,  chargé  de  mineurs.  Cependant  le  gouverneur  de  la  province, 
celui  qui  a  enlevé  la  lille  du  mineur,  fait  ciiercher  l'inconnu,  dont  il  a 
mis  la  tète  à  prix.  On  ne  trouve  pas  l'inconnu;  il  est  dans  la  mine  de 
cuivre.  Alors  ce  gouverneur  descend  dans  la  mine  de  cuivre  pour  cher- 
cher l'inconnu.  Aussitôt  l'inconnu  fait  le  mort,  et  l'on  dit  eu  effet  au 
gouverneur  :  —  Cesl  un  nwrt!  Le  gouvcineur,  pour  voir  s'il  est  nmrt, 


352  REVUK    1)K    PAIUS. 

lui  donne  un  coup  d'épt'-e  clans  les  côtes.  Le  mon  reste  immobile,  et  le 
gouverneur  se  dit  à  lui-même  :  Il  est  mort!  Très  bien. 

Au  troisième  acte,  le  pendu  ressuscite.  Il  entre  dans  la  ville  par  une 
fontaine,  avec  son  armée.  On  assiège  la  citadelle  comme  la  citadelle 
de  Gessler;  ou  jjrend  la  citadelle,  et  le  mineur  tue  le  gouverneur, 
comme  il  l'avait  promis,  afin  de  venger  les  mânes  de  la  virginité  de  sa 
fille,  qui  rriaienl  vengeance  depuis  long-temps. 

Le  lendemain  la  Pure  littéraire,  la  Casquette  de  loutre  dramatique, 
et  autres  petits  journaux,  imprimaient  dans  leurs  colonnes  que  les  Mines 
de  cuivre  seraient  pour  le  Cirque  Olympique  une  mine  d'or.  —  Nous 
ne  demandons  pas  mieux. 

Théâtre  du  Palais-Royal. —  Un  Mariage  en  province.  —  Vaude- 
ville en  quatre  actes,  autrement  dit  quatre  tableaux,  par  deux  pein- 
t  res. 

M.  Potin  marie  M"'' Virginie  Potin  à  M.  Potasse,  mais  M''*  Victoire 
Polisore  ne  veut  pas  que  M.  Potasse  se  marie ,  et  eu  conséquence  elle 
jette  des  bâtons  dans  les  roues  de  ce  mariage.  En  conséquence,  quand 
les  époux  vont  pour  se  marier,  on  cherche  en  vain  M.  le  maire  qui 
est  parti ,  lui  et  son  écharpe.  Arrive,  à  défaut  du  maire,  M.  l'adjoint, 
qui  marie  les  deux  époux  en  disant  :  encore  lui  mariage  de  bâclé.  Quand 
le  mariage  est  fait,  les  deux  époux  sont  entourés  de  mille  tribulations 
nouvelles.  Il  y  a  surtout  un  commis  voyageur,  marchand  de  chapeaux 
imperméables,  qui  est  bien  le  plus  mauvais  plaisant  qu'on  puisse  voir 
et  qu'on  puisse  entendre.  Enfin  la  nuit  venue,  la  mère  de  M""  Virgi- 
nie Potin  s'aperçoit  que  c'est  le  13  du  mois,  et  elle  ne  veut  pas  que 
le  mariage  de  sa  fille  se  consomme  le  13-  En  conséquence  elle  enferme 
M"*"  Virginie  danssa  chambre.  M.  Potasse,-  époux  bien  épris,  entre  par 
la  fenêtre.  Les  deux  époux  passent  donc  la  nuit  du  13  au  14,  malgré 
leur  mère,  qui  passe  la  nuit  à  danser. 

Le  lendemain ,  la  mère  arrive  avec  la  société ,  et  quand  elle  ne  voit 
plus  au  côté  de  sa  fille  le  bouquet  de  fleurs  d'orange,  cette  excellente 
mère  s'écrie  et  s'emporte  :  — Ta  (leur  d'orange!  oii  est  ta  fleur  d'orange! 
Alors  le  mari  arrive,  qui  dit  :  —  Il  n'y  a  plus  de  fleur  d'orange!  Toute 
cette  jolie  pièce  n'est  pas  plus  amusante ,  plus  jolie  et  plus  spirituelle 
que  cela. 

Pendant  que  la  chambre  des  députés  est  en  train  de  faire  des 
lois,  elle  devrait  bien  en  fulminer  une  bonne  contre  les  vaudevilles 
sans  aucune  espèce  d'esprit. 

^  Une  grande  symphonie,  nouvellement  écrite  par  M.  Léopold  Airaon, 
figure  depuis  plusieurs  jours  sur  le  programme  du  Gymnase  musical. 
Cette  composition,  d'une  haute  portée,  pleine  de  verve  et  d'images  pitto- 
resifues,  est  applaudie  tous  les  soirs  par  les  amateurs;  une  chasse  fantas- 
tique la  t' rmine.  Ce  dernier  morceau,  dit  avec  une  rare  perfection ,  une 
fougue  eniraiuante,  siiflirait  pour  le  succès  de  l'ouvrage  de  M.  Aimon. 

—  Une  assemblée  aussi  nombreuse  que  brillante  assisUiit  mercredi  der- 


REVUE    DE   PARIS.  353 

nier  à  la  13ii*  repicsentationde  llohert  le  Diable.  M"""  Dorus-Gras,  que 
l'Académie  royale  de  niusique  avait  cédée  pour  deux  mois  aux  théâtres  de 
la  Belgique,  faisail  sa  rentrée;  elle  a  chanté  le  rôle  d'Isabelle  avec  beau- 
coup de  talent  et  d'expression.  Cette  cantatrice  a  reçu  l'accueil  le  plus 
flatteur  du  public  parisien. 


LETTRES  AUTOGRAPHES  DE  M'"''  ROLAND. 

Tout  ce  qui  peut  contribuer  à  rectifier  le  jugement  de  la  postérité 
sur  les  grands  personnages  historiques  est  accueilli  avec  empressemenl; 
inais  l'intérêt  redouble  quand  il  s'agit  d'une  gloire  encore  récente, 
quand  on  est  soi-même  presqu  •  contemporain  du  héros  qu'on  est  ap- 
pelé à  juger.  Tels  sont  pour  nous  les  principaux  acteurs  de  notre  pre- 
mière révolution;  cependant  il  en  est  sur  lesquels  l'opinion  générale 
s'est  prononcée:  dans  ce  nombre  nous  placerons  M™*"  Roland,  celle  dont 
la  vie  fut  si  énergique  et  la  mort  si  calme,  celle  qui  sut  ennoblir  jus- 
qu'aux erreurs  de  son  époque,  et  posséda  le  fanatisme  de  la  vertu. 
Ces  lettres,  toutes  autographes,  montrent  M""*"  Roland  dans  son  intimité, 
nous  font  connaître  son  opiiion  sur  les  a'Taires  de  son  temps,  comme 
dans  la  lettre  que  nous  citons  sur  Mirabeau.  On  se  sent  entraîné  mal- 
gré soi  par  tant  de  bonne  foi ,  d'audace  et  de  génie.  Cette  publication, 
qui  paraîtra  prochainement  chez  le  libraire  Renduel,  sera  précédée 
d'une  notice  par  M.  Sainte-Beuve.  Quelque  abîme  qui  les  sépare  ici- 
bas,  à  une  certaine  hauteur,  toutes  les  belles  âmes  se  rencontrent,  et 
nous  laissons  à  nos  lecteurs  à  rapprocher  ces  deux  noms.  La  lettre 
suivante  est  adressée  à  M.  Henri  Bancal ,  comme  presque  toutes  celles 
qui  composent  le  volume  que  nous  avons  sous  les  yeux. 

«  Les  papiers  publics  vous  auront  appris  la  mort  prématurée  de  Mira- 
beau; prématurée  quant  à  l'âge,  mais  non  sans  doute  quant  à  l'usage 
qu'il  avait  fait  de  la  vie,  et  très  à  propos  pour  sa  gloire. 

«  Cette  fin  hâtive  et  presque  subite  d'un  homme  à  grands  talens,  et 
qui  a  véritablement  servi  la  chose  publique,  a  je  ne  sais  quoi  de 
solennel  et  de  triste  dont  on  ne  peut  éviter  l'impression.  Je  suis  loin 
de  partager  l'enthousiasme  de  tant  de  personnes  pour  l'être  étonnant 
.  que  l'on  regrette,  et  cependant  je  hais  la  mort  d'avoir  été  si  prompte 
à  saisir  cette  grande  pi'oie,  quoique  la  réflexion  m'oblige  d'applaudir 
au  décret  du  sort. 

«  De  long-temps  peut-être  le  peuple  ne  jugera  bien  et  l'honune  et 
l'événement;  la  vérité  ne  perce  cpTavee  piMue,  et  beaucoup  de  choses 
se  réunissent  ici  [lour  nourrir  l'illusiou.  Aussi  la  sensatidu  est-elle  pro- 
digieuse; le  peuple  croit  sincèrement  avoir  [)er(lu  son  meilleur  dé- 
feuseur;  la  mort  de  Miiabeau  ressemble  à  une  calannlé  |iubli(pie; 
ses  funérailles  ont  été  plus  augustes  ipie  celles  des  lois  les  plus  orgueil- 


354  UKVLE    DK    PARIS. 

leux;  et  les  citoyens  les  plus  érlairés  applaudissent  volontairement  à 
ce  triomphe,  car  enfin  tous  ces  hommages  sont  rendus  à  la  liberté,  par 
l'opinion  de  ce  qu'elle  doit  à  l'homme  qui  vient  de  s'évanouir.  Quant 
à  moi,  en  particulier,  je  regarde  Mirabeau  comme  nous  ayant  offert 
le  plus  monstrueux  assemblage  d'un  génie  qui  connut  le  bien,  qui  eat 
pu  l'opérer,  et  qui  l'a  fait  quelquefois,  avec  un  cœur  corrompu  qui  se 
jouait  de  la  vertu  même,  qui  rapportait  tout  à  sa  propre  gloire  et  qui 
compromettait  cette  gloire  même  (juand  elle  se  trouvait  en  concur- 
rence avec  ses  ardentes  passions.  Il  a  usurpé  la  plus  grande  partie  de 
sa  réputation  par  des  ouvrages  qu'il  n'avait  pas  fait;  il  a  vendu  son 
talent  et  la  vérité  à  l'avarice  et  à  l'ambition,  à  l'or,  dont  ses  dérégle- 
mens  lui  donnaient  un  si  grand  besoin.  Sans  remonter  à  sa  conduite 
lors  du  veto,  et  du  décret  sur  le  droit  de  la  paix  et  de  la  guerre,  il  a 
été  lâche  et  traître  en  dernier  lieu,  dans  l'organisation  du  trésor 
public,  dans  la  question  de  la  régence  et  dans  l'affaire  des  mines.  J'ai 
été  indignée  de  son  silence  perfide ,  de  ses  discours  contradictoires  et 
de  sa  scélératesse. 

«  Mirabeau  haïssait  le  despotisme,  sous  lequel  il  avait  eu  à  gémir; 
Mirabeau  flattait  le  peuple,  parce  qu'il  connaissait  ses  droits;  mais 
Mirabeau  eût  vendu  la  cause  de  ce  dernier  à  la  cour,  que  ménagent 
toujours  les  hommes  corrompus  qui  veulent  de  l'autorité ,  et  à  laquelle 
il  voulait  se  rendre  utile  parce  qu'il  ambitionnait  le  ministère.  S'il  eût 
vécu  davantage,  il  n'eût  pu  éviter  d'être  connu,  et  sa  réputation  se 
serait  flétrie  avant  sa  mort  ;  il  s'éteint ,  encore  au  lit  d'honneur,  du 
moins  aux  yeux  du  vulgaire,  et  c'est  un  coup  de  sa  bonne  fortune.  Le 
commun  de  l'assemblée  a  été  étonné  de  voir  disparaître  celui  dont 
l'ascendant  le  dominait  si  souvent;  les  factieux  Lameth  gémissent,  à  la 
manière  de  César  sur  la  mort  de  Pompée,  en  triomphant  de  se  voir 
délivrer  d'un  rival  qu'ils  redoutaient  et  dont  les  bons  citoyens  re- 
grettent le  contre-poids  à  leurs  intrigues.  Le  jour  de  la  mort  de  Mira- 
beau, l'assemblée  était  occupée  de  la  grande  question  de  l'égalité  des 
partages,  ou  plutôt  de  la  faculté  de  tester;  en  annonçant  cet  événe- 
ment, on  apprit  aussi  que  Mirabeau  avait  un  travail  sur  cet  objet,  il 
l'avait  remis  la  veille  à  l'évéque  d'Autun  qui  fut  prié  de  le  lire.  C'était 
un  excellent  discours,  où  les  meilleurs  principes  de  la  justice  et  de 
l'égalité  étaient  développés  avec  cette  vigueur  et  ces  traits saillans  qui 
caractérisaient  l'auteur;  ce  fut  une  véritable  couronne  dont  il  décora 
son  tombeau.  Les  patriotes  ne  purent  refuser  un  soupir  à  l'homme  ca- 
pable de  servir  la  vérité;  les  noirs  frémirent  de  l'ascendant  qu'il 
exerçait  contre  eux  pour  la  dernière  fois.  Cependant,  fidèle  à  son  ha- 
bileté à  ménager  les  esprits,  il  ne  concluait  pas  à  l'abolition  de  la 
faculté  de  tester,  quoiqu'elle  fût  la  conséquence  rigoureuse  des  prin- 
cipes qu'il  avait  établis,  mais  à  la  réserve  d'un  dixième  à  la  disposition 
du  testateur. 

«  Je  n'ai  pu  m'empécher  de  songer  que  si  Mirabeau  eût  été  vivant  tel 
qu'il  «Mit  ;issisté  à  la  (in  de  la  discussion  ,  il  ;iiirail  fini  par  accorder  da- 


REVUE    DE    PARIS.  355 

vantage  s'il  avait  vu  l'assemblée  s'y  porter.  Tel  fut  son  art  suprême  ;  de 
développer  d'abord  les  bons  principes,  puis  de  les  plier  aux  circon- 
stances; de  manière  qu'il  eût  l'air  d'être  le  champion  de  la  vérité, 
puis  le  modérateur  des  deux  partis  et  dictateur  de  l'assemblée, 
tant  qu'il  n'était  que  sa  propre  idole  et  sacrifiait  la  république  à  sa  ré- 
putation ou  à  ses  intérêts  particuliers.  Tous  les  journalistes  se  sont  em- 
parés de  sa  mort  comme  d'un  morceau  précieux,  riche  et^pathétique , 
dont  chacun  tire  parti  suivant  ses  talens.  Je  ne  connais  que  Brissot  qui 
ait  eu  la  sagesse  d'éviter  l'idolâtrie  avec  la  prudence  de  ne  pas  offenser 
l'opinion.  Sans  doute,  un  jour  il  dira  la  vérité;  mais  on  n'est  pas 
mùr  pour  elle;  ce  serait  la  faire  honnir  que  de  se  presser  de  la  mon- 
trer. 

«  La  formation  des  clubs  populaires  serait  infiniment  utile,  comme 
vous  le  remarquez  très  bien;  mais  il  faut  être  plusieurs  pour  la  tenter 
ici,  et  rien  n'est  si  difficile  qu'une  réunion  de  personnes  pour  con- 
courir à  un  même  but.  Quelques-uns  de  nos  meilleurs  amis,  députés 
et  autres,  ont  tenté  de  se  rapprocher  pour  augmenter  leurs  forces; 
mais  chacun  a  sa  marotte  et  veut  qu'on  s'occupe  d'elle ,  sans  égard  à  la 
marotte  d'autrui.  Ouand  est-ce  que  les  hommes  seront  assez  sages 
pour  se  tolérer,  dans  toute  la  force  du  terme,  et  pour  viser  au  bien 
commun  en  ménageant  l'opinon  de  chacun  sur  la  manière  d'y  par- 
venir ? 

«  On  va  prononcer  aujourd'hui  sur  la  grande  question  de  la  faculté  de 
tester;  il  y  a  prodigieusement  de  partialité  dans  l'assemblée;  on  eût 
dit  l'autre  jour,  qu'elle  n'était  composée  que  d'héritiers  universels 
bien  avides  et  bien  insolens;  c'est  le  dernier  retranchement  de  l'aris- 
tocratie. « 


Errntum:  Page  .TiS,  v(ms  li:  ce  que  son  cœur  vie;  Usez:  ce  que 
sou  cœia-  envie. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES    DANS    I.E    VINGTIEME    VOLUME 


DE    LA   REVUE   DE   PARIS. 


Vieux  Voyageurs  français.  —  Ives  d'Évreux,  par  M.  Ferdinand 

Denis 5 

Virgile.  — Roman,  par  M.  Jules  de  Saint-Félix 22 

Visite  fiscale  dans  le  département  de  la  Mayenne,  par  M.  Fré- 
déric  SOULIÉ ^^ 

Esquisses  et  portraits.  —  II.  Lady  Graham 81 

Notre  Ami  le  Juste-Milieu,  par  M.  Louis  de  Maynard.    .     .  84 

Guillaume  d'Orange,  par  M.  A.  Barchou  de  Penhoen.  .  .  111 
Mon  Voyage  à  Brindes. —  Au Directeur  de  la  Revue  de  Paris, 

par  M.  Jules  Janin l'^-^ 

Lettre  à  un  ami  de  la  province  sur  quelques  livres  nouveaux,  par 

M.  Ad.  Guéroult.    . 176 

■\erd-Cr\iz  [Journal  d'itn  Voyageur) 193 

Un  Bal  sous  Louis  XIV,  par  M.  Paul  de  Musset 200 

Études  historiques.  —  Les  comtes  de  Gowrie,  parM.  Granier 

DE  Cassagnac 213 

Paris  au  bord  de  l'eau.— Du  pont  de  Bercy  au  Pont-Neuf,  par 

M.  Paul  Vermond 257 

Lettre  inédite  de  Louis  Lambert,  par  M.  H.  de  Balzac.  .  .  266 
Poésies  populaires  de  nos  provinces.  —  Goudouli.  —  Despourrins. 

—  La  Monnoye,  par  M.  X.  Marmier 285 

Italie.— Sienne.  — Radicoffani.  —  Aquapendente.  — Rome,  par 

M.  Méry 312 

Paris  au  bord  de  l'eau  (2«  article),  par  M.  Paul  Vermond.    .  336 

Une  Mère,  poésie,  par  M.  Frédéric  Soulié 3i5 

Chroniciuc 7i,  135,  20/,  277  et  3W 

Li'Uros  inédites  de  M""'  Koland 353